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Full text of "Oeuvres complètes de Voltaire : avec notice, préfaces, variantes, table analytique, les notes de tous les commentateurs et des notes nouvelles, conforme pour le texte à l'èdition de Beuchot, enrichie des découvertes les plus récentes et mise au courant des travaux qui ont paru jusqu'à ce jour;"

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(3Î)    ^^ 


ŒUVRES   COMPLÈTES 


DE 


VOLTAIRE 


THEATRE.    IV 


ANCIENNE    MAISON   J.  CLAYE 


PARIS.   -    IMPRIMERIE    A.    QUANTIN    ET    C" 


r.  L  E      SAINT-BENOIT 


JVRES    COMPLÈTES 


DE 


VOLTAIRE 

NOUVELLE   ÉDITION 

AVEC 

NOTICES,   PRÉFACES,   VARIANTES,    TABLE    ANALYTIQUE 

LES  NOTES  DE  TOUS  LES  COMMENTATEURS  ET  DES  NOTES  NOUVELLES 

Conforme  pour  le  texte  à  l'édition  de  Beuchot 
ENRICHIE    DES    DÉCOUVERTES    LES    PLUS    RÉCENTES 

ET     MISE     AU    COURANT 
DES    TRAVAUX     QUI    ONT     PARU     JUSQU'A     CE    JOUR 

PRÉCÉDÉE     DE    LA 

VIE     DE     VOLTAIRE 

PAR    CONDORCET 

ET   d'autres   Études  bio  g  u  aphiques 

Ornée  d'un  portrait  en  pied  d'après  la  statue  du  foyer  de  la  Comédie-Française 


THEATRE  —   TOME   QUATRIEME 


PARIS 

GARISIER   FRÈRES,    LIRRAIRES-ÉDITEURS 

6,    RUE     DES     SA1\TS-PÈRES,     6 


1877 


'   i 


NANINE 


ou 


r  / 


LE   PREJUGE   VAINCU 


COMEDIE   EN   TROIS  ACTES 


REPRESENTEE,      POUR      LA      PREMIÈRE      FOIS,      LE      16      JUIN      174! 


V.  —  Théâtre.     IV. 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA    PRÉSENTE    ÉDITION. 


Nanine  est  tirée  du  fameux  roman  de  Paméla;  ce  sujet,  qui  était  tout  à 
fait  dans  l'esprit  et  dans  le  goût  de  l'époque,  avait  déjà  séduit  Boissy  et 
Nivelle  de  Lachaussée.  L'un  avait  donné  au  Théâtre  Italien,  le  4  mars  1743, 
Paméla^  ou  la  Verlu  mieux  éprouvée,  trois  actes  en  vers;  l'autre  avait 
donné  à  la  Comédie-Française  une  Paméla  en  cinq  actes  et  en  vers,  le  6  dé- 
cembre de  la  même  année.  Toutes  deux  avaient  échoué,  surtout  la  seconde, 
qui  n'eut  qu'une  seule  représentation  et  ne  fut  pas  imprimée;  ce  qui  donna 
lieu  de  jouer  aux  Italiens  la  Déroule  des  Paméla. 

A'oltaire  jugea  prudent  de  débaptiser  l'héroïne.  Nanine  fut  plus  heureuse 
que  Paméla.  Elle  réussit.  «  Amusez-vous  donc,  écrivait  Voltaire  à  Baculard 
d'Arnaud,  le  jour  de  la  seconde  représentation  (18  juin  1749J;  amusez-vous 
donc  si  vous  pouvez  à  Nanine;  voici  deux  billets  qui  me  restent.  Si  vous 
voulez  d'ailleurs  vous  trouver  chez  Procope,  je  vous  ferai  entrer,  vous,  vos 
amis,  vos  filles  de  joie  ou  non-joie,  partout  où  il  vous  plaira.  » 

«  M.  de  la  Place,  traducteur  du  Tkéàlre  anglais  [c'est  Collé  qui  consigne 
ce  trait  dans  son  Journal  hislorique],  me  dit  un  fait  dont  il  me  jura  avoir 
étL'  le  témoin  ;  il  prétend  qu'à  la  troisième  représentation  de  Nanine.,  où.  il 
assistait,  il  s'éleva  un  petit  ricanement  dans  le  parterre.  Alors  Voltaire,  qui 
était  placé  aux  troisièmes  loges  en  face  du  théâtre,  se  leva  et  cria  tout  haut  : 
«  Arrêtez,  barbares,  arrêtez  !  »  et  le  parterre  se  tut.  » 

«  Il  était  un  peu  désagréable,  dit  Wagnières  dans  ses  Mémoires  sur 
VoUaire,  de  se  trouver  à  côté  de  lui  aux  représentations,  parce  qu'il  ne 
pouvait  se  contenir.  Tranquille  d'abord,  il  s'animait  insensiblement;  sa  voix, 
ses  pieds,  sa  canne,  se  faisaient  entendre  plus  ou  moins.  Il  se  soulevait  à 
demi  de  son  fauteuil,  se  rasseyait;  tout  à  coup  se  trouvait  droit,  paraissant 
plus  haut  de  dix  puuces  qu'il  ne  l'était  réellement.  C'était  alors  au'il  faisait 
le  plus  de  bruit.  Les  acteurs  de  profession  redoutaient  même,  à  cause  de 
cela,  de  jouer  devant  lui.  » 

Nanine  eut,  dans  sa  nouveauté,  douze  représentations  consécutives. 
Voltaire  fut  si  content  de  l'accueil  qui  avait  été  fait  à  sa  pièce,  qu'il  songea, 
dit-on,  à  la  mettre  en  cinq  actes:  mais,  mieux  inspiré,  il  renonça  à  ce  projet. 


AVERTISSEMENT 

DE    BEUCHOT. 


Je  n'ai  pu  voir  un  exemplaire  de  l'édition  de  A'anine  faite  en  1748,  si 
l'on  en  croit  la  Bibliothèque  annuelle  et  universelle^  tome  I",  page  203. 
.Mais  comme  le  volume  de  cette  Bibliothèque  pour  l'année  1748  porte  lui- 
même  la  date  de  1751,  il  est  à  croire  qu'il  y  a  erreur.  Cependant  la  Préface 
môme  (\g  Voltaire  prouve  qu'il  existait  déjà  une  édition  de  Nanine  lorsque 
l'auteur  en  donna  une,  sous  l'adresse  de  Paris,  Lemercier  et  Lambert,  1749, 
in-12.  Un  passage  de  cette  préface  de  1749,  que  je  rapporte  en  variante, 
dit  que  la  pièce  fut  jouée  au  mois  de  juillet  1748.  Dans  l'édition  de  1730, 
il  est  dit  que  iXnnine  fut  représentée  à  Paris  dans  Vêlé  de  1749.  La  date 
du  17  juillet  1748  est  donnée  comme  date  de  la  première  représentation, 
sur  le  faux  titre  de  Nanine,  page  259  du  tome  VI  de  l'édition  des  Œuvres 
de  M.  de  Voltaire,  1751,  onze  volumes  petit  in-12.  Longchamp,  dans  ses 
Mémoires,  tome  II,  page  205,  dit  que  Nanine  fut  faite  à  Commercy  en  1748. 
Il  est  donc  possible  que  cette  comédie  ait  été  représentée  sur  un  théâtre 
particulier  en  juillet  1748;  mais  elle  ne  le  fut  au  Théâtre-Français  que  le 
16  juin  1749;  cela  e.st  prouvé  par  les  registres  de  la  Comédie-Française  et 
par  le  Mercure  de  juillet  1749,  page  190.  Ce  journal  ajoute  qu'après  les 
premières  représentations,  Voltaire  fit  des  changements  non-seulement 
dans  le  dialogue,  mais  encore  dans  la  conduite  de  sa  fable. 

On  vit  paraître,  à  l'occasion  de  Nanine  :  I.  Réflexions  sur  le  comique 
larmoyant  par  M.  de  C...,  trésorier  de  France  et  conseiller  au  présidial 
de  l'académie  de  la  Rochelle,  17i9,  in-12  de  74  pages.  Cette  brochure 
est  celle  dont  Voltaire  parle  dans  sa  Préface;  l'auteur  est  Pierre-Matthieu 
Martin  de  Chassiron,  né  en  l'île  d'OIéron  en  1704,  mort  en  1767.  II.  Lettre 
à  Vauteur  de  Nanine  (par  Guiard  de  Servigné,  avocat  à  Rennes),  1749, 
in-12  de  16  pages.  III.  Réflexions  critiques  sur  la  comédie  de  Nanine, 
pur  M.  G...  Nancy,  1749,  in-8°  de  16  pages.  Elles  sont  signées  :  Gresvik. 
IV.  Nanin  et  Nanine,  fragment  d'un  conte  traduit  de  l'arabe,  par  le  sieur 
L.  I).  V.,  1749,  in-8",  que  Barbier  dit  être  d'un  nommé  Lefèvre. 

Dans  quelques  éditions  récentes,  on  a  imprimé  à  la  suite  de  la  Préface 
de  ^'oltaire  l'Extrait  d'une  lettre  du  roi  de  Prusse  à  Voltaire.  Je  ne 
reproduis  pas  ici  cet  extrait,  parce  que  je  donnerai  à  sa  date  (1 1  janvier  1750) 
la  lettre  entière,  qui  n'a  encore  paru  dans  aucune  édition  des  Œuvres  de 
Voltaire. 


PREFACE 


Cette.Jiagalelle.fut  représentée  c^  Paris  dans  l'été  de  17/j9', 
parmi  la  foule  des  spectacles  qu'on  donne  à  Paris  tous  les  ans. 

Dans  cette  autre  foule,  beaucoup  plus  nombreuse,  de  bro- 
chures dont  on  est  inondé,  il  en  parut  une  dans  ce  temps-là  qui 
mérite  d'être  distinguée.   C'est  une  dissertation  ingénieuse  et 


1.  Dans  une  édition  de  Paris,  Lomercier  et  Lambert,  1749,  in-12,  cette  Préface, 
qui  est  de  Voltaire,  commence  ainsi  : 

(I  Cette  bagatelle  fut  reprôscntco  au  mois  de  juillet  1748.  Elle  n'avait  point  été 
destinée  pour  le  théâtre  de  Paris,  encore  moins  pour  l'impression,  et  on  ne  la  donne- 
rait pas  aujourd'hui  au  public  s'il  n'en  avait  paru  une  édition  sr.breptice  et  toute 
défigurée  sous  le  nom  de  la  Compagnie  des  libraires  associés  de  Paris.  11  y  a  dans 
cette  édition  fautive  plus  de  cent  vers  qui  ne  sont  pas  de  l'auteur.  C'est  avec  la 
même  infidélité,  et  avec  plus  de  fautes  encore,  que  l'on  a  imprimé  clandestine- 
ment la  tragédie  de  Sémiramis  :  et  c'est  ainsi  qu'on  a  défiguré  presque  tous  les 
ouvrages  de  l'auteur.  Il  est  obligé  de  se  servir  de  cette  occasion  pour  avertir  ceux 
qui  cultivent  les  lettres,  et  qui  se  forment  des  cabinets  de  livres,  que  de  toutes  les 
éditions  qu'on  a  faitos  de  ses  prétendus  ouvrages,  il  n'y  en  a  pas  une  seule  qui 
mérite  d'être  regardée.  Celle  de  Ledct,  h  Amsterdam,  celle  de  Merkus,  dans  la 
même  ville,  les  autres  qu'on  a  faites  d'ai)rès  celles-Là,  sont  absurdes;  et  on  y  a 
même  ajouté  un  volume  entier  qui  n"ost  rempli  que  de  grossièretés  insipides  faites 
pour  la  canaille;  celles  qui  sont  intitulées  de  Londres  et  de  Genève  ne  sont  pas  moins 
défectueuses. 

»  L'auteur  n'a  pas  eu  encore  le  temps  d'examiner  celle  de  Dresde,  ainsi  il  ne 
peut  en  rien  dire  :  mais,  en  général,  les  amateurs  de  lettres  ne  doivent  avoir  aucun 
égard  aux  éditions  qui  no  sont  point  faites  sous  ses  yeux  et  par  ses  ordres,  encore 
moins  à  tous  ces  petits  ouvrages  qu'on  affecte  de  déliiter  sous  son  nom,  à  ces  vers 
qu'on  envoie  au  Mercure  et  aux  journaux  étrangers,  et  qui  ne  sont  que  le  ridicule 
effet  d"une  réputation  bien  vaine  et  bien  dangereuse.  Lu  attendant  qu'il  puisse  un 
jour  donner  ses  soins  à  faire  imprimer  ses  véritables  ouvrages,  il  est  dans  la  néces- 
sité de  faire  donner  au  moins,  par  un  libraire  accrédité  et  muni  d'un  privilège, 
la  tragédie  de  Sémiramis  et  cette  petite  pièce,  qui  ont  paru  toutes  deux  l'année 
passée  dans  la  foule  des  spectacles  nouveaux  qu'on  donne  à  Paris  tous  les  ans. 

M  Dans  cette  autre  foule,  etc.  » 

Ce  passage,  supiirinié  dès  1750,  est  reproduit  pourtant  dans  l'édition  dr  liol 
(voyez  V Avertissement  de  Bouchot). 


6  PRÉFACE.      . 

approfonilio  d'un  acadL'inicicri  de  la  Rochelle'  sur  cette  question, 
qui  semble  i)artager  (lo|)uis(iuel(]ues  années  la  littérature  :  savoir 
s'il  est  permis  de  faire  des  comédies  attendrissantes.  Il  paraît  se 
déclarer  fortement  contre  ce  genre,  dont  la  petite  comédie  de 
.Vr//(//î^  tient  beaucoup  en  quebiues  endroits.  Jl  condamne  avec 
raison  tout  ce  qui  aurait  l'air  d'une  tragédie  bourgeoise.  En  ellet, 
que  serait-ce  qu'une  intrigue  tragique  entre  des  hommes  du  com- 
mun? Ce  serait  seulement  avilir  le  cothurne;  ce  serait  manquera 
la  fois  l'objet  de  la  tragédie  et  de  la  comédie;  ce  serait  une  espèce 
bâtarde,  un  monstre  né  de  l'impuissance  de  faire  une  comédie 
et  une  tragédie  véritable. 

Cet  académicien  judicieux  blâme  surtout  les  intrigues  roma- 
nesques et  forcées  dans  ce  genre  de  comédie,  où  l'on  veut  atten- 
drir les  spectateurs,  et  qu'on  appelle,  par  dérision,  comédie  lar- 
moyante. Mais  dans  «piel  genre  les  intrigues  romanesques  et 
forcées  peuvent-elles  être  admises?  Ne  sont-elles  pas  toujours  un 
vice  essentiel  dans  quelque  ouvrage  que  ce  puisse  être?  11  conclut 
enfin  en  disant  que,  si  dans  une  comédie  l'attendrissement  peut 
aller  quelquefois  jusqu'aux  larmes,  il  n'appartient  qu'à  la  passion 
de  l'amour  de  les  faire  répandre.  11  n'entend  pas,  sans  doute, 
l'amour  tel  qu'il  est  représenté  dans  les  bonnes  tragédies,  l'amour 
furieux,  barbare,  funeste,  suivi  de  crimes  et  de  remords  ;  il  entend 
l'amour  naïf  et  tendre,  qui  seul  est  du  ressort  de  la  comédie. 

Cette  réflexion  en  fait  naître  une  autre,  qu'on  soumet  au  juge- 
ment des  gens  de  lettres;  c'est  que,  dans  notre  nation,  la  tragédie 
a  commencé  par  s'approprier  le  langage  de  la  comédie.  Si  l'on  y 
prend  garde,  l'amour,  dans  beaucoup  d'ouvrages  dont  la  terreur 
et  la  pitié  devraient  être  l'âme,  est  traité  comme  il  doit  l'être  en 
effet  dans  le  genre  comique.  La  galanterie,  les  déclarations 
d'amour,  la  coquetterie,  la  naïveté,  la  familiarité,  tout  cela  ne  se 
trouve  que  trop  chez  nos  héros  et  nos  héroïnes  de  Rome  et  de  la 
Grèce, dont  nos  théâtres  retentissent;  de  sorte  qu'en  effet  l'amour 
naïf  et  attendrissant  dans  une  comédie  n'est  point  un  larcin  fait 
à  Melpomène,  mais  c'est  au  contraire  Mclpomène  qui  depuis 
longtemps  a  pris  chez  nous  les  brodequins  de  Thalie, 

Qu'on  jette  les  yeux  sur  les  premières  tragédies  qui  eurent  de 
si  prodigieux  succès  vers  le  temps  du  cardinal  de  Richelieu,  la 
Sophonisbe  de  Mairet,  la  Muriamnc,  l'Amour  tyrannique'^,  Alcionée^ : 

1.  Chassiron  :  voyez  VAvertissement  de  Be.ucliot. 

2.  Tragi-comédie  de  Scudcry,  jouco  en  1638. 

3.  Tragédie  de  Duryer,  jouée  en  1031). 


PREFACE.  7 

on  verra  que  Tamour  y  parle  toujours  sur  un  ton  aussi  familier 
et  quelquefois  aussi  bas  que  riiéroïsnie  s'y  exprime  avec  une 
emphase  ridicule  ;  c'est  peut-être  la  raison  pour  laquelle  notre 
nation  n'eut  en  ce  temps-là  aucune  comédie  supportable  ;  c'est 
([n'en  effet  le  théâtre  tragique  avait  envahi  tous  les  droits  de 
l'autre  :  il  est  même  vraisemblable  que  cette  raison  détermina 
Molière  à  donner  rarement  aux  amants  qu'il  met  sur  la  scène  une\ 
passion  vive  et  touchaiîte  :  il  sentait  que  la  tragédie  l'avait  pré-  j 
venu. 

Depuis  la  SopJwnisbe  de  Mairet,  qui  fut  la  première  pièce  dans 
laquelle  on  trouva  quelque  régularité,  on  avait  commencé  à 
regarder  les  déclarations  d'amour  des  héros,  les  réponses  artifi- 
cieuses et  coquettes  des  princesses,  les  peintures  galantes  de 
l'amour,  comme  des  choses  essentielles  au  théâtre  tragique.  Il  est 
resté  des  écrits  de  ce  temps-là,  dans  lesquels  on  cite  avec  de 
grands  éloges  ces  vers  que  dit  Massinisse  après  la  bataille  de 
Cirthe  : 

J'aime  plus  de  moitié  quand  je  me  sens  aimé, 
Et  ma  flamme  s'accroît  par  un  cœur  enflammé... 
Comme  par  une  vague  une  vague  s'irrite, 
Un  soupir  amoureux  par  un  autre  s'excite. 
Ouand  les  chaînes  d'hymen  étreignent  deux  esprits, 
Un  baiser  se  doit  rendre  aussitôt  qu'il  est  pris. 

Soplionisbe,  IV,  i. 

Cette  habitude  de  parler  ainsi  d'amour  influa  sur  les  meilleurs 
esprits  ;  et  ceux  même  dont  le  génie  mâle  et  sublime  était  fait 
pour  rendre  en  tout  à  la  tragédie  son  ancienne  dignité  se  lais- 
sèrent entraîner  à  la  contagion. 

On  vit,  dans  les  meilleures  pièces, 

Un  malheureux  visage 

qui  U'un  chevalier  romain  captiva  le  courage. 

Polyeucle.  I,  m. 

Le  héros  dit  à  sa  maîtresse  (W.,  If,  ii)  : 

Adieu,  trop  vertueux  objet  et  trop  charmant. 

L'héroïne  lui  répond  : 

Adieu,  trop  malheureux  et  trop  parfait  amant. 


8  PRÉFACE. 

Cléopàtre  dit  qu'une  princesse  {Mort  de  Pompée,  II,  i), 

Aimant  sa  renommée, 

En  avouant  qu'elle  aime,  est  sûre  d'être  aimée. 

Que  César 

.     .     .     Trace  des  soupirs,  et,  d'un  style  plaintif, 
Dans  son  champ  de  victoire  il  se  dit  son  captif. 

Elle  ajoute  qu'il  ne  tient  qu'à  elle  d'avoir  des  rigueurs,  et  do 
rendre  César  malheureux  ;  sur  quoi  sa  confidente  lui  répond  : 

J'oserais  bien  jurer  que  vos  charmants  appas 
Se  vantent  d'un  pouvoir  dont  ils  n'useront  pas. 

Dans  toutes  les  pièces  du  même  auteur,  qui  suivent  la  Mort  de 
Pompée,  on  est  obligé  d'avouer  que  l'amour  est  toujours  traité  de 
ce  ton  familier.  Mais,  sans  prendre  la  peine  inutile  de  rapporter 
des  exemples  de  ces  défauts  trop  visibles,  examinons  seulement 
les  meilleurs  vers  que  l'auteur  de  Cinna  ait  fait  débiter  sur  le 
théâtre  comme  maxime  de  galanterie  : 

II  est  des  nœuds  secrets,  il  est  des  sympathies, 
Dont  par  le  doux  rapport  les  àmes'assorties 
S'attachent  l'une  à  l'autre,  et  se  laissent  piquer 
Par  ce  je  ne  sais  quoi  qu'on  ne  peut  expli([ucr. 

liodoijune,  I,  vu. 

De  bonne  foi,  croirait-on  que  ces  vers  du  haut  comique  fussent 
dans  la  bouche  d'une  princesse  des  Parthes  qui  va  demander  à 
son  amant  la  tête  de  sa  mère? Est-ce  dans  un  jour  si  terrible  qu'on 
parle  ((  d'un  je  ne  sais  quoi,  dont  par  le  doux  rapport  les  âmes 
sont  assorties  »?  Sophocle  aurait-il  débité  de  tels  madrigaux?  Et 
toutes  ces  petites  sentences  amoureuses  ne  sont-elles  pas  unique- 
ment du  ressort  de  la  comédie? 

Le  grand  homme  qui  a  porté  à  un  si  haut  point  la  véritable 
éloquence  dans  les  vers,  qui  a  fait  parler  à  l'amour  un  langage 
à  la  fois  si  touchant  et  si  noble,  a  mis  cependant  dans  ses  tragédies 
plus  d'une  scène  que  Boileau  trouvait  plus  digne  de  la  haute 
comédie  de  ïérence  que  du  rival  et  du  vainqueur  d'Euripide. 

On  pourrait  citer  plus  de  trois  cents  vers  dans  ce  goût.  Ce 
n'est  pas  que  la  simplicité,  qui  a  ses  charmes,  la  naïveté,  qui 


PRÉFACE.  9 

quelquefois  même  tient  du  sublime,  ne  soient  nécessaires  pour 
servir  ou  de  préparation  ou  de  liaison  et  de  passage  au  pathé- 
tique; mais  si  ces  traits  naïfs  et  simples  appartiennent  même  au 
tragique,  à  plus  forte  raison  appartiennent-ils  au  grand  comique. 
C'est  dans  ce  point,  où  la  tragédie  s'abaisse  et  où  la  comédie 
s'élève,  que  ces  deux  arts  se  rencontrent  et  se  touchent  ;  c'est  là 
seulement  que  leurs  bornes  se  confondent  :  et  s'il  est  permis  à 
Oreste  et  à  Hermione  de  se  dire  : 

Ah!  ne  souliaitoz  pas  le  destin  de  Pyrrhus; 
Je  vous  haïrais  trop.  —  Vous  m'en  aimeriez  plus. 
Ah  !  que  vous  me  verriez  d'un  regard  bien  contraire  ! 
Vous  me  voulez  aimer,  et  je  ne  puis  vous  plaire. 


Vous  m'aimeriez,  madame,  en  me  voulant  haïr... 

Car  enfin  il  vous  hait;  son  âme,  ailleurs  éprise, 

N'a  plus...  —  Qui  vous  l'a  dit,  seigneur,  qu'il  me  méprise?... 

Jugez-vouâ  que  ma  vue  inspire  des  mépris  ? 

Andromriqiie,  II,  ii. 

Si  ces  héros,  dis-je,  se  sont  exprimés  avec  cette  familiarité,  à 
combien  plus  forte  raison  le  Misanthrope  est-il  bien  reçu  à  dire 
à  .sa  maîtresse  avec  véhémence  (IV,  m)  : 

Rougissez  bien  plutôt,  vous  en  avez  raison, 
Et  j'ai  de  surs  témoins  de  votre  trahison. 

Ce  n'était  pas  en  vain  que  s'alarmait  ma  flamme. 

Mais  ne  présumez  ])as  que.  sans  être  vengé, 
Je  souffre  le  dépit  de  me  voir  outragé. 

C'est  une  trahison,  c'est  une  perfidie 
Qui  ne  saurait  trouver  de  trop  grands  châtiments. 
Et  je  puis  tout  permettre  à  mes  ressentiments  : 
Oui,  oui,  redoutez  tout  après  un  tel  outrage  : 
Je  ne  suis  plus  à  moi  :  je  suis  tout  à  la  rage. 
Percé  du  coup  mortel  dont  vous  m'assassinez. 
Mes  sens  par  la  raison  ne  sont  plus  gouvernés. 

Certainement  si  toute  la  pièce  du  Misftnthmpc  était  dans  ce 
goût,  ce  ne  serait  plus  une  comédie;  si  Oreste  et  Hermione 
s'exprimaient  toujours  comme  on  vient  de  le  voir,  ce  ne  serait 
plus  une  tragédie  ;  nuiis  après  que  ces  deux  genres  si  diJférents  se 


i 


40  PREFACE. 

sont  ainsi  rapprochés,  ils  rentrent  chacun  dans  leur  véritable 
carrière  :  l'un  reprend  le  ton  plaisant,  et  l'autre  le  ton  sublime, 

La  comédie,  encore  une  fois,  peut  donc  se  passionner,  s'em- 
porter, attendrir,  pourvu  qu'ensuite  elle  fasse  rire  les  honnêtes 
gens.  Si  elle  manquait  de  comiqne,  si  elle  n'était  que  larmoyante, 
c'est  alors  ([u'elle  serait  un  genre  très-vicieux  et  très-désagréable. 

On  avoue  qu'il  est  rare  de  faire  passer  les  spectateurs  insensi- 
blement de  l'attendrissement  au  rire;  mais  ce  passage,  tout  diffi- 
cile qu'il  est  de  le  saisir  dans  une  comédie,  n'en  est  pas  moins 
naturel  aux  hommes.  On  a  déjà  remarqué  ailleurs'  que  rien  n'est 
plus  ordinaire  que  des  aventures  qui  affligent  l'âme,  et  dont 
certaines  circonstances  inspirent  ensuite  une  gaieté  passagère. 
C'est  ainsi  malheureusement  que  le  genre  humain  est  fait.  Homère 
représente  même  les  dieux  riant  de  la  mauvaise  grâce  de  Vulcain, 
dans  le  temps  qu'ils  décident  du  destin  du  monde.  Hector  sourit 
de  la  peur  de  son  fils  Astyanax,  tandis  qu'Andromaque  répand 
des  larmes. 

On  voit  souvent,  jusfjue  dans  l'horreur  des  batailles,  des 
incendies,  de  tous  les  désastres  qui  nous  affligent,  qu'une  naïveté, 
un  bon  mot,  excitent  le  rire  jusque  dans  le  sein  de  la  désolation 
et  de  la  pitié.  Qji_d.éfendit  à  un  régiment,  dans  la  bataille  de 
Spire,  de  faire  quartier  ;  un  officier  allemand  demande  la  vie  à 
l'un  des  nôtres,  qui  lui  répond  :  «  Monsieur,  demandez-moi  toute 
autre  chose;  mais  pour  la  vie,  il  n'y  a  pas  moyen.  »  Cette  naïveté 
passe  aussitôt  de  bouche  en  bouche,  et  on  rit  au  milieu  du 
carnage.  A  combien  plus  forte  raison  le  rire  peut-il  succéder, 
dans  la  comédie,  à  des  sentiments  touchants  ?  Ne  s'attendrit-on 
pas  avec  Alcmène?Ne  rit-on  pas  avec  Sosie?  Quel  misérable  et 
vain  travail  de  disputer  contre  l'expérience?  Si  ceux  qui  disputent 
ainsi  ne  se  payaient  pas  de  raison,  et  aimaient  mieux  les  vers,  on 
leur  citerait  ceux-ci  : 

L'Amour  règne  par  le  délire 

Sur  ce  ridicule  univers  : 

Tiiiitôt  aux  esprits  de  travers 

Il  fait  rimer  de  mauvais  vers; 

Tantôt  il  renverse  un  empire. 

L'œil  en  feu,  le  fer  à  la  main, 

Il  frémit  dans  la  tragédie; 

Non  moins  touchant,  ot  [)his  iiumain, 


1.  Voyez,  Tluâhe,  tome  II,  page  ii3,  dans  la  préface  de  l'Enfant  prodigue. 


PRÉFACE.  H 


Il  anime  la  comédie  : 
11  affadit  dans  l'élégie, 
Et,  dans  un  madrigal  badin, 
Il  se  joue  aux  pieds  de  Sylvie. 
Tous  les  genres  de  poésie, 
De  Virgile  jusqu'à  Chaulieu, 
Sont  aussi  soumis  à  ce  dieu 
Oue  tous  les  états  de  la  vie. 


PERSOiNNAGES 


LE  COMTE   D'OLBAN,  seigneur  retiré  à  la  campagne. 
LA  BARONNE   DE  L'ORME,  parente  du  comte,  femme 

impérieuse,  aigre,  difficile  à  vivre. 
LA  MARQUISE  D'OLBAN,  mère  du  comte. 
NANINE,  fille  élevée  dans  la  maison  du  comte. 
PHILIPPE  HOMBERT,  paysan  du  voisinage. 
BLAISE,  jardinier. 

GERMON, I    , 

'  }  domestiques. 
MARIN,       \  ^ 


La  scène  est  dans  le  château  du  comte  d'Olban. 


1.  Noms  des  acteurs  qui  jouèrent  dans  Nanine  et  dans  la  Nouveauté,  de 
Lcgrand,  qui  l'accompagnait  :  Legrand,  Dubreuil,  Sahrazin,  Grandval,  Dangevillk 
Dlboi-;,  Baro\,  Bonneval,  Paulin,  Deschamps,  Drouin,  Ribou  ;  M'""  Dangevillk 
!la  marquise),  Gaussix  (Nanine),  Grandval  (la  baronne),  Conell,  Beaumenard.  — 
Recette  :    3,90 i   livres.  (G.  A.) 


NANINE 

COMÉDIE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE    T. 

LE   COMTE   D'OLBAN,   LA  BARONNE   DE   L'ORME. 

LA    BARONNE. 

Il  faut  parler,  il  faut,  monsieur  le  comte, 
Vous  expliquer  nettement  sur  mon  compte. 
Ni  vous  ni  moi  n'avons  un  cœur  tout  neuf; 
Vous  êtes  libre,  et  depuis  deux  ans  veuf: 
Devers  ce  temps  j'eus  cet  honneur  moi-même  ; 
Et  nos  procès,  dont  l'embarras  extrême 
Était  si  triste  et  si  peu  fait  pour  nous, 
Sont  enterrés,  ainsi  que  mon  époux. 

LE    COMTE, 

Oui,  tout  procès  m'est  fort  insupportable. 

LA    BARONNE. 

Ne  suis-je  pas  comme  eux  fort  haïssable? 

LE    COMTE. 

Qui?  vous,  madame? 

LA    BARONNE. 

Oui,  moi.  Depuis  deux  ans, 
Libres  tous  deux,  comme  tous  deux  parents, 
Pour  terminer  nous  bal)itons  ensemble; 
Le  sang,  le  goilt,  l'intérêt  nous  rassemble. 


14  NANINE. 

LE    COMTE. 

Ah  !  l'intérêt  !  parlez  iineiix. 

LA    BAllONNE. 

Non,  monsieur. 
Je  parle  bien,  et  c'est  avec  douleur; 
Et  je  sais  trop  que  votre  unie  inconstante 
Ne  me  voit  plus  que  comme  une  parente. 

*■  LE    COMTE, 

Je  n'ai  pas  l'air  d'un  volage,  je  croi. 

LA    BAKO-NNE, 

Vous  avez  l'air  de  me  manquer  de  foi. 

LE    COMTE,   à  part. 

^  Ah! 

LA    BARONNE. 

Vous  savez  que  cette  longue  guerre, 
Qne  mon  mari  vous  faisait  pour  ma  terre, 
A  dû  finir  en  confondant  nos  droits 
Dans  un  hymen  dicté  par  notre  choix  : 
Votre  promesse  à  ma  foi  vous  engage  ; 
Vous  différez,  et  qui  diffère  outrage. 

LE     COMTE. 

J'attends  ma  mère. 

LA    BARONNE. 

Elle  radote  :  bon  1 

LE    COMTE. 

Je  la  respecte,  et  je  l'aime. 

LA    BARONNE. 

Et  moi,  non. 
Mais  pour  me  faire  un  affront  qui  m'étonne, 
Assurément  vous  n'attendez  personne, 
Perfide!  ingrat! 

LE     COMTE. 

D'où  vient  ce  grand  courroux? 
Qui  vous  a  donc  dit  tout  cela? 

LA    BARONNE. 

Qui  ?  vous  ; 
Vous,  votre  ton,  votre  air  d'indilférence, 
Votre  conduite,  en  un  mot,  qui  m'offense, 
Qui  me  soulève,  et  qui  choque  mes  yeux  : 
Ayez  moins  tort,  ou  défendez-vous  mieux. 
Ne  vois-je  i)as  l'indignité,  la  honte. 
L'excès,  l'affront  du  goût  qui  vous  surmonte? 


ACTE    I,    SCÈNE    I.  V6 

Quoi!  pour  l'objet  le  plus  vil,  le  plus  bas, 
Vous  me  trompez  ! 

LE    COMTE. 

Non,  je  ne  trompe  pas; 
Dissimuler  n'est  pas  mon  caractère  : 
J'étais  à  vous,  vous  aviez  su  me  plaire, 
Et  j'espérais  avec  vous  retrouver 
Ce  que  le  ciel  a  voulu  m'enlever. 
Goûter  en  paix,  clans  cet  heureux  asile. 
Les  nouveaux  fruits  d'un  nœud  doux  et  tranquille  : 
Mais  vous  cherchez  à  détruire  vos  lois. 
Je  vous  l'ai  dit,  l'amour  a  deux  carquois*  : 
L'un  est  rempli  de  ces  traits  tout  de  flamme. 
Dont  la  douceur  porte  la  paix  dans  l'àme, 
Qui  rend  plus  purs  nos  goûts,  nos  sentiments, 
Nos  soins  plus  vifs,  nos  plaisirs  plus  touchants  ; 
L'autre  n'est  plein  que  de  flèches  cruelles 
Qui,  répandant  les  soupçons,  les  querelles. 
Rebutent  l'àme,  y  portent  la  tiédeur, 
Font  succéder  les  dégoûts  à  l'ardeur  : 
Voilà  les  traits  que  vous  prenez  vous-même 
Contre  nous  deux;  et  vous  voulez  qu'on  aime! 

LA     BAROXNE. 

Oui,  j'aurai  tort!  Quand  vous  vous  détachez. 
C'est  donc  à  moi  que  vous  le  reprochez. 
Je  dois  souffrir  vos  belles  incartades, 
Vos  procédés,  vos  comparaisons  fades. 
Qu'ai-je  donc  fait,  pour  perdre  votre  cœur? 
Que  me  peut-on  reprocher? 

LE    COMTE. 

Votre  humeur, 
N'en  doutez  pas  :  oui,  la  beauté,  madame. 
Ne  plaît  qu'aux  yeux  ;  la  douceur  charme  l'àme. 

LA    BAR0N-\E. 

Mais  êtes-vous  sans  humeur,  vous  ? 

LE     COMTE. 

Moi?  non  : 
J'en  ai  sans  doute,  et  pour  cette  raison 
Je  veux,  madame,  une  femme  indulgente, 

1,  Ces  vers  sont  imites  d'Ovide,  Voltaire  a  reproduit  la  même  idée  dans  le  pro- 
lo'ue  du  chant  XXI  de  la  l'ucelle. 


/|6  NANINE. 

Dont  la  beauté  douce  et  compatissante, 
A  mes  défauts  facile  à  se  plier, 
Daigne  avec  moi  me  réconcilier, 
Me  corriger  sans  prendre  un  ton  caustique, 
Me  gouverner  sans  être  tyrannique, 
Et  dans  mon  cœur  pénétrer  pas  à  pas. 
Comme  un  jour  doux  dans  des  yeux  délicats  : 
Qui  sent  le  joug  le  porte  avec  murmure  ; 
L'amour  tyran  est  un  dieu  que  j'abjure. 
Je  veux  aimer,  et  ne  veux  point  servir  ; 
C'est  votre  orgueil  qui  peut  seul  m'avilir. 
J'ai  des  défauts  ;  mais  le  ciel  fit  les  femmes 
Pour  corriger  le  levain  de  nos  âmes, 
Pour  adoucir  nos  cbagrins,  nos  bumeurs, 
Pour  nous  calmer,  pour  nous  rendre  meilleurs. 
C'est  là  leur  lot;  et  pour  moi,  je  préfère 
Laideur  affable  à  beauté  rude  et  fière. 

LA    BARONNE. 

C'est  fort  bien  dit,  traître  !  Vous  prétendez. 
Quand  vous  m'outrez,  m'insultez,  m'excédez. 
Que  je  pardonne,  en  lâcbe  complaisante. 
De  vos  amours  la  bonté  extravagante? 
Et  qu'à  mes  yeux  un  faux  air  de  hauteur 
Excuse  en  vous  les  bassesses  du  cœur? 

LE     COMTE. 

Comment,  madame  ? 

LA    BARONNE. 

Oui,  la  jeune  Nanine 
Fait  tout  mon  tort.  Un  enfant  vous  domine, 
Une  servante,  une  fille  des  champs, 
Que  j'élevai  par  mes  soins  imprudents. 
Que  par  pitié  votre  facile  mère 
Daigna  tirer  du  sein  de  la  misère. 
Vous  rougissez  ! 

LE    COMTE. 

Moi  !  je  lui  veux  du  bien. 

LA    BARONNE. 

Non,  vous  l'aimez,  j'en  suis  très-sûre. 

LE    COMTE. 

Eh  bien  ! 
Si  je  l'aimais,  apprenez  donc,  madame. 
Que  hautement  je  publierais  ma  flamme. 


ACTE    I,    SCÈNE    T.  47 

LA    BARONNE. 

Vous  en  êtes  capable. 

LE     COMTE. 

Assurément. 

LA    BARONNE. 

Vous  oseriez  trahir  impudemment 

De  votre  ran":  toute  la  bienséance; 

Humilier  ainsi  votre  naissance; 

Et,  dans  la  honte  où  vos  sens  sont  plongés, 

Braver  l'honneur  ? 

LE     COMTE. 

Dites  les  préjugés. 
Je  ne  prends  point,  quoi  qu'on  en  puisse  croire, 
La  vanité  pour  l'honneur  et  la  gloire. 
L'éclat  vous  plaît  ;  vous  mettez  la  grandeur 
Dans  des  blasons  :  je  la  veux  dans  le  cœur. 
L'homme  de  bien,  modeste  avec  courage. 
Et  la  beauté  spirituelle,  sage, 
Sans  l)ien,  sans  nom,  sans  tous  ces  titres  vains, 
Sont  à  mes  yeux  les  premiers  des  humains. 

LA    BARONNE. 

Tl  faut  au  moins  être  bon  gentilhomme. 
Un  vil  savant,  un  obscur  honnête  homme, 
Serait  chez  vous,  pour  un  peu  de  vertu. 
Comme  un  seigneur  avec  honneur  reçu? 

*       LE    COMTE. 

Le  vertueux  aurait  la  préférence. 

LA    BARONNE, 

Peut-on  souffrir  cette  humble  extravagance? 
Ne  doit-on  rien,  s'il  vous  plaît,  à  son  rang? 

LE    COMTE. 

Être  honnête  homme  est  ce  qu'on  doit. 

LA    BARONNE. 


Mon  sans: 


Exigerait  un  plus  haut  caractère. 

LE    COMTE. 

Il  est  très-haut,  il  brave  le  vulgaire. 

LA    BARONNE. 

Vous  dégradez  ainsi  la  qualité  ! 

LE    COMTE. 

Non  ;  mais  j'honore  ainsi  l'humanité. 

V.  —  TirÉATiiE.    IV. 


j  48  .  NANINE. 

LA    BARONNE. 

Vous  êtes  fou;  quoi!  le  public,  l'usage!... 

LE     COMTE. 

L'usage  est  fait  pour  le  mépris  du  sage; 
Je  me  conforme  à  ses  ordres  gênants, 
Mfjy^  Pour  mes  habits,  non  pour  mes  sentiments. 

Il  faut  être  homme,  et  d'une  àme  sensée, 
Avoir  à  soi  ses  goûts  et  sa  pensée. 
Irai-je  en  sot  aux  autres  m'informer 
Qui  je  dois  fuir,  chercher,  louer,  blAmer? 
Quoi!  de  mon  être  il  faudra  ([u'ou  décide? 
J'ai  ma  raison  ;  c'est  ma  mode  et  mon  guide. 
Le  singe  est  né  pour  être  imitateur. 
Et  l'homme  doit  agir  d'après  son  cœur. 

LA    BARONNE. 

Voilà  parler  en  homme  libre,  en  sage. 
Allez  ;  aimez  des  fdles  de  village, 
Cœur  noble  et  grand,  soyez  l'heureux  rival 
Du  magister  et  du  greffier  fiscal; 
Soutenez  bien  l'honneur  de  votre  race. 

LE    COMTE. 

Ah  !  juste  ciel  !  que  faut-il  que  je  fasse? 
SCÈNE  II. 

LE    COMTE,    LA    BARONNE,    BLAISE. 

LE    COMTE. 

Que  veux-tu,  toi  ? 

BLAISE, 

C'est  votre  jardinier. 
Qui  vient,  monsieur,  humblement  supplier 
Votre  grandeur. 

LE     COMTE. 

Ma  grandeur  !  Eh  bien  !  Biaise, 
Que  te  faut-il? 

BLAISE. 

Mais  c'est,  ne  vous  déplaise, 
Que  je  voudrais  me  marier... 

LE    COMTE. 

D'accord, 
Très-volontiers  ;  ce  projet  me  plaît  fort. 


ACTE    I,    SCÈNE    II.  49 

Je  t'aiderai  ;  j'aime  qu'on  se  marie  : 
Kt  la  future,  est-elle  un  peu  jolie? 

BLAISE. 

Ah,  oui,  ma  foi!  C'est  un  morceau  friand. 

LA    BARONNE. 

Et  Biaise  en  est  aimé? 

BLAISE. 

Certainement. 

LE    COMTE. 

Et  nous  nommons  cette  beauté  divine?,., 

BLAISE. 

Mais,  c'est... 

LE    COMTE. 

Eh  bien  ? 

BLAISE. 

C'est  la  belle  Nanine. 

LE  COMTE. 

Nanine  ? 

LA  BARONNE. 

Ah  !  bon  !  je  ne  m'oppose  point 
A  de  pareils  amours. 

LE    COMTE,   à  part. 

Ciel  !  à  quel  point 
On  m'avilit!  Non,  je  ne  le  puis  être. 

BLAISE. 

Ce  parti-là  doit  bien  plaire  à  mon  maître. 

LE     COMTE. 

Tu  dis  qu'on  t'aime,  impudent  ! 

BLAISE. 

Ah!  pardon. 

LE    COMTE. 

T'a-t-elle  dit  qu'elle  t'aimât? 

BLAISE. 

Mais...  non. 
Pas  tout  à  fait  ;  elle  m'a  fait  entendre 
Tant  seulement  qu'elle  a  pour  nous  du  tendre  ; 
D'un  ton  si  bon,  si  doux,  si  familier. 
Elle  m'a  dit  cent  fois  :  «  Cher  jardinier. 
Cher  ami  Biaise,  aide-moi  donc  à  faire 
Un  beau  bouquet  de  Heurs,  ([ui  puisse  plaire 
A  monseip:neur,  à  ce  maître  charmant;  » 
Et  puis  d'un  air  si  touché,  si  touchant, 


20  NANINE. 

Elle  faisait  ce  bouquet  :  et  sa  vue 
Était  troublée;  elle  était  toute  émue, 
Toute  rêveuse,  avec  un  certain  air, 
Un  air,  là,  qui...  peste!  l'on  y  voit  clair. 

LE    COMTE. 

Biaise,  va-t'en...  Quoi!  j'aurais  su  lui  plaire! 

BLAISE. 

Çà,  n'allez  pas  traînasser  notre  affaire. 

LE     COMTE, 

Hem!... 

BLAISE. 

Vous  verrez  comme  ce  terrain-là 
.    Entre  mes  mains  bientôt  profitera. 

Répondez  donc;  pourquoi  ne  me  rien  dire? 

LE    COMTE. 

Ah!  mon  cœur  est  trop  plein.  Je  me  retire... 
Adieu,  madame. 


SCENE   III. 

LA   BARONNE,    BLAISE. 

LA    BARONNE. 

Il  l'aime  comme  un  fou, 
J'en  suis  certaine.  Et  comment  donc,  par  où. 
Par  quels  attraits,  par  quelle  heureuse  adresse, 
A-t-elle  pu  me  ravir  sa  tendresse? 
Nanine!  ô  ciel!  quel  choix!  quelle  fureur! 
IVanine  !  non  ;  j'en  mourrai  de  douleur. 

BLAISE,  revenant. 

Ah!  vous  parlez  de  Nanine. 

LA    BARONNE. 

Insolente  ! 

BLAISE. 

Est-il  pas  vrai  que  Nanine  est  charmante? 

LA    BARONNE. 

Non. 

BLAISE. 

Eh  !  si  fait  :  parlez  un  peu  pour  nous, 
Protégez  Biaise. 


ACTE    1.    SCÈNE    IV.  24 

LA    BARONNE. 

Ah!  quels  horribles  coups! 

BLAISE. 

J'ai  des  écus  ;  Pierre  Biaise  mou  père 

M"a  bien  laissé  trois  bons  journaux  de  terre  '  : 

Tout  est  pour  elle,  écus  comptants,  journaux, 

Tout  mon  avoir,  et  tout  ce  que  je  vaux  ; 

Mon  corps,  mon  cœur,  tout  moi-môme,  tout  Biaise. 

LA    BARONNE. 

Autant  que  toi  crois  que  j'en  serais  aise  ; 
Mon  pauvre  enfant,  si  je  puis  te  servir, 
Tous  deux  ce  soir  je  voudrais  vous  unir  : 
.Je  lui  paierai  sa  dot. 

BLAISE. 

Digne  baronne, 
Que  j'aimerai  votre  chère  personne! 
Que  de  plaisir  !  est-il  possible  ! 

LA    BARONNE. 

Hélas  ! 
Je  crains,  ami,  de  ne  réussir  pas. 

BLAISE, 

Ah  !  par  pitié,  réussissez,  madame. 

LA    BARONNE. 

Va,  plût  au  ciel  qu'elle  devînt  ta  femme  ! 
Attends  mon  ordre. 

BLAISE. 

Eh!  puis-je  attendre? 

LA    BARONNE. 


Va. 


BLAISE. 

Adieu.  J'aurai,  ma  foi,  cet  enfant-là. 


SCENE   IV. 

LA    BARONNE. 

Vit-on  jamais  une  telle  aventure! 
Peut-on  sentir  une  plus  vive  injure; 
Plus  lâchement  se  voir  sacrifier! 

1 .  Mesure  de  terre  qu'on  peut  labourer  en  un  jour.  (G.  A.) 


22  NANINE. 

Le  comte  Olban  rival  d'un  jardinier! 

(A  un  laquais.) 

Holà  !  quelqu'un  !  Qu'on  appelle  Nanine. 
C'est  mon  malheur  qu'il  faut  que  j'examine. 
Où  pourrait-elle  avoir  pris  l'art  flatteur, 
L'art  de  séduire  et  de  garder  un  cœur, 
L'art  d'allumer  un  feu  vif  et  qui  dure? 
Où  ?  dans  ses  yeux,  dans  la  simple  nature. 
Je  crois  pourtant  que  cet  indigne  amour 
ÎV'a  point  encore  osé  se  mettre  au  jour. 
J'ai  vu  qu'Olban  se  respecte  avec  elle  ; 
Ah!  c'est  encore  une  douleurnouvelle; 
•     J'espérerais  s'il  se  respectait  moins. 

D'un  amour  vrai  le  traître  a  tous  les  soins. 
Ah  !  la  voici  :  je  me  sens  au  supplice. 
Que  la  nature  est  pleine  d'injustice! 
A  qui  va-t-elle  accorder  la  beauté  ! 
C'est  un  affront  fait  à  la  qualité. 
Approchez-vous  ;  venez,  mademoiselle. 


SCENE  V. 
LA  BARONNE,    NANINE. 

NAMNE. 

Madame. 

LA    BARONNE. 

Mais  est-elle  donc  si  belle? 
Ces  grands  yeux  noirs  ne  disent  rien  du  tout; 
Mais  s'ils  ont  dit  :  J'aime...  Ah!  je  suis  à  bout. 
Possédons-nous.  Venez. 

NANINE. 

Je  viens  me  rendre 
A  mon  devoir. 

LA    BARONNE. 

Vous  vous  faites  attendre 
Un  peu  de  temps  ;  avancez-vous.  Comment  ! 
Comme  elle  est  mise!  et  quel  ajustement! 
Il  n'est  pas  fait  pour  une  créature 
De  votre  espèce. 

NANINE. 

Il  est  vrai.  Je  vous  jure, 


ACTE    I,    SCENE    V.  23 

Par  mon  respect,  qu'en  secret  j'ai  rougi 

Plus  d'une  fois  d'être  vêtue  ainsi  : 

.Alais  c'est  l'eflet  de  vos  bontés  premières, 

De  ces  bontés  qui  me  sont  toujours  chères. 

De  tant  de  soins  vous  daigniez  m'honorer! 

Vous  vous  plaisiez  vous-même  à  me  parer. 

Songez  combien  vous  m'aviez  protégée  : 

Sous  cet  habit  je  ne  suis  point  changée. 

Voudriez-vous,  madame,  humilier 

Un  cœur  soumis,  qui  ne  peut  s'oublier? 

LA    BARONNE. 

Approchez-moi  ce  fauteuil...  Ah!  j'enrage... 
D'où  venez-vous  ? 

NANINE. 

Je  lisais. 

LA    BARONNE. 

Quel  ouvrage'? 

NAMNE. 

Un  livre  anglais  dont  on  m'a  fait  présent'. 

LA    BARONNE. 

Sur  quel  sujet? 

NANINE. 

Il  est  intéressant  : 
L'auteur  prétend  que  les  hommes  sont  frères. 
Nés  tous  égaux  ;  mais  ce  sont  des  chimères  :        -^ 
Je  ne  puis  croire  à  cette  égalité. 

LA    BARONNE. 

Elle  y  croira.  Quel  fonds  de  vanité! 
Que  l'on  m'apporte  ici  mon  écritoire... 

NANINE. 

J'y  vais. 

LA    BARONNE. 

Restez.  Que  l'on  me  donne  à  boire. 

NANINE. 

Quoi? 

LA    BARONNE. 

Rien.  Prenez  mon  éventail...  Sortez. 
Allez  chercher  mes  iïants...  Laissez...  Restez. 


1.  Voltaire  fait  entendre  ici  qu'il  a  emprunte  sa  pièce  à  Riciiardson ,  carie  livre 
anglais  dont  parle  Naninc  ne  peut  être  que  le  roman  de  Painéla.  (G.  A.) 


NANINE. 

Avancez-vous...  Gardez-vous,  je  vous  prie, 
D'imaginer  que  vous  soyez  jolie. 

NANINE. 

Vous  me  l'avez  si  souvent  répété, 
Que  si  j'avais  ce  i'oiids  de  vanité. 
Si  l'amour-propre  avait  gâté  mon  âme. 
Je  vous  devrais  ma  guérison,  madame. 

LA    BARONNE. 

OÙ  trouve-t-elle  ainsi  ce  qu'elle  dit? 
Que  je  la  hais!  quoi  !  belle,  et  de  l'esprit! 

(Avec  dépit.) 

Écoutez-moi.  J'eus  bien  de  la  tendresse 
Pour  votre  enfance. 

NANINE. 

Oui.  Puisse  ma  jeunesse 
Être  honorée  encor  de  vos  bontés  ! 

LA    BARONNE. 

Eh  bien  !  voyez  si  vous  les  méritez. 

Je  prétends,  moi,  ce  jour,  cette  heure  même, 

Vous  étabhr;  jugez  si  je  vous  aime. 

NANINE. 

Moi? 

LA    BARONNE. 

Je  vous  donne  une  <lot.  Votre  époux 
Est  fort  bien  fait,  et  très-digue  de  vous  ; 
C'est  un  parti  de  tout  point  fort  sortable  : 
C'est  le  seul  même  aujourd'hui  convenable  ; 
Et  vous  devez  bien  m'en  remercier  : 
C'est,  en  un  mot.  Biaise  le  jardinier. 

NANINE. 

Biaise,  madame  ? 

LA    BARONNE. 

Oui.  D'où  vient  ce  sourire? 
Hésitez-vous  un  moment  d'y  souscrire? 
Mes  offres  sont  un  ordre,  entendez-vous? 
Obéissez,  ou  craignez  mon  courroux. 

NANINE. 

Mais... 

LA    BARONNE. 

Apprenez  qu'un  mais  est  une  offense. 
Il  vous  sied  bien  d'avoir  l'impertinence 
De  refuser  un  mari  de  ma  main  ! 


ACTE    I,    SCENE    V.  25 

Ce  cœur  si  simple  est  devenu  l)ien  vain. 
Mais  votre  audace  est  trop  prématurée  ; 
Votre  triomphe  est  de  peu  de  durée. 
Vous  ai)usez  du  caprice  d'un  jour, 
Et  vous  verrez  quel  en  est  le  retour. 
Petite  ingrate,  objet  de  ma  colère, 
Vous  avez  donc  l'insolence  de  plaire? 
Vous  m'entendez  ;  je  vous  ferai  rentrer 
Dans  le  néant  dont  j'ai  su  vous  tirer. 
Tu  pleureras  ton  orgueil,  ta  folie. 
Je  te  ferai  renfermer  pour  ta  vie 
Dans  un  couvent. 

NANINE. 

J'embrasse  vos  genoux  ; 
Renfermez-moi  ;  mon  sort  sera  trop  doux. 
Oui,  des  faveurs  que  vous  vouliez  me  faire, 
Cette  rigueur  est  pour  moi  la  plus  chère. 
Enfermez-moi  dans  un  cloître  à  jamais  : 
J'y  bénirai  mon  maître  et  vos  bienfaits  ; 
J'y  calmerai  des  alarmes  mortelles, 
Des  maux  plus  grands,  des  craintes  plus  cruelles. 
Des  sentiments  plus  dangereux  pour  moi 
Que  ce  courroux  qui  me  glace  d'effroi. 
Madame,  au  nom  de  ce  courroux  extrême, 
Délivrez-moi,  s'il  se  peut,  de  moi-même;  -'^'' 

Dès  cet  instant  je  suis  prête  à  partir. 

LA    BARONNE. 

Est-il  possible?  et  que  viens-je  d'ouïr? 
Est-il  bien  vrai?  Me  trompez-vous,  Nanine? 

NANINE. 

Non.  Faites-moi  cette  faveur  divine  : 
Mon  cœur  en  a  trop  besoin. 

LA    BARONNE,  avec  un  emportement  do  tendresse. 

Lève-toi  : 
Que  je  l'embrasse.  O  jour  heureux  pour  moi! 
Ma  chère  amie,  eh  bien  !  je  vais  sur  l'heure 
Préparer  tout  pour  ta  belle  demeure. 
Ah  !  quel  plaisir  que  de  vivre  en  couvent  ! 

NAMNE. 

C'est  pour  le  moins  un  abri  consolant. 

LA     BARONNE. 

Non;  c'est,  ma  fille,  un  séjour  délectable. 


26  NANINE. 

NANINE. 

Le  croyez-vous  ? 

LA    BAUGNNE. 

Le  monde  est  haïssahle, 
Jaloux... 

NANI.NE. 

Oh  !  oui. 

LA    BARONNE. 

Fou,  méchant,  vain,  trompeur, 
Changeant,  ingrat  ;  tout  cela  fait  horreur. 

NANINE. 

Oui  ;  j'entrevois  qu'il  me  serait  funeste, 
Qu'il  faut  le  fuir... 

LA    BARONNE. 

La  chose  est  manifeste  ; 
Un  bon  couvent  est  un  port  assuré. 
Monsieur  le  comte,  ah  !  je  vous  préviendrai. 

NANINE, 

Que  dites-vous  de  monseigneur? 

LA    BARONNE. 

Je  t'aime 
A  la  fureur  ;  et  dès  ce  moment  môme 
Je  voudrais  bien  te  faire  le  plaisir 
De  t'enfermer  pour  ne  jamais  sortir. 
Mais  il  est  tard,  hélas!  il  faut  attendre 
Le  point  du  jour.  Écoute  :  il  faut  te  rendre 
Vers  le  minuit  dans  mon  appartement. 
Aous  partirons  d'ici  secrètement 
Pour  ton  couvent  à  cinq  heures  sonnantes  : 
Sois  prête  au  moins. 

SCÈNE  VI. 

NANINE. 

Quelles  douleurs  cuisantes! 
Quel  embarras  !  quel  tourment  !  quel  dessein  ! 
Quels  sentiments  combattent  dans  mon  sein  ! 
Hélas!  je  fuis  le  plus  aimable  maître! 
En  le  fuyant,  je  l'oircnse  peut-être; 
Mais,  en  restant,  l'excès  de  ses  bontés 
M'attirerait  trop  de  calamités, 


ACTE    I.    SCKNE    VII.  27 

Dans  sa  maison  mettrait  un  ti'oul)lc  horrible. 

Madame  croit  qu'il  est  pour  moi  sensible, 

Que  jusqu'à  moi  ce  coMir  peut  s'abaisser  : 

Je  le  redoute,  et  n'ose  le  penser. 

De  quel  courroux  madame  est  animée! 

Quoi!  l'on  me  liait,  et  je  crains  d'être  aimée? 

Mais,  moi  !  mais  moi!  je  me  crains  encor  plus; 

Mon  cœur  troublé  de  lui-même  est  confus. 

Que  devenir?  De  mon  état  tirée. 

Pour  mon  malheur  je  suis  trop  éclairée.  /^ 

C'est  un  danger,  c'est  peut-être  un  grand  tort 

D'avoir  une  âme  au-dessus  de  son  sort. 

11  faut  partir;  j'en  mourrai,  mais  n'importe. 


SCENE   VIT. 

LE    COMTE,    NANINE,    un   laquais. 

LE     COMTE. 

Holà  !  quelqu'un  !  qu'on  reste  à  cette  porte. 
Des  sièges,  vite. 

(Il  fait  la  révérence  à  Xatiino,  qui  lui  en  fait  une  profonde.) 

Asseyons-nous  ici. 

NANINE. 

Qui?  moi,  monsieur? 

LE     COMTE. 

Oui,  je  le  veux  ainsi  ; 
Et  je  vous  rends  ce  que  votre  conduite. 
Votre  beauté,  votre  vertu  mérite. 
Ln  diamant  trouvé  dans  un  désert 
Est-il  moins  beau,  moins  précieux,  moins  cher? 
Quoi!  vos  beaux  yeux  semblent  mouillés  de  larmes! 
Ah!  je  le  vois,  jalouse  de  vos  charmes. 
Notre  baronne  aura,  par  ses  aigreurs. 
Par  son  courroux,  fait  répandre  vos  pleurs. 

NAMNE. 

Non,  monsieur,  non  ;  sa  bonté  respectable 
.Jamais  pour  moi  ne  fut  si  favorable; 
Et  j'avouerai  qu'ici  tout  m'attendrit. 

LE     COMTE. 

Vous  me  charmez  :  je  craignais  son  dépit. 


28  NANINE. 

NANINE. 

Hélas!  pourquoi? 

LE     COMTE. 

Jeune  et  belle  Nanine, 
La  jalousie  en  tous  les  cœurs  domine  : 
L'homme  est  jaloux  dès  qu'il  peut  s'enllammer 
La  femme  Test,  même  avant  que  d'aimer. 
Un  jeune  objet,  beau,  doux,  discret,  sincère, 
A  tout  son  sexe  est  bien  sûr  de  déplaire. 
L'homme  est  plus  juste;  et  d'un  sexe  jaloux 
Nous  nous  vengeons  autant  qu'il  est  en  nous. 
Croyez  surtout  que  je  vous  rends  justice. 
,  J'aime  ce  cœur  qui  n'a  point  d'artifice  ; 
J'admire  encore  à  quel  point  vous  avez 
Développé  vos  talents  cultivés. 
De  votre  esprit  la  naïve  justesse 
Me  rend  surpris  autant  qu'il  m'intéresse. 

NANINE. 

J'en  ai  hien  peu  ;  mais  quoi  !  je  vous  ai  vu, 

Et  je  vous  ai  tous  les  jours  entendu  : 

Vous  avez  trop  relevé  ma  naissance; 

Je  vous  dois  trop  ;  c'est  par  vous  que  je  pense. 

LE     COMTE. 

Ah!  croyez-moi,  l'esprit  ne  s'apprend  pas. 

NANINE. 

Je  pense  trop  pour  un  état  si  l)as  ; 

Au  dernier  rang  les  destins  m'ont  comprise. 

LE     COMTE. 

Dans  le  premier  vos  vertus  vous  ont  mise. 

Naïvement  dites-moi  quel  elfet 

Ce  livre  anglais  sur  votre  esprit  a  fait? 

NANINE. 

Il  ne  m'a  point  du  tout  persuadée; 
Plus  que  jamais,  monsieur,  j'ai  dans  l'idée 
Qu'il  est  des  cœurs  si  grands,  si  généreux, 
Que  tout  le  reste  est  bien  vil  auprès  d'eux. 

LE    COMTE. 

Vous  en  êtes  la  preuve...  Ah  çà,  Nanine, 
Permettez-moi  qu'ici  l'on  vous  destine 
Un  sort,  un  rang  moins  indigne  de  vous. 

NANINE. 

Hélas!  mon  sort  était  trop  haut,  trop  doux. 


ACTE    I,    SCÈNE    VII.  29 

LE     COMTE. 

Non.  Désormais  soyez  do  la  famille  : 
Ma  mère  arrive;  elle  vous  voit  en  fille; 
Et  mon  estime,  et  sa  tendre  amitic' 
Doivent  ici  vous  mettre  sur  un  pied 
Fort  éloigné  de  cette  indigne  gêne 
Où  vous  tenait  une  femme  hautaine. 

NAMNE. 

Elle  n'a  fait,  hélas!  que  m'avertir 

De  mes  devoirs...  Qu'ils  sont  durs  à  remplir! 

LE    COMTE. 

Quoi!  quel  devoir?  Ah!  le  vôtre  est  de  plaire  ; 
Il  est  rempli  :  le  nôtre  no  l'est  guère. 
Il  TOUS  fallait  plus  d'aisance  et  d'éclat  : 
Vous  n'êtes  pas  encor  dans  votre  état. 

NAMNE, 

J'en  suis  sortie,  et  c'est  ce  qui  m'accable; 
C'est  un  malheur  peut-être  irréparable. 

(En  se  levant.) 

Ah!  monseigneur!  ah!  mon  maître!  écartez 

De  mon  esprit  toutes  ces  vanités; 

De  vos  bienfaits  confuse,  pénétrée, 

Laissez-moi  vivre  à  jamais  ignorée. 

Le  ciel  me  fit  pour  un  état  obscur; 

L'iiumilité  n'a  pour  moi  rien  de  dur. 

Ah!  laissez-moi  ma  retraite  profonde. 

Eh  !  que  ferais-je,  et  que  verrais-je  au  monde, 

A])rès  avoir  admiré  vos  vertus? 

LE     COMTE. 

Non,  c'en  est  trop,  je  n'y  résiste  plus. 
Qui?  vous,  obscure!  vous  ! 

NANINE. 

Quoi  que  je  fasse. 
Puis-je  de  vous  obtenir  une  grâce? 

LE    COMTE. 

Qu'ordonnez-vous  ?  parlez. 

NAMNE. 

Depuis  un  temps 
Votre  bonté  me  comble  de  pn-senls. 

LE     COMTE. 

Eh  bien!  pardon.  .l'en  agis  comme  un  père. 
Un  père  tendre  à  qui  sa  iille  est  chère. 


30  NANINE. 

Je  n'ai  point  l'art  d'oraboUir  un  présent; 
Et  je  suis  juste,  et  ne  suis  point  galant. 
De  la  fortune  il  faut  venger  l'injure  : 
Elle  vous  traita  mal  :  mais  la  nature, 
En  récompense,  a  voulu  vous  doter 
De  tous  ses  biens;  j'aurais  dû.  l'imiter. 

NANINE. 

Vous  en  avez  trop  fait  ;  mais  je  me  flatte 
Qu'il  m'est  permis,  sans  que  je  sois  ingrate. 
De  disposer  de  ces  dons  précieux 
Que  votre  main  rend  si  chers  à  mes  yeux. 

LE     COMTE. 

Vous  m'outragez. 


SCENE  YIII. 

LE    COMTE,    NANINE,    GERMON. 

GERMON. 

Madame  vous  demande, 
Madame  attend. 

LE     COMTE. 

Eli  !  que  madame  attende. 
Quoi  !  l'on  ne  peut  un  moment  vous  parler, 
Sans  qu'aussitôt  on  vienne  nous  troubler! 

NANINE. 

Avec  douleur,  sans  doute,  je  vous  laisse; 
Mais  vous  savez  qu'elle  fut  ma  maîtresse. 

LE     COMTE. 

Non,  non,  jamais  je  ne  veux  le  savoir. 

NANINE. 

Elle  conserve  un  reste  de  pouvoir. 

LE     COMTE. 

Elle  n'en  garde  aucun,  je  vous  assure. 

Vous  gémissez...  Quoi!  votre  cœur  murmure? 

Qu'avez-vous  donc  ? 

NANINE. 

Je  vous  quitte  à  regret; 
Mais  il  le  faut...  0  ciel!  c'en  est  donc  fait! 

(Elle  sort.) 


ACTE   I,    SCENE   IX.  3-1 

SCÈNE  IX. 

LE    COMTE,    GERMON. 

LE    COMTE. 

Elle  pleurait.  D'une  femme  orgueilleuse 

Depuis  longtemps  l'aigreur  capricieuse 

La  fait  gémir  sous  trop  de  dureté  ; 

Et  de  quel  droit?  par  quelle  autorité? 

Sur  ces  abus  ma  raison  se  récrie. 

Ce  monde-ci  n'est  qu'une  loterie 

De  biens,  de  rangs,  de  dignités,  de  droits,  -""""^ 

Brigués  sans  titre,  et  répandus  sans  choix. 

Hé! 

GERMON. 

Monseigneur. 

LE     COMTE. 

Demain  sur  sa  toilette 
Vous  porterez  cette  somme  complète 
De  trois  cents  louis  d'or;  n'y  manquez  pas  : 
Puis  vous  irez  chercher  ces  gens  là-bas  ; 
Ils  attendront. 

GERMOX. 

Madame  la  baronne 
Aura  l'argent  que  monseigneur  me  donne, 
Sur  sa  toilette. 

LE    COMTE. 

Eh!  l'esprit  lourd!  eh  non! 
C'est  pour  Nanine,  entendez-vous? 

GERMON. 

Pardon. 

LE    COMTE. 

Allez,  allez,  laissez-moi. 

(Germon  sort.) 

Ma  tendresse 
Assurément  n'est  point  une  faiblesse. 
Je  l'idolâtre,  il  est  vrai  ;  mais  mon  cœur 
Dans  ses  yeux  seuls  n'a  point  pris  son  ardeur. 
Son  caractère  est  fait  pour  plaire  au  sage; 
Et  sa  belle  ûme  a  mon  premier  hommage  : 


32  NANINE. 

Mais  son  état?  Elle  est  trop  au-dessus; 

Fût-il  plus  bas,  je  l'en  aimerais  plus. 

Mais  puis-je  enfin  l'épouser?  Oui,  sans  doute. 

Pour  être  lieureux  qu'est-ce  donc  qu'il  en  coûte? 

D'un  monde  vain  dois-je  craindre  l'écueil, 

Et  de  mon  goût  me  priver  par  orgueil? 

Mais  la  coutume?...  Eli  hien  !  elle  est  cruelle: 

Et  Ja  nature  eut  ses  droits  avant  elle. 

Eh  quoi  !  rival  de  Biaise  !  Pourquoi  non  ? 

Biaise  est  un  homme  ;  il  l'aime,  il  a  raison. 

Elle  fera  dans  une  paix  profonde 

Le  bien  d'un  seul,  et  les  désirs  du  monde. 

Elle  doit  plaire  aux  jardiniers,  aux  rois; 

Et  mon  bonheur  justifiera  mon  choix. 


FIN    DL'    PREMIER    ACTE. 


ACTE    DEUXIEME. 


SCENE    I. 

LE    COMTE,    MARIN. 

LE     COMTE. 

Ah!  cette  nuit  est  une  année  entière! 

Que  le  sommeil  est  loin  de  ma  paupière  I 

Tout  dort  ici  ;  Nanine  dort  en  paix  ; 

Un  doux  repos  rafraîchit  ses  attraits  : 

Et  moi,  je  vais,  je  cours,  je  veux  écrire, 

Je  n'écris  rien  ;  vainement  je  veux  lire. 

Mon  œil  troublé  voit  les  mots  sans  les  voir, 

Et  mon  esprit  ne  les  peut  concevoir; 

Dans  chaque  mot  le  seul  nom  de  Naninc 

Est  imprimé  par  une  main  divine. 

Holà  !  quelqu'un  1  qu'on  vienne.  Quoi  !  mes  gens 

Sont-ils  pas  las  de  dormir  si  longtemps? 

Germon  !  Marin  ! 

MARIN',    derrière  le  tliéâtro. 

J'accours. 

LE    COMTE. 

Quelle  paresse  ! 
Eh!  venez  vite;  il  fait  jour;  le  temps  presse  : 
Arrivez  donc. 

MAniN. 

Eh  !  monsieur,  quel  lutin 
Vous  a  sans  nous  éveillé  si  matin  ? 

LE    COMTE. 

L'amour. 

M  AI'.  IN. 

Oh  !  oh  !  la  baronne  de  l'Orme 
Ne  permet  pas  qu'en  ce  logis  on  dorme. 
Qu'ordonnez-vous? 

V.  —  Théâtre.    IV.  3 


34  NANINE. 

LE    COMTE. 

Je  vou\,  mon  clior  Marin, 
Je  veux  avoii",  au  plus  tard  pour  demain. 
Six  chevaux  neufs,  un  nouvel  équipage, 
Femme  de  chaml)re  adroite,  bonne,  et  sage; 
Valet  de  cliam])re  avec  deux  grands  laquais. 
Point  libertins,  qui  soient  jeunes,  bien  faits; 
Des  diamants,  des  boucles  des  plus  belles, 
Des  bijoux  d'or,  des  étoffes  nouvelles. 
Pars  dans  l'instant,  cours  en  poste  à  Paris  ; 
Crève  tous  les  chevaux. 

MARIN. 

Vous  voilà  pris. 
J'entends,  j'entends  ;  madame  la  baronne 
Est  la  maîtresse  aujourd'hui  qu'on  nous  donner 
Vous  l'épousez  ? 

LE     COMTE. 

Quel  que  soit  mon  projet, 
Vole  et  reviens. 

MARIN. 

Vous  serez  satisfait. 


SCENE   II. 

LE    COMTE,    GERMON. 

LE     COMTE. 

Quoi  !  j'aurai  donc  cette  douceur  extrême 
De  rendre  heureux,  d'honorer  ce  que  j'aime  l 
JNotre  baronne  avec  fureur  criera  ; 
Très-volontiers,  et  tant  qu'elle  voudra. 
Les  vains  discours,  le  monde,  la  baronne, 
lîien  ne  m'émeut,  et  je  ne  crains  personne  ; 
Aux  préjugés  c'est  trop  être  soumis  : 
Il  faut  les  vaincre,  ils  sont  nos  ennemis  ; 
Et  ceux  qui  font  les  esprits  raisonnables. 
Plus  vertueux,  sont  les  seuls  respectables. 
Eh!  mais...  quel  bruit  entends-je  dans  ma  cour? 
C'est  un  carrosse.  Oui...  mais...  au  point  du  jour 
Qui  peut  venir?...  C'est  ma  mère,  peut-être. 
Cermon... 


ACTK    ir    SCÈNE    II.  35 

GERMON,  arrivant. 

Monsieur. 

LE    COMTE. 

Vois  ce  que  ce  peut  être. 

GERMON. 

C'est  un  carrosse. 

LE    COMTE. 

Eli  qui?  par  quel  hasard? 
Qui  vient  ici  ? 

GERMON. 

L'on  ne  vient  point  ;  l'on  part. 

LE    COMTE. 

Comment  !  on  part  ? 

GERMON, 

Madame  la  baronne 
Sort  tout  à  l'heure. 

LE     COMTE. 

Oh  !  je  le  lui  pardonne  ; 
Que  pour  jamais  puisse-t-elle  sortir! 

GER.MON. 

Avec  Nanine  elle  est  prête  à  partir. 

LE     COMTE. 

Ciel!  que  dis-tu?  Nanine? 

GERMON. 

La  suivante 
Le  dit  tout  haut. 

LE     COMTE. 

Quoi  donc? 

GERMON, 

Votre  parente 
Part  avec  elle;  elle  va,  ce  matin, 
Mettre  Nanine  à  ce  couvent  voisin. 

LE    COMTE. 

Courons,  volons.  Mais  quoi!  que  vais-je  faire? 
Pour  leur  parler  je  suis  trop  en  colère  : 
N'importe  :  allons.  Quand  je  devrais...  mais  non  : 
On  verrait  trop  toute  ma  passion. 
Qu'on  ferme  tout,  qu'on  vole,  qu'on  l'arrête  ; 
Répondez-moi  d'elle  sur  Aotre  tête  : 
Amenez-moi  Nanine. 

(Germon  sort.) 

Ah!  juste  ciel! 


36  NANINE. 

On  l'enlevait.  Quel  jour!  quel  coup  mortel! 
Qu'ai-je  donc  fait?  pourquoi?  par  quel  caprice? 
Par  quelle  ingrate  et  cruelle  injustice? 
Qu'ai-je  donc  lait,  hélas!  que  l'adorer, 
Sans  la  contraindre,  et  sans  me  déclarer, 
Sans  alarmer  sa  timide  innocence? 
Pourquoi  me  fuir?  Je  m'y  perds,  plus  j'y  pense. 

SCÈNE  III. 

LE    COMTE,    NANINE. 

LE    COMTE. 

Belle  Nanine,  est-ce  vous  que  je  voi  ? 
Quoi!  vous  voulez  vous  dérober  à  moi! 
Ah!  répondez,  expliquez-vous,  de  grâce. 
Vous  avez  craint,  sans  doute,  la  menace 
De  la  baron  ne  ;  et  ces  purs  sentiments. 
Que  vos  vertus  m'inspirent  dès  longtemps, 
Plus  que  jamais  l'auront,  sans  doute,  aigrie. 
Aous  n'auriez  point  de  vous-même  eu  l'envie 
De  nous  quitter,  d'arracher  à  ces  lieux 
Leur  seul  éclat  que  leur  prêtaient  vos  yeux. 
Hier  au  soir,  de  pleurs  toute  trempée. 
De  ce  dessein  étiez-vous  occupée  ? 
l'épondez  donc.  Pourquoi  me  quittiez-vous  ? 

NAMN'E. 

\  ous  me  voyez  tremblante  à  vos  genoux. 

LE    COMTE,  la  relevant. 

Ah  !  parlez-moi.  Je  tremble  plus  encore. 

NANINE. 

Madame... 

LE    COMTE. 

Eh  bien  ? 

NANINE. 

Madame,  que  j'honore, 
Pour  le  couvent  n'a  point  forcé  mes  vœux. 

LE     COMTE. 

Ce  serait  vous?  Qu'entends-je!  ah,  malheureux! 

NANINE. 

Je  vous  l'avoue;  oni,  je  l'ai  conjurée 
De  mettre  un  frein  à  mon  âme  égarée... 


ACÏH    II,    SCÏ::NE    III.  37 

Elle  voulait,  monsieur,  me  marier. 

LE    COMTE. 

Elle  ?  A  qui  donc  ? 

NAMXE. 

A  votre  jardinier, 

LE    COMTE. 

Le  digne  choix  ! 

NAMNE. 

Et  moi,  toute  honteuse, 
Plus  qu'on  ne  croit  peut-être  malheureuse, 
Moi  qui  repousse  avec  un  vain  elFort 
Des  sentiments  au-dessus  de  mon  sort, 
Que  vos  bontés  avaient  trop  élevée. 
Pour  m'en  punir,  j'en  dois  être  privée. 

LE    COMTE. 

Vous,  vous  punir!  Ah!  Nanine!  et  de  quoi? 

NAMNE. 

D'avoir  osé  soulever  contre  moi 
Votre  parente,  autrefois  ma  maîtresse. 
Je  lui  déplais  ;  mon  seul  aspect  la  blesse  : 
Elle  a  raison;  et  j'ai  près  d'elle,  hélas! 
Un  tort  bien  grand...  qui  ne  finira  pas. 
J'ai  craint  ce  tort  ;  il  est  peut-être  extrême. 
J'ai  prétendu  m'arracher  à  moi-même, 
Et  déchirer  dans  les  austérités 
Ce  cœur  trop  haut,  trop  fier  de  vos  bontés, 
Venger  sur  lui  sa  faute  involontaire. 
Mais  ma  douleur,  hélas!  la  plus  amère, 
En  perdant  tout,  en  courant  m'éclipser, 
En  vous  fuyant,  fut  de  vous  offenser. 

LE    COMTE,   se  dùtournant  et  se  promenant. 

Quels  sentiments  !  et  quelle  ûme  ingénue  ! 
En  ma  faveur  est-elle  prévenue? 
A-t-elle  craint  de  m'aimer?  ô  vertu! 

NANINE. 

Cent  fois  pardon,  si  je  vous  ai  déplu  : 
ÎMais  [)erMi('tt('z  (|u'aii  fond  d'une  retraite 
J'aille  cacliei'  ma  douleur  in(iui('te, 
M'entretenir  en  secret  à  jamais 
De  mes  devoirs,  de  vous,  de  vos  bienfaits. 

LE    COMTE. 

N'en  parlons  plus.  Écoulez  :  la  baronne 


38  NANINE. 

Vous  favorise,  et  noblement  vous  donne 
Un  domestique,  un  rustre  pour  époux  ; 
Moi,  j'en  sais  un  moins  indigne  de  vous  : 
Il  est  d'un  rang  fort  au-dessus  de  Biaise, 
Jeune,  honnête  homme  ;  il  est  fort  à  son  aise  : 
Je  vous  réponds  (ju'il  a  des  sentiments  : 
Son  caractère  est  loin  des  mœurs  du  temps; 
Et  je  me  trompe,  ou  pour  vous  j'envisage 
Un  destin  doux,  un  excellent  ménage. 
Un  tel  parti  flatte-t-il  votre  cœur? 
Vaut-il  pas  bien  le  couvent  ? 

NANINE, 

Non,  monsieur... 
Ce  nouveau  bien  que  vous  daignez  me  faire, 
Je  l'avouerai,  ne  peut  me  satisfaire. 
Vous  pénétrez  mon  cœur  reconnaissant  : 
Daignez  y  lire,  et  voyez  ce  qu'il  sent  ; 
Voyez  sur  quoi  ma  retraite  se  fonde. 
Un  jardinier,  un  monarque  du  monde. 
Qui  pour  époux  s'ofï'riraient  à  mes  vœux, 
Également  me  déplairaient  tous  deux. 

LE    COMTE. 

Vous  décidez  mon  sort.  Eh  bien  !  Nanine, 
Connaissez  donc  celui  qu'on  vous  destine  : 
Vous  l'estimez  ;  il  est  sous  votre  loi  ; 
Il  vous  adore,  et  cet  époux...  c'est  moi. 

(A  part.) 

L'étonnement,  le  trouble  l'a  saisie. 

'^  A  Nanine.) 

Ah  !  parlez-moi  ;  disposez  de  ma  vie  ; 
Ah  !  reprenez  vos  sens  trop  agités. 

NANINE. 

Qu'ai-je  entendu  ? 

LE     COMTE. 

Ce  que  vous  méritez. 

NANINE. 

Quoi!  vous  m'aimez?  Ah!  gardez-vous  de  croire 

Que  j'ose  user  d'une  telle  victoire. 

Non,  monsieur,  non,  je  ne  souffrirai  pas 

Qu'ainsi  pour  moi  vous  descendiez  si  bas  : 

Un  tel  hymen  est  toujours  trop  funeste; 

Le  goût  se  passe,  et  le  repentir  reste. 


ACTE   II,    SCÈNE    III.  39 

J'ose  à  vos  pieds  attester  vos  aïeux... 
Hélas!  sur  moi  ne  jetez  point  les  yeux. 
Vous  avez  pris  pitié  de  mon  jeune  âge  ; 
Formé  par  vous,  ce  cœur  est  votre  ouvrage  ; 
Il  en  serait  indigne  désormais 
S'il  acceptait  le  plus  grand  des  bienfaits. 
Oui,  je  vous  dois  des  refus.  Oui,  mon  âme 
Doit  s'immoler. 

LE    COMTE. 

Non,  vous  serez  ma  femme. 
Quoi  !  tout  à  l'heure  ici  vous  m'assuriez, 
^  ous  l'avez  dit,  que  vous  refuseriez 
Tout  autre  époux,  fût-ce  un  prince. 

NA.MNE. 

Oui,  sans  doute; 
Et  ce  n'est  pas  ce  refus  qui  me  coûte. 

LE    COMTE. 

Mais  me  haïssez-vous  ? 

NAMXE. 

Aurais-je  fui, 
Craindrais-je  tant,  si  vous  étiez  haï? 

LE    COMTE. 

Ah!  ce  mot  seul  a  fait  ma  destinée. 

\A-\IXE. 

Eh  !  que  prétendez-vous  ? 

LE    COMTE. 

.\otre  hyménée, 

NAMXE. 

Songez... 

LE    COMTE, 

Je  songe  à  tout. 

NANINE. 

Mais  prévoyez... 

LE    COMTE. 

Tout  est  prévu... 

NAMNE. 

Si  vous  m'aimez,  croyez... 

LE     COMTE. 

Je  crois  former  le  bonheur  de  ma  vie. 

NANINE. 

Vous  oubliez... 


40  NANINE. 

LE     COMTE. 

Il  n'est  rien  que  j'oublie. 
Tout  sera  prêt,  et  tout  est  ordonné... 

NAMNE. 

Quoi  !  malgré  moi  votre  amour  obstiné... 

LE     COMTE, 

Oui,  malgré  vous,  ma  flamme  impatiente 
Va  tout  presser  pour  cette  heure  charmante. 
Un  seul  instant  je  quitte  vos  attraits 
Pour  que  mes  yeux  n'en  soient  privés  jamais. 
Adieu,  Nanine,  adieu,  vous  que  j'adore. 


SCENE  IV. 

NANINE. 

Ciel,  est-ce  un  rêve?  et  puis-je  croire  encore 
Que  je  parvienne  au  comble  du  bonheur? 
Non,  ce  n'est  pas  l'excès  d'un  tel  honneur, 
Tout  grand  qu'il  est,  qui  me  plaît  et  me  frappe 
A  mes  regards  tant  de  grandeur  échappe  : 
Mais  épouser  ce  mortel  généreux. 
Lui,  cet  objet  de  mes  timides  vœux, 
Lui,  que  j'avais  tant  craint  d'aimer,  que  j'aime, 
Lui,  qui  m'élève  au-dessus  de  moi-même; 
Je  l'aime  trop  pour  pouvoir  l'avilir  : 
Je  devrais...  Non,  je  ne  puis  plus  le  fuir; 
Non...  Mon  état  ne  saurait  se  comprendre. 
Moi,  l'épouser!  quel  parti  dois-je  prendre? 
Le  ciel  pourra  m'éclairer  aujourd'hui  ; 
Dans  ma  faiblesse  il  m'envoie  un  appui. 
Peut-être  même...  Allons;  il  faut  écrire. 
Il  faut...  Par  où  commencer,  et  que  dire? 
Quelle  surprise!  Écrivons  promptement, 
Avant  d'oser  prendre  un  engagement. 

(Elle  se  met  à  écrire. 


ACTE    II,    SCKXE    V.  41 

SCÈNE    V. 

NANINE,    BLAISE. 

BLAISE. 

Ah!  la  voici.  Madame  la  baronne 

En  ma  laveur  vous  a  parlé,  mignonne. 

Ouais,  elle  écrit  sans  me  voir  seulement. 

N  ANIME,   écrivant  toujours. 

Biaise,  bonjour. 

BLAISE. 

Bonjour  est  sec,  vraiment. 

NANINE,   écrivant. 

A  chaque  mot  mon  embarras  redouble  ; 
Toute  ma  lettre  est  pleine  de  mon  trouble, 

BLAISE. 

Le  grand  génie!  elle  écrit  tout  courant; 
Qu'elle  a  d'esprit!  et  que  n'en  ai-je  autant: 
Çà,  je  disais... 

NANINE, 

Eh  bien? 

BLAISE. 

Elle  m'impose 
Par  son  maintien  ;  devant  elle  je  n'ose 
M'expliquer. . .  là...  tout  comme  je  voudrais: 
Je  suis*  venu  cependant  tout  exprès. 

NANINE, 

Cher  Biaise,  il  faut  me  rendre  un  grand  service. 

BLAISE, 

Oh!  deux  plutôt, 

NANINE. 

Je  te  fais  la  justice 
De  nie  fier  à  ta  discrétion, 
A  ton  bon  coL'ur. 

BLAISE. 

Oh!  parle/  sans  faron: 
Car,  vous  voyez,  Biaise  est  prêt  à  tout  faire 
Pour  vous  servir;  vite,  point  de  mystère, 

NANINE, 

Tu  vas  souvent  au  village  prochain. 


NAMNE. 
A  Rémival,  à  droite  du  chemin? 

n  LAI  SE. 

Oui. 

XAMXE. 

Pourrais-tu  trouver  dans  ce  village 
Philippe  Homhert? 

lîLAISE. 

Non.  Quel  est  ce  visage? 
Philippe  Hombert?  Je  ne  connais  pas  ça. 

NAMNE. 

Hier  au  soir  je  crois  qu'il  arriva  ; 
Informe-t'-en.  Tâche  de  lui  remettre, 
Mais  sans  délai,  cet  argent,  cette  lettre. 

BLAISE. 

Oh  !  de  l'argent  1 

NAMNE. 

Donne  aussi  ce  paquet; 
Monte  à  cheval  pour  avoir  plus  tôt  l'ait; 
Pars,  et  sois  sûr  de  ma  reconnaissance. 

BLAISE. 

J'irais  pour  vous  au  lin  fond  de  la  France. 
Philippe  Hombert  est  un  heureux  manant; 
La  bourse  est  pleine  :  ah!  que  d'argent  comptant! 
Est-ce  une  dette? 

XAMNE. 

Elle  est  très-avérée  ; 
Jl  n'en  est  point,  I]laise,  de  plus  sacrée. 
Écoute  :  Hombert  est  peut-être  inconnu  ; 
Peut-être  même  il  n'est  pas  revenu. 
Mon  cher  ami,  tu  me  rendras  ma  lettre, 
81  tu  ne  peux  en  ses  mains  la  remettre. 

BLAISE. 

Mon  cher  ami  ! 

NAMNE. 

Je  me  fie  à  la  foi. 

BLAISE. 

Son  cher  ami  ! 

NAMXE. 

Va,  jattends  tout  de  toi. 


ACTE    II,    SCENE    VI.  48 

SCÈNE   YI. 

LA    BARONNE,    BLAISE. 

BLAISE. 

D'où  diable  vient  cet  argent?  qnel  message! 
Il  nons  aurait  aidé  dans  le  ménage. 
Allons,  elle  a  pour  nous  de  Tamitié; 
Et  ça  vaut  mieux  que  de  l'argent,  morgue  ! 
Courons,  courons. 

(Il  met  l'argent  et  le  paquet  dans  sa  poche  ;  il  rencontre  la  baronne, 
et  la  heurte. } 

LA     BARONNE. 

Eh!  le  butor!...  arrête. 
L'étourdi  m"a  pensé  casser  la  tête. 

BLAISE. 

Pardon,  madame. 

LA    BARONNE. 

OÙ  vas-tu?  que  tiens-tu? 

Que  fait  Nanine?  As-tu  rien  entendu? 
Monsieur  le  comte  est-il  bien  en  colère? 
Quel  billet  est-ce  là? 

BLAISE. 

C'est  un  mvstère. 


Peste!... 

Voyons. 


LA    BARONNE. 


BLAISE. 

Nanine  gronderait. 

LA    BARONNE. 

Comment  dis-tu?  Nanine!  elle  pourrait 
Avoir  écrit,  te  charger  d'un  message  ! 
Donne,  ou  je  romps  soudain  ton  mariage  : 
Donne,  te  dis-je. 

BLAISE,   riant. 

Ho,  ho. 

LA    BARONNE. 

De  quoi  ris-tu? 

BLAISE,  riant  encore. 

Ha,  ha. 


NANINE. 

LA    BARONNE. 

J'en  veux  savoir  le  contenu, 

(Elle  décaclietto  la  lettre.) 

Il  m'intéresse,  ou  je  suis  bien  trompée. 

BLAISE,    riant  encore. 

Ha,  ha,  ha,  ha,  qu'elle  est  bien  attrapée! 
Elle  n'a  là  qu'un  chiffon  de  papier  ; 
Moi,  j'ai  l'argent,  et  je  m'en  vais  payer 
Philippe  Hombert  :  faut  servir  sa  maîtresse. 
Courons. 


SCENE  Vil. 

LA    BARONNE. 

Lisons.  «  Ma  joie  et  ma  tendresse 
Sont  sans  mesure,  ainsi  que  mon  bonheur. 
Vous  arrivez:  quel  moment  pour  mon  cœur! 
Quoi  !  je  ne  puis  vous  voir  et  vous  entendre  ! 
Entre  vos  bras  je  ne  puis  me  jeter! 
Je  vous  conjure  au  moins  de  vouloir  prendre 
Ces  deux  paquets  :  daignez  les  accepter. 
Sachez  qu'on  m'offre  un  sort  digne  d'envie, 
Et  dont  il  est  permis  de  s'éblouir  : 
Mais  il  n'est  rien  (jue  je  ne  sacriiie 
Au  seul  mortel  que  mon  cœur  doit  chérir.  » 
Ouais.  Voilà  donc  le  style  de  Nanine  ! 
Comme  elle  écrit,  l'innocente  orpheline! 
Comme  elle  lait  parler  la  passion  ! 
En  vérité  ce  billet  est  bien  bon. 
Tout  est  parfait,  je  ne  me  sens  pas  d'aise. 
Ah,  ah,  rusée,  ainsi  vous  trompiez  Biaise! 
Vous  m'enleviez  en  secret  mon  amant. 
Vous  avez  feint  d'aller  dans  un  couvent  ; 
Et  tout  l'argent  que  le  comte  vous  donne. 
C'est  pour  Philippe  Hombert!  fort  bien,  friponne 
J'en  suis  charmée,  et  le  perfide  amour 
Du  comte  Olban  méritait  bien  ce  tour. 
Je  m'en  doutais  que  le  cœur  de  Nanine 
Était  plus  bas  que  sa  basse  origine. 


I 


I 


ACTE    H,    SCÈNE    VIII.  4J> 

SCÈNE    YIII. 
LE    COMTE,    LA   BARONNE. 

LA    BARONNE, 

Venez,  venez,  homme  à  grands  sentiments, 
Homme  au-dessus  des  préjugés  du  temps, 
Sage  amoureux,  philosophe  sensible  ; 
Vous  allez  voir  un  trait  assez  risihle. 
Vous  connaissez  sans  doute  à  Piémival 
Monsieur  Philippe  Hombert,  votre  rival  ? 

LE    COMTE. 

Ah  !  quels  discours  vous  me  tenez  ? 

LA    BARONNE. 

Peut-être 
Ce  hillet-là  vous  le  fera  connaître. 
Je  crois  qu'Hombert  est  un  fort  beau  garçon. 

LE     COMTE. 

Tous  VOS  efforts  ne  sont  plus  de  saison  : 

Mon  parti  pris,  je  suis  inébranlable. 

Contentez-vous  du  tour  abominable  i.^.^ 

Que  vous  vouliez  me  jouer  ce  matin.  ~  ^ 

LA    BARONNE.  «.u^l^A^'jj.  i^     '' 

Ce  nouveau  tour  est  un  peu  plus  malin. 
Tenez,  lisez.  Ceci  pourra  vous  plaire; 
Vous  connaîtrez  les  mœurs,  le  caractère 
Du  digne  objet  qui  vous  a  subjugué. 

(Tandis  que  le  comte  lit.) 

Tout  en  lisant,  il  me  semble  intrigué. 

Il  a  pâli;  l'affaire  émeut  sa  bile... 

Eh  bien  !  monsieur,  que  pensez-vous  du  style? 

Il  ne  voit  rien,  ne  dit  rien,  n'entend  rien  : 

Oh!  le  pauvre  homme!  il  le  méritait  bien. 

LE    COMTE. 

Ai-je  l)ien  lu?  Je  demeure  stupide. 

0  tour  affreux!  sexe  ingrat,  cœur  perfide! 

LA   BARONNE. 

Je  le  connais,  il  est  né  violent  ; 

Il  est  prompt,  ferme  ;  il  va  dans  un  moment 

Prendre  un  parti. 


48  NANINE. 

SCÈNE  IX. 

LE   COMTE,    LA   BARONNE,    GERMON. 

GERMON. 

Voici  dans  l'avenue 
Madame  Olban. 

LA    BARONNE. 

La  vieille  est  revenue? 

GERMON. 

*  Madame  votre  mère,  entendez-vous  ? 
Est  près  d'ici,  monsieur. 

LA    BARONNE. 

Dans  son  courroux, 
Il  est  devenu  sourd.  La  lettre  opère. 

GERMON,   criant. 

Monsieur. 

LE     COMTE, 

Plaît-il  ? 

GERMON,   haut. 

Madame  votre  mère, 
Monsieur. 

LE     COMTE, 

Que  fait  Nanine  en  ce  moment  ? 

GERMON, 

Mais...  elle  écrit  dans  son  appartement. 

LE    COMTE,   d'un  air  froid  et  sec. 

Allez  saisir  ses  papiers,  allez  prendre 

Ce  qu'elle  écrit;  vous  viendrez  me  le  rendre. 

Qu'on  la  renvoie  à  l'instant, 

GERMON, 

Qui,  monsieur? 

LE    COMTE. 

Nanine. 

GERMON. 

Non,  je  n'aurais  pas  ce  cœur  ; 
Si  vous  saviez  à  quel  point  sa  personne 
Nous  charme  tous  ;  comme  elle  est  noble,  bonne  ! 


ACTE   II,    SCÈNE -X.  47 

LE     COMTE. 

Obéissez,  ou  je  vous  chasse. 

GERMON. 

Allons. 

(Il  sort.) 


SCÈNE  X. 

LE   COMTE,    LA   BARONNE. 

LA    BARONNE. 

Ail  !  je  respire  :  enfin  nous  l'emportons  ; 
Vous  devenez  un  homme  raisonnable. 
Ah  çà,  voyez  s'il  n'est  pas  véritable 
Qu'on  tient  toujours  de  son  premier  état, 
Et  que  les  gens  dans  un  certain  éclat 
Ont  un  cœur  noble,  ainsi  que  leur  personne? 
Le  sang  fait  tout,  et  la  naissance  donne 
Des  sentiments  à  Nanine  inconnus. 

LE     COMTE. 

Je  n'en  crois  rien;  mais  soit,  n'en  parlons  plus  : 
Réparons  tout.  Le  plus  sage,  en  sa  vie, 
A  quelquefois  ses  accès  de  folie  : 
Chacun  s'égare,  et  le  moins  imprudent 
Est  celui-là  qui  plus  tôt  se  repent. 

LA    BARONNE. 

Oui. 

LE    COMTE. 

Pour  jamais  cessez  de  parler  d'elle. 

LA    BARONNE. 

Très-volontiers. 

LE     COMTE. 

Ce  sujet  de  querelle 


Doit  s'oublier. 
Souvenez-vous. 


LA    BARONNE. 

Mais  vous,  de  vos  serments 


LE    COMTE. 

Fort  bien,  je  vous  entends; 
Je  les  tiendrai. 


48  NANINE. 

LA    BARONNE. 

O  n'est  qu'un  prompt  hommage 
Qui  peut  ici  réparer  mon  outrage. 
Iiidignenienl  notre  liymen  dilTéré 
Est  un  atlïont. 

LE    COMTE. 

11  sera  réparé. 
Madame,  il  faut... 

LA    BARONNE. 

Il  ne  faut  qu'un  notaire. 

LE    COMTE. 

Vous  savez  bien...  que  j'attendais  ma  mère. 

LA    BARONNE. 

*     Elle  est  ici. 


SCENE    XT. 

LA  MARQUISE,  LE  COMTE,  LA  BARONNE. 

LE    COMTE,   à  sa  niùro. 

Madame,  j'aurais  dû... 

(  A  part.)  (A  sa  mûre.) 

Philippe  Ilombert!...  Vous  m'avez  prévenu; 
Et  mon  respect,  mon  zèle,,  ma  tendresse... 

(A  part.) 

Avec  cet  air  innocent,  la  traîtresse! 

LA    MARQUISE. 

Mais  vous  extravaguez,  mon  très-cher  fils. 
On  m'avait  dit,  en  passant  par  Paris, 
Que  vous  aviez  la  tête  un  peu  frappée  : 
Je  m'aperçois  qu'on  ne  m'a  pas  trompée  : 
Mais  ce  mal-là... 

LE    COMTE. 

C-iel  !  que  je  suis  confus! 

LA    MARQUISE. 

Prend-il  souvent? 

LE    COMTE. 

11  ne  me  prendra  plus. 

LA    MARQUISE. 

Çà,  je  voudrais  Ici  vous  parler  seule. 


ACTE    II,    SCÈNI-:    XII.  49 

(Faisant  une  pnlito  révéroncc  à  la  baronne.) 

Bonjour,  madame. 

LA    BARONNE,    à  part. 

Ilom!  la  vieille  hégaeule! 
Madame,  il  faut  vous  laisser  le  plaisir 
D'entretenir  monsieur  tout  à  loisir. 
Je  me  retire. 

(Elle  sort.) 


SCENE   XII. 

LA   31ARQUISE,    LE    COMTE. 

LA    MARQUISE,   parlant  fort  vite,  et  d'un  ton  de  petite  vieille 
babillarde. 

Eli  bien  !  monsieur  le  comte. 
Vous  faites  donc  à  la  fm  votre  compte 
De  me  donner  la  baronne  pour  bru  ; 
C'est  sur  cela  que  j'ai  vite  accouru. 
Votre  baronne  est  une  acariâtre. 
Impertinente,  altière,  opiniâtre, 
Qui  n'eut  jamais  pour  moi  le  moindre  égard  ; 
Qui  l'an  passé,  chez  la  marquise  Agard, 
En  plein  souper  me  traita  de  bavarde  : 
D'y  plus  souper  désormais  Dieu  me  garde  ! 
Bavarde,  moi  !  Je  sais  d'ailleurs  très-bien 
Qu'elle  n'a  pas,  entre  nous,  tant  de  bien  : 
C'est  un  grand  point  ;  il  faut  qu'on  s'en  informe  : 
Car  on  m'a  dit  que  son  château  de  l'Orme 
A  son  mari  n'appartient  qu'à  moitié  ; 
Qu'un  vieux  procès,  qui  n'est  pas  oublié, 
Lui  disputait  la  moitié  de  la  terre. 
J'ai  su  cela  de  feu  votre  grand-père  : 
Il  disait  vrai,  c'était  uti  homme,  lui  ; 
On  n'en  voit  plus  de  sa  trempe  aujourd'hui. 
Paris  est  plein  de  ces  petits  bouts  d'iiomme, 
Vains,  fiers,  fous,  sots,  dont  le  caquet  m'assomme. 
Parlant  de  tout  avec  l'air  empressé, 
Et  se  moquant  toujours  du  temps  passé. 
J'entends  parler  de  nouvelle  cuisine, 
De  nouveaux  goilts  ;  on  crève,  on  se  ruine  : 

V.  —  Théâtre.    IV.  4 


50  NANINE. 

Les  femmes  sont  sans  frein,  et  les  maris 
Sont  des  benêts.  Tout  va  de  pis  en  pis\ 

LE   COMTE,  relisant  le  billet. 

Qui  l'aurait  cru?  Ce  trait  me  désespère. 
Eh  Lien,  Germon  ? 


SCÈNE    XIII. 

LA  MARQUISE,  LE  COMTE,  GERMON. 

GERMON. 

Voici  votre  notaire. 

LE    COMTE. 

Oli  !  qu'il  attende. 

GERMON. 

Et  voici  le  papier 
Qu'elle  devait,  monsieur,  vous  envoyer. 

LE    COMTE,    lisant. 

Donne...  Fort  bien.  Elle  m'aime,  dit-elle, 
Et,  par  respect,  me  refuse...  Infidèle! 
Tu  ne  dis  pas  la  raison  du  refus  ! 

LA    MARQUISE. 

IMa  foi,  mon  fils  a  le  cerveau  perclus  : 
C'est  sa  baronne  ;  et  l'amour  le  domine. 

LE    COMTE,  à  Germon. 

M'a-t-on  bientôt  délivré  de  Nanine? 

GERMON. 

Hélas!  monsieur,  elle  a  déjà  repris 

IModestement  ses  champêtres  habits. 

Sans  dire  un  mot  de  plainte  et  de  murmure. 

LE    COMTE. 

Je  le  crois  bien. 

GERMON. 

Elle  a  pris  cette  injure 
Tranquillement,  lorsque  nous  pleurons  tous. 


1.  M"*  Dangcvillo,  qui  débitait  ce  couplet,  était  la  Déjazet  do  l'époque.  Elle 
jouait  les  travestis;  tantôt  Lisette,  tantôt  petite  vieille,  et  tantôt  même  portant 
culotte.  C'est  ainsi  qu'elle  ressuscita  un  jour  Vlndiscret  de  Voltaire  en  s'emparant 
du^rôle  du  jeune  étourdi.  (G.  A.) 


ACTE    II,    SCENE    XIII.  ôi 

LE     COMTE. 

Tranquillement? 

LA    MARQUISE. 

Hem!  de  qui  parlez-vous? 

GERMON. 

Nanine,  liélas  !  madame,  que  l'on  chasse  : 
Tout  le  château  pleure  de  sa  disgrâce. 

LA    MARQUISE. 

Vous  la  chassez  ?  Je  n'entends  point  cela. 
Quoi!  ma  Nanine?  Allons,  rappelcz-la, 
Qu'a-t-elle  fait,  ma  charmante  orpheline? 
C'est  moi,  mon  fils,  qui  vous  donnai  Nanine. 
Je  me  souviens  qu'à  l'âge  de  dix  ans 
Elle  enchantait  tout  le  monde  céans. 
Notre  haronne  ici  la  prit  pour  elle; 
Et  je  prédis  dès  lors  que  cette  belle 
Serait  fort  mal  ;  et  j'ai  très-bien  prédit. 
Mais  j'eus  toujours  chez  vous  peu  de  crédit  : 
Vous  prétendez  tout  faire  à  votre  tête. 
Chasser  Nanine  est  un  trait  malhonnête. 

LE     OOMTE. 

Quoi!  seule,  à  pied,  sans  secours,  sans  argent? 

GERMON. 

Ah  !  j'oubliais  de  dire  qu'à  l'instant 
Un  vieux  bonhomme  à  vos  gens  se  présente  : 
Il  dit  que  c'est  une  affaire  importante. 
Qu'il  ne  saurait  communiquer  qu'à  vous; 
Il  veut,  dit-il,  se  mettre  à  vos  genoux. 

LE     COMTE. 

Dans  le  chagrin  où  mon  cœur  s'abandonne, 
Suis-je  en  état  de  parier  à  personne? 

LA    MARQUISE. 

Ah!  vous  avez  du  chagrin,  je  le  croi  ; 
Tous  m'en  donnez  aussi  beaucoup  à  moi. 
Chasser  Nanine,  et  faire  un  mariage 
Qui  me  déplaît!  Non,  vous  n'êtes  pas  sage. 
Allez  ;  trois  mois  ne  seront  pas  passés 
Que  vous  serez  l'un  de  l'autre  lassés. 
Je  vous  prédis  la  pareille  aventure 
Qu'à  mon  cousin  le  marquis  de  Marmure.     . 
Sa  femme  était  aigre  comino  verjus; 
Mais,  entre  nous,  la  vôtre  l'est  bien  plus. 


52  NANINE. 

En  s'épousant,  ils  crurent  qu'ils  s'aimèrent 
Deux  mois  après  tous  deux  se  séparèrent  : 
Madame  alla  vivre  avec  un  galant, 
Fat,  petit-maître,  escroc,  extravagant; 
Et  monsieur  prit  une  franche  coquette, 
Une  intrigante  et  friponne  parfaite; 
Des  soupers  fins,  la  petite  maison, 
Chevaux,  habits,  maître  d'hôtel  fripon, 
Bijoux  nouveaux  pris  à  crédit,  notaires, 
Contrats  vendus,  et  dettes  usuraires  : 
Enfin  monsieur  et  madame,  en  deux  ans, 
A  l'hôpital  allèrent  tout  d'un  temps. 
Je  me  souviens  encor  d'une  autre  histoire. 
Bien  plus  tragique,  et  difficile  à  croire  ; 
C'était... 

LE    COMTE. 

Ma  mère,  il  faut  aller  dîner. 
Venez...  0  ciel!  ai-je  pu  soupçonner 
Pareille  horreur  ! 

LA    MARQUISE. 

Elle  est  épouvantable. 
Allons,  je  vais  la  raconter  à  table  ; 
Et  vous  pourrez  tirer  un  grand  profit 
Eu  temps  et  lieu  de  tout  ce  que  j'ai  dit. 


FIN    DU    DEUXIEME    ACTE. 


I 


ACTE    TROISIÈME. 


SCENE    I. 

NANINE,   vêtue  en  paysanne;    GERMON. 
GERMOX. 

Nous  pleurons  tous  en  vous  voyant  sortir. 

XANINE. 

J'ai  tardé  trop  ;  il  est  temps  de  partir. 

GERMOX. 

Quoi!  pour  jamais,  et  dans  cet  équipage? 

NAXIXE. 

L'obscurité  fut  mon  premier  partage. 

GEP.MOX. 

Quel  changement!  Quoi!  du  matin  au  soir.. 
Souffrir  n'est  rien  ;  c'est  tout  que  de  déchoir, 

NAXIXE. 

Il  est  des  maux  mille  fois  plus  sensibles. 

GERMOX. 

J'admire  encor  des  regrets  si  paisibles. 
Certes,  mon  maître  est  ])ien  malavisé  ; 
Notre  baronne  a  sans  doute  abusé 
De  son  ])ouvoir,  et  vous  fait  cet  outrage  : 
Jamais  monsieur  n'aurait  eu  ce  courage. 

XAXIXE. 

Je  lui  dois  tout  :  il  me  chasse  aujourd'hui  ; 
Obéissons.  Ses  bienfaits  sont  à  lui  ; 
Jl  peut  user  du  droit  de  les  reprendre. 

GERMOX. 

A  ce  trait-là  qui  diable  eût  pu  s'attendre? 
En  cet  état  qu'allez-vous  devenir? 

NAXIXE. 

^c  retirer,  longtemps  me  repentir. 


NANINE. 

GERMON, 

Que  nous  allons  haïr  notre  baronne  ! 

NANINE. 

Mes  maux  sont  grands,  mais  je  les  lui  pardonne. 

GEIîMON. 

Mais  que  dirai-je  au  moins  de  votre  part 
A  notre  maître,  après  votre  départ? 

NANINE, 

Vous  lui  direz  que  je  le  remercie 
Qu'il  m'ait  rendue  à  ma  première  vip, 
Et  qu'à  jamais  sensible  à  ses  bontés 
Je  n'oublierai...  rien...  que  ses  cruautés. 

GEUMON. 

Vous  me  fendez  le  cœur,  et  tout  à  riicure 
Je  quitterais  pour  vous  cette  demeure  ; 
J'irais  partout  avec  vous  m'établir  : 
Mais  monsieur  Biaise  a  su  nous  jjrévenir  ; 
Qu'il  est  heureux  !  avec  vous  il  va  vivre  : 
Chacun  voudrait  l'imiter,  et  vous  suivre. 

NANINE. 

On  est  bien  loin  de  me  suivre...  Ah!  Germon! 
Je  suis  chassée...  et  par  qui!... 

GERMON. 

Le  démon 
A  mis  du  sien  dans  cette  brouillerie  : 
Nous  vous  perdons...  et  monsieur  se  marie. 

NANINE. 

Il  se  marie!...  Ah!  partons  de  ce  lieu; 
Il  fut  pour  moi  trop  dangereux...  Adieu... 

(Elle  sort.) 
GERMON. 

Monsieur  le  comte  a  l'àme  un  peu  bien  dure  :. 

Comment  chasser  pareille  créature! 

Elle  paraît  une  fille  de  bien  : 

Mais  il  ne  faut  pourtant  jurer  de  rien. 


I 


ACTE    III,    SCÈXE    II.  35 

SCÈNE  II. 

LE   COMTE,    GERMON. 

LE     COMTE, 

Eli  bien  !  Nanine  est  donc  enfin  partie  ! 

GERMON. 

Oui,  c'en  est  fait. 

LE     COMTE. 

J'en  ai  l'âme  ravie. 

GERMON. 

Votre  âme  est  donc  de  fer? 

LE    COMTE. 

Dans  le  chemin 
Philippe  Hombert  lui  donnait-il  la  main  ? 

GERMON. 

Qui  ?  quel  Philippe  Hombert  ?  Hélas  !  Nanine, 
Sans  écuyer,  fort  tristement  chemine, 
Et  de  ma  main  ne  veut  pas  seulement. 

LE     COMTE, 

OÙ  donc  va-t-elle? 

GERMON. 

OÙ?  mais  apparemment 
Chez  ses  amis. 

LE    COMTE. 

A  Rémival,  sans  doute? 

GERMON. 

Oui,  je  crois  bien  qu'elle  prend  cette  route, 

LE    COMTE. 

Va  la  conduire  à  ce  couvent  voisin, 

Où  la  baronne  allait  dès  ce  matin  : 

Mon  dessein  est  qu'on  la  mette  sur  l'heure 

Dans  cette  utile  et  décente  demeure  ; 

Ces  cent  louis  la  feront  recevoir. 

Va...  garde-toi  de  laisser  entrevoir 

Que  c'est  un  don  que  je  veux  bien  lui  faire  : 

Dis-lui  que  c'est  un  présent  de  ma  mère  ; 

Je  te  défends  de  prononcer  mou  nom. 


56  NANINE. 

GERMON. 

Fort  bien  ;  je  vais  vous  obéir. 

(Il  fait  quelques  pas.) 
LE    COMTE. 

Germon, 
A  son  départ  tu  dis  que  tu  Tas  vue? 

GERMON. 

Eb!  oui,  vous  dis-je. 

LE    COMTE. 

Elle  était  abattue? 
Elle  pleurait? 

GERMON. 

Elle  faisait  bien  mieux, 
Ses  pleurs  coulaient  à  peine  de  ses  yeux  ; 
Elle  voulait  ne  pas  pleurer. 

LE     COMTE. 

A-t-elle 
Dit  quelque  mot  qui  qiarque,  qui  décèle 
Ses  sentiments?  As-tu  remarqué... 

GERMON. 

Quoi? 

LE     COMTE. 

A-t-elle  enfin,  Germon,  parlé  de  moi? 

GERMON. 

Oh!  oui,  beaucoup. 

LE     COMTE. 

Eli  bien!  dis-moi  donc,  traître! 
Qu'a-t-elledit? 

GERMON. 

Que  vous  êtes  son  maître  ; 
Que  vous  avez  des  vertus,  des  bontés... 
Qu'elle  oubliera  tout...  bors  vos  cruautés. 

LE    COMTE. 

Va...  mais  surtout  garde  qu'elle  revienne. 

(Germon  sort.) 

Germon  ! 

GERMON. 

Monsieur.     • 

LE    COMTE. 

Un  mot;  qu'il  te  souvienne, 
Si  p<-ir  basard,  quand  tu  la  conduiras. 
Certain  Hombert  venait  suivre  ses  pas, 


ACTE    III,    SCÈNE    III.  57 

De  le  chasser  de  la  belle  manière. 

GERMON. 

Oui,  poliment,  à  grands  coups  d'étrivièrc  : 
Comptez  sur  moi  ;  je  sers  fidèlement. 
Le  jeune  Hombcrt,  dites-vous? 

LE     COMTE. 

Justement. 

GEUMOX. 

Bon!  je  n'ai  pas  l'honneur  de'le  connaître; 
Mais  le  premier  que  je  verrai  paraître 
Sera  rossé  de  la  bonne  façon  ; 
Et  puis  après  il  me  dira  son  nom. 

(Il  fait  un  pas  et  revient.) 

Ce  jeune  Hombert  est  quelque  amant,  je  gage, 
Un  beau  garçon,  le  coq  de  son  village. 
Laissez-moi  faire. 

LE    COMTE. 

Obéis  promptement. 

GERMON. 

Je  me  doutais  qu'elle  avait  quelque  amant; 
Et  Biaise  aussi  lui  tient  au  cœur  peut-être. 
On  aime  mieux  son  égal  que  son  maître. 

LE    COMTE. 

Ah!  cours,  te  dis-je. 


SCENE    III. 

LE    COMTE. 

Hélas  !  il  a  raison  ; 
Il  prononçait  ma  condamnation  ; 
Et  moi,  du  coup  qui  m'a  pénétré  l'àme 
Je  me  punis;  la  l)aronne  est  ma  femme; 
Il  le  faut  bien,  le  sort  en  est  jeté. 
Je  souffrirai,  je  l'ai  bien  mérité. 
Ce  mariage  est  au  moins  convenable. 
Notre  baronne  a  l'humeur  pou  traitable  ; 
Mais,  quand  on  veut,  on  sait  donner  la  loi 
Un  esprit  ferme  est  le  maître  chez  soi. 


58  NANINE. 

SCÈNE    IV. 

LE  COMTE,   LA  BARONNE,  LA  MARQUISE. 

LA    MARQUISE. 

Or  çà,  mon  fils,  vous  épousez  madame? 

LE    COMTE. 

Eh  !  oui. 

LA    MARQUISE. 

Ce  soir  elle  est  donc  votre  femme  ? 
"     Elle  est  ma  bru  ? 

LA    BARONNE, 

Si  VOUS  le  trouviez  bon  : 
J'aurai,  je  crois,  votre  approbation. 

LA    MARQUISE. 

Allons,  allons,  il  faut  bien  y  souscrire  ; 
Mais  dès  demain  chez  moi  je  me  retire. 

LE    COMTE. 

Vous  retirer  !  eh  !  ma  mère,  pourquoi  ? 

LA    MARQUISE. 

J'emmènerai  ma  Nanine  avec  moi. 
Vous  la  chassez,  et  moi,  je  la  marie; 
Je  fais  la  noce  en  mon  château  de  Brie, 
Et  je  la  donne  au  jeune  sénéchal, 
Propre  neveu  du  procureur  fiscal, 
Jean  Roc  Souci  ;  c'est  lui  de  qui  le  père 
Eut  à  Corbeil  cette  plaisante  a/faire. 
De  cet  enfant  je  ne  puis  me  passer; 
C'est  un  bijou  que  je  veux  enchâsser. 
Je  vais  la  marier...  Adieu. 

LE     COMTE. 

Ma  mère, 
Ne  soyez  pas  contre  nous  en  colère  ; 
Laissez  Nanine  aller  dans  le  couvent; 
Ne  changez  rien  à  notre  arrangement. 

LA    BARONNE. 

Oui,  croyez-nous,  madame,  une  famille 
Ne  se  doit  point  cliarger  de  telle  fihe. 

LA    MARQUISE. 

Comment?  quoi  donc? 


ACTE    III,    SCÈNE    Y.  59 

LA    BAIiONXE. 

Peu  de  chose. 

LA    MAUQUISE. 

Mais... 

LA    BARONNE. 

Rien. 

LA    MARQUISE. 

Rien,  c'est  beaucoup.  J'entends,  j'entends  fort  bien. 

Aurait-elle  eu  quelque  tendre  folie? 

Cela  se  peut,  car  elle  est  si  jolie! 

Je  m'y  connais  ;  on  tente,  on  est  tenté  : 

Le  cœur  a  bien  de  la  fragilité; 

Les  filles  sont  toujours  un  peu  coquettes  : 

Le  mal  n'est  pas  si  grand  que  tous  le  faites. 

Çà,  contez-moi  sans  nul  déguisement 

Tout  ce  qu'a  fait  notre  charmante  enfant. 

LE     COMTE. 

Moi,  vous  conter? 

LA    MARQUISE. 

Vous  avez  bien  la  mine 
D'avoir  au  fond  quelque  goût  pour  Nanine  ; 
Et  vous  pourriez... 


SCENE  Y. 

LE  COMTE,  LA  MARQUISE,  LA  BARONNE 

MARIN,   en  bottes. 
MARIN.^ 

Enfin  tout  est  bâclé, 
Tout  est  fini. 

LA    MARQUISE. 

Quoi  ? 

LA    BARONNE. 

Qu'est-ce  ? 

MARIN. 

J'ai  parlé 
A  nos  marchands  ;  j'ai  bien  fait  mon  message  ; 
Et  vous  aurez  demain  tout  l'équipage. 

LA    BARONNE. 

Quel  équipage? 


60  NANINE. 

M  A  ni  \ . 
Oui,  tout  ce  que  pour  vous 
A  commanflé  votre  futur  époux; 
Six  beaux  chevaux  :  et  vous  serez  contente 
De  la  berline  ;  elle  est  bonne,  brillante  ; 
Tous  les  panneaux  i)ar  Martin  '  sont  vernis; 
Les  diamants  sont  l)eaux,  très-bien  choisis  ; 
Et  vous  verrez  des  étoffes  nouvelles 
D'un  goût  charmant...  oh!  rien  n'approche  d'elles. 

LA    BARONNE,   au  comte. 

Vous  avez  donc  commandé  tout  cela? 

LE    COMTE. 
(A  part.) 

Oui...  Mais  pour  qui! 

MARIN. 

Le  tout  arrivera 
Demain  matin  dans  ce  nouveau  carrosse. 
Et  sera  prêt  le  soir  pour  votre  noce. 
Vive  Paris  pour  avoir  sur-le-champ 
Tout  ce  qu'on  veut,  quand  on  a  de  l'argent! 
En  revenant,  j'ai  revu  le  notaire, 
Tout  près  d'ici,  griffonnant  votre  affaire. 

LA    BARONNE. 

Ce  mariage  a  traîné  bien  longtemps. 

LA    MARQUISE,   à  part. 

Ah!  je  voudrais  qu'il  traînât  quarante  ans. 

MARIN. 

Dans  ce  salon  j'ai  trouvé  tout  à  l'heure 
Un  bon  vieillard,  qui  gémit  et  qui  pleure; 
Depuis  longtemps  il  voudrait  vous  parler. 

LA    BARONNE. 

Quel  importun!  qu'on  le  fasse  en  aller; 
Il  prend  trop  mal  son  temps. 

LA    MARQUISE. 

Pourquoi,  madame? 
Mon  fils,  ayez  un  peu  de  bonté  d'àme, 
Et,  croyez-moi,  c'est  un  mal  des  plus  grands 
De  rebuter  aiiLsi  les  pauvres  gens  : 
Je  vous  ai  dit  cent  fois  dans  votre  enfance 


t.  Martin  est  piicnro  nomme  par  Voltaire  dans  son  cpîtrc  en  vers  connue  sous 
le  nom  des  Vous  et  des  Tu. 


I 


ACTE   III,    SCftNE    VI.  61 

Qu'il  faut  pour  eux  avoir  do  l'indulgence, 
Les  écouter  d'un  air  aflablc,  doux. 
Ne  sont-ils  pas  hommes  tout  comme  nous? 
On  ne  sait  pas  à  qui  l'on  fait  injure; 
On  se  repent  d'avoir  eu  l'àuic  dure. 
Les  orgueilleux  ne  prospèrent  jamais. 

(A  Marin.) 

Allez  chercher  ce  honhomme. 

MARIN. 

J'y  vais. 

(,11  sort.) 
LE    COMTE. 

Pardon,  ma  mère  :  il  a  fallu  vous  rendre 
Mes  premiers  soins  ;  et  je  suis  prêt  d'entendre 
Cet  homme-là,  malgré  mon  embarras. 


SCÈNE  VI. 

LE   COMTE,    LA   MARQUISE,    LA   BARONNE, 
LE    PAYSAN. 

LA    MARQUISE,   au  paysan. 

Approchez-vous,  parlez,  ne  tremblez  pas. 

LE    PAYSAN. 

Ah  !  monseigneur  !  écoutez-moi  de  grâce  : 

Je  suis...  Je  tombe  à  vos  pieds  que  j'embrasse  ; 

Je  viens  vous  rendre... 

LE    COMTE. 

Ami,  relevez-vous: 
Je  ne  veux  point  qu'on  me  parle  à  genoux  ; 
D'un  tel  orgueil  je  suis  trop  incapable. 
Vous  avez  Tair  d'être  un  homme  estimable. 
Dans  ma  maison  cherchez-vous  de  l'emploi? 
A  qui  parlé-je? 

LA    MARQUISE. 

Allons,  rassure-toi. 

LE    PAYSAN. 

Je  suis,  hélas  !  le  père  de  Nanine. 

LE    COMTE. 

Vous? 


62  NANINE. 

LA    lî  AI!  ON  NE. 

Ta  fille  est  une  grande  coquine. 

LE    PAYSAN. 

Ail!  nionseignenr,  voilà  ce  que  j"ai  craint; 
"Noilà  le  coup  dont  mon  cœur  est  atteint  : 
J'ai  bien  pensé  qu'une  somme  si  forte 
N'appartient  pas  à  des  gens  de  sa  sorte  ; 
Et  les  petits  |)erdent  bientôt  leurs  mœurs, 
Et  sont  gâtés  auprès  des  grands  seigneurs. 

LA    BARONNE. 

Il  a  raison  :  mais  il  trompe,  et  Nanine 
N'est  point  sa  fille  ;  elle  était  orpheline. 

LE    PAYSAN. 

Il  est  trop  vrai  :  chez  de  pauvres  parents 
Je  la  laissai  dès  ses  plus  jeunes  ans  ; 
Ayant  perdu  mon  bien  avec  sa  mère, 
J'allai  servir,  forcé  par  la  misère, 
Ne  voulant  pas,  dans  mon  funeste  état, 
Qu'elle  passât  pour  fille  d'un  soldat. 
Lui  défendant  de  me  nommer  son  père. 

LA    MARQUISE. 

Pourquoi  cela?  pour  moi,  je  considère 
Les  bons  soldats;  on  a  grand  besoin  d'eux. 

LE     COMTE. 

Qu'a  ce  métier,  s'il  vous  ])laît,  de  honteux? 

LE    PAYSAN. 

Il  est  bien  moins  honoré  qu'honorable. 

LE     COMTE. 

Ce  préjugé  fut  toujours  condamnable. 
J'estime  plus  un  vertueux  soldat. 
Qui  de  son  sang  sert  son  prince  et  l'État, 
Qu'un  important,  que  sa  lâche  industrie 
Engraisse  en  paix  du  sang  de  la  patrie. 

LA    MARQUISE. 

Çà,  vous  avez  vu  beaucoup  de  combats; 
Contez-les-inoi  bien  tous,  n'y  manquez  pas. 

LE    PAYSAN. 

Dans  la  douleur,  hélas!  qui  me  déchire. 
Permettez-moi  seulement  de  vous  dire 
Qu'on  me  promit  cent  fois  de  m'avancer  : 
Mais,  sans  appui,  comment  peut-on  percer? 
Toujours  jeté  dans  la  foule  commune, 


ACTE    III,    SCÈNE    VI.  6Î 

Mais  distingué,  l'honneur  fut  ma  fortune. 

LA    MARQUISE. 

Vous  êtes  donc  né  de  condition  ? 

LA    BARONNE.  n 

Fi  !  quelle  idée  ! 

LE    PAYSAN,   à  la  marquise. 

Hélas  !  madame,  non  ; 
Mais  je  suis  né  d'une  honnête  famille  : 
Je  méritais  peut-être  une  autre  fille. 

LA    MARQUISE. 

Que  vouliez-vous  de  mieux  ? 

LE    COMTE. 

Eh  !  poursuivez. 

LA    MARQUISE. 

Mieux  que  Nanine? 

LE     COMTE. 

Ah  !  de  grtîce,  achevez. 

L  E    PAYSAN. 

J'appris  qu'ici  ma  fille  fut  nourrie. 

Quelle  y  vivait  hien  traitée  et  chérie. 

Heureux  alors,  et  hénissant  le  ciel, 

Vous,  vos  hontes,  votre  soin  paternel. 

Je  suis  venu  dans  le  prochain  village, 

Mais  plein  de  trouhle  et  craignant  son  jeune  âge. 

Tremblant  encor,  lorsque  j'ai  tout  perdu, 

De  retrouver  le  hien  qui  m'est  rendu. 

(Montrant  la  baronne.) 

Je  viens  d'entendre,  au  discours  de  madame. 
Que  j'eus  raison  :  elle  m'a  percé  l'âme  ; 
Je  vois  fort  hien  que  ces  cent  louis  d'or  *, 
Des  diamants,  sont  un  troj)  grand  trésor 
Pour  les  tenir  par  un  droit  légitime  ; 
Elle  ne  peut  les  avoir  eus  sans  crime. 
Ce  seul  soupçon  me  fait  frémir  d'horreur, 
Et  j'en  mourrai  de  honte  et  de  douleur. 
Je  suis  venu  soudain  pour  vous  les  rendre  : 
Hs  sont  à  vous  ;  vous  devez  les  reprendre, 
Et  si  ma  fille  est  criminelle,  hélas  ! 
Punissez-moi,  mais  ne  la  perdez  pas. 

1.  Il  est  question  de  trois  cents  louis  d'or,  dans  la  scène  ix  de  l'qctc  I"  :  voyez 
page  31. 


64  NANINE. 

LA    M  A  UQ  LISE. 

Ah!  mon  clior  fils!  je  suis  tout  attendrie. 

LA    BARONNE. 

Ouais,  est-ce  un  songe?  est-ce  une  fourberie? 

LE     COMTE. 

Ail!  qu"ai-je  fait? 

LE     PA  V  SAN  ,    tirant  la  bourse  et  le  paquet. 

Tenez,  monsieur,  tenez. 

LE    COMTE. 

Moi,  les  reprendre!  Ils  ont  été  donnés; 
Elle  en  a  fait  un  respectable  usage. 
C'est  donc  à  vous  qu'on  a  fait  le  message  ? 
.     Qui  l'a  porté? 

LE    PAYSAN. 

C'est  votre  jardinier, 
A  qui  \anine  osa  se  confier. 

LE    COMTE. 

Quoi  !  c'est  à  vous  que  le  présent  s'adresse  ? 

LE    PAYSAN. 

Oui,  je  l'avoue. 

LE     COMTE. 

0  douleur!  ô  tendresse! 
Des  deux  côtés  quel  excès  de  vertu! 
Et  votre  nom?...  Je  demeure  éperdu. 

LA    MARQUISE. 

Eli!  dites  donc  votre  nom?  Quel  mystère  ! 

LE    PAYSAN. 

Philippe  Ilombert  de  Gatine. 

LE     COMTE. 

Ah!  mon  père! 

LA    BARONNE. 

Que  dit-il  là? 

LE    COMTE. 

Quel  jour  vient  nvéclaircr! 
J'ai  fait  un  crime  ;  il  le  faut  réparer. 
Si  vous  saviez  combien  je  suis  coupable! 
J'ai  maltraité  la  vertu  respectable. 

(Il  va  lui-mémo  à  un  de  soi  gens.) 

Holà,  courez. 

LA    BARONNE. 

Eli!  quel  empressement! 


ACTE    III.    SCKNE    VI.  6u 

LE    COMTE. 

Vite  un  carrosse. 

LA     M.VRQLISE. 

Oui,  madame,  à  Tinstant  : 
Vous  devriez  être  sa  protectrice. 
Quand  on  a  fait  une  telle  injustice, 
Sachez  de  moi  que  l'on  ne  doit  rougir 
Que  de  ne  pas  assez  se  repentir. 
Monsieur  mon  fils  a  souvent  des  lubies 
Que  l'on  prendrait  pour  de  franches  folies  : 
Mais  dans  le  fond  c'est  un  cœur  généreux  ; 
Il  est  né  bon  ;  j'en  fais  ce  que  je  veux. 
Vous  n'êtes  pas,  ma  bru,  si  bienfaisante; 
Il  s'en  faut  bien. 

LA    BARONNE. 

Que  tout  m'impatiente! 
Qu'il  a  l'air  sombre,  embarrassé,  l'éveur  ! 
Quel  sentiment  étrange  est  dans  son  cœur? 
Voyez,  monsieur,  ce  que  vous  voulez  faire. 

LA  MARQUISE. 

Oui,  pour  Nanine. 

LA  BARONNE. 

On  peut  la  satisfaire 
Par  des  présents. 

LA    MARQUISE, 

C'est  le  moindre  devoir. 

LA    BARONNE. 

Mais  moi,  jamais  je  ne  veux  la  revoir: 
Que  du  château  jamais  elle  n'approche  : 
Entendez-vous  ? 

LE    COMTE. 

J'entends. 

LA    MARQUISE. 

Quel  cœur  de  roche  ! 

LA    BARONNE. 

De  mes  soupçons  évitez  les  éclats  : 
Vous  hésitez  ? 

LE    COMTE,   après  un  silence. 

Non,  je  n'hésite  pas. 

LA    BARO  NNE. 

Je  dois  m'attoudre  à  cette  déférence; 
Vous  la  devez  à  tous  les  deux,  je  pense. 

V.  —  Théathe.    IV.  5 


66 


NÂNINE. 

LA    MARQUISE. 

Serioz-voiis  l)ien  assez  cruel,  mon  fils 

LA    BARONNE. 

Quel  parti  prendrez-vous? 

LE    COMTE, 

Il  est  tout  pris. 
Vous  connaissez  mon  àme  et  sa  franchise  : 
11  faut  parler.  Ma  main  vous  fut  promise  ; 
Mais  nous  n'avions  voulu  former  ces  nœuds 
Que  pour  finir  un  procès  dangereux  : 
Je  le  termine  ;  et,  dès  llnstant,  je  donne, 
Sans  nul  regret,  sans  détour  j'abandonne 
Mes  droits  entiers,  et  les  prétentions 
Dont  il  naquit  tant  de  divisions  : 
Que  l'intérêt  encor  vous  en  revienne  : 
Tout  est  à  vous  ;  jouissez-en  sans  peine. 
Que  la  raison  fasse  du  moins  de  nous 
Deux  bons  parents,  ne  pouvant  être  époux. 
Oublions  tout  -,  que  rien  ne  nous  aigrisse. 
Pour  n'aimer  pas,  faut-il  qu'on  se  haïsse? 

LA    BARONNE. 

Je  m'attendais  à  ton  manque  de  foi. 
Va,  je  renonce  à  tes  présents,  à  toi. 
Traître!  je  vois  avec  qui  tu  vas  vivre, 
A  quel  mépris  ta  passion  te  livre. 
Sers  noblement  sous  les  plus  viles  lois  ; 
Je  t'abandonne  à  ton  indigne  choix. 

(Elle  sort.) 


SCÈNE   VII. 

LE  COMTE,   LA  MARQUISE.   PHILIPPE  HOMBERT. 

LE     COMTE. 

Non,  il  n'est  point  indigne;  non,  madame, 
Ln  fol  amour  n'aveugla  point  mon  âme  : 
Cette  vertu,  qu'il  faut  récompenser, 
Doit  m'attend rir,  et  ne  peut  m'abaisser. 
Dans  ce  vieillard,  ce  qu'on  nomme  bassesse 
Fait  son  mérite  ;  et  voilà  sa  noblesse. 
La  mienne  à  moi,  c'est  d'en  payer  le  prix. 


I 


I 


ACTE    III,    SCÈNE    VIII.  67 

C'est  pour  des  cœurs  par  eux-même  ennoblis, 
Et  distingués  par  ce  grand  caractère, 
Qu'il  faut  passer  sur  la  règle  ordinaire  : 
Et  leur  naissance,  avec  tant  de  vertus, 
Dans  ma  maison  n'est  qu'un  titre  de  plus. 

LA    MARQUISE. 

Quoi  donc?  quel  titre?  et  que  voulez-vous  dire? 


SCENE  VIII. 

LE    COMTE,    LA   MARQUISE,    NANINE, 
PHILIPPE    HOMBERT. 

LE    COMTE,   à  sa  mère. 

Son  seul  aspect  devrait  vous  en  instruire. 

LA    MARQUISE. 

Embrasse-moi  cent  fois,  ma  chère  enfant. 

Elle  est  vêtue  un  peu  mesquinement  ; 

Mais  qu'elle  est  belle  1  et  comme  elle  a  l'air  sage! 

XANI-NE,   courant  entre  les  bras  de  Philippe  Hombert,  après  s'être  baissée 
devant  la  marquise. 

Ah!  la  nature  a  mon  premier  hommage. 
Mon  père! 

PHILIPPE    HOMBERT. 

0  ciel:  ô  ma  fille!  ah,  monsieur! 
Vous  réparez  quarante  ans  de  malheur. 

LE     COMTE. 

Oui  ;  mais  comment  faut-il  que  je  répare 
L'indigne  affront  qu'un  mérite  si  rare 
Dans  ma  maison  put  de  moi  recevoir? 
Sous  quel  habit  revient-elle  nous  voir! 
Il  est  trop  vil  ;  mais  elle  le  décore. 
Non,  il  n'est  rien  que  sa  vertu  n'honore  ^ 
Eh  bien!  parlez  :  auriez-vous  la  bonté 
De  pardonner  à  tant  de  dureté? 

NANINE. 

Que  me  demandez-vous?  Ah!  je  m'étonne 
Que  vous  doutiez  si  mou  cœur  vous  pardonne. 

1.  Dans  toutes  les  éditions  données  du  vivant  de  l'autour  on  lit  : 
Non,  il  n'est  rien  que  Nanino  n'honore.       (B.) 


08  NANINE. 

Jfi  n'ai  pas  cru  que  vous  pussiez  jamais 
Avoir  eu  tort  après  tant  de  bienfaits. 

LE     COMTE. 

Si  vous  avez  oublié  cet  outrage, 
Donnez-nven  donc  le  plus  sûr  témoignage  : 
.Te  ne  veux  plus  commander  qu'une  lois; 
Mais  jurez-inoi  d'obéir  à  mes  lois. 

PHILIPPE    HOMBERT. 

Elle  le  doit,  et  sa  reconnaissance... 

NANINE,   à  son  père. 

Il  est  bien  sûr  de  mon  obéissance. 

LE    COMTE. 

.     J'ose  y  compter.  Oui,  je  vous  avertis 
Que  vos  devoirs  ne  sont  pas  tous  remplis. 
Je  vous  ai  vue  aux  genoux  de  ma  mère  ; 
Je  vous  ai  vue 'embrasser  votre  père; 
Ce  qui  vous  reste  en  des  moments  si  doux... 
C'est...  à  leurs  yeux...  d'embrasser...  votre  époux. 

NANINE. 

Moi  ! 

LA    MARQUISE. 

Quelle  idée!  Est-il  bien  vrai? 

PHILIPPE    HOMBERT. 

Ma  fille! 

LE     COMTE,    à  sa  mère. 

Le  daignez-vous  permettre? 

LA    MARQUISE. 

La  famille 
Étrangement,  mon  fds,  clabaudera. 

LE     COMTE. 

En  la  voyant,  elle  l'approuvera. 

PHILIPPE    HOMBERT. 

Quel  coup  du  sort!  Non,  je  ne  puis  comprendre 
Que  jusque-là  vous  prétendiez  descendre. 

LE     COMTE. 

On  m'a  promis  d'obéir...  je  le  veux. 

LA    MARQUISE. 

Mon  fils... 

LE    COMTE. 

Ma  mère,  il  s'agit  d'être  lieureux. 
L'intérêt  seul  a  fait  cent  mariages. 
Nous  avons  vu  les  hommes  les  plus  sages 


i 


ACTE    III,    SCENE    VIII.  69 

Ne  consulter  que  les  mœurs  et  le  bien  : 
Elle  a  les  mœurs,  il  ne  lui  manque  rien  ; 
Et  je  ferai  par  goût  et  par  justice 
Ce  qu'on  a  fait  cent  fois  par  avarice. 
Ma  mère,  enfin,  terminez  ces  combats, 
Et  consentez. 

\AMNE. 

Non,  n'y  consentez  pas; 
Opposez-vous  à  sa  flamme...  à  la  mienne; 
Voilà  de  vous  ce  qu'il  faut  que  j'obtienne. 
L'amour  l'aveugle  ;  il  le  faut  éclairer. 
Ahl  loin  (le  lui,  laissez-moi  l'adorer. 
Voyez  mon  sort,  voyez  ce  qu'est  mon  père  : 
Puis-je  jamais  vous  appeler  ma  mère? 

LA     MAP.OLISE. 

Oui,  tu  le  peux,  tu  le  dois;  c'en  est  fait: 
Je  ne  tiens  pas  contre  ce  dernier  trait  ; 
Il  nous  dit  trop  combien  il  faut  qu'on  t'aime  ; 
Il  est  unique  aussi  bien  que  toi-même. 

\  A  NI  NE. 

J'obéis  donc  à  votre  ordre,  à  l'amour; 
Mon  cœur  ne  peut  résister. 

LA    MARQL'ISE. 

Que  ce  jour 
Soit  des  vertus  la  digne  récompense, 
Mais  sans  tirer  jamais  à  conséquence. 


FIN    DE    NAMNE. 


ORESTE 


TRAGÉDIE  EN  CINQ  ACTES 


«EPRESENTEE,   POUR   LA   PREMIERE   FOIS,   A   PARIS, 
LE   12   JANVIER   17  50. 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA    PRÉSENTE    ÉDITION. 


Yoltaire  va  continuer  d'opposer  pièce  à  pièce  à  Crébillon.  qu'on  ose  mettre 
en  parallèle  avec  lui.  Crébillon  avait  fait  représenter  son  Electre  le  14  dé- 
cembre 4708,  tragédie  qui  aurait  pu  plus  justement  s'intituler  Oresle.  Electre 
avait  eu  dans  sa  nouveauté  quatorze  représentations  consécutives.  La  qua- 
torzième représentation  fut  donnés  le  12  janvier  1709.  Le  théâtre  fut  fermé 
à  cause  du  froid  excessif,  et  ne  se  rouvrit  que  Je  23  janvier.  Éleclre  depuis 
lors  avait  eu  beaucoup  de  succès,  et  avait  reparu  sur  la  scène  à  diverses 
reprises. 

Crébillon,  quand  il  avait  fait  jouer  Electre,  avait  trente-huit  ans. 
Il  en  avait  soixante-dix-huit  lorsque  son  Catilina  fut  représenté,  le  12  dé- 
cembre 1748.  Catilina  fut  accueilli  avec  enthousiasme,  et  eut  vingt  repré- 
sentations consécutives. 

Ce  furent  ces  deux  tragédies  que  Voltaire  entreprit  de  surpasser  à  la 
fois,  en  composant  pendant  Tannée  1749  son  Oresle  et  sa  Rome  sauvée  ou 
Calilina.  C'est  à  cette  dernière  qu'il  songe  d'abord.  Il  en  trace  l'ébauche  en 
huit  jours.  Mais  à  peine  a-t-il  achevé  cette  ébauche  que  l'autre  œuvre  est 
commencée.  Il  écrit  ii  l'abbé  de  Yoisenon  :  «  Je  ne  sais  si  M"'^  du  Chà- 
telet  m'imitera,  si  elle  sera  grosse  encore;  mais  pour  moi,  dès  que  j'ai  été 
délivré  de  Calilina,  j'ai  eu  une  nouvelle  grossesse,  et  j'ai  fait  sur-lè-champ 
Electre  [Oresle).  Me  voilà  avec  la  charge  de  raccommodeur  de  moules  dans 
la  maison  de  (jrébillon.  » 

C'est  Oresle  (\\i\\  présente  en  premier  lieu  aux  comédiens,  et  cela  peut 
aisément  s'expliquer.  Voltaire  en  donne  d'abord  une  raison  plausible  dans 
une  lettre  à  la  duchesse  du  Maine  :  «  Madame,  en  arrivant  à  Paris,  jai 
trouvé  les  comédiens  assemblés  prêts  à  répéter  une  comédie  nou\  elle,  en 
cas  que  je  no  leur  donnasse  pas  Oreste  ou  Rome  sauvée  a  jouer  en  huit 
jours.  Ce  serait  danuier  Rome  sauvée  (pie  de  la  faire  jouer  si  vite  par  des 
gens  (pii  ont  besoin  de  travailler  six  semaines.  J'ai  pris  mon  jiarti.  je  leur 
ai  donné  Oreste,  cela  se  peut  jouer  tout  seul.  INIe  voilii  délivré  d'un  fardeau. 
J'aurai  encore  le  temps  de  travailler  ii  Rome,  et  de  la  doniuM-  ce  carême.  » 
Il  y  avait  aussi  un  autre  motif,  c'est  que  la  représentation  du  Catilina  de 
Crébillon  était  toute  récente,  que  cette  pièce  avait  obtenu  un  grand  succès, 


74  AVERTISSEMENT. 

cl  qu'il  y  avait  une  certaine  imprudence  à  demander  au  public  de  se  déjuger 
aussi  vite,  tandis  que  Y  Electre  datait  de  près  d'un  demi -siècle. 

La  représentation  eut  lieu  le  12  janvier.  Voltaire  avait  fait  imprimer  sur 
les  billets  de  parterre  les  lettres  initiales  de  ce  vers  d'Horace  : 

Omne  tulit  punclnm  qui  miscuit  utile  dulci. 

«  C'était  sans  doute,  dit  Collé,  qui  a  inséré  dans  ses  Mémoires  le  modèle 
de  ces  billets,  c'était,  sans  doute,  un  petit  coup  de  patte  qu'il  voulait  donner 
à  Crébillon  sur  sa  versification  qui,  effectivement,  n'est  pas  aussi  correcte  et 
aussi  douce  (jue  la  sienne,  mais  qui  est  plus  mâle.  Après  la  chute  de  la  pièce, 
un  plaisant  du  parterre  trouva  que  ces  lettres  initiales  voulaient  dire  :  Oreste, 
trai^^edie  pitoyable  que  monsieur  Voltaire  donne.  » 

Ore^sle  fut,  en  effet,  assez  mal  accueilli.  La  deuxième  représentation  dut 
être  différée  pour  que  l'auteur  pût  faire  les  corrections  qui  paraissaient 
nécessaires.  Voltaire  se  mit  à  l'œuvre  avec  son  ardeur  ordinaire,  ce  qui 
faisait  dire  h  Fontenelle  :  «  M.  de  Voltaire  est  un  homme  bien  singulier^  il 
compose  ses  pièces  pendant  leur  représentation.  » 

Il  supprima  un  couplet  de  M""  Gaussin  (Iphise),  qui  avait  semblé  cho- 
(juant;  il  refit  tout  le  cinquième  acte. 

11  écrit  il  M"'"  Clairon  (Electre)  plusieurs  lettres  qu'on  trouvera  dans  la 
correspondance,  pour  lui  donner  dos  conseils  sur  son  jeu.  11  se  plaint  vive- 
ment à  la  duchesse  du  Maine,  qui  s'est  dispensée  d'assister  ii  la  première 
représentation.  Il  la  supplie  de  paraître  ii  la  deuxième,  le  lundi  19  janvier. 
La  deuxième  représentation  eut  lieu,  et  le  résultat  en  fut  plus  favorable. 
Jamais  Voltaire  ne  déploya  plus  d'énergie,  plus  de  passion  pour  faire  réussir 
une  de  ses  œuvres.  11  dirigeait,  dit-on,  lui-même  ses  partisans,  il  animait 
le  parterre,  criant  :  «  Battons  des  mains,  mes  chers  amis;  applaudissons, 
mes  chers  Athéniens!  »  Tantôt,  dans  le  foyer,  il  jurait  que  c'était  la  tragédie 
de  Sophocle  et  non  la  sienne  à  laquelle  on  refusait  de  justes  louanges;  tantôt, 
dans  l'amphithéâtre  et  plongeant  sur  le  parterre,  il  s'écriait  :  «  Ah  î  les 
barbares,  ils  ne  sentent  pas  la  beauté  de  ceci!  » 

C'est  (lollé,  l'auteur  de  la  Partie  de  chasse  de  Henri  IV,  qui  nous  le 
montre  se  démenant  de  la  sorte,  et  Collé,  il  est  vrai,  est  un  adversaire 
décidé.  II  ajoute  que  l'auteur  d'Oreste  renouvela  ces  efforts  à  toutes  les 
représentations  :  «  Enfin,  un  jour,  dit-il,  il  a  poussé  la  chose  jusqu'à  insulter 
un  nommé  Rousseau  parce  qu'il  avait  les  mains  dans  son  manchon,  et 
qu'il  n'applaudissait  pas.  Ce  dernier  lui  répondit  assez  ferme,  mais  sage- 
ment, et  point  aussi  vertement  qu'il  aurait  pu.  » 

L'anecdote  s'est  trouvée  confirmée  d'autre  part.  «  L'on  ne  raconte  pas, 
dit  M.  G.  Desnoiresterres*,  comment  s'engagea  la  dispute,  mais  avec  Vol- 
taire les  choses  allaient  bon  train.  «  Qui  êtes-vous?  criait  le  poëte  hors 
'f  de  lui.  —  Rousseau,  répondait  la  partie  adverse.  —  Rousseau  ;  quel  Rous- 


1.  Voltaire  à  la  rour,  p.  359. 


AVERTISSEMENT.  75 

«  seau...?  — Le  petit  Rousseau...  *  »  Voltaire  ne  réfl('clii.s.sail  [las  qu'il  empê- 
chait le  spectacle,  et  sans  doute  était-il  loin  d'avoir  fini,  lorsqu'une  grande 
femme  à  l'air  viril,  se  dressant  de  toute  sa  hauteur,  lui  dit  d'une  voix  de 
stentor  :  «  Si  vous  ne  vous  taisez  pas,  je  vais  vous  donner  un  soufTlet  ;  »  ce 
qui  le  mit  en  fuite,  et  fit  rire  toute  la  salle,  dette  virago,  habituée  dans  son 
ménage  à  parler  sur  ce  ton,  était  l'hommasse  M"""  Le  Bas,  la  femme  du  célèbre 
graveur,  qui,  du  reste,  n'était  point  inconnue  à  notre  poëte.  » 

Il  y  a  de  l'exagération  sans  doute  dans  tout  ce  que  raconte  Collé  de  la 
conduite  de  Voltaire  en  cetta  circonstance,  mais  il  y  a  aussi  une  part  de 
vérité.  La  lutte  était  des  plus  vives.  Voltaire  l'avait  dit  à  d'Argental  :  «  Je 
sais  bien  ([ue  je  fais  la  guerre,  et  je  la  veux  faire  ouvertement.  Loin  de  me 
proposer  des  embuscades  de  nuit,  armez-vous,  je  vous  en  prie,  pour  des 
batailles  rangées,  et  faites-moi  des  troupes,  enrôlez-moi  des  soldats,  créez 
des  officiers... 2  » 

Aucune  autre  pièce  de  Voltaire  ne  souleva,  d'autre  part,  plus  de  raille- 
ries, d'épigrammes,  de  quolibets,  de  turlupinades.  L'historiette  de  Polichinelle, 
que  nous  avons  racontée  à  propos  de  Mérope^,  fut  renouvelée  avec  aggra- 
vation. Oresle,  dans  sa  nouveauté,  eut  neuf  représentations,  la  dernière 
le  7  février  1750. 

Remis  au  théâtre  en  1762,  Orefile  obtint  un  succès  complet,  grâce  sur- 
tout à  la  manière  supérieure  dont  M''^  Clairon  interpréta  alors  le  rôle  d'Electre. 
Cette  tragédie  disparut  ensuite  de  la  scène  pendant  plus  de  vingt  ans. 
M""  Vestris^  qui  remplaça  M"*"  Clairon,  fit  de  vains  efforts  pour  obtenir  qu'on 
reprit  cette  pièce.  Brizard,  qui  avait  un  rôle  brillant  dans  Palamède  [à' Electre) 
et  un  médiocre  dans  Pammène  (d'Ores/e),  écarta  obstinément  la  reprise 
d'Ores/e.  Ores/e  toutefois  fut  joué  pour  quelques  débuts,  entre  autres  pour 
celui  de  M"'^  Raucourt,  et  toujours  avec  succès.  L'oeuvre  de  Voltaire  eut, 
comme  la  plupart  de  ses  pièces,  une  sorte  de  renouveau  après  la  Révolution. 
«  L'efllèt  du  théâtre,  dit  Laharpe,  a  confirmé  par  degrés  une  justice  d'abord 
refusée;  et,  dans  les  dernières  représentations  di' Oresle,  toutes  les  beautés 
en  ont  été  vivement  senties^  et  l'impression  en  a  été  beaucoup  plus  grande 
que  n'est  depuis  longtemps  celle  à' Electre.  » 

1.  On  désignait  sous  ce  nom  Pierre  Uoiisseau,  auteur  de  plusieurs  comédies. 

2.  Lettre  du  23  août  174'J. 

3.  Voyez  Théâtre,  tome  III,  page  iîi,  note  2. 


AVERTISSEMENT 

DES    ÉDITEURS    DE    L'ÉDITION    DE    KEHL. 


Cette  pièce  est  une  imitation  de  Sopliocle,  aussi  exacte  que  la  différence 
des  mœurs  et  les  progrès  de  l'art  ont  pu  le  permettre.  Elle  fut  jouée  en  17o0 
avec  beaucoup  de  succès.  Lauteur  fut  seulement  obligé  d'en  changer  le 
dénoùment  K 

1.  Oreste  fut  joué  à  Paris,  pour  la  première  fois,  le  12  janvier  1750.  Voltaire 
y  assista  en  loge  grillée.  La  pièce  avait  été  lue  en  novembre  1749,  chez  le  comte 
d'Argental.  A  la  première  représentation,  un  récit  fait  par  M"*"  Gaussin  choqua 
les  spectateurs,  qui  le  trouvaient  déplacé  dans  la  bouche  d'une  femme,  et  la 
représentation  ne  fut  achevée  qu'avec  peine.  Voltaire,  rentré  chez  lui,  s'occupa  de 
faire  un  nouveau  cinquième  acte.  Il  changea  le  récit,  fit  quelques  corrections  dans 
les  premiers  actes;  tout  était  fini  à  minuit.  Les  rôles  furent  bientôt  remis  aux 
acteurs,  et  la  seconde  représentation  eut  lieu  le  19  avec  des  changements;  ce  qui 
dérouta  les  ennemis  de  l'auteur.  Cependant  sa  tragédie  n'eut  que  neuf  représenta- 
tions. Collé,  dans  ses  Mémoires.  I,  !i8,  a  donné  le  modèle  des  billets  de  parterre 
du  l'2  janvier. 

On  donna  aux  Marionnettes  une  parodie  dans  laquelle  il  y  avait,  dit  Fréroii, 
d'assez  bons  traits  contre  la  pièce  et  contre  l'auteur.  Les  Lettres  de  Bourge  d'As- 
nerie,  pour  le  sijur  Arouet  de  Voltaire,  réimprimées  dans  les  Mémoires  de  Collé, 
tome  V,  page  158,  et  dans  les  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Calotte, 
tome  VI,  page  145,  parurent  peu  après  Oreste.  Voltaire  y  est  proclamé  conseiller 
traducteur  ordinaire  et  extraordinaire  des  auteurs  anciens  et  modernes,  à  Vusage 
de  nous  et  des  nôtres.  Un  petit  volume  intitulé  Voltait'e  âne,  jadis  poète,  en 
Sybérie,  de  rimjjrimerie  volontaire,  1750,  petit  in-S"  de  39  pages,  contient  :  1"  les 
Lettres  (de  Bourge  d'Asnerie):  2"  la  Pétarade,  ou  Polichinel  auteur,  pièce  qui  n'a 
point  encore  paru  en- foire,  et  qui  n'y  paraîtra  peut-être  jamais:  c'est  une  espèce 
de  parodie  d'Oreste;  3"  Dispute  entre  Voltaire  et  Rousseau,  dialogue  en  vers; 
4"  trois  épigrammos. 

Voici  la  liste  des  autres  écrits  qui  furent  publiés  à  l'occasion  d' Oreste  :  I.  Dis- 
sertation sur  les  principales  tragédies  anciennes  et  modernes  qui  ont  paru  sur 
le  sujet  d'Electre,  etc.  On  peut  voir  à  la  suite  d'Oreste  cette  Dissertation , 
et  la  note  que  j'y  ai  ajoutée.  II.  Précis  des  Électres,  in-8"  de  32  pages.  III.  Lettre 
à  M.  de  V***  sur  la  tragédie  d'Oreste,  petit  in-8"  de  10  pages.  IV.  Electre 
vengée,  ou  Lettre  sur  la  tragédie  d'Oreste  et  d'Electre,  par  M.  le  M.  de  C.  in-12 
de  23  pages.  V.  Heflexions  sur  la  tragédie  d'Oreste.  où  se  trouve  placé  naturelle- 
ment l'essai  d'un  parallèle  de  cette  pièce  avec  VÉlectre  de  M.  de  C.  (Crébillon), 
in-12  de  47  pages,  attribué  au  chevalier  de  La  Morlière.  VI.  Parallèle  des  quatre 


AVERTISSEMENT    DES    EDITEURS    DE    KEIIL.  77 

Crébillon  était  censeur  des  pièces  de  lliéàtre  :  M.  de  Voilaire  fut  donc 
obligé  de  lui  présenter  sa  tragédie.  «  Monsieur,  lui  dit  Crébillon,  en  la  lui 
rendant,  j'ai  été  content  du  succès  A' Electre  :  je  souhaite  que  le  frère  vous 
fasse  autant  d'honneur  que  la  sœur  m'en  a  fait.  » 

A  la  première  représentation,  on  applaudit  avec  transport  au  morceau 
imité  de  Sophocle.  M.  de  Voltaire  s'élança  sur  le  bord  de  sa  loge  :  «  Courage, 
Athéniens!  s'écria-t-il,  c'est  du  Sophocle.  » 

On  verra,  en  lisant  les  variantes,  que  l'auteur  a  retranché  d'éloquentes 
déclamations  pour  mettre  plus  de  mouvement  dans  les  scènes;  qu'il  s'est 
écarté  du  génie  du  théâtre  grec  pour  ne  plus  suivre  que  le  sien. 


Electre  de  Sophocle,  d'Euripide,  de  M.  de  Crébillon  et  de  M.  de  Voltaire  (par 
Gaillard),  1750,  in-l^  de  12i  pages.  \U.  Lettre  à  madame  la  comtesse  de'*'  sur  la 
tra{jédie  d'Oreste  de  M,  de  Voltaire,  et  sur  la  comédie  de  la  Force  du  naturel  de 
M.  Néricault-Destouches,  in- 12  de  36  pages.  L'auteur  est  Lieudé  de  Sepmanville. 
VIII.  Justification  de  la  tragédie  d'Oreste  par  raiiteur,  in-12  de  28  pages.  Au  bas 
de  la  première  page  est  cette  note  :  «  On  croit  devoir  avertir,  crainte  d'équivoque, 
que  ces  mots  par  l'auteur  doivent  s'entendre  de  l'auteur  de  la  Justification.  »  IX. 
Précis  de  l'Electre  de  Sophocle  (par  l'abbé  Danet),  in-12  de  28  pages.  X.  Electre 
d'Euripide,  tragédie  traduite  du  grec  (par  Larcher),  17^,0,  in-12.  (B.) 


AVIS    AU    LECTEUR 


L'auteur  des  ouvrages  qu'on  trouvera  dans  ce  volume  *  se  croit 
obligé  d'avertir  encore-  les  gens  de  lettres,  et  tous  ceux  qui  se 
lorment  des  cabinets  de  livres,  que  de  toutes  les  éditions  faites 
jusqu'ici,  en  Hollande  et  ailleurs,  de  ses  prétendues  Œuvres,  il  n'y 
en  a  pas  une  seule  qui  mérite  la  moindre  attention,  et  qu'elles 
sont  toutes  remplies  de  pièces  supposées  ou  défigurées. 

Il  n'y  a  guère  d'années  qu'on  ne  déi)itp  sous  son  nom  des 
ouvrages  qu'il  n'a  jamais  vus  ;  et  il  apprend  qu'il  n'y  a  guère  de 
mois  où  l'on  ne  lui  impute  dans  les  Mercures  quelque  pièce  fugi- 
tive qu'il  ne  connaît  pas  davantage.  Il  se  flatte  que  les  lecteurs 
judicieux  ne  feront  pas  plus  de  cas  de  ces  imputations  conti- 
nuelles que  des  critiques  passionnées  dont  il  entend  dire  qu'on 
remplit  les  ouvrages  périodiques. 

11  ne  fera  plus  qu'une  seule  réflexion  sur  ces  critiques  :  c'est 
que,  depuis  les  Observations  de  l'Académie  sur  le  Cïd^  il  n'y  a  pas  eu 
une  seule  pièce  de  tbéàtre  qui  n'ait  été  critiquée,  et  qu'il  n'y  en  a 
pas  eu  une  seule  qui  l'ait  bien  été.  Les  Observations  de  l'Académie 
sont,  depuis  plus  de  cent  ans,  la  seule  critique  raisonnable  qui 
ait  paru,  et  la  seule  qui  puisse  passer  à  la  postérité.  La  raison  en 
est  qu'elle  fut  composée  avec  Ijeaucoup  de  temps  et  de  soin  par 
des  hommes  capaijjes  de  juger,  et  ([ui  jugeaient  sans  partialité. 


1.  Cet  Avis  au  lecteur  avait  été  mis  eu  tète  d'un  volume  intitulé:  Oreste.  tra- 
gédie, I'.jO,  ia-12,  qui  contenait  aussi  Samson  (voyez  TItéâtre,  tome  U,  page  1), 
jes  chapitres  ii  et  m  Sur  les  niensonges  imprimés ,  et  lu  lettre  à  Scliulembourg,  du 
15  septembre  17iO.  (B.) 

2.  Voyez  la  préface  de  Xanine,  page  5. 


ÉPITRE 


A     SON     ALTESSE     SERENISSIME 


MADAiME  LA   DUCHESSE   DU    MAINE. 


31  AD  AME, 

Vous  avez  vu  passer  ce  siècle  admirable,  à  la  gloire  duquel 
vous  avez  tant  contriJjué  par  votre  goût  et  par  vos  exemples  ;  ce 
siècle  qui  sert  de  modèle  au  nôtre  en  tant  de  choses,  et  peut-être 
de  reproche,  comme  il  en  ser\ira  à  tous  les  âges.  C'est  dans  ces 
temps  illustres  que  les  Condé,  vos  aïeux  S  couverts  de  tant  de 
lauriers,  cultivaient  et  encourageaient  les  arts  ;  où  un  Bossuet 
immortalisait  les  héros,  et  instruisait  les  rois  ;  où  un  Fénelon,  le 
second  des  hommes  dans  Téloquence-,  et  le  premier  dans  l'art  de 
rendre  la  vertu  aimable,  enseignait  avec  tant  de  charmes  la  jus- 
tice et  l'humanité  ;  où  les  Racine,  les  Despréaux,  présidaient  aux 
belles-lettres,  Lulli  à  la  musique,  Le  Brun  à  la  peinture.  Tous  ces 
arts,  madame,  furent  accueillis  surtout  dans  votre  palais.  Je  me 
souviendrai  toujours  que,  presque  au  sortir  de  l'enfance,  j'eus  le 
bonheur  d'y  entendre  quelquefois  un  homme  dans  qui  l'érudition 
la  plus  profonde  n'avait  point  éteint  le  génie,  et  qui  cultiva 
l'esprit  de  monseigneur  le  duc  de  Bourgogne,  ainsi  que  le  vôtre  et 
celui  de  M.  le  duc  du  Maine;  travaux  heureux  dans  lesquels  il  fut 
si  puissamment  secondé  par  la  nature.  Il  prenait  quelquefois 
devant  Votre  Altesse  Sérénissime  un  Sophocle,  un  Euri[)ide  ;  il 
traduisait  sur-le-champ  en  français  une  de  leurs  tragédies.  L'ad- 
miration, l'enthousiasme  dont  il  était  saisi  lui  inspirait  des  expres- 


1.  La  duchesse  du  Maine  était  fille  do  Henri-Jules  de  Condû,  nommé  communé- 
ment Monsieur  le  Prince. 

2.  Le  premier  était  Bossuet. 


80  ftPIïRE    A    LA    DUCHESSE    DU   MAINE. 

sions  qui  l'rpondaioiit  à  la  màlo  et  liarnionioiiso  ('noroio  des  vers 
grecs,  autant  qu'il  est  |)()ssil)le  d'en  approcher  dans  la  prose  d'une 
langue  à  peine  tiré(^  de  la  barbarie,  et  qui,  polie  par  tant  de 
grands  auteurs,  manque  encore  pourtant  de  précision,  de  force, 
et  d'abondance.  On  sait  qu'il  est  inq)ossil)le  de  faire  passer  dans 
aucune  langue  moderne  la  valeur  des  expressions  grecques:  elles 
peignent  d'un  trait  ce  qui  exige  trop  de  paroles  chez  tous  les 
autres  peuj)les  ;  un  seul  terme  y  suffit  pour  représenter  ou  une 
montagne  toute  couverte  d'arbres  cbargés  de  feuilles,  ou  un  dieu 
qui  lance  au  loin  ses  traits,  ou  les  sommets  des  rochers  frappés 
souvent  de  la  foudre.  Non-seulement  cette  langue  avait  l'avantage 
de  remplir  d'un  mot  l'imagination,  mais  chaque  terme,  comme 
-on  sait,  avait  une  mélodie  niarquée  et  charmait  l'oreille  tandis 
qu'il  é-talait  à  l'esprit  de  grandes  peintures.  Voilà  pourquoi  toute 
traduction  d'un  poëte  grec  est  toujours  faible,  sèche  et  indigente: 
^c'estdu  caillou  et  de  la  l)rique  avec  quoi  on  veut  imiter  des  palais 
de  porphyre.  Cependant  M.  de  Malézieu',  par  des  efforts  que 
produisait  un  enthousiasme  subit,  et  par  un  récit  véhément,  sem- 
blait suppléer  à  la  pauvreté  de  la  langue,  et  mettre  dans  sa  décla- 
mation toute  l'âme  des  grands  hommes  d'Athènes,  Permettez-moi, 
madame,  de  rappeler  ici  ce  qu'il  pensait  de  ce  peuple  inventeur, 
ingénieux  et  sensible,  qui  enseigna  tout  aux  Romains  ses  vain- 
queurs, et  qui,  longtemps  après  sa  ruine  et  celle  de  l'empire 
romain,  a  servi  encore  à  tirer  l'Europe  moderne  de  sa  grossière 
ignorance. 

Il  connaissait  Athènes  mieux  qu'aujourd'hui  quelques  voya- 
geurs ne  connaissent  Home  après  l'avoir  vue.  Ce  nombre  prodi- 
gieux de  statues  des  plus  grands  maîtres,  ces  colonnes  (pii 
ornaient  les  marchés  publics,  ces  monuments  de  génie  et  de 
grandeur,  ce  théâtre  superbe  et  immense,  bâti  dans  une  grande 
place,  entre  la  ville  et  la  citadelle,  où  les  ouvrages  des  Sophocle 
et  des  Euripide  étaient  écoutés  par  les  Périclès  et  par  les  Socrate, 
et  où  des  jeunes  gens  n'assistaient  pas  debout  et  en  tumulte;  en 
un  mot,  tout  ce  que  les  Athéniens  avaient  fait  pour  les  arts  en  tous 
les  genres  était  présent  à  son  esprit.  11  était  liien  loin  de  penser 
coirime  ces  hommes  ridiculement  austères,  et  ces  faux  politiques 
r[ui  blâment  encore  les  Athéniens  d'avoir  été  trop  sonq)tueuxdans 


1.  Nicolas  de  Malézicr.,  né  en  1C50,  seigneur  de  Châtenay,  près  de  Sceaux,  clian- 
celier  de  la  principauté  de  Dombes,  secrétaire  général  des  Suisses  et  Grisons  de 
France,  secrétaire  des  commandements  du  duc  du  Maine,  et  membre  de  l'Académie 
française. 


I 


ÉPITRE    A    LA    DUCHESSE    DU    MAINE.  81 

Jours  jeux  publics,  et  qui  ne  savent  pas  que  cette  magnificence 
même  enrichissait  Athènes,  en  attirant  dans  son  sein  une  foule 
d'étrangers  qui  venaient  l'admirer,  et  prendre  chez  elle  des  leçons 
de  vertu  et  d'éloquence. 

Vous  engageâtes,  madame,  cet  homme  d'un  esprit  presque 
universel  à  traduire,  avec  une  fidélité  pleine  d'élégance  et  de 
force,  VIphiyrnic  en  Taunde  d'Euripide.  On  la  représenta  dans  une 
fête  qu'il  eut  fhonneur  de  donner  à  Votre  Altesse  Sérénissime,  fête 
digne  de  celle  qui  la  recevait,  et  de  celui  qui  en  faisait  les  hon- 
neurs :  vous  y  représentiez  Iphigénio.  Je  fus  témoin  de  ce  spec- 
tacle :  je  n'avais  alors  nulle  habitude  de  notre  théâtre  français  ;  il 
ne  m'entra  pas  dans  la  tête  qu'on  pût  mêler  de  la  galanterie  dans 
ce  sujet  tragique  :  je  me  livrai  aux  mœurs  et  aux  coutumes  de  la 
Grèce  d'autant  plus  aisément  qu'à  peine  j'en  connaissais  d'autres; 
j'admirai  fantique  dans  toute  sa  nohle  simplicité.  Ce  fut  là  ce  qui 
me  donna  la  première  idée  de  faire  la  tragédie  d'OEdipe,  sans  même 
avoir  lu  celle  de  Corneille.  Je  commençai  par  m'essayer,  en  tra- 
duisant la  fameuse  scène  de  Sophocle,  qui  contient  la  double 
confidence  de  Jocaste  et  d'OEdipe.  Je  la  lus  à  quelques-uns  de 
mes  amis  qui  fréquentaient  les  spectacles,  et  à  quelques  acteurs  : 
ils  m'assurèrent  que  ce  morceau  ne  pourrait  jamais  réussir  en 
France  ;  ils  m'exhortèrent  à  lire  Corneille  qui  l'avait  soigneuse- 
ment évité,  et  me  dirent  tous  que  si  je  ne  mettais,  à  son  exemple, 
une  intrigue  amoureuse  dans  Œdipe,  les  comédiens  même  ne 
pourraient  pas  se  charger  de  mon  ouvrage.  Je  lus  donc  VŒdipe  de 
Corneille  qui,  sans  être  mis  au  rang  de  Cinna  et  de  Polijcuctc,  axait 
pourtant  alors  beaucoup  de  réputation.  J'avoue  que  je  fus  révolté 
d'un  bout  à  l'autre  ;  mais  il  fallut  céder  à  l'exemple  et  à  la  mau- 
vaise coutume.  J'introduisis,  au  milieu  de  la  terreur  de  ce  chef- 
d'œuvre  de  l'antiquité,  non  pas  une  intrigue  d'amour,  l'idée  m'en 
paraissait  trop  choquante,  mais  au  moins  le  ressouvenir,  d'une 
passion  éteinte.  Je  ne  répéterai  point  ce  que  j'ai  dit  ailleurs  sur  ce 
sujet'. 

Votre  Altesse  Sérénissime  se  souvient  que  j'eus  l'honneur  de  lire 
Œdipe  devant  elle.  La  scène  de  Sophocle  ne  fut  assurément  pas 
condamnée  à  ce  tribunal  ;  mais  vous,  et  M.  le  cardinal  de  Poli- 
gnac,  et  .M.  de  Malézieu,  et  tout  ce  qui  composait  votre  cour,  vous 
me  blâmâtes  universellement,  et  avec  très-grande  raison,  d'avoir 
prononcé  le  mot  d'amour  dans  un  ouvrage  où  Sophocle  avait  si 

i.  Voyez,  dans  Idi  Correspondance,  la  lettre  au  P.  Porée,  du  7  janvier  1730,  qui 
avait  été  imprimée  dès  1748. 

V.  —  Thé  ATRE.    IV.  6 


82  EPITRE    A    LA    DUCHESSE    DU   MAINE. 

bien  réussi  sans  ce  malheureux  ornement  étranger  ;  et  ce  qui  seul 
avait  fait  recevoir  ma  pièce  fut  précisément  le  seul  défaut  que 
vous  condamnâtes. 

Les  comédiens  jouèrent  à  regret  Œdipe,  dont  ils  n'espéraient 
rien.  Le  public  fut  entièrement  de  votre  avis  :  tout  ce  qui  était 
dans  le  goût  de  Sophocle  fut  applaudi  généralement  ;  et  ce  qui 
ressentait  un  peu  la  passion  de  l'amour  fut  condamné  de  tous  les 
critiques  éclairés.  En  effet,  madame,  quelle  place  pour  la  galan- 
terie que  le  parricide  et  l'inceste  qui  désolent  une  famille,  et  la 
contagion  qui  ravage  un  pays!  Et  quel  exemple  plus  frappant  du 
ridicule  de  notre  théâtre  et  du  pouvoir  de  l'habitude  que 
Corneille,  d'un  côté,  qui  fait  dire  à  Thésée  : 

Quelque  ravage  affreux  qu'étale  ici  la  peste, 
L'alDsence  aux  vrais  amants  est  encor  plus  funeste; 

et  moi  qui,  soixante  ans  après  lui,  viens  faire  parler  une  vieille 
Jocaste  d'un  vieil  amour,  et  tout  cela  pour  complaire  au  goût  le 
plus  fade  et  le  plus  faux  qui  ait  jamais  corrompu  la  littérature? 

Qu'une  Phèdre,  dont  le  caractère  est  le  plus  théâtral  qu'on  ait 
jamais  vu,  et  qui  est  presque  la  seule  que  l'antiquité  ait  repré- 
sentée amoureuse  ;  qu'une  Phèdre,  dis-je,  étale  les  fureurs  de  cette 
passion  funeste  ;  qu'une  Pioxane,  dans  l'oisiveté  du  sérail,  s'aban- 
donne à  l'amour  et  à  la  jalousie  ;  qu'Ariane  se  plaigne  au  ciel  et  à 
la  terre  d'une  infidélité  cruelle  ;  qu'Orosmane  tue  ce  qu'il  adore  : 
tout  cela  est  vraiment  tragique.  L'amour  furieux,  criminel,  mal- 
heureux, suivi  de  remords,  arrache  de  nobles  larmes.  Point  de 
milieu  :  il  faut,  ou  que  l'amour  domine  en  tyran,  ou  qu'il  ne 
paraisse  pas  ;  il  n'est  point  fait  pour  la  seconde  place.  Mais  que 
Néron  se  cache  derrière  une  tapisserie  pour  entendre  les  discours 
de  sa  maîtresse  et  de  son  rival  ;  mais  que  le  vieux  Mithridate  se 
serve  d'une  ruse  comique  pour  savoir  le  secret  d'une  jeune  per- 
sonne aimée  par  ses  deux  enfants  ;  mais  que  Maxime,  même  dans 
la  pièce  de  Cinna,  si  remplie  de  beautés  mâles  et  vraies,  ne  découvre 
en  lâche  une  conspiration  si  importante  que  parce  qu'il  est  imbé- 
cilement  amoureux  d'une  femme  dont  il  devait  connaître  la 
passion  pour  Cinna,  et  qu'on  donne  pour  raison  : 

L'amour  rend  tout  permis  ; 

Un  véritable  amant  ne  connaît  point  d'amis; 

mais  qu'un  vieux  Sertorius  aime  je  ne  sais  quelle  Viriate,  et  qu'il 
soit  assassiné  par  Perpenna,  amoureux  de  cette  Espagnole,  tout 


ÉPITRE    A   LA    DUCHESSE    DU   MAINE.  83 

cela  est  petit  et  puéril,  il  le  faut  dire  hardi  ment  ;  et  ces  petitesses 
nous  mettraient  prodigieusement  au-dessous  des  Athéniens  si  nos 
grands  maîtres  n'avaient  racheté  ces  défauts,  qui  sont  de  notre 
nation,  par  les  suhlinies  heautés  qui  sont  uniquement  de  leur 
génie. 

Une  chose  à  mon  sens  assez  étrange,  c'est  que  les  grands  poètes 
tragiques  d'Athènes  aient  si  souvent  traité  des  sujets  où  la  nature 
étale  tout  ce  qu'elle  a  de  touchant,  une  Electre,  ime  Jphigénie, 
une  iAIérope,  un  Alcméon,  et  que  nos  grands  modernes,  négligeant 
de  tels  sujets,  n'aient  presque  traité  que  l'amour,  qui  est  souvent 
plus  propre  à  la  comédie  qu'à  la  tragédie.  Ils  ont  cru  quelquefois ' 
ennoblir  cet  amour  par  la  politique;  mais  un  amour  qui  n'est  pas 
furieux  est  froid,  et  une  politique  qui  n'est  pas  une  ambition 
forcenée  est  plus  froide  encore.  Des  raisonnements  politiques  sont 
bons  dans  Polybe,  dans  .Alachiavel  ;  la  galanterie  est  à  sa  place 
dans  la  comédie  et  dans  des  contes  :  mais  rien  de  tout  cela  n'est 
digne  du  pathétique  et  de  la  grandeur  de  la  tragédie. 

Le  goût  de  la  galanterie  avait,  dans  la  tragédie,  prévalu  au 
point  qu'une  grande  princesse*,  qui,  par  son  esprit  et  par  son 
rang,  semblait  en  quelque  sorte  excusable  de  croire  que  tout  le 
monde  devait  penser  comme  elle,  imagina  qu'un  adieu  de  Titus 
et  de  Bérénice  était  un  sujet  tragique  :  elle  le  donna  cà  traiter  aux 
deux  maîtres  de  la  scène.  Aucun  des  deux  n'avait  jamais  fait  de 
pièce  dans  laquelle  l'amour  n'eût  joué  un  principal  ou  un  second 
rôle;  mais  l'un  n'avait  jamais  parlé  au  cœur  que  dans  les  seules 
scènes  du  Cid,  qu'il  avait  imitées  de  l'espagnol  ;  l'autre,  toujours 
élégant  et  tendre,  était  éloquent  dans  tous  les  genres,  et  savant 
dans  cet  art  enchanteur  de  tirer  de  la  plus  petite  situation  les 
sentiments  les  plus  délicats  :  aussi  le  premier  fit  de  Titus  et  de 
Bérénice  un  des  plus  mauvais  ouvrages  qu'on  connaisse  au 
théâtre;  l'autre  trouva  le  secret  d'intéresser  pendant  cinq  actes, 
sans  autre  fonds  que  ces  paroles  :  Je  vous  aime  et  je  vous  quitte. 
C'était,  à  la  vérité,  une  pastorale  entre  un  empereur,  une  reine  et 
un  roi;  et  une  pastorale  cent  fois  moins  tragique  que  les  scènes 
intéressantes  du  Pastorfido.  Ce  succès  avait  persuadé  tout  le  public 
et  tous  les  auteurs  que  l'amour  seul  devait  être  à  jamais  l'Ame  de 
toutes  les  tragédies. 


1 .  Henriette  d'Angleterre.  C'est  à  dessein  que  Voltaire  montre  ici  Henriette  d'An- 
ç^letcrre  donnant  à  ti'uiter  le  mùnic  sujet  aux  deux  grands  tragiques  de  sou  temps, 
Corneille  et  Racine.  11  veut  faire  honte  à  M'""  de  Pouipadour  du  dépit  qu'elle  ma- 
nifestait en  le  voyant  s'emparer  des  mêmes  sujets  que  Crébillon.  (G.  A.) 


IL 


84  ÉPITRE    A   LA    DUCHESSE   DU   MAINE. 

Ce  ne  fut  que  dans  un  âge  plus  mûr  que  cet  homme  éloquent 
comprit  qu'il  était  capable  de  mieux  faire,  et  qu'il  se  repentit 
d'avoir  allaibli  la  scène  par  tant  de  déclarations  d'amour,  par  tant 
de  sentiments  de  jalousie  et  de  coquetterie,  plus  dignes,  comme 
j'ai  déjà  osé  le  dire  *,  de  Ménandre  que  de  Sophocle  et  d'Euripide, 
Il  composa  son  chef-d'œuvre  iVAthalic  :  mais  quand  il  se  fut  ainsi 
détrompé  lui-même,  le  public  ne  le  fut  pas  encore.  On  ne  put 
imaginer  qu'une  femme,  un  enfant  et  un  prêtre  pussent  former 
une  tragédie  intéressante  :  l'ouvrage  le  plus  approchant  de  la 
perfection  qui  soit  jamais  sorti  de  la  main  des  hommes  resta 
^ngtemps  méprisé,  et  son  illustre  auteur  mourut  avec  le  cliagrin 
d'avoir  vu  son  siècle,  éclairé  mais  corrompu,  ne  pas  rendre 
justice  à  son  chef-d'œuvre. 

Il  est  certain  que  si  ce  grand  homme  avait  vécu,  et  s'il  avait 
cultivé  un  talent  qui  seul  avait  fait  sa  fortune  et  sa  gloire,  et  qu'il 
ne  devait  pas  abandonner,  il  eût  rendu  au  théâtre  son  ancienne 
pureté,  il  n'eiU  point  avili,  par  des  amours  de  ruelle,  les  grands 
sujets  de  l'antiquité.  Il  avait  commencé  Vlphigènie  en  Tauride,  et  la 
galanterie  n'entrait  point  dans  son  plan  :  il  n'eût  jamais  rendu 
amoureux  ni  Agamemnon,  ni  Oreste,  ni  Electre,  ni  ïéléphonte, 
ni  Ajax  ;  mais  ayant  malheureusement  quitté  le  théâtre  avant  que 
de  l'épurer,  tous  ceux  qui  le  suivirent  imitèrent  et  outrèrent  ses 
défauts,  sans  atteindre  à  aucune  de  ses  beautés.  La  morale  des 
opéras  de  Quinault  entra  dans  presque  toutes  les  scènes  tra- 
giques :  tantôt  c'est  un  Alcibiade  '',  qui  avoue  que  «  dans  ses 
tendres  moments  il  a  toujours  éprouvé  qu'un  mortel  peut  goûter 
un  bonheur  achevé  »  ;  tantôt  c'est  une  Amestris,  qui  dit  que 

La  fille  d'un  grand  roi 

Brûle  d'un  feu  secret,  sans  honte  et  sans  effroi  '. 

Ici  un  Agnonide 

De  la  belle  Chrysis  en  tout  lieu  suit  les  pas, 
Adorateur  constant  de  ses  divins  appas. 


i.  Voyez  préface  de  Nanine,  page  8;  mais  c'est  Térence,  et  non  Ménandre,  qui  y 
est  nommo.  (B.) 

2.  Dans  V Alcibiade  de  Carnpistron,  acte  l*""",  scène  viii,  on  lit  : 


Dans  ces  tendres  instants  j'ai  toujours  éprouvé 
Qu'un  mortel  peut  sentir  un  bonheur  achevé. 


3.  Ibid.,  II,  VII. 


ÉPITRE    A    LA    DUCHESSE    DU    MAINE.  85 

Le  féroce  Arminius,  ce  défenseur  de  la  Germanie,  proteste 
«  qu'il  vient  lire  son  sort  dans  les  yeux  d'Isménie*  »  ;  et  vient  dans 
le  camp  de  Yarus  pour  voir  si  les  beaux  yeux  de  cette  Isménie 
«  daignent  lui  montrer  leur  tendresse  ordinaire  -».  Dans  Amasis, 
qui  n'est  autre  chose  que  la  Mcrope  chargée  d'épisodes  roma- 
nesques, une  jeune  héroïne,  qui,  depuis  trois  jours,  a  vu  un 
moment  dans  une  maison  de  campagne  un  jeune  inconnu  dont 
elle  est  éprise,  s'écrie  avec  bienséance  : 

C'est  ce  même  inconnu  :  pour  mon  repos,  hélas! 

Autant  qu'il  le  devait  il  ne  se  cacha  pas; 

Je  le  vis,  j'en  rougis;  mon  àme  en  fut  émue. 

Et  pour  quelques  moments  qu'il  s'offrit  à  ma  vue,  etc.  '. 

Dans  Atlicnaïs'',  un  prince  de  Perse  se  déguise  pour  aller  voir  sa 
maîtresse  à  la  cour  d'un  empereur  romain.  On  croit  lire  enfin  les 
romans  de  M^'"  de  Scudéri,  qui  peignait  des  bourgeois  de  Paris 
sous  le  nom  de  héros  de  l'antiquité. 

Pour  achever  de  fortifier  la  nation  dans  ce  goût  détestable,  et 
qui  nous  rend  ridicules  aux  yeux  de  tous  les  étrangers  sensés,  il 
arriva,  par  malheur,  que  M.  de  Longepierre,  très-zélé  pour  l'anti- 
quité, mais  qui  ne  connaissait  pas  assez  notre  théâtre,  et  qui  ne 
travaillait  pas  assez  ses  vers,  fit  représenter  son  Electre.  Il  faut 
avouer  qu'elle  était  dans  le  goût  antique  :  une  froide  et  malheu- 
reuse intrigue  ne  défigurait  pas  ce  sujet  terrible  ;  la  pièce  était 
simple  et  sans  épisode  :  voilà  ce  qui  lui  valait  avec  raison  la  faveur 
déclarée  de  tant  de  personnes  de  la  première  considération,  qui 
espéraient  qu'enfin  cette  simplicité  précieuse,  qui  avait  fait  le 
mérite  des  grands  génies  d'Athènes,  pourrait  être  bien  reçue  à 
Paris,  où  elle  avait  été  si  négligée. 

Vous  étiez,  madame,  aussi  bien  que  feu  M"'^  la  princesse  de 
Conti,  à  la  tête  de  ceux  qui  se  flattaient  de  cette  espérance  ; 
mais  malheureusement  les  défauts  de  la  pièce  française  l'empor- 
((•rent  si  fort  sur  les  beautés  qu'il  avait  empruntées  de  la  Grèce, 
que  vous  avouâtes,  à  la  représentation,  que  c'était  une  statue  de 
l*raxitèle  défigurée  par  un  moderne.  Vous  eûtes  le  courage 
d'abandonner  ce  qui  en  efl'et  n'était  pas  digne  d'être  soutenu. 


I 


1.  Arniniins,  tragôdic  de  Campistron,  acte  II,  scène  ii. 

2.  Id..  ihuL 

3.  Amasis.  tragédie  de  Lagrango-Chancei,  acte  I"""",  scène  vri. 

i.  Athénais,  tragédie  de  Lagrangc-Chancel,  joucc  en  1099,  reprise  en  1730. 


