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Full text of "Oeuvres complètes. Mises en ordre, rev. annotées d'apres les manuscrits de l'auteur"

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DEUVRES" 


DE 


FRÉDÉRIC  BASTIAT 

MISES  EN   ORDRE 
REVUES  ET  ANNOTÉES  D'APRES  LES  MANDSCRITS  DE  L'AUTEUR 

TOME  TROISIÈME 


COBDEN    ET    LA    LIGUE 

ou 

i/agitation  anglaise  pouk  i.a  liberté  des  échanges. 
3^  ÉDITION 


ii^l 


4'^ 


PARIS    '  l**  • 

GUILLAUMIN  ET  C",  LIBRAIRES 

Edilonis  du  Joiini.il  des  Economistes,  de  la  Collection  des  principaux  Économistes, 

du  Dictionnaire  de  l'Hconomie  politique, 

du  Dictionnaire  universel  du  Commerce  et  de  la  NaTigation,  etc. 

RUE   RICHELIEU,    14 

1864 


i  61 


INTRODUCTION 


La  personne  la  plus  exposée  à  se  faire  illusion  sur  le  mé- 
rite et  la  portée  d'un  livre,  après  l'auteur,  c'est  certainement 
îe  traducteur.  Peut-être  n'échappé-je  pas  à  cette  loi,  car  je 
n'hésite  pas  à  dire  que  celui  que  je  publie,  s'il  obtenait 
d'être  lu,  serait  pour  mon  pays  une  sorte  de  révélation.  La 
liberté,  en  matière  d'échanges,  est  considérée  chez  nous 
comme  une  utopie  ou  quelque  chose  de  pis.  On  accorde 
bien,  abstraitement,  la  vérité  du  principe,  on  veut  bien 
reconnaître  qu'il  figure  convenablement  dans  un  ouvrage 
de  théorie.  Mais  on  s'arrête  là.  On  ne  lui  fait  même  l'hon- 
neur de  le  tenir  pour  vrai  qu'à  une  condition  :  c'est  de  res- 
ter à  jamais  relégué,  avec  le  livre  qui  le  contient,  dans  la 
poudre  des  bibliothèques,  de  n'exercer  sur  la  pratique  au- 
cune influence,  et  de  céder  le  sceptre  des  affaires  au  prin- 
cipe antagonique,  et  par  cela  même  abstraitement  faux,  de 
la  prohibition,  de  la  restriction,  de  la  protection..  S'il  est 
encore  quelques  économistes  qui,  au  milieu  du  vide  qui  s'est 
fait  autour  d'eux,  n'aient  pas  tout  à  fait  laissé  échapper  de 
leur  cœur  la  sainte  foi  dans  le  dogme  de  la  liberté,  à  peine 
osent-ils,  d'un  regard  incertain,  en  chercher  le  douteux 
triomphe  dans  les  profondeurs  de  l'avenir.  Comme  ces  se- 
mences recouvertes  d'épaisses  couches  de  terre  inerte  et 
qui  n'écloront  que  lorsque  quelque  cataclysme,  les  rame- 
iii.  1 


2  IMIîODUGlION. 

liant  à  la  surface,  les  aura  exposés  aux  rayons  vivifiants  du 
soleil,  ils  voient  le  germe  sacré  de  la  liberté  enfoui  sous  la 
dure  enveloppe  des  passions  et  des  préjugés,  et  ils  n'osent 
compter  le  nombre  des  révolutions  sociales  qui  devront  s'ac- 
complir, avant  qu'il  soit  mis  en  contact  avec  le  soleil  de  la 
vérité.  Ils  ne  se  doutent  pas,  ils  ne  paraissent  pas  du  moins 
se  douter  que.  le  pain  des  forts,  converti  en  lait  pour  les 
faibles,  a  été  distribué  sans  mesure  à  toute  une  génération 
contemporaine  ;  que  le  grand  principe,  le  droit  d'échanger, 
a  brisé  son  enveloppe,  qu'il  s'est  répandu  comme  un  torrent 
sur  les  intelligences,  qu'il  anime  toute  une  grande  na- 
tion, qu'il  y  a  fondé  une  opinion  publique  indomptable, 
qu'il  va  prendre  possession  des  atfaires  humaines,  qu  il 
s'apprête  à  absorber  la  législation  économique  d'un  grand 
peuple  !  G'e«t'là  la  bonne  nouvelle  que  renferme  ce  livre. 
Parviendra-t-elle  à  vos  oreilles,  amis  de  la  liberté,  parti- 
sans de  l'union  des  peuples,  apôtres  de  l'universelle  frater- 
nité des  hommes,  défenseurs  des  classes  laborieuses,  sans 
qu'elle  réveille  dans  vos  coeurs  la  confiance,  le  zèle  et  le  cou- 
rage? Oui,  si  ce  livre  pouvait  pénétrer  sous  la  froide  pierre 
qui  couvre  les  Tracy,  les  Say,  les  Comte,  je  crois  que  les 
ossements  de  ces  illustres  philanthropes  tressailliraient  de 
joie  dans  la  tombe. 

Mais,  hélas  !  je  n'oublie  pas  la  restriction  que  j'ai  posée 
moi-même  :  Si  ce  livre  obtient  d'être  lu.  —  Cobden  !  Ligue  ! 
AFFEArscHissEMExM  DES  ÉCHANGES  !  —  Qu'cst-cc  quc  Gobden  ? 
Qui  a  entendu  parler,  en  France,  de  Gobden  ?  Il  est  vrai 
que  la  postérité  attachera  son  nom  à  une  de  ces  grandes 
réformes  sociales  qui  marquent,  de  loin  en  loin,  les  pas  de 
l'humanité  dans  la  carrière  de  la  civilisation  ;  la  restaura- 
tion, non  du  droit  au  travail,  selon  la  logomachie  du  jour, 
mais  du  droit  sacré  du  travail  à  sa  juste  et  naturelle  rému- 
nération. Il  est  vrai  que  Gobden  est  à  Smith  ce  que  la  pro- 
pagation est  à  l'invention  ;  qu'aidé  de  ses  nombreux  com- 


LNTRODUCTION.  3 

paguons  de  travaux,  il  a  vulgarisé  la  science  sociale  ;  qu'en 
dissipant  dans  l'esprit  de  ses  compatriotes  les  préjugés  qui 
servent  de  base  au  monopole,  cette  spoliation  au  dedans, 
et  à  la  conquête,  cette  spoliation  au  dehors  ;  en  ruinant 
ainsi  cet  aveugle  antagonisme  qui  pousse  les  classes  contre 
les  classes  et  les  peuples  contre  les  peuples,  il  a  préparé 
aux  hommes  un  avenir  de  paix  et  de  fraternité  fondé,  non 
sur  un  chimérique  renoncement  à  soi-même,  mais  sur  l'in- 
destructible amour  de  la  conservation  et  du  progrès  indivi- 
duels, sentiment  qu'on  a  essayé  de  flétrir  sous  le  nom  d'in- 
térêt bien  entendu,  mais  auquel,  il  est  impossible  de  ne 
pas  le  reconnaître,  il  a  plu  à  Dieu  de  confier  la  conserva- 
tion et  le  progrès  de  l'espèce  ;  il  est  vrai  que  cet  apostolat 
s'est  exercé  de  notre  temps,  sous  notre  ciel,  à  nos  portes, 
et  qu'il  agite  encore,  jusqu'en  ses  fondements,  une  nation 
dont  les  moindres  mouvements  ont  coutume  de  nous  préoc- 
cuper à  l'excès.  Et  cependant,  qui  a  entendu  parler  de 
Gobden  ?  Eh^  bon  Dieu  !  nous  avons  bien  autre  chose  à  faire 
qu'à  nous  occuper  de  ce  qui,  après  tout,  ne  tend  qu'à 
changer  la  face  du  monde.  Ne  faut-il  pas  aider  M.  Thiers  à 
remplacer  M.  Guizot,  ou  M.  Guizot  à  remplacer  M.  Thiers? 
Ne  sommes-nous  pas  menacés  d'une  nouvelle  irruption  de 
barbares,  sous  forme  d'huile  égyptienne  ou  de  viande 
sarde  ?  et  ne  serait-il  pas  bien  fâcheux  que  nous  reportas- 
sions, un  moment,  sur  la  libre  communication  des  peuples 
une  attention  si  utilement  absorbée  par  Noukahiva,Papéïti 
et  Mascate  ? 

La  Ligue  !  De  quelle  Ligue  s'agit-il  ?  L'Angleterre  a- 
t-elle  enfanté  quelque  Guise  ou  quelque  Mayenne  ?  Les  ca- 
thohqueset  les  anglicans  vont-ils  avoir  leur  bataille  d'Ivry  •? 

L'agitation  que  vous  annoncez  serattache-t-elle  à  l'agita- 
tion irlandaise  ?  Ya-t-il  y  avoir  des  guerres,  des  batailles, 
du  sang  répandu?  Peut-être  alors  notre  curiosité  serait-elle 
éveillée,  car  nous  aimons  prodigieusement  les  jeux  de    la 


4  INTRODUCTION. 

force  brutale,  et  puis  nous  prenons  tant  d'intérêt  aux 
questions  religieuses  !  nous  sommes  devenus  si  bons  catho- 
liques, si  bons  papistes,  depuis  quelque  temps. 

Affranchissement  des  échanges  !  Quelle  déception  !  quelle 
chute  !  Est-ce  que  le  droit  d'échanger,  si  c'est  un  droit, 
vaut  la  peine  que  nousnous  en  occupions  ?Liberté  de  parler, 
d'écrire,  d'enseigner,  à  la  bonne  heure  ;  on  peut  y  réfléchir 
de  temps  en  temps,  à  moments  perdus,  quand  la  question 
suprême,  la  question  ministérielle,  laisse  à  nos  facultés  quel- 
ques instants  de  répit,  car  enfin  ces  libertés  intéressent  les 
hommes  qui  ont  des  loisirs.  Mais  la  liberté  d'acheter  et  de 
vendre  !  la  liberté  de  disposer  du  fruit  de  son  travail,  d'en 
retirer  par  l'échange  tout  ce  qu'il  est  susceptible  de  donner, 
cela  intéresse  aussi  le  peuple,  l'homme  de  labeur,  cela 
touche  à  la  vie  de  l'ouvrier.  D'ailleurs,  échanger,  trafiquer, 
cela  est  si  prosaïque  !  et  puis  c'est  tout  au  plus  une  ques- 
tion de  bien-être  et  de  justice.  Le  bien-êti^e  !  oh  !  c'est  trop 
matériel,  trop  matérialiste  pour  un  siècle  d'abnégation 
comme  le  nôtre  !  Lsi  justice  !  oh  !  cela  est  trop  froid.  Si  au 
moins  il  s'agissait  d'aumônes,  il  y  aurait  de  belles  phrases 
à  faire.  Et  n'est-il  pas  bien  doux  de  persévérer  dans  l'in- 
justice, quand  en  même  temps  on  est  aussi  prompt  que 
naus  le  sommes  à  faire  montre  de  charité  et  de  philan- 
thropie ? 

((  Le  sort  en  est  jeté,  s'écriait  Kepler,  j'écris  mon  livre  ; 
«on  le  lira  dans  l'âge  présent  ou  dans  la  postérité  ;  que 
((  m'ijiporte?  il  pourra  attendre  son  lecteur.  »  —  Je  ne 
suis  pas  Kepler,  je  n'ai  arraché  à  la  nature  aucun  de  ses 
secrets  ;  et  je  ne  suis  qu'un  simple  et  très-médiocre  traduc- 
teur. Et  cependant  j'ose  dire  comme  le  grand  homme  :  Ce 
livre  peut  attendre  ;  le  lecteur  lui  arrivera  tôt  ou  tard.  Car 
enfin,  pour  peu  que  mon  pays  s'endorme  quelque  temps 
encore  dans  l'ignorance  volontaire  oii  il  semble  se  com- 
plaire, à  l'égard  de  la  révolution  immense  qui  fait  bouillon- 


INTRODUCTION.  5 

lier  tout  le  sol  brilannique,  un  jour  il  sera  frappé  de  stu- 
peur à  l'aspect  de  ce  feu  volcanique non,  de  celte  lu- 
mière bienfaisante  qu'il  verra  luire  au  septentrion.  Un  jour» 
et  ce  jour  n'est  pas  éloigné,  il  apprendra,   sans  transition, 
sans  que  rien  la  lui  ait  fait  présager,  celte  grande  nouvelle  : 
l'Angleterre  ouvre  tous  ses  ports  ;  elle  a  renversé  toutes 
les  barrières  qui  la  séparaient  des  nations  ;  elle  avait  cin- 
quante colonies,  elle  n'en  a  plus  qu'une,  et  c'est  l'univers  : 
elle  échange  avec  quiconque  veut  échanger  ;  elle  achète 
sans  demander  à  vendre  ;  elle  accepte  toutes  les  relations 
sans  en  exiger  aucune  ;  elle  appelle  sur  elle  Viiivasion  de 
vos  produits;  l'Angleterre  a  affranchi  le  travail  et  l'échange. 
—  Alors,   peut-être,  on  voudra  savoir  comment,  par  qui, 
depuis  combien  de  temps  cette  révolution  a  été  préparée  ; 
dons  quel  souterrain  impénétrable,  dans  quelles  catacombes 
ignorées  elle  a  été  ourdie,  quelle  franc-maçonnerie  mysté- 
rieuse en  a  noué  les  fils  ;  et  ce  livre  sera  là  pour  répondre  : 
Eh,  mon  Dieu  !  cela  s'est  fait  en  plein  soleil,  ou  du  moins  en 
plein  air  (car  on  dit  qu'il  n'y  a  pas  de  soleil  en  Angleterre). 
Gela  s'est  accompli  en  public,  par  une  discussion  qui  a  duré 
dix  ans,  soutenue  simultanément  sur  tous  les  ])oints  du  ter- 
ritoire. Cette  discussion  a  augmenté  le  nombre  des  journaux 
anglais,  en  a  allongé  le  format  ;  elle  a  enfanté  des  milliers 
de  tonnes  de  brochures  et  de  pamphlets  ;  on  en  suivait  le 
cours  avec  anxiété  aux  États-Unis,  en  Chine,  et  jusque  chez 
les  hordes  sauvages  des  noirs  Africains.  Vous  seuls,  Fran- 
çais, ne  vous  en  doutiez  pas.  Et  pourquoi?  Je  pourrais  le  dire, 
mais  est-ce  bien  prudent?  N'importe  !  la  vérité  me  presse 
et  je  la  dirai.  C'est  qu'il  y  a  parmi  nous  deux  grands  cor- 
rupteurs qui  soudoient  la  publicité.  L' un  s  appeWe Monopole, 
et  l'autre  Esprit  de  parti.  Le  premier  a  dit  :  J'ai  besoin  que 
la  haine  s'interpose  entre  la  France  et  l'étranger,  car  si  les 
nations  ne  se  haïssaient  pas,  elles  finiraient  par  s'entendre, 
par  s'unir,  par  s'aimer,  et  peut-être,  chose  horrible  à  penser  ! 


fi  INTRODUCTION. 

par  échanger  entre  elles  les  fruits  do  leur  industrie.  Le  se- 
cond a  dit  :  J'ai  besoin  des  inimitiés  nationales,  parce  que 
j'aspire  au  pouvoir  ;  et  j'y  arriverai,  si  je  parviens  à  m'en- 
tourer  d'autant  de  popularité  que  j'en  arracherai  à  mes  ad- 
versaires, si  je  les  montre  vendus  à  un  étranger  prêt  à  nons 
envahir,  et  si  je  me  présente  comme  le  sauveur  de  la  patrie. 
—  Alors  l'alliance  a  été  conclue  entre  le  monopole  et  l'es- 
prit de  parti,  et  il  a  été  arrêté  que  toute  publicité,  à  l'égard 
de  ce  qui  se  passe  au  dehors,  consisterait  en  ces  deux  cho- 
ses :  Dissimuler,  dénaturer.  C'est  ainsi  que  la  France  a  été 
tenue  systématiquement  dans  l'ignorance  du  fait  que  ce 
livre  a  pour  objet  de  révéler.  Mais  comment  les  journaux 
ont-ils  pu  réussir?  Gela  vous  étonne?  —  et  moi  aussi.  Mais 
leur  succès  est  irrécusable. 

Cependant,  et  précisément  parce  que  je  vais  introduire 
le  lecteur  (si  j'ai  un  lecteur)  dans  un  monde  qui  lui  est  com- 
plètement étranger,  il  doit  m'ôtre  permis  de  faire  précéder 
cette  traduction  de  quelques  considérations  générales  sur 
le  régime  économique  de  la  Grande-Bretagne,  sur  les  causes 
qui  ont  donné  naissance  à  la  Ligue,  sur  l'esprit  et  la  porlée 
de  cette  association,  au  point  de  vue  social,  moral  et  po- 
litique. 

On  a  dit  et  on  répète  souvent  que  l'école  économiste,  qui 
confie  à  leur  naturelle  gravitation  les  intérêts  des  diverses 
classes  de  la  société,  était  née  en  Angleterre  ;  et  on  s'est 
hâté  d'en  conclure,  avec  une  surprenante  légèreté,  que  cet 
effrayant  contraste  d'opulence  et  de  misère,  qui  caractérise 
la  Grande-Bretagne,  était  le  résultat  de  la  doctrine  procla- 
mée avec  tant  d'autorité  par  Ad.  Smith,  exposée  avec  tant 
de  méthode  par  J.  B.  Say.  On  semble  croire  que  la  liberté 
règne  souverainement  de  l'autre  côté  de  la  Manche  et 
qu'elle  préside  à  la  manière  inégale  dont  s'y  distribue  la 
richesse. 

«  Il  avait  assisté,  »  disait,  ces  jours  derniers,  M.  Mignet, 


liNTKODlJCTION.  T 

en  parlant  de  M.  Sismondi,  «il  avait  assisté  à  la  grande  rc- 
«  volution  économique  opérée  de  nos  jours.  II  avait  suivi 
((  et  admiré  les  brillants  effets  des  doctrinçs  qui  avaient 
«  affranchi  le  travail,  renversé  les  barrières  que  les  juran- 
«  des,  les  maîtrises,  les  douanes  intérieures  et  les  mo- 
<(  nopoles  multipliés  opposaient  à  ses  produits  et  à  ses 
«échanges;  qui  avaient  provoqué  l'abondante  production 
«  et  la  libre  circulation  àe^  valeurs,  etc. 

a  Mais  bientôt  il  avait  pénétré  plus  avant,  et  des  specta- 
«  des  moins  propres  à  l'enorgueillir  des  progrès  de 
«  l'homme  et  à  le  rassurer  sur  son  bonheur  s'étaient  mon- 
«  très  à  lui,  dans  le  pays  même  où  les  théories  nouvelles  s'é- 
«  talent  le  plus  vite  et  le  plus  complètement  développées, 
«  en  Angleten^e  oh  elles  régnaient  avec  empire.  Qu'y  avait-il 
«  vu?  Toute  la  grandeur,  mais  aussi  tous  les  excès  de  la 
«production  illimitée,...  chaque  marché  fermé  réduisant 
«  des  populations  entières  à  mourir  de  faim,  les  dérégle- 
«  ments  de  la  concurrence,  cet  état  de  nature  des  intérêts, 
c(  souvent  plus  meurtrier  que  les  ravages  de  la  guerre  ;  il  y 
«  avait  vu  l'homme  réduit  à  être  un  ressort  d'une  machine 
«  plus  intelligente  que  lui,  entassé  dans  des  lieux  malsains 
«  oti  la  vie  n'atteignait  pas  la  moitié  de  sa  durée,  où  les  liens 
«  de  famille  se  brisaient  et  les  idées  de  morale  se  per- 
«  daient...  En  un  mot,  il  y  avait  vu  l'extrême  misère  et  une 
«  effrayante  dégradation  racheter  tristement  et  menacer 
«  sourdement  la  prospérité  et  les  splendeurs  d'un  grand 
«  peuple. 

«  Surpris  et  troublé,  il  se  demanda  si  une  science  qui  sa- 
«  crifiait  le  bonheur  de  l'homme  à  la  production  de  la  ri- 
«  chesse...  était  la  vraie  science...  Depuis  ce  moment,  il 
«  prétendit  que  l'économie  politique  devait  avoir  beaucoup 
<(  moins  pour  objet  la  production  abstraite  de  la  richesse 
«  que  son  équitable  distribution.  » 

Disons  en  passant  que  l'économie  politique  n'a  pas  plus 


8  INTRODUCTION, 

pour  objet  la  production  (encore  moins  la  production  abs- 
ti^aite),  que  la  distribution  de  la  richesse.  C'est  le  travail, 
c'est  l'échange  qui  ont  ces  choses-là  pour  objet.  L'économie 
politique  n'est  pas  un  art,  mais  une  science.  Elle  n'impose 
rien,  elle  ne  conseille  même  rien,  et  par  conséquent  elle  ne 
sacrifie  rien  ;  elle  décrit  comment  la  richesse  se  produit  et 
se  distribue,  de  même  que  la  physiologie  décrit  le  jeu  de 
nos  organes  ;  et  il  est  aussi  injuste  d'imputer  à  l'une  les 
maux  de  la  société  qu'il  le  serait  d'attribuer  à  l'autre  les 
maladies  qui  affligent  le  corps  humain. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  idées  très-répandues,  dont  M.  Mi- 
gnet  s'est  rendu  le  trop  éloquent  interprète,  conduisent  na- 
turellement à  l'arbitraire.  A  l'aspect  de  cette  révoltante 
inégalité  que  la  théorie  économique,  tranchons  le  mot,  que 
la  liberté  est  censée  avoir  engendrée,  là  ou  elle  règne  avec 
le  plus  d'empire^  il  est  tout  naturel  qu'on  l'accuse,  qu'on  la 
repousse,  qu'on  la  flétrisse  et  qu'on  se  réfugie  dans  des  ar- 
rangements sociaux  artificiels,  dans  des  organisations  de 
travail,  dans  des  associations  forcées  de  capital  et  de  main- 
d'œuvre,  dans  des  utopies,  en  un  mot,  où  la  liberté  est 
préalablement  sacrifiée  comme  incompatible  avec  le  règne 
de  l'égalité  et  de  la  fraternité  parmi  les  hommes. 

Il  n'entre  pas  dans  notre  sujet  d'exposer  la  doctrine  du 
libre- échange  ni  de  combattre  les  nombreuses  manifesta- 
tions de  ces  écoles  qui,  de  nos  jours,  ont  usurpé  le  nom  de 
socialisme  et  qui  n'ont  entre  elles  de  commun  que  cette 
usurpation. 

Mais  il  importe  d'établir  ici  que,  bien  loin  que  le  régime 
économique  de  la  Grande-Bretagne  soit  fondé  sur  le  prin- 
cipe de  la  liberté,  bien  loin  que  la  richesse  s'y  distribue 
d'une  manière  naturelle,  bien  loin  enfin  que,  selon  l'heu- 
reuse expression  de  M .  de  Lamartine,  chaque  industrie  s'y 
fasse  par  la  liberté  une  justice  qu'aucun  système  arbitraire 
ne  saurait  lui  faire,  il  n'y  a   pas  de  pays  au  monde,  sauf 


•NTIIODUCTION.  9 

ceux  qu'afflige  encore  l'esclavage,  où  la  théorie  de  Smilb, 
—  la  doctrine  du  laissez-faire,  laisscz-passer,  —  soit  moins 
pratiquée  qu'en  Angleterre,  et  où  l'homme  soit  devenu 
pour  l'homme  un  objet  d'exploitation  plus  systématique. 

Et  il  ne  faut  pas  croire,  comme  on  pourrait  nous  l'objec- 
ter, que  c'est  précisément  la  libre  concurrence  quia  amené, 
à  la  longue,  l'asservissement  de  la  main-d'œuvre  aux  capi- 
taux, de  la  classe  laborieuse  à  la  classe  oisive.  Non,  cette 
injuste  domination  ne  saurait  être  considérée  comme 
le  résultat,  ni  même  l'abus  d'un  principe  qui  ne  dirigea 
jamais  l'industrie  britannique;  et,  pour  en  fixer  l'origine, 
il  faudrait  remonter  à  une  époque  qui  n'est  certes  pas  un 
temps  de  liberté,  à  la  conquête  de  l'Angleterre  par  les 
Normands. 

Mais  sans  retracer  ici  l'histoire  des  deux  races  qui  fou- 
lent le  sol  britannique  et  s'y  sont  livré,  sur  la  forme  civile, 
politique,  religieuse,  tant  de  luttes  sanglantes,  il  est  à  pro- 
pos de  rappeler  leur  situation  respective  au  point  de  vue 
économique. 

L'aristocratie  anglaise,  on  le  sait,  est  propriétaire  de 
toute  la  surface  du  pays.  De  plus  elle  tient  en  ses  mains  la 
puissance  législative.  Il  ne  s'agit  que  de  savoir  si  elle  a  usé 
de  cette  puissance  dans  l'intérêt  de  la  communauté  ou  dans 
son  propre  intérêt. 

{(  Si  notre  Gode  financier,»  disait  M.  Gobden,  en  s'adres- 
sant  à  l'aristocratie  elle-même,  dans  le  Parlement,  «  si  le 
(c  statute-boùk  pouvait  parvenir  dans  la  lune,  seul  et  sans 
«aucun  commentaire  historique,  il  n'en  faudrait  pas  da- 
«  vantage  pour  apprendre  à  ses  habitants  qu'il  est  l'œuvre 
«  d'une  assemblée  de  seigneurs  maîtres  du  sol  {Land- 
«  lords).  » 

Quand  une  race  aristocratique  a  tout  à  la  fois  le  droit  de 
faire  la  loi  et  la  force  de  l'imposer,  il  est  malheureusement 
trop  vrai  qu'elle  la  fait  à  son  profit.  C'est  là  une  pénible  vé- 

1. 


1  0  INTRODLCTION. 

rite.  Elle  contristera  Je  le  sais,  les  âmes  bienveillantes  qui 
comptent,  pour  la  réforme  des  abus,  non  sur  la  réaction  de 
ceux  qui  les  subissent,  mais  sur  la  libre  et  fraternelle  initia- 
tive de  ceux  qui  les  exploitent.  Nous  voudrions  bien  qu'on 
pût  nous  signaler  dans  l'histoire  un  tel  exemple  d'abnéga- 
tion. Mais  il  ne  nous  a  jamais  été  donné  ni  par  les  castes 
dominantes  de  l'Inde,  ni  par  ces  Spartiates,  ces  Athéniens 
et  ces  Romains  qu'on  offre  sans  cesse  à  notre  admiration, 
ni  par  les  seigneurs  féodaux  du  moyen  âge,  ni  par  les 
planteurs  des  Antilles,  et  il  est  même  fort  douleux  que  ces 
oppresseurs  de  l'humanité  aient  jamais  considéré  leur  puis- 
sance comme  injuste  et  illégitime  ^. 

Si  l'on  pénètre  quelque  peu  dans  les  nécessités,  on  peut 
dire  fatales,  des  races  aristocratiques,  on  s'aperçoit  bientôt 
qu'elles  sont  considérablement  jnodifîées  et  aggravées  par  ce 
qu'on  a  nommé  le  principe  de  la  population. 

Si  les  classes  aristocratiques  étaient  stationnaires  de  leur 
nature  ;  si  elles  n'étaient  pas,  comme  toutes  les  autres,  douées 
de  la  faculté  de  multiplier,  un  certain  degré  de  bonheur  et 
même  d'égalité  serait  peut-être  compatible  avec  le  régime 
de  la  conquête.  Une  fois  les  terres  partagées  entre  les  fa- 
milles nobles,  chacune  transmettrait  ses  domaines,  de  gé- 
nération en  génération,  à  son  unique  représentant,  et  l'on 
conçoit  que,  dans  cet  ordre  de  choses,  il  ne  serait  pas  im- 
possible à  une  classe  industrieuse  de  s'élever  et  de  prospé- 
rer paisiblement  à  côté  de  la  race  conquérante. 

Mais  les  conquérants  pullulent  tout  comme  de  simples 
prolétaires.  Tandis  que  les  frontières  du  pays  sont  immua- 

1  Deux  pensées,  que  l'auteur  devait  développer  plus  tard,  en  écri- 
vant la  seconde  série  des  Sophismes,  apparaissent  dans  ce  paragraphe 
et  ceux  qui  suivent.  De  l'une  procède  le  chapitre  les  Deux  morales; 
de  l'autre,  le  chapitre  Physiologie  de  la  spoliation.  V.  t.  IV,  p.  127 
et  148. 

{Note  de  l'éditeur.) 


IMUODUCTION.  1  l 

bles,  tandis  que  le  nombre  des  domaines  seignennaux  reste 
le  même,  parce  que,  pour  ne  pas  affaiblir  sa  puissance, 
l'aristocratie  prend  soin  de  ne  les  pas  diviser  et  de  les  trans- 
mettre intégralement,  de  mâle  en  mâle,  dans  l'ordre  de 
primogéniture  ;  de  nembreuses  famille  de  cadets  se  forment 
et  multiplient  à  leur  tour.  Elles  ne  f>euvent  se  soutenir  par 
le  travail,  puisque,  dans  les  idées  nobiliaires,  le  travail  est 
réputé  infâme.  Il  n'y  a  donc  qu'un  moyen  de  les  pourvoir; 
ce  moyen,  c'est  l'exploitation  des  classes  laborieuses. 
La  spoliation  au  dehors  s'appelle  guerre,  conquêtes,  colo- 
nies. La  spoliation  au  dedans  se  nomme  impôts,  places, 
monopoles.  Les  aristocraties  civilisées  se  livrent  générale- 
ment à  ces  deux  genres  de  spoliation  ;  les  aristocraties  bar- 
bares sont  obligées  de  s'interdire  le  second  par  une  raison 
bien  simple,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  autour  d'elles  une  classe 
industrieuse  à  dépouiller.  Mais  quand  les  ressources  de 
la  spoliation  extérieure  viennent  aussi  à  leur  manquer,  que 
deviennent  donc,  chez  les  barbares,  les  générations  aristo- 
cratiques des  branches  cadettes  ?  Ce  qu'elles  deviennent  ? 
On  les  étouffe  ;  car  il  est  dans  la  nature  des  aristocraties  de 
préférer  au  travail  la  mort  même. 

«  Dans  les  archipels  du  grand  Océan,  les  cadets  de  fa- 
mille n'ont  aucune  part  dans  la  succession  de  leurs  pères. 
Ils  ne  peuvent  donc  vivre  que  des  aliments  que  leur  don- 
nent leurs  aînés,  s'ils  restent  en  famille  ;  ou  de  ce  que  peut 
leur  donner  la  population  asservie,  s'ils  entrent  dans  l'asso- 
ciation militaire  des  arreoys.  Mais,  quel  que  soit  celui  des 
deux  partis  qu'ils  prennent,  ils  ne  peuvent  espérer  de  per- 
pétuer leur  race.  L'impuissance  de  transmettre  à  leurs  en- 
fants aucune  propriété  et  de  les  maintenir  dans  le  rang  où 
ils  naissent,  est  sans  doute  ce  qui  leur  a  fait  une  loi  de  les 
étouffer  *.  » 

1  Andersen,  ae  Voyage  de  Cook. 


1 2  INTRODUCTION. 

L'aristocralJo  anglaise,  quoique  sous  l'influence  des 
mêmes  instincts  qui  inspirent  l'aristocratie  malaie  (caries 
circonstances  varient,  mais  la  nature  humaine  est  partout  la 
même),  s'est  Irouvée,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  dans  un 
milieu  plus  favorable.  Elle  a  eu,  en  face  d'elle  et  au-dessous 
d'elle,  la  population  la  plus  laborieuse,  la  plus  active,  la 
plus  persévérante,  la  plus  énergique  et  en  même  temps  la 
plus  docile  du  globe;  elle  l'a  méthodiquement  exploitée. 

Rien  de  plus  fortement  conçu,  de  plus  énergiquement 
exécuté  que  celte  exploitation.  La  possession  du  sol  met 
aux  mains  de  l'oligarchie  anglaise  la  puissance  législative  ; 
par  la  législation,  elle  ravit  systématiquement  la  richesse  à 
l'industrie.  Cette  richesse,  elle  l'emploie  à  poursuivre  au 
dehors  ce  système  d'empiétements  qui  a  soumis  quarante- 
cinq  colonies  à  la  Grande-Bretagne  ;  et  les  colonies  lui 
servent  à  leur  tour  de  prétexte  pour  lever,  aux  frais  de 
l'industrie  et  au  profit  des  branches  cadettes,  de  lourds 
impôts,,  de  grandes  armées,  une  puissante  marine  mili- 
taire. 

Il  faut  rendre  justice  à  l'oligarchie  anglaise.  Elle  a  dé- 
ployé, dans  sa  double  politique  de  spoliation  intérieure  et 
extérieure,  une  habileté  merveilleuse.  Deux  mots,  qui  im- 
pliquent deux  préjugés,  lui  ont  suffi  pour  y  associer  les 
classes  mêmes  qui  en  supportent  tout  le  fardeau  :  elle  a 
donné  au  monopole  le  nom  de  Protection^  et  aux  colonies 
celui  de  Débouchés. 

Ainsi  l'existence  de  l'oligarchie  britannique,  ou  du  moins 
sa  prépondérance  législative,  n'est  pas  seulement  une  plaie 
pour  l'Angleterre,  c'est  encore  un  danger  permanent  pour 
l'Europe. 

Et  s'il  en  est  ainsi,  comment  est-il  possible  que  la  France 
ne  prête  aucune  attention  à  cette  lutte  gigantesque  que  se 
livrent  sous  ses  yeux  l'esprit  de  la  civilisation  et  l'esprit  de 
la  féodalité?  Gomment  est-il  possible  qu'elle  ne  sache  pas 


INTRODUCTION.  i  3 

même  les  noms  de  ces  hommes  clignes  de  toutes  les  béné- 
dictions de  rhamanité,  les  Gobden,  les  Bright,  les  Moore, 
les  Villiers.  les  Thompson,  les  Fox,  les  Wilson  et  mille 
autres  qui  ont  osé  engager  le  combat,  qui  le  soutiennent 
avec  un  talent,  un  courage,  un  dévouement^  une  énergie 
admirables?  C'est  une  pure  question  de  liberté  commer- 
ciale, dit-on.  Et  ne  voit-on  pas  que  la  liberté  du  commerce 
doit  ravir  à  l'oligarchie  et  les  ressources  de  la  spoliation 
intérieure,  —  les  monopoles,  —  et  les  ressources  de  la  spo- 
liation extérieure,  —  les  colonies,  —  puisque  monopoles  et 
colonies  sont  tellement  incompatibles  avec  la  liberté  des 
échanges,  qu'ils  ne  sont  autre  chose  que  la  limite  arbitraire 
de  cette  liberté  ! 

Mais  que  dis-je?  Si  la  France  a  quelque  vague  connais- 
sance de  ce  combat  à  mort  qui  va  décider  pour  longtemps 
du  sort  de  la  liberté  humaine,  ce  n'est  pas  à  son  triomphe 
qu'elle  semble  accorder  sa  sympathie.  Depuis  quelques 
années,  on  lui  a  t'ait  tant  de  peur  des  mots  liberté,  con- 
currence, sur-production  ;  on  lui  a  tant  dit  que  ces  mots 
impliquent  misère,  paupérisme,  dégradation  des  classes 
ouvrières  ;  on  lui  a  tant  répété  qu'il  y  avait  une  économie 
politique  anglaise,  qui  se  faisait  de  la  liberlé  un  instrument 
de  machiavélisme  et  d'oppression,  et  une  économie  poli- 
tique française  qui,  sous  les  noms  de  philanthropie,  socia- 
lisme, organisation  du  travail,  allait  ramener  l'égalité  des 
conditions  sur  la  terre,  —  qu'elle  a  pris  en  horreur  la  doc- 
trine qui  ne  se  fonde  après  tout  que  sur  la  justice  et  le  sens 
commun,  et  qui  se  résume  dans  cet  axiome  :  a  Que  les 
hommes  soient  libres  d'échanger  entre  eux,  quand  cela 
leur  convient,  les  fruits  de  leurs  travaux.  —  Si  cette  croisade 
contre  la  liberté  n'était  soutenue  que  par  les  hommes  d'ima- 
gination, qui  veulent  formuler  la  science  sans  s'être  prépa- 
rés par  l'étude,  le  mal  ne  serait  pas  grand.  Mais  n'est-il  pas 
douloureux  de  voir  de   vrais   économistes,   poussés   sans 


1  4  INTRODUCTION. 

doute  par  la  passion  d'une  popularité  éphémère,  céder  à 
ces  déclamations  affectées  et  se  donner  l'air  de  croire  ce 
qu'assurément  ils  ne  croient  pas,  à  savoir  :  que  le  paupé- 
risme, le  prolétariat,  les  souffrances  des  dernières  classes 
sociales  doivent  être  attribués  à  ce  qu'on  nomme  concur- 
rence exagérée,  sur-production  ? 

Ne  serait-ce  pas,  au  premier  coup  d'œil,  une  chose  bien 
surprenante  que  la  misère,  le  dénùment,  la  privation  des 
produits  eussent  pour  cause quoi?  précisément  la  sura- 
bondance des  produits?  N'est-il  pas  singulier  qu'on  vienne 
nous  dire  que  si  les  hommes  n'ont  pas  suffisamment  de 
quoi  se  nourrir,  c'est  qu'il  y  a  trop  d'aliments  dans  le 
monde?  que  s'ils  n'ont  pas  de  quoi  se  vêtir,  c'est  que  les 
machines  jettent  trop  de  vêtements  sur  le  marché?  Assu- 
rément le  paupérisme  en  Angleterre  est  un  fait  incontes- 
table ;  l'inégalité  des  richesses  y  est  frappante.  Mais  pourquoi 
aller  chercher  à  ces  phénomènes  une  cause  si  bizarre,  quand 
ils  s'expliquent  par  une  cause  si  naturelle  :  la  spoliation 
systématique  des  travailleurs  par  les  oisifs? 

C'est  ici  le  lieu  de  décrire  le  régime  économique  de  la 
Grande-Bretagne,  tel  qu'il  était  dans  les  dernières  années 
qui  ont  précédé  les  réformes  partielles,  et  à  certains  égards 
trompeuses,  dont,  depuis  1842,  le  Parlement  est  saisi  par 
le  cabinet  actuel. 

La  première  chose  qui  frappe  dans  la  législation  finan- 
cière de  nos  voisins,  et  qui  est  faite  pour  étonner  les  pro- 
priétaires du  continent,  c'est  l'absence  presque  totale  d'im- 
pôt foncier,  dans  un  pays  grevé  d'une  si  lourde  dette  et 
d'une  si  vaste  administration. 


En  1706  (époque  de  TUnion,  sous  la  reine  Anne),  l'impôt  foncier 

entrait  dans  le  revenu  public  pour 1,997,379  liv.  st. 

L'accise,  pour 1 ,792,703 

La  douane,  pour 1,549,361 


INTRODUCTION.  15 

En  1841,  sous  la  reine  Victoria  : 

Part  contributive  de  l'impôt  foncier  (/«ne?  .'«a;).      2,037,627 

Part  contributive  de  l'accise 12,858,014 

Part  contributive  de  la  douane 19,485,217 

Ainsi  l'impôt  direct  est  resté  le  même  pendant  que  les 
impôts  de  consommation  ont  décuplé. 

Et  il  faut  considérer  que,  dans  ce  laps  de  temps,  la  rente 
des  terres  ou  le  revenu  du  propriétaire  a  augmenté  dans  la 
proportion  de  1  à  7,  en  sorte  que  le  même  domaine  qui, 
sous  la  reine  Anne,  acquittait  20  pour  IGO  de  contributions 
sur  le  revenu,  ne  paie  pas  aujourd'liui  3  pour  100. 

On  remarquera  aussi  que  l'impôt  foncier  n'entre  que 
pour  un  vingt-cinquième  dans  le  revenu  public  (2  millions 
sur  50  dont  se  composent  les  recettes  générales).  En  France, 
et  dans  toute  l'Europe  continentale,  il  en  constitue  la  por- 
tion la  plus  considérable,  si  Ton  ajoute  à  la  taxe  annuelle 
les  droits  perçus  à  l'occasion  des  mutations  et  transmissions, 
droits  dont,  de  l'autre  côté  de  la  Manche,  la  propriété  im- 
mobilière est  affranchie,  quoique  la  propriété  personnelle 
et  industrielle  y  soit  rigoureusement  assujettie. 

La  même  partialité  se  montre  dans  les  taxes  indirectes. 
Gomme  elles  sont  uniformes  au  lieu  d'être  graduées  selon 
les  qualités  des  objets  qu'elles  frappent,  il  s'ensuit  qu'elles 
pèsent  incomparablement  plus  sur  les  classes  pauvres  que 
sur  les  classes  opulentes. 

Ainsi  le  thé  Pekoe  vaut  4  shillings  et  le  Bohea  9  deniers; 
le  droit  étant  de  2  shillings,  le  premier  est  taxé  à  raison 
de  oO,  et  le  second  à  raison  de  300  pour  100. 

Ainsi  le  sucre  raffiné  valant  71  shillings,  et  le  sucre  brut 
25  shillings,  le  droit  fixe  de  24  shiUings  est  de  34  pour  100 
pour  l'un,  et  de  90  pour  100  pour  l'autre. 
De  même  le  tabac  de  Virginie  commun,  le  tabac  du 


IC  INTRODLCTIO. 

pauvre,   paie  1200  pour  100,  et  le  Havane  105  pour  100. 

Le  vin  du  riche  en  est  quitte  pour  28  pour  100.  Le  vin  du 
pauvre  acquitte  234  pour  iOO. 

Et  ainsi  du  reste. 

Vient  ensuite  la  loi  sur  les  céréales  et  les  comestibles 
[corn  and  provisions  law),  dont  il  est  nécessaire  de  se  rendre 
compte. 

La  loi-céréale,  en  excluant  le  blé  étranger  ou  en  le  frap- 
pant d'énormes  droits  d'entrée,  a  ;)OMrô^<^  d'élever  le  prix 
du  blé  indigène,  pour  prétexte  de  protéger  l'agriculture,  et 
pour  effet  de  grossir  les  rentes  des  propriétaires  du  sol. 

Que  la  loi-céréale  ait  pour  but  d'élever  le  prix  du  blé  in- 
digène, c'est  ce  qui  est  avoué  par  tous  les  partis.  Par  la  loi 
de  1813,  le  Parlement  prétendaittrès-ostensiblement  main- 
tenir le  froment  à  80  shillings  le  quarter;  par  celle  de  1828, 
il  voulait  assurer  au  producteur  70  shillings.  La  loi  de  1842 
(postérieure  aux  réformes  de  M.  Peel,  et  dont  par  consé- 
quent nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici)  a  été  calculée 
pour  empêcher  que  le  prix  ne  descendit  au-dessous  de  36 
shillings  qui  est,  dit-on,  strictement  rémunérateur.  Il  est 
vrai  que  ces  lois  ont  souvent  failli  dans  l'objet  qu'elles  avaient 
eu  vue  ;  et,  en  ce  moment  même,  les  fermiers,  qui  avaient 
compté  sur  ce  prix  législatif  de  56  shillings  et  fait  leurs 
baux  en  conséquence,  sont  forcés  de  vendre  à  43  shillings. 
C'est  qu'il  y  a,  dans  les  lois  naturelles  qui  tendent  à  ramener 
tous  les  profits  à  un  commun  niveau,  une  force  que  le  des- 
potisme ne  parvient  pas  facilement  à  vaincre. 

D'un  autre  côté,  que  la  prétendue  protection  à  l'agricul- 
ture soit  un  prétexte,  c'est  ce  qui  n'est  pas  moins  évident. 
Le  nombre  des  fermes  à  louer  est  limité;  le  nombre  des  fer- 
miers ou  des  personnes  qui  peuvent  le  devenir  ne  l'est  pas. 
La  concurrence  qu'ils  se  font  entre  eux  les  force  donc  à  se 
contenter  des  profits  les  plus  bornés  auxquels  ils  peuvent 
se  réduire.  Si,  par  suite  de  la  cherté  des  grains  et  des  bes- 


INTRODUCTION.  17 

tiaux,  le  métier  de  fermier  devenait  très-lucratif,  le  seigneur 
ne  manquerait  pas  de  hausser  le  prix  du  bail,  et  il  le  ferait 
d'autant  mieux  que,  dans  cette  hypothèse,  les  entrepreneurs 
viendraient  s'offrir  en  nombre  considérable. 

Enfin ^  que  le  maître  du  sol,  le  landlord,  réalise  en  défi- 
nitive tout  le  profit  de  ce  monopole,  cela  ne  peut  être  dou- 
teux pour  personne.  L'excédant  du  prix  extorqué  au  con- 
sommateur doit  bien  aller  à  quelqu'un  ;  et  puisqu'il  ne  peut 
s'arrêter  au  fermier,  il  faut  bien  qu'il  arrive  au  proprié- 
taire. 

Mais  quelle  est  au  juste  la  charge  que  le  monopole  des 
blés  impose  au  peuple  anglais? 

Pour  le  savoir,  il  suffit  de  comparer  le  prix  du  blé  étran- 
ger, à  l'entrepôt,  avec  le  prix  du  blé  indigène.  La  différence, 
multipliée  par  le  nombre  de  quarters  consommés  annuelle- 
ment en  Angleterre,  donnera  la  mesure  exacte  de  la  spo- 
liation légalement  exercée,  sous  cette  forme,  par  l'oligar- 
chie britannique. 

Les  statisticiens  ne  sont  pas  d'accord.  Il  est  probable 
qu'ils  se  laissent  aller  à  quelque  exagération  en  plus  ou  en 
moins,  selon  qu'ils  appartiennent  au  parli  des  spoliateurs  ou 
des  spoliés.  L'autorité  qui  doit  inspirer  le  plus  de  confiance 
est  sans  doute  celle  des  officiers  du  bureau  du  commerce 
[Boord  of  trade),  appelés  à  donner  solennellement  leur  avis 
devant  la  Chambre  des  communes  réunie  en  comité  d'en- 
quête. 

Sir  Robert  Peel,  en  présentant,  en  1842,  la  première  par- 
tie de  son  plan  financier,  disait  :  «  Je  crois  que  toute  con- 
fiance est  due  au  gouvernement  de  S.  M.  et  aux  propositions 
qu'il  vous  soumet,  d'autant  que  l'attention  du  Parlement  a 
été  sérieusement  appelée  sur  ces  matières  dans  l'enquête 
solennelle  de  1839.  » 

Dans  le  même  discours,  le  premier  ministre  disait  encore  : 
((  M.  Deacon  Hume,  cet  homme  dont  je  suis  sûr  qu'il  n'est 


J  8  INTRODUCTION. 

aucun  de  nous  qui  ne  déplore  la  perte,  établit  que  la  con- 
sommation du  pays  est  d'un  quarter  de  blé  par  habitant.  » 

Rien  ne  manque  donc  à  l'autorité  sur  laquelle  je  vais 
m'appuyer,  ni  la  compétence  de  celui  qui  donnait  son  avis, 
ni  la  solennité  des  circonstances  dans  lesquelles  il  a  été  ap- 
pelé à  l'exprimer,  ni  môme  la  sanction  du  premier  ministre 
d'Angleterre. 

A^oicijSur  la  question  qui  nous  occupe,  l'extrait  de  cetin- 
terrogatoire  remarquable  *. 

Le  président  :  Pendant  combien  d'années  avez-vous  oc- 
cupé des  fonctions  à  la  douane  et  au  bureau  du  commerce? 

M.  Deacon  Hume  :  J'ai  servi  trente-huit  ans  dans  la 
douane  et  ensuite  onze  ans  au  bureau  du  commerce. 

D.  Vous  pensez  que  les  droits  protecteurs  agissent  comme 
une  taxe  directe  sur  la  communauté,  en  élevant  le  prix  des 
objets  de  consommation? 

R.  Très- décidément.  Je  ne  puis  décomposer  le  prix  que 
me  coûte  un  objet  que  de  la  manière  suivante  :  une  portion 
est  le  prix  naturel;  l'autre  portion  est  le  droit  ou  la  taxe, 
encore  que  ce  droit  passe  de  ma  poche  dans  celle  d'un  par- 
ticulier au  lieu  d'entrer  dans  le  trésor  public... 

D.  Avez-vous  jamais  calculé  quel  est  le  montant  de  la  taxe 
que  paie  la  communauté  par  suite  de  l'élévation  de  prix 
que  le  monopole  fait  éprouver  au  froment  et  à  la  viande  de 
boucherie  ? 

R.  Je  crois  qu'on  peut  connaître  très-approximaiivement 
le  montant  de  cette  charge  additionnelle.  On  estime  que 
chaque  personne  consomme  annuellement  un  quarter  de 
blé.  On  peut  porter  à  ^0  shellings  ce  que  la  protection  ajoute 
au  prix  naturel.  Vous  ne  pouvez  porter  à  moins  du  double 
ce  qu  elle  ajoute,  en  masse,  au  prix  de  la  viande,  orge, 
avoine,  foin,  beurre  et  fromage.  Cela  monte  à  36  millions 

1  Voir  la  traduction  de  ce  document,  avant  l'appendice. 


INTRODUCTION.  1 9 

slerlÎDg  par  an  (900  millions  de  francs);  et,  au  fait,  le  peu- 
ple paie  cette  somme  de  sa  poche  tout  aussi  infailliblement 
que  si  elle  allait  au  trésor,  sous  la  forme  de  taxes. 

D.  Par  conséquent,  il  a  plus  de  peine  à  payer  les  contri- 
butions qu'exige  le  revenu  public? 

R.  Sans  doute  ;  ayant  payé  les  taxes  personnelles,  il  est 
moins  en  état  de  payer  des  taxes  nationales. 

D.  N'en  résulte-t-il  pas  aussi  la  souffrance,  la  restriction 
de  l'industrie  de  notre  pays? 

R.  Je  crois  même  que  vous  signalez  là  l'effet  le  plus  per- 
nicieux. 11  est  moins  accessible  au  calcul,  mais  si  la  nation 
jouissait  du  commerce  que  îui  procurerait,  selon  moi,  l'a- 
bolition de  toutes  ces  protections,  je  crois  qu'elle  pourrait 
supporter  aisément  un  accroissement  d'impôts  de  30  shel- 
lings  par  habitant. 

D.  Ainsi,  d'après  vous,  le  poids  du  système  protecteur 
excède  celui  des  contributions? 

R.  Je  le  crois,  en  tenant  compte  de  ses  effets  directs  et  de 
ses  conséquences  indirectes  plus  difficiles  à  apprécier. 

Un  autre  officier  du  Board  of  trade,  M.  Mac-Grégor,  ré- 
pondait : 

«  Je  considère  que  les  taxes  prélevées,  dans  ce  pays,  sur 
la  production  de  la  richesse  due  au  travail  et  au  génie  des 
habitants,  par  les  droits  restrictifs  et  prohibitifs,  dépassent 
de  beaucoup,  et  probablement  de  plus  du  double,  le  mon- 
tant des  taxes  payées  au  trésor.  » 

M.  Porter,  autre  membre  distingué  du  Board  of  trade^ 
et  bien  connu  en  France  par  ses  travaux  slalistiques,  déposa 
dans  le  même  sens  *. 

Nous  pouvons  donc  tenir  pour  certain  que  l'aristocratie 

1  M.  G.  R.  Porter,  qui  n'a  pas  survécu  longtemps  à  Basliat,  a  publié 
une  traduction  anglaise  de  la  première  série  des  Sophisme^  Voir,  au 
tome  l^r,  la  notice  biographique. 

[Note  de  l'éditeur.) 


2  0  INTRODUCTION. 

anglaise  ravit  au  peuple,  par  l'opération  de  celte  seule  loi 
(corn  and  provisions  laiu).  une  part  du  produit  de  son  tra- 
vail, ou,  ce  qui  revient  au  même,  des  satisfactions  légitime- 
ment acquises  qu'il  pourrait  s'accorder,  part  qui  s'élève  à 
1  milliard  par  an,  et  peul-etre  2  milliards^  si  l'on  tient 
compte  des  effets  indirects  de  celle  loi.  C'est  là,  à  propre- 
ment parler,  le  lot  que  les  aristocrates-législateurs,  Xesaînés 
de  famille,  se  sont  fait  à  eux-mêmes. 

Restait  à  pourvoir  les  cadets  ;  car,  ainsi  que  nous  l'avons 
vu,  les  races  aristocratiques  ne  sont  pas  plus  que  les  autres 
privées  de  la  faculté  de  multiplier,  et,  sous  peine  d'effroya- 
bles dissensions  intestines,  il  faut  bien  qu'elles  assurent  aux 
branches  cadettes  un  sort  convenable,  —  c'est-à-dire,  en  de- 
hors du  travail,  en  d'autres  termes,  par  la  spoliation,  — 
puisqu'il  n'y  a  et  ne  peut  y  avoir  que  deux  manières  d'ac- 
quérir :  Produire  ou  ravir. 

Deux  sources  fécondes  de  revenus  ont  été  ouvertes  aux 
cadets  :  le  trésor  public  et  le  système  colonial.  A  vrai  dire, 
ces  deux  conceptions  n'en  font  qu'une.  On  lève  des  armées, 
une  marine,  en  un  mot  des  taxes  pour  conquérir  des  colo- 
nies, et  l'on  conserve  les  colonies  pour  rendre  permanen- 
tes la  marine,  les  armées  ou  les  taxes. 

Tant  qu'on  a  pu  croire  que  les  échanges,  qui  s'opèrent, 
en  vertu  d'un  contrat  de  monopole  réciproque,  entre  la 
métropole  et  ses  colonies,  étaient  d'une  nature  différente 
et  plus  avantageuse  que  ceux  qui  s'accomplissent  entre  pays 
libres,  le  système  colonial  a  pu  être  soutenu  par  le  préjugé 
national.  Mais  lorsque  la  science  et  l'expérience  (et  la 
science  n'est  que  l'expérience  méthodique)  ont  révélé  et  mis 
hors  de  doute  cette  simple  vérité  :  les  produits  s'échangent 
contre  des  produits,  il  est  devenu  évident  que  le  sucre,  le 
café,  le  coton,  qu'on  tire  de  l'étranger,  n'offrent  pas  moins 
de  débouchés  à  l'industrie  des  regnicoles  que  ces  mêmes 
objets  venus  des  colonies.  Dès  lors  ce  régime,  accompagné 


INTRODUCTION.  2  1 

d'ailleurs  de  tant  de  violences  et  de  dangers,  n'a  plus  pour 
point  d'appui  aucun  motif  raisonnable  ou  même  spécieux. 
Il  n'est  que  le  prétexte  et  l'occasion  d'une  immense  injus- 
tice. Essayons  d'en  calculer  la  portée. 

Quant  au  peuple  anglais,  je  veux  dire  la  classe  produc- 
tivC;,  il  ne  gagne  rien  à  la  vaste  extension  de  ses  possessions 
coloniales.  Eu  effet,  si  ce  peuple  est  assez  riche  pour  ache- 
ter du  sucre,  du  coton^  du  bois  de  construction,  que  lui  im- 
porte de  demander  ces  choses  à  la  Jamaïque,  à  l'Inde  et  au 
Canada,  bu  bien  au  Brésil,  aux  États-Unis,  à  la  Baltique?  Il 
faut  bien  que  le  travail  manufacturier  anglais  paie  le  tra- 
vail agricole  des  Antilles,  comme  il  paierait  le  travail  agri- 
cole des  nations  du  Nord.  C'est  donc  une  folie  que  de  faire 
entrer  dans  le  calcul  les  prétendus  débouchés  ouverts  à  l'An- 
gleterre par  ses  colonies.  Ces  débouchés,  elle  les  aurait  alors 
même  que  les  colonies  seraient  affranchies,  et  par  cela  seul 
qu'elle  y  exécuterait  des  achats.  Elle  aurait  de  plus  les  dé- 
bouchés étrangers,  dont  elle  se  prive  en  restreignant  ses 
approvisionnements  à  ses  possessions^  en  leur  en  conférant 
le  monopole. 

Lorsque  les  Etats-Unis  proclamèrent  leur  indépendance. 
les  préjugés  coloniaux  étaient  dans  toute  leur  force,  et  tout 
le  monde  sait  que  l'Angleterre  crut  son  commerce  ruiné. 
Elle  le  crut  si  bien,  qu'elle  se  ruinait  d'avance  en  frais  de 
guerre  pour  retenir  ce  vaste  continent  sous  sa  domination. 
Mais  qu'est-il  arrivé?  En  1776,  au  commencement  de  la 
guerre  de  l'Indépendance,  les  exportations  anglaises  à  l'A- 
mérique du  Nord  étaient  de  1 ,300,000  liv.  sterl.,  elles  s'éle- 
vèrent à  3,600,000  liv.  sterl.  en  1784,  après  que  Tindépen- 
dance  ent  été  reconnue;  et  elles  montent  aujourd'hui  à 
12,400,000  liv.  sterl.,  somme  qui  égale  presque  celle  de 
toutes  les  exportations  que  fait  l'Angleterre  à  ses  quarante- 
cinq  colonies,  puisque  celles-ci  n'ont  pas  dépassé,  en 
1842,  13,200;000  liv.  sterl.  —  Et,  en  effet,  on  ne  voit  pas 


2  2  INTRODUCTION. 

pourquoi  des  échanges  de  fer  contre  du  coton,  ou  d'étoffes 
contre  des  farines,  ne  s'accompliraient  plus  entre  les  deux 
peuples.  Serait-ce  parce  que  les  citoyens  des  États-Unis  sont 
gouvernés  par  un  président  de  leur  choix  au  lieu  de  l'ôlre 
par  un  lord-lieutenant  payé  aux  frais  de  l'Echiquier?  Mais 
quel  rapport  y  a-t-il  entre  cette  circonstance  et  le  commerce? 
Et  si  jamais  nous  nommions  nos  maires  et  nos  préfets,  cela 
empêcherait-il  les  vins  de  Bordeaux  d'aller  à  Elbeuf,  et  les 
draps  d'EIbeuf  de  venir  à  Bordeaux? 

On  dira  peut-être  que,  depuis  l'acte  d'indépendance,  l'An- 
gleterre et  les  États-Unis  repoussent  réciproquement  leurs 
produits,  ce  qui  ne  serait  pas  arrivé  si  le  lien  colonial  n'eût 
pas  été  rompu.  Mais  ceux  qui  font  l'objection  entendent  sans 
doute  présenter  un  argument  en  faveur  de  ma  thèse  ;  ils  en- 
tendent insinuer  que  les  deux  pays  auraient  gagné  à  échan- 
ger librement  entre  eux  les  produits  de  leur  sol  et  de  leur 
industrie.  Je  demande  comment  un  troc  de  blé  contre  du 
fer,  ou  de  tabac  contre  de  la  toile,  peut  être  nuisible  selon 
que  les  deux  nations  qui  l'accomplissent  sont  ou  ne  sont 
pas  politiquement  indépendantes  Tune  de  l'autre?  —  Si  les 
deux  grandes  familles  anglo-saxonnes  agissent  sagement, 
conformément  à  leurs  vrais  intérêts,  en  restreignant  leurs 
échanges  réciproques,  c'est  sans  doute  parce  que  ces 
échanges  sont  funestes;  et,  en  ce  cas,  elles  auraient  égale- 
ment bien  fait  de  les  restreindre  alors  même  qu'un  gou- 
verneur anglais  résiderait  encore  au  Gapitole.  —  Si  au 
contraire  elles  ont  mal  fait,  c'est  qu'elles  se  sont  trompées, 
c'est  qu'elles  ont  mal  compris  leurs  intérêts,  et  l'on  ne  voit 
pas  comment  le  lien  colonial  les  eût  rendues  plus  clair- 
voyantes. 

Remarquez  en  outre  que  les  exportations  de  1776  s'éle- 
vant  à  1,300,000  liv.  sterl.,  ne  peuvent  pas  être  supposées 
avoir  donné  à  l'Angleterre  plus  de  vingt  pour  100,  ou 
260,000  liv.  sterl.  de  bénéfice  ;  et  pense-t-on  que  l'adminis- 


liNTUODUCTlON.  2B 

tration  d'un  aussi  vaste  continent  n'absorbait  pas  dix  fois 
cette  somme  ? 

On  s'exagère  d'ailleurs  le  commerce  que  l'Angleterre 
fait  avec  ses  colonies  et  surtout  les  progrès  de  ce  commerce. 
Malgré  que  le  gouvernement  anglais  contraigne  les  citoyens 
à  se  pourvoir  aux  colonies  et  les  colons  à  la  métropole; 
malgré  que  les  barrières  de  douane  qui  séparent  TAngle- 
terre  des  autres  nations  se  soient,  dans  ces  dernières  an- 
nées, prodigieusement  multipliées  et  renforcées,  on  voit  le 
commerce  étranger  de  l'Angleterre  se  développer  plus  ra- 
pidement que  son  commerce  colonial,  comme  le  constate  le 
tableau  suivant  : 

EXPORTATIONS. 

aux  colonies.  à  l'étranger. 

1831  10,25i,rj40  I.  st.     26,909,432  I.  st.     37,104,372  1.  st. 

1842  13,261,436  34,119,677  47,381,023 

Aux  deux  époques,  le  commerce  colonial  n'entre  que 
pour  un  peu  plus  du  quart  dans  le  commerce  général.  — 
L'accroissement,  dans  onze  ans,  est  de  trois  millions  en- 
viron. Et  il  faut  remarquer  que  les  Indes  orientales,  aux- 
quelles ont  été  appliqués,  dans  l'intervalle,  les  principes 
de  la  liberté,  entrent  pour  1,300,000  liv.  dans  cet  accrois- 
sement, et  Gibraltar,  —  qui  ne  donne  pas  lieu  à  un  com- 
merce colonial,  mais  à  un  commerce  étranger,  avec  l'Es- 
pagne, —  pour  600,000  liv.  sterl.  ;  en  sorte  qu'il  ne  reste 
pour  l'augmentation  réelle  du  commerce  colonial,  dans 
un  intervalle  de  onze  ans,  que  1,100,000  liv.  sterl.  — 
Pendant  ce  même  temps,  et  en  dépit  de  nos  tarifs,  les 
exportations  de  l'Angleterre  en  France  se  sont  élevées  de 
liv.  sterl.  602,688  à  3,193,939. 

Ainsi  le  commerce  protégé  a  progressé  dans  la  pro- 
portion de  8  pour  100,  et  le  commerce  contrarié  ào,  450 
pour  100! . 


2  4  INTRODUCTION. 

Mais  si  le  peuple  anglais  n'a  pas  gagné,  s'il  a  même  énor- 
mément perdu  au  système  colonial,  il  n'en  est  pas  de  même 
des  branches  cadettes  de  l'aristocratie  britannique. 

D'abord  ce  système  exige  une  armée,  une  marine,  une 
diplomatie,  des  lords-lieutenants,  des  gouverneurs,  des 
résidents,  des  agents  de  toutes  sortes  et  de  toutes  dénomi- 
nations. —  Quoiqu'il  soit  présenté  comme  ayant  pour  but 
de  favoriser  l'agriculture,  le  commerce  et  l'industrie,  ce 
n'est  pas,  que  je  sache,  à  des  fermiers,  à  des  négociants, 
à  des  manufacturiers  que  ces  hautes  fonctions  sont  confiées. 
On  peut  affirmer  qu'une  grande  partie  de  ces  lourdes  taxes, 
que  nous  avons  vues  peser  principalement  sur  le  peuple, 
sont  destinées  à  salarier  tous  ces  instruments  de  conquête, 
qui  ne  sont  autres  que  les  puînés  de  l'aristocratie  an- 
glaise. 

C'est  un  fait  connu  d'ailleurs  que  ces  nobles  aventuriers 
ont  acquis  de  vastes  domaines  dans  les  colonies.  La  pro- 
tection leur  a  été  accordée  ;  il  est  bon  de  calculer  ce  qu'elle 
coûte  aux  classes  laborieuses. 

Antérieurement  à  182o,  la  législation  anglaise  sur  les 
sucres  était  très-comphquée. 

Le  sucre  des  Antilles  payait  le  moindre  droit;  celui  de 
Maurice  et  des  Indes  était  soumis  à  une  taxe  plus  élevée. 
Le  sucre  étranger  était  repoussé  par  un  droit  prohibitif. 

Le  5  juillet  1825,  l'île  Maurice,  et,  le  13  août  1836,  l'Inde 
anglaise  furent  placées  avec  les  Antilles  sur  le  pied  de 
l'égalité. 

La  législation  simplifiée  ne  reconnut  plus  que  deux  su- 
cres :  le  sucre  colonial  et  le  sucre  étranger.  Le  premier 
avait  à  acquitter  un  droit  de  24  sh.,  le  second  de  63  sh. 
par  quintal. 

Si  l'on  admet,  pour  un  instant,  que  le  prix  de  revient 
soit  le  même  aux  colonies  et  à  l'étranger,  par  exemple, 
20  sh.,  on  comprendra  aisément  les  résultats  d'une  telle 


INTRODUCTION.  2  3. 

iégislalion,  soit  pour  les  producteurs,  soit  à  l'égard  des  con- 
sommateurs. 

L'étranger  ne  pourra  livrer  ses  produits  sur  le  marché 
anglais  au-dessous  de  83  sh.,  savoir:  20  sh.  pour  couvrir 
les  frais  de  production,  et  63  sh.,  pour  acquitter  la  taxe. 
—  Pour  peu  que  la  production  coloniale  soit  insuffisante  à 
alimenter  ce  marché  ;  pour  peu  que  le  sucre  étranger  s'y 
présente,  le  prix  vénal  (car  il  ne  peut  y  avoir  qu'un  prix 
vénal),  sera  donc  de  83  sh.,  et  ce  prix,  pour  le  sucre  co- 
lonial, se  décomposera  ainsi  : 

20  sh.  Remboursement  des  frais  de  production. 

2'i        Part  du  trésor  public  ou  taxe. 

39        Montant  de  la  spoliation  ou  monopole. 

83        Prix  payé  par  le  consommateur. 

On  voit  que  la  loi  anglaise  avait  pour  but  de  faire  payer 
au  peuple  83  sh.  ce  qui  n'en  vaut  que  20,  et  de  partager 
l'excédant,  ou  63  sh.,  de  manière  à  co  que  la  part  du  trésor 
fût  de  24,  et  celle  du  monopole  de  39  sh. 

Si  les  choses  se  fussent  passées  ainsi,  si  le  but  de  la  loi 
avait  été  atteint,  pour  connaître  le  montant  de  la  spoliation 
exercée  par  les  monopoleurs  au  préjudice  du  peuple,  il  suf- 
firait de  multiplier  par  39  sh.  le  nombre  de  quintaux  du 
sacre  consommé  en  Angleterre. 

Mais,  pour  le  sucre  comme  pour  les  céréales,  la  loi  a  failli 
dans  une  certaine  mesure.  La  consommation  limitée  parla 
cherté  n'a  pas  eu  recours  au  sucre  étranger,  et  le  prix  de 
83  sh.  n'a  pas  été  atteint. 

Sortons  du  cercle  des  hypothèses  et  consultons  les  faits. 
Les  voici  soigneusement  relevés  sur  les  documents  officiels. 


III. 


:i6 


INTRODUCTION. 


PR  IX 

PRIX 

CONSOMMATION 

CONSOMMATION 

ANNÉES 

du 

TOTALE. 

PAR     HABITANT. 

SUCRE  COLONIAL 
à  l'enlrepôt. 

SDCRE  ETRANGER 
à  l'entrepôt. 

sh,    d. 

3h.  d. 

1837 

3,954,810 

16     12/13 

34  7 

21  3 

1838 

3,909,365 

16     8/13 

33  8 

21  3 

1839 

3,825,599 

15    12/13 

39  9 

22  2 

1840 

3,594,834 

14       7/9 

48  1 

21  6 

1841 

4,058,435 

16       1/2 

39  8 

20  6 

MOYENNES. 

3,8G8,C68 

16       1/6 

39  5 

21  5 

De  ce  tableau,  il  est  fort  aisé  de  déduire  les  pertes  énor- 
mes que  le  monopole  a  infligées,  soit  à  l'Échiquier,  soit  au 
consommateur  anglais. 

Calculons  en  monnaies  françaises  et  en  nombres  ronds 
pour  la  plus  facile  intelligence  du  lecteur. 

A  raison  de  49  fr.  20  c.  (39  sh.  5  d.),  plus  30  fr.  de 
droits  (24  sh.),  il  en  a  coûté  au  peuple  anglais,  pour  con- 
sommer annuellement  3,868,000  quintaux  de  sucre,  la 
somme  de  306  millions  et  demi,  qui  se  décompose  ainsi  : 


103  1/2  millions  qu'aurait  coûtés  une  égale  quantité  de 
sucre  étranger  au  prix  de  29  fr.  75  (2i  sh.  5  d.). 

116  millions  impôt  pour  le  revenu  à  30  fr.  (24  sh.). 

86   1/2  millions  part  du  monopole  résultant  de  la  dilTé- 

rence  du  prix  colonial  au  prix  étranger. 


306 


millions. 


Il  est  clair  que,  sous  le  régime  de  l'égalité  et  avec  un 
impôt  uniforme  de  30  fr.  par  quintal,  si  le  peuple  anglais 
eût  voulu  dépenser  306  millions  de  francs  en  ce  genre  de 
consommation,  il  en  aurait  eu,  au  prix  de  26  fr.  75,  plus 
30  francs  de  taxe,  5,400,000  quintaux  ou  22  kil.  par  habi-. 


INTRODUCTION.  2  7 

tant  au  lieu  de  16.  —  Le  trésor,  dans  cette  hypothèse, au- 
rait recouvré  162  milHons  au  lieu  de  H6. 

Si  le  peuple  se  fût  contenté  de  la  consommation  actuelle, 
il  aurait  épargné  annuellement  86  millions,  qui  lui  auraient 
procuré  d'autres  satisfactions  et  ouvert  de  nouveaux  débou- 
chés à  son  industrie. 

Des  calculs  semblables,  que  nous  épargnons  au  lecteur, 
prouvent  que  le  monopole  accordé  aux  propriétaires  de 
bois  du  Canada  coûte  aux  classes  laborieuses  de  la  Grande- 
Bretagne,  indépendamment  de  la  taxe  fiscale,  un  excédant 
de  30  millions. 

Le  monopole  du  café  leur  impose  une  surcharge  de 
6,500,000  fr. 

Voilà  donc,  sur  trois  articles  coloniaux  seulement,  une 
somme  de  123  millions  enlevée  purement  et  simplement 
de  la  bourse  des  consommateurs  en  excédant  du  prix  na- 
turel des  denrées  ainsi  que  des  taxes  fiscales,  pour  être 
versée,  sans  aucune  compensation,  dans  la  poche  des  co- 
lons. 

Je  terminerai  cette  dissertation,  déjà  trop  longue,  par 
une  citation  que  j'emprunte  à  M.  Porter,  membre  du  Board 
of  (rade. 

«  Nous  avons  payé  en  1840,  et  sans  parler  des  droits 
«  d'entrée,  5  millions  de  livres  de  plus  que  n'aurait  fait 
ce  pour  une  égale  quantité  de  sucre  toute  autre  nation.  Dans 
«  la  même  année,  nous  avons  exporté  pour  4,000,000  l.  st. 
((  aux  colonies  à  sucre  ;  en  sorte  que  nous  aurions  gagné  un 
((  million  à  suivre  le  vrai  principe,  qui  est  d'acheter  au 
«  marché  le  plus  avantageux,  alors  même  que  nous  aurions 
((  fait  cadeau  aux  planteurs  de  toutes  les  marchandises  qu'ils 
«  nous  ont  prises.  » 

M.  Gh.  Comte  avait  entrevu,  dès  1827,  ce  que  M.  Porter 
■établit  en  chiffres.  «  Si  les  Anglais,  disait-il,  calculaient 
((  quelle    est  la  quantité  de   marchandises  qu'ils  doivent 


2  8  JNTRODUCTION. 

«  vendre  aux  possesseurs  d'hommes,  pour  recouvrer  les  dé- 
^<  penses  qu'ils  font  dans  la  vue  de  s'assurer  leur  pratique, 
a  ils  se  convaincraient  que  ce  qu'ils  ont  de  mieux  à  faire, 
«  c'est  de  leur  livrer  leurs  marchandises  pour  rien  et  d'a- 
«  cheter,  à  ce  prix,  la  liberté  du  commerce.  » 

Nous  sommes  maintenant  en  mesure,  ce  me  semble, 
d'apprécier  le  degré  de  liberté  dont  jouissent  en  Angleterre 
le  travail  et  l'échange,  et  déjuger  si  c'est  bien  dans  ce  pays 
qu'il  faut  aller  observer  les  désastreux  eflels  de  la  libre 
concurrence  sur  l'équitable  distribution  de  la  richesse  et 
l'égalité  des  conditions. 

Récapitulons,  concentrons  dans  un  court  espace  les  faits 
que  nous  venons  d'établir. 

1°  Les  branches  aînées  de  l'aristocratie  anglaise  possè- 
dent toute  la  surface  du  territoire. 

2°  L'impôt  foncier  est  demeuré  invariable  depuis  cent 
cinquante  ans,  quoique  la  rente  des  terres  ait  septuplé. 
lî  n'entre  que  pour  un  vingt-cinquième  dans  les  recettes 
publiques. 

3°  La  propriété  immobilière  est  affranchie  de  droits  de 
succession,  quoique  la  propriété  personnelle  y  soit  assu- 
jettie. 

4°  Les  taxes  indirectes  pèsent  beaucoup  moins  sur  les 
objets  de  qualités  supérieures,  à  l'usage  des  riches,  que  sur 
les  mêmes  objets  de  basses  qualités,  à  l'usage  du  peuple. 

5"  Au  moyen  de  la  loi-céréale,  les  mêmes  branches  aî- 
nées prélèvent,  sur  la  nourriture  du  peuple,  un  impôt  que 
les  meilleures  autorités  fixent  à  un  milliard  de  francs. 

6°  Le  système  colonial,  poursuivi  sur  une  très-grande 
échelle,  nécessite  de  lourds  impôts  ;  et  ces  impôts,  payés 
presque  en  totalité  par  les  classes  laborieuses,  sont,  presque 
en  totalité  aussi,  le  patrimoine  des  branches  cadettes  des 
classes  oisives. 

V  Les  taxes  locales,  comme  les  dîmes  [tithes),  arrivent 


INTRODUCTION.  2  9 

aussi  à  ces  branches  cadettes  par  l'intermédiaire  de  l'Eglise 
établie. 

8°  Si  le  système  colonial  exige  un  grand  développement 
de  forces,  le  maintien  de  ces  forces  a  besoin,  à  son  tour,  du 
régime  colonial,  et  ce  régime  entraîne  celui  des  monopoles. 
On  a  vu  que,  sur  trois  articles  seulement,  ils  occasionnent 
au  peuple  anglais  une  perle  sèche  de  124  millions. 

J'ai  cru  devoir  donner  quelque  étendue  à  l'exposé  de  ces 
faits  parce  qu'ils  me  paraissent  de  nature  à  dissiper  bien 
des  erreurs,  bien  des  préjugés,  bien  des  préventions  aveu- 
gles. Combien  de  solutions  aussi  évidentes  qu'inattendues 
n'offrent-ils  pas  aux  économistes  ainsi  qu'aux  hommes  po- 
litiques? 

Et  d'abord,  comment  ces  écoles  modernes,  qui  semblent 
avoir  pris  à  lâche  d'entraîner  la  France  dans  ce  système  de 
spoliations  réciproques,  en  lui  faisant  peur  de  la  concur- 
rence, comment,  dis-je,  ces  écoles,  pourraient-elles  persister 
à  soutenir  que  c'est  la  liberté  qui  a  suscité  le  paupérisme  en 
Angleterre?  Dites  donc  qu'il  est  né  de  la  spoliation,  de  la 
spoliation  organisée,  systématique,  persévérante,  impi- 
toyable. Cette  explication  n'est-elle  pas  plus  simple,  plus 
vraie  et  plus  satisfaisante  à  la  fois?  Quoi  !  La  liberté  entraî- 
nerait le  paupérisme  !  La  concurrence,  les  transactions  li- 
bres, le  droit  d'échanger  une  propriété  qu'on  a  le  droit  de 
détruire,  impliqueraient  une  injuste  distribution  de  la  ri- 
chesse !  La  loi  providentielle  serait  donc  bien  inique  !  Il 
faudrait  donc  se  hâter  d'y  substituer  une  loi  humaine,  cî 
quelle  loi  !  Une  loi  de  restriction  et  d'em/>êc'kement.  Au  lieu 
de  laisser  faire,  il  faudrait  empêche?'  de  faire  ;  au  lieu  de 
laisser  passer,  il  faudrait  empêche?'  de  passer;  au  lieu  de 
laisser  échanger,  il  faudrait  empêcher  d'échanger  -,  au  lieu 
de  laisser  la  rémunération  du  travail  à  celui  qui  l'a  accom- 
pli, il  faudrait  en  investir  celui  qui  ne  Ta  pas  accompli  !  Go 
n'est  qu'à  celte  condition  qu'on  éviterait  l'inégalité  des  for- 


ao  INTRODUCTION. 

tunes  parmi  les  hommes  1  «  Oui,  disiez-vous,  l'expérience 
est  faite  ;  la  liberté  et  le  paupérisme  coexistent  en  Angle- 
terre. »  Mais  vous  ne  pourrez  plus  le  dire.  Bien  loin  que  la 
liberté  et  la  misère  y  soient  dans  le  rapport  de  cause  à  effet, 
Tune  d'elles  du  moins,  la  liberté,  n'y  existe  même  pas.  On 
y  est  bien  libre  de  travailler,  mais  non  de  jouir  du  fruit  de 
son  travail.  Ce  qui  coexiste  en  Angleterre^,  c'est  un  petit 
nombre  de  spoliateurs  et  un  grand  nom-bre  de  spoliés;  et  il 
ne  faut  pas  être  un  grand  économiste  pour  en  conclure 
l'opulence  des  uns  et  la  misère  des  autres. 

Ensuite,  pour  peu  qu'on  ait  embrassé  dans  son  ensem- 
ble la  situation  de  la  Grande-Bretagne,  telle  que  nous 
venons  de  la  montrer,  et  l'esprit  féodal  qui  domine  ses  insli- 
tutions  économiques,  on  sera  convaincu  que  la  réforme  fi- 
nancière et  douanière  qui  s'accomplit  dans  ce  pays  est  une 
question  européenne,  humanitaire,  aussi  bien  qu'une  ques- 
tion anglaise.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  d'un  changement 
dans  la  distribution  de  la  richesse  au  sein  du  Royaume-Uni, 
mais  encore  d'une  transformation  profonde  de  l'action  qu^il 
exerce  au  dehors.  Avec  les  injustes  privilèges  de  l'aristo- 
cratie britannique,  tombent  évidemment  et  la  politique 
qu'on  a  tant  reprochée  à  l'Angleterre,  et  son  système  colo- 
nial, et  ses  usurpations,  et  ses  armées,  et  sa  marine,  et  sa 
diplomatie,  en  ce  qu'elles  ont  d'oppressif  et  de  dangereux 
pour  l'humanité . 

Tel  est  le  glorieux  triomphe  auquel  aspire  la  ligue  lors- 
qu'elle réclame  «  l'abolition  totale,  immédiate  et  sans  con- 
((  dition  de  tous  les  monopoles,  de  tous  les  droits  protec- 
«  teurs  quelconques  en  faveur  de  l'agriculture,  des  manu- 
«  factures,  du  commerce  et  de  la  navigation,  en  un  mot  la 
«  liberté  absolue  des  échanges  ^.  » 
Je  ne  dirai  que  peu  de  chose  ici  de  cette  puissante  asso- 

*  Résolution  du  conseil  de  la  Ligue,  mai  18î5. 


INTRODUCTION.  3  1 

oialion.  L'esprit  qui  l'anime,  ses  commencements,  ses  pro- 
grès, ses  travaux,  ses  luttes,  ses  revers,  ses  succès,  ses  vues, 
ses  moyens  d'action,  tout  cela  se  manifestera  plein  d'action 
et  de  vie  dans  la  suite  de  cet  ouvrage.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
décrire  minutieusement  ce  grand  corps,  puisque  je  l'expose 
respirant  et  agissant  devant  le  public  français,  aux  yeux  de 
qui,  par  un  miracle  incompréhensible  d'habileté,  la  presse 
subventionnée  du  monopole  l'a  tenu  si  longtemps  caché  *. 

Au  milieu  de  la  détresse  que  ne  pouvait  manquer  d'ap- 
pesantir sur  les  classes  laborieuses  le  régime  que  nous  ve- 
nons de  décrire,  sept  hommes  se  réunirent  à  Manchester  au 
mois  d'octobre  1838,  et,  avec  cette  virile  détermination  qui 
caractérise  la  race  anglo-saxonne,  ils  résolurent  de  renver- 
ser tous  les  monopoles  par  les  voies  légales^,  et  d'accomplir, 
sans  troubles,  sans  effusion  de  sang,  par  la  seule  puissance 
de  Topinion,  une  révolution  aussi  profonde,  plus  profonde 
peut-être  que  celle  qu'ont  opérée  nos  pères  en  1789  ^. 

Certes,  il  fallait  un  courage  peu  ordinaire  pour  affronter 
une  telle  entreprise.  Les  adversaires  qu'il  s'agissait  de  com- 
battre avaient  pour  eux  la  richesse,  l'influence,  la  législa- 
ture, l'Église,  l'État,  le  trésor  public,  les  terres,  les  places, 
les  monopoles,  et  ils  étaient  en  outre  entourés  d'un  respect 
et  d'une  vénération  traditionnels. 

Et  où  trouver  un  point  d'appui  contre  un  ensemble  de 

^  Bon  nombre  de  publicistes  enrôlés  dans  la  presse  quotidienne  eussent 
pu,  mais  seulement  en  s'avouant  coupables  de  légèreté  et  d'ignorance, 
se  laver  de  l'accusation  de  vénalité  que  l'auteur  portait  contre  eux, 
en  1845.  {Note  de  l'éditeur.) 

2  Voici  les  noms  de  ces  hommes  bien  dignes  de  notre  sympathique 
estime  :  Edward  Baxter,  W.  A.  Cunningham,  Andrew  Dalziel,  James 
Howie,  James  Leslie,  Archibald  Printice,  Philip  Thomson.  U  nous  parnît 
juste  d'ajouter  à  ces  sept  noms  celui  de  M.  W.  Rawson,  arrivé  un  peu 
trop  tard  au  rendez-vous  où  la  ligue  fut  résolue,  mais  qui  s'associa  de 
tout  cœur  à  la  résolution  que  ses  amis  venaient  de  prendre  en  son  ab- 
sence. {Note  de  l'éditeur.) 


3  2  INTRODUCTION. 

forces  si  imposant?  Dans  les  classes  industrieuses?  Hélas! 
en  Angleterre  comme  en  France,  chaque  industrie  croit  son 
existence  attachée  à  quelque  lambeau  de  monopole.  La 
protection  s'est  insensiblement  étendue  à  tout.  Comment 
faire  préférer  des  intérêts  éloignés  et,  en  apparence,  incer- 
tains à  des  intérêts  immédiats  et  positifs  ?  Comment  dissiper 
tant  de  préjugés,  tant  de  sophismes  que  le  temps  et  l'égoïsme 
ont  si  profondément  incrustés  dans  les  esprits?  Et  à  sup- 
poser qu'on  parvienne  à  éclairer  l'opinion  dans  tous  les 
rangs  et  dans  toutes  les  classes,  tâche  déjà  bien  lourde, 
comment  lui  donner  assez  d'énergie,  de  persévérance  et 
d'action  combinée  pour  la  rendre,  par  les  élections,  maî- 
tresse de  la  législature  ? 

L'aspect  de  ces  difficultés  n'effraya  pas  les  fondateurs  de 
la  Ligue.  Après  les  avoir  regardées  en  face  et  mesurées,  ils 
se  crurent  de  force  à  les  vaincre.  U agitation  fut  décidée. 

Manchester  fut  le  berceau  de  ce  grand  mouvement.  II 
était  naturel  qu^'il  naquît  dans  le  nord  de  l'Angleterre,  parmi 
les  populations  manufacturières,  comme  il  est  naturel  qu'il 
naisse  un  jour  au  sein  des  populations  agricoles  du  midi  de 
la  France.  En  effet,  les  industries  qui,  dans  les  deux  pays, 
offrent  des  moyens  d'échange  sont  celles  qui  souffrent  le 
plus  immédiatement  de  leur  interdiction,  et  il  est  évident 
que  s'ils  étaient  libres,  les  Anglais  nous  enverraient  du  fer, 
de  la  houille,  des  machines,  des  étoffes,  en  un  mot,  des 
produits  de  leurs  mines  et  de  leurs  fabriques,  que  nous  leur 
paierions  en  grains,  soies,  vins,  huiles,  fruits,  c'est-à-dire 
en  produits  de  notre  agriculture. 

Cela  explique  jusqu'à  un  certain  point  le  titre  bizarre  en 
apparence  que  prit  l'association  :  Aisti-corn-law-leagie  *. 
Celte  dénomination  restreinte  n'ayant  pas  peu  contribué 
sans  doute  à  détourner  l'attention  de  l'Europe  sur  la  portée 

1  Association  contre  la  loi-céréale. 


INTRODUCTION.  3  3 

(Je  l'agitation,  nous  croyons  indispensable  de  rapporter  ici 
les  motifs  qui  l'ont  fait  adopter. 

Rarement  la  presse  française  a  parlé  de  la  Ligue  (nous 
dirons  ailleurs  pourquoi),  et  lorsqu'elle  n'a  pu  s'empêcher 
de  le  faire,  elle  a  eu  soin  du  moins  de  s'autoriser  de  ce  titre  : 
Anti-corn-law,  pour  insinuer  qu'il  s'agissait  d'une  question 
toute  spéciale,  d'une  simple  réforme  dans  la  loi  qui  règle 
en  Angleterre  les  conditions  de  l'importation  des  grains. 

Mais  tel  n'est  pas  seulement  l'objet  de  la  Ligue.  Elle  as- 
pire à  l'entière  et  radicale  destruction  de  tous  les  privilèges 
et  de  tous  les  monopoles,  à  la  liberté  absolue  du  commerce, 
à  la  concurrence  illimitée,  ce  qui  implique  la  chute  de  la 
prépondérance  aristocratique  en  ce  qu'elle  a  d'injuste,  la 
dissolution  des  liens  coloniaux  en  ce  qu'ils  ont  d'exclusif, 
c'est-à-dire  une  révolution  complète  dans  la  politique  inté- 
rieure et  extérieure  de  la  Grande-Bretagne. 

Et,  pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  nous  voyons  aujour- 
d'hui les  freetraders  prendre  parti  pour  les  États-Unis  dans 
la  question  de  l'Orégon  et  du  Texas.  Que  leur  importe,  en 
effet,  que  ces  contrées  s'administrent  elles-mêmes  sous  la 
tutelle  de  l'Union,  au  lieu  d'être  gouvernées  par  un  prési- 
dent mexicain  ou  un  lord-commissaire  anglais,  pourvu  que 
chacun  y  puisse  vendre,  acheter,  acquérir,  travailler;  pourvu 
que  toute  transaction  honnête  y  soit  libre  ?  A  ces  conditions 
ils  abandonneraient  encore  volontiers  aux  États-Unis  et  les 
deux  Canada  et  la  Nouvelle-Ecosse,  et  les  Antilles  par-dessus 
le  marché  ;  ils  les  donneraient  même  sans  cette  condition, 
bien  assurés  que  la  liberté  des  échanges  sera  tôt  ou  tard  la 
loi  des  transactions  internationales  *. 

1  On  se  rappelle  les  discours  de  lord  Aberdeen  et  de  sir  Robert  Peel  à 
l'occasion  du  message  du  nouveau  président  des  États-Unis.  Voici  com- 
ment s'exprimait  à  ce  sujet  M.  Fox,  dans  un  meeting  de  la  Ligue  et  aux 
applaudissements  de  six  mille  auditeurs  : 

«  Quelest.donc  ce  territoire  qu'on  se dispute?300,000mlllescarrésdont 


3  4  INTHODLCTlOiN. 

Mais  il  est  facile  de  comprendre  pourquoi  les  free-traders 
ont  commencé  par  réunir  toutes  leurs  forces  contre  un  seul 
monopole,  celui  des  céréales  :  c'est  qu'il  est  la  clef  de  voûte 
du  système  tout  entier.  C'est  la  part  de  l'aristocratie,  c'est  le 
lot  spécial  que  se  sont  adjugé  les  législateurs.  Qu'on  leur 
arrache  ce  monopole,  et  ils  feront  bon  marché  de  tous  les 
autres. 


nous  revendiquons  le  tiers  ;  désert  aride,  lave  desséchée,  le  Sahara  de 
l'Amérique,  le  Botany-Bay  des  Peaux-Rouges,  empire  des  buffles,  et  tout 
au  plus  de  quelques  Indiens  fiers  de  s'appeler  Tétes-Plates,  >ez-Fen- 
dus,  etc.  Voilà  l'objet  de  la  querelle!  Autant  vaudrait  que  Peel  et  Polk 
nous  poussassent  à  nous  disputer  les  montagnes  de  la  Lune  !  Mais  que 
la  race  humaine  s'établisse  sur  ce  territoire^  que  les  hommes  qui  n'ont 
pas  de  patrie  plus  hospitalière  en  soumettent  à  la  culture  les  parties  les 
moins  infertiles;  et  lorsque  l'industrie  aura  promené  autour  de  ses  fron- 
tières le  char  de  son  paisible  triomphe,  lorsque  déjeunes  cités  verront 
fourmiller  dans  leurs  murs  d'innombrables  multitudes;,  quand  les  mon- 
tagnes Rocheuses  seront  sillonnées  de  chemins  de  fer,  que  des  canaux 
uniront  l'Atlantique  et  la  mer  Pacifique,  et  que  le  Colombia  verra  flotter 
sur  ses  eaux  la  voile  et  la  vapeur,  alors  il  sera  temps  de  parler  de  l'Oré- 
gon.  Mais  alors  aussi,  sans  bataillons,  sans  vaisseaux  de  ligne,  sans  bom- 
barder des  villes  ni  verser  le  sang  des  hommes,  le  libre  commerce  fera 
pour  nous  la  conquête  de  l'Orégon  et  même  des  États-Unis^,  si  l'on  peut 
appeler  conquête  ce  qui  constitue  le  bien  de  tous.  Ils  nous  enverront 
leurs  produits  ;  nous  les  paierons  avec  les  nôtres.  Il  n'y  aura  pas  un 
pionnier  qui  ne  porte  dans  ses  vêtements  la  livrée  de  Manchester  ;  la 
marque  de  Shefïïeld  sera  imprimée  sur  l'arme  qui  atteindra  le  gibier; 
et  le  lin  de  Spitalfield  sera  la  bannière  que  nous  ferons  flotter  sur  les 
rives  du  Missouri.  L'Orégon  sera  conquis,  en  effet,  car  il  travaillera  vo- 
lontairement pour  nous;  et  que  peut-on  demander  de  plus  à  un  peuple 
conquis?  C'est  pour  nous  qu'il  fera  croître  le  blé,  et  il  nous  le  livrera 
sans  nous  demander  en  retour  que  nous  nous  imposions  des  taxes,  ufin 
qu'un  gouverneur  anglais  contrarie  sa  législature  ou  qu'une  soldatesque 
anglaise  sabre  sa  population.  Le  libre  commerce!  voilà  la  vraie  conquête  ; 
elle  est  plus  sûre  que  celles  des  armes.  Voilà  l'empire,  en  ce  qu'il  a  de 
noble,  voilà  la  domination  fondée  sur  des  avantages  réciproques,  moins 
dégradante  que  celle  qui  s'acquiert  par  l'épée  et  se  conserve  sous  un 
sceptre  impopulaire.  »  (Acclamations  prolongées.) 


INTRODUCTION.  3  5 

C'est  d'ailleurs  celui  dont  lo  poids  est  le  plus  lourd  au 
peuple,  celui  dont  l'iniquité  est  la  plus  facile  à  démontrer. 
L'impôt  sur  le  pain  !  sur  la  nourriture!  sur  la  vie  !  Voilà, 
certes,  un  mot  de  ralliement  merveilleusement  propre  à  ré- 
veiller la  sympathie  des  masses. 

C'est  certainement  un  grand  et  beau  spectacle  que  de 
voir  un  petit  nombre  d'hommes  essayant,  à  force  de  travaux, 
de  persévérance  et  d'énergie,  de  détruire  le  régime  le  plus 
oppressif  et  le  plus  fortement  organisé,  après  l'esclavage, 
qui  ait  pesé  jamais  sur  un  grand  peuple  et  sur  l'humanité, 
et  cela  sans  en  appeler  à  la  force  brutale,  sans  même  essayer 
de  déchaîner  l'animadversion  publique,  mais  en  éclairant 
d'une  vive  lumière  tous  les  replis  de  ce  système,  en  réfutant 
tous  les  sophismes  sur  lesquels  il  s'appuie,  en  inculquant 
aux  masses  les  connaissances  et  les  vertus  qui  seules  peu- 
vent les  affranchir  du  joug  qui  les  écrase. 

Mais  ce  spectacle  devient  bien  plus  imposant  encore, 
quand  on  voit  l'immensité  du  champ  de  bataille  s'agrandir 
chaque  jour  par  le  nombre  des  questions  et  des  intérêts  qui 
viennent,  les  uns  après  les  autres,  s'engager  dans  la  lutte. 
D'abord  l'aristocratie  dédaigne  de  descendre  dans  la  lice. 
Quand  elle  se  voit  maîtresse  de  la  puissance  politique  par  la 
possession  du  -^  ^  la  puissance  matérielle  par  l'armée  et 
la  marine'  ^>ance  morale  par  l'Église,  de  la  puis- 

sant Parlement,  et  enfin  de  celle  qui  vaut 

uissance  de  l'opinion  publique  par 
ionale  qui  flatte  le  peuple  et  qui 
qu'on  ose  attaquer  ;  quand  elle 
>seur  et  la  cohésion  des  fortifi- 
•'est  retranchée;  quand   elle 
Tue  quelques  hommes  isolés 
•mouvoir  se  renfermer  dans 

i^rès.  Si   l'ai'islocralie  a 


3  6  INTRODUCTION. 

pour  elle  l'Eglise  établie,  la  Ligue  appelle  à  son  aide  toutes 
les  Eglises  dissidentes.  Celles-ci  ne  se  rattachent  pas  au 
monopole  par  la  dîme  ,  elles  se  soutiennent  par  des  dons 
volontaires,  c'est-à-dire  parla  confiance  publique.  Elles  ont 
bientôt  compris  que  l'exploitation  de  l'homme  par  l'homme, 
qu'on  la  nomme  esclavage  ou  protection,  est  contraire  à  la 
charte  chrétienne.  Seize  cents  ministres  dissidents  répon- 
dent à  l'app '1  de  la  Ligue.  Sept  cents  d'entre  eux,  accourus 
de  tous  les  points  du  royaume,  se  réunissent  à  Manchester. 
Ils  délibèrent;  et  le  résultat  de  leur  délibération  est  qu'ils 
iront  prêcher,  dans  toute  l'Angleterre,  la  cause  de  la  liberlé 
des  échanges  comme  conforme  aux  lois  providentielles  qu'ils 
ont  mission  de  promulguer. 

Si  l'arislocratie  a  pour  elle  la  propriété  foncière  et  les 
classes  agricoles,  la  Ligue  s'appuie  sur  la  propriété  des 
bras,  des  facultés  et  de  l'intelligence.  Rien  n'égale  le  zèle 
avec  lequel'  les  classes  manufacturières  s'empressent  do 
concourir  à  la  grande  œuvre.  Les  souscriptions  spontanées 
versent  au  fonds  de  la  Ligue  200,000  fr.  en  iSil,  600,000 
en  1842,  un  million  en  1843,  2  millions  en  1844;  et  en 
1845  une  somme  double,  peut-être  triple,  sera  consacrée  à 
l'un  des  objets  que  l'association  a  en  vue,  l'inscription  d'un 
grand  nombre  de  free  traders  sur  les  listes  électorales. 
Parmi  les  faits  relatifs  à  cette  souscription,  il  en  est  un  qui 
produisit  sur  les  esprits  une  profonde  sensation.  La  liste, 
ouverte  à  Manchester  le  14  novembre  1844,  présenta,  à  la 
fin  de  cette  môme  journée,  une  recette  de  16,000  livres 
sterling  (400,000  francs).  Grâce  à  ces  abondantes  ressour- 
ces, la  Ligue,  revêtant  ses  doctrines  des  formes  les  plus 
variées  et  les  plus  lucides,  les  distribue  parmi  le  peuple 
dans  des  brochures,  des  pamphlets,  des  placards,  desjour- 
naux innombrables;  elle  divise  l'Angleterre  en  douze  dis- 
tricts, dans  chacun  desquels  elle  entretient  un  professeur 
d'économie  politique.   Elle-même,  comme  une  université 


INTRODUCTION.  3  7 

mouvante,  tient  ses  séances  en  public  dans  toutes  les  villes 
et  tous  les  comtés  de  la  Grande-Bretagne.  Il  semble  d'ail- 
leurs que  celui  qui  dirige  les  événements  humains  ait  ménagé 
à  la  Ligue  des  moyens  inattendus  de  succès.  La  réforme 
postale  lui  permet  d'entretenir,  avec  les  comités  électoraux 
qu'elle  a  fondés  dans  tout  le  pays,  une  correspondance  qui 
comprend  annuellement  plus  de  300,000  dépêches;  k'S 
chemins  de  fer  i  mpriment  à  ses  mouvements  un  caractère 
d'ubiquité,  et  Ton  voit  les  mêmes  hommes  qui  ont  agité  le 
matin  à  Liverpool  agiter  le  soir  à  Edimbourg  ou  à  Glasgow; 
enfin  la  réforme  électorale  a  ouvert  à  la  classe  moyenne  les 
portes  du  Parlement,  et  les  fondateurs  de  la  Ligue,  les 
Gobden,  lesBrighl,  les  Gibson,  les  Villiers,  sont  admis  à 
combattre  le  monopole,  en  face  des  monopoleurs  et  dans 
l'enceintemême  où  il  fut  décrété.  Ils  entrent  dans  la  Cham- 
bre des  communes,  et  ils  y  forment,  en  dehors  des  Whigs 
et  des  Torys,  u  n  parti,  si  l'on  peut  lui  donner  ce  nom,  qui 
n'a  pas  de  précédents  dans  les  annales  des  peuples  consti- 
tutionnels, un  parti  décidé  à  ne  saci'ifier  jamais  la  vérité 
absolue,  la  justice  absolue,  les  principes  absolus  aux  ques- 
tions de  personnes,  aux  combinaisons,  à  la  stratégie  des 
ministères  et  des  oppositions. 

Mais  il  ne  suffisait  pas  de  rallier  les  classes  sociales  sur 
qui  pèse  directement  le  monopole;  il  fallait  encore  dessil- 
ler les  yeux  de  celles  qui  croient  sincèrement  leur  bien- 
être  et  même  leur  existence  attachés  au  système  de  la  pro- 
tection. M.  Cobden  entreprend  celte  rude  et  périlleuse 
tâche.  Dans  l'espace  de  deux  mois,  il  provoque  quarante 
meetings  au  sein  même  des  populations  agricoles.  Là,  en- 
touré souvent  de  milliers  de  laboureurs  et  de  fermiers, 
parmi  lesquels  on  pense  bien  que  se  sont  glissés,  à  l'insti- 
gation des  intérêts  menacés,  bien  des  agents  de  désordre, 
il  déploie  un  coura  ge,  un  sang-froid,  une  habileté,  une 
éloquence,  qui  excitent  l'élonnement,  si  ce  n'est  la  sympa- 

III.  B 


3  8  INTRODL'CIION. 

thie  de  ses  plus  ardents  a^lversaires.  Placé  dans  une  posi- 
tion analog  le  à  celle  d'un  Français  qui  irait  prêcher  la  doc- 
trine de  la  liberté  commerciale  dans  les  forges  de  Decazeville 
ou  parmi  les  mineurs  d'Anzin,  on  no  sait  ce  qu'il  faut  le  plus 
admirer,  dans  cet  homme  éminont,  à  la  fois  économiste. 
tribun,  homme  d'Etat,  tacticien,  théoricien,  et  auquel  je 
crois  qu'on  peut  faire  une  juste  application  de  ce  qu'on  a 
dit  de  Destutt  de  Tracy  :  «  A  force  de  bon  sens,  il  atteint 
au  génie.  »  Ses  efibrts  obtiennent  la  récompense  qu'ils  mé- 
ritent, et  l'aristocratie  a  la  douleur  de  voir  le  principe  de  la  * 
liberté  gagner  rapidement  au  sein  de  la  population  voaée  à 
l'agriculture. 

Aussi  le  temps  n'est  plus  où  elle  s'enveloppait  dans  sa 
morgue  méprisante  ;  elle  est  enfin  sortie  de  son  inertie.  Elle 
essaye  de  reprendre  l'offensive,  et  sa  première  opération 
est  de  calomnier  la  Ligue  et  ses  fondateurs.  Elle  scrute  leur 
vie  publique  et  privée,  mais,  forcée  bientôt  d'abandonner  le 
champ  de  bataille  des  personnalités,  où  elle  pourrait  bien 
laisser  plus  de  morts  et  de  blessés  que  la  Ligue,  elle  ap- 
pelle à  son  secours  l'armée  de  sophismes  qui,  dans  tous  les 
temps  et  dans  tous  les  pays,  ont  servi  d'étai  au  monopole. 
Protection  à  l'agriculture^  invasion  des  yjroduits  étrangers^ 
baisse  des  salaires  résultant  de  V abondance  des  subsistances^ 
indépendance  nationale .  épuisement  du  numéraire,  débouchés 
coloniaux  assurés,  prépondérance  politique,  empire  des  mers^ 
voilà  les  questions  qui  s'agitent,  non  plus  entre  savants,  non 
plus  d'école  à  école,  mais  devant  le  peuple,  mais  de  démo- 
cratie à  aristocratie. 

Cependant  il  se  rencontre  que  les  Ligueurs  ne  sont  pas 
seulement  des  agitateurs  courageux;  ils  sont  aussi  de  pro- 
fonds économistes.  Pas  un  de  ces  nombreux  sophismes  ne 
résiste  au  choc  de  la  discussion;  et,  au  besoin,  desenquêtes 
parlementaires,  provoquées  par  la  Ligue,  viennent  en  dé- 
montrer l'inanité. 


INTRODUCTION.  3  y 

L'aristocratie  adopte  alors  une  autre  marche.  La  misère 
est  immense,  profonde,  horrible,  et  la  cause  en  est  patente; 
c'est  qu'une  odieuse  inégalité  préside  à  la  distribution  de  la 
richesse  sociale.  Mais  au  drapeau  de  la  Ligue  qui  porte  in- 
scrit le  mot  JUSTICE,  l'aristocratie  oppose  une  bannière  oti 
on  lit  le  mot  charité.  Elle  ne  conteste  plus  les  souffrances 
populaires  ;  mais  elle  compte  sur  un  puissant  moyeu  de  di- 
version, l'aumône,  a  Tu  souffres,  dit-elle  au  peuple  ;  c'est 
que  tu  as  trop  multiplié,  et  je  vais  te  préparer  un  vaste 
système  d'émigration.  (Motion  de  M.  Butler.)  —  Tu  meurs 
d'inanition;  je  donnerai  à  chaque  famille  un  jardin  et  une 
vache.  {Allotments.)  —  Tu  es  exténué  de  fatigue;  c'est  que 
l'on  exige  de  toi  trop  de  travail,  et  j'en  limiterai  la  durée. 
(Bill  de  dix  heures.)  »  Ensuite  viennent  les  souscriptions 
pour  procurer  gratuitement  aux  classes  pauvres  des  établis- 
sements de  bains,  des  lieux  de  récréations,  les  bienfaits 
d'une  éducation  nationale,  etc.  Toujours  des  aumônes,  tou- 
jours des  palliatifs;  mais  quant  à  la  cause  qui  les  nécessite, 
quant  au  monopole,  quant  à  la  distribution  factice  et  partiale 
de  la  richesse,  on  ne  parle  pas  d'y  toucher. 

La  Ligue  a  ici  à  se  défendre  contre  un  système  d'agression 
d'autant  plus  perlide,  qu'il  semble  attribuer  à  ses  adversai- 
res, entre  autres  monopoles,  le  monopole  de  la  philanthro- 
pie, et  la  placer  elle-même  dans  ce  cercle  de  justice  exacte 
et  froide  qui  est  bien  moins  propre  que  la  charité,  même 
impuissante,  même  hypocrite,  à  exciter  la  reconnaissance 
irréfléchie  de  ceux  qui  souffrent. 

Je  ne  reproduirai  pas  les  objections  que  ta  Ligue  oppose  à 
tous  ces  projets  d'institutions  prétendues  charitables,  on 
en  verra  quelques-unes  dans  le  cours  de  l'ouvrage.  Il  me 
suffira  de  dire  qu'elle  s'est  associée  à  celles  de  ces  œuvres 
qui  ont  un  caractère  incontestable  d'utilité.  C'est  ainsi  que, 
parmi  les  frec-traders  de  Manchester,  il  a  été  recueilli  près 
d'un  million  pour  donner  de  l'espace,  de  l'air  et  du  jour 


,,  0  INTRODUCTION. 

aux  quartiers  habités  par  les  classes  ouvrières.  Uae  somme 
égale,  provenant  aussi  de  souscriptions  volontaires,  a  été 
consacrée  dans  cette  ville  à  l'établissement  de  maisons 
d'école.  Mais  eu  même  temps  la  Ligue  ne  s'est  pas  lassée 
de  montrer  le  piège  caché  sous  ce  fastueux  étalage  de  phi- 
lanthropie :  «  Quand  les  Anglais  meurent  de  faim,  disait- 
elle,  il  ne  suffit  pas  de  leur  dire  :  Nous  vous  transporte- 
rons en  Amérique  où  les  aliments  abondent  ;  il  faut  laisser 
ces  aliments  entrer  en  Angleterre.  —  Il  ne  suffit  pas  de 
donner  aux  familles  ouvrières  un  jardin  pour  y  faire  croître 
des  pommes  de  terre;  il  faut  surtout  ne  pas  leur  ravir  une 
partie  des  profits  qui  leur  procureraient  une  nourriture  plus 
substantielle.  —  Il  ne  suffit  pas  de  limiter  le  travail  excessif 
auquel  les  condamne  la  spoliation;  il  faut  faire  cesser  la 
spoliation  même,  afin  que  dix  heures  de  travail  en  valent 
douze.  —  Il  ne  suffit  pas  de  leur  donner  de  l'air  et  de  l'eau, 
il  faut  leur  donner  du  pain  ou  du  moins  le  droit  d'acheter 
du  pain.  Ce  n'est  pas  la  philanthropie  mais  la  liberté  qu'on 
doit  opposer  à  l'oppression  ;  ce  n'est  pas  la  charité  mais  la 
justice  qui  peut  guérir  les  maux  de  l'injustice.  L'aumône 
n'a  et  ne  peut  avoir  qu'une  action  insuffisante,  fugitive, 
incertaine  et  souvent  dégradante.  » 

A  bout  de  ses  sophismes,  de  ses  faux-fuyaots ,  de  ses 
prétextes  dilatoires,  il  restait  une  ressource  à  l'aristocratie  : 
la  majorité  parlementaire,  la  majorité  qui  dispense  d'avoir 
raison.  Le  dernier  acte  de  l'agitation  devait  donc  se  passer 
au  sein  des  collèges  électoraux.  Après  avoir  popularisé  les 
saines  doctrines  économiques,  la  Ligue  avait  adonner  une 
direction  pratique  aux  efforts  individuels  de  ses  innombra- 
bles prosélytes.  Modifier  profondément  les  constituants  {con~ 
stiiuencies),  le  corps  électoral  du  royaume,  saper  l'influence 
aristocratique ,  attirer  sur  la  corruption  les  châtiments 
de  la  loi  et  de  l'opinion  :  telle  est  la  nouvelle  phase  dans  la- 
quelle est  entrée  V agitation^  avec  une  énergie  que  les  pro- 


INTRODUCTION.  41 

grès  semblent  accroître.  Vires  acqinriteundo.  A'^la  voix  de 
Gobden,  de  Bright  et  de  leurs  amis,  des  milliers  de  free- 
traders  se  font  inscrire  sur  les  listes  électorales,  des  mil- 
liers de  monopoleurs  en  sont  rayés,  et,  d'après  la  rapidité 
de  ce  mouvement,  on  peut  prévoir  le  jour  où  le  sénat  ne 
représentera  plus  une  classe,  mais  la  communauté. 

On  demandera  peut-être  si  tant  de  travaux,  tant  de  zèle, 
tant  de  dévouement,  sont  demeurés  jusqu'ici  sans  influence 
sur  la  marche  des  affaires  publitjues^  et  si  le  progrès  des 
doctrines  libérales  dans  le  pays  ne  s'est  pas  réfléchi  à  quel- 
que degré  dans  la  législation. 

J'ai  exposé,  en  commençant,  le  régime  économique  de 
l'Angleterre  antérieurement  à  la  crise  commerciale  qui  a 
donné  naissance  à  la  Ligue  ;  j'ai  même  essayé  de  soumettre 
au  calcul  quelques-unes  des  extorsions  que  les  classes  do- 
minatrices exercent  sur  les  classes  asservies  par  K;  double 
mécanisme  des  impôts  et  des  monopoles. 

Depuis  cette  époque,  les  uns  et  les  autres  ont  été  modifiés. 
Qui  n'a  pas  entendu  parler  du  plan  financier  que  sir  Robert 
Peel  vient  de  soumettre  à  la  Chambre  des  communes,  plan 
qui  n'est  que  le  développement  de  réformes  commencées  en 
4842  et  1844,  et  dont  la  complète  réalisation  est  réservée  à 
des  sessions  ultérieures  du  Parlement?  Je  crois  sincère- 
ment qu'on  a  méconnu  en  France  l'esprit  de  ces  réformes, 
qu'on  en  a  tour  à  tour  exagéré  ou  atténué  la  portée.  On 
m'excusera  donc  si  j'entre  ici  dans  quelques  détails,  que 
je  m'eff'orcerai  du  reste  d'abréger  le  plus  qu'il  me  sera 
possible. 

La  spoliation  (qu'on  me  pardonne  le  retour  fréquent  de 
ce  terme  ;  mais  il  est  nécessaire  pour  détruire  l'erreur  gros- 
sière qui  est  impliquée  dans  son  synonyme  protection),  la 
spoliation,  réduite  en  système  de  gouvernement,  avait  pro- 
duit toutes  ses  naturelles  conséquences  :  une  extrême  iné- 
galité des  fortunes,  la  misère,   le  crime  et  le  désordre  au 


4 1  INTRODUCTION. 

sein  des  dernières  couches  sociales,  une  diminution  énorme 
dans  toutes  les  consommations,  par  suite,  l'atTaiblissement 
des  recettes  publiques  et  le  déficit,  qui,  croissant  d'année  en 
année,  menaçait  d  ébranler  le  crédit  de  la  Grande-Bretagne. 
Évidemment  il  n'était  pas  possible  de  rester  dans  une  situa- 
tion qui  menaçait  d'engloutir  le  vaisseau  de  l'Etat.  W Agita- 
tion irlandaise,  V Agitation  commerciale,  l'Incendiarisme. 
dans  les  districts  agricoles,  le  Rébeccaïsme  dans  le  pays  de 
Galles,  le  Oharlisme  dans  les  villes  manufacturières,  ce 
n'étaient  là  que  les  symptômes  divers  d'un  phénomène  uni- 
que, la  souffrance  du  peuple.  Mais  la  souffrance  du  peuple, 
c'est-à-dire  des  masses,  c'est-à-dire  encore  de  la  presque 
universalité  des  hommes,  doit  à  la  longue  gagner  toutes  les 
classes  de  la  société.  Quand  le  peuple  n'a  rien,  il  n'achète 
rien;  quand  il  n'achète  rien,  les  fabriques  s'arrêtent,  et  les 
fermiers  ne  vendent  pas  leur  récolte  ;  et  s'ils  ne  vendent  pas, 
ils  ne  peuvent  payer  leurs  fermages.  Ainsi  les  grands  sei- 
gneurs législateurs  eux-mêmes  se  trouvaient  j)lacés,  par 
l'effet  môme  de  leur  loi,  entre  la  banqueroute  des  fermiers 
et  la  banqueroute  de  l'Etat,  et  menacés  à  la  fois  dans  leur 
fortune  immobilière  et  mobilière.  xVinsi  l'aristocratie  sentait 
le  terrain  trembler  sous  ses  pas.  Un  de  ses  membres  les 
plus  distingués,  sir  James  Graham,  aujourd'hui  ministre  de 
l'intérieur,  avait  fait  un  livre  pour  l'avertir  des  dangers  qui 
l'entouraient  :  «  Si  vous  ne  cédez  une  partie,  vous  perdrez 
tout,  disait-il,  et  une  tempête  révolutionnaire  balayera  de 
dessus  la  surface  du  pays  non-seulement  vos  monopoles, 
mais  vos  honneurs,  vos  privilèges,  votre  influence  et  vos  ri- 
chesses mal  acquises.  » 

Le  premier  expédient  qui  se  présenta  pour  parer  au  dan- 
ger le  plus  immédiat,  le  déficit,  fut,  selon  l'expression  con- 
sacrée aussi  par  nos  hommes  d'Etat,  d'exiger  de  Vimpôt  tout 
ce  qu'il  peut  rendre.  Mais  il  arriva  que  les  taxes  mêmes 
qu'on  essaya  de  renforcer  furent  celles  qui  laissèrent  le  plus 


INTRODUCTION.  4  3 

de  vide  au  Trésor.  Il  fallut  renoncer  pour  longtemps  à  celte 
ressource,  et  le  premier  soin  du  cabinet  actuel,  quand  il 
arriva  aux  affaires,  fut  de  proclamer  que  l'impôt  était  arrivé 
à  sa  dernière  limite  :  «  /  am.  bound  to  say  thot  the  people  of 
this  country  has  been  brought  to  the  ntmost  limit  of  taxa- 
tion. ))  (Peel,  discours  du  10  mai  1842.) 

Pour  peu  que  l'on  ait  pénétré  dans  la  situation  respective 
des  deux  grandes  classes,  dont  j'ai  décrit  les  intérêts  et  les 
luttes,  on  comprendra  aisément  quel  était,  pour  chacune 
d'elles,  le  problème  à  résoudre. 

Pour  les  free-traders,  la  solution  était  très-simple  :  abro- 
ger tous  les  monopoles.  Affranchir  les  importations,  c'était 
nécessairement  accroître  les  échanges  et  par  conséquent  les 
exportations;  c'était  donc  donner  au  peuple  tout  à  la  fois 
du  pain  et  du  travail  ;  c'était  encore  favoriser  toutes  les 
consommations,  par  conséquent  les  taxes  indirectes,  et  en 
définitive  rétablir  l'équilibre  des  finances. 

Pour  les  monopoleurs,  le  problème  était  pour  ainsi  dire 
insoluble.  Il  s'agissait  de  soulager  le  peuple  sans  le  sous- 
traire aux  monopoles,  de  relever  le  revenu  public  sans  aug- 
menter les  taxes,  et  de  conserver  le  système  colonial  sans 
diminuer  les  dépenses  nationales. 

Le  ministère  Whig  (Russell,  Morpeth,  Melbourne,  Ba- 
ring,  etc.)  présenta  un  plan  qui  se  tenait  entre  ces  deux  so- 
lutions. Il  affaiblissait,  sans  les  détruire,  les  monopoles  et 
le  système  colonial.  Il  ne  fut  accepté  ni  par  les  monopoleurs 
ni  par  les  free-traders.  Ceux-là  voulaient  le  monopole  ab- 
solu, ceux-ci  la  hberté  illimitée.  Les  uns  s'écriaient  :  c  Pas 
de  concessions  !  »  les  autres  :  u  Pas  de  transactions  !  » 

Battus  au  Parlement,  les  Whigs  en  appelèrent  au  corps 
électoral.  Il  donna  amplement  gain  de  cause  aux  Torys, 
c'est-à-dire  à  la  protection  et  aux  colonies.  Le  ministère 
Peel  fut  constitué  (1841)  avec  mission  expresse  de  trouver 
l'introuvable  solution,   dont  je  parlais  tout   à  l'heure,  au 


4  4  INTRODUCTION. 

grand  et  terrible  problème  posé  par  le  déficit  et  la  misère 
publique;  et  il  faut  avouer  qu'il  a  surmonté  la  difficulté  avec 
une  sai^^acité  de  conception  et  une  énergie  d'exécution  re- 
marquables. 

J'essayerai  d'expliquer  le  plan  financier  de  M.Teel,  tel 
du  moins  que  je  le  comprends. 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  les  divers  objets  qu'a  dû 
se  proposer  cet  homme  d'Etat,  eu  égard  au  parti  qui  l'ap- 
puie, sont  les  suivants  : 

]°  Rétablir  l'équilibre  des  finances  ; 

2°  Soulager  les  consommateurs  ; 

3°  Raviver  le  commerce  et  l'industrie  ; 

•4°  Conserver  autant  que  possible  le  monopole  essentielle- 
ment aristocratique,  la  loi  céréale  ; 

5°  Conserver  le  système  colonial  et  avec  lui  l'armée,  la 
marine,  les  hautes  posiiionsdes  branches  cadettes  ; 

6*^  On  peut  croire  aussi  que  cet  homme  éminent,  qui  plus 
que  tout  autre  sait  lire  dans  les  signes  du  temps,  et  qui  voit 
le  principe  de  la  Ligue  envahir  l'Angleterre  à  pas  de  géant, 
nourrit  encore  au  fond  de  son  âme  une  pensée  d'avenir 
personnelle  mais  glorieuse,  celle  de  se  ménager  l'appui  des 
free-traders  pour  l'époque  où  ils  auront  conquis  la  majorité, 
afin  d'imprimer  de  sa  main  le  sceau  de  la  consommation  à 
l'œuvre  de  la  liberté  commerciale,  sans  soutfrir  qu'un  autre 
nom  officiel  que  le  sien  s'attache  à  la  plus  grande  révolu- 
tion des  temps  modernes . 

Il  n'est  pas  une  des  mesures,  une  des  paroles  de  Sir 
Robert  Peel  qui  ne  satisfasse  aux  conditions  prochaines 
ou  éloignées  de  ce  programme.  On  va  en  juger. 

Le  pivot  autour  duquel  s'accomplissent  toutes  les  évolu- 
tions financières  et  économiques  dont  il  nous  reste  à  parier, 
c'est  Vincome-tax . 

L'income-tax,  on  le  sait,  est  un  subside  prélevé  sur  les 
revenus   de  toute  nature.   Cet  impôt  est    essentiellement 


INTRODUCTION.  45 

teinpoi%ire  et  patriotique.  On  n'y  a  recours  que  dans  les 
circonstances  les  plus  graves,  et  jusqu'ici,  en  cas  de  guerre. 
Sir  Robert  Peel  l'oblint  du  parlement  en  184^2,  et  pour 
trois  ans  ;  il  vient  d'être  prorogé  jusqu'en  4849.  C'est  la 
première  fois  qu'au  lieu  de  servir  à  des  fins  de  destruction 
et  à  infliger  à  l'humanité  les  maux  delà  guerre,  il  sera  de- 
venu l'instrument  de  ces  utiles  réformes  que  clierchent  à 
réaliser  les  nations  qui  veulent  mettre  à  profit  les  bienfaits 
de  la  paix. 

Il  est  bon  de  faire  observer  ici  que  tous  les  revenus  au- 
dessous  de  iSO  liv.  sterl.  (3,700  fr.)  sont  affranchis  de  la 
taxe,  en  sorte  qu'elle  frappe  exclusivement  la  classe  riche. 
On  a  beaucoup  répété,  de  ce  cô:é  comme  de  l'autre  côté  du 
détroit,  que  Vincome-tax  était  définitivement  inscrit  dans  le 
Code  financier  de  l'Angleterre.  Mais  quiconque  connaît  la 
nature  de  cet  impôt  et  le  mode  d'après  lequel  il  est  perçu, 
sait  bien  qu'il  ne  saurait  être  établi  d'une  manière  perma- 
nente, du  moins  dans  sa  constitution  actuelle  ;  et,  si  le  cabi- 
net entretient  à  cet  égard  quelque  arrière-pensée,  il  est 
permis  de  croire  qu'en  habituant  les  classes  aisées  à  contri- 
buer dans  une  plus  forte  proportion  aux  charges  publiques, 
il  songe  à  mettre  l'impôt  ^ovicigy  {land-tax),  dans  la  Grande- 
Bretagne,  plus  en  harmonie  avec  les  besoins  de  l'Eiat  et 
les  exigences  d'une  équitable  justice  distributive. 

Quoi  (ju'il  en  soit,  le  premier  objet  que  le  ministore  Tory 
avait  en  vue,  le  rétablissement  de  l'équilibre  dans  les  finan- 
ces, fut  atteint,  grâce  aux  ressources  de  l'income-tax;  et  le 
déficit  qui  menaçait  le  crédit  de  l'Angleterre  a,  du  moins 
provisoirement,  disparu. 

Un  excédant  de  recettes  était  même  prévu  dès  1842.  Il 
s'agissait  de  l'appliquer  à  la  seconde  et  à  la  troisième  con- 
dition du  programme  :  Soulager  les  consommateurs  ;  raviver 
le  commerce  et  V industrie. 

Ici  nous  entrons  dans  la  longue  série  des  réformes  doua- 

3. 


4  G  INlKODi:CTIO>. 

Jiières  exécutées  en  1842,  1843,  1844  et  1845.  Notre  iiilen- 
lion  De  peut  être  de  les  exposer  en  détail  ;  nous  devons 
nous  borner  à  faire  connaître  l'esprit  dans  lequel  elles  ont 
été  conçues. 

Toutes  les  prohibitions  ont  été  abolies.  Les  bœufs,  les 
veaux,  les  moutons,  la  viande  fraîche  et  salée,  qui  étaient 
repoussés  d'une  manière  absolue,  furent  admis  à  des  droits 
modérés:  les  bœufs,  par  exemple,  à  25  fr.  par  tête  (le  droit 
est  presque  double  en  France),  ce  qui  n'a  pas  empêché 
Vi.  Gauthierde  Rumilly  de  dire  en  pleine  Chambre,  eu  1845, 
sans  être  contredit  par  personne,  tant  les  journaux  ont  eu 
soin  de  nous  tenir  dans  l'ignorance  sur  ce  qui  se  passe  de 
l'autre  côté  de  la  Manche,  que  les  bestiaux  sont  encore  pro- 
hibés en  Angleterre. 

Les  droits  furent  abaissés  dans  une  très-forte  proportion, 
et  quelquefois  de  moitié,  des  deux  tiers  et  des  trois  quarts 
sur  650  articles  de  consommation:  entre  autres  les  farines, 
l'huile,  le  cuir,  le  riz,  le  café,  le  suif,  la  bière,  etc.,  etc. 

Ces  droits,  d'abord  abaissés,  ont  été  complètement  abolis 
en  1845  sur -530  articles,  parmi  lesquels  figurent  toutes  les 
matières  premières  de  quelque  importance,  la  laine,  le  co- 
lon, le  lin,  le  vinaigre,  etc.,  etc. 

Les  droits  d'exportation  furent  aussi  radicalement  abro- 
gés. Les  machines  et  la  houille,  ces  deux  puissances  dont, 
dans  des  idées  étroites  de  rivalité  commerciale,  il  serait 
peut-être  assez  naturel  que  l'Angleterre  se  montrât  jalouse, 
sont  en  ce  moment  à  la  disposition  de  l'Europe.  Nous  en 
pourrions  jouir  aux  mêmes  prix  que  les  Anglais,  si,  par  une 
bizarrerie  étrange,  mais  parfaitement  conséquente  au  prin- 
cipe du  sj'stème  protecteur,  nous  ne  nous  étions  placés 
nous-mêmes,  par  nos  tarifs,  dans  des  conditions  d'infério- 
rité à  l'égard  de  ces  instruments  essentiels  de  travail,  au 
moment  même  où  Tégalité  nous  était  offerte  ou  pour  mieux 
dire  conférée  sans  condition. 


INTRODUCTION.  41 

On  conçoit  que  l'abrogation  totale  d'un  droit  d'eiiirée 
doit  laisser  un  vide  définitif;  et  l'abaissement,  un  vide  au 
moins  momentané  dans  le  Trésor.  C'est  ce  vide  que  les  excé- 
dants de  recette  dus  à  Vincome-tax  sont  destinés  à  couvrir. 

Cependant  Vincome-tax  n'a  qu'une  durée  limitée.  Le  ca- 
binet Tory  a  espéré  que  l'accroissement  de  la  consomma- 
tion, l'essor  du  commerce  et  de  l'industrie  réagirait  sur 
toutes  les  branches  de  revenus  de  manière  à  ce  que  l'équi- 
libre des  finances  fût  rétabli  en  1849,  sans  que  la  ressource 
àeVincome-tax  fût  plus  longtemps  nécessaire.  Autant  qu'on 
en  peut  juger  par  les  résultats  de  la  réforme  partielle  de 
1842,  ces  espérances  ne  seront  pas  trompées.  Déjà  les  re- 
cettes générales  de  1844  ont  dépassé  celles  de  1843  de 
liv.  sterl.  1,410,726  (33  millions  de  francs). 

D'un  autre  côté,  tous  les  faits  concordent  à  témoigner 
que  l'activité  a  repris  dans  toutes  les  branches  du  travail, 
et  que  le  bien-être  s'est  répandu  dans  toutes  les  classes  de 
la  société.  Les  prisons  et  les  work-houses  se  sont  dépeu- 
plées; la  taxe  des  pauvres  a  baissé  ;  l'accise  a  fructifié;  le 
Rébeccaïsme  et l'Incendiarisme  se  sont  apaisés;  en  un  mot, 
le  retour  de  la  prospérité  se  montre  par  tous  les  signes  qui 
servent  à  la  révéler,  et  entre  autres  par  les  recettes  des 
douanes. 

Recettes  de  raiinée  1841  (sous  le  système  ancien).     19,900,000 1.  st. 

—  1842 18,700,000 

—  1843,  première  année  de  la  ré- 

forme      :i, 400, 000 

—  1844 23,600,000 

Maintenant  si  l'on  considère  que,  pendant  cette  dernière 
année,  les  marchandises  qui  ont  passé  par  la  douane  n'ont 
rien  payé  à  la  sortie  (abrogation  des  droits  d'exportation), 
et  n'ont  acquitté  à  Ventrée  que  des  taxes  réduites,  au  moins 
pour  650  articles  (abaissement  des  droits  d'importation), 


4  8  hMHODUCTION. 

on  en  ronclura  rigoureusement  que  la  masse  des  produits 
importés  a  dû  augmenterdans  une  proportion  énorme  pour 
que  la  recette  totale,  non-seulement  n'ait  pas  diminué,  mais 
encore  se  soit  élevée  de  cent  millions  de  francs. 

Il  est  vrai  que,  d'après  les  économistes  de  la  presse  et  de 
la  tribune  françaises,  cet  accroissement  d'importations  ne 
prouve  autre  chose  que  la  décadence  de  l'industrie  de  la 
Grande-Bretagne,  l'invasion,  V  inondât  ion  de  ses  marchés 
par  les  produits  étrangers,  et  la  stagnation  de  son  ^?'ai;«e7 
national!  Nous  laisserons  ces  messieurs  concilier,  s'ils  le 
peuvent,  cette  conclusion  avec  tous  les  autres  signes  par 
lesquels  se  manifeste  la  renaissante  prospérité  de  l'Angle- 
terre ;  et,  pour  nous,  qui  croyons  que  les  produits  s'échan- 
gent contre  des  produits^  satisfaits  de  trouver,  dans  l'accord 
des  faits  qui  précèdent,  une  preuve  nouvelle  et  éclatante  de 
la  vérité  de  cette  doctrine,  nous  dirons  que  Sir  Robert  Peel 
a  rempli  la  seconde  et  la  troisième  condition  de  son  pro- 
gramme :  Soulager  le  consommateur  ;  raviver  le  commerce  et 
Vindustrie. 

Mais  ce  n'était  pas  pour  cela  que  les  Torys  l'avaient  porté, 
le  soutenaient  au  pouvoir.  Encore  tout  émus  de  la  frayeur 
que  leur  avait  causée  le  plan  bien  autrement  radical  de  John 
Russel,  et  de  l'orgueil  de  leur  récent  triomphe  sur  les 
Whigs,  ils  n'étaient  pas  disposés  à  perdre  le  fruit  de  leur 
victoire,  et  ils  entendaient  bien  ne  laisser  agir  l'homme  de 
leur  choix,  dans  l'accomplissement  de  son  œuvre,  qu'au- 
tant qu'il  ne  toucherait  pas  ou  qu'il  ne  toucherait  que  d'une 
manière  illusoire  aux  deux  grands  instruments  de  rapine 
que  s'est  législativement  attribués  l'aristocratie  anglaise  :  La 
loi-céréale  et  le  système  colonial. 

C'est  surtout  dans  cette  difficile  partie  de  sa  tâche  que  le 
premier  ministre  a  déployé  toutes  les  ressources  de  son 
esprit  fertile  en  expédients. 

Lorsqu'un  droit  d'entrée  a  fait  arriver  le  prix  d'un  pro- 


INTRO  DICTION.  49 

duit  à  ce  taux  que  la  concurrence  intérieure  ne  permet,  en 
aucun  cas,  de  dépasser,  tout  son  effet  protecteur  est  obtenu. 
Ce  qu'on  ajouterait  à  ce  droit  serait  purement  nominal,  et 
ce  qu'on  en  retrancherait,  dans  les  limites  de  cet  excédant, 
serait  évidemment  inefficace.  Supposez  qu'un  produit  fran- 
çais, soumis  à  la  rivalité  étrangère,  se  vende  cS  15  fr.,  et 
qu'affranchi  de  cette  rivalité,  il  ne  puisse,  à  cause  de  la  con- 
currence intérieure,  s'élever  au-dessus  de  20  fr.  En  ce  cas, 
un  droit  de  5  ou  6  fr.  sur  le  produit  étranger  donnera  au 
similaire  national  toute  la  protection  qu'il  soit  au  pouvoir  du 
tarif  de  conférer.  Le  droit,  fùt-il  porté  à  100  fr.,  n'élèverait 
pas  d'un  centime  le  prix  du  produit,  d'après  l'hypothèse 
même,  et  par  conséquent  toute  réduction,  qui  ne  descen- 
drait pas  au-dessous  de  5  ou  6  fr.,  serait  de  nul  effet  pour  le 
producteur  et  pour  le  consommateur. 

Il  semble  que  l'observation  de  ce  phénomène  ait  dirigé  la 
conduite  de  sir  Robert  Peel,  en  ce  qui  concerne  le  grand 
monopole  aristocratique,  le  blé,  et  le  grand  monopole  co- 
lonial, le  sucre. 

Nous  avons  vu  que  la  loi-céréale,  qui  avait  pour  but 
avoué  d'assurer  au  producteur  national  54  sh.  par  quarter 
de  froment  avait  failli  dans  son  objet.  L'échelle  mobile 
(sliding  scale)  était  bien  calculée  pour  atteindre  ce  but, 
car  elle  ajoutait  au  prix  du  blé  étranger  à  l'entrepôt  un 
droit  graduel  qui  devait  faire  ressortir  le  prix  vénal  à  70  sh. 
et  plus.  Mais  la  concurrence  des  producteurs  nationaux, 
d'une  part,  et,  de  l'autre,  la  diminution  de  consommation 
qui  suit  la  cherté,  ont  concouru  à  retenir  le  blé  à  un  taux 
moyen  moins  élevé  et  qui  n'a  pas  dépassé  56  sh.  Qu'a  fait 
alors  sir  Robert  Peel?  Il  a  tranché  dans  cette  portion  de 
droit  qui  était  radicalement  inefficace,  et  il  a  baissé  l'é- 
chelle mobile  de  manière,  à  ce  qu'il  pensait,  à  fixer  le  fro- 
ment à  56  sh.,  c'est-à-dire  au  prix  le  plus  élevé  que  la  con- 
currence intérieure  lui  permette  d'atteindre,  dans  les  temps 


5  0  INTRODUCTION. 

ordinaires  ;  en  sorte  qu'en  réalité  il  n'a  rien  arraché  à  l'aris- 
tocralie  ni  rien  conféré  au  [)euple. 

A  CCI  é_;arcl,  sir  Robert  n'a  pas  caché  celte  politique  de 
preslidigitaleur,  car  à  toute  demande  de  droits  plus  élevés, 
il  répondait  :  «  Je  crois  que  vous  avez  eu  des  preuves  con- 
cluantes que  vous  êtes  arrivés  à  l'extrême  limite  de  la  taxe 
utile  {profitable  taxation)^  sur  les  articles  de  siibsistanccî». 
Je  vous  conseille  de  ne  pas  l'accroître,  car,  si  vous  le  faites, 
vous  serez  certainement  déjoués  dans  votre  but.  »  a  Most 
assuredly  you  will  be  defeated  in  your  object.  )) 

Je  n'ai  parlé  que  du  froment,  mais  il  est  bon  d'observer 
que  la  même  loi  embrasse  les  céréales  de  toutes  sortes.  De 
plus^  le  beurre  et  le  fromage,  qui  entrent  pour  beaucoup 
dans  les  revenus  des  domaines  seigneuriaux,  n'ont  point  été 
dégrevés.  Il  est  donc  bien  vrai  que  le  monopole  aristocra- 
tique n'a  été  que  très-inefficacement  entamé. 

La  même  pensée  a  présidé  aux  diverses  modifications 
introduites  dans  la  loi  des  sucres.  Nous  avons  vu  que  la 
prime  accordée  aux  planteurs,  ou  le  droit  différentiel  entre 
le  sucre  colonial  et  le  sucre  étranger,  était  de  39  sh.  par 
quintal.  C'est  là  la  marge  que  la  spoliation  avait  devant  elle; 
mais  à  cause  de  la  concurrence  que  se  font  entre  elles  les  co- 
lonies, elles  n'ont  pu  extorquer  au  consommateur^  en  excé- 
dant du  prix  naturel  et  du  droit  fiscal,  que  18  sh.  (Vuir  ci-des- 
sus, pages  24  et  suiv.)  Sir  Robert  pouvait  donc  abaisser  le 
droit  différentiel  de  39  sh.  à  J8  sans  rien  changer,  si  ce  n'est 
une  lettre  morte,  dans  le  statute-book. 

Or,  qu'a-t-il  fait  ?  Il  a  établi  le  tarif  suivant  : 

Sucre  colonial,  brut 14  sh. 

—  terré 16 

Sucre  étranger  (libre),  brut 23 

—  terré 28 

Sucre  étranger  (esclave) G3 


INTRODUCTION.  51 

11  estime  qu'il  entrera  en  Angleterre,  sons  l'empire  de  ce 
nouveau  tarifa  230,000  tonnes  de  sucre  colonial;  et  la  pro- 
tection étant  de  10  sh.  par  quintal  ou  10  liv.  st.  par  tonne, 
la  somme  extorquée  au  consommateur,  pour  être  livrée 
sans  compensation  aux  planteurs,  sera  de  2,300,000  liv.  st., 
ou  fr.  57,000,000,  an  lieu  de  86  millions.  (Voir  page  25.) 

Mais  d'un  autre  côté,  il  dit  :  «La  conséquence  sera  que 
le  Trésor  recevra  du  droit  sur  le  sucre,  par  suite  de  la  ré- 
duction, liv.  st.  3,960,000.  Le  revenu  obtenu  de  cette  den- 
rée, l'année  dernière,  a  été  de  5,216,000  liv.;  il  y  aura  donc 
pour  Tannée  prochaine  une  perte  de  revenu  de  1,300,000 
liv.  sterl,,  »  soit  fr.  32,500,000,  et  c'est  V income-tax ^  c'est- 
à-dire  un  nouvel  impôt,  qui  est  chargé  de  remplir  le  vide 
laissé  à  l'Échiquier;  en  sorte  que  si  le  peuple  est  soulagé, 
en  ce  qui  concerne  la  consommation  du  sucre,  ce  n'est  pas 
au  préjudice  du  monopole,  mais  aux  dépens  du  Trésor,  et 
comme  on  rend  à  celui-ci  par  Vincome-tax  ce  qu'il  perd  sur 
la  douane,  il  en  résulte  que  les  spoliations  et  les  charges  res- 
tent les  mêmes,  et  c'est  tout  au  plus  si  l'on  peut  dire  qu'elles 
subissent  un  léger  déplacement. 

Dans  tout  l'ensemble  des  réformes  réelles  ou  apparentes 
accomplies  par  sir  Robert  Peel,  sa  prédilection  en  faveur 
du  système  colonial  ne  cesse  de  se  manifester,  et  c'est  là  sur- 
tout ce  qui  le  sépare  profondément  des  free-traders .  Cha- 
que fois  que  le  ministre  a  dégrevé  une  denrée  étrangère,  il 
a  eu  soin  de  dégrever,  dans  une  proportion  au  moins  aussi 
forte,  la  denrée  similaire  venue  des  colonies  anglaises;  en 
sorte  que  Xd^  protection  vQsiQ  la  même.  Ainsi,  pour  n'en  citer 
qu'un  exemple,  le  bois  de  construction  étranger  a  été  réduit 
des  cinq  sixièmes  ;  mais  le  bois  des  colonies  l'a  été  des 
neuf  dixièmes.  Le  patrimoine  des  branches  cadettes  de  l'a- 
ristocratie n'a  donc  pas  été  sérieusement  entamé,  pas  plus 
que  celui  des  branches  aînées,  et,  à  ce  point  de  vue,  l'on 
peut  dire  que  le  plan  financier  (financial  statement),  l'auda- 


52  INTHOUUCTION. 

cieuse  expérience  {bold  experiment)^  du  ministre  dirigeant, 
demeurent  renfermés  dans  les  bornes  d'une  question  an- 
glaise, et  ne  s'élèvent  pas  à  la  hauteur  d'une  question  hu- 
manitaire ;  car  l'humanité  n'est  que  fort  indirectement  inté- 
ressée au  régime  intérieur  de  l'échiquier  anglais,  mais  elle 
eût  été  profondément  et  favorablement  affectée  d'une  ré- 
forme, même  financière,  impliquant  la  chute  de  ce  système 
colonial  qui  a  tant  troublé  et  menace  encore  si  gravement 
la  paix  et  la  liberté  du  monde. 

Loin  que  sir  Robert  Peel  suive  la  Ligue  sur  ce  terrain,  il 
ne  perd  pas  une  occasion  de  se  prononcer  en  faveur  des  co- 
lonies, et,  dans  l'exposé  des  motifs  de  son  plan  financier, 
après  avoir  rappelé  à  la  Chambre  que  l'Angleterre  possède 
quarante-cinq  colonies/ après  avoir  même  demandé  à  ce 
sujet  un  accroissement  d'allocations,  il  ajoute  :  «  On  pourra 
dire  qu'il  est  contraire  à  la  sagesse  d'étendre  autant  que  nous 
l'avons  fait  notre  système  colonial.  Mais  je  m'en  tiens  au  fait 
que  vous  avez  des  colonies,  et  que,  les  ayant,  il  faut  les  pour- 
voir de  forces  suffisantes.  Je  répugnerais  d'ailleurs,  quoique 
je  sache  combien  ce  système  entraîne  de  dépenses  et  de  dan- 
gers, je  répugnerais  à  condamner  cette  politique  qui  nous  a 
conduits  à  jeter  sur  divers  points  du  globe  les  bases  de  ces 
possessions  animées  de  l'esprit  anglais,  parlant  la  langue 
anglaise  et  destinées  peut-être  à  s'élever  dans  l'avenir  au 
rang  de  grandes  puissances  commerciales!  » 

Je  crois  avoir  démontré  que  sir  Robert  Peel  a  rempli  avec 
habileté  les  plus  funestes  parties  de  son  programme.  Il  me 
resterait  à  justifier  les  motifs  des  prévisions  qui  m'ont  fait 
dire  :  «  On  peut  croire  encore  que  cet  homme  éminent  qui, 
plus  que  tout  autre,  sait  lire  dans  les  signes  du  temps,  et  qui 
voit  le  principe  de  la  Ligue  envahir  l'Angleterre  à  pas  de 
géant,  nourrit  au  fond  de  son  âme  une  pensée  personnelle, 
mais  glorieuse,  celle  de  se  ménager  l'appui  des //-ee-^ra^/ers 
|)0ur  l'époque  où  ils  auront  conquis  la  majorité,  afin  d'im- 


INTHODUCTION.  5^ 

primer  de  ses  mains  le  sceau  de  la  consommation  à  Toeuvre 
de  la  liberté  commerciale,  sans  souffrir  qu'un  autre  nom 
officiel  que  le  sien  s'attache  à  la  plus  grande  révolution  des 
temps  modernes.  » 

Gomme  il  ne  s'agit  ici  que  d'une  simple  conjecture  qui, 
vu  l'humble  source  d'où  elle  émane,  ne  peut  avoir  pour  le 
lecteur  qu'une  faible  importance,  je  ne  vois  aucune  utilité 
à  la  justifier  à  ses  yeux  ^  Je  ne  crois  pas  qu'elle  ait  rien  de 
chimérique  pour  quiconque  a  étudié  la  situation  économi- 
que du  Royaume-Uni,  le  dénoûment  probable  des  réformes 
qu'il  subit,  le  caractère  de  celui  qui  les  dirige,  le  mouve- 
ment et  le  déplacement,  même  actuels,  des  majorités,  et 
surtout  les  rapides  progrès  de  l'opinion  dans  les  masses  et 
au  sein  du  corps  électoral.  Jusqu'ici  sir  Robert  Peel  s'est 
montré  grand  financier,  grand  ministre,  grand  homme 
d'Etat  peut-être  ;  pourquoi  n'aspirerait-il  pas  au  titre  de 
grand  homme,  que  la  postérité  ne  décernera  plus  sans  doute 
qu'aux  bienfaiteurs  de  l'humanité  ? 

Il  ne  sera  peut-être  pas  sans  intérêt  pour  le  lecteur  d'en- 
trevoir l'issue  probable  des  réformes  dont  nous  ne  connais- 
sons encore  que  les  premiers  linéaments.  Une  brochure 
récente  vient  de  révéler  un  plan  financier  qm  doit  rallier  les 
membres  influents  de  la  Ligue.  Nous  le  mentionnerons  ici, 
tant  à  cause  de  son  admirable  simplicité  et  de  sa  parfaite 
conformité  aux  principes  les  plus  purs  de  la  liberté  com- 
merciale, que  parce  qu'il  est  loin  d'êtredépourvu  de  tout  ca- 
ractère officiel.  Il  émane,  en  effet,  d'un  officier  du  Board  of 
trade,  M.  Mac-Grégor,  comme  la  réforme  postale  eut  pour 
promoteur  un  employé  du  post-office,  M.  Rowland-Hill.  On 

^  Cette  conjecture  n'a  pas  tardé  à  se  vérifier  complètement;  mais 
l'auteur,  tout  en  applaudissant  aux  mesures  libérales  prises  enfin  parle 
grand  minisU-e,  ne  l'a  pas  absous  d'en  être  venu  là  si  tard.  (V.  tome  V, 
pag.  64  1  et  suiv.) 

{Note  de  l'éditeur.) 


5  4  INTRODUCTION. 

peut  ajouter  qu'il  a  assez  d'analogie  avec  les  changements 
opérés  par  sir  Robert  Peel  pour  laisser  supposer  qu'il  n'a 
pas  été  jeté  dans  le  public  à  l'insu,  et  moins  encore  contre 
la  volonté  du  premier  ministre. 

Yoici  le  plan  du  secrétaire  du  Board  oftrade. 

Il  suppose  que  les  dépenses  s'élèveront  comme  aujour- 
d'hui, à  50  millions  st.  Elles  devront  subir  sans  doute  une 
grande  diminution,  car  ce  plan  entraîne  une  forte  réduction 
dans  l'armée,  la  marine,  l'administration  des  colonies  et  la 
perception  de  l'impôt;  en  ce  cas,  les  excédants  de  recettes 
pourront  être  affectés,  soit  au  remboursement  de  la  dette, 
soit  au  dégrèvement  de  la  contribution  directe  dont  il  va 
être  parlé. 

Les  recettes  se  puiseraient  aux  sources  suivantes  : 


Douane.  —  Les  droits  seraient  uniformes,  que  les  "produits  viennent 
des  colonies  ou  de  l'étranger. 

Il  n'y  aurait  que  huit  articles  soumis  aux  droits  d'entrée,  savoir  : 

1»  ïhé;  2»  sucre;   3"  café  et  cacao;  4»  tabac;  5"  esprits  distillés; 
60  vins;  7°  fruits  secs;  8°  épiceries. 

Produit 21,500,000  1.  st. 

Esprits  distillés  à  l'intérieur 5,000,000  31,500,000  L  st. 

Dréche  tant  indigène  qu'importée.      4,000,000 

Ces  deux  derniers  impôts  réunis  à  l'administration 
des  douanes. 

Timbre.  —  On  en  éliminerait  les  droits  sur  les  assu- 
rances contre  les  risques  de  mer  et  d'incendie,  et  l'on 
y  réunirait  les  licences,  ci ...       7,500,000 

Taxe  foncière,  non  rachetée 1 ,200,000 

Déficit  à  couvrir,  la  première  année,  par  un  impôt 
direct  qui  est  une  combinaison  de  Vincome-fox  et  du 
land'tax 9,R00,000 


Total  égal  de  la  dépense 50,000,000  1.  st. 

Quant  à  la  poste,  M.  Mac-Grégor  pense  qu'elle  ne  doit 
pas  être  une  source  de  revenus.  On  ne  peut  pas  abaisser  le 


INlRODUCnON.  5î 

tarif  actuel,  puisqu'il  est  réduit  à  la  plus  minime  monnaie 
usitée  en  Angleterre;  mais  les  excédants  de  receltes  se- 
raient appliqués  à  l'amélioration  du  service  et  au  dévelop- 
pement des  paquebots  à  vapeur. 

Il  faut  observer  que  dans  ce  système  : 

1°  La  protection  est  complètement  abolie,  puisque  la 
douane  ne  frappe  que  des  objets  que  l'Angleterre  ne  pro- 
duit pas,  excepté  les  esprits  et  la  drôche.  Mais  ceux-ci  sont 
soumis  à  un  droit  égal  à  leurs  similaires  étrangers. 

2°  Le  système  colonial  est  radicalement  renversé.  Au 
point  de  vue  commercial,  les  colonies  sont  indépendantes 
delà  métropole  et  la  métropole  des  colonies,  car  les  droits 
sont  uniformes;  il  n'y  a  plus  de  privilèges,  et  chacun  reste 
libre  de  se  pourvoir  au  marché  le  plus  avantageux.  Il  suit 
de  là  qu'une  colonie  qui  se  séparerait  politiquement  de  la 
mère  patrie  n'apporterait  aucun  changement  dans  son  com- 
merce et  son  industrie.  Elle  ne  ferait  que  soulager  ses 
finances. 

3°  Toute  l'administration  financière  de  la  Grande-Breta- 
gne se  réduit  à  la  perception  de  l'impôt  direct,  à  la  douane, 
considérablement  simplifiée,  et  au  timbre.  Les  assessed 
taxes  et  l'accise  sont  supprimées,  et  les  transactions  inté- 
rieures et  extérieures  laissées  à  une  liberté  et  une  rapidité 
dont  les  effets  sont  incalculables. 

Tel  est,  très  en  abrégé,  le  plan  financier  qui  semble  être 
comme,  le  type,  l'idéal  vers  lequel  on  ne  peut  s'empêcher 
de  reconnaître  que  tendent  de  fort  loin,  il  est  vrai,  les  ré- 
formes qui  s'accomplissent  sous  les  yeux  de  la  France  inat- 
tentive. Cette  digression  servira  peut-être  de  justification  à 
la  conjecture  que  j'ai  osé  hasarder  sur  l'avenir  et  les  vues 
ultérieures  de  sir  Robert  Peel. 

Je  me  suis  efforcé  de  poser  nettement  la  question  qui 
s'agite  en  Angleterre.  J'ai  décrit  et  le  champ  de  bataille,  et 
la  grandeur  des  intérêts  qui  s'y  discutent,  et  les  forces  qui 


5  6  LMRODLCTION. 

s'y  reiiconlrent,  et  les  conséquences  de  la  victoire.  J'ai  dé- 
monlré,  je  crois,  que,  bien  que  toute  la  chaleur  de  l'action 
semble  se  concentrer  surdesqueslions  d'impôt,  dédouanes, 
de  céréales,  de  sucre,  —  au  fait  il  s'agit  de  monopole  et  de 
liberté,  d'aristocratie  et  de  démocratie,  d'égalité  ou  d'iné- 
galité dans  la  distribution  du  bien-être.  Il  s'agit  de  savoir 
si  la  puissance  législative  et  l'influence  politique  demeure- 
ront aux  hommes  de  rapine  ou  aux  hommes  de  travail, 
c'est-à-dire  si  elles  continueront  à  jeter  dans  le  monde  des 
ferments  de  troubles  et  de  violences,  ou  des  semences  de 
concorde,  d'union,  de  justice  et  de  paix. 

Que  penserait-on  de  l'historien  qui  s'imaginerait  que 
l'Europe  en  armes,  au  commencement  de  ce  siècle,  ne  fai- 
sait exécuter,  sous  la  conduite  des  plus  habiles  généraux, 
tant  de  savantes  manœuvres  à  ses  innombrables  armées  que 
pour  savoir  à  qui  resteraient  les  champs  étroits  où  se  livrè- 
rent les  batailles  d'Austerlitz  ou  de  AVagram?  Les  dynasties 
et  les  empires  dépendaient  de  ces  luttes.  Mais  les  triomphes 
de  la  force  peuvent  être  éphémères;  il  n'en  est  pas  de 
même  de  ceux  de  l'opinion.  Et  quand  nous  voyons  tout  un 
grand  peuple,  dont  l'actionsurle  m-onde  n'est  pas  contestée, 
s'imprégner  des  doctrines  de  la  justice  et  de  la  vérité,  quand 
nous  le  voyons  renier  les  fausses  idées  de  suprématie  qui 
l'ont  si  longtemps  rendu  dangereux  aux  nations,  quand 
nous  le  voyons  prêt  à  arracher  l'ascendant  politique  à  une 
oligarchie  cupide  et  turbulente,  gardons-nous  de  croire, 
alors  même  que  l'effort  des  premiers  combats  se  porterait 
sur  des  questions  économiques,  que  de  plus  grands  et 
plus  nobles  intérêts  ne  sont  pas  engagés  dans  la  lutte.  Car, 
si  à  travers  bien  des  leçons  d'iniquité,  bien  des  exemples 
de  perversité  internationale,  l'Angleterre,  ce  point  imper- 
ceptible du  globe,  a  vu  germer  sur  son  sol  tant  d'idées 
grandes  et  utiles;  si  elle  fut  le  berceau  de  la  presse,  du  jury, 
du   système    représentatif,  de  l'abolition  de  l'esclavage, 


INTRODUCTION.  37 

malgré  les  résistances  d'une  oligarchie  puissanle  et  impi- 
toyable ;  que  ne  doit  pas  attendre  l'univers  de  celte  même 
Angleterre,  alors  que  toute  sa  puissance  morale,  sociale  et 
politique  anra  passé  aux  mains  de  la  démocratie,  par  une 
révolution  lente  et  pénible,   paisiblement  accomplie  dans 
les  esprits,  sous  la  conduite  d'une  association  qui  renferme 
dans  son  sein  tant  d'hommes,  dont  l'intelligence  s'ipérieure 
et  la  moralité  éprouvée  jettent  un  si  grand  éclat  sur  leur 
pays  et  sur  leur  siècle  ?  Une  telle  révolution  n'est  pas  un 
événement,  un  accident,  une  catastrophe  due  à  un  enthou- 
siasme irrésistible,  mais  éphémère.  C'est,  si  je  puis  le  dire, 
un  lent  cataclysme  social  qui  change  toutes  les  conditions 
d'existence  de  la  société,  le  milieu  où  elle  vit  et  respire. 
C'est  la  justice  s'emparant  de  la  puissance,  et  le  bon  sens 
entrant  en  possession  de  l'autorité.  C'est  le  bien  général,  le 
bien  du  peuple,  des  masses,  des  petits  et  des  grands,  des 
forts  et  des  faibles  devenant  la  règle  de  la  politique;  c'est 
le  privilège,  l'abus,  la  caste  disparaissant  de  dessus  la  scène, 
non  par  une  révolution  de  palais  ou  une  émeute  delà  rue, 
mais  par  la  progressive  et  générale  appréciation  des  droits 
et  des  devoirs  de  l'homme.  En  un  mot,  c'est  le  triomphe  de 
la  liberté  humaine,  c'est  la  mort  du  monopole,  ce  Protée 
aux  mille  formes,  tour  à  tour  conquérant,  possesseur  d'es- 
claves, théocrale,  féodal,  industriel,  commercial,  financier 
et  même  philanthrope.    Quelque  déguisement  qu'il  em- 
prunte, il  ne  saurait  plus  soutenir  le  regard  de  l'opinion 
publique;  car  elle  a  apprise  le  reconnaître  sous  l'uniforme 
rouge,  comme  sous  la  robe  noire,  sous  la  veste  du  planteur, 
comme  sous  l'habit  brodé  du  noble  pair.  Liberté  à  tous!  à 
chacun  juste  et  naturelle  rémunération  de  ses  œuvres  1  à 
chacun  juste  et  naturelle  accession  à  l'égalité,  en  proportion 
de  ses  efforts,  de  son  intelligence,  de  sa  prévoyance  et  de 
morahté.  Libre  échange  avec  l'univers!  Paix  avecruni- 
vers  !  Plus  d'asservissement  colonial,  plus  d'armée,  plus 


5  s  IKTUODLCTION. 

de  marine  que  ce  qui  est  nécessaire  pour  le  maintien  de 
l'indépendance  nationale  !  Distinction  radicale  de  ce  qui 
est  et  de  ce  qui  n'est  pas  la  mission  du  gouvernement  et  de 
la  loi  !  L'association  politique  réduite  à  garantir  à  chacun 
sa  liberté  et  sa  sûreté  contre  toute  agression  inique,  soit 
au  dehors,  soit  au  dedans;  impôt  équitable  pour  défrayer 
convenablement  les  hommes  chargés  de  cette  mission,  et 
non  pour  servir  de  masque,  sous  le  nom  de  débouchés^ 
à  l'usurpation  extérieure,  et.  sous  le  nom  de  protection , 
à  la  spoliation  des  citoyens  les  uns  par  les  autres:  voilà 
ce  qui  s'agite  en  Angleterre,  sur  le  champ  de  bataille,  en 
apparence  si  restreint,  d'une  question  douanière.  Mais 
cette  question  implique  l'esclavage  dans  sa  forme  moderne, 
car,  comme  le  disait  au  Parlement  un  membre  de  la  Ligue, 
M.  Gibson  :  o  S'emparer  des  hommes  pour  les  faire  travail- 
ler à  son  protit,  ou  s'emparer  des  fruits  de  leur  travail,  c'est 
toujours  de  l'esclavage  ;  il  n'y  a  de  différence  que  dans  le 
degré,  a 

A  l'aspect  de  cette  révolution  qui,  je  ne  dirai  pas  se  pré- 
pare, mais  s'accomplit  dans  un  pays  voisin,  dont  les  desti- 
nées, on  n'en  disconvient  pas,  intéressent  le  monde  entier; 
à  l'aspect  des  symptômes  évidents  de  ce  travail  humani- 
taire, symptômes  qui  se  révèlent  jusque  dans  les  régions 
diplomatiques  et  parlementaires,  par  les  réformes  succes- 
sives arrachées  à  l'aristocratie  depuis  quatre  ans;  à  l'as- 
pect de  cette  agitation  puissante,  bien  autrement  puis- 
sante que  l'agitation  ii landaise,  et  bien  autrement  impor- 
tante par  ses  résultats,  puisqu'elle  tend,  entre  autres 
choses,  à  modifier  les  relations  des  peuples  entre  eux,  à 
changer  les  conditions  de  leur  existence  industrielle,  et  à 
substituer  dans  leurs  rapports  le  principe  de  la  fraternité  à 
celui  de  l'antagonisme,  —  on  ne  peut  s'étonner  assez  du  si- 
lence profond,  universel  et  systématique  que  la  presse 
française  semble  s'être  imposé.  De  tous  les  phénomènes 


INTRODUCTION.  5  9 

sociaux  qu'il  m'a  été  donné  d'observer,  ce  silence,  et  sur- 
tout son  succès,  est  certainement  celui  qui  me  jette  dans 
le  plus  profond  étonnement.  Qu'un  petit  prince  d'Allema- 
gne, à  force  de  vigilance,  fût  parvenu,  pendant  quelques 
mois,  à  empêcher  le  bruit  de  la  révolution  française  de 
retentir  dans  ses  domaines,  on  pourrait,  à  la  rigueur,  le 
comprendre.  Mais  qu'au  sein  d'une  grande  nation,  qui  se 
vante  de  posséder  la  liberté  de  la  presse  et  de  la  tribune, 
les  journaux  aient  réussi  à  soustraire  à  la  connaissance  du 
public,  pendant  sept  années  consécutives,  le  plus  grand 
mouvement  social  des  temps  modernes,  et  des  faits  qui,  in. 
dépendamment  de  leur  portée  humanitaire,  doivent  exer- 
cer et  exercent  déjà  sur  notre  propre  régime  industriel 
une  influence  irrésistible,  c'est  là  un  miracle  de  stratégie 
auquel  la  postérité  ne  pourra  pas  croire  et  dont  il  importe 
de  pénétrer  le  mystère. 

Je  sais  que  c'est  manquer  de  prudence,  par  le  temps  qui 
court,  que  de  heurter  la  presse  périodique.  Elle  dispose 
arbitrairement  de  nous  tous.  Malheur  à  qui  fuit  son  des- 
potisme qui  veut  être  absolu  !  Malheur  à  qui  excite  son  cour- 
roux qui  est  mortel  !  Le  braver,  ce  n'est  pas  courage,  c'est 
folie,  car  le  courage  affronte  les  chances  d'un  combat, 
mais  la  folie  seule  provoque  un  combat  sans  chances  ;  et 
quelle  chance  peut  vous  accompagner  devant  le  tribunal 
de  l'opinion  publique,  alors  que,  même  pour  vous  défen- 
dre, il  vous  faut  emprunter  la  voix  de  votre  adversaire, 
alors  qu'il  peut  vous  écraser  à  son  choix  par  sa  parole  ou 
son  silence?  —  N'importe!  Les  choses  en  sont  venues  au 
point  qu'un  acte  d'indépendance  peut  déterminer,  dans  le 
journahsme  même,  une  réaction  favorable.  Dans  l'ordre 
physique,  l'excès  du  mal  entraîne  la  destruction,  mais  dans 
le  domaine  impérissable  de  la  pensée,  il  ne  peut  amener 
qu'un  retour  au  bien.  Qu'importe  le  sort  du  téméraire  qui 
aura  attaché  le  grelot?  Je  crois  sincèrement  que  le  journa- 


iiO  INTRODUCTION. 

lisme  trompe  le  public;  je  crois  sincèrement  en  savoir  la 
<;ause,  et,  advienne  que  pourra,  ma  conscience  me  dit  que 
je  ne  dois  pas  me  taire. 

Dans  un  pays  où  ne  règne  pas  l'esprit  d'association,  où 
les  hommes  n'ont  ni  la  faculté,  ni  l'habitude,  ni  peut-être 
le  désir  de  s'assembler  pour  discuter  au  grand  jour  leurs 
communs  intérêts,  les  journaux,  quoi  qu'on  en  puisse  dire, 
ne  sont  pas  les  organes  mais  les  promoteurs  de  l'opinion 
publique.  Il  n'y  a  que  deux  choses  en  France,  des  indivi- 
dualités isolées,  sans  relations,  sans  connexion  entre  elles, 
et  une  grande  voix,  la  presse,  qui  retentit  incessamment  à 
leurs  oreilles.  Elle  est  la  personnification  de  la  critique, 
mais  ne  peut  être  critiquée.  Comment  l'opinion  lui  servirait- 
elle  de  frein,  puisqu'elle  fait  règle,  et  régente  elle-même 
l'opinion?  En  Angleterre,  les  journaux  sont  les  commenta- 
teurs, les  rapporteurs,  les  véhicules  d'idées,  de  sentiments, 
de  passions  qui  s'élaborent  dans  les  meetings  de  Concilia- 
tion-Hall, de  Covent-Grarden  et  d'Exeter-Hall.  Mais  ici,  où 
ils  dirigent  l'esprit  public,  la  seule  chance  qui  nous  reste  de 
voir  à  la  longue  l'erreur  succomber  et  la  vérité  triompher, 
c'est  la  contradiction  qui  existe  entre  les  journaux  eux- 
mêmes  et  le  contrôle  réciproque  qu'ils  exercent  les  uns  sur 
les  autres. 

On  conçoit  donc  que,  s'il  était  une  question  entre  toutes 
que  les  journaux  de  tous  les  partis  eussent  intérêt  à  repré- 
senter sous  un  faux  jour,  ou  même  à  couvrir  de  silence  ;  on 
<;onçoit,  dis-je,  que,  dans  l'état  actuel  de  nos  mœurs  et  de 
nos  moyens  d'investigation,  ils  pourraient,  sans  trop  de  té- 
mérité, entreprendre  d'égarer  complètement  l'opinion  pu- 
blique sur  cette  question  spéciale.  —  Qu'aurez-vous  à 
opposer  à  cette  ligue  nouvelle?  —  Arrivez-vous  de  Lon- 
dres? Voulez-vous  raconter  ce  que  vous  avez  vu  et  en- 
tendu? Les  journaux  vous  fermeront  leurs  colonnes.  Pren- 
drez-vous  le  parti  de  faire  un  livre?  Ils  le  décrieront,  ou. 


INTRODUCTION.  6  1 


qui  pis  est.  ils  le  laisseront  mourir  de  sa  belle  mort,  et  vous 
aurez  la  consolation  do  le  voir  un  beau  jour 


Chez  l'épicier, 
Roulé  dans  la  boutique  en  cornets  de  papier. 


Parlerez-vons  à  la  tribune  ?  Votre  discours  sera  tronqué, 
défiguré  ou  passé  sous  silence. 

Voilà  précisément  ce  qui  est  arrivé  dans  la  question  qui 
nous  occupe. 

Que  quelques  journaux  eussent  pris  en  main  la  cause  du 
monopole  et  des  haines  nationales,  cela  ne  devrait  sur- 
prendre personne.  Le  monopole  rallie  beaucoup  d'intérêts  ; 
le  faux  patriotisme  est  l'âme  de  beaucoup  d'intrigues,  et  il 
suffit  que  ces  intrigueset  ces  intérêts  existent  pour  que  nous 
ne  soyons  pas  étonné  qu'ils  aient  leurs  organes.  Mais  que 
toute  la  presse  périodique,  parisienne  ou  provinciale,  celle 
du  Nord  comme  celle  du  Midi,  celle  de  gauche  comme  celle 
de  droite,  soit  unanime  pour  fouler  aux  pieds  les  principes 
les  mieux  établis  de  l'économie  politique;  pour  dépouiller 
l'homme  du  droit  d'échanger  lihvement  se\on  ses  intérêts; 
pour  attiser  les  inimitiés  internationales,  dans  le  but  patent 
et  presque  avoué  d'empêcher  les  peuples  de  se  rapprocher 
et  de  s'unir  par  les  liens  du  commerce,  et  pour  cacher  au 
public  les  faits  extérieurs  qui  se  lient  à  cette  question,  c'est 
un  phénomène  étrange  qui  doit  avoir  sa  raison .  Je  vais 
essayer  de  l'exposer  telle  que  je  la  vois  dans  la  sincérité 
de  mon  âme.  Je  n'attaque  point  les  opinions  sincères,  je  les 
respecte  toutes;  je  cherche  seulement  l'explication  d'un  fait 
aussi  extraordinaire  qu'incontestable,  et  la  réponse  à  cette 
question  :  Gomment  est-il  arrivé  que,  parmi  ce  nombre  in- 
calculable de  journaux  qui  représentent  tous  les  systèmes, 
même  les  plus  excentriques  que  l'imagination  puisse  en- 
fanter, alors  que  le  socialisme,  le  communisme,  l'abolition 

III.  *  4 


G  2  INTRODUCTION. 

de  riiérédité,  de  la  propriété,  delà  famille, trouvent  des 
organes,  le  droit  d'échanger,  le  droit  des  hommes  à  troquer 
entre  eux  le  fruit  de  leurs  travaux  n'ait  p.is  rencontré  dans 
la  presse  un  seul  défenseur?  Quel  étrange  concours  de  cir- 
constances a  amené  les  journaux  de  toutes  couleurs,  si  di- 
vers et  si  opposés  sur  toute  autre  question,  à  se  constituer, 
avec  une  touchante  unanimité,  les  défenseurs  du  monopole, 
et  les  instigateurs  infatigables  des  jalousies  nationales,  à 
l'aide  desquelles  il  se  maintient,  se  renforce  et  gagne  tous 
les  jours  du  terrain  ? 

D'abord,  une  première  classe  de  journaux  a  un  intérêt 
direct  à  faire  triompher  en  France  le  système  de  la  protec- 
tion. Je  veux  parler  de  ceux  qui  sont  notoirement  subven- 
tionnés par  les  comités  monopoleurs,  agricoles,  manufac- 
turiers ou  coloniaux.  Etouffer  les  doctrines  des  économistes, 
populariser  les  sophismes  qui  soutiennent  le  régime  de  la 
spoliation,  exalter  les  intérêts  individuels  qui  sont  en  oppo- 
sition avec  l'intérêt  général,  ensevelir  dans  le  plus  profond 
silence  les  faits  qui  pourraient  réveiller  et  éclairer  l'esprit 
public:  telle  est  la  mission  qu'ils  se  sont  chargés  d'accom- 
plir, et  il  faut  bien  qu'ils  gagnent  en  conscience  la  subven- 
tion que  le  monopole  leur  paye. 

Mais  cette  lâche  immorale  en  entraîne  une  autre  plus 
iaimorale  encore.  Il  ne  suffit  pas  de  systématiser  l'erreur, 
car  l'erreur  est  éphémère  par  nature.  Il  faut  encore  prévoir 
l'époque  oti  la  doctrine  delà  liberté  des  échanges,  prévalant 
dans  les  esprits,  voudra  se  faire  jour  dans  les  lois  ;  et  ce  se- 
rait certes  un  coup*  de  maître  que  d'en  avoir  d'avance  rendu 
la  réalisation  impossible.  Les  journaux  auxquels  je  fais  allu- 
sion ne  se  sont  donc  pas  bornés  à  prêcher  théoriquement 
l'isolement  des  peuples.  Ils  ont  encore  cherché  à  susciter 
entre  eux  une  irritation  telle  qu'ils  fussent  beaucoup  plus 
disposés  à  échanger  des  boulets  que  des  produits.  Il  n'est 
pas  de  difficultés  diplomatiques  qu'ils  n'aient   exploitées 


INTRODUCTION.  r,  3 

dans  cette  vue  :  évacuation  d'Ancône,  affaires  d'Orient, 
droit  de  visite,  Taïti,  Maroc,  tout  leur  a  été  bon.  «  Que  les 
peuples  se  haïssent,  a  dit  le  monopole,  qu'ils  s'ignorent, 
qu'ils  se  repoussent,  qu'ils  s'irritent,  qu'ils  s'entr'égorgent, 
et,  quel  que  soit  le  sort  des  doctrines,  mon  règne  est  pour 
longtemps  assuré  !  » 

Il  n'est  pas  difficile  de  pénétrer  les  secrets  motifs  qui 
rangent  les  journaux  dits  de  V  opposition  parlementaire  parmi 
les  adversaires  de  l'union  et  de  la  libre  communication  des 
peuples. 

D'après  notre  constitution,  les  contrôleurs  des  ministres 
deviennent  ministres  eux-mêmes,  s'ils  donnent  à  ce  contrôle 
assez  de  violence  et  de  popularité  pour  avilir  et  renverser 
ceux  qu'ils  aspirent  à  remplacer.  Quoi  qu'on  puisse  penser, 
à  d'autres  égards,  d'une  telle  organisation,  on  conviendra 
du  moins  qu'elle  est  merveilleusement  propre  à  envenimer 
la  lutte  des  partis  pour  la  possession  du  pouvoir.  Les  dé- 
putés candidats  au  ministère  ne  peuvent  guère  avoir  qu'une 
pensée,  et  cette  pensée,  le  bon  sens  public  l'exprime  d'une 
manière  triviale  mais  énergique  :  «  Ote-toi  de  là,  que  je 
m'y  mette.  »  On  conçoit  que  cette  opposition  personnelle 
établit -naturellement  le  centre  de  ses  opérations  sur  le  ter- 
rain des  questions  extérieures.  On  ne  peut  pas  tromper 
longtemps  le  public  sur  ce  qu'il  voit,  ce  qu'il  touche,  ce  qui 
l'affecte  directement  ;  mais  sur  ce  qui  se  passe  au  dehors, 
sur  ce  qui  ne  nous  parvient  qu'à  travers  des  traductions  in- 
fidèles et  tronquées,  il  n'est  pas  indispensable  d'avoir  raison, 
il  suffit,  ce  qui  est  facile,  de  produire  une  illusion  quelque 
peu  durable.  D'ailleurs,  en  appelant  à  soi  cet  esprit  de  na- 
tionalité si  puissant  en  France,  en  se  proclamant  seul  défen- 
seur de  notve  gloire,  de  notre  drapeau,  do  notre  indépen- 
dance; en  montrant  sans  cesse  l'existence  du  ministère  liée 
à  un  intérêt  étranger,  on  est  sûr  de  le  battre  en  bi-èche  avec 
une  force  populaire  irrésistible  :  car  quel  ministre  peut  es- 


G  4  INTRODUCTION. 

përerde  rester  au  pouvoir  si  l'opinion  le  tient  |)Oiu'  lâche, 
iraître  et  vendu  à  un  peuple  rival  ^  ? 

Les  chefs  de  parti  et  les  journaux  qui  s'attellent  à  leur 
char  sont  donc  forcément  amenés  à  fomenter  les  haines 
nationales;  carcommentsoutenir  que  le  ministère  est  lâche, 
sans  établir  que  l'étranger  est  insolent;  et  que  nous  som- 
mes gouvernés  par  des  traîtres,  sans  avoir  préalablement 
prouvé  que  nous  sommes  entourés  d'ennemis  qui  veulent 
nous  dicter  des  lois? 

C'est  ainsi  que  les  journaux  dévoués  à  l'élévation  d'un 
nom  propre  concourent,  avec  ceux  que  les  monopoleurs 
soudoient,  à  rendre  toujours  imminente  une  conflagration 
générale,  et  par  suite  à  éloigner  tout  rapprochement  inter- 
national, toute  réforme  commerciale. 

En  s'ex primant  ainsi,  l'auteur  de  cet  ouvrage  n'entend 
pas  faire  de  la  politique,  et  encore  moins  de  l'esprit  de  parti. 
Il  n'est  attaché  à  aucune  des  grandes  individualités  dont 
les  luttes  ont  envahi  la  presse  et  la  tribune,  mais  il  adhère 
de  toute  son  âme  aux  intérêts  généraux  et  permanents  de 
son  pays,  à  la  cause  de  la  vérité  et  de  l'éternelle  justice.  Il 
croit  que  ces  intérêts  et  ceux  de  l'humanité  se  confondent 
loin  de  se  contredire,  et  dès  lors  il  considère  camme  le 
comble  de  la  perversité  de  transformer  les  haines  nationales 
en  machine  de  guerre  parlementaire.  Du  reste,  il  a  si  peu  en 
vue  de  justifier  la  politique  extérieure  du  cabinet  actuel, 
qu'il  n'oublie  pas  que  celui  qui  la  dirige  employa  contre  ses 
rivaux  les  mêmes  armes  que  ses  rivaux  tournent  aujourd'hui 
contre  lui. 

Chercherons-nous  l'impartialité  internationale  et  par  suite 
la  vérité  économique  dans  les  journaux  légitimistes  et  répu- 
blicains? Ces  deux  opinions  se  meuvent  en  dehors  des  ques- 

^  Voir,  au  tome  V,  les  Lncompatibilités  parlementaires,  p.  516. 

(Note  de  l'éditeur.) 


INlRODCaiON.  fi  5 

lions  personnelles,  puisque  l'accès  du  pouvoir  leur  est  in- 
terdit. Il  semble  dès  lors  que  rien  ne  les  empêche  de  plaider 
avec  indépendance  la  cause  de  la  liberté  commerciale.  Ce- 
pendant, nous  les  voyons  s'attacher  à  faire  obstacle  à  la  li- 
bre  communication  des  peuples.  Pourquoi?  Je  n'attaque  ni 
les  intentions  ni  les  personnes.  Je  reconnais  qu'il  y  a,  au 
fond  de  ces  deux  grands  partis,  des  vues  dont  on  peut  con- 
tester la  justesse,  mais  non  la  sincérité.  Malheureusement, 
celle  sincérité  ne  se  manifeste  pas  toujours  dans  les  jour- 
naux qui  les  représentent.  Quand  on  s'est  donné  la  mission 
de  saper  journellement  un  ordre  de  choses  qu'on  croit 
mauvais,  on  finit  par  n'être  pas  très-scrupuleux  dans  le 
choix  des  moyens.  Embarrasser  le  pouvoir,  entraver  sa 
marche,  le  déconsidérer  :  telles  sont  les  tristes  nécessités 
d'une  polémique  qui  ne  songe  qu'à  déblayer  le  sol  des  in- 
stitutions et  des  hommes  qui  le  régissent,  pour  y  subsiituer 
d'autres  hommes  et  d'autres  institutions.  Là,  encore,  le 
recours  aux  passions  patriotiques,  Tappel  aux  sentiments 
d'orgueil  national,  de  gloire,  de  suprématie,  se  présentent 
comme  les  armes  les  plus  efficaces.  L'abus  suit  de  près  l'u- 
sage ;  et  c'est  ainsi  que  le  bien-être  et  la  liberté  des  citoyens, 
la  grande  cause  de  la  fraternité  des  nations,  sont  sacrifiés 
sans  scrupule  à  cette  œuvre  de  destruction  préalable^  que 
ces  partis  considèrent  comme  leur  première  mission  et  leur 
premier  devoir. 

Si  les  exigences  de  la  polémique  ont  fait  un  besoin  à  la 
presse  opposanle  de  sacrifier  la  liberté  du  commerce,  parce 
que,  impliquant  l'harmonie  des  rapports  internationaux, 
elle  leur  ravirait  un  merveilleux  instrument  d'attaque,  il 
semble  que,  par  cela  même,  la  presse  ministérielle  soit  in- 
téressée à  la  soutenir.  Il  n'en  est  pas  ainsi.  Le  gouverne- 
ment, accablé  sous  le  poids  d'accusations  unanimes,  en  face 
d'une  impopularité  qui  fait  trembler  le  sol  sous  ses  pieds, 
sent   bien  que  la  voix   {)eu  releiitissante  de  ses  journaux 

4. 


G  G  INTRODUCTION. 

n'étouffera  pas  la  clameur  de  toutes  les  oppositions  réunies. 
Il  a  recours  à  une  autre  tactique.  —  On  l'accuse  d'être  voué 
aux  intérêts  étrangers....  Eh  bien  !  il  prouvera,  par  des  faits, 
son  indépendance  et  sa  fierté.  Il  se  mettra  en  mesure  de 
pouvoir  venir  dire  au  pays  :  —  Voyez,  j'aggrave  partout  les 
tarifs;  je  ne  recule  pas  devant  l'hostilité  des  droits  diffé- 
rentiels; et,  parmi  les  îles  innombrables  du  grand  Océan, 
je  choisis,  pour  m'en  emparer,  celle  dont  la  conquête  doit 
susciter  le  pUis  de  collisions  et  froisser  le  plus  de  susceptibi- 
lités étrangères  ! 

La   presse   départementale  aurait  pu  déjouer  toutes  ces 
intrigues,  en  les  dévoilant. 


Une  pauvre  servante  au  moins  m'était  restée, 
Qui  de  ce  mauvais  air  n'était  pas  infectée. 


Mais  au  lieu  de  réagir  sur  la  presse  parisienne,  elle  attend 
humblement,  niaisement  son  mot  d'ordre.  Elle  ne  veut  pas 
avoir  de  vie  propre.  Elle  est  habituée  à  recevoir  par  la  poste 
l'idée  qu'il  faut  délayer,  la  manœuvre  à  laquelle  il  faut  con- 
courir, au  profit  de  M.  Thiers,  de  M.  Mole  ou  de  M.  Guizot. 
Sa  plume  est  à  Lyon,  à  Toulouse,  à  Bordeaux,  mais  sa  tête 
est  à  Paris. 

Il  est  donc  vrai  que  la  stratégie  des  journaux,  qu'ils  éma- 
nent de  Paris  ou  de  la  province,  qu'ils  représentent  la  gau- 
che, la  droite  ou  le  centre,  les  a  entraînés  à  s'unir  à  ceux 
que  soudoient  les  comités  monopoleurs,  pour  tromper  l'o- 
pinion publique  sur  le  grand  mouvement  social  qui  s'ac- 
complit en  Angleterre;  pour  n'en  parler  jamais,  ou,  si  l'on 
ne  peut  éviter  d'en  dire  quelques  mots,  pour  le  représen- 
ter, ainsi  que  l'abolition  de  l'esclavage,  comme  l'œuvre 
d'un  machiavélisme  profond,  qui  a  pour  objet  définitif  l'ex- 
ploiiation  du  monde,  au  profit  de  la  Grande-Bretagne,  par 
l'opération-de  la  liberté  même. 


INTRODUCTION.  C7 

11  me  semble  que  cette  puérile  prévention  ne  résisterait 
pas  à  la  lecture  de  ce  livre.  En  voyant  agir  les  free-traders^ 
en  les  entendant  parler,  en  suivant  pas  à  pas  les  dramati- 
ques péripéties  de  cette  agitation  puissante^  qui  remue  tout 
un  peuple,  et  dont  le  dénoûment  certain  est  la  chute  de 
cette  prépondérance  oligarchique  qui  est  précisément, 
selon  nous-mêmes,  ce  qui  rend  l'Angleterre  dangereuse; 
il  me  semble  impossible  que  Ton  persiste  à  s'imaginer  que 
tant  d'efforts  persévérants,  tant  de  chaleur  sincère,  tant  de 
vie,  tant  d'action,  n'ont  absolument  qu'un  but  :  tromper  un 
peuple  voisin  en  le  déterminant  à  fonder  lui-même  sa  lé- 
gislation industrielle  sur  les  bases  de  la  justice  et  de  la 
liberté. 

Car  enfin,  il  faudra  bien  reconnaître,  à  cette  lecture,  quil 
y  a  en  Angleterre  deux  classes,  deux  peuples,  deux  intérêts, 
deux  principes,  en  un  mot  :  aristocratie  et  démocratie. 

Si  l'une  veut  l'inégalité,  l'autre  tend  à  l'égalité;  si  Tune 
défend  la  restriction,  l'autre  réclame  la  liberté;  si  l'une 
aspire  à  la  conquête,  au  régime  colonial,  à  la  suprématie  poli- 
tique, à  l'empire  exclusif  des  mers,  l'autre  travaille  à  l'uni- 
versel affranchissement  ;  c'est-à-dire  à  répudier  la  conquête, 
à  briser  les  liens  coloniaux,  à  substituer,  dans  les  relations 
internationales,  aux  artificieuses  combinaisons  de  la  di- 
plomatie, les  libres  et  volontaires  relations  du  commerce. 
Et  n'est-il  pas  absurde  d'envelopper  dans  la  même  haine 
ces  deux  classes,  ces  deux  peuples,  ces  deux  principes, 
dont  l'un  est,  <Je  toute  nécessité,  favorable  à  l'humanité 
si  l'autre  lui  est  contraire  ?  Sous  peine  de  l'inconséquence 
la  plus  aveugle  et  la  plus  grossière,  nous  devons  donner 
la  main  au  peuple  anglais  ou  à  l'aristocratie  anglaise.  Si  la 
liberté,  la  paix,  l'égalité  des  conditions  légales,  le  droit 
au  salaire  naturel  du  travail,  sont  nos  principes,  nous 
devons  sympathiser  avec  la  Ligue  ;  si,  au  contraire,  nous 
pensons  que  la  spoliation,  la  conquête,  le  monopole,  l'en- 


6  8  INTRODUCTION. 

vahissemenl  successif  de  toutes  les  réf^ions  du  globe  sont, 
pour  un  peuple,  des  éléments  de  grandeur  qui  ne  contra- 
rient pas  le  développement  régulier  des  autres  peuples,  c'est 
à  l'aristocratie  anglaise  qu'il  faut  nous  unir.  Mais,  encore 
une  fois,  le  comble  de  l'absurde,  ce  qui  serait  éminemment 
propre  à  nous  rendre  la  risée  des  nations,  et  à  nous  faire 
rougir  plus  tard  de  notre  propre  folie,  ce  serait  d'assister  à 
celle  lutte  de  deux  principes  opposés,  en  vouant  aux  soldats 
des  deux  camps  la  môme  haine  et  la  même  exécration.  Ce 
sentiment,  digne  de  l'enfance  des  sociétés  et  qu'on  prend 
si  bizarrement  pour  de  la  fierté  nationale,  a  pu  s'expliquer 
jusqu'ici  par  l'ignorance  complète  où  nous  avons  été  tenus 
sur  le  fait  même  de  cette  lutte;  mais  y  persévérer  alors 
qu'elle  nous  est  révélée,  ce  serait  avouer  que  nous  n'avons 
ni  principes,  ni  vues,  ni  idées  arrêtées  :  ce  serait  abdiquer 
toute  dignité:  ce  serait  proclamer  à  la  face  du  monde 
étonné  que  nous  ne  sommes  plus  des  hommes,  que  ce  n'est 
plus  la  raison,  mais  l'aveugle  instinct  qui  dirige  nos  actions 
et  nos  sympathies. 

Si  je  ne  me  fais  pas  illusion,  cet  ouvrage  doit  offrir  aussi 
quelq:  e  intérêt  au  point  de  vue  littéraire.  Les  orate;:rs  de 
la  Ligue  se  sont  souvent  élevés  au  plus  haut  degré  de  l'élo- 
quence politique,  et  il  devait  en  être  ainsi.  Qnelles  sont  les 
circonstances  extérieures  et  les  situations  de  l'âme  les  plus 
propres  à  développer  la  puissance  oratoire?  N'est-ce  point 
une  grande  lutte  oti  l'intérêt  individuel  de  l'orateur  s'efface 
devant  l'immensité  de  l'intérêt  public?  Et  quelle  lulte  pré- 
sentera ce  caractère,  si  ce  n'ett  celle  où  la  plus  vivace  aris- 
tocratie et  la  plus  énergique  démocratie  du  monde  combat- 
tent avec  les  armes  de  la  légalité,  de  la  parole  et  de  la 
raison,  l'une  pour  ses  injustes  et  séculaires  privilèges, 
l'autre  pour  les  droits  sacrés  du  travail,  la  paix,  la  liberté  et 
■  la  fraternité  dans  la  grande  famille  humaine  ? 

Nos  pères  aussi  ont  soutenu  ce  combat,  et  l'on  vit  alors 


INTRODUCTION.  C9 

les  passions  révolutionnaires  transhi mer  en  poissanls  tii- 
buns  des  hommes  qui,  sans  ces  orages,  fussent  restés  enfouis 
dans  la  médiocrité,  ignorés  du  m^  nde  et  s'ignorant  eux- 
mêmes.  C'est  la  révolution  qui,  comme  le  charbon  d'isaïe, 
toucha  leurs  lèvres  et  embrasa  leurs  cœurs  ;  mais  à  cette 
époque,  la  science  sociale,  la  connaissance  des  loisauxquelles 
obéit  l'humanité,  ne  pouvait  nourrir  et  régler  leur  fougueuse 
éloquence.  Les  systématiques  doctrines  de  Raynal  et  de 
Rousseau,  les  sentiments  surannés  empruntés  aux  Grecs 
et  aux  Romains,  les  erjeurs  du  xviii^  siècle,  et  la  phraséo- 
logie déclamatoire,  dont,  selon  l'usage,  on  se  croyait  obligé 
de  revêtirces  erreurs,  si  ellesn'ôlèrentrien,  si  elles  ajoutèrent 
même  au  caractère  chaleureux  de  cette  éloquence,  la  ren- 
dent stérile  pour  un  siècle  plus  éclairé  :  car  ce  n'est  pas  tout 
que  de  parler  aux  passions,  il  faut  aussi  parler  à  l'esprit,  et, 
en  touchant  le  cœur,  satisfaire  Tintelligence. 

C'est  là  ce  qu'on  trouvera,  je  crois,  dans  les  discours  des 
Cobden,  des  Thompson,  des  Fox,  des  Gibson  et  des  Biight. 
Ce  ne  sont  plus  les  mots  magiques  m.ais  indéBiiis,  liberté, 
égalité,  fraternité,  allant  réveillerdes  instincts  plutôt  que  des 
idées  ;  c'est  la  science,  la  science  exacte,  la  science  des 
Smith  et  des  Say,  empruntant  à  l'agitation  des  temps  le 
feu  de  la  passion,  sans  que  sa  pure  lumière  en  soit  jamais 
obscurcie. 

Loin  de  moi  de  contester  les  talents  des  oraleuTS  de  mon 
pays.  Mais  ne  faut-il  pas  un  public,  un  théâtre,  une  cause 
surtout  pour  que  la  puissance  de  la  parole  s'élève  à  toute 
la  hauteur  qu'il  lui  est  donné  d'atteindre?  Est-ce  dans  la 
guerre  des  portefeuilles,  dans  les  rivalités  personnelles,  dans 
l'antagonisme  des  coteries;  est-ce  quand  le  peuple,  la  na-' 
tion  et  l'humanité  sont  hors  de  cause,  quand  les  combat- 
tants ont  répudié  tout  principe,  toute  homogénéité  dans 
la  pensée  politique  ;  quand  on  les  voit,  à  la  suite  d'une  crise 
ministérielle,  faire  entre  eux  échange  de  doctrines  en  niême 


7  0  INTRODUCTION. 

temps  que  de  sièges,  en  sorte  que  le  fougueux  patriote  de- 
vient diplomate  prudent,  pendant  que  l'apôtre  de  la  paix  se 
transforme  en  Tyrtée  de  la  guerre  ?  est-ce  dans  ces  données 
étroites  et  mesquines  que  Tesprit  peut  s'agrandir  et  l'âme 
s'élever?  Non,  non,  il  faut  une  autre  atmosphère  à  l'élo- 
quence politique.  Il  lui  faut  la  lutte,  non  point  la  lutte  des 
individualités,  mais  la  lutte  de  l'éternelle  justice  contre  l'o- 
piniâtre iniquité.  Il  faut  que  l'œil  se  fixe  sur  de  grands 
résultats,  que  l'âme  les  contemple,  les  désire,  les  espère, 
les  chérisse,  et  que  le  langage  humain  ne  serve  qu'à  verser 
dans  d'autres  âmes  sympathiques  ces  puissants  désirs,  ces 
nobles  desseins,  ce  pur  amour  et  ces  chères  espérances. 

Un  des  traits  les  plus  saillants  et  les  plus  instructifs,  entre 
tous  ceux  qui  caractérisent  Vagitotion  que  j'essaye  de  ré- 
véler à  mon  pays,  c'est  la  complète  répudiation  parmi  les 
free-traders  de  tout  esprit  de  parti  et  leur  séparation  des 
Whigs  et  des  Tory  s. 

Sans  doute  V esprit  de  parti  a  toujours  soin  de  se  décorer 
lui-même  du  nom  d'esprit  public.  Mais  il  est  un  signe  infailli- 
ble auquel  on  peut  les  distinguer.  Quand  une  mesure  est  pré- 
sentée au  Parlement,  l'esprit  public  lui  demande  :  Qu'es-tu  ? 
et  l'esprit  de  parti  :  D'où  viens-tu  ?  Le  ministre  fait  cette  pro- 
position, —  donc  elle  est  mauvaise  ou  doit  l'être;  et  la  rai- 
son, c'est  qu'elle  émane  du  ministre  qu'il  s'agit  de  renverser. 
L'esprit  de  parti  est  le  plus  grand  fléau  des  peuples  con- 
stitutionnels. Par  les  obstacles  incessants  qu'il  oppose  à 
l'administration,  il  empêche  le  bien  de  se  réaliser  à  l'inté- 
rieur;  et  comme  il  cherche   son   principal  point  d'appui 
dans  les  questions  extérieures,  que  sa  tactique  est  de  les 
'envenimer  pour  montrer  que  le  cabinet  es.t  incapable  de 
les  conduire,  il  s'ensuit  que  l'esprit  de  parti,  dans  l'oppo- 
sition, place  la  nation  dans  un  antagonisme  perpétuel  avec 
les  autres  peuples  et  dans  un  danger  de  guerre  toujours 
imminent. 


IMUODUCTION.  71 

D'un  autre  côté,  l'esprit  de  parti,  aux  bancs  ministériels, 
n'est  ni  moins  aveugle  ni  moins  compromettant.  Puisque 
les  existences  ministérielles  ne  se  décident  plus  par  l'habi- 
leté ou  l'impéritie  de  leur  administration,  mais  à  coup  de 
boules,  résolues  à  être  noires  ou  blanches  quand  même,  la 
grande  affaire,  pour  le  cabinet,  c'est  d'en  recruter  le  plus 
possible  par  la  corruption  parlementaire  et  électorale. 

La  nation  anglaise  a  souffert  plus  que  toute  autre  de  la 
longue  domination  de  l'esprit  de  parti,  et  ce  n'est  pas  pour 
nous  une  leçon  à  dédaigner  que  celle  que  donnent  en  ce 
moment  les  free-traders  qui,  au  nombre  de  plus  de  cent 
à  la  Chambre  des  communes^  sont  résolus  à  examiner 
chaque  mesure  en  elle-même,  en  la  rapportant  aux  prin- 
cipes de  la  justice  universelle  et  de  l'utilité  générale,  sans 
s'inquiéter  s'il  convient  à  Peel  ou  à  Russell,  aux  Torys  ou 
aux  Whigs  «|u'elle  soit  admise  ou  repoussée. 

Des  enseignements  utiles  et  pratiques  me  semblent  devoir 
encore  résulter  de  la  lecture  de  ce  livre.  Je  ne  veux  point 
parler  des  connaissances  économiques  qu'il  est  si  propre  à 
répandre.  J'ai  maintenant  en  vue  la  tactique  constitution- 
nelle pour  arriver  à  la  solution  d'une  grande  question  na- 
tionale, en  d'autres  termes  Yai^t  de  V agitation.  Nous  sommes 
encore  novices  en  ce  genre  de  stratégie.  Je  ne  crains  pas 
de  froisser  l'amour-propre  national  en  disant  qu'une  longue 
expérience  a  donné  aux  Anglais  la  connaissance,  qui  nous 
manque,  des  moyens  par  lesquels  on  arrive  'à  faire  triom- 
pher un  principe,  non  par  une  échauffourée  d'un  jour, 
mais  par  une  lutte  lente,  patiente,  obstinée;  par  la  discus- 
sion approfondie,  par  l'éducation  de  l'opinion  publique.  Il 
est  des  pays  où  celui  qui  conçoit  l'idée  d'une  réforme  com- 
mence par  sommer  le  gouvernement  de  la  réaliser,  sans 
s'inquiéter  si  les  esprits  sont  prêts  à  la  recevoir.  Le  gouver- 
nement dédaigne,  et  tout  est  dit.  En  Angleterre,  l'homme 
qui  a  une  pensée  qu'il  croit  utile  s'adresse  à  ceux  de  ses 


7  2  INTRODUCTION. 

concitoyens  qui  sympathisent  avec  la  même  idée.  On  se 
réunit,  on  s'organise,  on  cherche  à  faire  des  prosélytes  ;  et 
c'est  déjà  une  première  élaboration  dans  laquelle  s'évapo- 
rent bien  des  rêves  et  des  utopies.  Si  cependant  l'idée  a 
en  elle-même  quelque  valeur,  elle  gagne  du  terrain,  elle 
pénètre  dans  toutes  les  couches  sociales,  elle  s'étend  de 
proche  en  proche.  L'idée  opposée  provoque  de  son  côté 
des  associations,  des  résistances.  C'est  la  période  de  la  dis- 
cussion publique,  universelle,  des  pétitions,  des  motions 
sans  cesse  renouvelées  ;  on  compte  les  voix  du  Parlement, 
on  mesure  le  progrès,  on  le  seconde  en  épurant  les  listes 
électorales,  et,  quand  enfin  le  jour  du  triomphe  est  arrivé, 
le  verdict  parlementaire  n'est  pas  une  révolution,  il  n'est 
qu'une  <  onstatation  de  l'état  des  esprits  ;  la  réforme  de  la 
loi  suit  la  réforme  des  idées,  et  Ton  peut  être  assuré  que  la 
conquête  populaire  est  assurée  à  jamais. 

S  nis  ce  point  de  vue,  l'exemple  de  la  Ligue  m'a  paru 
mériter  d'être  proposé  à  notre  imitation.  Qu'on  me  per- 
mette de  citer  ce  que  dit  à  ce  sujet  un  voyageur  allemand. 

«  C'est  à  Manchester,  dit  M.  J.  G.  Kohi,  que  se  tiennent 
les  séances  permanentes  du  comité  de  la  Ligue.  Je  dus  à  la 
bienveillance  d'un  ami  de  pénétrer  dans  la  vaste  enceinte 
où  j'eus  l'occasion  de  voir  et  d'entendre  des  choses  qui  me 
surprirent  au  dernier  point.  George  Wilson  et  d'autres  chefs 
renommés  de  la  Ligue,  assemblés  dans  la  salle  du  Conseil, 
me  reçurent  avec  autant  de  franchise  que  d'affabilité,  ré- 
pondant sur-le-champ  à  toutes  mes  questions  et  me  met- 
tant au  fait  de  tous  les  détails  de  leurs  opérations.  Je  ne 
pouvais  m'empêcher  de  me  demander  ce  qui  adviendrait, 
en  Allemagne,  d'hommes  occupés  à  attaquer  avec  tant  de 
talent  et  de  hardiesse  les  lois  fondamentales  de  l'État.  Il  y 
a  longtemps  sans  doute  qu'ils  gémiraient  dans  de  sombres 
cachots,  au  heu  de  travailler  librement  et  audacieusement 
à  leur  grande  œuvre,  à  la  clarté  du  jour.  Je  me  demandais 


INTRODUCTION.  7  ?. 

encore  si,  en  Allemagne,  de  tels  hommes  admettraient  un 
étranger  dans  tous  leuft  secrels  avec  celte  franchise  et  cette 
cordialité. 

((  J'étais  surpris  de  voir  les  Ligueurs,  tous  hommes  pri- 
vés,, marchands,  fabricants,  littérateurs,  conduire  une 
grande  entreprise  politique,  comme  des  ministres  et  des 
hommes  d'État.  L'aptitude  aux  affaires  publiques  semble 
être  la  faculté  innée  des  Anglais.  Pendant  que  j'étais  dans 
la  salle  du  conseil,  un  nombre  prodigieux  de  lettres  étaient 
apportées,  ouvertes,  lues  et  répondues  sans  interruption  ni 
retard.  Ces  lettres,  affluant  de  tous  les  points  du  Royaume- 
Uni,  traitaient  les  matières  les  plus  variées,  toutes  se  rap- 
portant à  l'objet  de  l'associalion.  Quelques-unes  portaient 
les  nouvelles  du  mouvement  des  Ligueurs  ou  de  leurs  ad- 
versaires ;  car  l'œil  de  la  Ligue  est  toujours  ouvert  sur  les 
amis  comme  sur  les  ennemis.... 

«Par  l'intermédiaire  d'associations  locales,  formées  sur 
tous  les  points  de  l'Angleterre,  la  Ligue  a  étendu  mainte- 
nant son  influence  sur  tout  le  pays,  et  est  arrivée  à  un  de- 
gré d'importance  vraiment  extraordinaire.  Ses  festivals,  ses 
expositions,  ses  banquets,  ses  meetings  apparaissent  comme 
de  grandes  solennités  publiques Tout  membre  qui  con- 
tribue pour  50  1.  (1,250  fr.)  a  un  siège  et  une  voix  au  con- 
seil... Elle  a  des  comités  d'ouvriers,  pour  favoriser  la  pro- 
pagation de  ses  doctrines  parmi  les  classes  laborieuses;  et 
dus  comités  de  dames,  pour  s'assurer  la  sympathie  et  la 
coopération  du  beau  sexe.  Elle  a  des  professeurs,  des  ora- 
teurs qui  parcourent  incessamment  le  pays,  pour  souffler  le 
feu  de  l'agitation  dans  l'esprit  du  peup'e.  Ces  orateurs  ont 
fréquemment  des  conférences  et  des  discussions  publiques 
avec  les  orateurs  du  parti  opposé,  et  il  arrive  presque  tou- 
jours que  ceux-ci  sortent  vaincus  du  champ  de  bataille.... 
Les  Ligueurs  écrivent  directement  à  la  reine,  au  duc  de 
Wellington,  à  sir  Robert  Peel  et  autres  hommes  distinguée, 

lil.  5 


7  4  INTKODUCTION. 

et  ne  manquent  pas  de  leur  envoyer  leurs  journaux  et  des 
rapports  circonstanciés  et  toujours  -fidèles  de  leurs  opéra- 
tions. Quelquefois  ils  délèguent  auprès  des  hommes  les 
plus  éminents  de  l'aristocratie  anglaise  une  députation 
chargée  de  leur  jeter  à  la  face  les  vérités  les  plus  dures. 

«  On  pense  bien  que  la  Ligue  ne  néglige  pas  la  puissance 
de  ce  Briarée  aux  cent  bras,  la  Presse.  Non-seulement  elle 
répand  ses  opinions  par  l'organe  des  journaux  qui  lui  sont 
favorables  ;  mais  encore  elle  émet  elle-même  un  grand 
nombre  de  publications  périodiques  exclusivement  consa- 
crées à  sa  cause.  Celles-ci  contiennent  naturellement  le^ 
comptes  rendus  des  opérations,  des  souscriptions,  des 
meetings,  des  discours  contre  le  régime  prohibitif,  répé- 
tant pour  la  millième  fois  que  le  monopole  est  contraire  à 
Tordre  de  la  nature  et  que  la  Ligue  a  pour  but  de  faire  pré- 
valoir l'ordre  équitable  de  la  Providence.  —  ....  L'associa- 
tion pour  la  liberté  du  commerce  a  surtout  recours  à  ces 
pamphlets  courts  et  peu  coûteux,  appelés  tracts,  arme  fa- 
vorite de  la  polémique  anglaise  :  c'est  avec  ces  courtes  et 
populaires  dissertations,  à  deux  sous,  dues  à  la  plume  d'é- 
crivains éminents  tels  que  Gobden  et  Bright,  que  la  Ligue 
altaque  perpétuellement  le  public,  et  entretient  comme  une 
continuelle  fusillade  à  petit  plomb.  Elle  ne  dédaigne  pas 
des  armes  plus  légères  encore  ;  des  affiches,  des  placards 
qui  contiennent  des  devises,  des  pensées,  des  sentences, 
desaphorismes,  des  couplets,  graves  ou  gais,  philosophiques 
ou  satiriques,  mais  tous  ayant  trait  à  ces  deux  objets  pré- 
cis :  le  Monopole  et  le  Libre-Échange...  La  Ligue  et  l'anti- 
Ligue  ont  porlé  leur  champ  de  bataille  jusque  dans  les 
Abécédaires,  semant  ainsi  les  éléments  de  la  discussion  dans 
l'esprit  des  générations  futures. 

«  Toutes  les  pubhcations  de  la  Ligue  sont  non-seulement 
écrites,  mais  imprimées,  mises  sous  enveloppe  et  publiées 
dans  les  salles  du  comité  de  Manchester.  Je  traversai  une 


INTRODUCTION.  7  3 

foule  de  pièces  où  s'accomplissent  ces  diverses  opérations 
jusqu'à  ce  que  j'arrivai  à  la  grande  salle  de  dépôt,  où  livres, 
journaux,  rapports,  tableaux,  pamphlets,  placards,  étaient 
empilés,  comme  des  ballots  de  mousseline  ou  de  calicot. 
Nous  parvînmes  enfin  à  la  salle  des  rafraîchissements,  où 
le  thé  nous  fut  offert  par  des  dames  élégantes.  La  conver- 
sation s'engagea,  etc..  » 

Puisque  M.  Kohi  a  parlé  de  la  participation  des  dames 
anglaises  à  l'œuvre  de  la  Ligue,  j'espère  qu'on  ne  trouvera 
pas  déplacées  quelques  réflexions  à  ce  sujet.  Je  ne  doute 
pas  que  le  lecteur  ne  soit  surpris,  et  peut-être  scandalisé, 
de  voir  la  femme  intervenir  dans  ces  orageux  débals.  Il  sem- 
ble que  la  femme  perde  de  sa  grâce  en  se  risquant  dans 
cette  mêlée  scientifique  toute  hérissée  des  mots  barbares 
Tarifs^  Salaires,  Profits,  Monopoles.  Qu'y  a-t-il  de  com- 
mun entre  des  dissertations  arides  et  cet  être  éthéré,  cet 
ange  des  affections  douces,  cette  nature  poétique  et  dévouée 
dont  la  seale  destinée  est  d'aimer  et  de  plaire,  de  compatir 
et  de  consoler  ? 

Mais  si  la  femme  s'effraie  à  l'aspect  du  lourd  syllo- 
gisme et  de  la  froide  statistique,  elle  est  douée-  d'une  sa- 
gacité merveilleuse,  d'une  promptitude,  d'une  sûreté  d'ap- 
préciation qui  lui  font  saisir  le  côté  par  oii  une  entreprise 
sérieuse  sympathise  avec  le  penchant  de  son  cœur.  Elle  a 
compris  que  l'effort  de  la  Ligue  est  une  cause  de  justice  et 
de  réparation  envers  les  classes  souffrantes  ;  elle  a  compris 
que  l'aumône  n'est  pas  la  seule  forme  de  la  charité.  Nous 
sommes  toujours  prêtes  à  secourir  l'infortune,  disent-elles, 
mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  la  loi  fasse  des  in- 
fortunés. Nous  voulons  nourrir  ceux  qui  ont  faim,  vêtir 
ceux  qui  ont  froid  ;  mais  nous  applaudissons  à  des  efforts 
qui  ont  pour  objet  de  renverser  les  barrières  qui  s'interpo- 
sent entre  le  vêtement  et  la  nudité,  entre  la  subsistance  et 
l'inanition. 


7  6  INTRODUCTION. 

Et  d'ailleurs,  le  rôle  que  les  dames  anglaises  ont  su  pren- 
dre dans  l'œuvre  de  la  Ligue  n'est-il  pas  en  parfaite  har- 
monie avec  la  mission  de  la  femme  dans  la  société?  —  Ce 
sont  des  fêtes,  des  soirées  données  aux  free- traders  ;  — 
de  l'éclat,  de  la  chaleur,  de  la  vie,  communiqués  par  leur 
présence  à  ces  grandes  joutes  oratoires  où  se  dispute  le  sort 
des  masses  ;  —  une  coupe  magnifique  offerte  au  plus  élo- 
quent orateur  ou  au  plus  infatigable  défenseur  de  la  liberté. 

Un  philosophe  a  dit  :  «  Un  peuple  n'a  qu'une  chose  à 
«  faire  pour  développer  dans  son  sein  toutes  les  vertus, 
«  toutes  les  énergies  utiles.  C'est  tout  simplement  d'honorer 
{(  ce  qui  est  honorable  et  de  mépriser  ce  qui  est  méprisable.  » 
Et  quel  est  le  dispensateur  naturel  de  la  honte  et  de  la 
gloire?  C'est  la  femme  ;  la  femme,  douée  d'un  tact  si  sûr 
pour  discerner  la  moralité  du  but,  la  pureté  des  motifs^  la 
convenance  des  formes  ;  la  femme,  qui,  simple  spectateur 
de  nos  luttes  sociales,  est  toujours  dans  des  conditions 
d'impartialité  trop  souvent  étrangères  k  notre  sexe  ;  la 
femme,  dont  un  sordide  intérêt,  un  froid  calcul  ne  glace 
jamais  la  sympathie  pour  ce  qui  est  noble  et  beau;  la 
femme,  enfin,  qui  défend  par  une  larme  et  qui  commande 
par  un  sourire. 

Jadis,  les  dames  couronnaient  le  vainqueur  du  tournoi. 
La  bravoure,  l'adresse,  la  clémence  se  popularisaient  au 
bruit  enivrant  de  leurs  applaudissements.  Dans  ces  temps 
de  troubles  et  de  violences,  oîi  la  force  brutale  s'appesan- 
tissait sur  les  faibles  et  les  pelits,  ce  qu'il  était  bon  d'en- 
courager, c'était  la  générosité  dans  le  courage  et  la  loyauté 
du  chevalier  unie  aux  rudes  habitudes  du  soldat. 

Eh  quoi  !  parce  que  les  temps  sont  changés  ;  parce  que 
les  siècles  ont  marché  ;  parce  que  la  force  musculaire  a  fait 
place  à  l'énergie  morale;  parce  que  l'injustice  et  l'oppres- 
sion empruntent  d'autres  formes,  el  que  la  lutte  s'est  trans- 
portée du  champ  de  bataille  sur  le  terrain  des  idées,  la  mis- 


irSTUODLCTION.  7  7 

sion  de  la  femaie  sera  terminée  ?  Elle  sera  pour  toujours 
reléguée  en  dehors  du  mouvement  social  ?  Il  lui  sera  inter- 
dit d'exercer  sur  des  moeurs  nouvelles  sa  bienfaisante  in- 
fluence, et  de  faire  éclore,  sous  son  regard,  les  vertus  d'un 
ordre  plus  relevé  que  réclame  la  civilisation  moderne  ? 

Non,  il  ne  peut  en  être  ainsi.  Il  n'est  pas  de  degré  daua 
le  mouvement  ascensionnel  de  l'humanité,  oii  l'empire  de 
la  femme  s'arrête  à  jamais.  La  civilisation  se  transforme  et 
s'élève  ;  cet  empire  doit  se  transformer  et  s'élever  avec  elle, 
et  non  s'anéantir;  ce  serait  un  vide  inexplicable  dans  l'har- 
monie sociale  et  dans  l'ordre  providentiel  des  choses.  De 
nos  jours,  il  appartient  aux  femmes  de  décerner  aux  vertus 
morales,  à  la  puissance  intellectuelle,  au  courage  civil,  à  la 
probité  politique,  à  la  philanthropie  éclairée  ces  prix  ines- 
timables, ces  irrésistibles  encouragements  qu'elles  réser- 
vaient autrefois  à  la  seule  bravoure  de  l'homme  d'armes. 
Qu'un  autre  cherche  un  côté  ridicule  à  cette  intervention  de 
la  femme  dans  la  nouvelle  vie  du  siècle;  je  n'en  puis  voir 
que  le  côté  sérieux  et  touchant.  Oh  !  si  la  femme  laissait 
tomber  sur  Tabjection  politique  ce  mépris  poignant  dont 
elle  flétrissait  autrefois  la  lâcheté  militaire  !  si  elle  avait  pour 
qui  trafique  d'un  vote,  pour  qui  trahit  un  mandat,  pour  qui 
déserte  la  cause  do  la  vérité  et  de  la  justice,  quelques-unes 
de  ces  mortelles  ironies  dont  elle  eût  accablé,  dans  d'au- 
tres temps,  le  chevalier  félon  qui  aurait  abandonné  la  lice 
ou  acheté  la  vie  au  prix  de  l'honneur!...  Oh!  nos  luttes 
n'offi'iraient  pas  sans  doute  ce  spectacle  de  démoralisation 
et  de  turpitude  qui  contriste  les  cœurs  élevés,  jaloux  de  la 
gloire  et  de  la  dignité  de  leur  pays...  Et  cependant  il  existe 
des  hommes  au  cœur  dévoué,  à  l'intelligence  puissante; 
mais,  à  l'aspect  de  l'intrigue  partout  triomphante,  ils  s'en- 
vironnent d'un  voile  de  réserve  et  de  fierté.  On  les  voit, 
succombant  sous  la  répulsion  de  la  médiocrité  envieuse,  s'é- 
teindre dans  une  douloureuse  agonie,  décourages  et  mé- 


7  8  INTRODUCTION. 

connus.  Oh  !  c'est  au  cœur  de  la  femme  à  comprendre  ces 
natures  d'élite.  —  Si  l'abjection  la  plus  dégoûtante  a  faussé 
tous  les  ressorts  de  nos  institutions;  si  une  basse  cupidité, 
non  contente  de  régner  sans  partage,  s'érige  encore  effron- 
tément en  système;  si  une  atmosphère  de  plomb  pèse  sur 
notre  vie  sociale,  peut-être  faut-il  en  chercher  la  raison  dans 
ce  que  la  femme  na  pas  encore  pris  possession  de  la  mis- 
sion que  lui  a  assignée  la  Providence. 

En  essayant  d'indiquer  quelques-uns  des  enseiiiuements 
que  l'on  peut  retirer  de  la  lecture  de  ce  livre,  je  n'ai  pa& 
besoin  de  dire  que  j'en  attribue  exclusivement  le  mérite  aux 
orateurs  dont  je  traduis  les  discours,  car,  quant  à  la  traduc- 
tion, je  suis  le  premier  à  en  reconnaître  l'extrême  faiblesse  ; 
j'ai  affaibli  l'éloquence  des  Cobden,  des  Fox,  des  George 
Thompson  ;  j'ai  négligé  de  faire  connaître  au  public  fran- 
çais d'autres  puissants  orateurs  de  la  Ligue,  MM.  Moore, 
V'illiers  et  le  colonel  Thompson  ;  j'ai  commis  la  faute  de  ne 
pas  puiser  aux  sources  si  abondantes  et  si  dramatiques  des- 
débats  parlementaires;  enfin,  parmi  les  immenses  maté- 
riaux qui   étaient  à  ma  disposition,   j'aurais  pu   faire   un 
choix  plus  propre  à  marquer  le  progrès  de  Yagitation.  Pour 
tous  ces  défauts,  je  n'ai  qu'une  excuse  à  présenter  au  lec- 
teur. Le  temps  et  l'espace  m'ont  manqué,  l'espace  surtout  ; 
car,   comment   aurais-je   osé   risquer   plusieurs   volumes, 
quand  je  suis  si  peu  rassuré  sur  le  sort  de  celui  que  je  sou- 
mets au  jugement  du  public? 

J'espère  au  moins  qu'il  réveillera  quelques  espérances  au 
sein  de  l'école  des  économistes.  Il  fut  un  temps  oi^i  elle  était 
raisonnablement  fondée  à  regarder  comme  prochain  le 
triomphe  de  son  principe.  Si  bien  des  préjugés  existaient 
encore  dans  le  vulgaire,  la  classe  intelligente,  celle  qui 
se  livre  à  l'étude  des  sciences  morales  et  politiques,  en 
était  à  peu  près  affranchie.  On  se  séparait  encore  sur 
des   questions  d'opportunité,   mais,  en  fait  de  doctrines, 


INTRODUCTION.  7  9 

l'autorité   des  Smith    et   des  Say   n'était    plus  contestée. 

Cependant  vingt  années  se  sont  écoulées,  et  bien  loin  que 
l'économie  politique  ait  gagné  du  terrain,  ce  n'est  i)as  assez 
de  dire  qu'elle  en  a  perdu,  on  pourrait  presque  affirmer 
qu'il  ne  lui  en  reste  plus,  si  ce  n'est  l'étroit  espace  où  s'é- 
lève l'Académie  des  sciences  morales.  En  théorie,  les  bille- 
vesées les  plus  étranges,  les  visions  les  plus  apocalypti- 
ques, les  utopies  les  plus  bizarres  ont  envahi  toute  la  géné- 
ration qui  nous  suit.  Dans  l'application,  le  monopole  n'a 
fait  que  marcher  de  conquête  en  conquête.  Le  système  co- 
lonial a  élargi  ses  bases;  le  système  protecteur  a  créé  pour 
le  travail  des  récompenses  factices,  et  l'intérêt  général  a  été 
livré  au  pillage;  enfin,  l'école  économiste  n'existe  plus  qu'à 
l'état,  pour  ainsi  dire,  historique,  et  ses  livres  ne  sont  plus 
consultés  que  comme  les  monuments  qui  racontent  à  notre 
âge  les  pensées  d'un  temps  qui  n'est  plus. 

Cependant  un  petit  nombre  d'hommes  sont  restés  fidèles 
au  principe  de  la  liberté.  Ils  y  seraient  fidèles  encore  alors 
qu'ils  se  verraient  dans  l'isolement  le  plus  complet,  car  la 
vérité  économique  s'empare  de  l'âme  avec  une  autorité  qui 
ne  le  cède  pas  à  l'évidence  mathématique. 

Mais,  sans  abandonner  leur  foi  dans  le  triomphe  définitif 
de  la  vérité,  il  n'est  pas  possible  qu'ils  ne  ressentent  un  dé- 
couragement profond  à  Taspect  de  l'état  des  esprits  et  de  la 
marche  rétrograde  des  doctrines.  Ce  sentiment  se  mani- 
feste dans  un  livre  récemment  publié,  et  qui  est  certaine- 
ment l'œuvre  capitale  qu'a  produite  depuis  1830  l'école 
économiste.  Sans  sacrifier  aucun  principe,  on  voit,  à  cha- 
que ligne,  que  M.  Dunoyer  en  confie  la  réalisation  à  un 
avenir  éloigné;  alors  qu'une  dure  expérience,  à  défaut  de 
la  raison,  aura  dissipé  ces  préjugés  funestes  que  les  intérêts 
privés  entretiennent  et  exploitent  avec  tant  d'habileté. 

Datis  ces  tristes  circonstances,  je  ne  puis  m'empêcher 
d'espérer  que  ce  livre,  malgré  ses  défauts,  offrira  bien  des 


s  0  IMTIIODUCTION. 

consolations,  réveillera  bien  des  espérances,  ranimera  le 
zèle  et  le  dévouement  an  cœur  de  mes  amis  politiques,  en 
leur  montrant  que  si  le  flambeau  de  la  vérité  a  pâli  sur  un 
point,  il  jette  sur  un  autre  un  éclat  irrésistible;  que  l'huma- 
nité ne  rétrograde  pas,  mais  qu'elle  progresse  à  pas  de  géant, 
et  que  le  temps  n'est  pas  éloigné  où  l'union  et  le  bien-être 
des  peuples  seront  fondés  sur  une  base  immuable  :  La  libre 
et  fraternelle  communication  des  hommes  de  toutes  les  régions^ 
de  tous  les  climats  et  de  toutes  les  races. 


COBDEN  ET  LA  LIGUE 


ou 


L'AGITATION   ANGLAISE 


La  Ligue  (ut  fondée  à  Mnnchester  en  1838.  Ce  ne  Fut 
tju'en  1843  qu'elle  commença  ses  opérations  dans  la  mé- 
tropole, et  nous  n'avons  pas  cru  devoir  remonter  plus  haut 
dans  le  compte  rendu  de  ses  travaux.  C'eût  été,  sans  doute, 
réclamer  du  lecteur  plus  d'attention  qu'il  n'est  disposé  à 
nous  en  accorder.  —  Cependant,  avant  de  suivre  la  Ligne 
à  Londres,  nous  avons  jugé  utile  de  traduire  le  discours 
prononcé  à  Manchester,  par  M.  Codben,  en  octobre  1842, 
parce  qu'il  résume  les  progrès  accomplis  jusque-là  et  'es 
plans  ultérieurs  de  cette  puissante  association. 

M.  CoBDEN.  —  Monsieur  le  président,  ladies  et  gentlemen  : 
C'est  pour  l'avenir  de  notre  cause  une  circonstance  d'un  augure 
favorable  que  de  voir  tant  de  personnes  distinguées,  et  particu- 
lièrement un  si  grand  nombre  de  dames  réunies  dans  cette  en- 
ceinte. Je  me  réjouis  surtout  d'y  aperce\oir  de  nombreux  repré- 
sentants de  la  classe  ouvrière.  (Applaudissements.)  J'ai  entendu 
avec  satisfaction  les  rapports  qui  nous  ont  été  lus  et  qui  ne  laissent 
aucun  doute  sur  les  progrès  que  nous  avons  faits,  non-seule- 
ment dans  cette  cité,  mais  dans  toutes  les  parties  du  royaume. 
Parmi  ces  rapports,  il  en  est  un  qui  exige  que  je  m'y  arrèle  un 

5. 


8  2  COBDtN    ET    LA    LIGUE 

instant.  M.  Murray  a  fait  allusion  au  mécontentement  qu'a 
excité  parmi  les  fermiers  la  baisse  des  produits  agricoles.  De 
graves  erreurs  ont  prévalu  à  ce  sujet.  Les  fermiers  se  plaignent 
amèrement  de  ce  qu'ils  n'obtiennent  plus,  pour  leurs  bestiaux, 
le  priv  accoutumé,  et  ils  s'en  prennent  à  ce  que  les  change- 
ments introduits  récemment  dans  les  tarifs  par  sir  Robert  Peel 
auraient  amené  du  dehors  une  invasion  de  quadrupèdes.  — Je 
maintiens  que  c'est  là  une  illusion.  Tous  les  bestiaux  que  les 
étrangers  nous  ont  envoyés  ne  suffiraient  pas  à  alimenter  la 
consommation  de  Manchester  pendant  une  semaine.  La  baisse 
des  prix  provient  d'une  tout  autre  circonstance,  qu'il  est  utile 
de  signaler  parce  qu'elle  a  un  rapport  direct  avec  notre  cause. 
La  véritable  raison  de  cette  baisse,  ce  n'est  pas  l'importance  des 
arrivages  du  dehors,  mais  la  ruine  complète  à  l'intérieur  de  la 
clientèle  des  fermiers.  (Écoutez  !  écoulez  !)  J'ai  fait  des  recher- 
ches à  ce  sujet,  et  je  me  suis  assuré  qu'à  Dundee,  Leeds,  Ren- 
dais Carlisle,  Birmingham,  Manchester,  la  consommation  de  la 
viande,  comparée  à  ce  qu'elle  était  il  y  a  cinq  ans,  a  diminué 
d'un  tiers;  et  comment  serait-il  possible  qu'une  telle  dépression 
dans  le  pouvoir  de  consommer  n'amenât  une  dépression  rela- 
tive dans  les  prix?  Pour  nous,  manufacturiers,  qui  sommes 
accoutumés  à  nous  enquérir  du  sort  de  nos  acheteurs,  à  désirer 
leur  prospérité,  à  en  calculer  les  effets  sur  notre  propre  bien- 
être,  nous  n'aurions  point  conclu  comme  les  fermiers.  Quand 
notre  clientèle  décline,  quand  nous  la  voyons  privée  des  moyens 
de  se  pourvoir,  nous  savons  que  nous  ne  pouvons  qu'en  souf- 
frir comme  vendeurs.  Les  fermiers  n'ont  point  encore  appris 
cette  leçon.  Ils  s'imaginent  que  la  campagne  peut  prospérer 
quand  la  ville  décline.  (Écoutez  !  écoutez  !)  A  la  foire  de  Ches- 
ter,  le  fromage  est  tombé  de  20  sh.  le  quintal,  et  les  fermiers 
de  dire  :  u  II  y  a  du  Peel  là-dessous.  »  Mais  l'absurdité  de  cette 
interprétation  résulte  évidemment  de  ce  que  rien  n'a  été  changé 
au  tarif  sur  ce  comestible.  Le  prix  du  fromage,  du  lait,  du 
beurre  a  baissé,  et  pourquoi?  parce  que  les  grandes  villes  ma- 
nufacturières sont  ruinées  et  que  Stockport,  par  exemple,  paie 
en  salaires  7,000  L  s.  (I7o,000  fr.)  de  moins,  par  semaine,  qu'i 
ne  faisait  il  y  a  quelques  années.  Et -en  présence  de  tels  faits 


ou    L  AGITATION    A>GLAISE.  8  3 

qui  leur  crèvent  les  yeux,  comment  les  fermiers  peuvent-ils 
aller  quereller  sir  Robert  Peel,  et  chercher  dans  son  tarif  la 
cause  de  leur  adversilé?  Au  dernier  meeting  de  Waltham,  le 
duc  de  Rutland  a  essayé  de  nier  celte  dépréciation.  Il  a  eu  tt)rt  ; 
elle  est  réelle,  et  nous  ne  devons  pas  méconnaître  les  souffran- 
ces des  fermiers,  mais  leur  en  montrer  les  vraies  causes.  —  Il 
peut  paraître  étrange  que  ce  soit  moi  qui  vienne  ici  exonérer 
sir  Robert  des  reproches  que  lui  adressent  ses  propres  amis. 
Nous  ne  sommes  pas  plus  opposés  à  sir  Robert  Peel  qu'à  tout 
autre  minisire.  Nous  ne  sommes  pas  des  hommes  de  parti,  et 
s'il  se  rencontre  des  partis  politiques,  qu'ils  s'inlitulent  whigs 
ou  torys,  qui  s'efforcent  d'attribuer  à  sir  Robert  des  maux  ré- 
sultant de  la  mauvaise  politique  commerciale  adoptée  par  toutes 
les  administrations  successives  qui  ont  dirigé  les  affaires  de  ce 
pays,  il  est  de  notre  devoir  de  rendre  justice  à  sir  Robert  Peel 
lui-même,  et  de  remettre  les  fermiers  sur  la  bonne  voie.  (Ap- 
plaudissements.) 

L'orateur  décrit  ici  la  détresse  des  villes  manufacturières 
et  continue  ainsi  : 

On  s'en  prend  encore,  de  nos  souffrances,  au  tarif  récemment 
adopté  par  les  Étals-Unis,  et  les  journaux  du  monopole  ne  se  font 
faute  de  railler,  à  ce  sujet,  la  législation  américaine.  Mais  s'ils 
étaient  sincères  lorsqu'ils  professent  que  nous  devons  nous  suf- 
fire à  nous-mêmes,  et  pourvoir  directement  à  tous  nos  besoins 
par  le  travail  national,  assurément  ils  devraient  reconnaître  que 
celle  politique,  qui  est  bonne  pour  nous,  est  bonne  pour  les 
autres,  et  en  saluer  avec  joie  l'avènement  parmi  toutes  les  na- 
tions du  globe.  Mais  les  voilà  qui  invectivent  les  Américains 
parce  qu'ils  agissent  d'après  nos  propres  principes.  (Applaudis- 
sements.) Eh  bien  !  qu'ils  plaident  notre  cause  au  point  de  vue 
américain  s'ils  le  trouvent  bon.  Nous  les  laisserons  dans  le  bour- 
bier de  leur  inconséqnence.  (Applaudissements.)  Mais  quelle  a 
été  l'occasion  de  ce  tarif?  Nous  ne  devons  pas  perdre  de  vue 
que  ce  sont  nos  fautes  qui  nous  ont  fermé  les  marchés  d'Amé- 
rique. Remontons  jusqu'à  1833.  A  cette  époque,  une  grande 
excitation  existait  aux  États-Unis  au  sujet  des  droits  élevés  im~ 


8  4  COBDEIS    ET    LA    LIGUE 

poses  aux  produits  de  nos  manufaclures;  le  m(5contentement 
était  extrême,  et  dans  un  des  États,  la  Caroline  du  Sud,  il  fut 
jusqu'à  i^e  manifesler  parla  réi  ellion.  11  s'ensuivit  qu'en  1833, 
la  législature  adopta  une  loi  selon  laquelle  les  droits  d'entrée 
devaient  être  abaissés  d'année  en  année^  de  manière  à  ce  qu'au 
bout  de  dix  ans  il  n'y  en  eût  aucun  qui  dépassât  le  maximum 
fixé  à  20  pour  cent.  Ce  terme  est  expiré  cet  été.  Eh  bien  !  qu'a 
fait  notre  gouvernement?  qu'a  fait  noire  pays  pour  répondre  à 
cette  politique  libérale  et  bienveillante?  Hélas!  un  fait  si  im- 
portant n'a  pas  plus  excité  l'attention  de  nos  gouvernements 
successifs,  et  je  suis  fâché  de  le  dire,  du  peuple  lui-môme,  que 
s'il  se  fût  passé  dans  une  autre  planète.  Nous  n'avons  eu  aucun 
égard  aux  tentatives  qu'ont  faites  les  Américains  pour  raviver 
nos  écbang^'s  réciproques.  Maintenant  ils  se  mettent  à  consi- 
dérer les  effets  de  leur  politique,  et  qu'aperçoivent-ils  ?  c'est 
qu'au  bout  des  dix  ans,  leur  commerce  avec  ce  pays  est  moin- 
dre qu'il  n'était  avant  la  réduction.  Leur  coton,  leur  riz,  leur 
tabac  a  baissé  de  prix,  et  ce  sont  les  seules  choses  que  nous  con- 
sentons à  recevoir  d'eux.  Nous  avons  repoussé  leurs  céréales. 
Les  Américains  ont  donc  pensé  qu'ils  n'avaient  aucun  motif  de 
persévérer  dans  leur  politique,  et  il  a  été  facile  à  un  petit  nom- 
bre de  leurs  monopoleurs  manufacturiers  d'obtenir  de  nouvelles 
mesures  dont  l'effet  sera  d'exclure  du  continent  américain  les 
produits  de  nos  fabriques.  Cela  ne  fût  point  arrivé,  si  nous 
avions  tendu,  à  nos  frères  d'au  delà  de  l'Atlantique,  la  main  de 
réciprocité,  sous  forme  d'une  loi  libérale  qui,  admettant  leurs 
céréales,  aurait  intéressé  les  États  agricoles  de  l'Union  à  voler 
pour  nous,  au  lieu  de  voter  contre  nous.  Nous  eussions  ouvert 
à  leurs  céréales  un  débouché  décuple  de  celui  que  leur  offrent 
leurs  manufacturiers  monopoleurs.  Les  Américains  sont  gens 
avisés  et  clairvoyants;  et  quiconque  les  connaît  sait  bien  que 
jamais  ils  n'eussent  supporté  le  tarif  actuel,  si  nous  avions  ré- 
pondu à  leurs  avances,  et  reçu  leurs  produits  agricoles  en 
échange  de  nos  produits  manufacturés.  (Applaudissements.)  Je 
ne  veux  point  dire  que  les  Américains  ont  agi  sagement  en 
adoptant  ce  tarif;  il  n'a  pour  résultat,  à  leur  égard,  que  de  dé- 
truire leur  propre  revenu.  Mais  enfin  les  voilà,  d'un  côté,  se 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  8  5 

tordant  les  mains  à  Faspect  de  leurs  greniers  pliant  sous  le 
poids  des  récoltes  précédentes,  tandis  que  le  vent  agile  dans 
leurs  vastes  plaines  des  récoltes  nouvelles;  et  voici,  d'un  autre 
côté,  les  Anglais  contemplant,  les  bras  croisés,  leurs  magasins 
encombrés  et  leurs  usines  silencieuses.  Là,  on  manque  de  vête- 
ments, ici  on  meurt  de  faim,  et  des  lois  aussi  absurdes  eue  bar- 
bares s'fnterposent  entre  les  deux  pays  pour  les  empêcher  d'é- 
changer et  de  devenir  l'un  pour  l'autre,  un  débouché  réciproque. 
(Écoutez!  écoulez!)  Oh!  cela  ne  peut  pas  continuer.  Un  tel 
système  ne  peut  durer.  (Applaudissements.)  Il  répugne  trop  à 
l'instinct  naturel,  au  sens  commun,  à  la  science,  à  l'humanité, 
au  christianisme.  (Applaudissements.)  Un  tel  système  ne  peut 
durer.  (Nouveaux  applaudissements.)  Croyez  que,  lorsque  deux 
nations  telles  que  l'Amérique  et  l'Angleterre  sont  intéressées  à 
des  échanges  mutuels,  il  n'est  au  pouvoir  d'aucun  gouverne- 
ment de  les  isoler  à  toujours.  (Applaudissements.)  Et  je  crois 
sincèrement  que  dans  dix  ans  tout  ce  mécanisme  de  restriction, 
ici  comme  au  delà  des  mers,  ne  vivra  plus  que  dans  l'histoire. 
Je  ne  demande  que  dix  ans  pour  qu'il  devienne  aussi  impossi- 
ble aux  gouvernements  d'intervenir  dans  le  travail  des  hommes, 
de  le  restreindre,  de  le  limiter,  de  le  pousser  vers  telle  ou  telle 
direction,  qu'il  le  serait  pour  eux  de  s'immiscer  dans  les  affaires 
privées,  d'ordonner  les  heures  des  repas,  et  d'imposer  à  chaque 
ménage  un  plan  d'économie  domestique.  (Écoutez!  écoutez!) 
Il  y  a  précisément  le  même  degré  d'absurdité  dans  ce  système, 
que  dans  celui  qui  prévalait,  il  y  a  deux  siècles,  alors  que  la 
loi  réglait  la  grandeur,  la  forme,  la  qualité  du  linge  de  table, 
prescrivait  la  substitution  d'une  agrafe  à  un  bouton,  et  indi- 
quait le  lieu  où  devait  se  tisser  la  serge,  et  celui  où  devait  se 
fabriquer  le  drap  (Rires  et  applaudissements.)  C'est  là  le  prin- 
cipe sur  lequel  on  agit  encore.  Alors  on  intervenait  dans  l'in- 
dustrie des  comtés  ;  aujourd'hui  on  intervient  dans  l'indus- 
trie des  nations.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  on  viole  ce  que  je 
soutiens  être  le  droit  naturel  de  chacun  :  —  échanger  là  où  il 
lui  convient.  (Applaudissements.)  —  Messieurs,  ce  système,  cet 
abominable  système  ne  peut  pas  durer.  (Acclamations.)  C'est 
pourquoi  je  me  réjouis  que  nous  ayons  entrepris  de  venger  les 


8  G  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

lois  et  les  droits  de  la  nature,  en  employant  tous  nos  efforts 
pour  le  renverser.  (ApplaudissemenJs.)  Mais,  pour  arriver  au 
triomphe  de  notre  principe,  il  faut  d'abord  que  nous  détruisions, 
en  nous-mêmes  et  dans  le  pays,  les  préjugés  qui  lui  font  obsta- 
cle, car,  quoique  la  doctrine  que  nous  combattons  nous  appa- 
raisse, à  nous,  comme  évidemment  funeste  et  odieuse,  nous  ne 
devons  pas  oublier  qu'elle  prévaut,  dans  ce  monde,  à  peu  près 
depuiï!  qu'il  est  sorti  des  mains  du  Créateur.  Notre  rôle  est  vé- 
ritablement celui  de  réformateurs;  car  nous  sommes  aux  prises 
avec  le  monopole,  système  qui,  sous  une  forme  ou  sous  une 
autre,  remonte,  je  croii,  à  la  période  adamique,  ou  du  moins 
aux  temps  diluviens.  (Rires.)  Ce  ne  sera  pas  la  moindre  gloire 
de  l'Angleterre,  qui  a  donné  au  monde  des  institutions  libres, 
la  presse,  le  jury,  les  formes  du  gouvernement  représentatif, 
si  elle  est  encore  la  première  à  lui  donner  l'exemple  de  la  li- 
berté commerciale.  (Bruyantes  acclamations.)  Car,  ne  perdez 
pas  de  vue  que  ce  grand  mouvement  se  distingue,  parmi  tous 
ceux  qui  ont  agité  le  pays,  en  ce  qu'il  n'a  pas  exclusivement  en 
vue,  comme  les  autres,  des  intérêts  locaux,  ou  l'amélioration 
intérieure  de  notre  pairie.  Vous  ne  pouvez  triompher  dans  celte 
lutte,  sans  que  les  résultais  de  ce  triomphe  se  fassent  res- 
sentir jusqu'aux  extrémités  du  monde;  et  la  réalisation  de  vos 
doctrines  n'affectera  pas  seulement  les  classes  manufacturières 
et  commerciales  de  ce  pays,  mais  les  intérêts  matériels  et  mo- 
raux de  l'humanité  sur  toute  la  surface  du  globe.  (Applaudisse- 
ments.) Les  conséquences  morales  du  principe  de  la  liberté 
commerciale,  pour  lequel  nous  combattons,  m'ont  toujours 
paru,  parmi  toutes  celles  qu'implique  ce  grand  mouvement, 
comme  les  plus  imposantes,  les  plus  dignes  d'exciler  notre 
émulation  et  notre  zèle.  Fonder  la  liberté  commerciale,  c'est 
fonder  en  même  temps  la  paix  universelle,  c'est  relier  entre 
eux,  par  le  ciment  des  échanges  réciproques,  tous  les  peuples 
de  la  terre.  (Écoutez!  écoulez!)  C'est  rendre  la  guerre  aussi 
impossible  entre  deux  nations,  qu'elle  l'est  entre  deux  comtés 
de  la  Grande-Bretagne.  On  ne  verra  plus  alors  toutes  ces  vexa- 
tions diplomatiques,  et  deux  hommes,  à  force  de  protocoliser, 
par  un  combat  de  dextérité  entre  un  ministre  de  Londres  et 


ou  l'agitation  anglaise.  8  7 

un  ministre  de  Paris,  finir  par  envelopper  deux  grandes  na- 
tions dans  les  horreurs  d'une  lutte  sanglante.  On  ne  verra  plus 
ces  monstrueuses  absurditc^s,  alors  que  dans  ces  deux  grandes 
nations,  unies  comme  elles  le  seront  parleurs  mutuels  intérêts, 
chaque  comptoir,  chaque  magasin,  chaque  usine,  deviendra  le 
centre  d'un  système  de  diplomatie  qui  tendra  à  la  paix,  en  dépit 
de  tout  l'art  des  hommes  d'État  pour  faire  éclater  la  guerre. 
(Tonnerre  d'applaudissements.)  Je  dis  que  ce  sont  là  de  nobles 
et  glorieux  objets  qui,  s'ils  réclament  toute  l'énergie  du  sexe  à 
qui  reviennent  le  poids  et  la  fatigue  de  la  lutte,  méritent  aussi 
le  sourire  et  les  encouragements  des  dames  que  je  suis  heureux 
de  voir  autour  de  moi.  (Applaudissements  prolongés.)  C'est  une 
œuvre  qui  devait  nous  assurer,  et  qui  nous  a  valu,  en  etîet, 
l'active  coopération  de  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  pays  de  minis- 
tres chrétiens.  (Acclamations.)  Tel  est  l'objet  que  nous  avons  en 
VUS;,  et  gardons-nous  de  le  considérer  jamais,  ainsi  qu'on  le 
fait  trop  souvent,  comme  une  question  purement  pécuniaire, 
et  affectant  exclusivement  les  intérêts  d'une  classe  de  manufac- 
turiers et  de  marchands. 

Dans  le  cours  des  opérations  qui  ont  eu  lieu  au  commence- 
ment de  la  séance,  j'ai  appris,  avec  une  vive  satisfaction,  que, 
sous  les  auspices  de  notre  infatigable,  de  notre  indomptable 
président  (acclamations),  la  Ligue  se  prépare  à  une  campagne 
d'hiver  plus  audacieuse,  et  j'espère  plus  décisive  qu'aucune  de 
celles  qu'ait  jamais  entreprises  cette  grande  et  influente  asso- 
ciation. En  entrant  dans  les  bureaux,  j'ai  été  frappé  à  l'aspect 
de  quatre  énormes  colis  emballés  et  cordés  comme  les  lourdes 
marchandises  de  nos  magasins.  J'ai  pris  des  informations,  et 
l'on  m'a  dit  que  c'étaient  des  brochures,  —  environ  cinq  quin- 
taux de  brochures  —  adressées  à  quatre  de  nos  professeurs, 
pour  être  immédiatement  et  gratuitement  distribués.  (On  ap- 
plaudit.) J'ai  été  curieux  de  vérifier  dans  nos  livres  où  en  sont 
les  affaires,  en  fait  d'impressions.  —  L'impression  sur  coton, 
vous  le  savez,  va  mal,  et  menace  d'aller  plus  mal  encore;  mais 
l'impression  sur  papier  est  conduite  avec  vigueur,  sous  ce  toit, 
depuis  quelque  temps.  Denuis  trois  semaines  la  Ligue  a  reçu 
des  mains  des  imprimeurs    rois  cent  quatre-vingt  mille  bro- 


8  s  COBDEN    KT    LA    LlGl  E 

chures.  C'est  bien  quelque  chose  pour  l'œuvre  de  trois  semai- 
nes, mais  ce  n'est  rien  relativement  aux  besoins  du  pays.  Le 
peuple  a  soif  d'information  ;  de  toutes  parts  on  demande  des 
brochures,  des  discours,  des  publications;  on  veut  s'éclairer 
sur  ce  grand  débat.  Dans  ces  circonstances,  je  crois  qu'il  nous 
suffit  de  faire  connaître  au  public  les  moyens  d'exécution  dont 
nous  pouvons  disposer,  —  que  la  moisson  est  prête,  qu'il  ne 
manque  que  des  bras  pour  l'engranger,  —  et  le  public  uîcttra 
en  nos  mains  toutes  les  ressources  nécessaires  pour  conduire 
notre  campagne  d'hiver,  avec  dix  fois  plus  d'énergie  que  nous 
n'en  avons  mis  jusqu'ici.  Nous  dépensons  100  1.  s.  par  semaine, 
à  ce  que  je  comprends,  pour  agiter  la  question,  il  faut  en  dé- 
penser 1,000  par  semaine  d'ici  à  février  prochain.  Je  crains 
que  Manchester  ne  se  soit  un  peu  trop  attribué  le  monopole  de 
cette  lutte.  Quel  que  soit  l'honneur  qui  lui  en  revienne,  il  ne 
faut  pas  que  Manchester  monopolise  toutes  les  invectives  de  le 
Presse  privilégiée.  Ouvrons  donc  cordialement  nos  rangs  à  ceux 
de  nos  nombreux  concitoyens  des  autres  comtés,  qui  désirent, 
j'en  suis  sûr,  devenir  nos  collaborateurs  dans  cette  grande  œu- 
vre. Leeds,  Birmingham,  Glasgow,  Sheffield  ne  demandent  pas 
mieux  que  de  suivre  Manchester  dans  la  lice.  Cela  est  dans  le 
caractère  anglais.  Ils  ne  souffriront  pas  que  nous  soyons  les 
seuls  à  les  délivrer  des  étreintes  du  monopole;  ce  serait  s'en- 
gager d'avance  à  se  reconnaître  redevables  envers  nous  de  tout 
ce  qui  peut  leur  échoir  de  liberté  et  de  prospérité,  et  il  n'est 
pas  dans  le  caractère  des  Anglais  de  rechercher  le  fardeau  de 
telles  obligations.  Que  font  nos  compatriotes  dans  les  luttes 
moins  glorieuses  de  terre  et  de  mer?  Avez-vous  entendu  dire, 
avez-vous  lu  dans  Thistoire  de  votre  pays,  qu'ils  laissent  à  un  vais- 
seau ou  à  un  régiment  tout  l'honneur  de  la  victoire?  Non,  ils 
se  présentent  devant  l'ennemi,  et  demandent  qu'on  les  place  à 
Tavant-garde.  —  Il  en  sera  ainsi  de  Leeds,  de  Glasgow,  de  Bir- 
mingham; offrons-leur  une  place  honorable  dans  nos  rangs.  — 
Messieurs,  la  première  considération,  c'est  le  nerf  de  la  guerre. 
Il  faut  de  l'argent  pour  conduire  convenablement  une  telle  en- 
treprise. Je  sais  que  noire  honorable  ami,  qui  occupe  le  fau- 
teuil, a  dans  les  mains  un  plan  qui  nova  à  rien  moins,  vous  al- 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  8  9 

lez  être  surpris,  qu'à  demander  au  pays  un  subside  de  50,000 1.  s. 
(Écoutez!  écoutez!)  C'est  juste  un  million  de  shillings;  et, 
si  deux  millions  de  signatures  ont  réclamé  l'abrogation  de  la 
loi-céréale,  quelle  difficulté  peut  présenter  le  recouvrement 
d'un  million  de  shillings?...  —  Ladies  et  gentlemen,  ce  à  quoi 
nous  devons  aspirer,  c'est  de  disséminer  à  profusion  tous  ces 
trésors  d'informations  enfouis  dans  les  enquêtes  parlementaires 
et  dans  les  œuvres  des  économistes.  Nous  n'avons  besoin  ni  de 
force,  ni  de  violence,  ni  d'exhibition  de  puissance  matérielle 
(applaudissements);  tout  ce  que  nous  voulons,  pour  assurer  le 
succès  de  notre  cause,  c'est  de  mettre  en  œuvre  ces  armes  bien 
plus  efficaces,  qui  s'attaquent  à  l'esprit.  Puisque  j'en  suis  sur  ce 
sujet,  je  ne  puis  me  dispenser  de  vous  recommander  la  récente 
publication  des  œuvres  du  colonel  Thompson  (applaudisse- 
ments) ;  c'est  un  arsenal  qui  contient  plus  d'armes  qu'il  n'en 
faut  pour  atteindre  notre  but,  si  elles  étaient  distribuées  dans 
tout  le  pays.  U  n'est  si  chétif  berger  qui,  pour  abattre  le  Goliath 
du  monopole,  n'y  trouve  un  caillou  qui  aille  à  son  bras.  Je  ne 
saurais  élever  trop  haut  ceux  de  ces  ouvrages  qui  se  rapportent 
à  notre  question.  Le  colonel  Thompson  a  été  pour  nous  un  trésor 
caché.  Nous  n'avons  ni  apprécié  ni  connu  sa  valeur.  Ses  écrits, 
publiés  d'abord  dans  la  Eevue  de  Westminster,  ont  passé  ina- 
perçus pour  un  grand  nombre  d'entre  nous.  U  vient  de  les  réu- 
nir en  corps  d'ouvrage,  en  six  volumes  complets,  au  prix  de 
sacrifices  pécuniaires  très-considérables,  dont  je  sais  qu'il  n'a 
guère  de  souci,  pourvu  qu'ils  fassent  progresser  la  bonne  cause. 
Je  n'hésite  pas  à  reconnaître  que  tout  ce  que  nous  disons,  tout 
ce  que  nous  écrivons  aujourd'hui,  a  été  mieux  dit  et  mieux 
écrit,  il  y  a  dix  ans,  par  le  colonel  Thompson.  U  n'est  que  lieu- 
tenant-colonel dans  l'armée,  à  ce  que  je  crois,  mais  c'est  un 
vrai  Bonaparte  dans  la  grande  cause  de  la  liberté.  Cette  cause, 
nous  la  ferons  triompher  en  propageant  les  connaissances  qui 
sont  exposées  dans  ses  ouvrages,  en  les  publiant  par  la  voie  des 
journaux  et  des  revues,  en  les  placardant  aux  murs  de  tous  les 
ateliers,  afin  que  le  peuple  soit  forcé  de  lire  et  de  comprendre. 
Qu'on  ne  dise  pas  que  de  tels  moyens  manquent  d'efficacité.  Je 
sais  qu'ils  sont  tout-puissants.   (Applaudissements.)  Je  ne  suis 


9  0  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

certainement  pas  entré  à  la  chambre  des  communes  sous  l'in- 
fluence de  préventions  favorables  à  celte  assemblée,  mais  je 
puis  dire  qu'elle  n'est  pas  une  représentation  infidèle  de  l'opi- 
nion publique.  Cette  assertion  vous  étonne;  mais  songez  donc 
que,  sur  cent  personnes^  il  y  en  a  quatre-vingt-dix-neuf  qui  ne 
concourent  en  rien  à  la  formation  de  l'opinion  publique;  elles 
ne  veulent  pas  penser  par  elles-mêmes.  (Applaudissements.)  A 
ce  point  de  vue,  je  dis  que  la  chambre  des  communes  repré- 
sente assez  fidèlement  l'esprit  du  pays.  Ne  répond-elle  pas  d'ail- 
leurs aux  moindres  changements  de  l'opinion,  avec  autant  de 
sensibilité  et  de  promptitude  qu'en  met  le  vaisseau  à  obéir  au 
gouvernail?  Voulez-vous  donc  emporter,  dans  la  chambre  des 
communes,  quelque  question  que  ce  soit?  Instruisez  le  peuple, 
élevez  son  intelligence  au-dessus  des  sophismes  qui  sont  en 
usage  au  Parlement  sur  cette  question  ;  que  les  orateurs  n'osent 
plus  avoir  recours  à  de  tels  sophismes,  dans  la  crainte  d'une 
juste  impopularité  au  dehors,  et  la  réforme  se  fera  d'elle-même. 
(Applaudissements.)  C'est  ce  qui  a  été  fait  déjà  à  l'occasion  de 
grandes  mesures,  et  c'est  ce  que  nous  ferons  encore.  (Applau- 
dissements.) Ne  craignez  pas  que,  pour  obéir  à  la  voix  du  peu- 
ple, le  Parlement  attende  jusqu'à  ce  que  la  force  matérielle 
aille  frapper  à  sa  porte.  Les  membres  de  la  Chambre  ont  cou- 
tume d'interroger  de  jour  en  jour  l'opinion  de  leurs  consti- 
tuants, et  d"y  conformer  leur  conduite.  Ils  peuvent  bien  traiter, 
avec  un  mépris  affecté,  les  efforts  de  cette  association,  ou  de 
toute  autre,  mais  soyez  sûrs  qu'en  face  de  leurs  commettants 
ils  seront  rampants  comme  des  épagneuls.  (Rires  et  bruyants 
applaudissements.) 

Tout  nous  encourage  donc  à  faire,  pendant  cette  session,  un 
effort  herculéen.  —  Je  m'entretenais  aujourd'hui  avec  un  gen- 
tleman de  cette  ville  qui  ariive  de  Paris.  Il  a  traversé  la  Manche 
avec  un  honorable  membre,  créature  du  duc  de  Buckingham. 
«  Dans  mon  opinion,  disait  l'honorable  député,  le  droit  actuel 
sur  les  céréales  sera  converti  en  un  droit  fixe,  dans  une  très- 
prochaine  session,  et  j'espère  que  ce  droit  sera  assez  modéré 
pour  être  permanent.  »  —  Mais  quant  à  nous,  veillons  à  ce 
qu'il  n'y  ait  pas  de  droit  du  tout.   (Applaudissements.)  Si  nous 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  91 

avons  pu  amener  une  créature  du  duc  de  Buckingham  à  dési- 
rer une  taxe  assez  modérée  pour  que  ces  messieurs  soient  sûrs 
de  la  conserver,  quelques  efforts  déplus  suffiront  pour  convain- 
cre les  fermiers  qu'ils  n'ont  à  attendre  ni  stabilité,  ni  loyale  sti- 
pulation de  rentes,  ni  apaisement  de  l'agitalion  actuelle,  jus- 
qu'à ce  que  tous  droits  protecteurs  soient  entièrement  abrogés. 
C'est  pourquoi  je  vous  dis  :  Attachez-vous  à  ce  principe  :  ahro- 
gaiion  totale  et  immédiate.  (Applaudissements.)  N'abandonnez 
jamais  ce  cri  de  ralliement  :  abrogation  totale  et  immédiate  l  II  y 
en  a  qui  pensent  qu'il  vaudrait  mieux  transiger  ;  c'est  une 
grande  erreur.  Rappelez-vous  ce  que  nous  disait  sir  Robert 
Peel,  à  M.  Villiers  et  à  moi  :  «  Je  conviens,  disait-il,  que,  comme 
avocats  du  rappel  *  total  et  immédiat,  vous  avez  sur  moi  un 
grand  avantage  dans  la  discussion,  »  Nous  séparer  de  ce  prin- 
cipe absolu,  ce  serait  donc  renoncer  à  toute  la  puissance  qu'il 
nous  donne,  —  etc. 


MEETING    HEBDOMADAIRE    DE   LA    LIGUE. 

IC  mars  1843. 

Une  brillante  démonstration  a  eu  lieu  bier  soir  au 
théâtre  de  Drury-Lane.  A  peine  le  bruit  s'est-il  répandu 
que  la  Ligue  devait  tenir  dans  cette  vaste  enceinte  sa  pre- 
mière séance  hebdomadaire,  que  les  cartes  d'entrées  ont 
été  enlevées.  La  foule  encombrait  les  avenues  et  les  cou- 
loirs de  l'édifice  longtemps  après  que  la  salle,  les  galeries 
et  le  parterre  étaient  occupés  par  la  réunion  la  plus  distin- 
guée et  la  mieux  choisie  dont  il  nous  ait  jamais  été  donné 

1  Le  mot  anglais  repeal  a  élé  mal  traduit  en  français  par  le  mol  rap- 
pel Repeal  signifie  :  abrogation  ,  révocation,  cessation.  L'usage  ayant 
maintenant  donné  le  même  sens  au  mot  rappel,  j'ai  cru  pouvoir  le  main- 
tenir. 


if  2  COBDh^    ET    LA    I  IGLE 

d'être  les  témoins.  —  Les  dames  assistaient  en  grand 
nombre  à  la  séance  et  paraissaient  en  suivre  les  travaux  avec 
le  plus  vif  intérêt. 

Nous  avons  remarqué  sur  l'estrade  MM.  Gobden,  m.  P.  ^ 
Williams,  m.  P.,  Ewart,  m.  P..  Thomely.  m.  P.,  Bowring, 
m.  P.,  Gibson,  m.  P.,  Leader,  m.  P.,  Ricardo.  m.  P., 
Scholefield,  m.  P.^  Wallace,  m.  P.,  Chrestie,  m.  P.,  Bright, 
m.  P.,  etc. 

M.  George  Wilson  occupe  le  fauteuil. 

Le  président  annonce  qu'il  est  prévenu  que  quelques  per- 
turbateurs se  sont  introduits  dans  l'assemblée  avec  le  projet 
d'oc  asionner  du  désordre,  soit  en  éteignant  le  gaz  ou  en 
criant  au  feu;  si  de  pareilles  manifestations  ont  lieu, 
que  chacun  se  tienne  sur  ses  gardes  et  reste  calme  à  sa 
place. 

M.  Ewart  parle  le  premier. 

M.  Gobden  lui  succède  (bruyants  applaudissemenis).  Il 
s'exprime  ainsi  : 

Monsieur  le  président,  ladies  et  gentlemen  :  J'ai  assisté  à  un 
grand  nombre  de  meetings  contre  les  lois-céréales  ^.  J'en  ai  vu 
d'aussi  imposants  par  le  nombre,  le  bon  ordre  et  l'enthou- 
siasme; mais  je  crois  qu'il  y  a  dans  cette  enceinte  la  plus  grande 
somme  de  puissance  intellectuelle  et  d'influence  morale  qui  se 
soit  jamais  trouvée  réunie  dans  un  édifice  quelconque,  pour 
le  progrès  delà  grande  cause  que  nous  avons  embrassée.  Plus 
cette  influence  est  étendue,  plus  est  grande  notre  je.-ponïabili!é 
à  l'égard  de  l'usage  que  nous  en  saurons  faire.  Je  me  sens  par- 
ticulièrement l'csponsable  des  quelques  minutes  pendant  les- 
quelles j'occuperai  votre  attention,  et  je  désire  les  faire  ser\jr 

1  iij.  P.,  abréviation  qui  signifie  menibie  du  parleiiient. 

^  J'ai  cru  pouvoir,  pour  aljréger,  transporter  dans  notre  langue  quel- 
ques-uns de  ces  mots  composés  de  deux  substantifs,  si  fréquents  en 
anglais,  et  sacrifier  la  logique  grammaticale  à  la  commodité. 


ou    L^AGITATION    ANGLAISE.  <j  3 

au  progr(^s  de  la  cause  commune.  Je  n'ai  jamais  aimé,  dans  au- 
cune circons lance,  à  faire  intervenir  des  personnalités  dans  la 
défense  d'un  grand  principe.  On  m'assure  cependant  qu'à  Lon- 
dres on  est  assez  enclin  à  ranger  les  opinions  politiques  sous  la 
bannière  des  noms  propres.  Peut-être,  au  milieu  du  perpétuel 
mouvement  d'idées  qui  s'agitent  dans  cette  vaste  métropole, 
cet  usage  a-1-il  prévalu,  afin  de  fixer  l'attention,  par  un  intérêt 
plus  incisif,  sur  les  questions  particulières.  Mais,  ce  dont  je  suis 
sûr,  c'est  que  ce  qui  a  fait  notre  succès  à  Manchester,  le  fera 
partout  où  la  nature  humaine  a  acquis  ces  nobles  qualités,  qui 
la  distinguent  au  sein  de  la  capitale  industrielle  du  Royaume- 
IJni,  je  veux  dire,  la  ferme  conviction  que,  si  l'on  se  renferme 
dans  la  défense  des  principes,  on  acquerra,  à  la  longue,  d'autant 
plus  d'influence,  qu'on  se  sera,  avec  plus  de  soin,  interdit  le 
dangereux  terrain  des  personnalités.  (Écoutez!  écoutez!)  Je 
suis  pourtant  forcé  de  revenir,  contre  ma  volonté,  sur  ce  qui 
vient  de  se  passer  à  la  chambre  haute.  Nous  avons  é(é  assaillis 
—  violemment,  amèrement,  malicieusement  assaillis,  —  par  un 
personnage  (lord  Brougham)  qui  fait  profession  de  partager  nos 
doctrines,  d'aimer,  d'estimer  les  membres  les  plus  éminents  de 
la  Ligue.  Je  vois,  dans  les  journaux  de  ce  matin,  un  long  dis- 
cours dont  les  deux  tiers  sont  une  continuelle  invective  contre 
la  Ligue,  dont  l'autre  tiers  est  consacré  à  défendre  ses  princi- 
pes. (Écoutez!)  Je  pense  que  le  plus  juste  châtiment  que  l'on 
pourrait  infliger  à  l'homme  éminent  qui  s'est  rendu  coupable 
de  la  conduite  à  laquelle  je  fais  allusion,  ce  serait  de  l'aban- 
donner à  ses  propres  réflexions;  car,  ce  qu'on  peut  découvrir 
de  plus  clair  dans  la  longue  diatribe  du  noble  lord,  c'est  que, 
quelque  mécontent  qu'il  soit  delà  Ligue,  il  est  encore  plus  mé- 
content de  lui-même.  Il  est  vrai  que  le  noble  et  docte  lord  n'a 
pas  été  très-explicite  quant  aux  personnes  contre  lesquelles  il  a 
entendu  diriger  ses  attaques  réitérées.  Eh  bien,  je  lui  épar- 
gnerai l'embarras  de  désignations  plus  spéciales,  en  prenant 
pour  moi  le  poids  de  ses  invectives  et  de  ses  sarcasmes.  (Ap- 
plaudissements.) Bien  plus,  il  a  attaqué  la  conduite  des  mem- 
bres de  notre  députalion  ;  il  a  blâmé  les  actes  des  minisires  de 
la  religion  qui  coopèrent  à  notre  œuvre.  Eh  bien,  je  me  porte 


9  4  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

fort  pour  cette  conduite  et  pour  ces  actes.  11  ne  s'est  pas  pro- 
noncé une  parole,  —  et  je  désire  qu'on  comprenne  bien  toute 
la  portée  de  celte  déclaration,  — il  n'a  pas  été  prononcé  une 
seule  parole  par  un  ministre  de  la  religion  dans  nos  à-i- 
semblées  et  nos  conférences,  dont  je  ne  sois  prêt  à  accepter 
toute  la  responsabilité,  pourvu  qu'on  ne  lui  prête  qu'une  in- 
terprétation  honnête   et  loy.ile J'ai  été   blâmé  de  n'avoir 

pas  récusé  le  langage  du  Rév.  M.  Bailey  de  Sheffield.  J'ai  été 
accusé  d'être  son  complice,  parce  que  je  ne  m'étais  pas  levé 
pour  répudier  l'imputation  dirigée  contre  lui  d'avoir  excité  le 
peuple  de  ce  pays  à  commettre  un  meurtre.  —  Eh,  mon  Dieu  ! 
cela  ne  m'est  pas  plus  venu  dans  la  pensée  que  d'aller  trouver 
le  lord-maire,  pour  cautionner  M.  Bailey  contre  une  accusation 
de  cannibalisme.  M.  Bailey,  objet  de  ces  imputations,  à  travers 
lesquelles  perce  le  désir  d'atteindre  et  de  détruire  la  Ligue,  est 
environné  de  respect  et  de  confiance  par  une  nombreuse  con- 
grégation de  chrétiens  qui  le  soutiennent  par  des  cotisations 
volontaires.  (Bruyants  applaudissements.)  C'est  un  homme  de 
zèle  ardent,  de  sentiments  élevés,  un  cœur  chaud  et  ami  du 
bien  public,  il  y  a  longtemps  qu'il  s'est  dévoué  à  une  œuvre  qui 
n'a  pas  d'exemple  dans  ce  pays,  la  fondation  d'un  collège  pour 
les  classes  laborieuses.  C'est  un  homme  d'un  talent  remarquable, 
supérieur.  — Mais  à  travers  ces  belles  qualités,  il  peut  manquer 
de  ce  tact,  de  cette  discrétion  qui  nous  est  si  nécessaire,  à  nous 
qui  savons  à  quelle  sorte  d'ennemis  et  de  faux  amis  nous  avons 
affaire.  Il  n'eut  pas  plutôt  prononcé  le  discours,  qui  a  élé  si  in- 
sidieusement commenté,  que  je  l'avertis  de  ce  qui  l'attendait. 
Maisnesouffronspas  que  ses  paroles  soient  défigurées.  M.  Bailey 
venait  d'avancer  que  la  dépression  morale  du  peuple  de  Shef- 
field était  la  conséquence  de  sa  détérioration  physique.  Pour 
établir  son  argumentation,  pour  montrer  la  profonde  désaf- 
fection des  basses  classes,  il  a  dit  qu'un  homme  s'était  vanté 
d'appartenir  à  une  société  de  cent  personnes,  qui  devaient 
tirer  au  sort  pour  savoir  qui  serait  chargé  d'assassiner  le  pre- 
mier ministre.  M.  Bailey  a  exprimé  son  indignation  à  cet 
égard,  en  termes  énergiques,  et  cela  était  à  peine  nécessaire. 
Et  voiLà  ce  dont  on  s'empare  pour  insinuer,  par  une  basse 


ou   L  AGITATION    ANGLAISE.  9  3 

calomnie,  que  M.  Bailey  est  engagé  dans  une  société  d'as- 
sassins? Il  est  temps  de  rejeter,  à  la  face  des  calomniateurs  de 
haut  et  de  bas  étage,  ces  fausses  imputations;  et  j'ai  honte  de 
ne  l'avoir  pas  fait  plus  tôt.  (Approbation.)  —  La  Ligue,  le  pays, 
l'univers  entier,  doivent  une  reconnaissance  profonde  aux 
ministres  dissidents  pour  leur  coopération  à  notre  grande  cause. 
(Bruyantes  acclamations.)  11  y  a  deux  ans,  sur  l'invitation  de 
leurs  frères,  sept  cents  ministres  de  ce  corps  respectable  se 
réunirent  à  Manchester  pour  protester  contre  les  lois- céréales, 
contre  ce  Code  de  la  famine;  et  il  est  à  ma  connaissance,  que 
quelques-uns  d'entre  eux  se  sont  éloignés  de  plus  de  deux  cents 
milles  de  leurs  résidences  pour  concourir  à  cette  protestation. 
Quand  des  hommes  ont  montré  un  tel  dévouement,  je  rougi- 
rais de  moi-même  si,  parla  considération  d'obligations  passées, 
j'hésitais  à  note  lever  pour  les  défendre.  (Acclamations.)  Mais  nous 
avons  perdu  assez  de  temps  au  sujet  du  noble  lord.  Je  pourrais 
gémir  sur  sa  destinée,  quand  je  compare  ce  qu'il  est  à  ce  qu'il  a 
été.  (Écoutez!  écoutez  !)  Je  n'ai  pas  oublié  ce  temps  où,  encore 
enfant,  je  me  plaisais  à  fréquenter  les  cours  dejudicature,  pour 
contempler,  pour  entendre  celui  que  je  regardais  comme  un  fils 
prédestiné  de  la  vieille  Angleterre.  Avec  quel  enthousiasme 
ne  mesuis-je  pas  abreuvé  de  son  éloquence  !  avec  quel  orgueil 
patriotique  n'ai-je  pas  suivi,  mesuré  tous  ses  pas  vers  les  hautes 
régions  où  il  est  parvenu  !  Et  qu'est-il  maintenant  t  hélas  !  un 
nouvel  exemple,  un  triste,  mais  éclatant  exemple  du  naufrage 
qui  attend  toute  intelligence  que  ne  préserve  pas  la  rectitude 
morale.  (Applaudissements.)  Oui,  nous  pourrions  le  comparera 
ces  ruines  majestueuses,  qui,  désormais,  loin  d'offrir  un  sûr  abri 
au  voyageur,  menacent  de  destruction  quiconque  ose  se  reposer 
sous  leur  ombre.  J'en  finis  avec  ce  sujet,  sur  lequel  je  n'aurais 
pas  détourné  votre  attention,  si  je  n'y  avais  été  provoqué,  et 
j'arrive  à  l'objet  principal  de  cette  réunion. 

Qu'est-ce  que  les  lois-céréales?  Vous  pûtes  le  comprendre  à 
Londres,  le  jour  où  elles  furent  votées,  il  n'y  eut  pas  alors  (18 15) 
un  ouvrier  qui  ne  pressentît  les  maux  horribles  qui  en  sont  sortis. 
Il  en  est  beaucoup  parmi  vous  à  qui  je  n'ai  pas  besoin  de  rap- 
peler cette  funèbre  histoire  ;  la  chambre  des  communes,  sous  la 


in,  COBDF.N    ET    LA    LIGUE. 

garde  de  soldais  armés^  la  foule  se  pressant  aux  avenues  du  Par- 
lement, les  députés  ne  pouvant  pénétrer  dans  l'enceinte  lé- 
gislative qu'au  péril  de  leur  vie 

Mais  sous  quel  prétexte  mainiient-on  ces  lois?  On  nous  dit  : 
Pour  que  le  sol  soit  cultivé,  et  que  le  peuple  trouve  ainsi  de 
l'emploi.  Mais,  si  c'est  là  le  but,  il  y  a  un  autre  moyen  de  l'at- 
teindre. —  Abrogez  les  lois-céréales,  et  s'il  vous  plaît  ensuite  de 
faire  vivre  le  peuple  par  le  moyen  des  taxes,  ayez  recours  à 
l'impôt,  el  non  à  la  disette  des  choses  mômes  qui  alimentent  la 
vie.  (Applaudissements.)  —  A  supposer  que  la  mission  du  légis- 
lateur soit  d'assurer  du  travail  au  peuple,  et,  à  défaut  de  travail, 
du  pain,  je  dis:  Pourquoi  commencer  par  imposer  ce  pain  lui- 
même?  Imposez  plutôt  les  revenus,  et  même,  si  vous  le  voulez, 
les  machines  à  vapeur  (rires),  mais  ne  gênez  pas  les  échanges, 
n'enchaînez  pas  l'industrie,  ne  nous  plongez  pas  dans  la  détresse 
où  nous  succombons,  sous  prétexte  d'occuper  dans  le  Dorsel- 
shire  quelques  manouvriers  à  7  sh.  par  semaine.  (Rires  et  ap- 
plaudissements.) Le  fermier  de  ce  pays  est  à  son  seigneur  ce 
qu'est  le  fellah  d'Egypte  à  Méhéni'^it-Ali.  Traversant  les  champs 
de  l'Egypte,  armé  d'un  fusil  et  accompagné  d'un  interprète,  je 
lui  demandais  commuent  il  réglait  ses  comptes  avec  le  pacha. 
«  Avez-vous  pris  des  arrangements  ?  »  lui  demandai-je.  —  Oh  ! 
me  répondit  il,  nos  arrangements  ont  à  peu  prés  la  portée  de 
votre  fusil  (rires);  et  quant  aux  comptes,  il  n'y  a  pas  d'autre 
manière  de  les  régler,  sinon  que  le  pacha  prend  tout,  et  nous 
laisse  de  quoi  ne  pas  mourir  de  faim.  (Rires  et  bruyantes  ac- 
clamations.) 

L'orateur  conlioue  pendant    longtemps.  —    M.   Bright 
lui   succède.  —  A  10  heures  le  président  ferme  la  séance. 


MKRTING    HEBDOMAnAIRK   DK    LA    LlGLf^. 
30  mars  18i3. 

Le  troisième  meeting  de  la  Ligue  contre  les  lois-céréales 
s'est  tenu  hier  au  théâtre  de  Drury-Lane.  La  vaste  enceinte 


ou    L  AGITATION    A^GLA1SE.  97 

avait  été  envahie  de  bonne  heure  par  une  société  des  plus 
distinguées. 

Nous  avons  remarqué  sui-  l'estrade  les  personnages  dont 
les  noms  suivent  :  iMM.  Villiers,  Gobden,  Napier,  Scholefield, 
James  Wilson,  Gisborne,  Elphinstone,  Ricardo,  etc. 

La  séance  est  ouverte  à  7  heures,  sous  la  présidence 
de  M.  George  Wilson. 

Le  président  justifie  le  comité  de  s'être  vu  forcé  de  refuser 
un  grand  nombre  de  billets.  La  salle  eût-elle  été  deux  fois 
plus  vaste,  elle  n'aurait  pas  pu  contenir  tous  ceux  qui  dési- 
raient assister  à  la  séance.  Des  arrangements  sont  pris  pour 
que  ceux  qui  n'ont  pu  être  admis  aujourd'hui  aient  leur 
tour  la  semaine  prochaine.  —  L'intention  de  votre  prési- 
dent était  de  vous  présenter  ce  soir  un  rapport  sur  les  pro- 
grès de  notre  cause.  Mais  la  liste  des  orateurs  qui  doivent 
prendre  la  parole  contient  des  noms  trop  connus  de  vous 
pour  que  je  veuille  retarder  le  plaisir  que  vous  vous  pro- 
«lettez  à  les  entendre.  La  tribune  sera  occupée  d'abord 
par  M.  James  Wilson  de  Londres  (applaudissements),  en- 
siiite  par  M.  W.  J.  Fox,  de  Finsburg  (applaudissements). 
Th.  Gisborne  (applaudissements),  et  enfin,  en  l'absence  de 
M.  Milner  Gibson  (représentant  de  Manchester),  que  de 
douloureuses  circonstances  empêchent  d'assister  à  la  réu- 
nion, j'aurai  le  plaisir  de  vous  présenter  l'honorable  M.  Ri- 
chard Gobden.   (Applaudissements  bruyants  et  prolongés.) 

M.  James  Wit.son  se  lève.  —  Après  l'annonce  que  vous  venez 
d'entendre,  je  me  sens  obligé  d'être  aussi  concis  que  possible 
dans  les  remarques  que  j'ai  à  vous  présenter,  et  je  me  renfer- 
merai strictement  dans  mon  sujet,  ayant  une  trop  haute  opinion 
de  ceux  qui  m'écoutent,  pour  croire  qu'un  autre  but  que  celui 
que  la  Ligue  a  en  vue,  les  a  détenninés  à  se  réunir  dans  cette 
enceinte.  Je  ne  m'écarlerai  donc  pas  des  principes  et  des  faits 
qu'implique  cette  grande  cause  nationale.  (Approbation.)  La 
question  est  celle-ci  :  Les  lois  qui  affectent  l'importation  des  cé- 
IM.  6 


9  8  COBDEN  ET    LA    LIGUE 

réaies  et  le  prix  des  aliments  du  peuple,  doivent-elles,  ou  non, 
être  maintenues?  Je  ne  fais  aucun  douter  que  l'opinion  publique, 
quelle  que  soit  celle  de  la  législature,  ne  les  regarde  comme  in- 
compatibles avec  l'élat  de  choses  actuel.  Qu'un  changement  dans 
cette  législation  soit  devenu  indispensable,  c'est  ce  qui  est  ad- 
mis par  toute  la  communauté,  sinon  par  le  Paiiement.  il  est  vrai 
que  l'opinion  se  divise  sur  la  nature  de  ce  changement.  Le  com- 
merce des  céréales  sera-t-il  entièrement  affranchi,  ou  soumis  à 
un  droit  fixe?  Dans  ces  derniers  temps,  le  système  du  droit  fixe 
a  rencontré  beaucoup  de  défenseurs  ^  La  protection  a  été  par 
eux  abandonnée,  et  le  principe  auquel  ils  adhèrent  est  celui  du 
droit  fixe,  non  point  en  tant  que  droit  protecteur,  mais  en  tant 
que  droit  fiscal.  Mais  la  Ligue  élève  contre  ce  droit,  renfermé 
dans  ces  limites,  une  objection  péremptoire,  savoir  qu'il  viole 
les  principes  d'après  lesquels  doit  se  prélever  le  revenu  public. 
Le  premier  de  ces  principes,  c'est  que  l'impôt  doit^  donner  la 
plus  grande  somme  possible  de  revenus  à  TÉtat,  avec  la  moin- 
dre charge  possible  sur  la  communauté.  Mais,  sous  l'un  etl'au- 
tre  rapport,  le  but  est  manqué  par  le  droit  fixe,  car  il  ne  peut 
produire  un  revenu  sans  agir  comme  protection,  en  élevant  le 
prix  des  céréales  de  tout  le  montant  du  droit  lui-même.  Aux 
époques  où  il  serait  efficace,  il  produirait  du  revenu,  mais  il 
élèverait  le  prix  des  grains.  Aux  époques  où  il  ne  serait  pas  effi- 
cace, il  n'influerait  pas  sur  le  prix^  mais  il  ne  remplirait  pas 
non  plus  le  but  du  chancelier  de  l'Échiquier.  On  a  dit  que  le 
droit  serait  supporté  par  l'étranger  et  non  parles  habitants  de 
ce  pays  ;  alors,  je  demande  pourquoi  fixer  le  droit  à  8  sh.  ?  Pour- 
quoi pas  10,  lo,  20  sh.  ?  C'est  une  grande  inconséquence  que 
de  répondre  :  Au  delà  de  8  sh.,  le  droit  restreindrait  lïmporta- 
lion;  à  20  sh.,  il  équivaudrait  à  une  prohibition.  Car,  n'en  ré- 
sulte-t-il  pas  ceci  :  que  8  sh.  laisse  plus  de  place  à  l'importa- 
tion que  10  sh.  ?  et  dès  lors  ne  suis-je  pas  fondé  à  dire  que 
l'importation  serait  plus  grande  avec  le  droit  de  5  sh.  j  plus 


1  Le  cabinet  Avhig  avait  proposé  un  droit  de  8  sh.  par  quarter.  Le 
droit  actuel  est  progressif;  de  I  sh.,  quand  le  blé  est  à  73  sh.,  il  s'élève 
à  20  sh.,  quand  le  blé  est  à  50  sh.  ou  au-dessous. 


ou  l'agitation  anglaise.  9  9 

grande  encore  avec  celui  de  2  sh.,  et  la  plus  grande  possible 
avec  la  liberté  absolue?  (Approbation.)  Il  n'y  a  pas  en  économie 
politique  de  proposition  mieux  établie  que  celle-ci  :Le  prix  va- 
rie suivant  la  proportion  de  Toffre  à  la  demande.  —  Si  la  liberté 
amène  de  plus  grands  approvisionnements  quele  droit  fixe,  il  est 
clair  que  celui-ci  restreint  l'offre,  élève  le  prix  et  agit  dans  le 
sens  de  la  protection.  C'est  pourquoi  je  comprendrais  qu'on  dé- 
fendît le  choit  fixe  en  tant  que  protecteur,  mais  je  ne  puis  com- 
prendre qu'on  le  soutienne  au  point  de  vue  du  revenu  public,  et 
comme  indifférent  à  toute  action  protectrice.  —  Un  droit  fixe 
serait  certainement  quelquefois  une  source  de  revenus;  autant 
on  en  peut  dire  du  droit  graduel  {sliding  scale).  Mais  la  question, 
pour  le  public,  est  précisément  de  savoir  si  c'est  là  un  mode 
juste  et  économique  de  prélever  l'impôt.  (Approbation.)  Les  par- 
tisans eux-mêmes  du  droit  fixe  conviennent  que  lorsque  le  fro- 
ment serait  arrivé  à  70  sh.  le  quartcr,'  il  faudrait  renoncera  la 
taxe  et  affranchir  l'importation.  C'est  avouer  qu'il  implique  tous 
les  inconvénients  de  l'échelle  mobile,  qu'il  nous  rejette  dans 
les  embarras  des  prix-moyens,  et  dans  tous  les  désavantages  du 
système  actuel  ^.  —  Je  crois  être  l'interprète  fidèle  des  mem- 
bres de  la  Ligue,  en  disant  que  le  blé  n'est  pas  une  matière 
qui  se  puisse  convenablement  imposer  ;  mais  s'il  doit  être  im- 
posé, la  taxe  doit  retomber  aussi  bien  sur  le  blé  indigène,  que 
sur  le  blé  étranger.  (Applaudissements).  Les  Hollandais  mettent 
une  taxe  de  9  deniers  sur  le  blé,  à  la  mouture.  Une  taxe  sembla- 
ble donnerait  autant  de  revenu  à  l'Échiquier  que  le  droit  de 
8  sh.  sur  le  blé  étranger,  et  elle  n'élèverait  le  prix  du  blé  pour 
le  consommateur,  que  de  9  deniers  au  lieu  de  8  sh.  —  Mais  le 
blé,  — ce  premier  aliment  de  la  vie,  —  est  la  dernière  chose 
qu'un  gouvernement  doive  imposer.  (Approbation.)  —  C'est  un 
des  premiers  principes  du  commerce,  que  les  matières  premiè- 
res ne  doivent  pas  être  taxées.  C'est  sur  ce  principe  que  notre 
législature  a  réduit  les  droits  sur  toutes  les  matières  premières. 


1  On  comprend  que  le  droit  se  proportionnant  au  prix,  il  faut  con- 
naître à  chaque  instant  ce  prix,  ce  qui  exige  un  appareil  administratif 
considérable. 


i  ^0  COBDlîN    ET    LA    LIGlE 

L'honorable  représentant  de  Dumfries  (M.  Ewart)  a  établi,  dans 
une  des  précédentes  séances,  que  le  blé  est  matière  première, 
et  cela  est  vrai.  Mais  il  y  a  plus,  c'est  la  principale  matière 
première  de  toute  industrie.  —  Prenez,  au  hasard,  un  des  arti- 
cles qui  s'exportent  le  plus  de  ce  pays,  l'acier  poli,  par  exemple, 
et  considérez  l'extrême  disproportion  qu'il  y  a  entre  la  valeur 
de  la  matière  première  et  le  prix  de  l'ouvrage  achevé.  —  De- 
puis le  moment  où  le  minerai  a  été  arraché  de  la  terre,  jus- 
qu'à celui  où  il  s'est  transformé  en  brillant  acier,  la  quantité  de 
travail  humain  qui  s'est  combinée  avec  le  produit  est  vraiment 
immense.  Or,  ce  travail  représente  des  aliments.  Les  aliments 
sont  donc  de  la  matière  première.  (Approbation.)  La  classe  agri- 
cole est  aveugle  à  cet  égard,  comme  aussi  sur  l'intérêt  dont  sont 
pour  elle  le  commerce  et  l'industrie  de  ce  pays.  C'est  pourtant 
ce  que  lui  montrent  clairement  les  faits  qui  se  sont  passés  Tan- 
née dernière.  En  1842,  nos  exportations  sont  tombées  de 
4,500,000  1.  s.  C'est  là  la  vraie  cause  de  la  détresse  qui  règne 
dans  nos  districts  agricoles  ;  car,  pour  combien  les  produits  de 
l'agriculture  entrent  ils  dans  ce  chiffre?  Le  fer,  la  soie,  la  laine, 
le  coton,  dont  ces  objets  auraient  été  faits,  ne  peuvent  être  es- 
timés à  plus  de  1,500,000  1.  Le  reste,  ou  trois  millions  de  livres 
auraient  été  dépensées  en  travail  humain;  et  le  travail,  je  le 
répète,  représente  des  aliments  ou  des  produits  agricoles  ;  en 
sorte  que,  sur  un  déficit  de  4,500,000  1.  dans  nos  exportations, 
la  part  de  perte  supportée  par  l'agriculture  est  de  trois  millions. 
(Assentiment.) 

On  a  beaucoup  parlé  de  la  dépendance  où  les  importations  nous 
placeraient  à  l'égard  des  nations  étrangères.  Mais  l'Angleterre 
devrait  être  la  dernière  des  nationsàrecourir  àun  tel  argument  ; 
car,  même  aujourd'hui,  il  est  bien  peu  de  choses  que  nous  ne 
tirions  pas  du  dehors,  et  le  commerce  extérieur  est  certaine- 
ment la  base  de  notre  prospérité  et  de  notre  grandeur.  Je  suis 
heureux  de  voir  que  le  président  du  conseil,  lord  Wharncliffe, 
abandonnant  enfin  cet  insoutenable  terrain,  reconnaisse  que  la 
protection  ne  peut  plus  être  soutenue  par  des  motifs  tirés  d'une 
fausse  vue  sur  ce  qui  constitue  l'indépendance  nationale.  Ce- 
pendant le  noble  lord,  arguant  de  ce  que  l'agriculture  s'est  amé- 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  10» 

liorée  depuis  vingt-cinq  ans,  sous  Tempire  des  lois-C(?réales,  a 
conclu  en  gént^ial  que  la  protection  cMait  nécessaire  au  perfec- 
tionnement de  l'industrie  nationale.  Mais,  en  fait,  depuis  vingt- 
cinq  ans,  il  n'est  aucune  branche  d'industrie  qui  soit  demeurt5e 
aussi  stationnaire  que  l'agricuilure.  Kt  qui  u  jamaisentendu 
parler  d'améliorations  agricoles,  si  ce  n'est  depuis  l'époque  ré- 
cente où  la  protection  est  menacée  ?  On  peut  voir  maintenant 
que  la  libre  concurrence  a  effectué  ce  que  la  protection  n'avait 
pu  faire,  et  que  la  Ligue  a  été  plus  utile  à  l'agriculture  que  la 
prohibition.  Je  crois  sincé'rement  que  lorsque  l'afiilationac- 
tuellesera  arrivée  au  jour  de  son  triomphe,  lesintércls  territo- 
riaux s'apercevront  qu'il  n'est  rien  à  quoi  ils  soient  plus  rede- 
vables qu'aux  efforts  de  la  Ligue.  (Approbation.)  L'argument 
fondé  sur  la  nécessité  de  protéger  l'industrie  nationale  me  paraît 
reposer  sur  une  illusion.  Je  ne  puis  faire  aucune  distinction 
entre  du  blé  d'Amérique  ou  du  comté  de  Kent,  pour  s'échan- 
ger contre  des  objets  manufacturés  en  Angleterre.  11  est  un  au- 
tre argument  dont  s'est  servi  lord  Wharncliffe  et  que  je  dois 
relever.  C'est  celui  lire  de  la  sur-production.  Nos  adversaires  at- 
tribuent toutes  nos  souffrances  à  la  sur-production.  Je  pense 
que  c'est  là  une  maladie  dont  nous  sommes  en  bon  train  de  gué- 
rir radicalement.  —  Reportons-nous  en  1838,  alors  que  survint 
la  première  mauvaise  récolte,  et  que,  par  suite,  la  loi-céréale 
fut  de  fait  ressuscitée,  puisqu'une  longue  succession  de  bonnes 
annéesl'avait  pour  ainsi  dire  enterrée.  Le  pays  a  mis  en  œuvre  : 

En  1838,     4,800,000  1.  de  soie  brute.  En  1842,    4,300,000  I. 

En  1838,    1,600,000  quintaux  de  lin.  En  1842,    1,100,000  q. 

En  1830,  56  millions  de  1.  de  laines  étr.      En  1842,  44  millions. 

C'est  là,  je  pense,  une  grave  atteinte  à  celte  surabondance  de 
production  qui  est  l'objet  de  tant  de  plaintes;  et  si  elle  était  la 
vraie  cause  de  nos  maux,  certes,  ils  commenceraient  à  disparaî- 
tre. Malheureusement,  il  se  trouve  qu'à  mesure  que  la  produc- 
tion diminue,  la  misère  et  l'inanition  s'élendent  sur  le  pays. 
Il  est  ensuite  devenu  de  mode  de  parler  de  réciprocité,  et  un 
sentiment  hostile  a  été  excité  contre  lespeuplcsélrangei'sromme 
s'ils  étaient  des  rivaux  dangereux  et  non  d'utiles  amis.  De  là  est 

6. 


J02  COBDEN    ET   LA   LIGUE 

née  cette  politique  de  notre  gouvernement,  qui  consiste  à  ne 
conférer  des  avantages  au  pays,  qu'à  la  condition  de  décider  les 
autres  nations  à  en  faire  autant.  Mais  l'Angleferie  ne  devrait 
pas  oublier  la  grande  influence  que  ses  lois  et  son  exemple  exer- 
cent sur  le  reste  du  monde.  Il  n'est  pas  possible  à  ce  pays  d'ac- 
croître ses  importations  sans  accroître  dans  le  mt^me  rapport  ses 
exportations  sous  une  forme  ou  sous  une  autre.  Que  ce  soit  en 
produits  manufacturés,  en  denrées  coloniales  ou  étrangères,  ou 
en  numéraire,  il  ne  se  peut  pas  que  ces  échanges  n'augmentent 
l'emploi  de  la  main-d'œuvre,  et  même,  lorsque  nous  payons 
les  marchandises  étrangères  en  argent,  cet  argent  représente  le 
produit  d'un  travail  national.  Il  est  tellement  impossible  de 
prévenir  les  transactions  internationales,  lorsqu'elles  sont  avan- 
tageuses ({ue,  pendant  la  dernière  guerre,  lorsque  les  armées 
de  Napoléon  et  les  flottes  de  l'Angleterre  étaient  levées  pour 
s'opposer  à  toutes  communications  entre  les  deux  peuples,  ce- 
pendant, dans  cette  même  année  1(S10,  le  Royaume-Uni  importa 
plus  de  blé  de  France  qu'il  n'avait  fait  à  aucune  autre  époque. 
D'un  autre  côté,  c'est  un  fait  historique  que  le  prince  de  Tal- 
leyrand,  chef  du  cabinet,  non-seulement  toléra  la  fraude  des 
marchandises  anglaises,  mais  encore  la  conseilla,  l'encouragea, 
et  même  en  tira  un  grand  profit  personnel;  en  sorte  que  les 
Français  étaient  vêtus  de  draps  anglais,  comme  les  Anglais 
étaient  nourris  de  blés  français,  témoignage  remarquable  de  la 
faiblesse  et  de  Timpuissance  des  gouvernements  quand  ils  pré- 
tendent contrarier  les  grands  intérêts  des  nations.  (Applaudis- 
sements.) 

On  a  récemment  fait  une  proposition  qui,  je  le  crois,  ne  rencon- 
trerapas  beaucoup  de  sympathie  dans  celte  enceinte.  On  a  parlé 
d'organiser  une  émigration  systématique  (murmures),  afin  de 
se  délivrer  des  embarras  d'une  excessive  multiplication  de  nos 
frères.  (Honte!  honte!)  Je  n'incrimine  pas  les  intentions.  Au 
bas  du  mémoire  adressé  à  ce  sujet  à  sir  Robert  Peel,  j'ai  vu 
figurer  le  nom  de  personnes  que  je  sais  être  incapables  de  rien 
faire  sciemment  qui  soit  de  nature  à  infliger  un  dommage,  soit 
au  pays,  soit  à  une  classe  de  nos  cojicitoyens.  Mais  il  s'agit  ici 
d'une  question  qui  veut  être  abordée  avec  prudence,  d'une 


ou   l'agitation    anglaise.  103 

question  d'où  peuvent  sortir  des  dangers  et  des  maux  sans  nom- 
bre. Avant  de  vous  faire  une  opinion  à  cet  égard,  laissez-moi 
mettre  sous  vos  yeux  quelques  documents  statistiques.  Depuis 
dix  ans,  six  cent  mille  Anglais  ont  émigré,  moitié  vers  les  États- 
Unis,  moitié  vers  nos  autres  possessions  répandues  sur  la  sur- 
face du  globe.  C'est  une  chose  surprenante  qu'après  deux  siècles 
d'émigration,  on  songe  aujourd'hui  pour  la  première  fois  à 
transformer  les  émigrants  en  acheteurs,  pour  leur  avantage 
comme  pour  celui  de  la  mère-pairie.  Il  y  a^  dans  les  établisse- 
ments de  l'Union  américaine,  une  population  composée  d'hom- 
mes qui  étaient  naguère  nos  compatriotes;  une  population 
qui,  tout  entière,  se  rattache  à  nous  par  les  liens  d'une  langue 
et  d'une  origine  communes;  elle  est  active,  industrieuse,  capa- 
ble de  beaucoup  produire  et  de  beaucoup  consommer;  n'est-ce 
pas  une  chose  étonnante  qu'avant  de  penser  à  la  renforcer,  on 
n'ait  pas  d'abord  songé  à  établir  entre  elle  et  nous  un  système 
d'échanges  libres?  J'en  dirai  autant  de  Java  avec  ses  sept  mil- 
lions, du  Brésil  avec  ses  huit  millions  d'habitants.  Ce  sont  là 
des  pays  riches  et  fertiles,  et  tout  ce  qu'il  y  a  cà  faire,  c'est  de 
leur  offrir  des  transactions  fondées  sur  la  base  d'une  juste  réci- 
procité. Il  n'en  faudrait  pas  davantage  pour  absorber  rapidement 
tout  le  travail  national  qui  se  trouve  maintenant  sans  emploi. 
(Applaudissements.) 

Il  règne  de  grandes  préventions  en  faveur  des  colonies.  Pen- 
dant la  guerre,  on  les  regarde  comme  les  soutiens  de  nos  forces 
navales.  En  temps  de  paix,  on  les  considère  commue  offrant  au 
commerce  les  débouchés  les  plus  étendus  et  les  mieux  assurés. 
Mais  qu'y  a-t-il  de  vrai  en  cela?  Ke  quart  seulement  de  nos 
exportations  va  aux  colonies^,  les  trois  quarts  sont  destinés  à 
l'étranger.  Je  ne  suis  point  anthipathique  aux  colonies,  mais  je 
proteste  contre  un  système  qui  courbe  la  métropole  sous  le  joug 
d'une  évidente  oppression.  (Applaudissements.)  La  production 
des  Antilles  est  tombée  de  trois  à  deux  millions  de  quintaux  de 
sucre.  Ce  n'est  pas,  comme  on  l'a  dit,  une  conséquence  de  l'é- 
mancipalion  des  noirs;  car  quoique  nos  exportations  dans  ces 
îles  aient  d'abord  descendu  à  2  millions  de  livres  sterling, 
elles  se  sont  depuis  relevées  à  3  millions  et  demi.  Mais  il  est 


1  0  4  COBDEN    ET    LA    LIGI  E 

absurde  que  ces  îles  prétendent  au  privilège  exclusif  d'appro- 
visionner de  sucre  notre  population  toujours  croiss^inle.  Aussi 
qu'est-il  arrivé?  Cet  approvisionnement  s'est  considérablement 
réduit,  et  tandis  qu'il  y  a  vingt  ans,  la  consommation  moyenne 
était  de  \ingt-quatre  livres  par  habitant,  elle  n'est  plus  que  de 
quinze  livres,  ce  qui  est  inférieur  à  ce  qu'on  accorde  aux  ma- 
telots et  même  aux  indigents  dans  les  maisons  de  travail.  Veut- 
on  savoir  ce  que  coûte  à  ce  pays  le  privilège  de  faire  le  com- 
merce de  l'île  Maurice?  Nous  payons  le  sucre  de  Maurice  ]o  shil. 
plus  cher  que  le  sucre  étranger  que  nous  pourrions  acheter 
dans  les  docks  de  Londres  et  de  Liverpool,  ce  qui  constitue 
pour  nous  un  excédant  de  déboursés  de  450,000  liv.  sterl.  par 
an.  En  retour,  nous  avons  le  privilège  de  vendre  à  cette  colonie 
pour  350,000  liv.  sterl.  d'objets  manufacturés.  —  J'arrive  à 
nos  possessions  des  Indes  occidentales.  En  1840^,  nous  y  avons 
exporté  pour  3,500,000  liv.  sterl.,  et  nos  importations  ont  été 
de  deux  millions  de  quintaux  de  sucre  et  treize  millions  de 
livres  de  café.  Le  coût  différentiel  de  ces  articles,  si  nous  les 
eussions  achetés  ailleurs,  nous  aurait  épargné  2,o00.000  liv. 
sterl.  Sur  ces  bases,  il  est  clair  que  nous  payons  aux  planteurs 
des  Antilles  2  millions  et  demi  par  an  le  privilège  de  leur  livrer 
pour  3  millions  et  demi  des  produits  de  notre  travail.  —  Voilà 
pour  quels  avantages  illusoires  nous  négligeons  nos  meilleurs 
débouchés,  nous  sacrifions  les  contrées  où  ils  existent,  et  nous 
nous  efforçons  ensuite  de  les  remplacer,  en  poussant,  par  des 
lois  restrictives  et  la  famine  artificielle,  le  peuple  de  ce  pays  à 
une  émigration  générale.  (Approbation.)  Je  crains  de  fatiguer 
l'attention  de  l'assemblée.   (Non,  non,  continuez.)  Si  elle  me 
le  permet,  je  terminerai  par  la  réfutation  d'un  reproche  qu'on 
a  adressé  à  la  Ligue.  Quelle  que  soit  l'opinion  du  moment,  la 
postérité  reconnaîtra,  j'en  suis  convaincu,  que  l'agitation  ac- 
tuelle, qui  est  irréprochable  en  principe,  aura  tourné  princi- 
palement à  l'avantage  des  classes  agricoles.  Quelle  a  été  la  con- 
duite   de  la   Ligue?  En  a-t-elle    appelé    aux   passions  de  la 
multitude?  (Non,  non.)  Tous  ses  efforts  n'ont-ils  pas  tendu  à 
améliorer   l'esprit  public,   à  répandre  la  lumière  parmi   les 
classes  laborieuses?  N'a-t-ellc  pas  cherché  par  là  à  redresser. 


ou   L  AGITATION    ANGLAISE.  103 

relever  et  éclairer  l'opinion  ?  Ne  s'est-elle  pas  appliquée  à  en- 
courager les  sentiments  les  plus  moraux?  Et  n'a-t-elle  pas 
cherché  son  point  d'appui  dans  la  classe  moyenne,  dans  celte 
classe  qui  est  le  plus  ferme  soutien  du  gouvernement,  qui 
seule  a  su  jusqu'ici  faire  triompher  les  grandes  réformes  con- 
stitutionnelles? (Applaudissements.)  Quiconque  a  visité  les  na- 
tions étrangères  et  a  pu  les  comparer  à  cette  grande  com- 
munauté, a  sans  doute  remarqué  que  ce  qui  caractérise  les 
habitants  de  ce  pays,  c'est  le  respect,  je  dirai  presque  le  culte 
des  lois  et  des  institutions,  sentiment  si  profondément  enraciné 
dans  le  cœur  de  nos  concitoyens.  Il  a  été  choqué,  sans  doute, 
à  l'étranger,  de  l'absence  des  sentiments  de  cette  nature.  Il  ne 
faut  pas  doutej-  que  ce  respect  dont  les  Anglais  entourent  la 
constitution  ne  soit  né  parmi  nous  de  ce  que  le  peuple  possède 
des  pouvoirs  et  des  privilèges,  ce  qui  l'accoutume  à  respecter 
les  pouvoirs  et  les  privilèges  des  autres  classes.  Je  crois  que  le 
respect  que  montre  le  peuple  d'Angleterre,  pour  la  propriété 
des  classes  aristocratiques,  est  fondé  sur  cette  profonde  convic- 
tion, que  ceux  à  qui  elle  est  échue  en  partage  ont  des  devoirs  à 
remplir  aussi  bien  que  des  droits  à  exercer.  (M.  Wilson  reprend 
sa  place  au  bruit  d'applaudissements  réitérés.  Ces  applaudisse- 
ments se  renouvellent  lorsque  le  président  annonce  que  la  pa- 
role est  à  M.  Fox.) 

M.  J.  W.  Fox.  —  L'orateur  qui  vient  de  s'asseoir  a  relevé  plu- 
sieurs reproches  qui  ont  été  adressés  à  la  Ligue  et  à  nos  mee- 
tings, mais  il  en  a  oublié  un,  savoir,  que  les  arguments  que 
nous  apportons  à  cette  tribune  n'ont  rien  de  nouveau.  J'admets, 
en  ce  qui  me  concerne,  la  vérité  de  cette  accusation.  Je  crois 
que  les  arguments  contre  la  loi-céréale  sont  entièrement  épui- 
sés, et  tout  ce  que  nous  devons  attendre,  c'est  que  ces  vieux 
arguments  se  renouvellent  aussi  longtemps  que  se  renouvellera 
dans  le  pays  le  progrès  de  la  misère  et  du  mécontentement, 
l'accroissement  du  nombre  des  banqueroutes,  et  l'extension  de 
la  souffrance  et  de  la  famine.  (Bruyantes  acclamations).  Il  n'est, 
en  tout  cela,  aucun  argument  nouveau  contre  le  monopole, 
parce  qu'on  ne  saurait  rien  dire  de  neuf  contre  l'oppression  et 
le  vol,  contre  l'injustice  infligée  à  la  classe  pauvre  et  dénuée, 


J  OG  '  COBDEN    ET    LA    LIGLE 

contre  celte  législation,  plus  meurtrière  que  la  guerre  et  la  pesie, 
qui  restreint  l'alimentation  du  peuple  et  couvre  le  pays  de  longs 
désordres  et  de  tombeaux  prématurés.  Il  n'y  a  pas  de  nouveaux 
arguments,  parce  que  le  moment  est  venu  où  il  faut  agir  plus  que 
parler,  et  c'est  le  sentiment  profond  de  cette  vérité  qui  attire  vers 
ces  meetings  d'innombrables  multitudes.  C'est  là  ce  qui  sou- 
met à  l'aristocratie  un  problème  à  résoudre,  —  problème  qui 
implique  tout  ce  que  la  question  renferme  de  nouveauté,  —  et 
ce  problème  est  celui-ci  :  Jusqu'où  peut  aller  la  force  de  l'opi- 
nion publique  et  la  résistance  du  gouvernement  ?(Acclamations.) 
Ce  n'est  pas  la  discussion  qui  résoudra  ce  problème  ;  si  cela  était 
en  son  pouvoir,  il  y  a  longtemps  qu'il  serait  résolu.  La  discus- 
sion a  commencé  dans  les  revues  et  les  journaux;  elle  s'est 
continuée  dans  des  joutes  orales;  elle  a  été  éclairée  par  les 
recherches  des  statisticiens  et  les  méditations  des  économistes  ; 
elle  a  fait  pénétrer  des  convictions  profondes  dans  les  esprits 
aussi  bien  que  des  sentiments  énergiques  dans  les  cœurs,  à 
regard  de  ces  sinistres  intérêts  dont  la  détresse  publique  ne 
révèle  que  trop  la  présence.  (Applaudissements.)  Je  reviendrai 
pourtant  encore  sur  quelques-uns  de  ces  vieux  arguments,  bien 
qu'ils  se  présentent  naturellement  à  quiconque  a  un  peu  de 
logique  dans  la  cervelle.  J'aurais  voulu  épargner  à  nos  sei- 
gneurs terriens  et  à  leurs  organes  des  objections  qui  les  fati- 
guent. S'il  leur  plaisait  de  ménager  nos  poches,  nous  ménage- 
rions leur  attention.  (Rires.)  ^lais  aussi  longtemps  qu'ils  lèveront 
une  taxe  sur  le  pain  du  peuple,  le  peuple  en  lèvera  une  sur 
leur  patience.  (Nouveaux  rires  et  applaudissements.)  —  Les 
arguments  sont  épuisés,  dit-on,  mais  le  sujet  ne  l'est  pas;  sans 
cela,  que  ferions-nous  ici?  —  Les  arguments  sont  épuisés!  el 
pourquoi? parce  que  le  principe  de  la  liberté  du  commerce  a 
surgi,  a  surmonté  tous  les  témoignages  qu'on  a  produits  contre 
lui.  De  toutes  parts,  au  dedans  comme  au  dehors,  ce  grand  et 
irrésistible  principe  a  été  opposé  à  des  intérêts  de  caste.  Si  vous 
considérez  nos  relations  extérieures,  qu'a  fait  la  loi-céréale, 
si  ce  n'est  provoquer  l'inimitié  et  la  guerre?  Comme  ques- 
tion extérieure,  elle  a  mis  en  mouvement  contre  nous,  sinon 
des  armées,  du  moins  des  tarifs  hostiles;  elle  a  détruit  les  rela- 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  107 

tions  amicales  des  gouvernements  et  ces  sentiments  de  bien- 
veillance et  de  fraternité  qui  devaient  cimenter  l'union  des 
peuples.  (Acclamations.)  Comme  question  intérieure,  les  lois- 
céréales  font  que  l'Angleterre  n'est  plus  la  patrie  des  Anglais 
(applaudissements prolongés;  les  cris  de  «  bravo  »  retentissent 
dans  toute  l'assemblée):  car,  forcer  les  hommes  à  s'expatrier, 
plutôt  que  de  laisser  importer  des  aliments,  n'est-ce  pas  systé- 
matiser la  déportation  des  êtres  humains  ?  (Acclamations.)  L'es- 
prit de  cette  loi  ne  diffère  pas  de  ce  qui  se  pratiquait  en  Angle- 
terre, il  y  a  plusieurs  siècles,  alors  que  les  seigneurs  saxons 
élevaient  de  jeunes  hommes  pour  les  vendre  comme  esclaves. 
Ils  les  exportaient  vers  des  terres  lointaines^  mais  ils  les  nour- 
rissaient du  moins  pour  accomplir  leurs  desseins.  Ils  leur 
donnaient  des  aliments  afin  d'en  élever  le  prix,  tandis  que  les 
lois-céréales  affament  le  peuple  pour  élever  le  prix  dos  aliments. 
(Bruyantes  acclamations  ;  on  agite  les  chapeaux  et  les  mou- 
choirs dans  toutes  les  parties  de  la  salle.)  —  Au  point  de  vue 
financier,  la  question  est  aussi  épuisée.  Et  que  faut-il  penser 
d'un  chancelier  de  l'Echiquier  qui  ne  s'aperçoit  pas  qu'arracher 
40  millions  de  livres  sterling  au  peuple,  pour  l'avantage  d'une 
classe,  c'est  diminuer  la  puissance  de  ce  peuple  à  contribuer 
aux  dépenses  nationales?  (Approbation.)  En  outre,  des  états  sta- 
tistiques montrent  distinctement  qu'à  mesure  que  le  prix  du 
blé  s'élève,  le  revenu  public  diminue.  Dans  cet  état  de  choses, 
je  plains  les  personnes  qui  voient  sans  s'émouvoir  les  souf- 
frances dupays^  l'augmentation  rapide  du  nombre  des  faillites, 
la  diminution  des  mariages,  l'accroissement  des  décès  parmi 
les  classes  pauvres,  l'extension  du  crime  et  de  la  débauche  ; 
oui,  ce  sont  là  de  vieux  argurnents  contre  les  lois-céréales.  Si 
l'aristocratie  en  veut  d'autres,  elle  les  trouvera  sous  l'iierbe 
épaisse  qui  couvre  les  tombeaux  de  ceux  dont  un  honnête  tra- 
vail eût  dû  soutenir  l'existence.  —  Eh  quoi!  la  charité  elle- 
même  est  engagée  dans  la  question;  car  nous  ne  saurions  soula- 
ger le  pauvre  sans  payer  tribut  aux  seigneurs,  et  il  n'est  pas 
jusqu'au  pain  de  l'aumône  dont  ils  ne  s'adjugent  une  fraction. 
Notre  gracieuse  souveraine  a  beau  ouvrir  une  souscription  en 
faveur  des  pauvres  de  Paisley  et  d'ailleurs,  lorsque  les  100,000 


]  i  8  COBDEN    ET    LA    LIGLK 

liv.  slerl.  seront  recueillies,  la  rapacité  de  la  classe  dominante 
viendra  en  prélever  le  tiers  ou  la  moilié  ;  la  charité  en  sera 
restreinte  et  bien  des  infortunes  resteront  sans  soulagement. 
C'est  ainsi  que  la  commisération  elle-même  est  soumise  à  la 
laxe^  et  que  des  limites  sont  posées  aux  meilleurs  sentiments  du 
cœur  humain.  Ce  n'est  pas  là  la  leçon  que  nous  donne  ce  livre 
sacré  que  les  monopoleurs  eux-mêmes  font  profession  de  révé- 
rer. Il  nous  enseigne  à  demander  «  le  pain  de  chaque  jour.  » 
Mais  les  seigneurs  taxent  au  contraire  le  pain  de  chaque  jour. 
Le  même  livre  nous  montre  un  jeune  homme  qui  demande  ce 
qu'il  doit  faire.  Et  il  lui  est  répondu  ;  «  Vendez  voire  bien  et 
distribuez-le  aux  pauvres.  »  Mais  notre  législation  prend  ce 
précepte  au  rebours^,  car  elle  procède  de  ce  principe  :  «  Oter  au 
pauvre  pour  donner  au  riche.  »  (Applaudissements.)  Si  je  viens 
à  considérer  la  question  du  côté  politique,  je  dirai  que  l'oppres- 
sion ne  ce^se  pas  d'être  oppression  pour  se  cacher  sous  des 
formes  légales.  Un  peuple  dont  le  pain  est  taxé  est  un  peuple 
esclave,  de  quelque  manière  que  vous  le  preniez.  Lo  prépon- 
dérance aristocratique  a  passé  sur  les  esprits  comme  la  herse  sur 
le  champ  vide,  et  la  corruption  y  a  fait  germer  une  ample 
moisson  de  votes  antipathiques,  mais  inféodés.  C'est  donc  une 
question  de  classes,  comme  toutes  celles  qui  s'agitent  dans  ce 
pays.  Mais  quelle  est  la  classe  d'habitants  intéressés  au  miin- 
tien  de  ces  lois?  Ce  ne  sont  pas  les  fermiers,  car  la  rente  leur 
arrache  jusqu'au  dernier  shilling  qu'elles  ajoutent  au  prix  du 
blé  !  Ce  n'est  pas  la  classe  ouvrière,  puisque  les  salaires  sont 
arrivés  à  leur  dernière  expression.  Ce  n'est  pas  la  classe  mar- 
chande, car  nos  ports  sont  déserts  et  nos  usines  silencieuses. 
Ce  n'est  pas  la  classe  littéraire,  car  les  hommes  ont  peu  de  goût 
à  la  nourriture  de  l'esprit  quand  le  corps  est  épuisé  d'inanition. 
Eh  quoi  !  ce  ne  sont  pas  même  les  seigneurs  terriens,  si  ce  n'est 
un  petit  nombre  d'entre  eux  qui  possèdent  encore  la  propriété 
nominale  de  domaines  chargés  d'hypothèques.  Et  c'est  dans  le 
seul  intérêt  de  ce  petit  nombre  de  privilégiés,  pour  satisfaire  à 
leurs  exigences,  pour  alimenter  leur  prodigalité,  que  tant  de 
maux  seront  accumulés  sur  les  masses,  et  que  la  valeur  même 
du  sol  sera  ravie  à  leurs  descendants  !  Et  que  gagnent-ils  à  ce 


ou    L  AGITATION   ANGLAISE.  109 

système  ?Ne  faut-il  pas  qu'ils  en  rachètent  les  avantages  passa- 
gers en  s'endurcissant  le  cœur  ?  Car  ils  sentent  bien  qu'il  ne  sera 
pas  en  leur  pouvoir  de  détourner  les  conséquences  terribles  qui 
menacent  eux-mêmes  et  le  pays  ;  et  déjcà  ils  voient  les  clauses 
industrieuses,  dont  les  travaux  infatigables  et  la  longue  résigna- 
tion méritaient  plus  de  sympathies,  se  lever,  non  pour  les  bé- 
nir, mais  pour  les  maudire.  Ils  n'échapperont  pas  toujours  aux 
lois  de  cette  justice  distribulive  qui  entre  dans  les  desseins  de 

l'éternelle  Providence (Applaudissements.) 

On  dit  que  la  loi-céréale  doit  être  continuée  pour  maintenir 
le  salaire  de  l'ouvrier.  Mais,  comme  ce  philosophe  d'autrefois, 
qui  démontra  le  mouvement  en  se  prenant  à  marcher,  l'ouvrier 
répond  en  montrant  son  métier  abandonné  et  sa  table  vide. 
(Applaudissements.)  —  On  dit  encore  que  nous  devons  nous 
rendre  indépendanls  de  l'élranger  ;  mais  la  dépendance  et  l'in- 
dépendance sont  toujours  réciproques,  et  rendre  la  Grande- 
Bretagne  indépendante  du  monde,  c'est  rendre  le  monde  indé- 
pendant delà  Grande-Bretagne.  (Bruyantes  acclamations.)  Le 
monopole  isole  le  pays  de  la  grande  famille  humaine  ;  il  détruit 
ces  liens  et  ces  avantages  mutuels  que  la  Providence  avait  en  vue 
le  jour  où  il  lui  plut  de  répandre  tant  de  diversité  parmi  toutes 
les  régions  du  globe.  La  loi-céréale  est  une  expérience  faite  sur 
le  peuple  ;  c'est  un  défi  jeté  par  l'aristocratie  à  l'éternelle  jus- 
tice ;  c'est  un  effort  pour  élever  artificiellement  la  valeur  de  la 
propriété  d'un  homme  aux  dépens  de  celle  de  son  frère.  Ceux 
qui  taxent  le  pain  du  peuple  taxeraient  l'air  et  la  lumière  s'ils 
le  pouvaient  ;  ils  taxeraient  les  regards  que  nous  jetons  sur  la 
voûte  étoilée;  ils  soumettraient  les  cieux  avec  toutes  les  constel- 
lations, et  la  chevelure  deCassiope,  et  le  baudrier  d'Orion,  et 
les  brillantes  Pléiades,  et  la  grande  et  la  petite  Ourse  au  jeu  de 
l'échelle  mobile.  (Rires  et  applaudissemenis  prolongés.)  —  On 
a  fait  valoir  en  faveur  de  la  nouvelle  loi  un  autre  argument. 
«  Elle  est  jeune,  a-t-on  dit,  expérimentez-la  encore  quelque 
temps.  »  Oh  !  l'expérience  a  déjà  dépassé  tout  ce  que  le  peuple 
peut  endurer  ;  et  il  est  temps  que  ceux  qui  la  font  sachent  bien 
qu'ils  assument  sur  eux^  non  plus  seulement  une  responsabililé 
ministérielle,  mais  ce  qui  est  plus  solennel  et  plus  sérieux,  une 
III.  7 


110  COBDEN    ET  LA    LIGUE 

responsabilité  toute  personnelle.  (Applaudissements  prolongés.) 
La  Ligue  fait  aussi  son  expérience.  Elle  est  venue  de  Manchester 
pour  expérimenter  l'agitation.  Il  fallait  bien  que  l'expérience  des 
landlords  eût  sa  contre-épreuve  ;  il  fallait  bien  savoir  s'ils  seront 
à  tout  jamais  les  oppresseurs  des  pauvres.  (Applaudissements.) 
La  Ligue  et  sir  Robert  Peel  ont,  après  tout,  une  cause  com- 
mune. L'une  et  l'autre  sont  les  sujets  ou  plutôt  les  esclaves  de 
l'aristocratie.  L'aristocratie^,  en  vertu  de  la  possession  du  sol, 
règne  sur  la  multitude  comme  sur  les  majorités  parlementaires. 
Elle  commande  au  peuple  et  à  la  législature.  Elle  possède  l'ar- 
mée, donne  la  marine  à  ses  enfants,  s'empare  de  l'Église  et 
domine  la  souveraine.  Notre  Angleterre,  a  grande,  libre  et 
glorieuse,  »  est  attelée  à  son  char.  Nous  ne  pouvons  nous  enor- 
gueillir du  passé  et  du  présent,  nous  ne  saurions  rien  augurer 
de  l'avenir;  nous  ne  pouvons  nous  rallier  à  ce  drapeau  qui^ 
pendant  tant  de  siècles,  «  a  bravé  le  feu  et  l'ouragan;  »  nous  ne 
pouvons  exaller  cet  audacieux  esprit  d'entreprise  qui  a  promené 
nos  voiles  sur  toutes  les  mers;  nous  ne  pouvons  faire  progresser 
notre  littérature,  ni  réclamer  pour  notre  patrie  ce  que  Milton 
appelait  le  plus  élevé  de  ses  privilèges  :  c  enseigner  la  vie  aux 
nations.  »  Non,  toutes  ces  gloires  n'appartiennent  pas  au  peuple 
d'Angleterre  ;  elles  sont  l'apanage  et  comnie  les  dépendances 
domaniales  d'une  classe  cupide....  La  dégradation,  l'insuppor- 
table dégradation,  sans  parler  de  la  détresse  matérielle,  qu'il 
faut  attribuer  à  la  loi-céréale,  est  devenue  horrible,  intoléra- 
ble. C'est  pourquoi,  nous,  ceux  d'entre  nous  qui  appartiennent 
à  la  métropole,  nous  accueillons  avec  transport  la  Ligue  au 
milieu  de  nous;  nous  devenons  les  enfants,  les  membres  de  la 
Ligue;  nous  vouons  nos  cœurs  et  nos  bras  à  la  grande  œuvre  ; 
nous  nous  consacrons  à  elle,  non  point  pour  obéir  à  l'aiguillon 
d'un  meeting  hebdomadaire,  mais  pour  faire  de  sa  noble  cause 
le  sujet  de  nos  méditations  journalières  et  l'objet  de  nos  infati- 
gables efforts.  (Bruyantes  acclamations.)  Nous  adoptons  solennel- 
lement la  Ligue  ;  nous  nous  engageons  à  elle  comme  à  un  co- 
venant  religieux  (applaudissements  enthousiastes);  et  nous  ju- 
rons, par  celui  qui  vit  dans  tous  les  siècles  des  siècles,  que  la 
loi-céréale,  cette  insigne  folie,  cette  basse  injustice,  cette  atroce 


ou    l'agitation    anglaise.  111 

iniquité,  sera  radicalement  abolie.  (Tonnerre  d'applaudisse- 
ments. L'assemblée  se  lève  d'un  mouvement  spontané.  Losmou- 
ohoirs  et  les  chapeaux   s'agitent   pendant  longtemps.) 

M.  GiSBORNE  succède  à  M.  Fox. 

Le  Président  :  Avant  de  donner  la  parole  à  M.  Gobden, 
je  dois  informer  rassemblée  qu'à  l'occasion  du  dernier 
débat  du  parlement,  des  pétitions  nombreuses  sont  parve- 
nues à  l'honorable  gentleman,  celle  de  Bristol  étant  revêtue 
de  quatorze  mille  signatures. 

M.  CoBDEN  :  Après  les  remarquables  discours  que  vous  venez 
d'entendre,  et  quoique  je  sois  un  vieux  praticien  de  semblables 
meetings,  je  dois  dire  que  je  n'en  ai  jamais  entendu  qui  les 
aient  surpassés;  après  le  discours  si  philosophique  de  M.  Wil- 
son,  l'éloquence  émouvante  de  M.  Fox,  l'ingénieuse  et  satirique 
allocution  de  mon  ami,  M.  Gisborne,  il  eût  mieux  valu,  sans 
doute,  et  j'aurais  désiré  que  vous  eussiez  été  laissés  à  vos  médi- 
tations; mais  l'autorité  de  votre  président  est  absolue,  et,  si  je 
lui  cède,  c'est  qu'elle  constitue  la  meilleure  forme  de  gouver- 
nement, le  despotisme  infaillible.  (Rires...) 

Il  est  difficile,  après  ce  que  vous  venez  d'entendre,  de  dire 
quelque  chose  de  neuf  sur  le  sujet  qui  nous  occupe;  mais 
M.  Wilson  a  parlé  d'émigration.  C'est  une  question  qui  se  he 
aux  lois-céréalesj  et  cette  connexité  n'est  pas  nouvelle,  car  cha- 
que fois  que  le  régime  restrictif  a  jeté  le  pays  dans  la  détresse, 
on  n'a  jamais  manqué  de  dire:  «  Transportez  les  hommes  au 
loin.  »  Cela  fut  ainsi  dans  les  années  1819,  1829  et  1839.  C'est 
encore  ainsi  en  1 843.  A  toutes  ces  époques,  on  entendit  la  même 
clameur  :  «  Défaisons-nous  d'une  population  surabondante.  » 
—  Les  bœufs  et  les  chevaux  maintiennent  leur  prix  sur  le  mar- 
ché ;  mais  quant  à  l'homme,  cet  animal  surnuméraire,  la  seule 
préoccupation  de  la  législation  paraît  être  de  savoir  comment 
on  s'en  débarrassera,  même  à  perte.  (Approbation.)  Je  vois 
maintenant  que  les  banquiers  et  les  marchands  de  Londres  com- 
mencent aussi  à  se  montrer.  Ils  ne  sont  plus  les  froids  et  apa- 
thiques témoins  de  la  misère  du  pays,  elles  voilà  qui  se  présen- 


]  12  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

tent  avec  un  plan  pour  la  soulager.  Ils  proposent  une  émigration 
systématique  opérée  par  les  soins  du  gouvernement.  Mais  qui 
veulent-ils  expatrier?  Si  l'on  demandait  quelle  est  la  classe  de 
la  communauté  qui  contient  le  plus  grand  nombre  d'êtres  inu- 
tiles, il  ne  faudrait  certes  pas  aller  les  chercher  dans  les  rangs 
inférieurs.  (Écoutez!  écoutez!)  —  Je  demandais  à  un  gentle- 
man, signataire  de  la  pétition,  si,  par  hasard,  les  marchands 
avaient  dessein  d'émigrer.  —  Oh!  non;  aucun  de  nous,  me  ré- 
pondit-il. —  Qui  donc  voulez-vous  renvoyer?  lui  demandai-je. 
—  Les  pauvres,  ceux  qui  ne  trouvent  pas  d'emploi  ici.  —  Mais 
ne  vous  semble-t-il  pas  que  ces  pauvres  devraient  au  moins 
avoir  une  voix  dans  la  question?  (Écoutez!)  Ont-ils  jamais  pé- 
titionné le  parlement  pour  qu'il  les  fît  transporter?  (Écoutez  !)  A 
ma  connaissance,  depuis  cinq  ans,  cinq  millions  d'ouvriers  ont 
présenté  des  pétitions,  pour  qu'on  laissât  les  aliments  venir  à 
eux,  mais  je  ne  me  souviens  pas  qu'ils  aient  demandé  une  seule 
fois  à  être  envoyés  vers  les  aliments.  (Écoutez  !)  Les  promoteurs 
de  ce  projet  s'imaginent- ils  que  leurs  compatriotes  n'ont  au- 
cune valeur?  Je  leur  dirai  ce  qu'on  en  pense  aux  États-Unis.  J'ai 
lu  dernièrement,  dans  les  journaux  de  New- York,  un  document 
qui  établit  que  tout  Anglais  qui  débarque  sur  le  sol  de  l'Union 
y  porte  une  valeur  intrinsèque  de  2,000  dollars.  Un  nègre  s'y 
vend  1,000  dollars.  Ne  pensez-vous  pas  qu'il  vaut  mieux  garder 
notre  population,  qui  a  une  valeur  double  de  toute  autre,  à 
nombre  égal?  Ne  vaut-il  pas  mieux  que  l'Angleterre  conserve 
ses  enfants  pour  l'enrichir  et  la  défendre,  plutôt  que  de  les 
expatrier?  Mais  on  dit  :  «  Ces  pauvres  tisserands!  (tant  on  a  de 
sympathie  pour  les  pauvres  tisserands)  certainement  il  faut  les 
renvoyer.  »  —  Mais  qu'en  disent  les  tisserands  eux-mêmes  ?  — 
Voici  M.  Symons,  commissaire  intelligent,  qui  a  été  chargé  de 
faire  une  enquête  sur  la  condition  des  ouvriers.  Il  rapporte  leur 
avoir  fréquemment  demandé  s'ils  étaient  favorables  au  système 
de  l'émigration,  et  qu'ils  ont  constamment  répondu  :  «  Il  serait 
bien  plus  simple  et  bien  plus  raisonnable  de  porter  les  aliments 
vers  nous,  que  de  nous  porter  vers  les  aliments.  »  (Applaudis- 
sements.) Car  pourquoi  expatrier  le  peuple?  quel  est  le  but  de 
cette  mesure?  C'est  littéralement  pour  le  nourrir;  il  n'y  a  pas 


ou    L  AGITATION    ANGLAISK.  I  ;  3 

d'autre  raison  de  le  jeter  sur  des  plages  étrangères.  —  Mais 
recherchons  un  moment  la  possibilité  pratique  de  ce  système  d'é- 
migration. Nous  sommes  dans  une  période  de  détresse  acca- 
blante; dans  quelle  mesure  l'émigration  pourrail-elle  y  remé- 
dier? Et  d'abord,  comment  transporter  un  million  et  demi  de 
pauvres  à  travers  les  mers?  Consultez  l'histoire;  fait-elle  men- 
tion qu'aucun  gouvernement,  quelque  puissant  qu'il  fût,  nit 
jamais  fait  traverser  l'Océan  à  une  armée  de  cinquante  milie 
hommes?  El  puis,  que  ferez-vous  d'un  million  et  demi  de  pau- 
vres, dans  le  Canada,  par  exemple?  Même  en  Angleterre,  mal- 
gré l'accumulation  des  capitaux  et  des  ressources  de  dix  siècles, 
vous  trouvez  que  les  maintenir  est  déjà  une  charge  assez  lourde. 
Qui  donc  les  maintiendra  au  Canada  ?  Ceux  qui  s'adressent  à  sir 
Robert  Peel  imaginent-ils  qu'il  soit  possible  de  jeter  sur  une 
terre  déserte  une  population  succombant  sous  le  poids  d'une 
détresse  invétérée,  sans  apporter  sur  cette  terre  le  capital  par 
lequel  cette  population  sera  employée?  Si  vous  transportez  dans 
de  vastes  solitudes  une  population  nombreuse,  elle  doit  com- 
prendre tous  les  éléments  de  société  et  de  vie  qui  la  composent 
dans  la  mère  patrie.  Vous  voyez  bien  qu'il  vous  faudra  trans- 
porter en  môme  temps  des  fermiers,  des  armateurs,  des  fabri- 
cants et  môme  des  banquiers...  (Applaudissements  prolongés 
qui  ne  nous  permettent  pas  de  saisir  la  fin  de  la  phrase.)  N'est- 
il  pas  déplorable  de  voir,  dans  cette  métropole,  proposer  de  tels 
remèdes  à  de  telles  souffrances?  Je  crois  apercevoir  devant  moi 
quelques-uns  4es  signataires  de  la  pétition,  et  je  m'en  réjouis; 
ce  sera  peut-ôtre  l'occasion  d'imprimer  une  autre  direction  à 
l'esprit  de  la  cité  de  Londres.  (Écoutez!)  Ces  messieurs  ont  été 
circonvenus.  Ainsi  que  je  l'ai  dit  souvent,  tout  se  fait  mouton- 
nièrement  dans  cette  cité.  Il  semble  que  ses  habitants  ont  re- 
noncé à  penser  par  eux-mômes.  Si  j'avais  à  faire  prévaloir  quel- 
que résolution,  comment  pensez-vous  que  je  m'y  prendrais?  Je 
m'adresserais  à  M.  tel,  puis  à  M.  tel,  et,  quand  j'aurais  une  demi- 
douzaine  de  signatures,  les  autres  viendraient  à  la  file.  Personne 
ne  lirait  le  mémoire,  mais  chacun  le  signerait.  (Rires  et  cris  : 
Oui,  cela  se  ferait  ainsi.)—  Je  dois  quelques  mots  d'avis  à  ceux 
de  mes  amis,  parmi  les  membres  de  la  Ligue,  qui  ont  attaché 


114  COBDEN   ET   LA   LIGLE 

leur  nom  à  celte  pétition.  Qu'ils  se  donnent  la  peine  de  remon- 
ter à  sa  source,  qu'ils  recherchent  quels  en  sont  les  principaux 
colporteurs.  Ne  sont-ce  point  des  armateurs  habitués  à  passer 
avec  le  gouvernement  des  contrats  de  transport?  des  proprié- 
taires de  terres  dans  le  Canada,  ou  des  actionnaires  dans  les 
spéculations  onéreuses  de  la  Nouvelle-Zélande  ou  de  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud?  Oh  !  laissons-les  suivre  leurs  plans  tant  qu'ils  ne 
font  des  dupes  que  parmi  les  monopoleurs.  Mais  je  tiens  à  voir 
les  membres  de  la  Ligue  passer  pour  des  hommes  trop  avisés 
pour  tomber  dans  ces  pièges  grossiers.  Oh  !  comme  le  gouver- 
nement et  les  monopoleurs  se  riraient  de  nous,  si  nous  leur 
apportions  ce  moyen  de  diversion,  ce  prétexte  pour  ajourner 
l'affranchissement  du  commerce!  Sans  doute,  sir  Robert  Peel, 
qui,  vous  le  savez,  est  un  admirable  tacticien,  ne  se  ferait  pas 
personnellement  le  patron  de  la  pétition,  mais  avec  quel  em- 
pressement ne  saisirait-il  pas  cette  excellente  occasion  de  venir 
dire  :  «  Je  suis  forcé  de  reconnaître  que  la  question  est  grave, 
((  entourée  de  grandes  difficultés,  et  qu'elle  exige,  de  la  part  du 
«  gouvernement  de  Sa  Majesté,  une  prudente  réserve  (rire  gé- 
((  néral);  quelles  que  soient  mes  vues  personnelles  sur  ce  sujet, 
«  on  ne  peut  s'empêcher  d'admettre  qu'une  proposition  de  cette 
«  nature,  émanée  du  corps  respectable  des  banquiers  et  négo- 
«  ciants  de  cette  vaste  métropole,  mérite  une  considération 
«  lentement  mûrie,  laquelle  ne  lui  manquera  pas.  »  (L'orateur 
excite  les  applaudissements  et  les  rires  de  toute  l'assemblée  par 
la  manière  heureuse  dont  il  contrefait  la  pose,  les  gestes  et  jus- 
qu'à l'organe  du  très-honorable  baronnet  à  la  tête  du  gouver- 
nement.) Qui  sait  alors  si  la  Chambre  ne  se  formera  pas  en 
comité,  et  ne  nommera  pas  un  commissaire  pour  rechercher 
lentement  jusqu'à  quel  point  l'exportation  des  hommes  est  pra- 
ticable et  peut  suppléer  à  l'importation  du  blé?  Quelle  joie 
pour  les  monopoleurs!  Je  suis  bien  sûr  que  la  moitié  des  pé- 
titionnaires ont  donné  leurs  signatures  sans  en  connaître  la 
portée. 

Il  y  a  d'ailleurs  à  ce  système  d'émigration  systématique  par 
les  soins  du  gouvernement  un  obstacle  auquel  ses  promoteurs 
n'ont  probablement  pas  songé  ;  c'est  que  le  peuple  ne  consentira 


ou  l'agitation  anglaise.  1  î  -s 

pas  à.  se  laisser  transporter.  Je  puis  dire  du  nioius  que  les  habi- 
tants de  Stockport  \  quoique  arrivés  au  dernier  degré  de  mi- 
sère, seraient  unanimes  pour  répondre  :  «  Nous  savons  trop 
bien  ce  qu'est  la  tendre  clémence  du  gouvernement  chez  nous 
pour  nous  mettre  à  sa  merci  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique.  » 
(Applaudissements.)  Je  n'ai  aucune  objection  à  faire  contre  l'é- 
migration volontaire.  Dans  un  pays  comme  celui-ci,  il  y  a  tou- 
jours des  hommes  que  leur  goût  ou  les  circonstances  poussent 
vers  d'autres  régions.  Mais  l'émigration,  lorsqu'elle  provient  de 
la  nécessité  de  fuir  la  famine  légale,  c'est  de  la  déportation  et 
pas  autre  chose.  (Bruyantes  acclamations.)  Si  l'on  venait  vous 
raconter  qu'il  existe  une  île  dans  l'océan  Pacifique,  à  quelques 
milles  du  continent,  dont  les  habitants  sont  devenus  les  esclaves 
d'une  caste  qui  s'empara  du  sol  il  y  a  quelque  sept  siècles;  si 
l'on  vous  disait  que  cette  caste  fait  des  lois  pour  empêcher  le 
peuple  de  manger  autre  chose  que  ce  qu'il  plaît  au  conquérant 
de  lui  vendre  ;  si  l'on  ajoutait  que  ce  peuple  est  devenu  si  nom- 
breux, que  le  territoire  ne  suffit  plus  à  sa  subsistance,  et  qu'il 
est  réduit  à  se  nourrir  de  racines  ;  enfin,  si  l'on  vous  apprenait 
que  ce  peuple  est  doué  d'une  grande  habileté,  qu'il  a  inventé  les 
machines  les  plus  ingénieuses,  et  que  néanmoins  ses  maîtres 
l'ont  dépouillé  du  droit  d'échanger  les  produits  de  son  travail 
contre  des  aliments  ;  si  ces  détails  vous  étaient  rapportés  par 
quelque  voyageur  philanthrope,  par  quelque  missionnaire  ré- 
cemment arrivé  des  mers  du  Sud,  et  s'il  concluait  enfin  en  vous 
annonçant  que  la  caste  dominante  de  cette  île  s'apprête  à  en 
transporter  l'habile  et  industrieuse  population  vers  de  lointaines 
et  stériles  solitudes,  que  diriez-vous,  habitants  de  Londres? 
que  dirait-on  à  Exeter-Hall  ^,  dans  cette  enceinte  dont  l'usage 
a  été  refusé  à  la  ligue  ?  (Honte  !  honte  !)  Oh  !  Exeter-Hall  re- 
tentirait des  cris  d'indignation  de  ces  philanthropes  dont  la 
charité  ne  s'exerce  qu'aux  antipodes  !  On  verrait  la  foule  des 
dames  élégantes  tremper  leurs  mouchoirs  brodés  de  larmes  de 

1  M.  Cobden  représente  au  parlement  la  ville  de  Stockport. 
^  (:\st  la  salle  où  se  tiennent  les  assemblées  de  rassociation  pour  la 
propagation  des  missions  étrangères. 


1  I  G  COBDEN    ET   LA    LIGLE 

pitié,  et  le  clergé  appellerait  le  peuple  à  souscrire  pour  que  des 
flottes  anglaises  aillent  arracher  ces  malheureux  aux  mains  de 
leurs  oppresseurs  !  (Applaudissements.)  Mais  cette  hypothèse, 
c'est  la  réalité  pour  nos  compatriotes!  (Nouveaux  applaudisse- 
ments.) Rendez  au  peuple  de  ce  pays  le  droit  d'échanger  le  fruit 
de  ses  labeurs  contre  du  blé  étranger,  et  il  n'y  a  pas  en  Angleterre 
un  homme,  une  femme  ou  un  enfant  qui  ne  puisse  pourvoir  à 
sa  subsistance  et  jouir  d'autant  de  bonheur,  sur  sa  terre  natale, 
qu'il  en  pourrait  trouver  dans  tout  autre  pays  sur  toute  la  sur- 
face de  la  terre. 

Mais  puisqu'il  s'agit  de  plans,  j'en  ai  aussi  un  à  proposer  aux 
uionopoleurs-gouvernants.  —  Qu'ils  laissent  les  manufacturiers 
travailler  en  entrepôt,  qu'ils  mettent  la  population  du  Lancaslre 
en  entrepôt;  —  non  pour  qu'elle  échappe  aux  contributions 
dues  à  la  reine,  —  non,  nous  ne  voulons  pas  soustraire  un  far- 
thing  au  revenu  public,  —  mais  qu'ils  tirent  un  cordon  autour 
du  Lancastre,  afin  que  le  duc  de  Buckingham  soit  bien  assuré 
qu'aucun  grain  de  cet  infâme  blé  étranger  ne  pénètre  dans  le 
Cheshireetle  Buckinghamshire.  Là,  les  fabricants  travailleront 
à  l'entrepôt,  payant  exactement  leur  subside  à  la  reine,  mais 
affranchis  des  exactions  des  monopoleurs  oligarques.  Si  l'on 
nous  permet  de  suivre  ce  plan,  nous  ne  serons  pas  embarrassés 
pour  obtenir  des  subsistances  abondantes  pour  la  population  du 
Lancastre,  quelque  dense  qu'elle  soit;  et  bien  loin  de  redouter 
de  la  voir  s'augmenter,  nous  la  verrons  avec  joie  croître  de  gé- 
nération en  génération.  Le  plan  que  je  propose,  au  lieu  de  dis- 
soudre le  lien  social,  donnera  de  l'emploi  et  du  bien-être  à 
tous;  il  montrera  combien  réagirait  sur  le  commerce  intérieur 
un  peu  d'encouragement  donné  au  commerce  extérieur  par  l'ad- 
mission du  blé  étranger.  Cela  ne  vaut-il  pas  mieux  que  d'expa- 
trier les  hommes? 

.Mais  la  question  a  encore  des  aspects  moraux  qu'il  est  de  no- 
ire devoir  d'examiner.  L'homme,  a-t-on  dit,  est  de  tous  les 
èlres  créés  le  plus  difficile  à  déplacer  du  lieu  de  sa  naissance. 
L'arracher  à  son  pays  est  une  tâche  plus  lourde  que  celle  de 
déraciner  un  chêne.  (Applaudissements.)  Oh  I  les  signataires  de 
la  pétition  se  sont-ils  jamais  trouvés  au  dock  de  Sainte-Cathe- 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  117 

rineau  moment  où  un  des  navires  de  l'émigration  s'apprêtait  à 
entreprendre  son  funèbre  voyage?  (Écoutez!)  Ont-ils  vu  les 
pauvres  émigrants  s'asseoir  pour  la  dernière  fois  sur  les  dalles 
du  quai,  comme  pour  s'attacher  jusqu'au  moment  suprême  à 
cette  terre  où  ils  ont  reçu  le  jour  ?  (Écoutez  !  écoutez  !)  Avez- 
vous  considéré  leurs  traits?  Oh  !  vous  n'avez  pas  eu  à  vous  in- 
former de  leurs  émotions,  car  leur  cœur  se  peignait  sur  leur 
visage  !  Les  avez-vous  yus  prendre  congé  de  leurs  amis  ?  Si  vous 
l'aviez  vu,  vous  ne  parleriez  pas  légèrement  d'un  système  d'é- 
migration forcée.  Pour  moi,  j'ai  été  bien  des  fois  témoin  de  ces 
scènes  déchirantes.  J'ai  vu  des  femmes  vénérables  disant  à  leurs 
enfants  un  éternel  adieu  !  J'ai  vu  la  mère  et  l'aïeule  se  disputer 
la  dernière  étreinte  de  leurs  fils.  (Acclamations.)  J'ai  vu  ces  na- 
vires de  l'émigration  abandonner  laMersey  pour  les  Élats-Unis; 
les  yeux  de  tous  les  proscrits  se  tourner  du  tillac  vers  le  rivage 
aimé  et  perdu  pour  toujours,  et  le  dernier  objet  qui  frappait 
leurs  avides  regards,  alors  que  leur  terre  natale  s'enfonçait  à 
jamais  dans  les  ténèbres,  c'étaient  ces  vastes  greniers,  ces 
orgueilleux  entrepôts  (véhémentes  acclamations),  où,  sous  la 
garde,  j'allais  dire  de  notre  reine,  —  mais  non,  —  sous  la  garde 
de  l'aristocratie,  étaient  entassées  comme  des  montagnes,  des 
substances  alimentaires  venues  d'Amérique,  seuls  objets  que 
ces  tristes  exilés  allaient  chercher  au  delà  des  mers.  (Applau- 
dissements enthousiastes.)  Je  ne  suis  pas  accoutumé  à  faire  du 
sentiment;  on  me  dépeint  comme  un  homme  positif,  comme 
un  homme  d'action  et  de  fait,  étranger  aux  impulsions  de  l'i- 
magination. Je  raconte  ce  que  j'ai  vu.  J'ai  vu  ces  souffrances, 
oui,  et  je  les  ai  partagées  !  et  c'est  nous,  membres  de  la  Ligue, 
nous  qui  voulons  aider  ces  malheureux  à  demeurer  en  paix 
auprès  de  leurs  foyers,  c'est  nous  qu'on  dénonce  comme  des 
gens  cupides,  comme  de  froids  économistes  !  Quelles  seraient 
vos  impressions,  si  un  vote  du  Parlement  vous  condamnait  à 
l'émigration,  non  point  à  une  excursion  temporaire,  mais  à  une 
éternelle  séparation  de  votre  terre  natale  !  Rappelez-vous  que 
c'est  là,  après  la  mort,  la  plus  cruelle  pénalité  que  la  loi  inflige 
aux  criminels  !  Rappelez-vous  aussi  que  les  classes  populaires 
ont  des  liens  et  des  affections  comme  les  vôtres,  et  peut-être 

7. 


us  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

plus  intimes;  et  si  vous  ressentez  au  cœur  ces  vives  impres- 
sions, que  le  cri  qui  a  provoqué  le  gouvernement  à  organiser 
l'émigration  soit  comme  un  tocsin  qui  rallie  tous  vos  efforts 
contre  cette  cruelle  calamité.  (Applaudissements.)  Je  termine- 
rai en  répétant  que  vous  ne  devez  pas  venir  ici  comme  à  un  lieu 
de  diversion.  L'objet  que  nous  avons  en  vue  réclame  des  efforts 
personnels,  énergiques  et  persévérants.  Parler  sert  de  peu,  et 
j'aurais  honte  de  paraître  devant  vous,  si  la  parole  n'était  pas 
le  moindre  des  instruments  que  j'ai  mis  au  service  de  notre 
cause.  (Applaudissements.)  On  a  dit  que  c'était  ici  l'agitation 
de  la  classe  moyenne.  Je  n'aime  pas  cette  définition,  car  je  n'ai 
pas  en  vue  l'avantage  d'une  classe,  mais  celui  de  tout  le  peuple. 
Que  si,  cependant^  c'est  ici  l'agitation  de  la  classe  moyenne,  je 
vous  adjure  de  ne  pas  oublier  ce  qu'est  cette  classe.  C'est  elle 
qui  nomme  les  législateurs;  c'est  elle  qui  soutient  la  presse.  11 
est  en  son  pouvoir  de  signifier  sa  volonté  au  Parlement  ;  il  est 
en  son  pouvoir,  et  je  l'engage  à  en  user,  de  soutenir  cette  por- 
tion de  la  presse  par  qui  elle  est  soutenue.  (Acclamations  véhé- 
mentes.) Faites  cela,  et  vous  détournerez  la  nécessité  de  trans- 
porter sur  des  terres  lointaines  la  plus  précieuse  production 
des  domaines  de  Sa  Majesté,  le  peuple;  faites  cela,  u  et  le  peu- 
ple vivra  en  paix  et  en  joie,  à  l'ombre  de  sa  vigne  et  de  son  fi- 
guier, sans  qu'aucun  homme  ose  l'affliger.  »  (Véhémentes  accla- 
mations.) 

Le  président,  en  proposant  un  vote  de  remercîment  en- 
vers les  orateurs,  saisit  cette  occasion  pour  engager  les  as- 
sistants à  propager  dans  tout  le  pays  les  journaux  qui 
contiendront  le  compte  rendu  le  plus  fidèle  du  présent 


MEETING   HEBDOMADAIRE   DE  LA   LIGUE. 

5  avril  1843. 

L'assemblée  est  aussi  nombreuse  qu'aux  séances  précé- 
dentes, et  nous  n'y  avons  jamais  remarqué  autant  de  da- 


ou    l'agitation    anglaise.  119 

mes.  L'attention  soutenue  prêtée  aux  orateurs,  l'ordre  et  la 
décence  qui  régnent  dans  toutes  les  parties  delà  salle,  témoi- 
gnent que  la  Ligue  agit  avec  calme,  mais  avec  efficacité  sur 
l'esprit  de  cette  métropole. 

Nous  avons  remarqué  sur  l'estrade  MM.  Villiers,  Gibson 
Hume,  Gobden,  Ricardo,  le  cap.  Plumridge,  Malculf,  Scho- 
lefield,  Holland,  Bowring,  tous  membres  du  Parlement; 
Moore,  Heyworlh,  l'amiral  Dundas,  Pallison,  etc.,  etc. 

((  Le  président,  M.  Georges  AVilson,  en  ouvrant  la  séance, 
annonce  que  plusieurs  meetings  cnt  été  tenus  sur  divers 
points  du  territoire  :  un  à  Salford,  présidé  par  le  premier 
officier  de  la  municipalité;  un  autre  à  Doncastre,  où  plu- 
sieurs propriétaires  du  voisinage  se  sont  fait  entendre.  Dans 
tous  les  deux,  des  résolutions  ont  été  prises  contre  le  mono- 
pole. Vendredi  dernier,  un  meeting  a  eu  lieu  à  Norwich, 
auquel  assistait  une  députation  de  la  Ligne,  composée  du 
col.  Thompson,  de  M.  Moore  et  de  M.  Cobden.  Plus  de  4,000 
personnes  assistaient  à  celte  réunion,  et  les  applaudisse- 
ments dont  elles  ont  salué  la  députation  témoignent  assez  de 
leur  sympathie  pour  notre  cause.  Samedi,  un  autre  meeting, 
spécialement  destiné  à  la  classe  des  agriculteurs,  a  été  tenu 
dans  la  môme  ville  avec  l'assistance  de  la  même  députation. 
Aucun  murmure  de  désapprobation,  aucune  parole  hostile, 
ne  se  sont  fait  entendre  ^  A  la  fin  de  la  séance,  le  célèbre 
philanthrope  M.  John- Joseph  Gurney  de  Norwich  a  invité 
le  peuple  à  mettre  de  côté  tout  esprit  de  parti,  toutes  pré- 
ventions politiques,  et  à  ne  voir  dans  cette  cause  qu'une 
question  de  justice  et  d'humanité.  (Applaudissements.)  Le 
président  se  félicite  devoir  aussi  l'Irlande  entrer  dans  le 
mouvement.  La  semaine  dernière  un  grand  meeting  a  eu 


'  On  conçoit  qu'en  Angleterre  c'est  la  classe  agricole  qui  s'op- 
pose à  la  liljerté  des  échanges,  comme  en  France  la  classe  manufac- 
turière. 


1  iiO  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

lieu  à  Newtownards,  sur  la  propriété  de  lord  Londonden^. 
(Bruyante  hilarilé.)  Faute  d'un  local  assez  vaste,  la  réunion 
a  eu  lieu  en  plein  air,  malgré  la  rigueur  du  temps.  —  Quel- 
que importantes  que  soient  ces  grandes  assemblées,  la  Ligue 
n'a  pas  négligé  ses  autres  devoirs.  Les  professeurs  d'écono- 
mie politique  ont  continué  leurs  cours.  Dès  l'origine,  la 
Ligue  a  senti  combien  il  était  désirable  qu'elle  concourût  de 
ses  efforts  à  l'avancement  d'un  bon  système  d'éducation 
libérale.  Elle  aspire  à  se  préparer,  pour  l'époque  oti  elle 
devra  se  dissoudre,  d'honorables  souvenirs,  en  guidant  le 
peuple  dans  ces  voies  d'utilité  publique  qu'elle  a  eu  le  mé- 
rite d'ouvrir.  On  l'a  accusée  d'être  révolutionnaire;  mais 
les  trois  quarts  de  ses  dépenses  ont  pour  but  la  diffusion 
des  saines  doctrines  économiques.  Si  la  Ligue  est  révolu- 
tionnaire, Adam  Smith  et  Ricardo  étaient  des  révolution- 
naires, et  le  bureau  du  commerce  {board  of  tirade)  est  lui- 
même  rempli  de  révolutionnaires  *,  (Approbation.)  Ce 
n'est  pas  ses  propres  opinions,  mais  les  opinions  de  ces 
grands  hommes,  que  la  Ligue  s'efforce  de  propager;  elles 
commencent  à  dominer  dans  les  esprits  et  sont  destinées  à 
dominer  aussi  dans  les  conseils  publics,  dans  quelques  mains 
que  tombent  le  pouvoir  et  les  portefeuilles.  —  Il  faut  excuser 
les  personnes  que  leur  intérêt  aveugle  sur  la  question  du 
monopole  ;  mais  il  est  pénible  d'avoir  à  dire  que,  dans 
quelques  localités,  le  clergé  de  l'Église  établie  n'a  pas  craint 
de  dégrader  son  caractère  en  maudissant  les  écrits  de  la 
Ligue,  auxquels  il  n'a  ni  le  talent  ni  le  courage  de  répon- 

i  Le  Board  of  trade  est  une  sorte  de  ministère  du  commerce.  Son 
président  est  membre  du  cabinet.  —  C'est  dans  ce  bureau,  c'est  grâce 
aux  lumières  de  ses  membres,  MM.  Porter,  Deacon  Hume,  M'Grégor, 
que  s'est  préparée  la  révolution  douanière  qui  s'accomplit  en  Angle- 
terre. >'ou.s  traduisons  à  la  fin  de  ce  volume  le  remarquable  interro- 
gatoire de  M.  Deacon  Hume,  sur  lequel  nous  appelons  l'attention  du 
lecteur. 


ou    l'agitation    anglaise.  12  1 

dre  *.  (Bruyantes  acclamations.)  Le  doyen  de  Hereford  a 
abandonné  la  présidence  de  la  Société  des  ouvriers,  parce 
que  l'excellent  secrétaire  de  cette  institution  avait  déposé 
dans  les  bureaux  quelques  exemplaires  de  notre  circulaire 
contre  la  taxe  du  pain  (bread-tax).  M.  le  doyen  commença 
bien  par  offrir  la  faculté  de  retirer  le  malencontreux  pam- 
phlet ;  mais  le  secrétaire  ayant  préféré  son  devoir  à  un  acte 
de  courtoisie  envers  le  haut  dignitaire  de  l'Église,  il  en  est 
résulté  que  la  circulaire  est  restée  et  que  c'est  le  doyen  qui 
est  sorti.  (Rires.)  J'ai  devant  moi  une  lettre  authentique 
qui  établit  un  cas  plus  grave.  Dans  un  bourg  de  Norfolk, 
un  gentleman  avait  été  chargé  de  faire  parvenir,  par  l'inter- 
médiaire du  sacristain,  quelques  brochures  de  la  Ligue  au 
curé  et  à  la  noblesse  du  voisinage.  Le  sacristain  déposa  ces 
brochures  sur  la  table  du  vestiaire;  mais  lorsque  le  ministre 
entra  pour  revêtir  sa  robe,  il  s'en  empara,  les  porta  à  l'é- 
glise et  en  fit  le  texte  d'un  discours  violent,  oij  il  traita  les 
membres  de  la  Ligue  d'assassins  (éclats  de  rires),  ajoutant 
qu'un  certain  Cobden  (on  rit  plus  fort)  avait  menacé 
sir  Robert  Peel  d'être  assassiné  s'il  ne  satisfaisait  aux  vœux 
de  la  Ligue  ;  après  quoi  il  fit  brûler  les  brochures  dans  le 
poêle,  disant  qu'elles  exhalaient  une  odeur  de  sang.  (Nou- 
veaux rires.)  Je  conviens  qu'une  telle  conduite  mérite  plus 
de  compassion  que  de  colère,  compassion  pour  le  trou- 
peau confié  à  la  garde  d'un  tel  ministre  ;  compassion  sur- 
tout pour  le  minisire  lui-même,  qui  demande  à  son  Créateur 
((  le  pain  de  chaque  jour  »  avec  un  cœur  fermé  aux  souf- 
frances de  ses  frères;  pour  un  ministre  qui  oublie  à  ce 
point  la  sainteté  du  sabbat  et  la  majesté  du  temple,  que  de 


1  Le  clergé  d'Angleterre  se  rattache  au  monopole  par  la  dîme,  11  est 
évident  que  plus  le  prix  du  blé  est  élevé,  plus  la  dime  est  lucrative. 
Il  s'y  rattache  encore  par  les  liens  de  famille  qui  l'unissent  à  l'aristo- 
cratie. 


]  2  2  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

convertir  le  service  divin  en  diffamation  et  le  sanctuaire  en 
une  scène  de  scandale  *.  —  La  parole  sera  d'abord  à 
M.  Joseph  Hume,  cet  ami  éprouvé  du  peuple.  Vous  enten- 
drez ensuite  MM.  Brotherton  et  Gibson.  Nous  comptions 
aussi  sur  la  coopération  de  M.  Bright,  mais  il  est  allé  sa- 
medi à  Notiingham  et  à  Durham  pour  prendre  part,  dans 
l'intérêt  de  la  liberté  du  commerce,  aux  luttes  électorales 
de  ces  bourgs,  o 

M.  Hu3iE  se  lève  au  bruit  d'acclamations  prolon- 
gées. Lorsque  le  silence  est  rétabli,  il  s'exprime  en  ces 
termes  : 


Je  suis  venu  à  ce  meeting  pour  écouter  et  non  pour  parler; 
mais  le  comité  a  fait  un  appel  à  mon  zèle,  et  ne  pouvant  comme 
d'autres  alléguer  le  prétexte  de  l'inhabitude  ^  (rires),  j'ai  dû 
m'exécuter  malgré  mon  insuffisance.  C'est  avec  plaisir  que  j'o- 
béis, car  je  me  rappelle  un  temps,  qui  n'est  pas  très-éloigné, 
où  les  opinions  aujourd'hui  géntîralement  adoptées,  non-seule- 
ment au  sein  de  la  communauté,  mais  encore  parmi  les  minis- 
tres de  la  couronne,  étaient  par  eux  vivement  controversées. 
Mais  ces  Hommes,  autrefois  si  opposés  à  la  liberté  du  commerce, 
reconnaissent  enfin  la  vérité  desdoctrines  de  laLigue,  etc'estavec 
une  vive  satisfaction  que  j'ai  récemment  entendu  tomber  de  la 
bouche  même  de  ceux  qui  furent  nos  plus  chauds  adversaires, 
cette  déclaration  :  «  Le  principe  du  libre-échange  est  le  principe 
du  sens  commun  ^  »  (Acclamations.)  Je  me  présente  à  ce  mee- 
tingsous  des  auspices  bien  différents  de  ceux  qui  auraient  pu  m'y 


1  J'ai  conservé  ces  détails  comme  peinture  de  mœurs  et  aussi  pour 
faire  connaître  la  chaleur  de  la  lutte  et  l'esprit  des  diverses  classes  qui 
y  prennent  part. 

2  On  sait  qu'au  Parlement  M.  Hume  est  toujours  sur  la  brèche.  Il  laisse 
rarement  passer  un  article  du  budget  des  dépenses  sans  demander  une 
économie. 

3  Ce  mot  est  de  sir  James  Graham,  ministre  secrétaire  d'État  au  dé- 
partement de  l'intérieur. 


ou    l'agitation   anglaise.  12  3 

accompagner  à  l'époque  à  laquelle  je  fais  allusion.  Il  y  a  quel- 
que quatorze  ans  que  je  fis  une  motion  devant  une  assemblée 
composée  de  six  cent  cinquante-huit  gentlemen.  (Rires.  Écoutez, 
écoutez!)  qui  n'étaient  pas  des  hommes  ignorants  et  illettrés, 
mais  connaissant,  ou  du  moins  censés  connaître  leurs  devoirs 
envers  eux-mêmes  et  envers  le  pays.  Je  proposai  à  ces  six  cent 
cinquante-huit  gentlemen  de  retoucher  la  loi-céréale,  de  telle 
sorte  que  l'échelle  mobile  fût  graduellement  transformée  en 
droit  fixe,  et  que  le  droit  fixe  fît  place  en  définitive  à  la  liberté 
absolue.  (Applaudissements.)  Mais  sur  ces  six  cent  cinquante- 
huit  gentlemen,  quatorze  seulement  me  soutinrent.  (Écoutez, 
écoutez.)  Chaque  année,  depuis  lors,  des  efforts  sont  tentés  par 
quelques-uns  de  mes  collègues,  et  il  est  consolant  d'observer 
que  chaque  année  aussi  notre  grande  cause  gagne  du  terrain. 
Je  suis  fâché  de  voir  que  les  landlords,  et  ceux  qui  vivent  sous 
leur  dépendance,  persistent  à  ne  considérer  la  question  que 
par  le  côté  qui  les  touche.  Plusieurs  d'entre  eux  font  partie  de 
la  législature,  et,  se  plaçant  à  leur  point  de  vue  personnel,  ils 
ont  fait  des  lois  dont  le  but  avoué  est  de  favoriser  leurs  intérêts 
privés  sans  égard  à  l'intérêt  public.  C'est  là  une  violation  des 
grands  principes  de  notre  constitution,  qui  veut  que  les  lois 
embrassent  les  intérêts  de  toutes  les  classes.  (Approbation.)  Mal- 
heureusement la  chambre  des  communes  ne  représente  pas  les 
opinions  de  toutes  les  classes.  (Approbation.)  Elle  ne  représente 
que  les  opinions  d'une  certaine  classe,  celle  des  législateurs  eux- 
mêmes,  qui  ont  fait  tourner  la  puissance  législative  à  leur  pro- 
pre avantage,  au  détriment  du  reste  de  la  communauté.  (Ap- 
plaudissements.) Je  voudrais  demander  à  ces  hommes^  qui  sont 
riches  et  possèdent  plus  que  tous  autres  les  moyens  de  se  proté- 
ger eux-mêmes,  comment  ils  peuvent,  sans  que  leur  conscience 
soit  troublée,  trouver  sur  leur  chevet  un  paisible  sommeil  après 
avoir  fait  des  lois,  tellement  injustes  et  oppressives,  qu'elles 
vont  jusqu'cà  priver  de  moyens  d'existence  plusieurs  millions 
de  leurs  frères.  (Applaudissements.)  C'est  sur  ce  principe  que 
j'ai  toujours  plaidé  la  question,  et  voici  la  seule  réponse  que 
j'aie  pu  obtenir  :  «  Si  nous  croyions  mal  agir,  nous  n'agirions 
pas  ainsi.»  (Rires.)  Vous  riez.  Messieurs,  et  cependant  je  puis 


li  i  COBDEN   ET    LA   LIGUK 

VOUS  assurer  qu'il  y  a  beaucoup  de  persoiiues,  el  même  de  per- 
sounages,  qui  sont  si  ignorants  des  plus  simples  principes  de  l'é- 
conomie politique,  qu'ils  n'hésiteraient  pas  à  venir  répéter 
cette  assertion  devant  la  portion  la  plus  éclairée  du  peuple  de 
ce  pays.  Mais  une  lumière  nouvelle  s'est  levée  à  l'horizon  des 
intelligences,  et  il  y  a  dans  les  temps  des  signes  capables  de  ré- 
veiller ceux-là  mêmes  qui  sont  les  plus  attachés  à  leurs  sordides 
intérêts.  (Applaudissements.)  Il  est  temps  qu'ils  regardent  au- 
tour d'eux  et  qu'ils  s'aperçoivent  que  le  moment  est  venu,  où, 
en  toute  justice,  la  balance  doit  enfin  pencher  du  côté  de  ceux 
qui  sont  pauvres  et  dénués.  —  L'état  de  détresse  qui  pèse  sur 
le  pays  est  la  conséquence  d'une  injuste  législation;  c'est  pour 
la  renverser  que  nous  sommes  unis,  et  j'espère  qu'en  dépit  de 
la  calomnie,  la  Ligue  ne  tardera  pas  à  être  considérée  comme 
l'amie  la  plus  éclairée  de  l'humanité.  Cette  grande  association. 
j'en  ai  la  confiance,  se  montrera  supérieure  aux  traits  qu'il  plaira 
à  la  malignité  de  lui  infliger;  elle  apprendra,  comme  une  lon- 
gue expérience  me  l'a  appris  à  moi-même,  que  plus  elle  se 
tiendra  dans  le  sentier  de  la  justice,  plus  elle  sera  en  butte  à  la 
persécution.  (Applaudissements.)  Lorsqu'il  m'est  arrivé  que 
quelque  portion  de  la  communauté  m'a  assailli  par  des  paroles 
violentes,  ma  règle  invariable  a  été  de  considérer  attentivement 
les  imputations  dirigées  contre  moi.  Si  je  leur  avais  trouvé 
quelque  fondement,  je  me  serais  empressé  de  changer  de  con- 
duite. Dans  le  cas  contraire,  j'y  ai  vu  une  forte  présomption 
que  j'étais  dans  le  droit  sentier  et  que  mon  devoir  était  d'y  res- 
ter. Je  ne  puis  que  conseiller  à  la  Ligue  de  faire  de  même.  Vous 
êtes  noblement  entrés  dans  cette  grande  entreprise;  vous  n'avez 
épargné  ni  votre  argent  ni  votre  temps;  vous  avez  fait  pour  le 
triomphe  d'une  noble  cause  tout  ce  qu'il  est  humainement  pos- 
sible de  faire,  et  le  temps  approche  où  le  succès  va  couronner 
vos  généreux  efforts.  (Applaudissements.)  C'est  une  idée  très- 
répandue  que  les  intérêts  territoriaux  font  la  force  de  ce  pays  ; 
mais  les  intérêts  territoriaux  puisent  eux-mêmes  leur  force 
dans  la  prospérité  du  commerce  et  des  manufactures,  et  ils 
commencent  enfin  à  comprendre  ce  qu'ils  ont  gagné  à  priver 
le  travail  et  l'industrie  de  leur  juste  rémunération.  L'ouvrier 


ou    L  AGITATION   ANGLAISE.  J25 

ne  trouve  plus  de  salaire,  les  moyens  d'acheter  les  produits  du 
sol  lui  échappent  :  de  là,  ces  plaintes  sur  l'impossibilité  de  ven- 
dre le  bétail  et  le  blé.  Lasoufl'rance  pèse  en  ce  moment  sur  les 
dernières  classes,  mais  elle  gagne  les  classes  moyennes,  elle  at- 
teindra les  classes  élevées,  et  le  jour,  peu  éloigné,  où  celles-ci 
se  sentiront  froissées,  ce  jour-là  elles  reconnaîlronl  qu'un  chan- 
gement radical  au  présent  système  est  devenu  indispensable. 
(Approbation.)  lin  me  rappelant  ce  qui  s'est  passé  aux  dernières 
élections  générales,  je  ne  puis  m'empécher  de  remarquer  com- 
bien le  peuple  s'est  égaré,  lorsqu'il  a  cru,  en  appuyant  les  mo- 
nopoleurs, soutenir  les  vrais  intérêts  du  pays.  Les  défenseurs  de 
la  liberté  du  commerce  voient  aujourd'hui  avec  orgueil  que 
ceux-là  mêmes  qui  les  accusaient  d'être  des  novateurs  et  qui 
combattaient  la  doctrine  du  libre-échange,  ne  sont  pas  plutôt 
arrivés  au  pouvoir,  qu'ils  se  sont  retournés  contre  leurs  amis 
pour  devenir  les  champions  de  nos  principes.  (Applaudisse- 
ments.) Tout  ce  que  je  leur  demande,  c'est  de  suivre  ces  prin- 
cipes dans  leurs  conséquences.  Il  n'y  a  pas  un  homme,  dans  la 
chambre  des  communes  ni  dans  toute  l'Angleterre,  plus  capable 
que  sir  Robert  Peel  d'exposer  clairement  et  distinctement  les , 
doctrines  qui  devraient  régir  notre  commerce,  et  qui  sont  les 
mieux  calculées  pour  promouvoir  les  intérêts  et  la  prospérité 
de  ce  pays.  (Marques  d'approbation.)  Le  très-honorable  baronnet 
a  fait  un  pas  dans  celte  voie,  mais  ce  n'est  qu'un  pas.  H  s'at- 
tarde et  s'alanguit  sur  la  route,  sans  doute  parce  que  son  parti 
ne  lui  permet  pas  d'avancer.  11  a  proclamé  le  principe,  il  ne 
lui  reste  qu'à  l'appliquer  pour  assurer  au  pays  une  paix  solide 
et  une  prospérité  durable.  (Applaudissements.)  —  Ilyaun  grand 
nombre  de  personnes  bien  intentionnées  qui  ne  peuvent  com- 
prendre pourquoi  une  réforme  commerciale  est  plus  urgente 
aujourd'hui  qu'à  des  époques  antérieures.  Les  fermiers  s'ima- 
ginent que,  parce  que  au  temps  de  la  guerre,  ils  ont  obtenu  des 
prix  élevés  enmôme  temps  queles  fabriques  réalisaient  de  grands 
profits,  il  ne  s'agit  que  d'avoir  encore  la  guerre  pour  ramener 
et  ces  prix  et  ces  bénéfices.  Celle  illusion  existe  même  parmi 
quelques  manufacturiers  ;  dans  les  classes  agricoles  elle  est  pres- 
que universelle;  mais  il  est  aisé  d'en  montrer  l'inanité.  Si  les 


126  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

circonstances  étaient  les  mêmes  qu'aux  époques  qui  ont  précédé 
181  i),  elles  amèneraient  sans  doute  les  mômes  résultats.  Bien 
heureusement,  sous  ce  rapport  du  moins,  la  situation  de  l'An- 
gleterre a  tellement  changé,  qu'il  est  impossible  que  des  consé- 
quences semblables  découlent  d'une  législation  identique.  Pen- 
dant la  guerre,  qui  a  rempli  ce  quart  de  siècle  qui  s'est  terminé 
en  18io^  il  n'y  avait  pas  de  manufactures  sur  le  continent,  et  à 
la  paix,  TAngleterre,  qui  était  en  possession  de  pourvoir  tous  les 
marchés  du  monde,  put  maintenir  pour  un  temps  les  hauts  prix 
occasionnés  par  la  guerre.  C'est  ce  qu'elle  fît,  bien  que  le 
prix  des  aliments  fût  alors  plus  élevé  de  SO  p.  100,  dans  ce  pays 
que  partout  ailleurs.  Mais  quel  est  l'état  actuel  des  choses?  La 
paix  lègue  en  Europe  et  en  Amérique,  et  la  population  s'y  par- 
tage entre  l'industrie  et  l'agriculture.  Elle  rivalise,  sur  les  mar- 
chés neutres,  avec  le  fabricant  anglais,  et  à  moins  que  celui-ci 
ne  puisse  établir  les  mêmes  prix,  il  lui  est  impossible  de  sou- 
tenir la  concurrence.  Que  veut-il  donc  quand  il  demande  l'abro- 
gation des  lois  restrictives?  Il  veut  que  les  ports  de  ^Angleterre 
soient  ouverts  aux  denrées  du  monde  entier,  afin  qu'elles  s'y 
vendent  à  leur  prix  naturel,  et  que  les  Anglais  soient  placés 
sur  le  môme  pied  que  toutes  les  autres  nations.  Craignez-vous 
qu'à.ces  conditions  le  génie  industriel,  le  capital  et  l'activité  de 
la  Grande-Bretagne  aient  rien  à  redouter?  (Acclamation.)  Vos 
acclamations  répondent.  Non.  Ne  nous  lassons  donc  pas  de  ré- 
clamer la  liberté  du  com.merce.  —  J'adresserai  maintenant  quel- 
ques paroles  à  ceux  qui  jouissent  du  privilège  d'envoyer  des 
représentants  au  Parlement.  Une  grande  responsabilité  pèse  sur 
eux;  car  ils  ne  doivent  pas  oublier  que  le  mandat  qu'ils  confè- 
rent dure  sept  ans,  et  pendant  ce  temps,  quelles  que  soient  leurs 
souffrances,  fût-ce  une  ruine  totale,  ils  ne  peuvent  plus  rien 
pour  eux-mêmes.  C'est  là  un  grave  sujet  de  réflexions  pour  tous 
les  électeurs.  Tous  sont  intéressés  à  voir  le  pays  florissant,  et  ce 
n'est  certes  pas  son  état  actuel.  Le  seul  moyen  d'y  arriver,  c'est 
d'ouvrir  nos  ports  à  toutes  les  marchandises  du  monde.  Je  pour- 
rais nommer  plusieurs  nations  dont  les  produits  nous  convien- 
nent :  je  n'en  citerai  qu'une.  A  un  meeting  tenu  en  septembre 
dernier,  sous  la  présidence  du  duc  de  Rutland,  M.  Everett, 


ou   l'agitation   anglaise.  127 

ministre  plénipotentiaire  de  l'Union  américaine,  fut  appelé  à 
prendre  la  parole,  et  dit  en  substance  :  «  Mon  pays  désire  échan- 
«  ger  ses  produits  contre  les  vôtres.  Vous  avez  beaucoup  d'ob- 
«  jets  qui  lui  manquent,  et  il  a  pour  vous  payer  des  marchan- 
((  dises  qui  encombrent  ses  quais,  jusqu'à  ce  point  qu'on  a  été 
a  obligé  de  se  servir  de  salaisons  comme  de  combustibles.  » 
(Et  en  effet  un  citoyen  des  États-Unis  m'a  confirmé  qu'il  y  avait 
sur  les  quais  de  la  Nouvelle-Orléans  des  amas  de  salaisons 
qu'on  pourrait  vendre  à  6  deniers  la  livre,  et  qu'on  employait 
en  guise  de  charbon,  à  bord  des  bateaux  à  vapeur.)  «  Nous 
«  avons,  ajoutait  M.  Everett,  du  blé  qui  pourrit  dans  nos  ma- 
«  gasins,  et  nous  manquons  de  vêtements  et  d'instruments  de 
«  travail.  »  Qui  s'oppose  à  l'échange  de  ces  choses?  Le  gouver- 
nement britannique  :  ce  que  nous  réclamons,  c'est  cette  liberté 
d'échanges  avec  le  monde  entier.  Chaque  climat,  chaque  peuple 
a  ses  productions  spéciales.  Que  toutes  puissent  librement  arri- 
ver dans  ce  pays,  pour  s'y  échanger  contre  ce  qu'il  produit  en 
surabondance,  et  tout  le  monde  y  gagnera.  Le  manufacturier 
étendra  ses  entreprises  ;  les  salaires  hausseront  ;  la  consomma- 
tion des  produits  agricoles  s'accroîtra  ;  la  propriété  foncière  et  le 
revenu  public  sentiront  le  contre-coup  de  la  prospérité  géné- 
rale. Mais  avec  notre  législation  restrictive,  les  usines  sont  de 
moins  en  moins  occupées,  les  salaires  de  plus  en  plus  déprimés, 
les  productions  du  sol  de  plus  en  plus  délaissées,  et  le  mal  s'é- 
tend à  toutes  les  classes.  Que  ceux  donc  qui  ont  à  cœur  le  bien- 
être  de  la  patrie  consacrent  à  ces  graves  sujets  leurs  plus  sérieuses 
méditations.  N'est-il  pas  vrai  que  le  pays  décline  visiblement, 
et  ne   donneriez-vous  pas  à  celte  assertion  votre  témoignage 

unanime? 

On  a  dit  que  la  loi-céréale  était  nécessaire  pour  soutenir  les 
fermiers  ;  mais  voilà  la  quatrième  fois  que  les  fermiers  sont 
dupes  de  cette  assertion.  Le  prix  de  leurs  produits  s'avilit  et  ne 
se  relèvera  pas  tant  que  le  travail  manquera  au  peuple.  Les  pro- 
priétaires leur  disent  :  «  Si  vous  ne  pouvez  payer  la  rente,  prenez 
patience,  la  dépréciation  ne  sera  pas  permanente;  le  cours  de 
vos  denrées  se  relèvera,  comme  il  fit  après  les  crises  de  1 836  et 
1837.  ))  Mais  comment  pourrait-on  assimiler  la  détresse  actuelle 


128  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

à  celle  d'aucune  autre  époque  antérieure?  J'ai  reçu  aujourd'hui 
môme  d'un  fermier  de  Middlesex,  nommé  W.  Fox,  un  docu- 
ment qui  établit  que  le  capital  des  tenanciers  était  tombé  de 
25  p.  100  dans  ces  cinq  dernières  années.  11  a  calculé  que 
32  millions  de  bêtes  à  laine,  sept  millions  de  bêtes  à  cornes 
et  60  millions  de  quarters  de  blé,  formant  ensemble  une  valeur 
de  468  millions  de  livres  sterling,  ont  perdu  2o  p.  100,  ce  qui 
constitue  pour  les  fermiers  une  perte  de  117  millions  de  livres. 
Ce  n'est  pas  là  un  tableau  imaginaire,  et,  si  les  capitaux  décrois- 
sent dans  une  aussi  effrayante  proportion,  comment  le  pays 
pourra-t-il  supporter  55  à  36  millions  de  subsides? 

Les  lois-céréales  ont  pour  objet  l'avantage  des  landlords  ;  mais, 
dans  mon  opinion,  elles  ne  leur  ont  pas  plus  profité  qu'aux  au- 
tres classes  de  la  communauté.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  d'eux^ 
c'est  qu'après  tout  ils  n'ont  que  ce  qu'ils  méritent,  puisque  ces 
lois  sont  leur  œuvre.  (Rires.)  Soyez  certains  que  les  rentes  tom- 
beront aussitôt  qu'interviendront  entre  les  fermiers  et  les  sei- 
gneurs de  nouveaux  arrangements;  car,  si  le  prix  des  denrées 
décline,  il  faut  bien  que  les  fermages  diminuent.  Quelle  sera 
alors  la  situation  du  propriétaire?  Le  sol  est  grevé  d'une  pre- 
mière charge,  qui  est  le  pauvre;  avant  que  le  seigneur  touche 
sa  rente,  il  faut  que  le  pauvre  soit  nourri.  Or,  il  est  de  fait  que, 
dans  ces  derniers  temps,  la  taxe  des  pauvres  a  doublé  et  même 
triplé  !  Dans  ma  paroisse,  Mary-le-Bone,  qu'on  pourrait  croire 
une  des  plus  étrangères  à  la  crise  actuelle,  elle  s'est  élevée  de 
8,500  à  17,000  1.  s.  Ainsi  une  portion  considérable  de  la  rente 
réduite  passera  aux  pauvres.  Vient  ensuite  le  clergé  ;  et  l'on  sait 
que  depuis  la  dernière  commutation  de  la  loi  des  dîmes,  le  sei- 
gneur ne  saurait  toucher  un  farthing  de  sa  rente,  que  les  mi- 
nistres ne  soient  payés.  Voilà  une  seconde  charge.  —  Ht  puis, 
voici  venir  Sir  Robert  Peel,  avec  son  income-tax,  qui  dit  :  «  Vous 
ne  palperez  pas  un  shilling  sur  vos  baux  que  l'Échiquier  ne 
soit  satisfait.  »  Cette  taxe  a  produit  un  million  huit  cent  mille 
livres  sterling  pendant  ce  quartier;  mais  selon  toute  apparence, 
une  faible  partie  de  cette  sommie  aura  été  acquittée  par  les  sei- 
gneurs, car  ils  sont  toujours  les  derniers  à  payer.  (Rires.)  C'est 
une  troisième  charge   de  la  propriété.  —  Enfin,  s'il  est  vrai. 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  129 

comme  je  l'ai  ouï  dire,  qu'une  grande  portion  du  sol  est  hypo- 
théquée, c'est  une  quatrième  charge.  —  Que  reste-t-il  donc  aux 
propriétaires  campagnards?  Je  leur  conseille  d'y  regarder  de 
près.  La  difficulté  est  le  fruit  de  leur  impéritie,  et  elle  ne  fera 
que  s'accroître  jusqu'à  ce  qu'ils  viennent  eux-mêmes  olfrir  leur 
assistance  à  la  Ligue.  (Écoutez  !  écoutez  !)  Gentlemen,  les  cir- 
constances travaillent  pour  vous;  l'income-tax  plaide  pour  vous; 
l'abaissement  des  revenus  témoigne  pour  vous,  et  il  le  fallait 
peut-être,  car  il  y  en  a  beaucoup  qui  ne  s'émeuvent  que  lors- 
que leur  bourse  est  compromise.  —  D'un  autre  côté,  les  prisons 
regorgent  ;  cent  cinquante  mille  personnes  y  passent  tous  les 
ans,  chacune  desquelles  suffit  ensuite  pour  en  corrompre  cin- 
quante autres.  C'est  pourquoi  je  dis  que  c'est  ici  une  question 
qui  touche  à  vos  devoirs  de  chrétiens.  Nous  demandons  jus- 
tice !  Nous  demandons  que  le  gouvernement  ne  persévère  pas 
dans  une  voie  qui  conduit  le  pays  dans  un  état  de  ruine  et  de 
mendicité  capable  de  faire  frissonner  le  cœur  de  tout  homme 
honnête  !  (Applaudissements.) 

M.  Brotherton  :  Ce  n'est  pas  ici  la  cause  d'un  parti,  mais  celle 
de  tout  un  peuple,  ce  n'est  pas  la  cause  de  l'Angleterre,  mais 
celle  du  monde  entier;  car  c'est  la  cause  de  la  justice  et  de  la 
fraternité.  Mon  honorable  ami  a  dit  que  la  Ligue  soutenait  le 
principe  du  sens  commun,  et  il  a  élé  reconnu  au  Parlement, 
parle  premier  ministre  delà  couronne,  que  vendre  et  acheter 
aux  prix  les  plus  avantageux,  étaient  le  droit  de  tous  les  Anglais 
et  de  tout  homme.  Lui  aussi  a  proclamé  que  le  principe  de  la 
liberté  des  échanges  était  le  principe  du  sens  commun,  mais  ce 
qu'il  faut  faire  sortir  de  ce  principe,  c'est  un  peu  de  commune 
honnêteté.  (Acclamation.)  Les  législateurs  savent  bien  ce  qui 
est  juste  ;  tout  ce  que  le  peuple  demande,  c'est  qu'ils  le  mettent 
en  pratique.  J'aurai  bientôt  l'honneur  de  présenter  à  la  Chambre 
des  communes  une  pétition  de  mes  commettants  pour  le  retrait 
de  la  loi-céréale  (rires),  et  je  crains  bien  qu'elle  n'y  reçoive 
qu'un  froid  accueil.  Mes  commettants  néanmoins  veulent  que 
j'en  appelle  non-seulement  à  la  Chambre,  mais  à  ce  meeting. 
C'est  au  peuple  de  cette  métropole  que  la  nation  doit  en  appe- 
ler. Le  peuple  de  la  métropole  tient  dans  ses  mains  les  desti- 


130  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

nées  de  l'empire.  Il  y  a  longteaips  que  les  provinces  agitent 
celte  grande  question  ;  elles  en  comprennent  toute  l'imporfance. 
C'est  la  condition  la  plus  favorable  à  une  prochaine  solution  ; 
car  dans  mon  expérience,  j'ai  toujours  reconnu  que  comme 
toute  corruption  descend  do  haut  en  bas,  toute  réforme  procède 
de  bas  en  haut.  (Applaudissements.)  L'agitation  actuelle  a  com- 
mencé parmi  de  pauvres  tisserands.  Leurs  sentiments  furent 
d'abord  méconnus,  môme  par  les  manufacturiers,  mais  ils  re- 
connaissent aujourd'hui  que  les  pauvres  tisserands  avaient 
raison... 

J'ai  toujours  combattu  les  lois-céréales  au  point  de  vue  de  la 
justice;  car  je  les  considère  comme  injustes,  inhumaines  et  im- 
politiques. Je  dis  qu'une  loi  qui  protège  une  classe  de  la  com- 
munauté aux  dépens  des  autres  classes  est  une  loi  injuste.  Je 
ne  conteste  pas  aux  landlords  le  droit  de  disposer  de  leurs  pro- 
priétés à  leur  plus  grand  avantage,  et  même  d'exporter  le  blé 
s'ils  le  peuvent  produire  à  meilleur  marché  qu'au  dehors;  mais 
les  landlords  ont  fait  une  loi  qui  dépouille  l'ouvrier  du  droit  de 
disposer  du  produit  de  son  travail  selon  sa  convenance;  et  c'est 
pourquoi  je  dis  qu'une  telle  loi  ne  saurait  se  maintenir,  voyant 
qu'elle  est  si  manifestement  injuste.  —  La  loi-céréale  a  en- 
core le  tort  d'affecter  les  diverses  classes  de  la  société  d'une 
manière  fort  inégale;  si  elle  ôte  cinq  pour  cent  au  riche, 
elle  arrache  cinquante  pour  cent  aux  pauvres,  et  moi  qui  ne 
suis  taxé  qu'à  cinq  pour  cent,  je  finis  par  oublier  jusqu'au  sens 
du  uioi  justice.  Ce  qui  fait  que  beaucoup  d'hommes  ne  compren- 
nent pas  toute  la  signification  de  ce  mot,  c'est  que  l'intérêt 
personnel  les  aveugle.  Je  me  rappelle  qu'un  gentleman,  dis- 
cutant au  miheu  d'un  grand  nombre  de  gens  d'église,  ne  pou- 
vait leur  faire  comprendre  le  sens  d'un  terme  que  je  supposerai 
être  ce  moi  justice.  11  écrivit  ce  mot  et  demanda  :  Qu'est-ce  que 
cela  signifie?  Un  des  ministres  s'écria  :  Justice.  Le  gentleman 
posa  une  guinée  sur  le  mot  et  dit  :  Que  voyez-vous  maintenant? 
et  le  ministre  répondit  :  Rien,  —  car  Tor  lui  interceptait  la  vue. 
(Rires.)  —  On  dit  que  ces  lois  ont  été  faites,  non  pour  l'avantage 
des  landlords,  mais  pour  celui  des  fermiers  et  des  ouvriers  des 
campagnes.  Mais  il  n'est  personne  qui,  après  avoir  observé  les 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  131 

effets  de  ces  lois,  ne  soit  arrivé  à  celte  conclusion,  qu'elles  ont 
profité  aux  manouvriers  des  districts  agricoles;  et  quant  aux 
fermiers,  s'ils  étaient  appelés  en  témoignage,  ils  déclareraient 
qu'ils  n'en  ont  tiré  certainement  aucun  bénéfice.  Les  seigneurs 
sont  donc  les  seuls  auxquels  on  pourrait  supposer  qu'elles  ont 
profité;  mais  on  reconnaîtra  à  la  fin  qu'il  n'en  a  pas  été  ainsi. 
Je  suis  assez  vieux  pour  me  rappeler  les  démonstrations  d'en- 
thousiasme avec  lesquelles  les  seigneurs  terriens  accueillirent 
la  guerre  de  France,  déclarant  que,  pour  la  soutenir,  ils  dé- 
penseraient leur  dernière  guinée  et  leur  dernière  acre  de  terre  ; 
et  chacun  se  hâta  de  faire  honneur  de  leur  désintéressement  à 
leur  patriotisme.  Tant  que  dura  la  guerre,  ils  empruntèrent 
comme  ils  purent.  Enfin,  la  paix  revint,  et  avec  elle  l'abondance 
et  le  bon  marché;  mais  les  landlords  qui  avaient  emprunté  de 
l'argent  commencèrent  à  rechercher  comment  ils  pourraient 
en  éviter  le  payement.  Quoiqu'ils  eussent  engagé  leur  dernière 
acre  et  leur  dernier  écu  à  cette  cause  glorieuse,  payer  n'était 
jamais  entré  dans  leurs  intentions.  (Écoutez!  écoutez  !)  Leur 
premier  soin  fut  de  débarrasser  leurs  épaules  de  14  millions 
d'impôts  fonciers,  et  puis  ils  firent  la  loi-céréale,  afin  de  mainte- 
nir le  taux  élevé  des  rentes.  Ils  savaient  bien  que  les  rentes  flé- 
chiraient naturellement  comme  le  prix  des  blés,  et  ils  inventè- 
rent les  lois-céréales.  Lorsqu'elles  furent  portées  pour  la 
première  fois  devant  la  législature,  lord  Liverpool  admit  avec 
franchise  et  loyauté  qu'elles  auraient  pour  effet,  et  par  voie 
d'induction,  qu'elles  avaient  pour  but,  d'empêcher  la  dépres- 
sion des  rentes.  Ainsi,  l'aristocratie  qui  avait  hypothéqué  ses 
domaines,  dans  des  vues  soi-disant  patriotiques,  au  lieu  de  payer 
elle-même  ses  dettes,  saisit  la  première  occasion  d'en  reporter 
le  fardeau  sur  les  classes  laborieuses;  et  après  avoir  emprunté 
jusqu'à  concurrence  de  la  valeur  des  terres,  elle  en  a  législati- 
vement  doublé  la  rente,  en  élevant  le  prix  du  pain,  c'est-à-dire 
que  c'est  le  peuple  et  non  elle  qui  paye  les  arrérages.  Voilà 
comment  on  en  a  agi  envers  le  peuple  de  ce  pays;  c'est  à  lui 
de  dire  si  cela  doit  continuer.  Le  duc  de  Newcastle  a  demandé 
s'il  n'avait  pas  le  droit  d'user  comme  il  l'entendrait  de  sa  pro- 
priété. (Rires.)  Je  n'ai  pas  d'objection  à  faire  contre  celte  doc- 


132  .      COBDEN    ET   LA    LIGUE 

trine  convenablement  définie;  mais  puisque  nous  nous  don- 
nons pour  un  peuple  loyal  et  religieux,  nous  devons  bien 
reconnaître  que  nul  n'a  le  droit  de  faire  de  sa  propriété  ce 
qu'il  veut,  à  moins  que  ce  qu'il  veut  ne  soit  juste.  11  me  semble 
qu'il  nous  est  commandé  de  faire  aux  autres  ce  que  nous  vou- 
drions qui  nous  fût  fait.  Les  landlords  cependant  ont  fait  des 
lois  pour  obtenir  un  prix  artificiel  des  fruils  de  leurs  terres,  et 
en  même  temps  pour  empêcher  le  peuple  de  recevoir  le  prix 
naturel  de  son  travail.  C'est  là  une  grande  injustice,  et  il  n'est 
personne  dont  ce  ne  soit  le  devoir  d'en  poursuivre  le  redresse- 
ment. La  détresse  publique  est  profonde,  quoique  plusieurs 
puissent  ne  pas  l'éprouver.  Elle  ne  s'est  pas  encore  appesantie 
sur  Londres  dans  toute  son  intensité,  ou  plutôt  elle  y  est  moins 
aperçue  qu'ailleurs,  parce  que  les  hautes  classes  s'y  préoccu- 
pent peu  du  sort  du  peuple.  Je  suis  disposé  à  croire,  comme 
M.  Hume,  qu'il  règne  ici  une  grande  apathie;  mais  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  la  population  souffre,  et  nous  venons  de- 
mander aide  et  assistance  aux  habitants  de  cette  métropole.  11 
est  de  leur  devoir  de  répondre  à  cet  appela  et  de  faire  tous  leurs 
efforts  pour  ramener  la  prospérité  dans  le  pays.  La  détresse  a 
gagné  les  classes  agricoles,  et  elles  s'aperçoivent  enfin  que  les 
meilleurs  débouchés  consistent  en  une  clientèle  prospère,  ou 
dans  le  bien-être  général.  Il  est  des  personnes  qui  s'imaginent 
qu'en  poursuivant  le  retrait  des  lois-céréales,  les  manufacturiers 
travaillent  pour  leur  avantage  au  détriment  des  autres  classes. 
C'est  là  une  illusion;  la  chose  est  impossible.  Il  n'est  pas  possi- 
ble que  l'activité  et  l'extension  des  affaires  profitent  aux  uns  au 
préjudice  des  autres.  (Cris  :  Non,  non  !)  Notre  population  s'accroît 
de  trois  cent  mille  habitants  chaque  année.  Il  faut  que  cet  ex- 
cédant soit  occupé  et  nourri.  S'il  n'est  pas  nourri  au  dehors  des 
ivorkhouses,  il  faudra  qull  soit  nourri  au  dedans.  Mais  s'il  trouve 
de  l'emploi,  des  moyens  de  subsistance,  par  cela  même  il  ou- 
vrira aux  produits  du  sol  de  nouveaux  débouchés.  Aujourd'hiii 
la  législation  prive  les  ouvriers  de  travail,  en  s'interposant  dans 
leurs  échanges;  elle  en  fait  un  fardeau  pour  la  propriété.  Ainsi 
que  l'a  dit  M.  Hume,  il  faut  bien  que  ces  ouvriers  soient  se- 
courus, et  à  mesure  que  leur  masse  toujours  croissante  pèsera 


ou   l'agitation   anglaise.  J3S 

de  plus  en  plus  sur  la  propriété,  l'aristocratie  reconnaîtra  que 
riionnêtelé  eût  été  une  meilleure  politique.  (Écoulez  !  écoulez  !) 
Voulez-vous  le  maintien  des  lois-céréales?  (Non,  non  !)  Eh  bien  ! 
j'en  appelle  à  tout  homme  qui  s'intéresse  à  l'amélioration  du 
sort  du  peuple,  au  progrès  de  son  éducation  intellectuelle  et 
morale,  à  la  prospérité  de  l'industrie  et  du  commerce,  rallions- 
nous  à  la  Ligue  !  unissons  nos  efforts  pour  effacer  de  nos  codes 
ces  lois  iniques  et  détestables.  (Applaudissements  prolongés.) 


M.  MiLNER  GiBSON  se  lève,  et  après  quelques  considéra- 
lions  il  continue  en  ces  termes  : 


Je  ne  puis  jeter  les  yeux  sur  cette  nombreuse  et  brillante  as- 
semblée, sans  me  sentir  assuré  que  nous  agitons  ici  une  ques- 
tion nationale.  On  a  parlé  de  meetings  réunis  par  surprise;  mais 
tant  d'hommes  distingués  ne  sauraient  se  réunir  que  pour  une 
cause  qui  préoccupe  à  un  haut  degré  l'esprit  public.  (Assenti- 
ment.) Certes,  s'il  s'agissait  de  discourir  sur  le  fléau  de  l'abon- 
dance, sur  les  charmes  de  la  disette,  sur  les  bienfaits  des  res- 
trictions industrielles  et  commerciales,  une  plus  étroite  enceinte 
suffirait  ^  (Rires.)  Un  autre  trait  caractéristique  de  ces  assem- 
blées, et  dont  je  dois  vous  féliciter,  c'est  d'être  sanctionnées 
et  embellies  par  la  plus  gracieuse  portion  de  la  communauté. 
Comment  expliquer  la  présence  du  beau  sexe  dans  cette  en- 
ceinte? Il  n'est  pas  disposé  d'ordinaire  à  s'intéresser  à  de  pures 
questions  d'argent,  et  à  d'arides  problèmes  d'économie  politique. 
Pour  ayoir  mérité  son  attention,  il  faut  bien  que  notre  cause 
renferme  une  question  de  philanthropie,  une  question  qui  tou- 
che aux  intérêts  de  l'humanité,  à  la  condition  morale  et  phy- 
sique du  plus  grand  nombre  de  nos  frères  !  et  si  les  dames  vien- 
nent applaudir  aux  efforts  de  la  Ligue,  c'est  qu'elles  entendent 
soutenir  ce  grand  principe  évangélique,  ce  dogme  de  la  fra- 
ternité humaine  que  peuvent  seuls  réaliser  l'affranchissemen' 

^  Allusion  aux  meetings  des  prohibitlonnistes  qui  se  tiennent  dans  le 
salon  d'uiie  maison  particulière  de  Bond-Street. 

III.  8 


]  3  4  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

du  commerce  et  la  libre  communication  des  peuples.  (Applau- 
dissements prolongés.)  Une  autre  leçon  qui  dérive  de  cette 
grande  démonstration,  c'est  que  la  philanthropie  n'a  pas  besoin 
de  s'égarer  dans  les  régions  lointaines  pour  trouver  un  but  à 
ses  efforts.  La  détresse  règne  autour  de  nous;  c'est  notre  propre 
patrie  maintenant  qui  réclame  ces  nobles  travaux  humanitaires 
par  lesquels  elle  se  distingue  avec  autant  d'honneur.  (Applau- 
dissements.) J'apprécie  les  motifs  et  la  générosité  de  ceux  qui 
s'efforcent  de  répandre  jusqu'aux  extrémités  du  globe  les  bien- 
faits de  la  foi  et  de  la  civilisation;  mais  je  dois  dire  qu'il  y  a 
tant  de  souffrances  autour  de  nos  foyers,  qu'il  n'est  plus  néces- 
saire d'aller  cbercher  aux  antipodes  ou  en  Chine  un  aliment  à 
notre  bienveillance.  (Applaudissements.)  Je  regrette  Fabsence 
d'un  gentleman  qui  devait  prendre  ce  soir  la  parole.  (De  toutes 
parts  :  il  est  arrivé.  En  effet,  M.  Bright  vient  de  monter  sur 
l'estrade.)  Je  veux  parler  du  colonel  Thompson,  et  je  suis  fâché 
de  n'avoir  pas  plus  tôt  prononcé  son  nom.  Je  regrette  l'absence 
de  ce  gentleman,  qui,  par  ses  écrits  et  ses  discours,  a  plus  que 
tout  autre  fourni  des  arguments  contre  le  monopole.  C'est  de 
ses  nombreuses  publications,  et  particulièrement  de  son  Caté- 
chisme contre  les  lois-céréales  que  j'ai  tiré  les  matériaux  dont 
je  me  suis  servi  pour  combattre  ces  lois.  On  raconte  que  Geor- 
ges III  rencontra  par  hasard  un  mot  heureux.  Une  personne 
lui  disait  que  les  avocats  étaient  des  gens  habiles,  possédant 
dans  leur  tête  une  immense  provision  de  science  légale  pour 
tous  les  cas.  Non,  dit  Georges  lll,  les  avocats  ne  sont  pas  plus 
habiles  que  d'autres  et  ils  n'ont  pas  plus  de  lois  dans  la  tête  ; 
mais  ils  savent  où  en  trouver  quand  ils  en  ont  besoin.  j[Rires.) 
Dans  les  ouvrages  du  colonel  Thompson,  vous  trouverez  la  so- 
lution de  toutes  les  questions  qui  se  rattachent  à  notre  cause,  et 
vous  vous  rendrez  maîtres  des  arguments  qu'il  faut  opposer  aux 
lois-céréales.  Que  sont  ces  lois,  après  tout?  On  a  dit  qu'elles 
étaient  nécessaires,  —  pour  protéger  l'industrie  nationale,  — 
pour  assurer  de  l'emploi  aux  ouvriers  des  campagnes,  —  pour 
placer  le  pays  dans  un  état  d'indépendance  à  l'égard  de  l'étran- 
ger. —  D'abord,  en  ce  qui  touche  le  travail  national,  la  protec- 
tion n'est  qu'un  mot  spécieux.  Il  implique  une  faveur  confé- 


ou    L  AGITATION   ANGLAISE.  135 

rée  par  la  législature  aux  personnes  protégées.  Quand  on  y 
regarde  de  près,  en  effet,  on  s'aperçoit  que  tout  se  réduit  à 
décourager  quelques  branches  d'industrie  pour  en  encourager 
d'autres,  c'est-à-dire  à  gratifier  de  certaines  faveurs  des  classes 
déterminées.  (Ici  l'orateur  examine  l'influence  des  lois  restric- 
tives sur  la  propriété,  le  fermage  et  la  main-d'œuvre.)  Si  l'on 
considère  les  conséquences  des  lois-céréales  relativement  à  l'in- 
dustrie, on  ne  peut  nier  qu'elles  n'aient  pour  objet  direct  de 
la  contenir  dans  de  certaines  limites.  Le  but  qu'on  se  propose, 
avec  une  intention  bien  arrêtée,  c'est  de  prévenir  l'émancipa- 
tion et  l'accroissement  des  classes  industrieuses,  d'abord  pour 
conserver  aux  landlords  des  rentes  exagérées,  ensuite  pour  les 
maintenir  dans  leur  position  au  plus  haut  degré  de  l'échelle  so- 
ciale. (Applaudissements.)  Je  répète  que  les  landlords  ont  pour 
but  de  conserver  cet  ascendant  qu'ils  exercent  sur  le  pays,  as- 
cendant qu'ils  ne  doivent  certes  pas  à  leurs  talents  ou  à  leur 
supériorité;  ils  le  veulent  conserver  néanmoins  pour  demeurer 
à  toujours  les  dominateurs  des  classes  moyennes  et  laborieuses. 
(Applaudissements.)  Ils  voient  d'un  œil  d'envie  les  progrès  de 
la  richesse  et  de  l'intelligence  parmi  les  classes  rivales,  et,  dans 
leur  fol  amour  des  distinctions  Téodales,  ils  ont  fait  des  lois 
pour  assurer  leur  domination.  (Bravos  prolongés.)  On  a  dit  en- 
core que  nous  proposions  une  mesure  violente,  et  que,  en  égard 
aux  tenanciers  et  aux  capitaux  engagés  dans  l'agriculture,  il 
ne  fallait  pas,  par  trop  de  précipitation,  ajouter  aux  embarras 
de  la  situation  actuelle.  Je  réponds,  dans  l'intérêt  des  tenan- 
ciers eux-mêmes,  que  rien  ne  saurait  leur  être  plus  profitable 
que  l'abrogation  absolue  et  immédiate  de  la  loi.  (Assentiment.) 
C'est  dans  leur  intérêt  surtout  qu'il  faut  renouveler  entièrement 
les  bases  de  notre  police  commerciale.  Des  changements  pério- 
diques et  successifs  ne  feraient,  pour  ainsi  dire,  qu'organiser  le 
désordre.  Il  vaut  mieux  pour  eux  que  la  révolution  s'opère 
complètement  et  d'un  seul  coup.  Puisqu'on  reconnaît  la  justice 
du  principe  de  la  liberté  commerciale,  je  le  demande,  pour- 
quoi refuse-t-on  de  le  mettre  en  pratique?  C'est  en  réclamant, 
d'une  manière  absolue,  l'abrogation  immédiate  et  totale  de 
toutes  les  lois  restrictives;  c'est  en  suivant  cette  ligne  de  con- 


1  3  0  COBDEN    ET   LA    LIGLE 

duite,  la  seule  qui  ait  pour  elle  rautorit(5  des  principes,  que  la 
Ligue  a  rallié  autour  d'elle  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  pays  d'in- 
telligence, d'enthousiasme  et  de  dévouement.  Ce  n'est  pas  que 
je  veuille  nier  qu'une  mesure  de  transaction,  telle  que  le  droit 
fixe  de  8  shillings,  si  le  dernier  cabinet  l'eût  fait  prévaloir, 
n'eût  conféré  au  pays  de  grands  avantages  et  résolu  pour  un 
temps  de  graves  questions,  etc 

Puisque  j'ai  parlé  du  droit  fixe,  je  dois  répondre  à  cette 
étrange  assertion,  que  le  droit  sur  le  blé  est  payé  par  l'étran- 
ger. S'il  en  est  ainsi,  il  ne  s'agirait  que  d'augmenter  ce  droit 
pour  rejeter  sur  l'étranger  tout  le  fardeau  de  nos  taxes.  (Rires 
et  applaudissements.)  Si  toutes  nos  importations  provenaient 
d'une  petite  île  comme  Guernesey,  je  pourrais  comprendre 
qu'elles  seraient  trop  disproportionnées  avec  la  consommation 
du  pays,  pour  qu'un  droit  prélevé  sur  ce  faible  supplément 
pût  affecter  le  prix  du  blé  indigène.  Dans  celte  hypothèse,  abo- 
lir le  droit,  ce  serait  en  faire  profiler  le  propriétaire  de  Guer- 
nesey. Mais  avec  la  liberté  du  commerce,  les  arrivages  nous 
viendraient  de  tous  les  points  du  globe,  et  feraient  au  blé  in- 
digène une  concurrence  suffisante  pour  le  maintenir  à  bas  prix. 
Dans  de  telles  circonstances,  une  taxe  sur  le  blé  étranger  ne 
peut  qu'élever  le  prix  du  blé  national,  et  soumettre  par  consé- 
quent le  peuple  à  un  impôt  beaucoup  plus  lourd  que  celui  qui 
rentre  à  l'Échiquier 

On  dit  encore  que,  si  nous  supprimons  la  taxe  sur  le  blé  exoti- 
que, l'étranger  pourra  le  soumettre  à  un  droit  d'exportation,  et 
attirer  vers  son  trésor  public  une  source  de  revenu,  qui  mainte- 
nant va  à  notre  trésor.  Si  les  étrangers  interrompaient  ainsi  le 
commerce  du  blé,  nos  agriculteurs  du  moins  ne  devraient  pas 
s'en  plaindre,  puisque  c'est  ce  qu'ils  font  eux-mêmes.  —  Mais 
commençons  par  mettre  de  notre  côté  la  chance  que  l'étranger 
s'abstiendra  d'établir  de  tels  droits.  (Approbation.)  Ouvrons  nos 
ports,  et  s'il  se  rencontre  un  gouvernement  qui  taxe  le  blé  des- 
tiné à  TAngleterre,  il  sera  victime  de  son  impéritie,  car  nous 
irons  chercher  nos  approvisionnements  ailleurs. 


ou    l'agitation    anglaise.  137 

11  est  un  autre  sophisme  qui  a  fait  son  entrée  dans  le  monde 
sous  le  nom  de  traités  de  commerce  \  On  nous  dit  :  «  N'abrogez 
pas  les  lois-céréales  jusqu'à  ce  que  l'étranger  réduise  les  droits 
sur  nos  produits  manufacturés.  »  Ce  sophisme  repose  sur  l'o- 
pinion que  le  gouvernement  d'un  pays  est  disposé  à  modifier 
son  tarif  à  la  requête  des  étrangers  ;  il  tend  à  subordonner  toute 
réforme  chez  un  peuple  à  des  réformes  chez  tous  les  autres. 