86  ÉPITRE    A    LA    DUCHESSE    DU   MAINE. 

sachant  très-bien  que  la  faveur  prodiguée  aux  mauvais  ouvrages 
est  aussi  contraire  aux  progrès  de  l'esprit  que  le  décliaînenient 
contre  les  bons.  Mais  la  chute  de  cette  Electre^  ût  en  même  temps 
grand  tort  aux  partisans  de  l'antiquité  :  on  se  prévalut  très-mal  à 
propos  des  défauts  de  la  copie  contre  le  mérite  de  l'original  ;  et, 
pour  a^he^er  de  corromi)re  le  gont  de  la  nation,  on  se  persuada 
qu'il  était  impossible  de  soutenir,  sans  une  intrigue  amoureuse, 
et  sans  des  aventures  romanesques,  ces  sujets  que  les  Grecs 
n'avaient  jamais  déshonorés  par  de  tels  épisodes  ;  on  prétendit 
qu'on  pouvait  admirer  les  (Irecs  dans  la  lecture,  mais  qu'il  était 
impossible  de  les  imiter  sans  être  condamné  par  son  siècle  : 
étrange  contradiction  !  car  si  en  eU'et  la  lecture  en  plaît,  comment 
la  représentation  en  peut-elle  déplaire? 

Il  ne  faut  pas,  je  l'avoue,  s'attacher  à  imiter  ce  que  les  anciens 
avaient  de  défectueux  et  de  faible:  il  est  même  très-vraisemblable 
que  les  défauts  où  ils  tombèrent  furent  relevés  de  leur  temps.  Je 
suis  persuadé,  madame,  que  les  bons  esprits  d'Athènes  condam- 
nèrent, comme  vous,  quelques  répétitions,  quelques  déclamations, 
dont  Sophocle  avait  chargé  son  Electre;  ils  durent  remarquer 
qu'il  ne  fouillait  pas  assez  dans  le  cœur  humain.  J'avouerai 
encore  qu'il  y  a  des  beautés  propres,  non-seulenient  à  la  langue 
grecque,  mais  aux  mœurs,  au  climat,  au  tenq)s,  qu'il  serait 
ridicule  de  vouloir  transplanter  parmi  nous.  Je  n'ai  point  copié 
V Electre  de  Sophocle,  il  s'en  faut  beaucoup  ;  j'en  ai  pris,  autant 
que  j'ai  pu,  tout  l'esprit  et  toute  la  substance.  Les  fêtes  que  célé- 
braient Égisthe  et  Clytemnestre,  et  qu'ils  appelaient  les  festins 
d'Agamemnon,  l'arrivée  d'Oreste  et  de  Pylade,  l'urne  dans  laquelle 
on  croit  que  sont  renfermées  les  cendres  d'Oreste,  l'anneau  d'A- 
gamemnon, le  caractère  d'Electre,  celui  d'Iphise,  qui  est  précisé- 
ment la  Chrysothémis  de  Sophocle,  et  surtout  les  remords  de 
Clytemnestre,  tout  est  puisé  dans  la  tragédie  grecque  ;  car  lorsque 
celui  qui  fait  ;'i  Clytemnestre  le  récit  de  la  prétendue  mort  d'Oreste 
lui  dit  :  ((  Eh  quoi!  madame,  cette  mort  vous  afllige?  »  Clytem- 
nestre répond  :  «  Je  suis  mère,  et  par  là  malheureuse  ;  une  mère, 
quoique  outragée,  ne  peut  haïr  son  sang  »  :  elle  cherche  même 
à  se  justiiier  devant  Electre  du  meurtre  d'Agamemnon  ;  elle  plaint 
sa  fille;  et  Euripide  a  poussé  encore  plus  loin  que  Sophocle 
l'attendrissement  et  les  larmes  de  Clytemnestre,  Voilà  ce  qui  fut 


1.  L'Electre  de  Longepicrrc,  qui  avait  été  d'abord  jouée  avec  succès  sur  le 
théâtre  de  l'hôtel  de  Conti  à  Versailles,  n'eut  que  six  représentations  en  1719  au 
Théâtre-Français. 


ÉPITRE    A    LA    DUCHESSE    DU    MAINE.  87 

applaudi  chez  le  peuple  le  plus  judicieux  et  le  plus  sensible  de  la 
terre  :  Toilà  ce  que  j'ai  vu  senti  par  tous  les  bons  juges  de  notre 
nation.  Rien  n'est  en  efTet  plus  dans  la  nature  qu'une  femme  cri- 
minelle envers  son  époux,  et  qui  se  laisse  attendrir  par  ses 
enfants,  qui  reçoit  la  pitié  dans  son  cœur  altier  et  farouche,  qui 
s'irrite,  qui  reprend  la  dureté  de  son  caractère  quand  on  lui  fait 
des  reproches  trop  violents,  et  qui  s'apaise  ensuite  par  les  soumis- 
sions et  par  les  larmes  :  le  germe  de  ce  personnage  était  dans 
Sophocle  et  dans  Euripide,  et  je  l'ai  développé.  Il  n'appartient 
qu'à  l'ignorance  et  à  la  présomption,  qui  en  est  la  suite,  de  dire 
qu'il  n'y  a  rien  à  imiter  dans  les  anciens  ;  il  n'y  a  point  de  beautés 
dont  on  ne  trouve  chez  eux  les  semences. 

Je  me  suis  imposé  surtout  la  loi  de  ne  pas  m'écarter  de  cette 
simplicité,  tant  recommandée  par  les  Grecs,  et  si  difficile  à  saisir  : 
c'était  là  le  vrai  caractère  de  l'invention  et  du  génie  ;  c'était 
l'essence  du  théâtre.  Ln  personnage  étranger,  qui  dans  l'Œdipe 
ou  dans  Electre  ferait  un  grand  rôle,  qui  détournerait  sur  lui 
l'attention,  serait  un  monstre  aux  yeux  de  quiconque  connaît  les 
anciens  et  la  nature,  dont  ils  ont  été  les  premiers  peintres.  L'art 
et  le  génie  consistent  à  trouver  tout  dans  son  sujet,  et  non  pas  à 
chercher  hors  de  son  sujet.  Mais  comment  imiter  cette  pompe  et 
cette  magnificence  vraiment  tragique  des  vers  de  Sophocle,  cette 
élégance,  cette  pureté,  ce  naturel,  sans  quoi  un  ouvrage  (bien 
fait  d'ailleurs)  serait  un  mauvais  ouvrage? 

J'ai  donné  au  moins  à  ma  nation  quelque  idée  d'une  tragédie 
sans  amour,  sans  confidents,  sans  épisodes  :  le  petit  nombre  des 
partisans  du  bon  goût  m'en  sait  gré  ;  les  autres  ne  reviennent  qu'à 
la  longue,  quand  la  fureur  de  parti,  l'injustice  de  la  persécu- 
tion, et  les  ténèbres  de  l'ignorance ,  sont  dissipées.  C'est  à  vous, 
madame,  à  conserver  les  étincelles  qui  restent  encore  parmi  nous 
de  cette  lumière  précieuse  que  les  anciens  nous  ont  transmise. 
Nous  leur  devons  tout;  aucun  art  n'est  né  parmi  nous,  tout  y 
a  été  transplanté  :  mais  la  terre  qui  porte  ces  fruits  étrangers 
s'épuise  et  se  lasse  ;  et  l'ancienne  barbarie,  aidée  de  la  frivolité, 
percerait  encore  quelquefois  malgré  la  culture  ;  les  disciples 
d'Athènes  et  de  Rome  deviendraient  des  Gotlis  et  des  Vandales, 
amollis  par  les  mœurs  des  Sybarites,  sans  cette  protection  éclairée 
et  attentive  des  personnes  de  votre  rang.  Quand  la  nature  leur  a 
donné  ou  du  génie,  ou  l'amour  du  génie,  elles  encouragent  notre 
nation,  qui  est  plus  faite  pour  imiter  que  pour  inventer,  et  qui 
cherche  toujours  dans  le  sang  de  ses  maîtres  les  leçons  et  les 
exemples  dont  elle  a  besoin.  Tout  ce  que  je  désire,  madame,  c'est 


I 


88  EPITRE    A    LA    DUCHESSE    DU    MAINE. 

qu'il  se  trouve  quokiue  génie  qui  achève  ce  que  j'ai  ébauché,  qui 
tire  le  théâtre  de  cette  mollesse  et  de  cette  alléterie  où  il  est 
plongé,  qui  le  rende  respectable  aux  esprits  les  plus  austères, 
digne  du  théâtre  d'Athènes,  digne  du  très-petit  nombre  de  chefs- 
d'œuvre  que  nous  avons,  et  enfin  du  suffrage  d'un  esprit  tel  que 
le  vôtre,  et  de  ceux  qui  peuvent  vous  ressembler. 


I 


DISCOURS* 


PRONONCE     At      TIIEATUF. -FU  ANC  Aïs     PAR      UN      DES     ACTECRS 

AVANT     LA     PREillÈRE     REPRÉSENTATION      DE      LA     TRAGÉDIE     d'ORESTE 

(12    JANVIER     1730). 


Messieurs,  l'anteur  de  la  tragédie  que  nous  allons  avoir  Thon- 
neur  de  vous  donner  n"a  point  la  vanité  téméraire  de  vouloir 
lutter  contre  la  pièce  (VÉkctre  -Justement  honorée  de  vos  suffrages, 
encore  moins  contre  son  confrère  qu'il  a  souvent  appelé  son 
maître',  et  qui  ne  lui  a  inspiré  qu'une  noble  émulation,  égale- 
ment éloignée  du  découragement  et  de  l'envie  ;  émulation  com- 
patible avec  Tamitié,  et  telle  que  doivent  la  sentir  les  gens  de 
lettres,  11  a  voulu  seulement,  messieurs,  hasarder  devant  vous  un 
tableau  de  l'antiquité  ;  quand  vous  aurez  jugé  cette  faible  esquisse 
d'un  monument  des  siècles  passés,  vous  reviendrez  aux  peintures 
plus  brillantes  et  plus  composées  des  célèbres  modernes. 

Les  Athéniens,  qui  inventèrent  ce  grand  art  que  les  Français 
seuls  sur  la  terre  cultivèrent  heureusement,  encouragèrent  trois 
de  leurs  citoyens  à  travailler  sur  le  même  sujet.  Vous,  messieurs, 
en  qui  l'on  voit  aujourd'hui  revivre  ce  peuple  aussi  célèbre  par 
son  esprit  que  par  son  courage,  vous  qui  avez  son  goût,  vous 
aurez  son  équité.  L'auteur,  qui  vous  présente  une  imitation  de 
l'antique,  est  bien  plus  sûr  de  trouver  en  vous  des  Athéniens 
qu'il  ne  se  flatte  d'avoir  rendu  Sophocle.  Vous  savez  que  la  Grèce, 
dans  tous  ses  monuments,  dans  tous  les  genres  de  poésie  et  d'élo- 


1.  Ce  discours  a  été  imprimé  pour  la  première  fois  en  181  i,  par  M.  Decroiv, 
dans  le  volume  intitulé  Commentaire  sur  le  théâtre  de  M.  de  VvUaire,  par  M.  de 
Laharpe,  in-8".  (B.) 

2.  «  11  y  a  vingtans,  écrivait  cependant  Voltaire  à  ses  amis  en  parlant  d'Electre. 
que  je  suis  indigné  de  voir  le  plus  beau  sujet  de  l'antiquité  avili  i)ar  un  misérable 
amour,  par  une  partie  cariée,  et  par  dos  vers  ostrogotlis .  » 

3.  Crcbillon. 


i 


90 


DTSCOURS. 


quence,  roulait  que  les  ])eaut(''s  fussent  simples  :  vous  trouverez 
ici  cette  .simplicité,  et  vous  devinerez  les  beautés  de  l'original, 
malgré  les  défauts  de  la  copie  ;  vous  daignerez  vous  prêter  sur- 
tout à  quelques  usages  des  anciens  Grecs  ;  ils  sont  dans  les  arts 
vos  véritables  ancêtres.  La  France,  qui  suit  leurs  traces,  ne 
blâmera  point  leurs  coutumes;  vous  devez  songer  que  déjà  votre 
goût,  surtout  dans  les  ouvrages  dramatiques,  sert  de  modèle  aux 
autres  nations.  Il  suffira  un  jour,  pour  être  approuvé  ailleurs, 
qu'on  dise  :  Tel  était  le  goût  des  Firinrais;  c'est  ainsi  que  pensait  cette 
nation  ilhistre.  Nous  vous  demandons  votre  indulgence  pour  les 
mœurs  de  l'antiquité,  au  môme  titre  que  l'Europe,  dans  les 
siècles  il  venir,  rendra  justice  à  vos  lumières. 


ORESTE 


PERSONNAGES 


ORESÏE,  fils  de  Clytcmnestre  et  d'Agamemiion. 

ELECTRE.   /  ,,„      , 

}    sœurs  d  Oreste. 
IPHISE,        i 

CLYÏE.MNESTRE,  épouse  d'Égisthe. 

ÉGISTHE,  tyran  d'Argos. 

PYLADE,  ami  d'Oreste. 

l'AMMÈNE,  vieillard  attaché  à  la  famille  d'Agamemnon. 

DIMAS,  ofTlcier  des  gardes. 

SUITE  . 


Le  théâtre  doit  représenter  le  rivage  de  la  mer;  un  bois,  un  temple,  un  palais, 
et  un  tombeau,  d'un  coté;  et,  de  l'autre,  Arg!)s  dans  le  lointain. 


l.  Noms  des  acteurs  qui  jouèrent  dans  Oreste  et  dans  le  Mariage  forcé,  de 
Molière,  qui  l'accompagnait  :  Dibueuii,,  Grandval  (Oreste),  Daxgemlle,  Uubois, 
Bviiox,  BoNNEVAL,  Pali.in,  Deschamps,  PiosELY,  DitoiJix,  lîiBou;  M"'"  Gauîsi\  (Iphise), 
CoxELi,,  Dlmesnil  (Clytemnestre),  Ci.AMio\  (Électi'C).  —  Piccette  :  4,142  livres. 
(G.  A.) 


I 


ORESTE 

TRAGÉDIE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE  I. 

IPHISE,    PAMMÈNE'. 

IPHISE. 

Est-il  vrai,  clier  Pammène,  et  ce  lieu  solitaire, 
Ce  palais  exécrahle  où  languit  ma  misère, 
Me  verra-t-il  goûter  la  funeste  douceur 
De  mêler  mes  regrets  aux  larmes  de  ma  sœur? 
La  malheureuse  Electre,  à  mes  douleurs  si  chère, 
Vient-elle  avec  Égisthe  au  tombeau  de  mon  père? 
Égisthe  ordonne-t-il  qu'en  ces  solennités 
Le  sang  d'Agamemnon  paraisse  à  ses  côtés? 
Serons-nous  les  témoins  de  la  pompe  inhumaine 
Qui  célèbre  le  crime,  et  que  ce  jour  amène  ? 

PAMMÈNE. 

Ministre  malheureux  d'un  temple  abandonné. 
Du  fond  de  ces  déserts  où  je  suis  confine 
J'adresse  au  ciel  des  vœux  pour  le  retour  d'Oreste  ; 
Je  pleure  Agamemnon  ;  j'ignore  tout  le  reste. 
0  respectable  Iphise!  ô  pur  sang  de  mon  roi! 
Ce  jour  vient  tous  les  ans  répandre  ici  l'effroi. 


1.  «  Mon  Pammèno,  écrivait  Voltaire  en  l'OI,  ne  vaut  pas  le  Palanièdo  de  Cré- 
billon;  mais  peut-ètic  mu  Clytemnestre  vaut  mieux  que  la  sienne.  » 


94  ORESTE. 

Los  desseins  d"une  cour  en  horreurs  si  fertile 
Pénètrent  rarement  dans  mon  oljscur  asile. 
Mais  on  dit  qu'en  effet  Égisthe  soupçonneux 
Doit  entraîner  Electre  à  ces  funèbres  jeux; 
Qu'il  ne  souffrira  plus  qu'Electre  en  son  absence 
Appelle  par  ses  cris  Argos  à  la  vengeance. 
II  redoute  sa  plainte  ;  il  craint  que  tous  les  cœurs 
Ne  réveillent  leur  haine  au  bruit  de  ses  clameurs; 
Et,  d'un  œil  vigilant,  épiant  sa  conduite, 
Il  la  traite  en  esclave,  et  la  traîne  à  sa  suite. 

IPHISE, 

Ma  sœur  esclave!  ô  ciel!  ô  sang  d'Agamemnon! 
Un  barbare  à  ce  point  outrage  encor  ton  nom  ! 
Et'Clytemnestre,  hélas!  cette  mère  cruelle, 
A  permis  cet  affront,  qui  rejaillit  sur  elle! 

PAMMÎi.NE, 

Peut-être  votre  sœur  avec  moins  de  fierté 
Devait  de  son  tyran  ])ravcr  l'autorité. 
Et,  n'ayant  contre  lui  que  d'impuissantes  armes, 
Mêler  moins  de  reproche  et  d'orgueil  à  ses  larmes. 
Qu'a  produit  sa  fierté?  Que  servent  ses  éclats? 
Elle  irrite  un  barbare,  et  ne  vous  venge  pas. 

II'IIISE. 

On  m'a  laissé  du  moins,  dans  ce  funeste  asile, 

Un  destin  sans  opprobre,  un  malheur  plus  tranquille. 

Mes  mains  peuvent  d'un  père  honorer  le  tombeau. 

Loin  de  ses  ennemis,  et  loin  de  son  bourreau  : 

Dans  ce  séjour  de  sang,  dans  ce  désert  si  triste. 

Je  pleure  en  liberté,  je  hais  en  paix  Égisthe. 

Je  ne  suis  condamnée  à  l'horreur  de  le  voir 

Que  lorsque,  rappelant  le  temps  du  désespoir. 

Le  soleil  à  regret  ramène  la  journée 

Où  le  ciel  a  permis  ce  barbare  hyménée. 

Où  ce  monstre,  enivré  du  sang  du  roi  des  rois. 

Où  Ghtemncstre... 


ACTE    I,    SCÈNE    II. 

SCÈNE  II. 

ELECTRE,    IPHISE,    PA3IMÈNE. 

IPHISE. 

Hélas  !  est-ce  vous  que  je  vois, 
Ma  sœur?... 

ELECTRE. 

Il  est  venu  ce  jour  où  l'on  apprête 
Les  détestables  jeux  de  leur  coupable  fête. 
Electre  leur  esclave,  Electre  votre  sœur, 
Vous  annonce  en  leur  nom  leur  horrible  bonheur. 

IPHISE. 

Un  destin  moins  afTreux  permet  que  je  vous  voie; 
A  ma  douleur  profonde  il  mêle  un  peu  de  joie  ; 
Et  vos  pleurs  et  les  miens  ensemble  confondus... 

ELECTRE. 

Des  pleurs  !  ah  !  ma  faiblesse  en  a  trop  répandus. 

Des  pleurs  !  ombre  sacrée,  ombre  chère  et  sanglante, 

Est-ce  là  le  tribut  qu'il  faut  qu'on  te  présente  ? 

C'est  du  sang  que  je  dois,  c'est  du  sang  que  tu  veux  : 

C'est  parmi  les  apprêts  de  tes  indignes  jeux, 

Dans  ce  cruel  triomphe  où  mon  tyran  m'entraîne. 

Que,  ranimant  ma  force,  et  soulevant  ma  chaîne. 

Mon  bras,  mon  faible  bras  osera  l'égorger 

Au  tombeau  que  sa  rage  ose  encore  outrager. 

Quoi!  j'ai  vu  Clytemnestre,  avec  lui  conjurée, 

Lever  sur  son  époux  sa  main  trop  assurée  ! 

Et  nous,  sur  le  tyran  nous  suspendons  des  coups 

Que  ma  mère  à  mes  yeux  porta  sur  son  époux  ! 

0  douleur!  ô  vengeance!  ù  vertu  qui  m'animes, 

Pouvez-vous  en  ces  lieux  moins  que  n'ont  pu  les  crimes? 

Nous  seules  désormais  devons  nous  secourir  : 

Craignez-vous  de  frapper?  Craignez -vous  de  mourir? 

Secondez  de  vos  mains  ma  main  désespérée  ; 

Fille  de  Clytemnestre,  et  rejeton  d'Atrée, 

Venez. 

IPHISE. 

Ah!  modérez  ces  transports  impuissants; 
Commandez,  chère  Electre,  au  trouble  de  vos  sens; 


9G  ORESTE. 

Contre  nos  ennemis  lions  n'avons  qne  des  larmes  : 
Qui  peut  nous  seconder?  Comment  trouver  des  armes? 
Comment  frapper  un  roi  de  gardes  entouré, 
AMgilant,  soupçonneux,  par  le  crime  éclairé? 
Hélas!  à  nos  regrets  n'ajoutons  point  de  craintes; 
Tremblez  que  le  tyran  n'ait  écouté  vos  plaintes. 

ELECTRE. 

Je  veux  qu'il  les  écoute;  oui,  je  veux  dans  son  cœur' 
Empoisonner  sa  joie,  y  porter  ma  douleur; 
Que  mes  cris  jusqu'au  ciel  puissent  se  faire  entendre; 
Qu'ils  appellent  la  foudre,  et  la  fassent  descendre; 
Qu'ils  réveillent  cent  rois  indignes  de  ce  nom, 
Qui  n'ont  osé  venger  le  sang  d'Agamemnon. 
Je* vous  pardonne,  hélas  !  cette  douleur  captive, 
Ces  faibles  sentiments  de  votre  âme  craintive  : 
Il  vous  ménage  au  moins.  De  son  indigne  loi 
Le  joug  appesanti  n'est  tombé  que  sur  moi. 
Vous  n'êtes  point  esclave,  et  d'opprobres  nourrie. 
Vos  yeux  ne  virent  point  ce  parricide  impie. 
Ces  vêtements  de  mort,  ces  apprêts,  ce  festin  ; 
Ce  festin  détestable,  où,  le  fer  à  la  main, 
Clytemnestre...  ma  mère...  ah!  cette  horrible  image 
Est  présente  à  mes  yeux,  présente  à  mon  courage. 
C'est  là,  c'est  en  ces  lieux,  où  vous  n'osez  pleurer, 
Où  vos  ressentiments  n'osent  se  déclarer. 
Que  j'ai  vu  votre  père,  attiré  dans  le  piège-. 
Se  débattre  et  tomber  sous  leur  main  sacrilège. 
Pammène,  aux  derniers  cris,  aux  sanglots  de  ton  roi, 
Je  crois  te  voir  encore  accourir  avec  moi; 
J'arrive.  Quel  objet!  une  femme  en  furie 
Recherchait  dans  son  flanc  les  restes  de  sa  vie. 
Tu  vis  mon  cher  Oreste  enlevé  dans  mes  bras, 
Entouré  des  dangers  qu'il  ne  connaissait  pas. 
Près  du  corps  tout  sanglant  de  son  malheureux  père  ; 
A  son  secours  encore  il  appelait  sa  mère. 

1.  On  lit  dans  V Electre  de  Longepierre,  acte  l",  scène  n  : 

Ah  !  plutôt  dans  les  maut  où  mon  cœur  est  en  proie, 
Puissent  mes  cris  troubler  leur  odieuse  joie  ! 

2.  On  lit  encore  dans  V Electre  du  môme  auteur,  acte  Ff,  scène  r*: 

C'est  ici  qu'arrêté  dans  lo  piège, 

Mon  père  succomba  sous  un  fer  sacrilège. 


ACTE   I,    SCKNE    II.  97 

Clj  temnostro,  appuyant  mos  soins  officieux, 

Sur  ma  tendre  pitié  daigna  fermer  les  yeux; 

Et,  s'arrêtant  du  moins  au  milieu  de  son  crime, 

Nous  laissa  loin  d'Égisthe  emporter  la  victime, 

Oreste,  dans  ton  sang  consommant  sa  fureur, 

Égistlie  a-t-il  détruit  l'objet  de  sa  terreur? 

Es-tu  vivant  encore  ?  As-tu  suivi  ton  père  : 

Je  pleure  Agamemnon  ;  je  tremble  pour  un  frère. 

Mes  mains  portent  des  fers  ;  et  mes  yeux,  pleins  de  pleurs, 

N'Ont  vu  que  des  forfaits  et  des  persécuteurs, 

PAMMÈNE, 

Filles  d'Agamemnon,  race  divine  et  clière 
Dont  j'ai  vu  la  splendeur  et  l'iiorrible  misère. 
Permettez  que  ma  voix  puisse  encore  en  vous  deux 
Réveiller  cet  espoir  qui  reste  aux  malheureux. 
Avez-vous  donc  des  dieux  oublié  les  promesses  ? 
Avez-vous  oublié  que  leurs  mains  vengeresses 
Doivent  conduire  Oreste  en  cet  affreux  séjour. 
Où  sa  sœur  avec  moi  lui  conserva  le  jour? 
Qu'il  doit  punir  Égistlie  au  lieu  même  où  vous  êtes, 
Sur  ce  môme  tombeau,  dans  ces  mêmes  retraites, 
Dans  ces  jours  de  triomphe,  où  son  lâche  assassin 
Insulte  encore  au  roi  dont  il  perça  le  sein  ? 
La  parole  des  dieux  n'est  point  vaine  et  trompeuse  ; 
Leurs  desseins  sont  couverts  d'une  nuit  ténébreuse  ; 
La  peine' suit  le  crime  :  elle  arrive  à  pas  lents  ^ 

ELECTRE. 

Dieux,  qui  la  préparez,  que  vous  tardez  longtemps! 

I  PHI  SE, 

Vous  le  voyez,  Pammène,  Égistlie  renouvelle 
De  son  hymen  sanglant  la  pompe  criminelle. 

ÉLECTIiE. 

Et  mon  frère,  exilé  de  déserts  en  déserts. 
Semble  oublier  son  père,  et  négliger  mes  fers. 

PAMMÈ\E. 

Comptez  les  temps  ;  voyez  qu'il  touche  à  peine  l'âge 

t.  On  lit  dans  VEIectre  de  Longepierro,  acte  II,  scène  r'=  : 

Lo  temps  auprès  des  dieux  ne  prescrit  point  le  crime  ; 
Leur  bras  s^it  tùt  ou  tard  atteindre  sa  victime  ; 
*Cc  bras  sur  le  coupable  est  toujours  étendu, 
Kt  va  frapper  un  coup  si  longtemps  attendu. 

*  Vers  d".4«/i«/ip. 

V. —  Thé  AT  II  E.     IV.  7 


98  ORESTE. 

Où  la  force  commence  à  se  joindre  au  courage  : 
Espérez  son  retour,  espérez  dans  les  dieux, 

ELECTRE. 

Sage  el  prudent  vieillard,  oui,  vous  m'ouvrez  les  yeux. 

Pardonnez  à  mon  trouble,  à  mon  impatience  ; 

Hélas  !  vous  me  rendez  un  rayon  d'espérance. 

Qui  pourrait  de  ces  dieux  encenser  les  autels, 

S"ils  voyaient  sans  pitié  les  malheurs  des  mortels, 

Si  le  crime  insolent,  dans  son  heureuse  ivresse. 

Écrasait  à  loisir  l'innocente  faiblesse  ! 

Dieux,  vous  rendrez  Oreste  aux  larmes  de  sa  sœur  : 

Votre  bras  suspendu  frappera  l'oppresseur. 

Oreste!  entends  ma  voix,  celle  de  ta  patrie, 

Celle  du  sang  versé  qui  t'appelle  et  qui  crie. 

Viens  du  fond  des  déserts,  où  tu  fus  élevé, 

Où  les  maux  exerçaient  ton  courage  éprouvé. 

Aux  monstres  des  forêts  ton  bras  fait-il  la  guerre? 

C'est  aux  monstres  d'Argos,  aux  tyrans  de  la  terre. 

Aux  meurtriers  des  rois,  que  tu  dois  t'adresser  : 

Viens,  qu'Electre  te  guide  au  sein  qu'il  faut  percer. 

IPHISE. 

Renfermez  ces  douleurs,  et  cette  plainte  amère  ; 
Votre  mère  paraît. 

ELECTRE. 

Ai-je  encore  une  mère? 


SCENE   III. 
CLYTEMNESTRE,    ELECTRE,    II>HISE. 

CLYTEMNESTRE. 

Allez  ;  que  l'on  me  laisse  en  ces  lieux  retirés  : 
Pammène,  éloignez-vous  ;  mes  filles,  demeurez. 

IPHISE. 

Hélas  !  ce  nom  sacré  dissipe  mes  alarmes. 

KLECTRE. 

Ce  nom,  jadis  si  saint,  redouble  encor  mes  larmes. 

CLYTEMNESTRE. 

J'ai  voulu  sur  mon  sort  et  sur  vos  intérêts 
Vous  dévoiler  enfin  mes  sentiments  secrets. 


à 


ACTE    I,    SCÈNE    III.  99 

Jo  ronds  grâce  au  dostiii,  dont  la  rij^iiour  iitilo 
J)e  mon  second  époux  rendit  Jliynien  stérile, 
Et  qui  n'a  pas  formé,  dans  ce  funeste  flanc, 
In  sang  que  j'aurais  vu  l'ennemi  de  mon  sang. 
Peut-être  que  je  touche  aux  bornes  de  ma  vie; 
Et  les  chagrins  secrets  dont  je  fus  poursuivie, 
Dont  toujours  à  vos  yeux  j'ai  dérohé  le  cours, 
Pourront  précipiter  le  terme  de  mes  jours. 
Mes  filles  devant  moi  ne  sont  point  étrangères  ; 
^lême  en  dépit  d'Égisthe  elles  m'ont  été  chères  : 
Je  n'ai  point  étouffé  mes  premiers  sentiments. 
Et,  malgré  la  fureur  de  ses  emportements, 
Electre,  dont  l'enfance  a  consolé  sa  mère 
Du  sort  d'Iphigénie  et  des  rigueurs  d'un  père, 
Electre,  qui  m'outrage,  et  qui  hrave  mes  lois, 
Dans  le  fond  de  mon  cœur  n'a  point  perdu  ses  droits. 

ELECTRE. 

Oui?  vous,  madame,  ô  ciel!  vous  m'aimeriez  encore? 
Quoi!  vous  n'oubliez  point  ce  sang  qu'on  déshonore? 
Ah  !  si  vous  conservez  des  sentiments  si  chers, 
Observez  cette  tombe,  et  regardez  mes  fers. 

CLYTEMNESTRE. 

Vous  me  faites  frémir;  votre  esprit  inflexible 
Se  plaît  à  m'accabler  d'un  souvenir  horrible; 
Vous  portez  le  poignard  dans  ce  cœur  agité  ; 
Vous  frappez  une  mère,  et  je  l'ai  mérité. 

ÉLECTIiE. 

Eh  bien  !  vous  désarmez  une  1111e  éperdue. 
La  nature  en  mon  cœur  est  toujours  entendue. 
Ma  mère,  s'il  le  faut,  je  condamne  à  vos  pieds 
Ces  reproches  sanglants  trop  longtemps  essuyés. 
Aux  fers  de  mon  tyran  par  vous-même  livrée, 
D'Égisthe  dans  mon  cœur  je  vous  ai  séparée  ^ 
Ce  sang  que  je  vous  dois  ne  saurait  se  trahir  : 
J'ai  pleuré  sur  ma  mère,  et  n'ai  pu  aous  haïr. 
Ah!  si  le  ciel  enfin  vous  parle  et  vous  éclaire. 
S'il  vous  donne  en  secret  un  remords  salutaire, 

I.  On  lit  dans  VÈlectre  de  Crébillon,  acte  I",  scène  vi; 

Ah!  je  ne  vous  hais  pas,  et  malgré  ma  misère, 
Malgré  les  pleurs  cncor  dont  j'arrose  ces  lieux, 
Ce  u'cgt  que  du  tyran  que  je  me  plains  aux  dieux. 


100  ORESTE. 

Ne  le  repoussez  pas  ;  laissez-vous  pénétrer 
A  la  secrète  voix  (|ui  vous  daij;ne  inspirer; 
Détachez  vos  destins  des  destins  (Vun  perfide; 
Livrez-vous  tout  entière  à  ce  dieu  qui  vous  guide  ; 
Appelez  votre  fils  ;  qii'il  revienne  en  ces  lieux 
Reprendre  de  vos  mains  le  rang  de  ses  aïeux. 
Qu'il  punisse  un  tyran,  qu'il  règne,  qu'il  vous  aime, 
Qu'il  venge  Agamemnon,  ses  filles,  et  vous-même; 
Faites- venir  Oreste, 

CLYTEMNESTRE. 

Electre,  levez-vous  ; 
Ne  ])arlez  point  d'Oreste,  et  craignez  mon  époux, 
Jju  plaint  les  fers  honteux  dont  vous  êtes  chargée; 
Mais  dïin  maître  ahsolu  la  puissance  outragée 
Ne  pouvait  épargner  qui  ne  l'épargne  pas  : 
Et  vous  l'avez  forcé  d'appesantir  son  hras. 
Moi-même,  qui  me  vois  sa  première  sujette, 
Moi,  qu'offensa  toujours  votre  plainte  indiscrète. 
Qui  tant  de  fois  pour  vous  ai  voulu  le  fléchir. 
Je  l'irritais  encore  au  lieu  de  l'adoucir. 
N'imputez  qu'à  vous  seule  un  affront  qui  m'outrage  ; 
Pliez  à  A'Otre  état  ce  superhe  courage; 
Apprenez  d'une  sœur  comme  il  faut  s'affliger. 
Comme  on  cède  au  destin  quand  on  veut  le  changer. 
Je  voudrais  dans  le  sein  de  ma  famille  entière 
Finir  un  jour  en  paix  ma  fatale  carrière  ; 
Mais,  si  vous  vous  hâtez,  si  vos  soins  imprudents 
Appellent  en  ces  lieux  Oreste  avant  le  temps, 
Si  d'Égisthe  jamais  il  affronte  la  vue. 
Vous  hasardez  sa  vie,  et  vous  êtes  perdue  ; 
Et,  malgré  la  pitié  dont  mes  sens  sont  atteints, 
Je  dois  à  mon  époux  plus  qu'au  fils  que  je  crains. 

ELECTRE, 

Lui,  votre  époux,  ô  ciel!  lui,  ce  monstre?  Ah  !  ma  mère, 
Est-ce  ainsi  qu'en  effet  vous  plaignez  ma  misère  ? 
A  quoi  vous  sert,  hélas!  ce  remords  passager? 
Ce  sentiment  si  tendre  était-il  étranger? 
Vous  menacez  Electre,  et  votre  fils  lui-môme! 

(A  Iphiso.) 

Ma  sœur!  et  c'est  ainsi  qu'une  mère  nous  aime? 

(A  C'iytcmnestrc.) 

A'ous  menacez  Oreste!,,,  Hélas!  loin  d'espérer 


ACTE    I,    SCENE    IV.  m 

Qu'un  frère  malheureux  nous  vienne  délivrer, 
J'ignore  si  le  ciel  a  conservé  sa  vie  ; 
Jignore  si  ce  maître  abominable,  impie, 
Votre  époux,  puisque  ainsi  vous  l'osez  appeler, 
Ne  s'est  pas  en  secret  hâté  de  l'immoler, 

IPHISE, 

Madame,  croyez-nous  ;  je  jure,  j'en  atteste 
Les  dieux  dont  nous  sortons,  et  la  mère  d'Oreste, 
Que,  loin  de  l'appeler  dans  ce  séjour  de  mort. 
Nos  yeux,  nos  tristes  yeux  sont  fermés  sur  son  sort. 
Ma  mère,  ayez  pitié  de  vos  filles  tremblantes, 
De  ce  fils  malheureux,  de  ses  sœurs  gémissantes; 
N'affligez  plus  Electre  ;  on  peut  à  ses  douleurs 
Pardonner  le  reproche,  et  permettre  les  pleurs. 

ELECTRE. 

Loin  de  leur  pardonner,  on  nous  défend  la  plainte  ; 
Quand  je  parle  d'Oreste,  on  redouble  ma  crainte. 
Je  connais  trop  Égisthe  et  sa  férocité; 
Et  mon  frère  est  perdu,  puisqu'il  est  redouté. 

CLYTEMNESTRE. 

Votre  frère  est  vivant,  reprenez  l'espérance  ; 

Mais  s'il  est  en  danger,  c'est  par  votre  imprudence. 

Modérez  vos  fureurs,  et  sachez  aujourd'hui. 

Plus  humble  en  vos  chagrins,  respecter' mon  ennui. 

Vous  pensez  que  je  viens,  heureuse  et  triomphante, 

Conduire  dans  la  joie  une  pompe  éclatante  : 

Electre,  cette  fête  est  un  jour  de  douleur; 

Vous  pleurez  dans  les  fers,  et  moi,  dans  ma  grandeur. 

Je  sais  quels  vœux  forma  votre  haine  insensée. 

N'implorez  plus  les  dieux  ;  ils  vous  ont  exaucée. 

Laissez-moi  respirer. 


SCENE    IV. 

CLVTE.MNESTRE. 

L'aspect  de  mes  enfants 
Dans  mon  cœur  éperdu  redoiil)l('  mes  tourments. 
Hymen!  fatal  hymen!  crime  longtemps  prospère. 
Nœuds  sanglants  qu'ont  formés  le  meurtre  et  l'adultère 
Pompe  jadis  trop  chère  à  mes  vœux  égarés, 


102  ORESTE. 

Quel  est  donc  cet  eflroi  dont  vous  me  pénétrez  ? 
Mon  bonheur  est  détruit,  l'ivresse  est  dissipée  ; 
Une  lumière  horrible  en  ces  lieux  m'a  frappée. 
Qu'Égisthe  est  aveuglé,  puisqu'il  se  croit  heureux  ! 
Tranquille,  il  me  conduit  è^  ces  funèbres  jeux; 
11  triomphe,  et  je  sens  succomber  mon  courage. 
Pour  la  première  fois  je  redoute  un  présage; 
Je  crains  Argos,  Electre,  et  ses  lugubres  cris, 
La  Grèce,  mes  sujets,  mon  fils,  mon  propre  (ils. 
Ah!  quelle  destinée,  et  quel  affreux  supplice. 
De  former  de  son  sang  ce  qu'il  faut  qu'on  haïsse  î 
De  n'oser  prononcer  sans  des  troubles  cruels 
Les  noms  les  plus  sacrés,  les  plus  chers  aux  mortels  ! 
.     Je  chassai  de  mon  cœur  la  nature  outragée; 

Je  tremble  au  nom  d'un  fils  :  la  nature  est  vengée. 


SCENE    V. 

ÉGISÏtlE,    CLYTEMNESTRE. 

CLYTEMNESTRE. 

Ah  !  trop  cruel  Égisthe,  où  guidiez-vous  mes  pas  ? 
Pourquoi  revoir  ces  lieux  consacrés  au  trépas? 

ÉGISTHE. 

Quoi  !  ces  solennités  qui  vous  étaient  si  chères, 
Ces  gages  renaissants  de  nos  destins  prospères, 
Deviendraient  à  vos  yeux  des  objets  de  terreur! 
Ce  jour  de  notre  hymen  est-il  un  jour  d'horreur? 

CLYTEMNESTRE. 

Non  ;  mais  ce  lieu  peut-être  est  pour  nous  redoutable. 

Ma  famille  y  répand  une  horreur  qui  m'accable. 

A  des  tourinents  nouveaux^tous  mes  sens  sont  ouverts. 

Iphise  dans  les  pleurs,  Electre  dans  les  fers. 

Du  sang  versé  par  nous  cette  demeure  empreinte, 

Oreste,  Agamemnon,  tout  me  remplit  de  crainte. 

ÉGISTHE. 

Laissez  gémir  Iphise,  et  vous  ressouvenez 
Qu'après  tous  nos  affronts,  trop  longtemps  pardonnes, 
L'impétueuse  Electre  a  mérité  l'outrage 
Dont  j'humilie  enfin  cet  orgueilleux  courage. 


ACTE    I,    SCÈNE    V.  403 

Je  la  traîne  enchaînée,  et  je  ne  prétends  pas 
Que,  de  ses  cris  plaintifs  alarmant  mes  États, 
Dans  Argos  désormais  sa  dangereuse  audace 
Ose  des  dieux  sur  nous  rappeler  la  menace, 
D'Oreste  aux  mécontents  promettre  le  retour. 
On  n'en  parle  que  trop  ;  et,  depuis  plus  d'un  jour, 
Partout  le  nom  d'Oreste  a  blessé  mon  oreille  ; 
Et  ma  juste  colère  à  ce  bruit  se  réveille. 

CLYTEMNESTP.E. 

(Juel  nom  prononcez-vous  ?  Tout  mon  cœur  en  frémit. 

On  prétend  qu'en  secret  un  oracle  a  prédit 

Qu'un  jour,  en  ce  lieu  môme  où  mon  destin  me  guide, 

11  porterait  sur  nous  une  main  parricide. 

Pourquoi  tenter  les  dieux?  Pourquoi  vous  présenter 

Aux  coups  qu'il  vous  faut  craindre,  et  qu'on  peut  éviter? 

ÉGISTHE. 

Ne  craignez  rien  d'Oreste,  il  est  vrai  qu'il  respire; 

Mais,  loin  que  dans  le  piège  Oreste  nous  attire. 

Lui-même  à  ma  poursuite  il  ne  peut  échapper. 

Déjà  de  toutes  parts  j'ai  su  l'envelopper. 

Errant  et  poursuivi  de  rivage  en  rivage, 

11  promène  en  tremblant  son  impuissante  rage  ; 

Aux  forêts  d'Épidaure  il  s'est  enfin  caché. 

D'Épidaure  en  secret  le  roi  m'est  attaché. 

Plus  que  vous  ne  pensez  on  prend  notre  défense. 

CLYTEMNESTRE. 

Mais  quoi  !  mon  fils... 

ÉGISTHE. 

Je  sais  quelle  est  sa  violence  ; 
Il  est  fier,  implacable,  aigri  par  son  malheur; 
Digne  du  sang  d'Atrée,  il  en  a  la  fureur. 

CLYTEMNESTRE. 

Vh  ,  seigneur!  elle  est  juste. 

ÉGISTHE. 

11  faut  la  rendre  vaine. 
Yous  savez  qu'en  secret  j'ai  fait  partir  Plistène  : 
Il  est  dans  Épidaure. 

CLYTEMNESTRE.  Y^ 

A  quel  dessein?  pourquoi? 

ÉGISTHE, 

Pour  assurer  mon  IrAno  et  cabiier  votre  efl'roi. 
Oui,  Plistène,  mon  fils,  adoplé  par  vous-même. 


^*    •> 


"^ 


104  ORESTE. 

L'iiéritier  de  mon  nom  et  de  mon  diadème, 
Est  trop  intéressé,  madame,  à  détourner 
Des  périls  que  toujours  vous  voulez  soupçonner  : 
]1  vous  tient  lieu  de  iils,  n'en  connaissez  plus  d'autre. 
Vous  savez,  pour  unir  ma  famille  et  la  vôtre, 
Qu'Electre  eût  pu  prétendre  à  l'hymen  de  mon  fils, 
Si  son  cœur  h  vos  lois  eut  été  plus  soumis, 
Si  vos  soins  avaient  pu  iléchir  son  caractère  : 
Mais  je  punis  la  sœur,  et  je  cherche  le  frère  ; 
Plistène  me  seconde  :  en  un  mot,  il  vous  sert. 
Notre  ennemi  commun  sans  doute  est  découvert. 
Vous  frémissez,  madame? 

CLYTEMNESTRE. 

0  nouvelles  victimes  ! 
Ne  puis-je  respirer  qu'à  force  de  grands  crimes? 
Égisthe,  vous  savez  qui  j'ai  privé  du  jour... 
Le  fils  que  j'ai  nourri  périrait  à  son  tour! 
Ah!  de  mes  jours  usés  le  déplorable  reste 
Doit-il  être  acheté  par  un  prix  si  funeste  ? 

ÉGISTHE. 

Songez... 

CLYTEMNESTRE. 

Souffrez  du  moins  que  j'implore  une  fois 
Ce  ciel  dont  si  longtemps  j'ai  méprisé  les  lois, 

ÉGISTHE. 

Voulez-vous  qu'à  mes  vœux  il  mette  des  obstacles? 
Qu'attendez-vous  ici  du  ciel  et  des  oracles? 
Au  jour  de  notre  hymen  furent-ils  écoutés? 

CLYTEMNESTRE. 

Vous  rappelez  des  temps  dont  ils  sont  irrités. 
De  mon  cœur  étonné  vous  voyez  le  tumulte. 
L'amour  hrava  les  dieux,  la  crainte  les  consulte. 
N'insultez  point,  seigneur,  à  mes  sens  affaiblis. 
■ — Le  temps,  qui  change  tout,  a  changé  mes  esprits; 
Et  peut-être  des  dieux  la  main  appesantie 
Se  plaît  à  subjuguer  ma  fierté  démentie. 
.Je  ne  sens  plus  en  moi  ce  courage  emporté. 
Qu'en  ce  palais  sanglant  j'avais  trop  écouté. 
Ce  n'est  pas  que  pour  vous  mon  amitié  s'altère  : 
11  n'est  point  d'intérêt  que  mon  cœur  vous  préfère  ; 
Mais  une  iille  esclave,  un  fils  abandonné. 
Un  fils  mon  ennemi,  peut-être  assassiné. 


ACTE   I,    SCÈNE    V.  lOo 

Et  qui,  s'il  est  vivant,  me  condamne  et  m'abhorre; 
L'idée  en  est  horrible,  et  je  suis  mère  encore. 

ÉGISTHE. 

Vous  êtes  mon  épouse,  et  surtout  vous  régnez. 
Rappelez  Clytemnestre  à  mes  yeux  indignés. 
Écoutez-vous  du  sang  le  dangereux  murmure 
Pour  des  enfants  ingrats  qui  bravent  la  nature? 
Venez  :  votre  repos  doit  sur  eux  remporter. 

CLYTEMNESTRE, 

Du  repos  dans  le  crime!  ah!  qui  peut  s'en  flatter? 


1 


I 
I 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE    DEUXIEME. 


SCENE    I. 

ORESTE,    PYLADE. 

ORESTE. 

Pylade,  où  sommos-nons  ?  En  quels  lieux  t*a  conduit 
Le  malheur  obstiné  du  destin  qui  me  suit? 
L'infortune  d'Oreste  environne  ta  vie. 
Tout  ce  qu'a  préparé  ton  amitié  hardie, 
Trésors,  armes,  soldats,  a  péri  dans  les  mers. 
Sans  secours  avec  toi  jeté  dans  ces  déserts. 
Tu  n'as  plus  qu'un  ami  dont  le  destin  t'opprime. 
Le  ciel  nous  ravit  tout,  hors  l'espoir  qui  m'anime. 
A  peine  as-tu  caché  sous  ces  rocs  escarpés 
Quelques  tristes  débris  au  naufrage  échappés. 
Connais-tu  ce  rivage  où  mon  malheur  m'arrête  ? 

PYLADE. 

J'ignore  en  quels  climats  nous  jette  la  tempête; 
Mais  de  notre  destin  pourtiuoi  désespérer? 
Tu  vis,  il  me  suffit;  tout  doit  me  rassurer. 
Un  dieu  dans  Épidaure  a  conservé  ta  vie, 
Que  le  barbare  Égisthe  a  toujours  poursuivie  ; 
Dans  ton  premier  combat  il  a  conduit  tes  mains. 
Plislène  sous  tes  coups  a  fini  ses  destins. 
Marchons  sous  la  faveur  de  ce  dieu  tutélaire, 
Qui  t'a  livré  le  fils,  qui  fa  promis  le  père. 

or,  EST  i;. 
.Je  n'ai  contre  un  tyran  sur  le  trône  affermi, 
JJans  ces  lieux  inconnus,  qu'Oreste  et  mon  ami. 

PYLADE. 

C'est  assez  ;  et  du  ciel  je  reconnais  l'ouvrage. 


ACTE   II,    SCÈNE   I.  107 

Il  nous  a  tout  ravi  par  ce  cruel  naufrage, 
Tl  veut  seul  accomplir  ses  augustes  desseins; 
Pour  ce  grand  sacrifice  il  ne  veut  que  nos  mains. 
Tantôt  de  trente  rois  il  arme  la  vengeance, 
Tantôt  trompant  la  terre,  et  frappant  en  silence, 
Il  veut,  en  signalant  son  pouvoir  oublié. 
N'armer  que,la  nature  et  la  seule  amitié. 

ORESTE. 

Avec  un  tel  secours  bannissons  nos  alarmes  ; 
Je  n'aurai  pas  besoin  de  plus  puissantes  armes. 
As-tu  dans  ces  rochers  qui  défendent  ces  bords, 
Où  nous  avons  pris  terre  après  de  longs  efforts, 
As-tu  caché  du  moins  ces  cendres  de  Plistène, 
Ces  dépôts,  ces  témoins  de  vengeance  et  de  haine. 
Cette  urne  qui  d'Égisthe  a  dû  tromper  les  yeux  ? 

PYLADE. 

Échappée  au  naufrage,  elle  est  près  de  ces  lieux. 
Mes  mains  avec  cette  urne  ont  caché  cette  épée, 
Qui  dans  le  sang  troyen  fut  autrefois  trempée  ; 
Ce  fer  d'Agamemnon  qui  doit  venger  sa  mort. 
Ce  fer  qu'on  enleva,  quand,  par  un  coup  du  sort, 
Des  mains  des  assassins  ton  enfance  sauvée 
Fut,  loin  des  yeux  d'Égisthe,  en  Phocide  élevée. 
L'anneau  qui  lui  servait  est  encore  en  tes  mains. 

ORESTE. 

Comment  des  dieux  vengeurs  accomplir  les  desseins  ? 
Comment  porter  encore  aux  mânes  de  mon  père 

(En  montrant  l'épéa  qu'il  porte)  : 

Ce  glaive  qui  frappa  mon  indigne  adversaire? 
Mes  pas  étaient  comptés  par  les  ordres  du  ciel  : 
Lui-même  a  tout  détruit  :  un  naufrage  cruel 
Sur  ces  bords  ignorés  nous  jette  à  l'aventure. 
Quel  chemin  peut  conduire  à  cette  cour  impure, 
A  ce  séjour  de  crime  où  j'ai  reçu  le  jour? 

PYLADE. 

Regarde  ce  palais,  ce  temple,  cette  tour. 

Ce  toml)eau,  ces  cyprès,  ce  bois  sombre  et  sauvage  ; 

De  deuil  et  de  grandeur  tout  offre  ici  l'image. 

Mais  un  mortel  s'avance  en  ces  lieux  retirés, 

Triste,  levant  au  ciel  des  yeux  désespérés  ; 

Il  paraît  dans  cet  âge  où  l'humaine  prudence 

Sans  doute  a  des  malheurs  la  longue  expérience  : 


408  ORESTE. 

Sur  ton  malheureux  sort  il  pourra  s'attendrir. 

or.  K  s  TE. 

Il  gémit  :  tout  mortel  est  donc  né  pour  souffrir! 


SCENE    II. 

ORESTE,    PYLADE,    PA.MMÈNE. 

PYLADE. 

0  qui  que  vous  soyez,  tournez  vers  nous  la  vue  ! 
La  terre  où  je  vous  parle  est  pour  nous  inconnue; 
Vous  voyez  deux  amis  et  deux  infortunés, 
A  la  fureur  des  flots  longtemps  abandonnés. 
Ce  lieu  nous  doit-il  être  ou  funeste  ou  propice? 

PAMMÈNE. 

Je  sers  ici  les  dieux,  j'implore  leur  justice; 
J'exerce  en  leur  présence,  en  ma  simplicité, 
Les  respectables  droits  de  Thospitalité. 
Daignez,  sous  l'humble  toit  qu'habite  ma  vieillesse, 
Mépriser  des  grands  rois  la  superbe  richesse  : 
Venez  ;  les  mallieureux  me  sont  toujours  sacrés. 

ORESTE. 

Sage  et  juste  habitant  de  ces  bords  ignorés. 

Que  des  dieux  par  nos  mains  la  puissance  immortelle 

De  votre  piété  récompense  le  zèle! 

Quel  asile  est  le  vôtre,  et  quelles  sont  vos  lois? 

Quel  souverain  commande  aux  lieux  où  je  vous  vois? 

PAMMÈNE, 

Égisthe  règne  ici  ;  je  suis  sous  sa  puissance. 

ORESTE. 

Égisthe?  ciel!  ô  crime!  ô  terreur!  ù  vengeance! 

PYLADE. 

Dans  ce  péril  nouveau  gardez  de  vous  trahir. 

ORESTE. 

Égisthe?  justes  dieux!  celui  qui  fit  périr... 

PAMMÈNE. 

Lui-môme. 

ORESTE. 

Et  Clytemnestre  après  ce  coup  funeste... 

PAMMÈNE. 

Elle  règne  avec  lui  :  l'univers  sait  le  reste. 


ACTE    II,    SCI5NE    II.  409 

OllESTK. 

Ce  palais,  ce  tombeau... 

PAMMÈNE. 

Ce  |)alais  redouté 
Est  par  Égisthe  même  en  ce  jour  habité. 
Mes  yeux  ont  vu  jadis  élever  cet  ouvrage 
Par  une  main  plus  digne,  et  pour  un  autre  usage. 
Ce  tombeau  (pardonnez  si  je  pleure  à  ce  nom) 
Est  celui  de  mon  roi,  du  grand  Agamemnon. 

ORESÏE. 

Ah  !  c'en  est  trop  :  le  ciel  épuise  mon  courage. 

PVLADE,  à  Oreste. 

Dérobe-lui  les  pleurs  qui  baignent  ton  visage. 

P  A  M. M  EXE,   à  Oreste,  qui  se  détourne. 

Étranger  généreux,  vous  vous  attendrissez  ; 
Vous  voulez  retenir  les  pleurs  que  vous  versez  : 
Hélas!  qu'en  liberté  votre  cœur  se  déploie; 
Plaignez  le  fils  des  dieux,  et  le  vainqueur  de  Troie  : 
Que  des  yeux  étrangers  pleurent  au  moins  son  sort, 
Tandis  que  dans  ces  lieux  on  insulte  à  sa  mort. 

OPiESïE. 

Si  je  fus  élevé  loin  de  cette  contrée. 
Je  n'en  chéris  pas  moins  les  descendants  d'Atrée. 
Un  Grec  doit  s'attendrir  sur  le  sort  des  héros. 
Je  dois  surtout...  Electre  est-elle  dans  Argos? 

PAMMÈNE. 

Seigneur,  elle  est  ici. 

ORESTE. 

Je  veux,  je  cours... 

PYLADE. 

Arrête, 
Tu  vas  braver  les  dieux,  tu  hasardes  ta  tête. 
Que  je  te  plains! 

'  (A  Pumraènc.) 

Daignez,  respectable  mortel. 
Dans  le  temple  voisin  nous  conduire  à  l'autel; 
C'est  le  premier  devoii'  :  il  est  temps  (|ue  j'adore 
Le  dieu  qui  nous  sauva  sur  la  mer  d'Épidaure. 

OilESTE. 

Menez-nous  à  ce  temple,  à  ce  tombeau  sacré 
Où  repose  un  héros  lâchement  massacré  : 
Je  dois  à  sa  erande  ombre  un  secret  sacrifice. 


110  ORESTE. 

PAMMÈNE. 

Vous,  seigneur?  ô  destins!  o  céleste  justice  ! 

Eh  quoi  !  deux  étrangers  ont  un  dessein  si  beau  ! 

Ils  viennent  de  mon  maître  honorer  le  tombeau  ! 

Hélas!  le  citoyen,  timidement  Adèle, 

N'oserait  en  ces  lieux  imiter  ce  saint  zèle. 

Dès  qu'Égisthe  parait,  la  piété,  seigneur. 

Tremble  de  se  montrer,  et  rentre  au  fond  du  cœur. 

Égisthc  apporte  ici  le  frein  de  l'esclavage. 

Trop  de  danger  vous  suit. 

ORESTE. 

C'est  ce  qui  m'encourage. 

PAMMÈNE. 

De  tout  ce  que  j'entends  que  mes  sens  sont  saisis! 
Je  me  tais...  Mais,  seigneur,  mon  maître  avait  un  fils 
Qui  dans  les  bras  d'Electre...  Égisthe  ici  s'avance  : 
CJytemnestre  le  suit...  évitez  leur  présence. 

ORESTE. 

Quoi  !  c'est  Égisthe  ? 

PYLADE. 

Il  faut  vous  cacher  à  ses  yeux  ! 


SCENE    III. 

ÉGISTHE,    CLYTEMNESTRE,  plus  loin;  PAMMÈNE^ 

SUITE. 

ÉGISTHE,  à  Pammùnc. 

A  qui  dans  ce  moment  parliez-vous  dans  ces  lieux? 
L'un  de  ces  deux  mortels  porte  sur  son  visage 
L'empreinte  des  grandeurs  et  les  traits  du  courage; 
Sa  démarche,  son  air,  son  maintien,  m'ont  frappé: 
Dans  une  douleur  sombre  il  semble  enveloppé  ; 
Quel  est-il?  Est-il  né  sous  mon  obéissance? 

PAMMÈXE. 

Je  connais  son  malheur,  et  non  pas  sa  naissance. 
Je  devais  des  secours  à  ces  deux  étrangers. 
Poussés  par  la  tempête  à  travers  ces  rochers  ; 
S'ils  ne  me  trompent  point,  la  Grèce  est  leur  patrie. 

ÉGISTHE. 

Répondez  d'eux,  Pammène:  il  y  va  de  la  vie. 


ACTE    II,    SCÈNE    IV.  411 

CLYTEMNESTRE. 

Eh  quoi  !  deux  malheureux  en  ces  heux  abordés 
D'un  œil  si  soupçonneux  seraient-ils  regardés  ? 

ÉGISTHE, 

On  murmure,  on  m'alarme,  et  tout  me  fait  ombrage. 

CLYTEMXESTRE, 

Hélas!  depuis  quinze  ans  c'est  là  notre  partage  : 

Nous  craignons  les  mortels  autant  que  l'on  nous  craint  : 

Et  c'est  un  des  poisons  dont  mon  cœur  est  atteint. 

ÉGISTHE,   à  Pammùne. 

.\llez,  dis-je,  et  sachez  quel  lieu  les  a  vus  naître  ; 
Pourquoi  près  du  palais  ils  ont  osé  paraître  ; 
De  quel  port  ils  partaient,  et  surtout  quel  dessein 
Les  guida  sur  ces  mers  dont  je  suis  souverain. 


SCENE    IV. 

ÉGISTHE,    CLVTEMNESTRE. 

ÉGISTHE. 

Clytemnestre,  vos  dieux  ont  gardé  le  silence  : 

En  moi  seul  désormais  mettez  votre  espérance  ; 

Fiez-vous  à  mes  soins  ;  vivez,  régnez  en  paix, 

Et  d'un  indigne  fils  ne  me  parlez  jamais. 

Quant  au  destin  d'Electre,  il  est  temps  que  j'y  pense. 

De  nos  nouveaux  desseins  j'ai  pesé  l'importance  : 

Sans  doute,  elle  est  à  craindre  ;  et  je  sais  que  son  nom 

Peut  lui  donner  des  droits  au  rang  d'Agamemnon  ; 

Qu'un  jour  avec  mon  fils  Electre  en  concurrence 

Peut  dans  les  mains  du  peuple  emporter  la  balance. 

Vous  voulez  qu'aujourd'hui  je  brise  ses  liens. 

Que  j'unisse  par  vous  ses  intérêts  aux  miens  ? 

Vous  voulez  terminer  cette  haine  fatale. 

Ces  malheurs  attachés  aux  enfants  de  Tantale? 

Parlez-lui  ;  mais  craignons  tous  deux  de  partager 

La  honte  d'un  refus  qu'il  nous  faudrait  venger. 

.Je  me  flatte  avec  vous  qu'un  si  triste  esclavage 

Doit  plier  de  son  cœur  la  fermeté  sauvage; 

Que  ce  passage  heureux,  et  si  peu  préparé, 

Du  rang  le  plus  abject  à  ce  premier  degré, 

Le  poids  de  la  raison  qu'une  mère  autorise. 


I 


112  ORESTE. 

L'ambition  surtout  la  rondra  plus  soumise. 

Gardez  qu'elle  résiste  à  sa  lelicité  : 

Il  reste  un  châtiment  ])our  sa  témérité. 

Ici  votre  indulf^ence  et  le  nom  de  son  père 

Aourrissent  son  orgueil  au  sein  de  la  misère  ; 

Qu'elle  craigne,  madame,  un  sort  plus  rigoureux, 

Un  exil  sans  retour,  et  des  fers  plus  honteux. 


SCENE  V. 

CLYTEMNESTRE,    ELECTRE. 

'  CLYTEMNESÏHE. 

Ma  fille,  approchez-vous;  et  d'un  œil  moins  austère 

Envisagez  ces  lieux,  et  surtout  une  mère. 

Je  gémis  en  secret,  comme  vous  soupirez, 

De  l'avilissement  où  vos  jours  sont  livrés; 

Quoiqu'il  fût  dû  peut-être  à  votre  injuste  haine. 

Je  m'en  afflige  en  mère,  et  m'en  indigne  en  reine. 

J'obtiens  grâce  pour  vous  ;  vos  droits  vous  sont  rendus. 

ELECTRE. 

\h,  madame!  à  vos  pieds... 

CLYTEMNESTRE. 

Je  veux  faire  encor  plus. 

ELECTRE. 

Eh  !  quoi  ? 

CLYTEMNESTRE. 

De  votre  sang  soutenir  l'origine. 
Du  grand  nom  de  Pélops  réparer  la  ruine, 
Réunir  ses  enfants  trop  longtemps  divisés. 

ELECTRE. 

Ah!  parlez-vous  d'Oreste?  Achevez,  disposez. 

CLYTEMNESTRE. 

Je  parle  de  vous-même,  et  votre  âme  obstinée 
A  son  propre  intérêt  doit  être  ramenée. 
De  tant  d'abaissement  c'est  peu  de  vous  tirer  : 
Electre,  au  trône  un  jour  il  vous  faut  aspirer. 
Nous  pouvez,  si  ce  cœur  connaît  le  vrai  courage, 
De  Mycène  et  d'Argos  espérer  l'héritage  : 
C'est  à  vous  de  passer,  des  fers  que  vous  portez, 
A  ce  suprême  rang  des  rois  dont  vous  sortez. 


I 


ACTE    11,    SCÈNE    V.  i/|3 

D'Égisthe  contro  vous  j'ai  su  fléchir  la  haino; 
Il  veut  vous  voir  on  fillo,  il  vous  donne  Plistènc. 
Plistène  est  d'Épidaure  attendu  chaque  jour. 
Votre  hymen  est  fixé  pour  son  heureux  retour. 
Diin  brillant  avenir  goûtez  déjà  la  gloire; 
Le  passé  n'est  plus  rien,  perdez-en  la  mémoire. 

ELECTRE. 

A  quel  oubli,  grands  dieux!  ose-t-on  m'inviter? 

Quel  liorrible  avenir  m'ose-t-on  présenter? 

0  sort  !  ô  derniers  coups  tombés  sur  ma  famille  ! 

Songez-vous  au  héros  dont  Electre  est  la  fille, 

Madame?  Osez-vous  bien,  par  un  crime  nouveau, 

Abandonner  Electre  au  fils  de  son  bourreau  ? 

Le  sang  d'Agamemnon!  qui?  moi,  la  sœur  d'Oreste! 

Electre  au  fils  d'Égisthe,  au  neveu  de  Thyeste  ! 

Ah!  rendez-moi  mes  fers;  rendez-moi  tout  l'afl^ront 

Dont  la  main  des  tyrans  a  fait  rougir  mon  front  ; 

Rendez-moi  les  horreurs  de  cette  servitude. 

Dont  j'ai  fait  une  épreuve  et  si  longue  et  si  rude. 

L'opprobre  est  mon  partage  ;  il  convient  à  mon  sort. 

J'ai  supporté  la  honte,  et  vu  de  près  la  mort. 

Votre  Égisthe  cent  fois  m'en  avait  menacée  ; 

Mais  enfin  c'est  par  vous  qu'elle  m'est  annoncée. 

Cette  mort  à  mes  sens  inspire  moins  d'efi'roi 

Que  les  horribles  vœux  qu'on  exige  de  moi. 

Allez,  de  cet  aff"ront  je  vois  trop  bien  la  cause, 

Je  vois  quels  nouveaux  fers  un  lâche  me  ])ropose. 

Vous  n'avez  plus  de  fils  ;  son  assassin  cruel 

Craint  les  droits  de  ses  sœurs  au  trône  paternel  : 

Il  veut  forcer  mes  mains  à  seconder  sa  rage, 

Assurer  à  Plistène  un  sanglant  héritage, 

Joindre  un  droit  légitime  aux  droits  des  assassins, 

Et  m'unir  aux  forfaits  par  les  nœuds  les  plus  saints. 

Ah!  si  j'ai  quelques  droits,  s'il  est  vrai  qu'il  les  craigne. 

Dans  ce  sang  malheureux  que  sa  main  les  éteigne  ; 

Qu'il  achève,  à  vos  yeux,  de  déchirer  mon  sein  : 

Et,  si  ce  n'est  assez,  prêtez-lui  votre  main. 

Frappez;  joignez  Electre  à  son  malheureux  frère; 

Frappez,  dis-je  :  à  vos  coups  je  connaîtrai  ma  mère. 

GLYTEMNESTRE. 

Ingrate,  c'en  est  trop;  et  toute  ma  pitié 
Cède  enfin,  dans  mon  cœur,  à  ton  inimitié. 

V.  —  TniîATRK.    IV.  8 


114  ORESTE. 

Que  n'ai-je  point  tenté?  Que  pouvais-je  plus  faire, 
Pour  fléchir,  pour  briser  ton  cruel  caractère? 
Tendresse,  châtiments,  retour  de  mes  bontés, 
Tes  reproches  sanglants  souvent  même  écoutés, 
Raison,  menace,  amour,  tout,  jusqu'à  la  couronne, 
Où  tu  n'as  d'autres  droits  que  ceux  que  je  te  donne: 
J'ai  prié,  j'ai  puni,  j'ai  pardonné  sans  fruit. 
Va,  j'abandonne  Electre  au  malheur  qui  la  suit; 
Va,  je  suis  Glytemnestre,  et  surtout  je  suis  reine. 
Le  sang  d'Agamemnon  n'a  de  droit  qu'à  ma  haine. 
C'est  trop  flatter  la  tienne,  et,  de  ma  faible  main, 
Caresser  le  serpent  qui  déchire  mon  sein, 
pleure,  tonne,  gémis,  j'y  suis  indifl"érente  : 
Je  ne  verrai  dans  toi  qu'une  esclave  imprudente, 
Flottant  entre  la  plainte  et  la  témérité, 
Sous  la  puissante  main  de  son  maître  irrité. 
Je  t'aimais  malgré  toi  :  l'aveu  m'en  est  bien  triste; 
Je  ne  suis  plus  pour  toi  que  la  femme  d'Égisthe  ; 
Je  ne  suis  plus  ta  mère  ;  et  toi  seule  as  rompu 
Ces  nanids  infortunés  de  ce  cœur  combattu. 
Ces  nœuds  qu'en  frémissant  réclamait  la  nature, 
Que  ma  fille  déteste,  et  qu'il  faut  que  j'abjure. 


SCENE  YI. 

ELECTRE. 

Et  c'est  ma  mère!  0  ciel  !  fut-il  jamais  pour  moi. 
Depuis  la  mort  d'un  père,  un  jour  plus  plein  d'effroi? 
Hélas  !  j'en  ai  trop  dit  :  ce  cœur,  plein  d'amertume, 
Répandait,  malgré  lui,  le  fiel  qui  le  consume. 
Je  m'emporte,  il  est  vrai  ;  mais  ne  m'a-t-elle  pas 
D'Oreste,  en  ses  discours,  annoncé  le  trépas? 
On  offre  sa  dépouille  à  sa  sœur  désolée! 
De  ces  lieux  tout  sanglants  la  nature  exilée, 
Et  qui  ne  laisse  ici  qu'un  nom  qui  fait  horreur, 
Se  renfermait  pour  lui  tout  entière  en  mon  cœur. 
S'il  n'est  plus,  si  ma  mère  à  ce  point  m'a  trahie, 
A  quoi  bon  ménager  ma  plus  grande  ennemie? 
Pourquoi  ?  pour  obtenir,  de  ses  tristes  faveurs, 
De  ramper  dans  la  cour  de  mes  persécuteurs? 


I 


ACTE   II,    SCÈNE    YII.  li; 

Pour  lever,  en  tremblant,  aux  dieux  qui  me  trahissent. 

Ces  languissantes  mains  que  mes  chaînes  flétrissent? 

Pour  voir  avec  des  yeux  de  larmes  obscurcis. 

Dans  le  lit  de  mon  père,  et  sur  son  trône  assis, 

Ce  monstre,  ce  tyran,  ce  ravisseur  funeste, 

Qui  m'ôte  encor  ma  mère,  et  me  prive  d'Oreste? 


SCÈNE    VII. 

ELECTRE,    IPHISE  K 

IPHISE, 

Chère  Electre,  apaisez  ces  cris  de  la  douleur. 

ELECTRE. 

Moi! 

IPHISE. 

Partagez  ma  joie. 

ELECTRE, 

Au  comble  du  malheur. 
Quelle  funeste  joie  à  nos  cœurs  étrangère  I 

IPHISE. 

Espérons. 

ELECTRE. 

Non,  pleurez;  si  j'en  crois  une  mère, 
Oreste  est  mort,  Iphise. 

IPHISE. 

Ah!  si  j'en  crois  mes  yeux-, 
Oreste  vit  encore,  Oreste  est  en  ces  lieux. 

ELECTRE. 

Grands  dieux!  Oreste!  lui?  Serait-il  bien  possible? 
Ah!  gardez  d'abuser  une  àme  trop  sensible. 
Oreste,  dites-vous? 

IPHISE. 

Oui. 


1.  «  Vous  demandez,  écrivait  Voltaire  à  M"*  Clairon  après  la  première  repré- 
sentation, qu'on  accourcissc  la  scène  des  deux  sœurs  au  second  acte;  cela  est  fait 
sans  qu'il  vous  en  coûte  rien.  J'ai  coupe  les  cotillons  d'Iphise,  et  n'ai  point  touché 
à  la  jupe  d'Electre.  » 

2.  Crébillon,  dans  son  Electre,  IV,  i  : 


Il  est  mort;  cependant  si  j'en  crois  A  mes  j'cui, 
Oreste  vit  encore,  Orcsto  est  en  ces  lieux. 


I 


446  ORESÏE. 

ELECTRE, 

D'un  songe  flatteur 
Ne  me  présentez  pas  la  dangereuse  erreur. 
Oreste!  poursuivez;  je  succombe  à  l'atteinte 
Des  mouvements  confus  d'espérance  et  de  crainte. 

IPHISE. 

Ma  sœur,  deux  inconnus,  qu'à  travers  mille  morts 
La  main  d'un  dieu,  sans  doute,  a  jetés  sur  ces  bords, 
Recueillis  par  les  soins  du  fidèle  Pammène... 
L'un  des  deux... 

ELECTRE. 

Je  me  meurs,  et  me  soutiens  à  peine. 
.  L'un  des  deux?... 

IPHISE. 

Je  l'ai  vu  ;  quel  feu  brille  en  ses  yeux  ! 
Il  avait  l'air,  le  port,  le  front,  des  demi-dieux, 
Tel  qu'on  peint  le  béros  qui  triompba  de  Troie  ; 
La  même  majesté  sur  son  front  se  déploie. 
A  mes  avides  yeux  soigneux  de  s'arracber. 
Chez  Pammène,  en  secret,  il  semble  se  cacber. 
Interdite,  et  le  cœur  tout  plein  de  son  image, 
J'ai  couru  vous  cbercber  sur  ce  triste  rivage, 
Sous  ces  sombres  cyprès,  dans  ce  temple  éloigné, 
Enfin  vers  ce  tombeau  de  nos  larmes  baigné. 
Je  l'ai  vu,  ce  tombeau,  couronné  de  guirlandes», 
De  l'eau  sainte  arrosé,  couvert  encor  d'offrandes  ; 
Des  cheveux,  si  mes  yeux  ne  se  sont  pas  trompés, 
Tels  que  ceux  du  héros  dont  mes  sens  sont  frappés  ; 
Une  épée,  et  c'est  là  ma  plus  ferme  espérance ^ 
C'est  le  signe  éclatant  du  jour  de  la  vengeance  : 
Et  quel  autre  qu'un  fils,  qu'un  frère,  qu'un  héros, 
Suscité  par  les  dieux  pour  le  salut  d'Argos, 
Aurait  osé  braver  ce  tyran  redoutable? 


1.  On  lit  dans  VÉledre  de  Crébillon,  TV,  ii  : 

Le  tombeau  do  mon  pèro  encor  mouillé  de  pleurs  ; 
Qui  les  aurait  versés?  Qui  l'eût  couvert  de  llcurs  ? 

2.  Crébillon  a  dit,  IV,  i  : 

Un  fer,  signe  certain  qu'une  main  se  prépare 
A  venger  ce  grand  roi  des  fureurs  d'un  barbare. 
Quelle  main  s'arme  encor  contre  ses  ennemis? 
Qui  jure  ainsi  leur  mort,  si  ce  n'est  pas  son  lils? 


ACTE    II,    SCENE    VU.  M? 

C'est  Orestc,  sans  doute;  il  en  est  seul  capable; 
C'est  lui,  le  ciel  l'envoie  ;  il  m'en  daigne  avertir. 
C'est  l'éclair  qui  paraît,  la  foudre  va  partir. 

ELECTRE, 

Je  vous  crois  ;  j'attends  tout  ;  mais  n'est-ce  point  un  piège 

Que  tend  de  mon  tyran  la  fourbe  sacrilège? 

Allons  :  de  mon  bonheur  il  me  faut  assurer. 

Ces  étrangers...  Courons;  mon  cœur  va  m'éclairer. 

IPHISE. 

Pammène  m'avertit,  Pammène  nous  conjure 
De  ne  point  approcher  de  sa  retraite  obscure. 
Il  y  va  de  ses  jours. 

ELECTRE. 

Ah  !  que  m'avez-vous  dit  *  ? 
Non  ;  vous  êtes  trompée,  et  le  ciel  nous  trahit. 
Mon  frère,  après  seize  ans,  rendu  dans  sa  patrie, 
Eût  volé  dans  les  bras  qui  sauvèrent  sa  vie  ; 
Il  eût  porté  la  joie  à  ce  cœur  désolé; 
Loin  de  vous  fuir,  Iphise,  il  vous  aurait  parlé. 
Ce  fer  vous  rassurait,  et  j'en  suis  alarmée. 
Une  mère  cruelle  est  trop  bien  informée. 
J'ai  cru  voir,  et  j'ai  vu  dans  ses  yeux  interdits 
Le  barbare  plaisir  d'avoir  perdu  son  fils. 
N'importe,  je  conserve  un  reste  d'espérance  : 
Ne  m'abandonnez  pas,  ô  dieux  de  la  vengeance! 
Pammène  à  mes  transports  pourra-t-il  résister? 
Il  faut  qu'il  parle  :  allons,  rien  ne  peut  m'arrôter. 

IPHISE, 

Vous  vous  perdez  ;  songez  qu'un  maître  impitoyable 
Nous  obsède,  nous  suit  d'un  œil  inévitable. 
8i  mon  frère  est  venu,  nous  Talions  découvrir; 
Ma  sœur,  en  lui  parlant,  nous  le  faisons  périr  : 
Et  si  ce  n'est  pas  lui,  notre  recherche  vaine 
Irrite  nos  tyrans,  met  en  danger  Pammène. 
Je  revole  au  tombeau  que  je  puis  honorer: 
Clytemnestre  du  moins  m'a  permis  d'y  pleurer. 
Cet  étranger,  ma  sœur,  y  peut  paraître  encore  ; 

1.  Voltaire  écrit  à  M"''  Clairon  :  «  Si  vous  aviez  le  quart  de  la  docilité  dont  je 
fais  gloire...  quand  Iphise  vous  dit;  Pammène  nous  conjure,  etc.,  vous  lui  répon- 
driez, non  pas  avec  un  ton  ordinaire,  mais  avec  tous  les  syniptùnies  du  décourage- 
ment, après  un  Ahf  très-douloureux:  Ah!...  que  m'avez-vous  ditl  etc.  »  Voyez 
Correspondance,  1750. 


I 


M8 


ORESTE. 


C'est  un  asile  sûr;  et  ce  ciel  que  j'implore, 
Ce  ciel,  dont  votre  audace  accuse  les  rigueurs, 
Pourra  le  rendre  encore  à  vos  cris,  à  mes  pleurs. 
Venez. 

ELECTRE. 

De  quel  espoir  ma  douleur  est  suivie! 
Ali  !  si  vous  me  trompez,  vous  m'arrachez  la  vie. 


FIN    DU    DEUXIEME    ACTE. 


ACTE    TROISIEME 


I 


SCENE  I. 

ORESÏE,    PYLADE. 

(Un  esclave  porte  une  urne,  et  un  autre  une  épée.) 
PYLADE. 

Quoi  !  verrai-je  toujours  ta  grande  Ame  égarée 
Souffrir  tous  Jes  tourments  des  descendants  d'Atrée  ? 
De  l'attendrissenient  passer  à  la  fureur? 

ORESTE. 

C'est  le  destin  d'Oreste  ;  il  est  né  pour  l'horreur. 

J'étais  dans  ce  tom])eau,  lorsque  ton  œil  fidèle 

Veillait  sur  ces  dépôts  confiés  à  ton  zèle; 

J'appelais  en  secret  ces  inànes  indignés  ; 

Je  leur  ofTrais  mes  dons,  de  mes  larmes  baignés. 

Lue  femme,  vers  moi  courant  désespérée. 

Avec  des  cris  affreux  dans  la  tombe  est  entrée, 

Comme  si,  dans  ces  lieux  qu'habite  la  terreur. 

Elle  eût  fui  sous  les  coups  de  quelque  dieu  vengeur. 

Elle  a  jeté  sur  moi  sa  vue  épouvantée  : 

Elle  a  voulu  parler;  sa  voix  s'est  arrêtée. 

J'ai  vu  soudain,  j'ai  vu  les  filles  de  l'enfer 

Sortir,  entre  elle  et  moi,  de  l'abîme  entr'ouvcrl. 

Leurs  serpents,  leurs  flambeaux,  leur  voix  sombre  et  terrible. 

M'inspiraient  un  transport  inconcevable,  horrible. 

Une  fureur  atroce;  et  je  sentais  ma  main 

Se  lever,  malgré  moi,  prête  à  percer  son  sein  : 

Ma  raison  s'enfuyait  de  mon  Ame  éperdue. 

Cette  femme,  en  tremblant,  s'est  soustraite  à  ma  vue, 

Sans  s'adresser  aux  dieux,  et  sans  les  honorer  ; 


20  ORESTE. 

Elle  semblait  les  craindre,  et  non  les  adorer. 
Plus  loin,  versant  des  pleurs,  une  fille  timide, 
Sur  la  tomhe  et  sur  moi  fixant  un  œil  avide, 
D'Oreste,  en  gémissant,  a  prononcé  le  nom. 


SCENE  II. 

ORESTE,    PYLADE,    PAMMÈNE. 

ORESTE,   à  Pammèno. 

O'vous,  qui  secourez  le  sang  d'Agamemnon, 

Vous,  vers  qui  nos  malheurs  et  nos  dieux  sont  mes  guides, 

Parlez  ;  révélez-moi  les  destins  des  Atrides. 

Qui  sont  ces  deux  objets  dont  l'un  m'a  fait  horreur. 

Et  l'autre  a  dans  mes  sens  fait  passer  la  douleur? 

Ces  deux  femmes... 

PAMMÈNE. 

Seigneur,  l'une  était  votre  mère... 

ORESTE. 

Clytemnestre !  Elle  insulte  aux  mânes  de  mon  père? 

PAMMÈNE. 

Elle  venait  aux  dieux,  vengeurs  des  attentats. 
Demander  un  pardon  qu'elle  n'obtiendra  pas. 
L'autre  était  votre  sœur,  la  tendre  et  simple  Iphise, 
A  qui  de  ce  tombeau  l'entrée  était  permise. 

ORESTE. 

Hélas!  que  fait  Electre? 

PAMMÈNE. 

Elle  croit  votre  mort  ; 
Elle  pleure. 

ORESTE. 

Ah!  grands  dieux  qui  conduisez  mon  sort, 
Quoi  !  vous  ne  voulez  pas  que  ma  bouche  affligée 
Console  de  mes  sœurs  la  tendresse  outragée  ! 
Quoi  !  toute  ma  famille,  en  ces  lieux  abhorrés, 
Est  un  sujet  de  trouble  à  mes  sens  déchirés! 

PAMMÈNE. 

Obéissons  aux  dieux. 

ORESTE. 

Que  cet  ordre  est  sévère  ! 


ACTE    III,    SCÈNE    II.  421 

PAMMKNE. 

Ne  VOUS  on  plaignez  point  ;  cet  ordre  est  salutaire  : 
La  vengeance  est  pour  eux.  Ils  ne  prétendent  pas 
Qu'on  touche  à  leur  ouvrage,  et  qu'on  aide  leur  bras  : 
Electre  vous  nuirait,  loin  de  vous  être  utile; 
Son  caractère  ardent,  son  courage  indocile, 
Incapable  de  feindre  et  de  rien  ménager, 
Servirait  à  vous  perdre,  au  lieu  de  vous  venger. 

ORESTE. 

Mais  quoi!  les  abuser  par  cette  feinte  horrible? 

PAMMÈNE. 

N'oubliez  point  ces  dieux,  dont  le  secours  sensible 
Vous  a  rendu  la  vie  au  milieu  du  trépas. 
Contre  leurs  volontés  si  vous  faites  un  pas. 
Ce  moment  vous  dévoue  à  leur  haine  fatale  : 
Tremblez,  malheureux  fils  d'Atrée  et  de  Tantale, 
Tremblez  de  voir  sur  vous,  en  ces  lieux  détestés. 
Tomber  tous  les  fléaux  du  sang  dont  vous  sortez. 

ORESTE. 

Pourquoi  nous  imposer,  par  des  lois  inhumaines, 
Et  des  devoirs  nouveaux  et  de  nouvelles  peines  ? 
Les  mortels  malheureux  n'en  ont-ils  pas  assez? 
Sous  des  fardeaux  sans  nombre  ils  vivent  terrassés. 
A  quel  prix,  dieux  puissants,  avons-nous  reçu  l'être? 
N'importe,  est-ce  à  l'esclave  à  condamner  son  maître? 
Obéissons,  Pammène. 

PAMMÈXE. 

Il  le  faut,  et  je  cours 
Éblouir  le  barljare  armé  contre  vos  jours. 
Je  dirai  qu'aujourd'hui  le  meurtrier  d'Oreste 
Doit  remettre  en  ses  mains  cette  cendre  funeste. 

ORESTE. 

Allez  donc.  Je  rougis  même  de  le  tromper. 

PAMMÈNE. 

Aveuglons  la  victime,  afin  de  la  frapper. 


122  ORESTE. 

SCÈNE  III. 

ORESTE,    TYLADE. 

PYLADE. 

Apaise  de  tes  sens  le  trouble  involontaire, 
Renferme  dans  ton  cœur  un  secret  nécessaire; 
Cher  Oreste,  crois-moi,  des  femmes  et  des  pleurs 
Du  sang-  d'Agamemnon  sont  de  faibles  vengeurs. 

ORESTE. 

Trempons  surtout  Égisthe  et  ma  coupable  mère. 
Qu'ils  goûtent  de  ma  mort  la  douceur  passagère  ; 
Si  pourtant  une  mère  a  pu  porter  jamais 
Sur  la  cendre  d'un  fils  des  regards  satisfaits  ! 

PYLADE, 

Attendons-les  ici  tous  deux  à  leur  passage. 
SCÈNE    IV. 

ELECTRE,    IPHISE,  d'un  côté;   ORESTE,    PYLADE, 

de  l'aiitri',  avec  les  esclaves  qui  portent  l'urne  et  l'épée. 
ELECTRE. 

L'espérance  trompée  accable  et  décourage. 
Un  seul  mot  de  Pammène  a  fait  évanouir 
Ces  songes  imposteurs  dont  vous  osiez  jouir. 
Ce  jour  faible  et  tremblant,  qui  consolait  ma  vue, 
Laisse  une  horrible  nuit  sur  mes  yeux  répandue. 
—  Ah  !  la  vie  est  pour  nous  un  cercle  de  douleur  ! 

ORESTE,   à  Pylade. 

Tu  vois  ces  deux  objets;  ils  m'arrachent  le  cœur. 

PYLADE. 

Sous  les  lois  des  tyrans,  tout  gémit,  tout  s'attriste. 

ORESTE. 

La  plainte  doit  régner  dans  l'empire  d'Égisthe. 

IPHISE,   à  Electre. 

Voilà  ces  étrangers. 

ELECTRE. 

Présages  douloureux  ! 
Le  nom  d'Égisthe,  ô  ciel  !  est  prononcé  par  eux. 


ACTE    III,    SCÈNE    IV.  123 

IPHISE. 

L'un  d'eux  est  ce  liéros  dont  les  traits  m'ont  frappée, 

ELECTRE. 

Hélas  !  ainsi  que  vous  j'aurais  été  trompée. 

(A  Oroste.) 

Eh!  qui  donc  êtes-vous,  étrangers  malheureux? 
Que  venez-vous  chercher  sur  ce  rivage  allreux? 

ORESTE, 

Nous  attendons  ici  les  ordres,  la  présence, 
Du  roi  qui  tient  Argos  sous  son  obéissance, 

ELECTRE. 

Qui  !  du  roi  !  quoi,  des  Grecs  osent  donner  ce  nom 
Au  tyran  qui  versa  le  sang  d'Agamemnon  ! 

PYLADE. 

Il  règne;  c'est  assez,  et  le  ciel  nous  ordonne 

Que,  sans  peser  ses  droits,  nous  respections  son  trône, 

ELECTRE. 

Maxime  horrible  et  lâche  !  Eh  !  que  demandez-vous 
Au  monstre  ensanglanté  qui  règne  ici  sur  nous? 

PYLADE. 

Nous  venons  lui  porter  des  nouvelles  heureuses. 

ELECTRE, 

Elles  sont  donc  pour  nous  inhumaines,  affreuses? 

IPHISE,   eu  voyant  l'urne. 

Quelle  est  cette  urne,  hélas  !  ô  surprise  !  ô  douleurs  ! 

PYLADE, 

0 reste,.. 

ELECTRE, 

Oreste!  ah,  dieux!  il  est  mort;  je  me  meurs. 

ORESTE,   à  Pyhidc, 

Qu'avons-nous  .fait,  ami?  Peut-on  les  méconnaître 
A  l'excès  des  douleurs  que  nous  voyons  paraître? 
Tout  mon  sang  se  soulève.  Ah,  princesse  !  ah!  vivez. 

ELECTRE, 

Moi,  vivre  !  Oreste  est  mort,  lîarbarcs,  achevez. 

Il' III  SE. 

Hélas!  d'Agamemnon  vous  voyez  ce  qui  reste, 
Ses  deux  filles,  les  sœurs  du  malheureux  Oreste. 

ORESTE, 

Electre!  Iphise!  où  suis-je?  impitoyables  dieux! 

(A  celui  qui  porte  l'urne  ) 

Otez  ces  monuments  ;  éloignez  de  leurs  yeux 


124  ORESTE. 

Cette  urne  dont  l'aspect... 

ELECTRE,  revenant  à  elle,  et  courant  vers  l'urne^. 

Cruel,  qu'osez-vous  dire? 
Ah  !  ne  m'en  privez  pas  ;  et  devant  que  j'expire, 
Laissez,  laissez  toucher  à  mes  treml)lantes  mains 
Ces  restes  échappés  à  des  dieux  inhumains. 
Donnez. 

(Elle  prend  l'urne  et  l'embrasse.) 
OUESTE. 

Que  faites-vous?  cessez. 

PYLADE. 

Le  seul  Égisthe 
Dut- recevoir  de  nous  ce  monument  si  triste. 

ELECTRE. 

Qu'entends-je?  ô  nouveau  crime!  ô  désastres  plus  grands! 
Les  cendres  de  mon  frère  aux  mains  de  mes  tyrans  ! 
Des  meurtriers  d'Oreste,  ô  ciel!  suis-je  entourée? 

ORESTE, 

De  ce  reproche  affreux  mon  àme  déchirée 
Ne  peut  plus... 

ELECTRE. 

Et  c'est  vous  qui  partagez  mes  pleurs  ? 
Au  nom  du  fils  des  rois,  au  nom  des  dieux  vengeurs, 
S'il  n'est  pas  mort  par  vous,  si  vos  mains  généreuses 
Ont  daigné  recueillir  ses  cendres  malheureuses... 

ORESTE. 

Ah,  dieux!... 

ELECTRE. 

Si  vous  plaignez  son  trépas  et  ma  mort, 
Répondez-moi  ;  comment  avez-vous  su  son  sort? 
Étiez-vous  son  ami  ?  dites-moi  qui  vous  êtes. 
Vous  surtout,  dont  les  traits...  Vos  houches  sont  muettes; 
Quand  vous  m'assassinez  vous  êtes  attendris! 

ORESTE. 

C'en  est  trop,  et  les  dieux  sont  trop  hien  obéis. 

ELECTRE. 

Que  dites- vous? 

ORESTE. 

Laissez  ces  dépouilles  horribles. 

1.  Voyez,  plus  loin,  les  réflexions  de  M.  Dumolard  sur  la  scène  de  l'urne. 


ACTE    IH,    SCÈNE    V.  12; 

ELECTRE. 

Tous  les  cœurs  aujourd'hui  seront-ils  inflexil)les? 
Non,  fatal  étranger,  je  ne  rendrai  jamais 
Ces  présents  douloureux  que  ta  pitié  m"a  faits  ; 
C'est  Oreste,  c'est  lui...  Vois  sa  sœur  expirante 
L'embrasser  en  mourant  de  sa  main  défaillante. 

ORESTE. 

Je  n'y  résiste  plus.  Dieux  inhumains,  tonnez. 
Electre... 

ELECTRE, 

Eh  bien  ? 

ORESTE, 

Je  dois.., 

PYLADE. 

Ciel! 

ELECTRE. 

Poursuis. 

ORESTE. 

Apprenez... 
SCÈNE  y. 

ÉGISTIIE,    CLYTEMNESTRE,    ORESTE,    PYLADE, 
ELECTRE,  IPHISE,   PAMMÈNE,  gardes. 

ÉGISTHE. 

Quel  spectacle  !  ô  fortune  à  mes  lois  asservie  ! 
Pammène,  est-il  donc  vrai  ?  mon  rival  est  sans  vie  ? 
Vous  ne  me  trompiez  point,  sa  douleur  m'en  instruit. 

ELECTRE, 

0  rage  !  ô  dernier  jour! 

ORESTE, 

OÙ  me  vois-je  réduit? 

ÉGISTHE. 

Qu'on  ùte  de  ses  mains  ces  dépouilles  d'Orcstc. 

(On  prenfl  l'urne  des  mains  d'Electre.) 
ELECTRE. 

Barbare,  arrache-moi  le  seul  bien  qui  me  reste  : 
Tigre,  avec  .cette  cendre  arrache-moi  le  cœur. 
Joins  le  père  aux  enfants,  joins  le  frère  à  la  so^ur. 
Monstre  heureux,  à  tes  pieds  vois  toutes  tes  victimes. 


426  ORESTE. 

Jouis  de  ton  bonheur,  jouis  de  tous  tes  crimes. 
Contemplez  avec  lui  des  spectacles  si  doux, 
Mère  trop  inhumaine;  ils  sont  dignes  de  vous. 

(Ipliise  l'emmèno.) 


SCENE  VI. 

ÉGISTHE,    CLYTEMNESTRE,    ORESTE,    PYLADE, 

GARDES. 
CLYTEAINESTRE. 

Que  me  faut-il  entendre! 

ÉGISTHE. 

Elle  en  sera  punie. 
Qu'elle  se  plaigne  au  ciel,  le  ciel  me  justifie; 
Sans  me  charger  du  meurtre,  il  l'a  du  moins  permis! 
Nos  jours  sont  assurés,  nos  trônes  afîermis. 
Voilà  donc  ces  deux  Grecs  échappés  du  naufrage, 
De  qui  je  dois  payer  le  zèle  et  le  courage? 

ORESTE. 

C'est  nous-mêmes  :  j"ai  dû.  vous  offrir  ces  présents. 
D'un  important  trépas  gages  intéressants. 
Ce  glaive,  cet  anneau  :  vous  devez  les  connaître; 
Agamemnon  les  eut  quand  il  fut  votre  maître  ; 
Oreste  les  portait. 

CLYTEMXESTRE, 

Quoi  !  c'est  vous  que  mon  fils... 

ÉGISTHE. 

Si  vous  l'avez  vaincu,  je  vous  en  dois  le  prix. 

De  quel  sang  étes-vous?  Qui  vois-je  en  vous  paraître? 

ORESTE. 

Mon  nom  n'est  point  connu...  Seigneur,  il  pourra  l'être. 

Mon  père  aux  champs  troyens  a  signalé  son  bras, 

Aux  yeux  de  tous  ces  rois  vengeurs  de  Ménélas. 

Il  périt  dans  ces  temps  de  malheurs  et  de  gloire 

Qui  des  Grecs  triomphants  ont  suivi  la  victoire. 

Ma  mère  m'abandonne,  et  je  suis  sans  secours; 

Des  ennemis  cruels  ont  poursuivi  mes  jours. 

Cet  ami  me  tient  lieu  de  fortune  et  de  père. 

J'ai  recherché  rhoimeur  et  bravé  la  misère. 

Seigneur,  tel  est  mon  sort. 


ACTE    III,    SCÈNE    VI.  127 

ÉGISTHE. 

Dites-moi  dans  quels  lieux 
Votre  bras  m'a  vengé  de  ce  prince  odieux. 

ORESTE. 

Dans  les  champs  d'Hermione,  au  tombeau  d'Achémore, 
Dans  un  bois  qui  conduit  au  temple  d"Épidaure. 

ÉGISTHE. 

Mais  le  roi  d'Épidaure  avait  proscrit  ses  jours; 

D'où  vient  qu'à  ses  bienfaits  vous  n'avez  point  recours? 

ORESTE. 

Je  chéris  la  vengeance,  et  je  hais  l'infamie. 
Ma  main  d'un  ennemi  n'a  point  vendu  la  vie. 
Des  intérêts  secrets,  seigneur,  m'avaient  conduit  : 
Cet  ami  les  connut;  il  en  fut  seul  instruit. 
Sans  implorer  des  rois,  je  venge  ma  querelle. 
Je  suis  loin  de  vanter  ma  victoire  et  mon  zèle  ; 
Pardonnez.  Je  frissonne  à  tout  ce  que  je  voi  ; 
Seigneur...  d'Agamemnon  la  veuve  est  devant  moi... 
Peut-être  je  la  sers,  peut-être  je  l'offense  : 
Il  ne  m'appartient  pas  de  braver  sa  présence. 
Je  sors... 

ÉGISTHE. 

Non,  demeurez. 

CLYTEMN'ESTRE, 

Qu'il  s'écarte,  seigneur; 
Son  aspect  me  remplit  d'épouvante  et  d'horreur. 
C'est  lui  que  j'ai  trouvé  dans  la  demeure  sombre 
Où  d'un  roi  malheureux  repose  la  grande  ombre. 
Les  déités  du  Styx  marchaient  à  ses  côtés. 

ÉGISTHE. 

Qui!  vous?...  Qu'osiez- vous  faire  en  ces  lieux  écartés? 

ORESTE. 

J'allais,  comme  la  reine,  implorer  la  clémence 
De  ces  mîines  sanglants  (jui  demandent  vengeance. 
Le  sang  qu'on  a  versé  doit  s'expier,  seigneur. 

CLVTEMNESTRE. 

Chaque  mot  est  un  trait  enfoncé  dans  mon  cœur. 
Éloignez  de  mes  yeux  cet  assassin  d'Oreste. 

ORESTE. 

Cet  Oreste,  dit-on,  dut  vous  être  funeste: 
On  disait  que  proscrit,  errant,  et  malheureux, 
De  haïr  une  mère  il  eut  le  droit  all'reux. 


128  ORESTE. 

CLYTEMNESTRE. 

11  naquit  pour  verser  le  sang  qui  le  fit  naître. 
Tel  lut  le  sort  d'Oreste,  et  son  dessein  peut-être. 
De  sa  mort  cependant  mes  sens  sojit  pénétrés. 
Vous  me  faites  frémir,  vous  qui  m'en  délivrez. 

ORESTE. 

Qui?  lui,  madame?  un  fils  armé  contre  sa  mère! 

Ah  !  qui  peut  ellacer  ce  sacré  caractère  ? 

Il  respectait  son  sang...  peut-être  il  eût  voulu... 

CLYTEMNESTRE. 

Ail,  ciel  ! 

ÉGISTHE. 

Que  dites- vous?  Où  l'aviez-vous  connu? 

PYLADE. 

11  se  perd...  Aisément  les  malheureux  s'unissent; 
Trop  promptement  liés,  promptement  ils  s'aigrissent  ; 
Nous  le  vîmes  dans  Delphe. 

ORESTE. 

Oui...  j'y  sus  son  dessein. 

ÉGlSTHE. 

Eh  bien!  Quel  était-il? 

ORESTE. 

De  vous  percer  le  sein. 

ÉGISTHE. 

Je  connaissais  sa  rage,  et  je  l'ai  méprisée  ; 

Mais  de  ce  nom  d'Oreste  Electre  autorisée 

Semblait  tenir  encor  tout  l'État  partagé  ; 

C'est  d'Electre  surtout  que  vous  m'avez  vengé. 

Elle  a  mis  aujourd'hui  le  comble  à  ses  offenses  : 

Comptez-la  désormais  parmi  vos  récompenses. 

Oui,  ce  superbe  objet  contre  moi  conjuré. 

Ce  cœur  enflé  d'orgueil,  et  de  haine  enivré, 

Qui  môme  de  mon  fils  dédaigna  l'alliance, 

Digne  sœur  d'un  barbare  avide  de  vengeance. 

Je  la  mets  dans  vos  fers  ;  elle  va  vous  servir  : 

C'est  m'ac([uitter  vers  vous  bien  moins  que  la  punir. 

Si  de  Priam  jadis  la  race  malheureuse 

Traîna  chez  ses  vainqueurs  une  chaîne  honteuse. 

Le  sang  d'Agamemnon  peut  servir  à  son  tour. 

CLYTEMNESTRE. 

Qui?  moi,  je  souffrirais.',.. 


ACTE    iri,    SCI- M-    VF.  120 

ÉGISTHE, 

Eh!  madame,  en  ce  jour, 
Défendez-vous  encor  ce  sang  qui  vous  déteste  ? 
N'épargnez  point  Electre,  ayant  proscrit  Oreste. 

(A  O reste.) 

Vous...  laissez  cette  cendre  à  mon  juste  courroux. 

ORESTE, 

J'accepte  vos  présents;  cette  cendre  est  à  vous. 

CLYTEMNESTP.E. 

Non,  c'est  pousser  trop  loin  la  haine  et  la  vengeance: 
Qu'il  parte,  qu'il  emporte  une  autre  récompense. 
Vous-même,  croyez-moi,  quittons  ces  tristes  hords, 
Qui  n'offrent  à  mes  yeux  que  les  cendres  des  morts. 
Osons-nous  préparer  ce  festin  sanguinaire 
Entre  l'urne  du  fils  et  la  tombe  du  père? 
Osons-nous  appeler  à  nos  solennités 
Les  dieux  de  ma  famille  à  qui  aous  insultez. 
Et  livrer,  dans  les  jeux  d'une  pompe  funeste. 
Le  sang  de  Clytemnestre  au  meurtrier  d'Oreste? 
Non  :  trop  d'horreur  ici  s'ohstine  à  me  troubler: 
Quand  je  connais  la  crainte,  Égisthe  peut  trembler. 
Ce  meurtrier  m'accable,  et  je  sens  que  sa  vue 
A  porté  dans  mon  cœur  un  poison  qui  me  tue. 
Je  cède,  et  je  voudrais,  dans  ce  mortel  effroi, 
Me  cacher  à  la  terre,  et,  s'il  se  peut,  à  moi. 

(Elle  sort.) 
ÉGISTHE,   à  Oreste. 

Demeurez.  Attendez  que  le  temps  la  désarme. 
La  nature  un  moment  jette  un  cri  qui  l'alarme  ; 
Mais  bientôt,  dans  un  cœur  à  la  raison  rendu, 
L'intérêt  parle  en  maître,  et  seul  est  entendu. 
En  ces  lieux  avec  nous  célébrez  la  journée 
De  son  couronnement  et  de  mon  hyménée. 

(A  sa  suite.) 

Et  vous...  dans  Épidaure  allez  chercher  mon  fils; 
Qu'il  vienne  confirmer  tout  ce  qu'ils  m'ont  appris. 


V.  —  Théâtre.    IV, 


130  ORESTE. 

SCÈNE   VII. 

ORESTE,    PVLADE. 

ORESTE. 

Va,  lu  verras  Orcste  à  tes  pompes  cruelles; 
Va,  j'ensanglanterai  la  fête  où  tu  m'appelles. 

PYLADE. 

Dans  tous  ces  entretiens  que  je  tremble  pour  vous! 
Je  crains  votre  tendresse,  et  plus  votre  courroux  ; 
Dans  ses  émotions  je  vois  votre  âme  altière, 
A-l'aepect  du  tyran,  s'élançant  tout  entière; 
Tout  prêt  de  l'insulter,  tout  prêt  de  vous  trahir  ; 
Au  nom  d'Agamemnon  vous  m'avez  fait  frémir. 

ORESTE. 

Ah  !  Clytemnestre  encor  trouble  plus  mon  courage. 
Dans  mon  cœur  déchiré  quel  douloureux  partage  ! 
As-tu  vu  dans  ses  yeux,  sur  son  front  interdit, 
Les  combats  qu'en  son  âme  excitait  mon  récit? 
Je  les  éprouvais  tous  ;  ma  voix  était  tremblante. 
IMa  mère  en  me  voyant  s'effraye  et  m'épouvante. 
Le  meurtre  de  mon  père,  et  mes  sœurs  à  venger, 
Un  barbare  à  punir,  la  reine  à  ménager, 
Electre,  son  tyran  ;  mon  sang  qui  se  soulève  ; 
Que  de  tourments  secrets!  ô  dieu  terrible,  achève! 
Précipite  un  moment  trop  lent  pour  ma  fureur, 
Ce  moment  de  vengeance,  et  que  prévient  mon  cœur! 
Quand  pourrai-je  servir  ma  tendresse  et  ma  haine, 
Mêler  le  sang  d'Égisthe  aux  cendres  de  Plistène, 
Immoler  ce  tyran,  le  montrer  à  ma  sœur 
Expirant  sous  mes  coups,  pour  la  tirer  d'erreur? 

SCÈNE    VIII. 

ORESTE,    PYLADE,    PAMMÈNE. 

ORESTE. 

Qu'as-tu  fait,  cher  Pammène?  As-tu  quelque  espérance? 

PAMMÈNE. 

Seigneur,  depuis  ce  jour  fatal  à  votre  enfance, 


ACTK    III,    SCENE    VIII.  -131 

Où  j'ai  vu  dans  cos  lieux  votre  père  égorgé, 
Jamais  plus  de  périls  ne  vous  ont  assiégé. 

ORESTE. 

Comment  ? 

PYLADE. 

Quoi  !  pour  Oreste  aurai-je  à  craindre  encore  ? 

PAMMÈNE. 

11  arrive  à  l'instant  un  courrier  d'Épidaure; 
Il  est  avec  Égistlie  ;  il  glace  mes  esprits  : 
Égistlie  est  informé  de  la  mort  de  son  fils. 

PYLADE. 

Ciel  ! 

ORESTE. 

Sait-il  que  ce  fils,  élevé  dans  le  crime. 
Du  fils  d'Agamemnon  est  tombé  la  victime  ? 

PAMMÈNE, 

On  parle  de  sa  mort,  on  ne  dit  rien  de  plus; 

Mais  de  nouveaux  avis  sont  encore  attendus. 

On  se  tait  à  la  cour,  on  cache  à  la  contrée 

Que  d'un  de  ses  tyrans  la  Grèce  est  délivrée. 

Égistlie,  avec  la  reine  en  secret  renfermé, 

Écoute  ce  récit,  qui  n'est  pas  confirmé  ; 

Et  c'est  ce  que  j'apprends  d'un  serviteur  fidèle, 

Qui,  pour  le  sang  des  rois  comme  moi  plein  de  zèle. 

Gémissant  et  caché,  traîne  encor  ses  vieux  ans 

Dans  un  service  ingrat  à  la  cour  des  tyrans. 

ORESTE. 

De  la  vengeance  au  moins  j'ai  goûté  les  prémices  ; 
Mes  mains  ont  commencé  mes  justes  sacrifices  : 
Les  dieux  permettront-ils  que  je  n'achève  pas? 
Cher  Pylade,  est-ce  en  vain  qu'ils  ont  armé  mon  bras? 
Par  des  bienfaits  trompeurs  exerçant  leur  colère, 
M'ont-ils  donné  le  fils  pour  me  livrer  au  père? 
Marchons;  notre  péril  doit  nous  déterminer: 
Qui  ne  craint  point  la  mort  est  sûr  de  la  donner. 
Avant  qu'un  jour  plus  grand  puisse  éclairer  sa  rage, 
Je  veux  de  ce  moment  saisir  tout  l'avantage. 

PAMMÈNE. 

Eh  bien!  il  faut  paraître;  il  faut  vous  découvrir 
A  ceux  qui  pour  leur  roi  sauront  du  moins  mourir  : 
Jl  en  est,  j'en  réponds,  cachés  dans  ces  asiles; 
Plus  ils  sont  inconnus,  plus  ils  seront  utiles. 


\3i  ORESTE. 

PYLADE. 

Allons  ;  et  si  les  noms  d'Oreste  et  de  sa  sœur, 
Si  l'indignation  contre  l'usurpateur, 
Le  toml)eau  de  ton  père,  et  l'aspect  de  sa  cendre, 
Les  dieux  qui  t'ont  conduit,  ne  peuvent  te  défendre. 
S'il  faut  qu'Oreste  meure  en  ces  lieux  abhorrés. 
Je  t'ai  voué  mes  jours,  ils  te  sont  consacrés. 
Nous  périrons  unis;  c'est  l'espoir  qui  me  reste; 
Pylade  à  tes  côtés  mourra  digne  d'Oreste. 

OUESTE. 

Ciel  !  ne  frappe  que  moi  ;  mais,  daigne,  en  ta  pitié. 
Protéger  son  courage,  et  servir  l'amitié. 


FIN     DU    TROISIEME    ACTE. 


i 


ACTE    QUATRIÈME. 


SCENE   I. 

ORESTE,    PYLADE. 

ORESTE. 

De  Pammène,  il  est  vrai,  la  sage  vigilance 
D'Égisthe  pour  un  temps  trompe  la  défiance  ; 
On  lui  dit  que  les  dieux,  de  Tantale  ennemis, 
Frappaient  en  même  temps  les  derniers  de  ses  fils. 
Peut-être  que  le  ciel,  qui  pour  nous  se  déclare. 
Répand  Taveuglement  sur  les  yeux  du  ])arbare. 
Mais  tu  vois  ce  tombeau  si  cher  à  ma  douleur  ; 
Ma  main  l'avait  chargé  de  mon  glaive  vengeur  ; 
Ce  fer  est  enlevé  par  des  mains  sacrilèges. 
L'asile  de  la  mort  n'a  plus  de  privilèges, 
Et  je  crains  que  ce  glaive,  à  mon  tyran  porté. 
Ne  lui  donne  sur  nous  quelque  aflreuse  clarté. 
Précipitons  l'instant  où  je  veux  le  surprendre. 

PYLADE. 

Pammène  veille  à  tout,  sans  doute  il  faut  l'attendre. 
Dès  que  nous  aurons  vu,  dans  ces  bois  écartés. 
Le  peu  de  vos  sujets  à  vous  suivre  excités. 
Par  trois  divers  chemins  retrouvons-nous  ensemble, 
Non  loin  de  cette  tombe,  au  lieu  qui  nous  rassemble. 

ORESTE. 

Allons...  Pylade,  ah,  ciel!  ah,  trop  barbare  loi! 
Ma  rigueur  assassine  un  cœur  qui  vit  pour  moi! 
Quoi!  j'abandonne  Electre  à  sa  douleur  morlellel 

PYL\DE. 

Tu  l'as  juré,  poursuis,  et  ne  redoute  (|u'elle. 

Electre  peut  te  perdre,  et  ne  peut  te  servir; 

Les  yeux  de  tes  tyrans  sont  tout  prêts  de  s'ouvrir  : 


i34  ORESTE. 

Renferme  cette  amour  et  si  sainte  et  si  pure. 
Doit-on  craindre  en  ces  lieux  de  dompter  la  nature? 
Ali!  de  quels  sentiments  te  laisses-tu  troubler? 
Il  faut  venger  Electre,  et  non  la  consoler. 

ORESTE, 

Pylade,  elle  s'avance,  et  me  cherche  peut-être. 

PYLADE, 

Ses  pas  sont  épiés  ;  garde-toi  de  paraître. 
Va,  j'observerai  tout  avec  empressement  : 
Les  yeux  de  l'amitié  se  trompent  rarement. 


SCENE   II. 

ELECTRE,    Il^HISE,    PYLADE. 

ELECTRE. 

Le  perfide...  il  échappe  à  ma  vue  indignée. 
En  proie  à  ma  fureur,  et  de  larmes  baignée, 
Je  reste  sans  vengeance,  ainsi  que  sans  espoir. 

(A  Pj-lade.) 

Toi,  qui  semblés  frémir,  et  qui  n'oses  me  voir. 

Toi,  compagnon  du  crime,  apprends-moi  donc,  barbare. 

Où  va  cet  assassin,  de  mon  sang  trop  avare; 

Ce  maître  à  qui  je  suis,  qu'un  tyran  m'a  donné. 

PYLADE. 

Il  remplit  un  devoir  par  le  ciel  ordonné  ; 

11  obéit  aux  dieux  :  imitez-le,  madame. 

Les  arrêts  du  destin  trompent  souvent  notre  âme  ; 

Il  conduit  les  mortels,  il  dirige  leurs  pas 

Par  des  chemins  secrets  qu'ils  ne  connaissent  pas  ; 

Il  plonge  dans  l'abîme,  et  bientôt  en  retire  ; 

Il  accable  de  fers,  il  élève  à  l'empire  ; 

Il  fait  trouver  la  vie  au  milieu  des  tombeaux. 

Gardez  de  succomber  à  vos  tourments  nouveaux  : 

Soumettez-vous;  c'est  tout  ce  que  je  puis  vous  dire. 


ACTE    IV,    SCÈNE    111.  433 

SCÈNE    III. 

ELECTRE,    IPHISE. 

ELECTRE, 

Ses  discours  ont  accru  la  fureur  qui  m'inspire. 

Que  veut-il?  Prétend-il  que  je  doive  soufirir 

L'abominable  affront  dont  on  m'ose  couvrir? 

La  mort  d'Agamemnon,  l'assassinat  d'un  frère, 

iN'avaient  donc  pu  combler  ma  profonde  misère  ! 

Après  quinze  ans  de  maux  et  d'opprobres  soufferts, 

De  l'assassin  d'Oreste  il  faut  porter  les  fers, 

Et,  pressée  en  tout  temps  d'une  main  meurtrière, 

Servir  tous  les  bourreaux  de  ma  famille  entière! 

Glaive  affreux,  fer  sanglant,  qu'un  outrage  nouveau 

Exposait  en  triomphe  à  ce  sacré  tombeau, 

Fer  teint  du  sang  d'Oreste,  exécrable  trophée, 

Oui  trompas  un  moment  ma  douleur  étouffée! 

Toi  qui  n'es  qu'un  outrage  à  la  cendre  des  morts. 

Sers  un  projet  plus  digne,  et  mes  justes  efforts. 

Égisthe,  m'a-t-on  dit,  s'enferme  avec  la  reine  : 

De  quelque  nouveau  crime  il  prépare  la  scène  ; 

Pour  fuir  la  main  d'Electre,  il  prend  de  nouveaux  soins  : 

A  l'assassin  d'Oreste  on  peut  aller  du  moins. 

Je  ne  puis  me  baigner  dans  le  sang  des  deux  traîtres  : 

.\llons,  je  vais  du  moins  punir  un  de  mes  maîtres. 

IPHISE. 

Est-il  bien  vrai  qu'Oreste  ait  péri  de  sa  main? 
J'avais  cru  voir  en  lui  le  cœur  le  plus  humain  ; 
Il  partageait  ici  notre  douleur  amère  ; 
Je  l'ai  vu  révérer  la  cendre  de  mon  père. 

ELECTRE. 

Ma  mère  en  fait  autant  *  :  les  coupables  mortels 
Se  baignent  dans  le  sang,  et  tremblent  aux  autels  ; 
Ils  passent,  sans  rougir,  du  crime  au  sacrifice. 
Est-ce  ainsi  que  des  dieux  on  tronqie  la  justice? 
II  ne  trompera  pas  mon  courage  irrité. 

1.  <(  C'est  le  commencement  d'une  chanson  plutôt  que  d'un  vers  tragique 
écrivait  Voltaire  en  17G1.  Et  il  proposait  de  mettre  à  la  place: 

Et  ma  mèro  l'iiivoquo  !  Ainsi  donc  les  mortels,  etc. 


I3G  ORESTE. 

Quoi!  de  ce  meurtre  aHVeux  ne  s'est-il  pas  vanté? 

Égistlie  au  meurtrier  ne  m'a-t-il  pas  donnée  ? 

^e  suis-je  pas  enfin  la  preuve  infortunée, 

La  victime,  le  prix,  de  ces  noirs  attentats, 

Dont  vous  osez  douter,  quand  je  meurs  dans  vos  bras, 

Quand  Oreste  au  tombeau  m'appelle  avec  son  père? 

3Ia  sœur,  ah  !  si  jamais  Electre  vous  fut  chère. 

Ayez  du  moins  pitié  de  mon  dernier  moment  : 

Il  faut  qu'il  soit  terrible;  il  faut  qu'il  soit  sanglant. 

Allez  ;  informez-vous  de  ce  que  fait  Pammène, 

Et  si  le  meurtrier  n'est  point  avec  la  reine, 

La  cruelle  a,  dit-on,  flatté  mes  ennemis; 

Tranquille,  elle  a  reçu  l'assassin  de  son  fils; 

On  l'a  vu  partager  (et  ce  crime  est  croyable) 

De  son  indigne  époux  la  joie  impitoyable. 

Une  mère!  ah,  grands  dieux!...  ah  !  je  veux  de  ma  main, 

A  ses  yeux,  dans  ses  bras,  immoler  l'assassin  ; 

Je  le  veux. 

IPHISE, 

Vos  douleurs  lui  font  trop  d'injustice; 
L'aspect  du  meurtrier  est  pour  elle  un  supplice. 
Ma  sœur,  au  nom  des  dieux,  ne  précipitez  rien. 
Je  vais  avec  Pammène  avoir  un  entretien. 
Electre,  ou  je  m'abuse,  ou  l'on  s'obstine  à  taire, 
A  cacher  à  nos  yeux  un  important  mystère. 
Peut-être  on  craint  en  vous  ces  éclats  douloureux. 
Imprudence  excusable  au  cœur  des  malheureux  : 
On  se  cache  de  vous  ;  Pammène  vous  évite  ; 
J'ignore  comme  vous  quel  projet  il  médite  : 
Laissez-moi  lui  parler,  laissez-moi  vous  servir. 
Ae  vous  préparez  pas  un  nouveau  repentir. 

SCÈNE   IV. 

ELECTRE. 

Un  repentir!  qui?  moi!  mes  mains  désespérées 
Dans  ce  grand  abandon  seront  plus  assurées. 
Euménides,  venez  ;  soyez  ici  mes  dieux  *  ; 

1.  «Ces  EumônidesdiTiiantlGiit  une  voix  plus  qu'humaine,  des  éclats  terribles  », 
dit  Voltaire  à  M"'  Clairon,  cliarg,ée  du  rôle. 


ACTE    IV,    SCÈNE    V.  437 

Vous  connaissez  trop  bien  ces  détestables  lieux, 
Ce  palais,  plus  rempli  de  malbeurs  et  de  crimes 
Que  vos  goufïVes  profonds  regorgeant  de  victimes  : 
Filles  de  la  vengeance,  armez-vous,  armez-moi  ; 
Venez  avec  la  mort,  qui  marche  avec  TelTroi  ; 
Que  vos  fers,  vos  flambeaux,  vos  glaives  étincellent  ; 
Oreste,  Agamemnon,  Electre,  vous  appellent  : 
Les  voici,  je  les  vois,  et  les  vois  sans  terreur; 
L'aspect  de  mes  tyrans  m'inspirait  plus  d'horreur. 
Ah  !  le  barbare  approche  ;  il  vient  ;  ses  pas  impies 
Sont  à  mes  yeux  vengeurs  entourés  des  furies. 
L'enfer  me  le  désigne,  et  le  livre  à  mon  bras. 


SCENE    Y. 

ELECTRE,    dans  le   fond;    ORESTE,    d'uu   autre  côté 
ORESTE. 

OÙ  suis-je?  C'est  ici  qu'on  adressa  mes  pas. 
0  ma  patrie  !  ô  terre  à  tous  les  miens  fatale  ! 
Redoutable  berceau  des  enfants  de  Tantale, 
Famille  des  héros  et  des  grands  criminels. 
Les  malheurs  de  ton  sang  seront-ils  éternels? 
L'horreur  qui  règne  ici  m'environne  et  m'accable. 
De  quoi  suis-je  puni?  de  quoi  suis-je  coupable? 
Au  sort  de  mes  aïeux  ne  pourrai-je  échapper? 

ELECTRE,    avançant  un  peu  du  fond  du  tliéAtre. 

Qui  m'arrête?  Et  d'où  vient  que  je  crains  de  frapper? 
Avançons. 

ORESTE. 

Quelle  voix  ici  s'est  fait  entendre? 
Père,  époux  malheureux,  chère  et  terrible  cendre, 
Est-ce  toi  qui  gémis,  ombre  d'Agamemnon  ? 

ELECTRE. 

Juste  ciel  !  est-ce  à  lui  de  prononcer  ce  nom  ? 

ORESTE. 

0  malheureuse  Electre  ! 

ELECTRE. 

Il  me  nonmie,  il  soupire!  , 
Les  remords  en  ces  lieux  ont-ils  donc  (jnchpie  empire? 
Qu'importe  des  remords  à  mon  juste  courroux? 


138  ORESTE. 

(Elle  avance  vers  Orestc.) 

Frappons...  Meurs,  malheureux! 

ORESTE,  lui  saisissant  le  bras. 

Justes  dieux  !  est-ce  vous, 
Chère  Electre? 

ELECTRE. 

Quentends-je? 

ORESTE. 

Hélas  !  qu'alliez-vous  faire  ? 

ELECTRE. 

J'allais  verser  ton  sang  ;  j'allais  venger  mon  frère. 

ORESTE,  la  regardant  avec  attendrissement. 

Le  venger!  et  sur  qui  ? 

ELECTRE. 

Son  aspect,  ses  accents, 
Ont  fait  tremhler  mon  bras,  ont  fait  frémir  mes  sens. 
Quoi!  c'est  vous  dont  je  suis  l'esclave  malheureuse! 

ORESTE. 

C'est  moi  qui  suis  à  vous, 

ELECTRE. 

0  vengeance  trompeuse  ! 
D'où  vient  qu'en  vous  parlant  tout  mon  cœur  est  changé"? 

ORESTE. 

Sœur  d'Oreste... 

ELECTRE. 

Achevez. 

ORESTE. 

OÙ  me  suis-je  engagé? 

ELECTRE. 

Ah!  ne  me  trompez  plus,  parlez  ;  il  faut  m'apprendre 
L'excès  du  crime  affreux  que  j'allais  entreprendre. 
Par  pitié,  répondez,  éclairez-moi,  parlez. 

ORESTE. 

Je  ne  puis...  fuyez-moi. 

ELECTRE. 

Qui?  moi,  vous  fuir! 

ORESTE. 

Tremblez. 

ELECTRE. 

Pourquoi  ? 

ORESTE. 

Je  suis...  Cessez.  Gardez  qu'on  ne  vous  voie. 


ACTE    IV,    SCÈNE    Y.  <39 

ELECTRE. 

Ail!  VOUS  me  remplissez  de  terreur  et  de  joie! 

0  RESTE. 

Si  vous  aimez  un  frère... 

ELECTRE. 

Oui,  je  Taime  ;  oui,  je  crois 
Voir  les  traits  de  mon  père,  entendre  encor  sa  voix  ; 
La  nature  nous  parle,  et  perce  ce  mystère  ; 
Ne  lui  résistez  pas  :  oui,  vous  êtes  mon  frère, 
Vous  l'êtes,  je  vous  vois,  je  vous  embrasse;  hélas! 
Cher  Oreste,  et  ta  sœur  a  voulu  ton  trépas! 

ORESTE,    en  l'embrassaDt. 

Le  ciel  menace  en  vain,  la  nature  l'emporte; 
Un  dieu  me  retenait  ;  mais  Electre  est  plus  forte, 

ELECTRE. 

Il  fa  rendu  ta  sœur,  et  tu  crains  son  courroux! 

ORESTE. 

Ses  ordres  menaçants  me  dérobaient  à  vous. 
Est-il  barbare  assez  pour  punir  ma  faiblesse? 

ELECTRE. 

Ta  faiblesse  est  vertu  :  partage  mon  ivresse. 
A  quoi  m'exposais-tu,  cruel?  A  fimmoler! 

ORESTE. 

J"ai  trahi  mon  serment. 

ELECTRE. 

Tu  l'as  dû  violer. 

ORESTE. 

C'est  le  secret  des  dieux. 

ELECTRE. 

C'est  moi  (jui  te  Tarrache. 
Moi,  qu'un  serment  plus  saint  à  leur  vengeance  attache  ;  " 
Que  crains-tu? 

ORESTE. 

Les  horreurs  où  je  suis  destiné, 
Les  oracles,  ces  lieux,  ce  sang  dont  je  suis  né. 

ELECTRE. 

Ce  sang  va  s'épurer  :  viens  punir  le  coupable  ; 
Les  oracles,  les  dieux,  tout  nous  est  favorable  ; 
Ils  ont  paré  mes  coups,  ils  vont  guider  les  tiens. 


140  ORESTE. 

SCÈNE  VI. 

ELECTRE,    ORESÏE,    PVLADE,    PA:\niÈNE. 

ELECTRE. 

Ah!  venez  et  joignez  tons  vos  transports  aux  miens. 
Inissez-vous  à  mol,  chers  amis  de  mon  frère. 

PYLADE,  à  Orestc. 

Quoi  !  vous  avez  trahi  ce  dangereux  mystère! 
Pôuvez-vous... 

ORESTE. 

si  le  ciel  veut  se  faire  obéir, 
Qu'il  me  donne  des  lois  que  je  puisse  accomplir. 

ELECTRE,   à  Pvladc. 

Quoi!  vous  lui  reprochez  de  finir  ma  misère? 
Cruel,  par  quelle  loi,  par  quel  ordre  sévère, 
De  mes  persécuteurs  prenant  les  sentiments, 
Dérobiez-vous  Oreste  à  mes  embrassements  ? 
A  quoi  m'exposiez-vous ?  Quelle  rigueur  étrange... 

PYLADE. 

Je  voulais  le  sauver,  qu'il  vive,  et  qu'il  vous  venge. 

PAMMÈNE. 

Princesse,  on  vous  observe  en  ces  lieux  détestés; 
On  entend  vos  soupirs,  et  vos  pas  sont  comptés. 
Mes  amis  inconnus,  et  dont  Thumble  fortune 
Trompe  de  nos  tyrans  la  recherche  importune. 
Ont  adoré  leur  maître  :  il  était  secondi'  ; 
Tout  était  prêt,  madame,  et  tout  est  hasardé. 

ELECTRE. 

Mais  Égisthe  en  effet  ne  m'a-t-il  pas  livrée 
A  la  main  qu'il  crojait  de  mon  sang  altérée? 

(A  Oreste.) 

.Mon  sort  à  vos  destins  n'cst-il  pas  asservi? 
Oui,  Aous  êtes  mon  maître  :  Égisthe  est  obéi. 
Du  barbare  une  fois  la  volonté  m'est  chère. 
Tout  est  ici  pour  nous. 

PAMMhJNE. 

Tout  vous  devient  contraire. 
Égisthe  est  alarmé,  redoutez  son  transport  : 


ACTE    IV.    SCKNK    VIII. 

Ses  soupçons,  croyez-moi,  sont  un  arrêt  flo  mort. 
Séparons-nous. 

P  Y  L  A  D  E  ,   à  Pammène. 

Va,  cours,  ami  fidèle  et  sage, 
Rassemble  tes  amis,  achève  ton  ouvrage. 
Les  moments  nous  sont  cliers  ;  il  est  temps  d'éclater. 

SCÈNE   YIl. 
ÉGISTHE,    CLYTEMNESTRE,    ELECTRE,    ORESTE, 

PYLADE,     GARDES. 
ÉGISTHE. 

Ministres  de  mes  lois,  liàtez-vous  darrêter, 

Dans  riiorreur  des  cachots  de  plonger  ces  deux  traîtres. 

0  RESTE. 

Autrefois  dans  Argos  il  régnait  d'autres  maîtres, 
Qui  connaissaient  les  droits  de  l'hospitalité. 

PYLADE. 

Égisthe,  contre  toi  qu'avons-nous  attenté? 
De  ce  héros  au  moins  respecte  la  jeunesse. 

ÉGISTHE. 

Allez,  et  secondez  ma  fureur  vengeresse. 

Quoi  donc!  à  mon  aspect  vous  semhlez  tous  frémir? 

Allez,  dis-je,  et  gardez  de  me  désobéir  : 

Qu'on  les  traîne. 

ÉLECTKE. 

Arrêtez!  Osez-vous  bien,  barbare... 
Arrêtez!  le  ciel  même  est  de  leur  sang  avare; 
Ils  sont  tous  deux  sacrés...  On  les  entraîne...  ah,  dieux! 

ÉGISTHE. 

Electre,  frémissez  pour  vous  comme  pour  eux; 
Perfide,  en  m'éclairant  redoutez  ma  colère. 

SCÈNE   YIII. 
ELECTRE,    CLYTEMNESTRE. 

ELECTRE. 

Ah  !  daignez  m'écouter  ;  et  si  vous  êtes  mère, 
Si  j'ose  rappeler  vos  premiers  sentiments, 


U2  ORESTE. 

Pardonnez  pour  jamais  mes  vains  emportements, 
D'une  douleur  sans  borne  ellet  inévitable; 
Hélas!  dans  les  tourments  la  plainte  est  excusable. 
Pour  ces  deux  étrangers  laissez-vous  attendrir  : 
Peut-être  que  dans  eux  le  ciel  vous  daigne  offrir 
La  seule  occasion  d'expier  des  offenses 
Dont  vous  avez  tant  craint  les  terribles  vengeances; 
Peut-être,  en  les  sauvant,  tout  peut  se  réparer. 

CLYTEMN'ESTRE. 

Quel  intérêt  pour  eux  vous  peut  donc  inspirer? 

ELECTRE. 

Vous  voyez  que  les  dieux  ont  respecté  leur  vie  ; 

Il§  les  ont  arrachés  à  la  mer  en  furie; 

Le  ciel  vous  les  confie,  et  vous  répondez  d'eux. 

L'un  d'eux...  si  vous  saviez...  tous  deux  sont  malheureux. 

Sommes-nous  dans  Argos,  ou  bien  dans  la  Tauride, 

Où  de  meurtres  sacrés  une  prêtresse  avide 

Du  sang  des  étrangers  fait  fumer  son  autel? 

Eh  bien  !  pour  les  ravir  tous  deux  au  coup  mortel. 

Que  faut-il?  Ordonnez,  j'épouserai  IMisténe; 

Parlez,  j'embrasserai  cette  effroyable  chaîne  : 

!\Ia  mort  suivra  l'hymen  ;  mais  je  veux  l'achever  : 

J'obéis,  j'y  consens. 

CLYTEMNESTRE. 

Voulez-vous  me  braver? 
Ou  bien  ignorez-vous  qu'une  main  ennemie 
Du  malheureux  Plistène  a  terminé  la  vie  ? 

ELECTRE. 

Quoi  donc!  le  ciel  est  juste!  Egisthe  perd  un  fils? 

CLYTEMNESTRE. 

De  joie  à  ce  discours  je  vois  vos  sens  saisis! 

ELECTRE. 

Ah  !  dans  le  désespoir  où  mon  àme  se  noie, 

Mon  cœur  ne  peut  goûter  une  funeste  joie  ; 

Non,  je  n'insulte  point  au  sort  d'un  malheureux. 

Et  le  sang  innocent  n'est  pas  ce  que  je  veux. 

Sauvez  ces  étrangers;  mon  âme  intimidée 

Ne  voit  point  d'autre  objet,  et  n'a  point  d'autre  idée. 

CLYTEMNESTRE. 

Va,  je  t'entends  trop  bien  ;  tu  m'as  trop  confirmé 
Les  soupçons  dont  Égisthe  était  tant  alarmé. 
Ta  bouche  est  de  mon  sort  l'interprète  funeste; 


ACTE   IV,    SCÈNE    VIII.  143 

Tu  n'en  as  que  trop  dit,  l'un  des  deux  est  Oreste. 

ELECTRE. 

Eh  bien!  s'il  était  vrai,  si  le  ciel  l'eût  permis... 
Si  dans  vos  mains,  madame,  il  mettait  votre  fils... 

CLYTEMNESTRE. 

0  moment  redouté!  Que  faut-il  que  je  fasse? 

ELECTRE. 

Quoi!  vous  hésiteriez  à  demander  sa  grâce! 
Lui!  votre  fils!  ô  ciel  !...  quoi  !  ses  périls  passés... 
Il  est  mort:  c'en  est  fait,  puisque  vous  balancez. 

CLYTEMNESTRE. 

Je  ne  balance  point  :  va,  ta  fureur  nouvelle 

Ne  peut  même  affaiblir  ma  bonté  maternelle  ; 

Je  le  prends  sous  ma  garde  :  il  pourra  m'en  punir... 

Son  nom  seul  me  prépare  un  cruel  avenir... 

N'importe...  Je  suis  mère,  il  suffit;  inhumaine. 

J'aime  encor  mes  enfants...  tu  peux  garder  ta  haine. 

ELECTRE. 

Non,  madame,  à  jamais  je  suis  à  vos  genoux. 

Ciel,  enfin  tes  faveurs  égalent  ton  courroux  : 

Tu  veux  changer  les  cœurs,  tu  veux  sauver  mon  frère, 

Et,  pour  comble  de  biens,  tu  m'as  rendu  ma  mère. 


FIN'    DU    QUATRIEME    ACTE. 


ACTE    CINQUIEME. 


SCENE    I. 

ELECTRE. 

On  m'interdit  l'arccs  de  cette  affreuse  enceinte  : 

Je  cours,  je  viens,  j'attends,  je  me  meurs  dans  la  crainte, 

En  vain  je  tends  aux  dieux  ces  Ijras  chargés  de  fers; 

Ipliise  ne  vient  point;  les  cliemins  sont  ouverts  : 

La  voici;  je  frémis. 


SCENE  II. 

ELECTRE,    IPIIISE. 

ELECTRE. 

Que  faut-il  que  j'espère  ? 
Qu'a-t-on  fait?  Clytcmnestre  ose-t-elle  être  mère? 
Ah!  si...  Mais  un  tyran  l'asservit  aux  forfaits. 
Peut-elle  réparer  les  malheurs  qu'elle  a  faits  ? 
En  a-t-elle  la  force?  en  a-t-elle  l'idée? 
Parlez.  Désespérez  mon  âme  intimidée  ; 
Achevez  mon  trépas. 

I  PHI  SE. 

J'espère,  mais  je  crains. 
Égisthe  a  des  avis,  mais  ils  sont  incertains  ; 
Il  s'égare  ;  il  ne  sait,  dans  son  trouhle  funeste. 
S'il  tient  entre  ses  mains  le  malheureux  Oreste  ; 
Il  n'a  que  des  soupçons,  qu'il  n'a  point  éclaircis  ; 
Et  Clytemnestre  au  moins  n'a  point  nommé  son  fils. 
Elle  le  voit,  l'entend  ;  ce  moment  la  rappelle 
Aux  premiers  sentiments  d'une  âme  maternelle  ; 


ACTE    V,    SCÈNE   II.  145 

Ce  sang  prêt  à  couler  parle  à  ses  sens  surpris, 
Épouvantés  d'horreur,  et  d'amour  attendris. 
J'observais  sur  son  front  tout  l'elTort  d'une  mère 
Qui  tremble  de  parler,  et  qui  craint  de  se  taire. 
Elle  défend  les  jours  de  ces  infortunés, 
Destinés  au  trépas  sitôt  que  soupçonnés; 
Aux  fureurs  d'un  époux  à  peine  elle  résiste  ; 
Elle  retient  le  bras  de  l'implacable  Égisthe. 
Croyez-moi,  si  son  fils  avait  été  nommé, 
Le  crime,  le  malheur,  eût  été  consommé. 
Oreste  n'était  plus. 

ELECTRE. 

0  comble  de  misère! 
Je  le  trahis  peut-être  en  implorant  ma  mère. 
Son  trouble  irritera  ce  monstre  furieux, 
La  nature  en  tout  temps  est  funeste  en  ces  lieux. 
Je  crains  également  sa  voix  et  son  silence. 
Mais  le  péril  croissait  ;  j'étais  sans  espérance. 
Que  fait  Painmène  ? 

IPHISE. 

Il  a,  dans  nos  dangers  pressants, 
Ranimé  la  lenteur  de  ses  débiles  ans  ; 
L'infortune  lui  donne  une  force  nouvelle  ; 
Il  parle  à  nos  amis,  il  excite  leur  zèle  ; 
Ceux  même  dont  Égisthe  est  toujours  entouré 
A  ce  grand  nom  d'Oreste  ont  déjà  murmuré. 
J'ai  vu  de  vieux  soldats,  qui  servaient  sous  le  père, 
S'attendrir  sur  le  fils,  et  frémir  de  colère  : 
Tant  aux  cœurs  des  humains  la  justice  et  les  lois 
Même  aux  plus  endurcis  font  entendre  leur  voix! 

ELECTRE. 

(Irands  dieux!  si  j'avais  pu  dans  ces  âmes  tremblantes 

Enllammer  leurs  vertus  à  peine  renaissantes. 

Jeter  dans  leurs  esprits,  trop  faiblement  touchés, 

Tous  ces  emportements  qu'on  m'a  tant  reprochés  ! 

Si  mon  frère,  abordé  sur  cette  terre  impie. 

M'eût  confié  plus  tôt  le  secret  de  sa  vie  ! 

•>i  du  moins  jusqu'au  bout  Pammène  avait  tenté... 


V.  —   T  IIÉATHE.       IV.  10 


146  ORESTE. 


SCENE   III. 

ÉGISTHE,    CLYTEMNESTRE,    ELECTRE,    IPHISE,. 

GARDES. 

ÉGISTHE. 

Qu'on  saisisse  Pammène,  et  qu'il  soit  confronté 
Avec  ces  étrangers  destinés  au  supplice  ; 
Il  est  leur  confident,  leur  ami,  leur  complice. 
Dans  quel  piège  efïroyable  ils  allaient  me  jeter! 
L'un  des  deux  est  Oreste,  en  pouvez-vous  douter? 

(A  Clytemnestre  ) 

Cessez  de  vous  tromper,  cessez  de  le  défendre. 
Je  vois  tout,  et  trop  bien.  Cette  urne,  cette  cendre,. 
C'est  celle  de  mon  fils  ;  un  père  gémissant 
Tient  de  son  assassin  cet  horrible  présent. 

CLYTEMNESTRE. 

Croyez-vous... 

ÉGISTHE. 

Oui,  j'en  crois  cette  haine  jurée 
Entre  tous  les  enfants  de  Thyeste  et  d'Atrée  ; 
J"en  crois  le  temps,  les  lieux  marqués  par  cette  mort,. 
Et  ma  soif  de  venger  son  déplorable  sort, 
Et  les  fureurs  d'Electre,  et  les  larmes  d'Iphise, 
Et  l'indigne  pitié  dont  votre  Ame  est  surprise. 
Oreste  vit  encore,  et  j'ai  perdu  mon  fils  ! 
Le  détestable  Oreste  en  mes  mains  est  remis  ; 
Et,  quel  qu'il  soit  des  deux,  juste  dans  ma  colère, 
Je  rimmole  à  mon  fils,  je  l'immole  à  sa  mère. 

CLYTEMNESTRE. 

Eh  bien  !  ce  sacrifice  est  horrible  à  mes  yeux. 

ÉGISTHE. 

A  vous? 

CLYTEMNESTRE. 

Assez  de  sang  a  coulé  dans  ces  lieux. 
Jo  prétends  mettre  un  terme  au  cours  des  homicides,. 
A  la  fatalité  du  sang  des  Pélopides. 
Si  mon  fils,  après  tout,  n'est  pas  entre  vos  mai«s, 
Pourquoi  verser  du  sang  sur  des  bruits  incertains? 
---i^Gurquoi  vouloir  sans  fruit  la  mort  de  l'innocence? 


ACTE    V,    se  KM-:    III.  147 

Seigneur,  si  c'est  mou  fils,  j"eiiii)r;isse  sa  di-fense. 
Oui,  j'oi)tiendrai  sa  grâce,  eu  dussé-jc  périr. 

ÉGISTHE. 

Je  dois  la  refuser,  afiu  de  vous  servir. 
Redoutez  la  pitié  qu'eu  votre  àrue  ou  excite. 
Tout  ce  qui  vous  fléchit  me  révolte  et  m'irrite. 
L'un  des  deux  est  Oreste,  et  tous  deux  vont  périr. 
Je  ne  puis  ijalancer,  je  u'ai  point  à  choisir. 
A  moi,  soldats! 

IPHISE. 

Seigneur,  quoi  !  sa  famille  entière 
Perdra-t-elle  à  vos  pieds  ses  cris  et  sa  prière  ? 

(Elle  se  jette  à  ses  pieds.) 

Avec  moi,  chère  Electre,  embrassez  ses  genoux  : 
Votre  audace  vous  perd. 

ELECTRE. 

Où  me  réduisez-vous? 
Quel  affront  pour  Oreste,  et  quel  excès  de  honte! 
Elle  me  fait  horreur...  Eh  bien  !  je  la  surmonte. 
Eh  bien  !  j'ai  donc  connu  la  bassesse  et  lefï'roi  ! 
Je  fais  ce  que  jamais  je  n'aurais  fait  pour  moi. 

{  Sans  se  mettre  à  genoux.; 

Cruel  !  si  ton  courroux  peut  épargner  mon  frère 
(Je  ne  puis  oublier  le  meurtre  de  mou  père. 
Mais  je  pourrais  du  moins,  muette  à  ton  aspect, 
Me  forcer  au  silence,  et  peut-être  au  respect), 
Que  je  demeure  esclave,  et  que  mou  frère  vive. 

ÉGISTHE. 

Je  vais  frapper  ton  frère,  et  tu  vivras  captive  : 

Ma  vengeance  est  entière;  au  bord  de  son  cercueil. 

Je  te  vois,  sans  effet,  abaisser  ton  orgueil. 

CLVTEM.NESTRE. 

Égistlie,  c'en  est  trop  ;  c'est  trop  braver  peut-être 

Et  la  veuve  et  le  sang  du  roi  qui  fut  ton  maître. 

Je  défendrai  mon  fils,  et,  malgré  tes  fureurs, 

Tu  trouveras  sa  mère  encor  plus  que  ses  sœurs. 

Que  veux-tu?  Ta  grandeur  que  rien  ne  peut  détruire. 

Oreste  eu  ta  puissance  et  qui  ne  peut  te  nuire, 

Electre  enfin  soumise  et  prête  à  te  servir, 

Iphise  à  tes  genoux,  rien  ne  peut  te  fléchir! 

Va,  de  tes  cruautés  je  fus  assez  complice; 

Je  t'ai  fait  en  ces  lieux  un  trop  grand  sacrifice. 


148  ORESTE. 

Faut-il,  pour  falTermir  dans  ce  fuuestc  raug, 
T'abandonuer  cncor  le  plus  pur  de  mou  sang? 
N'aurai-je  donc  jamais  qu'un  époux  parricide? 
L'un  massacre  ma  fille  aux  campagnes  d'Aulidc; 
L'autre  m'arrache  ua  iils,  et  l'égorgé  à  mes  yeux, 
Sur  la  cendre  du  père,  h  l'aspect  de  ses  dieux. 
Tombe  avec  moi  plutôt  ce  fatal  diadème, 
Odieux  à  la  Grèce  et  pesant  à  moi-même! 
Je  t'aimai,  tu  le  sais,  c'est  un  de  mes  forfaits  ; 
Et  le  crime  subsiste  ainsi  que  mes  bienfaits. 
Mais  enfin  de  mon  sang  mes  mains  seront  avares  : 
Je  l'ai  trop  prodigué  pour  des  époux  barbares  ; 
J'arrêterai  ton  bras  levé  pour  le  verser. 
Tremble,  tu  me  connais...  tremble  de  m'olîenser. 
Nos  nœuds  me  sont  sacrés,  et  ta  grandeur  m'est  chère 
Mais  Oreste  est  mon  fils  ;  arrête,  et  crains  sa  mère. 

ELECTRE. 

Vous  passez  mon  espoir.  Non,  madame,  jamais 
Le  fond  de  votre  cœur  n'a  conçu  les  forfaits. 
Continuez,  vengez  vos  enfants  et  mon  père. 

ÉGISTHE. 

Vous  comblez  la  mesure,  esclave  téméraire. 
Quoi  donc  !  d'Agamemnon  la  veuve  et  les  enfants 
Arrêteraient  mes  coups  par  des  cris  menaçants  ! 
Quel  démon  vous  aveugle,  ô  reine  malheureuse  ? 
Et  de  qui  prenez-vous  la  défense  odieuse? 
Contre  qui?  juste  ciel  !..,  Obéissez,  courez  : 
Que  tous  deux  dans  l'instant  à  la  mort  soient  livrés. 


SCENE  IV. 

ÉGISTHE,    GLYTE3INESTRE,    ELECTRE,    IPHISE, 
DIMAS. 

DIMAS. 

Seigneur  ! 

ÉGISTHE. 

Parlez.  Quel  est  ce  désordre  funeste? 
Vous  vous  troublez  ! 

DIMAS. 

On  vient  de  découvrir  Oreste. 


ACTE    V,    SCÈNE    V.  UO 

IPHISE. 

Qui,  lui? 

CLYTEMNESTRE. 

Mon  fils  ? 

ELECTRE. 

Mon  frère? 

ÉGISTHE. 

Eh  bien  !  est-il  puni  ? 

DIMAS. 

Il  ne  l'est  pas  encor. 

ÉGISTHE. 

Je  suis  désobéi  ! 

DIMAS. 

Oreste  s'est  nommé  dès  qu'il  a  vu  Pammène. 
Pylade,  cet  ami  qui  partage  sa  chaîne, 
Montre  aux  soldats  émus  le  fils  d'Agamemnon  ; 
Et  je  crains  la  pitié  pour  cet  auguste  nom. 

ÉGISTHE. 

Allons,  je  vais  paraître,  et  presser  leur  supplice. 

Qui  n'ose  me  venger  sentira  ma  justice. 

Vous,  retenez  ses  sœurs  ;  et  vous,  suivez  m(*s  pas. 

Le  sang  d'Agamemnon  ne  m'épouvante  pas. 

Quels  mortels  et  quels  dieux  pourraient  sauver  Oreste 

Du  père  de  Plistène,  et  du  fils  de  Thyeste? 


SCENE   V. 

CLYTEMNESTRE,    ELECTRE,    IIMIISE. 

IPHISE. 

Suivez-le,  montrez- vous,  ne  craignez  rien,  parlez, 
Portez  les  derniers  coups  dans  les  cœurs  ébranlés. 

ELECTRE. 

Au  nom  de  la  nature,  achevez  votre  ouvrage  ; 
De  Clytemnestre  enfin  déployez  le  courage. 
Volez,  conduisez-nous. 

CLYTEMNESTRE. 

Mes  filles,  ces  soldats 
Me  respectent  à  peine,  et  retiennent  vos  pas. 
Demeurez  ;  c'est  à  moi,  dans  ce  moment  si  triste, 
De  répondre  des  jours  et  d'Oreste  et  d'Égistlie  : 


150  ORESTE, 

Je  suis  ôpouso  et  mcro  ;  ot  jo  veux  à  la  fois, 

Si  j'en  puis  être  digne,  en  remplir  tous  les  droits. 

(Elle  sort.) 

SCÈNE    YI. 

ELECTRE,    IPHISE. 

IPHISE. 

Ail!  le  dieu  qui  nous  perd  en  sa  rigueur  persiste; 
En  défendant  Oreste,  elle  ménage  Égistlie. 
Les  cris  de  la  pitié,  du  sang,  et  des  remords, 
S-erout  contre  un  tyran  d'inutiles  efforts. 
Égisthe  furieux,  et  brûlant  de  vengeance. 
Consomme  ses  forfaits  pour  sa  propre  défense  ; 
Il  condamne,  il  est  maître;  il  frappe,  il  faut  périr. 

KLECTUE, 

Et  j'ai  pu  le  prier  avant  que  de  mourir! 

Je  descends  dans  la  tombe  avec  cette  infamie, 

Avec  le  désespoir  de  m'être  démentie  ! 

J'ai  supplié  ce  monstre,  et  j'ai  liàté  ses  coups. 

Tout  ce  qui  dut  servir  s'est  tourné  contre  nous. 

Que  font  tous  ces  amis  dont  se  vantait  Pammène^ 

Ces  peuples  dont  Égisthe  a  soulevé  la  baine  ; 

Ces  dieux  qui  de  mon  frère  armaient  le  bras  vengeur, 

Et  qui  lui  défendaient  de  consoler  sa  sœur  ; 

Ces  filles  de  la  nuit,  dont  les  mains  infernales 

Secouaient  leurs  flambeaux  sous  ces  voûtes  fatales? 

Quoi  !  la  nature  entière,  en  ce  jour  de  terreur. 

Paraissait  à  ma  voix  s'armer  en  ma  faveur  ; 

Et  tout  est  pour  Égisthe,  et  mon  frère  est  sans  vie; 

Et  les  dieux,  les  mortels,  et  l'enfer,  m'ont  trahie  ! 


SCÈNE    Vil. 

ELECTRE,    PYLADE,    IPHISE,    soldats. 

ÉLECTUE. 

En  est-ce  fait,  Pylade? 

1.  Mêmes  conseils  de  Voltaire  pour  ce  couplet  que  pour  le  couplet  de  l'acte  IV, 
scène  iv.  (G.  A.) 


ACTE    y,    SCÈNE    VU.  ^j1 

PYLADE. 

Oui,  tout  est  accompli. 
Tout  change  ;  Electre  est  libre,  et  le  ciel  obéi. 

ELECTRE. 

Comment  ? 

PVLADE. 

Oreste  règne,  et  c'est  lui  qui  m'envoie. 

IPHISE, 

Justes  dieux  ! 

ELECTRE. 

Je  succombe  à  l'excès  de  ma  joie. 
Oreste  !  est-il  possible  ? 

PYLADE. 

Oreste,  tout-puissant, 
Va  venger  sa  famille  et  le  sang  innocent. 

ELECTRE. 

•Quel  miracle  a  produit  un  destin  si  prospère? 

PYLADE. 

Son  courage,  son  nom,  le  nom  de  votre  père. 
Le  vôtre,  vos  vertus,  l'excès  de  vos  malheurs, 
La  pitié,  la  justice,  un  dieu  qui  parle  aux  cœurs. 
Par  les  ordres  d'Égistho  on  amenait  à  peine. 
Pour  mourir  avec  nous,  le  fidèle  Pammènc  ; 
Tout  un  peuple  suivait,  morne,  glacé  d'horreur  : 
J'entrevoyais  sa  rage  à  travers  sa  terreur  ; 
La  garde  retenait  leurs  fureurs  interdites. 
Oreste  se  tournant  vers  ses  fiers  satellites  : 
«  Immolez,  a-t-il  dit,  le  dernier  de  vos  rois  ; 
L'osez-vous?  »  A  ces  mots,  au  son  de  cette  voix, 
A  ce  front  où  brillait  la  majesté  suprême. 
Nous  avons  tous  cru  voir  Agamemnon  lui-même. 
Qui,  perçant  du  tombeau  les  gouffres  éternels. 
Revenait  en  ces  lieux  commander  aux  mortels. 
Je  parle  :  tout  s'émeut  ;  l'amitié  persuade  : 
On  respecte  les  nœuds  d'Oreste  et  de  Pylade  : 
Des  soldats  avançaient  pour  nous  envelopper. 
Ils  ont  levé  le  bras,  et  n'ont  osé  frapper  : 
Nous  sommes  entourés  d'une  foule  attendrie  ; 
Le  zèle  s'enhardit,  l'amour  devient  furie. 
Dans  les  bras  de  ce  peuple  Oreste  était  porté. 
Égisthe  avec  les  siens,  d'un  pas  précipité. 
Vole,  croit  le  punir,  arrive,  et  voit  son  maitrc. 


152  ORESTE. 

J'ai  vu  tout  son  orgueil  à  l'instant  disparaître, 

Ses  esclaves  le  fuir,  ses  amis  le  quitter, 

Dans  sa  confusion  ses  soldats  l'insulter, 

0  jour  d'un  grand  exemple!  ô  justice  suprême! 

Des  fers  que  nous  portions  il  est  chargé  lui-même. 

La  seule  Clytemnestre  accompagne  ses  pas. 

Le  protège,  l'arrache  aux  fureurs  des  soldats. 

Se  jette  au  milieu  d'eux,  et  d'un  front  intrépide 

A  la  fureur  commune  enlève  le  perfide. 

Le  tient  entre  ses  hras,  s'expose  à  tous  les  coups, 

Et  conjure  son  fils  d'épargner  son  époux. 

Oreste  parle  au  peuple  ;  il  respecte  sa  mère  ; 

Il  remplit  les  devoirs  et  de  fils  et  de  frère. 

A  peine  délivré  du  fer  de  l'ennemi. 

C'est  un  roi  triomphant  sur  son  trône  affermi. 

IPHISE. 

Courons,  venez  orner  ce  triomphe  d'un  frère; 
Voyons  Oreste  heureux,  et  consolons  ma  mère. 

ELECTRE. 

Quel  bonheur  inouï,  par  les  dieux  envoyé  ! 
Protecteur  de  mon  sang,  héros  de  l'amitié, 
Venez. 

PYLADE  ,  à  sa  suito. 

Brisez,  amis,  ces  chaînes  si  cruelles  ; 
Fers,  tombez  de  ses  mains  ;  le  sceptre  est  fait  pour  elles. 

(On  lai  ûtc  ses  chaînes.) 

SCÈNE  VIII. 

ELECTRE,    IPIIISE,    PYLADE,    PAMMÈNE. 

ELECTRE. 

Ah!  Pamrnène,  où  trouver  mon  frère,  mon  vengeur? 
Pourquoi  ne  vient-il  pas? 

PAMMÈNE. 

Ce  moment  de  terreur 
Est  destiné,  madame,  à  ce  grand  sacrifice 
Que  la  cendre  d'un  père  attend  de  sa  justice  : 
Tel  est  Tordre  qu'il  suit.  Cette  tombe  est  l'autel 
Où  sa  main  doit  verser  le  sang  du  criminel. 
Daignez  l'attendre  ici  tandis  qu'il  venge  un  père. 
Ce  devoir  redoutable  est  juste  et  nécessaire; 


ACTE    V,    SCÈNE    VIII.  453 

Mais  co  spectacle  horrililc  aurait  souillé  vos  yeux. 
Vous  connaissez  les  lois  qu  Argos  tient  de  ses  dieux  : 
Elles  ne  souffrent  point  que  vos  mains  innocentes 
Avant  le  temps  prescrit  pressent  ses  mains  sanglantes. 

IPHISE. 

Mais  que  fait  Clytemnestre  en  ces  moments  d'horreur? 
Voyons-la. 

PAMMÈME. 

Clytemnestre,  en  proie  à  sa  fureur, 
De  son  indigne  époux  défend  encor  la  vie  ; 
Elle  oppose  à  son  fils  une  main  trop  hardie. 

É;.ECTRE. 

Elle  défend  Égisthe...  elle  de  qui  le  bras 

A  sur  Agamemnon...  Dieux,  ne  le  souffrez  pas! 

PAMxMÈNE. 

,---  On  dit  que  dans  ce  trouble  on  voit  les  Euménides 
Sourdes  à  la  prière,  et  de  meurtres  avides, 
Ministres  des  arrêts  prononcés  par  le  sort. 
Marcher  autour  d'Oreste,  en  appelant  la  mort  \ 

1.  Quoique  cette  catastrophe,  imitée  de  Sophocle,  soit,  sans  aucune  comparai- 
son, beaucoup  plus  théâtrale  et  plus  tragique  que  l'autre  manière  dont  on  a  joué 
la  fin  de  la  pièce,  cependant  j'ai  été  obligé  de  préférer  sur  le  théâtre  cette  seconde 
leçon,  toute  faible  qu'elle  est,  à  la  première.  Rien  n'est  plus  aisé  et  plus  commun 
parmi  nous  que  de  jeter  du  ridicule  sur  une  action  théâtrale  à  laquelle  on  n'est 
pas  accoutumé.  Les  cris  de  Clytemnestre,  qui  faisaient  frémir  les  Athéniens, 
auraient  pu,  sur  un  théâtre  mal  construit  et  confusément  rempli  de  jeunes  gens, 
faire  rire  des  Français;  et  c'est  ce  que  prétendait  une  cabale  un  peu  violente. 
Cette  action  théâtrale  a  fait  beaucoup  d'effet  à  Versailles,  parce  que  la  scène, 
quoique  trop  étroite,  était  libre,  et  que  le  fond,  plus  rapproché,  laissait  entendre 
Clytemnestre  avec  plus  de  terreur,  et  rendait  sa  mort  plus  présente  ;  mais  je 
doute  que  l'exécution  eût  pu  réussira  Paris. 

Voici  donc  la  manière  dont  on  a  gâté  la  fin  de  la  pièce  de  Sophocle  : 

On  dit  que  dans  ce  trouble  on  voit  les  Euménides, 
Sourdes  à  la  priùro  et  de  vcn^'cancc  avides, 
Ministres  dos  arrêts  prononcés  par  le  sort, 
Marcher  autour  d'Oreste  en  appelant  la  mort. 

I  PH  ISIi. 

Il  vient  :  il  est  vengé;  je  le  vois. 

l':  I.  li  CTUB. 

Cher  Orcste, 
Je  poux  vous  ouibrassor.  Dieux  !  fiucl  accueil  funeste, 
Quels  regards  elTrayauts! 

O  U  F.  s  T  E. 

G  terre,  cntr"ouvrc-toi  : 
Clytemnestre,  Tantale,  Atréc,  attendez-moi  : 
Je  vous  suis  aux  enfers,  éternelles  victimes,  etc. 

{Note  de  Voltaire.) 

—  Cette  note  de  Voltaire  est  antérieure  à  17G1,   époque  où,  cette   pièce  étant 
reprise,  on  en  joua  la  fin  sans  adoucissement.  (G.  A.) 


loi  ORESTE. 

IPHISE. 

Jour  terrible  et  sanglant,  soyez  un  jour  de  grftce  ; 

Terminez  les  malheurs  attachés  à  ma  race. 

\h,  ma  sœur!  ah,  Pylade!  entendez-vous  ces  cris? 

KLEGTP.E. 

(l'est  ma  mère! 

PAMMKNE. 

Elle-même. 

CLYTEMNESTRE,   derrière  la  scène. 

Arrête  ! 

IPHISE. 

Ciel! 

CLYTEMNESTRE,   derrière  la  scène. 

Mon  fils! 

ELECTRE. 

11  frappe  Égisthe.  Achève,  et  sois  inexoral)le; 
Venge-nous,  venge-la  ;  tranche  un  nœud  si  coupable 
Immole  entre  ses  bras  cet  infâme  assassin  ; 
Frappe,  dis-je. 

CLYTEMNESTRE. 

Mon  /ils!...  j'expire  de  ta  main. 

PYLADE. 

0  destinée! 

IPHISE. 

0  crime! 

ELECTRE. 

Ah!  trop  malheureux  frère! 
(hiel  forfait  a  puni  les  forfaits  de  ma  mère! 
Jour  à  jamais  affreux! 


SCENE   IX. 

LES     PRÉCÉDENTS,     ORESTE. 

ORESTE. 

0  teri'e,  entr'ouvrc-toi  ! 
(llytemnestre.  Tantale,  Atrée,  attendez-moi! 
Je  vous  suis  aux  enfers,  éternelles  victimes  ; 
Je  dispute  avec  vous  de  tourments  et  de  crimes. 

ELECTRE. 

Qu'avez- VOUS  fait,  cruel  ? 


ACTE  V,  sc:i':ne  ix.  455 

ORESTE. 

Elle  a  voulu  sauver... 
Et  les  frappant  tous  deux...  Je  ne  puis  achever. 

KLEcrnE, 
Quoi!  de  la  main  d'un  fils?  quoi  !  par  ce  coup  funeste, 
Vous... 

ORESTE, 

Non,  ce  n'est  pas  moi;  non,  ce  n'est  point  Oresto; 
-"Un  pouvoir  effroyable  a  seul  conduit  mes  coups. 
Exécrable  instrument  d'un  éternel  courroux, 
Banni  de  mon  pays  par  le  meurtre  d'un  père, 
Banni  du  monde  entier  par  celui  de  ma  mère, 
Patrie,  États,  parents,  que  je  remplis  d'effroi. 
Innocence,  amitié,  tout  est  perdu  pour  moi  ! 
Soleil,  qu'épouvanta  cette  affreuse  contrée, 
Soleil,  qui  reculas  pour  le  festin  d'Atrée, 
Tu  luis  encor  pour  moi  !  tu  luis  pour  ces  climats  ! 
Dans  l'éternelle  nuit  tu  ne  nous  plonges  pas! 
Dieux,  tyrans  éternels,  puissance  impitoyable. 
Dieux  qui  me  punissez,  qui  m'avez  fait  coupable  ! 
Eh  bien  !  quel  est  l'exil  que  vous  me  destinez  ? 
Quel  est  le  nouveau  crime  où  vous  me  condamnez  ? 
Parlez...  Vous  prononcez  le  nom  de  la  Tauride  : 
J'y  cours,  j'y  vais  trouver  la  prêtresse  homicide. 
Qui  n'offre  que  du  sang  à  des  dieux  en  courroux, 
A  des  dieux  moins  cruels,  moins  barbares  que  vous*. 

ELECTRE. 

Demeurez  :  conjurez  leur  justice  et  leur  haine. 

PYLADE. 

Je  te  suivrai  partout  où  leur  fureur  t'entraîne. 

Que  l'amitié  triomphe,  en  ce  jour  odieux. 

Des  malheurs  des  mortels  et  du  courroux  des  dieux  ! 


1.  «  J'ai  relu  les  fureurs,  écrivait  Voltaire  en  1701  à  propos  de  ce  passage;  je 
n'aime  pas  ces  fureurs  étudiées,  ces  déclamations;  je  ne  les  aime  pas  même  dans 
Andromaque.  »  (G.  A.) 


FIN    D   ORESTE. 


VARIANTES 

DE    LA   TRAGÉDIE    B'ORESTE. 


Page  93,  vers  10.  —  Édition  de  'I7o0 


PAJIMKNE. 

O  respectable  Iphise  !  ô  fille  de  mon  roi  ! 
Relégué  comme  vous  dans  ce  séjour  d'effroi, 
Les  secrets  d'une  cour  en  liorreurs  si  fertile 
Pénètrent  rarement  dans  mon  obscur  asile,  etc. 

Page  94,  vers  14.  —  Iphise  continue  : 

Peut-être  c[ue  ma  sœur,  etc. 

et  parle  seule  jusqu'à  la  fin  de  la  scène. 
Page  97,  vers  26  : 

IPHISE. 

Dieux  qui  la  préparez,  que  vous  tardez  longtemps! 
Auprès  de  ce  tombeau  je  languis  désolée; 
Ma  sœur  plus  malbeurcuso,  à  la  cour  exilée, 
Ma  sœur  est  dans  les  fers;  et  l'oppresseur  en  paix, 
Indignement  heureux,  jouit  de  ses  forfaits. 

ELECTRE. 

Vou3  le  voyez,  Pammènc  ;  Égisthe  renouvelle 
De  son  hymen  sanglant  la  pompe  criminelle. 
Et  mon  frère  exilé  de  déserts  en  déserts,  etc.    (K.) 

—  Cette  variante  n'est  tout  au  phis  qu'une  seconde  leron.  On  voit  par 
une  lettre  à  ]\]"'=  Chiiron,  du  12  janvier  1750,  que  le  rôle  d'Electre  contenait 

ces  vers  : 

Sans  trouble,  sans  remords,  Égisthe  renouvelle 

De  son  liymen  aflVeux  la  pompe  criminelle.... 

Vous  vous  trompiez,  ma  sœur;  liélas  !  tout  nous  trahit. 

La  même  lettre  contient  un  auti-e  vers  pour  un  autre  passage.     (B.) 
Page  104,  vers  18  : 

ÉGISTHE. 

Songez... 

CLYTKMNESTRE. 

^on,  laissez-moi,  dans  ce  trouble  mortel, 


VARIANTES    D'ORESTE.  <o7 

Consulter  de  ces  lieux  l'oracle  solennel. 

ÉGI  STHE. 

Madame,  à  mes  desseins  mettra-t-il  dos  obstacles?... 


Page  106,  vers  20  : 

Qui  t'a  livre  le  fils,  qui  t'a  promis  le  père, 
Qui  veille  sur  le  juste,  et  venge  les  forfaits. 

ORESTE. 

Ce  dieu,  dans  sa  colère,  a  repris  ses  bienfaits  ; 
Sa  faveur  est  trompeuse,  et  dans  toi  je  contemple 
Des  changements  du  sort  un  déplorable  exemple. 
As-tu,  dans  ces  rochers  qui  défendent  ces  bords, 
Où  nous  avons  pris  terre  après  de  longs  efforts, 
As-tu  cache  cette  urne  et  ces  niaiV[UL's  funèbres. 
Qu'en  des  lieux  détestés,  par  le  crime  célèbres. 
Dans  ce  champ  de  Mycène  où  régnaient  mes  aïeux, 
Xous  devions  apporter  par  les  ordres  des  dieux, 
Cette  urne  qui  contient  les  cendres  de  Wistènc, 
Ces  dépôts,  ces  témoins  de  vengeance  et  de  haine. 
Qui  devaient  d'un  tyran  tromper  les  yeux  cruels? 

P  Y  L  A  D  E  . 

Oui,  j'ai  rempli  ces  soins. 

ORESTE. 

0  décrets  éternels  ! 
Quel  fruit  tirerons-nous  de  cette  obéissance? 
Ami,  qu'est  devenu  le  jour  de  la  vengeance? 
Reverrai-jc  jamais  ce  palais,  ce  séjour, 
Ce  lieu  cher  et  terrible  où  j'ai  reçu  le  jour? 
Où  marcher,  où  trouver  cette  sœur  généreuse 
Dont  la  Grèce  a  vanté  la  vertu  courageuse, 
Que  l'on  admire,  hélas!  qu'on  n'ose  secourir, 
Qui  conserva  ma  vie,  et  m'apprit  à  souffrir  ; 
Qui,  digne  en  tous  les  temps  d'un  père  magnanime, 
jN'a  jamais  succombé  sous  la  main  qui  l'opprime? 
Quoi  donc!  tant  de  héros,  tant  de  rois,  tant  d'États, 
Ont  combattu  dix  ans  pour  venger  Ménélas? 
Agamemnon  périt,  et  la  Grèce  est  tranquille? 
Dans  l'univers  entier  son  fils  n'a  point  d'asile; 
Et  j'eusse  été  sans  toi,  sans  ta  tendre  amitié. 
Aux  plus  vils  des  mortels  un  objet  de  pitié  : 
Mais  le  ciel  me  soutient  quand  il  me  persécute  ; 
Il  m'a  donné  Pylade,  et  ne  veut  point  ma  chute  : 
Il  m'a  fait  vaincre  au  moins  un  indigne  ennemi. 
Et  la  mort  de  mon  père  est  vengée  à  demi. 
Mais  que  nous  servira  cette  cendre  funeste 
Que  nous  devions  offrir  pour  la  cendre  d'Oreste? 
Quel  chemin  peut  conduire  i\  cette  affreuse  cour? 

PYLADE. 

Regarde  ce  palais,  etc. 

Page  108,  vers  2  : 

11  gémit  :  tout  mortel  est-il  né  pour  souffrir! 


IliS  VARIANTES    D'ORESTE. 

l'âge  109,  vtMs  21  : 

Que  je  te  crains  ! 

Piigc  1 10,  premier  vers  : 

P  A  M  Jl  È  N  E. 

Vous,  soigneur!  6  destins  !ô  céleste  justice 

Vous,  lui  sacrifier!  Parmi  ses  ennemis, 

Je  me  tais...  Mais,  seigneur,  mon  maître  avait  un  fils. 

rage  111,  vers  1 1  : 

KG  ISTHE. 

Vous  l'avez  donc  voulu;  votre  crainte  inquiète 
A  des  dieux  vainement  consulté  l'interprète  ; 
Leur  silence  ne  sert  qu'à  vous  désespérer  : 
Mais  Kgisthe  vous  parle,  et  doit  vous  rassurer. 
A  vous-même  opposée,  et  par  vos  vœux  trahie, 
Craignant  la  mort  d'un  fils  et  redoutant  sa  vie, 
Votre  esprit  ébranlé  ne  peut  se  raffermir. 
Ah!  ne  consultez  point,  sur  un  sombre  avenir, 
Dos  confidents  des  dieux  l'incertaine  réponse. 
Ma  main  fait  nos  destins,  et  ma  voix  les  annonce. 
Fiez-vous  à  mes  soins,  etc. 

Ibid.,  vers  '16  : 

De  vos  nouveaux  desseins,  etc. 

Page  114,  vers  17.  —  C'e^t  ainsi  qu'on  lit  dans  les  éditions  de  1750, 
'1751^  4752,  1754,4756,  1768  (in-4"),  H'o,  et  sans  doute  dans  beaucoup 
d'autres.  Les  éditeiu-s  de  Kehl  ont  mis  :  Je  L'aimai.  'B.) 

Page  M  7,  vers  30  : 

Venez  à  ce  tombeau,  vous  pouvez  l'honorer; 
Et  l'on  ne  vous  a  pas  défendu  d'y  pleurer. 
Cet  étranger,  etc. 

Page  119: 

SCÈNE    PREMIÈRE 

DE  l'Édition   de   1750, 

QUI     RÉPOND      ÂU.\.      TROIS      PREMIÈRES      SCÈNES      DE      CETTE      ÉDITION. 

ORESTE,    PYLADE,    PAMMÈNE. 

(Un  esclave,  dans  l'enfoncement,  porto  une  urne  et  une  épée.) 

PAMMÈXE. 

Que  béni  soit  le  jour  si  longtemps  attendu, 
Où  le  fils  de  mou  maître,  à  nos  larmes  rendu. 


VARIANTES    D  OUESTE.  \yj 

Vient,  digne  de  sa  race  et  de  sa  destinée, 

Venger  d'Aganiemnon  la  cendre  profanée  ! 

Je  crains  que  le  tyran,  par  son  trouble  averti, 

Ne  détourne  un  destin  déjà  trop  i)ressenti. 

11  n'a  fait  qu'entrevoir  et  son  juge  et  son  maître, 

Et  sa  rage  a  déjà  semblé  lo  reconnaître. 

Il  s'informe,  il  s'agite,  il  veut  surtout  vous  voir  : 

Vous-même  vous  mêlez  la  crainte  à  mon  espoir, 

De  vos  ordres  secrets  exécuteur  fidèle, 

Je  sonde  les  esprits,  j'encourage  leur  zèle; 

Des  sujets  gémissants  consolant  la  douleur, 

Je  leur  montre  de  loin  leur  maître  et  leur  vainqueur. 

La  race  dos  vrais  rois  tôt  ou  tard  est  chérie; 

Le  cœur  s'ouvre  aux  grands  noms  d"Oreste  et  de  patrie. 

Tout  semble  autour  de  moi  sortir  d'un  long  sommeil, 

La  vengeance  assoupie  est  au  jour  du  réveil. 

Et  le  peu  d'habitants  de  ces  tristes  retraites 

Lève  les  mains  au  ciel,  et  demande  où  vous  êtes. 

Mais  je  frémis  de  voir  Orcste  en  ce  désert, 

Sans  armes,  sans  soldats,  prêt  d'être  découvert. 

D'un  barbare  ennemi  l'active  vigilance 

Peut  prévenir  d'un  coup  votre  juste  vengeance; 

Et  contre  ce  tyran,  sur  le  trône  affermi, 

Vo  .s  n'amenez,  hélas!  qu'Oreste  et  son  ami. 

PY  LA  DK. 

C'est  assez,  et  du  ciol  je  reconnais  l'ouvrage  : 
11  nous  a  tout  ravi  par  ce  cruel  naufrage  ; 
]1  veut  seul  accomplir  ses  augustes  desseins; 
Pour  ce  grand  sacrifice  il  ne  veut  que  nos  mains. 
Tantôt  de  trente  rois  il  arme  la  vengeance. 
Tantôt  trompant  la  terre,  et  frappant  en  silence. 
Il  veut,  en  signalant  son  pouvoir  oublié, 
IS'armer  que  la  nature  et  la  seule  amitié. 

0  R  E  s  T  E. 
Avec  un  tel  secours,  Oreste  est  sans  alarmes. 
Je  n'aurai  pas  besoin  de  plus  puissantes  armes  '. 

PYLADÉ. 

Prends  garde,  cher  Oreste,  à  ne  pas  t'égarer 
Au  sentier  qu'un  dieu  môme  a  daigné  te  montrer  ; 
Prends  garde  à  tes  serments,  à  cet  ordre  suprême 
De  cacher  ton  retour  à  cette  sœur  qui  t'aime  ; 
Ton  repos,  ton  bonheur,  ton  règne  est  à  ce  prix. 
Commande  à  tes  transports,  dissimule,  obéis  ; 
Il  la  faut  abuser  cncor  plus  que  sa  mère. 

l'AMMiiNE. 

Remerciez  les  dieux  de  cet  ordre  sévère. 

A  peine  j'ai  trompé  ses  transports  indiscrets  : 

Déjà  portant  partout  ses  pleurs  et  ses  regrets, 

Appelant  à  grands  cris  son  vengeur  et  son  frère. 

Et  courant  sur  vos  pas  dans  ce  lieu  solitaire, 

Elle  m'interrogeait  et  me  faisait  trembler. 

La  nature  en  secret  semlilait  lui  révéler, 


1.  C'oii  duux  vers  ont  Oté  placés  dans  hi  lu-cmiùre  scèuû  du  dcuiiômo  acte. 


460  VARIANTES    D'ORESTE. 

Par  un  pressentiment  trop  tendre  et  trop  funeste, 
Que  le  ciel  en  ses  bras  remet  son  cher  Oreste. 
Son  cœur  trop  plein  de  vous  ne  peut  se  contenir. 

ORESTE. 

Quelle  contrainte,  ù  dieux!  puis-je  la  soutenir? 

PYLADE. 

Vous  balancez  !  songez  aux  menaces  terribles 

Que  vous  faisaient  ces  dieux  dont  les  secours  sensibles 

'  Vous  ont  rendu  la  vie  au  milieu  du  trépas. 

'Contre  leurs  volontés  si  vous  faites  un  pas, 

'  Ce  moment  vous  dévoue  à  leur  haine  fatale. 

'  Tremblez,  malheureux  fils  d'Atrée  et  de  Tantale, 

*  Tremblez  de  voir  sur  vous,  dans  ces  lieux  détestes, 

*  Tomber  tous  ces  fléaux  du  sang  dont  vous  sortez. 

ORESTE. 

Quel  est  donc,  cher  ami,  le  destin  qui  nous  guide? 

Quel  pouvoir  invincible  à  tous  nos  pas  préside? 

Moi,  sacrilège  !  moi,  si  j'écoute  un  instant 

La  voix  du  sang  qui  parle  à  ce  cœur  gémissant! 

G  justice  éternelle,  abîme  impénétrable, 

Ne  distiuguez-vous  point  le  faible  et  le  coupable. 

Le  mortel  qui  s'égare  ou  qui  brave  vos  lois. 

Qui  trahit  la  nature,  ou  qui  cède  à  sa  voix? 

N'Hiipoi-te  :  est-ce  à  l'esclave  à  condamner  son  maître '? 

Le  ciel  ne  nous  doit  rien  quand  il  nous  donne  l'être. 

J'obéis,  je  me  tais.  Nous  avons  apporté 

Cette  urne,  cet  anneau,  ce  fer  ensanglanté  : 

Il  suffit;  offrons-les  loin  d'Electre  affligée. 

Allons,  je  la  verrai  quand  je  l'aurai  vengée. 

(A  Pammène.) 
Va  préparer  les  cœurs  au  grand  événement 
Que  je  dois  consommer,  et  que  la  Grèce  attend. 
Trompe  surtout  Égistho  et  ma  coupable  mère  : 
*  Qu'ils  goûtent  de  ma  mort  la  douceur  passagère; 
'  Si  pourtant  une  mère  a  pu  porter  jamais 
'  Sur  la  cendre  d'un  fils  des  regards  satisfaits. 
Va,  nous  les  attendrons  tous  deux  à  leur  passage. 


SCÈNE   II. 

ELECTRE,  IPHISE,  d'un  côté;  ORESTE,  PYLADE,  de  l'autre, 
avec  l'esclave  qui  porte  l'urne  et  l'épée. 

ELECTRE,   à  Iphiso. 

*  L'espérance  trompée  accable  et  décourage. 

*  Un  seul  mot  de  Pammène  a  fait  évanouir 

*  Ces  songes  imposteurs  dont  vous  osiez  jouir. 

*  Ce  jour  faible  et  tremblant  qui  consolait  ma  vue 
'Laisse  une  horrible  nuit  sur  mes  yeux  répandue. 
*Ah!  la  vie  est  pour  nous  un  cercle  de  douleurs. 

1.  Ce  vers  se  retrouve  dans  la  deuxième  scène  du  troisième  acte. 


VARIANTES   D'ORESTE.  161 

OIIESTE,   à  Pyladc. 

Quelle  est  cette  princesse  et  cette  esclave  en  pleurs? 

I  PUISE,  à  Electre. 
D'une  erreur  trop  flatteuse,  ô  suite  trop  cruelle! 

KLECTRE. 

Orcste,  cher  Orcste  !  en  vain  je  vous  rappelle, 
En  vain  pour  vous  revoir  j'ai  prolongé  mes  jours. 

on  ESTE. 

Quels  accents!  Elle  appelle  Orestc  à  son  secours. 

IPHISE,  à  Electre. 
Voilà  ces  étrangers. 

ELECTRE,    à   Iphise. 

Que  ses  traits  m'ont  frappée! 
Hélas!  ainsi  que  vous  j'aurais  été  trompée. 

(A  Oreste). 
Eh  !  qui  donc  ètes-vous,  étrangers  malheureux  ; 
Et  qu'osez-vous  cliercher  sur  ce  rivage  affreux? 

PYLADE. 

Nous  attendons  ici  les  ordres,  la  présence 
Du  roi  qui  tient  Arjos  sous  son  obéissance. 

ELECTRE. 

Qui?  du  roi?  quoi  !  des  Grecs  osent  donner  ce  nom 
Au  tyran  qui  versa  le  sang  d'Agamemuon  ! 

ORESTE. 

Cher  Pylado,  à  ces  mots,  aux  douleurs  qui  la  pressent, 
Aux  pleurs  qu'elle  répand  tous  mes  troubles  renaissent. 
Ah!  c'est  Electre. 

ELECTRE. 

Hélas!  vous  voyez  qui  je  suis: 
On  reconnaît  Electre  à  ses  affreux  ennuis. 

IPHISE. 

Du  vainqueur  d'ilion  voilà  le  triste  reste. 

Ses  deux  filles,  les  sœurs  du  malheureux  Oreste. 

ORESTE. 

Ciel!  soutiens  mon  courage. 

ELECTRE. 

Eh  !  que  demandez-vous 
Au  tyran  dont  le  bras  s'est  déployé  sur  nous? 

PYLADE. 

Je  lui  viens  annoncer  un  destin  trop  propice. 

ORESTE. 

Que  ne  puis-jc  du  votre  adoucir  l'injustice! 

Je  vous  plains  toutes  deux  :  je  déteste  un  devoir 

Qui  me  force  à  combler  votre  long  désespoir. 

IPHISE. 

Serait-il  donc  pour  nous  encor  quelque  infortune? 

ELECTRE. 

Parlez,  déUvrez-nous  d'une  vie  importune. 

PYLADE. 

Oreste... 

ELECTRE. 

Eh  bien!  Orestc ?... 

ORESTE. 

OÙ  suis-je? 
V.  —  Théâtre.     IV.  Il 


462  VARIANTES   D'ORESTE. 

IPHISE,  on  voyant  l'urne. 

Dieux  vengeurs!. 

ELECTRE. 

Cette  cendre...  on  se  tait...  mon  frère...  Je  me  meurs. 

IPHISE. 

Il  n'est  donc  plus  !  Faut-il  voir  encor  la  lumière  ! 

OR  ESTE,    à  Pjlado. 

Elle  semble  toucher  à  son  heure  dernière, 
Ah  !  pourquoi  l'ai-je  vue,  impitoyables  dieux  ! 

(A  celui  qui  porte  l'urno.) 
Otez  ce  monumcnt,"gardez  pour  d'autres  j'eux,  etc. 

Page  126,  vers  12  : 

Ce  glaive,  cet  anneau....  vous  devez  le  connaître: 
Agamemnon  l'avait  quand  il  fut  votre  maître. 

CLYTEM\ESTRE. 

Quoi!  ce  serait  par  vous  qu'au  tombeau  descendu... 

ÉGISTHE. 

Si  vous  m'avez  servi,  le  prix  vous  en  est  dû. 
De  quel  sang  êtes-vous? 

riige  4  27,  vers  11  : 

ORESTE. 

Souffrez... 

ÉGISTHE. 

Non,  demeurez. 

CLÏTEMNESTRE. 

Qu'il  s'écarte,  seigneur. 
Cette  urne,  ce  récit,  me  remplissent  d'horreur. 
Le  ciel  veille  sur  vous,  il  soutient  votre  empire; 
Rendez  grâce,  et  souffrez  qu'une  mère  soupire. 

ORESTE. 

Madame...  j'avais  cru  que,  proscrit  dans  ces  lieux. 
Le  fils  d'Agamemnon  vous  était  odieux. 

CLYTEMNBSTRE. 

Je  ne  vous  cache  point  qu'il  me  fut  redoutable. 

ORESTE. 

A  vous? 

CLÏTEMNESTRE. 

Il  était  né  pour  devenir  coupable. 

ORESTE. 

Envers  qui? 

CLYTEMNESTRE. 

Vous  savez  qu'eri-ant  et  malheureux. 
De  haïr  une  mère  il  eut  le  droit  affreux; 
Né  pour  souiller  sa  main  du  sang  qui  l'a  fait  naître. 


I*age  128,  vers  5  : 

Un  fils  peut-il  si  loin  étendre  ses  fureurs? 


VAIUANTl'S    IJORESTE.  jfi.l 

ï  Une  mère  à  ses  yeux,  madame,  est  toujours  mère, 

La  nature  aisément  désarme  sa  colère. 

(Electre  do  I.onoepikukk,  IV,  i.) 

Page  133,  premier  vers  : 

De  Pammène,  il  est  vrai,  l'adroite  vigilance. 

Ibid.,  vers  8  : 

Où  ma  main  frémissante  offrit  ce  fer  vengeur. 

Page  135,  vers  21  : 

Allons,  je  vais  du  moins  punir  un  de  mes  maîtres. 

IPHISE. 

Je  suis  loin  de  blâmer  des  douleurs  que  je  sons; 
Mais  souffrez  mes  raisons  dans  vos  emportements. 
Tout  parle  ici  d'Oreste  :  on  prétend  qu'il  respire, 
Et  le  trouble  du  roi  semble  encor  nous  le  dire. 
Vous  avez  vu  Pammène  avec  cet  étranger. 
Lui  parler  en  secret,  l'attendre,  le  chercher. 
Pammène,  de  nos  maux  consolateur  utile, 
Au  milieu  des  regrets  vieillit  dans  cet  asile, 
Jusqu'à  tant  de  bassesse  a-t-il  pu  s'oublier? 
Est-il  d'iutelligence  avec  le  meurtrier? 

ELECTRE. 

Que  m'importe  un  vieillard  qu'on  aura  pu  séduire? 

Tout  nous  trahit,  ma  sœur,  tout  sert  à  m'en  instruire. 

Ce  cruel  étranger  lui-même  avec  éclat 

Ne  s'est-il  pas  vanté  de  son  assassinat? 

Égisthe  au  meurtrier  ne  m' a-t-il  pas  donnée?  etc. 

Ibid..  vers  24.  —Voltaire,  dans  sa  lettre  à  d'Argental,  du  17  avril  I7GI .  ;m 
lieu  de  ce  vers  et  des  trois  qui  suivent,  en  transcrit  quatre  qu'il  n'a  pour- 
tant admis  dans  aucune  édition.  (B.) 

Page  136,  vers  30  : 

ELECTRE,   seule. 

Mes  tyrans  de  Pammène  ont  vaincu  la  faiblesse; 
Le  courage  s'épuise  et  manque  à  la  vieillesse. 
Que  peut  contre  la  force  un  vain  reste  de  foi? 
Pour  moi,  pour  ma  vengeance,  il  ne  reste  que  moi. 
Eh  bien!  c'en  est  assez;  mes  mains  désespérées 
Dans  ce  grand  abandon  seront  plus  assurées. 
Euménides,  venez:  soyez  ici  mes  dieux; 
Accourez  de  l'enfer  en  ces  horril)lcs  lieux; 
En  ces  lieux  plus  cruels  et  plus  remplis  de  crimes 
Que  vos  gouffres  profonds  regorgeant  de  victimes! 

Page  137,  vers  2o  : 

ELECTRE. 

Juste  ciel  !  est-ce  à  lui  de  prononcer  ce  nom? 


164  VARIANTES   D'ORESTE. 

D'où  vient  qu'il  s'attendrit?  je  l'entends  qui  soupire; 
Les  remords  en  ces  lieux  ont-ils  donc  quelque  empire? 
Qu'importent  des  remords  à  l'horreur  où  je  suis? 

(EUo  avance  vers  Orostc.) 
Le  voilà  seul...  frappons.  Meurs,  traître....  je  ne  puis... 

on  ESTE. 

Ciel!  Electre,  est-ce  vous,  furieuse,  tremblante? 

ELECTRE. 

Ah!  je  crois  voir  en  vous  un  dieu  qui  m'épouvante. 
Assassin  de  mon  frère,  oui,  j'ai  voulu  ta  mort: 
J'ai  fait,  pour  te  frapper,  un  impuissant  effort. 
Ce  fer  m'est  échappé,  tu  braves  ma  colère, 
Je  cède  à  ton  génie,  et  je  traliis  mon  frère. 

ORESTE. 

Ah!  loin  de  le  trahir...  Où  me  suis-je  engagé? 