Mais  quelle  est,  au  sein  d'un  peuple,  la  force  capable  de  dé- 
truirela  protection  ?  Ce  n^esl  pas  les  prétentions  de  l'étranger,  mais 
l'union  et  l'énergie  du  peuple,  fatigué  d'être  victime  d'intérêts 
privilégiés.  Voyez  ce  qui  se  passe  ici.  Qu'est-ce  qui  maintient 
les  lois  restrictives?  C'est  l'égoïsme  et  la  résolution  de  nos  mo- 
nopoleurs, les  Knatchbull,  les  Buckingham,  les  Richmond.  Si 
l'étranger  venait  leur  demander  l'abandon  de  ces  lois,  adhére- 
raient-ils à  une  telle  requête?  Certainement  non.  Les  exigences 
de  l'étranger  ne  rendraient  nos  seigneurs  ni  plus  généreux,  ni 
plus  indifférents  à  leurs  rentes,  ni  moins  soucieux  de  leur  pré- 
pondérance politique.  (Applaudissements.)  Eh  bien,  en  cela  les 

1  En  1842,  sir  Robert  Peel,  en  présentant  au  Parlement  la  première 
partie  de  cette  réforme  commerciale  que  nous  voyons  se  développer 
en  1845,  disait  qu'il  n'avait  pas  touché  à  plusieurs  articles  importants, 
tels  que  le  sucre,  le  vin,  etc.,  pour  se  ménageries  moyens  d'obtenir  des 
traités  de  commerce  avec  le  Brésil,  la  France,  l'Espagne,  le  Portu- 
gal, etc.;  mais  il  reconnaissait  en  principe,  que  si  les  autres  nations  refu- 
saient de  recevoir  les  produits  britanniques,  ce  n'était  pas  une  raison 
pour  priver  les  Anglais  de  la  faculté  d'aller  acheter  là  où  ils  trouve- 
raient à  le  faire  avec  le  plus  d'avantage.  Ses  paroles  méritent  d'être 
citées  : 

«  We  bave  reserved  many  articles  from  immédiate  réduction  in  tbe 
<(  lîope  that  ère  long  we  may  attain  what  is  just  and  rigbt,  namely  in- 
(  creased  facilities  for  our  exports  in  return;  at  tbe  same  time,  I  am 
'<  bound  to  say,  that  it  is  for  tbe  interest  of  this  country  to  buy  cheap, 
«  wbetber  other  countries  will  buy  cheap  from  us  or  no.  We  bave  right 
«  to  exhaust  ail  means  to  induce  them  to  do  justice,  but  if  tbey  perse- 
«  vere  in  refusing,  tbe  penalty  is  on  us  if  we  do  not  buy  in  tbe  cheapest 
«  market.  »  (Speach  of  Sir  Robert  Peel,  lOtbMay  1842.) 

Toute  la  science  économique,  en  matière  de  douanes,  est  dans  ces 
dernières  lignes. 


138  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

autres  pays  ne  diffèrent  pas  de  celui-ci;  et  si  nous  allions  ré- 
ciamer  d'eux  des  réductions  de  droits,  ils  ont  aussi  des  Knatch- 
bull  et  des  Buckingham  engagés  dans  des  privilèges  manu- 
facturiers, et  on  les  verrait  accourir  à  leur  poste  pour  y  défendre 
vigoureusement  leurs  monopoles.  Ailleurs,  comme  ici,  ce  n'est 
que  la  force  de  l'opinion  qui  affranchira  le  commerce.  (Écoutez  l 
écoutez!)  Je  vous  conseille  de  ne  pas  vous  laisser  prendre  à  ce 
vieux  conte  de  réciprocité;  de  ne  point  vous  laisser  détourner 
de  votre  but  par  ces  histoires  d'ambassadeur?  allant  de  nation 
en  nation  pour  négocier  des  traités  de  commerce  et  des  réduc- 
tions réciproques  de  tarifs.  Le  peuple  de  ce  pays  ne  doit  compter 
que  sur  ses  propres  efforts  pour  forcer  Taristocratie  à  lâcher 
prise.  (Acclamations.)  —  La  question  maintenant  est  de  savoir 
sous  quelle  forme  nous  nous  adresserons  à  la  législature.  De- 
manderons-nous aux  landlords  l'abrogation  des  lois  reslriclives 
comme  un  acte  de  charité  et  de  condescendance  ?  solliciterons- 
nous  à  titre  de  faveur,  ou  exigerons-nous  comme  un  droit  la 
libre  et  entière  disposition  des  fruits  de  notre  travail,  soit  que 
nous  les  devions  à  nos  bras  ou  à  notre  intelligence?  (Bravos 
prolongés.)  On  a  dit,  je  le  sais,  que  le  joug  de  l'oppression  avait 
pesé  si  longtemps  sur  la  classe  moyenne,  qu'elle  avait  perdu 
jusqu'au  courage  de  protester,  et  que  son  cœur  et  son  esprit 
avaient  été  domptés  par  la  servilité.  Je  ne  le  crois  pas.  (Applau- 
dissements.) Je  ne  puis  pas  croire  que  les  classes  moyennes  et  la- 
borieuses, du  moment  qu'elles  ont  la  pleine  connaissance  des 
maux  que  leur  infligent  les  nombreuses  restrictions  imposées  à 
leur  industrie  par  la  législature,  reculent  devant  une  démonstra- 
tion chaleureuse  et  unanime  (bruyantes  acclamations),  pour  de- 
mander d'être  placées,  avec  les  classes  les  plus  favorisées,  sur  le 
pied  d'une  parfaite  égalité.  —  Les  propriétaires  terriens  me  de- 
manderont si,  lorsque  je  réclame  l'abolition  de  leurs  monopo- 
les, je  suis  autorisé  par  les  manufacturiers  à  abandonner  toutes 
les  protections  dont  ils  jouissent.  Je  réponds  qu'ils  sont  prêts  à 
faire  cet  abandon  (applaudissements),  et  je  rougirais  de  paraître 
devant  cette  assemblée  pour  y  plaider  la  cause  de  l'abrogation 
des  lois-céréales,  si  je  ne  réclamais  en  môme  temps  l'abolition 
radicale  de  tous  les  droits  protecteurs,  en  quoi  qu'ils  puissent 


ou   l'agitation   anglaise.  139 

consister.  (Applaudissements.)  C'est  sur  ce  terrain  que  nous 
avons  pris  position  et  que  nous  entendons  nous  maintenir.  Les 
lois-céréales,  aussi  bien  que  les  autres  droits  protecteurs,  ont 
passé  au  Parlement  alors  que  les  classes  manufacturières  et 
commerciales  n'y  étaient  pas  représentées,  à  une  époque  où  ce 
corps  nombreux  et  intelligent,  qui  forme  la  grande  masse  de  la 
communauté,  ne  pouvait  s'y  faire  entendre  par  l'organe  de  ses 
députés.  Vainement  reproche-t  on  aux  manufacturiers  de  jouir 
des  bienfaits  de  la  protection,  comme  par  exemple  de  droits  à 
l'entrée  des  étoffes  de  coton  à  Manchester,  ou  de  la  houille  à 
JNe^vcaslle.  (Rires.)  N'est-il  pas  clair  que  les  landlords  ont  admis 
ces  privilèges  illusoires  pour  faire  passer  les  leurs  ?  (Approba- 
tion.) Ce  ne  sont  pas  les  manufacturiers  qui  ont  établi  ces  droits, 
c'est  l'aristocratie,  qui,  pénétrant  dans  leurs  comptoirs,a  la 
prétention  de  leur  dicter  quand,  où  et  comment  ils  doivent  ac- 
complir des  importations  et  des  échanges.  11  est  puéril  de  re- 
procher à  l'industrie  ces  droits  protecteurs,  car  les  lois  existan- 
tes n'émanent  pas  d'elle  ;  et  la  responsabilité  en  appartient  tout 
entière,  ainsi  que  celle  de  la  détresse  nationale,  au  Parlement 
britannique.  (Acclamations  prolongées.)  On  a  dit  que,  si  la  cité  de 
Londres  était  lente  à  entrer  dans  ce  mouvement,  c'est  qu'elle 
ne  voulait  pas  recevoir  de  lois.  Je  n'ai  jamais  compris  que  la 
Ligue  ait  cherclié  à  s'imposera  qui  que  ce  soit.  Nous  sommes^ 
ici  pour  un  objet  commun,  le  bien-être  de  la  communauté,  et, 
par-dessus  tout,  celui  du  commerce  de  Londres.  Est-il  possible, 
par  une  interprétation  absurde,  de  nous  accuser  d'outrecui- 
dance, lorsque  nous  nous  bornons  à  venir  dire  aux  classes  labo- 
rieuses :  «  Votre  industrie  sera  mieux  placée  sous  votre  direc- 
tion que  sous  celle  des  chasseurs  de  renards  de  la  Chambre  des 
communes  (rires  et  applaudissements);  elle  prospérera  mieux 
sous  le  régime  de  la  liberté  que  sous  le  contrôle  oppresseur  de 
ces  gentilshommes  que  des  votes  corrompus  ont  transformés  en 
législateurs.  »  (Tonnerre  d'applaudissements.)  —  J'arrive  main- 
tenant à  cette  question  :  L'abrogation  de  la  loi-céréale  est-elle 
une  mesure  praticable?  Si  nous  pouvons  convaincre  le  premier 
ministre  et  l'administration  que  l'opinion  publique  est  favorable 
à  cette  mesure,  je  suis  convaincu  qu'elle  sera  proposée  au  Par- 


14  0  COBDEN    ET    I.A    LIGLE 

lement  ;  elle  n'est  pas  hors  de  notre  portée,  nous  ne  courons  pas 
après  un  objet  impraticable.  Des  réformes  plus  profondes  ont 
été  préparées  et  amenées  pur  la  discussion^  par  l'appel  à  la  rai- 
son publique  et  au  moyen  de  ce  qu'on  nomme  aujourd'hui  agi- 
tation. Je  crois  que  l'aristocratie  elle-même,  si  elle  voit  que  le 
pays  est  décidé,  acquiescera  par  pudeur,  et^  sinon  par  pudeur, 
du  moins  par  crainte.  (Bruyantes  acclamations.)  Vous  redoutez 
la  Chambre  des  lords.  Mais,  quoi  !  il  n'y  a  pas  dans  tout  le  pays 
un  corps  plus  complaisant  !  (Rires.)  Il  n'y  a  pas  dans  toute  la 
métropole  quatre  murs  qui  renferment  une  collection  d'hommes 
si  timides  !  Que  le  pays  manifeste  donc  sa  résolution,  et  l'admi- 
nistration proposera  la  mesurCj  les  communes  la  renverront  aux 
lords  qui  la  voteront  à  leur  tour.  Peut-être  n'obtiendra-t-elle 
pas  les  suffrages  du  banc  des  évêques,  mais  Leurs  Révérences 
en  seront  quiites  pour  aller  se  promener  un  moment  en  dehors 
de  la  salle.  (Rires.)  Les  grands  propriétaires  ont  déjà  montré 
d'autres  sympathies  de  docilité,  par  exemple  en  votant  l'admis- 
sion des  bestiaux  étrangers,  ce  qu'ils  se  sont  hâtés  de  faire  lors- 
qu'ils ont  vu  qu'abandonner  le  ministère,  c'était  renoncer  à  la 
portion  d'influence  que,  par  certains  arrangements,  le  cabinet 
actuel  leur  a  assurée.  Les  promesses  solennelles  faites  aux  fer- 
miers ne  les  ont  pas  arrêtés.  En  parcourant  ces  jours  derniers 
un  livre  d'histoire  naturelle,  je  suis  tombé  sur  la  description 
d'un  oiseau,  et  j'en  ai  été  frappé,  tant  elle  s'applique  aussi  à 
ces  gentilshommes  campagnards  envoyés  au  Parlement  comme 
monopoleurs,  et  qui  néanmoins  admettent  enfin  les  principes 
de  la  liberté  commerciale.  Le  naturaliste  dit,  en  parlant  du 
rouge-queue  (bruyants  éclats  de  rires)  :  «  Son  chant  sauvage  n'a 
((  rien  d'harmonieux;  mais  lorsqu'il  est  apprivoisé,  il  devient 
«  d'une  docilité  remarquable.  Il  apprend  des  airs  à  la  serinette; 
«  il  va  môme  jusqu'à  parler.  »  (Rires  prolongés.)  Que  l'admi- 
nistration présente  donc  une  mesure  décisive,  et  les  grands  sei- 
gneurs s'y  soumettront,  car  tout  le  monde  peut  avoir  remarqué 
que,  dans  la  dernière  session,  leurs  discours  ont  eu  une  teinte 
apok  gélique,  et  semblent  avoir  été  calculés  plutôt  pour  excuser 
que  pour  soutenir  les  lois-céréales.  Quelques  personnes  pour- 
ront penser  que  je  vais  trop  loin  en  demandant  l'abrogation  lo- 


ou    l'agitation    anglaise.  '     14  1 

taie  (non,  non);  mais  je  les  prie  d'observer  qu'une  protection 
modérée  empêcherait  l'entrée  d'une  certaine  quantité  de  blé,  et 
que,  relativement  à  cette  quantité,  elle  agirait  comme  une  pro- 
hibition absolue .  C'est  donc  un  sophisme  de  dire  que  la  protec- 
tion diffère  en  principe  delà  prohibition.  La  différence  n'est  pas 
dans  le  principe,  mais  dans  le  degré.  La  Ligue  a  répudié  le  prin- 
cipe même  de  la  protection.  Elle  proclame  que  toutes  les  classes 
ont  un  droit  égal  à  la  liberté  des  échanges  et  à  la  rémunéra- 
tion du  travail.  (Approbation.)  Je  sais  qu'on  me  dira  que  l'An- 
gleterre est  un  pays  favorisé,  et  qu'elle  devrait  se  contenter  de 
ses  avantages;  mais  je  ne  puis  voir  aucun  avantage  à  ce  que  les 
ouvriers  de  l'Angleterre  ne  soient  pas  pourvus  des  choses  né- 
cessaires à  la  vie  aussi  bien  que  ceux  des  Étals-Unis  ou  d'ailleurs. 
On  peut  se  laisser  éblouir  et  séduire  par  les  parties  ornementa- 
les de  notre  constitution  et  l'antiquité  vénérable  de  nos  institu- 
tions; mais  la  vraie  pierre  de  touche  du  mérite  et  de  l'utilité 
des  institutions,  c'est,  à  mon  sens,  que  le  grand  corps  de  la  com- 
munauté atteigne  à  une  juste  part  des  nécessités  et  du  confort 
de  la  vie.  Je  dis  que,  dans  un  pays  comme  celui-ci,  qui  possède 
tant  de  facilités  industrielles  et  commerciales,  tout  homme  sain 
de  corps  et  de  bonne  volonté,  doit  pouvoir  atteindre  non-seule- 
mentà  ce  qui  soutient,  mais  encore  à  ce  qui  améliore,  je  dis  plus, 
à  ce  qui  embellit  l'existence.  (Applaudissements.)  C'est  ce  qu'ad- 
met la  cité  de  Londres,  dans  le  mémoire  qu'elle  a  récemment 
soumis  au  premier  ministre,  au  sujet  de  la  colonisation.  N'ayant 
pas  lu  ce  mémoire,  je  ne  m'en  fais  pas  le  juge,  mais  je  sais  qu'il 
a  été  signé  par  des  adversaires  comme  par  des  partisans  de  la 
liberté  commerciale.  Quant  aux  premiers,  je  leur  demanderai, 
avec  tout  le  respect  que  je  leur  dois,  comment  ils  peuvent,  sans 
tomber  en  contradiction  avec  eux-mêmes,  nous  engager  à  créer 
au  loin  et  à  gros  frais  de  nouveaux  marchés  pour  l'avenir,  quand 
ils  nous  refusent  l'usage  des  marchés  déjà  existants.  Je  ne  puis 
concilier  le  refus  qu'on  nous  fait  du  libre-i'change  avec  les  États- 
Unis,  où  il  existe  une  population  nombreuse,  qui  a  les  mêmes 
besoins  et  les  mêmes  goûts  que  celle  de  ce  pays,  avec  l'ardeur 
qu'on  montre  à  créer  de  nouveaux  marchés,  c'est-à-dire  à  pro- 
voquer l'existence  d'une  population  semblable  à  celle  des  États- 


142  COBDEN    ET    LA   LIGUE 

Unis,  et  cela  pour  ouvrir  dans  l'avenir  des  débouchés  à  noire 
industrie.  C'est  là  une  inconséquence  manifeste.  Quant  à  ceux 
qui  soutiennent  à  la  fois  et  les  principes  de  la  Ligue  et  le  projet 
de  colonisation,  n'ont-ils  pas  à  craindre  de  s'être  laissé  entraî- 
ner à  appuyer  une  mesure  que  le  monopole  considère  certai- 
nement comme  une  porte  de  secours,  comme  une  diversion  de 
ce  grand  mouvement  que  la  Ligue  a  excité  dans  le  pays  ?  (Écou- 
tez !)  Je  ne  veux  pas  contester  les  avantages  de  la  colonisation; 
mais  il  me  semble  qu'il  faut  savoir,  avant  tout,  si  l'ouvrier  veut 
ou  ne  veut  pas  vivre  sur  sa  terre  natale.  (Approbation.)  Je  sais 
bien  que  les  personnes  auxquelles  je  m'adresse  n'entendent 
pas  appuyer  V émigration  forcée  ;  je  suis  loin  de  leur  imputer  une 
telle  pensée.  Mais  il  y  a  deux  manières  de  forcer  les  hommes  à 
l'exil.  (Écoutez  !  écoutez  !)  La  première,  c'est  de  les  prendre  pour 
ainsi  dire  corps  à  corps,  de  les  jeter  sur  un  navire,  et  de  là  sur 
une  plage  lointaine  ;  la  seconde,  c'est  de  leur  rendre  la  patrie  si 
inhospitalière  qu'ils  ne  puissent  pas  y  vivre  (acclamation),  et  je 
crains  bien  que  l'effet  des  lois  restrictives  ne  soit  de  pousser  à 
l'expatriation  des  hommes  qui  eussent  préféré  le  foyer  domesti- 
que. (Applaudissements.)  Messieurs,  j'ai  abusé  de  votre  patience. 
(Non,  non,  parlez,  parlez.)  On  vous  dira  que  les  autres  nations 
sont,  comme  celle-ci,  chargées  d'entraves  et  de  droits  protec- 
teurs; cela  n'affaiblit  en  rien  mon  argumentation.  Nous  devons 
un  exemple  au  monde.  C'est  à  nous,  par  notre  foi  en  nos  prin- 
cipes^ à  déterminer  les  autres  peuples  à  se  débarrasser  des  liens 
dont  les  gouvernements  les  ont  chargés.  Notre  exemple  sera- 
t-il  suivi  ?  C'est  ce  que  nous  ne  saurions  prédire.  Notre  but  est  le 
bien  général,  notre  moyen  un  grand  acte  de  justice.  C'est  ainsi 
que  déjà  nous  avons  émancipé  les  esclaves;  et  puisque  les  lois- 
céréales  sont  aussi  l'esclavage  sous  une  autre  forme,  je  ne  puis 
mieux  terminer  que  par  ces  paroles  de  Sterne,  car  il  n'y  en  a 
pas  de  plus  vraies  :  «  Déguise-toi  comme  il  te  plaira,  esclavage, 
ta  coupe  est  toujours  amère,  et  elle  n'a  pas  cessé  de  l'être  parce 
que  des  milliers  d'êtres  humains  y  ont  trempé  leurs  lèvres.  » 
(L'orateur  s'assoit  au  bruit  d'applaudissements  prolongés.) 

Le  président,  en  introduisant  M.  Bright,  dit  que  quoi- 


ou   L'AGITATION   ANGLAISE.  143 

qu'il  ne  puisse  pas  le  présenter  à  l'assemblée  comme  repré- 
sentant de  Durham,  il  n'est  personne  qui  mérite  plus  de  sa 
part  un  chaleureux  et  gracieux  accueil. 

M.  Bright  raconte  qu'étant  à  Nottingham  pour  y  poser  en 
face  des  électeurs  la  question  commerciale,  qui,  selon  toute 
apparence,  triompliera  dans  la  personne  d'un  membre  de 
la  Ligue,  M.  Gisborne  (applaudissements),  il  apprit  qu'une 
réélection  allait  avoir  lieu  à  Durham,  où  un  grand  nombre 
d'électeurs  étaient  disposés  en  faveur  d'un  candidat  free- 
trader  ^.  Je  m'empressai  de  m'y  rendre,  continue  M.  Bright, 
sans  la  moindre  intention  de  me  présenter  moi-même  aux 
suffrages  des  électeurs,  mais  pour  appuyer  tout  candidat 
qui  })rofesserait  nos  principes.  Par  suite  de  quelques  malen- 
tendus, aucun  candidat  libéral  ne  se  présentant,  des  hommes 
graves  et  réfléchis  me  pressèrent  de  me  porter  moi-même. 
Le  temps  me  manquait  pour  prendre  conseil  de  mes  amis 
politiques  ;  je  me  déterminai  à  publier  une  adresse  qui 
parut  à  huit  heures  ;  à  onze  l'élection  commença.  — ■  Lors- 
qu'on considère  que  Durham  est  une  ville  épiscopale 
(rires);  que  le  marquis  de  Londonderry  exerce  sur  ce  bourg 
une  influence  énorme  quoique  très-inconstitutionnelle,  dis- 
posant de  cent  électeurs  qui  votent  comme  un  seul  homme 
sous  ses  inspirations;  que  mon  adversaire  est  un  homme 
d'un  rang  élevé  ;  qu'il  a  déjà  représenté  Durham,  et  qu'il 
a  eu  tout  le  temps  qu'il  a  voulu  pour  préparer  l'élection,  je 
crois  qu'on  peut  voir  dans  ce  qui  vient  de  se  passer  le  pré- 
sage certain  d'un  prochain  triomphe,  puisque  j'ai  obtenu 
406  suffrages  contre  507,  ce  qui  constitue  la  plus  forte  mi- 
norité que  le  parti  libéral  ait  jamais  obtenue  à  Durham  depuis 
le  bill  de  réforme,  etc. 

L'orateur  continue  son  discours  au  milieu  d'applaudisse- 
ment réitérés. 

ï  Free-trader,  partisan  de  la  liberté  commerciale. 


144  COBDEN    ET   LA   LIGUE 

Le  président,  en  fermant  la  séance,  renouvelle  à  tous 
les  assistants  la  recommandation  de  propager  autant  que 
possible  les  journaux  qui  inséreront  le  procès-verbal  dans 
leurs  colonnes. 

MEETING   HEBDOMADAIRE    DE    LA   LIGUE 

13  avril  1843. 

Il  devient  maintenant  inutile  de  parler  de  Timmense 
concours  qu'attirent  ces  réunions.  Quelque  vaste  que  soit 
le  théâtre  de  Drury-Lane,  il  est  à  notre  connaissance  qu'un 
grand  nombre  de  personnes  n'ont  pu  être  admises.  Le  bruit 
s'étant  répandu  qu'il  n'y  aurait  pas  d'autres  meetings  jus- 
qu'après les  fêtes  de  Pâques,  une  foule  considérable  affluait 
dans  les  rues  adjacentes.  Il  nous  a  semblé  que  les  dames 
étaient  plus  nombreuses  que  dans  les  occasions  précédentes, 
et  l'assemblée  présentait  un  air  de  distinction  bien  propre  à  i 
soutenir  le  caractère  de  ces  meetings,  qui  est  de  représenter 
la  classe  moyenne.  Nous  avons  remarqué  sur  la  plate-forme 
un  grand  nombre  de  membres  du  Parlement. 

Le  président  annonce  qu'il  n'y  aura  pas  de  réunion  la 
semaine  prochaine.  Dans  l'intervalle,  les  membres  de  la 
Ligue  se  disperseront  dans  le  pays  pour  exciter  cette  agita- 
tion dont  les  résultats  sont  sensibles  à  Londres.  Il  rend 
compte  de  plusieurs  meetings  tenus  dans  les  comtés  par 
les  adversaires  et  par  les  partisans  de  la  liberté  commerciale, 
et  particulièrement  de  celui  de  Sommerset,  dans  lequel  se 
sont  fait  entendre  MM.  Cobden,  Bright  et  Moore.  De  sem- 
blables réunions  auront  lieu  successivement  dans  chaque 
comté  du  royaume  tous  les  samedis.  M.  Cobden  s'est  en- 
gagé à  y  assister.  (Bruyantes  acclamations.)  Ce  système 
d'agitation  ne  sera  plus  abandonné  tant  qu'il  restera  à  visi- 
ter un  coin  du  territoire.  Nous  commençons  à  éprouver  les 
bons  effets  de  la  distribution  des  brochures  dans  les  dis- 


1 


ou    L  AGITA  MON    ANGLAISE.  145 

Iricts  agricoles.  La  faiblesse  de  nos  adversaires  y  devient 
visible.  Nous  sommes  déterminés  à  porter  la  guerre  jus- 
que dans  leurs  propres  citadelles,  et  à  arracher  de  leurs 
mains  cette  influence  politique  dont  ils  ont  tant  abusé. 
(Acclamations.)  Vous  aurez  le  plaisir  d'entendre  ce  soir 
mon  excellent  ami,  le  docteur  Bowring,  m.  P.  (applaudis- 
sements), ensuite  M.  Elphinstone,  m.  P.  (applaudisse- 
ments), et  enfin  votre  estimable  concitoyen,  le  révérend 
John  Burnet.  (Bruyantes  acclamations.)  Avant  la  clôture  de 
la  séance,  M.  Heyworth,  de  Liverpool,  vous  soumettra  une 
proclamation  qui  a  été  approuvée  par  le  conseil  de  la  Ligue, 
et  que  nous  nous  proposons  d'adresser  au  peuple  d'Angle- 
terre. 

Le  procès-verbal  de  la  dernière  séance  est  lu  et  adopté. 

Le  docteur  Bov^^ring  se  lève  au  bruit  des  applaudisse- 
ments enthousiastes.  L'honorable  gentleman  s'exprime  en 
ces  termes  : 

Ladies  et  gentlemen  :  Il  est  permis  d'éprouver  quelque  em- 
barras et  quelque  anxiété  en  présence  d'un  auditoire  aussi  im- 
posant. Quant  à  moi,  qui  ai  vu  les  commencements  de  la  Ligue 
et  ses  premiers  combats,  quand  je  compare  cette  multitude 
assemblée  avec  le  petit  nombre  d'hommes  qui  résolurent  d'é- 
veiller l'attention  publique  sur  cette  grave  question,  et  de  re- 
noncer à  tout  repos  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  vaincu  le  grand 
abus  dont  ils  voyaient  souffrir  leurs  concitoyens,  je  vous  assure, 
mes  amis,  que  je  me  sens  encouragé,  car  j'éprouve  que  d'ho- 
norables et  vertueux  efforts  trouvent  toujours  une  digne  récom- 
pense. (Applaudissements.)  Nous  avons  tous  une  mission  qui 
nous  a  été  confiée  par  la  Providence.  Comme  hommes,  comme 
chrétiens,  comme  citoyens,  nous  avons  des  devoirs  à  remplir,  La 
femme  aussi  a  sa  mission,  sa  haute  et  sainte  mission  !  Sa  pré- 
sence dans  cette  enceinte  nous  prouve  qu'elle  en  comprend 
toute  l'étendue  et  qu'elle  se  sent  appelée  à  porter  l'efficace  tri- 
but de  son  concours  dans  la  grande  lutte  où  nous  sommes  en- 
gagés. (Bruyantes  acclamations.)   Les  peuples  ont  aussi   leur 

ill.  9 


146  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

mission;  et  l'Angleterre,  la  plus  grande  des  nations,  — l'An- 
gleterre, qui  possède  plus  de  pouvoir  et  d'influence  quil  n'en 
avait  jamais  été  confié  à  aucune  association  d'êtres  humains,  — 
l'Angleterre,  plus  grande  que  la  Phénicie,  alors  que  Tyr  et 
Sidon  remplissaient  le  monde  du  bruit  de  leur  renommée,  — 
cette  noble  Angleterre,  qui  étend  ses  bras  jusqu'aux  extrémités 
du  globe,  qui  a  fait  pénétrer  son  influence  parmi  les  hommes 
de  tous  les  climats,  de  toutes  les  races,  de  toutes  les  langues,  de 
toutes  les  religions,  —  l'Angleterre  a  aussi  la  plus  haute  et 
la  plus  noble  des  missions,  celle  d'enseigner  au  monde  que  le 
commerce  doit  êtrelibre  (acclamations),  —  que  tous  les  hommes 
sont  faits  pour  s'aimer  et  s'entr'aider  les  uns  les  autres,  —  pour 
se  communiquer  réciproquement  les  avantages  et  les  bienfaits 
divers  qui  leur  ont  été  départis  par  la  nature,  —  pour  vivre  en 
bon  voisinage  comme  des  frères,  sans  égard  aux  fleuves  ou  aux 
montagnes  qui  les  séparent.  Oui,  c'est  la  mission  de  l'Angle- 
terre de  montrer  aux  hommes  qu'ils  remplissent  un  devoir 
commun,  qu'ils  font  un  moral  usage  des  prérogatives  qui  leur 
ont  été  conférées  par  la  Providence,  qu'ils  témoignent  de  leur 
fraternité  comme  enfants  d'un  même  père,  lorsqu'ils  consa- 
crent leurs  efforts  à  émanciper  le  travail,  lorsqu'ils  ouvrent 
toute  la  terre  aux  libres  et  amicales  communications  des  peu- 
ples, lorsqu'ils  renversent  ces  barrières  élevées,  non  dans  l'in- 
térêt de  tous,  mais  dans  l'intérêt  du  petit  nombre,  dans  le 
sinistre  intérêt  d'une  aristocratie  qui,  pour  le  malheur  de  l'hu- 
manité, ayant  usurpé  le  pouvoir  législatif,  n'en  usa  jamais  que 
dans  des  vues  égoïstes  et  personnelles.  (Applaudissements.) 
Que  si  les  peuples  ont  leur  mission,  les  cités  ont  aussi  la  leur. 
Birmingham  a  agité  pour  le  bill  de  réforme  électorale,  pour 
l'émancipation  politique  de  l'Angleterre.  (Acclomations.)  Man- 
chester s'est  lésée  à  son  tour  pour  l'accomplissement  d'un  de- 
voir plus  élevé,  d'une  œuvre  plus  grande  et  plus  sainte  ;  Man- 
chester s'est  levée  pour  émanciper  le  monde  industriel;  et 
Manchester,  —  honneur  à  cette  cité  1  —  a  produit  des  hommes 
dignes  que  cette  sublime  mission  leur  fût  confiée  !  (Acclama- 
tions prolongées.)  Mes  amis,  je  l'ai  déjà  dit,  nous  ne  représen- 
tons point  ici  un  égoïste  et  sinistre  intérêt.  Les  doctrines  que 


ou   l'agitation    ANGLAISIi'.  147 

nous  enseignons  ici  n'intéressent  pas  nous  seuls,  elles  intéres- 
sent toute  la  grande  confraternité  humaine  ;  car  la  voix  de 
l'Angleterre,  cette  voix  majestueuse,  quand  elle  s'élève,  retentit 
jusqu'aux  confins  de  la  terre,  et  les  vérités  que  nous  procla- 
mons, revêtues  de  notre  belle  langue,  sont  portées  sur  les  ailes 
de  tous  les  vents  du  ciel.  (Applaudissements.)  J'ai  devant  moi 
un  document  venu  de  la  Chine,  cette  terre  fleurie  du  Céleste 
Empire  ;  il  est  rempli  des  opérations  de  la  Ligue.  (Acclamations.) 
Là,  vous  avez  fondé  un  nouveau  pouvoir;  vous  avez  porté  la 
terreur  de  votre  nom  au  milieu  d'un  peuple  innombrable,  et 
que  vous  dit  l'écho  qui  revient  de  ce  lointain  pays  ?  Il  vous  dit  : 
Si  vous  voulez  tirer  parti  de  votre  influence,  affranchissez  votre 
commerce,  mettez-nous  à  même  d'échanger  avec  vous,  réalisez 
les  opinions  que  votre  premier  ministre  a  proclamées  devant 
votre  Chambre  des  communes  ;  prouvez-nous  que  lorsque  sir 
Robert  Peel  a  déclaré  que  «  acheter  à  bon  marché  et  vendre 
cher,  était  la  politique  du  sens  commun,  »  il  croyait  à  ses  pro- 
pres paroles;  faites  pénétrer  dans  vos  lois  cette  théorie  qu'il  a 
exaltée  comme  celle  de  tout  homme  consciencieux  et  de  toute 
nation  intelligente  et  honnête.  (Applaudissements.)  J'ai  encore 
devant  moi  une  longue  lettre  d'Ava,  le  royaume  du  seigneur  au 
pied  d'or  et  de  l'éléphant  blanc,  et  cette  lettre  m'annonce  que 
ce  qui  se  passe  en  Angleterre  produit  une  telle  excitation  dans 
ces  lointaines  contrées,  que  l'on  s'y  est  soulevé  contre  les  mo- 
nopoles. Le  peuple  s'est  aperçu  que  son  souverain  le  pille  sous 
prétexte  de  le  protéger,  et  il  est  en  train  de  lui  donner  une  le- 
çon qui  promet  des  modifications  dans  les  conseils  de  l'empire. 
(Rires  et  applaudissements.)  Voyez  l'Egypte  !  11  y  a  dans  cette 
assemblée  des  hommes  distingués  venus  des  bords  du  Nil.  Ils 
désirent  savoir  si  on  laissera  enfin  les  surabondantes  produc- 
tions de  cette  terre  privilégiée  venir  rassasier  le  peuple  affamé 
de  l'Angleterre.  Les  patriarches  des  anciens  temps  descendirent 
en  Egypte  pour  y  trouver  du  soulagement  contre  les  maux  de 
la  famine,  à  une  époque  que  nous  qualifions  de  barbare,  et 
cependant  aucune  loi  n'empêcha  les  fils  de  Jacob  d'aller  sur  les 
rives  du  Nil,  et  de  rapporter  en  Palestine  la  nourriture  dont  ils 
avaient  besoin.  Au  temps  de  la  révélation  mosaïque,  et  même 


1  '.s  COBDEN    ET    I. A    IIGLI- 

dans  les  temps  antérieurs,  aucun  obstacle  ne  s'opposait  à  ces 
communications.  Sera-fil  dit  que  le  christianisme  a  laissé  dé- 
générer les  hommes  au-dessous  du  niveau  moral  auquel  ils 
étaient  parvenus  dès  ces  temps  reculés  !  Est-ce  ainsi  que  nous 
devons  appliquer  le  commandement  défaire  aux  autres  ce  que 
nous  voudrions  qui  nous  fût  fait  ?  Est-ce  là  l'interprétation 
que  nous  donnons  à  la  plus  sublime  de  toutes  les  leçons  :  «  Ai- 
mez-vous les  uns  les  autres  comme  des  frères?  »  Ah  !  l'ensei- 
gnement du  monopole  est  :  «  Haïssez-vous,  dépouillez-vous  les 
uns  les  autres.  »  (Bruyantes  acclamations.)  —  Mais  la  liberté  du 
commerce  enseigne  une  tout  autre  doctrine.  Elle  introduit 
parmi  les  hommes  et  dans  leurs  transactions  journalières  la  re- 
ligion de  l'amour.  La  liberté  du  commerce,  j'ose  le  dire,  c'est 
le  christianisme  en  action.  (Applaudissements.)  C'est  la  mani- 
festation de  cet  esprit  de  bénignité,  de  bienveillance  et  d'amour 
qui  cherche  partout  à  éloigner  le  mal,  qui  s'efforce  en  tous 
lieux  d'augmenter  le  bien.  (Immenses  acclamations.)  —  On 
parle  de  l'Orient.  Il  a  été  dans  ma  destinée  d'errer  parmi  les 
ruines  de  ces  anciennes  cités  auxquelles  je  faisais  tout  à  l'heure 
allusion.  J'ai  vu  les  colonnes  de  Tyr  dans  la  poussière.  J'ai  vu 
ce  port  vers  lequel  affluaient  jadis  les  vaisseaux  de  ses  mar- 
chands fastueux,  princes  et  dominateurs  de  la  terre,  vêtus  de 
l)Ourpre  et  de  lin,  et  maintenant,  il  n'y  a  pas  une  colonne  qui 
soit  restée  debout  ;  elles  sont  cachées  sous  le  flot  et  sous  le 
sable  ;  la  gloire  s'est  exilée  de  ces  lieux  !  —  Et  qui  en  a  re- 
cueilli l'héritage?  qui,  si  ce  n'est  les  enfants  de  l'Angleterre? 
Quand  je  compare  ces  vicissitudes  et  ces  destinées,  quand  je  me 
rappelle  qu'au  temps  de  la  prospérité  de  Tyr  et  de  Sidon,  au 
temps  où  la  Phénicie  représentait  tout  ce  qu'il  y  avait  de  grand 
et  de  glorieux  sur  la  terre,  notre  île  n'était  qu'un  désert  habité 
par  une  poignée  de  sauvages,  je  puis  bien  me  demander  à 
quelle  cause  l'une  doit  son  déclin,  et  l'autre  sa  prodigieuse  élé- 
vation. C'est  le  commerce  qui  nous  a  faits  grands  ;  c'est  le  ti-avail 
de  nos  mains  industrieuses  qui  a  élevé  notre  puissance.  L'in- 
dustrie a  créé  nos  richesses,  et  nos  richesses  ont  créé  cette  in- 
fluence politique  qui  attire  sur  nous  les  regards  de  l'humanité. 
Et  maintenant  le  monde  se  demande  quel  enseignement  nous 


ou  l'agitation  anglaise.  149 

allons  lui  donner.  Ah  !  nous  n'avons  que  trop  disséminé  sur 
le  globe  des  leçons  de  folie  et  d'injustice  !  Le  temps  n'est-il  pas 
venu  où  il  est  de  notre  devoir  de  donner  des  leçons  de  vertu  et 
de  sagesse  ?  —  Et  cette  cité,  —  cette  cité  qui  dans  ces  temps 
reculés  échappait  aux  regards  de  la  renommée;  celte  cité  qui 
surpasse  par  le  nombre  des  habitants  plusieurs  des  nations  et 
royaumes  qui  se  sont  fait  un  nom  dans  l'histoire,  —  ne  voudra- 
t-elle  pas  aussi  se  montrer  digne  de  sa  destinée?  (Applaudisse- 
ments.) Non,  elle  ne  restera  pas  en  arrière.  (Nouveaux  applau- 
dissements.) Des  réunions  comme  celle-ci  ne  laissent  aucune 
incertitude,  et  répondent  éloquemment  à  ceux  qui  disent  que  la 
Ligue  travaille  en  vain,  qu'elle  se  lassera  de  son  œuvre,  et  que 
le  monopole  peut  dormir  en  paix  à  l'ombre  du  mancenillier 
qu'il  a  planté  sur  le  sol  de  la  pairie.  Oh  !  qu'il  ne  compte  pas 
sur  un  tel  avenir  1  Sil'efforl  que  nous  faisons  maintenant,  pour 
affranchir  le  commerce,  le  travail  et  l'échange,  ne  suffit  pas, 
nous  en  ferons  un  plus  grand  (acclamations),  et  puis  un  plus 
grand  encore.  (Tonnerre  d'applaudissements.)  Nous  creuserons 
de  plus  en  plus  la  mine  sous  le  temple  du  monopole;  nous  y 
amoncellerons  de  plus  en  plus  les  matières  explosibles,  jusqu'à 
ce  que  le  Parlement  en  approche  l'étincelle  fatale,  et  que  l'or- 
gueilleux édifice  vole  en  éclats  dans  les  airs.  Alors  de  libres  re- 
lations existeront  entre  toutes  les  nations  de  la  terre,  et  ce  sera 
la  gloire  de  l'Angleterre  d'avoir  ouvert  la  noble  voie.  S'il  fallait 
des  exemples  pour  prou  ver  les  fatales  conséquences  du  monopole, 
l'histoire  nous  en  fournirait  de  toutes  parts.  Considérez  les  plus 
belles  portions  du  globe.  Voyez  l'Espagne.  Vous  avez  entendu par- 
lerde  sesfleuves,  qui,  selon  les  poètes,  roulent  dessables  d'or;  vous 
avez  entendu  parler  de  ses  riches  vallées,  deses  huiles,  de  ses  vins 
et  de  ses  troupeaux;  vous  avezenlenduraconterses  gloires  nava- 
les et  militaires,  alors  que  ses  grands  hommes,  marchant  de  con- 
quêtes en  conquêtes,  ajoutaient  des  mondes  entiersaux  domaines 
de  ses  souverains.  L'Espagne  ne  manifesta  pas  moins  sa  supé- 
riorité intellectuelle  par  la  voix  de  ses  poètes,  de  ses  fabulistes 
et  de  ses  romanciers.  Et  maintenant  qu'est-elle  devenue?  Vai- 
nement elle  a  subjugué  un  monde,  planté  ses  bannières  au  nord 
et  au  sud  des  continents  américains,  acquis  des  îles  innombra- 


1  s  0  COBDEN   ET    LA    LIGUE 

bles,  rapporté  de  l'hémisphère  occidental  des  trésors  qu'elle  ne 
comptait  pas,  exercé  en  Europe  une  prépondérance  à  laquelle 
aucune  nation  n'était  parvenue,  —  l'Espagne  a  adopté  le  sys- 
tème prohibitif  et  protecteur,  et  la  voilà  plongée  dans  l'igno- 
rance et  la  désolation.  (Applaudissements.)  Ses  marchands  sont 
des  fraudeurs,  ses  négociants  des  contrebandiers;  et  ces  grandes 
cités,  d'où  s'élancèrent  les  Pizarre  et  les  Cortez,  voient  l'herbe 
croître  dans  leurs  rues  et  le  lézard  familier  se  réchauffer  sur 
leurs  murs.  —  Reportez  maintenant  vos  regards  vers  une  autre 
contrée  à  qui  la  nature  avait  refusé  tant  d'avantages.  Regardez 
la  Hollande,  votre  voisine.  Son  sol  est  placé  au-dessous  du  ni- 
veau de  la  mer  ;  il  n'a  pu  être  arraché  aux  flots  de  l'Atlantique 
que  par  la  plus  haute  intelligence  et  la  plus  active  industrie, 
unies  au  plus  ardent  pratriotisme.  Mais  la  Hollande  a  découvert 
le  secret  de  la  grandeur  des  nations  :  la  liberté.  Par  la  liberté 
du  commerce,  bientôt  elle  soumit,  dompta,  enchaîna  l'Espa- 
gne; el  tant  qu'elle  fut  fidèle  à  ses  principes,  tant  qu'elle  pro- 
fessa et  mit  en  pratique  les  doctrines  de  ses  grands  hommes, 
elle  fut,  malgré  ses  étroites  limites,  assez  influente  pour  être 
comptée  parmi  les  plus  puissantes  associations  humaines.  Et 
voyez  combien,  dans  des  régions  éloignées,  la  tradition  porte 
haut  le  nom  de  la  Hollande  !  Parmi  les  importations  récemment 
arrivées  de  la  Chine,  se  trouve  un  exemplaire  de  la  géographie 
enseignée  dans  les  écoles  du  Céleste  Empire.  Comment  croyez- 
vous  qu'on  y  décrit  l'Angleterre  ?  le  voici  :  «  L'Angleterre  est 
«  une  petite  île  de  l'Occit^ent,  subjuguée  et  gouvernée  par  les 
«  Hollandaise  »  (Hilarité  prolongée.)  D'après  celte  exhibition  de 
l'état  de  Tinstrûction  en  Chine,  vous  ne  serez  point  surpris  que 
l'Empereur  ait  été  saisi  d'une  inconcevable  stupéfaction,  lors- 
que son  commissaire  Ke-Shen  lui  apprit  qu'une  poignée  de  ces 
barbares  avait  mis  en  déroute  la  plus  forte  armée  qu'il  lui  eût 
été  possible  de  rassembler.  Vous  vous  rappelez  qu'il  ordonna 
que  Ke-Shen  fût  scié  en  deux  quand  celui-ci  arriva  avec  la  ma- 
lencontreuse nouvelle.  Mais  je  ne  doute  pas  qu'avant  que  la 
présente  année  ait  fini  son  cours,  une  nouvelle  géographie,  ou 
du  moins  une  édition  revue  et  corrigée  ne  soit  introduite  dans 
les  écoles  du  Royaume  du  Milieu.  (Rires  et  applaudissements.) 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  j  51 

—  Portez  maintenant  vos  yeux  vers  l'Italie;  il  n'est  pas  de  pays 
pins  fertile  en  utiles  enseignements.  Ses  pieds  sont  baignés  par 
la  Méditerranée,  tous  ses  habitants  ont  une  commune  origine; 
mais  les  uns  sont  livrés  aux  bienfaisantes  influences  de  la  li- 
berté commerciale,  tandis  que  les  autres  reçoivent  les  secours 
et  la  protection  du  monopole.  Comparez  la  situation  de  la  Tos- 
cane à  celle  des  États  Pontificaux.  En  Toscane,  tout  présente 
l'aspect  d'une  riante  félicité.  —  Le  cœur  s'y  réjouit  à  la  vue 
d'une  population  satisfaite,  d'une  moralité  élevée,  d'un  com- 
merce florissant  et  d'une  production  toujours  croissante  ;  car 
depuis  le  temps  de  Léopold,  elle  a  été  fidèle  aux  principes  posés 
par  cet  admirable  souverain.  —  Passez  la  frontière.  —  Entrez 
dans  les  États  Romains.  C'est  le  même  sol,  le  même  climat,  le 
même  soleil  radieux  et  vivifiant;  ce  sont  les  mêmes  puissances 
de  production;  les  hommes  s'y  vantent  d'une  plus  haute  ori- 
gine, et  s'y  proclament  avec  orgueil  les  fils  des  plus  illustres 
héros  qui  aient  jamais  foulé  la  surface  de  ce  globe.  Je  me  rap- 
pelle avoir  été  introduit  auprès  du  Pape  par  son  secrétaire  qui 
se  nommait  Public-Mario.  11  affirmait  descendre  de  Publius-Ma- 
rius,  et  il  vivait,  disait-il,  sur  les  mêmes  terres  que  ses  ancêtres 
occupaient  avant  la  venue  de  Jésus-Christ.  (Rires.)  Eh  bien! 
dans  quel  état  est  l'industrie  de  Rome?  Pourriez-vous  croire 
qu'à  l'heure  qu'il  est,  sous  le  régime  protecteur,  les  Romains 
foulent  la  laine  de  leurs  pieds  nus,  et  que  les  moulins  à  farine 
sont  d'un  usage  peu  répandu  dans  les  États  du  Pape  infaillibie? 
En  fait,  que  faut-il  entendre  par  l'émancipation  du  com- 
merce? Pourquoi  combattons-nous?  pourquoi  sommes-nous 
réunis?  Nous  voulons  donner  à  tout  homme,  à  tout  ouvrier,  à 
toute  entreprise,  les  plus  grandes  raisons  possibles  de  marcher 
de  perfectionnement  en  perfectionnement.  Nous  désirons  que 
les  Anglais  disent  au  monde  :  «  Nous  n'appréhendons  rien  dans 
la  carrière  où  nous  entrons.  Nous  ne  demandons  qu'à  être  dé- 
livrés des  liens  qui  pèsent  sur  nos  membres.  Brisez  ces  chaînes; 
et  nous,  race  de  Saxons,  nous  qui  avons  porté  notre  langue,  la 
langue  de  Shakespeare  et  de  Milton  aux  quatre  coins  de  la  terre  ; 
nous  qui  avons  enseigné  le  grand  droit  de  représentation  au 
monde  altéré  de  liberté  ;  nous  qui  avons  semé  des  nations  des- 


152  COBDE.N    El    LA   LIGUE 

tinées  à  nous  surpasser  nous-mêmes  en  nombre,  en  puissance, 
en  gloire  et  en  durée,  nous  ne  craignons  aucune  rivalité 
(bruyants  applaudissements),  pourvu,  car  il  faut  toujours  en 
venir  à  cette  simple  proposition,  que  nous  soyons  libres  de 
vendre  aussi  cher  et  d'acheter  à  aussi  bon  marché  que  nous  pour- 
rons le  faire.  (Applaudissements.)  Et  quelle  est,  mes  amis,  la 
signification  de  ces  magnifiques  meetings,  tels  que  celui  auquel 
je  m'adresse?  Ils  signifient  que  vous  avez  compris  ce  langage 
du  premier  ministre  de  la  Grande-Bretagne  ;  que  vous  ne  souf- 
frirez pas  que  ce  langage  se  dissipe  aux  vents  comme  une  oiseuse 
théorie  qui  ne  doit  être  l'héritage  de  personne;  que  vous 
l'avez  relevé;  que  vous  avez  conquis  sir  Robert  Peel;  que  vous 
lui  ferez  de  sa  déclaration  un  cercle  de  fer  (applaudissements); 
que  vous  réclamerez  du  Parlement  d'Angleterre,  au  dedans  de 
l'enceinte  législative,  la  même  vigueur,  la  même  énergie  que  le 
peuple  déploie  au  dehors.  (Applaudissements.)  Mes  amis,  on 
dit  que,  dans  cette  Chambre  des  communes,  nous  ne  sommes 
qu'une  minorité  désespérante.  Mais^  là  aussi,  il  y  en  a  plusieurs 
qui  ont  rendu  d'admirables  services  à  la  cause  populaire,  dont 
l'énergie  n'a  jamais  fait  défaut^  dont  les  voix  n'ont  jamais  été 
étouffées,  dont  les  votes  ne  se  sont  jamais  égarés,  et  qui  en  ap- 
pellent toujours  à  vous  pour  marcher,  sans  cesse  et  sans  relâ- 
che, vers  le  noble  but  placé  au  bout  de  la  carrière.  (Applaudis- 
sements.) Mais  après  tout,  mes  amis,  nous  ne  sommes,  nous, 
que  le  petit  nombre,  et  vous,  vous  êtes  le  grand  nombre,  et 
c'est  à  vous  de  décider  s'il  appartient  aux  intérêts,  à  la  voix,  à  la 
volonté  du  grand  nombre,  de  prédominer,  ou  si  la  Chambre 
continuera  à  rester  aveugle,  sourde,  insoucieuse  et  indifférente 
à  la  détresse  qui  l'entoure  de  toutes  parts.  En  ce  qui  me  con- 
cerne, je  nourris  dans  mon  cœur  des  espérances  plus  hautes  et 
plus  consolantes,  car  je  crois  fermement  que  l'énergique  vo- 
lonté de  l'Angleterre  n'a  qu'à  se  déclarer,  comme  elle  le  fait  en 
ce  moment,  pour  que  toute  résistance  s'évanouisse.  (L'orateur 
reprend  son  siège  au  bruit  des  applaudissements  enthou- 
siastes.) 

MM.  ELPHiNSTOi\E,  BoRNET  et  Hëyworth  se  font  entendre  : 


ou    L  AGITATION   ANGLAISE.  153 

une  proclamation  au  peuple  est  votée  à  l'unanimité,  et  la 
séance  est  levée  à  \0  heures. 


•  MEETING    HEBDOMADAIRE    DE    LA   LIGUE. 

26  avril  18 i3. 

L'affluence  est  aussi  considérable  que  dans  les  précéden- 
tes occasions.  On  remarque  dans  l'assemblée  plusieurs  des 
membres  les  plus  respectables  de  la  société  des  wesleyens. 

A  7  heures,  le  président,  M.  fteorges  Wilson,  ouvre  la 
séance.  Il  expose  les  travaux  et  les  progrès  de  la  Ligue  de- 
puis la  dernière  réunion.  —  «  Nous  avons  distribué,  dit-il, 
des  plis  contenant  douze  brochures  (tracts),  à  chacun  des 
électeurs  de  160  bourgs  et  de  24  comtés.  —  Pendant  la  lec- 
ture de  la  liste  de  ces  bourgs  et  comtés,  l'assemblée  applau- 
dit avec  véhémence,  principalement  quand  il  s'agit  de 
circonscriptions  électorales  placées  sous  l'influence  de  l'aris- 
tocratie. —  Le  président  annonce  que  ce  système  de  dis- 
tribution sera  étendu  à  tout  le  pays,  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  ait 
pas  un  seul  électeur  dans  tout  le  royaume  qui  ne  soit  sans 
excuse,  s'il  émet  un  vote  contraire  aux  intérêts  de  ses  con- 
citoyens. —  Depuis  notre  dernière  réunion,  de  nombreux 
meetings  ont  eu  lieu,  auxquels  assistait  la  députation  de  la 
Ligue,  lundi  à  Plymouth,  mardi  à  Devonport,  mercredi  à 
Tavistock,  jeudi  à  Devonport,  samedi  à  Liskeard,  dans  le 
comté  de  Cornouailles.  En  outre,  mardi,  les  ouvriers  de 
Manchester  ont  donné  une  soirée  à  laquelle  assistaient  qua- 
tre mille  personnes,  et  qui  a  eu  lieu  dans  les  salons  de  la 
Ligue  (free-irade  hall).  Elle  avait  pour  objet  la  présentation 
d'une  adresse  à  M.  Cobden.  Jeudi  il  y  a  eu  meeting  à  Shef- 
field,  vendredi  à  Wakefield,  lundi  à  Macclesfield.  Il  y  a  eu 
aussi  des  réunions  dans  le  Cheshire  et  dans  le  Sunderland, 
présidées  par  les  premiers  officiers  municipaux,  et  j'ai  la 

9. 


154  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

satisfaction  d'annoncer  qu'elles  seront  suivies  de  beaucoup 
d'autres.  —  C'est  le  9  mai  prochain  que  M.  Pelham  Yilliers 
portera  à  la  Chambre  des  communes  sa  motion  annuelle 
pour  le  retrait  des  lois-céréales.  (Bruyantes  acclamations.) 
Des  délégués  de  toutes  les  associations  du  royaume  affiliées 
à  la  Ligue  seront  à  Londres  pour  surveiller  les  progrès  de 
notre  cause  pendant  la  discussion  i.  La  parole  est  au  Ré- 
vérend Thomas  Spencer.  »  (Applaudissements.) 

M.  Spencer  :  Je  n'ai  jamais  porté  la  parole  devant  une  aussi 
imposante  assemblée,  quoique  je  sois  habitué  aux  grandes 
réunions,  ce  dont  je  me  félicite  en  ce  moment;  car  si  je  n'é- 
tais enhardi  par  l'expérience,  le  courage  me  manquerait  en  pré- 
sence d'un  tel  auditoire.  Je  me  présente  ici  comme  un  témoin 
indépendant  dans  la  lutte  entre  la  classe  manufacturière  et  la 
classe  agricole.  Je  n'appartiens  ni  à  l'une  ni  à  l'autre.  J'ai  ob- 
servé la  marche  de  toutes  les  deux,  sans  intérêt  personnel  dans 
leur  conflit;  je  n'ai  de  préférence  pour  aucune,  et  je  respecte 
dans  tous  les  partis  les  hommes  bien  intentionnés.  C'est  pour- 
quoi j'espère  que  ce  meeting  me  permettra  d'exposer  ce  qui  est 
ma  conviction  sincère  dans  cette  grande  lutte  nationale.  (Ap- 
probation.) —  J'ai  observé  depuis  son  origine  les  procédés  de 
la  Ligue;  j'ai  entendu  beaucoup  de  discours,  j'ai  lu  beau- 
coup d'écrits  émanés  de  cette  puissante  association,  et,  du  com- 
mencement à  la  fin,  je  n'y  ai  rien  vu  qui  ne  fût  juste,  loyal  et 
honorable  ;  rien  qui  tendît  le  moins  du  monde  à  sanctionner  la 
violence,  et  quoiqu'on  ait  accusé  les  membres  de  la  Ligue  de 
vouloir  ravir  la  protection  aux  fermiers,  tout  en  la  conservant 
pour  eux-mêmes,  je  dois  dire  que  je  les  ai  toujours  entendus  re- 
pousser cette  imputation,  et  proclamer  qu'ils  n'entendaient  ni 
laisser  profiter  personne  ni  profiter  eux-mêmes  de  ce  système 

*  On  comprendra  aisément  et  j'ai  senti  moi-même  que  ces  brèves  ana- 
lyses ôtent  au  compte  rendu  des  séances  ce  que  les  détails  leur  donnent 
toujours  de  piquant  et  quelquefois  de  dramatique.  Obligé  de  me  borner, 
j'ai  préféré  sacrifier  ce  qui  pouvait  plaire  à  ce  qui  doit  instruire. 


ou   I/AGITATION   ANGLAISE.  155 

de  privilèges.  (Applaudissements.)  Spectateur  désintéressé  de  ce 
grand  mouvement,  je  me  suis  efforcé  de  le  juger  avec  impar- 
tialité d'esprit,  et  de  rechercher  s'il  portait  en  lui-même  les 
éléments  du  succès.  —  J'ai  vu  naître  des  entreprises  qui  ne  pou- 
vaient réussir,  et  des  projets  placés  sous  le  patronage  de  pré- 
jugés que  le  temps  devait  dissiper.  —Mais,  quant  à  celte  grande 
agitation,  j'aperçois  clairement  qu'il  est  dans  sa  nature  de 
triompher,  et  je  vous  en  dirai  la  raison.  Je  vois  des  changements 
dans  mon  pays,  et  l'histoire  m'enseigne  qu'il  ne  recule  pas,  mais 
qu'il  avance  ;  qu'il  ne  se  modifie  pas  dans  un  sens  rétrograde, 
mais  dans  un  sens  progressif.  Sans  remonter  bien  loin,  dans 
mon  enfance  on  ne  connaissait  ni  l'éclairage  au  gaz,  ni  les  ba- 
teaux à  vapeur,  ni  les  chemins  de  fer,  et  maintenant  le  gaz 
illumine  toutes  nos  rues,  lafvapeur  parcourt  toutes  nos  rivières, 
les  rails  sillonnent  toutes  les  provinces  de  l'empire.  (Applaudis- 
sements.) Dans  mon  enfance,  un  catholique  romain,  quelles 
que  fussent  sa  bonne  foi  et  ses  lumières,  ne  pouvait  entrer  au 
Parlement,  il  n'en  est  pas  de  même  aujourd'hui  ;  dans  mon  en- 
fance, nul  ne  pouvait  être  chargé  d'une  fonction  publique,  s'il 
n'avait  reçu  les  sacrements  de  l'Église  établie,  il  n'en  est  pas 
de  même  aujourd'hui;  dans  mon  enfance,  aucun  Anglais, 
n'importent  ses  scrupules,  ne  pouvait  être  marié  que  par  un  mi- 
nistre de  cette  église,  il  n'en  est  pas  de  même  aujourd'hui. 
(Applaudissements.)  De  cette  progression,  qui  n'est  pas,  si  l'on 
veut,  arithmétique  ou  géométrique,  mais  qui  certes  est  une 
progression  intellectuelle,  politique  et  nationale,  je  tire  cette 
conclusion,  que  non-seulement  d'autres  progrès  nous  attendent, 
mais  qu'on  en  pourrait  presque  calculer  la  rapidité.  Le  temps 
passé  étant  donné,  on  pourrait  presque  dire  ce  que  sera  le  temps 
qui  le  suit.  En  astronomie,  des  savants  avaient  remarqué  dans 
le  système  solaire  un  mystère  qui  leur  semblait  inexplicable  :  ils 
avaient  vu  que  les  distances  du  soleil  aux  planètes  étaient  entre 
elles  comme  des  nombres  harmoniques^,  sauf  qu'il  y  avait  dans 
la  série  une  lacune  qui  les  confondait.  A  tel  point  du  ciel,  di- 
saient-ils, il  devrait  y  avoir  une  planète.  —  Et  en  effet,  les  as- 
tronomes modernes,  armés  de  plus  puissants  télescopes,  ont 
découvert  à  la  place  indiquée  quatre  petites  planètes  qui  com- 


156  OOBDEN   ET   LA    LIGUE 

plètenl  la  série  des  nombres  harmoniques  et  prouvent  la  jus- 
tesse du  raisonnement  qui  avait  soupçonné  leur  existence.  Et. 
moi,  je  dis  qu'en  considérant  la  série  des  progrès  dans  les  affai- 
res humaines,  j'y  vois  aussi  une  place  vide,  quelque  chose  qui 
manque,  et  jugeant  par  le  passé,  }e  dis  que  si  le  principe  de 
la  liberté  des  transactions  est  vrai,  il  doit  triompher.  (Applau- 
dissements.) J'ai  un  autre  motif  pour  espérer  ce  triomphe  :  qui* 
conque  est  engagé  dans  une  grande  enlreprise  doit  avoir  foi 
dans  le  succès,  sous  peine  de  sentir  ses  mains  faiblir  et  ses  ge- 
noux plier.  C'est  là  d'ailleurs  un  résultat  qu'il  est  dans  les  lois 
de  la  civilisation  d'amener.  Plusieurs  personnes  agitaient,  il  y 
a  quelque  temps,  la  question  de  savoir  si  la  civilisation  était  fa- 
vorable au  bonheur  de  l'homme;  quelques-unes  se  prononçaient 
pour  la  négative.  Je  leur  demandai  ce  qu'elles  entendaient  par 
civilisation,  et  je  découvris,  bien  plus,  elles  avouèrent  qu'elles 
avaient  donné  à  ce  mot  une  interprétation  erronée.  Il  y  a  plu- 
sieurs degrés  de  civilisation  :  si  vous  enseignez  à  un  sauvage 
quelque  chose  des  mœurs  de  la  vieille  Europe,  il  mettra  pro- 
bablement son  honneur  dans  ses  vêtements  ;  il  s'adonnera  à  la 
mollesse,  aux  liqueurs  spiritueuses,  et  votre  civilisation  lui 
donnera  la  mort.  11  en  sera  de  môme  si  vous  prodiguez  l'or  à 
un  indigent.  Mais  regardez  dans  les  rangs  élevés  de  la  société; 
considérez  un  membre  de  vos  nobles  familles,  qui  toute  sa  vie 
a  été  accoutumé  à  ces  jouissances  et  à  ce  luxe,  et  remarquez  cet 
autre  niveau  de  civilisation  qui  prévaut  dans  les  classes  supé- 
rieures; et,  à  cet  égard,  je  puis  dire  avec  sincérité  que  l'aristo- 
cratie anglaise  donne  un  grand  et  utile  exemple  à  toutes  les 
arislocraiies  du  monde;  elle  les  a  devancées  de  bien  loin  dans 
la  saine  entente  de  la  vie  civilisée.  Les  lords  d'Angleterre  ont 
abandonné  l'orgueil  des  vêtements,  et  ils  ont  jeté  leurs  livrées 
à  leurs  domestiques;  fuyant  la  mollesse  et  les  excès,  ils  cou- 
chent sur  la  dure  et  ont  introduit  la  simplicité  sur  leurs  tables  ; 
ils  ont  renoncé  aux  excès  de  la  boisson.  Plus  vous  vous  élevez 
dans  l'échelle  sociale,  plus  vous  trouverez  que  les  hommes 
agissent  sur  ce  principe,  de  conserver  un  esprit  sain  dans  un 
corps  vigoureux.  Le  bonheur  de  l'homme  ne  consiste  pas  dans 
les  jouissances  des  sens,  mais  dans  le  développement  des  fa- 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  157 

cultes  physiques,  intellectuelles  et  morales,  qui  le  rendent  ca- 
pable de  faire  du  bien  pendant  une  longue  vie.  (Applaudisse- 
ments.) S'il  est  dans  la  nature  de  la  civilisation  de  tendre  à  tout 
simplifier,  qu'y  a-l-il  de  plus  simple,  en  matière  d'échanges,  que 
la  liberté  ;  et  si  l'Angleterre  est  le  pays  du  monde  Je  plus  civi- 
lisé, nedois-je  pas  m'attendre  à  voir,  dans  un  temps  prochain, 
ce  grand  résultat  du  progrès,  la  simplification,  s'introduire  dans 
nos  lois  commerciales?  Il  est  une  autre  chose  qui  doit  résulter 
au£si  du  progrès  de  la  civilisation,  c'est  que  le  Parlement  se 
rende  un  compte  plus  éclairé  de  sa  propre  mission.  Les  mem- 
bres du  Parlement,  dans  les  deux  Chambres,  ont  blâmé,  et  quel- 
quefois dans  un  langage  brutal,  les  ministres  de  la  religion, 
pour  avoir  pris  part  à  celte  agitation  au  sujet  d'une  chose  aussi 
temporelle,  disent-ils,  que  les  lois-céréales.  Ils  demandent  ce 
qu'il  y  a  de  commun  entre  ces  lois  et  le  saint  ministère;  mais 
ils  savent  bien  que  tout  être  humain  qui  paye  une  taxe,  et  qui 
travaille  pour  subsister,  est  profondément  affecté  par  ces  lois; 
ils  savent  bien  que  tout  homme  qui  aime  son  frère,  et  qui  voit 
ce  qui  se  passe  dans  le  pays,  est  tenu  en  conscience  de  prendre 
part  à  cette  grande  agitation.  (Approbation.)  Eh  quoi  !  les  mi- 
nistres de  la  religion  n'ont-ils  pas  été  spécialement  appelés 
à  considérer  cette  question  ?  et  la  lettre  de  la  reine,  qui  leur  a 
été  envoyée  pour  être  lue  dans  toutes  les  paroisses,  ne  leur  en 
fait-elle  pas,  pour  ainsi  dire,  un  devoir?  (Approbation.)  Cette 
lettre,  que  je  dois  moi-même  lire  dans  l'église  de  ma  paroisse, 
établit  qu'une  profonde  détresse  règne  sur  les  districts  manu- 
facturiers, que  cette  détresse  a  pour  cause  la  stagnation  du 
commerce,  et  elle  provoque  des  souscriptions  pour  subvenir 
aux  besoins  des  indigents.  Certes  il  n'appartient  pas  à  un  être 
intelligent,  après  avoir  appris  que  la  détresse  pèse  sur  son 
pays,  de  rentrer  dans  l'inaction  sans  s'inquiéter  des  causes  qui 
l'ont  amenée.  L'Écriture  nous  dit  ;  «  Occupez  votre  esprit  de  tout 
ce  qui  est  juste,  vrai,  honnête  et  aimable.  »  Mais  pourquoi  en 
occuper  votre  esprit?  Qui  voudrait  penser,  sans  jamais  réaliser 
sa  pensée  dans  quelque  effet  pratique  ?  S'il  est  bon  de  penser, 
il  est  bon  d'agir,  et  s'il  est  bien  d'agir,  il  est  bien  de  se  lever 
pour  prendre  part  à  ce  grand  mouvement.  (Bruyantes  î^cclama- 


158  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

lions.)  Je  suis  enclin  à  croire  que  les  personnes,  dans  l'une  et 
l'autre  Chambre,  qui  accusent  les  ministres  de  la  religion  de 
sortir  de  leur  sphère  pour  s'immiscer  dans  cette  agitation,  sont 
à  moitié  envahies  par  les  erreurs  du  Puséisme.  (Applaudisse- 
ments.) Le  Puséisme  établit  une  profonde  démarcation  entre 
l'ordre  du  clergé  et  les  autres  ordres,  distinction  injuste  et  in- 
digne de  tout  esprit  libéral  et  éclairé.  Ne  voyez-vous  pas  d'ail- 
leurs que  le  même  argument  par  lequel  on  voudrait  m'empê- 
cher  d'intervenir,  servirait  également  à  prévenir  l'intervention 
de  toute  autre  personne,  à  moins  qu'elle  n'intervînt  du  côté  du 
monopole,  auquel  cas  on  est  toujours  bien  reçu.  (Applaudisse- 
ments prolongés.)  N'ont-ils  pas  dit,  dans  leurs  assemblées,  que 
M.  Bright  n'avait  que  faire  de  parcourir  et  d'enseigner  le  pays, 
et  qu'il  ferait  mieux  de  rester  dans  son  usine  ?  N'en  ont-ils  pas 
dit  autant  des  dames  qui  assistent  à  ces  réunions  ?  Avec  cet  ar- 
gument, il  n'est  personne  qu'ils  ne  puissent  exclure  de  toute 
participation  à  la  vie  publique.  Nous  avons  tous  un  emploi,  une 
profession  spéciale  ;  mais  notre  devoir  n'en  est  pas  moins  de 
nous  occuper  en  commun  de  ce  qui  intéresse  la  communauté. 
Je  crains  bien  que  le  Parlement  ne  cherche  à  endormir  le  peu- 
ple par  cette-  argumentation.  Et  lui  aussi  a  sa  mission  spéciale 
qui  est  de  faire  des  lois  pour  le  bien  de  tous;  et  lorsqu'il  fait 
des  lois  au  détriment  du  grand  nombre,  ne  peut-on  pas  lui  re- 
procher de  se  mêler  de  ce  qui  ne  le  regarde  pas?  Ce  n'est  pas  le 
clergé  dissident  qui  sort  de  sa  sphère,  c'est  le  Parlement.  Nous 
supportons  le  poids  des  taxes,  en  temps  de  paix  comme  en 
temps  de  guerre  ;  nous  partageons  les  souffrances  et  le  bien- 
être  du  peuple.  Nous  sommes  donc  justifiés  dans  notre  résis- 
tance ;  mais  le  Parlement  n'est  pas  justifié  lorsqu'il  entrave  le 
commerce  et  envahit  le  domaine  de  l'activité  privée.  (Applau- 
dissements.) Lorsqu'il  intervient  et  dit  :  «  Je  connais  les  inté- 
«  rets  de  cet  homme  mieux  qu'il  ne  les  connaît  lui-même;  je 
«  lui  prescrirai  sa  nourriture  et  ses  vêtements,  je  m'enquerrai 
«  du  nombre  de  ses  enfants  et  de  la  manière  dont  il  les  élève 
«  (applaudissements  prolongés),  les  citoyens  seraient  fondés 
«  à  répondre  :  Laissez-nous  diriger  nos  propres  affaires  et  éle- 
«  ver  nos  enfants,  ces  choses-là  ne  sont  point  dans  vos  attribu- 


OL    L  AGITATION    ANGLAISE.  159 

«  lions;  autant  vaudrait  que  nous  nommions  aussi  des  commis- 
«  sions  d'enquête  pour  savoir  si  les  membres  de  l'aristocratie 
«  gouvernent  convenablement  leursdomaines  et  teursfamilles.  » 
Mais  c'est  là  un  jeu  dans  lequel  le  droit  n'est  pas  plus  d'un  côté 
que  de  l'autre.  Que  l'aristocratie  sache  donc  qu'il  ne  lui  appar- 
tient pas  de  restreindre  les  échanges  et  le  commerce  de  la 
nation. 

J'ai  dit  que  je  me  présentais  comme  un  témoin  indépendant 
et  impartial  dans  cette  lutte  entre  les  intérêts  manufacturiers 
et  les  intérêts  agricoles;  mais  je  déclare  que,  dans  ma  convic- 
tion, les  intérêts,  bien  compris,  ne  font  qu'un.  Ce  qui  affecte 
l'un  affecte  l'autre. 

Supposez  qu'il  n'y  eût  au  monde  qu'une  seule  famille.  Un 
des  membres  laboure  la  terre,  un  autre  garde  et  soigne  les 
troupeaux,  un  troisième  confectionne  les  vêtements,  etc.  —  Si, 
pendant  que  le  laboureur  porte  la  nourriture  au  berger,  il  ren- 
contre des  entraves  et  des  taxes,  ne  regarderiez-vous  pas  ces 
taxes  et  ces  entraves  comme  un  dommage  pour  toute  la  famille? 
Tout  ce  qui  empêche,  tout  ce  qui  retarde,  tout  ce  qui  entraîne 
des  dépenses,  est  une  perte  pour  la  communauté.  Le  même 
raisonnement  s'applique  aux  nations,  quelles  que  soient  la  mul- 
tiplicité des  professions  et  la  complication  des  intérêts. 

En  ce  qui  concerne  l'état  actuel  de  ce  pays,  vous  avez  été 
informés  par  une  haute  autorité,  par  un  ministre  d'État,  que  la 
misère,  le  paupérisme  et  le  crime  régnaient  sur  cette  terre  dé- 
solée. C'est  à  celui  qui  admet  l'existence  de  ces  maux  à  prouver 
que  la  Ligue  en  méconnaît  la  cause  lorsqu'elle  les  attribue  à 
cette  législation  qui  s'interpose  entre  l'homme  et  l'homme  ;  lors- 
qu'elle affirme  que  la  liberté  du  commerce  entraînerait  l'aug- 
mentation des  salaires,  que  l'augmentation  des  salaires  amène- 
rait la  satisfaction  des  besoins  et  la  diffusion  des  connaissances, 
et  enfin  que  l'extinction  du  paupérisme  serait  suivie  de  l'extinc- 
tion de  la  criminalité.  (Applaudissements.)  Si  la  Ligue  a  raison, 
que  la  législation  soit  changée  ;  si  elle  a  tort,  que  ses  adver- 
saires le  prouvent. 

Je  sais  qu'il  est  de  mode  de  railler  les  manufacturiers  et  leur 
prétendu  égoïsme;  de  dire  qu'ils  exploitent  à  leur  profit  des 


16  0  COBDEN    ET   LA   LIGUE 

milliers  d'ouvriers.  J'ai  visité  les  districts  manufacturiers  aussi 
bien  que  les  districts  agricoles,  et  je  demande  quels  sont  ceux 
qui  fournissent  les  cotisations  les  plus  abondantes  quand  il 
s'agit  d'une  souscription  nationale?  Où  recueille-t-on  1,0001.  s. 
dans  une  seule  séance  ?  A  Manchester.  J'ai  dans  les  mains  la 
liste  de  plusieurs  individus  qui  donnent  63  liv.  par  an  aux  mis- 
sions étrangères,  c'est-à-dire  de  quoi  entretenir  un  mission- 
naire. Je  ne  vois  rien  de  semblable  dans  les  districts  agricoles, 
je  ne  connais  aucun  gentilhomme  campagnard  qui  maintienne 
à  ses  frais  un  de  ces  hommes  utiles  qui  s'expatrient  pour  faire 
le  bien.  La  semaine  dernière,  j'ai  visité  une  des  grandes  manu- 
factures de  Bolton,  eije  n'ai  jamais  rencontré  nulle  part  une 
sollicitude  plus  éclairée  pour  le  bien-être,^  l'instruction  et  le 
bonheur  des  ouvriers. 

L'orateur  continue  à  examiner  le  système  restrictif  dans 
ses  rapports  avec  l'union  des  peuples,  et  termine  au  milieu 
des  applaudissements. 

M  EwART  et  M.  Bright  prennent  successivement  la 
parole.  Ce  dernier  rend  compte  des  nombreux  meetings 
auxquels  il  a  assisté  dans  les  districts  agricoles. 


SEPTIEME   MEETING  HEBDOMADAIRE   DE   LA   LIGUE. 

5  mai  1843. 

Longtemps  avant  l'ouverture  de  la  séance,  toutes  les 
places  sont  envabies  et  l'entrée  a  dû  être  refusée  à  plus  de 
trois  mille  personnes. 

Le  président  annonce  que,  par  suite  d'une  nouvelle  réso- 
lution prise  par  le  directeur  du  théâtre  de  Drury-Lane,  cet 
édifice  ne  sera  plus  à  la  disposition  de  la  Ligue  !  Mais  les 
intrigues  du  monopole  seront  encore  déjouées.  A  Mancbes- 
ter  nous  avons  construit  en  six  semaines  une  salle  capable 
de  contenir  dix  mille  personnes.  Nous  ferons  de  même 


ou  l'agitation  anglaise.  161 

à  Londres,  s'il  le  faut.  —  Il  rend  compte  des  meetings  tenus 
dans  les  provinces  pendant  cette  semaine. 

Le  Rév.  docteur  Cox  :  Si  l'on  me  demandait  pourquoi  je  me 
présente  devant  vous,  moi,  ministre  protestant,  étranger  aux 
pompes  du  théâtre  (rires),  quoique  familier  avec  la  chaire,  je 
répondrais  :  Homo  sum,inl  humaiii  alienum puto  ; ie  suis  homme, 
et,  comme  tel,  je  ne  suis  étranger  à  rien  de  ce  qui  intéresse 
mon  pays  et  l'humanité.  (Approbation.)  J'ai  eu  ma  part  de 
blAme  pour  m'étre  réuni  avec  mes  confrères  à  Manchesler,  il 
y  a  deux  ans.  —  J'entendis  alors,  je  ne  dirai  pas  les  murmures, 
mais  les  clameurs  d'une  partie  de  la  presse  (honte!),  qui  nous 
reprochait  de  nous  être  rassemblés  à  l'occasion  d'une  loi  étran- 
gère à  notre  position  et  à  nos  études.  Maintenant  l'on  dit  qu'en 
se  réunissant  à  Manchester,  les  ministres  protestants  avaient  fait 
tout  ce  qu'ils  avaient  à  faire.  Monsieur,  je  ne  puis  adhérer  à 
ces  sentiments.  Je  dis  que  notre  cause  réclame  toujours  nos 
efforts,  et  j'adopte  sans  hésiter  la  maxime  de  César  :  «Rien  n'est 
fait  tant  qu'il  reste  quelque  chose  à  faire  !  »  (Applaudissements.) 
Il  ne  m'appartient  pas  de  décider  si  une  nouvelle  Convention 
des  Ministres  dissidents  serait  convenable;  mais  engagés,  comme 
nous  le  sommes,  au  nombre  de  sept  cents,  dans  notre  caractère 
collectif,  je  ne  vois  pas  pourquoi  nous  ne  nous  efforcerions  pas 
individuellement  de  faire  triompher  cette  cause  que  nous  avons 
embrassée  avec  vous.  Monsieur,  avec  M.  Cobden,  avec  les  mem- 
bres de  la  Ligue,  cause  que  nous  regardons  comme  intéressant 
au  plus  haut  degré  le  bien-être  de  nos  frères.  (Approbation.)  Et 
quel  est  mon  frère?  Ce  n'est  pas  celui  qui  vit  dans  mon  voisi- 
nage, dans  la  rue  ou  la  ville  prochaine,  —  mais  c'est  l'homme. 
(Applaudissements.)  L'homme,  quelles  que  soient  les  circon- 
stances dans  lesquelles  il  se  trouve.  Le  christianisme  m'ensei- 
gne la  sympathie  pour  toute  la  race  humaine,  et  d'atteindre, 
si  je  le  puis,  par  mon  influence  morale,  jusqu'aux  extrémités 
du  monde.  On  nous  dit  que  comme  Ministres  nous  devons  nous 
en  tenir  à  nos  fonctions  spirituelles;  —  que  nous  ne  sommes 
point  présumés  comprendre  des  questions  déconomie  politique. 
Ma  réponse  est  celle-ci  :  Je  ne  me  reconnais  pas  plus  incompé- 


162  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

tent  pour  comprendre  une  question,  si  je  veux  l'étudier,  que 
tout  autre  individu  doué  d'honnêteté  et  de  quelque  sens  com- 
mun. J'ai  d'ailleurs  présent  à  l'esprit  que  le  Sauveur  du  monde, 
Notre-Seigneur,  ne  montra  pas  moins  de  sollicitude  pour  les 
intérêts  temporels  que  pour  les  intérêts  spirituels  des  hommes. 
(Écoutez,  écoutez.)  Il  ne  se  borna  pas  à  enseigner  son  éternel 
Évangile,  mais  il  eut  aussi  compassion  de  la  multitude  et  lui 
donna  une  nourriture  miraculeuse;  ce  qui  doit  me  déterminer  ■ 
à  faire  tous  mes  efforts  pour  lui  donner  une  nourrilure  natu-  " 
relie  ;  et  si  ceux  qui  font  profession  d'être  les  disciples  de  Jésus- 
Christ,  je  veux  dire  les  évoques  de  ce  pays  (grands  cris  de  honte  ! 
honte!),  qui  occupent  une  si  haute  position  et  qui  s'assoient 
sur  les  sièges  de  velours  du  Parlement,  si  les  évêques,  dis-je, 
combattaient  au  lieu  de  les  soutenir  ces  lois-céréales  qui  ont 
infligé  tant  de  maux  à  la  communauté,  je  leur  pardonnerais  d'oc- 
cuper une  situation  que  je  regarde  comme  incompatible  avec 
leur  caractère  sacré  (applaudissements),  et  j'oublierais,  pour  un 
moment,  que  j'ai  vu  la  pompe  de  l'hermine  et  l'éclat  de  la  mi- 
tre, là  où  je  me  serais  attendu  à  rencontrer  le  manteau  de  bure 
et  la  couronne  d'épines!  (Écoutez,  écoutez.)  J'ai  fait  allusion 
au  Parlement,  c'est  pour  moi  un  sujet  délicat  à  traiter;  je  crois 
que  nous  sentons  tous  que  c'est  là  que  nos  intérêts  ont  été  sa- 
crifiés à  l'esprit  de  parti.  (Bruyantes  acclamations.)  C'est  là,  je 
crois,  que  les  luttes  et  les  rivalités  pour  le  pouvoir  et  l'influence, 
pour  les  places  et  les  honneurs,  ont  fait  obstacle  à  plusieurs  des 
grands  principes  que -nous  voulons  faire  prévaloir;  et  cepen- 
dant nous  pouvons  tourner  nos  regards  vers  cette  enceinte  éle- 
vée avec  quelque  espérance,  dans  la  conviction  que  le  senti- 
ment populaire,  qui  ne  peut  y  être  toujours  méconnu,  y  fera 
tôt  ou  lard  assez  d'impression  pour  déterminer  Je  triomphe  des 
principes  que  nous  avons  à  cœur. 

Monsieur,  je  défendrai  la  cause  de  la  Ligue  au  point  de  vue 
de  l'humanité,  du  patriotisme  et  de  la  religion.  (Applaudisse- 
ments.) Je  dis  d'abord,  quant  à  la  question  d'humanité,  que  la 
population  de  ce  pays  s'est  accrue  et  s'accroît  tous  les  jours,  et 
que  la  première  loi  de  la  société  est  que  l'homme  doit  gagner 
son  pain  à  la  sueur  de  son  front.  Mais  ici,  pendant  que  la  popu- 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  loi 

lation  s'accroît  d'année  en  année,  pendant  que  le  travail  de 
riiomme  s'accroît  de  jour  en  jour,  l'ouvrier  ne  peut  gagner  son 
pain  à  la  sueur  de  son  front,  parce  qu'il  y  a  des  obstacles  sur 
son  chemin,  et  ce  sont  ces  obstacles  que  la  Ligue  a  pour  but 
de  renverser.  (Applaudissements.)  Je  plaide  cette  cause  sur  le 
terrain  de  l'humanité,  parce  que  si  les  intérêts  manufacturiers 
souffrent,  tous  les  autres  ne  peuvent  manquer  de  souffrir  aussi, 
et  la  détresse  s'étend  sur  tout  le  pays.  Je  me  souviens  qu'il  y  a 
bien  des  années,  M.  Fox,  combattant  dans  la  Chambre  des  com- 
munes les  mesures  de  son  antagoniste,  M.  Pitt,  disait  ces  paroles 
prophétiques  :  «  Si  vous  persistez  dans  ce  que  vous  appelez  des 
<(  guerres  justes  et  nécessaires,  vous  finirez  par  être  chargé 
«  d'une  dette  nationale  de  huit  cents  millions  et  d'un  fardeau 
«  de  taxes  qui  écrasera  et  ruinera  le  pays.  »  Les  législateurs  de 
l'époque  se  moquèrent  de  M.  Fox;  ils  riaient  de  ses  prévisions 
et  de  ce  qu'ils  appelaient  ses  folles  prophéties;  qu'est-il  arrivé 
cependant?  N'avons-nous  pas  cette  dette  nationale  qui  avait  été 
prédite?  iN'avons-nous  pas  cette  taxe  que  les  citoyens  ne  peu- 
vent supporter,  à  moins  d'avoir  quelques  moyens  extraordi- 
naires, quelques  propriétés  héréditaires —  ou,  ce  qui  est  la  pro- 
priété du  peuple,  le  droit  de  chercher  et  d'obtenir  du  travail  ?  — 
Je  plaide  cette  cause  sur  le  terrain  de  l'humanité,  car  sans 
m'appesantir  sur  la  condition  profondément  misérable  des  ha- 
bitants des  comtés  septentrionaux,  je  pourrais  signaler  dans 
celte  métropole,  —  à  nos  portes,  —  des  circonstances  de  la  nature 
la  plus  affligeante.  J'ai  en  main  un  rapport  qui  me  vient  de  la 
source  la  plus  authentique,  qui  constate  que  dans  le  mois  de 
mars  dernier  et  dans  une  seule  semaine,  il  y  a  eu  quatre  cas  de 
mort  provenant  d'inanition.  (Écoutez,  écoutez.)  Il  est  étabU  par 
les  verdicts  que  deux  de  ces  malheureux  sont  morts  d'épuise- 
ment; un  à  la  suite  d'un  complet  dénûment,  et  le  quatrième 
d'inanition  absolue.  (Écoutez,  écoutez.)  Mais  au  fait,  tous  ces 
mots  sont  synonymes,  et  ils  signifient  que,  dans  Londres,  au  sein 
du  luxe  et  de  l'abondance,  quatre  personnes  dans  une  semaine 
sont  mortes  littéralement  de  faim.  (Honte  !  honte  !)  Vous  faites 
allusion  à  l'onceinte  où  se  tiennent  nos  séances;  vous  parlez  de 
tragédies  !  Voilà  certainement  de  la  tragédie,  non  point  de  celle 


16  4  COBDEIN    ET   LA   LIGUE 

qui  a  pour  but  de  distraire  le  peuple,  mais  de  la  tragédie,  faite 
pour  arracher  des  larmes  et  éveiller  la  sympathie  la  plus  pro- 
fonde. Me  plaçant  donc  sur  le  terrain  de  l'humanité,  lorsqu'il 
a  été  prouvé  surabondamment  que,  par  l'efTet  des  lois-céréales, 
des  milliers  et  des  millions  d'hommes  sont  dénués,  non-seule- 
ment des  moyens  de  vivre  dans  l'aisance,  mais  encore,  à  stricte- 
ment parler,  des  moyens  de  vivre,  quand  le  peuple  souffre  de- 
puis le  centre  de  cette  métropole  jusques  aux  districts  les  plus 
reculés  du  royaume,  —  lorsque  le  dénûmenf,  la  stagnation  du 
Iravail,  la  famine,  avec  tous  les  maux  qu'elles  engendrent,  pè- 
sent de  tout  leur  poids  sur  le  pays,  —  lorsque  l'humanité  saigne 
par  tous  les  pores,  alors,  Monsieur,  je  ne  regarde  pas  si  je  suis 
un  ministre  de  la  religion,  mais  je  me  lève  en  dépit  du  blâme 
et  de  la  calomnie  pour  défendre  la  cause  de  l'homme,  qui  est 
essentiellement  la  cause  de  Dieu.  (Tonnerre  d'applaudisse- 
ments,} 

J'ai  dit,  en  second  lieu,  que  je  soutiendrais  la  cause  delà  Li- 
gue sur  le  terrain  du  patriotisme,  et  ici  je  devrais  me  répéter, 
car  les  souffrances  des  manufactures  ne  sont- elles  pas  les  souf- 
frances de  la  masse?  La  détresse  du  centre  ne  s'étend- elle  pas 
aux  extrémités?  Je  maintiens  qu'en  principe  il  est  faux  qu'une 
partie  de  la  communauté  prospérera  par  la  détresse  d'un  autre 
partie  de  cette  même  communauté;  que  l'aristocratie,  par 
exemple,  s'élèvera  par  l'abaissement  des  classes  ouvrières.  Que 
j'entende  ou  non  l'économie  politique,  j'en  sais  assez  sur  cette 
matière,  j'en  sais  assez  surtout  sur  la  morale  du  christianisme, 
pour  dire  que  la  vraie  prospérité  d'un  peuple  consiste  en  ce  que 
chacun  trouve  le  contentement  de  son  cœur  dans  la  prospérité 
de  tous;  en  ce  que  les  volontés  soient  unanimes  pour  porter  le 
pays  au  plus  haut  degré  de  gloire  et  de  félicité  temporelle.  Ce 
n'est  qu'alors  que  l'Angleterre  s'élèvera  comme  un  monument 
digne  d'attirer  les  regards  de  l'univers;  ce  n'est  qu'alors  qu'elle 
apparaîtra  brillante  à  la  clarté  du  jour,  et  répandra  sa  gloire 
sur  toutes  les  nations;  ce  n'est  qu'alors,  quand  tout  privilège 
aura  disparu,  quand  chaque  classe,  chaque  parti  se  réjouira  du 
bonheur  des  autres,  quand  ils  travailleront  tous  à  leur  mutuelle 
satisfaction,  que  l'Angleterre  sera  pour  l'étranger  un  objet  d'é- 


ou   L^AGITATION    ANGLAISE.  165 

tonnement  et  d'envie,  et  pour  ses  enfants  un  objet  d'orgueil  et 
de  de» lices  ! 

Après  quelques  autres  considérations,  l'orateur  continue 
ainsi  : 

Enfin,  je  défends  la  cause-de  la  liberté  commerciale  au  point 
de  vue  religieux;  je  dis  que  la  misère  engendre  l'égoïsme,  les 
mauvais  penchants,  les  dissensions  domestiques.  —  Elle  engen- 
dre l'abattement  d'esprit;  elle  aboutit  au  suicide  et  trop  sou- 
vent au  meurtre.  Les  liens  les  plus  tendres,  les  sympathies  les 
plus  douces  de  la  vie  domestique  ont  été  brisées  par  la  pression 
de  la  détresse,  par  l'impuissance  de  se  procurer  des  moyens  de 
subsistance  au  sein  du  pays  ruiné.  L'insanité  s'en  est  suivie,  et 
le  tombeau  prématuré  s'est  fermé  sur  ses  victimes  infortunées  *. 
Dans  ces  circonstances  je  dis,  Monsieur,  que  les  dominateurs 
de  ce  monde  se  sont  placés  sous  une  effrayante  responsabilité. 
(Écoutez,  écoutez.)  C'est  pour  nous  un  devoir  de  chrétiens  de 
secourir  le  pauvre  dans  sa  souffrance  et  dans  sa  détresse;  mais 
prier  pour  son  soulagement  et  son  bien-être,  n'est  que  la  moi- 
tié de  notre  devoir.  Nous  devons  encore  plaider  sa  cause  et  faire 
tous  nos  efforts  pour  relever  sa  condition.  A  cet  égard,  per- 
mettez-moi une  citation  que  je  recommande  à  vos  méditations. 
«  Les  atTections  qui  cimentent  la  société  ne  sont  guère  moins 
«  importantes  que  les  affections  domestiques.  Le  sentiment  de 
«  l'indépendance  et  de  la  dignité  personnelle,  l'amour  de  la 
«justice,  le  respect  des  droits  de  la  propriété,  la  satisfaction  de 
«notre  position  sociale,  l'attachement  éclairé  aux  institutions 
«  qui  nous  régissent,  —  ce  sont  là  des  éléments  essentiels  au 
«  corps  politique,  et  dont  la  destruction  ne  peut  être  considérée 
«  que  comme  une  calamité  nationale.  Cependant  nous  les  voyons 
«  périr  autour  de  nous.  Quelque  noble  répugnance  que  lesclas- 
«  ses  ouvrières  aient  montrée  à  accepter  le  secours  de  la  pa- 
«  roisse,  il  n'est  que  trop  vrai  que  le  cœur  de  plusieurs  a  été 

1  On  sait  que  le  suicide  est  presque  toujours  attribué  dans  les  verdicts 
à  la  démence,  insatiity. 


16G  COBDF.N    ET    LA    LIGUE 

«  courbé  par  un  long  désespoir  devant  cette  humiliation  ;  le  sen- 
«  timent  du  droit  s'est  évanoui  aux  approches  de  la  famine,  et 
((  les  hommes  ont  appris  à  se  demander  s'il  n'existait  pas  un  droit 
«  primordial,  antérieur  au  droit  de  propriété,  qui  les  justifie  de 
«  prendre  là  où  ils  le  rencontrent,  ce  qui  est  indispensable  au 
«  soutien  de  la  vie  ;  et  finalement,  nos  institutions  nationales  si 
«longtemps  et  si  cordialement  vénérées,  ont  élé  accusées,  si- 
«  non  d'être  la  source  incurable  du  mal,  du  moins  de  constituer 
«  toute  la  force  agressive  et  défensive  de  ceux  qui  perpétuent 
«  cet  abus  intolérable.  »  (Écoutez,  écoutez.)  Nous  sommes  dans 
un  temps  d'agitation,  de  grande  et  juste  agitation  parmi  le  peu- 
ple, le  tonnerre  commence  à  gronder;  des  bruits  prophétiques 
se  font  entendre  sur  tous  les  points  de  l'horizon,  cris  pleins 
d'agonie,  de  désespoir  et  de  détermination  ;  l'électricité  s'accu- 
mule et  la  tempête  commence  à  éclater.  Le  peuple  est  résolu, 
—  non  comme  tant  d'autres  fois  l'épée  à  la  main  et  en  esprit 
de  rébelUon,  mais  en  esprit  de  paix  et  de  légalilé,  —  à  reven- 
diquer les  droits  qu'il  tient  de  l'auteur  des  choses,  et  dont  il  a 
été  si  injustement  dépouillé.  Le  peuple  veut  vaincre  et  il  vain- 
cra. Le  flot  s'avance,  les  vagues  grossissent,  et  rien  ne  pourra 
les  arrêter.  —  Les  effets  de  ces  lois  ont  été  à  un  haut  degré  pré- 
judiciables aux  intérêts  de  la  religion.  En  beaucoup  d'endroits, 
les  hommes  du  peuple,  faute  de  vêtements  convenables,  se  sont 
éloignés  du  service  divin.  (Écoutez.)  Les  lois-céréales  tendent 
en  outre  directement  à  restreindre  les  effets  de  ces  institutions 
charitables,  dont  l'étendue  et  la  bienveillance  ont  jeté  tant  de 
gloire  sur  le  nom  britannique,  car  à  mesure  que  la  détresse 
gagne  du  terrain,  toutes  les  classes  sont  successivement  enva- 
hies, toutes,  excepté  celles  que  défendent  la  naissance  aristo- 
cratique et  les  possessions  héréditaires.  Ces  lois  ont  encore  un 
plus  funeste  résultat  en  prévenant  l'extension  de  l'éducation, 
ce  grand  objet  que  le  gouvernement  pourrait  abandonner  à  lui- 
même  si  la  misère  ne  forçait  cà  avoir  recours  à  lui.  (Écoutez, 
écoutez.)  Je  n'ajouterai  qu'un  mot,  comme  ami  de  la  liberté  en 
toutes  choses.  Liberté  d'action,  liberté  de  pensée,  liberté  d'é- 
change, —  car  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  sur  cette  terre  est  né  de 
la  liberté,  — je  défendrai  cette  grande  cause  tant  que  j'aurai  un 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  107 

cœur  pour  sentir,  une  voix  pour  parler  et  un  bras  pour  agir. 
(Bruyantes  acclamations.) 

M.  GoBDEN  s'avance  au   bruit  des  applaudissements  et 
s'exprime  en  ces  termes  : 

Le  Révérend  Ministre  qui  vient  de  s'asseoir  s'est  rendu  cou- 
pable au  moins  d'une  œuvre  de  surérogation  (rires)  lorsqu'il  a 
jugé  nécessaire  de  défendre  les  Ministres  du  culte  pour  la  noljle 
part  qu'ils  ont  prise  à  cette  agitation.  (Bruyantes  acclamations.) 
Si  je  regrette  quelque  chose  dans  le  cours  de  nos  opérations  re- 
latives aux  lois-céréales,  c'est  de  ne  les  avoir  peut-être  pas  suffi- 
samment considérées  comme  affectant  les  mœurs,  la  religion 
et  l'éducation.  On  parle  d'éducation  ;  l'on  demande  si  le  peuple 
désire  l'éducation.  Je  puis  affirmer  qu'il  n'est  aucune  classe, 
même  la  plus  humble,  où  les  hommes,  s'ils  en  avaient  les 
moyens,  ne  se  montrassent  aussi  empressés  de  procurer  à  leurs 
enfants  le  bienfait  de  l'éducation  qu'on  peut  l'être  dans  les  clas- 
ses supérieures.  Dans  les  années  1835  et  1836,  lorsque  le  nord 
de  l'Angleterre  florissait,  lorsque  l'énergie  du  peuple  n'était  pas 
assoupie,  lorsque  nous  n'étions  pas  engagés  comme  aujour- 
d'hui dans  un  humiliant  combat  pour  du  pain.  —  Je  me  rap- 
pelle qu'il  y  eut  plusieurs  magnifiques  meetings  à  Manchester 
pour  l'avancement  de  l'éducation,  et  dans  l'espace  de  quelques 
mois  on  recueillit  12,000  livres  parmi  les  classes  manufactu- 
rières, dans  le  but  de  construire  des  maisons  d'école  convena- 
bles. (Applaudissements.)  Mais  la  loi-céréale  s'élève  comme  un 
obstacle  sur  le  seuil  de  toute  amélioration  morale.  Qu'elle  soit 
abrogée,  et  les  classes  industrieuses  auront  le  moyen,  comme 
elles  ont  la  volonté,  d'élever  leurs  enfants.  Je  regarde  encore  la 
question  de  la  liberté  commerciale  comme  impliquant  la  ques- 
tion de  la  paix  universelle.  Si,  comme  on  peut  me  l'objecter, 
de  grandes  puissances,  de  grandes  cités  commerciales  ont  été 
renommées  pour  leurs  guerres  et  leurs  conquêtes,  c'est  parce 
qu'elles  ne  pouvaient  accroître  leur  commerce  que  par  l'agran- 
dissement du  territoire.  Il  est  certain  cependant  que  toutes  les 
fois  que  les  villes  commerciales  se  sont  confédérées,  elles  ont 
eu  pour  but  de  conserver  la  paix  et  non  de  faire  la  guerre.  (Ap- 


I  t  8  COBDEN   ET   LA   LIGLE 

probation.)  Telle  fut  la  confédération  des  villes  Anséatiques. 
Nous  nous  efforçons  maintenant  de  réaliser  une  ère  nouvellej 
nous  cherchons,  par  la  liberté  du  commerce,  à  accroître  nos 
richesses  et  notre  prospérité,  tout  en  accroissant  les  richesses 
et  la  prospérité  de  toutes  les  nations  du  monde.  (Bruyantes  ac- 
clamations.) Introduisez  le  principe  de  la  liberté  commerciale 
parmi  les  peuples,  et  la  guerre  sera  aussi  impossible  entre  eux 
qu'elle  l'est  entre  Middlesex  et  Surrey.  Nos  adversaires  ont  cessé 
de  nous  opposer  des  arguments,  du  moins  des  arguments  dignes 
d'une  discussion  sérieuse.  Mais,  quoiqu'ils  en  soient  venus  à 
admettre  à  peu  près  nos  principes,  ils  refusent  de  les  mettre 
en  pratique,  sous  prétexte  que  ces  principes,  quelque  justes  et 
incontestables  qu'ils  soient,  ne  sont  pas  encore  adoptés  par  les 
autres  nations.  Ces  Messieurs  se  lèvent  à  la  Chambre  des  com- 
munes et  nous  disent  que  nous  ne  devons  pas  recevoir  le  sucre 
du  Brésil  et  le  blé  des  États-Unis  jusqu'à  ce  que  ces  peuples 
admettent ,  sur  le  pied  de  l'égalité,  nos  fers  et  nos  tissus.  Mais 
ce  que  nous  combattons,  ce  n'est  point  les  marchands  brésiliens 
ou  américains,  c'est  la  peste  des  monopoles  intérieurs.  (Accla- 
mations prolongées.)  La  question  n'est  pas  brésilienne  ni  amé- 
ricaine, elle  est  purement  anglaise,  et  nous  ne  la  laisserons 
pas  compliquer  par  des  considérations  extérieures.  Telle  qu'elle 
est,  notre  tâche  a  assez  de  difficultés.  —  Que  demandtons-nous? 
Nous  demandons  la  chute  de  tous  les  monopoles,  et  d'abord,  et 
surtout,  la  destruction  de  la  loi-céréale,  parce  que  nous  la  re- 
gardons comme  la  clef  de  voûte  de  l'arche  d  j  monopole.  Qu'elle 
tombe,  et  le  lourd  édifice  s'écroulera  tout  entier.  (Écoutez, 
écoutez.)  Et  qu'est-ce  que  le  monopole?  C'est  le  droit  ou  plutôt 
le  tort  qu'ont  quelques  personnes  de  bénéficier  par  la  vente 
exclusive  de  certaines  marchandises.  (Écoutez,  écoutez.)  Voilà 
ce  que  c'est  que  le  monopole.  11  n'est  pas  nouveau,  dans  ce  pays. 

II  florissait  en  Angleterre  il  y  a  deux  cent  cinquante  ans,  et  la 
loi-céréale  n'en  est  qu'une  plus  subtile  yarrété.  Le  système  du 
riionopole  avait  grandi  au  temps  des  Tudors  et  des  Sluarts,  et 
il  fut  renversé,  il  y  a  deux  siècles  et  demi,  au  moins  dans  ses 
aspects  les  plus  odieux,  sous  les  efforts  de  nos  courageux  ancê- 
tres. Il  est  vrai  qu'il  revêtait,  dans  ces  temps  reculés,  des  formes 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  1  <î  * 

naïvement  grossières;  on  n'avait  pas  encore,  à  cette  époque, 
inventé  les  ruses  de  Véchelle  mobile  (écoutez,  écoulez)  ;  mais  ce 
n'en  étaient  pas  moins  des  monopoles,  et  des  monopoles  Irès- 
lourds.  Voici  en  quoi  ils  consistaient  :  les  ducs  de  ces  temps-là, 
un  Butkingham,  un  Richmond,  sollicitaient  de  la  reine  Elisa- 
beth ou  du  roi  Jacques  des  lettres-patentes  en  vertu  desquelles 
ils  s'assuraient  le  monopole  du  sel,  du  cuir,  du  poisson,  n'im- 
porte. Ce  système  fut  poussé  à  une  exagération  si  désordonnée 
que  le  peuple  refusa  de  le  supporter,  comme  il  le  fait  aujour- 
d'hui. Il  s'adressa  à  ses  représentants  au  Parlement  pour 
appuyer  ses  doléances.  Nous  avons  les  procès-verbaux  des  dis- 
cussions auxquelles  ces  réclamations  donnèrent  lieu,  et  quoique 
les  discours  n'y  soient  point  rapportés  assez  au  long  pour  nous 
faire  connaître  les  arguments  qu'on  fît  valoir  de  part  et  d'autre, 
il  nous  en  leste  quelques  lambeaux  qui  ne  manquent  pas  d'in- 
térêt. Voici  ce  que  disait  un  M.  Martin,  membre  de  la  Ligue, 
assurément  (rires),  et  peut-être  représentant  de  Stockport  (nou- 
veaux rires,)  car  il  s'exprimait  comme  j'ai  coutume  de  le  faire. 
«  Je  parle  pour  une  ville  qui  souffre,-  languit  et  succombe  sous 
«  le  poids  de  monstrueux  et  intolérables  monopoles.  Toutes  les 
(c  denrées  y  sont  accaparées  par  les  sangsues  de  la  république. 
«  Tel  est  l'état  de  ma  localité,  que  le  commerce  y  est  anéanti; 
<i  et  si  on  laisse  encore  ces  hommes  s'emparer  des  fruits  que  la 
«  terre  nous  donne,  qu'allons-nous  devenir,  nous  qu'ils  dé- 
«  pouillent  des  produits  de  nos  travaux  et  de  nos  sueurs,  forts 
«  qu'ils  sont  des  actes  de  l'autorité  suprême  auxquels  de  pau- 
«  vres  sujets  n'osent  pas  s'opposer?  »  (Acclamations.)  Voilà  ce 
que  disait  M.  Martin,  il  y  a  deux  cent  cinquante  ans,  et  je  pour- 
rais aujourd'hui  tenir  pour  Stockport  le  même  langage.  —  On 
nous  fait  ensuite  connaître  la  liste  des  monopoles  dont  le  peuple 
se  plaignait.  Nous  y  voyons  figurer  drap,  fer,  étain,  houille, 
verre,  cuir,  sel,  huile,  vinaigre,  fruit, \in,  poisson.  Ainsi  ce 
que  lord  Stanlwpe  et  le  Morning-Post  appellent  protection  de 
l'industrie  nationale,  s'étendait  à  toutes  ses  branches.  (Hires  et 
acclamations  prolongés.)  Le  malin  journaliste  ajoute;  «  Lors- 
«  que  la  liste  des  monopoles  a  été  lue,  une  voix  s'est  écriée  : 
«  et   le    monopole  des  cartes  à  jouer  !  ce   qui  a  fait  rougir  sir 

III.  10 


170  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

«  Walter-Raleigh,  car  les  cartes  sont  un  de  ses  monopoles.  »> 
Les  hommes  de  cette  époque  étaient  délicats  sans  doute;  car, 
quoique  nous  ayons  un  lustre  puissant  à  la  Chambre  des  com- 
munes, jamais,  depuis  que  j'en  fais  partie,  je  n'ai  vu  le  rouge 
monter  au  front  de  nos  monopoleurs.  (Éclats  de  rire.)  Le  journal 
continue  :  «  Après  la  seconde  lecture  de  la  liste  des  monopoles, 
((  M.  Hackewell  (autre  ligueur  sans  doute)  (rires)  se  lève  et 
<(  dit  :  Le  pain  ne  fîgure-t-il  point  dans  cette  liste  ?  —  Le  pain  ! 
«  dit  l'un;  —  Le  pain  !  s'écrie  un  second.  —  Cela  est  étrange, 
«  murmure  un  troisième.  —  Eh  bien,  reprend  M.  Hackewell, 
«  retenez  mes  paroles,  si  l'on  ne  met  ordre  à  tout  ceci,  le  pain 
<(  y  passera.  »  (Bruyantes  acclamations.)  —  Et  le  pain  y  a  passé, 
et  c'est  pour  cela,  Messieurs,  que  nous  sommes  réunis  dans 
cette  enceinte.  (Applaudissements  prolongés.)  Le  journaliste 
continue  :  «  Quand  la  reine  Elisabeth  eut  connaissance  des 
«  plaintes  du  peuple,  elle  se  rendit  au  Parlement  et  le  remercia 
«  d'avoir  attiré  son  attention  sur  un  si  grand  fléau.»  S'indi- 
gnant  ensuite  d'avoir  si  longtemps  été  trompée  par  ses  varlets 
(c'est  le  terme  dont  elle  jugea  à  propos  de  se  servir  à  l'égard 
de  ses  ministres  monopoleurs),  «  pensent-ils,  s'écria-t-elle,  de- 
«  meurer  impunis,  ceux  qui  vous  ont  opprimés,  qui  ont  mé- 
«  connu  leurs  devoirs  et  l'honneur  de  la  reine  V  Non,  assuré- 
«  ment.  Je  n'entends  pas  que  leurs  actes  oppressifs  échappent 
«  au  châtiment  qu'ils  méritent.  Je  vois  maintenant  qu'ils  en  ont 
«  agi  envers  moi  comme  ces  médecins  (rires,  écoutez,  écoutez) 
«  qui  ont  soin  de  relever  par  une  saveur  aromatique  le  breu- 
«  vage  amer  qu'ils  veulent  faire  accepter,  ou  qui,  voulant  ad- 
«  ministrer  une  pilule  (cris  répétés  :  Écoutez,  écoutez,  c'est  le 
<(  docteur  Tamworth),  ne  manquent  pas  de  la  dorer.  »  (Rires 
universels  et  applaudissements.)  Vraiment,  on  pourrait  presque 
soupçonner  dans  ces  paroles  quelques  rapports  prophétiques 
avec  un  certain  docteur  homme  d'État  de  notre  époque.  (Nou- 
veaux éclats  de  rire.)  Telle  fut,  Messieurs,  la  conduite  de  la  reine 
Elisabeth.  Nous  vivons  maintenant  sous  une  reine  qui  occupe 
dignement  le  trône  de  cette  souveraine.  (Acclamations.)  J'ai  la 
conviction  que  Sa  Majesté  ne  voudrait  pas  sanctionner  person- 
nellement un  tort  fait  au  plus  pauvre  ou  au  plus  humble  de  ses 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  171 

sujets,  el  quoiqu'elle  ne  sôit  pas  disposée^  sans  cloute,  à  venir 
à  la  Chambre  des  lords  pour  y  dénoncer  ses  ministres  comme 
des  varlets  (rires),  je  crois  qu'elle  donnerait  sans  difficulté  son 
assentiment  à  l'abolition  absolue  des  lois-céréales.  (Applaudis- 
sements et  cris  répétés  :  Dieu  sauve  la  reine  !)  Tels  étaient  les 
privilèges  autrefois  ;  aujourd'hui  les  monopoleurs,  agissant  sui- 
vant des  principes  identiques,  si  ce  n'est  pires,  ont  introduit  de 
grands  raffinements  dans  les  dénominations  des  choses  ;  ils  ont 
inventé  Véchelle  mobile  et  le  mot  'protection.  En  reconstruisant 
ces  monopoles,  Faristocralie  de  ce  pays  s'est  formée  en  une 
grande  société  par  actions  pour  l'exploitation  des  abus  de  toute 
espèce;  les  uns  ont  le  blé,  les  autres  le  sucre,  ceux-ci  le  bois, 
ceux-là  le  café,  ainsi  de  suite.  Chacune  de  ces  classes  de  mono- 
poleurs dit  aux  autres  :  «  Aidez-moi  à  arracher  le  plus  d'argent 
«possible  au  peuple,  et  je  vous  rendrai  le  même  service.» 
(Écoutez.)  Il  n'y  a  pas,  en  principe,  un  atome  de  différence 
entre  le  monopole  de  nos  jours  et  celui  d'autrefois.  Et  si  nous 
n'avons  pas  réussi  à  nous  débarrasser  des  abus  qui  pèsent  sur 
nous,  il  faut  nous  en  prendre  à  notre  ignorance,  à  notre  apa- 
thie, à  ce  que  nous  n'avons  pas  déployé  ce  mâle  courage  que 
montrèrent  nos  ancêtres  dans  des  circonstances  bien  moins 
avantageuses,  à  une  époque  où  il  n'y  avait  pas  de  liberté  dans 
les  communes,  et  où  la  Tour  de  Londres  menaçait  quiconque 
osait  faire  entendre  la  vérité.  (Écoutez.)  Quelle  différence  pour- 
rait-on trouver  dans  les  deux  cas  ?  Voici  des  hommes  qui  se 
sont  rendus  possesseurs  de  tout  le  blé  du  pays,  qui  ne  suffit  pas, 
selon  eux-mêmes,  à  la  consommation.  Cependant  ils  n'admet- 
tent de  blé  étranger  que  ce  qu'il  leur  plaît,  et  jamais  assez 
pour  ne  pas  retirer  le  plus  haut  prix  possible  de  celui  qu'ils  ont 
à  vendre.  (Écoulez,  écoutez.)  Que  faisaient  de  plus  les  monopo- 
leurs du  temps  d'Elisabeth  ?  Les  monopoleurs  de  sucre  ne  four- 
nissent pas  au  peuple  d'Angleterre  la  moitié  de  celui  qu'il 
pourrait  consommer,  s'il  était  libre  de  s'en  procurer  au  Brésil, 
à  prix  débattu,  et  en  échange  de  son  travail.  11  en  est  de  même 
pour  le  café  et  autres  aiticles  de  consommation  journalière. 
Combien  de  temps  faudra- t-il  donc  au  peuple  d'Angleterre  pour 
comprendre  ces  choses  et  pour  faire  ce  que  firent  ses  ancêtres 


ITÎJ  COBDEN    ET    LA    LIGUK 

il  y  a  plus  de  deux  siècles?  Ils  renversèrent  l'oppression  :  pour- 
quoi ne  le  ferions-nous  pas?  (Applaudissements.) 

Vraiment,  je  sens  qu'il  y  a  quelque  chose  de  vrai  dans  ce  que 
disait  hier  soir  mon  ami  John  Bright:  «  Nous  ne  sommes,  à  la 
Chambre  des  communes,  que  de  beaux  diseurs  à  la  langue 
mielleuse  et  dorée.  »  Nous  ne  savons  pas  parler  comme  les 
Martin  elles  Hackewelld'autrefois.  (Écoutez  î  écoutez  !)Bien  que, 
après  tout,  ce  n'est  point  dans  de  rudes  paroles  mais  dans  de 
fortes  actions  qu'il  faut  placer  noire  confiance.  (Applaudisse- 
ments.) Ainsi  que  je  vous  le  disais  tout  à  l'heure,  lorsque  nous 
demandons  au  gouvernement  de  mettre  un  teimeà  ce  système, 
il  nous  envoie  au  dehors,  au  Brésil  par  exemple^  et  nous  dit  de 
décider  ce  peuple  à  recevoir  nos  marchandises  contre  son  sucre; 
mais  quelle  est  donc  cette  déception  dont  on  nous  berce  depuis 
si  longtemps?  Quel  est  l'objet  pratique  de  ces  traités  de  com- 
merce si  altendus  ?  Y  a-t-il  quelque pays,à  un  degré  de  latitude 
donné,  qui  produise  des  choses  que  ne  puissent  produire  d'autres 
pays  dans  la  même  latitude?  Pourquoi,  je  le  demande,  devons- 
nous  nous  adresser  au  Portugal,  et  lui  donner  le  privilège 
exclusif  de  nous  vendre  ses  vins,  lui  conférant  ainsi  un  mono- 
pole contre  nous-mêmes  ?  Pourquoi  nous  priver  de  l'avantage 
de  la  concurrence  de  notre  voisine,  la  France,  dont  le  Cham- 
pagne est  décidément  supérieur,  dans  mon  opinion,  au  vin 
épais  de  Porto  ?  (Applaudissements.)  On  nous  dit  qu'en  donnant 
la  préférence  au  Portugal,  nous  forcerons  la  France  à  réduire 
ses  droits  sur  nos  fils  et  tissus  de  lin.  Mais  cela  ne  pourrait-il 
pas  avoir  l'effet  contraire  ?  l'expérience  en  est  faite.  Voilà  plus 
de  cent  ans  que  nous  avons  conclu  le  fameux  traité  de  Methuen, 
et  au  lieu  de  concilier  les  peuples  il  les  a  divisés,  et  a,  plus  que 
toute  autre  chose,  provoqué  ces  guerres  désastreuses  qui  -ont 
désolé  l'Europe.  Au  lieu  de  forcer  cette  brave  nation  de  l'autre 
côté  du  canal  à  venir  acheter  nos  produits,  il  n'a  eu  d'autre 
effet  que  de  la  décider  à  doubler  les  droits  sur  nos  marchan- 
dises. (Approbation.)  Non,  non,  agissons  à  la  façon  des  ligueurs 
du  temps  d'Elisabeth.  Renversons  nos  propres  monopoles  ; 
montrons  aux  nations  que  nous  avons  foi  dans  nos  principes; 
que  nous  mettons  ces  principes  en  pratique^  en  admettant,  sa/25 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  173 

condition^  le  blé,  le  sucre  et  tous  les  produits  étrangers.  S'il  y 
a  quelque  chose  de  vrai  dans  nos  principes,  une  prospérilé  gé- 
nérale suivra  cette  grande  mesure,  et  lorsque  les  nations  étran- 
gères verront,  par  notre  exemple,  ce  que  produit  le  renverse- 
ment des  barrières  restrictives,  elles  seront  infailliblement 
disposées  à  le  suivre.  (Applaudissements.)  Ce  sophisme,  qu'un 
peuple  perd  l'excédant  de  ses  imporlations  sur  ses  exportations, 
ou  qu'un  pays  peut  toujours  nous  donner  sans  jamais  recevoir 
de  nous,  est  de  toutes  les  déceptions  la  plus  grande  dont  j'aie 
jamais  entendu  parler.  Elle  dépasse  les  cures  par  l'eau  froide  et 
les  machines  volantes.  (Éclats  de  rires.)  Cela  revient  tout  sim- 
plement à  dire  qu'en  refusant  les  produits  des  autres  pays,  de 
peur  qu'ils  n'acceptent  pas  nos  retours,  nous  obéissons  à  la 
crainte  que  l'étranger,  saisi  d'un  soudain  accès  de  philanthro- 
pie, ne  nous  inonde  jusqu'aux  genoux  de  blé,  de  sucre,  de 
vins,  etc.  (Applaudissements.)  Au  lieu  de  mesurer  l'étendue  de 
notre  prospérité  commerciale  par  nos  exportations, j'espère  que 
nous  adopterons  la  doctrine  si  admirablement  exposée  hieràla 
Chambre  des  communes  par  M.  Villiers,  et  que  c'est  par  nos 
importations  que  nous  apprécierons  les  progrès  de  notre  indus- 
trie. (Approbation.)  Quels  sont  les  pays  qui  aient  adopté  le  sys- 
tème des  libres  importations,  et  qui  ne  témoignent  pas,  par 
leur  prospérité,  de  la  bonté  de  ce  système  !  Parcourez  la  Médi- 
terranée. Visitez  Trieste  et  Marseille,  et  comparez  leurs  progrès. 
Le  commerce  de  Marseille  est  protégé  et  encouragé,  comme  pn 
dit,  depuis  des  siècles  par  la  plus  grande  puissance  du  conti- 
nent. Mais  il  n'a  fallu  que  quelques  années  à  Trieste  pour  dé- 
passer Marseille.  —  Et  pourquoi?  parce  que  Trieste  jouit  de 
la  liberté  d'importation  en  toutes  choses.  (Bruyants  applaudis- 
sements.) Voyez  Hambourg;  c'est  le  port  le  plus  important 
de  toute  la  partie  occidentale  de  l'Europe.  —  Lt  pourquoi? 
parce  que  l'importation  y  est  libre.  La  Suisse  vous  offre  un  au- 
tre exemple  de  ce  que  peut  la  liberté.  J'ai  pénétré  dans  ce  pays 
par  tous  les  côtés  :  par  la  France,  par  l'Autriche  et  par  l'Italie, 
et  il  faut  vouloir  tenir  ses  yeux  fermés  pour  ne  pas  apercevoir 
les  remarquables  améliorations  que  la  liberté  du  commerce  a 
répandues  sur  la  république  ;  le  voyageur  n'a  pas  plutôt  tra- 

JO. 


17  4  COBDEN   ET    LA   LIGUE 

versé  la  frontière,  qu'elles  se  manifestent  à  lui  par  la  supério- 
rité des  routes,  par  l'acti-vité  et  la  prospérité  croissante  des  ha- 
bitants. D'où  cela  provient-il  ?  de  ce  que,  en  Suisse,  aucune  loi 
ne  décourage  l'importation.  Les  habitants  des  pays  voisins,  les 
Italiens,  les  Français,  les  Allemands  y  apportent  leurs  produits 
sans  qu'il  leur  soit  fait  la  moindre  question,  sans  éprouver  ni 
empêchement  ni  retard.  Et  pense-t-on  que  pour  cela  le  sol  ait 
moins  de  valeur  en  Suisse  que  dans  les  pays  limitrophes?  J'ai 
constaté  qu'il  valait  trois  fois  plus  qu'au  delà  de  la  frontière,  et 
je  suis  prêt  à  démontrer  qu'il  y  vaut  autant  qu'en  Angleterre, 
acre  par  acre,  et  à  égalité  de  situation  et  de  nature,  quoiqu'on 
Suisse  la  terre  seule  paye  la  moitié  de  toutes  les  taxes  publi- 
ques. (Écoutez  !  écoutez  !)  Et  d'où  vient  cette  grande  prospé- 
rité ?  de  ce  que  tout  citoyen  qui  a  besoin  de  quelques  mar- 
chandises,   de  quelque   instrument,   ou  de  quelque  matière 
première,  est  libre  de  choisir  le  point  du  globe  sur  lequel  il  lui 
convient  de  s'en  approvisionner.  Je  me  souviens  d'avoir  visité, 
avec  un  ami,  le  marché  de  Lausanne,  un  samedi.  La  ville  était 
remplie  de  paysans  vendant  du  fruit,  de  la  volaille,  des  œufs, 
du  beurre  et  toute  espèce  de  provisions.  Je  m'informai  d'où  ils 
venaient?  —  De  la  Savoie,  pour  la  plupart,  me  dit  mon  ami, 
en  me  montrant  du  doigt  l'autre  rive  du  lac  de  Genève.  —  Et 
entrent-ils  sans  payer  de  droit?  demandai-je.  —  Ils  n'en  payent 
d'aucune  espèce,  me  fut-il  répondu,  ils  entrent  librement  et 
vendent  tant  que  cela  leur  convient.  Je  ne  pus  m'empêcher  de 
m'écrier  :   «  Oh  !  si  le  duc  de  Buckingham  voyait  ceci,  il  en 
mourrait  assurément.  »  (Rires  et  acclamations.)  Mais  comment 
ces  gens-là  reçoivent-ils  leur  payement?  demandai-je,  car  je 
savais  que  le  monopole  fermait  hermétiquement  la  frontière  de 
Savoie,  et  que  les  marchandises  suisses  ne  peuvent  y  pénétrer. 
Pour  toute  réponse,  mon  ami  me  mena  en  ville  dans  l'après- 
dînée,  et  là,  je  vis  les  paysans  italiens  fourmillant  dans  les  bou- 
tiques et  magasins,  où  ils  achetaient  du  tabac,  des  tissus,  etc., 
qu'on  arrangeait  en  paquets  du  poids  de  6  livres  environ,  pour 
en  faciliter  l'entrée  en  fraude  en  Italie.  (Rires.)  Eh  bien,  si  vous 
ouvrez  les  ports  d'Angleterre,  et  si  les  autres  nations  ne  veulent 
pas  retirer  les  droits  qui  pèsent  sur  nos  produits,  j'ose  prédire 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  175 

que  les  étrangers  qui  nous  porteront  du  blé  ou  du  sucre  rappor- 
teront de  nos  marchandises  en  ballots  de  6  livres,  pour  éviter 
la  surveillance  de  leur  douane.  Mais,  après  tout,  ce  ne  sont  là 
que  des  excuses  et  de  vains  prétextes;  nous  y  sommes  accoutu- 
mes,  nous  y  sommes  préparés,  on  ne  peut  plus  nous  y  prendre  ; 
et  le  mieux  est  de  ne  pas  les  écouter.  Sommes-nous  d'accord  sur 
ce  point,  qu'il  est  juste  de  renverser  le  monopole  ?  Qu'on  ne 
nous  parle  pas  de  la  Russie,  du  Portugal  ou  de  l'Espagne;  nous 
nous  en  occuperons  plus  tard  (bien,  bien)  ;  nous  ne  manquons 
pas  chez  nous  d'ennemis  d'une  pire  espèce  (bravos)  ;  ne  per- 
dons pas  de  vue  l'objet  de  notre  association,  qui  est  d'empor- 
ter le  retrait  des  lois-céréales,  absolument,  immédiatement  et 
sans  condition  ^  Si  nous  renoncions  au  mot  sans  condition,  nous 
aurions  un  nouveau  débordement  de  prétextes  à  chaque  se- 
maine. 

Ici  l'orateur  rend  compte  de  la  tournée  qu'il  a  faite  dans 
les  districts  agricoles  et  de  l'état  de  l'opinion  parmi  les  fer- 
miers. 

J'ai  assisté  dans  le  comté  de  Hartford,  à  un  meeting  où  étaient 
réunis  plus  de  deux  mille  fermiers;  il  avait  été  annoncé  long- 
temps à  l'avance.  Je  m'y  suis  présenté  seul  (applaudissements) 
sans  être  accompagné  d'un  ami,  sans  avoir  une  seule  connais- 
sance dans  tout  le  comté.  (Bravos.)  Nous  nous  réunîmes  d'abord 
dans  le  ShireHall  (salle  du  comté);  mais  n'étant  pas  assez  spa- 
cieuse, nous  tînmes  le  meeting  à  ciel  ouvert,  à  Plough-Meal 
où  se  font  ordinairement  les  élections.  Je  pris  ma  place  sur  un 
wagon;  je  débitai  mon  thème  pendant  près  de  deux  heures 
(rires  et  applaudissements)  ;  et  sur  le  champ  même  où,  il  y  a 
près  de  deux  ans,  la  fine  fleur  de  la  chevalerie  du  comté,  sous 
la  bannière  du  conservatisme,  fit  élire  par  les  fermiers  trois  par- 
tisans du  monopole  et  de  la  protection,  sur  ce  même  champ,  je 

>  Le  mot  :  unconditional  {sans  condition),  adopté  par  la  Ligue,  se 
rapporte  à  l'étranger  et  signifie  :  sans  demander  des  concessions  réci- 
proques. 


176  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

plaidai,  il  y  a  une  semaine,  la  cause  de  l'abrogation  totale  et 
immédiate  des  lois-céréales.  (Applaudissements.)...  Les  fermiers 
se  divisèrent;  les  uns  parlèrent  pour,  les  autres  contre;  je  ne 
pris  plus  aucune  part  aux  débals  et  abandonnai  entièrement 
la  discussion  à  elle-même.  Vous  avez  su  qu'au  moment  du  vote, 
la  motion  en  faveur  du  maintien  de  la  protection  n'avait  pas 
réuni  plus  de  douze  suffrages. 

Ici  M.  Gobden  annonce  qu'un  des  fermiers  de  Hertford, 
M.  Latimore,  est  auprès  de  lui  et  se  fera  entendre  pendant 
la  séance.  L'assemblée  applaudit  avec  enthousiasme.  M.  Gob- 
den continue  : 

Saisissons  cette  occasion,  puisque  nous  avons  parmi  nous  un 
représentant  de  cette  digne  et  excellente  classe  d'hommes,  de 
lui  exprimer  les  sentiments  dont  nous  sommes  animés  pour 
l'ordre  dont  il  est  un  membre  si  distingué.  Disons  à  la  lando- 
cratieà\i  pays,  qui  prétend  maintenir  son  injuste  suprématie, 
—  je  dis  injuste,  parce  qu'elle  se  fonde  sur  le  monopole,  —  di- 
sons-lui qu'il  n'est  plus  en  son  pouvoir  de  séparer,  d'exciter 
l'une  contre  l'autre  ces  deux  grandes  classes  industrieuses,  les 
manufacturiers  et  les  fermiers  (applaudissements),  identifiés 
désormais  dans  les  mêmes  intérêts  publics,  économiques  et 
sociaux.  Présentons  la  main  de  Tamitié  àM.  Latimore  et  à  l'or- 
dre auquel  il  appartient,  et  qu'il  soit  bien  convaincu  que  toute 
la  puissance  qu'exerce  la  Ligue  sur  l'opinion  publique,  sera 
employée  à  obtenir  pour  les  fermiers  la  même  justice  que  nous 
réclamons  pour  nous-mêmes.  Le  temps  approche  où,  indus- 
triels et  fermiers,  serrant  leurs  rangs,  marcheront  côte  àcôteà 
l'attaque  des  monopoles.  (Applaudissements.)  Souvenez-vous  de 
mes  paroles!  le  temps  approche  où  la  foule  des  fermiers,  mê- 
lée à  la  foule  des  Ligueurs,  tous  animés  de  la  même  ardeur, 
tous  sous  le  poids  de  la  même  anxiété,  attendront  dans  les  cou- 
loirs de  la  Chambre  des  communes  le  dénoûment  de  cette  grande 
question;  et  j'avertis  la  landocratie  qu'elle  se  trompe  complè- 
tement si  elle  compte  sur  le  concours  de  ses  tenanciers  pour 
combattre  la  population  urbaine,  quand  elle  se  lève  pour  la 


ou  l'agitation  anglaise.  177 

cause  de  la  justice.  J'en  ai  vu  assez  pour  être  assuré  que  c'est 
autour  des  châteaux  de  l'aristocratie  que  se  trouvent  les  pen- 
chants les  moins  aristocratiques.  Que  les  lois-C(5réales  opèrent 
quelque  temps  encore  leur  œuvre  destructive  parmi  les  fer- 
miers, et  je  n^;  voudrais  pas  être  chargé  de  braver  l'indignation 
morale  qui  s'élèvera  des  districts  agricoles...  Je  voudrais  bien 
savoir  où  les  landlords  iront  désormais  chercher  leur  appui.  Je 
les  ai  combattus  jusque  dans  leurs  places  fortes.  (Applaudisse- 
ments.) Je  les  ai  rencontrés  dans  les  comtés  de  Nof  folk,  de  Hert- 
ford  et  de  Somerset.  (Applaudissements.)  La  semaine  prochaine 
je  serai  dans  le  Buckinghamshire,  la  semaine  d'après  à  Dorches- 
ter,  et  le  samedi  suivant  dans  le  Lincoln.  (Applaudissements.) 
Je  l'annonce  ici  publiquement.  Je  sais  que  les  landlords  n'ont  pas 
vu  jusqu'ici  mes  pérégrinations  avec  indifférence,  et  quand  ils 
n'ont  pas  détourné  nos  fermiers  d'assister  à  nos  meetings,  ils  les 
ont  engagés  à  y  occasionner  du  désordre.  Je  leur  dis  publique- 
ment où  je  vais,  et  ils  n'osentp^isvenirm'y  regarder  en  face.  S'ils 
n'osent  pas  justifier  leur  loi  en  présence  de  leurs  propres  te- 
nanciers, où  donc  pouvons-nous  espérer  de  les  rencontrer,  si  ce 
n'est  à  la  chambre  des  communes  et  à  la  chambre  des  lords?... 
J'ai  eu  un  attachement  si  passionné  pour  la  liberté  du  com- 
merce, que  je  n'ai  jamais  regardé  au  delà;  mais  il  y  a  des 
hommes  qui  regardent  au  delà  et  qui  comptent  sur  la  Ligue 
pour  une  œuvre  bien  autrement  radicale  que  celle  qu'elle  a  en 
vue.  Je  n'ai  pas  d'avis  à  donner  à  l'aristocratie  de  ce  pays  ;  mon 
affection  pour  elle  ne  va  pas  jusque-là;  mais  si  elle  ferme  les 
yeux,  dans  son  orgueil,  sur  le  travail  qui  s'opère  au-dessous 
d'elle,  elle  verra  peut-être  la  question  se  porter  fort  au  delà 
d'une  simple  lutte  de  liberté  commerciale,  par  des  hommes  qui, 
après  avoir  accompli  une  utile  réforme,  en  poursuivront  une 
autre  bien  autrement  profonde.  (Acclamations.)  Si  l'on  persé- 
vère dans  ce  système,  alors  que  le  pays  rend  contre  lui  un  té- 
moignage unanime,  je  répète  ici  ce  que  j'ai  dit  dans  une  autre 
enceinte  (bruyantes  acclamations),  la  responsabilité  tout  entière 
en  retombera  sur  le  pouvoir  exécutif  (applaudissements),  et 
cette  responsabilité  deviendra  tous  les  jours  plus  terrible. 
(Nouveaux  applaudissements.)  Sir  Robert  Peel  dirige  le  gouver- 


178  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

nement  en  senscontraire  de  ses  propres  opinions.  (Assentiment.) 
Je  n'incrimine  les  intentions  de  personne  ;  j'observe  la  conduite 
des  hommespublics,et  c'est  sur  elle  que  je  les  juge.  Mais  quand 
je  trouve  qu'un  ministre  suit  une  marche  diamétralement  op- 
posée à  ses  opinions  avouées,  j'ai  le  droit  de  m'enquérir  de  ses 
intentions,  parce  qu'alors  sa  conduite  n'est  pas  dirigée  par  les 
règles  ordinaires.  Et  de  qui  se  sert-il  pour  faire  triompher  ses 
résolutions?  il  les  obtient  d'une  majorité  brutale.  Je  dis  brutale, 
parce  qu'elle  est  irrationnelle;  et  je  ne  l'appelle  pas  irration- 
nelle parce  qu'elle  ne  s'accorde  pasavec  moi,  mais  parce  qu'elle 
suit  un  chef  qui  s'accorde  avec  moi  en  principe,  et  adopte  une 
autre  marche  en  pratique.  Le  ministre  qui  dirige  l'administra- 
tion avec  un  tel  instrument,  sachant  qu'il  est  le  produit  de  l'in- 
trigue, de  l'erreur  et  de  la  corruption,  lorsqu'il  voit  les  mêmes 
hommes,  autrefois  trompés  par  ses  créatures,  s'assembler  au- 
jourd'hui à  la  clarté  du  jour,  et,  au  milieu  de  l'aristocratie  à 
cheval,  voter  comme  un  seul  homme  contre  cet  odieux  système, 
ce  ministre,  dis-je,  encourt  une  immense  responsabilité. 

L'orateur  annonce  que  le  théâtre  de  Drury-Lane  n'est 
plus  à  la  disposition  de  la  Ligue  ;  et  répondant  aux  person- 
nes qui  voudraient  que  les  meetings  se  tinssent  en  plein  air, 
il  dit  : 

Les  personnes  se  méprennent  sur  ce  qui  constitue  l'opinion 
publique,  qui  disent  que  des  meetings  à  Islington-Green  au- 
raient plus  d'influence  que  ceux-ci.  Ce  ne  sont  pas  les  tacti- 
ciens de  l'école  moderne  qui  pensent  qu'une  grande  question 
d'intérêt  public  peut  être  résolue  devant  une  armée  de  trente  à 
quarante  mille  hommes  rassemblés  à  Islington  ou  ailleurs.  Mon 
opinion  est  que  depuis  la  réforme  électorale, qui  a  mis  la  puissance 
politique  aux  mains  de  plus  d'un  million  de  personnes  appar- 
tenant à  la  classe  éclairée  de  ce  pays,  si  cette  classe  veut  agir, 
sa  puissance  ne  sera  pas  ébranlée,  ni  par  les  efforts  de  l'aristo- 
toratied'un  côté,  ni  par  les  démonstrations  populaires  de  l'autre. 
—  Sans  vouloir  négliger  la  coopération  d'aucune  classe,  je  pense 
que  ceux  qui  veulent  emporter  une  grande  question,  doivent 
le  faire  précisément  par  celte  classe  dont  je  suis  en  ce  moment 


ou   L  AGITAMON   ANGLAISE.  179 

entouré.  Les  applaudissements  de  la  foule,  l'enthousiasme  ma- 
nifesté par  un  grand  chœur  de  voix  humaines,  à  Islington^  pour- 
raient bien  nous  amuser  ou  flatter  notre  amour-propre,  mais 
si  nous  sommes  animés  d'une  passion  sincère,  si  nous  voulons 
faire  triompher  la  liberté,  ainsi  que  nous  y  avons  engagé  nos 
fortunes,  et  s'il  le  faut,  nos  vies,  alors  nous  prendrons  conseil 
de  quelque  chose  de  mieux  que  de  la  vanité,  et  nous  choisirons 
parmi  nos  moyens  ceux  qui  sont  les  plus  propres  à  amener  le 
succès.  Rien  n'est  plus  propre  à  le  garantir  que  de  semblables 
réunions.  C'est  un  axiome  parmi  les  auteurs  dramatiques,  que 
le  jugement  du  public  est  sans  appel.  Au  foyer,  les  critiques 
peuvent  différer  et  se  combattre.  Mais  si  la  pièce  a  réussi  à 
Drury-Lane,  elle  réussira  dans  tout  le  royaume.  Vous  devez 
bien  penser  que  ce  n'est  pas  sans  quelque  anxiété  que  nous 
avons  porté  notre  œuvre  devant  vous.  Mais  forts  de  nos  précé- 
dents, nous  rappelant  que  le  succès  n'avait  jamais  manqué  à  nos 
démarches  les  plus  hardies,  nous  résolûmes  d'affronter  votre 
jugement  à  Drury-Lane.  Vous  l'avez  prononcé,  ce  jugement, 
après  plusieurs  épreuves  réitérées.  De  semaine  en  semaine  vo- 
tre enthousiasme  a  grandi  ;  de  séance  en  séance,  les  dames, 
cette  meilleure  partie  de  la  création,  sont  venues  en  plus  grand 
nombre  sourire  à  nos  efforts.  (Acclamations.)  Maintenant,  qu'ils 
nous  retirent  l'usage  de  cette  enceinte  privilégiée  !  —  Nous  les 
remercions  de  ce  qu'ils  ont  fait.  —  Vous  avez  condamné  le  mo- 
nopole; votre  verdict  est  .prononcé Il  n'en  sera  pas  fait  ap- 
pel. (L'honorable  gentleman  s'assoit  au  milieu  des  acclamations 
enthousiastes.  L'assemblée  se  lève  dans  un  état  d'excitation  tu- 
multueux qui  se  prolonge  plusieurs  minutes.) 

MM.    Latimore  et  Moore   prennent   successivement  la 
parole. 

MEETING  HEBDOMADAIRE  DE  LA  LIGUE  A  LA  SALLE  DE  l'OPÉRA. 

13  mai  18i3. 

A  Toccasion  de  la  discussion  sur  les  lois-céréales,  discus- 
sion qui  a  occupé  cinq  séances  entières  de  la  Chambre  des 


180  COBDEN    ET   LA   LIGUE 

communes  et  qui  n'est  pas  encore  terminée,  la  Ligue  s'est 
réunie,  samedi  J3  mai,  à  la  salle  de  l'Opéra.  Après  un  dis- 
cours éloquent  de  M.  Fox,  la  parole  est  à  M.  Gobden. 

M.  CoBDEN  :  C'est  avec  si>rprise  que  j'ai  vu  figurer  mon  nom 
sur  raffîche  de  la  distribution  des  rôles.  (Rires.)  Notre  prési- 
dent est  d'un  despotisme  achevé,  et  ne  laisse  ni  voix  délibéra- 
tive  ni  voix  consultative  à  ce  sujet.  Si  j'étais  libre,  j'aimerais 
mieux,  pardonnez-le-moi,  aller  me  reposer,  car  il  était  cinq 
heures  ce  matin  quand  je  suis  sorti  du  Parlement,  après  avoir 

assisté  à  une  scène comment  la  qualifierai-je  ? Une  scène 

digne  des  bètes  sauvages  d'Éphèse.  (Rires  et  applaudissements.) 
Ce  n'est  pas  d'ailleurs  une  tûche  aisée  que  de  succéder  à  M.  Fox. 
Je  regrette  qu'il  ne  puisse  pas  répéter,  lundi  prochain,  l'éloquent 
discours  que  vous  venez  d'entendre,  à  la  Chambre  des  commu- 
nes, où  son  grand  talent,  vous  en  conviendrez  avec  moi,  de- 
vrait lui  assurer  une  place.  Mais  quoique  l'occasion  lui  en  soit 
refusée,  je  pense  qu'il  en  sera  dit  quelque  chose  lundi  soir,  car 
autant  les  membres  du  Parlement  sont  impatients  de  la  criti- 
que qui  s'attache  à  leurs  représentations  de  Saint-Stephen,  au- 
tant ils  aiment  à  critiquer  nos  représentations  de  Drury-Lane  et 
de  rOpera-House.  Il  n'a  guère  été  question  d'autre  chose  dans 
les  derniers  débats,  et  nos  opérations  sont  devenues  le  thème 
favori  du  Parlement.  Un  autre  sujet  inépuisable  pour  ces  Mes- 
sieurs, c'est  le  blâme  et  les  plaintes  dirigés  contre  le  repré- 
sentant de  Stockport.  (Rires.)  Je  ne  suis  pas  surpris  que  les 
membres  des  communes  supportent  impatiemment  la  critique 
du  public,  et  puisque  leurs  belles  manières  devaient  se  mani- 
fester par  une  violence  si  inusitée,  ils  ont  agi  prudemment 
d'exclure  de  l'enceinte  législative  les  étrangers  et  les  journalis- 
tes. —  Je  voudrais  que  mes  compatriotes  de  la  classe  ouvrière 
eussent  été  derrière  les  coulisses  pour  voir  comment  se  compor- 
tent, en  quelques  occasions,  ceux  qui  se  disent  leurs  supérieurs. 
(Rires  et  applaudissements.) 

Je  ne  sais  vraiment  que  vous  dire  sur  le  fond  de  la  ques- 
tion ;  je  me  sens  tout  à  fait  dans  la  thèse  de  sir  Robert  Peel.  Je 
n'ai  pas  de  nouveaux  arguments  à  faire  valoir^  et  je  ne  puis  que 


ou  l'agitation  anglaise.  181 

"VOUS  chan(er  toujours  le  môme  refrain.  (Bires.)  Mais,  cyoyez- 
moi  bien,  les  plus  vieux  arguments  sont  les  meilleurs.  (Ecoutez  ! 
écoutez  !)  Le  tout  est  de  les  bien  comprendre.  Je  ne  suis  pas  bien 
sûr  que  vous  ayez  aucune  raison,  ni  même  aucun  droit  à  obte- 
nir la  liberté  des  échanges,  si  vous  ne  la  comprenez  parfaite- 
ment, si  vous  ne  la  désirez  avec  ardeur.  Mais,  une  chose  dont 
je  suis  sûr,  c'est  qu'en  l'absence  de  cette  intelligence  et  de  celte 
volonté,  vous  l'auriez  aujourd'hui,  que  vous  la  perdriez  demain. 
—  Je  vais  donc  continuer  mon  cours  ;  ce  sera  sans  doute  tou- 
jours le  vieux  refrain.  Mais  je  vois  parmi  vous  des  jeunes  gens'; 
pourquoi  ne  les  insti'uirions-nous  pas?  pourquoi  ne  les  met- 
trions-nous pas  à  même  de  convertir  les  vieux  monopoleurs,  en 
retournant  à  leurs  foyers?  (Approbation.)  Qu'est-ce  que  le  mo- 
nopole du  pain  ?  c'est  la  disette  du  pain.  Vous  êtes  surpris 
d'apprendre  que  la  législation  de  ce  pays,  à  ce  sujet,  n'a  pas 
d'autre  objet  que  de  produire  la  plus  grande  disette  de  pain  qui 
se  puisse  supporter?  et  cependant  ce  n'est  pas  autre  chose. 
(Écoutez!  écoutez!)  La  législation  ne  peut  atteindre  le  but 
qu'elle  poursuit  que  par  la  disette.  Ne  vous  semble-t-il  pas  que 
c'est  assez  clair?  —  Quelle  chose  dégoûtante  de  voir  la  Chambre 
des  communes ,  je  dis  dégoûtante  ici,  ailleurs  le  mot  ne  se- 
rait pas  parlementaire.  Mon  ami,  le  capitaine  Bernai,  leur  a  dit 
le  mot  en  face;  mais  rappelé  à  l'ordre  par  le  président,  il  a  dû 
s'excuser  et  retirer  l'expression.  Mais  allez,  comme  je  l'ai  fait, 
d'abord  à  la  barre  de  la  Chambre  des  lords,  et  puis  à  la  Cham- 
bre des  communes,  et  vous  verrez  que  le  fond  de  leurs  discours 
c'est  :  rentes  !  rentes  !  rentes  !  cherté  !  cherté  !  cherté  !  rentes  ! 
rentes  !  rentes  !  (Rires  et  applaudissements.)  Qu'est-ce  que  cela 
signifie?  Voilà  une  collection  de  grands  seigneurs,  de  dignes 
gentilshommes  assurément,  et  faisant  figure  sur  les  coussins  de 
soie  de  la  Chambre  des  lords,  mais,  du  reste,  ne  dépassant  guère 
le  niveau  de  l'intelligence  ordinaire,  et  fort  peu  au-dessus  de 
la  médiocrité,  selon  ce  que  j'en  puis  savoir,  en  vertus  et  en 
connaissance:  —  mais  enfin  les  voilà.  Et  que  sont-ils?  —  des 
marchands  de  blé  et  de  viande.  (Bruyants  applaudissements.) 
C'est  là  ce  qui  les  fait  vivre,  et  ils  vont  à  la  législature,  pour  assu- 
rer, par  acte  du  parlement,  un  prix  élevé,  un  prix  de  monopole,  à 

11 


]82  COBDEN    ET    LA    LIGLK 

la  chose  qu'ils  mellent  en  vente.  C'est  là  leur  grande  affaire.  Ce 
que  je  dis  peut  n'être  pas  parlementaire,  mais  c'est  la  vérité. 
(Applaudissements.)  Voilà  encore  de  grands  seigneurs  à  la 
Cham-bre  des  communes,  très- dignes  gens  sans  doute,  et  qui 
représentent  fidèlement  les  lumières  et  les  vertus  de  leurs  com- 
mettants. Cependant  je  suis  fâché  de  le  dire,  la  plupart  d'entre 
eux  tirent  leurs  revenus  de  la  vente  des  blés  et  des  bestiaux; 
et  quelle  a  été  leur  occupation  pendant  toute  cette  semaine  ?  de 
combattre  vigoureusement  pour  maintenir,  par  acte  du  Parle- 
ment, le  prix  de  leurs  marchandises.  (Applaudissements.)  S'il 
y  avait  un  Pasquin  sur  les  murs  de  Saint-Stephen,  j'écrirais  en 
vers,  au-dessus  de  son  eftigie  :  Ici  résident  les  marchands  de 
grains.  —  Vous  ne  voyez  pas  les  hommes  qui  ont  des  cotons, 
des  draps,  des  soieries,  ou  des  fers  à  vendre,  quelle  que  soit  la 
détresse  de  leur  commerce,  entrer  d'un  pas  délibéré  à  la  Cham- 
bre des  communes,  et  y  faire  des  lois  pour  s'assurer  des  prix 
élevés;  pourquoi  les  maîtres  de  forges,  les  imprimeurs  sur 
étoffes,  n'auraient-ils  pas  aussi  leur  échelle  mobile?  Ils  pour- 
raient s'adjuger  i  sh.  2  d.  de  protection.  Kt  pourquoi  pas  1  sh. 
G  d.?  on  peut  bien  être  généreux  quand  on  l'est  edvers  soi- 
même.  Mais  il  n'y  a  pas  jusqu'aux  grooms  qui  gardent  leurs 
chevaux  à  la  porte  de  la  Chambre  qui  ne  riraient  après  eux. 
Pourquoi  donc  tolérez-vous  que  les  grands  seigneurs  aillent  à 
la  Chambre  des  communes,  et  convertissent  en  une  halle  ce 
qui  devrait  être  le  temple  de  la  justice?  (Approbation.)  Pour- 
quoi le  peuple  tolère-t-il  cela?  parce  que,  fasciné  parle  vieux 
système  féodal,  il  voit  avec  indulgence,  que  dis-je?  avec  véné- 
ration, de  la  part  des  possesseurs  du  sol,  des  actions  pour  les- 
quelles il  honnirait  les  hommes  qui  dirigent,  dans  la  boutique 
ou  l'atelier,  une  honnête  industrie.  (Applaudissements.)  Mais 
mon  devoir  est  d'instruire  les  enfants  mêmes,  afin  que,  rentrés 
chez  eux,  ils  catéchisent  jusqu'à  leurs  grand'mères.  (Éclals  de 
rire.)  Ces  enfants  entendront  dire  sans  doute  que  la  protection 
n'a  pas  pour  but  d'élever  le  prix  du  blé,  mais  d'en  augmenter 
la  production  intérieure.  Et  comment  veut-on  arriver  à  ce  ré- 
sultat? d'abord  le  moyen  est  bizarre,  et  le  sens  commun  peut 
trouver  étrange  qu'on  essaye  de  procurer  l'abondance  en  ex- 


ou  l'agitation  anglaise.  18 j 

cluant  l'abondance.  (Écoutez  !)  Mais  voyons  les  effets.  Le  peuple 
est-il  nourri  de  pain  blanc?  Selon  le  docteur  Marsbam,  cinq 
millions  d'habitants  vivent  de  pain  d'avoine,  et  cinq  autres 
millions  de  pommes  de  terre.  Que  l'enfant  revienne  donc  vers 
sa  grand'mère,  et  qu'il  lui  dise  :  Le  plan  a  failli,  car  le  peuple 
n'est  pas  nourri.  Quelle  objection  peut-on  faire  alors  à  l'essai 
de  notre  plan,  en  laissant  entrer  le  blé  étranger?  Qui  le  man- 
gera? Ce  ne  sont  pas  sans  doute  ceux  qui  assistent  à  ce  meeting; 
ils  en  ont  plus  qu'il  ne  leur  en  faut.  Si  donc  il  en  entre  davan- 
tage, il  sera  consommé  par  ceux  qui  n'en  mangent  pas  assez 
ou  ceux  qui  n'en  mangent  pas  du  tout.  (Applaudissements.) 
Donc,  laissez  arriver  le  blé.  Mais  ici  vous  êtes  assaillis  d'un  dé- 
bordement d'arguments  tirés  des  charges  qui  pèsent  sur  le  sol, 
du  danger  de  dépendre  de  l'étranger,  du  développement  exagéré 
des  machines,  etc.  La  réponse  à  laquelle  l'enfant  doit  se  tenir 
attaché,  est  celle-ci  :  Toutes  ces  choses  peuvent  être  très-fâcheu- 
ses, mais  rien  n'est  plus  iàcheux  que  la  rareté  des  aliments;  il 
pourrait  être  bon  de  ne  pas  dépendre  de  l'étranger,  si  nous  ne 
dépendions  pas  de  gens  qui  nous  traitent  plus  mal  chez  nous. 
Mes  malheureux  commettants  de  Stockport  dépendent  de  la 
production  intérieure,  et  ils  se  trouvent  si  mal  nourris,  depuis 
tantôt  cinq  ans,  qu'ils  aimeraient  mieux  dépendre  des  Russes, 
des  Polonais,  des  Allemands  ou  des  Américains,  ou  de  quelque 
nation  que  ce  soit  sur  la  surface  de  la  terre,  plutôt  que  de  se 
fier  aux  nobles  marchands  qui  ont  érigé  le  système  exclusif. 
Mais  les  landlords  objectent  qu'ils  payent  de  plus  lourdes  taxes 
que  les  autres  classes  de  la  société.  En  admettant  que,  possé- 
dant le  pouvoir  de  manipuler  les  taxes,  ces  anges  de  désintéres- 
sement les   aient   toutes  placées  sur  leurs  propres  épaules, 
comme  Sancho  Pança;  eh  bien  !  dans  ce  cas  même,  qu'ils  les 
rectifient,  qu'ils  les  fassent  passer  sur  d'autres;  mais  cela  ne 
justifie  point  la  rareté  des  aliments.  11  y  a  une  autre  grande  du- 
perie mise  en  avant  par  l'ennemi,  et  qui  a  trompé  beaucoup 
d'enfants  de  tous  âges.  C'est  la  question  des  machines.  Mais  une 
aiguille  est  une  machine,  un  dé  à  coudre  est  une  machine,  c'est 
un  grand  progrès  sur  l'ongle  du  pouce.  (Rires.)  J'ai  toujours 
trouvé  que  les  plus  grandes  clameurs  contre  les  machines  par- 


184  COBDEN    liT    LA    LIGLE 

tent  de  gens  qui,  d'une  façon  ou  d'une  aulre,  se  servent  de  ma- 
chines pour  leurs  propres  affaires.  Mais  ils  ont  entendu  parler 
de  quelque  merveilleuse  invention  dans  le  nord  de  l'Angleterre, 
et  les  monopoleurs  se  sont  empressés  de  les  mettre  sur  une 
fausse  quOle,  en  leur  persuadant  que  c'est  là  ce  qui  nuit  au  peu- 
ple, et  non  la  taxe  du  pain.  J'ai  rencontré  à  Yarmouth  un  de 
ces  hommes  qui  vont  vociférant  contre  les  machines.  Je  lui  de- 
mandai de  quelle  espèce  de  machine  il  se  plaignait;  il  me  ré- 
pondit :  Du  power-loom.  Vous  en  servez-vous  à  Yarmouth  ?  lui 
dis-je.  —  A  Yarmouth,  nous  ne  tissons  ni  ne  filons,  mais  nous 
prenons  du  poisson.  —  Et  quel  poisson?  —  Du  hareng.  —  De 
quoi  vous  servez-vous  pour  le  prendre  ?  —  De  filets,  et  de  très- 
grands  filets  encore.  —  Pourquoi  ne  vous  servez-vous  pas  de 
lignes  et  d'hameçons?  (Acclamations.)  —  La  réponse  me  prouva 
qu'il  est  dangereux  de  s'immiscer  dans  les  affaires  des  autres, 
car  un  vieux  pêcheur  prit  ma  question  en  très-mauvaise  part, 
et  me  dit  :  Nous  n'avons  que  faire  d'hameçons.  —  Mais  pour- 
quoi? insistai-je.  —  Parce  que  ce  serait  trop  de  peine,  répon- 
dit le  vieux  pêcheur.  —  Voilà  tout  le  secret;  voilà  aussi  la  rai- 
son pour  laquelle  on  ne  file  plus  avec  la  quenouille  et  le  fuseau. 
—  Ce  serait  trop  de  peine. 

En  ce  qui  concerne  le  manque  d'emploi  occasionné  par  les 
machines^  il  n'y  a  jamais  eu  de  plus  grande  méprise  depuis  le 
commencement  du  monde.  Il  y  a  dans  le  comté  de  Lancastre 
un  million  cinq  cent  mille  habitants,  dont  cinq  cent  mille  n'y 
sont  pas  nés,  mais  sont  venus  des  comtés  où  les  machines  sont 
inconnues,  vers  celui  où  les  inventions  les  plus  merveilleuses 
épargnent  de  plus  en  plus  le  travail  de  l'homme.  C'est  là  que 
la  population  s'est  le  plus  rapidement  accrue  depuis  vingt  ans. 
Que  pensez-vous  que  soient  devenus  les  enfants  dans  les  villages 
où  la  population  se  montre  stationnaire?  Il  y  a,  dans  les  dis- 
tricts ruraux  du  Lancastre,  des  villages  qui  ne  sont  pas  main- 
tenant plus  populeux  qu'à  l'époque  où  Guillaume  le  Conqué- 
rant fit  dresser  le  doomsday-book.  Cela  peut  paraître  étonnant, 
mais  cela  est  vrai.  Un  de  mes  amis,  qui  est  à  côté  de  moi,  s'est 
beaucoup  occupé  de  réfuter  cette  erreur.  11  a  pris  la  peine  de 
parcourir  une  grande  partie  du  Lancastre,  principalement  là  où 


ou    LA<JITATION    ANGLAISE.  185 

les  machines  n'ont  pas  été  introduites  ;  il  a  compulsé  les  re- 
gistres des  baptêmes  et  des  funérailles,  et  il  a  trouvé,  en  géné- 
ral, trois  naissances  contre  deux  décès;  qu'est  donc  devenue 
cette  population  excédante?  Elle  a  afflué  vers  Blackburn,  vers 
Bollon,  vers  les  villes  où  elle  a  été  employée  par  ces  mêmes 
machines  qu'on  accuse  de  détruire  l'emploi  des  bras.  Je  vous 
dirai  quelle  est  l'utilité  des  machines  :  c'est  d'accroître  la  puis- 
sance de  la  production  ;  mais  à  mesure  qu'elles  se  multiplient, 
il  faut  que  le  marché  du  monde  s'ouvre  devant  nous.  Si  nous 
avions  la  liberté  du  commerce,  chaque  perfectionnement  méca- 
nique serait  suivi  d'une  diminution  dans  le  prix  de  revient  du 
produit,  diminution  qui  mettrait  le  marchand  à  même  de  lui 
trouver  de  nouveaux  débouchés.  Le  bon  marché  toujours  crois- 
sant pousserait  toujours  nos  produits  plus  loin  vers  les  extré- 
mités du  globe.  —  A  1  shilling,  tel  article  peut  être  envoyé  en 
Allemagne;  —  réduisez-le  à  8  d.,  et  il  ira  en  Italie;  diminuez- 
le  jusqu'à  6  d.,  et  il  pénétrera  en  Turquie;  —  à  4,  il  se  mon- 
trera en  Perse  ;  à  2,  il  pénétrera  jusque  dans  les  régions  les  plus 
éloignées  de  l'Asie  centrale.  (Bruyants  applaudissements.)  Mais 
comment  le  marchand  pourrait-il  étendre  ses  opér  aions,  s'il 
ne  lui  était  pas  permis  de  rapporter  chez  nous,  en  échange  de 
nos  produits,  les  produits  que  les  autres  peuples  ont  à  nous 
donner?   Le  staiute-hook    laisse    nos   négociants   exploiter  le 
monde  entier,  y  chercher  des  objets  de  convenance  et  de  luxe 
pour  la  classe  riche  ;  mais  il  ne  permet  pas  qu'ils  rapportent 
cette  denrée,  qui,  parmi  toutes  les  autres,  pourrait  contribuer 
au  bien-être  et  au  bonheur  des  ouvriers  et  de  leurs  familles,  et 
cependant  c'est  le  rude  travail  de  leurs  mains  calleuses  qui  paye 
ces  superfluités  qu'on  tolère,  comme  il  payerait  les  denrées 
utiles  qu'on  exclut.  Les  législateurs  donnent  un  libre  accès  aux 
objets  de  luxe  qui  peuvent  décorer  leurs  personnes  et  embellir 
leurs  fastueux  palais  :  mais  pourquoi  défendent-ils  l'entrée  du 
blé?  Pourquoi  empêchent-ils  la  Russie,  la  Pologne,  l'Amérique 
de    nous   fournir  du  blé?  Pourquoi?  Parce  qu'ils  sont  mar- 
chands de  blé  !  Ils  devraient  inscrire  sur  la  porte  de  leurs  de- 
meures ces  mots  :  «  Marchands  de  blé  ;  aucune  concurrence 
n'est  permise.  »  (Bruyantes  acclamations.)  —  Je  vous  ai  dit  que 


IS6  COBDEN    ET   LA    LIGUE 

les  étourdis  qui  se  laissent  prendre  à  de  pareilles  jongleries,  ne 
sont  que  des  enfants,  quel  que  soit  leur  Tige,  et  en  effet,  ne 
faut-il  pas  être  bien  novice,  que  ce  soit  faute  d'années  ou  faute 
d'intelligence,  pour  tomber  dans  des  pièges  aussi  grossiers?  Les 
lois-céréales  affectent  également  toute  la  communauté,  et  la 
taxe  du  pain  coûte  plus  aux  habitants  de  Londres  qu'à  tous  ceux 
du  Lancastre;  et  n'est-ce  point  une  véritable  puérilité  que  de 
se  laisser  mettre  sur  une  fausse  quête,  et  d'aller  chercher  la 
cause  du  mal  dans  le  Lancastre,  sans  regarder  autour  de  nous 
^et  chez  nous?  Mais  enfin,  admettons  que  les  machines  aient 
l'effet  qu'on  leur  attribue;  —  condamnons  ces  puissantes  in- 
ventions, ces  merveilleuses  applications  de  la  science,  qui  ont 
arraché  l'espèce  humaine  à  l'état  sauvage,  et  qui  ont  fait,  pour 
ainsi  dire,  le  fer  lui-même  participant  de  la  vie;  ne  voyons 
dans  ces  merveilles  que  malédictions  pour  le  pays  ;  élevons- 
nous  contre  la  Divinité  elle-même  :  reprochons-lui  d'avoir 
soufflé  dans  l'esprit  humain  le  désir  et  la  faculté  de  s'élever  dans 
le  champ  indéfini  des  découvertes;  accordons  tout  cela.  Qu'en 
résultera-t-il?  Est-ce  que  les  choses  en  iront  mieux,  parce 
qu'une  taxe  sur  le  pain  viendra  ajouter  ses  nuisibles  effets  aux 
nuisibles  effets  de  ces  machines  maudites?  (Véhémentes  accla- 
mations.) Je  le  répète,  il  n'y  a  que  l'enfance,  l'enfance  morale, 
qui  puisse  être  dupe  de  ces  clameurs  contre  les  machines,  puis- 
que nos  maux  sont  les  mêmes,  que  les  machines  soient  une 
malédiction,  ou  qu'elles  soient  un  bienfait;  puisqu'ils  pèsent 
également  sur  nous  tous,  soit  que  nous  travaillions  avec  nos 
dents  et  nos  ongles,  soit  que  nous  appelions  à  notre  aide  les 
forces  des  vents  et  de  la  vapeur,  —  et  ce  que  Je  dis  des  ma- 
chines, je  le  dis  aussi  de  toutes  autres  clameurs  élevées  pour 
faire  perdre  de  vue  le  grand  fléau,  la  grande  iniquité  :  —  la 
rareté  des  aliments. 

Quelques  personnes  parlent  d'un  changement  dans  la  valeur 
des  espèces  métalliques.  Nous  ne  nous  y  opposons  pas;  mais 
ce  dont  souffre  le  pays,  ce  n'est  pas  la  rareté  du  numéraire, 
c'est  la  rareté  des  aliments,  et  jamais  nos  efforts  ne  se  ralen- 
tiront, jusqu'à  ce  que  nous  ayons  renversé  toutes  les  barrières 
qui  nous  en  séparent.  (Bruyantes  acclamations.)  J'appelle  une 


ou    LAGITATION    AIVGLAISI':.  187 

lourde  responsabilitt',  comme  chrétien  et  comme  citoyen,  sur 
quiconque  néglige  de  plaider  l'abrogation  de  la  loi-céréale.  Je 
ne  veux  pas  qu'on  infère  de  mes  paroles  qu'il  n'y  a  pas,  selon 
moi,  des  hommes  consciencieux  parmi  nos  adversaires;  mais, 
dans  l'élal  présent  du  pays,  la  neutralité  n'a  pas  d'excua^.  Une 
loi,  parmi  les  Spartiates,  condamnait  à  mort  les  citoyens  qui  ne 
prenaient  pas  parti  dans  les  grandes  questions  d'intérêt  public. 
Quoique  la  Ligue  n'entende  pas  infliger  à  ceux  qui  restent  neu- 
tres d'exclusion  physique,  il  est  une  exclusion  civile  dont  elle 
frappera  les  citoyens  qui  n'entrent  pas  dans  ses  rangs.  Si  les 
banquiers,  les  armateurs  et  les  marchands  de  la  cité  de  Lon- 
dres ne  trouvent  pas  de  loisirs  pour  étudier  cette  grande  ques- 
tion, qu'ils  soient  moralement  déposés  du  rang  qu'ils  occupent 
dans  l'opinion  publique,  qu'ils  descendent  dans  l'estime  de 
leurs  concitoyens  au  niveau  de  leurs  commis  et  de  leurs  por- 
tiers; ils  ne  méritent  pas  d'être  élevés  sur  un  piédestal  d'or 
pour  être  vénérés  comme  des  idoles.  Qu'ils  soient  jugés  selon 
leur  mérite.  (Applaudissements.)  Tout  homme  qui  comprend  la 
question  doit  sortir  de  l'inaction  et  s'efforcer  de  rallier  ses  sem- 
blables à  la  vérité,  car  ce  n'est  que  parla  force  de  l'opinion  que 
cette  grande  réforme  peut  être  résolue.  11  n'est  personne  qui  ne 
puisse  beaucoup  pour  l'avancement  de  notre  cause.  Des  hommes, 
dont  les  noms  étaient  jusqu'ici  inconnus,  ont  rendu  de  grands 
services  en  propageant  autour  d'eux  les  doctrines  de  la  liberté 
commerciale.  Je  citerai  un  membre  de  la  Société  des  Amis,  qui, 
depuis  deux  années,  a  mis  à  distribuer  les  pamphlets  de  la 
Ligue  une  prodigieuse  activité.  Il  a  parcouru  à  pied  tout  le  pays, 
depuis  le  comté  de  Warwick  jusqu'au  Hampshire,  et  a  dissé- 
miné partout  les  vérités  et  les  lumières.  Avec  le  secours  de  tels 
auxiliaires,  il  nous  est  bien  permis  d'entretenir  re:-poir  d'un 
triomphe  prochain  et  définitif.  Cet  humble  serviteur  de  notre 
œuvre  n\i  été  dirigé  que  par  la  conscience  d'accomplir  envers 
ses  frères  un  grand  devoir  de  charité.  (Bruyantes  acclamations.) 
Voilà  un  homme  qui  ne  verserait  pas  une  goutte  de  sang,  même 
pour  défendre  sa  propre  vie,  qui  a  visité  plus  de  vingt  mille 
maisons,  y  a  déposé  le  germe  de  la  vérité  et  de  la  justice,  et 
qui,  pour  cette  grande  cause,  a  supporté  plus  de  fatigues  et  de 


188  COBDEN    ET    LA    LMiUE 

travaux  que  ne  fit  jamais  le  duc  de  Wellington  lui-môme.  (Nou- 
velles acclamations.)  Et  quand  le  monde  saura  apprécier  la 
vraie  moralité  des  actions,  c'est  à  la  mémoire  de  ce  quaker 
obscur  et  modeste,  plutôt  qu'à  celle  de  Wellington,  qu'il  dres- 
sera des  statues.  (Bravos.)  Cet  homme  excellent,  de  même  qu& 
beaucoup  d'autres  de  ses  frères  en  religion,  s'est  efforcé  de  pro- 
pager les  principes  de  la  Ligue,  non-seulement  parce  qu'il  croit 
que  la  liberté  commerciale  fera  descendre  l'aisance  et  le  bien- 
être  dans  la  masse  du  peuple,  mais  encore  parce  qu'il  la  con- 
sidère comme  le  seul  moyen  humain  d'unir  toutes  les  nations 
par  les  liens  d'une  paix  durable,  de  faire  cesser  à  jamais  le 
fléau  de  la  guerre  et  d'extirper  du  sein  des  nations  cette  force 
brutale  qui,  maintenue  sous  prétexte  de  les  défendre,  retombe 
sur  elles  d'un  poids  accablant,  sous  la  forme  de  marine  militaire 
et  d'armée  permanente,  funestes  et  prodigieuses  créations  qui 
n'ont  servi  jusqu'ici  qu'à  élever  par  une  route  sanglante  les 
Clives  et  les  Wellington.  (Acclamations  prolongées.)  Vous  avez 
entendu  dire,  dans  le  dernier  débat  du  Parlement,  que  le  prin- 
cipe de  la  liberté  des  échanges,  quoique  vrai,  ne  s'adaptait  pas 
aux  circonstances  actuelles.  Un  honorable  membre  a  dit  que 
c'était  la  vérité  abstraite  et  sans  application  aux  temps  mo- 
dernes. (Écoutez!  écoutez!)  Quoi  donc!  Faut-il  conclure  de  là 
que  nos  chambres  législatives  n'ont  rien  de  commun  avec  la 
justice  et  la  vérité?  La  mission  du  Parlement  est  de  faire  jus- 
tice; et  depuis  quand  la  justice  n'est-elle  point  applicable  à  la 
population  de  ce  pays?  Voulez-vous  savoir  pourquoi  la  justice 
n'est  pas  applicable?  C'est  que  la  plupart  des  membres  de  cette 
assemblée  sont  intéressés  au  maintien  de  l'injustice.  Le  chef 
des  monopoleurs  s'est  levé  dans  la  chambre  et  il  a  dit  en  pro- 
pres termes  au  ministre  de  sa  création  :  «  Tu  iras  jusque-là, 
tu  n'iras  pas  plus  loin.  »  Que  penser  d'un  premier  ministre  qui 
se  soumettrait  à  une  telle  domination?  (Tonnerre  d'applaudis- 
sements.) Pour  moi,  si  je  me  complais  dans  la  défense  du  grand 
principe  de  la  liberté,  c'est  que,  dans  ma  profonde  conviction, 
il  implique  les  plus  chers  intérêts  de  l'humanité;  il  tend  à  unir 
de  plus  en  plus  les  nations  de  la  terre,  à  faire  prévaloir  la  paix, 
la  moralité,  la  sage  administration  ;  à  saper  la  domination  des 


i 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  189 

classes  privilégiées,  j'en  appelle  à  mon  pays,  j'adjure  tous  nos 
concitoyens  de  se  rallier  à  ce  grand  mouvement  contre  le  mo- 
nopole, s'ils  veulent  partager  la  douce  satisfaction  qui  naît  de 
l'accomplissement  d'un  devoir  et  de  la  conscience  qu'on  n'a 
point  refusé  aide  et  assistance  à  la  cause  de  l'humanité.  (Ap- 
plaudissements.) 


Au  mois  d'octobre  1843,   la  ville  de  Londres  dut  procé- 
der à  l'élection  d'un  membre  de  la  Chambre  des  communes. 
Le  candidat  était  M.  Baring,  chef  de  la  première  maison  de 
banque  d'Angleterre^  frère  de  lord  Ashburton,  appuyé  tout 
à  la  fois  par  l'aristocratie,  la  banque,  le  haut  commerce,  le 
monopole  et  le  gouvernement.  C'est  dans  ces  circonstances 
que  la  Ligue  voulut  essayer  ses  forces  et  son  influence.  Elle 
suscita  pour  concurrent  à  M.  Baring  un  de  ses  membres, 
M.  Pattison.  Un  grand  meeting  tenu  à  Liverpool,  le  4  oc- 
tobre, prit  à  l'unanimité  la  résolution  suivante  :  a  Qu'une 
«  vacance  ayant  lieu  dans  la  représentation  de  la  cité  de 
«  Londres,  ce  meeting  remontrera  sérieusement  aux  élec- 
«  teurs  de  la  métropole  qu'ils  sont  appelés  à  exercer  leurs 
((  droits  dans  un  moment  décisif;  qu'il  importe  que  la  pre- 
«  mière  cité  commerciale  du  monde  dise  si  elle  entend  sou- 
«  tenir  un  ami  ou  un  ennemi  de  ce  commerce  qui  est  la 
((  base  de  sa  grandeur  ;  que  ce  meeting  fera  un  appel  aux 
*c  citoyens  de  Londres  pour  qu'ils  accordent  leurs  suffrages 
«  à  un  avocat  de  V abolition  totale,  immédiate  et  sans  condi- 
((  tion  des  lois-céréales,  et  de  tous  les  monopoles,  et  pour  qu'ils 
((  aident  ainsi  les  amis  de  la  liberté  commerciale  à  faire 
«  consacrer  le  droit,  pour  tout  Anglais,  de  disposer  du  fruit 
«  de  son  travail  sur  le  marché  du  monde.  » 

Dès  que  cette  résolution  fut  prise,  la  Ligue  commença  à 
agiter,  comme  elle  a  coutume  de  le  faire  dans  toutes  les 
circonstances  importantes.  Il  n'entre  pas  dans  notre  sujet  de 
consigner  ici  tous  les  épisodes  de  cette  lutte.  Les  principaux 

1 1. 


19  0  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

traits  s'en  sont  reproduits  dans  la  séance  tenue  à  Covent- 
Garden  le  iO  octobre,  séance  dont  nous  donnons  un  extrait. 
On  sait  d'ailleurs  que  la  Ligue  remporta  un  signalé  triom- 
phe par  la  nomination  de  M.  Pattison. 

GRAND   MEETING   A   COVENT-GAUDEN. 

Octobre  1843. 

L'objet  spécial  de  ce  meeting  explique  Taffluence  extra- 
ordinaire qu'il  attire.  Malgré  qu'il  ait  été  construit  des  gale- 
ries supplémentaires,  la  salle  ne  peut  contenir  la  moitié  des 
personnes  qui  se  présentent. 

A  sept  heures,  M.  Villiers,  m.  P.,  monte  au  fauteuil  et 
prononce  un  discours  fréquemment  interrompu  par  les  ap- 
plaudissements. 

M.  CoBDEN  Le  président  vous  a  clairement  expliqué 

l'objet  de  ce  meeting.  Nous  ne  cherchons  pas  à  cacher  que  notre 
but  est  d'en  appeler  à  vos  suffrages,  de  réclamer  votre  concours 
électoral.  A  vrai  dire,  tous  nos  meetings  ont  un  caractère  élec- 
toral. Mais,  dans  cette  circonstance,  tous  les  électeurs  de  Lon- 
dres ont  été  invités  à  assister  à  la  séance Nous  sommes 

venus  vous  demander  si  vous  voulez  donner  vos  voix  au  monopole 
ou  à  la  liberté.  Par  liberté,  nous  n'entendons  pas  l'abolition  de 
tous  droits  de  douane,  ainsi  que  l'un  de  vos  candidats,  M.  Baring, 
nous  l'impute,  sans  doute  par  ignorance.  Nous  avons  répété 
mille  fois  que  nous  n'aspirons  point  à  arracher  de  la  douane 
les  agents  de  Sa  Majesté,  mais  les  agents  que  des  classes  parti- 
culières y  ont  introduits  dans  leur  intérêt  privé,  et  pour  y  per- 
cevoir des  droits  qui  ne  vont  pas  au  trésor  public.  (Applaudisse- 
ments.) Il  y  a  quelque  chose  de  si  évidemment  juste  et  honnête 
dans  notre  cause,  que  tout  écrivain  qui  se  recueille  dans  le 
silence  du  cabinet,  et  qui  aspire  à  voir  son  œuvre  survivre 
au  terme  d'une  année,  est  d'accord  avec  nous  en  doctrine. 
Bien  plus,  nous  avons  assez  vécu  pour  voir  les  hommes  d'État 


ou    i/aGITATION    anglaise.  191 

les  plus  pratiques,  pendant  qu'ils  sont  aux  affaires,  amenés  par 
la  force  de  la  logique  et  les  lumières  de  leur  siècle,  à  admettre 
la  justesse  de  notre  principe,  quoiqu'ils  condescendent  basse- 
ment à  gouverner  par  le  principe  opposé.  Il  y  a  plus  encore  ; 
vos  candidats,  aussi  bien  M.  Baring  que  M.  Pattison,  se  placent 
en  théorie  sur  le  même  terrain.  Il  n'y  a  entre  eux  que  cette 
différence  :  l'un  promet  d'être  conséquent  avec  lui-même,  et 
l'autre  s'y  refuse.  (Bruyants  applaudissements.)  Eh  bien  !  nous 
venons  demander  si  vous  voulez  choisir  pour  votre  représentant 
un  homme  qui,  reconnaissant  la  justice  de  la  liberté  en  matière 
d'échanges,  nous  la  refuse  néanmoins.  Le  préférez-vous  à  un 
homme  qui  s'engage  à  mettre  d'accord  sa  conduite  et  ses  opi- 
nions ?  —  M.  Baring  admet  que  nos  principes  sont  vrais,  in 
abstracto  ;  cela  veut  dire  que  sa  pratique  sera  fausse  m  ahstracto. 
(Applaudissements.)  Quoi!  avez-vous  jamais  ouï  parler  d'un 
père  qui  enseigne  à  ses  enfants  l'obéissance  aux  commande- 
ments de  Dieu,  in  ahstracto?  Avez-vous  jamais  entendu  un 
accusé,  après  le  verdict  de  condamnation  ,  s'écrier  :  «  J'ai  volé 
ce  mouchoir,  mais  c'est  une  abstraction.  » 

—  Et  le  monopole  est-il  une  abstraction?  S'il  en  q<\.  ainsi, 
je  cède  volontiers  la  place  à  M.  Baring  et  à  son  élection.  Mais 
c'est  là  une  abstraction  qui  se  montre  sous  la  forme  très-cor- 
porelle de  certains  monopoleurs,  qui  se  permettent  d'abstraire 
ou  de  soustraire  la  moitié  de  votre  sucre  et  de  votre  pain.  (Rires 
et  applaudissements.)  —  Mais  plaçons-nous  un  moment  sur 
le  terrain  de  nos  adversaires  et  examinons  leur  raisonnement, 
quoiqu'à  vrai  dire  ils  se  sont  eux-mêmes  interdit  la  faculté  de 
raisonner  en  admettant  que  ce  qui  est  vrai  en  principe  est 
faux  en  conséquence.  Sur  quel  fondement  refusent-ils  de  met- 
tre leur  théorie  en  pratique?  «  Si  vous  abandonnez  le  monopole, 
disent- ils  d'abord,  il  vous  sera  impossible  de  prélever  des  taxes 
suffisantes.  »  Mais,  si  je  comprends  bien  l'objection,  elle  signifie 
que  nous  serons  hors  d'état  de  payer  à  la  reine  des  impôts 
pour  la  marine,  l'armée,  la  magistrature,  à  moins  que  nous 
ne  nous  mettions  sur  le  dos  des  taxes  à  peu  près  égales  en 
faveur  du  duc  de  Buckingham,  du  duc  de  Richmond  et  compa- 
gnie. (Rires.  —Écoutez  !  écoutez  !)  L'objection  signifie  cela,  ou  elle 


1'J2  COBDEN    ET   LA   LIGUE 

ne  signifie  rien .  C'est  un  pauvre  compliment  à  faire  à  notre  siècle 
que  de  lui  attribuer  la  découverte  de  cet  argument,  car  il  n'était 
certes  venu  à  l'esprit  de  personne  quand  on  établit  les  monopo- 
les. Mais  voyons  comment  les  monopoles  favorisent  les  receltes 
publiques.    En    1834,    3o,   36   et  37,   le  prix  du  blé  fut    en 
moyenne  à  45  sh.  Il  arriva  que  le  chancelier  de  l'Echiquier  eut 
des  excédants  de  recettes,  et  put  diminuer  les  impôts.  En  1838, 
39,  40  et  41,  lorsque  le  monopole,  s'il  froissait  le  peuple,  devait 
au  moins,  selon  nos  adversaires,  favoriser  le  trésor,  qu'est-il 
arrivé  ?  les  recettes  ont  baissé  ;  et  pendant  que  le  blé  était  à 
65  sh.,  nous  avons  entendu  le  premier  ministre  déclarer  que 
la  puissance  contributive  du  peuple  était  épuisée,  et  qu'il  ne 
lui  restait  d'autre  ressource  que  de  mettre  un  income-tax  sur 
les  classes  moyennes.  J'avoue  que  les  faits  et  l'expérience  me 
paraissent  des  guides  plus  sûrs,  pour  se  faire  une  opinion,  que 
l'autorité,  et  notamment  l'autorité  de  M.  Baring.  —  Venons  au 
sucre.  Que  fait  le  sucre  pour  le  trésor  ?  —  quel  est  le  prix  du 
sucre  à  l'entrepôt?  21  sh.  Que  le  payez-vous?  41  sh.  ^  Vous 
payez  donc  un  excédant  de  20  sh.  par  quintal,  sur  4  millions 
de  quintaux.  Il  vaut  la  peine  de  lutter,  n'est-ce  pas?  (Applau- 
dissements.) Et  vous,  boutiquiers,  artisans,  ouvriers,  boulangers 
de  Londres,  que  vous  revient-il  de  ce  monopole? Le  monopole  ! 
oh!   c'est  un  personnage  mystérieux  qui  s'assoit  avec  votre 
famille  autour  de  la  table  à  thé,  et  quand  vous  mettez  un  mor- 
ceau de  sucre  dans  votre  coupe,  il  en  prend  vilement  un  autre 
dans  le  sucrier  (rires  et  applaudissements);  et  lorsque  votre 
femme  et  vos  enfants  réclament  ce  morceau  de  sucre  qu'ils  ont 
bien  gagné  et  qu'ils  croient  leur  appartenir,  le  mystérieux  filou, 
le  monopole,  leur  dit:  je  le  prends    pour   votre  protection. 
(Éclats  de    rire.)   Et  combien  prend  le  trésor  sur  le  sucre? 
M.  Mac-Gré  gor,  secrétaire  du  Board  of  trade,  dans  l'enquête  de 
1840,   affirme  que  si  le   droit  protecteur  était  aboli,  la  con- 
sommation   serait  double,  et  le  trésor  gagnerait  trois  millions 
sterling.  M.  Mac-Grégor  est  encore  secrétaire  du  Board  of  tradv, 
position  qu'il  est  certes  bien  digne  d'occuper,  et  son  témoignage 

1  Non  compris  le  droit  fiscal  de  24  sh. 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  193 

est  là  qui  nous  condamne  aux  yeux  du  monde.  Quel  est  donc 
le  prétexte  du  monopole  du  sucre?  On  ne  peut  pas  dire  qu'il 
est  établi  dans  l'intérêt  du  trésor,  ni  dans  celui  des  fermiers 
anglais,  ni  dans  celui  des  nègres  des  Antilles  ?  Quel  est  donc  le 
prétexte  qu'on  met  en  avant?  que  nous  ne  devons  pas  acheter 
du  sucre-esclave  ^ 

Je  crois  que  l'ambassadeur  du  Brésil  est  ici  présent,  et  sans 
le  blesser,  je  puis  lui  faire  jouer  un  rôle  dans  une  petite  scène 
avec  le  ministre  du  commerce.  Son  Excellence  est  admise  à 
une  audience  avec  toute  la  courtoisie  due  à  son  rang.  Il  pré- 
sente ses  lettres  de  créance,  et  annonce  qu'il  vient  pour  ar- 
ranger un  traité  de  commerce.  Il  me  semble  voir  le  ministre 
prendre  une  altitude  recueillie,  solennelle  et  religieuse  ^ 
(rires)  et  dire  :  «  Vous  êtes  du  Brésil.  Nous  serions  heureux  de 
faire  des  échanges  avec  votre  pays^  mais  nous  ne  pouvons,  en 
conscience,  recevoir  des  produits- esclaves.  »  Son  Excellence 
entend  bien  les  affaires  (cela  est  assez  ordinaire  aux  gens  qui 
viennent  du  dehors  pour  traiter  avec  nous).  (Écoulez  !  écoutez  !) 
«  Eh  bien,  dit-elle,  nous  verrons  à  vous  payer  de  quelque  autre 
manière.  Qu'avez-vous  à  nous  vendre  ?  —  Des  étoffes  de  coton, 
dit  le  ministre,  nous  sommes  en  ce  genre  les  plus  grands 
pourvoyeurs  du  monde.  —  Du  coton,  s'écrie  l'ambassadeur, 
et  d'où  le  tirez-vous  ?  —  Des  États-Unis.  —  Et  est-il  produit 
par  des  esclaves  ou  par  des  hommes  libres?  »  Je  vous  laisse  à 
penser  la  réponse  et  la  contenance  de  notre  président  àwBoard 
oftrade.  (Applaudissements.)  (Ici  quelque  confusion  se  mani- 
feste dans  la  salle  par  suite  de  la  chute  d'un  banc .)  Ne  vous 
effrayez  pas,  dit  M.  Cobden,  c'est  le  présage  et  le  symbole  de 
la  chute  des  monopoleurs.  (Éclats  de  rire.)  —  Y  en  a-t-il 
quelques-uns  parmi  vous  dont  l'humanité  et  les  sympathies  se 
soient  laissé  prendre  à  ces  clameurs  contre  le  sucre-esclave  ! 

*  Slave-grown  sugar,  free-grown  sugar.  II  faudrait  traduire  sucre  pro- 
duit par  les  esclaves,  ou  par  les  hommes  libres.  Pour  abréger,  je  me  suis 
permis  ces  neologismes  :  Sucre-esclave,  sucre-libre. 

«  Ce  ministre  était  M.  Gladstone,  que  l'on  sait  être  sorti  depuis  des 
affaires  pour  des  scrupules  religieux. 


]i)4  COBDEN    ET   LA    LIGUE 

Connaissez-vous  la  loi  à  cet  égard?  Nous  envoyons  nos  produits 
manufacturés  au  Brésil,  par  exemple;  nous  les  échangeons 
contre  du  sucre-esclàve.  Ce  sucre,  nous  le  raffinons  dans  des 
entrepôts,  c'est-à-dire  dans  des  magasins  où  les  Anglais  seuls 
ne  peuvent  pas  acheter.  De  là,  il  est  envoyé  parnos  marchands, 
par  ces  mêmes  marchands  qui  déclament  aujourd'hui  contre 
le  sucre-esclave,  et  envoyé  en  Russie,  en  Chine,  en  Turquie, 
en  Egypte,  en  un  mot,  aux  quatre  coins  de  la  terre.  Il  se  dis- 
tribue parmi  cinq  cents  millions  d'hommes,  et  vous  seuls  ne 
pouvez  y  toucher  ;  et  pourquoi?  parce  que  vous  êtes  ce  que  ne 
sont  pas  les  autres  hommes,  les  esclaves  de  votre  oligarchie. 
Oh  !  hypocrites  !  hypocrites  !... 

M.  Baring  a  dit,  à  ce  que  m'apprennent  les  journaux  du 
jour,  que  nous,  hommes  du  Lancastre,  nous  n'avons  rien  à  voir 
dans  l'élection  de  Londres.  Je  voudrais  bien  savoir  s'il  se  fait 
une  loi  qui  n'oblige  pas  dans  le  Lancastre  aussi  bien  que  dans 
le  Middlesex?  L'oligarchie  du  sucre  se  borne- t-elle  à  piller 
ses  commettants?  —Au  reste,  celte  prétention  va  bien  aux 
monopoleurs.  Il  est  assez  naturel  que  les  hommes  qui  préten- 
dent isoler  les  nations,  veuillent  aussi  isoler  les  provinces.  Ils 
sont  conséquents,  et  nous  montrent  jusqu'où  ils  portent  leurs 
vues.  (Applaudissements.) 

Ici,  M.  Cobden  dit  qu'en  parlant  de  l'opposition  que  cer- 
tains négociants  font  à  l'élection  de  M.  Patlison,  il  n'entend 
pas  prétendre  que  toute  la  classe  des  négociants  est  con- 
traire à  la  liberté  illimitée  du  commerce.  Il  cite  l'opinion 
de  MM.  Rothschild,  Samuel-Jones  Lloyd  et  autres  riches 
banquiers.  Il  continue  ainsi  : 

De  toutes  parts  on  alarme,  on  stimule  les  propriétaires;  on 
les  appelle  à  venir  défendre  les  droits  de  la  propriété  qu'on  ac- 
cuse la  Ligue  de  vouloir  renverser,  et  je  suis  personnellement 
l'objet  de  ces  vaines  clameurs.  J'ose  dire  que  s'il  est  un  homme 
en  Angleterre  qui  plaide  la  cause  de  la  propriété,  cet  homme, 
c'est  moi.  Et  que  fais-je  autre  chose  depuis  cinq  ans?  à  quoi 
sont  consacrés  tous  les  travaux  de  ma  vie  publique,  si  ce  n'est 


ou    l'agitation    anglaise.  195 

à  rendre  leurs  droits  de  propriété  à  ceux  qui  eu  ont  été  injus- 
tement dépouillés?  (Véhémentes  acclamations.)  Comme  il  y  a 
une  espèce  particulière  de  propriété,  que  M.  Baring  semble 
perdre  entièrement  de  vue,  je  ne  crois  pas  pouvoir  mieux  faire 
que  de  le  renvoyer  à  Ad.  Smith.  Cet  écrivain  s'exprime  ainsi  : 
«  La  propriété  du  travail,  étant  le  fondement  de  toutes  les  au- 
tres, est  la  plus  sacrée  et  la  plus  inviolable.  Le  patrimoine  du 
pauvre  consiste  dans  la  vigueur  et  la  dextérité  de  ses  bras. 
L'empêcher  d'employer  cette  vigueur  et  cette  dextérité,  comme 
il  l'entend,  sans  nuire  à  autrui,  c'est  une  violation  de  la  plus 
sacrée  de  toutes  les  propriétés  ;  c'est  une  usurpation  manifeste 
des  droits  de  l'ouvrier  et  de  ceux  qui  pourraient  l'occuper.  » 
Fort  de  l'autorité  d'Adam  Smith,  je  dis  que  M.  Baring  et  ceux 
qui  l'appuient,  en  tant  qu'ils  soutiennent  les  monopoles,  vio- 
lent le  droit  de  propriété  dans  la  personne  des  ouvriers,  et  en 
agissant  ainsi,  je  répète  ici  ce  que  je  leur  ai  dit  au  dernier 
meeting,  je  les  avertis  qu'ils  sapent  les  fondements  mêmes  de 
la  propriété  de  quelque  espèce  qu'elle  soit.  (Applaudissements.) 

Ici,  l'orateur  démontre  par  des  faits  nombreux  que  la 
prospérité  de  chaque  industrie  dépend  de  la  prospérité  de 
toutes  les  autres. 

11  vient  à  parler  ensuite  de  la  corruption  électorale.  Nous 
traduirons  un  extrait  de  cette  partie  du  discours  de  M.  Gob- 
den,  pour  montrer  l'importance  et  la  hardiesse  des  résolu- 
tions de  la  Ligue. 

Notre  adversaire,  si  l'on  en  croit  le  bruit  public,  a  eu  re- 
cours ailleurs  à  des  pratiques  que  nous  ne  devons  pas  tolérer 
à  Londres.  Il  faut  que  l'on  sache  ce  qui  se  passa  à  Yarmouth 
en  1835.  On  me  dira  que  tout  se  fit  à  l'insu  du  candidat.  Mais 
alors  cette  question  se  présente  naturellement  :  Qui  dirigeait 
ces  manœuvres?  (Écoutez!  écoutez!)  C'est  ma  ferme  conviction 
qu'aucun  acte  corrupteur  n'a  lieu  sans  que  le  candidat  l'au- 
torise et  le  paye...  Je  dis  cela  après  avoir  été  candidat  moi- 
même.  Je  n'ai  jamais  dépensé  10  1.  s.  sans  savoir  pourquoi,  et 
je  ne  présume  pas  que  d'autres  avancent  des  12,000  1.  sans  en 


190  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

recevoir  la  contre-valeur  en  suffrages.  (Rires  et  approbation.) 
Je  vois  dans  les  journaux  que  vraisemblablement  on  aura  re- 
cours aux  mêmes  manœuvres  dans  un  quartier  de  Londres.  Le 
corps   électoral  {constituency)  de  Londres  est  le  plus  honnête 
parce  qu'il  est  le  plus  nombreux.  Mais  il  y  a  un  cancer  rongeur 
à  l'une  des  extrémitt^s  de  la  métropole.  Je  crois  utile  de  préve- 
nir les  personnes  qui  pourraient  se  laisser  envelopper  dans  ces 
intrigues,  qu'elles  courent  aujourd'hui  un  danger  plus  grand 
que  par  le  passé,  en   acceptant  des  présents,  ou  d'être  dé- 
frayées de  leurs  dépenses.  Que  si  l'on  dit  à  un  pauvre  électeur  : 
«  Allez  en  avant  ;  tout  s'arrangera  quand  le  terme  prescrit  par 
la  loi  sera  passé,  »  je  le  préviens  qu'il  n'y  a  pas  de  prescription 
pour  la  fraude.  La  Ligue,  parmi  les  objets  qu'elle  a  en  vue, 
considère,  comme  un  des  plus  importants,  de  vaincre  la  cor- 
ruption électorale;  et  elle  est  bien  décidée  à  mettre  en  œuvre, 
dans  la  présente  élection,  le  plan  qu'elle  a  conçu  pouratteindre 
ce  but.  C'est  notre  intention  de  poursuivre  criminellement  qui- 
conque pourra  être  convaincu  d'avoir  offert,  reçu,  donné  ou 
demandé  un  présent.  De  plus,  l'intention  de  la  Ligue  est  d'ac- 
corder une  récompense  de  100  1.  s.  à  celui  dont  le  témoignage 
aura  amené  la  condamnation  du  coupable.  Que  l'électeur  pau- 
vre sache  que  s'il  offre  son  suffrage  pour  une  somme  d'argent, 
ou  si  quelqu'un  lui  offre  de  l'argent  pour  sa  voix,  ce  sont  là 
deux  actes  criminels  passibles  d'une  peine.  Je  conseille  donc  au 
pauvre  électeu  r,  si  on  lui  offre  de  l'argent,  de  saisir  le  corrupteur 
au  collet,  de  le  livrer  à  l'officier  de  police  et  de  le  suivre  devant 
le  premier  magistrat,  veillant  bien  à  ce  que,  dans  le  trajet,  l'ac- 
cusé ne  se  défasse  d'aucun  objet,  ou  ne  détruise  aucun  papier. 
(Rires  et  applaudissements.)  Je  crois   que  nous  parviendrons 
ainsi  à  prévenir  la  corruption  dans  la  Cité.  Je  ne  dis  rien  des 
pétitions  contre  l'élection  frauduleuse,  parce  que  nous  enten- 
dons bien  que  M.  Baring  ne  sera  pas  élu  ;  mais,  élu  ou  non, 
tout  homme  que  l'on  pourra  espérer  de  convaincre  d'un  acte- 
corrupteur,  sera  poursuivi  criminellement  devant  la  Cour  de 
justice.  (Applaudissements.)  Dans  les  cas  ordinaires,  la  pénalité 
est  d'un  an  de  prison.  —  Nous  préférerions  de  beaucoup  pour- 
suivre celui  qui  offre  que  celui  qui  reçoit  un  don  corrupteur  ;  c'est 


ou    i/aGITATION   anglaise.  19T 

pourquoi  nous  disons  au  pauvre  électeur  d'y  aviser  et  de  voir  s'il 
ne  vaut  pas  mieux,  pour  lui,  gagner  100  1.  s.  honnêtement,  que- 
30  sh.  en  vendant  son  suffrage.  Il  est  surprenant  que  l'on  ait  fait 
lois  sur  lois  contre  la  corruption,  qu'on  les  ait  entassées  jusqu'à 
en  faire  la  risée  du  peuple,  sans  qu'on  se  soit  jamais  avisé  d'un 
moyen  aussi  simple  de  la  déjouer.  On  raconte  que  le  chancelier 
Thurlow,  s'embarrassant  au  milieu  des  définitions  techniques 
qu'il  voulait  donner  de  la  corruption,  comme  les  gens  de  sa 
profession  ont  coutume  de  le  faire,  un  plaisant  de  la  Chambre 
s'écria  :  «  Ne  prenez  pas  tant  de  peine  ;  il  n'est  aucun  de  nous 
qui  ne  sache  fort  bien  ce  que  c'est.  »  (Éclats  de  rire.)  —  Voilà, 
Messieurs,  ce  que  nous  ferons  pour  en  finir  avec  la  corruption 
électorale.  Nous  ne  nous  adresserons  pas  au  Parlement,  nous 
ne  lui  demanderons  pas  de  casser  l'élection  ;  nous  en  appelle- 
rons directement  à  un  jury  de  nos  concitoyens.  Y  a-t-il  quel- 
qu'un qui  puisse  dire  qu'il  n'y  a  pas  autant  de  pureté  dans  notre 
but  que  dans  nos  moyens  ?  Qu'on  parle  tant  qu'on  voudra  de 
notre  violence,  du  caractère  révolutionnaire  de  nos  procédés,, 
nous  ne  nous  sommes  jamais  écartés  des  voies  légales  et  paisi- 
bles, etc. 

L'orateur,  après  quelques  autres  considérations,  termine 
au  milieu  des  applaudissements. 

M.  Bright  lui  succède.  Le  caractère  chaleureux  de  son 
éloquence  a,  comme  toujours,  le  privilège  d'exciter  au  plus 
haut  degré  l'enthousiasme  de  l'assemblée. 

M.  W.  J.  Fox  :  Dans  le  choix  important  que  les  électeurs  de 
la  cité  de  Londres  vont  être  appelés  à  faire  sous  peu  de  jours, 
il  est  remarquable  que  le  plus  solide  argument,  en  faveur  d'un 
des  candidats,  a  été  fourni  par  l'autre.  «  Si  l'on  me  demandait, 
a  dit  M.  Baring,  vendredi  dernier,  dans  son  exposition  de  prin- 
cipes aux  électeurs  :  Reconnaissez-vous  abstraclivement  la  jus- 
tice de  la  doctrine  de  la  liberté  en  matière  d'échanges  ?  je  ré- 
pondrais :  Oui.  Si  l'on  me  demandait  :  Désirez-vous  voir  le 
commerce  dégagé  de  toutes  les  entraves  qui  le  restreignent?  je 
.  répondrais:  Oui.  »  Voilà  les  principes  proclamés  par  M.  Baring, 


198  COnORN    ET    LA    I.îGL'K 

voilà  ses  vœux  avoués.  Ce  sont  pi-éciséaient  les  principes  que 
M.  Paltison  s'engage  à  faire  pénétrer  dans  la  pratique  ;  ce  sont 
précisément  les  vœux  que  sa  carrière  parlementaire  aurait  pour 
objet  de  transformer  en  réalités.  (Applaudissements.)  Pourquoi 
donc  M.  Baring  ne  se  trouve-til  pas  parmi  les  partisans  de 
M.  Pattison?  (Rires  et  applaudissements.)  Pourquoi  n'agit-il  pas 
dans  le  sens  de  ses  propres  désirs  ?  Pourquoi  repousse-l-ill'ap- 
plication  de  ses  propres  principes?  Est-ce  lâcheté  ?  est-ce  hypo- 
crisie ?  Est-il  de  ceux  qui  mettent  toujours  un  «  je  n'ose  »  après 
un  «  je  voudrais  ;  »  ou  bien  qui  jettent  en  avant  des  phrases 
sonores  pour  leurrer  les  simples  et  les  débonnaires  ?  Étale-t-il 
le  principe  pour  capter  vos  votes,  et  l'exception  pour  réserver 
le  sien  ?  (Applaudissements.) 

C'est  la  vulgaire  stratégie  des  sophistes,  quand  ils  s'élèvent 
directement  contre  un  grand  principe,  de  lui  rendre  en  paroles 
un  hommage  révérencieux,  et  d'envelopper  le  principe  anta- 
gonique sous  la  forme  d'une  exception,  et  c'est  là  la  stratégie 
qui  est  l'âme  de  tout  le  discours  de  M.  Baring.  Il  adhère  d'abord 
largement  et  clairement  au  principe  de.la  liberté  des  échanges; 
mais  ensuite  tout  le  discours  est  calculé  de  manière  à  montrer 
comment  et  pourquoi  ce  principe  ne  doit  pas  être  appliqué, 
comment  et  pourquoi  il  faut  transiger  dans  l'intérêt  d'une 
classe,  d'un  parti,  du  trésor,  de  la  défense  nationale,  ou  sous 
prétexte  d'humanité  envers  les  noirs.  Mais  la  chose  qu'il  plaide, 
et  qu'il  nomme  protection,  tandis  que  le  vrai  nom  est  monopote^ 
n'est  pas  une  exception  au  principe  delà  liberté,  c'est  un  autre 
principe  antagonique  à  celui-là.  Ce  qu'il  nomme  protection, 
c'est  ce  qui  élève  le  prix  des  subsistances.  Protection  signifie 
ce  qui  diminue  la  capacité  d'acheter.  Protection  signifie  ce  qui 
arrache  à  l'honnête  ouvrier  une  part  de  son  juste  salaire. 
Protection  désigne  toutes  les  formes  variées  du  monopole,  et, 
entre  autres  choses  en  ce  moment,  le  fardeau  de  Vincome-tax» 
(Applaudissements.)  Et  à  qui  entend-il  accorder  protection  ? 
Voyez  ses  votes,  il  protège  les  établissements  ecclésiastiques 
dans  leur  orgueil  et  leur  splendeur,  mais  il  ne  protège  pas  le 
pauvre  dissident  contre  la  saisie  de  son  lit  et  de  sa  Bible,  pour 
parfaire  la  taxe  de  l'Église.  Il  protège  le  riche  électeur  qui  peut 


ou    LAGHATION    ANGLAISE.  199 

se  présenter  au  Poil,  sûr  de  ne  souffrir  ni  dans  ses  moyens 
pécuniaires,  ni  dans  sa  position  sociale,  mais  il  ne  protège  pas 
celui  que  la  dureté  des  temps  a  arriéré  d'un  terme  dans  le 
paiement  des  taxes,  et  qui  aurait  besoin  de  la  protection  du 
scrutin  contre  les  menaces  et  les  persécutions  des  puissants  du 
jour.  (Applaudissements.)  En  un  mot^  sa  protection  est  acquise 
aux  riches,  mais  non  aux  pauvres  ;  au  petit  nombre  des  oppres- 
seurs, mais  non  aux  multitudes  opprimées  et  mises  au  pillage. 
(Applaudissements.)  J'essaierai,  si  vous  le  permettez,  de  pour- 
suivre, dans  cette  argumentation,  la  série  des  exceptions  qu'il 
oppose  à  son  propre  principe.  Il  dit  :  «  Les  principes  de  la 
liberté  du  commerce  doivent  être  modifiés  par  les  besoins  de  la 
défense  nationale,  par  les  nécessités  du  trésor,  par  l'intérêt  de 
quelques  classes  et  par  les  exigences  de  l'humanité  et  de  la 
philanthropie.  »  D'où  il  suit  que  ces  *principes  de  liberté  aux- 
quels il  fait  profession  d'adhérer,  il  les  croit  en  même  temps 
en  collision  avec  la  sûreté  du  pays,  avec  ses  ressources,  avec 
quelques-unes  de  ses  classes  les  plus  importantes,  et  enfin  avec 
les  devoirs  de  la  charité,  —  étrange  manière  de  recommander 
un  principe....  Je  crains  bien  que  son  but,  sous  prétexte  de  la 
défense  nationale,  ne  soit  de  favoriser  quelques  intérêts  mono- 
poleurs. 11  cite  Adam  Smith,  pour  prouver  que  l'acte  de  navi- 
gation fut  un  des  meilleurs  règlements  commerciaux  de  l'An- 
gleterre. Mais  il  ne  cite  qu'une  partie  de  l'opinion  de  ce  grand 
homme,  et  ce  n'est  certainement  pas  celle  qui  a  le  mieux  ré- 
sisté à  l'épreuve  de  l'examen  et  de  Texpérience,  car  la  loi  dont 
parle  Adam  Smith  n'est  pas  celle  qui  nous  régit.  L'intervention 
et  les  représailles  de  l'Amérique  et  de  la  Prusse  nous  forcèrent 
à  la  modifier  profondément  ;  les  hommes  d'État  que  M.  Baring 
fait  profession  de  révérer  l'ont  jugée  inexécutable,  l'ont  effacée 
du  statute-book,  et  M.  Peel  lui-môme,  à  ce  que  je  crois,  a  con-' 
tribué  à  la  réduire  à  ses  minimes  dimensions  actuelles.  Si 
M.  Baring  eût  cité  le  passage  entier,  la  portée  de  l'argument  eût 
été  toute  différente,  et  il  me  semble  que  c'est  manquer  de  pro- 
bité logique  que  d'omettre  ce  membre  de  phrase.  «  L'acte  de 
navigation  n'est  pas  favorable  au  commerce  extérieur,  ni  au 
développement  de  la  richesse  qui  en  provient.  L'intérêt  d'une 


2  00  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

nation,  dans  ses  relations  commerciales,  comme  l'intérêt  du 
marchand  dans  ses  transactions,  est  d'acheter  au  prix  le  plus 
bas  et  de  vendre  au  prix  le  plus  haut  possible.  En  dimi- 
nuant le  nombre  de  nos  vendeurs,  nous  diminuons  nécessai- 
rement le  nombre  de  nos  acheteurs,  et  nous  nous  plaçons 
dans  cette  position,  non-seulement  d'acheter  les  produits 
étrangers  plus  cher,  mais  encore  de  vendre  les  nôtres  à  meil- 
leur  marché  que  si  rechange  eût  été  libre.  »  — Après  tout, 
que  gagne  la  défense  nationale  à  cette  première  exception  au 
principe,  en  faveur  de  la  navigation  ?  La  marine  marchande 
d'Angleterre  doit-elle  sa  supériorité  au  monopole  ?  La  cherté 
artificielle  du  bois  de  construction  nous  donne-t-elle  de  plus 
grands  et  de  plus  solides  vaisseaux?  La  cherté  artificielle  des 
subsistances  nous  met-elle  à  même  de  les  mieux  approvi- 
sionner, et  la  liberté  empêcherait-elle  qu'il  n'y  eût  des  marins 
sur  nos  rivages  ?  Qu'a  donc  fait  l'acte  de  navigation  pour  notre 
puissance  maritime,  si  ce  n'est  d'engendrer  cette  loi  violente, 
opprobre  de  notre  civilisation,  la  presse  des  matelots  ?  La  dé- 
fense nationale  en  est  réduite  à  ce  qu'on  peut  arracher  dans  les 
rangs  de  l'industrie,  par  la  pratique  de  la  presse  des  matelots» 
(Applaudissements.)  Nous  n'avions  pas  besoin  de  l'intervention 
de  cet  usage  odieux  pour  repousser  les  agressions  du  dehors,  et 
un  moyen  beaucoup  plus  sûr  de  pourvoir,  en  tout  temps  et  en 
toutes  circonstances,  cà  notre  sûreté,  c'eût  été  de  laisser  au  peu- 
ple quelque  chose  à  défendre  de  plus  qu'il  ne  possède  en  ce 
moment.  (Bruyantes  acclamations.)  11  ne  se  battra  pas  pour 
défendre  la  taxe  du  pain  ;  il  ne  se  battra  pas  pour  servir  l'oli- 
garchie qui  le  foule  aux  pieds;  il  ne  se  battra  pas  pour  main- 
tenir des  institutions  qui  favorisent  le  riche,  mais  qui  écrasent 
le  pauvre.  Dans  l'extension,  la  vaste  et  rapide  extension  d'af- 
faires qui  naîtrait  de  l'abolition  de  toutes  les  entraves  commer- 
ciales, nous  trouverions  une  défense  plus  sûre  que  celle  des 
armes  :  la  dépendance  réciproque  des  peuples,  et  par  là  leur 
mutuelle  bienveillance.  Cela  est  plus  sûr  que  l'acte  de  naviga- 
tion et  la  loi  sur  la  presse  des  matelots.  La  réponse  d'un  vieux 
maître  de  boxe  trouve  ici  son  application.  Quelle  est,  lui  de- 
mandait un  jeune  homme  querelleur,  quelle  est  la  meilleure 


ou   l'agitation    anglaise.  20  1 

pose  défensive?  —  La  meilleure  pose  de  défense,  répondit  le 
vétéran,  c'est  de  n'avoir  jamais  dans  votre  bouche  qu'une  lan- 
gue prudente  et  honnête.  (Rires.)  Le  commerce  travaillant  sans 
cesse  à  entrelacer  et  égaliser  les  intérêts,  les  besoins  et  les 
jouissances  despeuples, le  progrès  vers  cette  uniléde  sentiment 
et  d'esprit,  qui  naît  d'une  communication  universelle,  d'un 
perpétuel  écliange  de  produits^  de  capitaux,  d'énergies  et  d'idées, 
voilà  pour  la  sûreté  des  nations  des  garanties  plus  solides  que 
les  armées,  les  marines,  l'ctprit,  de  lutte  et  de  jalousie.  Et  si 
Burke  a  pu  dire  que  l'honneur  était  pour  les  nations  le  plus 
économique  des  moyens  de  défense,  nous  pouvons  le  dire  à  plus 
forte  raison  du  commerce.  Ce  n'est  pas  seulement  une  défense 
économique,  c'est  une  défense  qui  tend  à  abolir  la  pauvreté,  à 
distribuer  dans  les  masses  des  satisfactions  et  du  bien-être.  La 
seconde  exception  que  fait  M.  Baring  au  principe  de  la  liberté 
est  fondée  sur  les  intérêts  du  revenu  public.  Elle  dénote  une 
ignorance  grossière  qui  a  été  souvent  exposée  dans  cette  en- 
ceinte. On  vous  a  dit  et  répété  bien  souvent  que  cette  agitation 
n'a  rien  à  démêler  avec  les  taxes  qui  ont  pour  but,  qui  ont  hon- 
nêtement etprudemment  pourbut  le  revenu  public,  mais  bien 
avec  les  taxes  qui  sont  imposées  au  peuple  pour  satisfaire  la 
rapacité  de  quelques  classes  particulières.  Ses  exemples  me 
semblent  d'ailleurs  mal  choisis.  Il  a  dit  qu'avec  la  liberté  du 
commerce  il  serait  impossible  de  taxer  Te  tabac  à  1.000  pour 
cent,  et  le  thé  à  300  pour  cent.  Une  telle  impossibilité  le 
fait  frissonner,  et  il  y  trouve  une  raison  suffisante  de  mo- 
difier son  principe  (écoutez!  écoutez');  car  ne  s'ensuivrait- 
il  pas  cet  horrible  événement,  que  vous  ne  payeriez  plus 
quatre  gui  nées  pour  un  sou  valant  de  tabac,  et  que  vous 
auriez  pour  six  sous  le  thé  qui  vous  coûte  aujourd'hui  2  sh.  ? 
Voilàun  dénouement,  un  état  de  choses  qui  ne  saurait  êtreen- 
duré,  et  il  vient  vous  demander  de  l'envoyer  au  Parlement,  pour 
s'opposer  à  ce  que  ses  propres  principes  ne  réalisent  de  si  ter- 
ribles résultats.  (Rires.)  —  Arrivant  ensuite  à  la  troisième 
exception  à  son  principe  tirée  des  intét-êts  particuliers,  M.  Ba- 
ring, candidat  de  la  grande  cité  commerciale  de  Londres,  —  dé- 
signe cette  classe  qu'il  s'agit  de  favoriser.  Et  quelle  classe  pen- 


20?  COBDEN    ET   LA   LIGUE 

sez-voLis  qu'il  en  a  vue?  les  négociants  de  cette  métropole? 
ses  marchands,  ses  ouvriers?  C'est  la  classe  agricole  dont  il 
signale  les  intérêts  particuliers,  comme  étant  de  ceux  devant 
qui  les  principes  de  la  liberté  doivent  courber  la  tête  et  passer 
outre,  reconnaissant  qu'ils  sont  sans  aucune  application  en  cette 
matière.  Mais  ce  n'est  là  qu'un  des  traits  de  cette  disposition 
que  montre  en  toutes  circonstances  le  candidat  dont  je  com- 
mente les  prétentions  parlementaires.  L'esprit  des  Asliburton 
vitenlui.  Si  vous  l'envoyez  au  Parlement,  il  aura  le  pied  sur  le 
premier  degré  de  cette  échelle  de  Jacob,  qui  s'élève  au-dessus  des 
barons  et  des  chevaliers,  et  le  portera  un  jour  au  troisième  ciel 
parmi  les  pairs  du  royaume.  (Rires.)  Dans  sa  première  adresse, 
il  exalte  des  services  qu'il  rendrait,  comme  membre  de  la 
Chambre  des  communes,  aux  intérêts  commerciaux,  «  qui  ont 
dans  ce  pays,  dit-il,  une  importance  nationale.»  Il  en  parle 
comme  d'une  chose  qui  a  assez  grandi  pour  mériter  son  patro- 
nage, une  chose  à  laquelle  on  peut  tendre  une  main  condescen- 
dante, tandis  que,  citoyen  de  Londres,  il  n'en  devrait  parler 
qu'avec  fierté.  Il  ne  comprend  pas  cette  virile  indépendance, 
cette  noble  franchise  que  l'industrie  a  soufflée  dans  l'esprit  de 
l'homme,  et  qui  valut  naguère  à  un  monarque  de  ce  royaume 
cette  fière  réponse.  Dans  un  moment  d'humeur,  il  menaçait  de 
s'éioigner  avec  sa  cour,  comme  si  la  destruction  de  la  cité  avait 
dû  s'ensuivre.  «  J'espère,  lui  dit  respectueusement  un  citoyen, 
qu'il  plaira  à  Sa  Majesté  de  laisser  la  Tamise  derrière  elle.  » 
(Rires.)  Mais  cette  cité  a  nourri  des  hommes  qui  connaissent 
leurs  droits  et  qui  les  maintiendront 

L'orateur,  avec  une  force  de  logique  et  une  vigueur  d'é- 
loquence qui  nous  fait  regretter  d'être  forcé  d'abréger  ce 
discours,  discute  ici  les  opinions  de  M.  Baring,  et  le  poursuit 
à  travers  ses  nombreuses  contradictions.  Nous  nous  borne- 
rons à  citer  quelques  extraits,  où  il  combat  des  sophismes 
qui  ont  aussi  bien  cours  de  ce  côté  que  de  l'autre  côté  de  la 
Manche. 

«Nous  produisons»    (dit    M.   Baring,    et   c'est    un  de 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  20  3 

ses  arguments  pour  maintenir  le  monopole  des  aliments)  ;  «  j'ose 
dire  que,  grâce  à  nos  machines,  les  manufacturiers  de  ce  pays 
disposent  d'une  puissance  de  production  capable  de  répondre  à 
tous  les  besoins  des  contrées  qui  pourraient  nous  fournir  du 
blé.  »  S'il  en  est  ainsi,  ce  doit  être  en  effet  une  puissance  mer- 
veilleuse que  celle  qui  peut  accroître  indéfiniment  la  produc- 
tion, sans  exiger  plus  de  travail  humain.  Je  n'ai  jamais  ouï  par- 
ler de  machines,  quelque  ingénieuses  qu'elles  soient,  qui  se 
passent  de  la  direction  de  Ihomme,  et  qui,  ayant  produit  jus- 
qu'ici des  résultats  délerminés  avec  un  travail  humain  déter- 
miné, soient  en  état  de  doubler  ces  résultats  sans  réclamer 
l'intervention  d'un  travail  additionnel.  Mais admetlonsco  phéno- 
mène. Quel  en  est  le  remède?  Tant  qu'il  y  aura  des  besoins  à 
satisfaire,  et  que  cetie  puissance  de  production  eera  le  moyen 
d'atteindre  ce  but,  on  serait  tenté  de  la  considérer  comme  le 
don  le  plus  précieux  du  ciel.  —  Mais  admettant  qu'elle  soit  fu- 
neste, quel  en  est  le  remède?  L'arrêter,  l'anéantir.  Nous  avons 
un  excédant  de  pouvoir  producteur  qu'il  ne  faut  pas  mettre  en 
exercice.  r\'est-ce  point  un  singulier  état  de  choses  qu'une  im- 
mense puissance  de  production,  que  la  création  de  choses  utiles 
doivent  être  réprimées  et  forcées  à  l'inertie?  Eh  quoi!  si  nous 
voulions  suivre  les  conséquences  logiques  de  cette  doctrine,  à 
quelles  absurdités  ne  nous  conduirait-elle  pas?  Elle  nous  indui- 
rait à  remplacer  une  machine  puissante  par  une  machine  moins 
puissante,  et  pourquoi  pas  diminuer  aussi  la  puissance  de  la 
machine  humaine  qui  met  en  œuvre  toutes  les  autres?  Si  les 
hommes  travaillent  trop,  s'ils  ont  le  pouvoir  d'acheter  du  pain 
au  dehors  et  l'audace  de  réclamer  ce  droit,  eh  bien,  diminuez 
cette  puissance,  coupez-leur  les  bras  et  qu'ils  ne  travaillent  dé- 
sormais que  dans  des  limites  raisonnables  qui  satisfassent  le  sys- 
tème protecteur.  Je  m'imagine  que  nous  serions  quelque  peu 
surpris  si  un  voyageur  nous  racontait  que,  dans  ses  pérégrina- 
tions, il  a  vu  un  pays  où  tous  les  ouvriers  avaient  subi  l'ampu- 
tation de  deux  doigts  ,  et  notre  étonnement  ne  diminuerait  pas 
sans  doute  si  un  homme  politique,  —  un  représentant  de  cette 
métropole,  ou  qui  aspire  à  l'être,  disait  :  Je  devine  que  ces 
hommes  s'étaient  rendus  coupables  de  surproduction.  (Kires.) 


^0  4  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

Us  travaillaient  tant  avec  leurs  cinq  doigts  infatigables  que  cela 
ne  pouvait  plus  se  tolérer.  Le  pays  ne  produisait  pas  assez  de  blé 
pour  les  satisfaire,  et  la  production  du  blé  devant  être  protégée, 
les  propriétaires  ont  jugé  à  propos  de  couper  les  doigts  aux  ou- 
vriers, en  sorte  que  ce  peuple  tridigite  nous  offre  le  plus  bel 
exemple  de  la  sagesse  du  régime  protecteur,  et  combien  il  est 
beau  d'exclure  les  principes  abstraits  de  la  législation  commer- 
ciale. (Applaudissements.) 

L'orateur  dit  que  M.  Baring  se  contredit  encore  en  mani- 
festant sa  préférence  pour  le  droit  fixe  tout  en  s' engageant 
à  soutenir  Véchelle  mobile. 

Ainsi,  dit-il,  son  opinion  est  pour  le  droit  fixe,  et  sa  vo- 
lonté pour  l'échelle  mobile.  Son  opinion  contredit  sa  volonté, 
et  toutes  deux  violent  le  principe  de  la  liberté,  auquel  M.  Ba- 
ring fait  profession  d'adhérer  aussi.  —  Et  voilà  l'homme  que 
soutiennent  ceux  qui  mettaient  naguère  toute  leur  énergie  à 
renverser  l'administration  whig  parce  qu'elle  avait  osé  proposer 
un  droit  fixe  ! 

Je  passe  à  sa  quatrième  exception,  fondée  sur  les  exigences 
de  ses  sentiments  philanthropiques.  Je  comprends  qu'un  homme 
hésite  quand  il  sent  qu'il  y  a  contradiction  entre  les  principes 
et  les  sentiments  d'humanité,  bien  qu'une  telle  contradiction 
soit  certainement  une  chose  étrange.  Mais  ici  quel  est  le  prétexte 
de  cet  étalage  de  charité  ?  On  veut  que  le  sucre  consommé  dans 
ce  pays  soit  pur  de  la  tache  de  l'esclavage.  M.  Baring  a  tant  de 
sympathie  pour  les  noirs  qu'il  exclut  de  l'Angleterre  le  sucre- 
esclave,  tandis  qu'il  souffre  très-bien  que  ces  mêmes  noirs  adou- 
cissent leur  grog  avec  du  sucre-esclave,  venu  du  Brésil  en  An- 
gleterre pour  y  être  raffiné  et  en  être  réexporté.  (Écoutez 
écoutez!)  Singulière  philanthropie,  vraiment!  Oh!  ce  ne  sont 
pas  les  noirs,  ce  sont  les  planteurs  qui  vous  préoccupent.  Vous 
ne  trouvez  pas  leurs  profits  satisfaisants.  Le  noir  n'a  que  faire 
d'une  sympathie  de  cette  nature.  Il  ne  regrette  pas  le  fouet  et 
la  canne  à  sucre.  Sa  condition  actuelle  lui  convient.  Eh  quoi  ! 
ne  se  plaint-on  pas  déjà  de  ce  qu'il  devient  trop  riche?  de  ce 


ou  l'agitation  anglaise.  205 

que  sa  femme  porte  des  robes  de  soie,  de  ce  que  lui-môme  fi- 
gure dans  son  cabriolet  comme  un  homme  «  respectable,  »  et 
de  ce  qu'il  marchande  aujourd'hui  la  propriété  qu'il  bêchait 
autrefois?....  Et  voilà  sous  quel  vain  prétexte  on  maintient  un 
système  qui  restreint  la  consommation  du  sucre  dans  ce  pays, 
à  tel  point  que,  malgré  la  population  toujours  croissante,  elle 
est  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  il  y  a  vingt  ans,  au  détriment 
des  jouissances  et  du  bien-être  des  classes  pauvres!  Non,  non,  à 
travers  toutes  ces  exceptions,  règne  un  même  esprit,  un  même 
principe.  Déchirez  le  masque,  et  vous  trouverez  derrière  la  hi- 
deuse et  dégoûtante  figure  du  monopole.  —  Monopole  de  la 
navigation,  monopole  du  blé,  monopole  du  sucre,  les  voilà,  se 
couvrant  du  manteau  de  la  défense  nationale,  du  revenu  public, 
de  l'humanité,  mais  au  fond  ne  signifiant  qu'une  seule  et  même 
chose,  la  spoliation  de  la  multitude  laborieuse  par  le  petit  nom- 
bre. Et  c'est  pour  maintenir  un  tel  système  qu'on  nous  invite  à 
sacrifier  nos  principes,  comme  M.  Baring  méprise  les  siens. 
C'est  pour  maintenir  ces  anomalies,  ces  absurdités,  cette  oppres- 
sion et  ces  abus  que  nous  abandonnerions  l'homme  qui  veut 
mettre  de  l'accord  entre  ses  opinions  et  ses  actes,  pour  nommer 
celui  qui  déclare  publiquement  que  sa  conduite  politique  ne 
sera  qu'une  perpétuelle  exception,  bien  plus,  une  flagrante 
violation  des  principes  que  lui-même  reconnaît  fondés  sur  la 
justice  et  la  vérité  ?  Gentlemen,  je  ne  suis  pas  un  de  ces  hommes 
qui  ont  leurs  foyers  dans  le  Lancastre,  ce  qui,  dans  certains 
Heux,  semble  être  une  fâcheuse  recommandation.  Mais  j'aime- 
rais mieux  être  du  Lan  castre  et  avoir  fait  à  mes  compatriotes  de 
Londres  ce  noble  appel  que  leur  adressent  les  citoyens  de  Liver- 
pool,  que  d'être  de  Londres,  et  d'émettre,  au  mépris  de  cet 
appel,  un  vote  favorable  au  monopole  et  funeste  à  mes  frères. 
Eh  !  qu'importe  d'où  viennent  ceux  qui  vous  adjurent  de  nommer 
M.  Pattison?  J'augurerais  mal  de  Londres,  si  je  pouvais  croire 
qu'on  y  sera  arrêté  par  cette  frivole  objection.  Londres  s'est-il 
tellement  rétréci  et  rapetissé  qu'il  n'y  ait  pas  place,  qu'il  n'y 
ait  pas  droit  de  bourgeoisie  pour  quiconque  porte  un  cœur  dé- 
voué et  travaille  avec  ardeur  au  triomphe  de  la  justice?  La  pa- 
trie de  ces  hommes  du  Lancastre  est  partout  où  prévaut  l'amour 

m.  M 


2  0G  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

du  bien  et  du  vrai.  En  quelque  lieu  que  la  science  pénètre,  en 
quelque  lieu  que  parviennent  leurs  innombrables  t'crits,  par- 
tout où  leurs  discours  ont  éclairé  les  intelligences  et  passionné 
les  cœurs,  c'est  là  qu'est  la  Ligue.  Partout  où  un  infatigable 
travail  est  privé  de  sa  juste  rémunération,  partout  où  dans  nos 
populeuses  cités  l'ouvrier  n'a  qu'une  insuffisante  nourriture  à 
distribuer  à  sa  famille,  partout  où,  dans  nos  campagnes,  le  la- 
bom*eur  ne  peut  donner  à  sa  femme  et  à  ses  enfants  des  habits 
décents  qui  leur  permettent  la  fréquentation  de  l'église,  c'est 
là  qu'est  la  Ligue,  pour  relever  l'abattement  par  l'espérance 
et  inspirer  à  l'affliction  la  confiance  en  des  jouis  meilleurs. 
Partout  où,  dans  des  contrées  lointaines,  la  fertilité  du  sol  est 
frappée  d'inertie,  partout  où  la  terre  est  condamnée  à  une  sté- 
rilité artificielle,  parce  que  le  monopole  s'interpose  entre  les 
libres  et  volontaires  échanges  des  hommes,  c'est  là  qu'est  la  Li- 
gue, promettant  au  moissonneur  de  plus  abondantes  récoltes 
et  au  vigneron  de  plus  riches  vendanges.  Et  partout  aussi  où  se 
livrera  cette  grande  lutte  sur  le  terrain  électoral,  partout  où  le 
génie  du  monopole  opposera  ses  derniers  et  convulsifs  efforts 
au  génie  de  la  liberté,  c'est  là  que  la  Ligue  plantera  sa  tente 
pour  stimuler  les  forts  et  encourager  les  faibles,  saluer  le  can- 
didat dévoué  aux  intérêts  sociaux,  et  montrer  que  ce  pays  a 
encore  une  longue  carrière  de  gloire  à  parcourir.  (Applaudisse- 
ments.) Et  j'espère  bien  que  le  résultat  de  cette  élection  sera 
de  montrer  au  monde  que  partout  où  il  y  a  une  représentation 
qui  tient  en  mains  les  destinées  d'un  grand  empire,  c'est  là  que 
sera  aussi  l'esprit  de  la  Ligue  pour  témoigner  que  la  justice, 

—  non  point  la  justice  abstraite,  mais  la  justice  réelle  envers 
toutes  les  classes,  depuis  la  plus  élevée  jusqu'à  la  plus  infiuie, 

—  que  la  justice,  dis-je,  est  le  guide  le  plus  sûr  de  la  législation, 
comme  elle  est  la  source  la  plus  abondante  de  la  prospérité  na- 
tionale. (Applaudissements  prolongés.) 


ou  l'agitation   anglaise.  -2  0  7 

L'AGITATION  EN  ECOSSE 

Nous  croyons  devoir  donner  ici  un  compte  rendu  succinct 
des  travaux  de  la  Ligue  en  Ecosse,  du  8  au  18  janvier  1844. 

Rien  ne  nous  semble  plus  propre  à  donner  une  idée  de  la 
puissance  de  l'association,  de  la  vie  politique  qu'elle  fait 
€irculer  dans  le  corps  social,  et  de  son  influence  sur  la  dif- 
fusion des  lumières.  Gomment  ne  pas  admirer  l'activité 
prodigieuse,  le  dévouement  infatigable  des  Cobden,  des 
Brighl,  des  Thompson?  Et  quel  est  le  but  de  tant  d'efforts? 
propager,  vulgariser  un  grand  principe. 

Nous  aurions  pu  choisir  toute  autre  semaine  de  l'année  : 
«lie  nous  aurait  montré  la  même  énergie.  On  devinera  ai- 
sément pourquoi  nous  avons  préféré  suivre  la  Ligue  en 
Ecosse.  —  Il  existe  en  France  un  préjugé  contre  les  écono- 
mistes anglais.  On  y  est  imbu  de  l'idée  que  s'ils  proclament 
le  principe  de  la  liberté  commerciale,  s'ils  paraissent  même 
travailler  à  la  réaliser  dans  la  pratique,  tout  cela  n'est  que 
ruse,  hypocrisie,  machiavélisme.  On  répète  contre  l'agita- 
tion commerciale  ce  qu'on  a  dit  contre  l'agitation  abolition- 
niste.  Ce  sont  des  démonstrations,  dit-on,  qui  cachent  un 
but  secret  et  funeste  aux  intérêts  des  nations.  Le  caractère 
■écossais  est  beaucoup  moins  impopulaire,  et  c'est  le  motif 
pour  lequel  j'ai,  de  préférence,  rendu  compte  de  l'agitation 
-en  Ecosse.  On  sera  peut-être  bien  aise  de  voir  comment  sont 
accueillis  les  principes  de  la  liberté  du  commerce,  sur  cette 
terre  loyale,  parmi  ce  peuple  éclairé,  qui  a  le  premier  en- 
tendu la  grande  voix  d'Adam  Smith. 

CARLISLE. 

Extrait  du  Carlisle  Journal,  8  janvier  1844. 

Lundi  soir,  8  janvier,  il  y  a  eu  un  thé  à  la  salle  de  l'Athé- 
née. L'objet  de  cette  réunion  était  de  recevoir  une  députa- 


208  C(tBDE>    ET   LA    LIGUF. 

lion  du  conseil  de  la  Ligue,  et  d'activer  la  souscription  na- 
tionale [the  League  fund  of  l.  s.  100,000). 

Le  meeting  a  commencé  à  6  heures,  sous  la  présidence 
de  M.  Joseph  Fergusson.  Vers  8  heures,  M.  John  Bright, 
m.  P.,  est  entré  dans  la  salle  et  a  été  reçu  par  des  applau- 
dissements enthousiastes.  On  remarquait  dans  cette  réunion 
les  principaux  négociants  et  manufacturiers  de  la  cité,  et  un 
grand  nombre  de  dames. 

Le  président,  après  avoir  exposé  l'objet  de  la  réunion, 
donne  la  parole  à  M.  Bright. 

M.  Bright  s'exprime  avec  sa  vigueur  et  son  éloquence  ac- 
coutumée. Le  cadre  que  nous  nous  sommes  imposé  ne  nous 
permet  pas  de  donner  ici  ce  remarquable  discours. 

M.  Pierre  Dixon  soumet  au  meeting  la  résolution  suivante: 

«  Le  meeting  exprime  son  inaltérable  confiance  en  la  Ligue, 
«  et  s'engage  à  l'aider  de  tous  ses  efforts  dans  sa  grande  lutte 
«  pour  la  liberté  commerciale.  » 

Nous  remarquons  dans  le  discours  de  M.  Dixon  le  pas- 
sage suivant  : 

«  J'ai  été  grandement  désappointé  par  le  bill  de  réforme  élec- 
torale qui  a  tant  agité  ce  pays.  Nous  avons  eu  un  Parlement 
réformé,  et  qu'a-t-il  fait?  Au  lieu  de  veiller  aux  intérêts  des 
masses,  les  représentants  n'ont  paru  s'occuper  que  de  leurs 
propres  intérêts.  Qu'a  fait  lord  Grey,  si  ce  n'est  procurer  des 
places  à  ses  cousins?  (Rires;  écoutez!)  Nous  lui  devons  sans 
doute  le  bill  de  réforme,  mais  en  en  a  fait  un  mauvais  usage, 
et  cette  mesure  m'a,  je  le  répète,  extrêmement  désappointé. 
Mais  pendant  que  le  Parlement  oublie  les  souffrances  du  peuple, 
la  Ligue  s'est  levée  pure  de  tout  esprit  de  parti.  C'est  l'esprit 
de  parti  qui  ruine  le  pays,  et  nous  venons  d'entendre  les  mem- 
bres de  la  Ligue  déclarer  leur  ferme  détermination  d'en  finir 
avec  toutes  ces  questions  de  factions  et  de  personnes.  Le  bon 
sens  et  la  vérité  prévaudront.  A  eux  appartient  l'empire   du 


ou    L  AGITATION   ANGLAISE.  209 

monde.  Je  sens  une  profonde  reconnaissance  envers  ces  hommes 
qui  sacrifient  généreusement  leur  temps  et  leur  Iranquillité  à 
l'avancement  de  noire  cause.  A  peine  M.  Bright  a-t-il  vu  ses 
foyers  depuis  un  an.  Nous  ne  saurions  trop  honorer  de  tels 
services,  puisqu'ils  sont  au-dessus  de  nos  forces.  » 

Plusieurs  autres  orateurs  se  font  entendre.  —  A  la  fin  de 
la  séance,  on  procède  à  la  souscription.  Elle  s'élève  à  403  1.  s. 
—  Nous  remarquons  sur  la  liste  M.  Marshal,  m.  P.,  pour 
40  I.  s. 

GLASGOW. 

BANQUET  POUR  LE  SOUTIEN  DES  PRINCIPES  DE  LA  LIBERTÉ  COMMERCIALE. 

Extrait  du  Glasgow- Argus,  10  janvier  1844. 

Cette  grande  et  imposante  démonstration,  en  faveur  de 
la  liberté  commerciale^  et  spécialement  du  rappel  des  lois- 
céréales,  a  eu  lieu  mercredi  soir,  10  de  ce  mois,  dans  la 
salie  de  la  Cité  [City  hall).  Ainsi  que  nous  l'avions  prévu, 
jamais  l'ouest  de  FEcosse  n'avait  vu  une  semblable  manifes- 
tation de  l'opinion  publique  ;  jamais,  à  Glasgow,  réunion 
n'avait  présenté  de  tels  caractères  de  distinclion,  d'ordre, 
de  lumières  et  d'énergie.  La  vaste  salle  contenait  plus  de 
deux  mille  personnes,  cent  cinquante  dames  occupaient  la 
galerie  de  Touest. 

Le  fauteuil  était  tenu  par  l'honorable  lord  prévôt. 

Nous  avons  remarqué  sur  l'estrade  MM.  Fox  Maule, 
m.  P.,  James  Oswald,  m.  P.,  le  col.  Thompson,  le  Rév. 
M.  Moore,  John  Bright,  m.  P.,  Arch.  Hastie,  m.  P.,  le 
prévôt  Bain,  et  une  foule  d'autres  personnages. 

Lecture  est  faite  des  lettres  d'excuses  adressées  par 
MM.  Dunfermline,  m.  P.,  lord  Kinnaird,  m.  P.,  Villiers, 
m.  P.,  Stewart,  m.  P.,  Georges  Duncan,  m.  P. 

Ces  honorables  représentants  on',  été  empêchés^  malgré 

12. 


210  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

leur  désir,  d'assister  au  banquet  de  Glasgow,  soit  parce 
qu'ils  sont  appelés  à  d'autres  meetings,  qui  ont  pour  objet 
la  même  cause,  soit  pour  d'autres  motifs. 

Sur  la  demande  du  lord  prévôt,  le  doct.  Wardlaw,  dans 
une  belle  et  touchante  prière,  appelle  sur  l'assemblée  la 
bénédiction  divine. 

Le  lord  prévôt  est  accueilli  par  des  applaudissements 
enthousiastes,  lorsqu'il  se  lève  pour  proposer  le  premier 
toast. 

«  Messieurs,  dit-il,  c'est  avec  une  profonde  satisfaction  que 
j'occupe  le  fauteuil  dans  cette  circonstance.  Il  y  a  longtemps 
que  les  principes  de  la  liberté  commerciale  ont  prévalu  parmi 
les  citoyens  de  Glasgow  et  beaucoup  d'entre  eux,  vers  la  fin  du 
dernier  siècle,  soutinrent  avec  zèle  les  saines  doctrines  si  ad- 
mirablement exposées  et  développées  par  l'immortel  Adam 
Smith,  lorsqu'il  occupait  une  des  chaires  de  notre  Université. 
(Applaudissements.)  Je  suis  heureux  de  voir  qu'aujourd'hui  les 
négociants  et  les  manufacturiers  si  éclairés  de  cette  cité  pren- 
nent un  intérêt  toujours  croissant  à  cette  grande  cause  qui  em- 
brasse toutes  les  autres,  savoir  :  l'abolition  de  tous  les  mono- 
poles, —  et  rien  ne  peut  m'ôtre  plus  agréable  que  de  remplir 
mon  devoir  de  premier  magistrat  de  la  cité,  en  prêtant  aide  et 
assistance,  quand  l'occasion  s'en  présente,  à  ces  réformes  qui 
ont  pour  objet  le  bien-être  des  classes  ouvrières  et  la  prospérité 
de  cette  métropole  commerciale  de  l'Ecosse.  » 

Après  quelques  observations,  le  lord  prévôt  conclut  en  ces 
termes  : 

«  Je  vous  invite  à  vous  joindre  à  moi  pour  rendre  hommage 
à  notre  gracieuse  souveraine.  La  vie  de  son  père,  ses  propres 
sentiments  ne  nous  laissent  aucun  doute  que  nous  avons  en 
elle  une  amie  éclairée  de  toute  mesure  qui  tend  au  bien-être, 
à  la  prospérité  et  au  bonheur  du  peuple.  A  la  reine  !  »  (Applau- 
dissements prolongés.  Toute  l'assemblée  se  lève  et  reste  debout 
pendant  que  l'orchestre  exécute  l'hymne  national.) 


ou  l'agitation  anglaise.  2  l   1 

M.  Fox  Maule,  représentant  de  Perlb,  —  après  quelques 
réflexions,  porte  le  second  toast  : 

a  A  la  liberté  des  échanges!  Messieurs,  je  ne  m'étendrai  pas 
sur  ces  grands  principes  qui,  s'ils  vivent  quelque  part,  doivent 
vivre  surtout  dans  cette  cité  qui,  la  première,  entendit  les  le- 
çons d'Adam  Smith.  Ils  pénètrent  de  jour  en  jour,  et  avec  tant 
de  force  dans  les  esprits,  qu'il  serait  inutile  et  pour  ainsi  dire 
déplacé,  de  les  développer  devant  vous.  Je  considère  que  le  but 
de  cette  réunion  est  d'examiner  en  commun  les  idées  pratiques 
qui  pourront  nous  être  soumises  sur  le  mode  à  la  fois  le  plus 
prompt,  le  plus  efficace  et  le  plus  sûr  de  faire  enfin  pénétrer  ces 
principes  dans  notre  gouvernement  et  notre  législature.  Vous 
admettez,  je  crois,  que  le  vieux  système  des  protections  spéciales, 
alors  môme  qu'on  pourrait  lui  attribuer  quelques  effets  mo- 
mentanément favorables,  n'est  pas  la  base  sur  laquelle  doivent 
reposer  les  grands  intérêts  permanents  de  ce  pays.  Le  mono- 
pole est  une  plante  qu'on  peut  à  la  rigueur  élever  en  serre 
chaude,  mais  qui  ne  saurait  enfoncer  profondément  ses  racines 
dans  notre  sol,  et  exposer  ses  branches  à  tous  les  vents  de  notre 
climat.  Nous  sommes  des  hommes  libres.  Pourquoi  n'aurions- 
nous  pas  un  commerce  libre  ?  (Bruyants  applaudissements.)  La 
raison  dit  que  ce  système  est  le  meilleur,  le  plus  propre  à  ré- 
pandre le  bien-être  parmi  les  hommes,  qui  met  toutes  les  den- 
rées du  monde  à  notre  portée  et  laisse  refluer  les  produits  de 
notre  travail  sur  tous  les  points  de  la  terre.  » 

L'orateur  traite  la  question  dans  ses  rapports  avec  l'agri- 
culture ;  il  témoigne  toute  son  admiration  pour  les  utiles 
efforts  de  la  Ligue,  et  termine  en  portant  ce  toast  : 

«  A  la  liberté  du  commerce;  à  la  chute  du  monopole  qui  est 
le  fléau  du  pays  et  du  peuple.  »  (Applaudissements  enthou- 
siastes.) 

Le  lord  prévôt  porte  la  santé  de  la  dcputation  do  la  Ligue. 
M.  Cobden  remercie  et  prononce  un  discours  qui  fait  sur 
l'assemblée  une  profonde  impression. 


212  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

M.  Alexandre  Graham  :  «  Aux  ministres  àe  la  religion  qui  se 
sont  réunis  à  la  ;  ause  de  la  liberté  du  commerce.  Dans  le  cours 
de  ces  dcrniè!  os  années,  deux  appels  ont  élé  faits  au  clergé.  La 
picmiôre  fois,  sept  cents  ministres  dissidents  de  toutes  les  déno- 
minations se  sont  réunis  à  Manchester,  et  plus  de  neuf  cents, 
dans  leurs  lettres  d'excuse,  ont  donné  leur  approbation  à  l'ob- 
jet de  la  Ligue.  La  seconde  réunion  de  plus  de  deux  cents  mi- 
nistres, eut  lieu  à  Edimbourg.  » 

L'orateur,  dans  un  discours  que  nous  supprimons  à  regret, 
examine  les  causes  qui  tiennent  le  clergé  de  l'Eglise  établie 
éloigné  de  ce  grand  mouvement.  —  Il  traite  ensuite  la  ques- 
tion de  la  liberté  commerciale,   au  point  de  vue  religieux. 

Le  Rév.  doct.  Heugh  :  «  Au  progrès  des  connaissances,  né- 
cessaire et  seule  garantie  de  l'extension  et  de  la  permanence 
des  institutions  libres.  »  (Immenses  applaudissements.  Ce  ma- 
gnifique texte  fait  le  sujet  d'un  discours  du  rév.  ministre,  qui 
est  écouté  avec  recueillement.) 

D'autres  discours  sont  prononcés  par  MM.  Bright,  Thomp- 
son, Oswald,  Hastie.  La  souscription  de  Glasgow,  au  fonds 
de  la  Ligue,  paraît  devoir  s'élever  à  plus  de  3,000  I,  s. 
(125,000  fr.) 

L'assemblée  se  sépare  à  8  heures  du  soir. 


GRAND  MEETING   D  EDIMBOURG  POUR  LE  SOUTIEN  DE  LA  LIGUE. 

ExtT&ii  du  Scotchman,  11  janvier  1844. 

Mardi,  1 1  de  ce  mois,  un  grand  meeting  a  eu  lieu  dans 
cette  cité,  pour  recevoir  la  députalion  de  la  Ligue,  composée 
de  MxM.  Gobden,  Bright,  le  col.  Thompson  et  Moore.  —  L'ob- 
jet spécial  de  la  réunion  était  de  concourir  à  la  souscription 
au  fonds  de  la  Ligue  {the  100,000  l.  League  fund).  La  salle 
de  la  Société  philharmonique,  la  plus  vaste  d'Edimbourg, 


ou    l'agitation    ANGLAIS!:.  213 

était  entièrement  occupée,  et,  faute  de  places,  plus  de  mille 
billets  d'entrée  ont  dû  être  refusés. 

On  remarquait  dans  l'assemblée  les  citoyens  les  plus 
éclairés  et  les  plus  influents,  un  grand  nombre  de  dames  et 
trente-quatre  ministres  du  culte.  Le  très-honorable  lord 
prévôt  occupait  le  fauteuil.  Les  villes  de  Leith,  Dalkeith, 
Musselburgh  avaient  envoyé  des  députations. 

Nous  ne  fatiguerons  pas  le  lecteur  par  la  traduction  des 
discours  prononcés  dans  cette  mémorable  séance.  Nous 
nous  bornerons  à  reproduire  un  passage  du  discours  de 
iM.  Cobden,  parce  qu'il  répond  à  un  argument  que  l'on  op- 
pose souvent  à  l'affranchissement  du  commerce,  aussi  bien 
de  ce  côté  que  de  l'autre  côté  de  la  Manche. 

«  Tout  le  monde,  ou  du  moins  toutes  les  personnes  dont  l'o- 
pinion a  quelque  poids,  s'accordent  sur  ce  point,  que  le  prin- 
cipe de  la  liberté  des  échanges  est  le  principe  dti  sens  commun^ 
et  que,  considéré  d'une  manière  abstraite,  il  est  aussi  juste 
qu'incontestable.  (Assentiment.)  Mais  lorsque  vous  sommez  ces 
personnes  de  réaliser  dans  la  pratique  des  principes  dont,  en 
théorie,  elles  reconnaissent  si  volontiers  la  justice  et  la  vérité, 
on  vous  objecte  que  les  circonstances  du  pays  s'y  opposent. 
Quelles  sont  ces  circonstances?  D'abord,  nous  dit-on,  par  l'an- 
cienneté de  la  protection,  le  pays  se  trouve  dans  une  situation 
économique  tout  artificielle.  A  cela  je  réponds  que  si  nous  som- 
mes dans  une  situation  artificielle,  c'est  que  nous  y  avons  été 
amenés  par  des  lois  arbitraires  contraires  aux  lois  de  la  nature. 
iNous  ne  pouvons  remédier  à  ce  mal  qu'en  revenant  aux  lois 
naturelles  et  en  mettant  noire  législation  en  harmonie  avec  les 
desseins  visibles  de  la  divine  Providence.  —  Ensuite,  on  allègue 
que  la  dette  publique  et  l'Echiquier  imposent  à  l'Angleterre  de 
lourdes  charges,  »  etc. 


114  COBDEN   ET   LA    L!GLE 

PERTH. 

Extrait  du  Perthshire-Advertiser,  12  janvier  1844. 

Selon  Tavis  qui  en  avait  été  donné,  un  grand  meeting 
public  a  eu  lieu  mercredi,  12  de  ce  mois,  dans  une  des 
églises  de  cette  ville  [North- United  sécession  church),  pour 
entendre  MM.  Gobden,  Thompson  et  Moore,  députés  de  la 
Ligue  nationale.  Plus  de  deux  mille  personnes  étaient  pré- 
sentes,  presque  toutes  appartenant  aux  classes  moyennes, 
et  l'on  a  remarqué  l'attention  soutenue  que  les  fermiers  et 
les  agriculteurs,  venus  de  tous  les  points  du  comté,  ont 
prêtée  aux  discours  qui  ont  occupé  une  séance  de  plus  de 
quatre  heures. 

M.  Maule,  m.  P.,  occupait  le  fauteuil. 

Nous  ne  pouvons  rapporter  ici  les  discours  prononcés 
par  MM.  Maule,  Gobden,  lord  Kinnaird,  M'Kinloch, 
Moore,  etc.  —  Cependant,  comme  les  arguments  qu'on  fait 
valoir  en  faveur  du  monopole,  sous  le  nom  de  protection, 
sont  les  mêmes  en  France  qu'en  Angleterre,  nous  croyons 
devoir  citer  de  courts  extraits  du  discours  de  M.  Gobden,  où 
quelques-uns  de  ces  arguments  sont  heureusement  réfutés. 

«  Les  fermiers  et  les  ouvriers  de  campagne  ont  plus  souf- 
fert que  tous  autres  des  lois-céréales,  et,  à  cet  égard,  j'invoque 
le  témoignagtf  de  ceux  d'entre  eux  qui  m'écoutent.  Depuis  18f5, 
époque  où  passa  cette  loi,  la  Chambre  des  communes  ne  s'est 
pas  réunie  moins  de  six  fois  en  comité  pour  s'enquérir  de  la 
détresse  agricole,  et,  depuis  1837,  elle  a  été  solennellement  pro- 
clamée cinq  fois  dans  le  discours  de  la  reine  à  l'ouverture  du 
Parlement.  J'ai  parcouru  le  pays  dans  tous  les  sens;  j'ai  assisté 
à  une  multitude  de  meetings;  partout  j'ai  posé  aux  fermiers 
cette  question  ;  «  Avez-vous,  dans  un  certain  nombre  d'années, 
et  avec  un  capital  donné,  réalisé  autant  de  profits  que  les  per- 
sonnes engagées  dans  des  industries  qui  ne  reçoivent  pas  de 


ou   l'agitation   anglaise.  215 

protection,  tels  que  les  drapiers,  carrossiers,  épiciers,  »  etc.  — 
Partout,  invariablement,  on  m'a  fait  la  même  réponse:  «  Non, 
l'industrie  agricole  est  la  moins  rémunérée.  »  Si  le  fait  est  in- 
conlestable,  il  doit  avoir  une  cause,  et  comme  ce  ne  peut  être 
l'absence  de  la  protection,  c'est  sans  doute  la  protection  elle- 
même.  Pour  moi,  je  crois  qu'il  est  mauvais  de  taxer  l'industrie; 
il  n'y  a  qu'une  chose  qui  soit  pire,  c'est  de  la. proléger.  (Applau- 
dissements.) Montrez-moi  une  itidusine  protégée,  et  je  vous  mon- 
trerai une  industrie  qui  languit.  Si  l'on  accordait,  par  exemple, 
des  privilèges  aux  épiciers  qui  habitent  tel  quartier,  peasez-vous 
que  les  propriétaires  des  maisons  n'en  exigeraient  pas  de  plus 
forts  loyers?  Ils  le  feraient  indubitablement;  et  c'est  ce  qu'ont 
fait  les  landlords,  à  l'égard  des  fermiers,  sous  le  manteau  de  la 
loi- céréale.  Un  pauvre  fermier  gallois,  nommé  John  Jonnes,  a 
parfaitement  expliqué  le  jeu  de  cette  loi.  Il  disait:  «  La  loi  a 
promis  aux  fermiers  des  prix  parlementaires.  Sur  cette  pro- 
messe, les  fermiers  ont  promis  aux  seigneurs  des  renies  parle- 
mentaires. Mais  à  la  halle,  le  prix  parlementaire  ne  s'est  pres- 
que jamais  réalisé,  et  il  n'en  a  pas  moins  fallu  acquitter  la  rente 
parlementaire.  »  Toute  la  question-céréale  est  là. 

«  Pour  persuader  aux  fermiers  qu'ils  ne  peuvent  soutenir  la 
concurrence  étrangère,  on  leur  dit  qu'ils  ont  de  lourdes  taxes 
à  payer,  et  cela  est  vrai.  Ils  payent  la  taxe  des  routes,  mais  ils 
ont  les  routes,  et  je  puis  vous  assurer.que  les  fermiers  russes 
et  polonais  voudraient  bien  en  avoir  au  même  prix.  Essayez  de 
porter  vos  denrées  au  marché,  par  monts  et  par  vaux  et  à  dos  de 
mulet,  et  vous  vous  convaincrez  que  l'argent  mis  sur  les  che- 
mins n'est  pas  perdu,  mais  placé,  et  placé  à  bon  intérêt.  —  Ils 
payent  encore  la  taxe  des  pauvres  et  les  taxes  ecclésiastiques; 
mais  il  y  a  aussi  des  prêtres  et  des  pauvres  sur  le  continent.  » 

M.  Cobden  cite  plusieurs  exemples  pour  démontrer  quie 
les  industries  libres  prospèrent  mieux  que  les  industries 

protégées. 

«  Voyez  la  laine;  c'est  un  fait  noloire  que  c'est,  depuis  qu'elle 
n'est  plus  favorisée,  une  branche  beaucoup  plus  lucralive  que 


216  COBDEN    ET   LA    LIGUE 

la  culture  du  froment.  —  Voyez  le  lin.  Pendant  que  M.  Warnes 
se  donnait  beaucoup  de  mouvement,  dépensait  beaucoup  d'en- 
cre et  de  paroles  pour  prouver  que  le  fermier  anglais  ne  pou- 
vait soutenir  ia  concurrence  du  dehors,  lui-même  substituait, 
et  avec  succès,  la  culture  du  lin,  qui  n'est  pas  protégée,  à  celle 
du  froment,  qui  est  l'objet  de  tant  de  prédilections  législa- 
tives  

«  Quant  aux  avantages  que  la  loi-céréale  est  censée  conférer 
aux  simples  ouvriers  des  campagnes,  j'avance  ce  fait,  et  je  détie 
qui  que  ce  soit  de  le  contredire  :  c'est  que  les  salaires  vont 
toujours  diminuant  à  mesure  qu'on  s'éloigne  des  districts  ma- 
nufacturiers et  qu'on  s'enfonce  au  cœur  des  districts  agricoles. 
En  arrivant  dans  le  Dorsetshire,  le  plus  agricole  et  par  consé- 
quent le  plus  protégé  de  tous  les  comtés,  on  trouve  le  taux  des 
salaires  fixé  à  6  sh.  par  semaine.  Pour  moi,  je  donne  12  sh.  au 
moindre  de  mes  ouvriers.  J'en  ai  qui  gagnent  20,  30  et  môme 
35  sh.  Mais  quant  à  ceux  qui  ne  donnent  que  le  travail  le  plus 
brut,  qui  ne  font  que  ce  que  tout  homme  peut  faire,  ils  reçoi- 
vent au  moins  12  sh.  —  Je  n'en  tire  pas  vanité.  Ce  n'est  ni  par 
plaisir  ni  par  philanthropie  que  j'accorde  ce  taux  ;  je  le  fais 
parce  que  c'est  le  taux  établi  par  la  libre  concurrence.  Voilà  un 
fait  général  qui  ne  permet  plus  de  dire  que  la  loi-céréale  favo- 
rise Touvrier  des  campagnes.  (Écoutez!  écoutez!)  —  Mais  j'aper- 
çois ici  bon  nombre  d'ouvriers  des  fabriques.  Quant  à  eux,  il 
est  certain  que  la  loi-céréale  les  dépouille,  sans  aucune  com- 
pensation, et  j'expliquerai  comment  cela  se  fait,  il  y  aune  cer- 
taine doctrine  à  l'usage  des  ignorants  imberbes,  selon  laquelle 
les  salaires  peuvent  être  fixés  par  acte  du  Parlement.  Je  mettrai 
en  lumière  et  cette  doctrine  et  le  caractère  de  la  loi-céréale,  par 
une  anecdote  qui  se  rapporte  à  un  fait  parlementaire  qui  m'est 
personnel.  Lorsque  sir  Robert  Peel  présenta  la  dernière  loi-cé- 
réale à  la  Chambre  des  communes,  loi  qui  avait  pour  but  avoué 
de  maintenir  le  prix  du  blé  à  56  sh.,  ainsi  que  l'auteur  le  dé- 
clare expressément,  je  fis,  par  voie  d'amendement,  cette  mo- 
tion :  Qu'il  est  expédient,  avant  de  fixer  le  prix  du  pain  par  acte 
du  Parlement,  de  rechercher  les  moyens  de  fixer  aussi  un  taux 
relatif  des  salaires  qui  soit  en  harmonie  avec  ce  prix  artificiel 


ou   l'agitation   anglaise.  217 

des  aliments.  »  Proposition  bien  raisonnable,  à  ce  qu'il  me  pa- 
raît, mais  qui  fut  combattue  par  MM.  Peel,  Gladstone  et  leurs 
collègues,  au  dedans  et  au  dehors  des  Chambres,  par  cette  ré- 
ponse :  «  Oh  !  nous  ne  pouvons  régler  ou  fixer  le  prix  du  tra- 
vail, cela  est  au-dessus  de  notre  puissance.  Le  taux  des  salaires 
s'établit  par  la  concurrence  sur  le  marché  du  monde.  »  — 
Néanmoins,  quoique  je  reconnusse  la  validité  de  ce  raisonne- 
ment, comme  je  le  crois  aussi  bien  applicable  au  blé  qu'au 
travail,  et  que  je  n'aime  pas  à  voir  des  règles  différentes  appli- 
quées à  des  cas  intrinsèquement  identiques,  j'insistai  pour  que 
ma  motion  fût  mise  aux  voix;  et  elle  fut  soutenue  par  vingt  ou 
trente  membres  qui  pensaient,  comme  moi,  que  le  taux  des 
salaires  devait  être  positivement  fixé,  si  l'on  était  décidé  à  dé- 
pouiller l'ouvrier,  par  un  prix  des  aliments  artificiellement 
élevé.  Mais,  ainsi  que  je  m'y  attendais,  les  monopoleurs  de  la 
Chambre  refusèrent  de  faire  une  franche  et  loyale  application 
de  leur  propre  principe,  et  tous,  jusqu'au  dernier,  volèrent 
contre  ma  motion.  —  Sans  doute,  il  est  incontestable  que  le 
régulateur  naturel  des  salaires,  c'est  le  marché,  la  concurrence, 
le  rapport  de  l'offre  à  la  demande.  Mais  n'est-il  pas  évident  que 
]e  blé  doit  être  soumis  à  la  même  règle,  et  valoir  plus  ou  moins, 
selon  les  besoins  d'une  part  et  la  faculté  de  payer  de  l'autre  ? 
Qu'on  laisse  donc  le  prix  du  blé  s'établir  dans  le  même  marché 
où  le  travail  est  contraint  de  chercher  sa  rémunération.  Oh  ! 
qui  pourrait  sonder  la  profonde  immoralité  de  ces  hommes 
qui  s'adjugent  à  eux-mêmes  un  certain  prix  pour  leur  blé,  et 
qui  néanmoins  refusent  de  fixer  un  prix  proportionnel  pour 
les  salaires  qui  doivent  acheter  ce  blé?  »  (Applaudissements 
prolongés.) 

GREENOCK. 

Extrait  du  Greenock-Adverliser ,  15 janvier  l8i4. 

Lundi,  15  de  ce  mois,  une  députation  de  la  Ligue,  com- 
posée de  M.  Bright,  m.  P.,  et  du  col.  Thompson,  a  assisté 
à  un  grand  meeting  tenu  à  la  chapelle  de... 

III.  13 


218  COBDEN    ET   LA    LIGUE 

Le  prévôt  occupait  le  fauteuil. 

Des  discours  ont  été  prononcés  par  MM.  Sleete,  Stewart, 
ra.P.,col.  Thompson,  Bright,  Robert  Wallace,  m.  P. 

Nous  avons  remarqué,  dans  le  discours  du  colonel 
Thompson,  la  démonstration  suivante,  qui  présente,  sous 
une  forme  sensible,  les  inconvénients  des  lois  restrictives. 

«  Suivons  vos  marchandises  sur  les  marchés  étrangers,  et  ob- 
servons ce  qui  arrive.  Je  suppose  que  vous  les  envoyez  à  Ham- 
bourg. Le  capitaine  débarque,  et,  s'adressant  à  un  négociant 
de  cette  ville,  il  lui  dit  :  «  J'amène  de  Greenock  tant  de  balles 
de  marchandises  que  jedésire  vendre. — Bien,  dit  le  marchand, 
je  vous  en  donnerai  dix  thalers.  —  J'accepte,  répond  le  capi- 
taine ;  et  maintenant  que  pourrais-je  acheter  avec  dix  thalers, 
car  je  désire  revenir  à  Greenock  avec  un  chargement  de  retour? 

—  Je  trouve,  dit  le  Hambourgeois,  que  le  blé  est  à  meilleur 
marché  ici  qu'en  Angleterre;  achetez  du  blé.  —  Oh!  répond 
le  capitaine,  je  ne  puis  pas  rapporter  du  blé,  car  nous  avons 
dans  notre  pays  une  loi  qui  le  défend.  —  Eh  bien  !  prenez  du 
bois  de  construction.  —  Nous  avons  encore  une  loi  qui  l'em- 
pêche. —  Dieu  me  pardonne!  s'écrie  le  Hambourgeois,  je  crois 
que,  vous  autres  Anglais,  vous  repoussez  les  choses  qui  vous 
sont  les  plus  nécessaires,  et  n'admettez  que  ce  qui  ne  vous  est 
bon  à  rien,  des  sifflets  et  des  cure-dents,  peut-être.  (Éclats  de 
rire.)  —  Je  crains  bien  qu'il  n'en  soit  ainsi,  reprend  l'Anglais, 
et  je  vois  que  ce  que  j'ai  de  mieux  à  faire/^c'est  de  m'en  retour- 
ner sur  lest  et  de  ne  plus  remettre  les  pieds  à  Hambourg.  » 

—  C'est  ainsi  que  prennent  fin  nos  relations  avec  Hambourg, 
et  successivement  avec  les  autres  ports  étrangers.  —  Et  ne 
voyez-vous  pas  que  le  chargeur  de  Greenock  sera  forcé  de  limiter 
sa  fabrication  plus  qu'il  n'aurait  fait,  si  son  capitaine  lui  eût 
porté  de  meilleures  nouvelles?  Que  si  la  fabrication  se  ralentit, 
le  travail  est  moins  demandé,  les  salaires  sont  plus  dépréciés, 
en  même  temps  que  les  subsistances  renchérissent  ?  »  etc 


ou  l'agitation   anglaise.  219 

ABERDEEN. 

Extrait  de  VAhcrdeen-Herald,  15  janvier  18i4. 

La  démonstration  en  faveur  de  la  Ligue  a  dépassé  tout  ce 
que  l'on  pouvait  attendre.  Lundi,  15  de  ce  mois,  deux 
meetings  ont  été  tenus,  l'un  le  matin, 'l'autre  le  soir,  et,  dans 
l'un  et  l'autre,  l'accueil  le  plus  enthousiaste  a  été  fait  à 
MM.  Cobden  et  Moore.  Le  meeting  du  matin  a  eu  lieu  dans 
la  vaste  salle  du  théâtre,  qui  s'est  trouvée  cependant  trop 
étroite  pour  le  grand  nombre  de  citoyens  distingués  qui  dé- 
siraient assister  à  la  séance.  Rien  n'égale  l'intérêt  qu'a 
excité  le  discours  clair  et  nerveux  de  M.  Cobden,  et  nous 
avons  pu  remarquer  que  des  hommes,  qui  prennent  rare- 
ment part  à  des  démonstrations  publiques,  joignaient  cha- 
leureusement leurs  applaudissements  à  ceux  de  la  foule. 

Le  soir,  les  classes  ouvrières  et  laborieuses  affluaient  à 
la  salle  de  la  Société  de  Tempérance,  et  nous  avons  entendu 
dire  à  M.  Cobden  qu'il  n'avait  jamais  parlé  devant  un  audi- 
toire plus  attentif  et  plus  intelligent. 

Nous  avons  assisté  à  bien  des  meetings  publics,  nous 
avons  entendu  tous  les  grands  orateurs  de  l'époque,  mais 
nous  devons  dire  que  jamais  nous  n'avons  assisté  à  un  spec- 
tacle plus  imposant  et  plus  instructif  que  celui  qui  a  été 
offert  aujourd'hui  à  la  population  d'Aberdeen.  (Suit  le 
compte  rendu  de  la  séance.) 

DUNDEE. 

IG  janvier  1S44. 

Mardi  soir,  16  du  courant,  une  soirée di  été  donnée,  dans  le 
cirque  royal,  à  MM.  Cobden  et  Moore,  députés  de  la  Ligue 


220  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

nationale.  M.  Edouard  Baxter,  esquire,  occupait  le  fauteuil. 
Les  orateurs  qui  se  sont  fait  entendre^  outre  MM.  Cobden 
et  Moore,  sont  MM.  Baxter,  James  Brow,  lord  Kinnaird, 
Georges  Duncan,  m.  P.,  etc. 

PAISLEY. 

Extrait  du  Glasgow-Argus,  16  janvier  1844. 

Mardi  soir,  16  de  ce  mois,  une  soirée  a  eu  lieu,  dans  une 
(les  églises  dissidentes  de  Paisley  {sécession  church]^  à 
l'effet  d'accueillir  MM.  Thompson  et  Bright,  membres  de 
la  Ligue,  et  sous  la  présidence  du  prévôt  Henderson.  Nous 
avons  remarqué  sur  l'estrade  MM.  Stewart,  Wallace  et 
Hastie,  membres  du  Parlement,  et  un  grand  nombre  de 
ministres  du  culte.- 

Nous  croyons  devoir  nous  dispenser  de  donner  en  détail 
le  compte  rendu  de  ce  meeting,  ainsi  que  de  ceux  qui  sui- 
vent, pour  éviter  de  dépasser  les  bornes  que  nous  nous 
sommes  prescrites. 

AYR. 

Extrait  de  l'Ayr-Advertiser. 

Mardi  matin,  16  de  ce  mois,  un  grand  meeting  publie  a 
été  tenu  au  théâtre  de  cette  ville,  sous  la  présidence  du  pré- 
vôt Miller  pour  entendre  MM.  Bright  et  Thompson,  mem- 
bres de  la  Ligue. 

MONTROSE, 

Extrait  du  Montrose-Review ,  IG  janvier  1844. 

MM.  Cobden  et  Mo.ore,  de  passage  dans  cette  ville,  pour 
se  rendre  d'Aberdeen  à  Dundee,  ont  été  sollicités  de  s'ar- 


ou  l'agitation  anglaise.  221 

rêter  quelques  heures  dans  l'objet  de  tenir  un  meeting 
public.  Malgré  la  brièveté  du  temps  qu'avaient  devant  eux 
les  amis  de  la  liberté  commerciale,  une  telle  affluence  s'est 
portée  à  Guild-fJall,  à  l'heure  désignée,  que  le  meeting  a 
dû  immédiatement  se  transporter  à  George  Free  Church.  Le 
prévôt  Paton  a  été  unanimement  appelé  au  fauteuil. 

Après  un  discours  de  M.  Cobden,  qui  a  fait  sur  l'assem- 
blée une  profonde  impression,  M.  Alexandre  Watson  fait 
cette  motion  ; 

«  Que  le  meeting  approuve  hautement  les  infatigables  tra- 
vaux de  la  Ligue,  et  en  particulier  les  virils  et  nobles  efforts 
de  MM.  Cobden  et  Moore^  pour  propager  les  principes  de  la 
liberté  commerciale;  et  que,  pour  offrir  aux  citoyens  de  Mont- 
rose  l'occasion  de  contribuer  au  fonds  de  la  Ligue,  il  nomme, 
à  l'effet  de  recueillir  les  souscriptions,  une  commission  compo- 
sée de  MM.  etc.    » 

La  motion  est  votée  à  l'unanimité. 


FORFAR. 

Le  même  journal  rend  compte  du  meeting  tenu  à  Forfar, 
le  samedi  iO  janvier,  à  l'occasion  de  la  présence  en  cette 
ville^  do  MM.  Cobden  et  Moore.  Les  honorables  députés  de 
la  Ligue  n'ont  pas  eu  plutôt  accédé  aux  vives  instances  qui 
leur  étaient  adressées  pour  qu'ils  s'arrêtassent  un  moment  à 
Forfar,  que  toute  la  population  a  été  convoquée  à  l'église 
de  la  paroisse  au  son  du  tambour.  Les  fonctions  de  prési- 
dent étaient  remplies  par  le  Rév.  ministre,  M.  Lowe,  etc. 

KILMARNOCK. 

Ln  grand  meeting  a  été  tenu  dans  celte  ville,  le  mardi 
16  janvier  I8M,  à  l'effet  d'entendre  M.  Bright  et  le  colo- 
nel Thompson,  membres  de  la  Ligue. 


2  22  COBDEN  ET  LA  LIGUE 

CUPAR. 

Extrait  da  Fife-Sentinel^  18  janvier  1844. 

L'annonce  de  la  visite  d'une  députalion  de  la  Ligue  avait 
excité  au  plus  haut  degré  l'intérêt  du  comté.  Des  déléga- 
tions de  toutes  les  villes  environnantes  s'étaient  rendues  à 
Gupar.  —  MM.  Gobden  et  Moore  sont  arrivés  le  18,  à  2 
heures.  Le  meeting  avait  été  convoqué  à  l'église  de  West- 
port  ;  mais  cet  édifice  étant  insuffisant  à  contenir  la  foule 
qui  se  pressait,  il  a  été  décidé  qu'on  se  transporterait  dans 
Old-Ghurch. 

Le  prévôt  Nicol  occupait  le  fauteuil. 

LEITH. 

Extrait  du  Caledonian-Mercwvj,  19  janvier  1844. 

Un  meeting  nombreux  a  été  tenu,  vendredi  soir  19  du 
courant,  dans  Relief-Ghurch.  MM.  Gobden,  Thompson, 
Moore,  ont  été  écoutés  avec  l'intérêt  le  plus  manifeste  et  la 
plus  vive  sympathie,  etc. 

DUMFRiES. 

Extrait  du  I)umfnes-Courrie)\  17  janvier  1844. 

Ge  journal  rend  compte  du  meeting  tenu  le  mercredi 
17  janvier,  à  l'occasion  de  la  visite  de  MM.  Bright  et  Thomp- 
son ;  il  présente  le  môme  caractère  que  les  précédents. 

Si  nous  avons  donné  au  lecteur  cette  nomenclature  aride 
des  nombreux  meetings  que  la  députation  de  la  Ligue  a 
provoqués  en  Ecosse,  pendant  un  séjour  de  si  courte  du- 
rée, c'est  que  nous  sommes  nous-même  convaincu  qu'en 


ou   l'agitation   anglaise.  22  3 

France,  comme  en  Angleterre,  comme  dans  tous  les  pays 
constitutionnels,  le  seul  moyen  d'emporter  une  grande 
question,  c'est  d'éclairer  et  de  passionner  le  public.  Notre 
but  a  été  d'appeler  l'attention  sur  l'activité  et  l'énergie  que 
déploie  la  Ligue,  et  dont  les  premiers  résultats  se  montrent 
aujourd'hui  aux  yeux  de  l'Europe  étonnée  dans  le  plan  fi- 
nancier de  sir  Robert  Peel. 


GRAND   MEETING   DE   COVENï-GARDEN. 

25  janvier  18^5.  ^ 

Après  une  interruption  de  deux  mois,  la  Ligue  a  repris  ses 
meetings  au  théâtre  de  Covent-Garden.  Jeudi  soir,  la  foule 
avait  envahi  le  vaste  édifice.  Dans  aucune  des  précédentes 
occasions  elle  n'avait  montré  plus  de  sympathie  et  d'en- 
thousiasme. 

A  7  heures,  le  président,  M.  George  Wilson,  monte  au 
fauteuil.  Il  ouvre  la  séance  par  le  rapport  des  travaux  de 
la  Ligue,  dont  nous  extrayons  quelques  passages. 

«  Ladies  et  gentlemen  :  Je  ne  doute  pas  que  la  première 
question  que  vous  m'adresserez  au  moment  de  la  reprise  de  nos 
séances^,  ne  soit  :  «  Qu'a  fait  la  Ligue  depuis  la  dernière  ses- 
sion?» D'abord,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  qu'elle  n  est  pas 
morte,  ainsi  que  ses  ennemis  l'ont  tant  de  fois  répété.  Il  est  vrai 
que  le  duc  de  Buckingham  ne  s'y  est  pas  encore  rallié;  le  duc 
de  Richmond  ne  nous  a  pas  signifié  son  approbation  ;  sir  Edward 
Knatchbull  compte  toujours  sur  le  monopole  pour  payer  des  dots 
et  des  hypothèques,  et  le  colonel  Sibthorp  a  gratifié  de  50  1.  s, 
l'association  protectionniste.  (Rires.)  Mais  d'un  autre  côté,  le 
marquis  de  Westminster  a  donné  500  1.  s.  à  la  Ligue.  (Applau- 
dissements.) Que  nous  ayons  fait  quelques  progrès,  c'est  ce  que 
nos  adversaires  pourront  nier,  et  ce  dont  vous  jugerez  vous- 
mêmes  d'après  les  meetings  qui  ont  eu  lieu  et  dont  je  vais  vous 
faire  rénumération.  » 


224  COBDEN    ET   LA    LIGUE 

Ici  le  président  nomme  les  villes  où  ont  été  tenus  les 
meetings  et  les  sommes  qui  y  ont  été  souscrites. 


Liverpool, 

G,000  1.  s. 

Ashton, 

4,300 

Leeds, 

2,700;  la  maison  Marshall  a  souscrit  pour  800  1. 

Halifax, 

2,000 

Huddersfield, 

2,000 

Bradford, 

2,000 

Bacup, 

1,345 

Bolton, 

1,205 

Leicester, 

800 

Derby, 

1,200;  la  maison  Strutt  adonné  600  1.  s. 

Notthingliam, 

520 

Burnley, 

1,000 

Oldham, 

1,000 

Todmorden, 

Cil 

Strond, 

558 

(M.  Wilson  cite  encore  une  douzaine  de  meetings  où  des  som- 
mes moindres  ont  été  recueillies.) 

«  Kn  outre,  une  députation  de  la  Ligue,  composée  de  MM.  Cob- 
den^  Bright,  Thompson,  Moore,  Ashworth  a  parcouru  l'Ecosse. 
Nous  avons  reçu  : 


Glasgow, 

3,000  1, 

Edimbourg, 

1,500  . 

Dundee, 

500 

Leith, 

350 

Paisley, 

230 

Hawick, 

70 

(De  bruyants  applaudissements  accompagnent  cette  lecture.) 
Tel  est  le  témoignage  que  nous  avons  à  rendre  des  progrès  que 
fait  notre  cause  dans  l'esprit  public.  C'est  un  nouveau  gage 
d'union,  un  nouveau  pacte,  un  nouveau  covenant  auquel  les 
amis  de  la  Ligue  en  Ecosse  et  dans  le  nord  de  l'Angleterre  ont 
attaché  leur  nom,  s'engageant  tous  envers  eux-mêmes,  envers 
vous  et  envers  le  pays,  à  persévérer  dans  la  voie  qu'ils  se  sont 
tracée,  et  à  ne  prendre  aucun  repos  tant  qu'ils  se  sentiront  un 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  225 

reste  de  force  et  que  la  Ligue  n'aura  pas  atteint  le  but  qu'elle 
a  en  vue » 

M.  Bouverie  prononce  un  discours  instructif  sur  la  situa- 
tion financière  de  l'Angleterre  et  sur  la  répartition  des  taxes 
entre  les  diverses  classes  de  la  société. 

M.  ^y.  J.  Fox  s'avance  au  bruit  des  applaudissements; 
quand  le  silence  est  rétabli,  il  s'exprime  en  ces  termes  : 

«  Je  suis  appelé  à  prendre  la  parole  à  l'entrée  de  cette  nou- 
velle année  d'agitation,  dans  un  moment  où  la  confusion, 
l'anxiété  et  l'incertitude  régnent  dans  le  pays.  La  législature  est 
convoquée;  le  peuple  attend  plutôt  qu'il  n'espère  ;  la  Ligue  a 
recruté  des  adhérents,  augmenté  ses  moyens  et  discipliné  ses 
forces;  les  partis  politiques  épient  les  chances  de  se  maintenir 
dans  leur  position  ou  de  conquérir  celle  de  leurs  adversaires; 
des  anti-Ligues  se  forment  dans  plusieurs  comtés.  Dans  ces 
circonstances,  il  est  à  propos  d'établir  le  principe  autour  duquel 
se  rallie  notre  association,  ce  principe  que  nous  avons  tant  de 
fois,  mais  pas  encore  assez  proclamé  ;  ce  principe  qui  est  l'objet 
et  le  but  d'efforts  et  de  travaux  qui  ne  cesseront  qu'au  jour  de 
son  triomphe  :  —  la  liberté  absolue  des  échanges,  —  et,  en  ce 
qui  concerne  sa  réalisation  pratique  et  actuelle,  —  l'abroga- 
tion immédiate,  totale  et  sans  condition  ^  de  la  loi-céréale  ! 
(Bruyants  applaudissements.)  Voilà  notre  étoile  polaire;  voilàle 
point  unique  vers  lequel  nous  naviguons,  sans  nous  préoccuper 
d'aucune  autre  considération.  Nous  n'avons  rien  de  commun 
avec  les  factions  politiques;  nous  n'avons  aucun  égard  aux  dé- 
marcations qui  séparent  les  partis  de  vieille  ou  de  fraîche  date; 
peu  nous  importent  les  inconséquences  de  tel  ou  tel  meneur 
d'une  portion  de  la  Chambre  des  communes.  —  L'abrogation 
totale,  immédiate,  sans  condition  des  lois-céréales,  voilà  ce  que 

1  l'nconditional;  la  Ligue  entend  par  là  que  l'abolition  des  droits 
d'entrée,  sur  les  grains  étrangers,  ne  doit  pas  être  subordonnée  à  des 
dégrèvements  accordés  par  les  autres  nations  aux  produits  anglais. 

13. 


226  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

nous  demandons,  tout  ce  que  nous  demandons.  —  Nous  n'exi- 
geons pas  plus,  nous  n'accepterons  pas  moins  —  de  Robert  Peel 
ou  de  John  Russell,  —  de  lord  Melbourne  d'un  côté,  ou  de  lord 
Wellington  de  l'autre,  ou  de  lord  Brougham  de  tous  les  côtés. 
(Rires  et  approbation.)  Nous  sommes  en  paix  avec  tous  ceux  qui 
reconnaissent  ce  principe.  Mais  nous  ferons  une  guerre  éternelle 
à  ceux  qui  ne  l'accordent  pas.  —  Et  précisément  parce  que 
c'est  un  principe,  il  n'admet,  dans  nos  esprits,  aucune  transac-  . 
tio)i  quelconque.  (Applaudissements.)  C'est  là  notre  mot  d'or- 
dre. Il  y  a  une  classe  dans  le  pays  qui  ne  cesse  de  crier  :  c  Pas 
deconcessio7is.n  Et  nous,  nous  lui  répondons:  «  Pas  de  trans- 
action, ï)  Si  ce  mouvement,  ainsi  qu'on  l'a  quelquefois  fausse- 
ment représenté,  n'était  qu'une  pure  combinaison  industrielle; 
s'il  avait  pour  objet  de  relever  telle  ou  telle  branche  de  fabri- 
cation ou  de  commerce;  —  ou  bien  s'il  était  l'effort  d'un  parti 
et  s'il  aspirait  à  déplacer  le  pouvoir  au  détriment  d'une  classe  et 
au  profit  d'une  autre  classe  d'hommes  politiques  ;  ou  encore  si 
notre  cri  :  Liberté  d'échanges,  n'était  qu'un  de  ces  cris  populai- 
res, mis  en  avant  dans  des  vues  personnelles  ou  politiques, 
comme  le  cri;  A  bas  le  papisme!  et  autres  semblables,  qui 
ont  si  souvent  égaré  la  multitude  et  jeté  la  confusion  dans 
le  pays,  oh  !  alors,  nous  pourrions  transiger.  Mais  nous 
soutenons  un  principe  à  l'égard  duquel  notre  conviction 
est  faite,  et  qui  est  comme  la  substance  de  notre  conscience  ; 
nous  revendiquons  pour  l'homme  un  droit  antérieur  même  à 
toute  civilisation,  car  s'il  est  un  droit  qu'on  puisse  appeler  na- 
turel, c'est  certainement  celui  qui  appartient  à  tout  homme 
d'échanger  le  produit  deson  honnête  travail,  contre  ce  qu'il  juge 
le  plus  utile  à  sa  subsistance  ou  à  son  bien-être.  (Approbation.) 
Ce  n'est  pas  là  une  question  qui  admette  des  degrés,  ni  qui  se 
puisse  arranger  par  des  fractions.  Nous  respectons  tousles  droits  ; 
mais  nous  ne  respectons  aucun  abus.  (Applaudissements.)  Nous 
ne  comprenons  pas  cette  doctrine  qui  consiste  à  tolérer  un  cer- 
tain degré  de  vol,  d'iniquité  ou  d'oppression,  au  préjudice  d'un 
individu  ou  de  la  communauté.  Nous  considérons  au  point  de 
vue  du  juste  et  de  Vinjastelii  propriété,  quelle  qu'elle  soit,  réa- 
lisée par  le  travail  et  sanctionnée  par  les  lois  et  les  institutions 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  22  7 

humaines.  Nous  proclamons  notre  profond  respect  pour  la  pro- 
priété de  cette  classe  qui  est  la  plus  ardente  à  s'opposer  à  nos 
réclamations.  Les  domaines  du  seigneur  lui  appartiennent,  nous 
ne  prétendons  pas  y  toucher,  mettre  des  limites  à  leur  agglo- 
mération et  à  leur  division.  Nous  n'intervenons  pas  dans  l'ad- 
ministration de  ce  qui  lui  est  acquis  par  achat  ou  par  héritage. 
Qu'il  en  fasse  ce  qu'il  jugera  à  propos:  il  est  justiciable  de 
l'opinion  s'il  viole  les  lois  des  convenances  ou  de  la  moralité. 
Tant  qu'il  se  renferme  dans  les  limites  que  lui  prescrivent  les 
nécessités  des  sociétés  humaines,  nous  respectons  tous  ses 
droits.  Qu'il  proscrive  ou  tolère  la  chasse;  qu'il  abatte  ou  con- 
serve ses  forêts;  qu'il  accorde  ou  refuse  des  baux,  nous  ne  nous 
en  mêlons  pas.  Les  produits  de  ses  domaines  sont  à  lui  ou  à 
ceux  à  qui  il  les  loue.  Mais  il  y  a  une  chose  qui  n'est  pas  à  lui, 
et  c'est  le  travail  d'autrui,  c'est  l'industrie  de  ses  frères,  et  leur 
habileté,  et  leur  persévérance,  et  leurs  os  et  leurs  muscles,  et 
nous  ne  lui  reconnaissons  pas  le  droit  de  diminuei',  par  des  taxes 
à  son  profit,  le  pain  qui  est  le  fruit  de  leurs  travaux  et  de  leurs 
sueurs.  (Bruyantes  acclamations.)  Ils  sont  ses  frères,  et  non  pas 
ses  esclaves.  Les  bras  de  l'ouvrier  sont  sa  propriété,  et  non  pas 
celle  du  landlord.  Nous  réclamons  pour  nous  ce  que  nous  ac- 
cordons aux  seigneurs,  et  notre  principe  exige  le  même  res- 
pect, la  même  vénération  pour  la  propriété  de  celui  qui  n'a  au 
monde  que  sa  force  physique  pour  se  procurer  le  pain  du  soif 
par  le  travail  du  jour,  que  pour  celle  de  l'héritier  du  plus  vaste 
domaine  dont  on  puisse  s'enorgueillir  dans  la  Grande-Bretagne. 
(Applaudissements.)  Dans  notre  attachement  à  ce  principe,  nous 
nous  opposons  à  tout  empiétement  sur  la  propriété  de  la  classe 
industrieuse,  de  quelque  forme  qu'on  le  revête,  quel  que  soit 
le  but  auquel  on  veuille  le  faire  servir.  Notre  principe  exclut  le 
droit  fixe  aussi  bien  que  le  droit  graduel.  {Ai^^rohalion.)  L'un 
est  aussi  bien  que  l'autre  une  invasion  sur  les  droits  du  peuple, 
car  quelle  est  leur  commune  tendance  ?  Évidemment  d'élever 
le  prix  des  aliments,  et  tout  ce  qui  élève  le  prix  des  aliments, 
diminue  le  légitime  bien-être  des  classes  laborieuses.  Lorsque 
nous  nous  rappelons  la  condition  de  ces  classes;  quand  nous 
venons  à  songer  que  l'ouvrier  se  lève  avant  le  jour,  et  qu'il  est 


2  28  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

déjà  bien  tard  quand  il  peut  goûter  quelque  repos  et  manger  le 
pain  de  l'anxiété  ;  quand  nous  nous  rappelons  par  quels  fa- 
tigants efforts  il  obtient  dans  ce  monde  sa  chétive  pitance,  et 
combien  il  y  a  de  malheureuses  créatures  autour  de  nous  dont 
toute  l'histoire  est  résumée  dans  ces  tristes  vers  si  populaires  : 

Travaillons,  travaillons,  travaillons 
Jusqu'à  ce  que  nos  yeux  soient  rouges  et  obscurcis; 

Travaillons,  travaillons,  travaillons 
Jusqu'à  ce  que  le  vertige  nous  monte  au  cerveau. 

«  Quand  nous  sommes  témoins  d'une  telle  destinée,  nous  di- 
sons que  le  droit  fixe  ne  doit  pas  prendre  môme  un  farthing  sur 
la  part  exiguë  du  pauvre  pour  augmenter  les  trésors  d'un  duc  de 
Buckingham  ou  de  Richmond.  (Applaudissements  prolongés.) 
Bien  plus,  il  est  des  cas  où  le  droit  fixe  aurait  plus  d'inconvé- 
nients que  l'échelle  mobile  elle-même.  On  a  déjà  fait  cette  ob- 
jection contre  le  droit  fixe,  et  je  crois  qu'elle  a  déjà  frappé  ses 
partisans.  «  Que  ferez-vous  de  votre  droit  de  10,  de  8,  de  5  sh. 
lorsque  le  blé  s'élèvera,  comme  cela  peut  et  doit  quelquefois 
arriver,  à  un  prix  de  famine,  a  famine  price  ?  (Écoutez  !  écou- 
tez !)  Et  l'on  a  répondu  :  «Alors,  on  le  suspendra.  »  —  Mais  quel 
est  le  pouvoir  qui  décidera  cette  suspension,  et  sur  quelle 
épreuve  ?  Réalisez  dans  votre  imagination  la  situation  d'un  pre- 
inier  ministre  obligé  d'observer  le  pays  pour  décider  si  le  temps 
approche,  si  le  temps  est  arrivé  où  le  droit  fixe  sur  le  blé  sera 
remis,  parce  que  les  aliments  ont  atteint  le  prix  de  famine  !  Il  fau- 
dra qu'il  compte  dans  les  journaux  combien  d'êtres  humains  ont 
été  relevés  dans  nos  rues,  tombés  par  défaut  de  nourriture.  Com- 
bien faudra-t-il  de  cas  de  7norts  par  inanition  ?  quelle  somme  de 
maladies,  de  typhus,  de  mortalité  sera-t-il  nécessaire  de  con- 
stater pour  justifier  la  remise  du  droit  ?  Voilà  donc  les  occupa- 
tions d'un  premier  ministre  1 11  faudra  donc  qu'il  veille  auprès 
du  pays,  qu'il  compte  ses  pulsations,  comme  fait  le  médecin 
d'un  régiment  quand  on  flagelle  un  soldat.  —  la  main  sur  son 
poignet,  l'œil  sur  la  blessure  saignante,  l'oreille  attentive  au 
bruit  du  fouet  tombant  sur  les  épaules  nues,  prêt  à  s'écrier  : 
Arrêtez;  il  se  meurt  !  (Acclamations.)  Est-ce  là  le  rôle  du  pre- 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  229 

mier  ministre  du  gou-vernement  d'un  peuple  libre?  (Non,  non.) 
—  La  pente  est  glissante  quand  on  quitte  le  sentier  de  la  jus- 
tice. Oubliez  la  justice;,  et  vous  oublierez  bientôt  la  charité,  et 
l'humanité  vous  trouvera  sourde  à  ses  cris.  —  Un  droit  fixe! 
Mais  c'est  toujours  la  protection  sous  un  autre  nom,  et  la  pro- 
tection, c'est  cela  môme  que  la  Ligue  est  résolue  de  combattre 
et  d'anéantir  à  jamais.  —  Et  qu'6ntend-on  protéger?  L'agricul- 
ture, dit-on  ;  mais  quelle  branche  d'agriculture  ?  quelle  classe 
de  personnes?  Non,  non,  dépouillée  de  sophismes,  d'énigmes, 
de  circonlocutions,  cette  protection,  c'est  la  'protection  des  rentes, 
et  rien  de  plus.  (Approbation.)  Protection  aux  fermiers!  —  Et 
quel  fermier  s'est  jamais  enrichi  par  elle  ?  —  Protection  à  l'ou- 
vrier des  campagnes  !  Oh  !  oui  !  vous  l'avez  protégé  jusqu'à  ce 
qu'il  ait  descendu  tous  les  degrés  de  l'échelle  sociale  ;  jusqu'à 
ce  que  ses  vêlements  aient  été  convertis  en  haillons  ;  sa  chau- 
mière en  une  hutte;  jusqu'à  ce  que  sa  femme  et  ses  enfants, 
faute  de  vêtements,  aient  été  forcés  de  fuir  le  service  divin. 
Votre  protection  l'a  poursuivi  du  champ  à  la  maison  de  travail, 
et  de  la  maison  de  travail  à  la  cour  de  justice,  et  de  la  cour  de 
justice  au  cachot,  et  du  cachot  à  la  tombe.  C'est  sous  la  froide 
pierre  qu'il  trouvera  enfin  plus  de  protection  réelle  qu'il  n'en 

obtint  jamais  de  vos  lois.  (Acclamations  prolongées) 

«  Et  pourquoi  privilégier  une  classe  ?  Qu'y  a-t-il  dans  la  con- 
dition d'un  rentier  qui  lui  donne  droit  à  être  protégé  aux  dépens 
de  la  communauté?  Pourquoi  pas  protéger  aussi  le  philosophe, 
l'artiste,  le  poëte  ?  A  pareil  jour  naquit  un  poëte,  et  les  Écossais 
qui  m'entendent  savent  à  qui  je  fais  allusion,  car  beaucoup  de 
leurs  compatriotes  sont  réunis  aujourd'hui  pour  célébrer  l'an- 
niversaire de  Robert  Burns.  La  nature  en  avait  fait  un  poëte  ; 
la  protection  aristocratique  en  fit  un  employé.  Mais  la  seule 
protection  qui  lui  convint,  c'est  celle  qu'il  devait  à  ses  bras  vi- 
goureux et  à  son  âme  élevée.  Le  servilisme  lui  faisait  dire  : 

Je  n'ai  pas  besoin  de  me  courber  si  bas, 
Car,  grâce  à  Dieu,  j'ai  la  force  de  labourer  ; 
Et  quand  celte  force  viendra  à  me  faire  défaut, 
Alors,  grâce  à  Dieu,  je  pourrai  mendier. 


23  0  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

«  Et  il  se  sentait  l'indépendance  du  mendiant,  et,  en  réalité, 
elle  est  plus  digne  et  plus  respectable  que  l'indépendance  pé- 
cuniaire de  ceux  qui  l'ont  acquise  par  la  rapine  et  l'oppression. 

«  Et  pourquoi  la  Ligue  transigerait-elle  aujourd'hui?  Si 

elle  n'y  a  pas  songé  quand  elle  était  faible,  comment  y  songe- 
rait-elle quand  elle  est  forte  ?  Si  nous  avons  repoussé  toute  trans- 
action quand  nous  n'étions  qu'un  petit  nombre,  pourquoi  l'ac- 
cepterions-nous  quand  nous  sommes  innombrables?  Habitants 
de  Londres,  permettez-moi  de  vous  le  dire,  vous  n'avez  pas  l'idée 
de  la  puissance  de  la  Ligue,  et  il  serait  à  désirer  que  vous  en- 
voyassiez dans  les  comtés  du  Nord  une  députation  chargée 
d'observer  la  nature  de  cette  puissance,  sa  progression,  son  in- 
tensité. (Écoutez!  écoutez!)  Là,  vous  verriez  les  multitudes, 
hommes,  femmes,  enfants,  accourir,  s'assembler  et  mettre  la 
main  à  cette  œuvre  si  bien  faite  pour  éveiller  les  plus  intimes 
sympathies  du  cœur  humain  ;  les  maîtres  et  les  ouvriers  porter 
leur  cordiale  contribution  ;  les  femmes  payer  leur  tribut,  car 
elles  ont  compris  qu'il  leur  appartient  de  soulager  ceux  qui 
souffrent,  et  de  sympathiser  avec  les  opprimés,  et  l'enfant 
même,  respirer  comme  une  atmosphère  d'agitation  patriotique, 
pressentant  qu'un  jour  viendra,  —  alors  que  tant  de  glorieux 
dévouements  auront  assuré  le  triomphe  de  la  liberté  commer- 
ciale, —  où  il  pourra  dire  avec  orgueil  :  —  '«  Et  moi  aussi 
j'étais,  encore  enfant,  un  soldat  de  la  Ligue!  »  Oh!  si  vous 
pouviez  voir  l'ardeur  qui  les  anime,  vous  comprendriez  que 
l'arrêt  de  mort  du  monopole  est  prononcé;  oui,  le  jour  où  Lon- 
dres prendra  le  rôle  qui  lui  revient,  le  jour  où  la  voix  des  pro- 
vinces réveillera  l'écho  de  la  métropole,  !e  jour  où  votre  libé- 
ralité, votre  enthousiasme,  votre  ferme  résolution,  votre  foi 
dans  la  vérité  égalera  la  libéralité,  l'enthousiasme,  la  détermi- 
nation et  la  foi  de  vos  frères  du  Nord,  cejour-là,  l'œuvre  sera 
consommée  et  le  monopole  anéanti.  (Acclamations  prolongées.) 
L'idée  de  transiger  n'entrerait  pas  dans  la  tête  des  chefs  de  la 
Ligue,  alors  même  qu'ils  seraient  seuls  dans  la  lutte.  Rappe- 
lez-vous qu'ils  n'étaient  que  sept  quand  ils  proclamèrent  pour 
la  première  fois  le  principe  de  l'abrogation  immédiate  et  totale. 
Ils  persévéreraient  encore,  quand  bien  même  l'opinion  publique 


ou  l'agitation  anglaise.  231 

n'aurait  pas  été  éveillée,  quand  bien  môme  ces  vastes  meetings 
n'auraient  pas  encouragé  leurs  efforts,  car,  lorsqu'une  fois  un 
principe  s'empare  de  Tâme,  il  est  indomptable.  C'est  ce  qui  fait 
le  martyre  ou  la  victoire!  11  peut  y  avoir  des  victimes,  mais  il 
n'y  a  pas  de  défaite.  —  C'est  à  cette  foi  individuelle,  à  cette  ré- 
solution de  ne  jamais  transiger  sur  un  principe,  que  nous  de- 
vons tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  de  beau  sur  celte  terre.  Sans 
cette  foi,  nous  n'aurions  pas  eu  la  liberté  politique,  la  réforma- 
tion, la  religion  chrétienne.  Si  la  Ligue  pouvait  fléchir  dans  sa 
marche;  si  ceux  qui  la  dirigent  pouvaient  la  trahir,  eh  bien  ! 
qu'importe?  ils  ne  sont  que  l'avant-garde,  la  grande  armée  leur 
passerait  sur  le  corps  et  marcherait  toujours  jusqu'à  la  grande 
consommation.  (Acclamations.) 

((  Je  le  répète  donc,  pas  de  transactions.  On  nous  défie,  on 
nous  appelle  au  combat  ;  les  seigneurs  nous  jettent  le  gant  et 
ils  veulent,  disent-ils,  abattre  la  Ligue.  (Rires  ironiques.)  Eh 
bien,  nous  en  ferons  l'épreuve.  —  Ce  ne  sont  plus  les  fiers 
barons  de  Runnôymède.  Le  temps  de  la  chevalerie  est  passé; 
il  est  passé  pour  eux  surtout,  car  il  n'y  a  rien  de  chevaleres- 
que à  se  faire  marchand  de  blé  et  à  fouler  le  pays  pour  grossir 
son  lucre.  —  Mais  où  veulent-ils  en  venir  en  s'isolant  ainsi  au 
milieu  de  la  communauté?  Ils  créent  la  méfiance  parmi  les 
fermiers,  la  haine  et  l'insubordination  parmi  les  ouvriers;  ils 
se  déclarent  en  guerre  avec  tous  les  intérêts  nationaux;  ils  re- 
jettent les  Spencer,  les  Westminster,  les  Ducie,  les  Radnor; 
ils  se  dépouillent  de  ce  qui  constitue  leur  force  et  leur  dignité  ; 
où  veulent-ils  en  venir,  en  se  séparant  du  mouvement  social, 
en  rêvant  qu'ils  seront  toujours  assez  forts  pour  écraser  leurs 
concitoyens?  Ils  n'ont  rien  à  attendre  de  cette  politique,  si  ce 
n'est  ruine  et  confusion  !  S'ils  y  persistent,  ils  ne  tarderont  pas 
à  s'apercevoir  qu'ils  n'ont  d'autre  perspective-  qu'une  vie  de 
dangers  et  d'appréhensions;  ils  sentiront  la  terre  trembler  sous 
leurs  pas,  comme  on  dit  qu'elle  tremblait  partout  où  se  posait 
le  pied  du  fratricide  Caïn.  Qu'ils  parcourent  l'univers;  nulle 
part  ils  ne  rencontreront  la  sympathie  de  l'affection  et  le  sou- 
rire de  la  bienveillance.  Ah!  qu'ils  se  joignent  à  nous;  qu'ils 
s'unissent  à  la  nation;  c'est  là  que  les  attendent  le  respect,  la 


232  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

richesse,  le  bonheur; mais  s'ils  lui  déclarent  la  guerre,  la  des- 
truction menace  celle  caste  orgueilleuse.  » 

L'orateur  discute  quelques-uns  des  sopbismes  sur  lesquels 
s'appuie  le  régime  restrictif,  et  en  particulier  le  prétexte 
tiré  de  Y  indépendance  nationale.  Il  poursuit  en  ces  termes  : 

«  Être  indépendants  de  l'étranger,  c'est  le  thème  favori  de 
rarislocralie.  Elle  oublie  qu'elle  emploie  le  guano  à  fertiliser 
les  champs,  couvrant  ainsi  le  sol  britannique  d'une  surface  de 
sol  étranger  qui  pénétrera  chaque  atome  de  blé,  et  lui  impri- 
mera la  tache  de  cette  dépendance  dont  elle  se  montre  si  im- 
patiente. Mais  qu'est-il  donc  ce  grand  seigneur,  cet  avocat  de 
l'indépendance  nationale,  cet  ennemi  de  toute  dépendance 
étrangère?  Examinons  sa  vie.  Voilà  un  cuisinier  français  qui 
prépare  le  dîner  pour  le  maître,  et  un  valet  suisse  qui  apprête  le 
maître  pour  le  dîner»  (Éclats  de  rire.)Milady,  qui  accepte  sa  main, 
est  toute  resplendissante  de  perles  qu'on  ne  trouve  jamais  dans 
les  huîtres  britanniques,  et  la  plume  qui  flotte  sur  sa  tête  ne  fut 
jamais  la  queue  d'un  dindon  anglais.  Les  viandes  de  sa  table 
viennent  de  la  Belgique;  ses  vins,  du  Rhin  et  du  Rhône.  Il  re- 
pose sa  vue  sur  des  fleurs  venues  de  V Amérique  du  Sud,  et  il 
gratifie  son  odorat  de  la  fumée  d'une  feuille  apportée  de  V Amé- 
rique du  Nord.  Son  cheval  favori  est  d'origine  arabe,  son  petit 
chien  de  la  race  du  Saint-Bernard.  Sa  galerie  est  riche  de  ta- 
bleaux flamands  et  de  statues  grecques.  Veut-il  se  distraire,  il 
va  entendre  des  chanteurs  italiens  vociférant  de  la  musique 
allemande,  le  tout  suivi  d'un  ballet  français,  S'élève-t-il  aux 
honneurs  judiciaires,  l'hermine  qui  décore  ses  épaules  n'avait 
jamais  figuré  jusque-là,  sur  le  dos  d'une  bête  britannique. 
(Éclats  de  rire.)  Son 'esprit  même  est  une  bigarrure  de  contri- 
butions exotiques.  Sa  philosophie  et  sa  poésie  viennent  de  la 
Grèce  et  de  Rome;  sa  géométrie,  d'Alexandrie  ;  son  arithmé- 
tique d'Arabie,"  et  sa  religion  de  Palestine.  Dès  son  berceau,  il 
presse  ses  dents  naissantes  sur  le  corail  de  l'océan  Indien,  et 
lorsqu'il  mourra,  le  marbre  de  Carrare  surmontera  sa  tombe. 
(Bruyants  applaudissements.)  Et  voiîà  l'homme  qui  dit  :  Soyons 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  23  3 

indépendanis  de  l'élranger  !  Soumettons  le  peuple  à  la  taxe; 
admettons  la  privation,  le  besoin,  les  angoisses  et  les  étreintes 
de  l'inanition  même;  mais  soyons  indépendants  de  l'étranger! 
(Écoutez  !)  Je  ne  lui  dispute  pas  son  luxe  ;  ce  que  je  lui  reproche 
c'est  le  sophisme,  l'hypocrisie,  l'iniquité  de  parler  d'indépen- 
dance, quant  aux  aliments,  alors  qu'il  se  soumet  à  dépendre 
de  l'étranger  pour  tous  ces  objets  de  jouissance  et  de  faste.  Ce 
que  les  étrangers  désirent  surtout  nous  vendre,  ce  que  nos  com- 
patriotes désirent  surtout  acheter,  c'est  le  blé  ;  et  il  ne  lui  ap- 
partient pas,  à  lui,  qui  n'est  de  la  tête  aux  pieds  que  l'œuvre  de 
l'industrie  étrangère,  de  s'interposer  et  de  dire  :  «  Vous  serez 
indépendants,  moi  seul  je  me  dévoue  à  porter  le  poids  de  la 
dépendance.  »  Nous  rie  transigeons  pas  avec  de  tels  adversaires, 
non,  ni  même  avec  la  législature.  Nous  ne  recourrons  pas  à  la 
législature  dans  cette  session.  (Écoutez  !  écoutez  1)  Plus  de  péti- 
tions. (Approbation.  )  Membres  de  la  Chambre  des  communes, 
membres  de  la  Chambre  des  lords,  faites  ce  qu'il  vous  plaira  et 
comme  il  vous  plaira,  —  nous  en  appelons  à  vos  maîtres.  (Ton- 
nerre d'applaudissements  qui  se  renouvellent  à  plusieurs  re- 
prises.) La  Ligue  en  appelle  à  vos  commettants,  aux  créateurs 
des  législateurs  ;  elle  leur  dit  qu'ils  ont  mal  rempli  leur  tâche, 
elle  leur  enseigne  à  la  mieux  remplir,  à  la  première  occasion. 
(Nouveaux  applaudissements.)  C'est  sur  ce  terrain  que  nous 
transportons  la  lutte;  et  nos  moyens  sont,  non  point,  comme 
on  l'a  dit  faussement,  la  calomnie.  Terreur,  la  corruption, 
mais  de  persévérants  efforts  pour  faire  pénétrer  dans  ceux  qui 
possèdent  le  pouvoir  politique,  Lintelligence  et  l'indépendance 
qui  ennoblissent  l'humanité.  Remarquons  qu'un  notable  chan- 
gement s'est  déjà  manifesté  dans  les  élections,  depuis  que  la  Li- 
gue a  adopté  cette  nouvelle  ligne  de  conduite.  Tandis  que  ses 
adversaires  recherchent  tous  les  sales  recoins,  toutes  les  taches 
de  boue  qui  peuvent  se  trouver  dans  le  caractère  de  l'homme, 
pour  bâtir  là-dessus  ;  tandis  que  les  gens  qui  exploitent  en  grand 
le  monopole  du  sol  britannique,  vont  chassant  au  tailleur  et  au 
cordonnier  et  lui  disent  :  «  N'avez-vous  pas  aussi  quelque  petit 
monopole?  Soutenez-nous,  nous  vous  soutiendrons.»  Tandis 
qu'ils  gouvernent  avec  les  mauvaises  passions,  avec  ce  qu'il  y 


^3  4  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

a  de  folie  et  de  bassesse  dans  la  nature  humaine,  la  Ligue  s'ef- 
force de  mettre  en  œuvre  les  piincipes,  la  vérité;  et  réveillant, 
non  la  partie  brutale,  mais  la  partie  divine  de  l'âme,  de  réali- 
ser cet  esprit  d'indépendance  sans  lequel  ni  les  institutions,  ni 
les  garanties  politiques,  ni  les  droits  de  suffrage,  ne  firent  et  ne 
feront  jamais  un  peuple  grand  et  libre.  C'est  pour  cela  qu'ils 
nous  appellent  des  étrangers  et  des  intrus...» 

L'orateur  établit  ici  des  documents  statistiques  qui  prou- 
vent que  la  mortalité  et  la  criminalité  ont  toujours  été  en 
raison  directe  de  rélévation  du  prix  des  aliments.  II  con- 
tinue ainsi  : 

«  Voilà  l'expérience  d'un  grand  nombre  d'années  résumée 
en  chiffres.  Elle  fait  connaître  les  résultats  de  ce  système,  horri- 
ble calcul,  qui  montre  l'âme  succombant  aussi  bien  que  les 
corps,  les  tendances  les  plus  généreuses  et  les  plus  naturelles 
conduisant  au  crime,  l'amour  de  la  famille  transformé  en  un 
irrésistible  aiguillon  au  mal,  et  la  perversité  décrétée  pour 
ainsi  dire  par  acte  de  la  législature.  (Écoutez  !  écoutez  !)  Oh  îje 
le  déclare  à  la  face  du  ciel  et  de  la  terre,  j'aimerais  mieux  com- 
paraîire  à  la  barre  d'Old-Bailey  comme  prévenu  d'un  de  ces 
crimes  auxquels  poussent  fatalement  ces  lois  iniques,  '  que 
d'être  du  nombre  de  ceux  qui  profitent  de  ces  lois  pour  extraire 
de  l'or  des  entrailles,  du  cœur  et  de  la  conscience  de  leurs 
frères.  (Immenses  acclamations,  l'auditoire  se  lève  en  masse, 
agitant  les  chapeaux  et  les  mouchoirs.) 

«  Nous  dira-t-on  qu'il  faut  attendre  une  plus  longue  expé- 
rience ?  Qu'il  faut  éprouver  encore  le  tarif  de  R.  Peel  ou  de 
nouvelles  formes  du  monopole  ?  Mais,  c'est  expérimenter  la 
privation,  l'incertitude,  la  souffrance,  la  faim,  le  crime  et  la 
mort.  C'est  un  vieil  axiome  médical  que  les  expériences  doivent 
se  faire  sur  la  vile  matière.  Mais  voici  des  lois  qui  expérimen- 
tent cruellement  sur  le  corps  môme  d'une  grande  et  malheu- 
reuse nation.  (Applaudissements.)  Oh  !  c'en  est  assez  pour  ré- 
veiller tous  les  sentiments  de  l'âme;  hommes,  femmes,  enfants, 
levons-nous,  prêchons  la  croisade   contre  cette  horrible  ini- 


ou    L'AGITATION    ANGLAISE.  235 

quitéj  et  fermons  l'oreille  à  toute  proposition  jusqu'à  ce  qu'elle 
soit  anéantie  à  jamais.  Habitants  de  cette  métropole^  prenez 
dans  nos  rangs  la  place  qui  vous  convient.  Combinons  nos  ef- 
forts, et  ne  nous  accordons  aucun  repos  jusqu'à  ce  que  nos 
yeux  soient  tt5moins  de  ce  spectacle  si  désiré  :  le  géant  du  tra- 
vail libre  assis  sur  les  ruines  de  tous  les  monopoles.  (Applau- 
dissements.) C'est  pour  cela  que  nous  agitons  d'année  en  année, 
et  tant  qu'il  restera  un  atome  de  restriction  sur  le  statute-book, 
tant  qu'il  restera  une  taxe  sur  la  nourriture  du  peuple^  tant 
qu'il  restera  une  loi  contraire  aux  droits  de  l'industrie  et  du 
travail;  nous  ne  nous  désisterons  jamais  de  Vagilation,  jamais  ! 
jamais  !  jamais  !  (Applaudissements  enthousiastes.)  Nous  mar- 
cbons  vers  la  consommation  de  cette  œuvre,  convaincus  que 
nous  réalisons  le  bien,  non  de  qjjelques-uns,  mais  de  tous, 
même  de  ceux  qui  s'aveuglent  sur  leurs  vrais  intérêts,  car  l'uni- 
verselle liberté  garantit  aussi  bien  le  plus  vaste  domaine  que 
Thumble  travail  de  celui  qui  n'a  que  ses  bras.  Nous  croyons 
que  la  liberté  commerciale  développera  la  liberté  morale  et  in- 
tellectuelle, enseignera  à  toutes  les  classes  leur  mutuelle  dé- 
pendance, unira  tous  les  peuples  par  les  liens  de  fraternité,  et 
réalisera  enfin  les  espérances  du  grand  poëte  qui  fut  donné,  à 
pareil  jour,  à  l'Ecosse  et  au  monde  : 

Prions,  prions  pour  qu'arrive  bientôt 

Comme  il  doit  arriver,  ce  jour 
Où,  sur  toute  la  surface  du  monde, 

L'homme  sera  un  frère  pour  l'homme  !  » 

(Longtemps  après  que  l'honorable  orateur  a  repris  son 
siège,  les  acclamations  enthousiastes  retentissent  dans  la 
salle.) 

MM.  Milner  Gibson  et  le  Rév.  J.  Burnett  parlent  après 
M.  Fox.  La  séance  est  levée  à  11  heures. 


2  36  COBDEN   ET   LA    LIGCE 

SECOND   MEETING    AU   THÉÂTRE   DE   COVENT-GARDEN. 

1er  février  1844. 

Le  second  meeting  hebdomadaire  de  la  Ligue  avait  attiré, 
mardi  soir,  au  théâtre  de  Govent-Garden,  une  foule  nom- 
breuse et  enthousiaste.  Le  nom  de  lord  Morpeth  circule  dans 
toute  la  salle.  On  parle  d'une  entrevue  qui  eut  lieu  à  Wake- 
field,  hier,  entre  le  noble  lord,  membre  de  la  dernière  admi- 
nistration, et  M.  Gobden.  Cette  nouvelle  provoque  une  vive 
satisfaction,  à  laquelle  succède  le  désappointement  lorsqu'on 
apprend  que  Sa  Seigneurie  n'a  pas  complètement  répondu 
aux  espérances  que  la  Ligue  avait  fondées  sur  son  noble 
caractère,  son  humanité  et  son  patriotisme. 

Le  président  rend  compte  des  nombreux  meetings  qui 
ont  été  tenus  dans  les  provinces  depuis  la  dernière  séance, 
ainsi  que  des  sommes  qui  ont  été  recueillies. 

Au  moment  où  nous  sommes  parvenus,  un  grand  chan- 
gement s'est  opéré  dans  l'attitude  de  l'aristocratie.  Jusqu'ici 
nous  l'avons  vue  dédaigner  le  réveil  de  l'opinion  publique, 
et  chercher  à  l'égarer  en  lui  présentant,  comme  remède 
aux  souffrances  du  peuple,  des  plans  plus  ou  moins  chari- 
tables, plus  ou  moins  réalisables,  tantôt  le  travail  limité  par 
la  loi  (le  bill  des  dix  heures),  tantôt  l'émigration  forcée. 

Aujourd'hui  que  l'action  intellectuelle  et  morale  de  la 
Ligue  menace  de  devenir  irrésistible,  l'aristocratie  sort  enfin 
de  sa  dédaigneuse  apathie.  L'apaisement  de  l'agitation  irlan- 
daise et  la  dissolution  du  meeting  de  Glontarf  lui  donnent 
l'espérance  d'étouffer  l'agitation  commerciale  par  l'inter- 
vention de  la  loi.  Et  en  même  temps  qu'elle  dénonce,  comme 
dangereux  et  illégaux,  les  meetings  de  la  Ligue,  par  une 
contradiction  manifeste,  elle  organise  un  vaste  système  d'as- 
sociations affiliées  entre  elles,  ayant  pour  but,  sous  le  nom 


ou   l'agitation   anglaise.  2  37 

d'anli-LigLie,  le  mainàeii  des  monopoles  et  delà  protection. 
—  La  lutte  devient  donc  plus  serrée,  plus  personnelle,  plus 
animée.  Chacune  de  son  côté,  la  Ligue  et  l'anti-Ligue 
avaient  espéré  que  leurs  efforts,  influant  sur  la  marche  des 
aff*aires,  trouveraient  quelque  écho  dans  le  discours  de  la 
reine.  Les  free-traders  espéraient  que  Sir  Robert  Peel  don- 
nerait, dans  la  présente  session,  quelque  développement  à 
son  plan  de  réforme  financière  et  commerciale.  Les  prohi- 
bitionnistes  ne  doutaient  pas,  au  contraire,  que  le  premier 
ministre,  cédant  à  la  pression  de  cette  majorité  qui  l'a  porté 
au  pouvoir,  ne  revînt  sur  quelques-unes  des  mesures  libé- 
rales adoptées  en  d842.  Mais  le  discours  du  trône,  prononcé 
dans  la  journée  môme,  a  trompé  l'attente  des  deux  partis. 
Le  ministère  y  garde  le  silence  le  plus  absolu  à  l'égard  de  la 
détresse  publique  et  des  moyens  d'y  remédier. 

Tels  sont  les  objets  qui  servent  de  texte  aux  'discours 
prononcés,  dans  le  meeting  du  1"  février,  par  le  docteur 
Dowring,  le  col.  Thompson  et  M.  Bright.  Bien  qu'ils  doivent 
avoir  pour  le  public  anglais  un  intérêt  plus  actuel,  plus  in- 
cisif, que  des  dissertations  purement  économiques,  fidèles 
à  la  loi  que  nous  nous  sommes  imposée  de  sacrifier  ce  qui 
peut  plaire  à  ce  qui  doit  instruire,  nous  nous  abstenons 
d'appeler  l'attention  du  public  français  sur  cette  nouvelle 
phase  de  l'agitation. 

Nous  croyons  utile,  cependant,  de  donner  une  relation 
succincte  de  l'entrevue  de  lord  Morpeth  avec  M.  Cobden. 
Lord  Morpeth,  ayant  été  un  des  chefs  influents  de  l'adminis- 
tration whig,  renversée  en  1841  par  les  torys,  on  comprend 
que  son  adhésion  aux  principes  absolus  de  la  Ligue  devait 
être  considérée  comme  un  fait  grave,  et  de  nature  à  exercer 
une  grande  influence  sur  le  mouvement  des  majorités  et 
des  partis.  L'attitude  de  ces  deux  hommes  d'ailleurs,  la 
franchise  de  leurs  explications^  leur  fidélité  aux  principes, 
nous  ont  semblé  une  peinture  de  mœurs  constitutionnelles, 


23  s  COBDEN   ET   L\   LIGLE 

dignes  d'être  proposées  pour  exemple  à  nos  hommes  poli- 
tiques. 

WAKEFIELD. 

Extrait  du  Morning-Chronicle,  31  janvier  1844. 

La  démonstration  des  free-traders  du  West-Riding  du 
Yorkshire  a  eu  lieu  ce  soir  dans  la  vaste  salle  de  la  Halle 
aux  blés,  qui  était  magnifiquement  décorée  de  draperies  et 
ornée  de  fleurs.  Six  cent  trente-trois  sièges  avaient  été  pré- 
parés autour  de  la  table  du  banquet. 

Vingt-cinq  villes  da  Yorkshire  avaient  envoyé  des  délé- 
gués à  la  séance.  —  Le  fauteuil  est  occupé  par  M.  Marshall, 
qui  a,  à  sa  droite,  lord  Morpeth,  et  à  sa  gauche  M.  Cobden. 

Après  les  toasts  d'usage,  le  président  se  lève  et  dit  : 

«  Nous  sommes  réunis  aujourd'hui,  en  dehois  de  toute  dis- 
tinction de  partis  et  d'opinions  politiques,  pour  discuter  les 
avantages  de  la  liberté  absolue  de  l'industrie,  du  travail  et  du 
commerce.  Nous  reconnaissons  ce  grand  principe  comme  l'uni- 
que objet  du  meeting.  Il  y  a  dans  cette  enceinte  des  hommes 
qui  représentent  toutes  les  nuances  des  opinions  politiques,  et 
ils  entendent  bien  se  réserver,  à  cet  égard,  toute  leur  indépen- 
dance. Quand  nous  jetons  nos  regards  autour  de  nous,  quand 
nous  voyons  ce  qu'est  l'Angleterre,  ce  que  l'industrie  l'a  faite^ 
et  que  nous  venons  à  penser  que  le  peuple,  qui  a  élevé  lu  na- 
tion à  ce  degré  de  grandeur,  travaille  sous  le  poids  des  chaînes, 
sous  la  pression  des  monopoles,  au  milieu  des  entraves  de 
la  restriction,  ne  sentons-nous  pas  la  honte  nous  brûler  le 
front?  Pouvons-nous  êlre  témoins  d'un  phénomène  aussi 
étrange,  sans  sentir  profondément  gravé  dans  nos  cœurs  le 
désir  de  vouer  toute  notre  énergie  à  combattre  une  telle 
servitude,  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  radicalement  détruite,  jus- 
qu'à ce  que  noire  industrie  soit  aussi  libre  que  nos  personnes 
et  nos  pensées?  Je  ne  m't'tendrai  pourtant  pas  sur  ce  sujet 
qu'il  appartient  à  d'autres  que  moi  de  traiter.  Je  me  bornerai 


ou   l'agitation   anglaise.  239 

à  rapporter  une  preuve,  et  de  la  bonté  de  notre  cause,  et  de 
l'efficacité  avec  laquelle  elle  a  été  soutenue  ;  et  cette  preuve, 
c'est  le  nombre  toujours  croissant  de  nouveaux  adhérents  à  nos 
principes  qui,  de  toutes  les  classes  de  la  société,  et  de  tous  les 
points  du  royaume,  accourent  en  foule  dans  notre  camp.  Ces 
conquêtes  n'ont  été  acquises  à  la  ligue  par  aucune  con- 
cession, par  aucune  transaction  sur  son  principe.  C'est  au  prin- 
cipe qu'il  faut  nous  attacher;  il  est  le  gage  de  notre  union  et 
de  notre  force.  Ce  n'est  pas  un  de  nos  moindres  encouragements 
que  de  voir  maintenant  nos  plus  fermes  soutiens  sortir  des 
rangs  les  plus  nobles  et  des  plus  opulents  propriétaires  terriens 
(applaudissements),  des  plus  habiles  et  des  plus  riches  agricul- 
teurs, aussi  bien  que  des  classes  manufacturières.  Mais  si  nous 
offrons  notre  accueil  hospitalier  à  tant  de  nouveaux  adhérents, 
il  en  est  un  surtout  dont  nous  devons  saluer  la  bienvenue,  lord 
Morpeth.  (Ici  l'assemblée  se  lève  comme  un  seul  homme,  et 
des  salves  d'applaudissements  se  succèdent  pendant  plusieurs 
minutes.  Parfois,  il  semble  que  le  silence  va  se  rétablir,  mais 
les  acclamations  se  renouvellent  à  plusieurs  reprises  avec  une 
énergie  croissante.)  Lord  Morpeth  n'est  pas  un  nouveau  con- 
verti aux  principes  de  la  liberté  du  commerce  ;  ce  n'est  pas  la 
première  fois  qu'il  assiste  aux  meetings  du  West-Riding.  C'est 
parce  que  nous  le  connaissons  bien,  parce  que  nous  apprécions 
en  lui  l'homme  privé  aussi  bien  que  l'homme  d'État,  parce  que 
nous  admirons  la  puissance  de  son  intelligence  comme  les  qua- 
lités de  son  cœur,  c'est  pour  ce  motif  que  le  retour  de  lord 
Morpeth  parmi  nous  est  accueilli  avec  ce  respect,  cette  cordia- 
lité que  devait  exciter  la  coopération  à  notre  œuvre  d'un  nom 
aussi  distingué.  Gentlemen,  je  propose  la  santé  du  très-hono- 
rable vicomte  Morpeth.  » 

Lord  Morpeth  se  lève  (applaudissements),  et  après  avoir 
remercié,  il  s'exprime  ainsi  : 

«  Si  je  ne  me  trompe,  le  principal  objet  de  cette  réunion  est, 
de  la  part  du  West-Riding  du  Yorkshire,  d'honorer  et  d'encou- 
rager la  Ligue,  ainsi  que  sa  députation  ici  présente,  et  de  dé- 


2  4  0  COBDEN    ET   LA   LIGUE 

terminer,  autant  que  cela  dépend  d'elle,  l'abrogation  totale  et 
immédiate  des  lois-céréales.  (Bruyants  applaudissements.)  Vous 
m'informez  que  c'est  bien  là  le  but  de  cette  assemblée.  (Oui, 
certainement.)  Eh  bien,  je  sais  qu'il  me  sera  demandé  par  les 
amis  comme  par  les  ennemis  :  «  Êtes-vous  préparé  à  aller  aussi 
loin  ?  »  La  dernière  fois,  ainsi  que  vous  vous  le  rappelez  sans 
doute,  que  je  me  suis  occupé  des  lois-céréales,  c'était  en  1841, 
alors  que,  comme  membre  du  cabinet  de  cette  époque,  j'étais 
un  des  promoteurs  du  droit  fixe  de  8  shillings.  (Écoutez  !  écou- 
tez !)  Celte  proposition  entraîna  notre  chute,  parce  que  les  dé- 
fenseurs du  système  actuel,  qui  étaient  nos  adversaires  alors, 
comme  ils  sont  les  vôtres  aujourd'hui,  pensèrent  que  nous  ac- 
cordions trop,  et  que  notre  mesure  était  surabondamment  libé- 
rale envers  le  consommateur.  Mais  bien  loin  que  l'insuccès 
m'ait  changé  et  que  notre  chute  m'ait  ébranlé,  je  crois  qu'il 
est  maintenant  trop  tard  pour  transiger  sur  ces  termes  (ici 
l'assemblée  se  lève  en  masse  et  applaudit  avec  enthousiasme), 
et  que  ce  qui  était  alors  considéré  comme  trop  par  les  consti- 
tuants de  l'empire,  serait  trop  peu  aujourd'hui.  En  outre,  le 
fait  même  de  ma  présence  dans  cette  enceinte,  libre  de  toute 
influence,  sans  avoir  pris  conseil  de  personne,  sans  m'être  en- 
tendu avec  qui  que  ce  soit,  agissant  entièrement  et  exclusive- 
ment pour  moi-même,  tout  cela,  gentlemen,  vous  donne  la 
preuve  que  je  ne  refuse  pas  de  reconnaître  le  zèle  et  l'énergie 
déployés  par  la  Ligue  (sans  accepter  naturellement  la  respon- 
sabilité de  tout  ce  qu'elle  a  pu  dire  ou  pu  faire)  ;  que  je  ne  re- 
fuse pas  ma  sympathie  à  cette  lutte  que  vous,  mes  commettants 
du  Yorkshire,  vous  soutenez  avec  tant  de  courage,  et  comme 
vous  l'avez  prouvé  .récemment,  avec  tant  de  libéralité,  dans 
une  cause  où  vous  pensez,  et  vous  pensez  avec  raison  (applau- 
dissements) ,  que  vos  plus  chers  intérêts  sont  profondément 
engagés.  Mais,  gentlemen,  quoiqu'il  me  fût  facile  de  m'envelop- 
per  dans  de  vagues  généralités,  et  de  m'abstenir  de  toute  expres- 
sion contraire  môme  à  ceux  d'entre  vous  dont  les  idées  sont 
les  plus  absolues,  cependant  en  votre  présence,  en  présence  de 
vos  hôtes  distingués,  dussé-je  réprimer  ces  applaudissements 
que  vous  avez  fait  retentir  autour  de  moi,  et  refroidir  l'ardeur 


ou   l'agitation    anglaise.  24  1 

qui  se  montre  dans  votre  accueil,  je  me  fais  un  devoir  de  dé- 
clarer que  je  ne  suis  pas  préparé  à  m'interdire  pour  l'avenir, 
—  soit  que  je  vienne  à  penser  que  l'intérêt  bien  entendu  du 
trésor  le  réclame,  ou  que  je  ne  voie  pas  d'autre  solution  plus 
efficace  à  la  question  qui  nous  agite,  soit  encore  que  je  le  con- 
sidère comme  un  grand  pas  dans  la  bonne  voie,  —  dans  ces 
hypothèses  et  au  très  semblables,  je  ne  m'interdis  pas  la  faculté 
d'acquiescer  à  un  droit  tîxe  et  modéré.  (Grands  cris  :  «  JNon, 
non,  cela  ne  nous  convient  pas.  »  Marques  de  désapprobation.) 
Je  m'attendais  à  ce  que  la  liberté  que  je  dois  néanmoins  me 
réserver  provoquerait  ces  signes  de  dissentiment.  Mais  après 
m'ètre  prononcé  comme  je  crois  qu'il  appartient  à  un  honnête 
homme,  qui  ne  saurait  prévoir  dans  quel  concours  de  circon- 
stances il  peut  se  trouver  engagé,  je  déclare,  avec  la  môme  fran- 
chise, que  je  ne  suis  nullement  infatué  du  droit  fixe.  A  vrai  dire, 
réduit  au  taux  modéré  que  j'ai  indiqué,  je  ne  lui  vois  plus  cette 
importance  qu'y  attachent  ses  défenseurs  et  ses  adversaires;  et  je 
suis  sûr  au  moins  de  ceci  :  que  je  préférerais  l'abrogation,  même 
l'abrogation  totale  et  immédiate,  àla  permanence  de  laloi  actuelle 
pendant  une  année.  (Tonnerre  d'applaudissements.)  lit  même, 
si  dans  le  cours  de  la  présente  année  l'abrogation  totale  et  im- 
médiate pouvait  être  emportée,  —  comme  je  me  doute  que  cela 
arriverait,  gentlemen,  si  la  décision  dépendait  de  vous,  — je  ne 
serais  certainement  pas  inconsolable,  ni  bien  longtemps  à  en 
prendre  mon  parti.  (Applaudissements.)  —  Sa  Seigneurie  dé- 
clare qu'elle  a  partagé  la  satisfaction  de  l'assemblée  lorsque 
M.  Plint  a  rendu  compte  des  progrès  de  la  cause  de  la  liberté. 
Elle  annonce  qu'elle  va  porter  ce  toast  :  «  A  la  prospérité  du 
«  West-Riding  ;  puissent  les  classes  agricoles,  manufacturières 
«  et  commerciales,  reconnaître  que  leurs  vrais  et  permanents 
«  intérêts  sont  indissolublement  unis  et  ont  leur  base  la  plus 
«  solide  dans  la  liberté  du  travail  et  des  échanges.  »  Après  avoir 
peint  en  termes  chaleureux  les  heureux  résultats  du  commerce 
liLre,  le  noble  lord  ajoute  :  «  Je  ne  veux  pas,  gentlemen,  déve- 
lopper ici  une  argumentation  sérieuse  et  solennelle,  peu  en 
harmonie  avec  le  caractère  de  celte  fête,  quoique  je  ne  doute 
pas  que  votre  détermination  ne  soit  calme,  mais  sérieuse.  (Oui  ! 

III.  14 


2  42  COBDEiN    ET    LA    LIGUE 

oui  !  nous  sommes  déterminés.)  Mais  ce  que  je  voudrais  faire 
pénétrer  dans  l'esprit  de  nos  adversaires,  des  adversaires  delà 
liberté  de  l'industrie,  c'est  que  leur  système  lutte  contre  la  na- 
ture elle-même  et  contre  les  lois  qui  régissent  l'univers.  (Ap- 
plaudissements.) Car,  gentlemen,  quelle  est  l'évidente  signifi- 
cation de  cette  diversité  répandue  sur  la  surface  du  globe^,  ici 
tant  de  besoins,  là  tant  de  superflu;  tant  de  dénûment  sur  un 
point,  et,  sur  un  autre,  une  profusion  si  libérale?  Les  poètes 
se  sont  plu  quelquefois  à  peupler  de  voix  les  brises  du  rivage, 
et  à  prêter  un  sens  aux  échos  des  montagnes;  mais  les  mots 
réels  que  la  nature  fait  entendre,  dans  l'infinie  variété  de  ses 
phénomènes,  c'est  :  Travaillez,  échangez,  »  etc. 

Le  maire  de  Leeds  porte  la  santé  de  MM.  Cobden,  Bright 
et  des  autres  membres  de  la  députation  de  la  Ligue. 

M.  CoBDEN.  (Pend'ant  plusieurs  minutes  les  acclamations  qui 
retentissent  dans  la  salle  empêchent  l'orateur  de  se  faire  en- 
tendre. Quaud  le  silence  est  rétabli,  il  déclare  qu'il  n'accepte 
pour  lui  et  pour  M.  Bright  qu'une  partie  des  éloges  qui  ont  été 
exprimés  par  le  maire  de  Leeds.  Il  y  a  dans  la  Ligue  d'énergi- 
ques ouvriers  dont  le  nom  n'est  guère  entendu  au  delà  de  la 
salle  du  conseil,  et  qui  cependant  ne  travaillent  pas  avec  moins 
de  dévouement  et  d'efficacité  que  ceux  qui,  par  la  nature  de 
leurs  fonctions,  sont  plus  en  contact  avec  le  public.  Après  quel- 
ques autres  considérations,  l'orateur  continue  ainsi)  :  On  nous 
a  objecté  dans  une  autre  enceinte  que  le  blé  était  une  matière 
imposable.  Gentlemen,  comme  free-  traders,  nous  n'entendons 
pas  nous  immiscer  dans  le  système  des  taxes  levées  sur  le  pays,  et 
si  l'on  proposait  de  lever  loyalement  et  équitablement  un  impôt 
sur  le  blé,  sans  que  cet  impôt,  par  une  voie  insidieuse,  impli- 
quât un  odieux  monopole,  je  ne  pense  pas  qu'en  tant  que  mem- 
bres de  la  Ligue  nous  soyons  appelés  à  intervenir,  quoique  une 
taxe  sur  le  pain  soit  une  mesure  dont  je  ne  connais  aucun 
exemple  dans  l'histoire  des  pays  même  les  plus  barbares.  Mais 
que  nous  propose-t-on  ?  De  taxer  le  blé  étranger  sans  taxer  le 
blé  indigène  ;  et  l'objet  notoire  de  ce  procédé,  c'est  de  conférer 
une  protection  au  producteur  national.  Eh  bien  !  nous  nous  op- 


ou  L  AGITATION   ANGLAISE.  2A3 

posons  à  cela,  parce  que  c'est  du  monopole;  nous  nous  oppo- 
sons à  cela  en  nous  fondant  sur  un  principe,  et  notre  opposition 
est  d'autant  plus  énergique,  qu'il  s'agit  d'une  taxe  qui  n'otfre 
aucune  compensation  à  la  très-grande  majorité  de  ceux  qu'elle 
frappe.  Il  n'est  pas  au  pouvoir  du  gouvernement,  en  efl'et,  de 
donner  protection  aux  manufacturiers  et  aux  ouvriers;  et, 
quant  à  eux,  le  monopole  du  pain  est  une  pure  injustice.  S'il  y 
a  quelques  personnes  qui  désirent,  en  toute  honnêteté,  asseoir 
une  taxe  sur  le  blé,  qu'elles  proposent^  afin  de  monlrer  la 
loyauté  de  leur  dessein,  de  prélever  cette  taxe,  par  l'accise,  et 
sur  le  blé,  à  la  mouture.  Personnellement,  je  résisterai  à  cet 
impôt.  Mais  parlant  comme  free-trader,\Q  A\?>  que  si  l'on  veut 
une  loi  céréale  qui  n'inflige  pas  un  monopole  au  pays,  il  faut 
taxer  les  céréales  de  toutes  provenances  à  la  mouture,  et  laisser 
entrer  librement  les  grains  étrangers.  Alors  quiconque  mangera 
du  pain  paiera  la  taxe;  et  quiconque  produira  du  blé  ne  béné- 
ficiera pas  par  la  taxe.  Je  crois  que  lorsque  la  proposition  se 
présentera  sous  cette  forme,  elle  ne  rencontrera  pas  l'agitation 
dans  le  pays,  pas  plus  que  la  taxe  du  sel  qui  ne  confère  à  per- 
sonne d'injustes  avantages  (Applaudissements.)  S'il  faut  que  le 
trésor  public  prélève  un  revenu  sur  le  blé^  il  en  tirera  dix  fois 
plus  d'une  taxe  à  la  mouture  que  d'un  droit  de  douane,  sans  que 
le  premier  mode  élève  plus  que  le  second  le  prix  du  pain  *. 

M.  Gobden  répond  à  l'accusation  qu'on  a  dirigée  contre 


1  Cela  se  comprend  aisément.  Supposons  que  la  consommation  du  blé 
en  Angleterre  soit  de  GO  millions  d'hectolitres,  dont  54  millions  de  blé 
indigène  et  G  millions  de  blé  étranger. 

Supposons  encore  que  ce  dernier  vaut  à  Venbepôt  20  fr.  l'hectohtre. 
Un  droit  de  2  fr.  à  la  mouture  frapperait  les  GO  millions  d'hectolitres  et 
donnerait  au  trésor  un  produit  de  120  millions.  De  plus,  il  établirait  le 
cours  du  grain  sur  le  marché  à  22  francs. 

Un  droit  de  douane  de  2  fr.  fixerait  aussi  le  cours  du  blé  à  22  fr., 
puisque,  d'après  l'hypothèse,  l'étranger  ne  saurait  vendre  au-dessous. 
Mais  le  droit,  ne  se  prélevant  que  sur  G  millions  d'hectolitres,  ne  pro- 
duirait à  l'Échiquier  que  12  millions. 

Ce  sont  les  monopoleurs  qui  gagnent  la  différence. 


24  4  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

la  Ligue,  d'être  trop  absolue.  Il  adjure  le  meeting  de  ne  se 
séparer  jamais  de  la  justice  abstraite  et  des  principes  absolus. 
Nos  progrès,  dit-il,  démontrent  assez  ce  qu'il  y  a  de  force 
dans  la  ferme  adhésion  à  un  principe.  Nous  avions  à  in- 
struire la  nation,  et  qu'est-ce  qui  nous  a  soutenus?  la  vérité, 
la  justice,  le  soin  de  ne  nous  laisser  pas  détourner  par  la 
séduction  d'un  avantage  momentané,  par  aucune  considé- 
ration de  parti,  ou  de  stratégie  parlementaire. 

M.  CoBDEx  continue  ainsi  :  Nous  ne  sommes  point  des  hom- 
mes politiques  ;  nous  ne  sommes  point  des  hommes  d'État, 
et  n'avons  jamais  aspiré  à  l'être.  ÎS'ous  avons  été  arrachés  à  nos 
occupations  presque  sans  nous  y  attendre.  Je  le  déclare  solen- 
nellement, si  j'avais  pu  prévoir  il  y  a  cinq  ans  que  je  serais 
graduellement  et  insensiblement  porté  à  la  position  que  j'oc- 
cupe, et  dont  je  ne  saurais  revenir  par  aucune  voie  qui  se  puisse 
concilier  avec  l'honneur  (bruyantes  acclamations),  si  j'avais 
prévu,  dis-je,  tout  ce  que  j'ai  eu  à  sacrifier  de  temps,  d'argent 
et  de  repos  domestique  à  cette  grande  cause,  quel  que  soit  le 
dévouement  qu'elle  m'inspire,  je  crois  que  je  n'aurais  pas  osé, 
considérant  ce  que  je  me  dois  à  moi-même,  ce  que  je  dois  à 
ceux  qui  tiennent  de  la  nature  des  droits  sacrés  sur  mon  exis- 
tence, accepter  le  rôle  qui  m'a  été  fait.  (Acclamations.)  Mais 
notre  cause  s'est  peu  à  peu  élevée  à  la  hauteur  d'une  grande 
question  politique  et  nationale  ;  et  maintenant  que  nous  l'avons 
portée  au  premier  rang  entre  toutes  celles  qui  préoccupent  le 
sénat,  il  nous  manque  des  hommes  dans  ce  sénat  ;  —  des  hom- 
mes dont  le  caractère  comme  hommes  d'État  soit  établi  dans 
l'opinion,  —  des  hommes  qui,  par  leur  position  sociale,  leurs 
privilèges  et  leurs  précédents,  soient  en  possession  d'être  consi- 
dérés par  le  peuple  comme  des  chefs  politiques.  11  nous  manque 
de  tels  hommes  dans  la  Chambre  à  qui  nous  puissions  confier 
le  dénoûment  de  cette  lutte.  (Applaudissements.)  Et  s'il  est  un 
sentiment  qui,  dans  mon  esprit,  ait  prévalu  sur  tous  les  autres, 
quand  je  suis  entré  dans  cette  enceinte,  sachant  que  j'allais  y 
rencontrer  cet  homme  d'État  distingué  que  ses  commettants 
considèrent  autant  et  plus  que  tout  autre,  comme  le  chef  pré- 


ou   l'agitation   ANGLAISE.  24o 

destiné  à  la  conduite  des  affaires  publiques  de  ce  pays,  si,  dis- 
je^  un  sentiment  a  prévalu  dans  aion  esprit,  c'était  l'espoir  de 
saluer  le  nouveau  Moïse  qui  doit,  à  travers  le  désert,  nous  faire 
arriver  à  la  (erre  de  promission.  (Acclamations  longtemps  pro- 
longées.) Je  ie  déclare  de  la  manière  la  plus  solennelle,  en  mon 
nom,  comme  au  nom  de  mes  collègues,  c'est  avec  bonheur  que 
nous  remettrions  notre  cause  entre  les  mains  d'un  tel  homme, 
s'il  se  faisait  à  la  Chambre  des  communes  le  défenseur  de  notre 
principe;  c'est  avec  bonheur  que  nous  travaillerions  encore 
aux  derniers  rangs,  là  où  nos  services  seraient  le  plus  effi- 
caces, afin  d'aider  loyalement  un  tel  homme  d'État  à  attacher 
son  nom  à  la  plus  grande  réforme,  que  dis-je  ?  à  la  plus  grande 
révolution  dont  le  monde  ait  jamais  été  témoin.  (Applaudisse- 
ments.) —  Gentlemen,  je  ne  désespère  pas  (les  acclamations 
redoublent);  nous  travaillerons  une  autre  année.  (Applaudis- 
sements.) Je  crois  que  le  noble  lord  a  parlé  d'une  année,  il  a 
demandé  une  année.  Eh  bien,  nous  travaillerons  volontiers 
pour  lui  encore  une  année.  (Applaudissements.)  Et  alors,  quand 
il  aura  réfléchi  sur  nos  principes;  quand  il  se  sera  assuré  de  la 
justice  de  notre  cause  ;  quand  ses  calmes  méditations,  guidées 
par  la  délicatesse  de  sa  conscience,  l'auront  amené  à  cette  con- 
viction que  le  droit  et  la  justice  sont  de  notre  côté,  j'espère 
qu'au  terme  de  Tannée  qu'il  se  réserve,  il  se  lèvera  courageuse- 
ment, pour  imprimer  à  notre  cause,  au  sein  des  communes,  le 
sceau  du  triomphe.  (Bruyantes  acclamations.)  Mais,  après  avoir 
exprimé  cette  sincère  espérance,  je  dois  vous  rappeler  que  nous 
sommes  ici  comme  membres  de  la  Ligue.  Nous  sommes  enga- 
gés à  un  principe,  et  je  dois  vous  dire,  habitants  du  West- 
Riding,  qu'il  est  de  votre  devoir  de  montrer  une  entière  loyauté 
dans  votre  attachement  à  ce  principe.  Vous  pouvez  être  appelés 
à  faire  le  sacrifice  d'une  affection  personnelle  aussi  bien  placée 
que  bien  méritée,  à  consommer,  comme  électeurs  de  ce  pays, 
le  plus  douloureux  sacrifice  qui  puisse  vous  être  commandé.  Je 
ne  cherche  ni  à  séduire  ni  à  menacer  le  noble  lord.  Je  sais  qu'il 
est  compétent,  par  l'étendue  de  son  esprit  et  l'intégrité  de  son 
caractère,  à  juger  par  lui-même.  Mais  quant  à  nous,  nos  enga- 
gements ne  sont  pas  envers  les  vvhigs  ou  envers  les  torys,  mai? 

14. 


9  46  COBDEN   ET   LA   LIGL'E 

envers  le  peuple.  Je  n'ajouterai  qu'un  mot.  Le  noble  lord  nous 
a  dit  :  «  Dieu  vous  protège  ;  vous  êtes  dans  la  bonne  voie,  et 
j'espùre  que  vous  y  avancerez  sous  votre  bannière  triom- 
phante. »  Et  moi  je  lui  dis:  «  Vous  êtes  dans  le  droit  sentier, 
et  Dieu  vous  protège  tant  que  vous  n'en  dévierez  pas  !...  » 

Quelle  que  soit  l'éloquence  déployée  par  les  orateurs  qui 
se  sont  succédé,  l'assemblée  demeure  longtemps  encore 
sous  l'impression  de  cette  conférence  qui  laisse  indécis  un 
événement  d'une  haute  importance.  —  Elle  se  sépare  à 
minuit,  des  trains  spéciaux  ayant  été  retenus  sur  tous  les 
chemins  de  fer,  pour  ramener  chacun  des  assistants  à  son 
domicile. 

MEETING   HEBDOMADAIRE    DE   LA   LIGUE. 

15  février  18  H. 

Le  meeting  hebdomadaire  de  la  Ligue  a  eu  lieu  jeudi  soir 
au  théâtre  de  Govent-Garden.  —  En  l'absence  du  président, 
M.  George  AVilson,  M.  Villiers,  membre  du  Parlement, 
occupe  le  fauteuil.  Nous  avons  extrait  de  son  discours  les 
passages  suivants  : 

«Messieurs,  notre  estimable  ami, M.  Wilson,  forcément  retenu 
à  la  campagne,  m'a  requis  d'occuper  le  fauteuil.  Malgré  mon 
inexpérience,  j'ai  accepté  cette  mission,  parce  que  je  crois  que 
le  temps  est  venu  où  il  n'est  permis  à  personne  de  rejeter  le 
fardeau  sur  autrui,  et  de  retuser  sa  cordiale  assistance  à  l'œu- 
vre de  cette  grande  et  utile  association.  L'objet  de  la  Ligue  est 
identifié  avec  le  bien-être  de  la  nation,  mais  le  sinistre  intérêt 
que  nous  combattons  est  malheureusement  identifié  a^ec  le 
pouvoir  et  les  majorités  parlementaires.  La  Ligue  a  donc  à  sur- 
monter de  graves  difficultés,  et  il  lui  faut  redoubler  d'énergie. 
(Applaudissements.)  Nous  vivons  dans  un  temps  où  l'on  ne  man- 
que pas  de  tirer  avantage  de  ce  qu'il  reste  au  peuple  d'igno- 
rance et  d'apathie  à  l'égard  de  ses  vrais  intérêts,  et  il  ne  faut 


ou   l'agitation  anglaise.  2  47 

pas  espérer  d'arriver  à  un  gouvernement  juste  et  sage,  autre- 
ment que  par  la  vigoureuse  expression  d'une  opinion  publique 
éclairée.  C'est  à  ce  résultai,  c'est  à  réprimer  le  sordide  abus  de 
la  puissance  législative  que  la  Ligue  a  consacré  ses  efl'orls  in- 
cessants et  dévoués.  Le  soin  que  mettent  ses  adversaires  à  ca- 
lomnier ses  desseins,  montre  assez  combien  ils  redoutent  ses 
progrès,  et  combien  sa  marche  ferme  et  loyale  trompe  leur 
attente.  L'objet  que  la  Ligue  a  en  vue  a  toujours  été  clair  et  bien 
défini;  je  ne  sache  pas  qu'il  ait  changé.  Elle  aspire  à  populariser, 
à  rendre  manifestes,  aux  yeux  de  tous,  ces  doctrines  industrielles 
et  commerciales,  qui  ont  été  proclamées  par  les  plus  hautes 
intelligences.  (Écoutez!  écoutez  !  )  Doctrines  dont  la  vérité  est 
accessible  aux  intelligences  les  plus  ordinaire?,  dont  l'applica- 
tion, commandée  d'ailleurs  par  les  circonstances  de  ce  pays, 
a  été  conseillée  par  tout  ce  qu'il  renferme  d'hommes  pratiques, 
prudents  et  expérimentés.  Ce  but,  de  quelque  manière  qu'il 
plaise  aux  monopoleurs  et  aux  ministres  qui  leur  obéissent  de 
le  présenter,  mérite  bien  l'appui  et  la  sympathie  d  e quiconque 
porte  un  cœur  ami  du  bien  et  de  la  justice.  Depuis  notre  der- 
nière réunion,  je  comprends  que  ce  mot  que  l'autorité  a  mis  à 
la  mode,  et  sur  lequel  elle  compte  pour  étouffer  les  plaintes  de 
nos  frères  d'Irlande  (immenses  acclamations),  je  veux  dire  le 
mot  conspiration,  a-  été  appliqué  à  ces  meetings.  (Rires  ironi- 
ques.) Jusqu'à  quel  point  ce  mot  s'applique-t-il  avec  quelque 
justesse  à  nos  réunions?  Je  l'ignore.  Ce  que  je  sais,  c'est  que 
considérant  le  but  pour  lequel  on  allègue  que  nouS  sommes 
associés,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  si  nos  travaux  ont  ré- 
pandu la  colère  et  l'alarme  dans  le  camp  ennemi,  et  si  nous 
sommes  désignés  comme  des  conspirateurs,  sur  l'autorité  de  ce- 
lui à  qui  l'on  attribue  d'avoir  proclamé  que  les  doctrines  que 
nous  cherchons  à  faire  prévaloir  sont  les  doctrines  du  sens  com- 
mun 1.  (  lUres.  )  Car^,  certes,  on  ne  saurait  rien  concevoir  de 
plus  funeste  que  le  sens  commun,  à  ceux  qui  ont  fondé  leur 
puissance  sur  les  préjugés,   l'ignorance  et    les   divisions  du 

*  «  Prétendre  enrichir  un  peuple  par  la  disette  artificielle,  c'est  une 
politique  en  contradiction  avec  le  sens  commun.  »  (Sir  James  Graham, 
ministre  (!e  l'intérieur.) 


24  8  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

peuple,  à  ceux  qui  ont  tout  à  redouter  de  sa  sagesse,  et  rien  à 
gagner  à  son  perfectionnement.  (Applaudissements.)  S'ils  dé- 
ploient maintenant  contre  la  Ligue  une  nouvelle  (énergie,  peut- 
être  faut-il  les  excuser,  car  elle  naît  de  cette  conviction  qui  a 
envahi  leur  esprit,  que  nos  doctrines  font  d'irrésistibles  progrès, 
et  que  le  temps  approche  où  ce  sentiment  profond  qu'on  appelle 
sens  commun  prévaudra  enfin  dans  le  pays.  En  cela^,  du  moins, 
je  crois  qu'ils  ont  raison,  et  tout — jusqu'aux  procédés  de  l'anti- 
Ligue,  qui  a  sans  doute  en  vue  autre  chose  que  le  sens  com- 
mun, —  concourt  à  ce  résultat.  Lorsqu'il  s'agit  de  disculper 
une  loi  qui  a  provoqué  contre  elle  cette  puissante  agitation,  il 
faut  autre  chose,  le  setis  commun  réclame  autre  chose  que  l'in- 
vective, qui  fait  le  fond  de  leur  éloquence.  Il  faut  autre  chose 
pour  disculper  une  loi  accusée  de  n'avoir  été  faite  à  une  autre 
fin  que  d'infliger  la  famine  à  une  terre  chrétienne  (écoutez  î 
écoulez  !),  alors  surtout  que  cette  loi,  condamnée  par  les  hom- 
mes de  l'autorité  la  plus  compétente,  par  les  Russell  et  les 
Fitz^vil!iams,  condamnée  par  le  spectacle  des  maux  qu'elle  ré- 
pand au  sein  d'une  population  toujours  croissante,  est  main- 
tenue par  des  législateurs  qui  ont  à  la  maintenir  un  intérêt  di- 
rect et  pécuniaire.  Je  le  répète,  si  l'invective  grossière  est  la 
seule  réponse  que  l'on  sait  faire  à  des  imputations  si  graves  et 
si  sérieuses,  c'est  qu'il  n'y  en  a  pas  d'autre  ;  et  alors  le  peuple 
est  bien  près  de  comprendre  que  demander  pour  le  travail 
honnête  sa  légitime  rémunération,  pour  les  capitaux  leurs  pro- 
fits naturels,  sans  la  funeste  intervention  de  la  loi,  que  vouloir 
réduire  la  classe  oisive  et  improductive  à  sa  propriété,  c'est 
proclamer  non-seulement  la  doctrine  du  sens  commun,  mais  la 
doctrine  de  l'éternelle  justice.  Les  conspirateurs  qui  se  sont  unis 
pour  répandre  cette  doctrine  parmi  le  peuple,  recueilleront,  en 
dépit  de  l'injuste  censure  de  l'autorité,  l'honnête  et  cordial 
assentiment  d'une  nation  reconnaissante.  »  (Applaudissements 
prolongés.) 

Le  meeting  entend  MM.  Hume  et  Ghristie,  membres  du 
Parlement.  La  parole  est  ensuite  à  M.  J.  ^Y.  Fox. 

M.  Fox  :  Si  les  honorables  membres  du  Parlement  que  vous 


J 


ou   L  AGITATION  ANGLAISE.  2  49 

venez  d'entendre  (étaient  condamnés  à  subir  cet  arrêt  qui, 
grâces  au  ciel,  se  présente  plus  rarement  qu'autrefois  sur  bs 
lèvres  du  juge  :  «  Qu'on  les  ramène  d'où  ils  sont  venus,  »  ils 
pourraient,  je  crois^  annoncer  à  la  Chambre  des  communes 
que  la  Ligue  vit  encore;  car,  pas  plus  tard  qu'hier,  on  y  affir- 
mait que,  depuis  la  déclaration  de  sir  Robert  Peel,  au  premier 
jour  de  la  session,  notre  agitation  était  tombée  dans  rimigm- 
fiance  *.  (Rires.)  Oui,  elle  est  tombée  de  chute  en  chute,  d'un 
revenu  de  oO,000  liv.  sterl.  à  un  revenu  de  100^000  liv.  ;  —  de 
petits  meetings  provinciaux  à  de  splendides  réunions  comme 
celle  qui  m'entoure,  et  de  l'humiliation  de  pétitionner  la  Cham- 
bre à  l'honneur  de  guider  dans  la  lutte  les  maîtres  de  cette  assem- 
blée. (Acclamations.)  Quelle  idée  confuse,  imparfaite,  étrange, 
ne  faut-il  pas  se  faire  de  la  Ligue,  pour  imaginer  qu'elle  va  s'a- 
néantir au  souffle  des  membres  du  Parlement  ou  des  ministres 
de  la  couronne!  i^h  quoi  !  les  législateurs  du  monopole  ne  ver- 
raient-ils dans  la  Ligue  qu'une  mesquine  coterie,  qu'une  pitoya 
ble  manœuvre  de  parti,  choses  qui  leur  sont  beaucoup  plu 
familières  que  les  grands  principes  de  la  vérité  et  de  la  justice, 
que  les  puissants  mouvements  de  l'opinion  nationale?  Et  celui, 
entre  tous,  devant  la  volonté  de  qui  la  Ligue  est  le  moins  dispo- 
sée à  se  courber,  c'est  ce  ministre  dont  la  bouche  a  si  souvent 
soufflé  le  chaud  et  le  froid,  et  qui  dénonçait  jadis,  comme  des- 
tructives de  la  constitution  politique  et  de  l'établissement  reli- 
gieux du  royaume,  ces  mômes  mesures  dont  il  se  soumet  main- 
tenant à  se  faire  l'introducteur.  L'existence  de  la  Ligue,  le 
triomphe  prochain  qui  l'attend,  ne  dépendent  ni  de  Sir  Robert 
Peel,  ni  d'aucun  autre  chef  de  parti.  Nous  abjurons  toute 
alliance  avecles partis.  L'anti-Ligue  s'enorgueillissait  récemment 
d'avoir  rallié  à  elle  un  grand  nombre  de  whigs.  Tant  pis  pour 
les  whigs,  mais  non  pas  pour  la  Ligue.  (Écoutez  !)  Notre  force  est 
dans  notre  principe;  dans  la  certitude  que  la  liberté  du  com- 
merce est  fatalement  arrêtée  dans  les  conseils  de  Dieu  comme  un 
des  grands  pas  de  l'homme  dans  la  carrière  de  la  civilisation. 


1  Sir  Robert  Peel  avait  annoncé  que  son  intention  n'était  pas  de  revi 
séria  loi  céréale. 


250  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

Les  droits  de  l'industrie  à.  la  liberté  des  échanges  peuvent  être 
momentanément  violés,  confisqués  par  la  ruse  ou  la  violence  ; 
mais  ils  ne  peuvent  être  refusés  d'une  manière  permanente  aux 
exigences  de  l'iiumanité.  (Applaudissements.)...  Mais  ce  que  le 
monopole  n'a  pu  faire  avec  toutes  les  ressources  d'une  constitu- 
tion partiale,  il  espère  le  réaliser  par  le  concours  d'associations 
volontaires  et  d'efforts  combinés.  Non  content  de  cette  grande 
anti-Ligue,  la  Chambre  des  lords,  et  de  cette  anti-Ligue  supplé- 
mentaire, la  Chambre  des  communes,  il  couvre  le  pays  de  petites 
associations  qui  vont  s'écriant  : 

Oh!  laissez  mon  petit  navire  tendre  aussi  sa  voile, 
Partager  la  même  brisé  et  courir  au  même  triomphe. 

Et  voyez  jusqu'où  les  conduit  l'esprit  d'imitation  !  Elles  se 
prennent  à  nous  copier  nous-mêmes.  Elles  commencent  à  pé- 
titionner le  Parlement,  justement  quand  nous  en  avons  fini 
avec  les  pétitions.  —  Elles  dénoncent  Vagitation.  «  L'agitation 
est  immorale,  »  s'écrie  le  duc  de  Richmond,  et  disant  cela,  il  se 
met  à  la  tête  d'une  agitation  nouvelle...  Les  monopoleurs  dé- 
clarent que  nous  sommes  passibles  des  peines  de  la  loi.  Mais  s'il 
y  a  quelque  impartialité  dans  la  distribution  de  la  justice,  que 
font-ils  autre  chose,  en  nous  imitant,  que  nous  garantir  contre 
ces  peines?  Non  que  je  prenne  grand  souci  du  mot  conspira- 
tion^; et  en  débutant  tout  à  l'heure,  j'aurais  pu  aussi  bien 
choisir  ce  terme  que  tout  autre  et  vous  apostropher  ainsi  :  «  Mes 
chers  conspirateurs,  »  Je  ne  tiens  pas  à  déshonneur  qu'on  m'ap- 
plique cette  expression  ou  toute  autre,  quand  j'ai  la  conscience 
que  je  poursuis  un  but  légitime  par  des  moyens  légitimes.  (Ap- 
plaudissements.) Quel  que  soit  l'objet  spécial  de  notre  réunion, 
je  rougirais  de  moi-même  et  de  vous,  si  nous  usions  du  privi- 
lège de  la  libre  parole  et  du  libre  meeting,  sans  exprimer  notre 
sympathie  envers  ceux  de  nos  frères  d'Irlande  que  menacent 
des  châtiments  pour  avoir  usé  des  mêmes  droits.  (Acclamations 
enthousiastes  et  prolongées.)  Je  dis  que  c'est  de  la  sympathie 

1  II  faut  se  rappeler  que  ce  discours  fut  prononcé  à  l'époque  du  pro- 
cès d'O'Connell. 


ou   l'agitation   anglaise.  251 

pour  nous-mêmes  et  non  pour  eux.  Car,  entre  tous  les  hommes, 
celui-là,  sans  doute,  a  moins  besoin  de  sympathie  que  nul  autre, 
qui,  du  fond  de  son  cachot,  si  on  Ty  plonge,  régnera  encore  sur 
la  pensée,  sur  le  cœur,  sur  le  dévouement  de  la  nation  à  la- 
quelle il  a  consacré  ses  services.  (Les  acclamations  se  renou- 
vellent.) C'est  à  nous-mêmes  qu'elle  est  due,  c'est  au  plus  sacré, 
au  plus  cher  des  droits  que  possède  le  peuple  de  ce  pays,  —  le 
droit  de  s'assembler  librement,  —  en  nombre  proportionné  à  la 
grandeur  de  ses  souffrances,  —  pour  exposer  ses  griefs  et  en 
demander  le  redressement.  Ce  droit  ne  doit  être  menacé,  où 
que  ce  soit,  à  l'égard  de  qui  que  ce  soit,  sans  qu'aussitôt  une 
protestation  énergique  et  passionnée  émane  de  quiconque  ap- 
précie la  liberté  publique  et  les  intérêts  d'une  nation  qui  n  a 
d'autres  garanties  que  la  hardiesse  de  sa  parole  et  son  esprit 
d'indépendance.  (Acclamations.)  —  Mais  je  reviens  aux  asso- 
ciations des  prohibitionnistes.  Incriminer  la  Ligue,  semble  être 
leur  premier  besoin  et  leur  première  pensée.  Mais  de  quoi  nous 
accusent-ils?  Parmi  leurs  plates  et  mesquines  imputations,  les 
plus  pitoyables  figurent  toujours  au  premier  rang.  La  pre- 
mière résolution  prise  par  une  de  ces  associations  agricoles  con- 
siste à  déclai-er  que  la  Ligue  fait  une  chose  intolérable  en  en- 
voyant dans  le  pays  des  professeurs  salariés.  Mais  au  moins 
elles  ne  peuvent  pas  nous  accuser  de  salarier  des  rustres  pour 
porter  le  désordre  dans  leurs  meetings.  Elles  oublient  aussi  que 
la  Ligue  dispose  d'une  puissance  d'enseignement  qu'aucune  ri- 
chesse humaine  ne  saurait  payer  ;  puissance  invisible,  mais  for- 
midable, descendue  du 'ciel  pour  pénétrer  au  cœur  de  l'hu- 
manité ;  puissance  qui  ouvre  l'oreille  de  celui  qui  écoute  et 
enflamme  la  lèvre  de  celui  qui  parle;  puissance  immortelle, 
partout  engagée  à  faire  triompher  la  liberté,  à  renverser  l'op- 
pression; et  le  nom  de  cette  puissance,  c'est  V amour  de  la  justice. 
(Applaudissements.)  Elles  se  plaignent  aussi  de  nos  pétitions, 
maintenant  que  nous  y  avons  renoncé.  Une  foule  d,'anecdotes 
nous  sont  attribuées,  parmi  lesquelles  celle  d'un  homme  qui 
aurait  inscrit  de  faux  noms  au  bas  d'une  pétition  contre  la  loi- 
céréale,  ils  racontent,  avec  assez  peu  de  discernement  dans  le 
choix  de  leur  exemple,  qu'un  homme  a  été  vu  dans  les  cime- 


2  52  COBDEN   ET    LA   LIGUE 

tières  inscrivant  sur  la  pétition  des  noms  relevés  sur  la  pierre 
des  tombeaux.  (Rires.)  Il  ne  manquait  pas  de  subtilité,  le  mal- 
heureux, s'il  en  a  agi  ainsi,  et  il  faut  que  le  sens  moral  de 
nos  adversaires  soit  bien  émoussé  pour  qu'ils  osent  citer  un  tel 
fait  à  l'appui  de  leur  accusation;  car  combien  d'êtres  inanimés 
peuplent  les  cimetières  de  nos  villes  et  de  nos  campagnes,  qui 
y  ont  été  poussés  par  l'effet  de  cette  loi  maudite.  Ah!  si  les 
morts  pouvaient  se  mêler  à  notre  œuvre,  des  myriades  d'entre 
eux  auraient  le  droit  de  signer  des  pétitions  sur  cette  matière. 
Ils  ont  été  victimes  de  ce  système  qui  pèse  encore  sur  les  vivants, 
et  s'il  existait  une  puissance  qui  pût  souffler  sur  cette  poussière 
aride  pour  la  réveiller,  si  ces  pensées  et  ces  sentiments  d'autre- 
fois pouvaient  reprendre  possession  de  la  vie,  si  la  tombe  pou- 
vait nous  rendre  ceux  qu'elle  areçussans  cortège  et  sans  prières: 

«  Car  elle  est  petite  la  cloche  qui  annonce  à  la  hâte  le  convoi  du  pauvre  ;  » 

s'ils  accouraient  du  champ  de  repos  vers  ce  palais  où  l'on  co- 
difie sur  la  mort  et  sur  la  vie,  oh  I  la  foule  serait  si  pressée  que 
les  avenues  du  Parlement  seraient  inaccessibles;  il  faudrait  une 
armée,  Wellington  en  tête,  pour  frayer  aux  sénateurs  un  pas- 
sage à  travers  cette  multitude,  et  peut-être  ils  ne  parvien- 
draient àlorgueilleuse  enceinte  que  pour  entendre  le  chapelain 
de  ^N'estminster  prêcher  sur  ce  texte  :  «  Le  sang  de  ton  frère 
crie  vers  moi  de  la  terre.  »  (Vive  sensation.) 

Après  cette  folle  disposition  à  calomnier  la  Ligue,  ce  qui 
caractérise  le  plus  les  sociétés  monopolistes,  c'est  une  avalanche 
de  professions  (Rattachement  à  Vouvrier.  Cette  tendresse  défraye 
leurs  résolutions  et  leurs  discours;  il  semble  que  le  bien-êtte 
de  l'ouvrier  soit  la  cause  finale  de  leur  existence.  (Rires.)  Il 
semble,  à  les  entendre,  que  leslandlords  n'ont  été  créés  et  mis 
au  monde  que  pour  aimer  les  ouvriers.  (Nouveaux  rires).  Ils 
aiment  l'ouvrier  avec  tant  de  tendresse,  qu'ils  prennent  soin 
que  des  vêtements  trop  amples  et  une  nourriture  trop  abon- 
dante ne  déguisent  pas  sa  grâce  et  n'altèrent  pas  ses  belles  pro- 
portions. Ils  aiment  sans  doute,  sur  le  principe  invoqué  par 
certain  pasteur  à  qui  l'on  reprochait  une  douteuse  orthodoxie. 


ou   l'agitation   anglaise.  25  3 

Que  voulez-vous?  disait-il,  je  ne  puis  croire  qu'à  raison  de 
80  liv.  sterl.  par  an,  tandis  que  mon  évêque  croit  sur  le  taux 
de  15,000  livres.  (Éclats  de  rires.)  C'est  ainsi  que,  dans  leurs 
meetings,  les  landlords  font  montre  envers  les  ouvriers  d'un 
amour  de  50  et  80,000  livres  par  an,  mais  ceux-ci  ne  peuvent 
les  payer  de  retour  que  sur  le  pied  de  7  à  8  shillings  par  se- 
maine. (Rires  prolongés...)  Mais  quand  donc  a  commencé  cet 
amour?  Quelle  est  l'histoire  de  cette  tendresse  ardente«et  pas- 
sionnée de  l'aristocratie  pour  l'habitant  des  campagnes  ?  Dans 
quel  siècle  est-elle  née?  Est-ce  dans  les  temps  reculésoù  le  vieux 
cultivateur  était  tenu  de  dénoncer  sur  son  bail  le  nombre  à'at- 
telages  de  bœufs  eile  nombre  à' attelages  d'hommes?  Lorsque  l'on 
engraissait  les  esclaves  dans  ce  pays  pour  les  vendre  en  Irlande, 
jusqu'à  ce  qu'il  y  eût  sur  le  marché  engorgement  de  ce  genre 
de  produits?  Est-ce  dans  le  quatorzième  siècle,  lorsque  la  peste 
ayant  dépeuplé  les  campagnes,  et  que  le  manque  de  bras  eût  pu 
élever  le  taux  delà  main-d'œuvre,  l'aristocratie  décréta  le  Code 
des  ouvriers,  —  loi  dont  on  a  fait  l'éloge  de  nos  jours,  —  qui 
ordonnait  que  les  ouvriers  seraient  forcés  de  travailler  sous  le 
fouet  et  sans  augmentation  de  salaires  ?  Est-ce  dans  le  quin- 
zième siècle,  quand  la  loi  voulait  que  celui  qui  avait  été  culti- 
vateur douze  ans,  fût  pour  le  reste  de  sa  vie  attaché  aux  man- 
ches de  sa  charrue,  sans  qu'il  pût  même  faire  apprendre  un 
métier  à  son  fils,  de  peur  que  le  maître  du  sol  ne  perdît  Jes  ser- 
vices d'un  de  ses  serfs?  Est-ce  dans  le  seizième  siècle,  quand  un 
landlord  pouvait  s'emparer  des  vagabonds,  les  forcer  au  travail, 
les  réduire  en  esclavage  et  même  les  marquer,  afin  qu'ils  fus- 
sent reconnus  partout  comme  sa  propriété?  Est-ce  à  l'époque 
plus  récente  qui  a  précédé  immédiatement  la  naissance  de  l'in- 
dustrie manufacturière,  période  pendant  laquelle  les  salaires, 
mesurés  en  froment,  baissèrent  de  moitié,  tandis  que  le  prix 
de  ce  môme  froment  haussa  du  double  et  plus  encore?  Est-ce 
dans  les  temps  postérieurs,  sous  l'ancienne  ou  la  nouvelle  loi 
des  pauvres,  qui,  tantôt  assujettissait  l'ouvrier  à  la  dégradation 
de  recevoir  delà  paroisse,  à  titre  d'aumône,  un  salaire  honnê- 
tement gagné,  tantôt  lui  disait  :  Tu  arrives  trop  tard  au  ban- 
quet de  la  nature,  il  n'y  a  pas  de  couvert  pour  toi;  sois  indé- 
nr.  15 


25  4  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

pendant?  Est-ce  maintenant  enfin,  où  l'ouvrier  est  gratifié  de 
2  shillings  par  jour  quand  il  fait  beau,  qu'il  perd  s'il  vient  à 
pleuvoir,  et  où  sa  vie  se  consume  en  un  travail  incessant,  jour 
après  jour,  et  de  semaine  en  semaine?  A  quelle  époque  donc 
trouvons-nous  l'origine,  où  lisons-nous  l'histoire,  où  voyons- 
nous  les  marques  de  cette  paternelle  sollicitude,  qui,  à  en  croire 
l'aristocratie,  a  placé  la  classe  ouvrière  sous  sa  tendre  et  spé- 
ciale protection?  (Acclamations  bruyantes  et  prolongées.)  Si  tels 
sont  les  sentiments  de  l'aristocratie  envers  les  ouvriers,  pour- 
quoi ne  donne-t-elle  pas  une  attention  plus  exclusive  à  leurs 
intérêts?  Les  législateurs  de  cette  classe  ne  s'abstiennent  pas, 
d'habitude,  de  se  mêler  des  affaires  d'autrui.  Ils  se  préoccupent 
des  manufactures,  où  les  salaires  sont  pourtant  plus  élevés  que 
sur  leurs  domaines;  ils  réglementent  les  heures  de  travail  et 
les  écoles;  ils  sont  toujours  prêts  à  s'ingérer  dans  les  fabriques 
de  soie,  de  laine,  de  coton,  en  toutes  choses  au  monde;  et,  sur 
ces  entrefaites,  voilà  ces  ouvriers  qu'ils  aiment  tant,  les  voilà 
les  plus  misérables  et  les  plus  abandonnés  de  toutes  les  créa- 
tures! Quelquefois  peut-être  on  distribuera  à  ceux  d'entre  eux 
qui  auront  servi  vingt  ans  le  même  maître  un  prix  de  10  shil- 
lings, toujours  accompagné  de  la  part  du  révérend  président  du 
meeting  de  cette  allocution  :  w  Méfiez-vous  des  novateurs,  car 
la  Bible  enseigne  qu'il  y  aura  toujours  des  pauvres  parmi  vous.  » 
(Honte!  honte!) 

Et  que  dirons-nous  de  la  prétention  des  propriétaires  au 
titre  d'agriculteurs?  On  n'est  pas  savant  parce  qu'on  possède 
une  bibliothèque;  et  comme  l'a  dit  énergiquement  M.  Cobden  : 
u  on  n'est  pas  marin  parce  qu'on  est  armateur.  »  Les  pro- 
priétaires de  grands  domaines  n'ont  pas  davantage  droit  au  titre 
honorable  «  d'agriculteurs.  »  Ils  ne  cultivent  pas  le  sol;  ils  se 
bornent  à  en  recueillir  les  fruits,  ayant  soin  de  s'adjuger  la  part 
du  lion.  Si  un  tel  langage  prévalait  en  d'autres  matières,,  s'il 
fallait  juger  des  qualités  personnelles  et  des  occupations  d'un 
homme,  par  l'usage  auquel  ses  propriétés  sont  destinées,  il  s'en- 
suivrait qu'un  noble  membre  de  la  Ligue,  le  marquis  de  West- 
minster 1  serait  le  plus  grand  tuilier  de  Londres  (rires),  que  le 
1  Propriétaire  d'une  partie  de  Londres. 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  255 

duc  de  Bedfort  (I)  en  serait  le  musicien  et  le  dramatiste  le  plus 
distingué,  et  que  les  membres  du  clergé  de  l'abbaye  de  West- 
minster, dont  les  propriétés  sont  alTectées  à  un  usage  fort  équi- 
voque, seraient  d'éminenls  professeurs  de  prostitution.  (Rires  et 
applaudissements.)  Entre  la  Ligue  et  ses  adversaires  toute  la 
question,  dégagée  de  ces  vains  sophismes,  se  réduit  à  savoir  si 
les  seigneurs  terriens,  au  lieu  de  n'être  dans  la  nation  qu'une 
classe  respectable  et  influente,  absorberont  tous  les  pouvoirs  et 
seront  la  nation,  toute  la  nation,  car  c'est  à  quoi  ils  aspirent.  Ils 
reconnaissent  la  reine,  mais  ils  lui  imposent  des  ministres;  ils 
reconnaissent  la  législature,  mais  ils  constituent  une  Chambre 
et  tiennent  l'autre  sous  leur  influence;  ils  reconnaissent  la 
classe  moyenne,  mais  ils  commandent  ses  suffrages  et  s'effor- 
cent de  nourrir  dans  son  sein  les  habitudes  d'une  dégradante 
servilité;  ils  reconnaissent  la  classe  industrielle,  mais  ils  res- 
treignent ses  transactions  et  paralysent  ses  entreprises;  ils 
reconnaissent  la  classe  ouvrière,  mais  ils  taxent  son  travail, 
et  ses  os,  et  ses  muscles,  et  jusqu'au  pain  qui  la  nourrit.  (Ap- 
plaudissements.) J'accorde  qu'ils  furent  autrefois  «  la  na- 
tion ».  Il  fut  un  temps  où  les  possesseurs  du  sol  en  Angleterre 
formaient  la  nation,  et  où  il  n'y  avait  pas  d'autre  pouvoir  re- 
connu. Mais  qu'était-ce  que  ce  temps-là?  Un  temps  où  le  peuple 
était  serf,  était  «  chose  »,  pouvait  être  fouetté,  marqué  et  vendu. 
Ils  étaient  la  nation  !  Mais  où  étaient  alors  tous  les  aits  de  la  vie  ? 
où  étaient  alors  la  littérature  et  la  science?  Le  philosophe  ne  sor- 
tait de  sa  retraite  que  pour  être,  au  milieu  de  la  foule  ignorante, 
un  objet  de  défiance  et  peut-être  de  persécution;  bon  tout  au 
plus  à  vendre  au  riche  un  secret  magique  pour  gagner  le  cœur 
d'une  dame  ou  paralyser  le  bras  d'un  rival.  Ils  étaient  la  na- 
tion !  et  on  les  voyait  s'élancer  dans  leur  armure  de  fer,  condui- 
sant leurs  vassaux  au  carnage,  tandis  que  les  malheureux  qu'ils 
foulaient  aux  pieds  n'avaient  d'autres  chances  pour  s'en  défaire 
que  de  les  écraser,  comme  des  crustacés  dans  leur  écaille,  ils 
étaient  la  nation!  et  quel  était  alors  le  sort  des  cités?  Tout 
citoyen  qui  avait  quelque  chose  à  perdre  était  obligé  de  cher- 

1  Propriétaire  du  théâtre  de  Covent-Garden. 


25  G  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

cher  auprès  du  trône  un  abri  contre  leur  tyrannie,  et  de  ren- 
forcer le  despotisme  pour  ne  pas  demeurer  sans  ressources  de- 
vant ces  oligarques;  en  ce  temps-là,  s'il  y  avait  eu  un  Roth- 
schild, ils  auraient  eu  sa  dernière  dent  pour  arriver  à  soii 
dernier  écu.  Quand  ils  étaient  la  nation,  aucune  invention  n'en- 
richissait le  pays,  ne  faisait  exécuter  au  bois  et  au  fer  l'œuvre 
de  millions  de  bras;  la  presse  n'avait  pas  disséminé  les  connais- 
sances sur  toute  la  surface  du  pays  et  fait  pénétrer  la  lumière 
jusque  dans  la  mansarde  et  la  cabane;  la  marine  marchande 
ne  couvrait  pas  la  mer  et  ne  présentait  pas  ses  voiles  à  tous  les 
vents  du  ciel,  pour  atteindre  quelque  lointain  rivage  et  en  rap^ 
porterie  nécessaire  pour  le  pauvre  et  le  superflu  pour  le  riche» 
Non,  non,  la  domination  du  sol  n'est  pas  la  nationalité;  la 
pairie  n'est  pas  la  nation.  Les  cœurs  et  les  cerveaux  entrent  pour 
quelque  chose  dans  la  constitution  d'un  peuple.  Le  philosophe 
qui  pense,  l'homme  d'État  qui  agit,  le  poëte  qui  chante,  la  mul- 
titude qui  travaille;  voiLà  la  nation.  (Applaudissements.)  L'aris- 
tocratie y  prend  noblement  sa  place,  lorsque,  ainsi  que  plu- 
sieurs de  ses  membres  qui  appartiennent  à  notre  association, 
elle  coopère  du  cœur  et  du  bras  à  la  cause  de  la  patrie  et  au 
perfectionnement  de  l'humanité.  De  tels  hommes  rachètent 
l'ordre  auquel  ils  appartiennent  et  le  couvrent  d'un  lustre  in- 
hérent à  leur  propre  individualité.  Nous  regardons  comme 
membre  de  la  communauté  quiconque  travaille,  soit  par  l'in- 
telligence, soit  d'une  main  calleuse,  à  rendre  la  nation  grande, 
libre  et  prospère  !  Certes,  si  nous  considérons  la  situation  des 
seigneurs  terriens  dans  ce  pays,  nous  les  voyons  dotés  de  tant 
d'avantages,  dont  ils  ne  sauraient  être  dépouillés  par  aucune  cir- 
constance, aucun  événement,  à  moins  d'une  convulsion  sociale, 
terrible  et  universelle,  qu'en  vérité  ils  devraient  bien  s'en  con- 
tenter, «  trop  heureux  s'ils  connaissaient  leur  bonheur.  »  Car  il 
est  vrai,  comme  on  l'a  dit  souvent,  que  l'Angleterre  est  le  pa- 
radis des  propriétaires,  grâce  à  l'indomptable  énergie,  à  l'au- 
dacieux esprit  d'entreprise  de  ses  enfants.  Que  veulent-ils  de 
plus?  Le  sol  n'est-il  pas  à  eux  d'un  rivage  à  l'autre?  N'est-il  pas 
à  eux,  l'air  que  sillonnent  les  oiseaux  du  ciel?  11  n'est  pas  un 
coin  de  la  terre  où  nous  puissions  enfoncer  la  charrue  sans  leur 


ou   L  AGITATION    ANGLAISE.  257 

permission,  bâtir  une  chaumière  sans  leur  consentement;  ils. 
foulent  le  sol  anglais  comme  s'ils  étaient  les  dieux  qui  l'ont  tiré 
du  néant,  et  ils  veulent  encore  élever  artificiellement  le  prix  de 
leurs  produits!  Maîtres  du  sol,  ils  veulent  encore  être  lesmaîtres 
de  l'industrie  et  s'adjuger  une  part  jusque  sur  le  pain  du  peu- 
ple! Que  leur  faut-il  donc  pour  les  contenter?  Ils  ont  affran- 
chi de  toutes  charges  ces  domaines  acquis  non  par  une  hon- 
nête industrie,  mais  par  l'épée,  la  rapine  et  la  violence.  Jadis 
ils  avaient  à  soutenir  l'Église  et  l'État,  à  lever  les  corps  de 
troupes,  quand  il  plaisait  au  roi  de  les  requérir,  pour  la  con- 
quête^,  ou  pour  la  défense  nationale.  Maintenant  l'aristocratie 
a  su  convertir  en  sources  d'émoluments  les  charges  mêmes  qui 
pesaient  sur  ses  terres,  et  elle  tire  de  l'armée,  de  l'église  et  de 
toutes  nos  institutions,  des  ressources  pour  ses  enfants  et  ses 
créatures;  et  cependant  elle  veut  encore  écraser  l'industrie  sous 
le  poids  d'un  fardeau  plus  lourd  qu'aucun  de  ceux  qui  pesèrent 
jamais  sur  ses  domaines  !  —  Libre  échange  !  ce  fut,  il  y  a  des 
siècles,  le  cri  de  JeanTyler  et  de  ses  compagnons,  que  le  fléau 
des  monopoles  avaitpoussés  à  l'insurrection.  L'épée  qui  le  frappa 
brilleencoredansl'écussondelacorporation  de  Londres,  comme 
pour  nous  avertir  de  fuir  toute  violence,  nous  qui  avons  em- 
brassé la  môme  cause  et  élevé  le  même  cri  :  Libre  échange  ! 
(Applaudissements  enthousiastes.)  Libre  échange,  non  pour  l'An- 
gleterre seulement,  mais  pour  tout  l'univers.  (Acclamations.) 
Quoi!  ils  trafiquent  librement  de  la  plume,  de  la  parole  et  des 
suffrages  électoraux,  et  nous  ne  pouvons  pas  échanger  entre 
nous  le  fruit  de  nos  sueurs?  Nous  demandons  que  l'échange 
soit  libre  comme  l'air,  libre  comme  les  vagues  de  l'Océan,  libre 
comme  les  pensées  qui  naissent  au  cœur  de  l'homme!  (Applau- 
dissements.) Ne  prennent-ils  pas  aussi  leur  part,  et  la  part  du 
lion,  dans  la  prospérité  commerciale?  Qu'ont  fait  les  machines, 
les  bateaux  à  vapeur,  les  chemins  de  fer,  pour  le  bien-être  du 
peuple,  qui  n'ait  servi  aussi  à  élever  la  valeur  du  sol  elle  taux 
de  la  rente?  Leurs  journaux  font  grand  bruit  depuis  quelques 
jours  de  ce  qu'ils  appellent  un  «  grand  fait  ».  «  Le  froment, 
«disent-ils,  n'est  pas  plus  cher  aujourd'hui  qu'en  1791,  et 
«  comment  le  cultivateur  pourrait-il  soutenir  la  concurrence 


2  58  COBDEN    ET    LA   LIGUE 

u  étrangère,  lorsque,  pendant,  celte  période,  ses  taxes  se  sont 
«  accrues  dans  une  si  énorme  proportion  ?  »  Mais  ils  omettent 
de  dire  que,  quoique  le  prix  du  blé  n'ait  pas  varié  depuis  179i, 
la  rente  a  doublé  et  plus  que  doublé.  (Écoutez!)  Et  voilà  le  vrai 
fardeau  qui  pèse  sur  le  fermier,  qui  l'écrase,  comme  il  écrase 
tout  notre  système  industriel.  —  Oh  !  que  l'aristocratie  jouisse 
de  sa  prospérité,  mais  qu'elle  cesse  de  contrarier,  d'enchaîner 
l'infatigable  travail  auquel  elle  la  doit.  Nous  ne  la  craignons 
pas,  avec  ses  forfanteries  et  ses  menaces.  Nous  sommes  ici  li- 
brement, et  ils  siègent  à  Westminster  par  mandat  royal  ;  nos 
assemblées  sont  accessibles  à  tous  les  hommes  de  cœur,  et  leurs 
salles  sénatoriales  ne  sont  que  des  enceintes  d'exclusion.  Ici, 
nous  nous  appuyons  sur  le  droit;  là,  ils  s'appuient  surla  force  ;  ils 
nous  jettent  le  gant,  nous  le  relevons  et  nojs  leur  jetons  le  défi 
à  la  face.  (Acclamations,  l'assemblée  se  lève  saisie  d'enthou- 
siasme; on  agite  pendant  plusieurs  minutes  les  chapeaux  et 
les  mouchoirs.)  Nous  marcherons  vers  la  lutte,  —  opinion  con- 
tre force,  —  respectant  la  loi,  leur  loi,  en  esprit  d'ordre,  de  paix 
et  de  moralité;  nous  ferons  triompher  cette  grande  cause,  et 
ainsi  nous  afTranchirons,  —  eux,  de  la  malédiction  qui  pèse 
toujours  sur  la  léte  de  l'oppresseur,  —  7ioiis,  de  la  spoliation  et 
de  l'esclavage,  —  le  pays,  de  la  confusion,  de  l'abattement,  de 
l'anarchie  et  de  la  désolation.  (Applaudissements.)  Le  siècle  de 
la  féodalité  est  passé;  l'esprit  de  la  féodalité  ne  peut  plus  gou- 
verner ce  pays.  Il  peut  être  fort  encore  du  prestige  du  passé; il 
peut  briller  dans  la  splendeur  dont  les  efTorts  de  l'industrie  l'ont 
environné;  il  peut  se  retrancher  derrière  les  remparts  de  nos 
institutions;  il  peut  s'entourer  d'une  multitude  servile;  mais 
l'esprit  féodal  n'en  doit  pas  moins  succomber  devant  le  génie 
de  l'humanité.  L'esprit,  le  génie,  le  pouvoir  de  la  féodahté,  ont 
fait  leur  temps.  Qu'ils  fassent  place  aux  droits  du  travail,  aux 
progrès  des  nations  vers  leur  affranchissement  commercial,  in- 
tellectuel et  politique  !  (L'orateur  reprend  sa  place  au  milieu 
d'applaudissements  enthousiastes  qui  se  renouvellent  longtemps 
avec  une  énergie  dont  il  est  impossible  de  donner  une  idée.) 

Le  président  :  Ladies  et  gentlemen,  les  travaux  du  meeting 
sont  terminés.  Après  l'admirable  discours  que  vous  ven"ez  d'en- 


ou    l'agitation    anglaise.  259 

tendre,  je  suis  fâché  de  vous  retenir  un  moment;  mais  un  fait 
vient  de  parvenir  à  ma  connaissance  et  je  crois  devoir  le  com- 
muniquer au  meeting  avant  qu'il  se  disperse.  —  L'homme  émi- 
nent  auquel  M.  Fox  a  fait  allusion  dans  son  éloquent  discours, 
ce  grand  homme  qui,  par  la  cause  qu'il  représente  et  le  traite- 
ment qu'il  a  reçu,  excite,  j'ose  le  dire,  plus  d'intérêt  et  de  sym- 
pathie que  tout  autre  sujet  de  la  reine,  M.  O'Connell  (ton- 
nerre d'applaudissements),  a  été  prié  d'assister  au  prochain 
meeting,  et  toujours  fidèle  à  notre  cause,  il  a  déclaré  qu'il  sai- 
sirait la  première  occasion  de  manifester  son  attachement  iné- 
branlable aux  principes  de  la  Ligue.  (Acclamations.) 

Le  meeting  se  sépare  après  avoir  poussé  trois  hurrabs  en 
faveur  de  M.  O'Connell. 


MEETING   HEBDOMADAIRE   DE   LA   LIGUE   AU  THEATRE   DE 
COVENT-GARDEN 

21  février  18i4.  , 

Le  meeting  métropolitain  de  la  Ligue,  tenu  mercredi 
dernier  au  théâtre  de  Govent-Garden,  formera  certainement 
un  des  traits  les  plus  remarquables  dans  l'histoire  de  V agi- 
tation commerciale. 

Le  nombre  des  billets  demandés  pendant  la  semaine  a 
dépassé  trente  mille.  Il  n'y  a  aucune  exagération  à  dire  que 
si  la  salle  eût  pu  contenir  ce  nombre  d'assistants,  elle  aurait 
été  encore  bien  étroite  relativement  aux  besoins  de  la  cir- 
constance. Longtemps  avant  cinq  heures,  la  foule  encom- 
brait toutes  les  avenues  du  théâtre;  elle  est  devenue  telle,  en 
peu  de  temps,  qu'on  a  jugé  à  propos  d'ouvrir  toutes  les 
portes.  Aussitôt  toutes  les  parties  de  la  salle  ont  été  envabies, 
une  foule  épaisse  a  stationné  pendant  toute  la  soirée  dans 
les  rues  adjacentes,  répondant  par  des  applaudissements 


2C0  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

enthousiastes  aux  acclamations  qui  s'élevaient  dans  Ten- 
ceinle  du  meeting.  A  sept  heures,  le  président,  accompagné 
des  membres  du  conseil  et  d'un  grand  nombre  de  person- 
nages de  distinction,  s'est  présenté  sur  l'estrade,  mais 
M.  O'Connell  n'est  arrivé  qu'à  près  de  8  heures.  Lorsque 
l'honorable  membre  a  fait  son  entrée,  l'enthousiasme  de 
l'assemblée  n'a  plus  connu  de  bornes.  Les  acclamations  de 
l'auditoire,  répétées  au  dehors,  ont  duré  un  quart  d'heure, 
et  il  n'a  fallu  rien  moins  pour  les  apaiser  que  l'épuisement 
des  forces  physiques.  Une  autre  circonstance,  qui  a  excité 
au  plus  haut  degré  l'intérêt  du  meeting,  c'est  la  présence 
de  M.  Georges  Thompson,  récemment  arrivé  de  l'Inde.  Nous 
avons  remarqué,  sur  la  plate-forme,  des  Aldermen,  plu- 
sieurs généraux  et  une  trentaine  de  membres  du  Parlement. 
M.  James  Wilson  a  la  parole.  Malgré  l'excitation  de  l'as- 
semblée, ce  profond  économiste  traite  avec  sa  vigueur  ac- 
coutumée quelques  points  relatifs  à  la  hberté  du  commerce. 
Il  est  plusieurs  fois  interrompu  par  la  fausse  annonce  de 
M.  O'Connell.  Enfin  on  apprend  que  le  grand  patriote  irlan- 
dais va  paraître.  Toute  l'assemblée  se  lève  spontanément  et 
ébranle  les  voûtes  de  Govent-Garden  par  des  salves  réité- 
rées d'applaudissements.  Les  acclamations  durent  sans 
interruption  pendant  dix  minutes  consécutives.  Toutes  les 
voix  s'unissent,  tous  les  bras  sont  tendus,  on  agite  les  cha- 
peaux, les  mouchoirs,  les  shalls.  M.  O'Connell  s'avance  et 
salue  l'assemblée  à  plusieurs  reprises,  mais  chacun  de  ses 
saints  ne  fait  que  provoquer  de  nouvelles  manifestations 
d'enthousiasme.  Enfinl'honorable  gentleman  prend  sa  place, 
et  M.  Wilson  continue  son  discours.  Mais  c'est  surtout  quand 
M.  O'Connell  se  présente  devant  la  table  des  orateurs  que 
l'enthousiasme  atteint  son  paroxysme.  Covent-Garden  en  est 
ébranlé  jusques  aux  fondements.  Il  est  impossible  d'expri-^ 
mer  ce  qu'il  y  a  d'imposant  dans  les  acclamations  de  six 
mille  voix  auxquelles  répondent  du  dehors  les  applaudisse- 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  2G1 

ments  d'une  multitude  innombrable.  M.  O'Gonnell  paraît 
très-ému.  Il  essaye  en  vain  de  se  faire  entendre.  Enfin  le 
silence  s'étant  fait,  il  s'exprime  en  ces  termes  : 

En  me  présentant  au  milieu  de  vous,  mon  intention  était  de 
faire  oe  soir  un  discours  éloquent;  mais  j'en  cède  la  partie  la 
plus  sonore  à  un  autre,  et  je  commence  par  vous  présenter 
100  1.  s.  de  la  part  d'un  de  mes  amis  qui  est  aussi  un  ami  de  la 
justice,  (Applaudissements.)  De  telles  souscriptions  ont  aussi 
leur  éloquence,  et  si  vous  en  obtenez  999  semblables,  vous 
aurez  vos  100,000  1.  s.  (Rires  d'approbation.)  Mais  hélas  !  là  s'ar- 
rête mon  éloquence,  car  où  trouverais-je  des  expressions,  de 
quel  langage  humain  pourrais-je  revêtir  les  sentiments  de  gra- 
titude et  de  reconnaissance  dont  mon  cœur  est  en  ce  moment 
pénétré  ?  On  dit  que  ma  chère  langue  irlandaise  excelle  à  expri- 
mer les  affections  tendres^  mais  il  n'est  pas  au  pouvoir  d'une 
langue  humaine,  il  n'est  pas  au  pouvoir  de  l'éloquence,  fût-elle 
imprégnée  de  la  plus  séraphique  douceur,  de  rendre  ces  élans 
de  gratitude,  d'orgueil,  d'excitation  d'âme  que  votre  accueil  me 
fait  éprouver.  (Nouvelles  acclamations.)  Oh  !  cela  est  bien  à 
vous  !  et  c'est  pour  cela  que  vous  l'avez  fait.  Cela  est  généreux 
de  votre  part,  et  vous  avez  voulu  me  donner  cette  consolation! 
A  toute  autre  époque  de  ma  vie  j'aurais  été  justement  fier  de 
votre  réception  ;  mais  je  puis  dire  que  je  me  trouve  dans  des 
circonstances,  auxquelles  je  ne  ferai  pas  autrement  allusion^, 
—  qui  décuplent  et  centuplent  ma  reconnaissance.  —  Je  suis 
venu  ici  ce  soir  résolu  à  garder  cette  neutralité  politique  qui 
est  le  caractère  distinctif  de  votre  grande  lutte.  11  doit  m'être 
permis  de  dire  cependant,  puisqu' aussi  bien  cela  ne  s'écarte 
pas  de  la  question  des  lois-céréales,  que  je  me  réjouis  de  voir 
les  ducs  de  Buckingham  et  de  Richmond  commencer  à  soup- 
çonner qu'ils  pourraient  bien,  eux  aussi,  être  des  «  conspira- 
teurs^.  »   (Approbation  et  rires.)  C'est  pourquoi  ils  sont  partis 

1  M.  O'Gonnell  parut  au  meeting  de  l'Anti-corn-law-league,  dans 
l'intervalle  qui  sépara  sa  condamnation  de  son  emprisonnement  (21  fé- 
vrier 1844). 

2  A  cette  époque,  l'aristocratie  anglaise  organisait  une  agitation  en 

15. 


2  62  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

—  couple  de  vaillants  chevaliers,  —  et  de  peur  de  se  laisser  en- 
traîner par  trop  de  vaillance,  ils  s'adressent  à  un  magicien, 
dans  le  temple  — un  certain  M.  Platt  —  bonne  créature  —  et  lui 
demandent  humblement  :  Dites,  sommes-nous  des  conspira- 
teurs ?  —  «  Non,  dit  M.  Platt,  vous  ne  l'êtes  pas.  »  —  11  les  re- 
garde et  voit  qu'ils  n'appartiennent  pas  à  cette  classe  qui  pro- 
duit les  conspirateurs,  car  le  conspirateur  penche  toujours 
quelque  peu  du  côté  populaire.  (Nouveaux  rires.)  —  «  Non,  ré- 
pète M.  Platt,  vous  n'ôtes  pas  des  conspirateurs.  »  Mais  malgré 
cette  décision,  je  ne  conseille  pas  aux  nobles  ducs  de  tenter  l'é- 
preuve de  l'autre  côté  du  canal.  (Rires  prolongés  et  acclama- 
tions.) Oui,  votre  réception  m'est  délicieuse,  et  je  sens  mon 
cœur  prêt  à  éclater  sous  le  sentiment  de  la  joie,  à  l'aspect  de 
cette  sympathie  entre  les  enfants  de  l'Angleterre  et  de  l'Irlande. 
(Bruyantes  acclamations.)  Je  vous  ai  dit  que  votre  générosité 
me  touche.  Ah!  croyez  bien  que  s'il  existe  sods  le  ciel  une 
vertu  qui  surpasse  la  virile  générosité  des  Anglais,  on  ne  pour- 
rait la  trouver  que  dans  la  reconnaissance  des  Irlandais.  — 
Oui,  je  le  répète,  votre  conduite  est  noble,  mais  elle  ne  s'adresse 
pas  à  un  ingrat. 