ELECTRE. 

Sitôt  que  je  vous  vois,  tout  mon  cœur  est  change 
Quoi  !  c'est  vous  qui  tantôt  me  remjjlissiez  d'alarmes? 

ORESTE. 

C'est  moi  qui  de  mon  sang  voudrais  payer  vos  larmes. 

ELECTRE. 

Le  nom  d'Agameninon  vient  de  vous  échapper  : 
Juste  ciel!  à  ce  point  ai-je  pu  me  tromper? 
Ah  !  ne  me  trompez  plus,  parlez,  il  faut  m'apprendre 
L'excès  du  crime  affreux  que  j'allais  entreprendre 
Par  pitié,  répondez,  éclairez-moi,  parlez, 

ORESTE. 

O  sœur  du  tondre  Oreste,  évitez-moi,  tremblez! 

ELECTRE. 


Pourquoi' 


ORESTE. 

Cessez...  Je  suis....  Gardez  qu'on  ne  vous  voie. 


Page  149,  premier  vers: 

ÉGISTHE. 

Eh  bien  !  est-il  puni? 

DIMAS. 

Paraissez;  c'est  à  vous,  seigneur,  d't'tre  obéi. 
Oreste  s'est  nommé  dès  qu'il  a  vu  Pammène. 

Page  lo3,  vers  8  : 

PAMMÈNE. 

Elle  oppose  à  son  fils  une  main  trop  hardie. 
Pour  ce  grand  criminel  qui  touche  à  son  trépas 
Elle  demande  grâce,  et  ne  l'obtiendra  pas. 
On  dit  que  dans  ce  trouble  on  voit  les  Euménides, 
Sourdes  à  la  prière  et  de  meurtres  avides. 
Ministres  des  arrêts  prononcés  par  le  sort. 
Marcher  autour  d'Oreste,  en  appelant  la  mort. 

IPHISE. 

Jour  terrible  et  sanglant!... 


H 


VARIANTES   D'ORESTE.  163 

Page  155,  vers  7.  —  Dans  une  édition  puijlirc  chez  Ducliesne,  conforme 
à  la  représentation,  on  lit  : 

Banni  de  mon  pays  par  le  meurtre  d'un  père, 
Jianni  de  mon  pays  pour  celui  de  ma  mère, 
Enfer  que  je  mérite,  ouvre-toi  sous  mes  pas. 
ÉLECTUE^  lui  tendant  les  mains. 
Mon  frère  l 

PYLADE. 

Mon  ami  I 

OR  ESTE. 

Cessez,  n'approchez  pas. 
N'étendez  point  vos  mains  aux  mains  de  ce  coupable  ; 
Ne  souillez  point  vos  yeu\  de  ma  vue  effroyable... 
Je  n'ai  plus  de  parents,  ni  d'amis,  ni  de  dieux. 
Tout  est  perdu  pour  moi.  Je  ne  vois  en  ces  lieux 
Que  des  monstres  d'enfer  et  ma  mère  sanglante, 
Celle  qui  m'a  nourri  sous  mes  mains  expirante! 
La  voyez-vous?  tremblez  :  j'entends  ses  derniers  cris. 

ELECTRE. 

Hélas!  d'Agamemnon  je  ne  vois  que  le  fils. 
Je  t'aimerai  toujours,  cher  et  coupable  Oreste. 

ORESTE. 

Dieux  qui  m'avez  sauvé  le  jour  que  je  déteste. 
Quel  est  l'exil  nouveau  que  vous  me  prescrivez? 
Quel  est  le  nouveau  crime.... 

Dans  le  manuscrit  de  la  Comédie-Française,  deux  vers  présentent  une 
leçon  différente  : 

Enfers,  que  je  mérite,  ouvrez-vous  sous  mes  pas... 

Ne  tendez  point  vos  mains  aux  mains  de  ce  coupable.  (B.) 

Ibid.,  vers  15.  —  Édition  de  1750: 

Eh  bien  !  dieux  de  l'enfer,  puissance  impitoyable. 


FIN    DES    VARIAxNTES    DORESTE. 


DISSERTATION 

SUR 

LES     PRINCIPALES     TRAGÉDIES 

ANCIENNES    ET    MODERNES 

<3LI    ONT    PARU     SUR    LE    SUJET    d'ÉLECTRE,     ET    E\     PARTICULIER    SUR    CELLE 

DE     S  O  P  il  O  C  L  E  1  ; 

PAR    M.   DUMOLARD, 

MEMBRE       DE      PLUSIEUKS       ACAOKMIES. 


«  Un  bon  critique  suit  toujours  les  règles  de  l'équité, 
et  reprend  on  tout  temps  et  en  tout  lieu  ceux  qui 
commettent  des  fautes.  » 

(Traduelion  de  deux  vers  cZ'EuRrpiDE.) 


Le  iiuield' Electre j  un  des  plus  beaux  de  l'antiquité,  a  été  traité  par  les 
plus  grands  maîtres  et  chez  toutes  les  nations  qui  ont  eu  du  goût  pour  les 
.spectacles.  Eschyle,  Sophocle,  Euripide,  l'ont  embelli  à  l'envi  chez  les  Grecs. 

1.  Cette  Dissertation  parut  en  1750,  in-l2  de  cinquante  pages,  sous  le  nom  de 
Dumolard  (né  à  Paris  le  22  juillet  1709,  mort  le  Ki  mai  1772J.  Laharpe,  dans  son 
Coinmenlaire  sur  le  théâtre  de  Voltaire,  page  2G7,  dit  que  c'est  l'ouvrage  d'un 
Amateur  aveugle  de  l'antiquité,  qui  trouve  tout  beau  dans  Sophocle,  et  rien  dans 
M.  de  Crébillon  :  il  manque  de  goât  et  d'équité.  Feu  Dccroix,  éditeur  de  ce  Com- 
mentaire, pense  que  Voltaire  «  en  a  probablement  revu  le  style,  et  croit  y  recon- 
naître, en  quelques  passages,  son  esprit  et  sa  plume,  surtout  dans  la  troisième 
))artie.  »  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  depuis  plus  de  soixante  et  dix  ans,  cette 
Dissertation  a  été  comprise  dans  les  OEuvres  de  To/iaire.  11  existe  des  exemplaires 
de  l'édition  de  1757  dans  lcs(|ucls  la  Dissertation  a  été  insérée  après  coup.  Dans 
l'exemplaire  que  je  possède,  le  feuillet  235-236  est  supprimé  et  remplacé  par 
quarante-huit  pages,  chiffrées  toutes  234,  mais  avec  des  avant-chiffres  ou  post- 
chiffres 1-47.  La  quarante-huitième  n'a  point  de  chiffras,  parce  qu'elle  est  un  faux- 
titre.  Cette  intercalation,  dispendieuse  pour  le  libraire,  n'a  pu  se  faire  que  du 
consentement,  et  même  qu'à  la  demande  de  Voltaire.  Elle  peut  avoir  été  faifi  en 
même  temps  que  les  additions  et  cliangements  au  Siècle  de  Louis  XIV.  L'impres- 
sion intercalée  est  donnée  \wur  )ioHvelle  édition  corrigée  et  augmentée.  J'ai  indique 


168  DISSERTATION 

Los  Latins  ont  eu  plusieurs  tragédies  sur  ce  sujet.  Virgile  {/En.  IV,  471)  le 
témoigne  par  ce  vers  : 

Aut  Agamemnonius  sccnis  agitatus  Orestes. 

Ce  qui  donne  à  entendre  que  cette  pièce  était  souvent  représentée  à  Rome. 
Cicéron,  dans  le  livre  de  Finibus,  cite  un  fragment  d'une  tragédie  A'Oresle, 
fort  applaudie  de  son  temps.  Suétone  dit  que  Néron  chanta  le  rôle  d'Oresto 
parricide;  et  Juvénal  (satire  T"^,  vers  3)  parle  d'un  Oresle  qui  était  d'une  lon- 
gueur rebutante,  et  auquel  l'auteur  n'avait  pas  encore  mis  la  dernière 
main  : 

.     .     .     Summi  plena  jam  margine  libri 
Scriptus,  et  in  tergo,  necdum  flnitus  Orestes. 

Baïf  est  le  premier  (jui  ait  traité  ce  sujet  en  notre  langue  ^  Son  ouvrage 
n'est  qu'une  traduction  de  Y Éleclre  de  Sophocle  :  il  a  eu  le  sort  de  toutes 
les  pièces  de  théâtre  de  son  siècle.  VEleclre  de  M.  de  Longopierre,  faite 
en  1700,  ne  fut  jouée,  je  crois,  qu'en  1718  ^.  Pendant  cet  intervalle,  M.  de 
Crébillon  donna  sa  tragédie  d' Éleclre  ^.  Je  ne  connais  que  le  titre  de  V Éleclre 
du  baron  de  Walef,  qui  a  paru  dans  les  Pays-Bas*.  Enfin  M.  de  Voltaire 


les  nombreuses  additions  faites  en  1757.  Les  idées  de  Dumolard  sont  absolument 
celles  de  Voltaire  sur  Corneille,  sur  Crébillon,  sur  les  spectacles.  Dumolard  répète 
ce  qu'on  a  déjà  lu  dans  les  préfaces  de  Sémiramis  et  d'Oreste.  Sans  parler  du 
défaut  d'exactitude  dans  les  citations,  je  remarquerai  l'affectation  de  ne  pas  nom- 
mer Voltaire  une  seule  fois  dans  la  seconde  partie  consacrée  ù,  l'examen  de  son 
Oreste.  D'après  tout  cela,  cette  Dissertation  n'aurait  pas  été  admise,  par  mes  pré- 
décesseurs, dans  les  OEuvres  de  Voltaire,  que  je  n'aurais  pas  hésité  à  l'y  com- 
prendre. (B.) 

—  Cette  Dissertation  a  toujours  accompagné  la  tragédie  à'Oreste ,  même 
du  vivant  de  Voltaire.  On  ne  croit  pourtant  pas  qu'elle  soit  de  celui-ci,  ou 
du  moins  n'est-ce  que  la  troisième  partie  dont  il  serait  l'auteur.  Là,  en  effet, 
on  retrouve  bien  sa  marque;  mais  quant  aux  deux  autres  tiers,  copieux  d'éru- 
dition, il  faut,  croyons-nous,  en  laisser  l'honneur  presque  entier  à  M.  Dumo- 
lard. Or,  si  Voltaire  se  flanqua  ainsi  de  Dumolard,  c'est  qu'il  n'était  pas  fâché: 
1°  d'opposer  aux  parodistes  un  éloge  bien  pourponsé  de  sa  tragédie;  1°  de  critiquer 
sans  scandale,  sous  le  masque,  maître  Crébillon  son  rival,  qu'il  avait  encensé 
publiquement ,  par  convenance  ,  le  jour  de  la  première  représentation  d'O- 
reste.  (G.  A.) 

1.  VÉlectre  de  Baïf  a  été  imprimée  en  1537. 

2.  Le  22  février  1719. 

3.  Le  14  décembre  1708. 

4.  Electre,  tragédie  du  baron  de  Walef,  qui  fait  partie  de  ses  OEuvres.  1731, 
cinq  volumes  in-8",  a  été  imprimée  séparément  en  1734,  in-8°.  Pradon  avait  donné 
une  Electre  en  1677.  Depuis  Voltaire,  Lauraguais  a  donné  sa  Clytemnestre,  tra- 
gédie en  cinq  actes  et  en  vers,  1761,  in-8°.  VElectre,  tragédie  en  cinq  actes,  imi- 
tée de  Sophocle,  par  M .  de  Bochefort,  parut  en  l'8'2,  in-8";  Gondeville  de  Mon- 
triché  a  fait  imprimer  son  Éçiysthe-Clytemnestre  en  1813.  VOreste  de  Mely-Janin 
est  de  1821.  La  Clytemnestre  de  M.  Soumet  a  été  jouée  et  imprimée  en  1822.  (B.) 


SUR    L'ELECTRE    DE    SOPHOCLE.  169 

vient  de  nous  donner  une  traij:édie  (VOresle.  Erasmo  di  Valvasone  a  traduit 
en  italien  V Electre  de  Sophocle,  et  Rucellai  a  fait  une  tragédie  d'Ores/e,  qui 
se  trouve  dans  le  premier  volume  du  Théâtre  italien,  donné  par  AI.  le  mar- 
quis de  Maffei,  à  Vérone,  en  1723. 

Je  diviserai  cette  dissertation  en  trois  parties.  Je  rechercherai  dans  la 
première  quels  sont  les  fondements  de  la  préférence  que  tous  les  siècles 
ont  donnée  à  la  tiagédie  d'Electre  de  Sophocle  sur  celle  d'Euripide,  et  sur 
les  Choep/wres  d'Eschyle. 

Dans  la  seconde,  j'examinerai  sans  prévention  ce  qu'on  doit  penser  de 
l'entreprise  de  l'auteur  de  la  tragédie  d'Oi'esle,  de  traiter  ce  sujet  sans  ce 
que  nous  appelons  épisodes,  et  avec  la  simplicité  des  anciens,  et  do  la 
manière  dont  il  a  exécuté  cette  entreprise. 

Dans  la  troisième  et  dernière  partie,  je  ferai  voir  combien  il  est  difficile 
de  s'écarter  de  la  route  que  les  anciens  nous  ont  frayée  en  traitant  ce  sujet, 
sans  détruire  le  bon  goût  et  sans  tomber  dans  des  défauts  qui  passent  même 
des  pensées  aux  expressions. 

Je  soumets  tout  ce  que  je  dirai  dans  cet  écrit  au  jugement  de  ceux  qui 
aiment  sincèrement  les  belles-lettres,  qui  ont  fait  de  bonnes  études,  qui 
connaissent  en  môme  temps  le  génie  de  la  langue  grecque  et  celui  de  la  nôtre, 
qui,  sans  être  les  adorateurs  serviles  et  a\eugles  des  anciens,  connaissent 
leurs  beautés,  les  sentent,  et  leur  rendent  justice,  et  qui  joignent  l'érudition 
à  la  saine  critique.  Je  récuse  tous  les  autres  juges  comme  incompétents. 

Je  ne  cherche  qu'à  être  uti'e  :  je  ne  veux  faire  ni  d'éloge  ni  de  satire. 
Le  théâtre,  que  je  regarde  comme  l'école  de  la  jeunesse,  mérite  qu'on  en 
parle  d'une  manière  plus  sérieuse  et  plus  approfondie  qu'on  ne  fait  d'ordi- 
naire dans  tout  ce  qui  s'écrit  pour  et  contre  les  pièces  nouvelles'.  Le  pu- 
blic est  las  de  tous  ces  écrits,  qui  sont  plutôt  des  libelles  que  des  instruc- 
tions, et  de  tous  ces  jugements  dictés  par  un  esprit  de  cabale  et  d'ignorance. 
Quiconque  ose  porter  un  jugement  doit  le  motiver,  sans  quoi  il  se  déclare 
lui-même  indigne  d'avoir  un  avis  :  je  n'ai  formé  le  mien  qu'après  avoir 
consulté  des  gens  de  lettres  les  plus  éclairés.  C'est  ce  qui  m'enhardit  à  me 
nommer,  afin  de  n'être  pas  confondu  avec  les  auteurs  de  tant  d'écrits  téné- 
breux, dont  le  moins  qu'on  puisse  dire  est  qu'ils  sont  inutiles. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

De   /'Electre   de  Sophocle. 

On  a  toujours  regardé  Y Lleclre  de  So[)hocle  comme  un  chef-d'œuvre, 
soit  par  rapport  au  temps  auquel  elle  a  été  composée,  soit  par  rapport  au 

1.  Le  P.  Rapin,  dans  ses  Uéllexions  sur  la  Poétique,  dit,  après  Aristotc,  que  la 
tragc'-die  est  une  leçon  pul)lir|uo,  phis  instructive,  sans  comparaison,  que  la  pliilo- 
sopliio,  parce  qu'elle  instruit  IVsprit  par  les  sens,  et  qu'elle  rectifie  les  passions 
par  les  passions  mêmes,  en  calmant,  par  leur  émotion,  le  trouble  qu'elles  excitent 
dans  le  cœur.  (A'oi'e  de  Voltaire,  ajoutre  en  1757.) 


)70  DISSERTATION 

peuple  pour  lequel  elle  a  été  faite.  Ce  temps  touchait  à  celui  de  l'invention 
de  la  tragédie.  Trois  illustres  rivaux,  les  chefs  et  les  modèles  de  tous  ccuk 
(|ui  ont  excellé  depuis  dans  le  genre  dramatique,  se  disputèrent  la  victoire. 
Les  pièces  des  deux  antagonistes  de  Sophocle  furent  louées,  furent  même 
récon)pensées  ;  la  sienne  fut  couronnée  et  préférée.  Toute  la  nation  grecque 
et  toute  la  postérité  n'ont  jamais  varié  sur  ce  jugement.  Elle  tira  des  gémis- 
sements et  des  larmes;  elle  excita  môme  des  cris,  (|u'arrachaient  la  terreur 
et  la  pitié  portées  à  leur  comble  :  on  ne  peut  la  liie  dans  l'original  sans 
répandre  des  pleurs.  Tel  est  l'elfetque  produisit  et  que  produit  encore  de  nos 
jours  la  scène  de  l'urne,  (jue  toute  ranti(piité  a  regardée  comme  un  chef- 
d'œuvre  de  l'art  dramatique'.  Aulu-Gelle  rapporte  que  de  son  temps,  sous 
l'empire  d'Adrien,  un  acteur  nommé  Paulus,  qui  faisait  le  rôle  d'Electre, 
fit  tirer  du  tombeau  l'urne  qui  contenait  les  cendres  de  son  fils  bien-aimé; 
et,  comme  si  c'eût  été  l'urne  d'Orcste,  il  remplit  toute  l'assemblée,  non  pas 
d'une  simple  émotion  de  douleur  bien  imitée,  mais  de  cris  et  de  pleurs 
véritables.  EtTectiven)ent,  cette  scène  est  un  modèle  achevé  du  pathétique  : 
en  la  lisant,  on  se  représente  un  grand  peuple  pénétré,  qui  ne  peut  retenir  ses 
larmes;  on  croit  entendre  les  soupirs  et  les  sanglots,  interrompus  de  temps 
en  temps  par  les  cris  les  plus  douloureux  :  mais  bientôt  un  silence  morne, 
signe  de  la  consternation  générale,  succède  à  ce  bruit;  tout  le  peuple 
semble  tomber  avec  Electre  dans  le  désespoir,  à  la  vue  de  ce  grand  olijet 
de  terreur  et  de  compassion. 

Si  tous  les  Grecs  et  les  Romains,  si  les  deux  nations  les  plus  célèbres 
du  monde,  et  qui  ont  le  plus  cultivé  et  chéri  la  littérature  et  la  poésie,  si 
deux  peuples  entiers  aussi  spirituels  et  aussi  délicats,  si  tous  ceux  qui  depuis 
eux,  dans  d'autres  pays  et  avec  des  mœurs  différentes,  ont  aimé  les  lettres 
grecques  et  ont  été  en  état  de  sentir  les  beautés  de  cette  pièce,  se  sont  tous 
unanimement  accordés  à  penser  de  môme  de  V Electre  de  Sophocle,  il  faut 
absolument  que  ces  beautés  soient  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux. 

En  effet,  tout  ce  qui  peut  concourir  à  rendre  une  pièce  excellente  se 
trouve  dans  celle-ci  :  fable  bien  constituée;  exposition  claire,  noble,  entière; 
observation  parfaite  des  règles  de  ]"art;  unité  de  lieu,  d'action  et  de  temps 
Taction  ne  dure  précisément  que  le  temps  de  la  représentation)  ;  conduite 
sage;  mœurs  ou  caractères  vrais,  et  toujours  également  soutenus.  Electre  y 
respire  continuellement  la  douleur  et  la  vengeance,  sans  aucun  mélange  de 
passions  étrangères.  Oreste  n'a  d'autre  idée  que  d'exécuter  une  entreprise 
aussi  grande,  aussi  hardie,  aussi  difficile,  qu'intéressante;  son  cœurest  fermé 
à  tout  autre  sentiment,  à  tout  autre  objet.  La  douleur  de  Chrysothéinis,  plus 
sage,  plus  modérée  que  celle  de  sa  sœur,  fait  un  contraste  adroit  et  conti- 
nuel avec  les  emportements  d'Éiectre.  Les  sentiments  y  sont  partout  conve- 
nables ^.  La  scène  d'Electre  et  de  Chrysothémis  fait  sortir  le  caractère  de  la 
première  par  la  douceur  de  celui  de  sa  sœur.  Ismène,  dans  la  tragédie  d'/l«- 
ligone,  de  Sophocle,  montre  la  même  douceur  par  le  môme  art,  et  pour  faire 

1.  La  fin  de  cet  alinéa  est  do  1757.  (B.) 

2.  La  fin  de  cet  alinéa  est  aussi  de  1757.  (B.) 


SUR    L'ÉLECTRK    DE    SOPHOCLE.  474 

contrasler  le  caractère  des  deux  sœurs.  Isniène  et  Clirysotliéinis  ont  la 
même  compassion  et  la  môme  tentlresse  pour  Antigone  et  pour  Electre, 
pour  Oreste  et  pour  Polynice  :  la  différence  est  qu'Anligone  ayant  un  peu 
moins  de  dureté  qu'Electre,  Ismène,  de  son  côlé^  a  un  j)eu  plus  de  fermeté 
que  (ilirysothéniis. 

L'exposition  produisait  d'abord  un  spectacle  frappant  et  un  très-grand 
intérêt.  L'immensité  du  théâtre,  la  magnificence  artificieuse  des  décorations, 
qui  suppose  nécessairement  une  grande  connaissance  de  la  perspective, 
donnent  lieu  au  gouverneur  d'Orestc  de  lui  faire  observer  deux  villes,  une 
Ibrèt,  des  temples,  des  places  publiques  et  des  palais.  Un  Français,  peu 
versé  dans  l'histoire  et  dans  la  littérature  grecque,  peut  traiter  les  villes 
d'Argos  et  de  Mycène,  le  bois  de  la  fille  d'Inachus,  célèbre  par  les  fables 
d'Io  et  d'Argus,  le  palais  d'Agameinnon,  les  temples  les  plus  renommés;  il 
peut,  dis-je,  les  traiter  d'objets  peu  intéressants;  mais  que  ces  objets  étaient 
frappants  pour  toute  la  Grèce!  que  notre  théâtre  est  éloigné  d'en  oll'rir  de 
pareils!  Le  reste  du  discours  du  gouverneur  met  le  spectateur  au  fait,  en 
très-peu  de  mots^  de  l'histoire  d'Oreste  et  de  son  projet,  que  la  réponse 
du  héros  achève  d'expliquer.  L'oracle  lui  défend  d'avoir  des  troupes,  cl 
d'employer  d'autres  armes  que  la  ruse  et  le  secret. 

AoÀctai  x>,jtj/ai  7,E'.pô;  i-iSi/.iu;  u'ja-j'â;. 

En  conséquence,  il  envoie  son  gouverneur  annoncer  à  Égisthe  et  ii 
Clytemnestre  qu'Oreste  a  été  tué  aux  jeux  pytliiens.  «  Qu'importe,  dit-il, 
qu'on  dise  que  je  suis  mort,  pourvu  que  je  vive  et  que  je  me  couvre  de 
gloire?  Quand  un  faux  bruit  nous  procure  un  grand  avantage,  je  ne  puis  le 
regarder  comme  un  mal;  ;>  ce  qui  fait  allusion  à  l'idée  que  les  anciens 
avaient  que  ces  bruits  de  mort  étaient  d'un  mauvais  augure. 

Tî  -j-ap  aa  XuTTêï  tcûô'  orav  XcVw  SavMv 
Ep-j'O'.fft  ff&)6â),  y.i?,i'/iy/Mij.iii  /.Âa'cç  ; 
Ao/.ô)  u.'vj  cù^cv  br,u.a.  oùv  /Aol^u  y.y./.c'v. 

Il  sort  ensuite  pour  aller  faire  des  libations  sur  le  tombeau  de  son  père, 
ainsi  qu'Apollon  l'a  ordonné.  Sa  conduite  ne  se  dciiKMit  point.  Les  caractères 
ne  se  démentent  i)as  davantage.  Même  inflexibilité,  même  fureur  dans 
Electre,  même  douceur  dans  Chrysothémis,  même  sagesse  dans  Oreste  et 
dans  le  gouverneur,  même  fierté  dans  Clytemnestre  i.  Traiter  cette  fierté  de 
défaut,  c'est  insulter  à  toute  l'antiquité,  c'est  ignorer  ce  que  c'est  que  les 
mœurs  dans  un  pareil  sujet,  c'est  méconnaître  la  belle  nature. 

Je  ne  disconviendrai  pas  qu'avec  toutes  ces  perfections  on  ne  j)uisse 
faire  (juelques  objections  contre  Sophocle.  On  dira  que  l'intrigue  est  très- 
simple;  je  l'avoue,  et  je  crois  même  que  c'est  la  plus  grande  beauté  de  la 
pièce.  Cette  simplicité  irait  au  détriment  de  l'intrigue,  si  cette  intrigue  elle- 

I.  La  (in  de  cet  alinéa  est  do  lITiT.  (B.) 


172  DISSERTATION 

même  était  autre  chose  qu'un  tableau  contimi.  Sophocle,  ajoulera-t-on, 
manque  de  certains  traits  délicats  et  fins,  que  la  tragédie  a  pu  acquérir  avec 
le  temps.  Les  pensées  n'y  sont  peut-être  pas  assez  approfondies  ni  assez 
variées.  Mais  les  Grecs,  et  Sophocle  en  particulier,  connaissaient  peu  ces 
faibles  ornements.  Son  pinceau  hardi  peignait  tout  ii  grands  traits;  il  ne 
s'embarrassait  que  d'arriver  au  but. 

On  apporte  les  cendres  d'Oreste,  qu'on  dit  avoir  été  tué  aux  jeux  pythiens, 
dont  on  fait  une  très-longue  description,  qui  a|)partient  plus  à  l'épopée  qu'à 
la  tragédie.  Ce  récit  ne  forme  pas  d'ailleuis  de  nœuds  assez  intrigués,  il  ne 
met  point  le  héros  auquel  on  s'intéresse  en  un  danger  réel;  il  ne  produit  ni 
pitié  ni  terreur',  du  moins  chez  un  peuple  débarrassé  du  préjugé  aveugle 
oîi  vivaient  les  anciens,  que  ces  bruits  de  mort  étaient  du  plus  sinistre  pré- 
sage. Mais  ce  même  préjugé  faisait  que  les  Grecs  n'en  craignaient  que  plus 
pour  Oreste;  et  cette  crainte  était  si  forte  qu'elle  suspendait  tous  les  mou- 
vements précédents  de  terreur  et  de  compassion.  Quoique  ce  bruit  de  mort 
mette  ce  héros  dans  le  plus  grand  danger  de  perdre  la  \ie,  Oreste  foule  aux 
pieds  cette  crainte,  parce  que  le  but  de  la  tragédie  est  d'empêcher  de 
craindre,  avec  trop  de  faiblesse,  des  disgrâces  communes.  Sophocle  ménage 
la  crainte  des  spectateurs,  en  faisant  mépriser  par  Oreste  ce  mauvais  présage  : 
la  crainte  du  héros  se  porte  tout  entière  sur  l'obéissance  aveugle  qu'on  doit 
aux  oracles. 

D'ailleurs  on  a  toujours  excusé  cette  description  épisodique  par  le  goût 
décidé,  par  la  passion  furieuse  que  toute  la  nation  grecque  avait  pour  ces 
jeux  :  en  effet,  c'était  un  des  endroits  de  la  pièce  les  plus  applaudis.  On 
passait  à  Sophocle  l'anachronisme  formel  en  faveur  de  la  beauté  de  ce  mor- 
ceau, et  de  l'intérêt  qu'on  prenait  à  cette  magnifique  description. 

On  dira  peut-être  encore  que  le  gouverneur  d'Oreste  était  bien  hardi  de 
débiter  à  une  grande  reine  une  fable  dont  elle  pouvait  d'un  moment  à  l'autre 
reconnaître  la  fausseté.  Toute  la  Grèce  accourait  aux  jeux  pythiens.  N'y 
avait-il  aucun  habitant  de  Mycène  ou  d'Argos  qui  y  eût  assisté?  cela  n'est 
pas  probable.  Personne  n'en  était-il  encore  revenu,  (piand  le  gouverneur  faisait 
ce  récit,  ou  quelqu'un  ne  pouvait-il  pas  en  arriver  dans  le  moment  môme? 
La  reine  pouvait  en  un  instant  découvrir  l'imposture. 

Cette  objection  tombe  d'elle-même,  pour  peu  que  l'on  fasse  réflexion  que 
l'action,  qui  ne  dure  que  quatre  heures,  ou  le  temps  de  la  représentation, 
est  si  pressée  que  Clytemnestre  et  Égisthe  sont  tués  avant  qu'ils  aient  le 
temps  d'être  détrompés;  et  encore  un  coup,  le  plaisir  que  ce  morceau  fai- 
sait à  toute  la  nation,  la  beauté,  la  sublimité  du  style  dans  lequel  il  est  écrit, 
l'emportèrent  sur  toutes  les  critiques. 

Je  ne  saurais  disconvenir  que  Sophocle,  ainsi  qu'Euripide,  ne  devaient 
pas  faire  de  Pylade  un  personnage  muet.  Ils  se  sont  privés  parla  de  grandes 
beautés. 

N'est-ce  pas  encore  un  di'faut  qu'Égisthe   ne  paraisse  (ju'ii  la    dernière 

i.  On  lisait  en  17.")0  :  «...  ni  pitié,  ni  terreur.  Mais  on  a  toujours  excuse,  etc.  » 
L'addition  est  de  1757.  (B.) 


SUR    L'ÉLECTKE    DE    SOPHOCLE.  173 

scène,  et  pour  y  recevoir  la  mort?  Quel  personnage  que  celui  d'un  roi  qui 
ne  vient  que  pour  mourir!  Cependant  il  ne  semble  pas  absolument  nécessaire 
qu'Égisthe  paiaisse  plus  tôt.  Le  poiHe  inspire  tant  de  terreur  dans  le  cours  de  la 
pièce,  qu'il  n'a  pas  besoin  d'introduire  plus  tôt  un  personnage  qui  ne  produi- 
rait que  de  l'horreur,  qui  nuirait  à  son  plan,  ou  qui  du  moins  serait  inutile. 

Quant  à  l'atrocité  de  la  catastrophe,  elle  paraît  horrible  dans  nos  mœurs; 
elle  n'était  que  terrible  dans  celles  des  Grecs.  C'était  un  fait  avoué  de  tout 
le  monde  quOreste  avait  tué  sa  mère  d'un  propos  délibéré,  pour  venger  le 
meurtre  de  son  père.  Il  n'élait  pas  permis  de  déguiser  ni  de  changer  une 
fable  universellement  reçue',  c'était  même  ce  qui  faisait  tout  le  grand  tra- 
gique, tout  le  terrible  de  cette  action  ^  :  aussi  voit-on  qu'Eschyle  et  Euri- 
pide ont  exactement  suivi,  comme  Sophocle,  l'histoire  consacrée.  Il  me 
semble  même  que  la  mort  de  Ch  temnestre.  tuée  par  son  fils,  est  en  un  sens 
moins  atroce,  et  sans  contredit  beaucoup  plus  théâtrale  et  plus  tragi(iue  que 
le  meurtre  de  Camille  commis  par  Horace. 

Elle  me  paraît  moins  atroce,  en  ce  que  Camille  est  innocente,  et  Clytem- 
nestre  est  coupable  du  plus  grand  des  crimes;  crime  dont  elle  se  glorifie  quel- 
quefois, et  dont  elle  n'a  qu'un  léger  repentir  :  en  cela,  elle  mérite  infiniment 
plus  d'être  punie  que  Camille,  qui  regrette  son  amant  et  dont  tout  le  crime  ne 
consiste  qu'en  des  paroles  trop  dures  que  lui  arrache  l'excès  de  sa  douleur. 

Elle  est  plus  théâtrale,  en  ce  qu'elle  fait  le  vrai  sujet  de  la  pièce;  car 
cette  mort  est  préparée  et  attendue;  et  celle  de  Camille,  dans  les  Horaces, 
n'est  qu'un  événement  imprévu,  qui  pouvait  ne  pas  arriver,  qui  ne  fait 
qu'une  double  action  vicieuse,  et  un  cinf|uième  acte  inutile,  qui  devient 
lui-même  une  triple  action  dans  la  pièce  II  n'y  a  qu'une  seule  action  au 
contraire  dans  Sophocle,  la  punition  des  deux  époux  étant  le  seul  sujet  de 
la  pièce.  C'est  cette  unité  qui  contribuait  tant  au  pathétique  de  la  catastrophe. 
Quoi  de  plus  pathétique  en  effet  que  ces  cris  de  Clytemnestre  :  «  Omon  fils! 
mon  fils!  ayez  pitié  de  celle  qui  vous  a  mis  au  monde!  » 

tO     TiV.VOV,    TSX/CV, 

Oï/.reiîs  Trv  ti/.vja'j:! . 

On  frémissait  à  cette  terrible  ([uoique  juste  réponse  d'Electre  :  «  Mais, 
vous-même,  avez-vous  eu  pitié  de  son  père  et  de  lui?  » 

AXX'  c'j/.  £/C  aï'ÔEv 

1.  Il  faut  que  Clytemnestre  soit  tuée  par  Oreste.  Aristot.,  de  Poet.,  c.  xv. 
[Xote  de  Voltaire.) 

2.  Un  des  principaux  objets  du  poëme  dramatique  est  d'apprendre  aux  lio'iinies 
à  ménager  leur  compassion  pour  des  sujets  qui  le  méritent;  car  il  y  a  do  l'injus- 
tice d'être  trop  touche  des  malheurs  de  ceux  qui  méritent  d'être  misérables.  On 
doit  voir  sans  pitié,  dit  le  P.  Rapiii,  Clytemnestre  tuée  par  son  fils  Orosie,  dans 
Eschyle,  parce  qu'elle  avait  tué  son  époux;  et  l'on  ne  peut  voir  sans  compassion 
mourir  Hippolyte,  parce  qu'il  ne  meurt  que  pour  avoir  été  sape  et  vertueux.  (Voyez 
Réflexions  sur  la  Poétique.)  {Note  de  Voltaire,  ajoutée  en  17.j7.  ) 


474  DISSERTATION 

On  tremblait  à  cette  effrayante  exclamation  d'Electre  à  son  frère  :  «  Frappe, 
redouble,  si  tu  le  peux'.  » 

....      Traïaov,  sî  o6evei;,  ^tir/.YÎv. 

Après  ((uoi  Clytemnestre  expirante  s'écrie  :  «  Encore  une  fois,  hélas!  » 
n  [Aot  \j.i\'  aùâi;. 

«  Qu'Égisthe,  poursuit  Electre,  ne  recoit-il  le  même  traitement!  » 

Égisthe,  qui  arrive  dans  ces  terribles  circonstances,  croyant  voir  le  corps 
d'Oreste  nsassacré,  et  découvrant  celui  de  sa  femme;  la  mort  ignominieuse 
de  cet  assassin,  qui  n'a  pas  môme  la  consolation  de  mourir  volontairement 
et  en  homme  libre,  et  à  qui  l'on  annonce  qu'il  sera  privé  de  la  sépulture  ; 
tout  cela  forme  le  coup  de  théâtre  le  plus  frappant  et  le  plus  terrible,  je  ne 
dis  pas  pour  notre  nation,  mais  pour  toute  celle  des  Grecs,  qui  n'était  point 
amollie  par  des  idées  d'une  tendresse  lâche  et  efféminée;  pour  un  peuple 
qui,  d'ailleurs  humain,  éclairé,  poli,  autant  qu'aucun  peuple  de  la  terre,  ne 
cherchait  point  au  théâtre  ces  sentiments  fades  et  doucereux  auxquels  nous 
donnons  le  nom  de  galants,  et  qui  par  conséquent  était  plus  disposé  à  rece- 
voir les  impressions  d'un  tragique  atroce. 

Combien  ce  peuple  ne  s'intéressait-il  pas  à  la  gloire  d'Agamemnon,  ii  son 
malheur,  et  à  sa  vengeance?  11  entrait  dans  ces  sentiments  autant  qu'Oreste 
lui-même.  Les  Grecs  n'ignoraient  pas  que  ce  prince  était  coupable  de  tuer 
sa  mère;  mais  il  fallait  absolument  représenter  ce  crime.  La  mort  de  Clytem- 
nestre était  juste,  et  son  fils  n'était  coupable  que  parl'ordre  formel  des  dieux, 
qui  le  conduisaient  pas  à  pas  dans  ce  crime,  par  celui  des  destinées,  dont 
les  arrêts  étaient  irrévocables,  qui  faisaient  des  malheureux  mortels  ce  qu'il 
leur  plaisait  :  Qui  nos  homines  quasi  pilas  habenl.  Ainsi,  en  condamnant 
Oreste  autant  qu'ils  le  devaient,  les  Grecs  ne  condamnaient  point  Sophocle, 
et  ils  le  comblaient,  au  contraire,  de  louanges.  D'ailleurs,  tous  les  poètes 
tragiques  tiennent  le  langage  de  la  philosophie  stoïcienne. 

Il  me  seujble  avoir  montré  les  sources  de  l'admiration  que  tous  les  anciens 
ont  eue  pour  X Electre  Aq  Sophocle.  Le  parallèle  de  cette  pièce  avec  celles 
d'Euripide  et  d'Eschyle  sur  ce  sujet,  qui  sont  à  la  vérité  pleines  de  beautés, 
ne  servira  pas  peu  à  démontrer  entièrement  combien  elle  leur  est  supérieure. 
On  verra  combien  la  conduite  et  l'intrigue  de  la  pièce  de  Sophocle  sont  plus 
belles  et  plus  raisonnables  que  celles  des  deux  autres. 

*  Plusieurs  critiques  ont  douté  que  la  tragédie  à'Éleclre,  que  nous  avons 
sous  le  nom  d'Euripide,  fût  de  ce  grand  maître;  on  y  trouve  moins  de  cha- 
leur et  moins  de  liaison  ;  et  l'on  pourrait  soupçonner  qu'elle   est   l'ouvrage 

1.  Cet  alinéa  ost  de  1757,  (B.) 


SUR    L'ÉLECTHK    DE    SOPHOCLE.  -175 

d'un  poëte  fort  postérieur.  On  sait  que  les  savants  do  la  célèbre  école 
d'Alexandrie  ont  non-seulement  rectifié  et  corrigé,  mais  aussi  altéré  et  sup- 
posé plusieurs poëmcs  anciens.  Electre  était  peut-être  mutilée  ou  perdue  de 
leur  temps;  ils  en  auront  lié  tous  les  fragments  pour  en  faire  un(!  pièce  sui- 
vie. Quoi  qu'il  en  soit,  on  y  retrouve  les  fameux  vers  cités  par  IMularque 
(dans  la  vie  de  Lysandre),  qui  préservèrent  Athènes  d'une  destruction  totale 
lorsque  Lysandre  s'en  rendit  le  maître.  En  effet,  comme  les  vainqueurs  déli- 
béraient le  soir  dans  un  festin  s'ils  raseraient  seulement  les  murailles  de  la 
ville,  ou  s'ils  la  renverseraient  de  fond  en  comble,  un  Phocéen  chanta  ce  beau 
chœur;  et  tous  les  convives  en  furent  si  émus  (ju'ils  ne  purent  se  résoudre 
\\  détruire  une  ville  qui  avait  produit  d'aussi  beaux  esprits,  et  d'aussi  grands 
personnages. 

Dans  Euripide,  Electre  a  été  mariée  par  Égisthe  à  un  homme  sans  bien 
et  sans  dignité,  qui  demeure  hors  de  la  ville,  dans  une  maison  conforme  à 
sa  fortune.  La  scène  est  devant  cette  maison;  ce  qui  ne  produit  pas  une 
décoiation  bien  magnifique.  Cet  époux  d'Electre,  qui,  à  la  vérité,  par  respect, 
n'a  eu  aucun  commerce  avec  elle,  ouvre  la  scène,  en  fait  l'exposition  dans 
un  long  monologue,  qu'on  peut  regarder  comme  un  prologue.  Ce  défaut,  qui 
se  trouve  dans  presque  toutes  les  premières  scènes  d'Euripide,  rend  ses 
expositions  la  plupart  froides  et  peu  liées  avec  la  pièce. 

Oreste  est  reconnu  par  un  vieillard,  en  présence  de  sa  sœur,  j)ar  une 
cicatrice  qu'il  s'est  faite  au-dessus  du  sourcil,  en  courant,  lorsqu'il  était 
enfant,  après  un  chevreuiU 

Des  critiques  ont  trouvé  cette  reconnaissance  trop  brusque,  et  celle  de 
Sophocle  trop  traînante.  Il  semble  qu'ils  n'aient  fait  aucune  attention  aux 
mœurs  de  la  nation  grecque,  et  ([u'ils  n'aient  connu  ni  le  génie  ni  les  grâces 
des  deux  tragiques. 

Oreste  va  ensuite  avec  son  ami  Pylade  assassiner  Égisthe  par  derrière, 
pendant  qu'il  est  penché  pour  considérer  les  entrailles  d'une  victime  ;  ils  le 
tuent  au  milieu  d'un  sacrifice  et  d'une  cérémonie  religieuse,  parce  que  tous 
lesdroits  divins  et  humainsavaientété  violés  dans  l'assassinat  d'Agamemnon. 
commis  dans  son  propre  palais,  par  une  ruse  abominable,  et  lorsqu'il  allait 
se  mettre  à  table  et  faire  des  libations  aux  dieux.  Ainsi  ce  récit  de  la  mort 
d'Égisthe  contient  la  description  d'un  sacrifice.  Les  Grecs  étaient  fort  curieux 
de  ces  descriptions  de  sacrifices,  de  fêtes,  de  jeux,  etc.,  ainsi  que  des  mar- 
ques, cicatrices,  anneaux,  bijoux,  cassettes,  et  autres  choses  qui  amènent  les 
reconnaissances. 

Le  récit  qu'Electre  et  son  frère  font  de  la  manière  dont  ils  ont  assassiné 
leur  mère,  qui  ne  vient  sur  la  scène  que  pour  y  être  tuée,  me  paraît  beau- 
coup plus  atroce  que  la  scène  de  Sophocle,  que  j'ai  rapportée  ci-dessus. 
Oreste  est  livré  aux  furies,  pour  avoir  exécuté  l'ordre  des  dieux,  pendant 
qu'Electre,  qui  se  vante  d'avoir  vu  cet  horrible  spectacle,  d'avoir  encouragé 
son  frère,  d'avoir  conduit  sa  main,  parce  (pi'Oreste  s'était  couvert  le  visage 

\.  Dans  l'édition  de   H.'JO  on  lit  : après  un  chevreuil.  H  va  ensuite  avec 

son  ami  Pylade,  etc.  «  Le  changement  est  de  1757.  (B.) 


176  DISSERTATION 

(le  son  manteau;  Electre,  dis-je,  est  épargnée.  Sophocle  certainement  l'em- 
porte ici  sur  Euripide;  mais  les  Dioscures,  Castor  et  PoHux,  frères  de  Cly- 
temnestre,  surviennent,  et  loin  de  prendre  la  défense  de  leur  sœur,  ils 
rejettent  le  crime  de  ses  enfants  sur  Apollon,  envoient  Oreste  à  Athènes  pour 
V  être  expié,  lui  prédisent  qu'il  courra  risque  d'être  condamné  à  mort,  mais 
qu'Apollon  le  sauvera,  en  se  chargeant  lui-même  de  ce  parricide.  Ils  lui 
annoncent  ensuite  un  sort  heureux,  après  qu'Electre  aura  épousé  Pylade; 
époux  digne  en  effet  d'une  aussi  grande  princesse,  puisqu'il  était  fils  d'une 
sœur  d'Agamemnon,  et  qu'il  descendait  d'Éaque,  fils  de  Jupiter  et  d'Égine. 
C'est  ce  qui  justifie  le  reproche  d'un  critique  à  !M.  Racine,  d'avoir  fait  de 
Pvlade  un  confident  trop  subalterne  dans  Atidr otnn que,  et  (Y cwolr  déshonore 
par  là  une  amitié  respectable  entre  deux  princes  dont  la  naissance  était 
égale. 

Quant  à  la  pièce  d'Eschyle,  des  filles  étrangères,  esclaves  de  Glytem- 
nestre,*mais  attachées  à  Éleclre,  portent  des  présents  sur  le  tombeau  d'Aga- 
memnon :  c'est  ce  qui  a  fait  donner  à  la  pièce  le  nom  de  Choéphores,  ou 
porteuses  de  libations  ou  de  présents,  du  mot  grec  /.or,,  qui  signifie  des  liba- 
tions qu'on  faisait  sur  les  tombeaux. 

Oreste  est  reconnu  par  sa  sœur  dès  le  commencement  de  la  pièce,  par  trois 
marques  assez  équivoques,  les  cheveux,  la  trace  des  pas,  et  larobe  ûcpaaaa 
qu'elle  a  tissue  elle-même,  il  y  avait  sans  doute  longtemps. 

Les  anciens  eux-mêmes  se  sont  moqués  de  cette  reconnaissance;  et 
M.  Dacier  la  blâme,  parce  qu'elle  est  trop  éloignée  de  la  péripétie,  ou  clian- 
gement  d'état.  Celle  de  Sophocle  est  plus  simple.  Oreste  dit  à  sa  sœur  : 
«  Regardez  cet  anneau,  c'est  celui  de  mon  père.  » 

Il  déclare  ensuite  que  l'oracle  d'.^pollon  lui  a  ordonné  de  tuer  les  meur- 
triers de  son  père,  sous  peine  d'éprouver  les  plus  cruels  tourments,  d'être 
livré  aux  furies,  etc. 

Le  P.  Brumoy  regarde  judicieusement  à  ce  sujet  qu'Oreste  est  criminel 
en  obéissant  et  en  n'obéissant  pas.  Cependant  il  ne  peut  se  déterminer 
à  tuer  sa  mère.  Electre  lève  ses  scrupules,  et  l'aigrit  contre  elle.  Le  chœur 
lui  raconte  le  songe  de  la  reine,  qui  a  cru  voir  sortir  de  son  sein  un 
serpent  qui  lui  a  tiré  du  sang  au  lieu  de  lait.  Oreste  jure  qu'il  accomplira 
ce  songe.  Le  chœur  suivant  est  un  récit  des  amours  funestes  qui  ont  été 
ensanglantées. 

Oreste  s'introduit  dans  le  palais  d'Égisthe  sous  le  nom  d'un  marchand 
de  la  Phocide,  qui  vient  annoncer  la  mort  du  fils  d'Agamemnon.  Égisthe 
entre  dans  son  palais  pour  s'assurer  de  ce  bruit.  Oreste  l'y  tue,  et  reparaît 
pour  assassiner  sa  mère  sur  le  théâtre. 

En  vain  elle  lui  demande  grâce  par  les  mamelles  qui  l'ont  allaité.  Pylade 
dit  à  son  ami,  qui  craint  encore  de  commettre  ce  parricide,  qu'il  doit  obéir 
aux  dieux  et  accomplir  ses  serments:   «   Préférez-vous,  ajoute-t-il,  vos 


SUR   L'ELECTRE    DE    SOPHOCLE.  477 

ennemis  aux  dieux  mômes?  »  Oresle,  déterminé,  dit  à  sa  mère:  «  C'est  à 
vous-même,  et  non  pas  à  moi,  que  vous  devez  attribuer  votre  mort,  n 

Quoi  de  plus  réfléciii,  de  plus  dur,  et  de  plus  cruel  ?  Il  n'y  a  point  d'oracle 
de  destinée,  qui  put  diminuer  sur  notre  théâtre  l'atrocité  de  cette  action  el 
de  ce  spectacle  ^  :  aussi  Oreste  a  beau  se  disculper,  faire  son  apologie,  et 
rejeter  le  crime  sur  l'oracle  et  sur  la  menace  d'Apollon,  les  chiens  irrilés 
de  sa  mère  l'environnent  et  le  déchirent. 

Electre  n'est  point  amoureuse  chez  les  trois  tragiques  grecs  :  en  voici 
les  raisons.  Les  caractères  étaient  constatés  et  comme  consacrés  dans  les 
tragédies  d'Eschyle,  de  Sophocle  et  d'Euripide,  parce  que  les  caractères 
étaient  constatés  chez  les  anciens.  Ils  ne  s'écartaient  jamais  de  l'opinion 
reçue  :  Sit  Medea  ferox  inviclaque  (Horace,  Art,  poél.,  \t^).  Electre  ne 
pouvait  pas  plus  être  amoureuse  que  Polyxène  et  Iphigénie  ne  pouvaient 
être  coquettes;  Médée,  douce  et  compatissante;  Antigone,  faible  et  timide. 
Les  sentiments  étaient  toujours  conformes  aux  personnages  et  aux  situations. 
Un  mot  de  tendresse  dans  la  bouche  d'Electre  aurait  fait  tomber  la  plus 
belle  pièce  du  monde,  parce  que  ce  mot  aurait  été  contre  le  caractère  dis- 
tinctif  et  la  situation  terrible  de  la  fille  d'Agameranon,  qui  ne  doit  respirer 
que  la  vengeance. 

Que  dirait-on  parmi  nous  d'un  poëte  qui  ferait  agir  et  parler  Louis  XH 
comme  un  tyran,  Henri  IV  comme  un  lâche,  Charlemagne  comme  un 
imbécile,  saint  Louis  comme  un  impie?  Quelque  belle  que  la  pièce  fût 
d'ailleurs,  je  doute  que  le  parterre  eut  la  patience  d'écouter  jusqu'au  bout. 
Pourquoi  Electre,  amoureuse,  aurait-elle  eu  un  meilleur  succès  à  Athènes? 

Les  sentiments  doucereux,  les  intrigues  amoureuses,  les  transports  de 
jalousie,  les  serments  indiscrets  de  s'aimer  toute  la  vie  malgré  les  dieux  et 
les  hommes,  tout  ce  verbiage  langoureux,  qui  déshonore  souvent  notre 
théâtre,  était  inconnu  des  Grecs.  La  correction  des  mœurs  était  le  but  prin- 
cipal de  leur  théâtre.  Pour  y  réussir,  ils  voulurent  monter  à  la  source  de 
toutes  les  passions  et  de  tous  les  sentiments.  Loin  de  rencontrer  l'amour 
sur  leur  route,  ils  y  trouvèrent  la  terreur  et  la  compassion.  Ces  deux  sen- 
timents leur  parurent  les  plus  vifs  de  tous  ceux  dont  le  cœur  humain  est 
susceptible.  Mais  la  terreur  et  l'attendrissement,  portés  à  l'excès,  précipitent 
indubitablement  les  hommes  dans  les  plus  grands  crimes  et  dans  les  plus 
grands  malheurs.  Les  Grecs  entreprirent  de  corriger  l'un  et  l'autre,  et  de 
les  corriger  l'un  par  l'autre. 

La  crainte  non  corrigée,  non  épurée,  pour  me  servir  du  terme  d'Aris- 
tote,  nous  fait  regarder  comme  des  maux  insupportables  les  événements 
fâcheux  de  la  vie,  les  disgrâces  imprévues,  la  douleur,  l'exil,  la  perte  des 
biens,  des  amis,  des  parents,  des  couronnes,  de  la  liberté,  et  do  la  vie.  La 

1.  Dans  l'édition  do  1750  il  y  a  :  «...  de  ce  spectacle.  Cette  courte  analyse  dos 
deux  pièces,  etc.  »  L'addition  est  de  1757.  (B.) 

V.  —  TlIKATHE.      IV,  12 


^78  DISSERTATION 

craile  bien  épurée  nous  fait  supporter  toutes  ces  choses;  elle  nous  fait 
même  courir  au-devant  avec  joie,  lorsqu'il  s'agit  des  intérêts  de  la  patrie, 
de  l'honneur,  de  la  vertu,  et  de  l'observation  des  lois  éternelles  établies  par 
les  dieux   Les  Grecs  enseignaient  sur  leur  théâtre  à  ne  rien  craindre  alors, 
à  ne  iamais  balancer  entre  la  vie  et  le  devoir,  et  à  supporter,  sans  se  trou- 
bler  toutes  les  disgrâces,  en  les  voyant  si  fréquentes  et  si  extrêmes  dans 
les  personnages  les  Vus  considérables  et  les  plus  vertueux  ;  à  ménager  la 
crainte  et  à  la  tempérer,  par  les  exemples  les  plus  illustres.  Les  peup  es 
apprenaient  au  théâtre  qu'il  y  a  de  la  pusillanimité  et  du  crune  a  craindre 
ce  oui  n'est  plus  un  mal,  par  le  motif  qui  le  fait  surmonter,  et  par  la  cause 
uui  le  produit;  puisque  ce  mal,  si  c'en  est  un,   n'est  rien  en   comparaison 
ce    mau.    inévitables    et   bien    plus   à    craindre,   tels   que    1  infamie,    le 
crime  la  colère,  et  la  vengeance  éternelle  des  dieux  :  la  terreur  de  ces 
maux' bien  plus  redoutables  fait  disparaître    entiereme„t   celle   des  pre- 
miers -L'Oreste  de  Sophocle  s'embarrasse  peu  qu'on  fasse  courir  le  bruit 
de   sa   mort     pourvu   qu'il   obéisse   ponctuellement   aux   oracles.    Llectre 
méprise  l'esdavage   et  les   rigueurs   de   sa    mère   et   dÉgisthe,    pourvu 
nue  U;  mort  d'Agamemnon   soit  vengée  :  il    faut  f-^''^\i^^'^'\^l'^ 
texte    m   la  traduction  de    Sophocle   pour  oser   dire    quelle   songe  plus 
'^nc^er  ses  propres  injures  que  la  mo:t  de  son  père.  Antigone  rend  les 
on  eli  s  funèbres  à  s^n   frère,  et  ne  craint  point  d'être    enterrée  vive 
rce  que  l'ordre  sacrilège  de  Créon  est  formellement  contraire  a  celu    d  s 
eux   et  qu'on  ne  peut  m  ne  doit  jamais  balancer  entre  les  dieux    t  le> 
1  Immes  entre  la  mort  et  la  colère  des  immortels.  Oreste,  dans  Sophocle, 
ùaTn  à  craindre  des  Euménides,  parce  qu'il   suit  fidèlement  les  ordres 

'Ta'l'tié  non  épurée  nous  fait  plaindre  tous  les  malheureux  qui  gémis- 
ontdins  l'exil  dans  la  misère  et  dans  les  supplices.  La  pitie  epuree 
«aux  Grecs  à  ne  plaindre  que  ceux  qui  n'ont  point  mérite  ces 
maux  e  qui  souffrent  injustement,  à  ménager  leur  compassion,  a  ne  pom 
^!2  sur  les  malheurs  qui  accablent  ceux  qui  désobéissent  au.  dieux  et 
aux  lois,  qui  tralnssent  la  patrie,  qui  se  sont  souillés  par  des  c".-es 

Clvtem'nestre   n'est   point  à   plaindre  de   périr   par  ^^    --"/^  /  ; 

narce'au'elle  a  elle-même  assassiné  son  époux,  parce  quelle  a  goûte  le 

Tare  pi  isir  de  rechercher  dans  son   flanc  les  restes  de  sa  vie    parce 

"e      lui    vit  manqué  de  foi  par  un   inceste,  parce  qu'elle  a  voulu  fair 

(jueiie  mi  ave  h  vengeât  la  mort  de  son  père.  C  est 

!ù°  es  mamours  qui  arrivent  aux  tyrans,  aux  traîtres.  ="7"™  ff  '  »"  ' 
acrIéJs  i.  ceux  en  un  mol,  c|u,  ont  transgressé  toutes  les  règles  de  la^ 
uslkl    on  ne  do  t  les  ,,laindrc  ,,nc  d'avoir  commis  les  cnmes  qu.  leur  ont 

'    W  la  punit  on  et  les  tourments  qu'Us  subissent.  Mais  cette  (.me  même  ne  . 

;'u  que  guérir  l'àme  de  c  lie  vile  compassion  qui  peut  l'amoll.r,  et  de  ces  , 

"'l'srrsrquMe  uS'^Îoc  tendait  i,  la  correction  des  mœurs  par  la 
terre^ret  p"  ^compassion,  "sans  le  secours  de  la  galanterie.  Ceta.t  de  ces 


SUR   L'ELECTRE    DE    SOPHOCLE.  479 

deux  sentiments  que  luiissaient  les  pensées  sublimes  et  les  expressions 
énergiques,  que  nous  admirons  dans  leurs  tragédies,  et  auxquelles  nous  ne 
substituons  que  trop  souvent  des  fadeurs,  de  jolis  riens,  et  des  épigrammes. 

Je  demande  à  tout  homme  raisonnable,  dans  un  sujet  aussi  terrible  que 
celui  de  la  vengeance  de  la  mort  d'Agamemnon,  que  peut  |)ioduire  l'amour 
d'Electre  et  d'Oreste  qui  ne  soit  infiniment  au-dessous  de  l'ait  de  Sophocle? 
11  est  bien  question  ici  de  déclarations  d'amour,  d'intrigues  de  ruelle,  de 
combats  entre  l'amour  et  la  vengeance  :  loin  d'élever  l'âme,  ces  faibles 
ressources  ne  feraient  que  l'avilir.  11  en  est  de  même  de  presque  tous  les 
grands  sujets  traités  par  les  Grecs.  L'auteur  û' Œdipe  convient  lui-môme  ^ 
et  cet  aveu  lui  fait  infiniment  d'honneur,  que  l'amour  de  Jocaste  et  de  l'hiloc- 
lète,  qu'il  n'a  introduit  que  malgré  lui,  déroge  à  la  grandeur  de  son  sujet. 
La  nouvelle  tragédie  de  Philoclète  -  n'eût  valu  que  mieux  si  l'auteur  avait 
évité  l'amour  de  Pyrrhus  pour  la  fille  de  Philoctète.  Le  goût  du  siècle  l'a 
entraîné.  Ses  talents  auraient  surmonté  la  prétendue  difficulté  de  traiter  ces 
sujets  sans  amour,  comme  Sophocle. 

Mettez  de  l'amour  dans  Alhalie  et  dans  Mérope,  ces  deux  pièces  ne 
seront  plus  des  chefs-d'oeuvre,  parce  que  l'amour  le  mieux  traité  n'a  jamais 
le  sérieux,  la  gravité,  le  sublime,  le  terrible,  qu'exigent  ces  sujets.  Electre, 
amoureuse,  n'inspire  plus  celte  terreur  et  cette  pitié  active  des  anciens. 
Inutilement  veut-on  y  suppléer  par  des  é[)isodes  romanesques,  par  des 
descriptions  déplacées,  par  des  reconnaissances  accumulées  les  unes  sur  les 
autres,  par  des  conversations  galantes,  par  des  lieux  communs  de  toute 
espèce,  et  par  des  idées  gigantesques  :  on  ne  fait  que  défigurer  l'art  de 
Sophocle  et  la  beauté  du  sujet.  C'est  faire  un  mauvais  roman  d'une  excel- 
lente tragédie;  et  comme  le  style  est  d'ordinaire  analogue  aux  idées,  il 
devient  lâche,  boursouflé,  barbare.  Qu'on  dise  après  cela  que,  si  l'on  avait 
quelque  chose  à  imiter  de  Sophocle  •',  ce  ne  serait  certainement  pas  son 
Electre;  qu'on  appelle  ce  prince  de  la  tragédie  :  Grec  lubillard  ;  il  résulte 
de  ces  invectives  que  l'art  de  Sophocle  est  inconnu  à  celui  qui  lient  ce 
discours,  ou  qu'il  n'a  pas  daigné  travailler  assez  son  sujet  pour  y  parvenir, 
ou  enfin  que  tous  ses  elforts  ont  été  inutiles,  et  qu'il  n'a  pu  y  atteindre.  Jl 
semble  que  le  désespoir  lui  ait  suggéré  de  condanmer  d'un  mot  Sophocle  et 
toute  la  Grèce.  Mais  Éloclrc.  amoureuse  du  fils  d'Kgisthe,  assassin  de  son 
père,  séducteur  de  sa  mère,  i)ersécuteur  d'Oreste,  auteur  de  tous  ses 
malheurs;  Oreste,  amoureux  de  la  fille  de  ce  même  Égisthe,  bourreau  de 
toute  sa  famille,  ravisseur  de  sa  couronne,  et  qui  ne  cherche  qu'à  lui  ôter 
la  vie,  auraient  l'un  et  l'autre  échou('  sur  le  théâtre  d'Athènes  :  ce  double 
amour  aurait  eu  nécessairement  le  plus  mauvais  succès.  Vainement  on 
aurait  dit  en  faveur  du  poëte  que  plus  I^lectre  est  malheureuse,  plus  elle 
est  aisée  à  attendrir;  le  peuple  d'Athènes  aurait  répondu  que  plus  Oreste  et 
Klectre  sont  malheureux,  moins  ils  sont  susceptibles  d'un  amour  puéril  et 

1.  Voyez  VÊptIre  déilicatoire  d'Oreste,  page  81. 

2.  Par  Chàteaiibriin,  jouée  eu   \1.)%. 

3.  Expressions  de  CrébiUon  dans  la  préface  de  son  Electre.  (B.) 


480  DISSERTATION 

insensé;  qu'ils  sont  trop  occupés  de  leurs  infortunes  et  de  leur  vengeance 
pour  s'amuser  à  lier  une  partie  carrée  avec  les  deux  enfants  du  bourreau 
d'Agamemnon,  et  de  leur  plus  implacable  ennemi.  Ces  amants  transis 
auriSent  fait  horreur  à  toute  la  Grèce,  et  le  peuple  aurait  prononcé  sur-le- 
champ  contre  une  fable  aussi  absurde  et  aussi  déshonorante  pour  le  destruc- 
teur de  Troie  et  pour  toute  la  nation. 

Cette  courte  analyse  des  deux  pièces  rivales  de  YÉleclre  de  Sophocle 
suffit  pour  faire  connaître  combien  celle-ci  est  préférable  aux  deux  autres, 
par  rapport  à  la  fable  (p-ùSo;),  et  par  rapport  aux  mœurs  (ri6yi). 

Mais  le  principal  mérite  de  Sophocle,  celui  qui  lui  a  acquis  l'estime  et 
les  éloges  de  ses  contemporains  et  des  siècles  suivants  jusqu'au  nôtre,  celui 
qui  les"  lui  procurera  tant  que  les  lettres  grecques  subsisteront,  c'est  la 
noblesse  et  l'harmonie  de  sa  diction  (Xé^i?)-  Quoique  Euripide  l'emporte 
quelquefois  sur  lui  par  la  beauté  des  pensées  (Jiâvotat),  Sophocle  est  au- 
dessus  de  lui  par  la  grandeur,  par  la  majesté,  par  la  pureté  du  style,  et  par 
l'harmonie.  C'est  ce  que  le  savant  et  judicieux  abbé  Dubos  appelle  la  poésie 
de  style.  C'est  elle  qui  a  fait  donner  à  Sophocle  le  surnom  d'abeille,  c'est 
elle  qui  lui  a  fait  remporter  vingt-trois  victoires  sur  tous  les  poëtes  de  son 
temps.  Le  dernier  de  ses  triomphes  lui  coûta  la  vie  par  la  surprise  et  par  la 
joie  imprévue  qu'il  en  eut;  de  sorte  qu'on  peut  dire  de  lui  qu'il  est  mort 
dans  le  sein  de  la  victoire. 

Les  termes  pittoresques,  et  cette  imagination  dans  l'expression,  sans 
laquelle  le  vers  tombe  en  langueur,  soutiendront  Homère  et  Sophocle  dans 
tous  les  temps,  et  charmeront  toujours  les  amateurs  de  la  langue  dans 
laquelle  ces  grands  hommes  ont  écrite  Ce  mérite  si  rare  de  la  beauté  de 
l'élocution  est,  selon  Quintilien,  comme  une  musique  harmonieuse  qui 
charme  les  oreilles  délicates.  Un  poëme  aurait  beau  être  parfait  d'ailleurs, 
et  conduit  selon  toutes  les  règles  de  l'art,  il  ne  sera  lu  de  personne  s'il 
manque  de  ce  mérite  et  s'il  pèche  par  l'élocution  :  cela  est  si  vrai  qu'il  n'y 
a  jamais  eu,  dans  aucune  langue  et  chez  aucun  peuple,  de  poëme  mal  écrit 
qui  jouisse  de  la  moindre  estime  permanente  et  durable.  C'est  ce  qui  a  fait 
entièrement  oublier  YÉleclre  de  Longepierre,  et  celles  dont  j'ai  parlé 
ci-dessus-:  c'est  ce  qui  a  fait  universellement  rejeter  parmi  mus  la Pucelle 
de  Chapelain,  et  le  poëme  de  Clovis  de  Desmarets. 

«  Ce  sont  deux  poèmes  épiques,  ajoute  M.  l'abbé  Dubos,  dont  la  consti- 
tution et  les  mœurs  valent  mieux  sans  comparaison  que  celles  des  deux 
tragédies  (du  Cid  el  de  Pompée).  D'ailleurs  leurs  incidents,  qui  font  la 
plul  belle  partie  de  notre  histoire,  doivent  plus  attacher  la  nation  française 
que  des  événements  arrivés  depuis  longtemps  dans  l'Espagne  et  dans 
l'Egypte.  Chacun  sait  le  succès  de  ces  poëmes,  qu'on  ne  saurait  imputer 
qu'au  défaut  de  la  poésie  de  style.  On  n'y  trouve  presque  point  de  senti- 

j^  Graiis  ingenium,  Graiis  dédit  ore  rotundo 

Musa  loqui. 

HoK.,  de  Art.  poet.,  v.  323. 

2.  Voyez  page  1C8. 


SUR    LA    TRAGKDIE    D'ORESTE.  181 

ments  naturels  capables  d'intéresser  :  ce  défaut  leur  est  commun.  Quant 
aux  images,  Desmarets  ne  crayonne  que  des  chimères,  et  Chapelain,  dans 
son  style  tudesque,  ne  dessine  rien  que  d'imparfait  et  d'estropié;  toutes  ses 
peintures  sont  des  tal)]paux  gothiques.  De  lii  vient  le  seul  défaut  de  la 
Pucelle^  mais  dont  il  faut,  selon  M.  Despréaux,  que  ses  défenseurs  con- 
viennent, le  défaut  qu'on  ne  la  saurait  lire.  » 

Sans  la  langue,  en  un  mot,  l'auteur  le  plus  divin 
Est  toujours,  quoi  qu'il  fasse,  un  méchant  écrivain. 

BoiLEAU,  Art  poét.,  I,  161-6'2. 


SECONDE    PARTIE. 

De  la  tragédie  (/'O reste. 

Il  n'est  pas  indifférent  de  remarquer  d'abord  que,  dans  tous  les  sujets 
que  les  anciens  ont  traités,  on  n'a  jamais  réussi  qu'en  imitant  leurs  beautés. 
La  différence  des  temps  et  des  lieux  ne  fait  que  de  très-légers  changements, 
car  le  vrai  et  le  beau  sont  de  tous  les  temps  et  de  toutes  les  nations.  La 
vérité  est  une,  et  les  anciens  l'ont  saisie  parce  qu'ils  ne  recherchaient  que 
la  nature,  dont  la  tragédie  est  une  imitation.  Phèdre  et  Iphigénie  en  sont 
des  preuves  convaincantes.  On  sait  le  mauvais  succès  de  ceux  qui,  en 
traitant  les  mômes  sujets,  ont  voulu  s'écarter  de  ces  grands  modèles.  Ils  se 
sont  écartés  en  effet  de  la  nature,  et  il  n'y  a  de  beau  que  ce  qui  est  naturel. 
Le  décri  dans  lequel  V Œdipe  de  Corneille  est  tombé  est  une  bonne  preuve 
de  cette  vérité.  Corneille  voulut  s'écarter  de  Sophocle,  et  il  fit  un  mauvais 
ouvrage. 

11  se  présente  une  autre  réflexion  non  moins  utile,  c'est  que,  parmi  nous, 
les  vrais  imitateurs  des  anciens  se  sont  toujours  remplis  de  leur  esprit  au 
point  de  se  rendre  propres  leur  harmonie  et  leur  élégance  continue.  La  raison 
en  est,  à  mon  gré,  qu'ayant  sans  cesse  devant  les  yeux  ces  modèles  du  bon 
goût  et  du  style  soutenu,  ils  se  formaient  peu  à  peu  l'habitude  d'écrire  comme 
eux,  tandis  que  les  autres,  sans  modèles,  sans  règles,  s'abandonnaient  aux 
écarts  d'une  imagination  déréglée,  ou  restaient  dans  leur  stérilité. 

Ces  deux  principes  posés,  je  crois  ne  rien  dire  que  de  raisonnable  en 
avançant  que  l'auteur  de  la  tragédie  diOresle  a  imité  Sophocle  autant  que 
nos  mœurs  le  lui  permettaient;  et,  quelque  estime  que  j'aie  pour  la  pièce 
grecque,  je  ne  crois  pas  qu'on  dût  porter  l'imitation  plus  loin. 

Il  a  représenté  Electre  et  son  frère  toujours  occupés  de  leur  douleur  et 
de  la  vengeance  de  leur  père,  et  n'étant  susceptibles  d'aucun  autre  sentiment. 
C'est  précisément  le  caractère  fjue  Sophocle,  Eschyle  et  Euripide  leur 
donnent;  il  n'en  a  retranché  que  des  expressions  trop  dures  selon  nos  mœurs. 
Même  résolution  dans  les  deux  Electre  de  poignarder  le  tyran;  même  dou- 
leur en  apprenant  la  fausse  nouvelle  de  la  mort  dOreste;  mêmes  menaces, 
mômes  emportements  dans  l'une  et  dans  l'autre;  mômes  désirs  de  vengeance. 


182  DISSERTATION 

Mais  il  n'a  pas  voulu  roprésentor  Électro  étendant  sa  vengeance  sur  sa 
propre  mère,  se  diargeant  d'abord  du  soin  de  se  défaire  de  Clyteninestre, 
ensuite  excitant  son  frère  à  cette  action  détestable,  et  conduisant  sa  main 
dans  le  sein  maternel.  Il  les  a  rendus  plus  respectueux  pour  celle  qui  leur  a 
donné  la  naissance,  et  il  a  même  semé  dans  le  rôle  d'Electre,  tantôt  des 
sentiments  de  tendresse  et  de  respect,  et  tantôt  des  emportements,  selon 
qu'elle  a  plus  ou  moins  d'espérance. 

Les  rôles  de  Pylade  et  de  Pammène  me  paraissent  avoir  été  faits  pour 
suppléer  aux  chœurs  de  Sophocle  ^  [On  sait  les  effets  prodigi(mx  (pie  faisaient 
ces  chœurs,  accompagnés  de  musique  et  de  danse  :  à  en  juger  par  ces  effets, 
la  musique  devait  merveilleusement  seconder  et  augmenter  le  terrible  et  le 
pathétique  des  vers.  La  danse  des  anciens  était  peut-être  supérieure  à 
leur  musique;  elle  exprimait,  elle  peignait  les  pensées  les  plus  sublimes  et 
les  passons  les  plus  violentes;  elle  parlait  au  cœur  comme  aux  yeux.  Le 
chœur  des  Euménides  d'Eschyle  coûta  la  vie  à  plusieurs  des  spectateurs. 
Quant  aux  paroles  des  chœurs,  elles  n'étaient  qu'un  tissu  de  pensées  sublimes, 
de  principes  d'équité,  de  vertus,  et  de  la  morale  la  plus  épurée.  Le  nouvel 
auteur  a  tâché  de  suppléer  par  les  rôles  de  Pylade  et  de  Pammène  à  ces 
beautés  qui  manquent  à  notre  théâtre.]  Quelle  sagesse  dans  l'un  et  dans 
l'autre  personnage  !  et  quels  sentiments  l'auteur  donne  au  premier  !  Je  n'en 
veux  rapporter  que  deux  exemples.  Le  premier  est  tiré  de  la  scène  où 
Pylade  dit  à  Oreste  (II,  i)  : 

C'est  assez;  et  du  ciel  je  reconnais  l'ouvrage. 
Il  nous  a  tout  ravi  parce  cruel  naufrage; 
Il  veut  seul  accomplir  ses  augustes  desseins; 
Pour  ce  grand  sacrifice  il  ne  veut  que  nos  mains. 
Tantôt  de  trente  rois  il  arme  la  vengeance; 
Tantôt  trompant  la  terre,  et  frappant  en  silence, 
Il  veut,  en  signalant  son  pouvoir  oublie, 
N'armer  que  la  nature  et  la  seule  amitié. 

L'autre  est  tiré  de  la  scène  où  Pylade  dit  à  Electre  qu'Oreste  obéit  aux 
dieux  (IV,  II)  : 

Les  arrêts  du  destin  trompent  souvent  notre  àme  : 

Il  conduit  les  mortels;  il  dirige  leurs  pas 

Par  des  chemins  secrets  qu'ils  ne  connaissent  pas; 

Il  plonge  dans  l'abîme,  et  bientôt  en  retire; 

Il  accable  de  fers;  il  élève  à  l'empire; 

Il  fait  trouver  la  vie  au  milieu  des  tombeaux... 

Le  fond  du  rôle  de  (Ilytemnestre  est  tiré  aussi  de  Sophocle,  quoique 
tempéré  [)ar  la  Clytemnestre  d'Euripide.  On  voit  évidemment,  dans  les  deux 
poètes  grecs,  que  Clytemnestre  est  souvent  prête  à  s'attendrir.  Elle  se  jus- 
tifie devant  Electre,  elle  entend  ses  reproches;  et  il  est  certain  que  si  Electre 


1.  Ce  qui  est  entre  deux  crochets  fut  ajoute  en  1757.  (B.) 


SUR    LA   TRAGÉDIE    D'ORESTE.  183 

lui  n'pondiiil  avec  plus  de  circonspection  et  de  douceur,  il  serait  impossible 
(ju'alors  Clytemnestre  ne  fût  pas  émue,  et  ne  sentît  pas  des  remords.  Ainsi, 
puisque  l'auteur  d'Oresle,  pour  se  conformer  plus  à  nos  mœurs  et  pour  nous 
toucher  davantage,  rend  Electre  moins  féroce  avec  sa  mère,  il  fallait  bien 
(ju'il  rendît  Clylenmestre  moins  farouche  avec  sa  fille.  L'un  est  la  suite  de 
l'autre.  Electre  est  touchée  quand  sa  mère  lui  dit   I,  m)  : 

Mes  filles  devant  moi  ne  sont  point  étrangères; 
Môme  en  dépit  d'Égisthe  elles  m'ont  été  chères  : 
Je  n'ai  point  étouffé  mes  premiers  sentiments; 
Et,  malgré  la  fuieur  de  ses  emportements, 
Electre,  dont  l'enfance  a  consolé  sa  mère 
Du  sort  d'Iphigénie  et  des  rigueurs  d'un  père, 
Electre  qui  m'outrage,  et  qui  brave  mes  lois, 
Dans  le  fond  de  mon  cœur  n'a  point  perdu  ses  droits. 

CI}  temnestre  à  son  tour  est  émue  quand  sa  fdle  lui  demande  pardon  de 
ses  emportements.  Pouvait-elle  résister  à  ces  paroles  tendres  : 

Eh  bien  !  vous  désarmez  une  fille  éperdue. 
La  nature  en  mon  cœur  est  toujours  entendue. 
Ma  mère,  s'il  le  faut,  je  condamne  k  vos  pieds 
Ces  reproches  sanglants  trop  longtemps  essuyés. 
Aux  fers  de  mon  tyran  par  vous-même  livrée, 
D'Égisthe  dans  mon  cœur  je  vous  ai  séparée. 
Ce  sang  que  je  vous  dois  ne  saurait  se  trahir  : 
J'ai  pleuré  sur  ma  mère,  et  n'ai  j)u  vous  haïr. 

Mais  ensuite,  quand  cette  même  Electre,  croyant  sa  mère  complice  de  la 
mort  d'Oreste,  lui  fait  des  reproches  sanglants,  et  qu'elle  lui  dit  (H,  v), 

Vous  n'avez  plus  de  fils;  son  assassin  cruel 
Craint  les  droits  de  ses  sœurs  au  tronc  paternel... 
Ah!  si  j'ai  quelques  droits,  s'il  est  vrai  qu"il  les  craigne, 
Dans  ce  sang  malheureux  que  sa  main  les  éieigno; 
Qu'il  achève,  à  vos  yeux,  de  déchirer  mon  sein  : 
Et,  si  ce  n'est  assez,  prêtez-lui  votre  main; 
Frappez,  joignez  Electre  à  son  malheureux  frère; 
Frappez,  dis-je;  à  vos  coups  je  connaîtrai  ma  mère. 

y  a-t-il  rien  de  plus  naturel  que  de  voir  (Jytemnestrc  irritée  reprendre  alors 
toute  sa  dureté,  et  dire  à  sa  fille  : 

Va,  j'abandonne  Electre  au  malheur  qui  la  suit; 
\'a,  je  suis  Clytcmnestre,  et  surtout  je  suis  reine. 
Lo  sang  d'Agamemnon  n'a  de  droits  qu'à  ma  iiainc. 
(^est  trop  flatter  la  tienne,  et,  de  ma  faihle  main, 
Caresser  le  serpent  qui  déchire  mon  sein. 
Pleure,  tonne,  gémis,  j'y  suis  indifférente  : 
Je  ne  verrai  dans  toi  qu'une  esclave  imprudcuto, 
Flottant  entre  la  plainte  et  la  témérité, 


184  DISSERTATION 

Sous  la  puissante  main  de  son  maître  irrité. 

Je  t'aimais  malgré  toi  :  lavcu  m'en  est  bien  triste; 

Je  ne  suis  plus  pour  toi  que  la  femme  il'Égisthe; 

Je  ne  suis  plus  ta  mère;  et  toi  seule  as  rompu 

Ces  nœuds  infortunés  de  ce  cœur  combattu, 

Ces  nœuds  qu'en  frémissant  réclamait  la  nature, 

Que  ma  fille  déteste,  et  qu'il  faut  que  j'abjure! 

Ces  passages  de  la  pillé  à  la  colère,  ce  jeu  des  passions,  ne  sont-ils  pas 
véritablement  tragiques?  et  le  plaisir  qu'ils  ont  constamment  fait  à  toutes  les 
représentations  n'est-il  pas  un  témoignage  certain  que  l'auteur,  en  puisant 
également  dans  l'antiquité  et  dans  la  nature,  a  saisi  tout  ce  que  l'une  et 
l'autre  pouvaient  fournir? 

Mais  quand  Electre  parle  au  tyran,  son  caractère  inflexible  est  tellement 
soutenu,  qu'elle  ne  se  dément  pas  même  en  demandant  la  grâce  de  son 
frère  (V,  m)  : 

Cruel,  si  vous  pouvez  pardonner  à  mon  frère* 
(Je  ne  peux  oublier  le  meurtre  de  mon  père; 
Mais  je  pourrais  du  moins,  muette  à  votre  aspect, 
Me  forcer  au  silence,  et  peut-être  au  respect),  etc. 

Je  demande  si,  dans  l'intrigue  A'Oresle,  la  plus  simple  sans  contredit 
qu'il  y  ait  sur  notre  théâtre,  il  n'y  a  pas  un  heureux  artifice  à  faire  aborder 
Oreste  dans  sa  propre  patrie  par  une  tempête,  le  jour  même  que  le  tyran 
insulte  aux  mânes  de  son  père;  si  la  rencontre  du  vieillard  Pammène,  et  la 
scène  qu'Oreste  et  Pylade  ont  avec  lui,  n'est  pas  dans  le  goût  le  plus  pur  de 
l'antiquité,  sans  en  être  une  copie,  et  si  on  peut  lavoir  sans  en  être  attendri. 
La  dernière  scène  du  deuxième  acte  entre  Iphise  et  Electre,  qui  est  une  très- 
belle  imitation  de  Sophocle,  produit  tout  l'effet  qu'on  en  peut  attendre. 

L'exposition  de  la  pièce  d'Oresle  me  paraît  aussi  pleine  qu'on  puisse  la 
souhaiter.  Le  récit  de  la  mort  d'Agamemnon,  dès  la  seconde  scène,  et  que 
l'auteur  a  imité  d'Eschyle,  mettrait  seul  au  fait,  avec  ce  qui  le  précède,  le 
spectateur  le  moins  instruit.  Electre  peut-elle,  après  ce  récit,  exprimer  son 
état  d'une  manière  plus  précise  et  plus  entière  qu'elle  ne  le  fait  dans  ces 
trois  vers  (I,  ii)  : 

Je  pleure  Agamemnon,  je  tremble  pour  un  frère; 

Mes  mains  portent  des  fers,  et  mes  yeux,  pleins  de  pleurs, 

N'ont  vu  que  des  forfaits  et  des  persécuteurs? 

Le  dessein  détromper  Electre  pour  la  venger,  et  d'apporter  les  cendres 
prétendues  d'Oreste,  est  entièrement  de  Sophocle.  L'oracle  avait  expressé- 
ment ordonné  qu'on  vengeât  la  mort  d'Agamemnon  par  la  ruse,  ^oXoioi  2,  parce 
que  ce  meurtre  avait  été  commis  de  môme,   et  que  la  vengeance  n'aurait 


1.  Ce  vers  ne  se  trouve  ni  dans  le  texte  ni  dans  les  variantes.  (B.) 

2.  La  fin  de  cet  alinéa  fut  ajoutée  en  1757.  (B.) 


4 


SUR    LA    TRAGÉDIE    D'ORESÏE.  183 

pas  été  complète  si  les  assassins  avaient  été  punis  par  un  autre  que  le  fils 
d'Agamemnon,  et  d'une  autre  manière  que  celle  qu'ils  avaient  employée  en 
commettant  le  crime.  Dans  Euripide,  Égisthe  est  assassiné  par  derrière, 
tandis  ([u'il  est/penclié  sur  une  victime,  parce  qu'il  avait  frappé  Aj^amemnon 
lorsqu'il  chan.seait  de  robe  pour  se  mettre  à  table  :  cette  robe  était  cousue  ou 
fermée  par  le  haut,  de  sorte  que  le  roi  ne  put  se  dégager  ni  se  défendre  : 
c'est  ce  que  le  nouvel  auteur  a  désigné  par  ces  mots  de  vélemenls  de  7norl, 
et  de  piège  (1,  n). 

L'auteur  français  n'a  fait  qu'ajouter  à  cet  ordre  des  dieux  une  menace 
terrible,  en  cas  qu'Oreste  désobéit,  et  qu'il  se  découvrît  à  sa  sœur.  Cette 
sage  défense  était  d'ailleurs  nécessaire  pour  la  réussite  do  son  projet.  La 
joie  d'Electre  aurait  assurément  éclaté,  et  aurait  découvert  son  frère.  D'ailleurs, 
(jue  pouvait  en  sa  faveur  une  princesse  malheureuse  et  chargée  de  fers? 
P\  lade  a  raison  de  dire  à  son  ami  que  sa  sœur  peut  le  perdre,  et  ne  saurait 
le  servir;  et  dans  un  autre  endroit   IV,  i)  : 

Renferme  cette  amour  et  si  tendre  et  si  pure. 
Doit-on  craindre  en  ces  lieux  de  dompter  la  nature? 
Ali  !  de  quels  sentiments  te  laisses-tu  troubler? 
Il  faut  venger  Electre,  et  non  la  consoler. 

C'est  cette  menace  des  dieux  qui  produit  le  nœud  et  le  dénoùment;  c'est 
elle  qui  retient  d'abord  Oreste,  quand  Electre  s'abandonne  au  désespoir,  à  la 
vue  de  l'urne  qu'elle  croit  contenir  les  cendres  de  son  frère;  c'est  elle  qui 
est  la  cause  de  la  résolution  furieuse  que  prend  Electre  de  tuer  son  propre 
frère,  qu'elle  croit  l'assassin  d'Orcste;  c'est  cette  menace  des  dieux  qui  est 
accomplie  quand  ce  frère  trop  tendre  a  desobéi;  c'est  elle  enfin  qui  donne 
au  malheureux  Oreste  l'aveuglement  et  le  transport  dans  lesquels  il  tue  sa 
mère;  de  sorte  qu'il  est  puni  lui-même  en  la  punissant. 

C'était  une  maxime  reçue  chez  tous  les  anciens  que  les  dieux  punissaient 
la  moindre  désobéissance  ii  leurs  ordres  comme  les  plus  grands  crimes;  et 
c'est  ce  qui  rend  encore  plus  beaux  ces  vers  que  l'auteur  met  dans  la  bouche 
d'Oreste,  au  troisième  acte  : 

Éternelle  justice,  ablmo  impénétrable, 
Ne  distinguez-vous  point  le  faible  et  le  coupable, 
Le  mortel  qui  s'égare,  ou  qui  brave  vos  lois, 
Qui  trahit  la  nature,  ou  qui  cède  à  sa  voixi? 

Ce  ne  sont  pas  lii  de  ces  vaines  sentences  détachées  :  ces  vers  sont    en 
sentiment  aussi  bien  qu'en  maxime;   ils  appartiennent  à  cette    philo.sophie 
,  naturelle  qui  est  dans  le  cœur,  et  qui  fait  un  des  caractères   distinctifs  des 
ouvrages  de  l'auteur. 


\.  La  scène  de  la  tragédie  (ï Oreste,  où  se  trouvaient  ces  vers,  a  été  supprimée, 
et  remplacée  par  les  trois  premières  scènes  de  cette  édition.  On  la  trouvera  avec 
les  variantes.  (K.) 


186  DISSERTATION 

Quel  art  n'y  a-t-il  pas  encore  à  faire  paraître  les  Euniénides  avant  le 
crime  d'Oreste,  comme  les  divinités  vengeresses  du  meurtre  d'Agamemnon, 
et  comme  les  avant-courrières  du  crime  que  son  fils  va  commettre?  Cela 
me  paraît  très-conforme  aux  idées  de  l'antiquité,  quoique  très-neuf;  c'est 
inventer  comme  les  anciens  l'auraient  fait,  s'ils  avaient  été  obligés  d'adoucir 
le  crime  d'Oreste;  au  lieu  que,  dans  Euripide  et  dans  Eschyle,  Oreste  est 
livré  aux  furies  parce  qu'il  a  tué  sa  mère;  ici  Oreste  ne  tue  sa  mère  que 
parce  qu'il  est  livré  aux  furies;  et.il  leur  est  livré  parce  ({u'il  a  désobéi  aux 
dieux  en  se  découvrant  à  sa  sœur. 

Dans  quels  vers  ces  Euménides  sont  évoquées  (IV,  iv)  ! 

Eumcnidcs,  venez,  soyez  ici  mes  dieux; 

Accourez  de  l'enfer  en  ces  horribles  heux, 

Dans  ces  lieux  plus  cruels  et  plus  remplis  de  crimes 

Que  vos  gouffres  profonds  regorgeant  de  victimes. 

Filles  de  la  vengeance,  armez-vous,  armez-moi... 

Les  voici;  je  les  vois,  et  les  vois  sans  terreur  : 

L'aspect  de  mes  tyrans  m'inspirait  plus  d'horreur,  etc. 

L'auteur  de  la  tragédie  d'Oreste  a  sans  doute  eu  tort  de  trgnquer  la 
scène  de  l'urne.  Il  est  vrai  qu'un  excès  de  délicatesse  empêche  quelquefois 
de  goûter  et  de  sentir  des  morceaux  d'une  aussi  grande  force,  et  des  traits 
aussi  mâles  et  aussi  sublimes.  Prèsde  cinquante  versdelamentations  auraient 
peut-être  paru  des  longueurs  à  une  nation  impatiente,  et  (jui  n'est  pas  accou- 
tumée aux  longues  tirades  des  scènes  grecques.  Cependant  l'auteur  a  perdu 
le  plus  beau  et  l'endroit  le  plus  pathétique  de  la  pièce.  A  la  vérité,  il  a 
tâché  d'y  suppléer  par  une  beauté  neuve.  L'urne  contient,  selon  lui,  les 
cendres  de  Plistène,  fils  d'Égisthe;  ce  n'est  point  une  urne  vide  et  postiche. 
La  mort  d'Agamemnon  est  déjà  à  moitié  vengée.  Le  tyran  va  tenir  cet  hor- 
rible présent  de  la  main  de  son  plus  cruel  ennemi;  présent  qui  inspire  et  la 
terreur  dans  le  cœur  du  spectateur  qui  est  au  fait,  et  la  douleur  dans  celui 
d'ÉlecIre  qui  n'y  est  pas.  Il  faut  avouer  aussi  que  la  coutume  des  anciens 
de  recueillir  les  cendres  des  morts,  etprincipalement  de  ceux  qu'ils  aimaient 
le  plus  tendrement,  rendait  cette  scène  infiniment  plus  touchante  pour  eux 
((ue  pour  nous.  Il  a  fallu  suppléer  au  pathétique  qu'ils  y  trouvaient  par  la 
terreur  que  doit  inspirer  la  vue  des  cendres  de  Plistène,  première  victime 
de  la  vengeance  d'Oreste.  D'ailleurs  la  situation  de  l'urne  dans  les  mains 
d'ftlcctre  produit  un  coup  de  théâtre  à  l'arrivée  d'Égisthe  et  de  Clytemnestre. 
La  douleur  même  et  lès  fureurs  d'Electre  persuadent  le  tyran  de  la  vérité 
de  ce  que  Pammène  vient  de  lui  annoncer. 

Le  nouvel  auteur  s'est  bien  gardé  de  faire  un  long  récit  de  la  mort 
d'Oreste  en  présence  d'Égisthe;  ce  récit  aurait  eu,  dans  notre  langue  et 
suivant  nos  mœurs,  tous  les  défauts  que  les  détracteurs  de  l'antiquité  osent 
reprocher  ii  celui  de  Sophocle.  Le  nouvel  auteur  suppose  qu'Oreste  et  l'étran- 
ger se  sont  vus  à  Delphes.  «  Aisément,  dit  Pylade  (III,  vi),  les  malheureux 
s'unissent;  trop  promptement  liés,  promplement  ils  s'aigrissent.  »  Oreste  a 
dit  plus  haut  à  Égisthe  qu'il  s'est  vengé  sans  implorer  le  secours  des  rois. 


SUR    LA    TRAGÉDIE    D'ORESTli.  187 

Cette  supposition  est  simple  et  tout  à  fait  vraisemblable  ;  et  je  crois 
qu'Égisthe,  intéressé  autant  qu'il  l'était  à  cette  mort,  pouvait  s'en  contenter 
sans  entrer  dans  un  examen  plus  approfondi  :  on  croit  très-aisément  ce  que 
l'on  souhaite  avec  une  passion  violente.  D'ailleurs  Cl\  temnestre  interrompt 
celte  conversation  (jui  l'accable;  et  l'action  est  ensuite  si  précipitée,  ainsi 
que  dins  Sophocle,  qu'il  n'est  pas  possible  à  Égistho  d'en  demander  ni 
d'en  apprendre  davantage.  Cependant,  comme  le  caractère  d'un  tyran  est 
toujours  rempli  de  défiance,  il  ordonne  qu'on  aille  chercher  son  fils  pour 
confirmer  le  récit  des  deux  étrangers. 

La  reconnaissance  d'Electre  et  d'Oreste,  fondée  sur  la  force  de  la  natu:e 
et  sur  le  cri  du  sang,  en  même  temps  que  sur  les  soupçons  d'Iphise,  sur 
quelques  paroles  équivoques  d'Oreste,  et  sur  son  attendrissement,  me  paraît 
d'autant  plus  pathétique  qu'Oreste,  en  se  découvrant,  éprouve  des  combats 
qui  ajoutent  beaucoup  k  l'attendrissement  qui  naît  de  la  situation.  Les  recon- 
naissances sont  toujours  touchantes,  à  moins  qu'elles  ne  soient  très-mala- 
droitement traitées;  mais  les  plus  belles  sont  peut-être  celles  qui  produisent 
un  effet  qu'on  n'attendait  pas,  qui  servent  à  faire  un  nouveau  nœud,  à  le 
resserrer,  et  qui  replongent  le  héros  dans  un  nouveau  péril.  On  s'intéresse 
toujours  à  deux  personnes  malheureuses  qui  se  reconnaissent  après  une 
longue  absence  et  de  grandes  infortunes  ;  mais  si  ce  bonheur  passager  les 
rend  encore  plus  misrrables,  c'est  alors  que  le  cœur  est  déchiré,  ce  qui  est 
le  vrai  but  de  la  tragédie. 

A  l'égard  de  cette  partie  de  la  catastrophe  que  l'autour  d'Oreste  a  imitée 
de  Sophocle,  et  qu'il  n'a  pas,  dit-il,  osé  faire  repré.senter',  je  suis  d'un  avis 
contraire  au  sien  ;  je  crois  que  si  ce  morceau  était  joué  avec  terreur,  il  en 
produirait  beaucoup. 

Qu'on  se  figure  Electre,  Iphise,  et  Pylade,  saisis  d'effroi,  et  marquant 
chacun  leur  surprise  aux  cris  de  Clytemnestre  ;  ce  tableau  devrait  faire,  ce 
me  semble,  un  aussi  grand  effet  à  Paris  qu'il  en  fit  à  Athènes,  et  cela  avec 
d'autant  plus  de  raison  que  Clytemnestre  inspire  beaucoup  plus  de  pitié 
dans  la  pièce  française  que  dans  la  pièce  grecque.  Peut-être  qu'à  la  pre- 
mière représentation,  des  gens  malintentionnés  purent  profiter  de  la  difficulté 
de  représenter  cette  action  sur  un  th 'àtre  étroit  et  embarrassé  par  la  foule 
des  spectateurs  -,  pour  y  jeter  ([uelque  ridicule.  Mais  comme  il  est  très- 
certain  que  la  chose  est  bonne  en  soi,  il  faudrait  nécessairement  qu'elle  parût 
bonne  à  la  longue,  malgré  tous  les  discours  et  toules  les  critiques.  Il  ne 
serait  pas  même  impossible  de  disposer  le  théâtre  et  les  décorations  d'une 
manière  qui  favorisât  ce  grand  tableau.  Enfin  il  me  parait  que  celui'  qui  a 
heureusement  osé  faire  paraître  une  ombre  d'après  Eschyle  et  d'après  Euri- 
pide* pourrait  fort  bien  faire  entendre  les  cris    de    Clytemnestre    d'après 


1.  Voyez  sa  note,  page  153. 

2.  Voyez  la  note,  Théâtre,  tomo  r-"",  page  315. 

3.  Voltaire  liii-m^'ine,  dans  Séniirainis.  (B.) 

4.  On  voit  que  Voltaire  tient  à  ce  que  sou  ombre  do  .Ninus  soit  de  race  g^ccqu^ 
et  non  d'origine  anglaise.  (G.  A.) 


188  DISSERTATION 

Sophocle.  Je  maintiens  que  ces  coups  bien  ménagés  sont  la  véritable  tragé- 
die, qui  ne  consiste  pas  dans  les  sentiments  galants,  ni  dans  les  raisonne- 
ments, mais  dans  une  action  pathétique,  terrible,  théâtrale,  telle  que  celle-ci. 
Electre  ne  participe  point,  dans  Oresie,  au  meurtre  de  sa  mère,  comme 
dans  \ Electre  de  Sophocle,  et  encore  plus  dans  celle  d'Euripide  et  d'Es- 
chyle. Ce  qu'elle  crie  à  son  frère  dans  le  moment  de  la  catastrophe  la 
justifie  (V,  VIII )  : 

Achève,  et  sois  inexorable; 

Venge-nous,  vcngc-la;  tranche  un  nœud  si  coupable: 

Frappe,  immole  à  ses  pieds  cet  infâme  assassin. 

Je  ne  comprends  pas  comment  la  même  nation  qui  voit  tous  les  jours 
sans  horreur  le  dénoûment  de  Rotlogime,  et  qui  a  souffert  celui  de  Thyesle 
et  d'Alrée,  pourrait  désapprouver  le  tableau  que  formerait  cette  catastrophe  : 
rien  de  moins  conséquent.  L'atrocité  du  spectacle  d'un  père  qui  voit  sur  le 
théâtre  même  le  sang  de  son  propre  fils  innocent  et  massacré  par  un  frère 
barbare  doit  causer  infiniment  plus  d'horreur  que  le  meurtre  involontaire  et 
forcé  d'une  femme  coupable,  meurtre  ordonné  d'ailleurs  expressément  par 
les  dieux. 

Oreste  est  certainement  plus  à  plaindre  dans  l'auteur  français  que  dans 
l'athénien,  et  la  divinité  y  est  plus  ménagée;  elle  y  punit  un  crime  par  un 
crime;  mais  elle  punit  avec  raison  Oreste  qui  a  désobéi.  C'est  cette  déso- 
béissance qui  forme  précisément  ce  qu'il  y  a  de  plus  touchant  dans  la  pièce. 
Il  n'est  parricide  que  pour  avoir  trop  écouté  avec  sa  sœur  la  voix  de  la 
nature;  il  n'est  malheureux  que  pour  avoir  été  tendre  :  il  inspire  ainsi  la 
compassion  et  la  terreur  ^  ;  mais  il  les  inspire  épurées  et  dignes  de  toute  la 
majesté  du  poëme  dramatique  :  ce  n'est  point  ici  une  crainte  ridicule  qui 
diminue  la  fermeté  de  l'âme  ;  ce  n'est  point  une  compassion  mal  entendue, 
fondée  sur  l'amour  le  plus  étrange  et  le  plus  déplacé,  qui  serait  aussi  absurde 
qu'injuste. 

Quand  au  dernier  récit  que  fait  Pylade,  je  ne  sais  ce  qu'on  y  pourrait 
U'ouver  à  redire.  Les  applaudissements  redoublés  qu'il  a  reçus  le  mettent 
pleinement  au-dessus  de  la  critique.  Les  Grecs  ont  été  charmés  de  celui 
d'Euripide,  où  le  meurtre  d'Égisthe  est  raconté  fort  au  long.  Comment  notre 
nation  pouri*dit-elle  improuver  celui-ci,  qui  contient  d'ailleurs  une  révolu- 
tion imprévue,  mais  fondée,  dont  tous  les  spectateurs  sont  d'autant  plus 
satisfaits  qu'elle  n'est  en  aucune  façon  annoncée,  qu'elle  est  à  la  fois  éton- 
nante et  vraisemblable,  et  qu'elle  conduit  naturellement  à  la  catastrophe? 

Ce  n'est  pas  un  de  ces  dénoûments  vulgaires  dont  parle  M.  de  La  Bruyère, 
et  dans  lequel  les  mutins  n'entendent  point  raison.  On  voit  assez  quel  art  il 
y  a  d'avoir  amené  de  loin  cette  révolution,  en  faisant  dire  à  Pammène,  dès 
le  troisième  acte  (scène  i'"*')  : 

La  race  des  vrais  rois  tôt  ou  tard  est  chérie  ^. 

1.  La  fin  de  cet  alinéa  fut  ajoutée  en  1707.  (B.) 
•_'.  On  trouvera  ce  vers  dans  les  variantes. 


SUR    LA    TRAGÉDIE    D'ORESÏE.  189 

Je  demande  après  cela  si  la  république  des  lettres  n'a  pas  obligation  à 
un  auteur  qui  ressuscite  l'antiquité  dans  toute  sa  noblesse,  dans  toute  sa 
grandeur,  et  dans  toute  s;i  force,  et  (pii  y  joint  les  plus  grands  efforts  de  la 
nature,  sans  aucun  mélange  des  petites  faiblesses  et  des  misérables  intrigues 
amoureuses  qui  déshonorent  le  théâtre  parmi  nous? 

L'imp^es^ion  de  la  pièce  met  en  liberté  de  juger  du  mérite  de  la  diction, 
des  pensées,  et  des  sentiments  dont  elle  est  remplie.  On  verra  si  l'auteur  a 
imité  les  grands  modèles,  et  de  quelle  manière  il  l'a  fait.  On  v  trouvera  un 
grand  nombre  de  pensées  tirées  de  Sophocle  :  cela  était  inévitable,  et  d'ail- 
leurs on  ne  pouvait  mieux  faire.  J'en  ai  reconnu  plusieurs  tirées  ou  imitées 
d'Euripide,  qui  ne  me  paraissent  pas  moins  belles  dans  l'auteur  français 
que  dans  le  grec  même;  telles  sont  ces  pensées  de  Clytemnestre  ;  I,  iiij  : 

Vous  pleurez  dans  les  fers,  et  moi  dans  ma  grandeur... 
Vous  frappez  une  mère,  et  je  l'ai  mérite. 

Xaîpw  Ti,  TsV.vov,  Toï;  ^eSpajxs'voi;  èu.oî... 

Et  celle-ci  d'Electre,  qui  a  été  si  applaudie  (I,  ii)  : 

Qui  pourrait  de  ces  dieux  encenser  les  autels, 
S'ils  voyaient  sans  pitié  les  malheurs  des  mortels. 
Si  le  crime,  insolent  dans  son  heureuse  ivresse, 
Écrasait  à  loisir  l'innocente  faiblesse? 

IlsTT&tôa  S'*  yî  yor,  p.riXÉ6'  r,-ycTa6ai  Sacùî, 

Les  anciens  avaient  pour  maxime  de  ne  faire  des  acteurs  subalternes, 
même  de  ceux  qui  contribuaient  à  la  catastrophe,  que  des  personnages  muets, 
ce  qui  valait  infiniment  mieux  que  les  dialogues  insipides  qu'on  met  de  nos 
jours  dans  la  bouche  de  deux  ou  trois  confidents  dans  la  même  pièce.  On 
ne  trouve  point  dans  la  tragédie  d'Oreste  de  ces  personnages  oisifs  qui  ne 
font  qu'écouter  des  confidences;  et  plût  au  ciel  que  le  goût  en  passât! 
Sophocle  et  Euripide  ont  mieux  aimé  ne  point  faire  parler  Pylade  que  de 
lui  faire  dire  des  choses  inutiles.  Dans  la  nouvelle  pièce,  tous  les  rôles  sont 
intéressants  et  nécessaires. 


TROISIÈME  PARTIE. 

Des  défauts  où  tombent  ceux  qui  s'écartent  des  anciens  dans  les  sujets 
qu'ils  ont  traités. 

Plus  mon  zèle  pour  l'antiquité  et  mon  estime  sincère  pour  ceux  qui  en 
ont  fait  revivre  les  beautés  viennent  d'éclater.  i)lus  la  bienséance  me  prescrit 
de  modération  et  de  retenue  en  parlant  de  ceux  qui  s'en  sont  écartés.  Bien 


/,90  CONTRE    LES    DETRACTEURS 

éloigné  de  vouloir  faire  de  cet  écrit  une  satire  ni  même  une  critique,  je 
n'aurais  jamais  parlé  de  l'Electre  de  .M.  de  (^rébillon  si  je  ne  m'y  trouvais 
entraîné  par  mon  sujet;  mais  les  termes  injurieux  ((u'il  a  mis  dans  la  préface 
de  cette  pièce  contre  les  anciens  en  général,  et  en  particulier  contre  Sophocle, 
ne  permettent  pas  à  un  homme  de  lettres  de  garder  le  silence  ^  En  effet, 
puisque  M.  de  Crébillon  traite  de  préjugé  l'estime  qu'on  a  pour  Sophocle 
depuis  près  de  trois  mille  ans;  puisqu'il  dit  en  termes  formels  qu'il  croit 
avoir  mieux  réussi  que  les  trois  tragifjues  grecs  à  rendre  Electre  tout  à 
fait  à  plaindre;  puisqu'il  ose  avancer  que  l'Electre  de  Sophocle  a  plus  de 
fërocilé  que  de  véritable  grandeur,  et  qu'elle  a  autant  de  défuids  que  la 
sienne,  n'est-il  pas  môme  du  devoir  d'un  homme  de  lettres  de  prévenir 
contre  cette  invective  ceux  qui  pourraient  s'y  laisser  surprendre,  et  de 
déposer  en  quelque  façon  à  la  postérité,  qu'à  la  gloire  de  notre  siècle  il  n'y  a 
aucun  homme  de  bon  goût,  aucun  véritable  savant,  (jui  n'ait  été  révolté  de 
ces  expressions?  Mon  dessein  n'est  que  de  faire  voir,  par  l'exemple  même  de 
cet  auteur  moderne,  aux  détracteurs  de  l'antiquité,  qu'on  ne  peut,  comme  je 
l'ai  déjà  dit  - ,  s'écarter  des  anciens  dans  les  sujets  qu'ils  ont  traités  sans 
s'éloigner  en  môme  temps  de  la  nature,  soit  dans  la  fable,  soit  dans  les  carac- 
tères, soit  dans  l'éloculion.  Le  cœur  ne  pense  point  par  art;  et  ces  anciens, 
l'objet  de  leur  mépris,  ne  consultaient  que  la  nature;  ils  puisaient  dans  cette 
source  de  la  vérité  la  noblesse,  l'enthousiasme,  l'abondance,  et  la  pureté. 
Leurs  adversaires,  en  suivant  une  route  opposée,  et  en  s'abandonnant  aux 
écarts  de  leur  imagination  dérégh^e,  ne  rencontrent  que  bassesse,  que  froi- 
deur, que  stérilité,  et  que  barbarie. 

Je  me  boi'nerai  ici  à  quelques  questions  auxipielles  tout  homme  de  bon 
sens  peut  aisément  faire  la  réponse. 

Comment  Electre  peut-elle  être,  chez  M.  de  Crébillon,  plus  à  plaindre  et 
plus  touchante  que  dans  Sophocle,  quand  elle  est  occupée  d'un  amour  boid 
auquel  personne  ne  s'intéresse,  qui  ne  sert  en  rien  à  la  catastrophe,  qui 
dément  son  caractère,  qui,  de  l'a.eu  même  de  l'auteur,  ne  produit  rien,  qui 
jette  enfin  une  espèce  de  ridicule  sur  le  personnage  le  plus  terrible  et  le 
plus  inflexible  de  l'antiquité,  le  moins  susceptible  d'amour,  et  qui  n'a  jamais 
eu  d'autres  passions  que  la  douleur  et  la  vengeance?  N'est-ce  pas  comme  si 
on  mettait  sur  le  théâtre  Cornélie  amoureuse  d'un  jeune  homme  après  la 
mort  de  Pompée?  Qu'aurait  pensé  toute  l'antiquité  si  Sophocle  avait  rendu 
Chrysotémis  amoureuse  d'Oreste,  pour  l'avoir  vu  une  fois  combattre  sur  des 
murailles,  et  si  Oreste  avait  dit  à  cette  Chrysotémis  : 

Ah!  si,  pour  se  flatter  de  plaire  à  vos  beaux  yeux. 
Il  suffisait  d'un  bras  toujours  victorieux, 
Peut-être  à  ce  bonheur  aurais-jn  pu  prétendre  : 
Avec  quelque  valeur  et  le  cœur  le  plus  tendre, 


1.  Il  faut  avouer  que  repondre  après  quarante-deux  ans  est  répondre  un  peu 
tard.  (B.) 

2.  Pase  181. 


DE    L'AMI  OUI  TÉ.  101 

Quels  cHbrts,  quels  travaux,  quels  illustres  projets, 
N'eût  point  tentés  ce  cœur  charmé  de  vos  attraits! 
{Llectre  de  Crébilloii,  II,  ii  ) 

Qu'aurait-oii  dit]  dans  Athènes  si,  au  lieu  de  cette  belle  exposition 
admirée  de  tous  les  siècles.  Sophocle  avait  introduit  Electre  faisant  confidence 
de  son  amour  à  la  Nuit*  ? 

Ou'aurait-on  dit  si,  la  première  fois  qu"Électre  parle  à  Orcste,  cet  Orcste 
lui  eût  fait  confidence  de  son  amour  pour  une  fille  d'Égisthe,  et  si  Electre 
{"avait  payé  par  une  autre  confidence  de  son  amour  pour  le  fils  de  ce  tvran' 

Qu'aurait-on  dit  si  on  avait  entendu  une  fille  d'Kgisthc  s'écrier  (I,  x): 

Faisons  tout  pour  l'amour,  s"il  ne  fait  rien  pour  moi? 

-  Qu'aurait-on  dit  d'une  Electre  surannée,  qui,  voyant  venir  le  fils 
d'Égisthe,  se  serait  adoucie  jusqu'à  dire    V.  i    : 

.     .     .     Hélas!  c'est  lui.  Que  mon  âme  éperdue 
S'attendrit  et  s'émeut  à  cette  clière  vue  ! 

Qu'aurait-on  dit  si  on  avait  vu  le  Tra'.îa-j'wfo;,  ou  gouverneur  d'Oreste, 
devenir  le  principal  personnage  de  la  pièce,  attirer  sur  soi  toute  l'attention, 
effacer  entièrement  et  avilir  celui  qui  doit  faire  le  principal  rôle;  de  sorte 
que  la  pièce  devrait  être  intitulée  Palamède  plutôt .qu'^/ec<?'e? 

Qu'aurait-on  dit  si  on  avait  vu  Oreste  ]sans  son  ami  P\lade)  de\enir 
général  des  armées  d'Égisthe,  gagner  des  batailles,  chasser  deux  rois,  .sans 
que  ce  gouverneur  en  fut  instruit? 

Ficta  volui'-tatis  causa  sint  proxima  veris. 
Hou.,  An  poél.,  .338. 

Qu'aurait-on  dit  du  roman  étranger  à  la  pièce,  (jue  deux  actes  entiers  ne 
sufiisent  pas  pour  débrouiller'? 

Qu'aurait-on  dit  enfin  si  Sophocle  avait  chargé  sa  pièce  de  deux  recon- 
naissances, brusquées  l'une  et  l'autre,  et  très-mal  ménagées?  Electre,  (jui 
sait  ce  que  Tydée  a  fait  pour  Égisthe,  qui  n'ignore  pas  qu'il  est  amoureux 
de  la  fille  de  ce  tyran,  peut-elle  soupçonner  un  moment,  sans  aucun  indice, 
que  ce  même  Tydée  est  son  frère?  De  plus,  comment  est-il  possible  qu'Oresle 
ait  été  si  peu  instruit  de  son  sort  et  de  son  nom? 

Horace  et  tous  les  Romains,  après  les  Grecs,  à  la  vue  de  tant  d'absurdités, 
se  seraient  écriés  tous  d'une  voix  : 

Quodcumque  ostendis  mihi  sic  incredulus  odi. 
HoR.,  Arl  poél.,  188. 


1.  C'est  ce  qu'a  fait  Crébillon,  acte  l*^',  scène  T"" 
'2,  Cet  alinéa  fut  ajouté  en  1757.  (B.) 


192  CONTRE    LES    DÉTRACTEURS 

et  j'ose  assurer  qu'ils  auraient  trouvé  V Élecire  de  Sophocle,  si  elle  avait  été 
comj)Osée  et  écrite  comme  la  française,  tout  à  fait  déraisonnable  dans  le 
caractère,  sans  justesse  dans  la  conduite,  sans  véritable  noblesse  dans  les 
sentiments,  et  sans  pureté  dans  l'expression. 

Ne  voit-on  pas  évidemment  que  le  mépris  des  anciens  modèles,  la  négli- 
gence à  les  étudier,  et  l'indocilité  à  s'y  conformer,  mènent  nécessairement 
à  l'erreur  et  au  mauvais  goût?  Et  n'est-il  pas  aussi  nécessaire  de  faire 
remarquer  aux  jeunes  gens  qui  veulent  faire  de  bonnes  études  les  fautes  où 
sont  tombés  les  détracteurs  de  l'antiquité,  que  de  leur  faire  observer  les 
beautés  anciennes  qu'ils  doivent  tâcher  d'imiter?  Je  ne  sais  par  quelle  fata- 
lité il  arrive  que  les  poètes  qui  ont  écrit  contre  les  anciens,  sans  entendre 
leur  langue,  ont  presque  toujours  très-mal  parlé  la  leur,  et  que  ceux  qui  n'ont 
pu  être  touchés  de  l'harmonie  d'Homère  et  de  Sophocle  ont  toujours  péché 
contre  l'iiarmonie,  qui  est  une  partie  essentielle  de  la  poésie. 

On  n'aurait  pas  hasardé  impunément  devant  les  juges  et  sur  le  théâtre 
d'Athènes  un  vers  dur,  ni  des  termes  impropres.  Par  quelle  étrange  corrup- 
tion se  pourrait-il  faire  qu'on  souffrît  parmi  nous  ce  nombre  prodigieux  de 
vers  dans  lesquels  la  syntaxe,  la  propriété  des  mots,  la  justesse  des  figures, 
le  rhythme,  sont  éternellement  violés? 

Il  faut  avouer  qu'il  y  a  peu  de  pages  dans  Y  Élecire  de  M.  de  Crébillon 
où  les  fautes  dont  je  parle  ne  se  présentent  en  foule.  La  même  négligence 
qui  empêche  les  auteurs  modernes  de  lire  les  bons  auteurs  de  l'antiquité,  les 
empêche  de  travailler  avec  soin  leurs  propres  ouvrages.  Ils  redoutent  la 
critique  d'un  ami  sage,  sévère,  éclairé,  comme  ils  redoutent  la  lecture 
d'Homère,  de  Sophocle,  de  Virgile,  et  de  Cicéron.  Par  exemple,  lorsque 
l'auteur  à' Élecire  fait  parler  ainsi  Itys  à  Electre  (I,  m)  : 

Enfin,  pour  vous  forcer  à  vous  donner  à  moi. 

Vous  savez  si  jamais  j'exigeai  rien  du  roi; 

Il  prétend  qu'avec  vous  un  nœud  sacré  m'unisse; 

INe  m'en  imputez  point  la  cruelle  injustice. 

Au  prix  de  tout  mon  sang  je  voudrais  être  à  vous, 

Si  c'était  votre  aveu  qui  me  fît  votre  époux. 

Ah!  par  pitié  pour  vous,  princesse  infortunée. 

Payez  l'amour  d'Itys  par  un  tendre  liyménée. 

Puisqu'il  faut  l'achever,  ou  descendre  au  tombeau, 

Laissez-en  à  mes  feux  allumer  le  flambeau. 

Piégnez  donc  avec  moi;  c'est  trop  vous  en  défendre... 

Je  suppose  que  l'auteur  eût  consulté  feu  31.  Despréaux  sur  ces  vers,  je  ne 
dis  pas  sur  le  fond  (car  ce  grand  critique  n'aurait  pas  pu  supporter  une  décla- 
ration d'amour  à  Electre),  je  dis  uniquement  sur  la  langue  et  sur  la  versifi- 
cation ;  alors  M.  Despréaux  lui  aurait  dit  sans  doute  :  «  Il  n'y  a  pas  un  seul 
de  tous  ces  vers  qui  ne  soit  à  réformer.  » 

Enfin,  pour  vous  forcer  à  vous  donner  à  moi, 
Vous  savez  si  jamais  j'exigeai  rien  du  roi. 


DE    L'ANTIQUITÉ.  -193 

«Ce  rien  n'est  pas  français,  et  sert  à  rendre  la  plirase  plus  barbare;  il 
fallait  dire  :  Vous  savez  si  jamais  j'exigeai  du  roi  qu'il  vous  forçât  à 
m'épouser.  » 

11  prétend  qu'avec  vous  un  nœnd  sacré  m'unisse; 
Ne  m'en  imputez  point  la  cruelle  injustice. 

«  Cet  671  n'est  pas  français,  et  la  cruelle  injustice  n'est  pas  raisonnable 
dans  la  bouche  d'It\  s  :  il  ne  doit  point  regarder  comme  cruel  et  injuste  un 
mariage  qu'il  ne  veut  faire  que  pour  rendre  Electre  heureuse.  » 

Au  prix  de  tout  mon  sang  je  voudrais  être  à  vous, 
Si  c'était  votre  aveu  qui  me  fit  votre  époux. 

«  Au  prix  de  tout  mon  sang  veut  dire  au  prix  de  ma  vie;  et  il  n'v  a 
pas  d'apparence  qu'on  se  marie  quand  on  est  mort.  5t  c'était  votre  aveu  qui 
me  fit  est  prosaïque,  plat,  et  dur,  même  dans  la  prose  la  plus  simple.  » 

Ah!  par  pitié  pour  vous,  princesse  infortunée, 
Payez  l'amour  d'itj's  par  un  tendre  hymcnée. 

«  Ces  termes  lâches  et  oiseux  de  princesse  infortunée  et  de  tendre 
hyménée  affaibliraient  la  meilleure  tirade  ;  il  faut  éviter  soigneusement  ces 
expressions  fades.  Par  pitié  pour  vous  n'est  pas  placé;  il  fallait  dire  :  Tout 
est  à  craindre  si  vous  n'obéissez  pas  au  roi;  faites  par  pitié  pour  vous  ce 
que  vous  ne  faites  pas  par  amour,  par  bienveillance,  par  condescendance 
pour  moi.  » 

Puisqu'il  faut  Tachcs-er,  ou  descendre  au  tombeau; 
Laissez-ett  à  mes  feux  allumer  le  flambeau. 
Régnez  donc  avec  moi;  c'est  trop  vous  en  défendre. 

«  Vous  devez  sentir  vous-même,  aurait  continué  M.  Despréaux,  combien 
ces  mots,  puisqu'il  faut...  laissez-en  à  mes  feux;  régnez  donc  avectnoi, 
ont  à  la  fois  de  du:eté  et  de  faiblesse,  combien  tout  cela  manque  de  pureté, 
de  noblesse,  et  de  chaleur  :  reprenez  cent  fois  le  rabot  et  la  lime.  » 

Si  M.  Despréaux  continuait  à  lire,  souffrirait-il  les  vers  suivants  (  I.  m, 
VI,  vu)  : 

Qu'il  fasse  que  ces  fers,  dont  il  s'est  tant  promis, 

Soient  moins  honteux  pour  moi  que  l'hymen  de  son  fils... 

Ta  vertu  ne  te  sert  qu'à  redoubler  ma  haine. 

Egisthe  ne  prétend  te  faire  mon  époux... 

Biavez-/?,  mais  du  moins  du  sort  qui  vous  accable 

N'accusez  donc  que  vous,  princesse  inexorable... 

Je  voulai-;,  par  l'hymen  d'Itys  et  de  ma  fille, 

Voir  rentrer  quelque  jour  le  sceptre  en  ma  famille; 

Mais  l'ingrate  ne  vent  que  nous  immoler  tous... 

Madame,  quel  malheur,  troublant  votre  sommeil, 

Vous  a  fait  de  si  loin  devancer  le  soleil? 

V  —Théâtre.    IV.  13 


194  CONTRE    LES    DETRACTEURS 

Ce  même  Despréaux  aurait-il  pu  s'oinpèchor  de  rire  lorsque  Electre  ditk 
Égislhe  (I,  VII i)  : 

Pour  cet  heureux  hymen  ma  main  est  toute  prête; 
Je  n'en  veux  disposer  qu'en  faveur  de  ton  sang, 
Et  je  la  donne  à  qui  te  percera  le  flanc? 

Cette  équivoque  et  cette  pointe  lui  aurait  paru  précisément  de  la  même 
espèce  que  celle  de  Théophile,  qu'il  relève  si  bien  dans  une  de  ses  judi- 
cieuses préfaces  : 

Ah  !  voilà  ce  poignard  qui  du  sang;  de  son  maître 
S'est  souillé  lâchement;  il  en  rougit,  le  traître. 

^  Les  vers  de  l'auteur  à' Éleclre  ne  sont  pas  moins  ridicules  :  en  faveur 
de  ton  aamj  signifie  en  faveur  de  Ion  fils,  et  non  pas  en  faveur  de  Ion  sang 
versé.  Cette  pointe  de  Ion  sang,  et  de  celui  qui  répandra  ton  sang,  vaut 
bien  la  pointe  de  Théophile  -. 

Il  est  certain  qu'un  auteur  éclairé  par  de  telles  critiques  aurait  retravaillé 
entièrement  son  ouvrage,  et  qu'il  aurait  surtout  mis  du  naturel  à  la  place  du 
boursouflé.  Il  n'aurait  point  fait  de  ces  fautes  énormes  contre  le  bon  sens  et 
contre  la  langue  ;  son  censeur  lui  aurait  crié  : 

Mon  esprit  n'admet  point  un  pompeux  barbarisme, 
Ni  d'un  vers  ampoulé  l'orgueilleux  solécisme. 

(3n  n'aurait  point  vu  un  héros  «  voguer  au  gré  de  ses  désirs  plus  qu'au 
gré  des  vents;  la  foudre  ouvrir  le  ciel  et  l'onde  à  sillons  redoublés,  et  bouil- 
lonner en  source  de  feu;  de  pâles  éclairs  s'armer  de  toutes  parts;  »  un  héros 
«  méditer  son  retour  à  grands  pas;  la  suprême  sagesse  des  dieux  qui  brave 
la  crédule  faiblesse  des  mortels;  un  grand  cœur  qui  ne  manque  à  son  devoir 
que  pour  s'en  instruire  mieux  »;  un  interlocuteur  qui  dit  :  «  Ne  pénétrez- 
vous  pas  un  si  triste  silence?  des  remords  d'un  cœur  né  vertueux,  qui  pour 
punir  ce  cœur  vont  plus  loin  que  les  dieux;  »  une  Electre  qui  dit  :  «  Percez 
le  cœur  d'Itys,  mais  respectez  le  mien.  » 

Il  n'est  que  trop  vrai,  et  il  faut  l'avouer  à  la  honte  de  notre  litté- 
rature, que  dans  la  plupart  de  nos  auteurs  tragiques  on  trouve  rarement 
six  vers  de  suite  qui  n'aient  de  pareils  défauts;  et  cela,  parce  qu'ils  ont  la 
présomption  de  ne  consulter  personne  ■\  ou  l'indocilité  de  ne  profiter  d'aucun 
avis.  Le  peu  de  connaissance  qu'ils  ont  eux-mêmes  des  langues  savantes,  de 
la  noble  simplicité  des  anciens,  de  l'harmonie  de  la  tragédie   grecque,  les 


i.  Cet  alinéa  fut  ajoute  en  1757.  (B.) 

'2.  La  tragédie  do  Pyrame  et  Tliisbé^  par  Théophile,  dont  on  vient  de  citer  deux 
vers,  fut  jouée  en  1617,  et  imprimée  en  IG'21.  (B.) 

3.  ...     In  Metii  desceudat  judicis  aurcs. 

HoK.vT.,  de  Arlc  poet,,  387. 


^ 


I 


DE    L'ANTIQUITÉ. 


195 


our  fait  mépriser.  La  précipitation  et  la  paresse  sont  encore  dos  dc^fauts  muI 
les  perdent  sans  ressource  ^  Xénophon  leur  cric  on  vain  que  le  travail  es  ï 
nourriture  du  sage,  cl  ....  o^cv  .T.  ^.M,.  Enivrés  d'un  succès  passager  i 
se  croient  au-dessus  des  plus  grands  maîtres,  et  des  anciens  qu'ils  ne 
connaissent  presque  que  de  nom.  Une  bonne  tragédie,  ainsi  qu'un  bon  poëme' 
est  I  ouvrage  d  un  esprit  sublime,  magnœ  mentis  opus,  dit  Juvénal  Ce  n'esl 
pas  un  faible  effort  et  un  travail  médiocre  qui  font  y  réussir 

L'illusIreRacinejoignaitàun  travail  infini  une  grande  connaissance  de 
a  tragédie  grecque,  une  étude  continuelle  de  ses  beautés  et  de  celles  de  leur 
langue  et  de  la  nôtre  :  il  consultait  de  plus  les  juges  les  plus  sévères,  les  plus 
éclaires   et  qui  lu.  étaient  sincèrement  attachés;  il  les  écoutait  avec  doci- 
lité :  enfin,  il   se   faisait  gloire,   ainsi    que  Despréaux,    d'être    revcMu   des 
dopouil les  des  anciens;  il  avait  formé  son  style  sur  le  leur;  c'est  par  là  qu'il 
s  est  fait  un  nom  immortel.  Ceux  qui  sujvent  une  autre    route  n'y  parvien- 
dront jamais  On  peut  réussir  peut-être  mieux  que  lui  dans  les  catastroph.s- 
on  peut  produire  plus  de  terreur,  approfondir  davantage   les    senti.nenis' 
me  tre  de  plus  grands  mouvements  dans  les  intrigues;   mais  quiconque  ne 
se  formera  pas  comme  lui  sur  les  anciens,  quiconque  surtout  n'imitera  pa.  la 
pureté  de  leur  style  et  du  sien,  n'aura  jamais  de  réputation  dans  la  postérité. 
-  On  joue  pendant  quelques  années  des  romans  barbares,  qu'on  nomme 
tragédies;  mais  enfin  les  yeux  s'ouvrent  :  on  a  eu  beau  louer,  protéger  ces 
pièces,  elles  finissent  par  être,  aux  yeux  de  tous  les  hommes  instruits    des 
monuments  de  mauvais  goût  :  ' 

•  •     .     .     Vos  oxemplaria  graeca 
Nocturna  versatc  manu,  versate  diurna. 

HoRAT.,  de  Arte  })ocl.,  268. 

•  •  •  Carmen  reprchendite,  quod  non 
Multa  dies,  et  multa  litura  coercuit  atque 
Praesectum  decies  non  castigavit  ad  unguem. 

HriRAT.,  de  Arte  poel.,  292. 


FIN    DE    LA     DISSERTATION, 


ROME    SAUVÉE 

ou 

CATILINA 

TRAGÉDIE    EN    CINQ    ACTES 

REPRÉSENTÉE    A    PARIS,     LE    24    FÉVRIER     175'2. 


Vincet  amor  palriae  laudumque  immensa  cupido. 
ViRG.,  ,£n.,  VI,  8--J3. 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA     PRÉSENTE     ÉDITION. 


Voltaire  avait,  en  1749,  composé  concarremment  son  Oreste  et  sa  Rome 
sauvée,  ou  Catilina.  Cette  dernière  tragédie  eut  d'abord  le  pas  sur  l'autre. 
Il  en  envoyait  les  premières  scènes  à  d'Argental,  à  la  date  du  12  août 
1749,  avec  ces  lignes  enthousiastes  :  «  Lisez,  lisez  seulement  ce  que 
je  vous  envoie  :  vous  allez  être  étonnés  et  je  le  suis  moi-même.  Le  3  du 
présent  mois,  ne  vous  en  déplaise,  le  diable  s'empara  de  moi  et  me  dit  : 
«Venge  Cicéron  et  la  France,  lave  la  honte  de  ton  pays.  »  Il  m'éclaira,  il  me  fit 
imaginer  l'épouse  de  Catilina,  etc.  Ce  diable  est  un  bon  diable  ;  mes  anges, 
vous  ne  feriez  pas  mieux.  Il  me  fit  travailler  jour  et  nuit.  J'en  ai  pensé 
mourir,  mais  qu'importe?  En  huit  jours,  oui,  en  huit  jours  et  non  en  neuf, 
Catilina  a  été  fait,  et  tel  à  peu  près  que  les  premières  scènes  que  je  vous 
envoie.  Il  est  tout  griffonné,  et  moi  tout  épuisé...  0  mes  chers  anges,  Merope 
est  à  peine  une  tragédie  en  comparaison.» 

Deux  jours  après,  il  écrit  au  président  Hainault  :  «  J'achèverai,  s'il  vous 
plait,  mon  Catilina,  que  j'ai  ébauché  entièrement  en  huit  jours.  O  tour  de 
force  me  surprend  et  m'épouvante  encore.  Cela  est  plus  incroyable  que  de 
l'avoir  fait  en  trente  ans.  On  dira  que  Crébillon  a  trop  tardé,  et  que  je  me 
suis  trop  pressé;  on  dira  tout  ce  qu'on  voudra.  Les  plus  grands  ouvrages 
ne  sont,  chez  les  Français,  que  l'occasion  d'un  bon  mot.  Cinq  actes  en  huit 
jours,  cela  est  très-ridicule,  je  le  sais  bien  ;  mais  si  l'on  savait  ce  que  peut 
l'enthousiasme,  et  avec  quelle  facilité  une  tète  malheureusement  poétique, 
échauffée  par  les  Catilinaires  de  (Cicéron,  et  plus  encore  par  l'envie  de 
montrer  ce  grand  homme  tel  qu'il  est  pour  la  liberté,  le  bien-être  de  son 
pays  et  de  sa  chère  patrie  ;  avec  quelle  facilité,  dis-je,  ou  plutôt  avec  quelle 
fureur  une  tête  ainsi  préparée  et  toute  pleine  de  Rome,  idolàire  de  son 
sujet  et  dévorée  par  son  génie,  peut  faire  en  quelques  jours  ce  que,  dans 
<rauties  circonstances,  elle  ne  ferait  pas  en  une  année;  enfin,  si  scirenl 
(lonuni  Dei,  on  serait  moins  étonné.  Le  grand  point,  c'est  que  la  chose  soit 
bonne;  et  il  ne  suffît  pas  qu'elle  soit  bonne,  il  faut  encore  (ju'elle  soit 
frappée  au  coin  de  la  vérité,  et  qu'elle  plaise.  Vous  aimez  Bridiis  ;  ceci  est 
cent  fois  plus  fort,  plus  grand,  plus  rempli  d'action,  plus  terrible  et  plus 
pathétique.  Je  voudrais  que  vous  eussiez  la  bonté  de  vous  en  faire  lire  les 
premières  scènes,  dont  j'ai  envoyé   la  première  ébauche  à  .M.  d'Argental.  » 


200  AVERTISSEMENT. 

Le  même  jour,  autre  lettre  non  moins  enthousiaste  à  la  duchesse  du  Maine  : 
«  Madame,  Votre  Altesse  Sérénissime  est  obéie,  non  pas  aussi  bien,  mais 
aussi  promptement  qu'elle  mérite  de  l'être.  Vous  m'avez  ordonné  Caldina, 
et  c'est  fait.  La  petite-fillc  du  iz;rand  Condé,  la  conservatrice  du  bon  goût  et 
du  bon  sens,  avait  raison  d'être  indignée  de  voir  la  farce  monstrueuse  du 
Calilina  de  Crébillon  trouver  des  approbateurs.  Jamais  Rome  n'avait  été 
plus  avilie,  et  jamais  Paris  plus  ridicule.  Votre  belle  àme  voulait  venger 
l'honneur  de  la  France;  mais  j'ai  bien  peur  (ju'elle  n'ait  remis  sa  ven- 
geance à  d'indignes  mains.  Je  ne  réponds,  madame,  que  de  mon  zèle;  il  a 
peut-être  été  trop  prompt.  Je  me  suis  tellement  rempli  l'esprit  de  la  lecture 
de  Cicéron,  de  Salluste  et  de  Plutarque,  et  mon  cœur  e<t  si  fort  échauffé  par 
le  désir  de  vous  plaire,  que  j'ai  fait  la  pièce  en  huit  jours.  Vous  aurez  la 
bonté,  madame,  d'y  compter  aussi  huit  nuits.  Enfin  l'ouvrage  est  achevé; 
je  suis  épouvanté  de  cet  effort:  il  n'est  pas  croyable;  mais  il  a  été  fait  pour 
madame  la  duchesse  du  Maine.  M""  du  Chàtelet,  à  qui  j'apportais  un 
acte  tous  les  deux  jours,  était  aussi  étonnée  que  moi...  J'ai  combattu  pour 
vous  sur  la  frontière  contre  les  barbares;  c'est  votre  étendard  que  je  porte.  » 

Comme  nous  l'avons  dit  dans  l'Avertissement  qui  est  on  tête  do  la  tra- 
gédie précédente,  c'est  Oreste  qui  fut  présenté  d'abord  aux  comédiens. 
Peu  après  la  représentation  d'Ores  te.  Voltaire  fit  jouer  Rome  sauvée  dans 
son  logis  de  la  rue  Traversière-Saint-TIonoré.  Voltaire  lui-môme  remplissait 
le  rôle  de  Cicéron,  le  marquis  de  Thibouville  celui  de  Catilina,  et  M.  d'Adhémar 
s'était  chargé  du  personnage  de  César.  Les  costumes  qui  avaient  servi  au 
Calilina  de  Crébillon  furent  prêtés  aux  interprètes  du  nouveau  Calilina 
par  la  faveur  du  duc  de  Richelieu.  L'auditoire  était  composé  de  d'Alembert, 
Diderot,  Marmontel,  le  président  Hénault,  l'abbé  de  Voisenon,  l'abbé  Raynal, 
l'abbé  d'Olivet,  les  ducs  de  Richelieu  et  de  Lavallière,  le  P.  de  Latour,  etc. 
La  pièce  fut  applaudie  avec  enthousiasme  par  ces  spectateurs  d'élite.  Voltaire 
fut  enchanté,  et  fit  le  plus  grand  bruit  qu'il  put  de  cette  représentation  privée. 
11  écrit  à  la  duchesse  du  Maine  :  «  Nous  avons  répété  aujourd'hui  la  pièce 
avec  ces  changements,  et  devant  qui,  madame?  devant  des  cordeliers,  des 
jésuites,  des  pères  de  l'Oratoire,  des  académiciens,  des  magistrats,  qui 
savent  leurs  Catilinaires  par  cœur!  Vous  ne  sauriez  croire  quel  succès 
votre  tragédie  a  eu  dans  cette  grave  assemblée.  Ah!  madame,  qu'il  y  a  loin 
de  Rome  au  cavagnole!  Cependant  il  faut  plaire  même  à  celles  qui  sont 
occu^éQi  lÏMnvieuxplein^ .  AmedeCornélie!  nous  amènerons  le  sénat  romain 
aux  pieds  de  Votre  Altesse;  après  quoi  il  y  aura  grand  cavagnole, car  vous 
réunissez  tout.  » 

Les  représentations  de  la  rue  Traversière  se  renouvelèrent;  tout  le  monde 
voulut  y  assister,  même  MM.  les  comédiens  ordinaires  du  roi.  Voltaire 
entreprit  de  faire  jouer  Rojne  sauvée  à  Sceaux,  chez  la  duchesse  du  Maine, 
et  il  y  réussit.  La  fête  eut  lieu  le  lundi  22  juin.  Voltaire  y  fit  le  personnage 
de  Cicéron,  avec  une  verve  extraordinaire. 

1.  Expression  du  jeu  do  cavagnole.  Ce  jeu  était  une  sorte  de  biribi,  où  tous 
les  joueurs  avaient  des  tableaux  et  tiraient  les  boules  chacun  à  leur  tour. 


AVERTISSEMENT.  201 

«  Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  possible,  dit  Lekain  dans  ses  Mémoires,  de 
rien  entendre  de  plus  vrai,  de  plus  pathétique  et  de  plus  enthousiaste,  que 
M.  de  Voltaire  dans  ce  rôle.  C'était  en  vérité  Cicéron  lui-même,  tonnant  à 
la  tribune  aux  harangues  coiitie  le  destructeur  de  la  patrie,  des  lois,  des 
mœurs  et  de  la  religion. 

«  .le  me  souviendrai  toujours  que  M"^  la  duchesse  du  .Maine,  a|)rès 
lui  avoir  témoigné  son  étonnenient  et  son  admiration  sur  le  nouveau  rôle 
qu'il  venait  de  composer,  lui  demanda  quel  était  celui  qui  avait  joué  le  rôle 
de  Lentulus  Sura,  et  que  M.  de  Voltaire  lui  répondit  :  «  Madame,  c'est  le 
«  meilleur  de  tous.  »  Ce  pauvre  hère  qu'il  traitait  avant  tant  de  bonté,  c'était 
moi-même'.  » 

Lorsqu'il  partit  pour  Berlin  le  28  juin  IT-'iO,  Voltaire  laissa  aux  comé- 
diens français,  avec  qui  il  avait  été  en  querelle,  puis  s'était  reconcilié,  le 
Duc  de  Foix  [Adélaïde  (/«GHCSc/m  transformée),  Zidime  et  Rome  sauvée. 
Il  devait  toutefois,  sur  le  conseil  de  ses  anges,  retoucher  à  cette  dernière 
pièce. 

A  Berlin,  Voltaire  joua  Rome  sauvée  avec  les  princes  de  Prusse  dans  les 
appartements  de  la  princesse  Amélie.  Il  remania  profondément  sa  tragédie^ 
et  en  envoya  la  nouvelle  version  aux  comédiens.  Ceux-ci  la  mirent  à  Tétude, 
et  en  fixèrent  la  représentation  au  12  février  1752.  La  représentation  en  fut, 
par  ordre  du  duc  de  Richelieu,  reculée  jusqu'au  24,  pour  laisser  le  temps 
d'opérer  d'autres  changements  envoyés  par  l'auteur.  Enfin  Rome  sauvée,  ou 
Calilina  parut  sur  le  Théâtre-Français  ce  jour-là,  et  obtint  un  grand  succès. 
Citons,  d'après  M.  Desnoiresterres,  un  témoignage  contemporain,  celui  de 
Clément,  dans  les  CMi7  années  littéraires  (1748-1732)  :  «  Il  n'y  a  peut- 
être  pas  de  pièce  de  M.  de  Voltaire  plus  radieuse  que  celle-ci.  Qu'on  ne 
dise  plus  que  son  feu  s'est  éteint  :  je  revois  tout  l'éclat  de  son  coloris.  Tout 
le  monde  rend  justice  aux  détails;  on  prend  sa  revanche  sur  le  jilan  :  plan 
ou  détails,  M.  de  Crébillon  n'a  pas  beau  jeu.  Le  rôle  de  Cicéron  a  été  univer- 
sellement applaudi  ;  celui  de  Catilina  lui  est  entièrement  sacrifié.  Celui  d'Au- 
rélie,  femme  de  Calilina,  a  de  grandes  beautés  ;  le  plus  brillant  de  tous  est 
celui  de  César;  je  parle  toujouis  d'après  l'impression  générale.  J'.ai  vu  des 
ennemis  de  l'auteur  maigrir  de  scène  en  scène  à  la  seconde  représentation. 
On  dit  qu'ils  reprennent  chair,  et  de  quinze  jours  la  conversation  ne 
languira.  » 

Rome  sauvée  eut,  dans  sa  nouveauté,  onze  représentations.  Elle  ne 
reparut  pas  souvent  à  la  scène.  Pendant  la  Révolution,  on  s'abstint  de  lui 
donner  place  sur  h^  théâtre,  à  côté  de  la  Mort  de  César  et  de  Rrutus. 

1.  Lekain  n'avait  alors  que  vingt-deux  ans. 


AVERTISSEMENT 

DES   ÉDITEURS   DE    L'ÉDITION   DE    KEHL'. 


Cette  pièce,  ainsi  que  la  Mort  de  César,  est  d'un  genre  particulier,  le 
plus  difficile  de  tous  peut-être,  mais  aussi  le  plus  utile.  Dans  ces  pièces,  ce 
n'est  ni  à  un  seul  personnage,  ni  à  une  famille  qu'on  s'intéresse,  c'est  à  un 
grand  événement  historique.  Elles  ne  produisent  point  ces  émotions  vives 
que  le  spectacle  des  passions  tendres  peut  seul  exciter.  L'intérêt  de  curiosité, 
qu'on  éprouve  à  suivre  une  intrigue,  est  une  ressource  qui  leur  manque. 
L'effet  des  situations  extraordinaires,  ou  des  coups  de  tliéàtre,  y  peut  diffi- 
cilement être  employé.  Ce  qui  attache  dans  ces  pièces,  c'est  le  développe- 
ment de  grands  caractères  placés  dans  des  situations  fortes,  le  plaisir  d'en- 
tendre de  grandes  idées  exprimées  dans  de  beaux  vers,  et  avec  un  style 
auquel  l'état  des  personnages  à  qui  on  les  prête  permet  de  donner  de  la 
.pompe  et  de  l'énergie  sans  s'écarter  de  la  vraisemblance;  c'est  le  plaisir 
d'être  témoin,  pour  ainsi  dire,  d'une  révolution  qui  fait  époque  dans  l'his- 
toire, d'en  voir  sous  ses  yeux  mouvoir  tous  les  ressorts.  Elles  ont  surtout 
l'avantage  précieux  de  donner  à  l'àme  de  l'élévation  et  de  la  force  :  en  sor- 
tant de  ces  pièces,  on  se  trouve  plus  disposé  à  une  action  de  courage,  plus 
éloigné  de  ramper  devant  un  homme  accrédité,  ou  de  plier  devant  le  pouvoir 
injuste  et  absolu.  Elles  sont  plus  difficiles  à  faire  :  il  ne  suffit  pas  d'avoir  un 
grand  talent  pour  la  poésie  dramatique,  il  faut  y  joindre  une  connaissance 
approfondie  de  l'fiistoire,  une  tète  faite  pour  combiner  des  idées  de  politique, 
de  morale,  et  de  philosophie.  Elles  sont  aussi  plus  difficiles  à  jouer  :  dans 
les  autres  pièces,  pourvu  que  les  principaux  personnages  soient  bien  rem- 
plis, on  peut  être  indulgent  pour  le  reste;  mais  on  ne  voit  pas  sans  dégoût 
un  Caton,  un  Clotlius  même,  dire  d'une  manière  gauche  des  vers  qu'il  al'air 
de  ne  pas  entendre.  D'ailleurs,  un  acteur  qui  a  éprouvé  des  passions,  qui  a 
l'àme  sensible,  sentira  toutes  les  nuances  de  la  passion  dans  un  rôle  d'amant, 
de  père,  ou  d'ami  ;  mais  comment  un  acteur  qui  n'a  point  reçu  une  éduca- 
tion soignée,  qui  ne  s'est  point  occupé  des  grands  objets  qui  ont  animé  les 
personnages  qu'il  va  rej)ré.senter,  trouvera-t-il  le  ton,  l'action,  les  accents, 
qui  conviennent  à  Cicéron  et  à  César? 

1.  Cet  Avertissement  est  de  Coiidorcet,  l'un  des  éditeurs  de  Kehl.  (B.) 


AVERTISSEMENT    DE    L'ÉDITION    DE    KEIIL.  203 

Rome  sauvée  hû  roprésontée  à  Parus  sur  un  théâtre  [jyrticulicr '.  M.  de 
Voltaire  y  joua  le  rôle  de  Cicéron.  Jamais,  dans  aucun  rôle,  aucun  acteur  n'a 
porté  si  loin  l'illusion  :  on  croyait  voir  le  consul.  Ce  n'étaient  pas  des  vers 
récités  de  mémoire  qu'on  entendait,  mais  un  discours  sortant  de  l'àme  de 
l'orateur.  Ceux  qui  ont  assisté  à  ce  spectacle,  il  y  a  plus  de  trente  ans,  se 
souviennent  encore  du  moment  où  l'auteur  de  Home  sauvée  s'écriait  : 

Romains,  j'aimo  lu  gloiio,  et  ne  veux  point  m'en  taire, 

avec  une  vérité  si  frappante  qu'on  ne  savait  si  ce  noble  av(m  venait  d'échap- 
per à  l'àme  de  Cicéron  ou  à  celle  de  Voltaire. 

Avant  lui,  la  Mort  de  Pompée  était  le  seul  modèle  des  pièces  de  ce 
genre  qu'il  y  eût  dans  notre  langue,  on  peut  dire  même  dans  aucune  langue, 
(le  n'est  pas  que  le  Jules  César  de  Shakespeare,  ses  pièces  tirées  de  \' His- 
toire d' Angleterre ,  ainsi  que  quelques  tragédies  espagnoles,  ne  soient  des 
drames  historiques;  mais  de  telles  pièce-,  où  il  n'y  a  ni  unité  ni  raison,  où 
tous  les  tons  sont  mêlés,  où  l'histoire  est  conservée  jusqu'à  la  minutie,  et 
les  mœurs  altérées  jusqu'au  ridicule,  de  telles  pièces  ne  peuvent  plus  être 
comptées  parmi  les  productions  des  arts  que  comme  des  monuments  du 
génie  brut  de  leurs  auteurs,  et  de  la  barbarie  des  siècles  qui  les  ont  pro- 
duites. 


1.  Celai  que  Voltaire  avait  fait  construire  dans  sa  maison  rue  Traversière-Saint- 
Honorc.  La  pièce  y  fut  roprcscntée  le  8  juin  H.'jU,  et  chez  la  duchesse  du  Maine, 
à  Sceaux,  le  22  juin.  A  Sceaux,  comme  à  Paris,  Voltaire  joua  le  rôle  de  Cicéron- 
et  Lekain  celui  de  Statilius,  personnage  qui  fut  supprime  lorsque  l'auteur  corrigea 
ou  relit  son  ouvrage  l'année  suivante.  Voltaire  était  en  Prusse  quand  sa  tragédie 
fut  représentée  pour  la  première  fois  sur  le  Ttiéàtre-Français,  le  2i  février  li.j2. 
Le  roi  de  Prusse  ayant  désiré  la  voir  jouer  à  sa  cour,  les  princes  et  princesses  de 
la  famille  royale  y  remplirent  des  rôles  avec  talent,  et  le  prince  Henri  surtout  se 
distingua. 

Voltaire  signale  comme  infidèle  une  édition  qui  parut  on  1752.  Cependant  c'est 
dans  une  édition  de  cotte  date,  et  sous  l'adresse  de  Berlin,  que  j'ai  pris  beaucoup 
de  variantes. 

En  l/'iG,  lors  de  la  reprise  du  Catdina  de  Crébillon,  Fréron  fit  un  grand  éloge 
de  la  Rome  sauvée  de  Voltaire,  qui  a  substitué  des  beautés  aux  défauts  (voyez 
VAnnée  littéraire,  l'-^G,  II,  3iJ).  Mais,  en  1702,  il  tint  un  autre  langage.  «  Oresie  et 
Ro7nr  sauvée,  disait-il  alors  (voyez  Année  littéraire,  1762,  VII,  23(»j,  n'ont  servi 
qu'à  confirmer  le  mérite  û'Elertre  et  do  Catilina    » 

Je  ne  connais  aucune  pirodio  d;  Rome  sauvée;  mais,  ;\  son  apparition,  on  publia 
quelques  brochures  :  I.  Observations  sur  Catilina  et  Home  sauvée,  in-8"  de  trontc- 
deux  pages.  11.  Parallèle  de  Catilina  et  de  Rome  sauvée,  in-12  de  trente-deux 
pages.  111.  Lettre  à  madame  de""  sur  la  tragédie  de  Rome  sauvée,  petit  in-S"  do 
treize  pages.  On  a  quelquefois  indiqué  comme  relatives  à  Hume  sauvée  des  bro- 
chures dont  la  date  môme  prouve  qu'elles  sont  rolalivos  au  Catilina  do  Crébillon, 
qui  est  de  1748.  (B.) 


PREFACE' 


Deux  motifs  ont  fait  choisir  ce  sujet  de  tragédie,  qui  paraît 
impraiicable,  et  peu  fait  pour  les  mœurs,  pour  les  usages,  la 
manière  de  penser,  et  le  théâtre  de  Paris. 

On  a  voulu  essayer  encore  une  fois,  par  une  tragédie  sans 
déclaration  d'amour,  de  détruire  les  reproches  que  toute  l'Europe 
savante  fait  à  la  France,  de  ne  souffrir  guère  au  théâtre  que  les 
intrigues  galantes  ;  et  on  a  eu  surtout  pour  objet  de  faire  con- 
naître Cicéron  aux  jeunes  personnes  qui  fréquentent  les  spec- 
tacles. 

Les  grandeurs  passées  des  Romains  tiennent  encore  toute  la 
terre  attentive,  et  l'Italie  moderne  met  une  partie  de  sa  gloire  à 
découvrir  quelques  ruines  de  l'ancienne.  On  montre  avec  respect 
la  maison  que  Cicéron  occupa.  Son  nom  est  dans  toutes  les  bou- 
ches, ses  écrits  dans  toutes  les  mains.  Ceux  qui  ignorent  dans 
leur  patrie  quel  chef  était  à  la  tête  de  ses  tribunaux,  il  y  a  cin- 
quante ans,  savent  en  quel  temps  Cicéron  était  à  la  tête  de  Rome. 
Plus  le  dernier  siècle  de  la  république  romaine  a  été  bien  connu 
de  nous,  plus  ce  grand  homme  a  été  admiré.  Nos  nations  moder- 
nes, trop  tard  civilisées,  ont  eu  longtemps  de  lui  des  idées 
vagues  ou  fausses.  Ses  ouvrages  servaient  à  notre  éducation;  mais 
on  ne  savait  pas  jusqu'à  quel  point  sa  personne  était  respectable. 
L'auteur  était  superficiellement  connu  ;  le  consul  était  presque 
ignoré.  Les  lumières  que  nous  avons  acquises  nous  ont  appris  à 
ne  lui  comparer  aucun  des  hommes  qui  se  sont  mêlés  du  gouver- 
nement, et  qui  ont  prétendu  à  l'éloquence. 

11  semble  que  Cicéron  aurait  été  tout  ce  qu'il  aurait  voulu  être. 
Il  gagna  une  bataille  dans  les  gorges  d'Issus,  où  Alexandre  avait 
vaincu  les  Perses.  Il  est  bien  vraisemblable  que  s'il  s'était  donné 


1.  Cette  préface,  qui  est  de  Voltaire,  fut  imprimée  en  1753,  en  tête  de  l'édition 
de  Home  sauvée,  ou  Catilina,  qui  fut  donnée  à  la  suite  du  Supplément  au  Siècle 
de  Louis  XIV.  (B.) 


206  PREFACE. 

tout  entier  à  la  guerre,  c'i  cette  profession  qui  demande  un  sens 
droit  et  une  extrême  vigilance,  il  eût  été  au  rang  des  ])lus  illustres 
capitaines  de  son  siècle  ;  mais,  comme  César  n'eût  été  que  le 
second  des  orateurs,  Cicéron  n'eût  été  que  Je  second  des  géné- 
raux. Il  préféra  à  toute  autre  gloire  celle  d'être  le  père  de  la  maî- 
tresse du  monde  :  et  quel  prodigieux  mérite  ne  fallait-il  pas  à  un 
simple  chevalier  d'Arpinum  pour  percer  la  foule  de  tant  de  grands 
hommes,  pour  parvenir  sans  intrigue  à  la  première  place  de 
l'univers,  malgré  l'envie  de  tant  de  patriciens  qui  régnaient  à 
Rome  ! 

Ce  qui  étonne  surtout,  c'est  que,  dans  les  tumultes  et  les 
orages  de  sa  vie,  cet  homme,  toujours  chargé  des  a/Taires  de  l'État 
et  de  celles  des  particuliers,  trouvât  encore  du  temps  pour  être 
instruira  fond  de  toutes  les  sectes  des  Grecs,  et  qu'il  fût  le  plu^ 
grand  pltilosophe  des  Romains,  aussi  bien  que  le  plus  éloquent. 
V  a-t-il  dans  l'Europe  beaucoup  de  ministres,  de  magistrats,  d'avo- 
cats même  un  peu  employés,  qui  puissent,  je  ne  dis  pas  expliquer 
les  admirables  découvertes  de  Newton,  et  les  idées  de  Leibnitz, 
comme  Cicéron  rendait  compte  des  principes  de  Zenon,  de  Platon 
et  d'Épicure,  mais  qui  puissent  répondre  à  une  question  profonde 
de  philosophie? 

Ce  que  peu  de  personnes  savent,  c'est  que  Cicéron  était  encore 
un  des  premiers  poètes  d'un  siècle  où  la  belle  poésie  commençait 
à  naître.  Il  balançait  la  réputation  de  Lucrèce.  Y  a-t-il  rien  de 
plus  beau  que  ces  vers  qui  nous  sont  restés  de  son  poème  sur 
Marins,  et  qui  font  tant  regretter  la  perte  de  cet  ouvrage? 

Sic^  Jovis  altisoni  subito  pinnata  satelles, 
Arboris  e  trunco,  serpentis  saucia  inorsu, 
Ipsa  feris  subigit  transfigens  unguibus  anguem 
Semianimum,  et  varia  graviter  cervicc  micaiitem 
Quem  se  intorquentem  lanians  rostroque  cruentans, 
Jani  satiata  aninium,  jam  duros  ulta  dolores 
Abjicit  efllantem,  et  laceratum  afiligit  in  undas, 
Seque  obitu  a  solis  nitidos  convertit  ad  ortus. 

Je  suis  de  plus  en  plus  persuadé  que  notre  langue  est  impuis- 


1.  Dans  les  Consolations  de  ma  captivité,  par  Roucher,  tome  I*"",  page  211,  on 
trouve  une  autre  traduction  des  vers  de  Cicéron.  Le  nouveau  traducteur,  comme 
Voltaire,  suppose  que  le  texte  latin  porte  sic;  mais  Cicéron  a  écrit  hic.  L'orateur 
romain,  ainsi  que  le  remarque  M.  A. -A.  Renouard,  n'a  pas  fait  une  comparaison, 
mais  une  description,  un  récit.  (B.) 


PRÉFACE.  207 

santé  à  rendre  l'harmonieuse  énergie  des  vers  latins  comme  des 
vers  grecs  ;  mais  j'oserai  donner  une  légère  esquisse  de  ce  petit 
tableau,  peint  par  le  grand  homme  que  j'ai  osé  faire  parler  (lar)s 
Rome  sauvée,  et  dont  j'ai  imité  en  quelques  endroits  les  Catili- 
naires. 

Tel  on  voit  cet  oiseau  qui  i)orte  le  tonnerre, 

Blessé  par  un  serpent  élancé  de  la  terre; 

Il  s'envole;  il  entraîne  au  sc'jour  azuré 

L'ennemi  tortueux  dont  il  est  entouré. 

Le  sang  tombe  des  airs.  Il  déchire,  il  dévore 

Le  reptile  acharné  qui  le  combat  encore; 

Il  le  perce,  il  le  tient  sous  ses  ongles  vainqueurs; 

Par  cent  coups  redoublés  il  venge  ses  douleurs. 

Le  monstre  en  expirant  se  débat,  se  replie; 

Il  exliale  en  poisons  les  restes  de  sa  vie  ; 

Et  l'aigle  tout  sanglant,  fier,  et  victorieux. 

Le  rejette  en  fureur,  et  plane  au  haut  des  cieux. 

Pour  peu  qu'on  ait  la  moindre  étincelle  de  goût,  on  apercevra 
dans  la  faiblesse  de  cette  copie  la  force  du  pinceau  de  l'original. 
Pourquoi  donc  Cicéron  passe-t-il  pour  un  mauvais  poëte'?  parce 
qu'il  a  plu  à  Juvénal  de  le  dire,  parce  qu'on  lui  a  imputé  un  vers 
ridicule  : 

0  fortunatam  natam,  me  consule,  Romam! 

C'est  un  vers  si  mauvais,  que  le  traducteur,  qui  a  voulu  eu 
exprimer  les  défauts  en  français,  n'a  pu  même  y  réussir. 

0  Rome  fortunée, 
Sous  mon  consulat  née  ! 

ne  rend  pas  à  beaucoup  près  le  ridicule  du  vers  latin. 

Je  demande  s'il  est  possible  que  l'auteur  du  beau  morceau  de 
poésie  que  je  viens  de  citer  ait  fait  un  vers  si  impertinent?  Il  y  a 
des  sottises  qu'un  homme  de  génie  et  de  sens  ne  peut  jamais  dire. 
Je  m'imagine  que  le  préjugé,  qui  n'accorde  presque  jamais  deux 
genres  à  un  seul  homme,  fit  croire  Cicéron  incapable  de  la  poésie 
quand  il  y  eut  renoncé.  Quelque  mauvais  plaisant,  quelque 
ennemi  de  la  gloire  de  ce  grand  homme,  imagina  ce  vers  ridicule, 
et  l'attribua  à  l'orateur,  au  philosophe,  au  père  de  Home.  Juvénal. 
dans  le  siècle  suivant,  adopta  ce  bruit  populaire,  et  le  fit  passer 
à  la  postérité  dans  ses  déclamations  satirifjues  ;  et  j'ose  croire 
que  beaucoup  de  réputations  bonnes  ou  mauvaises  se  sont  ainsi 
établies. 


208  PRÉFACE. 

On  impute,  par  exemple,  au  P.  Malebranclie  ces  deux  vers  : 

Il  fait  en  ce  beau  jour  le  plus  beau  temps  du  monde, 
Pour  aller  à  cheval  sur  la  terre  et  sur  l'onde. 

On  prétend  qu'il  les  fit  pour  montrer  qu'un  philosophe  peut, 
quand  il  veut,  être  poëte.  Quel  homme  de  bon  sens  croira  que  le 
P.  Malebranche  ait  fait  quelque  chose  de  si  absurde?  Cependant, 
qu'un  écrivain  d'anecdotes,  un  compilateur  littéraire,  transmette 
à  la  postérité  cette  sottise,  elle  s'accréditera  avec  le  temps  ;  et  si 
le  P.  Malebranche  était  un  grand  homme,  on  dirait  un  jour  : 
Ce  grand  homme  devenait  un  sot  quand  il  était  hors  de  sa 
sphère. 

On  a  reproché  à  Cicéron  trop  de  sensibilité,  trop  d'affliction 
dans  se5  malheurs.  Il  confie  ses  justes  plaintes  à  sa  femme  et  à 
son  ami,  et  on  impute  à  lâcheté  sa  franchise.  Le  blâme  qui  vou- 
dra d'avoir  répandu  dans  le  sein  de  l'amitié  les  douleurs  qu'il 
cachait  à  ses  persécuteurs;  je  l'en  aime  davantage.  Il  n'y  a  guère 
que  les  âmes  vertueuses  de  sensibles,  Cicéron,  qui  aimait  tant  la 
gloire,  n'a  point  ambitionné  celle  de  vouloir  paraître  ce  qu'il 
n'était  pas.  Nous  avons  vu  des  hommes  mourir  de  douleur  pour 
avoir  perdu  de  très-petites  places,  après  avoir  afi'ecté  de  dire  qu'ils 
ne  les  regrettaient  pas  :  quel  mal  y  a-t-il  donc  à  avouer  à  sa 
femme  et  à  son  ami  qu'on  est  fâché  d'être  loin  de  Rome  qu'on  a 
servie,  et  d'être  persécuté  par  des  ingrats  et  par  des  perfides? 
Il  faut  fermer  son  cœur  à  ses  tyrans,  et  l'ouvrir  à  ceux  qu'on 
aime, 

Cicéron  était  vrai  dans  toutes  ses  démarches;  il  parlait  de 
son  affliction  sans  honte,  et  de  son  goût  pour  la  vraie  gloire  sans 
détour.  Ce  caractère  esta  la  fois  naturel,  haut  et  humain.  Préfére- 
rait-on la  politique  de  César,  qui,  dans  ses  Commentaires,  dit  qu'il 
a  offert  la  paix  à  Pompée,  et  qui,  dans  ses  lettres,  avoue  qu'il  ne 
veut  pas  la  lui  donner  ?  César  était  un  grand  homme  ;  mais  Cicé- 
ron était  un  homme  vertueux. 

Que  ce  consul  ait  été  un  bon  poëte,  un  philosophe  qui  savait 
douter,  un  gouverneur  de  province  parfait,  un  général  habile; 
que  son  âme  ait  été  sensible  et  vraie,  ce  n'est  pas  là  le  mérite  dont 
il  s'agit  ici.  11  sauva  Rome  malgré  le  sénat,  dont  la  moitié  était 
animée  contre  lui  par  l'envie  la  plus  violente.  Il  se  fit  des  enne- 
mis de  ceux  mômes  dont  il  fut  l'oracle,  le  libérateur,  et  le  ven- 
geur. Il  prépara  sa  ruine  par  le  service  le  plus  signalé  que  jamais 
homme  ait  rendu  à  sa  patrie.  Il  vit  cette  ruine,  et  il  n'en  fut  point 


PRÉFACE.  209 

cHrayé.  C'est  ce  qu'on  a  youIu  représenter  dans  cette  tragédie  • 
c'est  moins  encore  lïime  farouclie  de  Catilina  que  lïinie  "géné- 
reuse et  noble  de  Cicéron  qu'on  a  voulu  poindre. 

Nous  avons  toujours   cru,   et  on  s'était  coniirmé   plus  que 
jamais  dans  l'idée  que  Cicéron  est  un  des  caractères  qu'il  ne  faut 
jamais  mettre  sur  le  théâtre.  Les  Anglais,  qui  hasardent  tout,  sans 
même  savoir  qu'ils   liasardent,  ont  fait  une  tragédie  de  la  con- 
spiration de  Catilina.  Cen-Jonson  n'a  pas  manqué,  dans  cette  tra- 
gédie historique,  de  traduire  sept  ou  huit  pages  des  Catilinaires, 
et  même  il  les  a  traduites  en  prose,  ne  croyant  pas  que  l'on  pût 
faire  parler  Cicéron  en  vers.  La  prose  du  consul  et  les  vers  des 
autres  personnages  font,  à  la  vérité,  un  contraste  digne  delà  bar- 
barie du  siècle  de  Ben-Jonson  :  mais  pour   traiter   un   sujet  si 
sévère,  dénué  de  ces  passions  qui  ont  tant  d'empire  sur  le  cœur,  il 
faut  avouer  qu'il  fallait  avoir  affaire  à  un  peuple  sérieux  et  instruit, 
digne  en  quelque  sorte  qu'on  mît  sous  ses  yeux  l'ancienne  Rome! 
Je  conviens  que  ce  sujet  n'est  guère  théâtral  pour  nous  qui! 
ayant  beaucoup  plus  de  goût,  de  décence,  de  connaissance  du 
théâtre  que  les  Anglais,  n'avons  généralement  pas  des  mœurs  si 
fortes.  On  ne  voit  avec  plaisir  au  théâtre  que  le  combat  des  pas- 
sions qu'on  éprouve  soi-même.  Ceux  qui  sont  remplis  de  l'étude 
de  Cicéron  et  de  la  république  romaine  ne  sont  pas  ceux  qui  fré- 
quentent les  spectacles.   Ils  n'imitent  point  Cicéron,  qui  y  était 
assidu.  Il  est  étrange  qu'ils  prétendent  être  plus  graves  que  lui  ; 
ils  sont  seulement  moins  sensibles  aux  beaux-arts,  ou  retenus  par 
un  préjugé  ridicule.  Quelques  progrès  que  ces  arts  aient  Aiits  en 
France,  les  hommes  choisis  qui  les  ont  cultivés  n'ont  point  encore 
communiqué  le  vrai  goût  à  toute  la  nation.  C'est  que  nous  som- 
mes nés  moins  heureusement  que  les  Grecs  et  les  Romains.  On 
va  aux  spectacles  plus  par  oisiveté  que  par  un  véritable  amour  de 
la  littérature. 

Cette  tragédie  paraît  plutôt  faite  pour  être  lue  par  les  amateurs 
de  l'antiquité  que  pour  être  vue  par  le  parterre.  Elle  y  fut  à  la 
vérité  applaudie,  et  beaucoup  plus  que  Zaïre;  mais  elle  n'est  pas 
d'un  genre  à  se  soutenir  comme  Zaïre  sur  le  théâtre.  Elle  est  beau- 
coup plus  fortement  écrite,  et  une  seule  scène  entre  César  et  Cati- 
lina était  plus  difficile  à  faire  que  la  plupart  des  pièces  où  l'amour 
domine.  Mais  le  cœur  ramène  à  ces  pièces  ;  et  l'admiration  pour 
les  anciens  Romains  s'épuise  bientôt.  Personne  ne  conspire  aujour- 
d'hui, et  tout  le  monde  aime. 

D'ailleurs  les  représentations  de  Catilina  exigent  un  trop  grand 
nombre  d'acteurs,  un  trop  grand  appareil. 

V.  —  Théâtre.    IV.  14 


210  PRKFACE. 

Les  savants  no  trouTcront  pas  ici  une  histoire  fidèle  de  la  con- 
juration de  Catilina  ;  ils  sont  assez  persuadés  qu'une  tragédie  n'est 
pas  une  histoire;  mais  ils  y  verront  une  peinture  vraie  des  mœurs 
dcce  temps-là.  Tout  ce  que  Cicéron,  Catilina,  Galon,  César,  ont 
lait  dans  cette  pièce  n'est  pas  vrai  ;  mais  leur  génie  et  leur  carac- 
tère y  sont  peints  fidèlement. 

Si  on  n'a  pu  y  développer  Féloquence  de  Cicéron,  on  a  du 
moins  étalé  toute  sa  vertu  et  tout  le  courage  qu'il  fit  paraître  dans 
le  péril.  On  a  montré  dans  Catilina  ces  contrastes  de  férocité  et 
de  séduction  qui  formaient  son  caractère  ;  on  a  fait  voir  César 
naissant,  factieux  et  magnanime,  César  fait  pour  être  à  la  fois  la 
gloire  et  le  fléau  de  Home. 

On-  n'a  point  fait  paraître  les  députés  dos  Allobrogos,  qui 
n'étaient  point  des  amhassadeurs  de  nos  Gaules,  mais  des  agents 
d'une  petite  province  d'Italie  soumise  aux  Homains,  qui  ne  firent 
([ue  le  personnage  de  délateurs,  et  qui  par  là  sont  indignes  de 
ligurer  sur  la  scène  avec  Cicéron,  César  et  Caton. 

"  Si  cet  ouvrage  paraît  au  moins  passahlement  écrit,  et  s'il  fait 
connaître  un  peu  l'ancienne  Rome,  c'est  tout  ce  qu'on  a  prétendu, 
et  tout  le  prix  qu'on  attend. 


AVIS   AU   LECTEUR 


Coite  pièce  est  fort  différente  de  celle  qui  parut,  il  v  a  plus  d'un 
an,  en  1752,  à  Paris,  sous  le  même  titre.  Des  copistes  lavaient 
transcrite  aux  représentations,  et  l'avaient  toute  défigurée.  Leurs 
omissions  étaient  remplies  par  des  mains  étrangères  ;  il  y  avait 
une  centaine  de  vers  qui  n'étaient  pas  de  lauteur.  On  fit  de  cette 
copie  infidèle  une  édition  furtive  :  cette  édition  était  défectueuse 
d'un  bout  à  l'autre,  et  on  ne  manqua  pas  de  l'imiter  en  Hollande 
avec  beaucoup  plus  de  fautes  encore.  L'auteur  a  soîoneusement 
corrigé  la  présente  édition,  faite  à  Leipsik  par  son  ordre  et  sous 
•ses  yeux  ;  il  y  a  mémo  changé  des  scènes  entières.  On  ne  cessera 
de  répéter  que  c'est  un  grand  abus  que  les  auteurs  soient  impri- 
més malgré  eux-.  Un  libraire  se  bâte  de  faire  une  mauvaise  édi- 
tion d'un  livre  qui  lui  tombe  entre  les  mains;  et  ce  libraire  se 
plaint  ensuite  quand  l'auteur  auquel  il  a  fait  tort  donne  son  véri- 
table ouvrage.  Voilà  où  la  littérature  en  est  réduite  aujourd'hui 


1.  Cet  ^m  a  été  i.npi-imé  à  la  suite  de  la  préface  qui  précède,  avec  le  Supplé- 
ment au  Siècle  de  Louis  XfV,  Dresde,  G.-C.  Waltlicr,  17r,3,  petit  in-«°    (B  ) 

'2.  Voyez  Théâtre,  tome  I"',  page  108;  et  ci-dessus,  la  variante  de  la  préface  de 
^anllle.  page  5;  et  VAiis  au  lecteur,  en  tète  d'Oieste,  page  78.  (B.) 


PERSO^^^\GES* 


CICÉRON.  CRASSUS. 

CÉSAR.  CLODIUS. 

CATILINA.  CÉTIIÉGUS. 

AURÉLIE.  LENTULUS    SURA. 

GATON.  CONJURÉS. 

LUCULLUS.  LICTEURS. 


Le  thùàtre  roprésonte,  d'un  côte,  le  palais  d'Aurélie  ;  de  l'autre,  le  temple  deïellus, 
où  s'assemble  le  sénat.  On  voit  dans  l'enfoncement  une  galerie  qui  communique 
à  des  souterrains  qui  conduisent  du  palais  d'Aurélie  au  vestibule  du  temple. 


1.  Noms  des  acteurs  qui  jouèrent  dans  Rome  sauvée  et  dans  le  Mariage  forcé, 
de  Molière,  qui  l'accompagnait  :  Leguand,  La  THoniixiÈRE,  Dubreuil,  Sarrazin, 
Grandval  (César),  Dangeville,  Dcbois,  Baron,  Bonneval,  de  La  ISoue  (Cicéron), 
Pacux  (Caton),  Deschamps,  Drolin,  Lekain  (Catilina),  Bellecour;  M"^"  Clairon 
(Aurélie),  Brillant.  —  Recette  :  4,343   livres.  (G.  A.j 


^jjgjjiSi'* 


ROME    SAUVÉE 


ou 


CATILINA 

TRAGÉDIE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE    I. 

CATILINA. 

(Soldats  dans  l'enfoncement.) 

Orateur  insolent,  quïm  vil  peuple  seconde, 

Assis  au  premier  rang  des  souverains  du  monde, 

Tu  Tas  tomber  du  faite  où  Rome  fa  placé. 

Inflexible  Caton,  vertueux  insensé  ! 

Ennemi  de  ton  siècle,  esprit  dur  et  larouclie, 

Ton  terme  est  arrivé,  ton  imprudence  y  touche. 

Fier  sénat  de  tyrans  qui  tiens  le  monde  aux  fers, 

Tes  fers  sont  préparés,  tes  tombeaux  sont  ouverts. 

Que  ne  puis-je  en  ton  sang,  impérieux  Pompée, 

Eteindre  de  ton  nom  la  splendeur  usurpée  ! 

Que  ne  pui.s-je  opposer  à  ton  pouvoir  fatal 

Ce  César  si  terrible,  et  (U'jh  ton  égal  ! 

Quoi  !  César,  comme  moi  factieux  dès  l'enfance, 

Avec  Catilina  n'est  pas  d'intelligence? 

Mais  le  piège  est  tendu;  Je  prétends  qu'aujoiirdluii 

Le  trône  qui  m'attend  soit  préparé  par  lui. 


214  ROME    SAUVÉE. 

II  faut  employer  tout,  jusqu'à  Cicéron  même, 
Ce  César  que  je  crains,  mon  épouse  que  j'aime: 
Sa  docile  tendresse,  en  cet  affreux  moment, 
De  mes  sanglants  projets  est  ravcugle  instrument. 
Tout  ce  qui  m'appartient  doit  être  mon  complice. 
Je  veux  que  l'amour  même  à  mon  ordre  obéisse. 
Titres  cliers  et  sacrés,  et  de  père,  et  d'époux, 
Faiblesses  des  humains,  évanouissez-vous*. 


SCENE    11. 
-CATILINA,    GÉTHKGUS;  affranchis  et  soldats, 

dans  le  lointain. 
CATILINA, 

Eh  bien  !  cher  Céthégus,  tandis  que  la  nuit  sombre 
Cache  encor  nos  desseins  et  Rome  dans  son  ombre, 
Avez-vous  réuni  les  chefs  des  conjurés? 

CÉTHÉGUS. 

Ils  viendront  dans  ces  lieux  du  consul  ignorés. 
Sous  ce  portique  même,  et  près  du  temple  impie 
Où  domine  un  sénat,  tyran  de  l'Italie. 
Ils  ont  renouvelé  leurs  serments  et  leur  foi. 
Mais  tout  est-il  prévu  ?  César  est-il  à  toi  ? 
Seconde-t-il  enfin  Catilina  qu'il  aime? 

CATILINA. 

Cet  esprit  dangereux  n'agit  que  pour  lui-même. 

CÉTHÉGUS. 

Conspirer  sans  César  ! 

CATILINA. 

Ah!  je  l'y  veux  forcer. 
Dans  ce  piège  sanglant  je  veux  l'embarrasser. 
Mes  soldats,  en  son  nom,  vont  surprendre  Préneste  ; 
Je  sais-qu'on  le  soupçonne,  et  je  réponds  du  reste. 
Ce  consul  violent  va  bientôt  l'accuser  ; 
Pour  se  venger  de  lui  César  peut  tout  oser. 

1.  Il  existe  une  variante  de  ce  vers  : 

L'ambition  l'emporte,  évanouissoz-vous. 
Corneille  a  dit  dans  Rodogune,  acte  II,  scène  ire  : 

Vains  fantômes  d'État,  évanouissez-voiis. 


ACTE    1,    SCÈNE    II  215 

Ilien  n'est  si  dangereux  que  César  qu'on  irrite  ; 
C'est  un  lion  qui  dort,  et  que  ma  voix  excite. 
Je  veux  que  Cicéron  réveille  son  courroux, 
Et  force  ce  grand  homme  à  combattre  pour  nous. 

CÉTHÉGLS. 

Mais  Nonnius  enfin  dans  Préneste  est  le  maître; 
Il  aime  la  patrie,  et  tu  dois  le  connaître  : 
Tes  soins  pour  le  tenter  ont  été  superflus. 
Que  faut-il  décider  du  sort  de  Aonnius? 

CATILINA, 

Je  t'entends  ;  tu  sais  trop  que  sa  fille  m'est  chère. 
Ami,  j'aime  Aurélie  en  détestant  son  père. 
Quand  il  sut  que  sa  fille  avait  conçu  pour  moi 
Ce  tendre  sentiment  qui  la  tient  sous  ma  loi  ; 
Quand  sa  haine  impuissante,  et  sa  colère  vaine. 
Eurent  tenté  sans  fruit  de  briser  notre  chaîne  ; 
A  cet  hymen  secret  quand  il  a  consenti, 
Sa  faiblesse  a  tremblé  d'offenser  son  parti. 
Il  a  craint  Cicéron  ;  mais  mon  heureuse  adresse 
Avance  mes  desseins  par  sa  propre  faiblesse. 
J'ai  moi-même  exigé,  par  un  serment  sacré, 
Que  ce  nœud  clandestin  fût  encore  ignoré. 
Céthégus  et  Sura  sont  seuls  dépositaires 
De  ce  secret  utile  à  nos  sanglants  mystères. 
Le  palais  d'Aurélie  au  temple  nous  conduit  ; 
C'est  là  qu'en  sûreté  j'ai  moi-même  introduit 
Les  armes,  les  flambeaux,  l'appareil  du  carnage. 
De  nos  vastes  succès  mon  hymen  est  le  gage. 
Vous  m'avez  bien  servi  ;  l'amour  m'a  servi  mieux. 
C'est  chez  Nonnius  même,  à  l'aspect  de  ses  dieux. 
Sous  les  murs  du  sénat,  sous  sa  voûte  sacrée, 
Que  de  tous  nos  tyrans  la  mort  est  préparée. 

(Aux  conjurés  qui  sont  dans  le  fond.) 

Vous,  courez  dans  Préneste,  où  nos  amis  secrets 
Ont  du  nom  de  César  voilé  nos  intérêts; 
Que  Nonnius  surpris  ne  puisse  se  défendre. 
Vous,  près  du  Capitole,  allez  soudain  vous  rendre. 
Songez  qui  vous  servez,  et  gardez  vos  serments. 

(A  Céthégus.) 

Toi,  conduis  d'un  coup  d'œil  tous  ces  grands  mouvements. 


if 


216  ROME    SAUVÉE. 

SCÈNE  m. 

AURÉLIE»,    CATILINA. 

AUr.ÉLIE. 

Ah!  calmez  les  horreurs  dont  je  suis  poursuivie, 
Cher  époux,  essuyez  les  larmes  d'Aurélie. 
Quel  trouble,  quel  spectacle,  et  quel  réveil  affreux! 
Je  vous  suis  en  tremblant  sous  ces  murs  ténébreux. 
Ces  soldats  que  je  vois  redoublent  mes  alarmes. 
On  porte  en  mon  palais  des  flambeaux  et  des  armes  ! 
Qui  peut  nous  menacer?  Les  jours  de  iMarius, 
De  Carbon,  de  Sylla,  sont-ils  donc  revenus? 
De  ce  front  si  terrible  éclaircissez  les  ombres. 
Vous  détournez  de  moi  des  yeux  tristes  et  sombres. 
Au  nom  de  tant  d'amour,  et  par  ces  nœuds  secrets 
Qui  joignent  nos  destins,  nos  cœurs,  nos  intérêts, 
Au  nom  de  notre  fils,  dont  l'enfance  est  si  chère 
(Je  ne  vous  parle  point  des  dangers  de  sa  mère. 
Et  je  ne  vois,  hélas!  que  ceux  que  vous  courez). 
Ayez  pitié  du  trouble  où  mes  sens  sont  livrés  ; 
Expliquez-vous. 

CATILINA. 

Sachez  que  mon  nom,  ma  fortune. 
Ma  sûreté,  la  vôtre,  et  la  cause  commune, 
Exigent  ces  apprêts  qui  causent  votre  effroi. 
Si  vous  daignez  m'aimer,  si  vous  êtes  à  moi, 
Sur  ce  qu'ont  vu  vos  yeux  observez  le  silence. 
Des  meilleurs  citoyens  j'embrasse  la  défense. 
Vous  voyez  le  sénat,  le  peuple,  divisés. 
Une  foule  de  rois  l'un  à  l'autre  opposés  : 
On  se  menace,  on  s'arme  ;  et,  dans  ces  conjonctures. 
Je  prends  un  parti  sage  et  de  justes  mesures. 

AURÉLIE, 

Je  le  souhaite  au  moins.  Mais  me  tromperiez-vous  ? 


1.  «  J'espère  que  je  forai  quelque  chose  d'Aurélie,  écrivait  Voltaire  à  d'Argen- 
tal;  mais  je  me  saurai  toujours  bon  gré  de  n'en  avoir  pas  fait  un  personnage 
aussi  important  que  le  consul,  Catilina  et  César.  Elle  ne  peut  avoir  que  la  qua- 
trième place.  Les  femmes  trouveront  cela  bien  mauvais;  mais  ma  pièce  n'est 
guère  française;  elle  est  romaine.  » 


ACTE    I,    SCÈNE    III.  21 

Pcut-oii  cacher  son  cœur  aux  canirs  qui  sont  à  nous? 
Et  vous  justifiant,  vous  rcdoujjloz  ma  crainte. 
Dans  vos  jeux  égarés  trop  (Cliorrcur  est  empreinte. 
Ciel  !  que  fera  mon  père,  alors  que  dans  ces  lieux 
Ces  funestes  apprêts  viendront  frapper  ses  yeux? 
Souvent  les  noms  de  fille,  et  de  père,  et  de  gendre, 
Lorsque  Rome  a  parlé,  n'ont  pu  se  faire  entendre. 
Notre  hymen  lui  déplut,  vous  le  savez  assez  : 
Mon  bonheur  est  un  crime  à  ses  yeux  offensés. 
On  dit  que  Nonnius  est  mandé  de  Préneste. 
Quels  effets  il  verra  de  cet  hymen  funeste  ! 
Cher  époux,  quel  usage  affreux,  infortuné. 
Du  pouvoir  que  sur  moi  l'amour  vous  a  donné  ! 
Vous  avez  un  parti;  mais  Cicéron,  mon  père, 
Caton,  Rome,  les  dieux,  sont  du  parti  contraire. 
Peut-être  Aonnius  vient  vous  perdre  aujourd'hui. 

CATILIXA. 

.\on,  il  ne  viendra  point;  ne  craignez  rien  de  lui. 

AL  p.  K LIE. 

Comment  ? 

CATILINA, 

Aux  murs  de  Rome  il  ne  pourra  se  rendre 
Que  pour  y  respecter  et  sa  fille  et  son  gendre. 
Je  ne  puis  m'expliquer,  mais  souvenez-vous  bien 
Qu'en  tout  son  intérêt  s'accorde  avec  le  mien. 
Croyez,  quand  il  verra  qu'avec  lui  je  partage 
De  mes  justes  projets  le  premier  avantage, 
Qu'il  sera  trop  heureux  d'al)jurer  devant  moi 
Les  superbes  tyrans  dont  il  reçut  la  loi. 
Je  vous  ouvre  à  tous  deux,  et  vous  devez  m'en  croire, 
Une  source  éternelle  et  d'honneur  et  de  gloire. 

A  LU  É  LIE. 

La  gloire  est  bien  douteuse,  et  le  péril  certain  '. 
Que  voulez-vous?  Pourquoi  forcer  votre  destin? 
Ne  vous  suffit-il  pas,  dans  la  i)aix,  dans  la  guerre, 
D'être  un  des  souverains  sous  qui  tremble  la  terre? 
Pour  tomber  de  plus  haut,  où  voulez-vous  monter? 
Les  noirs  pressentiments  viennent  m'épouvanter. 


1.  Corneille  dit  dans  Cinna,  acte  I",  scène  i". 

.     .     .    La  gloire  est  douteuse,  et  lo  péril  certain. 


218  ROME    SAUVÉE. 

J'ai  trop  rliôri  le  joug  où  jo  me  suis  soumise, 
\oilà  donc  C(>tte  paix  cjue  je  m'étais  promise, 
Ce  repos  de  l'amour  que  mon  cœur  a  cherché  ! 
Les  dieux  m'en  ont  punie,  et  me  l'ont  arraché. 
Dès  qu'un  léger  sommeil  vient  fermer  mes  paupières, 
Je  vois  Rome  emhrasée,  et  des  mains  meurtrières, 
Des  supplices,  des  morts,  des  fleuves  teints  de  sang  ; 
De  mon  père  au  sénat  je  vois  percer  le  flanc  ; 
^ous-môme,  environné  d'une  troupe  en  furie. 
Sur  des  monceaux  de  morts  exhalant  votre  vie  ; 
Des  torrents  de  mon  sang  répandus  par  vos  coups, 
Et  votre  épouse  enfin  mourante  auprès  de  vous. 
Je  iiK?  lève,  je  fuis  ces  images  funèhres; 
Je  cours,  je  vous  demande  au  milieu  des  ténèhres  : 
Je  vous  retrouve,  hélas!  et  vous  me  replongez 
Dans  l'abîme  des  maux  qui  me  sont  présagés. 

CATILINA, 

Allez,  Catilina  ne  craint  point  les  augures  ; 

Et  je  veux  du  courage,  et  non  pas  des  nîurmures, 

Quand  je  sers  et  l'État,  et  vous,  et  mes  amis. 

A  U  II É LIE, 

Ah  !  cruel!  est-ce  ainsi  que  l'on  sert  son  pays? 
J'ignore  à  quels  desseins  ta  fureur  s'est  portée  ; 
S'ils  étaient  généreux,  tu  m'aurais  consultée  '  : 
Nos  communs  intérêts  semblaient  te  l'ordonner: 
Si  tu  feins  avec  moi,  je  dois  tout  soupçonner. 
Tu  te  perdras  :  déjà  ta  conduite  est  suspecte 
A  ce  consul  sévère,  et  que  Rome  respecte. 

CATILINA. 

flicéron  respecté!  lui,  mon  lâche  rival  ! 

SCÈNE    IV. 

<:ATIL1NA,    AURÉLIE;    MARTIAN,  run  dos  conjurés. 

MARTI  AN. 

Seigneur,  Cicéron  vient  près  de  ce  lieu  fatal. 

1.  «  Aurclie,  dit  Voltaire  à  propos  de  ces  deux  vers,  est  tendre,  mais  elle  est 
femme.  Elle  s'anime  par  dogrés;  elle  aime,  mais  en  femme  vertueuse;  et  on  sent 
que,  dans  le  fond,  elle  impose  un  peu  à  Catilina,  tout  impitoyable  qu'il  est,  etc.  » 
—  Comparez  la  scène  entre  Portia  et  Brutus,  dans  le  Jules  César  de  Shakespeare. 
Celle-ci  n'en  est  qu'une  imitation.  (G.  A.)  .         . 


J 


ACTE    I,    SCKM':    V.  ■)\^ 

Par  son  ordre  l)iorilôt  lo  sénat  se  rassemble  : 
Il  vous  mande  en  secret. 

ALUÉLIK, 

Catilina,  je  trembh' 
A  cet  ordre  subit,  à  ce  funeste  nom. 

CATII.INA. 