Votre  vénéré  président  a  daigné  m'introduire  auprès  de  vous 
par  quelques  paroles  bienveillantes.  Il  m'a  rendu  justice  en  di- 
sant que  je  suis,  que  j'ai  toujours  été  un  constant,  ami  de  la 
Ligue.  Je  le  suis  non  par  choix  ou  par  prédilection,  mais  par  la 
profonde  conviction  que  ses  principes  sont  ceux  du  bien  géné- 
ral. (Écoutez!  écoutez!)  J'ai  été  élu  au  présent  Parlement  par 
deux  comtés  d'Irlande  qui  présentent  e'hsemble  une  population 
agricole  de  plus  de  1,100,000  habitants:  les  comtés  de  Meath 
et  de  Cork.  Je  représente  le  comté  de  Cork  qui  contient  750,000 
habitants  voués  à  l'agriculture.  Je  n'avais  aucun  moyen  d'ache- 
ter ou  d'intimider  leurs  suffrages,  aucun  ascendant  seigneurial 
pour  influencer  leurs  convictions  consciencieuses;  mon  élec- 
tion ne  m'a  pas  coûté  un  shilling,  et  une  majorité  de  1,100  vo- 
tants, dans  un  district  agricole,  m'a  envoyé  au  Parlement,  sa- 


faveur  des  monopoles  ;  la  loi  lui  était  aussi  bien  applicable  qu'à  l'agita- 
tion irlandaise. 


1 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  26  3 

chant  fort  bien  mes  sentiments  à  l'égard  des  lois-céréales,  et 
que  j'étais  l'ennemi  très-décidé  de  toute  taxe  sur  le  pain  du 
peuple.  (Acclamations.)  Bien  plus,  non-seulement  mon  opinion 
était  connue,  mais  je  l'avais  si  souvent  émise  et  développée, 
que  la  môme  conviction  s'était  étendue  dans  tout  le  pays,  à  tel 
point  que  les  monopoleurs  n'ont  pas  essayé  d'un  seul  meeting 
dans  toute  l'Irlande.  —  Je  me  trompe,  ils  en  ont  eu  un  où  ils 
furent  battus  (rires);  milord  Mountcashel  y  assistait.  (Murmures 
et  sifflets.)  Le  pauvre  homme  !  il  y  était,  et  en  vérité  il  y  faisait 
une  triste  figure  ;  car  il  disait  :  «  Nous  autres,  de  la  noblesse, 
nous  avons  des  dettes^  nos  domaines  [sont  hypothéqués,  et 
nous  avons  des  charges  domestiques.  »  Un  pauvre  diable  s'écria 
dans  la  foule  :  «  Que  ne  les  payez-vous  ?  »  (Rires.)  Quelle  fut 
la  réponse,  ou  du  moins  le  sens  de  la  réponse  ?  «  Grand  merci, 
dit  milord,  je  ne  paierai  pas  mes  dettes,  mais  les  classes  labo- 
rieuses les  paieront.  J'obtiens  un  prix  élevé  de  mes  blés  sous 
le  régime  actuel.  Je  serais  disposé  à  être  un  bon  maître  et  à  ré- 
dui''e  les  fermages,  si  je  le  pouvais.  Mais  j'ai  des  dettes,  je  dois 
maintenir  mes  rentes,  pour  cela  assurer  à  mes  blés  un  prix 
élevé,  et,  au  moyen  de  cette  extorsion,  je  paierai  mes  créan- 
ciers... quand  il  me  plaira.  »  (Rires.)  —  Il  n'y  a  en  tout  cela 
qu'une  proposition  qui  soit  parfaitement  assurée,  c'est  que  mi- 
lord Mountcashel  obtiendra  un  grand  prix  de  son  blé;  quanta 
l'acquittement  des  dettes,  il  reste  dans  ce  qu'on  appelle  à  l'é- 
cole le  paulà  post  futurum,  c'est-à-dire  cela  arrivera  une  fois  ou 
autre.  (Rires.) 

Et,  pas  plus  tard  qu'hier,  voici  que  le  duc  de  Northumber- 
land  s'écrie,  dans  une  proclamation  à  ses  tenanciers  :  «  Vous 
«devez  former  des  associations  pour  le  maintien  des  lois-cé- 
«  réaies;  car  ces  misérables  et  importuns  conspirateurs  de  la 
{<  Ligue  vous  disent  que  si  ces  lois  sont  abrogées,  vous  aurez  le 
«  pain  à  bon  marché.  N'en  croyez  pas  un  mot,  »  ajoute-t-il.  — 
Je  pense  pouvoir  vous  prouver  qu'il  ne  s'en  croit  pas  lui-même. 
Ne  serait-ce  pas  une  chose  curieuse  de  voir  un  noble  duc  forcé 
de  reconnaître  qu'il  ne  croit  pas  à  ses  propres  paroles?  (Rires.) 
Cependant  en  voici  la  preuve.  Il  a  conclu  par  ces  mots  ;  «  La  pro- 
tection nous  est  nécessaire.  »  Mais  quel  est  le  sens  de  ce  mot  : 


20 4  COBOEN    ET    LA    LIGUK 

protection  ?  Proteclion  veut  dire  G  deniers  de  plus  pour  chaque 
pain.  C'est  là  la  vraie  traduction  irlandaise.  (Rires  et  applau- 
dissements.) Protection^  c'est  le  mot  anglais  qui  signifie  6  de- 
niers additionnels,  et,  qui  plus  est,  6  deniers  extorqués.  —  Vous 
voyez  bien  qviQ. protection,  c'est  spoliation  (applaudissements)  et 
spoliation  du  pauvre  par  le  riche  ;  car  si  le  pauvre  et  le  riche 
paient  également  ce  prix  additionnel  de  6  deniers  par  chaque 
pain,  le  pain  n'entre  pas  pour  la  millième  partie  dans  la  dépense 
d'un  xNorthumberland,  tandis  qu'il  constitue  les  neuf  dixièmes 
de  celle  de  la  pauvre  veuve  et  de  l'ouvrier;  mais  c'est  un  de 
vos  puissants  aristocrates,  un  de  vos  excessivement  grands 
hommes,  et  son  ombre  ose  à  peine  le  suivre.  (Rires  bruyants 
et  prolongés.)  En  voici  un  autre  qui  est  un  Ligueur ,  mais  de 
cette  Ligue  qui  a  pour  objet  la  cherté  du  pain  ;  c'est  un  autre 
protectionniste,  c'est  un  autre  homme  de  rapine. "(Rires.)  Il  dit  : 
«  Oh  !  ne  laissez  pas  baisser  le  prix  du  pain,  cela  serait  horri- 
ble! »  (Ici  quelque  confusion  se  manifeste  au  fond  du  parterre.) 
—  Je  crois  qu'il  y  a  là-bas  quelques  mangeurs  de  gens  qui  vien- 
nent troubler  nos  opérations.  —  Ce  grand  homme  dit  donc  : 
«  Cela  serait  horrible  de  vendre  le  pain  à  bon  marché,  car  alors 
les  brasseraient  moins  employés, et  le  taux  des  salaires  baisse- 
rait. »  Voyons  comment  cela  peut  être.  Si  le  pain  était  à  bon 
marché,  ce  serait  parce  que  le  blé  viendrait  des  pays  où  on 
l'obtient  à  bas  prix.  Pour  chaque  livre  sterling  de  blé  que  vous 
achèteriez  danscespays,vousy  enverriez  pour  une  livre  sterling 
d'objels  manufacturés,  de  manière  qu'au  lieu  de  voir  les  sa- 
laires diminués,  vous  verriez  certainement  les  bras  plus  re- 
cherchés. Cela  est  clair  comme  2  et  2  font  4,  et  l'objection 
tombe  complètement.  Je  parle  ici  comme  un  représentant  de 
l'Irlande,  et  fort  de  la  connaissance  que  j'ai  de  ce  pays  essen- 
tiellement agricole.  Si  votre  législation  devait  avoir  pour  effet 
d'élever  le  taux  des  salaires,  cet  effet  se  serait  fait  sentir  surtout 
en  Irlande.  Oserait-on  dire  qu'il  en  a  étÔ  ainsi?  Oh!  non,  car 
vous  pouvez  y  faire  travailler  un  hominc  tout  un  jour  pour 
4  deniers.  (Home!  honte!)  L'ouvrier  regarde  comme  son  bien- 
faiteur le  maître  qui  lui  paie  6  deniers^  et  il  croit  atteindre  la 
félicité  suprême  quand  il  obtient  8  deniers,  —  Tel  est  l'effet  de 


ou   l'agitation    anglaise.  2  65 

la  loi-céréale,  elle  agit  en  Irlande  dans  toute  sa  force,  elle  fait 
pour  ce  pays  tout  ce  qu'elle  peut  faire,  et  cependant  voilà  le 
taux  des  salaires,  et  ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  que  l'on  n'y  trouve 
pas  d'emploi,  même  à  ce  taux.  —  Voilà  pourquoi  le  peuple 
d'Irlande,  et  ceux  même  de  la  noblesse  qui  étudient  en  con- 
science les  affaires  publiques,  voient  cette  question  au  même 
point  de  vue  que  je  la  vois  moi-même  ;  en  sorte  que  bien  loin 
que  l'Irlande  soit  un  obstacle  sur  votre  route,  bien  loin  qu'elle 
soit  une  de  vos  difficultés  (rires),  elle  est  à  vous  tout  entière,  et 
decœuret  d'àme.  (Applaudissements  enthousiastes.)  N'en  avons- 
nous  pas  une  preuve  dans  la  présence  au  milieu  de  nous  du  re- 
présentant de  Rochdale  (acclamations),  qui  est  un  des  plus 
grands  propriétaires  de  l'Irlande,  et  un  ami,  vous  le  savez,  de 
la  liberté  partout  et  pour  tous.  Je  fais  allusion  à  M.  Crawford, 
qui  représentait  un  comté  d'Irlande  avant  de  représenter  un 
bourg  d'Angleterre,  et  qui  était  Ligueur  dans  l'âme  avant  d'être 
membre  du  Parlement.  (Bruyantesacclamations.)  Il  est  donc  clair 
que  vous  avez  pour  vous  l'assentiment  et  les  vœux  de  l'Irlande, 
et  vous  n'aurez  pas  peu  de  part  dans  sa  reconnaissance,  quand 
elle  apprendra  l'accueil  que  je  reçois  devons.  Non,  Anglais,  le 
bruit  des  acclamations  dont  vous  avez  salué  ma  présence  n'ex- 
pirera pas  dans  les  murs  de  celle  enceinte.  Il  retentira  dans 
votre  métropole  ;  les  vents  d'orient  le  porteront  en  Irlande;  il 
remontera  les  rives  du  Shannon,  de  la  Nore,  de  la  Suir  et  du 
Barrow;  il  réveillera  tous  les  échos  de  nos  vallées;  l'Irlande  y 
répondra  par  des  accents  d'affection  et  de  fraternité  ;  elle  dira 
que  les  enfants  de  l'Angleterre  ne  doivent  pas  être  affamés  par 
la  loi.  (Acclamations  qui  durent  plusieurs  minutes.)  —  Je  vous 
déclare  que  l'injustice  et  l'iniquité  de  l'aristocratie  m'accablent 
d'une  horreur  et  d'un  dégoût  que  je  suis  incapable  d'exprimer. 
Eh  quoi  !  si  la  loi-céréale  actuelle  n'existait  pas  ;  si  le  ministère 
osait  présenter  un  bill  de  taxes  sur  le  pain  ;  s'il  plaçait  un 
agent  à  la  porte  du  boulanger,  chargé  d'exiger  le  tiers  du  prix 
de  chaque  pain,  taxe  que  le  boulanger  se  ferait  naturellement 
rembourser  par  le  consommateur,  y  a-t-ilun  homme  dans  tout 
le  pays  qui  supporterait  une  telle  oppression  ?  (Grands  cris  : 
Écoutez!  écoutez!)  Il  ne  servirait  de  rien  au  ministre  de  dire  : 


26G  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

«  Cet  argent  est  nécessaire  à  mes  plans  financiers;  j'en  ai  be- 
soin pour  l'équilibre  des  receltes  et  des  dépenses.  »  John  Bull 
vociférerait  :  «  Taxez  ce  qu'il  vous  plaira,  mais  ne  taxez  pas  le 
pain.  »  Mais  ne  voit-on  pas  que,  par  le  chemin  détourné  delà 
protection,  ils  font  absolument  la  même  chose?  Ils  taxent  le 
pain,  non  pour  le  bien  de  l'État,  —  du  moins  chacun  y  parti- 
ciperait, —  non  pour  repousser  l'invasion  étrangère  et  pour 
maintenir  la  paix  intérieure,  mais  pour  le  profit  d'une  classe, 
pour  mettre  l'argent  dans  la  poche  de  certains  individus.  (Écou- 
tez !  écoutez  !)  Véritablement,  c'est  trop  mauvais  pour  que  vous 
le  supportiez  et  prétendiez  passer  pour  un  peuple  jaloux  de  ses 
droits.  (Rires.) 

Je  ne  voudrais  pas  sans  doute  en  ce  moment  vous  manquer 
de  respect  ;  mais  tout  ceci  dénote  quelque  chose  de  dur  et  d'é- 
pais dans  les  intelligences  que  je  ne  m'explique  pas.  (Mur- 
mures d'approbation.)  Duc  de  Northuniberland  !  vous  n'êtes 
pas  mon  roi  !  je  ne  suis  pas  votre  homme-lige,  je  ne  vous 
paierai  pas  de  taxes.  (Bruyantes  acclamations.)  Duc  de  Rich- 
mond  !  il  y  a  eu  des  Richmond  avant  vous,  vous  pouvez  avoir 
du  sang  royal  dans  vos  veines  ;  vous  n'êtes  pas  mon  roi  cepen- 
dant, je  ne  suis  pas  votre  homme-lige,  et  je  ne  vous  paierai  pas 
détaxes!  (Applaudissements.)  Qu'ils  s'unissent  tous;  c'est  à 
nous  de  nous  unir  aussi,  —  paisibles,  mais  résolus,  —  tran- 
quilles, mais  fermes,  décidés  à  en  finir  avec  ces  sophismes,  ces 
tromperies  et  ces  extorsions.  —  J'aimerais  à  voir  un  de  ces  no- 
bles ducs  prélever  sa  taxe  en  nature.  —  J'aimerais  à  le  voir, 
pénétrant  dans  une  des  étroites  rues  de  nos  villes  manufactu- 
rières, et  s'avançant  vers  le  pauvre  père  de  famille  qui,  après 
le  poids  du  jour,  affecte  d'être  rassasié  pour  que  ses  enfants 
affamés  se  partagent  une  bouchée  de  plus,  —  ou  vers  cette 
malheureuse  mère  qui  s'efforce  en  vain  de  donner  un  peu  de 
lail  à  son  nourrisson,  pendant  que  son  autre  fils  verse  des  lar- 
mes parce  qu'il  a  faim.  —  J'aimerais,  dis-je,  à  voir  le  noble  duc 
survenir  au  milieu  de  ces  scènes  de  désolation,  s'emparer  de  la 
plus  grosse  portion  de  pain,  disant  :  «  Voilà  ma  part,  la  part  de 
ma  taxe,  mangez  le  reste  si  vous  voulez.  »  Si  la  taxe  se  préle- 
vait ainsi,  vous  ne  la  toléreriez  pas  ,  et  cependant,  voilà  ce  que 


ou   L  AGITATION   A^GLAISE.  2G7 

fait  le  lord,  sous  une  autre  forme.  11  ne  vous  laisse  pas  entre- 
voir le  fragment  de  pain^  avant  de  l'emporter,  seulement  il 
prend  soin  qu'il  ne  vous  arrive  pas,  et  il  vous  fait  payer  de  ce 
pain  un  prix  pour  lequel  vous  pourriez  avoir  et  ce  pain  et  le 
fragment  en  sus,  si  ce  n'était  la  loi.  (Écoutez  !  écoutez!)  Oh  ! 
j'aurais  mieux  auguré  de  l'ancienne  noblesse  d'Angleteire  ;  je 
me  serais  attendu  à  quelque  chose  de  moins  vil  de  la  part  de 
ces  hommes  qui,  je  ne  dirai  pas  «  conspirent  »,  car  ils  ne  sont 
pas  conspirateurs,  —  je  ne  dirai  pas  «  se  concertent^  »  quoique 
ce  soit  un  crime  qu'on  ne  punit  guère  que  chez  les  pauvres,  — 
mais  qui  se  réunissent  pour  décider  que  le  peuple  paiera  le 
pain  plus  cher  qu'il  ne  vaut.  Je  répéterai  ma  proposition  en- 
core et  encore,  parce  que  je  désire  la  fixer  dans  l'esprit  de 
ceux  qui  m'écoutent  ;  c'est  du  vol,  c'est  du  pillage.  INe  nous 
laissons  pas  prendre  à  l'appât  de  l'augmentation  des  salaires. 
Augmentation  des  salaires  !  mais  ouvrez  le  premier  livre  venu 
d'économie  politique,  vous  y  verrez  que  chaque  fois  que  le  pain 
a  été  à  bas  prix,  les  salaires  ont  été  élevés  ;  ils  ont  été  double- 
ment élevés  puisque  l'ouvrier  avait  plus  d'argent  et  achetait 
plus  de  choses  avec  le  même  argent.  Tout  cela  est  aussi  clair 
que  le  soleil  —  et  nous  nous  laissons  embarrasser  par  ces  so^ 
phismes  î  II  semble  que  nous  soyons  des  bipèdes  sans  tête  et 
qui  pis  est  sans  cœur.  Oh  !  finissons-en  avec  ce  système  !  (Ap- 
plaudissements.) 

Le  Parlement  n'est -il  pas  composé  de  monopoleurs?  n'y  sont- 
ils  pas  venus  en  grande  majorité,  non-seulement  des  comtés, 
grâce  à  la  clause  Chandos,  moinsencoreenachetantdesbourgsM 

1  11  y  a  à  la  Chambre  des  communes  deux  classes  de  représentants, 
ceux  des  comtés  et  ceux  des  bourgs.  -^  Pour  être  électeur  de  comté,  il 
suffit  d'avoir  une  propriété  [freehold)  de  40  sh.  de  rente.  C'est  ce  qu'on 
nomme  la  clause  Chandos.  11  est  aisé  de  comprendre  que  les  possesseurs 
du  sol  ont  pu  faire  autant  d'électeurs  qu'ils  ont  voulu.  C'est  en  mettant 
en  œuvre  cette  clause  sur  une  grande  échelle  qu'ils  acquirent,  en  1841, 
cette  majorité  qui  renversa  le  cabinet  whig.  Jusqu'ici  la  Ligue  n'avait  pu 
porter  la  bataille  électorale  que  dans  les  villes  et  bourgs.  On  verra  plus 
loin  que  M.  Cobden  a  proposé  et  fait  accepter  un  plan  qui  semble  don- 
ner des  chances  aux  free-traders  même  dans  les  comtés.  Ce  plan  con- 


268  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

Il  y  a  deux  ans,  on  admettait  ouvertement,  aux  deux  côtés  de 
la  Chambre,  que  jamais  la  corruption  n'avait  autant  influencé 
l'élection  d'un  Parlement.  M.  Roebuck  le  proclamait  d'un  côté; 
sir  R.  Peel  l'admettait  de  l'autre  sans  difficulté.  Quoique  opposés 
en  toute  autre  chose,  ils  étaient  au  moins  parfaitement  d'accord 
sur  ce  point.  (Rires.)  —  Et  voilà  vos  modèles  de  vertu  et  de  piété  ; 
voilà  les  soutiens  de  l'Eglise;  voilà  les  hommes  qui  puniraient 
volontiers  un  malheureux  s'il  venait  à  se  tromper  le  dimanche 
sur  le  chemin  qui  conduit  au  temple;  oui,  ces  grands  modèles 
de  moralité  lèvent  vers  le  ciel  le  blanc  des  yeux,  contristés 
qu'ils  sont  par  l'iniquité  d'autrui,  lorsqu'eux-mêmes  mettent 
les  mains  dans  les  poches  du  malheureux  quia  besoiade  nour- 
rir sa  famille  !  (Immenses  acclamations.)  Oh  !  cela  est  trop 
mauvais.  Voilà  ce  qu'il  faudrait  «proclamer»  dans  tout  le  pays. 
Voilà  ce  qui  doit  inspirer  aux  hommes  justes  et  sages  de  la  dé- 
fiance, de  la  désaffection  et  du  dégoût.  Si  les  nobles  seigneurs 
épousent  la  cause  du  pauvre  et  du  petit,  oh  !  que  toutes  les  bé- 
nédictions du  ciel  se  répandent  sur  eux;  mais  s'ils  persistent  à 
appauvrir  le  pauvre,  à  augmenter  la  souffrance  de  celui  qui 
souffre,  à  accroître  la  misère  et  le  dénûment,  —  afin  que  le 
riche  devienne  plus  riche  et  fasse  servir  la  taxe  du  pain  à  libérer 
ses  domaines,  alors  je  dis  :  Honte  à  eux,  qui  pratiquent  l'ini- 
quité ;  et  honte  à  ceux  qui  ne  font  pas  entendre  leurs  doléances, 
jusqu'à  ce  que  la  grande  voix  de  l'humanité,  comme  un  ton- 
nerre, effraye  le  coupable,  et  donne  au  pays  et  au  peuple  la  li- 
berté. (Bruyantes  acclamations.)  Oui,  mes  seigneurs,  vous  en- 
trez dans  la  bonne  voie  et  je  suis  convaincu  que  vos  efforts  pour 
contre-balancer  ceux  de  la  Ligue  auront  un  effet  contraire.  Nous 
voici  donc  à  même  d'argumenter  avec  eux.  Amenez-les  à  rai- 
sonner, et  ils  sont  perdus.  Qu'ils  viennent  à  l'école  primaire  (et 
beaucoup  d'entre  eux  n'ont  guère  jamais  été  au  delà),  nousleur 
disputerons  le  terrain  pied  à  pied  ;  nous  les  combaltrons  de 
point  en  point.  Plus  ils  entraîneront  de  monde  à  leurs  meetings, 


siste  à  décider  tous  les  amis  de  la  liberté  du  commerce,  et  particulière- 
ment les  ouvrier.^  à  consacrer  en  acquisitions  de  freeholds  toutes  leurs 
économies. 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  209 

plus  nous  aurons  de  chances  de  voir  la  vérité  se  répandre,  et 
les  fermiers  surmonter  Fillusion  dont  on  les  aveugle,  —  Pour- 
quoi les  seigneurs  n'accordent-ils  pas  de  baux  aux  fermiers  ? 
Ceux-ci  ne  seraient-ils  pas  mis  à  môme  par  là  de  nourrir  leurs 
ouvriers  et  de  prendre  part  dans  leur  voisinage  aux  associations 
de  bienfaisance  ?  Mais  non;  le  seigneur  veut  tout  avoir.  Son 
nom  est  Behemoth,  et  il  est  insatiable.  (Rires  et  applaudisse- 
ments.) Vous  êtes  engagés  dans  une  lutte  glorieuse,  et  je  suis  fier 
qu'il  me  soit  donné  d'y  prendre  part  avec  vous.  C'est  avec  une 
joie  profonde  que  j'y  apporte  la  coopération  de  mes  talents, 
quelque  faibles  qy'ils  soient,  et  le  secours  d'une  voix  fatiguée 
par  de  longues  épreuves.  Tels  qu'ils  sont,  je  les  consacre  de 
grand  cœur  à  votre  cause  sacrée.  (Applaudissements.)  Je  me 
hasarderai  à  dire  de  moi-même  qu'on  m'a  trouvé  du  côté  delà 
liberté  dans  toutes  les  questions  qui  ont  été  agitées,  depuis  que 
je  fais  partie  du  Parlement.  Je  ne  demande  pas  à  quelle  race, 
à  quelle  caste,  à  quelle  couleur  appartient  une  créatureliumaine, 
je  réclame  pour  elle  les  privilèges  et  les  droits  de  l'homme,  et 
la  protection,  non  du  volet  du  pillage,  mais  la  protection  contre 
l'iniquité  quelle  qu'elle  soit.  (Bruyantes  acclamations.)  Je  ne 
puis  donc  que  m'unir  à  vous  ;  et,  quel  que  soit  le  sort  qui  m'at- 
tend, —  que  ce  soit  la  prison  ou  même  l'échafaud  (grands  cris  : 
Non,  non,  jamais  !  jamais  !)  —  je  suis  convaincu  que  si  cela  dé- 
pendait de  vos  votes,  il  n'en  serait  pas  ainsi.  (Une  voix  :  Nous 
ne  sommes  pas  contre  vous.)  Je  crois  à  voire  sincérité  (rires), 
—  je  me  félicite  d'être  engagé  avec  vous  dans  cette  lutte.  J'en 
comprends  toute  la  portée.  Jesais  combien  laliberté  des  échanges 
favoriserait  votre  commerce  en  vous  ouvrant  des  déijouchés;  je 
sais  combien  elle  contribuerait  à  renverser  l'ascendant  politique 
d'une  classe,  ascendant  qui  me  semble  avoir  sa  racine  dans  la 
loi-céréale.  C'est  là  un  stimulant  à  tous  les  genres  d'iniquité. 
L'aristocratie  comprend  Tinjuslice  de  sa  position,  et  elle  appelle 
à  sa  défense  toute  la  force,  toutes  les  formalités  de  la  législation. 
Mais  elle  ne  réussira  pas,  —  les  yeux  du  peuple  sont  ouverts  ; 
l'esprit  public  est  éveillé.  Jamais  l'Angleterre  n'a  voulu  et  voulu 
en  vain.  — Jadis  elle  poussa  sa  volonté  jusqu'à  l'extravagance, 
et  fît  tomber  sur  l'échafaud  la  tête  d'un  monarque  insensé.  Ce 


27  0  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

fut  une  folie^  car  elle  amena  le  despotisme  militaire  qui  suit 
toujours  la  violence.  Plus  tard,  le  fils  de  ce  roi  viola  les  lois  du 
pays,  et  le  peuple,  instruit  par  l'expérience,  n'abattit  pas  sa 
tête,  mais  se  contenta  de  l'exiler  pour  avoir  foulé  aux  pieds  les 
droits  do  la  nation.  —  Ces  violentes  mesures  ne  sont  plus  né- 
cessaires; elles  ne  sont  plus  en  harmonie  avec  notre  époque.  Ce 
qui  est  nécessaire,  c'est  un  effort  concerté  et  public;  cet  effort 
commun  qui  naît  de  la  sympathie,  de  l'électricité  de  l'opinion 
publique.  Oh  oui  !  cette  puissante  électricité  de  l'opinion  s'éten- 
dra sur  tout  l'empire.  L'Ecosse  partagera  notre  enthousiasme  ; 
les  classes  manufacturières  sont  déjà  debout,  les  classes  agri- 
coles commencent  à  comprendre  qu'elles  ontles  mêmesintérêts. 
Le  temps  approche...  il  est  irrésistible.  Ils  peuvent  tromper  çà 
et  là  quelques  électeurs;  d'autres  peuvent  être  intimidés;  mais 
l'intelligence  publique  marche,  comme  les  puissantes  vagues  de 
l'Océan.  Le  tyran  des  temps  anciens  ordonna  aux  flots  de  s'ar- 
rêter, mais  les  flots  s'avancèrent  malgré  ses  ordres  et  englou- 
tirent l'insensé  qui  voulait  arrêter  leurs  progrès.  —Pour  nous, 
nous  n'avons  pas  besoin  d'engloutir  les  grands  seigneurs,  nous 
nous  contenterons  de  leur  mouiller  la  plante  des  pieds.  (Rires.) 
Mais,  vraiment,  cette  lutte  offre  un  spectacle  magnifique;  quel 
pays  sur  la  surface  de  la  terre  aurait  pu  faire  ce  que  vous  avez 
fait?  L'année  dernière,  vous  avez  souscrit  oO, 000  liv.  sterl.,  c'est 
le  revenu  de  deux  ou  trois  petits  souverains  d'Allemagne.  Cette 
année  vous  aurez  100,000  liv.  sterl._,  et,  s'il  le  faut,  vous  en 
aurez  le  double  l'année  prochaine.  (Applaudissements.)  Oui,  ce 
mouvement  présente  le  spectacle  d'un  majestueux  progrès. 
Chaque  jour  de  nouvelles  recrues  grossissent  nos  rangs  ;  et 
nous,  vétérans  de  cette  grande  cause,  nous  contemplons  avec 
délices  et  la  force  toujours  croissante  de  notre  armée  et  l'esprit 
de  paix  qui  l'anime.  —  La  puissance  de  l'opinion  se  manifeste 
en  tous  lieux.  Les  plus  violents  despotes,  à  l'exception  du 
monstre  Nicolas,  s'interdisent  ces  actes  cruels  qui  leur  étaient 
autrefois  familiers.  L'esprit  de  l'Angleterre  veille,  il  ne  s'endor- 
mira plus  jusqu'à  ce  que  le  pauvre  ait  reconquis  ses  droits  et 
que  le  riche  soit  forcé  d'être  honnête.  (L'honorable  et  docte  gentle- 
man s'assoit  au  bruit  d'acclamations  véhémentes  et  prolongées.) 


ou   l'agitation   anglaise.  271 

M.  George  Thompson  s'avance  au  bruit  des  applaudissements 
et  s'exprime  en  ces  termes  :  M.  le  président,  quand  je  suis  venu 
ce  soir  dans  celte  enceinte  pour  assister  à  la  réception  de 
M.  O'Connell,  je  ne  pensais  pas  à  être  appelé  à  prendre  la  pa- 
role, et  je  sens  bien  que  je  ne  puis  guère  être  que  cette  ombre 
dont  parlait  M.  O'Connell,  qui  ne  suivait  de  loin  son  maître 
qu'avec  crainte. 

Messieurs,  le  spectacle  dont  je  suis  témoin  est  bien  fait  pour 
enivrer  mon  cœur.  Depuis  deux  ans,  j'ai  été  absent  de  mon 
pays,  et  j'ai  parcouru  des  régions  lointaines  qui  n'ont  jamais  vu 
des  scènes,  qui  n'ont  jamais  entendu  des  accents  tels  que  ceux 
qui  viennent  de  réjouir  ma  vue  et  mes  oreilles.  Mais  quoique  je 
me  sois  éloigné  de  plus  de  15,000  milles  de  l'endroit  où  nous 
sommes  réunis,  jamais  je  ne  suis  parvenu  en  un  lieu  où  ne  soit 
pas  arrivé  le  bruit  de  vos  glorieux  travaux  ;  partout  j'ai  en- 
tendu parler  de  celte  association  gigantesque,  qui  a  entrepris 
de  purifier,  de  diriger  et  de  préparer  pour  un  grand  et  définitif 
triomphe  les  sentiments  et  l'opinion  publique  de  la  Grande-Bre- 
tagne. Il  a  été  dans  ma  destinée,  sinon  de  m'associer  intime- 
ment aux  efforts  de  la  Ligue,  du  moins  de  suivre  ses  progrès 
depuis  son  origine,  et  de  compter  mes  meilleurs  et  mes  plus 
vieux  amis  parmi  ceux  qui  ont  accepté  avec  tant  de  dévouement 
le  poids  du  travail  et  la  chaleur  du  jour.  De  retour  sur  m.a  terre 
natale,  je  me  plais  à  comparer  la  situation  de  cotte  cause  à  ce 
qu'elle  était  quand  je  pris  congé  à  Manchester  d'un  meeting 
rassemblé  pour  le  môme  objet  qui  vous  réunit  dans  cette  en- 
ceinte. Je  me  séparai  de  la  Ligue  au  milieu  d'une  assemblée 
provinciale  de  douze  cents  personnes,  et  je  la  retrouve  repré- 
sentée par  six  fois  ce  nombre  dans  le  plus  vaste  édifice  de  la 
métropole.  Alors,  vous  luttiez  contre  des  adversaires  silencieux, 
—  pleins  de  confiance  en  leur  rang,  en  leurs  richesses,  en  leurs 
grandeurs,  — spectateurs  muets  de  vos  progrès  parmi  les  classes 
laborieuses. —  Maintenant  je  vous  retrouve  combattant  ouver- 
tement et  à  armes  courtoises  ces  mêmes  adversaires  ;  mais  ils 
ont  rompu  le  silence;  leurs  plans  sont  déconcertés,  leurs  espé- 
rances évanouies,  leurs  forces  diminuées,  et  les  voilà  forcés, 
dans  l'intérêt  de  leur  défense,  de  recourir  à  ces  mêmes  mesures 


272  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

qu'ils  ont  tant  de  fois  blâmées.  (Acclamations.)  Faut-il  mal  au- 
gurer de  voire  cause  parce  qu'ils  imitent  vos  procédés?  Non, 
certainement.  Je  crois  au  contraire  que  rien  ne  peut  vous  être 
plus  favorable  que  d'êlre  misa  môme  de  connaître  tous  les  ar- 
guments, —  si  on  peut  leur  donner  ce  nom,  —  par  lesquels  ils 
s'efforcent  de  soutenir,  au  dedans  comme  au  dehors  des  Cham- 
bres, les  monopoles  dont  ils  profitent.  Gentlemen,  je  vous  féli- 
cite de  vos  progrès  ;  je  vous  félicite  de  la  fermeté  avec  laquelle 
vous  avez  toujours  adhéré  aux  vrais  principes,  et  de  l'assenti- 
ment que  vous  avez  obtenu  des  intelligences  les  plus  éclairées. 
Je  vous  félicite  d'avoir  maintenant  réuni  auiour  de  votre  ban- 
nière à  peu  près  tout  ce  qu'il  y  a  d'estimable  et  d'excellent  dans 
notre  chère  patrie.  —  Partout  où  j'ai  porté  mes  pas,  en  Egypte 
comme  dans  Flnde,  j'ai  vu  le  plus  vif  intérêt  se  manifester 
pour  les  travaux  de  cette  association;  partout  j'ai  entendu  expri- 
mer le  plus  profond  étonnement  de  la  folie  et  de  l'infatuation 
de  ceux  qui  prétendent  fonder  leur  prospérité  sur  les  désastres 
et  la  pauvreté,  et  la  faim,  et  la  nudité  et  le  crime  du  peuple, 
prospérité  bien  odieuse  et  bien  coupable  achetée  à  ce  prix  !  Il 
n"y  a  qu'une  opinion  à  cet  égard  parmi  les  hommes  que  n'aveu- 
glent pas  l'esprit  de  parti  ou  l'intérêt  personnel.  Ils  ne  peuvent 
traverser  des  plaines  incommensurables,  en  calculer  les  res- 
sources, estimer  la  facilité  avec  laquelle  on  pourrait  transpor- 
ter sur  le  rivage,  et  de  là  à  travers  l'Océan,  vers  notre  pays, 
des  objets  propres  à  soutenir  la  vie  de  tant  de  nos  frères  qui 
périssent  jusque  fcous  nos  yeux;  ils  ne  peuvent  savoir  que  la 
valeur  de  ces  aliments  reviendrait  vers  les  lieux  de  leur  ori- 
gine sous  une  autre  forme  également  avantageuse;  ils  ne  peu- 
vent, dis-je,  voir  et  comprendre  ces  choses  sans  être  frappés 
d'étonnement  à  l'aspect  de  la  monstrueuse  et  révoltante  spolia- 
tion qui  se  pratique  dans  ce  pays.  (Acclamations.)  Gentlemen, 
je  n'ai  jamais  eu  qu'une  vue  sur  le  régime  restrictif,  et  c'est  une 
vue  qui  les  embrasse  toutes;  qui  satisfait  pleinement  mon  es- 
prit et  qui  a  fait  de  moi  ce  que  je  suis  :  un  ennemi  déclaré 
absolu,  universel,  éternel  des  lois  qui  circonscrivent  les  bien- 
faits de  la  divine  Providence,  et  disent  aux  dons  que  Dieu  a  ré- 
pandus avec  tant  de  libéralité  sur  la  surface  de  la  terre  :  «  Vous 


ou    l'agitation    ANGLAISF.  273 

irez  jusque-là,  VOUS  n'irez  pas  plus  loin.  »  (Tonnerre  d'applau- 
dissemenls.)  Tout  point  de  vue  étroit,  —  je  dirai  même  natio- 
nal, —  de  la  question^  —  perd  à  mes  yeux  de  son  importance, 
quand  je  viens  à  penser  qu'il  n'a  pu  entrer  dans  les  desseins  de 
Dieu,  qu'un  peuple  toujours  croissant,  dans  l'enceinte  de  fron- 
tières immuables,  dépendît  de  son  sol  pour  sa  subsistance  ; 
tandis  que  les   routes   de  l'Océan,   le  génie  des  hommes  de 
science,  la  bravoure  de  nos  marins,  l'audace  de  nos  armateurs, 
la  fécondité  des  régions  lointaines,  la  prospérité  du  monde,  etla 
variété  qui  se  montre  dans  la  dispensation  et  dans  la  pater- 
nelle sollicitude  de  notre  Créateur,  révèlent  assez  qu'il  a  voulu 
que  les  hommes  échangeassent  entre  eux  les  dons  divers  qu'ils 
tiennent  de  sa  munificence,  et  que  l'abondance  d'une  région 
contribuât  au  bien-être  et  au  bonheur   de   toutes.  (Acclama- 
tions.) A  mes  yeux,  l'offense  commise  par  les  promoteurs  de 
ces  lois,  est  une  de  celles  qui  atteint  le  trône  de  Dieu  même. 
Le  monopole,  c'est  la  négation  pratique  des  dons  que  le  Tout- 
Puissant  destinait  à  ses  créatures.  Il  arrête  ces  dons  au  moment 
où  ils  s'échappaient  des  mains  de  la  Providence  pour  aller  ré- 
jouir le  cœur  et  ranimer  les  forces  défaillantes  de  ceux  à  qui 
elle  les  avait  destinés.  Sur  une  rive,  les  aliments  surabondent; 
sur  l'autre,  voilà  des  hommes  affamés  qui  commettraient  un 
crime  s'ils  touchaient  un  grain  de  ces  moissons  jaunissantes  qui 
ont  été  prodiguées  à  la  terre  pour  le  bien  de  tous.  Que  me 
parle-t-on  d'intérêts  engagés,  de  droits  acquis,  du  droit  exclusif 
de  l'aristocratie  à  ces  moissons?  Je  connais  ces  droits.  Je  res- 
pecte le  rang  de  l'aristocratie,  alors  surtout  qu'elle  y  joint  ce  qui 
est  plus  respectable  que  le  rang,  cette  sympathie  pour  ses  frères 
qui  doit  s'accroître  en  proportion  de  ce  que  Dieu  a  été  bon  pour 
elle,  et  qu'il  a  jugé  à  propos  de  leur  retirer  ses  bienfaits  tem- 
porels. (Acclamations.)  Que  le  seigneur  garde  ce  qui  lui  appar- 
tient loyalement  ;  qu'il  possède  ses  enclos,   ses   parcs  et  ses 
chasses;  qu'il  les  entoure  de  murs,  s'il  le  veut,  et  qu'il  fasse 
inscrire  surlespoteaux  :  «  Ici  on  a  tendu  despiégesaux  hommes.  » 
Je  n'entreprendrai  pas  sur  ses  domaines,  je  ne  regarderai  pas 
par-dessus  ses  murs,  je  me  contenterai  de  suivre  la  route  pou- 
dreuse, pourvu  qu'arrivé  au  terme   de  mon  voyage,  je  puisse 


27  4  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

acheter  pour  ma  famille  le  paia  que  la  bonté  de  Dieu  lui  a  des- 
tiné. (Applaudissements.)  L'opulent  seigneur  demande  protec- 
tion! Mais  il  la  possède.  Il  la  possède  dans  la  supériorité  de  ses 
domaines,  dans  leur  proximité  des  centres  de  population;  il  la 
possède  dans  l'éloignement  des  plaines  rivales,  dans  les  tem- 
pêtes et  les  naufrages  auxquels  sont  exposés  sur  l'Océan  les 
vaisseaux  qui  apportent  dans  ce  pays  les  productions  étrangères  ; 
dans  les  frais  de  toutes  sortes,  assurances,  magasinages^,  com- 
missions dont  ces  produits  sont  grevés.  Voilà  ce  qui  constitue 
en  sa  faveur  une  protection  naturelle  aussi  durable  que  l'Océan 
et  dont  personne  ne  peut  le  priver.Mais  il  veut  plus  ;  il  veut  que 
la  loi  élève  encore  artificiellement  le  prix  de  son  blé,  et  que  le 
pauvre  lui-même  soit  forcé  de  le  lui  acheter,  ne  lui  rendant  le 
droit  de  se  pourvoir  dans  le  marché  du  monde  que  lorsque  la 
possibilité  lui  échappe  de  bénéficier  par  la  confiscation  de  ce 
droit. 

Gentlemen,  la  législation  de  ce  pays  a  beaucoup  pris  sur 

elle.  On  parle  de  désaffection,  d'insubordination,  de  conspira- 
tion !  Je  demande  où  sont  les  causes  de  ces  maux.  Je  cherche 
le  coupable  ;  je  m'adresse  à  celui  qui  tient  en  ses  mains  le  châ- 
timent, et  je  lui  dis  :  c'est  toi!  (Écoutez!)  Une  loi  injuste,  c'est 
un  germe  révolutionnaire.  Suivez-la  dans  son  action  jusqu'à  ce 
qu'elle  commence  à  flétrir,  appauvrir,  fouler  et  provoquer  l'hu- 
manité. Puis  vient  le  temps  de  l'appel  des  patriotes;  puis  celui 
de  l'écho  populaire  ;  puis  l'attitude  de  la  détermination  et  du 
défi,  et  puis  enfin  les  persécutions,  la  prison,  l'échafaud,  les 
martyres.  (Acclamations.)  Mais  je  remonte  aux  criminels  ori- 
ginaires, aux  hommes  qui  ont  conçu  la  funeste  loi,  et  je  leur 
dis  :  Vous  avez  fomenté  la  désaffection,  vous  avez  popularisé  la 
résistance  patriotique  ;  vous  avez  provoqué  les  plaintes  du  peu- 
ple ;  vous  avez  organisé  la  persécution;  c'est  vous  qui  com- 
mettez le  crime,  c'est  vous  qui  devez  subir  le  châtiment.  Gent- 
lemen, telle  est  mon  opinion;  si  les  gouvernements  étaient 
justes,  l'esprit  de  sédition  mourrait  faute  d'aliment  (écoutez), 
et  si  les  lois  étaient  équitables,  les  chaînes  seraient  livrées  à  la 
rouille.  C'est  pourquoi  je  m'en  prends  aux  mauvaises  lois,  et 
j'en  vois  beaucoup  dans  cette  île  et  plus  encore  dans  une  île 


ou   l'agitation    anglaise.  27  3 

voisine.  Elles  nous  avertissent  que  si  nous  voulons  rétablir  la 
paix  et  l'amitié,  maintenir  l'union  et  la  loyauté,  si  nous  vou- 
lons que  la  Grande-Bretagne  soit  ce  qu'elle  a  toujours  été, 
«  maîtresse  des  mers,  invincible  dans  les  combats,  »  nous  de- 
vons faire  justice  au  peuple,  et  non-seulement  rendre  la  liberté 
aux  noirs  des  Antilles,  mais  encore  atfranchir  le  pain  de  l'ou- 
vrier anglais.  (Applaudissements.) 

Séance  du  28  février  1844. 

M.  AsHWORTH  :  Ce  n'est  pas  une  chose  ordinaire  que  de  voir 
un  manufacturier  du  Nord  abandonner  ses  foyers  et  ses  occu- 
pations pour  se  montrer  devant  une  telle  assemblée.  Un  ma- 
nufacturier a  autre  chose  à  faire,  et  il  est  peu  enclin  à  recourir 
à  ses  concitoyens  alors  même  qu'il  se  sent  lésé.  Il  répugne  na- 
turellement à  V agitation  ;  et  absorbé  par  l'étude  pratique  des 
sciences  et  des  arts  qui  se  lient  à  l'accomplissement  de  son 
œuvre,  il  aimerait  à  ne  pas  s'éloigner  de  ses  intérêts  domes- 
tiques, s'il  n'y  était  forcé  par  des  lois  pernicieuses.  Messieurs, 
c'est  avec  une  pleine  confiance  que  j'en  appelle  à  vous,  comme 
manufacturier,  parce  que  j'ai  la  conviction  que  j'appartiens  à 
une  classe  d'hommes  qui  ne  réclame  que  ses  droits.  (Applaudis- 
sements.) On  lésa  accusés  d'être  difficiles  dans  leurs  marchés j 
ils  ont  cela  de  commun  avec  tous  les  hommes  prudents,  et 
vous  comme  les  autres,  sans  doute.  (Rires.)  Mais  on  ne  peut  au 
moins  leur  imputer  d'avoir  une  grande  maison  commerciale, 
sous  le  nom  de  Parlement,  de  s'en  servir  pour  circonvenir  les 
intérêts  de  la  communauté,  et  fixer  eux-mêmes  le  prix  de  leur 
marchandise.  Messieurs,  les  manufacturiers  ne  jouissent  d'au- 
cune protection  ;  ils  n'en  demandent  pas  ;  ils  repoussent  le 
système  protecteur  tout  entier,  et  tout  ce  qu'ils  réclament,  c'est 
que  tous  les  sujets  de  S.  M.  soient  placés  à  cet  égard,  ainsi 
qu'eux-mêmes,  sur  le  pied  de  l'égalité.  (Écoutez!  écoutez  !)  Est- 
ce  là  une  exigence  déraisonnable?  (Bien.)  Les  landlords  vous  di- 
sent qu'ils  ont  besoin  de  protection  ;  qu'ils  ont  droit  à  être  pro- 
tégés par  certaines  considérations.  Je  ne  vous  dirai  pas  quelles 
sont  ces  considérations.  Je  laisse  ce  soin  à  lord  Mountcashel  et 


2  7(.  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

sir  Edward  Knatchbull.  Ils  ne  vous  l'ont  pas  laissé  ignoré  *. 
(Rires  et  applaudissements.)  Ils  disent  encore  qu'ils  ont  besoin 
de  protection  pour  lutter  contre  l'étranger.  Pour  ce  qui  me  re- 
garde, je  ne  sais  pas  sous  quels  rapports  le  peuple  anglais  est 
inférieur  aux  autres  peuples.  Je  suis  convaincu  que  les  fer- 
miers anglais,  et  notamment  les  ouvriers  des  campagnes,  sont 
capables  d'autant  de  travail  que  toute  autre  classe  de  la  com- 
munauté; et  il  n'en  est  pas  qui  soient  plus  en  mesure  de  sou- 
tenir la  concurrence  étrangère,  pourvu  que  les  landlords  leur 
permettent  de  se  procurer  les  aliments  à  un  prix  naturel. 
(Applaudissements.)  Les  manufacturiers  sont  bien  exposés  à 
cette  concurrence.  Pourquoi  les  landlords  en  seraient-ils  af- 
franchis? (Très-bien.)  Je  le  répète,  les  manufacturiers  ne  jouis- 
sent d'aucuns  privilèges;  ils  n'en  veulent  pas.  Ils  n'ont^  sous 
le  rapport  des  machines,  aucun  avantage  qui  ne  soit  commun 
au  monde  entier.  (Écoutez!  écoutez  !)  Nous  empruntons  aux 
autres  peuples  leurs  inventions  et  leurs  perfectionnements; 
nous  les  appliquons  à  nos  machines  et  en  augmentons  ainsi  la 
puissance;  et  si  l'exportation  de  ces  machines  perfectionnées 
fut  autrefois  prohibée,  elle  est  libre  aujourd'hui,  et  il  n'est  au- 
cun peuple  qui  ne  puisse  se  les  procurer  à  aussi  bon  marché  que 
nous-mêmes.  La  loi  prohibitive  de  l'exportation  des  machines 
a  été  abrogée,  il  y  a  un  an  ou  deux;  et  quoique  à  cette  époque 
notre  industrie  fût  dans  une  situation  déplorable,  —  quoiqu'il 
ne  manquât  pas  de  bons  esprits  qui  regardaient  la  libre  expor- 
tation de  nos  belles  machines,  comme  une  mesure  hasardeuse 
pour  le  maintien  de  notre  supériorité  manufacturière,  —  cepen- 
dant, nous  ne  fîmes  aucune  opposition  à  cette  mesure,  et  nous 
la  laissâmes  s'accomplir  sans  hésiter,  sans  incidenter,  en  es- 
prit de  justice  et  de  loyauté.  (Acclamations.)  Ainsi,  après  avoir 
conféré  à  l'étranger  tous  les  avantages  que  nous  pouvions  reti- 
rer de  la  supériorité  de  nos  machines,  nous  demandons  à  être 
affranchis  de  toutes  restrictions,  et  nous  posons  en  principe 
que,  puisque  les  manufacturiers  sont  abandonnés  à  Tuniver- 

1  Allusion  à  l'aveu  fait  par  ces  deux  personnages  que  la  protection 
leur  était  nécessaire  pour  payer  leurs  dettes,  dégager  leurs  domaines  et 
doter  leurs  filles. 


ou   l'agitation    A^GLAISE.  27  7 

selle  concurrence,  ils  ont  le  droit  de  dire  qu'il  leur  est  fait  in- 
justice si  une  autre  classe  —  et  notamment  l'opulente  classe 
des  landlords  —  jouit  d'avantages  exclusifs,  d'avantages  qui  ne 
soient  pas  communs  à  toutes  les  autres. 

On  a  dit  que  le  marché  intérieur  était  le  plus  important  pour 
l'industrie  manufacturière.  —  Je  suis  en  mesure  d'évaluer 
l'importance  du  marché  intérieur  en  ce  qui  concerne  ma  propre 
industrie,  l'industrie  cotonnière.  Elle  s'alimente  principale- 
ment par  l'exportation.  On  voit  dans  l'ouvrage  deBrom,  qu'une 
balle  seulement  de  coton  sur  sept  est  mise  en  œuvre  pour  la 
consommation  du  pays,  et,  par  conséquent,  cette  consomma- 
tion ne  paie  qu'un  septième  de  la  main-d'œuvre  britannique 
qui  est  consacrée  à  cette  branche,  ou  environ  un  jour  par  se- 
maine. (Écoutez  !  écoutez  !)  Ne  perdez  pas  de  vue  que  c'est  là 
la  totalité  de  la  consommation  du  pays.  Ainsi,  celte  clientèle 
de  l'aristocratie  terrienne,  qu'on  nous  dépeint  en  termes  si 
pompeux,  se  réduit,  quand  nous  venons  à  l'examiner  de  près, 
à  payer  une  fraction  d'un  jour  pour  une  semaine  de  travail  ; 
et  quant  aux  débouchés  que  nous  offrent  les  autres  classes,  — 
car  les  landlords  ne  sont  pas  nos  seuls  acheteurs,  —  je  me  bor- 
nerai à  dire  que  cette  métropole  seule  consomme  plus  que 
toute  l'Irlande;  et  la  ville  de  Manchester,  plus  que  le  comté  de 
Buckingham.  (Écoulez!  écoutez!)  —  Venons  aux  exportations. 
—  Je  viens  de  vous  dire  qu'elles  s'élèvent  aux  six  septièmes  de 
ce  que  nous  fabriquons.  Il  en  résulte  que  nous  dépendons  de 
l'étranger  pour  les  six  septièmes  de  notre  travail,  et  comme 
nous  n'avons  aucun  empire  sur  la  législation  étrangère,  nous 
sommes  incapables  de  recevoir  aucune  protection,  dans  cette 
mesure,  alors  qu'elle  nous  serait  offerte.  —  Considérons  main- 
tenant rintérêt  agricole.  La  fabrication  des  aliments  n'est  pas, 
dans  ce  pays,  une  industrie  d'exportation.  Elle  possède,  dans 
le  pays  même,  le  meilleur  marché  du  monde,  et  jouit  encore 
de  la  protection.  Il  fut  un  temps  où  les  produits  agricoles  de 
l'Angleterre  étaient  exportés,  où  les  landlords  vendaient  leurs 
céréales  au  dehors.  Ce  temps  n'est  plus.  Aujourd'hui  notre 
population  consomme  tous  les  grains  que  le  pays  peut  pro- 
duire, et  ses  besoins  en  réclameraient  bien  davantage,  s'il  lui 

m.  10 


27  8  COBDEN  ET   LA   LIGUE 

était  permis  d'en  recevoir.  (Écoutez!  écoutez  !)  Ainsi,  les  pro- 
priétaires, voyant  que  notre  population  manufacturière  con- 
somme tous  leurs  produits,  ont  cessé  de  les  exporter,  car  ils  ont 
l'avantage  de  vendre  cet  insuffisant  produit  sur  un  marché  où 
l'offre  est  constamment  inférieure  à  la  demande.  Ce  n'est  point 
là,  comme  je  viens  de  le  démontrer,  la  situation  de  l'industrie 
manufacturière.  Les  six  septièmes  de  ses  produits  sont  exportés. 
Arrêtez  un  moment  votre  attention  aux  conséquences  de  cet 
état  de  choses,  les  aliments  so?it  la  matière  première  du  travail, 
précisément  comme  le  coton  est  la  matière  première  de  l'étoffe. 
Il  s'ensuit  que  les  balles  de  produits  fabriqués  que  nous  expor- 
tons contiennent  virtuellement  du  froment  et  autres  produits 
agricoles  aussi  bien  que  du  coton.  (Écoutez  !  écoutez  !)  C'est  ainsi 
que  les  propriétaires  du  sol,  tout  en  cessant  de  vendre  directe- 
ment au  dehors,  se  sont  déchargés  de  ce  soin  sur  les  manufac- 
turiers, et  se  sont  mis  en  possession  d'un  moyen  indirect 
d'exportation  beaucoup  plus  commode  et  surtout  plus  profi- 
table. Ils  se  sont  épargné  les  embarras  de  convertir  leurs  den- 
rées en  argent  sur  les  marchés  étrangers,  et  les  manufactu- 
riers, par  la  circulation  que  je  viens  de  décrire,  ont  pris  cette 
peine  à  leur  charge.  (Écoutez!  écoutez  !)  Ainsi  le  manufacturier 
anglais,  qui  accomplit  ses  opérations  sous  l'influence  des  lois- 
céréales,  est  d'abord  contraint  de  payer  un  prix  législativernent 
artificiel  pour  ses  aliments  et  ceux  de  ses  ouvriers  ;  ensuite, 
puisque  ses  produits  sont  destinés  à  l'exportation,  et  puisqu'ils 
sont  une  sorte  d'incarnation  de  denrées  agricoles  anglaises, 
combinées,  sous  forme  de  travail,  avec  le  coton  et  autres  ma- 
tières premières,  il  devient  l'intermédiaire  malheureux  de  la 
revente  de  ces  mêmes  aliments,  livré  à  la  concurrence  du 
monde  entier,  sur  des  marchés  lointains,  où  les  produits  simi- 
laires se  vendent  peut-être  pour  la  moitié  du  prix  qu'ils  lui  ont 
coûté  dans  la  Grande-Bretagne.  (Applaudissements.)  Ainsi, 
nous  sommes  devenus  les  instruments  du  propriétaire  pour  la 
défaite  de  ses  denrées,  et,  ce  qu'il  y  a  de  pire,  l'opération  nous 
constitue  en  perte  pour  la  moitié  de  leur  valeur.  (Écoutez  !  écou- 
tez !)  Comme  manufacturier  travaillant  pour  l'exportation,  je 
m'arrêterai  encore  un  moment  sur  cette  partie  de  mon  sujet. 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  27  9 

Vous  n'aurez  pas  de.  peine  à  comprendre  cet  axiome  général: 
Les  importateurs  sont  des  acheteurs.  Donc,  le  critérium  de  la 
prospérité  d'un  pays  ce  n'est  pas  ses  exportations,  maiis  ses 
importations.  Je  le  répète,  les  importateurs  sont  des  acheteurs. 
Permettez-moi  d'éclairer  ceci  par  un  exemple.  Le  navire  qui 
aborde  nos  rivages  chargé  de  marchandises,  n'importe  la  pro- 
venance, est  la  personnification  d'un  marchand  étranger  à  la 
bourse  bien  garnie  ;car  le  chargement  est  bientôt  converti  en 
argent,  et  cet  argent  est  à  la  disposition  du  consignataire  pour 
être  de  nouveau  converti  en  marchandises  d'exportation.  Plus 
donc  il  nous  arrive  de  ces  navires,  plus  il  nous  arrive  d'ache- 
teurs. —  Au  sujet  de  nos  impôts,  je  vous  ferai  observer  que  les 
marchandises  qui  nous  viennent  du  dehors  ne  passent  pas  di- 
rectement du  rivage  au  magasin  du  négociant.  Elles  s'arrêtent 
d'abord  à  la  douane,  et  là,  elles  payent  un  droit  fiscal.  Comme 
free-traders  nous  n'avons  pas  d'objection  contre  un  tel  droit. 
Il  est  juste  et  convenable  d'asseoir  une  partie  des  recettes  pu- 
bliques sur  les  marchandises  étrangères.  Mais  ici  nous  distin- 
guons et  nous  disons  :  S'il  est  juste  que  nous  payions  un  droit 
pour  le  revenu  public,  il  ne  l'est  pas  que  nous  en  payions  un 
autre  pour  des  avantages  personnels,  et  notamment  pour  grossir 
les  rentes  des  propriétaires  du  sol.  Messieurs,  nos  importations 
devraient  être  libres.  Dans  un  pays  éclairé,  elles  seraient  libres 
comme  les  vents  qui  les  poussent  vers  nos  rivages.  (Applaudis- 
sements.) Supposez-vous  transportés  par  la  pensée  dans  un  autre 
pays,  —  car  je  ne  veux  pas  vous  offenser  inutilement  en  citant 
votre  propre  patrie,  —  supposez  que  vous  voyez  sur  les  côtes 
des  hommes  en  uniforme,  allant  et  venant,  un  mousquet  d'une 
main  et  une  lunette  de  l'autre.  Si  l'on  vous  disait  qu'il  s'agit 
d'un  service  préventif,  d'un  service  destiné  par  le  gouvernement 
à  empêcher  l'arrivage  des  navires,  et,  par  suite,  l'introduction 
des  produits  étrangers,  ne  déclareriez-vous  pas  que  c'est  là  pour 
ce  pays,  l'indice  d'une  ignorance  qui  va  jusqu'au  suicide?  et 
ne  jugeriez- vous  pas  que  ses  lois  commerciales  remontent  aux 
siècles  les  plus  barbares  ?  C'est  pourtant  l'esprit,  je  regrette  de 
le  dire,  qui  caractérise  notre  législation.  Nos  lois  admettent  les 
objets  de  luxe,  les  vins,  les  soieries,  les  rubans  cà  l'usage  des 


28  0  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

grands  et  des  riches;  elles  laissent  librement  entrer  ces  choses 
moyennant  un  droit  fiscal,  et  elles  prohibent  l'importation  des 
aliments,  c'est-à-dire  de  ce  qui  affecte  le  plus  les  classes  pau- 
vres et  laborieuses.  De  telles  lois  sont  le  fruit  de  l'injustice,  eî 
nous  nous  élevons  contre  leur  partialité.  Les  seigneurs  disent 
que  c'est  là  une  question  manufacturière.  S'ils  l'ont  ainsi  stig- 
matisée, c'est  qu'ils  ont  surtout  trouvé  les  manufacturiers 
prompts  et  persévérants  à  combattre  leurs  privilèges.  Mais  nous 
repoussons  leur  imputation.  Non,  ce  n'est  pas  la  cause  des  ma- 
nufacturiers ;  c'est  votre  cause;  c'est  la  mienne,  c'est  la  cause  de 
tous.  Ce  n'est  pas  une  question  individuelle,  c'est  une  question 
générale^  qui  intéresse  toute  la  communauté  !  Le  manufacturier 
voit  son  industrie  lésée,  ses  ouvriers  afTamés,  et  dès  lors  il  lui 
appartient,  il  appartient  à  tout  homme  dans  cette  situation,  de 
se  plaindre.  —  Cette  vaine  clameur  des  landlords  est  suivie 
d'une  autre.  C'est  la  sur-production  ^,  disent-ils,  qui  fait  tout 
le  mal.  On  les  entend  crier  :  «  Ces  manufacturiers  préten- 
dent vêtir  l'univers  entier.  »  Peut-être  feraient-ils  mieux  de 
nous  laisser  d'abord  vêtir  l'univers,  et  si,  par  là,  nous  portions 
le  troublii  et  la  misère  dans  le  pays,  ils  seraient  à  temps  de  gé- 
mir. (Rires  et  approbations.)  Cependant  examinons  la  question 
de  plus  près.  Supposez  que  nous  parvinssions  à  habiller  l'uni- 
vers entiers,  nous  n'avons  pas  encore  trouvé  le  secret  de  faire 
des  calicots  éternels  (rires),  ils  s'usent,  et  dès  lors  ceux  que  nous 
avons  accoutumés  à  en  porter  en  réclameront  d'autres.  Voilà 
donc  une  source  permanente  de  travail.  (Écoutez  !)  j\eserait-ce 
point  une  chose  plaisante  de  voir  venir  à  cette  tribune  un  ma- 
nufacturier du  Lancastre,  pleurant  comme  Alexandre,  de  ce 
qu'il  ne  lui  reste  point  un  autre  monde,  non  à  conquérir,  mais 
à  habiller?  (Éclats  de  rire.)  En  tout  cas,  au  milieu  de  son  cha- 
grin, il  aurait  au  moins  cette  consolation,  fondement  d'une 
espérance  légitime,  que  s'il  parvient  à  vêtir  l'univers,  c'est  bien 
le  moins  qu'il  ait  le  droit  d'être  nourri.  (Acclamations.)  Je  n'ai 

1  Sur-production,  autre  néologisme  pour  traduire  le  mot  ovcr-produc- 
tion^  excès  de  production.  Ici  au  moins  je  puis  m'étayer  de  l'autorité  de 
M.  de  Sismondi. 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  281 

encore  entendu  personne  se  plaindre  qu'il  avait  trop  de  vête- 
ments. (Une  voix  dans  les  galeries:  Je  suis  sans.  Rire  universel.) 
Quel  que  soit  leur  bas  prix,  nul  ne  se  fâche  de  les  avoir  à  trop 
bon  marché.  Les  landlords  se  réunissent  de  temps  à  autre,  et  on 
les  entend  se  flatter  d'être  de  bons  patriotes,  parce  qu'ils  font 
deux  coupes  de  foin  là  où  ils  n'en  faisaient  qu'une  autrefois. 
Gentlemen,  à  ce  compte,  je  puis  aussi,  comme  manufacturier, 
réclamer  le  titre  de  patriote,  car  je  fais  maintenant  deux  che- 
mises pour  moins  qu'une  seule  ne  me  coûtait  il  y  a  quelques 
années.  (Rires).  Mais  je  n'accepte  ni  pour  les  landlords  ni  pour 
moi-même  la  qualification  de  patriote  ou  de  philanthrope  à  ce 
titre.  La  même  cause,  la  même  impulsion  nous  fait  agir,  et 
c'est  notre  intérêt  éclairé.  (Écoutez!  écoutez!)  Mais  voici  une 
autre  clameur  de  l'aristocratie.  Elle  s'en  prend  aux  machines. 

Ici  l'orateur  combat  l'erreur  qui  fait  considérer  les  ma- 
chines comme  nuisibles  à  remploi  du  travail  humain.  Il 
établit,  par  des  faits  nombreux,  qu'il  y  a  dans  tous  les  com- 
tés où  les  machines  ne  sont  pas  employées,  une  tendance  à 
émigrer  vers  ceux  où  elles  sont  le  plus  multipliées.  Ce  sujet 
ayant  déjà  été  traité  par  d'autres  orateurs^  et  notamment  par 
M.  Cobden,  nous  supprimons,  quoiqu'à  regret,  cette  partie 
du  remarquable  discours  de  M.  Ashworth. 

Séance,  du  17  avril.  —  Présidence  de  M.  Cobden. 

Le  président  rend  compte  des  nombreux  meetings  aux- 
quels les  dépulationsde  la  Ligue  ont  assisté,  depuis  la  der- 
nière réunion  de  Covent-Garden,  à  Bristol,  Wolv^^erhamp- 
ton,  Liverpool,  etc.  —  Il  parle  aussi  des  mesures  prises 
par  l'association  pour  porter  principalement  la  discussion 
partout  où  se  font  des  élections,  afin  de  répandre  la  lu- 
mière précisément  au  moment  où  l'excitation,  qui  accom- 
pagne toujours  les  luttes  électorales,  dispose  le  public  à 
la  recevoir.  C'est  pourquoi  dorénavant  la  Ligue  portera 
toutes  ses  forces  dans  tout  bourg  où  un  certain  nombre 

16. 


282  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

d'électeurs,  quelque  petit  qu'il  soit,  sera  disposé  à  appuyer 
la  candidature  d'un  free-trader. 

M.  Waiid,  membre  du  Parlement,  prononce  un  discours 
plein  de  foits  curieux,  de  données  statistiques  et  de  solides 
arguments. 

Le  colonel  ThompsOxN  succède  à  M.  Ward.  Ce  vétéran  de 
la  cause  de  la  liberté  commerciale  s'est  acquis  en  Angle- 
terre une  immense  réputation  par  ses  discours  et  ses  nom- 
breux écrits.  Nous  aurions  beaucoup  désiré  le  faire  con- 
naître au  public  français.  Malheureusement  pour  nous,  le 
brave  officier  est  dans  l'usage  de  revêtir  des  pensées  pro- 
fondes de  formes  originales,  et  d'un  langage^  incisif  et  po- 
pulaire entièrement  intraduisible.  —  Nous  essayerons  peut- 
être,  à  la  fin  de  cet  ouvrage,  de  faire  passer  dansnotre  langue» 
au  risque  de  les  affaiblir,  quelques-unes  de  ses  pensées. 

Le  présidem.  J'ai  l'honneur  de  vous  présenter  un  des  orateurs 
les  plus  accomph's  de  l'époque,  un  homme  qui  a  déjà  déployé 
des  talents  de  l'ordre  le  plus  élevé  dans  une  grande  cause  hu- 
manitaire, égale  en  importance  à  celle  qui  nous  réunit  aujour- 
d'hui, lia  puissamment  contribué  à  l'émancipation  des  esclaves 
de  nos  colonies  des  Indes  occidentales  et,  quant  à  Inoi,  je  n'ai 
jamais  pu  apercevoir  la  moindre  difTérence  entre  spolier 
l'homme  tout  entier  en  le  forçant  au  travail  et  le  dépouiller  du 
fruit  de  son  travail.  J'introduis  auprès  de  vous  M.  George 
Thompson.  (Tonnerre  d'applaudissements.) 

Les  événements  qui  se  passent  dans  la  Grande-Bretagne 
ont  naturellement  leur  retentissement  dans  les  meetings  de 
la  Ligue,  surtout  quand  ils  ont  quelque  connexité  avec  la 
cause  qu'elle  défend.  On  a  pu  voir  déjà  l'opinion  qui  s'était 
manifestée  au  sein  de  cette  puissante  association  au  sujet  de 
l'émigration  forcée  {compuhory  émigration)^  quand  cette 
question  était  traitée  au  Parlement,  On  a  vu  aussi  l'effet 
qu'avait  produit  sur  la  Ligue  l'accusation  de  conspiration 


ou  l'agitation  anglaise.  28 b 

dirigée  contre  O'Connell  et  l'agitation  irlandaise. —  A  le- 
poque  011  nous  sommes  parvenus,  une  seconde  modifica- 
tion dans  les  tarifs  était  soumise  aux  Chambres  par  le  cabi- 
net Peel,  et  comme  elle  servira  dorénavant  de  texte  à 
plusieurs  orateurs,  il  n'est  pas  sans  utilité  de  dire  ici  en 
quoi  ces  modifications  consistent. 

Le  droit  sur  le  sucre  colonial  était  de  24  sh.,  et  sur  le 
sucre  étranger  de  63.  La  différence  ou  39  sh.  était  ce  qui 
constituait  proprement  la  protection.  —  Le  gouvernement 
proposait,  tout  en  maintenant  le  droit  sur  le  sucre  des  colo- 
nies à  24,  de  réduire  le  droit  sur  le  sucre  étranger  à  34, 
c'est-à-dire  de  limiter  la  protection  à  10  sh.  —  C'eût  été  un 
grand  pas  dans  la  voie  de  la  liberté  commerciale,  si  le  ca- 
binet anglais  n'eût  en  même  temps  restreint  le  dégrève- 
ment au  sucre  produit  par  le  travail  libre  [free-gronm  sugar) . 
Mais  en  laissant  peser  le  droit  de  63  sh.  sur  le  sucre  produit 
dans  les  pays  à  esclaves  {slave-grown  sugar)^  on  excluait  les 
sucres  du  Brésil,  de  Cuba,  etc.  Cette  distinction  étant 
évidemment  un  moyen  indirect  de  maintenir  le  monopole, 
autant  que  la  diffusion  des  lumières  et  les  circonstances  le 
permettaient ,  elle  avait  la  chance  de  rallier  beaucoup 
d'hommes  honnêtes,  en  leur  présentant  la  mesure'  proposée 
comme  dirigée  contre  l'esclavage  ;  et  la  preuve  que  les  mo- 
nopoleurs avaient  bien  calculé,  c'est  qu'ils  sont  parvenus  à 
rallier  à  leurs  vues  un  grand  nombre  d'abolitionnistes,  et  de 
se  créer  ainsi  en  Angleterre  un  appui  sur  lequel  ils  ne  pou- 
vaient compter  que  grâce  à  cette  distinction  hypocrite.  — 
On  verra  dans  la  suite  l'opinion  des  free-traders  et  les  péri- 
péties de  ce  débat. 

M.  George  Thompson,  après  avoir  réclanu'',  vu  l'élat  de  sa 
santé,  l'indulgence  de  l'assemblée;,  s'exprime  ainsi  :  Comme 
l'honorable  et  brave  officier  qui  vient  de  s'asseoir,  je  pense  que 
la  question  delà  liberté  commerciale,  et  notamment  de  l'abro- 
gation des  lois-céréales,  en  tant  qu'elle  touche  au  bien-ûtre  et 


284  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

au  bonheur  delà  race  humaine,  à  la  stabilité  et  à  l'honneur  de 
l'empire  britannique,  ne  le  cède  point  en  grandeur  et  en  so- 
lennité à  cette  autre  question  à  laquelle,  dans  d'autres  temps, 
je  consacrai  mes  efforts.  Si  je  réclamais  alors  la  liberté  de 
l'homme,  je  réclame  aujourd'hui  la  franchise  de  ses  aliments. 
(Acclamalions.)  Dieu  a  voulu  que  l'homme  fût  libre;  et  je  crois 
qu'il  a  voulu  aussi  que  l'homme  vécût.  C'est  un  crime  de  lui 
ravir  la  liberté,  mais  c'est  aussi  un  crime  d'élever  le  prix,  d'al- 
térer la  qualité  ou  de  diminuer  la  quantité  de  ses  aliments;  et 
quand  je  viens  à  considérer  que  la  loi-céréale  affecte  les  salaires, 
rompt  l'équilibre  entre  l'offre  et  la  demande  des  bras,  jette  hors 
d'emploi  des  millions  d'ouvriers,  ne  laisse  à  ceux  qui  sont  assez 
heureux  pour  s'en  procurer  que  la  moitié  d'une  juste  rémuné- 
ration, et  les  force  en  outre  de  payer  le  pain  à  un  prix  double 
de  celui  qu'il  aurait  sans  son  intervention,  alors  je  dis  qu'une 
telle  loi  m' apparaît  comme  une  monstrueuse  spoliation  (applau- 
dissements), et  comme  la  violation  de  cette  charte  descendue 
du  ciel  sur  la  terre  :  «  Homme,  tu  mangeras  les  fruits  de  la 
terre  ;  la  saison  de  semer  et  la  saison  de  moissonner,  l'hiver  et 
l'été  se  succéderont  à  perpétuité,  afin  que  les  créatures  de 
Dieu  ne  soient  pas  privées  de  nourriture.  »  Quel  est  le  grand 
principe  d'économie  sociale  dont  nous  confions  la  propagation 
à  nos  concitoyens,  pour  leur  bonheur,  celui  de  la  patrie  et  du 
monde?  Quelle  est  cette  doctrine  que  la  Ligue,  comme  une 
mouvante  université,  prêche  et  enseigne  en  tous  lieux?  C'est 
que  toutes  les  classes  de  la  communauté  doivent  être  abandon- 
nées à  leur  libre  action,  dans  la  conduite  de  leurs  transactions 
commerciales,  tout  autant  que  ces  transactions  soient  en  elles- 
mêmes  honnêtes  et  honorables;  —  c'est  qu'on  ne  doit  souffrir 
aucune  intervention,  aucun  contrôle,  et  moins  encore  aucune 
contrainte  législative  en  matière  de  travail,  d'industrie  et  d'é- 
changes. (Écoutez!  écoutez!)  Nous  avons  foi  dans  la  vérité  de 
cette  doctrine;  mais  nous  ne  nous  bornons  pas  à  l'ériger  en  un 
système  abstrait,  qu'on  prend  et  qu'on  laisse  à  volonté.  Nous  la 
regardons  comme  d'une  importance  pratique  et  capitale  pour 
ce  pays  et  pour  tous  les  pays,  pour  ce  temps  et  pouf  tous  les 
temps.  Dans  son  application  honnête  et  impartiale,  elle  im- 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  28  5 

plique  la  chute  de  toutes  les  restrictions  qui  ont  été  si  souvent 
dénoncées  dans  cette  enceinte;  elle  ouvre  le  monde  au  travail 
de  l'homme;  elle  soustrait  au  domaine  de  la  loi  anglaise  l'é- 
change des  fruits  de  notre  travail  et  de  notre  habileté  avec  les 
nations  du  globe  ;  elle  appelle  sur  nos  rivages  les  innombrables 
tribus  répandues  sous  tous  les  climats.  Comme  la  piété,  elle  est 
deux  fois  bénie;  bénie  dans  celui  qui  donne^  bénie  dans  celui 
qui  reçoit.  (Écoutez!)  Ce  n'est  pas  sans  un  sentiment  profond 
de  douleur  que  nous  pouvons,  comme  Anglais^,  contempler  les 
scènes  de  désolation  qui  se  sont  passées  sous  nos  yeux  depuis 
deux  ans  ;  et  si  la  situation  de  ce  pays  est  pournous  unjustesujet 
d'orgueil,  d'un  autre  côté  elle  est  bien  propre  à  exciter  notre 
compassion.  Notre  grandeur  comme  nation  est  incontestable. 
Des  rivages  de  cette  île,  nous  nous  sommes  élancés  sur  le  vaste 
Océan;  nous  y  avons  promené  nos  voiles  aventureuses  ;  nous 
avons  visité  et  exploré  les  régions  les  plus  reculées  de  la  terre; 
nous  avons  fait  plus,  nous  avons  cultivé  et  colonisé  les  plus 
belles  et  les  plus  riches  contrées  du  globe;  aux  hommes  qui  re- 
connaissent l'empire  de  notre  gracieuse  et  bien-aimée  souve- 
raine, nous  avons  ajouté  des  hommes  de  tous  les  climats  et  de 
toutes  les  races;  parla  valeur  de  nos  soldats  et  de  nos  marins, 
l'habileté  de  nos  officiers  de  terre  et  de  mer,  l'esprit  d'entre- 
prise de  nos  armateurs  et  de  nos  matelots,  les  talents  de  nos 
hommes  d'État  au  dedans  et  de  nos  diplomates  au  dehors,  nous 
avons  soumis  bien  des  nations,  formé  des  alliances  avec  toutes, 
fait  reconnaître  en  tous  lieux  notre  prééminence  industrielle,  et 
c'est  ainsi  que  la  puissance  combinée  de  notre  influence  morale, 
physique  et  politique  a  rendu  l'univers  notre  tributaire,  le  for- 
çant de  jeter  à  nos  pieds  ses  innombrables  trésors.  (Acclama- 
tions prolongées.)  En  ce  moment,  nos  capitaux  surabondent, 
nos  vaisseaux  flottent  sur  toutes  les  eaux  et  n'attendent  que  le 
signal  de  cette  nation,  —  que  de  voir  se  dérouler  au  vent  le  dra- 
peau de  la  liberté  illimitée  du  commerce  pour  amener  et  verser 
sur  nos  rivages  les  produits  de  notre  mère  commune.  Des  mil- 
lions d'être  humains  ne  demandent  qu'à  échanger  les  fruits  de 
leur  jeune  civilisation  contre  les  produits  plus  coûteux,  plus 
élaborés  de  notre  civilisation  avancée.  (Nouvelles  acclamations.) 


28  6  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

Ici  la  puissance  de  la  production  est  incommensurable;  sous 
nos  pieds  gisent  d'insondables  couches  de  minéraux  divers,  dans 
un  si  étroit  voisinage,  que  des  métaux  plus  précieux  que  l'or 
peuvent  être  extraits,  fondus  et  façonnés  sur  place  pour  l'usage 
des  hommes  de  tous  les  pays.  Dans  nos  vertes  vallées,  se  précipi- 
tent des  rivières  capables  de  mouvoir  dix  mille  fois  dix  mille  ma- 
chines, etl'hommerègnesurcetleîle,,  qui  est  «comme  un  diadème 
de  gloire  sur  la  création.  «  Le  premier,  quoique  entré  le  dernier 
dans  la  carrière  de  la  civilisation,  montrant  au  monde  combien 
est  vaste  sa  capacité  et  combien  il  doit  à  la  libéralité  de  la  nature; 
appréciant  la  valeur  et  la  destination  de  toutes  les  puissances  qui 
l'entourent,  il  a  un  œil  pour  la  beauté,  une  intelligence  pour  la 
science,  un  bras  pour  le  travail,  un  cœur  pour  la  patrie,  une 
âme  pour  la  religion.  (Applaudissements.)  L'air,  la  terre,  l'océan 
lui  sont  familiers  dans  tous  leurs  aspects,  leurs  changementSj 
leurs  usages  et  leurs  applications.  Chacun  d'eux  paye  à  ses  in- 
vestigations le  tribut  qu'il  refuse  à  une  apathique  ignorance; 
chacun  d'eux  lui  révèle  ses  secrets  avec  certitude,  quoique  avec 
une  lente  réserve.  Le  voilà  debout,  éternel  objet  d'étonnement 
et  de  terreur  pour  les  peuples  lâches,  objet  d'une  noble  émula- 
tion pour  les  nations  dignes  de  la  liberté.  A  la  hauteur  où  il  est 
parvenu,  s'élever  encore  ou  tomber,  voilà  sa  seule  alternative. 
Il  ne  peut  s'arrêter,  et  il  dédaigne  de  tomber,  car  la  trempe  de 
son  esprit  le  soutient  et  la  vigueur  de  son  génie  le  pousse  en 
avant.  Telles  sont  quelques-unes  des  circonstances  que  j'avais 
à  l'esprit  quand  je  vous  disais  que,  comme  Anglais,  nous  som- 
mes justifiés  de  nous  complaire  dans  des  sentiments  d'orgueil 
national.  Mais,  hélas  !  combien  de  causes  ne  viennent-elles  pas 
froisser  ces  sentiments  et  les  convertir  en  une  profonde  humi- 
liation !  Car  pourrait-on  jamais  croire  que  cette  Angleterre,  si 
illimitée  dans  son  empire,  si  riche  de  ressources,  si  supérieure 
par  ses  armées  et  sa  marine,  si  fière  de  ses  alliances,  si  incom- 
parable dans  son  génie  productif,  quelles  que  soient  l'abondance 
de  ses  capitaux,  la  surabondance  de  ses  bras  et  de  son  habileté, 
orgueilleuse  de  sa  littérature  puisée  aux  sources  les  plus  pures, 
de  sa  moralité  qui  respire  la  bienveillance  universelle,  et  de  sa 
religion  qui  est  oivine,  —  que  l'Angleterre  ne  peut  pas,  ne  veut 


ou   L'AGITATION   ANGLAISE.  28  7 

pas  nourrir  ses  propres  enfants  ;  mais  qu'elle  les  voit  errer  dans 
l'oisiveté,  s'accroupir  dans  l'abattement,  et  languir  et  mourir 
d'inanition  sous  les  murs  de  ses  monuments,  sur  les  marches 
de  ses  palais,  sous  les  portiques  et  jusque  dans  le  sanctuaire  de 
ses  temples  !  Quel  est  l'étranger  connaissant  notre  position 
géographique,  l'étendue  et  les  ressources  de  notre  empire,  le 
génie,  l'habileté  et  l'énergie  de  nos  concitoyens,  qui  pourrait 
jamais  croire  qu'ici  où  siège  le  gouvernement,  dans  ce  pays,  la 
grande  usine  du  monde,  le  centre  du  commerce;  dans  ce  pays 
où  s'entreposent  tant  de  richesses,  où  s'élaborent  tant  d'idées  et 
d'intelligence,  il  y  a  plus  d'oisiveté,  de  misère,  de  privation,  de 
souffrances  physiques  et  morales,  qu'on  n'en  pourrait  trouver, 
à  population  égale,  dans  aucune  autre  contrée  du  monde?  Et 
pourtant  voilà  où  en  est  la  puissante  Angleterre.  Peut-être  les 
choses  se  sont-elles  un  peu  améliorées  dans  quelques  comtés  de 
la  Grande-Bretagne,  et,  s'il  en  est  ainsi,  nous  en  remercions  le 
Dieu  tout-puissant,  au  nom  des  malheureux  et  des  indigents. 
Mais  même  en  ce  moment,  vous  pouvez  rencontrer  des  multi- 
tudes d'hommes  oisifs  tout  le  jour,  tandis  que  ceux  qui  sont 
occupés  ne  reçoivent  que  d'insuffisants  salaires  et  n'obtiennent, 
après  une  longue  semaine  de  travail  incessant,  qu'une  chétive 
pitance  à  peine  suffisante  au  soutien  de  la  vie...  Oli!  si  vous 
cherchez,  vous  trouverez  bien  des  intérieurs  désolés,  —  où  le 
feu  s'est  éteint  au  foyer,  —  où  la  coupe  est  vide,  —  où  les  cou- 
ches ont  été  dépouillées  et  les  couvertures  vendues  pour  du  pain, 
—  où  la  mère  a  laissé  sur  la  paille  l'enfant  s'endormir  au  bruit 
de  ses  propres  vagissements,  —  où  le  père  de  famille  qui,  s'il 
eût  été  libre,  aurait  pu  et  voulu  être  un  artisan  honnête,  actif 
et  satisfait,  n'est  qu'un  vagabond  affamé,  sans  ressources,  sans 
courage  et  sans  espoir;  —  triste  famille,  ou  plutôt,  quand  elle 
est  réunie  dans  sa  sale  nudité,  triste  juxtaposition  de  créatures 
dégradées,  dont  l'irrésistible  action  de  la  misère  a  détruit  les 
mutuelles  sympathies.  Là,  vous  ne  rencontrerez  plus  le  senti- 
ment de  la  dignité  personnelle.  Là,  le  murmure  s'élève  contre 
Dieu,  comme  la  malédiction  contre  les  gouvernants  et  les  légis- 
lateurs. Là,  s'est  éteinte  toute  vénération  pour  les  lois  sociales 
ou  pour  les  divins  commandements.  Là,  des  projet's  de  rapine 


?88  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

se  complotent  sans  remords.  Là,  enfin,  des  créatures  proscrites, 
se  croyant  abandonnées  de  Dieu  et  de  l'homme,  se  regardent 
comme  les  victimes  de  la  législation,  ou  sentant  du  moins 
qu'elle  n'est  pour  elles  ni  une  protection  ni  un  refuge,  s'insur- 
gent contre  la  société,  puisque  aussi  bien  le  sort  qui  les  attend 
ne  saurait  être  pire  que  celui  qu'elles  endurent.  (Bruyantes  ac- 
clamations.) Voilà  ce  qui  se  passe  en  Angleterre.  —  Je  veux 
que  vous  compreniez  bien  que  l'existence  d'un  tel  état  de  choses 
révèle  l'existence  de  quelque  mauvaise  loi,  qui  étouffe  le  com- 
merce de  ce  pays,  qui  nous  ferme  les  marchés  du  monde,  en 
empêchant  les  produits  des  autres  contrées  de  venir  ici  pour 
satisfaire  à  nos  besoins.  Une  misère  aussi  profonde,  une  indi- 
gence aussi  abjecte,  une  souffrance  aussi  incurable  n'existe  ail- 
leurs nulle  part.  Quoi  qu'aient  pu  faire  dans  d'autres  pays  le 
despotisme  et  la  superstition,  ils  ne  sont  point  parvenus,  comme 
nos  lois,  à  affamer  une  population  active  et  laborieuse,  à  qui  il 
reste  au  moins  la  faculté  d'échanger  ce  qu'elle  produit  contre 
ce  dont  elle  a  besoin.  (Acclamations  bruyantes  et  prolongées.) 
—  J'ai  beaucoup  voyagé;  j'ai  vu  l'ignorance  la  plus  profonde; 
la  superstition  la  plus  sombre  et  la  plus  terrible  ;  le  despotisme 
le  plus  illimité  et  le  plus  rigoureux;  la  théocratie  la  plus  or- 
gueilleuse et  la  plus  tyrannique;  mais  une  misère  semblable  à 
celle  que  je  vois  ici  et  qui  nous  entoure,  je  ne  l'ai  vue  nulle 
part.  (Applaudissements.) 

Ici  l'orateur  discute  le  principe  et  les  effets  des  lois- 
céréales,  et  arrivant  à  la  question  des  sucres,  il  continue  en 
ces  termes  : 

Je  viens  de  vous  parler  des  lois-céréales  ;  permettez-moi  de 
vous  entretenir  de  la  loi  des  sucres.  —  Personne  ne  me  soup- 
çonnera, je  pense,  de  désirer  le  maintien  de  l'esclavage.  S'il  se 
trouvait  dans  cette  enceinte  quelque  personne  disposée  à  diriger 
contre  moi  une  telle  accusation,  il  me  suffirait  de  lui  dire,  en 
signalant  l'histoire  de  mes  actes  et  de  ma  vie  passée  :  —  Voilà 
ma  réponse.  (Acclamation.)  —  J'ai  le  regret  de  différer  d'opi- 


ou   l'agitation   anglaise.  -  2  89 

nion  avec  d'anciens  amis,  qui,  dirigés  par  les  plus  pures  inten- 
tions, croient  maintenant  devoir  s'opposer  au  triomphe  de  la 
liberté  commerciale  dans  la  question  des  sucres.  J'ai  examiné  la 
question  maturément,  pendant  de  longues  années;  je  me  suis 
efforcé  d'arriver  à  une  saine  et  juste  conclusion,  et  je  combat- 
trai énergiquement,  sans  m'écarter  du  respect  et  de  l'affection 
que  je  leur  ai  voués,  cette  doctrine  qu'il  appartient  au  gouver- 
nement de  fermer  au  sucre  produit  par  les  esclaves  l'accès  de 
notre  marché  national.  Nous  sommes  d'accord  sur  l'esclavage; 
nous  l'avons  également  en  horreur  ;  nous  croyons  que  réduire 
ou  retenir  les  hommes  dans  l'esclavage,  les  forcer  au  travail^ 
tout  en  retenant  le  juste  salaire  qui  leur  est  dû,  ce  sont  des  cri- 
mes aux  yeux  de  Dieu,  et  d'horribles  empiétements  sur  les  droits 
et  l'égalité  des  hommes.  Nous  croyons  aussi  que  c'est  le  devoir 
de  tout  homme  éclairé  et  de  tout  chrétien  d'élever  la  voix  contre 
l'esclavage  sous  toutes  ses  formes,  et  d'employer  tous  les  moyens 
moraux  et  légitimes  pour  avancer  le  jour  où  cessera  la  servi- 
tude et  avec  elle  le  trafic  sur  l'espèce  humaine.  (Écoutez! 
écoutez  !)  Il  faut  donc  se  demander,  d'abord,  quels  sont  les  droits 
du  peuple  de  ce  pays;  ensuite,  quels  sont  les  moyens  de  saper 
l'esclavage  qu'on  peut  considérer  comme  honnêtes  et  légitimes, 
c'est-à-dire  qui,  tout  en  ayant  pour  fin  la  justice  due  aux  hom- 
mes des  autres  contrées,  n'interviennent  pas  cependant  dans 
l'action  de  la  liberté  civile  et  dans  les  justes  prérogatives  de  nos 
concitoyens.  — J'admets  la  vérité  de  cette  proposition  :  que  les 
hommes  ont  droit  à  la  liberté  personnelle;  qu'ils  doivent  de- 
meurer en  plein  exercice  de  leur  liberté,  dans  le  choix  de  leurs 
chefs  i,  de  la  nature  et  du  lieu  de  leurs  occupations,  et  du  mar- 
ché sur  lequel  ils  jugent  à  propos  d'apporter  ou  leur  travail,  ou 
les  résultats  de  leur  travail.  —  Mais  il  est  également  clair  à 
mon  esprit  que  les  hommes  de  ce  pays  et  de  tous  les  pays  doi- 
vent être  libres  aussi  (je  veux  dire  libres  par  rapport  à  l'inter- 
vention de  la  loi  civile)  de  choisir,  comme  consommateurs, 
parmi  tous  les  produits  portés  des  diverses  régions  du  globe  sur 
le  marché  commun.  (Bruyantes  acclamations.)  Je  ne  vois  pas 
qu'ils  puissent  avec  justice  être  empêchés  d'acheter  les  produits 

*  Employers. 

ni.  17 


2  90  COBDEN    KT    LA    LIGUE 

du  Brésil  et  de  Cuba  sur  le  fondement  que  ces  produits  sont  le 
fruit  de  l'esclavage.  Je  ne  vois  pas  qu'ils  puissent,  avec  justice^ 
être  placés  dans  l'alternative  ou  d'acheter  les  produits  des 
Antilles  britanniques,  ou  de  se  passer  d'une  chose  qui  leur  est 
nécessaire. 

J'admets  que  c'est  un  droit  et  un  devoir  de  dénoncer  l'escla- 
vage, et  de  propager  les  saines  idées  parmi  toutes  les  classes, 
relativement  à  la  criminalité  de  ce  système.  C'est  un  droit  et  un 
devoir  de  mettre  en  lumière  l'obligation,  pour  chacun,  de  retirer 
tout  encouragement  à  ceux  qui  commettent  le  crime  de  retenir 
les  hommes  en  servitude.  Chaque  fois  que,  par  le  raisonnement, 
la  persuasion  et  la  prière,  nous  amènerons  un  homme  à  agir 
comme  nous,  en  cette  matière,  on  pourra  dire,  dans  le  lan- 
gage de  l'Écriture  :  «  Tu  as  gagné  ton  frère!  »  C'est  là  un 
moyen  légitime  de  détourner  les  hommes  d'une  pratique  mau- 
vaise et  un  pas  fait  dans  la  bonne  voie,  vers  l'extinction  d'un 
système  que  nous  avons  en  égale  exécration.  Mais  la  prohibition 
législative,  c'est  de  la  violence  et  non  du  raisonnement  ;  c'est  de 
la  force  et  non  de  la  raison  ;  de  la  tyrannie  et  non  de  la  per- 
suasion. De  tels  actes  sont  la  perversion  et  l'abus  de  la  puissance 
législative.  Il  n'y  a  pas  de  garantie  contre  un  tel  exercice  de 
l'autorité.  C'est,  de  la  part  du  Parlement,  une  usurpation  sur 
la  conscience  des  hommes,  dans  un  sujet  où  ils  ont  le  droit  de 
juger  par  eux-mêmes  et  de  se  conduire  comme  des  êtres  mo- 
raux et  responsables.  Une  loi  telle  que  celle  à  laquelle  je  fais 
allusion,  et  qui  est  en  ce  moment  en  pleine  vigueur  dans  ce 
pays,  ne  peut  être  considérée  comme  émanée  du  peuple  ou 
comme  un  acte  conforme  à  sa  volonté;  car,  s'il  en  était  ainsi, 
la  loi  elle-même  serait  superflue,  et  le  produit  qu'elle  prohibe., 
débarqué  sur  nos  rivages  et  exposé  en  vente,  ne  trouverait  pas 
d'acheteurs  et  serait  délaissé  comme  flétri  de  la  pollution  mo- 
rale qui  y  est  attachée.  —  Même,  en  tant  qu'imposée  par  des 
hommes  parlementaires,  cette  loi  prohibitive  manque  manifes- 
tement de  sincérité  ;  car  ces  mêmes  hommes  permettent  que  le 
sucre-esclave  soit  débarqué  et  raffiné  dans  ce  pays,  —  ils  en  en- 
couragent l'exportation  sur  des  bâtiments  anglais  ;  ils  sanction- 
nent le  commerce  qu'en  font  nos  négociants  avec  les  nations. 


ou    L^AGITATION   ANGLAISE.  291 

Ils  savent  bien  qu'il  est  consommé  au  dehors,  à 
l'état  raffiné,  et  malgré  cette  coûteuse  préparation,  à  un  prix 
moins  élevé  que  le  sucre  brut  dans  notre  île.  Ils  encouragent 
ce  commerce,  jusqu'à  ce  qu'il  approche  de  cette  limite  où  il 
affecterait  leur  propre  monopole,  et  alors  seulement  ils  le  prohi- 
bent sous  le  prétexte  qu'il  porte  la  tache  de  la  servitude...  Mal- 
heureusement pour  la  sincérité  de  ces  hommes,  ils  sont  les 
mêmes  qui^,  dans  les  temps  passés,  mirent  tant  d'éloquence  au 
service  de  la  cause  de  l'esclavage.  (Écoutez  !  écoutez!)  J'ouvre  le 
livre  bleu  ;  il  mentionne  les  noms  de  ceux  qui  ont  reçu  indemnité 
sur  le  fonds  de  vingt  milHons  voté  pour  opérer  l'émancipation, 
et  je  trouve  qu'ils  étaient  les  principaux  copartageants  de  ce 
qu'ils  appellent  maintenant  le  prix  de  l'injustice.  Je  scrute 
leurs  votes  au  Parlement,  et  je  les  vois  résistant  opiniâtrement, 
d'année  en  année,  à  toute  tentative  pour  adoucir  les  horreurs  de 
l'esclavage  des  nègres,  jusque-là  qu'ils  repoussaient  l'abolition 
de  cette  coutume  barbare,  la  flagellation  des  femmes.  (Écoutez!) 
Je  rencontre  les  mômes  hommes  imposant  des  droits  mons- 
trueux sur  le  sucre  de  l'Inde,  quoique  produit  par  un  travail 
libre;  je  les  rencontre  encore  prodiguant  annuellement  des 
millions  sous  la  forme  de  drawhacks,  de  primes,  de  protection, 
aux  planteurs  des  Antilles,  possesseurs  d'esclaves.  —  Eh  quoi! 
ils  étaient  alors  producteurs  de  sucre  comme  ils  le  sont  aujour- 
d'hui; ils  étaient,  comme  ils  le  sont  encore,  producteurs  de  cé- 
réales. Montrez-leur  un  article  qu'ils  ne  produisent  pas,  et  ils 
en  permettront  volontiers  l'importation  et  la  consommation, 
fût-il  saturé  des  larmes  et  du  sang  des  malheureux  esclaves 
(acclamations)  :  mais  montrez-leur  un  article  qu'ils  produisent, 
et  ils  prohibent  les  articles  similaires,  que  ce  soit  du  blé  de 
rOhio  ou  des  Indes,  ou  du  sucre  du  Brésil  ou  de  Cuba.  (Écoutez! 
écoutez!)  —  Est-ce  là  de  la  philanthropie  sincère?  (Écoutez! 
écoutez  !)  Tout  homme  doué  de  sentiments  droits  ne  peut  qu'é- 
prouver les  nausées  d'un  indicible  dégoût,  en  voyant  ces  hommes 
se  poser  au  Parlement  comme  les  Élisées  de  l'abolition,  et  ver- 
ser des  larmes  de  feinte  compassion  sur  les  souffrances  des 
travailleurs  du  Brésil.  Voilà  pourtant  les  hommes  qui  vous  con- 
testaient le  droit  d'intervenir  dans  leurs  propriétés  quand  ils 


29  2  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

étaient  possesseurs  d'esclaves.  Ils  nous  arrêtaient  à  chaque  pas, 
quand  nous  nous  efforcions  de  détruire  par  la  loi  ce  qui  avait 
été  créé  par  la  loi.  (Écoutez!)  Ils  défendirent  jusqu'au  dernier 
moment  les  prétendus  droits  des  planteurs,  et  refusèrent  d'ac- 
corder la  liberté  aux  nègres  jusqu'à  ce  qu'on  leur  eût  jeté  et 
qu'ils  se  fussent  partagé  la  plus  grande  somme  d'argent  qui  ait 
jamais  été  votée  dans  des  vues  d'humanité!  Alors  comme  au- 
jourd'hui, ils  étaient  les  organes  du  monopole;  ils  parlaient  et 
agissaient  comme  des  hommes  profondément  intéressés  au  main- 
tien des  restrictions.  Le  sentiment  public  était  contre  eux  alors  ; 
le  sentiment  national  est  encore  contre  eux  maintenant.  —  Ils 
n'étaient  pas  sincères  alors,  ou  ils  pratiquent  la  déception  au- 
jourd'hui. Ils  parlent  et  votent  contre  leur  conscience  mainte- 
nant, ou  ils  doivent  être  préparés  à  dire  qu'ils  parlaient  et  vo- 
taient contre  leur  conscience  autrefois.  (Écoutez  !)  Pour  nous, 
nous  sommes  sur  le  terrain  où  nous  étions  il  y  a  quatorze  ans. 
Nous  disons  que  l'esclavage  est  un  crime;  que  travailler  par  des 
moyens  honnêtes  à  son  abolition,  c'est  le  devoir  des  individus 
et  des  nations.  C'était  notre  droit  de  pétitionner  contre  l'escla- 
vage ;  c'était  le  droit  de  la  législature  de  l'abolir  par  acte  du 
Parlement  passé  en  conformité  de  la  volonté  nationale.  —  Mais 
forcer  trente  millions  de  citoyens  de  payer  des  sommes  énor- 
mes sous  forme  de  prix  additionnel  pour  une  denrée  de  pre- 
mière nécessité  ;  —  diminuer  de  moitié,  par  l'emploi  de  la  force 
brutale,  l'approvisionnement  de  cette  denrée  ;  —  dépouiller  les 
hommes  du  droit  d'acheter  ce  qui  est  porté  sur  le  marché, 
parce  que  dans  les  opérations  de  la  production  une  injustice  a 
été  commise  en  pays  étrangers,  —  ce  n'est  pas  du  droit,  c'est  de 
la  rapine  (bruyants  applaudissements);  et  agir  ainsi  sous  le 
prétexte  de  prendre  en  main  la  cause  de  la  liberté  et  de  l'hu- 
manité, quand  nous  savons  (autant  qu'il  est  possible  d'avoir 
cette  certitude)  que  ce  prétexte  est  faux,  vide  et  hypocrite,  c'est 
ajouter  la  fraude  mentale  à  la  tyrannie  législative,  et  pratiquer 
la  dissimulation  aux  yeux  de  Dieu  en  même  temps  que  l'injustice 
à  l'égard  des  hommes.  Ce  serait  au  moins  faire  montre  de  quel- 
que honnêteté  que  d'appliquer  le  principe  avec  impartialité  ; 
mais  c'est  ce  qu'on  ne  fait  pas.  Le  droit  sur  le  sucre  du  Brésil 


ou   l'agitation   anglaise.  29  3 

est  prohibitif.  Pourquoi  n'augmentent-ils  pas  aussi  le  droit  sur 
le  tabac  jusqu'à  ce  qu'il  produise  le  même  effet  que  pour  le 
sucre,  c'est-à-dire  jusqu'à  ce  qu'il  en  pr(5vienne  la  consomma- 
tion ?  —  Parce  que  ces  hommes  ne  produisent  pas  le  tabac,  et 
qu'ils  sont  à  cet  égard  sans  inlérêt  personnel.  —  Pourquoi  n'ap- 
pliquent-ils pas  leur  principe  au  coton,  produit  par  des  esclaves, 
et  ne  se  contentent-ils  pas  du  coton  excru  sur  ces  vastes  plaines 
que  je  viens  de  parcourir?  Nous  admettons  le  coton  des  États- 
Unis,  et  nous  repoussons  leur  blé  !  0  triste  inconséquence  !  S'ils 
permettent  à  nos  armateurs  de  porter  du  coton,  produit  de  l'es- 
clavage, à  nos  courtiers  de  le  vendre,  à  nos  capitalistes  de  le 
filer  et  de  le  tisser  dans  de  vastes  usines,  aux  femmes  et  aux  en- 
fants de  ce  pays  de  le  façonner  pour  l'usage  des  citoyens,  depuis 
la  reine  sur  le  trône  jusqu'au  mendiant  de  la  rue;  pourquoi, 
lorsque  nos  industrieux  compatriotes  ont  gagné  par  le  travail 
de  lasemaine  un  chétif  salaire,  leur  défendent-ils  d'en  employer 
une  partie,  le  samedi  soir,  à  l'achat  d'un  peu  de  sucre  à  bon 
marché?  Pourquoi?  Parce  qu'ils  ne  sont  pas  producteurs  de 
coton,  tandis  qu'ils  sont  producteurs  de  sucre  ;  il  n'y  a  pas  d'au- 
tre raison.  Voici  trente  années  que  nous  affirmons,  que  nous 
essayons  de  prouver  que  le  travail  libre  revient  moins  cher  que 
le  travail  des  esclaves;  que  les  mettre  loyalement  aux  prisesj 
c'est  le  moyen  le  plus  pacifique  et  le  plus  efficace  de  détruire 
l'esclavage.  C'est  pour  propager  cette  vérité  que  nous  avons 
distribué  à  profusion  les  écrits   de  Fearon,    de  Hodgson,  de 
Cropper,  de  Jérémie,  de  Conder,  de  Dickson  et  de  bien  d'autres. 
Donnerons-nous  maintenant  un  démenti  pratique  à  nos  affir- 
mations antérieures  en  invoquant  la  prohibition,  funeste  môme 
au  travail  libre,  et  l'intervention  arbitraire  de  la  loi  dans  le  do- 
maine de  la  raison  individuelle  et  de  la  libre  action  de  l'homme? 
—  J'ai  lu  avec  plaisir  une  déclaration  solennelle  et  officielle 
émanée  des  chefs  des  abolitionnistes,  par  laquelle  ils  expriment 
que,  dans  leur  conviction,  il  est  funeste  et  dispendieux,  dange- 
reux et  criminel,  de  faire  intervenir  les  armes  dans  la  cause  de 
l'abolition.   Je   partage   cette  conviction  ^  L'arithmétique  et 

»  Ceci  prouve,  pour  le  dire  en  passant,  que  le  droit  de  visite  n'était 


21/4  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

l'histoire  prouveront  la  première  partie  de  cette  proposition  ;  le 
sens  commun  et  le  christianisme  se  chargent  de  la  seconde. 
Mais  l'analogie  n'est-elle  pas  parfaite  entre  l'intervention  armée 
et  des  actes  du  Parlement,  qui  seraient  vains  et  de  nul  effet,  s'ils 
ne  puisaient  leur  force  dans  les  peines^  les  châtiments,  le  blo- 
cus de  nos  côtes  et  les  armées  permanentes  ?  Qu'est-ce  qui  com- 
munique quelque  puissance  à  cette  loi,  naturellement  opposée 
aux  droits  et  aux  sentiments  du  peuple?  N'est-ce  point  l'irrésis- 
tible force  physique  du  gouvernement?  Quelles  seraient  les  sui- 
tes de  la  désobéissance  ?  Nous  savons  tous  que  peu  de  personnes 
respectent  une  loi  qui  force  le  peuple  à  assister  au  réembarque- 
ment du  sucre  du  Brésil,  raffiné  ici  pour  être  vendu  ailleurs  à 
4  d.,  tandis  que  lui-même  ne  peut  obtenir  le  sucre  brut  qu'à  8  d.; 
mais  chacun  craint  d'enfreindre  la  loi  à  cause  des  conséquences 
terribles  attachées  à  cette  infraction.  Aussi,  ce  n'est  point  aux 
vues  et  aux  idées  des  monopoleurs  que  l'on  croit;  mais  c'est  le 
douanier,  la  cour  de  l'Échiquier,  l'amende  et  le  cachot  que  l'on 
craint.  (Approbation.)  Est-ce  ainsi  qu'il  convient  de  rendre  les 
hommes  abolitionnistes?  Est-ce  ainsi  qu'il  faut  rendre  l'esclave 
à  la  liberté  ?  Toutes  nos  anciennes  maximes  d'économie  poli- 
tique sont-elles  changées?  N'est-il  pas  possible  d'atteindre 
l'objet  que  nous  avons  en  vue  par  l'action  combinée  du  travail 
libre  au  dehors,  et  d'un  loyal  appel  à  la  conscience  des  hommes 
au  dedans? 

Je  comprends,  qu'autant  pour  se  montrer  conséquents  avec 
leurs  principes  que  pour  décourager  l'esclavage,  les  hommes 
s'abstiennent  de  l'usage  des  produits  du  travail  des  noirs; 
mais  je  dénie'  formellement  à  la  législature  (alors  surtout 
qu'elle  ne  s'appuie  pas  sur  la  voix  du  peuple)  le  droit  de  forcer 
qui  que  ce  soit  à  une  semblable  privation.  C'est  à  nos  yeux,  je 
l'avoue,  une  choquante  inconséquence  de  prétendre  maintenir 
un  principe  parla  violation  d'un  autre  principe;  —  de  défendre 
dans  un  sens  les  droits  des  hommes  et  de  les  usurper  et  de  les 

pas,  de  l'autre  côté  du  détroit,  aussi  populaire  qu'on  le  suppose  en  France, 
puisqu'il  était  repoussé  par  deux  puissantes  associations  :  les  abolition- 
nistes et  les  free-traders. 


ou    I/AGITATION    ANGLAl^K.  £9î 

détruira  dans  mi  autre  sens.  (Écoulez!)  Combien  il  serait  plus 
noble  de  dire  :  «  Nos  ports  sont  ouverts  ;  —  ouverts  aux  produits 
de  tous  les  climats,  afin  que  notre  peuple  se  procure  toutes 
choses  au  meilleur  marché  possible.  Nous  n'intervenons  dans 
la  conscience  de  personne.  Nous  ne  forçons  qui  que  ce  soit  à 
acheter  ceci,  à  s'abstenir  de  cela.  Aux  nations  qui  conservent 
des  esclaves  nous  disons  :  Nous  ne  nous  battrons  pas  avec  vous, 
car  ce  serait  faire  le  mal  pour  que  le  bien  se  fasse  ;  nous  n'im- 
poserons pas  des  droits  prohibitifs,  car  ce  serait  violer  le  prin- 
cipe de  la  liberté  des  échanges,  et  employer  à  l'égard  de  nos 
citoyens  des  mesures  coercitives.  Mais  nous  ne  cesserons  jamais 
de  vouer  votre  système  d'esclavage  à  la  censure  et  à  l'exécration 
universelles;  de  faire  retentir  nos  protestations  comme  indi- 
vidus, comme  associations^  comme  peuple.  (Applaudissements.) 
Nous  encouragerons  dans  tous  les  recoins  du  globe  le  travail 
libre,  votre  rival.  Nous  rendrons  enfin,  comme  gouvernement, 
justice  et  liberté  à  nos  magnifiques  possessions.  Au  lieu  d'ar- 
rêter le  développement  de  l'industrie  indigène  dans  l'Inde,  nous 
l'encouragerons  par  de  nobles  récompenses.  Nous  accueillerons 
le  sucre,  le  riz,  le  coton,  le  tabac  des  contrées  où  les  soupirs 
de  l'esclave  ne  se  mêlent  pas  au  murmure  des  vents,  mais  où 
la  joyeuse  voix  du  travailleur  volontaire  retentit  sur  des 
champs  aimés,  autour  de  foyers  indépendants  et  heureux.  — 
Vendez  comme  vous  pourrez  vos  sucres  et  vos  cafés.  En  atten- 
dant, nous  travaillerons  la  conscience  des  hommes  jusqu'à  ce 
qu'ils  rejettent  volontairement  tout  ce  qui  porte  la  tache  de 
l'esclavage.  (Applaudissements.)  Oui,  et  nous  attaquerons  aussi 
vos  consciences.  Nos  canons  sont  encloués  et  livrés  à  la  rouille; 
mais  nous  aurons  recours  aux  armes  morales,  et  nous  porte-, 
rons  des  coups  qui,  s'ils  ne  brisent  pas  les  membres  et  ne  ré- 
pandent pas  le  sang,  pénètrent  néanmoins  jusqu'au  cœur  des 
hommes,  les  forcent  à  céder  à  la  voix  de  la  justice,  et  leur  en- 
seignent que  l'honnêteté  est  la  meilleure  politique.  (Écoutez  ! 
écoutez  !  et  applaudissements.)  Nous  ne  tomberons  pas  dans 
cette  contradiction  de  blâmer  chez  vous  la  spoliation  des  facul- 
tés humaines,  pendant  que  nous  tolérons  chez  nous  la  spoliation 
du  produit  de  ces  facultés;  nous   n'aurons  donc  point  de  lois 


29  G  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

restrictives.  Nous  avons  foi  dans  les  principes  universels  d'une 
saine  et  honnête  économie  sociale.  Nous  avons  foi  dans  la  puis~ 
sance  de  l'exeniple,  que  n'affaiblissent  pas  la  restriction  et  la 
contrainte.  Nous  avons  foi  dans  la  fécondité  de  ces  régions  où 
l'esclavage  n'a  pas  porté  sa  rouille  et  ses  malédictions.  Nous 
avons  foi  dans  cette  doctrine  qu'un  but  honnête  n'a  pas  besoin 
de  la  coopération  de  moyens  déshonnêtes.  Nous  nourrissons 
d'autres  espérances  ;  et,  tant  que  nous  pourvoirons  aux  besoins 
et  veillerons  sur  les  droits  de  nos  laborieux  enfants;  tant  que 
nous  donnerons  un  grand  exemple  au  monde  en  renversant  les 
barrières  qui  environnent  cette  maison  de  servitude,  en  ouvrant 
nos  ports  aux  produits  de  tous  les  climats,  afin  que  ceux  qui 
ont  faim  soient  rassasiés,  et  que  ceux  qui  sont  oisifs  soient  oc- 
cupés ;  tant  que  nous  préférerons  le  fruit  du  travail  libre  au 
produit  du  travail  servile,  nous  espérons  que  Dieu  répandra  sur 
nous  ses  bénédictions,  et  nous  choisira  entre  tous  les  peuples 
pour  arracher  les  nations  aux  voies  tortueuses  et  mauvaises,  et 
les  replacer  dans  le  droit  sentier  de  la  justice  et  de  la  liberté.  » 
(Applaudissements.)  Que  si  nos  adversaires  nous  menacent  des 
conséquences  de  la  liberté  commerciale,  nous  acceptons  ces  con- 
séquences, car  nous  avons  foi  en  nos  principes;  nous  avons  foi 
dans  la  parole  de  Dieu;  nous  avons  foi  dans  la  réciprocité  des 
intérêts  humains  ;  nous  croyons  que  le  système  le  plus  simple, 
le  plus  équitable,  le  plus  juste,  est  aussi  celui  qui  répandra  le 
plus  de  bienfaits  sur  les  habitants  de  ce  pays.  (Acclamations.) 
Éloignons  donc  de  nous  toute  impression  de  doute  ou  de  décou- 
ragement à  l'égard  de  l'issue  de  notre  entreprise.  Un  progrès  ra- 
pide et  sans  précédent  a  été  fait.  Des  difficultés  énormes  ont 
été  vaincues  et  tout  nous  présage  un  prochain  triomphe.  Des 
siècles  d'obscurité  et  d'ignorance,  d'erreurs  et  de  méprises, 
quant  aux  effets  des  lois  protectrices,  se  sont  écoulés.  Notre  per- 
nicieux exemple,  il  est  vrai,  a  entraîné  les  autres  peuples,  par 
de  fausses  inductions,  à  adopter  nos  suicides  '  théories.  Tout 


*  On  a  fait  des  adjectifs  des  mots  homicides,  régicides,  liberticides. 
On  peut  dire  une  théorie  liomicide.  Pourquoi  ne  ferait-on  pas  aussi  un 
adjectif  du  mot  suicide.  —  Qu'on  me  permette  donc  encore  ce  néolo- 


ou   L  AGITATION    A>GLAISE.  297 

le  mécanisme  des  luttes  départi,  tout  le  poids  de  l'influence 
gouvernementale,  ont  été  engagés  en  faveur  de  la  cause  du  mo- 
nopole. —  Mais  enfin  le  jour  se  fait.  Des  vérités  cachées  pendant 
des  siècles  ont  été  mises  en  lumière.  Le  monde,  dans  ses  belles 
et  infinies  variétés  de  sols,  de  climats,  de  productions  et  d'inté- 
rêts, a  été  observé  à  la  lumière  du  sens  commun,  et  sous  l'im- 
pression du  désir  sincère  et  respectueux  de  discerner  la  volonté 
de  Dieu,  révélée  par  les  œuvres  de  ses  mains  et  par  les  dispensa- 
tions  de  sa  providence.  On  a  constaté  une  consolante  harmonie 
entre  les  maximes  les  plus  profondes  de  l'économie  sociale  et 
les  plus  nobles  desseins  de  la  philanthropie  et  d'une  religion 
d'amour  et  de  paix.  Ce  n'est  pas  tout.  Des  hommes  ont  apparu, 
qu'on  peut  avec  justice  signaler  comme  les  apôtres  de  la  liberté 
commerciale.  (Écoutez  !  écoulez  !)  Ils  ont  révélé  des  vérités 
découvertes  dans  le  silence  du  cabinet  par  le  philosophe,  ou 
déduites  par  l'homme  du  monde  de  l'observation  éclairée  de  la 
situation,  des  circonstances  spéciales  et  de  la  dépendance  mu- 
tuelle des  hommes  et  des  nations,  et  ils  ont  parcouru  le  pays  dans 
tous  les  sens  proclamant  et  vulgarisant  ces  grandes  vérités.  Leur 
voix  vibrante  a  frappé  l'oreille  de  millions  de  nos  concitoyens.  La 
chaire,  la  bourse,  la  place  pubhque,  le  salon  du  riche,  le  parloir 
du  fermier,  le  boudoir,  et  jusqu'aux  chemins  et  aux  sentiers  de 
l'Empire,  tout  est  devenu  le  théâtre  de  cette  discussion  animée 
et  instructive.  Aucune  portion  de  la  population  n'a  été  oubliée, 
ou  méprisée,  ou  négligée.  L'almanach  au  free-trader  est  suspendu 
au  mur  de  la  chaumière  ;  le  pamphlet  du  free-trader-  se  trouve 
sur  la  table  du  plus  humble  citoyen,  et  celui  même  qui  ne  sait 
pas  lire  a  été  instruit  par  des  peintures  éloquentes.  Chacun  a 
pu  étudier  et  comprendre  la  philosophie  du  travail,  de  l'é- 
change, des  salaires,  de  l'offre  et  de  la  demande.  La  lumière  a 
pénétré  là  où  elle  était  le  plus  nécessaire,  — dans  le  Sénat.  Un 
économiste  s'est  rencontré  qui  a  revêtu  la  vérité  du  langage  le 
plus  convaincant,  qui  a  su  disposer  son  argumentation  dans  un 
degré  de  simplicité  et  de  clarté  qui  n'avait  jamais  été  égalé,  qui 

glsme,  sans  lequel  il  n'est  pas  possible  de  traduire  ces  mots  :  suicida'^ 
self-destruciing . 

\  7. 


29  8  COBDEN    ET   LA    LIGUE 

a  fait  dominer  les  principes  sur  le  tumulte  des  luttes  parlemen- 
taires. Son  éloquence  et  sa  modération  ont  arraché  l'admiration 
de  ses  adversaires,  et  on  les  aurait  vus  accourir  sous  son  drapeau 
s'ils  n'eussent  été  retenus  par  les  liens  des  hypothèques  et  par 
la  soif  indomptable  des  rentes  élevées.  Cet  homme  a  demandé 
audience  aux  monopoleurs,  et  il  les  a  forcés  d'entendre  sa  voix 
retentir  sous  les  voûtes  de  leurs  orgueilleux  palais;  ils  ont  été 
muets  pendant  qu'il  parlait,  et  ils  sont  restés  muets  quand  il 
cessait  de  parler;  car,  triste  alternative  !  ils  ne  savaient  point 
répondre  et  ils  ne  voulaient  pas  céder.  (Bruyantes  acclamations.) 
Ayez  donc  bon  courage.  Fuyez  les  pièges,  les  manœuvres  et  les 
expédients  de  l'esprit  de  parti.  Laissez  aux  principes  leur  propre 
poids  et  leur  légitime  influence.  Quand  le  jour  de  l'épreuve 
sera  venu,  soyez  justes  et  ne  craignez  rien.  —  Le  devoir  est  à 
nous;  les  conséquences  appartiennent  à  Dieu.  Celui  qui  suit 
les  inspirations  de  sa  conscience,  les  lois  de  la  nature  et  les 
commandements  du  ciel,  peut  en  toute  sécurité  abandonner  le 
reste.  Au  lit  de  mort,  son  esprit  revenant  sur  ses  actions  pas- 
sées, prononcera  ce  verdict  consolant  :  Tu  as  vu  ton  devoir  et 
tu  l'as  rempli.  —  (Applaudissements  prolongés.) 

Séance  du  1er  mai  1844. 

Le  fauteuil  est  occupé  par  un  membre  de  l'aristocratie^ 
lord  Kinnaird,  un  des  plus  grands  propriétaires  et  des  plus 
savants  agronomes  de  la  Grande-Bretagne.  Cette  circon- 
stance répand  un  nouvel  intérêt  sur  cette  séance.  Je  n'ai 
pourtant  pas  cru  devoir  traduire  le  discours  du  noble  lord, 
tant  parce  que  l'espace  et  le  temps  me  font  défaut,  qu'à 
cause  du  caractère  agricole  et  pratique  de  ce  discours,  qui, 
quoique  très-adapté  au  but  de  la  Ligue,  n'offrirait  que  peu 
d'intérêt  au  public  français. 

M,  RicARDO.  (L'orateur  se  livre  à  quelques  réflexions  généra- 
les et  continue  ainsi  :)  Je  viens  ici  sous  l'impression  du  dégoût 
et  n'espérant  plus  rien  de  cette  autre  enceinte  où  je  me  suis 


ou  L  AGITATION   ANGLAISE.  29  9 

efforcé  de  soutenir  votre  cause.  Je  viens  ici  pour  en  appeler  de 
l'oppresseurà  l'opprimé,  —  de  ceux  qui  font  la  loi  à  ceux  qui 
sontvictimesde  la  loi.  (Bruyanteapprobation).  Ce  n'est  pas  qu'en 
quelques  occasions,  je  n'aie  entendu  développer  au  Parlement 
d'excellentes  doclrines  économiques.  J'y  ai  entendu  professer 
les  plus  saines  doctrines  à  propos  de  lièges  (rires),  et  je  me  suis 
d'abord  étonné  de  l'unanime  accueil  qu'elles  y  ont  reçu.  (Écou- 
tez !  écoutez  !)  Mais  en  regardant  autour  de  moi,  j'ai  vu  qu'il  n'y 
avait  pas  de  fabricants  de  bouchons  dans  la  Chambre.  (Nouveaux 
rires.)  J'ai  vu  encore  étaler  d'excellents  principes  au  sujet  de 
paille  tressée  ;  mais  il  n'y  a  pas  d'ouvriers  empailleurs  derrière 
les  bancs  de  la  trésorerie  (on  rit  plus  fort),  et  cette  nuit  môme, 
j'ai  été  surpris  de  voir  comme  a  été  bien  reçu  le  dogme  de  la 
liberté  à  propos  de  raisins  de  Corinthe.  Seulement,  je  me  suis 
pris  à  penser  que,  dans  tous  mes  voyages  en  chemin  de  fer  dans 
le  pays,  je  n'ai  jamais  traversé  une  plantation  de  cette  espèce. 
De  tout  cela  je  conclus  que  vous  pouvez  en  user  sans  façon  avec 
les  pauvres  bouchonniers, empailleurs,  et  renverser  toute  la  ni- 
chée des  petits  monopoles  ;  mais  ôtez  un  brin  de  paille  à  la  ru-, 
che  des  grands  monopoles,  et  vous  serez  assailli  par  une  nuée 
de  frelons  (bruyants  applaudissements)^,  qui  vous  feraient  un 
mauvais  parti  si  leur  aiguillon  répondait  à  leur  bourdonnement. 
(Rires  et  acclamations.)  Il  n'est  pas  hors  de  propos  dédire  com- 
ment nous  avons  été  traités  dans  cette  Chambre.  Je  me  souviens 
que  les  seuls  arguments  qu'on  opposa  à  M.  Villiers,  la  première 
fois  qu'il  porta  la  question  au  Parlement,  cefurentdesmurmures 
et  des  ricanements.  Mais  quand  l'opinionpubhque  a  été  éveillée 
dans  le  pays,  ils  ont  jugé  prudent  de  rompre  le  silence,  et,  des- 
cendant de  leur  dédaigneuse  position,  ils  se  sont  mis  à  parler  de 
droits  acquis.  Plus  tard,  et  à  mesure  que  le  public  a  pris  la  ques- 
tion avec  plus  de  chaleur,  ils  ont  commencé  à  argumenter. 
Battus  sur  tous  les  points,  chassés  de  position  en  position,  inca- 
pables de  rester  debout,  les  voilà  maintenant  qui  reviennent  sur 
leurs  pas  et  ne  savent  plus  qu'invoquer  les  droits  acquis.  Notre 
noble  Président  a  déjà  fort  bien  dévoilé  la  nature  de  ces  droits 
acquis.  Excusez-moi  si  je  m'arrête  un  moment  à  expliquer  en 
quoi  ils  consistent.  A  ma  manière  de  voir,  posséder  un   droit 


3  00  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

acquis,  c'est  avoir  dérobé  quelque  chose  à  quelqu'un.  (Rires.) 
C'est  avoir  volé  la  propriété  d'autrui  et  prétendre  qu'on  y  a 
droit  parce  qu'on  l'a  volée  depuis /o/7(//e??ips.  (Acclamations.)  — 
Il  en  est  beaucoup  d'entre  vous  qui  ont  été  en  France,  et  ils  sa- 
vent qu'on  n'y  connaît  pas  cette  classe  d'hommes  que  nous  ap- 
pelons boueurs  (Rires.)  On  est  dans  l'usage  de  déposer  les  cen- 
dres et  les  balayures  devant  les  maisons.  Certains  industriels, 
qu'on  nomme  chiffonniers  viennent  remuer  cette  ordure  pour  y 
ramasser  les  chiffons  et  autres  objets  de  quelque  valeur,  et  se 
procurent  ainsi  une  chélive  subsistance.  A  l'époque  du  choléra, 
le  gouvernement  français  pensa  que  ces  tas  d'immondices  con- 
tribuaient à  étendre  le  fléau  et  ordonnateur  enlèvement;  mais 
en  cela  il  touchait  aux  droits  acquis  des  chiffonniers.  Ceux-ci  se 
soulevèrent  ;  ils  avaient  des  droits  acquis  sur  les  immondi- 
ces, si  bien  que  l'administration,  craignant  une  émeute,  ne 
put  prendre  des  mesures  de  salubrité  et  ne  les  a  pas  prises 
encore,  (Rires.)  La  même  chose  est  arrivée  à  Madrid.  Il  est 
d'usage  dans  cette  capitale  d'approvisionner  les  maisons  d'eau 
apportée  d'une  distance  considérable.  Il  fut  question  de  con- 
struire un  aqueduc  ;  mais  les  porteurs  d'eau  trouvèrent  que  c'é- 
tait toucher  à-^leurs  droits  acquis.  Ils  avaient  un  droit  acquis  sur 
l'eau  et  nul  ne  pouvait  s'en  procurer  qu'en  la  leur  achetant  à 
haut  prix.  Eh  bien  !  quelque  absurdes  et  ridicules  que  paraissent 
ces  exemples  de  droits  acquis,  je  dis  qu'il  s'en  faut  de  beaucoup 
qu'ils  soient  aussi  absurdes,  aussi  déshonnêtes,  aussi  funestes 
que  les  droits  acquis  qu'invoque  l'aristocratie  de  ce  pays.  (Ap- 
probation.) Quelle  fut  l'origine  de  ces  prétendus  droits  ?  Une 
guerre  longue  et  terrible,  et  le  prix  élevé  auquel  elle  porta  les 
aliments  ne  fut  pas  le  moins  désastreux  de  ses  effets.  Elle  fut 
un  fléau  pour  le  pays,  mais  un  bienfait  pour  les  propriétaires 
terriens.  Aussi,  quand  elle  fut  terminée,  au  prix  des  plus  grands 
sacrifices,  ils  vinrent  à  la  Chambre  des  communes,  et,  s'ap- 
puyant  sur  ces  mêmes  baïonnettes  qui  avaient  combattu  l'en 
nemi,  ils  firent  passer  une  loi  qui  avait  pour  but  de  maintenir 
la  disette  artificielle  des  aliments  et  de  dépouiller  le  pays  du 
plus  grand  bienfait  que  la  paix  puisse  conférer.  (Approbation.) 
Us  ont,  eux  aussi,  des  droits  acquis  à  la  disette.  Mais  le  pays  a 


ou  L  AGITATION   ANGLAISE.  30  1 

des  droits  acquis  à  l'abondance,  droits  fondés  sur  une  loi  anté- 
rieure à  celles  qui  émanent  du  Parlement,  car  les  produits  sont 
répandus  dans  le  monde,  non  pour  l'avantage  exclusif  des  lieux 
où  ils  naissent,  mais  afin  que  tous  les  hommes,  par  des  échanges 
réciproques,  puisent  à  la  masse  commune  une  juste  part  des 
bienfaits  qu'il  a  plu  à  la  Providence  de  répandre  sur  l'huma- 
nité. (Acclamations.)  Quand  nous  voyons  ces  choses,  quand 
nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  les  voir,  quand  il  n'est  pas 
un  négociant,  un  manufacturier,  un  fermier,  un  propriétaire, 
un  ouvrier  à  qui  elles  ne  sautent  aux  yeux,  ne  faut-il  pas  s'é- 
tonner, je  le  demande,  de  voir  tout  un  peuple  demeurer  dans 
l'apathie  à  l'aspect  de  ses  droits  foulés  aux  pieds,  à  l'aspect  de 
milliers  de  créatures  humaines  poussées  par  la  faim  dans  les 
maisons  de  travail  ?  Ne  devons-nous  pas  être  frappés  de  sur- 
prise,quand  nous  entendons  un  membre  du  parti  protectionniste 
dire  (et  pour  tout  l'univers  je  ne  voudrais  pas  qu'on  eût  à  me 
reprocher  ces  insolentes  paroles)  que,  pour  ceux  qui  n'ont  pas  de 
pain,  il  y  a  de  l'avoine  et  des  pommes  de  terre  ?  et  lorsque,  pour 
toute  réponse,  un  ministre  d'État  vient  nous  affirmer  que  plu- 
sieurs millions  de  quarters  de  blé  pourrissent,  en  ce  moment, 
dans  les  greniers  de  l'Amérique,  et  qu'il  considérerait  leur  in- 
troduction dans  ce  pays  comme  une  calamité  publique?(Applau- 
dissements.)Quoi  !  les  citoyens  des  États-Unis,  les  habitants  de 
l'Ukraine  et  de  Pultawa  voient  leur  blé  se  pourrir;  et  on  vient 
nous  dire  que  l'échange  de  ce  blé,  dont  nous  manquons,  contre 
des  marchandises,  dont  ils  ont  besoin,  serait  une  calamité  uni- 
verselle! mais  quand  ils  proclament  ouvertement  de  telles  doc- 
trines, en  ont'ils  bien  pesé  toutes  les  conséquences  ?  Ne  s'aper- 
çoivent-ils pas  que  pendant  qu'ils  croient,  par  des  lois  de  fer, 
environner  leurs  propriétés  d'un  mur  impénétrable,  il  est  fort 
possible  qu'ils  ne  fassent  que  susciter  des  ennemis  à  la  pro- 
priété elle-même  ?  Qu'ils  se  rappellent  les  paroles  qui  ont  été 
prononcées,  non  par  un  ligueur,  non  dans  cette  enceinte,  mais 
par  un  serviteur  du  pouvoir  :  «  Le  peuple  de  ce  pays  reconnaît 
le  droit  de  propriété.  Mais  si  quelqu'un  vient  nous  dire  qu'il  y 
a  dans  sa  propriété  quelque  attribut  particulier  qui  l'autorise 
à  envahir  la  nôtre,  que  nous  avons  acquise  par  le  travail  de  nos 


30  2  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

mains,  il  est  possible  que  nous  nous  prenions  à  penser  qu'il  y 
a,  dans  cette  nature  de  propriété,  quelque  anomalie,  quelque  in- 
justice que  nous  devons  loyalement  nous  efforcer  de  détruire.  » 
(Approbation.)  Ce  sont  là  des  sujets  sur  lesquels  je  n'aimo  pas  à 
m'apposantir.  Il  n'a  fallu  rien  moins  pour  m'y  décider  que  le 
souvenir  du  traitement  qu'on  nous  fait  éprouver.  (Écoutez!)  Je 
ne  vous  retiendrai  pas  plus  longtemps;  mais  avant  de  m'asseoir, 
je  réclamerai  votre  assistance,  car  vous  pouvez  et  vous  pouvez 
seuls  nous  assister.  Nous  présentons  le  clou,  mais  vous  êtes  le 
marteau  qui  l'enfonce.  (Bruyants  applaudissements.)  Vos  an- 
cêtres vous  ont  légué  la  liberté  civile  et  religieuse.  Us  la  con- 
quirent à  la  pointe  de  l'épée,  au  péril  de  leur  vie  et  de  leurfor- 
tune.  Je  ne  vous  demande  pas  de  tels  sacrifices  ;  mais  n'oubliez 
pas  que  vous  devez  aussi  un  héritage  à  vos  enfants,  et  c'est  la 
liberté  commerciale.  (Tonnerre  d'applaudissements.)  Si  vous 
l'obtenez,  vous  ne  regretterez  pas  vos  efforts  et  vos  sacrifices. 
Rappelez-vous  que  vos  noms  seront  inscrits  dans  les  annales  de 
la  patrie,  et,  en  les  voyant,  vos  enfants  et  les  enfants  de  vos  en- 
fants diront  avec  orgueil  :  Voilà  ceux  qui  ont  affranchi  le  com- 
merce de  l'Angleterre.  (L'honorable  membre  reprend  sa  place 
au  bruit  d'applaudissements  prolongés.) 

M.  SoMMEiis,  fermier  du  comté  de  Somerset,  succède  à 
M.  Ricardo,  et  traite  la  question  au  point  de  vue  de  l'intérêt 
agricole. 

La  parole  est  ensuite  à  M.  Cobden.  A  peine  le  président 
a  prononcé  ce  nom,  que  les  applaudissements  éclatent  dans 
toute  la  salle  et  empêchent  pendant  longtemps  l'honorable 
orateur  de  se  faire  entendre.  Le  calme  étant  enfin  rétabli, 
M.  GoBDEN  s'exprime  en  ces  termes  : 

Que  vous  dirai-je  sur  la   question  générale  de  la  liberté 

du  commerce.  Messieurs,  puisque  vous  êtes  tous  d'accord  à  ce 
sujet  ?  Je  ne  puis  que  me  borner  à  vous  féliciter  de  ce  que,  pen- 
dant cette  semaine,  notre  cause  n'a  pas  laissé  que  de  faire 
quelque  progrès  en  haut  lieu.  Nous  avons   eu  la  présentation 


ou   i/aGITATION    anglaise.  3  03 

du  budget,  — je  ne  puis  pas  dire  que  ce  soit  un  budget  free- 
irader,  car  lorsque  nous  autres,  ligueurs,  arriverons  au  pou- 
voir, nous  en  présenterons  un  beaucoup  meilleur  (Rires  ;  écou- 
tez !  écoutez  !)  ;  mais  enfin,  il  a  été  fait  quelques  petites  choses 
lundi  soir  à  la  Chambre  des  communes,  et  tout  ce  qui  a  été 
fait,  a  été  dans  le  sens  de  la  liberté  du  commerce.  Que  faisaient 
pendant  ce  temps-là  le  duc  de  Richmond  et  les  protectionnistes  ? 
Réunis  dans  le  parloir  de  Sa  Grâce,  ils  ont,  à  ce  que  je  crois, 
déclaré  que  le  premier  ministre  était  allé  si  loin,  qu'il  ne  lui 
sera  pas  permis  de  passer  outre.  Mais  il  est  évident  pour  moi  que 
le  premier  ministre  ne  s'inquiète  guère  de  leur  ardeur  cheva- 
leresque, et  qu'il  compte  plus  sur  nous  qu'il  ne  les  redoute. 
(Écoutez  !)  —  Il  y  a  une  mesure  prise  par  le  gouvernement,  et 
qui  est  excellente  en  ce  qu'elle  est  totale  et  immédiate  *.  Je 
veux  parler  de  l'abolition  du  droit  protecteur  sur  la  laine.  —  Il 
y  a  vingt-cinq  ans  qu'il  y  eut  une  levée  en  masse  de  tous  les 
Knatchbulls,  Buckinghams  et  Richmonds  de  l'époque,  qui 
dirent  :  «  Nous  exigeons  un  droit  de  6  d.  par  livre  sur  la  laine 
étrangère,  afin  de  protéger  nos  produits.  »  Leur  volonté  fut  faite. 
A  cinq  ans  de  là,  M.  Huskisson  déclara  que,  selon  les  avis  qu'il 
recevait  des  manufactures  de  Leeds,  si  ce  droit  n'était  pas  pro- 
fondément altéré  et  presque  aboli,  toutes  les  fabriques  de  drap 
étaient  perdues,  et  que,  dès  lors,  les  fermiers  anglais  verraient 
se  fermer  pour  leurs  laines  le  marché  intérieur.  A  force  d'ha- 
bileté et  d'éloquence,  M.  Huskisson  réduisit  alors  ce  droit  de  6 
à  1  denier,  et  c'est  ce  dernier  denier  dont  nous  nous  sommes 
débarrassés  la  semaine  dernière.  —  Lorsqu'il  fut  proposé  de 
toucher  à  ce  droit,  les  agriculteurs  (j'entends. les  Knatchbulls 
et  les  Buckinghams  d'alors)  exposèrent  que,  sil  était  aboli, 
il  n'y  aurait  plus  de  bergers  ni  de  moulons  dans  le  pays.  A  les 
entendre,  les  bergers  seraient  contraints  de  se  réfugier  dans 
les  workhouses,  et  quant  aux  pauvres  moutons,  on  aurait 
dit  qu'ils  portaient  sur  leurs  dos  toute  la  richesse  et  la  pros- 
périté  du    pays.  Enfin  il  ne  resterait   plus  qu'à  pendre  les 

1  On  a  vu  ailleurs  que  c'est  la  formule  employée  par  la  Ligue  dans  ses 
réclamations. 


30  4  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

chiens.  —  Les  voilà  forcés  maintenant  d'exercer  l'industrie 
pastorale  sans  protection.  Pourquoi  ne  pratiqueraient-ils  pas 
la  culture  et  la  vente  du  blé  sur  le  môme  principe  ?  Si  l'aboli- 
tion totale  et  immédiate  des  droits  sur  le  blé  est  déraisonnable, 
pourquoi  le  gouvernement  opère-t-il  l'abolition  totale  et  im- 
médiate du  droit  sur  la  laine?  Ainsi,  chaque  pas  que  font  nos 
adversaires,  nous  fournit  un  sujet  d'espérance  et  de  solides  ar- 
guments. Voyez  pour  le  café  î  nous  n'en  avons  pas  entièrement 
fini,  mais  à  moitié  fini  avec  cette  denrée.  Le  droit  était  primiti- 
vement et  est  encore  de  4  d.  sur  le  café  colonial  et  de  8  d.  sur 
le  café  étranger.  Cela  conférait  justement  une  prime  de  4  d.  par 
livre  aux  monopoleurs,  puisqu'ils  pouvaient  vendre  à  4  d.  plus 
cher  qu'ils  n'auraient  fait  sans  ce  droit.  Sir  Robert  Peel  a  réduit 
la  taxe  sur  le  café  étranger,  sans  toucher  à  celle  du  café  colo- 
nial, ne  laissant  plus  à  celui-ci  qu'une  prime  de  2  deniers  par 
livre.  Je  ne  puis  donc  pas  dire  :  C'en  est  fait^  mais  c'est  à  moitié 
fait.  Nous  obtiendrons  l'autre  moitié  en  temps  et  lieu.  (Très- 
bien.)  Vient  ensuite  le  sucre.  Mesdames,  vous  ne  pouvez  faire 
le  café  sans  sucre,  et  toute  la  douceur  de  vos  sourires  ne  par- 
viendrait pas  à  le  sucrer.  (Rires.)  Mais  nous  nous   trouvons 
dans  quelque  embarras  à  ce  sujet,  car  il  est  survenu  au  gou- 
vernement de  ce  pays  des  scrupules  de  conscience.  Il  ne  peut  ad- 
mettre le  sucre  étranger,  parce  qu'il  porte  la  tache  de  l'escla- 
vage. Gentlemen,  je  vais  divulguer  un  secret  d'État.  Il  existe 
sur  ce  sujet  une  correspondance  secrète  entre  les  gouverne- 
ments anglais  et  brésilien.  Vous  savez  que  les  hommes  d'État 
écrivent  quelquefois  à  leurs  agents  au  dehors  des  lettres  et  des 
instructions  confidentielles,  qui  ne  sont  publiées  qu'au  bout  de 
cent  ans,  quand  elles  n'ont  plus  qu'un  intérêt  de  curiosité.  Je 
vais  vous  en  communiquer  une  de  notre  gouvernement  à  son 
ambassadeur  au  Brésil,  qui  ne  devait  être  publiée  que  dans  cent 
ans.  Vous  n'ignorez  pas  que  c'est  sur  la  question  des  sucres  que 
le  cabinet  actuel  évinça  l'administration  antérieure.  Lord  San- 
don,  lorsqu'il  s'opposa,  par  un  amendement,  à  l'introduction 
du  sucre  étranger  proposée  par  le  ministère  ^hig,  se  fonda  sur 
ce  qu'il  serait  impie  de  consommer  du  sucre-esclave.  Mais  il  ne 
dit  pas  un  mot  du  café.  La  lettre  dont  je  vais  vous  donner  con- 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  305 

naissance  vous  expliquera  le  reste  :  «  Informez  le  gouverne- 
ment brésilien  que  nous  avons  des  engagements  relativement 
au  sucre,  et  qu'en  présentant  le  budget,  nous  nous  verrons 
forcés  de  dire  au  peuple  d'Angleterre,  très-crédule  de  sa  na- 
ture et  disposé  à  accueillir  tout  ce  qu'il  nous  plaira,  de  lui  dire 
de  dessus  nos  sièges  de  la  Chambre  des  communes,  qu'il  serait 
criminel  d'encourager  l'esclavage  et  la  traite  par  l'admission  du 
sucre  du  Brésil.  —Mais  afin  de  prouver  au  gouvernement  brési- 
lien que  nous  n'avons  aucune  intention  de  lui  nuire,  nous  au- 
rons soin  de  faire  précéder  nos  réserves,  à  l'égard  du  sucre,  de  la 
déclaration  que  nous  admettons  le  café  brésilien  sous  la  réduc- 
tion de  2  d.  par  livre  du  droit  actuel.  —  Et  comme  quatre  esclaves 
sur  cinq  sont  employés  au  Brésil  sur  les  plantations  de  café,  et 
que  cet  article  forme  les  trois  cinquièmes  de  toutes  les  exporta- 
tions de  ce  pays  (toutes  choses  que  le  peuple  d'Angleterre  ignore 
profondément),  le  gouvernement  auprès  duquel  vous  êtes  ac- 
crédité demeurera  convaincu  que  nous  ne  voulons  aucun  mal 
à  ses  plantations,  que  l'esclavage  et  la  traite  ne  nous  préoccu- 
pent guère,  mais  que  nous  sommes  contraints  d'exclure  leur 
sucre  par  les  exigences  de  notre  parti  et  de  notre  position  par- 
ticulière. Mais  faites-lui  bien  comprendre  en  même  temps  avec 
quelle  adresse  nous  avons  désarçonné  les  whigs  par  cette  ma- 
nœuvre. »  (Rires  et  applaudissements.)  Telle  est  la  (eneur  de  la 
dépêche  du  cabinet  actuel  à  son  envoyé  extraordinaire  et  mi- 
nistre plénipotentiaire  au  Brésil,  dépêche  qui  sera  publiée  dans 
cent  ans  d'ici.  11  n'estpas  douteux  que  beaucoup  de  gens  se  sont 
laissé  prendre  à  cet  étalage  d'intérêt  affecté  au  sujet  de  l'escla- 
vage; bons  et  honnêtes  philanthropes,  si  tant  est  que  ce  ne  soit 
pas  trop  s'avancer  que  de  décerner  ce  titre  à  des  hommes  qui 
se  complaisent  dans  la  pure  satisfaction  d'une  conscience  aveu- 
gle, car  la  bienveillance  du  vrai  philanthrope  doit  bien  être  gui- 
dée par  quelque  chose  qui  ressemble  à  la  raison.  Il  y  a  une 
classe  d'individus  qui  se  sont  acquis  de  nos  jours  une  certaine 
renommée,  qui  veulent  absolument  nous  assujettir,  non  aux 
inspirations  d'une  charité  éclairée,  mais  au  contrôle  d'un  pur 
fanatisme.  Ces  hommes,  sous  le  prétexte  d'être  les  avocats  de 
VaboHlion,  pétitionnent  le  gouvernement  pour  qu'il  interdise  au 


306  COBDEN   ET    LA    LIGUE 

peuple  de  ce  pays  l'usage  du  sucre, à  moins  qu'il  ne  soit  prouvé 
que  ce  sucre  est  pur  de  la  tache  de  l'esclavage^  comme  ils  l'ap- 
pellent. Y  a-t-il  quelque  chose  dans  l'ordre  moral,  analogue  à 
ce  qui  se  passe  dans  l'ordre  physique,  d'où  l'on  puisse  inférer 
que  certains  objets  sont  conducteurs,  d'autres  non  ..conducteurs 
d'immoralité  ?  (Rires.)  Que  le  café,  par  exemple,  n'est  pas  con- 
ducteur de  l'immoralité  de  l'esclavage;  mais  que  le  sucre  est 
iïbz- conducteur,  et  qu'en  conséquence  il  n'en  faut  pas  manger  ? 
J'ai  rencontré  de  ces  philanthropes  sans  logique,  et  ils  m'ont 
personnellement  appelé  à  répondre  à  leurs  objections  contre  le 
sucre-esclave.  Je  me  rappelle,  entre  autres  circonstances,  avoir 
discuté  la  question  avec  un  très-bienveillant  gentleman,  enve- 
loppé d'une  belle  cravate  de  mousseline  blanche.  (Rires.)  «  N'a- 
joutez pas  un  mot,  luidis-je,  avant  d'avoir  arraché  cette  cravate 
de  votre  cou.  »  (Éclats  de  rire.)  Il  me  répondit  que  cela  n'était 
pas  praticable.  (Oh  !  oh  !)  «  J'insiste,  lui  répondis-je,  cela  est 
praticable,  car  je  connais  un  gentleman  qui  se  refuse  des  bas 
de  coton,  môme  en  été  (rires),  et  qui  ne  porterait  pas  des  ha- 
bits cousus  avec  du  fil  de  coton  s'il  le  savait.  »  (Nouveaux  rires.) 
Je  puis  vous  assurer  que  je  connais  un  philanthrope  qui  s'est 
imposé  ce  sacrifice.  —  «  Mais,  ajoutai-je,s'il  n'est  pas  praticable 
«  pour  vous,  qui  êtes  là  devant  moi  avec  du  produit  esclave  au- 
«  tour  de  vcftre  cou,  de  vous  passer  de  tels  produits,  cela  est-il 
«  praticable  pour  tout  le  peuple  d'Angleterre  ?  Cela  est-il  pra- 
«  ticable  pour  nous  comme  nation  ?  (Applaudissements.)  Vous 
«  pouvez  bien,  si  cela  vous  plaît,  défendre  par  une  loi  l'intro- 
«  duction  du  sucre-esclave  en  Angleterre.  Mais  atteindrez-vous 
«  par  là  votre  but  ?  Vous  recevez  dans  ce  pays  du  sucre-libre  ; 
«  cela  fait  un  vide  en  Hollande  ou  ailleurs  qui  sera  comblé  avec 
«  du  sucre-esclave.  »  (Applaudissements.)  Avant  que  des  hommes 
aient  le  droit  de  prêcher  de  telles  doctrines  et  d'appeler  à  leur 
aide  la  force  du  gouvernement,  qu'ils  donnent,  par  leur  propre 
abnégation,  la  preuve  de  leur  sincérité.  (Écoutez  !  écbutez  !)  Quel 
droit  ont  les  Anglais,  qui  sont  les  plus  grands  consommateurs 
de  coton  du  monde,  d'aller  au  Brésil  sur  des  navires  chargés 
de  cette  marchandise,  et  là_,  levant  les  yeux  au  ciel^  versant  sur 
le  sort  des  esclaves  des  larmes  de  crocodile,  de  dire  :  Nous  voici 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  307 

avec  nos  chargements  de  cotons;  mais  nous  éprouvons  des  scru- 
pules de  conscience,  des  spasmes  religieux^  et  nous  ne  pouvons 
recevoir  votre  sucre-esclave  en  retour  de  notre  coton-esclave? 
(Bruyants  applaudissements.)  Il  y  a  là  à  la  fois  inconst5quence 
et  hypocrisie.  Croyez-moi,  d'habiles  fripons  se  servent  du  fana- 
tisme pour  imposer  au  peuple  d'Angleterre  un  lourd  fardeau. 
(Écoutez  !  écoutez!)  Ce  n'est  pas  autre  chose.  Des  hommes  rusés 
et  égoïstes  exploitent  sa  crédulité  et  abusent  de  ce  que  sa  bien- 
veillance n'est  pas  raisonnée.  Nous  devons  en  finir  avec  cette 
dictature  que  la  raison  ne  guide  pas.  (Applaudissements.)  Ose- 
ront-ils dire  que  je  suis  l'avocat  de  l'esclavage,  parce  que  je  sou- 
tiens la  liberté  du  commerce?  Non,  je  proclame  ici,  comme  je 
le  ferai  partout,  que  deux  principes  également  bons^  justes  et 
vrais,  ne  peuvent  jamais  se  contrarier  l'un  l'autre.  Si  vous  me 
démontrez  que  la  liberté  du  commerce  est  calculée  pour  favo- 
riser, propager  et  perpétuer  l'esclavage,  alors  je  m'arrêterai 
dans  le  doute  et  l'hésitation,  j'examinerai  laquelle  des  deux,  de 
la  liberté  personnelle  ou  de  la  liberté  des  échanges,  est  la  plus 
conforme  aux  principes  de  la  justice  et  de  la  vérité  ;  et  comme 
il  ne  peut  y  avoir  de  doute  que  la  possession  d'êtres  humains, 
comme  choses  ou  marchandises,  ne  soit  contraire  aux  premiers 
principes  du  christianisme,  j'en  conclurai  que  l'esclavage  est  le 
pire  fléau,  et  je  serai  préparé  à  abandonner  la  cause  de  la 
liberté  commerciale  elle-même.  (Applaudissements  enthou- 
siastes.) Mais  j'ai  toujours  été  d'opinion  avec  les  grands  écri- 
vains qui  ont  traité  ce  sujet,  avec  les  Smith,  les  Burke,  les 
Franklin,  les  Hume,  —  les  plus  grands  penseurs  du  siècle,  — 
que  le  travail  esclave  est  plus  coûteux  que  le  travail  libre,  et 
que  s'ils  étaient  livrés  à  la  libre  concurrence,  celui-ci  surmon- 
terait celui-là. 


L'orateur  développe  cette  proposition.  Il  démontre  par 
plusieurs  citations  d'enquêtes  et  de  délibérations  émanées 
de  la  société  contre  l'esclavage  {anti^slavet^y  society),  que 
cette  grande  association  a  toujours  considéré  la  libre  con- 
currence comme  le  moyen  le  plus  efficace  de  détruire  Tes- 


3  08  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

clavage,  en  abaissant  assez  le  prix  des  produits  pour  le  ren- 
dre onéreux. 

Et  maintenant,  continue-til,  j'adjure  les  abolitionnistes  de 
faire  ce  que  font  les  free-traders,  d'avoir  foi  dans  leurs  i^ropres 
principes  (applaudissements),  de  se  confier,  à  travers  les  diffi- 
cultés de  la  route,  à  la  puissance  de  la  vérité.  Comme  free-tra- 
ders^ nous  ne  demandons  pas  l'admission  du  sucre-esclave, 
parce  que  nous  préférons  le  travail  de  l'esclave  à  celui  de 
l'homme  libre,  mais  parce  que  nous  nous  opposons  à  ce  qu'un 
injuste  monopole  soit  infligé  au  peuple  d'Angleterre,  sous  le 
prétexte  d'abolir  l'esclavage.  Nous  nions  que  ce  soit  là  un  moyen 
loyal  et  efficace  d'atteindre  ce  but.  Bien  au  contraire,  c'est 
assujettir  le  peuple  de  la  Grande-Bretagne  à  un  genre  d'op- 
pression et  d'extorsion  qui  n'est  dépassé  en  iniquité  que  par 
l'esclavage  lui-même.  Nous  soutenons,  avec  la  Convention  des 
abolitionnistes  [anti-slavery  convention),  que  le  libre  travail, 
mis  en  concurrence  avec  le  travail  esclave,  ressortira  moins 
cher,  sera  plus  productif,  qu'il  l'étouffera  à  la  fin,  à  force  de 
rendre  onéreux  au  planteur  l'affreux  système  de  retenir  ses 
frères  en  servitude.  (Applaudissements.)  Eh  quoi  !  ne  serait-ce 
point  une  chose  monstrueuse  que,  dans  la  disposition  du 
gouvernement  moral  de  ce  monde,  les  choses  fussent  arran- 
gées de  telle  sorte  que  l'homme  fût  rémunéré  pour  avoir 
exercé  Tinjustice  envers  son  semblable!  L'abondance  et  le 
bon  marché  :  voilà  les  récompenses  promises  dès  le  commen- 
cement à  ceux  qui  suivent  le  droit  sentier.  Mais  si  un  meil- 
leur marché,  une  plus  grande  abondance,  sont  le  partage  de 
celui  qui  s'empare  de  son  frère  et  le  force  au  travail  sous  le 
fouet,  plutôt  que  de  celui  qui  offre  une  loyale  récompense  à 
l'ouvrier  volontaire;  s'il  en  est  ainsi,  je  dis  que  cela  boule- 
verse toutes  les  notions  que  nous  nous  faisions  du  juste,  et  que 
c'est  en  contradiction  avec  ce  que  nous  croyons  du  gouverne- 
ment moral  de  l'univers.  (Bruyants  applaudisssements.)  Si  donc 
il  est  dans  la  destinée  de  la  libre  concurrence  de  renverser  l'es- 
clavage, je  demande  aux  abolitionnistes  qui  ont  proclamé  cette 
véritç,  comment  ilspeuvent  aujourd'hui,  en  restant  conséquents 


ou   l'agitation    anglaise.  309 

avec  eux-mêmes,  venir  pcUilionner  la  Chambre  des  communes, 
lui  demander  d'interdire  cette  libre  concurrence,  c'est-à-dire 
d'empêcher  que  les  moyens  mêmes  qu'ils  ont  proclamés  les  plus 
efficaces  contre  l'esclavage  ne  soient  mis  en  œuvre  dans  ce 
pays.  Je  veux  bien  croire  que  beaucoup  de  ces  individus  sont 
honnêtes.  Ils  ont  prouvé  leur  désintéressement  par  les  tra- 
vaux auxquels  ils  se  sont  livrés;  mais  qu'ils  prennent  bien 
garde  de  n'être  pas  les  instruments  aveugles  d'hommes  subtils 
et  égoïstes;  d'hommes  qui  ont  intérêt  à  maintenir  le  monopole 
du  sucre,  qui  est  aussi  pour  ce  pays  l'esclavage  sous  une  autre 
forme,  d'hommes  qui,  pour  arriver  à  leur  fin  personnelle  et 
inique,  s'empareront  effrontément  des  sentiments  de  ce  peuple, 
et  exploiteront  sans  scrupule  cette  vieille  horreur  britannique 
contre  l'esclavage. 

Le  reste  de  ce  discours  a  trait  aux  mesures  prises  par 
rassocialion  pour  élargir  et  purifier  les  cadres  du  corps 
électoral.  La  Ligue  s'étant  plus  tard  exclusivement  occupée 
de  cette  œuvre,  nous  aurons  occasion  de  faire  connaître  ses 
plans  et  ses  moyens  d'exécution. 

On  remarquera  les  efforts  auxquels  sont  obligés  de  se  livrer 
les  free-traders  pour  prémunir  le  peuple  contre  l'exploita- 
tion par  les  monopoleurs  du  sentiment  public  à  l'égard  de 
l'esclavage  ;  ce  qui  prouve  au  moins  l'existence,  la  sin- 
cérité et  même  la  force  aveugle  de  ce  sentiment. 


Séance  du  14  mai  1844. 

Le  fauteuil  est  occupé  par  M.  John  Bright,  m.  P.,  qui 
ouvre  la  séance  par  l'allocution  suivante,  dont  nous  don- 
nons ici  des  extraits,  quoiqu'elle  n'ait  qu'un  rapport  indirect 
avec  la  question  de  la  liberté  commerciale^  mais  parce 
qu'elle  nous  paraît  propre  à  initier  le  lecteur  français  dans 
les  mœurs  anglaises,  sous  le  rapport  électoral. 


3 1 0  COBDEN   ET    LA   LIGUE 

Ladies  et  gentlemen,  le  président  du  conseil  de  la  Ligue  de- 
vait aujourd'hui  occuper  le  fauteuil;  mais  quand  je  vous  aurai 
expliqué  la  cause  de  son  absence,  vous  serez,  comme  moi,  con- 
vaincus qu'il  ne  pouvait  pas  être  plus  utilement  occupé  dans 
l'intérêt  de  notre  cause.  Il  est  en  ce  moment  engagé  dans  les 
dispositions  qu'exige  la  grande  lutte  électorale  qui  se  prépare 
dans  le  Sud-Lancastre  ;  et  connaissant,  comme  je  le  fais,  Tha- 
bilelé  extraordinaire  de  M.  G.  ^Yilson  en  cette  matière,  je  suis 
certain  qu'il  n'est  aucun  homme  dont  on  eût  plus  mal  à  pro- 
pos négligé  les  services.  (Bruyantes  acclamations.)  Lorsque  je 
promène  mes  regards  sur  la  foule  qui  se  presse  dans  ce  vaste 
édifice,  quand  je  considère  combien  de  fois  elle  y  a  déployé  son 
enthousiasme,  combien  de  fois  elle  y  est  accourue,  non  pour 
s'abreuver  des  charmes  de  l'éloquence,  mais  pour  montrer  au 
monde  qu'elle  adhère  pleinement  aux  principes  que  la  Ligue 
veut  faire  prévaloir,  je  suis  certain  aussi  qu'en  ce  moment  des 
milliers  de  cœurs  battent  dans  cette  enceinte,  animés  du  vif 
désir  de  voir  la  lutte  qui  vient  de  s'ouvrir  dans  le  Lancastre  se 
terminer  par  le  triomphe  de  la  cause  de  la  liberté  commerciale. 
(Acclamations  prolongées.)  Il  y  a  des  bourgs  de  peu  d'impor- 
tance où  nous  ne  pouvons  compter  sur  aucune  ou  presque  au- 
cune voix  indépendante,  et,  sous  ce  rapport,  les  résolutions  du 
Lancastre  ont  plus  de  poids  que  celles  d'une  douzaine  de  bourgs 
tels  que  Woodstock  ou  Abingdon.  C'est  pourquoi  les  vives  sym- 
pathies de  ce  meeting  se  manifestent  au  sujet  de  lalutteactuelle, 
et  il  désire  que  les  électeurs  du  Lancastre  sachent  bien  toute  l'im- 
portance qu'il  y  attache.  Et  quelle  que  soit  notre  anxiété,  je 
crains  encore  que  nous  ne  voyons  pas  ce  grand  débat  avec  tout 
l'intérêt  qu'il  mérite  (Écoutez  !)  J'ai  souvent  rencontré  des  per- 
sonnes dans  le  sud  de  l'Angleterre  qui  parlent  du  Lancastre 
comme  d'un  comté  d'une  importance  ordinaire;  comme  n'en 
sachant  pas  autre  chose,  si  ce  n'est  —  qu'il  renferme  un  grand 
nombre  de  manufacturiers  avares  et  cupides,  dont  quelques-uns 
très-riches,  et  une  population  compacte  d'ouvriers  brutalisés, 
mal  payés  et  dégradés;  —  qu'il  contient  un  grand  nombre  de 
villes  considérables,  de  morne  apparence,  reliées  entre  elles  par 
des  chemins  de  fer  (rires);  que  chaque  trait  de  ce  pays  est  plus 


ou   L^AGITATION   ANGLAISE.  311 

fait  pour  inspirer  la  tristesse  que  le  contentement  ;  qu'il  n'a  de 
valeur  que  par  ce  qu'on  en  retire  ;  que  c'est  une  terre,  en  un 
mot,  dont  le  touriste  et  l'amateur  du  pittoresque  doivent  soi- 
gneusement s'éloigner.  (Rires  et  applaudissements.)  —  Je  suis 
né  dans  ce  comté,  j'y  ai  vécu  trente  ans  ;  j'en  connais  la  popula- 
tion, l'industrie  et  les  ressources,  et  j'ai  la  conviction,  j'ai  la 
certitude  qu'il  n'ya  pas  en  Angleterre  unautrecomtéqui  puisse 
lui  être  comparé,  et  dont  l'importance  influe  au  môme  degré 
sur  le  bien-être  et  la  grandeur  de  l'empire.  (Bruyantes  accla- 
mations.) C'est  certainement  le  plus  populeux,  le  plus  indus- 
trieux, le  plus  riche  comté  de  l'Angleterre.  Comment  cela 
est-il  arrivé?  Il  fut  un  temps  où  il  présentait  un  aspect  bien 
différent.  On  le  considérait  comme  un  désert,  il  y  a  deux  cent 
quarante  ans.  Cambden,  dans  son  voyage,  traversa  le  pays  de 
York  à  Dnrham,  et  sur  le  point  de  pénétrer  dans  le  Lancastre, 
son  esprit  se  remplit  d'appréhension.  «  J'approche  du  Lan- 
castre, écrivait-il,  avec  une  sorte  de  terreur.  »  (De  notre  temps 
il  ne  manque  pas  de  gens  qui  ne  pensent  aussi  au  Lancastre 
qu'avec  terreur.)  (Rires  et  applaudissements.)  «  Puisse-t-elle 
«  n'être  pas  un  triste  présage  !  cependant  pour  n'avoir  pas  l'air 
«  d'éviter  ce  pays,  je  suis  décidé  à  tenter  les  hasards  de  l'en- 
«  treprise,  et  j'espère  que  l'assistance  de  Dieu,  quim'aaccompa- 
«  gné  jusqu'ici,  ne  m'abandonnera  pas  en  cette  circonstance.» 
(Écoutez!  écoutez!)  11  parle  de  Rochdale,  Bury,  Blackburn, 
Preston,  Manchester,  comme  de  villes  de  quelque  industrie; il 
mentionne  Liverpool —  Lilherpool,  et  par  abréviation  Lerpooly 
comme  une  petite  place  sur  le  rivage,  bien  située  pour  faire 
voile  vers  Ihiande.  Mais  il  ne  dit  pas  un  mot  de  Ashton,  BoKon, 
Oldham,  Salford  et  autres  villes,  et  il  n'y  a  aucune  raison  de 
croire  qu'elles  étaient  connues  àcetteépoque.  (Écoutez!  écou- 
tez!) Il  n'est  pas  inutile  de  consacrer  quelques  instants  à  exami- 
ner le  prodigieux  accroissement  de  valeur  qu'a  acquis  la  pro- 
priété dans  ce  comté.  En  1692,  il  y  a  un  siècle  et  demi,  la 
valeur  annuelle  était  de  7,000  liv.  sterl.  En  1841,  elle  était 
de  6,192,000  liv.  sterl.'(Bruyantes  acclamations.)  Ainsi  l'accrois- 
sement moyen  dans  ce  comté,  pendant  cent  cinquante  ans, 
a  été  de  6,300  pour  cent.  Par  là  les  landlords  peuvent  appré- 


312  COBDEN    ET     LA   LIGUE 

cier    combien  Tinduslrie    réagit  favorablement  sur   la  pro- 
priété. 

L'orateur  entre  ici  dans  quelques  détails  statistiques  sur 
les  étonnants  progrès  du  Lancastre,  et  poursuit  ainsi  : 

A  qui  sont  dus  ces  grands  changements  ?  (Acclamations.) 
Est-ce  aux  seigneurs  terriens?  (Non,  non.)  Il  y  a  quarante- 
quatre  ans  que  l'antiquaire  Whittaker,  dans  son  histoire  de 
Whalley,  dépeignait  l'état  des  propriétaires  terriens  du  Lan- 
castre, comme  n'ayant  subi  aucun  changement  depuis  deux 
siècles.  «  Ils  aiment,  disait-il,  la  vie  de  famille  ;  sont  sans  curio- 
sité et  sans  ambition.  Ils  demeurent  beaucoup  chez  eux,  et 
s'occupent  d'amusements  domestiques  peu  délicats,  mais  aussi 
peu  coûteux.  »  Il  ajoute  qu'il  ne  rencontra  parmi  eux  qu'un 
homme  ayant  de  la  littérature.  (Rires.)  Si  tels  étaient  les  pro- 
priétaires du  Lancashire,  ce  ne  sont  donc  pas  eux  qui  l'ont  fait  ce 
qu'il  est.  Il  existe  dans  ce  comté  beaucoup  de  vieilles  demeures, 
résidences  d'anciennes,  familles,  maintenant  éteintes  pour  la 
plupart;  elles  se  sontvu  dépasser  dans  la  carrière  paruneautre 
classe  d'hommes.  Leurs  habitations  sont  transformées  en  ma- 
nufactures, et  elles-mêmes  ont  été  balayées  de  toute  la  partie 
méridionale  du  comté;  non  qu'elles  aient  souffert  la  persécu- 
tion ou  la  guerre,  car  elles  ont  eu  les  mômes  chances  ouvertes  à 
tous  les  citoyens  ;  mais,  fruges  consumere  Jiati,  elles  n'ont  pas 
jugé  nécessaire  de  cultiver  leur  intelligence,  elles  n'ont  cru 
devoir  se  livrer  à  aucun  travail.  D'autres  hommes  se  sont  éle- 
vés^ qui,  s'emparant  des  inventions  de  Watt  et  d'Arkwright,  dé- 
daignées par  les  classes  nobles,  ont  effacé  les  anciens  magnats 
du  pays  et  se  sont  mis  à  la  tête  de  cette  grande  population. 
(Acclamations.)  C'est  Tindustrie,  l'intelligenCe  et  la  persévé- 
rance de  ces  générations  nouvelles  qui,  en  se  combinant,  ont 
fait  du  Lancastre  ce  que  nous  le  voyons  aujourd'hui.  Ses  miné- 
raux sont  inappréciables  ;  mais  gisant  depuis  des  siècles  sous  la 
surface  de  son  territoire^,  il  a  fallu  que  des  races  nouvelles, 
pleines  de  sève  et  de  jeunesse,  les  ramenassent  à  la  lumière, 
pour  les  transformer  en  ces  machines  puissantes  si  méprisées 


ou  l'agitation  anglaise.  3  1  3 

par  d'autres  classes;  machines  qui  sont  comme  les  bras  de 
l'Angleterre,  dont  elle  se  sert  pour  disséminer  dans  le  monde 
les  richesses  de  son  industrie,  rapporter  et  répandre  avec  profu- 
sion, au  sein  de  l'empire,  les  trésors  accumulés  dans  tout  l'uni- 
vers. (Tonnerre  d'applaudissements.)  Ce  souple  et  léger  duvet 
arraché  à  la  fleur  du  cotonnier,  telle  est  la  substance  à  laquelle 
cette  grande  nation  doit  sa  puissance  et  sa  splendeur.  (Applau- 
dissements.) Ainsi,  le  Lancastre  est  l'enfant  du  travail  et  de 
l'industrie  sous  leurs  formes  les  plus  magnifiques.  Naguère  il 
essayait  encore  ses  premiers  pas  dans  la  vie;  il  est  maintenant 
plein  de  force  et  de  puissance,  et  dans  le  court  espace  de  temps 
qui  suffit  à  l'enfant  pour  devenir  homme,  il  est  devenu  un  géant 
aux  proportions  colossales.  Et  pourtant,  malgré  sa  vigueur,  ce 
géant  languit  comme  abattu  sous  les  liens  et  les  chaînes  qu'une 
politique  imprévoyante,  ignorante  et  arriérée  a  imposés  à  ses 
membres  musculeux.  (Applaudissements  prolongés.  )  La  ques- 
tion, pour  les  électeurs  du  Lancastre,  est  donc  de  savoir  si  ces 
entraves  doivent  durera  toujours.  (Écoutez!  écoutez!)  Rive- 
ront-ils eux-mêmes  ces  fers  par  leurs  suftrages,  ou  sauront-ils 
s'en  dégager  comme  des  hommes?  Si  les  électeurs  savaient  tout 
ce  qui  dépend  de  leurs  votes,  quel  est  l'homme,  dans  ce  comté, 
ou  ailleurs,  qui  oserait  aller  leur  demander  leurs  voix  en  fa- 
veur de  ce  fléau  pestilentiel  —  la  loi-céréale,  et  tous  les  mono- 
poles qui  l'accompagnent?  (Bruyantes  acclamations.)  S'ils 
étaient  pénétrés  de  cette  conviction  (et  je  crois  qu'elle  a  gagné 
beaucoup  d'entre  eux)  que  la  détresse  des  cinq  dernières  années 
doit  son  origine  à  cette  loi  ;  s'ils  savaient  qu'elle  a  précipité 
bien  des  négociants  de  la  prospérité  à  la  ruine,  et  bien  des  arti- 
sans de  l'aisance  à  la  misère;  qu'elle  a  poussé  le  peuple  ;i 
l'expatriation,  porté  la  désolation  dans  des  milliers  de  chau- 
mières, la  douleur  et  le  découragement  dans  le  cœur  de  mil- 
lions de  nos  frères;  s'ils  savaient  cela,  croyez- vous  qu'ils  iraient 
appuyer  de  leurs  suffrages  la  plus  aveugle,  la  plus  hypocrito 
folie  qui  soit  jamais  entrée  dans  l'esprit  de  la  législation  d'aucun 
peuple  de  la  terre?  (Acclamations  prolongées.)  Oh  !  si  les  élec- 
teurs pouvaient  voir  ce  meeting;  si  chacun  d'eux,  debout  sur 
cette  estrade,  pouvait  sentir  les  regards  de  six  mille  de  ses 
m.  18 


314  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

compatriotes  se  fixer  sur  son  cœnr  et  sur  sa  conscience  et  y 
chercher  sil'ony  découvre  quelque  souci  du  bien  public,  quel- 
que trace  de  l'amour  du  pays,  je  vous  le  demande,  en  est-il  un 
seul  assez  dur  et  assez  stupide  pour  se  présenter  ensuite  aux 
hustings  et  y  lever  la  main  en  faveur  de  cet  effroyable  fléau?  — 
Mais  je  conçois  d'aulres  etdemeilleures  espérances.  J'espère  que 
le  résultat  de  cette  lutte  tournera  à  la  gloire  de  notre  grande 
cause.  Le  principe  de  la  liberté  gagne  du  terrain  de  toutes 
parts.  —  Il  peut  arriver  encore,  pendant  quelque  temps,  que 
vous  ne  réussirez  pas  dans  les  élections;  il  se  peut  que  votre 
minorité  actuelle  dans  le  Parlement  ne  soit  pas  près  de  se  trans- 
former en  majorité;  il  peut  se  rencontrer  encore  des  organes 
de  la  presse  qui  nient  nos  progrès,  raillent  nos  efforts  et  cher- 
chent à  les  paralyser.  —  Tout  cela  peut  être  ;  mais  le  flot  est  en 
mouvement;  il  s'enfle,  il  s'avance  et  ne  reculera  pas.  Dans  les 
assemblées  publiques,  comme  au  sein  des  foyers  domestiques, 
partout  où  nous  allons,  partout  où  nous  nous  mêlons,  nous 
voyons  le  préjugé  de  la  «  protection  »  mis  à  nu,  et  le  principe 
de  la  liberté  dominer  les  intelligences.  (Applaudissements 
bruyants  et  prolongés.) 

La  lutte  actuelle  du  Lancashire  nous  offre  encore  un  sujet  de 
satisfaction.  Le  candidat  des /ree-^rac/ers  est  le  chef  d'une  des 
maisons  de  commerce  les  plus  puissantes  de  ce  royaume,  et 
peut-être  du  monde.  C'est  un  homme  de  haute  position,  de 
longue  expérience,  de  vastes  richesses,  et  de  grand  caractère.  11 
a  d'énormes  capitaux  engagés,  soit  dans  des  entreprises  com- 
merciales, soit  dans  des  propriétés  territoriales.  Ses  principales 
relations  sont  aux  États-Unis,  et  c'est  ce  qui  me  plaît  dans  sa 
candidature.  Il  a  vécu  longtemps  en  Amérique;  il  y  a  un  éta- 
blissement considérable;  il  sent  avec  quelle  profusion  la  Provi- 
dence a  accordé  à  ce  pays  les  moyens  de  satisfaire  les  besoins 
de  celui-ci,  et  combien,  d'un  autre  côté,  le  génie,  l'industrie  et  le 
capital  de  l'Angleterre  sont  merveilleusement  calculés  pour 
répandre  sur  nos  frères  d'outre-merles  bienfaits  de  l'aisance  et 
du  bien-être.  (Acclamations.) Il  est  un  de  ces  hommes  qui  sont 
debout,  pour  ainsi  dire^,  sur  les  rivages  de  celte  île,  comme  re- 
présentant les  classes  laborieuses,  et  qui  échangent,  par-dessus 


ou    L  AGITATION   ANGLAISE.  315 

l'Atlantique,  les  vêtements  que  nous  produisons  contre  les  ali- 
ments qui  nous  manquent.  Si  ce  n'était  cette  loi,  que  sa  mission 
au  Parlement  sera  de  déraciner  à  jamais;  si  ce  n'était  cette  loi, 
il  ne  rapporterait  pas  seulement  d'Amérique  du  coton,  du  riz, 
du  tabac,  et  d'autres  produits  de  cette  provenance,  mais  encore 
et  surtout  ce  qui  les  vaut  tous,  Valiment,  l'aliment  substantiel 
pour  les  millions  de  nos  concitoyens  réduits  à  la  plus  cruelle  des 
privations.  (Les  acclamations  se  renouvellent  avec  un  enthou- 
siasme toujours  croissant.)  L'accueil  que  vous  faites  aux  senti- 
ments que  j'exprime  prouve  qu'il  y  a  dans  cette  assemblée  une 
anxiété  profonde  quant  au  résultat  de  cette  grande  lutte  électo- 
rale, et  que  nous,  qu'elle  concerne  plus  spécialement,  dans  les 
meetings  que  nous  tiendrons  dans  le  Lancastre,  dans  les  discours 
que  nous  y  prononcerons,  dans  les  écrits  que  nous  y  ferons  cir- 
culer, nous  sommes  autorisés  à  dire  aux  18,000  électeurs  de  ce 
comté  que  les  habitants  de  cette  métropole,  représentés  par  la 
foule  qui  m'entoure,  les  prient,  les  exhortent,  les  adjurent, 
par  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré  au  monde,  de  rejeter  au  loin 
toute  manœuvre,  tout  préjugé,  tout  esprit  de  parti  ;  de  mépriser 
les  vieux  cris  de  guerre  des  factions;  de  marcher  noblement  et 
virilement  sous  la  bannière  qui  fait  flotter  dans  les  airs  cette 
devise  :  Liberté  du  commerce  'pour  le  monde  entier  ;  pleine  justice 
aux  classes  laborieuses  de  l'Angleterre. 

A  la  fin  de  ce  brillant  discours,  l'assemblée  se  lève  en 
masse  et  fait  retentir  pendant  plusieurs  minutes  des  applau- 
dissements enthousiastes,  au  milieu  desquels  M.  Bright  re- 
prend le  fauteuil.  Au  bout  d'un  moment,  il  s'avance  encore 
■et  dit  :  Le  meeting  entendra  maintenant  M.  James  Wilson 
que  j'ai  le  plaisir  d'introduire  auprès  de  vous  comme  un 
des  plus  savants  économistes  de  l'époque. 

M.  James  Wilson  s'avance  et  est  {Recueilli  par  des  mar- 
ques de  satisfaction.  Il  s'exprime  en  ces  termes  : 

Monsieur  le  président,  ladies  et  gentlemen,  pour  ceux  qui,  de- 
puis plusieurs  années,  ont  suivi  avec  un  profond  intérêt  les  pro- 


31  G  COBDEN   ET   LA   LIGLE 

grès  de  cette  question,  il  n'est  peut-Cire  pas  de  spectacle  plus  con- 
solant à  la  fois  et  plus  encourageant  que  celui  que  nous  offrent 
ces  vastes  réunions.  Nous  ne  devons  pas  perdre  de  vue  cepen- 
dant que  la  forte  conviction  qui  nous  anime  n'a  pas  encore  ga- 
gné l'ensemble  du  pays,  la  grande  masse  des  électeurs  du 
royaume,  et  malheureusement  la  plus  grande  portion  de  la  lé- 
gislature; et  nous  devons  nous  rappeler  que,  sur  le  sujet  qui 
nous  occupe,  les  esprits  flottent  encore  au  gré  d'un  grand  nom- 
bre de  préjugés  spécieux,  qu'il  est  de  notre  devoir  de  combattre 
et  de  dissiper  par  tous  les  moyens  raisonnables.  Un  de  ces  so- 
pliismes,  qui  peut-être  en  ce  moment  nuit  plus  que  tout  autre 
au  progrès  de  la  cause  de  la  liberté  commerciale,  c'est  l'accusa- 
tion d'inconséquence  qui  nous  est  adressée,  relativement  à  une 
double  assertion  que  nous  avons  souvent  à  reproduire.  Cette 
imputation  _  est  souvent  répétée  au  dedans  et  au  dehors  des 
Chambres;  elle  est  dans  la  bouche  de  toutes  les  personnes  qui 
soutiennent  des  doctrines  opposées  aux  nôtres,  et  je  crois  que, 
présentée  sans  explication,  elle  ne  manque  pas  d'un  certain 
degré  de  raison  apparente.  Par  ce  motif,  nous  devons  nous  atta- 
cher à  détruire  ce  préjugé.  J'ai  l'habitude  de  considérer  ces 
meetings  comme  des  occasions  d'instruction  plutôt  que  d'amu- 
sement. Lors  donc  que  je  me  propose  d'élucider  une  ou  deux 
difficultés  qui  me  paraissent,  dans  le  moment  actuel,  agir  contre 
le  progrès  de  notre  cause,  j'ai  la  confiance  que  vous  m'excuserez 
si  je  renferme  mes  remarques  dans  ce  qui  est  capable  de  pro- 
curer une  instruction  solide,  plutôt  que  dans  ce  qui  serait  de 
nature  à  divertir  les  esprits  ou  exciter  les  passions.  Cette  incon- 
séquence, à  laquelle  je  faisais  allusion,  et  qu'on  nous  attribue 
trop  souvent,  consisterait  en  ceci  :  que,  lorsque  nous  nous  adres- 
sons aux  classes  manufacturières  et  commerciales,  nous  repré- 
sentons les  effets  des  lois-céréales  comme  désastreux ,  en 
conséquence  de  la  cherté  des  aliments  qu'elles  infligent  au  con- 
sommateur; tandis  que  d'un  autre  côté,  quand  nous  nous  adres- 
sons à  la  population  agricole,  nous  lui  disons  que  la  liberté 
commerciale  ne  nuira  pas  à  ses  intérêts  quant  aux  'prix  actuels^ 
et  moins  encore  peut-être,  quant  aux  jmx  relatifs.  —  Ces 
assertions,  j'en  conviens,  paraissent  se  contredire,  et  cependant 


ou    L  AGITATION    A^GLAIJ>E.  3  17 

je  crois  pouvoir  prouver  qu'elles  sont  toutes  deux  exactes.  —  11 
faut  toujours  avoir  présent  à  l'esprit  que  la  «  cherté  »  et  le 
«  bon  marché  »  peuvent  être  l'effet  de  deux  causes  distinctes. 
—  La  cherté  peut  provenir  ou  de  la  rareté,  ou  d'une  grande 
puissance  de  consommation  dans  la  communauté.  Si  la  cherté 
provient  de  la  rareté,  alors  les  prix  s'élèvent  pour  les  consom- 
mateurs au-dessus  de  leurs  moyens  relatifs  d'acquisition.  Si  la 
cherté  est  l'effet  d'un  accroissement  dans  la  demande,  cela  im- 
plique une  plus  grande  puissance  de  consommation,  ou,  en 
d'autres  termes,  le  progrès  de  la  richesse  publique.  D'un  autre 
côté,  le  bon  marché  dérive  aussi  de  deux  causes.  Il  peut  êlrc  le 
résultat  de  Vahondance^  et  alors  c'est  un  bien  pour  tous;  mais 
il  peut  être  produit  aussi^  ainsi  que  nous  en  avons  eu  la  preuve 
dans  ces  deux  dernières  années,  par  l'impuissance  du  consom- 
mateur à  acheter  les  objets  de  première  nécessité.  —  Maintenant, 
ce  que  je  soutiens,  c'est  que  les  restrictions  et  les  monopoles 
tendent  à  créer  cette  sorte  de  cherléqvii  est  préjudiciable,  parce 
qu'elle  naît  de  la  rareté;  tandis  que  la  liberté  du  commerce 
pourrait  bien  aussi  amener  la  cherté,  mais  seulement  cette 
sorte  de  cherté  qui  suit  le  progrès  de  la  richesse  et  accompagne 
le  développement  de  la  puissance  de  consommation.  —  De 
même,  il  peut  arriver  que  les  mesures  restrictives  soient  sui- 
vies du  bon  marché,  non  de  ce  bon  marché  qui  est  l'effet 
de  Vaboiidance,  mais  de  ce  bon  marché  qui  prouve  l'absence 
de  facultés  parmi  les  consommateurs.  C'est  pourquoi  je  dis 
que  la  première  tendance  des  lois-céréales,  l'objet  et  le  but 
même  de  notre  législation  restrictive,  c'est  de  limiter  la  quan- 
tité. Si  elles  limitent  la  quantité,  leur  premier  effet,  j'en 
conviens,  est  d'élever  le  prix.  —  Mais  l'effet  d'approvisionne- 
ments restreints,  c'est  diminution  d'industrie,  suivie  de  dimi- 
nution dans  l'emploi,  suivie  elle-même  de  diminution  dans  les 
moyens  de  consommer,  d'où  résulte,  pour  effet  dernier  et  dé- 
finitif, diminution  de  prix.  (Bruyants  applaudissements.)  Sur  ce 
fondement,  je  soutiens  que  les  lois-céréales,  ou  toutes  autres 
mesures  restrictives,  manquent  leur  propre  but,  et  cessent,  à 
la  longue,  de  profiter  à  ceux-là  mêmes  dont  elles  avaient  l'a- 
vantage en  vue.  En  effet,  ce  système  produit  d'abord  des  prix 

18. 


3  18  COBDEN    ET   LA   LIGUE 

élevés,  mais  trompeurs,  parce  qu'il  ne  peut  les  maintenir.  Il 
entraîne  dans  des  marchés  qu'on  ne  peut  tenir,  dans  des  contrats 
qui  se  terminent  par  le  désappointement;  il  sape  dans  leur 
base  même  les  ressources  de  la  communauté,  parce  qu'il  lèse 
les  intérêts  et  détruit  les  facultés  de  la  consommation.  Combien 
est  clair  et  palpable  cet  enchaînement  d'effets,  en  ce  qui  concerne 
la  restriction,  qui  nous  occupe  principalement,  la  loi-céréale! 
Sa  tendance  est  d'abord  de  limiter  la  quantité  des  aliments,  et 
par  conséquent  d'en  élever  le  prix;  mais  sa  seconde  tendance 
est  de  détruire  Tindustrie.  —  Cependant,  le  fermier  a  stipulé 
sur  son  bail  une  rente  calculée  sur  le  haut  pri.v  promis  par  la 
législature;  mais,  dans  la  suite  des  événements,  l'industrie  est 
paralysée,  le  travail  délaissé,  les  moyens  de  consommer  dimi- 
nuent, et  en  définitive,  le  prix  des  aliments  baisse,  au  désappoin- 
tement du  fermier  et  pour  la  ruine  de  tout  ce  qui  l'entoure. 
(Approbation.)  —  Raisonnons  maintenant  dans  l'hypothèse 
d'une  parfaite  liberté  dans  le  commerce  des  céréales.  L'argu- 
ment serait  le  même  pour  toute  autre  denrée,  mais  bornons- 
nous  aux  céréales.  —  Si  l'importation  était  libre,  la  tendance 
immédiate  serait  d'augmenter  la  quantité,  et  il  s'ensuivrait 
peut-être  une  diminution  de  prix.  Mais  avec  des  quantités  crois- 
santes vous  auriez  un  travail  croissant,  et  avec  un  travail  crois- 
sant, pUis  d'emploi  pour  vos  navires  et  vos  usines,  vos  marins 
et  vos  ouvriers,  plus  de  communications  intérieures,  une  meil- 
leure distribution  des  aliments  parmi  les  classes  de  la  commu- 
nauté, finalement  plus  de  travail,  afin  de  créer  précisément  les 
choses  que  vous  auriez  à  donner  en  payement  du  blé  ou  du 
sucre.  Je  dis  donc  que,  quoique  la  première  tendance  de  la 
liberté  commerciale  soit  de  réduire  les  prix,  son  effet  ultérieur 
est  de  les  relever,  de  les  maintenir  à  un  niveau  plus  égal  et 
plus  régulier  que  ne  peut  le  faire  le  système  restrictif.  Il  n'y  a 
peut-être  pas  d'erreur  plus  grossière  que  celle  qui  consiste  à 
attribuer  trop  d'importance  aux  prix  absolus.  Quand  nous  par- 
lons de  diminuer  les  droits,  on  nous  dit  sans  cesse  :  «  Cela  fera 
«  tout  au  plus  une  différence  d'un  farthing  ou  d'un  penny  par 
«  livre,  et  qu'est-ce  que  cela  dans  la  consommation  d'un  indi- 
ce vidu?  »  Mais  quand  la  différence  serait  nulle,  quand  le  sucre 


ou   l'agitation   anglaise.  319 

conserverait  son  prix  actuel,  s'il  est  vrai  que  la  diminution  du 
droit  doit  amener  dans  le  pays  une  quantité  additionnelle  de 
sucre,  cela  même  est  un  grand  bien  pour  la  communauté.  En 
un  mot  si  la  nation  peut  importer  plus  de  sucre,  et  payer,  la 
plus  grande  quantité  au  môme  prix  qu'elle  payait  la  plus  petite, 
c'est  là  précisément  ce  qui  témoigne  de  son  progrès,  parce  que 
cela  prouve  que  son  travail  s'est  assez  accru  pour  la  mettre  en 
mesure  de  consommer,  au  même  taux,  des  quantités  addition- 
nelles. 

Nous  avons  eu,  l'année  dernière,  des  preuves  remarquables 
de  la  vérité  de  ces  principes.  Au  commencement  de  l'an,  les 
prix  en  toutes  choses  étaient  extraordinairement  réduits.  Les 
produits  agricoles  de  toute  nature,  les  objets  manufacturés  de 
toute  espèce  étaient  à  très-bon  marché,  et  les  matières  pre- 
mières de  toute  sorte,  à  des  prix  plus  bas  qu'on  ne  les  avait 
jamais  vues.  La  conséquence  de  ce  bon  marché  (  et  ces  faits  se 
suivent  toujours  aussi  régulièrement  que  les  variations  du 
mercure  suivent,  dans  le  baromètre,  les  variations  de  la  pesan- 
teur de  l'air),  la  conséquence  de  ce  bon  marché,  dis-je,  fut  de 
donnera  l'industrie  une  impulsion  qui  réagit  sur  les  prix. 
Pendant  l'année,  yous^  avez  vu  s'accroître  l'importation  de 
presque  toutes  les.  matières  premières,  et  spécialement  de  cet 
article  (la  laine)  dont  s'occupe  maintenant  la  législature  et  qui 
témoigne  si  hautement  de  la  vérité  de  nos  principes.  Le  duc  de 
Richmond  se  plaint  amèrement  de  ce  que  sir  Robert  Peel  se 
propose  d'abolir  le  droit  sur  la  laine.  Il  est  persuadé  que  la  libre 
introduction  de  la  laine  étrangère  diminuera  la  valeur  des  toi- 
sons que  lui  fournissent  ses  nombreux  troupeaux  du  nord  de 
l'Ecosse.  Mais  si  le  noble  duc  s'était  donné  la  peine  d'examiner 
la  statistique  commerciale  du  pays  (et  il  n'a  certes  pas  cette 
prétention),  il  aurait  trouvé  que  nos  plus  fortes  importations 
ont  toujours  coïncidé  avec  l'élévation  du  prix  des  laines  indi- 
gènes, et  que  c'est  quand  nous  cessons  d'importer  que  ces  prix 
s'avilissent.  En  1819,  la  laine  étrangère  était  assujettie  à  un 
droit  de  6  d.  par  livre,  et  nos  importations  étaient  de  19,000,000 
livres.  M.  Iluskisson  décida  le  gouvernement  et  la  législature  à 
réduire  le  droit  à  1   d.,  et  depuis  ce  moment,  l'importation 


32  0  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

s'accrut  jusqu'à  ce  qu'elle  a  atteint,  en  1836,  le  chifFre  de 
64,000,000  liv.  ;  durant  cette  période,  le  prix  de  la  laine  indi- 
gène, au  lieu  de  baisser  par  l'effet  d'importations  croissantes, 
s'éleva  de  12  à  19  d.  par  livre.  Depuis  1836  (et  ceci  est  à  re- 
marquer), pendant  les  années  des  crises  commerciales,  l'impor- 
tation de  la  laine  est  tombée  de  64  millions  à  40  millions  de 
livres  (1842),  et  pendant  ce  temps,  bien  que  la  laine  indi- 
gène n'ait  eu  à  lutter  que  contre  une  concurrence  étrangère 
réduite  de  20  millions  de  livres,  elle  a  baissé  de  19  d.  à  10  d.  — 
Enfin,  l'année  dernière,  l'état  des  affaires  s'est  amélioré. 
J'ai  dans  les  mains  un  document  qui  constate  l'importation  des 
trois  premiers  mois  de  l'année  dernière,  comparée  à  celle  de  la 
période  correspondante  de  cette  année.  Je  trouve  qu'elle  fut 
alors  de  4,500,000  livres,  et  qu'elle  a  été  maintenant  de 
9,500,000  livres;  et  dans  le  moment  actuel,  le  producteur  an- 
glais, malgré  une  importation  plus  que  double,  reçoit  un  prix 
plus  élevé  de  2o  pour  100.  Ces  principes  sont  si  vrais,  que  les 
faits  viennent,  pour  ainsi  dire,  les  consacrer  de  mois  en  mois. 
J'en  rappellerai  encore  un  bien  propre  à  résoudre  la  question, 
et  je  le  soumets  au  noble  duc  et  à  tous  ceux  qui  s'opposent  à  la 
mesure  proposée  par  le  ministère.  Je  viens  dédire  qu'en  1842 
l'importation  fut  de  4,500,000  livres,  et  le  prix  de  10  d.,  —  en 
1843,  l'importation  a  été  de  9,500,000  livres  et  le  prix  de  13  d. 
Mais  il  faut  examiner  l'autre  face  de  la  question  ;  il  faut  s'en- 
quérir de  nos  exportations  d'étoffes  de  laine,  car  c'est  là  qu'est 
la  solution  du  problème.  Nous  ne  pouvons  en  effet  acheter  au 
dehors  sans  y  vendre  ;  y  augmenter  ros  achats,  c'est  y  aug- 
menter vos  ventes.  11  est  évident  que  l'étranger  ne  vous  donne 
rien  pour  rien,  et  si  \ous  pouvez  importer,  cela  preuve  que  vous 
devez  exporter.  (Bruyantes  acclamations.)  Je  trouve  que,  dans 
les  trois  premiers  mois  de  1842,  quand  vous  importiez  peu  de 
laines  et  que  les  prix  étaient  avilis,  vos  exportations  ne  s'élevè- 
rent qu'à  1,300,000  1.  st.  Mais  cette  année,  avec  une  importation 
de  9,500,000  1.  st.,  avec  des  prix  beaucoup  plus  élevés,  vous  avez 
exporté  pour  1,700,000  1.  st.  C'est  là  qu'est  l'explication.  Vos 
croissantes  importations  ont  amené  de  croissantes  exportations 
et  une  amélioration  dans  les  pri\'.  (Écoutez  !  écoutez  !)  Je  vou- 


ou   l'agitation   anglaise.  321 

cirais  bien  demander  au  duc  de  Richmond  et  à  ceux  qui  pen- 
sent comme  lui  en  cette  matière,  à  quelle  condition  ils  amène- 
raient l'industrie  de  ce  pays,  s'ils  donnaient  pleine  carrière  à 
leurs  principes  restrictifs  ?  S'ils  disent  :  «  Nous  circonscrirons 
rindastrie  de  la  nation  à  ses  propres  produits,  »  il  s'ensuit  que 
nous  aurons  de  moins  en  moins  de  produits  à  éclianger,  de 
moins  en  moins  d'affaires,  de  moins  en  moins  de  travail,  et 
finalement  de  plus  en  plus  de  paupérisme.  —  Au  contraire,  si 
vous  agissez  selon  les  principes  de  la  libertt5,  plus  vous  leur 
laisserez  d'influence,  plus  leurs  efTets  se  feront  sentir.  Tout 
accroissement  d'importation  amènera  un  accroissement  corres- 
pondant d'exportation  et  réciproquement,  et  ainsi  de  suite  sans 
limite  et  sans  terme.  Plus  vous  ajouterez  à  la  richesse  et  au 
bien-être  de  la  race  -humaine,  dans  le  monde  entier,  plus  elle 
aura  la  puissance  et  la  volonté  d'ajouter  à  votre  propre  richesse, 
à  votre  propre  bien-être.  (Applaudissements.)  A  chaque  pas, 
le  principe  de  la  restriction  s'aheurteà  une  nouvelle  difficulté  ; 
tandis  qu'à  chaque  pas  le  principe  de  la  liberté  acquiert  plus 
d'influence  sur  le  bonheur  de  la  grande  famille  humaine.  (Les 
applaudissements  se  renouvellent.)  Il  y  a,  dans  les  doctrines  que 
les  gouvernements  ont  de  tous  temps  appliquées  et  appliquent 
encore  au  commerce,  une  inconséquence  dont  il  est  difficile  de 
se  rendre  compte.  Ce  n'est  pas  que  le  principe  pour  lequel 
nous  combattons  soit  nouveau,  car  il  n'estipas  d'hommes  d'État, 
de  philosophes,  d'hommes  d'affaires  et  même  de  grands  sei- 
gneurs, doués  d'une  vaste  intelligence,  qui  ne  répètent  depuis 
des  siècles,  dans  leurs  écrits  et  leurs  discours,  les  mêmes  pa- 
roles qu'à  chaque  meeting  nous  faisons  retentir  à  cette  tribune. 
Nous  en  trouvons  partout  la  preuve  ;  hier  encore,  il  me  tomba 
par  hasard  sous  les  yeux  un  discours  prononcé  iî  y  a  quatre- 
vingts  ans  à  la  Chambre  des  communes,  par  lord  Chatam,  et 
le  langage  qu'il  tenait  alors  ne  serait  certes  pas  déplacé  aujour- 
d'hui dans  cette  enceinte.  En  parlant  de  l'extension  du  com- 
merce, il  disait  :  «  Je  ne  désespère  pas  de  mon  pays,  et  je  n'é- 
«  prouve  aucune  difficulté  à  dire  ce  qui,  dans  mon  opinion, 
«  pourrait  lui  rendre  son  ancienne  splendeur.  Donnez  de  la 
«  liberté  au  commerce,  allégez  le  fardeau  des  taxes,  et  vous 


3?2  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

«  n'entendrez  point  de  plaintes  sur  vos  places  publiques.  Le 
«  commerce  étant  un  échange  de  valeurs  égales,  une  nation 
«  qui  ne  veut  pas  acheter  ne  peut  pas  vendre,  et  toute  restric- 
«  tion  à  l'importation  fait  obstacle  à  l'exportation.  Au  contraire, 
«  plus  nous  admettrons  les  produits  de  l'étranger,  plus  il  de- 
«  mandera  de  nos  produits.  Que  notre  absurde  système  de  lois- 
«  céréales  soit  graduellement,  prudemment  aboli  ;  que  les 
«  productions  agricoles  de  l'Europe  septentrionale,  de  l'Amé- 
«  rique  et  de  l'Afrique  entrent  librement  dans  nos  ports,  et  nous 
«  obtiendrons,  pour  nos  produits  manufacturés,  un  débouché 
((  illimité.  Une  économie  sévère,  efficace,  systématique  des 
«  deniers  publics,  en  nous  permettant  de  supprimer  les  taxes 
«  sur  le  sel,  le  savon,  le  cuir,  le  fer  et  sur  les  principaux  arti- 
«  clés  de  subsistance,  laissera  toute  leur  influence  à  nos  avan- 
«  tages  naturels  ;  et  par  notre  position  insulaire,  par  l'abon- 
((  dance  de  nos  mines,  de  nos  combustibles,  par  Thabileté  et 
«  l'énergie  de  notre  population,  ces  avantages  sont  tels,  que,  si 
i<  ce  n'étaient  ces  restrictions  absurdes  et  ces  taxes  accablantes, 
«  la  Grande-Bretagne  serait  encore  pendant  des  siècles  le  grand 
«  atelier  de  l'univers.  »  (Pendant  la  lecture  de  cette  citation,  les 
applaudissements  éclatent  à  plusieurs  reprises.) 