Mon  épouse  trembler  au  nom  de  Cicéron  ! 
Que  Nonnius  séduit  le  craigne  et  le  révère; 
Qu'il  déshonore  ainsi  son  rang,  son  caractère; 
Qu'il  serve,  11  en  est  digne,  et  je  plains  son  erreur  : 
Mais  de  vos  sentiments  j'attends  plus  de  grandeni-. 
Allez,  souvenez-vous  que  vos  nobles  ancêtres 
Choisissaient  autrement  leurs  consuls  et  leurs  maîtres. 
Quoi!  vous,  femme  et  Romaine,  et  du  sang  d'un  Xéron, 
Vous  seriez  sans  orgueil  et  sans  ambition? 
Il  en  faut  aux  grands  cœurs. 

ALRÉLIE. 

Tu  crois  le  mien  timide  ; 
La  seule  cruauté  te  paraît  intrépide. 
Tu  m'oses  reprocher  d'avoir  tremblé  pour  toi. 
Le  consul  va  paraître;  adieu,  mais  connais-moi  : 
Apprends  que  cette  épouse  à  tes  lois  trop  soumise. 
Que  tu  devais  aimer,  que  ta  fierté  méprise. 
Qui  ne  peut  te  changer,  qui  ne  peut  t'attendrir, 
Plus  Romaine  que  toi,  peut  t'apprendre  à  mourir. 

CATILINA. 

Que  de  chagrins  divers  il  faut  que  je  dévore! 
Cicéron  que  je  vois  est  moins  à  craindre  encore. 


SCENE  V. 

(jICÉRON,     dans  renfoncement;    LE     CHEF     DES     LICTEURS, 

CATILINA. 

C I  C  K  R  0 N  *  ,  au  chef  dos  liitcurs. 

Suivez  mon  ordre,  allez;  de  ce  perfide  cœur 
Je  prétends,  sans  témoin,  sonder  la  profondeur. 

1.  En  17.")2,  c'était  La  Noue  qui  faisait  Cici'ron  :  «  Je  vous  avoue,  écrivait  di* 
Berlin  Voltaire  à  d'Arf^ciital,  que  ce  singe  me  fait  trenihler.  (Juoi!  ni  voix,  ni 
visage,  ni  àmc,  et  jouer  Cicéron!  Cela  sou!  serait  capahio  d'augmenter  mes  maux; 
mais  je  ne  veux  pas  mourir  des  coups  de  La  Noue.  » 


220  ROME    SAUVÉE. 

La  crainte  quelquefois  peut  ramener  un  traître. 

C  ATIMNA, 

Quoi  !  c'est  ce  plébéien  dont  Home  a  fait  son  maître  ! 

CICÉRON. 

Avant  que  le  sénat  se  rassemble  à  ma  voix, 
Je  viens,  Catilina,  pour  la  dernière  fois. 
Apporter  le  flambeau  sur  le  bord  de  Tabîme 
Où  votre  aveuglement  vous  conduit  par  le  crime. 

CATILINA. 

Qui  ?  vous  ? 

CICÉRON. 

Moi. 

CATILINA. 

C'est  ainsi  que  votre  inimitié... 

CICÉRON. 

C'est  ainsi  que  s'explique  un  reste  de  pitié. 
Vos  cris  audacieux,  votre  plainte  frivole, 
Ont  assez  fatigué  les  murs  du  Capitole. 
Vous  feignez  de  penser  que  Rome  et  le  sénat 
Ont  avili  dans  moi  l'honneur  du  consulat. 
Concurrent  malheureux  à  cette  place  insigne, 
Votre  orgueil  l'attendait,  mais  en  étiez-vous  digne? 
La  valeur  d'un  soldat,  le  nom  de  vos  aïeux, 
Ces  prodigalités  d'un  jeune  ambitieux, 
Ces  jeux  et  ces  festins  qu'un  vain  luxe  prépare, 
Étaient-ils  un  mérite  assez  grand,  assez  rare, 
Pour  vous  faire  espérer  de  dispenser  des  lois 
Au  peuple  souverain  qui  règne  sur  les  rois? 
A  vos  prétentions  j'aurais  cédé  peut-être. 
Si  j'avais  vu  dans  vous  ce  que  vous  deviez  être. 
—  Vous  pouviez  de  l'État  être  un  jour  le  soutien  : 

Mais  pour  être  consul,  devenez  citoyen. 

Pensez-vous  affaiblir  ma  gloire  et  ma  puissance. 
En  décriant  mes  soins,  mon  état,  ma  naissance? 
— ^Dans  ces  temps  malheureux,  dans  nos  jours  corrompus, 
- — Faut-il  des  noms  à  Rome?  Il  lui  faut  des  vertus. 
Ma  gloire  (et  je  la  dois  à  ces  vertus  sévères) 
Est  de  ne  rien  tenir  des  grandeurs  de  mes  pères. 
Mon  nom  commence  en  moi  :  de  votre  honneur  jaloux, 
Tremblez  que  votre  nom  ne  iinisse  dans  vous'. 

1.  Voltaire  mot  ici  en  vers  la  réponse  qu'il  fit  au  chevalier  de  Rohan.  (G.  Al. 


ACTE    I,    SCÈNE    V.  221 

CATILINA. 

Vous  abusez  beaucoup,  magistrat  d'une  année, 
De  votre  autorité  passagère  et  bornée. 

CICÉRO-N. 

Si  j'en  avais  usé,  vous  seriez  dans  les  fers, 

Vous,  l'éternel  appui  des  citoyens  pervers  ; 

Vous  qui,  de  nos  autels  souillant  les  privilèges. 

Portez  jusqu'aux  lieux  saints  vos  fureurs  sacrilèges; 

Qui  comptez  tous  vos  jours,  et  marquez  tous  vos  pas 

Par  des  plaisirs  affreux  ou  des  assassinats; 

Qui  savez  tout  braver,  tout  oser,  et  tout  feindre  : 

Vous  enfin,  qui  sans  moi  seriez  peut-être  à  craindre. 

Vous  avez  corrompu  tous  les  dons  précieux  ' 

Que,  pour  un  autre  usage,  ont  mis  en  vous  les  dieux  ; 

Courage,  adresse,  esprit,  grâce,  fierté  sublime. 

Tout,  dans  votre  âme  aveugle,  est  l'instrument  du  crime. 

Je  détournais  de  vous  des  regards  paternels, 

Qui  veillaient  au  destin  du  reste  des  mortels. 

Ma  voix,  que  craint  l'audace,  et  que  le  faible  implore. 

Dans  le  rang  des  Verres  ne  vous  mit  point  encore  ; 

Mais,  devenu  plus  fier  par  tant  d'impunité. 

Jusqu'à  trahir  l'État  vous  avez  attenté. 

Le  désordre  est  dans  Rome,  il  est  dans  l'Étrurie  ; 

On  parle  de  Préneste,  on  soulève  l'Ombrie; 

Les  soldats  de  Sylla,  de  carnage  altérés. 

Sortent  de  leur  retraite  aux  meurtres  préparés  ; 

Mallius  en  Toscane  arme  leurs  mains  féroces  ; 

Les  coupables  soutiens  de  ces  complots  atroces 

Sont  tous  vos  partisans  déclarés  ou  secrets  ; 

Partout  le  nœud  du  crime  unit  vos  intérêts. 

Ah!  sans  qu'un  jour  plus  grand  éclaire  ma  justice; 

Sachez  que  je  vous  crois  leur  chef  ou  leur  complice  ; 

Que  j'ai  partout  des  yeux,  que  j'ai  partout  des  mains; 

Que  malgré  vous  encore  il  est  de  vrais  lîonuiins; 

Que  ce  cortège  afi"reux  d'amis  vendus  au  crime 

Sentira  comme  vous  l'équité  qui  m'anime. 

Vous  n'avez  vu  dans  moi  qu'un  rival  de  grandeur, 

1.  Crcbillou  a  dit,  dans  son  CatHina.  acte  II,  scène  m  : 

Encor,  si  quelquefois  vous  daigniez  vous  contraindre; 
Que,  mi'ltant  à  profit  tant  do  dons  précicu\', 
Vous  affectassiez  moins  un  orgueil  odieux. 


%U  ROME    SAUVÉE. 

Voyez-y  votre  juge,  et  votre  accusateur, 
Qui  va  dans  un  moment  vous  forcer  de  ri'pondre 
Au  tribunal  des  lois  qui  doivent  vous  confondre; 
Des  lois  qui  se  taisaient  sur  vos  crimes  passés. 
De  ces  lois  que  je  venge,  et  que  vous  renversez. 

CATILI.NA. 

Je  vous  ai  déjà  dit,  seigneur,  que  votre  place 
Avec  Catilina  permet  peu  cette  audace  ; 
Mais  je  veux  pardonner  des  soupçons  si  honteux, 
En  faveur  de  l'État  que  nous  servons  tous  deux  : 
Je  fais  plus,  je  respecte  un  zélé  infatigable. 
Aveugle,  je  l'avoue,  et  pourtant  estimable. 
- — Ne  iiie  reprochez  plus  tous  mes  égarements, 
— ^D'une  ardente  jeunesse  impétueux  enfants; 
Le  sénat  m'en  donna  l'exemple  trop  funeste. 
Cet  emportement  passe,  et  le  courage  reste. 

—  Ce  luxe,  ces  excès,  ces  fi'uits  de  la  grandeur, 

-  Sont  les  vices  du  temps,  et  non  ceux  de  mon  cœur. 
Songez  que  cette  main  servit  la  république; 

Que  soldat  en  Asie,  et  juge  dans  l'Afrique, 
J"ai,  malgré  nos  excès  et  nos  divisions. 
Rendu  Rome  terrible  aux  yeux  des  nations. 
Moi,  je  la  trahirais!  moi  qui  l'ai  su  défendre! 

CICÉRON. 

Marius  et  SjUa,  qui  la  mirent  en  cendre. 
Ont  mieux  servi  l'État,  et  l'ont  mieux  défendu. 
Les  t\  rans  ont  toujours  quelque  ombre  de  vertu  ; 
Ils  soutiennent  les  lois  avant  de  les  abattre. 

CATILINA. 

Ah  !  si  vous  soupçonnez  ceux  ([ui  savent  combattre. 
Accusez  donc  César,  et  Pompée,  et  Crassus, 
Pourquoi  fixer  sur  moi  vos  yeux  toujours  déçus? 
Parmi  tant  de  guerriers,  dont  on  craint  la  puissance, 
Pourquoi  suis-je  l'objet  de  votre  déiiance? 
Pourquoi  me  choisir,  moi?  par  quel  zèle  emporté?... 

CICÉUOX. 

Vous-même,  jugez-vous  ;  l'avez-vous  mérité? 

CATILINA. 

Non,  mais  j'ai  trop  daigné  m'abaisser  à  l'excuse; 
Et  plus  je  me  défends,  plus  Cicéron  m'accuse. 
Si  vous  avez  voulu  me  parler  en  ami. 
Vous  vous  êtes  trompé,  je  suis  votre  ennemi  : 


ACTK    1,    SCKNE    VII.  22:} 

Si  c'est  cil  citoyen,  comme  vous  je  crois  l'ùtre, 
Et  si  c'est  en  consul,  ce  consul  n'est  pas  maître; 
II  préside  au  sénat,  et  je  peux;  l'y  braver. 

CICÉRON. 

J'y  punis  les  forfaits  ;  ti-emble  de  m'y  trouver. 
Malgré  toute  ta  haine,  à  mes  yeux  méprisable, 
Je  t'y  protégerai  si  tu  n'es  point  coupable: 
Fuis  Rome  si  tu  Tes'. 

CATILINA. 

C'en  est  trop  ;  arrêtez. 
C'est  trop  souffrir  le  zèle  où  vous  vous  emportez. 
De  vos  vagues  soupçons  j'ai  dédaigné  l'injure; 
Mais  après  tant  d'aiïronts  que  mon  orgueil  endure. 
Je  veux  que  vous  sachiez  que  le  plus  grand  de  tous 
N'est  pas  d'être  accusé,  mais  protégé  par  vous. 


SCENE    YI. 

CICÉRON,  seul. 

Le  traître  pense-t-il,  à  force  d'insolence. 
Par  sa  fausse  grandeur  prouver  son  innocence? 
Tu  ne  peux  m'imposer,  perfide  ;  ne  crois  pas 
Eviter  l'œil  vengeur  attaché  sur  tes  pas. 

SCÈNE  VII. 

CICKItON.    CATON. 

CICKIION. 

Eh  liien  !  ferme  Caton,  Home  est-elle  en  défense? 

CATON". 

Nos  ordres  sont  suivis.  Ma  |)roinpte  vigilance 

A  dis[)osé  déjà  ces  braves  clicvalicrs 

Oui  sous  vos  étendards  marcbcront  les  i)reuiiers. 

Mais  je  crains  tout  du  p('ii[)l(',  et  du  siMial  liii-UK'-iiic 


1.  «  Ne  me  faites  point  do  procès  sur  ce  que  CicL^on  dit  (ici)  à  Catiliiui,  écrit 
Voltaire  à  d'Argcntal.  C'est  i)récisémeiit  ce  que  Cicéroii  a  dit  de  son  vivant;  ce 
sont  dos  mots  consacrés,  et  assurément  ils  sont  bien  raisonnal)lcs.  » 


224  ROME    SAUVÉE. 

CICÉRON. 

Du  sénat? 

CATON, 

.-^^  Enivré  de  sa  grandeur  snprême, 

-——Dans  ses  divisions  il  se  forge  des  fers. 

CICÉRON. 

Les  vices  des  Romains  ont  vengé  l'univers, 

La  vertu  disparait,  la  liberté  chancelle  ; 

Mais  Rome  a  des  Gâtons,  j'espère  encor  pour  elle. 

CATON. 

— -"^^h  !  qui  sert  son  pays  sert  souvent  un  ingrat. 
Votre  mérite  même  irrite  le  sénat  ; 
Il  voit  d'un  œil  jaloux  cet  éclat  qui  l'ofTense. 

CICÉRON. 

Les  regards  de  Caton  seront  ma  récompense. 
Au  torrent  de  mon  siècle,  à  son  iniquité, 
J'oppose  ton  suffrage  et  la  postérité. 
Faisons  notre  devoir  :  les  dieux  feront  le  reste. 

CATON. 

Eh  !  comment  résister  à  ce  torrent  funeste. 
Quand  je  vois  dans  ce  temple,  aux  vertus  élevé, 
L'infâme  trahison  marcher  le  front  levé? 
Croit-on  que  Mallius,  cet  indigne  rebelle. 
Ce  tribun  des  soldats,  suhalterne  infidèle. 
De  la  guerre  civile  arborât  l'étendard  ; 
Qu'il  osât  s'avancer  vers  ce  sacré  rempart. 
Qu'il  eût  pu  fomenter  ces  ligues  menaçantes. 
S'il  n'était  soutenu  par  des  mains  plus  puissantes  ; 
Si  quelque  rejeton  de  nos  derniers  tyrans 
N'allumait  en  secret  des  feux  plus  dévorants  ? 
Les  premiers  du  sénat  nous  trahissent  peut-être; 
Des  cendres  de  Sylla  les  tyrans  vont  renaître. 
César  fut  le  premier  que  mon  cœur  soupçonna. 
Oui,  j'accuse  César. 

CICÉRON. 

Et  moi,  Catilina. 
De  brigues,  de  complots,  de  nouveautés  avide, 
Vaste  dans  ses  projets,  impétueux,  perfide. 
Plus  que  César  encor  je  le  crois  dangereux, 
Beaucoup  plus  téméraire,  et  bien  moins  généreux. 
Je  viens  de  lui  parler;  j'ai  vu  sur  son  visage. 
J'ai  vu  dans  ses  discours  son  audace  et  sa  rage, 


ACTE    I,    SCKNE    VII.  225 

Et  la  sombre  hauteur  (rnu  es[)rit  aiïermi, 
Qui  se  lasse  de  feindre,  et  parle  en  ennemi. 
'De  ses  obscurs  complots  je  cherche  les  complices. 
Tous  ses  crimes  passés  sont  mes  premiers  indices. 
J'en  préviendrai  la  suite. 

CATON. 

Il  a  beaucoup  d'amis  ; 
Je  crains  pour  les  Romains  des  tyrans  réunis. 
L'armée  est  en  Asie,  et  le  crime  est  dans  Rome  ; 
Mais  pour  sauver  l'État  il  suffit  d'un  grand  homme. 

CICÉROX. 

Si  nous  sommes  unis,  il  suffit  de  nous  deux. 

La  discorde  est  bientôt  parmi  les  factieux. 

César  peut  conjurer,  mais  je  connais  son  âme; 

Je  sais  quel  noble  orgueil  le  domine  et  l'enflamme. 

Son  cœur  ambitieux  ne  peut  être  abattu 

Jusqu'à  servir  en  lâche  un  tyran  sans  vertu. 

Il  aime  Rome  encore,  il  ne  veut  point  de  maître; 

Mais  je  prévois  trop  bien  qu'un  jour  il  voudra  l'être. 

Tous  deux  jaloux  de  plaire,  et  plus  de  commander. 

Ils  sont  montés  trop  haut  pour  jamais  s'accorder. 

Par  leur  désunion  Rome  sera  sauvée. 

Allons,  n'attendons  pas  que,  de  sang  abreuvée, 

Elle  tende  vers  nous  ses  languissantes  mains, 

Et  qu'on  donne  des  fers  aux  maîtres  des  humains. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE, 


Thkatre.     IV  iô 


ACTE    DEUXIEME 


SCENE    I. 

CATILINA,    CÉTHÉGUS. 

CÉTHÉGUS. 

Tandis  que  tout  s'apprête,  et  que  ta  main  liardie 
Va  de  Rome  et  du  monde  allumer  l'incendie, 
Tandis  que  ton  armée  approche  de  ces  lieux. 
Sais-tu  ce  qui  se  passe  en  ces  murs  odieux? 

CATILINA. 

Je  sais  que  d'un  consul  la  sombre  défiance 
Se  livre  à  des  terreurs  qu'il  appelle  prudence  ; 
Sur  le  vaisseau  public  ce  pilote  égaré 
Présente  à  tous  les  vents  un  flanc  mal  assuré  ; 
11  s'agite  au  hasard,  à  l'orage  il  s'apprête. 
Sans  savoir  seulement  d'où  viendra  la  tempête. 
Ne  crains  rien  du  sénat  :  ce  corps  faible  et  jaloux 
Avec  joie  en  secret  l'abandonne  à  nos  coups. 
-Ce  sénat  divisé,  ce  monstre  à  tant  de  têtes. 
Si  fier  de  sa  noblesse,  et  plus  de  ses  conquêtes. 
Voit  avec  les  transports  de  l'indignation 
Les  souverains  des  rois  respecter  Cicéron. 
César  n'est  point  à  lui,  Crassus  le  sacrifie. 
J'attends  tout  de  ma  main,  j'attends  tout  de  l'envie. 
C'est  un  homme  expirant  qu'on  voit  d'un  faible  eflfort 
Se  débattre  et  tomber  dans  les  hras  de  la  mort. 

CÉTHÉGUS. 

11  a  des  envieux,  mais  il  parle,  il  entraîne; 
Il  réveille  la  gloire,  il  subjugue  la  haine; 
il  domine  au  sénat. 

CATILINA. 

Je  le  brave  en  tous  lieux; 


ACTE   IL    SCÈNE   I.  227 

J'entends  avec  mépris  ses  cris  injurieux  : 
Qu'il  déclamo  à  son  gré  jusqu'à  sa  dernière  lieure- 
Qu'il  triomphe  en  parlant,  qu'on  l'admire,  et  qu'il  meure 
De  plus  cruels  soucis,  des  chagrins  plus  pressants 
Occupent  mon  courage,  et  régnent  sur  mes  sens.  ' 

CÉTHÉGUS. 

Que  dis-tu  ?  Qui  t'arrête  en  ta  noble  carrière  ' 
Quand  l'adresse  et  la  force  ont  ouvert  la  barrière 
Que  crains-tu? 

CATILIXA. 

Ce  n'est  pas  mes  nombreux  ennemis- 
-Mon  parti  seul  m'alarme,  et  je  crains  mes  amis. 
De  Lentulus  Sura  l'ambition  jalouse, 
Le  grand  cœur  de  César,  et  surtout  mon  épouse. 

CÉTHÉGUS. 

Ton  épouse?  Tu  crains  une  femme  et  des  pleurs'' 
Laisse-lui  ses  remords,  laisse-lui  ses  terreurs  ; 
Tu  l'aimes,  mais  en  maître,  et  son  amour  docile 
Est  de  tes  grands  desseins  un  instrument  utile. 

CATILIXA. 

Je  vois  qu'il  peut  enfin  devenir  dangereux. 

Rome,  un  époux,  un  fils,  partagent  trop  ses  vœux. 

0  Rome!  ô  nom  fatal!  ô  liberté  chérie! 

Quoi  !  dans  ma  maison  même  on  parle  de  patrie  ' 

Je  veux  qu'avant  le  temps  ûxé  pour  le  combat, 

Tandis  que  nous  allons  éblouir  le  sénat, 

-Ala  femme,  avec  mon  fils,  de  ces  lieux  enlevée. 

Abandonne  une  ville  aux  flammes  réservée  ; 

Qu'elle  parte,  en  un  mot.  Nos  femmes,  nos  enfants 

-\e  doivent  point  troubler  ces  terribles  moments 

Mais  César! 

CÉTHÉGUS. 

Que  veux-tu?  Si  par  ton  artifice 
Tu  ne  peux  réussir  à  t'en  faire  un  complice, 
Dans  le  rang  dos  proscrits  faut-il  placer  son  nom? 
Faut-il  confondre  enfin  César  et  Cicéron  ? 

CATILIXA. 

C'est  là  ce  qui  m'occupe,  et  s'il  ftuit  qu'il  périsse. 
Je  me  sens  étonné  de  ce  grand  sacrifice. 
il  semble  qu'en  secret,  respectant  son  destin. 
Je  révère  dans  lui  riioiiueur  du  nom  romain. 
Mais  Sura  viendra-t-il? 


228  ROME    SAUVÉE. 

CÉTHÉGUS. 

Compte  sur  son  audace; 
Tu  sais  comme,  ébloui  des  grandeurs  de  sa  race, 
A  partager  ton  règne  il  se  croit  destiné. 

CATILINA. 

Qu'à  cet  espoir  trompeur  il  reste  abandonné. 
Tu  vois  avec  quel  art  il  faut  que  je  ménage 
L'orgueil  présomptueux  de  cet  esprit  sauvage, 
Ses  chagrins  inquiets,  ses  soupçons,  son  courroux. 
Sais-tu  que  de  César  il  ose  être  jaloux  ? 
Enfin  j'ai  des  amis  moins  aisés  à  conduire 
Oue  Rome  et  Cicéron  ne  coûtent  à  détruire. 
0  d'un  chef  de  parti  dur  et  pénible  emploi  ! 

CÉTHÉGUS. 

Le  soupçonneux  Sura  s'avance  ici  vers  toi. 


SCÈNE    II. 

CAÏILINA,    CÉTHÉGUS,    LENTULUS    SURA. 

SURA. 

Ainsi,  malgré  mes  soins  et  malgré  ma  prière, 
Vous  prenez  dans  César  une  assurance  entière; 
Vous  lui  donnez  Préneste  ;  il  devient  notre  appui. 
Pensez-vous  me  forcer  à  dépendre  de  lui  ? 

CATILINA. 

Le  sang  des  Scipions  n'est  point  fait  pour  dépendre. 
Ce  n'est  qu'au  premier  rang  que  vous  devez  prétendre. 
Je  traite  avec  César,  mais  sans  m'y  confier  ; 
Son  crédit  peut  nous  nuire,  il  peut  nous  appuyer  : 
Croyez  qu'en  mon  parti,  s'il  faut  que  je  l'engage. 
Je  me  sers  de  son  nom,  mais  pour  votre  avantage. 

SURA. 

Ce  nom  est-il  plus  grand  que  le  vôtre  et  le  mien  ? 
Pourquoi  vous  abaisser  à  briguer  ce  soutien? 
On  le  fait  trop  valoir,  et  Rome  est  trop  frappée 
D'un  mérite  naissant  qu'on  oppose  à  Pompée. 
Pourquoi  le  rechercher  alors  que  je  vous  sers? 
Ne  peut-on  sans  César  subjuguer  l'univers? 

CATILINA. 

Nous  le  pouvons  sans  doute,  et  sur  votre  vaillance 


I 


ACTE    II,    SCENE    II.  229 

J"ai  fondé  dès  longtemps  ma  plus  forte  espérance; 
Mais  César  est  aimé  du  peuple  et  du  sénat; 
Politique,  guerrier,  pontife,  magistrat. 
Terrible  dans  la  guerre,  et  grand  dans  la  tribune, 
Par  cent  chemins  divers  il  court  à  la  fortune. 
Il  nous  est  nécessaire. 

SUR  A. 

Il  nous  sera  fatal  : 
Notre  égal  aujourd'hui,  demain  notre  rival, 
Bientôt  notre  tyran,  tel  est  son  caractère; 
Je  le  crois  du  parti  le  plus  grand  adversaire. 
Peut-être  qu'à  vous  seul  il  daignera  céder, 
Mais  croyez  qu'à  tout  autre  il  voudra  commander. 
Je  ne  souffrirai  point,  puisqu'il  faut  vous  le  dire. 
De  son  fier  ascendant  le  dangereux  empire. 
Je  vous  ai  prodigué  mon  service  et  ma  foi, 
Et  je  renonce  à  vous,  s'il  l'emporte  sur  moi. 

CATILIXA. 

J'y  consens  ;  faites  plus,  arrachez-moi  la  vie, 
Je  m'en  déclare  indigne,  et  je  la  sacrifie. 
Si  je  permets  jamais,  de  nos  grandeurs  jaloux, 
Qu'un  autre  ose  penser  à  s'élever  sur  nous  : 
Mais  souff'rez  qu'à  César  votre  intérêt  me  lie  ; 
Je  le  flatte  aujourd'hui,  demain  je  l'humilie  : 
Je  ferai  plus,  peut-être  ;  en  un  mot,  vous  pensez 
Que  sur  nos  intérêts  mes  yeux  s'ouvrent  assez. 

(A  Céthégus.) 

Va,  prépare  en  secret  le  départ  d'Aurélie  ; 
Que  des  seuls  conjurés  sa  maison  soit  remplie. 
De  ces  lieux  cependant  qu'on  écarte  ses  pas. 
Craignons  de  son  amour  les  funestes  éclats. 
Par  un  autre  chemin  tu  reviendras  m'attendre 
Vers  ces  lieux  retirés  où  César  va  m'entendre. 

SURA. 

Enfin  donc  sans  César  vous  n'entreprenez  rien? 
Nous  attendrons  le  fruit  de  ce  grand  entretien. 

CATILINA. 

Allez,  j'espère  en  vous  plus  que  dans  César  même. 

CÉTHÉGLS. 

Je  cours  exécuter  ta  volonté  suprême. 

Et  sous  tes  étendards  à  jamais  réunir 

Ceux  qui  mettent  leur  gloire  à  savoir  t'obéir. 


230  ROME    SAUVKE. 

SCÈNE   m. 

CATILINA,    CÉSAR  K 

CATILINA. 

Eh  bien!  César,  eh  l)ien!  toi  de  qui  la  fortune 
Dès  le  temps  de  Sylla  me  fut  toujours  commune, 
Toi  dont  j'ai  présagé  les  éclatants  destins. 
Toi  né  pour  être  un  jour  le  premier  des  Romains, 
N'es-tu  donc  aujoui'd'hui  que  le  premier  esclave 
Du  fameux  plébéien  qui  t'irrite  et  te  brave? 
Tu  le  hais,  je  le  sais,  et  ton  œil  pénétrant 
Voit  pour  s'en  affranchir  ce  que  Rome  entreprend  ; 
Et  tu  balancerais,  et  ton  ardent  courage 
Craindrait  de  nous  aider  à  sortir  d'esclavage  ! 
Des  destins  de  la  terre  il  s'agit  aujourd'hui, 
Et  César  souffrirait  qu'on  les  changeât  sans  lui! 
Quoi!  n'es-tu  plus  jaloux  du  nom  du  grand  Pompée' 
Ta  haine  pour  Caton  s'est-elle  dissipée? 
N'es-tu  pas  indigné  de  servir  les  autels. 
Quand  Cicéron  préside  au  destin  des  mortels. 
Quand  l'obscur  habitant  des  rives  du  Fibrène 
Siège  au-dessus  de  toi  sur  la  pourpre  romaine? 
Souffriras-tu  longtemps  tous  ces  rois  fastueux, 
Cet  heureux  Lucullus,  brigand  voluptueux, 
Fatigué  de  sa  gloire,  énervé  de  mollesse  ; 
Ln  Crassus  étonné  de  sa  propre  richesse-, 
Dont  l'opulence  avide,  osant  nous  insulter. 
Asservirait  l'État,  s'il  daignait  l'acheter? 

Ah  !  de  quelque  côté  que  tu  jettes  la  vue. 
Vois  Rome  turbulente,  ou  Rome  corrompue; 
Vois  ces  lâches  vainqueurs  en  proie  aux  factions, 
Disputer,  dévorer  le  sang  des  nations. 


1.  «  Comptez,  écrit  Voltaire  à  d'Argental,  que  la  scène  de  César  et  de  Catilina 
fera  plaisir  à  tout  le  monde...  Soyez  sûr  que  tous  ceux  qui  ont  un  peu  do  tein- 
ture de  l'histoire  romaine  ne  seront  pas  faciles  d'en  avoir  un  tableau  fidèle.  » 

2.  Crébillon,  acte  I*^"",  scène  ii,  de  son  Catilina,  avait  dit  : 

Crassus,  plein  de  désirs  indignes  d'un  grand  cœur. 
Borne  à  de  vils  trésors  les  soins  de  sa  grandeur. 


ACTE    II,    SCENE    III.  231 

Le  monde  entier  t'appelle,  et  tu  restes  paisible  ! 
\eux-tu  laisser  languir  ce  courage  invincible? 
De  Rome  qui  te  parle  as-tu  quelque  pitié  ? 
C-ésar  est-il  fidèle  à  ma  tendre  amitié  ? 

CÉSAR. 

Oui,  si  dans  le  sénat  on  te  fait  injustice, 
César  te  défendra,  compte  sur  mon  service. 
Je  ne  peux  te  trahir  ;  n'exige  rien  de  plus. 

CATILIXA, 

Et  tu  bornerais  là  tes  vœux  irrésolus? 

C'est  à  parler  pour  moi  que  tu  peux  te  réduire  ? 

CÉSAR. 

J'ai  pesé  tes  projets,  je  ne  veux  pas  leur  nuire  ; 
Je  peux  leur  applaudir,  je  n'y  veux  point  entrer. 

CATILIXA. 

J'entends  :  pour  les  heureux  tu  veux  te  déclarer. 
Des  premiers  mouvements  spectateur  immobile, 
Tu  veux  ravir  les  fruits  de  la  guerre  civile. 
Sur  nos  communs  débris  étaljlir  ta  grandeur. 

CÉSAR. 

Non,  je  veux  des  dangers  plus  dignes  de  mon  cœur. 

Ma  haine  pour  Caton,  ma  tîère  jalousie 

Des  lauriers  dont  Pompée  est  couvert  en  Asie, 

Le  crédit,  les  honneurs,  l'éclat  de  Cicéron, 

Ne  m'ont  déterminé  qu'à  surpasser  leur  nom. 

Sur  les  rives  du  Rhin,  de  la  Seine,  et  du  Tage, 

La  victoire  m'appelle  ;  et  voilà  mon  partage. 

CATILIXA, 

Commence  donc  par  Rome,  et  songe  que  demain 
J'y  pourrais  avec  toi  marcher  en  souverain. 

CÉSAR. 

Ton  projet  est  bien  grand,  peut-être  téméraire; 
11  est  digne  de  toi;  mais,  pour  ne  te  rien  taire, 
Plus  il  doit  t'agrandir,  moins  il  est  fait  pour  moi. 

CATILIXA. 

Comment? 

CÉSAR. 

Je  ne  veux  pas  servir  ici  sous  toi. 

CATILIXA. 

Ah!  crois  qu'avec  César  on  partage  sans  peine. 

CÉSAR. 

On  ne  partage  point  la  grandeur  souveraine. 


232  ROME    SAUVEE. 

Va,  ne  te  flatte  pas  que  jamais  à  son  cliar 
L'iienreux  Catilina  puisse  enchaîner  César, 
Tu  m'as  vu  ton  ami,  je  le  suis,  je  veux  l'être; 
lais  jamais  mon  ami  ne  deviendra  mon  maître. 
Pompée  en  serait  digne,  et  s'il  l'ose  tenter, 
Ce  bras  levé  sur  lui  l'attend  pour  l'arrêter. 
Sylla,  dont  tu  reçus  la  valeur  en  partage. 
Dont  j'estime  l'audace,  et  dont  je  hais  la  rage, 
Sylla  nous  a  réduits  à  la  captivité  : 
Mais  s'il  ravit  l'empire,  il  l'avait  mérité  ; 
Il  soumit  l'Hellespont,  il  fit  trembler  l'Euplirate, 
Il  subjugua  l'Asie,  il  vainquit  Mithridate. 
Qu'as-tu  l'ait?  quels  États,  quels  fleuves,  quelles  mers. 
Quels  rois  par  toi  vaincus  ont  adoré  nos  fers? 
Tu  peux,  avec  le  temps,  être  un  jour  un  grand  homme  ; 
Mais  tu  n'as  pas  acquis  le  droit  d'asservir  Rome  : 
Et  mon  nom,  ma  grandeur,  et  mon  autorité, 
N'ont  point  encor  l'éclat  et  la  maturité, 
Le  poids  qu'exigerait  une  telle  entreprise. 
Je  vois  que  tôt  ou  tard  Rome  sera  soumise. 
J'ignore  mon  destin  ;  mais  si  j'étais  un  jour 
Forcé  par  les  Romains  de  régner  à  mon  tour. 
Avant  que  d'obtenir  une  telle  victoire. 
J'étendrai,  si  je  puis,  leur  empire  et  leur  gloire  ; 
Je  serai  digne  d'eux,  et  je  veux  que  leurs  fers. 
D'eux-mêmes  respectés,  de  lauriers  soient  couverts. 

CATILINA. 

Le  moyen  que  je  t'offre  est  plus  aisé  peut-être. 
Qu'était  donc  ce  Sylla  qui  s'est  fait  notre  maître? 
Il  avait  une  armée,  et  j'en  forme  aujourd'hui; 
Il  m'a  fallu  créer  ce  qui  s'ofirait  à  lui  ; 
-Il  profita  des  temps,  et  moi,  je  les  fais  naître. 
Je  ne  dis  plus  qu'un  mot  :  il  fut  roi  ;  veux-tu  l'être? 
Veux-tu  de  Cicéron  subir  ici  la  loi. 
Vivre  son  courtisan,  ou  régner  avec  moi? 

CÉSAR. 

Je  ne  veux  l'un  ni  l'autre  :  il  n'est  pas  temps  de  feindre. 

J'estime  Cicéron,  sans  l'aimer  ni  le  craindre. 

Je  t'aime,  je  l'avoue,  et  je  ne  te  crains  pas. 

Divise  le  sénat,  abaisse  des  ingrats, 

ÏLi  le  peux,  j'y  consens;  mais  si  ton  unie  aspire 

Jusqu'à  m'oser  soumettre  à  ton  nouvel  empire, 


I 


ACTE    U,    SCENE    VI.  233 

Ce  cœur  sera  fidèle  à  tes  secrets  desseins, 
Et  ce  bras  combattra  l'ennemi  des  Romains, 

(Il  sort.) 


SCENE    IV. 

CATILINA. 

Ah!  qu'il  serve,  s'il  l'ose,  au  dessein  qui  m'anime; 
Et  s'il  n'en  est  l'appui,  qu'il  en  soit  la  victime. 
Sylla  voulait  le  perdre,  il  le  connaissait  bien. 
Son  génie  en  secret  est  l'ennemi  du  mien. 
Je  ferai  ce  qu'enfin  Sylla  craignit  de  faire. 

SCÈNE  V. 

CATILINA,    CÉTHÉGUS,    LENTULUS    SURA. 

SUR  A. 

César  s'est-il  montré  favorable  ou  contraire? 

CATILINA. 

Sa  stérile  amitié  nous  offre  un  faible  appui. 
Il  faut  et  nous  servir,  et  nous  venger  de  lui. 
Nous  avons  des  soutiens  plus  sûrs  et  plus  fidèles. 
Les  voici,  ces  héros  vengeurs  de  nos  querelles. 

SCÈNE  Yl. 

CATILINA,    LES   CONJURÉS. 

'  CATILINA. 

Venez,  noble  Pison,  vaillant  Autronius, 
Intrépide  Vargonte,  ardent  Statilius; 
Vous  tous,  braves  guerriers  de  tout  rang,  de  tout  âge. 
Des  plus  grands  des  humains  redoutable  assemblage; 
Venez,  vainqueurs  des  rois,  vengeurs  des  citoyens, 
Vous  tous,  mes  vrais  amis,  mes  égaux,  mes  soutiens. 
Encor  quelques  moments,  un  dieu  qui  vous  seconde 
Va  mettre  entre  vos  mains  la  maîtresse  du  monde. 
De  trente  nations  malheureux  conquérants. 


234  ROME    SAUVÉE. 

La  peine  était  pour  vous,  le  fruit  pour  vos  tyrans. 

Vos  mains  n'ont  subjugué  ïigrane  et  Mitliridate, 

Votre  sang  n'a  rougi  les  ondes  de  l'Euphrate, 

Que  pour  enorgueillir  d'indignes  sénateurs, 

De  leurs  propres  appuis  lâches  persécuteurs, 

Grands  par  vos  travaux  seuls,  et  qui,  pour  récompense. 

Vous  permettaient  de  loin  d'adorer  leur  puissance. 

Le  jour  de  la  vengeance  est  arrivé  pour  vous. 

Je  ne  propose  point  à  votre  fier  courroux 

Des  travaux  sans  périls  et  des  meurtres  sans  gloire  : 

Vous  pourriez  dédaigner  une  telle  victoire  ; 

A  vos  cœurs  généreux  je  promets  des  combats  : 

Je  vois  vos  ennemis  expirants  sous  vos  bras  : 

Entrez  dans  leurs  palais;  frappez,  mettez  en  cendre 

Tout  ce  qui  prétendra  l'honneur  de  se  défendre  ; 

Mais  surtout  qu'un  concert  unanime  et  parfait 

De  nos  vastes  desseins  assure  en  tout  l'effet. 

A  l'heure  où  je  vous  parle  on  doit  saisir  Préneste; 

Des  soldats  de  Sylla  le  redoutable  reste, 

Par  des  chemins  divers  et  des  sentiers  obscurs, 

Du  fond  de  la  Toscane  avance  vers  ces  murs. 

Ils  arrivent  ;  je  sors,  et  je  marche  à  leur  tête. 

Au  dehors,  au  dedans,  Rome  est  votre  conquête. 

Je  combats  Pétréius,  et  je  m'ouvre  en  ces  lieux, 

Au  pied  du  Capitole,  un  chemin  glorieux. 

C'est  là  que,  par  les  droits  que  vous  donne  la  guerre, 

Nous  montons  en  triomphe  au  trône  de  la  terre, 

A  ce  trône  souillé  par  d'indignes  Romains, 

Mais  lavé  dans  leur  sang,  et  vengé  par  vos  mains. 

Curius  et  les  siens  doivent  m'ouvrir  les  portes. 

(Il  s'arrête  un  moment,  puis  il  s'adresse  à  un  conjuré.) 

Vous,  des  gladiateurs  aurons-nous  les  cohortes? 
Leur  joignez-vous  surtout  ces  braves  vétérans. 
Qu'un  odieux  repos  fatigua  trop  longtemps? 

LENTULL'S. 

Je  dois  les  amener,  sitôt  que  la  nuit  sombre 

Cachera  sous  son  voile  et  leur  marche  et  leur  nombre; 

Je  les  armerai  tous  dans  ce  lieu  retiré. 

CATILINA. 

Vous,  du  mont  Célius  étes-vous  assuré? 

STATILIUS. 

Les  gardes  sont  séduits  ;  on  peut  tout  entreprendre. 


ACTE    II,    SCKNE    VI.  235 

CATILINA. 

\  oiis,  au  mont  Aventin  que  tout  soit  mis  on  cendre. 

Dès  que  de  Mallius  tous  verrez  les  drapeaux, 

De  ce  signal  terrible  allumez  les  flambeaux. 

Aux  maisons  des  proscrits  que  la  mort  soit  portée. 

La  première  victime  à  mes  yeux  présentée, 

Vous  l'avez  tous  juré,  doit  être  Cicéron  : 

Immolez  César  même,  oui.  César  et  Caton. 

Eux  morts,  le  sénat  tombe,  et  nous  sert  en  silence. 

Déjà  notre  fortune  aveugle  sa  prudence; 

Dans  ces  murs,  sous  son  temple,  à  ses  yeux,  sous  ses  pas. 

Nous  disposons  en  paix  l'appareil  du  trépas. 

Surtout  avant  le  temps  ne  prenez  point  les  armes. 

Que  la  mort  des  tyrans  précède  les  alarmes  ; 

Que  Rome  et  Cicéron  tombent  du  même  fer; 

Que  la  foudre  en  grondant  les  frappe  avec  l'éclair. 

Vous  avez  dans  vos  mains  le  destin  de  la  terre  ; 

Ce  n'est  point  conspirer,  c'est  déclarer  la  guerre. 

C'est  reprendre  vos  droits,  et  c'est  vous  ressaisir 

De  l'univers  dompté  qu'on  osait  vous  ravir. 

(A  Céthégiis  et  à  Lentulus  Sura.) 

Vous,  de  ces  grands  desseins  les  auteurs  magnanimes. 
Venez  dans  le  sénat,  venez  voir  vos  victimes. 
De  ce  consul  encor  nous  entendrons  la  voix  ; 
Croyez  qu'il  va  parler  pour  la  dernière  fois. 
Et  vous,  dignes  Romains,  jurez  par  cette  épée, 
Qui  du  sang  des  tyrans  sera  bientôt  trempée. 
Jurez  tous  de  périr  ou  de  vaincre  avec  moi. 

MARTI  AN. 

Oui,  nous  le  jurons  tous  par  ce  fer  et  par  toi. 

UX    AUTRE     CONJURÉ. 

Périsse  le  sénat! 

MARTIAN. 

Périsse  l'infidèle 
Qui  pourra  différer  de  venger  ta  querelle! 
Si  quelqu'un  se  repent,  qu'il  tombe  sous  nos  coups! 

CATILINA. 

Allez,  et  cette  nuit  Rome  entière  est  à  vous. 


FIN     DU     DEUXIEME     ACTE. 


ACTE    TROISIEME. 


SCENE  I. 

CAÏILINA,    CÉTHÉGUS,  affranchis,  MARTIAN, 
SEPTIME. 

CATILINA. 

Tout  est-il  prêt?  Enfin  l'armée  avance-t-elle? 

MARTIAN. 

Oui,  seigneur  ;  Mallius,  à  ses  serments  fidèle, 
Vient  entourer  ces  murs  aux  flammes  destinés. 
Au  dehors,  au  dedans  les  ordres  sont  donnés. 
Les  conjurés  en  foule  au  carnage  s'excitent, 
Et  des  moindres  délais  leurs  courages  s'irritent. 
Prescrivez  le  moment  où  Rome  doit  périr. 

CATILINA. 

Sitôt  que  du  sénat  vous  me  verrez  sortir, 
Commencez  à  l'instant  nos  sanglants  sacrifices; 
Que  du  sang  des  proscrits  les  fatales  prémices 
Consacrent  sous  vos  mains  ce  redoutable  jour. 
Observez,  Martian,  vers  cet  obscur  détour, 
Si  d'un  consul  trompé  les  ardents  émissaires 
Oseraient  épier  nos  terribles  mystères. 

CÉTHÉGUS. 

Peut-être  avant  le  temps  faudrait-il  l'attaquer 
Au  milieu  du  sénat  qu'il  vient  de  convoquer  ; 
Je  vois  qu'il  prévient  tout,  et  que  Rome  alarmée... 

CATILINA. 

Prévient-il  Mallius?  prévient-il  mon  armée? 
Connaît-il  mes  projets?  sait-il,  dans  son  efi"roi, 
Oue  Mallius  n'agit,  n'est  armé  que  pour  moi? 
Suis-je  fait  pour  fonder  ma  fortune  et  ma  gloire 
Sur  un  vain  brigandage,  et  non  sur  la  victoire? 


ACTE    III,    SCÈNE    II.  â3" 

Va,  mes  desseins  sont  grands,  autant  que  mesurés  ; 

Les  soldats  de  Sylla  sont  mes  vrais  conjurés. 

Quand  des  mortels  obscurs,  et  de  vils  téméraires, 

D'un  complot  mal  tissu  forment  les  nœuds  vulgaires. 

Un  seul  ressort  qui  manque  à  leurs  pièges  tendus 

Détruit  l'ouvrage  entier,  et  l'on  n'y  revient  plus. 

Mais  des  mortels  choisis,  et  tels  que  nous  le  sommes. 

Ces  desseins  si  profonds,  ces  crimes  de  grands  hommes. 

Cette  élite  indomptable,  et  ce  superbe  choix 

Des  descendants  de  Mars  et  des  vainqueurs  des  rois  ; 

Tous  ces  ressorts  secrets,  dont  la  force  assurée 

Trompe  de  Cicéron  la  prudence  égarée. 

Un  feu  dont  l'étendue  embrase  au  même  instant 

Les  Alpes,  l'Apennin,  l'aurore  et  le  couchant. 

Que  Rome  doit  nourrir,  que  rien  ne  peut  éteindre  : 

Voilà  notre  destin,  dis-moi  s'il  est  à  craindre. 

OÉTHÉGUS. 

Sous  le  nom  de  César,  Préneste  est-elle  à  nous? 

CATILINA. 

C'est  là  mon  premier  pas  ;  c'est  un  des  plus  grands  coups 

Qu'au  sénat  incertain  je  porte  en  assurance. 

Tandis  que  Nonnius  tombe  sous  ma  puissance, 

Tandis  qu'il  est  perdu,  je  fais  semer  le  bruit 

Que  tout  ce  grand  complot  par  lui-même  est  conduit. 

La  moitié  du  sénat  croit  Nonnius  complice. 

Avant  qu'on  délibère,  avant  qu'on  s'éclaircisse, 

Avant  que  ce  sénat,  si  lent  dans  ses  débats. 

Ait  démêlé  le  piège  où  j'ai  conduit  ses  pas, 

Mon  armée  est  dans  Rome,  et  la  terre  asservie. 

Allez  ;  que  de  ces  lieux  on  enlève  Aurèlie, 

Et  que  rien  ne  partage  un  si  grand  intérêt. 

SCÈNE  H. 

AURÉLIE,    CATILINA,    CÉTHÉGUS,    etc 

A  U  I\  É  L I  E  ,   une  lettre  à  la  main. 

Lis  ton  sort  et  le  mien,  ton  crime  et  ton  arrêt; 
Voilà  ce  qu'on  m'écrit. 

CATILINA. 

Quelle  main  téméraire?... 
Eh  bien!  je  reconnais  le  seing  de  votre  père. 


'^^  ROME    SAUVÉE. 

AURÉLIE. 

Lis... 

C  ATI  LIN  A  lit  la  lettre. 

«  La  mort  trop  longtemps  a  respecté  mes  jours, 
Lne  fille  que  j'aime  en  termine  le  cours. 
Je  suis  trop  bien  puni,  dans  ma  triste  vieillesse 
De  cet  hymen  affreux  qu'a  permis  ma  faiblesse.' 
Je  sais  de  votre  époux  les  complots  odieux. 
César  qui  nous  trahit  veut  enlever  Prénesto. 
Vous  avez  partagé  leur  trahison  funeste  ; 
Repentez-vous,  ingrate,  ou  périssez  comme  eux      » 
Mais  comment  Nonnius  aurait-il  pu  connaître 
Des  secrets  qu'un  consul  ignore  encor  peut-être? 

CKTHÉGUS. 

Ce  billet  peut  vous  perdre. 

GATILINA,  à  Céthégus. 

Il  pourra  nous  servir. 

(  A  Aurélie.) 

11  faut  tout  vous  apprendre,  il  faut  tout  éclaircir 
Je  vais  armer  le  monde,  et  c'est  pour  ma  défense 
Vous,  dans  ce  jour  de  sang  marqué  pour  ma  puissance. 
Voulez-vous  préférer  un  père  à  votre  époux? 
Pour  la  dernière  fois  dois-je  compter  sur  vous? 

AURÉLIE. 

Tu  m'avais  ordonné  le  silence  et  la  fuite  ; 
Tu  voulais  à  mes  pleurs  dérober  ta  conduite; 
Eh  bien  !  que  prétends-tu  ? 

CATILINA. 

,,  Partez  au  môme  instant; 

Envoyez  au  consul  ce  billet  important. 

J'ai  mes  raisons,  je  veux  qu'il  apprenne  à  connaître 

Que  César  est  à  craindre,  et  plus  que  moi  peut-être 

Je  n'y  suis  point  nommé  ;  César  est  accusé  ; 

C'est  ce  que  j'attendais,  tout  le  reste  est  aisé. 

Que  mon  fils  au  berceau,  mon  fils  né  pour  la  guerre 

Soit  porté  dans  vos  bras  aux  vainqueurs  de  la  terre 

Ne  rentrez  avec  lui  dans  ces  murs  abhorrés 

Que  quand  j'en  serai  maître,  et  quand  vous  régnerez 

Notre  hymen  est  secret  :  je  veux  qu'on  le  publie 

Au  milieu  de  l'armée,  aux  yeux  de  l'Italie  ; 

Je  veux  que  votre  père,  humble  dans  son  courroux 

Soit  le  premier  sujet  qui  tombe  à  vos  genoux. 


ACTE    Iir,    SCÈNE    II.  239 

Partez,  daignez  me  croire,  et  laissez-vous  conduire; 
Laissez-moi  mes  dangers,  ils  doivent  me  suflire. 
Et  ce  n'est  pas  à  vous  de  partager  mes  soins  : 
Vainqueur  et  couronné,  cette  nuit  je  vous  joins. 

AURÉLIE, 

Tu  vas  ce  jour  dans  Rome  ordonner  le  carnage? 

CATILINA. 

Oui,  de  nos  ennemis  j'y  vais  punir  la  rage. 
Tout  est  prêt;  on  m'attend. 

ALRKLIE. 

Commence  donc  par  moi. 
Commence  par  ce  meurtre,  il  est  digne  de  toi  : 
Barbare,  j'aime  mieux,  avant  que  tout  périsse, 
Expirer  par  tes  mains,  que  vivre  ta  complice. 

CATILINA. 

Qu'au  nom  de  nos  liens  votre  esprit  rafTermi... 

CÉTHKGUS. 

Ne  désespérez  point  un  époux,  un  ami. 
Tout  vous  est  confié  ;  la  carrière  est  ouverte, 
Et  reculer  d'un  pas,  c'est  courir  à  sa  perte. 

ALIIÉLIE. 

Ma  perte  fut  certaine  au  moment  où  mon  cœur 

Reçut  de  vos  conseils  le  poison  séducteur; 

Quand  j'acceptai  sa  main,  quand  je  fus  abusée. 

Attachée  à  son  sort,  victime  méprisée. 

Vous  pensez  que  mes  yeux  timides,  consternés. 

Respecteront  toujours  vos  complots  forcenés. 

Malgré  moi  sur  vos  pas  vous  m'avez  su  conduire. 

.l'aimais  ;  il  fut  aisé,  cruels,  de  me  séduire  ! 

Et  c'est  un  crime  affreux  dont  on  doit  vous  punir, 

Qu'à  tant  d'atrocité  Famour  ait  pu  servir. 

Dans  mon  aveuglement,  que  ma  raison  déplore. 

Ce  reste  de  raison  m'éclaire  au  moins  encore. 

11  fait  rougir  mon  front  de  l'abus  détesté 

Que  vous  avez  tous  fait  de  ma  crédulité. 

L'amour  me  fit  coupable,  et  je  ne  veux  plus  l'être; 

.le  ne  veux  point  servir  les  attentats  d'un  maître  ; 

.Je  renonce  à  mes  vœux,  à  ton  crime,  à  ta  foi  ; 

Mes  mains,  mes  propres  mains  s'armeront  contre  toi. 

Frappe,  et  traîne  dans  Rome  embrasée  et  fumante, 

Pour  ton  premier  exploit,  ton  épouse  expirante  ; 

Fais  périr  avec  moi  l'enfant  infortuné 


240  ROME    SAUVÉE. 

Oiie  les  dieux  en  courroux  à  mes  vœux  ont  donné  ; 
Et  couvert  de  son  sang,  libre  dans  ta  furie, 
Barbare,  assouvis-toi  du  sang  de  ta  patrie. 

CATILINA, 

C'est  donc  là  ce  grand  cœur,  et  qui  me  fut  soumis? 
Ainsi  vous  vous  rangez  parmi  mes  ennemis? 
Ainsi  dans  la  plus  juste  et  la  plus  noble  guerre 
Qui  jamais  décida  du  destin  de  la  terre. 
Quand  je  brave  un  consul,  et  Pompée,  et  Caton, 
Mes  plus  grands  ennemis  seront  dans  ma  maison  ? 
Les  préjugés  romains  de  votre  faible  père 
Arment  contre  moi-même  une  épouse  si  chère? 
Et  vous  mêlez  enfin  la  menace  à  l'effroi  ? 

AURÉLIE. 

Je  menace  le  crime...  et  je  tremble  pour  toi. 
Dans  mes  emportements  vois  encor  ma  tendresse, 
Frémis  d'en  abuser,  c'est  ma  seule  faiblesse. 
Grains... 

CATILINA. 

Cet  indigne  mot  n'est  pas  fait  pour  mon  cœur, 
Ne  me  parlez  jamais  de  paix  ni  de  terreur  : 
C'est  assez  m'olfenser.  Écoutez  :  je  vous  aime; 
Mais  ne  présumez  pas  que,  m'oubliant  moi-même. 
J'immole  à  mon  amour  ces  amis  généreux, 
Mon  parti,  mes  desseins,  et  l'empire  avec  eux. 
Vous  n'avez  pas  osé  regarder  la  couronne  ; 
Jugez  de  mon  amour,  puisque  je  vous  pardonne  : 
Mais  sachez... 

AURÉLIE. 

La  couronne  où  tendent  tes  desseins, 
Cet  objet  du  mépris  du  reste  des  Romains, 
Va,  je  l'arracherais  sur  mon  front  affermie. 
Comme  un  signe  insultant  d'horreur  et  d'infamie. 
Quoi  !  tu  m'aimes  assez  pour  ne  te  pas  venger. 
Pour  ne  me  punir  pas  de  t'oser  outrager. 
Pour  ne  pas  ajouter  ta  femme  à  tes  victimes? 
Et  moi  je  t'aime  assez  pour  arrêter  tes  crimes. 
Et  je  cours... 


9 


ACTE   III,    SCÈNE   III.  241 


SCENE    JII. 

CATILINA,    CÉTIIÉGUS,    LENTULUS   SURA, 
AURÉLIE,    ETC. 

SURA. 

C'en  est  fait,  et  nous  sommes  perdus  ; 
Nos  amis  sont  trahis,  nos  projets  confondus. 
Préneste  entre  nos  mains  n'a  point  été  remise  ; 
Nonnius  vient  dans  Rome  ;  il  sait  notre  entreprise. 
Un  de  nos  confidents,  dans  Préneste  arrêté, 
A  subi  les  tourments,  et  n'a  point  résisté. 
Nous  avons  trop  tardé;  rien  ne  peut  nous  défendre, 
Nonnius  au  sénat  vient  accuser  son  gendre. 
Il  va  chez  Cicéron,  qui  n'est  que  trop  instruit. 

AURÉLIE, 

Eh  bien!  de  tes  forfaits  tu  vois  quel  est  le  fruit! 
Voilà  ces  grands  desseins  où  j'aurais  dû  souscrire, 
Ces  destins  de  Sylla,  ce  trône,  cet  empire  ! 
Es-tu  désabusé?  Tes  yeux  sont-ils  ouverts? 

CATILINA,   après  un  moment  de  silence. 

Je  ne  m'attendais  pas  à  ce  nouveau  revers. 
Mais...  me  trahiriez-vous ? 

AURÉLIE. 

Je  le  devrais  peut-être. 
Je  devrais  servir  Rome,  en  la  vengeant  d'un  traître  : 
Nos  dieux  m'en  avoueraient.  Je  ferai  plus;  je  veux 
Te  rendre  à  ton  pays,  et  vous  sauver  tous  deux. 
Ce  cœur  n'a  pas  toujours  la  faiblesse  en  partage. 
Je  n'ai  point  tes  fureurs,  mais  j'aurai  ton  courage  ; 
L'amour  en  donne  au  moins.  J'ai  prévu  le  danger; 
Ce  danger  est  venu,  je  veux  le  partager. 
Je  vais  trouver  mon  père  ;  il  faudra  que  j'obtienne 
Qu'il  m'arrache  la  vie,  ou  qu'il  sauve  la  tienne. 
Il  m'aime,  il  est  facile,  il  craindra  devant  moi 
D'armer  le  désespoir  d'un  gendre  tel  que  toi. 
J'irai  parler  de  paix  à  Cicéron  lui-même. 
Ce  consul  qui  te  craint,  ce  sénat  où  l'on  t'aime, 
Où  César  te  soutient,  où  ton  nom  est  puissant, 
Se  tiendront  trop  heureux  de  te  croire  innocent. 

V.— Théâtre.    IV.  16 


242  ROME    SAUVÉE. 

On  pardonne  aisément  à  ceux  qui  sont  à  craindre, 

Repens-toi  seulement,  mais  repens-toi  sans  feindre;  . 

11  n'est  que  ce  parti  quand  on  est  découvert  : 

Il  blesse  ta  fierté,  mais  tout  autre  te  perd, 

Et  je  te  donne  au  moins,  quoi  qu'on  puisse  entreprendre. 

Le  temps  de  quitter  Rome,  ou  d'oser  t'y  défendre. 

Plus  de  reproche  ici  sur  tes  complots  pervers  ; 

Coupable,  je  t'aimais;  malheureux,  je  te  sers  : 

Je  mourrai  pour  sauver  et  tes  jours  et  ta  gloire. 

Adieu  :  Catilina  doit  apprendre  à  me  croire  : 

Je  l'avais  mérité. 

CATILINA,   l'arrêtant. 

Que  faire,  et  quel  danger? 
Écoutez...  le  sort  change,  il  me  force  à  changer... 
Je  me  rends...  je  vous  cède...  il  faut  vous  satisfaire... 
Mais  songez  qu'un  époux  est  pour  vous  plus  qu'un  père. 
Et  que,  dans  le  péril  dont  nous  sommes  pressés, 
Si  je  prends  un  parti,  c'est  vous  qui  m'y  forcez, 

AUPiÉLIE. 

Je  me  charge  de  tout,  fiit-ce  encor  de  ta  haine. 
Je  te  sers,  c'est  assez.  Fille,  épouse,  et  Romaine, 
Voilà  tous  mes  devoirs,  je  les  suis;  et  le  tien 
Est  d'égaler  un  cœur  aussi  pur  que  le  mien. 

SCÈNE    lY. 

CATILINA,    CÉTIIÉGUS,   affranchis,     . 
LENTULUS   SUIIA. 

SURA. 

Est-ce  Catilina  que  nous  venons  d'entendre? 
N'es-tu  de  Nonnius  que  le  timide  gendre? 
Esclave  d'une  femme,  et  d'un  seul  mot  troublé, 
Ce  grand  cœur  s'est  rendu  sitôt  qu'elle  a  parlé. 

CÉTHKGUS. 

Non,  tu  ne  peux  changer;  ton  génie  invincible. 
Animé  par  l'obstacle,  en  sera  plus  terrible. 
Sans  ressource  à  Préneste,  accusés  au  sénat, 
Nous  pourrions  être  encor  les  maîtres  de  l'État  ; 
Nous  le  ferions  trembler,  même  dans  les  supplices. 
Nous  avons  trop  d'amis,  trop  d'illustres  complices, 
Un  parti  trop  puissant,  pour  ne  pas  éclater. 


ACTE   III.    SCÈNE   V.  243 

SLR  A. 

.Mais  avant  le  signal  on  peut  nous  arrêter. 
C'est  lorsque  clans  la  nuit  le  sénat  se  sépare, 
Que  le  parti  s'assemble,  et  que  tout  se  déclare. 
Que  faire  ? 

CÉTHÉGL'S,    à  Catilina. 

Tu  te  tais,  et  tu  frémis  (refTroi? 

CATILINA. 

Oui,  je  frémis  du  coup  que  mon  sort  veut  de  moi. 

SURA. 

J'attends  peu  d'Aurélie  ;  et,  dans  ce  jour  funeste, 
Vendre  cher  notre  vie  est  tout  ce  qui  nous  reste. 

CATILINA. 

Je  compte  les  moments,  et  j'observe  les  lieux. 

Aurélie,  en  flattant  ce  vieillard  odieux. 

En  le  baignant  de  pleurs,  en  lui  demandant  grâce, 

Suspendra  pour  un  temps  sa  course  et  sa  menace. 

Cicéron,  que  j'alarme,  est  ailleurs  arrêté; 

C'en  est  assez,  amis,  tout  est  en  sûreté. 

Qu'on  transporte  soudain  les  armes  nécessaires  ; 

Armez  tout,  affranchis,  esclaves,  et  sicaires; 

Débarrassez  lamas  de  ces  lieux  souterrains. 

Et  qu'il  en  reste  encore  assez'pour  mes  desseins. 

Vous,  fidèle  affranchi,  brave  et  prudent  Septime, 

Et  vous,  cher  Martian,  qu'un  même  zèle  anime, 

Observez  Aurélie,  observez  Nonnius  : 

Allez  ;  et  dans  l'instant  qu'ils  ne  se  verront  plus, 

Abordez-le  en  secret  de  la  part  de  sa  fille; 

Peignez-lui  son  danger,  celui  de  sa  famille  ; 

Attirez-le  en  parlant  vers  ce  détour  obscur 

Qui  conduit  au  chemin  de  Tibur  et  d'Anxur  : 

Là,  saisissant  tous  deux  le  moment  favorable, 

Vous...  Ciel!  que  vois-je? 

SCÈNE  y. 

CICKKOX     ET     LEri     PRÉCÉDENTS. 
CICÉRON. 

Arrête,  audacieux  coupable; 
Où  portes-tu  tes  pas?  Vous,  Céthégus,  parlez... 
Sénateurs,  alfranchis,  (pii  vous  a  rassemblés? 


244  ROME    SAUVÉE. 

CATILINA. 

Bientôt  dans  le  sénat  nous  pourrons  te  l'apprendre. 

CÉTHÉGUS. 

De  ta  poursuite  vaine  on  saura  s'y  défendre. 

SURA. 

Nous  verrons  si,  toujours  prompt  à  nous  outrager, 
Le  fils  de  Tullius  nous  ose  interroger. 

CICÉRON. 

J'ose  au  moins  demander  qui  sont  ces  téméraires. 
Sont-ils,  ainsi  que  vous,  des  Romains  consulaires, 
Que  la  loi  de  l'État  me  force  à  respecter 
Et  que  le  sénat  seul  ait  le  droit  d'arrêter? 
Qu'on  les  charge  de  fers;  allez,  qu'on  les  entraine. 

CATILIXA. 

C'est  donc  toi  qui  détruis  la  liberté  romaine? 
Arrêter  des  Romains  sur  tes  lâches  soupçons  ! 

CICÉRON. 

Ils  sont  de  ton  conseil,  et  voilà  mes  raisons. 
Vous-mêmes,  frémissez.  Licteurs,  qu'on  m'ohéisse. 

(On  emmène  Septirae  et  Martian.) 
CATILINA. 

Implacal)le  ennemi,  poursuis  ton  injustice; 

Abuse  de  ta  place,  et  profite  du  temps, 

Il  faudra  rendre  compte,  et  c'est  où  je  t'attends. 

CICÉRON. 

Qu'on  fasse  à  l'instant  même  interroger  ces  traîtres. 

Va,  je  pourrai  bientôt  traiter  ainsi  leurs  maîtres. 

J'ai  mandé  Nonnius  :  il  sait  tous  tes  desseins. 

J'ai  mis  Rome  en  défense,  et  Préneste  en  mes  mains. 

Nous  verrons  qui  des  deux  emporte  la  balance, 

Ou  de  ton  artifice,  ou  de  ma  vigilance. 

Je  ne  te  parle  plus  ici  de  repentir  ; 

Je  parle  de  supplice,  et  veux  t'en  avertir. 

Avec  les  assassins  sur  qui  tu  te  reposes. 

Viens  l'asseoir  au  sénat,  et  suis-moi,  si  tu  l'oses. 


ACTE    III,    SCÈXE    VI.  245 

SCÈNE  VI. 

GATILIXA,    CÉTHÉGLS,    LEMLLUS  SURA. 

CÉTHÉGUS, 

Faut-il  donc  succomber  sous  les  puissants  efforts 

D'un  bras  babile  et  prompt  qui  rompt  tous  nos  ressorts? 

Faut-il  qu'à  Cicéron  le  sort  nous  sacrifie? 

CATILINA. 

Jusqu'au  dernier  moment  ma  fureur  le  défie. 

C'est  un  homme  alarmé,  que  son  trouble  conduit, 

Qui  cherche  à  tout  apprendre,  et  qui  n'est  pas  instruit  : 

Nos  amis  arrêtés  vont  accroître  ses  peines; 

Ils  sauront  l'éblouir  de  clartés  incertaines. 

Dans  ce  billet  fatal  César  est  accusé. 

Le  sénat  en  tumulte  est  déjà  divisé. 

Mallius  et  l'armée  aux  portes  vont  paraître. 

Vous  m'avez  cru  perdu  ;  marchez,  et  je  suis  maître. 

SURA. 

Nonnius  du  consul  éclaircit  les  soupçons. 

CATILINA. 

Il  ne  le  verra  pas,  c'est  moi  qui  t'en  réponds. 
Marchez,  dis-je  ;  au  sénat  parlez  en  assurance. 
Et  laissez-moi  le  soin  de  remplir  ma  vengeance. 
Allons...  Où  vais-je? 

CÉTHÉGLS. 

Eh  bien  ? 

CATILI.XA. 

Aurélie!  ah,  grands  dieux! 
Qu'allez-vous  ordonner  de  ce  cœur  furieux  ? 
Écartez-la,  surtout.  Si  je  la  vois  paraître, 
Tout  prêt  à  vous  servir,  je  tremblerai  peut-être'. 

1.  «  J'ai  imaginé,  écrit  Voltaire  à  d'Argcntal,  qu'il  fallait  que  Catilitia  aimât  sa 
femme;  il  ne  l'aime,  à  la  vérité,  qu'en  Catilina;  mais,  s'il  ne  la  regardait  que 
comme  une  personne  indifférente,  dont  il  se  sert  pour  caciier  des  armes  dans  sa 
cave,  cette  femme  serait  trop  peu  de  chose.  » 

FIN    DU    TROISIÈME    ACTE. 


ACTE    QUATRIÈME. 


SCENE  I. 

(Le  théâtre  doit  représenter  le  lieu  préparé  pour  le  séncat.  Cette  salle  laisse  voir  une  par- 
tie de  la  galerie  qui  conduit  du  palais  d'Aurélie  au  temple  de  Tellus.  Un  double  rang 
de  sièges  forme  un  cercle  dans  cette  sallo;  le  siège  de  Cicéron,  plus  élevé,  est  au 
milieu.) 

CÉTHÉGUS,    LENTULUS    SUR  A,  retirés  vers  le  devant. 

SURA. 

Tous  ces  pères  de  Rome,  au  sénat  appelés, 
Incertains  de  leur  sort,  et  de  soupçons  troublés, 
Ces  monarques  tremblants  tardent  bien  à  paraître. 

CÉTHÉGUS. 

L'oracle  des  Romains,  ou  qui  du  moins  croit  l'être, 
Dans  d'impuissants  travaux  sans  relâche  occupé, 
Interroge  Septime  ;  et,  par  ses  soins  trompé. 
Il  a  retardé  tout  par  ses  fausses  alarmes. 

SURA. 

Plût  au  ciel  que  déjà  nous  eussions  pris  les  armes! 

Je  crains,  je  l'avouerai,  cet  esprit  du  sénat. 

Ces  préjugés  sacrés  de  l'amour  de  l'État,  , 

Cet  antique  respect,  et  cette  idolâtrie. 

Que  réveille  en  tout  temps  le  nom  de  la  patrie. 

CÉTHÉGUS. 

La  patrie  est  un  nom  sans  force  et  sans  effet  ; 
On  le  prononce  encor,  mais  il  n'a  plus  d'objet. 
^   Le  fanatisme  usé  des  siècles  héroïques 

Se_conserve,  il  est  vrai,  dans  des  âmes  stoïques; 
Le  reste  est  sans  vigueur,  ou  fait  des  vœux  pour  nous. 
Cicéron,  respecté,  n'a  fait  que  des  jaloux; 
Caton  est  sans  crédit  ;  César  nous  favorise  : 
Défendons-nous  ici,  Rome  sera  soumise. 


ACTE    IV,    SCÈNE    II.  247 

SURA. 

Mais  si  Catilina,  par  sa  femme  séduit, 
De  tant  de  no])les  soins  nous  ravissait  le  fruit  ! 
Tout  liomme  a  sa  faiblesse,  et  cette  âme  hardie 
Reconnaît  en  secret  l'ascendant  d'Aurélie. 
Il  l'aime,  il  la  respecte,  il  pourra  lui  céder. 

CÉTHÉGLS. 

Sois  sûr  qu'à  son  amour  il  saura  commander. 

SURA. 

.Mais  tu  l'as  vu  frémir;  tu  sais  ce  qu'il  en  coûte. 
Quand  de  tels  intérêts... 

CÉTHÉGLS,   en  le  tirant  à  part. 

Caton  approche,  écoute. 

^Lentulus  et  Céthé;,'us  s'assoient  à  un  bout  de  la  salle.) 


SCENE    II. 

CATON    entre  au  sénat  avec   LUCULLUS,     CRASSUS,      FAYO- 

NIUS,    CLODIUS,    MURÉNA,    CÉSAR,    CATULLUS, 
MARCELLUS,    etc. 

CATO\,   en  regardant  les  deux  conjurés. 

Lucullus,  je  me  trompe,  ou  ces  deux  confidents 
S'occupent  en  secret  de  soins  trop  importants. 
Le  crime  est  sur  leur  front,  qu'irrite  ma  présence. 
Déjà  la  trahison  marche  avec  arroj^ance. 
Le  sénat  qui  la  voit  cherche  à  dissimuler. 
Le  démon  de  Sylla  semble  nous  aveugler. 
L'âme  de  ce  tyran  dans  le  sénat  respire. 

CÉTHÉGLS. 

Je  vous  entends  assez,  Caton;  qu'osez-vous  dire? 

CATON,  en  s'asse\ant,  tandis  que  les  autres  prennent  place. 

Que  les  dieux  du  sénat,  les  dieux  de  Scipion, 
Qui  contre  toi,  peut-être,  ont  inspiré  Caton, 
Permettent  quelquefois  les  attentats  des  traîtres  ; 
Qu'ils  ont  à  des  tyrans  asservi  nos  ancêtres  ; 
Mais  qu'ils  ne  mettront  pas  en  de  pareilles  mains 
La  maîtresse  du  monde  et  le  sort  des  humains. 
J'ose  encore  ajouter  que  son  puissant  génie, 
Qui  n'a  pu  qu'une  fois  souffrir  la  tyrannie, 


248  ROME    SAUVÉE. 

Pourra  dans  Cétliégiis  et  dans  Catilina 
Punir  tous  les  forfaits  qu'il  permit  à  8yHa. 

CÉSAR. 

Caton,  que  faites-vous?  et  quel  affreux  langage! 
Toujours  votre  vertu  s'explique  avec  outrage. 
Vous  révoltez  les  cœurs,  au  lieu  de  les  gagner. 

(César  s'assied.) 
CATON,  à  César. 

Sur  les  cœurs  corrompus  vous  cherchez  à  régner. 
Pour  les  séditieux  César  toujours  facile. 
Conserve  en  nos  périls  un  courage  tranquille. 

CÉSAR. 

Caton,  il  faut  agir  dans  les  jours  des  combats; 
Je  suis  tranquille  ici,  ne  vous  en  plaignez  pas. 

CATON. 

Je  plains  Rome,  César,  et  je  la  vois  trahie. 

0  ciel  !  pourquoi  faut-il  qu'aux  climats  de  l'Asie, 

Pompée,  en  ces  périls,  soit  encore  arrêté? 

CÉSAR. 

Quand  César  est  pour  vous.  Pompée  est  regretté? 

CATON. 

. -L'amour  de  la  patrie  anime  ce  grand  homme. 

CÉSAR, 

Je  lui  dispute  tout,  jusqu'à  l'amour  de  Rome. 


SCENE  III. 

LES     MÊMES,    CICÉRON. 

(Cicéron,  arrivant  avec  précipitation,  tous  les  sénateurs  se  lèvent) 
CICÉRON. 

Ah!  dans  quels  vains  déhats  perdez-vous  ces  instants? 
Quand  Rome  à  son  secours  appelle  ses  enfants. 
Qu'elle  vous  tend  les  bras,  et  que  ses  sept  collines 
Se  couvrent  à  vos  yeux  de  meurtres,  de  ruines, 
Qu'on  a  déjà  donné  le  signal  des  fureurs. 
Qu'on  a  déjà  versé  le  sang  des  sénateurs? 

LUCULLUS. 

0  ciel  ! 


ACTE    IV,    SCENE    IV.  249 

CATON. 

Que  dites-vous? 

CICÉRON,    debout. 

J'avais  d'un  pas  rapide 
Guidé  des  chevaliers  la  cohorte  intrépide, 
Assuré  des  secours  aux  postes  menacés, 
Armé  les  citoyens  avec  ordre  placés. 
J'interrogeais  chez  moi  ceux  qu'en  ce  trouhle  extrême 
Aux  yeux  de  Céthégus  j'avais  surpris  moi-môme. 
Nonnius,  mon  ami,  ce  vieillard  généreux. 
Cet  homme  incorruptible,  en  ces  temps  malheureux, 
Pour  sauver  Rome  et  vous  arrive  de  Préneste. 
11  venait  m'éclairer  dans  ce  trouble  funeste, 
M'apprendre  jusqu'aux  noms  de  tous  les  conjurés, 
Lorsque  de  notre  sang  deux  monstres  altérés, 
A  coups  précipités  frappent  ce  cœur  fidèle. 
Et  font  périr  en  lui  tout  le  fruit  de  mon  zèle. 
Il  tombe  mort  ;  on  court,  on  vole,  on  les  poursuit  ; 
Le  tumulte,  l'horreur,  les  ombres  de  la  nuit, 
Le  peuple,  qui  se  presse,  et  qui  se  précipite, 
Leurs  complices  enfin  favorisent  leur  fuite. 
J'ai  saisi  Tun  des  deux  qui,  le  fer  à  la  main. 
Égaré,  furieux,  se  frayait  un  chemin  : 
Je  l'ai  mis  dans  les  fers,  et  j'ai  su  que  ce  traître 
Avait  Catilina  pour  complice  et  pour  maître. 

(Cicéron  s'assied  avec  le  sénat.) 


SCENE    IV. 

LES     MÊMES,     CATILINA. 


(Catilina,  debout  entre  Caton  et  César.  Céthégus  est  auprès  de  César, 
le  sénat  assis.  ) 


CATILINA. 

Oui,  sénat,  j'ai  tout  fait,  et  vous  voyez  la  main 
Qui  de  votre  ennemi  vient  de  percer  le  sein. 
Oui,  c'est  Catilina  qui  venge  la  patrie. 
C'est  moi  qui  d'un  perfide  ai  terminé  la  vie. 

CICÉRON. 

Toi,  fourbe?  toi,  barbare? 


2oO  ROME    SAUVÉE. 

CATON. 

Oses-tu  te  vanter?... 

CÉSAR. 

Nous  pourrons  le  punir,  mais  il  faut  l'écouter. 

CKTHÉGUS. 

Parle,  Catilina,  parle,  et  force  au  silence 
De  tous  tes  ennemis  l'audace  et  l'éloquence. 

CICÉRON. 

Romains,  où  sommes-nous? 

CATILINA, 

Dans  les  temps  du  malheur, 
Dans  la  guerre  civile,  au  milieu  de  l'horreur. 
Parmi  l'emhrasement  qui  menace  le  monde, 
Parmi  des  ennemis  qu'il  faut  que  je  confonde. 
Les  neveux  de  Sylla,  séduits  par  ce  grand  nom, 
Ont  osé  de  Sylla  montrer  l'ambition. 
J'ai  vu  la  liberté  dans  les  cœurs  expirante. 
Le  sénat  divisé,  Rome  dans  l'épouvante. 
Le  désordre  en  tous  lieux,  et  surtout  Cicéron 
Semant  ici  la  crainte,  ainsi  que  le  soupçon. 
Peut-être  il  plaint  les  maux  dont  Rome  est  affligée  : 
Il  vous  parle  pour  elle;  et  moi,  je  l'ai  vengée. 
Par  un  coup  effrayant  je  lui  prouve  aujourd'hui 
Que  Rome  et  le  sénat  me  sont  plus  cliers  qu'à  lui. 
Sachez  que  Nonnius  était  l'àme  invisible. 
L'esprit  qui  gouvernait  ce  grand  corps  si  terrible, 
Ce  corps  de  conjurés  qui,  des  monts  Apennins, 
S'étend  jusqu'où  finit  le  pouvoir  des  Romains, 
Les  moments  étaient  chers,  et  les  périls  extrêmes. 
Je  l'ai  su,  j'ai  sauvé  l'État,  Rome,  et  vous-mêmes. 
Ainsi,  par  un  soldat  fut  puni  Spurius*; 
Ainsi  les  Scipions  ont  immolé  Gracchus, 
Oui  m'osera  punir  d'un  si  juste  homicide? 


1.  Spurius  Mélius  était  un  chevalier  romain  qui,  dans  un  temps  de  disette, 
fiirma  des  magasins  de  grains,  et  les  distribua  aux  citoyens.  Il  devint  leur  idole. 
Le  sénat  l'accusa  d'aspirer  à  la  tj'rannie,  et,  pour  opposer  à  la  faveur  populaire 
une  autorité  redoutable  au  peuple,  on  nomma  dictateur  le  célèbre  Cincinnatus.  Il 
cita  Spurius  à  son  tribunal,  et  envoya  Scrvilius  Ahala,  qu'il  avait  choisi  pour  géné- 
ral de  la  cavalerie,  sommer  l'accuse  d'y  comparaître,  Mélius  refusa  d'obéir,  Servi- 
lius  le  tua,  et  le  dictateur  approuva  sa  conduite.  On  sait  quel  fut  le  sort  des 
Gracques,  Catilina  s'excuse  devant  le  sénat  par  des  exemples  de  violence  approuvés 
par  le  sénat  même,  et  commis  pour  ses  intérêts,  (K.) 


ACTE    IV,    SCÈNE    IV.  251 

Qui  (le  vous  peut  encor  m'accuser? 

CICÉRON. 

Moi,  perfide  ! 
Moi,  qu'un  Catilina  se  vante  de  sauver  ; 
Moi,  qui  connais  ton  crime,  et  qui  vais  le  prouver. 
Que  ces  deux  affranchis  viennent  se  faire  entendre. 
Sénat,  voici  la  main  qui  mettait  Rome  en  cendre  ; 
Sur  un  père  de  Rome  il  a  porté  ses  coups  ; 
Et  vous  souffrez  qu'il  parle,  et  qu'il  s'en  vante  à  vous  ? 
Vous  souffrez  qu'il  vous  trompe,  alors  qu'il  vous  opprime? 
Qu'il  fasse  insolemment  des  vertus  de  son  crime  ? 

CATILINA. 

Et  vous  souffrez,  Romains,  que  mon  accusateur 

Des  meilleurs  citoyens  soit  le  persécuteur? 

Apprenez  des  secrets  que  le  consul  ignore  ; 

Et  profltez-en  tous,  s'il  en  est  temps  encore. 

Sachez  qu'en  son  palais,  et  presque  sous  ces  lieux, 

Nonnius  enfermait  l'amas  prodigieux 

De  machines,  de  traits,  de  lances  et  d'épées. 

Que  dans  des  flots  de  sang  Rome  doit  voir  trempées. 

Si  Rome  existe  encore,  amis,  si  vous  vivez. 

C'est  moi,  c'est  mon  audace  à  qui  vous  le  devez. 

Pour  prix  de  mon  service,  approuvez  mes  alarmes  ; 

Sénateurs,  ordonnez  qu'on  saisisse  ces  armes. 

CICÉRON,   aux  licteurs. 

Courez  chez  Nonnius,  allez,  et  qu'à  nos  yeux 
On  amène  sa  fille  en  ces  augustes  lieux. 
Tu  trembles  à  ce  nom  ! 

CATILINA. 

Moi,  trembler  ?  Je  méprise 
Cette  ressource  indigne  où  ta  haine  s'épuise. 
Sénat,  le  péril  croît,  quand  vous  délibérez. 
Eh  bien!  sur  ma  conduite  étes-vous  éclairés? 

CICÉRON. 

Oui,  je  le  suis,  Romains,  je  le  suis  sur  son  crime. 
Qui  de  vous  peut  penser  qu'un  vieillard  magnanime 
Ait  formé  de  si  loin  ce  redoutable  amas, 
Ce  dépôt  des  forfaits  et  des  assassinats? 
Dans  ta  propre  maison  ta  rage  industrieuse 
Craignait  de  mes  regards  la  lumière  odieuse. 
De  Nonnius  trompé  tu  choisis  le  palais, 
Et  ton  noir  artifice  v  cacha  tes  forfaits. 


ROME    SAUVÉE. 

Peut-être  as-tu  séduit  sa  malheureuse  fille. 
Ah!  cruel,  ce  n'est  pas  la  première  famille 
Où  tu  portas  le  trouble,  et  le  crime,  et  la  mort. 
Tu  traites  Rome  ainsi  :  c'est  donc  là  notre  sort! 
Et  tout  couvert  d'un  sang  qui  demande  vengeance, 
Tu  veux  qu'on  t'applaudisse  et  qu'on  te  récompense  ! 
Artisan  de  la  guerre,  affreux  conspirateur, 
Meurtrier  d'un  vieillard,  et  calomniateur. 
Voilà  tout  ton  service,  et  tes  droits,  et  tes  titres. 
0  vous  des  nations  jadis  heureux  arbitres, 
Attendez-vous  ici,  sans  force  et  sans  secours. 
Qu'un  tyran  forcené  dispose  de  vos  jours? 
F'ermerez-vous  les  yeux  au  bord  des  précipices? 
Si  vous  ne  vous  vengez,  vous  êtes  ses  complices. 
Rome  ou  Catilina  doit  périr  aujourd'hui. 
Vous  n'avez  qu'un  moment  :  jugez  entre  elle  et  lui. 

CÉSAR. 

Un  jugement  trop  prompt  est  souvent  sans  justice. 
C'est  la  cause  de  Rome;  il  faut  qu'on  l'éclaircisse. 
Aux  droits  de  nos  égaux  est-ce  à  nous  d'attenter? 
Toujours  dans  ses  pareils  il  faut  se  respecter. 
Trop  de  sévérité  tient  de  la  tyrannie, 

CATON. 

Trop  d'indulgence  ici  tient  de  la  perfidie. 

Quoi!  Rome  est  d'un  côté,  de  l'autre  un  assassin, 

C'est  Cicéron  qui  parle,  et  l'on  est  incertain? 

CÉSAR. 

Il  nous  faut  une  preuve  ;  on  n'a  que  des  alarmes. 
Si  l'on  trouve  en  effet  ces  parricides  armes. 
Et  si  de  Nonnius  le  crime  est  avéré, 
Catilina  nous  sert,  et  doit  être  honoré'. 

(A  Catilina.) 

Tu  me  connais  :  en  tout  je  te  tiendrai  parole. 

CICÉRON. 

0  Rome!  ô  ma  patrie!  ô  dieux  du  Capitole! 


1.  César  avait  eu,  dans  sa  jeunesse,  des  liaisons  avec  Catilina,  et  ceux  qui 
découvrirent  la  conspiration  à  Cicéron  nommèrent  César  parmi  les  complices,  soit 
que  réellement  il  y  eût  trempé,  soit  qu'ils  eussent  voulu  augmenter  l'importance 
de  leur  service  en  mêlant  un  grand  nom  aux  noms  obscurs  ou  méprisés  des 
autres  complices.  Mais  la  conduite  de  César,  pendant  la  conjuration,  fit  soupçonner 
qu'il  regrettait  qu'elle  n'eût  pas  eu  des  suites  qui  auraient  pu  le  rendre  néces- 
saire, et  lui  ouvrir  le  chemin  à  la   souveraine  puissance.  (K.) 


I 


ACTE   IV,    SCÈNE    V.  233 

Ainsi  d'un  scélérat  un  héros  est  l'appui  ! 
Agissez-vous  pour  vous,  en  nous  parlant  pour  lui? 
César,  vous  m'entendez;  et  Rome  trop  à  plaindre 
N'aura  donc  désormais  que  ses  enfants  à  craindre? 

CLODIUS. 

Rome  est  en  sûreté  ;  César  est  citoyen. 
Qui  peut  avoir  ici  d'autre  avis  que  le  sien? 

CICÉRON. 

Clodius,  achevez  :  que  votre  main  seconde 
La  main  qui  prépara  la  ruine  du  monde. 
C'en  est  trop,  je  ne  vois  dans  ces  murs  menacés 
Que  conjurés  ardents  et  citoyens  glacés. 
Catilina  l'emporte,  et  sa  tranquille  rage. 
Sans  crainte  et  sans  danger,  médite  le  carnage. 
Au  rang  des  sénateurs  il  est  encore  admis  ; 
Il  proscrit  le  sénat,  et  s'y  fait  des  amis  ; 
Il  dévore  des  yeux  le  fruit  de  tous  ses  crimes  : 
Il  vous  voit,  vous  menace,  et  marque  ses  victimes  ; 
Et  lorsque  je  m'oppose  à  tant  d'énormités. 
César  parle  de  droits  et  de  formalités  ; 
Clodius  à  mes  yeux  de  son  parti  se  range  ; 
Aucun  ne  veut  souffrir  que  Cicéron  le  venge. 
Nonnius  par  ce  traître  est  mort  assassiné. 
IN'avons-nous  pas  sur  lui  le  droit  qu'il  s'est  donné? 
-Le  devoir  le  plus  saint,  la  loi  le  plus  chérie,  / 
Est  d'oublier  la  loi  pour  sauver  la  patrie. 
Mais  vous  n'en  avez  plus. 


SCENE  V. 

LE    SÉNAT,    AL'RÉLIE. 

ACRÉLIE. 

0  vous!  sacrés  vengeurs. 
Demi-dieux  sur  la  terre,  et  mes  seuls  protecteurs. 
Consul,  auguste  appui  qu'implore  l'innocence. 
Mon  père  par  ma  voix  vous  demande  vengeance  : 
J'ai  retiré  ce  fer  enfoncé  dans  son  flanc, 

(En  voulant  se  jeter  aux  pieds  de  Ciccron,  qui  la  relève.) 

Mes  pleurs  mouillent  vos  pieds  arrosés  de  son  sang. 


234  ROME    SAUVÉE. 

Secourez-moi,  vengez  ce  sang  qui  fume  encore, 
Sur  l'infâme  assassin  que  ma  douleur  ignore. 

CICÉRON,    en  montrant  Catilina. 

Le  voici. 

AURÉLIE. 

Dieux  ! 

CICÉRON. 

C'est  lui,  lui  qui  l'assassina. 
Qui  s'en  ose  vanter. 

AURÉLIE. 

0  ciel!  Catilina! 
L'ai-je  bien  entendu?  Quoi!  monstre  sanguinaire! 
Quoi!  c'est  toi,  c'est  ta  main  qui  massacra  mon  père? 

(Des  licteurs  la  soutiennent.) 

CATILINA,   se  tournant  vers  Céthépus,  et  se  jetant  éperdu  entre 
ses  bras. 

Quel  spectacle,  grands  dieux!  Je  suis  trop  bien  puni. 

CÉTHÉGUS. 

A  ce  fatal  objet  quel  trouble  t'a  saisi? 

Aurélie  à  nos  pieds  vient  demander  vengeance  : 

Mais  si  tu  servis  Rome,  attends  ta  récompense. 

CATILINA,   se  tournant  vers  Aurélie. 

Aurélie,  il  est  vrai...  qu'un  borrible  devoir... 

M'a  forcé...  Respectez  mon  cœur,  mon  désespoir... 

Songez  qu'un  nœud  plus  saint  et  plus  inviolable... 


SCENE    VI. 

LE    SÉNAT,    AURÉLIE,    le    chef    des    licteurs. 

LE     CHEF    DES    LICTEURS. 

Seigneur,  on  a  saisi  ce  dépôt  formidable. 

CICÉRON. 

Cliez  i\onnius? 

LE     CHEF. 

Chez  lui.  Ceux  qui  sont  arrêtés 
N'accusent  que  lui  seul  de  tant  d'iniquités. 

AURÉLIE. 

0  comble  de  la  rage  et  de  la  calomnie! 

On  lui  donne  la  mort  :  on  veut  flétrir  sa  vie  ! 

Le  cruel  dont  la  main  porta  sur  lui  les  coups... 


ACTE    IV,    SCENE    VI.  255 

cicÉnox. 
Achevez. 

AURKLIE. 

Justes  dieux!  où  nie  réduisez-vous? 

CICÉIION. 

Parlez  ;  la  vérité  dans  son  jour  doit  paraître. 
Vous  gardez  le  silence  à  l'aspect  de  ce  traître! 
Vous  baissez  devant  lui  vos  yeux  intimidés! 
Il  frémit  devant  vous!  Achevez,  répondez. 

AURÉLIE. 

Ah  !  je  vous  ai  trahis  ;  c'est  moi  qui  suis  coupable. 

CATILINA. 

Non,  vous  ne  l'êtes  point... 

AL  RELIE. 

Va,  monstre  impitoyable; 
Va,  ta  pitié  m'outrage,  elle  me  fait  horreur. 
Dieux!  j'ai  trop  tard  connu  ma  détestable  erreur. 
Sénat,  j'ai  vu  le  crime,  et  j'ai  tu  les  complices  ; 
Je  demandais  vengeance,  il  me  faut  des  supplices. 
Ce  jour  menace  Rome,  et  vous,  et  l'Univers. 
Ma  faiblesse  a  tout  fait,  et  c'est  moi  qui  vous  perds. 
Traître,  qui  mas  conduite  à  travers  tant  d'abîmes. 
Tu  forças  ma  tendresse  à  servir  tous  tes  crimes. 
Périsse,  ainsi  que  moi,  le  jour,  rborri])le  jour, 
Où  ta  rage  a  trompé  mon  innocent  amour! 
Ce  jour  où,  malgré  moi,  secondant  ta  furie, 
Fidèle  à  mes  serments,  perfide  à  ma  patrie, 
Conduisant  Nonnius  à  cet  allVeux  trépas. 
Et,  pour  mieux  l'égorger,  le  pressant  dans  mes  bras. 
J'ai  présenté  sa  tête  à  ta  main  sanguinaire! 

'Tandis  qu'Aurélie  parle  au  bout  du  tliéâtre,  Cicéroii  est  assis, 
plongé  dans  la  duuluur.) 

Murs  sacrés,  dieux  vengeurs,  sénat,  mânes  d'un  père, 
Romains,  voilà  l'époux  dont  j"ai  suivi  la  loi. 
Voilà  votre  ennemi!.,.  Perfide,  imite-moi, 

(Elle  so  frappe.) 
C  A  T I  L  I  .\  A . 

Où  suis-je?  malheureux! 

CATON. 

0  jour  épouvantable  ! 

CICÉRON  ,   se  levant. 

Jour  trop  digne  en  elfet  d'un  siècle  si  coupable! 


'256  ROME    SAUVÉE. 

AURÉLIE. 

Je  devais...  un  l)illet  remis  entre  vos  mains... 
Consul...  de  tous  côtés  je  vois  vos  assassins... 
Je  me  meurs'... 

(On  cmmèno  Aurélie.) 
CICÉHON. 

S'il  se  peut,  qu'on  la  secoure,  Aufide  ; 
Qu'on  cherche  cet  écrit.  En  est-ce  assez,  perfide? 
Sénateurs,  vous  tremblez,  vous  ne  vous  joignez  pas 
Pour  venger  tant  de  sang,  et  tant  d'assassinats? 
Il  vous  impose  encor?  Vous  laissez  impunie 
La  mort  de  Nonnius,  et  celle  d'Aurélie? 

CATILINA. 

Va,  toi-même  as  tout  fait;  c'est  ton  inimitié 

Qui  me  rend  dans  ma  rage  un  objet  de  pitié  : 

Toi,  dont  l'ambition,  de  la  mienne  rivale. 

Dont  la  fortune  heureuse,  à  nies  destins  fatale, 

M'entraîna  dans  l'abîme  où  tu  me  vois  plongé. 

Tu  causas  mes  fureurs,  mes  fureurs  t'ont  vengé. 

J'ai  haï  ton  génie,  et  Rome  qui  l'adore  ; 

J'ai  voulu  ta  ruine,  et  je  la  veux  encore. 

Je  vengerai  sur  toi  tout  ce  que  j'ai  perdu  : 

Ton  sang  paiera  ce  sang  à  tes  yeux  répandu  : 

.Meurs  en  craignant  la  mort,  meurs  de  la  mort  d'un  traître,        ■ 

D'un  esclave  échappé  que  fait  punir  son  maître.  9 

Que  tes  membres  sanglants,  dans  ta  tribune  épars, 

Des  inconstants  Romains  repaissent  les  regards. 

Voilà  ce  qu'en  partant  ma  douleur  et  ma  rage 

Dans  ces  lieux  abhorrés  te  laissent  pour  présage  : 

C'est  le  sort  qui  t'attend,  et  qui  va  s'accomplir  ; 

C'est  l'espoir  qui  me  reste,  et  je  cours  le  remplir. 

CICÉRON, 

Qu'on  saisisse  ce  traître. 

CÉTHÉGUS. 

En  as-tu  la  puissance? 

SLRA. 

Oses-tu  prononcer  quand  le  sénat  balance  ? 


1.  Cette  Aurélie  de  1752  ne  ressemble  nullement  à  l'Aiirélie  de  1750.  Celle-ci 
était  douce,  tendre,  et  le  rôle  devait  être  joué  par  M""  Gaussin.  Voltaire  en  fit 
depuis  une  figure  énergique,  et  il  prit  pour  interprète  M^«  Clairon.  (G.  A.) 


ACTE    IV,    SCÈNE    VII.  337 

CATILI.\A. 

La  guerre  est  déclarée  ;  amis,  suivez  mes  pas. 
C'en  est  fait  ;  le  signal  vous  appelle  aux  combats. 
Vous,  sénat  incertain,  qui  venez  de  nventendre, 
Choisissez  à  loisir  le  parti  qu'il  faut  prendre. 

(Il  sort  avec  queliiues  sénafuurs  de  son  parti.) 
CICÉRON. 

Eh  bien  !  choisissez  donc,  vainqueurs  de  Tunivers, 

De  commander  au  monde,  ou  de  porter  des  fers. 

0  grandeur  des  Romains!  ô  majesté  flétrie! 

Sur  le  bord  du  tombeau,  réveille-toi,  patrie! 

Lucullus,  Muréna,  César  môme,  écoutez  : 

Rome  demande  un  chef  en  ces  calamités  ; 

Gardons  l'égalité  pour  des  temps  plus  tranquilles  : 

Les  Gaulois  sont  dans  Rome,  il  vous  faut  des  Camilles! 

Il  faut  un  dictateur,  un  vengeur,  un  appui  : 

Qu'on  nomme  le  plus  digne,  et  je  marche  sous  lui'. 


SCENE  VII. 

LE    SENAT,    LE    CHEF    des   licteurs. 

LE    CHEF    DES    LICTEURS. 

Seigneur,  en  secourant  la  mourante  Aurélie, 
Que  nos  soins  vainement  rappelaient  à  la  vie, 
J'ai  trouvé  ce  billet  par  son  père  adressé. 

CICÉRON,   ou  lisant. 

Quoi!  d'un  danger  plus  grand  l'État  est  menacé! 
«  César  qui  nous  trahit  veut  enlever  Préneste.  » 
Vous,  César,  vous  trempiez  dans  ce  complot  funeste-! 

1.  C'était  au  consul  du  jour  à  nommer  le  dictateur.  Cicéron  ne  pouvait  se  nom- 
mer lui-même.  Antr)ine,  son  collègue,  était  un  homme  estimé  comme  général, 
mais  obéré  et  débauché;  ses  goûts  et  l'état  de  sa  fortune  l'avaient  lié  avec  tout  ce 
que  Rome  renfermait  alors  de  factieux. 

Cicéron  n'osait  se  fier  à  lui,  et  s'assurer  qu'Antoine  le  nommerait.  Crassus, 
César,  Lucullus,  étaient  plus  ou  moins  suspects-  On  prit  donc  le  parti  de  ne  point 
nommer  de  dictateur,  et  le  sénat  porta  le  décret:  Videaut  consides  ne  qiiid  detri- 
menti  respublica  capiat.  Ce  décret  donnait  aux  consuls  une  autorité  absolue  sem- 
blable à  celle  du  dictateur,  mais  non  pour  un  temps  fixé,  et  seulement  tant  que  le 
sénat  voulait  la  continuer.  L'exercice  des  autres  magistratures  n'était  pas  suspendu. 
Enfin  on  pouvait  demander  compte  aux  consuls  de  la  conduite  qu'ils  avaient  tenue 
pendant  le  temps  qu'ils  avaient  joui  de  cette  autorité.  (K.) 


V.  —  Thhatre.    IV.  17 


I 


258  ROME   SAUVÉE. 

Lisez,  mettez  le  comble  à  des  malheurs  si  grands. 
César,  étiez-vous  fait  pour  servir  des  tyrans? 

CÉSAR. 

J'ai  lu,  je  suis  Romain,  notre  perte  s'annonce. 
Le  danger  croît,  j'y  vole,  et  voilà  ma  réponse. 

(Il  sort.) 
CATON. 

Sa  réponse  est  douteuse,  il  est  trop  leur  appui. 

CICÉRON. 

Marchons,  servons  l'État  contre  eux  et  contre  lui. 

(A  une  partie  des  sénateurs.) 

Vous,  si  les  derniers  cris  d'Aurélie  expirante, 
Ceux  du  monde  ébranlé,  ceux  de  Rome  sanglante, 
Oirt  réveillé  dans  vous  l'esprit  de  vos  aïeux, 
Courez  au  Capitole,  et  défendez  vos  dieux  : 
Du  fier  Catilina  soutenez  les  approches. 
Je  ne  vous  ferai  point  d'inutiles  reproches 
D'avoir  pu  balancer  entre  ce  monstre  et  moi. 

(A  d'autres  sénateurs  ) 

Vous,  sénateurs  blanchis  dans  l'amour  de  la  loi, 
Nommez  un  chef  enfin,  pour  n'avoir  point  de  maîtres: 
Amis  de  la  vertu,  séparez-vous  des  traîtres. 

I  Les  sénateurs  se  séparent  de  Céthégus  et  de  Lentulus  Sura.) 

Point  d'esprit  de  parti,  de  sentiments  jaloux  : 
C'est  par  là  que  jadis  Sylla  régna  sur  nous. 
Je  vole  en  tous  les  lieux  où  vos  dangers  m'appellent, 
Où  de  l'embrasement  les  flammes  étincellent. 
Dieux!  animez  ma  voix,  mon  courage,  et  mon  bras. 
Et  sauvez  les  Romains,  dussent-ils  être  ingrats! 


FIN    nu    QUATRIE.ME    ACTE. 


ACTE    CINQUIÈME. 


SCENE   I. 

CATON,     ET     UNE     PARTIE     DES     SENATEURS,    debout, 
en  habit  de  guerre. 

CLODILS,   àCaton. 

Quoi  :  lorsque  défendant  cette  enceinte  sacrée, 
A  peine  aux  factieux  nous  en  fermons  rentrée, 
Quand  partout  le  sénat  s'exposant  au  danger,  ' 
Aux  ordres  d'un  Samnite  a  daigné  se  ranger- 
Cet  altier  plébéien  nous  outrage  et  nous  brave  ! 
Jl  sert  un  peuple  libre,  et  le  traite  en  esclave! 
Un  pouvoir  passager  est  à  peine  en  ses  mains. 
Il  ose  en  abuser,  et  contre  des  Romains! 
Contre  ceux  dont  le  sang  a  coulé  dans  la  guerre  ! 
Les  cacbots  sont  remplis  des  vainqueurs  de  la  terre: 
Et  cet  homme  inconnu,  ce  fils  heureux  du  sort 
Condamne  insolemment  ses  maîtres  à  la  mort  '! 

1.  A  cette  époque,  aucun  citoyen  romain  ne  pouvait  êtrecondamné  à  mort  c/u'cn 
violant  les  lo.s  Ciceron,  avant  de  faire  de  l'autorité  illimitée  qu'il  avait  reçue  un 
usage  contra„-e  à  une  lo.  respectée  dans  Rome  et  chère  au  peuple,  consulta  le  sena 
(.0  fut  dans  cette  occasion  que  César  et  Caton  prononcèrent  deux  discours-  G  on' 
pour  prouver  a  nécessité  de  faire  mourir  les  conjurés;  César,  pour  proposer  de  le; 
renfermer  seulement  dans  quelques  villes  d'Italie.  Ce,  discours  nous  ont  été  trans 
nus  par  Salluste.  On  ignore,  à  la  vérité,  si  ce  sont  réellement  ceux  que  ciar  et 
(.aton  ont  prononcés  dans  le  sénat,  ou  des  discours  de  l'invention  de  Sallust;  sut 
vaut  l'usage  des  anciens  historiens.  ■^inusic,  sui 

Jl  est  à  remarquer  que  César,  souverain  pontife,  dit  en   plein  sénat,   dans  ce 
d  .cours,  «  qu'il  ne    aut  pas  punir  de  mort  les  conjurés,  parce  que  la   mort  leu 
otera  le  sentm.ent  de  toutes  les  peines,  et  celui  de  leur  opprobi-e;  qu'elle   semi 
.me  gnvce  plutôt  qu'un  supplice  ,.  ;  il  nie  hautement  les  pei.'.  aprè;  L  mo  -t    So 
';ue  C.^r  ait  fait  ce  discours,  soit  que  Salluste,  auteur  contemporain,  l'ait  attribué 
au  souverain  pontife,  il  eu  résulte  également  que  les  idées  religieus  s  des  anciens 
l-mains  étaient  bien  différentes  des  nôtres.  Un  auteur  qui  ne  serait  pa    'b'ôlù 
.icnt  fou  (ce  qu'on  ne  peut  supposer  de  Salluste)  n'intro  uirai     "an    un  le' 


260  ROME    SAUVÉE. 

Gatilina  pour  nous  serait  moins  tyranniquc  ; 
On  ne  le  verrait  point  flétrir  la  république. 
Je  partage  avec  vous  les  malheurs  de  l'État; 
Mais  je  ne  peux  souffrir  la  honte  du  sénat. 

CATON. 

La  honte,  Clodius,  n'est  que  dans  vos  murmures. 

Allez  de  vos  amis  déplorer  les  injures; 

Mais  sachez  que  le  sang  de  nos  patriciens, 

Ce  sang  des  Céthégus  et  des  Cornéliens, 

Ce  sang  si  précieux,  quand  il  devient  coupable. 

Devient  le  plus  abject  et  le  plus  condamnable. 

Regrettez,  respectez  ceux  qui  nous  ont  trahis; 

On  les  mène  à  la  mort,  et  c'est  par  mon  avis. 

Celui  qui  vous  sauva  les  condamne  au  supi)lice. 

De  quoi  vous  plaignez-vous?  est-ce  de  sa  justice  ? 

Est-ce  elle  qui  produit  cet  indigne  courroux? 

En  craignez-vous  la  suite,  et  la  méritez-vous? 

Quand  vous  devez  la  vie  aux  soins  de  ce  grand  homme. 

Vous  osez  l'accuser  d'avoir  trop  fait  pour  Rome  ! 

Murmurez,  mais  tremhlez;  la  mort  est  sur  vos  pas. 

Il  n'est  pas  encor  temps  de  devenir  ingrats.  i 

On  a  dans  les  périls  de  la  reconnaissance  ;  ' 

Et  c'est  le  temps  du  moins  d'avoir  de  la  prudence. 

Catilina  paraît  jusqu'au  pied  du  rempart; 

On  ne  sait  point  encor  quel  parti  prend  César, 

S'il  veut  ou  conserver,  ou  perdre  la  patrie. 

Cicéron  agit  seul,  et  seul  se  sacrifie  ;  ■ 

Et  vous  considérez,  entourés  d'ennemis,  vj 

Si  celui  qui  vous  sert  vous  a  trop  hicn  servis! 

CLODILS. 

Caton,  plus  implacable  encor  que  magnanime. 

Aime  les  châtiments  plus  qu'il  ne  hait  le  crime. 

Respectez  le  sénat;  ne  lui  reprochez  rien. 

Vous  parlez  en  censeur;  il  nous  faut  un  soutien. 

Quand  la  guerre  s'allume,  et  quand  Rome  est  en  cendre. 

Les  édits  d'un  consul  pourront-ils  nous  défendre? 


sûrieux  un  roi  d'Angleterre  avançant  en  plein  parlement  qfwV/  n'ij  a  rien  après  la 
mort,  comme  une  opinion  toute  simple,  et  qui  ne  doit  scandaliser  personne. 

Le  sénat  suivit  l'avis  de  Caton;  mais  le  suffrage  de  ce  corps  si  puissant  n'em- 
pêcha point  que  Cicéron  ne  fût  reclierché,  dans  la  suite,  comme  ayant  abusé  de  son 
pouvoir,  et  qu'il  ne  subît  la  peine  de  l'exil.  Clodius  fut  son  accusateur.  (K.) 


ACTE    V,    SCÈNE    II.  261 

N'a-t-il  contre  une  armée,  et  des  conspirateurs, 

Que  l'orgueil  des  faisceaux,  et  les  mains  des  licteurs? 

Vous  parlez  de  dangers  !  Pensez-vous  nous  instruire 

Que  ce  peuple  insensé  s'oi)stine  à  se  détruire? 

Vous  redoutez  César!  Eh!  qui  n'est  informé 

Combien  Catilina  de  César  fut  aimé  ? 

Dans  le  péril  pressant  qui  croît  et  nous  obsède, 

Vous  montrez  tous  nos  maux  :  montrez-vous  le  remède? 

CATOX. 

Oui,  jose  conseiller,  esprit  fier  et  jaloux. 
Que  Ton  veille  à  la  fois  sur  César  et  sur  vous. 
Je  conseillerais  plus  ;  mais  voici  votre  père. 


SCENE  II. 
CICÉRON,    CAïON,    une    partie    des  sénateurs. 

CATON,   à  Cicéron. 

Viens,  tu  vois  des  ingrats.  Mais  Rome  te  défère 
Les  noms,  les  sacrés  noms  de  père  et  de  vengeur: 
Et  l'envie  à  tes  pieds  t'admire  avec  terreur. 

CICÉRON. 

-—Romains,  j'aime  la  gloire,  et  ne  veux  point  m'en  taire  ^ 
Des  travaux  des  humains  c'est  le  digne  salaire. 

--Sénat,  en  vous  servant  il  la  faut  acheter  : 

— Qui  n'ose  la  vouloir,  n'ose  la  mériter. 

Si  j'applique  à  vos  maux  une  main  salutaire. 

Ce  que  j'ai  fait  est  peu,  voyons  ce  qu'il  faut  faire. 

Le  sang  coulait  dans  Rome  :  ennemis,  citoyens. 

Gladiateurs,  soldats,  chevaliers,  plébéiens, 

Étalaient  à  mes  yeux  la  déplorable  image, 

Et  d'une  ville  en  cendre,  et  d'un  champ  de  carnage  ; 

La  flamme,  en  s'élançant  de  cent  toits  dévorés, 

Dans  l'horreur  du  combat  guidait  les  conjurés  ; 

Céthégus  et  Sura  s'avançaient  à  leur  tête, 

Ma  main  les  a  saisis;  leur  juste  mort  est  prête. 

«—Mais  quand  j'étouffe  l'hydre,  il  renaît  en  cent  lieux  : 
Il  faut  fendre  partout  les  flots  des  factieux. 

1.  Voici  le  fameux  couplet  que  Voltaire  disait  avec  tant  d'âme. 


Mi  ROME    SAUVÉE. 

Tantôt  Catilina,  tantôt  Rome  l'emporte. 

11  marche  au  Oiiirinal,  il  s'avance  à  la  porte; 

Et  là,  sur  des  amas  de  mourants  et  de  morts, 

Ayant  fait  à  mes  yeux  d'incroyables  efforts, 

Il  se  fraie  un  passage,  il  vole  k  son  armée. 

J'ai  peine  à  rassurer  Rome  entière  alarmée. 

Antoine,  qui  s'oppose  au  fier  Catilina, 

A  tous  ces  vétérans  aguerris  sous  Sylla, 

Antoine,  que  poursuit  notre  mauvais  génie, 

Par  un  coup  imprévu  voit  sa  force  affaiblie  ; 

Et  son  corps  accablé,  désormais  sans  vigueur. 

Sert  mal  en  ces  moments  les  soins  de  son  grand  cœur  ; 

Pétréius  étonné  vainement  le  seconde. 

Ainsi  de  tous  côtés  la  maîtresse  du  monde. 

Assiégée  au  dehors,  embrasée  au  dedans. 

Est  cent  fois  en  un  jour  à  ses  derniers  moments. 

CRASSUS. 

Que  fait  César? 

CICÉROX, 

Il  a,  dans  ce  jour  mémorable. 
Déployé,  je  l'avoue,  un  courage  indomptable; 
Mais  Rome  exigeait  plus  d'un  cœur  tel  que  le  sien. 
Il  n'est  pas  criminel,  il  n'est  pas  citoyen. 
Je  l'ai  vu  dissiper  les  plus  hardis  rebelles  ; 
Mais  bientôt,  ménageant  des  Romains  infidèles, 
Il  s'efforçait  de  plaire  aux  esprits  égarés. 
Aux  peuples,  aux  soldats,  et  même  aux  conjurés; 
Dans  le  péril  horril)le  où  Rome  était  en  proie. 
Son  front  laissait  briller  une  secrète  joie  : 
Sa  voix,  d'un  peuple  entier  sollicitant  l'amour, 
Semblait  inviter  Rome  à  le  servir  un  jour. 
D'un  trop  coupable  sang  sa  main  était  avare. 

CATON. 

Je  vois  avec  horreur  tout  ce  qu'il  nous  prépare. 
Je  le  redis  encore,  et  veux  le  publier. 
De  César  en  tout  temps  il  faut  se  défier. 


ACTE    V,    SCÈNE    III.  263 

SCÈNE    III. 

LE    SÉNAT,    CÉSAR. 
CÉSAR. 

Eh  bien!  dans  ce  sénat,  trop  prêt  à  se  détruire, 
La  vertu  de  Caton  cherche  encore  à  me  nuire? 
De  quoi  m'accuse-t-il? 

CATON. 

D'aimer  Catilina, 
De  l'avoir  protégé  lorsqu'on  le  soupçonna, 
De  ménager  encor  ceux  qu'on  pouvait  abattre, 
De  leur  avoir  parlé  quand  il  fallait  combattre. 

CÉSAR. 

In  tel  sang  n'est  pas  fait  pour  teindre  mes  lauriers. 
Je  parle  aux  citoyens,  je  combats  les  guerriers. 

CATOX. 

Mais  tous  ces  conjurés,  ce  peuple  de  coupables. 
Que  sont-ils  à  vos  yeux? 

CÉSAR. 

Des  mortels  méprisables. 
A  ma  voix,  à  mes  coups  ils  n'ont  pu  résister. 
Qui  se  soumet  à  moi  n'a  rien  à  redouter. 
C'est  maintenant  qu'on  donne  un  combat  véritable. 
Des  soldats  de  Sylla  l'élite  redoutable 
Est  sous  un  chef  habile,  et  qui  sait  se  venger. 
Voici  le  vrai  moment  où  Rome  est  en  danger, 
Pétréius  est  blessé,  Catilina  s'avance. 
Le  soldat  sous  les  murs  est  à  peine  en  défense. 
Les  guerriers  de  Sylla  font  trembler  les  Romains, 
Qu'ordonnez-vous,  consul,  et  quels  sont  vos  desseins? 

CICÉRON. 

Les  voici  :  que  le  ciel  m'entende  et  les  couronne. 
Vous  avez  mérité  que  Rome  vous  soupçonne. 
Je  veux  laver  l'affront  dont  vous  êtes  chargé. 
Je  veux  qu'avec  l'État  votre  honneur  soit  vengé. 
Au  salut  des  Romains  je  vous  crois  nécessaire; 
Je  vous  connais  :  je  sais  ce  que  vous  pouvez  faire, 
Je  sais  quels  intérêts  vous  peuvent  éblouir  : 
César  veut  cojnimandcr,  mais  il  ne  peut  trahir. 


264  ROME    SAUVÉE. 

Vous  êtes  dangereux,  vous  êtes  magnanime. 

En  me  plaignant  de  vous,  je  vous  dois  mon  estime. 

Partez  ;  justifiez  l'honneur  que  je  vous  fais. 

Le  monde  entier  sur  vous  a  les  yeux  désormais. 

Secondez  Pétréins,  et  délivrez  l'empire. 

Méritez  que  Caton  vous  aime  et  vous  admire. 

Dans  l'art  des  Scipions  vous  n'avez  qu'un  rival. 

Nous  avons  des  guerriers,  il  faut  un  général  : 

Vous  l'êtes,  c'est  sur  vous  que  mon  es[)oir  se  fonde  : 

César,  entre  vos  mains  je  mets  le  sort  du  monde. 

CESAR,   en  l'embrassant. 

Cicéron  à  César  a  dû  se  confier; 

Je  vais  mourir,  seigneur,  ou  vous  justifier. 

(Il  sort.) 
CATON. 

De  son  ambition  vous  allumez  les  flammes. 

CICÉRON. 

'  Va,  c'est  ainsi  qu'on  traite  avec  les  grandes  âmes. 

Je  Fenchaînc  à  l'État  en  me  fiant  à  lui  ; 

Ma  générosité  le  rendra  notre  appui. 

Apprends  à  distinguer  l'ambitieux  du  traître. 

S'il  n'est  pas  vertueux,  ma  voix  le  force  à  l'être. 
-^-  Un  courage  indompté,  dans  le  cœur  des  mortels, 

Fait  ou  les  grands  héros  ou  les  grands  criminels. 
,^-  Qui  du  crime  à  la  terre  a  donné  les  exemples, 
--'  S'il  eût  aimé  la  gloire,  eût  mérité  des  temples.. 

Catilina  lui-même,  à  tant  d'horreurs  instruit, 

Eût  été  Scipion,  si  je  l'avais  conduit. 

Je  réponds  de  César,  il  est  l'appui  de  Rome. 

J'y  vois  plus  d'un  Sylla,  mais  j'y  vois  un  grand  homme. 

(Se  tournant  vers  le  chef  des  licteurs,  qui  entre  en  armes.) 

Eh  bien!  les  conjurés! 

LE    CHEF    DES    LICTEURS. 

Seigneur,  ils  sont  punis; 
Mais  leur  sang  a  produit  de  nouveaux  ennemis. 
C'est  le  feu  de  l'Etna  qui  couvait  sous  la  cendre; 
Un  tremblement  de  plus  va  partout  le  répandre; 
Et  si  de  Pétréius  le  succès  est  douteux, 
Ces  murs  sont  embrasés,  vous  tombez  avec  eux. 
Un  nouvel  Annibal  nous  assiège  et  nous  presse; 
D'autant  plus  redoutable  en  sa  cruelle  adresse 
Que,  jusqu'au  sein  de  Rome  et  parmi  ses  enfants, 


A(.TE    V,    SCI-:NE    m.  263 

En  creusant  vos  tom])eau\,  il  a  des  i)artisans. 
On  parle  en  sa  faveur  dans  Rome  qu'il  ruine  ; 
11  l'attaque  au  dehors,  au  dedans  il  domine; 
Tout  son  génie  y  règne,  et  cent  coupables  voix 
S'élèvent  contre  vous,  et  condamnent  vos  lois. 
Les  plaintes  des  ingrats  et  les  clameurs  des  traîtres 
Réclament  contre  vous  les  droits  de  nos  ancêtres, 
Redemandent  le  sang  répandu  par  vos  mains  : 
On  parle  de  punir  le  vengeur  des  Romains. 

GLODIUS. 

Vos  égaux  après  tout,  que  vous  deviez  entendre, 
Par  vous  seul  condamnés,  n'ayant  pu  se  défendre. 
Semblent  autoriser... 

CICKROX. 

Clodius,  arrêtez  ; 
Renfermez  votre  envie  et  vos  témérités  ; 
Ma  puissance  absolue  est  de  peu  de  durée; 
Mais  tant  qu'elle  subsiste,  elle  sera  sacrée. 
Vous  aurez  tout  le  temps  de  me  persécuter  ; 
Mais  quand  le  péril  dure  il  faut  me  respecter. 
Je  connais  l'inconstance  aux  humains  ordinaire; 
J'attends  sans  m'ébranler  les  retours  du  vulgaire. 
Scipion  accusé  sur  des  prétextes  vains, 
Remercia  les  dieux,  et  quitta  les  Romains. 
Je  puis  en  quelque  chose  imiter  ce  grand  homme  : 
Je  rendrai  grâce  au  ciel,  et  resterai  dans  Rome. 
A  l'État  malgré  vous  j'ai  consacré  mes  jours  ; 
Et,  toujours  envié,  je  servirai  toujours. 

GATON. 

Permettez  que  dans  Rome  encor  je  me  présente, 
Que  j'aille  intimider  une  foule  insolente, 
Que  je  vole  au  rempart,  que  du  moins  mon  aspect 
Contienne  encor  César,  qui  m'est  toujours  suspect. 
Et  si  dans  ce  grand  jour  la  fortune  contraire... 

CICÉRO-N. 

Caton,  votre  présence  est  ici  nécessaire. 
Mes  ordres  sont  donnés,  César  est  au  combat  ; 
Caton  de  la  vertu  doit  l'exemple  au  sénat. 
Il  en  doit  soutenir  la  grandeur  expirante. 
Restez...  Je  vois  César,  et  Rome  est  triomphante. 

(Il  court  ;iu-di;vaiit  lic  César.) 

Ah!  c'est  donc  par  vos  mains  que  l'État  soutenu... 


266  ROME    SAUVEE. 

CÉSAR. 

Je  l'ai  servi  peut-être,  et  vous  nfaviez  connu. 
Pétréius  est  couvert  d'une  immortelle  gloire; 
Le  courage  et  l'adresse. ont  fixé  la  victoire. 
Nous  n'avons  coml)attu  sans  ce  sacré  rempart 
Que  pour  ne  rien  laisser  au  pouvoir  du  hasard, 
Que  pour  mieux  enflammer  des  âmes  héroïques, 
A  l'aspect  imposant  de  leurs  dieux  domestiques. 
Métellus,  Muréna,  les  hraves  Scipions, 
Ont  soutenu  le  poids  de  leurs  augustes  noms. 
Ils  ont  aux  yeux  de  Rome  étalé  le  courage 
Qui  suhjugua  l'Asie,  et  détruisit  Carthage. 
Tous  sont  de  la  patrie  et  l'honneur  et  l'appui. 
Permettez  que  César  ne  parle  point  de  lui'. 

Les  soldats  de  Sylla,  renversés  sur  la  terre, 
Semhlent  hraver  la  mort,  et  défier  la  guerre. 
De  tant  de  nations  ces  tristes  conquérants 
Menacent  Rome  encor  de  leurs  yeux  expirants. 
Si  de  pareils  guerriers  la  valeur  nous  seconde, 
Nous  mettrons  sous  nos  lois  ce  qui  reste  du  monde. 
Mais  il  est,  grâce  au  ciel,  encor  de  plus  grands  cœurs, 
Des  héros  plus  choisis,  et  ce  sont  leurs  vainqueurs. 

Catilina,  terril)le  au  milieu  du  carnage, 
Entouré  d'ennemis  immolés  à  sa  rage, 
Sanglant,  couvert  de  traits,  et  combattant  toujours. 
Dans  nos  rangs  éclaircis  a  terminé  ses  jours. 
Sur  des  morts  entassés  l'efïroi  de  Rome  expire. 
Romain  je  le  condamne,  et  soldat  je  l'admire, 
J'aimai  Catilina  ;  mais  vous  voyez  mon  cœur  ; 
. — -Jugez  si  l'amitié  l'emporte  sur  l'honneur-. 

CICÉRON. 

Tu  n'as  point  démenti  mes  vœux  et  mon  estime. 

1.  En  sortant  de  la  première  représentation  de  Rome  sauvée,  M.  d'Alcmbcrt  dit 
à  M.  de  Voltaire  :  «  Il  y  a  dans  votre  pièce  un  vers  que  j'eusse  voulu  retrancher   : 

PermcKez  que  César  ne  parle  point  de  lui . 

—  Si  je  n'avais  eu,  répondit  l'auteur  de  la  tragédie,  que  des  hommes  tels  que  vous 
pour  spectateurs,  je  ne  l'aurais  pas  écrit.  »  (K.)  —  En  fixant  ce  propos  à  la  pre- 
mière représentation  de  Home  sauvée,  les  éditeurs  de  Kehl  entendent  parler  de  la 
représentation  qui  eut  lieu  chez  Voltaire  môme,  en  1750.  (G.  A.) 

2.  Tout  le  cinquième  acte,  en  1752,  fut  applaudi,  et,  surtout  pour  le  rôle  de 
César,  il  y  eut  de  l'enthousiasme  dans  le  parterre.  (G.  A.) 


ACTE    V,    SCtiNE    III.  267 

\a,  conserve  à  jamais  cet  esprit  magnaDime. 
Que  Rome  admire  en  toi  son  éternel  soutien. 
Grands  dieux!  que  ce  héros  soit  toujours  citoyen. 
Dieux!  ne  corrompez  pas  cette  àme  généreuse, 
Et  que  tant  de  vertu  ne  soit  pas  dangereuse  i. 


I.  C'est  à  la  suite  de  Rome  sauvée  que  chronologiquement  devraient  être  classés 
le  Duc  (VAlençon  et  le  Duc  de  Faix.  Voyez,  Théâtre,  tome  II,  ces  deux  pièces,  et 
l'avortisscment  d'Adélaïde.  (G.  A.) 


FIN    DE     ROME     SAUVEE. 


VARIANTES 

DE    LA    TRAGÉDIE    DE    R03JE   SAUVÉE. 


Page  2jl3,  vers  2  : 

Plébéien  qui  régis  les  souverains  du  monde. 

IhicL,  vers  11  : 

Mais  surtout  que  ne  puis-je  à  mes  vastes  desseins 
Du  courageux  César  associer  les  mains! 


Page  214,  vers  2  : 

Ce  César  que  je  crains,  mon  épouse  que  j'aime. 
11  faut  que  l'artifice  aiguise  dans  mes  mains 
Ce  fer  qui  va  nager  dans  le  sang  des  Romains. 
Aurélie  à  mon  cœur  en  est  encor  plus  chère; 
Sa  tendresse  docile,  empressée  à  me  plaire, 
Est  l'aveugle  instrument  d'un  ouvrage  d'horreurs. 
Tout  ce  qui  m'appartient  doit  servir  mes  fureurs. 

Page  213,  vers  4  : 

Crois-moi,  quand  il  verra  qu'avec  lui  je  partage 
De  ces  grands  changements  le  premier  avantage, 
La  fière  ambition  qu'il  couve  dans  son  cœur 
Lui  parlera  sans  doute  avec  plus  de  hauteur. 


Jbid.^  vers  1 1 


Ne  me  reproche  rien  :  l'amour  m'a  bien  servi. 
C'est  chez  ce  Nonnius,  c'est  chez  mon  ennemi, 
Près  des  murs  du  sénat,  sous  la  voûte  sacrée, 
Que  de  tous  nos  tyrans  la  perte  est  préparée. 
Ce  souterrain  secret  au  sénat  nous  conduit 
C'est  là  qu'en  sûreté  j'ai  moi-mémo  introduit 
Les  armes,  les  flambeaux,  l'appareil  du  carnagu. 
Du  succès  que  j'attends  mon  hymen  est  le  t;nge. 
L'ami  de  Cicéron,  l'austère  Nonnius, 
M'outragea  trop  longtemps  par  ses  tristes  vertus. 


VARIANTES   DE    ROME    SAUVÉE.  269 

Contre  lui-même  enfin  j'arme  ici  sa  famille; 
Je  séduis  tous  les  siens,  je  lui  ravis  sa  fille; 
Et  sa  propre  maison,  par  un  heureux  effort, 
Est  un  rempart  secret  d"où  va  partir  la  mort. 
Préneste  on  ce  jour  morne  à  mon  ordre  est  remise. 
ISonnius,  arrêté  dans  Préneste  soumise. 
Saura,  quand  il  verra  l'univers  embrasé, 
Quel  gendre  et  quel  ami  le  lâche  a  refusé. 

Page  216,  vers  18: 

CATILI\A. 

Ma  sûreté,  la  vôtre,  et  la  cause  commune, 
Exigent  ces  apprêts  qui  vous  glacent  d'effroi; 
Mais  vous,  si  vous  songez  que  vous  êtes  à  moi, 
Tremblez  que  d'un  coup  d'oeil  l'indiscrète  imprudence 
Ose  de  votre  époux  trahir  la  confiance. 

Page  217,  vers  27  : 

AURÉLIE. 

Vous  nous  perdez  tous  deux;  tout  sera  reconnu. 

CATIMNA. 

Croyez-moi,  dans  Préneste  il  sera  retenu. 

AUKÉLIE. 

Qui?  mon  père!  osez-vous...  que  votre  âme  amollie... 

C  ATI  LIN  A. 

Vous  l'affaiblissez  trop  :  je  vous  aime,  Aurclie  , 
Mais  que  votre  intérêt  s'accorde  avec  le  mien  ; 
Lorsque  j'agis  pour  vous  ne  me  reprochez  rien  : 
Ce  qui  fait  aujourd'hui  votre  crainte  mortelle. 
Sera  pour  vous  de  gloire  une  source  éternelle. 

Il  y  avait  une  autre  version  de  ce  passage  ;  on  lisait  : 
Vous  nous  perdez  tous  trois,  je  vous  en  averti. 

Ce  vers,  qui  rimait  à  démenti,  a  été  conservé  par  la  lettre  à  d'Argental, 
de  septembre  1751.  Dans  la  même  lettre,  Voltaire  dit  qu'il  aimerait  infini- 
ment mieux  les  vers  suivants  : 

Ko  vous  aveuglez  point,  vous  nous  perdez  tous  trois. 
Je  sais  qu'en  vos  conseils  on  compte  peu  ma  voix, 
Qu'on  y  ménage  à  peine  une  épouse  timide; 
Je  sais,  Catilina,  que  ton  àme  intrépide 
Sacrifiera  sans  trouble  et  ta  femme  et  ton  fils 
A  l'espoir  incertain  d'accabler  ton  pays,  etc. 


Tu  n'es  plus  qu'un  tyran,  tu  ne  vois  plus  en  moi 
Qu'une  épouse  tremblante,  indigne  de  ta  foi. 

Mais  ces  premières  versions  ne  se  rattachent  pas  parfaitement  au  texte 
actuel.  (B.) 


270  VARIANTES    DE    ROME    SAUVÉE. 

Page  2I.S,  vers  17  : 

Allez;  Catilina  ne  craint  point  les  augures. 
Etouffez  le  reproche,  et  cessez  vos  murmures; 
Ils  me  percent  le  cœur,  mais  ils  sont  superOus. 

1 11  prend  sur  la  t:il)lo  le  papier  qu'il  écrivait,  et  le  donne  à  un  soldat 
qu'il  fait  apjjrùcher.) 

Vous,  portez  cet  écrit  au  camp  de  Mullius» 

(A  un  autre.) 
Vous,  courez  vers  Lecca,  dans  les  murs  de  Prcncste  ; 
Des  vétérans,  dans  Rome,  observez  ce  qui  reste. 
Allez  :  je  vous  joindrai  quand  il  en  sera  temps; 
Songez  qui  vous  servez,  et  gardez  vos  serments. 

(Les  soldats  sortent.) 

AU  RELIE. 

Vous  me  faites  frémir;  chaque  mot  est  un  crime. 

CATILINA. 

Croyi'z  qu'un  prompt  succès  rendra  tout  légitime  : 
Que  je  sers  et  l'État,  et  vous,  et  mes  amis. 

AU  RELIE. 


!bUl  ,  vers  21.  —  Au  lieu  do  ce  vers  et  du  suivant,  il  parait,  d'après  la 
lettre  déjà  citée,  qu'il  y  avait  d'abord  : 

Ne  snis-je  qu'une  esclave  au  silence  réduite, 
Par  un  maître  absolu  dans  le  piège  conduite? 

Ces  deux  vers  eux-mêmes  en   l'emphu.aient  d'autres,  dont  un  seul  est 
conservé  dans  la  lettre  : 

Une  esclave  trop  tendre,  encor  trop  peu  soumise.     (B.) 

Ibid.^  vers  26  : 

A  ce  consul  sévère,  et  que  Pxomc  respecte  ; 
Je  le  crains;  son  génie  est  au  tien  trop  fatal. 

CATILINA. 

Ne  vous  abaissez  pas  à  craindre  mon  rival; 
Allez;  souvenez-vous  que  vos  nobles  ancêtres... 

Page  220,  vers  8  : 

C'est  ainsi  que  s'expli([uc  un  reste  de  pitié. 
A  l'aspect  des  faisceaux  dont  le  peuple  m'honore, 
Je  sais  quel  vain  dépit  vous  presse  et  vous  dévore; 
Je  sais  dans  quel  excès,  dans  quels  égarements, 
Vous  ont  i)récipité  vos  fiers  ressentiments. 
Concurrent  malheureux  à  cette  place  insigne, 
Pour  me  la  disputer  il  en  faut  être  digne. 
La  valeur  d'un  soldat,  le  rang  de  vos  aioux.... 


VARIANTES    DE    ROME    SAUVÉE.  271 

Page  222,  vers  2  : 

Les  soupçons  du  sénat  sont  assez  légitimes. 

Je  no  veux  point  vous  perdre,  et,  malgi-é  tous  vos  crimes, 

Je  vous  protégerai  si  vous  vous  repentez; 

Mais  vous  êtes  perdu  si  vous  me  résistez. 

A  qui  parlé-jc  enfin?  Faut-il  que  je  vous  nomme 

Un  des  pères  du  monde,  ou  l'opproJ)re  de  Rome? 

Profitez  des  moments  qui  vous  sont  accordés  : 

Tout  est  entre  vos  mains;  clioisissez,  répondez. 

Comme  la  scène  entre  Ciiton  et  Cicéron  précéduit  la  scène  eiitie  (^atilina 
et  (licéion,  celle-ci  était  suivie  de  ce  monologue,  et  d'une  scène  entre 
Cétlièi^'us  et  Catilina,  alors  la  troisième  du  deuxième  acte,  et  qui  en  estactuel- 
I  cment  la  première  avec  des  cliangements. 

CATILINA,  seul 

j\e  crois  pas  m'écliapper,  consul  que  je  dédaigne  : 
Tyran  par  la  parole,  il  faut  finir  ton  règne. 
Ton  sénat  factieux  voit  d'un  œil  courroucé 
Un  citoyen  samnite  à  sa  tête  placé; 
Ce  sénat,  qui  lui-même  à  mes  traits  est  en  butte, 
Me  prêtera  les  mains  pour  avancer  ta  chute. 
Va,  de  tous  mes  desseins  tu  n'es  pas  éclairci, 
Lt  ce  n'est  pas  Verres  que  tu  combats  ici. 

CATILINA,  CÉTHÉGUS. 

CATILINA. 

Ccthégus,  l'heure  approche  où  cette  main  hardie 
Doit  de  Rome  et  du  monde  allumer  l'incendie; 
Tout  presse. 

CÉTHÉGUS. 

Tout  m'alai'me,  ii  faudrait  commencer. 
J'écoutais  Cicéron,  et  j'allais  le  percer 
Si  j'avais  remarqué  qu'il  eût  eu  des  indices 
Des  dangers  qu'il  soupçonne,  et  du  nom  des  complices, 
il  sera  dans  une  heure  instruit  de  ton  dessein. 

CATILINA. 

En  recevant  le  coup  il  connaîtra  la  mnin. 

Une  heure  me  suffit  pour  mettre  Rome  en  cendre. 

Que  fera  Cicéron?  Que  peut-il  entreprendre? 

Que  crains-tu  du  sénat?  Ce  corps  faible  et  jaloux, 

Avec  joie,  en  secret,  s'abandonne  à  nos  coups. 

Ce  sénat  divisé,  ce  monstre  à  tant  de  têtes. 

Si  fier  de  sa  noblesse,  et  plus  de  ses  conquêtes, 

Voit  avec  les  transports  de  l'indignation 

Les  souverains  des  rois  respecter  Cicéron. 

LucuUus,  Clodius,  les  Nérons,  César  même. 

Frémissent  comme  nous  de  sa  grandeur  suprême . 


272  VARIANTES    DE    ROME    SAUVÉE. 

Il  a  dans  le  sénat  itlns  d'ennemis  f(iie  moi. 

Clodius,  en  secret,  m'engage  enfin  sa  foi  : 

Et  nous  avons  pour  nous  l'absence  de  Pompée. 

J'attends  tout  de  l'envie,  et  tout  do  mon  épée. 

C'est  un  homme  cx|iirant  qu'on  voit  d'un  faible  effort 

Se  débattre  et  tomber  dans  les  bras  de  la  mort. 

Je  ne  crains  que  César,  et  peut-être  Aurélie. 

CET  UEO  us. 

Aurélip,  en  effet,  a  trop  ouvert  les  yeux. 
Ses  cris  et  ses  remords  importunent  les  dieux. 
Pour  ce  mj'stère  affreux  son  âme  est  trop  peu  faite  ; 
Mais  tu  sais  gouverner  sa  tendresse  inquiète. 
Ne  pensons  qu'à  César  :  nos  femmes,  nos  enfants, 
Ne  doivent  point  troubler  ces  terribles  moments. 
César  trahirait-il  Caiilina  qu'il  aime? 

CATILIN  A. 

Je  ne  sais  :  mais  Ciîsar  n'agit  que  pour  lui-môme. 

CÉTHÉ(;US. 

Dans  le  rang  des  proscrits  faut-il  jjlacor  son  nom? 
Faut-il  confondre  enfin  César  et  Cicéron? 

CATI  LIN  A. 

Sans  doute  il  le  faudra,  si  par  un  artifice 

Je  ne  peux  réussir  à  m'en  faire  un  complice, 

Si  des  soupçons  secrets,  avec  soin  répandus. 

Ne  produisent  bientôt  les  effets  attendus; 

Si  d'un  consul  trompe  la  prudence  ombrageuse 

N'irrite  de  César  la  fierté  courageuse; 

En  un  mot  si  mes  soins  ne  peuvent  le  flécliir. 

Si  César  est  à  craindre,  il  faut  s'en  affranchir. 

Enfin  je  vais  m'ouvrir  à  cette  âme  profonde. 

Voir  s'il  faut  qu'il  périsse  ou  bien  qu'il  me  seconde. 

CÉTHÉGUS. 

Et  moi  je  vais  presser  ceux  dont  le  sûr  ajipui 
Nous  servira  peut-être  à  nous  venger  de  lui. 


Cette  longue  variante,  qui  ne  se  rattache  pas  bien  clairement  au  texte, 
a  été  donnée  par  les  éditeurs  de  Kelil,  sans  doute  d'après  un  manuscrit;  je 
n'ai  encore  vu  aucune  édition  qui  la  contienne.  (B.) 

Page  223,  vers  M.  — Dans  une  édition  de  Berlin,  chez  Etienne  de  Bour- 
deaux.  I7."j2,  on  lit  : 

Eh  bien  !  sage  Caton.     (B.) 
Page  224,  premier  vers  : 

CICÉRON. 

Il  est  trop'vrai,  Caton,  nous  méritons  des  maîtres; 
Nous  dégénérons  trop  des  mœurs  de  nos  ancêtres  ; 
Le  luxe  et  l'avarice  ont  préparé  nos  fers. 
Les  vices  des  Romains  ont  vengé  l'univers. 


VARIANTES    DE    ROME    SAUVÉE.  273 

La  vortu  disparait,  la  liberté  cliancolle; 

Mais  l'iome  a  des  Gâtons,  j'ospère  encor  pour  elle. 

C  ATON. 

Que  me  sert  lajusiice?  Elle  a  trop  d'ennemis; 
Et  je  vois  trop  d'ingrats  ([uo  vous  avez  servis. 
11  en  est  au  sénat. 

CICKRO\. 

Qu'importe  ce  qu'il  pense? 
Les  regards  de  Caton  seront  ma  récompense. 

Celte  variante  donne  lieu  à  la  même  observation  que  la  variante  de  la 
page  222,  vers  2.  (B.) 

Page  224,  vers  3  : 

Ssevior  armis 

Luxuria  incubuit,  victumque  ulcisciiur  orbom. 

JLVÉ.NAL,   VI... 

Ibid.,    vers  27  : 

Et  moi,  Catiliiia, 
De  brigues,  do  complots,  de  nouveautés  avide. 
Vaste  dans  ses  projets,  dans  le  crime  intrépide, 
Plus  que  César  encor  je  le  crois  dangereux, 
Beaucoup  plus  téméraire,  et  bien  moins  généreux. 
Avec  art  quelquefois,  souvent  à  force  ouverte. 
Vain  rivai  de  ma  gloire,  il  conspira  ma  perte. 
Aujourd'bui  qu'il  médite  un  plus  grand  attentat. 
Je  ne  crains  rien  pour  moi,  je  crair.s  tout  pour  l'État. 
Je  vois  sa  trahison,  j'en  cherche  les  complices; 
Tous  ses  crimes  passés  sont  mes  premiers  indices. 
11  faut  tout  prévenir.  Des  chevaliers  romains 
Déjà  du  Champ  de  Mars  occupent  les  chemins. 
J'ai  placé  Pétréius  à  la  porte  Colline; 
Je  mets  en  sûreté  Préneste  et  ïerracine. 
J'observe  le  perfide  en  tous  temps,  en  tous  lieux. 
Je  sais  que  ce  matin  ses  amis  odieux 

L'accompagnaient  en  foule  au  lieu  môme  où  nous  sommes... 
^lartian  l'alTraiichi,  ministre  des  forfaits. 
S'est  échappé  soudain,  chargé  d'ordres  secrets. 
Ai-je  enfin  sur  ce  monstre  un  soupçon  légitime? 

CATON. 

Votre  œil  inévitable  a  démêlé  le  crime; 
Mais  surtout  redoutez  César  et  Clndius.. 
Clodius,  implacable  en  sa  sombre  furie. 
Jaloux  de  vos  honneurs,  hait  en  vous  la  patrie. 
Du  fier  Catilina  tous  deux  sont  les  amis. 
Je  crains  pour  les  Romains  trois  tyrans  réunis. 
L'armée  est  en  Asie,  et  le  crime  est  dans  Rome; 
Mais  pour  sauver  l'État  il  sudit  d'un  grand  liomme. 

CICKRO.N. 

Sylla  poursuit  encor  cet  Etat  déchire; 

Je  le  vois  tout  sanglant,  mais  non  désespère. 

Y.    —    TUÉATP.E.       IV.  18 


274  VARIANTES    DE    ROME    SAUVÉE. 

J'attends  Catilina;  son  âme  inquiétée 
Semble,  depuis  deu\  jours,  incertaine,  agitée; 
Peut-être  qu'en  secret  il  redoute  aujourd'hui 
La  grandeur  d'un  dessein  trop  au-dessus  de  lui. 
Reconnu,  découvert,  il  tremblera  peut-être. 
La  crainte  quelquefois  peut  ramener  un  traître. 
Toi,  ferme  et  noble  appui  de  notre  liberté. 
Va  de  nos  vrais  Romains  ranimer  la  fierté  : 
Rallume  leur  courage  au  feu  de  ton  génie, 
Et  fais,  en  paraissant,  trembler  la  tyrannie. 

Coite  scène  entre  Caton  et  Cicéron  précédait,  dans  les  premières  édi- 
tions, la  scène  entre  Cicéron  et  Catilina,  et  commençait  le  deuxième  acte.  (K.' 
—  Voyez  mon  observation  à  la  fin  de  la  vaiiante  de  la  page  222,  vers  2.  (B.) 

Paoe*226,  acte  II.  —  Dans  l'édition  de  Berlin,  chez  Etienne  de  Bour- 
deaux,  1752,  le  deuxième  acte  commençait  ainsi  : 


SCÈNE   I. 
CATILINA,    CÉTHÉGUS. 

CATILINA. 

(létbcgus,  l'heure  approche  où  cette  main  hardie 
Doit  de  Rome  et  du  monde  allumer  l'incendie. 

CKTHF.GUS. 

Hâtons  l'instant  fatal,  il  peut  nous  échapper; 

J'écoutais  Cicéron,  et  j'allais  le  frapper 

Si  j'avais  remarqué  qu'il  eût  eu  des  indices 

Du  danger  qu'il  soupçonne  et  du  nom  des  complices. 

CATILINA. 

Non,  Ccthégus,  crois-moi,  ce  coup  prématuré 
Soulèverait  un  peuple  inconstant,  égaré. 
Armerait  le  sénat,  qui  flotte  et  qui  s'arrête; 
La  tempête  à  la  fois  doit  fondre  sur  leur  tête  ; 
Que  Rome  et  Cicéron  tombent  du  môme  fer, 
Que  la  foudre  en  grondant  les  frappe  avec  l'éclair. 
Leutulus  viendra- t-il? 

CÉTHÉGUS. 

Compte  sur  son  audace  : 
Tu  sais  comme  ébloui  des  grandeurs  de  sa  race 
A  partager  ton  règne  il  se  croit  destiné. 

CATILINA. 

Qu'à  cet  espoir  frivole  il  reste  abandonné; 
Conjuré  sans  génie,  et  soldat  intrépide. 
Il  peut  servir  beaucoup,  mais  il  faut  qu'on  le  guide. 
Et  le  fier  Clodius? 

C  É  T  H  É  G  U  S. 

Il  voudrait  de  ses  mains 


VARIANTES    UE    ROME    SAUVÉE.  27(i 

Ecraser  s'il  pouvait  l'idole  des  Romains; 
Mais  il  balance  encor. 

CATILK\A. 

Je  pense  le  connaître, 
Il  se  déclarera  dès  qu'il  me  verra  maître; 
Mais  César,  Aurélie,  occupent  mon  esprit, 
L'une  d'un  trouble  affreux,  et  l'autre  de  dépit. 

C  V.  T  H  É  0  u  s. 
Je  conçois  que  César  t'inquiète  et  te  gêne; 
Je  n'ai  jamais  compté  sur  cîtto  âme  bautaine  : 
Mais  peux-tu  redouter  une  femme  et  des  pleurs? 
Laisse-lui  les  remords,  laisse-lui  les  terreurs; 
Tu  l'aimes,  mais  on  maître,  et  ton  amour  docile 
Est  de  tes  grands  desseins  un  instrument  utile. 

CATILINA. 

Ce  n'est  pas  le  remords  qui  s'empare  de  moi, 
La  pitié  pour  l'État,  bien  moins  encor  l'effroi; 
Mais  ces  liens  secrets,  une  épouse  adorée, 
La  naissance  d'un  fils,  une  mère  éplorée. 
Un  cœur  qui  m'idolâtre,  et  qui  dans  ce  grand  jour 
Peut  payer  de  son  sang  ce  maliieureux  amour, 
Te  dirai-je  encor  plus,  l'involontaire  bommage 
Que  sa  vertu  trompée  arracbe  :\  mon  courage, 
Et  ce  respect  secret  qu'il  me  faut  déguiser 
Jusqu'à  forcer  mon  âme  à  la  tyranniser  : 
Voilà  ce  qui  me  trouble,  et  ce  cruel  orage 
Ne  pourra  s'apaiser  qu'au  milieu  du  carnage. 

CET  H  ECU  s. 

Peut-elle  nous  trabir? 

CATILIX A. 

Non,  je  connais  son  cœur. 
Mais  de  tous  nos  desseins  perçant  la  profondeur. 
Son  œil  s'en  effaroucbe,  et  son  âme  effrayée 
Gémit  dans  les  borreurs  dont  elle  est  dévorée. 
Ciel!  se  peut-il  qu'un  cœur  que  mes  mains  ont  formé, 
Des  préjugés  romains  soit  encor  animé? 
O  Rome!  ô  nom  puissant!  liberié  trop  cbcrie! 
Quoi  !  dans  ma  maison  même  on  parle  de  patrie? 

c  É  T  H  É  G  L'  s. 

No  songeons  qu'à  César;  nos  femmes,  nos  enfants, 
N'ont  pas  droit  d'occuper  ces  précieux  instants. 
A  ta  longue  amitié,  si  César  infidèle 
Refuse  la  grandeur  qui  par  ta  voix  l'appelle, 
Dans  le  rang  des  proscrits  faut-il  placer  son  nom? 
Faut-il  confondre  enfin  César  et  Cicéron? 

CATILINA. 

Sans  doute,  il  le  faudra,  si  par  mon  artifice 
Je  ne  puis  réussir  à  m'en  faire  un  complice  ; 
En  un  mot,  si  mes  soins  ne  peuvent  lo  flécbir. 
Si  César  est  à  craindre,  il  faut  s'en  affrancbir. 
Mais  déjà  Lentulus  vers  nous  se  précipite. 
Et  je  lis  dans  ses  yeux  la  fureur  qui  l'agit'?. 


276  VARIANTES    DE   ROME    SAUVÉE. 

SCÈNE    II. 
CATILIiNA,    LENTULUS,    CÉTHÉGUS. 

LENTLLUS. 

Tandis  que  ton  armée  approche  de  ces  lieux, 
Sais-tu  ce  qui  se  passe  en  ces  murs  odieux  ? 

CATII.IN  A. 

Je  sais  que  d'un  consul  la  sombre  défiance 
Se  livre  à  des  terreurs  qu'il  appelle  prudence. 
Sur  le  vaisseau  public,  ce  pilote  égaré 
Présente  à  tous  les  vents  un  flanc  mal  assuré  : 
Il  s'agite  au  hasard,  à  l'orage  il  s'apprête, 
.      Sans  savoir  seulement  d'où  viendra  la  tempête. 

L  E  N  T  U  MJ  s. 

11  la  prévoit  du  moins  :  des  chevaliers  romains 
Déjà  du  Champ  de  Mars  occupent  les  chemins; 
Pétréius  est  mandé  vers  la  porte  Colline, 
Il  envoie  à  Préneste,  on  marche  à  Terracine; 
Il  sera  dans  une  heure  instruit  de  ton  dessein. 

C  ATI  LIN  A. 

En  recevant  le  coup  il  connaîtra  la  main; 

Une  heure  me  suffit  pour  mettre  Home  en  cendre; 

Ciccron  contre  moi  ne  peut  rien  entreprendre. 

Ne  crains  rien  du  sénat,  ce  corps  faible  et  jaloux 

Avec  joie  en  secret  l'abandonne  à  nos  coups. 

Ce  sénat  divisé,  ce  monstre  à  tant  de  têtes, 

Si  fier  de  sa  noblesse,  et  plus  de  ses  conquêtes, 

Voit  avec  les  transports  de  l'indignation 

Les  souverains  des  rois  respecter  Cicéron  : 

Lucullus,  Glodius,  les  Nérons,  César  même, 

Frémissent  comme  nous  de  sa  grandeur  suprême. 

Ce  Samnite  arrogant  croit  leur  donner  la  loi. 

11  a  dans  le  sénat  plus  d'ennemis  que  moi. 

César  n'est  point  à  lui,  Crassus  le  sacrifie. 

J'attends  tout  de  ma  main,  j'attends  tout  de  l'envie; 

C'est  un  homme  expirant  qu'on  voit  d'un  faible  effort 

Se  débattre  et  tomber  dans  les  bras  de  la  mort. 

LENTULUS. 

Oui,  nous  le  haïssons;  mais  il  parle,  il  entraine, 
Il  fait  pâlir  l'envie,  il  subjugue  la  haine; 
Je  le  crains  au  sénat. 

CATILINA. 

Je  le  brave  en  tous  lieux. 
J'entends  avec  mépris  ses  cris  injurieux. 
Qu'il  déclame  à  son  gré  jusqu'à  sa  dernière  heure, 
Qu'il  triomphe  au  sénat,  qu'on  l'admire,  et  qu'il  meure. 
Vers  ces  lieux  souterrains  nous  allons  rassembler 
Ces  vengeurs,  ces  héros,  prêts  à  se  signaler. 
Rassurez  cependant  mon  épouse  éperdue, 
A  nos  grands  intérêts  accoutumez  sa  vue; 


VARIANTES    DE    ROME    SAUVEE.  277 

Que  de  ces  lieux  surtout  on  écarte  ses  pas  : 

Je  crains  de  son  amour  les  funcstos  éclats; 

Ce  terrible  moment  n'est  point  fait  pour  les  larmes, 

Et  surtout  sa  vertu  fait  naître  mes  alarmes. 

Allez,  je  vous  attends;  César  vient,  laissez-moi 

De  ce  génie  altier  tenter  encor  la  foi. 

Quelques-uns  des  vers  de  la  scène  premièie  se  trouvent  aussi  dans  la 
variante  de  la  page  224,  vers  27. 

C'est  pour  les  vers  7  et  suivanis  de  la  scène  première  que  sont  les 
variantes  conservées  dans  la  lettre  à  d'Argontal,  du  8  janvier  1752. 

Ce  coup  prématuré 
Armerait  le  sénat  qui  flotte  et  qui  s'arrête  : 
L'orage  au  môme  instant  doit  fondre  sur  leur  tète.     (B.) 

Page  228,  vers  4  : 

Qu'à  cet  espoir  frivole  il  reste  abandonné. 

Conjuré  sans  génie,  et  soldat  intrépide. 

Il  est  fait  pour  servir  sous  la  main  qui  le  guide. 

Page  232,  vers  14: 

Quels  triomphes  encore  ont  signalé  ta  vie? 
Pour  oser  dompter  Rome,  il  faut  l'avoir  servie. 
Marius  a  ré^'né  :  peut-être  quelque  jour 
Je  pourrai  des  Romains  triompher  à  mon  tour. 
Mais  avant  d'obtenir  une  telle  victoire... 


Page  233,  vers  4  : 

Et  s'il  en  est  l'appui,  qu'il  en  soit  la  victime. 

Plus  César  devient  grand,  moins  je  dois  l'épargner; 

Et  je  n'ai  point  d'amis,  alors  qu'il  faut  régner. 

Sylla,  dont  il  me  parle,  et  qu'il  prend  pour  modèle, 

Qu'était-il,  après  tout,  (|u'un  général  rebelle? 

H  avait  une  armée,  et  j'en  forme  aujourd'hui; 

Il  m'a  fallu  créer  ce  qui  s'offrait  à  lui; 

11  profita  des  temps,  et  moi,  je  les  fais  naître; 

Il  subjugua  vingt  rois,  je  vais  dompter  leur  maître. 

C'est  là  mon  premier  pas  :  le  sénat  va  périr, 

Et  César  n'aura  point  le  temps  de  le  servir. 

Page  235,  vers  14.  —  Au  lieu  de  ce  vers  et  du  suivant,  on  lit  dans 
'édition  de  Berlin  : 

Que,  dans  le  même  temps  attaqués  et  vaincus, 

Ils  tombent  sous  les  coups  qu'ils  n'auront  pas  prévus.     (B.) 

Page  237,   vers  8.  —  C'est  le  texte  de  l'édition  de  Dresde,  1753,  que, 


I 


278  VARIANTES   DE    ROME    SAUVÉE. 

dans  une  de  ses  lettres,  Voltaire  dit  être  Irès-bonne.  Les  autres  ('ditions 
portent  :  Ces  crimes  des  grands  hommes.  (B.) 

Page  237,  vers  1  I.  —  Dans  un  manuscrit,  au  lieu  de  ce  vers  et  du  sui- 
vant, on  lit  : 

Tous  ces  divers  moyens  qui,  loin  de  se  détruire, 
Peuvent  tous  s'cntr'aidcr  sans  pouvoir  s'entre-nuire, 
Un  feu  dont  l'ariifice,  etc.     (B.) 

Ibid.,  vers  27.  — Dans  l'édition  de  Berlin,  au  lieu  iW'ii  trois  derniers  ven 
de  cette  scène,  on  lisait  : 

Mon  armée  est  dans  Rome,  et  la  terre  est  soumise; 
J'ai  droit  do  l'espérer,  mais  dans  cette  entropi'ise 
.  S'il  est  quelques  périls  que  je  dois  dédaigner, 
A  la  tendre  Aurélie  il  les  faut  épargner. 
Ne  souffrons  en  ces  lieux  rien  qui  touche  notre  âme  : 
Je  fais  partir  de  Rome  et  mon  Hls  et  ma  femme, 
Et,  dégagé  des  soins  d'un  trop  tendre  intérêt...     (B.) 

Page  238,  premier  vers  : 

.     .     .     Cl  La  mort  trop  longtemps  épargna  mes  vieux  jours  : 

Vous  seule,  fiile  ingrate,  en  terminez  le  cours. 

De  nos  cruels  tyrans  vous  servez  la  furie  : 

Catilina,  César,  ont  trahi  la  patrie. 

Pour  comble  de  malheur  un  traître  vous  séduit. 

Le  fléau  de  l'État  l'est  donc  de  ma  famille? 

Frémissez,  malheureuse;  un  père  trop  instruit 

Vient  sauver,  s'il  le  peut,  sa  patrie  et  sa  fille,  » 

Ibid.,  vers  1 2  : 

Il  n'est  plus  temps  de  feindre,  il  faut  tout  éclaircir; 
Je  vais  armer  le  monde,  et  c'est  pour  ma  défense. 
On  poursuit  mon  trépas  ;  je  poursuis  ma  vengeance. 
J'ai  lieu  de  me  flatter  que  tous  mes  ennemis 
Vont  périr  à  mes  pieds,  ou  vont  ramper  soumis; 
Et  mon  seul  déplaisir  est  de  voir  votre  père 
Jeté  par  son  destin  dans  le  parti  contraire. 
Mais  un  père  à  vos  yeux  est-il  plus  qu'un  époux? 
Osez-vous  me  chérir?  puis-je  compter  sur  vous? 

AURÉLIE. 

Eh  bien!  qu'exiges-tu? 

CATI  LINA. 

Qu'à,  mon  sort  engagée. 
Votre  àmc  soit  plus  ferme,  et  soit  moins  partagée. 
Souvenez-vous  surtout  que  vous  m'avez  promis 
De  ne  trahir  jamais  ni  moi  ni  mes  amis. 

A  u  p.  É  L I  E. 
Je  te  le  jure  encor  :  va^  crois-en  ma  tendresse; 
Elle  n'a  pas  besoin  de  nouvelle  promesse. 


VARIANTES    DE    HOME    SAUVEE.  279 

Quand  tu  reçus  ma  foi,  tu  sais  qu'en  ces  moments 
Le  serment  que  je  lis  valut  tous  les  serments. 
Ahl  quelques  attentats  que  ta  fureur  prépare, 
Je  ne  puis  te  trahir...  ni  t'approuver,  barbare. 

C ATI  LIN. \. 

Vous  approuverez  tout  lorsque  nos  ennemis 
Viendront  à  vos  genoux,  désarmés  et  soumis, 
Implorer  en  tremblant  la  clémence  d'un  homme 
Dont  dépendra  leur  vie  et  le  destin  de  Rome. 
Laissez-moi  préparer  ma  gloire  et  vos  grandeurs  ; 
Espérez  tout;  allez. 

AU  RÉ  LIE. 

Laisse-moi  mes"  terreurs. 
Tu  n'es  qu'ambitieux,  je  ne  suis  que  sensible, 
Et  je  vois  mieux  que  toi  dans  quel  état  horrible 
Tu  vas  plonger  des  jours  que  j'avais  crus  heureux. 
Poursuis,  trame  sans  moi  tes  complots  ténébreux. 
Méprise  mes  conseils,  accable  un  cœur  trop  tendre. 
Creuse  à  ton  gré  l'abîme  où  tu  nous  fais  descendre. 
J'en  vois  toute  l'borreur,  et  j'en  pâlis  d'effroi; 
Mais  en  te  condamnant,  je  m'y  jette  après  toi. 

CATILI.XA. 

Faites  plus,  Aurélie,  écartez  vos  alarmes, 

Jouissez  avec  nous  du  succès  de  nos  armes, 

Prenez  des  sentiments  tels  qu'en  avaient  conçus 

L'épouse  de  Sylla,  celle  de  Marins; 

Tels  que  mon  nom,  ma  gloire  et  mon  cœur  le  demandent. 

Regardez  d'un  œil  sec  les  pjrils  qui  m'attendent  : 

Soyez  digne  de  moi.  Le  sceptre  dos  humains 

A'est  point  fait  pour  passer  en  de  tremblantes  mains. 

Apprenez  que  mon  camp,  qui  s'approche  eu  silence. 

Dans  une  heure,  au  plus  tard,  attend  votre  présence. 

Que  l'auguste  moitié  du  premier  des  humains 

S'accoutume  à  jouir  des  honneurs  souverains; 

Que  mon  fils  au  berceau,  mon  fils  né  pour  la  guerre. 

Soit  porté  dans  vos  bras  aux  vainqueurs  de  la  terre; 

Que  votre  père  enfin  reconnaisse  aujourd'hui 

Les  intérêts  sacrjs  qui  m'unissent  à  lui; 

Qu'il  respecte  son  gendre,  et  qu'il  n'ose  me  nuire. 

Mais  avant  qu'en  mon  camp  je  vous  fasse  conduire. 

Je  veux  qu'à  ce  consul,  à  mon  lâche  rival, 

Vous  fassiez  parvenir  ce  billet  si  fatal. 

J'ai  mes  raisons,  je  veux  qu'il  apprenne  à  connaître 

Et  tout  ce  qu'est  César,  et  tout  ce  qu'il  peut  être. 

Laissez,  sans  vous  troubler,  tout  le  reste  à  mes  soins  : 

Vainqueur  et  couronné,  cotte  nuit  je  vous  joins. 

I'ai,'t'  238,  vers  2'J.  —  (>  vers  cl  les  sept  ([ui  lo  suivent  sont  pris  diins 
'édition  de  Uerlin,  l7o2,  et  dans  celle  de  Dresde,  I7:j3.    B., 

Page  239,  vers  7  : 

A  l   I\  K  1. 1  E. 

Commence  donc  par  moi,  qu'il  faudra  désarmer; 


280  VARIANTES    DE   ROME    SAUVÉE. 

Malheureux,  punis-moi  du  crime  de  t'aimer. 
Tu  m'oses  reprocher  d'être  fiible  et  timide! 
Eh  bien!  cruel  époux,  dans  le  crime  intrépide, 
Frappe  ce  lâche  cœur  qui  t'a  gardé  sa  foi, 
Qui  déteste  ta  ragi;,  et  qui  meurt  tout  à  toi  ! 
Frappe,  ingrat;  j'aime  mieux,  avant  que  tout  périsse, 
Voir  en  toi  mon  bourreau  que  d'être  ta  complice. 

G  ATI  LIN. \. 

Aurclie  !  à  ce  point  pouvez-vous  m'outrager? 

A  U  p.  É  L  I  E. 

Je  t'outrage  et  te  sers,  et  tu  peux  t'en  venger. 
Oui,  je  vais  arrêter  ta  fureur  meurtrière; 
Et  c'est  moi  que  tes  mains  combattront  la  première. 
Es-tu  désabusé?  Tu  nous  as  perdus  tous. 

C  ATI  LIN  A. 

Dans  ces  affreux  moments  puis-je  compter  sur  vous? 
•    Vous  serai-Je  encorcher? 

AL  RKI.IE. 

Oui,  mais  il  faut  me  croire. 
Je  défendrai  tes  jours,  je  défendrai  ta  gloire. 
J'ai  haï  tes  complots,  j'en  ai  craint  le  danger; 
Ce  danger  est  venu,  je  vais  le  partager. 
Je  n'ai  point  tes  fureurs,  mais  j'aurai  ton  courage; 
L'amour  en  donne  au  moins;  et  malgré  ton  outrage, 
Malgré  tes  cruautés,  constant  dans  ses  bienfaits, 
Cet  amour  est  encor  plus  grand  que  tes  forfaits. 

c  A  T  I  L  l  .\  A. 

Eh  bien!  que  voulez-vous?  que  prétendez-vous  faire? 

A  u  11  É  L  I  E. 

Mourir,  ou  te  sauver.  Tu  sais  quel  est  mon  père  : 

En  moi  de  ses  vieux  ans  il  voit  l'unique  appui. 

Jl  est  sensible,  il  m'aime,  et  le  sang  parle  en  lui. 

Je  vais  lui  déclarer  le  saint  nœud  qui  nous  lie, 

Il  saura  que  mes  jours  dépendent  de  ta  vie. 

Je  peindrai  tes  remords  :  il  craindra  devant  moi 

D'armer  le  désespoir  d'un  gendre  tel  que  toi; 

Et  je  te  donne  au  moins,  quoi  qu'il  puisse  entreprendre. 

Le  temps  de  quitter  Rome,  ou  d'os-^r  t'y  défendre. 

J'arrêterai  mon  père  au  péril  de  mes  jours. 

CATILINA,  après  un  moment  de  recueillement. 
Je  reçois  vos  conseils  ainsi  que  vos  secours, 
Je  me  rends...  le  sort  change...  il  faut  vous  satisfaire. 

Page  240,  vers  2.  —  Édition  de  Berlin  : 

Que  l'horrible  destin  du  nœud  qui  nous  rassemble 
Ne  laisse  point  à  iiome  un  fils  qui  te  ressemble. 

CATILIXA. 

Et  c'est  donc  là  ce  cœur  qui  me  fut  si  soumis.  (B.) 

/ij(/,,  avant-dei'nier  vers.  —  Édition  de  Berlin: 

Et  moi  je  t'aime  assez  pour  arrêter  tes  crimes, 
Et  je  cours  de  ce  pas. 


VARIANTES    DE    ROME    SAUVÉE.  281 

SCÈNE   III. 

CATILINA,  AURÉLIE,   LEMLLUS,   GÉTHÉGUS. 

L  E  N  T  L  L  U  s. 

Tout  est  désespéré  ! 

CATILINA, 

Que  nous  dis-tu? 

LENTULLS. 

Son  père  en  nos  murs  est  entré. 

AURÉLIE. 

Lui? 

CATILINA. 

Préueste  en  mes  mains  ne  serait  pas  remise  ! 
Préneste  est  en  défense;  il  sait  notre  entreprise; 
Un  de  nos  confidonts  dans  Préneste  arrêté 
'  A  subi  les  tourments,  et  n'a  pas  résisté. 
Nonnius  a  tout  su  :  rien  ne  peut  nous  défendre.  (B.) 

Page  242,  vers  6.  —  Une  première  version,  conservée  dans  la  lettre 
à  d'Argental,  du  mois  de  septembre  1751,  était  ainsi  : 

Et  je  te  donne  au  moins,  quoi  qu'on  puisse  entreprendre, 
Le  temps  de  quitter  Rome  et  d'oser  t'y  défendre  : 
Je  vole,  et  je  reviens. 

CATILINA. 

Ciel  !  quel  nouveau  danger! 
Écoutez...  le  sort  change.  (B.) 

Page  24o,  vers  18: 

Remords,  approchez-vous  de  ce  cœur  furieux... 

Éloignez-la  surtout  :  si  je  la  vois  paraître, 

Prêt  à  vous  venger  tous,  je  tremblerai  peut-être. 

C  É  T  H  É  G  u  s. 

Voilà  votre  chemin. 

CATILINA. 

Je  m'égarais,  je  sors  : 
C'est  le  chemin  du  crime,  et  j'y  cours  sans  remords. 

Page  246,  dernier  vers  .  —  Édition  de  Berlin  : 
Défendons-nous  ici,  Home  sera  soumise. 

L  E  N  T  u  L  u  s. 

Que  faitCatilina?  peut-être  qu'il  se  perd. 

CET  H  ÉGt  S. 

Tu  le  verras  bientôt;  il  nous  venge,  il  nous  sert. 

L  EN  TU  LU  s. 

Cependant  Nonnius  que  lui-même  il  redoute. 

CÉTHÉGUS, 

Ami,  ne  poursuis  pas,  Caton  approche  :  écoute. 


i82  VARIANTES    DE    ROME    SAUVÉE. 

Page  230,  vers  1 0  : 

Ont  osé  de  Sylla  montrer  ranil)ition. 
Mallius,  un  soldat  qui  n'a  que  du  courage, 
Un  aveugle  instrument  de  leur  secrète  ra^e, 
Descend  comme  un  ton-ent  du  haut  des  Apennins; 
Jusqu'aux  remparts  de  Rome  il  s'ouvre  les  chemins. 
Le  péril  est  partout;  l'erreur,  la  défiance, 
M'accusaient  avec  eux  de  trop  d'intelligence. 
Je  voyais  à  regret  vos  injustes  soupçons 
Dans  vos  cœurs  prévenus  tenir  lieu  de  raisons. 
Mais  si  vous  m"avez  fait  cette  injure  cruelle. 
Le  danger  vous  excuse,  et  surtout  votre  zèle. 
Vous  le  savez,  César;  vous  le  savez,  sénat, 
Plus  on  est  soupçonné,  plus  on  doit  à  l'État, 
Cicéron  plaint  les  maux  dont  Rome  est  affligée  : 
-  Il  vous  parlait  pour  elle,  et  moi,  je  l'ai  vengée. 
Par  un  coup  effrayant  je  lui  prouve  aujourd'hui 
Que  Rome  et  le  sénat  me  sont  plus  chers  qu'à  lui. 
Sachez  que  Nonnius  était  l'âme  invisible. 
L'esprit  qui  gouvernait  ce  grand  corps  si  terrible, 
Ce  corps  de  conjurés,  qui  des  monts  Apennins 
S'étend  jusqu'où  finit  le  pouvoir  dos  Romains. 
]1  venait  consommer  ce  qu'on  ose  entreprendre, 
Allumer  les  flambeaux  qui  mettaient  Rome  en  cendre, 
Égorger  les  consuls  à  vos  yeux  éperdus  : 
Caton  était  proscrit,  et  Rome  n'était  plus. 
Les  moments  étaient  chers,  et  les  périls  extrêmes. 
Je  l'ai  su,  j'ai  sauvé  l'État,  Rome,  et  vous-mêmes. 
Ainsi  par  Scipion  fut  immolé  Gracchus; 
Ainsi  par  un  soldat  fut  puni  Spurius; 
Ainsi  ce  fier  Caton  qui  m'écoute  et  me  brave, 
Caton,  né  sous  Sylla,  Caton,  né  son  esclave. 
Demandait  une  épéc,  et  de  ses  faibles  mains 
Voulait  sur  un  tyran  venger  tous  les  Romains. 

Page  253,  vers  28  : 

Mon  père  par  ma  voix  vous  demande  vengeance: 
Son  sang  est  répandu,  j'ignore  par  quels  coups; 
Il  est  mort,  il  expii-e,  et  peut-être  pour  vous. 
C'est  dans  votre  palais,  c'est  dans  ce  sanctuaire, 
Sous  votre  tribunal,  et  sous  votre  œil  sévère. 
Que  cent  coups  de  poignard  ont  épuisé  son  flanc. 

(En  voulant  se  jeter  aux  piods  de  Cicéron,  qui  la  relève.) 
Mes  pleurs  mouillent  vos  pieds  arrosés  de  son  sang. 
Secourez-moi,  vengez  ce  sang  qui  fume  encore 
Sur  l'infâme  assassin  que  ma  douleur  ignore. 

CICÉUON,  en  montrant  Catilina. 
Le  voici... 

AURÉLIE. 

Dieux  !... 

C  I  C  K  11  0  \ . 

C'est  lui,  lui  qui  l'assassina... 
Qui  s'en  ose  vanter  ! 


I 


I 


VARIANTES    DE    ROME    SAUVÉE.  283 

AURÉLIE. 

O  ciel  !  Catilina  ! 
L'ai-jo  bien  entendu?  quoi!  monstre  sanguinaire! 
Quoi  !  c'est  toi...  mon  époux  a  massacré  mon  père  ! 

CICK  noN. 
Lui?  votre  époux? 

A  IR  ÉLIE. 

Je  meurs. 

CATILINA. 

Oui,  les  plus  sacres  nœuds, 
De  son  père  ignores,  nous  unissent  tous  deux. 
Oui,  plus  ces  nœuds  sont  saints,  plus  grand  est  le  service. 
J'ai  fait  eu  frémissant  cet  affreux  sacriflce  ; 
Et  si  des  dictateurs  ont  immolé  leurs  fils, 
Je  crois  faire  autant  qu'eux  pour  sauver  mon  pays 
Quand,  malgré  mon  hymen  et  l'amour  qui  me  lie, 
J'immole  à  nos  dangers  le  père  d'Aurélie. 
A  L'  r.  É  L I  E  ,  revenant  à  elle. 
Oses-tu... 

CI  G  En  ON  ,  au  sénat. 
Sans  horreur  avez-vous  pu  l'ouïr? 
Sénateurs,  à  ce  point  il  peut  vous  éblouir? 

LE   SÉNAT,   AURÉLIE,  le  chef  des   licteurs. 

LE    CHEF    DES    L  I  G  T  2  L  P.  S. 

Seigneur,  on  a  saisi  ce  dépùt  formidable... 

G  IGÉRON. 

Chez  Nonnius,  o  ciel  I 

en  ASSIS. 
Qui  des  deux  est  coupable? 

GIGÉROX. 

En  pouvez-vous  douter?  Ah  !  madame,  au  sénat 
Nommez,  nommez  l'auteur  de  ce  noir  attentat. 
J'ai  toute  la  pitié  que  votre  état  demande; 
Mais  éclaircissez  tout,  Rome  vous  le  commande. 

A  l  RELIE. 

Ail!  laissez-moi  mourir!  Que  me  demandez-vous? 
Ce  cruel  !...  je  ne  puis  accuser  mon  époux... 

GIGÉROiV. 

C'est  l'accuser  assez. 

L  E  \  T  l  L  U  s. 

C'est  assez  le  défendre. 

CIGÉnON. 

Poursuivez  donc,  cruels,  et  mettez  Rome  en  cendre. 
Achevez  :  il  vous  reste  à  le  déclarer  roi. 

A  t  RELIE. 

Sauvez  Rome,  consul,  et  ne  perdez  que  moi. 
Si  vous  ne  m'arrachez  cette  odieuse  vie, 
De  mes  sanglantes  mains  vous  me  verrez  punie. 
Sauvez  Rome,  vous  dis-je,  et  ne  m'épargnez  point. 

CIGÉRON. 

Quoi!  ce  fier  ennemi  vous  impose  à  ce  point! 


284  VARIANTES    DE    R03IE    SAUVÉE. 

Vous  gardez  devant  lui  ce  silence  timide! 
Vous  ménagez  encore  un  époux  parricide  ! 

C  ATI  LIN  A. 

Consul,  elle  est  d'un  sang  que  l'on  doit  détester; 
Mais  elle  est  mon  épouse,  il  la  faut  respecter. 

ClCÉFiON. 

Crois-moi,  je  ferai  |)lus,  je  la  vengerai,  traître  ! 

(A  Aurélie.) 
Eh  bien  !  si  devant  lui  vous  craignez  de  paraître, 
Daignez  de  votre  père  attendn?  le  vengeur, 
Et  renfermez  chez  vous  votre  juste  douleur. 
Là  je  vous  parlerai. 

A  u  R  i:  L  I  E. 
Que  pourrai-je  vous  dire? 
Le  sang  d'un  père  parle,  et  devrait  vous  suffire. 
Sénateurs,  tremblez  tous...  le  jour  est  arrivé... 
*  Je  ne  le  verrai  pas...  mon  sort  est  achevé. 
Je  succombe. 

c  ATI  LIN  A. 

A3ez  soin  de  cette  infortunée. 

CICÉRON. 

Allez,  qu'en  son  palais  elle  soit  ramenée. 

(On  l'emmène.) 

G  ATI  LIN  A. 

Qu'ai-je  vu,  malheureux!  je  suis  trop  bien  puni. 

CÉTHÉr,  L'S. 

A  ce  fatal  objet,  quel  trouble  t'a  saisi? 
Aurélie  à  nos  pieds  a  demandé  vengeance; 
Mais  si  tu  servis  Rome,  attends  t:i  récompense. 

CICÉRON. 

Qu'entends-je?  Ah  !  sénateurs,  en  proie  à  votre  sort. 
Ouvrez  enfin  les  yeux  que  va  fermer  la  mort. 
Sur  les  bords  du  tombeau,  réveille-toi,  patrie  ! 

(En  montrant  Catilina.) 
Vous  avez  déjà  vu  l'essai  de  sa  furie. 
Ce  n'est  qu'un  des  ressorts  par  ce  traître  employés; 
Tous  les  autres  en  foule  ici  sont  déployés. 
On  lève  des  soldats  jusqu'au  milieu  de  Rome; 
On  les  engage  à  lui,  c'est  lui  seul  que  l'on  nomme. 
Que  font  ces  vétérans  dans  la  campagne  épars? 
Qui  va  les  rassembler  au  pied  de  nos  remparts? 
Que  demande  Lecca  dans  les  murs  de  Préneste? 
Traître,  je  sais  trop  bien  tout  l'appui  qui  te  reste. 
Mais  je  t'ai  confondu  dans  l'un  de  tes  desseins; 
J'ai  mis  Rome  en  défense,  et  Préneste  en  mes  mains. 
Je  te  suis  en  tous  lieux,  à  Rome,  en  Étrurie  ; 
Tu  me  trouves  partout  épiant  ta  furie. 
Combattant  tes  projets  que  tu  crois  nous  cacher; 
Chez  tous  tes  confidents  ma  main  va  le  chercher. 
Du  sénat  et  de  Rome  il  est  temps  que  tu  sortes. 
Ce  n'est  pas  tout,  Romains,  une  armée  est  aux  portes. 
Une  armée  est  dans  Rome,  et  le  fer  et  les  feux 
Vont  renverser  sur  vous  vos  temples  et  vos  dieux. 
C'est  du  mont  Aventin  que  partiront  les  flammes 


VARIANTES    DE    ROME    SAUVEE.  285 

Qui  doivent  embraser  vos  enfants  et  vos  femmes; 

Et  sans  les  fruits  heureux  d'un  travail  assidu, 

Ce  terrible  moment  serait  déjà  venu. 

Sans  mon  soin  redoublé,  que  l'on  nommait  frivole, 

Déjà  les  conjurés  marchaient  au  Capitole. 

Ce  temple  où  nous  voyons  les  rois  à  nos  gennu\, 

Détruit  et  consumé,  périssait  avec  vous. 

Cependant  à  vos  yeux  Catilina  paisible 

Se  prépare  avec  joie  à  ce  carnage  horrible  : 

Au  rang  des  sénateurs  il  est  encore  assis; 

Il  proscrit  le  sénat,  et  s'y  fait  des  amis; 

Il  dévore  des  yeux  le  fruit  de  tous  s;^s  crimes  : 

Il  vous  voit,  vous  menace,  et  marque  ses  victimes, 

Et  quand  ma  voix  s'oppose  à  tant  d'énormités, 

Vous  me  parlez  de  droits  et  de  formalités  ! 

Vous  respectez  en  lui  le  rang  qu'il  déshonore  ! 

Vos  bras  intimidés  sont  enchaînés  encore  ! 

Ah  !  si  vous  hésitez,  si,  méprisant  mes  soins, 

Vous  n'osez  le  punir,  défendez-vous  du  moins. 

CATON. 

Va,  les  dieux  immortels  ont  parlé  par  ta  bouche. 
Consul,  délivre-nous  de  ce  monstre  farouche! 
Tout  dégouttant  du  sang  dont  il  souilla  ses  mains. 
Il  atteste  les  droits  des  citoyens  romains; 
Use  des  mêmes  droits  :  pour  venger  la  patrie 
Nous  n'avons  pas  l)esoin  des  aveux  d'Aurélie. 
Tu  l'as  trop  convaincu,  lui-même  est  interdit; 
Et  sur  Catilina  le  seul  soupçon  suffit. 
Céthégus  nous  disait,  et  bien  mieux  qu'il  ne  pense, 
Qu'on  doit  immoler  tout  à  Rome,  à  sa  défense  : 
Immole  ce  perfide,  abandonne  aux  bourreaux 
L'artisan  des  forfaits  et  l'auteur  de  nos  maux  : 
Frappe  malgié  César,  et  sacrifie  à  Kome 
Cet  homme  détesté,  si  ce  monstre  est  un  homme. 
Je  suis  trop  indigné  qu'aux  yeux  de  Cicéron 
Il  ait  osé  s'asseoir  à  côté  de  Caton. 

(Caton  se  lève,  et  passe  du  cùto  "de  Cicéron.  Tous  les  sénateurs  le  suivent, 
hors  Céthégus,  Lentulus,  Crassus,  Clodius,  qui  restent  avec  Catilina.) 

CICF.RO.X,  au  sénat. 
Courage,  sénateurs,  du  monde  augustes  maîtres. 
Amis  de  la  vertu,  séparez-vous  des  traîtres. 
Le  démon  de  Sylla  semblait  vous  aveugler: 
Allez  au  Capitole,  allez  vous  rassembler  ; 
C'est  là  qu'on  doit  porter  les  premières  alarmes. 
Mêlez  l'appui  des  lois  à  la  force  des  armes  ; 
D'une  escorte  nombreuse  entourez  le  sénat  ; 
Et  que  tout  citoyen  soit  aujourd'hui  soldat. 
Créez  un  dictateur  en  ces  temps  difficiles. 
Les  Gaulois  sont  dans  Rome,  il  vous  faut  des  Camilles. 
On  attaque  sans  peine  un  corps  trop  divisé: 
Lui-même  il  se  détruit  ;  le  vaincre  est  trop  aisé. 
Réuni  sous  un  chef,  il  devient  indomptable. 
Je  suis  loin  d'aspirer  à  ce  faix  lionorablc  : 


I 


286  VARIANTES    DE    ROME    SAUVÉE. 

Qu'on  le  donne  au  plus  digne,  et  je  révère  en  lui 

Un  pouvoir  dangereux,  nécessaire  aujourd'liui. 

Que  Rome  seule  parle,  et  soit  seule  servie; 

Point  d'esprit  de  parti,  de  cabales,  d'envie. 

De  faibles  intérêts,  de  sentiments  jaloux  : 

C'est  par  là  que  jadis  Sylla  régna  sur  vous; 

Par  là,  sous  Marins,  j'ai  vu  tomber  vos  pères. 

Des  tyrans  moins  fameux,  cent  fois  plus  sanguinaires. 

Tiennent  le  bras  levé,  les  fers,  et  le  trépas  ; 

Je  les  montre  à  vos  yeux  :  ne  les  voyez-vous  pas? 

Écoutez-vous  sur  moi  l'envie  et  les  caprices  ? 

Oubliez  qui  je  suis,  songez  à  mes  services; 

Songez  à  Rome,  à  vous  qui  vous  sacrifiez, 

Non  à  de  vains  honneurs  qu'on  m'a  trop  enviés. 

Allez,  ferme  Caton,  présidez  à  ma  place. 

César,  soyez  fidèle;  et  que  l'antique  audace 

Du  brave  Lucullus,  de  Crassus,  de  Céson, 

S'allume  au  feu  divin  de  l'âme  de  Caton. 

Je  cours  en  tous  les  lieux  où  mon  devoir  m'oblige. 

Où  mon  pays  m'appelle,  où  le  danger  m'exige. 

Je  vais  combler  l'abîme  entr'ouvert  sous  vos  pas, 

Et  malgré  vous,  enfin,  vous  sauver  du  trépas. 

(U  sort  avec  le  sénat.) 
C  ATILINA,  à  Cicéron. 
J'atteste  encor  les  lois  que  vous  osez  enfreindre  : 
Vous  allumez  un  feu  qu'il  vous  fallait  éteindre. 
Un  feu  par  qui  bientôt  Rome  s'embrasera; 
Mais  c'est  dans  votre  sang  que  ma  main  l'éteindra. 

CÉTHÉGUS. 

Viens,  le  sénat  encor  hésite  et  se  partage  : 
Tandis  qu'il  délibère,  achevons  notre  ouvrage. 

Page  235,  vers  i4.  —  C'est  probablement  à  ce  vers  et  au  suivant  que 
devaient  être  substitués  ceux  que  Voltaire  rapporte  dans  sa  lettre  à  d'Ar- 
gental,  du  6  février  1752  : 

J'ai  vécu  pour  vous  seul,  et  ne  suis  point  entrée 
Dans  ces  divisions  dont  Rome  est  déchirée.  (B.) 

Ibid.,  vers  2'!.  —  Dans  sa  lettre  à  d'Argental,  de  septembre  1751,  ce 
vers  est  ainsi  cité  : 

Et  pour  mieux  l'égorger  le  prenant  dans  mes  bras.  (B.) 
Page  2o9,  scène  r".  —  Édition  de  Berlin  : 

SCÈNE   I. 

CICÉROiN,  licteurs;   LENTULUS   et   CÉTHÉGUS,  enchaînés. 

CICÉP. 0\,  aux  soldats. 
Allez  de  tous  côtés,  poursuivez  ces  pervers. 
Et  qu'en  ce  moment  même  on  les  charge  de  fers  ! 


VARIANTES   DE    ROME    SAUVÉE.  ohI 

Sénat,  tu  m'as  remis  les  rênes  de  l'empire, 

Je  les  tiens  pour  un  jour,  ce  jour  peut  me  suffire  ; 

Je  vengerai  l'État,  je  vengerai  la  loi; 

Sénat,  tu  seras  libre,  et  même  malgré  toi. 

Rome,  reçois  ici  tes  premiers  sacrifices. 

Vous,  de  Catilina  détestables  complices, 

Dont  la  rage  en  mon  sein  brûlait  de  s'assouvir. 

D'autant  plus  criminels  que  vous  vouliez  servir. 

Qu'étant  nés  dans  le  rang  des  maîtres  de  la  terre, 

Vos  odieuses  mains,  dans  cette  infâme  guerre, 

Ne  versaient  notre  sang  que  pour  mieux  cimenter 

Le  trône  où  votre  égal  était  prêt  de  monter  ; 

Traîtres,  il  n'est  plus  temps  de  tromper  ma  justice  ; 

Licteurs,  vengez  les  lois,  qu'on  les  traîne  au  supplice. 

L  E  N  T  U  L  U  s  . 

Va,  le  trépas  n'est  rien  ;  le  recevoir  de  toi. 

Voilà  le  seul  aflront  qui  rejaillit  sur  moi  ; 

Mais  tremble  en  le  donnant,  tremble  de  rendre  compte 

Du  sang  patricien  que  tu  couvres  de  bonté  : 

Tu  pourras  payer  cher  l'orgueil  de  le  verser, 

lit  c'est  ton  propre  arrêt  que  j'entends  prononcer. 

C  É  T  H  É  G  l  s. 