Ainsi,  ces  principes  ont  été  proclamés  par  tous  les  hommes 
qui  se  sont  fait  un  nom  dans  l'histoire  comme  hommes  d'État 
et  comme  philosophes.  Cependant,  nous  trouvons  que  jusqu'à 
ce  jour,  ces  mêmes  principes  sont  répudiés  par  tous  les  gouver- 
nements sur  la  surface  de  la  terre.  Quel  témoignage  plus  écla- 
tant de  l'inconséquence  de  leur  politique  que  ce  principe  qui  la 
dirige,  savoir  :  La  chose  dont  le  pays  manque  le  plus  sera  le  plus 
rigidement  exclue  ;  la  chose  que  le  pays  possède  en  plus  grande 
abondance  sera  le  plus  librement  admise.  (Écoutez  !  écoutez  !)  La 
France  nous  donne  un  remarquable  exemple  de  cette  inconsé- 
quence, et  il  vaut  la  peine  de  le  rapporter,  car  nous  jugeons 
toujours  avec  plus  de  sang-froid,  de  calme  et  d'impartialité  la 
folie  d'autrui  que  la  nôtre.  Il  y  a  environ  trois  ans,  un  de  mes 
amis  fut  envoyé  sur  le  continent  par  le  dernier  cabinet  pour 
conclure  un  traité  avec  la  France.  Elle  consentait  à  admettre 
nos  fers  ouvrés,  notre  coutellerie  et  nos  tissus  de  lin,  à  des  droits 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  323 

plus  modérés.  Mais  la  principale  chose  que  les  Français  stipu- 
lèrent en  retour,  c'est  qu'ils  pourraient  recevoir  nos  machines 
à  filer  et  tisser  le  lin.  Cela  était  regardé  par  la  France  comme 
une  grande  concession.  Elle  se  souciait  peu  des  machines  à  filer 
le  coton,  ayant  appris  depuis  longtemps  à  les  faire  aussi  bien 
que  nous.  Mais  elle  désirait  ardemment  recevoir  nos  machines 
Unières,  branche  d'industrie  dans  laquelle  nous  faisions  de  ra- 
pides progrès.  —  La  stipulation  fut  arrêtée,  nos  manufacturiers 
consultés  acquiescèrent  libéralement  à  l'exportation  des  ma- 
chines liyiièr  es. —  Sur  ces  entrefaites^  l'ancien  cabinet  fut  ren- 
versé et  le  traité  de  commerce  n'eut  pas  de  suite.  —  Cependant, 
l'année  dernière,  notre  gouvernement,  sans  avoir  en  vue  aucun 
traité,  affranchit  le  commerce  des  machines^  comme  il  devrait 
faire  detous  les  autres.  II  purgea  notre  Code  commercial,  no- 
tre tarif,  de  ce  fléau,  la  prohibition  de  l'exportation  des  ma- 
chines, —  Eh  bien,  quoique  la  libre  exportation  des  machines 
linières  de  ce  pays  pour  la  France  fût  précisément  la  stipula- 
tion qui  lui  tenait  tant  au  cœur,  il  y  a  trois  ans,  quelle  a  été  sa 
première  démarche  alors  que  nous  avons  affranchi  ces  machines 
de  tous  droits  ?  Dans  cette  session,  dans  ce  moment  môme,  elle 
fait  des  lois  pour  exclure  nos  machines  ;  et  ce  qui  est  le  comble 
de  l'inconséquence,  elle  va  mettre  un  droit  de  30  fr.  par  cent 
kilog.  sur  les  machines  cotonnières  dont  elle  ne  s'inquiétait  pas, 
et  un  droit  de  50  fr.  sur  les  machines  linières  dont  elle  désirait 
avec  tant  d'ardeur  la  libre  introduction.  (Écoutez  !  écoutez  !)  Et 
comment  justifie-l-on  une  conduite  si  déraisonnable  ?  Si  vous 
parlez  de  cela  à  un  Français,  il  vous  dira  :  «  L'Angleterre  est  de- 
«  venue  puissante  par  ses  machines  ;  donc  il  importe  à  un  pays 
«  d'avoir  des  machines,  et  par  ce  motif  nous  exclurons  les 
«  vôtres  afin  d'encourager  nos  propres  mécaniciens.  »  Voilà 
une  manière  d'agir  qui  nous  semble  bien  inconséquente,  bien 
extravagante  dans  les  Français  ;  mais  il  n'est  pas  une  des  res- 
trictions que  nous  imposons  à  notre  commerce  qui  ne  soit  en- 
tachée de  la  même  inconséquence,  d'une  semblable  absurdité. 
(Écoutez  !  écoutez!)  Passez  en  revue  tous  les  articles  de  notre 
tarif  ;  choisissez  les  articles  dont  nous  avons  le  plus  grand  be- 
soin, et  vous  les  verrez  assujettis  aux  plus  sévères  restrictions. 


32  4  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

Prenez  ensuite  les  objets  qui  ne  nous  sont  pas  nécessaires,  et 
vous  les  trouverez  affranchis  de  toute  entrave.  (Écoutez  !  écou- 
tez !)  Il  est  notoire  que  ce  pays-ci  manque  de  produits  agricoles 
et  que  nous  sommes  obligés  d'en  importer  périodiquement  des 
quantités  énormes.  Eh  bien,  ce  sont  ces  produits  qui  sont  ex- 
clus avec  le  plus  de  rigueur.  A  peine  laisse-t-on  à  cette  branche 
de  commerce  comme  une  soupape  de  sûreté,  sous  la  forme  de 
l'échelle  mobile  [slidiiig  scale),  de  peur  que  la  chaudière  ne 
s'échauffe  trop  et  ne  vole  en  éclats.  (Approbation.)  L'importation 
est  donc  tolérée  dans  les  années  de  cruelles  détresses.  —Mais 
les  choses  que  vous  avez  en  abondance  ne  sont  assujetties  à  au- 
cune restriction.  Ainsi,  cette  même  inconséquence  que  nos  mi- 
nistres reprochent  aux  gouvernements  étrangers,  et  au  sujet 
de  laquelle  ils  écrivent  tant  de  notes  diplomatiques,  ils  la  pra- 
liquentsur  nous-mêmes.  (Acclamations.)  Ils  la  pratiquent  non- 
seulement  à  l'égard  des  choses  que  nous  ne  produisons  pas  au 
dedans  en  assez  grande  abondance,  mais  aussi  à  l'égard  des 
produits  insuffisants  de  nos  colonies.  S'il  est  une  denrée  dont 
les  colonies  nous  laissent  manquer,  c'est  celle-là  môme  quel'on 
repousse  par  de  fortes  taxes.  Voyez  le  sucre,  objet  de  première 
nécessité^  dont  la  production  coloniale  ne  répond  pas  à  notre 
consommation  ;  c'est  précisément  l'article  que  notre  gouverne- 
ment exclut  avec  le  plus  de  rigueur  et  soumet  à  la  plus  forte 
taxe.  Mais  enfin,  la  liberté  commerciale  obtient  en  ce  moment 
ce  que  je  considère  comme  un  triomphe  signalé.  Le  ministère 
actuel,  après  avoir  renversé  le  cabinet  whig  à  propos  de  la 
question  des  sucres,  entraîné  maintenant  par  les  nécessités  du 
pays  et  par  le  progrès  de  Topinion  publique,  présente  une  me- 
sure dans  le  sens  de  la  liberté.  (Écoutez  !  écoutez  !)  Je  suis  loin 
de  vouloir  déprécier  le  changement  proposé  ^,  et  je  serais 

1  Les  droits  sur  les  sucres  étaient  : 

Sucre  étranger.  Sucre  colonial. 

En  1840 69  sh.  24  sh. 

Proposition  Russell.  36  24 

Proposition  Peel.. ..  34  24 

Mais  selon  le  projet  de  M.  Peel,  converti  en  loi,  on  n'admet  au  droit 
de  34  sh.  que  le  sucre  produit  du  travail  libre. 


ou    l/AGITATIOiN    ANGLAISE.  3io 

plulôt  disposé  àlui  attribuer  plus  d'importance  que  ne  semblent 
l'admettre  les  ministres  et  les  planteurs  des  Antilles.  Je  regarde 
cette   mesure   comme    aussi  libérale,  plus  libérale  même  (en 
tant  qu'un  droit  de  34  sh.  est  moindre  qu'un  droit  dd  3G  sh.) 
que  celle  à  l'occasion  de  laquelle  lord  Sandon  et  sir  Robert  Peel 
renversèrent  lors  John  Russell  et  ses  collègues.  11  est  bien  vrai 
qu'ils  a  entre  les  deux  mesures  une  prétendue  différence.  La 
dernière  aspire  à  établir  une  distinction  entre  le  sucre-libre  et 
le  sucre-esclave.  (Écoutez  !  écoutez  !)  Mais  la  moindre  investiga- 
tion suffît  pour  démontrerque  cette  distinction  n'a  rien  de  réel. 
Si  le  ministère  eût  présenté  le  plan  que  M.  Hawes  soumit  l'an- 
née dernière  à  la  Chambre  des  communes,  et  qui  ne  parlait  ni 
de  sucre-libre  ni  de  sucre-esclave,  le  résultat  eût  été  alsolu- 
ment  le  môme;  et  en  ce  qui  me  concerne,  je  me  réjouis  que 
cela  n'ait  pas  été  aperçu  ;  car,  si  cela  eût  été  aperçu,  il  n'est  pas 
douteux  qu'on  n'eût  fait  une   plus  large  part  à  la  protection. 
Examinons,  en  effet,  la  portée  de  cette  prétendue  différence. 
On  nous  dit  que  nous  ne  pouvons,  sans  nous  mettre  en  contra- 
diction avec  les  principes  de  moralité  que  nous  professons  et 
avec  ce  que  nous  avons  fait  pour  abolir  l'esclavage,  recevoir  du 
sucre  produit  à  l'étranger  par  le  travail  des  esclaves.  Je  crois 
que  ceux  qui  soutiennent  aujourd'hui  la  liberté  commerciale, 
furent  aussi  les  plus  ardents    défenseurs  de  la  liberté  person- 
nelle. (Acclamations.)  C'est  pourquoi,  dans  les  observations  que 
j'ai  à  présenter,  veuillez  ne  pas  supposer  un  seul  instant  que 
je  sois  favorable  au  maintien  de  l'esclavage  dans  aucune  partie 
du  monde.  Seulement,  je  pense  que  la  mesure  proposée  ne  tend 
point  directement  ni  efficacement  à  l'abolition  ;  je  crois  que, 
comme  peuple,  nous  nous  livrons  au  mépris  du  monde,  lors- 
que, sous  prétexte  de  poursuivre  un  but  louable,  que  nous  sa- 
vons bien  ne  pouvoir  atteindre  par  ce  moyen,  nous  en  avons 
en  vue  un  autre   moins  honnête,  auquel  nous  tendons  par  voie 
détournée,  n'osant  le  faire   ouvertement.  (Applaudissements.) 
On  nous  dit  que  nous  pourrons  porter  sur  le  marché  autant  de 
sucre-hbre  que  nous   voudrons.  En  examinant  de  près  quelle 
est  la  quantité  de  sucre-libre  dont  nous  pouvons   disposer,  je 
trouve   que  Java,  Sumatra  et  Manille  en  produisent  environ 

m.  i<) 


3  2C  COBDEN    ET   I  A    LIGUE 

93,000  tonnes  atiiiuellcmcnt.  En  même  temps,  j'ai  la  con-\'iclion 
que,  sous  l'empire  du  droit  proposé,  nous  ne  pouvons,  sur 
ces  93,000  tonnes,  en  consommer  plus  de  40,000. 11  en  restera 
donc  plus  de  50,000  tonnes  qui  devront  se  vendre  sur  le  conti- 
nent ou  ailleurs  et  au  cours.  Vous  voyez  donc  que  celui  qui  ar- 
rivera ici  sera  précisément  au  môme  prix  que  le  sucre-esclave 
sur  le  continent.  Chaque  quintal  de  ce  sucre  que  nous  impor- 
tons, lequel  aurait  été  en  Hollande,  en  Allemagne  ou  dans  la 
Méditerranée,  y  sera  remplacé  par  un  quintal  de  sucre-esclave 
que  nous  aurons  refusé  de  l'Amérique.  Ainsi,  bornons-nous  à 
dire  que  nous  recevons  le  sucre  destiné  à  la  Hollande  et  à  l'Al- 
lemagne, où  cela  occasionne  un  vide  qui  sera  comblé  par  du 
sucre-esclave.  Transporté  sur  7ios  navires,  acheté  de  tiotre  ar- 
gent, échangé  contre  ?ios  produits,  ce  sucre-esclave  sera  7iôlre, 
entièrement  ?îd^re,  sauf qu  il  îie  nous  sera  pas  permis  de  le  consom- 
mer. Nous  l'enverrons  remplacer  ailleurs  le  sucre-libre  que  nous 
aurons  porté  ici.  Ne  serons-nous  donc  pas  les  agents  de  toutes 
ces  transactions,  tout  comme  si  nous  introduisions  ce  sucre- 
esclave  dans  nos  magasins?  (Écoutez  !  écoutez!)  Eh  quoi!  nous 
le  portons  dans  nos  magasins^  nous  l'y  entreposons  pour  le  raf- 
finer! Nous  nous  rendrons  la  risée  de  l'Europe  continentale,  etc. 

L'orateur  continue  à  discuter  la  question  des  sucres.  Il 
traite  ensuite  avec  une  grande  supériorité  la  question  du 
numéraire  et  des  instruments  d'échange,  à  propos  du  bill 
de  renouvellement  de  la  Banque  d'Angleterre,  présenté  par 
sir  Robert  Peel.  Cette  question  n'ayant  pas  un  intérêt 
actuel  pour  le  public  français,  nous  supprimons,  mais  non 
sans  regret,  cette  partie  du  discours  de  M.  AVilson. 

La  parole  est  prise  successivement  par  M.  Turner,  fer- 
mier dans  le  Somersetshire,  et  le  Rév.  Joha'  Blu^et. 

La  séance  est  levée. 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  3  27 

Séance  du.  22  mai  1844.  —  Présidence  du  général  Briggs. 

Le  meeting  entend  d'abord  le  Rév.  Sam.  Gree.ne;  cnsuiîe 
M.  Richard  Taylor,  common-coimcilman  de  Faringdon. 
Le  président  donne  la  parole  à  M.  George  Thompson. 

M.  Thompson  est  accueilli  par  des  salves  réitérées  d'ap- 
plaudissements. Quand  le  silence  est  rétabli,  il  s'exprime 
en  ces  termes  : 

Monsieur  le  président,  ladies  et  gentlemen,  en  me  levant  devant 
ce  splendide  meeting,  j'éprouve  un  embarras  qui  prend  sa  source 
dans  le  sentiment  de  mon  insuffisance;  mais  je  me  console  en 
pensant  que  vous  entendrez  après  moi  un  orateur  qui  vous  dé- 
dommagera amplement  du  temps  que  vous  m'accorderez.  J'es- 
père donc  que  vous  m'excuserez  si  je  me  décharge,  sinon  entiè- 
rement^ du  moins  en  grande  partie,  du  devoir  qui  vient  de 
m'ôtre  inopinément  imposé  par  le  conseil  de  la  Ligue.  (Cris  : 
non  !  non  !)  Monsieur  le  président,  je  regrette  infînimentque  celte 
assemblée  n'ait  pas  eu  ce  soir  l'occasion  d'entendre  votre  opi- 
nion sur  la  grande  question  qui  nous  rassemble.  Je  sais  perti- 
nemment qu'il  est  en  votre  pouvoir  d'établir  devant  ce  meeting 
des  faits  et  des  arguments  d'une  grande  valeur  pour  notre  cause, 
des  faits  et  des  arguments  qui  ne  sont  pas  à  la  disposition  de  la 
plupart  de  nos  orateurs,  parce  qu'il  en  est  bien  peu  qui  aient 
eu,  comme  vous,  l'occasion  d'étudier  les  hommes  et  les  choses 
dans  les  contrées  lointaines  ;  il  en  est  peu  qui  aient  passé,  comme 
vous,  une  grande  partie  de  la  vie  là  où  le  fléau  du  monopole 
et  les  effets  des  lois  restrictives  se  montrent  d'une  manière  plus 
manifeste  que  dans  ce  pays;  dans  ce  pays  qui,  quels  que  soient 
les  liens  qui  arrêtent  son  essor,  est,  grâce  au  ciel,  notre  terre 
natale.  Car,  après  tout,  nous  avons  une  patrie  que,  malgré  ses 
erreurs  et  ses  fautes,  nous  pouvons  aimer,  non-seulement  parce 
que  nous  y  avons  reçu  le  jour,  mais  encore  parce  qu'elle  est 
riche  de  bénédictions  obtenues  par  le  courage,  l'intégrité  et  la 
persévérance  de  nos  ancêtres.  (Acclamations.)  J'ai  la  confiance 
que  vous  n'avez  qu'ajourné  l'accomplissement  d'un  devoir  dont 


3i8  COBDEN    KT   LA    LIGUi: 

j'espérais  vous  voir  vous  acquitter  aujourd'hui,  et  que  vous 
vous  empresserez  de  remplir,  j'en  ai  la  certitude,  dans  une  pro- 
chaine occasion.  Je  pensais  ce  soir  combien  c'est  un  glorieux: 
spectacle  que  de  voir  une  grande  nation  presque  unanime, 
poursuivant  un  but  tel  que  celui  que  nous  avons  en  vue,  par 
des  moyens  aussi  conformes  à  la  justice  universelle  que  ceux 
qu'emploie  l'Association.  En  1826,  le  secrétaire  d'État,  qui 
occupe  aujourd'hui  le  ministère  de  l'intérieur,  fit  un  livre  pour 
persuader  aux  monopoleurs  de  renoncer  à  leurs  privilèges,  et 
il  les  avertissait  que,  s'ils  ne  s'empressaient  pas  de  céder  et  de 
subordonner  les  intérêts  privés  aux  grands  et  légitimes  inté- 
rêts des  masses,  le  temps  viendrait  où,  dans  ce  pays,  comme 
dans  un  pays  voisin,  le  peuple  se  lèverait  dans  sa  force  et  dans 
sa  majesté,  et  balaierait  de  dessus  le  sol  de  la  patrie  et  leurs 
honneurs,  et  leurs  titres,  et  leurs  distinctions,  et  leurs  richesses 
mal  acquises.  Qu'est-ce  qui  a  détourné,  qu'est-ce  qui  dé- 
tourne encore  cette  catastrophe  dont  l'idée  seule  fait  reculer 
d'horreur?  C'est  l'intervention  de  la  Ligue  avec  son  action 
purement  morale,  intellectuelle  et  pacifique,  rassemblant  au- 
tour d'elle  et  accueillant  dans  son  sein  les  hommes  de  la  mo- 
ralité la  plus  pure,  non  moins  attachés  aux  principes  du  chris- 
tianisme qu'à  ceux  de  la  liberté,  et  décidés  à  ne  poursuivre  leur 
but,  quelque  glorieux  qu'il  soit,  que  par  des  moyens  dont  la 
droiture  soit  en  harmonie  avec  la  légitimité  de  la  cause  qu'ils 
ont  embrassée.  Si  l'ignorance,  l'avarice  et  l'orgueil  se  sont  unis 
pour  retarder  le  triomphe  de  cette  cause  sacrée,  une  chose  du 
moins  est  propre  à  nous  consoler  et  à  soutenir  notre  courage, 
c'est  que  chaque  heure  de  retard  est  employée  par  dix  mille  de 
nos  associés  à  propager  les  connaissances  les  plus  utiles  parmi 
toutes  les  classes  de  la  communauté.  Je  ne  sais  vraiment  pas, 
s'il  était  possible  de  supputer  le  bien  qui  résulte  de  l'agitation 
actuelle,  je  ne  sais  pas^  dis-je,  s'il  ne  présenterait  pas  une  am- 
ple compensation  au  mal  que  peuvent  produire,  dans  le  même 
espace  de  temps,  les  lois  qu'elle  a  pour  objet  de  combattre.  Le 
peuple  a  été  éclairé,  la  science  et  la  moralité  ont  pénétré  dans 
la  multitude,  et  si  le  monopole  a  empiré  la  condition  physique 
des  hommes,  l'association  a  élevé  leur  esprit  et  donné  de  la  vi- 


ou   l'agitation    anglaise.  3  29 

gueur  à  leur  inlelligence.  Il  semble  qu'après  tant  d'années  de 
discussions  les  faits  et  les  arguments  doivent  être  épuisés.  Ce- 
pendant nos  auditeurs  sont  toujours  plus  nom])reux,  nos  ora- 
teurs plus  féconds,  et  tous  les  jours  ils  exposent  les  principes  les 
plus  abstraits  de  la  science  sous  les  formes  les  plus  variées  et 
les  plus  attrayantes.  Quel  homme,  attiré  dans  ces  meetings  par 
la  curiosité,  n'en  sort  pas  meilleur  et  plus  éclairé  !  Quel  im- 
mense bienfait  pour  ce  pays  que  la  Ligue  !  Pour  moi,  je  suis  le 
premier  à  reconnaître  tout  ce  que  je  lui  dois,  et  je  suppose  qu'il 
n'est  personne  qui  ne  se  sente  sous  le  poids  des  mêmes  obliga- 
tions. Avant  l'existence  de  la  Ligue,  avais-je  l'idée  de  l'impor- 
tance du  grand  principe  de  la  liberté  des  échanges?  l'avais-je 
considéré  sous  tous  ses  aspects?  avais-je  reconnu  aussi  distinc- 
tement lescMuses  qui  ont  fiit  peser  la  misère,  répandu  le  crime, 
propagé  l'immoralilé  parmi  tant  de  mil'ions  de  nos  frères? 
savais-je  apprécier,  comme  je  le  fais  aujourd'hui,  toute  l'in- 
fluence de  la  libre  communication  des  peuples  sur  leur  union  et 
leur  fraternité  ?  avais-je  reconnu  le  grand  obstacle  au  progrès 
et  à  la  diffusion  par  toute  la  terre  de  ces  principes  moraux  et 
religieux  qui  font  tout  k  la  fois  la  gloire,  l'orgueil  et  la  stabilité 
de  ce  pays  ?  Non,  certainement  non.  D'où  est  sorti  ce  torrent 
de  lumière  ?  De  l'association  pour  la  liberté  du  commerce.  Ah  ! 
c'est  avec  raison  que  les  amis  de  l'ignorance  et  de  la  compres- 
sion des  forces  pppulaires  s'efforcent  de  renverser  la  Ligue,  car 
sa  durée  est  le  Liage  de  son  triomphe,  et  plus  ce  tiiomphe  est 
retardé,  plus  la  vérité  descend  dans  tous  les  rangs  et  s'imprime 
dans  tous  les  cœurs.  Qnand  l'heure  du  succès  sei'a  arrivée,  il 
sera  démontré  qu'il  est  dû  tout  entier  à  la  puissance  morale  du 
peuple.  Alors  ces  vivaces  énergies,  devenues  inutiles  à  notre 
cause,  ne  seront  point  perdues, ^disséminées  ou  inertes;  mais, 
j'en  ai  la  confiance,  elles  seront  convoquées  de  nouveau,  conso- 
lidées et  dirigées  vers  l'accomplissement  de  quelque  autre  glo- 
rieuse entreprise.  11  me  tarde  de  voir  ce  jour_,  par  cette  raison 
entre  autres,  que  la  lumière,  qui  a  été  si  abondamment  répan- 
due, a  révélé  d'autres  maux  et  d'autres  griefs  que  ceux  qui  nous 
occupent  aujourd'hui.  La  règle  et  le  cordeau  qui  nous  ont  servi 
à  mesurer  ce  qu'il  y  a  de  malfaisant  dans  le  monopole  des  ali- 


33  0  nOBDEN   ET   LA   LIGUE 

ments  da  pauvre,  ont  montré  aussi  combien  d'autres  institu- 
lions,  combien  de  mesures,  combien  de  coutumes  s'éloignent 
des  prescriptions  de  la  justice  et  violent  les  droits  nationaux,  et 
j'ajouterai  les  droits  naturels  du  peuple. 

Hâtons  donc  le  moment  où,  vainqueurs  dans  cette  lutte, 
sans  que  notre  drapeau  ait  été  terni,  sans  que  nos  armes  soient 
teintes  de  sang,  sans  que  les  soupirs  de  la  veuve,  de  l'orphelin 
ou  de  l'affligé  se  mêlent  à  nos  chants  de  triomphe,  nous  pour- 
rons diriger  sur  quelque  autre  objet  cette  puissante  armée  qui 
s'est  levéa  contre  le  monopole,  et  conduire  à  de  nouveaux  succès 
un  peuple  qui  aura  tout  à  la  fois  obtenu  le  juste  salaire  de  son 
travail  et  fait  l'épreuve  de  sa  force  morale.  Nous  faisons  une 
expérience  dont  le  monde  entier  profitera.  Nous  enseignons  aux 
hommes  de  tous  les  pays  comment  on  triomphe  sans  intrigue, 
sans  ti'ansaclion,  sans^  crime  et  sans  remords,  sans  verser  le  sang 
humain,  sans  enfreindre  les  lois  de  la  société  et  encore  moins 
les  commandements  de  Dieu.  J'ai  la  confiance  que  le  jour 
approche  où  nous  serons  délivrés  des  entraves  qui  nous  gênent, 
et  où  les  autres  nations,  encouragées  par  les  résultats  que  nous 
aurons  obtenus,  entreront  dans  la  même  voie  et  imiteront  notre 
exemple.  Quelle  est  en  effet,  monsieur,  l'opinion  qu'on  a  de 
nous  en  pays  étranger,  grâce  à  ces  funestes  lois-céréales?  Un 
excellent  philanthrope,  dont  le  cœur  embrasse  le  monde,  fut, 
aux  États-Unis,  chargé  d'une  mission  de  bienfaisance  en  faveur 
des  malheureux  nègres  de  ce  pays,  je  veux  parler  de  M.  Jo- 
seph Sturge.  (Bruyantes  acclamations.)  11  n'y  avait  pas  trente-six 
heures  qu'il  était  débarqué,  qu'un  heureux  hasard  le  conduisit 
à  l'hôtel  où  j'étais  avec  ma  femme  et  mes  enfants.  Mais  quelles 
furent  les  paroles  dont  on  le  salua  à  son  arrivée  à  New-Nork  ? 
«  Ami,  lui  dit-on,  retournez  en  Angleterre.  Vous  avez  des  lois- 
«  céréales  qui  affament  vos  compatriotes.  Regardez  leurs  pâles 
«  figures  et  leurs  formes  exténuées,  et  lorsque  vous  aurez  aboli 
«  ces  lois,  lorsque  vous  aurez  affranchi  l'industrie  britannique, 
((  revenez  et  laissez  éclater  votre  mépris  pour  notre  système  d'es- 
((  clivage.  »  (Applaudissements.)  Quel  était,  il  y  a  quelques 
jours,  le  langage  d'un  des  grands  journaux  de  Paris  '  ?  «  An- 

1  Lf  National. 


ou   L'AGITAXrON   ANGLAISE.  331 

«  gleterre,  orgueilleuse  Angleterre,  efface  de  ton  éciisson  le  fier 
«  lion  britannique  et  mets  à  la  place  un  ouvrier  mourant  en 
«  implorant  vainement  du  pain.  »  (Acclamations  prolongées.) 
Que  répondit  Méhémet-Ali  à  un  Anglais  qui  lui  reprochait  son 
système  de  monopole,  car  il  est  le  grand  et  universel  monopo- 
leur de  l'Egypte?  «  Allez,  dit  le  pacha,  allez  abolir  chez  vous  le 
«  monopole  des  céréales,  et  vous  me  trouverez  prêt  ensuite  à 
«  vous  accorder  toutes  les  facilités  commerciales  que  vous  pou- 
«  vez  désirer.  »  Ainsi,  soit  le  grave  pacha  d'Alexandrie,  soit 
l'Américain  susceptible  ou  le  Français  aux  formes  polies,  cha- 
cun nous  jette  à  la  face  notre  propre  inconséquence  ;  et  on  ne 
peut  pas  comprendre  comment  le  peuple  d'Angleterre,  qui  pré- 
tend se  gouverner  par  un  Parlement  de  son  choix,  tolère  ce 
fléau  destructeur  qu'on  appelle /oî5-cer(°ai(?5.  (Acclamations.)  Mais 
il  est  consolant  de  penser  que  nous  sommes  enfin  aux  prises 
avec  la  dernière  difficulté.  La  Chambre  des  communes  n'était 
pas  notre  plus  grand  obstacle.  Je  crois  qu'on  peut  dire  avec 
vérité  de  la  plupart  des  grandes  questions,  qu'elles  seront  em- 
portées, quelle  que  soit  la  composition  de  la  Chambre  des  com- 
munes, aussitôt  que  le  peuple  appréciera  pleinement,  générale- 
ment et  universellement   la  nature  et  la  portée  de  ce  qu'il 
demande.  Je  ne  puis  voir  avec  découragement  la  Chambre  des 
communes,  toute  mauvaise  qu'elle  est.  Considérée  en  elle-même  , 
et  dans  les  éléments  de  réforme  qu'elle  recèle,  elle  est  incura- 
ble, dépourvue  qu'elle  est  de  tout  germe  de  restauration  ou  de 
rénovation.  Mais  je  sais  aussi,  par  l'histoire  des  trente  dernières 
années,  que  le  peuple  n'a  qu'à  être  unanime   pour  réussir. 
(Bruyants  applaudissements.)  Si  nous  avons  obtenu  le  rappel  de 
l'acte  de  coopération,  d'un  Parlement  anglican,  —  l'émancipa- 
tion catholique,  d'une  législature  Orangiste,  —  la  réforme  élec- 
torale d'une  Chambre  nommée  par  les  bourgs-pourris,  —  l'aboli- 
lion  de  la  traite  et  de  l'esclavage,  d'une  assemblée  de  possesseurs 
d'hommes,  eh  bien  !  nous  arracherons  la  liberté  commerciale 
à  un  Parlement  de  monopoleurs.  (Applaudissements.) 

Permettez-moi  de  vous  dire  quelques  mots  sur  la  question  des 
sucres.  Je  le  fais  avec  quelque  répugnance,  car  dans  une  occasion 
récente,  où  ma  santé  m'a  empêché  d'assister  à  votre  réimion, 


3  32  .  COBDIN   ET   LA   LIGUE 

VOUS  avez  entendu  sur  ce  sujet  un  orateur  dont  je  reconnais 
l'extrême  supériorité;  je  veux  parler  de  ce  profond  économiste, 
qui,  malgré  sa  modestie,  quelque  soin  qu'il  prenne  de  se  ca- 
cher, n'en  est  pas  moins  un  des  plus  utiles  ouvriers  de  noire 
cause,  M.  James  Wilson.  (Applaudissements.)  Mais  j'ai  plusieurs 
motifs  pour  dire  ce  soir  quelques  mots  sur  la  question  des  su- 
cres. D'abord,  parce  qu'il  existe  sur  ce  sujet  une  honnie  diffé- 
rence d'opinion  parmi  nous  ;  je  dis  une  honnête  différence,  car 
je  reconnais  la  sincérité  de  nos  adversaires,  comme  je  me  plais 
à  croire  que  la  nôtre  n'est  pas  contestée.  —  Ensuite,  parce  que 
cette  branche  si  importante  de  la  question  commerciale  sera 
bientôt  discutée  au  Parlement,  et  que  les  opérations  de  la  légis- 
lature, du  moins  quant  aux  résultats,  subissent  toujours  l'in- 
fluence de  l'opinion  publique  du  dehors.  J'ai  peut-être  été  plus 
à  même  qu'un  autre  d'apprécier  les  scrupules  de  ceux  de  nos 
amis  qui  ont  embrassé  l'autre  côté  delà  question,  ayant  toujours 
été  uni  à  eux,  comme  je  le  suis  encore,  en  ce  qui  concerne  l'ob- 
jet général  qu'ils  ont  en  vue,  quoique,  à  mon  grand  regret,  je 
ne  partage  pas  leur  opinion  sur  l'objet  spécial  dont  il  s'agit 
maintenant.  Je  respecte  leur  manière  de  voir;  je  sais  qu'ils  n'en 
changeront  pas  si  nous  ne  parvenons  aies  vaincre  par  de  fortes 
Cl  suffisantes  raisons,  —  je  retire  le  mot  vaincre,  —  si  nous  ne 
parvenons  à  leur  démontrer  que  les  sentiments  d'humanité, 
auxquels  ils  croient  devoir  céder,  trouveront  une  plus  ample  et 
prompte  satisfaction  dans  le  triomphe  de  nos  desseins  que  dans 
l'accomplissement  de  leurs  vues.  Et  enfin,  parce  que  j'aime  à 
rencontrer  des  occasions  qui  mettent  nos  principes  à  l'épreuve. 
Voici  une  de  ces  occasions.  Un  abolitionnisle  me  demande  ; 
«  Êtes-vous  pour  la  liberté  commerciale,  alors  même  qu'elle 
«  donnerait  accès   dans  ce  pays   aux  produits  du  travail  es- 
«  clave  ?  »  Je  réponds  formellement  :  Je  suis  pour  la  liberté  com- 
merciale ;  si  elle  ne  peut  s'établir  universellement,  ou  si  elle 
conduit  à  l'esclavage,  le  principe  est  faux  ;  mais  je  l'adopte  parce 
que  je  le  crois  juste  ;  comme  je  m'unis  aux  abolitionnistes, 
parce  que  leur  principe  est  juste. 

Deux  principes  justes  ne  peuvent  s'entre  croiser  et  se  com- 
battre ;  ils  doivent  suivre  de?  parallèles  pendant  toute  l'éternité. 


ou   L  AGITATION    ANGLAISE.  3  33 

Si  notre  principe  est  bon  pour  ce  pays,  il  est  bon  pour  les 
hommes  de  toutes  les  races,  de  toutes  les  conditions,  il  engen- 
dre le  bien  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les  lieux.  (Applau- 
dissements.) Plusieurs  de  nos  amis  de  l'association  contre  l'es- 
clavage di^ent  qu'ils  ne  peuvent  s'accorder  avec  nous  sur  ce 
sujet.  Je  me  suis  fait  un  devoir  d'assister  au  meeting  d'Exeter- 
Hall,  vendredi  soir.  (Applaudissements.)  Je  n'y  aurais  pas  paru 
si  je  n'avais  consulté  que  mes  sentiments  personnels,  l'amitié 
ou  la  popularité.  J'ai  gardé  le  silence  sur  cette  partie  de  la  ques- 
tion. J'ai  cru  que  mes  amis  étaient  dans  l'erreur,  et  que,  contre 
leur  intention,  ils  faisaient  tort  à  une  noble  cause  en  mettant 
des  arguments  dans  la  bouche  de  nos  adversaires.  Dans  mon 
opinion,  ils  favorisaient,  et  en  tant  qu'ils  agissent  selon  leur 
principe,  ils  favoriseront  la  perpétration  d'une  fraude  déplo- 
rable au  sein  du  Parlement.  J'aurais  voulu  voir  le  monopole 
s'y  montrer  dans  sa  nudité,  dans  sa  laideur  et  dans  son  égoïsme. 
J'aurais  voulu  le  voir  réduit  à  ces  arguments  qui  se  réfutent 
d'eux  mêmes,  tant  ils  sont  empreints  d'avarice  et  de  personna- 
lité. Je  regrette  qu'il  soit  aujourd'hui  placé  dans  des  circon- 
stances qui  lui  permettent  de  jeter  derrière  lui  ces  arguments 
et  de  leur  en  préférer  d'autres,  qui  lui  sont  fournis  du  dehors 
par  une  association  estimable,  et  qui  sont  sanctionnés  par  le 
principe  de  l'humanité.  (Applaudissements.)  Les  feuilles  pu- 
bliques vous  ont  appris  les  résultats  de  celte  mémorable  séance. 
(Écoutez  !  écoutez  !)  Si  j'éprouve  un  sentiment  de  satisfaction 
du  succès  qu'a  obtenu  dans  cette  assemblée  un  amendement 
dans  le  sens  de  la  liberté  commerciale,  je  regrette  encore  plus 
peut-être  qu'une  (elle  démarche  ait  été  nécessaire  et  qu'elle  ait 
rencontré  l'opposition  d'une  aussi  forte  minorité.  Cependant,  les 
membres  de  cette  minorité  ont  émis  un  vote  sincère.  Dès  qu'ils 
seront  convaincus,  ils  seront  avec  nous  ;  leur  intégrité  et  leur 
inflexibilité  seront  de  notre  côté,  dès  qu'ils  comprendront,  ce 
qui,  je  l'espère,  ne  peut  tarder,  que  le  grand  principe  auquel 
ils  veulent  faire  des  exceptions  dans  des  cas  particuliers,  doit 
régner  universeUement  pour  le  bien  de  l'humanité. 

J'ai  reçu  bien  des  lettres  de  mes  amis  qui  m'accusent  d'in- 
conséquence, parce  qu'ayant  été  jusqu'ici  l'avocat  de  l'abolition, 
m.  10. 


33  4  COBDEN    ET   LA   LIGUE 

je  me  présente  aujourd'hui,  disent-ils,  comme  un  promoteur 
de  l'esclavage.  Monsieur,  en  mon  nom,  au  nom  de  tous  ceux 
qui  partagent  mes  vues,  je  proteste  contre  cette  imputation.  Je 
ne  suis  pas  plus  le  promoteur  de  l'esclavage,  parce  que  je  dé- 
fends la  liberté  commerciale,  que  je  ne  suis  un  ami  de  Terreur 
parce  que  je  m'oppose  à  ce  que  la  peine  de  mort  soit  infligée  à 
quiconque  émet  ou  propage  de  fausses  opinions.  (Applaudisse- 
ments.) Je  crois  que  l'esclavage  est  efficacement  combattu  par 
la  liberté  des  échanges,  comme  je  crois  que  la  vérité  n'a  pas 
besoin  pour  se  défendre  de  gibets,  de  chaînes,  de  tortures  et  de 
cachots.  (Bruyantes  acclamations.)  Eh  quoi  !  appeler  le  mono- 
pole en  aide  à  l'abolition  de  l'esclavage  !  mais  l'esclavage  a  sa 
racine  dans  le  monopole.  Le  monopole  l'a  engendré  ;  il  l'a 
nourri,  il  l'a  élevé,  il  l'a  maintenu  et  le  maintient  encore.  La 
mort  du  monopole,  il  y  a  cinquante  ans,  c'eût  été  probablemejit, 
certainement,  la  morl  de  l'esclavage  (écoutez  !  écoutez  !)  et  cela 
sans  croisières,  sans  protocoles,  sans  traités,  sans  l'intervention 
de  l'agitation  abolitionniste,  sans  la  dépense  de  20  millions  sterl. 
(Écoutez!  écoutez  !)  Je  demande  qu'il  me  soit  permis  de  dire  que 
je  n'ai  pas  changé  d'opinion  à  cet  égard.  Pour  vous  en  con- 
vaincre, je  vous  lirai  quelques  lignes  d'un  discours  que  je  pro- 
nonçai, en  1839,  longtempsavant  que  j'eusse  jamais  pris  la  parole 
dans  un  meeting  de  la  Ligue,  parce  qu'alors  j'étais  absorbé  par 
d'autres  occupations  et  n'avais  encore  pris  aucune  part  au  mou- 
vement actuel.  Le  discours  auquel  je  fais  allusion  fut  prononcé 
à  Manchester,  au  sujet  de  Tabolition  de  l'esclavage,  et  de  l'amé- 
lioration de  la  condition  des  Indiens,  dans  le  but  de  faire  pro- 
gresser simultanément  leur  bien-être  et  celui  delà  population 
de  ce  pays.  Veuillez  me  pardonner  ce  qu'il  y  a  de  personnel 
dans  cette  remarque,  si  j'ajoute  que,  dans  le  même  espace  de 
temps,  je  ne  sache  pas  qu'aucun  homme  ait  travaillé,  avec  plus 
d'ardeur  et  d'énergie  que  je  ne  l'ai  fait,  à  éveiller  l'attention  du 
peuple  d'Angleterre  sur  la  nécessité  d'encourager  le  travail 
libre  dans  toutes  les  parties  de  l'univers.  (Écoutez  !  écoutez  !) 
En  plaidant  la  cause  du  travail  libre,  je  disais  :  «  Quoique  le 
((  désir  de  mon  cœur,  et  ma  prière  de  tous  les  jours,  soit  que  le 
«  jour  arrive  bientôt  où  il  n'y  ait  plus  une  fibre  du  coton  tra- 


ou   L'AGITATION   ANGLAISE.  335 

«  vaille  ou  consommé  dans  ce  pays,  qui  ne  soit  le  produit  du 
«  travail  libre,  cependant  je  ne  demande  ni  restrictions,  ni  rè- 
«  glements,  ni  droits  prohibitifs,  ni  rien  qui  ferme  nos  ports 
«  au\'  produits  de  quelque  provenance  et  de  quelque  nature 
«  que  ce  puisse  être,  que  ce  soit  du  colon  pour  vêtir  ceux  qui 
«  sont  nus,  ou  du  blé  pour  nourrir  ceux  qui  ont  faim.  Grâce 
«  aux  imprescriptibles  lois  qui  gouvernent  le  monde  social,  de 
((  tels  remèdes  ne  sont  pas  nécessaires.  Je  ne  demande  que  li- 
ce berté,  justice^  impartialité,  convaincu  que,  si  elles  nous  sont 
«  accordées,  tout  système  fondé  sur  le  monopole,  ou  mis  en 
«  œuvre  par  Fesclavage,  s'écroulera  pour  toujours.  »  Je  tenais 
ce  langage  dans  un  meeting  mémorable  de  la  Société  des 
Amis  à  Manchester,  devant  un  auditoire  composé  en  grande 
partie  de  membres  de  ce  corps  respectable  de  chrétiens.  Le  len- 
demain, dans  la  même  enceinte,  je  disais  :  «  Si  nous  laissons 
«  une  libre  carrière  à  la  concurrence  du  travail  libre  de  l'Orient 
«  et  du  travail  esclave  de  l'Occident,  nous  pouvons  ouvrir  (ous 
«  nos  ports,  laisser  à  toutes  les  nations  du  globe  la  chance  de 
«  vendre  leurs  produits  sur  notre  marché,  bien  assurés  que  le 
«  génie  de  la  liberté  l'emportera  sur  la  torpeur  de  la  servitude.  » 
J'adhère  encore  à  ce  sentiment,  je  crois  fermement  que  tout 
autre  moyen  est  comparativement  impuissant.  Je  ne  veux  pas 
dire  que  tous  les  autres  doivent  être  exclus.  Je  ne  présente  pas 
la  liberté  commerciale  comme  le  seul  agent  de  l'abolition.  J'ad- 
mets qu'il  peutse  combiner  avec  d'autres  moyens,  pourvu  qu'ils 
soient  justes,  tels  que  la  chaire,  la  tribune  et  la  presse.  Que  le 
Parlement  fasse  son  devoir,  non  en  imposant,  mais  en  détrui- 
sant les  restrictions,  en  affranchissant  l'industrie,  en  lui  lais- 
sant sa  rémunération  légitime.  Si  je  suis  dans  l'erreur  sur  ce 
sujet,  c'est  avec  les  hommes  les  plus  remarquables  de  la  Société 
contre  l'esclavage.  (Écoutez  !  écoutez  !)  Il  fut  un  temps,  et  prin- 
cipalement vers  l'époque  de  son  triomphe,  où  j'étais  intime- 
ment identifié  à  cette  association  estimable,  qui  avait  avec  la 
Ligue  bien  des  trails  de  ressemblance.  Je  me  souviens  qu'à 
cette  époque  elle  me  fournissait  des  ouvrages  où  je  pus  puiser 
des  exemples  et  des  arguments  propres  à  dévoiler  l'iniquité  et 
le  faux  calcul  de  l'esclavage.  Je  conserve  ces  ouvrages  ef  je  les 


3  3(1  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

trouve  encore  éniinemniont  instructifs.  J'y  cherche  quel  élait 
alors  notre  symbole  abolilionniste.  Voici  une  lettre  d'un  grand 
mérite  adressée  en  1823  à  M.  J.  B.  Say,  par  M.  Adam  Hodgson, 
chef  d'une  grande  maison  de  Liverpoul,  sur  la  dépense  du  tra- 
vail esclave  comparée  à  celle  du  travail  libre.  Celte  lettre  fut 
répandue  à  profusion  dans  tout  le  royaume.  QuedisaitM.  Hodg- 
son ?  «  La  nation  ne  consentira  pas  longtemps  à  soutenir  un 
«  ruineux  système  de  culture,  au  prix  de  ses  plus  chers  inté- 
{(  rets,  sacrifiant  pour  cela  ses  transactions  avec  100  millions 
«  de  sujets  de  la  Grande-Bretagne.  Le  travail  esclave  de  l'ouest 
('  doit  succomber  devant  le  travaillibre  de  l'est.»  (Approbation.) 
Voici  encore  un  livre  dont  je  désire  vous  citer  quelques  extraits. 
J'espère  que  vous  m/excuserez.  Nous  ne  devons  pas  perdre  de 
vue  que  les  discours  prononcés  dans  cette  enceinte  s'adressent 
aussi  au  dehors.  Grâce  à.  ces  messieurs,  devant  moi,  dont  les 
plumes  rapides  fixent  en  caractères  indélébiles  des  pensées  qui, 
sans  cela,  s'évanouiraient  dans  l'espace,  les  sentiments  que 
nous  exprimons  ici  arrivent  aux  extrémités  de  la  terre.  Qu'il 
me  soit  donc  permis  de  parler,  de  cette  tribune,  à  des  amis  ab- 
sents, à  des  hommes  que  j'honore  et  que  j'aime,  et  puissé-je 
les  convaincre  qu'ils  ne  sauraient  mieux  faire  que  de  venir 
grossir  nos  rangs;  que  nous  marchons  sur  une  ligne  droile  qui 
ne  heurte  aucun  principe  de  rectitude  et  qui  s'associe  spéciale- 
ment avec  la  grande  cause  qu'ils  ont  pris  à  tâche  de  faire  pré- 
valoir. —  Ce  livre  me  fut  donné,  il  y  a  bien  des  années,  par 
V Anti-slavery  Society .  Il  est  écrit  avec  soin,  et  a  pour  but  de  mon- 
trer que  si  le  travail  libre  et  le  travail  esclave  étaient  laissés 
à  une  loyale  concurrence,  le  dernier,  à  cause  de  sa  cherté, 
devrait  succomber  devant  la  perfection  plus  économique  du 
premier.  L'auteur  est  M.  Sturge,  non  point  Joseph  Sturge,  mais 
son  frère  à  jamais  regretté,  qui,  s'il  m'est  permis  de  prononcer 
un  jugement,  est  mort  trop  tôt  pour  la  cause  de  l'humanité  et 
de  la  bienfaisance.  Quel  était  le  principe  fondamental  sur  lequel 
il  s'appuyait  ?  «  Aucun  système  qui  contredit  les  lois  de  Dieu,  et 
«  qui  blesse  sa  créature  raisonnable,  ne  peut  être  défmitive- 
«  ment  avantageux.  »  Comme  free-traders,  ces  paroles  couvrent 
entièrement  notre  position.  (Écoutez!  écoutez  1} Nous  soutenons 


ou   l'agitation  anglaise.  3  37 

que  les  restrictions  et  les  taxes,  qui  ferment  nos  ports  aux  pro- 
ductions des  autres  régions,  qui  interdisent  l'échange  enireun 
homme  industrieux  qui  produit  une  chose  et  un  autre  homme 
industrieux  qui  en  produit  une  autre,  —  sont  «  contraires  aux 
«  lois  de  Dieu  et  funestes  à  sa  créature  raisonnable^  »  et  que  ce 
système  ne  peut  être  définitivement  avantageux  ni  aux  indivi- 
dus ni  aux  masses.  Voyons  ce  qu'ajoute  M.  Sturge  :  «  Nous 
«  croyons  que  les  faits  que  nous  allons  établir  convaincront 
«  tout  observateur  sincère  et  dégagé  de  passion  de  la  vérité  de 
«  cet  axiome  :  Le  travail  de  l'homme  libre  est  plus  économique 
«  que  celui  de  l'esclave.  En  poursuivant  les  conséquences  de  ce 
«  principe  général,  nous  aurons  fréquemment  l'occasion  d'ad- 
((  mirer  la  sagesse  consommée  qui  a  préparé  par  un  moyen  si 
«  simple  un  remède  au  plus  détestable  abus  qu'ait  jamais  in- 
(i  venté  la  perversité  humaine.  Nous  sentirons  la  consolation 
«  pénétrer  dans  ncs  cœurs,  lorsque,  détournant  nos  regards  des 
«  crimes  et  des  malheurs  de  l'homme,  et  de  l'inefficacité  de  sa 
«  puissance,  nous  viendrons  à  contempler  l'action  silencieuse 
«  mais  irrésistible  de  ces  lois  qui  ont  été  assignées,  dans  Jes 
«  conseils  de  la  Providence,  pourmettre  un  terme  à  l'oppression 
<(  de  la  race  africaine.  »  (Écoulez  !  écoutez  !)  Monsieur  le  prési- 
dent, ce  n'est  pas  la  première  fois  que  je  cite  ces  extraits.  Ce 
livre  est  couvert  de  notes  que  j'y  écrivis  il  y  a  douze  ans,  quand 
il  me  fut  remis  alors  que,  pour  la  première  fois,  ces  nobles  sen- 
timents réveillant  toutes  les  sympathies  de  mon  cœur,  je  me 
levai  pour  proclamer  ces  glorieux  principes  et  cette  doctrine 
fatale  au  maintien  de  la  servitude.  Je  pourrais  multiplier  les  cita- 
tions. Je  me  bornerai  à  une  dernière.  Veuillez  remarquer  le  fait 
qu'établit  M.  Sturge  comme  preuve  de  la  vérité  de  son  axiome  : 
«  Il  y  a  quarante  ans,  il  ne  s'exportait  pas  d'indigo  des  Indes 
«  orientales.  Toutcequi  s'en  consommait  en  Europe  était  le  pro- 
«  duit  du  travail  esclave.  Quelques  personnes  employèrent  leur 
«  capital  et  leur  intelligence  à  diriger  l'industrie  des  habitants 
«  du  Bengale  vers  cette  culture,  à  leur  enseigner  à  préparer 
((  l'indigo  pour  les  marchés  de  l'Europe,  et  quoique  de  graves 
«  obstacles  leur  aient  été  opposés  dans  le  commencement,  ce- 
«  pendant,  les  droits  ayant  été  nivelés,  leurs  efforts  furent  cou- 


338  COBDEN  ET   LA    LIGUE 

«  ronnés  d'un  plein  succès.  Telle  a  été  la  puissance  du  capital 
«  et  de  l'habileté  britannique,  que,  quoique  les  premières  im- 
«  portations  eussent  à  supporter  un  fret  quintuple  du  taux  ac- 
«  tuel,  l'indigo  de  l'Inde  a  graduellement  i-emplacé  sur  lemar- 
«  ché  l'indigo  produit  par  les  esclaves,  jusqu'à  ce  qu'enfin, 
«  gt'âce  à  la  liberté  du  commerce,  il  ne  se  vend  plus  en  Europe 
«  une  once  d'indigo  qui  soit  le  fruit  de  la  servitude.  »  (Accla- 
mations. )  Vous  savez  très-bien,  monsieur,  ce  que  M.  Sturge 
appelle  liberté  du  commerce  ;  le  principe  même  n'en  était  pas 
reconnu  à  cette  époque,  etc. 

L'orateur  cite  encore  un  passage  dans  lequel  M.  Sturge 
établit  que  ce  qui  est  arrivé  pour  l'indigo  arriverait  pour  le 
sucre.  Il  se  termine  ainsi  : 

«  Ces  faits  sont  de  la  plus  haute  importance,  non-seule- 
«  ment  parce  qu'ils  confirment  le  principe  général  que  nous 
a  proclamons,  mais  encore  parce  qu'ils  nous  conduisent  au 
«  but  de  nos  recherches,  et  nous  signalent  le  moyen  spécifique 
<(  d'abolir  l'esclavage  et  la  traite.  Laissez  sa  libre  action  à  ce 
«  principe,  et  il  étendra  sa  bénigne  influence  sur  toute  créature 
«  humaine  actuellement  retenue  en  servitude.  »  (Écoutez! 
écoutez  !)  Et  qui  donc  a  abandonné  ce  principe  ?  Très-certaine- 
ment ce  n'est  pas  nous.  —  J'arrive  maintenant  à  la  Convention 
de  1840,  à  laquelle,  dans  une  occasion  récente,  faisait  allusion 
ce  grand  homme  qui  dirige  la  Ligue,  noire  maître  à  tous,  qui 
s'est  créé  lui-môme  ou  qui  a  été  créé  à  celte  fin,  je  veux  parler 
de  M.  Cobden.  (Des  applaudissements  enthousiastes  éclatent 
dans  toute  la  salle.) 

L'orateur  cite  ici  des  délibérations,  des  rapports,  des  en- 
quêtes émanés  de  la  Convention,  et  qui  démontrent  que 
cette  association  s'était  rattachée  au  principe  exposé  plus 
haut  par  M,  Sturge.  Il  continue  ainsi  : 

Je  le  demande  encore  :  Qui  rend  maintenant  hommage  à  ce 
principe  ?  N'est-ce  pas  ceux  qui  disent  :  Nous  ne  reculons  pas 


ou   ï/aGITATION    anglaise.  3  39 

devant  les  rt^sultats  ;  nous  n'avons  pas  posé  un  principe  comme 
étant  la  loi  de  la  nature  et  de  Dieu  ;  nous  n'avons  pas  prouvé 
par  les  annales  de  l'humanité  que  le  malheur  et  la  ruine  ont 
toujours  suivi  sa  violation,  pour  venir^,  maintenant  que  le 
temps  de  l'application  est  arrivé,  dans  les  circonstances  les 
plus  favorables^  reculer  et  dire  :  Nous  n'en  parlions  que 
comme  d'une  abstraction;  nous  n'osons  pas  le  mettre  en 
œuvre;  nous  contemplons  avec  horreur  le  moment  où  il  va 
lutter  loyalement  contre  le  princîpe  opposé  !  —  Que  l'on  ne 
dise  pas  que  nous  voulons  favoriser  l'esclavage  et  la  traite;  car 
bien  loin  de  là,  quand  nous  plaidons  la  cause  de  la  liberté  illi- 
mitée du  commerce,  nous  sommes  influencés  par  celte  ferme 
croyance  qu'elle  est  le  moyen  le  plus  doux,  le  plus  pacifique 
de  réaliser  l'abolition  de  la  traite  et  de  l'esclavage.  Nous  mar- 
chons dans  vos  sentiers;  nous  adoptons  vos  doctrines;  nous 
applaudissons  à  l'habileté  avec  laquelle  vous  avez  révélé  la 
beauté  de  cette  loi  divine  qui  a  ordonné  que,  dans  tous  les  cas 
où  une  franche  rivalité  est  admise,  les  systèmes  fondés  sur 
l'oppression  doivent  être  détruits  par  ceux  qui  ont  pour  base 
l'honnêteté  et  la  justice.  Nous  vous  imitons  en  tout,  excepté 
dans  votre  pusillanimité  et  dans  ce  que  nous  ne  pouvons  nous 
empêcher  de  regarder  comme  votre  inconséquence.  Ne  nous 
blâmez  pas  de  ce  que  notre  foi  est  plus  forte  que  la  vôtre.  Nous 
honorons  vos  sentiments  d'humanité.  Votre  erreur  consiste,  se- 
lon nous,  en  ce  que  vous  vous  laissez  entraîner  par  ces  senti- 
ments à  quelque  chose  qui  ressemble  à  la  négation  de  vos  pro- 
pres doctrines.  Tout  ce  que  nous  vous  demandons,  c'est  de 
rester  attachés  à  vos  principes  ;  de  les  appliquer  courageuse- 
ment ;  et  si  vous  ne  l'osez,  permettez-nous  du  moins  de  ne  pas 
suivre  les  conseils  d'hommes  qui  manquent  de  courage,  quand 
le  moment  est  venu  de  prouver  qu'ils  ont  foi  dans  l'iiifaillibililé 
des  principes  qu'ils  ont  proclamés  eux-mêmes.  —  Aujourd'hui 
nos  amis  fondent  leur  opposilion  à  leur  grand  principe,  sur  ce 
qu'il  ne  saurait  être  appliqué  d'une  manière  absolue  sans  en- 
tramer des  conséquences  désastreuses.  Mais  je  leur  rappellerai 
que  ce  n'est  point  ainsi  qu'ils  raisonnaient  autrefois.  Ils  en 
demandaient  l'application  immédiate  sans  égard  aux  consé- 


340  COBDEN  ET   LA    I.IGL'K 

quenccs  fatales  que  prédisaient  leuis  adversaires.  Us  croyaient 
sincirement  ces  craintes  chimériques,  et  fussent-elles  fondées, 
ce  n'était  pas  une  raison,  disaient-ils,  pour  ajourner  un  grand 
ac!e  de  justice.  On  nous  disait  :  Vous  faites  tort  à  ceux  à  qui 
vous  voulez  faire  du  bien,  aux  nègres.  On  nous  opposait  sans 
cesse  le  danger  pour  les  noirs  de  leur  affranchissement  immé- 
diat. Un  membre  du  Parlement  m'affirmait  un  jour,  devant  des 
milliers  de  nos  concitoyens  réunis  pour  nous  entendre  discuter 
cette  question,  que  si  nous  émancipions  les  nègres,  ils  rétrogra- 
deraient dans  leur  condition  ;  qu'au  lieu  de  se  tenir  debout 
comme  des  hommes,  ils  prendraient  bientôt  l'humble  attitude 
des  quadrupèdes.  (Rires.)  Il  faisait  un  tableau  effrayant  de  la 
misère  qui  les  attendait,  et  y  opposait  la  poétique  description 
de  leur  bonheur,  de  leur  innocence  et  môme  de  leur  luxe  ac- 
tuels. (Rires.)  Si  vous  douiez  de  ce  que  je  dis,  informez- vous 
auprès  'du  membre  du  Parlement  qui  parla  le  dernier,  hier  soir, 
à  la  Chambre.  (Rires.)  Oui,  on  nous  disait  gravement  que  l'éman- 
cipation empirerait  le  sort  des  noirs,  et  paralyserait  les  philan- 
Ihropiquesprojets  des  planteurs.  Les  Antilles,  d'ailleurs, allaient 
être  inondées  de  sang,  les  habitations  incendiées,  et  nos  navires 
devaient  pourrir  dans  nos  ports.  Vous  pouvez,  monsieur  le  pré- 
sident, attester  la  vérité  de  mes  paroles.  On  calculait  le  nom- 
bre de  vaisseaux  devenus  inutiles  et  les  millions  anéantis.  Au 
milieu  de  tous  ces  pronostics  funèbres,  quelle  était  notre  de- 
vise? Fiat  justitia,  ruât  cœlum.  Quelle  était  notre  constante 
maxime  ?  «  Le  devoir  est  à  nous;  les  événements  sont  à  Dieu.  » 
Non,  le  triomphe  d'un  grand  principe  ne  peut  avoir  une  issue 
funeste.  Lancez-le  au  milieu  du  peuple,  et  il  en  est  comme 
lorsqu'une  montagne  est  précipitée  dans  l'Océan  :  l'onde 
s'agite,  tourbillonne,  écume,  mais  bientôt  elle  s'apaise  et  son 
niveau  poli  reflète  la  splendeur  du  soleil.  (Applaudissements 
prolongés.)  Avons-nous,  ou  n'avons-nous  pas  un  principe 
dans  ce  grand  mouvement?  Si  nous  l'avons,  poussons-le 
jusqu'au  bout.  11  a  été  éioquemment  démontré  dans  une  pré- 
cédente séance,  par  l'orateur  qui  doit  me  succéder  à  cette 
tribune,  que  ce  que  nous  défendons,  c'est  la  cause  de  la  mo- 
ralité; par  des  centaines  de  ministres  accourus  de  toutes  les 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  3  41 

parties  du  royaume,  que  c'est  la  cause  de  la  religion  ;  que 
c'est  le  droit  de  l'homme,  le  devoir  de  la  b^gislature,  que  l'hon- 
neur et  la  prospt^rité  de  ce  pays,  que  les  inlérêts  des  régions 
lointaines  sont  altachés  au  triomphe  de  ce  principe;  eh  bien, 
poussons-le  jusqu'au  bout.  (Applaudissements.) 

Mais,  disent  quelques-uns  de  nos  amis,  «  nous  exceptons 
Cuba  et  le  Brésil.  »  Je  ne  répéterai  pas,  avec  M.  Wilson,  qu'il 
est  indifférent  pour  les  nègres  que  vous  consommiez  du  sucre- 
esclave  ou  du  sucre-libre,  car  si  c'est  de  ce  dernier,  il  ne  peut 
arriver  sur  notre  marché  qu'en  faisant  quelque  part  un  vide 
qui  sera  comblé  par  du  sucre-esclave  ;  mais  je  demanderai  à  nos 
adversaires  quel  droit  ils  ont  de  réclamer  l'intervention  de  la 
législaturedans  une  matière  aussi  exclusivement  leligieuse  que 
celle-ci,  où  il  s'agit  d'incriminer  ou  d'innocenter  telle  ou  telle 
consommation?  Ils  n'en  ont  aucun.  Je  veux  qu'on  réunisse  des 
hommes  appartenant  à  toutes  les  sectes  religieuses,  les  hommes 
de  la  plus  haute  intelligence  ;  je  veux  qu'ils  aient  le  respect  le 
plus  profond  pour  la  volonté  du  Créateur  et  toute  la  délicatesse 
imaginable  en  matière  de  moralité  et  de  scrupules  ;  et  j'ose  af- 
firmer qu'ils  ne  s'accorderont  pas  sur  la  question  de  savoir  s'il 
est  criminel  dese  servir  d'une  chose,  parce  que  sa  production, 
dans  des  contrées  lointaines,  adonné  lieu  à  quelques  abus,  et  je 
crois  que  la  grande  majorité  d'entre  eux  décidera  qu'une  telle 
question  est  entre  la  conscience  individuelle  et  Dieu.  Je  suis 
certain  du  moins  qu'elle  n'est  point  du  domaine  de  la  Chambre 
des  communes.  (Écoutez!  écoutez!) 

Un  mot  encore,  et  je  finis.  Je  voudrais  conseiller  à  nos  amis 
de  bien  réfléchir  avant  de  fournir  de  tels  arguments  au  cabinet 
actuel  ou  à  tout  autre.  Si  sir  Robert  Peel  n'avait  pas  é!é  mis  à 
même  de  dérouler  sur  le  bureau  de  la  Chambre  le  mémoire 
abolitionniste  qui  porte  la  vénérable  signature  de  M.  Thomas 
Clarkson,  il  eût  été  privé  du  plus  fort  argument  dont  il  s'est 
servi  pour  résister  au  principe  que  nous  soutenons,  la  liberté 
d'échanges  avec  le  Brésil  comme  avec  l'univers.  Mais  il  a  im- 
posé silence  à  ses  adhérents.  Il  a  dit  aux  planteurs  des  Antilles  : 
Tenez-vous  tranquilles.  J'ai  par  devers  moi  quelque  chose  qui 
vaut  mieux  que  tout  ce  que  vous  pourriez  dire  comme  pro- 


342  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

priétaires  dans  les  Indes  occidentales.  Et  s'adressant  à  la  Cham- 
bre des  communes,  il  a  dit  :  «Les  abolitionnistes  sont  contre  vous. 
Ils  nous  adjurent  au  nom  de  l'iuimanilé  d'exclure  les  produits 
du  Brésil.  Si  nous  le  faisons,  ce  n'est  pas  parce  que  nous  possé- 
dons de  grandes  plantations  dans  l'Inde  et  à  Demerara  ;  parce 
que  les  Chandos  et  les  Buckingham  ont  de  vastes  propriétés  à  la 
Jamaïque.  Non,  nous  ne  cédons  pas  à  de  telles  considérations. 
Ce  n'est  pas  non  plus  parce  que  nous  sommes  obligés  de  mé- 
!iager  les  colons,  d'autant  plus  que  si  nous  les  blessions,  ils 
lenverseraient  dès  demain  la  loi-céréale.  Nous  ne  sommes  dé- 
terminés par  aucune  de  ces  raisons  ;  nous  sommes  parfaite- 
ment désintéressés,  et  nous  ferions  bon  accueil  au  sucre  du 
Brésil,  s'il  n'était  teint  du  sang  des  esclaves.  Il  est  vrai  que  nous 
fûmes  toujours  les  adversaires  de  l'émancipation,  et  que  lors- 
qu'il ne  nous  a  plus  été  possible  de  reculer,  nous  avons  imposé 
à  la  nation  une  charge  de  vingt  millions  sterling  que  nous 
avons  distribués  non  aux  esclaves,  mais  à  leurs  oppresseurs. 
(Bruyantes  acclamations.)  Le  sens  du  juste  estsi  délicat  cheznous 
que  nous  avons  indemnisé  le  tyran  et  non  la  victime.  (Nouvelles 
acclamations.)  Nous  avons  payé  les  planteurs  pour  qu'ils  s'abstins- 
sentdu  crime  ;nousavonssauvé  leurréputation  etpeut-ôtreleur 
âme.  Nous  avons  fait  toutcela,  c'est  vrai,  maisnoussommesbien 
changés  aujourd'hui.  N'ai-jepas  assisté  aux  meetings  d'Exeler- 
Hall  ?  N'y  ai-je  point  péroré  ?  N'y  ai-je  point  entendu  l'orgue  sa- 
luer la  présence  et  la  parole  de  Daniel  O'Connell  ?  Nous  sommes 
bien  changés.  Nous  sommes  maintenant  lesdisciples,  les  repré- 
sentants des  Grenville,  des  Sharpe,  des  AA^iiberforce,  qui  se 
reposentde  leurs  travaux.  Nous  nous  couvronsde  leurmanteau, 
et  nous  vous  adjurons,  au  nom  de  deux  millions  et  demi  d'es- 
claves, de  ne  pas  manger  de  sucre  du  Brésil.  »  (Applaudisse- 
ments prolongés.)  Après  ce  discours,  il  regardera  sans  doute  les 
monopoleurs  par-dessus  les  épaules,  et  dira  :  «  Vous  ne  vous 
souciez  guère  du  café,  n'est-ce  pas  ?  —  Non,  disent-ils.  —  Très- 
bien,  reprend  sir  Robert,  nous  réduirons  le  droit  du  café  de  23 
p.  0/0,  et  nous  prohiberons  le  sucre.  —  Et  c'est  ainsi  que  toute 
cette  belle  philanthropie  passe  de  la  cafetière  dans  le  sucrier. 
(Rires.) 


ou  l'agitation  anglaise.  3U 

Après  quelques  autres  coDsidérations,  M.  Thompson, 
revenant  à  cette  idée,  que  l'abstention  de  la  consommation 
du  sucre-esclave  est  une  affaire  de  conscience,  termine  ainsi  : 

Ma  force  est  dans  mes  arguments,  et  je  n'en  appelle  qu'à  la 
raison.  Si  je  puis  éveiller  votre  conscienee  et  convaincre  votre 
jugement,  vous  m'appartenez.  Si  je  ne  le  puis,  que  Dieu  vous 
juge,  quant  à  moi,  je  ne  vous  jugerai  pas.  Je  m'efforcerai  de 
vous  persuader  de  bien  faire,  et  vous  plaindrai  si  vous  faites 
u^al.  Je  poursuivrai  le  bien  moi-même,  et  n'emploierai  d'au- 
tres efforts  pour  conquérir  mes  frères  que  la  raison,  la  tolérance 
et  l'amour.  (A  la  fin  de  ce  discours,  rasseml)lée  se  lève  en  masse, 
les  chapeaux  et  les  mouchoirs  s'agitent,  et  les  applaudissements 
retentissent  pendant  plusieurs  minutes.) 


La  séance  du  29  mai  fut  présidée  par  le  comte  Ducie,  qui 
a  traité  longuement  la  question  de  la  liberté  commerciale 
au  point  de  vue  de  l'agriculture  pratique.  Le  meeting  a 
entendu  MM.  Cobden,  Perronet  Thompson,  Holland,  pro- 
priétaire dans  le  Worcestershire,  et  M.  Bright,  m.  P. 

Séance  du  5  juin  1844. 

Le  fauteuil  est  occupé  par  M.  George  Wilson. 

Le  premier  orateur  entendu  est  M.  Edward  Bocverie, 
membre  du  Parlement  pour  Kilmarnock. 

L'honorable  membre  examine  l'esprit  de  la  législature 
actuelle  manifesté  par  ses  actes.  La  majorité  ayant  toujours 
maintenu  les  lois-céréales,  sous  le  prétexte  de  faire  fleurir 
l'agriculture,  et  avec  elle  toutes  les  classes  qui  se  livrent 
aux  travaux  des  champs,  M.  Cobden  a  demandé  qu'il  fût 
fait  une  enquête  dans  les  comtés  agricoles,  afin  de  savoir 
si  la  loi  avait  atteint  son  but,  et  si,  sous  l'empire  de  cette 


3  44  COBDRN   ET   LA   LIGUE 

loi,  les  fermiers  et  les  ouvriers  des  campagnes  jouissaient 
de  quelque  aisance  et  de  quelque  sécurité.  Il  semble  que 
les  amis  du  monopole,  cpii  s'intitulent  exclusivement  aussi 
«  les  amis  des  fermiers»,  auraient  dû  saisir  avidement  cette 
occasion  de  montrer  qu'en  appuyant  la  prs-toction,  ils  sui- 
vaient une  saine  politique.  Mais,  continue  M.  Bouverie,  ils 
ont  dit  :  «  Nous  ne  voulons  pas  d'enquête.  »  Et  pourquoi  ? 
Parce  qu'ils  savent  bien  qu'elle  démontrerait  l'absurdité  et 
la  futilité  de  leurs  doctrines;  que  la  protection  n'est  que 
déception  ;  que  ce  n'est  autre  chose  que  le  public  mis  au 
pillage,  lis  préfèrent  les  ténèbres  à  la  lumière.  Ils  craignent 
la  lumière,  parce  que  leurs  actions  ne  sont  pas  pures. 

Est  venu  ensuite  le  bill  sur  les  travaux  des  manufactures, 
connu  sous  le  nom  de  «  bill  des  dix  heures».  Et  qu'avons- 
nous  vu?  Une  majorité  étalant  sa  fastueuse  sympathie  pour 
les  classes  ouvrières,  déclarant  que  le  peuple  de  ce  pays  est 
soumis  à  un  trop  rude  travail,  et  que  l'intensité  de  ce  tra- 
vail, pour  les  femmes  et  les  enfants,  est  incompatible  avec 
la  santé  de  leur  corps  et  même  de  leur  âme.  Mais  quoi  !  c'est 
cette  même  majorité  qui,  en  maintenant  la  loi-céréale,  force 
le  peuple  à  demander  sa  subsistance  à  un  travail  excessif. 
La  loi-céréale  dit  au  peuple  :  «  Tu  n'auras  pas  à  ta  dispo- 
siiion  les  mêmes  moyens  d'existence  que  si  le  commerce 
des  blés  était  libre.  Tu  n'auras  pas  les  mêmes  moyens  de 
travail  que  si  de  grandes  importations  provoquaient  des 
exportations  correspondantes  et  augmentaient  ain>i  l'emploi 
des  bras.  »  C'est  donc  cette  loi  qui  broie  le  peuple  et  le  force 
à  chercher  une  maigre  pitance  dans  des  sueurs  excessives, 
dans  un  travail  incessant,  incompatible  avec  le  maintien  de 
sa  santé,  de  ses  forces  et  de  son  bien-être.  Mais  nous  avons 
vu  autre  chose.  Nous  avons  vu  tomber  cette  philanthropie 
affectée  ;  et  dès  l'instant  que  le  ministère  eut  déclaré  qu'il 
s'opposait  à  cette  proposition  et  en  faisait  une  question  de 
cabinet,  nous  avons  vu  la  majorité  défaire  ce  qu'elle  avait 


ou   l\\GITATION    anglaise.  3  45 

fait,  moins  soucieuse  de  sa  prétendue  sympathie  pour  le 
peuple  que  de  maintenir  le  pouvoir  aux  mains  des  ministres 
de  son  choix. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'ait  été  fait  quelques  timides  pas  dans 
la  voie  de  la  liberté  commerciale.  On  a  diminué  les  droits 
sur  les  raisins  de  Gorinthe  [currants).  (Rires.)  J'en  félicite 
sincèrement  les  amateurs  de  puddings.  (Éclats  de  rire.) 
Maisil  faut  autre  chose  que  du  raisin  pour  faire  du  pudding. 
Il  y  entre  aussi  de  la  farine;  et  en  abrogeant  la  taxe  sur  le 
blé,  on  eût  mieux  servi  les  intérêts  de  ceux  qui  mangent 
du  pudding,  et  de  l'immense  multitude  de  nos  frères  qui 
n'en  ont  jamais  vu,  même  en  rêve.  C'est  au  peuple 
de  leur  dire  :  «  Vous  deviez  faire  ces  choses,  sans  négliger 
le  reste.  » 

L'orateur  aborde  la  question  des  sucres  et  la  distinction 
proposée  entre  le  produit  du  travail  libre  et  celui  du  tra- 
vail esclave.  —  Si  nous  adoptons  cette  distinction  en  prin- 
cipe, dit-il,  où  nous  arrêterons-nous?  Si  nous  devons  nous 
enquérir  de  la  tradition  sociale,  morale  et  politique  de 
tous  les  peuples  avec  lesquels  il  nous  sera  permis  d'entrete- 
nir des  relations,  où  poserons-nous  la  limite?  Une  grande 
partie  du  blé  qui  arrive  dans  ce  pays,  même  sous  la  loi 
actuelle  (et  il  en  viendrait  davantage  si  elle  ne  s'y  opposait), 
provient  d'un  pays  où  l'esclavage  est  dans  toute  sa  force,  je 
veux  parler  de  la  Russie.  (Grognements.)  Vraiment,  je  suis 
surpris  que  les  sociétés  en  faveur  de  la  protection,  qui 
battent  les  buissons  pour  chasser  aux  arguments,  et  ne 
sont  pas  difficiles,  ne  se  soient  pas  encore  emparées  de 
celui-ci  :  «  Maintenons  la  loi-céréale  pour  exclure  le  blé 
russe.  » 

M.  MiLNER  Gtbson,  m.  P.  pour  Manchester.  (Nous 
sommes  forcé  par  le  défaut  d'espace  à  nous  renfermer 
dans  l'analyse  et  quelques  extraits  du  remarquable  discours 
de  l'honorable  représentant  de  Manchester.) 


:V^6  CODDEN   ET   LA    LIGUE 

Monsieur  le  pR^sident,  c'est  avec  bonheur  que  je  vous  ai  en- 
tendu déclarer,  à  l'ouverture  de  la  séance,  que  vous  (Miez  résolu 
à  ne  jamais  ralentir  vos  efforts  jusqu'au  trioniphe  de  la  liberté 
commerciale.  Je  meréjouisde  vous  entendre  exprimer  quevous 
sentez  profondément  la  justice  de  cette  cause,  car  je  sais  que 
cette  association  et  ces  meetings  ne  surgissent  pas  d'une  impul- 
sion nouvelle  et  soudaine,  mais  qu'ils  sont  fondés  sur  la  large 
et  éternelle  base  de  la  justice  immuable.  (Acclamations.)  La 
liberté  commerciale  n'est  pasjune  question  de  souS;,de  shillings 
Cl  de  guinées.  C'est  une  question  qui  implique  les  droits  de 
l'homme,  le  droit,  pour  chacun,  d'acheter  et  de  vendre,  le 
droit  d'obtenir  une  juste  rémunération  du  travail  ;  et  je  dis 
qu'il  n'est  aucun  des  droits,  pour  la  protection  desquels  les 
gouvernements  sont  établis,  qui  soit  plus  précieux  que  celui 
de  vivre  d'un  travail  libre  de  toute  entrave  et  de  toute  restric- 
tion. (Acclamations.) 

L'honorable  orateur  traite  longuement  la  question  à  ce 
point  de  vue. 

Je  me  rappelle  que  le  duc  de  Richmond  disait  dans  une  oc- 
casion :  «  Si  l'on  abroge  les  lois-céréales,  je  quitte  le  pays,  » 
(Éclats  de  rire.)  On  lui  répondit  :  «  Au  moins  vous  n'emporterez 
pas  vos  terres.  »  (Nouveaux  rires.)  Mais  considérons  la  position 
où  se  place  un  homme  qui  fait  une  telle  déclaration.  Qu'est-ce 
que  la  loi-céréale  ?  Quelle  est  sa  nature  ?  Cela  se  réduit  à  ceci  : 
Des  gens  qui  tiennent  boutique  d'objets  de  consommation  ne 
veulent  pas  que  d'autres  vendent  des  objets  similaires.  Le  noble 
duc  est  grandement  engagé  dans  ce  genre  d'affaires,  et  il  vou- 
drait bien  être  une  sorte  de  marchand  breveté.  (Rires.)  Mais  je 
dis  que  tout  Anglais  a  le  même  droit  que  lui  d'approvisionner 
le  marché  de  blé,  pourvu  qu'il  l'ait  acquis  honnêtement.  Comme 
Anglais,  j'ai  le  droit  de  vendre  du  blé  que  je  me  suis  procuré 
par  l'échange,  justement  comme  le  duc  de  Richmond  aie  droit 
de  vendre  du  blé  qu'il  s'est  procuré  par  la  culture.  Mais^  me 
dit-on,  vous  ne  devez  pas  le  faire,  parce  que  cela  empêcherait 
le  noble  duc  de  tirer  un  parti  aussi  avantageux  de  sa  propriété» 


ou    LAGIIATION    ANGLAISE.  347 

\Ll  quel  droit  ce  grand  seigneur  a-t-il  sur  moi?  Je  ne  saclie 
pas  lui  devoir  quelque  chose,  qu'il  existe  des  comptes  entre 
lui  et  moi,  et  qu'il  doive  avoir  un  contrôle  sur  mon  industrie. 
—  A  ce  point  de  vue,  oh  !  combien  est  monstrueuse  l'interven- 
tion de  la  loi-céréale  sur  la  liberté  civile  des  sujets  de  S.  M.  la 
reine!  (Acclamations.)  Quel  est  le  but  du  gouvernement?  quel 
est  le  but  de  la  société  ?  L'objet  unique  du  gouvernement  est 
d'empêcher  les  citoyens  de  se  faire  déloyalement  du  tort  les  uns 
aux  autres,  d'empêcher  une  classe  d'envahir  les  droits  d'une 
autre  classe.  Or,  je  dis  que  le  droit  de  suivre  une  branche  d'af- 
faires, le  commerce,  est  à  ma  portée,  que  c'est  une  propriété 
que  le  gouvernement  doit  me  garantir.  Mais  qu'a  fait  le  gou- 
vernement? Il  a  aidé  une  classe  de  la  communauté  à  me  dé- 
pouiller de  ce  droit,  de  cette  propriété,  à  m'interdire  l'échange 
du  produit  de  mon  travail;  il  s'est  départi  de  sa  vraie  et  seule 
légitime  mission.  (Acclamations.)  j'espère,  monsieur,  que  l'on 
me  pardonnera  d'insister  autant  sur  ce  sujet  (Continuez,  conti- 
nuez!) ;  mais  je  considère  ce  point  de  vue  comme  le  plus  im- 
portant dans  la  question.  Je  crois  qu'on  n'a  pas  assez  considéré 
le  système  protecteur  au  point  de  vue  de  la  liberté  civile.  Je 
soutiens  que,  comme  vous  avez  aboli  l'esclavage  dans  vos  colo- 
nies, comme  vous  avez  aboli,  dans  toute  l'étendue  des  pos- 
sessions britanniques,  la  faculté  pour  l'homme  de  faire  de  son 
frère  sa  propriété,  vous  devez,  pour  être  conséquent  à  ce  prin- 
cipe, abolir  aussi  le  monopole.  (Acclamations.)  Qu'est-ce  que 
l'esclavage  ?  La  prétention,  de  la  part  d'une  classe  d^hommes, 
au  contrôle  du  travail  d'une  autre  classe  et  à  l'usurpation  des 
produits  de  ce  travail  :  —  mais  n'est-ce  pas  là  le  monopole  ? 
(Applaudissements  prolongés.)  En  détruisant  Tun,  vous  vous 
êtes  engagé  à  détruire  l'autre.  La  servitude  reconnaît,  dans  un 
homme,  un  droit  personnel  à  s'emparer  de  l'esprit,  du  corps  et 
des  muscles  de  son  semblable.  Le  monopole  reconnaît  aussi  le 
droit  inhérent  à  l'aristocratie  de  s'emparer  de  la  rémunération 
industrielle  qui  appartient  et  doit  être  laissée  aux  classes  labo- 
rieuses. (Applaudissements  longtemps  prolongés.)  Iintre  l'escla- 
vage et  le  monopole,  je  ne  vois  de  différence  que  le  degré.  Ln 
principe,  c'est  une  seule  et  môme  chose.  Car  pourquoi  le  plan- 


348  COBDIN    ET   LA   LIGUE 

leur  avait-il  des  esclaves?  Ce  n'est  pas  pour  en  faire  parade  ou 
pour  les  garder  comme  des  canaris  en  cage,  mais  pour 
consommer  le  fruit  de  leur  travail.  Or,  c'est  précisément  là  le 
principe  qui  dirige  les  défenseurs  de  la  loi-céréale.  Ils  veulent 
s'attribuer,  sur  le  produit  des  classes  manufacturières  et  com- 
merciales, une  plus  grande  part  que  celle  à  laquelle  ils  ont  un 
juste  droit... 

La  question,  dans  ses  rapports  avec  la  liberté  civile,  me  pa- 
raît donc  aussi  simple  qu'importante.  Cependant  j  ai  entendu 
de  profonds  théologiens,  versés^ dans  la  philosophie  ancienne, 
dans  les  mathématiques,  capables  d'écrire  et  de  composer  en 
hébreu  et  en  sanscrit,  déclarer  que  cette  loi-céréale  était  si 
compliquée,  si  difficile,  si  inextricable,  qu'ils  n'osaient  s'en 
occuper.  Je  crains  bien  que  ces  excellents  théologiens  de  l'É- 
glise d'Angleterre  n'aperçoivent  ces  difficultés  que  parce  qu'ils 
oublient  cette  maxime,  que  pourtant  ils  citent  souvent  :  «  Mon 
royaume  n'est  pas  de  ce  monde.  »  Je  crains  que  l'acte  de  commu- 
tation des  dîmes  ecclésiastiques  n'ait  introduit  dans  leur  esprit 
des  idées  préconçues,  et  que  ce  qu'ils  redoutent  surtout,  c'est 
que  l'abrogation  des  lois-céréales,  en  diminuant  le  prix  du  pain, 
ne  diminue  aussi  la  valeur  de  leur  dîme.  Si  ce  n'était  cette  ap- 
préhension, j'ose  croire  que  le  clergé  anglican  serait  pour  nous, 
car  le  principe  de  la  liberté  est  en  parfaite  harmonie  avec  la 
morale  chrétienne,  et  les  meilleurs  arguments  qu'on  puisse 
invoquer  en  sa  faveur  se  trouvent  encore  dans  la  Bible.  (Ap- 
plaudissements.) 

La  liberté  commerciale  tendà  réaliser  par  elle-même  tout 

ce  qui  fait  l'objet  des  vœux  du  philanthrope.  Llle  offre  les 
moyens  de  répandre  la  civilisation  et  la  liberté  religieuse,  non- 
seulement  dans  les  possessions  britanniques,  mais  dans  toutes 
les  parties  du  globe.  Si  nous  voulons  .Aoir  le  Brésil  et  Cuba  af- 
franchir leurs  esclaves,  il  ne  faut  pas  isoler  ces  contrées  des  na- 
tions plus  civilisées  où  l'esclavage  est  en  horreur.  Quelle  était 
noire  conduite,  alors  que  nous  étions  nous-mêmes  possesseurs 
d'esclaves,  alors  que  nous  tous,  hélas  !  et  jusqu'aux  évêquesde 
la  Chambre  des  lords,  soutenions  la  traite  des  nègres?  Comment 
agissions-nous  ?  Le  gouvernement  de  ce  pays  connaissait  bien 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  349 

rinflueiice  des  communications  commerciales  sur  la  propaga- 
tion des  idées,  et  il  ne  manqua  pas  d'interdire  toutes  relations 
entre  nos  colonies  occidentales  et  Saint-Domingue  de  peur  de 
leur  inoculer  le  venin  de  la  liberté.  Les  transactions  commer- 
ciales sont,  croyez-le  bien,  les  moyens  auxquels  la  Providence 
a  confié  la  civilisation  du  genre  humain,  ou  du  moins  la  difTu- 
sion  des  vérités  civilisatrices.  En  ce  moment,  l'empereur  de 
Russie  est  à  Londres.  (Grognements  et  sifflets.)  Quand  j'ai 
nommé  ce  souverain,  je  n'ai  pas  voulu  provoquer  des  marques 
de  désapprobation.  Je  pense  que  nous  ne  devons  voir  en  celle 
circonstance  que  la  simple  visite  d'un  homme  privé,  sans  re- 
porter notre  pensée  sur  l'état  de  la  Russie.  Quoi  qu'il  en  soit, 
ce  monarque  est  parmi  nous,  ainsi  que  le  roi  de  Saxe,  et  l'on 
attend  le  roi  des  Français.  On  nous  assure  que  les  visites  réci- 
proques de  ces  augustes  personnages  tendent  à  afTermir  la  paix 
du  monde.  Je  me  réjouis  d'être  témoin  de  ces  communications 
amicales;  mais  pour  établir  la  paix  sur  des  bases  solides,  il 
faut  autre  chose,  il  faut  faire  triompher  les  principes  de  la 
Ligue,  il  faut  attacher  les  nations  les  unes  aux  autres  par  les 
liens  d'un  commun  intérêt,  et  étouffer  l'esprit  d'antagonisme 
dans  son  germe,  la  jalousie  nationale.  (Acclamations.)  Les  em- 
pereurs et  les  ambassadeurs  y  peuvent  quelque  chose  sans 
doute,  mais  leur  influence  est  bien  inefficace  auprès  de  cet  in- 
térêt commun  qui  naîtra  parmi  les  peuples  de  la  liberté  de  leurs 
transactions.  Que  les  hommes  soient  tous  entre  eux  des  clients 
réciproques,  qu'ils  dépendent  les  uns  des  autres  pour  leur 
bien-être,  pour  la  rémunération  de  leur  travail;  et  vous  verrez 
s'élever  une  opinion  publique  parmi  les  nations  qui  ne  per- 
mettra pas  aux  souverains  et  à  leurs  ambassadeurs  de  les  en- 
traîner dans  la  guerre,  comme  cela  est  trop  souvent  arrivé  au- 
trefois  

Nous  citerons  un  dernier  extrait  de  ce  discours  pour 
montrer  que  la  question  est  plus  près  de  sa  solution  qu'on 
ne  s'en  doute  en  France, 

«  Le  ministère  demande  h  être   forcé;  il  vous  invite   à  le 

III.  20 


350  COBDEN    ET    LA   LIGUE 

forcer.  Plus  vous  le  presserez,  plus  il  vous  accordera.  Je  suis 
persuadé  qu'à  aucune  époque  de  notre  histoire,  on  n'a  vu  les 
ministres  de  la  couronne  en  appeler  aussi  directement  à  l'a- 
gitation et  insinuer  à  l'opposition  qu'ils  ne  demandent  qu'à 
avoir  la  main  forcée.  Vous  les  voyez  fréquemment  emporter  les 
questions,  non  par  le  secours  de  leurs  amis  qui  ne  sont  que 
des  dupes,  mais  par  l'influence  de  leurs  adversaires.  «  Voyez, 
disent-ils,  le  bruit  que  font  tous  ces  messieurs  engagés  dans 
la  Ligue;  nous  ne  pouvons  plus  maintenir  ces  lois  de  protec- 
tion. Vous  devez  y  renoncer.  Le  pays  est  en  danger;  si  vous 
n'abandonnez  pas  la  protection,  vous  serez  réduits  à  abandon- 
ner bien  davantage.  Soyez  donc  prudents  à  propos,  car  la  pres- 
sion est  devenue  trop  forte  pour  pouvoir  y  résister.  Vous  ne 
pouvez  chercher  les  éléments  d'une  administration  dans  la 
Société  centrale  pour  la  protection  de  l'agriculture,  ni  dans 
l'association  des  Antilles.  Elles  ne  présenlent  pas  des  hommes 
assez  forts.  Pour  avoir  un  cabinet  conservateur,  il  vous  faut 
avoir  recours  à  nous,  et  (ajoute  sir  Robert  Peel),  je  vous  le  dé- 
clare, gentlemen,  la  pression  du  parti  free-trader  est  devenue 
irrésistible,  et  je  ne  veux  pas  que  de  vaines  considérations,  une 
exagération  de  persistance,  viennent  me  faire  obstacle  quand 
j'ai  un  grand  devoir  à  remplir.  Ainsi,  acceptez  la  liberté  com- 
merciale, ou  renoncez  à  mon  concours.  »  (Rires  prolongés.) 
C'est  là  un  bon  et  prudent  avis.  Nous  suivons,  je  le  crois,  une 
marche  convenable  et  patriotique  à  tous  égards,  soit  au  point 
de  vue  des  considérations  morales,  soit  sous  le  rapport  de  l'ac- 
cumulation des  richesses.  Je  dis  que  nous  suivons  une  marche 
convenable,  quand  nous  nous  efforçons  de  former,  autant  qu'il 
est  en  nous,  une  opinion  publique  qui  est  l'instrument  dont  le 
ministère  se  servira  pour  abroger  ces  lois  funestes.  Quand  il 
dit  à  l'aristocratie  qu'elle  doit  renoncer  à  la  protection,  ou  à 
bien  d'autres  privilèges  plus  importants,  il  lui  donne  un  sage 
conseil,  car  je  me  rappelle,  et  beaucoup  d'entre  vous  se  rappel- 
lent aussi,  sans  doute,  l'éloquente  expression  du  révérend 
Robert  Stall,  qui  disait  :  «  11  y  a  une  tache  de  putridité  à  la 
racine  de  l'arbre  social  qui  gagnera  les  branches  extrêmes  et 
les  flétrira,  quelque  élevées  qu'elles  puissent  être.  »  (M.  Gib- 


ou   l'agitation    anglaise.  351 

son  reprend   sa   place   au   bruit  d'applaudissements  enthou- 
siastes.) 

M.  Robert  Moore  lui  succède. 


Les  deux  grandes  questions  sur  lesquelles  se  portent  les 
efforts  opposés  des  free-traders  et  des  prohibitionnistes,  sa- 
voir :  la  loi-céréale  et  la  loi  des  sucres,  approchent  enfin, 
sinon  de  leur  dénoûment  définitif,  du  moins  de  la  solution 
provisoire  qu'elles  doivent  recevoir  cette  année  par  un  vote 
du  Parlement.  Nous  terminerons  donc,  du  moins  pour  cette 
campagne,  l'œuvre  que  nous  avons  entreprise,  par  l'analyse 
succincte  des  débats  et  des  péripéties  parlementaires  aux- 
quels auront  donné  lieu  ces  votes  mémorables.  Commen- 
çons par  la  loi  des  sucres. 

Il  semble  que  cette  question  n'a  qu'un  médiocre  intérêt 
pour  le  public  français  ;  cependant  elle  a  fait  ressortir  d'une 
manière  si  remarquable  les  aberrations  de  l'esprit  de  parti, 
et  le  soin  minutieux  qu'ont  pris  les  membres  de  la  Ligue  de 
se  défaire  de  cette  rouille,  qui  semblait  inhérente  aux  gou- 
vernements constitutionnels,  que  l'on  ne  lira  pas  sans  inté- 
rêt, nous  le  croyons,  les  phases  de  celle  grande  lutle,  qui, 
on  se  le  rappelle,  compromit  un  instant  Texistence  du  mi- 
nistère. 

Établissons  d'abord  l'état  de  la  question. 

La  législation  ancienne,  et  encore  en  vigueur  au  moment 
du  vote,  frappait  le  sucre  colonial  d'un  droit  de  24  sh.,  et 
le  sucre  étranger  d'une  taxe  de  63  sh.  —  La  différence,  ou 
39  sh.,  était  donc  la  part  faite  à  la  protection. 

Sûus  le  ministère  de  lord  John  Russell,  le  gouvernement 
proposa  de  modifier  ainsi  ces  taxes  : 

Sucre  colonial,  24  sh.  —  Sucre  étranger,  36  sh.  Ainsi, 
la  protection  était  réduite  à  12  sh.  au  lieu  de  39,  et  l'aban- 


3  52  COBDEN  ET   LA   LIGUE 

don  de  ce  système  colonial,  auquel  on  croit  l'Angleterre  si 
attachée,  consommé  dans  cette  mesure.  C'est  à  l'occasion 
de  cette  proposition  que,  par  l'influence  combinée  des  mo- 
nopoleurs, le  cabinet  whig  fut  renversé. 

Les  torys  arrivés  au  pouvoir  avec  la  mission  expresse  de 
maintenir  la  protection,  forcés  eux-mêmes  de  céder  aux 
exigences  de  l'opinion  publique  éclairée  par  les  travaux  de 
la  Ligue,  proposèrent,  en  1844,  par  l'organe  de  M.  Peel,  la 
modifiralion  suivante  : 

Sucre  colonial,  24  sh.  —  Sucre  étranger,  34  sh. 
La  protection  est  ainsi  réduite  à  10  sh. 
Il  semble  d'abord  que  cette  mesure,  présentée  par  les 
torys,  soit  plus  libérale  que  celle  qui  les  mit  à  même  de 
renverser  les  wbigs. 

Mais  il  faut  prendre  garde  que  la  réduction  de  63  à  34  sh. 
n'est  accordée  par  sir  R.  Peel  qu'au  sucre  étranger  produit 
par  \e  ti^avail  libre  {free-grown  8ugar).  Ainsi,  le  monopole 
se  trouve  affranchi  de  la  concurrence  de  Cuba  et  du  Brésil, 
qui  était  pour  lui  la  plus  redoutable. 

Les  monopoleurs,  qui,  à  leur  grand  regret,  ne  peuvent 
marcher  qu'avec  l'opinion  publique,  se  sont  emparés  ici, 
avec  une  habileté  incontestable,  du  sentiment  d'horreur 
que  l'esclavage  inspire  à  toutes  les  classes  du  peuple  anglais. 
Ce  sentiment  fomenté,  exalié  pendant  les  quarante  années 
ôeVagitation  abolitionniste,  a  servi,  dans  son  aveuglement, 
à  la  perpétration  d'une  fraude  grossière  dans  le  Parlement. 
On  a  vu  dans  le  compte  rendu  des  meetings  de  la  Ligue, 
l'opinion  de  cette  association  relativement  à  celte  distinc- 
tion entre  le  sucre-libre  et  le  sucre-esclave. 

Il  est  bon  de  dire  ici,  qu'en  présentant  celte  loi,  sir  Ro- 
bert Peel  a  déclaré  que,  si  l'état  du  revenu  public  le  per- 
mettait, il  se  proposait  de  pousser  beaucoup  plus  loin  la 
réforme  en  1845,  mais  qu'il  tenait  à  faire  prévaloir  en  prin- 
cipe, et  dès  cette  année,  la  distinction  entre  les  deux  sucres, 


ou    L'AGîTAHON    anglaise.  35  3 

afin  de  la  faire  reparaître  lorsqu'il  s'agirait  d'un  nouvel  abais- 
sement des  droits.  Il  est  permis  de  croire  que  son  arrière- 
pensée  était  de  se  ménager  nn  moyen  de  conclure  un  traité 
de  commerce  avec  le  Brésil,  et  nous  savons  en  effet  que  des 
commissaires  anglais  sont  en  ce  moment  chargés  de  cette 
mission. 

Ainsi,  la  mesure  soumise  au  Parlement  était  celle-ci  : 

Sucre  colonial,  24  sb.  —  Sucre-libre  étranger,  34  sb.  — 
Sucre-esclave  étranger,  63  sb. 

Le  premier  amendement  fut  proposé  par  lord  John  Rus- 
seil.  Il  tendait  à  faire  disparaître  la  distinction  entre  le  su- 
cre-libre et  le  sucre-esclave;  en  d'autres  termes,  il  propo- 
sait 24  sb.  pour  le  sucre  colonial,  et  34  pour  le  sucre 
étranger,  de  toutes  provenances. 

Cet  amendement  fut  repoussé  par  197  voix  contre  128. 

Un  second  amendement  fut  présenté  par  M.  Ewarl, 
membre  de  la  Ligue.  En  harmonie  avec  les  doctrines  do 
cette  puissante  association,  il  n'allait  à  rien  moins  qu'à  la 
suppression  de  tous  droits  différentiels,  non  point  entre  le 
sucre-libre  et  le  sucre-esclave,  mais  entre  le  sucre  colonial 
et  le  sucre  étranger.  En  un  mot,  M.  Ewart  proposait  le  droit 
do  24  sb.  pour  tous  les  sucres,  sans  distinction  d'aucune 
espèce. 

Les  Ligueurs  ne  pouvaient  espérer  de  faire  triompher  leurs 
vues,  mais  ils  voulaient  une  discussion  de  principes  ;  et  en 
effet,  dans  cette  séance  mémorable,  les  principes  de  la 
liberté  absolue,  les  vices  du  système  colonial  furent  exposés 
avec  une  grande  force  par  MM.  Ewart,  Bright,  Gobden, 
Roebuck  et  Warburton . 

Cependant  l'amendement  fut  repoussé  par  259  voix  con- 
tre 36. 

-Enfin  est  venu  le  captieux  amendement  de  M.  Philips 
Miles,  député  de  Bristol,  qui  a  un  moment  ébranlé  le  cabi- 
net tory.  Voici  cet  amendement  ; 

20. 


35  4  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

Sucre  colonial,  20  sh.  —  Sucre-libre  étranger',  d'une  cer- 
taine qualité,  30  sh.  {brotvn^  muscovado  or  dayed).  —  Su- 
cre-libre étranger,  d'une  autre  qualité,  34  sh.  (7vhite  clayed 
or  équivalent). 

Cet  amendement  était  parfaitement  calculé  pour  jeter  le 
trouble  dans  toutes  les  dispositions  de  la  Chambre  des  com- 
munes. Il  laissait  à  la  protection  une  marge  de  10  sh.  dans 
un  cas,  et  de  14  dans  l'autre.  Il  pouvait  plaire  aux  free-tra- 
dersj  car  il  paraissait  abaisser  le  niveau  général  des  droits 
de  tous  les  sucres,  même  coloniaux.  Il  devait  convenir  aux 
monopoleurs  qui  le  mettaient  en  avant,  sachant  bien  que. 
dans  la  pratique  il  leur  donnerait  une  prime  de  14  sh.,  pres- 
que tout  le  sucre  qui  s'importe  en  Angleterre  étant  de  cette 
qualité  spéciale  soumise  au  droit  de  34  sh. 

Aussi  cet  amendement  passa-t-il  à  la  première  épreuve. 

Mais  la  confusion  fut  bien  plus  grande  encore  lorsque  le 
ministère  vint  déclarer  qu'il  se  retirerait  si  la  Chambre  per- 
sistait dans  sa  résolution . 

On  comprend  facilement  que  Vesprit  de  parti  vint  s'atta- 
cher beaucoup  plus  à  la  question  de  cabinet  qu'à  la  ques- 
tion des  sucres. 

Par  le  fait,  l'une  et  l'autre  étaient  à  la  disposition  de  la 
Ligue.  Disposant  de  plus  de  cent  voix,  elle  pouvait  à  son  gré 
faire  pencher  la  balance  en  faveur  des  whigs  ou  des  torys. 
Chacun  avait  les  yeux  fixés  sur  les  Ligueurs. 

Quelle  fut  pourtant  leur  conduite?  Quoique  naturellement 
plus  portés  pcurRussell  que  pour  Peel,  ils  se  mirent  à  étu- 
dier la  question,  abstraction  faite  de  tout  esprit  de  parti,  de 
toute  combinaison  parlementaire  et  ministérielle,  et  au  seul 
point  de  vue  de  la  liberté  commerciale.  Ils  crurent  que  la 
])roposition  du  gouvernement  était  plus  libérale  que  celle  de 
M.  Miles.  Ils  repoussèrent  l'amendement,  et  le  ministère 
Peel  fut  maintenu. 

On  a  beaucoup  reproché  aux  ligueurs  celte  conduite.  On 


ou   l'agitation    anglaise.  35  5 

a  dit  qu'ils  avaient  sacrifié  à  une  simple  question  d'argent 
une  grande  révolution  ministérielle,  qui  aurait  plus  lard 
profité  au  principe  de  la  liberté  commerciale.  : 

Le  remarquable  discours  prononcé  par  M.  Cobden  au 
meeting  de  la  Ligue  du  19  juin,  fera  connaître  les  motifs  do 
l'Association,  et  initiera  le  lecteur  à  cet  esprit  nouveau  qui 
surgit  en  Angleterre,  et  qui  étouffera  jusqu'aux  derniers 
restes  du  fléau  destructeur  qu'on  nomme  :  Esprit  de 
parti. 

Séance  du  19  juin  1844. 

M.  Cobden  est  reçu  avec  enthousiasme  par  une  assemblée 
des  plus  nombreuses  et  des  plus  distinguées  qui  ait  jamais 
assisté  aux  meetings  de  Govent-Garden.  Quand  le  silence 
est  rétabli,  il  s'exprime  en  ces  termes  : 

Monsieur  le  président,  ladies  et  gentlemen,  je  viens  d'apprendre 
que  le  docteur  Bo^ring,  que  vous  espc^iez  entendre  ce  soir, 
avait  été  inévitablement  forcé  de  s'absenter.  Je  me  présente 
donc  pour  remplir  la  place  qu'il  a  malheureusement  laissée 
vide.  Des  sujets  nouveaux  sur  notre  grande  cause  me  feraient 
défaut  peut-être,  si,  devenue  prédominante  dans  tout  le  pays, 
elle  ne  présentait  chaque  semaine  quelque  phase  nouvelle  pour 
servir  de  texte  à  nos  entretiens.  Gentlemen,  la  semaine  der- 
nière, nous  avons  eu  deux  discussions  à  la  Chambre  des  com- 
munes, et  si  lesprit  de  parti  n'avait  pas  mis  de  côté  la  pauvre 
économie  politique,  cette  assemblée  serait  devenue  une  grande 
école  bien  propre  à  instruire  le  public  sur  une  matière  qui,  je 
crois,  n'est  pas  suffisamment  comprise.  Je  veux  parler  de  ce 
qu'on  nomme  Droits  différentiels.  {Lcoutez!  écoutez!)  Malheu- 
reusement aux  deux  côtés  de  la  Chambre,  plusieurs  person- 
nages, au  lieu  de  ne  voir  dans  le  débat  que  4  sh.  do  plus  ou  de 
moins  à  accorder  à  la  protection  du  sucre,  se  sont  persuadé 
qu'il  s'agissait  de  places,  de  pouvoir,  d'influence  à  conquérir 
pour  eux-mêmes.  (Écoutez  I  écoutez  !)  La  vraie  question  a  été  ainsi 


3  56  COBDEN    F.T    lA    UGVE 

absorbée  dans  des  récriminations,  des  invectives,  des  reproches 
rétrospectifs,  à  l'occasion  d'actes  qni  remontent  à  183n.  En  un 
mot,  ceux  qui  sont  en  dehors  comme  ceux  qui  sont  au  dedans 
du  pouvoir,  paraissaient  sous  l'influence  d'une  seule  cause 
d'anxiété,  savoir,  si  les  uns  chasseraient  les  autres  et  se  met- 
traient à  leur  place.  (Applaudissements.)  Lndies  et  gentlemen, 
cette  enceinte  est  aussi  une  école  d'économie  politique,  et  si 
vous  le  permettez,  je  vous  donnerai  une  leçon  sur  le  sujet  qui 
était  le  vrai  texte  du  débat  àlaChambre  des  communes,  et  quia 
été  étouffé,  au  grand  détriment  de  l'intérêt  public,  par  d'autres 
matières,  selon  moi,  beaucoup  moins  importantes.  Je  voudrais 
que  le  pays  comprît  bien  la  signification  de  ces  expressions  : 
Droits  différentiels;  et  je  crois  pouvoir  en  donner  une  explica- 
tion si  simple,  qu'après  l'avoir  entendue,  un  enfant  sera  en  me- 
sure de  faire  à  son  tour  la  leçon  à  son  vieux  grand-père  auprès 
du  foyer.  —  Vous  savez  que  le  marché  de  Covent-Garden,  où 
se  vendent  les  légumes  pour  la  consommation  de  la  métropole, 
appartient  au  duc  de  Bedfort.  —  Je  supposerai  qu'un  certain 
nombre  de  jardiniers,  propriétaires  d'une  étendue  limitée  de 
terrain  dans  le  voisinage,  par  exemple,  la  paroisse  de  Ham- 
mersmith,  décidentle  duc  de  Bedfort  à  établirun  droit  de  10  sh. 
par  charge  sur  tous  les  choux  qui  viendront  des  environs, 
comme  Battersea  et  autres  paroisses,  en  exceptant  celle  de 
Hammersmith.  Quelle  serait  la  conséquence?  Comme  la  pa- 
roisse à  laquelle  serait  conféré  le  privilège  ne  produit  pas 
assez  de  choux  pour  la  consommation  de  la  métropole,  les  jar- 
diniers de  Hammersmith  s'abstiendraient  de  vendre  jusqu'à 
ce  qu'ils  pussent  obtenir  le  môme  prix  que  ceux  de  Battersea, 
lesquels,  ayant  à  payer  ÎO  sh.  au  duc  de  Bedfort,  ajouteraient 
naturellement  le  montant  de  ce  droit  au  prix  naturel  de  leurs 
légumes.  Que  résulterait -il  donc  de  là?  Le  voici  :  le  noble  duc 
de  Bedfort  recevrait  10  sh.  par  charge  pour  tous  les  choux  ve- 
nus de  Battersea  ou  d'ail'eurs.  —  Les  jardiniers  de  Hammers- 
mith vendraient  nussià  10  sh.  plus  cher  qu'autrefois,  etn'ayant 
pas  à  payer  le  droit,  ils  l'empocheraient  ;  quant  au  public, 
il  paierait  10  sh.  d'extra^  sur  les  choux  de  toutes  les  provenances. 
Supposons  maintenant  que  le  noble  duc  a  besoin  de  tirer 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  Sa7 

de  ces  choux  un  peu  plus  de  revenu,  et  que  voulant  néanmoins 
continuer  à  favoriser  les  jardiniers  de  Hammersmith,  il  pro- 
pose de  prélever  sur  leurs  choux  une  taxe  de  10  sh.,  mais  en 
même  temps  de  porter  à  20  sh.,  le  droit  sur  les  choux  de  Bat- 
tersea  et  d'ailleurs.  Voyons  l'effet  de  celte  mesure.  Comme 
dans  le  cas  précédent,  les  hommes  de  Hammersmith  tiendront 
la  main  haute,  jusqu'à  ce  que  le  prix  des  choux  soit  fixé  par 
les  jardiniers  de  Battersea  qui  ont  à  payer  un  droit  de  20  sh., 
tandis  que  leurs  concurrents  ne  paient  que  10  sh.  De  quelle 
manière  ces  combinaisons  affecteront-elles  le  public? —  Il 
paiera  20  sh.  au  delà  de  la  valeur  naturelle  sur  tous  les  choux 
qu'il  achètera.  Le  duc  de  Bedfort  recouvrera  la  totalité  du  droit 
de  20  sh.  sur  les  choux  de  Battersea,  il  recouvrera  aussi  lO  sh. 
sur  ceux  de  Hammersmith,  et  les  jardiniers  de  Hammersmith 
empocheront  les  10  autres  shillings.  Mais  quant  au  public  il 
paiera  dans  tous  les  cas  une  taxe  de  20  sh. 

Quelque  temps  après,  les  jardiniers  de  Hammersmith  dési- 
rent avoir  un  peu  plus  de  monopole.  En  ayant  goûté  les  dou- 
ceurs, ils  veulent  y  revenir,  cela  est  bien  naturel  (rires);  et,  en 
conséquence,  ils  s'assemblent  et  mettent  toutes  leurs  ruses  en- 
commun.  Ils  ne  jugent  pas  à  propos  de  réclamer  du  duc  de  Bed- 
fortunenouvelle  aggravation  de  droits  sur  leschoux  de  Battersea, 
parce  que  la  mesure  serait  extrêmement  impopulaire.  Ils  ima- 
ginent d'élever  ce  cri  :  Les  choux  à  bon  marché  !  et  disent  au  no- 
ble propriétaire  de  Covent-Garden  :  «  Réduisez  le  droit  sur  les 
choux  de  Hammersmith  de  10  à  6  sh.,  laissant  la  taxe  sur  ceux 
de  Battersea  telle  qu'elle  est  maintenant  à  20  sh.  » 

Revêtus  du  manteau  du  patriotisme,  ils  s'adressent  à  lord 
John  Russell  et  le  prient  d'intervenir  auprès  de  son  frère,  le 
duc  de  Bedfort,  afin  qu'il  adopte  cette  admirable  combinaison. 
Le  noble  duc,  que  je  suppose  un  homme  avisé,  réplique  :  Votre 
devise  :  les  choux  à  bon  marché  !  n'est  qu'un  prétexte  pour 
cacher  votre  égoïsme.  —  Si  je  réduis  votre  taxe  de  4  sh.,  lais- 
sant celle  de  Battersea  à  20  sh.  comme  à  présent,  vous  conti- 
nuerez à  vendre  vos  choux  au  même  prix  que  vos  concurrents, 
et  le  seul  résultat,  c'est  que  je  perdrai  4  sh.  que  vous  em[)0- 
(.•herez,et  le  public  paiera  précisément  le  même  prix  qu'aupa- 


358  COBDEN    ET   LA    LIGUE 

ravant.  (Applaudissements.)  Mettez  le  mot  «  sucre  »  à  la  place 
du  mot  «chou  »,  et  vous  aurez  une  complète  intelligence  delà 
motion  récemment  proposée  par  nos  anciens  adversaires,  les 
planteurs  des  Indes  occidentales.  (Écoutez!  écoutez!)  Le  gouver- 
nement avait  proposé  de  fixer  le  droit  sur  le  sucre  étranger  à 
34  sh.  et  le  sucre  colonial  à  24  sh.,  c'était  donner  au  produc- 
teur de  ce  dernier  un  extra-prix  de  10  sh.,  parce  que,  comme 
dans  l'hypothèse  des  choux  de  Hammersmith,  les  fournitures 
des  colons  sont  insuffisantes  pour  notre  marché,  et  ils  ne  ven- 
dront pas  une  once  de  leur  sucre  jusqu'à  ce  qu'ils  retirent  le 
même  prix  que  les  planteurs  de  Java,  lesquels,  sur  ce  prix,  ont 
à  payer  un  droit  de  10  sh.  plus  élevé  que  nos  colons.  Voyons  à 
combien  monte  ce  diïoïi  protecteur  ?  Nos  colonies  fournissent, 
en  nombre  rond,  à  ce   pays,  environ  4,000,000   quintaux  de 
sucre;  10  sh.  par  quintal,  sur  cette  quantité,  cela  fait  bien,  si 
je  sais  compter,  2  millions  sterling.  Cette  somme  immense, 
c'est  la  prime,  ou,  comme  on  l'appelle,  \k  protection  que  le  gou- 
vernement propose  d'accorder  aux  planteurs  des  Indes  occi- 
dentales. Gentlemen,  quelle  a  été  la  conduite  des  free-traders 
-par  rapport  à  ce  monopole?  Nous  avons  mis  en  avant  une  mo- 
tion pour  l'égalisation  des  droits  sur  tous  les  sucres,  afin  que 
tous  les  producteurs  de  sucre  payassent  une  taxe  égale,  sous 
forme  de  droit,  à  la  reine  Victoria,  et  qu'il  ne  fût  permis  à 
aucun  de  mettre  une  portion   de  cette  taxe  dans  sa  poc^e. 
(Bruyants  applaudissements.)  Nous  avons  soutenu  cette  pro- 
position à  la  Chambre  des  communes,  et  bien  que,  à  ce  que  je 
crois,  nous  les  ayons  indubitablement  battus  par  les  arguments, 
ils  nous  ont  battus  par  les  votes.  Est  venu  alors  l'amendement 
de  M.  Miles,  qui  proposait  un  droit  de  20  sh.  sur  le  sucre  colo- 
nial, et  30  sh.  sur  le  sucre  étranger.  Mais  en  même  temps,  in- 
troduisant dans  sa  mesure  une  distinction  omise  dans  le  projet 
du  gouvernement,  il  voulait  que  tout  sucre  étranger,  d'une 
espèce  pa)1iculière  appelée  vMte-clayed,  payât  34  sh.  —  Je  suis 
informé  qu'un  grand  nombre  de  personnes,  même  dans  celle 
capitale  éclairée,  pensent  que  les  free-traders  ont  eu  tort  de 
rèsisler  à  l'amendement  de  M.  Miles.  (Écoutez!)  D'abord,   un 
fort  soupçon,  pour  ne  rien  dire  de  plus,  s'attachait  à  l'origine 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  359 

de  cette  proposition  ;  cependant,  je  ne  la  juge  pas  d'aprôs  celte 
circonstance.  Les  planteurs  des  Antilles  se  plaignaient  de  ce 
que  la  motion  de  sir  Robert  Peel  causait  leur  ruine,  et  c'est 
pourquoi  ils  lui  opposaient  l'amendement  de  M.  Miles.  Il  y  a 
pourtant  des  gens  assez  bénévoles  pour  croire  que  cette  dernière 
mesure  est  moins  protectrice  que  la  première.  Mais  ne  jugeons 
pas  sur  l'apparence  ;  n'apprécions  pas  la  mesure  par  le  carac- 
tère de  ceux  qui  la  proposent,  mais  examinons-en  la  portée  et 
la  tendance  réelle.  La  réduction  de  4  sh.  sur  le  sucre  colonial 
embrasse  tout  le  sucre  colonial,  quelle  qu'en  soit  la  qualité. 
La  réduction  de  4  sh.  sur  le  sucre  étranger,  c'est  seulement  la 
réduction  sur  une  certaine  qualité  de  sucre  étranger.  Recher- 
chons donc  quelle  est  la  nature  du  sucre  étranger  que  Ton 
excepte  de  cette  réduction  et  sur  lequel  le  droit  de  34  sh.  con- 
tinuera à  être  prélevé,  car  c'est  là  qu'est  toute  la  question.  Les 
hommes  qui  ne  sont  pas  versés  dans  le  commerce  du  sucre,  ne 
sont  que  des  juges  fort  incompétents  du  mérite  et  des  effets  de 
l'exception  proposée.  Quelques-uns  d'entre  nous,  free-traders, 
nous  avons  pensé  qu'il  valait  la  peine  d'aller  aux  informations 
dans  la  Cité,  pour  savoir  enfin  ce  que  c'était  que  ce  clayed 
sugar,  qui  nous  vient  de  pays  étrangers.  Nous  avons  cru  que 
nous  n'avions  rien  de  mieux  à  faire,  et,  en  conséquence,  nous 
avons  consulté  une  vingtaine  de  raffineurs  et  de  marchands 
parmi  lesquels,  etc.. . 

M.  Gobden  cite  ici  l'opinion  d'un  grand  nombre  d'hommes 
spéciaux  qui  s'accordent  à  dire  que  cette  qualité  de  sucre 
étranger  {white  clayed)^  qui  eSt  exceptée  par  l'amendement 
de  M.  Miles  du  bénéfice  de  la  réduction  de  4  sh.,  forme  en 
ce  moment  et  formera  en  toutes  circonstances  les  trois 
quarts  de  l'importation  étrangère. 

D'après  cela,  messieurs,  je  n'hésite  pas  à  déclarer  que  l'a- 
mendement de  M.  Miles  n'était  autre  chose  qu'un  piège  tendu 
aux  free-traders  inattentifs.  (Écoutez!  écoutez  !)  Je  n'accuse  pas 
M.  Miles  d'être  l'inventeur  ou  le  complice  de  cette  déception 
calculée.  Mais  je  crois  que  ce  plan  artificieux  a  été  combiné  à 


3G0  COBDEN    I£T  LA    LIGUli 

Minenglane  par  des  hommes  qui  savaient  très-bien  ce  qu'ils 
faisaient,  et  qui  espéraient  enlacer  les  free-traders  de  la  Cham- 
bre des  communes  dans  leurs  spécieux  artidces.  Quel  eût  été 
l'effet  de  Famendement  s'il  eût  été  adopté?  Le  droit  sur  le 
sucre  colonial  eût  été  abaissé  de  24  à  20  sh.  La  grande  masse 
de  sucre  étranger  eût  payé  34  sh.  Ainsi,  la  prime  de  protec- 
tion en  faveur  des  intérêts  coloniaux  eût  été  de  14  sh.  au  lieu 
de  10  que  leur  accorde  la  proposition  ministérielle.  (Écoutez! 
écoutez  !)  Cependant  il  y  a  des  hommes  simples  qui  nous  disent  : 
«  Pourvu  que  l'amendement  Miles  nous  fasse  obtenir  le  sucre 
à  meilleur  marché,  quel  mal  y  a-t-il  à  ce  que  les  planteurs  y 
trouvent  aussi  quelque  avantage?  »  Mais  le  fait  est  qu'il  ne  nous 
fera  pas  avoir  le  sucre  à  meilleur  marché.  Une  réduction  de 
4  sh.  sur  le  sucre  colonial  ^g  bornerait  à  faire  passer  une  cer- 
taine somme  du  revenu  public  dans  la  poche  des  monopoleurs. 
4  sh.  sur  4,000,000  quinlaux  qui  viennent  annuellement  de  nos 
colonies,  équivalent  à  800,000  1.  st.  qui  seraient  enlevées  à  l'É- 
chiquier national  et  que  vous  vous  verriez  contraints  d'y  res- 
tituer par  quelque  autre  impôt.  Prenez  bien  garde  à  ceci  :  le 
revenu  public  et  le  revenu  national  naviguent  dans  la  même 
barque;  les  monopoleurs  sont  dans  une  autre,  et  si  vous  ôlez 
au  revenu  public  pour  donner  au  monopole,  il  faut  vous  sou- 
mettre à  des  taxes  nouvelles.  Qu'est-ce  que  le  plan  de  M.  Miles  ? 
Rien  autre  chose  que  l'absorption  par  les  monopoleurs  d'un 
revenu  destiné  à  la  reine  Victoria,  c'est  le  renouvellement  de 
mesures  qui  nous  ont  déjà  conduits  kVincome-tax.  (Approbation.) 
Il  y  en  a  qui  disent  que  la  somme  ainsi  distraite  de  l'Échiquier 
est  insignifiante.  Mais  il  faut  se  rappeler  qu'il  s'agit  de 
800  000  liv.  st.  par  an,  et  que  cette  somme  à  4  pour  0/0  répond 
à  un  capital  de  20  millions  de  liv.  st.  Ainsi  la  proposition  de 
M.  Miles  revient  à  ceci,  ni  plus  ni  moins  :  Prendre,  pour  la 
seconde  fois,  20  millions  dans  les  poches  du  public  pour  les 
livrer  aux  intérêts  coloniaux.  J'ai  dit  à  mes  amis  et  je  répète 

\^^\^ car  je  reconnais  à  certains  signes  qu'il  y  en  a  parmi 

vous  qui  ont  été  dupes  de  cette  proposition  insidieuse,  —  je 
répète  qu'une  réduction  de  droit  sur  le  sucre  colonial  ne  fera 
pas  baisser  le  sucre  d'un  farthing  tant  que  le  droit  sur  le  sucre 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  361 

étranger  restera  le  même.  —  Et  puisqu'on  nous  a  annoncé  qu'à 
une  époque  très-prochaine,  probablement  dans  un  an,  il  y 
aurait  un  changement  profond  dans  les  droits  sur  le  sucre, 
profitons  du  temps  pour  bien  apprendre  d'ici  là  notre  leçon  et 
savoir  ce  que  c'est  que  les  droits  différentiels  ;  et  si  nous  parve- 
nons à  en  bien  faire  comprendre  au  public  la  vraie  nature, 
soyez  certains  qu'en  février  prochain,  il  n'est  pas  de  ministère 
qui  ose  les  proposer.  (Applaudissements.)  Je  vous  répète  encore 
que,  si  le  gouvernement  venait  à  effacer  radicalement  le  droit 
sur  le  sucre  colonial,  laissant  subsister  le  droit  actuel  sur  le 
sucre  étranger,  vous  n'en  payeriez  pas  votre  sucre  un  farthing 
de  moins.  Vous  ne  pouvez  obtenir  cet  article  à  meilleur  marché 
qu'en  augmentant  la  quantité  importée.  Il  n'y  a  pas  d'autre 
moyen  d'abaisser  le  prix  des  choses  que  d'en  accroître  l'offre, 
la  demande  restant  la  même.  Ainsi,  le  seul  résultat  de  l'aboli- 
tion totale  du  droit  sur  le  sucre  colonial  serait  de  transférer 
quatre  ou  cinq  millions  par  an  du  trésor  public  aux  monopo- 
leurs, somme  que  vous  auriez  à  resdtuer  à  l'Échiquier  par  un 
autre  income-tax.  Que  ces  questions  soient  enfin  bien  comprises, 
que  le  public  y  voie  ce  qu'elles  renferment  ;  et  nous  en  aurons 
bientôt  fini  avec  toutes  ces  impositions  infligées  au  peuple  dans 
des  intérêts  privés,  sous  forme  de  droits  différentiels.  Quand  les 
colons  viennent  au  Parlement  et  proposent  «  la  protection  » 
comme  le  remède  à  tous  leurs  maux,  enquérons-nous  du 
moins  si  ce  système  de  protection  profite  même  à  ceux  qui  le 
réclament.  Eh  quoi  !  j'ai  vu  les  honorables  gentlemen,  pro- 
priétaires aux  Indes  occidentales,  se  lever  à  la  Chambre  des 
communes,  pleurer  sur  leur  détresse  et  celle  de  leurs  familles. 
«  Nous  sommes  ruinés,  disaient-ils;  notre  propriété  est  sans 
valeur;  au  lieu  de  tirer  du  revenu  de  nos  domaines,  nous  som- 
mes forcés  d'envoyer  d'ici  de  l'argent  pour  leur  entretien.  »  Et 
dans  quelles  circonstances  les  frappe  cette  détresse?  Dans  un 
moment  où  ils  jouissent  d'une  protection  illimitée  ;  où  ils  sont 
affranchis  de  toute  concurrence  étrangère  :  car  vous  ne  pouvez 
acheter  du  sucre  à  nul  autre  qu'à  eux  qu'en  vous  soumettant  au 
droit  de  64  sh.  qui  équivaut  à  une  prohibition.  Si  ce  système  de 
monopole  ne  les  a  pas  mis  en  état  de  soutenir  avantageusement 

.   m.  21 


HG2  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

leur  industrie;  s'ils  déclinent,  et  tombent  sous  une  telle  pro- 
tection, cela*ne  prouve-t-il  pas  qu'ils  sont  dans  une  mauvaise 
voie,  et  que  ce  système,  si  onéreux  pour  les  consommateurs,  n'a 
pas  eu  les  résultats  qu'en  attendaient  ceux-là  mêmes  en  faveur 
de  qui  il  nous  fut  imposé?  11  faut  voir  les  choses  sous  leur  vrai 
jour.  Mon  honorable  ami,  M.  Milner  Gibson,  dans  sa  manière 
ingénieuse,  disait  une  chose  bien  juste.  Au  lieu  d'envelopper 
subrepticement  des  primes  aux  monopoleurs,  dans  un  acte  du 
Parlement  qui  a  pour  but  ostensible  d'allouer  des  subsides  ci  la 
couronne,  votons  séparément  ces  subsides,  et  si  les  colons  ont 
de  justes  droits  sur  nous  à  faire  valoir,  qu'ils  les  établissent 
clairement,  et  accordons-leur  aussi  séparément  ce  qui  leur  est 
légitimement  dû.  Mais  dès  qu'ils  se  présenteront  devant  nous 
dans  cette  nouvelle  attitude,  nous  aurons  à  pousser  notre  en- 
quête au  delà  du  fait  matériel  de  leur  détresse.  Il  faudra  savoir 
s'ils  ont  convenablement  géré  leurs  propriétés.  Quand  un 
homme  réunit  ses  créanciers,  et  leur  déclare  qu'il  ne  peut  faire 
honneur  à  ses  engagements,  ils  s'enquièrent  naturellement  des 
habitudes  de  cet  homme,  et  ils  examinent  s'il  a  conduit  ses 
affaires  avec  prudence  et  habileté.  Nous  poserons  quelques 
questions  semblables  aux  planteurs  des  Antilles,  si  vous  le 
voulez  bien.  Je  dis  qu'ils  sont  au-dessous  de  leurs  affaires  parce 
qu'ils  les  ont  dirigées  sans  habileté  et  sans  économie.  Je  me 
rappelle  avoir  traversé  l'Atlantique,  il  y  a  sept  ans,  avec  un 
voyageur  très-éclairé  et  qui  avait  parcouru  toutes  les  régions 
du  globe  où  croît  la  canne  à  sucre  ;  il  me  disait  :  «  Il  y  a  entre 
la  culture  et  la  fabrication  du  sucre,  dans  nos  colonies  occiden- 
tales, et  celles  des  pays  qui  ne  jouissent  pas  du  même  mono- 
pole, autant  de  différence  qu'il  peut  y  en  avoir  entre  vos  filatures 
actuelles  et  celles  dont  vous  faisiez  usage  en  1815.  »  Donc,  s'il 
en  est  ainsi,  je  dis  :  Arrière  cette  tutelle  de  la  protection  qui 
rend  paresseux  et  impotents  ceux  qui  s'endorment  sous  son  in- 
fluence. Mettez  ces  colons  sur  le  pied  d'une  loyale  et  parfaite 
égalité  avec  leurs  concurrents,  et  qu'ils  luttent  pour  eux- 
mêmes,  sans  faveurs  et  à  armes  égales,  comme  nous  sommes 
obligés  de  le  faire  nous-mêmes.  Gentlemen,  j'ai  exposé  devant 
vous  les  motifs  qui  m'ont  déterminé  à  voter  contre  l'amende- 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  363 

ment  de  M.  Miles.  Je  vous  avouerai  franchement  que  je  ne  me 
suis  pas  doulé  du  piège  qu'on  nous  tendait  jusqu'à  vendredi 
matin^  c'est-à-dire  jusqu'au  jour  même  du  vote.  Le  jeudi  en- 
core, j'étais  décidé  à  l'adopter,  m'imaginant,  simple  que  j'étais, 
que  quelque  chose  de  bon  pouvait  venir  de  l'honorable  repré- 
sentant de  Bristol.  (Rires.)  Je  veux  croire,  je  ne  doute  même  pas 
que  plusieurs  free-traders,  et  des  plus  ardents,  ont  voté  pour 
l'amendement,  sous  l'influence  du  même  malentendu  qui  me 
l'aurait  fait  accueillir  moi-même,  si  le  débat  eût  eu  lieu  la 
veille  du  jour  où  les  informations  me  sont  parvenues.  Mais, 
messieurs,  si  les  free-traders  ont  été  égarés  de  bonne  foi,  nous 
ne  devons  pas  nous  dissimuler  que  d'autres  personnages,  dans 
la  Chambre  des  communes,  n'ont  vu  en  tout  ceci  qu'une  ques- 
tion de  parti.  (Écoutez  !  écoutez  !)  Je  vois  bien  que  les  journaux, 
organes  de  ces  partis,  sont  très-mécontents  de  ce  que  nous,  qui 
avons  en  vue  des  principes  et  non  des  combinaisons  de  partis 
et  des  desseins  factieux,  nous  avons  refusé  d'accueillir  un  amen- 
dement pire  que  la  mesure,  déjà  assez  mauvaise,  de  sir  Robert 
Peel,  alors  que,  par  ce  moyen,  nous  pouvions  contribuer  à 
arrêter  le  char  politique.  (Approbation.)  Je  ne  vois  pas,  dans 
les  opérations  du  [Parlement,  une  occasion  de  lutte  pour  les 
partis.  Je  n'ai  jamais  émis  au  Parlement  un  vote  factieux,  et 
j'espère  que  je  ne  le  ferai  jamais.  (Acclamations.)  Je  cherche  à 
obtenir  le  mieux  possible.  Je  ne  proposerai  jamais  une  mesure 
mauvaise,  je  n'appuierai  jamais  le  pire  quand  le  mieux  se  pré- 
sentera. Mais  alors  môme  que  je  serais  un  homme  de  parti  ; 
quand  je  serais  disposé  à  ne  voir  cette  question  que  dans  ses 
rapports  avec  la  tactique  des  partis,  et  à  travers  le  prisme  de 
l'opposition,  que  devrais-je  encore  penser  de  la  sagesse  de  celte 
tactique  en  cette  occasion?  Voici  une  coalition.  —  Et  quelle 
coalition?  —  J*ai  entendu  dire  à  des  hommes  raisonnables  que 
nous  verrions  bientôt  une  coalition  dans  la  Chambre  des  com- 
munes; qu'il  y  a  250  membres  des  plus  modérés  sur  les  bancs 
des  Torys,  et  100  membres  des  plus  conservateurs  du  côté  des 
"Whigs,  dont  les  vues  politiques  sont  maintenant  si  près  d'être 
homogènes,  qu'ils  pourraient  siéger  côte  à  côte  sous  la  conduite 
du  môme  chef,  si  ce  n'était  la  difficulté  de  concilier  les  prétcn- 


36  4  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

tions  personnelles.  11  est  des  gens  qui  pensent  qu'il  y  a  du  bon 
sens  et  de  la  politique  dans  une  coalition  de  cette  nature.  Mais 
quelle  sorte  de  coalition  était  celle  de  lundi  dernier,  entre  les 
libéraux  d'un  côté  et  les  ultra-monopoleurs  de  l'autre,  entre 
lord  John  Russell  avec  ses  ^Yhigs  et  lord  John  Manners  avec  sa 
«  jeune  Angleterre  »  ?  Si  l'esprit  de  faction  n'aveuglait  pas  les 
hommes;  s'il  ne  les  empêchait  pas  de  voir  plus  loin  que  leur 
nez,  ne  se  demanderaient-ils  pas  à  quoi  cela  peut  mener?  En 
admettant  que  cette  combinaison  réussît  à  renverser  leur  rival,, 
où  les  conduirait-elle  eux-mêmes?  Au  premier  vote,  on  verrait 
une  majorité,  composée  de  tels  ingrédients,  se  dissoudre  et  se 
transformer  en  une  impuissante  minorité.  Et  qu'en  résulte- 
rait-il pour  sir  Robert  Peel  ?  Supposez  que  la  reine  envoie  cher- 
cher lord  John  Russell  et  lui  demande  de  former  un  cabinet, 
quel  conseil  donnerait  lord  John  à  Sa  Majesté?  Probablement 
d'envoyer  quérir  sir  Robert  de  nouveau. 

Pense-t-on  qu'avec  une  majorité  de  90  voix,  dans  toutes  les 
questions  politiques,  sir  Robert  peut  être  dépossédé  par  d'aussi 
misérables  manœuvres?  Si  les  partis  se  balançaient  à  peu  près^ 
s'ils  présentaient  les  mêmes  forces  à  10  ou  20  voix  près,  il  y  au- 
rait peut-être  ouverture  à  cette  tactique  des  partis.  Mais,  avec 
une  majorité  de  90  à  100  voix  du  côté  de  sir  Robert  Peel,  com- 
ment de  telles  intrigues  porteraient-elles  ses  adversaires  au  pou- 
voir? Non,  non,  le  moyen  d'arriver  au  pouvoir,  si  lord  John 
Russell  elles  Whigs  le  désirent  tant,  ce  n'est  pas  de  s'associer, 
au  mépris  des  principes,  avec  les  ultra-monopoleurs;  cette  tac- 
tique ne  réussirait  pas,  môme  en  France,  où  les  hommes  politi- 
ques sont  moins  scrupuleux  qu'en  Angleterre,  et  moins  retenus 
par  le  contrôle  éclairé  de  l'opinion  publique;  mais  si  ce  noble 
lord  veut  arriver  au  pouvoir,  qu'il  déploie  sa  force  au  dehors, 
afin  d'accroître  son  influence  dans  la  Chambre  des  communes» 
(Acclamations.)  Et  quel  est  pour  lui,  comme  pour  tout  homme 
politique,  le  moyen  d'acquérir  du  crédit  au  dehors?  Ce  n'est 
point  de  faire  obstacle  à  cette  liberté  commerciale  qu'il  fait 
profession  d'admettre  en  principe,  mais,  au  contraire,  d'adhé- 
rer étroitement  à  ce  principe,  prêt  à  s'élever  ou  à  tomber  avec 
lui.  Je  suis  fâché  dédire  que  telles  sont  les  idées  des  deux  grands 


ou    L  AGITAI  ION    ANGLAISE.  3G5 

partis  parlementaires/ — je  veux  parler  des  Whigs  et  des  Torys, 
—  que  le  peuple  ne  se  soucie  guère  de  l'un  plus  que  de  l'autre, 
(écoutez  !  écoutez  !)  et  je  crois  vraiment  qu'il  les  vendrait  tous 
les  deux  pour  une  légère  réduction  de  taxes  et  de  prohibitions. 
(Rires.)  Gentlemen,  la  Ligue,  au  moins  en  ce  qui  me  concerne, 
n'appartient  à  aucune  de  ces  deux  factions.  Ni  les  Whigs  ni  les 
Torys  ne  sont  des  free-tradtrs  pratiques.  Nous  ne  tenons  encore 
aucun  gage  du  chef  des  Whigs  non  plus  que  du  chef  des  Torys, 
duquel  nous  puissions  inférer  qu'il  est  prêt  à  pousser  à  bout  le 
principe  de  la  liberté  des  échanges.  Nous  avons  bien  entendu 
de  vagues  déclarations,  mais  cela  ne  peut  nous  suffire,  et  il 
nous  faut  des  votes  à  l'appui.  On  trouve  toujours  quelque  pré- 
texte pour  continuer  la  protection  du  sucre  et  quelque  justifi- 
cation en  faveur  de  la  protection  du  blé.  Tant  que  nous  n'aurons 
pas  amené  l'un  ou  l'autre  parti  politique  à  embrasser,  sans  ar- 
rière-pensée, la  cause  de  la  liberté  contre  celle  de  la  protection, 
qui  n'est  que  le  pillage  organisé,  je  ne  crois  pas  que  la  Ligue, 
comme  Ligue,  agirait  avec  sagesse  et  politique,  si  elle  s'iden- 
tifiait avec  l'un  des  deux.  Gentlemen,  mon  opinion  est,  qu'en- 
core que  nous  soyons  isolés  comme  corps,  pourvu  que  nous 
soyons  un  corps,  nous  aurons  plus  de  force  à  la  Chambre  et  dans 
le  pays,  quoique  privés  de  la  force  numérique,  que  si  nous  nous 
laissions  absorber  par  les  Whigs  ou  les  Torys.  (Acclamations.) 
Je  vois  la  confusion  des  partis  et  le  chaos  dans  lequel  tombent 
les  factions  politiques  ;  je  ne  m'en  afflige  pas.  Mais  je  dis  :  For- 
mons un  corps  compacte  de  free-traders,  et  plus  sera  grande  la 
confusion  et  la  complication  entre  les  Whigs  et  les  Torys,  plus 
tôt  nous  réussirons  à  faire  triompher  notre  principe.  (Applau- 
dissements enthousiastes.) 

Le  révérend  T.  Spencer  :  Monsieur  le  président,  ladies  et  gen- 
tlemen, comme  vous  tous,  j'ai  écouté  avec  le  plus  grand  intérêt 
le  discours  de  M.  Cobden,  et  je  me  réjouis  de  voir  l'esprit  de 
parti  tomber  enfin  dans  le  discrédit  ;  je  me  réjouis  de  penser 
que  bientôt  disparaîtront  les  vaines  dénominations  de  Whigs  et 
de  Torys.  J'espère,  —  et  il  y  a  longtemps  que  je  nourris  cette 
espérance, —  que  sur  les  ruines  de  ces  partis,  il  s'en  élèvera  un 
troisième  que  le  peuple  appellera  le  }iarti  de  la  justice  (bruyants 


366  COBDEN   ET    LA    LIGUE 

applaudissements),  parce  qu'il  n'aura  d'autre  rùgle  que  la  jus- 
tice, non  justice  pour  quelques-uns,  mais  justice  pour  tous  (ac- 
clamations); parce  qu'il  ne  favorisera  pas  la  classe  riche,  ou  la 
classe  pauvre,  ou  la  classe  moyenne,  mais  qu'il  tiendra  la  ba- 
lance égale,  faisant  ce  qui  est  bien  et  ce  qui  est  droit,  en  tout 
temps  et  en  toutes  circonstances.  (Acclamations.)  J'espère  voir 
en  même  temps  changer  l'esprit  des  journaux.  Au  lieu  d'être 
calculés  et  écrits  pour  égarer  le  public,  ou  pour  acquérir  de  la 
popularité  ;  au  lieu  d'en  appeler  constamment  aux  passions  ; 
au  lieu  de  ces  vieux  journaux  Whigs  et  Torys,  j'espère  voir  les 
journaux  de  la  Vérité,  constater  les  événements  sans  chercher 
à  les  colorer,  enregistrer  les  faits  tels  qu'ils  sont  (applaudisse- 
ments), de  manière  à  ce  que  le  peuple  puisse  croire  ce  qu'il  lit, 
ce  qu'il  ne  peut  faire  maintenant,  obligé  qu'il  est,  pour  arriver 
à  la  vérité,  de  lire  les  journaux  de  tous  les  partis  et  déjuger 
entre  eux.  (Acclamations.)  Comme  prêtre  de  l'Église  d'Angle- 
terre, je  dois  me  défier  de  ma  propre  opinion  quand  je  vois  la 
grande  majorité  du  clergé  penser  autrement  que  moi  en  ma- 
tière politique.  Cependant^  il  n'est  pas  impossible  que  la  mino- 
rité ait  raison.  On  a  vu  la  vérité  soutenue  par  le  petit  nombre, 
et  môme  un  homme  rester  seul  debout;  et  en  tout  cas  penser 
pour  soi-même  estle  droit  de  chacun.  Il  s'agit  de  savoir  de  quel 
côté  est  la  vérité  et  non  de  quel  côté  est  le  nombre.  (Approba- 
tion.) Je  suis  fâché  d'être,  à  cet  égard,  de  l'avis  de  l'évêque  But- 
ler, qui  disaii  :  «  La  plupart  des  hommes  pensent  par  les  au- 
tres; »  je  ne  veux  rien  dire  qui  s'écarte  du  respect  que  je  dois  à 
mes  semblables,  mais  je  crois  que  le  prélat  avait  raison,  et  que 
beaucoup  d'hommes  sont  moralement,  sinon  physiquement, 
indolents.  Ils  n'aiment  pas  à  étudier,  à  travailler,  à  penser,  et 
même  quand  ils  lisent,  ils  font  souvent,  comme  il  disait  encore: 
«  acte  de  paresse.  »  Nous  les  voyons  dévorer  un  roman,  —  cela 
n'est  pas  une  étude  ;  —  ou  parcourir  un  journal  ;  —  il  n'y  a  pas 
là  travail  intellectuel,  investigation,  recherche  delà  vérité.  C'est 
ainsi  qu'on  se  charge  la  mémoire,  qu'on  se  bourre  l'esprit,  jus- 
qu'à ce  qu'un  accès  d'indigestion  vide  l'un  et  l'autre  ;  car,  per- 
mettez-moi de  vous  le  dire,  rien  n'affaiblit  plus  la  mémoire  que 
ces  immenses  lectures  que  la  méditation  ne  transforme  pas,  par 


ou   L  AGITATION    ANGLAISE.  3ti7 

le  travail   intime  de  l'assimilation,  en  la  substance  mûme  de 
notre   esprit.  J'attribue  le  premier  obstacle  que  rencontre  la 
Ligue  à  ce  défaut  de  pensée  de  la  part  du  peuple.  La  Ligue  est 
obligée  de  penser  pour  lui.  Il  est  comme  ces  hommes  qui  aban- 
donnent leur  santé  au  médecin,  leurs  domaines  à  l'intendant, 
leurs  discussions  à  l'avocat  et  leur  âme  au  prêtre.  (Rires  et  ap- 
plaudissements.) Ils  ne   suivent  pas  l'Écriture,    car  elle  dit  : 
Examinez,  et  eux  disent  :    «  Qu'un  autre  examine  pour  moi.  » 
(Rires.)  C'est  ainsi  qu'ils  se  déchargent  de  toute  responsabilité 
et  ne  font  rien  que   par  procuration.  (Nouveaux  rires.)  Mais 
aussitôt  que  le  peuple  de  ce  pays  voudra  penser  par  lui-môme, 
—  surtout  quand  il  examinera  par  lui-même  ce  que  c'est  que  la 
vraie  religion,  quand  il  comprendra  qu'elle  ne  consiste  pasen 
de  vaines  simagrées,  à  montrer  des  figures  allongées,  à  réciter 
des  prières  et  à  chanter  des  psaiimes^mais  à  mettre  la  rectitude 
et  la  justice  dans  nos  paroles  et  nos  actions,  alors  la  Ligue  par- 
courra le  pays,  recrutant  tant  de  prosélytes,  que  ses  triomphes 
de  quelques  semaines  effaceront   ceux  qu'elle  doit  à  plusieurs 
années  de  labeurs.  (Applaudissements.)  La  seconde  raison  qui 
empêche  la  Ligue  de  faire  des  progrès  plus  rapides,  c'est  que 
parmi  ceux-là  mêmes  qui  pensent  un  peu  (et  penser  mène  néces- 
sairement au  principe  de  la  liberté  commerciale),  il  en  est  beau- 
coup qui  laissent  à  d'autres  le  soin  A'agir.  Ils  disent  :  a  11  n'est 
pas  nécessaire  que  je  me  donne  tant  de  peine  ;  voilà  M.  Cob- 
den  (tonnerre  d'applaudissements),    voilà  M.  Cobden,  il  pour- 
voira à  tout.  Voilà  notre  représentant  à  la  Chambre  des  com- 
munes ;  c'est  un  brave  homme,  il  parlera  pour  moi.  Voici  des 
hommes  qui  tiennent  des  meetings  et  signent  des  pétitions. 
Voici  des  agents  salariés  et  d'autres  qui  ne  le  sont  pas,  et  voici 
la  Ligue,  et  ses  journaux,  et  ses  pamphlets;  tout  cela  fait  mer- 
veille. A  quoi  bon  dépenser  mon  temps,  mes  peines,  mon  ar- 
gent,  me  faire   des  ennemis,  négliger  mes  affaires  ?  Je  m'en 
rapporte  aux   autres.  »    (Applaudissements.)   Voilà  ce    qui  a 
perdu    plus    d'une  noble    cause.  (Cris  :  Écoutez!)  L'homme 
véritablement  grand  se  dit  :   «  J'agirai.^   fussé-je    seul.    Si  les 
autres  négligent  leur  devoir,  je  ferai  le  mien,  et  quoique  j'aie 
foi  dans   la  suprême  intervention  de  la  Providence,  je   tra- 


368  COBDEN   ET   LA    LIGLI-: 

vaillerai  comme  si   elle  n'aidait  que   ceux  qui  s'aident  eux- 
mêmes.  » 

L'orateur  traite  ici  la  question  de  la  liberté  commerciale 
au  point  de  vue  religieux.  Il  cherche  des  autorités  dans  la 
Bible,  dans  le  livre  de  prières,  dans  les  opinions  des  sec- 
taires les  plus  célèbres.  Nous  regrettons  que  le  défaut  de 
temps  et  d'espace  ne  nous  permette  pas  de  reproduire 
celte  argumentation  si  étrange  pour  des  oreilles  françaises, 
et  si  propre  à  initier  le  lecteur  dans  le  génie  de  la  nation 
britannique.  De  la  prière  pour  obtenir  la  pluie,  l'orateur 
conclut  que  l'Eglise  demande  l'abondance,  ce  qui  est  le  but 
de  la  liberté  commerciale.  La  prière  en  faveur  du  Parle- 
ment lui  fournit  l'occasion  d'interpeller  sir  Robert  Peel. 
«  0  Dieu,  dit  cette  prière,  faites  que  tout  s'ordonne  et 
s'arrange  par  les  efforts  du  Parlement  sur  la  base  la  plus  so- 
lide, afin  que  la  paix  et  le  bonheur,  la  vérité  et  la  justice, 
la  religion  et  la  piété  régnent  parmi  nous  jusqu'à  la  dernière 
génération.  »  —  Or,  sir  Robert  a  reconnu  que  la  plus  so- 
lide base  du  commerce  était  de  laisser  «  chacun  acheter  et 
vendre  au  marché  le  plus  avantageux  ;  »  d'où  l'orateur  tire 
cette  conséquence  que,  puisque  sir  Robert  Peel  ne  donne 
pas  la  liberté  au  commerce,  il  ne  peut  honnêtement  faire  la 
prière  du  dimanche. 

Il  aborde  ensuite  la  question  à  l'ordre  du  jour,  la  distinc- 
tion entre  les  deux  sucres.  Gomme  on  devait  s'y  attendre,  il 
déploie  un  grand  luxe  d'érudition  biblique  pour  démontrer 
que  le  gouvernement  n'a  pas  le  droit  d'imposer  au  consom- 
mateur une  telle  distinction  ;  et  malgré  que  tout  semble 
avoir  été  dit  par  les  précédents  orateurs,  M.  Spencer  ne 
laisse  pas  que  d'opposer  au  projet  du  gouvernement  une  so- 
lide argumentation. 

«  Je  suis  convaincu,  dit-il,  que  le  maître  que  nous  servons, 
notre  Crc'ateur,  n'a  pas  entendu  nousassujeltirà  examiner  l'ori- 


ou   l'agitation   anglaise.  3 69 

gine  de  toutes  les  choses  dont  nous  nous  servons.  Ce  livre 
(montrant  le  livre  de  prières)  est  fait  avec  du  coton  produit  par 
le  travail  esclave.  Dieu  n'attend  pas  de  nous  que  nous  tremblions 
à  chaque  pas,  et  ne  nous  imputera  pas  à  péché  l'usage  de  tels 
objets.  C'est  pourquoi  je  pense  que  le  gouvernement  a  lort  de 
s'emparer  de  telles  idées,  momentanément  dominantes  dans  le 
public,  pour  s'en  faire  des  arguments  de  circonstance.  Je  ne 
doute  pas  que  chacun  des  membres  qui  composent  le  cabinet  a 
des  idées  plus  justes;  mais  ils  ne  veulent  pas  froisser  les  sen- 
timents de  ceux  qui  pensent  différemment.  Il  est  à  regretter 
que  ce  sentiment  ait  prévalu  ;  il  est  à  regretter  qu'il  existe  dans 
l'esprit  d'un  grand  nombre  d'hommes  honnêtes.  Quand  la  pitié 
et  la  charité  prennent  dans  l'esprit  la  place  de  la  justice,  il  en 
résulte  toutes  sortes  de  méprises.  Tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est 
que  la  Bible  ne  sanctionne  pas  cette  substitution  de  la  charité  à 
la  justice.  Elle  dit  :  «Soyez  justes,»  et  ensuite  :  «Aimez  la  pitié,» 
fondez  toutes  choses  sur  la  vérité,  sur  l'honnêteté,  sur  la  loyauté, 
sur  l'équité  ;  payez  ce  que  vous  devez;  faites  ce  qui  est  bien,  et 
ensuite,  si  vous  en  avez  les  moyens^  montrez-vous  généreux  ^ 
Et  même  encore  la  charité  de  la  Bible  n'est  pas  la  charité  mo- 
derne, —  cette  charité  qui  s'exerce  aux  dépens  du  public,  — 
qui  dit  aux  hommes  :  «  Soyez  bien  vêtus,  bien  chauffés,  »  en 
ajoutant  :  «  Adressez-vous  à  la  paroisse  ;  »  non,  la  charité  de  la 
Bible  est  volontaire,  et  chacun  la  puise  dans  son  cœur  et  dans 
sa  bourse.  (Applaudissements.)  Je  vous  raconterai  un  acte  de 
vraie  charité  dont  j'ai  eu  hier  connaissance.  Un  de  mes  amis 
me  racontait  qu'il  voyageait  dans  une  voiture  publique,  de  com- 
pagnie avec  un  lord  anglais,  par  une  terrible  nuit  d'hiver.  Il  y 
avait  sur  la  voiture  la  femme  d'un  soldat  et  son  enfant  exposés 
à  une  pluie  battante  et  à  un  vent  glacial.  Le  noble  lord,  dès 
qu'il  apprit  cette  circonstance,  et  quoique  le  voyage  fût  long, 
établit  la  femme  du  soldat  et  son  enfant  dans  sa  bonne  place 
de  l'intérieur,  et  supporta  pendant  de  longues  heures  les  assauts 

1  A  l'époque  où  ce  discours  fut  prononcé,  le  parti  qui  soutenait  le 
monopole  des  céréales  et  la  cherté  du  pain  proposait  une  foule  de  plans 
philanthropiques  pour  le  soulagement  du  peuple. 

21. 


370  COBDEN   ET   LA    LIGUE 

d'une  violente  tempête.  (Applaudissements.)  Ce  gentleman  est 
un  noble  free-trader  dont  le  nom  est  Radnor.  (L'assemblée  se 
lève  en  masse  et  applaudit  à  outrance.)  —  Le  principe  que  je 
voulais  établir  devant  vous  est  celui-ci  :  Quand  la  détresse  règne 
dans  le  pays,  il  ne  faut  pas  se  contenter,  selon  le  système  mo- 
derne, tie  replâtrer,  de  corriger,  de  rapiécer,  il  faut  aller  à  la 
source  du  mal  et  en  détruire  la  cause. 

Et  ailleurs  : 

Je  n'admets  pas  qu'on  puisse  revenir  sans  cesse  sur  une  règle 
solidement  établie.  Si  un  homme,  par  exemple,  après  avoir 
examiné  la  Bible,  s'est  une  fois  assuré,  par  l'évidence  intérieure 
et  extérieure,  que  ses  pages  sont  pures  et  authentiques,  il  ne 
peut  être  reçu  à  pointillersur  chaque  expression  particulière,  et 
il  doit  adhérer  à  sa  conclusion  générale  et  primitive.  (Écoutez! 
écoutez  !)  Chaque  science  prend  pour  reçus  un  certain  nombre 
d'axiomes  et  de  définitions.  Euclide  commence  par  les  établir. 
Si  vous  les  admettez  à  l'origine,  vous  devez  les  regarder  comme 
établis  pendant  tout  le  cours  de  la  démonstration.  De  même, 
sir  Isaac  Newton  pose  des  axiomes  et  des  propositions  simples 
à  rentrée  de  son  livre  des  Principes.  Si  nous  les  lui  accordons 
une  fois,  il  ne  faut  pas,  plus  tard,  faire  porter  la  discussion  sur 
ce  point.  Il  en  est  de  même  pour  la  liberté  commerciale.  Re- 
connaissons-nous que  la  liberté  d'échanger  est  un  des  droits  de 
l'homme  ;  que  chacun  est  admis  à  tirer  pour  lui-même  le  meil- 
leur parti  de  ses  forces  dans  le  marché  du  monde;  vous  ne  de- 
vez point  ensuite  dévier  de  ce  principe  à  chaque  occasion  par- 
ticulière. Vous  ne  pouvez  plus  dire  au  peuple  :  «  Tu  n'échangeras 
pas  avec  la  Russie,  parce  que  la  conduite  de  son  empereur  en- 
vers les  Polonais  n'a  pas  notre  approbation  ;  tu  n'échangeras 
pas  avec  tel  peuple,  parce  qu'il  est  mahométan;  avec  tel  autre, 
parce  qu'il  est  idolâtre,  et  ne  rend  pas  à  Dieu  le  culte  qui  lui 
est  dû.  »  Le  peuple  anglais  n'est  pas  responsable  de  ces  choses. 
Ma  question  est  celle-ci  :  Sommes-nous  tombés  d'accord  que  la 
liberté  des  échanges  est  fondée  sur  la  justice?  Si  cela  est,  ad- 
hérez virilement  à  ce  que  vous  avez  une  fois  approuvé,  soyez 


ou   l'agitation   anglaise.  371 

conséquents  et  ne  revenons  pas  sans  cesse  sur  les  fondements 
de  cette  croyance.  (Applaudissements.) 


Qu'il  me  soit  permis  de  faire  ici  une  réflexion.  La  ques- 
tion des  sucres,  telle  qu'elle  est  posée  en  Angleterre,  n'a 
pas  pour  le  lecteur  français  un  intérêt  actuel.  Nous  n'en 
sommes  pas  à  savoir  si  nous  repousserons  le  sucre  des  An- 
tilles comme  portant  la  tache  de  l'esclavage.  J'ai  cru  pour- 
tant devoir  citer  quelques-uns  des  arguments  qui  se  sont 
produits  dans  les  meetings  de  la  Ligue  à  ce  sujet,  et  mon 
but  a  été  principalement  de  faire  connaître  l'état  de  l'opi- 
nion publique  en  Angleterre.  Nous  autres  Français,  grâce 
à  l'influence  d'une  presse  périodique  sans  conscience,  nous 
sommes  imbus  de  l'idée  que  l'horreur  de  l'esclavage  n'est 
point,  chez  les  Anglais,  un  sentiment  réel,  mais  un  senti- 
ment hypocrite,  un  sentiment  de  pure  parade,  mis  en  avant 
pour  tromper  les  autres  peuples  et  masquer  les  calculs  pro- 
fonds d'une  politique  machiavélique.  Nous  oublions  que  le 
peuple  anglais  esf,  plus  que  tout  autre  peuple,  peut-être, 
sous  l'influence  des  idées  religieuses.  Nous  oublions  que, 
pendant  quarante  ans,  V agitation  abolitionniste  a  travaillé  à 
susciter  ce  sentiment  dans  toutes  les  classes  de  la  société. 
Mais  comment  croire  que  ce  sentiment  n'existe  pas,  quand 
nous  le  voyons  mettre  obstacle  à  la  réalisation  de  la  liberté 
commerciale,  admise  en  principe  par  tous  les  hommes 
d'Etat  éclairés  du  Royaume-Uni,  quand  nous  voyons  les 
chefs  de  la  Ligue  occupés,  meeting  après  meeting,  à  en 
combattre  l'exagération?  A  qui  s'adressent  tous  ces  dis- 
cours, tous  ces  arguments,  toutes  ces  démonstrations  ?  Est- 
ce  à  nos  journaux  français  qui  ne  s  occupent  jamais  de  la 
Ligue  et  en  ont  à  peine  révélé  l'existence  ?  A  qui  fera-t-on 
croire  que  les  monopoleurs,  dans  cette  circonstance,  se  sont 
emparés,  à  leur  profit,  avec  tant  d'habileté,  d'un  sentiment 
public  qui  n'existe  pas? 


37  2  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

On  peut  faire  la  même  réflexion  sur  l'agitation  commer- 
ciale. Nos  journaux  n'en  parlent  jamais,  ou,  s'ils  sont  forcés 
par  quelque  circonstance  impérieuse  d'en  dire  un  mot, 
c'est  pour  y  chercher  ce  qu'ils  appellent  le  machiavélisme 
britannique.  A  les  entendre ,  on  dirait  que  ces  efforts 
presque  surhumains,  tous  ces  discours,  tous  ces  meetings, 
toutes  ces  luttes  parlementaires  et  électorales,  n'ont  abso- 
lument qu'un  but  :  tromper  la  France,  en  imposer  à  la 
France,  Fentraînerdans  la  voie  de  la  liberté  pour  l'y  laisser 
plus  tard  marcher  toute  seule.  Mais,  chose  extraordinaire, 
la  France  ne  s'occupe  jamais  de  la  Ligue,  pas  plus  que  la 
Ligue  ne  paraît  s'occuper  d'elle,  et  il  faut  avouer  que,  si 
l'agitation  n'a  que  ce  but  hypocrite,  elle  s'enferre  niaise- 
ment, car  elle  aboutit  à  faire  opérer  en  Angleterre  même 
ces  réformes  qu'on  l'accuse  de  redouter,  sans  faire  faire  un 
pas  à  notre  législation  douanière. 

Quand  donc  en  finirons-nous  avec  ces  puérilités?  Quand 
le  public  français  se  fatiguera-t-il  d'être  traité  par  la  Presse^ 
par  le  Commerce^  par  le  comité  Mimerel,  comme  une  dupe, 
comme  un  enfant  crédule,  toujours  prêt  à  se  blesser,  à  s'a- 
vilir lui-même,  pourvu  qu'on  fasse  retentir  à  ses  oreilles 
ces  grands  mots  :  la  France,  la  généreuse  France  ;  l'Angle- 
terre, la  perfide  Angleterre  ?  Non,  ils  ne  sont  pas  Français 
ceux  qui,  par  leurs  sophismes,  retiennent  les  Français  dans 
une  enfance  perpétuelle  ;  ils  n'aiment  pas  véritablement  la 
France,  ceux  qui  l'exposent  sciemment  à  la  risée  des  nations 
et  travaillent  de  tout  leur  pouvoir  à  abaisser  notre  niveau 
moral  au  plus  bas  degré  de  l'échelle  sociale. 

Que  penserions- nous,  si  nous  venions  à  apprendre  que, 
pendant  dix  années,  la  presse  et  l'opposition  espagnoles, 
profitant  de  ce  que  la  langue  française  est  peu  répandue 
au  delà  des  Pyrénées,  ont  travaillé  et  sont  parvenues  à  per- 
suader au  peuple  que  tout  ce  qui  se  fait,  tout  ce  qui  se  dit 
en  France,  a  pour  but  de  tromper,  d'opprimer  et  d'exploiter 


ou    l'agitation    anglaise.  373 

l'Espagne  ?  que  nos  débats  sur  l'adresse,  sur  les  sucres,  sur 
les  fonds  secrets,  sur  les  réformes  parlementaire  et  électo- 
rale, ne  sont  que  des  masques  que  nous  empruntons  pour 
cacher,  à  l'égard  de  l'Espagne,  les  plus  perfides  desseins  ? 
si,  après  avoir  excité  le  sentiment  national  contre  la  France, 
les  partis  politiques  s'en  emparaient,  comme  d'une  machine 
de  guerre,  pour  battre  en  brèche  tous  les  ministères?  Nous 
dirions  :  Bons  Espagnols,  vous  êtes  des  dupes.  Nous  ne 
nous  occupons  point  de  vous.  Nous  avons  bien  assez  d'af- 
faires. Tâchez  d'arranger  les  vôtres,  et  croyez  que  tout  un 
grand  peuple  n'agit  pas,  ne  pense  pas,  ne  vit  pas,  ne  res- 
pire pas  uniquement  pour  en  tromper  un  autre.  Faites  ren- 
trer vos  journaux  et  vos  hommes  politiques  dans  une  autre 
voie,  si  vous  ne  voulez  être  un  objet  de  mépris  et  de  pitié 
aux  yeux  de  tous  les  peuples. 

La  question  est  toujours  de  savoir  ce  qui  vaut  le  mieux,  de 
la  liberté  ou  de  l'absence  de  liberté.  Au  moins  ceux  qui 
admettent  que  la  liberté  a  des  avantages  doivent-ils  admet- 
tre aussi  que  les  Anglais  la  réclament  de  bonne  foi  ;  et 
n'est-ce  point  une  chose  monstrueuse  et  décourageante 
d'entendre  nos  libéraux  mettre  à  la  suite  l'une  de  l'autre 
ces  deux  phrases  contradictoires  :  La  liberté  est  le  fonde- 
ment de  la  prospérité  des  peuples.  —  Les  Anglais  travail- 
lent depuis  vingt  ans  à  conquérir  la  liberté,  mais  avec  la 
perfide  arrière-pensée  de  nous  la  faire  adopter  pour  la  ré- 
pudier eux-mêmes  l'instant  d'après?  —  Se  peut-il  concevoir 
une  absurdité  plus  exorbitante? 

Nous  terminerons  le  compte  rendu  de  cette  séance  par 
le  discours  de  M.  Fox,  dont  non  s  ne  traduisons  que  l'exorde 
et  la  péroraison. 

M.  W.  J.  Fox  :  La  motion  que  l'honorable  M.  Ch.  Pelham 
Villiers  doit  proposer  mardi  prochain,  pour  l'abrogation  des 
lois-céréales,  marque  le  terme  d'une  autre  année  deVayitation 


37  4  COBDEN   ET    LA    LIGUE 

de  la  Ligue.  C'est  le  moment  de  constater  les  progrès  de  notre 
cause;  et  le  résultat  de  cette  motion  fera  connaître  l'état  de 
l'opinion  du  Parlement  relativement  à  la  liberté  commerciale, 
comparée  à  ce  qu'elle  était  l'année  dernière.  J'avoue  que  de  ce 
côté  je  n'ai  pas  de  grandes  espérances.  Le  révérend  ministre, 
qui  m'a  précédé  à  celte  tribune,  vous  a  fort  à  propos  rappelé 
la  prière  qui  se  répète  dans  toute  l'Angleterre  pour  la  Chambre 
des  communes.  Mais  avec  quelque  sincérité  qu'elle  soit  offerte, 
je  crains  qu'elle  ne  soit  à  peu  près  aussi  inefficace  qu'une  pro- 
position qu'on  faisait  il  y  a  quelques  jours,  dans  un  village  agri- 
cole où  les  fermiers  souffrent  de  cette  sécheresse  dont  parlait 
M.  Spencer.  On  invitait  le  curé  à  dire  une  prière  pour  deman- 
der la  pluie.  Il  consulta  un  vieux  fermier  des  environs  et  vou- 
lut savoir  s'il  acquiesçait  à  la  requête  de  ses  autres  parois- 
siens :  «  Oh  !  monsieur  le  curé,  dit  le  fermier,  dans  mon  opinion, 
il  est  inutile  de  prier  pour  la  pluie  tant  que  le  vent  soufflera  du 
nord-est.  »  (Rires.)  Lt  pour  moi,  je  crains  que  les  prières  de 
l'Église  ne  soient  aussi  inefficaces  à  amener  l'établissement  de 
la  liberté  commerciale  sur  les  bases  de  la  justice  et  de  la  vérité, 
par  l'intervention  de  la  Chambre  des  communes,  tant  que  les 
vents  régnants  y  souffleront  des  froides  et  dures  régions  du 
monopole.  (Applaudissements.)  J'attends  peu  de  chose,  dans 
une  question  qui  s'agite  entre  une  classe  et  le  public,  d'une 
assemblée  fondée  et  élue  par  cette  classe.  Le  mal  est  dans  les 
organes  vitaux^  et  il  ne  faut  rien  moins  qu'une  régénération  du 
corps  législatif  pour  que  des  millions  de  nos  frères  puissent 
espérer  justice,  sinon  charité,  de  ceux  qui  se  sont  constitués 
les  arbitres  de  nos  destinées.  Il  y  a  d'ailleurs  des  symptômes 
propres  à  modérer  notre  attente  sur  le  vote  prochain  du  Parle- 
ment. Je  ne  serais  pas  surpris  que  nos  forces  parussent  être 
diminuées  depuis  le  dernier  débat,  et  je  ne  me  laisserai  pas 
décourager  par  un  tel  phénomène  ;  car  il  est  à  remarquer  que 
toutes  les  fois  que  le  parti  whig  a  entrevu  le  pouvoir  en  per- 
spective, des  phrases  et  des  expressions,  que  le  progrès  de  cette 
controverse  semblait  avoir  vieillies,  ne  manquent  pas  de  se 
reproduire;  et  dans  les  récents  événements  parlementaires,  il 
n'a  pas  plutôt  aperçu  la  chance  de  supplanter  le  parti  rival  qu'on 


ou   l'agitation   anglaise.  37  5 

a  vu  la  doctrine  du  droit  fixe  reparaître  dans  ses  journaux. 
(Une  voix  :  Ils  ont  le  droit  d'agir  ainsi.)  Sans  doute,  ils  ont  le 
droit  d'agir  ainsi  ;  ils  ont  le  droit  de  faire  revivre  le  droit  fixe 
comme  vous  avez  le  droit  d'arracher  un  cadavre  à  la  terre,  si 
cette  terre  vous  appartient.  Mais  vous  n'avez  pas  le  droit  de 
jeter  cette  masse  de  corruption  au  milieu  des  vivants  et  de  dire  : 
Ceci  est  l'un  de  vous  ;  il  vient  partager  vos  travaux  et  vos  pri- 
vilèges. (Applaudissements.)  Il  n'y  a  pas  encore  bien  longtemps, 
qu'au  grand  jour  de  la  discussion  publique  le  droit  fixe  est 
mort,  enseveli,  corrompu  et  oublié  pour  toujours;  et  il  ne  re- 
paraît sur  la  scène  que  parce  qu'un  certain  parti  parlementaire 
croit  avoir  amélioré  sa  position  et  s'être  ouvert  une  brèche  vers 
le  pouvoir.  Mais  au  droit  fixe  comme  à  l'échelle  mobile,  la 
Ligue  déclare  une  guerre  éternelle.  (Écoutez  !)  L'intégrité  de 
notre  principe  répugne  à  l'un  comme  à  l'autre.  Nous  ne  tran- 
sigerons jamais  avec  une  taxe  sur  le  pain,  quel  qu'en  soit  le 
mode,  et  nous  les  repousserons  tous  les  deux,  comme  des  obsta- 
cles divers  qui  viennent  s'interposer  entre  les  dons  de  la  Pro- 
vidence et  le  bien-être  de  l'humanité 

A  propos  des  crises  ministérielles  que  venaient  d'occa- 
sionner coup  sur  coup  la  loi  sur  les  sucres  et  le  bill  des  dix 
heures,  l'orateur  s'écrie  : 

Des  symptômes  de  nos  progrès  se  révèlent  dans  la  condition 
actuelle  des  partis  qui  nous  sont  hostiles.  Où  est  cette  phalange 
serrée  qui  se  leva  contre  nous  il  y  a  deux  ans?  Où  est  cette 
puissance  qui,  aux  élections  de  1841,  balayait  tout  devant  elle 
comme  un  tourbillon?  Divisée  sur  toutes  les  questions  qui 
surgissent,  tourmentée  par  une  guerre  intestine  à  propos  d'un 
évêché  dans  le  pays  de  Galles,  à  propos  des  chapelles  des  dissi- 
dents, à  propos  de  la  loi  des  pauvres,  de  celle  du  travail  dans 
les  manufactures,  la  voilà  encore  livrée  à  l'anarchie  au  sujet 
de  la  loi  des  sucres.  (Applaudissements.)  Les  voilà  !  Église 
orthodoxe  contre  Église  modérée  ;  vieux  Torys  contre  conser- 
vateurs modernes;  vieille  Angleterre  contre  jeune  Angleterre. 
—  Voilà  la  grande  majorité  dont  sir  Robert  Peel  a  mis  dix  ans 


37  6  COBDEN    ET   LA    LIGUE 

à  amalgamer  les  ingrédients.  (Rires  et  applaudissements.)  L'état 
présent  de  la  Chambre  des  communes  est  une  haute  leçon  de 
moralité  pour  les  hommes  d'État  à  venir.  Llle  les  avertit  delà 
vanité  des  efforts  qu'ils  pourraient  tenter  pour  former  un  parti 
sans  un  principe,  ou,  (e  qui  ne  vaut  guère  mieux,  avec  une 
douzaine  de  principes  antipathiques.  Quand  il  était  dans  l'oppo- 
sition, sir  Robert  Peel  courtisait  tous  les  partis,  évitant,  avec 
une  dextérité  merveilleuse,  de  se  commettre  avec  aucun.  Il 
leur  donnait  à  entendre  —  confidentiellement  sans  doute  — 
que  la  coalition  tournerait  à  leur  avantage.  Il  ne  s'agissait  que 
de  déplacer  les  Whigs.  Tout  le  reste  devait  s'ensuivre.  Entin  la 
coalition  a  réussi;  et  voilà  qu'elle  montre  le  très-honorable 
baronnet  dans  la  plus  piteuse  situation  où  se  soit  jamais  trouvé, 
à  ma  connaissance,  un  premier  minisire  d'Angleterre.  Accepté 
seulement  à  cause  de  sa  dextérité,  nécessaire  à  tous,  méprisé 
de  tous,  contrarié  par  tous,  il  est  l'objet  de  récriminations  una- 
nimes, et  les  reproches  dont  il  est  assailli  de  toutes  parts  se 
résument  cependant  avec  une  écrasante  uniformité  par  le  mot  : 

«  Trahison » 

C'était  hier  l'anniversaire  de  la  bataille  de  Waterloo.  Les 
guerriers  qui  triomphèrent  dans  cette  terrible  journée  se  re- 
posent à  l'ombre  de  leurs  lauriers.  Plusieurs  d'entre  eux  occupent 
des  positions  élevées,  et  je  désirerais  que  celte  occasion  leur 
suggérât  l'idée  de  rechercher  quelles  furent  les  causes  qui 
avaient  affaibli  la  puissance  sociale  de  Napoléon,  longtemps 
avant  que  sa  force  militaire  reçût  un  dernier  coup  sur  le 
champ  de  Waterloo.  Pour  les  trouver,  je  crois  que,  remontant 
le  cours  des  événements,  nous  devrions  revenir  jusqu'au  décret 
de  Berlin  qui  déclara  le  blocus  des  îles  Britanniques  '.  Les 
lois  naturelles  du  commerce,  on  l'a  dit  avec  raison,  le  brisèrent 
comme  un  roseau.  L'opinion  s'était  retirée  de  lui,  sa  politique 


1  M.  Fox  aurait  pu  s'étayer  ici  de  l'opinion  de  Napoléon  lui-même. 
En  parlant  du  décret  de  Berlin,  il  dit  :  «  La  lutte  n'est  devenue  péril- 
leuse que  depuis  lors.  J'en  reçus  l'impression  en  signant  le  décret.  .le 
soupçonnai  qu'il  n'y  aurait  plus  de  repos  pour  moi  et  que  ma  vie  se  pas- 
serait à  combattre  des  résistances.  »>  {Note  du  traducteur.) 


ou    l'agitation    anglaise.  377 

avait  perdu  en  Europe  tout  respect  et  toute  confiance  avant  le 
prodigieux  revers  que  ses  armes  subirent  le  18  juin.  Lui-même 
s'était  porté  le  premier  coup  par  les  proclamations  antisociales 
auxquelles  je  fais  allusion,  lih  bien  !  que  ces  guerriers,  qui  ren- 
versèrent alors  le  blocus  de  la  Grande-Bretagne,  y  songent 
bien  avant  de  s'unir  à  une  classe  qui  s'efforce  de  la  soumettre 
à  un  autre  blocus.  (Écoutez  !)  La  loi-céréale,  c'est  un  blocus. 
Elle  éloigne  de  nos  rivages  les  navires  étrangers;  elle  nous 
sépare  de  nos  aliments;  elle  nous  traite  en  peuple  assiégé  ;  elle 
nous  enveloppe  comme  pour  nous  chasser  du  pays  par  la  fa- 
mine. Le  blocus  que  rompit  le  duc  de  Wellington  ne  portait 
pas  les  caractères  essentiels  d'un  blocus  plus  que  celui  que  nous 
impose  le  monopole;  seulement  le  premier  prétendait  se  justi- 
fier par  une  grande  politique  nationale,  et  le  second  ne  s'ap- 
puie que  sur  les  misérables  intérêts  d'une  classe.  Il  ne  s'agit  plus 
de  l'empire  du  monde,  mais  d'une  question  de  revenus  privés. 
(Applaudissements.)  Ce  n'est  plus  la  lutte  des  rois  contre  les 
nations;  il  n'y  a  d'engagés  que  les  intérêts  des  oisifs  proprié- 
taires du  sol,  et  c'est  pour  cela  qu'ils  font  la  guerre,  et  c'est 
pour  cela  qu'ils  renferment  dans  leur  blocus  les  multitudes  in- 
dustrieuses et  laborieuses  delà  Grande-Bretagne.  (Applaudisse- 
ments.) Le  système  du  monopole  est  aussi  antinational  que  la 
politique  commerciale  de  Napoléon  était  hostile  aux  vrais  inté- 
rêts de  l'Europe,  et  il  doit  s'écrouler  comme  elle.  Il  n'est  pas  de 
puissance,  quels  que  soient  ses  succès  passagers,  qui  puisse 
maintenir  le  monopole.  Ce  blocus  nouveau  aura  aussi  sa  défaite 
de  Waterloo,  et  la  législation  monopoliste  son  rocher  de  Sainte- 
Hélène,  par  delà  les  limites  du  monde  civilisé.  (Acclamations 
prolongées.)  J'ai  la  confiance  que  les  guerriers  qui  s'assemblè- 
rent hier,  contents  de  leurs  triomphes  passés,  se  réjouissent 
dans  leur  cœur  de  ce  que  l'occasion  ne  s'est  plus  offerte  à  eux 
de  conquérir  de  nouveaux  lauriers,  et  de  ce  que  la  paix  n'a  pas 
été  rompue.  Oh  !  puisse-t-elle  durer  toujours  !  (Écoutez  ! 
écoutez!)  Mais,  soit  qu'il  faille  assigner  la  cessation  de  l'état 
de  guerre  à  l'épuisement  des  ressources  des  nations,  ce  qui  y 
est  sans  doute  pour  beaucoup,  —  ou  au  progrès  de  l'opinion,  — 
et  j'espère  qu'elle  n'y  a  pas  été  sans  influence  —  (j'entends 


37  8  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

cette  opinion  qui  repousse  le  recours  aux  armes  dans  les  ques- 
tions internationales,  qui,  a\ec  de  la  bonne  foi  et  de  la  tolé- 
rance, peuvent  être  amiablement  arrangées)  ;  —  quelles  que 
soient  ces  causes,  ou  dans  quelques  proportions  qu'elles  se  com- 
binent, les  principes  qui  sont  antipathiques  à  la  guerre  sont 
également  antipathiques  au  monopole.  Si  les  nations  ne  peu- 
vent plus  combattre  parce  qu'elles  sont  épuisées,  certainement, 
par  le  môme  motif,  elles  ne  peuvent  plus  supporter  le  poids  du 
monopole. —  Si  l'opinion  s'est  élevée  contre  les  luttes  de  nation 
à  nation,  l'opinion  se  prononce  aussi  contre  les  luttes  de  classe 
à  classe,  et  spécialement  s'il  s'agit  pour  les  riches  et  les  puis- 
sants de  s'attribuer  une  part  dans  la  rémunération  des  classes 
pauvres  et  laborieuses.  (Applaudissements.)  L'action  de  ces 
causes  détruira,  j'espère,  l'un  de  ces  fléaux  comme  elle  a  dé- 
truit l'autre.  Leurs  caractères  sont  les  mômes.  Si  la  guerre 
appauvrit  la  société,  si  elle  renverse  le  négociant  des  hauteurs 
de  la  fortune,  si  elle  dissipe  les  ressources  des  nations,  et  si  elle 
enfonce  le  pauvre  dans  une  pauvreté  de  plus  en  plus  profonde, 
le  monopole  reproduit  les  mômes  scènes  et  exerce  la  môme 
influence.  Si  la  guerre  dévaste  la  face  de  la  nature,  change  les 
cités  en  ruines,  et  transforme  en  déserts  les  champs  que  cou- 
vraient les  moissons  mouvantes,  quelle  est  aussi  la  tendance  du 
monopole,  si  ce  n'est  de  faire  pousser  l'herbe  dans  les  rues  des 
cités  autrefois  populeuses,  et  de  rendre  solitaires  et  vides  des 
provinces  entières,  qui,  par  la  liberté  des  échanges,  eussent 
préparé  une  abondante  nourriture  pour  des  milliers  d'hommes 
laborieux,  vivant  sous  d'autres  cieux  et  dans  des  conditions 
différentes  ?  Si  la  guerre  tue,  si  elle  imbibe  de  sang  humain  le 
champ  du  carnage,  le  monopole  aussi  détruit  des  milliers  d'exis- 
tences, et  cela  après  une  lente  agonie  plus  douloureuse  cent 
fois  que  le  boulet  et  la  pointe  de  l'épée.  Si  la  guerre  démoralise 
et  prépare  pour  les  temps  de  paix  les  recrues  du  cachot,  le  mo- 
nopole ouvre  aussi  toutes  les  sources  du  crime,  le  propage  dans 
tous  les  rangs  delà  société,  et  dirige  sur  le  crime  et  la  violence 
la  vengeance  et  le  glaive  de  la  loi.  (Applaudissements.)  Sem- 
blables par  les  maux  qu'ils  engendrent,  minés  par  l'action  dès 
mômes  causes,  condamnés  pour  la  criminalité  qui  est  en  eux, 


ou   L  AGITATION    ANGLAISE.  3  79 

par  la  même  loi  morale,  je  m'en  remets  au  même  plan  provi- 
dentiel Je  leur  complète  destruction.  (Applaudissements  en- 
thousiastes.) 

Nous  ne  pouvons  pas  nous  dissimuler  que  Vesprit  de 
parti,  celte  rouille  des  États  constitutionnels,  fait  en  France, 
comme  en  Angleterre,  comme  en  Espagne,  d'épouvantables 
ravages.  Grâce  à  lui,  les  questions  les  plus  vitales,  les  ques- 
tions dont  dépendent  le  bien-être  national,  la  paix  des  na- 
tions et  le  repos  du  monde,  ne  sont  pas  envisagées  dans 
leurs  conséquences  et  considérées  en  elles-mêmes,  mais 
seulement  dans  leur  rapport  avec  le  triomphe  d'un  nom 
propre.  La  presse,  la  tribune,  et  enfin  l'opinion  publique,  y 
cherchent  des  moyens  de  déplacer  le  pouvoir,  de  le  faire 
passer  d'une  main  dans  une  autre.  Sous  ce  rapport,  l'appa- 
rition au  Parlement  britannique  d'un  petit  nombre  d'hom- 
mes résolus  à  n'avoir  en  vue,  dans  chaque  question,  que 
l'intérêt  public  qui  y  est  impliqué,  est  un  fait  d'une  grande 
importance  et  d'une  haute  moralité.  Le  jour  oti  un  député 
français  prendra  cette  position  à  la  Chambre,  s'il  sait  la 
maintenir  avec  cograge  et  talent,  ce  jour-là  sera  l'aurore 
d'une  révolution  profonde  dans  nos  mœurs  et  dans  nos 
idées  ;  car,  il  n'est  pas  possible  que  cet  homme  ne  rallie  à 
lui  l'assentiment  et  la  sympathie  de  tous  les  amis  de  la  jus- 
tice, de  la  patrie  et  de  l'humanité.  Pleins  de  cette  idée,  nous 
espérons  ne  pas  fatiguer  inutilement  le  public  en  traduisant 
ici  l'opinion  d'un  des  organes  de  la  presse  anglaise,  sur  le 
rôle  qu'ont  joué  les  free-traders  dans  la  question  des 
sucres. 

«  Ce  qu'il  s'agissait  de  démêler,  c'était  de  savoir  laquelle  des 
deux  propositions,  celle  de  R.  Peel  et  celle  de  M.  Miles,  s'ap- 
prochait pratiquement  le  plus  des  principes  de  la  liberté  com- 
merciale. Et  cette  question,  M.  Miles  la  résolvait  lui-même  en 
fondant  son  amendement  sur  ce  que  le  plan  ministériel  n'ac- 


380  COBDEN    ET    I.A    LIGUE 

cordait  pas  une  suffisante  proleclionau  monopole  des  planteurs 
des  Antilles.  Dépouillée  de  ses  arlificcs  technologiques,  elle  était 
calculée  pour  accroître  la  protection  en  faveur  du  sucre  colo- 
nial, 'et  nous  ne  pouvons  pas  comprendre  comment  une  pareille 
mesure  aurait  pu,  sans  inconséquence,  recevoir  l'appui  de  gens 
qui  (ont  profession  de  dénoncer  toute  protection  comme  injuste, 
et  tout  monopole  comme  funeste.  » 

«  On  dit  que,  selon  les  règles  de  moralité  à  l'usage  des  par- 
tis, le  principe  abstrait  aurait  dû    céder  devant  les  nécessités 
d'une  manœuvre,  et  que  la  proposition  de  M.  Miles  aurait  dû 
être   soutenue,  afin   que  sir  R.  Peel,  perdant  la  majorité,  fût 
forcé  de  résigner  le  pouvoir;  on  fait  entendre  que,  dans  la  crise 
ministérielle,  les   free-traders  auraient  sans  doute  obtenu  des 
avantages  qu'on  ne  spécifie  pas.  Eh  bien,  même  sur  ce  terrain 
abject  des  expédients,  et  mettant  de   côté  toute  considération 
de   principe,  nous  sommes  convaincus  qu'en   votant  avec  sir 
R.  Peel,  les  free-traders  ont  adopté   la  ligne  de  conduite  non- 
seulement  la  plus  juste,  mais  encore  la  plus  prudente  qu'ils 
pussent  choisir  dans  la  circonstance.  Il  est  bien  clair  qu'une 
majorité  contre  sir  Robert  Peel  ne  pouvait  être  obtenue  que  par 
la  coalition  des  partis.  Mais  voyons  avec  qui  les  free-traders  se 
seraient  coalisés.  Il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  la  liste  des  mem- 
bres qui  ont  voté  avec  M.  Miles,  pour  s'assurer  qu'elle  présente 
les  noms  des   plus  fanatiques  monopoleurs   de    l'empire,   des 
plus  désespérés  adhérents  au  vieux  système  de  privilèges  en 
faveur  du  sucre  et  des  céréales,  tels  qu'ils  existaient  dans  les 
plus  beaux  jours  des  bourgs-pourris;  gens  qui  n'ont  rien  oublié 
ni  rien  appris,  pour  qui  le  flot  du  temps  coule  en  vain,  et  dont 
les  vœux  non  dissimulés  sont   le  retour  des  vieux  abus   et  la 
restauration  de  la  corruption  électorale.  —  Quel  principe  com- 
mun  unit  ces  hommes  aux  free-traders?  Absolument  aucun. 
Leur  concours  fortuit  n'eût  donc  été  qu'une  coalition  en  dehors 
desprincipes,  et  l'histoire  d'Angleterre  a  été  écrite  en  vain,  si 
elle  ne  nous  apprend  pas  que  de  telles  coalitions  ont  toujours 
été  funestes  au  pays.  C'est  là  qu'a  toujours  été  la  pierre  d'achop- 
pement des  ^Yhigs,  et   la   ra'son   qui    explique  pourquoi  les 
hommes  d'État  de  ce  parti  n'ont  jamais  inspiré  à  l'opinion  pu- 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  381 

blique  une  pleine  confiance  dans  l'honnêteté  et  la  droiture  de 
leur  politique.  La  fameuse  coalition  de  M.  Fox  avec  lord  North, 
qu'ilavait  si  souvent  dépeint  comme  quelque  chose  de  pis  qu'un 
démon  incarné,  fit  reculer  de  plus  d'un  demi-siècle  la  cause 
de  la  réforme  en  Angleterre,  et  permit  à  notre  oligarchie  de 
nous  plonger  dans  une  guerre  contre  la  France,  dont  les  con- 
séquences pèseront   encore  sur  bien  des   générations  futures. 
Dans  le  débat  auquel  donna  lieu  le  traité  de  commerce  avec  la 
France,  en  février   1787,  on  vit  M.  Fox  plaider  formellement 
l'exclusion  des  produits  français  de  nos  marchés,  se  fon  dant  sur 
ce  que  les  Français  étaient  «  nos  ennemis  naturels,  »  et  qu'il 
fallait  par  conséquent  éviter  tout  rapprochement  commercial 
ou  politique  entre   les    deux  nations.   En  se  faisant,  dans  des 
vues  spéciales  et  temporaires,  le  héraut  de  ce  vieux  préjugé, 
M.  Foxrendit  d'avance  complétementinefficaces  tous  les  efforts 
qu'il  devait  faire  plus  tard  pour  empêcher  la  guerre  contre  la 
France.  De  même,  l'adoption  temporaire  de  la  bannière  delà 
protection  par  les  chefs  des  Whigs  dans  la  question  des  sucres, 
les  eût  forcés,  le  jour  où  ils  seraient  arrivés  aux  affaires,  à  se 
mettre  en  état  d'hostilité  contre  la  liberté  du  commerce.  —  La 
récente  coalition  de  lord  John  Russell  avec  lord  Ashley,  dont, 
pendant  qu'il  était  au  pouvoir,  il  avait  traité  les  propositions 
de  toute  la  hauteur  de  son  mépris  ^,  est  un  autre  exemple  du 
danger  de  subordonner  les  principes  au  triomphe  réel  ou  ima- 
ginaire d'une  manœuvre  de  parti  ;  et  s'il  rentre  au  pouvoir,  il 
s'apercevra  qu'il  s'est  préparé  une  série  d'embarras  auxquels  il 
ne  pourra  échapper  qu'aux  dépens  de  sa  dignité.  —   Pour  ne 
parler  que  du  cabinet  actuel,  chacun  sait  que  les  plus  grandes 
difficultés  que  rencontre  l'administration  de  sir   R.  Peel  pro- 
viennent des  encouragements  pleins  de  partialité  qu'il  donna 
aux  démonstrations  de  lord  Sandon,  des  calomnies  prodiguées 
au  clergé  d'Irlande,  des  appels  faits  aux  préjugés  nationaux 
contre  le  peuple  irlandais,  et  de  l'acquiescement  plus  qu'im- 

1  On  sait  que  la  motion  de  lord  Ashley  consiste  à  limiter  à  dix  heures 
le  travail  des  manufactures,  et  que  sir  Robert  Peel,  qui  s'y  oppose,  en 
fait  une  question  de  cabinet. 


382  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

plicite  par  lequel  il  seconda  les  clameurs  des  classes  privilégiées 
contre  les   réformes  commerciales,   proposées   par  les  AVhigs 
en'184i.  On  dit  proverbialement  :  «  C'est  l'opposilion  Peel  qui 
tue  le  ministère  Peel.  «Avec  de  tels  exemples  sous  les  yeux, les 
free  traders  se  seraient  montrés  incapables  de  profiter  des  leçons 
de  l'histoire  et  de  l'expérience,   s'ils  fussent  entrés  dans  une 
coalition  immorale  avec  les  fanatiques  du   monopole,   dans  le 
seul  but  de  fomenter  le  désordre  d'une  crise  ministérielle.  » 
a  Les  chefs  des  AYhigs  viennent  de  se  coaliser,  dans  deux  oc- 
casions récentes,  avec  les  exaltés  du  parti   opposé,   pour  ren- 
verser le  ministère.  Mais  leur  influence  morale  dans  le  pays  y 
a-t-elle  gagné?  Bien  au  contraire,   et  ils  se   sont  placés  eux- 
mêmes  dans  cette  situation  que  la  victoire  eût  amené  leur  ruine, 
et  qu'ils  ont  trouvé  leur  salut  dans  la  défaite.  S'ils  avaient  ren- 
versé le  gouvernement  à  l'occasion  du  bill  de  lord  Ashley,  ils 
étaient  réduits  à  se  présenter  devant  le  pays  sous  l'engagement 
d'imposer  des  restrictions  à  la  liberté  du  travail.    Vainqueurs 
avec  M.  Miles,  ils  étaient  également  engagés  à  imposer  des  res- 
trictions à  la  liberté  du  commerce.  On  a  dit  que  la  Ligue  avait 
sauvé  sir  R.  Peel;  mais  on  peut  affirmer  avec  plus  de  raison 
qu'elle  a  affranchi  le  parti  libéral  de  la  honte  de  paraître  en 
face  de  la  nation,   portant  empreints  sur  son  front  les  mots 
«restriction  et  monopole  ».  Mais,  après  tout,  ce  sont  là  des  con- 
séquences dévotes  -whigsou  torys,  avec  lesquelles  les  free-tra- 
ders  n'ont  rien  à  démêler.  Ils  ont  exposé  et  soutenu  leurs  prin- 
cipes, sans  égard   à  aucune   considération  prise  de  l'esprit  de 
parti;  ils  n'ont  reculé  devant  aucun  engagement;  ils  n'ont  par- 
lementé avec  aucun   monopole;  ils  n'ont  abandonné  aucun 
principe;  ils  ont  adhéré  simplement  et  pleinement  à  la  vérité, 
refusant  de  transiger  avec  l'erreur.  Quand  viendra  le  jour  de  la 
justice,   comme   il   viendra  certainement,  ils  n'auront  pas  à 
payer  la  dette  du  déshonneur,  et  ne  seront  pas  réduits  à  sacri- 
fier, en  tout  ou  en  partie,  l'intérêt  national,  pour  racheter  des 
antécédents  factieux.  » 

On  pourra  soupçonner  ce  jugement  de  partialité,  comme 
émané  de  la  Ligue  elle-même.  Mais  nous  pourrions  prouver 


ou   l'agitation    anglaise.  383 

ici,  en  invoquant  le  témoignage  de  la  presse  provinciale 
d'Angleterre,  que  l'opinion  publique,  un  moment  incer- 
taine, a  fini  par  sanctionner  la  conduite  des  free-traders.  On 
comprend  qu'au  delà,  comme  en  deçà  du  détroit,  les  jour- 
naux de  la  capitale  doivent  être  beaucoup  plus  engagés 
dans  les  manœuvres  des  partis.  Aussi  vit-on  le  Morning- 
Chronicle,  qui  d'ordinaire  soutient  la  Ligue,  s'élever  avec 
indignation  contre  M.  Cobden  et  ses  adhérents.  D'après  ce 
journal,  les  free-traders  auraient  dû  considérer  a  qu'il  ne 
s'agissait  plus  d'un  droit  sur  le  sucre  un  peu  plus  ou  un  peu 
moins  élevé,  mais  de  choisir  entre  sir  Robert  Peel  et  son 
échelle  mobile  d'un  côté  et  lord  John  Russell  et  le  droit  fixe 
de  l'autre,  —  et  qui  sait  ?  peut-être  entre  sir  Robert  Peel  et 
lord  Spencer  avec  V abolition  totale.  » 

Il  est  consolant,  pour  les  personnes  qui  se  préoccupent 
de  l'avenir  constitutionnel  des  nations,  de  voir  avec  quel 
ensemble  la  presse  impartiale,  la  presse  de  province,  a 
repoussé  cette  manière  de  poser  la  question.  Sur  cent  jour- 
naux, quatre-vingt-dix  ont  approuvé  la  Ligue,  parmi  les- 
quels ceux-ci  :  Liverpool-Mercury,  Leeds- Mercury^  Nor- 
ihern-Whig,  Oxford-Chronicle^  Manchester-Times,  Sunder- 
land-Hei^ald^  Kent-Herald  ,  Edimburg-  Weckly-Chronicle^ 
Carliste -Journal^  Bristol-Mercury^  Sussex-Advertiser,  etc. 
D'autres  blâmèrent,  dans  le  premier  moment,  et  ne  lardèrent 
pas  à  se  rétracter.  «Après  mûr  examen,  dit  le  Stirling- 
Observer^  nous  nous  voyons  obligé  de  modifier  profondé- 
ment, sinon  de  retirer  complètement  nos  premières  remar- 
ques; et  nous  avouons  avec  franchise  que  les  chefs  de  la 
Ligue  ont  voté  d'après  une  connaissance  des  faits  et  des 
circonstances,  que  nous  ne  possédons  nous-mêmes  que  de- 
puis peu  de  jours.  » 

Combien  il  serait  à  désirer  que  la  presse  départementale 
sût  se  soustraire,  en  France,  au  despotisme  de  la  presse  pari- 
sienne; et  quel  immense  service  rendraient  les  journaux  de 


38  i  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

province,  s'ils  se  consacraient  à  étudier  les  questions  en  elles- 
mêmes^  s'ils  démasquaient  leurs  confrères  de  Paris,  toujours 
disposés  et  même  intéressés  à  transformer  les  plus  graves 
questions  en  machines  de  guerre  parlementaire  !  Les  feuilles 
qui  se  publient  à  Bordeaux,  à  Nantes,  à  Toulouse,  à  Mar- 
seille, àLyon,  ne  sont  pas  soudoyées  par  l'ambassade  russe, 
ou  par  les  comités  agricoles  et  manufacturiers,  ou  par  les 
délégués  des  colonies.  Leurs  rédacteurs  n'entrent  pas,  par 
l'élévation  de  tel  ou  tel  chef  de  parti,  dans  la  région  univer- 
sitaire ou  diplomatique.  Rien  donc  n'explique  l'abjection 
servile  avec  laquelle  ils  reçoivent  les  inspirations  de  la 
presse  parisienne,  si  ce  n'est  qu'ils  sont  dupes  eux-mêmes 
de  cette  stratégie  cupide  dont  ils  se  font  aveuglément  les 
instruments  v'iàicxÀQ^.  Servumpecusî  Pour  moi,  je  l'avoue, 
quand  au  fond  d'une  province  je  découvre  un  homme  qui 
ne  manque  pas  de  talent  et  même  de  sincérité,  qui  sait  ma- 
nier une  plume,  et  que  le  public  qui  l'entoure  est  habitué 
à  considérer  comme  une  lumière;  quand  je  vois  cet  homme 
se  passionner  sur  le  mot  d'ordre  de  ses  collègues  de  Paris; 
pour  une  question  de  cabinet,  négliger,  froisser  les  intérêts 
de  l'humanité,  de  la  France,  et  même  de  son  public  spé- 
cial; soutenir,  par  exemple,  ou  les  fortifications  de  Paris, 
ou  le  régime  protecteur,  ou  le  mépris  des  traités,  et  cela 
uniquement  pour  faire  pièce  à  un  ministre,  au  profit  d'in- 
térêts qui  lui  sont  étrangers  comme  ils  le  sont  au  pays,  je 
crois  avoir  sous  les  yeux  la  personnification  de  la  plus  pro- 
fonde dégradation  où  il  soit  donné  à  l'espèce  humaine  de 
descendre. 


Le  25  juin  1844,  l'ordre  du  jour  de  la  Chambre  des  com- 
munes amena  enfin  la  discussion  sur  la  motion  annuelle  de 
M.  Ch.  Pelham  A'illiers,  pour  l'abrogation  de  la  loi-céréale. 

La  composition  actuelle  de  la  Chambre  ne  permet  pas 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  38  o 

de  penser  que  les  free-traders  se  bercent  de  l'espoir  de  faire 
triompher  cette  mesure  radicale.  Ils  la  présentent  néan- 
moins, d'abord,  pour  faire  naître  Toccasion  d'une  discus- 
sion solennelle  sur  le  terrain  des  principes,  sachant  fort  bien 
que  la  raison,  sinon  le  nombre,  sera  de  leur  côté,  et  qu'à  la 
longue  le  nombre  se  rallie  à  la  raison;  ensuite,  afin  de  con- 
stater l'état  de  l'opinion  publique,  là  où  elle  leur  est  certai- 
nement le  plus  défavorable,  c'est-à-dire  au  Parlement. 

L'annonce  de  cette  grande  discussion  avait  agité  toute 
l'Angleterre.  De  toutes  parts  il  se  formait  des  meetings,  où 
les  électeurs  {constituencies)  formulaient  des  requêtes  à  leurs 
mandataires  pour  les  sommer  de  respecter  les  droits  du 
travail,  de  l'industrie  et  du  commerce. 

Ainsi  qu'on  l'a  vu,  dans  le  discours  de  M.  Fox,  les  cir- 
constances n'étaient  pas  favorables  à  la  motion  de  M.  Vil- 
liers.  D'abord  les  Whigs,  toujours  prêts  à  mettre  l'intérêt 
général  au  second  rang  et  l'intérêt  de  parti  au  premier,  se 
montraient  peu  disposés  à  seconder  les  free-traders.  Ils  ne 
pouvaient  oublier  que,  quelques  jours  avant,  et  dans  deux 
occasions  successives,  les  free-traders  leur  avaient  fait  man- 
quer l'occasion  de  ressaisir  le  pouvoir.  «  Ils  nous  ont  aban- 
donnés, disaient-ils,  et  nous  les  abandonnons  à  notre  tour.  » 
Mais  il  y  a  cette  différence  que  les  Gobden,  les  Gibson,  les 
Yilliers  avaient  sacrifié  les  partis  aux  principes,  tandis  que 
les  Whigs  sacrifiaient  les  principes  aux  partis. 

Les  Whigs  avaient  d'ailleurs  un  autre  motif  de  se  mon- 
trer moins  radicaux  que  l'année  précédente.  Les  événe- 
ments récents,  en  ébranlant  le  ministère  Tory,  leur  avaient 
laissé  entrevoir  une  chance  d'arriver  aux  portefeuilles.  Dès 
lors,  ils  avaient  fait  revivre  le  droit  fixe^  cet  ancien  projet 
de  lord  John  Russell,  et  ils  ne  voulaient  pas  s'engager  en 
votant  pour  l'abolition  immédiate  et  totale  de  tous  droits 
protecteurs. 

La  forme  que  M.  Villiers  avait  donnée  à  sa  proposition 
m.  22 


38  6  COBDEN   ET   LA   L'.GUE 

était  aussi  combinée  de  manière  k  faire  reconnaître  les  forces 
des  purs  free-traders.  C'était,  selon  l'expression  anglaise, 
((  a  rigid  test,  n  une  pierre  de  touche  sévère.  En  1843,  la 
motion  de  M.  Yilliers  était  ainsi  formulée  :  «  Que  la  Chambre 
se  forme  en  comité  pour  examiner  la  convenance  d'abroger 
les  lois-céréales.  »  On  conçoit  que  les  partisans  du  droit 
tixe,  et  les  hommes  sincères  dont  l'opinion  n'est  pas  bien 
arrêtée,  pouvaient  se  rallier  à  une  telle  proposition,  qui 
avait  moins  pour  objet  de  résoudre  la  question  que  de  la 
mettre  officiellement  à  l'élude.  ^ 

Mais,  en  1844,  la  motion  de  M.  Yilliers  était  conçue 
ainsi  : 

«  Que  la  Chambre  se  forme  en  comité  pour  examiner  les 
résolutions  suivantes  : 

«  Il  résulte  du  dernier  recensement  que  la  population  du 
royaume  s'accroît  rapidement; 

((  La  Chambre  reconnaît  qu'un  très-grand  nombre  de 
sujets  de  Sa  Majesté  est  insuffisamment  pourvu  des  objets 
de  première  nécessité  ; 

a  Que  cependant  une  loi  est  en  vigueur  qui  restreint  les 
approvisionnements,  et,  par  conséquent,  diminue  l'abon- 
dance des  aliments; 

c(  Que  toute  restriction  ayant  pour  objet  d'empêcher  l'a- 
chat des  choses  nécessaires  à  la  subsistance  du  peuple  est 
insoutenable  en  principe,  funeste  en  fait,  et  doit  être 
abolie  ; 

«  Que,  par  ces  motifs,  il  est  expédient  d'abroger  immé- 
cliatement  les  actes  5  et  6,  Victoria,  c.  14.  » 

Il  est  bien  évident  qu'une  telle  proposition  ne  pouvait 
être  accueillie  que  par  les  membres  préparés  à  reconnaître 
la  vérité  théorique  et  les  avantages  pratiques  du  principe 
de  la  liberté  illimitée  du  commerce. 

Après  un  débat  qui  se  prolongea  jusqu'au  vendredi 
28  juin,  la  division  donna  les  résultats  suivants. 


ou   l'agitation   anglaise.  3  87 

Pour  la  motion  deM.  Villiers 124  voix. 

Contre 330 

Majorité 206. 

A  ces  124  voix,  il  faut  en  ajouter  11,  dites  paired,  selon 
les  usages  parlementaires  de  la  Chambre  *,  et  30  de  mem- 
bres absents,  ce  qui  forme  une  masse  compacte  de  pure 
free-traders  de  165  membres. 

En  résumé,  la  majorité  contre  l'abrogation  avait  été,  en 
1842,  de  303,  —  en  1843,  de  256,  —  en  1844,  de  206. 

Nous  ne  traduisons  pas  ici  les  discours  prononcés  dans 
cette  mémorable  circonstance  de  crainte  de  fatiguer  le  lec- 
teur. Nous  nous  bornerons  à  dire  que,  dans  le  cours  de  la 
discussion,  on  a  accusé  les  free-traders  de  ne  demander  que 
la  liberté  du  commerce  des  céréales,  et  on  a,  par  consé- 
quent, présenté  la  motion  comme  faite  dans  un  intérêt  pu- 
rement manufacturier.  M.  Cobden  a  répondu  que  le  système 
protecteur  avait  principalement  en  vue  les  intérêts  du  sol; 
que  les  propriétaires  du  sol  étant  en  même  temps  les  maî- 
tres du  Parlement,  la  Ligue  avait  considéré  le  système  tout 
entier  comme  n'ayant  d'autre  point  d'appui  que  cette  bran- 
che particulière  de  protection.  Dans  la  nécessité  de  concen- 
trer ses  forces,  pour  leur  donner  plus  d'efficacité,  elle  a  ré- 
solu d'attaquer  surtout  la  loi-céréale,  sachant  fort  bien  que, 
si  elle  en  obtenait  l'abrogation,  les  propriétaires  eux-mêmes 
seraient  les  premiers  à  détruire  toutes  autres  mesures  pro- 
tectrices. «  Je  déclare  ici,  dit-il,  très-sincèrement  et  très- 
formellement,  que  je  me  présente  comme  l'avocat  de  la 
liberté  des  échanges  m  toutes  choses,  et,  dans  le  cas  où  vous 
vous  formeriez  en  comité  au  sujet  des  lois-céréales,  si  les 
règles  de  la  Chambre  me  le  permettent,  je  suis  prêt  à  ajoii- 

1  Lorsque  deux  membres  d'opinion  différente  ont  besoin  de  s'ab- 
senter, ils  s'entendent  et  sortent  ensemJjle  sans  altérer  le  résultat  du 
vote. 


38  8  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

ter  à  la  motion  l'abrogation  de  tous  les  droits  protecteurs 
sur  quelque  chose  que  ce  soit.  » 

Nous  avons  remarqué  encore  un  argument,  émané  de 
M.  Milner  Gibson,  et  qui  nous  paraît  mériter  l'attention  des 
personnes  qui  aiment  à  considérer  les  questions  d'un  point 
de  vue  philosophique. 

Après  avoir  exposé  les  conséquences  funestes  du  régime 
restrictif,  M.  Gibson  ajoute  : 

J'adjure  le  très-honorable  baronnet  (sir  Robert  Peel),  j'adjure 
le  payeur  général  de  l'armée  (sir  E.  Knatchbull),  dont  l'expé- 
rience est  si  ancienne,  et  qui  ont  entendu  dans  celte  session 
comme  dans  les  précédentes  tant  d'arguments  pour  et  contre 
la  question,  je  les  adjure  de  se  lever  dans  cette  enceinte,  et  de 
déclarer,  une  fois  pour  toutes,  sur  quel  fondement  ils  pensent 
que  l'aristocratie  de  ce  pays  peutréclamerpour  elle-même,  avec 
justice,  le  droit  de  s'interposer  dans  la  liberté  de  l'industrie. 
(Écoutez!  écoutez!)  C'est  là  une  interpellation  loyale.  Je  me  sou- 
viens d'avoir  lu,  à  l'Université  de  Cambridge,  dans  les  œuvres  du 
docteur  Paley,  que  toute  restriction  était  per  se  un  mal;  qu'il 
incombe  à  ceux  qui  la  proposent  ou  la  maintiennent  de  prou- 
ver qu'elle  apportait  à  la  communauté  de  grands  et  incontes- 
tables avantages,  de  le  prouver  distinctement,  jusqu'à  l'évidence 
et  par  delà  l'ombre  du  doute.  Il  ajoutait  qu'il  n'incombe  pas  à 
ceux  qui  en  souffrent  de  faire  aucunes  preuves.  C'est  pourquoi 
je  vous  interpelle  en  stricte  conformité  des  principes  que  j'ai 
appris  dans  vos  universités.  Au  nom  de  la  philosophie  du  doc- 
teur Paley,  puisqu'il  existe  une  restriction  dont  j'ai  à  me  plain- 
dre, je  vous  somme,  vous  le  législateur  du  pays,  vous  le  gouver- 
nePxient  du  pays,  je  vous  somme,  et  j'ai  le  droit  de  le  faire,  de 
venir  justifier  votre  restriction,  et  jusqu'à  ce  que  vous  l'ayez  fait 
clairement  et  explicitement,  il  m'appartient,  sans  autre  expli- 
cation, d'en  demander  l'abrogation  complète  et  immédiate. 

Sir  Robert  Peel,  sûr  de  la  majorité,  ne  paraissait  guère 
disposé  à  s'expliquer.  Cependant,  il  est  des  convenances  et 
une  opinion  publique  qu'il  faut  bien  respecter.  Vaincu  par 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  389 

ces  interpellations  directes,  vers  la  fin  du  débat,  il  prit  la 
parole,  et,  selon  sa  coutume,  il  fil  de  larges  concessions  aux 
principes  sans  s'engager  à  rien  pour  la  pratique  : 

«  Dans  l'état  arlificiel  de  la  société  actuelle,  dit-il,  nous  ne 
«  pouvons  agir  sur  de  pures  abstractions,  et  nous  déterminer 
«  par  des  maximes  philosophiques  dont,  en  principe,. je  ne  con- 
«  teste  pas  la  vérité.  Nous  devons  prendre  en  considération  les 
«  circonstances  dans  lesquelles  nous  avons  progressé  et  les  inté- 
«  rets  engagés.  » 

Après  celte  épreuve,  une  séance  générale  de  rassociation 
pour  la  liberté  commerciale  eut  lieu  au  théâtre  de  Covent- 
Garden,  le  3  juillet  1844.  Nous  regrettons  que  le  temps  nous 
manque  pour  rapporter  ici  les  discours  remarquables  de 
MM.  Villiers,  Cobden,  Bright,  etc. 

A  partir  de  celle  époque,  la  Ligue  s'est  consacrée  surtout 
à  donner  de  nouveaux  développements  à  son  action.  On 
peut  partager  sa  carrière  en  trois  grandes  époques.  Dans  la 
première,  elle  s'était  occupée  de  s'organiser,  de  fixer  son 
but,  de  tracer  sa  marche,  de  réunir  dans  son  sein  un  grand 
nombre  d'économistes  éclairés.  Dans  la  seconde,  elle  s'a- 
dressa à  l'opinion  publique.  Nous  venons  de  la  voir,  multi- 
pliant les  meetings  dans  toutes  les  provinces,  envoyant  de 
toutes  parts  des  brochures,  des  journaux,  des  professeurs, 
essayant  enfin  de  vaincre  la  résistance  du  Parlement  par  la 
pression  d'une  opinion  nationale  forte  et  éclairée.  A  l'épo- 
que oti  nous  sommes  parvenus,  nous  allons  la  voir  donner 
à  ses  travaux  une  direction  plus  pratique,  et  aspirer  à  modi- 
fier profondément,  dans  son  personnel,  la  constitution  de 
la  Chambre  des  communes.  Pourcela,  il  s'agissait  de  met- 
tre en  œuvre  la  loi  électorale  et  de  tirer  tout  le  parti  pos 
sible  des  réformes  introduites  par  les  Whigs  dans  la  légis- 
lation. 

Ce  n'est  pas  que  la  Ligue  fût  restée  étrangère  jusque-là 

22. 


390  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

aux  luttes  électorales.  Déjà  elle  avait  essayé  ses  forces  sur 
ce  terrain. Rarement  elle  avait  manqué  l'occasion  de  mettre, 
dans  chaque  bourg,  un  caindidal  free- trader  aux  prises  avec 
un  candidat  monopoleur.  Partout  on  l'avait  vue  élever  dra- 
peau contre  drapeau  et  principe  contre  principe.  Elle  con- 
sacrait une  partie  de  son  royal  budget  à  poursuivre  devant 
les  tribunaux  la  corruption  électorale,  et  l'on  se  rappelle 
qu'elle  fit  passer,  à  Londres  même,  un  free-ù^ader^  M.  Patti- 
son,  quoiqu'il  eût  pour  concurrent  un  des  hommes  les  plus 
riches  et  les  plus  haut  placés  de  cette  métropole,  le  ban- 
quier Baring,  soutenu  d'ailleurs  par  tojites  les  influences 
réunies  des  aristocraties  terrienne,  commerciale,  ecclé- 
siastique et  gouvernementale. 

Mais  la  Ligue  n'apportait  guère  alors  aux  élections  que 
son  influence  morale  et  n'opérait  qu'avec  les  éléments  exis- 
tants. Nous  allons  la  voir  essayer  de  changer  ces  éléments 
eux-mêmes,  et  de  remettre  la  puissance  élective  aux  mains 
des  classes  aisées  et  laborieuses. 

Des  comités  s'organisent  sur  toute  la  surface  du  Royaume- 
Uni.  Ils  ont  pour  mission  de  faire  porter  sur  les  listes  élec- 
torales tout  free- trader  qui  remplit  les  conditions  exigées 
par  la  loi,  et  d'en  faire  rayer  tout  monopoleur  qui  n'a  pas 
le  droit  d'y  figurer.  Des  milliers  de  procès  sont  soutenus  à 
la  fois  devant  l'autorité  compétente,  et  avec  tant  de  succès, 
qu'on  peut  déjà  prévoie  qu'au  sein  de  beaucoup  de  collèges 
la  majorité  sera  déplacée. 

Mais  M.  Cobden,  cet  homme éminent  qui  est  l'âme  delà 
Ligue,  et  qui  la  dirige,  à  travers  mille  obstacles,  d'une  ma- 
nière si  habile  et  si  ferme,  conçoit  un  plan  bien  autrement 
gigantesque. 

En  France,  pour  être  électeur,  il  faut  payer  200  fr.  d'im- 
pôts directs.  La  loi  anglaise  ne  procède  point  avec  cette 
uniformité.  Une  multitude  de  positions  diverses  peuvent 
donner  le  droit  de  voter.  Parmi  les  dispositions  de  la  loi,  il 


ou    l'agitation    anglaise.  391 

en  est  une,  appelée  la  clause  Ghandos,  selon  laquelle  est 
électeur  quiconque  a  une  propriété  libre  {freehold),  don- 
nant 40  sh.  de  revenu  net,  c'est-à-dire  pouvant  s'acquérir 
moyennant  un  capital  de  50  à60  1.  s. 

Le  plan  de  M.  Cobden  consiste  à  faire  arriver  au  droit 
électoral,,  par  le  moyen  de  cette  clause,  un  nombre  suffisant 
d'hommes  indépendants  pour  contre-balancer  la  masse  d'é- 
lecteurs dont  l'aristocratie  anglaise  dispose,  comme  d'une 
dépendance  et  appartenance  de  ses  vastes  domaines. 

Dans  l'espace  de  quarante  jours,  M.  Cobden  s'est  présenté 
devant  trente-cinq  meetings,  principalement  dans  les  comtés 
de  Lancastre,  d'York,  de  Ghester,  afin  de  divulguer  et  de 
populariser  son  projet.  La  variété  qu'il  a  su  répandre  sur 
tant  de  discours,  fondés  sur  le  même  thème  et  tendant  au 
même  but,  révèle  une  puissance  de  facultés  et  une  étendue 
de  connaissances  qu'on  est  heureux  de  voir  associées  à  la 
vertu  la  plus  pure  et  au  caractère  le  plus  élevé.  Son  collè- 
gue, M.  Brigbt,  n'a  pas  déployé  moins  de  zèle,  de  talent  et 
d'énergie. 

On  n'attend  pas  de  nous  que  nous  suivions  pas  à  pas  la 
Ligue  dans  cette  nouvelle  phase  de  l'agitation.  Nous  nous 
bornerons  dorénavant  à  recueillir,  dans  les  innombrables 
documents  que  nous  avons  sous  les  yeux,  les  arguments  qui 
pourront  nous  paraître  nouveaux  etles circonstances  propres 
à  jeter  quelque  jour  sur  l'esprit  de  la  Ligue  et  les  mœurs 
anglaises. 

Séance  du  7  août  1844. 

Nous  voici  arrivés  à  l'époque  où  les  relations  entre  la 
France  et  l'Angleterre,  et  par  suite  la  paix  du  monde,  pa- 
raissaient gravement  compromises.  La  presse,  des  deux 
côtés  du  détroit,  et  malheureusement  dans  des  vues  peu 
honorables,  s'efforçait  de  réveiller  tous  les  viiux  instincts 


3  9a  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

de  haine  nationale.  On  dit  que,  dans  la  salle  d'Exeter-Hall, 
des  missionnaires  fanatiques  faisaient  entendre  des  paroles 
irritantes  peu  en  harmonie  avec  le  caractère  dont  ils  sont 
revêtus.  Sir  Robert  Peel  enfin,  peut-être  dominé  par  le  dé- 
chaînement des  passions  ardentes  du  dehors,  venait  de  pro- 
noncer devant  le  Parlement  les  paroles  impolitiques  et  im- 
prudentes qui  rendaient  si  difficile  l'arrangement  des  affaires 
de  Taïti. 

Jusqu'à  ce  moment,  pas  une  allusion  n'avait  été  faite  au 
sein  des  meetings  de  la  Ligue  sur  les  rapports  de  la  France 
avec  l'Angleterre.  Cette  circonstance  nous  semble  mériter 
toute  l'attention  du  lecteur  impartial  ;  car  enfin,  les  occa- 
sions n'avaient  pas  manqué  ;  l'affaire  d'Alger,  celle  du  Ma- 
roc, celle  du  droit  de  visite,  l'hostilité  de  nos  tarifs,  mani- 
festée par  des  droits  différentiels  mis  à  la  charge  des  produits 
anglais,  et  bien  d'autres  circonstances  offraient  aux  orateurs 
de  la  Ligue  un  texte  facile  à  exploiter,  dans  l'intérêt  de 
leur  popularité,  un  instrument  fécond  pour  arracher  des  ap- 
plaudissements à  la  multitude.  Gomment  se  fait-il  que  ces 
hommes,  parlant  tous  les  jours  en  présence  de  cinq  à  six 
mille  personnes  réunies,  et  dans  les  circonstances  otiil  leur 
était  si  facile  de  ménager  à  leur  amour-propre  d'orateur 
toutes  les  ovations  de  l'enthousiasme  politique,  se  soient 
constamment  abstenus  de  céder  à  cette  si  séduisante  tenta- 
tion? Comment  des  manufacturiers,  des  négociants,  des  fer- 
miers se  sont-ils  montrés  à  cet  égard  si  supérieurs  à  des 
missionnaires,  à  des  journalistes,  et  même  aux  hommes 
d'État  les  plus  haut  placés? 

Il  n'y  a  qu'une  circonstance  qui  puisse  expliquer  raison- 
nablement ce  phénomène,  et  cette  circonstance  est  si  im- 
portante, qu'il  doit  m'être  permis  de  la  révéler  au  public 
français.  —  C'est  que  la  Ligue  s'adresse  à  la  classe  indus- 
trieuse et  laborieuse,  et  que  cette  classe,  en  Angleterre, 
n'est  point  animée  des  sentiments  haineux  contre  la  France 


ou  l'agitation   anglaise.  39  3 

que  nos  journaux,  par  des  motifs  expliqués  ailleurs,  lui 
attribuent  avec  tant  d'obstination.  —  J'ai  lu  plus  de  trois 
cents  discours  prononcés  par  les  orateurs  de  la  Ligue  dans 
toutes  les  villes  importantes  de  la  Grande-Bretagne.  J'ai  lu 
un  nombre  immense  de  brochures,  de  pamphlets  popu- 
laires, de  journaux  émanés  de  celte  puissante  association, 
et  j'affirme  sur  l'honneur  que  je  n'y  ai  jamais  vu  un  mot 
blessant  pour  notre  dignité  nationale,  ni  une  allusion  directe 
ou  indirecte  à  l'état  de  nos  relations  poHtiques  avec  l'An- 
gleterre. 

C'est  que^  dans  ce  pays,  les  classes  industrieuses  ont  vrai- 
ment l'esprit  d'industrie  qui  est  opposé  à  l'esprit  mihtaire. 
C'est  que  les  haines  nationales,  grâce  aux  progrès  de  l'opi- 
nion, leur  sont  devenues  aussi  étrangères  que  le  sont  main- 
tenant parmi  nous  les  haines  de  ville  à  ville  et  de  province 
à  province. 

Cependant^aumoment  où  la  paix  du  monde  était  sérieu- 
sement menacée,  il  était  difficile  que  l'émotion  générale  ne 
se  fît  pas  aussi  sentir  parmi  ces  multitudes  assemblées  à 
Covent-Garden,  ou  dans  le  free-trade-hall  de  Manchester. 
On  verra,  dans  les  discours  qui  suivent,  à  quel  point  de  vue 
les  graves  événements  du  mois  d'août  1844  étaient  envisa- 
gés par  les  membres  de  la  Ligue. 


7  août  1844. 

Le  dernier  meeting  de  la  Ligue,  pour  cette  saison,  a  eu 
lieu  mercredi  soir  au  théâtre  de  Covent-Garden.  Une  af- 
fluence  extraordinaire  de  free-iroders  remplissait  toutes  les 
parties  du  vaste  édifice.  Pendant  toute  la  séance,  les  dames, 
par  leurs  physionomies  animées  et  leurs  applaudissements 
réitérés,  ont  montré  qu'elles  prennent  un  vif  intérêt  au  sort 
des  classes  souffrantes  et  opprimées.  —  M.  G.  Wilson  oc- 


3  94  COBDEN    ET   LA   LIGLE 

cupait  le  fauteuil.  Un  grand  nombre  de  membres  du  Parle- 
ment et  d'hommes  distingués  avaient  pris  place  autour  de 
lui  sur  l'estrade. 

Le  président,  en  ouvrant  la  séance,  annonce  que  la  parole 
sera  prise  successivement  par  M.  Milner  Gibson,  m.  P.,  par 
M.  Richard  Gobden,  m.  P.,  en  remplacement  de  M.  George 
Thompson,  absent,  et  par  M.  Fox. 

M.  Gibson  :  Monsieur,  j'ai  eu  le  bonheur  d'assister  à  un  grand 
nombre  de  meetings  de  la  Ligue,  mais  jamais  une  aussi  magni- 
fique assemblée  que  celle  qui  est  en  ce  moment  réunie  dans  ces 
murs  n'avait  encore  frappé  mes  regards,  et  j'ajoute,  oionsieur, 
que  cette  marque  signalée  de  l'approbation  publique,  à  ce  der- 
nier meeting  d'adieu,  est  pour  nous  un  juste  sujet  d'espérance 
et  de  félicitation.  A  l'aspect  d'une  assemblée  aussi  imposante,  il 
est  impossible  de  croire  qu'une  cause  rétrograde,  d'imaginer 
qu'une  question  a  perdu  du  terrain  dans  l'esprit  et  l'estime  du 
peuple.  (Applaudissements.) 

Je  crois  sincèrement  que  tout  homme  impartial  qui  jet- 
tera les  yeux  autour  de  lui^  et  qui  se  demandera  quels  sont  le& 
premiers  besoins  sociaux,  quelles  sont  les  nécessités  qui  se  ma- 
nifestent en  première  ligne  non-seulement  dans  les  possessions 
britanniques,  mais  dans  la  plus  grande  partie  de  l'Europe, 
reconnaîtra  que  ces  besoins  et  ces  nécessités  se  lient  intime- 
ment à  la  souffrance  physique.  Il  reconnaîtra  que  toute  grande 
amélioration  sociale  ne  peut  venir  qu'après  l'amélioration 
matérielle  de  la  condition  du  peuple.  On  montre  un  grand  désir 
d'instruire  le  peuple  ;  on  se  plaint  de  son  ignorance  ;  on  se  plaint 
de  ce  qu'il  manque  d'éducation  morale.  Mais  que  sert  de  vouloir 
faire  germer  la  vertu  parmi  des  hommes  courbés  sous  la  misère,, 
flétris  par  une  pénurie  désespérante  et  qui  ne  sont  point  en  état 
de  recevoir  les  leçons  duprê(re  ou  du  moraliste?  Croyez-le  bien, 
si  nous  voulons  que  la  vertu,  la  science,  la  religion,  prennent 
racine  dans  le  cœur  de  l'homme  laborieux,  commençons  par 
améliorer  sa  condition  physique.  Nous  devons  arracher  l'ouvrier 
des  campagnes  à  l'état  d'abaissement  où  il  est  maintenant  placé. 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  395 

En  vain  nous  cherchons  à  restreindre  l'immoralité,  à  diminuer 
le  crime  dans  le  pays,  tant  que  la  classe  laborieuse,  en  levant 
les  yeux  sur  ceux  qui  occupent  des  positions  plus  élevées  dans 
l'échelle  sociale,  se  sentira  d'une  autre  caste,  pour  ainsi  dire,  et 
se  croira  rejetée  comme  une  superfétation  inutile,  aussi  peu 
digne,  moins  digne  d'égards  peut-être  que  la  nature  animale 
•engraissée  sur  les  domaines  de  l'aristocratie. 

L'orateur  rappelle  ici  qu'ayant  voulu  parler  à  la  Chambre 
des  communes  de  la  situation  de  l'ouvrier  des  campagnes, 
et  s'étant  étayéde  l'autorité  d'un  ministre  du  culte  dont  le 
nom  est  vénéré  dans  tout  le  royaume,  M.  Godolphin  Osborn, 
le  ministre  secrétaire  d'État  pour  le  département  de  l'inté- 
rieur, avait  parlé  de  prélats  courant  après  la  popularité. 

Je  voudrais  de  tout  mon  cœur,  continue  M.  Gibson,  voir  beau- 
coup de  nos  prêtres  et  même  de  nos  évoques  condescendre  à 
une  telle  conduite.  Je  me  rappelle  un  célèbre  écrivain  qui  disait 
qu'une  très-utile  association  pourrait  être  fondée,  et  dans  le  fait 
cette  institution  manque  à  TAngleterre,  dans  le  but  de  convertir 
l'épiscopat  au  christianisme.  (Applaudissements  prolongés.) 
J'ai  la  certitude  absolue  que  la  liberté  du  commerce  est  en  par- 
faite harmonie  avec  l'esprit  de  l'Évangile,  et  que  la  libre  com- 
munication des  peuples  est  le  moyen  le  plus  efficace  de  répan- 
dre la  foi  et  la  civilisation  sur  toute  la  surface  de  la  terre.  Je  ne 
pense  pas  que  les  efforts  des  missionnaires,  quels  que  soient 
leurs  bonnes  intentions  et  leur  mérite,  puissent  obtenir  un  suc- 
cès complet  tant  que  les  gouvernements  sépareront  les  nations 
par  des  barrières  artificielles,  sous  forme  de  tarifs  hostiles,  et 
leur  inculqueront,  au  lieu  de  sentiments  fraternels  fondés  sur 
des  intérêts  réciproques,  des  sentiments  de  jalousie  si  prompts 
à  éclater  en  vaste  incendie.  (Bruyantes  acclamations.)  C'est  une 
chose  surprenante  que  l'excessive  délicatesse,  en  matière  d'hon- 
neur national,  qui  s'est  tout  à  coup  révélée  parmi  nos  grands 
seigneurs  trafiquants  de  céréales.  On  croirait  voir  des  coursiers 
€ntrai7iés  -pour  le  turf.  (Rires.)  Mais  qu'est-ce  que  cela  signifie? 
Cela  signifie  que,  pour  ces  messieurs,  guerre  est  synoDyme  de 


39  6  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

rentes.  (Approbation  et  rires.)  J'ignore  s'ils  aperçoivent  aussi 
clairement  que  je  le  fais  la  liaison  de  ces  deux  idées.  La  pre- 
mière conséquence  de  la  guerre,  c'est  la  cherté  du  blé;  la  se- 
conde, c'est  un  accroissement  d'influence  ministérielle,  dont 
une  bonne  part  revient  toujours  à  nos  seigneurs  terriens.  Quel- 
que lourdes  que  soient  les  charges,  quelque  lamentables  que 
soient  les  maux  que  la  guerre  infligerait  à  la  communauté/ 
tenez  pour  certain  que,  s'il  est  possible  qu'elle  profite  à  une 
classe,  ce  sera  à  la  classe  aristocratique.  Je  crois  très-conscien- 
cieusement qu'il  y  a  dans  ce  pays  un  grand  parti  lié  avec  l'in- 
térêt territorial,  parti  représenté  par  le  Morning-Post  (rires), 
qui  s'efforce    de  susciter   un  sentiment  antifrançais  {an  anti- 
french-feeling,  dans  l'unique  but  de  maintenir  le  monopole  des 
grains.  (Rires.)  Qu'est-ce  que  la  guerre  pour  ces  messieurs?  Ils 
s'en  tiennent  bien  loin.  (Rires.)  Ils  envoient  leurs  compatriotes 
au  champ  du  carnage,  et,  quant  à  eux,  ils  profitent  de  l'inter- 
ruption du  commerce  pour  tenir  à  haut  prix  la  subsistance  du 
peuple  ;  et  quand  revient  la  paix,  ils  se  font  un  titre  de  cette 
cherté  même,  pour  continuer  et  renforcer  la  protection.  Nous 
avons  vu  tout  cela  dans  la  dernière  guerre.  (Applaudissements.) 
Une  autre  de  leurs  raisons  pour  pousser  à  la  guerre,  c'est 
qu'ils  y  voient  un  moyen  de  détourner  l'attention  publique  de 
ces  grands  mouvements  sociaux  qui  les  mettent  maintenant  si 
mal  à  l'aise.  «  Une  bonne  guerre,  disent-ils,  c'est  une  excellente 
diversion.  »  Il  y  a  très-peu  de  jours,  un  homme  distingué,  dont 
je  ne  me  crois  pas  autorisé  à  proclamer  le  nom  dans  cette  en- 
ceinte, me  disait  :  Quoi  qu'on  en  ait  dit  sur  les  maux  de  la  guerre, 
quoi  qu'en  aient  écrit  les  moralistes  et  les  philosophes,  je  crois 
que  ce  pays  a  besoin  d'une  bonne  guerre,  et  qu'elle  nous  déli- 
vrerait de  bien  des  difficultés.  (Rires  bruyants.)  —  C'est  la  vieille 
doctrine.  Bien  heureusement,  il  ne  sera  pas  en  leur  pouvoir  de 
pousser  le  peuple  de  ce  pays  vers  ces  folles  exhibitions  d'un  faux 
patriotisme.  Il  y  a  dans  la  nation  britannique  un  bon  sens,  un 
esprit  de  justice,  qui,  depuis  les  terribles  luttes  du  commence- 
ment de  ce  siècle,  ont  jeté  de  profondes  racines  ;  et  il  sera  diffi- 
cile de  lui  persuader  de  se  lancer  dans  toutes  les  horreurs  de  la 
guerre  pour  le  seul  avantage  de  gorger  notre  riche  aristocratie 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  3  97 

aux  di^pens  de  la, communauté.    (Applaudissements    prolon- 


Qu'il  nous  soit  permis  de  faire  une  remarque  sur  ce  pas- 
sage du  discours  de  M.  Gibson.  Ne  pourrait-il  pas  être  irès- 
à  propos  prononcé  devant  une  assemblée  française? 

C'est  une  chose  surprenante  (dirait-on)  que  l'excessive 
délicatesse,  en  matière  d'honneur  national,  qui  s'est  tout  à 
coup  révélée  parmi  nos  trafiquants  de  fer  et  de  houille.  Mais 
qu'est-ce  que  cela  signifie  ?  Gela  signifie  que  pour  ces  mes- 
sieurs guerre  est  synonyme  de  cherté  ;  entente  cordiale  est 
synonyme  de  commerce,  d'échanges,  de  concurrence  à  re- 
douter. Je  crois  très-consciencieusement  qu'il  y  a,  dans  ce 
pays,  un  grand  parti  lié  avec  l'intérêt  manufacturier,  parti 
représenté  par  la  Presse  et  le  journal  du  Commerce^  qui  s'ef- 
force de  susciter  un  sentiment  anti-anglais,  dans  l'unique  but 
de  maintenir  le  haut  prix  des  draps,  des  toiles,  de  la  houille 
et  du  fer,  etc.,  etc. 

Après  cette  courte  observation,  nous  reprenons  le  compte 
rendu  de  la  séance  du  7  août,  et  nous  consignons  ici  notre 
regret  de  ne  pouvoir  traduire  le  remarquable  discours  de 
M.  Gobden.  Nous  nous  bornerons,  forcé  que  nous  sommes 
de  nous  restreindre,  à  citer  quelques  passages  de  l'allocu- 
tion de  M.  Fox,  et  particulièrement  la  péroraison  qui  se  lie 
au  sujet  traité  par  le  représentant  de  Manchester. 

M.  Fox.  L'orateur,  prenant  texte  d'un  article  du  Morning- 
Post  qui  annonce  pour  la  vingtième  fois  que  la  Ligue  est 
morte  après  avoir  totalement  échoué  dans  sa  mission,  passe 
en  revue  le  passé  de  cette  institution,  et  montre  l'influence 
qu'elle  a  exercée  sur  l'administration  des  Wliigs  et  ensuite 
sur  celle  des  Torys,  influence  à  laquelle  il  faut  attribuer  les 
modifications  récemment  introduites  dans  la  législation  com- 
merciale de  la  Grande-Bretagne.  Il  parle  ensuite  du  progrès 
qu'elle  a  fait  faire  à  l'opinion  publique. 

lil.  23 


39S  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

On  peut  dire  de  l'économie  politique  ce  qu'on  disait  de  la 
philosophie,  elle  est  descendue  des  nuages  et  a  pénétré  dans  la 
demeure  des  mortels  ;  elle  se  môle  à  toutes  leurs  pensées  et  fait 
le  sujet  de  tous  leurs  entretiens.  C'est  ainsi  que  la  Ligue  a  pro- 
pagé dans  le  pays  une  sagacité  politique  qui  finira  par  bannir 
de  ce  monde  les  préjugés,  les  sophismes  et  les  faussetés  par 
lesquels  le  genre  humain  s'est  laissé  si  longtemps  égarer. 
Nous  touchons  presque  au  temps  où  deux  grands  hommes 
d'État,  Pitt  et  Fox,  remplissaient  l'univers  de  leurs  luttes  ;  et 
l'on  ne  saurait  encore  décider  lequel  des  deux  était  le  plus  pro- 
fondément ignorant  des  doctrines  économiques,  Etmaintenant^ 
il  n'y  a  pas  un  dandy,  un  incroyable,  qui  se  présente  devant 
les  électeurs  d'un  bourg-pourri,  pour  y  recueillir  un  mandat 
de  famille,  qui  ne  se  soit  gorgé  d'Adam  Smith,  au  moins  dans 
l'édition  de  M.  Cayley  ^  (Rires.)  Quand  un  peuple  a  acquis  de 
telles  lumières,  on  ne  se  joue  plus  de  lui.  C'est  pour  la  Ligue  un 
sujet  de  juste  orgueil  d'avoir  disséminé  dans  le  pays,  non-seu- 
lement des  connaissances  positives  et  de  bonnes  habitudes  in- 
tellectuelles, mais  encore  un  véritable  esprit  d'indépendance 
morale.  Partout  où  je  trouve  une  disposition  à  secouer  cette 
servilité  abjecte  qui  a  si  longtemps  pesé  sur  une  portion  du 
peuple  de  ce  pays;  partout  où  je  le  vois  donner  aux  choses 
leurs  vrais  noms,  quels  que  soient  les  fallacieux  synonymes 
dont  on  les  décore  ;  quand  je  vois  le  faible  et  le  fort,  le  pauvre 
et  le  riche,  le  paysan  et  le  pair  d'Angleterre,  tous  également 
jugés  selon  les  règles  du  juste  et  de  l'injuste;  quand  je  ren- 
contre une  ferme  volonté  de  rendre  témoignage  aux  principes 
de  l'équité  et  de  la  justice,  en  môme  temps  qu'une  profonde 
sympathie  pour  les  souffrances  des  classes  malheureuses  et 
opprimées,  alors  je  reconnais  l'influence  de  la  Ligue;  je  la  vois 
se  répandre  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  j'adhère  à  cette 
ferme  détermination  de  faire  régner  le  bien,  de  détruire  le  mal 
par  des  moyens  paisibles,  légaux,  mais  honorables  et  sûrs,  dont 
les  fondateurs  de  cette  grande  institution  ont  eu  la  gloire  de 


1  M.  Cayley  avait  cité  des  extraits  d'Adam  Smith  qu'il  avait  rendus, 
en  les  falsifiant,  favorables  au  système  protecteur. 


ou   l'agitation   anglaise.  399 

faire  adopter  l'usage  par  leurs  conciloyens.  (Applaudissements.) 
Je  sais  que  ces  grands  et  nobles  résultats  n'ont  pas  atteint  les 
limites  auxquelles  aspirent  les  hommes  de  cœur  q^ui  dirigent  la 
Ligue.  Nous  en  avons  le  témoignage  par  des  faits  irrécusables, 
que  nous  ne  nions  pas  et  qu'au  contraire  nous  regardons  loyale- 
ment en  face.  Ils  nous  sont  d'ailleurs  rappelés  surabondamment 
par  certains  journaux.  «Voyez,  disent-ils,  dans  combien  d'élec- 
tions la  Ligue  a  échoué,  dans  combien  elle  n'a  pas  osé  accep- 
ter le  combat  !  Elle  a  été  battue  dans  le  Sud-Lancastre  et  à 
Birmingham.  »  —  Il  est  vrai  que  nous  n'avons  pu  soutenir  la 
lutte  à  Hortham,  Cirencester  et  ailleurs.  Qu'est-ce  à  dire  ?  Je  ne 
m'en  afflige  pas.  11  est  bien  que  dans  une  cause  comme  celle-ci 
—  qui  intéresse  une  multitude  de  personnes  étrangères  aux 
agitations  politiques  et  aux  rudes  travaux  qui  peuvent  seuls 
assurer  le  succès  d'une  grande  réforme  sociale  -—  il  est  bien 
qu'on  ne  se  laisse  point  dominer  par  cette  idée,  qu'il  suffit 
d'instruire  le  peuple  de  ce  qui  est  juste  et  vrai,  pour  que  le  vrai 
et  le  juste  triomphent  d'eux-mêmes.  Car,  si  ces  élections  eussent 
amené  d'autres  résultats,  quel  enseignement  en  aurions-nous 
obtenu  ?  Quel  effet  auraient-elles  produit  sur  le  grand  nombre 
de  ceux  qui,  pour  la  première  fois,  s'unissant  à  la  Ligue,  se 
sont  précipités  dans  le  tumulte  de  Vagitation  ?  Ils  n'auraient 
pas  manqué  de  penser  que  les  électeurs  sont  libres  dans  leur 
opinion  et  dans  leur  action,  que  l'intimidation,   la  corruption 
et  les  menées  de  sinistres  intérêts  n'interviennent  pas  pour 
pervertir  la  conscience  des  votants,  et  les  vaincre  en  dépit  de 
leurs  idées  et  de  leurs  sentiments  ;  et  cet  enseignement  eût  été 
un  mensonge.  Ils  en  auraient  conclu  encore  que  le  monopole, 
loin  de  songer  à  faire  des  efforts  vigoureux  et  désespérés,  loin 
d'avoir  recours  aux  armes  les  plus   déloyales^  n'attend  pour 
abandonner  la  lutte  que  de  voir  la  vanité  et  l'injustice  de  ses 
prétentions  bien  comprises  par  le  public  ;  —  et  cet  enseigne- 
ment aussi  eût  été  un  mensonge.  —  Ces  faciles  triomphes  eus- 
sent fait  croire  que  l'esprit  de  parti  est  vaincu  ;  qu'il  a  appris  la 
sagesse  et  la  droiture;  et  que,  dans  le  vain  but  de  soutenir 
quelque  point  de  sectairianisme  politique,  l'opposition  ne  se 
laisserait  pas  vaincre  en  se  divisant  alors  qu'elle  peut  être  vie- 


40  0  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

torieuse  par  l'unité  ; —  et  cet  enseignement  aussi  eût  été  un 
mensonge.  —  Ils  eussent  encore  suggéré  cette  idée  que  les 
combinaisons  législatives  actuelles  sont  plus  que  suffisantes 
pour  protéger  aux  élections  les  droits  et  les  intér(Ms  du  peuple; 
que  nos  institutions  et  notre  mécanisme  politique  ont  toute  la 
perfection  qu'onpeut  imaginer  et  désirer; —  et  cet  enseignement 
aussi  eût  été  un  mensonge,  —  un  grossier  mensonge.  —  Dans 
mon  opinion,  subir  quelques  défaites  partielles,  quelques  dé- 
sastres momentanés,  quelques  retards  dans  le  dénoùment  de 
cette  grande  lutte,  ce  n'est  pas  acheter  trop  cher  les  bonnes  ha- 
bitudes, l'expérience  et  la  discipline  que  ces  revers  mêmes  font 
pénétrer  dans  l'esprit  de  la  multitude,  la  préparant  à  travailler 
avec  constance  et  avec  succès  à  la  défense  des  intérêts  de  la 
communauté.  A  ceux  qui  font  de  ces  défaites  électorales  un 
sujet  de  mépris  envers  nous,  et  d'orgueil  pour  eux-mêmes,  je 
dirai  :  Vous  vous  jouez  avec  ce  qui  vous  suscitera  une  puis- 
sance antagonique,  une  force  à  laquelle  rien  ne  pourra  résister. 
Ces  mêmes  défaites  nous  apprennent  Fart  d'agiter.  Elles  nous 
ont  instruits,  elles  nous  instruiront  bien  plus  encore  jusqu'au 
jour  où  la  communauté  s'apercevra  qu'en  croyant  ne  diriger 
son  énergie  que  sur  un  seul  point  et  ne  poursuivre  que  le 
triomphe  d'un  seul  principe,  la  Ligue  a  jeté  les  fondements  de 
tout  ce  qui  constitue  la  dignité,  la  grandeur  et  la  prospérité  na- 
tionales. (Applaudissements.) 

11  est  une  autre  chose  que  la  Ligue  a  accomplie,  et  c'était  un 
objet  bien  digne  de  ses  efforts.  Llle  a  démasqué  les  classes  pri- 
vilégiées !  (Écoutez  !  écoutez  !)  Leurs  traits  sont  maintenant 
connus  de  tous,  et  il  n'est  plus  en  leur  pouvoir  de  se  déguiser. 
Le  temps  n'est  pas  éloigné  où  régnait  une  sorte  de  mystifica- 
tion à  l'égard  des  pairs  et  des  hommes  de  haut  parage,  comme 
si  le  sang  qui  coule  dans  leurs  veines  était  d'une  autre  nature 
que  celui  qui  fait  battre  le  cœur  du  peuple.  Il  a  fallu  que  les 
principes  de  la  liberté  commerciale  fussent  soumis  à  cette  dis- 
cussion serrée,  continuelle  et  animée  qu'ils  sont  condamnés  à 
subir,  pour  qu'on  reconnût  la  vraie  portée  de  ces  associations 
féodales  ;  pour  qu'on  s'assurât  que  ces  grands  hommes  sont 
aussi  bien  des  marchands  que  s'ils  ouvraient  boutique  à  Cheap- 


ou    L'AGITATION    ANGLAISE.  401 

side  ;  et  que  ces  écussons,  regardés  jusqu'ici  comme  les  emblè- 
mes d'une  dignité  quasi  royale,  ne  sont  autre  chose  que  des 
enseignes  où  l'on  peut  lire  :  Acres  à  louer,  blés  à  vendre.  (Ap- 
plaudissements.) Oui,  ce  soni  des  marchands  ;  ce  sont  tous  des 
marchands.  Ils  trafiquent  de  terres  aussi  bien  que  de  blés.  Ils 
trafiquent  des  aliments,  depuis  le  pain  de  l'homme  jusqu'à  la 
graine  légère  qui  nourrit  l'oiseau  prisonnier  dans  sa  cage. 
(Rires.)  Ils  trafiquent  de  poissons,  de  faisans,  de  gibier;  ils  tra- 
fiquent de  terrains  pour  les  courses  de  chevaux  ;  ils  y  perdent 
môme  l'argent  qu'ils  y  parient  et  font  ensuite  des  lois  au  Par- 
lement pour  être  dispensés  de  payer  leurs  dettes.  (Applaudisse- 
ments.) Ils  trafiquent  d'étoiles,  de  jarretières,  de  rubans —  spé- 
cialement de  rubans  bleus  —  et,  ce  qui  est  le  pis  de  tout,  ils 
trafiquent  des  lois  par  lesquelles  ils  rendent  leur  négoce  plus 
lucratif.  Ils  poussent  des  clameurs  contre  le  petit  boutiquier 
qui  instruit  son  apprenti  dans  l'art  de  «  tondre  la  pratique  », 
tandis  qu'ils  font  bien  pis,  eux  nobles  législateurs,  car  ils  ton- 
dent la  nation,  et  surtout,  ils  tondent  court  et  ras  l'indigent 

affamé La  Ligue  a  montré  les  classes  privilégiées  sous  un 

autre  jour,  en  stimulant  leurs  vertus,  en  provoquant  leur  phi- 
lanthropie. Oh  !  combien  elles  étalent  de  charité,  pourvu  que  la 
loi-céréale  s'en  échappe  saine  et  sauve  !  Des  plans  pour  l'amé- 
lioration de  la  condition  du  peuple  sont  en  grande  faveur,  et 
chaque  section  politique  présente  le  sien. 

L'orateur  énumère  ici  et  critique  un  grand  nombre  de 
projets  tous  aspirant  à  réparer  par  la  charité  les  maux  faits 
par  l'injustice,  tels  que  le  système  des  allotments  (V.  p.  39), 
le  bill  des  dix  heures,  les  sociétés  pour  l'encouragement  de 
toiles  ou  telles  industries,  etc.  — Il  continue  et  termine  ainsi  : 

Si  notre  cause  s'élève  contre  le  monopole,  elle  est  encore  plus 
opposée  à  une  guerre  qui  prendrait  pour  prétexte  l'intérêt  na- 
tional. J'espère  que  les  sages  avertissemenls  qui  sont  sortis  de 
la  bouche  de  l'honorable  représentant  de  Manchester  (M.  Gibson) 
pénétreront  dans  vos  esprits  et  dans  vos  cœurs  ;  car,  quand 
nous  voyons  à  quels  moyens  le  monopole  a  recours,  il  n'y  a  rien 


40  2  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

de  chimérique  à  redouter  que,  par  un  machiavélisme  mons- 
trueux, il  ne  s'efforce,  dans  un  sordide  intérêt,  de  plonger  la 
nation  dans  toutes  les  calamités  de  la  guerre.  Si  nous  étions 
menacés  d'une  telle  éventualité,  j'ai  la  confiance  que  le  peuple 
de  ce  pays  se  lèverait  comme  un  seul  homme  pour  protester 
contre  tout  appel  à  ces  moyens  sanguinaires  qui  devront  être 
relégués  à  jamais  dans  les  annales  des  temps  barbares.  Cette 
agitation  doit  se  maintenir  et  progresser,  parce  qu'elle  se  fonde 
sur  une  vue  complète  des  vrais  intérêts  nationaux  et  sur  les 
principes  de  la  morale.  Oui,  nous  soulevons  une  question  mo- 
rale. Laissons  à  nos  adversaires  les  avantages  dont  ils  s'enor- 
gueillissent. Ils  possèdent  de  vastes  domaines,  une  influence 
incontestable;  ils  sont  maîtres  de  la  Chambre  des  lords,  de  la 
Chambre  des  communes,  d'une  grande  partie  de  la  presse  pé- 
riodique et  du  secret  des  lettres  (applaudissements)  ;  à  eux  encore 
le  patronage  de  l'armée  et  de  la  marine,  et  la  prépondérance 
de  l'Église.  Voilà  leurs  privilèges,  et  la  longue  énumération  rie 
nous  en  effraye  pas,  car  nous  avons  contre  eux  ce  qui  est  plus 
fort  que  toutes  ces  choses  réunies  :  le  sentiment  du  juste  gravé 
au  cœur  de  l'homme.  (Acclamations.)  C'est  une  puissance  dont 
ils  ne  savent  pas  se  servir,  mais  qui  nous  fera  triompher  d'eux; 
c'est  une  puissance  plus  ancienne  que  leurs  races  les  plus  an- 
tiques, que  leurs  châteaux  et  leurs  cathédrales^,  que  l'Église  et 
que  l'État  ;  aussi  ancienne,  que  dis-je  ?  plus  ancienne  que  la 
création  même,  car  elle  existait  avant  que  les  montagnes  fussent 
nées,  avant  que  la  terre  reposât  sur  ses  fondements;  elle  habi- 
tait avec  la  sagesse  dans  l'esprit  de  l'Éternel,  lille  fut  soufflée 
sur  la  face  de  l'homme  avec  le  premier  souffle  de  vie,  et  elle  ne 
périra  pas  en  lui  tant  que  sa  race  n'aura  pas  compté  tous  ses 
jours  sur  cette  terre.  Il  est  aussi  vain  de  lutter  contre  elle  que 
contre  les  étoiles  du  firmament.  Elle  verra,  bien  plus,  elle  opé- 
rera la  destruction  de  tout  ce  qu'il  y  a  d'injustice  au  fond  de 
foutes  les  institutions  politiques  et  sociales.  Oh  !  puisse  la  Pro- 
vidence consommer  bientôt  sur  le  genre  humain  cette  sainte 
bénédiction  !  (Applaudissements  prolongés.) 

Après  une  courte  allocution  dans  laquelle  le  président,  an 


ou   L  AGITATION    ANGLAISE.  403 

nom  de  la  Ligue,  adresse  aux  habitants  de  la  métropole  des 
remercîments  et  des  adieux,  la  session  de  1844  est  close  et 
l'assemblée  se  sépare. 


Dans  un  des  passages  du  discours  précédent,  M.  Fox 
avait  fait  allusion  à  un  meeting  tenu,  deux  jours  avant,  à 
Northampton.  Le  but  de  cette  publication  étant  de  jeter 
quelque  jour  sur  les  mœurs  politiques  de  nos  voisins,  et  de 
montrer,  en  action^  l'immense  liberté  d'association  dont  ils 
ont  le  bonheur  de  jouir,  nous  croyons  devoir  dire  un  mot  de 


LES    FREE-TRADERS    ET    LES   CHARTISTES   A    NORTHAMPTON. 

Lundi  5  juin  1844,  un  important  meeting  a  eu  lieu  dans 
le  comté  et  dans  la  ville  de  Northampton. 

Quelques  jours  d'avance,  un  grand  nombre  de  manufac- 
turiers, de  fermiers,  de  négociants  et  d'ouvriers  avaient  pré- 
senté une  requête  à  MM.  Gobden  et  Bright,  pour  les  prier 
d'assister  au  meeting  et  d'y  discuter  la  question  de  la  li- 
berté commerciale.  Ces  messieurs  acceptèrent  l'invitation. 

Une  autre  requête  avait  été  présentée,  par  les  partisans 
du  régime  protecteur,  à  M.  O'Brien,  représentant  du  comté, 
et  membre  de  la  Société  centrale  pour  la  protection  agri- 
cole. M,  O'Brien  déclina  l'invitation,  se  fondant  sur  ce  que 
les  requérants  étaient  bien  en  état  de  se  former  une  opinion 
par  eux-mêmes,  sans  appeler  des  étrangers  à  leur  aide. 

Enfin,  les  chartistes  de  Northampton  avaient,  de  leur 
côté,  réclamé  l'assistance  de  M.  Fergus  O'Gonnor  qui,  dans 
leur  pensée,  devait  s'unir  à  M.  O'Brien  pour  combattre 
M.  Gobden.  M.  Fergns  O'Gonnor  avait  promis  son  concours. 

Le  square  dans  lequel  se  tenait  le  meeting  contenait  plus 
de  6,000  personnes.  Les  free-traders  proposèrent  pour  pré- 
sident lord  Fitz  Williams,  maire,  mais  les  chartistes  exigé- 


40  4  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

rent  que  le  fautuuil  fût  occupé  par  M.  Grandy,  ce  qui  fut 
accepté. 
M.  Gobden  soumet  à  l'assemblée  la  résolution  suivante  : 

«  Que  les  lois-céréales  et  toutes  les  lois  qui  restreignent  le 
commerce  dans  le  but  de  protéger  certaines  classes  sont  injustes 


M.  Fergus  O'Gonnor  propose  un  amendement  fort  étendu 
qu'on  peut  résumer  ainsi  : 

«  Les  habitants  de  Northampton  sont  d'avis  que  toutes  mo- 
dification^ aux  lois-céréales,  toutes  réformes  commerciales, 
doivent  être  ajournées  jusqu'à  ce  que  la  charte  du  peuple  soit 
devenue  la  base  de  la  constitution  britannique.  » 

De  nombreux  orateurs  se  sont  fait  entendre.  Le  président 
ayant  consulté  l'assemblée,  la  résolution  de  M.  Gobden  a  été 
adoptée  à  une  grande  majorité. 


Un  autre  trait  caractéristique  des  mœurs  politiques  que  la 
liberté  paraît  avoir  pour  tendance  de  développer,  c'est  l'af- 
franchissement de  la  femme,  et  son  intervention,  du  moins 
comme  jnge,  dans  les  grandes  questions  sociales.  Nous 
croyons  que  la  femme  a  su  prendre  le  rôle  le  mieux  appro- 
prié à  la  nature  de  ses  facultés,  dans  une  réunion  dont,  par 
ce  motif,  nous  croyons  devoir  analyser  succinctement  le 
procès-verbal. 

DÉMONSTUATION    EN   FAVEUR    DE    LA    LIBERTÉ   COMMERCIALE 
A    WALSALL. 

Présentation  d'une  coupe  à  M.  John  B.  Smith. 

En  i841 ,  la  lutte  s'établit  entre  le  monopole  et  la  liberté 
aux  élections  de  AValsall.  M.   Smith  était  le  candidat  des 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  405 

free-traâers,  et  l'influence  de  la  corruption,,  portée  à  ses 
dernières  limites,  assura  aux  monopoleurs  un  triomphe  mo- 
mentané. L'énergie  et  la  loyauté,  qui  présidèrent  à  la  con- 
duite de  M.  Smith  dans  cette  circonstance,  lui  concilièrent 
l'estime  et  l'affection  de  toutes  les  classes  de  la  société,  et 
les  dam.es  de  Walsall  résolurent  de  lui  en  donner  un  témoi- 
gnage public.  Elles  formèrent  entre  elles  une  souscription 
dont  le  produit  a  été  consacré  à  faire  ciseler  une  magni- 
fique coupe  d'argent.  Mercredi  soir  (11  septembre  1844), 
une  soirée  a  eu  lieu  dans  de  vastes  salons,  décorés  avec 
goût,  et  où  était  réunie  la  plus  brillante  assemblée.  M.  Ro- 
bert Scott  occupait  le  fauteuil. 

Après  le  thé,  M.  le  président  se  lève  pour  proposer  la 
santé  de  la  reine.  «  Dans  une  assemblée,  dit-il,  embellie  par 
la  présence  d'un  si  grand  nombre  de  dames,  il  serait  incon- 
venant de  ne  pas  commencer  par  payer  un  juste  tribut  de 
respect  à  notre  gracieuse  et  bien-aimée  souveraine.  C'est 
une  des  gloires  de  l'Angleterre  de  s'être  soumise  à  la  domi- 
nation de  la  femme,  et  ce  n'est  pas  un  des  traits  les  moins 
surprenants  de  son  histoire,  que  la  nation  ait  joui  de  plus 
de  bonheur  et  de  prospérité,  sous  l'empire  de  ses  souve- 
raines, que  n'ont  pu  lui  en  procurer  les  règnes  des  plus 
grands  hommes,  etc.  » 

Après  un  discours  de  M.  Walker,  en  réponse  à  ce  toast, 
le  président  arrive  à  l'objet  de  la  réunion.  Il  rappelle  qu'en 
1841,  un  appel  fut  fait  aux  habitants  de  Walsall  pour  poser 
aux  électeurs  la  question  de  la  liberté  commerciale.  C'était 
la  première  fois  que  cette  grande  cause  subissait  l'épreuve 
électorale.  Nous  avions  alors  un  candidat  whigqui  n'allait 
pas,  sur  cette  matière,  jusqu'à  l'affranchissement  absolu 
des  échanges.  Il  sentit  la  nécessité  de  se  retirer,  et  le  champ 
restait  libre  aux  manœuvres  du  candidat  conservateur.  Un 
grand  nombre  d'électeurs  lui  promirent  imprudemment 
leurs  votes,  sans  considérer  que  la  loi  leur  a  confié  un  dépôt 

23. 


4  06  COBDEN    ET   LA    LIGUE 

sacré  dont  ils  ne  sont  pas  libres  de  disposer  à  leur  avantage, 
mais  dont  ils  doivent  compte  à  ceux  qui  ne  jouissent  pas  du 
même  privilège.  Vous  vous  rappelez  l'anxiété  qui  régna 
alors  parmi  les  free-traders^  et  les  difficultés  qu'ils  rencon- 
trèrent à  trouver  un  candidat  à  qui  l'on  pût  confier  la  dé- 
fense du  grand  principe  que  nous  posions  devant  le  corps 
électoral.  C'est  dans  ce  moment  qu'un  homme  d'une  posi- 
tion élevée,  d'un  noble  caractère  et  d'un  grand  talent, 
M.  Smith  (applaudissements),  accepta  sans  hésiter  la  can- 
didature et  entreprit  de  relever  ce  boui^g  de  la  longue  ser- 
vitude à  laquelle  il  était  accoutumé.  M.  Smith  était  alors 
président  de  la  chambre  de  commerce  de  Manchester,  pré- 
sident de  la  Ligue.  Sur  notre  demande,  il  vint  à  Walsall  et 
dirigea  la  lutte  avec  une  vigueur  et  une  loyauté  qui  lui  valu- 
rent, non-seulement  l'estime  de  ses  amis,  mais  encore  l'ap- 
probation de  ses  adversaires.  L'Angleterre  et  l'Irlande  s'in- 
téressaient au  succès  de  ce  grand  débat,  oii  les  plus  chers 
intérêts  du  pays  étaient  engagés.  Grâce  à  des  influences  que 
vous  n'avez  pas  oubliées,  nous  fûmes  vaincus  cependant, 
mais  non  sans  avoir  réduit  la  majorité  de  nos  adversaires 
dans  une  telle  proportion  qu'il  ne  leur  reste  plus  aucune 
chance  pour  l'avenir.  Les  dames  de  Walsall,  profondément 
reconnaissantes  des  services  éminenls  rendus  par  M.  Smith 
à  la  cause  de  la  pureté  électorale  non  moins  qu'à  celle  de 
la  liberté,  résolurent  de  lui  donner  un  témoignage  public  de 
leur  estime.  Je  ne  vous  retiendrai  pas  plus  longtemps,  et  ne 
veux  point  retarder  les  opérations  qui  sont  l'objet  principal 
de  cette  réunion. 

M™^  Cox  se  lève,  et  s'adressant  à  M.  Smith,  elle  dit  : 
«  J'ai  l'honneur  de  vous  présenter  cette  coupe,  au  nom  des 
dames  de  Walsall.  o 

M.  Smith  reçoit  ce  magnifique  ouvrage  d'orfèvrerie,  d'un 
travail  exquis,  qui  porte  l'inscription  suivante  : 


ou   L  AGITATION   ANGLAISE.  40  7 

«  Présenté  à  M,  J.  B.  Smith,  esq. 

((  Par  les  dames  de  Walsall,  comme  un  témoignage  de 
«  lem'  estime  et  de  leur  gratitude,  pour  le  courage  et  le  pa- 
«  triotisme  avec  lesquels  il  a  soutenu  la  lutte  électorale 
«  de  1841,  dans  ce  bourg,  contre  un  candidat  monopoleur, 
«  -^  pour  l'indépendance  de  sa  conduite  et  l'urbanité  de 
«  ses  manières,  —  pour  ses  infatigables  efforts  dans  la  dé- 
«  fense  des  droits  du  travail  contre  les  intérêts  égoïstes  et 
«  la  domination  usurpée  d'une  classe. 

a  Puisse-t-il  vivre  assez  pour  jouir  de  la  récompense  de 
«  ses  travaux  et  voir  la  vérité  triompher  et  la  patrie  heu- 
a  reuse  !  » 

M.  Smith  remercie  et  prononce  un  discours  que  le  cadre 
de  cet  ouvrage  ne  nous  permet  pas  de  rapporter. 

Le  but  que  nous  nous  sommes  proposé  était  de  faire  con- 
naître la  Ligue,  ses  principaux  chefs,  les  doctrines  qu'elle 
soutient,  les  arguments  par  lesquels  elle  combat  le  mono- 
pole ;  nous  ne  pouvions  songer  à  initier  le  lecteur  dans  tous 
les  détails  des  opérations  de  cette  grande  association.  Il  est 
pourtant  certain  que  les  efforts  persévérants,,  mais  silen- 
cieux, par  lesquels  elle  essaye  de  rénover,  non-seulement 
l'esprit,  mais  encore  le  personnel  du  corps  électoral,  ont 
peut-être  une  importance  plus  pratique  que  la  partie  appa- 
rente et  populaire  de  ses  travaux. 

Sans  vouloir  changer  notre  plan  et  attirer  l'attention  du 
lecteur  sur  les  travaux  électoraux  de  la  Ligue,  ce  qui  exige- 
rait de  sa  part  l'étude  approfondie  d'un  système  électif 
beaucoup  plus  compliqué  que  le  nôtre,  nous  croyons  cepen- 
dant ne  pouvoir  terminer  sans  dire  quelques  mots  et  rap- 
porter quelques  discours  relatifs  à  cette  phase  de  V agitation. 

Nous  avons  vu  précédemment  qu'il  y  a  en  Angleterre 
deux  classes  de  députés,  et,  par  conséquent,  d'électeurs. 


40  8  COBDEN   ET   LA    LIGLE 

—  158  membres  du  Parlement  sont  nommés  par  les  comtés, 
et  tous  sont  dévoués  au  monopole.  —  Jusqu'à  la  fin  de  1844> 
les  free-traders  n'avaient  en  vue  que  d'obtenir,  sur  les  dé- 
putés des  bourgs,  une  majorité  suffisante  pour  contre-ba- 
lancer  l'influence  de  ce  corps  compacte  de  158  protection- 
nistes. —  Pour  cela,  il  s'agissait  de  faire  inscrire  sur  les 
listes  électorales  autant  de  free-traders,  et  d'en  éliminer 
autant  de  créatures  de  l'aristocratie  que  possible.  Un  comité 
de  la  Ligue  a  été  chargé  et  s'est  acquitté  pendant  plusieurs 
années  de  ce  pénible  et  difficile  travail,  qui  a  exigé  une 
multitude  innombrable  de  procès  devant  les  cours  com- 
pétentes (courts  ofregistration),  et  le  résultat  a  été  d'assu- 
rer aux  principes  de  la  Ligue  une  majorité  certaine  dans 
un  grand  nombre  de  villes  et  de  bourgs. 

Mais,  à  la  fin  de  1844,  M.  Gobden  conçut  Fidée  de  por- 
ter la  lutte  jusque  dans  les  comtés.  Son  plan  consistait  à 
mettre  à  profit  ce  qu'on  nomme  la  clause  Gbandos,  qui 
confère  le  droit  d'élire,  au  comté,  à  quiconque  possède  une 
propriété  immobilière  donnant  un  revenu  net  de  40  schel- 
lings.  De  même  que  l'aristocratie  avait,  en  1 841 ,  mis  un  grand 
nombre  de  ses  créatures  en  possession  du  droit  électoral  par 
l'action  de  cette  clause,  il  s'agissait  de  déterminer  les 
classes  manufacturières  et  commerciales  à  en  faire  autant, 
en  investissant  les  ouvriers  des  mêmes  franchises,  et  en  les 
transformant  en  propriétaires,  en  landlords  au  petit  pied. 

—  Le  temps  pressait,  car  on  était  au  mois  de  décembre 
1844,  quand  M.  Gobden  soumit  son  plan  au  conseil  de  la 
Ligue,  et  on  n'avait  que  jusqu'au  31  janvier  1845,  pour 
se  faire  inscrire  sur  les  listes  électorales  qui  doivent  servir 
en  cas  de  dissolution  jusqu'en  1847. 

Aussitôt  le  plan  arrêié,  la  Ligue  le  mit  à  exécution  avec 
celte  activité  prodigieuse  qui  ne  lui  a  jamais  fait  défaut, 
et  que  nous  avons  peine  à  croire,  tant  elle  est  loin  de  nos 
idées  et  de  nos  mœurs  politiques.  Dans  l'espace  de  dix  se- 


ou  l'agitation  anglaise.  409 

maines,  M.  Gobden  a  assisté  à  trente-cinq  grands  meetings 
publics,  tenus  dans  les  divers  comtés  du  nord  de  l'Angleterre 
dans  le  seul  but  de  propager  cette  nouvelle  croisade  électo- 
rale. —  Nous  nous  bornerons  à  donner  ici  la  relation  d'un 
de  ces  meetings,  celui  de  Londres,  qui  ouvre  d'ailleurs  la 
troisième  année  de  l'agitation  dans  la  métropole. 

GRAND   MEKTING   DE   LA   LIGUE   AU    THÉÂTRE    DE   COVENT- 
GARDEN. 

11  décembre  1844. 

Six  mille  personnes  assistent  à  la  réunion.  Le  président 
de  la  Ligue,  M.  George  Wilson,  occupe  le  fauteuil. 

En  ouvrant  la  séance,  après  quelques  observations  géné- 
rales, le  président  ajoute  : 

Vous  avez  peut-être  entendu  dire  que  depuis  notre  dernier 
meeting  la  Ligue  avait  «  pris  sa  retraite  ».  Mais  soyez  assurés 
qu'elle  n'a  pas  perdu  son  temps  dans  les  cours  d'enregistrement 
[registration  courts).  Nous  avons  envoyé  des  hommes  expéri- 
mentés dans  140  bourgs,  dans  le  but  d'organiser  des  comités 
électoraux  là  où  il  n'en  existe  pas,  et  de  donner  une  bonne  di- 
rection aux  efforts  des  free-traders  là  où  il  existe  de  semblables 
institutions.  Depuis,  les  cours  de  révision  ont  été  ouvertes. 
C'est  laque  la  lutte  a  été  sérieuse.  Je  n'ai  pas  encore  les  rapports 
relatifs  à' Li  totalité  de  ces  140  bourgs,  mais  seulement  à  108 
d'entre  eux.  Dans  98  bourgs  nous  avons  introduit  sur  les  listes 
électorales  plus  de  free-traders  que  nos  adversaires  n'y  ont  fait 
admettre  de  monopoleurs;  et  d'un  autre  côté  nous  avons  fait 
rayer  de  ces  listes  un  grund  nombre  de  nos  ennemis.  Dans  8 
bourgs  seulement  la  balance  nous  a  été  défavorable,  sans  mettre 
cependant  notre  majorité  en  péril.  (Applaudissements.) 

Le  président  entre  ici  dans  des  détails  de  chiffres  inutiles 
à  reproduire  ;  il  expose  ensuite  les  moyens  de  conquérir 
une  majorité  dans  les  comtés. 

M.  Villiers,  m.  P.,  prononce  un  discouis.  La. parole  est 


410  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

ensuite  à  M.  Gobden.  Nous  extrayons  du  discours  de  l'ho- 
norable membre  les  passages  qui  nous  ont  paru  d'un  intérêt 
général. 

M.  CoBDEN Les  monopoleurs  ont  fait  circuler  à  profusion 

une  brochure  adressée  aux  ouvriers,  qui  porte  pour  épigraphe 
une  sentence  qui  a  pour  elle  l'autorité  républicaine,  celle  de 
M.  Henry  Clay.  Je  suis  bien  aise  qu'ils  aient  inscrit  son  nom  et 
cité  ses  paroles  sur  le  frontispice  de  cette  œuvre,  car  les  ouvriers 
n'oublieront  pas  que,  depuis  sa  publication,  M.  Henry  Clay  a  été 
repoussé  de  la  présidence  des  États-Unis.  Il  demandait  cet 
honneur  à  trois  millions  de  citoyens  libres,  et  il  fondait  ses 
droits  sur  ce  qu'il  est  l'auteur  et  le  père  du  système  protecteur 
en  Amérique.  J'ai  suivi  avec  une  vive  anxiété  les  progrès  de 
cette  lutte,  et  reçu  des  dépêches  par  tous  les  paquebots.  J'ai  lu 
le  compte  rendu  de  leurs  discours  et  de  leurs  processions. 
Vraiment  les  harangues  de  Clay  et  de  \Yebster  auraient  fait  hon- 
neur aux  ducs  de  Richmond  et  de  Buckingham  eux-mêmes. 
(Rires.)  Leurs  bannières  portaient  toutes  des  devises,  telles  que 
celles-ci  :  «  Protection  au  travail  national.  »  «Protection  contre 
le  travail  non  rémunéré  d'Europe.  »  «  Défense  de  l'industrie  du 
pays.  0  «  Défense  du  système  américain.  »  «  Henry  Clay  et 
protection.  »  (Rires.)  Voilà  ce  qu'on  disait  à  la  démocratie  amé- 
ricaine, comme  vous  le  dit  votre  aristocratie  dans  ce  môme 
pamphlet.  Et  qu'a  répondu  le  peuple  américain?  Il  a  rejeté 
Henry  Clay  ;  il  l'a  rendu  à  la  vie  privée.  (Applaudissements.)  Je 
crois  que  nos  sociétés  prohibitionnistes,  s'il  leur  reste  encore  un 
grand  dépôt  de  cette  brochure,  pourront  TotTrir  à  bon  marché. 
(Rires.)  Elles  seront  toujours  bonnes  à  allumer  des  cigares. 
(Nouveaux  rires.).... 

Eh  bien  !  habitants  de  Londres  !  Qu'y  a-t-il  de  nouveau 
parmi  vous  ?  Vous  avez  su  quelque  chose  de  ce  que  nous 
avons  fait  dans  le  Nord;  que  se  passe-t-il  par  ici?  Je  crois 
que  j'ai  aperçu  quelques  signes,  sinon  d'opposition,  du  moins 
de  ce  que  j'appelle  des  tentatives  de  diversion.  Vous  avez  eu 
de  grands  meetings,  remplis  de  beaux  projets  pour  le  soula- 
gement du  peuple Mon  ami  M.   Villiers  vous  a  parlé  du 


ou    l'agitation   anglaise.  411 

grand  développement  de  l'esprit,  charitable  parmi  les  monopo- 
leurs et  de  leur  manie  de  tout  arranger  par  VaumÔ7îe.  En  admet- 
tant que  cette  charité  soit  bien  sincère  et  qu'elle  dépasse  celle 
des  autres  classes,  j'ai  de  graves  objections  à  opposer  à  un  sys- 
tème qui  fait  dépendre  une  portion  de  la  communauté  des 
aumônes  de  l'autre  portion.  (Écoutez!  écoutez!)  Mais  je  nie 
cette  philanthropie  elle-même,  et,  relevant  l'accusation  qu'ils 
dirigent  contre  nous,  —  froids  économistes,  —  je  dis  que  c'est 
parmi  les  free-traders  que  se  trouve  la  vraie  philanthropie.  Ils 
ont  tenu  un  grand  meeting,  il  y  a  deux  mois,  dans  le  Suffolk. 
Beaucoup  de  seigneurs,  de  nobles,  de  squires^,  de  prêtres  se 
sont  réunis,  et  pourquoi?  Pour  remédier,  par  un  projet  philan- 
thropique, à  la  détresse  générale.  Ils  ont  ouvert  une  souscrip- 
tion. Us  se  sont  inscrits  séance  tenante;  et  qu'est-il  arrivé  de- 
puis? Où  sont  les  effets  de  cette  œuvre  qui  devait  fermer 
toutes  les  plaies?  J'oserais  affirmer  qu'il  est  tel  ligueur  de 
Manchester  qui  a  plus  donné  pour  établir  dans  celle  ville  des 
lieux  de  récréation  pour  les  ouvriers,  qu'il  n'a  été  recueilli 
parmi  toute  la  iioblesse  de  Suffolk  pour  le  soulagement  des  ou- 
vriers des  campagnes.  Ne  vous  méprenez  pat--,  messieurs,  nous 
ne  venons  pas  ici  faire  parade  de  générosité,  mais  décrier  ces 
accusations  sans  cesse  dirigées  contre  le  corps  le  plus  intelligent 
de  la  classe  moyenne  de  ce  pays,  et  cela  parce  qu'il  veut  se  faire 
une  idée  scientifique  et  éclairée  de  la  vraie  mission  d'un  bon 
gouvernement.  Us  nous  appellent  «  économistes  politiques  ;  durs 
et  secs  utilitaires  ».  Je  réponds  que  les  «  économistes  »  ont  la 
vraie  charité  et  sont  les  plus  sincères  amis  du  peuple.  Ces  mes- 
sieurs veulent  absolument  que  le  peuple  vive  d'aumônes;  je  les 
somme  de  nous  donner  au  moins  une  garantie  qu'en  ce  cas  le 
peuple  ne  sera  pas  affamé.  Oh  !  il  est  fort  commode  à  eux  de 
flétrir,  par  une  dénomination  odieuse,  une  politique  qui  scrute 
leurs  procédés.  (Rires.)  Nous  nous  reconnaissons  «  écono- 
mistes »,  et  nous  le  sommes,  parce  que  nous  ne  voulons  pas 
voir  le  peuple  se  fier,  pour  sa  subsistance,  aux  aumônes  de 
l'aristocratie,  sachant  fort  bien  que,  s'il  le  fait,  sa  condition 
sera  vraiment  désespérée.  (Applaudissements.)  Nous  voulons 
que  le  gouvernement  agisse  sur  des  principes  qui  permettent  à 
chacun  de  pourvoir  à  son  existence  par  un  travail  honnête  et 


4J2  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

indépendant.  Ces  grands  messieurs  ont  tenu  un  autre  meeting 
aujourd'hui.  On  y  a  traité  de  toutes  sortes  de  sujets,  excepté 
du  sujet  essentiel.  (Ecoutez  !)  Une  réunion  a  eu  lieu  ce  matin  à 
Exeler-Hall,  où  il  y  avait  des  gens  de  toute  espèce,  et  dans  quel 
but?  Afin  d'imaginer  des  moyens  et  de  fonder  une  société  pour 
«  l'assainissement  des  villes.  »  (Rires.)  Ils  vous  donneront  de  la 
ventilation,  de  l'air,  de  l'eau,  des  dessèchements,  des  prome- 
nades, de  tout,  excepté  du  pain.  (Applaudissements.)  Cepen- 
dant, du  moins  en  ce  qui  concerne  le  Lancashire,  nous  avons 
les  registres  généraux  de  la  mortalité  qui  montrent  distincte- 
ment le  nombre  des  décès  s'élevant  et  s'abaissant  d'année  en 
année,  avec  le  prix  du  blé,  et  vous  pouvez  suivre  cette  con- 
nexité  avec  autant  de  certitude  que  si  elle  résultait  d'une  en- 
quête du  coroner.  Il  y  a  eu  trois  mille  morts  de  plus  dans  les 
années  de  cherté  que  depuis  que  le  blé  est  descendu  à  un  prix 
natLu-el,  et  cela  dans  un  très-petit  district  du  Lancastre.  Et  ces 
messieurs,  dans  leurs  sociétés  de  bienveillance,  parlent  d'eau, 
d'air,  de  tout,  excepté  du  pain  qui  est  le  soutien  et  comme  l'é- 
toife  de  la  vie!  Je  ne  m'oppose  pas  à  des  œuvres  de  charité;  je 
les  appuie  de  toute  mon  âme;  mais  je  dis  :  Soyons  justes  d'a- 
bord, ensuite  nous  serons  charitables.  (Applaudissements.)  Je 
ne  doute  nullement  de  la  pureté  des  motifs  qui  dirigent  ces 
messieurs;  je  ne  les  accuserai  point  ici  d'hypocrisie,  mais  je  leur 
dirai  :  «  Répondez  à  la  question,  ne  l'escamotez  pas,  » 

Je  me  plains  particulièrement  d'une  partie  de  l'aristocratie  *, 
qui  affiche  sans  cesse  des  prétentions  à  une  charité  sans  égale, 
dont,  sans  doute  par  ce  motif,  les  lois-céréales  froissent  la  con- 


1  L'orateur  désigne  ici  le  parti  qui  s'intitule  «  la  jeune  Angleterre,  » 
et  qui  a  pour  chefs  lord  Ashley,  Manners,  d'Israeli,  etc.  Lord  Ashley, 
cherchant  à  rejeter  sur  les  manufacturiers  les  imputations  que  la  Ligue 
dirige  contre  les  maîtres  du  sol,  attribue  les  souffrances  du  peuple  à 
l'excès  du  travail.  En  conséquence,  de  même  que  M.  Villiers  propose 
chaque  année  !a  liljre  introduction  du  blé  étrani;er,  lord  Ashley  pro- 
pose la  limitation  des  heures  de  travail.  L'un  cherche  le  remède  à  la  dé- 
tresse générale  dans  la  liljerté,  l'autre  dans  de  nouvelles  restrictions. 
—  Ainsi,  ces  deux  écoles  économiques  sont  toujours  et  partout  en  pré- 
sence. 


ou   l'agitation   anglaise.  413 

science,  et  quiles  maintient  cependant,  sanslesdiscuteretmôme 
sans  vouloir  formuler  son  opinion.  Je  fais  surtout  allusion  à  un 
noble  seigneur  qui  en  a  agi  ainsi  Tannée  dernière,  à  l'occasion 
de  la  motion  de  M.  Villiers,  quoique,  en  toutes  circonstances,  il 
fasse  profession  d'une  grande  sympathie  pour  les  souffrances  du 
peuple.  Il  ne  prit  pas  part  à  la  discussion,  n'assista  pas  môme 
aux  débats,  et  ne  vint  pas  moins  au  dernier  moment  voter 
contre  la  motion.  (Grands  cris  :  Honte  !  honte  !  le  nom  !  le  nom  !) 
Je  vous  dirai  le  nom;  c'est  lord  Ashley.  (Murmures  et  sifflets.) 
Eh  bien,  je  dis  :  Admettons  la  pureté  de  leurs  motifs,  mais  sti- 
pulons au  moins  qu'ils  discuteront  la  question  et  qu'ils  l'exami- 
neront avec  le  même  soin  qu'ils  donnent  w  aux  approvisionne- 
ments d'eau  et  aux  renouvellements  de  l'air.  »  Ne  permettons 
pas  qu'ils  ferment  les  yeux  sur  ce  sujet.  Comment  se  condui- 
sent-ils en  ce  qui  concerne  la  ventilation?  Ils  appellent  à  leur 
aide  leshommës  de  science.  Ils  s'adressent  au  docteur  Soulhwood- 
Smith,  et  lui  disent  :  Comment  faut-il  s'y  prendre  pour  que  le 
peuple  respire  un  bon  air?  Eh  bien  !  quand  il  s'agit  de  donner 
au  peuple  du  travail  et  des  aliments,  nous  les  sommons  d'inter- 
roger aussi  les  hommes  de  science,  les  hommes  qui  ont  passé 
leur  vie  à  étudier  ce  sujet,  et  qui  ont  consigné  dans  leurs  écrits 
des  opinions  reconnues  pour  vraies  dans  tout  le  monde  éclairé. 
Comme  ils  appellent  dans  leurs  conseils  Soutwood-Smith,  nous 
leur  demandons  d'y  appeler  aussi  Adam  Smith,  et  nous  les 
sommons  ou  de  réfuter  ses  principes  ou  d'y  conformer  leurs 
votes.  (Applaudissements.)  11  ne  suffit  pas  de  se  tordre  les  bras, 
de  s'essuyer  les  yeux  et  de  s'imaginer  que  dans  ce  siècle  intelli- 
gent et  éclairé  le  sentimentalisme  peut  être  de  mise  au  sénat. 
Que  dirions-nous  de  ces  messieurs  qui  gémissent  sur  les  souf- 
frances du  peuple,  si,  pour  des  fléaux  d'une  autre  nature,  ils 
refusaient  de  prendre  conseil  de  la  science,  de  l'observation, 
de  l'expérience?  S'ils  entraient  dans  un  hôpital,  par  exemple, 
et  si,  à  l'aspect  des  douleurs  et  des  gémissements  dont  leurs 
sens  seraient  frappés,  ces  grands  philanthropes  mettaient  à 
la  porte  les  médecins  et  les  pharmaciens,  et  tournant  au  ciel 
leurs  yeux  attendris,  ils  se  mettaient  à  traiter  et  médicamenter 
à  leur  façon  ?  (Rires  et  applaudissements.)' J'aime  ces  meetings 
de  Covent-Garden,  et  je  vous  dirai  pourquoi.  Nous  exerçons  ici 


4  1i  COBDEN    ET  LA   UGUE 

une  sorte  de  police  intellectuelle.  Byron  a  dit  que  nous  étions 
dans  un  siècle  d'affectation  ;  il  n'y  a  rien  déplus  difficile  à  saisir 
que  l'afTectation.  Mais  je  crois  que  si  quelque  chose  a  contribué  à 
élever  le  niveau  moral  de  cette  métropole,  ce  sont  ces  grandes 
réunions  et  les  discussions  qui  ont  lieu  dans  cette  enceinte. 
(Acclamations.)  Il  va  y  avoir  un  autre  meeting  ce  soir  dans  le 
but  d'offrir  à  sir  Henry  Pottinger  un  don  patriotique.  Je  veux 
vous  en  dire  quelques  mots.  Et  d'abord,  qu'a  fait  sir  Henry  Pot- 
tinger pour  ces  monopoleurs?  —  Je  parle  de  ces  marchands  et 
millionnaires  monopoleurs,  y  compris  la  maison  Baring  et  C**, 
qui  a  souscrit  pour  oO  liv.  st.  à  Liverpool,  et  souscrira  sans 
doute  à  Londres.  Je  le  demande,  qu'a  fait  M.  Pottinger  pour 
provoquer  cette  détermination  des  princes-marchands  de  la  Cité? 
Je  vous  le  dirai.  11  est  allé  en  Chine,  et  il  a  arraché  au  gouver- 
nement de  ce  pays,  pour  son  bien  sans  doute,  un  tarif.  Mais  de 
quelle  espèce  est  ce  tarif?  Il  est  fondé  sur  trois  principes.  Le 
premier,  c'est  qu'il  n'y  aura  aucun  droit  d'aucune  espèce  sur 
les  céréales  et  toutes  sortes  d'aliments  importés  dans  le  Céleste 
Empire.  (Écoutez!  Écoutez!)  Bien  plus,  si  un  bâtiment  arrive 
chargé  d'aliments,  non-seulement  la  marchandise  ne  paye  au- 
cun droit,  mais  le  navire  lui-même  est  exempt  de  tous  droits 
d'ancrage,  de  port,  etc.,  et  c'est  la  seule  exception  de  cette  na- 
ture qui  existe  au  monde.  Le  second  principe,  c'est  qu'il  n'y 
aura  aucun  droit  pour  la  protection.  (Écoutez  !)  Le  troisième,  c'est 
qu'il  y  aura  des  droits  modérés  pour  le  revenu.  (Écoutez!  écou- 
tez!) Eh  quoi!  c'est  pour  obtenir  un  semblable  tarif,  que  nous, 
membres  de  la  Ligue,  combattons  depuis  cinq  ans  !  La  différence 
qu'il  y  a  entre  sir  Henry  Pottinger  et  nous,  la  voici  :  c'est  que 
pendant  qu'il  a  réussi  à  conférer,  par  la  force,  un  tarif  aussi 
avantageux  au  peuple  chinois^  nous  avons  échoué  jusqu'ici  dans 
nos  efforts  pour  obtenir  de  l'aristocratie,  par  la  raison,  un  bien- 
fait semblable  en  faveur  du  peuple  anglais.  (Applaudissements.) 
Il  y  a  encore  cette  différence  :  c'est  que,^  en  même  temps  que 
ces  m^archands  monopoleurs  préparent  une  splendide  réception 
à  sir  Henry  Pottinger  pour  ses  succès  en  Chine,  ils  déversent 
sur  nous  l'invective,  l'insulte  et  la  calomnie,  parce  que  nous 
poursuivons  ici,  et  inutilement  jusqu'à  ce  jour,  un  succès  de 
même  nature.  Et  pourquoi  n'avons-nous  pas  réussi  ?  Parce  que 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  4  15 

nous  avons  rencontré  sur  notre  chemin  la  résistance  et  l'oppo- 
sition de  ces  mêmes  hommes  inconséquents,  qui  vont  main- 
tenant saluant  de  leurs  toasts  et  de  leurs  hurrahs  la  liberté  du 
commerce...  en  Chine.  (Applaudissements.)  Je  leur  adresserai  à 
ce  sujet  une  ou  deux  questions.  Ces  messieurs  pensent-ils  que 
le  tarif  que  M.  Pottinger  a  obtenu  des  Chinois  sera  avantageux 
pour  ce  peuple?  A  en  juger  parce  qu'on  leur  entend  répéter 
en  toute  occasion,  ils  ne  peuvent  réellement  pas  le  croire.  Ils 
disent  que  les  aliments  à  bon  marché  et  la  libre  importation 
du  blé  seraient  préjudiciables  à  la  classe  ouvrière  et  abaisse- 
raient le  taux  des  salaires.  Qu'ils  répondent  catégoriquement. 
Pensenl-ils  que  le  tarif  sera  avantageux  aux  Chinois?  S'ils  le  pen- 
sent, quelle  inconséquence  n'est-ce  pas  de  refuser  le  même 
bienfait  à  leurs  concitoyens  et  à  leurs  frères  !  S'ils  ne  le  pensent 
pas,  s'ils  supposent  que  le  tarif  aura  pour  les  Chinois  tous  ces 
effets  funestes  qu'un  semblable  tarif  aurait,  à  ce  qu'ils  disent, 
pour  l'Angleterre,  alors  ils  ne  sont  pas  chrétiens,  car  ils  font 
aux  Chinois  ce  qu'ils  ne  voudraient  pas  qu'on  fît  à  eux-mêmes. 
(Bruyantes  acclamations.)  Je  les  laisse  entre  les  cornes  de  ce 
dilemme  et  entièrement  maîtres  de  choisir. 

Il  y  a  quelque  chose  de  sophistique  et  d'erroné  à  représenter, 
comme  on  le  fait,  le  tarif  chinois  comme  un  traité  de  com- 
merce. Ce  n'est  point  un  traité  de  commerce.  Sir  Henry  Pottin- 
ger a  imposé  ce  tarif  au  gouvernement  chinois,  non  en  notre 
faveur,  mais  en  faveur  du  monde  entier.  (Écoutez  !  écoulez  !)  Et 
que  nous  disent  les  monopoleurs?  «  Nous  n'avons  pas  d'objec- 
tion contre  la  liberté  commerciale,  si  vous  obtenez  la  réciprocité 
des  autres  pays.  »  Et  les  voilà,  à  cette  heure  même,  nous  pour- 
rions presque  entendre  d'ici  leur  «  hip^  hip,  hip^  hurrah! 
hurrahl  »  les  voilà  saluant  et  glorifiant  sir  Henry  Pottinger  pour 
avoir  donné  aux  Chinois  un  tarif  sans  réciprocité  avec  aucune 
nation  sur  la  surface  de  la  terre!  (Écoutez!)  Après  cela  pensez- 
vous  que  sir  Thomas  Baring  osera  se  présenter  encore  devant 
Londres  ?  (Rires  et  cris  :  Non  !  non  !}  Lorsqu'il  manqua  son  élec- 
tion l'année  dernière,  il  disait  que  vous  étiez  une  race  igno- 
rante. Je  vous  donnerai  un  mot  d'avis  au  cas  qu'il  se  repré- 
sente. Demandez-lui  s'il  est  préparé  adonner  à  l'Angleterre  un 
tarif  aussi  libéral  que  celui  que  sir  Henry  Pottinger  a  donné  à  la 


41 G  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

Chine,  et  sinon,  qu'il  vous  explique  les  motifs  qui  l'ont  déter- 
miné à  souscrire  pour  cette  pièce  d'orfèvrerie  qu'on  présente  à 
M.  Pottinger.  Nous  ne  manquons  pas,  à  Manchester  môme,  de 
monopoleurs  de  cette  force  qui  ont  souscrit  aussi  à  ce  don  pa- 
triotique. On  fait  toujours  les  choses  en  grand  dans  cette  ville, 
et  pendant  que  vous  avez  recueilli  ici  mille  livres  sterling  dans 
cet  objet,  ils  ont  levé  là-bas  trois  mille  livres,  presque  tout 
parmi  les  monopoleurs  qui  ne  sont  ni  les  plus  éclairés,  ni  les 
plus  riches,  ni  les  plus  généreux  de  notre  classe,  quoiqu'ils 
aient  cette  prétention.  Ils  se  sont  joints  à  cette  démonstration 
en  faveur  de  sir  Henry  Pottinger.  J'ai  été  invité  aussi  à  sous- 
crire. Voici  ma  réponse  :  Je  tiens  sir  Henry  Pottinger  pour  un 
très-digne  homme,  supérieur  à  tous  égards  à  beaucoup  de  ceux 
qui  lui  préparent  ce  splendide  accueil.  Je  ne  doute  nullement 
qu'il  n'ait  rendu  d'excellents  services  au  peuple  chinois;  et  si 
ce  peuple  peut  envoyer  un  sir  Henry  Pottinger  en  Angleterre, 
si  ce  Pottinger  chinois  réussit  par  la  force  de  la  raison  (car  nous 
n'admettons  pas  ici  l'intervention  des  armes),  si,  dis-je,  par  la 
puissance  de  la  logique,  à  supposer  que  la  logique  chinoise  ait 
une  telle  puissance  (rires),  il  arrache  au  cœur  de  fei*  de  notre 
aristocratie  monopoliste  le  même  tarif  pour  l'Angleterre  que  no- 
tre général  a  donné  à  la  Chine,  j'entrerai  de  tout  mon  cœur  dans 
une  souscription  pour  offrir  à  ce  diplomate  chinois  une  pièce 
d'orfèvrerie.  (Rires  et  acclamations  prolongés.)  Mais,  gentle- 
men, il  faut  en  venir  à  parler  d'affaires.  Notre  digne  président 
vous  a  dit  quelque  chose  de  nos  derniers  travaux.  Quelques- 
uns  de  nos  pointilleux  amis,  et  il  n'en  manque  pas  de  cette  es- 
pèce, —  gens  d'un  tempérament  bilieux  et  enclins  à  la  critique, 
qui,  ne  voulant  ni  agir  par  eux-mêmes,  ni  aider  les  autres  dans 
l'action,  de  peur  d'être  rangés  dans  le  serviim  peciis,  n'ont  au- 
tre chose  à  faire  qu'à  s'asseoir  et  à  blâmer,  —  ces  hommes 
vont  répétant  :  «  Voici  un  nouveau  mouvement  de  la  Ligue  ; 
elle  attaque  les  landlords  jusque  dans  les  comtés;  elle  a  changé 
sa  tactique.  »  Mais  non,  nous  n'avons  rien  changé,  rien  moditié  ; 
nous  avons  développé.  Je  suis  convaincu  que  cliaque  pas  que 
nous  avons  fait  était  ni'cossaire  pour  élever  Vagitntion  là  où 
nous  la  voyons  aujourd'hui.  (Écoutez!)  Nous  avons  commencé 
par  enseigner,  par  distribuer  des  pamphlets,  afin  de  créer  une 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  4  17 

opinion  publique  éclairée.  Cela  nous  a  tenu  nécessairement  deux 
ou  trois  ans.  Nous  avons  ensuite  porté  nos  opérations  dans  les 
collèges  électoraux  des  bourgs;  et  jamais,  à  aucune  époque,  au- 
tant d'attention  systématique,  autant  d'argent,  autant  de  tra- 
vaux n'avaient  été  consacrés  à  dépouiller,  surveiller,  rectifier 
les  listes  électorales  des  bourgs  d'Angleterre.  Quant  à  l'ensei- 
gnement par  la  parole,  nous  le  continuons  encore  ;  seulement, 
au  lieu  de  nous  faire  entendre  dans  quelque  étroit  salon  d'un 
troisième  étage,  comme  il  le  fallait  bien  à  l'origine,  nous  nous 
adressons  à  de  magnifiques  assemblées  telles  que  celle  qui  est 
devant  moi.  Nous  distribuons  encore  nos  pamphlets,  mais  sous 
une  autre  forme:  nous  avons  notre  organe,  le  journal  la  Ligue, 
dont  vingt  mille  exemplaires  se  distribuent  dans  le  pays,  chaque 
semaine.  Je  ne  doute  pas  que  ce  journal  ne  pénètre  dans  tou- 
tes les  paroisses  du  royaume,  et  ne  circule  dans  toute  l'étendue 
de  chaque  district.  Maintenant,  nous  allons  plus  loin,  et  nous 
avons  la  confiance  d'aller  troubler  les  monopoleurs  jusque  dans 
leurs  comtés.  (Applaudissements.)  La  première  objection  qu'on 
fait  à  ce  plan,  c'est  que  c'est  un  jeu  à  la  portée  des  deux  partis, 
et  que  les  monopoleurs  peuvent  adopter  la  môme  marche  que 
nous.  J'ai  déjà  répondu  à  cela  en  disant  que  nous  sommes  dans 
celte  heureuse  situation  de  nous  asseoir  devant  un  tapis  vert 
où  tout  l'enjeu  appartient  à  nos  adversaires  et  où  nous  n'avons 
rien  à  perdre.  (Écoutez  !)  Il  y  a  longtemps  qu'ils  jouent  et  ils 
ont  gagné  tous  les  comtés.  Mon  ami  M.  Villiers  n'a  eu  l'appui 
d'aucun  comté  la  dernière  fois  qu'il  a  porté  sa  motion  à  la  Cham- 
bre. 11  y  a  là  152  députés  des  comtés,  et  je  crois  que  si  M.  Vil- 
liers voulait  prouver  clairement  qu'il  peut  obtenir  la  majorité, 
sans  en  détacher  quelques-uns,  il  y  perdrait  son  arithmétique. 
Nous  allons  donc  essayer  de  lui  en  donner  un  certain  nombre. 

Ici  l'orateur  passe  en  revue  les  diverses  clauses  de  la  loi 
électorale  et  indique,  pour  chaque  position,  les  moyens 
d'acquérir  le  droit  de  suffrage  soit  dans  les  bourgs,. soit  dans 
les  comtés.  Nous  n'avons  pas  cru  devoir  reproduire  ces 
détails  qui  ne  pourraient  intéresser  qu'un  bien  petit  nombre 
de  lecteurs. 


418  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

Les  monopoleurs  ont  des  yeux  de  lynx  pour  dt^couvrir 

Je3  moyens  d'atteindre  leur  Lut.  Ils  dénichèrent  dans  le  Mil  de 
réforme  la  clause  Chandos,  et  la  mirent  immédiatement  en 
œuvre.  Sous  prétexte  de  faire  inscrire  leurs  fermiers  sur  les 
listes  électorales,  ils  y  ont  fait  porter  les  fils,  les  neveux,  les 
oncles,  les  frères  de  leurs  fermiers,  jusqu'à  la  troisième  géné- 
ration, jurant  au  besoin  qu'ils  étaient  associés  à  la  ferme,  quoi- 
qu'ils n'y  fussent  pas  plus  associés  que  vous.  C'est  ainsi  qu'ils 
ont  gagné  les  comtés.  Mais  il  y  a  une  autre  clause  dans  le  biU 
de  réforme,  que  nous,  hommes  de  travail  et  d'industrie,  n'a- 
vions pas  su  découvrir;  celle  qui  confère  le  droit  électoral  au 
propriétaire  d'un  freehold  de  40  shillings  de  revenu.  J'élèverai 
cette  clause  contre  la  clause  Chandos  et  nous  les  battrons  dans 
les  comtés  mêmes.  (Bruyantes  acclamations.) 

Il  y  a  un  très-grand  nombre  d'ouvriers  qui  parviennent 

à  économiser  50  à  60  liv.  sterl.,  et  ils  sont  peut-être  accoutumés 
à  les  déposer  à  la  caisse  d'épargne.  Je  suis  bien  éloigné  de 
vouloir  dire  un  seul  mot  qui  tende  à  déprécier  cette  institution  ; 
mais  la  propriété  d'un  cottage  et  de  son  enclos  donne  un  inté- 
rêt double  de  celui  qu'accorde  la  caisse  d'épargne.  Et  puis, 
quelle  satisfaction  pour  un  ouvrier  de  croiser  ses  bras  et  de  faire 
le  tour  de  son  petit  domaine,  disant  :  w  Ceci  est  à  moi;,  je  l'ai 
acquis  par  mon  travail  !  »  Parmi  les  pères  dont  les  fils  arrivent 
à  l'âge  de  maturité,  il  y  en  a  beaucoup  qui  sont  enclins  à  les 
tenir  en  dehors  des  affaires  et  étrangers  au  gouvernement  de  la 
propriété.  Mon  opinion  est  que  vous  ne  sauriez  trop  tôt  montrer 
de  la  confiance  en  vos  enfants  et  les  familiariser  avec  la  direc- 
tion des  affaires.  Avez-vous  un  fils  qui  arrive  à  ses  vingt  et  un 
ans?  Ce  que  vous  avez  de  mieux  à  faire,  si  vous  le  pouvez, 
c'est  de  lui  conférer  un  vote  de  comté.  Cela  l'accoutume  à 
gérer  une  propriété  et  à  exercer  ses  droits  de  citoyen,  pendant 
que  vous  vivez  encore,  et  que  vous  pouvez  au  besoin  exercer 
votre  paternel  et  judicieux  contrôle.  Je  connais  quelques  pères 
qui  disent  :  «  Je  mettrais  mon  fils  en  possession  du  droit  élec- 
toral, mais  je  redoute  les  frais.  »  Je  donnerai  un  avis  au  fils. 
Allez  trouver  votre  père  et  offrez-lui  de  faire  vous-même  cette 
dépense.  Si  vous  ne  le  voulez  pas,  et  que  votre  père  s'adresse  à 
moi,  je  la  ferai.  (Applaudissements.)  C'est  ainsi  que  nous  ga- 


ou   l'agitation   anglaise.  419 

gnei'ons  Middlesex.  Mais  ce  n'est  pas  tout  que  de  vous  faire 
inscrire.  Tl  faut  encore  faire  rayer  ceux  qui  sont  sans  droit.  On 
a  dit  que  c'était  une  mauvaise  tactique  et  qu'elle  tendait  à  di- 
minuer les  franchises  du  peuple.  Si  nos  adversaires  consen- 
taient à  ce  que  les  listes  s'allongeassent  de  faux  électeurs  des 
deux  côtés,  nous  pourrions  ne  pas  faire  d'objections.  Mais  s'ils 
scrutent  nos  droits  sans  que  nous  scrutions  les  leurs,  il  est  cer- 
tain que  nous  serons  toujom^s  battus 

L'Ecosse  a  les  yeux  sur  vous.  On  dit  dans  ce  pays-là  : 

Oli  !  si  nous  n'étions  soumis  qu'à  ce  cens  de  40  shillings,  nous 
serions  bientôt  maîtres  de  nos  12  comtés.  L'Irlande  aussi  a  les 
yeux  sur  vous.  Son  cens,  comme  en  Ecosse,  est  fixé  à  lOliv. 
sterlings.  —  Quoi!  l'Angleterre,  l'opulente  Angleterre,  n'aurait 
qu'un  cens  nominal  de  40  shillings,  elle  aurait  une  telle  arme 
dans  les  mains,  et  elle  ne  battrait  pas  cette  oligarchie  inintelli- 
gente et  incapable  qui  l'opprime  !  Je  ne  le  croirai  jamais  !  Nous 
élèverons  nos  voix  dans  tout  le  pays  ;  il  n'est  pas  de  si  légère 
éminence  dont  nous  ne  nous  ferons  un  piédestal  pour  crier  : 
Aux  listes '.aux  listes!  aux  listes  !  Inscrivez-vous,  non-seulement 
dans  l'intérêt  de  millions  de  travailleurs,  mais  encore  dans  ce- 
lui de  l'aristocratie  elle-même;  car,  si  elle  est  abandonnée  à 
son  impéritie  et  à  son  ignorance^  elle  fera  bientôt  descendre 
l'Angleterre  au  niveau  de  l'Espagne  et  de  la  Sicile,  et  subira  le 
sort  de  la  grandesse  castillane.  Pour  détourner  de  telles  cala- 
mités, je  répète  donc  :  Aux  listes!  aux  listes  !  aux  listes  !  (Ton- 
nerre d'applaudissements.) 

Nous  terminerons  ce  choix  ou  plutôt  ce  recueil  de  dis- 
cours (car  nous  pouvons  dire  avec  vérité  que  le  hasard 
nous  a  plus  souvent  guidé  que  le  choix),  par  le  compte 
rendu  du  meeting  tenu  à  Manchester  le  22  janvier  1845, 
meeting  où  ont  été  rendus  les  comptes  de  l'exercice  1844, 
et  qui  clôt,  par  conséquent,  la  cinquième  année  de  l'agita- 
tion. Encore,  dans  cette  séance,  nous  nous  bornerons  à 
traduire  le  discours  de  M.  Bright  qui  résume  les  travaux 
et  la  situation  de  la  Ligue.  M.  Bright  est  certainement  un 
des  membres  de  la  Ligue  les  plus  zélés,  les  plus  infaliga- 


420  COBDEN    ET   LA   LIGUE 

bles  et  en  même  temps  les  plus  élequenls.  La  verve  et  la 
chaleur  de  Fox,  le  profond  bon  sens  et  le  génie  pratique 
de  Gobden  semblent  tour  à  tour  tributaires  du  genre  d'élo- 
quence de  M.  Bright.  Ainsi  que  nous  venons  de  le  dire,  au 
milieu  des  richesses  oratoires  qui  étaient  à  notre  disposi- 
tion, nous  avons  dû  nous  fier  au  hasard  et  nous  nous  aper- 
cevons un  peu  tard  qu'il  nous  a  mal  servi  en  ceci  que  notre 
recueil  ne  renferme  presque  aucun  discours  de  M.  Bright. 
Nous  saisissons  donc  cette  occasion  de  réparer  envers  nos 
lecteurs  un  oubli  involontaire. 


MEETING   GENERAL   DE   LA  LIGUE  A  MANCHESTER. 

22  janvier  1845. 

'  Une  première  séance  a  lieu  le  matin.  Elle  a  pour  objet 
la  reddition  des  comptes,  au  nom  du  conseil  de  la  Ligue, 
aux  membres  de  l'association.  Les  opérations  de  cette 
séance  ne  pourraient  avoir  qu'un  faible  intérêt  pour  le  pu- 
blic français. 

Le  soir,  une  immense  assemblée  est  réunie  dans  la  grande 
salle  de  l'édifice  élevé  à  Manchester  par  la  Ligue.  Plus  de 
six  cents  des  principaux  membres  de  l'association  sont  sur 
la  plate-forme.  A  7  heures,  M.  Georges  Wilson  occupe  le 
fauteuil.  On  ne  peut  pas  estimer  à  moins  de  10,000  le 
nombre  des  spectateurs  présents  à  la  réunion. 

M.  HicKiN,  secrétaire  de  la  Ligue,  présente  le  compte 
rendu  des  opérations  pendant  l'exercice  de  1844.  Nous 
nous  bornerons  à  extraire  de  ce  rapport  les  faits  suivants. 

En  conformité  du  plan  de  la  Ligue,  l'Angleterre  a  été  divisée 
en  treize  districts  électoraux.  Des  agents  éclairés,  rompus  dans 
la  connaissance  et  la  pratique  des  lois,  ont  été  assignés  à  cha- 
que district  pour  surveiller  la  formation  des  listes  électorales, 
et  en  poursuivre  la  rectification  devant  les  tribunaux. 


421 

L'opération  a  été  exécutée  dans  160  bourgs.  La  masse  des 
informations  ainsi  obtenues  permettra  de  donner  à  l'avenir 
aux  efforts  de  la  Ligue  plus  d'ensemble  et  d'efficacité.  Jus- 
qu'ici, on  peut  considérer  que  les  free-traders  ont  eu  l'avantage 
sur  les  monopoleurs  dans  H2  de  ces  bourgs,  et,  dans  le  plus 
grand  nombre,  cet  avantage  suffit  pour  assurer  la  nomination 
de  candidats  engagés  dans  la  cause  du  libre-commerce. 

Plus  de  200  meetings  ont  été  tenus  en  Angleterre  et  en  Ecosse, 
à  ne  parler  que  de  ceux  où  ont  assisté  les  députations  de  la, Ligue. 

Les  professeurs  de  la  Ligue  ont  ouvert  des  cours  dans  trente- 
six  comtés  sur  quarante.  Partout,  et  principalement  dans  les 
districts  agricoles,  on  demande  plus  de  professeurs  que  la  Ligue 
n'en  peut  fournir. 

Il  a  été  distribué  2  millions  de  brochures,  et  1,340,000  exem- 
plaires du  journal  la  Ligue. 

Les  bureaux  de  l'association  ont  reçu  un  nombre  immense  de 
lettres  et  en  ont  expédié  environ  300,000. 

Ce  n'est  que  dans  ces  derniers  temps  que  la  Ligue  a  dirigé 
son  attention  sur  les  listes  électorales  des  comtés.  En  peu  de 
jours,  la  balance  en  faveur  des  free-traders  s'est  accrue  de  1,750 
pour  le  Lancastre  du  nord,  de  500  pour  le  Lancastre  du  sud  et 
de  oOO  pour  le  Middlesex.  Le  mouvement  se  propage  dans  les 
comtés  de  Chester,  d'York,  etc. 

Les  recettes  de  la  Ligue  se  sont  élevées  à.     80,009  liv.  sterl. 
Les  dépenses  à 69,333 


Balance  en  caisse 26,676 

L'annonce  de  ces  faits  (que,  pressé  par  l'espace,  nous 
nous  bornons  à  extraire  du  rapport  de  M.  Hickin),  est  ac- 
cueillie par  des  applaudissements  enthousiastes. 

M.  Bright.  (Mouvement  de  satisfaction.)  C'est,  ce  me  semble, 
une  chose  convenable  que  le  conseil  de  la  Ligue  vienne  faire 
son  rapport  annuel  à  cette  assemblée,  dans  cette  salle  et  sur  le 
heu  qu'elle  occupe;  car  cette  assemblée  est  la  représentation 
fidèle  des  multitudes  qui,  dans  tout  le  pays,  ont  engagé  leur 
influence  dans  la  cause  du  libre-commerce.  Cette  salle  est  un 
IIL  2  4 


4-2^  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

temple  élevé  à  l'indépendance,  à  la  justice,  en  un  mot  aux  prin- 
cipes du  libre-commerce,  et  ce  lieu  est  à  jamais  mémorable 
dans  les  fastes  de  la  lutte  du  monopole  et  du  libre-commerce  ; 
car,  à  l'endroit  môme  où  je  parle,  il  y  a  un  quart  de  siècle, 
vos  concitoyens  furent  attaqués  par  une  soldatesque  lâche  et 
brutale,  et  l'on  vit  couler  le  sang  d'hommes  inotfensifs  et  de 
faibles  femmes  qui  s'étaient  réunis  pour  protester  contre  l'ini- 
quité des  lois-céréales.  (Écoutez  !  écoutez  !)  Deux  choses  qui  se 
lient  à  ce  sujet  frappent  mon  esprit  en  ce  moment.  La  première 
c'est  que  l'objet  et  la  tendance  de  toutes  les  lois-céréales  qui 
se  sont  succédé  ont  été  les  mêmes,  à  savoir  :  spolier  les  classes 
industrieuses  par  la  famine  artificielle  ;  enrichir  les  grands 
propriétaires  du  sol,  ceux  qui  se  disent  la  noblesse  de  la  terre. 
(Bruyants  applaudissements.)  Lorsque  la  loi  fut  adoptée  en 
4815,  elle  avait  pour  objet  de  fixer  le  prix  du  froment  à  80  sh. 
le  quarter.  Ce  prix  est  maintenant  à  4o  sh.  ou  un  peu  plus  de 
moitié.  Or,  nous  sommes  convaincus  que  80  sh.  c'est  un  prix 
de  famine.  C'était  donc  un  prix  de  famine  que  la  loi  entendait 
rendre  permanent.  Il  est  vrai  que,  depuis  cette  époque,  deux 
années  seulement  ont  vu  le  blé  à  80  sh.En  1817  et  1818,  le  prix 
de  famine  légale  fut  atteint,  et  ce  furent  deux  années  d'effroya- 
ble détresse,  de  mécontentement,  où  l'insurrection  faillit  écla- 
ter dans  tous  les  districts  populeux  du  royaume.  Mais  la  loi  enten- 
dait bien  que  le  prix  de  famine  fût  maintenu,  non  point  pendant 
deux  ans,  mais  à  toujours,  aussi  longtemps  qu'elle  existerait 
elle-même.  Les  vues  de  ses  promoteursjleurobjetavoué, n'avaient 
d'autre  limite  que  celle-ci  :  approcher  toujours  du  prix  autant 
que  cela  sera  compatible  avec  notre  sécurité.  (Buyantes  accla- 
mations.) Arracher  à  l'industrie  tout  ce  qu'elle  voudra  se  laisser 
arracher  tranquillement.  (Écoutez  !)  Ne  craignez  pas  d'affamer 
quelques  pauvres  ;  ils  descendront  prématurément  dans  la 
tombe,  et  leur  voix  ne  se  fera  plus  entendre  au  milieu  des  dis- 
sensions des  partis  et  des  luttes  que  suscite  la  soif  de  la  puis- 
sance politique.  (Nouvelles  acclamations.)  Oh  !  cette  loi  est 
sans  pitié  !  et  ses  promoteurs  furent  sans  pitié.  —  Nous  avons 
eu  des  périodes  où  le  pays  était  comparativement  affranchi  de 
sa  détresse  habituelle  ;nous  traversons  maintenant  un  de  ces 


ou  l'agitation  anglaise.  42  î 

courts  intervalles  ;  mais  si  nous  ne  sommes  point  plongés  dans 
la  désolation,  nous  n'en  devons  aucune  reconnaissance  à  la  loi. 
Vous  avezentendu  dire  et  je  lerépète  ici,  qU'ily  a  une  puissance, 
une  puissance  miséricordieuse  qui,  dans  ses  voies  cachées,  ne 
consulte  pas  les  vues  ignorantes  et  sordides  des  propriétaires 
du  sol  britannique  ;  c'est  cette  puissance  infinie,  qui  voit  au- 
dessous  d'elle  ces  potentats  qui  siègent  dansTenceinte  où  s'éla- 
borent les  lois  humaines,  c'est  cette  puissance  qui,  déconcertant 
les  projets  des  promoteurs  de  la  loi-céréale,  répand  en  ce 
moment  sur  le  peuple  d'Angleterre  le  bien-être  et  l'abondance. 
Nous  apprenons  quelquefois  que  l'esclave  a  fui  loin  du  fouet 
et  de  la  chaîne  et  qu'il  a  échappé  à  la  sagacité  de  la  meute 
lancée  sur  sa  trace.  Mais  est-il  jamais  venu  dans  la  pensée  de 
personne  de  faire  honneur  de  sa  fuite  et  de  sa  sûreté  à  la  clé- 
mence des  maîtres  ou  à  celle  des  dogues  altérés  de  sang  ?  Est-il 
un  homme  qui  osât  dire  que  ce  pays  est  redevable  à  la  pro- 
tection, à  une  clémence  cachée  au  fond  du  système  protecteur, 
s'il  n'est  point,  à  cette  heure,  accablé  sous  le  poids  du  paupérisme, 
et  si  ses  nobles  et  chères  institutions  ne  sont  pas  menacées  par  la 
révolte  de  multitudes  affamées?  La  seconde  chose  que  je  veux 
rappeler,  et  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  un  seul  instant, 
c'est  que  cette  loi  a  été  imposée  par  la  force  militaire  et  par  cette 
force  seule  (écoutez  !  écoutez  !) ,  que,le  jour  oùelle  fut  votée, on 
vit,  dans  cette  terre  de  liberté,  une  garnison  occuper  l'enceinte 
législative  ;  que  cette  même  police,  cette  même  force  armée,  que 
nourrissent  les  contributions  du  peuple,  fut  employée  à  imposer, 
à  river  sur  le  front  du  peuple  ce  joug  odieux,  qui  devait  être  à  la 
fois  et  le  signe  de  sa  servitude  et  le  tribut  que  lui  coûte  son 
propre  asservissement.  Dans  nos  villes,  c'est  encore  la  force,  dans 
nos  campagnes,  c'est  la  fraude  qui  maintient  cette  loi.  Le  peuple 
ne  l'a  jamais  demandée.  On  n'a  jamais  vu  de  pétitions  au 
Parlement  pour  demander  la  disette.  Jamais  même  le  peuple 
n'a  tacitement  accepté  une  telle  législation  et,  depuis  l'heure 
fatale  où  elle  fut  promulguée,  il  n'a  pas  cessé  un  seul  jour  de 
protester  contre  son  iniquité.  Ce  meeting  ensanglanté,  dont  je 
parlais  tout  à  l'heure,  n'était  qu'une  protestation';  et  depuis 
ce  moment  terrible  jusqu'à  celui  où  je  parle, il  s'est  toujours 
rencontré  des  hommes,  parmi  les  plus  éclairés  de  cet  empire  et 


42  4  COBDEN   ET   LA   LIGUE 

du  monde,  pour  d«înoncer  l'infamie  de  ces  lois.  (  Applaudisse- 
ments.) La  Ligue  elle-mtime,  qu'est-ce  autre  chose^  sinon  l'in- 
carnation, pour  ainsi  dire,  d'une  opinion  ancienne,  d'un  senti- 
ment vivace  dans  le  pays  ?  Nous  n'avons  fait  que  relever  la 
question  qui  préoccupait  profondément  nos  pères.  Nous  sommes 
mieux  organisés,  plus  résolus  peut-être,  et  c'est  en  cela  seule- 
ment que  cette  agitation  diffère  de  celle  qui  s'émut,  il  y  a  un 
quart  de  siècle,  sur  le  lieu  môme  où  s'élève  cette  enceinte.  — 
Nos  adversaires  nous  demandent  souvent  ce  qu'a  fait  la  Ligue. 
Quand  il  s'agit  d'une  œuvre  matérielle,  de  l'éreclion  d'un  vaste 
édifice,  le  progresse  montre  de  jour  en  jour,  la  pierre  vient  se 
placer  sur  la  pierre  jusqu'à  ce  que  le  noble  monument  soit 
achevé.  Nous  ne  pouvons  pas  nous  attendre  à  suivre  de  même, 
dans  ses  progrès,  la  destruction  du  système  protecteur.  Notre 
œuvre,  les  résultats  de  nos  travaux,  ne  sont  pas  aussi  visibles 
à  l'œil  extérieur.  Nous  aspirons  à  créer  le  sentiment  public,  à 
tourner  le  sentiment  public  contre  ce  système,  et  cela  avec  une 
puissance  telle  que  la  loi  maudite  en  soit  virtuellement  abrogée, 
notre  triomphe  consommé,  et  que  l'acte  du  Parlement,  la  sanc- 
tion législative,  ne  soit  que  la  reconnaissance,  la  formelle 
ratification  de  ce  que  l'opinion  publique  aura  déjà  décrété.  (Ap- 
plaudissements.) 

Je  repassais  nos  progrès  dans  mon  esprit,  et  je  me  rappelais 
qu'en  1839  la  Ligue  leva  une  souscription  de  5,000  liv.  sterl. 
(125,000  fr.),  ce  fut  alors  regardé  comme  une  chose  sérieuse  ; 
en  1840,  une  autre  souscription  eut  lieu.  En  1841,  intervint  ce 
meeting  mémorable  qui  réunit  dans  cette  ville  sept  cents  mi- 
nistres de  la  religion,  délégués  par  autant  de  congrégations 
chrétiennes.  Ces  hommes,  avec  toute  l'autorité  que  leur  don- 
naient leur  caractère  et  leur  mission,  dénoncèrent  la  loi-céréale 
comme  une  violation  des  droits  de  l'homme  et  de  la  volonté  de 
Dieu.  Oh  !  ce  fut  un  noble  spectacle  (applaudissements)  !  et  il 
n'a  pas  été  assez  apprécié  !  Mais  dans  nos  nombreuses  pérégri- 
nations à  travers  toutes  les  parties  du  royaume,  nous  avons  re- 
trouvé ces  mêmes  hommes  ;  nous  avons  vu  qu'en  se  séparant 
à  Manchester,  ils  sont  allés  répandre  jusqu'aux  extrémités  de 
cette  île  les  principes  que  ce  grand  meeting  avait  ravivés  dans 
leur  âme,  organisant    ainsi  en  faveur  du   libre-commerce   de 


ou    L  AGITATION    ANGLAISE.  4  2') 

nombreux  centres  d'agitation,  dont  les  résultats  nous  ont  puis- 
samment secondés. 

En  1842.  nous  eûmes  un  bazar  à  Manchester  qui  réalisa 
10,000  1.  s.,  somme  qui  dépasse  de  plusieurs  milliers  de  livres 
celles  qui  ont  été  jamais  recueillies  dans  ce  pays  par  des  éta- 
blissements analogues,  quelque  nobles  que  fussent  leurs  pa- 
trons et  leurs  dames  patronesses.  En  1843,  nous  levâmes  une 
souscription  de  50,000  1.  s.  (1,250,000  fr.)  (Bruyantes  acclama- 
tions.) En  1844,  nous  avons  demandé  100,000  1.  s.  (2,500,000  f.) 
et  vous  venez  d'entendre  que  83,000  1.  s.  avaient  déjà  été  re- 
çues, quoique  un  des  moyens  les  plus  puissants  qui  devait  con- 
courir à  celte  œuvre  ait  été  ajourné  ^  Mais  que  dirai-je  de 
l'année  1845,  dont  le  premier  mois  n'est  pas  encore  écoulé? 
Sachez  donc  que  depuis  trois  mois,  sur  l'appel  du  conseil  de  la 
Ligue,  aidé  de  nombreux  meetings,  auxquels  la  députation  a 
assisté,  les  free-traders  des  comtés  de  Lancastre,  d'York  et  de 
Chester  ont  certainement  dépensé  un  quart  de  million  sterling 
pour  acquérir  des  votes  dans  les  comtés  que  je  viens  de  nommer. 
(Bruyantes  acclamations.)  Vous  vous  rappelez  ce  que  disait  le 
Times  il  y  a  moins  d'un  an,  alors  qu'un  petit  nombre  de  manu- 
facturiers, objets  de  vains  mépris,  souscrivaient  à  Manchester  et 
dans  une  seule  séance  12,000  liv.  sterl.  (300,000  fr.)  en  faveur 
de  la  Ligue.  On  ne  peut  nier,  disait-il,  que  ce  ne  soit  «  un  grand 
fait.  »  Maintenant,  je  serais  curieux  de  savoir  ce  qu'il  dira  de 
celui  que  je  signale,  savoir  que,  dans  l'espace  de  trois  mois,  et 
à  notre  recommandation,  plus  de  200,000  liv.  sterl.,  j'oserais 
dire  250,000  liv.  sterl.  (6,250,000  fr.)  ont  été  consacrés  à  l'ac- 
quisition de  propriétés  dans  le  seul  but  d'augmenter  l'influence 
électorale  des  free-traders  dans  trois  comtés.  (Applaudissements.) 
Je  le  demande  à  ce  meeting,  après  cette  succincte  description  de 
nos  progrès,  ce  mouvement  peut-il  s'arrêter?  (Cris:  Non,  non, 
jamais  !)  Je  le  demande  à  ceux  des  monopoleurs  qui  ont  quel- 
que étincelle  d'intelligence,  et  qui  savent  comment  se  résolvent 
dans  ce  pays  les  grandes  questions  publiques;  je  demande  aux 
ministres  mômes  du  gouvernement  de  la  reine,  s'ils  pensent 


1  Le  bazar  de  Londres  qui  a  été  tenu  en  mai  I8i5  et  a  produit  plus 
de  25,000  liv,  st.  (025,(iOO  fr.}. 

24. 


49  G  COBDEN    ET   LA    LIGUE 

qu'il  peut  y  avoir  quelque  repos  pour  ce  cabinet  ou  tout  autre 
qui  serait  appelé  à  lui  succéder,  tant  que  cette  infâme  loi-cé- 
réale déshonorera  notre  Code  commercial.  (Applaudissements 
et  cris  :  Jamais!)  Cette  agitation  naquit  quand  le  commerce 
commença  à  décliner;  elle  se  renforça  quand  ses  souffrances 
furent  extrêmes;  elle  traversa  cette  douloureuse  époque,  et 
elle  marche  encore,  d'un  pas  plus  ferme  et  plus  audacieux,  au- 
jourd'hui que  les  jours  de  prospérité  se  sont  de  nouveau  levés 
sur  l'Angleterre.  Quelle  illusion,  quelle  misérable  illusion  n'est- 
ce  pas  que  de  voir  dans  ce  retour  de  prospérité  industrielle  la 
chute  de  notre  agitation  !  Oh  !  les  hommes  que  nous  combat- 
tons ne  nous  ont  jamais  compris.  Ils  ont  cru  que  nous  étions 
comme  l'un  d'eux,  que  nous  étions  mus  par  l'intérêt,  la  soif  du 
pouvoir  ou  l'amour  de  la  popularité.  Mais  quelle  que  soit  la  di- 
versité de  nos  motifs,  quelle  que  soit  notre  fragilité  à  tous,  j'ose 
dire  qu'il  n'est  pas  un  membre  de  la  Ligue  qui  obéisse  à  d'aussi 
indignesinspirations.  (Tonnerre  d'applaudissements.)  Ce  mouve- 
ment est  né  d'une  conviction  profonde  —  conviction  qui  est  de- 
venue une  foi  —  foi  entière  dès  l'origine,  et  qu'a  renforcée  en- 
core l'expérience  des  dernières  années.  Nous  avons  devant  nous 
des  preuves  si  extraordinaires,  que  si  on  me  demandait  des 
faits  pour  établir  notre  cause,  je  n'en  voudrais  pas  d'autres  que 
ceux  que  chaque  année  qui  passe  apporte  à  notre  connaissance. 
(Écoutez!  écoutez!)  Pendant  cinq  ans,  de  1838  à  1842,  le  prix 
moyen  du  blé  a  été  de  65  sb.,  —  il  est  maintenant  de  45  sh.  — 
c'est  20  sh.  de  différence.  Qu'en  résulte-t-il  ?  (Écoutez  !)  Si  nous 
consommons  20  millions  de  quarters  de  blé,  nous  épargnons 
20  millions  de  livres  dans  l'achat  de  notre  subsistance,  com- 
parativement aux  années  de  cherté  auxquelles  je  faisais  allu- 
sion. —  Alors  les  seigneurs  dominaient,  et  abaissant  leur  grande 
éponge  féodale  (rires),  ils  puisaient  20  millions  de  livres  dans 
l'industrie  des  classes  laborieuses,  sans  leur  en  rendre  un  atome 
sous  quelque  forme  que  ce  soit.  (Applaudissements.)  Mainte- 
nant, ces  20  millions  circulent  par  des  milliers  de  canaux,  ils 
vont  encourager  toutes  les  industries,  fertiliser  toutes  les  pro- 
vinces, et  répandre  en  tous  lieux  le  contentement  et  le  bien- 
être.  (Immenses  acclamations.)  On  parlait  dernièrement  du 
bien  que  fait  l'ouverture  du  marché  chinois.  Cela  est  vrai,  mais 


ou   l'agitation   anglaise.  4  27 

combien  est  plus  favorable  l'ouverture  de  ce  nouveau  marché 
anglais.  (Applaudissements.)  Si  vous  considérez  la  totalité  de 
nos  exportations  vers  nos  colonies,  vous  trouverez  qu'elles  se 
sont  élevées,  en  1842,  à  13  millions.  Les  marchés  réunis  de 
l'Allemagne,  la  Hollande,  la  France,  Fltalie,  la  Russie,  la  Bel- 
gique et  le  Brésil  nous  ont  acheté  pour  20,206,446  livres  ster- 
ling. —  Vous  voyez  bien  que  cette  simple  réduction  de  20  sh. 
dans  le  prix  du  blé,  nous  a  ouvert  un  débouché  intérieur  égala 
celui  que  nous  offrent  toutes  ces  nations  ensemble,  et  supérieur 
de  moitié  à  celui  que  nous  ont  ouvert  nos  innombrables  colo- 
nies répandues  sur  tous  les  points  du  globe.  (Bruyantes  accla- 
mations.) Il  est  donc  vrai  que  notre  prospérité  môme  nous  fait 
une  loi  de  continuer  cette  agitation.  (Nouvelles  acclamations.) 
Et  en  tout  cas  la  détresse  agricole  nous  en  imposerait  le  de- 
voir   Là  lutte  dans  laquelle  nous  sommes  engagés  est  la 

lutte  de  l'industrie  contre  la  spoliation  seigneuriale.  (Applau- 
dissements.) Vous  savez  comment  ils  parlent  de  l'industrie. 
Vous  savez  ou  vous  devez  savoir  ce  que  le  Standard  a  dit  de  cette 
province.  «  L'Angleterre  serait  aussi  grande  et  chaque  utile  en- 
ce  faut  de  l'Angleterre  aussi  riche  et  heureux  qu'ils  le  sont  main- 
ce  tenant,  alors  môme  que  toutes  les  villes  et  toutes  les  provinces 
«  manufacturières  du  royaume  seraient  englouties  dans  une 
«  ruine  commune.  »  Oh  !  ce  fut  là  une  malheureuse  inspiration  ! 
c'est  là  un  horrible  et  diabolique  sentiment!  mais  il  ne  dépare 
pas  la  feuille  où  il  a  trouvé  accès.  On  a  bien  des  fois  essayé  de- 
puis de  lui  donner  une  interprétation  moins  odieuse,  et  on 
avait  raison;  car  si  ce  sentiment  doit  être  considéré  comme 
l'expression  réelle  des  idées  de  nos  adversaires,  il  ne  sera  pas 
difficile  de  susciter  dans  toutes  les  classes  industrieuses  du  pays 
un  cri  d'exécration  contre  une  telle  tyrannie,  et  de  la  balayer 
pour  toujours  de  dessus  la  surface  de  l'empire.  (Applaudis- 
sements.) C'est  ici  la  lutte  de  l'honnête  industrie  contre  l'oisi- 
veté déshonnôte.  On  a  dit  que  quelques-uns  des  prom.oteurs  de 
ce  mouvement  étaient  filateurs  ou  imprimeurs  sur  étoffes.  Nous 
l'avouons.  Nous  confessons  que  nous  sommes  coupables  et  que 
nos  pères  ont  été  coupables  de  vivre  de  travail.  Nous  n'avons 
pas  de  prétention  à  une  haute  naissance,  ni  môme  à  de  nobles 
manières.  Si  nos  pères  se  sont  courbés  sur  le  métier;,  —  et  je  ne 


428  COBDEN    ET   LA    LIGTE 

nierai  jamais  que  ce  fut  la  destin(^e  du  mien  (applaudissements), 
—  nous  n'en  sommes  pas  moins  nés  sur  le  sol  de  l'Angleterre, 
et  quel  que  soit  Je  gouvernement  qui  dirige  ses  destinées,  nous 
sommes  pénétrés  de  cette  forte  conviction  qu'il  nous  doit, 
comme  aux  plus  riches  et  aux  plus  nobles  de  nos  concitoyens, 
impartialité  et  justice.  (Bruyantes  acclamations.)  Mais  enfin 
l'industrie  se  relève,  elle  regarde  autour  d'elle,  et  ne  perd  pas 
de  vue  ceux  qui  l'ont  jusqu'ici  tenue  courbée  dans  la  poussière. 
L'industrie  conquiert,  sur  les  listes  électorales,  ses  droits  de 
franchise.  Ce  grand  mouvement,  cette  dernière  arme  aux  mains 
de  la  Ligue,  fait  et  fera  encore  des  miracles  en  faveur  du  tra- 
vail et  du  commerce  de  ce  pays.  Lorsque  je  considère  les  effets 
qu'elle  a  déjà  produits,  ^enthousiasme  qu'elle  a  excité,  il  me 
semble  voir  un  champ  de  bataille  :  le  monopole  est  d'un  côté, 
et  le  libre-commerce  de, l'autre;  la  lutte  a  été  longue  et  san- 
glante, les  forces  se  balancent,  la  victoire  est  incertaine,  lorsque 
une  intelligence  supérieure  jette  aux  guerriers  de  la  liberté  une 
armure  invulnérable  et  des  traits  d'une  trempe  si  exquise  que 
la  résistance  de  leurs  ennemis  est  devenue  impossible.  (Ton- 
nerre d'applaudissements.)  C'est  une  lutte  solennelle,  une  lutte 
à  mort,  une  lutte  d'homme  à  homme,  de  principe  à  principe. 
Mais  ne  sentons-nous  pas  grandir  notre  courage  quand  nous 
venons  à  considérer  le  terrain  déjà  conquis  et  les  dangers  déjà 
surmontés?  (Acclamations.)  Je  vous  le  demande,  hommes  de 
iManchesler,  vous  dont  la  postérité  dira,  à  votre  gloire  éternelle, 
que  dans  vos  murs  fut  fondé  le  berceau  de  la  Ligue,  je  vous  le 
demande,  ne  voulez-vous  point  vous  montrer  encore  valeu- 
reux ?  (Cris  :  Oui!  oui!)  Je  sens  qu'à  chaque  pas  le  terrain  se 
raffermit  sous  nos  pieds;  que  l'ennemi  bat  en  retraite  de  toutes 
parts,  et  par  tout  ce  que  je  vois,  par  tout  ce  que  j'entends, 
par  la  présence  de  tant  de  nos  concitoyens  qui  sont  venus  de 
tous  les  points  de  l'empire  pour  nous  prêter  assistance,  je  sens 
que  nous  approchons  du  terme  de  ce  conflit;  et  après  les  tra- 
vaux, les  périls  et  les  sacrifices  de  la  guerre,  viendront  enfin, 
comme  une  digne  récompense,  les  douceurs  d'une  paix  éter- 
nelle et  dignement  acquise.  (A  la  fin  du  discours  de  M.  Bright 
l'assemblée  se  lève  en  masse  et  les  applaudissements  retentis- 
sent longtemps  dans  la  salle.) 


ou   l'agitation   A^GLAISE.  ii  ?  9 

Ainsi  s'est  close  la  sixième  année  de  l'agitation.  Nous 
devons  ajouter  que  la  motion  annuelle  de  M.  Yilliers 
présentée  cette  année  au  Parlement  dans  la  forme  la  plus 
absolue,  puisqu'elle  avait  pour  objet  l'abrogation  totale  et 
immédiate  de  la  loi-céréale,  n'a  été  repoussée  que  par  une 
majorité  de  132  voix,  majorité  qui,  on  le  voit,  va  s'affai- 
blissant  d'année  en  année.  Ainsi  le  moment  approche  oîj 
va  s'accomplir,  en  Angleterre,  la  réforme  radicale  que  la 
Ligue  a  en  vue.  Je  laisse  aux  hommes  d'État  de  mon  pays 
le  soin  d'en  calculer  l'influence  sur  nos  destinées  indus- 
trielles, et  particulièrement  sur  ces  branches  du  travail  natio- 
nal qui  ne  portent  pas  en  elles-mêmes  des  éléments  de 
vitalité.  Si,  d'un  autre  côté,  le  public  apprend  par  ce  livre 
quelle  est  la -puissance  de  l'association,  lorsqu'elle  se  ren- 
ferme dans  la  défense  d'un  principe,  et  qu'elle  commence 
par  faire  pénétrer,  dans  les  esprits  et  dans  les  mœurs,  la 
pensée  qu'elle  veut  introduire  dans  les  lois  ;  s'il  reste  con- 
vaincu que,  dans  les  États  représentatifs,  l'association  est 
à  la  fois  l'utile  complément  et  le  frein  nécessaire  de  la  presse 
périodique,  je  croirai  pouvoir  répéter,  après  un  orateur 
de  la  Ligue  *  :  j'ai  fait  mon  devoir^,  les  événements  appar- 
tiennent à  Dieu  ! 

Je  termine  en  appelant  l'attention  du  lecteur  sur  l'extrait 
suivant  de  l'interrogatoire  de  M.  Deacon  Htime^  secrétaire 
du  Board  of  trade. 

^  M.  George  Thompson.  Voir  pages  298  et  340 


INTERROGATOIRE 

DE 

JACQUES   DEACON  HUME,  ESQ., 

Ancien  secrétaire  du  Board  of  trade 

SUR   LA    LOI  DES  CÉRÉALES, 

DEVANT   LE  COMITÉ    DE   LA    CHAMBRE    DES    COMMUNES    CHARfiÉ    DE    PRÉPARER 
LE    PROJET    RELATIF    AUX    DROITS   d' IMPORTATION    POUR    183!). 

K  Je  trouve  que  M.  Deacon  Hume,  cet  homme  émi- 
«  nent  dont  nous  déplorons  tous  la  perte,  établit  que 
«  la  consommation  de  ce  pays  est  d'un  quaiter  de  fro- 
M  ment  par  personne,  n 

Sir  Robert  Pkel  (séance  du  9  février  1842). 

Le  Président  :  Pendant  combien  d'années  avez-vous  occupé  des 
fonctions  à  la  douane  et  au  bureau  du  commerce?  —  J'ai  demeuré 
trente-huit  ans  dans  la  douane  et  ensuite  onze  ans  au  bureau  du  com- 
merce. 

Vous  vous  êtes  retiré  l'année  dernière?  —  Il  n'y  a  que  quelques  mois. 

M.  ViLLiERS  :  Qu'entendez-vous  parle  principe  de  Idi protection?  est-ce 
de  soutenir  un  intérêt  existant  qui  ne  saurait  se  soutenir  de  lui-même? 
—  Oui  ;  elle  ne  peut  servir  de  rien  qu'à  des  industries  qui  sont  naturel- 
lement en  perte. 

Et  ces  industries  peuvent-elles  se  soutenir  si  la  communauté  peut  se 
pourvoir  ailleurs  à  meilleur  marché?  —  Non,  certainement,  si  la  pro- 
tection leur  était  nécessaire. 

La  protection  est  donc  toujours  à  la  charge  du  consommateur  ?  —  Cela 
est  manifeste. 

Avez-vous  toujours  pensé  ainsi?  —  J'ai  toujours  cru  que  l'augmenta- 
tion du  prix,  conséquence  de  la  protection,  équivalait  à  une  taxe.  Si  la 
loi  me  force  à  payer  1  sh.  G  d.  une  chose  que  sans  elle  j'aurais  eue  pour 


COBDEN   ET  LA  LIGUE  OU  L  AGITATION  ANGLAISE.  431 

I  sh,,  je  regarde  ces  6  d.  comme  une  taxe,  et  je  la  paie  à  regret,  parce 
qu'elle  n'entre  pas  au  trésor  public,  et  que  dès  lors  je  n'ai  pas  ma  part 
dans  l'emploi  que  le  Trésor  en  aurait  fait.  11  me  faudra  lui  payer  une 
seconde  taxe. 

Le  Président  :  Ainsi,  vous  pensez  que  tout  droit  protecteur  opère 
comme  une  taxe  sur  la  communauté?  —  Oui,  très-décidément. 

M.  ViLLiERS  :  Pensez-vous  qu'il  imprime  aussi  une  fausse  direction 
au  travail  et  aux  capitaux?  —  Oui,  il  les  attire  dans  une  industrie  par 
un  appui  factice,  qui  à  la  fin  peut  être  trompeur.  Je  me  suis  souvent 
étonné  que  des  hommes  d'État  aient  osé  assumer  sur  eux  la  responsabi- 
lité d'une  telle  politique. 

Le  Président  :  Les  droits  protecteurs  et  les  monopoles  soumettent-ils 
les  industries  privilégiées  à  des  fluctuations?  —  Je  pense  qu'une  indus- 
trie qui  est  arrachée  par  la  protection  à  son  cours  naturel  est  plus  expo- 
sée qu'une  autre  à  de  grandes  fluctuations. 

M.  TuFNELL  :  Ainsi,  vous  croyez  que,  dans  aucune  circonstance,  il 
n'est  au  pouvoir  des  droits  protecteurs  de  conférer  à  la  communauté  un 
avantage  général  et  permanent?  —  Je  ne  le  crois  pas;  s'ils  opèrent  en 
faveur  de  l'industrie  qu'on  veut  favoriser,  ils  pèsent  toujours  sur  la  com- 
munauté; cette  industrie  reste  en  face  du  danger  de  ne  pouvoir  se  sou- 
tenir par  sa  propre  force,  et  la  protection  peut  un  jour  être  impuissante 
à  la  maintenir.  La  question  est  de  savoir  si  l'on  veut  servir  la  nation 
ou  un  intérêt  individuel. 

M.  ViLLiERs  :  Avez-vous  reconnu  par  expérience  qu'une  protection 
sert  de  prétexte  pour  en  établir  d'autres  ?  —  Je  crois  que  cela  a  toujours 
été  l'argument  des  propriétaires  fonciers.  Ils  ont,  dans  un  grand  nombre 
d'occasions,  considéré  la  protection  accordée  aux  manufactures  comme 
une  raison  d'en  accorder  aux  produits  du  sol 

Plusieurs  intérêts  ne  se  font-ils  pas  un  argument,  pour  réclamer  la 
protection,  de  ce  que  la  pesanteur  des  taxes  et  la  cherté  des  moyens 
d'existence  les  empêchent  de  soutenir  la  concurrence  étrangère  ?  —  J'ai 
entendu  faire  ce  raisonnement  ;  et  non- seulement  je  le  regarde  comme 
mal  fondé,  mais  je  crois,  de  plus,  que  la  vérité  est  dans  la  proposition 
contraire.  Un  peuple  chargé  d'impôts  ne  peut  suffire  à  donner  des  pro- 
tections ;  un  individu  obligé  à  de  grandes  dépenses  ne  saurait  faire  des 
largesses. 

Ne  devons-nous  pas  conclure  de  là  qu'il  faut  maintenir  la  protection 
à  chaque  industrie  ou  la  retirer  à  toutes  ?  —  Oui,  je  pense  que  la  con- 
sidération des  taxes  entraîne  une  protection  universelle,  jusqu'à  ce  qu'en 
voulant  aft'ranchir  tout  le  monde  de  la  taxe,  on  finit  par  n'en  affranchir 
personne. 


43  2  COBDEN   ET   LA    UGUE 

Le  Président  :  Avez-vous  connaissance  que  les  pays  étrangers,  en 
s'imposant  des  droits  d'entrée,  ont  été  entraînés  par  l'exemple  de  l'An- 
gleterre? —  Je  crois  que  notre  système  a  fortement  impressionné  tous 
les  étrangers  ;  ils  s'imaginent  que  nous  nous  sommes  élevés  à  notre  état 
présent  de  prospérité  par  le  régime  de  la  protection,  et  qu'il  leur  sufTit 
d'adopter  ce  régime  pour  progresser  comme  nous. 

l^orsque  vous  parlez  de  donner  l'exemple  à  l'Europe,  pensez-vous  que, 
si  l'Angleterre  retirait  toute  protection  aux  étoffes  de  coton  et  autres 
objets  manufacturés,  cela  pourrait  conduire  les  autres  peuples  à  adopter 
un  système  plus  libéral,  et,  par  conséquent,  à  recevoir  une  plus  grande 
proportion  de  produits  fabriqués  anglais?  —  Je  crois  que  très -probable- 
ment cet  effet  serait  obtenu,  même  par  cet  abandon  partiel,  de  notie 
part,  du  régime  protecteur;  mais  j'ai  la  conviction  la  plus  forte  que  si 
nous  l'abandonnions  en  entier,  il  serait  impossible  aux  autres  nations  de 
le  maintenir  chez  elles. 

Voulez-vous  dire  que  nous  devions  abandonner  la  protection  sans  que 
l'étranger  en  fasse  autant  ?  —  Très-certainement,  et  sans  même  le  lui 
demander.  J'ai  la  plus  entière  confiance  que,  si  nous  renversions  le  ré- 
gime protecteur,  chacun  des  autres  pays  voudrait  être  le  premier,  ou  du 
moins  ne  pas  être  le  dernier,  à  venir  profiter  des  avantages  du  commerce 
que  nous  leur  aurions  ouvert. 

M.  ViLLiERS  :  Regardez-vous  les  représailles  comme  un  dommage 
ajouté  à  celui  que  nous  font  les  restrictions  adoptées  par  les  étrangers? 
—  Je  les  ai  toujours  considérées  ainsi.  Je  répugne  à  tous  traités  en  cette 
matière;  je  voudrais  acheter  ce  dont  j'ai  besoin,  et  laisser  aux  autres  le 
soin  d'apprécier  la  valeur  de  notre  clientèle. 

Le  Président  :  Ainsi,  vous  voudriez  appliquer  ce  principe  à  Tensemble 
des  relations  commerciales  de  ce  pays?  —  Oui,  d'une  manière  absolue; 
je  voudrais  que  nos  lois  fussent  faites  en  considération  de  nos  intérêts, 
qui  sont  certainement  de  laisser  la  plus  grande  liberté  à  l'introduction 
des  marchandises  étrangères,  abandonnant  aux  autres  le  soin  de  profiter 
ou  de  ne  pas  profiter  de  cet  avantage,  selon  qu'ils  le  jugeraient  conve- 
nable. Il  ne  peut  pas  y  avoir  de  doute  que  si  nous  retirions  une  quantité 
notable  de  marchandises  d'un  pays  qui  protégerait  ses  fabriques,  les 
producteurs  de  ces  marchandises  éprouveraient  bientôt  la  difïiculté  d'en 
opérer  les  retours  ;  et,  au  lieu  de  solliciter  nous-mêmes  ces  gouverne- 
ments d'admettre  nos  produits,  nos  avocats,  pour  cette  admission,  se- 
raient dans  leur  propre  pays.  11  surgirait  là  des  industries  qui  donneraient 
lieu,  chez  nous,  à  des  exportations. 

M.  Chapman  :  Ètes-vous  d'opinion  que  l'Angleterre  prospérerait  davan- 
tage en  l'absence  de  traités  de  commerce  avec  les  autres  nations  ?  —  Je 


ou   L^AGITATION   ANGLAISE, 


4:<3 


crois  que  nous  établirions  mieux  notre  commerce  par  nous-mêmes,  sans 
nous  efforcer  de  faire  avec  d'autres  pays  des  arrangements  particuliers. 
Nous  leur  faisons  des  propositions  qu'ils  n'acceptent  pas;  après  cela, 
nous  éprouvons  de  la  répugnance  à  faire  ce  par  quoi  nous  aurions  dû 
commencer.  Je  me  fonde  sur  ce  principe  qu'il  est  impossible  que  nous 
imporllons  trop;  que  nous  devons  nous  tenir  pour  assurés  que  l'expor- 
tation s'ensuivra  d'une  manière  ou  de  l'autre;  et  que  la  production  des 
articles  ainsi  exportés  ouvrira  un  emploi  infiniment  plus  avantageux  au 
travail  national  que  celle  qui  aura  succombé  à  la  concurrence. 

Le  Président  :  Pensez-vous  que  les  principes  que  vous  venez  d'expo- 
ser sont  également  applicables  aux  articles  de  subsistances  dont  la  plupart 
sont  exclus  de  notre  marché  ?  —  Si  j'étais  forcé  de  choisir,  la  nourriture 
est  la  dernière  chose  sur  laquelle  je  voudrais  mettre  des  droits  protec- 
teur.>. 

C'tst  donc  la  première  chose  que  vous  voudriez  soustraire  à  la  protec- 
tion ?  —  Oui,  il  est  évident  que  ce  pays  a  besoin  d'un  grand  supplément 
de  produits  agricoles  qu'il  ne  faut  pas  mesurer  par  la  quantité  des  cé- 
réales importées,  puisque  nous  importons,  en  outre,  et  sur  une  grande 
échelle,  d'autres  produits  agricoles  qui  peuvent  croître  sur  notre  sol; 
cela  prouve  que  notre  puissance  d'approvisionner  le  pays  est  restreinte, 
que  nos  besoins  dépassent  notre  production  ;  et,  dans  ces  circonstances, 
exclure  les  approvisionnements,  c'est  infliger  à  la  nation  des  privations 
cruelles. 

Vous  pensez  que  les  droits  protecteurs  agissent  comme  une  taxe  di- 
recte sur  la  communauté  en  élevant  le  prix  des  ol>jets  de  consomma- 
tion.^ —  Très-décidément.  Je  ne  puis  décomposer  le  prix  qUe  me  coûte 
un  objet  que  de  la  manière  suivante  :  Une  portion  est  le  prix  naturel  ; 
l'autre  portion  est  le  droit  ou  la  taxe,  encore  que  ce  droit  passe  de  ma 
poche  dans  celle  d'un  particulier  au  lieu  d'entrer  dans  le  revenu  pu- 
blic  

Vous  avez  souvent  entendu  établir  que  le  peuple  d'Angleterre,  plus 
surchargé  d'impôts  que  tout  autre,  ne  pourrait  soutenir  la  concurrence, 
en  ce  qui  concerne  le  prix  de  la  nourriture,  si  les  droits  protecteurs 
étaient  abolis.^  —  J'ai  entendu  faire  cet  argument;  et  il  m'a  toujours 
étonné,  car  il  me  semble  que  c'est  précisément  parce  que  le  revenu  pu- 
blic nous  impose  de  lourdes  taxes  que  nous  ne  devrions  pas  nous  taxer 
encore  les  uns  les  autres. 

Vous  pensez  que  c'est  là  une  déception?  —  La  plus  grande  déception 
qu'on  puisse  concevoir,  c'est  l'antipode  même  d'une  proposition  vraie. 

(Le  reste  de  celte  enquête  roule  sur  des  effets  parlicii- 
III.  âô 


/,S4  COBDEN    ET    LA    LIGUE 

liers  de  la  loi  des  céréales  et  a  moins  d'intérêt  pour  un  lec- 
teur français.  Je  me  bornerai  à  en  extraire  encore  quelques 
passages  d'une  portée  plus  générale.) 

Vous  considérez  qu'il  Importe  peu  au  consommateur  de  surpayer  su 
nourriture  sous  forme  d'une  taxe  pour  le  Trésor  ou  sous  forme  d'une  taxe 
de  protection?  —  La  cause  de  l'élévation  de  prix  ne  ctiange  rien  à  l'effet. 
Je  suppose  qu'au  lieu  de  protéger  la  terre  par  un  droit  sur  les  grains 
étrangers,  le  pays  fût  libre  de  se  pourvoir  au  meilleur  marché  et  qu'une 
contribution  fût  imposée  dans  le  but  spécial  de  favoriser  la  terre.  L'in- 
justice serait  trop  palpable;  on  ne  s'y  soumettrait  pas.  Je  conçois  pour- 
tant que  l'effet  du  régime  actuel  est  absolument  le  même  pour  le  con- 
sommateur; et  s'il  y  a  quelque  chose  à  dire,  la  prime  vaudrait  mieux, 
serait  plus  économique  que  la  protection  actuelle,  parce  qu'elle  laisse- 
rait au  commerce  sa  liberté. 

En  supposant  qu'une  taxe  fût  imposée  sur  le  grain  au  moment  de  la 
mouture,  elle  pèserait  sur  tout  le  monde  ;  ne  pensez-vous  pas  qu'elle 
donnerait  un  revenu  considérable?  —  Elle  donnerait  selon  le  taux. 

Le  peuple  en  souffrirait-il  moins  que  des  droits  protecteurs  actuels?  — 
Elle  serait  moins  nuisible. 

Un  grand  revenu  pourrait-il  être  levé  par  ce  moyen  ?  —  Oui,  sans  que 
le  peuple  payât  le  pain  plus  cher  qu'aujourd'hui. 

Quoi!  le  Trésor  pourrait  gagner  un  revenu,  et  le  peuple  avoir  du  pain 
à  meilleur  marché?  —  Oui,  parce  que  ce  serait  une  taxe  et  non  un 
obstacle  au  commerce . 

J'entends  dans  mes  questions  une  parfaite  liberté  de  commerce  et  une 
taxe  à  la  mouture?  —  Oui,  un  droit  intérieur  et  l'importation  libre. 

La  communauté  ne  serait  pas  aussi  foulée  qu'à  présent,  et  l'État  pré- 
lèverait un  grand  revenu?  —  Je  suis  convaincu  que  si  le  droit  imposé  à 
la  mouture  équivalait  à  ce  que  le  public  paye  pour  la  protection,  non- 
seulement  le  revenu  public  gagnerait  un  large  subside,  mais  encore  cela 
serait  moins  dommageable  à  la  nation. 

f  Vous  voulez  dire  moins  dommageable  au  commerce  ?  —  Certainement, 
et  même  alors  que  la  taxe  serait  calculée  de  manière  à  maintenir  le 
pain  au  prix  actuel,  malgré  la  libre  importation  du  froment. 

Le  Président  :  Avez-vous  jamais  calculé  ce  que  coûte  au  pays  le  mo- 
nopole des  céréales  et  de  la  viande?  —  Je  crois  qu'on  peut  connaître 
très-approximativement  le  taux  de  cette  charge.  On  estime  que  chaque 
personne  consomme,  en  moyenne,  un  quarter  de  blé.  On  peut  porter  à 
10  sh.  ce  que  la  protection  ajoute  au  prix  naturel.  Vous  viç,  pouvez  pas 


ou   l'agitation   anglaise.  4  35 

porter  à  moins  du  double,  ou  20  sh.,  l'augmentation  que  la  protectio:i 
ajoute  au  prix  de  la  viande,  orge  pour  faire  la  bière,  avoine  pour  les 
chevaux,  foin,  beurre  et  fromage.  Cela  monte  à  3G  millions  de  livres 
sterling  par  an-,  et,  en  fait,  le  peuple  paye  cette  somme  de  sa  poche 
tout  aussi  infaiUiblement  que  si  elle  allait  au  Trésor  sous  forme  de 
taxes. 

Par  conséquent,  il  a  plus  de  peine  à  payer  les  contributions  qu  exige 
le  revenu  public?  —  Sans  doute;  ayant  payé  des  taxes  personnelles,  il 
est  moins  en  état  de  payer  des  taxes  nationales, 

N'en  résulte-t-il  pas  encore  la  souffrance,  la  restriction  de  l'industrie 
de  notre  pays?  —  Je  crois  même  que  V(ms  touchez  là  à  l'effet  le  [dus 
pernicieux.  11  est  moins  accessible  au  calcul,  mais  si  la  nation  jouissait 
du  commerce  que  lui  procurerait,  selon  moi,,  l'abolition  de  toutes  ces 
protections,  je  crois  qu'elle  pourrait  supporter  aisément  un  accroisse- 
ment d'impôts  de  30  sh.  par  habitant. 

Ainsi,  d'après  vous,  le  poids  du  système  protecteur  excède  celui  des 
contributions?  —  Je  le  crois,  en  tenant  compte  de  ses  effets  directs  et 
de  ses  conséquences  indirectes,  plus  difficiles,  à  apprécier. 


APPENDICE 


FIN    DE    LA    PREMIERE    CAMPAGNE    DE    LA    LIGUE   ANGLAISE. 

Le  triomphe  que  Bastiat  prédisait  aux  ligueurs,  dans  les 
pages  qui  précèdent,  ne  se  fit  pas  longtemps  attendre;  mais 
tout  ne  fut  pas  consommé,  pour  lui,  le  jour  où  il  vit  les  lois  cé- 
réales abolies  et  la  Ligue  dissoute.  Du  principe  qui  venait  enfin 
de  prévaloir  dans  la  législation  anglaise  devaient  découler  bien 
d'autres  légitimes  conséquences.  Et  si  dorénavant  les  souscrip- 
tions, les  prédications,  les  immenses  meetings  devenaient  des 
armes  inutiles,  s'il  n'était  plus  besoin  de  la  force  du  nombre, 
c'est  que  la  puissance  morale  du  principe  allait  agir  d'elle- 
même,  c'est  que  les  chefs  de  la  Ligue  siégeant  au  Parlement 
ne  manqueraient  pas  d'y  réclamer  le  complément  naturel 
de  leur  victoire.  Ces  chefs  avaient  donc  encore  une  tâche, 
une  grande  tache,  à  remplir.  Ï3astiat  les  suivait  de  l'œil  et  du 
cœur  au  milieu  de  leurs  efforts,  et,  pour  lui,  là  où  se  signa- 
laient Cubden  et  Bright,  là  était  la  Ligue.  En  se  plaçant  à  ce 
point  de  vue,  il  avait  projeté,  sous  le  titre  de  Seconde  Campagne 
de  la  Ligue  anglaise,  un  écrit  qu'il  n'eut  pas  le  temps  de  com- 
poser. Divers  matériaux  destinés  à  celte  œuvre  sont  dans  nos 
mains  et  méritent  de  passer  sous  les  yeux  du  public.  Qu'il  nous 
soit  cependant  permis,  avant  de  donner  ces  fragments  'àuv  une 
seconde  Campagne  de  la  Ligue ^  d'exposer  en  peu  de  mots  com- 
ment se  termina  la  première  ^ 

1  Nous  empruntons  les  détails  qui  suivent  à  l'excellent  ouvrage  de 
M.  Archibaid  Prentice  :  Bistory  of  the  Anti-corn-law  League. 


4  38  APPENDICE. 

En  1845,  l'opinion  publique  se  prononçait  de  plus  en  plus 
contre  les  lois-céréales.  Elle  se  manifestait  sur  tous  les  points 
du  Royaume-Uni  par  la  fréquentation  plus  empressée  des 
meetings  de  la  Ligue  et  le  progrès  des  souscriptions  pécuniaires. 
Pendant  que  la  confiance  et  le  zèle  des  ligueurs  recevaient  cet 
encouragement,  l'esprit  de  conduite  et  la  résolution  abandon- 
naient leurs  adversaires.  Quant  aux  hommes  politiques,  ceux 
qui  possédaient  le  pouvoir  comme  ceux  qui  aspiraient  à  le  pos- 
séder, ceux  qu'auraient  dû  retenir  des  engagements  électoraux 
comme  ceux  qui  n'étaient  retenus  que  par  leur  penchant  pour 
les  moyens  termes,  sir  Robert  Peel  comme  lord  John  Russell  se 
rapprochaient  peu  à  peu  des  conclusions  de  la  Ligue.  Tout  cela 
devenait  manifeste  pour  les  protectionnistes  intelligents.  Ils 
voyaient  leur  cause  abandonnée  par  l'homme  même  sur  l'habi- 
leté duquel  ils  avaient  placé  leur  dernière  espérance.  De  là  leur 
colère  et  l'amertume  de  leur  langage.  —  Ce  fut  dans  la  séance 
du  17  mars,  à  la  Chambre  des  communes,  que  M.  d'Israëli  ter- 
mina un  discours  plein  de  sarcasmes  contre  le  premier  ministre 
par  cette  véhémente  apostrophe  :  «  Pour  mon  compte,  si  nous 
((  devons  subir  le  libre-échange,  je  préférerais,  parce  que  j'ho- 
((  nore  le  talent,  qu'une  telle  mesure  fut  proposée  par  le  repré- 
«  sentant  de  Stockport  (M.  Cobden),  au  lieu  de  l'être  par  une 
Il  habileté  parlementaire  qui  s'est  fait  un  jeu  de  la  confiance 
«  généreuse  d'un  grand  parti  et  d'un  grand  peuple.  Oui,  ad- 
((  vienne  que  pourra  !  Dissolvez,  si  cela  vous  plaît,  le  Parlement 
«  que  vous  avez  trahi,  appelez-en  au  peuple,  qui,  je  l'espère, 
«  ne  croit  plus  en  vous;  il  me  reste  au  moins  cette  satisfaction 
<^  de  déclarer  publiquement  ici,  qu'à  mes  yeux  le  cabinet  con- 
«  servateur  n'est  que  l'hypocrisie  organisée.  »  —  Deux  jours 
après  s'engagea  une  mesquine  discussion  sur  la  graisse  et  le 
lard,  articles  dont  le  gouvernement  proposait  d'affranchir  l'im- 
portation de  toute  taxe.  11  se  trouva  des  orateurs  qui  combatti- 
rent la  mesure,  au  nom  de  l'intérêt  agricole,  que  menacerait, 
disaient-ils,  l'invasion  du  beuH'e  étranger;  et  pour  les  rassurer, 


FIN    DE    LA    PREMIERE  CAMPAGNE.  43  9 

un  membre  de  l'administration  exposa  que  le  beurre  étranger 
ne  serait  admis  en  franchise  que  mélangé  avec  une  certaine 
quantité  de  goudron,  c'est-à-dire  rendu  impropre  à  la  nourri- 
ture de  l'homme.  —  Le  spirituel  colonel  Thompson,  qui  par- 
courait alors  l'Ecosse,  dit  à  ce  sujet  dans  une  réunion  de  libres- 
échangistes  écossais  :  «  Vous  avez  fondé  de  nombreuses  écoles 
«  pour  l'enfance,  dans  le  voisinage  de  vos  manufactures;  mais 
«  dans  les  livres  élémentaires,  que  vous  mettez  aux  mains  des 
«  élèves,  j'aperçois  une  omission  et  vous  engage  à  la  réparer.  Il 
«  faut  qu'à  la  question,  —  A  quoi  sert  le  gouver7iement  ?  —  ces 
((  enfants  sachent  répondre  :  —  A  mettre  du  goudron  dans  notre 
«  beurre.  » 

Le  10  juin^  l'honorable  M.  Villiers  renouvela  sa  proposition 
annuelle  ^,  proposition  toujours  rejetée  par  la  Chambre  et 
toujours  reproduite,  dans  les  délais  du  règlement,  par  son  ha- 
bile et  courageux  auteur.  Elle  eut  le  même  sort  que  par  le 
passé.  Combattue  par  le  ministère,  elle  fut  repoussée.  Mais 
dans  cet  insuccès  même  on  pouvait  trouver  un  point  de  vue 
rassurant.  Les  adversaires  faiblissaient  ;  et  comme  le  dit  avec 
beaucoup  de  justesse  lord  Howich,  dans  le  cours  du  débat,  s'il 
se  fût  agi  d'une  abolition  graduelle,  la  proposition  de  M.  Villiers 
n'eût  pas  pu  être  mieux  appuyée  que  par  le  discours  prononcé 
par  sir  Robert  Peel  à  l'effet  d'écarter  Tabolition  immédiate. 

Aussitôt  les  journaux  protectionnistes  jetèrent  ce  cri  d'alarme  : 
Voilà  le  gouvernement  qui  admet  explicitement  les  principes 
du  libre-échange  et  n'oppose  plus  à  leur  application  que  l'inop- 
portunité ! 

Celte  question  devait  encore  appeler  l'attention  delà  Chambre, 
dans  la  séance  finale  du  5  août,  qui  fut,  comme  de  coutume, 
consacrée  à  la  revue  rétrospective  des  actes  du  Parlement  pen- 
dant la  session.  Pour  lord  John  Russellce  fut  une  occasion  nou- 
velle de  démontrer  que  les  ministres  actuels  étaient  arrivés  au 

»  Voir  \).   384  à  387. 


440  APPENDICE. 

pouvoir  en  déguisant  leurs  véritables  opinions,  notamment  à 
l'égard  des  lois-céréales.  Et  comme,  à  celle  époque,  la  saison 
devenue  pluvieuse  faisait  naître  des  inquiétudes  sur  la  récolte, 
rorateur  en  prit  texte  pour  accuser  le  ministère  d'ajouter,  en 
matière  de  subsistances,  aune  incertitude  naturelle  une  incer- 
titude artificielle,  qui  doublait  l'ardeur  des  spéculations  hasar- 
deuses, au  grand  détriment  du  pays.  Il  rappela  qu'un  membre 
connu  par  son  dévouement  ministériel  avait  déclaré  publique- 
ment, depuis  peu  de  jours,  que  la  loi-céréale  n'aurait  proba- 
blement plus  que  deux  ans  de  durée.  S'il  en  est  ainsi^  ajouta- 
t-il,  si  cette  loi  doit  être  abolie,  pourquoi  nous  laisse-l-on  dans 
une  incertitude  pleine  de  périls  et  de  malheurs?  —  A  cela  sir 
James  Graham  répliqua  seulement  par  un  argument  ad  homi- 
nem.  «  Est-ce  que  le  noble  lord,  qui  était  au  pouvoir  en  1839, 
dans  des  circonstances  bien  autrement  alarmantes  pour  le  bien- 
être  du  pays,  se  crut  obligé  de  proposer  comme  un  remède  à 
cette  triste  situation  l'abolition  des  lois-céréales?  Non,  il  ne  fit 
rien  de  semblable  ni  en  1839,  ni  en  1840,  ni  en  1841.  »  —  L'ar- 
gument était  sans  force  contre  les  libres-échangistes.  Ceux-ci, 
par  l'organe  de  MM.  Villiers  et  Gibson,  renouvelèrent  les  pro- 
testations les  plus  chaleureuses  contre  l'inique  monopole  des 
landlords.  —  Bientôt  il  fut  reconnu  que  ce  monopole  avait  ren- 
contré un  ennemi  des  plus  redoutables  dans  le  caprice  des  sai- 
sons. A  la  suite  d'un  été  pluvieux,  il  fut  constaté  de  la  ma- 
nière la  plus  certaine,  vers  le  milieu  d'octobre,  que  la  récolle  en 
blé  était  insuffisante  en  quantité  comme  en  qualité,  et  que  la 
récolte  en  pommes  de  terre  était  presque  entièrement  perdue. 
Alors  un  cri  en  faveur  de  la  libre  entrée  des  grains  étrangers 
s'éleva  dans  toute  l'Angleterre,  cri  devant  lequel  les  protec- 
tionnistes les  moins  endurcis  commencèrent  à  lâcher  pied,  tan- 
dis qu'il  doubla  l'énergie  des  ligueurs.  Dans  un  meeting  tenu  le 
28  octobre  à  Manchester,  l'un  des  orateurs,  M.  Henry  Ashworth, 
de  Turîon,  prononça  ces  paroles  :  «  Je  vois  autour  de  moi  nos 
«  dignes  chefs,  sur  le  front  desquels  la  lutte  des  sept  dernières 


FIN    DE    LA    PRKMIERE    CAMPAGNE.  44 1 

<(  années  a  imprimé  des  rides;  mais  je  suis  sûr  qu'ils  sont  prêts 
«  tous  à  mettre  au  service  de  notre  cause,  s'il  en  est  besoin, 
«  sept  autres  années  de  labeur  et  à  dépenser  en  outre  un  quart 
«  de  million  K  » 

De  tout  côté,  cependant,  on  signalait  au  ministère  la  nécessité 
de  prendre  des  mesures  décisives  contre  la  disette.  Il  y  avait 
émulation  entre  les  conseils  municipaux,  les  corporations  et  les 
chambres  de  commerce  pour  l'assaillir,  à  cet  effet,  de  pétitions, 
de  mémoires,  de  remontrances.  Au  milieu  de  cette  excitation, 
une  lettre  adressée  d'Edimbourg,  le  22  novembre,  par  lord  John 
Russell,  aux  électeurs  de  Londres,  fut  publiée.  «  J'avoue,  disait 
«  le  noble  lord,  que,  dans  l'espace  de  vingt  ans,  mes  opinions 
«  sur  la  loi-céréale  se  sont  grandement  modifiées...  le  moment 
«  de  s  occuper  d'un  droit  fixe  est  passé.  Proposer  maintenant, 
«  comme  solution,  une  taxe  sur  le  blé,  si  faible  qu'elle  fût, 
«  sans  une  clause  d'abolition  complète  et  prochaine,  ne  ferait 
«  que  prolonger  un  débat  qui  a  produit  déjà  trop  d'animosité 
«  et  de  mécontentement...  »  Le  24  septembre,  lord  Morpeth, 
autre  membre  de  l'ancien  cabinet  Whig,  exprima  aussi  par  écrit 
sa  conviction  que  l'heure  du  rappel  définitif  de  la  loi-céréale 
avait  sonné.  —  Voilà  les  Whigs  ralliés  au  programme  de  la 
Ligue  :  Que  va  faire  Peel  ?  ira-t-il  jusqu'à  y  donner  de  môme 
son  adhésion?  Celte  question  faisait  le  fond  de  toutes  les  con- 
versations politiques,  lorsque  le  Times,  journal  ordinairement 
bien  informé,  annonça,  dans  son  numéro  du  4  décembre,  que 
l'intention  du  gouvernement  était  d'abolir  la  loi- céréale  et,  à 
cet  effet,  de  convoquer  en  janvier  les  deux  Chambres.  Mais  un 
autre  journal,  en  relations  connues  avec  certains  membres  du 
cabinet,  le  Standard,  démentit  aussitôt  la  nouvelle  donnée  par 
le  Times,  en  la  qualifiant  d'atroce  invention.  La  vérité  fui  bien- 
tôt révélée  par  la  démission  collective  des  ministres,  dont  les 
uns  accédaient  à  la  grande  mesure  du  rappel,  tandis  que  les  au- 

1  Un  quart  de  million  sterling,  plus  de  six  millions  de  francs. 

55. 


4  42  APPENDICE. 

très  ne  s'y  résignaient  pas  ou  du  moins  ne  voulaient  pas  en  être 
les  instruments  ^  I.ord  John  Russell,  qui  se  trouvait  alors  à 
Edimbourg,  mandé  en  toute  hâte  par  la  reine,  échoua  dans  la 
tentative  de  créer  un  nouveau  cabinet  ;  en  sorte  que  le  jour 
même  où  sir  Robert  Peel  se  présentait  devant  la  reine,  pour 
prendre  congé  d'elle  et  remettre  son  portefeuille  aux  mains 
d'un  successeur,  il  reçut  au  contraire  la  mission  de  reconsti- 
tuer un  ministère,  mission  qu'il  put  remplir  sans  difficulté. 
Excepté  lord  Stanley,  qui  se  retira,  et  lord  WharnclifFe  qui 
mourut  subitement,  le  cabinet  nouveau  conservait  tous  les 
membres  de  l'ancien. 

La  situation  ne  porta  nullement  les  libres-échangistes  à  se  re- 
lâcher de  leur  vigilance  et  de  leur  activité.  Un  grand  meeting 
eut  lieu  le  23  décembre  à  Manchester,  auquel  se  rendirent 
toutes  les  notabilités  manufacturières  des  environs.  Il  y  fut  ré- 
solu à  l'unanimité  de  réunir  une  somme  de  2o0,000  livres  ster- 
ling pour  subvenir  aux  dép'enses  futures  de  la  Ligue.  Immédia- 
tement ouverte,  la  souscription  atteignit  en  peu  d'instants  le 
chiffre  de  60  mille  livres  (i  million  500  mille  francs).  Cette  ma- 
nifestation frappante  du  zèle  des  ligueurs  leur  gagna  de  nou- 
veaux adhérents  et  consterna  leurs  adversaires.  Au  bout  d'un 
mois,  la  souscription  s'élevait  déjà  à  130  mille  livres. 

Ce  fut  le  19  janvier  1846  que  s'ouvrit  le  Parlement.  Dans  le 
débat  sur  Vadresse,  sir  Robert  Peel  fit  une  déclaration  de  prin- 
cipes, qu'un  libre-échangiste  n'eût  pas  désavouée,  et  termina 
son  discours  par  une  allusion  à  sa  position  personnelle  vis-à-vis 

'  En  se  reportant  à  cette  phase  des  progrès  de  la  Ligue,  à  l'ascendant 
qu'elle  parvint  à  exercer  sur  les  liommes  politiques  de  tous  les  partis,  il 
est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  combien  Bastiat,  qui  la  voyait  per- 
sonnifiée dans  son  principal  chef,  était  fondé  à  porter,  quatre  ans  plus 
tard,  le  jugement  suivant  : 

«  Que  dirai-je  du  libre-échange,  dont  le  triomphe  est  dû  à  ("-obden,non 
((  à  Robert  Peel  ;  car  l'apôtre  aurait  toujours  fait  surgir  un  homme 
«  d'État,  tandis  que  l'homme  d'État  ne  pouvait  se  passer  de  l'apôtre?  » 
(Tom.  VI,  chap..xiv.) 


FIN    DE    LA    PREMIERE    CAMPAGNE.  4  43 

des  torys.  Je  n'entends  pas,  dit-il,  que  dans  mes  mains  le  pou- 
voir soit  réduit  en  servage.  Huit  jours  après,  il  exposa  son  plan 
qui,  à  l'égard  de  l'importation  des  grains,  se  résumait  ainsi  ; 

Echelle  mobile  très-réduite  pendant  trois  années  encore  ; 

Suppression  de  tout  droit,  à  partir  du  l*''"  février  1849. 

Le  délai  de  trois  ans  était  un  mécompte  pour  la  Ligue.  Aussi 
dès  le  surlendemain,  c'est-à-dire  le  29  janvier,  son  conseil  d'ad- 
ministration se  réunit  à  Manchester  et  prit  la  résolution  de  pro- 
voquer, par  toutes  les  voies  constitutionnelles,  la  suppression 
immédiate  de  toute  taxe  sur  les  aliments  provenant  de  l'étran- 
ger. Aucune  crainte  d'embarrasser  sir  Robert  Peel  ne  pouvait 
arrêter  les  ligueurs;  et  d'ailleurs,  en  présence  de  l'opposition 
furieuse  des  conservateurs-bornes,  il  était  vraisemblable  qu'une 
opposition  en  sens  contraire  lui  servirait  plutôt  de  point  d'ap- 
pui. La  discussion  sur  l'ensemble  des  mesures  qu'il  proposait 
s'ouvrit  le  lundi  9  février.  Sauf  de  courtes  interruptions,  elle 
occupa,  sans  arriver  à  son  terme,  toutes  les  séances  de  la 
chambre  pendant  cette  semaine.  Le  lundi  suivant,  à  10  heures 
du  soir,  le  premier  ministre  prit  la  parole.  Tour  à  tour  logicien 
serré,  orateur  entraînant,  administrateur  habile,  on  eût  dit 
qu'affranchi  d'un  joug  longtemps  détecté,  son  talent  se  mani- 
festait pour  la  première  fois  dans  toute  sa  plénilude.  Il  termina 
son  discours,  qui  dura  près  de  trois  heures,  par  cet  appel  aux 
sentiments  de  justice  et  d'humanité  de  la  Chambre  ; 

«  Les  hivers  de  1841  et  42  ne  s'effaceront  jamais  de  ma  mé- 
«  moire,  et  la  tâche  qu'ils  nous  donnèrent  doit  Otre  présente  à 
«  vos  souvenirs.  Alors,  dans  toutes  les  occasions  où  la  reine  as- 
«  semblait  le  Parlement,  on  y  entendait  l'expression  d'une  sym- 
((  pathie  profonde  pour  les  privations  et  les  souffrances  de  nos 
«  concitoyens,  d'une  vive  admiration  pour  leur  patience  et  leur 
«  courage.  Ces  temps  malheureux  peuvent  revenir.  Aux  années 
«  d'abondance  peuvent  succéder  les  années  de  disette...  J'adjure 
«  tous  ceux  qui  m'écoutent  d'interroger  leur  cœur,  d'y  chercher 
«  une  réponse  à  la  question  que  je  vais  leur  poser.  Si  ces  cala- 


4  44  APPENDICK. 

«  mités  nous  assailleiU  encore,  si  nous  avons  à  exprimer  de 
«  nouveau  notre  sollicitude  pour  le  malheur,  à  répéter  nos 
«  exhortations  à  la  patience  et  à  la  fermeté,  ne  puiserons-nous 
«  pas  une  grande  force  dans  la  conviction  que  nous  avons  re- 
«  poussé,  dès  aujourd'hui,  la  responsabilité  si  lourde  de  régle- 
«  menter  l'alimentation  de  nos  semblables?  Kst-ce  que  nos  pa- 
«  rôles  de  sympathie  ne  paraîtront  pas  plus  sincères?  est-ce  que 
«  nos  encouragements  à  la  résignation  ne  seront  pas  plus  effi- 
«  caces,  si  nous  pouvons  ajouter,  avec  orgueil,  qu'en  un  tenips 
«  d'abondance  relative,  sans  y  être  contraints  par  la  nécessité, 
((  sans  attendre  les  clameurs  de  la  foule,  nous  avons  su  prévoir 
«  les  époques  difficiles  et  écarter  tout  obstacle  à  la  libre  circu- 
le lation  des  dons  du  Créateur  ?  Ne  sera-ce  pas  pour  nous  une 
«  précieuse  et  durable  consolation  que  de  pouvoir  dire  au  peu- 
«  pie  :  Les  maux  que  vous  endurez  sont  les  châtiments  d'une 
M  Providence  bienfaisante  et  sage  qui  nous  les  inflige  à  bon  es- 
«  cient,  peut-être  pour  nous  rappeler  au  sentiment  de  notre  dé- 
«  pendaiîce,  abattre  notre  orgueil,  nous  convaincre  de  notre 
«  néant;  il  faut  les  subir  sans  murmure  contre  la  main  qui  les 
«  dispense,  car  ils  ne  sont  aggravés  par  aucun  pouvoir  terrestre, 
«  par  aucune  loi  de  restriction  sur  la  nourriture  de  l'homme!  » 
Dans  la  séance  du  lendemain,  on  lui  prodiguait  l'accusation 
de  trahison,  de  manque  de  foi,  de  fourberie  et  de  lâcheté. 
Alors  M.  Bright  se  lève  mû  par  un  sentiment  généreux  et  prend 
la  défense  de  son  ancien  adversaire.  «  J'ai  suivi  du  regard  le 
«  très-honorable  baronnet,  dit-il,  lorsque  la  nuit  dernière  il  re- 
«  gagnait  sa,  demeure,  et  j'avoue  que  je  lui  enviais  la  noble  sa- 
«  tisfaction  qui  devait  remplir  son  cœur,  après  le  discours  qu'il 
«  venait  de  prononcer,  discours,  j'ose  le  dire,  le  plus  éloquent, 
«  le  plus  admirable  qui,  de  mémoire  d'homme,  ait  retenti  dans 
«  cette  enceinte.  »  En  poursuivant,  il  apostropha  en  ces  termes 
ceux  qui  déversaient  le  blâme  et  l'injure  sur  le  ministre,  après 
avoir  été  ses  partisans  déclarés.  «  Quand  le  très-honorable  ba- 
«  ronnet  se  démit  récemment  de  ses  fonctions,  il  cessa  d'être 


FIN    DE    LA    PKKMIEJUÎ    CAMPAG.Ni:.  4  45 

M  votre  ministre,  sachez-le  bien  ;  el  quand  il  reprit  le  porte- 
«  feuille,  ce  fut  en  qualité  de  ministre  du  souverain,  de  mi- 
«  nistre  du  peuple,  —  non  de  njinistre  d'une  coterie,  pour 
«  servir  d'instrument  docile  àsonégoïsme.  »  A  ce  témoignage 
inattendu  de  bienveillance  pour  lui,  les  membres  qui  siégeaient 
près  de  sir  Robert  Peel,  virent  des  larmes  mouiller  sa  pau- 
pière. 

La  discussion  générale  durait  encore  le  vendredi  suivant. 
Dans  cette  nuit  du  vendredi  au  samedi,  M.  Cobden  battit  en 
brèche  avec  grande  vigueur  un  argument  spécial,  au  moyen  du- 
quel les  protectionnistes  s'efforçaient  de  renvoyer  la  décision  à 
une  autre  législature.  A  trois  heures  et  demie  du  matin,  on  mit 
aux  voix  la  question  de  savoir  si  la  proposition  ministérielle 
serait  examinée  et  discutée  dans  ses  détails.  337  membres  votè- 
rent pour  l'affirmative  et  240  contre.  Si  favorable  que  fût  ce 
vote,  il  n'assurait  pas  l'adoption  complète  du  plan  soumis  au 
débat.  Une  scission  pouvait  se  produire  dans  une  majorité  im- 
provisée, dont  les  élément»  étaient  fort  hétérogènes  ;  et  la  mi- 
norité ne  manquait  pas  de  chances  pour  obtenir  que  la  taxe 
proposée,  tout  en  conservant  le  caractère  mobile  el  temporaire, 
fût  plus  élevée  et  plus  durable  que  ne  le  voulaient  les  ministres. 
L'événement  ne  confirma  pas  ces  conjectures.  En  vain  les  pro- 
tectionnistes disputèrent  le  terrain  et  employèrent  tous  les 
moyens  de  prolonger  la  lutte  ;  le  27  mars,  la  seconde  lecture  du 
bill  fut  adoptée  par  une  majorité  de  88  membres,  et  la  troisième 
lecture,  le  Iff  mai,  par  une  majorité  de  98  (327  contre  229). 

Dans  la  Chambre  des  lords,  le  bill  rencontra  moins  d'obsta- 
cles et  de  lenteurs  qu'on  ne  s'y  attendait.  Le  26  mai,  il  devint 
définitivement  loi  de  l'État. 

Peu  après  sir  Robert  Peel  rentrait  dans  la  vie  privée.  Au 
moment  de  quitter  le  pouvoir,  dans  un  dernier  discours  parle- 
mentaire, il  dit,  au  sujet  des  grandes  mesures  qu'il  avait  inau- 
gurées : 

«  Le  mérite  de  ces  mesures,  je  le  déclare  à  l'égard  des  hono- 


4  46  APPENDICE. 

«  rables  membres  de  l'opposition  comme  à  l'égard  de  nous- 
«  mêmes,  ce  mérite  n'appartient  exclusivement  à  aucun  parti. 
«  Il  s'est  produit  entre  les  ^rtis  une  fusion  qui,  aidée  de  l'in- 
«  fluence  du  gouvernement,  a  déterminé  le  succès  définitif.  Mais 
«  le  nom  qui  doit  être  et  sera  certainement  associé  à  ces  me- 
«  sures,  c'est  celui  d'un  homme,  mû  par  le  motif  le  plus  désin- 
«  téressé  et  le  plus  pur,  qui,  dans  son  infatigable  énergie,  en 
«  faisant  appel  à  la  raison  publique,  a  démontré  leur  nécessité 
«  avec  une  éloquence  d'autant  plus  admirable  qu'elle  était 
((  simple  et  sans  apprêt  ;  c'est  le  nom  de  Richard  Cobden.  Mainte- 
ce  nanl,  monsieur  le  Président,  je  termine  ce  discours,  qu'il  était 
«  de  mon  devoir  d'adresser  à  la  Chambre,  en  la  remerciant  de 
«  la  faveur  qu'elle  me  témoigne  pendant  que  j'accomplis  le 
«  dernier  acte  de  ma  carrière  politique.  Dans  quelques  instants 
«  cette  faveur  que  j'ai  conservée  cinq  années  se  reportera  sur 
«  un  autre;  j'énonce  le  fait  sans  m'en  affliger  ni  m'enplaindre, 
«  plus  vivement  ému  au  souvenir  de  l'appui  et  de  la  confiance 
«  qui  m'ont  été  prodigués  qu'à  celui  des  difficultés  récemment 
«  semées  sur  ma  voie.  Je  quitte  le  pouvoir,  après  avoir  attiré 
«  sur  moi,  je  le  crains,  Timprobation  d'un  assez  grand  nombre 
«  d'hommes  qui,  au  point  de  vue  de  la  chose  publique,  regret- 
«  tent  profondément  la  rupture  des  liens  de  parti,  regrettent 
«profondément  cette  rupture  non  par  des  motifs  personnels, 
«  '.nais  dans  la  ferme  conviction  que  la  fidélité  aux  engagements 
«  de  parti,  que  l'existence  d'un  grand  parti  politique  est  un  des 
«  plus  puissants  rouages  du  gouvernement.  Je  me  retire,  en 
«  butte  aux  censures  sévères  d'autres  hommes  qui,  sans  obéir  à 
«  une  inspiration  égoïste,  adhèrent  au  principe  de  la  protection 
<(  et  en  considèrent  le  maintien  comme  essentiel  au  bien-être 
«  et  aux  intérêts  du  pays.  Quant  à  ceux  qui  défendent  la  pro- 
«  tection  par  des  motifs  moins  respectables  et  uniquement 
«  parce  qu'elle  sert  leur  intérêt  privé,  quant  à  ces  partisans 
«  du  monopole,  leur  exécration  est  à  jamais  acquise  à  mon  nom  ; 

«   maii   IL  SE  PEUT   QUE  CE  NOM  SOIT  PLUS  d'uNE  FOIS  PRONONCÉ  AVEC 


FIN    DE    LA    PREMIERE   CAMPAGNE.  A  47 

«  BIENVEILLANCE  SOUS  l'hUMBLE  TOIT  DES  OUVRIERS,  DE  CEUX  QUI 
«  GAGNENT  CHAQUE  JOUR  LEUR  VIE  A  LA  SUEUR  DE  LEUR  FRONT,  EUX 
((  QUI  AURONT  DÉSORMAIS,  POUR  RÉPARER  LEURS  FORCES  ÉPUISÉES,  LE 
«  PAIN  EN  ABONDANCE  ET  SANS  PAYER  DE  TA\E,  —  PAIN  d'aUTANT 
«  MEILLEUR  qu'il  NE  s'y  MÊLERA  PLUS,  COMME  UN  LEVAIN  AMER,  LE 
«  RESSENTIMENT  CONTRE   UNE   INJUSTICE.  » 

Ces  dernières  paroles,  expression  d'un  sentiment  louchant, 
ont  élé  gravées,  après  la  mort  de  sir  R.  Peel,  sur  le  piédestal 
d'une  des  statues  élevées  à  sa  mémoire.  Si  le  passant  qui  les 
lit  donne  à  l'homme  d'État  un  souvenir  reconnaissant,  sans 
doute  il  sentira  dans  son  cœur  une  sympathie  encore  plus  vive 
pour  les  généreux  citoyens  dont  le  dévouement  et  la  persévé- 
rance ont  doté  leur  pays  de  la  liberté  commerciale. 

Le  22  juillet,  au  sein  du  Conseil  exécutif  de  la  Ligue,  réuni  à 
Manchester,  les  résolutions  suivantes  furent  adoptées  :  1°  Sus- 
pension des  opérations  de  la  Ligue  ;  2*  exemption  pour  les  sous- 
cripteurs au  fonds  de  250,000  livres  de  tout  versement  au  delà 
d'un  à-compte  de  20  pour  100  ;  3"  attribution  aux  membres  du 
Conseil  exécutif,  si  le  protectionnisme  renouvelait  quelques  ten- 
tatives hostiles,  de  pleins  pouvoirs  pour  réorganiser  l'agilalioii 
qu'ils  avaient  conduite  avec  tant  de  zèle  et  d'habileté.  —  Le  cas 
prévu  par  cette  dernière  résolution  parut  se  réaliser  six  ans 
plus  tard,  à  l'avènement  du  ministère  Derby-d'lsraëli  ;  et  l'on 
vit  aussitôt  la  Ligue  sur  pied,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  constaté  qu'il 
y  avait  eu  fausse  alerte. 

Dans  cette  même  séance  du  22  juillet  1846,  d'autres  motions 
furent  faites  qui  obtinrent  l'assentiment  unanime.  M.  Wilson, 
président,  et  les  autres  principaux  membres  du  Conseil  exécu- 
tif, MM.  Archibald  Prentice,  S.  Lees,  W.  Rawson,  T.  Woolley, 
W.  Bickham,  W.  Evans  et  Henry  Rawson,  furent  priés  d'ac- 
cepter un  témoignage  de  gratitude  pour  les  travaux  incessants 
et  gratuits  dont  ils  s'étaient  acquittés.  On  offrit  à  M.  Wilson  une 
somme  de  10,000  livres  st.  (250,000  fr.  environ],  et  à   chacun 


4  48  APPENDICE. 

(le  ses  collt'^gues  précités  un  service  à  thé,  en  argent,  du  poids 
de  240  onces. 

Un  autre  témoignage  de  gratitude  suivit  de  près  la  clôture 
des  opérations  de  la  Ligue.  Par  un  mouvement  spontané,  les 
libres-échangistes  anglais  se  réunirent  pour  faire  présenta  leur 
chef  reconnu,  M.  Cobden,  d'une  somme  de  75.000  livres,  et  à 
son  ami,  son  digne  auxiliaire,  M.  Bright,  d'une  magnifique  bi- 
bliothèque. Mais  pour  de  tels  hommes  la  plus  précieuse  des 
récompenses  est  la  conviction  d'avoir  servi  la  cause  de  l'huma- 
nité. 

Quand  on  connaît  le  but  des  ligueurs  elles  moyens  employés 
pour  l'atteindre, on  ne  saurait  hésitera  voir,  dans  l'œuvre  qu'ils 
ont  accomplie,  une  des  plus  belles  manifestations  du  progrès 
social  dont  puisse  s'honorer  notre  siècle.  Puisse  cette  œuvre, 
appréciée  à  sa  juste  valeur,  leur  assurer  la  reconnaissance  de 
toutes  ks  nations  et  particulièrement  celle  de  la  France,  oii 
leur  exemple  a  suscité  Basiiat  ! 

^ote  de  l'éditeur.) 


SECONDE    CAMPAGNE 

DE   LA   LIGUE 

[Libre-Echange.,  n»  du  7  novembre  1847.) 


Le  Parlement  anglais  est  convoqué  pour  le  18  de  ce 
mois. 

C'est  la  situation  critique  des  affaires  qui  a  déterminé  le 
cabinet  à  hâter  cette  année  la  réunion  des  Communes. 

Tout  en  déplorant  la  crise  qui  pèse  sur  le  commerce  et 
l'industrie  britanniques,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher 
d'espérer  qu'il  en  sortira  de  grandes  réformes  pour  l'An- 
gleterre et  pour  le  monde.  Ce  ne  sera  pas  la  première  fois, 
ni  la  dernière  sans  doute,  que  le  progrès  aura  été  enfanté 
dans  la  douleur.  Le  libre  arbitre,  noble  apanage  de  l'homme, 
ou  la  liberté  de  choisir.^  implique  la  possibih'té  de  faire  un 
mauvais  choix.  L'erreur  entraîne  des  conséquences  funes- 
tes, et  celles-ci  sont  le  plus  dur  mais  le  plus  efficace  des 
enseignements.  Ainsi  nous  arrivons  toujours,  à  la  longue, 
dans  la  bonne  voie.  Si  la  Prévoyance  ne  nous  y  a  mis. 
l'Expérience  est  là  pour  nous  y  ramener. 

Nous  ne  doutons  pas  que  des  voix  se  feront  entendre  dans 
le  Parlement  pour  signaler  à  l'Angleterre  la  fausse  direction 
de  sa  politique  trop  vantée. 

«  Rendre  à  toutes  les  colonies^  Vlnde  comprise,  la  liberté 


450  APPENDICE. 

d'échanger  avec  le  monde  entier^  sans  privilège  pour  la  mé- 
tropole. 

«  Proclamer  le  principe  de  non-intervention  dans  les  af- 
faires intérieures  des  autres  nations  ;  mettre  fin  à  toutes  les 
intrigues  diplomatiques  ;  renoncer  aux  vaines  illusions  de  ce 
qu'on  nomme  influence,  prépondérance^  prépotence,  supré- 
matie. 

((  Abolir  les  lois  de  navigation. 

(t  Réduire  les  forces  de  terre  et  de  mer  à  ce  qui  est  indis- 
pensable pour  la  sécurité  du  pays.  » 

Tel  devra  être  certainement  le  programme  recommandé 
et  énergiquement  soutenu  par  le  parti  libéral,  par  tous  les 
membres  de  la  Ligue,  parce  qu'il  se  déduit  rigoureusement 
du  libre-échange,  parce  qu'il  est  le  libre-échange  même. 

En  effet,  quand  on  pénètre  les  causes  qui  soumettent  à 
tant  de  fluctuations  et  de  crises  le  commerce  de  la  Grande- 
Bretagne,  à  tant  de  souffrances  sa  laborieuse  population, 
on  reste  convaincu  qu'elles  se  rattachent  à  une  Erreur 
d'économie  sociale,  laquelle,  par  un  enchaînement  fatal, 
entraîne  à  une  fausse  politique,  à  une  fausse  diplomatie  ; 
en  sorte  que  cette  imposante  mais  vaine  apparence  qu'on 
nomme  la  puissance  anglaise  repose  sur  une  base  fragile 
comme  tout  ce  qui  est  artificiel  et  contre  nature. 

L'Angleterre  a  partagé  cette  erreur  commune,  que  l'ha- 
bileté commerciale  consiste  à  peu  acheter  et  bi-aucocp 
VENDRE,  afin  de  recevoir  la  différence  en  or. 

Cette  idée  implique  nécessairement  celle  de  suprématie, 
et  par  suite  celle  de  violence. 

Pour  acheter  peu,  la  violence  est  nécessaire  à  l'égard  des 
citoyens.  Il  faut  les  soumettre  à  des  restrictions  législatives. 

Pour  vendre  beaucoup  (alors  surtout  que  les  autres  na- 
tions, sous  l'inflaence  de  la  même  idée,  voulant  acheter  peu, 
se  ferment  chez  elles  et  défendent  leur  or),  la  violence  est 
nécessaire  à  l'égard  des  étrangers.  Il  faut  étendre  ses  con- 


SECONDE    CAMPAGNE   DE   LA    LIGUE.  4  51 

quêles,  assujettir  des  consommateurs,  accaparer  des  colo- 
nies, en  chasser  les  marchands  du  dehors,  et  accroître  sans 
cesse  le  cercle  des  envahissements. 

Dès  lors  on  est  entraîné  à  s'environner  de  forces  consi- 
dérables, c'est-à-dire  à  détourner  une  portion  notable  du 
travail  national  de  sa  destination  naturelle,  qui  est  de  satis- 
faire les  besoins  des  travailleurs. 

Ce  n'est  pas  seulement  pour  étendre  indéfiniment  ses 
conquêtes  qu'une  telle  nation  a  besoin  de  grandes  forces 
militaires  ei  navales.  Le  but  qu'elle  poursuit  lui  crée  par- 
tout "des  jalousies,  des  inimitiés,  des  haines  contre  lesquelles 
elle  a  à  se  prémunir  ou  à  se  défendre. 

Et  comme  les  inimitiés  communes  tendent  toujours  à  se 
coaliser,  il  ne  lui  suffit  pas  d'avoir  des  forces  supérieures  à 
celles  de  chacun  des  autres  peuples,  pris  isolément,  mais 
de  tous  les  peuples  réunis.  Quand  un  peuple  entre  dans 
cette  voie,  il  est  condamné  à  être,  coûte  que  coûte,  le  plus 
fort  partout  et  toujours. 

La  difficulté  de  soutenir  le  poids  d'un  tel  établissement 
militaire  le  poussera  à  chercher  un  auxiliaire  dans  la  ruse. 
Il  entretiendra  des  agents  auprès  de  toutes  les  cours;  il 
fomentera  et  réchauffera  partout  les  germes  de  dissensions  ; 
il  affaiblira  ses  rivaux  les  uns  par  les  autres  ;  il  leur  créera 
des  embarras  et  des  obstacles  ;  il  suscitera  les  rois  contre 
les  peuples,  et  les  peuples  contre  les  rois  ;  il  opposera  le 
Nord  au  Midi;  il  se  servira  des  peuples  au  sein  desquels 
l'esprit  de  liberté  a  réveillé  quelque  énergiti  pour  tenir  en 
échec  la  puissance  des  despotes,  et  en  même  temps  il  fera 
alliance  avec  les  despotes  pour  comprimer  la  for<;e  que 
donne  ailleurs  l'esprit  de  liberté.  Sa  diplomatie  sera  toute 
ruse  et  duplicité  ;  elle  invoquera  selon  les  temps  et  les 
lieux  les  principes  les  plus  opposés;  elle  sera  démocrate 
ici,  aristocrate  là  ;  autocrate  pins  loin,  constitutionnelle, 
révolutionnaire,  philanthrope,  déloyale,    loyale  même  au 


432  APPENDICF. 

besoin  ;  elle  aura  tous  les  caractères,  excepté  celui  de  la 
sincérité.  Enfin,  on  verra  ce  peuple,  dans  la  terrible  néces- 
sité où  il  s'est  placé,  aller  jusqu'à  contracter  des  dettes  ac- 
cablantes pour  soudoyer  les  rois,  les  peuples,  les  nations 
qu'il  aura  mis  aux  prises. 

Mais  l'intelligence  humaine  ne  perd  jamais  ses  droits. 
Bientôt  les  nations  comprendront  le  but  de  ces  menées.  La 
défiance,  l'irritation  et  la  haine  ne  feront  que  s'amasser 
dans  leur  cœur;  et  le  peuple  dont  nous  retraçons  la  triste 
histoire  sera  condamné  à  ne  voir  dans  ses  gigantesques  ef- 
forts que  les  pierres  d'attente,  pour  ainsi  parler,  d'elîorts 
plus  gigantesques  encore. 

Or,  ces  efforts  coûtent  du  travail  à  ce  peuple.  —  Cela 
peut  paraître  extraordinaire,  mais  il  est  cependant  certain, 
quoique  les  hommes  n'en  soient  pas  encore  bien  convaincus, 
que  ce  qui  est  produit  une  fois  ne  peut  pas  être  dépensé  deux,  et 
que  cette  portion  de  travail  qui  est  destinée  à  atteindre  un 
but  ne  peut  être  en  même  temps  consacrée  à  en  obtenir  un 
autre.  Si  la  moitié  de  l'activité  nationale  est  détournée  vers 
des  conquêtes  ou  la  défense  d'une  sécurité  qu'on  a  systé- 
matiquement compromise,  il  ne  peut  rester  que  l'autre 
moitié  de  l'activité  des  travailleurs  pour  satisfaire*  les  be- 
soins réels  (physiques,  intellectuels  ou  moraux)  des  tra- 
vailleurs eux-mêmes.  On  a  beau  subtiliser  et  théoriser,  les 
arsenaux  ne  se  font  pas  d'eux-mêmes,  ni  les  vaisseaux  de 
guerre  non  plus;  ils  ne  sont  pas  pourvus  d'armes,  de  muni- 
lions,  de  canons  et  de  vivres  par  une  opération  cabalistique. 
Les  soldats  mangent  et  se  vêtissent  comme  les  autres  hom- 
mes, et  les  diplomates  plus  encore.  Il  faut  pourtant  bien 
que  quelqu'un  produise  ce  que  ces  classes  consomment;  et 
si  ce  dernier  genre  de  consommation  va  sans  cesse  crois- 
sant comme  le  système  l'exige,  un  moment  arrive  de  toute 
nécessité  oii  les  vrais  travailleurs  n'y  peuvent  suffire. 
Remarquez  que  toutes  ces  conséquences  sont  contenues 


SECONDE   CAMPAGNE    DE   LA    LIGUE.  45  3 

Irès-logiq'iement  dans  cette  idée  :  Pour  progresser,  un  peu- 
ple doit  vendre  plus  qu'il  n'achète.  —  Et  si  cette  idée  est 
fausse,  même  au  point  de  vue  économique,  à  quelle  im- 
mense déception  ne  conduit-elle  pas  un  peuple,  puis- 
qu'elle exige  de  lui  tant  d'efforts,  tant  de  sacrifices  et  tant 
d'iniquités  pour  ne  lui  offrir  en  toute  compensation  qu'une 
chimère,  une  ombre  ? 

Admettons  la  vérité  de  cette  autre  doctrine  :  les  expor- 
tations d'lN  peuple  ne  sont  que  le  PAIEMENT  DE  SES 
IMPORTATIONS. 

Puisque  le  principe  est  diamétralement  opposé,  toutes 
les  conséquences  économiques,  politiques,  diplomatiques, 
doivent  être  aussi  diamétralement  opposées. 

Si,  dans  ses  relations  commerciales,  un  peuple  n'a  à  se 
préoccuper  que  d'acheter  au  meilleur  marché,  laissant, 
conmie  disent  les  frce-traders,  les  exportations  prendre 
soin  d'elles-mêmes,  —  comme  acheter  à  bon  marché  est  la 
tendance  universelle  des  hommes,  ils  n'ont  besoin  à  cet 
égard  que  de  liberté.  Il  n'y  a  donc  pas  ici  de  violence  à 
exercer  au  dedans.  —  Il  n'y  a  pas  non  plus  de  violences  à 
exercer  au  dehors  ;  car  il  n'est  pas  besoin  de  contrainte 
pour  déterminer  les  autres  peuples  à  vendre. 