Tu  crois  notre  entreprise  à  tes  yeux  découverte, 
Tu  ne  la  connais  pas  :  elle  assure  ta  perte. 
Tant  de  bi-aves  Romains  ouvertement  armés 
Pour  deux  hommes  de  moins  no  sont  point  alarmes. 
Crois-moi,  de  tels  desseins,  des  coups  si  redoutables 
Dont  le  moindre  eût  suffi  pour  perdre  tes  semblables, 
Conservent  quelque  force  et  peuvent  t'arrêter. 
Souverain  d'un  moment,  tu  peux  en  profiter. 
Hâte-toi,  Cicéron,  Catilina  nous  venge; 
Notre  sort  va  finir,  mais  déjà  le  tien  change. 

CICÉRON. 

Oui,  traîtres,  le  destin  peut  être  encor  douteux  ; 
Mais  sans  en  être  instruits,  vous  périrez  tous  deux  ! 
(On  les  emmène.) 

SCÈNE  II. 

CICÉRON,   CATON,  une  pautte   des  séxatelrs. 

CATON,  aux  sénateurs. 
Cessez  de  murmurer,  remerciez  un  père. 

(A  Cicéron.) 
Triomphe  des  ingrats,  Rome  ici  te  défère 
Les  noms,  les  noms  sacrés  de  père  et  de  vengeur. 

La  lettre  à  d'Argental,  du  8  janvier  1752,  contient  une  autre  version  de 
quelques-uns  des  premiers  vers  de  cette  variante.  (B.) 


FIN    DE.S    V.'VRIANTES    DE    HOME    SALVÉE. 


L^ORPHELIN 


DE   LA   CHINE 


TRAGEDIE    EN    CINQ    ACTES 


REPRÉSENTÉE,  POUR  LA  PREMIÈRE  FOIS,  LK  20  AOUT  l'i'j'j. 


V.  —  Théâtre.  IV. 


19 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA    PRÉSENTE    ÉDITTOX. 


E.1  août  1733,  Voltaire  annonçait  a  dArgental  qu-il  travaillait  à  une  tra- 
gédie «  toute  pleine  d'amour  »  ;  cette  tragédie,  c'était  l'Orphelin  de  la 
Chine,  c  étaient  ses  Magots,  comme  il  l'appelait. 

Voltaire  indique,  dans  l'épître  dédicatoire  au  duc  de  Richelieu  la  source 
de  cette  tragédie;  une  pièce  chinoise,  VOrphelin  de  Tchao  ,  traduite  par 
le  P.  Premare,  lui  en  a  suggéré  l'idée.  La  traduction  du  P.  Prémare  était 
incomplète.  .M.  Stanislas  Julien  en  a  donné  une  plus  complète  depuis  lors 
>  oici  d  abord  tout  au  long  le  titre  du  drame  chinois  :  «  Le  Petit  Orphelin 
.le  la  famille  de  Tchao,  qui  se  venge  d'une  manière  éc'atante.  »  M.  Hippolvte 
Lucas  le  résume  ainsi  :  1 1     . 

«  Les  longs  monologues  des  héros  ne  prouvent  pas  en  faveur  de  lart  dra- 
matniue  des  Chinois.  Chacun  s'annonce  lui-même  :  «  Je  m'appelle  Tchao-so  » 
dit  le  gendre  du  roi.  Un  messager  lui  apporte  trois  présents  qui  son!  • 
une  corde  d  arc,  du  vin  empoisonné,  et  un  poignard;  on  lui  laisse  la  liberté 
du  choix  :  il  prend  le  parti  de  se  tuer  d'un  coup  d-  poiirnaid 

«  Tou-an-kon,  le  ministre  de  la  .guerre,  explique  ainsi  nai-vement  sa  po^i- 
tio:.  :  «Je  suis  Tou-an-kon;  craignant  que  la  princesse  ne  mît  aumondeun 
«hls  qui.  une  fois  devenu  grand,  me  poursuivrait  comme  un  ennemi  acharné 
«je  1  ai  emprisonnée  dans  son  propre  palais  ;  elle  doit  être  accouchée  mainte- 
«  uant.  «Et  plus  loin,  il  dit  en  parlant  de  l'enfant  :  «  Attendons  qu'il  ait  atteirt 
«  1  âge  d  un  mois,  et  je  le  ferai  périr  sous  le  tranchant  du  glaive  •  c'est  alors 
■^  qu  on  pourra  dire  .[ue  j'ai  détruit  la  plante  en  extirpant  la  racine   « 

«  La  inere  se  pend  de  désespoir,  l'enfant  se  trouve  sauvé  par  un  servi- 
teur r.dele.  Que  dit  Tou-an-kon?  «  Je  vais  contrefaire  un  ordre  du  roi  et 
«  me  faire  apporter  tous  les  enfants  mâles  du  rovaume  de  Tsin  qui  ont  plus 
«  d  un  mois  et  moins  de  six  ;  je  les  couperai  en  trois  les  uns  après  le.  autres 
«et  je  ne  puis  manquer  d'envelopper  dans  ce  massacre  l'orphelin  de  la  maison 
«  fie  Ichao.  n  ■  ^v/ 

«  Tou-an-kon  agit  comme  le  roi  Flé.ode  ;  celui  qui  a  sauvé  l'orphelin  livre 
son  propre  h  s  a  la  place.  Tou-an-kon,  croyant  adopter  le  fils  de  ce  serviteur 
Heve  1  orphelin  dans  sa  maison,  sous  le  nom  de  Tchin-pev.  Vin-f  ans  .près' 
Iching-pey  s'écrie  en  s'adressant  à  Tou-an-kon  :  «  Holà;  vieux' scélérat  W 
^'  SUIS  1  orphelin  de  la  famille  de  Tchao.  Il  y  a  vingt  ans  que  tu  massacras 


292  AVERTISSEMENT. 

«  sans  \i\ùv  nia  maison  (Miticn-,  (|ui  se  coiiiposail  de  trois  cents  itorsoniios;  ji; 
«  vais  te  |)on(lio  aiijourd"luii  pour  vcniier  les  injures  de  ma  famille.  » 

On  voit  que  la  ressemblance  entre  ce  drame  et  celui  de  Voltaire,  où 
l'Orphelin  ne  paraît  pas,  est  assez  lointaine.  On  cite  encore  comme  ayant 
servi  au  poëtc  tragique  un  roman  anglais  intitulé  Oronoko,  (|ue  La|)lace 
a  traduit  en  français  et  dont  Saint-Lambert  a  donné  une  imitation  sous  le 
nom  de  Ziindo. 

Lorsque  Voltaire  remit  le  manuscrit  à  l.ekain.il  lui  fil  ces  recommanda- 
tions :  «  Mon  ami,  vous  avez  les  innexions  de  la  voix  nalurellement  douces; 
i,rardez-vous  bien  d'en  laisser  échapper  quelques-unes  dans  le  rcMe  deGengis. 
Fl  faut  bien  vous  mettre  dans  la  tète  que  j'ai  voulu  peindre  un  tigre  (lui,  en 
caressant  sa  femelle,  lui  enfonce  ses  griffes  dans  les  reins.  » 

L'Orphelin  de  la  Chine  fut  représenté  aux  Délices,  près  de  Genève, 
avant  de-paraitre  à  Paris.  L'acteur  qui  jouait  le  rôle  de  Gengis-kan  étant 
quelquefoffe  t  aînant  et  monotone,  en  entendait  l'auteur  gémir  :  «  Frère  Gengi^  ! 

frère  Gengis!  » 

Le  président  de  Montesquieu,  qui  était  s|.ectaleur,  sendormit  profonde- 
ment. Voltaire  lui  jeta  son  chapeau  à  la  tète,  en  disant  :  «  11  croit  être  ii 
l'audience  !   » 

L'Orphelin  de  la  Chine  fut  représenté  par  les  Couu'diens  fi-ançais  le 
20  août  '17oo,  et  fut  applaudi  d'un  bout  à  l'autre.  M"''  Clairon,  qui  jouait 
Idamé,  atteignit  dans  cette  pièce  le  point  de  perfection  auquel  l'art  pouvait 
porter 'son  talent.  La  célèbre  actrice,  (pii  depuis  longtemps  méditait  avec 
Lekain  la  réforme  du  costume,  eut  le  bon  goût  et  le  courage  de  renoncer 
aux  paniers,  et  de  paraître  vêtue  comme  l'exigeait  son  rôle. 

Lekain,  le  premier  soir,  fut  au-dessous  de  lui-même,  mais  se  releva  aux 
représentations  suivantes.  M""'  Denis  écrivait  des  Délices  à  d'Ârgental, 
le  9  septembre  1735  :  «  Mon  oncle  a  reçu  aujourd'hui  une  leUre  de  .M.  Lekain 
dont  il  est  enchanté.  Il  lui  avoue  qu'il  a  mal  joué  la  première  fois,  et  qu'il 
joue  bien  actuellement.  Toutes  les  lettres  que  nous  rece.'ons  le  confirment. 
J'étais  bien  sûre  de  lui,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  fasse  sentir  à  merveille 
tous  les  contrastes  du  rôle.  C'est  le  meilleur  garcoïi  du  monde,  et  tout  plein 
de  talent.  Je  me  flatte  que  vous  aimez  ii  !a  folie  M""  Clairon;  je  suis  sûre 
(jue  vous  et  moi  nous  pensons  de  même  quand  je  dis  h  mon  oncle  que, 
p  >va-  avoir  un  grand  succès,  il  faut  de  grands  rôles  de  femmes.  Il  commence 
a  être  de  cet  avis,  et  est  bien  résolu  de  faire  de  beaux  rôles  à  M"' Clairon.  » 
L'Orphelin  de  la  Chine  eut,  dans  sa  nouveauté,  seize  représentations.  Il 
fut  joué  à  Fontainebleau,  et  a|)plaudi  par  la  cour  comme  il  l'avait  été  par 
la  ville.  On  sait  qu'avant  Voltaire,  Pierre  Corneille  avait  songé  à  placer 
Faction  d'une  de  ses  tragédies  en  Chine.  L'Orphelin  de  la  Chine  n'en  est 
pas  moins  la  première  pièce  dont  l'empire  du  Milieu  ait  enrichi  nolie 
littérature. 


I 


AVERTISSEMENT 

DE    BEUCHOT. 


Lorsque  Voltaire  commença  celle  tragédie,  en  1  Toi,  il  ne  croyait  pas  que 
le  sujet  pût  fournir  plus  de  trois  actes.  Ce  fut  d'Ai-gental  qui  exigea  qu'il  en 
lit  cinq.  La  pièce  fut  représentée  pour  la  première  fois  à  Paris,  le  20  août  \~'Ï6. 
Dans  sa  dédicace  à  Richelieu,  l'auteur  dit  avoir  pris  l'idée  de  son  Orphelin 
de  la  Chhie,  à  la  lecture  d'une  traduction  d'une  pièce  chinoise  imprimée 
dans  la  Descriplion  de  la  Chine.  Lorsque  la  pièce  française  parut,  on  publia 
une  nouvelle  édition  delà  pièce  chinoise,  sous  ce  titre  :  Tchao-chi-cou-eidh., 
ou  l'Orphelin  de  la  maison  de  Tchao,  tragédie  chinoise,  traduite  par  le 
fl.  P.  de  Prémare,  inissionnaire  de  la  Chine,  avec  des  éclaircissements 
sur  le  théâtre  des  Chinois  et  sur  l'histoire  véritable  de  l'Orphelin  de 
Tchao,par  M.  Sorel  Desflottes,  à  Péking  (Paris  ,  ITS-j.  in- 12  de  96  pages. 

Les  Magots,  parodie  de  l'Orphelin  de  la  Chi7ie,en  vers  et  en  un  acte, 
représentée  pour  la  première  fois  par  les  comédiens  italiens  ordinaires 
du  roi,  le  19  7nars  17-36  (par  Boucher,  officier  au  service  de  la  Compagnie 
dos  Indes),  furent  imprimés  en  17o6,  in-r2  de  ii  pages. 

LWnalyse  de  la  tragédie  de  l'Orphelin  de  la  Chine,  ^àv  M.  !e  chevalier 
de  La  Morlière,  est  de  I7o.d,  in-I2  de  43  pages. 

La  Lettre  à  un  homme  du  vieux  temps,  sur  l'Orphelin  de  la  Chine, 
in-S"  de  15  pages,  est  de  Poinsinet  le  jeune. 

La  Lettre  à  madame  de  ***,  sur  l'Orphelin  de  la  Chine,  17.Jo.  in- 12 
de  2i  pages,  a  été  attribuée  à  tort  à  La  >[orlière. 

Murpln ,  comédien  anglais  et  auteur  d'une  tragédie  de  l'Orphelin  de  la 
Chine,  adressa,  le  30  avril  1739,  à  Voltaire,  une  Le//re  contenant  la  critique 
de  la  pièce  française.  Cette  Lettre,  traduite  et  imprimée  dans  les  Variétés 
littéraires,  \mv  .\rnaud  et  Suard,  donna  naissance  à  l'opuscule  anglais 
intitulé  J  letter  from  M.  de  Voltaire  la  the  author  of  the  Orphan  of 
China,  1759,  in-8".  C'est  une  critique  de  la  pièce  de  Muiphy;  mais  elle 
n'est  point  de  Voltaire,  quoiqu'on  y  ait  mis  son  nom. 

Des  Observations  sur  l'Orphelin  de  la  Chine  sont  imprimées  à  la  suite 
d'une  Épîlre  à  .)/.  de  Voltaire,  par  Gazon  dOurxigné.  dont  une  nouvelle 
édition  fut  publiée  en  1760. 

L'n  nommé  Raux  avait  mis,  en  I7."j6.  trois  liagédies  de  Voltaire  en  figures 
d'émail  :  c'était  Zaïre.  .Mérope  et  l'Orphelin  de  la  Chine.  (Voyez  ï. innée 
littéraire,  1756,  tome  VIH.  p.  45.) 


A    MO-NSEIGNELR 

LE    3IARÉCHAL    DUC    DE    RICHELIEU 

PAIR    DE    FRANCE, 

PREMIER     GENTILHOMME     DE     LA     CHAMBRE     DU     ROI,     COMMANDANT     EN     LANGUEDOC, 

l'un     des     (QUARANTE     DE     l'aCADÉMIE. 


Je  voudrais,  monseigneur,  vous  présenter  de  beau  marbre 
comme  les  Génois  ',  et  je  n'ai  que  des  figures  cbinoises  à  vous 
offrir.  Ce  petit  ouvrage  ne  paraît  pas  fait  pour  vous;  il  n'y  a 
aucun  héros  dans  cette  pièce  qui  ait  réuni  tous  les  suffrages  par 
les  agréments  de  son  esprit,  ni  qui  ait  soutenu  une  république 
prête  à  succomber,  ni  qui  ait  imaginé  de  renverser  une  colonne 
anglaise  avec  quatre  canons.  Je  sens  mieux  que  personne  le  peu 
([ue  je  vous  offre;  mais  tout  se  pardonne  à  un  attachement  de 
<|uarante  années.  On  dira  peut-être  qu'au  pied  des  Alpes,  et  vis- 
à-vis  des  neiges  éternelles,  où  je  me  suis  retiré,  et  où  je  devais 
n'être  que  philosophe,  j'ai  succombé  à  la  vanité  d'imprimer  que 
ce  qu'il  y  a  eu  de  plus  brillant  sur  les  bords  de  la  Seine  ne  m'a 
jamais  oublié.  Cependant  je  n'ai  consulté  que  mon  cœur;  il  me 
conduit  seul  ;  il  a  toujours  inspiré  mes  actions  et  mes  paroles  : 
il  se  trompe  quelquefois,  vous  le  savez  ;  mais  ce  n'est  pas  après 
(les  épreuves  si  longues.  Permettez  donc  que,  si  cette  faible  tra- 
gédie peut  durer  quelque  temps  après  moi,  on  sache  que  l'auteur 
ne  vous  a  pas  été  indifférent  ;  permettez  qu'on  apprenne  que,  si 
votre  oncle  fonda  les  beaux-arts  en  France,  vous  les  avez  soutenus 
dans  leur  décadence. 

L'idée  de  cette  tragédie  me  vint,  il  y  a  quelque  temps,  à  la 
lecture  de  VOrphelin  de  Tchao,  tragédie  chinoise,  traduite  par  le 

1.  Les  Génois  avaient  érige  une  statue  à  Richelieu  pour  sa  défense  de  leur  ville 
.■n  1747.  (B.) 


296  É PITRE    DKDICATOIUE. 

l\  l^iviiinre',  qu'on  trouve  dans  lo  recueil  que  le  1*.  du  Ilalde  a 
donné  au  public.  Celte  pièce  chinoise  l'ut  composée  au  xiv  siècle, 
sous  la  dynastie  même  de  (lengis-kan  :  c'est  une  nouvelle  preuve 
([ue  les  vainqueurs  tartares  ne  changèrent  point  les  moEMirs  de  la 
nation  vaincue;  ils  protégèrent  tous  les  arts  étahlis  à  la  Chine  :  ils 
adoptèrent  toutes  ses  lois. 

Voilà  un  grand  exemple  de  la  supériorité  naturelle  que  donnent 
la  raison  et  le  génie  sur  la  force  aveugle  et  harhare  ;  et  les  Tartares 
ont  deux  fois  donné  cet  exemple,  car  lorsi^u'ils  ont  con(|uis 
encore  ce  grand  empire,  au  commencement  du  siècle  passé,  ils  se 
sont  soumis  une  seconde  fois  à  la  sagesse  des  vaincus  ;  et  les  deux 
peuples  n'ont  formé  qu'une  nation,  gouvernée  par  les  plus 
anciejines  lois  du  monde  :  événement  frappant,  qui  a  été  le 
premier  but  de  mon  ouvrage. 

La  tragédie  chinoise  qui  porte  le  nom  de  rOrplwUn  est  tir('.> 
d'un  recueil  immense  des  pièces  de  théâtre  de  cette  nation  :  elh' 
cultivait  depuis  plus  de  trois  mille  ans  cet  art,  inventé  un  peu 
plus  tard  par  les  Grecs,  de  faire  des  portraits  vivants  des  actions 
des  hommes,  et  d'établir  de  ces  écoles  de  morale  où  l'on  enseigne 
la  vertu  en  action  et  en  dialogues.  Le  poème  dramatique  ne  fii 
donc  longtemps  en  honneur  que  dans  ce  vaste  pays  de  la  Chine, 
séparé  et  ignoré  du  reste  du  monde,  et  dans  la  seule  ville 
d'Athènes.  Rome  ne  le  cultiva  qu'au  bout  de  (juatre  cents  années. 
Si  vous  le  cherchez  chez  les  Perses,  chez  les  Indiens^  qui  passent 
pour  des  peuples  inventeurs,  vous  ne  l'y  trouvez  pas  ;  il  n'y  est 
jamais  parvenu.  L'Asie  se  contentait  des  fables  de  Pilpay  et  de 
Lokman,  qui  renferment  toute  la  morale,  et  qui  instruisent  en 
allégories  toutes  les  nations  et  tous  les  siècles. 

11  semble  qu'après  avoir  fait  parler  les  animaux,  il  n'y  eût 
qu'un  pas  à  faire  pour  faire  parler  les  hommes,  pour  les  intro- 
duire sur  la  scène,  pour  former  l'art  dramatique  :  cependant  ces 


1.  LV'dition  originale  porte  Brcmare.  C'est  une  faute  qui,  depuis  1755,  s'est 
rcpétce  d"éditian  en  édition  jusqu'en  1825.  Elle  avait  cependant  été  signalée 
dans  le  Mercure  de  1755,  décembre,  tome  1'''',  p;ige  218  :  la  traduction  du  P.  Pré- 
mare, imprimée  d'abord  dans  la  Description  de  la  Chine,  a  été  réimprimée  en  1755, 
ainsi  qu'il  est  dit  dans  V Avertissement  da  Beucliot. 

2.  L'art  dramatique  n'c'tait  point  inconnu  des  Indiens.  Nous  avons  les  Chefs- 
d'œuvre  du  théâtre  indien,  traduits  de  roriçjinal  sanscrit  en  anglais  par  31.  H. -H. 
Wilson,  et  de  l'anglais  en  français  par  M.  A.  Lançilois,  1828,  deux  volumes  in-8''. 
M.  Cliezy  vient  d'imprimer  en  sanscrit,  avec  une  traduction  française,  la  liecon- 
Jiaissance  de  Sakountala,  1830,  in-4".  Une  traduction  de  Sakountala,  ou  l'Anneau 
filai,  faite  par  Brnguières  de  Sorsum,  d'après  la  traduction  de  W.  Joncs,  avait 
paru  en  180:t,  in-8".  (B.) 


KIMTKK    DKDICATOIRR.  2<»7 

peuples  in^riiiciix  ne  s'en  avisrrciit  jamais.  On  doit  iiilV-ror  de  là 

que  les  Chinois,  les  (irecs  et  les  Homaiiis,  sont  les  seuls  peuples 

anciens  qui  aient  connu  le  véritable  esprit  de  la  société.  Hien,  eu 

effet,  ne  rend  les  hommes  plus  sociables,  n'adoucit  i)his  leurs 

mœurs,  Tie  perlectionne  plus  leur  raison,  que  de  les  rassend)ler 

pour  leur  faire  goûter  ensemble  les  plaisirs  purs  de  l'esprit  :  aussi 

nous  voyons  qu'à  peine  Pierre  le  Grand  eut  policé  la  Russie  et 

bâti  Pétersbourg,  que  les  théâtres  s'y  sont  établis.  PlusrAlleniagiie    .      •  . 

s'est  peri'ectionnée,  et  plus  nous  l'avons  vue  adopter  nos  spec-  |  ^^,u^jl^ 

tacles  :  le  peu  de  pays  où  ils  n'étaient  pas  reçus  dans  le  siècle  |  uf^f^ 

passe  n'étaient  pas  mis  au  rang  des  pays  civilisés. 

L'Orphelin  de  Tchao  est  un  monument  précieux  qui  sert  plus  à 
faire  connaître  l'esprit  de  la  Chine  que  toutes  les  relations  qu'on 
a  faites  et  qu'on  fera  jamais  de  ce  vaste  empire.  Il  est  vrai  que 
cette  pièce  est  toute  barbare  en  comparaison  des  bons  ouvrages 
de  nos  jours;  mais  aussi  c'est  un  chef-d'œuvre,  si  on  le  compare 
à  nos  pièces  du  xiv^  siècle.  Certainement  nos  troubadours,  notre 
basoche,  la  société  des  enfants  sans  souci,  et  de  la  mère-sotte, 
n'approchaient  pas  de  l'auteur  chinois.  Il  faut  encore  remarquer 
([ue  cette  pièce  est  écrite  dans  la  langue  des  mandarins,  qui  n'a 
point  changé,  et  qu'à  peine  entendons-nous  la  langue  qu'on 
parlait  du  temps  de  Louis  XII  et  de  Charles  VIII. 

On  ne  peut  comparer  rOrphelln  de  Tehan  qu'aux  tragédies 
anglaises  et  espagnoles  du  \\\f  siècle,  qui  ne  laissent  pas  encore 
de  plaire  au  delà  des  Pyrénées  et  de  la  mer.  L'action  de  la  pièce 
chinoise  dure  vingt-cinq  ans,  comme  dans  les  farces  monstrueuses 
de  Shakespeare  et  de  Lope  de  Vega,  qu'on  a  nommées  tragédies; 
c'est  un  entassement  d'événements  incroyables.  L'ennemi  de  la 
maison  de  Tchao  veut  d'abord  en  faire  périr  le  chef  en  lâchant 
sur  lui  un  gros  dogue,  qu'il  fait  croire  être  doué  de  l'instinct  de 
découvrir  les  criminels,  connue  Jarcpies  Aymar,  parmi  nous, 
devinait  les  voleurs  par  sa  baguette.  Ensuite  il  suppose  un  ordre 
de  l'empereur,  et  envoie  à  son  ennemi  Tchao  une  corde,  du 
|)oison,  et  un  poignard  ;  Tchao  chante  selon  l'usage,  et  se  coupe 
la  gorge,  en  vertu  de  l'obéissance  que  tout  homme  sur  la  terre 
doit  de  droit  divin  à  un  empereur  de  la  Chine.  Le  persécuteur  lail 
mourir  trois  cents  personnes  de  la  nuiison  de  Tchao.  La  prin- 
cesse, veuve,  accouche  de  l'orphcliti.  On  (h'i'obe  cet  entant  à  la 
fureur  de  celui  (|ui  a  exterminé  toute  la  maison,  et  (jui  veut 
encore  l'aire  périr  au  berceau  le  seul  (|ui  reste.  Cet  exterminateur 
ordonne  (ju'on  égorge  dans  les  villages  d'alentour  tous  les  enfants, 
alin  ([ue  l'orphelin  soit  enveloppé  dans  la  destruction  générale. 


298  EPITRE    DÉDICATOIRE. 

On  croit  lire  les  Mille  et  une  Nuits  en  action  et  en  scènes  ;  mais, 
malgré  Tincroyable,  il  y  règne  de  l'intérêt;  et,  malgré  la  foule 
(les  événements,  tout  est  de  la  clarté  la  plus  lumineuse  :  ce  sont 
là  deux  grands  mérites  en  tout  temps  et  chez  toutes  nations  ;  et  ce 
mérite  manque  à  beaucoup  de  nos  pièces  modernes.  Il  est  vrai 
que  la  pièce  chinoise  n'a  pas  d'autres  beautés:  unité  de  temps  et 
d'action,  développements  de  sentiments,  peinture  des  mœurs, 
éloquence,  raison,  passion,  tout  lui  manque  :  et  cependant, 
comme  je  l'ai  déjà  dit,  l'ouvrage  est  supérieur  à  tout  ce  que  nous 
faisions  alors. 

Comment  les  Chinois,  qui,  au  xiv  siècle,  et  si  longtemps 
auparavant,  savaient  faire  de  meilleurs  poèmes  dramatiques  que 
tous  les  EuropéansS  sont-ils  restés  toujours  dans  l'enfance  gros- 
sière de  l'art,  tandis  qu'à  force  de  soins  et  de  temps  notre  nation 
est  parvenue  à  produire  environ  une  douzaine  de  pièces  qui,  si 
elles  ne  sont  pas  parfaites,  sont  pourtant  fort  au-dessus  de  tout  ce 
que  le  reste  de  la  terre  a  jamais  produit  en  ce  genre?  Les  Chinois, 
comme  les  autres  Asiatiques,  sont  demeurés  aux  premiers 
éléments  de  la  poésie,  de  l'éloquence,  de  la  i)hysique,  de  l'astro- 
nomie, de  la  peinture,  connus  par  eux  si  longtemps  avant  nous. 
Il  leur  a  été  donné  de  commencer  en  tout  plus  tôt  que  les  autres 
peuples,  pour  ne  faire  ensuite  aucun  progrès.  Ils  ont  ressemblé 
aux  Égyptiens,  qui,  ayant  d'abord  enseigné  les  Grecs,  finirent  i)ar 
n'être  pas  capa])les  d'être  leurs  disciples. 

Ces  Chinois,  chez  qui  nous  avons  voyagé  à  travers  tant  de 
périls,  ces  peuples  de  qui  nous  avons  obtenu  avec  tant  de  peine 
la  permission  de  leur  apporter  l'argent  de  l'Europe,  et  de  venir 
les  instruire,  ne  savent  pas  encore  à  quel  point  nous  leur  sommes 
supérieurs  ;  ils  ne  sont  pas  assez  avancés  pour  oser  seulement 
vouloir  nous  imiter.  Nous  avons  puisé  dans  leur  histoire  des 
sujets  de  tragédie,  et  ils  ignorent  si  nous  avons  une  histoire. 

Le  célèbre  abbé  Metastasio  a  pris  pour  sujet  d'un  de  ses  poèmes 
dramatiques  Me  même  sujet  à  peu  près  que  moi,  c'est-à-dire  un 
orphelin  échappé  au  carnage  de  sa  maison  ;  et  il  a  puisé  cette 
aventure  dans  une  dynastie  qui  régnait  neuf  cents  ans  avant 
notre  ère. 

La  tragédie  chinoise  de  l'Orphelin  de  TcJuto  est  tout  un  autre 


1.  Le  p.  du  Halde,  tous  les  auteurs  des  Lettres  édifiantes,  tous  les  voyageurs, 
ont  toujours  écrit  Européans ;  et  ce  n'est  que  depuis  quelques  années  qu'on  s'est 
avisé  d'imprimer  Européens.  {Note  de  Voltaire.) 

2.  Le  Héros  chinois  {l'Eroe  chimse).  (B.) 


ÉPITRE    DÉDICATOIHE.  299 

sujet.  J'en  ai  clioisi  iiii  tout  dinV'rciit  ciicoro  dos  doux  autres,  et 
<fui  no  leur  rossouihlo  (\uo  })ar  le  nom.  .To  me  suis  arrêté  à  la 
}.;rando  époque  do  (iongis-kan,  et  j'ai  voulu  poindre  les  mœurs  des 
Tartares  et  des  Chinois.  Les  aventures  les  plus  intéressantes  ne 
sont  rien  quand  elles  no  peignent  pas  les  mœurs;  et  cette  pein- 
ture, qui  est  un  des  plus  grands  secrets  de  lart,  n'est  encore  qu'un 
amusement  frivole  quand  elle  n'inspire  pas  la  vertu. 

J'ose  dire  que  depuis  la  Henn'ade  jusqu'à  Zaïre,  et  jusqu'à  cette 
pièce  chinoise,  honne  ou  mauvaise,  tel  a  été  toujours  le  principe 
qui  m'a  inspiré;  et  que,  dans  l'histoire  du  siècle  de  Louis  XIV, 
j'ai  célébré  mon  roi  et  ma  patrie,  sans  flatter  ni  l'un  ni  l'autre. 
C'est  dans  un  tel  travail  que  j'ai  consumé  plus  do  quarante 
années.  Mais  voici  ce  que  dit  un  auteur  chinois  traduit  en  espa- 
gnol par  le  célèbre  Navarette  : 

«  Si  tu  composes  quelque  ouvrage,  ne  le  montre  qu'à  tes 
amis  :  crains  le  public  et  tes  confrères:  car  on  falsifiera,  on 
empoisonnera  ce  que  tu  auras  fait,  et  on  t'imputera  ce  que  tu 
n'auras  pas  fait.  La  calomnie,  qui  a  cent  trompettes,  les  fera 
sonner  pour  te  perdre,  tandis  que  la  vérité,  qui  est  muette, 
restera  auprès  de  toi.  Le  célèbre  Ming  fut  accusé  d'avoir  mal 
pensé  du  Tien  et  du  Li,  et  de  l'empereur  Vang;  on  trouva  le 
vieillard  moribond  qui  achevait  le  panégyrique  de  Vang,  et  un 
hvmne  au  Tien  et  au  Li^,  etc.  » 


1.  Voltaire  fait  ici  allusion  aux  accusations  portées  contre  lui  à  propos  des  vers 
injurieux  qu'on  disait  être  dans  la  Pucelle,  et  de  certaines  phrases  de  ï Essai  sui- 
tes mœurs).  G.  A.) 


I 


PERSONNAGES' 


rueri'iers  lartares. 


GENGIS-KAN,  empcM-our  tartarc. 

OCTAR,    ( 

OSMAN,   S 

ZAMTI,  mandarin  lettré. 

IDAMÉ,  femme  de  Zamti. 

ASSÉLI,  attachée  à  Idamé. 

ÉTAN,  attaché  à  Zamti. 


La  scène  est  dans  un  palais  des  mandarins,  qui  tient  au  palais  impérial 
dans  la  ville  de  Cambulu,  aujourd'hui  Pékin. 


l    xNoms  des  acteurs  qui  jouirent  dans  l'Orphelin  de  la  Chine,  et  dans  VEpreuve 
réciproque,  de  Legrand,  qui  l'accompagnait  :  Leguand,  La  '^"^«"•'^':'^"\^'''^"';\'|;' 
S  Ain 
Pré\ 

Piécette  :  4,717  livres    (G.  A.) 


Mproque,  cie  Legranu,  qui  i  cn.i.uiiiijag,iiu,n  .  i..,»...,..-.,  - --- 

ur.AziN   (Zamti),   Dakgeville,  Bonneval,   Dlbois,    Lfkain   (Gengis),  BEU.ECoun, 
ÉviLLE,    Paulin;   M'""    Lavoy,    Dkoui.n,   GL\moN   (ldamc\   Brillant,    Hus.   — 


L^ORPHELIN 

DE   LA   CHINE 

TRAGÉDIE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE    1. 

IDAMÉ,    ASSÉLI. 

IDAMÉ. 

Se  peiit-il  qu'en  ce  temps  de  désolation, 
En  ce  jour  de  carnage  et  de  destruction, 
Quand  ce  palais  sanglant,  ouvert  à  des  Tartares, 
Tombe  avec  l'univers  sous  ces  peuples  barbares, 
Dans  cet  amas  affreux  de  publi(iuos  borreurs, 
1!  soit  encor  pour  moi  de  nom  elles  douleurs? 

ASSKLI. 

Kb  !  qui  n'éprouve,  bélasl  daus  la  jjerte  commune, 

Les  tristes  sentiments  de  sa  propre  infortune? 

(Jui  de  nous  vers  le  ciel  n'élève  pas  ses  cris 

l\)ur  les  jours  d'un  époux,  ou  d'un  père,  ou  d'un  fds? 

Dans  cette  vaste  enceiutc,  au  Tartare  inconnue, 

Où  le  roi  dérobait  à  la  |)iil)li(|iie  vue 

('-('  peuple  désarnu''  de  |)aisil)l('s  mortels, 

lulerprètes  des  lois,  ministres  des  autels, 

Meillards,  femmes,  enfants,  troupeau  faible  et  timide. 

Dont  n'a  point  approcbé  cette  guerre  bomicidc, 


302  L'ORPHELIN    DE    LA   CHINE. 

Nous  ignorons  encore  à  quelle  atrocité 

Le  vainqueur  insolent  porte  sa  cruauté. 

Nous  entendons  gronder  la  foudre  et  les  tempêtes. 

Le  dernier  coup  ai)proche,  et  vient  frapper  nos  têtes. 

lUAMK. 

0  fortniic!  ù  pouvoir  au-dessus  de  l'humain! 
Chère  et  triste  Asséli,  sais-tu  quelle  est  la  main 
Qui  du  Catai  sanglant  presse  le  vaste  empire, 
Et  qui  sappesantit  sur  tout  ce  qui  resi)ire? 

ASSÉ  I.I. 

On  nomme  ce  tyran  du  nom  de  Roi  des  rois. 
C'est  ce  fier  Gengis-kan,  dont  les  affreux  exploits 
Foijt  un  vaste  toml)eau  de  la  superhe  Asie. 
Octar,  son  lieutenant,  déjà,  dans  sa  furie, 
Porte  au  palais,  dit-on,  le  fer  et  les  flamheaux. 
Le  Catai  passe  enfin  sous  des  maîtres  nouveaux  : 
Cette  ville,  autrefois  souveraine  du  monde, 
Nage  de  tous  côtés  dans  le  sang  qui  l'inonde; 
Voilà  ce  que  cent  voix,  en  sanglots  superflus. 
Ont  appris  dans  ces  lieux  à  mes  sens  éperdus'. 

IDAMK. 

Sais-tu  que  ce  tyran  de  la  terre  interdite. 

Sous  qui  de  cet  État  la  fin  se  précipite. 

Ce  destructeur  des  rois,  de  leur  sang  ahreuvé, 

Est  un  Scythe,  un  soldat  dans  la  poudre  élevé. 

Un  guerrier  vagahond  de  ces  déserts  sauvages. 

Climat  qu'un  ciel  épais  ne  couvre  que  d'orages  ? 

C'est  lui  qui,  sur  les  siens  hriguant  l'autorité. 

Tantôt  fort  et  puissant,  tantôt  persécuté, 

Vint  jadis  à  tes  yeux,  dans  cette  auguste  ville. 

Aux  portes  du  palais  demander  un  asile. 

Son  nom  est  Témugin  ;  c'est  t'en  apprendre  assez. 

ASSÉLI. 

Quoi  !  c'est  lui  dont  les  vœux  vous  furent  adressés! 
Quoi  !  c'est  ce  fugitif,  dont  l'amour  et  l'hommage 
A  vos  parents  surpris  parurent  un  outrage  ! 
Lui  qui  traîne  api'ès  soi  tant  de  rois  ses  suivants. 
Dont  le  nom  seul  impose  au  reste  des  vivants? 

1.  M^'e  Clairon  ayant  supprimû  ces  doux  vers,  «  Vous  pouvez  être  très-sùro,  lui 
écrivit  Voltaire,  que  les  sanglots  n'ont  pas  d'autre  passage  que  celui  de  la  voix,  et  si 
on  n'est  pas  accoutume  à  cette  expression,  il  faudra  bien  qu'on  s'y  accoutume.  <> 


ACTJi    I,    SCKXE    I.  303 

ID.VMK. 

C'est  lui-même,  Asséli  :  son  superbe  courage, 

Sa  future  grandeur,  brillaient  sur  son  visage; 

Tout  semblait,  je  l'avoue,  esclave  auprès  de  lui  ; 

Et  lorsqiK»  de  la  cour  il  mendiait  l'appui, 

Inconnu,  lugitii",  il  ne  parlait  qu'en  maître. 

11  m'aimait;  et  mon  cœur  s'en  applaudit  peut-être*  : 

Peut-être  ([u'en  secret  je  tirais  vanité 

D'adoucir  ce  lion  dans  mes  fers  arrêté, 

De  plier  à  nos  mœurs  cette  grandeur  sauvage, 

D'instruire  à  nos  vertus  son  féroce  courage, 

Et  de  le  rendre  enfin,  grâces  à  ces  liens. 

Digne  un  jour  d'être  admis  parmi  nos  citoyens. 

Il  eût  servi  l'État,  qu'il  détruit  par  la  guerre  : 

Un  refus  a  produit  les  malbeurs  de  la  terre. 

De  nos  peuples  jaloux  tu  connais  la  fierté. 

De  nos  arts,  de  nos  lois  l'auguste  antiquité, 

Une  religion  de  tout  temps  épurée. 

De  cent  siècles  de  gloire  une  suite  avérée  : 

Tout  nous  interdisait,  dans  nos  préventions, 

Une  indigne  alliance  avec  les  nations. 

Enfin  un  autre  hymen,  un  plus  saint  nœud  m'engage; 

Le  vertueux  Zamti  mérita  mon  suffrage. 

Qui  l'eût  cru,  dans  ces  temps  de  paix  et  de  bonlieui-, 

Qu'un  Scythe  méprisé  serait  notre  vainqueur? 

Voilà  ce  qui  m'alarme,  et  qui  me  désespère. 

J'ai  refus('!  sa  main  ;  je  suis  épouse  et  mère  : 

Il  ne  pardonne  pas  :  il  se  vit  outrager; 

Et  l'univers  sait  trop  s'il  aime  à  se  venger. 

Étrange  destinée,  et  revers  incroyable! 

Est-il  possible,  ô  dieu!  que  ce  peuple  innombrable 

Sous  le  glaive  du  Scythe  expire  sans  combats, 

Comme  de  vils  troupeaux  que  l'on  mène  au  trépas? 

ASSÉLI. 

Les  Coréens,  dit-on,  rassemblaient  une  armée; 
Mais  nous  ne  savons  rien  que  par  la  renommée, 

1.  On  peut  comparer  ces  vers  à  ceux  que  dit  Aricic  dans  la  Phèdre  de  Racine  : 

Phèd're  en  vain  s'honorait  dos  soupirs  do  Thésée  : 
Pour  moi,  je  suis  plus  fi6re,  et  fuis  la  gloire  aiséo 
D'arracher  un  homina;,'e  A  mille  autres  ollert, 
Et  d'entrer  dans  un  cœur  de  toutes  parts  ouvert. 


I 


304  L'ORPHELIN    DE    LA   CHINE. 

YA  tout  nous  abandonne  aux  mains  des  destructeurs. 

IDAMÉ. 

Oue  cette  incertitude  augmente  mes  douleurs! 

.I"ignore  à  quel  excès  parviennent  nos  misères, 

Si  l'empereur  encore  au  palais  de  ses  pères 

A  trouvé  quelque  asile,  ou  quelque  défenseur. 

Si  la  reine  est  tombée  aux  mains  de  l'oppresseur. 

Si  l'un  et  l'autre  touclie  à  son  beurc  fatale. 

Hélas!  ce  dernier  fruit  de  leur  foi  conjugale, 

Ce  malbeureux  enfant,  à  nos  soins  confié, 

Excite  encor  ma  crainte  ainsi  que  ma  pitié. 

Mon  époux  au  palais  porte  un  pied  téméraire; 

L  ne  ombre  de  respect  pour  son  saint  ministère 

Peut-être  acb^ucira  ces  vainqueurs  forcenés. 

On  dit  que  ces  brigands  aux  meurtres  acharnés, 

Qui  remplissent  de  sang  la  terre  intimidée. 

Ont  d'un  dieu  cependant  conservé  quelque  idée; 

Tant  la  nature  même,  en  toute  nation, 

(Ira va  FÈtre  suprême  et  la  religion. 

Mais  je  me  flatte  en  vain  qu'aucun  respect  les  touche; 

La  crainte  est  dans  mon  cœur,  et  l'espoir  dans  ma  bouche 

Je  liie  meurs... 


SCENE   II. 

IDAMÉ,    ZAMTI,    ASSÉLI. 

IDAMÉ. 

Est-ce  vous,  époux  infortuné? 
Notre  sort  sans  retour  est-il  déterminé? 
Hélas!  qu'avez-vous  vu?  , 

ZAMTI. 

Ce  que  je  tremble  à  dire. 
Le  malheur  est  au  comble;  il  n'est  ])lus,  cet  empire 

1.  Tout  ce  récit  est  imité  de  Virgil"  : 

.     .     .     Kuimus  Trocs,  fuit  l'ium  et  ingens 

Gloria  Teucrorum 

.     .     .     Ineensa  Danai  domiMantur  in  urbe. 

.in.,  lib.  II,  V.  325. 
Voyez  encore  .En.,  lib.  V,  v.  3(il,  500,  etc. 


il 


ACTE    I,    SCÈ.XE    II. 

Sous  le  glaive  étranger  j'ai  vu  tout  abattu. 
De  quoi  nous  a  servi  cFadorer  la  vertu  ? 
Nous  étions  vainement,  dans  une  paix  proioiide, 
Et  les  législateurs  et  l'exemple  du  monde; 
Vainement  par  nos  lois  l'univers  fut  instruit  : 
La  sagesse  n'est  rien  ;  la  force  a  tout  détruit. 
J'ai  vu  de  ces  brigands  la  horde  liyperboréeS 
Par  des  fleuves  de  sang  se  frayant  une  entrée' 
Sur  les  corps  entassés  de  nos  frères  mourants, 
Portant  partout  le  glaive  et  les  feux  dévorants'. 
Ils  pénètrent  en  foule  à  la  demeure  auguste 
Où  de  tous  les  humains  le  plus  grand,  le  plus  juste 
D'un  front  majestueux  attendait  le  trépas. 
La  reine  évanouie  était  entre  ses  bras. 
De  leurs  nombreux  enfants  ceux  en  qui  le  courage 
Commençait  vainement  à  croître  avec  leur  âge,  "^ 
Et  qui  pouvaient  mourir  les  armes  à  la  main"^  ' 
Étaient  déjà  tombés  sous  le  fer  inhumain. 
Il  restait  près  de  lui  ceux  dont  la  tendre  enfance 
N'avait  que  la  faiblesse  et  des  pleurs  pour  défense; 
On  les  voyait  encore  autour  de  lui  pressés. 
Tremblants  à  ses  genoux  qu'ils  tenaient  embrassés. 
J'entre  par  des  détours  inconnus  au  vulgaire; 
J'approche  en  frémissant  de  ce  n^alheureux  père  : 
Je  vois  ces  vils  humains,  ces  monstres  des  déserts, 
A  notre  auguste  maître  osant  donner  des  fers. 
Traîner  dans  son  palais,  d'une  main  sanguinaire, 
Le  père,  les  enfants,  et  leur  mourante  mère. 

IDAMÉ. 

C'est  donc  là  leur  destin!  Quel  changement,  ù  cieux  : 

ZA.MTI. 

Ce  prince  infortuné  tourne  vers  moi  les  yeux; 

Il  m'appelle,  il  me  dit,  dans  la  langue  sacrée,' 

Du  conquérant  tartare  et  du  peuple  ignorée  :' 

«  Conserve  au  moins  le  jour  au  dernier  de  nies  iils!  ., 

Jugez  si  mes  serments  et  mon  cœur  l'ont  promis; 

1.  \oltairc  avait  employé  c.  mot  dans  son  Épilre  à  Uranie,  où  il  dit: 

Amt^riquc,  vastes  contrées, 
Peuples  que  Dieu  fit  naître  ;iux  portes  du  soleil, 
Vous,  nations  liypei  borées. 

Laluirpc  fait  remarquer  la  nouveauté  de  l'expression  de  horde  hypnborée. 

V.—  THÉATtlE.      IV.  „y 


30.: 


306 


L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

Jugoz  fie  mon  devoir  fiuello  est  la  voix  pressante. 

J'ai  senti  ranimer  ma  force  languissante; 

J'ai  revolé  vers  vous.  Les  ravisseurs  sanglants 

Ont  laissé  le  passage  à  mes  pas  chancelants; 

Soit  que  dans  les  fureurs  de  leur  horrible  joie, 

Au  pillage  acharnés,  occupés  de  leur  proie, 

Leur  superhe  mépris  ait  détourné  les  yeux  : 

Soit  que  cet  ornement  d'un  ministre  des  cieux. 

Ce  symbole  sacré  du  grand  dieu  que  j'adore, 

A  la  férocité  puisse  imposer  encore; 

Soit  qu'enfin  ce  grand  dieu,  dans  ses  profonds  desseins, 

Pour  sauver  cet  enfant  qu'il  a  mis  dans  mes  mains. 

Sur-leurs  yeux  vigilants  répandant  un  nuage. 

Ait  égaré  leur  vue  ou  suspendu  leur  rage. 

IDAMÉ. 

Seigneur,  il  serait  temps  encor  de  le  sauver  : 
(juH  parte  avec  mon  fils;  je  les  puis  enlever  : 
Ne  désespérons  point,  et  préparons  leur  fuite  ; 
De  notre  prompt  départ  qu'Étan  ait  la  conduite. 
Allons  vers  la  Corée,  au  rivage  des  mers. 
Aux  lieux  où  l'océan  ceint  ce  triste  univers. 
La  terre  a  des  déserts  et  des  antres  sauvages; 
Portons-y  ces  enfants,  tandis  que  les  ravages 
N'inondent  point  encor  ces  asiles  sacrés. 
Éloignés  du  vainqueur,  et  peut-être  ignorés. 
Allons;  le  temps  est  cher,  et  la  plainte  inutile. 

ZAMTI. 

Hélas  1  le  fils  des  rois  n'a  pas  même  un  asile  ! 
J'attends  les  Coréens;  ils  viendront,  mais  trop  tard  : 
Cependant  la  mort  vole  au  pied  de  ce  rempart. 
Saisissons,  s'il  se  peut,  le  moment  favorable 
De  mettre  en  sûreté  ce  gage  inviolable. 


SCÈNE  m. 

ZAMTI,    TDAMÉ,    ASSÉLI,    ÉTAN. 

ZAMTI. 

Élan,  où  courez-vous,  interdit,  consterné? 

IDAMÉ. 

Fuyons  de  ce  séjour  au  Scythe  abandonné. 


307 


ACTE    I,    SCI-XE    III. 

ÉTAX. 

Vous  êtes  oljsorvc'S:  la  fuite  est  impossil)le; 
Autour  de  notre  enceinte  une  garde  terri])Je 
Aux  peuples  consternés  o/Fre  de  toutes  parts 
Lu  rempart  hérissé  de  piques  et  de  dards. 
Les  vainqueurs  ont  parlé  ;  l'esclavage  en  silence 
Obéit  à  leur  voix  dans  cette  ville  immense  ; 
Cliacun  reste  immobile  et  de  crainte  et  d'horreur 
Depuis  que  sous  le  glaive  est  tombé  l'empereur. 

ZA.MTI, 

Il  n'est  donc  plus! 

IDA.MÉ. 

0  cieux! 

ÉTA.V. 

De  ce  nouveau  carnage 
Qui  pourra  retracer  l'épouvantable  image? 
Son  épouse,  ses  /ils  sanglants  et  déchirée... 
0  famille  de  dieux  sur  la  terre  adorés! 
Que  vous  dirai-je?  hélas!  leurs  têtes  exposées 
Du  vainqueur  insolent  excitent  les  risées, 
Tandis  que  leurs  sujets,  tremblant  de  murmurer 
Baissent  des  yeux  mourants  qui  craignent  de  pleurer 
De  nos  honteux  soldats  les  alfanges^  errantes 
A  genoux  ont  jeté  leurs  armes  impuissantes. 
Les  vainqueurs  fatigués  dans  nos  murs  asservis, 
Lassés  de  leur  victoire  et  de  sang  assouvis, 
Publiant  à  la  fin  le  terme  du  carnage, 
Ont,  au  lieu  de  la  mort,  annoncé  l'esclavage. 
Mais  d'un  plus  grand  désastre  on  nous  menace  encor- 
On  prétend  que  ce  roi  des  fiers  enfants  du  .\ord, 
<;engis-kan,  que  lo  ciel  envoya  pour  détruire. 
Dont  les  seuls  lieutenants  oppriment  cet  empire. 
Dans  nos  murs  autrefois  inconnu,  dédaigné. 
Vient,  toujours  implacable,  et  toujours  indigné, 
Consommer  sa  colère  et  venger  son  injure.  '^ 
Sa  nation  farouche  est  (l'une  autre  nature 


1.  Joutes  les  éditions  données  du  vivant  de  l'autour  portent  alfange.s.  Mfunne 
est  un  vieux  mot  tiré  de  l'arabe,  qui  signifie  é,ée.  Il  a  é,é  employé  en  ce  sens  pa 
Corneille  (Ck/,  acte  IV.  se.  luj.  Voltaire  la  détourné  de  son  acception  et  enïnlou 


I 


308 


L'OIIPIIELIN    DE    LA   CHINE. 

Que  les  tristes  humains  (lu'enferment  nos  remparts  : 
Us  habitent  des  champs,  des  tentes  et  des  chars'  ; 
Us  se  croiraient  gênés  dans  cette  ville  immense; 
De  nos  arts,  de  nos  lois  la  heauté  les  ofïense. 
Ces  brigands  vont  changer  en  d'éternels  déserts 
Les  murs  que  si  longtemps  admira  l'univers. 

IDAMÉ. 

Le  vainqueur  vient  sans  doute  armé  de  la  vengeance. 
Dans  mon  obscurité  j'avais  quelque  espérance; 
Je  n'en  ai  plus.  Les  cieux,  à  nous  nuire  attachés, 
Ont  éclairé  la  nuit  où  nous  étions  cachés. 
Trop  heureux  les  mortels  inconnus  à  leur  maître  ! 

Z  A  M  T 1 . 

Les  nôtres  sont  tombés  :  le  juste  ciel  peut-être 
Voudra  pour  l'orphelin  signaler  son  pouvoir  : 
Veillons  sur  lui;  voilà  notre  premier  devoir. 
Que  nous  veut  ce  Tartare? 

IDAMÉ. 

0  ciel,  prends  ma  défense! 


SCÈNE  IV. 

ZAMTI,    IDAMl':,    ASSÈLI,    OCTAR,    gaudks. 

OCTAR. 

Esclaves,  écoutez  ;  que  votre  obéissance 
Soit  l'unique  réponse  aux  ordres  de  ma  voix. 
11  reste  encore  un  fils  du  dernier  de  vos  rois; 
C'est  vous  qui  l'élevez  :  votre  soin  téméraire 
Nourrit  un  ennemi  dont  il  faut  se  défaire. 
Je  vous  ordonne,  au  nom  du  vainciueur  des  humains, 
De  remettre  aujourd'hui  cet  enfant  dans  mes  mains  : 
Je  vais  l'attendre  :  allez  ;  qu'on  m'apporte  ce  gage. 
Pour  peu  que  vous  tardiez,  le  sang  et  le  carnage 

On  lit  dans  Horace,  liv.  HI,  ode  24  : 

Campestres  mclius  Scythœ 
Quorum  plaustra  vagas  rite  trahunt  domos 

Vivunt,  et  rigidi  Gi^tœ, 
Immctata  quibus  jugera  libéras 

Fruges  et  Ccrerem  ferunt. 


ACTE    I,    SCÈNE    V.  309 

Vont  do  mon  maître  cncor  signaler  le  courroux, 
Et  la  destruction  commencera  par  vous. 
La  nuit  vient,  le  jour  fuit;  vous,  avant  qu'il  finisse, 
Si  vous  aimez  la  vie,  allez,  qu'on  obéisse. 


SCENE  Y. 

ZA.MÏI,    IDAMÉ. 

IDAMÉ. 

OÙ  sommes-nous  réduits?  ô  monstres!  ù  terreur! 
Chaque  instant  fait  éclore  une  nouvelle  horreur. 
Et  produit  dos  forfaits  dont  Tàmo  intimidée 
Jusqu'à  ce  jour  de  sang  n'avait  point  eu  d'idée. 
Vous  ne  répondez  rien  ;  vos  soupirs  élancés 
Au  ciel  qui  nous  accable  en  vain  sont  adressés. 
Enfant  de  tant  do  rois,  faut-il  qu'on  sacrifie 
Aux  ordres  d'un  soldat  ton  innocente  vie  ? 

ZAMTI. 

J'ai  promis,  j'ai  juré  de  conserver  ses  jours. 

IDAMÉ. 

Do  quoi  lui  serviront  vos  malheureux  secours? 
Qu'importent  vos  serments,  vos  stériles  tendresses? 
Êtes-vous  en  état  do  tenir  vos  promesses? 
M'espérons  plus. 

ZAMTI. 

Ah  ciel!  Eh  quoi!  vous  voudriez 
Voir  du  fils  de  mes  rois  les  jours  sacrifiés? 

IDAMK. 

\on,  je  n'y  puis  penser  sans  des  torrents  de  larmes. 
Et  si  je  n'étais  mère,  et  si,  dans  mes  alarmes, 
Le  ciel  me  permettait  d'abréger  un  destin 
iXécessairo  à  mon  fils  élevé  dans  mon  soin. 
Je  vous  dirais  :  Mourons,  et,  lorsque  tout  succombe, 
Sur  les  pas  de  nos  rois  descendons  dans  la  tombe. 

ZAMTI. 

Après  l'atrocité  de  leur  indigne  sort, 
Qui  pourrait  redouter  et  refuser  la  mort? 
Le  coupable  la  craint,  le  malbcuroux  l'appelle. 
Le  brave  la  défie,  et  marche  au-dovant  d'elle; 


I 


ilO  L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

Le  sage,  qui  l'attend,  la  reçoit  sans  regrets'. 

IDAMl'. 

Quels  sont  en  nie  parlant  vos  sentiments  secrets  ? 
Vous  baissez  vos  regards,  vos  cheveux  se  hérissent, 
Vous  pâlissez,  vos  yeux  de  larmes  se  remplissent  : 
Mon  cœur  répond  au  votre;  il  sent  tous  vos  tourments. 
Mais  que  résolvez-vous? 

ZAMTI. 

De  garder  mes  serments. 
Auprès  de  cet  enfant,  allez,  daignez  m'attendre. 

IDAMK. 

Mes  prières,  mes  cris,  pourront-ils  le  défendre? 


SCENE  VI. 

ZAMTI,    ET  AN. 

ET  AN. 

Seigneur,  votre  i)itié  ne  peut  le  conserver. 

Ne  songez  qu'à  l'État,  que  sa  mort  peut  sauver  : 

Pour  le  salut  du  peuple  il  faut  bien  qu'il  périsse-. 

ZAMTI. 

Oui...  je  vois  qu'il  faut  faire  un  triste  sacrifice. 
Écoute  :  cet  empire  est-il  cher  à  tes  yeux? 
Heconnais-tu  ce  dieu  de  la  terre  et  des  deux. 
Ce  dieu  que  sans  mélange  annonçaient  nos  ancêtres, 
Méconnu  par  le  bonze,  insulté  par  nos  maîtres? 

ÉTAN. 

Dans  nos  communs  malheurs  il  est  mon  seul  appui  : 
Je  pleure  la  patrie,  et  n'espère  qu'en  lui. 

ZAMTI. 

Jure  ici  par  son  nom,  par  sa  toute-puissance, 

1.  Catilina,  dans  la  pièce  de  Crcbillon,  dit  : 

La  mort  n'ost  qu'un  instant 

Que  le  grand  cœur  défie,  et  que  le  lâche  attend. 

Cest  un  soldat  romain  qui  se  donne  la  mort  pour  se   dérober  au  supplice 
Zamti  est  un  philosophe  chinois  résigné  à  la  mort.  (K.) 

2.  Expedit  unum  hominem  niori  pro  populo. 

Jman....  18,  14. 


ACTE    I,    SCKXJi:    Vî.  3U 

Que  tu  conserveras  dans  l'éternel  silence 

Le  secret  qu'en  ton  sein  je  dois  ensevelir. 

Jure-moi  que  tes  mains  oseront  accomplir 

Ce  que  les  intérêts  et  les  lois  de  rempire, 

Mon  devoir,  et  mon  dieu,  vont  par  moi  te  prescrire. 

ÉTAX. 

Je  le  jure,  et  je  veux,  dans  ces  murs  désolés, 
Voir  nos  malheurs  communs  sur  moi  seul  assemblés. 
Si,  trahissant  vos  vœux,  et  démentant  mon  zèle. 
Ou  ma  bouche  ou  ma  main  vous  était  inlidèle. 

ZAMTI. 

Allons,  il  ne  m'est  plus  permis  de  reculer. 

ÉTAN. 

De  vos  yeux  attendris  je  vois  des  pleurs  couler. 
Hélas!  de  tant  de  maux  les  atteintes  cruelles 
Laissent  donc  place  encore  à  des  larmes  nouvelles  I 

ZAMTI. 

On  a  porté  l'arrêt!  Rien  ne  peut  le  changer! 

ÉTAX. 

On  presse;  et  cet  enfant,  qui  vous  est  étranger... 

ZAMTI. 

Étranger!  lui!  mon  roi! 

ÉTAN. 

Notre  roi  fut  son  père  ; 
Je  le  sais,  j'en  frémis  :  parlez,  que  dois-je  faire? 

ZAMTI. 

On  compte  ici  mes  pas;  j'ai  peu  de  liberté. 
Sers-toi  de  la  faveur  de  ton  obscurité. 
De  ce  dépôt  sacn';  tu  sais  quel  est  l'asile  : 
Tu  n'es  point  observé;  l'accès  t'en  est  facile. 
Cachons  pour  quelque  temps  cet  enfant  précieux 
Dans  le  sein  des  tombeaux  bfttis  par  ses  aïeux. 
Nous  remettrons  bientcM  au  chef  de  la  Corée 
Ce  tendre  rejeton  d'une  tige  adorée. 
Il  peut  ravir  du  moins  à  nos  cruels  vainqueurs 
Ce  malheureux  enfant,  l'objet  de  leurs  terreurs  : 
Il  peut  sauver  mon  roi.  Je  prends  sur  moi  le  reste. 

KTAN. 

Et  que  deviendrez-vous  sans  ce  gage  funeste? 
Oue  pourrez-vous  répondre  au  vainqueur  irrité? 

ZAMTI. 

J'ai  de  (jiioi  satisfaire  à  sa  férocitc'. 


312  L'ORPHELIN    DE    LA   CHINE. 

ÉTAN. 

Vous,  seigneur? 

ZAMTI. 

0  nature!  ô  devoir  tyrannique! 

ÉTAN. 

Eli  IMen  ? 

ZAMTI. 

Dans  son  berceau  saisis  mon  fils  uni(iuo. 

ÉTAN. 

Votre  fils  ! 

ZAMTI. 

Songe  au  roi  que  tu  dois  conserver. 
Prends  mon  fils...  que  son  sang...  je  ne  puis  achever 

ÉTAN. 

Ali!  que  m'ordoniiez-vous? 

ZAMTI. 

Respecte  ma  tendresse; 
Respecte  mon  malheur,  et  surtout  ma  fail)lesse  ; 
]\"oppose  aucun  obstacle  à  cet  ordre  sacré. 
Et  remplis  ton  devoir  après  l'avoir  juré. 

ÉTAN. 

Vous  m'avez  arraché  ce  serment  téméraire. 
A  quel  devoir  aflreux  nie  faut-il  satisfaire? 
.l'admire  avec  horreur  ce  dessein  généreux; 
Mais  si  mon  amiti(''... 

ZAMTI. 

C'en  est  trop,  je  le  veux. 
Je  suis  père;  et  ce  cœur,  qu'un  tel  arrêt  déchire. 
S'en  est  dit  cent  fois  plus  que  tu  ne  peux  m'en  dire. 
J'ai  fait  taire  le  sang,  fais  taire  l'amitié. 
Pars. 

ÉTAN. 

Il  faut  obéir. 

ZAMTI. 

Laisse-moi,  par  pitié. 


ACTE    I,    SCIÏNE    Vil.  3.13 

SCÈNE    VII. 

ZA.^ITI. 

J'ai  fait  taire  le  sang!  Ah!  trop  malliouroux  [x-rc 

J'entends  trop  cette  voix  si  fatale  et  si  clière. 

Ciel  !  impose  silence  aux  cris  de  ma  douleur  : 

Mon  épouse,  mon  fils,  me  drchirent  le  cœur. 

De  ce  cœur  effrayé  cache-moi  la  hlessure. 

L'homme  est  trop  faible,  hélas!  pour  dompter  la  naliire  : 

Que  peut-il  par  lui-même?  achève,  soutiens-moi; 

Alfermis  la  vertu  prête  à  toml)er  sans  toi. 


FTX     DU     PREMIER     ACTE, 


ACTE    DEUXIÈME. 


SCENE   I. 

ZAMTI. 

Ktaii  auprès  de  moi  tarde  trop  à  se  rendre  : 
11  faut  que  je  lui  parle;  et  je  crains  de  l'entendre. 
Je  tremble  malgré  moi  de  son  fatal  retour. 
0  mon  fils!  mon  cher  fils!  as-tu  perdu  le  jour? 
Aura-t-on  consommé  ce  fatal  sacrifice? 
Je  n'ai  pu  de  ma  main  te  conduire  au  supplice; 
Je  n'en  eus  pas  la  force  ;  en  ai-je  assez  au  moins 
Pour  apprendre  l'cfiet  de  mes  funestes  soins? 
En  ai-je  encore  assez  pour  cacher  mes  alarmes? 

SCÈNE   II. 

ZAMTl,    ÉïAN. 

ZAMTI. 

Viens,  ami...  je  t'entends...  je  sais  tout  par  tes  larmes. 

ÉTAN, 

Votre  malheureux  fils... 

ZAMTI. 

Arrête,  parle-moi 
De  l'espoir  de  l'empire,  et  du  fils  de  mon  roi  ; 
Est-il  en  sûreté? 

ÉTAN. 

Les  tombeaux  de  ses  pères 
Cachent  à  nos  tyrans  sa  vie  et  ses  misères. 
Il  vous  devra  des  jours  pour  soulTrir  commencés; 
Présent  fatal,  peut-être! 

ZAMTI. 

Il  vit  :  c'en  est  assez. 


ACTK    H,    SCfeNE    III.  315 

0  vous,  à  qui  jo  rends  ces  serviros  fidèles! 

0  mes  rois!  ])ardoiiiicz  mes  larmes  i)atcri)ellcs, 

KTAN, 

Osez-vous  en  ces  lieux  gémir  eu  liberté  ? 

/AMTI. 

OÙ  porter  ma  douleur  et  ma  calamité? 
Et  comment  désormais  soutenir  les  approches, 
Le  désespoir,  les  cris,  les  éternels  reproches, 
Los  imprécations  d'une  mère  en  fureur? 
Encor,  si  nous  pouvions  prolonger  son  erreur! 

ÉTAN. 

On  a  ravi  son  fils  dans  sa  fatale  ahsence  : 
A  nos  cruels  vainqueurs  on  conduit  son  enfance; 
FA  soudain  j'ai  volé  pour  donner  mes  secours 
Au  royal  orphelin  dont  on  poursuit  les  jours, 

ZAMTt. 

Ah!  du  moins,  cher  Étan,  si  tu  pouvais  lui  dire 
Que  nous  avons  livré  l'héritier  de  l'empire, 
Que  j"ai  caché  mon  fils,  qu'il  est  en  sûreté! 
Imposons  quelque  temps  à  sa  créduhté. 
Hélas  !  la  vérité  si  souvent  est  cruelle  ! 
On  l'aime;  et  les  humains  sont  malheureux  par  elle'. 
Allons, .,  ciel  !  elle-même  approche  de  ces  lieux: 
La  douleur  et  la  mort  sont  peintes  dans  ses  yeux. 


SCENE  iir. 

ZAMTI,    IDA.MK. 

IDAMK. 

Qu'ai-je  vu?  Qu'a-l-on  fait?  barhare,  est-il  possible? 
L'avez-vous  commandé  ce  sacrifice  horrible? 


1.  L'abbé  Mongault  était  trùs-vaporeux.  Employé  dans  l'éducation  du  duc  d'Or- 
léans, fils  du  llégent,  comme  rabb('' Dubois  l'avait  été  dans  celle  du  Régent,  il  n'avait 
eu  qu'une  al)baye,  et  iJubois  était  devenu  cardinal,  premier  ministre,  quoique 
l'abbé  Mongault  lui  fût  supérieur  en  naissance,  en  espiit,  en  lumières  et  en  pro- 
bité, U  eut  la  faiblesse  d'être  mallieuroux  de  la  destinée  du  cardinal,  et  il  n'aurait 
pas  voulu,  sans  doute,  l'aclieter  au  même  prix.  Un  jour  on  lui  demandait  ce  que 
c'était  <iue  les  vapeurs  dont  il  s(!  ])laiguait:  «  C'est  une  terrible  maladie,  répondit- 
il,  elle  fait  voir  les  cboses  telles  qu'elles  sont.  •>  C'est  dans  ce  mémo  sens  que  ces 
vers  de  Zamti  sont  vrais.  (K.) 


316  LOUPHELIN    DE    LA    CHINE. 

Non,  je  110  puis  le  croire;  et  le  ciel  irrité 
N'a  pas  dans  votre  sein  mis  tant  de  cniautô. 
Non,  vous  ne  serez  point  plus  dur  et  |)lus  bar])are 
Que  la  loi  du  vainqueur,  et  le  fer  du  Tartare. 
Vous  pleurez,  malheureux  ! 

Z  A  M  T I . 

Ah  !  pleurez  avec  moi  ; 
Mais  avec  moi  songez  à  sauver  votre  roi. 

IDAMÉ. 

Que  j'immole  mon  fils  ! 

ZAMTI. 

Telle  est  notre  misère  : 
Vous.êtes  citoyenne  avant  que  d'être  mère. 

IDAMÉ. 

Quoi!  sur  toi  la  nature  a  si  peu  de  pouvoir! 

ZA.MTI. 

Elle  n'en  a  que  trop,  mais  moins  ({ue  mon  devoir; 
Et  je  dois  plus  au  sang  de  mon  malheureux  maître. 
Qu'à  cet  enfant  ohscur  à  qui  j'ai  donné  l'être. 

IDAMK. 

Non,  je  ne  connais  point  cette  horrible  vertn. 

J'ai  vu  nos  murs  en  cendre,  et  ce  trône  al)attu  ; 

J'ai  pleuré  de  nos  rois  les  disgrâces  alfreuses; 

Mais  par  quelles  fureurs,  encor  plus  douloureuses, 

^  eux-tu,  de  ton  épouse  avançant  le  trépas. 

Livrer  le  sang  d'un  fils  qu'on  ne  demande  pas? 

Ces  rois  ensevelis,  disparus  dans  la  poudre. 

Sont-ils  pour  toi  des  dieux  dont  tu  craignes  la  foudre  '  ? 

A  ces  dieux  impuissants,  dans  la  tombe  endormis, 

As-tu  fait  le  serment  d'assassiner  ton  fils? 

Hélas!  grands  et  petits,  et  sujets,  et  monarques. 

Distingués  un  moment  par  de  frivoles  marques-. 

Égaux  par  la  nature,  égaux  par  le  malheur. 

Tout  mortel  est  chargé  de  sa  propre  douleur-'; 

1.  Ou  lit  tlans  Virgile  : 

1(1  cinerem  aut  mancs  crodis  curare  sepultos. 

.En.,  IV,  31. 

2.  Voltair;^,  dans  son  Commentaire  sur  Corneille,  dit  ([uc  marques,  pour  rimer 
à  monarques,  ne  doivent  jamais  paraître  dans  la  poésie.  (B.) 

3.  Virf^ile  a  dit  : 

Q  lisque  suos  patimur  Mânes. 

,En.,  VI,  74:î  . 


ACTE    II,    SCÈNl-    m.  ;}r 

Sa  peine  lui  suffit;  et,  dans  ce  grand  naufrage, 

Rassembler  nos  débris,  voilà  notre  partage. 

Où  serais-je,  grand  dieu,  si  ma  crédulitr 

ETit  toml)é  dans  le  pirgo  à  mes  pas  présenté? 

Auprès  du  fils  des  rois  si  j'étais  demeurée, 

La  victime  aux  bourreaux  allait  être  livrée, 

Je  cessais  d'être  mère,  et  le  même  couteau 

Sur  le  corps  de  mon  fils  me  plongeait  au  tombeau. 

(iràces  à  mon  amour,  itiquiète,  troublée, 

A  ce  fatal  berceau  l'instinct  m'a  rappelée. 

J'ai  vu  porter  mon  fils  à  nos  cruels  Aainqueurs  : 

Mes  mains  l'ont  arracbé  des  mains  des  ravisseurs. 

Barbare,  ils  n'ont  point  eu  ta  fermeté  cruelle; 

J'en  ai  cbargé  soudain  cette  esclave  fidèle, 

Qui  soutient  de  son  lait  ses  misérables  jours. 

Ces  jours  qui  périssaient  sans  moi,  sans  mon  secours: 

J'ai  conservé  le  sang  du  fils  et  de  la  mère. 

Et  j'ose  dire  encor  de  son  malheureux  père, 

ZAMTI. 

Quoi  !  mon  fils  est  vivant  ! 

IDAMÉ. 

Oui,  rends  grâces  au  ciel. 
Malgré  toi  favorable  à  ton  cœur  paternel, 
liepens-toi. 

ZAMTI. 

Dieu  des  cieux,  pardonnez  cette  joie. 
Qui  se  mêle  un  moment  aux  pleurs  où  je  me  noie! 
0  ma  chère  Idamé!  ces  moments  seront  courts  : 
Vainement  de  mon  fils  vous  prolongiez  les  jours: 
Vainement  vous  cachiez  cette  fatale  offrande  : 
Si  nous  ne  donnons  pas  le  sang  qu'on  nous  demande. 
Nos  tyrans  soupçonneux  seront  bientôt  vengés  ; 
Nos  citoyens  tremblants,  avec  nous  égorgés. 
Vont  payer  de  vos  soins  les  elforts  inutiles; 
De  soldats  entourés,  nous  n'avons  plus  d'asiles; 
Et  mon  fils,  qu'au  trépas  vous  croyez  arracher, 
A  l'o'il  qui  le  i)oursuit  ne  peut  plus  se  cacher. 
Il  faut  subir  son  sort  '. 

1.  On  lit  dans  Virgile  : 

Nec  nos  obnili  contra,  ncqno  tendoro  tantum 
Sufficimus  :  supcrat  quoniara  l'ortuna,  soquaniur.  . 
./;».,  V,-21. 


318  L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

IDAMK. 

Mil  cher  époux,  (Iciiicnire; 
Kcoutc-inoi  du  uioins. 

ZAMTI. 

Hélas!...  il  laut  (ju'il  uioui'c. 

IDAMÉ. 

Qu'il  meure!  arrête,  trenil)le,  et  crains  mon  désospoii"; 
Crains  sa  mère. 

7.  A  M  r  I . 

Je  crains  de  trahir  mon  devoir. 
Abandonnez  le  vôtre;  abandonnez  ma  vie 
Aux  détestables  mains  d'un  conquérant  impie. 
C'est  mon  sang  cju'à  Gengis  il  vous  faut  demander. 
Allez,  il  n'aura  pas  de  peine  à  l'accorder. 
Dans  le  sang  d'un  époux  trempez  vos  mains  ]^orfides; 
Allez  :  ce  jour  n'est  fait  que  pour  des  parricides. 
Rendez  ^ains  mes  serments,  sacrifiez  nos  lois. 
Immolez  votre  époux,  et  le  sang  de  vos  rois. 

IDA  Ml';. 

De  mes  rois!  Va,  te  dis-je:  ils  n"ont  rien  à  prétendre; 

Je  ne  dois  point  mon  sang  en  ti-ibut  à  leur  cendre  : 

A'a,  le  nom  de  sujet  n"est  pas  plus  saint  pour  nous 

Que  ces  noms  si  sacrés  et  de  père  et  d'époux. 

La  nature  et  l'hymen,  voilà  les  lois  premières. 

Les  devoirs,  les  liens,  des  nations  entières; 

Ces  lois  viennent  des  dieux;  le  reste  est  des  humains'. 

Ne  me  fais  point  haïr  le  sang  des  souverains  : 

Oui,  sauvons  l'orphelin  d'un  vainqueur  homicide; 

Mais  ne  le  sauvons  pas  au  prix  d'un  parricide; 

Que  les  jours  de  mon  fils  n'achètent  point  ses  jours  : 

Loin  de  l'abandonner,  je  vole  à  son  secours; 

Je  prends  pitié  de  lui  ;  prends  pitié  de  toi-même, 

De  ton  fils  innocent,  de  sa  mère  qui  t'aime. 

\.  On  était  accoutume  sur  notre  théâtre  à  voir  des  sujets  immoler  leurs  enfants 
pour  sauver  ceux  de  leurs  rois,  et  l'on  fut  étonné  d'entendre  dans  rOrplieUn  le  cri 
de  la  nature.  Zamti  ne  devait  pas  sacrifier  son  fils  pour  le  fils  de  lenipcieur.  Un 
particulier,  une  nation  même  n'a  pas  le  droit  de  livrer  un  innocent  à  la  mort  pour 
des  vues  d'utilité  politique.  Mais  Zamti,  en  immolant  son  fils  unique,  faisait,  à  ce 
qu'il  regardait  comme  son  devoir,  le  sacrifice  le  plus  grand  qu'un  homme  puisse 
faire.  En  sacrifiant  un  étranger,  il  n'eût  été  qu'odieux;  en  sacrifiant  son  fils,  il  est 
intéressant  quoique  injuste.  (K.) 

La  censure  avait  fait  difficulté  un  instant  de  laisser  passer  ces  trois  vers;  mais 
ils  furent  maintenus. 


I 


ACTE    If,    SCKXE    IV.  3<9 

Je  ne  menace  plus,  je  tombe  à  tes  genoux. 
0  père  infortuné!  cher  et  cruel  époux! 
Pour  qui  j'ai  méprisé,  tu  t'en  souviens  pout-ètro, 
Ce  mortel  qu'aujourd'hui  le  sort  a  fait  ton  maître; 
Accorde-moi  mon  fils,  accorde-moi  ce  san<^- 
Que  le  plus  pur  amour  a  formé  dans  mon  flanc. 
Et  ne  résiste  poiut  au  cri  terrihle  et  tendre 
Qu'à  tes  sens  désolés  Tamour  a  fait  entendre. 

ZAMTI. 

Ah!  c'est  trop  abuser  du  charme  et  du  pouvoir 

Dont  la  nature  et  vous  combattez  mon  devoir. 

Trop  faible  épouse,  hélas!  si  vous  pouviez  connaître... 

I  DAMK. 

Je  suis  faible,  oui,  pardonne;  une  mère  doit  Tétre. 
Je  n'aurai  point  de  toi  ce  reproche  à  souffrir 
Quand  il  faudra  te  suivre,  et  qu'il  faudra  mourir. 
Cher  époux,  si  tu  peux  au  vainqueur  sanguinaire, 
A  la  place  du  fils,  sacrifier  la  mère. 
Je  suis  prête  :  Idamé  ne  se  plaindra  de  rien  ; 
Et  mon  cœur  est  encore  aussi  grand  que  le  tien. 

Z.V-MTI. 

Oui,  j'en  crois  ta  vertu. 


SCENE   IV. 

ZAMTI,    IDAMl-:.    OCTAR,    gardes. 

OCTAR. 

Quoi!  vous  osez  reprendre 
Ce  dépôt  que  ma  voix  vous  ordonna  de  rendre? 
Soldats,  suivez  leurs  i)as,  et  me  répondez  d'eux  : 
Saisissez  cet  enfant  qu'ils  cachent  à  mes  yeux; 
Allez  :  votre  empereur  en  ces  lieux  va  paraître; 
Apportez  la  victime  aux  pieds  de  votre  maître. 
Soldats,  veillez  sur  eux. 

ZA.MTI. 

.Je  suis  prêt  d'ol)éir  : 
Vous  aurez  cet  enfant. 

IDAMÉ. 

Je  ne  le  puis  souffrir  : 
Non,  vous  ne  l'obtiendrez,  cruels,  qu'avec  ma  \ie. 


320  L'OUIMIKLLX    DE    LA    ClUAE. 

OCTAR. 

(Jii'oii  fasse  retirer  cette  femme  hardie. 
Voici  voire  empereur;  ayez  soin  d'empêcher 
Que  tous  ces  vils  captifs  osent  en  approclier. 


SCENE    V. 

GENGIS,    OCTAR,    OSMAN,   troupe    de    g  ui;  r  iî  i  !■  us. 

GENOIS. 

On  a  poussé  trop  loin  le  droit  de  ma  conquête. 

Que  le  glaive  se  cache,  et  que  la  mort  s'arrête  : 

Je* veux  que  les  vaincus  respirent  désormais. 

J'envoyai  la  terreur,  et  j'apporte  la  paix  : 

La  mort  <lu  fds  des  rois  sufiit  à  ma  vengeance. 

Étoufïbns  dans  son  sang  la  fatale  semence 

Des  complots  éternels  et  des  rébellions, 

(hi'un  fantôme  de  prince  inspire  aux  nations. 

Sa  famille  est  éteinte  :  il  vit  :  il  doit  la  suivre. 

Je  n'en  veux  qu'à  des  rois,  mes  sujets  doivent  vivre. 

Cessez  de  mutiler  tous  ces  grands  monuments. 
Ces  prodiges  des  arts  consacrés  par  les  temps  ; 
l«espectez-les,  ils  sont  le  prix  de  mon  courage  : 
Qu'on  cesse  de  livrer  aux  flammes,  an  pillage. 
Ces  archives  de  lois,  ce  vaste  amas  d'écrits, 
Tous  ces  fruits  du  génie,  objets  de  vos  mépris  : 
Si  l'erreur  les  dicta,  cette  erreur  m'est  utile; 
Elle  occupe  ce  peuple,  et  le  rend  plus  docile'. 

Octar,  je  vous  destine  à  porter  mes  drapeaux 
Aux  lieux  où  le  soleil  renaît  du  sein  des  eaux. 

(A  un  de  SCS  suivants.) 

Vous,  dans  l'Jnde  soumise,  humble  dans  sa  défaite, 
Soyez  de  mes  décrets  le  fidèle  interprète, 
Tandis  qu'en  Occident  je  fais  voler  mes  fds 
Des  murs  de  Samarcande  aux  bords  du  Tanaïs. 
Sortez  :  demeure,  Octar. 

n  a  pondant  quelque  temps  retranché  ces  liuit  vers. 


ACTE    II,    SCÈNE    VI.  321 

SCÈNE   VI. 

GEXGIS,    OCTAR. 

GEXGIS. 

Eli  bien!  pouvais-tu  croire 
Que  le  sort  nrélevàt  à  ce  comble  de  gloire? 
Je  foule  aux  pieds  ce  trône,  et  je  règne  en  des  lieux 
Où  mon  front  avili  nosa  lever  les  yeux. 
Voici  donc  ce  palais,  cette  superbe  ville 
Où,  caché  dans  la  foule,  et  cherchant  un  asile, 
J'essuyai  les  mépris  qu'à  l'abri  du  danger 
L'orgueilleux  citoyen  ])rodigne  à  l'étranger  : 
On  dédaignait  un  Scythe,  et  la  honte  et  l'outrage 
De  mes  vœux  mal  conçus  devinrent  le  partage  ; 
Une  femme  ici  même  a  refusé  la  main 
Sous  qui,  depuis  cinq  ans,  tremble  le  genre  humain. 

OCTAR, 

Quoi  !  dans  ce  haut  degré  de  gloire  et  de  puissance, 
Quand  le  monde  à  vos  pieds  se  prosterne  en  silence, 
D'un  tel  ressouvenir  vous  seriez  occupé  ! 

GEXGIS. 

]\Ion  esprit,  je  l'avoue,  en  fut  toujours  frappé. 
Des  aflront  attachés  à  mon  humble  fortune 
C'est  le  seul  dont  je  garde  une  idée  importune. 
Je  n'eus  que  ce  moment  de  faiblesse  et  d'erreur  : 
Je  crus  trouver  ici  le  repos  de  mon  cœur  ; 
Il  n'est  point  dans  l'éclat  dont  le  sort  m'environne: 
La  gloire  le  promet  ;  l'amour,  dit-on,  le  donne. 
J'en  conserve  un  dépit  trop  indigne  de  moi  ; 
Mais  au  moins  je  voudrais  ({u'clle  connût  son  roi; 
Que  son  œ^il  entrevît,  du  sein  de  la  bassesse. 
De  qui  son  imprudence  outragea  la  tendresse  ; 
Qu'à  l'aspect  des  grandeurs,  qu'elle  eût  pu  partager, 
Sou  désespoir  secret  servît  à  me  venger. 

OCTAH. 

Mon  oreille,  seigneur,  était  accoutumée 

Aux  cris  de  la  victoire  et  de  la  renommée. 

Au  bruit  des  murs  fumants  renversés  sous  vos  pas, 

Et  non  à  ces  discours,  que  je  ne  conçois  pas. 

V.  —  Théâtre.     IV.  '21 


322  L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

GENOIS. 

Non,  depuis  queii  ces  lieux  mon  àme  fut  vaincue^ 

Depuis  que  ma  fierté  fut  ainsi  confondue, 

Mon  cœur  s'est  désormais  défendu  sans  retour 

Tous  ces  vils  sentiments  qu'ici  l'on  nomme  amour. 

Idamé,  je  l'avoue,  en  cette  àme  égarée 

Fit  une  impression  que  j'avais  ignorée. 

Dans  nos  antres  du  Nord,  dons  nos  stériles  champs,. 

Il  n'est  point  de  beauté  qui  subjugue  nos  sens; 

De  nos  travaux  grossiers  les  compagnes  sauvages 

Partageaient  Tàpreté  de  nos  mâles  courages  : 

Un  poison  tout  nouveau  me  surprit  en  ces  lieux  ; 

La  tranquille  Idamé  le  portait  dans  ses  yeux  : 

Ses  paroles,  ses  traits,  respiraient  l'art  de  plaire. 

Je  rends  grâce  au  refus  qui  nourrit  ma  colère  ; 

Son  mépris  dissipa  ce  charme  sul)orneur, 

Ce  charme  inconcevable,  et  souverain  du  cœur. 

Mon  bonheur  m'eût  perdu  ;  mon  àme  tout  entière 

Se  doit  aux  grands  objets  de  ma  vaste  carrière. 

J'ai  subjugué  le  monde,  et  j'aurais  soupiré! 

Ce  trait  injurieux,  dont  je  fus  déchiré. 

Ne  rentrera  jamais  dans  mon  àme  ofïensée; 

Je  bannis  sans  regret  cette  lâche  pensée  : 

Une  femme  sur  moi  n'aura  point  ce  pouvoir; 

Je  la  veux  oublier,  je  ne  veux  point  la  voir  : 

Qu'elle  pleure  à  loisir  sa  fierté  trop  rebelle  ; 

Octar,  je  vous  défends  que  l'on  s'informe  d'elle. 

OCTAR. 

Vous  avez  en  ces  lieux  des  soins  plus  importants. 

GENOIS. 

Oui,  je  me  souviens  trop  de  tant  d'égarements. 


SCÈNE  VII. 

GENGIS,    OCTAR,    OSMAN. 

OSMAN. 

La  victime,  seigneur,  allait  être  égorgée; 
Une  garde  autour  d'elle  était  déjà  rangée; 
Mais  un  événement,  que  je  n'attendais  pas. 
Demande  un  nouvel  ordre,  et  suspend  son  trépas; 


ACTE    II,    SCKXI-    VII.  3,3 

Une  foinmc  ('perdue,  et  de  larmes  baignée, 

Arrive,  tend  les  liras  à  la  garde  indignée,  ' 

Et  nous  surprenant  tous  par  ses  cris  lorcenés  : 

«  Arrêtez,  c'est  mon  fils  que  vous  assassinez  ! 

C'est  mon  fils!  on  vous  trompe  au  choix  de  la  victime   » 

Le  désespoir  affreux  qui  parle  et  qui  l'anime. 

Ses  yeux,  son  front,  sa  voix,  ses  sanglots,  ses  clameurs 

Sa  fureur  intrépide  au  milieu  de  ses  pleurs, 

Tout  semblait  annoncer,  par  ce  grand  caractère, 

Le  cri  de  la  nature,  et  le  cœur  d'une  mère. 

Cependant  son  époux  devant  nous  appelé. 

Non  moins  éperdu  qu'elle,  et  non  moins  accablé 

Mais  sombre  et  recueilli  dans  sa  douleur  funeste': 

«  De  nos  rois,  a-t-il  dit,  voilà  ce  qui  nous  reste  ; 

Frappez  ;  voilà  le  sang  que  vous  me  demandez.  » 

De  larmes,  en  parlant,  ses  yeux  sont  inondés. 

Cette  femme  à  ces  mots  d'un  froid  mortel  saisie. 

Longtemps  sans  mouvement,  sans  couleur,  et  sans  vie. 

Ouvrant  enfin  les  yeux,  d'horreur  appesantis. 

Dès  qu'elle  a  pu  parler  a  réclamé  son  fils  : 

Le  mensonge  n'a  point  des  douleurs  si  sincères; 

On  ne  versa  jamais  de  larmes  plus  amères. 

On  doute,  on  examine,  et  je  reviens  confus 

Demander  à  vos  pieds  vos  ordres  absolus. 

GEXGIS, 

Je  saurai  démêler  un  pareil  artifice  ; 
Et  qui  m'a  pu  tromper  est  sûr  de  son  supplice. 
Ce  peuple  de  vaincus  prétend-il  m'aveugler? 
Et  veut-on  que  le  sang  recommence  à  couler? 

OCTAI!. 

Cette  femme  ne  peut  tromper  votre  prudence  : 
Du  fils  de  l'empereur  elle  a  conduit  l'enfance: 
Aux  enfants  de  son  maître  on  s'attache  aisément; 
Le  danger,  le  malheur  ajoute  au  sentiment; 
Le  fanatisme  alors  égale  la  nature, 
Et  sa  douleur  si  vraie  ajoute  à  l'imposture. 
Bientôt,  de  son  secret  perçant  l'obscurité. 
Vos  yeux  sur  cette  nuit  répandront  la  clarté. 
G  i:\r.i  s. 

Quelle  est  donc  cette  femme? 

OCTAR. 

On  dit  qu'elle  est  unie 


324  L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

A  Tun  de  ces  lettrés  que  respectait  l'Asie, 

Qui,  trop  enorgueillis  du  faste  de  leurs  lois. 

Sur  leur  vain  tribunal  osaient  braver  cent  rois. 

Leur  foule  est  innombrable  :  ils  sont  tous  dans  les  chaînes 

Ils  connaîtront  enfin  des  lois  plus  souveraines: 

Zamti,  c'est  là  le  nom  de  cet  esclaA^e  altier 

Oui  veillait  sur  l'enfant  qu'on  doit  sacrifier. 

GENGIS. 

Allez  interroger  ce  couple  condamnable  ; 
Tirez  la  vérité  de  leur  bouche  coupable  ; 
Que  nos  guerriers  surtout,  à  leurs  postes  fixés. 
Veillent  dans  tous  les  lieux  où  je  les  ai  placés; 
Qu'aacun  d'eux  ne  s'écarte.  On  parle  de  surprise; 
Les  Coréens,  dit-on,  tentent  quelque  entreprise; 
Vers  les  rives  du  fleuve  on  a  vu  des  soldats. 
Nous  saurons  quels  mortels  s'avancent  au  trépas. 
Et  si  l'on  veut  forcer  les  enfants  de  la  guerre 
A  porter  le  carnage  aux  bornes  de  la  terre. 


FIN    DU     DEUXIEME    ACTE. 


Il 


ACTE    TROISIEME. 


I 


SCENE    I. 
GENGIS,    OSMAN,    troupe   de    guerriers. 

GEXGIS. 

A-t-oii  de  ces  captifs  éclairci  l'imposture? 
A-t-on  connu  leur  crime  et  vengé  mon  injure? 
Ce  rejeton  des  rois,  à  leur  garde  commis. 
Entre  les  mains  d'Octar  est-il  enfin  remis? 

OSMAX. 

Il  cherche  à  pénétrer  dans  ce  somhre  mystère. 
A  l'aspect  des  tourments,  ce  mandarin  sévère 
Persiste  en  sa  réponse  avec  tranquillité  ; 
Il  semble  sur  son  front  porter  la  vérité  : 
Son  épouse  en  tremblant  nous  répond  par  des  larmes 
Sa  plainte,  sa  douleur,  augmente  encor  ses  charmes. 
De  pitié  malgré  nous  nos  cœurs  étaient  surpris, 
Et  nous  nous  étonnions  de  nous  voir  attendris  : 
Jamais  rien  de  si  beau  ne  frappa  notre  vue. 
Seigneur,  le  croiriez-vous?  cette  femme  éperdue   . 
A  vos  sacrés  genoux  demande  à  se  jeter. 
((  Que  le  vainqueur  des  rois  daigne  enfin  m'écouter: 
Il  pourra  d'un  enfant  protéger  l'innocence; 
-Malgré  ses  cruautés  j'espère  en  sa  clémence  : 
Puisqu'il  est  tout-puissant,  il  sera  généreux  ; 
Pourrait-il  rebuter  les  pleurs  des  malheureux  ?  » 
C'est  ainsi  qu'elle  parle;  et  j'ai  dil  lui  promettre 
Qu'à  vos  pieds  en  ces  lieux  vous  daignerez  l'admettre. 

GERÇAS. 

De  ce  mystère  enfin  je  dois  être  éclairci. 

(  A  sa  suite.) 

Oui,  qu'elle  vienne  :  allez,  et  qu'on  l'amène  ici. 


326  L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

Qu'elle  ne  pense  i)as  que,  par  de  vaines  plaintes, 
Des  soupirs  an'ectés,  et  (|uelques  larmes  feintes, 
Aux  yeux  d'un  conquérant  on  puisse  en  imposer  : 
Les  femmes  de  ces  lieux  ne  peuvent  m'abuser 
Je  n'ai  que  trop  connu  leurs  larmes  infidèles^ 
Et  mon  cœur  dès  longlenqw  s'est  aiïermi  contre  elles. 
Elle  cherche  un  honneur  dont  dépendra  son  sort; 
Et  vouloir  me  tromper,  c'est  demander  la  mort. 

OSMAN. 

Voilà  cette  captive  à  vos  pieds  amenée. 

GENOIS. 

Que  vois-je?  est-il  possible?  ô  ciel!  ô  destinée! 

Ne  me  trompé-je  point?  est-ce  un  songe?  une  erreur? 

C'est  Idamé!  c'est  elle!  et  mes  sens^.. 


SCENE    II. 

GENGIS,    IDAMÉ,    OGTAR,    OSMAN,    gardes. 

IDAMÉ. 

Ah!  seigneur, 
Tranchez  les  tristes  jours  d'une  femme  éperdue. 
Vous  devez  vous  venger,  je  m'y  suis  attendue; 
Mais,  seigneur,  épargnez  un  enfant  innocent. 

GENGIS. 

Rassurez-vous  ;  sortez  de  cet  effroi  pressant... 

Ma  surprise,  madame,  est  égale  à  la  vôtre... 

Le  destin  qui  fait  tout  nous  trompa  l'un  et  l'autre. 

Les  temps  sont  bien  changés  :  mais  si  l'ordre  des  cieux 

D'un  habitant  du  Nord,  méprisable  à  vos  yeux, 

A  fait  un  conquérant  sous  qui  tremble  l'Asie, 

Ne  craignez  rien  pour  vous,  votre  empereur  ou])lie 

Les  afl'ronts  qu'en  ces  lieux  essuya  Témugin. 

J'immole  à  ma  victoire,  à  mon  trône,  au  destin, 

Le  dernier  rejeton  d'une  race  ennemie  : 

Le  repos  de  l'État  me  demande  sa  vie  ; 

1.  «  Je  vous  demande  grâce  aussi  pour  ces  deux  vers,  écrivait  Voltaire  aux 
comédiens.  Le  parterre  ne  hait  pas  ces  petites  excursions  sur  vous  autres,  mes- 
dames. » 

2.  On  avait  retranché  ces  vers  à  la  première  représentation.  Voltaire  les  fit 
rétablir.  (G.  A.) 


ACTE    III,    SCENE    II.  32": 

Il  faut  qu'entre  mes  mains  ce  dépôt  soit  livré. 
Votre  cœur  sur  un  fils  doit  être  rassuré  ; 
Je  le  prends  sous  ma  garde. 

IDAMK. 

A  peine  je  respire. 

GENOIS. 

Mais  de  la  vérité,  madame,  il  faut  m'instrnire  : 

Quel  indigne  artifice  ose-t-on  m  opposer? 

De  vous,  de  votre  époux,  qui  prétend  m'imposer? 

IDAMÉ. 

Ah  !  des  infortunés  épargnez  la  misère. 

GENGIS. 

Vous  savez  si  je  dois  haïr  ce  téméraire. 

IDAMÉ. 

Vous,  seigneur! 

GENOIS. 

J'en  dis  trop,  et  plus  que  je  ne  veux. 

IDAMÉ. 

Ah!  rendez-moi,  seigneur,  un  enfant  malheureux  : 
Vous  me  l'avez  promis  ;  sa  grâce  est  prononcée. 

GENOIS. 

Sa  grâce  est  dans  vos  mains  :  ma  gloire  est  offensée, 
Mes  ordres  méprisés,  mon  pouvoir  avili  ; 
En  un  mot,  vous  savez  jusqu'où  je  suis  trahi. 
C'est  peu  de  m'enlever  le  sang  que  je  demande. 
De  me  désobéir  alors  que  je  commande. 
Vous  êtes  dès  longtemps  instruite  à  m'outrager  : 
Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  je  dois  me  venger. 
Votre  époux!...  ce  seul  nom  le  rend  assez  coupable. 
Quel  est  donc  ce  mortel,  pour  vous  si  respectable. 
Qui  sous  ses  lois,  madame,  a  pu  vous  captiver? 
Quel  est  cet  insolent  qui  pense  me  braver? 
Qu'il  vienne. 

IDAMÉ. 

31on  époux,  vertueux  et  (idèle. 
Objet  infortuné  de  ma  douleur  mortelle. 
Servit  son  dieu,  son  roi,  rendit  mes  jours  heureux. 

(iEXGIS. 

Qui!...  lui?  Mais  dejjiiis  ifiiarid  fonnàtes-vous  ces  nœuds? 

IDAMK. 

Depuis  que  loin  de  nous  le  sort,  ([ni  vous  seconde, 
Eut  entraîné  vos  pas  pour  le  mallieiir  du  monde. 


328  LORPIIELIN    DE    LA   CHINE. 


GENGIS. 


Vf  J-i  -1  U  1  o. 

J'entends  :  depuis  le  Jour  que  je  fus  outragé, 
Depuis  que  de  vous  deux  je  dus  être  venge, 
Depuis  que  vos  climats  ont  mérité  ma  haine. 


SCENE  III. 

GENGIS,    OCTx\R,    OSMAN,  dm  cùté;  IDAMÉ, 

ZAMTI,    de  l'autre;    GARDES. 
GENGIS. 

Parle?  as-tu  satisfait  à  ma  loi  souveraine? 
As-tu  mis  dans  mes  mains  le  fils  de  l'empereur? 

ZAMTI. 

J'ai  rempli  mon  devoir,  c'en  est  fait;  oui,  seigneur. 

GENGIS. 

Tu  sais  si  je  punis  la  fraude  et  l'insolence  : 

Tu  sais  que  rien  n'échappe  aux  coups  de  ma  vengeance 

Que  si  le  iils  des  rois  par  toi  m'est  enlevé, 

Malgré  ton  imposture,  il  sera  retrouvé  ; 

Que  son  trépas  certain  va  suivre  ton  supplice, 

(A  SCS  gardes.) 

Mais  je  veux  bien  le  croire.  Allez,  et  qu'on  saisisse 
L'enfant  que  cet  esclave  a  remis  en  vos  mains. 
Frappez. 

ZAMTI. 

Malheureux  père  ! 

IDAMÉ. 

Arrêtez,  inhumains! 
Ah!  seigneur,  est-ce  ainsi  que  la  pitié  vous  presse? 
Est-ce  ainsi  qu'un  vainqueur  sait  tenir  sa  promesse? 

GE\GIS. 

Est-ce  ainsi  qu'on  m'ahuse,  et  qu'on  croit  me  jouer? 
C'en  est  trop  ;  écoutez,  il  faut  tout  m'avouer. 
Sur  cet  enfant,  madame,  expliquez-vous  sur  l'heure. 
Instruisez-moi  de  tout;  répondez,  ou  qu'il  meure. 

IDAMÉ. 

Eh  bien!  mon  fils  l'emporte  :  et  si,  dans  mon  malheur. 
L'aveu  que  la  nature  arrache  à  ma  douleur 
Est  encore  à  vos  yeux  une  offense  nouvelle  ; 
S'il  faut  toujours  du  sang  à  votre  âme  cruelle. 


I 


ACTE    111,    SCÈNE    III.  329 

Frappez  ce  triste  cœur  qui  cède  à  son  effroi. 

Et  sauvez  un  mortel  plus  généreux  que  moi. 

Seigneur,  il  est  trop  vrai  que  notre  auguste  maître, 

Qui,  sans  vos  seuls  exploits,  n'eût  point  cessé  de  l'être, 

A  remis  à  mes  mains,  aux  mains  de  mon  époux. 

Ce  dépôt  respectable  à  tout  autre  qu'à  vous. 

Seigneur,  assez  d'horreurs  suivaient  votre  victoire. 

Assez  de  cruautés  ternissaient  tant  de  gloire  ; 

Dans  des  fleuves  de  sang  tant  d'innocents  plongés, 

L'empereur  et  sa  femme,  et  cinq  fils  égorgés. 

Le  fer  de  tous  côtés  dévastant  cet  empire. 

Tous  ces  champs  de  carnage  auraient  dû  vous  suffire. 

Un  harhare  en  ces  lieux  est  venu  demander 

Ce  dépôt  précieux  que  j'aurais  dû  garder. 

Ce  fils  de  tant  de  rois,  notre  unique  espérance. 

A  cet  ordre  terrible,  à  cette  violence. 

Mon  époux,  inflexible  en  sa  fidélité, 

]\'a  vu  que  son  devoir,  et  n'a  point  hésité  : 

Il  a  livré  son  fils.  La  nature  outragée 

Vainement  déchirait  son  àme  partagée; 

Il  imposait  silence  à  ses  cris  douloureux. 

Vous  deviez  ignorer  ce  sacrifice  aflreux  : 

J'ai  dû  plus  respecter  sa  fermeté  sévère; 

Je  devais  l'imiter  :  mais  enfin  je  suis  mère: 

Mon  âme  est  au-dessous  d'un  si  cruel  effort  ; 

Je  n'ai  pu  de  mon  fils  consentir  à  la  mort. 

Hélas  1  au  désespoir  que  j'ai  trop  fait  paraître. 

Une  mère  aisément  pouvait  se  reconnaître. 

Voyez  de  cet  enfant  le  père  confondu, 

Qui  ne  vous  a  trahi  qu'à  force  de  vertu  : 

L'un  n'attend  son  salut  que  de  son  innocence; 

Et  l'autre  est  respectable  aloi's  (ju'il  vous  otfense. 

Ne  punissez  que  moi,  qui  traliis  à  la  fois 

Et  l'époux  que  j'admire,  et  le  sang  de  mes  rois. 

Digne  époux!  digne  objet  de  toute  ma  tendresse! 

La  pitié  maternelle  est  ma  seule  faiblesse  : 

Mon  sort  suivra  le  tien  ;  je  meurs  si  tu  péris; 

Pardonne-moi  du  moins  d'avoir  sauvé  ton  tils'. 

\.  «  Je  vous  demande  avec  la  plus  vive  instance,  écrivait  Voltaire  ;\  d'Argontal. 
qu'on  no  retranclie  rien  au  couplet  do  M"""  Clairon  au  troisième  acte...  M'""'  Denis, 
qui  joue  Idamé  sur  notre  petit  tiiéâtre.  serait  bien  fàcliée  que  celte  tirade  fut  plus 
courte.  » 


m 


330  i; ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

ZAMTI. 

Je  t'ai  tout  pardonné,  je  n'ai  plus  à  me  plaindre. 
Pour  le  sang  de  mon  roi  je  n'ai  ])Ius  rien  à  craindre; 
Ses  jours  sont  assurc'S. 

GENGIS. 

Traître,  ils  ne  le  sont  pas: 
A  a  réparer  ton  crime,  ou  subir  le  trépas, 

ZAMTI. 

Le  crime  est  d'obéir  à  des  ordres  injustes. 
La  souveraine  voix  de  mes  maîtres  augustes, 
i)u  sein  de  leurs  tombeaux,  parle  plus  baut  que  toi  : 
Tu  fus  notre  vainqueur,  et  tu  n'es  pas  mon  roi  ; 
Sf  j'étais  ton  sujet,  je  te  serais  fidèle. 
Arraclie-moi  la  vie,  et  respecte  mon  zèle  : 
Je  t'ai  livré  mon  fils,  j'ai  pu  te  l'immoler; 
Penses-tu  que  pour  moi  je  puisse  encor  trembler? 

GENOIS. 

Qu'on  l'ôte  de  mes  yeux, 

IDAMÉ. 

Ah!  daignez... 

GE\GIS, 

Qu'on  Tentraîne. 

IDAMÉ. 

Non,  n'accablez  que  moi  des  traits  de  votre  baine. 
Cruel!  qui  m'aurait  dit  qne  j'aurais  par  vos  coups 
Perdu  mon  enq)ereur,  mon  fils,  et  mon  époux? 
Quoi!  votre  âme  jamais  ne  peut  être  amollie? 

GENOIS, 

Allez,  suivez  l'époux  à  qui  le  sort  vous  lie. 
Est-ce  cl  vous  de  prétendre  encore  à  me  toucber? 
Et  quel  droit  avez-vous  de  me  rien  reprocher? 

IDAMÉ. 

Ah!  je  l'avais  prévu,  je  n'ai  plus  d'espérance, 

GENOIS. 

Allez,  dis-je,  Idamé  :  si  jamais  la  clémence 

Dans  mon  cœur  malgré  moi  pouvait  encore  entrer, 

Vous  sentez  quels  affronts  il  faudrait  réparer. 


jl 


ACTE    III,    SCÈNI-:    IV.  331 

SCÈNE  lY. 

GENOIS,    OCTAR. 

GENOIS, 

D'où  vient  que  je  gémis?  d'où  vient  que  je  balance? 

Quel  dieu  parlait  en  elle,  et  prenait  sa  défense? 

Est-il  dans  les  vertus,  est-il  dans  la  beauté 

Ln  pouvoir  au-dessus  de  mon  autorité? 

Ah  !  demeurez,  Octar;  je  me  crains,  je  m'ignore  : 

Il  me  faut  un  ami,  je  n'en  eus  point  encore; 

Mon  cœur  en  a  besoin. 

OCTAR. 

Puisqu'il  faut  vous  parler, 
S'il  est  des  ennemis  qu'on  vous  doive  immoler, 
%\  vous  voulez  couper  d'une  race  odieuse. 
Dans  ses  derniers  rameaux,  la  tige  dangereuse, 
Précipitez  sa  perte  ;  il  faut  que  la  rigueur. 
Trop  nécessaire  appui  du  trône  d'un  vainqueur. 
Frappe  sans  intervalle  un  coup  sûr  et  rapide  : 
C'est  un  torrent  qui  passe  en  son  cours  homicide  ; 
Le  temps  ramène  l'ordre  et  la  tranquillité; 
Le  peuple  se  façonne  à  la  docilité; 
De  ses  premiers  malheurs  l'image  est  affaiblie  ; 
Bientôt  il  les  pardonne,  et  même  il  les  oublie. 
Mais  lorsque  goutte  à  goutte  on  fait  couler  le  sang. 
Qu'on  ferme  avec  lenteur,  et  qu'on  rouvre  le  flanc, 
<3ue  les  jours  renaissants  ramènent  le  carnage. 
Le  désespoir  tient  lieu  de  force  et  de  courage. 
Et  fait  d'un  peuple  faible  un  peuple  d'ennemis. 
D'autant  plus  dangereux  qu'ils  étaient  plus  soumis. 

GENGIS, 

Quoi  !  c'est  cette  Idamé  !  quoi  !  c'est  là  cette  esclave  ! 
Quoi!  l'hymen  l'a  soumise  au  mortel  qui  me  brave! 

OCTAR. 

Je  conçois  que  pour  elle  il  n'est  point  de  pitié; 

Vous  ne  lui  devez  plus  que  votre  inimitié. 

Cet  amour,  dites-vous,  ([ui  vous  touche  pour  elle, 

Fut  d'un  feu  passager  la  légère  étincelle  : 

Ses  imprudents  refus,  la  colère,  et  le  teuq)s. 

En  ont  éteint  dans  vous  les  restes  languissants; 


m 


332  L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

Kllc  n'est  à  vos  yeux  qu'une  femme  coupable. 
D'un  criminel  oJ)scur  épouse  méprisable. 

GENOIS. 

11  en  sera  puni  ;  je  le  dois,  je  le  veux  : 
Ce  n'est  pas  avec  lui  que  je  suis  généreux. 
Moi,  laisser  respirer  un  vaincu  que  j'abhorre! 
Un  esclave!  un  rival! 

OCTAR, 

Pourquoi  vit-il  encore? 
Vous  êtes  tout-puissant,  et  n'êtes  point  vengé! 

GE.NGIS. 

Juste  ciel  !  à  ce  point  mon  cœur  serait  changé! 

CTest  ici  que  ce  cœur  connaîtrait  les  alarmes, 

Vaincu  par  la  beauté,  désarmé  par  les  larmes. 

Dévorant  mon  dépit  et  mes  soupirs  honteux! 

Moi,  rival  d'un  esclave,  et  d'un  esclave  heureux  ! 

Je  soufTre  qu'il  respire,  et  cependant  on  l'aime  ! 

Je  respecte  Idamé  jusqu'en  son  époux  même; 

Je  crains  de  la  blesser  en  enfonçant  mes  coups 

Dans  le  cœur  détesté  de  cet  indigne  époux. 

Est-il  bien  vrai  que  j'aime?  est-ce  moi  qui  soupire? 

Qu'est-ce  donc  que  l'amour?  a-t-il  donc  tant  d'empire? 

OCTAR. 

Je  n'appris  qu'à  combattre,  à  marcher  sous  vos  lois  ; 

Mes  chars  et  mes  coursiers,  mes  flèches,  mon  carquois. 

Voilà  mes  passions  et  ma  seule  science  : 

Des  caprices  du  cœur  j'ai  peu  d'intelligence; 

Je  connais  seulement  la  victoire  et  nos  mœurs  : 

Les  captives  toujours  ont  suivi  leurs  vainqueurs. 

Cette  délicatesse  importune,  étrangère, 

Dément  votre  fortune  et  votre  caractère. 

Et  qu'importe  pour  vous  qu'une  esclave  de  plus 

Attende  en  gémissant  vos  ordres  absolus? 

GENOIS. 

Oui  connaît  mieux  que  moi  jusqu'où  va  ma  puissance? 

Je  puis,  je  le  sais  trop,  user  de  violence  ; 

Mais  quel  bonheur  honteux,  cruel,  empoisonné, 

D'assujettir  un  cœur  qui  ne  s'est  point  donné, 

De  ne  voir  en  des  yeux,  dont  on  sent  les  atteintes. 

Qu'un  nuage  de  pleurs  et  d'éternelles  craintes, 

Et  de  ne  posséder,  dans  sa  funeste  ardeur. 

Qu'une  esclave  tremblante  à  qui  l'on  fait  horreur! 


ACTE    m,    SCÈNE    Vf.  333 

Les  monstres  des  forêts  qu'habitent  nos  ïartares 

Ont  des  jours  plus  sereins,  dos  amours  moins  ])arl)arcs. 

Enfin  il  faut  tout  dire:  Idainé  prit  sur  moi 

Un  secret  ascendant  qui  m'imposait  la  loi. 

Je  treml)lc  que  mon  cœur  aujourd'hui  s'en  souvienne  : 

J'en  étais  indigné;  son  àme  eut  sur  la  mienne, 

Et  sur  mon  caractère,  et  sur  ma  volonté, 

Un  empire  plus  sûr  et  plus  illimité. 

Que  je  n'en  ai  reçu  des  mains  de  la  victoire 

Sur  cent  rois  détrônés,  accablés  de  ma  gloire  : 

Voilà  ce  qui  tantôt  excitait  mon  dépit. 

Je  la  veux  pour  jamais  chasser  de  mon  esprit. 

Je  me  rends  tout  entier  à  ma  grandeur  suprême; 

Je  l'oublie  :  elle  arrive;  elle  triomphe,  et  j'aime. 

SCÈNE   V. 

GENGIS,    OCTAR,    0S3IAN. 

GE.NGIS. 

Eh  bien  !  que  résout-elle,  et  que  m'apprenez-vous  ? 

OSMAN. 

Elle  est  prête  à  périr  auprès  de  son  époux. 

Plutôt  que  découvrir  l'asile  impénétrable 

Où  leurs  soins  ont  caché  cet  enfant  misérable  ; 

Ils  jurent  d'affronter  le  plus  cruel  trépas. 

Son  époux  la  retient  tremblante  entre  ses  bras; 

Il  soutient  sa  constance,  il  l'exhorte  au  supplice  : 

Ils  demandent  tous  deux  que  la  mort  les  unisse. 

Tout  un  peuple  autour  d'eux  pleure  et  frémit  d'effroi. 

GENGIS. 

Idamé,  dites- vous,  attend  la  mort  de  moi? 

Ah!  rassurez  son  àme  et  faites-lui  connaître 

Que  ses  jours  sont  sacrés,  qu'ils  sont  chers  à  son  maître. 

C'en  est  assez  ;  volez. 

SGÈiNE    YI. 

GENGIS,    OCTAlt. 

OCTAR. 

Quels  ordres  donnez-vous 
Sur  cet  enfant  des  rois  qu'on  dérobe  à  nos  coups  ? 


334  L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

GE.XGIS. 

Aucun. 

OCTAR. 

Vous  commandiez  que  notre  vigilance 
Aux  mains  d'idamé  même  enlevât  son  enfance. 

GENOIS. 

Qu'on  attende. 

OCTAR. 

On  pourrait... 

GENGIS. 

Il  ne  peut  m'échapper. 

OCTAR. 

Peut-être  elle  vous  trompe. 

GENGIS. 

Elle  ne  peut  tromper. 

OCTAR. 

Voulez-vous  de  ces  rois  conserver  ce  qui  reste? 

GENGIS. 

Je  veux  qu'Idamé  vive;  ordonne  tout  le  reste. 
Va  la  trouver.  Mais  non,  cher  Octar,  hâte-toi 
De  forcer  son  époux  à  fléchir  sous  ma  loi  : 
C'est  peu  de  cet  enfant;  c'est  peu  de  son  supplice  ; 
11  faut  bien  qu'il  me  fasse  un  plus  grand  sacrifice. 

OCTAR. 

Lui? 

GENGIS. 

Sans  doute  :  oui,  lui-même. 

OCTAR. 

Et  quel  est  votre  espoir  ? 

GENGIS. 

De  dompter  Idamé,  de  l'aimer,  de  la  voir, 
D'être  aimé  de  l'ingrate,  ou  de  me  venger  d'elle, 
De  la  punir.  Tu  vois  ma  faiblesse  nouvelle  : 
Emporté,  malgré  moi,  par  de  contraires  vœux. 
Je  frémis,  et  j'ignore  encor  ce  que  je  veux. 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE. 


1 


ACTE   QUATRIEME. 


SCENE   I. 

GENGIS,     TROUPE     DE     OUKHRIERS    TARTARES. 
GENGIS. 

Ainsi  la  liberté,  le  repos,  et  la  paix, 

Ce  but  de  mes  travaux  me  fuira  pour  jamais  ! 

Je  ne  puis  être  à  moi  !  D'aiijoiirtriiiii  je  commence 

A  sentir  tout  le  poids  de  ma  triste  puissance  : 

Je  cherchais  Idamé;  je  ne  vois  près  de  moi 

Que  ces  chefs  importuns  qui  fatiguent  leur  roi. 

(A  sa  suite.) 

Allez,  au  pied  des  murs  liàtez-vous  de  vous  rendre 
L'insolent  Coréen  ne  pourra  nous  surprendre; 
Ils  ont  proclamé  roi  cet  enfant  malheureux, 
Et,  sa  tête  à  la  main,  je  marcherai  contre  eux. 
Pour  la  dernière  fois  que  Zamti  m'obéisse  : 
J'ai  trop  de  cet  enfant  difleré  le  supplice. 

(  Il  reste  seul.  ) 

Allez.  Ces  soins  cruels,  à  mon  sort  attachés. 
Gênent  trop  mes  esprits  d'un  autre  soin  touchés  : 
Ce  peuple  à  contenir,  ces  vainqueurs  à  conduire, 
Des  périls  à  prévoir,  des  complots  à  détruire; 
Que  tout  pèse  à  mon  cœur  en  secret  tourmenté  I 
Ah!  je  fus  plus  heureux /lans  mon  obscurité. 

SCÈNE   II. 

GENGIS,    OGTAR. 

GENGIS. 

Eh  bien!  vous  avez  vu  ce  mandarin  farouche? 

ocrAR, 
Nul  péril  ne  l'émeut,  nul  respect  ne  le  touche. 


330  L'OKPHKLIN    DE    LA    CHINE. 

Seigneur,  en  votre  nom  j'ai  rougi  de  parler 
A  ce  vil  ennemi  ([u'il  lalfait  immoler; 
D'un  œil  d'indillerence  il  a  vu  le  supplice; 
11  répète  les  noms  de  devoir,  de  justice; 
Il  brave  la  victoire  :  on  dirait  que  sa  voix, 
Du  haut  d'un  tribunal,  nous  dicte  ici  des  lois. 
Confondez  avec  lui  son  épouse  rebelle; 
Ne  vous  abaissez  point  à  soupirer  pour  elle  ; 
Et  détournez  les  yeuv  de  ce  couple  proscrit. 
Qui  vous  ose  braver  quand  la  terre  obéit, 

GENGIS, 

Non,  je  ne  reviens  point  encor  de  ma  surprise  : 

Quels  sont  donc  ces  humains  que  mon  bonheur  maîtrise? 

Qu'els  sont  ces  sentiments,  qu'au  fond  de  nos  climats 

Nous  ignorions  encore  et  ne  soupçonnions  pas? 

A  son  roi,  qui  n'est  plus,  immolant  la  nature. 

L'un  voit  périr  son  fils  sans  crainte  et  sans  murmure  : 

L'autre,  pour  son  époux,  est  prête  à  s'immoler  : 

Rien  ne  peut  les  fléchir,  rien  ne  les  fait  trembler. 

Que  dis-je?  si  j'arrête  une  vue  attentive 

Sur  cette  nation  désolée  et  captive, 

Malgré  moi  je  l'admire  en  lui  donnant  des  fers  : 

Je  vois  que  ses  travaux  ont  instruit  l'univers  ; 

Je  vois  un  peuple  antique,  industrieux,  immense. 

Ses  rois  sur  la  sagesse  ont  fondé  leur  puissance, 

De  leurs  voisins  soumis  heureux  législateurs, 

Gouvernant  sans  conquête,  et  régnant  par  les  mœurs. 

Le  ciel  ne  nous  donna  que  la  force  en  partage  ; 

Nos  arts  sont  les  combats,  détruire  est  notre  ouvrage. 

Ah!  de  quoi  m'ont  servi  tant  de  succès  divers? 

Quel  fruit  me  revient-il  des  pleurs  de  l'univers  ? 

Nous  rougissons  de  sang  le  char  de  la  victoire. 

Peut-être  qu'en  cfl'et  il  est  une  autre  gloire  : 

Mon  cœur  est  en  secret  jaloux  de  leurs  vertus; 

Et,  vainqueur,  je  voudrais  égaler  les  vaincus. 

OCTAR, 

Pouvez-vous  de  ce  peuple  admirer  la  faiblesse? 
Quel  mérite  ont  des  arts  enfants  de  la  mollesse, 
Qui  n'ont  pu  les  sauver  des  fers  et  de  la  mort  ? 
Le  faible  est  destiiu';  pour  servir  le  plus  fort  : 
Tout  cède  sur  la  terre  aux  travaux,  au  courage; 
Mais  c'est  vous  qui  cédez,  qui  souffrez  un  outrage, 


ACTE    IV,    SCkNE    III.  337 

Vous  qui  tendez  les  mains,  malgré  votre  courroux, 

A  je  ne  sais  quels  fers  inconnus  parmi  nous  ; 

Vous  qui  vous  exposez  à  la  plainte  importune 

De  ceux  dont  la  valeur  a  fait  votre  fortune. 

Ces  braves  compagnons  de  vos  travaux  passés 

Verront-ils  tant  d'honneurs  par  Famour  effacés? 

Leur  grand  cœur  s'en  indigne,  et  leurs  fronts  en  rougissent  : 

Leurs  clameurs  jusqu'à  vous  par  ma  voix  retentissent; 

Je  vous  parle  en  leur  nom  comme  au  nom  de  l'État.    . 

Excusez  un  Tartare,  excusez  un  soldat 

Blanchi  sous  le  harnais  et  dans  votre  service, 

Qui  ne  peut  supporter  un  amoureux  caprice, 

Et  qui  montre  la  gloire  à  vos  yeux  éblouis, 

GENGIS. 

Que  Ton  cherche  Idamé. 

OCTAR. 

Vous  voulez... 

GENGIS. 

Obéis. 
De  ton  zèle  hardi  réprime  la  rudesse  ; 
Je  veux  que  mes  sujets  respectent  ma  faiblesse. 

SCÈNE   III. 

GENGIS. 

A  mon  sort  à  la  fin  je  ne  puis  résister; 
Le  ciel  me  la  destine,  il  n'en  faut  point  douter. 
Qu'ai-je  fait,  après  tout,  dans  ma  grandeur  suprême? 
J'ai  fait  des  malheureux,  et  je  le  suis  moi-même  ; 
Et  de  tous  ces  mortels  attachés  à  mon  rang, 
Avides  de  combats,  prodigues  de  leur  sang. 
Un  seul  a-t-il  jamais,  arrêtant  ma  pensée. 
Dissipé  les  chagrins  de  mon  àme  oppressée? 
Tant  d'États  subjugués  ont-ils  rempli  mon  cœur? 
Ce  cœur,  lassé  de  tout,  demandait  une  erreur 
Qui  pût  de  mes  ennuis  chasser  la  nuit  profonde, 
Et  qui  me  consolât  sur  le  trône  du  monde*. 

1.  On  peut  comparer  cette  situation  de  Gengis  à  celle  d'Auguste,  et  ces  vers  do 
l'Orphelin  à  ceux-ci  de  China  : 

Et  comme  notre  esprit  jusqu'au  dernier  soupir 
l'otijours  vers  quelque  objet  pousse  quelque  désir, 

V.  — Théâtre.    IV.  'l'I 


338  L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

Par  SOS  tristes  conseils  Octar  m'a  révolté  : 
Je  ne  vois  près  de  moi  qu'un  tas  ensanglanté 
De  monstres  affamés  et  d'assassins  sauvages, 
Disciplinés  au  meurtre,  et  formés  aux  ravages  ; 
Ils  sont  nés  pour  la  guerre,  et  non  pas  pour  ma  cour; 
Je  les  prends  en  horreur,  en  connaissant  l'amour  : 
Qu'ils  combattent  sous  moi,  qu'ils  meurent  à  ma  suite 
Mais  qu'ils  n'osent  jamais  juger  de  ma  conduite, 
Idamé  ne  vient  ])oint...  c'est  elle,  je  la  voi. 


SCENE  ly. 

GENGIS,    IDAMÉ. 

IDAMÉ. 

Quoi!  vous  voulez  jouir  encor  de  mon  effroi? 
Ali  !  seigneur,  épargnez  une  femme,  une  mère  ; 
Ne  rougissez-vous  pas  d'accabler  ma  misère? 

GENGIS. 

Cessez  à  vos  frayeurs  de  vous  abandonner  : 

Votre  époux  peut  se  rendre,  on  peut  lui  pardonner; 

J'ai  déjà  suspendu  l'effet  de  ma  vengeance. 

Et  mon  cœur  pour  vous  seule  a  connu  la  clémence. 

Peut-être  ce  n'est  pas  sans  un  ordre  des  cieux 

Que  mes  prospérités  m'ont  conduit  à  vos  yeux  : 

Peut-être  le  destin  voulut  vous  faire  naître 

Pour  fléchir  un  vainqueur,  pour  captiver  un  maître, 

Pour  adoucir  en  moi  cette  âpre  dureté 

Des  climats  où  mon  sort  en  naissant  m'a  jeté. 

Vous  m'entendez,  je  règne,  et  vous  pourriez  reprendre 

Un  pouvoir  que  sur  moi  vous  deviez  peu  prétendre. 

Le  divorce,  en  un  mot,  par  mes  lois  est  permis  ; 

Et  le  vainqueur  du  monde  à  vous  seule  est  soumis. 


Il  se  ramène  en  soi,  n'ayant  plus  où  se  prendre, 
Et,  monté  sur  le  faîte,  il  aspire  à  descendre. 

Rien  ne  forme  plus  le  goût,  comme  le  remarque  M.  de  Voltaire,  que  ces  com- 
paraisons, lorsque  surtout  deux  hommes  d'un  génie  égal,  mais  très-différent,  ont  à 
exprimer  un  même  fond  d'idées,  dans  des  circonstances  et  avec  des  accessoires  qui 
ne  sont  pas  les  mûmes.  Ici  l'un  peint  un  tyran,  et  la  satiété  d'une  âme  épuisée 
par  des  passions  violentes;  et  l'autre  peint  un  conquérant,  et  le  vide  d'un  cœur 
qui  a  conservé  sa  sensibilité  et  son  énergie.  (K.) 


ACTE    IV,    SCÈNE    IV.  339 

S'il  VOUS  fut  odieux,  le  trône  a  quelques  charmes  ; 
Et  le  bandeau  des  rois  peut  essuyer  des  larmes  i. 
L'intérêt  de  l'État  et  de  vos  citoyens 
Vous  presse  autant  que  moi  de  former  ces  liens. 
Ce  langafj:e,  sans  doute,  a  de  quoi  vous  surprendre  : 
Sur  les  débris  fumants  des  trônes  mis  en  cendre, 
Le  destructeur  des  rois  dans  la  i)0udre  oubliés 
Semblait  n'être  plus  fait  pour  se  voir  à  vos  pieds  : 
Mais  sachez  qu'en  ces  lieux  votre  foi  fut  trompée  ; 
Par  un  rival  indigne  elle  fut  usurpée  : 
Vous  la  devez,  madame,  au  vainqueur  des  humains  ; 
ïémugin  vient  à  vous  vingt  sceptres  dans  les  mains. 
Vous  baissez  vos  regards,  et  je  ne  puis  comprendre 
Dans  vos  yeux  interdits  ce  que  je  dois  attendre  : 
Oubliez  mon  pouvoir,  oubliez  ma  fierté, 
Pesez  vos  intérêts,  parlez  en  liberté. 

IDAMÉ. 

A  tant  de  changements  tour  à  tour  condamnée 
Je  ne  le  cèle  point,  vous  m'avez  étonnée  : 
Je  vais,  si  je  le  puis,  reprendre  mes  esprits; 
Et,  quand  je  répondrai,  vous  serez  plus  surpris. 
Il  vous  souvient  du  temps  et  de  la  vie  obscure 
Où  le  ciel  enfermait  votre  grandeur  future  ; 
L'effroi  des  nations  n'était  que  Témugin  ; 
L'univers  n'était  pas,  seigneur,  en  votre  main  : 
Elle  était  pure  alors,  et  me  fut  présentée  : 
Apprenez  qu'en  ce  temps  je  l'aurais  acceptée. 

GENOIS. 

Ciel!  que  m'avez-vous  dit?  ô  ciel  !  vous  m'aimeriez  ! 
Vous  ! 

IDAMÉ. 

J'ai  dit  ([ue  ces  vœux,  que  vous  me  présentiez, 
N'auraient  point  révolté  mon  àme  assujettie, 
Sijes  sages  mortels  à  qui  j'ai  dû  la  vie 
N'avaient  fait  à  mon  cœur  un  contraire  devoir. 
De  nos  parents  sur  nous  vous  savez  le  pouvoir  : 
Du  dieu  que  nous  servons  ils  sont  la  vive  image; 

I.  Égije  dit  îi  Églé,  dans  l'opéra  de  Thésée  (I,  vni)  : 

G'ust  pnut-étrc  un  peu  tard  m'ofTrir  à  vos  beaux  yeux 
Je  nu  suis  plus  au  temps  de  l'aimable  jeunesse  ; 
Mais  je  suis  roi,  belle  princesse, 
lit  rui  victorieux. 


340  L'ORPHELLX    DE    LA    CHINE. 

Nous  leur  obéissons  en  tout  temps,  en  tout  âge. 
Cet  empire  détruit,  qui  dut  être  immortel, 
Seigneur,  était  fondé  sur  le  droit  paternel. 
Sur  la  foi  de  l'hymen,  sur  l'honneur,  la  justice, 
Le  respect  des  serments;  et,  s'il  faut  qu'il  périsse. 
Si  le  sort  l'abandonne  à  vos  heureux  forfaits, 
L'esprit  qui  l'anima  ne  périra  jamais. 
Vos  destins  sont  changés;  mais  le  mien  ne  peut  l'être, 

GENOIS. 

Quoi  1  vous  m'auriez  aimé  ! 

IDAMÉ. 

C'est  à  vous  de  connaître 
Que  ce  serait  encore  une  raison  de  plus 
Pour  n'attendre  de  moi  qu'un  éternel  refus. 
Mon  hymen  est  un  nœud  formé  par  le  ciel  même  : 
Mon  époux  m'est  sacré  :  je  dirai  plus,  je  l'aime. 
Je  le  préfère  à  vous,  au  trône,  à  vos  grandeurs. 
Pardonnez  mon  aveu  ;  mais  respectez  nos  mœurs. 
Ne  pensez  pas  non  plus  que  je  mette  ma  gloire 
A  remporter  sur  vous  cette  illustre  victoire, 
A  braver  un  vainqueur,  à  tirer  vanité 
De  ces  justes  refus  qui  ne  m'ont  point  coûté  : 
Je  remplis  mon  devoir,  et  je  me  rends  justice; 
Je  ne  fais  point  valoir  un  pareil  sacrifice. 
Portez  ailleurs  les  dons  que  vous  me  proposez, 
Détachez-vous  d'un  cœur  qui  les  a  méprisés  ; 
Et,  puisqu'il  faut  toujours  qu'Idamé  vous  implore. 
Permettez  qu'à  jamais  mon  époux  les  ignore. 
De  ce  faible  triomphe  il  serait  moins  flatté 
Qu'indigné  de  l'outrage  à  ma  fidélité, 

GENOIS. 

Il  sait  mes  sentiments,  madame  ;  il  faut  les  suivre  : 
11  s'y  conformera  s'il  aime  encore  à  vivre, 

IDAMÉ, 

Il  en  est  incapable  ;  et  si  dans  les  tourments 
La  douleur  égarait  ses  nobles  sentiments, 
Si  son  àme  vaincue  avait  quelque  mollesse, 
IMon  devoir  et  ma  foi  soutiendraient  sa  faiblesse  ; 
De  son  cœur  chancelant  je  deviendrais  l'appui 
En  attestant  des  nœuds  déshonorés  par  lui. 

GENOIS, 

Ce  que  je  viens  d'entendre,  ô  dieux!  est-il  croyable? 


ACTE    IV,    SCENE    IV.  3i1 

Quoi!  lorsque  envers  vous-même  il  s'est  rendu  coupable; 
Lorsque  sa  cruauté,  par  un  barbare  efïbrt, 
Vous  arracliant  un  fils,  Ta  conduit  à  la  mort! 

IDAMÉ, 

Il  eut  une  vertu,  seigneur,  que  je  révère  : 
Il  pensait  en  héros,  je  n'agissais  qu'en  mère; 
Et,  si  j'étais  injuste  assez  pour  le  haïr, 
Je  me  respecte  assez  pour  ne  le  point  trahir, 

GEXGIS. 

Tout  m'étonne  dans  vous,  mais  aussi  tout  m'outrage  : 
J'adore  avec  dépit  cet  excès  de  courage  ; 
Je  vous  aime  encore  plus  quand  vous  me  résistez  : 
Vous  subjuguez  mon  cœur,  et  vous  le  révoltez. 
Redoutez-moi  ;  sachez  que,  malgré  ma  faiblesse, 
Ma  fureur  peut  aller  plus  loin  que  ma  tendresse. 

IDAMÉ. 

Je  sais  qu'ici  tout  tremble  ou  périt  sous  vos  coups  : 
Les  lois  vivent  encore,  et  remportent  sur  vous  K 

GENOIS. 

Les  lois  !  il  n'en  est  plus  :  quelle  erreur  obstinée 

Ose  les  alléguer  contre  ma  destinée? 

Il  n'est  ici  de  lois  que  celles  de  mon  cœur, 

Celles  d'un  souverain,  d'un  Scythe,  d'un  vainqueur  : 

Les  lois  que  vous  suivez  m'ont  été  trop  fatales. 

Oui,  lorsque  dans  ces  lieux  nos  fortunes  égales, 

Nos  sentiments,  nos  cœurs  l'un  vers  l'autre  emportés 

(Car  je  le  crois  ainsi  malgré  vos  cruautés), 

Quand  tout  nous  unissait,  vos  lois,  que  je  déteste, 

Ordonnèrent  ma  honte  et  votre  hymen  funeste. 

Je  les  anéantis,  je  parle,  c'est  assez  : 

Imitez  l'univers,  madame;  obéissez. 

Vos  mœurs,  que  vous  vantez,  vos  usages  austères, 

Sont  un  crime  à  mes  yeux,  quand  ils  me  sont  contraires. 

Mes  ordres  sont  donnés,  et  votre  indigne  époux 

Doit  remettre  en  mes  mains  votre  empereur  et  vous  : 

1 .  A  ce  vers  les  conuMiens  avaient  substitué  : 

Mon  devoir  et  ma  loi  sont  au-dessus  de  vous. 

«  Je  ne  pouK  pas  concevoir,  écrit  Voltaire  à  M''*  Clairon,  comment  on  a  pu 
oter  de  votre  rùlc  ce  vers  au  quatrième  acte.  C'est  assurément  un  des  moins 
mauvais  de  la  pièce.  »  —  On  avait  change  ce  vers  parce  qu'on  craignait  sans  doute 
la  réplique  de  Gengiç  :  Les  lois,  il  n'en  est  plus.  (G.  A.) 


342  L'ORPHELIN   DE    LA   CHINE. 

Leurs  jours  me  répondront  de  votre  olK'issance. 
Pensez-y  ;  vous  savez  jusqu'où  va  ma  vengeance, 
Et  songez  à  quel  i)rix  vous  pouvez  désarmer 
Un  maître  qui  vous  aime,  et  qui  rougit  d'aimer  ^ 


SCENE   V. 

IDAMÉ,    ASSÉLI. 

IDAMÉ. 

Il  me. faut  donc  choisir  leur  perte  ou  l'infamie! 

0  pur  sang  de  mes  rois  !  ô  moitié  de  ma  vie  ! 

Cher  époux,  dans  mes  mains  quand  je  tiens  votre  sort. 

Ma  voix,  sans  halancer,  vous  condamne  à  la  mort  ! 

ASSÉLI. 

Ah!  reprenez  plutôt  cet  empire  suprême 

Qu'aux  ])eautés,  aux  vertus,  attacha  le  ciel  môme  ; 

Ce  pouvoir,  qui  soumit  ce  Scythe  furieux 

Aux  lois  de  la  raison  qu'il  lisait  dans  vos  yeux. 

Longtemps  accoutumée  à  dompter  sa  colère, 

Que  ne  pouvez-vous  point,  puisque  vous  savez  plaire  ! 

IDAMÉ. 

Dans  l'état  où  je  suis  c'est  un  malheur  de  plus. 

ASSÉLI. 

Vous  seule  adouciriez  le  destin  des  vaincus  : 

Dans  nos  calamités,  le  ciel,  qui  vous  seconde, 

Veut  vous  opposer  seule  à  ce  tyran  du  monde  ; 

Vous  avez  vu  tantôt  son  courage  irrité 

Se  dépouiller  pour  vous  de  sa  férocité. 

Il  aurait  dû  cent  fois,  il  devrait  même  encore. 

Perdre  dans  votre  époux  un  rival  qu'il  abhorre  ; 


1.  Voici  une  scène  qui  pouvait  prêter  aux  allusions  :  «  Vous  connaissez  le  sujet, 
et  vous  connaissez  la  nation,  écrivait  Voltaire  à  d'Argental.  Il  n'est  pas  douteux  que 
la  conduite  d'Idamé  ne  fût  regardée  comme  la  condamnation  d'une  personne  (la 
Pompadour),  qui  n'est  pas  Chinoise...  L'application  que  je  crains  est  si  aisée  à  faire, 
que  je  n'oserais  même  envoyer  l'ouvrage  à  la  personne  qui  pourrait  être  l'objet  de 
cette  application.  Je  vais  tâcher  de  supprimer  quelques  vers  dont  on  pourrait  tirer 
des  interprétations  malignes.  »  Et  encore  :  «  Vous  croyez  bien  qu'ils  (les  partisans 
de  Crébillon)  ne  manqueront  pas  de  dire  que  c'est  une  bravade  faite  h  sa  protec- 
trice, et  Dieu  sait  si  alors  on  ne  lui  fait  pas  entendre  que  c'est  non-seulement 
une  bravade,  mais  une  offense  et  une  esjiècc  de  satire.  » 


I 


ACTE    lY,    SCÈNE   VI.  3i3 

Zaniti  pourtant  respire  après  l'avoir  bravé  ; 

A  son  épouse  encore  il  n'est  point  enlevé. 

On  vous  respecte  en  lui  ;  ce  vainqueur  sanguinaire 

Sur  les  débris  du  monde  a  craint  de  vous  déplaire. 

Enfin,  souvenez-vous  que,  dans  ces  mêmes  lieux, 

Il  sentit,  le  premier,  le  pouvoir  de  vos  yeux  : 

Son  amour  autrefois  fut  pur  et  légitime. 

IDAMÉ. 

Arrête  ;  il  ne  l'est  plus  :  y  penser  est  un  crime. 


SCENE    VI. 
ZAMTI,    IDAMÉ,    ASSÉLI. 

I  D  A  M  É . 

Ah!  dans  ton  infortune  et  dans  mon  désespoir, 
Suis-je  encor  ton  épouse  et  peux-tu  me  revoir? 

ZAMTI. 

On  le  veut:  du  tyran  tel  est  l'ordre  funeste; 
Je  dois  à  ses  fureurs  ce  moment  qui  me  reste. 

IDAMÉ. 

On  t'a  dit  à  quel  prix  ce  tyran  daigne  enfin 
Sauver  tes  tristes  jours,  et  ceux  de  l'orphelin? 

ZAMTI. 

Ne  parlons  pas  des  miens,  laissons  notre  infortune. 

Un  citoyen  n'est  rien  dans  la  perte  commune; 

Il  doit  s'anéantir.  Idamé,  souviens-toi 

Que  mon  devoir  unique  est  de  sauver  mon  roi  : 

Nous  lui  devions  nos  jours,  nos  services,  notre  être, 

Tout,  jusqu'au  sang  d'un  fils  qui  naquit  pour  son  maître; 

Mais  l'honneur  est  un  bien  que  nous  ne  devons  pas. 

Cependant  l'orphelin  n'attend  (jue  le  trépas; 

Mes  soins  l'ont  enfermé  dans  ces  asiles  sombres 

Où  des  rois  ses  aïeux  on  rév('relcs  ombres; 

La  mort,  si  nous  tardons,  l'y  dévore  avec  eux. 

En  vain  des  Coréens  le  prince  généreux 

Attend  ce  cher  dépôt  (pie  hii  promit  mon  zèle, 

Étan,  de  son  salut  ce  ministre  fidèle, 

Ktaii,  ainsi  que  moi,  se  voit  chargé  de  fers. 

Toi  seule  à  l'orphelin  restes  dans  l'univers; 


344  L'ORPHELIN    DIi    LA    CHINE. 

C'est  à  toi  maintenant  de  conserver  sa  vie, 
Et  ton  fils,  et  ta  gloire  à  mon  lionneur  unie. 

IDAMÉ. 

Ordonne;  que  veiix-tu?  que  faut-il? 

ZAMTI. 

M'oublier, 
Vivre  pour  ton  pays,  lui  tout  sacrifier. 
Ma  mort,  en  éteignant  les  flambeaux  d'hyménée. 
Est  un  arrêt  des  cienx  qui  fait  ta  destinée. 
Il  n'est  plus  d'autres  soins  ni  d'autres  lois  pour  nous  : 
L'honneur  d'être  fidèle  aux  cendres  d'un  époux 
Ne  saurait  balancer  une  gloire  plus  belle. 
C'est  au  prince,  à  l'État,  qu'il  faut  être  fidèle. 
Remplissons  de  nos  rois  les  ordres  absolus; 
Je  leur  donnai  mon  fils,  je  leur  donne  encor  plus. 
Libre  par  mon  trépas,  enchaîne  ce  Tartare  ; 
Éteins  sur  mon  tombeau  les  foudres  du  barbare  : 
Je  commence  à  sentir  la  mort  avec  horreur 
Quand  ma  mort  t'abandonne  à  cet  usurpateur  : 
Je  fais  en  frémissant  ce  sacrifice  impie  ; 
Mais  mon  devoir  l'épure,  et  mon  trépas  l'expie  : 
Il  était  nécessaire  autant  qu'il  est  affreux. 
Idamé,  sers  de  mère  à  ton  roi  malheureux  ; 
Règne,  que  ton  roi  vive,  et  que  ton  époux  meure  : 
Règne,  dis-je,  à  ce  prix  :  oui,  je  le  veux... 

IDAMÉ. 

Demeure. 
Me  connais-tu?  Veux-tu  que  ce  funeste  rang 
Soit  le  prix  de  ma  honte,  et  le  prix  de  ton  sang  ? 
Penses-tu  que  je  sois  moins  épouse  que  mère? 
Tu  t'abuses,  cruel,  et  ta  vertu  sévère 
A  commis  contre  toi  deux  crimes  en  un  jour, 
Qui  font  frémir  tous  deux  la  nature  et  l'amour. 
Barbare  envers  ton  fils,  et  plus  envers  moi-même, 
Ne  te  souvient-il  plus  qui  je  suis,  et  qui  t'aime? 
Crois-moi  ;  dans  nos  malheurs  il  est  un  sort  plus  beau. 
Un  plus  noble  chemin  pour  descendre  au  tombeau. 
Soit  amour,  soit  mépris,  le  tyran  qui  m'off"ense, 
Sur  moi,  sur  mes  desseins,  n'est  pas  en  défiance  : 
Dans  ces  remparts  fumants,  et  de  sang  abreuvés. 
Je  suis  libre,  et  mes  pas  ne  sont  point  observés  ; 
Le  chef  des  Coréens  s'ouvre  un  secret  passage. 


ACTE    IV,    SCliNE    VI.  34o 

Non  loin  de  ces  tombeaux  où  ce  précieux  gage 

A  rœil  ({ui  le  poursuit  l'ut  caché  par  tes  mains  : 

De  ces  tombeaux  sacrés  je  sais  tous  les  chemins;     . 

Je  cours  y  ranimer  sa  languissante  vie, 

Le  rendre  aux  défenseurs  armés  pour  la  patrie, 

Le  porter  en  mes  bras  dans  leurs  rangs  belliqueux, 

Comme  un  présent  d'un  dieu  qui  combat  avec  eux. 

Nous  mourrons,  je  le  sais,  mais  tout  couverts  de  gloire; 

Nous  laisserons  de  nous  une  illustre  mémoire. 

Mettons  nos  noms  obscurs  au  rang  des  plus  grands  noms, 

Et  juge  si  mon  cœur  a  suivi  tes  leçons. 

ZAMTI. 

Tu  l'inspires,  grand  dieu  !  que  ton  bras  la  soutienne  ! 
Idamé,  ta  vertu  l'emporte  sur  la  mienne  ; 
Toi  seule  as  mérité  que  les  cieux  attendris 
Daignent  sauver  par  toi  ton  prince  et  ton  pays^ 


1.  «  Le  caractère  de  Zamti,  dit  M.  Hippolyte  Lucas,  devient  comique  comme 
celui  de  Georges  Dandin.  »  Mais  Voltaire  lui-même  avait  senti  tout  le  premier 
le  ridicule  de  ce  rôle.  Il  ne  voulait  pas  de  Zamti  :  «  La  situation  d'un  homme  à 
qui  on  veut  ôtcr  sa  femme  a  quelque  chose  de  si  avilissant  pour  lui  qu'il  ne  faut 
pas  qu'il  paraisse  :  sa  vue  ne  peut  faire  qu'un  mauvais  effet.  »  Ainsi  écrivait-il  à 
d'Argental;  mais  d'Argental  voulait  cinq  actes,  et  il  fallut  imaginer  un  Zamti.  (G.  A.) 


FIN    DU    QUATRIEME    ACTE. 


ACTE    CINQUIÈME. 


SCENE   I. 

IDAMÉ,    ASSÉLI. 

ASSÉLI. 

Quoi  !  rien  n'a  résisté  !  tout  a  fui  sans  retour! 
Quoi  !  je  vous  vois  deux  fois  sa  captive  en  un  jour  ! 
Fallait-il  affronter  ce  conquérant  sauvage? 
Sur  les  faibles  mortels  il  a  trop  d'avantage. 
Une  femme,  un  enfant,  des  guerriers  sans  vertu! 
Que  pouviez-vous  ?  hélas  ! 

IDAMÉ. 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû. 
Tremblante  pour  mon  fils,  sans  force,  inanimée, 
J'ai  porté  dans  mes  bras  l'empereur  à  l'armée. 
Son  aspect  a  d'abord  animé  les  soldats  : 
Mais  Gengis  a  marché  ;  la  mort  suivait  ses  pas  •  ; 
.  Et  des  enfants  du  Nord  la  horde  ensanglantée 
Aux  fers  dont  je  sortais  m'a  soudain  rejetée. 
C'en  est  fait. 

ASSÉLI. 

Ainsi  donc  ce  malheureux  enfant 
Retombe  entre  ses  mains,  et  meurt  presque  en  naissant  : 
Votre  époux  avec  lui  termine  sa  carrière. 

IDAMÉ. 

L'un  et  l'autre  bientôt  voit  son  heure  dernière. 
Si  l'arrêt  de  la  mort  n'est  point  porté  contre  eux, 
C'est  pour  leur  préparer  des  tourments  plus  affreux. 
Mon  fils,  ce  fils  si  cher,  va  les  suivre  peut-être. 

1.  «  Mes  Tartares  tuent  tout,  écrivait  Voltaire,  et  j'ai  bien  peur  qu'ils  ne  fas- 
sent pleurer  personne.  » 


ACTE    Y,    SCKNE    I.  347 

Devant  ce  fler  vainqueur  il  m'a  fallu  paraître; 

Tout  fumant  de  carnage,  il  m'a  fait  appeler, 

Pour  jouir  de  mon  trouble,  et  pour  mieux  m'accabler. 

Ses  regards  inspiraient  l'horreur  et  l'épouvante. 

Vingt  fois  il  a  levé  sa  main  toute  sanglante 

Sur  le  fils  de  mes  rois,  sur  mon  fils  malheureux. 

Je  me  suis  en  tremblant  jetée  au-devant  d'eux; 

Tout  en  pleurs,  à  ses  pieds  je  me  suis  prosternée; 

Mais  lui,  me  repoussant  d'une  main  forcenée, 

La  menace  à  la  bouche,  et  détournant  les  yeux, 

Il  est  sorti  pensif,  et  rentré  furieux  ; 

Ets'adressant  aux  siens  d'une  voix  oppressée, 

Il  leur  criait  vengeance,  et  changeait  de  pensée; 

Tandis  qu'autour  de  lui  ses  barbares  soldats 

Semblaient  lui  demander  l'ordre  de  mon  trépas. 

ASSÉLI. 

Pensez-vous  qu'il  donnât  un  ordre  si  funeste? 
Il  laisse  vivre  encor  votre  époux  qu'il  déteste  ; 
L'orphelin  aux  ])ourreaux  n'est  point  abandonné. 
Daignez  demander  grâce,  et  tout  est  pardonné. 

IDAMÉ. 

Non,  ce  féroce  amour  est  tourné  tout  en  rage. 
Ah!  si  tu  l'avais  vu  redoubler  mon  outrage, 
M'assurer  de  sa  haine,  insulter  à  mes  pleurs  ! 

ASSÉLI. 

Et  vous  doutez  encor  d'asservir  ses  fureurs? 
Ce  lion  subjugué,  qui  rugit  dans  sa  chaîne. 
S'il  ne  vous  aimait  pas,  parlerait  moins  de  haine. 

IDAMÉ, 

Qu'il  m'aime  ou  me  haïsse,  il  est  temps  d'achever 
Des  jours  que,  sans  horreur,  je  ne  puis  conserver. 

ASSÉLI. 

Ah  !  que  résolvez-vous  ? 

IDAMÉ. 

Quand  le  ciel  en  colère 
De  ceux  qu'il  persécute  a  comblé  la  misère. 
Il  les  soutient  souvent  dans  le  sein  des  douleurs, 
Et  leur  donne  un  courage  égal  à  leurs  malheurs. 
J'ai  pris,  dans  l'horreur  même  où  je  suis  parvenue. 
Une  force  nouvelle,  à  mon  cœur  inconnue. 
Va,  je  ne  craindrai  plus  ce  vainqueur  des  humains; 
Je  dépendrai  de  moi  :  mon  sort  est  dans  mes  mains. 


348  LORl'llELIN    DE    LA    CHINE. 

ASSKLI. 

Mais  ce  fils,  cet  objet  de  crainte  et  de  tendresse, 
L'ab  a  n  d  0  n  n  erez-vo  us  ? 

IDAMÉ. 

Tu  me  rends  ma  faiblesse. 
Tu  me  perces  le  cœur.  Ah!  sacrifice  afTreux! 
Que  n'avais-je  point  fait  pour  ce  fils  malheureux! 
MaisGengis,  après  tout,  (huis  sa  grandeur  altière, 
Environné  de  rois  couchés  dans  la  poussière, 
Ne  recherchera  point  un  enfant  ignoré, 
Parmi  les  malheureux  dans  la  foule  égaré; 
Ou  peut-être  il  verra  d'un  regard  moins  sévère 
Cet.enfant  innocent  dont  il  aima  la  mère  : 
A  cet  espoir  au  moins  mon  triste  cœur  se  rend  ; 
C'est  une  illusion  que  j'embrasse  en  mourant. 
Haïra-t-il  ma  cendre,  après  m'avoir  aimée? 
Dans  la  nuit  de  la  tombe  en  scrai-je  opprimée? 
Poursuivra-t-il  mon  hls  ? 


SCENE   II. 

IDAMÉ,    ASSÉLI,    OCTAR. 

OCTAR. 

Idamé,  demeurez  : 
Attendez  l'empereur  en  ces  lieux  retirés. 

(A  sa  suite.) 

Veillez  sur  ces  enfants  ;  et  vous  à  cette  porte, 
Tartares,  empêchez  qu'aucun  n'entre  et  ne  sorte. 

(A  Asséli.) 

Éloignez-vous. 

IDAMÉ. 

Seigneur,  il  veut  encor  me  voir! 
J'obéis,  il  le  faut,  je  cède  à  son  pouvoir. 
Si  j'obtenais  du  moins,  avant  de  voir  un  maître. 
Qu'un  moment  à  mes  yeux  mon  époux  pût  paraître. 
Peut-être  du  vainqueur  les  esprits  ramenés 
Rendraient  enhn  justice  à  deux  infortunés. 
Je  sens  que  je  hasarde  une  prière  vaine  : 
l.a  victoire  est  cJiez  vous  im])lacal)Ic,  inhumaine; 
Mais  enfin  la  pitié,  seigneur,  en  vos  climats. 


ACTE    V,    SCÈx\E    IV.  349 

Est-cllc  un  sentiment  qu'on  ne  connaisse  pas? 
Et  ne  piiis-je  implorer  votre  voix  favorable? 

OCÏAII. 

Quand  l'arrêt  est  porté,  qui  conseille  est  coupable. 
Vous  n'êtes  plus  ici  sous  vos  antiques  rois, 
Qui  laissaient  désarmer  la  rigueur  de  leurs  lois. 
D'autres  temps,  d'autres  mœurs  :  ici  régnent  les  armes: 
ÎN'ous  ne  connaissons  point  les  prières,  les  larmes. 
On  commande,  et  la  terre  écoute  avec  terreur. 
Demeurez,  attendez  l'ordre  de  l'empereur. 

SCÈNE    III. 

IDAMÉ. 

Dieu  des  infortunés,  qui  voyez  mon  outrage, 
Dans  ces  extrémités  soutenez  mon  courage; 
Versez  du  haut  des  cieux,  dans  ce  cœur  consterné. 
Les  vertus  de  l'époux  que  vous  m'avez  donné. 

SCÈNE    IV. 

GENGIS,    IDAMÉ. 

GENGIS. 

Non,  je  n'ai  point  assez  déployé  ma  colère. 
Assez  humilié  votre  orgueil  téméraire, 
Assez  fait  de  reproche  aux  infidélités 
Dont  votre  ingratitude  a  payé  mes  bontés. 
Vous  n'avez  pas  couru  l'excès  de  votre  crime, 
Ni  tout  votre  danger,  ni  l'horreur  qui  m'anime. 
Vous,  que  j'avais  aimée,  et  que  je  dus  haïr; 
Vous,  qui  me  trahissiez,  et  que  je  dois  punir. 

IDAMÉ. 

Ne  punissez  que  moi  ;  c'est  la  grâce  dernière 
Que  j'ose  demander  à  la  main  meurtrière 
Dont  j'espérais  en  vain  iléchir  la  cruauté. 
Éteignez  dans  mon  sang  votre  inhumanité. 
Vengez-vous  d'une  femme  à  son  devoir  fidèle: 
Finissez  ses  tourments. 

GENGIS. 

Je  ne  le  puis,  cruelle; 


3o0  L'ORPHELIN    DE    LA   CHINE. 

Les  miens  sont  plus  afTreiix,  je  les  veux  terminer. 

Je  viens  pour  vous  punir,  je  puis  tout  pardonner. 

Moi,  pardonner!  à  vous!  non,  craignez  ma  vengeance  : 

Je  tiens  le  fils  des  rois,  le  vôtre,  en  ma  puissance. 

De  votre  indigne  époux  je  ne  vous  parle  pas; 

Depuis  que  vous  l'aimez,  je  lui  dois  le  trépas  : 

11  me  trahit,  me  brave,  il  ose  être  rebelle. 

Mille  morts  punissaient  sa  fraude  criminelle  : 

Vous  retenez  mon  bras,  et  j'en  suis  indigné; 

Oui,  jusqu'à  ce  moment,  le  traître  est  épargné. 

Mais  je  ne  prétends  plus  supplier  ma  captive. 

Il  le  faut  oublier,  si  vous  voulez  qu'il  vive. 

Rien  n'excuse  à  présent  votre  cœur  obstiné  : 

Il  n'est  plus  votre  époux,  puisqu'il  est  condamné  ; 

Il  a  péri  pour  vous  :  votre  chaîne  odieuse 

Va  se  rompre  à  jamais  par  une  mort  honteuse. 

C'est  vous  qui  m'y  forcez  ;  et  je  ne  conçois  pas 

Le  scrupule  insensé  qui  le  livre  au  trépas. 

Tout  couvert  de  son  sang,  je  devais,  sur  sa  cendre, 

A  mes  vœux  absolus  vous  forcer  de  vous  rendre  ; 

Mais  sachez  qu'un  barbare,  un  Scythe,  un  destructeur, 

A  quelques  sentiments  dignes  de  votre  cœur. 

Le  destin,  croyez-moi,  nous  devait  l'un  à  l'autre; 

Et  mon  âme  a  l'orgueil  de  régner  sur  la  vôtre. 

Abjurez  votre  hymen,  et,  dans  le  même  temps. 

Je  place  votre  fils  au  rang  de  mes  enfants. 

Vous  tenez  dans  vos  mains  plus  d'une  destinée  ; 

Du  rejeton  des  rois  l'enfance  condamnée. 

Votre  époux  qu'à  la  mort  un  mot  peut  arracher. 

Les  honneurs  les  plus  hauts  tout  prêts  à  le  chercher. 

Le  destin  de  son  fils,  le  vôtre,  le  mien  même. 

Tout  dépendra  de  vous,  puisque  enfin  je  vous  aime. 

Oui,  je  vous  aime  encor;  mais  ne  présumez  pas 

D'armer  contre  mes  vœux  l'orgueil  de  vos  appas  ; 

Gardez-vous  d'insulter  à  l'excès  de  faiblesse 

Que  déjà  mon  courroux  reproche  à  ma  tendresse. 

C'est  un  danger  pour  vous  que  l'aveu  que  je  fais  : 

Tremblez  de  mon  amour,  tremblez  de  mes  bienfaits, 

Mon  âme  à  la  vengeance  est  trop  accoutumée  ; 

Et  je  vous  punirais  de  vous  avoir  aimée. 

Pardonnez  :  je  menace  encore  en  soupirant; 

Achevez  d'adoucir  ce  courroux  qui  se  rend  : 


' 


ACTE    y,    SCÈNE    IV.  3o| 

Vous  ferez  d'un  seul  mot  le  sort  de  cet  empire  ; 
Mais  ce  mot  importaut,  madame,  il  faut  le  dire  : 
Prononcez  sans  tarder,  sans  feinte,  sans  détour, 
Si  je  vous  dois  enfin  ma  haine  ou  mon  amour. 

IDAMÉ. 

L'une  et  l'autre  aujourd'hui  serait  trop  condamnahle; 
\otre  haine  est  injuste,  et  votre  amour  coupahle; 
€et  amour  est  indigne  et  de  vous  et  de  moi  : 
Vous  me  devez  justice;  et  si  vous  êtes  roi, 
Je  la  veux,  je  l'attends  pour  moi  contre  vous-même. 
Je  suis  loin  de  hraver  votre  grandeur  suprême  ; 
Je  la  rappelle  en  vous,  lorsque  vous  l'oubliez; 
Et  vous-même  en  secret  vous  me  justifiez. 

GEXGIS. 

Eh  bien  !  vous  le  voulez  ;  vous  choisissez  ma  haine, 
Vous  l'aurez  ;  et  déjà  je  la  retiens  à  peine  : 
Je  ne  vous  connais  plus;  et  mon  juste  courroux 
Me  rend  la  cruauté  que  j'oubliais  pour  vous. 
Votre  époux,  votre  prince,  et  votre  fils,  cruelle, 
Vont  payer  de  leur  sang  votre  fierté  rebelle. 
Ce  mot  que  je  Aoulais  les  a  tous  condamnés  ; 
C'en  est  fait,  et  c'est  vous  qui  les  assassinez. 

IDAMÉ. 

Barbare  ! 

GEXGIS. 

Je  le  suis  ;  j'allais  cesser  de  l'être  : 
Vous  aviez  un  amant,  vous  n'avez  plus  qu'un  maître, 
Un  ennemi  sanglant,  féroce,  sans  pitié, 
Donrla  haine  est  égale  à  votre  inimitié. 

IDAMK. 

Eh  bien  !  je  tombe  aux  pieds  de  ce  maître  sévère  : 
Le  ciel  l'a  fait  mon  roi;  seigneur,  je  le  révère  : 
Je  demande  à  genoux  une  grâce  de  lui. 

GE.NGIS. 

Inhumaine,  est-ce  à  vous  d'en  attendre  aujourd'hui  ? 
Levez-vous  :  je  suis  prêt  encore  à  vous  entendre. 
Pourrai-je  me  flatter  d'un  sentiment  plus  tendre  ? 
Que  voulez-vous  ?  parlez, 

IDAMÉ. 

Seigneur,  qu'il  soit  permis 
Qu'en  secret  mon  époux  près  de  moi  soit  admis, 
Que  je  lui  parle. 


i32  LORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

GENOIS. 

Vous  ! 

IDAMÉ. 

Écoutez  ma  prière. 
Cet  entretien  sera  ma  ressource  dernière  : 
Vous  jugerez  après  si  j"ai  dû  résister. 

GENOIS. 

Non,  ce  n'était  pas  kii  qu'il  fallait  consulter  : 

Mais  je  veux  bien  encor  soulTrir  cette  entrevue. 

Je  crois  qu'à  la  raison  son  âme  enlin  rendue 

N'osera  plus  prétendre  à  cet  honneur  fatal 

De  me  désobéir,  et  d'être  mon  rival. 

Il  m'enleva  son  prince,  il  vous  a  possédée. 

Que  d*e  crimes  !  Sa  grâce  est  encore  accordée  : 

Qu'il  la  tienne  de  vous,  qu'il  vous  doive  son  sort  ; 

Présentez  à  ses  yeux  le  divorce  ou  la  mort  : 

Oui,  j'y  consens.  Octar,  veillez  à  cette  porte. 

Vous,  suivez-moi.  Quel  soin  m'abaisse  et  me  transporte! 

Faut-il  encore  aimer?  est-ce  là  mon  destin? 

(il  sort.) 
IDAMÉ. 

Je  renais,  et  je  sens  s'affermir  dans  mon  sein 
Cette  intrépidité  dont  je  doutais  encore. 


SCENE    V. 

ZAMTI,    IDAMÉ. 

IDAMÉ. 

0  toi,  qui  me  tiens  lieu  de  ce  ciel  que  j'implore, 
Mortel  plus  respectable  et  plus  grand  à  mes  yeux 
Que  tous  CCS  conquérants  dont  l'homme  a  fait  des  dieux  I 
L'horreur  de  nos  destins  ne  t'est  que  trop  connue  ; 
La  mesure  est  comblée,  et  notre  heure  est  venue. 

ZAMTI. 

Je  le  sais. 

IDAMÉ. 

C'est  en  vain  que  tu  voulus  deux  fois 
Sauver  le  rejeton  de  nos  malheureux  rois. 

ZAMTI. 

Il  n'y  faut  plus  penser,  l'espérance  est  perdue; 


ACTE    V,    SCÈNE   V.  353: 

De  tes  devoirs  sacrés  tu  remplis  l'étendue  : 
Je  mourrai  consolé, 

IDAMÉ. 

Que  deviendra  mon  fils? 
Pardonne  encor  ce  mot  à  mes  sens  attendris, 
Pardonne  à  ces  soupirs  ;  ne  vois  que  mon  courage. 

ZAMTI. 

Nos  rois  sont  au  tombeau,  tout  est  dans  l'esclavage. 
Va,  crois-moi,  ne  plaignons  que  les  infortunés 
Qu'à  respirer  encor  le  ciel  a  condamnés. 

IDAMÉ. 

La  mort  la  plus  honteuse  est  ce  qu'on  te  prépare. 

ZAMTI. 

Sans  doute;  et  j'attendais  les  ordres  du  barbare  : 
Ils  ont  tardé  longtemps. 

IDAMÉ. 

Eh  bien  !  écoute-moi  : 
Ne  saurons-nous  mourir  que  par  l'ordre  d'un  roi  ? 
Les  taureaux  aux  autels  tombent  en  sacrifice  ; 
Les  criminels  tremblants  sont  traînés  au  supplice  ; 
Les  mortels  généreux  disposent  de  leur  sort  ^  : 
Pourquoi  des  mains  d'un  maître  attendre  ici  la  mort? 
L'homme  était-il  donc  né  pour  tant  de  dépendance  ! 
De  nos  voisins  altiers  imitons  la  constance; 
De  la  nature  humaine  ils  soutiennent  les  droits, 
Vivent  libres  chez  eux,  et  meurent  à  leur  choix  ; 
Un  afTront  leur  suffit  pour  sortir  de  la  vie, 
Et  plus  que  le  néant  ils  craignent  l'infamie. 
Le  hardi  Japonais  n'attend  pas  qu'au  cercueil 
Un  despote  insolent  le  plonge  d'un  coup  d'œil. 
Nous  avons  enseigné  ces  braves  insulaires; 
Apprenons  d'eux  enfin  des  vertus  nécessaires; 
Sachons  mourir  comme  eux. 

ZAMTI. 

Je  t'approuve,  et  je  crois 
Que  le  malheur  extrême  est  au-dessus  des  lois. 
J'avais  déjà  conçu  tes  desseins  magnanimes; 
Mais  seuls  et  désarmés,  esclaves  et  victimes, 
Courbés  sous  nos  tyrans,  nous  attendons  leurs  coups. 

1.  Ce  sont  les  vers  que  dit  Clavièrcs,  cx-ministre  des  finances  en   1793,  avant 
de  se  suicider.  (G.  A.) 

V.  —  Thkatrje.    IV.  23 


354  L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

IDAMÉ,  en  tirant  son  poignard. 

Tiens,  sois  libre  avec  moi;  frappe,  et  délivre-nous. 

ZAMTI. 

Ciel  ! 

IDAMÉ. 

Déchire  ce  sein,  ce  cœur  qu'on  déslionore. 
J'ai  tremblé  que  ma  main,  mal  affermie  encore. 
Ne  portât  sur  moi-même  un  coup  mal  assuré. 
Enfonce  dans  ce  cœur  un  bras  moins  égaré  ; 
Immole  avec  courage  une  épouse  fidèle  ; 
Tout  couvert  de  mon  sang,  tombe  et  meurs  auprès  d'elle 
Qu'à  mes  derniers  moments  j'embrasse  mon  époux  ; 
Que  le  tyran  le  voie,  et  qu'il  en  soit  jaloux. 

ZAMTI. 

Grâce  au  ciel,  jusqu'au  bout  ta  vertu  persévère; 
Voilà  de  ton  amour  la  marque  la  plus  chère. 
Digne  épouse,  reçois  mes  éternels  adieux  ; 
Donne  ce  glaive,  donne,  et  détourne  les  yeux. 

lUAMÉ,   un  lui  donnant  le  poignard. 

Tiens,  commence  par  moi;  tu  le  dois  :  tu  balances!: 

ZAMTI. 

Je  ne  puis. 

IDAMÉ. 

Je  le  veux. 

ZAMTI. 

Je  frémis. 

IDAMÉ. 

Tu  m'offenses. 
Frappe,  et  tourne  sur  toi  tes  hras  ensanglantés. 

ZAMTI. 

Eh  bien!  imite-moi. 

IDAMÉ,  lui  saisissant  le  bras. 

Frappe,  dis-je... 


SCÈNE   VI. 

GENOIS,    OGTAR,    IDAMÉ,    ZAMTI,    gaudes. 

GENGIS  ,  accompagné  de  ses  gardos,  et  désarmant  Zarati. 

Arrêtez, 
Arrêtez,  malheureux!  0  ciel!  qu'alliez-vous  faire? 


l 


ACTE    V,    SCENE    VI.  335 

IDAMK. 

Nous  délivrer  de  toi,  finir  notre  misère, 
A  tant  d'atrocités  dérober  notre  sort. 

ZAMTI. 

Veux-tu  nous  envier  jusques  à  notre  mort? 

GENGIS. 

Oui...  Dieu,  maître  des  rois,  à  qui  mon  cœur  s'adresse. 

Témoin  de  mes  affronts,  témoin  de  ma  faiblesse. 

Toi  qui  mis  à  mes  pieds  tant  d'États,  tant  de  rois, 

Deviendrai-je  à  la  fin  digne  de  mes  exploits? 

Tu  m'outrages,  Zamti  ;  tu  l'emportes  encore 

Dans  un  cœur  né  pour  moi,  dans  un  cœur  que  j'adore. 

Ton  épouse  à  mes  yeux,  victime  de  sa  foi. 

Veut  mourir  de  ta  main,  plutôt  que  d'être  à  moi. 

Vous  apprendrez  tous  deux  à  souffrir  mon  empire, 

Peut-être  à  faire  plus. 

IDAMÉ. 

Que  prétends-tu  nous  dire  ? 

ZAMTI. 

Quel  est  ce  nouveau  trait  de  l'inhumanité? 

IDAMÉ. 

D'où  vient  que  notre  arrêt  n'est  ])as  encor  porté? 

GENGIS. 

11  va  l'être,  madame,  et  vous  allez  l'apprendre. 
Vous  me  rendiez  justice,  et  je  vais  vous  la  rendre. 
A  peine  dans  ces  lieux!  je  crois  ce  que  j'ai  vu  : 
Tous  deux  je  vous  admire,  et  vous  m'avez  vaincu, 
.Je  rougis,  sur  le  trône  où  m'a  mis  la  victoire, 
D'être  au-dessous  de  vous  au  milieu  de  ma  gloire. 
En  vain  par  mes  exploits  j'ai  su  me  signaler; 
Vous  m'avez  avili  :  je  veux  vous  égaler. 
J'ignorais  qu'un  mortel  pût  se  dompter  lui-même; 
Je  l'apprends  ;  je  vous  dois  cette  gloire  suprême  : 
Jouissez  de  l'honneur  d'avoir  pu  me  changer. 
Je  viens  vous  réunir:  je  viens  vous  protéger. 
Veillez,  heureux  époux,  sur^^l'innocente  vie 
De  l'enfant  de  vos  rois,  que  ma  main  vous  conlie; 
Par  le  droit  des  combats  j'en  pouvais  disposer; 
Je  vous  remets  ce  droit,  dont  j'allais  abuser. 
Croyez  qu'à  cet  enfant,  heureux  dans  sa  misère. 
Ainsi  qu'à  votre  fils,  je  tiendrai  lieu  de  père  : 
A'ous  verrez  si  l'on  peut  se  fier  à  ma  foi. 


356  L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

Je  fus  un  conquérant,  vous  m'avez  fait  un  roi'. 

(A  Zamti.) 

Soyez  ici  des  lois  l'interprète  suprême  ; 
Rendez  leur  ministère  aussi  saint  que  vous-même  ; 
Enseignez  la  raison,  la  justice,  et  les  mœurs. 
Que  les  peuples  vaincus  gouvernent  les  vainqueurs, 
Que  la  sagesse  règne,  et  préside  au  courage  ; 
Triomphez  de  la  force,  elle  vous  doit  hommage  : 
J'en  donnerai  l'exemple,  et  votre  souverain 
•     Se  soumet  à  vos  lois  les  armes  à  la  main. 

IDAMÉ. 

Ciel!  que  viens-je  d'entendre?  Hélas!  puis-je  vous  croire? 

ZAMTI. 

Ètes-vous  digne  enfin,  seigneur,  de  votre  gloire? 
Ah!  vous  ferez  aimer  votre  joug  aux  vaincus. 

IDAMÉ. 

Qui  peut  vous  inspirer  ce  dessein  ? 

GENGIS. 

Vos  vertus-. 


1.  «  La  conversion  de  Gongis-kan,  imitée  de  la  clémence  d'Auguste,  dit  M.  Hip- 
polyte  Lucas,  est  malheureusement  puérile.  »  Nous  croyons  que  Voltaire  juge  mieux 
lorsqu'il  dit  lui-même  :  «  Gengis,  c'est  Arlequin  poli  par  Vaniour.  »  C'est  plutôt 
le  Cimon  de  Boccace  et  de  La  Fontaine  : 

Cimon  aima,  puis  devint  lionnéte  homme.     (G.  A.) 

2.  «Il  m'est  impossible  de  finir  plus  heureusement,  écrivait  Voltaire  à  d'Ar- 
gental.  Lekaiu  aura  assez  d'esprit  pour  ne  pas  dire  ce  mot  comme  un  compliment. 
Il  le  dira  après  un  temps;  il  le  dira  avec  un  enthousiasme  d'attendrissement,  et  il 
fera  cent  fois  plus  d'effet  qu'avec  une  péroraison  inutile.  » 


FIN    DE    L  ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 


VARIANTES 

DE    L'ORPHELIN  DE   LA    CHINE. 


Page  305,  vers  28.  —  Dans  les  éditions  de  iîbo,  Zamti  continue  ainsi 
son  récit  : 

Le  pillage  et  le  meurtre  environnaient  ces  lieux. 
Ce  prince  infortuné,  etc.     (B.) 

Page  309,  premier  vers.  —  Éditions  de  1755  : 

Vont  encore  en  ces  lieux  signaler  son  courroux. 

Page  318,  vers  W.  —  Éditions  de  1755  : 

Comblez-en  les  horreurs,  trahissez  à  la  fois 
Et  le  ciel  et  l'empire,  et  le  sang  de  vos  rois. 

Page  320,  vers  '15.  —  On  lit  dans  les  éditions  de  Duchesne  : 

Ces  prodiges  des  arts,  consacrés  par  les  temps, 
Échappes  aux  fureurs  des  flammes,  du  pillage. 

A'oltaire  lui-môme  a  signalé  cette  version  comme  défectueuse.  Voyez 
Théâtre^  tome  I",  page  2.  (B.) 

Page  344,  vers  2.  —  Dans  les  premières  éditions,  immédiatement  après 
ce  vers,  on  lisait  : 

Remplissons  de  nos  rois  les  ordres  absolus  : 
Je  leur  donnai  mon  fils;  je  leur  donne  encor  plus, 
Libre  par  mon  trépas,  va  fléchir  un  Tartare; 
Passe  sur  mon  tombeau  dans  les  bras  d'un  barbare. 

A  quelques  mots  près,  ces  vers  se  retrouvent  plus  bas. 

Ibid.,  vers  20.  —  Les  premières  éditions  : 

Tu  serviras  de  mère  à  ton  roi  malheureux. 


\ 


358         VARIANTES    DE    L'ORPHELIN    DE    LA    CHINE. 

Page  344,  vtîrs  31.  —  Éditions  de  1755  : 

.     et  qui  t'aime? 
Crois-moi,  le  juste  ciel  daigne  mieux  m'inspirer; 
Je  puis  sauver  mon  roi  sans  nous  déshonorer. 
Soit  amour,  etc. 

Page  345,  dernier  vers.— Dans  sa  letlreàM"''  Clairon,  du  25  octobre  1735, 
Voltaire  rapporte  quatre  vers  que  cette  actrice  récitait  à  la  fin  du  quatrième 
acte,  et  qu'il  la  prie  de  supprimer.  (B.) 

Page  355,  vers  25.  —  Éditions  de  1755  : 

Je  l'apprends;  je  vous  dois  cette  grandeur  suprême. 


FIN    DES    VARIANTES    DE    l'oRPHELIN    DE    LA    CHINE. 


SOCRATE 

OUVRAGE    DRAMATIQUE    EN    TROIS    ACTES 

Tr.ADLIT    DE    l'ANGL.VIS     DE     FEU     M.    THOMSON, 

PAR   FEU  M.  FATEMA,   comme  on  sait. 


'17o9 


PREFACE^ 

DE   M.    FATEMA»,    TRADUCTEUR. 


On  a  dit  dans  un  livre,  et  répété  dans  un  autre,  qu'il  est 
impossible  qu'un  homme  simplement  vertueux,  sans  intrigue, 
sans  passions,  puisse  plaire  sur  la  scène.  C'est  une  injure  faite  au 
genre  humain  :  elle  doit  être  repoussée,  et  ne  peut  l'être  plus  for- 
tement que  par  la  pièce  de  feu  M.  Thomson '.  Le  célèbre  Addison 
avait  balancé  longtemps  entre  ce  sujet  et  celui  de  Caton.  Addison 
pensait  que  Caton  était  l'homme  vertueux  qu'on  cherchait,  mais 
que  Socrate  était  encore  au-dessus.  Il  disait  que  la  vertu  de  Socrate 
avait  été  moins  dure,  plus  humaine,  plus  résignée  à  la  volonté 
de  Dieu,  que  celle  de  Caton.  Ce  sage  Grec,  disait-il,  ne  crut  pas, 
comme  le  Romain,  qu'il  fût  permis  d'attenter  sur  soi-même,  et 
d'abandonner  le  poste  où  Dieu  nous  a  placés.  Enfin  Addison  regar- 
dait Caton  comme  la  victime  de  la  liberté,  et  Socrate  comme  le 
martyr  de  la  sagesse.  Mais  le  chevalier  Richard  Steele  lui  persuada 


i.  Socrate  n'est  autre  chose  qu'une  allégorie  satirique  et  transparente,  où  les 
conventions  du  genre  ne  sont  pas  même  toujours  gardées;  et  M.  de  Laharpe  a  fait 
remarquer  que  l'auteur,  qui  a  toujours  Paris  devant  les  yeux,  oublie  de  temps  en 
temps  que  sa  pièce  représente  Athènes,  l'aréopage,  et  les  prêtres  de  Ccrès.  (K.) 

Le  Socrate,  composé  en  juin  1759,  fut  imprimé  la  môme  année.  La  date 
de  1755,  mise  à  la  Préface,  est  une  preuve  de  plus  que  Voltaire  a  quelquefois 
antidaté  ses  ouvrages.  Quelques  passages  de  Socrate  ont  été  ajoutés  en  17Gi.  J'ai 
indiqué  quelles  étaient  ces  additions.  Une  Lettre  au  sujet  de  Socrate,  pièce  dra- 
matique, supposée  traduite  de  l'anglais,  a  été  imprimée  dans  le  Journal  encyclo- 
pédique du  1"^''  février  1700.  (B.) 

2.  On  ne  connaît  point  d'auteur  hollandais  du  nom  de  Fatema.  Mais  il  a  existé 
un  Sibrand  Feitama,  né  à  Amsterdam  en  1G94,  mort  en  1758,  qui  a  traduit  en 
vers  hollandais  le  Brutus  de  Voltaire  et  sa  Henriade.  Jean,  neveu  de  Sibrand, 
avait  traduit  Mérope.  (B.) 

3.  Voltaire  avait  écrit  Tompson  ;  mais  le  chantre  des  Saisons,  auteur  de  Sopho- 
}ïisbe,  etc.,  s'appelait  Thomson.  11  était  mort  en  17i8.  (B.) 


362  PREFACE. 

que  le  sujet  de  Caton  était  plus  théâtral  que  l'autre,  et  surtout 
plus  convenable  à  sa  nation  clans  un  temps  de  trouble. 

En  effet,  la  mort  de  Socrate  aurait  fait  peu  d'impression  peut- 
être  dans  un  pays  où  l'on  ne  persécute  personne  pour  sa  religion, 
<^t  où  la  tolérance  a  si  prodigieusement  augmenté  la  population 
et  les  richesses,  ainsi  que  dans  la  Hollande,  ma  chère  patrie. 
Richard  Steele  dit  expressément,  dans  le  Tatler,  «  qu'on  doit  choi- 
sir pour  le  sujet  des  pièces  de  théâtre  le  vice  le  plus  dominant 
chez  la  nation  pour  laquelle  on  travaille.  »  Le  succès  de  Caton 
ayant  enhardi  Addison,  il  jeta  enfin  sur  le  papier  l'esquisse  de 
la  Mort  de  Socrate,  en  trois  actes,  La  place  de  secrétaire  d'État, 
qu'il  occupa  quelque  temps  après,  lui  déroba  le  temps  dont 
il  avait  besoin  pour  finir  cet  ouvrage.  Il  donna  son  manuscrit  à 
31.  Thomson,  son  élève  :  celui-ci  n'osa  pas  d'abord  traiter  un  sujet 
si  grave  et  si  dénué  de  tout  ce  qui  est  en  possession  de  plaire  au 
théâtre. 

Il  commença  par  d'autres  tragédies  :  il  donna  SopJwnishe, 
Corlolan,  T ancre  il  c,  eXc.,  et  finit  sa  carrière  par  la  Mort  de  Socrate, 
qu'il  écrivit  en  prose,  scène  par  scène,  et  qu'il  confia  à  ses  illustres 
amis  \I,  Doddington  et  M.  Littleton,  comptés  parmi  les  plus  beaux 
génies  d'Angleterre,  Ces  deux  hommes,  toujours  consultés  par 
lui,  voulurent  qu'il  renouvelât  la  méthode  de  Shakespeare,  d'intro- 
duire des  personnages  du  peuple  dans  la  tragédie  ;  de  peindre 
Xantippe,  femme  de  Socrate,  telle  qu'elle  était  en  efïet,  une  bour- 
geoise acariâtre,  grondant  son  mari,  et  l'aimant;  de  mettre  sur  la 
scène  tout  l'aréopage,  et  de  faire,  en  un  mot,  de  cette  pièce  une 
de  ces  représentations  naïves  de  la  vie  humaine,  un  de  ces  tableaux 
€Ù  l'on  peint  toutes  les  conditions. 

Cette  entreprise  n'est  pas  sans  difficulté  ;  et,  quoique  le  sublime 
continu  soit  d'un -genre  infiniment  supérieur,  cependant  ce 
mélange  du  pathétique  et  du  familier  a  son  mérite.  On  peut  com- 
parer ce  genre  à  rodijssée,  et  l'autre  à  llliade.  M.  Littleton  ne 
voulut  pas  qu'on  jouât  cette  pièce,  parce  que  le  caractère  deMélitus 
ressemblait  trop  à  celui  du  sergent  de  loi  Catbrée,  dont  il  était 
allié.  D'ailleurs  ce  drame  était  une  esquisse  plutôt  qu'un  ouvrage 
achevé. 

Il  me  donna  donc  ce  drame  de  M,  Thomson,  â  son  dernier 
voyage  en  Hollande.  Je  le  traduisis  d'abord  en  hollandais,  ma 
langue  maternelle.  Cependant  je  ne  le  fis  point  jouer  sur  le 
théâtre  d'Amsterdam,  quoique,  Dieu  merci,  nous  n'ayons  parmi 
nos  pédants  aucun  pédant  aussi  odieux  et  aussi  impertinent  que 
M,  Catbrée.  Mais  la  multiplicité  des  acteurs  que  ce  drame  exige 


PRÉFACE.  36Î 

m'empêcha  de  le  l'aire  exécuter:  je  le  traduisis  ensuite  en  fran- 
çais, et  je  veux  bien  laisser  courir  cette  traduction,  en  attendant 
que  je  fasse  imprimer  l'original. 

A  Amsterdam,  l'ào. 

Depuis  ce  temps  on  a  représenté  la  Mort  de  Socratc  à  Londres, 
mais  ce  n'est  pas  le  drame  de  M.  Thomson'. 


.V.  B.  —  Il  y  a  eu  des  gens  assez  bêtes  pour  réfuter  les  vérités 
palpables  qui  sont  dans  cette  préface.  Ils  prétendent  que  M.  Fatema 
n'a  pu  écrire  cette  préface  en  1755,  parce  qu'il  était  mort,  disent- 
ils,  en  175/i.  Quand  cela  serait,  voilà  une  plaisante  raison!  Maisle 
fait  est  qu'il  est  décédé  en  1757  -. 


1.  Lekain  pensa  un  instant  à  monter  cette  comédie,  et  s"en  ouvrit  à  Voltaire, 
qui  ne  crut  pas  qu'elle  pût  être  jouée.  »  Cependant,  si  on  le  veut  absolument, 
répondit  le  poëte,  il  faudra  s'y  prêter,  à  condition  que  l'auteur  de  Socrate  la  rende 
plus  susceptible  du  théâtre  de  Paris.  »  Il  écrivait  également  à  d'Argental,  qui 
devait  être  de  moitié  avec  Lekain  dans  le  projet,  en  admettant  qu'il  ne  l'eût  pas 
inspiré  au  grand  acteur  :  «  Vous  êtes  un  homme  bien  hardi  de  vouloir  faire  jouer 
la  Mort  de  Socrate;  vous  êtes  un  Anti-Anitus.  Mais  que  dira  maître  Anitus-Joly 
de  Fleury?  Ce  Socrate  est  un  peu  foitifié  depuis  longtemps  par  de  nouvelles  scènes, 
par  des  additions  dans  le  dialogue.  Toutes  ces  additions  ne  tondent  qu'à  rendre  les 
persécuteurs  plus  ridicules  et  plus  exécrables  :  mais  aussi  elles  ne  contribuent  pas 
à  les  désarmer.  Les  Fleury  feront  ce  qu'ils  firent  à  Mahomet;  et  ce  pantalon  de 
Rezzonico  (élu  pape  récemment  sous  le  nom  de  Clément  XIII)  ne  fera  pas  pour 
moi  ce  que  fit  ce  bon  polichinelle  de  Benoit  XIV.  »  {Lettre  du  23  mai  1760.)  En 
dernière  analyse,  on  dut  renoncer  à  faire  représenter  une  satire  qui  s'en  prenait 
à  trop  forte  partie,  et  que  la  censure  aurait,  à  coup  sûr,  refusée  impitoyable- 
ment. (G.  D.) 

2.  Ou  plutôt  en  1758;  voyez  la  note  2  de  la  page  301.  Ce  nota  bene  a  été  ajouté 
en  1761.  Personne  n'avait  faille  reproche  dont  y  parle  Voltaire.  (B.) 


PERSONNAGES. 


SOCRATE. 

ANITUS,  grand-prêtre  de  Cérès. 

MÉLITUS,  un  des  juges  d'Athènes. 

XANTIPPE,  femme  de  Socrate. 

AGLAÉ,  jeune  Athénienne  élevée  par  Socrate. 

SOPHRONIME,  jeune  Athénien  élevé  par  Socrate. 

DR IX A,  marchande,  /  ,  .    -    »    • 

TERPANDRE  et  ACROS,    i   ^"«^^^^^  ^^  A"^^"^' 

JUGES. 

DISCIPLES     DE     SOCRATE. 

NONOTI,        \ 

CHOMOS,       ^    pédants  *  protégés  par  Anitus. 

BERTIOS, 


1.  Aucune  édition  ne  comprend  dans  la  liste  des  personnages  les  noms  des- 
complices  d'Anitiis,  qui  paraissent  dans  la  scène  septième  du  deuxième  acte  (ajou- 
tée en  1761),  et  qui  rapi)ellent  les  noms  de  NonoUe,  Chaumeix,  et  Derthier.  Dans 
toutes  les  éditions  données  du  vivant  de  l'auteur,  ils  sont  désignés  par  les  noms 
de  Grafios,  Chomos  et  Bertillos.  Les  éditions  de  Kchl  sont  les  premières  dans  les- 
quelles ces  noms  ont  été  changés.  (B.) 


SOCRATE 

OUVRAGE    DRAMATIQUE 


ACTE    PREMIER. 


SCENE    I. 

ANITUS',  DRIXA,  TERPANDRE,  ACROS. 

ANITUS. 