Dès  lors,  les  colonies,  les  possessions  lointaines  sont  con- 
sidérées non-seulement  comme  des  inutilités,  mais  comme 
des  fardeaux  ;  dès  lors  leur  acquisition  et  leur  conservation 
ne  peuvent  plus  servir  de  prétexte  à  un  grand  développe- 
ment de  forces  navales;  dès  lors  on  n'excite  plus  la  jalou- 
sie et  la  haine  des  autres  peuples;  dès  lors  la  sécurité  ne 
s'achète  pas  au  prix  d'immenses  sacrifices;  dès  lors  enfin, 
le  travail  national  n'est  pas  détourné  de  sa  vraie  destina- 
tion, qui  est  de  satisfaire  les  besoins  des  travailleurs.  — Et 
quant  aux  étrangers,  le  seul  vœu  qu'on  forme  à  leur  égard, 
c'est  de  les  voir  prospérer,  progresser  par  une  production 
di3  plus  en  plus  abondante,  de  moins  en  moins  dispendieuse, 


4i4  Al»l»EBDICE. 

parlant  toujours  de  ce  point,  que  tout  progrès  qui  se  traduit 
en  abondance  et  en  bon  marché  profite  à  tous  et  surtout  au 
peuple  acheteur. 

L'importance  des  effets  opposés,  qui  découlent  des  deux 
axiomes  économiques  que  nous  avons  mis  en  regard  l'un 
de  l'autre,  serait  notre  justification  si  nous  recherchions  ici 
théoriquement  de  quel  côté  est  la  vérité.  Nous  nous  en 
abstiendrons,  puisque  cette  recherche  est  après  tout  l'objet 
de  notre  publication  tout  entière. 

Mais  on  nous  accordera  bien  que  les  free-traders  d'An- 
gleterre professent  à  cet  égard  les  mêmes  opinions  que 
nous-mêmes. 

Donc,  leur  rôle,  au  prochain  Parlement,  sera  de  deman- 
der l'entière  réalisation  du  programme  que  nous  avons 
placé  au  commencement  de  cet  article. 

Les  événements  de  1846  et  de  1847  leur  faciliteront  cette 
noble  tâche. 

En  1846,  ils  ont  détrôné  cette  vieille  maxime,  que  l'avan- 
tage d'un  peuple  était  d'acheter  peu  et  de  vendre  beaucoup 
pour  recevoir  la  différence  en  or.  Ils  ont  fait  reconnaître 
officiellement  cette  autre  doctrine,  que  les  exportations  dun 
peuple  ne  sont  que  le  paiement  de  ses  importations.  Ayant  fait 
triompher  le  principe,  ils  seront  bien  plus  forts  pour  en  ré- 
clamer les  conséquences.  Il  serait  par  trop  absurde  que 
l'Angleterre,  renonçant  à  un  faux  système  commercial,  re- 
tînt le  dispendieux  et  dangereux  appareil  militaire  et  diplo- 
matique que  ce  système  seul  avait  exigé. 

Les  événements  de  cette  année  donneront  de  la  puis- 
sance et  de  l'autorité  aux  réclamations  des  free-traders.  On 
aura  beau  vouloir  attribuer  la  crise  actuelle  à  des  causes 
mystérieuses,  il  n'y  a  pas  de  mystère  là-dessous.  Le  travail 
énergique,  persévérant,  intelligent  d'un  peuple  actif  et 
laborieux  ne  suffit  pas  à  son  bien-être;  pourquoi?  parce 
qu'une  portion  immense  de  ce  travail  est  consacrée  à  autre 


SECONDE   CAMPAGNE   DE    LA   LIGUE.  4  55 

€hose  qu'à  son  bien-être,  à  payer  des  marins,  des  soldats, 
des  diplomates,  des  gouverneurs  de  colonies,  des  vais- 
seaux de  guerre,  des  subsides,  —  le  désordre,  le  trouble  et 
l'oppression. 

Certainement,  la  lutte  sera  ardente  au  Parlement,  et 
nous  n'avons  pas  l'espoir  que  les  free-traders  emportent 
la  place  au  premier  assaut.  Les  abus,  les  préjugés,  les  droits 
acquis  sont  les  maîtres  dans  cette  citadelle.  C'est  même  là 
que  leurs  forces  sont  concentrées.  L'aristocratie  anglaise  y 
défendra  énergiquement  ses  positions.  Les  gouvernements 
à  l'extérieur,  les  hauts  emplois,  les  grades  dans  l'armée  et 
la  marine,  la  diplomatie  et  l'Église,  sont  à  ses  yeux  son 
légitime  patrimoine  ;  elle  ne  le  cédera  pas  sans  combat;  et 
nous  qui  savons  quelle  est,  dans  son  aveuglement,  la  puis- 
sance de  l'orgueil  national,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher 
de  craindre  que  l'oHgarchie  britannique  ne  trouve  de  trop 
puissants  auxiliaires  dans  les  préjugés  populaires,  qu'une 
politique  dominatrice  a  su  faire  pénétrer  au  cœur  des  tra- 
vailleurs anglais  eux-mêmes.  Là,  comme  ailleurs,  on  leur 
dira  que  la  destinée  des  peuples  n'est  pas  Je  bien-être,  qu'ils 
ont  une  mission  plus  noble,  et  qu'ils  doivent  repousser 
toute  politique  égoïste  et  matérialiste.  —  Et  tout  cela, 
pour  les  faire  persévérer  dans  le  matérialisme  le  plus  bru- 
tal, dans  l'égoïsme  sous  sa  forme  la  plus  abjecte  :  l'ap- 
pel à  la  violence  pour  nuire  à  autrui  en  se  nuisant  à  soi- 
même. 

Mais  rien  ne  résiste  à  la  vérité,  quand  son  temps  est  venu 
et  que  les  faits,  dans  leur  impérieux  langage,  la  font  éclater 
de  toutes  parts. 

Si  le  peuple  anglais,  dans  son  intérêt,  abolit  les  lois  de 
navigation,  s'il  rend  à  ses  colonies  la  liberté  commerciale, 
si  tout  homme,  à  quelque  nation  qu'il  appartienne,  peut 
aller  échanger  dans  l'Inde,  à  la  Jamaïque,  au  Canada,  au 
même  titre  qu'un  Anglais,  quel  prétexte  restera-t-il  à  l'aris- 


430  APPENDICE. 

tocratie  britannique  pour  retenir  les  forces  qui  en  ce  mo- 
ment écrasent  l'Angleterre? 

Dira-t-elle  qu'elle  veut  conserver  les  possessions  ac- 
quises ? 

On  lui  répondra  que  nul  désormais  n'est  intéressé  à  les 
(Bnleverà  l'Angleterre,  puisque  chacun  peut  en  user  comme 
elle,  et  de  plus  que  l'Angleterre,  par  le  même  motif,  n'est 
plus  intéressée  à  les  conserver. 

Dira-t-elle  qu'elle  aspire  à  de  nouvelles  conquêtes? 

On  lui  objectera  que  le  moment  est  singulièrement  choisi 
de  courir  à  de  nouvelles  conquêtes  quand,  sous  l'inspira- 
tion de  l'intérêt,  d'accord  cette  fois  avec  la  justice,  on  re- 
nonce à  des  conquêtes  déjà  réalisées. 

Dira-t-elle  qu'il  faut  s'emparer  au  moins  de  positions  mi- 
litaires telles  que  Gibraltar,  Malte,  Héligoland  ? 

On  lui  répondra  que  c'est  un  cercle  vicieux  ;  que  ces  po- 
sitions étaient  sans  doute  une  partie  obligée  du  système  de 
domination  universelle  ;  mais  qu'on  ne  détruit  pas  l'ensem- 
ble pour  en  conserver  précisément  la  partie  onéreuse. 

Fera-telle  valoir  la  nécessité  de  protéger  le  commerce, 
dans  les  régions  lointaines,  par  la  présence  de  forces  impo- 
santes? 

On  lui  dira  que  le  commerce  avec  des  barbares  est  une 
déception,  s'il  coûte  plus  indirectement  qu'il  ne  vaut  direc- 
tement. 

Ex  posera- t-elle  qu'il  faut  au  moins  que  l'Angleterre  se 
prémunisse  contre  tout  danger  d'invasion  ? 

On  lui  accordera  que  cela  est  juste  et  utile.  Mais  on  lui 
fera  observer  qu'il  est  de  la  nature  d'un  tel  danger  de  s'af- 
faiblir, à  mesure  que  les  étrangers  auront  moins  sujet  de 
haïr  la  politique  britannique  et  que  les  Anglais  auront  plus 
raison  de  l'aimer. 

On  dira  sans  doute  que  nous  nous  faisons  une  trop  haute 
idée  de  la  philanthropie  anglaise. 


SECONDE   CAMPAGNE   DE   LA    LIGUE.  45  7 

Nous  ne  croyons  pas  que  la  philanthropie  détermine 
aucun  peuple,  pas  plus  le  peuple  anglais  que  les  autres,  à 
agir  sciemment  contre  ses  intérêts  permanents. 

Mais  nous  croyons  que  les  intérêts  permanents  d'un  peu- 
ple sont  d'accord  avec  la  justice,  et  nous  ne  voyons  pas 
pourquoi  il  n'arriverait  pas,  par  la  diffusion  des  lumières, 
et  au  besoin  par  l'expérience,  à  la  connaissance  de  cette 
vérité. 

En  un  mot,  nous  avons  foi,  une  foi  entière,  dans  le  prin- 
cipe du  libre-échange. 

Nous  croyons  que,  selon  qu'un  peuple  prend  ou  ne  prend 
pas  pour  règle  de  son  économie  industrielle  la  théorie  de  la 
balance  du  commerce^  il  doit  adopter  une  politique  toute  dif- 
férente. 

Dans  le  premier  cas,  il  veut  vendre  à  toute  force  ;  et  ce 
besoin  le  conduit  à  aspirer  à  la  domination  universelle. 

Dans  le  second,  il  ne  demande  qu'à  acheter^  sachant  que 
le  vendeur  prendra  soin  du  paiement  ;  et,  pour  acheter,  il 
ne  faut  faire  violence  à  personne. 

Or,  si  la  violence  est  inutile,  ce  n'est  pas  se  faire  une 
trop  haute  idée  d'un  peuple  que  de  supposer  qu'il  repous- 
sera les  charges  et  les  risques  de  la  violence. 

Et  si  nous  sommes  pleins  de  confiance^  c'est  parce  que, 
sur  ce  point,  le  vrai  intérêt  de  l'Angleterre  et  de  ses  classes 
laborieuses  nous  paraît  d'accord  avec  la  cause  de  la  justice 
et  de  l'humanité. 

Car  si  nous  avions  le  malheur  de  croire  à  l'efficacité  du 
régime  restrictif,  sachant /|uelles  idées  et  quels  sentiments 
il  développe,  nous  désespérerions  de  tout  ordre,  de  toute 
paix,  de  toute  harmonie.  Toutes  les  déclamations  à  la  mode 
contre  le  vil  intérêt  ne  nous  feraient  pas  admettre  que  l'An- 
gleterre renoncera  à  sa  politique  envahissante  et  turbulente, 
laquelle,  dans  cette  hypothèse,  serait  conforme  à  ses  inié- 
rêls.  Tout  an  plus,  nous  pourrions  penser  qu'arrivée  à  l'apo- 

III.  .  2  6 


438  APPENDICE. 

gée  de  la  grandeur,  elle  succomberait  sous  la  réaction 
universelle;  mais  seulement  pour  céder  son  rôle  à  un  autre 
peuple,  qui,  après  avoir  parcouru  le  mémo  cercle,  le  céde- 
rait à  un  troisième,  et  cela  sans  fin  et  sans  cesse  jusqu'à  ce 
que  la  dernière  des  hordes  régnât  enfin  sur  des  débris.  Telle 
est  la  triste  destinée  que  la  Presse  annonçait  ces  jours  der- 
niers aux  nations  ;  et  comme  elle  croit  au  régime  prohibitif, 
sa  prédiction  était  logique. 

Au  moment  où  le  Parlement  va  s'ouvrir,  nous  avons  cru 
devoir  signaler  la  ligne  que  suivra,  selon  nous,  le  parti 
libéral.  Si  le  monde  est  sur  le  point  d'assister  à  une  grande 
révolution  pacifique,  à  la  solution  d'un  problème  terrible  : 
—  l'écroulement  de  la  puissance  anglaise  en  ce  qu'elle  a  de 
pernicieux,  et  cela  non  par  la  force  des  armes,  mais  par 
l'influence  d'un  principe,  —  c'est  un  spectacle  assurément 
bien  digne  d'attirer  les  regards  impartiaux  de  la  presse 
française.  Est-ce  trop  exiger  d'elle  que  de  l'inviter  à  ne  pas 
envelopper  de  silence  cette  dernière  évolution  de  la  Ligue 
comme  elle  a  fait  de  la  première?  Le  drame  n'intéresse- 
t-il  pas  assez  le  monde  et  la  France?  Sans  doute  nous  avons 
été  profondément  étonnés  et  affligés  de  voir  la  presse  fran- 
çaise, et  principalement  la  presse  démocratique,  tout  en 
fulminant  tous  les  jours  contre  le  machiavélisme  britanni- 
que, faire  une  monstrueuse  alliance  avec  les  hommes  et  les 
idées  qui  sont  en  Angleterre  la  vie  de  ce  machiavélisme. 
C'est  le  résultat  de  quelque  étrange  combinaison  d'idées 
qu'il  ne  nous  est  pas  donné  de  pénétrer.  Mais,  à  moins  qu'il 
n'y  ait  parti  pris,  ce  que  nous  ne-pouvons  croire,  de  trom- 
per le  pays  jusqu'au  bout,  nous  ne  pensons  pas  que  cette 
combinaison  d'idées,  quelle  qu'elle  soit,  puisse  tenir  devant 
la  lutte  qui  va  s'engager  dans  quelques  jours  au  Parlement. 


DEUX   ANGLETERRE 

[Libre-Echange  du  6  février  1848.) 


Quand  nous  avons  entrepris  d'appeler  l'attention  de  nos 
concitoyens  sur  la  question  de  la  liberté  commerciale, 
nous  n'avons  pas  pensé  ni  pu  penser  que  nous  nous  fai- 
sions les  organes  d'une  opinion  en  majorité  dans  le  pays, 
et  qu'il  ne  s'agit  pour  nous  que  d'enfoncer  une  porte  ou- 
verte. 

D'après  les  délibérations  bien  connues  de  nombreuses 
chambres  de  commerce,  nous  pouvions  espérer,  il  est  vrai, 
d'être  soutenus  par  une  forte  minorité,  (]ui,  ayant  pour  elle 
le  bon  sens  et  le  bien  général,  n'aurait  que  quelques  efforts 
à  faire  pour  devenir  majorité. 

Mais  cela  ne  nous  empêchait  pas  de  prévoir  que  notre 
association  provoquerait  la  résistance  désespérée  de  quel- 
ques pri-vilégiés,  appuyée  sur  les  alarmes  sincères  du  grand 
nombre. 

Nous  ne  mettions  pas  en  doute  qu'on  saisirait  toutes  les 
occasions  de  grossir  ces  alarmes.  L'expérience  du  passé 
nous  disait  que  les  protectionnistes  exploiteraient  surtout 
le  sentiment  national^  si  facile  à  égarer  dans  tous  les  pays. 
Nous  prévoyions  que  la  politique  fournirait  de  nombreux 
aliments  à  celte  tactique  ;  que,  sur  ce  terrain,  il  serait  facile 


4  60  APPENDICE. 

aux  monopoleurs  de  faire  alliance  avec  les  partis  mécon- 
lenis  ;  qu'ils  nous  créeraient  tous  les  obstacles  d'une  impo- 
pularité factice  et  qu'ils  iraient  au  besoin  jusqu'à  élever 
contre  nous  ce  cri  :  Vous  êtes  les  agents  de  Pitt  et  de  Co- 
bourg.  Il  faudrait  que  nous  n'eussions  jamais  ouvert  un 
livre  d'histoire,  si  nous  ne  savions  que  le  privilège  ne  suc- 
combe jamais  sans  avoir  épuisé  tous  les  moyens  de  vivre. 

Mais  nous  avions  foi  dans  la  vérité.  Nous  étions  con- 
vaincus, comme  nous  le  sommes  encore,  qu'il  n'y  a  pas 
une  Angleterre,  mais  deux  Angleterre.  Il  y  a  l'Angleterre 
oligarchique  et  monopoliste,  celle  qui  a  infligé  tant  de  maux 
au  monde,  exercé  et  étendu  partout  une  injuste  domina- 
tion, celle  qui  a  fait  l'acte  de  navigation,  celle  qui  a  fait 
la  loi-céréale,  celle  qui  a  fait  de  l'Eglise  établie  une 
institution  politique,  celle  qui  a  fait  la  guerre  à  l'indé- 
pendance des  États-Unis,  celle  qui  a  d'abord  exaspéré  et 
ensuite  combattu  à  outrance  la  révolution  française,  et  ac- 
cumulé, en  définitive,  des  maux  sans  nombre,  non-seu- 
lement sur  tous  les  peuples,  mais  sur  le  peuple  anglais 
lui-même.  —  Et  nous  disons  que,  s'il  y  a  des  Français  qui 
manquent  de  patriotisme,  ce  sont  ceux  qui  sympathisent 
avec  cette  Angleterre. 

11  y  a  ensuite  l'Angleterre  démocratique  et  laborieuse, 
celle  qui  a  besoin  d'ordre,  de  paix  et  de  liberté,  celle  qui 
a  besoin  pour  prospérer  que  tous  les  peuples  prospèrent, 
celle  qui  a  renversé  la  loi-céréale,  celle  qui  s'apprête  à  ren- 
verser la  loi  de  navigation,  celle  qui  sape  le  système  colo- 
nial, cause  de  tant  de  guerres,  celle  qui  a  obtenu  le  bill  de 
la  réforme,  celle  qui  a  obtenu  l'émancipation  catholique, 
celle  qui  demande  l'abolition  des  substitutions,  cette  clef  de 
voûte  de  l'édifice  oligarchique,  celle  qui  applaudit,  en  1787, 
à  l'acte  par  lequel  l'Amérique  proclama  son  indépendance, 
celle  qu'il  fallut  sabrer  dans  les  rues  de  Londres  avant  de 
faire  la  guerre  de  1792,  celle  qui,  en  1830,  renversa  les  torys 


SECONDE    CAMPAGNSf    DK    I. A    LlGl  E,  461 

prêts  à  former  conti'c  la  Franco  une  nouvelle  coalition.  — 
Et  nous  disons  que  c'est  abuser  étrangement  de  la  crédulité 
publique  que  de  représenter  comme  manquant  de  patrio- 
tisme ceux  qui  sympathisent  avec  cette  Angleterre. 

Après  tout,  le  meilleur  moyen  de  les  juger,  c'est  de  les 
voir  agir  ;  et  certes  ce  serait  le  devoir  de  la  presse  de  l'aire 
assister  le  public  à  cette  grande  lutte,  à  laquelle  se  ratta- 
chent l'indépendance  du  monde  et  la  sécurité  de  l'avenir. 

Absorbée  par  d'autres  soins,  influencée  par  des  motifs 
qu'il  ne  nous  est  pas  donné  de  comprendre,  elle  répudie 
cette  missif-n.  On  sait  que  la  plus  puissante  manifestation 
de  l'esprit  du  siècle,  agissant  par  la  Ligue  contre  la  loi -cé- 
réale, a  agité  pendant  sept  ans  les  trois  royaumes,  sans  que 
nos  journaux  aient  daigiu;  s'en  occiiper. 

Après  les  réformes  de  i846,  après  l'abrogation  du  privi- 
lège foncier,  au  moment  où  la  lutte  va  s'engager  en  An- 
gleterre sur  un  terrain  plus  brûlant  encore,  Vacie  de  navi- 
gation, qui  a  été  le  principe,  le  symbole,  l'instrument  et 
l'incarnation  du  régime  restrictif,  on  aurait  pu  croire  que 
la  presse  française,  renonçant  enfin  à  son  silence  systéma- 
tique, ne  pourrait  s'empêcher  de  donner  quelque  attention 
à  une  expérience  qui  nous  touche  de  si  près,  à  une  révolu- 
tion économique  qui,  de  quelque  manière  qu'on  la  juge, 
est  destinée  à  exercer  une  si  grande  influence  sur  le  monde 
commercial  et  politique. 

Mais  puisqu'elle  continue  à  la  tenir  dans  l'ombre,  c'est  à 
nous  de  la  mettre  en  lumière.  C'est  pour(iuoi  nr)us  publions 
le  compte  rendu  de  la  séance  par  laquelle  les  chefs  de  la 
Ligue  viennent  pour  ainsi  dire  de  réorganiser  à  Manchester 
cetle  puissante  association. 

Nous  appelons  l'attention  de  nos  lecteurs  sur  les  discours 
qui  ont  été  prononcés  dans  celte  assemblée,  et  nous  leur 
demanderons  de  dire,  la  main  sur  la  conscience,  de  quel 
côté  est  le  vrai  patriotisme  ;  s'il  est  en  nous,  qui  sympathi- 
se. 


4  62  APPENDICE. 

sons  de  tout  notre  cœur  avec  rinfaillible  et  prochain  triom- 
phe de  la  Ligne,  ou  s'il  est  dans  nos  adversaires,  qui  réser- 
vent toute  leur  admiration  pour  la  cause  du  privilège,  du 
monopole,  du  régime  colonial,  des  grands  armements,  des 
haines  nationales  et  de  l'oligarchie  britannique. 

Après  avoir  lu  le  discours,  si  nourri  de  faits,  de  M.  Gib- 
son,  vice-président  du  Board  of  trade^  l'éloquente  et  cha- 
leureuse allocution  de  M.  Bright,  et  ces  nobles  paroles  par 
lesquelles  M.  Gobden  a  prouvé  qu'il  était  prêt  à  tout  sacri- 
fier, môme  l'avenir  qui  s'ouvre  devant  lui,  même  sa  j)opu- 
larité,  pour  accomplir  sa  belle  mais  rude  mission,  nous 
demandons  à  nos  lecteurs  de  dire,  la  main  sur  la  con- 
science, si  ces  orateurs  ne  défendent  pas  ces  vrais  intérêts 
britanniques  qui  coïncident  et  se  confondent  avec  les  vrais 
intérêts  de  l'humanité  ? 

Le  Moniteur  industriel  et  le  Journal  d'Elbeuf  ne  man- 
queront pas  de  dire  :  «  Tout  cela  est  du  machiavélisme  ; 
depuis  dix  ans  M.  Gobden,  M.  Bright,  sir  R.  Peel,  jouent  la 
comédie.  Les  discours  qu'ils  prononcent,  comédie  ;  l'en- 
thousiasme des  auditeurs,  comédie  ;  les  faits  accomplis, 
comédie  ;  le  rappel  de  la  loi-céréale,  comédie  ;  l'abolition 
des  droits  sur  tous  les  aliments  et  sur  toutes  les  matières 
premières,  comédie  ;  le  renversement  de  l'actQ  de  naviga- 
tion, comédie  ;  l'affranchissement  commercial  des  colonies, 
comédie  ;  et,  comme  disait  il  y  a  quelques  jours  un  journal 
protectionniste,  l'Angleterre  se  coupe  la  gorge  devant  l'Eu- 
rope sur  le  simple  espoir  que  l'Europe  l'imitera. 

Et  nous,  nous  disons  que  s'il  y  a  une  ridicule  comédie 
au  monde,  c'est  ce  langage  des  protectionnistes.  Certes,  il 
faut  prendre  en  considération  les  longues,  et  nous  ajoute- 
rons les  justes  préventions  de  notre  pays  ;  mais  ne  faudrait- 
il  pas  rougir  enfin  de  sa  crédulité,  si  cette  comédie  pouvait 
être  plus  longtemps  représentée  devant  lui  au  bruit  de  ses 
applaudissements  ? 


GRAND  MEETING  A  MANCHESTER 


Jeudi  soir,  25  janvier  1848,  un  grand  meeting  de  li- 
gueurs a  été  tenu  à  Manchester  pour  célébrer  l'entrée  au 
Parlement  des  principaux  apôtres  de  la  liberté  commer- 
ciale. 

Trois  mille  personnes  s'étaient  rendues  à  la  réunion.  Au 
nombre  des  assistants  on  comptait  une  trentaine  de  mem- 
bres du  Parlement,  et  parmi  eux  MM.  Gobden,  Milner  Gib- 
son,  Bright,  Bowring,  le  colonel  Thompson,  G.  Thompson, 
Ewart,  W.  Brown,  Ricardo,  le  maire  de  Manchester  et  celui 
d'Ashton. 

Le  meeting  était  présidé  par  M.  George  Wilson,  prési- 
dent de  la  Ligue. 

M.  George  Wjlson^  dans  une  brève  allocution,  signale  d'a- 
bord le  progrès  qui  s'est  accompli  dans  les  élections  depuis  le 
Reform-hill;  les  électeurs,  dit-il,  s'occupent  aujourd'hui  beau- 
coup moins  de  la  naissance  que  du  mérite  réel  des  candidats. 
On  nous  reproche,  je  le  sais,  ajoute-t-ii,  de  nommer  des  gens 
dont  les  ancêtres  n'ont  jamais  fait  parler  d'eux,  mais  qu'im- 
porte, s'ils  ont  la  confiance  du  peuple?  Nous  les  avons  choisis 
à  cause  de  leur  mérite  et  non  pas  à  cause  de  leurs  titres.  (Ap- 
plaudissements.) L'orateur  expose  ensuite  les  progrès  de  la  li- 
berté commerciale.  Le  succès  du  tarif  libre-échangiste  de  sir 
Robert  Peel,  dit-il,  est  maintenant  reconnu  par  tout  le  monde, 


4  04  APPENDICE. 

excepté  par  les  protectionnistes  exagérés,  qui  envoient  encore  de 
loin  en  loin  de  petites  notes  aux  journaux.  Le  succès  du  tarif 
libre-échangiste  des  États-Unis  n'a  pas  élé  moindre  que  celui 
du  nôtre.  On  peut  se  faire  une  idée  aussi  de  l'influence  rapide 
que  l'opinion  publique  de  l'Angleterre  exerce  sur  les  classes 
intelligentes  et  éclairées  du  continent,  parla  réception  qui  a 
été  faite  à  M.  Cobden  dans  tous  les  pays  qu'il  a  visités.  (Applau- 
dissements.) 11  nous  parait  certain  aujourd'hui  que  nos  vieux 
amis  les  protectionnistes  ont  quitté  le  champ  de  bataille,  et  que 
la  salle  du  n°  17,  Old-Bond-street,  sera  mise  incessamment  à 
louer.  Depuis  les  dernières  élections  aucun  d'eux  n'a  proposé, 
devant  la  plus  petite  assemblée  de  fermiers,  le  rétablissement 
des  lois-céréales  qui  doivent  mourir  en  1849.  (Mouvement  d'at- 
tention.) Je  ne  pense  pas  non  plus  qu'ils  blâmeraient  beaucoup 
lord  John  Russell  s'il  faisait  ce  que  je  pense  qu'il  devrait  l'aire, 
s'il  suspendait  les  lois-céréales  jusqu'à  ce  qu'elles  soient  défi- 
nitivement abolies  en  1849.  (Vifs  applaudissements.)  Mais  ils 
veulent  combattre  en  faveur  des  lois  de  navigation.  Eh  bien  ! 
nous  les  suivrons  sur  ce  terrain-là,  et  avec  un  vigoureux  effort 
nous  leur  enlèverons  les  lois  de  navigation  comme  nous  leur 
avons  enlevé  les  lois-téréales.  Ils  nous  attaqueront  ensuite  sur 
les  intérêts  des  Indes  occidentales  ;  nous  ne  demandons  pas 
mieux,  et  de  nouveau  nous  les  battrons  sur  cette  question  comme 
sur  toutes  les  autres.  (Applaudissements.) 

M.  WiLsoN  porte  un  toast  à  la  reine  ;  après  lui,  M.  Armitage, 
maire  de  Manchester,  propose  le  toast  suivant  : 

Aux  membres  libres-échangistes  des  deux  Chambres  du  Parle- 
ment ;  au  succès  de  leurs  efforts  pour  compléter  la  chute  de 
tous  les  monopoles  ! 

M.  F.  M.  GiBsoN,  membre  du  Parlement  de  Manchester,  et 
vice-président  du  Board  of  trade,  répond  à  ce  toast.  L'orateur 
remercie  d'abord  l'auteur  du  toast  au  nom  de  ses  collègues  ab- 
sents; puis  il  s'excuse  sur  son  émotion  :  Je  devrais  être,  direz- 
vous  peut-être,  rassuré  comme  le  chasseur  qui  entend  le  son 
du  cor;  car  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  je  prends  la  pa- 
role dans  cette  enceinte  ;  mais  je  vous  affirme  que  lorsque  je 
pense  à  quel  public  éclairé  et  au  courant  de  la  question  j'ai 


SECONDK   CAMPAGNE    DE    LA    LIGUE.  4ô5 

affaire,  il  m'est  impossible  de  maîtriser  mon  embarras.  J'ai  cru 
toutefois,  qu'il  était  de  mon  devoir  de  me  trouver  au  milieu  de 
mes  commettants  dans  cette  occasion  importante.  (Applaudis- 
sements.) J'ai  cru  que  toute  autre  considération  devait  céder  à 
<ie  devoir;  car,  ancien  membre  de  la  Ligue,  je  m'honore,  par- 
dessus tout,  d'avoir  l'ait  partie  de  celte  association  qui,  en  éclai- 
rant l'opinion  publique,  a  permis  au  gouvernement  d'abolir 
l'odieux  monopole  du  blé.  (Applaudissements.)  Je  regrette  tou- 
tefois de  paraître  devant  vous  dans  un  moment  de  dépression 
commerciale,  dans  un  moment  de  grande  anxiété  pour  lous 
ceux  qui  se  trouvent  engagés  dans  les  adaires,  dans  un  mo- 
ment où  s'est  manifestée  une  crise  grave,  à  laquelle  nous  n'a- 
vons pas  encore  entièrement  échappé.  Mais  je  pense,  messieurs, 
que  la  politique  de  la  liberté  commerciale  n'est  pour  rien  dans 
les  causes  qui  ont  amené  cette  dépression  (vifs  applaudisse- 
ments) ;  je  pense,  au  contraire,  que  la  crise  aurait  été  bien 
plus  intense  si  les  réformes  commerciales  n'avaient  pas  eu  lieu. 
{Nouveaux  applaudissements.) 

Quoique,  actuellement,  la  confiance  soit  bien  altérée  dans  le 
monde  commercial,  il  y  a  certains  éléments  sur  lesquels  il  est 
permis  de  compter  pour  le  rétablissement  de  la  prospiTilé 
future.  L'approvisionnement  des  articles  manufacturés  est  mo- 
déré; les  prix  des  matières  premières  sont  bas,  et  nous  avons 
en  perspective  un  prix  modéré  des  subsistances.  (Une  voix  :  Non 
pas  si  les  lois-céréales  sont  remises  en  vigueur.)  Nous  avons 
devant  nous  toutes  ces  choses  (mouvement  d'attention),  et  je 
crois  que  l'on  peut,  sans  se  faire  illusion,  croire  que  le  retour 
de  la  confiance  amènera  le  retour  de  la  prospérité.  (Applau- 
dissements.) Mais  permettez-moi,  messieurs,  de  demander  à 
ceux  qui  accusent  par  leurs  vagues  déclamations  la  liberté 
commerciale  d'avoir  causé  la  détresse  actuelle,  permettez-moi 
de  leur  demander  d'être  intelligibles  une  fois  et  de  désigner  les 
droits  qui  auraient  prévenu  celte  détresse,  s'ils  n'avaient  point 
été  abolis.  Était-ce  le  droit  sur  le  coton?  Était-ce  le  droit  sur 
la  laine  ou  le  droit  sur  le  verre?  (Applaudissements  et  rires.) 
Est-ce  que,  pendant  une  période  de  lamine,  il  aurait  été  sage  de 
maintenir  les  droits  sur  les  articles  de  subsistance?  Quels  sont 


466  APPENDICF. 

♦lonc  les  droits  qui  auraient  empêché  la  crise  de  se  produire? 
(Applaudissements.) 

On  nous  accuse  encore,  nous  autres  libies-échangistes,  d'a- 
voir prt'conisé  une  politique  qui  a  diminué  le  revenu.  Dimi- 
nué le  revenu!  Kst-ce  que  ceux  qui  émettent  de  semblables 
assertions  ont  bien  comparé  le  revenu  tel  qu'il  était,  avant  les 
réformes  commencées  en  1842,  et  tel  qu'il  a  été  depuis?  Quels 
sont  les  faits?  Le  revenu,  au  5  janvier  1842,  s'élevait  à  environ 
47,500,000  liv.  st.;  au  5  janvier  1848,  il  n'était  plus  que  de 
44,300,000  liv.  st.  Mais  quelles  ont  été,  dans  l'intervalle,  les 
réductions  opérées  dans  les  taxes?  Il  est  vriii  qu'on  a  établi,  en 
1842,  un  income-tax  s'élevant  à  environ  5,500,000  liv.  st.  par 
an.  Mais,  d'un  autre  côté,  on  a  retranché  à  la  fois  de  la  douane 
et  de  l'excise  des  droits  qui  rapportaient  environ  8,000,000  liv, 
st.,  ce  qui  donne  en  faveur  des  réductions  une  balance  de 
3,000,000  liv.  st.  Il  ne  saurait  y  avoir  rien  de  bien   mauvais 
dans  une  politique  qui  a  augmenlé  le  revenu  par  une  réduc- 
tion des  droits  sur  les  articles  de  consommation.  Souvenez-vous 
aussi  que  cette  politique  a  élé  adoptée  en  1842,  après  que  l'on 
eut  essayé  de  la  politique  opposée,  après  que  l'on  eut  essayé 
d'augmenter  le  revenu  en  élevant  les  droits  de  la  douane  et  de 
l'excise.  On  ajouta  5  °/o  aux  droits  de  douane;  mais  les  douanes 
ne  donnèrent  pas,   avec  cette  augmentation,  la  moitié  de  ce 
qu'on  avait  estimé  qu'elles  rendraient.  L'augmentation  échoua 
complètement,  et  ce  fut  après  la  chute  de  cette  expérience  que 
l'on  avait  faite  d'accroître  le  revenu  du  pays  en  augmentant 
les  droits  de  l'excise  et  de  la  douane,  que  l'on  adopta  heureu- 
sement l'impôt  direct,  et  qu'on  affranchit  de  leurs  entraves 
l'industrie  et  le  commerce  de  ce  pays,  en  réduisant  les  taxes 
indirectes.  Si  nous  considérons  isolément  les  chiffres  du  revenu 
des  douanes  et  de  l'excise,  nous  verrons  qu'ils  présentent  une 
justification  remarquable  de  la  politique  adoptée  par  sir  Robert 
Peel.  Après  la  réduction  de  8,000,000  liv.  st.,  dont  7,*000,000 
liv.  st.  environ  pour  la  douane,  la  totalité  de  celte  somme,  à 
l'exception  de  7  à  8,000  liv.  st.,  a  été  remplacée  par  le  pays; 
c'est  à  peine  s'il  y  a  eu  une  baisse  dans  le  i-eve nu  de  la  douane. 
On  élève  une  autre  accusation  contre  la  liberté  .du  commerce. 


SECONDE  CAMPAGNE    DE    LA    LIGLE.  4  67 

à  propos  des  exportations  et  des  iaiportations.  On  nous  dit  que 
nous  avons  importé  plus  que  nous  n'avons  exporte^  et  que  nos 
importations  ont  plus  de  valeur  que  nos  exportations.  Je  ré- 
ponds :  S'il  en  est  ainsi,  tant  mieux!  (Applaudissements.) 

Ce  serait  une  chose  singulière  que  des  marchands  exportas- 
sent leurs  marchandises  pour  recevoir  en  retour  des  produits 
qui  auraient  précisément  la  même  valeur  ;  espérons  qu'il  y  a 
quelque  gain  dans  l'échange  des  denrées;  ct^,  si  nos  importa- 
tions ont  excédé  nos  exportations^  c'est  nous  qui  avons  gagné. 
Mais,  ajoute-t-on,  une  quantité  d'or  est  sortie  du  pays,  notre 
numéraire  a  été  exporté  et  nos  intérêts  commerciaux  en  ont 
souffert.  A  cela  je  puis  répondre  que  si  la  balance,  comme  on 
la  nomme,  a  été  soldée  en  numéraire,  c'est  parce  que  le  numé- 
raire était  à  cette  époque  la  marchandise  la  plus  convenable 
et  la  moins  chère  que  l'on  ptàt  exporter,  et  qu'il  y  avait  plus 
de  bénéfice  à  l'exporter  qu'à  exporter  les  autres  marchandises. 
Voilà  tout  !  A  la  vérité,  on  fait  revivre  aujourd'hui  la  vieille 
doctrine  de  la  balance  du  commerce.  Avant  d'avoir  lu  les  ar- 
ticles du  Blackvjood's  Magazine  et  de  la  Qiiarterly  Revieiv,  j'es- 
pérais qu'elle  était  morte  et  enterrée,  et  qu'elle  ne  ressuscite- 
rait plus;  mais  nos  adversaires  y  tiennent!  Je  ne  vous  ferais  pas 
l'injure  de  défendre  davantage  devant  vous  la  politique  de  la 
liberté  commerciale,  —  laquelle  certes  n'a  pas  besoin  d'être  dé- 
fendue, —  si  depuis  quelque  temps  les  organes  du  parti  protec- 
tionniste ne  s'étaient  plus  que  jamais  efforcés  de  donner  le 
change  au  pays,  s'ils  n'avaient  prétendu  que  nous  nous  étions 
montrés  de  mauvais  prophètes  et  qu'un  grand  nombre  de  nos 
prévisions  n'avaient  abouti  qu'à  des  déceptions  ;  mais  il  m'est 
impossible  de  laisser  passer  de  semblables  accusations  sans  y 
répondre.  Voyons  d'abord  les  prophéties.  Avons-nous  oublié 
celles  des  protectionnistes?  Avons-nous  oublié  qu'ils  prédisaient 
que  les  bonnes  terres  de  l'Angleterre  seraient  laissées  sans  cul- 
ture si  les  lois-céréales  étaient  révoquées  (rires)?  que  les  meil- 
leurs terrains  deviendraient  des  garennes  de  lapins  et  des  re- 
paires de  bêtes  fauves?  (Rires.)  Avez  vous  oublié  cela?  Avez- 
vous  oublié  les  menaces  alarmantes  que  proférait  un  noble  duc 
(le  duc  de  Richmond)  en  1(S39,  lorsque  j'eus  l'honneur  de  pa- 


4  08  APPENDICE. 

raîlre  pour  la  première  fois  devant  vous?  Souvenez-vous  de  la 
menace  qu'il  nous  faisait  de  quitter  le  pays  si  les  corn-law? 
étaient  révoquées.  Souvenez-nous  qu'il  affirmait  qu'alors  l'An- 
gleterre ne  serait  plus  digne  d'être  habitée  par  des  gentlemen, 
(Rires.)  Mais  félicitons-nous  de  posséder  encore  parmi  nous  le 
noble  duc,  félicitons-nous  de  ce  qu'il  n'a  point  abandonné  sa 
patrie  (rires);  et  espérons  qu'il  demeurera  longtemps  parmi 
nous,  afin  de  rendre  à  ses  concitoyens  de  meilleurs  services 
que  ceux  qu'il  leur  a  rendus  jusqu'ici.  (Tonnerre  d  applaudisse- 
ments.) Je  me  souviens  de  beaucoup  d'autres  prédictions  qui 
ont  été  faites  à  la  Chambre  des  communes,  au  sujet  du  rappel 
des  lois-céréales.  Je  me  rappelle  que  M.  Hudson,  l'honorable 
représentant  de  Sunderland,  disait,  en  février  1839,  que  si  les 
lois-céréales  étaient  abolies,  les  fermiers  anglais  ne  pourraient 
plus  cultiver  le  sol,  même  si  la  rente  se  trouvait  entièrement 
supprimée,  et  que  la  terre  devrait  être  laissée  en  friche,  parce 
qu'on  ne  pourrait  plus  trouver  un  prix  rémunérateur  pour  ses 
produits.  Je  suis  charmé  que  M.  Hudson  ait  montré  un  plus 
mauvais  jugement  en  cette  matière  qu'il  ne  l'a  fait  dans  la  di- 
rection des  entreprises  de  chemins  de  fer.  Dans  le  monde  des 
chemins  de  fer,  il  s'est  montré  un  homme  habile  et  entrepre- 
nant; mais,  en  fait  de  prophéties,  nous  opposerions  volontiers 
le  plus  mauvais  prophète  que  la  Ligue  ait  jamais  produit,  à 
l'honorable  représentant  de  Sunderland.  (Applaudissements 
et  rires.) 

L'orateur,  après  avoir  réfuté  d'autres  critiques  qui  se 
rattachent  à  la  situation  des  colonies  anglaises,  dans  les 
Indes  occidentales,  poursuit  en  ces  termes  : 

Nous  avons  eu,  dans  ces  derniers  temps,  des  preuves  si  nom- 
breuses des  bons  résultats  de  la  réduction  des  droits  et  des  avan- 
tages de  la  suppression  des  entraves  apportées  au  commerce, 
non-seulement  dans  ce  pays,  mais  encore  à  l'étranger,  que  je 
crois  inutile  de  m'étendre  plus  longuement  sur  cet  objet.  Il  y  a 
cependant,  dans  nos  relations  extérieures,  un  fait  sur  lequel  je 
veux  appeler  un  instant  votre  attention  :  il  s'agit  de  notre  com- 
merce  avec  la   France.   (Mouvement   d'attention,)   Considéré 


SECONDE   CAMPAG.NK    DE   LV    LlGUt.  4G9 

d'une  manière  absolue,  ce  commerce  peut  être  regardé  comme 
faible  encore,  mais  il  n'y  en  a  pas  qui  se  soit  développé  plus  ra- 
pidement. La  valeur  déclarée  de  nos  exportations  pour  la 
France  s'est  élevée,  il  y  a  peu  de  temps,  à  3,000,000  de  liv.  st., 
et  maintenant  elle  est  de  2,700,000  liv.  st.  Or,  en  1815,  elle 
était  à  peine  de  300,000  liv.  st.  La  plus  grande  partie  de  cet  ac- 
<îroissement  a  eu  lieu,  il  faut  bien  le  remarquer,  à  une  époque 
récente,  et  le  progrès  s'est  accompli  à  la  suite  des  réductions 
opérées  dans  notre  tarif,  sans  qu'il  y  ait  eu  la  moindre  récipro- 
cité de  la  part  de  la  France.  Je  mentionne  ce  fait,  parce  qu'il 
renferme  un  très-fort  argument  contre  ce  que  l'on  a  nommé  le 
système  de  réciprocité.  Vous  avez  augmenté  matériellement 
votre  commerce  avec  la  France,  en  réduisant  vos  droits  sur  les 
importations  de  ce  pays,  quoiqu'il  n'ait  point,  de  son  côté,  ré- 
duit ses  droits  sur  les  importations  anglaises.  (Applaudisse- 
ments.) Je  cite  aussi  le  commerce  avec  la  France,  pour  vous 
prouver  que  nous  faisons  autant  d'affaires  avec  ce  pays  qu'avec 
les  Indes  occidentales.  Ainsi  donc,  ces  terribles  Français,  que 
l'on  nous  apprend  à  considérer  comme  nos  ennemis  naturels, 
sont  pour  nous  d'aussi  bonnes  pratiques  que  nos  propriétaires 
aimés  et  privilégiés  des  Indes  occidentales.  (Applaudissements.) 
Les  Français  nous  prennent  pour  2,700,000  liv.  st.  de  marchan- 
dises, et  les  propriétaires  des  Indes  occidentales  pour  2  millions 
300,000  liv.  st.  seulement.  Et,  de  plus,  les  colons  demandent 
pour  leurs  sucres  une  protection  égale  en  valeur  au  montant 
de  toutes  nos  exportations  pour  les  Indes  occidentales.  Je  n'exa- 
gère rien  (applaudissements)  ;  je  mentionne  simplement  les 
faits,  avec  les  documents  parlementaires  sous  les  yeux. 

Maintenant,  je  vous  le  demande,  quand  on  jette  un  coup 
d'œil  sur  l'augmentation  de  notre  commerce  avec  la  France, 
ne  s'aperçoit-on  pas  en  môme  temps  que  ce  commerce  a  établi 
entre  les  deux  pays  des  liens  d'amitié  et  d'intérêt,  des  liens 
qu'il  serait  plus  difficile  de  briser  que  si  leurs  transactions  en 
étaient  encore  au  chiffre  de  300,000  liv.  st.  comme  en  1813? 
(Applaudissements.)  Pour  moi,  messieurs,  j'ai  la  conviction  en- 
tière, et  je  l'exprime  sans  hésiter  devant  cette  assemblée  pu- 
blique, que,  nonobstant  les  services  que  les  diplomates  peuvent 
ni.  27 


4  70  APPENDICE. 

avoir  rendus  au  monde,  rien  n'a  autant  de  pouvoir  pour  pré- 
venir la  guerre  et  pour  maintenir  la  paix  que  le  développe- 
ment du  commerceinternational.  (Applaudissements  prolongés.) 
On  nous  avertit  cependant  dans  le  sud,  —  et  de  plus  on  nous 
rappelle  qu'une  lettre  émanée  d'un  homme  célèbre  dans  ce 
district  (rires)  nous  a  donné  le  même  avis,  —  on  nous  avertit, 
dis-je,  que,  malgré  cet  accroissement  de  notre  commerce  avec 
la  France,  nous  devons  nous  attendre  à  une  invasion  de  la  part 
des  Français  (explosion  de  rires),  et  que  nous  nous  endornai- 
rions  dans  une  sécurité  trompeuse  si  nous  ne  préparions  des 
forces  considérables  pour  repousser  cette  invasion  longuement 
méditée.  (Rires.)  Eh  bien  !  je  ne  saurais  dire  que  je  pense  que 
vous  puissiez  vous  dispenser  de  toute  espèce  de  force  militaire. 
Je  ne  saurais  dire  et  je  ne  crois  pas  que  mon  excellent  ami 
M.  Cobden  ait  jamais  dit  qu'il  faille  détruire  toutes  nos  défen- 
ses militaires,  de  terre  et  de  mer.  Il  y  a,  je  le  sais,  des  personnes 
qui  seraient  charmées  que  M.  Cobden  eût  proposé  cela,  mais 
je  ne  crois  pas  qu'il  l'ait  fait.  Mais  voici  ce  que  nous  avons  à 
dire  sur  cette  question.  Nous  sommes  d'accord  à  penser,  la 
grande  majorité  des  hommes  s'accorde  à  penser  comme  nous, 
que  si  les  armées  pouvaient  être  supprimées  par  le  fait  du  dé- 
veloppement des  communications  internationales,  ce  serait  un 
immense  progrès,  le  plus  grand  progrès  qui  eût  jamais  été  ac- 
compli dans  le  monde,  et  le  meilleur  auxiliaire  qui  ait  été 
donné  à  la  civilisalion,  à  la  moralité  et  au  bon  vouloir  mutuel 
des  peuples.  (Applaudissements.)  Nous  sommes  tous  d'accord 
là-dessus.  Aucun  homme,  aucun  homme  doué  de  sentiments 
d'humanité,  pourvu  qu'il  n'ait  pas  intérêt  au  maintien  des 
choses  (rires),  ne  saurait  penser  autrement.  Néanmoins,  je  crois, 
—  et  je  donne  ici  mon  opinion  personnelle,  —  que  nous  ne 
sommes  pas  dans  une  situation  qui  nous  permette  de  nous  dis- 
penser de  moyens  de  défense.  Nous  avons  dépensé  chaque  an- 
née, depuis  ISlo,  16,000,000  deliv.  st.  pour  la  défense  de  notre 
pays,  et  je  crois  que  nous  avons  toujours  eu  des  moyens  de  dé- 
fense suffisants.  Je  nie  qu'aucun  fait  se  soit  produit  qui  puisse 
nous  faire  redouter  aujourd'hui  celte  soudaine  invasion  des 
Français  dont  on  nous  menace.  C'est,  au  reste,  une  vieille  his- 


SECONDE   CAMPAGNE    DE   LA   LIGUE.  47  1 

toire  que  cette  invasion.  Je  me  souviens  que  M.  Thomas  Atwood, 
l'un  des  représentants  de  Birmingham,  se  leva,  un  jour,  à  la 
Chambre  des  communes,  et  dans  un  discours  de  quatre  heures, 
que  beaucoup  de  gens  considérèrent  comme  un  excellent  dis- 
cours d'invasion,  prouva  que  l'on  devait  s'attendre  à  ce  que  les 
Russes  feraient  un  beau  matin  leur  apparition  au  pont  de  Lon- 
dres, sans  en  donner  le  moindre  avis  et  sans  que  personne  se 
fût  douté  le  moins  du  monde  de  leur  intention  de  nous  envahir. 
(Rires.)  Mais  aujourd'hui  nous  laissons  la  Russie  de  côté;  c'est 
de  la  France  que  nous  avons  peur.  (Rires  et  mouvements.) 

Le  budget  français  nous  annonce  une  réduction  dans  l'effec- 
tif militaire  pour  l'année  prochaine.  Je  ne  vois  donc  dans  ce 
budget  aucune  raison  de  craindre;  je  n'y  vois  rien  qui  me 
porte  à  craindre  que  la  France  se  prépare  à  envahir  l'Angleterre. 
Pourquoi  réduit-on  le  budget  de  la  marine,  de  telle  sorte  que 
ron~demandera  en  France,  l'année  prochaine,  13  navires  et 
2,000  hommes  de  moins  que  les  années  précédentes?  (Mouve- 
ment.) Mais  les  gentlemen  de  l'invasion  nous  disent  :  «  Il  ne 
faut  pas  vous  fier  au  budget  ;  on  ne  le  réduit  que  pour  vous  aveu- 
gler et  vous  plonger  dans  une  fausse  sécurité.  »  (Rires.)  D'après 
cet  argument,  plus  les  Français  réduiront  leurs  armements,  plus 
nous  devrons  augmenter  les  nôtres.  Probablement,  la  France  a 
des  méthodes  de  recueillir  de  l'argent  que  nous  ne  connaissons 
point;  elle  a  des  moyens  de  lever  des  hommes,  d'armer  des 
vaisseaux,  dont  personne  ne  sait  rien;  si  bien  qu'elle  réduit  son 
budget  uniquement  pour  jeter  de  la  poudre  dans  les  yeux  du 
pauvre  John  Bull!  (Mouvements  et  rires.)  Je  sais  peu  de  chose 
sur  ces  matières;  mais  je  crois,  en  vérité,  que  tous  ces  rapports 
alarmistes  ne  méritent  guère  de  crédit.  Chaque  fois  que  l'on 
construit  en  France  un  bassin  pour  l'amélioration  d'un  port, 
chaque  fois  que  l'on  y  creuse  un  fossé^  c'est,  aux  yeux  des 
trembleurs  de  l'invasion,  pour  y  lancer  des  steamers  de  guerre. 
Selon  ces  gens-là,  ces  travaux  ne  sont  nullement  entrepris  dans 
l'intention  d'accroître  et  de  perfectionner  l'industrie  et  le  com- 
merce de  laFrance.  Toutes  les  mesures  adoptées  pour  améliorer 
la  situation  du  peuple  français  ou  pour  augmenter  son  com- 
merce, telles,  par  exemple,  que  l'agrandissement  des  ports,  le 


47  2  APPENDICP, 

creusement  de  nouveaux  bassins  au  Havre  et  à  Cherbourg,  sont 
regard(5es  par  eux  comme  des  moyens  de  préparer  et  de  faciliter 
l'envabissement  de  la  Grande-Bretagne.  Ils  disent  que  le  peuple 
français  ne  se  soucie  pas  du  commerce,  et  que  les  bassins  creu- 
sés par  les  Français  ne  sont  pas  destinés  aux  vaisseaux  mar- 
chands, mais  bien  aux  steamers  de  guerre.  Eh  bien!  je  ne  suis 
pas  de  cet  avis,  et  je  crois  que  nous  tous,  en  Angleterre,  nous 
avons  intérêt  à  l'amélioration  des  ports  de  France.  (Écoutez  ! 
écoutez!)  Comme  Anglais,  je  n'éprouve  aucun  sentiment  de  ja- 
lousie à  l'aspect  de  semblables  travaux  (applaudissements);  au 
contraire,  je  ressens  de  la  satisfaction  et  de  la  joie  lorsque  j'ap- 
prends que  des  améliorations  ont  lieu  dans  n'importe  jjuelle 
partie  du  globe,  dans  n'importe  quel  pays  !  (Applaudissements 
prolongés.)  Et  si  l'on  me  dit  que  nous  devons  voir  avec  jalousie 
les  travaux  qui  s'opèrent  en  France  pour  l'amélioration  des 
ports  et  pour  la  construction  de  la  digue  de  Cherbourg,  la- 
quelle est  une  œuvre  dont  tout  le  monde  profitera  (applaudis- 
sements) ;  si  l'on  me  dit  que  nous  devons  regarder  ces  travaux 
avec  des  pensées  d'animo?ité  et  de  haine,  je  répondrai  que  je  ne 
saurais  partager  de  semblables  pensées  (applaudissements),  et 
qu'elles  ne  m'inspirent  aucune  sympathie.  (Nouveaux  applau- 
dissements.) Je  suis  charmé  de  tous  ces  progrès,  et  je  crois  en 
outre  que  vous  n'avez  pas  le  droit  d'imputer  à  une  grande  na- 
tion la  pensée  d'une  invasion  digne  tout  au  plus  d'une  horde 
de  sauvages.  (Vifs  applaudissements.)  Descendre  en  Angleterre 
sans  aucun  autre  dessein  que  celui  d'humilier  le  peuple  de  ce 
pays,  de  le  priver  du  produit  de  son  travail  et  d'insulter  toutes 
les  classes  de  la  population,  en  vérité  cela  ne  serait  pas  digne 
d'une  grande  nation.  Vous  n'avez  pas  le  droit  de  jeter  à  la  face 
d'un  peuple  de  semblables  imputations.  (Applaudissements.)  Il 
y  a  une  chose  que  nous  pouvons  dire,  c'est  que  nous  voulons 
conserver  l'appareil  militaire  qui  sera  jugé  le  plus  convenable, 
parce  que  le  monde  ne  nous  paraît  pas  encore  en  état  de  se 
passer  de  moyens  de  défense,  et  que  nous  voulons  avoir  les 
moyens  de  protéger  le  pays  ;  mais  autre  chose  est  d'imputer  à 
une  nation  voisine  et  amie  des  desseins  qui  ne  peuvent  man- 
quer  de  soulever  l'indignation  de  tout   honnèle  homme  en 


SECONDE   CAMPAGNE   DE    LA    LIGUE.  47  3 

France  !  Quoi  !  après  une  si  longue  paix,  après  tant  de  relations 
amicales  nouées  entre  les  deux  pays,  la  France  serait  jugée  ca- 
pable de  si  détestables  desseins!  En  vérité,  messieurs,  je  ne 
saurais  m'arrêter  patiemment  à  cette  idée  que  des  hostilités 
soient  encore  nécessaires  entre  la  France  et  l'Angleterre  !  (Ap- 
plaudissements prolongés.)  Je  ne  pense  pas  qu'il  soit  possible, 
dans  l'état  actuel  du  monde,  que  ces  nations  voisines  et  main- 
tenant en  paix,  l'une  et  l'autre  avancées  en  civilisalion,  soient 
maintenues  par  n'importe  quelle  ruse  dans  un  état  de  mutuelle 
haine  !  (Adhésions.) 

J'espère,  messieurs,  dans  tout  ce  que  j'ai  dit,  n'avoir  pas  em- 
ployé un  mot  qui  puisse  faire  mal  interpréter  ma  pensée.  Je 
sais  que  les  hommes  de  iManchester  n'aiment  pas  les  titres  ;  je 
sais  qu'ils  sont  naturellement  portés  à  suspecter  les  membres 
du  gouvernement  (rires),  et  aujourd'hui  môme  j'ai  entendu 
dire  à  un  honorable  gentleman  qu'il  s'attendait  à  ce  que  je  se- 
rais atteint  soudainement  d'un  accès  de  grippe  (rires)  et  hors 
d'état  de  me  trouver  au  milieu  de  vous.  Je  sais  que  l'on  croit 
généralement  que  les  hommes  n'aiment  pas  à  dire  leur  pensée 
lorsqu'ils  sont  aux  affaires  (rires)  ;  mais  je  n'ai  jamais  trouvé 
que  la  franchise  fût  une  mauvaise  politique.  (Applaudisse- 
ments.) 

Je  vous  ai  dit  sincèrement  que  je  n'ai  aucune  sym- 
pathie pour  ce  que  l'on  appelle  l'esprit  militaire  (applaudisse- 
ments) ;  je  vous  l'ai  dit,  mais  je  ne  veux  pas  m'engager  devant 
cette  assemblée  à  agir  de  telle  ou  telle  façon  particulière  dans 
cette  question  ;  j'ignore  encore  ce  que  veut  faire  le  gouver- 
nement ;  peut-être  a-t-il  la  même  opinion  que  moi  sur  l'inva- 
sion et  sur  la  folie  de  la  panique  ;  mais  tout  ce  que  je  puis  dire, 
c'est  ceci  :  attendez,  attendez,  et  avant  de  prononcer  sur  ses  actes 
sachez  ce  qu'il  proposera.  Donnez  votre  opinion  sur  la  lettre 
du  comté  de  Lancastre  ;  donnez  votre  opinion  sur  M.  Pigon  ^ 
et  sur  la  lettre  du  duc  de  WeUington  ;  mais  ne  vous  prononcez 
pas  sur  les  intentions  du  gouvernement  avant  de  les  connaître. 
(Applaudissements.)  Laissez-moi  aussi  toute  ma  liberté  d'opi- 

1  M.  Pigon,  grand  fabricant  de  poudre  et  l'un  des  principaux  instiga- 
teurs de  la  panique. 


47  4  APPENDICE. 

nion  ;  et  si  mon  vote  ou  ma  conduite  clans  cette  question  ou 
dans  toute  autre  vous  déplaît,  vous  aurez  certainement  l'occa- 
sion de  régler  mon  compte  d'une  manière  que. je  ne  veux  point 
nommer  devant  cette  assemblée. 

L'orateur  s'occupe  ensuite  de  l'acte  qui  a  récemment  afîran- 
chi  les  juifs  de  leurs  incapacités  légales,  et  il  prononce  quelques 
paroles,  chaudement  applaudies,  en  faveur  de  la  liberté  de 
conscience.  J'espère,  dit-il  en  terminant,  aider  dans  le  Parle- 
ment à  l'abolition  de  tous  les  monopoles  qui  subsistent  encore 
aujourd'hui,  et  j'ai  la  confiance  que,  sur  n'importe  quel  point 
où  se  porte  la  lutte  des  grands  principes  de  la  liberté  civile, 
commerciale  ou  religieuse,  vous  ne  me  trouverez  pas  en  défaut, 
non  plus  qu'aucun  de  mes  amis  les  partisans  de  la  liberté  des 
échanges.  (Tonnerre  d'applaudissements.) 

M.  Kershaw,  m.  P.,  propose  le  toast  suivant  :  Aux  électeurs 
du  sud  et  du  nord  Lancastre;  aux  électeurs  du  West-Riding  de 
l'Yorkshire,  et  à  tous  ceux  qui  ont  envoyé  des  free- traders  au 
Parlement. 

M.  CoBDEN  se  lève  et  est  accueilli  par  de  nombreuses  salves 
d'applaudissements.  Après  avoir  remercié  l'auteur  du  toast,  il 
continue  ainsi  :  On  m'a  demandé,  messieurs,  au  moins  une 
douzaine  de  fois,  quel  est  l'objet  de  ce  meeting.  J'avoue  que  je 
ne  désire  pas  qu'il  soit  regardé  comme  un  meeting  destiné  à 
célébrer  des  triomphes  passés^  et  encore  moins  à  nous  glorifier 
nous-mêmes  ou  les  uns  les  autres.  Je  désire  plutôt  qu'on  le  con- 
sidère comme  ayant  eu  lieu  pour  témoigner  que  nous  sommes 
encore  en  vie  pour  l'avenir  (applaudissements);  qu'ayant  obtenu 
une  garantie  sur  le  statute-book  pour  la  liberté  du  commerce 
des  grains,  nous  entendons  en  obtenir  une  autre  pour  la  liberté 
de  la  navigation  ;  que  nous  entendons  bien  empêcher  les  pro- 
priétaires des  Indes  occidentales  de  taxera  leur  profit  les  mem- 
bres de  la  communauté  ;  et,  en  résumé,  que  nous  entendons 
appliquer  à  tous  les  articles  du  commerce  les  principes  que 
nous  avons  appliqués  au  blé.  (Applaudissements.)  Messieurs, 
notre  honorable  représentant  a  traité  d'une  manière  si  habile 
et  si  complète  quelques  points  dont  j'avais  l'intention  de  m'oc- 
cuper,  relativement  à  la  question  des  sucres  et  à  la  justification 


SECONDE    CAMPAGNE    DE    LA    LIGLE.  47  3 

de  nos  principes  de  liberlé  commerciale,  que  je  me  trouve 
dégagé  de  la  nécessité  d'y  revenir,  et  je  le  remercie  de  tout  mon 
cœur  de  son  discours,  l'un  des  meilleurs  que  j'aie  entendus 
dans  cette  enceinte.  (Applaudissements.)  Je  crois  quelaquestion 
de  la  liberté  du  commerce,  —  la  question  de  la  liberlé  du  com- 
merce dans  tous  ses  détails,  —  est  connue  de  cette  assemblée  ; 
je  crois  que  toutes  les  réformes  dont  je  vous  ai  fait  l'énuméra- 
tion  comme  devant  être  poursuivies  par  nous  ont  l'assentiment 
de  cette  assemblée,  et  que  tous  les  honorables  nombres  qui 
m'écoutent  sur  cette  plate-formese  joindront  à  nous  pour  obte- 
nir la  complète  application  de  nos  principes  dans  le  Parlement. 
(Écoutez!  écoutez!)  Maintenant,  messieurs,  je  vais  m'occuper 
d'un  autre  sujet,  et  quoique  ce  sujet  soit  intimement  lié  à  la 
question  de  la  liberté  commerciale,  je  désire  cependant  qu'on 
ne  pense  pas  que  je  veuille  exprimer  les  sentiments  d'aucun 
de  mes  collègues  dans  le  Parlement;  je  parle  seulement  en 
mon  nom,  et  je  ne  veux  compromettre  personne.  Je  touche, 
comme  vous  l'avez  probablement  deviné,  à  l'intention  que  l'on 
a  manifestée  d'augmenter  nos  armements.  (Applaudissements.) 
Personne  ne  me  démentira  si  je  dis  que  les  hommes  qui,  pen- 
dant la  longue  agitation  du  free-trade,  ont  coopéré  le  plus  éner- 
giquement  à  cette  œuvre  sont  ceux  qui  prêchaient  la  liberté 
des  échanges,  non  pas  seulement  pour  les  avantages  matériels 
qu'elle  devait  amener,  mais  aussi  pour  le  motif  beaucoup  plus 
élevé  d'assurer  la  paix  entre  les  nations.  (Applaudissements.) 

Je  crois  que  c'est  ce  motif  qui  a  amené  dans  nos  rangs  la 
grande  armée  des  ministres  de  la  religion,  laquelle  a  donné 
une  impulsion  si  puissante  à  nos  progrès  dans  les  commence- 
ments de  la  Ligue.  J'ai  connu  un  grand  nombre  des  chefs  de 
notre  armée,  j'ai  eu  l'occasion  de  savoir  à  quels  mobiles  ils 
obéissaient,  et  je  crois  que  les  plus  ardents,  les  plus  persévé- 
rants et  les  plus  dévoués  d'entre  nos  collègues,  ont  été  des 
hommes  qui  se  trouvaient  stimulés  par  le  motif  purement 
moral  et  religieux  dont  j'ai  parlé,  par  le  désir  de  la  paix. 
(Applaudissements.)  Et  je  suis  certain  que  chacun  de  ces  hom- 
mes a  partagé  l'étonnement  que  j'ai  éprouvé,  lorsqu'à  peine 
douze  mois  après  que  notre  nation  s'est  proclamée  libre-échan- 


476  APPFNDICF. 

giste  à  la  face  du  monde,  on  est  venu  nous  annoncer  qu'il 
fallait  augmenter  nos  armements.  (Applaudissements.)  Quelle 
est,  je  le  demande,  la  cause  de  cette  panique  ?  Probablement 
nous  pourrons  la  trouver  dans  la  lettre  du  duc  de  AVellington, 
dans  les  démarches  particulières  qu'il  annonce  avoir  faites 
auprès  du  gouvernement,  et  dans  sa  correspondance  avec  lord 
John  Russell.  Nous  pouvons  l'attribuer  au  duc  de  Wellington, 
à  sa  lettre  et  à  ses  démarches  particulières.  Je  ne  professe  pas, 
je  l'avoue,  l'admiration  que  quelques  hommes  éprouvent  pour 
les  guerriers  heureux  ;  mais  y  a-t-il,  je  le  demande,  parmi  les 
plus  fervents  admirateurs  du  duc,  un  homme  doué  des  senti- 
ments ordinaires  d'humanité  qui  ne  souhaitât  que  cette  lettre 
n'eût  jamais  été  écrite  ni  publiée?  (Mouvements  d'attention  et 
applaudissements.)  Le  duc  a  passé  déjà  presque  les  limites  de 
l'existence  humaine,  et  nous  pouvons  dire  sans  figure  oratoire 
qu'il  est  penché  sur  le  bord  de  la  tombe.  N'est-il  pas  lamen- 
table (applaudissements),  n'est-ce  pas  un  spectacle  lamentable 
que  cette  main,  qui  n'est  plus  capable  de  soutenir  le  poids  d'une 
épée,  emploie  le  peu  qui  lui  reste  de  forces  à  écrire  une  lettre, 
—  probablement  la  dernière  que  ce  vieillard  adressera  à  ses 
concitoyens,  —  une  lettre  destinée  à  susciter  de  mauvaises  pas- 
sions et  des  animosilés  dans  les  cœurs  des  deux  grandes  nations 
voisines?  (Applaudissements.)  N'aurait-il  pas  mieux  fait  de 
prêcher  le  pardon  et  l'oubli  du  passé,  que  de  raviver  les  souve- 
nirs de  Toulon,  de  Paris  et  de  Waterloo,  et  de  faire  tout  ce 
qu'il  faut  pour  engager  une  nation  courageuse  à  user  enfin  de 
représailles,  et  à  se  venger  de  ses  désastres  passés?  (Écoutez! 
écoutez  !)  N'aurait-il  pas  accompli  une  œuvre  plus  glorieuse  en 
mettant  de  Thuile  sur  ces  blessures,  maintenant  à  peu  près 
guéries,  au  lieu  de  les  rouvrir,  en  laissant  à  une  autre  généra- 
tion le  soin  de  réparer  les  maux  accomplis  par  lui?  En  lisant 
la  lettre  du  duc,  je  laisse  décote  l'objet  de  cettre  lettre,  et  j'ar- 
rive à  la  fin,  lorsqu'il  dit  :  «  Je  suis  dans  ma  77^  année.  »  Et 
moi  j'ajoute  :  Cela  explique  et  cela  excuse  tout  !  (Applaudisse- 
ments.) Nous  n'avons  pas,  au  reste,  à  nous  occuper  du  duc  de 
Wellington  ;  nous  avons  à  nous  occuper  de  ces  hommes  plus 
jeunes  qui  se  servent  de  son  autorité  pour  faire  réussir  leurs 


SECONDE   CAMPAGNE    DE    LA    LIGUE.  47  7 

desseins  pariiculiers.  (Écoutez  !  écoutez  !)  Ce  dont  j'ai  besoin 
d'abord  de  vous  faire  convenir,  vous  et  le  peuple  anglais,  c'est 
que  la  question  qui  nous  occupe  n'est  ni  une  question  militaire 
ni  une  question  navale,  mais  que  c'est  une  question  qu'il  appar- 
tient aux  citoyens  de  décider.  (Mouvements  d'attention  et  applau- 
dissements.) Lorsque  nous  sommes  en  guerre,  les  hommes  qui 
portent  l'habit  rouge  et  l'épée  au  côté  peuvent  prendre  le  pas 
sur  nous  pour  aller  à  leur  besogne,  —  une  besogne  peu  enviable 
et  qu'un  excellent  militaire,  sir  Harry  Smith,  a  très-heureuse- 
ment caractérisée  en  disant  «  que  c'était  un  damnable  com- 
merce. »  Mais  nous  sommes  maintenant  dans  une  situation 
difï'érente,  et  nous  voulons  recueillir  les  fruits  du  passé.  Il  faut 
donc  que  nous  calculions  nous-mêmes  les  probabilités  d'une 
guerre.  Je  disais  tout  ci  l'heure  que  c'était  une  question  du 
ressort  des  citoyens.  C'est  une  question  du  ressort  des  contri- 
buables, qui  ont  à  soutenir  de  leurs  deniers  l'armée  et  la  flotte. 
(Applaudissements.)  C'est  une  question  du  ressort  des  mar- 
chands, des  manufacturiers,  des  boutiquiers,  des  ouvriers  et 
des  fermiers  de  ce  pays.  Et  j'en  demande  pardon  à  lord  Elles- 
mere,  mais  c'est  une  question  du  ressort  des  imprimeurs  de 
calicots  aussi.  (Applaudissements  prolongés.)  Quelles  sont  les 
chances  de  guerre  ?  D'où  la  guerre  doit-elle  venir  ?  Vous  êtes, 
je  l'affirme,  plus  compétents  pour  en  juger  que  les  hommes  de 
guerre,  vous  êtes  plus  impartiaux,  car,  atout  événement,  votre 
intérêt  n'est  pas  du  côté  de  la  guerre.  Et  tout  homme  qui  est 
en  état  de  lire  un  livre  renfermant  une  description  de  la  France 
actuelle,  tout  homme  qui  est  en  état  délire  une  traduction  d'un 
journal  français,  tout  homme  qui  veut  prendre  la  peine  de 
consulter  le  tableau  des  progrès  du  commerce,  des  manufac- 
tures et  de  la  richesse  des  Français,  tout  homme,  dis-je,  qui 
est  en  état  d'étudier  ces  choses,  est  aussi  compétent  qu'un  sol- 
dat pour  juger  des  probabilités  de  la  guerre.  (Applaudissements.) 
J'ajoute  qu'il  n'y  a  aucune  époque  dans  l'histoire  de  France  où 
ce  pays  ait  été  plus  qu'en  ce  moment  disposé  à  embrasser  une 
politique  pacifique,  particulièrement  à  l'égard  de  l'Angleterre. 
Le  peuple  français  se  trouve  maintenant  dans  une  situation 
qui  doit  l'éloigner  de  la  guerre.  Il  a  traversé    une  révolution 


4'Î8  APPENDICE. 

sociale  qui  a  tellement  égalisé  le  partage  du  sol,  que  la  masse 
contribue  à  peu  près  d'une  manière  égale  à  l'entretien  du  gou- 
vernement. L'impôt  est  en  grande  partie  direct,  ce  qui  rend 
le  peur  le  très-sensible  à  l'endroit  des  dépenses  publiques,  et 
ce  qui  doi(  nécessairement  le  détourner  de  la  guerre.  La  pro- 
priété n'est  pas  en  France  ce  qu'elle  est  dans  ce  pays.  Il  y  a 
en  France  cinq  à  six  millions  de  propriétaires  de  terres,  tandis 
que  nous  n'avons  pas  ici  la  dixième  partie  de  ce  nombre.  Tous 
sont  des  hommes  laborieux,  économes  de  leurs  pièces  de  cinq 
francs,  et  très-désireux  de  laisser  quelque  chose  à  leurs  enfants. 
Je  puis  dire,  sans  crainte  d'être  démenti,  qu'il  n'y  a  pas  au 
monde  un  peuple  plus  affectueux  et  mieux  doué  des  sentiments 
de  famille  que  le  peuple  français.  Aussi,  ai-je  vu  avec  horreur, 
honte  et  indignation,  la  manière  dont  quelques-uns  de  nos 
journaux  en  ont  parlé.  Ils  l'ont  représenté  comme  étant  dans 
une  situation  misérable  et  dégradée,  en  proie  à  une  basse  igno- 
rance. Je  suis  bien  charmé  que  l'occasion  se  présente  à  moi  de 
démentir  de  pareilles  fables,  et  de  montrer  sous  leur  vrai  jour 
la  situation  et  les  sentiments  véritables  du  peuple  français. 
Il  y  a  dans-  cette  ville  un  journal  qui  se  servait,  la  semaine 
passée,  de  l'argument  suivant  ;  que  nous  étions  obligés  d'avoir 
une  police  à  Manchester  pour  nous  protéger  contre  les  voleurs, 
les  filous  et  les  assassins,  et,  pour  la  même  raison,  qu'il  nous 
fallait  une  armée  pour  nous  protéger  contre  les  Français.  (Rires.) 
—  Comme  si  les  Français  étaient  des  voleurs,  des  filous  ou 
des  meurtriers!  La  nation  française  est  maintenant  aussi  bien 
organisée,  elle  jouit  d'autant  d'ordre  que  la  nôtre  ;  il  n'y  a  pas 
eu,  depuis  cinq  ou  six  ans,  plus  de  désordres  en  France  qu'en 
Angleterre.  Il  y  a  un  autre  journal  à  Londres,  un  journal  heb- 
domadaire *,  quia  coutume  d'écrire  avec  beaucoup  de  gra- 
vité, mais  à  qui  la  panique  a  probablement  enlevé  son  sang- 
froid  (rires)  ;  ce  journal  nous  affirme  que  le  premier  engage- 
ment avec  la  France  aura  lieu  sans  déclaration  de  guerre,  et 
que  nous  serons  obligés  de  protéger  Sa  Majesté,  dans  Osborne- 
house,  contre  ces  Français  peu  scrupuleux  qui  voudraient  nous 

1  Le  Sfcctafor. 


SECONDE   CAMPAGNE   DE    LA    LIGUE.  47  9 

l'enlever.  (Rires.)  Quelle  leçon  notre  courageuse  reine  a  donnée 
récemment  à  ces  gens-là  !  Elle  est  allée  en  France  sans  la 
moindre  protection,  et  elle  a  abordé  au  rivage  du  château  d'Eu 
littéralement  dans  une  baignoire.  (Rires.)  Il  faut  donc,  mes- 
sieurs, qu'il  y  ait  un  bien  grand  courage  d'un  côté,  ou  une 
insigne  couardise  de  l'autre  !  (Rires  et  applaudissements.) 
Mais,  à  vrai  dire,  cette  panique  est  une  sorte  de  maladie  pério- 
dique. Je  la  compare  quelquefois  au  choléra,  car  je  crois  qu'elle 
nous  a  visités,  la  dernière  fois,  en  môme  temps  que  le  choléra. 
On  nous  disait  alors  que  nous  aurions  une  invasion  des  Russes, 
et  je  m'occupai  de  l'invasion  des  Russes.  Je  crois  que  si  je 
n'avais  pas  été  choqué  de  la  folie  de  quelques  journaux  (et  il 
y  en  a  aujourd'hui  qui  sont  presque  aussi  fous  que  ceux-là),  — 
lesquels  prétendaient  que  les  Russes  allaient  aborder  d'un 
moment  à  l'autre  à  Portsmouth,  —  je  crois,  dis-je,  que  je  ne 
serais  jamais  devenu  ni  auteur  ni  homme  public,  que  je  n'au- 
rais jamais  écrit  de  pamphlets  ni  prononcé  de  discours,  etqueje 
serais  demeuré  jusqu'aujourd'hui  un  laborieux  imprimeur  sur 
calicots.  (Applaudissements  prolongés.)  Maintenant,  messieurs, 
il  importe  que  nous  coimaissions  un  peu  mieux  les  étrangers. 
Vous  vous  souvenez  qu'il  y  a  trois  semaines  ou  un  mois,  j'eus 
l'occasion  de  prononcer  quelques  mots  au  sujet  de  l'élection  de 
mon  ami,  M.  Henri,  à  iNewton,  et  que  je  m'occupai  de  la  réduc- 
tion de  nos  armements  ;  je  démontrai  combien  il  était  néces- 
saire de  réduire  nos  dépenses,  si  nous  voulions  poursuivre  nos 
réformes  fiscales.  Dans  le  moment  même  où  je  parlais,  un 
grand  meeting  avait  lieu  à  Rouen,  le  Manchester  de  la  France; 
1800  électeurs  s'y  trouvaient  rassemblés  pour  faire  une  mani- 
festation en  faveur  de  la  réforme  électorale.  Dans  cette  assem- 
blée, un  orateur,  M.  Visinet,  a  prononcé  un  discours  dirigé 
absolument  dans  le  môme  sens  que  le  mien.  Je  vais  vous  en 
lire  un  morceau,  en  signalant  les  marques  d'approbation  don- 
nées dans  l'auditoire. 

Après  cette  lecture,  M.  Gobden  ajoute  : 

Ces  extraits  sont  un  peu  longs  ;  mais  j'ai  pensé  qu'ils  vous 
intéresseraient  (applaudissements)  ;  j'ai  pensé  que  vous  seriez 


480  APPENDICE. 

charmés  d'apprendre  ce  qui  s'est  passé  au  sein  d'une  assemblée 
représentant  l'opinion  d'une  immense  ville  manufacturière  de 
France  :  et  quand  vous  voyez  que  de  pareils  sentiments  sont 
applaudis  comme  ils  l'ont  été  dans  une  assemblée  française, 
comment  voulez-vous  croire,  hommes  de  Manchester,  que  la 
France  soit  la  nation  de  bandits  que  certains  journaux  vous 
dépeignent  ?  (Applaudissements.)  Je  ne  veux  pas  dire  qu'il  n'y 
ait  des  préjugés  à  déraciner  en  France  comme  il  y  en  a  en 
Angleterre  ;  mais  je  dis  qu'il  ne  faut  pas  chercher  querelle  à 
un  petit  nombre  d'hommes  à  Paris,  —  d'hommes  sans  considé- 
ration et  sans  influence  en  France  ;  —  mais  que  nous  devons 
tendre  la  main  aux  hommes  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure. 
(Applaudissements.) 

Maintenant,,  je  tâcherai  de  traiter  avec  vous  d'une  manière 
pratique  et  détaillée  cette  question  des  armements  ;  car  c'est 
probablement  la  dernière  fois  que  j'aurai  à  vous  en  parler, 
avant  qu'elle  ne  soit  portée  devant  la  Chambre.  C'est,  je  le 
répète,  une  question  sur  laquelle  la  masse  des  citoyens  doit 
prononcer  ;  les  hommes  spéciaux  n'ont  rien  à  y  voir.  Je  n'ai 
pas  le  dessein  d'entrer  dans  les  détails  du  métier  ;  je  ne  crois 
pas  qu'il  soit  utile  pour  vous  d'avoir  la  moindre  connaissance 
pratique  de  l'horrible  métier  de  la  guerre.  (Applaudissements.) 
Je  veux  seulement  vous  demander  si,  dans  un  état  de  paix 
profonde,  vous  autres  contribuables,  vous  voulez  vous  décider 
à  courir  les  risques  de  la  guerre  en  gardant  votre  argent  dans 
vos  poches,  ou  bien  si  vous  voulez  permettre  à  un  plus  grand 
nombre  d'hommes  de  vivre  dans  la  paresse,  en  se  couvrant 
d'une  casaque  rouge  ou  d'une  jaquette  bleue,  sous  le  prétexte 
de  vous  protéger?  (Mouvement.)  Pour  moi,  je  crois  que  nous 
devons  agir  en  toutes  choses  selon  la  justice  et  l'honnêteté,  et 
partager  la  branche  de  l'olivier  avec  le  monde  entier  ;  et  aussi 
longtemps  que  nous  agirons  ainsi,  je  veux  bien  courir  les 
risques  de  tout  ce  qui  pourra  arriver,  sans  payer  un  soldat  ou 
un  marin  de  plus  !  (Vifs  applaudissements.)  Mais  ce  n'est  pas 
seulement  la  question  de  savoir  si  nous  devons  augmenter  nos 
armements  qu'il  s'agit  de  décider.  Vous  avez  déjà  dépensé, 
cette  année,  17,000,000  liv.  st.  en  armements,  et  vous  êtes  très- 


SECONDE   CAMPAGNE   DE   LA   LIGUE.  481 

aptes  à  décider  si  vous  n'auriez  pas  pu  faire  un  meilleur  emploi 
de  votre  argent.  (Applaudissements.)  Vous  êtes-vous  informés 
si  la  marine  que  vous  payez  si  largement  est  employée  de  la 
meilleure  manière  possible?  (Ecoutez  !  écoutez  !  et  applaudis- 
sements.) Où  sont  ces  grands  vaisseaux  qui  vous  coûtent  si  cher? 
Ordinairement  ils  voyagent  en  faisant  un  grand  étalage  de 
puissance;  mais  ils  ne  vont  ni  à  Hambourg  ni  dans  la  Baltique, 
où  il  y  a  un  si  grand  commerce.  Non  !  ils  ne  vont  pas  là;  la 
température  est  rude,  et  il  y  a  peu  d'agrément  à  se  trouver 
sur  ces  rivages.  (Rires  et  applaudissements.)  Vont-ils  davan- 
tage dans  l'Amérique  du  Nord,  aux  États-Unis,  avec  lesquels 
nous  faisons  la  cinquième  ou  la  sixième  partie  de  notre  com- 
merce étranger?  Non  pas!  L'arrivée  d'un  vaisseau  de  guerre 
anglais  dans  ces  parages  est  signalée  par  les  journaux  comme 
un  événement  extraordinaire,  f.es  matelots  des  navires  de 
guerre  sont  fainéants,  et  c'est  pourquoi  ils  font  bien  de  n'aller 
pas  souvent  dans  ce  pays-là.  En  résumé,  on  n'a  besoin  d'eux  dans 
aucune  région  commerçante.  (Applaudissements.)  A  la  fin  de 
notre  petite  session,  j'ai  demandé  un  rapport  sur  les  stations 
occupées  par  nos  navires,  et  je  vous  prierai  de  jeter  les  yeux 
sur  ce  rapport.  J'ai  demandé  un  rapport  sur  les  forces  navales 
qui  se  trouvaient  dans  le  Tage  et  dans  les  eaux  du  Portugal, 
au  commencement  de  chaque  mois,  pendant  l'année  dernière, 
avec  les  noms  des  navires,  le  nombre  des  hommes  et  des  canons. 
Lorsqu'il  sera  sous  vos  yeux,  je  ne  serai  aucunement  surpris  si 
vous  lisez  que  les  forces  navales  que  nous  avons  dans  le  Tage  et 
le  Douro,  et  sur  les  côtes  du  Portugal,  dépassent  l'ensemble  des 
forces  navales  américaines.  Il  est  vrai  que  Lisbonne  est  une 
ville  agréable^  je  puis  en  témoigner,  car  je  l'ai  visitée;  —  le 
climat  en  est  délicieux;  on  voit  là  des  géraniums  en  plein  air 
au  mois  de  janvier.  (Rires  et  applaudissements.)  Je  ne  veux  pas 
disputer  sur  les  goûts  des  capitaines  et  des  amiraux  qui  ne 
demandent  pas  mieux  que  de  passer  l'année  dans  le  Tage,  si 
vous  voulez  bien  le  leur  permettre.  (Applaudissements.)  On 
vous  affirme  qu'ils  y  sont  pour  servir  vos  intérêts;  mais  je 
puis  vous  assurer  qu'il  n'en  est  rien  ;  votre  flotte  a  été  mise 
dans  le  Tage  à  l'entière  disposition  de  la  reine  de  Portugal  et 


48  2  APPENDICE. 

de  ses  ministres;  et  elle  est  tenue  de  leur  porter  secours  dans 
le  cas  où  ils  encourraient  l'indignation  du  peuple  par  leur  mau- 
vaise administration.  Voilà  tout!  Sans  manquer  aux  conve- 
nances, je  puis  dire  qu'aujourd'hui  le  Portugal  est  le  plus  petit 
et  le  plus  misérable  des  États  de  l'Europe;  et  je  me  demande 
ce  que  l'Angleterre  peut  gagner  à  prendre  de  semblables  pays 
sous  sa  protection?  Le  Portugal  compte  environ  3  millions 
d'habitants  ;  nous  sommes  sûrs  de  son  commerce,  par  la  rai- 
son fort  simple  que  nous  prenons  les  quatre  cinquièmes  du  vin 
de  Porto  qu'il  produit  ;  —  et  si  nous  ne  le  prenions  pas,  per- 
sonne n'en  voudrait.  (Rires  et  applaudissements.)  J'espère  qu'on 
ne  m'imputera  point  un  sentiment  odieux,  j'espère  que  l'on 
prendra  uniquement  au  point  de  vue  économique  l'argument 
que  je  vais  employer;  mais  je  dis  que  si  le  tremblement  de 
terre  qui  a  ruiné  Lisbonne  se  faisait  sentir  de  nouveau  et  englou- 
tissait le  Portugal  sous  les  eaux  de  l'Océan,  une  grande  source 
de  dilapidation  serait  fermée  pour  le  peuple  anglais. 

Je  n'accuse  point  les  Portugais;  ils  font  ce  qu'ils  peuvent 
pour  s'assister  eux-mêmes.  Dernièrement  encore,  un  de  leurs 
députés  a  été  renvoyé  aux  cortez  par  le  cri  unanime  du  peuple, 
lequel,  au  dire  de  lord  Palmerston  et  0%  n'exerce  aucune  in- 
fluence en  Portugal  (applaudissements);  mais  chaque  fois  que 
la  nation  essaie  de  se  révolter,  les  Anglais  font  usage  de  leur 
puissance  pour  comprimer  ses  efforts  !  Que  la  reine  et  ses  mi- 
nistres administrent  convenablement  leur  pays  et  le  peuple  sera 
leur  meilleur  soutien  !  Je  vous  engage  à  suivre  cette  question 
du  Portugal;  étudiez-la  et  examinez  bien  ses  rapports  avec  la 
question  des  armements.  Je  sais  qu'il  y  a  en  Angleterre  une 
grande  aversion  pour  la  politique  extérieure,  et  cela  vient  sans 
doute  de  ce  que  cette  politique  ne  nous  a  jamais  fait  aucun 
bien.  (Mouvernent.)  Mais  je  puis  vous  garantir  que  si  vous 
voulez  secouer  votre  apathie  et  exercer  une  surveillance  active 
sur  les  faits  et  gestes  du  département  des  affaires  étrangères, 
vous  épargnerez  de  bonnes  sommes  d'argent,  —  ce  qui,  à  tout 
prendre,  serait  un  bon  résultat  par  le  temps  qui  court.  (Applau- 
dissements.) —  Maintenant,  messieurs,  je  poserai  cette  ques- 
tion :  si  les  gens  de  Brighton,  —  si  les  vieilles  femmes  des  deux 


SECONDE   CAMPAGNE    DE   LA   LIGUK.  4  83 

sexes  de  Brigthon,  —  craignent  qu'on  ne  vienne  les  arracher  de 
leurs  lits  (rires),  pourquoi  ne  rappelle-t-on  pas  la  flotte  qui  est 
dans  le  Tage  pour  la  faire  croiser  dans  la  Manche  ?  (Applaudis- 
sements )  Je  ne  suis  pas  marin  ;  mais  je  crois  qu'aucun  marin 
ne  me  démentira,  si  je  dis  qu'il  vaudrait  mieux  pour  nos  équi- 
pages qu'ils  naviguassent  dans  la  Manche,  que  de  croupir  à 
Lisbonne  dans  la  paresse  et  la  démoralisation. 

Nous  avons  des  navires  de  guerre  qui  vont  de  Portsmouth 
directement  à  Malte,  car  Malte  est  le  grand  hôpital  de  notre 
marine.  (Applaudissements  prolongés.)  Je  me  trouvais  à  Malte 
au  commencement  de  l'hiver,  au  mois  de  novembre.  Pendant 
mon  séjour,  un  de  nos  vaisseaux  de  ligne  arriva  de  Portsmouth; 
il  entra  dans  le  port  de  Valette  et  il  y  demeura  pendant  que 
j'allai  de  Malte  à  Naples,  et  de  là  en  Grèce  et  en  Egypte;  il  y 
était  encore  quand  je  retournai  à  Malte.  Les  principaux  officiers 
étaient  sur  la  côte,  où  ils  vivaient  dans  les  clubs,  et  le  reste  de 
l'équipage  avait  toutes  les  peines  du  monde  à  se  créer  l'appa- 
rence d'une  occupation  utile,  en  hissant  et  en  abaissant  alter- 
nativement les  voiles  et  en  nettoyant  le  pont.  (Eclats  de  rire.) 
Je  fus  introduit  chez  le  consul  américain,  qui  m'entretint 
beaucoup  de  notre  marine.  Il  me  dit  :  «  Nous  autres  Américains, 
nous  regardons  votre  marine  comme  très  molle.  —  Qu'enten- 
dez-vous par  molle?  —  Oh!  répliqua-t-il,  les  équipages  de  vos 
navires  sont  trop  paresseux;  ils  n'ont  rien  à  faire.  Vous  ne 
pouvez  espérer  d'avoir  de  bons  équipages  si  vos  navires  sé- 
journent pendant  de  longs  mois  dans  le  port.  Nous  autres  Amé- 
ricains, nous  n'avons  jamais  plus  de  trois  navires  dans  la 
Méditerranée,  et  un  seul  de  ces  trois  navires  est  plus  considé- 
rable qu'une  frégate;  mais  les  instructions  de  notre  gouverne- 
ment sont  que  les  navires  américains  ne  doivent  jamais  séjour- 
ner dans  un  port,  qu'ils  doivent  traverser  constamment  la 
Méditerranée  dans  l'un  ou  l'aulre  sens  ;  visiter  tantôt  un  port, 
tantôt  un  autre,  et  donner  la  chasse  aux  pirates  quand  il  s'en 
montre.  Nos  navires  sont  toujours  en  mouvement,  et  il  en 
résulte  que  leur  discipline  est  meilleure  que  celle  des  navires 
anglais,  dont  les  équipages  demeurent  dans  un  état  de  perpé- 
tuelle oisiveté.  »  (Mouvement.) 


48  4  APPENDICE. 

L'orateur  revient  ensuite  sur  la  mauvaise  interprétation  que 
l'on  avait  donnée  de  son  opinion,  relativement  à  la  question  du 
désarmement.  J'ai  déclaré  franchement  à  Stockport  ce  que  je 
déclare  encore  aujourd'hui,  ce  que  j'ai  déclaré  depuis  douze 
ans  dans  mes  écrits,  —  à  savoir,  que  nous  ne  pourrons  pas  ré- 
duire matériellement  nos  armements  aussi  longtemps  qu'il  ne 
sera  opéré  aucun  changement  dans  les  esprits,  relativement  à 
la  politique  extérieure.  11  faut  que  le  peuple  anglais  se  défasse 
de  cette  idée,  qu'il  lui  appartient  de  régler  les  affaires  du  monde 
entier.  Je  ne  blâme  pas  le  ministère  de  maintenir  nos  arme- 
ments ;  je  veux  seulement  appeler  l'attention  publique  sur  la 
folie  que  l'on  commet  en  dirigeant  aujourd'hui  notre  politique 
extérieure  comme  on  le  faisait  autrefois.  (Applaudissements.) 
Lorsque  l'opinion  publique,  —  lorsque  la  majorité  de  l'opinion 
pubhque,  — se  trouvera  de  mon  côté,  je  serai  charmé  de  voir 
appliquer  mes  vues;  mais  jusque-là  je  veux  bien  être  en  mino- 
rité, et  en  minorité  je  resterai  jusqu'à  ce  que  je  réussisse  à 
transformer  la  minorité  en  majorité.  (Applaudissements.)  Mais 
la  question  qui  s'agite  devant  vous  n'est  pas  de  savoir  si  nous 
devons  démanteler  notre  flotte;  la  question  est  de  savoir  si  vous 
voulez  ou  non  augmenter  votre  armée  et  votre  marine.  Tout  en 
admettant  que  l'opinion  publique  n'adopte  pas  mes  vues,  à  ce 
point  de  consentir  à  une  réduction  dans  nos  armements,  je  pré- 
tends, néanmoins,  au  nom  du  West-Riding  de  l'Yorkshire  (ap- 
plaudissements) ;  au  nom  du  comté  de  Lancastre,  au  nom  de 
Londres,  d'Edimbourg  et  de  Glascow,  que  l'opinion  publique 
est  avec  moi.  (Tonnerre  d'applaudissements.  —  L'assemblée  se 
lève  comme  un  seul  homme  en  faisant  entendre  des  hourras  pro- 
longés.) Et  si  l'opinion  publique  s'exprime  partout  comme  elle 
vient  de  le  faire  ici,  nos  armements  ne  seront  pas  augmentés. 
(Applaudissements.)  Mais  que  cette  manifestation  ait  lieu  ou 
non,  —  je  parle  pour  moi-môme  comme  membre  indépendant 
du  Parlement,  —  on  n'ajoutera  pas  un  shilling  au  budget  de 
notre  armée  et  de  notre  flotte ,  sans  qu'auparavant  j'aie 
forcé  la  Chambre  à  une  division  sur  cet  objet.  (Vifs  applaudis- 
sements.) 

Messieurs,  en  commençant,  je  vous  ai  montré  le  lien  qui  unit 


SECONDE   CAMPAGNE    DE   LA   LIGUE.  /i8  5 

la  question  des  armements  à  celle  de  la  liberté  du  commerce  ; 
en  terminant,  je  vous  dirai  que  la  question  de  la  liberté  du 
commerce  est  grandement  compromise  en  Europe  par  les  me- 
sures proposées  au  sujet  de  nos  défenses  nationales.  Je  reçois 
des  journaux  de  Paris,  et  je  vous  dirai  qu'àParis  il  y  a  des  libres- 
échangistes  qui  se  sont  associés  et  qui  publient  un  journal  heb- 
domadaire pour  éclairer  les  esprits,  comme  notre  Ligue  a  publié 
le  sien.  Ce  journal  est  dirigé  par  mon  habile  et  excellent  ami 
M.  Bastiat,  et  la  semaine  dernière  il  s'affligeait  des  remarques 
d'un  autre  journal,  le  Moniteur  industriel.,  qui  prétendait  que 
l'Angleterre  n'était  pas  sincère  dans  sa  politique  de  liberté  com- 
merciale, et  que,  s'apercevant  que  les  principes  proclamés  par 
elle  n'étaient  pas  adoptés  en  Europe,  elle  préparait  ses  arme- 
ments pour  enlever  par  la  force  ce  qu'elle  avait  cru  pouvoir 
enlever  par  la  ruse.  J'exhorte  mes  concitoyens  à  résister  à  cette 
tentative,  qui  est  faite  pour  répandre  de  l'odieux  sur  nos  prin- 
cipes. Nous  avons  commencé  à  prêcher  la  liberté  commerciale, 
avec  la  conviction  qu'elle  amènerait  la  paix  et  l'harmonie  parmi 
les  nations  ;  mais  les  free-traders  les  plus  enthousiastes  n'ont 
jamais  dit,  comme  le  prétendent  certains  journaux,  qu'ils  s'at- 
tendaient à  ce  que  la  liberté  commerciale  amènerait  l'ère  rêvée 
par  les  millénaires.  Nous  ne  nous  sommes  jamais  attendus  à 
rien  de  semblable.  Nous  nous  sommes  attendus  à  ce  que  les 
autres  nations  demanderaient  du  temps,  comme  la  nôtre  l'a 
fait,  pour  adopter  nos  vues;  mais  ce  que  nous  avons  toujours 
espéré,  le  voici  :  c'est  que  les  peuples  de  l'Europe  ne  nous 
verraient  point  douter  nous-mêmes  les  premiers  de  la  ten- 
dance de  nos  propres  principes,  et  nous  armer  contre  les  peu- 
ples avec  lesquels  nous  voulions  entretenir  seulement  des  rela- 
tions d'amitié.  Nous  avons  entrepris  de  faire  du  libre-échange 
l'avant-coureur  de  la  paix;  voilî  tout!  Lorsque  nous  avons 
planté  l'olivier,  nous  n'avons  jamais  pensé  que  ses  fruits  mûri- 
raient en  un  jour,  mais  nous  avons  eu  l'espoir  de  les  recueillir 
dans  leur  saison;  et  avec  l'aide  du  Ciel  et  la  vôtre,  il  en  sera 
ainsi  I  (Applaudissements  prolongés.) 

Le  colonel  Thompson  propose  un  toast  à  la  Ligue  et  à  ses  tra- 
vaux, dont  l'utilité  a  été  si  grande  pour  le  pays  et  pour  le  monde. 


486  APPENDICE. 

M.  BRfGiiT  repond  à  ce  toast  : 

Si  quelqu'un  dans  cette  assemblée  avait,  en  venant  ici,  quel- 
ques doutes  sur  le  Yérital)le  objet  de  notre  rc'ainion,  ses  doutes 
doivent  être  maintenant  dissipes.  On  m'a  demandé  pourquoi 
nous  nous  réunissions,  maintenant  que  le  monde  politique  est 
si  calme,  et  que  les  réformes  que  nous  avons  poursuivies  dans 
cette  enceinte  sont  pour  la  plupart  accomplies  ;  j'ai  répondu  que 
nous  nous  réunissions  pour  faire  honneur  au  grand  principe 
qui  a  triomphé,  et  à  un  autre  principe  qui  marche  vers  un  plus 
grand  triomphe  encore,  —  à  ce  principe  que,  dans  l'avenir,  l'o- 
pinion du  peuple  sera  le  seul  guide,  et  l'intérêt  du  peuple  le 
seul  objet  du  gouvernement  de  ce  pays.  Je  n'aurai  pas  besoin 
de  faire  longuement  l'apologie  de  la  liberté  commerciale.  Si 
jamais  principe  a  été  triomphant,  si  jamais  but  poursuivi  par 
une  grande  association  a  été  justifié  par  les  résultats,  c'est  bien 
le  principe  de  la  liberté  du  commerce  et  le  but  qui  a  été  pour- 
suivi parles  agitateurs  de  notre  association.  (Applaudissements.) 
IS'avons-nouspas  entendu  dire,  pendant  de  longues  années,  qu'il 
fallait  que  ce  pays  fût  entièrement  indépendant  de  l'étranger? 
Et  maintenant  ne  devons-nous  pas  avouer  que  c'est  grâce  aux 
importations  desubsistancesdeTétranger  que  plusieurs  millions 
de  nos  concitoyens  ont  conservé  la  vie,  pendant  ces  dix-huit 
mois  ?  Ne  nous  disait-on  pas  que  le  meilleur  moyen  d'avoir  un 
approvisionnement  sûr  et  abondant  de  subsistance,  c'était  de 
protéger  nos  cultivateurs?  Et  n'est-il  pas  prouvé  à  présent  qu'a- 
près trente  années  d'une  protection  rigoureuse,  des  millions  de 
nos  concitoyens  seraient  morts  de  faim,  si  nous  n'avions  pas 
r?çu  du  blé  du  dehors?  Ne  nous  disait-on  pas  encore  que  si  nous 
achetions  du'  blé  à  l'étranger,  nous  serions  obligés  d'exporter 
des  masses  considérables  d'or,  et  que  cet  or  servirait  à  édifier 
des  manufactures  rivales  des  nôtres?  Eh  bien  !  il  y  a  eu  des 
importations  et  des  exportations  considérables  de  numéraire 
destinées  au  paiement  du  blé,  mais  où  le  numéraire  a-t-il  été 
retenu?  Ne  nous  revient-il  pas,  en  ce  moment,  aussi  vite  qu'il 
s'en  était  allé?  Et,  de  plus,  la  nation  qui  a  pris  la  plus  grande 
partie  de  cet  or,  les  États-Unis  n'onl-ils  pas  doublé  ou  triplé 
leurs  achats  de  nos  marchandises  depuis  un  an?  (Applaudisse- 


SECONDE    CAMPAGNE    DE    LA    LIGIE.  '^87 

ments.)  Si  quelqu'un  vient  se  plaindre  à  moi  de  la  liberté  com- 
merciale, —  quoique  je  doive  dire  que  peu  d'liomn)es  s'en 
plaignent,  si  ce  n'est  quelques  esprits  obtus  que  nous  ne  par- 
viendrons jamais  à  convaincre,  —  si  quelqu'un  me  demande 
si  la  liberté  commerciale  a  triomphé,  si  notre  politique  a  réussi, 
je  lui  cite  les  seize  millions  de  quarters  de  blé  qui  ont  été  im- 
portés dans  les  seize  derniers  mois  et  je  lui  demande  :  qu'au- 
riez-vous  fait  sans  cette  importation?  Vous  auriez  eu  une  anar- 
chie, une  ruine,  une  mortalilé  sans  exemple  dans  aucun  temps 
et  dans  aucun  pays;  vous  auriez  souffert  toutes  ces  épouvan- 
tables calamités  si  voire  politique  de  restriction  et  d'exclusion 
était  demeurée  plus  longtemps  en  vigueur.  (Applaudissements.) 
Jamais  l'efficacité  d'un  principe  n'a  été  aussi  admirablement 
prouvée  que  l'a  été  celle  du  nôtre,  pendant  les  douze  der- 
niers mois.  -Si  un  homme  avait  pu   s'élever  assez  haut  pour 
embrasser  le  monde  de  son  regard,  qu'aurait-il  vu?  Que  faisait 
alors  pour  notre  pays  le  génie  du  commerce  ?  Nous  étions  abat  tus 
par  la  peur,  nous  étions  en  proie  à  la  famine,  nous  implorions 
du  monde  entier  notre  salut;  et  le  commerce  nous  a  répondu 
de  toutes  les  régions  du  globe.  Sur  les  bords  de  la  mer  Noire 
et  de   la  Baltique,  auprès  du  Nil  classique  et  du  Gange  sacré, 
sur  les  rives  du  Saint-Laurent  et  du  Mississipi,  dans  les  îles 
éloignées  de  l'Inde,  dans  le  naissant  empire  de  l'Australie,  des 
créatures  humaines  s'occupaient  de  recueillir  et  d'expédier  les 
fruits  de  leurs  moissons  pour  nourrir  le  peuple  affamé  de  ce 
royaume.  (Applaudissements.)  L'orateur  s'occupe  ensuite  des 
résultatspolitiquesde  laliberté  des  échanges.  Le  rappel  des  lois- 
céréales,  dit-il,  peut  être  comparé,  dans  le  monde  politique,  à 
la  débâcle  qui  suit  une  longue  gelée.  Lorsque  le  dégel  arrive, 
vous  voyez  sur  les  fleuves  des  masses  de  glaçons  se  disloquer  et 
se  disjoindre;  ils  se  mettent  séparément  en  marche  ;  tantôt  ils 
se  touchent,  tantôt  ils  se  séparent,  mais  tous  tendent  au  même 
but,  tous  sont  entraînés  vers  l'Océan.  C'est  ainsi  que  nous  voyons 
dans  notre  Parlement  les  vieux  partis  se  dissoudre  pour  toujours. 
Et  dans  notre  Parlement  comme  au  dehors,  nous  voyons  la 
masse  aspirer  et  marcher  vers  une  liberté  plus  grande  que  celle 
dont  nous  avons  joui  jusqu'à  ce  jour.  (Applaudissements.)  Où 


4S8  APPENDICE. 

donc  allons-nous?  (L'orateur énumère les  réformes  gui  restent  à 
accomplir  ;  en  première  ligne  il  place  la  réforme  de  l'Église  éta- 
blie, puis  celle  de  la  transmission  des  propriétés.)  Celte  question 
de  la  tenure  du  sol  et  du  mode  selon  lequel  il  doit  être  transmis 
de  main  en  main  et  de  père  en  fils,  intéresse  l'Angleterre  et 
l'Ecosse  aussi  bien  que  rirlande.  Les  abus  qui  subsistent  depuis 
si  longtemps  ont  pris  naissance  à  une  époque  où  la  population 
était  clair-semée  et  où  le  peuple  n'avait  aucun  pouvoir.  Il  s'agit 
maintenant  de  les  détruire;  et  de  même  que  le  Parlement  a 
admis  la  libre  introduction  des  blés  étrangers,  de  même  — 
quoi  que  puissent  faire  les  influences  aristocratiques  —  il  ad- 
mettra avant  peu  l'affranchissement  du  sol,  —  la  liberté  sera 
donnée  à  la  terre  comme  elle  a  été  donnée  à  ses  produits.  (Ap- 
plaudissements.) 

Il  est  singulier  que,  dans  ce  meeting,  toutes  les  pensées  se 
soient  tournées  vers  une  question  à  laquelle  personne  ne  son- 
geait il  y  a  quelques  semaines  ;  je  veux  parler  du  cri  de  guerre 
qui  a  été  jeté  dans  le  pays.  J'entends  dire  de  tout  côté  qu'il  y 
a  eu  une  panique.  Eh  bien  !  moi,  je  suis  persuadé  du  contraire  : 
il  n'y  a  pas  eu  de  panique.  Voici  ce  qui  est  arrivé.  Mon  hono- 
rable ami  le  représentant  du  West-Riding  de  l'Yorkshire 
(M.Cobden)estalléaufonddu  Cornouailles  ;  il  y  a  lu  les  journaux 
de  Londres  et  il  s'est  imaginé  que  nous  ajoutions  foi  à  ce  qu'ils 
disaient.  (Rires.)  Il  faut  que  je  vous  donne  une  autre  preuve  de 
sa  crédulité.  Lorsqu'il  se  trouvait  en  Espagne,  il  m'écrivit  une 
lettre  à  peu  près  au  moment  où  une  querelle  paraissait  s'être 
élevée  entre  lord  Palmerston  et  quelqu'un  à  Paris,  à  propos  du 
mariage  de  la  reine  d'Espagne,  et  savez-vous  ce  qu'il  disait?  Il 
nous  suppliait  de  ne  pas  entreprendre  une  guerre  à  ce  sujet,  il 
nous  suppliait  de  ne  pas  nous  livrer  à  la  manie  de  la  guerre. 
Étant  en  Espagne,  il  avait  évidemment  tout  à  fait  oublié  le  ca- 
ractère du  peuple  au  milieu  duquel  il  avait  vécu  !  (Rires.)  Il  a 
lu  les  journaux  de  Londres,  et  il  s'est  imaginé  que  nous  tous  y 
écrivions  des  premiers  Londres.  Le  fait  est  que  la  panique  est 
demeurée  tout  entière  parmi  les  cliefs  du  parti  militaire  de  ce 
pays  et  les  rédacteurs  en  chef  des  journaux.  (Rires.)  Pour  moi, 
je  suis  persuadé  que  toute  cette  panique  n'est  qu'une  feinte.  Je 


SECONDE    CAMPAGNE    DE    LA   LIGUE.  4  89 

crois  que  je  puis  vous  en  donner  le  secret.  C'est  la  coutume  dans 
ce  pays  que  plus  un  homme  est  riche,  moins  il  laisse  au  plus 
grand  nombre  de  ses  enfants.  (Écoutez  —  et  applaudissements.) 
Si  un  honnête  fabricant  de  coton,  ou  un  marchand,  ou  un  im- 
primeur sur  calicots,  vient  à  amasser  20,000  ou  30,000  liv.  st., 
il  s'arrange  ordinairement  de   manière  à  partager  également 
cette  somme  entre  ses  enfants  lorsqu'il  quitte  la  terre.  (Applau- 
dissements.) Je  ne  sais  vraiment  comment  un  homme  qui  pos- 
sède des  sentiments  naturels  et  une  dose  ordinaire  d'honnêteté 
pourrait  faire  autrement.  Mais  plus  un  homme  titré  possède  de 
propriétés,  surtout  si  ces  propriétés  consistent  en  champs,  plus  il 
juge  nécessaire  que  son  fils  aîné  les  possède  toutes  après  lui. 
Le  colonel  Thompson,  en  donnant  l'explication  du  fait,  dit  que 
l'intention  de  cet  homme  est  de  rendre  une  main  assez  forte  pour 
contraindre  le  public  à  entretenir  le  reste  de  la  famille.  (Rires.) 
Or,  vous  savez  que  les  familles  aristocratiques  se  multiplient 
tout  comme  les  familles  des  autres  classes.  (Rires.)  Il  y  a  d'abord 
un  ou  deux  enfants  autour  de  la  table;  puis,  —  petit  à  petit,  — 
il  en  vient  six  ou  huit,  ou  dix  ou  douze^  comme  le  bon  Dieu  les 
envoie.  Tous  ces  enfants  sont  entretenus  dans  l'idée  qu'ils  souf- 
friraient dans  leur  dignité,  si  on  les  voyait  offrir  quelque  chose 
à  vendre.  Ils  n'embrassent  pas  la  carrière  commerciale^  ils  sui- 
vent celle  des  emplois  publics.  (Rires.)  Ils  sont  tellement  pleins  ■ 
de  patriotisme  qu'ils  ne  veulent  rien  faire,  si  ce  n'est  consacrer 
leurs  services  à  leurs  concitoyens.  Mais  la  pitance  devient  de 
jour  en  jour  plus  maigre.  (Rires.)  Les  classes  moyennes  ont,  de 
jour  en  jour,  fourni  un  plus  grand  nombre  d'honmies  actifs, 
habiles  et  intelligents,  qui  sont  venus  faire  concurrence  aux 
membres  de  l'aristocratie,  dans  les  services  publics.  La  consé- 
quence de  ce  fait  était  facile  à  prévoir.  Comme  dirait  le  colonel 
Thompson,  il  est  arrivé  que  celte  population  a  pressé  sur  les 
moyens  de  subsistance.  (Rires.)  Elle  a  besoin  aujourd'hui  d'une 
carrière  plus  large  pour  déployer  son  énergie,  —  qu'elle  applique 
principalement  à  ne  rien  faire  et  à  manger  des  taxes.  (Rires  et 
applaudissements.) 

Songez  qu'il  s'est  passé,  depuis  une  trentaine  d'années,  des 
choses  qui  ont  dû  plonger  dans  le  désespoir  une  portion  consi- 


4  90  APPENDICE. 

(lérable  de  la  classe  aristocratique.  Prenez  les  vingt-cinq  der- 
nières années  et  comparez-les  à  n'importe  quelle  période  de 
vingt-cinq  ans  de  notre  histoire,  et  vous  verrez  que  nous  avons 
accompli  une  véritable  révolution,  une  révolution  glorieuse  et 
pacifique,  et  d'autant  plus  glorieuse  qu'elle  a  été  plus  pacifique. 
Nous  avons  eu,  dans  nos  lois  et  dans  nos  institutions,  dans  la 
politique  de  notre  gouvernement,  dans  la  constitution  même 
du  pouvoir,  des  changements  plus  considérables  que  d'autres 
n'en  ont  obtenu  par  des  révolutions  sanglantes.  Et  qui  sait  ce 
qui  pourra  survenir  encore?  «  Si  nous  avons  trente  autres  an- 
nées de  paix  et  si  des  clubs  pour  la  liberté  du  commerce  s'ouvrent' 
dans  toutes  les  grandes  villes  du  royaume,  disent  les  membres  de 
l'aristocratie,  nousvoudrions  bien  savoir  ce  qui  adviendra.  »  Sans 
aucun  doute,  quelque  chose  de  très-sérieux  pour  quelques-uns 
d'entre  eux.  Ils  en  sont^du  reste,  bien  persuadés.  Il  y  a  un  duel 
à  mort  entre  Tesprit  de  guerre  et  le  progrès  politit[ue,  social  et 
industriel.  Nous  servirions  les  desseins  de  celte  classe  antina- 
tionale, si  nous  permettions  à  l'esprit  de  guerre  de  se  répandre 
dans  la  Grande-Bretagne.  Laissez-le  prévaloir,  laissez  la  guerre 
désoler  de  nouveau  le  monde,  et  vous  aurez  beau  faire  des 
meetings,  aucune  nouvelle  réforme  sociale  et  industrielle  ne 
s'accomplira  dans  le  gouvernement  du  Royaume-Uni.  (Applau- 
dissements.) Je  sais  bien  que  si  vous  jetez  un  regard  sur  les 
pages  de  notre  histoire  dans  ces  trente  dernières  années,  elles 
ne  vous  paraîtront  pas  aussi  brillantes  que  celles  des  trente 
anuées  précédentes.  Il  n'y  a  pas  eu  autant  d'hommes  nés  pour 
être  de  grands  généraux  ou  des  amiraux;  il  n'y  a  pas  eu  autant 
de  grandes  victoires  par  mer  et  par  terre  ;  vos  églises  et  vos 
cathédrales  n'ont  pas  été,  dirai-je  ornées?  ne  devrais-je  pas 
plutôt  dire  souillées?  par  les  trophées  de  la  guerre.  Un  illustre 
Français,  Lamartine,  a  dit  :  «  Le  sang  est  ce  qui  brille  le  plus 
dans  l'histoire,  cela  est  vrai,  mais  il  tache.  »  «  Le  sang  et  la 
liberté  s'excluent,  »  dit-il  encore.  Je  vous  en  supplie,  messieurs, 
par  toutes  les  victoires  que  vous  avez  déjà  remportées,  par 
toutes  celles  que  vous  pouvez  remporter  encore,  résistez,  résistez 
énergiquement  à  tout  ce  que  Ton  pourrait  vous  dire  pour  en- 
tretenir en  vous  des  pensées  hostiles  aux  étrangers,  à  tout  ce  que 


SECONDE   CAMPAGNE    DE    LA    LIGUE.  491 

l'on  pourrait  vous  dire  pour  vous  engager  à  augmenter  la 
somme  que  vous  dépensez  en  armements.  (Applaudissements.) 

Messieurs,  le  pouvoir  du  peuple  s'étend  chaque  jour;  effor- 
çons-nous bien  de  prouver  que  ce  pouvoir  est  un  bienfait  pour 
ceux  qui  le  possèdent.  J'imagine  quelles  seront  les  exclamations 
de  V  United  Service  et  du  club  de  l'armée  et  de  la  marine,  lors- 
que les  journaux  arriveront  à  Londres  avec  un  compte  rendu 
de  ce  meeting.  Oh!  c'est  une  époque  glorieuse  que  celle  où 
des  milliers  de  citoyens  peuvent  se  réunir  librement!  car  il 
n'est  pas  de  liberté  plus  grande,  plus  féconde,  que  celle  dont 
nous  jouissons  aujourd'hui,  —  de  discuter  librement  et  ouver- 
tement, d'approuver  librement  ou  de  condamner  librement  la 
politique  de  ceux  qui  gouvernent  ce  grand  empire.  (Applau- 
dissements.) Je  suis  resté  souvent  debout  sur  le  rivage,  lorsqu'il 
n'y  avait  pas  un  souffle  d'air  qui  ridât  la  surface  de  l'Océan. 
J'ai  vu  la  marée  s'élever,  comme  si  elle  était  mue  par  quelque 
impulsion  mystérieuse  et  irrésistible  qui  lançait  successivement 
les  vagues  sur  le  rivage.  Nous  qui  sommes  une  grande  et  ma- 
gnanime nation,  ayons  dans  nos  âmes  ce  souffle  mystérieux  et 
irrésistible,  cet  amour  pour  la  liberté,  cet  amour  pour  la  justice  ! 
Il  nous  poussera  en  avant,  en  avant  toujours,  et  nous  fera  obte- 
nir triomphe  sur  triomphe,  jusqu'à  ce  que  cette  nation  soit  — 
comme  toutes  les  nations  peuvent  l'être  un  jour —  une  commu- 
nauté heureuse  et  fortunée,  que  le  monde  se  proposera  pour 
modèle.  (Applaudissements  prolongés.) 

M.  Brotherton  propose  un  autre  toast  à  la  liberté  du  com- 
merce et  à  la  paix. 

M.  George  Thompson  répond  au  toast  porté  par  M.  Brotherton. 
Ne  laissons  pas  revivre,  dit-il,  les  animosités  nationales,  lors- 
que les  Français  eux-mêmes  nous  donnent  un  exemple  que 
nous  pourrions  suivre  avec  profit.  Dans  chacun  des  soixante 
banquets  qui  ont  eu  lieu  récemment  pour  la  réforme  électorale, 
un  toast  a  été  porté  «  à  la  liberté,  à  Tégalité  et  à  la  fraternité.  » 
M.  le  colonel  Thompson  se  demandait  alors  ce  que  penserait  un 
naturel  d'un  pays  éloigné,  converti  au  christianisme  par  un  de 
nos  missionnaires,  si,  venant  dans  ce  pays,  il  nous  trouvait 
occupés  à  nous  préparer  à  la  guerre  contre  une  nation  qui  ne 


A?2  APPENDICE. 

nous  a  pas  témoigné  le  moindre  sentiment  d'hostilité.  Si  les 
classes  ouvrières  sont  appelées  à  faire  partie  de  la  milice,  qu'elles 
demandent  au  moins  au  gouvernement  de  connaî(re  la  cause 
pour  laquelle  elles  sont  destinées  à  combattre  ;  qu'elles  prennent 
avantage  de  l'obligation  qu'on  leur  imposera  de  verser  leur 
sang,  s'il  en  est  besoin,  pour  revendiquer  les  droits  du  citoyen 
et  quelques  biens  qui  valent  la  peine  d'être  défendus.  (Applau- 
dissements.) 

Des  remercîments  sont  ensuite  votés  aux  membres  du  Parle- 
ment qui  ont  honoré  le  banquet  de  leur  présence;  puis  l'assem- 
blée se  sépare. 


A  partir  de  la  révolution  de  Février,  des  devoirs  nouveaux  et  impé- 
rieux réclament  tous  les  instants  de  Bastiat.  Il  s'y  dévoue  avec  une 
ardeur  funeste  à  sa  santé  et  interrompt  la  tâche  qu'il  s'était  donnée  de 
signaler  à  la  France  les  bienfaits  de  la  liberté  commerciale  en  Angle- 
terre. 

Une  invitation  lui  parvint,  le  il  janvier  1849,  de  la  part  des  free-tra- 
ders^  qui  avaient  résolu  de  célébrer  à  Manchester  le  l^r  février,  ce  jour 
où,  conformément  aux  prescriptions  législatives,  toute  restriction  sur  le 
commerce  des  grains  devait  cesser.  Nous  reproduisons  la  réponse  qu'il 
fit  alors  à  M.  George  Wilson,  l'ancien  président  de  la  Ligue  et  l'organe 
du  comité  chargé  des  préparatifs  de  cette  fête . 


Monsieur, 

«  Veuillez  exprimer  à  votre  comité  toute  ma  reconnais- 
sance pour  rinvitation  flatteuse  que  vous  m'adressez  en  son 
nom.  Il  m'eût  été  bien  doux  de  m'y  rendre,  car,  Monsieur, 
je  le  dis  hautement,  il  ne  s'est  rien  accompli  de  plus  grand 
dans  ce  monde,  à  mon  avis^,  que  cette  réforme  que  vous  vous 
apprêtez  à  célébrer.  J'éprouve  l'admiration  la  plus  profonde 
pour  les  hommes  que  j'eusse  rencontrés  à  ce  banquet,  pour 
les  George  Wilson,  les  Villiers,  les  Bright,  les  Gobden,  les 


SECONDE   CAMPAGNE    DE    LA    LIGUE.  4  93 

Thompson  et  tant  d'autres  qui  ont  réalisé  le  triomphe  de  la 
liberté  commerciale,  ou  plutôt,  donné  à  cette  grande  cause 
une  première  et  décisive  impulsion.  Je  ne  sais  ce  que  j'ad- 
mire le  plus  de  la  grandeur  du  but  que  vous  avez  poursuivi 
ou  de  la  moralité  des  moyens  que  vous  avez  mis  en  œuvre. 
Mon  esprit  hésite  quand  il  compare  le  bien  direct  que  vous 
avez  fait  au  bien  indirect  que  vous  avez  préparé  ;  quand 
il  cherche  à  apprécier,  d'un  côté,  la  réforme  même  que 
vous  avez  opérée,  et  de  l'autre,  l'art  de  poursuivre  légale- 
ment et  pacifiquement  toutes  les  réformes,  art  précieux 
dont  vous  avez  donné  la  théorie  et  le  modèle. 

Autant  que  qui  que  ce  soit  au  monde,  j'apprécie  les 
bienfaits  de  la  liberté  commerciale,  et  cependant  je  ne  puis 
borner  à  ce  point  de  vue  les  espérances  que  l'humanité  doit 
fonder  sur  le  triomphe  de  votre  agitation. 

Vous  n'avez  pu  démontrer  le  droit  d'échanger,  sans  dis- 
cuter et  consolider,  chemin  faisant,  le  droit  de  propriété. 
Et  peut-être  l'Angleterre  doit-elle  à  votre  propagande  de 
n'être  pas,  à  l'heure  qu'il  est  infestée,  comme  le  continent, 
de  ces  fausses  doctrines  communistes  qui  ne  sont,  ainsi  que 
le  protectionnisme,  que  des  négations,  sous  formes  diverses, 
du  droit  de  propriété. 

Vous  n'avez  pu  démontrer  le  droit  d'échanger,  sans  éclai- 
rer d'une  vive  lumière  les  légitimes  attributions  du  gouver- 
nement et  les  limites  naturelles  de  la  loi.  Or,  une  fois  ces 
attributions  comprises,  ces  limites  fixées,  les  gouvernés 
n'attendront  plus  des  gouvernements  prospérité,  bien-être, 
bonheur  absolu  ;  mais  justice  égale  pour  tous.  Dès  lors  les 
gouvernements,  circonscrits  dans  leur  action  simple,  ne 
comprimant  plus  les  énergies  individuelles,  ne  dissipant 
plus  la  richesse  publique  à  mesure  qu'elle  se  forme,  seront 
eux-mêmes  dégagés  de  l'immense  responsabilité  que  les 
espérances  chimériques  des  peuples  font  peser  sur  eux.  On 
ne  les  culbutera  pas  à  chaque  déception  inévitable,  et  la 

III.  28 


/<9  4  APPENDICE. 

principale  cause  des  révolutions  violentes   sera  détruite. 

Vous  n'avez  pu  démontrer,  au  point  de  vue  économi- 
que, la  doctrine  du  libre-échange  sans  ruiner  à  jamais  dans 
les  esprits  ce  triste  et  funeste  aphorisme  :  Le  bien  de  l'un, 
c'est  le  dommage  de  Vautre.  Tant  que  cette  odieuse  maxime  a 
été  la  foi  du  monde,  il  y  avait  incompatibilité  radicale  entre 
la  prospérité  simultanée  et  la  paix  des  nations.  Prouver 
l'harmonie  des  intérêts,  c'était  donc  préparer  la  voie  à  l'u- 
niverselle fraternité. 

Dans  ses  aspects  plus  immédiatement  pratiques,  je  suis 
convaincu  que  votre  réforme  commerciale  n'est  que  le 
premier  chaînon  d'une  longue  série  de  réformes  plus  pré- 
cieuses encore.  Peut-elle  manquer,  par  exemple,  de  faire 
sortir  la  Grande-Bretagne  de  cette  situation  violente,  anor- 
male, antipathique  aux  autres  peuples,  et  par  conséquent 
pleine  de  dangers,  où  le  régime  protecteur  l'avait  entraî- 
née ?  L'idée  d'accaparer  les  consommateurs  vous  avait  con- 
duits à  poursuivre  la  domination  sur  tout  le  globe.  Eh  bien  ! 
je  ne  puis  plus  douter  que  votre  système  colonial  ne  soit 
sur  le  point  de  subir  la  plus  heureuse  transformation.  Je 
n'oserais  prédire,  bien  que  ce  soit  ma  pensée,  que  vous  se- 
rez amenés,  par  fa  loi  de  votre  intérêt,  à  vous  séparer 
volontairement  de  vos  colonies  ;  mais  alors  même  que  vous 
les  retiendrez,  elles  s'ouvriront  au  commerce  du  monde ^ 
et  ne  pourront  plus  être  raisonnablement  un  objet  de  ja- 
lousie et  de  convoitise  pour  personne. 

Dès  lors  que  deviendra  ce  célèbre  argument  en  cercle 
vicieux  :  «  Il  faut  une  marine  pour  avoir  des  colonies,  il 
faut  des  colonies  pour  avoir  une  marine  ?  »  Le  peuple  an- 
glais se  fatiguera  de  payer  seul  les  frais  de  ses  nombreuses 
possessions,  dans  lesquelles  il  n'aura  pas  plus  de  privilèges 
qu'il  n'en  a  aux  États-Unis.  Vous  diminuerez  vos  armées  et 
vos  flottes  ;  car  il  serait  absurde,  après  avoir  anéanti  le 
danger,  de  retenir  les  précautions  onéreuses  que  ce  danger 


SECONDE   CAMPAGNE   DE   LA    LIGUE.  495 

seul  pouvait  justifier.  Il  y  a  encore  là  un  double  et  solide 
gage  pour  la  paix  du  monde. 

Je  m'arrête,  ma  lettre  prendrait  des  proportions  inconve- 
nantes, si  je  voulais  y  signaler  tous  les  fruits  dont  le  libre 
échange  est  le  germe. 

Convaincu  de  la  fécondité  de  cette  grande  cause,  j'aurais 
voulu  y  travailler  activement  dans  mon  pays.  Nulle  part  les 
intelligences  ne  sont  plus  vives  ;  nulle  part  les  cœurs  ne 
sont  plus  embrasés  de  l'amour  de  la  justice  universelle,  du 
bien  absolu,  de  la  perfection  idéale.  La  France  se  fût  pas- 
sionnée pour  la  grandeur,  la  moralité,  la  simplicité,  la  vé- 
rité du  libre-échange.  Il  ne  s'agissait  que  de  vaincre  un 
préjugé  purement  économique,  d'établir  pour  ainsi  dire 
un  compte  commercial,  et  de  prouver  que  l'échange,  loin 
de  nuire  au  travail  national^  s'étend  toujours  tant  qu'il  fait 
du  bien,  et  s'arrête,  par  sa  nature,  en  vertu  de  sa  propre 
loi,  quand  il  commencerait  à  faire  du  mal  ;  d'où  il  suit  qu'il 
n'a  pas  besoin  d'obstacles  artificiels  et  législatifs.  L'occa- 
sion était  belle,  —  au  milieu  du  choc  des  doctrines  qui  se 
sont  heurtées  dans  ce  pays,  —  pour  y  élever  le  drapeau  de 
la  liberté.  Il  eût  certainement  rallié  à  lui  toutes  les  espé- 
rances et  toutes  les  convictions.  C'est  dans  ce  moment  qu'il 
^  plu  à  la  Providence,  dont  je  ne  bénis  pas  moins  les  dé- 
•crets,  de  me  retirer  ce  qu'elle  m'avait  accordé  de  force  et 
de  santé  ;  ce  sera  donc  à  un  autre  d'accomplir  l'œuvre  que 
j'avais  rêvée,  et  puisse-t-il  se  lever  bientôt  ! 

C'est  ce  motif  de  santé,  ainsi  que  mes  devoirs  parlemen- 
taires, qui  me  forcent  à  m'abstenir  de  paraître  à  la  démo- 
•cratique  solennité  à  laquelle  vous  me  conviez.  Je  le  regrette 
profondément,  c'eût  été  un  bel  épisode  de  ma  vie  et  un  pré- 
cieux souvenir  pour  le  reste  de  mes  jours.  Veuillez  faire 
agréer  mes  excuses  au  comité  et  permettez-moi,  en  termi- 
nant, de  m'associer  de  cœur  à  votre  fête  par  ce  toast  : 

A  la  liberté  commerciale  des  peuples  !  à  la  libre  circula- 


49G  APPENDICE. 

lioii  des  hommes,  des  choses  et  des  idées  !  au  libre-échange 
universel  et  à  toutes  ses  conséquences  économiques,  politi- 
ques ei  morales  ! 

Je  suis^  Monsieur^  votre  très-dévové , 

Frédéiuc  Bastiat. 

15  janvier  1849. 
A  M.  Georse  Wilson. 


REFORME    COLONIALE 

EN   ANGLETERRE 

DISCOURS   PRONONCÉ    AU    MEETING   DE    BRADFORD,    PAR   M.    COBDEN. 

[Journal  des  Économistes,  n»  du  15  février  1850.) 


Les  free-trader8  anglais  poursuivent,  avec  une  ardeur 
que  nous  sommes,  hélas  I  impuissants  à  imiter,  la  réforme 
de  la  vieille  législation  économique  de  la  Grande-Bre- 
tagne. Aux  protectionnistes  qui  demandent  la  restauration 
des  vieux  abus,  ils  ne  répondent  qu'en  exigeant  incessam- 
ment des  réformes  nouvelles.  Non  contents  d'avoir  obtenu 
la  suppression  complète  et  définitive  des  lois-céréales,  la 
modification  presque  radicale  des  lois  de  navigation,  l'éga- 
lisation des  droits  sur  les  sucres,  ils  demandent  aujour- 
d'hui, entre  autres  réformes,  la  suppression  entière  du  vieux 
régime  colonial,  l'émancipation  politique  des  colonies. 
Gomme  toujours,  M.  Gobden  a  pris  les  devants  dans  cette 
question.  C'est  dans  la  tournée  qu'il  vient  de  faire  pour 
combattre  dans  ses  foyers  mêmes  l'agitation  protectionniste, 
qu'il  a  fait  lever  ce  nouveau  lièvre,  pour  ainsi  dire  entre 
les  jambes  de  ses  adversaires.  Les  applaudissements  qui 
ont  accueilli  ses  paroles  nous  prouvent,  du  reste,  que  la 
cause  de  l'émancipalion  coloniale  est  déjà  plus  qu'à  moitié 

28. 


49  8  APPENDICE. 

gagnée  dans  l'opinion,  tant  les  saines  doctrines  de  la 
science  économique  sont  devenues  populaires  dans  la 
Grande-Bretagne  ! 

C'est  dans  un  meeting  convoqué  à  la  Société  de  tempé- 
rance de  Bradford,  et  où  affluait  la  population  intelligente 
de  cette  ville,  que  M.  Gobden,  assisté  du  colonel  Thompson, 
a  exposé,  avec  le  plus  de  développements,  ses  idées  sur  la 
réforme  coloniale.  Nous  reproduisons  les  principaux  pas- 
sages de  son  discours,  qui  est  destiné  à  servir  de  point  de 
départ  à  une  réforme  nouvelle. 

M.  CoBDEN.  Je  compte  vous  entretenir  aujourd'hui  principa- 
lement de  nos  relations  avec  nos  colonies.  Vous  avez  eu  con- 
naissance, sans  doute,  des  mauvaises  nouvelles  qui  sont  ve- 
nues du  Canada,  du  cap  de  Bonne-Espérance  et  de  l'Australie. 
Vous  avez  pu  voir  un  manifeste,  émanant  du  Canada,  dans 
lequel  on  attribue  la  détresse  présente  aux  réformes  commer- 
ciales. Les  protectionnistes  n'ont  pas  manqué  d'en  tirer  parti. 
Voyez,  se  sont-ils  écriés,  comme  ces  free-traders  de  malheur 
ont  ruiné  nos  colonies!  (Rires.)  Examinons  donc  ce  que  disent 
nos  concitoyens  du  Canada.  Us  se  plaignent  de  leur  situation 
rétrograde,  en  comparaison  de  celle  des  États-Unis.  Ils  nous 
disent  que,  tandis  que  les  États-Unis  sont  couverts  de  chemins 
de  fer  et  de  télégraphes  électriques,  ils  possèdent  à  peine  cin- 
quante milles  de  chemins  de  fer.  Encore  ces  tronçons  de  che- 
mins perdent-ils  50  ou  80  pour  100.  Mais,  je  le  demande^  au- 
cun homme  sensé  pourra-t-il  prétendre  que  la  liberté  du 
commerce  des  grains,  qui  existe  seulement  depuis  cette  année, 
a  empêché  le  Canada  de  construire  des  chemins  de  fer,  tandis 
que  les  États-Unis  en  construisent  depuis  plus  de  quinze  ans? 
—  On  ne  saurait  nier  que  le  Canada  ne  soit  au  moins  de  cin- 
quante années  en  arrière  des  États-Unis.  Il  y  a  quelques  an- 
nées, lorsque  je  voyageais  dans  le  Canada,  je  demeurai  frappé 
de  cette  infériorité.  Cependant,  alors,  la  protection  était  pleine- 
ment en  vigueur;  le  Canada  jouissait  de  tous  les  bienfaits  de 
cette  protection  prétendue.  Pourquoi  donc  le  Canada  floris- 
sait-il  moins  alors  que  les  États-Unis?  Tout  simplement  parce 


SECONDE  CAMPAGNE   DE   LA   LIGUE.  499 

qu'il  était  sous  notre  protection  ;  parce  que  les  Élats-Unis  dé- 
pendaient deux-mêmes  (applaudissements),  se  soutenaient  et 
se  gouvernaient  eux-mêmes  (applaudissements),  tandis  que  le 
Canada  était  obligé  non-seulement  de  recourir  à  l'Angleterre 
pour  son  commerce  et  son  bien  être  matériel,  mais  encore  de 
s'adressera  Thôtel  de  Downing-street pour  tout  ce  qui  concer- 
nait son  gouvernement.  (Applaudissements.) 

Je  poserai  d'abord  celte  question  préliminaire  au  sujet  de 
notre  régime  colonial.  Le  Canada,  avec  une  surface  cinq  ou 
six  fois  plus  considérable  que  celle  de  la  Grande-Bretagne, 
peut-il  dépendre  toujours  du  gouvernement  de  l'Angleterre  ? 
N'est-ce  pas  une  absurdité  monstrueuse,  une  chose  contraire  à 
la  nature,  de  supposer  que  le  Canada,  ou  l'Australie,  qui  est 
presque  aussi  grande  que  toute  la  partie  habitable  de  l'Europe, 
ou  le  cap  de  Bonne-Espérance,  dont  le  territoire  est  double  du 
nôtre;  n'est-il  pas,  dis-je,  absurde  de  supposer  que  ces  pays, 
qui  finiront  probablement  par  contenir  des  centaines  de  millions 
d'habitants,  demeureront  d'une  manière  permanente  la  pro- 
priété politique  de  ce  pays  ?  (Applaudissements.)  Eh  bien  !  je 
le  demande,  est-il  possible  que  les  Anglais  de  la  mère  patrie  et 
les  Anglais  des  colonies  engagent  une  guerre  fratricide,  à  l'oc- 
casion d'une  suprématie  temporaire,  que  nous  voudrions  pro- 
longer sur  ces  contrées  ?  (Applaudissements.)  En  ce  qui  con- 
cerne nos  colonies,  ma  doctrine  est  celle-ci  :  Je  voudrais  accorder 
à  nos  concitoyens  du  Canada  ou  d'ailleurs  une  aussi  grande 
"^diTi  de  self-govem7nent  qu'ils  pourraient  en  demander.  Je  dis 
que  des  Anglais,  soit,  qii'ils  vivent  à  BradforcI,  ou  à  Montréal, 
ou  àSidney,  ou  à  Cape-Town,  ont  naturellement  droit  à  tous 
les  avantages  du  self-government.  (Applaudissements.)  Notre 
Constitution  tout  entière  leur  donne  le  droit  de  se  taxer  eux- 
mêmes  par  leurs  représentants,  et  d'élire  leurs  propres  fonc- 
tionnaires. Ce  droit,  qui  appartient  aux  Anglais  au  dehors,  est 
le  même  que  celui  dont  nous  jouissons  ici.  —  Si  nous  accor- 
dions à  nos  colonies  le  droit  de  se  gouverner  elles-mêmes, 
cela  imphquerait,  sans  doute,  la  suppression  de  la  plus  grande 
partie  du  patronage  de  notre  aristocratie.  Cela  impliquerait  le 
remplacement  des   Anglais  de  Downing-street,  dans   les  fonc- 


500  APPENDICE. 

lions  coloniales,  par  les  Anglais  de  là-bas.  Il  en  résulterait  que 
nous  linons  plus  rarement  dans  la  Gazette  des  avis  de  cette  es- 
pèce :  John  Thompson,  esquire,  a  été  appelé  aux  fonctions  de 
solliciteur  général,  dans  telleîle,  aux  antipodes  (rires)  ;  ou  Da- 
vid Smith,  esquire,  a  été  appelé  aux  fonctions  de  contrôleur 
des  douanes,  dans  tel  autre  endroit,  à  peu  près  inconnu  (rires), 
et  toute  une  série  de  nominations  de  cette  espèce.  Vous  n'en- 
tendriez plus  parler  de  ces  sortes  d'affaires,  parce  que  les  colons 
nommeraient  eux-mêmes  leurs  fonctionnaires  et  les  salarie- 
raient eux-mêmes.  (Applaudissements.)  Que  si  vous  persistez 
à  faire  ces  nominations  et  à  maintenir  votre  patronage  sur  les 
colonies,  dans  l'intérêt  de  vos  protégés  de  ce  pays,  il  arrivera 
de  deux  choses  l'une  :  ou  que  vous  devrez  continuer  à  soute- 
nir à  vos  frais  les  fonctionnaires  que  vous  aurez  nommés,  ou 
que  les  colons  seront  obligés  de  les  payer  eux-mêmes  ;  et,  dans 
ce  cas,  ils  se  croiront  naturellement  en  droit  de  vous  demander 
quelques  compensations  en  échange.  Jusqu'à  présent,  vous  leur 
avez  accordé  une  protection  illusoire,  une  protection  qui,  aux 
colonies  comme  dans  la  métropole,  a  conduit  aux  plus  funestes 
extravagances  ;  mais  le  temps  de  cette  protection  est  fini.  (Ap- 
plaudissements prolongés.) 

C'est  au  point  de  vue  de  la  réforme  financière  que  je  veux 
surtout  envisager  la  question.  Vous  ne  pouvez  plus  faire  aucune 
réforme  importante  ;  vous  ne  pouvez  plus  réduire  les  droits  sur 
le  thé,  sur  le  café,  sur  le  sucre;  vous  ne  pouvez  supprimer  le 
droit  sur  le  savon,  la  taxe  odieuse  qui,  en  grevant  la  fabrica- 
tion du  papier,  atteint  la  diffusion  des  connaissances  humaines 
(applaudissements)  ;  et  cette  autre  taxe,  la  plus  odieuse  de 
toutes,  qui  pèse  sur  les  journaux  (tonnerre  d'applaudisse- 
ments) ;  vous  ne  pouvez  modifier  ou  supprimer  ces  taxes  et 
beaucoup  d'autres  encore,  si  vous  ne  commencez  par  remanier 
complètement  votre  système  colonial.  (Applaudissements.) 
C'est  le  premier  argument  qu'on  nous  oppose  à  la  Chambre 
des  communes,  lorsque  mon  ami  M.  Hume  ou  moi  nous  de- 
mandons une  réduction  de  notre  effectif  mihtaire.  Nous  pro- 
posons, par  exemple,  de  renvoyer  dix  mille  hommes  dans 
leurs  foyers.  Aussitôt  M.  Fox  Maule^  le  secrétaire  de  la  guerre. 


SECONDE   CAMPAG^E   DE   LA    LIGUE.  501 

OU  lord  John  Russell,  ou  tous  les  deux,  se  récrient  :  «  Nous 
avons,  disent-ils,  au  delà  de  quarante  colonies,  et  nous  entrete- 
nons des  garnisons  dans  toutes  ces  colonies  ;  or,  comme  on  ne 
peut  se  passer  d'avoir  dans  la  métropole  un  nombre  suffisant 
de  dépôts  pour  alimenter  les  garnisons  de  dehors,  comme 
nous  avons  toujours  plusieurs  milliers  d'hommes  en  mer,  soit 
qu'ils  se  rendent  dans  nos  colonies,  soit  qu'ils  en  reviennent,  il 
nous  sera  impossible  de  réduire  notre  armée,  aussi  long- 
temps que  nous  aurons  cet  immense  empire  colonial  à  sou- 
tenir. » 

Pour  moi,  je  voudrais  dire  aux  colons  :  «  Je  vous  accorde 
dans  toute  son  étendue  le  bienfait  du  self-governmenl  ;  et 
j'ajouterais  :  Vous  serez  tenus  aussi  de  payer  le  prix  du  self- 
government.  (Applaudissements.)  Vous  devrez  en  supporter 
tous  les  frais,  comme  font  les  États-Unis,  par  exemple,  à  qui 
cela  réussit  si  admirablement.  Vous  payerez  pour  votre  marine, 
vous  paeyrez  pour  vos  établissements  civils  et  ecclésiastiques. 
(Applaudissements.)  Que  pourraient-ils  objecter  à  cela?  Je  suis 
convaincu  qu'aucune  assemblée  de  colons,  aucune  assemblée 
composée,  comme  celle-ci,  d'Anglais  éclairés  et  intelligents, 
soit  au  Canada,  au  cap  de  Bonne  Espérance  ou  en  Australie, 
n'infirmerait  la  justesse  et  l'opportunité  de  mes  propositions. 
Je  suis  convaincu  qu'aucune  ne  réclamerait  le  maintien  des 
dépenses  que  nos  colonies  occasionnent  aujourd'hui  à  la  mé- 
tropole. 

Nos  colonies  de  l'Amérique  du  Nord,  qui  sont  en  contact 
immédiat  avec  les  États-Unis  par  une  frontière  de  2,000  milles 
de  longueur,  contiennent  environ  2  millions  d'habitants. 
Quelle  force  militaire  croyez-vous  que  nous  entretenions  dans 
ces  colonies  ?  Nous  y  avons,  dans  ce  moment,  8  à  9,000  hom- 
mes, sans  compter  les  artilleurs,  les  sapeurs  et  les  mineurs. 
Quelle  est  l'armée  permanente  des  États  Unis  ?  8,700  hommes! 
Voilà  quelle  est  l'armée  permanente  d'un  pays  qui  compte 
environ  20  millions  d'habitants.  (Applaudissements.)  En  sorte 
que  nous  entretenons,  pour  2  millions  d'habitants,  dans  nos 
colonies  de  l'Amérique  du  Nord,  la  même  force  qui  suffit  à  nos 
voisins  pour  20  millions.  Si  l'armée  des  États-Unis  était  pro- 


50  2  APPENDICE. 

portionnt'e  à  notre  armée  du  Canada,  elle  serait  de  80,000  hom- 
mes au  !ieu  de  8,000. 

Je  me   demande  où    la    nécessiié   pour  nous   d'entretenir 
une  armée  dans  le  Canada.  Souvenez-vous  bien  que  nos  colo- 
nies ne  nous  payent  pas  un   shilling  pour  l'entretien  de  nos 
forces  militaii  es.  Rien  de  pareil  s'est-il  j'^mais  vu  sur  la  sur- 
face de  la  terre?  Et  je  ne  croirai  jamais  que  si  le  gouverne- 
ment de  ce  pays  eût  été  entre  les  mains  de  la  grande  masse  de 
nos  classes  moyennes,  au   lieu  d'être  exclusivement  entre  les 
mains   de  l'aristocratie,  je  ne  croirai  jamais,   dis-je,  que  ce 
ruineux  système  colonial  se  fût  maint«;nu.  (Applaudissements.) 
D'autres  nations,  l'Espagne  et  la  Hollande,  réussissent  encore  à 
tirer  quelque  profit   de  leurs  colonies.   Mais,   en   Angleterre, 
lorsque  je  consulte  noire  budget  annuel,  je  vois  bien  une  mul- 
titude à'item  pour  les  gouverneurs,  députés,  secrétaires,  mu- 
nitionnaires,  évoques,  diacres  et  tout  le  reste  ;  mais  je  ne  vois 
jamais  le  moindre  ite77i  fourni  par  nos  colonies  pour  le  rem- 
boursement de  ces  dépenses.  Je  vous  ai  dit  quel  était  le  mon- 
tant de  notre  armée  dans  le  Canada;  mais  nous  y  entretenons, 
en  outre,  tout  immatériel  de  guerre,  des  équipements,  de  l'artil- 
lerie, etc.  Rien  qu'en  matériel,  nous  y  avons  pour  050,000  liv.  st. 
(Honte  !)  Ils  ne  contribuent  pas  môme  à  entretenir  les  amorces 
de  leurs  fusils  !  Mais  ce  n'est  pas  tout  encore  :  nous  entrete- 
nons aussi  leurs  établissements  ecclésiastiques  ;  j'en  ai  juste- 
ment le  détail  sous  la  main.  L'évêque  de  Montréal  nous  coûte 
1,000  liv.  st.  ;  l'archevêque  de  Québec,  500  liv.  st.  ;  le  recteur 
de  Québec,  pour  son  loyer,  90  liv.  st.  (honte  !);  pour  le  cime- 
tière des  presbytériens,  21  liv.  18  sch.  6  pence.  L'évèque  de  la 
Nouvelle-Ecosse,  2,000  liv.,  etc.,  etc.  Voilà  ce  que   nous  coû- 
tent, chaque  année,  les  établissementsecclésiastiquesdeVAmé- 
rique  du  Nord.  C'est  nous  qui  faisons  les  frais  de  la  nourriture 
spirituelle  des  catholiques,  des  épiscopaux  et  des  presbytériens 
de  nos  colonies.  Ils  ne  peuvent  ni  être  baptisés,  ni  se  marier, 
ni  se  faire  enterrer  à  leurs  frais.  (Applaudissements.) 

Je  ne  demande  pas,  certes,  que  nous  établissions  des  contri- 
butions sur  nos  colonies  ;  car,  comme  Anglais,  les  colons  pour- 
raient nous  répondre,  en  se   fondant  sur  noire  Constitution, 


SECONDE   CAMPAGNE   DE    LA    LIGIE  50  3 

qu'une  contribution  sans  représentation  n'est  autre  chose  qu'un 
vol.  (Applaudissements.)  Du  reste,  depuis  notre  essai  malheu- 
reux: de  taxer  nos  colonies  d'Amérique  et  la  rupture  qui  en  a 
été  la  suite,  nous  avons  renonce  à  ce  système.  Mais  comment 
donc  se  fait-il  que  nous  n'en  ayons  pas  moins  continué  à  éten- 
dre les  limites  de  notre  empire  colonial?  Comment  se  fait- 
il  que  nous  ayons  consenti  à  augmenter  par  là  même,  d'année 
en  année,  la  somme  de  nos  dépenses?  Peut-on  pousser  plus 
loin  la  folie  !  —  Les  colonies  n'ont  pas  gagné  plus  que  nous  à 
ce  système.  Comparez  le  Canada  aux  États-Unis,  et  vous  aurez 
la  preuve  que  les  dépenses  énormes  que  nous  avons  suppor- 
tées pour  entretenir  les  forces  militaires  de  cette  colonie,  con- 
struire ses  fortifications  et  ses  places,  soutenir  ses  établisse- 
ments ecclésiastiques,  n'ont  contribué  en  rien  à  sa  prospérité. 
J'ajoute  que  la  situation  présente  du  Canada  nous  prouve  aussi 
que,  quels  que  soient  les  bénéfices  qu'une  classe  de  sycophantes 
puisse  réaliser  en  trafiquant  des  places  de  nos  établissements 
militaires,  quels  que  soient  les  avantages  que  les  classes  qui 
nous  gouvernent  retirent  de  ce  système,  en  y  trouvant  des 
moyens  de  patronage,  et  trop  souvent  aussi,  —  dans  les  temps 
passés,  —  des  moyens  de  corruption,  néanmoins,  il  n'est  ni  de 
l'intérêt  des  colons,  ni  de  l'intérêt  du  peuple  de  le  maintenir.  Je 
dis  que  ce  système  n'aurait  jamais  dû  être  maintenu,  et  qu'il 
ne  doit  pas  l'être  davantage.  (Applaudissements  prolongés.) 

M.  Cobden  s'occupe  ensuite  de  la  colonie  du  Cap,  qui  a  re- 
fusé de  recevoir  les  convicts  de  la  métropole.  —  Les  colons 
nous  menacent  d'une  résistance  armée,  —  et  ils  ont  raison;  — 
mais  est-on  bien  fondé  à  prétendre  que  ces  colons  belliqueux 
ont  besoin  de  2,000  à  3,500  de  nos  meilleurs  soldats  pour  se 
protéger  contre  les  sauvages?  Ne  sont-ils  pas  fort  capables  de  se 
protéger  eux-mêmes?  L'Australie  aussi  ne  veut  plus  de  nos 
convicts.  En  effet,  de  quel  droit  répandrions-nous  notre  virus 
moral  parmi  les  populations  des  autres  contrées?  Nos  colonies 
ne  sont-elles  pas  bien  fondées  à  refuser  de  nous  servir  de  ba- 
gnes? Mais  si  elles  ne  peuvent  même  nous  tenir  lieu  do  prisons, 
pourquoi  en  ferions-nous  les  frais?  —  M.  Cobden  s'élève  encore 
contre  la  prise  de  possession  d'un  rocher  sur  la  côte  de  Dornéo. 


50  4  APPENDICE. 

Nous  avons  voté,  dit-il,  2,000  liv.  st.  pour  le  gouverneur  de  ce 
rocher,  qui  ne  possédait  pas  un  seul  habitant;  c'est  plus  que 
ne  coûte  le  gouverneur  de  la  Californie.  Ce  n'est  pas  tout.  Notre 
rajah  Brooke  a  fait  une  battue  sur  les  côtes  de  Bornéo,  et  il  a 
massacré  environ  1,500  indigènes  sans  défense  (honte  !),  et 
c'est  nous  qui  avons  supporté  lïi  honte  et  payé  les  frais  de  cette 
indigne  guerre.  Notre  gouverneur  des  îles  Ioniennes  nous  a  dé- 
considérés de  même,  auprès  de  tous  les  peuples  de  l'Europe. 
Comme  si  nous  n'avions  pas  assez  de  nos  colonies,  nous  nous 
sommes  avisés  encore  de  protéger  un  roi  des  Mosquitos.  Il  pa- 
raît que  le  principal  talent  de  ce  monarque,  qui  a  été  cou- 
ronné à  la  Jamaïque,  —  toujours  à  nos  frais,  —  consiste  à  ex- 
traire une  sorte  d'insectes  qui  s'introduisent  sous  la  plante  des 
pieds.  C'est,  en  un  mot,  un  excellent  pédicure.  Cependant, 
c'est  à  l'occasion  d'un  monarque  de  cette  espèce,  que  nous  som- 
mes en  train  de  nous  quereller  avec  les  États-Unis;  quoi  déplus 
pitoyable  ? 

Le  système  colonial  a  toujours  été  funeste  au  peuple  anglais. 
Nous  nous  sommes  emparés  de  certains  pays  éloignés,  dans 
l'idée  que  nous  trouverions  profit  à  en  accaparer  le  commerce, 
à  l'exclusion  de  tous  les  autres  peuples.  C'était  absolument 
comme  si  un  individu  de  cette  ville  disait  :  «  Je  ne  veux  plus 
aller  au  marché  pour  acheter  mes  légumes,  mais  je  veux  avoir 
un  jardin  à  moi  pour  cultiver  moi-même  des  légumes.  »  Notre 
langage  est  le  môme  en  ce  qui  concerne  les  colonies.  Nous  di- 
sons :  Nous  voulons  prendre  exclusivement  possession  de  cette 
île-ci  ou  de  celte  île-là,  et  nous  voulons  accaparer  son  com- 
merce, en  restreignant  ses  productions  à  notre  propre  usage. 
Comme  s'il  n'était  pas  infiniment  plus  profitable  pour  un  peu- 
ple d'avoir  un  marché  ouvert  où  tout  le  monde  puisse  venir! 
Les  colonies  se  trouvent,  à  cet  égard,  dans  la  même  situation 
que  nous.  Comme  nous,  elles  auraient  plus  d'intérêt  à  jouir 
d'une  entière  liberté  commerciale  qu'à  vivre  sous  le  régime 
des  restrictions.  J'espère  donc  que  vous  pousserez  unanimement 
le  cri  de  sel f-govemynent  ^our  les  colonies;  j'espère  que  vous 
demanderez  qu'il  ne  soit  plus  voté  un  shilling  dans  ce  pays 
pour  les  dépenses  civiles  et  militaires  des  colonies. 


SECONDE   CAMPAGNIi    DE    LA    LIGUE.  5  05 

Si  je  vous  ai  longueaient  entretenus  de  celte  question,  c'est 
qu'elle  sera  un  des  principaux  thèmes  des  débats  du  Parlement 
dans  la  prochaine  session  ;  c'est  aussi  que  les  destinées  futures 
de  notre  pays  dépendent  beaucoup  de  la  manière  dont  elle 
sera  comprise  par  vous.  Nous  devons  reconnaître  le  droit  de  nos 
colonies  à  se  gouverner  elles-mêmes;  et,  en  môme  temps, 
comme  elles  sont  en  âge  de  réclamer  les  droits  des  adultes  et 
de  se  tirer  d'affaire  elles-mêmes,  nous  pouvons  exiger  qu'elles 
ne  recourent  plus  à  leur  vieux  père,  déjà  suffisamment  obéré, 
pour  couvrir  les  dépenses  de  leur  ménage;  cela  ne  saurait  évi- 
demment devenir  le  sujet  d'une  querelle  entre  nous  et  nos  co- 
lonies. —  Si  quelques-uns,  exploitant  un  vieux  préjugé  de  notre 
nation,  m'accusent  de  vouloir  démembrer  cet  empire  par  l'a- 
bandon de  nos  colonies,  je  leur  répondrai  que  je  veux  que  les 
colonies  appartiennent  aux  Anglais  qui  les  habitent.  Est-ce  là 
les  abandonner?  Pourquoi  en  avons-nous  pris  possession,  si  ce 
n'est  pour  que  des  Anglais  pussent  s'y  établir?  Et  maintenant 
qu'ils  s'y  trouvent  établis,  n'est-il  pas  essentiel  à  leur  prospérité 
qu'ils  y  jouissent  des  privilèges  du  self-government  ?  On  m'ob- 
jecte aussi  que  l'application  de  ma  doctrine  aurait  pour  résultat 
d'affaiblir  de  plus  en  plus  les  liens  qui  unissent  la  métropole  et 
les  colonies.  Les  liens  politiques,  oui,  sans  doute  !  Mais  si  nous 
accordons  de  plein  gré,  cordialement,  à  nos  colonies  le  droit 
de  se  gouverner  elles-mêmes,  croyez-vous  qu'elles  ne  se  ratta- 
cheront pas  à  nous  par  des  liens  moraux  et  commerciaux  beau- 
coup plus  solides  qu'aucun  lien  politique?  Je  veux  donc  que  la 
mère  patrie  renonce  à  toute  suprématie  politique  sur  ses  colo- 
nies, et  qu'elle  s'en  tienne  uniquement  aux  liens  naturels 
qu'une  origine  commune,  des  lois  communes,  une  religion  et 
une  littérature  communes  ont  donnés  à  tous  les  membres  de  la 
race  anglo-saxonne  disséminés  sur  la  surface  du  globe.  (Applau- 
dissements.) 

N'oublions  pas,  non  plus,  que  nous  sommes  des  free-traders. 
Nous  avons  adopté  le  principe  de  la  liberté  du  commerce;  et  en 
agissant  ainsi,  nous  avons  déclaré  que  nous  aurions  le  monde 
entier  pour  consommateur.  Or,  s'il  y  a  quelque  vérité  dans  les 
principes  de  la  liberté  du  commcrc<^,  que  nous"  avons  adoptés 
ni.  iu 


50  6  APPENUlCIi:. 

comme  vrais^  il  doit  en  résulter  qu'au  lieu  de  nous  laisser  con- 
finés dans  le  commerce^  comparativement  insignifiant,  d'îles 
ou  de  continents  presque  déserts,  la  liberté  du  commerce  nous 
donnera  accès  sur  le  marché  du  monde  entier.  En  abandon- 
nant le  monopole  du  commerce  de  nos  colonies,  nous  ne  ferons 
qu'échanger  un  privilège  misérable,  contre  le  privilège  du 
commerce  avec  le  monde  entier.  Que  personne  ne  vienne  donc 
dire  qu'en  abandonnant  ce  monopole,  l'Angleterre  nuira  à  sa 
puissance  ou  à  sa  prospérité  futures  !  On  m'objecte  enfin  que 
nos  colonies  servent  d'exutoires  à  notre  population  surabon- 
dante, et,  qu'en  les  laissant,  nous  fermerons  ces  exutoires 
utiles.  A  quoi  je  réponds  que  si  nous  permettons  à  nos  colonies 
de  se  gouverner  elles-mêmes,  elles  offriront  plus  de  ressources 
à  nos  émigrants  que  si  elles  continuent  à  être  mal  gouvernées 
par  la  métropole.  D'ailleurs,  que  se  passe-t-il  aujourd'hui? 
Beaucoup  plus  d'Anglais  émigrent  chaque  année  aux  États- 
Unis  que  dans  toutes  nos  colonies  réunies.  (Applaudissements.) 
Pourquoi?  parce  que,  grâce  à  la  liberté  dont  jouissent  les 
États-Unis,  l'accroissement  du  capital  y  est  tel,  qu'un  plus  grand 
nombre  de  travailleurs  peuvent  y  trouver  de  bons  salaires  que 
dans  les  pays  que  nous  gouvernons.  Accordez  à  nos  colonies 
une  liberté  et  une  indépendance  semblables  à  celles  d'oui  jouis- 
sent les  États-Unis,  accordez-leur  l'élection  de  leurs  fonction- 
naires et  la  faculté  de  pourvoir  elles-mêmes  à  leurs  propres  dé- 
penses, accordez-leur  ce  stimulant  ;  et  elles  progresseront  bientôt 
assez  pour  donner  à  votre  émigration  une  issue  plus  large  et 
meilleure.  Un  autre  avantage  que  je  trouve  dans  l'application 
du  self-government  à  nos  colonies,  c'est  qu'elles  ouvriront  une 
carrière  plus  large  à  l'ambition  des  classes  supérieures.  Les 
membres  de  ces  classes  se  rendront  aux  colonies  lorsque  le  self- 
government  fournira  une  carrière  à  leur  capacité  déjuges,  d'ad- 
ministrateurs, etc.,  tandis  que  la  centralisation  du  bureau  de 
Downing-street  les  décourage  aujourd'hui  d'y  aller.  Ce  n'est  pas 
que  je  veuille  jeter  un  blâme  spécial  sur  le  colonial-office.  Je 
crois  que  les  colonies  seraient  gouvernées  plus  mal  encore  par 
la  Chambre  des  communes;  c'est  le  système  que  je  blâme.  Je 
conclus  donc  en  vous  suppliant  de  demander  pour  nos  colonies 


SECONDE   CARÎPAG^E    DE    LA    LIGUE.  507 

les  bienfaits  de  rémaiicipation  politique,  et  de  refuser  désor- 
mais de  subvenir  à  leurs  frais  de  gouvernement.  Qu'elles  nom- 
ment elles-mêmes  leurs  gouverneurs,  leurs  contrôleurs,  leurs 
douaniers,  leurs  évêques  et  leurs  diacres,  et  qu'elles  payent 
elles-mêmes  les  rentes  de  leurs  cimetières  !  (Applaudissements.) 
Cessons  à  tout  jamais  de  nous  mêler  de  leurs  affaires.  Ne  nous 
occupons  plus  de  cette  question  coloniale  que  pour  la  régler  à 
la  pleine  et  entière  satisfaction  de  nos  concitoyens  des  colonies^ 
en  leur  accordant  tous  les  droits  politiques  qu'ils  pourront  nous 
demander.  (Applaudissements  prolongés.) 


APPENDICE 


PLAN  DE  LORD  JOHN  RUSSELL 

{Journal  des  Économistes,  no  du  16  avril  1850.) 


Si  l'on  demandait  quel  est  le  phénomène  économique 
qui,  dans  les  temps  modernes,  a  exercé  le  plus  d'influence 
sur  les  destinées  de  l'Europe,  peut-être  pourrait-on  répon- 
dre :  C'est  raspiration  de  certains  peuples,  et  particulière- 
ment du  peuple  anglais,  vers  les  colonies. 

Existe-t-il  au  monde  une  source  qui  ait  vomi  sur  l'hu- 
manité autant  de  guerres,  de  luttes,  d'oppression,  de  coali- 
tions, d'intrigues  diplomatiques,  de  haines,  de  jalousies 
internationales,  de  sang  versé,  de  travail  déplacé,  de  crises 
industrielles,  de  préjugés  sociaux,  de  déceptions,  de  mo- 
nopoles, de  misères  de  toutes  sortes  ? 

Le  premier  coup  porté  volontairement,  scientifiquement 
au  système  colonial,  dans  le  pays  même  oti  il  a  été  pratiqué 
avec  le  plus  de  succès,  est  donc  un  des  plus  grands  faits 
que  puissent  présenter  les  annales  de  la  civilisation.  Il 
faudrait  être  dépourvu  de  la  faculté  de  rattacher  les  eficts 
aux  causes  pour  n'y  point  voir  l'aurore  d'une  ère  nouvelle 
dans  l'industrie,  le  commerce  et  la  politique  des  peuples. 

Avoir  de  nombreuses  colonies  et  constituer  ces  colonies,  à 
l'égard  de  la  mère  patrie,  sur  les  bases  du  monopole  réci- 
proque, telle  est  la  pensée  qui  domii^e  depuis  des  siècles  la 


SECONDE   CAMPAGNE   DE   LA    LIGUE.  50  9 

politique  de  la  Grande-Bretagne.  Or,  ai-je  besoin  de  dire 
quelle  est  cette  politique?  S'emparer  d'un  territoire,  briser 
pour  toujours  ses  communications  avec  le  reste  du  monde, 
c'est  là  un  acte  de  violence  qui  ne  peut  être  accompli  que  par 
la  force.  Il  provoque  la  réaction  du  pays  conquis,  celle  des 
pays  exclus,  et  la  résistance  de  la  nature  môme  des  choses. 
Un  peuple  qui  entre  dans  cette  voie  se  met  dans  la  nécessité 
d'être  partout  et  toujours  le  plus  fort,  de  travailler  sans 
cesse  à  affaiblir  les  autres  peuples. 

Supposez  qu'au  bout  de  ce  système,  l'Angleterre  ait 
rencontré  une  déception.  Supposez  qu'elle  ait  constaté, 
pour  ainsi  dire  arithmétiquemenl,  que  ses  colonies,  orga- 
nisées sur  ce  principe^  ont  été  pour  elle  un  fardeau  ;  qu'en 
conséquence,  son  intérêt  est  de  les  laisser  se  gouverner 
elles-mêmes,  autrement  dit,  de  les  affranchir  ;  —  il  est  aisé 
de  voir  que,  dans  cette  hypothèse,  l'action  funeste,  que  la 
puissance  britannique  a  exercée  sur  la  marche  des  événe- 
ments humains,  se  transformerait  en  une  action  bienfai- 
sante. 

Or,  il  est  certain  qu'il  y  a  en  Angleterre  des  hommes 
qui,  acceptant  dans  tout  leur  ensemble  les  enseignements 
de  la  science  économique,  réclament  non  par  philanthro- 
pie, mais  par  intérêt,  en  vue  de  ce  qu'ils  considèrent 
comme  le  bien  général  de  l'Angleterre  elle-même,  la  rup- 
ture du  lien  qui  enchaîne  la  métropole  à  ses  cinquante  co- 
lonies. 

Mais  ils  ont  à  lutter  contre  deux  grandes  puissances  : 
l'orgueil  national  et  l'intérêt  aristocratique. 

La  lutte  est  commencée.  Il  appartenait  à  M.  Cobden  de 
frapper  le  premier  coup.  Nous  avons  porté  à  la  connais- 
sance de  nos  lecteurs  le  discours  prononcé  au  meeting  de 
Bradford,  par  l'illustre  réformateur  (v.  pages  497  etsuiv.)  ; 
aujourd'hui  nous  avons  à  leur  faire  connaître  le  plan  adopté 
par  le  gouvernement  anglais,  tel  qu'il  a  été  exposé  par  le 


olO  AP/'ENDICE. 

chef  du  cabinet,  lord  John  Russell,  à  la  Chambre  des  com- 
munes, dans  la  séance  du  8  février  dernier. 

Le  premier  ministre  commence  par  faire  l'énumération 
des  colonies  anglaises. 

Ensuite  il  signale  les  principes  sur  lesquels  elles  ont  été 
organisées  : 

En  premier  lieu^,  dit-il,  l'objet  de  l'Angleterre  semble  avoir 
été  d'envoyer  de  ce  pays  des  émigranls  pour  coloniser  ces 
contrées  lointaines.  Mais,  en  second  lieu,  ce  fut  évidemment  le 
système  de  ce  pays,  —  comme  celui  de  toutes  les  nations  euro- 
péennes à  cette  époque,  —  de  maintenir  strictement  le  mono- 
pole commercial  entre  la  mère  patrie  et  ses  possessions.  Par  une 
multitude  de  statuts,  nous  avons  eu  soin  de  centraliser  en  An- 
gleterre tout  le  commerce  des  colonies,  de  faire  arriver  ici  toutes 
leurs  productions,  et  de  ne  pas  souffrir  qu'aucune  autre  nation 
pût  aller  les  acheter  pour  les  porter  ici  ou  ailleurs.  C'était  l'o- 
pinion universelle  que  nous  tirions  de  grands  avantages  de  ce 
monopole,  et  cette  opinion  persistait  encore  en  1796,  comme  on 
le  voit  par  un  discours  de  M.  Dundas,  qui  disait  :  «  Si  nous  ne 
nous  assurons  pas,  par  le  monopole,  le  commerce  des  colonies, 
leurs  denrées  trouveront  d'autres  débouchés,  au  grand  détri- 
ment de  la  nation.  » 

Un  autre  trait  fort  remarquable  caractérisait  nos  rapports 
avec  nos  colonies,  et  c'est  celui-ci  :  il  était  de  principe  que  par- 
tout où  des  citoyens  anglais  jugeaient  à  propos  de  s'établir,  ils 
portaient  en  eux-mêmes  la  liberté  des  institutions  de  la  mère 
patrie. 

A  ce  propos,  lord  John  Russell  cite  des  lettres  patentes 
émanées  de  Charles  I",  desquelles  il  résulte  que  les  pre- 
miers fondateurs  des  colonies  avaient  le  droit  de  faire  des 
lois,  avec  le  consentement,  l'assentiment  et  l'approbation  des 
habitants  libres  desdites  provinces  ;  que  leurs  successeurs 
auraient  les  mêmes  droits,  comme  s'ils  étaient  nés  en  An- 
gleterre, possédant  toutes  les  libertés,  franchises  et  privilèges 
attachés  à  la  qualité  de  citoyens  anglais. 


SECONDE   CAMPAGNE   DE    LA    LIGUE.  5  11 

Il  est  aisé  de  comprendre  que  ces  deux  principes,  sa- 
voir :  1"  le  monopole  réciproque  commercial  ;  2°  le  droit 
pour  les  colonies  de  se  gouverner  elles-mêmes,  ne  pou- 
vaient pas  marcher  ensemble.  Le  premier  a  anéanti  le  se- 
cond, ou  du  moins  il  n'en  est  resté  que  la  faculté  assez 
illusoire  de  décider  ces  petites  affaires  municipales,  qui  ne 
pouvaient  froisser  les  préjugés  restrictifs  dominants  à  cetle 
époque. 

Mais  ces  préjugés  ont  succombé  dans  l'opinion  publique. 
Ils  ont  aussi  succombé  dans  la  législation  par  la  réforme 
commerciale  accomplie  dans  ces  dernières  années. 

En  vertu  de  cette  réforme,  les  Anglais  de  la  mère  patrie 
et  les  Anglais  des  colonies  sont  rentrés  dans  la  liberté  d'a- 
cheter et  de  vendre  selon  leurs  convenances  respectives  et 
leurs  intérêts.  Le  lien  du  monopole  est  donc  brisé,  et  la 
franchise  commerciale  étant  réalisée,  rien  ne  s'oppose  plus 
à  proclamer  aussi  la  franchise  politique. 

Je  pense  qu'il  est  absolument  nt^cessaire  que  le  gouverneme 
et  la  Chambre  proclament  les  principes  qui  doivent  désormais 
les  diriger;  s'il  est  de  notre  devoir,  comme  je  le  crois  ferme- 
ment, de  conserver  notre  grand  et  précieux  empire  colonial, 
veillons  à  ce  qu'il  ne  repose  que  sur  des  principes  justes,  pro- 
pres à  faire  honneur  à  ce  pays  et  à  contribuer  au  bonheur,  à  la 
prospérité  de  nos  possessions. 

En  ce  qui  concerne  notre  politique  commerciale,  j'ai  déjà  dit 
que  le  système  entier  du  monopole  n'est  plus.  La  seule  précau- 
tion que  nous  ayons  désormais  à  prendre,  c'est  que  nos  colonies 
n'accordent  aucun  privilège  à  une  nation  au  détriment  d'une 
autre,  et  qu'elles  n'imposent  pas  des  droits  assez  élevés  sur  nos 
produits  pour  équivaloir  à  une  prohibition.  Je  crois  que  nous 
sommes  fondés  à  leur  faire  cette  demande  en  retour  de  la  sécu- 
rité que  nous  leur  procurons. 

J'arrive  maintenant  au  mode  de  gouvernement  de  nos  colo- 
nies. Je  crois  que,  comme  règle  générale,  nous  ne  pouvons 
mieux  faire  que  de  nous  référer  à  ces  maximes  de  politique  qui 


512  APPENDICE. 

guidaient  nos  aiicêtres  en  cette  matière.  Il  me  semble  qu'ils 
agissaient  avec  justice  et  sagesse,  quand  ils  prenaient  soin  que 
partout  où  les  Anglais  s'établissaient,  ils  jouissent  de  la  liberté 
anglaise  et  qu'ils  eussent  des  institutions  anglaises.  Une  telle 
politique  était  certainement  calculée  pour  faire  naître  des  sen- 
timents de  bienveillance  entre  la  mère  patrie  et  les  colonies  ;  et 
elle  mettait  ceux  de  nos  concitoyens,  qui  se  transportaient  dans 
des  contrées  lointaines,  à  môme  de  jeter  les  semences  dévastes 
communautés,  dont  l'Angleterre  peut  être  fière. 

Canada.  —  Jusqu'en  1<S28,  il  y  a  eu  de  graves  dissensions 
entre  les  ministres  de  la  couronne  et  le  peuple  canadien.  Le 
gouvernement  de  ce  pays  crut  pouvoir  régler  les  impôts  du 
Canada,  sans  l'autorité  et  le  consentement  des  habitants  de  la 
colonie.  M.  Huskisson  proposa  une  enquête  à  ce  sujet.  Le  Parle- 
ment s'en  occupa  longuement  :  des  comités  furent  réunis,  des 
commissions  furent  envoyées  sur  les  lieux;  mais  à  la  fin  une 
insurrection  éclata.  Le  gouvernement,  dont  je  faisais  partie, 
jugea  à  propos  de  suspendre,  pour  un  temps,  la  constitution  de 
la  colonie.  Plus  tard,  il  proposa  de  réunir  les  deux  provinces  et 
de  leur  donner  d'amples  pouvoirs  législatifs.  En  établissant  ce 
mode  de  gouvernement,  dans  une  colonie  si  importante,  nous 
rencontrâmes  une  question,  qui,  je  l'espère,  a  été  résolue  à  la 
satisfaction  du  peuple  canadien,  quoiqu'elle  ne  pût  pas  être 
tranchée  de  la  même  manière  dans  une  province  moins  vaste 
et  moins  peuplée.  Le  parti  populaire  du  Canada  réclamait  ce 
qu'il  appelait  un  gouvernement  responsable,  c'est-à-dire  qu'il 
ne  se  contentait  pas  d'une  législature  librement  élue,  mais  il 
voulait  encore  que  le  gouverneur  général,  au  lieu  de  nommer 
son  ministère,  abstraction  faite  de  l'opinion  de  la  législature, 
ainsi  que  cela  était  devenu  l'usage,  fût  obligé  de  le  choisir  dans 
la  majorité  de  l'Assemblée.  Ce  plan  fut  adopté. 

Dans  ces  dernières  années,  le  gouvernement  a  été  dirigé, 

en  conformité  de  ce  que  les  ministres  de  Sa  Majesté  croient  être 
l'opinion  du  peuple  canadien.  Quant  lord  Elgin  vit  que  son 
ministère  n'avait  qu'une  majorité  insignifiante,  il  proposa,  soit 
de  le  maintenir  jusqu'à  ce  qu'il  rencontrât  des  votes  décidément 


SECO>DE    CAMPAGNE    DE    ÏA    IIGUK.  S 13 

adverses,  soit  de  dissoudre  l'Assemblée.  L'A.^seuiblée  fut  dis- 
soute. Les  élections  donnèrent  la  majorité  à  l'opposition,  et  lord 
Elgin  céda  les  portefeuilles  à  ses  adversaires.  Je  ne  crois  pas 
qu'il  fût  possible  de  respecter  plus  complètement  et  plus  loyale- 
ment le  principe  de  laisser  la  colonie  s'administrer  elle-môme. 

New-Brunswick  et  Nouvelle- Ecosse.  —  Le  ministre  rappelle 
que,  dans  ces  provinces,  le  conseil  exécutif  est  récemment 
devenu  électif,  de  telle  sorte  que  les  affaires  du  pays  se  traitent 
par  les  habitants  eux-mêmes,  ce  qui  a  fait  cesser  les  malheu- 
reuses dissensions  qui  agitaient  ces  provinces. 

Cap  de  Bonne-Espérance.  —  Le  ministre  annonce  qu'après  de 
longues  discussions  et  malgré  de  sérieuses  difficultés,  il  a  été 
décidé  que  le  gouvernement  représentatif  serait  introduit  au 
cap  de  Bonne-Espérance.  L'Assemblée  représentative  sera  élue 
par  les  habitants  qui  présenteront  certaines  garanties.  On  de- 
mandera des  garanties  plus  étendues  pour  élire  les  membres 
du  Conseil.  Les  membres  de  l'Assemblée  seront  élus  pour  cinq 
ans,  ceux  du  Conseil  pour  dix  ans,  renouvelables,  par  moitié, 
tous  les  cinq  ans. 

Australie.  —  Je  ne  propose  pas,  pour  l'Australie,  une  Assem- 
blée et  un  Conseil,  en  imitation  de  nos  institutions  métropoli- 
taines, mais  un  seul  Conseil  élu,  pour  les  deux  tiers,  par  le 
peuple,  et  pour  un  tiers,  par  le  gouverneur.  Ce  qui  m'a  fait 
arriver  à  cette  résolution,  c'est  que  celte  forme  a  prévalu  avec 
succès  dans  la  Nouvelle-Galles  du  Sud,  et,  autant  que  nous  pou- 
vons en  juger,  elle  y  est  préférée  par  l'opinion  populaire  à  des 
institutions  plus  analogues  à  celles  de  la  mère  patrie.  (Écoutez  ! 
écoutez  !  et  cris  :  Non  !  non  !)  Tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que 
nous  avons  cru  adopter  la  forme  la  plus  agréable  à  la  colonie, 
et  s'il  eût  existé,  dans  la  Nouvelle-Galles  du  Sud,  une  opinion 
bien  arrêtée  sur  la  convenance  de  substituer  un  Conseil  et  une 
Assemblée  à  la  constitution  actuelle,  nous  nous  serions  hâtés 
d'accéder  à  ce  vœu....  J'ajoute  que,  tout  en  proposant  pour  la 
colonie  cette  forme  de  gouvernement,  i?otre  intention  est  de  lui 
laisser  la  faculté  d'en  changer.  Si  c'est  l'opinion  des  habilanls, 
qu'ils  se  trouveraient  mieux  d'un  Conseil  et  d'une  Assemblée, 
ils  ne  rencontreront  pas  d'opposition  de  la  part  de  la  couronne. 

29. 


514  APPENDICE. 

L'année  dernière,  nous  avions  proposé  que  les  droits  dédouane 
ictuellement  existants  à  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  fussent  éten- 
ius,  par  acte  du  Parlement,  à  toutes  les  colonieâ  australiennes. 
}uelque  désirable  que  soit  cette  uniformité,  nous  ne  croyons 
pas  qu'il  soit  convenable  de  l'imposer  par  l'autorité  du  Parle- 
nent,  et  nous  préférons  laisser  chacune  de  ces  colonies  voter 
ion  propre  tarif,  et  décider  pour  elle-même. 

Nous  proposons  qu'un  Conseil  électif,  semblable  à  celui  de  la 
Nouvelle-Galles  du  Sud,  soit  accordé  au  district  de  Port-Phi- 
lippe, un  autre  à  la  terre  de  Van-Diémen,  un  autre  à  l'Australie 
méridionale. 

Nous  proposons,  en  outre,  que,  sur  la  demande  de  deux  de 
ces  colonies,  il  y  ait  une  réunion  générale  de  tous  ces  Conseils 
australiens,  afin  dérégler,  en  commun,  des  affaires  communes, 
comme  l'uniformité  du  tarif,  l'uniformité  de  la  mise  à  prix  des 
terres  à  vendre. 

Je  n'entrerai  pas  dans  plus  de  détails  sur  la  portée  de  ce  bill, 
puisqu'il  est  sous  vos  yeux.  J'en  ai  dit  assez  pour  montrer  notre 
disposition  à  introduire,  soit  dans  nos  colonies  américaines,  soit 
dans  nos  colonies  australienne?,  des  institutions  représenta- 
tives, de  donner  pleine  carrière  à  la  volonté  de  leurs  habitants, 
afin  qu'ils  apprennent  à  se  frayer  eux-mêmes  la  voie  vers  leur 
propre  prospérité,  d'une  manière  beaucoup  plus  sûre  que  si 
leurs  affaires  étaient  réglementées  et  contrôlées  par  des  décrets 
émanés  de  la  mère  patrie. 

Nouvelle-Zélande.  —  En  ce  qui  concerne  la  Nouvelle-Zélande, 
nous  montrâmes  dès  1840,  et  peut-être  d'une  manière  un  peu 
précipitée,  noire  disposition  à  introduire  dans  ce  pays  des  insti- 
tutions représentatives.  L'homme  supérieur  qui  gouverne  en  ce 
moment  la  colonie  nous  a  signalé  la  différence  qui  existe  entre 
les  naturels  de  la  Nouvelle-Zélande  et  ceux  de  nos  autres  posses- 
sions, soit  en  Amérique,  soit  en  Afrique,  dans  la  Nouvelle-Hol- 
lande, ou  la  terre  de  Van-Diémen.  11  nous  a  fait  remarquer  leur 
aptitude  à  la  civilisation  et  avec  quelle  répugnance  ils  suppor- 
teraient la  suprématie  d'un  petit  nombre  de  personnes  de  race 
anglaise,  seules  chargées  de  l'autorité  législative.  Ces  objections 
ont   frappé  le  gouvernement  pnr  leur  justesse,  et,  en  consé- 


SECONDE   CAMPAGNE   DE   LA    LIGUE.  515 

quence,  nous  proposâmes  de  suspendre  la  constitution.  Mainte- 
nant le  gouverneur  écrit  qu'il  a  institué  un  Conseil  législatif 
dans  la  partie  méridionale  de  la  Nouvelle-Zélande.  Il  nous  in- 
forme en  outre  que^  dans  son  opinion,  les  institutions  repré- 
sentatives peuvent  être  introduites  sans  danger  et  avec  utilité 
dans  toute  la  colonie.  En  conséquence,  et  croyant  son  opinion 
fondée,  nous  n'attendons  plus,  pour  agir,  que  quelques  nouvelles 
informations  de  détail  et  le  terme  fixé  par  l'acte  du  Parlement. 

Le  ministre  expose  ensuite  le  plan  qu'il  se  propose  de 
suivre  à  l'égard  de  la  Jamaïque,  des  Barbades,  de  la  Guyane 
anglaise,  de  la  Trinité,  de  Maurice  et  de  Malte.  Il  parle  de 
la  répugnance  que  manifestent  toutes  les  colonies  à  recevoir 
les  condamnés  à  la  transportation,  et  en  conclut  à  la  néces- 
sité de  restreindre  ce  mode  de  châtiment. 

Quant  à  l'émigration  qui,  dans  ces  dernières  années  sur- 
tout, a  acquis  des  proportions  énormes,  il  se  félicite  de  ce 
que  le  gouvernement  s'est  abstenu  de  toute  intervention  au- 
delà  de  quelques  primes  et  secours  temporaires.  «  L'émi- 
gration, dit-il,  s'est  élevée,  depuis  trois  ans,  à  deux  cent 
soixante-cinq  mille  personnes  annuellement.  »  Il  n'estime 
pas  à  moins  de  i, 500,000  livres  sterling  la  dépense  qu'elle 
a  entraînée. 

Les  classes  laborieuses  ont  trouvé  pour  elles-mêmes  les  com- 
binaisons les  plus  ingénieuses.  Par  les  relations  qui  existent 
entre  les  anciens  émigrants  et  ceux  qui  désirent  émigrer,  des 
fonds  se  trouvent  préparés,  des  moyens  de  travail  et  d'existence 
assurés  à  ces  derniers,  au  moment  môme  où  ils  mettent  le  pied 
sur  ces  terres  lointaines.  Si  nous  avions  mis  à  la  charge  du  tré- 
sor cette  somme  de  1,500,000  liv.  st.,  indépendamment  du  far- 
deau qui  en  serait  résulté  pour  le  peuple  de  ce  pays,  nous 
aurions  provoqué  toutes  sortes  d'abus.  Noua  aurions  facilité  l'é- 
migralion  de  personnes  impropres  ou  dangereuses,  qui  auraient 
été  accueillies  avec  malédiction  aux  États-Unis  et  dans  nos  pro- 
pres colonies.  Ces  contrées  n'auraient  pas  manqué  de  nous  dire  : 
«  INe  nous  envoyez  pas  vos  paresseux,  vos  impotents,  vos  es- 


iJlG  APPE^DICE. 

iropiés,  la  lie  do  volro  populalion.  Si  le!  est  lo  (Mractèro  do  voiro 
ômigralion,  nous  aurons  certainement  le  droit  d'intervenir  pour 
la  repousser.  »  Telle  eût  été,  je  n'en  doute  pas,  la  conséquence 
de  l'intervention  gouvernementale  exercise  sur  une  grande 
échelle. 

Après  quelques  autres  considérations,  lord  John  Russell 
termine  ainsi  : 

Voici  ce  qui  résulte  de  tout  ce  que  je  viens  de  dire.  En  pre- 
mier lieu,  quel  que  soit  le  mécontentement,  souvent  bien  fondé, 
qu'a  fait  naître  la  transition  pénible  pour  nos  colonies  du 
système  du  monopole  au  système  du  libre-échange,  nous  ne  re- 
viendrons pas  sur  cette  résolution  que  désormais  votre  com- 
merce avec  les  colonies  est  fondé  sur  ce  principe  :  vous  êtes  li- 
bres de  recevoir  les  produits  de  tous  les  pays,  qui  peuvent  vous 
les  fournir  à  meilleur  marché  et  de  meilleure  qualité  que  Jes 
colonies  ;  et  d'un  autre  côté  les  colonies  sont  libres  de  com- 
mercer avec  toutes  les  parties  du  globe,  de  la  manière  qu'elles 
jugeront  la  plus  avantageuse  à  leurs  inlérêls.  C'est  là,  dis-je, 
qu'est  pour  l'avenir  le  peint  cardinnl  de  notre  politique. 

En  second  lieu,  conformément  à  la  politique  que  vous  avez 
suivie  à  l'égard  des  colonies  de  1  Amérique  du  Nord,  vous  agirez 
sur  ce  principe  d'introduire  et  mainlenir,  autant  que  possible, 
la  liberté  politique  dans  touîes  vos  colonies.  Je  crois  que  toutes 
les  fois  que  vous  affirmerez  que  la  liberté  politique  ne  peut  pas 
être  introduite,  c'est  à  vous  de  donner  des  raisons  pour  Texcep- 
tion;  et  il  vous  incombe  de  démontrer  qu'il  s'agit  d'une  race 
qui  ne  peut  encore  admettre  les  institutions  libres;  que  la  co- 
lonie n'est  \  as  composée  de  citoyens  anglais,  ou  qu'ils  n'y  sont 
qu'en  trop  faible  proportion  pour  pouvoir  soutenir  de  telles  in- 
stitutions avec  quelque  sécurité.  A  moins  que  vous  ne  fassiez 
cette  preuve,  et  chaque  fois  qu'il  s'agira  d'une  population  bri- 
tannique capable  de  se  gouverner  elle-même,  si  vous  continuez 
à  être  leurs  représentants  en  ce  qui  concerne  la  politique  exté- 
rieure, vous  n'avez  plus  à  intervenir  dans  leurs  affaires  domes- 
tiques, au  delà  de  ce  qui  est  clairement  et  décidément  indis- 
pensable pour  prévenir  un  conflit  dans  la  colonie  elle-même. 


SECONDE   CAMPAGNE    DE   LA    MGUE.  517 

Je  crois  que  ce  sont  là  les  deux  principes  sur  lesquels  vous 
devez  agir.  Je  suis  sûr  au  moins  que  ce  sont  ceux  que  le  gou- 
vernement actuel  a  adoptés,  et  je  ne  doute  pas  qu'ils  n'obtien- 
nent l'assentiment  de  la  Chambre.... 

Non-seulement  je  crois  que  ces  principes  sont  ceux  qui  doi- 
vent vous  diriger,  sans  aucun  danger  pour  le  présent,  mais  je 
pense  encore  qu'ils  serviront  àrésoudre.  dans  l'avenir,  de  graves 
questions,  sans  nous  exposera  une  collision  aussi  malheureuse 
que  celle  qui  marqua  la  fin  du  dernier  siùcle.  En  revenant  sur 
l'origine  de  cette  guerre  fataleavecles  contréesquisontdevenues 
les  États-Unis  de  l'Amérique,  je  ne  puis  m'empôcher  de  croire 
qu'elle  fut  le  résultat  non  d'une  simple  erreur,  d'une  simple 
faute,  mais  d'une  série  répétée  de  fautes  et  d'erreurs,  d'une  po- 
litique malheureuse  de  concessions  tardives  et  d'exigences  inop- 
portunes. J'ai  la  confiance  que  nous  n'aurons  plus  à  déplorer 
de  tels  conflits.  Sans  doute,  je  prévois,  avec  tous  les  bons  esprits, 
que  quelques-unes  de  nos  colonies  grandiront  tellement  en  po- 
pulation et  en  richesse  qu'elles  viendront  nous  dire  un  jour  : 
«  x\ous  avons  assez  de  force  pour  être  indépendantes  de  l'Angle- 
'(  terre.  Le  lien  qui  nous  attache  à  elle  nous  est  devenu  onéreux 
«  et  le  moment  est  arrivé  où,  en  toute  amitié  et  en  bonne  al- 
«  liance  avec  la  mère  patrie,  nous  voulons  maintenir  notre  in- 
<(  dépendance.»  Je  ne  crois  pas  que  ce  temps  soit  très-rapproché, 
mais  faisons  tout  ce  qui  est  en  nous  pour  les  rendre  aptes  à  se 
gouverner  elles-mêmes.  Donnons-leur  autant  que  possible  la  fa- 
culté de  diriger  leurs  propres  atfaires.  Qu'elles  croissent  en 
nombre  et  en  bien-être,  et,  quelque  chose  qui  arrive,  nous,  ci- 
toyens de  ce  grand  empire,  nous  aurons  la  consolation  dédire 
que  nous  avons  contribué  au  bonheur  du  monde. 

Il  n'est  pas  possible  d'annoncer  de  pins  grandes  choses 
avec  plus  de  simplicité,  et  c'est  ainsi  que,  sans  la  chercher, 
on  rencontre  la  véritable  éloquence. 


518  APPENDICE. 

La  reproduction  que  nous  venons  de  faire  a  dû  suffire  pour  démontrer 
que  si  la  Ligue  n'agit  plus  en  corps,  son  esprit  est  une  des  forces  vives 
de  la  démocratie  anglaise,  et  qu'il  anime  des  hommes  dont  la  foi  ardente, 
les  lumières  et  les  talents  peuvent  surmonter  bien  des  obstacles.  Bastiat, 
qui  attendait  beaucoup  de  ces  hommes,  vécut  assez  pour  assister  à  la 
réalisation  d'une  partie  de  ses  espérances.  11  vit  l'Angleterre  abolir  ses 
droits  de  navigation  et  réformer  profondément  son  régime  colonial.  De- 
puis sa  mort,  de  tristes  événements,  en  modifiant  la  situation  de  1  Eu- 
rope, ont  rendu  bien  difficile  la  seconde  partie  de  la  tâche  qu'il  assignait 
aux  ligueurs;  nous  voulons  dire  Vapplication  du  principe  de  non-inter- 
vention et  la  réduction  des  forces  militaires.  Mais  quelque  éloigné  que 
puisse  être  le  jour  où  s'accompliront  de  tels  vœux,  —  où  la  civilisation 
obtiendra  des  succès  décisifs  dans  sa  lutte  contre  le  fléau  de  la  guerre, 
—  on  peut  affirmer  dès  aujourd'hui  que  les  apôtres  du  libre-échange 
auront  leur  part  dans  les  actions  de  grâces  et  les  bénédictions  qui  ac- 
cueilleront cette  incomparable  victoire . 

{Note  de  PÉditeur.) 


FIN. 


TABLE   DES   MATIERES 


DU  TROISIÈME   VOLUME 


Introduction 1 

Meeting  à  Manchester,  en  octobre  184-2.  —  Discours  de  M.  Cob- 

den 81 

Meeting  à  Londres,  16  mars  1843,  théâtre  de  Drury-Lane.  —  Dis- 
cours de  M.  Cobden 91 

—  —  30  mars  1843.  —  Discours  de  MM.  James  Wil- 

son,  J.  W.  Fox  et  Cobden 9G 

—  —  5  avril  1843  —  Exposé  du  président;  discours 

de    MM.    Hume,  Brotherton, 
Milner  Gibson 118 

—  —  13  avril  1843.  —  Discours  du  D.  Bowring 144 

—  —  2G  avril  1843.  —  Discours  du  R.  Th.  Spencer.     153 

—  —  5  mai  1843.  —  Discours  du    R.  Cox  et  de 

M.  Cobden IGO 

—  —         13  mai  1843,  salle  de  l'Opéra.  —  Discours  de 

M.  Cobden 179 

—  —         octobre  1843,  théâtre  de  Govent-Garden.  — 

Discours   de  MM.  Cobden  et 

J.  W.  Fox 190 

Meetings  en  Ecosse,  du  8  au  18  janvier  1844.  —  Allocutions  di- 
verses; extraits  des  discours  de  M.  Cob- 
den, à  Perth,  et  du  colonel  Thompson,  à 

Greenock,  etc 207 

Meeting  à  Londres,  25  janvier  1844,  théâtre  de  Covent-Garden.  — 

Discours  de  MM.  George  Wil- 
son  et  J.  W.  Fox 223 

—  —  1er  février  1844.  —  Compte  rendu 230 


52  0  TABLE    DES   MATIERES. 

Uaiiquet  à  Wakefield  (Yorkshire),  le  31  janvier  1844.  —  Allocution 
du  président,  M.  Marshall,  et  discours  de 
lord  Morpeth  et  de  M,  Cobden 238 

Meeting  à  Londres,  l5  février  1844.   —  Discours  de  MM.  Yilliers 

et  J.  W.  Fox 24^; 

—  —  21  février  1844.   —  Compte  rendu;    discours 

de  MM.  O'Connell  et  George 
Thompson 259 

—  —  28  février  1844.  —  Discours  de  M.  Ashworth.     275 

—  —         17  avril  1844.  —  Compte  rendu;  discours  de 

M.  George  Thompson 28  i 

—  —  I"  mai  1844.  —  Discours  de  MM.  Ricardo  et 

Cobden 298 

—  —  14  mai  1844.  —  Discours  de  MM.  Bright    et 

James  Wilson . , 309 

—  —  22  mai  1844.  — Discours  de  M.  George  Thomp- 

son      327 

—  —  5  juin  1844.  —   Résumé    d'un    discours    de 

M.    Bouverie,  et  discours  de 

M.  Milner  Gibson 34 3 

Expose'  du  dissentiment  sur  le  tarif  des  sucres 351 

Meeting  à  Londres,  le  19  juin  1844.  —  Discours  du  R.  Th.  Spcn- 
ceret  de  MM.  Cobden  et  Fox.  Réflexions  du  traducteur 355 

Débat  à  la  Chambre  des  communes  sur  la  proposition  de  M.  Yil- 
liers. —  Argument  de  M.  Milner  Gibson.  —  Résumé  historique.     38 i 

Meeting  à  Londres,  le  7  août  1844.  —  Considérations  sur  l'esprit 
de  paix.  —  Discours  de  M.  Milner  Gibson  et  de  M.  Fox 391 

Les  free-traders  et  les  chartistes  à  ISortbampton 403 

Démonstrations  en  faveur  de  la  liberté  commerciale  à  Walsall.  — 
Présentation  d'une  coupe  à  M.  John  B.  Smith 40'» 

Grand  meeting  de  la  Ligue  au  théâtre  de  Covent-Garden,  17  dé- 
cembre 1844.  —  Discours  de  M.  Cobden 409 

Meeting  général  de  la  Ligue  à  Manchester,  22  janvier  1845.  Dis- 
cours de  M.  J.  Bright 4  20 

Interrogatoire  de  Jacques  Deacon  Hume,  esq  ,  ancien  secrétaire 
du  Board  of  trade,  sur  la  loi  des  céréales,  devant  le  comité  de 
la  Chambre  des  communes  chargé  de  préparer  le  projet  de  loi 
relatif  aux  droits  d'importation  pour  1839 430 


TABLE   DES  MATIÈRES.  521 


Appendice. 


Fin  de  la  première  campagne  de  la  Ligue  anglaise 437 

Seconde  campagne  de  la  Ligue ., 4i!J 

Deux  Angleterre 45!) 

Meeting  du  26  janvier  1S48,  à  Manchester.  —  Discours  de  MM.  Mil- 

ner  Gibson,  Cobden  et  J.  Bright 403 

Lettre  de  Bastiat  à  M.  G.  Wilson,  du  15  janvier  1849 402 

La  réforme  coloniale  en  Angleterre.  -^  Discours  de  M.  Cobden  à 

Bradford i97 

Discours  de  John  Russell  au  Parlement 508 

Récapitulation  «les  discours  contenus  dans  ce  volume 
et  Pitppeudice. 

13  de  M.  Cobden pages  81,  92,  lll,  1G7,  180,  190, 

213  et  214.  242,302,  355, 
410,  474,498. 

G  de  M.  J.  W.  Fox —  105,197,226,248,373,398. 

4  de  M.  Milner  Gibson —  133,  346,   388  et  394,  404. 

3  de  M.  George  Thompson —  271,283,327. 

3  de  M.  John  Bright  —  310,421,486. 

2  de  M.  James  Wilson —  97,315. 

2  du  Révérend  Th.  Spencer —  154,305. 

1  de  M.  Hume —  12>. 

1  du  docteur  Bowring —  145. 

1  du  Révérend  Cox —  ICI. 

1  du  colonel  Perronet  Thompson..  —  218. 

1  de  M.  George  Wilson —  223. 

1  de  M.  Marshall —  238. 

1  de  lord  Morpeth —  239. 

1  de  M.  Viliiers —  246. 

1  de  O'Connell —  261 . 

1  de  M.  Ashworth —  275. 

1  de  M.  Ricardo —  298. 

1  de  lord  John  Russell —  510. 

FIN    DE    LA    TAr.Li:. 


CORUEIL,    TVr.    ET    STÉll      DK    CHKlÉ. 


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1862 
V.3 
cop,2 


Bastiat,    Frédéric 
Oeuvres  complètes 


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