Ma  chère  confidente,  et  mes  cliers  affidés,  vous  savez  combien 
d'argent  je  vous  ai  fait  gagner  aux  dernières  fêtes  de  Cérès.  Je  me 
marie,  et  j'espère  que  vous  ferez  votre  devoir  dans  cette  grande 
occasion. 

DRIXA. 

Oui,  sans  doute,  monseigneur,  pourvu  que  vous  nous  en 
fassiez  gagner  encore  davantage. 

ANITUS. 

I]  me  faudra,,  madame  Drixa,  deux  beaux  tapis  de  Perse: 
vous,  Terpandre,  je  ne  vous  demande  que  deux  grands  candé- 
labres d'argent,  et  à  vous  une  demi-douzaine  de  robes  de  soie 
brochées  d'or; 

TERPANDRE. 

Cela  est  un  peu  fort;  mais,  monseigneur,  il  n'y  a  rien  qu'on 
ne  fasse  pour  mériter  votre  sainte  protection. 

ANITUS. 

Vous  regagnerez  tout  cela  au  centuple.  C'est  le  meilleur 
moyen  de  mériter  les  faveurs  des  dieux  et  des  déesses.  Donnez 
beaucoup,  et  vous  recevrez  beaucoup;  et  surtout  ne  manquez 

1.  Omcr  Joly  de  Fleury,  avocat  général.  (G.  A.) 


366  SOC  RATE. 

jamais  cFameuter  le  peuple  contre  tous  les  gens  de  qualité  qui 
ne  font  point  assez  de  vœux,  et  qui  ne  présentent  point  assez 
d'offrandes. 

ACROS. 

C'est  à  quoi  nous  ne  manquerons  jamais;  c'est  un  devoir  trop 
sacré  pour  n'y  être  pas  fidèles. 

ANITUS. 

Allez,  mes  chers  amis,  les  dieux  vous  maintiennent  dans  des 
sentiments  si  pieux  et  si  justes!  et  comptez  que  vous  prospérerez, 
vous,  vos  enfants,  et  les  enfants  de  vos  petits-enfants. 

TERPANDP.E. 

C'est  de  quoi  nous  sommes  sûrs,  car  vous  l'avez  dit. 


SCENE  11. 

ANITUS,    DRIXA. 

ANITUS. 

Eh  hien  !  ma  chère  madame  Drixa,  je  crois  que  vous  ne  trou- 
verez pas  mauvais  que  j'épouse  Aglaé;  mais  je  ne  vous  en  aime 
pas  moins,  et  nous  vivrons  ensemhle  comme  à  l'ordinaire. 

DKIXA. 

Oh!  monseigneur,  je  ne  suis  point  jalouse;  et  pourvu  que  le 
commerce  aille  bien,  je  suis  fort  contente.  Quand  j'ai  eu  l'hon- 
neur d'être  une  de  vos  maîtresses,  j'ai  joui  d'une  grande  consi- 
dération dans  Athènes.  Si  vous  aimez  Aglaé,  j'aime  le  jeune 
Sophronime;  et  Xantippe,  la  femme  de  Socrate,  m'a  promis 
qu'elle  me  le  donnerait  en  mariage.  Vous  aurez  toujours  les 
mêmes  droits  sur  moi.  Je  suis  seulement  fâchée  que  ce  jeune 
homme  soit  élevé  par  ce  vilain  Socrate,  et  qu'Aglaé  soit  encore 
entre  ses  mains.  Il  faut  les  en  tirer  au  plus  vite.  Xantippe  sera 
charmée  d'être  débarrassée  d'eux.  Le  beau  Sophronime  et  la  belle 
Aglaé  sont  fort  mal  entre  les  mains  de  Socrate. 

ANITUS. 

Je  me  flatte  bien,  ma  chère  madame  Drixa,  que  Mélitus  et 
moi  nous  perdrons  cet  homme  dangereux,  qui  ne  prêche  que  la 
vertu  et  la  divinité,  et  qui  s'est  osé  moquer  de  certaines  aventures 
arrivées  aux  mystères  de  Cérès;  mais  il  est  le  tuteur  d'Aglaé. 
Agathon,  père  d'Aglaé,  a  laissé,  dit-on,  de  grands  biens;  Aglaé  est 
adorable  ;  j'idolâtre  Aglaé  :  il  faut  que  j'épouse  Aglaé,  et  que  je 
ménage  Socrate,  en  attendant  que  je  le  fasse  pendre. 


ACTE    I,    SCENE    III.  367 

DRIXA. 

Ménagez  Socrate,  pourvu  que  j'aie  mon  jeune  homme.  Mais 
comment  Agathon  a-t-il  pu  laisser  sa  fille  entre  les  mains  de  ce 
vieux  nez  épaté  de  Socrate,  de  cet  insupportable  raisonneur,  qui 
corrompt  les  jeunes  gens,  et  qui  les  empêche  de  fréquenter  les 
courtisanes  et  les  saints  mystères? 

ANITLS. 

Agathon  était  entiché  des  mêmes  principes.  C'était  un  de  ces 
sobres  et  sérieux  extravagants,  qui  ont  d'autres  mœurs  que  les 
nôtres,  qui  sont  d'un  autre  siècle  et  d'une  autre  patrie  ;  un  de  nos 
ennemis  jurés,  qui  pensent  avoir  rempli  tous  leurs  devoirs  quand 
ils  ont  adoré  la  divinité,  secouru  l'humanité,  cultivé  l'amitié,  et 
étudié  la  philosophie  ;  de  ces  gens  qui  prétendent  insolemment 
que  les  dieux  n'ont  pas  écrit  l'avenir  sur  le  loie  d'un  bœuf;  de 
ces  raisonneurs  impitoyables  qui  trouvent  à  redire  que  les  prêtres 
sacrifient  des  filles,  ou  passent  la  nuit  avec  elles,  selon  le  besoin  : 
vous  sentez  que  ce  sont  des  monstres  qui  ne  sont  bons  qu'à 
étouffer.  S'il  y  avait  seulement  dans  Athènes  cinq  ou  six  sages  qui 
eussent  autant  de  considération  que  lui,  c'en  serait  assez  pour 
m'ôter  la  moitié  de  mes  rentes  et  de  mes  honneurs. 

DRIXA. 

Diable!  voilà  qui  est  sérieux  cela. 

ANITUS. 

En  attendant  que  je  l'étrangle,  je  vais  lui  parler  sous  ces  por- 
tiques, et  conclure  avec  lui  l'affaire  de  mon  mariage. 

^      DRIXA. 

Le  voici  :  vous  lui  faites  trop  d'honneur.  Je  vous  laisse,  et  je 
vais  parler  de  mon  jeune  homme  à  Xantippe. 

ANITUS. 

Les  dieux  vous  conduisent,  ma  chère  Drixa  ;  servez-les  tou- 
jours, gardez-vous  de  ne  croire  qu'un  seul  dieu,  et  n'oubliez  pas 
mes  deux  beaux  tapis  de  Perse. 


SCENE    III. 
ANITUS,    SOCRATE. 

ANITUS. 

Eh  !  bonjour,  mon  cher  Socrate,  le  favori  des  dieux,  et  le  pins 
sage  des  mortels.  Je  me  sens  élevé  au-dessus  de  moi-même  toutes 
les  fois  que  je  vous  vois,  et  je  respecte  en  vous  la  nature  humaine. 


368  SOCRATE. 

SOCRATE. 

Je  suis  un  homme  simple,  dépourvu  de  sciences,  et  plein  de 
faiblesses  comme  les  autres.  C'est  beaucoup  si  vous  me  supportez. 

ANITUS. 

Vous  supporter!  je  vous  admire  :  je  voudrais  vous  ressembler, 
s'il  était  possible  ;  et  c'est  pour  être  plus  souvent  témoin  de  vos 
vertus,  pour  entendre  plus  souvent  vos  leçons,  que  je  veux 
épouser  votre  belle  pupille  Aglaé,  dont  la  destinée  dépend  de  vous. 

SOCRATE, 

Il  est  vrai  que  son  père  Agatbon,  qui  était  mon  ami,  c'est-à- 
dire  beaucoup  plus  qu'un  parent,  me  confia  par  son  testament 
cette  aimable  et  vertueuse  orpheline. 

ANITUS. 

Avec  des  richesses  considérables?  car  on  dit  que  c'est  le 
meilleur  parti  d'Athènes. 

SOCRATE. 

C'est  sur  quoi  je  ne  puis  vous  donner  aucun  éclaircissement; 
son  père,  ce  tendre  ami  dont  les  volontés  me  sont  sacrées,  m'a 
défendu,  par  ce  môme  testament,  de  divulguer  l'état  de  la  for- 
tune de  sa  fdle. 

ANITUS. 

Ce  respect  pour  les  dernières  volontés  d'un  ami,  et  cette 
discrétion,  sont  dignes  de  votre  belle  àme.  Mais  on  sait  assez 
qu'Agathon  était  un  homme  riche. 

SOCRATE. 

Il  méritait  de  l'être,  si  les  richesse^  sont  une  faveur  de  l'Être 
suprême. 

ANITUS. 

On  dit  qu'un  petit  écervelé,  nommé  Sophronime,  lui  fait  la 
cour  à  cause  de  sa  fortune  ;  mais  je  suis  persuadé  que  vous  écon- 
duirez  un  pareil  personnage,  et  qu'un  homme  comme  moi 
n'aura  point  de  rival. 

SOCRATE. 

Je  sais  ce  que  je  dois  penser  d'un  homme  comme  vous  :  mais 
ce  n'est  pas  à  moi  de  gêner  les  sentiments  d'Agiaé.  Je  lui  sers  de 
père,  je  ne  suis  point  son  maître  :  elle  doit  disposer  de  son  cœur. 
Je  regarde  la  contrainte  comme  un  attentat.  Parlez-lui  ;  si  elle 
écoute  vos  propositions,  je  souscris  à  ses  volontés. 

ANITUS. 

J'ai  déjà  le  consentement  de  Xantippe  votre  femme  ;  sans 
doute  elle  est  instruite  des  sentiments  d'Agiaé;  ainsi  je  regarde 
la  chose  comme  faite. 


ACTE    I,    SCÈNE    IV.  369 

SOCRATE. 

Je  ne  puis  regarder  les  choses  comme  faites  que  quand  elles 
le  sont. 


SCENE  IV. 

SOCRATE,    ANITUS,    AGLAÉ. 

SOCRATE. 

Venez,  belle  Aglaé,  venez  décider  de  votre  sort.  Voilà  un 
monseigneur,  prêtre  d'un  haut  rang,  le  premier  prêtre  d'Athènes, 
qui  s'olïre  pour  être  votre  époux.  Je  vous  laisse  toute  la  hberté  de 
vous  expliquer  avec  lui.  Cette  liberté  serait  gênée  par  ma  présence. 
Quelque  choix  que  vous  fassiez,  je  l'approuve.  Xantippe  préparera 
tout  pour  vos  noces. 

(Il  sort.) 
AGLAÉ. 

Ah!  généreux  Socrate,  c'est  avec  bien  du  regret  que  je  vous 
vois  partir. 

ANITUS. 

Il  paraît,  aimable  Aglaé,  que  vous  avez  une  grande  confiance 
dans  le  bon  Socrate. 

AGLAE. 

Je  le  dois  :  il  me  sert  de  père,  et  il  forme  mon  âme. 

ANITUS. 

Eh  bien  !  s'il  dirige  vos  ^itiments,  pourriez-vous  me  dire  ce 
que  vous  pensez  de  Cérès,  de  Cybèle,  de  Vénus? 

AGLAÉ. 

Hélas!  j'en  penserai  tout  ce  que  vous  voudrez. 

ANITUS. 

C'est  bien* dit  :  vous  ferez  aussi  tout  ce  que  je  voudrai. 

AGLAÉ. 

Non  :  l'un  est  fort  différent  de  l'autre. 

ANITUS. 

Vous  voyez  que  le  sage  Socrate  consent  à  notre  union  ; 
Xantippe,  sa  femme,  presse  ce  mariage.  Vous  savez  quels  senti- 
ments vous  m'avez  inspirés.  Vous  connaissez  mon  rang  et  mon 
crédit  ;  vous  voyez  que  mon  bonheur,  et  peut-être  le  vôtre,  ne 
dépendent  que  d'un  mot  de  votre  bouche. 

AGLAÉ. 

Je  vais  vous  répondre  avec  la  vérité  que  ce  grand  homme  qui 
sort  d'ici  m'a  instruite  à  ne  dissimuler  jamais,  et  avec  la  liberté 

V.  —  Théâtre.    IV.  24 


370  SOGRATE. 

qu'il  me  laisse.  Je  respecte  votre  digfiiité,  je  connais  peu  votre 
personne,  et  je  ne  puis  me  donner  à  vous. 

ANITUS. 

Vous  ne  pouvez!  vous  qui  êtes  libre!  Ah!  cruelle  Aglaé,  vous 
ne  le  voulez  donc  pas? 

AGLAÉ. 

Il  est  vrai,  je  ne  le  veux  pas. 

ANITUS. 

Songez-vous  bien  à  l'afTront  que  vous  me  faites?  Je  vois  trop 
que  Socrate  me  trahit  ;  c'est  lui  qui  dicte  votre  réponse  ;  c'est  lui 
qui  donne  la  préférence  à  ce  jeune  Sophronime,  à  mon  indigne 
rival,  à  cet  impie... 

AGLAÉ. 

Sophronime  n'est  point  impie;  il  lui  est  attaché  dès  l'enfance; 
Socrate  lui  sert  de  père  comme  à  moi.  Sophronime  est  plein  de 
grâces  et  de  vertus.  Je  l'aime,  j'en  suis  aimée  :  il  ne  tient  qu'à 
moi  d'être  sa  femme  ;  mais  je  ne  serai  pas  plus  à  lui  qu'à  vous. 

ANITUS. 

Tout  ce  que  vous  me  dites  m'étonne.  Quoi  !  vous  osez  m'avouer 
que  vous  aimez  Sophronime  ? 

AGLAÉ, 

Oui,  j'ose  vous  l'avouer,  parce  que  rien  n'est  plus  vrai. 

ANITUS. 

Et  quand  il  ne  tient  qu'à  vous  d'être  heureuse  avec  lui,  vous 
refusez  sa  main  ? 

AGLAÉ^ 

Rien  n'est  plus  vrai  encore. 

ANITUS. 

C'est  sans  doute  la  crainte  de  me  déplaire  qui  suspend  votre 
engagement  avec  lui  ? 

AGLAÉ. 

Non,  assurément;  car  n'ayant  jamais  cherché  à  vous  plaire,  je 
ne  crains  point  de  vous  déplaire. 

ANITUS. 

Vous  craignez  donc  d'offenser  les  dieux,  en  préférant  un  pro- 
fane comme  Sophronime  à  un  ministre  des  autels? 

AGLAÉ, 

Point  du  tout;  je  suis  persuadée  que  l'Être  suprême  se  soucie 
fort  peu  que  je  vous  épouse  ou  non. 

ANITUS, 

L'Être  suprême!  ma  chère  fille,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  par- 
ler; vous  devez  dire  les  dieux  et  les  déesses.  Prenez  garde,  j'entre- 


ACTE    I,    SCÈNE    V.  374 

vois  en  vous  des  sentiments  dangereux,  et  je  sais  trop  qui  vous  les 
a  inspirés.  Sacliez  que  Gérés,  dont  je  suis  le  grand-prêtre,  peut 
vous  punir  d'avoir  méprisé  son  culte  et  son  ministre. 

AGLAÉ. 

Je  ne  méprise  ni  l'un  ni  l'autre.  On  m'a  dit  que  Gérés  préside 
aux  blés;  je  le  veux  croire  :  mais  elle  ne  se  mêlera  pas  de  mon 
mariage. 

ANITUS. 

Elle  se  môle  de  tout.  Vous  en  savez  trop  :  mais  enfin  j'espère  vous 
convertir.  Êtes-vous  bien  résolue  à  ne  point  épouser  Sophronime? 

AGLAÉ. 

Oui,  j'y  suis  très-résolue  ;  et  j'en  suis  très-fàchée. 

A-MTUS. 

Je  ne  comprends  rien  à  toutes  ces  contradictions.  Écoutez  :  je 
vous  aime;  j'ai  voulu  faire  votre  bonheur,  et  vous  placer  dans  un 
haut  rang.  Groyez-moi,  ne  m'offensez  pas,  ne  rejetez  point  votre 
fortune  ;  songez  qu'il  faut  sacrifier  tout  à  un  établissement  avan- 
tageux ;  que  la  jeunesse  passe,  et  que  la  fortune  reste  ;  que  les 
richesses  et  les  honneurs  doivent  être  votre  unique  but  ;  que  je 
vous  parle  de  la  part  des  dieux  et  des  déesses.  Je  vous  conjure  d'y 
faire  réflexion.  Adieu,  ma  chère  fille  :  je  vais  prier  Gérés  qu'elle 
vous  inspire,  et  j'espère  encore  qu'elle  touchera  votre  cœur.  Adieu 
encore  une  fois  :  souvenez-vous  que  vous  m'avez  promis  de  ne 
point  épouser  Sophronime. 

AGLAÉ. 

G'est  à  moi  que  je  l'ai  promis,  non  à  vous. 

(  Anitus  sort.) 
(Aglaé  seule.) 

Que  cet  homme  redouble  mon  chagrin  !  je  ne  sais  pourquoi  je 
ne  vois  jamais  ce  prêtre  sans  frémir.  Mais  voici  Sophronime  : 
hélas  !  tandis  que  son  rival  me  remplit  de  terreur,  celui-ci  redouble 
mes  regrets  et  mon  attendrissement. 


SCENE    V. 

AGLAÉ,    SOPHRONIME. 

SOPHRONIME. 

Ghcre  Aglaé,  je  vois  Anitus,  ce  prêtre  de  Gérés,  ce  méchant 
homme,  cet  ennemi  juré  de  Socrate,  sortir  d'auprès  de  vous,  et 
vos  yeux  semblent  mouillés  de  quelques  larmes. 


372  SOCRATE. 

AGLAÉ. 

Lui!  il  est  l'ennemi  de  notre  bienlaitenr  Socrate?  Je  ne  m'é- 
tonne plus  de  l'aversion  qu'il  m'inspirait  avant  même  qu'il  m'eût 
parlé, 

SOPHRONIME. 

Hélas!  serait-ce  à  lui  que  je  dois  imputer  les  pleurs  qui  obscur- 
cissent vos  yeux  ? 

AGLAÉ. 

Il  ne  peut  m'inspirer  que  des  dégoûts.  Non,  Sophronime,  il  n'y 
a  que  vous  qui  puissiez  faire  couler  mes  larmes. 

SOPHRONIME, 

Moi,  grands  dieux!  moi  qui  voudrais  les  payer  de  mon  sang! 
moi,  qui  vous  adore,  qui  me  flatte  d'être  aimé  de  vous,  qui  ne  vis 
que  pour  vous,  qui  voudrais  mourir  pour  vous!  moi,  j'aurais  à 
me  reprocher  d'avoir  jeté  un  moment  d'amertume  sur  votre  vie! 
Vous  pleurez,  et  j'en  suis  la  cause!  Qu'ai-je  donc  fait?  quel  crime 
ai-je  commis  ? 

AGLAÉ. 

Vous  n'en  pouvez  commettre.  Je  pleure,  parce  que  vous 
méritez  toute  ma  tendresse,  parce  que  vous  l'avez,  et  qu'il  me  faut 
renoncer  à  vous. 

SOPHRONIME. 

Quels  mots  funestes  avez-vous  prononcés  !  Non,  je  ne  puis  le 
croire  ;  vous  m'aimez,  vous  ne  pouvez  changer.  Vous  m'avez  pro- 
mis (i'être  à  moi,  vous  ne  voulez  point  ma  mort. 

AGLAÉ. 

Je  veux  que  vous  viviez  heureux,  Sophronime,  et  je  ne  puis 
vous  rendre  heureux.  J'espérais,  mais  ma  fortune  m'a  trompée  : 
je  jure  que,  ne  pouvant  être  à  vous,  je  ne  serai  à  personne.  Je  l'ai 
déclaré  à  cet  Anitus  qui  me  recherche,  et  que  je  méprise;  je  vous 
le  déclare,  le  cœur  pénétré  de  la  plus  vive  douleur,  et  de  l'amour 
le  plus  tendre. 

SOPHRONIME. 

Puisque  vous  m'aimez,  je  dois  vivre  ;  mais  si  vous  me  refusez 
votre  main,  je  dois  mourir.  Chère  Aglaé,  au  nom  de  tant  d'amour, 
au  nom  de  vos  charmes  et  de  vos  vertus,  expliquez-moi  ce  mystère 
funeste. 


ACTE   I,    SCÈNE   VI.  373 

SCÈNE  VI. 

SOGRATE,    SOPHRONIME,    AGLAÉ. 

SOPHRONIME. 

0  Socrate  !  mon  maître,  mon  père  !  je  me  vois  ici  le  plus  infor- 
tuné des  hommes,  entre  les  deux  êtres  par  qui  je  respire  :  c'est 
vous  qui  m'avez  appris  la  sagesse;  c'est  Aglaé  qui  m'a  appris  à  sentir 
l'amour.  Vous  avez  donné  votre  consentement  à  notre  hymen  :  la 
belle  Aglaé,  qui  semblait  le  désirer,  me  refuse  ;  et,  en  me  disant 
qu'elle  m'aime,  elle  me  plonge  le  poignard  dans  le  cœur.  Elle 
rompt  notre  hymen,  sans  m'apprendre  la  cause  d'un  si  cruel 
caprice  :  ou  empêchez  mon  malheur,  ou  apprenez-moi,  s'il  est 
possible,  à  le  soutenir. 

SOCRATE. 

Aglaé  est  maîtresse  de  ses  volontés  ;  son  père  m'a  fait  son 
tuteur,  et  non  pas  son  tyran.  Je  faisais  mon  bonheur  de  vous  unir 
ensemble  :  si  elle  a  changé  d'avis,  j'en  suis  surpris,  j'en  suis  affligé; 
mais  il  faut  écouter  ses  raisons  :  si  elles  sont  justes,  il  faut  s'y 
conformer. 

SOPHRONIME. 

Elles  ne  peuvent  être  justes. 

AGLAÉ. 

Elles  le  sont,  du  moins  à  mes  yeux  :  daignez  m'écouter  l'un  et 
l'autre.  Quand  vous  eûtes  accepté  le  testament  secret  de  mon  père, 
.sage  et  généreux  Socrate,  vous  me  dîtes  qu'il  me  laissait  un  bien 
honnête,  avec  lequel  je  pourrais  m'établir.  Je  formai  dès  lors  le 
dessein  de  donner  cette  fortune  à  votre  cher  disciple  Sophronime, 
qui  n'a  que  vous  d'appui,  et  qui  ne  possède  pour  toute  richesse 
que  sa  vertu  :  vous  avez  approuvé  ma  résolution.  Vous  concevez 
quel  était  mon  bonheur  de  faire  celui  d'un  Athénien  que  je  regarde 
comme  votre  fils.  Pleine  de  ma  félicité,  transportée  d'une  douce 
joie,  que  mon  cœur  ne  pouvait  contenir,  j'ai  confié  cet  état  déli- 
cieux de  mon  âme  à  Xantippe  votre  femme,  et  aussitôt  cet  état  a 
disparu.  Elle  m'a  traitée  de  visionnaire.  Elle  m'a  montré  le  testa- 
ment de  mon  père,  qui  est  mort  dans  la  pauvreté,  qui  ne  me  laisse 
rien,  et  qui  me  recommande  à  l'amitié  dont  vous  fûtes  unis. 

En  ce  moment,  éveillée  après  mon  songe,  je  n'ai  senti  que  la 
douleur  de  ne  pouvoir  faire  la  fortune  de  Sophronime  :je  neveux 
point  l'accabler  du  poids  de  ma  misère. 


374  SOCRATE. 

SOPHRONIME, 

Je  VOUS  l'avais  l)ion  dit,  Socrate,  que  ses  raisons  ne  vaudraient 
rien  :  si  elle  m'aime,  ne  suis-je  pas  assez  riche  ?  Je  n'ai  subsisté, 
il  est  vrai,  que  par  vos  bienfaits;  mais  il  n'est  point  d'emploi 
pénible  que  je  n'embrasse  pour  faire  subsister  ma  chère  Aglaé.  Je 
devrais,  il  est  vrai,  lui  faire  le  sacrifice  de  mon  amour,  lui  cher- 
cher moi-même  un  parti  avantageux  :  mais  j'avoue  que  je  n'en  ai 
pas  la  force  ;  et  par  là  je  suis  indigne  d'elle.  Mais  si  elle  pouvait 
se  contenter  de  mon  état,  si  elle  pouvait  s'abaisser  jusqu'à  moi  ! 
Non,  je  n'ose  le  demander,  je  n'ose  le  souhaiter;  et  je  succombe 
à  un  malheur  qu'elle  supporte, 

SOCPiATE. 

Mes.enfants,  Xantippe  est  bien  indiscrète  de  vous  avoir  mon- 
tré ce  testament  ;  mais  croyez,  belle  Aglaé,  qu'elle  vous  a  trompée. 

AGLAÉ. 

Elle  ne  m'a  point  trompée  :  j'ai  vu  de  mes  yeux  ma  misère  ; 
l'écriture  de  mon  père  m'est  assez  connue.  Soyez  sûr,  Socrate,  que 
je  saurai  soutenir  la  pauvreté  ;  je  sais  travailler  de  mes  mains  : 
c'est  assez  pour  vivre,  c'est  tout  ce  qu'il  me  faut  ;  mais  ce  n'est  pas 
assez  pour  Sophronime. 

SOPHnONIME. 

C'en  est  trop  mille  fois  pour  moi,  âme  tendre,  âme  sublime, 
digne  d'avoir  été  élevée  par  Socrate  :  une  pauvreté  noble  et  labo- 
rieuse est  l'état  naturel  de  l'homme.  J'aurais  voulu  vous  offrir  un 
trône;  mais  si  vous  daignez  vivre  avec  moi,  notre  pauvreté  respec- 
table est  au-dessus  du  trône  de  Crésus. 

SOCRATE. 

Vos  sentiments  me  plaisent  autant  qu'ils  m'attendrissent;  je 
vois  avec  transport  germer  dans  vos  cœurs  cette  vertu  que  j'y  ai 
semée.  Jamais  mes  soins  n'ont  été  mieux  récompensés;  jamais 
mon  espérance  n'a  été  plus  remplie.  Mais  encore  une  fois,  Aglaé, 
croyez-moi,  ma  femme  vous  a  mal  instruite.  Vous  êtes  plus  riche 
que  vous  ne  pensez.  Ce  n'est  pas  à  elle,  c'est  à  moi  que  votre  père 
vous  a  confiée.  Ne  peut-il  pas  avoir  laissé  un  bien  que  Xantippe 
ignore  ? 

AGLAÉ. 

Non,  Socrate;  il  dit  précisément  dans  son  testament  qu'il  me 
laisse  pauvre. 

SOCRATE. 

Et  moi  je  vous  dis  que  vous  vous  trompez,  qu'il  vous  a  laissé 
de  quoi  vivre  heureuse  avec  le  vertueux  Sophronime,  et  qu'il  faut 
que  vous  veniez  tous  deux  signer  le  contrat  tout  à  l'heure. 


ACTE    I,    SCÈNE   YII.  375 

SCÈNE  VII. 

SOCRATE,    XANTIPPE,    AGLAÉ.    SOPHRONIME. 

XANTIPPE. 

Allons,  allons,  ma  fille,  ne  vous  amusez  point  aux  visions  de 
mon  mari  ;  la  philosophie  est  fort  bonne  quand  on  est  à  son  aise; 
mais  vous  n'avez  rien  ;  il  faut  vivre  :  vous  philosopherez  après. 
J'ai  conclu  votre  mariage  avec  Anitus,  digne  prêtre,  homme 
puissant,  homme  de  crédit  :  venez,  suivez-moi  ;  il  ne  faut  ni 
lenteur  ni  contradiction;  j'aime  qu'on  m'ohéisse,  et  vite;  c'est 
pour  votre  bien  :  ne  raisonnez  pas,  et  suivez-moi. 

SOPHRONIME. 

Ah  ciel  !  ah  !  chère  Aglaé  ! 

SOCRATE. 

Laissez-la  dire,  et  flez-vous  à  moi  de  votre  bonheur. 

XANTIPPE. 

Comment,  qu'on  me  laisse  dire?  Vraiment,  je  le  prétends  bien, 
et  surtout  qu'on  me  laisse  faire.  C'est  bien  à  vous,  avec  votre 
sagesse  et  votre  démon  familier,  et  votre  ironie,  et  toutes  vos 
fadaises  qui  ne  sont  bonnes  à  rien,  à  vous  mêler  de  marier  des 
filles!  Vous  êtes  un  bonhomme,  mais  vous  n'entendez  rien  aux 
affaires  de  ce  monde,  et  vous  êtes  trop  heureux  que  je  vous 
gouverne.  Allons,  Aglaé,  venez,  que  je  vous  établisse.  Et  vous, 
qui  restez  là  tout  étonné,  j"ai  aussi  votre  affaire  :  Drixa  est  votre 
fait  ;  vous  me  remercierez  tous  deux,  tout  sera  conclu  dans  la 
minute  ;  je  suis  expéditive,  ne  perdons  point  de  temps  :  tout  cela 
devrait  déjà  être  terminé. 

SOCRATE. 

Ne  la   cabrez  pas,  mes  enfants;  marquez-lui  toute  sorte  de 
déférences;  il  faut  lui  complaire,  puisqu'on  ne  peut  la  corriger. 
C'est  le  triomphe  de  la  raison  de  bien  vivre  avec  les  gens  qui  n'en  • 
ont  pas. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE    DEUXIÈME. 


SCENE    I. 

SOCRATE,    SOPHROMME. 

SOPHROMME, 

Divin  Socrate,  je  ne  puis  croire  mon  bonheur:  comment  se 
peiit-il  qu'Aglaé,  dont  le  père  est  mort  dans  une  pauvreté  extrême, 
ait  cependant  une  dot  si  considérable? 

SOCRATE. 

Je  vous  l'ai  déjà  dit  ;  elle  avait  plus  qu'elle  ne  croyait.  Je  con- 
nais mieux  qu'elle  les  ressources  de  son  père.  Qu'il  vous  suffise 
de  jouir  tous  deux  d'une  fortune  que  vous  méritez  :  pour  moi,  je 
dois  le  secret  aux  morts  comme  aux  vivants. 

SOPHROMME. 

Je  n'ai  plus  qu'une  crainte,  c'est  que  ce  prêtre  de  Cérès,  à  qui 
vous  m'avez  préféré,  ne  venge  sur  vous  les  refus  d'Aglaé  :  c'est  un 
homme  bien  à  craindre. 

SOCRATE. 

Eh!  que  peut  craindre  celui  qui  fait  son  devoir?  Je  connais  la 
rage  de  mes  ennemis,  je  sais  toutes  leurs  calomnies;  mais  quand 
on  ne  cherche  qu'à  faire  du  bien  aux  hommes,  et  qu'on  n'offense 
point  le  ciel,  on  ne  redoute  rien,  ni  pendant  la  vie,  ni  à  la  mort. 

SOPHRONIME. 

Rien  n'est  plus  vrai  ;  mais  je  mourrais  de  douleur  si  la  féUcité 
que  je  vous  dois  portait  vos  ennemis  à  vous  forcer  de  mettre  en 
usage  votre  héroïque  constance. 

SCÈNE    II. 

SOCRATE,    SOPHRONIME,    AGLAÉ. 

AGLAÉ. 

Mon  bienfaiteur,  mon  père,  homme  au-dessus  des  hommes, 
j'embrasse  vos  genoux.  Secondez-moi,  Sophronime  :  c'est   lui. 


ACTE    II.    SCENE    III.  377 

c'est  Socrate  qui  nous  marie  aux  dépens  de  sa  fortune,  qui  paye 
ma  dot,  qui  se  prive,  pour  nous,  de  la  plus  grande  partie  de  son 
bien.  Non,  nous  ne  le  souffrirons  pas;  nous  ne  serons  pas  riches 
à  ce  prix  :  plus  notre  cœur  est  reconnaissant,  plus  nous  devons 
imiter  la  noblesse  du  sien. 

SOPHROXIME. 

Je  me  jette  à  vos  pieds  comme  elle  ;  je  suis  saisi  comme  elle  ; 
nous  sentons  également  vos  bienfaits.  Nous  vous  aimons  trop, 
Socrate,  pour  en  abuser.  Regardez-nous  comme  vos  enfants  ; 
mais  que  vos  enfants  ne  vous  soient  point  à  charge.  Votre 
amitié  est  le  plus  grand  des  biens,  c'est  le  seul  que  nous  voulons. 
Quoi  !  vous  n'êtes  pas  riche,  et  vous  faites  ce  que  les  puissants 
de  la  terre  ne  feraient  pas!  Si  nous  acceptions  vos  bienfaits,  nous 
en  serions  indignes. 

SOCRATE. 

Levez-vous,  mes  enfants,  vous  m'attendrissez  trop.  Écoutez- 
moi  ,  ne  faut-il  pas  respecter  les  volontés  des  morts?  Votre  père, 
Aglaé,  que  je  regardais  comme  la  moitié  de  moi-même,  ne  m'a-t-il 
pas  ordonné  de  vous  traiter  comme  ma  fille?  je  lui  obéis  :  je  tra- 
hirais Tamitié  et  la  confiance  si  je  faisais  moins.  J'ai  accepté  son 
testament,  je  l'exécute  :  le  peu  que  je  vous  donne  est  inutile  à  ma 
vieillesse,  qui  est  sans  besoins.  Enfin,  si  j'ai  dû  ol)éir  à  mon  ami, 
vous  devez  obéir  à  votre  père  :  c'est  moi  qui  le  suis  aujourd'hui  ; 
c'est  moi  qui,  par  ce  nom  sacré,  vous  ordonne  de  ne  me  pas 
accabler  de  douleur  en  me  refusant.  Mais  retirez-vous,  j'aperçois 
Xantippe.  J'ai  mes  raisons  pour  vous  conjurer  de  l'éviter  dans  ces 
moments. 

AGLAÉ. 

Ah!  que  vous  nous  ordonnez  des  choses  cruelles! 


SCENE   m. 

SOCRATE,    XANTIPPE. 

XANTIPPE. 

Vraiment,  vous  venez  de  faire  là  un  beau  chef-d'œuvre  ;  par 
ma  foi,  mon  cher  mari,  il  faudrait  vous  interdire.  Voyez,  s'il  vous 
plaît,  que  de  sottises  !  Je  promets  Aglaé  au  prêtre  Anitus,  qui  a  du 
crédit  parmi  les  grands  ;  je  promets  Sophronime  à  cette  grosse 
marchande  Drixa,  qui  a  du  crédit  chez;  le  peuple;  et  vous  mariez 
vos  deux  étourdis  ensemble  pour  me  faire  manquer  à  ma  parole  : 


.378  SOGRATE. 

ce  n'est  pas  assez,  vous  les  dotez  de  la  plus  grande  partie  de  votre 
bien.  Vingt  mille  drachmes,  justes  dieux!  vingt  mille  drachmes! 
K"ètes-vous  pas  honteux?  De  quoi  vivrez-vous  à  l'âge  de  soixante 
et  dix  ans?  qui  payera  vos  médecins,  quand  vous  serez  malade? 
vos  avocats,  quand  vous  aurez  des  procès?  enfin  que  ferai-je, 
quand  ce  fripon,  ce  cou  tors  d'Anitus  et  son  parti,  que  vous  auriez 
eus  pour  vous,  s'attacheront  à  vous  persécuter,  comme  ils  ont  fait 
tant  de  fois?  Le  ciel  confonde  les  philosophes  et  la  philosophie,  et 
ma  sotte  amitié  pour  vous!  Vous  vous  mêlez  de  conduire  les 
autres,  et  il  vous  faudrait  des  lisières  ;  vous  raisonnez  sans  cesse, 
et  vous  n'avez  pas  le  sens  commun.  Si  vous  n'étiez  pas  le  meilleur 
homme  du  monde,  vous  seriez  le  plus  ridicule  et  le  plus  insup- 
portable. -Écoutez  :  il  n'y  a  qu'un  mot  qui  serve  ;  rompez  dans 
l'instant  cet  impertinent  marché,  et  faites  tout  ce  que  veut  votre 
femme. 

SOCRATE. 

C'est  très-bien  parler,  ma  chère  Xantippe,  et  avec  modération  ; 
mais  écoutez-moi  à  votre  tour.  Je  n'ai  point  proposé  ce  mariage. 
Sophronime  et  Aglaé  s'aiment,  et  sont  dignes  l'un  de  l'autre.  Je 
vous  ai  déjà  donné  tout  le  hien  que  je  pouvais  vous  céder  par  les 
lois  ;  je  donne  presque  tout  ce  qui  me  reste  à  la  fille  de  mon  ami  : 
le  peu  que  je  garde  me  suffit.  Je  n'ai  ni  médecin  à  payer,  parce 
que  je  suis  sohre;  ni  avocat,  parce  que  je  n'ai  ni  prétentions  ni 
dettes.  A  l'égard  de  la  philosophie  que  vous  me  reprochez,  elle 
m'enseigne  à  souffrir  l'indignation  d'Anitus,  et  vos  injures  ;  à  vous 
aimer  malgré  votre  humeur. 

(Il  sort.) 


SCENE   IV. 

XANTIPPE. 

Le  vieux  fou  !  il  faut  que  je  l'estime  malgré  moi  ;  car,  après  tout, 
il  y  a  je  ne  sais  quoi  de  grand  dans  sa  folie.  Le  sang-froid  de 
ses  extravagances  me  fait  enrager.  J'ai  heau  le  gronder,  je  perds 
mes  peines.  Il  y  a  trente  ans  que  je  cric  après  lui  ;  et  quand  j'ai 
bien  crié,  il  m'en  impose,  et  je  suis  toute  confondue  :  est-ce 
qu'il  y  aurait  dans  cette  âme-là  quelque  chose  de  supérieur  à  la 
mienne? 


ACTE    II,    SCÈNE    YI.  37» 

SCÈNE  V. 

XANTIÏ'PE,    DRIXA. 

DRIXA. 

Eli  bien  !  madame  Xantippe,  voilà  comme  vous  êtes  maî- 
tresse chez  vous!  Fi  !  que  cela  est  lâche  de  se  laisser  gouverner 
par  son  mari  !  Ce  maudit  Sncrate  m'enlève  donc  ce  beau  garçon 
dont  je  voulais  faire  la  fortune  !  Il  me  le  payera,  le  traître. 

XANTIPPE. 

Ma  pauvre  madame  Drixa,  ne  vous  fâchez  pas  contre  mon 
mari  ;  je  me  suis  assez  fâchée  contre  lui  :  c'est  un  imbécile,  je  le 
sais  bien  ;  mais,  dans  le  fond,  c'est  bien  le  meilleur  cœur  du 
monde  :  cela  n'a  point  de  malice  ;  il  fait  toutes  les  sottises  possibles, 
sans  y  entendre  finesse,  et  avec  tant  de  probité,  que  cela  désarme. 
D'ailleurs  il  est  têtu  comme  une  mule.  J'ai  passé  ma  vie  à  le  tour- 
menter, je  l'ai  même  battu  quelquefois:  non-seulement  je  n'ai  pu 
le  corriger,  je  n'ai  même  jamais  pu  le  mettre  en  colère.  Que  vou- 
lez-vous que  j'y  fasse? 

DRIXA. 

Je  me  vengerai,  vous  dis-je.  J'aperçois  sous  ces  portiques  son 
bon  ami  Anitus,  et  quelques-uns  des  nôtres  :  laissez-moi  faire. 

XANTIPPE. 

Mon  dieu,  je  crains  que  tous  ces  gens-là  ne  jouent  quelque 
tour  à  mon  mari.  Allons  vite  l'avertir;  car,  après  tout,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  l'aimer. 

SCÈNE  VI. 

ANITUS,    DRIXA,    TERPANDRE,    ACROS. 

DRIXA. 

Nos  injures  sont  communes,  respectable  Anitus  :  vous  êtes 
trahi  comme  moi.  Ce  malhonnête  homme  de  Socrate  donne 
presque  tout  son  bien  à  Aglaé,  uniquement  pour  vous  désespérer. 
11  faut  que  vous  en  tiriez  une  vengeance  éclatante. 

ANITUS. 

C'est  bien  mon  intention,  le  ciel  y  est  intéressé  :  cet  homme 
méprise  sans  doute  les  dieux,  puisqu'il  me  dédaigne.  On  a  déjà 


380  SOCRATE. 

intenté  contre  lui  quelques  accusations  ;  il  faut  que  vous  m'aidiez 
tous  à  les  renouveler;  nous  le  mettrons  en  danger  de  sa  vie;  alors 
je  lui  ofTrirai  ma  protection,  à  condition  qu'il  me  cède  Aglaé,  et 
qu'il  vous  rende  votre  beau  Sophronime  ;  par  là  nous  remplirons 
tous  nos  devoirs  :  il  sera  puni  par  la  crainte  que  nous  lui  aurons 
donnée  :  j'obtiendrai  ma  maîtresse,  et  vous  aurez  votre  amant, 

DRIXA. 

Vous  parlez  comme  la  sagesse  elle-même  :  il  faut  que  quelque 
divinité  vous  inspire.  Instruisez-nous  ;  que  faut-il  faire? 

AMTUS. 

Voici  bientôt  l'heure  où  les  juges  passeront  pour  aller  au  tri- 
bunal :  Mélitus  est  à  leur  tête. 

DRIXA. 

Mais  ce  Mélitus  est  un  petit  pédant,  un  méchant  homme,  qui 
est  votre  ennemi. 

ANITUS. 

Oui,  mais  il  est  encore  plus  l'ennemi  de  Socrate  :  c'est  un  scé- 
lérat hypocrite  qui  soutient  les  droits  de  l'aréopage  contre  moi  ; 
mais  nous  nous  réunissons  toujours  quand  il  s'agit  de  perdre  ces 
faux  sages,  capables  d'éclairer  le  peuple  sur  notre  conduite.  Écou- 
tez, ma  chère  Drixa,  vous  êtes  dévote? 

DRIXA. 

Oui,  assurément,  monseigneur  :  j'aime  l'argent  et  le  plaisir  de 
tout  mon  cœur  :  mais  en  fait  de  dévotion  je  ne  le  cède  à  per- 
sonne. 

ANITUS. 

Allez  prendre  quelque  dévot  du  peuple  avec  vous;  et  quand 
les  juges  passeront,  criez  à  l'impiété. 

TERPANDRE. 

Y  a-t-il  quelque  chose  à  gagner?  nous  sommes  prêts. 

ACROS. 

Oui  ;  mais  quelle  espèce  d'impiété? 

ANITUS. 

De  toutes  les  espèces.  Vous  n'avez  qu'à  l'accuser  hardiment  de 
ne  point  croire  aux  dieux  :  c'est  le  plus  court. 

DRIXA. 

Oh  !  laissez-moi  faire. 

ANITUS, 

Vous  serez  parfaitement  secondés.  Allez  sous  ces  portiques 
ameuter  vos  amis.  Je  vais  ce  pendant  instruire  quelques  gazetiers 
de  controverse,  quehiues  folliculaires  qui  viennent  souvent  dîner 
chez  moi.  Ce  sont  des  gens  bien  méprisables,  je  l'avoue;  mais  ils 


ACTE    II,    SCÈNE    YII.  381 

peuvent  nuire  clans  l'occasion,  quand  ils  sont  bien  dirigés.  Il  faut 
se  servir  de  tout  pour  faire  triompher  la  i)onne  cause.  Allez,  mes 
chers  amis  ;  recommandez-vous  à  Cérès  :  vous  viendrez  crier,  au 
signal  que  je  donnerai;  c'est  le  sûr  moyen  de  gagner  le  ciel,  et 
surtout  de  vivre  heureux  sur  la  terre. 


SCENE  YIP. 

ANITUS,    NONOTI,    CIIOMOS,    BERTIOS. 

ANITUS. 

Infatigable  Nonoti,  profond  Chomos,  délicat  Bertios,  avez-vous 
fait  contre  ce  méchant  Socrate  les  petits  ouvrages  que  je  vous  ai 
commandés  ? 

XOXOTI. 

J'ai  travaillé,  monseigneur  ;  il  ne  s'en  relèvera  pas. 

CHOMOS. 

J'ai  démontré  la  vérité  contre  lui  :  il  est  confondu. 

BERTIOS. 

Je  n'ai  dit  qu'un  mot  dans  mon  journal-  :  il  est  perdu. 

AMTUS. 

Prenez  garde,  Nonoti,  je  vous  ai  défendu  la  proHxité.  Vous 
êtes  ennuyeux  de  votre  naturel  :  vous  pourriez  lasser  la  patience 
de  la  cour. 

NONOTI. 

Monseigneur,  je  n'ai  fait  qu'une  feuille;  j'y  prouve  que  l'âme 
est  une  quintessence  infuse,  que  les  queues  ont  été  données  aux 
animaux  pour  chasser  les  mouches,  que  Cérès  fait  des  miracles, 
et  que,  par  conséquent,  Socrate  est  un  ennemi  de  FÉtat,  qu'il 
faut  exterminer. 

ANITUS. 

On  ne  peut  mieux  conclure.  Allez  porter  votre  délation  au 
second  juge,  qui  est  un  excellent  philosophe  :  je  vous  réponds 
que  vous  serez  bientôt  défait  de  votre  ennemi  Socrate. 

NONOTI. 

Monseigneur,  je  ne  suis  point  son  ennemi  :  je  suis  fâché  seu- 


1.  Cette  scène  ne  date  que  de  1761.  Voltaire  suivait  ici  Tcxemplc  que  venait 
de  donner  Palissotcn  mettant  en  scène  les  philosophes.  —  On  lisait  dans  les  pre- 
mières éditions:  Grafios,  Chomos  et  Berlillos.  —  Voyez  la  note,  page  30 i. 

2.  Berthier  avait  la  direction  du  journal  de  Trévoux. 


382  SOCRATE. 

lemcnt  qu'il  ait  tant  de  réputation  ;  et  tout  ce  que  j'en  fais  est  pour 
la  gloire  de  Cérès,  et  pour  le  bien  de  la  patrie. 

ANITUS. 

Allez,  dis-je,  dépêchez-vous.  Eh  bien  !  savant  Ghomos,  qu'avez- 
vous  fait  ? 

CHOMOS, 

Monseigneur,  n'ayant  rien  trouvé  à  reprendre  dans  les  écrits 
de  Socrate,  je  l'accuse  adroitement  de  penser  tout  le  contraire  de 
ce  qu'il  a  dit  ;  et  je  montre  le  venin  répandu  dans  tout  ce  qu'il 
dira  '. 

ANITUS. 

A  merveille.  Portez  cette  pièce  au  quatrième  juge  :  c'est  un 
liO]nnie  qui  n"a  pas  le  sens  commun,  et  qui  vous  entendra  parfai- 
tement. Et  vous,  Bertios? 

BERTIOS. 

Monseigneur,  voici  mon  dernier  journal  sur  le  chaos.  Je  fais 
voir  adroitement,  en  passant  du  chaos  aux  jeux  olympiques,  que 
Socrate  pervertit  la  jeunesse. 

ANITUS. 

Admirable!  Allez  de  ma  part  chez  le  septième  juge,  et  dites- 
lui  que  je  lui  recommande  Socrate.  Bon,  voici  déjà  Mélitus,  le 
chef  des  onze,  qui  s'avance.  11  n'y  a  point  de  détour  à  prendre 
avec  lui  :  nous  nous  connaissons  trop  l'un  et  l'autre. 

SCÈNE   VIII. 
ANITUS,    MÉLITUS. 

AMTUS. 

IVÎonsieur  le  juge,  un  mot.  Il  faut  perdre  Socrate. 

MÉLITUS. 

Monsieur  le  prêtre,  il  y  a  longtemps  que  j'y  pense  :  unissons- 
nous  sur  ce  point,  nous  n'en  serons  pas  moins  brouillés  sur  le 
reste. 

ANITUS. 

Je  sais  bien  que  nous  nous  haïssons  tous  deux  :  mais,  en  se 
détestant,  il  faut  se  réunir  pour  gouverner  la  république. 

1.  Dans  son  réquisitoire  du  23  janvier  1750  contre  V Encyclopédie,  l'avocat 
général  Joiy  de  B'ioury  avait  dit  que  s'il  n'y  avait  pas  de  venin  dans  certains  arti- 
cles de  VEnci/clopédle,  il  y  en  aurait  sùrcmont  dans  les  articles  qui  n'étaient  pas 
encore  faits.  Voyez  la  lettre  de  Voltaire  à  d"Alembcrt  du  19  octobre  1 7l]-4.  (B.) 


ACTE    II,    SCENE    IX.  383 

MKLIÏl  s. 

D'accord.  Personne  ne  nous  entend  ici  :  je  sais  que  vous  êtes 
un  fripon  ;  vous  ne  me  regardez  pas  comme  un  honnête  homme; 
je  ne  puis  vous  nuire,  parce  que  vous  êtes  grand-prêtre  ;  vous  ne 
pouvez  me  perdre,  parce  que  je  suis  grand-juge;  mais  Socrate 
peut  nous  faire  tort  à  l'un  et  à  l'autre  en  nous  démasquant  ;  nous 
(levons  donc  commencer,  vous  et  moi,  parle  faire  mourir,  et  puis 
nous  verrons  comment  nous  pourrons  nous  exterminer  l'un 
l'autre  à  la  première  occasion. 

ANITUS. 

On  ne  peut  mieux  parler,  (a parti  Hom  !  que  je  voudrais  tenir 
ce  coquin  d'aréopagite  sur  un  autel,  les  bras  pendants  d'un  côté 
et  les  jambes  de  l'autre,  lui  ouvrir  le  ventre  avec  mon  couteau 
d'or,  et  consulter  son  foie  tout  à  mon  aise  ! 

MÉLITUS,   à  part. 

Ne  pourrai-je  jamais  tenir  ce  pendard  de  sacrificateur  dans  la 
geôle,  et  lui  faire  avaler  une  pinte  de  ciguë  à  mon  plaisir? 

ANITUS. 

Or  çà,  mon  cher  ami,  voilà  vos  camarades  qui  avancent  :  j'ai 
préparé  les  esprits  du  peuple. 

MÉLITUS. 

Fort  bien,  mon  cher  ami  ;  comptez  sur  moi  comme  sur  ^ous- 
même  dans  ce  moment,  mais  rancune  tenant  toujours. 


SCENE   IX. 

ANIlLS,     MELITUS,  quelques  JUGES   d'Atlièncs  qui  passent  sous  les  portiques. 
(Anitus  parle  à  l'oroille  de  Mélilus.) 

DRIXA,    TERPANDRE,     ACROS,    ensemble. 

Justice,  justice,  scandale,  impiété,  justice,  justice,  irréligion, 
impiété,  justice  ! 

AMTL'S. 

Quest-ce  donc,  mes  amis?  de  quoi  vous  plaignez-vous? 

DRIXA,    TERPANDRE,    ACROS. 

Justice,  au  nom  du  peuple  ! 

MÉLITUS. 

Contre  qui? 

DRIXA,  TERPANDRE,  ACROS. 

Contre  Socrate. 


384  SOGRATE. 

MÉLITUS. 

Ail!  ah '.contre  Socrato?  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  qu'on  se 
plaint  de  hii.  Qu'a-t-il  fait? 

ACROS. 

Je  n'en  sais  rien. 

TERPA-NDRE. 

On  dit  qu'il  donne  de  l'argent  aux  filles  pour  se  marier. 

ACROS. 

Oui,  il  corrompt  la  jeunesse. 

C'est  un  impie  :  il  n'a  point  oWrt  de  gâteaux  à  Cérès.  Il  dit 
au'il  Y  a  trop  d'or  et  trop  d'argent  inutiles  dans  les  temples;  que 
les  pauvres  meurent  de  faim,  etquil  faut  les  soulager. 

ACROS. 

Oui,  il  dit  que  les  prêtres  de  Cérès  s'enivrent  quelquefois  : 
cela  est  vrai,  c'est  un  impie. 

C'est  un  hérétique  ;  il  nie  la  pluralité  des  dieux  ;  il  est  déiste  ; 
il  ne  croit  qu'un  seul  dieu-,  c'est  un  athée  \ 

(Tous  trois  ensemble.) 

Oui,  il  est  hérétique,  déiste,  athée. 

MÉLITUS. 

Voilà  des  accusations  très-graves  et  très-vraisemhlables  :  on 
m'avait  déjà  averti  de  tout  ce  que  vous  nous  dites. 

L'État  est  en  danger,  si  on'Iai'sse'de  telles  horreurs  impunies. 
Minerve  nous  ôtera  son  secours. 

Oui,  Minerve,  sans  doute "f  je  l'^^i  entendu  faire  des  plaisan- 
teries sur  le  hibou  de  Minerve. 

MÉLITUS. 

Sur  le  hibou  de  Minerve  !  0  ciel  !  n'étes-vous  pas  d'avis,  mes- 
sieurs, qu'on  le  mette  en  prison  tout  à  l'heure? 

LES   JUGES,  ensemble. 


Oui,  en  prison,  vite,  en  prison! 

MÉLITUS. 


Huissiers,  amenez  à  l'instant  Socrate  en  prison. 

DRIXA. 

Et  qu'ensuite  il  soit  brûlé  sans  avoir  été  entendu. 


1.  C'est  à  peu  près  le  raisonnement  qui  avait  ctc  fait  contre  Voltaire  lui-mômo 
en  1758.  (B.) 


ACTE    II,    SCÈNE    X.  38o 

UN    DES   JUGES. 

Ah!  il  faut  du  moins  l'entendre  :  nous  ne  pouvons  enfreindre 
la  loi. 

AMTUS. 

C'est  ce  que  cette  bonne  dévote  voulait  dire  :  il  faut  Tentendre, 
mais  ne  se  pas  laisser  surprendre  à  ce  qu'il  dira  ;  car  vous  savez 
que  ces  philosophes  sont  d'une  subtilité  diabolique  :  ce  sont  eux 
qui  ont  troublé  tous  les  États  où  nous  apportions  la  concorde. 

MÉI.ITUS. 

En  prison  !  en  prison  ! 


SCENE    X. 

LES   PRÉCÉDENTS,   XANTIPPE,    SOPHRONLME,    AGLAÉ, 

SOCRATE,   enchaîné;    VALETS     DE     VILLE. 
XANTIPPE. 

Eh,  miséricorde!  on  traîne  mon  mari  en  prison  :  n'avez-vous 
pas  honte,  messieurs  les  juges,  de  traiter  ainsi  un  homme  de  son 
âge?  quel  mal  a-t-il  pu  faire?  il  en  est  incapable  :  hélas  !  il  est 
plus  bête  que  méchant  ^  Messieurs,  ayez  pitié  de  lui.  Je  vous 
l'avais  bien  dit,  mon  mari,  que  vous  vous  attireriez  quelque 
méchante  affaire  :  voilà  ce  que  c'est  que  de  doter  des  filles.  Que 
je  suis  malheureuse! 

SOPHRONIME. 

Ah  !  messieurs,  respectez  sa  vieillesse  et  sa  vertu  ;  chargez-moi 
de  fers  :  je  suis  prêt  à  donner  ma  liberté,  ma  vie  pour  la  sienne. 

AGLAÉ. 

Oui,  nous  irons  en  prison  au  lieu  de  lui  ;  nous  mourrons  pour 
lui,  s'il  le  faut.  N'attentez  rien  sur  le  plus  juste  et  le  plus  grand 
des  hommes.  Prenez-nous  pour  vos  victimes. 

MÉLITUS. 

Vous  voyez  comme  il  corrompt  la  jeunesse. 

SOCP.ATE. 

Cessez,  ma  femme,  cessez,  mes  enfants,  de  vous  opposer  à  la 

1.  On  prétend  que  la  servante  de  La  Fontaine  on  disait  autant  de  son  maître; 
ce  n'est  pas  la  faute  à  M.  Thomson  si  Xantippc  l'a  dit  avant  cette  servante.  M.  Thom- 
son a  peint  Xantippe  telle  qu'elle  était;  il  no  devait  pas  en  faire  une  Cornélic. 
—  Cette  note  (de  Voltaire)  a  été  ajoutée  en  1701.  Elle  a  été  omise  dans  plusieurs 
éditions  récentes.  (B.) 

V.  —  Théâtre.    IV.  23 


3S6  SOCRATE. 

volonté  du  ciel  :  elle  se  manifeste  par  l'organe  des  lois.  Quiconque 
résiste  à  la  loi  est  indigne  d'être  citoyen.  Dieu  veut  que  je  sois 
chargé  de  fers,  je  me  soumets  à  ses  décrets  sans  murmure.  Dans 
ma  maison,  dans  Athènes,  dans  les  cachots,  je  suis  également 
libre  :  et  puisque  je  vois  en  vous  tant  de  reconnaissance  et  tant 
d'amitié,  je  suis  toujoui-s  heureux.  Qu'importe  que  Socrate  dorme 
dans  sa  chambre  ou  dans  la  prison  d'Athènes?  Tout  est  dans 
l'ordre  étemel,  et  ma  volonté  doit  y  être. 

MÉLITUS. 

Qu'on  entraîne  ce  raisonneur.  Voilà  comme  ils  sont  tous  ;  ils 
vous  poussent  des  arguments  jusque  sous  la  potence. 

AMTUS. 

Messieurs,  ce  qu'il  vient  de  dire  m'a  touché.  Cet  homme 
montre  *de  bonnes  dispositions.  Je  pourrais  me  flatter  de  le 
convertir.  Laissez-moi  lui  parler  un  moment  en  particulier,  et 
ordonnez  que  sa  femme  et  ces  jeunes  gens  se  retirent. 

UN    JUGE. 

Nous  le  voulons  bien,  vénérable  Anitus  ;  vous  pouvez  lui  par- 
ler avant  qu'il  comparaisse  devant  notre  tribunal. 


SCENE    XI. 

ANITUS,    SOCRATE. 

ANITUS. 

Vertueux  Socrate,  le  cœur  me  saigne  de  vous  voir  en  cet  état. 

SOCRATE. 

Vous  avez  donc  un  cœur? 

ANITUS. 

Oui,  et  je  suis  prêt  à  tout  faire  pour  vous. 

SOCRATE. 

Vraiment,  je  suis  persuadé  que  vous  avez  déjà  beaucoup  fait. 

ANITUS. 

Écoutez;  votre  situation  est  plus  dangereuse  que  vous  ne  pen- 
sez :  il  y  va  de  votre  vie. 

SOCRATE. 

Il  s'agit  donc  de  peu  de  chose. 

ANITUS. 

C'est  peu  pour  votre  âme  intrépide  et  sublime  ;  c'est  tout  aux 
yeux  de  ceux  qui  chérissent  comme  moi  votre  vertu.  Croyez-moi  ; 
de  quelque  philosophie  que  votre  âme  soit  armée,  il  est  dur  do 


ACTE    II,    SCENE    XI.  387 

périr  par  le  dernier  supplice.  Ce  n'est  pas  tout;  votre  réputation, 
qui  doit  vous  être  chère,  sera  flétrie  dans  tous  les  siècles.  Non- 
seulement  tous  les  dévots  et  toutes  les  dévotes  riront  de  votre  mort, 
vous  insulteront,  allumeront  le  bûcher  si  on  vous hrûle,  serreront 
la  corde  si  on  vous  étrangle,  broieront  la  ciguë  si  on  vous  empoi- 
sonne; mais  ils  rendront  votre  mémoire  exécrable  à  tout  l'avenir. 
Vous  pouvez  aisément  détourner  de  vous  une  fin  si  funeste  :  je 
vous  réponds  de  vous  sauver  la  vie,  et  même  de  vous  faire  décla- 
rer par  les  juges  le  plus  sage  des  hommes,  ainsi  que  vous  l'avez 
été  par  l'oracle  d'Apollon  ;  il  ne  s'agit  que  de  me  céder  votre  jeune 
pupille  Aglaé,  avec  la  dot  que  vous  lui  donnez,  s'entend  ;  nous 
ferons  aisément  casser  son  mariage  avec  Sophronime.  Vous  joui- 
rez d'une  vieillesse  paisible  et  honorée,  et  les  dieux  et  les  déesses 
vous  béniront. 

SOCRATE. 

Huissiers,  conduisez-moi  en  prison  sans  tarder  davantage  ^ 

(On  l'emmène.) 
AXITUS. 

Cet  homme  est  incorrigible  :  ce  n'est  pas  ma  faute  ;  j'ai  fait 
mon  devoir,  je  n'ai  rien  à  me  reprocher  :  il  faut  l'abandonner  à 
son  sens  réprouvé,  et  le  laisser  mourir  impénitent. 

1.  C'est  à  peu  près  la  réponse  de  Philoxène  à  Denis  le  Tyran.  (B.) 


FIX    DU    DEUXIEME    ACTE. 


ACTE    TROISIEME. 


SCENE    I. 

LES    JUGES,    assis  sur  leur  tribunal;    SOCRATE,   debout. 
UN    JUGE,  à  Anitus. 

Vous  ne  devriez  pas  siéger  ici  ;  vous  êtes  prêtre  de  Cérès. 

ANITUS. 

Je  n'y  suis  que  pour  rédification, 

MÉLITUS. 

Silence.  Écoutez,  Socrate  ;  vous  êtes  accusé  d'être  mauvais 
citoyen,  de  corrompre  la  jeunesse,  de  nier  la  pluralité  des  dieux, 
d'être  hérétique,  déiste,  et  athée  ^  :  répondez. 

SOCRATE. 

Juges  athéniens,  je  vous  exhorte  à  être  toujours  hons  citoyens 
comme  j'ai  toujours  tâché  de  l'être,  à  répandre  votre  sang  pour 
la  patrie  comme  j'ai  fait  dans  plus  d'une  hataille.  A  l'égard  de  la 
jeunesse  dont  vous  parlez,  ne  cessez  de  la  guider  par  vos  conseils, 
et  surtout  par  vos  exemples  ;  apprenez-lui  à  aimer  la  véritable 
vertu,  et  à  fuir  la  misérable  philosophie  de  l'école.  L'article  de  la 
pluralité  des  dieux  est  d'une  discussion  un  peu  plus  difficile; 
mais  vous  m'entendrez  aisément. 

Juges  athéniens,  il  n'y  a  qu'un  Dieu. 

MÉLITUS  et  UN    AUTRE    JUGE. 

Ah  !  le  scélérat  !  • 

SOCRATE. 

Il  n'y  a  (ju'un  Dieu,  vous  dis-je  ;  sa  nature  est  d'être  infini  ; 
nul  être  ne  peut  partager  l'infini  avec  lui.  Levez  vos  yeux  vers 
les  globes  célestes,  tournez-les  vers  la  terre  et  les  mers,  tout  se 
correspond,  tout  est  fait  l'un  pour  l'autre;  chaque  être  est  intime- 
ment lié  avec  les  autres  êtres;  tout  est  d'un  même  dessein  :  il  n'y 

1,  Voyez  la  note  de  la  page  384. 


ACTE    III,    SCÈNE    I.  389 

a  donc  qu'un  seul  architecte,  un  seul  maître,  un  seul  conserva- 
teur. Peut-être  a-t-il  daigné  former  des  génies,  des  démons,  plus 
puissants  et  plus  éclairés  que  les  hommes  ;  et,  s'ils  existent,  ce 
sont  des  créatures  comme  vous;  ce  sont  ses  premiers  sujets,  et 
non  pas  des  dieux  :  mais  rien  dans  la  nature  ne  nous  avertit 
qu'ils  existent,  tandis  que  la  nature  entière  nous  annonce  un  Dieu 
et  un  père.  Ce  Dieu  n'a  pas  besoin  de  Mercure  et  d'Iris  pour 
nous  signifier  ses  ordres  :  il  n'a  qu'à  vouloir,  et  c'est  assez.  Si  par 
Minerve  vous  n'entendiez  que  la  sagesse  de  Dieu,  si  par  Neptune 
vous  n'entendiez  que  ses  lois  immuahles,  qui  élèvent  et  qui 
abaissent  les  mers,  je  vous  dirais  :  11  vous  est  permis  de  révérer 
Neptune  et  Minerve,  pourvu  que  dans  ces  emblèmes  vous  n'ado- 
riez jamais  que  l'Être  éternel,  et  que  vous  ne  donniez  pas  occa- 
sion aux  peuples  de  s'y  méprendre. 

AMTUS. 

Quel  galimatias  impie  ! 

SOCRATE. 

Gardez-vous  de  tourner  jamais  la  religion  en  métaphysique  : 
la  morale  est  son  essence.  Adorez  et  ne  disputez  plus.  Si  nos 
ancêtres  ont  dit  que  le  dieu  suprême  descendit  dans  les  bras 
d'Alcmène,  de  Danaé,  de  Sémélé,  et  qu'il  en  eut  des  enfants,  nos 
ancêtres  ont  imaginé  des  fables  dangereuses.  C'est  insulter  la 
Divinité  de  prétendre  qu'elle  ait  commis  avec  une  femme,  de 
quelque  manière  que  ce  puisse  être,  ce  que  nous  appelons  chez 
les  hommes  un  adultère.  C'est  décourager  le  reste  des  hommes 
d'oser  dire  que,  pour  être  un  grand  homme,  il  faut  être  né  de 
l'accouplement  mystérieux  de  Jupiter  et  d'une  de  vos  femmes  ou 
filles.  Miltiade,  Gimon,  Thémistocle,  Aristide,  que  vous  avez  per- 
sécutés, valaient  bien,  peut-être,  Persée,  Hercule,  et  Bacchus;  il 
n'y  a  d'autre  manière  d'être  les  enfants  de  Dieu  que  de  chercher 
à  lui  plaire,  et  d'être  justes.  Méritez  ce  titre,  en  ne  rendant  jamais 
de  jugements  iniques. 

MÉLITUS. 

Que  de  blasphèmes  et  d'insolences  ! 

UN    AUTRE    JUGE. 

Que  d'absurdités  !  On  ne  sait  ce  qu'il  veut  dire. 

MÉLITUS. 

Socrate,  si  vous  vous  mêlez  toujours  de  faire  des  raisonne- 
ments, ce  n'est  pas  là  ce  qu'il  nous  faut  :  répondez  net  et  avec 
précision.  Vous  êtes-vous  moqué  du  hibou  de  Minerve? 

SOCRATE. 

Juges  athéniçns,  prenez  garde  à  vos  hiboux.  Quand  vous  pro- 


390  SOCRATE. 

posez  des  choses  ridicules  à  croire,  trop  de  gens  alors  se  déter- 
minent à  ne  rien  croire  du  tout  ;  ils  ont  assez  d'esprit  pour  voir 
que  votre  doctrine  est  impertinente  ;  mais  ils  n'en  ont  pas  assez 
pour  s'élever  jusqu'à  la  loi  véritable  ;  ils  savent  rire  de  vos  petits 
dieux,  et  ils  ne  savent  pas  adorer  le  Dieu  de  tous  les  êtres,  unique, 
incompréhensible,  incommunicable,  éternel,  et  tout  juste,  comme 
tout-puissant, 

MÉLITUS. 

Ah  !  le  blasphémateur  !  ah  !  le  monstre  !  il  n'en  a  dit  que  trop  : 
je  conclus  à  la  mort. 

PLUSIEURS   JUGES. 

Et  nous  aussi. 

UN    JUGE. 

Nous  sommes  plusieurs  qui  ne  sommes  pas  de  cet  avis;  nous 
trouvons  que  Socrate  a  très-bien  parlé.  Nous  croyons  que  les 
hommes  seraient  plus  justes  et  plus  sages  s'ils  pensaient  comme 
lui  ;  et  pour  moi,  loin  de  le  condamner,  je  suis  d'avis  qu'on  le 
récompense. 

PLUSIEURS    JUGES. 

Nous  pensons  de  même. 

MÉLITUS. 

Les  opinions  semblent  se  partager. 

ANITUS. 

Messieurs  de  l'aréopage,  laissez-moi  interroger  Socrate.  Croyez- 
vous  que  le  soleil  tourne,  et  que  l'aréopage  soit  de  droit  divin  ? 

SOCRATE. 

Vous  n'êtes  pas  en  droit  de  me  faire  des  questions-,  mais  je 
suis  en  droit  de  vous  enseigner  ce  que  vous  ignorez.  Il  importe 
peu  pour  la  société  que  ce  soit  la  terre  qui  tourne  ;  mais  il 
importe  que  les  hommes  qui  tournent  avec  elle  soient  justes.  La 
vertu  seule  est  de  droit  divin;  et  vous,  et  l'aréopage,  n'avez 
d'autres  droits  que  ceux  que  la  nation  vous  a  donnés. 

AMTUS. 

Illustres  et  équitables  juges,  faites  sortir  Socrate. 

(Mélitus  fait  un  signe.  On  emmène  Socrate.  Anitus  continue.) 

Vous  l'avez  entendu,  auguste  aréopage,  institué  par  le  ciel  ; 
cet  homme  dangereux  nie  que  le  soleil  tourne,  et  que  vos 
charges  soient  de  droit  divin.  Si  ces  horribles  opinions  se  répan- 
dent, plus  de  magistrats,  et  plus  de  soleil  :  vous  n'êtes  plus  ces 
juges  établis  par  les  lois  fondamentales  de  Minerve,  vous  n'êtes 
plus  les  maîtres  de  l'État,  vous  ne  devez  plus  juger  que  suivant 
les  lois  ;  et  si  vous  dépendez  des  lois,  vous  êtes  perdu.  Punissez  la 


ACTE    III,    SCENE    I.  393 

rébellion,  vengez  le  ciel  et  la  terre.  Je  sors.  Redoutez  la  colère 
des  dieux  si  Socrate  reste  en  vie. 

(Anitus  sort,  et  les  juges  opinent.) 
UN    JUGE. 

Je  ne  veux  point  me  brouiller  avec  Anitus,  c'est  un  homme 
trop  à  craindre.  S'il  ne  s'agissait  que  des  dieux,  encore  passe. 

UN    JUGE,  à  celui  qui  vient  de  parler. 

Entre  nous,  Socrate  a  raison  ;  mais  il  a  tort  d'avoir  raison  si 
publiquement.  Je  ne  fais  pas  plus  de  cas  de  Cérès  et  de  Neptune 
que  lui  ;  mais  il  ne  devait  pas  dire  devant  tout  l'aréopage  ce  qu'il 
ne  faut  dire  qu'à  l'oreille.  Où  est  le  mal,  après  tout,  d'empoi- 
sonner un  philosophe,  surtout  quand  il  est  laid  et  vieux  ? 

DN    AUTRE    JUGE. 

S'il  y  a  de  l'injustice  à  condamner  Socrate,  c'est  l'affaire 
d'Anitus,  ce  n'est  pas  la  mienne;  je  mets  tout  sur  sa  conscience; 
d'ailleurs  il  est  tard,  on  perd  son  temps.  A  la  mort,  à  la  mort,  et 
qu'on  n'en  parle  plus. 

UN    AUTRE. 

On  dit  qu'il  est  hérétique  et  athée  ;  à  la  mort,  à  la  mort. 

MÉLITUS. 

Qu'on  appelle  Socrate.  (on  ramène.)  Les  dieux  soient  bénis,  la 
pluralité  est  pour  la  mort.  Socrate,  les  dieux  vous  condamnent, 
par  notre  bouche,  à  boire  de  la  ciguë  tant  que  mort  s'ensuive. 

SOCRATE. 

Nous  sommes  tous  mortels  ;  la  nature  vous  condamne  à 
mourir  tous  dans  peu  de  temps,  et  probablement  vous  aurez  tous 
une  fin  plus  triste  que  la  mienne.  Les  maladies  qui  amènent  le 
trépas  sont  plus  douloureuses  qu'un  gobelet  de  ciguë.  Au  reste, 
je  dois  des  éloges  aux  juges  qui  ont  opiné  en  faveur  de  l'inno- 
cence ;  je  ne  dois  aux  autres  que  ma  pitié. 

UN    JUGE,  sortant. 

Certainement  cet  homme-là  méritait  une  pension  de  l'État  au 
lieu  d'un  gobelet  de  ciguë. 

UN    AUTRE    JU€E. 

Cela  est  vrai  ;  mais  aussi  de  quoi  s'avisait-il  de  se  brouiller 
avec  un  prêtre  de  Cérès  ? 

UN    AUTRE    JUGE. 

Je  suis  bien  aise,  après  tout,  de  faire  mourir  un  philosophe  : 
ces  gens-là  ont  une  certaine  fierté  dans  l'esprit,  qu'il  est  bon  de 
mater  un  peu. 

UN    JUGE. 

Messieurs,  un  petit  mot  :  ne  ferions-nous  pas  bien,  tandis  que 


392  SOCRATE. 

nous  avons  la  main  à  la  pâte,  de  faire  mourir  tous  les  p:éomètres, 
qui  prétendent  que  les  trois  angles  d'un  triangle  sont  égaux  à 
deux  droits?  Ils  scandalisent  étrangement  la  populace  occupée  à 
lire  leurs  livres. 

UN    AUTUE    JUGE. 

Oui,  oui  ;  nous  les  pendrons  à  la  première  session.  Allons 
dîner  ' . 

SCÈNE  II. 

SOCRATE. 

Depuis  longtemps  j'étais  préparé  à  la  mort.  Tout  ce  que  je 
crains  à  présent,  c'est  que  ma  femme  Xantippe  ne  vienne  troubler 
mes  derniers  moments,  et  interrompre  la  douceur  du  recueille- 
ment de  mon  àme;  je  ne  dois  m'occuper  que  de  l'Être  suprême, 
devant  qui  je  dois  bientôt  paraître.  Mais  la  voilà  :  il  faut  se  rési- 
gner à  tout, 

SCÈNE    III. 

SOCRATE,    XANTIPPE,    les  disciples    de    socrate. 

XANTIPPE, 

Eh  bien!  pauvre  homme,  qu'est-ce  que  ces  gens  de  loi  ont 
conclu?  étes-vous  condamné  à  l'amende?  êtes-vous  banni?  êtes- 
vous  absous?  Mon  dieu!  que  vous  m'avez  donné  d'inquiétude! 
tâchez,  je  vous  prie,  que  cela  n'arrive  pas  une  seconde  fois, 

SOCRATE, 

Non,  ma  femme,  cela  n'arrivera  pas  deux  fois,  je  vous  en 
réponds;  ne  soyez  en  peine  de  rien.  Soyez  les  bienvenus,  mes 
chers  disciples,  mes  amis, 

CRITON  ,  à  la  tête  dos  disciples  de  Socrate. 

Vous  nous  voyez  aussi  alarmés  de  votre  sort  que  votre  femme 
Xantippe  :  nous  avons  obtenu  des  juges  la  permission  de  vous 


1 .  Au  XVI''  siècle,  il  se  passa  une  scène  à  peu  près  semblable,  et  un  des  juges 
dit  ces  propres  paroles  :  A  la  mort;  et  allons  dîner.  —  Cette  note  (de  Voltaire) 
a  aussi  été  ajoutée  enl761.  Fréron,  dansVAnnée  littéraire,  1759,  tome  V,  page  132, 
avait  remarque  que  le  trait  du  juge  était  rapporté  dans  les  mémoires  du  cardinal 
de  Retz.  (B.) 


ACTE    III,    SCÈNE    III.  393 

voir.  Juste  ciel  !  faut-il  voir  Socrate  chargé  de  chaîues!  Souffrez 
que  nous  baisions  ces  fers  que  vous  honorez,  et  qui  sont  la  honte 
d'Athènes.  Est-il  possil)le  qu'Anitus  et  les  siens  aient  pu  vous 
mettre  en  cet  état  ? 

s  OCn.VTE. 

Ne  pensons  point  à  ces  bagatelles,  mes  chers  amis,  et  conti- 
nuons l'examen  que  nous  faisions  hier  de  l'immortalité  de  l'àme. 
Nous  disions,  ce  me  semble,  que  rien  n'est  plus  probable  et  plus 
consolant  que  cette  idée.  En  effet,  la  matière  change  et  ne  périt 
point;  pourquoi  l'àme  périrait-elle?  Se  pourrait-il  faire  que, 
nous  étant  élevés  jusqu'à  la  connaissance  d'un  Dieu,  à  travers  le 
voile  du  corps  mortel,  nous  cessassions  de  le  connaître  quand  ce 
voile  sera  tombé  ?  Non  ;  puisque  nous  pensons,  nous  penserons 
toujours  :  la  pensée  est  l'être  de  l'homme,  cet  être  paraîtra 
devant  un  dieu  juste,  qui  récompense  la  vertu,  qui  punit  le  crime, 
et  qui  pardonne  les  faiblesses. 

XANTIPPE. 

C'est  bien  dit;  je  n'y  entends  rien  :  on  pensera  toujours,  parce 
qu'on  a  pensé!  Est-ce  qu'on  se  mouchera  toujours,  parce  qu'on 
s'est  mouché  ?  Mais  que  nous  veut  ce  vilain  homme  avec  son 
gobelet  ? 

LE    GEÔLIER,     OU    VALET    DES    ONZE,  apportant  la  t;isse  Je  ciguë. 

Tenez,  Socrate,  voilà  ce  que  le  sénat  vous  envoie. 

XANTIPPE. 

Quoi!  maudit  empoisonneur  de  la  république,  tu  viens  ici 
tuer  mon  mari  en  ma  présence  !  Je  te  dévisagerai,  monstre  ! 

SOCRATE. 

Mon  cher  ami,  je  vous  demande  pardon  pour  ma  femme  ;  elle 
a  toujours  grondé  son  mari,  elle  vous  traite  de  même  :  je  vous 
prie  d'excuser  cette  petite  vivacité.  Donnez. 

(Il  prend  le  gobelet.) 
UN    DES    DISCIPLES. 

Que  ne  nous  est-il  permis  de  prendre  ce  poison,  divin  Socrate! 
par  quelle  horrible  injustice  nous  êtes-vous  ravi?  Quoi!  les  crimi- 
nels ont  condamné  le  juste!  les  fanatiques  ont  proscrit  le  sage! 
Vous  allez  mourir! 

SOCRATE. 

Non,  je  vais  vivre.  Voici  le  breuvage  de  l'immortalité.  Ce  n'est 
pas  ce  corps  périssable  qui  vous  a  aimés,  qui  vous  a  enseignés, 
c'est  mon  àme  seule  (jui  a  vécu  avec  vous  ;  et  elle  vous  aimera  à 
jamais, 

,  (Il  veut  boiro.) 


39i  SOCRATE. 

LE    VALET    DES    ONZE. 

Il  faut  auparavant  que  je  détache  vos  chaînes,  c'est  hi  règle. 

SOCRATE. 

Si  c'est  la  règle,  détachez. 

(Il  se  gratte  un  pou  la  jambe.) 
UN    DES    DISCIPLES. 

Ouoi!  VOUS  souriez? 

SOCRATE. 

Je  souris  eu  réfléchissant  que  le  plaisir  vient  de  la  douleur. 
C'est  ainsi  que  la  félicité  éternelle  naîtra  des  misères  de  cette  vie'. 

(Il  boit.) 
CRITON. 

Hélas!  qu'avez-vous  fait? 

XANTIPPE. 

Hélas!  c'est  pour  je  ne  sais  combien  de  discours  ridicules, 
de  cette  espèce,  qu'on  fait  mourir  ce  pauvre  homme.  En  vérité, 
mon  mari,  vous  me  fendez  le  cœur,  et  j'étranglerais  tous  les  juges 
de  mes  mains.  Je  vous  grondais,  mais  je  vous  aimais;  et  ce^  sont 
des  gens  polis  qui  vous  empoisonnent.  Ah  !  ah  !  mon  cher  mari ,  ah  î 

SOCRATE. 

Calmez-vous,  ma  bonne  Xantippe;  ne  pleurez  point,  mes 
amis  :  il  ne  sied  pas  aux  disciples  de  Socrate  de  répandre  des 
larmes. 

CRITON. 

Et  peut-on  n'en  pas  verser  après  cette  sentence  affreuse,  après 
cet  empoisonnement  juridique-,  ordonné  par  des  ignorants  per- 
vers, qui  ont  acheté  cinquante  mille  drachmes  le  droit  d'assas- 
siner impunément  leurs  concitoyens. 

SOCRATE. 

C'est  ainsi  qu'on  traitera  souvent  les  adorateurs  d'un  seul  Dieu, 
et  les  ennemis  de  la  superstition. 

CRITON. 

Hélas  !  faut-il  que  vous  soyez  une  de  ces  victimes? 

SOCRATE. 

H  est  beau  d'être  la  victime  de  la  Divinité.  Je  meurs  satisfait. 

1.  J'ai  pris  la  lil^orté  de  rotranclier  ici  deux  pages  entières  du  beau  sermon  de 
Socrate.  Ces  moralités,  qui  sont  devenues  lieux  communs,  sont  bien  ennuyeuses. 
Les  bonnes  gens  qui  ont  cru  qu'il  fallait  faire  parler  Socrate  longtemps  ne  connaissaient 
ni  le  cœur  humain,  ni  le  th&dtre.  Semper  ad  eventum  festinat ;  \o\\k  la.  grande 
règle  que  M.  Thompson  a  observée.  —  Cette  note  (de  Voltaire)  est  de  1761. 

"2.  Voltaire  n'a  cessé  d'être  blessé  de  la  vénalité  des  charges  en  France;  cepen- 
dant la  fin  de  ce  couplet  depuis  le  mot  ordonné  est  posthume.  (B.) 


ACTE    III,    SCÈNE    IV'.  3,)3 

Il  est  vrai  que  j'aurais  voulu  joindre  à  la  consolation  devons  voir 
celle  d'emln-asser  aussi  Sophronime  et  Agiaé  :  je  suis  étonné  de 
ne  les  pas  voir  ici;  ils  auraient  rendu  mes  derniers  moments 
encore  plus  doux  qu'ils  ne  sont, 

CRITON. 

Hélas  !  ils  ignorent  que  vous  avez  consommé  l'iniquité  de  vos 
juges  :  ils  parlent  au  peuple  ;  ils  encouragent  les  magistrats  rrui 
ont  pris  votre  parti.  Aglaé  révèle  le  crime  d'Anitus  :  sa  honte  va 
être  publique  ;  Aglaé  et  Sophronime  vous  sauveraient  peut-être 
la  vie.  Ah!  cher  Socrate,  pourquoi  avez-vous  précipité  vos  der- 
niers moments? 


SCENE    IV. 

f.Es    PRÉcÉDEMS,  AGLAÉ,    SOPHRONIME. 

AGLAÉ. 

Divin  Socrate,  ne  craignez  rien;    Xantippe,   consolez-vous- 
dignes  disciples  de  Socrate,  ne  pleurez  plus. 

SOPHROMME. 

Vos  ennemis  sont  confondus  :  tout  le    peuple  prend  votre 
défense. 

AGLAÉ. 

Nous  avons  parlé,  nous  avons  révélé  la  jalousie   et  Tintricrue 
de  rimpie  Anitus.  C'était  à  moi  de  demander  justice  de  son  crime 
puisque  j'en  étais  la  cause. 

SOPHRONIME. 

Anitus  se  dérobe  par  la  fuite  à  la  fureur  du  peuple  •  on  le 
poursuit,  lui  et  ses  complices; on  rend  des  grâces  solennelles  aux 
juges  qui  ont  opiné  en  votre  faveur.  Le  peuple  est  à  la  porte  de  la 
prison,  et  attend  que  vous  paraissiez,  pour  vous  conduire  chez 
vous  en  triomphe.  Tous  les  juges  se  sont  rétractés. 

XAXTIPPE. 

Hélas  !  que  de  peines  perdues  ! 

UN   DES    DISCIPLES. 

0  ciel!  ô  Socrate!  pourquoi  obéissiez-vous? 

AGLAÉ. 

Vivez,  cher  Socrate,  bienfaiteur  de  votre  patrie,  modèle  des 
nommes,  vivez  pour  le  bonheur  du  monde. 

CRITON. 

Couple  vertueux,  dignes  amis,  il  n'est  plus  temps. 


396  SOCRATE. 

XANTIPPE, 

Vous  avez  trop  tardé, 

AGLAÉ. 

Comment  !  il  n'est  plus  temps  !  juste  ciel  ! 

SOPHROMME. 

Quoi!  Socrate  aurait  déjà  bu  la  coupe  empoisonnée? 

SOCRATE. 

Aimable  Aglaé,  tendre  Sophronime,  la  loi  ordonnait  que  je 
prisse  le  poison  :  j'ai  obéi  à  la  loi,  tout  injuste  qu'elle  est,  parce 
qu'elle  n'opprime  que  moi.  Si  cette  injustice  eût  été  commise 
envers  un  autre,  j'aurais  combattu.  Je  vais  mourir  :  mais  roxemple 
d'amitié. et  de  grandeur  d'âme  que  vous  donnez  au  monde  ne 
périra  jamais.  Votre  vertu  l'emporte  sur  le  crime  de  ceux  qui 
m'ont  accusé.  Je  bénis  ce  qu'on  appelle  mon  malbeur;  il  a  mis 
au  jour  toute  la  force  de  votre  belle  àme.  Ma  clière  Xantippe,  soyez 
beureuse,  et  songez  que  pour  l'être  il  faut  dompter  son  humeur. 
Mes  disciples  bien-aimés,  écoutez  toujours  la  voix  de  la  philoso- 
phie, qui  méprise  les  persécuteurs,  et  qui  prend  pitié  des  faiblesses 
humaines  ;  et  vous,  ma  fille  Aglaé,  mon  fils  Sophronime,  soyez 
toujours  semblables  à  vous-mêmes. 

AGLAÉ. 

Que  nous  sommes  à  plaindre  de  n'avoir  pu  mourir  pour  vous! 

SOCRATE, 

Votre  vie  est  précieuse,  la  mienne  est  inutile  :  recevez  mes 
te  -idres  et  derniers  adieux.  Les  portes  de  l'éternité  s'ouvrent  pour 
moi. 

XANTIPPE. 

C'était  un  grand  homme,  quand  j'y  songe  !  Ah  !  je  vais  sou- 
lever la  nation,  et  manger  le  cœur  d'Anitus. 

SOPHROMME. 

Puissions-nous  élever  des  temples  à  Socrate,  si  un  homme  en 
mérite  ! 

CRITON. 

Puisse  au  moins  sa  sagesse  apprendre  aux  hommes  que  c'est 
à  Dieu  seul  que  nous  devons  des  temples  ! 


FIN     DE     SOCRATE, 


L'ECOSSAISE 

COMÉDIE  EN   CINQ   ACTES 

PAB 

M.  HUME 

TRADLITE       E\       FRANÇAIS      !•  A  H      JÉRÔME       CARRÉ 


KEriiESENTEE,      POUU      LA      P  K  E  M  I  È  U  E      FOIS,      SUR      LE      T  H  É  A  T  R  E  -  F  K  A  NÇ  A  I  S 

LE      2  6      JUILLET      176  0. 


J'ai  vengé  l'univers  autant  que  je  l'ai  pu. 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA    PRÉSENTE    ÉDITION. 


Au  milieu  des  combats  tragiques  qu'il  livre  à  Crebillon,  Voltaire  lance 
contre  Fréron  le  brûlot  de  l'Écossaise. 

Le  critique  de  YAwiée  littéraire  était,  de  tous  les  adversaires  de  Voltaire 
celui  qui  avait  peut-être  le  don  de  l'irriter  davantage.  Quand  il  s'en  prenait 
a  lui,  -Noltaire  n'était  jamais  de  sang-froid.  Au  mois  de  mars  1750  à  la  suite 
d  articles  de  Fréron  et  de  l'abbé  de  La  Porte,  il  écrivait  à  31.  Berrier  lieu- 
tenant de  police,  pour  lui  demander  d'imposer  silence  à  ses  ennemi^  Il 
s'adressait  à  31.  de  3Iairan,  qui  était  fort  influent  auprès  du  chancelier 
d  Aguesseau,  pour  obtenir  la  suppression  des  Lettres  sur  quelques  écrits  de 
ce  temps  (c'était  le  titre  de  la  publication  périodique  que  dirigeait  alors 
iM-eron)  et  de  YAlmanach  des  gens  de  lettres  on  écrivait  l'abbé  de  L-i 
Porte.  ' 

Lorsqu'il  s'agit  de  choisir,  vers  la  même  époque,  un  nouveau  correspon- 
dant du  roi  de  Prusse  et  qu'il  est  un  moment  question  de  Fréron  Voltaire 
ne  se  contient  pas.  Les  lettres  qu'il  écrit  à  Frédéric  pour  le  détourner  de  ce 
choix  ont  un  accent  de  fureur.  Voilà  déjà  dix  ans  que  cette  exaspération 
s  est  lait  jour;  et  VA7inee  littéraire,  fondée  en  17.34,  a  multiplié  et  ag<^ravé 
les  torts  du  rédacteur  des  Lettres  sur  quelques  écrits  de  ce  le/tips'^la^^i 
^  oltaire,  pour  se  venger,  ne  songe  pas  à  moins  qu'à  une  sorte  d'exécution 
publique,  à  une  exécution  en  plein  théâtre. 

Il  était  justifié  dans  une  certaine  mesure  par  un  précédent  tout  récent. 
Un  ministre  avait  autorisé,  ordonné  même,  la  représentation  des  Philosophes 
de  Pahssot,  joués  le  2  mai  de  cette  année.  Voltaire  n'était  pas  personnelle- 
ment attaqué  dans  cette  pièce,  et  l'auteur  avait  eu  soin  de  faire  une  très- 
lormelle  exception  en  sa  faveur.  Il  avait  même  envové  son  œu\re  à  Voltaire 
avec  une  lettre  d'hommage.  Mais  Voltaire  ne  se  laissa  pas  séduire.  11  prit 
la  défense  de  ses  collaborateurs  de  Y  Encyclopédie,  et  fit  à  Palissot  de  vif^ 
reproches  de  sa  satire. 

Il  était,  disons-nous,  justifié  par  cet  ouvrage  où  le  théâtre  semblait  reve- 
nir aux  licences  aristophanesques  ;  mais  justifié  un  peu  par  hasard,  car  le 
Café,  ou  l'Écossaise  était  imprimé  au  moment  où  les  Philosophes  furent 
représentés.  La  nouvelle  comédie  de  Voltaire,  où  il  faisait  figurer  son  adver- 
saire Fréron  sous  les  traits  cruellement  noircis  du   libelliste  Frelon,   était 


400  AVERTISSEMENT. 

donnée  comme  une  comédie  anglaise  de  M.  Hume,  piêUe  écossais,  traduite 
en  français  par  Jérôme  Carré,  un  de  ces  pseudonymes  dont  \ol  ta  ire  avait 
tout  un  arsenal.  Des  exemplaires  on  circulaient  dès  le  19  mai  1760  puisqua 
cette  date  l'auteur,  écrivant  à  M"-  d'Épinay ,  demande  à  la  «  belle  philosophe  >> 
ce  que  c'est  qu'une  comédie  intitulée  le  Cafc^  et  que,  le  lendemain,  il  prend 
la  peine  de  la  désavouer  en  écrivant  au  pasteur  Bertrand.  ,     ,      ., 

Le  3iuin,  Fréron  publiait  dans  sa  feuille  une  longue  analyse  de  la  pièce 
anonyme.  Il  disait  qu'on  l'attribuait  à  Voltaire,  mais  qu'il  n'était  pas  suppo- 
sable  que  celui-ci  fût  l'auteur  d'un  production  si  faible. 

«  Le  gazetier  qui  joue  un  rôle  postiche  dans  Y  Ecossaise  est  appelé  tre- 
lon  On  lui  donne  les  qualifications  ô^écrivain  de  feidlles,  de  fripon,  ùo 
crapaud  de  lézard,  de  cordeuvre ,  d'arair/née,  de  Uuujue  de  vipère 
d'esprit  de  travers,  de  cœur  de  boue,  de  méchant,  de  faquin,  d  impudent. 
de  Idclie  coquin,  d'espion,  de  dogue,  etc.  Il  m'est  revenu  que  quehiues 
petils  ec-ivailleurs  prétendaient  que  c'était  moi  qu'on  avait  voulu  designer 
sous  le  nom  de  Frelon;  à  la  bonne  heure,  qu'ils  le  croient,  ou  qu  ils  feignent 
de  le  croire,  et  qu'ils  tâchent  même  de  le  faire  croire  a  d  autres.  Mais  m 
c'est  moi  réellement  que  l'auteur  a  eu  en  vue,  j'en  conclus  que  ce  n  est  pas 
M  de  Voltaire  qui  a  fait  ce  drame.  Ce  grand  poëte,  qui  a  beaucoup  de  génie, 
surtout  celui  de  l'invention,  ne  se  serait  pas  abaissé  à  être  le  plagiaire  de 
M  Piron  qui,  longtemps  avant  1/ Écossaise,  m'a  très-ingenieusement  appelt 
Lion;  il  est  vraf  qu'il  avait  dérobé  lui-même  ce  bon  mot,  cette  idée  char- 
mante, cet  effort  d'esprit  incroyable,  à  M.  Chévrier,  auteur  ^^^^^^^^^^^^ 
sant  De  plus,  M.  de  Voltaire  aurait-il  jamais  osé  traiter  quelqu  un  de  fi  pou 
Il  connaît  les  égards;  il  sait  trop  ce  qu'il  se  doit  a  lui-même  et  ce  qu  il  do.t 

'"\rque"Fréron  disait,  il  n'en  était  pas  convaincu;  il  savait  très-bien  que 
le  .^rand  polémiste  ne  se  refusait  absolument  aucune  arme,  lorsqu  il  s  agis- 
sait de  combattre  un  adversaire.  11  en  citait  une  preuve  au  moment  même: 
il  racontait  une  anecdote  dont  le  principal  personnage  n  était  pas  bien  dit- 
ficile  à  deviner.  «  Je  suis  accoutumé  depuis  longtemps  au  petit  ressentiment 
s  écrivains...  Un  auteur  français  très-célèbre,  qui  s'était  retire  dans  une 
cour  d'Allemagne,  fit  un  ouvrage  dont  il  ne  me  fut  pas  possible  de  de 
beaucoup  de  bien.  Ma  critique  blessa  son  amour-propij.  Un  jour  o.  lu 
demand  desnouvellesdelaFrance.il  répondit  d'abord  qu  d  nen  savai 
pZ.   Par  hasard,   on  vint    à  parler   de  moi  :  «  Ah!    ce  P-;-      -- 

s'écria-t-il  d'un  air  touché;  il  est  condamné  aux  galères;  il  est  paiti  ce. 
:  lours  derniers  avec  la  chaîne;  on  me  l'a  mandé  de  Pans.  »  On  interrogea 
rauteur  sur  les  raisons  qui  m'avaient  attiré  ce  malheur;  on  le  P™  de  mon- 
trer la  lettre  dans  laquelle  on  lui  apprenait  cette  étrange  aventure.  Il  rcpondi 
qu'on  ne  lui  avait  écrit  que  le  fait  sans  lui  en  expliquer  la  cause,  et  qu  il 
avait  déchiré  la  lettre.  On  vit  tout  d'un  coup  que  c'était  une  gent.  lesse  d  es- 
prit. Je  ne  pus  m'empêcher  d'en  rire  moi-même  lorsque  quelques  amis 
m'écrivirent  cette  heureuse  saillie.  »  .      ,    i  -  >    „ 

C'est  à  cette  anecdote  qu'il  est  fait  allusion  dans  la  requête  de  Jérôme 
Carré  A  Messieurs  les  Parisiens  qu'on  trouve  ci-apres  (voyez  page  ^lo). 


AVERTISSEMENT.  401 

La  pièce  était  entre  les  mains  du  puijlic.  Il  s'agissait  de  la  faire  repré- 
senter; et  c'est  pour  en  obtenir  la  permission  que  l'exemple  de  la  liberté 
accordée  contre  les  philosophes  était  concluant.  Les  amis  de  Voltaire  firent 
habilement  valoir  cet  argument,  et  la  pièce  fut  livrée  aux  comédiens,  qui 
la  répétèrent  avec  activité. 

La  Requéle  aux  Parisiens  parut  la  veille  delà  représentation,  et  acheva 
de  donner  à  la  prétendue  comédie  anglaise  son  vrai  sens,  et  de  disposer  le 
public  comme  le  voulait  l'auteur. 

Quelques  modifications  avaient  été  faites.  Le  personnage  figurant  Fréron 
s'appelait  Wasp  et  non  plus  Frelon  [IVasp  est  le  mot  anglais).  Fréron, 
informé  de  ce  détail,  va  trouver  les  comédiens,  il  les  invite  à  conserver  le 
nom  de  F'rélon,  et  môme  à  mettre  son  nom  sans  déguisement  aucun,  s'ils 
pensent  que  cela  puisse  contribuer  au  succès  de  la  pièce.  «  Il  étaient  assez 
portés  à  m'obliger,  dit-il.  Apparemment  qu'il  n'a  pas  dépendu  d'eux  de 
nie  faire  ce  plaisir,  et  j'en  suis  très-fàché.  Notre  théâtre  aurait  acquis  une 
petite  liberté  honnête  dont  on  aurait  tiré  un  grand  avantage  pour  la  perfec- 
tion de  l'art  dramatique.  » 

Fréron  assista  à  la  première  représentation  qui  eut  lieu  le  26  juillet;  il 
était  au  milieu  de  l'orchestre.  «  Il  soutint,  dit  Collé  dans  son  JournaL  assez 
bien  les  premières  scènes;  mais  M.  de  Malesherbes,  qui  était  à  côté  de  lui, 
le  vit  ensuite  plusieurs  fois  devenir  cramoisi  et  puis  pâlir.  Il  avait  placé  sa 
femme  au  premier  rang  do  l'amphithéâtre;  M.  Marivaux  m'a  dit  qu'elle  se 
trouva  mal.  » 

Le  récit  de  cette  fameuse  soirée  fut  fait  par  Fréron  dans  V Année  lillé- 
raire,  sous  la  date  du  27  juillet,  et  avec  ce  titre  :  Relaiion  d'une  grande 
bataille.  M.  G.  Desnoirest erres  a  reproduit  en  entier  ce  récit  *.  qu'il  est 
curieux  de  comparer  avec  celui  que  donne  Voltaire  dans  l'avertissement 
ci-après. 

L' Écossaise  eut  beaucoup  de  succès,  elle  fut  suivie,  avec  une  grande 
afflucnce  de  spectateurs,  jusqu'à  la  seizième  représentation;  on  la  joua  dans 
toutes  les  provinces,  et  elle  y  reçut  le  même  accueil  qu'à  Paris. 

1.  Voltaire  aux  Délices,  pages  48S-492. 


V.  —  Thkatre.     IV.  iJO 


AVERTISSEMENT 

DE    BEUCHOT. 


Fréron  n'a  pas  toujours  dit  du  mal  de  Voltaire,  et  prétendait  même  ([ue 
personne  n'avait  loué  plus  que  lui  M.  de  Voltaire  ^.  Il  est  très-vrai  que 
l'éloge  de  l'auteur  de  la  Henriade  se  trouve  dans  plusieurs  volumes  de 
\ Année  littéraire;  mais  c'est  dans  les  premiers  volumes  de  cette  collection  -. 
Les  hostilités  commencèrent  à  la  fin  de  1738  ^,  et  Fréron  ne  publiait  pas  un 
volume  sans  y  faire  quelque  sortie  contre  Voltaire,  que  le  plus  souvent  il 
nommait,  mais  qu'il  désignait  tantôt  sous  le  titre  ûq  philosophiste  du  jour'' ^ 
de  Hohbes,  Spinosa,  Collins,  Vanni7ii  moderne^,  tantôt  sous  celui  de 
sophiste  de  nos  jours  ®.  Voltaire,  harcelé  sans  cesse,  perdit  patience,  et 
composa  V Écossaise.  Une  aventure  arrivée  à  M"^  de  Livry  qui,  après  avoir 
été  sa  maîtresse,  devint  marquise  de  Gouvernet,  et  à  laquelle  il  adressa 
l'épître  connue  sous  le  nom  des  Tu  et  des  Vous^  lui  fournit  les  rôles  de 
Lindane,  de  Freeport,  et  de  Fabrice.  La  pièce  imprimée  arriva  à  Paris  vers 
la  fin  de  mai  1760.  L'auteur  ne  la  destinait  pas  à  la  représentation,  et  ne 
l'avait  faite  qxxQpour  faire  domier  Fréron  au  diable"^.  La  première  édition, 
Londres  Genève),  en  xij  et  204  pages  in-lâ,  ne  contenait  que  \a  Préface  et 
la  pièce.  L'auteur  faisait,  pour  la  seconde  édition,  graver  une  estampe  où 
l'on  voit  un  âne  qui  se  met  à  braire  en  regardant  une  lyre  suspendue  à 
un  arbre.  Au  bas  de  1'  estampe  on  lisait  : 

Que  veut  dire 

Cette  lyre? 
C'est  Mclpomène  ou  Clairon. 
Et  ce  monsieur  qui  soupire, 

Et  fait  l'ire, 
N'est-ce  pas  Martin  F ? 

1.  Année  littéraire,  1769,  tome  VIII,  page  39. 

2.  Voyez  1756,  tome  VIII,  page  335;  1757,  II,  55;  IV,  192;  VI,  40;  1758,  II,  31; 
111,283;  IV,  146. 

3.  Voyez  Année  littéraire,  1758,  tome  VIII,  pages  312,  356;  1759,  II,  203-.210; 
IIJ,  242-255;  IV,  81  et  suiv.;  V,  71,  133;  VI,  137;  VIII,  9,  23. 

4.  Mem,  1759,  tome  I,  page  290. 

5.  Idem,  ibid.,  page  304. 

6.  Idem,  175i,  tome  IV,  page  214. 

7.  Lettre  à  d'Argcntal,  du  27  juin  1760. 


AVERTISSEMENT   DE   BEUCHOT  403 

On  m'a  raconté  que  Fréron,  ayant  appris  l'usage  que  Voltaire  devait 
faire  de  cette  estampe,  annonça  que  Voltaire  préparait  une  nouvelle  édition 
de  l'Ecossaise,  qui  seraitornëe  du  portrait  de  l'auteur  K  Cette  plaisanterie 
empêcha  Voltaire  de  faire  ce  qu'il  aurait  voulu;  la  nouvelle  édition  de 
l'Écossaise  parut  sans  estampe.  Mais  Voltaire  se  contenta  d'en  différer  la 
publication,  et  la  fit  distribuer  avec  Tancrède  -. 

Il  y  avait  près  de  deux  mois  que  U Écossaise  était  imprimée,  lorsqu'on  la 
représenta  sur  le  Théâtre-Français,  le  26  juillet  K  A  la  représentation  on  sub- 
stitua le  nom  de  Wasp  qui,  en  anglais,  signifie  guêpe,  à  celui  de  Frelon  Le 
23  juillet  avaitété  distribuée  la  rcpiète  de  Jérôme  Carré  .1  Messieurs  les  Pari- 
siens, qu'on  trouvera  page  413.  L'Écossaise  eut  seize  représentations*  •  mais 
pendant  qu'on  cessait  de  la  jouer  sur  le  Théâtre-Français,  on  se  disposait  à 
la  faire  paraître  sur  le  théâtre  des  Italiens,  où,  le  20  septembre,  on  donna 
l'Ecossaise  mise  en  vers  par  M.  de  LaGrange.  Deux  parodies  furent  jouées 
sur  le  théâtre  de  l'Opéra-Comique  ou  de  la  Foire  :  l'Écosseuse,  par  Poin- 
sinct  jeune  et  d'Avesne;  les  Nouveaux  Caloliiis,  par  Ilarnv.  Ces  deux  pièces 
sont  imprimées;  la  seconde  est  moins  une  parodie  qu'une  pièce  faite  à  l'oc- 
casion de  la  comédie  de  Voltaire.  La  Petite  Écosseuse,  parodie  de  l'Écos- 
saise, par  Tacofmet,  a  été  imprimée,  mais  non  représentée. 

La  Relation  d'une  gratide  bataille,  imprimée  dans  l'Année  littéraire 
tome  V  de  1760,  page  209,  est  un  compte  rendu  de  la  première  représen- 
tation. 

La  Lettre  sur  la  comédie  de  l'Écossaise,  1760,  in- 12  de  12  pages,  avec 
cette  épigraphe  :  Usquequo  tandem?  est  une  satire  très-violente  d^'ont  l'au- 
teur m'est  inconnu. 

Le  Discours  sur  la  satire  contre  les  philosophes  'comédie  de  Palissot^ 
1760,  in- 12,   est  de  l'abbé  Coyer,  qui  parle  à  la  fin  du  succès  brillant  de 
l  Ecossaise. 

Les  Avis,  petite  pièce  en  prose  de  16  pages  in-8",  contient  desréfiexions 
critiques  sur  la  comédie  des  Philosophes  et  sur  celle  de  l'Écossaise. 

L'ÉpUre  à  im  ami  dans  sa  retraite  à  l'occasion  des  Philosophes  et  de 
l'Ecossaise,  1760,  in- 12  de  12  pages,  est  en  vers  libres. 

_  1.  J'ai  ou  Jjoau  feuilleter  V Année  littéraire,  je  n'ai  pu  y  trouver  cette  annonce.  Mais 
je  dois  dire  aussi  que  j'ai  aperçu  un  carton  à  la  fin  du  compte  rendu  de  l'Êcos- 
saise  (1760,  IV,  115-llG),  et  l'existence  de  ce  carton  permet  de  croire  à  l'existence 
de  la  plaisanterie  faite  par  Fréron. 

2.  Voyez,  dans  le  présent  volume,   V Avertissement  de  Beuchot   sur  cette  tra 
gédie. 

3.  Les  Spectacles  de  Paris,  17G1,  page  134;  Année  littéraire  1760  V  ^m- 
Mémoires  de  Collé,  II.  .369;  le  Mercure  (août)  dit  le  27,  et  d'après  lui'unè  ^lotè 
dcs^editeurs  de  la  Correspondance  de  Grimm  donne  la  môme  date.  Mais    en  17G0 

e  27  juillet  était  un  dimanche,  qui  n'est  guère  le  jour  des  premières  représenta- 
tions La  date  du  10  auguste,  donnée  par  quelques  personnes  à  la  première  repré- 
sentation de  l'Ecossaise,  est  démentie  par  la  lettre  de  dWlembertdu  3  au-uste  nui 
dit  que  la  quatrième  représentation  avait  ou  lieu  le  2. 

4.  Lettre  de  d'Alembert,  du  2  septembre  I7G0.  Collé,  dans  ses  Mémoires  (II,  37i^ 
ne  parle  que  de  treize  représentations. 


404  AVERTISSEMENT    DE    BEUCHOT. 

Duverger  de  Siiint-Élienne  ayant  adressé  à  Voltaire  une  ÉpUre  (en  vers' 
sur  la  comédie  de  l'Écossaise,  épitre  imprimée  dans  le  Mercure,  deuxième 
volume  d'octobre  I7G0,  pages  41-45,  Voltaire  l'en  remercia  par  une  lettre 
qu'on  trouvera  dans  la  Correspo7id(mce,  en  décembre  '1760. 

Voici  comment  les  rôles  de  l'Écossaise  étaient  distribués  :  Fabrice. 
Armand;  Lindane,  mademoiselle  Gaussin;  lord  Monrose,  Brizard;  lord 
Murray,  Bellemain;  Polly,  mademoiselle  Dangeville;  Freeport,  Préville; 
Frelon,  Dubois;  lady  Alton,  fnadame  Préville  ;  André,  Durayicy  ;  un  mes- 
sager d'État,  dAuberval.  Les  quatre  interlocuteurs  (dans  la  scène  m  du 
premier  acte)  étaient  Lekain,  Bomieval,  Paulin^  Bkwiville. 

C'est  à  cause  des  noms  de  M""  Gaussin  et  de  Lekain  que  j'ai  donné  cette 
liste,  au  risque  d'encourir  quelques  reproches.  Car  je  n'ai  point  oublié  que 
Voltaire  avait  une  aversion  invincible  pour  la  coutume  nouvellejnent 
introduite  de  donner  les  noms  des  acteurs  '. 

La  substitution  de  Wasp  à  Frelon  ne  fut  pas  le  seul  changement  que 
Voltaire  fit  à  sa  pièce  pour  la  représentation.  Les  additions  et  corrections  se 
retrouvent  dans  une  édition  d'Amsterdam  (Paris)  1760,  in-'12  de  xij  et 
108  pages.  Je  ne  sais  comment  il  se  fait  qu'un  assez  grand  nombre  de  ces 
corrections  n'est  pas  dans  les  éditions  suivantes,  malgré  l'importance  ou  la 
justesse  de  la  plupart.  Mais  je  lésai  toutes  introduites  ou  rétablies.  Les  édi- 
tions de  1760,  Londres  (Genève;,  et  Amsterdam  (Paris),  ainsi  que  leurs 
réimpressions  ou  contrefaçons,  n'ont  d'autre  préliminaire  que  la  Préface. 

Dans  la  réimpression  qui  fait  partie  du  volume  publié  en  4761^  sous  le 
titre  de  Seconde  suite  des  Mélanges  de  litléralure,  etc..  Voltaire  a  rétabli 
le  nom  de  Frelon,  et  a  mis  en  tète  de  la  comédie  :  1°  V Épitre  dédicatoire ; 
2°  la  requête  de  Jérôme  Carré  A  Messieurs  les  Parisiens;  3°  un  Avertisse- 
ment; 4"  la  Préface  (de  1760).  J'ai  laissé  la  dédicace  à  la  première  place. 
Immédiatement  après  elle  j'ai  mis  la  Préface  (de  Voltaire),  non-seulement 
parce  que  cette  préface  a  précédé  li\  ftequéte  el  ['Averlissemenl,  mais  ?:urloui 
parce  qu'elle  est  citée  dans  la  Requête. 

En  prenant  le  texte  de  l'édition  d'Amsterdam  (Paris),  '1760,  j'ai  conservé 
cependant  les  passages  ajoutés  postérieurement. 


1.  Lettre  à  d'Argental,  du  10  décembre  au  soir,  de  l'année  17C0.  —  La  coutume 
a  prévalu  tellement,  malgré  l'aversion  de  Voltaire,  que  l'indication  des  premiers 
interprètes,  dans  les  pièces  tant  anciennes  que  nouvelles,  est  à  présent  jugée 
presque  indispensable  (1877). 


ÉPITRE   DEDICATOIRE 


DU  TRADUCTEUR  DE  l'ÉCOSSAISE 


A    M.    LE    COMTE    DE    LAURAGUAIS 


Monsieur, 

La  petite  Lagatelle  que  j'ai  l'honneur  de  mettre  sous  votre 
protection  n'est  qu'un  prétexte  pour  vous  parler  avec  liberté. 

Vous  avez  rendu  un  service  éternel  aux  beaux-arts  et  au  bon 
goût  en  contribuant,  par  votre  générosité,  adonner  à  la  ville  de 
Paris  un  théâtre  moins  indigne  d'elle.  Si  on  ne  voit  plus  sur  la 
scène  César  et  Ptolémée,  Athalie  et  Joad,  Mérope  et  son  fils, 
entourés  et  pressés  d'une  foule  de  jeunes  gens,  si  les  spectacles 
ont  plus  de  décence,  c'est  à  vous  seul  qu'on  en  est  redevable.  Ce 
l)ienfait  est  d'autant  plus  considérable  que  l'art  de  la  tragédie  et 
de  la  comédie  est  celui  dans  lequel  les  Français  se  sont  distingués 
davantage.  Il  n'en  est  aucun  dans  lequel  ils  n'aient  de  très-illustres 
rivaux,  ou  même  des  maîtres.  Nous  avons  quelques  bons  philo- 
sophes; mais,  il  faut  l'avouer,  nous  ne  sommes  que  les  disciples 
des  Newton,  des  Locke,  des  Galilée.  Si  la  France  a  quelques 
historiens,  les  Espagnols,  les  Italiens,  les  Anglais  même,  nous 
disputent  la  supériorité  dans  ce  genre.  Le  seul  xAIassillon  aujour- 
d'hui passe  chez  les  gens  de  gotlt  pour  un  orateur  agréable  ;  mais 
qu'il  est  encore  loin  de  l'archevêque  Tillotson  aux  yeux  du  reste 
de  l'Europe!  Je  ne  prétends  point  peser  le  mérite  des  liommes 
de  génie  Je  n'ai  pas  la  main  assez  forte  pour  tenir  cette  balance  : 


1.  Louis-Lcon-Fclicité,  comte  de  Lauraguais,  ne  le  3  juillet  n;{3,  devint  duc 
de  Brancas  en  1773,  à  la  mort  du  duc  de  Villars-Brancas  son  père,  et  mourut 
le  9  octohrc  182i.  (B.)  —  11  fut,  sous  la  Révolution  française,  membre  du  club 
des  Cordclicrs.  (G.  A.) 


I 


406  ÉPITRE    DÉDICATOIRE. 

je  vous  dis  seulement  comment  pensent  les  autres  peuples;  et 
vous  savez,  monsieur,  vous  qui,  dans  votre  première  jeunesse, 
avez  voyagé  pour  vous  instruire,  vous  savez  que  presque  chaque 
peuple  a  ses  hommes  de.  génie,  qu'il  préfère  à  ceux  de  ses 
voisins. 

Si  vous  descendez  des  arts  de  l'esprit  pur  à  ceux  où  la  main  a 
plus  de  part,  quel  peintre  oserions-nous  préférer  aux  grands 
peintres  d'Itahe?  C'est  dans  le  seul  art  des  Sophocle  que  toutes  les 
nations  s'accordent  à  donner  la  préférence  à  la  nôtre  :  c'est 
pourquoi,  dans  plusieurs  villes  d'Italie,  la  bonne  compagnie  se 
rassemble  pour  représenter  nos  pièces,  ou  dans  notre  langue,  ou 
en  italien  ;  c'est  ce  qui  fait  qu'on  trouve  des  théâtres  français  à 
Vienne  et  à  Pétersbourg. 

Ce  qu'on  pouvait  reprocher  à  la  scène  française  était  le 
manque  d'action  et  d'appareil.  Les  tragédies  étaient  souvent  de 
longues  conversations  en  cinq  actes.  Comment  hasarder  ces 
spectacles  pompeux,  ces  tableaux  frappants,  ces  actions  grandes 
et  terribles,  qui,  bien  ménagées,  sont  un  des  plus  grands  ressorts 
de  la  tragédie  ;  comment  apporter  le  corps  de  César  sanglant  sur 
la  scène  ^;  comment  faire  descendre  une  reine  éperdue  dans  le 
tombeau  de  son  époux,  et  l'en  faire  sortir  mourante  de  la  main 
de  son  fds-,  au  milieu  d'une  foule  qui  cache,  et  le  tombeau,  et 
le  fils,  et  la  mère,  et  qui  énerve  la  terreur  du  spectacle  par  le 
contraste  du  ridicule? 

C'est  de  ce  défaut  monstrueux  que  vos  seuls  bienfaits  ont 
purgé  la  scène  ;  et  quand  il  se  trouvera  des  génies  qui  sauront 
allier  la  pompe  d'un  appareil  nécessaire  et  la  vivacité  d'une 
action  également  terrible  et  vraisemblable  à  la  force  des  pensées, 
et  surtout  à  la  belle  et  naturelle  poésie,  sans  laquelle  l'art  drama- 
tique n'est  rien,  ce  sera  vous,  monsieur,  que  la  postérité  devra 
remercier  ^. 


1.  Dans  la  3Iort  de  César,  acte  III,  scène  viii;  voyez  Théâtre,  tome  II. 

•2.  Dans  Sémiramis,  acte  V,  scènes  ii  et  viii;  voyez  Théâtre,  tome  III. 

3.  Il  y  avait  longtemps  que  M.  de  Voltaire  avait  réclamé  contre  l'usage  ridicule 
de  placer  les  spectateurs  sur  le  théâtre,  et  de  rétrécir  l'avant-scène  par  des  ban- 
quettes, lorsque  M,  le  comte  de  Lauraguais  donna  les  sommes  nécessaires  pour 
mettre  les  comédiens  à  portée  de  détruire  cet  usage. 

M.  de  Voltaire  s'est  élevé  contre  l'indécence  d'un  parterre  debout  et  tumul- 
tueux; et  dans  les  nouvelles  salles  construites  à  Paris,  le  parterre  est  assis.  Ses 
justes  réclamations  ont  été  écoutées  sur  des  objets  "  plus  importants.  On  lui  doit 
en  grande  partie  la  suppression  des  sépultures  dans  les  églises,  l'établissement  des 
cimetières  hors  des  villes,  la  diminution  du  nombre  des  fêtes,  même  celle  qu'ont 
ordonnée  des  évoques  qui  n'avaient  jamais  lu  ses  ouvrages;  enfin  l'abolition  de  la 


ÉPITRE    DÉDICATOIRE.  407 

Mais  il  ne  faut  pas  laisser  ce  soin  à  la  postérité  ;  il  faut  avoir 
le  courage  de  dire  à  son  siècle  ce  que  nos  contemporains  font 
de  noble  et  d'utile.  Les  justes  éloges  sont  un  parfum  qu'on  réserve 
pour  embaumer  les  morts.  Un  homme  fait  du  bien,  on  étouffe  ce 
bien  pendant  qu'il  respire  ;  et  si  on  en  parle,  on  l'exténue,  on  le 
défigure  :  n'est-il  plus?  on  exagère  son  mérite  pour  abaisser  ceux 
qui  vivent. 

Je  veux  du  moins  que  ceux  qui  pourront  lire  ce  petit  ouvrage 
sachent  qu'il  y  a  dans  Paris  plus  d'un  homme  estimable  et 
malheureux  secouru  par  vous;  je  veux  qu'on  sache  que  tandis 
que  vous  occupez  votre  loisir  à  faire  revivre,  par  les  soins  les 
plus  coûteux  et  les  plus  pénibles,  un  art  utile'  perdu  dans  l'Asie, 
qui  l'inventa,  vous  faites  renaître  un  secret  plus  ignoré,  celui  de 
soulager  par  vos  bienfaits  cachés  la  vertu  indigente-. 

Je  n'ignore  pas  qu'à  Paris  il  y  a,  dans  ce  qu'on  appelle  le 
monde,  des  gens  qui  croient  pouvoir  donner  des  ridicules  aux 
belles  actions  qu'ils  sont  incapables  de  faire;  et  c'est  ce  qui 
redouble  mon  respect  pour  vous. 

P.  S.  Je  ne  mets  point  mon  inutile  nom  au  bas  de  cette  épître, 
parce  que  je  ne  l'ai  jamais  mis  à  aucun  de  mes  ouvrages;  et 
quand  on  le  voit  à  la  tête  d'un  livre  ou  dans  une  affiche,  qu'on 
s'en  prenne  uniquement  à  l'afficheur  ou  au  libraire. 


servitude,  de  la  glèbe,  et  celle  de  la  torture.  Tous  ces  changements  se  sont  faits  à 
la  vérité  lentement,  à  demi,  et  comme  si  l'on  eût  voulu  prouver  eu  les  faisant 
qu'on  suivait,  non  sa  propre  raison,  mais  qu'on  cédait  à  l'impulsion  irrésistible 
que  M.  de  Voltaire  avait  donnée  aux  esprits. 

La  tolérance  qu'il  avait  tant  prèchée  s'est  établie,  peu  de  temps  après  sa  mort, 
en  Suède  et  dans  les  États  héréditaires  de  la  maison  d'Autriche;  et,  quoi  qu'on 
on  dise,  nous  la  verrons  bientôt  s'établir  en  France.  (K.)  —  Il  en  coûta 
30,000  francs  au  comte  de  Lauraguais  pour  la  suppression  des  banquettes  qui 
encombraient  la  scène,  et  dont  Voltaire  s'est  plaint  souvent.  La  suppression  date 
du  23  avril  1759.  (B.) 

1.  11  s'agit  des  recherches  sur  la  porcelaine  do  Chine;  voyez  Mercure,  ]m\let  17G4, 
tome  II,  page  143.  (B.) 

2.  M.  le  comte  de  Lauraguais  avait  fait  une  pension  au  célèbre  du  Marsais, 
qui,  sans  lui,  eût  traîné  sa  vieillesse  dans  la  misère.  Le  gouvernement  ne  lui  don- 
nait aucun  secours,  parce  qu'il  était  soupçonne  d'être  janséniste,  et  même  d'avoir 
écrit  en  faveur  du  gouvernement  contre  les  prétentions  de  la  cour  de  Rome.  (K." 
—  L'Exposition  de  la  doctrine  de  VÉglise  gallicane,  commencée  par  du  Marsais, 
et  terminée  par  le  duc  de  La  Feuillade,  ne  parut  qu'après  la  mort  de  du  Marsais, 
1757,  in-12.  (B.) 


PREFACE' 


La  comédie  dont  nous  présentons  la  traduction  aux  amateurs 
de  la  littérature  est  de  M.  Hume -,  pasteur  de  Téglisc  d'Edim- 
bourg, déjà  connu  par  deux  belles  tragédies  jouées  à  Londres  :  il 
est  parent '^  et  ami  de  ce  célèbre  philosophe  M.  Hume,  qui  a 
creusé  avec  tant  de  hardiesse  et  de  sagacité  les  fondements  de  la 
métaphysique  et  de  la  morale.  Ces  deux  philosophes  font  égale- 
ment honneur  à  l'Ecosse,  leur  patrie. 

La  comédie  intitulée  rÉcossaise  nous  parut  un  de  ces  ouvrages 
qui  peuvent  réussir  dans  toutes  les  langues,  parce  que  l'auteur 
peint  la  nature,  qui  est  partout  la  même  :  il  a  la  naïveté  et  la 
vérité  de  l'estimable  Goldoni'*,  avec  peut-être  plus  d'intrigue,  de 
force,  et  d'intérêt.  Le  dénoûmcnt,  le  caractère  de  l'héroïne,  et 
celui  de  Freeport,  ne  ressemblent  à  rien  de  ce  que  nous  connais- 
sons sur  les  théâtres  de  France;  et  cependant  c'est  la  nature 
pure.  Cette  pièce  paraît  un  peu  dans  le  goût  de  ces  romans 
anglais  qui  ont  fait  tant  de  fortune;  ce  sont  des  touches  sembla- 
bles, la  même  peinture  des  mœurs,  rien  de  recherché,  nulle 
envie  d'avoir  de  l'esprit,  et  de  montrer  misérablement  l'auteur 
([uand  on  ne  doit  montrer  que  les  personnages;  rien  d'étranger 
au  sujet;  point  de  tirade  d'écolier,  de  ces  maximes  triviales  qui 
remplissent  le  vide  de  l'action  :  c'est  une  justice  que  nous  sommes 
obligé  de  rendre  à  notre  célèbre  auteur. 

Nous  avouons  en  même  temps  que  nous  avons  cru,  par  le 


1.  Cette  préface  càt  en  tète  do  la  première  édition.  Elle  est  de  Voltaire,  ainsi 
que  les  deux  autres  écrits  qui  la  suivent  immédiatement,  et  que  la  dédicace  qui 
la  précède .  Voyez  l'Avertissement  de  Beucliot. 

2.  On  sent  bien  que  c'était  une  plaisanterie  d'attribuer  cette  pièce  à  M.  Hume. 
[Xote  de  Voltaire.  170! .) 

3.  Dans  la  première  édition,  on  lisait  :  //  est  le  frère  de  ce  célèbre.  (B.) 

i.  Lessing  prétend  que  Voltaire  a  imité,  dans  l'Ecossaise,  le  Café  de  Goldoni. 
11  ajoute  que  le  caractère  de  Frelon  est  calqué  sur  celui  de  Marzio.  Que  Voltaire 
se  soit  inspiré  de  Goldoni,  c'est  croyable;  mais  quant  au  caractère  de  Frelon,  il  est 
bien  original,  car  il  l'avait  déjà  esquissé  dans  l'Envieux  vers  1738.  (G.  A.) 


410  PRÉFACE. 

conseil  des  hommes  les  plus  éclairés,  devoir  retrancher  quelque 
chose  du  rôle  de  Frelon,  qui  paraissait  encore  dans  les  derniers 
actes  :  il  était  puni,  comme  de  raison,  à  la  fin  de  la  pièce;  mais 
cette  justice  qu'on  lui  rendait  send)lait  mêler  un  peu  de  froideur 
au  vif  intérêt  qui  entraîne  l'esprit  au  dénoûment. 
^  De  plus,  le  caractère  de  Frelon  est  si  lâche  et  si  odieux,  que 
iious  avons  voulu  épargner  aux  lecteurs  la  vue  trop  fréquente  de 
ce  personnage,  plus  dégoûtant  que  comique.  Nous  convenons 
qu'il  est  dans  la  nature  ;  car,  dans  les  grandes  villes  où  la  presse 
pouit  de  quelque  liherté,  on  trouve  toujours  quelques-uns  de  ces 
misérables  qui  se  font  un  revenu  de  leur  impudence,  de  ces 
Ârétins  subalternes  qui  gagnent  leur  pain  à  dire  et  à  faire  du 
mal,  soifs  le  prétexte  d'être  utiles  aux  belles-lettres;  comme  si 
les  vers  qui  rongent  les  fruits  et  les  fleurs  pouvaient  leur  être 
utiles  ! 

L'un  des  deux  illustres  savants,  et,  pour  nous  exprimer  encore 

plus  correctement,  l'un  de  ces  deux  hommes  de  génie  qui  ont 

présidé  au  Dictionnaire  cncyclopciUquc,  à  cet  ouvrage  nécessaire  au 

genre  humain,  dont  la  suspension  fait  gémir  l'Europe  ;  l'un  de 

ces  deux  grands  hommes,  dis-je,  dans  des  essais  qu'il  s'est  amusé 

à  faire  sur  l'art  de  la  comédie  S  remarque  très-judicieusement 

que  l'on  doit  songer  à  mettre  sur  le  théâtre  les  conditions  et  les 

états  des  hommes.  L'emploi  du  Frelon  de  M.  Hume  est  une  espèce 

d'état  en  Angleterre  :  il  y  a  même  une  taxe  établie  sur  les  feuilles 

^dc  ces  gens-là.  Ni  cet  état  ni  ce  caractère  ne  paraissaient  dignes 

-^du  théâtre  en  France  ;  mais  le  pinceau  anglais  ne  dédaigne  rien  ; 

il  se  plaît  quelquefois  à  tracer  des  objets  dont  la  bassesse  peut 

j  révolter  quelques  autres  nations.  Il  n'importe  aux  Anglais  que  le 

'  sujet  soit  bas,  pourvu  qu'il  soit  vrai.  Ils  disent  que  la  comédie 

étend  ses  droits  sur  tous  les  caractères  et  sur  toutes  les  conditions  ; 

j^que  tout  ce  qui   est  dans  la  nature  doit  être  peint;  que  nous 

avons  une  fausse  délicatesse,  et  que  l'homme  le  plus  méprisable 

peut  servir  de  contraste  au  plus  galant  homme. 

J'ajouterai,  pour  la  justification  de  M.  Hume,  qu'il  a  l'art  de 
ne  présenter  son  Frelon  que  dans  des  moments  où  l'intérêt  n'est 
pas  encore  vif  et  touchant.  Il  a  imité  ces  peintres  qui  peignent  un 
crapaud,  un  lézard,  une  couleuvre,  dans  un  coin  du  tableau,  en 
conservant  aux  personnages  la  noblesse  de  leur  caractère. 

1.  Diderot  :  l'autre  homme  de  génie  est  d'Alembert.  (B.)  —  Voyez,  dans  les 
OEuvres  de  Diderot,  les  Entretiens  sur  le  Fils  naturel.  Édition  Garnier  frères, 
tome  VII,  page  85. 


PRKFACE.  411 

Ce  qui  nous  a  frappé  vivement  dans  cette  pièce,  c'est  que 
riinité  (le  temps,  de  lieu,  et  d'action,  y  est  observée  scrupuleuse- 
ment. Elle  a  encore  ce  mérite,  rare  chez  les  Anglais  comme  chez 
les  Italiens,  que  le  théâtre  n'est  jamais  vide.  Rien  n'est  plus 
commun  et  plus  choquant  que  de  voir  deux  acteurs  sortir  de  la 
scène,  et  deux  autres  venir  à  leur  place  sans  être  appelés,  sans 
être  attendus  ;  ce  défaut  insupportable  ne  se  trouve  point  dans 
l'Ecossaise. 

Quant  au  genre  de  la  pièce,  il  est  dans  le  haut  comique,  mêlé 
au  genre  de  la  simple  comédie.  L'honnête  homme  y  sourit  de  ce 
sourire  de  l'àme,  préférable  au  rire  de  la  bouche.  Il  y  a  des 
endroits  attendrissants  jusqu'aux  larmes,  mais  sans  pourtant 
qu'aucun  personnage  s'étudie  à  être  pathétique;  car  de  môme 
que  la  bonne  plaisanterie  consiste  à  ne  vouloir  point  être  plai- 
sant, ainsi  celui  qui  vous  émeut  ne  songe  point  à  vous  émouvoir: 
il  n'est  point  rhétoricien,  tout  part  du  cœur.  Malheur  à  celui  qui 
tâche,  dans  quelque  genre  que  ce  puisse  être  ! 

Nous  ne  savons  pas  si  cette  pièce  pourrait  être  représentée  à 
Paris  ;  notre  état  et  notre  vie,  qui  ne  nous  ont  pas  permis  de  fré- 
quenter souvent  les  spectacles,  nous  laissent  dans  l'impuissance 
de  juger  quel  effet  une  pièce  anglaise  ferait  en  France. 

Tout  ce  que  nous  pouvons  dire,  c'est  que,  malgré  tous  les 
efforts  que  nous  avons  faits  pour  rendre  exactement  l'original, 
nous  sommes  très-loin  d'avoir  atteint  au  mérite  de  ses  expressions, 
toujours  fortes  et  toujours  naturelles. 

Ce  qui  est  beaucoup  plus  important,  c'est  que  cette  comédie 
est  d'une  excellente  morale,  et  digne  de  la  grîivité  du  sacerdoce 
dont  l'auteur  est  revêtu,  sans  rien  perdre  de  ce  qui  peut  plaire 
aux  honnêtes  gens  du  monde. 

La  comédie  ainsi  traitée  est  un  des  plus  utiles  efforts  de  l'es- 
prit humain  ;  il  faut  convenir  que  c'est  un  art,  et  un  art  très-diffi- 
cile. Tout  le  monde  peut  compiler  des  faits  et  des  raisonnements  : 
il  est  aisé  d'apprendre  la  trigonométrie;  mais  tout  art  demande 
un  talent,  et  le  talent  est  rare. 

Nous  ne  pouvons  mieux  finir  cette  préface  que  par  ce  pas- 
sage de  notre  compatriote  Montaigne  sur  les  spectacles. 

«  l'ai  soustenu  les  premiers  personnages  ez  tragédies  latines  de 
Bucanan,  dcGuerente,  et  de  Muret,  qui  se  représentèrent  à  nostre 
collège  de  Guienne,  avecques  dignité.  En  cela,  Andréas  Goveauus, 
nostre  principal,  comme  en  toutes  aultres  parties  de  sa  charge, 
feut  sans  comparaison  le  plus  grand  ])rincipal  de  Franco:  et  m'en 
tenoit  on  maistre  ouvrier.  C'est  un  exercice  que  ie  ne  mesloue 


412  PRÉFACE. 

point  aux  ieunes  enfants  de  maison,  et  ai  veii  nos  princes  s'y 
addonner  depuis  en  personne;  à  l'exemple  d'aulcuns  des  anciens, 
honnestement  et  louahlement  :  il  estoit  loisible  mesme  d'en  faire 
mestier  aux  gents  d'honneur  en  Grèce,  Aristoni  tvagico  aclori  rem 
apcrit  :  liuic  et  genus  et  fortuna  lioncsta  evant;  nec  ars,  quia  nihil  talc 
apud  Grxcos  pudori  est,  ea  deformabat  (Trr,-Liv.,  xxiv,  24);  car  i'ai 
tousiours  accusé  d'impertinence  ceulx  qui  condamnent  ces  esbat- 
tements;  et  d'iniustice  ceulx  qui  refusent  l'entrée  de  nos  bonnes 
villes  aux  comédiens  qui  le  valent,  et  envient  aux  peuples  ces 
plaisirs  publicques.  Les  bonnes  polices  prennent  soing  d'assem- 
bler les  citoyens,  et  les  r'allier,  comme  aux  offices  sérieux  de  la 
dévotion,  aussi  aux  exercices  et  ieux  ;  la  société  et  amitié  s'en 
augmente  ;  et  puis  on  ne  leur  sçauroit  concéder  des  passetemps 
plus  réglez  que  ceulx  qui  se  font  en  présence  d'un  chascun,  et  à 
la  veue  mesme  du  magistrat  ;  et  trouveroy  raisonnable  que  le 
prince,  à  ses  despens,  en  gratiflast  quclquesfois  la  commune, 
d'une  affection  et  ])onté  comme  paternelle;  et  qu'aux  villes  popu- 
leuses il  y  eust  dos  lieux  destinez  et  disposez  pour  ces  spectacles; 
quelque  divertissement  de  pires  actions  et  occultes.  Pour  revenir 
à  mon  propos,  il  n'y  a  rien  tel  que  d'alleicher  l'appétit  et  l'aflec- 
tion,  aultrcment  on  ne  fait  que  des  asnes  chargez  de  livres;  on 
leur  donne  à  coups  de  fouet  en  garde  leur  pochette  pleine  de 
science  ;  laquelle,  pour  bien  faire,  il  ne  fault  pas  seulement  loger 
chez  soy,  il  la  fault  espouser.  »  Essais,  liv.  I,  ch.  xxv,  à  la  fin. 


I 


A  MESSIEURS 

LES     PARISIENS 


Messieurs  -, 

Je  suis  forcé  par  l'illustre  M.  Fréron  de  m'exposor  rfs-à-r/s ^ 
(le  vous.  Je  parlerai  sur  le  toi  du  sentiment  et  du  respect  ;  ma 
plainte  sera  marquée  au  coin  de  la  bienséance,  et  éclairée  du 
flambeau  de  la  vérité.  J'espère  que  M.  Fréron  sera  confondu  vis-à- 
vis  des  honnêtes  gens  qui  ne  sont  pas  accoutumés  à  se  prêter  aux 
méchancetés  de  ceux  qui,  n'étant  pas  sentimentés,  font  métier  et 
marchandise''  d'insulter  le  tiers  et  le  quart,  sans  aucime  provocation, 
comme  dit  Cicéron  dans  l'oraison  pro  Murena,  page  h. 

Messieurs,  je  m'appelle  Jérôme  Carré,  natif  de  Montauban  ;  je 
suis  un  pauvre  jeune  homme  sans  fortune,  et  comme  la  volonté 
me  change  d'entrer  dans  Montauban,  à  cause  que  M.  Lefranc 
de  Pompignan  m'y  persécute,  je  suis  venu  implorer  la  protection 


1.  Cette  plaisanterie  fut  publiée  la  veille  de  la  représentation.  (17G1.) 

2.  La  première  édition  de  cet  opuscule  était  intitulée  Requête  de  Jérôme  Carré 
aux  Parisiens.  Une  autre  édition  a  pour  titre  Requête  adressée  à  MM.  les  Pari- 
siens, par  B.-Jérôme  Carré,  natif  de  Montauban,  traducteur  de  la  comédie  inti- 
tulée le  Café,  ou  l'Écossaise ,  jwur  servir  de  post-préface  à  ladite  comédie  :  A 
Messieurs  les  Parisiens.  Cette Hequrte ,  composée  dès  le  mois  de  juin  (voyez  lettre 
d'Argental,  10  juin  1760)  était  imprimée  en  juillet.  Voltaire  n'avait  pas  encore  vu 
l'imprimé  à  la  fin  d'auguste  ;  on  lui  avait  dit  qu'il  était  différent  du  manuscrit. 
Voyez  lettre  à  Damilaville,  du  20  auguste.  (B.) 

3.  Dans  les  Opuscides  de  Fréron,  tome  II,  page  78,  on  lit  :  Défaut  essentiel 
vis-à-vis  des  trois  quarts  des  qens  du  monde.  Voltaire  a  souvent  critiqué  le  mau- 
vais emploi  du  mot  vis-à-vis  ;  voyez,  par  exemple,  dans  la  Correspondance,  la 
lettre  i\  d'Olivet,  du  5  janvier  17G7.  (B.) 

4.  Hémistiche  du  TarluU'e,  acte  I",  scène  vi  : 

Font  de  dévotion  môtior  et  marchandise. 


414  A   MESSIEURS   LES    PARISIENS. 

dos  Parisiens.  J'ai  traduit  la  comédie  de  l'Écossaise  de  M.  Hume. 
Les  comédiens  français  et  les  italiens  voulaient  la  représenter  : 
elle  aurait  peut-être  été  jouée  cinq  ou  six  fois,  et  voilà  que  M.  Fré- 
ron  emploie  son  autorité  et  son  crédit  pour  empêcher  ma  traduc- 
tion de  paraître;  lui  qui  encourageait  tant  les  jeunes  gens,  quand 
il  était  jésuite  \  les  opi)rime  aujourd'hui  :  il  a  fait  une  feuille 
entière-  contre  moi  ;  il  commence  par  dire  méchamment  que  ma 
traduction  vient  de  Genève  ^  pour  me  faire  suspecter  d'être  héré- 
tique. 

Ensuite  il  appelle  M.  Hume,  M.  Home  ^  ;  et  puis  il  dit  que 
M.  Hume  le  prêtre,  auteur  de  cette  pièce,  n'est  pas  parent  de 
M.  Hume  le  philosophe.  Qu'il  consulte  seulement  le  Journal  ency- 
clopédique du  mois  d'avril  1758,  journal  que  je  regarde  comme  le 
premier-des  cent  soixante-treize  journaux  qui  paraissent  tous  les 
mois  en  Europe,  il  y  verra  cette  annonce,  page  137  : 

((  L'auteur  de  Douglas  est  le  ministre  Hume,  parent  du  fameux 
David  Hume,  si  célèhrc  par  son  impiété  ''.  » 

Je  ne  sais  pas  si  M.  David  Hume  est  impie  :  s'il  l'est,  j'en  suis 
l)ien  fâché,  et  je  prie  Dieu  pour  lui,  comme  je  le  dois  ;  mais  il 
résulte  que  l'auteur  de  l'Écossaise  est  M.  Hume  le  prêtre,  parent 
de  M.  David  Hume;  ce  qu'il  fallait  prouver,  et  ce  qui  est  très-in- 
différent. 

J'avoue  à  ma  honte  que  je  l'ai  cru  son  frère  ^;  mais  qu'il  soit 
frère  ou  cousin,  il  est  toujours  certain  qu'il  est  l'auteur  de  l'Écos- 
saise. H  est  vrai  que,  dans  le  journal  que  je  cite,  l'Écossaise  n'est 
pas  expressément  nommée;  on  n'y  parle  que  &  Agis  et  de  Douglas: 
mais  c'est  une  bagatelle. 

Il  est  si  vrai  qu'il  est  l'auteur  de  l'Écossaise,  que  j'ai  en  main 
plusieurs  de  ses  lettres,  par  lesquelles  il  me  remercie  de  l'avoir 


1.  Fréron  avait  fait,  comme  Voltaire,  ses  études  au  collège  Louis-lc-Grand;  il 
n'avait  pas  été  plus  que  lui  jésuite.  (G.  D.) 

2.  Le  compte  que  Frérou  rend  de  l'Ecossaise  avaut  la  représentation  remplit 
44  pages  sur  les  72  dont  se  composait  chacun  de  ses  cahiers  ;  voyez  Année  litté- 
raire, 1700,  tome  IV,  pages  73-116. 

3.  Fréron  le  dit  page  73. 

4.  Cette  faute  n'est  pas  dans  VAnnée  littéraire.  (B.) 

5.  Cela  se  lit  en  effet  dans  le  Journal  encyclopédique  du  l*""  avril  1758, 
L'auteur  do  l'article  était  l'abbé  Prévost,  qui  cessa,  bientôt  après,  de  travailler  à  ce 
journal.  Voyez  le  Mercure,  17GG,  juillet,  tome  I,  page  94.  (B.) 

G.  Dans  les  premières  éditions  (voyez  page  409,  la  Pre/ace  qualifiait  M.  Hume 
frère  de  David  Hume.  (B.) 


A   MESSIEURS   LES    PARISIENS.  415 

traduite  :  en  voici  une  que  je  soumets  aux  lumières  du  charitable 
lecteur. 

3Iy  dear  translalor,  mon  cher  traducteur,  you  haïr,  commUtcd 
mamj  a  hhindcr  in  your  performance, \ousa\'ez {iiiti)hisl(mrs\)i\\oiiv- 
dises  dans  votre  traduction  :  you  Jiave  quite  impoverish'd  tlu'  dia- 
racter  of  Wasp,  and  you  hâve  blolted  his  chastisement  at  ihe  end  of 
ihc  drama...  vous  avez  alTaibli  le  caractère  de  Frelon,  et  vous  avez 
supprimé  son  châtiment  à  la  fin  de  la  pièce. 

Il  est  vrai,  et  je  l'ai  déjà  dit\  que  j"ai  fort  adouci  les  traits  dont 
l'auteur  peint  son  Wasp  (ce  mot  u^asp  veut  dire  frelon);  mais  je  ne 
l'ai  fait  que  par  le  conseil  des  personnes  les  plus  judicieuses  de 
Paris.  La  politesse  française  ne  permet  pas  certains  termes  que  la 
liberté  anglaise  emploie  volontiers.  Si  je  suis  coupable,  c'est  par 
excès  de  retenue;  et  j'espère  que  messieurs  les  Parisiens,  dont  je 
demande  la  protection,  pardonneront  les  défauts  de  la  pièce  en 
faveur  de  ma  circonspection. 

Il  semble  que  M.  Hume  ait  fait  sa  comédie  uniquement  dans 
la  vue  de  mettre  son  Wasp  sur  la  scène,  et  moi  j'ai  retranché  tout 
ce  que  j'ai  pu  de  ce  personnage  ;  j'ai  aussi  retranché  quelque 
chose  de  milady  Alton,  pour  m'éloigner  moins  de  vos  mœurs,  et 
pour  faire  voir  quel  est  mon  respect  pour  les  dames. 

M.  Fréron,  dans  la  vue  de  me  nuire,  dit  dans  sa  feuille, 
page  lili,  qu'on  l'appelle  aussi  Frelon,  que  plusieurs  personnes 
de  mérite  -  l'ont  souvent  nommé  ainsi.  Mais,  messieurs,  qu'est-ce 
qu<5  cela  peut  avoir  de  commun  avec  un  personnage  anglais  dans 
la  pièce  de  M.  Hume  ?  Vous  voyez  bien  qu'il  ne  cherche  que  de 
vains  prétextes  pour  me  ravir  la  protection  dont  je  vous  supplie 
de  m'honorer. 

Voyez,  je  vous  prie,  jusqu'où  va  sa  malice  :  il  dit,  page  115, 
que  le  bruit  courut  longtemps  qu'//  avait  été  condamné  aux  galères  ^  ; 
et  il  affirme  qu'en  effet,  pour  la  condamnation,  elle  n'a  jamais  eu 
lieu  :  mais,  je  vous  en  supplie,  que  ce  monsieur  ait  été  aux  galères 
quelque  temps,  ou  qu'il  y  aille,  quel  rapport  cette  anecdote  peut- 
elle  avoir  avec  la  traduction  d'un  drame  anglais?  II  parle  des  rai- 
sons ({m  pouvaient,  dit-il,  lui  avoir  attiré  ce  malheur.  Je  vous  jure, 
messieurs,  que  je  n'entre  dans  aucune  de  ces  raisons  ;  il  peut  y  en 
avoir  de  bonnes,  sans  que  M.  Hume  doive  s'en  inquiéter  :  (ju'il 
aille  aux  galères  ou  non,  je  n'en  suis  pas  moins  le  traducteur  de 


■1.  Dans  la  Préface  (voyez  pages  409-410). 

2.  Vojcz  l'avertissement  pour  la  présente  édition,  page  400. 

3.  Les  mots  imprimés  en  italique  sont  en  effet  dans  Y  Année  littéraire.  (B.) 


^ 


416  A    MESSIEURS    LES    PARISIENS. 

l'Écossaise.  Je  vous  domaiido,  messioiirs,  votre  protection  contre 
lui.  Recevez  ce  petit  drame  avec  cette  affahilité  que  vous  témoi- 
gnez aux  étrangers. 

J"ai  l'honneur  d'être  avec  un  profond  respect, 

Messieurs, 

Voire  très-liumblc  et  très-obéissant  serviteur, 

JÉRÔME   CARRÉ, 

natif  de  Montauban,  demeurant  dans  Timpasse  de  Saiiit- 
Thomas-du-Louvre;  car  j'appelle  impasse,  messieiiK, 
ce  que  vous  appelez  cnl-de-sac.  Je  trouve  qu'une  rue 
ne  ressemble  ni  à  un  cul  ni  à  un  sac.  Je  vous  prie  de 
vous  servir  du  mot  impasse,  qui  est  noble,  sonore, 
intelligible,  nécessaire,  au  lieu  de  celui  de  cul,  en 
dépit  du  sieur  Fréron,  ci-devant  jésuite. 


AVERTISSEMENT 


Cette  lettre  de  M.  Jérôme  Carré  eut  tout  l'effet  qu'elle  méritait. 
La  pièce  fut  représentée  au  commencement  d'août  1760  -.  On  com- 
mença tard  ;  et  quelqu'un  demandant  pourquoi  on  attendait  si 
longtemps  :  C'est  apparemment,  répondit  tout  haut  un  homme 
d'esprit-',  que  Fréron  est  monté  à  l'hôtel  de  ville''.  Comme  ce  Fréron 
avait  eu  l'inadvertance  de  se  reconnaître  dans  la  comédie  de 
l'Écossaise,  quoique  M.  Hume  ne  l'eût  jamais  eu  en  vue,  le  public  le 
reconnut  aussi.  La  comédie  était  sue  de  tout  le  monde  par  cœur 
avant  qu'on  la  jouât,  et  cependant  elle  fut  reçue  avec  un  succès 
prodigieux.  Fréron  fit  encore  la  faute  d'imprimer  dans  je  ne  sais 
quelles  feuilles,  intitulées  l'Année  littéraire,  que  l'Écossaise  n'avait 
réussi  qu'à  l'aide  d'une  cabale  composée  de  douze  à  quinze  cents 
personnes  %  qui  toutes,  disait-il,  le  haïssaient  et  le  méprisaient 
souverainement.  Mais  M.Jérôme  Carré  était  bien  loin  de  faire  des 
cabales  ;  tout  Paris  sait  assez  qu'il  n'est  pas  à  portée  d'en  faire  : 
d'ailleurs  il  n'avait  jamais  vu  ce  Fréron,  et  il  ne  pouvait  com- 
prendre pourquoi  tous  les  spectateurs  s'obstinaient  à  voir  Fréron 
dans  Frelon.  Un  avocat,  à  la  seconde  représentation,  s'écria  ■.Cou- 
rage, monsieur  Carré;  vengez  le  public!  Le  parterre  et  les  loges  applau- 
dirent à  ces  paroles  par  des  battements  de  mains  qui  ne  finissaient 
point.  Carré,  au  sortir  du  spectacle,  fut  embrassé  par  plus  de  cent 


1.  Cet  Avertissement,  dont  Voltaire  est  l'autour,  est  de  17(11.  (B.). 

2.  La  première  représentation  est  du  26  juillet  :  voyez  la  note  3,  page  403  (B.) 

3.  D'Alenibert  :  voyez  sa  lettre  du  3  auguste  1700.  (B.). 

4.  Les  condamnés,  avant  leur  exécution,  étaient  conduits  à  l'iiôtel  de  ville,  où 
on  leur  demandait  s'ils  n'avaient  pas  de  révélations  à  faire.  (G.  D.) 

5.  Fréron,  .4n)ice  lUtà'aire,  1760,  tome  V,  page  210  et  suiv.,  sans  donner  le 
nombre  des  cabaleurs,  désigne  comme  leurs  chefs  Sedaine,  Diderot,  Grimm,  et 
Lamorlière,  ayant  sous  hiurs  ordres  les  typographes  et  les  libraires  de  VEncyclo- 
pédie,  leurs  garçons  de  boutique,  des  clercs  de  procureurs,  des  écrivains  sous  les 
charniers,  des  apprentis  chirurgiens  et  perruquiers  ;  il  compose  le  corps  de 
réserve  de  laquais  et  de  savoyards.  (B.) 

V.  —  Thkatui^.     IV.  27 


418  AVERTISSEMENT. 

personnes.  «  Que  vous  êtes  aimable,  monsieur  Carré,  lui  disait-on, 
d'avoir  fait  justice  de  cet  homme  dont  les  mœurs  sont  encore 
plus  odieuses  que  la  plume  !  —  Eh,  messieurs,  répondit  Carré,  vous 
me  faites  plus  d'honneur  que  je  ne  mérite;  je  ne  suis  qu'un  pau- 
vre traducteur  d'une  comédie  pleine  de  morale  et  d'intérêt.  )> 

Comme  il  parlait  ainsi  sur  l'escalier,  il  fut  barbouillé  de  deux 
baisers  par  la  femme  de  Fréron.  «  Que  je  vous  suis  obligée,  dit- 
elle,  d'avoir  puni  mon  mari  !  Mais  vous  ne  le  corrigerez  point.  » 
L'innocent  Carré  était  tout  confondu  ;  il  ne  comprenait  pas  com- 
ment un  personnage  anglais  pouvait  être  pris  pour  un  Français 
nommé  Fréron  ;  et  toute  la  France  lui  faisait  compliment  de  l'avoir 
peint  trait  pour  trait.  Ce  jeune  homme  apprit,  par  cette  aventure, 
combien  il  faut  avoir  de  circonspection  :  il  comprit  en  général 
que  toutes  les  fois  qu'on  fait  le  portrait  d'un  homme  ridicule,  il 
se  trouve  toujours  quelqu'un  qui  lui  ressemble. 

Ce  rôle  de  Frelon  était  très-peu  important  dans  la  pièce  ;  il  ne 
contribua  en  rien  au  vrai  succès,  car  elle  reçut  dans  plusieurs  pro- 
vinces les  mêmes  applaudissements  qu'à  Paris.  On  peut  dire  àcela 
que  ce  Frelon  était  autant  estimé  dans  les  provinces  que  dans 
la  capitale  ;  mais  il  est  bien  plus  vraisemblable  que  le  vif  intérêt 
qui  règne  dans  la  pièce  de  M.  Hume  en  a  fait  tout  le  succès.  Pei- 
gnez un  faquin,  vous  ne  réussirez  qu'auprès  de  quelques  personnes  : 
intéressez,  vous  plairez  à  tout  le  monde. 

Quoi  qu'il  en  soit,  voici  la  traduction  d'une  lettre  de  milord 
Boldthinker  au  prétendu  Hume,  au  sujet  de  sa  \ViGce  de  l'Écossaise  : 

«  Je  crois,  mon  cher  Hume,  que  vous  avez  encore  quelque 
talent  ;  vous  en  êtes  comptable  à  la  nation  :  c'est  peu  d'avoir 
immolé  ce  vilain  Frelon  à  la  risée  publique  sur  tous  les  théâtres 
de  l'Europe,  où  l'on  joue  votre  aimable  et  vertueuse  Écossaise: 
faites  plus;  mettez  sur  la  scène  tous  ces  vils  persécuteurs  de  la 
littérature,  tous  ces  hypocrites  noircis  de  vices,  et  calomniateurs 
de  la  vertu;  traînez  sur  le  théâtre,  devant  le  tribunal  du  public, 
ces  fanatiques  enragés  qui  jettent  leur  écume  sur  l'innocence,  et 
ces  hommes  faux  qui  vous  flattent  d'un  œil  et  qui  vous  menacent 
de  l'autre,  qui  n'osent  parler  devant  un  philosophe,  et  qui  tâchent 
de  le  détruire  en  secret  ;  exposez  au  grand  jour  ces  détestables 
cabales  qui  voudraient  replonger  les  hommes  dans  les  ténèbres.  » 

«  Vous  avez  gardé  trop  longtemps  le  silence  :  on  ne  gagne 
rien  à  vouloir  adoucir  les  pervers;  il  n'y  a  plus  d'autre  moyen  de 
rendre  les  lettres  respectables  que  de  faire  trembler  ceux  qui  les 
outragent.  C'est  le  dernier  parti  que  prit  Pope  avant  que  de  mou- 
rir :  il  rendit  ridicules  à  jamais,  dans  sa  Dunciadc,  tous  ceux  qui 


AVERTISSEMENT.  419 

devaient  Pètre  ;  ils  n'oseront  plus  se  montrer,  ils  disparurent: 
toute  la  nation  lui  applaudit  :  car  si,  dans  les  commencements, 
la  malignité  donna  un  peu  de  vogue  à  ces  lâches  ennemis  de 
Pope,  de  Swift,  et  de  leurs  amis,  la  raison  reprit  bientôt  le  dessus. 
Les  zoïles  ne  sont  soutenus  qu'un  temps.  Le  \rai  talent  des  vers 
est  une  arme  qu'il  faut  employer  à  venger  le  genre  liumain.  Ce 
n'est  pas  les  Pantolabes  et  les  Aomentanus  *  seulement  qu'il  faut 
effleurer;  ce  sont  les  Anitus  et  les  Mélitus  qu'il  faut  écraser.  Un 
vers  bien  fait  transmet  à  la  dernière  postérité  la  gloire  d'un  homme 
de  bien  et  la  honte  d'un  méchant.  Travaillez,  vous  ne  manquerez 
pas  de  matière,  etc.  » 

1.    Pantolabus    et  Nomentanus  sont   nommes    par  Horace,  livre  1",  sat.  viii, 
vers  10.  (B.) 


PERSONNAGES. 


MAÎTRE    FABRICE,   tenant  un  café  a.ec   des  appartements. 

LINDANE,  Écossaise. 

LE    LORD   MONROSE,   Écossais. 

LE    LORD    MURRAY. 

POLLV,   suivante. 

FRETîPORÏ,  qu'on  prononce  Friport,  gros  négociant  de  Londres. 

FRELON,   écrivain   de   feuilles. 

LADV   ALTON  :  on  prononce  lédy. 

ANDRÉ  ^    laquais  de  lord  Monrose. 

PLUSIEURS   ANGLAIS,   qui   viennent  au  café. 

DOMESTIQUES. 

U>"    MESSAGER     d'ÉTAT    ". 


La  scène  est  à  Londres. 


L  Ce  jiersonnage  est  l'un  des  interlocuteurs  de  la  scène  i''"  du  HT  acte.  Cepen- 
dant beaucoup  d'éditions  omettent  son  nom  dans  la  liste  des  personnages.  (B.) 

2.  Voyez  ci-dessus,  page  iOi,  les  noms  des  acteurs  qui  jouèrent  l'Écossaise  dans 
l'orifiine.  L'Écossaise  fut  donnée,  le  premier  soir,  avec  les  Trois  Frères  rivaux, 
comédie  en  un  acte  et  eu  vers  de  La  Font. 


L'ÉCOSSAISE 


COMÉDIE 


ACTE    PREMIER. 


SCÈNE  I. 

(  La  scène  représente  un  café  et  des  chambres  sur  les  ailes,  de  façon  qu'un  peut  entrer 
de  plain-pied  des  appartements  dans  le  café  '.) 

FABRICE,    FRELON. 

FRELON,    dans  un  coin,  auprès  d'une  table  sur  laquelle  il  y  a  une  écritoire  et  du  café. 

lisant  la  gazette. 

Que  de  nouvelles  affligeantes!  Des  grâces  répandues  sur  plus 
de  vingt  personnes!  aucune  sur  moi!  Cent  guinées  de  gratifica- 
tion à  un  bas-officier,  parce  qu'il  a  fait  son  devoir!  le  beau 
mérite  !  Une  pension  à  l'inventeur  d'une  machine  qui  ne  sert 
qu'à  soulager  des  ouvriers!  une  à  un  pilote!  Des  places  à  des 
gens  de  lettres!  et  à  moi,  rien  !  Encore,  encore,  et  à  moi,  rien! 
i.ii  jette  la  gazette  et  se  promènc.i  Cependant  jc  rcuds  scrvice  à  l'État  ;  j'écris 
plus  de  feuilles  que  personne  ;  je  fais  enchérir  le  papier...  et  à 
moi,  rien  !  Je  voudrais  me  venger  de  tous  ceux  à  qui  on  croit  du 
mérite.  Je  gagne  déjà  quelque  cliose  à  dire  du  mal  ;  si  je  puis 

I.  On  a  fait  hausser  et  baisser  une  toile  au  tiiOàtro  de  Paris,  pour  marquer  le 
passage  d'une  chambre  à  une  autre  :  la  vraisemblance  et  la  décence  ont  été  bien 
mieux  observées  à  Lyon,  à  Marseille,  et  ailleurs.  Il  y  avait  sur  le  théâtre  un  cabinet 
à  coté  du  café.  C'est  ainsi  qu'on  aurait  dû  en  user  à  Paris.  {Xote  de  Voltaire.  !70l.; 
—  Voltaire  écrivait  à  d'Arpental  avant  la  première  représenUition  :  «  Où  est  donc 
la  difficulté  de  diviser  en  doux  pièces  le  fond  du  théâtre,  de  pratiquer  une  porte  dans 
une  cloison  qui  avance  de  quatre  ou  cinq  pieds?  L'avant-scène  est  alors  supposée 
tantôt  le  café,  tantôt  la  chambre  de  Lindane;  c'est  ainsi  qu'on  en  use  dans  tous 
les  théâtres  de  l'Europe  qui  sont  bien  entendus.  » 


422  L'HCOSSAISE. 

parvenir  à  on  fairo,  ina  fortune  est  faite,  j'ai  loué  des  sots,  j'ai 
(îénigré  les  talents;  à  peine  y  a-t-il  de  quoi  vivre.  Ce  n'est  pas  à 
médire,  c'est  à  nuire  qu'on  fait  fortune'. 

(Au  maître  du  café.) 

Bonjour,  monsieur  Fabrice,  bonjour.  Toutes  les  affaires  vont 
bien,  bors  les  miennes  :  j'enrage. 

FABRICE. 

Monsieur  Frelon,  monsieur  Frelon,  vous  vous  faites  bien  des 
ennemis. 

FRELON. 

Oui,  je  crois  que  j'excite  un  peu  d'envie. 

FABRICE. 

Non,  sur  mon  Ame;  ce  n'est  point  du  tout  ce  sentiment-là  que 
vous  faites  naître  :  écoutez;  j'ai  quelque  amitié  pour  vous;  je  suis 
fâché  d'entendre  parler  de  vous  comme  on  en  parle.  Comment 
faites-vous  donc  pour  avoir  tant  d'ennemis,  monsieur  Frelon  ? 

FRELON. 

C'est  que  j'ai  du  mérite,  monsieur  Fabrice. 

FABRICE. 

Cela  peut  être,  mais  il  n'y  a  encore  que  vous  qui  me  l'ayez 
dit  :  on  prétend  que  vous  êtes  un  ignorant;  cela  ne  me  fait  rien  : 
mais  on  ajoute  que  vous  êtes  malicieux,  et  cela  me  fàcbe,  car  je 
suis  bonhomme. 

FRELON. 

J'ai  le  cœur  bon,  j'ai  le  cœur  tendre;  je  dis  un  peu  de  mal  des 
hommes,  mais  j'aime  toutes  les  femmes,  monsieur  Fabrice,  pourvu 
qu'elles  soient  jolies;  et,  pour  vous  le  prouver,  je  veux  absolu- 
ment que  vous  m'introduisiez  chez  cette  aimable  personne  qui 
loge  chez  vous,  et  que  je  n'ai  pu  encore  voir  dans  son  appartement. 

FABRICE. 

Oh,  pardi!  monsieur  Frelon,  cette  jeune  personne-là  n'est 
guère  faite  pour  vous;  car  elle  ne  se  vante  jamais,  et  ne  dit  de 
mal  de  personne. 

FRELON. 

Elle  ne  dit  de  mal  de  personne,  parce  qu'elle  ne  connaît 
personne.  N'en  seriez-vous  point  amoureux,  mon  cher  monsieur 
Fabrice  ? 

FABRICE. 

Oh!  non  :  elle  a  quelque  chose  de  si  noble  dans  son  air,  que 
je  n'ose  jamais  être  amoureux  d'elle  :  d'ailleurs  sa  vertu..,. 

1.  Comparez  la  première  scène  de  l'Envieux.  Voyez  Théâtre,  tome  II 


I 


ACTE    I,    SCENE    II.  423 

FRELON. 

Ha  !  ha  !  ha  !  ha  !  sa  vertu  !,.. 

FABRICE, 

Oui,  qii'avez-vous  à  nro?  est-ce  que  vous  ne  croyez  pas  à  la 
vertu,  vous?  Voilà  un  équipage  de  campagne  qui  s'arrête  à  ma 
porte  ;  un  domestique  en  hvrée  qui  porte  une  malle  :  C'est  quel- 
que seigneur  qui  vient  loger  chez  moi. 

FRELON. 

Recommandez-moi  vite  à  lui,  mon  cher  ami. 


SCENE   II. 

LE    LORD   MONROSE,    FABRICE,    FRÉLOX. 

MONROSE. 

Vous  êtes  monsieur  Fabrice,  à  ce  que  je  crois? 

FABRICE, 

A  vous  servir,  monsieur, 

MOXROSE, 

Je  n'ai  que  peu  de  jours  à  rester  dans  cette  ville.  0  ciel! 
daigne  m'y  protéger,,.  Infortuné  que  je  suis!,..  On  m"a  dit  que  je 
serais  mieux  chez  vous  qu'ailleurs,  que  vous  êtes  un  bon  et 
honnête  homme. 

FABRICE. 

Chacun  doit  l'être.  Vous  trouverez  ici,  monsieur,  toutes  les 
commodités  de  la  vie,  un  appartement  assez  propre,  table  d"hôte, 
si  vous  daignez  me  faire  cet  honneur,  liberté  de  manger  chez 
vous,  l'amusement  de  la  conversation  dans  le  café, 

MONROSE, 

Avez-vous  ici  beaucoup  de  locataires? 

FABRICE. 

Nous  n'avons  à  présent  qu'une  jeune  personne,  très-belle  et 
très-vertueuse. 

FRELON. 

Eh,  oui,  très-vertueuse!  hé!  hé! 

FABRICE, 

Qui  vit  dans  la  plus  grande  retraite. 

MONROSE, 

La  jeunesse  et  la  beauté  ne  sont  pas  faites  pour  moi.  Qu'on 
me  prépare,  je  vous  prie,  un  appartement  où  je  puisse  être  en 
solitude...  Que  de  peines!...  Y  a-t-il  quelque  nouvelle  intéres- 
sante dans  Londres  ? 


424  L'ECOSSAISE. 

FABRICE. 

M.  Frelon  peut  vous  en  instruire,  car  il  en  fait  ;  c'est  l'homme  du 
monde  qui  parle  et  qui  écrit  le  plus  :  il  est  très-utile  aux  étrangers. 

M  0  N  R  0  s  E  ,  en  se  promenant. 

Je  n'en  ai  que  faire. 

FABRICE. 

Je  vais  donner  ordre  que  vous  soyez  bien  servi. 

(Il  sort.) 
FRELON. 

Voici  un  nouveau  débarqué  :  c'est  un  grand  seigneur,  sans 
doute,  car  il  a  l'air  de  ne  se  soucier  de  personne.  Milord,  per- 
mettez que  je  vous  présente  mes  hommages  et  ma  plume. 

MONROSE. 

Je  ne  suis  point  milord  ;  c'est  être  un  sot  de  se  glorifier  de  son 
titre,  et  c'est  être  un  faussaire  de  s'arroger  un  titre  qu'on  n'a  pas. 
Je  suis  ce  que  je  suis  :  quel  est  votre  emploi  dans  la  maison? 

FRELON. 

\  Je  ne  suis  point  de  la  maison,  monsieur;  je  passe  ma  vie  au 
café  ;  j'y  compose  des  brochures,  des  feuilles;  je  sers  les  honnêtes 
gens.  Si  vous  avez  quelque  ami  à  qui  vous  vouliez  donner  des 
éloges,  ou  quelque  ennemi  dont  on  doive  dire  du  mal,  quelque 
auteur  à  protéger  ou  à  décrier,  il  n'en  coûte  qu'une  pistole  par 
paragraphe.  Si  vous  voulez  faire  quelque  connaissance  agréable 
ou  utile,  je  suis  encore  votre  homme. 

MONROSE. 

Et  vous  ne  faites  point  d'autre  métier  dans  la  ville? 

FRELON. 

Monsieur,  c'est  un  très-bon  métier. 

MONROSE. 

Et  on  ne  vous  a  pas  encore  montré  en  publio,  le  cou  décoré 
d'un  collier  de  fer  de  quatre  pouces  de  hauteur? 

FRELON. 

Voilà  un  homme  qui  n'aime  pas  la  littérature. 
SCÈNE    III. 

FRELON,    se  remettant  à  sa  table.  Plusieurs  personnes  paraissent  dans  Tintérieur 
du  café.    MONROSE    avance  sur  le  bord  du  théâtre. 

MONROSE. 

Mes  infortunes  sont-elles  assez  longues,  assez  affreuses? 
Errant,   proscrit,  condamné  à  perdre  la  tête  dans  l'Ecosse,  ma 


ACTE    I,    SCENE    III.  42o 

patrie,  j'ai  perdu  mes  honneurs,  ma  femme,  mon  fils,  ma  famille 
entière  :  une  fille  me  reste,  errante  comme  moi,  misérable,  et 
peut-être  déshonorée;  et  je  mourrai  donc  sans  être  vengé  de  cette 
barbare  famille  de  Murray,  qui  nia  persécuté,  qui  m'a  tout  ôté, 
qui  m'a  rayé  du  nombre  des  vivants!  car  enfin  je  n'existe  plus; 
j'ai  perdu  jusqu'à  mon  nom  par  l'arrêt  qui  me  condamne  en 
Ecosse  ;  je  ne  suis  qu'une  ombre  qui  vient  errer  autour  de  son 
tombeau. 

U\   DE    CEUX   qui  sont  entrés  dans  le  café,  frappant  sur  l'épaule  de  Frelon,  qui  écrit. 

Eh  bien,  tu  étais  hier  à  la  pièce  nouvelle;  l'auteur  fut  bien 
applaudi  ;  c'est  un  jeune  homme  de  mérite,  et  sans  fortune,  que 
la  nation  doit  encourager. 

LX    AUTRE. 

Je  me  soucie  bien  d'une  pièce  nouvelle.  Les  affaires  publiques 
me  désespèrent  ;  toutes  les  denrées  sont  à  bon  marché,  on  nage 
dans  une  abondance  pernicieuse  ;  je  suis  perdu,  je  suis  ruiné. 

FRELON,    écrivant. 

Cela  n'est  pas  vrai  :  la  pièce  ne  vaut  rien  ;  l'auteur  est  un  sot, 
et  ses  protecteurs  aussi  ;  les  affaires  publiques  n'ont  jamais  été  plus 
mauvaises  ;  tout  renchérit  ;  l'État  est  anéanti,  et  je  le  prouve  par 
mes  feuilles. 

UX    SECOXD. 

Tes  feuilles  sont  des  feuilles  de  chêne;  la  vérité  est  que  la 
philosophie  est  bien  dangereuse,  et  que  c'est  elle  qui  nous  a  fait 
perdre  l'île  de  Minorque. 

M  OXROSE  ,    toujours  sur  le  devant  du  théâtre. 

Le  fils  de  milord  Murray  me  payera  tous  mes  malheurs.  Que 
ne  puis-je  au  moins,  avant  de  périr,  punir  par  le  sang  du  fils 
toutes  les  barbaries  du  père  ! 

UX    TROISIÈxME    IXTERLOGUTEUR,    dans  le  fond. 

La  pièce  d'hier  m'a  paru  très-bonne. 

FRÉLOX. 

Le  mauvais  goût  gagne  ;  elle  est  détestable, 

LE    TROISIÈME    IXTERLOGUTEUR. 

Il  n'y  a  de  détestable  que  tes  critiques. 

LE    SECOXD. 

Et  moi,  je  vous  dis  que  les  philosophes  font  baisser  les  fonds 
publics,  et  qu'il  faut  envoyer  un  autre  ambassadeur  à  la  Porte. 

FRELON. 

Il  faut  siffler  la  pièce  qui  réussit,  et  ne  pas  souffrir  qu'il  se 
fasse  neii  de  bon. 

(Ils  parlent  tous  quatre  en  même  temps.) 


426  L'ÉCOSSAISE. 

L'\  INTERLOCUTEUR. 

Va,  s'il  n'y  avait  rien  de  ])on,  tu  perdrais  le  plus  grand  plaisir 
de  la  satire.  Le  cinquième  acte  surtout  a  de  très-grandes  beautés. 

LE    SECOND    INTERLOCUTEUR. 

Je  n'ai  pu  me  défaire  d'aucune  de  mes  marchandises. 

LE    TROISIÈME. 

Il  y  a  Leaucoup  à  craindre  cette  année  pour  la  Jamaïque;  ces 
philosophes  la  feront  prendre. 

FRKLON. 

Le  quatrième  et  le  cinquième  acte  sont  pitoyables. 

MON  ROSE,    se  tournant. 

Quel  sabbat! 

LE     PREMIER    INTERLOCUTEUR. 

Le  gouvernement  ne  peut  pas  subsister  tel  qu'il  est. 

LE    TROISIÈME    INTERLOCUTEUR. 

Si  le  prix  de  l'eau  des  Barbades  ne  baisse  pas,  la  patrie  est 
perdue. 

M  ON  ROSE. 

Se  peut-il  que  toujours,  et  en  tout  pays,  dès  que  les  hommes 
sont  rassemblés,  ils  pai'lent  tous  à  la  fois  !  quelle  rage  de  parler 
avec  la  certitude  de  n'être  point  entendu  ! 

FAR  RI  CE,   arrivant  avec  une  serviette. 

Messieurs,  on  a  servi  :  surtout  ne  vous  querellez  point  à 
table,  ou  je  ne  vous  reçois  plus  chez  moi.  (AMonrose.)  Monsieur 
veut-il  nous  faire  l'honneur  de  venir  dîner  avec  nous? 

MONROSE. 

Avec  cette  cohue?  non,  mon  ami;  faites-moi  apporter  à 
manger  dans  ma  chambre,  (ii  se  rctireà  part,  et  dita  Faimcc:)  Écoutez, 
un  mot  :  milord  Falbrige  est-il  à  Londres? 

FABRICE. 

Non;  mais  il  revient  bientôt. 

MONROSE. 

Est-il  vrai  qu'il  vient  ici  quelquefois? 

FABRICE. 

Il  y  venait  avant  son  voyage  d'Espagne'. 


1.  Toutes  les  éditions  faites  jusqu'à  ce  jour  (t83l)  portent  :  «  Il  m'a  fait  cet 
honneur.»  Ce  texte  est  indiqué  par  Voltaire  lui-même,  dans  sa  lettre  à  d'Argental, 
du  U  juillet  170)0  :  «Cette  petite  particularité,  dit-il,  est  nécessaire  :  1°  pour  faire 
voir  que  Moiirose  ne  vient  pas  sans  raison  se  loger  dans  ce  café-là  ;  2"  qu'il  a  besoin 
de  Falbrige;  3"  pour  prévenir  les  esprits  sur  la  mort  de  ce  Falbrige;  4°  pour 
fonder  la  demeure  de  LinJane  près  d'un  café  où  ce  Falbrige  vient  quelquefois. 
C'est  un  rien;  mais  ce  rien  c'est  beaucoup.  »  (13.) 


ACTE    I,    SCENE    IV.  427 

MO  Ml  OSE, 

Cela  suffît  :  bonjour.  Que  la  vie  m'est  odieuse  ! 

(Il  sort.) 
FABRICE. 

Cet  homme-là  me  paraît  accablé  de  chagrins  et  d'idées.  Je  ne 
serais  point  surpris  qu'il  allât  se  tuer  là-haut  ;  ce  serait  dommage, 
il  a  l'air  d'un  honnête  homme. 

(Les  survenants  sortent  pour  dîner.  Frelon  est  toujours  à  la  table  où  il  écrit. 
Ensuite  Fabrice  frappe  à  la  porte  de  l'appartement  de  Lindane.) 


SCENE    IV. 

FABRICE,  POLLY,  FRELON. 

FABRICE. 

Mademoiselle  PoUy!  mademoiselle  Polly! 

POLLY. 

Eh  bien!  qu'y  a-t-il,  notre  cher  hôte? 

FABRICE. 

Seriez-vous  assez  complaisante  pour  venir  dîner  en  com- 
pagnie ? 

POLLV. 

Hélas!  je  n'ose;  car  ma  maîtresse  ne  mange  point  :  comment 
voulez-vous  que  je  mange?  nous  sommes  si  tristes! 

FABRICE. 

Cela  vous  égayera. 

POLLY, 

Je  ne  puis  être  gaie  :  quand  ma  maîtresse  souffre,  il  faut  que  je 
souffre  avec  elle. 

FABRICE. 

Je  vous  enverrai  donc  secrètement  ce  qu'il  vous  faudra. 

(Il  sort.) 
FRELON  ,  se  levant  de  sa  table- 

Je  vous  suis,  monsieur  Fabrice.  Ma  chère  Polly,  vous  ne  voulez 
donc  jamais  m'introduire  chez  votre  maîtresse.  Vous  rebutez 
toutes  mes  prières. 

POLLY. 

C'est  bien  à  vous  d'oser  faire  l'amoureux  d'une  personne  de  sa 
sorte  ! 


428  L'ECOSSAISE. 

FRELON. 

Eh  !  de  quelle  sorte  est-elle  donc  ? 

POLLY. 

D'une  sorte  qu'il  faut  respecter  :  vous  êtes  fait  tout  au  plus 
pour  les  suivantes. 

FRELON. 

C'est-à-dire  que,  si  je  vous  en  contais,  vous  m'aimeriez  ? 

POLLY. 

Assurément  non, 

FRELON. 

Et  pourquoi  donc  ta  maîtresse  s'obstine-t-elle  à  ne  me  point 
recevoir,  et  que  la  suivante  me  dédaigne? 

POLLY. 

Pour  trois  raisons  :  c'est  que  vous  êtes  bel  esprit,  ennuyeux,  et 
méchant, 

FRELON. 

C'est  bien  à  ta  maîtresse,  qui  languit  ici  dans  la  pauvreté,  à 
me  dédaigner! 

POLLY. 

Ma  maîtresse  pauvre  !  qui  vous  a  dit  cela,  langue  de  vipère? 
Ma  maîtresse  est  très-riche  :  si  elle  ne  fait  point  de  dépense,  c'est 
qu'elle  hait  le  faste  :  elle  est  vêtue  simplement  par  modestie  ;  elle 
mange  peu,  c'est  par  régime  ;  et  vous  êtes  un  impertinent. 

FRELON. 

Qu  elle  ne  fasse  pas  tant  la  fière  :  nous  connaissons  sa  conduite, 
nous  savons  sa  naissance,  nous  n'ignorons  pas  ses  aventures. 

POLLY. 

Quoi  donc?  que  connaissez-vous?  que  voulez-vous  dire? 

FRELON. 

J'ai  partout  des  correspondances. 

POLLY. 

0  ciel  !  cet  homme  peut  nous  perdre.  Monsieur  Frelon,  mon 
cher  monsieur  Frelon,  si  vous  savez  quelque  chose,  ne  nous 
trahissez  pas. 

FRELON, 

Ah  !  ah  !  j'ai  donc  deviné  ?  il  y  a  donc  quelque  chose  ?  et  je  suis 
le  cher  monsieur  Frelon,  Ah  ça,  je  ne  dirai  rien  ;  mais  il  faut,,. 

POLLY, 

Quoi  ? 

FRELON. 

Il  faut  m'aimer, 

POLLY, 

Fi  donc  !  cela  n'est  pas  possible. 


ACTE    I,    SCENE    V.  429 

FRELON. 

Ou  aimez-moi,  ou  craignez-moi  :  vous  savez  qu'il  y  a  quelque 
chose, 

POLLY. 

Non,  il  n'y  a  rien,  sinon  que  ma  maîtresse  est  aussi  respec- 
table que  vous  êtes  haïssable  :  nous  sommes  très  à  notre  aise, 
nous  ne  craignons  rien,  et  nous  nous  moquons  de  vous. 

FRELON. 

Elles  sont  très  à  leur  aise,  de  là  je  conclus  que  tout  leur 
manque;  elles  ne  craignent  rien,  c'est-à-dire  qu'elles  tremblent 
d'être  découvertes...  Ah  !  je  viendrai  à  bout  de  ces  aventurières, 
ou  je  ne  pourrai.  Je  me  vengerai  de  leur  insolence.  Mépriser 
monsieur  Frelon  ! 

(Il  sort.) 


SGExNE   V. 

LINDANE,    sortant  de  sa  chambre,  dans  un  déshabillé 
des  plus  simples;    POLLl. 

LINDANE. 

Ail  !  ma  pauvre  Polly,  tu  étais  avec  ce  vilain  homme  de  Frelon  : 
il  me  donne  toujours  de  l'inquiétude  :  on  dit  que  c'est  un  esprit 
de  travers,  et  un  homme  dangereux,  dont  la  langue,  la  plume,  et 
les  démarches,  sont  également  méchantes;  qu'il  cherche  à 
s'insinuer  partout,  pour  faire  le  mal  s'il  n'y  en  a  point,  et  pour 
l'augmenter  s'il  en  trouve.  Je  serais  sortie  de  cette  maison  qu'il 
fréquente,  sans  la  probité  et  le  bon  cœur  de  notre  hôte. 

POLLY. 

Jl  voulait  absolument  vous  voir,  et  je  le  rembarrais.,! 

LINDANE, 

Il  veut  me  voir  ;  et  milord  Murray  n'est  point  venu  !  il  n'est 
point  venu  depuis  deux  jours  ! 

POLLY, 

Non,  madame;  mais  parce  que  milord  ne  vient  point,  faut-il 
pour  cela  ne  dîner  jamais? 

LINDANE. 

Ah!  souviens-toi  surtout  de  lui  cacher  toujours  ma  misère,  et 
à  lui,  et  à  tout  le  monde  :  ce  n'est  point  la  pauvreté  qui  est  into- 
lérable, c'est  le  mépris  :  je  sais  manquer  de  tout,  mais  je  veux 
qu'on  l'ignore. 


430  L'ÉCOSSAISE. 

POLLY. 

Hélas  !  ma  chère  maîtresse,  on  s'en  aperçoit  assez  en  me 
voyant  :  pour  vous,  ce  n'est  pas  de  même  ;  la  grandeur  d  ame  vous 
soutient  :  il  semble  que  vous  vous  plaisiez  à  combattre  la  mauvaise 
fortune  ;  vous  n'en  êtes  que  plus  belle  ;  mais  moi,  je  maigris  à 
vue  d'œil  :  depuis  un  an  que  vous  m'avez  prise  à  votre  service  en 
Ecosse,  je  ne  me  reconnais  plus. 

LINDANE. 

Il  ne  faut  perdre  ni  le  courage  ni  l'espérance  :  je  supporte  ma 
pauvreté,  mais  la  tienne  me  déchire  le  cœur.  Ma  chère  Polly, 
qu'au  moins  le  travail  de  mes  mains  serve  à  rendre  ta  destinée 
moins  affreuse  :  n'ayons  d'obligation  à  personne  ;  va  vendre  ce  que 

j"ai  brodé  ces  jours-ci.   (.  Elle  donne  un  petit  ouvrage  de  broderie.)  Je  ne  réUSSls 

pas  maf  à  ces  petits  ouvrages.  Que  mes  mains  te  nourrissent  et 
t'iiabillent  :  tu  m'as  aidée  ;  il  est  beau  de  ne  devoir  notre  subsis- 
tance qu'à  notre  vertu, 

POLLY. 

Laissez-moi  baiser,  laissez-moi  arroser  de  mes  larmes  ces  belles 
mains  qui  ont  fait  ce  travail  précieux.  Oui,  madame,  j'aimerais 
mieux  mourir  auprès  de  vous  dans  l'indigence,  que  de  servir  des 
reines.  Que  ne  puis-je  vous  consoler! 

LI.NDANE. 

Hélas!  milord  Murray  n'est  point  venu!  lui,  que  je  devrais 
haïr!  lui,  le  fds  de  celui  qui  a  fait  tous  nos  malheurs!  Ah  !  le  nom 
de  Murray  nous  sera  toujours  funeste  :  s'il  vient,  comme  il  viendra 
sans  doute,  qu'il  ignore  absolument  ma  patrie,  mon  état,  mon 
infortune. 

POLLY. 

Savez-vous  bien  que  ce  méchant  Frelon  se  vante  d'en  avoir 
quelque  connaissance? 

LIXDAXE. 

Eh  !  comment  pourrait-il  en  être  instruit,  puisque  tu  l'es  à 
peine?  Une  sait  rien;  personne  ne  m'écrit;  je  suis  dans  ma 
chambre  comme  dans  mon  tombeau  :  mais  il  feint  de  savoir 
quelque  chose,  pour  se  rendre  nécessaire.  Garde-toi  qu'il  devine 
jamais  seulement  le  lieu  de  ma  naissance.  Chère  Polly,  tu  le  sais, 
je  suis  une  infortunée  dont  le  père  fut  proscrit  dans  les  derniers 
troubles,  dont  la  famille  est  détruite;  il  ne  me  reste  que  mon 
courage.  Mon  père  est  errant  de  désert  en  désert,  en  Ecosse. 
Je  serais  déjà  partie  de  Londres  pour  m'unir  à  sa  mauvaise  for- 
tune, si  je  n'avais  pas  quelque  espérance  en  milord  Falbrige.  J'ai 
su  qu'il  avait  été  le  meilleur  ami  de  mon  père.  Personne  n'abua- 


ACTE    I,    SCliXE    VI.  431 

donne  son  ami.  Falbrige  est  revenu  d'Espagne;  il  est  à  ^^indso^  : 
j'attends  son  retour  ^  Mais,  hélas!  Murray  ne  revient  point  I  .Je  t'ai 
ouvert  mon  cœur;  songe  que  tu  le  perces  du  coup  de  la  mort  si 
tu  laisses  jamais  entrevoir  l'état  où  je  suis. 

POLLV. 

Et  à  qui  en  parlerais-je?  Je  ne  sors  jamais  d'auprès  de  vous; 
et  puis  le  monde  est  si  inditrérent  sur  les  malheurs  d'autrui  ! 

LI.\DA.\E. 

Il  est  indifTérent,  Polly  ;  mais  il  est  curieux,  mais  il  aime  à 
déchirer  les  blessures  des  infortunés  ;  et  si  les  hommes  sont  com- 
patissants avec  les  femmes,  ils  en  abusent,  ils  veulent  se  faire  un 
droit  de  notre  misère  ;  et  je  veux  rendre  cette  misère  respectable. 
Mais  hélas!  milord  Murray  ne  viendra  point-! 


SCENE    YI. 

LINDANE,     POLLV;     FABRICE,    avec  une  serviette. 
FABRICE. 

Pardonnez...  madame...  mademoiselle...  Je  ne  sais  comment 
vous  nommer,  ni  comment  vous  parler  :  vous  m'imposez  du  res- 
pect. Je  sors  de  table  pour  vous  demander  vos  volontés...  je  ne 
sais  comment  m'y  prendre. 

LI.NDANE. 

Mon  cher  hôte,  croyez  que  toutes  vos  attentions  me  pénètrent 
le  cœur  ;  que  voulez-vous  de  moi  ? 

FABRICE. 

C'est  moi  qui  voudrais  bien  que  vous  voulussiez  avoir  quelque 
volonté.  Il  me  semble  que  vous  n'avez  pas  dîné  hier. 

LINDANE. 

J'étais  malade. 


t.  «  Tout  lo  procès-verbal  du  voyage  de  Lindane  à  Londres,  et  de  ce  qu'elle  y 
fait,  ne  tiendra  pas  dix  lignes  »,  écrivait  Voltaire  à  d'Argental  en  composant  sa  pièce. 

2.  <i  Pourquoi  avez-vous  la  cruauté,  écrit  encore  Voltaire  à  d'Argental,  de 
vouloir  que  Lindane  ennuie  le  public  de  la  manière  dont  elle  a  fait  connaissance 
avec  Murray?  Ce  Murray  venait  au  café;  ce  coquin  do  Frelon  qui  y  vient  aussi  y  a 
bien  vu  Lindane  ;  pourquoi  milord  Murray  ne  l'aurait-il  pas  vue  2  Ce  sont  ces 
petites  misères,  qu'on  appelle  en  France  bienséances,  qui  font  languir  la  plupart 
de  nos  comédies.  Voilà  pourquoi  on  ne  peut  les  jouer  ni  en  Italie  ni  en  Angleterre, 
où  l'on  veut  beaucoup  d'action,  beaucoup  d'intéiôt,  beaucoup  d'allées  et  de  veuues, 
et  point  de  préliminaires  inutiles.  » 


432  L'ÉCOSSAISE. 

FABRICE, 

Vous  êtes  plus  que  malade,  vous  êtes  triste...  Entre  nous,  par- 
donnez... ;  il  paraît  que  votre  fortune  n'est  pas  comme  votre  per- 
.sonne. 

LINDANE. 

Comment?  quelle  imagination!  je  ne  me  suis  jamais  plainte 
de  ma  fortune, 

FABRICE. 

Non,  vous  dis-je,  elle  n'est  pas  si  belle,  si  bonne,  si  désirable 
que  vous  l'êtes. 

LIXDANE, 

Que  voulez-vous  dire? 

FABRICE. 

Que  vous  touchez  ici  tout  le  monde,  et  que  vous  l'évitez  trop. 
Écoutez  :  je  ne  suis  qu'un  homme  simple,  qu'un  homme  du 
peuple;  mais  je  vois  tout  votre  mérite  comme  si  j'étais  un  homme 
de  la  cour  :  ma  chère  dame,  un  peu  de  bonne  chère  :  nous  avons 
là-haut  un  vieux  gentilhomme,  avec  qui  vous  devriez  manger. 

LINDANE. 

Moi,  me  mettre  à  table  avec  un  homme,  avec  un  inconnu?... 

FABRICE. 

C'est  un  vieillard  qui  me  paraît  un  galant  homme.  Vous 
paraissez  bien  affligée,  il  paraît  bien  triste  aussi  :  deux  afflictions 
mises  ensemble  peuvent  devenir  une  consolation. 

LINDANE. 

Je  ne  veux,  je  ne  peux  voir  personne. 

FABRICE. 

Souffrez  au  moins  que  ma  femme  vous  fasse  sa  cour  ;  daignez 
permettre  qu'elle  mange  avec  vous,  pour  vous  tenir  compagnie. 
Souffrez  quelques  soins... 

LIXDANE. 

Je  vous  rends  grâce  avec  sensibilité;  mais  je  n'ai  besoin 
de  rien. 

FABRICE. 

Oh!  je  n'y  tiens  pas  :  vous  n'avez  besoin  de  rien,  et  vous  n'avez 
pas  le  nécessaire  ! 

LINDANE. 

Qui  vous  en  a  pu  imposer  si  témérairement  ? 

FABRICE. 

Pardon  ! 

LIXDANE. 

Vous  extra  vaguez,  mon  cher  hùte. 


ACTE    I,    SCENE    VU.  433 

FABRICE,  en  tirant  PoUy  parla  naanchc. 

Va,  ma  painre  Polly,  il  y  a  un  bon  dîner  tout  prêt  dans  le 
cabinet  qui  donne  dans  la  cliambre  de  ta  maîtresse,  je  t'en  aver- 
tis. Cette  femme-là  est  incomprébcnsible.  Mais  qui  est  donc  cette 
autre  dame  qui  entre  dans  mon  café  comme  si  c'était  un  bomme? 
Elle  a  l'air  bien  furibond. 

POLLY. 

Ah!  ma  chère  maîtresse,  c'est  milady  Alton,  celle  qui  voulait 
épouser  milord  ;  je  l'ai  vue  une  fois  rôder  près  d'ici  :  c'est  elle, 

LINDANE, 

Milord  ne  viendra  point,  c'en  est  fait;  je  suis  perdue  :  pour- 
(|uoi  me  suis-je  obstinée  à  vivre? 

(Elle  rentre.) 


SCENE  VIT. 

LADY    ALTON,    ayant  traversé  avec  colère  le  lli^''àtrc,  et  prenant  Fabrice 
par  le  bras. 

Suivez-moi,  il  faut  que  je  vous  parle. 

FABRICE, 

A  moi,  madame? 

LADY    ALTOX. 

A  VOUS,  malheureux  ! 

FABRICE, 

Quelle  diablesse  de  femme  ! 


1.  Aux  premières  représentations,  cette  dernière  scène  avait  otj  retranchée  par 
les  comédiens.  Voltaire  la  fit  rétablir,  (G.  A.} 


FIN    DU    PREMIER    ACTE, 


V.  —  Théâtre,     IV.  28 


ACTE   DEUXIEME. 


SCENE  I. 

LADY   ALTON,    FABRICE. 

LADY    ALTON. 

Je  ne  crois  pas  un  mot  de  ce  que  vous  me  dites,  monsieur  le 
cafetier.  Vous  me  mettez  toute  hors  de  moi-même. 

FABRICE, 

Eh  !  madame,  revenez  à  vous. 

LADY    ALTON. 

Vous  m'osez  assurer  que  cette  aventurière  est  une  personne 
d'honneur,  après  qu'elle  a  reçu  chez  elle  un  homme  de  la  cour  : 
vous  devriez  mourir  de  honte. 

FABRICE, 

Pourquoi,  madame?  Quand  milord  y  est  venu,  il  n'y  est  point 
venu  en  secret  ;  elle  l'a  reçu  en  puhlic,  les  portes  de  son  apparte- 
ment ouvertes,  ma  femme  présente.  Vous  pouvez  mépriser  mon 
état,  mais  vous  devez  estimer  ma  prohité  ;  et  quant  à  celle  que 
vdus  appelez  une  aventurière,  si  vous  connaissiez  ses  mœurs,  vous 
la  respecteriez. 

LADY    ALTON, 

Laissez-moi,  vous  m'importunez. 

FABRICE, 

Oh,  quelle  femme  !  quelle  femme  ! 

LADY    ALTON, 

(Elle  va  à  la  porte  de  Lindane,  et  frappe  rudement.) 

Qu'on  m'ouvre. 

SCÈNE  II. 

LINDANE,    LADY   ALTON. 

LINDANE. 

Eh!  qui  peut  frapper  ainsi?  et  que  vois-je? 


ACTE    ir,    SCÈNE   II.  ,,. 

LADY    ALTON, 

€onnaissez-vous  les  grandes  passions,  mademoiselle  ?    ■ 

LINDANE. 

Hélas!  madame,  voilà  une  étrange  question. 

Connaissez-vous  l'amour  véritable?  non  pas  l'amour  insinidé   ' 
î  amour  langoureux;  mais  cet  amour,  là,  qui  fait  qu'o^   voud  a  h 
^npo.onner  sa  nvale,  tuer  son  amant,  et  se  jeterl^suitT^a;^^ 

LI\DA\E. 

Mais  c'est  la  rage  dont  vous  me  parlez  là.  - 

LADY    ALTON. 

Sachez  que  je  n'aime  point  autrement,  que  ie  suis  ialouse     ,/ 
vindicative,  furieuse,  implacable.  '    ^  ^  J^  sms  jalouse,    ^ 

LINDANE. 

Tant  pis  pour  vous,  madame. 
^^^^Répondez-moi;milordTulTaTn'est-il  pas  venu  ici  quelque- 

Que  vous  importe,    madame?  et  de  quel  droit  venez-vous 
m'interroger?  Suis-je  une  criminelle  ?  êtes-vous  mon  jugeT 

nJl'\f  ""'''  ^''?''  -  ''  "'^'^'^d''^^^'»t  encore  vous  voir,  si  vous 
flattez  la  passion  de  cet  infidèle,  tremblez:  renoncez  à  lui  on 
vous  êtes  perdue.  ^"uncez  a  Jui,  ou 

LINDANE. 

JZT''''  '"'^'f^'™'™"'"'  ''«"^  '»"  l'^^^ion  pour  lui,  si  j'en 

Je  vois  que  yous  l'aimez,  que  vous  vous  laissez  séduire  par 
un  perfide;  je  vo,s  qu'il  vous  trompe,  et  que  vous  me  1  Ivez 
mats^  sachez  qu'U  n'est  poiut  de  vengeance' à  laquelle^e  ulme 


LINDANE. 


Eh  bien  !  madame,  puisqu'il  est  ainsi,  je  l'aime. 

LADY    ALTON. 

Avant  de  me  venger,  je  veux  vous  confondre  •  tenez  connaissez 

:':'do:::;™"t  'r  '''"•"  ""''  "-'^  '^^"'^^^  voiu^r  ôrt,r  : 

Jna  ÛOnne.  (EllGledonneàLiiulano.)  ^ 

LINDANE. 

Qu'ai-je  vu,  malheureuse!...  Madame... 


430  L'ÉCOSSAISE. 

LADY    ALTON. 

Eh  bien?... 

LIN D ANE,  en  rendant  le  portrait. 

Je  ne  Faime  plus. 

LADY    ALTON. 

Gardez  votre  résolution  et  votre  promesse  ;  sachez  que  c'est  un 
homme  inconstant,  dur,  orgueilleux,  que  c'est  le  plus  mauvais 
caractère... 

LINDANE, 

arrêtez,  madame;  si  vous  continuiez  à  en  dire  du  mal,  je 
l'aimerais  peut-être  encore.  Vous  êtes  venue  ici  pour  achever  de 
m'ôter  la  vie  ;  vous  n'aurez  pas  de  peine.  Polly,  c'en  est  fait  ; 
allons  cacher  la  dernière  de  mes  douleurs. 

(Elles  sortent.) 

SCÈNE    III. 

LADY   ALTOX,    FRELON. 

LADY  ALTON, 

Quoi  '  être  trahie ,  abandonnée  pour  cette  petite  créature  î 
(A  Frelon)  Cxazetier  Uttéraire,  approchez  ;  nVavez-vous  servie ?avez- 
vous  emplové  vos  correspondances?  m'avez-vous  obéi?  avez-vous 
découvert  quelle  est  cette  insolente  qui  fait  le  malheur  de  ma  vie? 

FRELON. 

J'ai  rempli  les  volontés  de  Votre  Grandeur  ;  je  sais  qu'elle  est 
Écossaise,  et  qu'elle  se  cache. 

LADY  ALTON. 

Voilà  de  belles  nouvelles  ! 

FRELON. 

Je  n'ai  rien  découvert  de  plus  jusqu'à  présent. 

LADY  ALTON. 

Et  en  quoi  m'as-tu  donc  servie  ? 

FRELON. 

Quand  on  découvre  peu  de  chose,  on  ajoute  quelque  chose, 
et  quelque  chose  avec  quelque  chose  fait  beaucoup.  J'ai  fait  une 
hypothèse. 

LADY    ALTON. 

Comment,  pédant  !  une  hypothèse  ! 

FRELON.  7 

Oui,  j'ai  supposé  qu'elle  est  malintentionnée  contre  le  gou- 
vernement, i 


ACTE    II,    SCÈNE    III.  437 

LAD  Y    ALTON. 

Ce  n'est  point  supposer,  rien  n'est  posé  plus  vrai  :  elle  est  très- 
malintentionnée,  puisqu'elle  veut  m'enlever  mon  amant. 

FRLLOX. 

Vous  voyez  bien  que,  dans  un  temps  de  trouble,  une  Écossaise 
qui  se  cache  est  une  ennemie  de  l'État. 

LADY    ALTON. 

Je  ne  le  vois  pas;  mais  je  voudrais  que  la  chose  fût. 

FP.ÉLOX. 

Je  ne  le  parierais  pas,  mais  j'en  jurerais*. 

LADY    ALTON. 

Et  tu  serais  capable  de  l'affirmer? 

FRELON. 

Je  suis  en  relation  avec  des  personnes  de  conséquence.  Je 
connais  fort  la  maîtresse  du  valet  de  chambre  d'un  premier  com- 
mis du  ministre  ;  je  pourrais  même  parler  aux  laquais  de  milord 
votre  amant,  et  dire  que  le  père  de  cette  fille,  en  qualité  de  malin- 
tentionné, l'a  envoyée  à  Londres  comme  malintentionnée  ;  je  sup- 
poserais même  que  le  père  est  ici.  Voyez-vous,  cela  pourrait  avoir 
des  suites,  et  on  mettrait  votre  rivale  en  prison. 

LADY    ALTON.  — 

Ah!  je  respire  ;  les  grandes  passions  veulent  être  servies  par 
des  gens  sans  scrupule  ;  je  n'aime  ni  les  demi-vengeances,  ni  les 
demi-fripons  ;  je  veux  que  le  vaisseau  aille  à  pleines  voiles,  ou 
qu'il  se  brise.  Tu  as  raison  ;  une  Écossaise  qui  se  cache,  dans  un 
temps  où  tous  les  gens  de  son  pays  sont  suspects,  est  sûrement 


1.  Ce  bon  mot  avait  déjà  fourni  à  Piron  le  sujet  d'une  cpigramme  dialoguée, 
entre  deux  Normands  : 

LE     PREMIER     NORMAND. 

Fable  !  à  d'autres  !  tu  veux  rire. 

LESECOND. 

Non,  parbleu  !  foi  de  clirética 
Vrai  comme  je  suis  de  Vire, 

LE     PREMIER. 

En  jurerais-tu? 

LE    SECO  ND. 

Très-bien, 

LE    PREMIER. 

Encor  n'en  croirai-jo  rien, 
Qu'un  louis  il  ne  m'en  coûte  ; 
Le  voilà  :  parie. 

LE    SECOND. 

Écoute, 
Je  te  l'avouerai  tout  bas  : 
J'en  jurerais  bien  sans  doute. 
Mais  je  ne  parierais  pas. 


438  L'ÉCOSSAISE. 

une  ennemie  de  l'État.  Je  croyais  que  tu  n'étais  qu'un  barbouil- 
leur de  papier,  mais  je  vois  que  tu  as  en  effet  des  talents.  Je  t'ai 
déjà  récompensé;  je  te  récompenserai  encore.  Il  faudra  m"in- 
struire  de  tout  ce  qui  se  passe  ici. 

FRELON, 

Madame,  je  vous  conseille  de  faire  usage  de  tout  ce  que  vous 
saurez,  et  même  de  ce  que  vous  ne  saurez  pas.  La  vérité  a  besoin 
de  quelques  ornements  :  le  mensonge  peut  être  vilain,  mais  la 
fiction  est  belle  ;  qu'est-ce,  après  tout,  que  la  vérité?  la  conformité 
à  nos  idées  :  or  ce  qu'on  dit  est  toujours  conforme  à  l'idée  qu'on 
a  quand  on  parle  ;  ainsi  il  n'y  a  point  proprement  de  mensonge. 

LADY    ALTON. 

Tu  me  parais  subtil  :  il  semble  que  tu  aies  étudié  à  Saint- 
Omer^  Va,  dis-moi  seulement  ce  que  tu  découvriras,  je  ne  t'en 
demande  pas  davantage. 


SCENE   IV. 

LADY  ALTON,    FABRICE. 

LADY    ALTON. 

Voilà,  je  l'avoue,  le  plus  impudent  et  le  plus  lâche  coquin  qui 
soit  dans  les  trois  royaumes.  Nos  dogues  mordent  par  instinct  de 
courage;  et  lui,  par  instinct  de  bassesse,  A  présent  que  je  suis  un 
peu  plus  de  sang-froid,  je  pense  qu'il  me  ferait  haïr  la  vengeance; 
je  sens  que  je  prendrais  contre  lui  le  parti  de  ma  rivale.  Elle  a 
dans  son  état  humble  une  fierté  qui  me  plaît  ;  elle  est  décente,  on 
la  dit  sage  :  mais  elle  m'enlève  mon  amant,  il  n'y  a  pas  moyen 

de   pardonner.  ( a  Fabrice,  quelle  aperçoit  agissant  dans  le  café.)  AdlCU  ,    mOll 

maître  ;  faisons  la  paix  :  vous  êtes  un  honnête  homme,   vous  ; 
mais  vous  avez  dans  votre  maison  un  vilain  griffonneur, 

FABRICE. 

Bien  des  gens  m'ont  déjà  dit,  madame,  qu'il  est  aussi  méchant 
que  Lindane  est  vertueuse  et  aimable. 

LADY    ALTON. 

Aimable  !  tu  me  perces  le  cœur. 

1.  Il  y  avait  à  Saint-Omor  un  collège  de  jésuites  anglais  très-renommé  dans 
toute  la  Grande-Bretagne.  —  Il  se  pourrait  que  la  rcdactiou  de  cette  noie  fût  des^ 
éditeurs  de  Kehl.  Dans  toutes  les  éditions  antérieures,  la  note  était  ainsi  conçue  : 
Autrefois  on  envoyait  plusieurs  enfants  faire  leurs  études  au  collège  de  Saint- 
Omer.    (B,) 


ACTE    II,    SCÈNE    V.  439 


SCENE   V. 

FREEPORT  1,    Têtu  simplement,  mais  proprement,  avec  un  large  chapeau  ; 

FABRICE. 

FABRICE. 

Ah  !  Dieu  soit  béni  !  vous  voilà  de  retour,  monsieur  Freeport  ; 
comment  vous  trouvez-vous  de  votre  voyage  à  la  Jamaïque? 

FREEPORT. 

Fort  bien,  monsieur  Fabrice.  J'ai  gagné  beaucoup,  mais  je 
m'ennuje.  (au  garçon  du  café.)  Hé,  du  chocolat,  les  papiers  publics; 
on  a  plus  de  peine  à  s"amuser  qu'à  s'enrichir. 

FABRICE. 

Voulez-vous  les  feuilles  de  Frelon  ? 

FREEPORT. 

^'on  :  que  m'importe  ce  fatras  ?  Je  me  soucie  bien  qu'une 
araignée  dans  le  coin  d'un  mur  marche  sur  sa  toile  pour  sucer  le 
sang  des  mouches  !  Donnez  les  gazettes  ordinaires.  Qu'y  a-t-il  de 
nouveau  dans  l'État  ? 

FABRICE. 

Rien  pour  le  présent. 

FREEPORT. 

Tant  mieux;  moins  de  nouvelles,  moins  de  sottises.  Comment 
vont  vos  affaires,  mon  ami  ?  Avez-vous  beaucoup  de  monde  chez 
vous  ?  Qui  logez-vous  à  présent  ? 

FABRICE. 

Il  est  venu  ce  matin  un  vieux  gentilhomme  qui  ne  veut  voir 
personne. 

FREEPORT. 

Il  a  raisonnes  hommes  ne  sont  pas  bons  à  grand'chose  :  fri- 
pons ou  sots,  voilà  pour  les  trois  quarts;  et  pour  l'autre  quart,  il 
se  tient  chez  soi. 

FABRICE. 

Cet  homme  n'a  pas  même  la  curiosité  de  voir  une  femme 
charmante  que  nous  avons  dans  la  maison. 

1.  C'est  une  vraie  création  que  ce  Freeport.  Lcssing  nous  apprend  que  les 
Anglais  furent  très-flaltcs  de  cette  figure.  Colmann,  leur  principal  auteur  drama- 
tique en  ce  temps-la,  fit,  d'après  VÈcossaise,  une  comédie  dont  Freeport  fut  le 
principal  personnage,  et  qui  eut  pour  titre  le  Marchand  anglais.  (G.  A.) 


440  L'ÉCOSSAISE. 

FREEPOUT. 

Il  a  tort.  Et  quelle  est  cette  femme  charmante? 

FABRICE. 

Elle  est  encore  plus  singulière  que  lui;  il  y  a  quatre  mois 
qu'elle  est  chez  moi,  et  quelle  n'est  pas  sortie  de  son  apparte- 
ment; elle  s'appelle  Lindane  ;  mais  je  ne  crois  pas  que  ce  soit  son 
véritable  nom. 

FREEPORT. 

C'est  sans  doute  une  honnête  femme,  puisqu'elle  loge  ici. 

FABRICE. 

Oh  !  elle  est  bien  plus  qu'honnête  ;  elle  est  belle,  pauvre,  et 
vertueuse  :  entre  nous,  elle  est  dans  la  dernière  misère,  et  elle  est 
fière  à  l'excès. 

FREEPORT. 

Si  cela  est,  elle  a  bien  plus  tort  que  votre  vieux  gentilhomme. 

FABRICE. 

Oh  !  point  ;  sa  fierté  est  encore  une  vertu  de  plus  ;  elle  consiste 
à  se  priver  du  nécessaire,  et  à  ne  vouloir  pas  qu'on  le  sache  :  elle 
travaille  de  ses  mains  pour  gagner  de  quoi  me  payer,  ne  se  plaint 
jamais,  dévore  ses  larmes;  j'ai  mille  peines  à  lui  faire  garder 
pour  ses  besoins  l'argent  de  son  loyer  :  il  faut  des  ruses  incroyables 
pour  faire  passer  jusqu'à  elle  les  moindres  secours  ;  je  lui  compte 
tout  ce  que  je  lui  fournis  à  moitié  de  ce  qu'il  coûte  :  quand  elle 
s'en  aperçoit,  ce  sont  des  querelles  qu'on  ne  peut  apaiser,  et  c'est 
la  seule  qu'elle  ait  eue  dans  la  maison  :  enfin,  c'est  un  prodige  de 
malheur,  de  noblesse,  et  de  vertu;  elle  m'arrache  quelquefois  des 
larmes  d'admiration  et  de  tendresse. 

FREEPORT. 

Vousêtesbien  tendre;  je  ne  m'attendris  point,  moi;  je  n'ad- 
mire personne  ;  mais  j'estime...  Écoutez  :  comme  je  m'ennuie,  je 
veux  voir  cette  femme-là  ;  elle  m'amusera. 

FABRICE. 

Oh!  monsieur,  elle  ne  reçoit  presque  jamais  de  visites.  Nous 
avions  un  inilord  qui  venait  quelquefois  chez  elle;  mais  elle  ne 
voulait  point  lui  parler  sans  que  ma  femme  y  fût  présente  :  depuis 
quelque  temps  il  n'y  vient  plus,  et  elle  vit  plus  retirée  que 
jamais. 

FREEPORT, 

J'aime  les  personnes  de  cette  humeur  ;  je  hais  la  cohue  aussi 
bien  qu'elle  :  qu'on  me  la  fasse  venir  ;  où  est  son  appartement? 

FABRICE. 

Le  voici  de  plain-pied  au  café. 


ACTE    II,    SCÈNE    VI.  444 

FREEPORT. 

Allons,  je  veux  entrer. 

FABRICE. 

Cela  ne  se  peut  pas. 

FREEPORT. 

Il  faut  bien  que  cela  se  puisse  :  où  est  la  difficulté  d'entrer 
dans  une  chambre?  Qu'on  m'apporte  chez  elle  mon  chocolat  et 
les  gazettes,  (ii  tiro  sa  montre.)  Je  n"ai  pas  beaucoup  de  temps  à  perdre  : 
mes  affaires  m'appellent  à  deux  heures. 

(Il  pousse  la  porte  et  entre.) 


SCÈNE   VI. 

LINDANE,    paraissant  tout  ctTrayéo  ;    POLLYlasuit,    FREEPORT, 

FABRICE. 

LINDANE. 

Eh,  mon  Dieu!  qui  entre  ainsi  chez  moi  avec  tant  de  fracas? 
Monsieur,  vous  me  paraissez  peu  civil,  et  vous  devriez  respecter 
davantage  ma  solitude  et  mon  sexe. 

FREEPORT. 

Pardon,  (x  Fabrice.)  Qu'oR  m'apporte  mon  chocolat,  vous  dis-je. 

FABRICE. 

Oui,  monsieur  ;  si  madame  le  permet. 

(Freeport  s'assied  près  d'une  table,  lit  la  cçazelte,  et  jette  un  coup  d'œil 
sur  Lindane  et  sur  PoUy  :  il  ûte  son  chapeau  et  le  remet.) 

POLLY. 

Cet  homme  me  paraît  familier. 

FREEPORT. 

Madame,  pourquoi  ne  vous  asseyez-vous  pas  quand  je  suis 
assis  ? 

LINDANE. 

Monsieur,  c"est  que  vous  ne  devriez  pas  l'être  ;  c'est  que  je  suis 
très-étonnée  ;  c'est  que  je  ne  reçois  point  de  visite  d'un  inconnu. 

FREEPORT. 

Je  suis  très-connu;  je  m'appelle  Freeport,  loyal  négociant, 
riche  ;  informez-vous  de  moi  à  la  Bourse. 

LINDANE. 

Monsieur,  je  ne  connais  personne  en  ce  i)ays-là,  et  vous  me 
feriez  plaisir  de  ne  point  incommoder  une  femme  à  qui  vous  devez 
quelques  égards. 


442  L'ÉCOSSAISE. 

FREEPORT, 

Je  lie  prétends  point  vous  incommoder;  je  prends  mes  aises, 
prenez  les  vôtres;  je  lis  les  gazettes;  travaillez  en  tapisserie,  et  pre- 
nez du  chocolat  avec  moi...  ou  sans  moi...  comme  vous  voudrez. 

POLLY. 

Voilà  un  étrange  original! 

LINDANE. 

0  ciel  !  quelle  visite  je  reçois  !  Cet  homme  bizarre  m'assassine  : 
je  ne  pourrai  m'en  défaire  :  comment  M.  Fabrice  a-t-il  pu  souffrir 
cela  ?  Il  faut  bien  s'asseoir. 

(Elle  s'assied,  et  travaille  k  son  ouvrage.) 

(Un  garçon  apporte  du  chocolat  ;  Freeport  en  prend  sans  en  offrir; 
il  parle  et  boit  par  reprises.) 

FREEPORT. 

Écoutez,  Je  ne  suis  pas  homme  à  compliment  ;  on  m'a  dit  de 
vous...  le  plus  grand  bien  qu'on  puisse  dire  d'une  femme:  vous 
êtes  pauvre  et  vertueuse  ;  mais  on  ajoute  que  vous  êtes  fière,  et 
cela  n'est  pas  bien. 

POLLY, 

Et  qui  vous  a  dit  tout  cela,  monsieur? 

FREEPORT. 

Parbleu,  c'est  le  maître  de  la  maison,  qui  est  un  très-galant 
homme,  et  que  j'en  crois  sur  sa  parole. 

LINDANE. 

C'est  un  tour  qu'il  vous  joue  :  il  vous  a  trompé,  monsieur  ; 
non  pas  sur  la  fierté,  qui  n'est  que  le  partage  de  la  vraie  modes- 
tie ;  non  pas  sur  la  vertu,  qui  est  mon  premier  devoir  ;  mais  sur 
la  pauvreté,  dont  il  me  soupçonne.  Qui  n'a  besoin  de  rien  n'est 
jamais  pauvre. 

FREEPORT. 

Vous  ne  dites  pas  la  vérité,  et  cela  est  encore  plus  mal  que 
d'être  fière  :  je  sais  mieux  que  vous  que  vous  manquez  de  tout,  et 
quebiuefois  même  vous  vous  dérobez  un  repas. 

POLLY. 

C'est  par  ordre  du  médecin. 

FREEPORT. 

Taisez-vous  ;  est-ce  que  vous  êtes  fière  aussi,  vous? 

POLLY. 

Oh  !  l'original  !  l'original  ! 

FREEPORT. 

En  un  mot,  ayez  de  l'orgueil  ou  non,  peu  m'importe.  J'ai  fait 
un  voyage  à  la  Jamaïque,  qui  m'a  valu  cinq  mille  guinées;  je  me 


ACTE    II,    SCÈNE    VI.  443. 

suis  fait  une  loi  (et  ce  doit  être  celle  de  tout  bon  chrétien)  do 
donner  toujours  le  dixième  de  ce  que  je  gagne;  c'est  une  dette 
que  ma  fortune  doit  payer  à  l'état  malheureux  où  vous  êtes...  oui, 
où  vous  êtes,  et  dont  vous  ne  voulez  pas  convenir.  Voilà  ma  dette 
de  cinq  cents  guinées  payée.  Point  de  remerciement,  point  de 
reconnaissance  ;  gardez  l'argent  et  le  secret. 

(  Il  jette  une  grosse  bourse  sur  la  table.  ) 
POLLY. 

Ma  foi,  ceci  est  hien  plus  original  encore. 

LINDANE  ,  se  levant  et  se  détournant. 

.Je  n'ai  jamais  été  si  confondue.  Hélas  I  que  tout  ce  qui  m'arrive 
m'humilie  !  quelle  générosité  !  mais  quel  outrage  ! 

FREEPORT,    continuant  à  lire  les  gazettes,  et  à  prendre  son  chocolat. 

L'impertinent  gazetier!  le  plat  animal!  peut-on  dire  de  telles 
pauvretés  avec  un  ton  si  emphatique  ?  Le  roi  est  venu  en  haute 
personne.  Eh,  malotru  !  qu'importe  que  sa  personne  soit  haute  ou 
petite?  Dis  le  fait  tout  rondement. 

LINDANE,  s'approchant  do  lui. 

Monsieur... 

FREEPORT. 

Eh  hien  ? 

LINDANE. 

Ce  que  vous  faites  pour  moi  me  surprend  plus  encore  que  ce 
que  vous  dites;  mais  je  n'accepterai  certainement  point  l'argent 
que  vous  m'offrez  :  il  faut  vous  avouer  que  je  ne  me  crois  pas  en 
état  de  vous  le  rendre. 

FREEPORT, 

Qui  vous  parle  de  le  rendre? 

LINDANE. 

Je  ressens  jusqu'au  fond  du  cœur  toute  la  vertu  de  votre  pro- 
cédé, mais  la  mienne  ne  peut  en  profiter  :  recevez  mon  admira- 
tion ;  c'est  tout  ce  que  je  puis. 

POLLY. 

Vous  êtes  cent  fois  plus  singulière  que  lui.  Eh!  madame,  dans, 
l'état  où  vous  êtes,  abandonnée  de  tout  le  monde,  avez-vous  perdu 
l'esprit  de  refuser  un  secours  que  le  ciel  vous  envoie  par  la  main 
du  plus  bizarre  et  du  plus  galant  homme  du  monde? 

FREEPORT. 

Et  que  veux-tu  dire,  toi?  en  quoi  suis-je  bizarre? 

POLLY. 

Si  vous  ne  prenez  pas  pour  vous,  madame,  prenez  pour  moi  ; 
je  vous  sers  dans  votre  malheur,   il  faut  que  je   profite  au 


I 


444  L'ECOSSAISE. 

moins  de  cette  Lonne  fortune.  Monsieur,  il  ne  fant  plus  dissi- 
muler; nous  sommes  dans  la  dernière  misère,  et  sans  la  bonté 
attentive  du  maître  du  café,  nous  serions  mortes  mille  fois.  Ma 
maîtresse  a  caché  son  état  à  ceux  qui  pouvaient  lui  rendre  ser- 
vice; vous  l'avez  su  malgré  elle  :  o])ligez-la,  malgré  elle,  à  ne 
pas  se  priver  du  nécessaire  que  le  ciel  lui  envoie  par  vos  mains 
généreuses, 

LINDANE. 

Tu  me  perds  d'honneur,  ma  chère  Polly. 

POLLY, 

Et  vous  vous  perdez  de  folie,  ma  chère  maîtresse, 

LINDANE. 

Si  tu  m'aimes,  prends  pitié  de  ma  gloire  ;  ne  me  réduis  pas  à 
mourir  de  honte  pour  avoir  de  quoi  vivre. 

FREEPORT,  toujours  lisant. 

Que  disent  ces  havardes-là  ? 

POLLY. 

Si  vous  m'aimez,  ne  me  réduisez  pas  à  mourir  de  faim  par 
vanité, 

LINDANE. 

Polly,  que  dirait  milord,  s'il  m'aimait  encore,  s'il  me  croyait 
capable  d'une  telle  bassesse?  J'ai  toujours  feint  avec  lui  de  n'avoir 
aucun  besoin  de  secours,  et  j'en  accepterais  d'un  autre,  d'un 
inconnu  ! 

POLLY. 

Vous  avez  mal  fait  de  feindre,  et  vous  faites  très-mal  de  refuser, 
Milord  ne  dira  rien,  car  il  vous  abandonne, 

LIXDANE. 

Ma  chère  Polly,  au  nom  de  nos  malheurs,  ne  nous  déshono- 
rons point  :  congédie  honnêtement  cet  homme  estimable  et  gros- 
sier, qui  sait  donner,  et  qui  ne  sait  pas  vivre;  dis-lui  que  quand 
une  fille  accepte  d'un  homme  de  tels  présents,  elle  est  toujours 
soupçonnée  d'en  payer  la  valeur  aux  dépens  de  sa  vertu, 

FREEPORT,  toujours  prenant  son  chocolat,  et  lisant. 

Hem  I  que  dit-elle  là  ? 

POLLY,   s'approchant  de  lui. 

Hélas  !  monsieur,  elle  dit  des  choses  qui  me  paraissent  absurdes  ; 
elle  parle  de  soupçons;  elle  dit  qu'une  fille.,, 

FREEPORT. 

Ah  !  ah  !  est-ce  qu'elle  est  fille  ? 

POLLY. 

Oui,  monsieur,  et  moi  aussi. 


ACTE    II,    SCÈNE    YI.  445 

FREEPORT. 

Tant  mieux:  elle  dit  donc  qu'une  fille...? 

POLLY. 

Qu'une  fille  ne  peut  honnêtement  accepter  d'un  homme. 

FREEPORT. 

Elle  ne  sait  ce  qu'elle  dit  :  pourquoi  me  soupçonner  d'un  des- 
sein malhonnête,  quand  je  fais  une  action  honnête? 

POLLY. 

Entendez-vous,  mademoiselle  ? 

LIXDANE. 

Oui,  j'entends,  je  l'admire,  et  je  suis  inéhranlahle  dans  mon 
refus.  Polly,  on  dirait  qu'il  m'aime  :  oui,  ce  méchant  homme  de 
Frelon  le  dirait  :  je  serais  perdue. 

POLLY,  allant  vers  Freeport. 

Monsieur,  elle  craint  que  l'on  ne  dise  que  vous  l'aimez. 

FREEPORT. 

Quelle  idée  !  comment  puis-je  l'aimer  ?  je  ne  la  connais  pas.  Ras- 
surez-vous, mademoiselle,  je  ne  vous  aime  point  du  tout.  Si  je  viens 
dans  quelques  années  à  vous  aimer  par  hasard,  et  vous  aussi  à 
m'aimer,  à  la  bonne  heure...  comme  vous  vous  aviserez  je  m'avi- 
serai. Si  vous  vous  en  passez,  je  m'en  passerai.  Si  vous  dites  que 
je  vous  ennuie,  vous  m'ennuierez.  Si  vous  voulez  ne  me  revoir 
jamais,  je  ne  vous  reverrai  jamais.  Si  a  ous  voulez  que  je  revienne, 
je  reviendrai.  Adieu,  adieu.  (Utire  sa  montre.)  Mon  temps  se  perd,  j'ai 
des  affaires  ;  serviteur. 

LINDANE. 

Allez,  monsieur,  emportez  mon  estime  et  ma  reconnaissance; 
mais  surtout  emportez  votre  argent,  et  ne  me  faites  pas  rougir 
davantage. 

FREEPORT. 

Elle  est  folie. 

LINDANE. 

Fabrice  !  monsieur  Fabrice  !  à  mon  secours  !  venez  ! 

FABRICE,  arrivant  en  hâte. 

Quoi  donc,  madame? 

LINDANE,  lui  donnant  la  bourse. 

Tenez,  prenez  cette  bourse  que  monsieur  a  laissée  par  mégarde  ; 
remettez-la-lui,  je  vous  en  charge  ;  assurez-le  de  mon  estime,  et 
sachez  que  je  n'ai  besoin  du  secours  de  personne. 

FABRICE,  prenant  la  bourse. 

Ah!  monsieur  Freeport,  je  vous  reconnais  bien  à  cette  bonne 


446  L'ÉCOSSAISE. 

action  :  mais  comptez  que  mademoiselle  vous  trompe,  et  qu'elle 
en  a  très-grand  besoin, 

LTNDANE. 

Non,  cela  n'est  pas  vrai.  Ah!  monsieur  Fabrice  !  est-ce  vous  qui 
me  trahissez  ? 

FABRICE. 

Je  vais  vous  obéir,  puisque  vous  le  voulez.  (Bas  à  m.  Frocport.)  Je 
garderai  cet  argent,  et  il  servira,  sans  qu'elle  le  sache,  à  lui 
procurer  tout  ce  qu'elle  se  refuse.  Le  cœur  me  saigne;  son  état  et 
sa  vertu  me  pénètrent  l'àme. 

FREEPORT. 

Elles  me  font  aussi  quoique  sensation  ;  mais  elle  est  trop  fière. 
Dites-lùi  que  cela  n'est  pas  bien  d'être  fière.  Adieu. 


SCENE    YII. 
LÏNDANE,    POLLY. 

POLLY. 

Vous  avez  là  bien  opéré,  madame  ;  le  ciel  daignait  vous  secourir  ; 
vous  voulez  mourir  dans  l'indigence;  vous  voulez  que  je  sois  la 
victime  d'une  vertu  dans  laquelle  il  entre  peut-être  un  peu  de 
vanité  ;  et  cette  vanité  nous  perd  l'une  et  l'autre. 

LINDANE, 

C'est  à  moi  de  mourir,  ma  chère  enfant  ;  milord  ne  m'aime 
plus;  il  m'abandonne  depuis  trois  jours;  il  a  aimé  mon  impi- 
toyable et  superbe  rivale  ;  il  l'aime  encore,  sans  doute  ;  c'en  est 
fait  ;  j'étais  trop  coupable  en  l'aimant  ;  c'est  une  erreur  qui  doit 

finir.   (EUe  écrit.) 

POLLY, 

Elle  paraît  désespérée  ;  hélas  !  elle  a  sujet  de  l'être  ;  son  état  est 
bien  plus  cruel  que  le  mien  :  une  suivante  a  toujours  des  res- 
sources ;  mais  une  personne  qui  se  respecte  n'en  a  pas. 

LINDANE,  ayant  plié  sa  lettre. 

Je  ne  fais  pas  un  bien  grand  sacrifice.  Tiens,  quand  je  ne 
serai  plus,  porte  cette  lettre  à  celui... 

POLLY. 

Que  dites-vous? 

LINDANE, 

A  celui  qui  est  la  cause  de  ma  mort  :  je  te  recommande  à  lui  ; 
mes  dernières  volontés  le  toucheront.  Va!  (Eiiercmbrasse.)  Sois  sûre 


J 


ACTE    II,    SCÈNE    YII.  44; 

que  de  tant  d'amertumes,  celle  de  n'avoir  pu  te  récompenser 
moi-même  n'est  pas  la  moins  sensible  à  ce  cœur  infortuné. 

POLLY. 

Ah  !  mon  adorable  maîtresse  !  que  vous  me  faites  verser  de 
larmes,  et  que  vous  me  glacez  d'effroi!  Que  voulez-vous  faire? 
quel  dessein  horrible  !  quelle  lettre  !  Dieu  me  préserve  de  la  lui 
rendre  jamais  !  (Eiie  déchire  la  lettre.)  Hélas  !  pourquoi  ne  vous  êtes-vous 
pas  expliquée  avec  milord  ?  Peut-être  que  votre  réserve  cruelle  lui 
aura  déplu. 

LIXDAXE. 

Tu  m'ouvres  les  yeux  ;  je  lui  aurai  déplu,  sans  doute  :  mais 
comment  me  découvrir  au  fils  de  celui  qui  a  perdu  mon  père  et 
ma  famille  ? 

POLLY. 

Quoi  !  madaniQ,  ce  fut  donc  le  père  de  milord  qui...       ^-"'"^ 

LINDAXE. 

Oui,  ce  fut  lui-même  qui  persécuta  mon  père,  qui  le  fit  con- 
damner à  la  mort,  qui  nous  a  dégradés  de  noblesse,  qui  nous  a 
ravi  notre  existence.  Sans  père,  sans  mère,  sans  bien,  je  n'ai  que 
ma  gloire  et  mon  fatal  amour.  Je  devais  détester  le  fds  de  Murray  : 
la  fortune  qui  me  poursuit  me  l'a  fait  connaître;  je  l'ai  aimé,  et 
je  dois  m'en  punir. 

POLLY. 

Que  vois-je!  vous  pâlissez,  vos  yeux  s'obscurcissent... 

LINDANE. 

Puisse  ma  douleur  me  tenir  lieu  du  poison  et  du  fer  que 
j'implorais  ! 

POLLY. 

A  l'aide,  monsieur  Fabrice,  à  l'aide  !  Ma  maîtresse  s'évanouit. 

FABRICE, 

Au  secours!  que  tout  le  monde  descende,  ma  femme,  ma  ser- 
vante, monsieur  le  gentilhomme  de  là-haut,  tout  le  monde... 

(La  femme  et  la  servante  de  Fabrice,  et  Polly,  emmènent  Lindane 
dans  sa  chambre.) 

LINDANE,  en  sortant. 

Pourquoi  me  rendez-vous  à  la  vie  ? 


^48  L'ÉCOSSAISE. 

SCÈNE  YIII. 

îklONROSE,    FABRICE. 

M  ON  ROSE. 

Qu'y  a-t-il  donc,  notre  hôte  ! 

FABRICE. 

C'était  cette  belle  demoiselle,  dont  je  vous  ai  parlé,  qui  s'éva- 
nouissait ;  mais  ce  ne  sera  rien. 

MONROSE. 

Ali!  tant  mieux,  vous  m'avez  effrayé.  Je  croyais  que  le  feu 
était  à  la  maison. 

FABRICE. 

J'aimerais  mieux  qu'il  y  lût  que  de  voir  cette  jeune  personne 
en  danger.  Si  l'Ecosse  a  plusieurs  filles  comme  elle,  ce  doit  être 
un  beau  pays. 

MONROSE, 

Quoi  !  elle  est  d'Ecosse  ? 

FABRICE. 

Oui,  monsieur,  je  ne  le  sais  que  d'aujourd'hui;  c'est  notre 
faiseur  de  feuilles  qui  me  l'a  dit,  car  il  sait  tout,  lui. 

MONROSE. 

Et  son  nom,  son  nom? 

FABRICE. 

Elle  s'appelle  Lindane.  i 

MONROSE. 

Je  ne  connais  point  ce  nom-là.  .u  so  pronùnG.)  On  ne  prononce 
point  le  nom  de  ma  patrie  que  mon  cœur  ne  soit  déchiré.  Peut- 
on  avoir  été  traité  avec  plus  d'injustice  et  de  harharie  !  Tu  es 
mort,  cruel  Murray,  indigne  ennemi  !  ton  fils  reste;  j'aurai  justice 
ou  vengeance.  0  ma  femme!  ô  mes  chers  enfants !'ma  fille!  j  ai 
donc  tout  perdu  sans  ressource!  Que  de  coups  de  poignard 
auraient  fini  mes  jours  si  la  juste  fureur  de  me  venger  ne  me 
forçait  pas  à  porter  dans  l'affreux  chemin  du  monde  ce  fardeau 
détestable  de  la  vie  ! 

FABRICE,  retenant. 

Tout  va  mieux,  Dieu  merci  ! 

MONROSE. 

Comment?  quel  changement  y  a-t-il  dans  les  affaires?  quelle 
révolution  ? 


ACTE    II,    SCÈNE   VIII.  449 

FABRICE. 

Monsieur,  elle  a  repris  ses  sens;  elle  se  porte  très-bien;  encore 
un  peu  pâle,  mais  toujours  belle. 

M  0  N  R  0  s  E. 

Ah!  ce  n'est  que  cela  ?  Il  faut  que  je  sorte,  que  j'aille,  que  je 
hasarde...  oui...  je  le  veux. 

(Il  sort.) 
FABRICE. 

Cet  homme  ne  se  soucie  pas  des  filles  qui  s'évanouissent.  S'il 
avait  vu  Lindane,  il  ne  serait  pas  si  indifférent. 


FIN    DU    DEUXIEME    ACTE. 


V.  —  Théatp.e.     IV  29 


ACTE    TROISIEME- 


SCENE    I. 

LADY   ALTON,    ANDRÉ. 

LADY    ALTON. 

Oui,  puisque  je  ne  peux  voir  le  traître  chez  lui,  je  le  verrai 
ici  :  il  y  viendra  sans  doute.  Frelon  avait  raison  ;  une  Écossaise 
cachée  ici  dans  ce  temps  de  trouble  !  elle  conspire  contre  l'État  ; 
elle  sera  enlevée,  l'ordre  est  donné  :  ah  !  du  moins,  c'est  contre 
moi  qu'elle  conspire!  c'est  de  quoi  je  ne  suis  que  trop  sûre.  Voici 
André,  le  laquais  de  milord  ;  je  serai  instruite  de  tout  mon 
malheur,  André,  vous  apportez  ici  une  lettre  de  milord,  n'est-il 
pas  vrai  ? 

ANDRÉ. 


Oui,  madame. 
Elle  est  pour  moi 


LADY    ALTON. 


ANDRE. 

Non,  madame,  je  vous  jure. 

LADY    ALTON. 

Comment?  Ne  m'en  avez-vous  pas  apporté  plusieurs  de  sa 
part? 

ANDRÉ. 

Oui  ;  mais  celle-ci  n'est  pas  pour  vous  :  c'est  pour  une  personne 
qu'il  aime  à  la  folie. 

LADY    ALTON. 

Eh  bien  !  ne  m'aimait-il  pas  à  la  folie,  quand  il  m'écrivait  ? 

ANDRÉ. 

Oh!  que  non,  madame;  il  vous  aimait  si  tranquillement-' 
mais  ici  ce  n'est  pas  de  même  ;  il  ne  dort  ni  ne  mange  ;  il  court 
jour  et  nuit  ;  il  ne  parle  que  de  sa  chère  Lindane  :  cela  est  tout 
différent,  vous  dis-je. 


I 


ACTE    111,    SCENE    1.  451 

LADY     ALTON. 

Le  perfide!  le  méchant  homme!  ^'impol■te,  je  vous  dis  quo 
cette  lettre  est  pour  moi  :  n'est-elle  pas  sans  dessus? 

ANDRÉ. 

Oui,  madame. 

LADY    ALTON. 

Toutes  les  lettres  que  vous  m'avez  apportées  n'étaient-elles  pas 
sans  dessus  aussi? 

ANDRÉ. 

Oui  ;  mais  elle  est  pour  Lindane. 

LADY    ALTON. 

Je  vous  dis  qu'elle  est  pour  moi;  et,  pour  vous  le  prouver, 
voici  dix  guinées  de  port  que  je  vous  donne. 

ANDRÉ. 

Ah!  oui,  madame,  vous  m'y  faites  penser,  vous  avez  raison,  la 
lettre  est  pour  vous,  je  l'avais  oublié...  Mais  cependant,  comme 
elle  n'était  pas  pour  vous,  ne  me  décelez  pas:  dites  que  vous 
l'avez  trouvée  chez  Lindane. 

LADY    ALTON. 

Laisse-moi  faire. 

ANDRÉ. 

Quel  mal,  après  tout,  de  donner  à  une  femme  une  lettre  écrite 
pour  une  autre?  Il  n'y  a  rien  de  perdu;  toutes  ces  lettres  se  res- 
semblent. Si  M''«^  Lindane  ne  reçoit  pas  sa  lettre,  elle  en  recevra 
d'autres.  Ma  commission  est  faite.  Oh!  je  fais  bien  mes  commis- 
sions, moi. 

(  Il  sort.) 
LADY    ALTON  ouvre  la  lettre,  et  lit. 

Lisons:  ((  Ma  chère,  ma  respectable,  ma  vertueuse  Lindane...  » 
Il  ne  m'en  a  jamais  tant  écrit...  u  II  y  a  deux  jours,  il  y  a  un 
siècle  que  je  m'arrache  au  bonheur  d'être  à  vos  pieds,  mais  c'est 
pour  vos  seuls  intérêts  :  je  sais  qui  vous  êtes,  et  ce  que  je  vous 
dois:  je  périrai,  ou  les  choses  changeront.  Mes  amis  agissent: 
comptez  sur  moi  comme  sur  Tamant  le  plus  fidèle,  et  sur  un 
homme  digne  peut-être  de  vous  servir.  » 

(  Après  avoir  lu.'i 

C'est  une  conspiration,  il  n'en  faut  point  douter  :  elle  est 
d'Ecosse;  sa  famille  est  malintentionnée;  le  père  de  Murray  a 
commandé  en  Ecosse;  ses  amis  agissent:  il  court  jour  et  nuit. 
Dieu  merci  !  j'ai  agi  aussi  ;  et,  si  elle  n'accepte  pas  mes  off"res,  elle 
sera  enlevée  dans  une  heure,  avant  que  son  indigne  amant  la 
secoure. 


4o2  L'ÉCOSSAISE. 

SCÈNE    II. 

LADV   ALTON,    POLLV.    LINDANE. 

LAD  Y    ALTON,  à  Pollj',  qui  passe  de  la  chambre  de  sa  maîtresse 
dans  une  chambre  du  café. 

Mademoiselle,  allez  dire  tout  à  l'heure  à  votre  maîtresse  qu'il 
faut  que  je  lui  parle,  qu'elle  ne  craigne  rien,  que  je  n'ai  que  des 
choses  très-agréables  à  lui  dire  ;  qu'il  s'agit  de  son  bonheur 
(avec  emportement)  et  qu'il  faut  qu'elle  vienue  tout  à  l'heure,  tout  à 
l'heure  :  entendez-vous?  qu'elle  ne  craigne  point,  vous  dis-je. 

POLLY. 

Oh,  madame  I  nous  ne  craignons  rien  :  mais  votre  physio- 
nomie me  fait  trembler. 

LADY    ALTON. 

Nous  verrons  si  je  ne  viens  pas  à  bout  de  cette  fille  vertueuse, 
avec  les  propositions  que  je  vais  lui  faire. 

LINDANE  ,  arrivant  toute  tremblante,  soutenue  par  Polly. 

Que  voulez-vous,  madame?  Venez-vous  insulter  encore  à  ma 
douleur  ? 

LADY    ALTON. 

Non  ;  je  viens  vous  rendre  heureuse.  Je  sais  que  vous  n'avez 
rien  ;  je  suis  riche,  je  suis  grande  dame  ;  je  vous  offre  un  de  mes 
châteaux  sur  les  frontières  d'Ecosse,  avec  les  terres  qui  en  dépen- 
dent ;  allez  y  viM"e  a^ec  votre  famille,  si  vous  en  avez  ;  mais  il 
faut  dans  l'instant  que  vous  abandonniez  milord  pour  jamais,  et 
qu'il  ignore,  toute  sa  vie,  votre  retraite. 

LINDANE, 

Hélas  !  madame,  c'est  lui  qui  m'abandonne  ;  ne  soyez  point 
jalouse  d'une  infortunée  ;  vous  m'offrez  en  vain  une  retraite  ;  j'en 
trouverai  sans  vous  une  éternelle,  dans  laquelle  je  n'aurai  pas  au 
moins  à  rougir  de  vos  bienfaits. 

LADY    ALTON. 

Comme  vous  me  répondez,  téméraire  ! 

LINDANE. 

La  témérité  ne  doit  point  être  mon  partage;  mais  la  fermeté  doit 
l'être.  Ma  naissance  vaut  bien  la  vôtre  ;  mon  cœur  vaut  peut-être 
mieux  ;  et,  quant  à  ma  fortune,  elle  ne  dépendra  jamais  de  per- 
sonne, encore  moins  de  ma  rivale. 

(Klle  sort.) 


ACTE   III,    SCÈNE    III. 


4.")3 


LADY    ALTON,  seulo. 

Elle  dépendra  de  moi.  Je  suis  fâchée  (fu'elle  me  réduise  à 
cette  extrémité.  Mais  enfin,  elle  m'y  a  forcée.  Infidèle  amant' 
passion  funeste. 


SCÈNE   III. 

FREEPORT,  MONROSE,  paraissent  dans  le  café  avec  LA  FEMMK  0  F 
FABRICE;  LA  SERVANTE,  LES  GARÇONS  DU  CAFK,  qaimottcn. 
tout  en  ordre;    FABRICE,     LADV    ALTON. 

LADY    ALTOX,  à  Fabrice. 

Monsieur  Fabrice,  vous  me  voyez  ici  souvent  :  c'est  votre  faute. 

FABRICE. 

Au  contraire,  madame,  nous  souhaiterions... 

LADY    ALT0\. 

J'en  suis  fâchée  plus  que  vous;  mais  vous  m'v  reverroz  encore 
vous  dis-je. 

(Elle  sort.) 
FABRICE. 

Tant  pis.  A  qui  en  a-t-elle  donc?  Quelle  différence  d'elle  à 
cette  Lmdane,  si  belle  et  si  patiente! 

FREEPORT, 


Oui.  A  propos,  vous  m^-  faites  songer  ;  elle  est,  comme  vous 
dites,  belle  et  honnête. 

FABRICE. 

Je  suis  fâché  que  ce  brave  gentilhomme  ne  l'ait  pas  vue-  il  en 
aurait  été  touché. 

MO-NROSE. 

Ah!  j'ai  d'autres  affaires  en  tête...  upan.,  Malheureux  que  ie 

SUIS  î  1         J 


FREEPORT. 


Je  passe  mon  temps  à  la  Bourse  ou  à  la  Jamaïque  :  cependant 
ta  vue  d'une  jeune  personne  ne  laisse  pas  de  réjouir  les  yeux  d'un 
galant  homme.  Vous  me  faites  songer,  vous  dis-je,  à  cette  petite 
cieature  :  beau  maintien,  conduite  sage,  belle  tète,  démarche 
non  e  ii  faut  que  je  la  voie  un  de  ces  jours  encore  une  fois... 
t^est  dommage  qu'elle  soit  si  flère. 

MOXROSE,  à  Freeport. 

Notre  hôte  m'a  confié  que  vous  en  aviez  agi  avec  elle  d'une 
manière  admirable. 


4;-4  L'ÉCOSSAISE. 

F  RE  E  PORT. 

Moi?  non...  n'en  aiiriez-vous  pas  fait  autant  à  ma  place? 

MONROSE. 

Je  le  crois,  si  j-étais  riche,  et  si  elle  le  méritait. 

Eh  bipn'  que  trouvez-vous  donc  là  cVadmirahle?  m  P-n^ '- 
gazettes.)  Ah!  ah!  vovons  ce  que  disent  les  nouveaux  papiers  d au- 
jourd'hui. Hom  !  hom!  le  lord  Falhrige  mort! 

MONROSE,   s'avaiirant. 

Falbrise  mort!  le  seul  ami  qui  me  restait  sur  la  terre!  le  seul 
dont  j'attendais  quelque  appui  !  Fortune  !  tu  ne  cesseras  jamais  de 
me  persécuter  ! 

Il  était  votre  ami  ?  j'en  suis  taché...  «  D'Edimbourg,  le  U  avril... 
On  cherche  partout  le  lord  Monrose,  condamné  depuis  onze  ans 
à  perdre  la  tête.  » 

Juste  ciel!  qu'entends-jerhem!  que  dites-vous?  milord  Mon- 
rose  condamné  à... 

Oui,  parbleu,  le  lord  Monrose...  Lisez  vous-même;  je  ne  me 
trompe  pas. 

MONROSE  lit. 

(P.oide.e„u  Oui,  cela  est  vrai...  (a  pa..)  11  laut  sortir  !^^f^^ 
crois  pas  que  la  terre  et  l'enfer  conjurés  ensemble  aient  jamais 
assemblé  tant  d'infortunes  contre  un  seul  homme,  ^a  son  vaiet  .ac,,  ,u. 
e..ans..co.ae.s.ne.,  Hé,  va  faire  seller  mes  chevaux,  et^c^e 
puisse  partir,  s'il  est  nécessaire,  à  l'entrée  de  la  nuit...  Comme  les 
nouvelles  courent  !  comme  le  mal  vole  ! 

Tl  n'y  a  point  de  mal  à  cela  ;  qu'importe  que  le  lord  Monrose 
soit  décapité  ou  non?  Tout  s'imprime,  tout  ^'^c"/'  .^^^^^  "' 
demeure  :  on  coupe  une  tète  aujourd'hui,  le  gazetier  lejbte  en- 
demain,  et  le  surlendemain  on  n'en  parle  plus,  bi  cette  dmoi- 
selle  Lindane  n'était  passifière,  j'irais  savoir  comme  elle  se  poite  . 
elle  est  fort  jolie  et  fort  honnête. 


i 


ACTE   III,    SCÈNE   IV. 

SCENE   IV. 

LES     PRKCIÎDENTS,     UN    MESSAGER     d'ÉtA' 


J-E    MESSAGER. 

^  ous  vous  appelez  Fabrice  ? 

FABRICE. 

Oui,  monsieur;  en  quoi  puis-je  vous  servir? 

LE    MESSAGER. 

Vous  tenez  un  café  et  des  appartements? 

FABRICE. 

Oui. 


4oo 


Vous  avez  chez  vous  une  jeune  Écossaise  nommée  Lindane? 

FABRICE. 

Oui,  assurément,  et  c'est  notre  i^onlieur  de  l'avoir  ciiez  nous. 

FREEPORT. 

Oui,  elle  est  jolie  et  honnête.  Tout  le  monde  m'y  fait  songer. 

Je  viens  pour  m'assurer  délie  de' la  part  du  gouvernement; 
^oila  mon  ordre. 

FABRICE. 

Je  n'ai  pas  une  goutte  de  sang  dans  les  veines. 

MOXROSE,   à  part. 

Une  jeune  Écossaise  quon  arrête  !  et  le  jour  même  que  j'arrive  ' 
i  oute  ma  fureur  renaît.  0  patrie  !  ô  famille  !  Hélas  ! 

FREEPORT. 

On  n'a  jamais  arrêté  les  filles  par  ordre  du  gouvernement  •  fi  r 
r4>r  d  Ét'at  '"''''  '  ^  "*"'  '^''  ''''  ^''^"'^  ^'^^'^'  "^«"^ie^"'  i^  »i^^- 

FABRICE. 

nmi^r'^  Trf  ''-'^'^^  ""'  aventurière,  comme  le  disait  notre 
ami  Fielon!  Cela  va  perdre  ma  maison...  me  voilà  ruiné.  Cette 
dame  de  la  cour  avait  ses  raisons,  je  le  vois  hien...  ^on,  non,  elle 
est  tres-honnete. 

LE    MESSAGER. 

Point  de  raisonnement,  en  prison,  ou  caution,  c'est  la  règle. 
Je  me  fais  caution,  moi,  ma  maison,  mon  hien,  ma  personne. 


436  L'ÉCOSSAISE. 

LE    MESSAGER. 

Votre  personne  et  rien,  c'est  la  même  chose;  votre  maison  ne 
vous  appartient  peut-être  pas  ;  votre  bien,  où  est-il?  Il  faut  de 
l'argent: 

FABRICE. 

Mon  bon  monsieur  Freeport,  donnerai-je  les  cinq  cents  guinées 
que  je  garde,  et  qu'elle  a  refusées  aussi  noblement  que  vous  les 
avez  offertes? 

FREEPORT, 

Belle  demande!  apparemment...  Monsieur  le  messager,  je 
déposocinq  cents  guinées,  mille,  deux  mille,  s'il  le  faut;  voilà 
comme  je  suis  fait.  Je  m'appelle  Freeport.  Je  réponds  de  la  vertu 
de  la  fille...  autant  que  je  peux...  mais  il  ne  faudrait  pas  qu'elle 
fût  si  fière. 

LE    MESSAGER. 

Venez,  monsieur,  faire  votre  soumission. 

FREEPORT. 

Très-volontiers,  très-volontiers. 

FABRICE. 

Tout  le  monde  ne  place  pas  ainsi  son  argent. 

FREEPORT. 

En  l'employant  à  faire  du  bien,  c'est  le  placer  au  plus  haut 
intérêt. 

(Freeport  et  le  messager  vont  compter  de  l'argent,  et  écrire  au  fond  du  café.) 


SCENE  V. 

MONROSE,    FABRICE. 

FABRICE. 

Monsieur,  vous  êtes  étonné  peut-être  du  procédé  de  M.  Free- 
port, mais  c'est  sa  façon.  Heureux  ceux  qu'il  prend  tout  d'un  coup 
en  amitié  !  11  n'est  pas  complimenteur,  mais  il  oblige  en  moins  de 
temps  que  les  autres  ne  font  des  protestations  de  services. 

MO^ROSE. 

Il  y  a  de  belles  âmes...  Que  deviendrai-je? 

FABRICE. 

Gardons-nous  au  moins  de  dire  à  notre  pauvre  petite  le  dan- 
ger qu'elle  a  couru. 

MONROSE. 

Allons,  partons  cette  nuit  même. 


ACTE    III,    SCENE    Vil.  4o7 

FABRICE, 

Il  ne  faut  avertir  les  gens  de  leur  danger  que  quand  il  est 
passé. 

MONROSE, 

Le  seul  ami  que  j'avais  à  Londres  est  mort!...  Que  fais-je  ici? 

FABRICE. 

Nous  la  ferions  évanouir  encore  une  fois. 


SCENE    YI. 

3I0NR0SE. 

On  arrête  une  jeune  Écossaise,  une  personne  qui  vit  retirée, 
qui  se  cache,  qui  est  suspecte  au  gouvernement!  Je  ne  sais... 
mais  cette  aventure  me  jette  dans  de  profondes  réflexions...  Tout 
réveille  l'idée  de  mes  malheurs,  mes  afflictions,  mon  attendrisse- 
ment, mes  fureurs. 


SCENE   VU. 

MONROSE,    POLLY. 

MON  ROSE,  apercevant  Polly  qui  passe. 

Mademoiselle,  un  petit  mot,  de  grâce...  Ètes-vous  cette  jeune 
et  aimable  personne  née  en  Ecosse,  qui... 

POLLY. 

Oui,  monsieur,  je  suis  assez  jeune;  je  suis  Écossaise,  et  pour 
aimable,  bien  des  gens  me  disent  que  je  le  suis. 

MONROSE. 

Ne  savez-vous  aucune  nouvelle  de  votre  pays  ? 

POLLY. 

Oh  !  non,  monsieur  ;  il  y  a  si  longtemps  que  je  l'ai  quitté. 

MONROSE. 

Et  qui  sont  vos  parents,  je  vous  prie? 

POLLY. 

Mon  père  était  un  excellent  boulanger,  à  ce  que  j'ai  oui  dire, 
et  ma  mère  avait  servi  une  dame  de  qualité. 

MONROSE. 

Ah!  j'entends  ;  c'est  vous  apparemment  qui  servez  cette  jeune 
personne  dont  on  m'a  tant  parlé  ;  je  me  méprenais. 


458  L'KCOSSAISR. 

POLLY. 

Vous  me  faites  bien  de  riionneur. 

.   MONROSE. 

Vous  savez  sans  doute  qui  est  votre  maîtresse? 

POLLY. 

Oui,  monsieur,  c'est  la  plus  douce,  la  plus  aimahle  fille,  la 
plus  courageuse  dans  le  malheur. 

M  ON  15 OSE. 

Elle  est  donc  malheureuse? 

POLLY. 

Oui,  monsieur,  et  moi  aussi;  mais  j'aime  mieux  la  servir  que 
d'être  heureuse. 

MONROSE. 

Mais  je  vous  demande  si  vous  ne  connaissez  pas  sa  famille. 

POLLY, 

Monsieur,  ma  maîtresse  veut  être  inconnue  :  elle  n'a  point  de 
famille  ;  que  me  demandez-vous  là  ?  pourquoi  ces  questions  ? 

MONROSE. 

Une  inconnue!  0  ciel  si  longtemps  impitoyable!  s'il  était  pos- 
sible qu'à  la  fin  je  pusse!...  Mais  quelles  vaines  chimères!  Dites- 
moi,  je  vous  prie,  quel  est  l'âge  de  votre  maîtresse? 

POLLY. 

Oh  !  pour  son  âge,  on  peut  le  dire  ;  car  elle  est  bien  au-dessus 
de  son  âge  ;  elle  a  dix-huit  ans. 

MONROSE. 

Dix-huit  ans!...  hélas!  ce  serait  précisément  l'âge  qu'aurait 
ma  malheureuse  Monrose,  ma  chère  fille,  seul  reste  de  ma  mai- 
son, seul  enfant  que  mes  mains  aient  pu  caresser  dans  son  l)er- 
ceau  :  dix-huit  ans?... 

POLLY. 

Oui,  monsieur,  et  moi  je  n'en  ai  que  vingt-deux  :  il  n'y  a  pas 
une  si  grande  différence.  Je  ne  sais  pas  pourquoi  vous  faites  tout 
seul  tant  de  réflexions  sur  son  âge. 

MONROSE. 

Dix-huit  ans  !  et  née  dans  ma  patrie  !  et  elle  veut  être  inconnue  ! 
je  ne  me  possède  plus  :  il  faut,  avec  votre  permission,  que  je  la 
voie,  que  je  lui  parle  tout  à  l'heure. 

POLLY. 

Ces  dix-huit  ans  tournent  la  tête  à  ce  bon  vieux  gentilhomme. 
Monsieur,  il  est  impossible  que  vous  voyiez  à  présent  ma  maî- 
tresse; elle  est  dans  l'affliction  la  plus  cruelle. 


ACTE    m,    SCENE    YIII.  439 

MONROSE. 

Ah  !  c'est  pour  cela  même  que  je  veux  la  voir. 

POLLV. 

De  nouveaux  chagrins  qui  l'ont  accahléo,  qui  ont  déchiré  son 
cœur,  lui  ont  fait  perdre  l'usage  de  ses  sens.  Elle  est  à  peine 
revenue  à  elle,  et  le  peu  de  repos  qu'elle  goûte  dans  ce  moment 
est  un  repos  mêlé  de  trouhle  et  d'amertume  :  de  grâce,  monsieur, 
ménagez  sa  faihlesse  et  ses  douleurs, 

MOXROSE. 

Tout  ce  que  vous  me  dites  redouble  mon  empressement.  .Je 
suis  son  compatriote  ;  je  partage  toutes  ses  afflictions  ;  je  les  dimi- 
nuerai peut-être  :  souffrez  qu'avant  de  quitter  cette  ville,  je  puisse 
entretenir  votre  maîtresse. 

POLLY. 

Mon  cher  compatriote,  vous  m'attendrissez  :  attendez  encore 
quelques  moments.  Je  vais  à  elle  :  je  reviendrai  à  vous. 


SCENE    VIII. 

MONROSE,    FABRICE. 

FABRICE,   le  tirant  par  la  manche. 

Monsieur,  n'y  a-t-il  personne  là  ? 

MONROSE. 

Que  j'attends  son  retour  avec  des  mouvements  d'impatience 
et  de  trouble  ! 

FABRICE. 

Ne  nous  écoute-t-on  point  ? 

M  ON  ROSE. 

Mon  cœur  ne  peut  suffire  à  tout  ce  qu'il  éprouve. 

FABRICE. 

On  vous  cherche... 

M  ON  ROSE,  so  tournant. 

Qui  ?  quoi  ?  comment  ?  pourquoi  ?  que  voulez-vous  dire  ? 

FABRICE. 

On  vous  cherche,  monsieur.  Je  m'intéresse  à  ceux  qui  logent 
chez  moi.  Je  ne  sais  qui  vous  êtes  :  mais  on  est  venu  me  deman- 
der qui  vous  étiez  :  on  rôde  autour  de  la  maison,  on  s'informe, 
on  entre,  on  passe,  on  repasse,  on  guette,  et  je  ne  serai  point 
surpris  si,  dans  peu,  on  vous  fait  le  même  conq)liment  qu'à 
cette  jeune  et  chère  demoiselle,  qui  est,  dit-on,  de  votre  pays. 


460 


L'ÉCOSSAIS  K. 


M  ON  KO  SE. 

Ah  !  il  faut  absolument  que  je  lui  parle  avant  de  partir. 

FABRICE. 

Partez  vite,  croyez-moi;  notre  ami  Freeport  ne  serait  peut-être 
pas  d'humeur  à  faire  pour  vous  ce  qu'il  a  fait  pour  une  belle  per- 
sonne de  dix-huit  ans. 

MO  Ml  OSE. 

Pardon...  Je  ne  sais...  où  jï'tais...  je  vous  entendais  à  peine... 
Que  faire?  où  aller,  mon  cher  hôte?  Je  ne  puis  partir  sans  la 
voir...  Venez,  que  je  vous  parle  un  moment  dans  quelque  endroit 
plus  solitaire,  et  surtout  que  je  puisse  ensuite  entretenir  cette 
jeune  Écossaise. 

FABRICE. 

Ah  :  je  vous  avais  ])ien  dit  que  vous  seriez  enfin  curieux  de  la 
voir.  Soyez  sûr  que  rien  n'est  plus  beau  et  plus  honnête. 


FIN     DU    TROISIEME    ACTE. 


ACTE    QUATRIÈME. 


SCENE  I. 

FABRICE,     FRELON,   dans  le  café,  à  une  table;    FREEPORT. 
une  pipe  à  la  main,  au  milieu  d'eux. 

f  ABRICE, 

Je  suis  obligé  de  vous  Tavouor,  monsieur  Frôlon  ;  si  tout  ce 
qu'on  dit  est  vrai,  vous  me  feriez  plaisir  de  ne  plus  fréquenter 
chez  nous. 

FRÉLOX, 

Tout  ce  qu'on  dit  est  toujours  faux  :  quelle  mouche  vous 
pique,  monsieur  Fabrice  ? 

FABRICE. 

Vous  venez  écrire  ici  vos  feuilles  :  mon  café  passera  pour  une 
boutique  de  poison. 

FREEPORT,  se  retournant  vers  Fabrice. 

Ceci  mérite  qu'on  y  pense,  voyez-vous  ? 

FABRICE. 

On  prétend  que  vous  dites  du  mal  de  tout  le  monde. 

FREEPORT,  à  Frelon. 

De  tout  le  monde,  entendez-vous?  C'est  trop. 

FABRICE. 

On  commence  même  à  dire  que  vous  êtes  un  délateur  ;inais 
je  ne  veux  pas  le  croire. 

FREEPORT,  à  Frelon. 

Ln  délateur...  entendez-vous?  cela  passe  la  raillerie. 

F  R  É  L  G  \ . 

Je  suis  un  compilateur  illustre,  un  homme  de  goût. 

FABRICE. 

De  goût  ou  de  dégoût,  vous  me  faites  tort,  vous  dis-je. 

FRÉLOX. 

Au  contraire,  c'est  moi  (pii  achalandé  votre  café  ;  c'est  moi 


^^,  L'ÉCOSSAISE. 

qui  l-ai  mis  îi  la  modo;  c'est  ma  irputation  qui  vous  attire  du 

monde. 

FABUICK. 

Plaisante  réputation!  celle  d^m  espion,  d'un  malhonnête 
homme  (pardonnez  si  je  répète  ce  qu'on  dit),  et  d'un  mauvais 
auteur  I 

FUÉLON. 

Monsieur  Fabrice,  monsieur  Fabrice,  arrêtez,  s'il  vous  plaît  : 
on  peut  attaquer  mes  mœurs;  mais  pour  ma  réputation  d'auteur, 
je  ne  le  soulï'rirai  jamais. 

FABIUCE. 

Laissez  là  vos  écrits  :  savez-vous  bien,  puisqu'il  faut  tout  vous 
dire,  que  vous  êtes  soupçonné  d'avoir  voulu  perdre  M'^^"  Lin- 
dane  ? 

FP.EEPORT. 

Si  je  le  croyais,  je  le  noierais  de  mes  mains,  quoique  je  ne 
sois  pas  méchant. 

On  prétend  que  c'est  vous 'lui  l'avez  accusée  d'être  Écossaise, 
et  qui  avez  aussi  accusé  ce  brave  gentilhomme  de  la-haut  detre 
Écossais. 

FRELON, 

Eh  bien  !  ([uel  mal  y  a-t-il  à  être  de  son  pays? 

Ou  ajoute  que  vous  avez  eu  ijl'usienrs  conférences  avec  les 
o-ens  de  cette  dame  si  colère  qui  est  venue  ici,  et  avec  ceux  de 
ce  milord  qui  n'y  vient  plus;  que  vous  redites  tout,  que  vous 
envenimez  tout. 

FUEEl'OKT,  à  Frùlun. 

Seriez-vous  un  mauvais  sujet,  en  effet?  Je  ne  les  aime  pas,  au 
moins. 

FABRICE, 

Ah  :  Dieu  merci,  je  crois  que  j'aperçois  enlin  notre  milord. 

FREEPORT. 

Un  milord!  adieu.  Je  n'aime  pas  plus  les  grands  soigneurs 
que  les  mauvais  écrivains. 

FABRICE, 

Celui-ci  n'est  pas  un  grand  seigneur  comme  un  autre, 

FREEPORT. 

OU  comme  un  autre,  ou  différent  d'un  autre,  n'importe.  Je  ne 
mo  gêne  jamais,  et  je  sors.  Mon  ami,  je  ne  sais;  il  me  revient   ^ 
toujours  dans  la  tête  une  idée  de  notre  jeune  Ecossaise  :  je  a 


ACTE    I\\    SCÈNE    II.  46.1 

reviendrai  incessamment  ;  oui,  jo  reviendrai  ;  je  veux  lui  parler 
sérieusement.  Adieu.  (En  rcvona.it.)  Dites-lui  de  ma  part  que  je  pense 
beaucoup  de  bien  d'elle. 


SCENE   II. 

LORD     MUilRAV,    pensif  et  a^'ité  ;    FRELON,    lui  faisant  la  révérence, 
qu'il  no  rogarJc  pas  ;     P' A  BRI  CE  ,    s'éloi|,'nant  un  pou. 

L  0  II  D    M  L  H  R  A  Y  ,  à  Fabrice,  d'un  air  distrait. 

Je  suis  très-aise  de  vous  revoir,  mon  brave  et  honnête  homme  : 
comment  se  porte  cette  belle  et  respectable  personne  que  vous 
avez  le  bonheur  de  posséder  chez  vous? 

FABRICE. 

Milord,  elle  a  été  très-malade  depuis  qu'elle  ne  vous  a  vu; 
mais  je  suis  sûr  (juelle  se  portera  mieux  aujourd'hui. 

LORD    MLRUAV. 

Grand  Dieu,  protecteur  de  l'innocence,  je  t'implore  pour  elle  ! 
daigne  te  servir  de  moi  pour  rendre  justice  à  la  vertu,  et  pour 
tirer  d'oppression  les  infortunés!  Grâces  à  tes  bontés  et  à  mes 
soins,  tout  m'annonce  un  succès  favorable,  -a  Fabrice  )  Ami,  laisse- 
moi  parler  en  particulier  à  cet  homme.  (En  montrant  Fréion.) 

FRÉLOX,   à  Fabrice. 

Eli  bien  !  tu  vois  qu'on  t'avait  bien  trompé  sur  mon  compte, 
et  que  j'ai  du  crédit  à  la  cour, 

FABRICE,  on  sortant. 

Je  ne  vois  point  cela. 

L  0  r>  D     M  L  R  R  A  Y  ,  à  Frelon . 

Mon  ami. 


I  FRELON. 

■        Monseigneur,  permettez-vous  que  je  vous  dédie  un  tome?... 

LORD    MLRRAY. 

Non  ;  il  ne  s'agit  jjoint  de  dédicace.  G'est  vous  qui  avez  appris 
a  mes  gens  l'arrivée  de  ce  vieux  gentilhomme  venu  d'Ecosse: 
l'est  vous  qui  l'avez  dépeint,  qui  êtes  allé  l'aire  le  même  rapport 
aux  gens  du  ministre  d'État. 

FRÉLO.V, 

Monseigneur,  je  n'ai  fait  que  mon  devoir. 

LOKD    MLRRAY  ,   lui  donnant  quelques  KU'néos. 

^'ous  m'avez  rendu  ser\ice,  sans  le  savoir;  je  ne  regarde  pas  à 
linlention  :  on   préfend  (juc  vous  vouliez  nuire,  et  que  vous 


L'ÉCOSSAISE 
4G4 


(le  votre  grenier.  Allez. 


FRELON. 


;z'izt:s:"S^::-:>^^^^^^^^^ 


injures 

ne  croyais  ' . 


SCÈNE    HT. 

LORD   MURRAY,   POLLY, 

LORD    MURRAY,  seul  un  niomcnU 


un  vioux  gcntilhomn.c  arrivé  d'Ecosse,  L.ndane  "^^  da"s  le 

■    !  !"?,.  Hélas'  s'il  était  possible  que  je  pusse  reparei  lestoils 

memepajs   HUas.j,!  e  j,„„.„„,  „ p„„,, ,„, 30,. .e .. 

démon  pee.  SI       celpe  ^^.^^^   .^^^^_^,^  ^^^^^.^,^ 

';:::r:nTrw  tans  ™„ir  icn  --^^i«;'-;„^;^- '■  ,;x.  ■;: 
"^•^r,t"r;;;'t-r;d'M  n-  ;::r:js.-ei  étLont . 

w'^'Tr,    il  a  Mlu  V   "fi.-.  Va,  le  ciel  t'inspira  bien  quand  tu  te 
"Vmos  lî'LU  e,  que  tu  m'appris  le  secret  de  sa  na.s- 


sance. 

POLLY. 


v.n  tremble  encore;  ma  maîtresse  me  Tavait  tant  défendu!  Si 

^-"-rt^:^^t;sCur:s^C^— :- 

;S,?tTne's"als\:n;mer3'aieuassezdeforcespour.asecourir. 

LORD    MURRAY. 

Tiens,  voilà  pour  le  service  que  tu  lui  as  rendu. 


Milord,  raccepte  vos  dons  :  je  ne  suis  pas  si  fiere  que  la  belle 
Lindane,  qui  n  accepte  rien,  et  qui  feint  d'être  a  son  aise,  quand 
elle  est  dans  la  plus  extrême  indigence. 

Tuste  ciel  '  la  fille  de  Mom"ose  dans  'la  pauvreté!  malheureux 
que  ;fs^^!  que  nVas-tu  dit?  combien  je  suis  coupable!  que  je 

X  ici  finit  le  rôle  de  Frelon.  Voltaire  ne  voulut  pas  lui  donner  ï>]-^f2''^- 
tanî;  Iftn  de  pouvoir  faire  accepter  la  pièce  pour  une  traduction  anglaise.  (G.  A.) 


ACTE    IV,    SCENE    IV.  465 

vais  tout  réparer!  que  son  sort  changera!  Hélas!  pourquoi  me 
l'a-t-elle  caché  ? 

POLLY. 

Je  crois  que  c'est  la  seule  fois  de  sa  vie  qu'elle  vous  trompera. 

LORD    MLRRAV. 

Entrons,  entrons  vite;  jetons-nous  à  ses  pieds  :  c'est  trop 
tarder. 

POLLY. 

Ah,  milord  !  gardez-vous-en  bien  ;  elle  est  actuellement  avec 
un  gentilhomme,  si  vieux,  si  vieux,  qui  est  de  son  pays,  et  ils  se 
disent  des  choses  si  intéressantes  ! 

LORD    MURRAY. 

Quel  est-il  ce  vieux  gentilhomme,  pour  qui  je  m'intéresse  déjà 
comme  elle? 

POLLY. 

Je  l'ignore. 

LORD    MURRAY. 

0  destinée!  juste  ciel  !  pourrais-tu  faire  que  cet  homme  fût  ce 
que  je  désire  qu'il  soit?  Et  que  se  disaient-ils,  Polly? 

POLLY. 

Milord,  ils  commençaient  à  s'attendrir;  et  comme  ils  s'atten- 
drissaient, ce  honhomme  n'a  pas  voulu  que  je  fusse  présente,  et 
je  suis  sortie. 


SCENE   IV. 

LADY   ALTON.    LORD   MURRAY,    POLLY. 

LADY   ALTON. 

Ah!  je  vous  y  prends  enfin,  perfide!  Me  voilà  sûre  de  votre 
inconstance,  de  mon  opprobre,  et  de  votre  intrigue. 

LORD    MURRAY. 

Oui,  madame,  vous  êtes  sûre  de  tout,  (a  part.)  Quel  contre-temps 
effroyable  ! 

LADY   ALTOX. 

Monstre  !  perfide  ! 

LORD   MURRAY. 

Je  puis  être  un  monstre  à  vos  yeux,  et  je  n'en  suis  pas  fâché  ; 
mais  pour  perfide,  je  suis  très-loin  de  l'être  :  ce  n'est  pas  mon 
caractère.  Avant  d'en  aimer  une  autre,  je  vous  ai  déclaré  que  je 
ne  vous  aimais  plus. 

V.  —  Thkatre.    IV.  30 


466  L'ÉCOSSAISE. 

LADY   ALTON, 

Après  une  promesse  de  mariage!  scélérat!  après  m'avoir  juré 
tant  d'amour  ! 

LORD    MLRRAY. 

Quand  je  vous  ai  juré  de  l'amour,  j'en  avais  ;  quand  je  vous  ai 
promis  de  vous  épouser,  je  voulais  tenir  ma  parole. 

LADY    ALTON. 

Eh!  qui  t'a  empêché  de  tenir  ta  parole,  paijure? 

LORD   MURRAY. 

Votre  caractère,  vos  emportements  :  je  me  mariais  pour  être 
heureux,  et  j'ai  vu  que  nous  ne  l'aurions  été  ni  l'un  ni  l'autre. 

LADY    ALTON, 

Tu  me  quittes  pour  une  vagahonde,  pour  une  aventurière. 

LORD    MURRAY, 

Je  VOUS  quitte  pour  la  vertu,  pour  la  douceur,  et  pour  les 
grâces. 

LADY   ALTON, 

Traître!  tu  n'es  pas  où  tu  crois  en  être;  je  me  vengerai  plus 
tôt  que  tu  ne  penses. 

LORD    MURRAY. 

Je  sais  que  vous  êtes  vindicative,  envieuse  plutôt  que  jalouse, 
emportée  plutôt  que  tendre  :  mais  vous  serez  forcée  à  respecter 
celle  que  j'aime, 

LADY    ALTON, 

Allez,  lâche,  je  connais  l'ohjet  de  vos  amours  mieux  que  vous  ; 
je  sais  qui  elle  est;  je  sais  qui  est  l'étranger  arrivé  aujourd'hui 
pour  elle;  je  sais  tout  :  des  hommes  plus  puissants  que  vous  sont 
instruits  de  tout;  et  hientôt  on  vous  enlèvera  l'indigne  ohjet  pour 
qui  vous  m'avez  méprisée. 

LORD    MURRAY. 

Que  veut-elle  dire,  Polly?  elle  me  fait  mourir  d'inquiétude, 

POLLY, 

Et  moi,  de  peur.  Nous  sommes  perdus, 

LORD   MURRAY, 

Ah!  madame, arrêtez-vous;  un  mot;  expliquez-vous, écoutez,,. 

LADY    ALTON, 

Je  n'écoute  point,  je  ne  réponds  rien,  je  ne  m'explique  point. 
Vous  êtes,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  un  inconstant,  un  volage, 
un  cœur  faux,  un  traître,  un  perfide,  un  homme  ahominable, 

(Elle  sort.) 


ACTE    IV,    SCÈNE   VI.  467 

SCÈNE  V. 

lor'd   MURRAV,    POLLV. 

lord  murrav. 
Que  prétend  cette  furie  ?  que  la  jalousie  est  affreuse  !  0  ciel  ! 
fais  que  je  sois  toujours  amoureux,  et  jamais  jaloux!  Que  veut- 
elle?  elle  parle  de  faire  enlever  ma  chère  Lindane  et  cet  étranger  ; 
que  veut-elle  dire?  sait-elle  quelque  chose? 

POLLY. 

Hélas!  il  faut  vous  l'avouer;  ma  maîtresse  est  arrêtée  par 
l'ordre  du  gouvernement  :  je  crois  que  je  le  suis  aussi  ;  et,  sans 
un  homme,  qui  est  la  honte  même,  et  qui  a  bien  voulu  être  notre 
caution,  nous  serions  en  prison  à  l'heure  que  je  vous  parle  :  on 
m'avait  fait  jurer  de  n'en  rien  dire;  mais  le  moyen  de  se  taire 
avec  vous  ? 

LORD    MURRAY. 

Qu'ai-je  entendu?  quelle  aventure!  et  que  de  revers  accumulés 
en  foule!  Je  vois  que  le  nom  de  ta  maîtresse  est  toujours  suspect. 
Hélas!  ma  famille  a  fait  tous  les  malheurs  de  la  sienne  :  le  ciel, 
la  fortune,  mon  amour,  l'équité,  la  raison,  allaient  tout  réparer  ; 
la  vertu  m'inspirait;  le  crime  s'oppose  à  tout  ce  que  je  tente  :  il 
ne  triomphera  pas.  N'alarme  point  ta  maîtresse;  je  cours  chez  le 
ministre  ;  je  vais  tout  presser,  tout  faire.  Je  m'arrache  au  bonheur 
de  la  voir  pour  celui  de  la  servir.  Je  cours,  et  je  revole.  Dis-lui 
bien  que  je  m'éloigne  parce  que  je  l'adore. 

(Il  sort.) 
POLLY. 

Voilà  d'étranges  aventures  !  je  vois  que  ce  monde-ci  n'est  qu'un 
combat  perpétuel  des  méchants  contre  les  bons,  et  qu'on  en  veut 
toujours  aux  pauvres  filles. 

SCÈNE   YI. 

MONROSE,     LINDANE;     POLLY  reste  un  moment, 
et  sort  à  un  signe  que  lui  fait  sa  maîtresse. 

MONROSE. 

Chaque  mot  que  vous  m'avez  dit  me  perce  l'àme.  Vous,  née 
dans  le  Locaber!  et  témoin  de  tant  d'horreurs!  persécutée, 
errante,  et  si  malheureuse  avec  des  sentiments  si  nobles  ! 


468  L'ÉCOSSAISE. 

LINDANE. 

Peut-être  je  dois  ces  sentiments  mêmes  à  mes  malheurs  ;  peut- 
être,  si  j'avais  été  élevée  dans  le  luxe  et  la  mollesse,  cette  âme, 
qui  s'est  fortifiée  par  l'infortune,  n'eût  été  que  faible. 

MONROSE. 

0  vous!  digne  du  plus  beau  sort  du  monde,  cœurmagnanime, 
âme  élevée,  vous  m'avouez  que  vous  êtes  d'une  de  ces  familles 
proscrites,  dont  le  sang  a  coulé  sur  les  échafauds,  dans  nos 
guerres  civiles,  et  vous  vous  obstinez  à  me  cacher  votre  nom  et 
votre  naissance  ! 

LINDANE. 

Ce  que  je  dois  à  mon  père  me  force  au  silence  :  il  est  proscrit 
lui-même;  on  le  cherche,  je  l'exposerais  peut-être,  si  je  me 
nommais  :  vous  m'inspirez  du  respect  et  de  l'attendrissement; 
mais  je  ne  vous  connais  pas  :  je  dois  tout  craindre.  Vous  voyez 
que  je  suis  suspecte  moi-même  ;  que  je  suis  arrêtée  et  prisonnière  ; 
un  mot  peut  me  perdre. 

MONP.OSE. 

Hélas  !  un  mot  ferait  peut-être  la  première  consolation  de  ma 
vie.  Dites-moi  du  moins  quel  âge  vous  aviez  quand  la  destinée 
cruelle  vous  sépara  de  votre  père,  qui  fut  depuis  si  malheureux  ? 

LINDANE. 

Je  n'avais  que  cinq  ans. 

MONROSE. 

Grand  Dieu,  qui  avez  pitié  de  moi  !  toutes  ces  époques  rassem- 
blées, toutes  les  choses  qu'elle  m'a  dites,  sont  autant  de  traits  de 
lumière  qui  m'éclairent  dans  les  ténèbres  où  je  marche.  0  Provi- 
dence !  ne  t'arrête  point  dans  tes  bontés  ! 

LINDANE. 

Quoi  !  vous  versez  des  larmes!  Hélas!  tout  ce  que  je  vous  ai 
dit  m'en  fait  bien  répandre. 

MONROSE,  s'essuyant  les  }-eux. 

Achevez,  je  vous  en  conjure.  Quand  votre  père  eut  quitté 
sa  famille  pour  ne  plus  la  revoir,  combien  resta tes-vous  auprès 
de  votre  mère  ? 

LINDANE. 

J'avais  dix  ans  quand  elle  mourut,  dans  mes  bras,  de  douleur 
et  de  misère,  et  que  mon  frère  fut  tué  dans  une  bataille. 

MONROSE. 

Ah  !  je  succombe  !  Quel  moment  et  quel  souvenir!  Chère  et 
malheureuse  épouse  !...  fils  heureux  d'être  mort,  et  de  n'avoir  pas 


ACTE    IV,    SCÈNE    VI.  469 

VU  tant  de  désastres!  Reconnaîtriez-vous  ce  portrait?  (u  ure  un  portrait 

de  sa  poche.) 

LIN  D  ANE. 

Que  vois-je?  est-ce  un  songe?  c'est  le  portrait  même  de  ma 
mère  :  mes  larmes  l'arrosent,  et  mon  cœur,  qui  se  fend,  s'échappe 
vers  vous. 


MOXROSE. 

Oui,  c'est  là  votre  mère,  et  je  suis  ce  père  infortuné  dont  la 
tête  est  proscrite,  et  dont  les  mains  tremblantes  vous  embrassent. 

LI.\DA\E. 

Je  respire  à  peine!  où  suis-je?  Je  tombe  à  vos  genoux!  Voici 
le  premier  instant  heureux  de  ma  vie...  0  mon  père!...  hélas! 
comment  osez-vous  venir  dans  cette  ville?  Je  tremble  pour  vous 
au  moment  que  je  goûte  le  bonheur  de  vous  voir. 

MONROSE. 

Ma  chère  fille,  vous  connaissez  toutes  les  infortunes  de  notre 
maison  ;  vous  savez  que  la  maison  des  Murray,  toujours  jalouse 
de  la  nôtre,  nous  plongea  dans  ce  précipice.  Toute  ma  famille  a 
été  condamnée;  j'ai  tout  perdu.  Il  me  restait  un  ami  qui  pouvait, 
par  son  crédit,  me  tirer  de  l'abîme  où  je  suis,  qui  me  l'avait  pro- 
mis ;  j'apprends,  en  arrivant,  que  la  mort  me  l'a  enlevé,  qu'on 
me  cherche  en  Ecosse,  que  ma  tête  y  est  à  prix.  C'est  sans  doute 
le  tils  de  mon  ennemi  qui  me  persécute  encore  :  il  faut  que  je 
meure  de  sa  main,  ou  que  je  lui  arrache  la  vie. 

LINDANE. 

Vous  venez,  dites-vous,  pour  tuer  milord  Murray? 

MOXROSE. 

Oui,  je  vous  vengerai,  je  vengerai  ma  famille,  ou  je  périrai  ; 
je  ne  hasarde  qu'un  reste  de  jours  déjà  proscrits. 

LINDANE. 

0  fortune  !  dans  quelle  nouvelle  horreur  tu  me  rejettes  !  Que 
faire?  quel  parti  prendre?  Ah,  mon  père! 

MOXROSE. 

Ma  fille,  je  vous  plains  d'être  née  d'un  père  si  malheureux. 

LINDANE. 

Je  suis  plus  à  plaindre  que  vous  ne  pensez...  Étes-vous  bien 
résolu  à  cette  entreprise  funeste  ? 

MONROSE. 

Résolu  comme  à  la  mort. 

—  LINDANE. 

p     Mon  père,  je  vous  conjure,  par  cette  vie  fatale  que  vous  m'avez 
donnée,  par  vos  malheurs,  par  les  miens,  qui  sont  peut-être  plus 


470  L'ÉCOSSAISE. 

grands  que  les  vôtres,  de  ne  me  pas  exposer  à  l'horreur  de  vous 
perdre  lorsque  je  vous  retrouve...  Ayez  pitié  de  moi,  épargnez 
votre  vie  et  la  mienne. 

MONROSE. 

Vous  m'attendrissez;  votre  voix  pénètre  mon  cœur;  je  crois 
entendre  celle  de  votre  mère.  Hélas!  que  voulez-vous? 

LIXDANE. 

Que  vous  cessiez  de  vous  exposer,  que  vous  quittiez  cette 
ville  si  dangereuse  pour  vous...  et  pour  moi...  Oui,  c'en  est  fait, 
mon  parti  est  pris.  Mon  père,  je  renoncerai  à  tout  pour  vous... 
oui,  à  tout...  Je  suis  prête  à  vous  suivre  :  je  vous  accompagnerai, 
s'il  le  faut,  dans  quelque  île  affreuse  des  Orcades*  ;  je  vous  y  ser- 
virai de  mes  mains;  c'est  mon  devoir,  je  le  remplirai...  C'en  est 
fait,  partons. 

MONROSE. 

Vous  voulez  que  je  renonce  à  vous  venger  ? 

LINDANE. 

Cette  vengeance  me  ferait  mourir  :  partons,  vous  dis-je. 

MONROSE. 

Eh  bien  !  l'amour  paternel  l'emporte  :  puisque  vous  avez  le 
courage  de  vous  attacher  à  ma  funeste  destinée,  je  vais  tout  pré- 
parer pour  que  nous  quittions  Londres  avant  qu'une  heure  se 
passe  ;  soyez  prête,  et  recevez  encore  mes  embrassements  et  mes 
larmes. 


SCENE    YII. 

LINDANE,    POLLV. 

LINDA-XE. 

C'en  est  fait,  ma  chère  Polly,  je  ne  reverrai  plus  milord  Mur- 
ray  ;  je  suis  morte  pour  lui, 

POLLY. 

^ous  rêvez,  mademoiselle;  vous  le  reverrez  dans  quelques 
minutes.  Il  était  ici  tout  à  l'heure. 

LIXDAXE. 

Tl  est  ici,  et  il  ne  m'a  point  vue  !  c'est  là  le  comble,  0  mon 
malheureux  père  !  que  ne  suis-je  partie  plus  tôt! 


1.  Voltaire  cherche  à  rappeler  ici  les  infortunes  de  Charles-Edouard.  Voyez  le 
Précis  du  siècle  de  Louis  XV.  (G.  A,) 


^1 


ACTE    IV,    SGKNE    VU.  474 

POLLY, 

S'il  n'avait  pas  été  interrompu  par  cette  détestable  milady 
Alton... 

LINDANE. 

Quoi  !  c'est  ici  même  qu'il  l'a  vue  pour  me  braver,  après  avoir 
été  trois  jours  sans  me  voir,  sans  m'écrire!  Peut-on  plus  indigne- 
ment se  voir  outrager?  Va,  sois  sûre  que  je  m'arracherais  la  vie 
dans  ce  moment,  si  ma  vie  n'était  pas  nécessaire  à  mon  père. 

POLLV. 

Mais,  mademoiselle,  écoutez-moi  donc;  je  vous  jure  que 
milord... 

LINDAXE. 

Lui  perfide  !  c'est  ainsi  que  sont  faits  les  hommes  !  Père  infor- 
tuné, je  ne  penserai  désormais  qu'à  vous. 

POLLY. 

Je  vous  jure  que  vous  avez  tort,  que  milord  n'est  i)oint  per- 
fide, que  c'est  le  plus  aimable  homme  du  monde,  qu'il  vous  aime 
de  tout  son  cœur,  qu'il  m'en  a  donné  des  marques, 

LINDANE. 

La  nature  doit  l'emporter  sur  l'amour  :  je  ne  sais  où  je  vais,  je 
ne  sais  ce  que  je  deviendrai  ;  mais  sans  doute  je  ne  serai  jamais  si 
malheureuse  que  je  le  suis. 

POLLY, 

Vous  n'écoutez  rien  :  reprenez  vos  esprits,  ma  chère  maîtresse  ; 
on  vous  aime. 

LINDANE. 

Ah  !  Polly,  es-tu  capable  de  me  suivre? 

POLLY. 

Je  vous  suivrai  jusqu'au  bout  du  monde  :  mais  on  vous  aime, 
vous  dis-je. 

LINDANE. 

Laisse-moi,  ne  me  parle  point  de  milord.  Hélas! quand  il  m'ai- 
merait, il  faudrait  partir  encore.  Ce  gentilhomme  que  tu  as  vu 
avec  moi... 

POLLY. 

Eh  bien  ? 

LINDANE. 

Viens,  tu  apprendras  tout  :  les  larmes,  les  soupirs,  me  suf- 
foquent. Allons  tout  préparer  pour  notre  départ. 

FIN    DU    QUATRIÈME    ACTE. 


ACTE    CINQUIÈME. 


SCENE    I. 

LINDANE,    FREEPORT,    Fx\BRICE. 

FABRICE. 

Cela  perce  le  cœur,  mademoiselle:  Polly  fait  votre  paquet, 
vous  nous  quittez. 

LINDANE. 

Moucher  hôte,  et  vous,  monsieur,  à  qui  je  dois  tant,  vous  qui 
avez  déployé  un  caractère  si  généreux,  car  on  m'a  dit  ce  que  vous 
avez  fait  pour  moi,  vous  ne  me  laissez  que  la  douleur  de  ne  pou- 
voir reconnaître  vos  hienfaits  ;  mais  je  ne  vous  oublierai  de  ma 
vie. 

FREEPORT. 

Qu'est-ce  donc  que  tout  cela  ?  qu'est-ce  que  c'est  que  ça  ?  qu'est- 
ce  que  ça?  Si  vous  êtes  contente  de  nous,  il  ne  faut  point  vous  en 
aller:  est-ce  que  vous  craignez  quelque  chose?  Vous  avez  tort; 
une  fille  n'a  rien  à  craindre. 

FABRICE. 

Monsieur  Freeport,  ce  vieux  gentilhomme  qui  est  de  son 
pays  fait  aussi  son  paquet.  Mademoiselle  pleurait,  et  ce  monsieur 
pleurait  aussi,  et  ils  partent  ensemble.  Je  pleure  aussi  en  vous 
parlant. 

FREEPORT. 

Je  n'ai  pleuré  de  ma  vie  :  fi  !  que  cela  est  sot  de  pleurer  !  les 
yeux  n'ont  point  été  donnés  à  l'iiomme  pour  cette  besogne.  Je 
suis  affligé,  je  ne  le  cache  pas;  et  quoiqu'elle  soit  fière,  comme  je 
le  lui  ai  dit,  elle  est  si  honnête  qu'on  est  fâché  de  la  perdre.  Je 
veux  que  vous  m'écriviez,  si  vous  vous  en  allez,  mademoiselle  :  je 
vous  ferai  toujours  du  bien...  Nous  nous  retrouverons  peut-être 
un  jour,  que  sait-on  ?  Ne  manquez  pas  de  m'écrire...  n'y  manquez 
pas. 


ACTE    V,    SCÈNE    II.  473 

LINDANE. 

Je  VOUS  le  jure  avec  la  plus  vive  reconnaissance;  et  si  jamais 
la  fortune... 

FREEPORT. 

Ah  !  mon  ami  Fabrice,  cette  personne-là  est  très-bien  née.  Je 
serais  très-aise  de  recevoir  de  vos  lettres  :  n'allez  pas  y  mettre  de 
l'esprit,  au  moins. 

FABRICE. 

Mademoiselle,  pardonnez  ;  mais  je  songe  que  vous  ne  pouvez 
partir,  que  vous  êtes  ici  sous  la  caution  de  M.  Freeport,  et  qu'il 
perd  cinq  cents  guinées  si  vous  nous  quittez. 

LINDANE. 

0  ciel  !  autre  infortune,  autre  humiliation  :  quoi  !  il  faudrait 
que  je  fusse  enchaînée  ici,  et  que  milord...  et  mon  père... 

FREEPORT,   à  Fabrice. 

Oh  !  qu'à  cela  ne  tienne  :  quoiqu'elle  ait  je  ne  sais  quoi  qui  me 
touche,  qu'elle  parte  si  elle  en  a  envie.  Je  me  soucie  de  cinq  cents 
guinées  comme  de  rien.  (Bas,  à  Fabrice.)  Fourre-lui  encore  les  cinq 
cents  autres  guinées  dans  sa  valise.  Allez,  mademoiselle,  partez 
quand  il  vous  plaira  :  écrivez-moi,  revoyez-moi,  quand  vous 
reviendrez...  car  j'ai  conçu  pour  vous  beaucoup  d'estime  et  d'af- 
fection. 


SCENE  II. 

LORD    MURRAY,     ET     SES    GENS,   dans  l'enfoncement  ;    LINDANE, 
ET     LES     PRÉCÉDENTS,   sur  le  devant. 

LORD    MURRAY,  à  ses  gens. 

Restez  ici,  vous  ;  vous,  courez  à  la  chancellerie,  et  rapportez- 
moi  le  parchemin  qu'on  expédie,  dès  qu'il  sera  scellé.  Vous,  qu'on 
aille  préparer  tout  dans  la  nouvelle  maison  que  je  viens  dé  louer. 

(11  tirn  un  papier  de  sa  poche  et  le  lit.)  Qucl  boulieur  d'aSSUrCr  CClui  dC   Llll- 

dane! 

LINDANE,  càPûlly. 

Hélas!  en  le  voyant,  je  me  sens  déchirer  le  cœur. 

FREEPORT. 

Ce  milord-là  vient  toujours  mal  à  propos  :  il  est  si  beau  et  si 
bien  mis  qu'il  me  déplaît  souverainement;  mais,  après  tout,  que 
cela  me  fait-il  ?  j'ai  quelque  affection...  mais  je  n'aime  point,  moi. 
Adieu,  mademoiselle. 


474  L'ÉCOSSAISE. 

LINDANE. 

Je  ne  partirai  point  sans  vous  témoigner  encore  ma  reconnais- 
sance et  mes  regrets. 

FREEPORT, 

Non,  non;  point  de  ces  cérémonies-là,  vous  m'attendririez 
peut-être  :  je  vous  dis  que  je  n'aime  point...  je  vous  verrai  pour- 
tant encore  une  fois;  je  resterai  dans  la  maison,  je  veuxvousvoir 
partir.  Allons,  Fabrice,  aider  ce  bon  gentilhomme  de  là-haut  :  je 
me  sens,  vous  dis-je,  de  la  bonne  volonté  pour  cette  demoiselle. 


SCENE  m. 

LOKD   MURRAY,    LINDANE,    POLLV. 

LORD    MURRAY. 

Enfin  donc  je  goûte  en  liberté  le  charme  de  votre  vue.  Dans 
quelle  maison  vous  êtes  !  elle  ne  vous  convient  pas  :  une  plus 
digne  de  vous  vous  attend.  Quoi  !  belle  Lindane,  vous  baissez  les 
yeux,  et  vous  pleurez  !  Quel  est  cet  homme  qui  vous  parlait?  vous 
aurait-il  causé  quelque  chagrin?  il  en  porterait  la  peine  sur 
l'heuro. 

LINDANE,  en  essuyant  ses  larmes. 

Hélas!  c'est  un  bonhomme,  un  homme  vertueux,  qui  a  eu 
pitié  de  moi  dans  mon  cruel  malheur,  qui  ne  m'a  point  aban- 
donnée, qui  n'a  pas  insulté  à  mes  disgrâces,  qui  n'a  point  parlé 
ici  longtemps  à  ma  rivale  en  dédaignant  de  me  voir;  qui,  s'il 
m'avait  aimée,  n'aurait  point  passé  trois  jours  sans  m'écrire. 

LORD    MURRAY. 

Ah!  croyez  que  j'aimerais  mieux  mourir  que  de  mériter  le 
moindre  de  vos  reproches:  je  n'ai  été  absent  que  pour  vous,  je 
n'ai  songé  qu'à  vous,  je  vous  ai  servie  malgré  vous;  si,  en  reve- 
nant ici,  j'ai  trouvé  cette  femme  vindicative  et  cruelle  qui  voulait 
vous  perdre,  je  ne  me  suis  échappé  un  moment  que  pour  préve- 
nir ses  desseins  funestes.  Grand  Dieu  !  moi,  ne  vous  avoir  pas 
écrit  ! 

LINDANE. 

Non. 

LORD    MURRAY. 

Elle  a,  je  le  vois  bien,  intercepté  mes  lettres:  sa  méchanceté 
augmente  encore,  s'il  se  peut,  ma  tendresse;  qu'elle  rappelle  la 


ACTE    Y,    SCENE    III.  475 

vôtre.  Ah!  cruelle,  pourquoi  m'avez-vous  caché  votre  nom  illustre, 
et  l'état  malheureux  où  vous  êtes,  si  peu  fait  pour  ce  grand  nom  ? 

LI>fDANE. 

Qui  vous  l'a  dit? 

LORD    MU  P,  P,  A  Y  ,  montrant  Polly. 

Elle-même,  votre  confidente, 

LINDANE. 

Quoi  !  tu  m'as  trahie? 

POLLY. 

Vous  vous  trahissiez  vous-même  ;  je  vous  ai  servie. 

LI.NDAXE. 

Eh  hien  !  vous  me  connaissez  :  vous  savez  quelle  haine  a  tou- 
jours divisé  nos  deux  maisons  ;  votre  père  a  fait  condamner  le 
mien  à  la  mort;  il  m'a  réduite  à  cet  état  que  j'ai  voulu  vous  cacher. 
Et  vous,  son  fils  !  vous  !  vous  osez  m'aimer  ! 

LOP.D     ML!  p.  HA  Y. 

Je  vous  adore,  et  je  le  dois.  Mon  cœur,  ma  fortune,  mon  sang- 
est  à  vous  ;  confondons  ensemhle  deux  noms  ennemis  :  j'apporte 
à  vos  pieds  le  contrat  de  notre  mariage  ;  daignez  l'honorer  de  ce 
nom  qui  m'est  si  cher.  Puissent  les  remords  et  l'amour  du  fils 
réparer  lesfautes  du  père  ! 

LINDANE. 

Hélas!  et  il  faut  que  je  parte,  et  que  je  vous  quitte  pour  jamais. 

LORD    ML'RRAY. 

Que  vous  partiez  !  que  vous  me  quittiez  !  Vous  me  verrez  plutôt 
expirer  à  vos  pieds.  Hélas  !  daignez-vous  m'aimer? 

POLLY. 

Vous  ne  partirez  point,  mademoiselle  ;  j'y  mettrai  hon  ordre  : 
vous  prenez  toujours  des  résolutions  désespérées.  Milord,  secon- 
dez-moi bien. 

LORD    MURRAY. 

Eh!  qui  a  pu  vous  inspirer  le  dessein  de  me  fuir,  de  rendre 
tous  mes  soins  inutiles  ? 

LINDANE. 

Mon  père. 

LORD    MURRAY. 

Votre  père?  Eh!  où  est-il?  que  veut-il  ?  que  ne  me  parlez-vous? 

LINDANE. 

H  est  ici  :  il  m'emmène  ;  c'en  est  fait. 

LORD    MURRAY. 

Non,  je  jure  par  vous  qu'il  ne  vous  enlèvera  pas.  11  est  ici? 
conduisez-moi  à  ses  pieds. 


476  L'ÉCOSSAISE. 

LINDANE. 

Ahîmilord,  gardez  qu'il  ne  vous  voie;  il  n'est  venu  ici  que 
pour  finir  ses  malheurs  en  vous  arrachant  la  vie,  et  je  ne  fuyais 
avec  lui  que  pour  détourner  cette  horrihle  résolution. 

LORD    MURRAY. 

La  vôtre  est  plus  cruelle  :  croyez  que  je  ne  le  crains  pas,  et 
que  je  le  ferai  rentrer  en  lui-même.  (En  se  retournant.)  Quoi  !  on  n'est 
pas  encore  revenu?  Ciel!  (jue  le  mal  se  fait  rapidement,  et  lehien 
avec  lenteur  ! 

LINDANE, 

Le  voici  qui  vient  me  chercher  :  si  vous  m'aimez,  ne  vous 
montrez  pas  à  lui,  privez-vous  de  ma  vue,  épargnez-lui  l'horreur 
de  la  vôtre,  éloignez-vous  du  moins  pour  quelque  temps, 

LORD   MURRAY, 

Ah!  que  c'est  avec  regret!  mais  vous  m'y  forcez  :  je  vais  ren- 
trer ;  je  vais  prendre  des  armes  qui  pourront  faire  tomber  les 
siennes  de  ses  mains. 


SCENE    ÏV. 

MONROSE,   LINDANE. 

MONROSE, 

Allons,  ma  chère  fille,  seul  soutien,  unique  consolation  de  ma 
déplorable  vie!  partons, 

LINDANE, 

Malheureux  père  d'une  infortunée!  je  ne  vous  abandonnerai 
jamais  :  cependant  daignez  souffrir  que  je  reste  encore. 

MONROSE, 

Quoi!  après  m'avoir  si  fort  pressé  vous-même  de  partir!  après 
m'avoir  offert  de  me  suivre  dans  les  déserts  où  nous  allons  cacher 
nos  disgrâces!  Avez-vous  changé  de  dessein  ?Avez-vous  retrouvé  et 
perdu  en  si  peu  de  temps  le  sentiment  de  la  nature? 

LINDANE, 

Je  n'ai  point  changé,  j'en  suis  incapable...  je  vous  suivrai... 
mais,  encore  une  fois,  attendez  quelque  temps;  accordez  cette 
grâce  à  celle  qui  vous  doit  des  jours  si  remplis  d'orages  ;  ne  me 
refusez  pas  des  instants  i)récieux. 

MONROSE. 

Ils  sont  précieux  en  effet,  et  vous  les  perdez  :  songez-vous  que 
nous  sommes  à  chaque  moment  en  danger  d'être  découverts,  que 


ACTE    V,    SCÈNE   VI.  477 

VOUS  avez  été  arrêtée,  qu'on  me  cherche,  que  vous  pouvez  voir 
demain  votre  père  périr  par  le  dernier  supphce  ? 


LINDANE. 


Ces  mots  sont  un  coup  de  foudre  pour  moi  :  je  n'y  résiste  plus- 
fai  honte  d'avoir  tardé...  Cependant  j'avais  quelque  espoir  ' 
N  importe,  vous  êtes  mon  père,  je  vous  suis.  Ah,  malheureuse!  '" 

SCÈNE  V. 

FREEPORT    ET    FARRICE,   paraissant  d'un  côté,  tandis  que  MONROSE 
ET    SA     FILLE    parlent  de  l'autre. 

FREEPORT,  à  Fabrice. 

Sa  suivante  a  pourtant  remis  son  paquet  dans  sa  chamhre  • 
elles  ne  partiront  point.  J'en  suis  bien  aise  ;  je  m  accoutumais  à 
eile:  je  ne  1  aime  point  ;  mais  elle  est  si  hien  née  que  je  la  vovais 
partir  avec  une  espèce  d'inquiétude  que  je  n'ai  jamais  sentie  une 
espèce  de  trouhle...  je  ne  sais  quoi  de  fort  extraordinaire. 

MONROSE,    àFreeport. 

Adieu,  monsieur  ;  nous  partons  le  cœur  plein  de  vos  hontes  • 
je  n  ai  jamais  connu  de  ma  vie  un  plus  digne  homme  que  vous  • 
vous  me  faites  pardonner  au  genre  humain. 

FREEPORT. 

Vous  partez  donc  avec  cette  dame?  Je  n'approuve  point  cela  ■ 
TOUS  devriez  rester.  Il  me  vient  des  idées  qui  vous  conviendroni 
peut-être  :  demeurez. 

SCÈNE  VI. 

LES    précédents;    LORD    MURRAY,    dans  le  fond,  recevant 
un  rouleau  de  parchemin  de  la  main  de  ses  gens. 

LORD   MURRAY. 

Ah!  je  le  tiens  enfin  ce  gage  de  mon  bonheur!  Soyez  héni 
o  ciel  !  qui  m'avez  secondé.  ' 

FREEPORT. 

Quoi  !verrai-je  toujours  ce  maudit  milord?  Que  cet  homme 
me  choque  avec  ses  grâces  !  i^uinmc 

MONROSE,  à  sa  fille,  tandis  que  milord  Murray  parle  à  son  domestique. 

Quel  est  cet  homme,  ma  fille? 


478  L'ÉCOSSAISE. 

LIXDANE. 

Mon  père,  cest...  0  ciel!  ayez  pitié  de  nous. 

FABRICE. 

Monsieur,  cest  milord  Miirray,  le  plus  galant  homme  de  la 
cour,  le  plus  généreux. 

MONROSE. 

Murravî  grand  Dieu!  mon  fatal  ennemi,  qui  vient  encore 
insulter  à  tant  de  malheurs  !  (n  tire  son  épée.)  Il  aura  le  reste  de  ma 
vie,  ou  moi  la  sienne. 

LINDAXE. 

Que  faites-vous,  mon  père?  arrêtez. 

MONROSE. 

Cruelle  fille  !  c'est  ainsi  que  vous  me  trahissez  ? 

F  \BRICE  ,  se  jetant  au-devant  do  Monrose. 

Monsieur,  point  de  violence  dans  ma  maison,  je  vous  en  con- 
jure :  vous  me  perdriez. 

FREEPOUT. 

Pourquoi  empêcher  les  gens  <ie  se  hattrc  quand  ils  en  ont 
envie?  Les  volontés  sont  lihres,  laissez-les  faire. 

LORD    MURRAY,  toujours  au  fond  du  théâtre,  à  Monrose. 

Vous  êtes  le  père  de  cette  respectable  personne,  n'est-il  pas 
vrai  ? 

LIXDANE. 

Je  me  meurs. 

MONROSE. 

Oui,  puisque  tu  le  sais,  je  ne  le  désavoue  pas.  Viens,  fils  cruel 
d-un  père  cruel,  achève  de  te  baigner  dans  mon  sang. 

FABRICE. 

Monsieur,  encore  une  fois... 

LORD    MURRAY. 

^e  farrêtez  pas,  j'ai  de  quoi  le  désarmer,  aitire  son  épée.) 

LINDANE,    entre  les  bras  de  Polly. 

Cruel!  VOUS  oseriez!... 

LORD    MURRAY. 

Oui    j'ose...  Père  de  la  vertueuse  Lindane,  je  suis  le  fils  de 
votre  ennemi,  (ii  jette  son  épée.,  C'est  ainsi  que  je  me  bats  contr^ 
vous. 

FREEPORT. 

En  voici  bien  d'une  autre  ! 

LORD    MURRAY. 

Percez  mon  cœur  d'une  main  ;  mais  de  l'autre  prenez  cet  écrit; 

lisez,  et  connaissez-moi.  ai  m  donne  le  rouleau.) 


ACTE    V,    SCÈNE    VI.  4-y 

MONROSE. 

Que  vois-je?  ma  grâce!  le  rétablissement  de  ma  maison  '  0 
ciel!  et  c'est  à  vous,  c'est  à  vous,  Murray,  que  je  dois  tout'  \h - 
mon  bienfaiteur!...  m  veut  se  jeter  à  se.  pied.)  Vous  triomphez  de  moi 
plus  que  si  j'étais  tombé  sous  vos  coups. 

LIXDANE. 

Ah  !  que  je  suis  heureuse  !  mon  amant  est  digne  de  moi. 

LORD    MURRAY, 

Eml)rassez-moi,  mon  père. 

-MOXROSE. 

Hélas!  et  comment  reconnaître  tant  de  générosité? 

LORD    MURRAY,   en  montrant  Lindane. 

\oiU\  ma  récompense. 

MOXROSE. 

Le  père  et  la  fille  sont  à  vos  genoux  pour  jamais. 

FREEPORT,    à  Fabrice. 

Mon  ami,  je  me  doutais  ])ien  que  cette  demoiselle  n'était  pas 
aite  pour  moi;  mais,  après  tout,  elle  est  tombée  en  bonnes  mains 
et  cela  me  fait  plaisir*. 

1.  «  Los  Italiens,  dit  Lessing,  ont  aussi  une  traduction  de  r Écossaise,  qui  se 
trouve  dans  Ja  première  partie  de  la  Bibliothèque  théâtrale  de  Diodati.  Elle  suit 
pas  a  pas  l'original,  comme  fait  la  traduction  allemande;  seulement,  pour  ^con- 
clure, elle  a  une  scène  de  plus.  Voltaire  dit  que  dans  l'original  anglais  Frelon  à  la 
hn,  est  puni,  mais  que  ce  châtiment  lui  a  paru  nuire  d'autant  plus  à  l'intérêt 
principal  de  la  pièce  qu'il  est  mérité  :  c'est  pourquoi  il  n'en  parle  pas.  Mais  cette 
excuse  n  a  pas  semblé  suffisante  au  traducteur  italien;  et  il  a  complété  la  pièce 
parla  punition  de  Frelon,  attendu  que  les  Italiens  sont  grands  amis  de  la  justice 
en  poésie.  »  "  j       ^^ 


FIN  DE  l'Écossaise. 


VâRIA]NTES 

DE   LA  COMÉDIE    fliCOSSAISE. 


Page  4M,  ligne  U.  -  Celte  dern.ère  phrase  fat  aioutée  après  la  première 
édition.  (B.) 

Page42o,  ligne  26.  -Édition  de  1760: 

les  fonds  publics. 

maréchal  de  Richelieu,  commandant  de  l'e.pédition.  (B.) 
//,tc/.,  ligne  39.  -  Édition  de  1760.- 

Et  moi,  je  vous  disque  les  fonds  baislenre;  qu'il  faut  envoyer  un  autre  ambas- 
sadeur  à  la  Forte. 

Page  426,  ligne  9.  -  Les  cinq  derniers  mots  n'étaient  i3as  dans  la  pre- 
mière  édition.  (B.) 

md.^  ligne  29.  -  Toute  la  fin  de  celte  scène  fut  ajoutée  à  la  représen- 
tation. (B.) 

Page  428,  ligne  4  8.  -  La  première  et  la  plupart  des  éditions  contien- 
nent  de  plus  ces  mots  : 

...  et  qui  est  nourrie  par  charité, 
qui.  supprimés  dans  l'édition  de  1760,  à  laquelle  je  n^'astreins,  ont   été 
Cependant  conservés  dans  l'édition  de  1761  et  les  suivantes.  (B.) 


VARIANTES    DE    L'ÉCOSSAISE.  481 

Page  429.  ligne  -10.  —  Dans  toutes  les  éditions,  autres  que  celle  qui  m'a 
servi  de  copie,  on  lit  : 

Je  conclus  qu'elles  meurent  de  faim.  (B.) 

Ibid.,  ligne  13.  —  Cette  dernière  phrase  fut  ajoutée  ii  la  représenta- 
tion. (B.) 

Ibid.,  ligne  22.  —  Dans  toutes  les  éditions,  autres  que  celle  qui  m'a 
servi  de  copie,  il  y  a  : 

...et  un  cœur  de  boue.  (B.) 

Ibid.,  ligne  '.M.  —  Dans  les  éditions  ordinaires  on  lit  de  plus  ici  : 
Je  veux  bien  vivre  de  pain  et  d'eau.  (B.) 

Page  430,  ligne  40.  —  Cette  phrase  et  les  quatre  qui  la  suivent  n'étaient 
pas  dans  l'édition  de  1760.    B.) 

Page  432,  ligne  23.  —  Les  éditions  autres  que  celle  que  j'ai  prise  pour 
copie  portent  : 

...  me  paraît  tout  votre  fait.  (B.) 

Ibid.,  ligne  41.  —  Dans  les  éditions  autres  que  celle  à  laquelle  je 
me  suis  astreint,  on  lit  de  plus  ici  : 

LINDANE. 

Ail,  Polly  I  il  est  deux  heures,  et  milord  Murray  ne  viendra  point! 

FABUICE. 

Eh  bien!  madame,  ce  milord  dont  vous  parlez,  je  sais  que  c'est  l'homme  le  plus 
vertueux  de  la  cour;  vous  ne  l'avez  jamais  reçu  ici  que  devant  témoins  :  pourquoi 
n'avoir  pas  fait  avec  lui,  honnêtement,  devant  témoins,  quelques  petits  repas  que 
j'aurais  fournis?  C'est  peut-être  votre  parent?  (B.) 

Page  434,  ligne  8.  —  Les  éditions  autres  (jue  celle  que  -j'ai  suivie 
portaient  : 

Eh  bien!  madame,  rentrez  donc  toute  dans  vous-même.  (B.) 

Ibid.,  ligne  16.  —  Les  éditions  de  1760  contiennent  de  plus  ce» 
mots: 

...  sa  suivante  présente.  CB.) 

Page  43o,  ligne  2.  —  Ce  couplet  et  les  cinq  qui  le  suivent  ne  sont  pas 
dans  les  éditions  de  1760;  ils  n'ont  été  ajoutés  que  plusieurs  années  après.  'B.^ 

Ibid.,  ligne  4L  —  Dans  les  éditions  ordinaires  on  lisait  de  plus  : 
Ne  le  gardez  pas,  au  moins;  il  faut  le  rendre,  ou  je...  (B.) 
V.  —  Théâtre.     IV.  31 


482  VARIANTES    DE    L'ÉCOSSAISE. 

Page  436,  ligne  14.  —  Dans  les  éditions  autres  que  celle  que  j'ai  prise 
pour  copie,  la  scène  se  terminait  ainsi  : 

...  Polly,  c'en  est  fait;  viens  m'aidera  cacher  la  dernière  de  mes  douleurs. 

pot,  I.  Y. 

Qu'est-il  donc  arrivé,  ma  rhèré  maîtresse,  et  qu'est  devenu  votre  courage? 

LINDAiSE. 

On  en  a  contre  l'infortune, l'injustice,  l'indigence;  il  y  a  cent  traits  qui  s'émous- 
sent  sur  un  cœur  noble;  il  en  vient  un  qui  porte  enfin  le  coup  de  la  mort.  (B.j 

Page  437,  ligne  13.  —  Dans  les  différentes  éditions,  on  lisait  de  plus  : 
...  devant  des  gens  de  conséquence?  (B.) 

Ihid.,  ligne  21.  —  Dans  l'édition  originale,  et  dans  beaucoup  d'autres, 
il  y  a  : 

...  votre  rivale,  pour  ses  mauvaises  intentions,  dans  la  prison  où  j'ai  déjà  été 
pour  mes  feuilles.  (B.) 

Ibid.,  ligne  24.  —  Cette  phrase  :  le  iiainie,  etc.,   est  supprimée  dans 
beaucoup  d'éditions.  (B.) 

Page  438,  ligne  2.   —  Dans    es  éditions  autres  que  celle  dont  je  me 
suis  servi  pour  copie  on  lisait  de  plus  : 

Tu  n'es  pas  un  imbécile,  comme  on  le  dit.  (B.) 

Ibid.,  ligne  22.  —  On   lisait  dans  l'édition   originale  et   dans  beaucoup 
d'autres  : 

...  de  bassesse;  il  me  ferait,  je  crois,  haïr  la  vengeance.  Je  sens  que  je   pren- 
drais, etc.  (B.) 

Page  440,  ligne  40.  —  Dans  la  première  édition  il  y  avait  : 

J'aime  qu'on  se  retire;  je  me  retirerai  avec  elle.  Qu'on  me  la  fasse  venir. 

Les  mots  que  j'ai  imprimés  en   italique,  et  que  Voltaire  a  supprimés, 
avaient  été  critiqués  par  Fréron,  Année  littéraire,  '1760,  IV,  107.  (B.) 

Page  442,  ligne  9.  —  Dans  les  éditions  autres  que  celle  que  j'ai  sui- 
vie on  lit  de  plus  ici  : 

Et  milord  ne  vient  point!  (B.) 

Page  444,  ligne  4.  —  Dans  les  éditions  ordinaires  on  lit  : 
...  mortes  de  froid  et  de  faim.   (B.) 

Page  44.5,  ligne  16.  —  Dans  les  éditions  autres  que  celle  qui  m'a  servi 
de  copie  on  lisait  : 

Monsieur,  elle  craint  que  vous  ne  l'aimiez.  (B.) 


VARIANTES    DE    L'ÉCOSSAISE.  483 

Page  447,  ligne  7.  —  En  1760,  il  y  avait  seulement  : 
Quel  dessein  horrible!  hélas I  pourquoi,  etc.  (B.) 

Page  448,  ligne  10.  —  Dans  les  éditions  autres  que  celle  que  j'ai  prise 
pour  copie  ce  couplet  commençait  ainsi  : 

Ces  petites  fantaisies  de  filles  passent  vite,  et  ne  sont  pas  dangereuses.  Que 
voulez-vous  que  je  fasse  à  une  fille  qui  se  trouve  mal?  Est-ce  pour  cela  que  vous 
m'avez  fait  descendre?  Je  croyais,  etc.  (B.) 

Page  450,  ligne  6.  —  Dans  les  éditions  ordinaires  on  lit  : 
Ce  barbouilleur  de  feuilles. 

Dans  l'édition  que  j'ai  prise  pour  copie  il  y  a  Wasp;  mais  Voltaire 
a}ant,  dès  1761,  rétabli  le  nom  de  Frelon,  c'est,  ce  me  semble,  ce  dernier 
mot  que  je  devais  mettre  ici.  ^B.] 

Page  431,  ligne  40.  —  Dans  les  éditions  ordinaires  on  répétait,  après 
Jour  et  nuit  : 

C'est  une  conspiration.  (B.y 

Page  433,  ligne  4.  —  Dans  les  éditions,  autres  que  celle  que  j'ai  prise 
pour  copie,  après  cette  extrémité  on  lisait  : 

J'ai  honte  de  m'être  servie  de  ce  faquin  de  Frelon.  (B.) 

Jbid.,  ligne  3.  —  Dans  les  mêmes  éditions  on  lisait  encore  : 
Je  suffoque.  (B.) 

Page  434,  ligne  23.  —  Dans  les  mômes  éditions,  après  d'ici  il  y  a  : 
La  maison  est  trop  publique.  (B.) 

Page  433,  ligne  23.  —  Dans  les  mêmes  éditions  on  lisait  de  plus  : 

Que  deviendra  ma  fille  infortunée?  Elle  est  peut-être  ainsi  la  victime  do  mes 
malheurs;  elle  languit  dans  la  pauvreté  ou  dans  la  prison.  Ah!  pourquoi  est-elle 
née?  (B.) 

Page  436,  ligne  31.  —  Dans  les  mêmes  éditions,  au  lieu  de  o6Z/7e  on  lit: 
...  Rend  service.  (B.) 

Page  439,  ligne  6.  —  Dans  les  mêmes  éditions  il  y  a  de  plus  : 
Hélas!  elle  n'est  pas  de  ces  filles  qui  s'évanouissent  pour  peu  de  chose.  (B.) 

Ibid.,  ligne  17.  — Dans  les  mêmes  éditions,  après  moments  on  lit  : 

Les  filles  qui  se  sont  évanouies  sont  bien  longtemps  à  se  remettre  avant  de 
recevoir  une  visite.  (B.) 


A84  VARIANTES   DE    L'ÉCOSSAISE. 

Page  46'1,  ligne  22.  —  Dans  les  mêmes  éditions  il  y  a  : 
...  un  délateur,  un  fripon.  (B.) 

Ibid.,  ligne  25.  —  Dans  id.  : 
Un  fripon.  (B.) 

Page  462,  ligne  26.  —  Dans  id.  : 
On  prétend.  (B.) 

Ibid.^  ligne  31.  —  Dans  id.  : 
...  un  fripon.  (B.) 

Page  463,  ligne  3.  —  Dans  ici.  on  lit  de  plus  : 
Serviteur,  cette  Écossaise  est  belle  et  honnête.  (B.) 

Page  464,  ligne  27.  —  Dans  id.  : 

Et  je  me  serais  évanouie  si  je  n'avais  pas   eu   besoin  de  mes  forces  pour  la 
secourir.  (B.) 

Ibid.^  ligne  29.  —  Dans  id.  : 

...  pour  l'évanouissement  où  tu  as  eu  envie  do  tomber.  (B.) 

Page  467,  ligne  42.  —  Dans  id.  : 
Un  gros  homme.  (B.) 

Page  47 1 ,  avant-dernière  ligne.  —  Dans  id.  : 

...me  sufiToquent.  Suis-moi,  et  sois  prête  à  partir.  (B.) 

Page  472,  ligne  9.  —  Dans  id.  : 

...  si  généreux,  vous  qui  ne  me  laissez.  (B.) 

Ibid.,  ligne  M.  —  Dans  id.  : 

...  vos  bienfaits,  je  ne  vous  oublierai.  (B.) 

Page  473,  ligne  7.  -  La  dernière  phrase  n'est  pas  dans  l'édition  ori- 
ginale. (B.) 

Ibid.,  ligne  18.  -  Dans  les  éditions  autres  que  celle   que  j'ai  suivie 
on  lisait  de  plus  :  " 

Il  ne  faut  point  gêner  les  filles.  (B.) 


VARIANTES    DE    L'ÉCOSSAISE.  483 

Page  473,  ligne  22.  —  L'édition  originale  porte  seulement  : 
...  beaucoup  d'affection.  (B.) 

Ibid.,  ligne  31.  —  Les  éditions  autres  que  celle  qui  m'a  servi  de  copie 
portent  : 

...  d'assurer  le  bonlieur.  (B.) 

Page  474,  ligne  10.  —  Dans  l'édition  originale  on  lit  : 
...  vous  dis-je,  quelque  atïection  pour  cette  fille.  (B.) 

IbicL,  ligne  17.  —  Dans  les  éditions  autres  que  celle  que  j'ai  prise  pour 
copie  on  lit  : 

...  ce  gros  homme.  (B.) 

Ibid.,  ligne  21 .  —  Dans  id.  : 

...  grossièrement  vertueux.  (B.) 

Page  473,  ligne  18.  —  Dans  id.  on  lit  de  plus,  après  ;>  le  dois  : 

C'est  à  mon  amour  à  réparer  les  cruautés  de  mon  père;  c'est  une  justice  de  la 
Providence.  (B.) 

Page  476,  ligne  3.  —  Dans  id.  : 
Ah  !  ciier  amant,  gardez,  etc.  (B.) 

Ibid.,  ligne  4.  —  Dans  l'édition  originale  il  v  a  : 

...  que  pour  finir  sa  vie  en  vous  arracliant  la  vôtre.  (B.) 

Ibid.,  ligne  14.  —  Dans  les  éditions  ordinaires  on  lit  : 
Écartez-vous  du  moins...  (B.) 

Page  479,  ligne  6.  —  Édition  de  1760  : 

...Ah!  mon  bienfaiteur!...  ôtez-moi  plutôt  cette  vie,  pour  me  punir   d'avoir 
attenté  à  la  vôtre.  (B.) 


FIN    DES    VARIANTES    DE    l'ÉCOSSAISE. 


TANCRÈDE 


TRAGEDIE  EN   CINQ  ACTES 


RKPKESENTEE     PAR      LES      COMEDIENS      FRANÇAIS      ORDINAIRES      DU      ROI, 
LE     3      S  K  r  T  E  M  B  R  I-. 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA    PRÉSENTE    ÉDITION. 


«  L'aventure  d'Aiiodant  et  de  Genèvre  dans  le  poëme  de  l'Arioste,  traitée 
depuis  sous  une  autre  forme  dans  un  roman  très-agréable  de  M""*  de  Fon- 
taines, intitulé  la  Comtesse  de  Savoie,  a  fourni  à  Voltaire  le  sujet  de  Tan- 
crède.  J'entends  par  le  sujet  l'idée  principale,  l'idée  mère  qui,  dans  toute 
espèce  de  drame,  est  si  décisive  pour  l'intérêt  et  le  succès.  Celle-ci  était 
une  des  plus  heureuses  dont  le  génie  dramatique  pût  s'emparer.  C'est  un 
amant  qui  combat  pour  sauver  l'honneur  et  la  vie  de  sa  maîtresse,  en  même 
temps  qu'il  la  croit  coupable  de  la  plus  odieuse  infidélité  '.  » 

Vous  vous  rappelez,  en  effet,  le  récit  qui  commence  au  cinquième 
chant  de  YOrlando  ftirioso 

Tu  intonderai 
La  maggior  crudeltade  et  la  piu  csprcssa 
Ch'in  ïebe,  o  in  Argo,  o  cli'in  Miceiic  mai, 
O  in  loco  piu  crudol  fosse  cominossa. 

«  L'action  que  vous  allez  entendre  dépasse  en  cruauté  et  en  atrocité 
celles  qui  jadis  furent  commises  à  Thèbes,  à  Mycènes,  à  Argos,  dans  tous 
les  lieux  enfin  célèbres  par  les  crimes  les  plus  barbares...  » 

Il  faudrait  remonter  plus  haut  que  l'Arioste,  et  jusqu'au  moyen  âge,  si 
Ion  voulait  chercher  lidée  première  de  la  fable  d'Ariodant  et  de  Genèvre. 
Mais  comme  Laharpe  a  le  soin  de  le  constater.  Voltaire  n'eut  pas  même  besoin 
de  puiser  cette  idée  dans  YOrlando  furioso.  Il  la  trouva  dans  un  petit  roman 
de  M"""  de  Fontaines,  dont  il  avait  salué  l'apparition  par  une  pièce  de  vers, 
quand  il  n'avait  que  dix-neuf  ans.  La  Cotnlesse  de  Savoie,  que  l'auteur  lui 
avait  lue  en  1713,  car  elle  ne  fut  imprimée  qu'en  1726,  laissa  sans  doute 
une  vive  impression  dans  l'esprit  de  Voltaire.  Une  phrase  de  ce  petit  roman, 
un  mot  nous  met  pour  ainsi  dire  sur  les  traces  du  travail  qui  se  fit  dans 
son  esprit.  Le  héros  de  !M'"''  de  Fontaines  s'appelle  Mendoce.  L'auteur  dit 
quelque  part  que  «  Mendoce  était  en  Sicile,  où  il  rendait  son  nom  aussi 
fameux  que  celui  des  Tancrède  ».  Il  est  bien  probable  que  c'est  à  cause  de 

1.  Laharpe,  Cours  de  liltérature,  édit.  de  1825,  tome  XII,  p.  291. 


490  AVERTISSEMENT. 

cette  simple  phrase  que  le  héros  de  la  tragédie  s'appelle  Tancrède  et  que 
l'action  se  passe  à  Syracuse.  Du  reste,  toute  la  trame  est  de  l'invention  de 
Voltaire,  et  il  n'a  emprunté  à  ses  devanciers  que  le  fond  du  sujet. 

A'oltairo  avait,  comme  toujours,  fait  rapidement  l'ébauche  de  sa  pièce, 
du  22  avril  au  28  mai  1739;  si  l'on  en  croit  Laharpe,  ce  n'était  pas  la  pre- 
mière fois  qu'il  s'attaquait  à  ce  sujet.  «  .le  tiens  de  Voltaire  lui-même, 
dit-il,  que,  dans  Tespace  de  trois  ans,  il  renonça  et  revint  trois  fois  à  Tan- 
crède, et  ne  l'exécuta  (}u'après  l'avoir  cru  longtemps  impraticab'e.  «  La  pre- 
mière esquisse  achevée,  envoyée  àd'Argental,  elle  fut  retouchée  et  remaniée 
pendant  une  année.  Le  V  septembre  1760,  il  demandait  grâce  à  iM"^  Scaliger 
(.>!"•<=  d'Argental),  qui  sollicitait  encore  des  corrections.  Le  3  septembre,  la 
première  représentation  eut  lieu,  et  les  remaniements  continuèrent;  la  cor- 
respondance des  derniers  mois  de  l'année  est  toute  remplie  de  vers  nou- 
veaux à-substituer  aux  vers  anciens. 

Le  succès  fut  éclatant.  M""  d'Épinay  écrit  à  M"*  de  Valori,  à  la  date  du 
10  septembre  1760  :  «  J'ai  pourtant  trouvé  le  secret,  au  milieu  de  tous  nos 
maux,  de  voir  Tancrède  et  d'y  fondre  en  larmes;  on  y  meurt,  la  princesse 
y  meurt  aussi,  mais  de  sa  belle  mort.  C'est  une  nouveauté  touchante,  qui 
vous  entraîne  de  douleur  et  d'applaudissements.  M"*  Clairon  y  fait  des 
merveilles;  il  y  a  un  certain:  Eh  bien,  mon  père  !...  Ah!  ma  Jeanne,  ne 
me  dites  jamais  eh  bien  de  ce  ton-là,  si  vous  ne  voulez  pas  que  je  meure. 
Au  reste,  si  vous  avez  un  amant,  défaites-vous-en  dès  demain  s'il  n'est 
pas  paladin;  il  n'y  a  que  ces  gens-là  pour  faire  honneur  aux  femmes;  ôtes- 
vous  vertueuse,  ils  l'apprennent  à  l'univers;  ne  l'ètes-vous  pas,  ils  égorge- 
raient mille  hommes  plutôt  que  d'en  convenir,  et  ils  ne  boivent  ni  ne  man- 
gent qu'ils  n'aient  prouvé  que  vous  l'êtes.  Rien  n'est  comparable  'a  Lekain, 
pas  même  lui.  Enfin,  ma  Jeanne,  tout  cela  est  si  plein  de  beautés  qu'on  ne 
sait  auquel  entendre.  Il  y  avait  l'autre  jour  un  étranger  dans  le  parterre, 
qui  pleurait,  criait,  battait  des  mains...  D'Argental,  enchanté,  lui  dit  :  «  Eh 
«  bien,  monsieur,  ce  Voltaire  est  un  grand  homme,  n'est-ce  pas?  Comment 
«  trouvez-vous  cela?  —  Monsieur,  ça  est  fort  propre,  fort  propre  assurément.  « 
Vous  voyez  d'ici  la  mine  que  l'on  fait  à  cette  réponse,  et  si  l'on  peut  vivre 
sans  voir  une  pièce  qui  fait  dire  de  si  belles  choses.  » 

Voltaire  était  enchanté,  et,  n'oubliant  jamais  ses  ennemis  môme  dans  sa 
joie,  il  écrivait  à  tout  le  monde  :  «  On  dit  que  Satan  était  dans  l'amphithéâ- 
tre sous  la  figure  de  Fréron,  et  qu'une  larme  d'une  dame  étant  tombée  sur 
le  nez  du  malheureux,  il  fit  psh,  psh.  comme  si  c'avait  été  de  l'eau  bénite.  » 

M"«  Clairon  avait  demandé  sérieusement  à  Voltaire,  pour  le  troisième  acte, 
un  écliafaud,  un  bourreau,  et  tout  l'appareil  du  supplice.  «  On  venait  d'es- 
sayer, dit  Geoflroy,  sur  le  môme  théâtre^  une  chambre  tendue  de  noir  oîi  se 
trouve  une  fille  seule  avec  le  cadavre  de  son  amant,  qu'elle  contemple  à  la 
lueur  d'une  lampe  sépulcrale  ;  M"'  Clairon,  avec  son  échafaud,  avait  la  noble 
ambition  de  l'emporter  sur  la  tenture  noire  et  sur  le  cadavre.  »  Voltaire 
sentit  l'abus  et  le  ridicule  d'un  pareil  spectacle;  il  écrivit  à  Lekain  :  «  Je 
me  flatte  que  vous  n'êtes  pas  de  l'avis  de  M"«  Clairon,  qui  demande  un 
échafaud;  cela  n'est  bon  qu'à  la  Grève...  La  potence  et  les  valets  de  bour- 


AVERTISSEMENT.  491 

reau  ne  doivent  pas  déshonorer  la  scène  à  Paris.  M"*  Clairon  n'a  certaine- 
ment pas  besoin  de  cet  indigne  secours  pour  toucher  et  attendrir  tous  les- 
cœurs.  » 

Diderot  le  soutient  dans  son  refus.  «  On  dit  que  M""^  Clairon  demande 
un  échafaud  dans  la  décoration;  ne  le  souffrez  pas,  morbleu!  C'est  peut-être 
une  belle  chose  en  soi;  mais  si  le  génie  élève  jamais  une  potence  sur  la 
scène,  bientôt  les  imitateurs  y  accrocheront  le  pendu  en  personne.  » 

La  partie  faible  de  la  nouvelle  tragédie  était  le  style;  l'essai  des  rimes^ 
croisées  ne  parut  pas  heureux.  «  Cette  forme  de  versification,  dit  Laharpe,  se 
prête  beaucoup  trop  aisément  à  la  longueur  des  phrases,  k  une  marche  lente 
et  traînante.  C'est  une  dangereuse  facilité  que  celle  de  trouver  la  rime  au 
bout  de  quatre  grands  vers  :  aussi  tombe-t-il  très-souvent  dans  le  prosaïsme 
et  dans  la  langueur.  » 

Tancrède,  dans  sa  nouveauté,  eut  treize  représentations. 

Cette  tragédie  eut  dans  notre  siècle  une  fortune  qu'il  faut  signaler  ici. 
Le  rôle  d'Aménaïde  fut  choisi  par  le  Théâtre-Français  pour  le  quatrième  rôle 
de  M"-  Rachel,  et  Tancrède  fut  annoncé  solennellement  le  9  août  1838. 
«  M""  Rachel,  jeune  et  vaillante,  dit  J.  Janin,  avait  étudié  d'un  grand  zèle 
et  d'une  immense  ardeur  le  rôle  d'Aménaïde  :  elle  en  avait  bien  compris  tout 
le  mélange,  un  mélange  ingénieux  de  dignité,  de  résolution,  de  prudence, 
de  courage  et  d'orgueil  mêlé  d'amour.  A  peine  Aménaïde  obéit  à  un  mo- 
ment de  faiblesse,  et  aussi  vite  elle  se  relève,  et  tout  de  suite  après  la  voilà 
qui  s'indigne  et  qui  ne  comprend  pas  que  Tancrède  ait  soupçonné  Amé- 
naïde. Absolument  il  faut  que  Tancrède  expire  en  implorant  son  pardon 
pour  que  la  fière  Aménaïde  oublie  enfin  son  injure.  Ainsi  ce  beau  rôle  est 
encore  empreint  de  l'énergie  et  de  la  volonté  des  anciennes  tragédiennes, 
des  femmes  à  la  Clairon  ;  de  grandes  et  hardies  créatures,  naturellement 
insolentes  et  dédaigneuses,  reines  chez  elles  et  reines  au  théâtre,  reines 
partout,  et  toujours  flattées,  au  théâtre,  hors  du  théâtre;  entourées,  fêtées, 
honorées,  célébrées,  adorées  ;  despotes  féminins  qui  ne  respectaient  rien, 
pas  même  le  parterre  :  telles  étaient  les  tragédiennes  de  Voltaire,  accom- 
plies en  toutes  sortes  de  vices  et  de  vertus,  qui  nous  paraîtraient  également 
insupportables  aujourd'hui...  » 

Une  artiste  que  les  cabales  voulurent  un  moment  opposer  à  M"«  Rachel, 
M^''^  Maxime,  joua  également  le  rôle  d'Aménaïde. 


AVERTISSEMENT 


DE    BEUCHOT. 


Les  éditeurs  de  rédition  de  Kehl  remarquent  dans  une  de  leurs  notes 
(voyez  ci-après,  note  2  de  la  page  5oO]  que  l'histoire  d'Ariodant  et  de 
Genèvre,  au  cinquième  cliant  du  Roland  furieux,  fournit  à  Voltaire  le  sujet 
de  Tancrède.  C'est  avec  plus  de  raison  qu'ils  disent  ailleurs^  que  le  sujet 
est  pris  dans  la  Comlesse  de  Savoie,  roman  de  M'"''  de  Fontaines. 

Commencée  le  2i  avril  IToO,  la  tragédie  de  Tancrède  était  finie  le 
18  mai  suivant,  mais  elle  n'était  pas  encore  faite-.  Voltaire  y  avait  déjà  fait, 
à  plusieurs  reprises,  de  grands  changements',  lorsqu'il  la  fit  jouer,  trois 
fois,  en  octobre  IToO,  sur  son  théâtre  de  ïourney*.  31ais  ce  ne  fut  que  le 
3  septeml)re  1760  que  Tancrède  fut  représenté  sur  le  Théâtre-Français.  Ce 
n'était  pas  tout  à  fait  la  pièce  de  Voltaire;  les  comédiens  l'avaient  horrible- 
ment étranglée^,  et  y  avaient  ajouté  une  soixantaine  de  vers  de  leur  cru''. 
L'auteur,  après  la  représentation,  y  changea  encore  deux  cents  vers'';  et, 
quoiqu'il  eût  envoyé  les  corrections  à  Prault  petit-fils,  il  se  plaint  que  ce 
libraire  ait  imprimé  cette  tragédie  autrement  que  l'auteur  l'avait  faite  ^,  et 
trouvait  l'édition  de  Paris  V excès  du  ridicule  ". 

L'édition  faite  à  Genève  chez  les  frères  Cramer,  et  conséquemment  sous 
les  yeux  de  l'auteur,  ne  parut  qu'après  celle  de  Paris;  quelques  passages  de 
la  dédicace  furent  supprimés  ou  changés'";  mais  ce  qui  est  bizarre,  c'est 
(lu'avec    Tancrède    (édition  de  Genève),   Voltaire  fit  distribuer  la  gravure 


1.  Voyez  leur  note  sur  l'épître  à  M""^  de  Fontaines,  1713. 

2.  Lettre  a  d'Argontal,  19  mai  1759. 

3.  Lettres  au  mC'mc,  dos  15  juin  et  18  octobre  1759. 

4.  Lettre  à  Albergati  Capacelli,  du  l'^''"  novembre;  lettre  à  d'Argental,  du  5  no- 
vembre 1759,  et  à  M""^  de  Fontaines,  du  môme  jour. 

5.  Lettre  à  d'Argental,  du  23  septembre  1760. 
0.  Lettre  à  Duclos,  du  22  octobre. 

7.  Lettre  à  d'Argontal,  du  25  octobre. 

8.  Lettre  au  même,  du  29  mars  1701. 

9.  Lettre  à  M"''  Clairon,  du  7  auguste  1761. 

10.  Je  les  donne  en  variantes.  (B.) 


AVERTISSEMENT    DE    BEUCIIOT.  493 

où  Fréron  figure  sous  la  forme  d'an  âne.  et  dont  j'ai  parle  dans  ma  préface 
û^l  Ecossaise  K  En  rejetant  lexplication  que  j'ai  donnée  de  la  réunion  de 
la  gravure  a  la  tragédie,  on  ne  peut,  ce  me  semble,  contester  le  fait  II  est 
etabh  bien  moins  par  un  très-grand  nombre  d'exemplaires  que  par  l'exis- 
tence d'une  contrefaçon  de  la  tragédie,  qui  contient  une  contrefaçon  de  la 
gravure. 

Voltaire,  dans  sa  lettre  à  Tliieriot.  du  19  octobre  1760,  dit  avoir  dei^  lu 
deux  brochures  sur  Tancrède,  l'une  de  La  Noue,  l'autre  d'une  bonne  Ame 
^,qud  ne  nomme  pas).  Je  ne  sais  quelle  est  la  brochure  que  Voltaire  attribue 
a  La  Noue.  Je  crois  que  l'autre  est  la  Lettre  critique  à  jy***  5,^^  la  trané- 
dxe  de  Tancrède,  petit  in-S"  de  30  pages,  date  du  23  septembre  1760  et 
quon  a  quelquefois  attribuée  à  Diderot;  c'est  une  erreur.  La  lettre' de 
Diderot  a  ^oltalre.  sur  Tancrède,  est  datée  du  28  novembre  1760  et  fait 
partie  des  œuvres  de  Diderot  ^  M^^  Lettre  sur  les  rimes  croisées  dans 
les  vers  alexandrins  et  sur  l'unité  de  lieu,  par  labbé  Levesque  fut  im- 
primée dans  le  Mercure  de  novembre  1760.  Elle  avait  été  écrite  \  l'occa- 
sion de  Tancrède,  et  une  réponse  quon  y  fit  parut  dans  VAnnée  littéraire 
tome  Ml  de  _1760.  page  236,  sous  le  titre  de  Lettre  sur  la  versification 
de  la  tragédie  de  Tancrède,  par  M.  Moniseau,  avocat  au  parlemmt  Le 
Mercure  de  février  1761.  pages  57-67.  contient  une  Réponse  à  la  lettre  de 
M.  Moniseati. 

Le  8  octobre  1760  les  comédiens  italiens  donnèrent  la  Nouvelle  Joute 
parodie  de  Tancrède,  imprimée  la  même  année  in-8".  On  devait   avant  la 
représentation,  prononcer  un  discours,  parodie  de  celui  que  Lekain  avait 
prononce  le  3  septembre.  Ce  discours,  qui  ne  fut  pas  débité,  a  été  imprimé 
dans  VAnnée  littéraire,  tome  VII  de   1760.  page  4o,  dans  le  tome  II  des 
Anecdotes  dramatiques,  etc.  Une  autre  parodie  de  Tancrède   jouée  <ur  le 
même  théâtre,  le  4  avril  1761,  est  intitulée  Quand  pariera-t-elle '^  L'au- 
teur est  Riccoboni  (François),  «lui  déjà,  en  1736,  avait,  avec  Dominique 
donne  une  parodie  d'Al^ire.  C'est  au  libraire  André-Charles  Cailleau  qu'on 
doit  les  Tragédies  de  M.  de  Voltaire,  ou  Tancrède  jugé  par  ses  sœurs 
comédie  nouvelle  en  un  acte  et  en  prose.  1760.  in-12. 

Les  notes  de  Voltaire  sont  au  bas  des  pages;  toutes  ces  notes  sont  dans 
les  éditions  de  1761.  La  scène  iv  du  I"  acte  contenait,  dans  les  premières 
éditions,  une  note  que,  par  respect  pour  Voltaire,  je  n'ai  pas  reproduite  dans 
la  pièce.  Cette  note  était  ainsi  conçue  :  «  Il  est  nécessaire  d'avertir  que  ^i 
cette  tragédie  est  représentée  dans  les  provinces,  l'actrice  (jui  jouera  Ame- 
na ide  doit  dire  tous  les  endroits  marqués  d'une  étoile  avec  une  froideur 
contrainte;  »  et  trois  couplets  de  cette  scène  étaient  seuls  précédés  de  ce 
signe.  Cette  note,  qui  est  peut-être  des  comédiens  à  qui  Voltaire  avait 
abandonné  le  produit  des  représentations  et  celui  de  l'impression,  n'avait 
pas  ete  conservée  par  l'auteur  dans  son  édition  in-i»  de  1769. 

I.  Voyez  ci-dessus  rAvcrtisscmont  de  Beuchot,  page  402. 

2    Voyez  OEuvres  complètes  de  Diderot,  édition'  Garnier   frères,   tome  \IX 
p.  4oU.  ,  "       ' 


494  AVERTISSEMENT    DE    BEUCIIOT. 

Je  n'ai  trouvé  dans  aucune  des  éditions  que  j'ai  vues,  et  je  n'ai  point 
donné  la  variante  du  vers  120  (vers  6  de  la  page  50o)  de  la  première  scène 
du  premier  acte.  PoxrsuivoJis  au  lieu  de  proscrivons  ne  me  paraît  qu'une 
faute  d'impression.  J'ai,  à  l'eKémple  de  mes  prédécesseurs,  pris  dans  diverses 
lettres  de  Voltaire  quelques  variantes.  J'en  ai  négligé  quelcpies-unes  qui  ne 
pouvaient  plus  se  rattacher  au  texte  tel  qu'il  nous  est  parvenu  K 

\.  Voyez  entre  autres,  dans  la  lettre  à  d'Argental,  du  23  juin  1751»,  deux  vers 
sans  rime  qui  étaient  primitivement  dans  la  scène  i"  de  l'acte  II. 


A   MADAME 

LA   MARQUISE   DE    POMPADOUR. 


Madame, 

Toutes  les  épîtres  dédicatoires  ne  sont  pas  de  lâches  flatteries, 
toutes  ne  sont  pas  dictées  par  l'intérêt  :  celle  que  tous  reçûtes  de 
M.  Crébillon,  mon  confrère  à  l'Académie,  et  mon  premier  maître^ 
dans  un  art  que  j'ai  toujours  aimé,  fut  un  monument  de  sa  recon- 
naissance; le  mien  durera  moins,  mais  il  est  aussi  juste.  J'ai  vu 
dès  votre  enfance  Mes  grâces  et  les  talents  se  développer  ;  j'ai  reçu 
de  vous,  dans  tous  les  temps,  des  témoignages  d'une  bonté 
toujours  égale.  Si  quelque  censeur  pouvait  désapprouver  l'hom- 
mage que  je  vous  rends ^  ce  ne  pourrait  être  qu'un  cœur  né 
ingrat.  Je  vous  dois  beaucoup,  madame,  et  je  dois  le  dire.  J'ose 
encore  plus,  j'ose  vous  remercier  publiquement  du  bien  que  vous 
avez  fait  à  un  très-grand  nombre  de  véritables  gens  de  lettres,  de 
grands  artistes,  d'hommes  de  mérite  en  plus  d'un  genre. 

1.  Crébillon  avait  dcdic  son  Catiiina  à  M">«  de  Pompadour.  Lorsqu'il  citait  ici 
Crébillon  avec  quelque  éloge.  Voltaire  ne  savait  pas  qu'il  avait,  comme  censeur, 
donn:'  son  approbation  à  la  comédie  d.-s  Philoso27lies,  et  qu'il  se  fût  ainsi  dégradé 
au  point  d'être  le  receleur  de  Palissot  (lettre  à  Duclos,  le  '22  octobre  1700).  Peu 
après,  il  écrivait  à  M"'"  d'Argental,  le  '20  novembre  .  «  Crébillon,  mon  maître; 
bonne  plaisanterie  que  Fréron  prend  pour  du  sérieux.  »  (B.) 

2.  Voltaire  avait  connu  M"'^  de  Pompadour  chez  les  Paris. 

3.  Une  lettre  anonyme  dénonça  cette  phrase  comme  une  perfidie.  M"'«  du 
Hausset,  qui  rapporte  cette  lettre  dans  ses  Mémoires  (page  357  du  volume  inti- 
tulé Mélanges  d'histoire  et  de  littérature,  1827,  in-8"),  trouve  que,  par  cette 
phrase,  Voltaire  avoue  qu'il  sent  qu'on  doit  trouver  extraordinaire  qu'il  dédie  son 
ouvrage  à  une  femme  que  le  public  juge  peu  estimable.  Voltaire  fut  dès  ce  moment 
perdu  dans  l'esprit  de  madame  (de  Pompadour)  et  dans  celui  du  roi,  et  il  n'a  cer- 
tainement jamais  pu  en  deviner  la  cause.  Voltaire  voulait,  par  cette  dédicace,  ?«o«- 
trer  aux  sots  que  les  philosophes  ont  autant  d'appui  que  les  persécuteurs  des  phi- 
losophes. Voyez  sa  lettre  à  d'Argental,  du  27  octobre  17G0.  (B.) 


I 


496  ÉPITRE    DÉDICATOIRE. 

Les  cabales  sont  affreuses,  je  le  sais  ;  la  littc'ratiire  en  sera  tou- 
jours troublée,  ainsi  que  tous  les  autres  états  de  la  vie.  On  calom- 
niera toujours  les  gens  de  lettres  comme  les  gens  en  place;  et 
j'avouerai  que  l'borreur  pour  ces  cabales  m'a  fait  prendre  le 
parti  de  la  retraite,  qui  seul  m"a  rendu  heureux.  Mais  j'avoue  en 
même  temps  que  vous  n'avez  jamais  écouté  aucune  de  ces  petites 
factions,  que  jamais  vous  ne  reçûtes  d'impression  de  l'imposture 
secrète  qui  blesse  sourdement  le  mérite,  ni  del'imposture  publique 
qui  l'attaque  insolemment.  Vous  avez  fait  du  bien  avec  discer- 
nement, parce  que  vous  avez  jugé  par  vous-même;  aussi  je  n'ai 
connu  ni  aucun  homme  de  lettres,  ni  aucune  personne  sans 
prévention,  qui  ne  rendît  justice  à  votre  caractère,  non-seulement 
en  public,  mais  dans  les  conversations  particulières,  où  l'on  blâme 
beaucoup  plus  qu'on  ne  loue.  Croyez,  madame,  que  c'est  quelque 
chose  que  le  suffrage  de  ceux  qui  savent  penser'. 

De  tous  les  arts  que  nous  cultivons  en  France,  l'art  de  la 
tragédie  n'est  pas  celui  qui  mérite  le  moins  l'attention  publique; 
car  il  faut  avouer  que  c'est  celui  dans  lequel  les  Français  se  sont 
le  plus  distingués.  C'est  d'ailleurs  au  théâtre  seul  que  la  nation  se 
rassemble  ;  c'est  là  que  l'esprit  et  le  goût  de  la  jeunesse  se  forment  : 
les  étrangers  y  viennent  apprendre  notre  langue;  nulle  mauvaise 
maxime  n'y  est  tolérée,  et  nul  sentiment  estimable  n'y  est  débité 
sans  être  applaudi  ;  c'est  une  école  toujours  subsistante  de  poésie 
et  de  vertu. 

La  tragédie  n'est  pas  encore  peut-être  tout  à  fait  ce  quelle  doit 
être  :  supérieure  à  celle  d'Athènes  en  plusieurs  endroits,  il  lui 
manque  ce  grand  appareil  que  les  magistrats  d'Athènes  savaient 
lui  donner. 

Permettez-moi,  madame,  en  vous  dédiant  une  tragédie,  de 
m'étendre  sur  cet  art  des  Sophocle  et  des  Euripide.  Je  sais  que 
toute  la  pompe  de  l'appareil  ne  vaut  pas  une  pensée  sublime,  ou 
un  sentiment;  de  même  que  la  parure  n'est  presque  rien  sans  la 
beauté.  Je  sais  bien  que  ce  n'est  pas  un  grand  mérite  de  parler 
aux  yeux  ;  mais  j'ose  être  sûr  que  le  sul)lime  et  le  touchant  portent 
un  coup  beaucoup  plus  sensible  quand  ils  sont  soutenus  d'un 
appareil  convenable,  et  qu'il  faut  frapper  l'âme  et  les  yeux  à  la 

i.  Les  éditions  de  Prault  potit-fils,  1701,  et  Duchcsne,  1763,  ont  ici  un  alinéa 
de  plus  : 

«  Continuez,  madame,  à  favoriser  tous  les  beaux-arts;  ils  font  la  gloire  d'une 
nation;  ils  sont  chers  aux  belles  âmes;  il  n'y  a  que  les  esprits  durs  et  insipides 
qui  les  dédaignent  :  vous  en  avez  cultivé  plusieurs  avec  succès,  et  il  n'en  est  aucun 
sur  lequel  vous  n'ayez  de  lumières.  »  (B.) 


ÉPITRE    DÉDICATOIKE.  497 

fois.  Ce  sera  le  partage  des  génies  qui  viendront  après  nous. 
Jaurai  du  moins  encouragé  ceux  qui  me  feront  oublier. 

C'est  dans  cet  esprit,  madame,  que  je  dessinai  la  faible  esquisse 
que  je  soumets  à  vos  lumières.  Je  la  crayonnai  dès  que  je  sus  que 
le  théâtre  de  Paris  était  changé',  et  devenait  un  vrai  spectacle. 
Des  jeunes  gens  de  beaucoup  de  talent  la  représentèrent  avec  moi 
sur  un  petit  théâtre  que  je  lis  faire  à  la  campagne.  Quoique  ce 
théâtre  fût  extrêmement  étroit,  les  acteurs  ne  furent  point  gênés  ; 
tout  fut  exécuté  facilement  :  ces  boucliers,  ces  devises,  ces  armes 
qu'on  suspendait  dans  la  lice,  faisaient  un  eflet  qui  redoublait 
l'intérêt,  parce  que  cette  décoration,  cette  action  devenait  une 
partie  de  l'intrigue.  Il  eût  fallu  que  la  pièce  eût  joint  à  cet  avan- 
tage celui  d'être  écrite  avec  plus  de  chaleur,  que  j'eusse  pu  éviter 
les  longs  récits,  que  les  vers  eussent  été  faits  avec  plus  de  soin. 
Mais  le  temps-  où  nous  nous  étions  proposé  de  nous  donner  ce 
divertissement  ne  permettait  pas  de  délai  ;  la  pièce  fut  faite  et 
apprise  en  deux  mois^ 

Mes  amis  me  mandent  que  les  comédiens  de  Paris  ne  l'ont 
représentée  que  parce  qu'il  en  courait  une  grande  quantité  de 
copies  infidèles \  Il  a  donc  fallu  la  laisser  paraître  avec  tous  les 
défauts  que  je  n'ai  pu  corriger.  Mais  ces  défauts  mêmes  instrui- 
ront ceux  qui  voudront  travailler  dans  le  même  goût"'. 

1.  Grâce  au  duc  de  Lauraguais  :  voyez,  page  400,  la  note  des  éditeurs  de  Kehl  et 
la  note  de  Beuchot. 

2.  Dans  les  éditions  déjà  citcps  de  Prault  et  de  Duchosne.  on  lit  :  «  Mais  le  temps 
pressait  auquel  on  s'était  proposé  de  donner  ce  nouveau  spectacle.  La  pièce,  etc.  »  (B.) 

3.  Dans  les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesne  déjà  citées,  on  lit  cette  phrase 
de  plus  : 

«  Elle  fut  jouée  par  des  Français  et  par  des  étrangers  réunis  :  c'est  peut-être  le 
seul  moyen  d'empêcher  que  la  pureté  de  la  langue  ne  se  corrompe,  et  que  la 
prononciation  ne  s'altère  dans  les  pays  où  l'on  nous  fuit  l'honneur  de  parler  fran- 
çais. »  (B.) 

4.  Ceci  nous  a  été  confirmé  par  M.  Wagnière.  Il  avait  fait  plusieurs  copies  de 
la  pièce.  Les  pi-emières  qui  furent  envoyées  à  Paris  y  furent  communiquées  in- 
discrètement à  des  curieux;  elles  se  multiplièrent;  plusieurs  furent  plus  ou  moins 
altérées  ou  falsifiées;  celle  dont  se  servirent  d'abord  les  comédiens  n'était  pas  la 
meilleure,  et  ne  contenait  pas  les  dernières  corrections  de  l'auteur.  {Note  pos- 
tliume  de  M.  Decroix.) 

5.  Dans  les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesne,  on  lit  de  plus  : 

«  Je  ne  saurais  trop  recommander  qu'on  cherche  à  mettre  sur  notre  scène 
quelques  parties  de  notre  histoire  de  France.  On  m'a  dit  que  les  noms  des  anciennes 
maisons  qu'on  retrouve  dans  Zaïre,  dans  le  Duc  de  Foix,  dans  Tancrède,  ont  fait 
plaisir  à  la  nation.  C'est  encore  peut-être  un  nouvel  aiguillon  de  gloire  pour  ceux 
qui  descendent  de  ces  races  illustres.  Il  me  semble  qu'après  avoir  fait  paraître  tant 
de  héros  étrangers  sur  la  scène,  il  nous  manquait  d'y  montrer  les  nôtres.  J'ai  eu 
le  bonheur  de  peindre  le  grand,  l'aimable  Henri  IV,  dans  un  poërae  qui  ne  dépluit 

V.   —   TUÉATRK.      IV.  32 


49»  É PITRE    DÉDICATOIRE. 

Il  y  a  encore  dans  cette  pièce  une  autre  nouveauté  qui  me 
paraît  mériter  d'être  perfectionnée;  elle  est  écrite  en  vers  croist's. 
Cette  sorte  de  poésie  sauve  l'uniformité  de  la  rime  ;  mais  aussi  ce 
genre  d'écrire  est  dangereux,  car  tout  a  son:  écueil.  Ges  grands 
tableaux,  que  les  anciens  regardaient  comme  une  partie  essentielle 
de  la  tragédie,  peuvent  aisément  nuire  au  théâtre  de  France,  en  le 
réduisant  à  n'être  presque  qu'une  vaine  décoration  ;  et  la  sorte  de 
vers  que  j'ai  employés  dans  Tancrede  approche  peut-être  trop  de  la 
prose.  Ainsi  il  pourrait  arriver  qu'en  voulant  perfectionner  la 
scène  française,  on  la  gâterait  entièrement.  Il  se  peut  qu'on  y 
ajoute  un  mérite  qui  lui  manque,  il  se  peut  qu'on  la  corrompe. 

J'insiste  seulement  sur  une  chose,  c'est  la  variété  dont  on  a 
besoin  dans  une  ville  immense,  la  seule  de  la  terre  qui  ait  jamais 
eu  des 'spectacles  tous  les  jours.  Tant  que  nous  saurons  maintenir 
par  cette  variété  le  mérite  de  notre  scène  S  ce  talent  nous  rendra 
toujours  agréables  aux  autres  peuples;  c'est  ce  qui  fait  que  des 
personnes  de  la  plus  haute  distinction  représentent  souvent  nos- 
ouvrages  dramatiques  en  Allemagne,  en  Italie,  qu'on  les  tmduit 
même  en  Angleterre,  tandis  que  nous  voyons  dans  nos  provinces^ 
des  salles  de  spectacle  magnifiques,  comme  on  voyait  des  cirques 
dans  toutes  les  provinces  romaines;  preuve  incontestable  du  goût 
qui  subsiste  parmi  nous,  et  preuve  de  nos  ressources  dans  les 
temps  les  plus  difficiles.  C'est  en  vain  que  plusieurs  de  nos  coon- 
patriotes  s'efforcent  d'annoncer^  notre  décadence  en  tout  genl:e^ 
Je  ne  suis  pas  de  l'avis  de  ceux  qui,  au  sortir  du  spectacle,  dans 
un  souper  délicieux,  dans  le  sein  du  luxe  et  du  plaisir,  disent 
gaiement  que  tout  est  perdu  ;  je  suis  assez  près  d'une  ville  de  pro- 
vince, aussi  peuplée  que  Rome  moderne,  et  beaucoup  plus  opu- 
lente, qui  entretient  plus  de  quarante  mille  ouvriers,  et  qui  vient 
de  construire  en  même  temps  le  plus  bel  hôpital  du  royaume, 


pas  aux  bons  citoyens.  Un  temps  viendra  que  quoique  génie  plus  heureux  l'intro- 
duira sur  la  scène  avec  plus  de  majesté. 

<(  Je  dois  parler  encore  d'une  petite  nouveauté  qui  est  dans  Tancrede,  et  qui 
peut  mériter  un  jour  d'être  perfectionnée.  Cette  pièce  est  écrite  on  vers  croisés. 
Cette  sorte  de  poésie,  etC4  »  —  J'ai  donné  une  liste  d'environ  80  pièces  de  théâtre 
où  figure  Henri  IV  (voyez  n°  4211  delà  Bibliographie  delà  France,  année  1828.  (B.) 

1.  Dans  les  édiiions  do  Prault  et  de  Duchesne,  on  lit  :  «  de  notre  théâtre.  »  (B.) 

2.  Dans  les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesne,  on  lit  :  «  nos  tragédies  et  nos 
comédies  dans  plus  d'une  ville  étrangère,  tandis  que,  etc.  »  (B.) 

3.  A  Bordeaux  et  à  Lyon.  (B.) 

4.  Les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesne  portent  :  «  d'annoncer  à  l'Eu- 
rope. »  (B.) 

5.  Dans  ces  mêmes  éditions,  on  lit  :  «  J'avoue  que  je  ne  suis  pas,  etc.»  (B.) 


I 


EPITRE    DÉDICATOIRE.  499 

ot  le  plus  beau  théâtre.  *  De  boune  foi,  tout  cela  existerait-il  si  les 
campagnes  ne  produisaient  que  des  ronces? 

J'ai  choisi  pour  mon  habitation  un  des  moins  bons  terrains  qui 
soient  en  France;  cependant  rien  ne  nous  y  manque  :  le  pays  est 
orné  de  maisons  qu'on  eût  regardées  autrefois  comme  trop  belles  ; 
le  pauvre  qui  veut  s'occuper  y  cesse  d'êrre  pauvre  ;  cette  petite  pro- 
vince est  devenue  un  jardin  riant.  Il  vaut  mieux,  sans  doute,  ferti- 
liser sa  terre  que  de  se  plaindre  à  Paris  de  la  stérilité  de  sa  terre  2. 

Me  voilà,  madame,  un  peu  loin  de  Tancrède  :  j'abuse  du  droit 
de  mon  âge,  j'abuse  de  vos  moments,  je  tombe  dans  les  digressions, 
je  dis  peu  en  beaucoup  de  paroles.  Ce  n'est  pas  là  le  caractère  de 
votre  esprit;  mais  je  serais  plus  diffus  si  je  m'abandonnais  aux 
sentiments  de  ma  reconnaissance.  Recevez  avec  votre  bonté  ordi- 
naire, madame,  mon  attachement  et  mon  respect,  que  rien  ne 
peut  altérer  jamais. 

Feniey  en  Bourgogne,  10  d'octobre  1759=. 

1.  Lyon. 

2.  La  Franco  était  alors  obérée  et  siircliargéo  d'impôts,  mais  les  campagnes 
étaient  cultivées;  et  si  Ton  avait  comparé  la  masse  dos  impôts  avec  la  somme  du 
produit  net  des  terres,  peut-être  l'aurait-on  trouvée  dans  une  moindre  proportion 
que  du  temps  de  Charles  IX,  de  Henri  III,  ou  même  de  Henri  IV.  Si  l'on  avait  com- 
paré de  même  la  somme  de  ce  produit  net  au  nombre  des  hommes  employés  à  la 
culture,  on  l'aurait  trouvée  dans  un  rapport  plus  grand.  Il  résulte  de  cette  seconde 
comparaison  qu'il  pouvait  y  avoir,  en  17G0,  plus  de  valeurs  réelles  qu'on  pouvait 
employer  à  payer  la  main-d'œuvre  des  travaux  d'industrie  et  de  construction,  que 
dans  des  temps  regardés  comme  plus  heureux.  L'impôt  est  injuste  lorsqu'il  excède 
les  dépenses  nécessaires  et  strictement  nécessaires  à  la  prospérité  publique  :  il  est 
alors  un  véritable  vol  aux  contribuables.  Il  est  injuste  encore  lorsqu'il  n'est  pas 
distribué  proportionnellement  aux  propriétés  de  chacun.  11  est  tyrannique  lorsque 
sa  forme  assujettit  les  citoyens  à  des  gênes  ou  à  des  vexations  inutiles;  mais  il 
n'est  destructeur  de  la  richesse  nationale  que  lorsque,  soit  par  sa  grandeur  soit 
par  sa  forme,  il  diminue  l'intérêt  de  former  des  entreprises  de  culture,  ou 'qu'il  J 
les, fait  négliger.  11  n'était  pas  encore  parvenu  à  ce  point  en  1760;  et,  quoiqu'il  y 
eût  en  France  beaucoup  de  malheureux,  quoique  le  peuple  gémît  sous  le  poids  de 
la  fiscalité,  le  royaume  était  encore  riche  et  bien  cultivé.  Tout  était  si  peu  perdu 

à  cette  époque  que  quelques  années  d'une  bonne  administration  eussent  alors 
suffi  pour  tout  réparer.  Ce  que  dit  ici  M.  de  Voltaire  était  donc  très-vrai;  mais  ce 
n'était  en  aucune  manière  une  excuse  pour  ceux  qui  gouvernaient.  (K.) 

3.  Dans  les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesne,  cette  dédicace  est  datée  du  19  oc- 
tobre 1760.  Elle  est  sans  date  dans  les  autres  éditions.  Voltaire,  dans  sa  lettre  à 
d'Argental,  du  28  décembre  1760,  recommande  de  mettre  et  motive  la  date  telle 
que  je  l'ai  mise.  Dans  sa  lettre  à  M"'«  d'Argental,  du  25  octobre  1760,  il  dit  qu'il 
no  signe  pas  la  dédicace  parce  qu'il  est  trop  ridicule  d'écrire  une  dissertation 
comme  on  écrit  une  lettre,  avec  un  très-humble  serviteur.  (B.) 


PERSONNAGES 


ARGIRE, 

TANCRÈDE, 

ORBASSAN,    /    clievaliers. 

LORÉDAN,   ^ 

CATANE,    / 

ALDAMON,  soldat. 

AMÉNAÏDE,  fille  d'Argire. 

FANIE,  suivante  d'Aménaïde. 

PLUSIEURS   CHEVALIERS,  assistant  au  conseil 

ÉCUYERS,  SOLDATS,  PEUPLE. 


La  scène  est  à  Syracuse,  d'abord  dans  le  palais  d'Argire,  et  dans  une  salle  du 
conseil-  ensuite  dans  une  place  publique,  sur  laquelle  cette  salle  est  construite. 
L'époque  de  l'action  est  de  l'année  1005.  Les  Sarrasins  d'Afrique  avaient  con- 
quis toute  la  Sicile  au  ix"  siècle  ;  Syracuse  avait  secoué  leur  joug.  Des  genti  s- 
hommes  normands  commencèrent  à  s'établir  vers  Salerne,  dans  la  Pomlle. 
Les  empereurs  grecs  possédaient  Messine  ;  les  Arabes  tenaient  Palerme  et  Agn- 
gente. 


1.  Noms  des  acteurs  qui  jouèrent  dans  Tnncrède  et  dans  le  Retour  imprévu,  de 
Rcgnard,  qui  l'accompagnait  :  Grandval  (Orbassan),  Dangeville,  Dubois,  Bon- 
NEVAL,  Lekain  (Taucrède) ,  BELi.ECOun  (Lorédan),  BniZARU  (Argire),  Blainville, 
Mole,  DunA>;cY,  Daubeuval;  M"»^^  Dholin  (Fanie),  Claihon  (Aménaïdc),  Prévili.e, 
CAAiotCHE,  Dubois  aînée,  Dlbois  cadette.  (G.  A.) 


TANCREDE 

TRAGÉDIE 


ACTE   PREMIER. 


SCENE   I. 

ASSEMBLÉE     DES     CHEVALIERS,    rangés  en   dcmi-cerele. 
ARGIHE. 

Illustres  chevaliers,  vengeurs  de  la  Sicile, 
Qui  daignez,  par  égard  au  déclin  de  mes  ans, 
Vous  assembler  chez  moi  pour  chasser  nos  tyrans, 
Et  former  un  État  triomphant  et  tranquille; 
Syracuse  en  ses  murs  a  gémi  trop  longtemps 
Des  desseins  avortés  d'un  courage  inutile. 
Il  est  temps  de  marcher  à  ces  ûers  musulmans. 
Il  est  temps  de  sauver  d'un  naufrage  funeste 
Le  plus  grand  de  nos  biens,  le  plus  cher  qui  nous  reste, 
— Le  droit  le  plus  sacré  des  mortels  généreux, 
:;^— La  liberté  :  c'est  là  que  tondent  tous  nos  vœux. 
Deux  puissants  ennemis  de  notre  répul)lique, 
Des  droits  des  nations,  du  bonheur  des  humains. 
Les  Césars  de  Byzance,  et  les  fiers  Sarrasins, 
Nous  menacent  encor  de  leur  joug  tyrannique. 
Ces  despotes  altiers,  partageant  l'univers, 
Se  disputent  l'honneur  de  nous  donner  des  fers. 
Le  Grec  a  sous  ses  lois  les  peuples  de  Messine  ; 
Le  hardi  Solamir  insolemment  domine 
Sur  les  fertiles  champs  couronnés  par  l'Etna, 
Dans  les  murs  d'Agrigente,  aux  campagnes  d'Enna; 


502  TANCREDE 

Et  tout  de  Syracuse  annonçait  la  ruine. 

Mais  nos  coiBninas  tyrraws,  l'un  4e  l'autpe  jaloux, 

Armés  pour  nous  détruire,  ont  combattu  pour  nous; 

Ils  ont  perdu  leur  force  en  disputant  leur  proie. 

A  notre  liberté  le  ciel  ©UTire  une  voie  ; 

Le  moment  est  propice,  il  faut  en  profiter. 

La  grandeur  musulmane  est  à  son  dernier  âge; 

On  commence  en  Europe  à  la  moins  redouter. 

Dans  la  France  un  Martel,  en  Espagne  un  Pelage, 

Le  grand  Léon  ^  dans  Rome,  armé  d'un  saint  courage. 

Nous  ont  assez  appris  comme  on  peut  la  dompter. 

J-e  sais  qu'aux  factions  Syracuse  livrée 
N'a  qu'une  liberté  faible  et  mal  assurée. 
Je  ne  veux  point  ici  vous  rappeler  ces  temps 
Où  nous  tournions  sur  nous  nos  armes  criminelles. 
Où  l'État  répandait  le  sang  de  ses  enfants. 
Étouffons  dans  l'oubli  nos  indignes  querelles. 
Orbassan,  qu'il  ne  soit  qu'un  parti  parmi  nous, 
Celui  du  bien  public  et  du  salut  de  tous. 
Que  de  notre  union  l'État  puisse  renaître  ; 
Et,  si  de  nos  égaux  nous  fûmes  trop  jaloux, 

1.  Léon  IV,  un  des  grands  papes  que  Rome  ait  jamais  eus.  II  cliassa  les  Arabes, 
et  sauva  Rome  en  849.  Voici  comme  en  parle  l'auteur  de  V Essai  sur  l'histoire 
générale  et  sur  les  mœurs  des  nations  :  «  Il  était  né  Romain;  le  courage  des  pre- 
miers âges  de  la  république  revivait  en  lui  dans  un  temps  de  lâcheté  et  de  corruption, 
tel  qu'un  des  beaux  monuments  de  l'ancienne  Rome  qu'on  trouve  quelquefois  dans 
les  ruines  de  la  nouvelle.  » — Les  premières  éditions  étaient  sans  nom  d'auteur,  ainsi 
que  Voltaire  l'avait  demandé  par  sa  lettre  à  M""=  d'Argentat,  du  25  octobre  1700. 
L'Essai  sur  l'histoire  générale  est,  depuis  1769,  intitulé  Essai  sur  les  mœurs. 
Le  passage  cité  par  Voltaire  est  au  chapitre  xxvii.  Les  éditeurs  de  Kehl  avaient 
substitué  à  la  note  de  Voltaire  que  je  rétablis  une  note  qu'ils  avaient  composée, 
et  que  voici  :  «  Par  le  grand  Léon,  M.  de  Voltaire  entend  Léon  IV,  et  non  le  pape 
Léon  r"",  connu  dans  les  cloîtres  sous  le  nom  de  saint  Léon,  de  Léon  le  Grand. 
Ce  saint  Léon  est  le  premier  pape  qui  ait  approuvé  le  supplice  des  hérétiques.  11 
dit  dans  ses  lettres  que  le  tyran  Maxime,  en  punissant  de  mort  Priscillien,  a  rendu 
un  grand  service  à  l'Église;  et  il  poursuivit  avec  violence  ce  qui  restait  de  priscil- 
lianistes  en  Lspagne.  Les  légendaires  racontent  qu'un  jour  une  femme  lui  ayant 
baisé  la  main,  il  sentit  un  mouvement  de  concupiscence;  qu'en  conséquence  il  se 
coupa  la  main.  Mais  la  Vierge  la  lui  rendit  quelques  jours  après,  afin  qu'il  pût 
célébrer  la  messe.  C'est  depuis  ce  temps  qu'on  baise  les  pieds  du  pape,  attendu 
que  le  pied  étant  enveloppé  dans  une  pantoufle,  le  saint  père  court  moins  de 
risque  d'être  obligé  de  se  le  couper.  On  sent  bien  que  ce  n'est  pas  à  ce  pape  que 
M.  de  Voltaire  a  pu  donner  le  nom  de  Grand.  D'ailleurs  saint  Léon  vivait  plusieurs 
siècles  avant  l'époque  où  la  tragédie  de  Tancrède  est  placée.  » 

—  On  a  donné  quelquefois  cette  note  des  éditeurs  de  Kehl  pour  une  note  de 
Voltaire.  (B.) 


ACTE    I,    SCENE    I.  503 

Vivons  et  périssons  sans  avoir  eu  de  maître. 

ORBASSAN. 

Argire,  il  est  trop  vrai  que  les  divisions 

Ont  régné  trop  longtemps  entre  nos  deux  maisons  : 

L'État  en  fut  troublé  ;  Syracuse  n'aspire 

Qu'à  voir  les  Orbassans  unis  au  sang  d' Argire. 

Aujourd'liui  l'un  par  l'autre  il  faut  nous  protéger. 
En  citoyen  zélé  j'accepte  votre  fille  ; 
Je  servirai  l'État,  vous,  et  votre  famille  ; 
Et,  du  pied  des  autels  où  je  vais  m'engager, 
Je  marche  à  Solamir  et  je  cours  vous  venger. 

Mais  ce  n'est  pas  assez  de  combattre  le  Maure; 
Sur  d'autres  ennemis  il  faut  jeter  les  yeux  : 
Il  fut  d'autres  tyrans  non  moins  pernicieux, 
Que  peut-être  un  vil  peuple  ose  chérir  encore. 

De  quel  droit  les  Français,  portant  partout  leurs  pas. 
Se  sont-ils  établis  dans  nos  riches  climats? 
De  quel  droit  un  Goucy  ^  vint-il  dans  Syracuse, 
Des  rivesde  la  ^eine  aux  bords  de  l'Arétuse? 
D'abord  modeste  et  simple,  il  voulut  vous  servir; 
Bientôt  her  et  superbe,  il  se  lit  obéir. 
Sa  race,  accumulant  dlmmenses  héritages. 
Et  d'un  peuple  ébloui  maîtrisant  les  suffrages. 
Osa  sur  ma  famille  élever  sa  grandeur. 
Nous  l'en  avons  punie,  et,  malgré  sa  faveur. 
Nous  voyons  ses  enfants  bannis  de  nos  rivages. 
Tancrède-,  un  rejeton  de  ce  sang  dangereux. 
Des  murs  de  Syracuse  éloigné  dès  l'enfance, 
A  servi,  nou«  dit-on,  les  Césars  de  Byzance  ; 
Il  est  fier,  outragé,  sans  doute  valeureux  : 
Il  doit  haïr 'nos  lois,  il  cherche  la  vengeance. 
Tout  Français  est  à  craindre  :  on  voit  même  en;nos  jours 
Trois  simples  écuyers-',  sans  bien  et -sans  secours, 
Sortis  des  flancs  glacés  de  l'humide  Neustrie^^, 
Aux  champs  Apuhens"'se  faire  une  patrie; 

1.  Un  seigneur  de'Coucy  s'établit  en  Sicile  du  temps  de  Charles  le  Chauve, 

2.  Ce  n'est  pas  Tancrède  de  Hautcville,  qui  n'alla  eu  Italie  que  quelque  temps 
après. 

3.  Les  premiers  Normands   qui  passèrent  dans  la  Pouiile,  Drogon,  Bateric   et 
Ripostel. 

i,  La  Normandie. 

5.  Le  pays  de  Naples.  {Notes  de  Voltaire.) 


504  TANCREDE. 

Et,  n'ayant  pour  tout  droit  que  celui  des  combats, 

Chasser  les  possesseurs,  et  fonder  des  États. 

Grecs,  Arabes,  Français,  Germains,  tout  nous  dévore  ; 

Et  nos  champs,  malheureux  par  leur  fécondité. 

Appellent  l'avarice  et  la  rapacité 

Des  brigands  du  midi,  du  nord,  et  de  l'aurore. 

Nous  devons  nous  défendre  ensemble  et  nous  venger. 

J'ai  vu  plus  d'une  fois  Syracuse  trahie  ; 

Maintenons  notre  loi,  que  rien  ne  doit  changer; 

Elle  condamne  à  perdre  et  l'honneur  et  la  vie 

Quiconque  entretiendrait  avec  nos  ennemis 

\}n  commerce  secret,  fatal  à  son  pays. 
--^A  l'infidélité  l'indulgence  encourage. 
- — On  ne  doit  épargner  ni  le  sexe  ni  l'âge. 

Venise  ne  fonda  sa  fière  autorité 

Que  sur  la  défiance  et  la  sévérité  : 

Imitons  sa  sagesse  en  perdant  les  coupables. 

LORÉDAN. 

Quelle  honte  en  effet,  dans  nos  jours  déplorables, 

Que  Solainir,  un  Maure,  un  chef  de  musulmans, 

Dans  la  Sicile  encore  ait  tant  de  partisans  ! 

Que  partout  dans  cette  île  et  guerrière  et  chrétienne. 

Que  même  parmi  nous  Solamir  entretienne 

Des  sujets  corrompus,  vendus  à  ses  bienfaits! 

Tantôt  chez  les  Césars  occupé  de  nous  nuire, 

Tantôt  dans  Syracuse  ayant  su  s'introduire. 

Nous  préparant  la  guerre  et  nous  offrant  la  paix. 

Et  pour  nous  désunir  soigneux  de  nous  séduire  ! 

Un  sexe  dangereux,  dont  les  fai])lcs  esprits 

D'un  peuple  encor  plus  faible  attirent  les  hommages, 

Toujours  des  nouveautés  et  des  héros  épris, 

A  ce  Maure  imposant  prodigua  ses  suffrages. 

Combien  de  citoyens  aujourd'hui  prévenus 

Pour  ces  arts  séduisants  que  l'Arabe  cultiveM 

Arts  trop  pernicieux,  dont  l'éclat  les  captive, 

A  nos  vrais  chevaliers  noblement  inconnus. 

Que  notre  art  soit  de  vaincre,  et  je  n'en  veux  point  d'autre. 

J'espère  en  ma  valeur,  j'attends  tout  de  la  vôtre  ; 

Et  j'approuve  surtout  cette  sévérité 

1.  En  ce  temps  les  Arabes  cultivaient  seuls   les   sciences   en  Occident,  et   ce 
sont  eux  qui  fondèrent  l'école  de  Salerne.  {Note  de  Voltaire  ) 


ACTE    I,    SCÈNE    I.  (iOa 

Vengeresse  des  lois  et  de  la  liberté. 
Pour  détruire  l'Espagne  il  a  suffi  d'un  traître  '  : 
Il  en  fut  parmi  nous  ;  chaque  jour  en  Yoit  naître. 
Mettons  un  frein  terrible  à  l'infidélité  ; 
Au  salut  de  l'État  que  toute  pitié  cède; 
Combattons  Solamir,  et  proscrivons  Tancrède. 
ïancrède,  né  d'un  sang  parmi  nous  détesté, 
Est  plus  à  craindre  encor  pour  notre  liberté. 
Dans  le  dernier  conseil  un  décret  juste  et  sage 
Dans  les  mains  d'Orbassan  remit  son  héritage, 
Pour  confondre  à  jamais  nos  ennemis  cachés, 
A  ce  nom  de  Tancrède  en  secret  attachés  ; 
Du  vaillant  Orbassan  c'est  le  juste  partage. 
Sa  dot,  sa  récompense-. 

CATANE. 

Oui,  nous  y  souscrivons. 
Que  Tancrède,  s'il  veut,  soit  puissant  à  Byzance  ; 
Qu'une  cour  odieuse  honore  sa  vaillance  ; 
Il  n'a  rien  à  prétendre  aux  lieux  où  nous  vivons. 
Tancrède,  en  se  donnant  un  maître  despotique, 
A  renoncé  lui-même  à  nos  sacrés  remparts  : 
Plus  de  retour  pour  lui  ;  l'esclave  des  Césars 
Ne  doit  rien  posséder  dans  une  république. 
Orbassan  de  nos  lois  est  le  plus  ferme  appui, 
Et  l'État,  qu'il  soutient,  ne  pouvait  moins  pour  lui  ; 
Tel  est  mon  sentiment. 

ARGIRE. 

Je  vois  en  lui  mon  gendre  ; 
Ma  fille  m'est  bien  chère,  il  est  vrai  ;  mais  enfin     . 
Je  n'aurais  point  pour  eux  dépouillé  l'orphelin  : 
Vous  savez  qu'à  regret  on  m'y  vit  condescendre. 

LORÉDAN. 

Blâmez-vous  le  sénat  ? 

ARGIRE. 

Non  ;  je  hais  la  rigueur. 


1.  Le  comte  Julien,  ou  rai-clievêque  Opas.  {Note  de  Voltaire.) 

2.  <(  Je  suppose  que  mes  juges  trouveront  bon,  écrit  Voltaire  à  M"'"  d'Argon- 
tal,  que  les  biens  de  Tancrède  soient  une  dot  que  l'État  donne  à  Orbassan  pour 
son  mariage;  ils  verront  sans  doute  que  cette  circonstance  le  rend  plus  odieux  à 
Tancrède  et  à  sa  maîtresse...  Il  ne  faut  pas,  à  la  vérité,  qu'Orbassan  reproche  au 
beau-père  de  s'y  opposer  ;  mais  il  n'est  peut-être  pas  mal  qu'un  autre  chevalier 
fasse  ce  reproche  au  beau-père.  » 


506  TANCRÈDE. 

Mais  toujours  à  la  loi  je  fus  prêt  à  me  rendre, 
Et  l'intérêt  commun  l'emporta  dans  mon  cœur. 

ORBAS-SAN. 

Ces  biens  sont  à  l'État,  J'État  seul  doit  les  prendre. 
Je  n'ai  point  recherché  cette  faible  ifaveur. 

ARGIRE. 

N'en  parlons  plus  :  hâtons  cet  heureux  hyménée  ; 
Qu'il  amène  demain  la  brillante  journée 
Où  ce  chef  arrogant  d'un  peuple  destructeur, 
Solamir,  à  la  fin,  doit  connaître  un  ^vainqueur. 
Votre  rival  en  tout,  il  osa  bien  prétendre, 
Ei>  nous  offrant  la  paix,  à  devenir  mon  gendre^  ; 
Il  pensait  m'honorer  par  cet  hymen  fatal. 
Allez...  dans  tous  les  temps  triomphez  d'un  rival  : 
Mes  amis,  soyons  prêts...  ma  faiblesse  et  mon  âge 
Ne  me  permettent  plus  l'honneur  de  commander  ; 
A  mon  gendre  Orbassan  vous  daignez  l'accorder. 
Vous  suivre  est  pour  mes  ans  un  assez  beau  partage  ; 
Je  serai  près  de  vous  ;  j'aurai  cet  avantage  ; 
Je  sentirai  mon  cœur  encor  se  ranimer  ; 
Mes  yeux  seront  témoins  de  votre  fier  courage, 
Et  vous  auront  vus  vaincre  avant  de  se  fermer. 

LORÉDAN. 

Nous  combattrons  sous  vous,  seigneur  ;  nous  osons  croire 
Que  ce  jour,  quel  qu'il  soit,  nous  sera  glorieux  ; 
Nous  nous  promettons  tous  l'honneur  de  la  victoire, 
Ou  l'honneur  consolant  de  mourir  à  vos  yeux. 


SCENE  II. 

ARGIRE,    ORBASSAN. 


ARGIRE. 

Eh  bien!  brave  Orbassan,  suis-je  enfin  votre  père? 
Tous  vos  ressentiments  sont-ils  bien  effacés  ? 


1.  Il  était  très-commun  de  marier  des  ciiréticnnes  à  des  musulmans;  et  Abdé- 
lasis,  le  fils  de  Mussa,  conquérant  de  l'Espagne,  épousa  la  fille  du  roi  Rodrigue. 
Cet  exemple  fut  imite  dans  tous  les  pays  où  les  Arabes  portèrent  leurs  armes  vic- 
torieuses, {Note  de  Voltaire.) 


ACTE    I,    SCÈNE    II.  507 

Pourrai-je  en  vous  d'un  fils  trouver  le  caractère? 
Dois-je  compter  sur  vous? 

ORBASSAN. 

Je  VOUS  l'ai  dit  assez  : 
J'aime  l'État,  Argire,  il  nous  réconcilie. 
Cet  hymen  nous  rapproche,  et  la  raison  nous  lie  ; 
Mais  le  nœud  qui  nous  joint  n'eût  point  été  formé 
Si,  dans  notre  querelle,  à  jamais  assoupie. 
Mon  cœur,  qui  vous  haït,  ne  vous  eût  estimé. 
L'amour  peut  avoir  part  à  ma  nouvelle  chaîne  ; 
Mais  un  si  noble  hymen  ne  sera  point  le  fruit 
D'un  feu  né  d'un  instant,  qu'un  autre  instant  détruit, 
Que  suit  l'indifférence,  et  trop  souvent  la  haine. 
Ce  cœur,  que  la  patrie  appelle  aux  champs  de  Mars, 
Ne  sait  point  soupirer  au  milieu  des  hasards. 
Mon  hymen  a  pour  but  l'honneur  de  vous  complaire, 
Notre  union  naissante,  à  tous  deux  nécessaire, 
La  splendeur  de  l'État,  votre  intérêt,  le  mien  ; 
Devant  de  tels  objets  l'amour  a  peu  de  charmes. 
Il  pourra  resserrer  un  m  noble  hen  ; 
Mais  sa  voix  doit  ici  se  taire  au  bruit  des  armes. 

ARGIRE. 

J'estime  en  un  soldat  cette  mâle  fierté  ; 
Mais  la  franchise  plaît,  et  non  l'austérité. 
J'espère  que  bientôt  ma  chère  Aménaïde 
Pourra  fléchir  en  vous  ce  courage  rigide. 
C'est  peu  d'être  un  guerrier  ;  la  modeste  douceur 
Donne  un  prix  aux  vertus,  et  sied  à  la  valeur. 
Vous  sentez  que  ma  fille  au  sortir  de  l'enfance, 
Dans  nos  temps  orageux  de  trouble  et  de  malheur 
Par  sa  mère  élevée  à  la  cour  de  Byzance, 
Pourrait  s'effaroucher  de  ce  sévère  accueil, 
Qui  tient  de  la  rudesse -et  ressenoible  à  l'orgueil. 
Pardonnez  aux  avis  d'un  vieillard  et  d'un  père. 

ORBASSAN. 

Vous-même  pardonnez  à  mon  ihumeur  austère  : 
Élevé  dans  nos  camps,  je  préférai  toujours 
A  ce  mérite  faux  des  politesses  vaines, 
A  cet  art  de  flatter,  à  cet  esprit  des  cours, 
La  grossière  vertu  des  mœurs  répubhcaines  : 
Mais  je  sais  respecter  la  naissance  et  le  rang 
D'un  estimable  objet  formé  de  votre  sang  ; 


308  TANCHE  DE. 

Je  prétends  par  mes  soins  mériter  qu'elle  m'aime, 
Vous  regarder  en  elle  et  m'honorer  moi-même. 

ARGIRE. 

Par  mon  ordre  en  ces  lieux  elle  avance  vers  vous. 


SCENE    III. 
ARGIRE,    ORBASSAN,    AMÉNAÏDE. 

ARGIRE. 

Le  bien  de  cet  État,  les  voix  de  Syracuse, 
Votre  père,  le  ciel,  vous  donnent  un  époux; 
Leurs  ordres  réunis  ne  souffrent  point  d'excuse. 
Ce  noble  chevalier,  qui  se  rejoint  à  moi. 
Aujourd'hui  par  ma  bouche  a  reçu  votre  foi. 
Vous  connaissez  son  nom,  son  rang,  sa  renommée  ; 
Puissant  dans  Syracuse,  il  commande  l'armée  ; 
Tous  les  droits  de  ïancrède  entre  ses  mains  remis... 

AMÉNAÏDE,    à  part. 

De  Tancrède  ! 

ARGIRE. 

A  mes  yeux  sont  le  moins  digne  prix 
Qui  relève  l'éclat  d'une  telle  alliance. 

ORBASSAN. 

Elle  m'honore  assez,  seigneur;  et  sa  présence 
Rend  plus  cher  à  mon  cœur  le  don  que  je  reçois. 
Puissé-je,  en  méritant  vos  bontés  et  son  choix. 
Du  bonheur  de  tous  trois  confirmer  l'espérance  ! 

AMÉNAÏDE. 

Mon  père,  en  tous  les  temps  je  sais  que  votre  cœur 
Sentit  touç  mes  chagrins,  et  voulut  mon  bonheur. 
Votre  choix  me  destine  un  héros  en  partage; 
Et  quand  ces  longs  débats  qui  troublèrent  vos  jours, 
Grâce  à  votre  sagesse,  ont  terminé  leur  cours, 
Du  nœud  qui  vous  rejoint  votre  fille  est  le  gage; 
D'une  telle  union  je  conçois  l'avantage. 

Orbassan  permettra  que  ce  cœur  étonné, 
Qu'opprima  dès  fenfancc  un  sort  toujours  contraire. 
Par  ce  changement  même  au  trouble  abandonné. 
Se  recueille  un  moment  dans  le  sein  de  son  père. 


ACTE    I,    SCÈNE   IV.  509 

Or.BASSAX. 

Vous  le  devez,  madame  ;  et,  loin  de  m'opposer 
A  de  tels  sentiments,  dignes  de  mon  estime, 
Loin  de  vous  détourner  d'un  soin  si  légitime. 
Des  droits  que  j'ai  sur  vous  je  craindrais  d'a])user. 
J'ai  quitté  nos  guerriers,  je  revole  à  leur  tête  : 
C'est  peu  d'un  tel  hymen,  il  le  faut  mériter. 
La  victoire  en  rend  digne  ;  et  j'ose  me  flatter 
Que  bientôt  des  lauriers  en  orneront  la  fête. 


SCENE  IV. 
ARGIRE,    A3IÉNAÏDE. 

A  p.  G  IRE. 

Vous  semblez  interdite  ;  et  vos  yeux  pleins  d'effroi, 
De  larmes  obscurcis,  se  détournent  de  moi. 
Vos  soupirs  étouffés  semblent  me  faire  injure  : 
— HLa  bouche  obéit  mal  lorsque  le  cœur  murmure. 

A  M  ÉX  AÏ  DE. 

Seigneur,  je  l'avouerai,  je  ne  m'attendais  pas 

Qu'après  tant  de  malheurs,  et  de  si  longs  débats, 

Le  parti  d'Orbassan  dût  être  un  jour  le  vôtre; 

Que  mes  tremblantes  mains  uniraient  l'un  et  l'autre. 

Et  que  votre  ennemi  dût  passer  dans  mes  bras. 

Je  n'oublierai  jamais  que  la  guerre  civile 

Dans  vos  propres  foyers  vous  priva  d'un  asile  ; 

Que  ma  mère,  à  regret  évitant  le  danger. 

Chercha  loin  de  nos  murs  un  rivage  étranger; 

Que  des  bras  paternels  avec  elle  arrachée, 

A  ses  tristes  destins  dans  Byzance  attachée. 

J'ai  partagé  longtemps  les  maux  qu'elle  a  soufferts. 

Au  sortir  du  berceau  j'ai  connu  les  revers  : 

J'appris  sous  une  mère,  abandonnée,  errante, 

A  supporter  l'exil  et  le  sort  des  proscrits, 

L'accueil  impérieux  d'une  cour  arrogante. 

Et  la  fausse  pitié,  pire  que  les  mépris. 

Dans  un  sort  avili  noblement  élevée, 

De  ma  mère  bientôt  cruellement  privée, 

Je  me  vis  seule  au  monde,  en  proie  à  mon  eft'roi, 

Roseau  faible  et  tremblant,  n'ayant  d'appui  que  moi. 


510  TANCRËDE. 

Votre  destin  changea.  Syracuse  en  alarmes 

Vous  remit  dans  vos  biens,  vous  rendit  vos  honneurs^ 

Se  reposa  sur  vous  du  destin  de  ses  armes, 

Et  de  ses  murs  sanglants  repoussa  ses  vainqueurs. 

Dans  le  sein  paternel  je  me  vis  rappelée, 

Un  malheur  inouï  m'en  avait  exilée  : 

Peut-être  j'y  reviens  pour  un  malheur  nouveau. 

Vos  mains  de  mon  hymen  allument  le  flambeau. 

Je  sais  quel  intérêt,  quel  espoir  vous  anime  ; 

Mais  de  vos  ennemis  je  me  vis  la  victime  : 

Je  suis  enfin  la  vôtre  ;  et  ce  jour  dangereux 

Peut-être  de  nos  jours  sera  le  plus  afTreux. 

ARGIRE. 

Il*  sera  fortuné,  c'est  à  vous  de  m'en  croire. 

Je  vous  aime,  ma  fille,  et  j'aime  voire  gloire. 

On  a  trop  murmuré  quand  ce  fier  Solamir, 

Pour  le  prix  de  la  paix  qu'il  venait  nous  olTrir, 

Osa  me  proposer  de  l'accepter  pour  gendre  ; 

Je  vous  donne  au  héros  qui  marche  contre  lui. 

Au  plus  grand  des  guerriers  armés  pour  nous  défendre. 

Autrefois  mon  émule,  à  présent  notre  appui. 

AMÉNAÏDE. 

Quel  appui  !  vous  vantez  sa  superbe  fortune  ; 

Mes  vœux  plus  modérés  la  voudraient  plus  commune  : 

Je  voudrais  qu'un  héros  si  fier  et  si  puissant 

N'eût  point,  pour  s'agrandir,  dépouillé  l'innocent. 

ARGIRE. 

Du  conseil,  il  est  vrai,  la  prudence  sévère 
Veut  punir  dans  Tancrède  une  race  étrangère  :: 
Elle  abusa  longtemps  de  son  autorité  ; 
Elle  a  trop  d'ennemis. 

AMENAÏDE. 

Seigneur,  ou  je  m'abuse, 
Ou  Tancrède  est  encore  aimé  dans  Syracuse. 

ARGIRE. 

Nous  rendons  tous  justice  à  son  cœur  indompté  ; 
Sa  valeur  a,  dit-on,  subjugué  l'Illyrie  ; 
Mais  plus  il  a  servi  sous  l'aigle  des  Césars, 
Moins  il  doit  espérer  de  revoir  sa  patrie  : 
Il  est  par  un  décret  chassé  de  nos  remparts. 

AMÉNAÏDE. 

Pour  jamais  !  lui?  Tancrède  ? 


ACTE    I,    SCÈNE    IV.  51 

AHGIUE. 

Oui,  l'on  craint  sa  présence; 
Et  si  vous  l'avez  vu  clans  les  murs  de  Byzance, 
Vous  savez  qu'il  nous  hait. 

AMENAI  DE. 

Je  ne  le  croyais  pa&. 
Ma  mère  avait  pensé  qu'il  pouvait  être  encore 
L'appui  de  Syracuse  et  le  vainqueur  du  Maure  ; 
Et  lorsque  dans  ces  lieux  des  citoyens  ingrats 
Pour  ce  fier  Orbassan  contre  vous  s'animèrent, 
Qu'ils  ravirent  vos  biens,  et  qu'ils  vous  opprimèrent, 
Tancrède  aurait  pour  vous  affronté  le  trépas. 
C'est  tout  ce  que  j'ai  su. 

ARGIRE. 

C'est  trop,  Aménaïde  : 
Rendez-vous  aux  conseils  d'un  père  qui  vous  guide  : 
Conformez-vous  au  temps,  conformez-vous  aux  lieux. 
Solamir,  et  Tancrède,  et  la  cour  de  Byzance, 
Sont  tous  également  en  horreur  à  nos  yeux. 
Votre  bonheur  dépend  de  votre  complaisance. 
J'ai  pendant  soixante  ans  combattu  pour  l'État  ^  : 
Je  le  servis  injuste,  et  le  chéris  ingrat  : 
Je  dois  penser  ainsi  jusqu'à  ma  dernière  heure. 
Prenez  mes  sentiments,  et  devant  que  je  meure, 
Consolez  mes  vieux  ans  dont  vous  faites  l'espoir. 
Je  suis  prêt  à  finir  une  vie  orageuse  : 
La  vôtre  doit  couler  sous  les  lois  du  devoir; 
Et  je  mourrai  content  si  vous  vivez  heureuse. 

AMÉNAÏDE. 

Ah,  seigneur!  croyez-moi,  parlez  moins  de  bonheur. 
Je  ne  regrette  point  la  cour  d'un  empereur, 
Je  vous  ai  consacré  mes  sentiments,  ma  vie  ; 
Mais,  pour  en  disposer,  attendez  quelques  jours. 
Au  crédit  d'Orbassan  trop  d'intérêt  vous  lie  : 
Ce  crédit  si  vanté  doit-il  durer  toujours? 
Il  peut  tomber  ;  tout  change,  et  ce  héros  peut-être 
S'est  trop  tôt  déclaré  votre  gendre  et  mon  maître. 

ARGIRE. 

Comment  ?  que  dites- vous  ? 

1.  On  lit  dans  Zaïre,  acte  II,  scène  m  : 

Mon  Dieu  1  j'ai  combattu  soixante  ans  pour  fa  gloire. 


I 


oli  TANCREDE. 

AMÉNAÏDE. 

Cette  témérité 
Est  peu  respectueuse  et  vous  semble  une  injure. 
Je  sais  que  dans  les  cours  mon  sexe  plus  flatté 
IDans  votre  république  a  moins  de  liberté  : 
A  Byzance  on  Je  sert  ;  ici  la  loi  plus  dure 
Veut  de  l'obéissance  et  défend  le  murmure. 
Les  musulmans  altiers,  trop  longtemps  vos  vainqueurs, 
Ont  changé  la  Sicile,  ont  endurci  vos  mœurs  : 
Mais  qui  peut  altérer  vos  bontés  paternelles  ? 

ARGIRE. 

Vous  seule,  vous,  ma  fille,  en  abusant  trop  d'elles. 
De  tout  ce  que  j'entends  mon  esprit  est  confus  : 
.l'ai  permis  vos  délais,  mais  non  pas  vos  refus. 
La  loi  ne  peut  plus  rompre  un  nœud  si  légitime  : 
La  parole  est  donnée  ;  y  manquer  est  un  crime. 
Vous  me  l'avez  bien  dit,  je  suis  né  malheureux  : 
Jamais  aucun  succès  n'a  couronné  mes  vœux. 
Tous  les  jours  de  ma  vie  ont  été  des  orages. 
Dieu  puissant!  détournez  ces  funestes  présages; 
Et  puisse  Aménaïde,  en  formant  ces  liens. 
Se  préparer  des  jours  moins  tristes  que  les  miens! 


SCENE  y. 

AMÉNAÏDE. 

Tancrède,  cher  amant  !  moi,  j'aurais  la  faiblesse 
De  trahir  mes  serments  pour  ton  persécuteur  ! 
Plus  cruelle  que  lui,  perfide  avec  bassesse. 
Partageant  ta  dépouille  avec  cet  oppresseur, 
Je  pourrais... 

SCÈNE    VI. 

AMÉNAÏDE,    FANIE. 

AMÉNAÏDE. 

Viens,  approche,  ô  ma  chère  Fanie  ! 
Vois  le  trait  détesté  qui  m'arrache  la  vie. 
Orbassan  par  mon  père  est  nommé  mon  époux  ! 


ACTE    I,    SCÈNE    VI.  ol3 

FANIE. 

Je  sens  combien  cet  ordre  est  douloureux  pour  vous. 

J  ai  vu  vos  sentiments,  j'en  ai  connu  la  force. 

Le  sort  n'eut  point  de  traits,  la  cour  n'eut  point  d'amorce, 

Qui  pussent  arrêter  ou  détourner  vos  pas 

Quand  la  route  par  vous  fut  une  fois  clioisie. 

Votre  cœur  s'est  donné,  c'est  pour  toute  la  vie. 

Tancrède  et  Solamir,  touchés  de  vos  appas. 

Dans  la  cour  des  Césars  en  secret  soupirèrent  : 

Mais  celui  que  vos  yeux  justement  distinguèrent, 

Qui  seul  obtint  vos  vœux,  qui  sut  les  mériter. 

En  sera  toujours  digne;  et,  puisque  dans  Byzance 

Sur  le  fier  Solamir  il  eut  la  préférence, 

Orbassan  dans  ces  lieux  ne  pourra  l'emporter  : 

Votre  âme  est  trop  constante. 

AMÉXAÏDE. 

Ah!  tu  n'en  peux  douter. 
On  dépouille  Tancrède,  on  l'exile,  on  l'outrage  : 
•"C'est  le  sort  d'un  héros  d'être  persécuté  ^  ; 
Je  sens  que  c'est  le  mien  de  l'aimer  davantage. 
Écoute:  dans  ces  murs  Tancrède  est  regretté; 
Le  peuple  le  chérit. 

FANIE. 

Banni  dans  son  enfance. 
De  son  père  oublié  les  fastueux  amis 
Ont  bientôt  à  son  sort  abandonné  le  fils. 
Peu  de  cœurs  comme  vous  tiennent  contre  l'absence. 
A  leurs  seuls  intérêts  les  grands  sont  attachés. 
Le  peuple  est  plus  sensible. 

AMÉNAÏDE. 

Il  est  aussi  plus  juste, 

FANIE. 

Mais  il  est  asservi  :  nos  amis  sont  cachés  ; 
Aucun  n'ose  parler  pour  ce  proscrit  auguste. 
Un  sénat  tyrannique  est  ici  tout-puissant. 

AMÉNAÏDE. 

Oui,  je  sais  qu'il  peut  tout  quand  Tancrède  est  absent. 


i.  En  avril  1702,  le  inaréclial  de  Broglie  ayant  ctc  exilé  de  la  cour,  tout  le 
monde  battit  des  mains  à  ces  vers,  et  on  cria  :  Broglie!  Brorjlie!  par  manière  do 
protestation.  (G.  A.) 

V.  —  Théâtre.    IV.  33 


il4  TANCRÈDE. 

FANIE, 

S'il  pouvait  se  montrer,  j'espérerais  encore  ; 
Mais  il  est  loin  de  vous. 

AMÉXAÏDE. 

Juste  ciel,  je  t'implore! 

(,V  Fanic.) 

Je  me  confie  à  toi.  Tancrède  n'est  pas  loin; 

Et,  quand  de  l'écarter  on  prend  l'indigne  soin, 

Lorsque  la  tyrannie  au  comble  est  parvenue, 

Il  est  temps  qu'il  paraisse,  et  qu'on  tremble  à  sa  vue. 

Tancrède  est  dans  Messine. 

FANIE. 

Est-il  vrai  ?  justes  cieux  ! 
Et  cet  indigne  liymen  est  formé  sous  ses  yeux! 

AMENAI  DE. 

Il  ne  le  sera  pas...  non,  Fanie;  et  peut-être 

Mes  oppresseurs  et  moi  nous  n'aurons  plus  qu'un  maître. 

Viens...  je  t'apprendrai  tout...  mais  il  faut  tout  oser: 

Le  joug  est  trop  honteux  ;  ma  main  doit  le  briser. 

La  persécution  enhardit  ma  faiblesse'. 

Le  trahir  est  un  crime  ;  obéir  est  bassesse. 

S'il  vient,  c'est  pour  moi  seule,  et  je  l'ai  mérité  : 

Et  moi,  timide  esclave,  à  son  tyran  promise. 

Victime  malheureuse  indignement  soumise. 

Je  mettrais  mon  devoir  dans  l'inficjélité  ! 

Non,  l'amour  à  mon  sexe  inspire  le  courage  : 

C'est  à  moi  de  hâter  ce  fortuné  retour  ; 

Et  s'il  est  des  dangers  que  ma  crainte  envisage. 

Ces  dangers  me  sont  chers,  ils  naissent  de  l'amour. 


\,  «Je  m'en  tiens  à  cette  manière  de  finir  le  premier  acte,  écrit  Voltaire;  cela 
fortifie  le  caractère  d'Aménaïde ,  et  rend  en  même  temps  ses  accusateurs  moins 
odieux...  Le  second  acte  commence  encore  d'une  façon  plus  forie...  et  cotte  fermeté 
du  caractère  d'xVménaïde  prépare  mieux  les  reproches  vigoureux  qu'elle  fait  ensuite 
à  son  père.  » 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE    DEUXIÈME. 


SCENE   f. 

AMÉNAÏDE. 

OÙ  porté-je  mes  pas?...  d'où  vient  que  je  frissonne? 
Moi,  des  remords!  qui,  moi?  le  crime  seul  les  donne... 
Ma  cause  est  juste...  0  cieux!  protégez  mes  desseins! 

(A  Fanie,  qui  entre.) 

Allons,  rassurons-nous...  Suis-je  en  toutobéie? 

FANIE. 

\  otre  esclave  est  parti  ;  la  lettre  est  dans  ses  mains. 

AMÉNAÏDE. 

Il  est  maître,  il  est  vrai,  du  secret  de  ma  vie: 

Mais  je  connais  son  zèle  ;  il  nia  toujours  servie'. 

On  doit  tout  quelquefois  aux  derniers  des  humains. 

Né  d'aïeux  musulmans  chez  les  Syracusains, 

Instruit  dans  les  deux  lois  et  dans  les  deux  langages. 

Du  camp  des  Sarrasins  il  connaît  les  passages. 

Et  des  monts  de  TEtna  les  plus  secrets  chemins  : 

C'est  lui  qui  découvrit,  par  une  course  utile. 

Que  Tancrède  en  secret  a  revu  la  Sicile  ; 

C'est  lui  par  qui  le  ciel  veut  changer  mes  destins. 

Ma  lettre,  par  ses  soins,  remise  aux  mains  d'un  Maure, 

Dans  Messine  demain  doit  être  avant  l'aurore. 

Des  Maures  et  des  Grecs  les  besoins  mutuels 

Ont  toujours  conservé,  dans  cette  longue  guerre. 

Une  correspondance  à  tous  deux  nécessaire  ; 

Tant  la  nature  unit  les  malheureux  mortels! 

1.  «  Mes  anges  voient  bien,  écrit  Voltaire  aux  d'Argcntal,  qu'à  l'égard  du  billot 
porté  par  le  balourd,  quatre  vers  au  plus  suffiront  pour  graisser  cette  poulie...  Lu 
confidente  peut  dire  :  «  Il  nous  fut  attaché,  etc.  )>,ct  en  faire  un  excellent  domes- 
tiqiio  qui  fait  pendre  sa  maîtresse  en  ne  disant  pas  son  secret.  » 


ol6  TANCRÈDE. 

FANIE. 

Ce  pas  est  dangereux  ;  mais  le  nom  de  Tancrède, 

Ce  nom  si  redoutable,  à  qui  tout  autre  cède, 

Et  qu'ici  nos  tyrans  ont  toujours  en  horreur, 

Ce  beau  nom  que  l'amour  grava  dans  votre  cœur, 

N'est  point  dans  cette  lettre  à  Tancrède  adressée. 

Si  vous  l'avez  toujours  présent  à  la  pensée. 

Vous  avez  su  du  moins  le  taire  en  écrivant. 

Au  camp  des  Sarrasins  votre  lettre  portée 

Vainement  serait  lue,  ou  serait  arrêtée. 

Enfin,  jamais  l'amour  ne  fut  moins  imprudent, 

Ne  sut  mieux  se  voiler  dans  l'ombre  du  mystère. 

Et  ne  fut  plus  hardi  sans  être  téméraire  ; 

Je  ne  puis  cependant  vous  cacher  mon  effroi, 

AMÉNAÏDE. 

Le  ciel  jusqu'à  présent  semble  veiller  sur  moi  ; 
Il  ramène  Tancrède,  et  tu  veux  que  je  tremble? 

FAME. 

Hélas  !  qu'en  d'autres  lieux  sa  bonté  vous  rassemble. 
La  haine  et  l'intérêt  s'arment  trop  contre  lui  : 
Tout  son  parti  se  tait  ;  qui  sera  son  appui  ? 

AMÉiNAÏDE. 

Sa  gloire.  Qu'il  se  montre,  il  deviendra  le  maître. 
Un  héros  qu'on  opprime  attendrit  tous  les  cœurs  ; 
Il  les  anime  tous  quand  il  vient  à  paraître. 

FANIE. 

Son  rival  est  à  craindre. 

AMÉNAÏDE. 

Ah!  combats  ces  terreurs, 
Et  ne  m'en  donne  point.  Souviens-toi  que  ma  mère 
Nous  unit  l'un  et  l'autre  à  ses  derniers  moments  ; 
Que  Tancrède  est  à  moi  ;  qu'aucune  loi  contraire 
Ne  peut  rien  sur  nos  vœux  et  sur  nos  sentiments. 
Hélas!  nous  regrettions  cette  île  si  funeste. 
Dans  le  sein  de  la  gloire  et  des  murs  des  Césars  ; 
Vers  ces  champs  trop  aimés,  qu'aujourd'hui  je  déteste, 
Nous  tournions  tristement  nos  avides  regards, 
.rétais  loin  de  penser  que  le  sort  qui  m'obsède 
Aie  gardât  pour  époux  l'oppresseur  de  Tancrède, 
Et  que  j'aurais  pour  dot  l'exécrable  présent 
Des  biens  qu'un  ravisseur  enlève  à  mon  amant. 
Il  faut  l'instruire  au  moins  d'une  telle  injustice; 


ACTE    II,    SCÈNE    I.  517 

Qu'il  apprenne  de  moi  sa  perte  et  mon  supplice  ; 
Qu'il  hâte  son  retour  et  défende  ses  droits. 
Pour  venger  un  héros  je  fais  ce  que  je  dois. 
Ah!  si  je  le  pouvais,  j'en  ferais  davantage. 
J'aime,  je  crains  un  père,  et  respecte  son  âge  ; 
Mais  je  voudrais  armer  nos  peuples  soulevés 
Contre  cet  Orhassan  qui  nous  a  captivés. 
D'un  brave  chevalier  sa  conduite  est  indigne  : 
Intéressé,  cruel,  il  prétend  à  l'honneur! 
Il  croit  d'un  peuple  libre  être  le  protecteur! 
Il  ordonne  ma  honte,  et  mon  père  la  signe! 
Et  je  dois  la  subir,  et  je  dois  me  livrer 
Au  maître  impérieux  qui  pense  m'honorer! 
Hélas!  dans  Syracuse  on  hait  la  tyrannie; 
Mais  la  plus  exécrable,  et  la  plus  impunie. 
Est  celle  qui  commande  et  la  haine  et  l'amour. 
Et  qui  veut  nous  forcer  de  changer  en  un  jour. 
Le  sort  en  est  jeté. 

FANIE. 

Vous  aviez  'paru  craindre. 

AMÉNAÏDE. 

Je  ne  crains  plus. 

FANIE. 

On  dit  qu'un  arrêt  redouté 
Contre  Tancrède  même  est  aujourd'hui  porté  : 
Il  y  va  de  la  vie  à  qui  le  veut  enfreindre. 

AMÉNAÏDE. 

Je  le  sais  ;  mon  esprit  en  fut  épouvanté  : 
Mais  l'amour  est  bien  faible  alors  qu'il  est  timide. 
J'adore,  tu  le  sais,  un  héros  intrépide  ; 
Comme  lui  je  dois  l'être. 

FAME. 

Une  loi  de  rigueur 
Contre  vous,  après  tout,  serait-elle  écoutée? 
Pour  effrayer  le  peuple  elle  parait  dictée. 

AMÉNAÏDE. 

Elle  attaque  Tancrède,  elle  me  fait  horreur. 
Que  cette  loi  jalouse  est  digne  de  nos  maîtres! 
Ce  n'était  point  ainsi  que  ses  braves  ancêtres. 
Ces  généreux  Français,  ces  illustres  vainqueurs. 
Subjuguaient  l'Italie,  et  conquéraient  des  cœurs. 
On  aimait  leur  franchise,  on  redoutait  leurs  armes; 


{iI8  TANCREDE. 

Les  soupçons  n'entraient  point  dans  leurs  esprits  altiers, 

1/honneur  avait  uni  tous  ces  grands  chevaliers  : 

Chez  les  seuls  ennemis  ils  portaient  les  alarmes  ; 

Et  le  peuple,  amoureux  de  leur  autorité, 

Comhattait  pour  leur  gloire  et  pour  sa  liherté. 

Ils  abaissaient  les  Grecs,  ils  triomphaient  du  Maure. 

Aujourd'hui  je  ne  vois  qu'un  sénat  ombrageux, 

Toujours  en  défiance,  et  toujours  orageux, 

(Uii  lui-même  se  craint,  et  que  le  peuple  abhorre. 

Je  ne  sais  si  mon  cœur  est  trop  plein  de  ses  feux  ; 

Trop  de  prévention  peut-être  me  possède; 

Mais  je  ne  puis  souffrir  ce  qui  n'est  pas  Tancrède  : 

Ca  foule  des  humains  n'existe  point  pour  moi  ; 

Son  nom  seul  en  ces  lieux  dissipe  mon  effroi, 

Et  tous  ses  ennemis  irritent  ma  colère. 


SCENE   II. 

AMÉNAÏDE,     FANIE,   sur  le  devant;    ARGIRE, 

LES   CHEVALIERS,  au  fond. 

ARGIRE. 

Chevaliers...  je  succombe  à  cet  excès  d'horreur. 
Ah  !  j'espérais  du  moins  mourir  sans  déshonneur. 

(A  sa  fille,  avec  des  sanglots  mêlés  de  colère.) 

Retirez-vous...  sortez... 

AMÉNAÏDE. 

Ou'entends-je?  vous,  mon  père! 

ARGIRE. 

Moi,  ton  père!  est-ce  à  toi  de  prononcer  ce  nom, 
Quand  tu  trahis  ton  sang,  ton  pays,  ta  maison  ? 

AMENAÏDE,   faisant  un  pas,  appu}-ée  sur  Fanie. 

Je  suis  perdue!... 

ARGIRE. 

Arrête...  ah,  trop  chère  victime! 
Qu'as-tu  fait? 

AMÉNAÏDE,   pleurant. 

Nos  malheurs... 

ARGIRE. 

Pleures-tu  sur  ton  crime? 


ACTE    II,    set  NE    III.  519 

AMENAI  DE. 

Je  n'en  ai  point  commis. 

ARGIKE. 

Quoi!  tu  démens  ton  seing? 

AMENAI  DE. 

Non... 

ARGIRE. 

Tu  vois  que  le  crime  est  écrit  de  ta  main. 
Tout  sert  à  m'accabler,  tout  sert  à  te  confondre'. 
Ma  fille!...  il  est  donc  vrai?...  tu  n'oses  me  répondre. 
Laisse  au  moins  dans  le  doute  un  père  au  désespoir. 
J'ai  vécu  trop  longtemps...  Qu'as-tu  fait?... 

AMÉNAÏDE. 

.Mon  devoir. 
Aviez-vous  fait  le  vôtre  ? 

ARGIRE. 

Ah  !  c'en  est  trop,  cruelle  : 
Oses-tu  te  vanter  d'être  si  criminelle? 
Laisse-moi,  malheureuse;  ôte-toi  de  ces  lieux  : 
Va,  sors...  une  autre  main  saura  fermer  mes  yeux. 

AMENAÏDE   sort,  presque  évanouie,  entre  les  bras  de  Fanie. 

Je  me  meurs. 


SCENE   III. 
ARGIRE,    LES   CHEVALIERS. 

ARGIRE. 

Mes  amis,  dans  une  telle  injure... 
Après  son  aveu  môme...  après  ce  crime  affreux... 
Excusez  d'un  vieillard  les  sanglots  douloureux... 
Je  dois  tout  à  l'État...  mais  tout  à  la  nature. 
Vous  n'exigerez  pas  qu'un  père  malheureux 
A  vos  sévères  voix  mêle  sa  voix  tremhiante. 
Aménaïde,  hélas!  ne  peut  être  innocente; 
Mais  signer  à  la  fois  mon  opprobre  et  sa  mort, 
Vous  ne  le  voulez  pas...  c'est  un  barbare  effort  : 
La  nature  en  frémit,  et  j'en  suis  incapable. 

I.  i(  Ce  billet  destiné  à  Tancrèdo,  dit  M.  Hipp.  Lucas,  et  que  vous  croyez  écrit 
à  Solamir,  vous  impatiente  au  dernier  point.  » 


520  TANCRÈDE. 

LORÉDAN. 

Nous  plaignons  tons,  seigneur,  nn  père  respectable 
Nous  sentons  sa  blessure,  et  craignons  de  l'aigrir  : 
Mais  vous-même  avez  vu  cette  lettre  coupable  ; 
L'esclave  la  portait  au  camp  de  Solamir  ; 
Auprès  de  ce  camp  même  on  a  surpris  le  traître. 
Et  l'insolent  Arabe  a  pu  le  voir  punir. 
Ses  odieux  desseins  n'ont  que  trop  su  paraître, 
L'État  était  perdu.  Nos  dangers,  nos  serments. 
Ne  soutirent  point  de  nous  de  vains  ménagements  : 
Les  lois  n'écoutent  point  la  pitié  paternelle  ; 
L'État  parle,  il  suffit, 

ARGIRE. 

Seigneur,  je  vous  entends, 
.Je  sais  ce  qu'on  prépare  à  cette  criminelle. 
Mais  elle  était  ma  fille.,,  et  voilà  son  époux,.. 
Je  cède  à  ma  douleur.,.  Je  m'abandonne  à  vous.,. 
Il  ne  me  reste  plus  qu'à  mourir  avant  elle. 

(Il  sort.) 

SCÈNE    IV. 

LES   CHEVALIERS. 

CATANE, 

Déjà  de  la  saisir  l'ordre  est  donné  par  nous. 
Sans  doute  il  est  affreux  de  voir  tant  de  noblesse, 
Les  grâces,  les  attraits,  la  plus  tendre  jeunesse, 
L'espoir  de  deux  maisons,  le  destin  le  plus  beau. 
Par  le  dernier  supplice  enfermés  au  tombeau. 
Mais  telle  est  parmi  nous  la  loi  de  l'iiyménée  ; 
C'est  la  religion  lâcbement  profanée, 
C'est  la  patrie  enfin  que  nous  devons  venger. 
L'infidèle  en  nos  murs  ap])elle  l'étranger  ! 
La  Grèce  et  la  Sicile  ont  vu  des  citoyennes, 
Renonçant  à  leur  gloire,  au  titre  de  clirétiennes. 
Abandonner  nos  lois  pour  ces  fiers  musulmans. 
Vainqueurs  de  tous  côtés,  et  partout  nos  tyrans  : 
Mais  que  d'un  chevalier  la  fille  respectée, 

(A  Orbassan.) 

Sur  le  point  d'être  à  vous,  et  marchant  à  l'autel, 
Exécute  un  complot  si  lâche  et  si  cruel  ! 


ACTE    II,    SCiiNE    V.  521 

De  ce  crime  nouveau  Syracuse  infectée 
Veut  de  notre  justice  un  exemple  éternel. 

LORÉDAN. 

Je  l'avoue  en  tremblant  ;  sa  mort  est  légitime  : 

Plus  sa  race  est  illustre,  et  plus  grand  est  le  crime. 

On  sait  de  Solamir  l'espoir  ambitieux, 

On  connaît  ses  desseins,  son  amour  téméraire. 

Ce  malheureux  talent  de  tromper  et  de  plaire. 

D'imposer  aux  esprits,  et  d'éblouir  les  yeux. 

C'est  à  lui  que  s'adresse  un  écrit  si  funeste, 

«  Régnez  dans  nos  États  »  :  ces  mots  trop  odieux 

Nous  révèlent  assez  un  complot  manifeste. 

Pour  l'honneur  d'Orbassan  je  supprime  le  reste  ; 

Il  nous  ferait  rougir.  Quel  est  le  chevalier  . 

Qui  daignera  jamais,  suivant  l'antique  usage. 

Pour  ce  coupable  objet  signaler  son  courage. 

Et  hasarder  sa  gloire  à  le  justifier? 

CATANE. 

Orbassan,  comme  vous  nous  sentons  votre  injure; 
Nous  allons  l'effacer  au  milieu  des  combats. 
Le  crime  rompt  l'hymen  :  oubliez  la  parjure. 
Son  supplice  vous  venge,  et  ne  vous  flétrit  pas. 

ORBASSAN. 

Il  me  consterne,  au  moins...  et,  coupable  ou  fidèle,   , 
Sa  main  me  fut  promise...  On  approche...  C'est  elle 
Qu'au  séjour  des  forfaits  conduisent  des  soldats... 
Cette  honte  m'indigne  autant  qu'elle  m'ofl"ense  : 
Laissez-moi  lui  parler. 


SCENE   V. 

LES     CHEVALIERS,   sur  le  devant;    AMÉN AÏDE  ,   au  fon  1, 

entourée  de  gardes. 

AMÉN  AÏDE,   dans  le  fond. 

0  céleste  puissance  ! 
Ne  m'abandonnez  point  dans  ces  moments  affreux. 
Grand  Dieu!  vous  connaissez  l'objet  de  tous  mes  vœux 
Vous  connaissez  mon  cœur;  est-il  donc  si  coupable? 

CATANE. 

Vous  voulez  voir  encor  cet  objet  condamnable? 


TANCRiiDE 

OP.BASSAN. 

Oui,  JG  le  veux. 

CATANE, 

Sortons.  Parlez-lui,  mais  songez 
Que  les  lois,  les  autels,  l'honneur,  sont  outragés  : 
Syracuse  à  regret  exige  une  victime. 

ORBASSAN. 

Je  le  sais  comme  vous  ;  un  même  soin  m'anime. 
Éloignez-vous,  soldats. 


SCENE  VI. 
AMÉNAÏDE,    ORBASSAN. 

AMÉNAÏDE. 

Qu'osez-vous  attenter? 
A  mes  derniers  moments  venez-vous  insulter? 

ORBASSAN. 

Ma  fierté  jusque-là  ne  peut  être  avilie. 

Je  vous  donnais  ma  main,  je  vous  avais  choisie  ; 
Peut-être  l'amour  même  avait  dicté  ce  choix. 
Je  ne  sais  si  mon  cœur  s'en  souviendrait  encore, 
Ou  s'il  est  indigné  d'avoir  connu  ses  lois; 
Mais  il  ne  peut  soufTrir  ce  qui  le  déshonore. 
Je  ne  veux  point  penser  qu'Orhassan  soit  trahi 
Pour  un  chef  étranger,  pour  un  chef  ennemi, 
Pour  un  de  ces  tyrans  que  notre  culte  ahhorre  : 
Ce  crime  est  trop  indigne;  il  est  trop  inouï  : 
Et,  pour  vous,  pour  l'État,  et  surtout  pour  ma  gloire. 
Je  veux  fermer  les  yeux,  et  prétends  ne  rien  croire. 
Syracuse  aujourd'hui  voit  en  moi  votre  époux  : 
Ce  titre  me  suffit  ;  je  me  respecte  en  vous  ; 
Ma  gloire  est  offensée,  et  je  prends  sa  défense. 
Les  lois  des  chevaliers  ordonnent  ces  combats  ; 
Le  jugement  de  Dieu*  dépend  de  notre  bras; 
C'est  le  glaive  qui  juge  et  qui  fait  l'innocence. 
Je  suis  prêt. 

AMÉNAÏDE. 

Vous  ? 

1.  On  sait  assez  qu'on  appelait  ces  combats  le  jugement  de  Dieu. 

{Note  de  Voltaire.) 


ACTE   II,    SCENE    VI.  on 

ORBASSAX. 

Moi  seul  ;  et  j'ose  me  flatter 
Qu'après  cette  démarche,  après  cette  entreprise 
(Qu'aux  yeux  de  tout  guerrier  mon  honneur  autorise), 
Un  cœur  qui  m'était  dû  me  saura  mériter. 
Je  n'examine  point  si  votre  âme  surprise 
Ou  par  mes  ennemis,  ou  par  un  séducteur, 
Un  moment  aveuglée  eut  un  moment  d'erreur. 
Si  votre  aversion  fuyait  mon  liynK'née. 

^^es  bienfaits  peuvent  tout  sur  une  àme  ])ien  née  ; 

^...-H^a  vertu  s'afl'ermit  par  un  remords  heureux. 

Je  suis  sûr,  en  un  mot,  de  l'honneur  de  tous  deux. - 

Mais  ce  n'est  point  assez  :  j'ai  le  droit  de  prétendre 
(Soit  fierté,  soit  amour)  un  sentiment  plus  tendre. 
Les  lois  veulent  ici  des  serments  solennels; 
J'en  exige  un  de  vous,  non  tel  que  la  contrainte 
En  dicte  à  la  faiblesse,  en  impose  à  la  crainte, 
Qu'en  se  trompant  soi-même  on  prodigue  aux  autels  : 
A  ma  franchise  altière  il  faut  parler  sans  feinte  : 
Prononcez,  Mon  cœur  s'ouvre,  et  mon  bras  est  armé. 
Je  puis  mourir  pour  vous;  mais  je  doisêtre  aimé. 

AMÉNAÏDE. 

Dans  l'abîme  effroyable  où  je  suis  descendue, 

A  peine  avec  horreur  à  moi-même  rendue, 

Cet  effort  généreux,  que  je  n'attendais  pas. 

Porte  le  dernier  coup  à  mon  âme  éperdue, 

Et  me  plonge  au  tombeau  qui  s'ouvrait  sous  mes  pas. 

Vous  me  forcez,  seigneur,  à  la  reconnaissance  ; 

Et,  tout  près  du  sépulcre  où  l'on  va  in'enfermer. 

Mon  dernier  sentiment  est  de  vous  estimer. 

Connaissez-moi  ;  sachez  que  mon  cœur  vous  offense  ; 
Mais  je  n'ai  point  trahi  ma  gloire  et  mon  pays  : 
Je  ne  vous  trahis  point,  je  n'avais  rien  promis. 
Mon  âme  envers  la  vôtre  est  assez  criminelle  ; 
Sachez  qu'elle  est  ingrate,  et  non  pas  infidèle... 
Je  ne  peux  vous  aimer;  je  ne  peux  à  ce  prix 
Accepter  un  combat  pour  ma  cause  entrepris. 
Je  sais  de  votre  loi  la  dureté  barbare. 
Celle  de  mes  tyrans,  la  mort  qu'on  me  prépare. 
Je  ne  me  vante  point  du  fastueux  effort 
De  voir,  sans  m'alarmer,  les  apprêts  de  ma  mort,,. 
Je  regrette  la  vie,,,  elle  dut  m'être  chère. 


524  TANCRÈDE. 

Je  pleure  mon  destin,  je  gémis  sur  mon  père*; 
Mais,  malgré  ma  faiblesse  et  malgré  mon  efTroi, 
Je  ne  puis  vous  tromper;  n'attendez  rien  de  moi. 
Je  vous  parais  coupable  après  un  tel  outrage  ; 
Mais  ce  cœur,  croyez-moi,  le  serait  davantage 
Si  jusqu'à  vous  complaire  il  pouvait  s'oublier. 
Je  ne  veux  (pardonnez  à  ce  triste  langage) 
De  vous  pour  mon  époux,  ni  pour  mon  chevalier. 
J'ai  pi'ononcé;  jugez,  et  vengez  votre  ofTense. 

ORBASSAN. 

Je  me  borne,  madame,  à  venger  mon  pays, 

A  (jédaigncr  l'audace,  à  braver  le  mépris, 

A  l'oublier.  Mon  bras  prenait  votre  défense  : 

Mais,  quitte  envers  ma  gloire,  aussi  bien  qu'envers  vous. 

Je  ne  suis  plus  qu'un  juge  à  son  devoir  fidèle: 

Soumis  à  la  loi  seule,  insensible  comme  elle. 

Et  qui  ne  doit  sentir  ni  regrets  ni  courroux. 


SCENE  VIL 

AMÉNAIDE;     soldats,   dans  l'enfoncement. 
AMKNAÏDE. 

J'ai  donc  dicté  l'arrêt...  et  je  me  sacrifie! 
0  toi,  seul  des  humains  qui  méritas  ma  foi. 
Toi,  pour  qui  je  mourrai,  pour  qui  j'aimais  la  vie, 
Je  suis  donc  condamnée!...  Oui,  je  le  suis  pour  toi  ; 
Allons...  je  l'ai  voulu...  Mais  tant  d'ignominie. 
Mais  un  père  accablé,  dont  les  jours  vont  finir! 
Des  liens,  des  bourreaux...  Ces  apprêts  d'infamie! 

I.  Iphigcnie,  près  d'être  immohîe,  dit  à  son  père,  acte  IV,  scène  iv  : 

D'un  œil  aussi  content,  d'un  cœur  aussi  soumis, 
Que  j'acceptais  l'époux  que  vous  m'aviez  promis, 
Je  saurai,  s'il  le  faut,  victime  obéissante, 
Tendre  au  fer  de  Calchas  une  tête  innocente. 

Cette  résignation  paraît  exagérée  :  le  sentiment  d'Aménaïde  est  plus  vrai  et 
aussi  touchant;  mais  dans  cette  comparaison,  ce  n'est  point  Racine  qui  est  inférieur 
à  Voltaire,  c'est  l'art  qui  a  fait  des  progrès.  Pour  rendre  les  vertus  dramatiques 
plus  imposantes,  on  les  a  d'abord  exagérées  :  mais  le  comble  de  l'art  est  de  les 
rendre  à  la  fois  naturelles  et  héroïques.  Cette  perfection  ne  pouvait  être  que  le 
fruit  du  temps,  de  l'étude  des  grands  modèles,  et  surtout  de  l'étude  de  leurs 
fautes.  (K.) 


ACTE    II,    SCÈNE    VU.  523 

0  mort!  affreuse  mort!  puis-je  vous  soutenir? 
Tourments,  trépas  honteux...  tout  mon  courage  cède... 
Non,  il  n'est  point  de  honte  en  mourant  pour  Tancrède. 
On  peut  m'ôter  le  jour,  et  non  pas  me  punir. 
Quoi!  je  meurs  en  coupahle!..,  un  père,  une  patrie! 
Je  les  servais  tous  deux,  et  tous  deux  m"ont  flétrie! 
Et  je  n'aurai  pour  moi,  dans  ces  moments  d'horreur, 
Que  mon  seul  témoignage,  et  la  voix  de  mon  cœur! 

(A  Fanie,  qui  entre.) 

Quels  moments  pour  Tancrède  !  0  ma  chère  Fanie  ! 

(Fanie  lui  baise  la  main  en  pleurant,  et  Aménaïde  l'embrasse.) 

La  douceur  de  te  voir  ne  m'est  donc  point  ravie  ! 

FAME. 

Que  ne  puis-je  avant  vous  expirer  en  ces  lieux  ! 

AMÉ\AÏDE. 

Ah!...  je  vois  s'avancer  ces  monstres  odieux... 

(Les  gardes  qui  étaient  dans  le  fond  s'avancent  pour  l'emmener.) 

Porte  un  jour  au  héros  à  qui  j'étais  unie 

Mes  derniers  sentiments  et  mes  derniers  adieux, 

Fanie...  il  apprendra  si  je  mourus  fidèle. 

Je  coûterai  du  moins  dos  larmes  à  ses  yeux  ; 

Je  ne  meurs  que  pour  lui...  ma  mort  est  moins  cruelle ^ 

1.  M"'"  Clairon  tronquait  cette  scène,  et  substituait  un  jeu  muet  à  la  déclunia- 
tion.   (G.  A.) 


FIN    DU    DEUXIEME    ACTE. 


ACTE    TROISIÈME'. 


SCENE    I. 

""  TANGR  E  DE  ,  suivi  do  doux  écuyers  qui  porto;it  s;i  lance, 

son  écu,  etc.;   ALDAMON. 

TA-XCRKDE, 

iA  tous  les  cœurs  Lien  nés  que  la  patrie  est  chère! 
— Kju'avec  ravissement  je  revois  ce  séjour! 

^  Cher  et  hrave  Aldamon,  cligne  ami  de  mon  père, 
C'est  toi  dont  l'heureux  zèle  a  servi  mon  retour. 
Que  Tancrèdc  est  heureux!  que  ce  jour  m'est  prospère! 
Tout  mon  sort  est  changé.  Cher  ami!  je  te  dois 
Plus  que  je  n'ose  dire,  et  plus  que  tu  ne  crois. 

ALDAMON. 

Seigneur,  c'est  trop  vanter  mes  services  vulgaires. 
Et  c'est  trop  relever  un  sort  tel  que  le  mien  ; 
Je  ne  suis  qu'un  soldat,  un  simple  citoyen... 

ÏANCRÈDE. 

.Je  le  suis  comme  vous  :  les  citoyens  sont  frères. 

ALDAMON. 

Deux  ans  dans  l'Orient  sous  vous  j'ai  comhattu; 
.Je  vous  vis  effacer  l'éclat  de  vos  ancêtres  ; 
J'admirai  d'assez  près  votre  haute  vertu  ; 
C'est  là  mon  seul  mérite.  Élevé  par  mes  maîtres, 
Né  dans  votre  maison,  je  vous  suis  asservi. 
Je  dois... 

TANCUÈDE. 

Vous  ne  devez  être  que  mon  ami. 
Voilà  donc  ces  remparts  que  je  voulais  défendre, 

1.  C'est  pour  cet  acte  qu'on  voulait  tendre  le  théâtre  en  noir,  et  dresser  un 
cchafaud. 


ACTE    III,    SCbNE    I.  527 

Ces  murs  toujours  sacrés  pour  le  cœur  le  plus  tendre,     • 
Ces  murs  qui  m'ont  \u  naître,  et  dont  je  suis  banni 
Apprends-moi  dans  quels  lieux  respire  Aménaïde  ! 

ALDAMON. 

Dans  ce  palais  antique  où  son  père  réside; 

Cette  place  y  conduit  :  plus  loin  vous  contemplez 

Ce  tribunal  auguste,  où  l'on  voit  assemblés 

Ces  vaillants  chevaliers,  ce  sénat  intrépide, 

Qui  font  les  lois  du  peuple,  et  combattent  pour  lui, 

Et  qui  vaincraient  toujours  le  musulman  perfide 

S'ils  ne  s'étaient  privés  de  leur  plus  grand  appui. 

Voilà  leurs  boucliers,  leurs  lances,  leurs  devises, 

Dont  la  pompe  guerrière  annonce  aux  nations 

La  splendeur  de  leurs  faits,  leurs  nobles  entreprises. 

Votre  nom  seul  ici  manquait  à  ces  grands  noms. 

TAXGRÈDE. 

Que  ce  nom  soit  caché,  puisqu'on  le  persécute  ; 
Peut-être  en  d'autres  lieux  il  est  célèbre  assez, 

(A  SOS  écuycrs.) 

Vous,  qu'on  suspende  ici  mes  chiffres  effacés  ; 
Aux  fureurs  des  partis  qu'ils  ne  soient  plus  en  butte  ; 
Que  mes  armes  sans  faste,  emblème  des  douleurs. 
Telles  que  je  les  porte  au  milieu  des  batailles, 
Ce  simple  bouclier,  ce  casque  sans  couleurs, 
Soient  attachés  sans  pompe  à  ces  tristes  murailles. 

(Les  écuyers  suspendent  ses  armes  aux  places  vides,  au  milieu  des  autres 
trophées. 

Conservez  ma  devise,  elle  est  chère  à  mon  cœur  ; 
Elle  a  dans  mes  combats  soutenu  ma  vaillance  ; 
Elle  a  conduit  mes  pas,  et  fait  mon  espérance; 
Les  mots  en  sont  sacrés  ;  c'est  l'amour  et  l'honneur. 

Lorsque  les  chevaliers  descendront  dans  la  place, 
\ous  direz  qu'un  guerrier,  qui  veut  être  inconnu, 
Pour  les  suivre  au  combat  dans  leurs  murs  est  venu. 
Et  qu'à  les  imiter  il  borne  son  audace. 

(A  Aldaraon.j 

Quel  est  leur  chef,  ami? 

ALDAMON. 

Ce  fut  depuis  trois  ans. 
Comme  vous  l'avez  su,  le  respectable  Argire. 

TA^Cr.ÈDE,    à  part. 

Père  d'Aménaïdel... 


528  TANCRÈDE. 

ALDAMON. 

On  le  vit  trop  longtemps 
Succomber  au  parti  dont  nous  craignons  l'empire. 
11  reprit  à  la  fin  sa  juste  autorité  : 
On  respecte  son  rang,  son  nom,  sa  probité; 
Mais  l'âge  l'afTaiblit.  Orbassan  lui  succède. 

TANCRÎiDE. 

Orbassan!  l'ennemi,  l'oppresseur  de  Tancrède! 
Ami,  quel  est  le  bruit  répandu  dans  ces  lieux  ! 
Ali  !  parle,  est-il  bien  vrai  que  cet  audacieux 
D'un  père  trop  facile  ait  surpris  la  faiblesse. 
Que  sur  Aménaïde  il  ait  levé  les  yeux, 
Qu'il  ait  osé  prétendre  à  s'unir  avec  elle? 

ALDAMON. 

Hier  confusément  j'en  appris  la  nouvelle. 

Pour  moi,  loin  de  la  ville,  étalili  dans  ce  fort 

Où  je  vous  ai  reçu,  grâce  à  mon  lieureux  sort, 

A  mon  poste  attacbé,  j'avouerai  que  j'ignore 

Ce  qu'on  a  fait  depuis  dans  ces  murs  que  j'abhorre  : 

On  vous  y  persécute,  ils  sont  affreux  pour  moi. 

TANCRÎiDE, 

Clier  ami,  tout  mon  cœur  s'abandonne  à  ta  foi^  ; 
Cours  chez  Aménaïde,  et  parais  devant  elle  ; 
Dis-lui  qu'un  inconnu,  brûlant  du  plus  beau  zèle 
Pour  l'honneur  de  son  sang,  pour  son  auguste  nom, 
Pour  les  prospérités  de  sa  noble  maison. 
Attaché  dès  l'enfance  à  sa  mère,  à  sa  race, 
D'un  entretien  secret  lui  demande  la  grâce. 

ALDAMON. 

Seigneur,  dans  sa  maison  j'eus  toujours  quelque  accès; 

On  y  voit  avec  joie,  on  accueille,  on  honore. 

Tous  ceux  qu'à  votre  nom  le  zèle  attache  encore. 

Plût  au  ciel  qu'on  eût  vu  le  pur  sang  des  Français 

Uni  dans  la  Sicile  au  noble  sang  d'Argire  ! 

Quel  que  soit  le  dessein,  seigneur,  qui  vous  inspire, 

Puisque  vous  m'envoyez,  je  réponds  du  succès. 

1.  «  Ne  sentez-vous  pas,  écrit  Voltaire  à  Lekain ,  que  tout  l'artifice  de  cette 
scène  consiste,  de  la  part  de  Tancrède,  à  s'ouvrir  par  gradation  avec  Aldamon?  11 
s'en  faut  bien  qu'il  doive  lui  dire  tout  son  secret;  et  quand  il  lui  dit  :  Citer 
ami,  etc.,  remarquez  qu'il  se  donne  bien  garde  de  dire  :  J'aime  Aménaïde.  11  le 
lui  fait  assez  entendre,  et  cela  est  ûien  plus  naturel  et  bien  plus  piquant...  11  uc 
permet  à  son  amour  d'éclater  que  dans  son  monologue.  » 


I 


ACTE    III,    SCÈNE   III.  529 

SCÈNE   II. 

TANCRF.de  ;  SES    ÉCUYERS,  au  fond. 
TANCRÈDE. 

Il  sera  favorable  ;  et  ce  ciel  qui  me  guide, 

Ce  ciel  qui  me  ramène  aux  pieds  d'Aménaïde, 

Et  qui,  dans  tous  les  temps,  accorda  sa  faveur 

Au  véritable  amour,  au  véritable  honneur. 

Ce  ciel  qui  m'a  conduit  dans  les  tentes  du  Maure, 

Parmi  mes  ennemis  soutient  ma  cause  encore. 

Aménaïde  m'aime,  et  son  cœur  me  répond 

Que  le  mien  dans  ces  lieux  ne  peut  craindre  un  affront. 

Loin  des  camps  des  Césars,  et  loin  de  l'Illyrie, 

Je  viens  enfin  pour  elle  au  sein  de  ma  patrie, 

De  ma  patrie  ingrate,  et  qui,  dans  mon  malheur, 

Après  Aménaïde  est  si  chère  à  mon  cœur  ! 

J'arrive  :  un  autre  ici  l'obtiendrait  de  son  père  ! 

Et  sa  fille  à  ce  point  aurait  pu  me  trahir  ! 

Quel  est  cet  Orbassan  ?  quel  est  ce  téméraire  ? 

Quels  sont  donc  les  exploits  dont  il  doit  s'applaudir? 

Qu'a-t-il  fait  de  si  grand  qui  le  puisse  enhardir 

A  demander  un  prix  qu'on  doit  à  la  vaillance, 

Qui  des  plus  grands  héros  serait  la  récompense. 

Qui  m'appartient  du  moins  par  les  droits  de  l'amour? 

Avant  de  me  l'ôter,  il  m'ôtera  le  jour. 

Après  mon  trépas  môme  elle  serait  fidèle. 

L'oppresseur  de  mon  sang  ne  peut  régner  sur  elle. 

Oui,  ton  cœur  m'est  connu,  je  ne  redoute  rien. 

Ma  chère  Aménaïde,  il  est  tel  que  le  mien. 

Incapable  d'elfroi,  de  crainte  et  d'inconstance. 

SCÈNE    III. 

TANCRÈDE,  ALDAMON. 

TANCRÈDE. 

Ah  !  trop  heureux  ami,  tu  sors  de  sa  présence  : 

Tu  vois  tous  mes  transports  ;  allons,  conduis  mes  pas. 

V.  —  TlIÉATHE.     IV.  3i 


530  TANCRÈDE. 

ALDAMON. 

Vers  ces  funestes  lieux,  seigneur,  n'avancez  pas. 

TANCRÈDE. 

Que  me  dis-tu?  Les  pleurs  inondent  ton  visage! 

ALDAMON. 

Ah  !  fuyez  pour  jamais  ce  malheureux  rivage  ; 
Après  les  attentats  que  ce  jour  a  produits, 
Je  n'y  puis  demeurer,  tout  obscur  que  je  suis. 

TANCRÈDE, 

Comment?... 

ALDAMON. 

Portez  ailleurs  ce  courage  sublime  : 
La  gloire  vous  attend  aux  tentes  des  Césars  ; 
Elle  n'est  point  pour  vous  dans  ces  affreux  remparts 
Fuyez  ;  vous  n'y  verriez  que  la  honte  et  le  crime. 

TANCRÈDE. 

De  quels  traits  inouïs  viens-tu  percer  mon  cœur  ! 
Qu'as-tu  vu?  Que  t'a  dit,  que  fait  Aménaïde? 

ALDAMON. 

J'ai  trop  vu  vos  desseins...  Oubliez-la,  seigneur. 

TANCRÈDE. 

Ciel  !  Orbassan  l'emporte  !  Orbassan  !  la  perfide  I 
L'ennemi  de  son  père,  et  mon  persécuteur! 

ALDAMON. 

Son  père  a  ce  matin  signé  cet  hyménée, 
Et  la  pompe  fatale  en  était  ordonnée... 

TANCRÈDE. 

Et  je  serais  témoin  de  cet  excès  d'horreur! 

ALDAMON. 

Votre  dépouille  ici  leur  fut  abandonnée. 
Vos  biens  étaient  sa  dot.  Un  rival  odieux. 
Seigneur,  vous  enlevait  le  bien  de  vos  aïeux. 

TANCRÈDE. 

Le  lâche!  il  m'enlevait  ce  qu'un  héros  méprise. 
Aménaïde,  ô  ciel  !  en  ses  mains  est  remise? 
Elle  est  à  lui  ? 

ALDAMON. 

Seigneur,  ce  sont  les  moindres  coups 
Que  le  ciel  irrité  vient  de  lancer  sur  vous. 

TANCRÈDE. 

Achève  donc,  cruel,  de  m'arracher  la  vie  ; 
Achève...  parle...  hélas! 


ACTE    III,    SCKXE    III.  .iM 

ALDAMO.N. 

Elle  allait  être  unie 
Au  fier  persécuteur  de  vos  jours  glorieux  : 
Le  flambeau  de  Thymen  s'allumait  en  ces  lieux, 
Lorsqu'on  a  reconnu  quelle  est  sa  perfidie  : 
C'est  peu  d'avoir  changé,  d'avoir  trompé  vos  vœux. 
L'infidèle,  seigneur,  vous  trahissait  tous  deux. 

TANCP.ÈDE. 

Pour  qui  ? 

ALDAMON. 

Pour  une  main  étrangère,  ennemie, 
Pour  l'oppresseur  altior  de  notre  nation. 
Pour  Solamir. 

TA.NCIVÈDE, 

0  ciel!  ô  trop  funeste  nom! 
Solamir!..,  Dans  Byzance  il  soupira  pour  elle  : 
Mais  il  fut  dédaigné,  mais  je  fus  son  vainqueur  ; 
Elle  n'a  pu  trahir  ses  serments  et  mon  cœur  ; 
Tant  d'horreur  n'entre  point  dans  une  àme  si  belle: 
Elle  en  est  incapable. 

ALDAMON. 

A  regret  j'ai  parlé; 
Mais  ce  secret  horrible  est  partout  révélé. 

TANCPiÈDE. 

Écoute  :  je  connais  l'envie  et  l'imposture  : 

Eh!  quel  cœur  généreux  échappe  à  leur  injure! 

Proscrit  dès  mon  berceau,  nourri  dans  le  malheur. 

Mais  toujours  éprouvé,  moi  qui  suis  mon  ouvrage, 

Qui  d'États  en  États  ai  porté  mon  courage. 

Qui  partout  de  l'envie  ai  senti  la  fureur. 

Depuis  que  je  suis  né,  j'ai  vu  la  calomnie 

Exhaler  les  venins  de  sa  bouche  impunie. 

Chez  les  républicains,  comme  à  la  cour  des  rois  '. 

Argire  fut  longtemps  accusé  par  sa  voix  ; 

Il  souff'rit  comme  moi  :  cher  ami,  je  m'abuse. 

Ou  ce  monstre  odieux  règne  dans  Syracuse; 

Ses  serpents  sont  nourris  de  ces  mortels  poisons 

Que  dans  les  cœurs  trompés  jettent  les  factions. 

De  l'esprit  de  parti  je  sais  quelle  est  la  rage  : 

1.  Voyez,  page  530,  la  note  des  éditeurs  de  Kehl. 


532  TANCRÈDE. 

L'auguste  Aménaïde  en  éprouve  l'outrage. 
Entrons  :  je  veux  la  voir,  l'entendre,  et  m'éclairer. 

ALDAMOX. 

Ah  !  seigneur,  arrêtez  :  il  faut  donc  tout  vous  dire  ; 
On  l'arrache  des  hras  du  malheureux  Argire  ; 
Elle  est  aux  fers. 

TANCRÈDE, 

Qu'entends-je? 

ALDAMON. 

Et  l'on  va  la  livrer, 
Dans  cette  place  même,  au  plus  affreux  supplice. 

TANCRÈDE. 

Aménaïd  e  ! 

ALDAMON, 

Hélas!  si  c'est  une  justice. 
Elle  est  bien  odieuse  ;  on  ose  en  murmurer. 
On  pleure;  mais,  seigneur,  on  se  borne  à  pleurer. 

TANCRÈDE. 

Aménaïde!  ô  cieux!...  Crois-moi,  ce  sacrifice, 
Cet  horrible  attentat  ne  s'achèvera  pas. 

ALDAMON. 

Le  peuple  au  tribunal  précipite  ses  pas  : 
11  la  plaint,  il  gémit,  en  la  nommant  perfide; 
Et  d'un  cruel  spectacle  indignement  avide, 
Turbulent,  curieux  avec  compassion. 
Il  s'agite  en  tumulte  autour  de  la  prison. 
Étrange  empressement  de  voir  des  misérables! 
On  hâte  en  gémissant  ces  moments  formidables. 
Ces  portiques,  ces  lieux  que  vous  voyez  déserts, 
De  nombreux  citoyens  seront  bientôt  couverts. 
Éloignez-vous,  venez. 

TANCRÈDE, 

Quel  vieillard  vénérable 
Sort  d'un  temple  en  tremblant,  les  yeux  baignés  de  pleurs? 
Ses  suivants  consternés  imitent  ses  douleurs, 

ALDAMON. 

C'est  Argire,  seigneur,  c'est  ce  malheureux  père... 

TANCRÈDE. 

Retire-toi...  Surtout  ne  me  découvre  pas. 
Que  je  le  plains  ! 


ACTE    HT,    SCÈNE    IV.  533 


SCENE    IV. 

ARGiRE,    dans  un  des  côtés  de  la  scène  ;   T ANCRE  DE  ,  sur  le  devant  ; 
ALDAMON,   loin  de  lui,  dans  l'enfoncement. 

ARGIRE. 

0  ciel  !  avance  mon  trépas. 
0  mort!  viens  me  frapper;  c'est  ma  seule  prière. 

TANCRÈDE, 

Noble  Argire,  excusez  un  de  ces  chevaliers 
Qui,  contre  le  croissant  déployant  leur  bannière, 
Dans  de  si  saints  combats  vont  chercher  des  lauriers. 
Vous  voyez  le  moins  grand  de  ces  dignes  guerriers. 
Je  venais...  Pardonnez...  dans  l'état  où  vous  êtes, 
Si  je  mêle  à  vos  pleurs  mes  larmes  indiscrètes. 

ARGIRE. 

Ah  !  vous  êtes  le  seul  qui  mosiez  consoler  ; 
Tout  le  reste  me  fuit,  ou  cherche  à  m'accabler. 
Vous-même  pardonnez  à  mon  désordre  extrême. 
A  qui  parlé-je?  hélas! 

TANCRÈDE. 

Je  suis  un  étranger, 
Plein  de  respect  pour  vous,  touché  comme  vous-même. 
Honteux,  et  frémissant  de  vous  interroger; 
^Malheureux  comme  vous...  Ah!  par  pitié...  de  grâce, 
Une  seconde  fois  excusez  tant  d'audace. 
Est-il  vrai?...  votre  fille!...  est-il  possible?... 

ARGIRE. 

,  Hélas! 
H  est  trop  vrai,  bientôt  on  la  mène  au  trépas. 

TAXCRÈDE. 

Elle  est  coupable? 

ARGIRE,  avec  des  soupirs  et  des  pleurs. 

Elle  est...  la  honte  de  son  père'. 

TANCRÈDE. 

Votre  fille!...  Seigneur,  nourri  loin  de  ces  lieux. 
Je  pensais,  sur  le  bruit  de  son  nom  glorieux, 

1  <(  Il  est  très-naturel  et  mô.ne  indispcn>ablc,  écrit  Voltaire  aux  d'Argental, 
que  Tancrèdc  croie  Ainénaïdo  coupable,  puisijuc  son  père  même  avoue  à  Tancrcdc 
qu'il  n'est  que  trop  sur  du  crime  de  sa  tillo.  » 


:i34  TANCRÈDE. 

Que  si  la  vertu  même  habitait  sur  la  terre, 
Le  cœur  d'Aménaïde  était  son  sanctuaire. 
Elle  est  coupable  !  ô  jour  !  ô  détestables  bords! 
Jour  à  jamais  afïreux  ! 

ARGIRE. 

Ce  qui  me  désespère, 
Ce  qui  creuse  ma  tombe,  et  ce  qui  chez  les  morts 
Avec  plus  d'amertume  encor  me  fait  descendre, 
C'est  qu'elle  aime  son  crime,  e.t  qu'elle  est  sans  remords. 
Aussi  nul  chevalier  ne  cherche  à  la  défendre  : 
Ils  ont  en  gémissant  signé  l'arrêt  mortel  ; 
Et,  malgré  notre  usage  antique  et  solennel, 
Si* vanté  dans  l'Europe  et  si  cher  au  courage, 
De  défendre  en  champ  clos  le  sexe  qu'on  outrage. 
Celle  qui  fut  ma  fille  à  mes  yeux  va  périr. 
Sans  trouver  un  guerrier  qui  l'ose  secourir. 
Ma  douleur  s'en  accroît,  ma  honte  s'en  augmente  ; 
Tout  frémit,  tout  se  tait,  aucun  ne  se  présente. 

TANCRÈDE. 

Il  s'en  présentera;  gardez-vous  d'en  doutera 

ARGIRE, 

De  quel  espoir,  seigneur,  daignez-vous  me  flatter? 

TANCRÈDE. 

Il  s'en  présentera,  non  pas  pour  votre  fille. 
Elle  est  loin  d'y  prétendre  et  de  le  mériter, 
Mais  pour  l'honneur  sacré  de  sa  noble  famille. 
Pour  vous,  pour  votre  gloire,  et  pour  votre  vertu. 

1.  «  J'étais,  dit  Laliarpe,  à  la  première  représentation  de  Tancrède,  il  y  a  bien 
des  années,  et  j'étais  bien  jeune  :  je  n'ai  jamais  oublié  le  prodigieux  effet  que  pro- 
duisit dans  toute  l'assemblée  le  moment  où  l'acteur  unique,  qui  ne  jouait  pas 
Tancrède,  mais  qui  l'était,  sortant  de  son  accablement  à  ces  derniers  mois  :  Aucun 
ne  se  présente,  comme  saisi  d'un  transport  involontaire,  serrant  dans  ses  mains  les 
mains  tremblantes  d'Argire,  d'une  voix  animée  par  l'amour  et  altérée  par  la  rage, 
fit  entendre  ce  vers,  ce  cri  sublime,  l'un  des  plus  beaux  que  jamais  on  ait  enten- 
dus sur  la  scène  : 

11  s'en  présentera;  gardez-vous  d'en  douter. 

«  Rien  ne  peut  se  comparer  au  transport  que  ce  vers  excita.  Ce  n'était  pas  un 
applaudissement  ordinaire,  encore  moins  de  ces  bravos  de  commande  qu'on  obtient 
aujourd'hui  à  si  bon  marché  et  qui  ne  signifient  pas  plus  qu'ils  ne  coûtent  ;  ce 
n'était  pas  non  plus  un  enthousiasme  de  convention  ou  de  complaisance  pour  l'ou- 
vrage d'un  grand  homme;  la  pièce  avait  été  jusque-là  sévèrement  jugée.  Mais,  à 
ce  vers,  un  cri  universel  s'éleva  de  tous  les  coins  de  la  salle;  il  semblait  que  ce 
fût  là  le  mot  qu'on  attendait,  et  qu'il  fût  sorti  en  même  temps  de  l'âme  de  tous 
les  spectateurs  comme  de  celle  de  Tancrède.  » 


ACTE    III,    SCÈNE   V.  535 

ARGIRE. 

Vous  rendez  quelque  vie  à  ce  cœur  abattu. 
Eh  !  qui,  pour  nous  défendre,  entrera  dans  la  lice? 
Nous  sommes  en  horreur,  on  est  glacé  d'effroi  ; 
Qui  daignera  me  tendre  une  main  protectrice? 
Je  n'ose  m'en  flatter...  Qui  combattra? 

TANCRÈDE, 

Qui?  moi. 
Moi,  dis-je;  et,  si  le  ciel  seconde  ma  vaillance. 
Je  demande  de  vous,  seigneur,  pour  récompense. 
De  partir  à  l'instant  sans  être  retenu, 
Sans  voir  Aménaïde,  et  sans  être  connu. 

ARGIRE. 

Ah!  seigneur,  c'est  le  ciel,  c'est  Dieu  qui  vous  envoie. 
Mon  cœur  triste  et  flétri  ne  peut  goûter  de  joie  ; 
Mais  je  sens  que  j'expire  avec  moins  de  douleur. 
Ah  !  ne  puis-je  savoir  à  qui,  dans  mon  malheur, 
Je  dois  tant  de  respect  et  de  reconnaissance? 
Tout  annonce  à  mes  yeux  votre  haute  naissance  : 
Hélas!  qui  vois-je  en  vous  ? 

TANCRÈDE. 

Vous  voyez  un  vengeur. 
SCÈNE  V. 

ORBASSAN,  ARGIRE,  TANCRÈDE,  CHEVALIERS, 

SUITE . 

ORBASSAN,  à  Argire. 

L'État  est  en  danger,  songeons  à  lui,  seigneur. 
Nous  prétendions  demain  sortir  de  nos  murailles  ; 
Nous  sommes  prévenus.  Ceux  qui  nous  ont  trahis 
Sans  doute  avertissaient  nos  cruels  ennemis. 
Solamir  veut  tenter  le  destin  des  batailles; 
Nous  marcherons  à  lui.- Vous,  si  vous  m'en  croyez, 
Dérobez  à  vos  yeux  un  spectacle  funeste, 
Insupportable,  horrible  à  nos  sens  effrayés. 

ARGIRE. 

Il  suffit,  Orbassan  ;  tout  l'espoir  qui  me  reste 
C'est  d'aller  expirer  au  milieu  des  combats. 

(Montrant  Tancrùde.) 

Ce  brave  chevalier  y  guidera  mes  pas  : 


536  TANCRÈDE. 

Et,  malgré  les  horreurs  dont  ma  race  est  flétrie, 
Je  périrai  du  moins  en  servant  ma  patrie. 

ORBASSAN, 

Des  sentiments  si  grands  sont  bien  dignes  de  vous. 
Allez  aux  musulmans  porter  vos  derniers  coups; 
Mais,  avant  tout,  fuyez  cet  appareil  barbare. 
Si  peu  fait  pour  vos  yeux,  et  déjà  qu'on  prépare. 
On  approche. 

ARGIRE. 

Ah  !  grand  Dieu  ! 

ORBASSAN. 

Les  regards  paternels 
Doivent  se  détourner  de  ces  objets  cruels. 
Ma  place  me  retient,  et  mon  devoir  sévère 
Veut  qu'ici  je  contienne  un  peuple  téméraire  : 
L'inexorable  loi  ne  sait  rien  ménager  ; 
Tout  horrible  qu'elle  est,  je  la  dois  protéger. 
Mais  vous,  qui  n'avez  point  cet  affreux  ministère, 
Qui  peut  vous  retenir,  et  qui  peut  vous  forcer 
A  voir  couler  le  sang  que  la  loi  va  verser? 
On  vient;  éloignez-vous. 

TANCRÈDE,  à  Argire. 

Non,  demeurez,  mon  père. 

ORBASSAN. 

Et  qui  donc  êtes-vous? 

TANCRÈDE. 

Votre  ennemi,  seigneur, 
L'ami  de  ce  vieillard,  peut-être  son  vengeur. 
Peut-être  autant  que  vous  à  l'État  nécessaire, 

SCÈNE   VI. 

I,a  scène  s'ouvre  :  on  voit    AMENAI  DE   au  milieu  des  gardes;    LES 
CHEVALIERS,    le    peuple,    remplissent  la  place. 

ARGIRE,   àTancrùde. 

Généreux  inconnu,  daignez  me  soutenir; 
Cachez-moi  ces  objets...  C'est  ma  fille  elle-même  ^ 

1.  Voltaire,  racontant  la  manière  dont  il  jouait  ce  rôle  chez  lui  à  Tourney,  dit  r 
«  Je  pleurais  avec  Tancrède  ;  je  frissonnais  quand  on  anrienait  ma  fille;  je  me  rejetais 
dans  les  bras  de  Tancrède  et  de  mes  suivants.  On  s'intéresse  à  moi  comme  à  ma  fille. 
Je  suis  faible,  d'accord;  un  vieux  bonhomme  doit  l'être;  c'est  la  nature  pure.» 


ACTE   III,    SCENE    VI.  537 

TANCRÈDE. 

Quels  moments  pour  tous  trois! 

AMÉNAÏDE. 

0  justice  suprême! 
Toi  qui  vois  le  passé,  le  présent,  l'avenir, 
Tu  lis  seule  en  mon  cœur,  toi  seule  es  équitable  ; 
Des  profanes  humains  la  foule  impitoyable 
Parle  et  juge  en  aveugle,  et  condamne  au  hasard. 

Chevaliers,  citoyens,  vous  qui  tous  avez  part 
Au  sanguinaire  arrêt  porté  contre  ma  vie. 
Ce  n'est  pas  devant  vous  que  je  me  justifie. 
Que  ce  ciel  qui  m'entend  juge  entre  vous  et  moi. 
Organes  odieux  d'un  jugement  inique, 
Oui,  je  vous  outrageais  :  j'ai  trahi  votre  loi  ; 
Je  l'avais  en  horreur,  elle  était  tyran  nique  : 
Oui,  j'offensais  un  père,  il  a  forcé  mes  vœux; 
J'offensais  Orbassan,  qui,  fier  et  rigoureux, 
Prétendait  sur  mon  âme  une  injuste  puissance. 
Citoyens,  si  la  mort  est  due  à  mon  offense, 
Frappez  ;  mais  écoutez,  sachez  tout  mon  malheur  : 
-- — Qui  va  répondre  à  Dieu  parle  aux  hommes  sans  peur  ' . 
Et  vous,  mon  père,  et  vous,  témoin  de  mon  supplice, 
Qui  ne  deviez  pas  l'être,  et  de  qui  la  justice 

(Apercevant  Tancréde.) 

Aurait  pu...  Ciel!  ô  ciel!  qui  vois-je  à  ses  côtés? 
Est-ce  lui  ?...  je  me  meurs, 

(Eile  tombe  évanouie  entre  les  gardes  2.) 

1.  Quinault  a  dit,  dans  Atys,  I,  vi  : 

Qui  n'a  plus  qu'un  moment  à  vivre 
N'a  plus  rien  à  dissimuler. 

M.  de  Voltaire,  dans  la  Comtesse  de  Givry  (variante,  scène  vi  de  l'acte  III), 
dit,  en  parlant  d'un  vieux  soldat  : 

Il  touche  au  jour  fatal  où  l'homme  ne  ment  plus.     (K.) 

2.  Diderot  écrit  à  Voltaire  :  «  Ah!  mon  cher  maître,  si  vous  voyiez  la  Clairon 
traversant  la  scène,  à  demi  renversée  sur  les  bourreaux  qui  l'environnent,  ses 
genoux  se  dérobant  sous  elle,  les  bras  tombants,  comme  morte;  si  vous  entendiez 
le  cri  qu'elle  pousse  en  apercevant  Tancrèdc,  vous  resteriez  plus  convaincu  que 
jamais  que  le  silence  et  la  pantomime  ont  quelquefois  un  pathétique  que  toutes 
les  ressources  de  l'art  oratoire  n'atteignent  pas...  Ouvrez  vos  portefeuilles.  Voyez 
YEsther  du  Poussin  paraissant  devant  Assuérus:  c'est  la  Clairon  allant  au  sup- 
plice. Mais  pourquoi  Aménaïde  n'est-elle  pas  soutenue  par  ses  femmes  comme 
VEstlier  du  Poussin?  Pourquoi  ne  vois-je  pas  sur  la  scène  le  même  groupe?  » 


338  T  ANC  RE  DE. 

ÏAXCP.ÈDE. 

Ail!  ma  seule  présence 
Est  p(>ur  elle  un  reproche!  il  n'importe...  Arrêtez, 
Ministres  de  la  mort,  suspendez  la  vengeance  ; 
Arrêtez,  citoyens,  j'entreprends  sa  défense, 
Je  suis  son  chevalier  :  ce  père  infortuné. 
Prêt  à  mourir  comme  elle,  et  non  moins  condamné. 
Daigne  avouer  mon  hras  propice  à  l'innocence. 
Que  la  seule  valeur  rende  ici  des  arrêts  ; 
Des  dignes  chevaliers  c'est  le  plus  heau  partage; 
Que  l'on  ouvre  la  lice  à  l'honneur,  au  courage  : 
Que  les  juges  du  camp  fassent  tous  les  apprêts. 
Toi,  superhe  Orhassan,  c'est  toi  que  je  défie; 
Viens  mourir  de  mes  mains  ou  m'arracher  la  vie  ; 
Tes  exploits  et  ton  nom  ne  sont  pas  sans  éclat  ; 
Tu  commandes  ici,  je  veux  t'en  croire  digne, 
Je  jette  devant  toi  le  gage  du  comhat. 

(Il  jette  son  gantelet  sur  la  scène.) 

L'oses-tu  relever  ? 

ORBASSAN. 

Ton  arrogance  insigne 
^'e  mériterait  pas  qu'on  te  fît  cet  honneur  : 

(Il  fait  signe  à  son  écu3-er  de  ramasser  le  gage  de  bataille.) 

Je  le  fais  à  moi-même;  et,  consultant  mon  cœur. 
Respectant  ce  vieillard  qui  daigne  ici  fadmettre, 
Je  veux  hien  avec  toi  descendre  à  me  commettre, 
Et  daigner  te  punir  de  m'oser  défier. 
Quel  est  ton  rang,  ton  nom?  ce  simple  houclier 
Semble  nous  annoncer  peu  de  marques  de  gloire. 

TANCRÈDE. 

Peut-être  il  en  aura  des  mains  de  la  victoire. 
Pour  mon  nom,  je  le  tais,  et  tel  est  mon  dessein  : 
Mais  je  te  l'apprendrai  les  armes  à  la  main. 
Marchons. 

ORBASSAN. 

Qu'à  l'instant  même  on  ouvre  la  barrière  : 
Qu'Aménaïde  ici  ne  soit  plus  prisonnière 
Jusqu'à  l'événement  de  ce  léger  combat. 
Vous,  sachez,  compagnons,  qu'en  quittant  la  carrière, 
Je  marche  à  votre  tête,  et  je  défends  l'État. 

..----D'un  combat  singulier  la  gloire  est  périssable; 

.^Mais  servir  la  patrie  est  l'honneur  véritable. 


ACTE    III,    SCÈNE    VU.  539 

TANCRÈDE. 

Viens;  et  vous,  chevaliers,  j'espère  qiraiijourcrhui 
L'État  sera  sauvé  par  d'autres  que  par  lui. 


SCENE   VII. 

ARGIRE,   sur  le  devant;    A  M  EN  A  IDE,    au  fond,  à  qui  Ton  a  ôté 

les  fers. 

A  M  E  \  A 1 D  E  ,   revenant  à  elle. 

Ciel  !  que  deviendra-t-il  ?  Si  Ton  sait  sa  naissance, 
Il  est  perdu. 

ARGIRE. 

Ma  fille... 

AMEXAIDE  ,   appuyée  sur  Fanie,  et  se  retournant  yers  son  père. 

Ail  !  que  me  voulez-vous  ? 
Vous  m'avez  condamnée. 

ARGIRE. 

0  destins  en  courroux  ! 
Voulez-vous,  ô  mon  Dieu  qui  prenez  sa  défense, 
Ou  pardonner  sa  faute,  ou  venger  l'innocence? 
Quels  bienfaits  à  mes  yeux  daignez-vous  accorder? 
Est-ce  justice  ou  grâce?  Ah!  je  tremble  et  j'espère. 
Qu'as-tu  fait?  et  comment  dois-je  te  regarder? 
Avec  quels  yeux,  hélas  ! 

AMÉN'AÏDE. 

Avec  les  yeux  d'un  père. 
Votre  fille  est  encore  au  bord  de  son  tombeau. 
Je  ne  sais  si  le  ciel  me  sera  favorable  : 
Rien  n'est  changé,  je  suis  encor  sous  le  couteau ^ 
Tremblez  moins  pour  ma  gloire,  elle  est  inaltérable  ; 
Mais  si  vous  êtes  père,  ôtez-moi  de  ces  lieux  ; 
Dérobez  votre  fille,  accablée,  expirante, 
A  tout  cet  appareil,  à  la  foule  insultante 
Qui  sur  mon  infortune  arrête  ici  ses  veux, 


1.  Tout  ce  passage  fut  tronqué  aux  premières  représentations  par  les  acteurs... 
Voltaire  demanda  à  gcnouv  qu'on  laissât  ce  troisième  acte  tel  qu'il  était...  Je  suis 
encor  sous  le  couteau  est  une  expression  noble  et  terrible  :  si  on  ne  la  trouve 
pas  ailleurs,  tant  mieux;  elle  a  le  mérite  de  la  nouveauté,  de  la  vérité,  et  de  l'in- 
térêt. (G.  A.)  / 


540  TANCREDE. 

Observe  mes  affronts,  et  contemple  des  larmes 
Dont  la  cause  est  si  belle...  et  qu'on  ne  connaît  pas. 

ARGIRE. 

Viens  ;  mes  tremblantes  mains  rassureront  tes  pas. 
Ciel  !  de  son  défenseur  favorisez  les  armes, 
Ou  d'un  malheureux  père  avancez  le  trépas  '. 


1.  «1  Je  ne  connais  pas,  dit  Geoffroy,  de  personnage  aussi  intéressant  (que 
Tancrèdc)  dans  aucune  tragédie  de  Voltaire;  et  peut-être  tout  ce  qu'il  y  a  de 
mieux  dans  tout  son  théâtre,  c'est  le  troisième  acte  de  cette  pièce.  On  peut  le 
regarder  comme  le  dernier  soupir  du  poëtc,  qui  avait  alors  soixante-six  ans,  et  on 
doit  lui  appliquer  ce  vers  de  Corneille  : 

Et  son  dernier  soupir  est  un  soupir  illustre.  » 


FIN     DU     TROISIEME    ACTE 


ACTE    QUATRIÈME 


SCENE    I. 
TANCRÈDE,    LORÉDAN,    CHEVALIERS. 

(Marche  guerrière  :  on  porte  les  armes  de  Tancrède  devant  lui.) 
LORÉDAN. 

Seigneur,  votre  victoire  est  illustre  et  fatale  : 
Vous  nous  avez  privés  d'un  brave  chevalier 
Dont  le  cœur  à  l'État  se  livrait  tout  entier, 
Et  de  qui  la  valeur  fut  à  la  vôtre  égale  ; 
Ne  pouvons-nous  savoir  votre  nom,  votre  sort  ? 

TANCRÈDE,   dans  l'attitude  d'un  homme  pensif  et  affligé. 

Orbassan  ne  la  su  qu'en  recevant  la  mort  ; 
Il  emporte  au  tombeau  mon  secret  et  ma  haine. 
De  mon  sort  malheureux  ne  soyez  point  en  peine  ; 
Si  je  puis  vous  servir,  qu'importe  qui  je  sois? 

LORÉDAX. 

Demeurez  ignoré,  puisque  vous  voulez  Têtre  ; 

Mais  que  votre  vertu  se  fasse  ici  connaître 

Par  un  courage  utile  et  de  dignes  exploits. 

Les  drapeaux  du  croissant  dans  nos  champs  vont  paraître 

Défendez  avec  nous  notre  culte  et  nos  lois  ; 

Voyez  dans  Solamir  un  plus  grand  adversaire  ; 

Nous  perdons  notre  appui,  mais  vous  le  remplacez. 

Rendez-nous  le  héros  que  vous  nous  ravissez  ; 

Le  vainqueur  d'Orbassan  nous  devient  nécessaire. 

Solamir  vous  attend, 

TANCRÈDE. 

Oui,  je  vous  ai  promis 
De  marcher  avec  vous  contre  vos  ennemis  ; 
Je  tiendrai  ma  parole  :  et  Solamir  peut-être 


542  T  ANCRE  DE. 

Est  plus  mon  ennemi  que  celui  de  l'État. 

Je  le  hais  plus  que  vous  :  mais,  quoi  qu'il  en  puisse  être. 

Sachez  que  je  suis  prêt  pour  ce  nouveau  combat. 

CATANE. 

Nous  attendons  beaucoup  d'une  telle  vaillance  ; 
Attendez  tout  aussi  de  la  reconnaissance 
Que  devra  Syracuse  à  votre  illustre  bras. 

TANCRÈDE, 

Il  n'en  est  point  pour  moi,  je  n'en  exige  pas; 

Je  n'en  veux  point,  seigneur;  et  cette  triste  enceinte 

N'a  rien  qui  désormais  soit  l'objet  de  mes  vœux. 

Si  je  verse  mon  sang,  si  je  meurs  malheureux. 

Je  ne  prétends  ici  récompense  ni  plainte, 

Ni  gloire  ni  pitié.  Je  ferai  mon  devoir  ; 

Solamir  me  verra,  c'est  là  tout  mon  espoir. 

LORÉDAN. 

C'est  celui  de  l'État  ;  déjà  le  temps  nous  presse. 
Ne  songeons  qu'à  l'objet  qui  tous  nous  intéresse, 
A  la  victoire  ;  et  vous,  qui  l'allez  partager. 
Vous  serez  averti  quand  il  faudra  vous  rendre 
Au  poste  où  Tennemi  croit  bientôt  nous  surprendre. 
Dans  le  sang  musulman  tout  prêts  à  nous  plonger, 
Tout  autre  sentiment  nous  doit  être  étranger. 
Ne  pensons,  croyez-moi,  qu'à  servir  la  patrie, 

(Los  chevaliers  sortent.) 
TANCRÈDE. 

Qu'elle  en  soit  digne  ou  non,  je  lui  donne  ma  vie. 


SCENE    II. 

TANCRÈDE,   ALDAMON. 

ALDAMON. 

Ils  ne  connaissent  pas  quel  trait  envenimé 
Est  caché  dans  ce  cœur  trop  noble  et  trop  charmé. 
Mais,  malgré  vos  douleurs,  et  malgré  votre  outrage. 
Ne  remplirez-vous  pas  l'indispensable  usage 
De  paraître  en  vainqueur  aux  yeux  de  la  beauté 
Qui  vous  doit  son  honneur,  ses  jours,  sa  liberté. 
Et  de  lui  présenter  de  vos  mains  triomphantes 
D'Orbassan  terrassé  les  dépouilles  sanglantes? 


ACTE    IV,    SCÈNE    II.  543 

TANCRÈDE. 

Non  sans  doute,  Aldamon,  je  ne  la  verrai  pas. 

ALDAMON. 

Eli  quoi  1  pour  la  servir  vous  cherchiez  le  trépas. 
Et  vous  fuyez  loin  d'elle? 

TANCRÎiDE. 

Et  son  cœur  le  mérite. 

ALDAMON. 

Je  vois  trop  à  quel  point  son  crime  vous  irrite; 
Mais  pour  ce  crime,  enfin,  vous  avez  combattu. 

TANCRÈDE. 

Oui,  j'ai  tout  fait  pour  elle,  il  est  vrai,  je  l'ai  dû. 

Je  n*ai  pu,  cher  ami,  malgré  sa  perfidie. 

Supporter  ni  sa  mort  ni  son  ignominie  ; 

Et,  l'eussé-je  aimé  moins',  comment  l'abandonner? 

J'ai  dû  sauver  ses  jours,  et  non  lui  pardonner. 

Qu'elle  vive,  il  suffit,  et  que  Tancrède  expire. 

Elle  regrettera  l'amant  qu'elle  a  trahi. 

Le  cœur  qu'elle  a  perdu,  ce  cœur  qu'elle  déchire... 

A  quel  excès,  ô  ciel  !  je  lui  fus  asservi  ! 

Pouvais-je  craindre,  hélas  !  de  la  trouver  paijure  ? 

Je  pensais  adorer  la  vertu  la  plus  pure  ; 

Je  croyais  les  serments,  les  autels,  moins  sacrés 

Qu'une  simple  promesse,  un  mot  d'Aménaïde... 

ALDAMON. 

Tout  est-il  en  ces  lieux  ou  barbare  ou  perfide  ? 

A  la  proscription  vos  jours  furent  livrés  ; 

La  loi  vous  persécute,  et  l'amour  vous  outrage. 

Eh  bien!  s'il  est  ainsi,  fuyons  de  ce  rivage  : 

Je  vous  suis  au  combat  ;  je  vous  suis  pour  jamais. 

Loin  de  ces  murs  affreux,  trop  souillés  de  forfaits. 

TANCRÈDE. 

Quel  charme,  dans  son  crime,  à  mes  esprits  rappelle 

L'image  des  vertus  que  je  crus  voir  en  elle  ! 

Toi,  qui  me  fais  descendre  avec  tant  de  tourment 

Dans  l'horreur  du  tombeau  dont  je  t'ai  délivrée, 

Odieuse  coupable...  et  peut-être  adorée! 

Toi,  qui  fais  mon  destin  jusqu'au  dernier  moment: 

Ah  !  s'il  était  possible,  ah  !  si  tu  pouvais  être 

i.  La  grammaire  exigeait  aimée;  mais    Voltaire  excuse   l'emploi  du   participa 
absolu  en  poésie;  voyez  son  commentaire  sur  Cinna  (acte  T',  scène  lu].  (D.) 


544  T  ANCRE  DE. 

Ce  que  mes  yeux  trompés  t'ont  vu  toujours  paraître  ! 
Non,  ce  n'est  qu'en  mourant  que  je  puis  l'oublier; 
Ma  faiblesse  est  affreuse...  il  la  faut  expier, 
Il  faut  périr...  mourons,  sans  nous  occuper  d'elle. 

ALDAMON. 

Elle  vous  a  paru  tantôt  moins  criminelle. 
L'univers,  disiez-vous,  au  mensonge  est  livré; 
La  calomnie  y  règne. 

TANCP.ÈDE. 

'  Ah!  tout  est  avéré, 

Tout  est  approfondi  dans  cet  affreux  mystère  : 
Solamir  en  ces  lieux  adora  ses  attraits  ; 
11  demanda  sa  main  pour  le  prix  de  la  paix. 
'Hélas!  ]'eût-il  osé,  s'il  n'avait  pas  su  plaire? 
Ils  sont  d'intelligence.  En  vain  j'ai  cru  mon  cœur. 
En  vain  j'avais  douté  ;  je  dois  en  croire  un  père  : 
Le  père  le  plus  tendre  est  son  accusateur  : 
Il  condamne  sa  fille;  elle-même  s'accuse; 
Enfin  mes  yeux  l'ont  vu  ce  billet  plein  d'horreur  : 
«  Puissiez-vous  vivre  en  maître  au  sein  de  Syracuse, 
Et  régner  dans  nos  murs,  ainsi  que  dans  mon  cœur  I  » 
Mon  malheur  est  certain. 

ALDAMON. 

Que  ce  grand  cœur  l'oublie, 
Qu'il  dédaigne  une  ingrate  à  ce  point  avilie. 

TANCRÈDE. 

Et  pour  comble  d'horreur,  elle  a  cru  s'honorer  ! 
Au  plus  grand  des  humains  elle  a  cru  se  livrer  ! 
Que  cette  idée  encor  m'accable  et  m'humilie! 
L'Arabe  impérieux  domine  en  Italie  ; 
Et  le  sexe  imprudent,  que  tant  d'éclat  séduit. 
Ce  sexe  à  l'esclavage  en  leurs  États  réduit, 
Frappé  de  ce  respect  que  des  vainqueurs  impriment. 
Se  livre  par  faiblesse  aux  maîtres  qui  l'oppriment  ! 
Il  nous  trahit  pour  eux,  nous,  son  servile  appui, 
Qui  vivons  à  ses  pieds,  et  qui  mourons  pour  lui  ! 
Ma  fierté  suffirait,  dans  une  telle  injure. 
Pour  détester  ma  vie  et  pour  fuir  la  parjure. 


ACTE    IV,    SCENE    IV.  545 

SCÈNE   III. 

TANCRÈDE,    ALDAMON,    plusieurs   CHEVALIERS. 

CATANE. 

Nos  chevaliers  sont  prêts  ;  le  temps  est  précieux. 

TANCRÈDE. 

Oui,  j'en  ai  trop  perdu  :  je  m'arrache  à  ces  lieux; 
Je  vous  suis,  c'en  est  fait. 

SCÈNE  IV. 

TANCRÈDE,    AiMÉNAÏDE,    ALDAMON,    FANIE, 
CHEVALIERS. 

AMENAIDE,  arrivant  avec  précipitation. 

0  mon  dieu  tutélaire  ! 
Maître  de  mon  destin,  j'embrasse  vos  genoux. 

(Tancrède  la  relève,  mais  en  se  détournant.) 

Ce  n'est  point  m'abaisser  ;  et  mon  malheureux  père 
A  vos  pieds,  comme  moi,  va  tomber  devant  vous. 
Pourquoi  nous  dérober  votre  auguste  présence? 
Qui  pourra  condamner  ma  juste  impatience? 
Je  niarrache  à  ses  bras...  mais  ne  puis-je,  seigneur. 
Me  permettre  ma  joie,  et  montrer  tout  mon  cœur? 
Je  n'ose  vous  nommer...  et  vous  baissez  la  vue... 
Ne  puis-je  vous  revoir,  en  cet  aflfreux  séjour, 
Qu'au  milieu  des  bourreaux  qui  m'arrachaient  le  jour? 
Vous  êtes  consterné...  mon  âme  est  confondue; 
Je  crains  de  vous  parler...  quelle  contrainte,  hélas! 
Vous  détournez  les  yeux...  vous  ne  m'écoutez  pas^ 

TANCREDE,  d'une  voix  entrecoupée. 

Retournez...  consolez  ce  vieillard  que  j'honore; 
D'autres  soins  plus  pressants  me  rappellent  encore. 


1.  Dans  Artémire,  acte  IV,  scène  iv,  voyez  Théâtre,  toma  P"",  page  Ui,  Voltain 
avait  dit  : 

Vous  détournez  les  yeux,  et  ne  m'écoutez  pas. 

V.  —  Théâtre.    IV.  35 


ÎJ46  TANGRÈDE. 

Envers  vous,  envers  lui,  j'ai  rempli  mon  devoir, 
Jen  ai  reçu  le  prix...  je  n'ai  point  d'autre  espoir  : 
Trop  de  reconnaissance  est  un  fardeau  peut-être; 
Mon  cœur  vous  en  dégage...  et  le  vôtre  est  le  maître 
De  pouvoir  à  son  gré  disposer  de  son  sort. 
Vivez  heureuse...  et  moi,  je  vais  chercher  la  mort. 


SCENE  V. 

AMÉNAÏDE,    FANIE. 

AMÉNAÏDE. 

Veillé-je?  et  du  tombeau  suis-je  en  eflct  sortie? 
Est-il  vrai  que  le  ciel  m'ait  rendue  à  la  vie  ? 
Ce  jour,  ce  triste  jour  éclaire-t-il  mes  yeux? 
Ce  que  je  viens  d'entendre,  ô  ma  chère  Fanie! 
Est  un  arrêt  de  mort,  plus  dur,  plus  odieux. 
Plus  affreux  que  les  lois  qui  m'avaient  condamnée. 

FANIE. 

L'un  et  l'autre  est  horrible  à  mon  âme  étonnée. 

AMÉNAÏDE. 

Est-ce  ïancrède,  ô  ciel!  qui  vient  de  me  parler? 

As-tu  vu  sa  froideur  altière,  avilissante. 

Ce  courroux  dédaigneux  dont  il  m'ose  accabler? 

Fanie,  avec  horreur  il  voyait  son  amante! 

Il  m'arrache  à  la  mort,  et  c'est  pour  m'immoler  ! 

Qu'ai-je  donc  fait,  Tancrôde?  Ai-je  pu  vous  déplaire? 

FANIE. 

Il  est  vrai  que  son  front  respirait  la  colère, 
Sa  voix  entrecoupée  affectait  des  froideurs  ; 
H  détournait  les  yeux,  mais  il  cachait  ses  pleurs. 

AMÉNAÏDE. 

Il  me  rebute,  il  fuit,  me  renonce,  et  m'outrage  ! 
Quel  changement  affreux  a  formé  cet  orage? 
Que  veut-il?  quelle  offense  excite  son  courroux? 
De  qui  dans  l'univers  peut-il  être  jaloux  ? 
Oui,  je  lui  dois  la  vie,  et  c'est  toute  ma  gloire. 
Seul  objet  de  mes  vœux,  il  est  mon  seul  appui. 
Je  mourais,  je  le  sais,  sans  lui,  sans  sa  victoire; 
Mais  s'il  sauva  mes  jours,  je  les  perdais  pour  lui. 


ACTE    IV,    SCÈNE    V.  347 

FAME. 

Il  le  peut  ignorer  :  la  voix  publique  entraîne  ; 
Même  en  s'en  défiant,  on  lui  résiste  à  peine. 
Cet  esclave,  sa  mort,  ce  billot  malheureux, 
Le  nom  de  Solamir,  l'éclat  de  sa  vaillance. 
L'offre  de  son  hymen,  l'audace  de  ses  feux, 
Tout  parlait  contre  vous,  jusqu'à  votre  silence. 
Ce  silence  si  fier,  si  grand,  si  généreux, 
Qui  dérobait  Tancrède  à  l'injuste  vengeance 
De  vos  communs  tyrans  armés  contre  vous  deux. 
Quels  yeux  pouvaient  percer  ce  voile  ténébreux  ? 
Le  préjugé  l'emporte,  et  Ton  croit  l'apparence, 

AMÉNAÏDE. 

Lui,  me  croire  coupable! 

FAME. 

Ah  !  s'il  peut  s'abuser. 
Excusez  un  amant. 

AMEXAIDE,   reprenant  sa  fierté  et  ses  forces. 

Rien  ne  peut  l'excuser... 
Quand  l'univers  entier  m'accuserait  d'un  crime  :  ■ 
Sur  son  jugement  seul  un  grand  homme  appuyé 
A  l'univers  séduit  oppose  son  estime. 
Il  aura  donc  pour  moi  combattu  par  pitié  ! 
Cet  opprobre  est  affreux,  et  j'en  suis  accablée. 
Hélas!  mourant  pour  lui,  je  mourais  consolée; 
Et  c'est  lui  qui  m'outrage  et  m'ose  soupçonner! 
C'en  est  fait;  je  ne  veux  jamais  lui  pardonner; 
Ses  bienfaits  sont  toujours  présents  à  ma  pensée, 
,Ils  resteront  gravés  dans  mon  âme  offensée; 
IMais  s'il  a  pu  me  croire  indigne  de  sa  foi, 
jCest  lui  qui  pour  jamais  est  indigne  de  moi. 
Ah  !  de  tous  mes  affronts  c'est  le  plus  grand  peut-être. 

FAME. 

Mais  il  ne  connaît  pas... 

AMÉXAÏDE. 

Il  devait  me  connaître; 
Il  devait  respecter  un  cœur  tel  que  le  mien  ; 
Il  devait  présumer  qu'il  était  impossible 
Que  jamais  je  trahisse  un  si  noble  lien. 
Ce  cœur  est  aussi  fier  que  son  bras  invincible  ; 
Ce  cœur  était  en  tout  aussi  grand  que  le  sien. 
Moins  soupçonneux,  sans  doute,  et  surtout  plus  sensible. 


548  TANCRÈDE. 

Je  renonce  à  Tancrède,  au  reste  des  mortels  ; 
Ils  sont  faux  ou  méchants,  ils  sont  faibles,  cruels, 
Ou  trompeurs,  ou  trompés  ;  et  ma  douleur  profonde. 
En  oubliant  Tancrède,  oubliera  tout  le  monde. 


SCENE  VI. 

ARGIRE,    AMÉNAÏDE,    suite. 

ARGIRE  ,  soutenu  par  ses  écuyers. 

Mes  amis,  avancez,  sans  plaindre  mes  tourments. 
On'va  combattre  ;  allons,  guidez  mes  pas  tremblants. 
Ne  pourrai-je  embrasser  ce  héros  tutélaire? 
Ah!  ne  puis-je  savoir  qui  t'a  sauvé  le  jour? 

AMÉNAÏDE,  plongée  dans  sa  douleur,  appuyée  d'une  main  sur  Fauie, 
et  se  tournant  à  moitié  versso:i  père. 

Ln  mortel  autrefois  digne  de  mon  amour, 

Ln  héros  en  ces  lieux  opprimé  par  mon  père, 

Que  je  n'osais  nommer,  que  vous  avez  proscrit. 

Le  seul  et  cher  objet  de  ce  fatal  écrit. 

Le  dernier  rejeton  d'une  famille  auguste, 

Le  plus  grand  des  humains,  hélas!  le  plus  injuste; 

En  un  mot,  c'est  Tancrède. 

ARGIRE. 

0  ciel  !  que  m'as-tu  dit  ? 

AMÉNAÏDE. 

Ce  que  ne  peut  cacher  la  douleur  qui  m'égare, 
Ce  que  je  vous  confie  en  craignant  tout  pour  lui. 

ARGIRE. 

Lui,  Tancrède! 

AMÉNAÏDE. 

Et  quel  autre  eût  été  mon  appui  ? 

ARGIRE. 

Tancrède  qu'opprima  notre  sénat  barbare  ? 

AMÉNAÏDE. 

Oui,  lui-même. 

ARGIRE. 

Et  pour  nous  il  fait  tout  aujourd'hui  I 
Nous  lui  ravissions  tout,  biens,  dignités,  patrie  ; 
Et  c'est  lui  qui  pour  nous  vient  prodiguer  sa  vie  ! 
0  juges  malheureux,  qui  dans  nos  faibles  mains 


ACTE    ÏV,    SCÈNE    VI.  'J49 

Tenons  aveuglément  le  glaive  et  la  balance, 
•Combien  nos  jugements  sont  injustes  et  vains,       ^ 
Et  combien  nous  égare  une  fausse  prudence  !         j 
•Que  nous  étions  ingrats  !  que  nous  étions  tyrans  ! 

AMÉNAÏDE. 

.Je  puis  me  plaindre  à  vous,  je  le  sais...  mais,  mon  père, 
Votre  vertu  se  fait  des  reproches  si  grands 
■Que  mon  cœur  désolé  tremble  de  vous  en  faire  ; 
Je  les  dois  à  Tancrède. 

ARGIRE. 

A  lui  par  qui  je  vis, 
A  qui  je  dois  tes  jours? 

AMÉNAÏDE. 

Ils  sont  trop  avilis, 
gis  sont  trop  malheureux.  C'est  en  vous  que  j'espère; 
Réparez  tant  d'horreurs  et  tant  de  cruauté  ; 
Ah  !  rendez-moi  l'honneur  que  vous  m'avez  ôté. 
Le  vainqueur  d'Orbassan  n'a  sauvé  que  ma  vie  ; 
Venez,  que  votre  voix  parle  et  me  justifie. 

ARGIRE. 

Sans  doute,  je  le  dois. 

AMÉNAÏDE. 

Je  vole  sur  vos  pas. 

ARGIRE. 

Demeure. 

AMÉNAÏDE. 

Moi  rester!  je  vous  suis  aux  combats. 
•J'ai  vu  la  mort  de  près,  et  je  l'ai  vue  horrible; 
•Croyez  qu'aux  champs  d'honneur  elle  est  bien  moins  terrible 

Qu'à  l'indigne  échafaud  où  vous  me  conduisiez. 

Seigneur,  il  n'est  plus  temps  que  vous  me  refusiez  : 
•J'ai  quelques  droits  sur  vous  ;  mon  malheur  me  les  donne. 

Faudra-t-il  que  deux  fois  mon  père  m'abandonne? 

ARGIRE. 

Ma  fille,  je  n'ai  plus  d'autorité  sur  toi  ; 

J'en  avais  abusé,  je  dois  l'avoir  perdue. 

^lais  quel  est  ce  dessein  qui  me  glace  d'effroi  ? 

Crains  les  égarements  de  ton  âme  éperdue. 

Ce  n'est  point  on  ces  lieux,  comme  en  d'autres  climats, 
Où  le  sexe,  élevé  loin  d'une  triste  gène, 
Marche  avec  les  héros,  et  s'en  distingue  à  peine  ; 
£t  nos  mœurs  et  nos  lois  ne  le  permettent  pas. 


S50  TANCRÈDE. 

AMÉNAÏDE. 

Quelles  lois!  quelles  mœurs  indignes  et  cruelles! 

j  Sachez  qu'en  ce  moment  je  suis  au-dessus  d'elles  ; 

I  Sachez  que,  dans  ce  jour  d'injustice  et  d'horreur, 
Je  n'écoute  plus  rien  que  la  loi  de  mon  cœur. 
Quoi  !  ces  affreuses  lois,  dont  le  poids  vous  opprime. 
Auront  pris  dans  vos  hras  votre  sang  pour  victime  ! 
Elles  auront  permis  qu'aux  yeux  des  citoyens 
Votre  fille  ait  paru  dans  d'infâmes  liens. 
Et  ne  permettront  pas  qu'aux  champs  de  la  victoire 
J'accompagne  mon  père,  et  défende  ma  gloire  ! 
„■ — ^t  le  sexe  en  ces  lieux,  conduit  aux  échafauds, 
— — fie  pourra  se  montrer  qu'au  milieu  des  bourreaux  '  ! 
- — L'injustice  à  la  fin  produit  l'indépendance"-. 

Vous  frémissez,  mon  père;  ah!  vous  deviez  frémir 
Quand,  de  vos  ennemis  caressant  l'insolence. 
Au  superbe  Orbassan  vous  pûtes  vous  unir 
Contre  le  seul  mortel  qui  prend  votre  défense. 
Quand  vous  m'avez  forcée  à  vous  désobéir. 

ARGIRE. 

Va,  c'est  trop  accabler  un  père  déplorable  : 


1.  Lors  de  la  réaction  thermidorienne,  on  appliquait  ces  vers  à  Charlotte  Cor- 
day,  à  M"'^  Roland,  etc.  (G.  A.) 

2.  On  a  cru  reconnaître  dans  ce  vers  le  sentiment  qu'une  longue  suite  d'in- 
justices avait  dû  produire  dans  l'âme  de  l'auteur;  comme  dans  ceux-ci  : 

Proscrit  dès  le  berceau,  nourri  dans  le  malheur, 
Moi  toujours  éprouvé,  moi,  qui  suis  mon  ouvrage. 
Qui  d'États  en  États  ai  porté  mon  courage, 
Qui  partout  de  l'envie  ai  senti  la  fureur, 
Depuis  que  je  suis  né,  j'ai  vu  la  calomnie 
Exhaler  les  venins  de  sa  bouche  impunie, 
Chez  les  républicains  comme  à  la  cour  des  rois. 

On  a  cru  reconnaître  encore  le  sentiment  d'un  grand  homme  qui,  après  avoir 
été  prive  de  la  liberté  dans  sa  jeunesse  pour  dos  vers  qu'il  n'avait  point  faits, 
forcé  d'aller  chercher  en  Angleterre  un  abri  contre  la  haine  des  bigots,  d'al- 
ler oublier  à  Berlin  les  cabales  des  gens  de  lettres,  et  la  haine  que  les  gens  en 
place  portent  sourdement  à  tout  homme  supérieur,  avait  été  ensuite  obligé  de 
quitter  Berlin  par  les  intrigues  d'un  géomètre  médiocre,  jaloux  d'un  grand  poëte, 
et  retrouvait  à  Genève  les  monstres  qui  l'avaient  persécuté  à  Paris  et  à  Berlin,  la 
Superstition  et  l'Envie. 

Remarquons  ici  que  c'est  vraisemblablement  au  goût  de  Voltaire  pour  l'Ariostc 
que  nous  devons  Tancrède.  Il  était  impossible  qu'un  aussi  grand  artiste  ne  vît 
dans  l'histoire  d'Ariodant  et  de  Genèvre  un  bloc  précieux  d'où  devait  sortir  une 
belle  tragédie.  C'est  une  des  pièces  du  théâtre  français  qui  font  le  plus  d'effet  à  la 
représentation,  et  peut-être  celle  do  toutes  où  l'on  trouve  un  plus  grand  nombre 
de  vers  de  situation  et  d'une  sensibilité  profonde  et  passionnée.  (K.) 


ACTE    IV,    SCÈNE    VII. 

N'ahuse  point  du  droit  de  me  trouver  coupable  ; 
Je  le  suis,  je  le  sens,  je  me  suis  condamné  : 
Ménage  ma  douleur  ;  et  si  ton  cœur  encore 
D'un  père  au  désespoir  ne  s'est  point  détourné, 
Laisse-moi  seul  mourir  par  les  flèches  du  Maure. 
Je  vais  joindre  Tancrède,  et  tu  n'en  peux  douter. 
Vous,  observez  ses  pas. 


SCENE  VIT. 

AM  EN  AIDE. 

Qui  pourra  m'arrêter? 
Tancrède,  qui  me  hais,  et  qui  m'as  outragée. 
Qui  m'oses  mépriser  après  m'avoir  vengée. 
Oui,  je  veux  à  tes  yeux  combattre  et  t'imiter  ; 
Des' traits  sur  toi  lancés  affronter  la  tempête. 
En  recevoir  les  coups...  en  garantir  ta  tête; 
Te  rendre  à  tes  côtés  tout  ce  que  je  te  doi  ; 
Punir  ton  injustice  en  expirant  pour  toi  ; 
Surpasser,  s'il  se  peut,  ta  rigueur  inhumaine; 
Mourante  entre  tes  bras,  t'accabler  de  ma  haine. 
De  ma  haine  trop  juste,  et  laisser,  à  ma  mort, 
Dans  ton  cœur  qui  m'aima  le  poignard  du  remord, 
L'éternel  repentir  d'un  crime  irréparable. 
Et  l'amour  que  j'abjure,  et  l'horreur  qui  m'accable. 


FIN    DU    QUATRIÈME    ACTE, 


ACTE  CINQUIÈME. 


SCENE    I. 

LES    CHEVALIERS     et     leurs     ÉCUYERS,    lépéc  à  la  main 
DES    SOLDATS,  portant  des  trophées  ;  LE    PEUPLE,  dans  lo  fond. 

LORÉDAN. 

Allez,  et  préparez  les  chants  de  la  victoire, 
Peuple,  au  Dieu  des  combats  prodiguez  votre  encens  ; 
C'est  lui  qui  nous  fait  vaincre,  à  lui  seul  est  la  gloire. 
S'il  ne  conduit  nos  coups,  nos  bras  sont  impuissants. 
Il  a  brisé  les  traits,  il  a  rompu  les  pièges 
Dont  nous  environnaient  ces  brigands  sacrilèges. 
De  cent  peuples  vaincus  dominateurs  cruels. 
Sur  leurs  corps  tout  sanglants  érigez  vos  trophées  ; 
Et,  foulant  à  vos  pieds  leurs  fureurs  étouffées. 
Des  trésors  du  croissant  ornez  nos  saints  autels. 
Que  l'Espagne  opprimée,  et  l'Italie  en  cendre, 
L'Egypte  terrassée,  et  la  Syrie  aux  fers. 
Apprennent  aujourd'hui  comme  on  peut  se  défendre 
Contre  ces  fiers  tyrans,  l'eifroi  de  l'univers. 
C'est  à  nous  maintenant  de  consoler  Argire  ; 
Que  le  bonheur  public  apaise  ses  douleurs  : 
Puissions-nous  voir  en  lui,  malgré  tous  ses  malheurs. 
L'homme  d'État  heureux  quand  le  père  soupire  ! 
Mais  pourquoi  ce  guerrier,  ce  héros  inconnu, 
A  qui  l'on  doit,  dit-on,  le  succès  de  nos  armes, 
Avec  nos  chevaliers  n'est-il  point  revenu? 
Ce  triomphe  à  ses  yeux  a-t-il  si  peu  de  charmes? 
Croit-il  de  ses  exploits  que  nous  soyons  jaloux? 
Nous  sommes  assez  grands  pour  être  sans  envie. 
Veut-il  fuir  Syracuse  après  l'avoir  serAde? 

(A  Catane.) 

Seigneur,  il  a  longtemps  combattu  près  de  vous  ; 


ACTE    V,    SCÈNE    I.  IVÔi 

D'où  vient  qu'ayant  voulu  courir  notre  fortune 
Il  ne  partage  point  l'allégresse  commune  ? 

C  AT  AXE. 

Apprenez-en  la  cause,  et  daignez  m'écouter. 

Quand  du  chemin  d'Etna  vous  fermiez  le  passage, 

Placé  loin  de  vos  yeux,  j'étais  vers  le  rivage 

Où  nos  fiers  ennemis  osaient  nous  résister. 

Je  l'ai  vu  courir  seul  et  se  précipiter. 

Nous  étions  étonnés  qu'il  n'eût  point  ce  courage 

Inaltérable  et  calme  au  milieu  du  carnage. 

Cette  vertu  d'un  chef,  et  ce  don  d'un  grand  cœur  : 

Un  désespoir  affreux  égarait  sa  valeur  ; 

■Sa  voix  entrecoupée  et  son  regard  farouche 

Annonçaient  la  douleur  qui  troublait  ses  esprits. 

Il  appelait  souvent  Solamir  à  grands  cris; 

Le  nom  d'Aménaïde  échappait  de  sa  bouche  ; 

Il  la  nommait  parjure,  et,  malgré  ses  fureurs, 

De  ses  yeux  enflammés  j'ai  vu  tomber  des  pleurs. 

Il  cherchait  à  mourir;  et,  toujours  invincible. 

Plus  il  s'abandonnait,  plus  il  était  terrible. 

Tout  cédait  à  nos  coups,  et  surtout  à  son  bras  ; 

Kous  revenions  vers  vous,  conduits  par  la  victoire; 

Mais  lui,  les  yeux  baissés,  insensible  à  sa  gloire, 

ilorne,  triste,  abattu,  regrettant  le  trépas, 

îl  appelle  en  pleurant  Aldamon  qui  s'avance  ; 

Il  l'embrasse,  il  lui  parle,  et  loin  de  nous  s'élance 

Aussi  rapidement  qu'il  avait  combattu. 

<(  C'est  pour  jamais  »,  dit-il.  Ces  mots  nous  laissent  croire 

<5ue  ce  grand  chevalier,  si  digne  de  mémoire, 

Veut  être  à  Syracuse  à  jamais  inconnu. 

Nul  ne  peut  soupçonner  le  dessein  qui  le  guide. 

Mais  dans  le  même  instant  je  vois  Aménaïde, 

-Je  la  vois  éperdue  au  milieu  des  soldats, 

iLa  mort  dans  les  regards,  pâle,  défigurée  ; 

Elle  appelle  Tancrède,  elle  vole,  égarée  : 

Son  père,  en  gémissant,  suit  à  peine  ses  pas; 

Il  ramène  avec  nous  Aménaïde  en  larmes. 

«  C'est  Tancrède,  dit-il,  ce  héros  dont  les  armes 

«Ont  étonné  nos  yeux  par  de  si  grands  exploits. 

Ce  vengeur  de  l'État,  vengeur  d'Aménaïde  ; 

<C'est  lui  que  ce  matin,  d'une  commune  voix, 

TVous  déclarions  rebelle,  et  nous  nommions  perfide  ; 


i54  TANCREDE. 

C'est  ce  même  Tancrède  exilé  par  nos  lois.  » 
Amis,  que  faut-il  faire,  et  quel  parti  nous  reste? 

LORÉDAN. 

Il  n'en  est  qu'un  pour  nous,  celui  du  repentir. 
Persister  dans  sa  faute  est  horrible  et  funeste  : 

Jjn  grand  homme  opprimé  doit  nous  faire  rougir 

On  condamna  souvent  la  vertu,  le  mérite  : 
Mais,  quand  ils  sont  connus,  il  les  faut  honorer. 


SCENE    II. 

•    LES   CHEVALIERS,    ARGIRE;    AMÉNAÏDE, 

dans  l'enfoncement,  soutenue  par  ses  femmes. 
ARGIRE,  arrivant  avec  précipitation, 

11  les  faut  secourir,  il  les  faut  délivrer. 
Tancrède  est  en  péril  ;  trop  de  zèle  l'excite  : 
Tancrède  s'est  lancé  parmi  les  ennemis, 
Contre  lui  ramenés,  contre  lui  seul  unis. 
Hélas!  j'accuse  en  vain  mon  âge  qui  me  glace, 
0  vous,  de  qui  la  force  est  égale  à  l'audace. 
Vous  qui  du  faix  des  ans  n'êtes  point  affaiblis. 
Courez  tous,  dissipez  ma  crainte  impatiente. 
Courez,  rendez  Tancrède  à  ma  fille  innocente, 

LORÉDAN, 

C'est  nous  en  dire  trop  :  le  temps  est  cher,  volons; 
Secourons  sa  valeur  qui  devient  imprudente. 
Et  cet  emportement  que  nous  désapprouvons. 


SCENE  III. 

.     ARGIRE,    AMÉNAÏDE. 

ARGIRE, 

0  ciel  !  tu  prends  pitié  d'un  père  qui  t'adore  ; 
Tu  m'as  rendu  ma  fille,  et  tu  me  rends  encore 
L'heureux  libérateur  qui  nous  a  tous  vengés. 

(Aménaido  s'avance.^ 

Ma  fille,  un  juste  espoir  dans  nos  cœurs  doit  renaître. 
J'ai  causé  tes  malheurs,  je  les  ai  partagés; 


ACTE    y,    SCENE    III. 

Je  les  termine  enfin  :  ïancrède  va  paraître. 
Ne  puis-je  consoler  tes  esprits  affligés? 

AMÉNAÏDE. 

Je  me  consolerai,  quand  je  verrai  Tancrède, 
Quand  ce  fatal  objet  de  l'horreur  qui  m'obsède 
Aura  plus  de  justice,  et  sera  sans  danger, 
Quand  j'apprendrai  de  vous  qu'il  vit  sans  m'outrager. 
Et  lorsque  ses  remords  expieront  mes  injures, 

ARGIRE. 

Je  ressens  ton  état,  sans  doute  il  doit  t'aigrir. 
On  n'essuya  jamais  des  épreuves  plus  dures. 
Je  sais  ce  qu'il  en  coûte,  et  qu'il  est  des  blessures 
Dont  un  cœur  généreux  peut  rarement  guérir  : 
La  cicatrice  en  reste,  il  est  vrai  ;  mais,  ma  fille, 
Nous  avons  vu  Tancrède  en  ces  lieux  abhorré  ; 
Apprends  qu'il  est  chéri,  glorieux,  honoré  : 
Sur  toi-même  il  répand  tout  l'éclat  dont  il  brille. 
Après  ce  qu'il  a  fait,  il  veut  nous  faire  voir. 
Par  l'excès  de  sa  gloire  et  de  tant  de  services. 
L'excès  où  ses  rivaux  portaient  leurs  injustices. 
Le  vulgaire  est  content,  s'il  remplit  son  devoir  : 
11  faut  plus  au  héros,  il  faut  que  sa  vaillance 
-Aille  au  delà  du  terme  et  de  notre  espérance  : 
C'est  ce  que  fait  Tancrède  ;  il  passe  notre  espoir. 
Il  te  verra  constante,  il  te  sera  fidèle. 
Le  peuple  en  ta  faA^eur  s'élève  et  s'attendrit  : 
Tancrède  va  sortir  de  son  erreur  cruelle  ; 
Pour  éclairer  ses  yeux,  pour  calmer  son  esprit, 
Il  ne  faudra  qu'un  mot, 

AMÉNAÏDE, 

Et  ce  mot  n'est  pas  dit. 
Que  m'importe  à  présent  ce  peuple  et  son  outrage, 
Et  sa  faveur  crédule,  et  sa  pitié  volage. 
Et  la  publique  voix  que  je  n'entendrai  pas? 
D'un  seul  mortel,  d'un  seul  dépend  ma  renommée. 
Sachez  que  votre  fille  aime  mieux  le  trépas 
Que  de  vivre  un  moment  sans  en  être  estimée. 
Sachez  (il  faut  enfin  m'en  vanter  devant  vous) 
Que  dans  mon  bienfaiteur  j'adorais  mon  époux. 
Ma  mère  au  lit  de  mort  a  reçu  nos  promesses  ; 
Sa  dernière  prière  a  béni  nos  tendresses  : 
Elle  joignit  nos  mains,  qui  fermèrent  ses  yeux. 


?i3G  TANCRÈDE. 

Nous  jurâmes  par  elle,  à  la  face  des  cicux, 

Par  ses  mânes,  par  vous,  vous,  trop  malheureux  père. 

De  nous  aimer  en  vous,  d'être  unis  pour  vous  plaire. 

De  former  nos  liens  dans  vos  J)ras  paternels. 

Seigneur...  les  échafauds  ont  été  nos  autels. 

Mon  amant,  mon  époux  cherche  un  trépas  funeste, 

Et  l'horreur  de  ma  honte  est  tout  ce  qui  me  reste. 

Voilà  mon  sort. 

ARGIRE. 

Eh  hien  !  ce  sort  est  réparé  ; 
lit  nous  ohtiendrons  plus  que  tii  n'as  espéré. 

AMÉNAÏDE. 

Je  crains  tout. 


SCENE    IV. 

ARGIRE,    AMÉNAÏDE,    FANIE. 

FANIE. 

Partagez  l'allégresse  puhlique. 
Jouissez  plus  que  nous  de  ce  prodige  unique. 
Tancrède  a  combattu  ;  Tancrède  a  dissipé 
iLe  reste  d'une  armée  au  carnage  échappé. 
S©b.mir  est  tombé  sous  cette  main  terrible, 
'%'îctime  dévouée  à  notre  État  vengé. 
Au  bonheur  d'un  pays  qui  devient  invincible» 
Surtout  à  votre  nom  qu'on  avait  outragé. 
La  prompte  renommée  en  répand  la  nouvelle  ; 
----Ce  peuple,  ivre  de  joie,  et  volant  après  lui, 
-'HLe  nomme  son  héros,  sa  gloire,  son  appui, 
---Parle  même  du  trône  où  sa  vertu  l'appelle  ^ 
'Un  seul  de  nos  guerriers,  seigneur,  l'avait  suivi  ; 
^C'est  ce  même  Aldamon  qui  sous  vous  a  servi. 
Lui  seul  a  partagé  ses  exploits  incroyables  ; 
Et  quand  nos  chevaliers,  dans  un  danger  si  grand. 
Lui  sont  venus  offrir  leurs  armes  secourables, 
Tancrède  avait  tout  fait,  il  était  triomphant. 
Dntendez-vous  ces  cris  qui  vantent  sa  vaillance  ? 
On  l'élève  au-dessus  des  héros  de  la  France, 

î.  On  a  appliqué  ces  vers  à  Bonaparte.  (G.  A.) 


I 


ACTE   V,    SCÈNE   V.  557 

Des  Roland,  des  Lisois,  dont  il  est  descendu. 

Venez  de  mille  mains  couronner  sa  vertu, 

Venez  voir  ce  triomphe,  et  recevoir  l'hommage 

Que  vous  avez  de  lui  trop  longtemps  attendu. 

Tout  vous  rit,  tout  vous  sert,  tout  venge  votre  outrage  ; 

Et  Tancrède  à  vos  vœux  est  pour  jamais  rendu. 

AMÉNAÏDE. 

Ah  !  je  respire  enfin  ;  mon  cœur  connaît  la  joie. 
Ah  !  mon  père,  adorons  le  ciel  qui  me  renvoie, 
Par  ces  coups  inouïs,  tout  ce  que  j'ai  perdu. 
De  combien  de  tourments  sa  bonté  nous  délivre  ! 
Ce  n'est  qu'en  ce  moment  que  je  commence  à  vivre. 
Mon  bonheur  est  au  comble  ;  hélas  !  il  m'est  bien  dû. 
Je  veux  tout  oublier  ;  pardonnez-moi  mes  plaintes, 
Mes  reproches  amers  et  mes  frivoles  craintes. 
Oppresseurs  de  Tancrède,  ennemis,  citoyens, 
Soyez  tous  à  ses  pieds,  il  va  tomber  aux  miens. 

ARGIRE. 

Oui,  le  ciel  pour  jamais  daigne  essuyer  nos  larmes. 

Je  me  trompe,  ou  je  vois  le  fidèle  Aldamon, 

Qui  suivait  seul  Tancrède  et  secondait  ses  armes  ; 

C'est  lui,  c'est  ce  guerrier  si  cher  à  ma  maison. 

De  nos  prospérités  la  nouvelle  est  certaine  : 

Mais  d'où  vient  que  vers  nous  il  se  traîne  avec  peine  ? 

Est-il  blessé  ?  Ses  yeux  annoncent  la  douleur. 


SCENE  y\ 

ARGIRE,    AMÉNAÏDE,    ALDAMON,    FANIE. 

AMÉNAÏDE. 

Parlez,  cher  Aldamon,  Tancrède  est  donc  vainqueur? 

ALDAMON. 

Sans  doute  il  l'est,  madame. 

AMÉNAÏDE. 

A  ces  chants  d'allégresse, 
A  ces  voix  que  j'entends,  il  s'avance  en  ces  lieux  ? 

ALDAMON. 

Ces  chants  vont  se  changer  en  des  cris  de  tristesse. 

1.  Voltaire  comptait  beaucoup  sur  l'effet  de  ces  deux  dernières  scènes. 


;io8  T  ANC  RE  DE. 

AMENAI  DE, 

Qu'eiiteiids-je  ?  Ah  !  malheureuse  ! 

ALDAMON. 

Ln  jour  si  glorieux- 
Est  le  dernier  des  jours  de  ce  héros  fidèle. 

AMÉNAÏDE. 

Il  est  mort  ! 

ALDAMON. 

La  lumière  éclaire  eucor  ses  yeux  : 
Mais  il  est  expirant  d'une  atteinte  mortelle. 
Je  vous  apporte  ici  de  funestes  adieux. 
Cette  lettre  fatale,  et  de  son  sang  tracée, 
I>oit  vous  apprendre,  hélas!  sa  dernière  pensée. 
Je  nvacquitte  en  tremhlant  de  cet  affreux  devoir. 

ARGIRE. 

0  jour  de  l'infortune!  ô  jour  du  désespoir! 

A  M  EN  AÏ  D  E  ,  revenant  à  elle. 

Donnez-moi  mon  arrêt,  il  me  défend  de  vivre; 
Il  m'est  cher...  0  Tancrède!  ô  maître  de  mon  sort! 
Ton  ordre,  quel  qu'il  soit,  est  f ordre  de  te  suivre; 
J'obéirai...  Donnez  votre  lettre  et  la  mort. 

ALDAMON. 

Lisez  donc  ;  pardonnez  ce  triste  ministère. 

AMÉNAÏDE. 

0  mes  yeux!  lirez-vous  ce  sanglant  caractère? 

Le  pourrai-je?  il  le  faut...  c'est  mon  dernier  effort. 

(Elle  lit.) 

«  Je  ne  pouvais  survivre  à  votre  perfidie  ; 

Je  meurs  dans  les  combats,  mais  je  meurs  par  vos  coups. 

J'aurais  voulu,  cruelle,  en  m'exposant  pour  vous, 

Vous  avoir  conservé  la  gloire  avec  la  vie...  d 

Eh  bien,  mon  père*  ! 

(Elle  se  jette  dans  les  bras  de  Fanie.j 
ARGIRE. 

Enfin,  les  destins  désormais 
Ont  assouvi  leur  haine,  ont  épuisé  leurs  traits  : 
Nous  voilà  maintenant  sans  espoir  et  sans  crainte. 
Ton  état  et  le  mien  ne  permet  plus  la  plainte. 
Ma  chère  Aménaïde,  avant  que  de  quitter 


1.  Grimm  écrit  dans  la  Correspondance  littéraire  :  «  Le  mot  d'Anicnaidc,  eh 
bien,  mon  père?  lorsqu'elle  a  lu  la  lettre  de  Tancrède,  est  sublime.  » 


I 


ACTE    V,    SCÈNE    V[.  5o9 

Ce  jour,  ce  monde  adreux  que  je  dois  détester, 
Que  j'apprenne  du  moins  à  ma  triste  patrie 
Les  honneurs  qu'on  devait  à  ta  vertu  trahie  ; 
Que,  dans  Thorrible  excès  de  ma  confusion, 
J'apprenne  à  l'univei-s  à  respecter  ton  nom  î 

AMENAI  DE. 

Eh  !  que  fait  l'univers  à  ma  douleur  profonde  ? 
Que  me  fait  ma  patrie  et  le  reste  du  monde? 
ïancrède  meurt. 

ARGIUE. 

Je  cède  aux  coups  qui  m'ont  frappé. 

AMÉXAÏDE, 

Tancrède  meurt,  ô  ciel!  sans  être  détrompé! 
Vous  en  êtes  la  cause...  Ah  !  devant  qu'il  expire... 
Que  vois-je?  mes  tyrans! 


SCENE   VJ. 

LORÉDAN,    CHEVALIERS,    suite,    AMÉNAÏDE, 
ARGIRE,    FAME,    ALDAMON;     TANCRÈDE, 

dans  le  fond,  porté  par  des  soldats. 
LORÉDAX. 

0  malheureux  Argire  ! 
0  fille  infortunée!  on  conduit  devant  vous 
Ce  brave  chevalier  percé  de  nobles  coups. 
Il  a  trop  écouté  son  aveugle  furie  ; 
Il  a  voulu  mourir,  mais  il  meurt  en  héros. 
De  ce  sang  précieux,  versé  pour  la  patrie. 
Nos  secours  empressés  ont  suspendu  les  flots. 
Cette  àme,  qu'enflammait  un  courage  intrépide, 
Semble  encor  s'arrêter  pour  voir  Aménaïde; 
Il  la  nomme  ;  les  pleurs  coulent  de  tous  les  yeux  ; 
Et  d'un  juste  remords  je  ne  puis  me  défendre. 

(Pendant  qu'il  parle,  on  approche  lentement  Tancrède  vers  Aménaïde  presque 
évanouie  entre  les  bras  de  ses  femmes  ;  elle  se  débarrasse  précipitamment 
des  femmes  qui  la  soutiennent,  et,  se  retournant  avec  horreur  vers  Lorédan 
dit  :  ) 

AMÉNAÏDE. 

Barbares,  laissez  là  vos  remords  odieux. 

(  Puis  courant  à  Tancrède,  et  se  jetant  à  ses  pieds  :  ) 

Tancrède,  cher  amant,  trop  cruel  et  trop  tendre, 


iea  TANCRÈDE. 

Dans  nos  derniers  instants,  hélas  !  peux-tu  m'entendre  ? 
Tes  yeux  appesantis  peuvent-ils  me  revoir? 
Hélas!  reconnais-moi,  connais  mon  désespoir. 
Dans  le  même  tombeau  souffre  au  moins  ton  épouse  ; 
C'est  là  le  seul  honneur  dont  mon  âme  est  jalouse. 
Ce  nom  sacré  m'est  dû  ;  tu  me  l'avais  promis  : 
Ne  sois  point  plus  cruel  que  tous  nos  ennemis  ; 
Honore  d'un  regard  ton  épouse  fidèle... 

(Il  la  regarde.) 

C'est  donc  là  le  dernier  que  tu  jettes  sur  elle!... 
De  ton  cœur  généreux  son  cœur  est-il  haï  ? 
Peux-tu  me  soupçonner? 

TANCRÈDE,   se  soulevant  un  peu. 

Ah  !  vous  m'avez  trahi  ! 

AMÉNAÏDE. 

Qui!  moi?  Tancrède! 

ARGIRE ,  se  jetant  aussi  à  genoux  de  l'autre  côté,  et  embrassant 
Tancrède,  puis  se  relevant. 

Hélas  !  ma  fille  infortunée. 
Pour  t'avoir  trop  aimé,  fut  par  nous  condamnée, 
Et  nous  la  punissions  de  te  garder  sa  foi. 
Nous  fûmes  tous  cruels  envers  elle,  envers  toi. 
Nos  lois,  nos  chevaliers,  un  tribunal  auguste, 

I  Nous  avons  failli  tous;  elle  seule  était  juste. 

i  Son  écrit  malheureux  qui  nous  avait  armés, 
Cet  écrit  fut  pour  toi,  pour  le  héros  qu'elle  aime. 
Cruellement  trompé,  je  t'ai  trompé  moi-même. 

TANCRÈDE, 

Aménaïde...  ô  ciel!  est-il  vrai?  vous  m'aimez! 

AMÉNAÏDE. 

Va,  j'aurais  en  effet  mérité  mon  supplice. 

Ce  supplice  honteux  dont  tu  m'as  su  tirer. 

Si  j'avais  un  moment  cessé  de  t'adorer. 

Si  mon  cœur  eût  commis  cette  horrible  injustice. 

TANCRÈDE,   en  reprenant  un  peu  de  force,  et  élevant  la  voix. 

Vous  m'aimez  !  ô  bonheur  plus  grand  que  mes  revers  ! 

Je  sens  trop  qu'à  ce  mot  je  regrette  la  vie. 

J'ai  mérité  la  mort,  j'ai  cru  la  calomnie. 

Ma  vie  était  horrible,  hélas!  et  je  la  perds 

Quand  un  mot  de  ta  bouche  allait  la  rendre  heureuse! 

AMÉNAÏDE. 

Ce  n'est  donc,  juste  Dieu  !  que  dans  cette  heure  affreuse. 


ACTE   V,    SCÈNE    VI.  561 

Ce  n'est  qu'en  le  perdant  que  j'ai  pu  lui  parler! 
Ah,  Tancrède! 

TANCRÈDE, 

Vos  pleurs  devraient  me  consoler  ; 
Mais  il  faut  vous  quitter,  ma  mort  est  douloureuse  ! 
Je  sens  qu'elle  s'approche.  Argire,  écoutez-moi  : 
Voilà  le  digne  objet  qui  me  donna  sa  foi  ; 
Voilà  de  nos  soupçons  la  victime  innocente  ; 
A  sa  tremblante  main  joignez  ma  main  sanglante  ; 
Que  j'emporte  au  tombeau  le  nom  de  son  époux. 
Soyez  mon  père. 

ARGIRE,  prenant  leurs  mains. 

Hélas!  mon  cher  fils,  puissiez-vous 
Vivre  encore  adoré  d'une  épouse  chérie  ! 

TAVCRÈDE. 

J'ai  vécu  pour  venger  ma  femme  et  ma  patrie  ; 
J'expire  entre  leurs  bras,  digne  de  toutes  deux. 
De  toutes  deux  aimé...  j'ai  rempli  tous  mes  vœux... 
Ma  chère  Aménaïde!.., 

AMÉNAÏDE. 

Eh  bien  ! 

TAXCRt;DE. 

Gardez  de  suivre 
€e  malheureux  amant...  et  jurez-moi  de  vivre... 

(Il  retombe.) 
CATANE. 

Il  expire...  et  nos  cœurs  de  regrets  pénétrés... 
Qui  l'ont  connu  trop  tard... 

AMÉNAÏDE,   se  jetant  sur  le  corps  de  Tancrède. 

Il  meurt,  et  vous  pleurez... 
Vous,  cruels,  vous,  tyrans,  qui  lui  coûtez  la  vie! 

(Elle  se  relève  et  marche.) 

Que  l'enfer  engloutisse,  et  vous,  et  ma  patrie. 
Et  ce  sénat  barbare,  et  ces  horribles  droits 
D'égorger  l'innocence  avec  le  fer  des  lois! 
Que  ne  puis-je  expirer  dans  Syracuse  en  poudre. 
Sur  vos  corps  tout  sanglants  écrasés  par  la  foudre! 

(Elle  se  rejette  sur  le  corps  de  Tancrède.) 

Tancrède  !  cher  Tancrède  ! 

(Elle  se  relève  en  fureur.) 

Il  meurt,  et  vous  vivez  ! 
Vous  vivez!..,  je  le  suis...  je  l'entends,  il  m'appelle... 

V.  —  Théathe.     IV.  36 


TANCRÈDE. 

Il  se  rejoint  à  moi  dans  la  nuit  éternelle. 

Je  vous  laisse  aux  tourments  qui  vous  sont  réservés, 

(Elle  tombe  dans  les  bras  de  Fanie.) 
ARGIP.E. 

Ah  !  ma  fille  ! 

AMÉNAÏDE,   égarée,  et  le  repoussant. 

Arrêtez...  vous  n'êtes  point  mon  père^; 
Votre  cœur  n'en  eut  point  le  sacré  caractère  : 
Vous  fûtes  leur  complice...  Ah  !  pardonnez,  hélas! 

(A  Tancrèdc.) 

Je  meurs  en  vous  aimant,. ,  J'expire  entre  tes  bras, 
Cher  Tancrède... 

(Elle  tombe  à  cùté  de  lui.) 
ARGIRE. 

0  ma  fille!  ù  ma  chère  Fanie! 
Qu'avant  ma  mort,  hélas!  on  la  rende  à  la  vie-. 


1,  «  Je  conviens  que  M"'"  Clairon  peut  Taire  une  très-belle  figure  en  tombant 
aux  pieds  de  Tancrède;  mais  si  vous  aviez  vu  M""'  Denis,  pleurante  et  égarée,  se 
relever  d'entre  les  bras  qui  la  soutiennent,  et  dire  d'une  voix  terrible  :  Arrêtez!... 
vous  ii'étes  "point  mon  père!...  vous  avoueriez  que  nul  tableau  n'approcbe  de  cette 
action  patbétiquc,  que  c'est  là  la  véritable  tragédie.  Une  partie  dos  spectateurs  &e 
leva  k  ce  cri  par  un  mouvement  involontaire,  et  pardonnez  arracha  l'âme.  Qui 
empêche  M"*  Clairon  de  se  jeter  et  de  mourir  aux  pieds  de  Tancrède  quand  son 
père,  éperdu  et  immobile,  est  éloigné  d'elle,  ou  qu'il  marche  à  elle?  Qui  l'empêche 
de  dire  :  J'expire!  et  de  tomber  près  de  son  amant?  » 

2.  «  Le  troisième  acte,  disait  Voltaire,  est  tout  en  action,  le  quatrième  en  sen- 
timent; le  cinquième,  sentimcnt.et  action.  » 


FIN    DE    TANCREDE. 


I 


VARIANTES 

DE    LA   TRAGÉDIE    DE    TANCRÈDE. 


I 


Page  501,  vers  18: 

L'Arabe  est  vers  l'Etna,  le  Grec  est  dans  Messine. 
Tous  deux,  grâces  au  ciel,  l'un  sur  l'autre  acharnés, 
Se  rendent  tous  les  maux  qu'ils  nous  ont  destinés, 
Et  semblent  préparer  leur  commune  ruine. 

Page  510,  avant-dernier  vers.  —  Feu  Decroix  proposait  de  mettre  : 

Banni  de  nos  remparts. 

Mais  aucune  édition  ne  donne  ce  texte.  (B.) 

Page  511,  vers  13.  —  Voltaire  avait  d'abord  mis: 

Les  étrangers,  la  cour,  et  les  moeurs  do  Byzance 
Sont  à  jamais  pour  nous  des  objets  odieux. 

Dans  sa  lettre  à  d'Argental,  du  3  novembre  1760,  il  dit  d'y  substituer  : 

Solamir,  ce  Tancrède,  et  les  coui-s,  et  Byzance, 
Sont  également  craints,  et  sont  tous  odieux. 

Enfin,  à  l'impression,  il  mit  la  version  actuelle.  (B.) 

Page  512,  vers  2.  —  Voltaire  avait  d'abord  mis,  et  toutes  les  éditions 
portent  : 

Cette  témérité 
Vous  offense  peut-être,  et  vous  semble  une  injure. 

La  leçon  que  j'ai  adoptée  est  donnée  par  Voltaire  dans  sa  lettre,  déjà 
citée,  du  3  novembre  1760.  (B.) 

Ibid.,  vers  13.  —  Les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesne,  déjà  citées, 
page  496,  portent  : 

Rien  ne  saurait  plus  rompre  un  nœud  si  légitime.    (B.) 


564  VARIANTES    DE    TANCRÈDE. 

Page  514,  vers  12.  —  On  voit  par  la  lettre  à  d'Argental,  du   14  octo- 
bre 1760,  que  l'auteur  avait  d'abord  mis  : 

Viens,  je  te  dirai  tout;  mais  il  faut  tout  oser; 

Le  joug  est  trop  affreux,  ma  main  doit  le  briser.     (B.) 

Ibid.,  vers  13.  —  Dans  les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesneon  lit  : 
Le  seul  nom  de  Tancrède  enhardit  ma  faiblesse.     (B.) 

Page  515,  vers  12  : 

C'est  lui  par  qui  le  ciel  veut  changer  mes  destins, 

C'est  lui  qui  découvrit  dans  une  course  utile 

Que  Tancrède  en  secret  a  revu  la  Sicile; 

Mais  craignant  de  lui  nuire  en  cherchant  à  le  voir, 

11  crut  que  m'avertir  était  son  seul  devoir. 

Ma  lettre  par  ses  soins  remise  aux  mains  d'un  Maure. 

Dans  les  éditions  de  Cramer,  1T6i,  de  Prault,  1761,  de  Duchesne,  1763, 

on  lit  : 

.     .     .     La  Sicile. 
Hélas!  que  n'a-t-il  pu  pénétrer  jusqu'à  lui! 
Que  d'obstacles  divers  m'ont  toujours  traversée! 
Que  de  douleurs!  enfin  la  fortune  est  lassée 
De  poursuivre  Tancrède  et  de  m'ôter  à  lui. 
Ce  billet  en  secret  remis  aux  mains  d'un  Maure, 
Dans  Messine,  etc. 

C'est  dans  cette  scène  première  du  deuxième  acte  que  se  trouvaient 
ces  deux  vers  rapportés  dans  la  lettre  à  d'Argental,  du  23  juin  1739  : 

Il  vous  fut  attaché  dès  vos  plus  jeunes  ans  : 
Vos  intérêts  lui  sont  aussi  chers' que  la  vie. 

Mais  de  ces  deux  vers  le  premier  ne  rime  avec  aucun  de  ceux  aujour- 
d'hui conservés.  (B.) 

Page  318,  vers  18  : 

ARGIRE,  à  Aménaïde. 
Éloignez-vous,  sortez. 

aménaïde. 

Qu"entends-je?  vous!  mon  père! 

ARGIRE. 

Vous  n'êtes  plus  ma  fille,  ôtez-vous  de  ces  lieux, 
Rougissez;  et  tremblez  de  vos  fureurs  secrètes  : 
Vous  hâtez  mon  trépas,  perfide  que  vous  êtes; 
Allez,  une  autre  main  saura  fermer  mes  yeux. 

AMÉNAÏDE. 

Où  suis-jo?  ô  juste  ciel!  quel  est  ce  coup  de  foudre? 
Soutiens-moi... 

(Fania  l'aide  à  sortir.) 


VARIANTES    DE    TANCRÈDE.  565 

SCÈNE   III. 

ARGIRE,   LES    CHEVALIERS. 

ARGIRE. 

Mes  amis,  c'est  à  vous  de  résoudre 
Quel  parti  l'on  doit  prendre  après  ce  crime  affreux. 
De  l'État  et  de  vous  je  sens  quelle  est  l'injure; 
Je  dois  tout  à  la  loi,  mais  tout  à  la  nature,  etc. 

Page  520,  premier  vers  : 

Nous  partageons  le  poids  dont  l'horreur  vous  accable  ; 
Mais  le  salut  public,  nos  dangers,  nos  serments... 

Ibid.,  vers  6.  —  Les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesne  portent  : 
Plutôt  que  de  se  rendre  il  a  voulu  mourir.  (B.) 

Ibid.,  vers  12  : 

Je  sais  qu'on  doit  la  mort  à  cette  criminelle. 

Ibid.^  vers  20.  —  Dans  les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesne  on  lit  : 

Avec  tant  d'infamie  enfermés  au  tombeau, 
Telle  est  dans  nos  États  la  loi  de  l'hyménée. 

Dans  la  lettre  à  d'Argental,  ,du  29  novembre  1760,  le  dernier  de  ces 
deux  vers  se  lit  ainsi  : 

Ainsi  l'ordonne,  hélas',  la  loi  de  l'hyménée.    (B.) 

Page  523,  vers  2  : 

Qu'après  ce  que  j'ai  fait,  après  mon  entreprise, 
Votre  cœur  qui  m'est  dû  me  saura  mériter. 
t 

Page  524,  vers  9.  —  Dans  les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesne  on  lit  : 

Punissez  ma  franchise,  et  vengez  votre  offense.     (B.) 

Ibid.,  vers  1 6  : 

.    .     .    ni  courroux. 
Sans  daigner  pénétrer  au  fond  de  ce  mystère. 
Je  veux  à  vos  dédains  opposer  mes  mépris; 
A  votre  aveuglement  vous  laisser  sans  colère, 
Marcher  à  Solamir,  et  venger  mon  pays. 


566  VARIANTES   DE    TANGRÈDE. 

SCÈNE  VII. 

AMÉNAIDE;    soldats,  dans  l'enfoncemen 

Il  me  faut  donc  mourir,  et  dans  l'ignominie  ! 

On  croit  qu'à  Solamir  mon  cœur  se  sacrifie! 

Cher  Tancrèdo,  ô  toi  seul  qui  méritas  ma  foi, 

Seul  objet  de  mes  pleurs,  objet  de  leur  envie. 

Je  meurs  en  criminelle  :  oui,  je  le  suis  pour  toi  ; 

Je  le  veux,  je  dois  l'être.  Eh  quoi  !  cette  infamie, 

Ces  apprêts,  ces  bourreaux,  puis-je  les  soutenir? 

Mort  honteuse!  ;\  ton  nom  tout  mon  courage  cède. 

Non,  il  n'est  point  de  honte  en  mourant  pour  Tancrèdc. 

On  peut  m'ôter  le  jour,  et  non  pas  me  punir. 

Quoi  !  je  parais  trahir  mon  père  et  ma  patrie  ! 

Porte  un  jour  au  héros  pour  qui  je  perds  la  vie 
Mes  derniers  sentiments  et  mes  derniers  adieux. 
Peut-être  il  vengera  son  amante  fidèle. 
Enfin  je  meurs  pour  lui;  ma  mort  est  moins  cruelle. 

Les  quatre  premiers  vers  de  cette  variante  sont  désavoués  par  Voltaire, 
dans  sa  lettre  à  M"«  Clairon,  du  7  auguste  1761.  Les  deuxième  et  quatrième 
sont  sur  des  rimes  employées  six  vers  plus  haut.  Le  sixième  vers  est  aussi 
renié  par  Voltaire  comme  mauvais  et  gâtant  toute  la  pièce.  Le  septième  est 
appelé  barbare  dans  la  lettre  à  1\I"'=  Clairon,  du  27  auguste  '17()1.  (B.) 

Page  525,  vers  15  : 

si  je  lui  fus  fidèle. 

Après  la  représentation,  mais  avant  l'impression  (voyez  lettre  à  d'Ar- 
gental,  du  3  novembre  4760),  l'auteur  disait  de  terminer  l'acte  par  ces 
deux  vers  : 

Peut-être  il  punira  ma  destim'e  affreuse... 

Allons...  je  meurs  pour  lui,  je  meurs  moins  malhcurcu.se. 

II  a  fait  depuis  d'autres  changements.  (B.)  » 

Page  o27,  vers  3.  —  Dans  sa  lettre  à  Lekain,  du  24  .septembre  1760, 
Voltaire  proposait  : 

Ce  séjour  adoré  qu'habite  Amcnaïde.    (B.) 

Ih'ul.,  vers  24.  —  Feu  Decroix  proposait  de  mettre  : 

Elle  a  dans  les  combats  soutenu  ma  vaillance. 
.le  n'ai  trouvé  ce  texte  dans  aucune  édition.  (B.) 


VARIANTES   DE    TANCRÈDE.  567 

Page  528,  vers  6.  —  Voltaire  avait  d'abord  écrit  : 

Le  rival  do  Tancrède. 

Voyez  la  lettre  à  d'Argental,  du  4  octobre  17  GO.  (B.) 

Page  529,  vers  22  : 

Elle  serait  fidèle,  après  mon  trépas  même! 
Oui,  j'ose  m'en  flatter;  oui,  c'est  ainsi  qu'elle  aime, 
C'est  ainsi  que  j'adore  un  cœur  tel  que  le  sien; 
Il  est  inébranlable,  il  est  digne  du  mien  : 
Incapable  d'effroi,  de  crainte,  et  d'inconstance. 

Page  331,  vers  11.  —  C'est  sans  doute  à  la  place  de  ce  vers  et  du  sui- 
vant qu'étaient  les  deux  malheureux  vers  que  Voltaire  rapporte  dans  sa 
lettre  à  d'Argental,  du  24  septembre  1760  : 

Car  tu  m'as  déjà  dit  que  cet  audacieux 

A  sur  Amcnaide  osé  lever  les  yeux,  etc.     (B.) 

Page  532,  avant-dernier  vers.  —  L'édition  de  Prault  est  la  seule  dans 
laquelle  on  lise  : 

Éloigne-toi.     (B.) 

Page  534,  vers  13  : 

Celle  qui  fut  ma  fille  à  mes  j'eux  va  mourir. 

Page  537,  vers  6.  —  Feu  Decroix  propose  : 

Vous  tous  qui  prenez  part. 

Mais  je  ne  trouve  ce  texte  dans  aucune  édition.  (B.) 

l*age  544,  vers  17.  —  Dans  les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesneon  lit  : 

Puissiez-vous,  reconnu,  chéri  dans  Syracuse, 
Régner  dans  nos  États...     (B.) 

Page  546,  vers  6  : 

Vivez  heureuse...  Amis,  je  vais  chercher  la  mort. 

Ihid.,  vers  13.  —  L'édition  de  Prault,  1761,  porte: 
Craint-il  de  s'expliquer?  Vous  a-t-il  soupçonnée? 

Page  547,  premier  veis.  —  Dans  l'édition  de  Prault,  il  y  a  : 

Eh  !  peut-il  le  savoir? 


868  VARIANTES   DE    TANCRÈDE. 

Page  548,  vers  5.  —  Dans  l'édition  de  Prault  on  lit  : 
aidez  mes  faibles  ans. 

Page  553,  vers  7.  —  Les  éditions  de  Prault  et  de  Duchesne  portent 
Il  voulait  courir  seul...     (B.) 

lbi(L,  vers  22,  —  Dans  les  mêmes  éditions  il  y  a  : 

Insensible  à  la  gloire.    (B.) 

Page  555,  vers  28.  —  Dans  les  mêmes  éditions  on  lit  : 
Que  m'importe  ce  peuple  et  son  indigne  outrage. 

Page  557,  vers  2.  —  Dans  ces  éditions  on  a  imprimé  : 
Venez  voir  mille  mains  couronner  sa  vertu.     (B.) 

Page  558,  vers  1 3.  —  Ces  éditions  portent  : 

.     .    .    .    donnez  :  votre  lettre  est  la  mort. 

Page  562,  vers  2.  —  Dans  ces  éditions  il  y  a  : 

Qui  voas  sont  réservés. 
Je  me  meurs! 

(Elle  tombe  dans  les  bras  de  Fanie.) 
A  R  G I  R  E. 

0  ma  fille!  ô  ma  chère  Fanie!     (B.) 

Ibicl.^  vers  6  : 

Je  ne  peux  vous  haïr.  Que  je  n.eure  en  vos  bras  ! 
Que  je  meure... 


FIN    DES    VARIANTES    DE    TANCRÈDE. 


I 


SAÛL 


DRAME 


TRADL'IT     DE      l'ANCLAIS     DE     M.    HIT. 


(1763) 


AVERTISSEMENT 

DE    BEUCHOT. 


S'il  fallait  s'en  rapporter  à  la  date  que  porte  une  édition  de  SaiH,  .cette 
espèce  de  tragédie  serait  de  l7o8  ';  mais  il  est  arrivé  fréquemment  à  Vol- 
taire d'antidater  ses  écrits;  et  ce  n'est  pas  une  des  moindres  difficultés  pour 
un  éditeur  de  rétablir  les  dates. 

SaiU  circulait  en  manuscrit  dès  janvier  1763,  et  fut  imprimé  la  même 
année.  D'Hemery,  inspecteur  de  police,  dont  j'ai  déjà  eu  occasion  de  par- 
ler, en  saisit,  au  mois  d'auguste,  chez  divers  pauvres  diables,  une  centaine 
d'exemplaires  d'une  édition  qu'il  croyait  faite  à  Liège.  Voltaire  envoya  à 
Damilaville,  pour  être  insérée  dans  les  papiers  publics,  une  petite  note  que 
je  n'ai  vue  imprimée  dans  aucun  journal  -,  et  qu'il  me  paraît  superflu  de 
répéter  ici. 

Ce  désaveu  n'empêcha  pas  les  frères  Cramer  d'admettre  SaiH  dans  la 
cinquième  partie  des  iVouveaux  Mélanges  philosophiques,  publiée  en  1768 '. 
SaiU  avait  déjà  été  réimprimé  plusieurs  fois  dans  \ Évangile  de  la  rai- 
son, 4765.  in-S",  4768,  in-24,  et  mis  à  Y  Index  par  la  sacrée  congrégation 
de  Rome  le  8  juillet  1765. 

Pour  l'édition  encadrée, 'ou  de  'l77o,  des  Œ^rres  r/e  T'o/<a<re.  on  imprima 
avec  une  pagination  particulière  :  Supplément  au  tome  IX  et  dernier  du 
théâtre;  Said,  drame  traduit  de  l'anglais  de  M.  Hut;  avec  cet  Avis  au 
verso  du  titre  : 

Quoique  cette  traduction  ait  été  attribuée  à  M.  de  ***,  nous  savons  qu'elle  n'est 
pas  de  lui  :  cependant,  pour  répondre  à  remprcsscment  du  public,  nous  croyons 
devoir  l'insérer  ici  comme  elle  l'a  été  dans  un  si  grand  nombre  d'éditions  de  ce 
même  recueil. 

Cet  Juts,  conservé  dans  l'édition  in-4"  (tome  XXVI,  daté  de  1777),  a 
été,  dans  les  éditions  de  Kelil,  remplacé  par  un  autre  ^. 

1.  L'édition  qui  a  ce  millésime  est  in-S",  sans  nom  de  ville  ni  d'imprimeur. 
•2.  Elle  est  rapportée  dans  la  lettre  à  d'Argcntal,  du  14  auguste  1703. 
:L  II  n'y  est  pas  intitulé  Saûl^  mais  seulement  Drame  traduit  de  l'anglais  de 
M.  Hut. 

l.  C'est  celui  qu'on  lit  à  la  suite  de  cet  Avertissein'iil. 


o7«  AVERTISSEMENT    DE    BEUCHOT. 

Dans  les  premières  éditions  de  Saiil,  des  notes  au  bas  des  pages  ren- 
voyaient aux  passages  de  la  Bible.  Dans  V Évangile  de  la  raison,  on  sup- 
prima quelques-unes  de  ces  notes,  mais  on  en  ajouta  quelques  autres  quj 
renvoyaient  au  prétendu  original  anglais.  La  plupart  des  unes  el  des  autres 
avaient  disparu  depuis  longtemps  ^  En  les  rétablissant  toutes,  j'ai  négligé 
d'indiquer  de  quelles  éditions  j'ai  tiré  chacune  d'elles.  Il  suffit  d'en  avoir 
parlé  ici. 

Je  n'ai  pas,  jusqu'à  présent,  indiqué  les  traductions  des  ouvrages  drama- 
tiques de  Voltaire.  Je  ferai  exception  pour  une  traduction  de  Saïd^  publiée 
il  y  a  trente-trois  ans,  en  Italie,  sous  ce  titre  :  Il  Saulle  tragicommedia 
estratla  dalla  sacra  scrillura,  Milano,  presso  Pirota  e  Maspero,  anno  VI 
repubblicano,  in-S"  de  o2  pages.  Le  traducteur  s'est  bien  gardé  d'indiquer 
que  c'était  une  traduction  du  français,  et  de  Voltaire.  Il  s'adresse,  dans  un 
petit  discours  préliminaire,  A'dileUanti  del  iealro  e  nel  tempo  slesso  délia 
sacra  sbritlura  :  il  a  conservé  au  bas  des  pages  les  renvois  à  la  Bible. 

Dans  le  même  temps  à  peu  près,  on  publiait  à  Rome,  dans  les  deux  lan- 
gues, La  Voce  di  un  cittadino  francese  al  popolo  romano,  etc.  (La  Voix 
d'un  citoyen  français  au  peuple  romain,  suivie  d'extraits  de  l'Essai  sur 
l'histoire  générale  et  les  mœurs  et  l'esprit  des  nations;  des  Pensées  sur 
l'administration  publique;  de  l'Histoire  des  quakers;  sur  le  Théisme;  el  de 
la  Correspondance  générale  de  Voltaire,  par  le  citoyen  Saint-Martin,  secré- 
taire de  la  commission  du  directoire  exécutif  de  la  République  française, 
à  Rome),  in  Ro?na,  an  VI  delV  era  repicbblicana,  in-8°  de  l'M  pages. 

\.  L'édition  de  1765  n'en  contient  plus  que  quelques-unes  de  l'édition  de  1763. 


I 


AVIS 

DES   ÉDITEURS    DE    L'ÉDITION    DE    KEHL' 


M.  Huet,  membre  du  parlement  d'Angleterre,  était  petit-neveu  de 
M.  Huet.  évêque  d'Avranches.  Les  Anglais,  au  lieu  de  Haet  avec  un  e  ou- 
vert, prononcent  Ilut.  Ce  fut  lui  qui,  en  1728,  composa  le  petit  livre  très- 
curieux  Ihe  Mail  after  tlie  lieart  of  God,  lilomme  selon  le  cœur  de 
Dieu-.  Indigné  d'avoir  entendu  un  prédicateur  comparer  à  David  le  roi 
George  II,  qui  n'avait  ni  assassiné  personne,  ni  fait  brûler  ses  prisonniers 
français  dans  des  fours  à  brique',  il  fit  une  justice  éclatante  de  ce  roitelet 
juif. 


1.  Sur  cet  avis,  voyez  Y  Avertissement,  p.  571. 

2.  L'ouvrage  n'est  pas  de  1728,   mais  do  1761,  comme  Voltaire  le  dit  dans  son 
Dictionnaire  philosophique  ;  d'Holbach  en  a  donné  une  traduction.  (G.  A.) 

3.  Voyez  page  583  vers  la  fin  de  la  scène  i"  du  deuxième  acte.  (B.) 


PERSONNAGES 

SAÙL,  fils  de  Gis,  et  premier  roi  juif. 

DAVID,  fils  de  Jessé,  gendre  de  Salil,  et  second  roi. 

AGAG,  roi  des  Ainalécites. 

SAiMUEL,  prophète  et  juge  en  Israël. 

MICHOL,  épouse  de  David  et  fille  de  Salil. 

ABIGAIL,  veuve  de  Nabal  et  seconde  épouse  de  David. 

BETHSABKE,  femme  d'Urie  et  concubine  de  David. 

LA  PVTHONISSE,  fameuse  sorcière  en  Israël. 

JQAB,  général  des  hordes  de  David  et  son  confident. 

URIE,  mari  de  Bethsabée  et  otTicier  de  David. 

BAZA,  ancien  confident  de  Saul. 

ABIÉZER,  vieil  officier  de  Saul. 

ADONIAS,  fils  de  David  et  d'Agith,  sa  dix-septième  femme. 

SALOMON,  fils  adultérin  de  David  et  de  Bethsabée. 

NATHAN,  prince  et  prophète  en  Israël. 

GAG  ou  GAD,  prophète  et  chapelain  ordinaire  de  David. 

ABISAG,  de  Sunam,  jeune  Sunamite. 

ÉBIND,  capitaine  de  David. 

ABIAR,  officier  de  David. 

YESEZ,  inspecteur  général  des  troupes  de  David. 

LES    PRETRES     DE     SAMUEL. 
LES    CAPITAINES     DE     DAVID. 
UN    CLERC     DE     LA    TRÉSORERIE. 
UN    MESSAGER. 
LA     POPULACE     JUIVE. 


AcTt;  I.  —  La  scène  est  à  Galgala.  {Kois,  l,  cliap.  xi,  vers.  15,  21,  33.) 

Acte  II.  —  La  scène  est  sur  la  colline  d'Achila.  {Hois,  I,  chap.  xwi.) 

Acte  III.  —  La  scène  est  à  Siccleg.  {Rois,  II,  chap.  i,  vers.  1,  2  et  suiv.) 

Acte  IV. —  La   scène  est  à  Hébron.  {Rois,  II,  chap.   v,  vers.   1,   3;   chap.   n, 
vers.  1,  3,  4.); 

Acte  V.  —  La  scène  est  à  Hcrus-Chalaïm.  {Rois,  II,  chap.  v,  vers.  9;  chap.  xx, 
vers  3.  —  III,  chap.  n,  vers.  10  et  11.) 


SAUL 


DRAME 


ACTE    PREMIER. 


SCENE  I. 

SAUL,    BAZA. 

BAZA. 

0  grand  Saiil!  lo  plus  puissant  des  rois,  vous  qui  régnez  sur 
les  trois  lacs,  dans  l'espace  de  plus  de  cinq  cents  stades;  vous, 
vainqueur  du  généreux  Agag,  roi  d'Amalec,  dont  les  capitaines 
étaient  montés  sur  les  plus  puissants  Anes,  ainsi  que  les  cin- 
quante fils  d'Amalec  ;  vous  qu'Adonaï  fit  triompher  à  la  fois  de 
Dagon  et  de  Belzébut;  vous  qui,  sans  doute,  mettrez  sous  vos  lois 
toute  la  terre,  comme  on  vous  l'a  promis  tant  de  fois,  faut-il  que 
vous  vous  abandonniez  à  votre  douleur  dans  de  si  nobles  triom- 
phes et  de  si  grandes  espérances  ? 

'.  On  u'a  pas  observé,  dans  cette  espèce  de  tragi-comédie,  l'unittj  d'action,  de  lieu 
et  de  temps.  On  a  cru,  avec  l'illustre  Lamotto,  devoir  se  soustraire  à  ces  règles. 
Tout  se  passe  dans  l'intorvalle  do  doux  ou  trois  générations,  pour  rendre  l'action 
plus  tragique  par  le  nombre  des  morts  selon  l'cspiit  juif;  tandis  que  parmi  nous 
l'unité  de  temps  no  peut  s'étendre  qu'à  vingt-quatre  heures,  et  l'unité  de  lieu  dans 
l'enceinte  d'un  palais*. 

'  Dans  un  manuscrit,  cette  note  est  ainsi  conçue  : 

«  Avis.  —  On  n'a  pas  observé,  dans  celte  espèce  de  tra^'édic,  l'unit6  d'action,  de  lieu  et 
do  temps.  On  a  cru,  avec  M.  de  Lamotte,  pouvoir  se  soustraire  à  ces  règles  gênantes,  et  on'ne 
s'est  attaché  qu'à  l'unité  d'intérêt. 

«  L'action  se  passe  dans  l'inturvallo  de  plus  de  vingt-quatre  ans.  Tout  a  dé^'éncré.  La  vie 
des  hommes  est  devenue  si  courte  qu'on  a  été  obligé,  parmi  nous,  do  n'étendre  l'unité  de 
temps  qu'à  vingt-quatre  heures,  comme  l'unité  do  lieu  dans  l'enceinte  d'un  palais.  »  (B.) 


576  SAUL. 

SAUL. 

0  mon  cher  Baza  !  heureux  mille  fols  celui  qui  conduit  en 
paix  les  troupeaux  bêlants  de  Benjamin,  et  presse  le  doux  raisin 
de  la  vallée  d'Engaddi!  Hélas!  je  cherchais  les  ânesses  de  mon 
père,  je  trouvai  un  royaume^  ;  depuis  ce  jour  je  n'ai  connu  que 
la  douleur.  Plût  à  Dieu,  au  contraire,  que  j'eusse  cherché  un 
royaume,  et  trouve  des  ânesses  !  j'aurais  fait  un  meilleur  marché. 

BAZA. 

Est-ce  le  prophète  Samuel  ?  Est-ce  votre  gendre  David  qui  vous 
cause  ce  mortel  chagrin  ? 

SAUL. 

L'un  et  l'autre.  Samuel,  tu  le  sais,  m'oignit  malgré  lui  ;  il  fit 
ce  qu'il  put  pour  empêcher  le  peuple  de  choisir  un  prince,  et 
dès  que  je  fus  élu,  il  devint  le  plus  cruel  de  tous  mes  ennemis. 

BAZA. 

Vous  deviez  bien  vous  y  attendre;  il  était  prêtre,  et  vous  étiez 
guerrier;  il  gouvernait  avant  vous  :  on  hait  toujours  son  successeur. 

SAUL. 

Eh  !  pouvait-il  espérer  de  gouverner  plus  longtemps?  Il  avait 
associé  à  son  pouvoir  ses  indignes  enfants,  également  corrompus 
et  corrupteurs,  qui  vendaient  publiquement  la  justice:  toute  la 
nation  s'éleva  contre  ce  gouvernement  sacerdotal.  On  tira  un  roi 
au  sort  :  les  dés  sacrés-  annoncèrent  la  volonté  du  ciel;  le  peuple 
la  ratifia,  et  Samuel  frémit  ;  ce  n'est  pas  assez  de  haïr  en  moi  un 
prince  choisi  par  le  ciel,  il  hait  encore  le  prophète,  car  il  sait 
que,  comme  lui,  j'ai  le  nom  de  voyant;  que  j'ai  prophétisé 
comme  lui  ;  et  ce  nouveau  proverbe  répandu  dans  Israël,  SauP 
est  aussi  au  rang  des  prophètes,  n'ofi'ense  que  trop  ses  oreilles  super- 
bes. On  le  respecte  encore  ;  pour  mon  malheur  il  est  prêtre,  il  est 
dangereux. 

BAZA, 

N'est-ce  pas  lui  qui  soulève  contre  vous  votre  gendre  David  ? 

SAUL. 

Il  n'est  que  trop  vrai,  et  je  tremble  qu'il  ne  cabale  pour 
donner  ma  couronne  à  ce  rebelle. 

BAZA. 

Votre  Altesse  royale  est  trop  bien  affermie  par  ses  victoires,  et 
le  roi  Agag,  votre  illustre  prisonnier*,  vous  est  ici  un  sûr  garant 

1.  Rois,  I,  chap.  x,  verset  l  ;  xix,  3,  4. 

2.  Bois,  I,  chap.  x,  versets  10,  20,21. 

3.  Bois,  I,  chap.  x,  verset  6;  xix,  23. 

4.  Uois,  l,  chap.  xv,  verset  8. 


i 


ACTE    I,    set  NE    III. 


de  la  fidélité  de  votre  peuple,  également  enchanté  de  votre  vic- 
toire et  de  votre  clémence  :  voici  qu'on  l'amène  devant  Votre 
Altesse  rovale. 


SCENE    II. 
SAÛL,    BAZA,    AGAG,    soldats. 

A  GAG, 

Doux  et  puissant  vainqueur,  modèle  des  princes,  qui  savez 
vaincre  et  pardonner,  je  me  jette  à  vos  sacrés  genoux;  daignez 
ordonner  vous-même  ce  que  je  dois  donner  pour  ma  rançon  ;  je 
serai  désormais  un  voisin,  un  allié  fidèle,  un  vassal  soumis;  je  ne 
vois  plus  en  vous  qu'un  bienfaiteur  et  un  maître  :  je  vous  dois  la 
vie,  je  vous  devrai  encore  la  liberté  :  j  admirerai,  j'aimerai  en  vous 
l'image  du  Dieu  qui  punit  et  pardonne. 

SAUL. 

Illustre  prince,  que  le  malheur  rend  encore  plus  grand,  je 
n'ai  fait  que  mon  devoir  en  sauvant  vos  jours  ^  :  les  rois  doivent 
respecter  leurs  semblables;  qui  se  venge  après  la  victoire  est 
indigne  de  vaincre;  je  ne  mets  point  votre  personne  à  rançon, 
elle  est  d'un  prix  inestimable  :  soyez  libre  ;  les  tributs  que  vous 
payerez  à  Israël  seront  moins  des  marques  de  soumission  que 
d'amitié  :  c'est  ainsi  que  les  rois  doivent  traiter  ensemble. 

AGAG. 

0  vertu  !  ô  grandeur  de  courage  !  que  vous  êtes  puissante  sur 
mon  cœur!  Je  vivrai,  je  mourrai  le  sujet  du  grand  Saul,  et  tous 
mes  États  sont  à  lui. 


SCENE  III. 

LES     PERSONNAGES    PRÉCÉDENTS,     SAMUEL,     PRETRES. 

SAUL. 

Samuel,  quelles  nouvelles  m'apportez-vous  ?  Venez-vous  de  la 
part  de  Dieu,  de  celle  du  peuple,  ou  de  la  vôtre? 

SAMUEL. 

De  la  part  de  Dieu. 

SAUL. 

Qu'ordonne-t-il  ? 

I.  Rois,  I,  chap.  xv,  verset  9. 

V.  —  Théâtre.    IV.  37 


578  SAUL. 

SAMUEL, 

Il  m'm'donne  de  vous  dire  qu'il  s'est  repenti  ^  de  vous  avoir 
fait  régner. 

SAUL. 

Dieu,  se  repentir  !  Il  n'y  a  que  ceux  qui  font  des  fautes  qui  se 
repentent;  sa  sagesse  éternelle  ne  peut  être  imprudente.  Dieu  ne 
peut  faire  des  fautes, 

SAMUEL, 

Il  peut  se  repentir  d'avoir  mis  sur  le  trône  ceux  qui  en  com- 
mettent. 

SAUL. 

Eh!  quel  homme  n'en  commet  pas?  Parlez,  de  quoi  suis-je 
coupable  ? 

SAMUEL. 

D'avoir  pardonné  à  un  roi. 

AGAG. 

Comment!  la  plus  belle  des  vertus  serait  regardée  chez  vous 
comme  un  crime? 

SAMUEL,  à  Agag. 

Tais-toi,  ne  blasphème  point,  (a  saui.)  Saûl,  ci-devant  roi  des 
Juifs-,  Dieu  ne  vous  avait-il  pas  ordonné  par  ma  bouche  d'égor- 
ger tous  les  Amalécites,  sans  épargner  ni  les  femmes,  ni  les  filles, 
ni  les  enfants  à  la  mamelle  •'  ? 

AGAG. 

Ton  Dieu  t'avait  ordonné  cela  !  Tu  t'es  trompé,  tu  voulais  dire 
ton  diable. 

SAMUEL,  à  ses  prêtres- 

Préparez-vous  à  m'obéir  ;  et  vous,  Saiil,  avez-vous  obéi  à  Dieu  ? 

SAUL. 

Je  n'ai  pas  cru  qu'un  tel  ordre  fût  positif;  j'ai  pensé  que  la 
bonté  était  le  premier  attribut  de  l'Être  suprême,  qu'un  cœur 
compatissant  ne  pouvait  lui  déplaire, 

SAMUEL. 

Vous  vous  êtes  trompé,  homme  infidèle  :  Dieu  vous  réprouve, 
votre  sceptre  passera  dans  d'autres  mains  \ 

BAZA,   à  Saiil. 

Quelle  insolence  !  Seigneur,  permettez-moi  de  punir  ce  prêtre 
barbare. 

1.  Rois,  I,  chap.  xv,  verset  11. 
'2.  Rois,  I,  chap.  xv,  verset  23. 

3.  Rois,  I,  chap.  xv,  versets  3,  16. 

4.  Rois,  I,  chap.  xxviii,  versets  10,  17,  19. 


I 


I 


ACTE   I,    SCÈNE   III.  579 

SAUL. 

Gardez-vous-en  bien  ;  ne  voyez-vous  pas  qu'il  est  suivi  de  tout 
le  peuple,  et  que  nous  serions  lapidés  si  je  résistais,  car  en  effet 
j'avais  promis... 

BAZA. 

Vous  aviez  promis  une  chose  abominable  ! 

SAUL. 

N'importe  ;  les  Juifs  sont  plus  abominables  encore  ;  ils  pren- 
dront la  défense  de  Samuel  contre  moi. 

BAZA,  à  part. 

Ah  !  malheureux  prince,  tu  n'as  de  courage  qu'à  la  tête  des 
armées. 

SAUL. 

Eh  bien  donc  !  prêtres,  que  faut-il  que  je  fasse? 

SAMUEL, 

Je  vais  te  montrer  comme  on  obéit  au  Seigneur,  (a  ses  prêtres.^ 
O  prêtres  sacrés!  enfants  de  Lévi,  déployez  ici  votre  zèle  :  qu'on 
apporte  une  table  S  qu'on  étende  sur  cette  table  ce  roi,  dont  le 
prépuce  est  un  crime  devant  le  Seigneur. 

i^Les  prêtres  lient  Agag  sur  la  table.) 
AGAG. 

Que  voulez-vous  de  moi,  impitoyables  monstres? 

SAUL. 

Auguste  Samuel,  au  nom  du  Seigneur... 

SAMUEL. 

Ne  l'invoquez  pas,  vous  en  êtes  indigne-,  demeurez  ici,  il  VOUS  l'or- 
donne; soyez  témoin  du  sacrifice  qui,  peut-être,  expiera  votre  crime. 

AGAG,    à  Samuel. 

Ainsi  donc  vous  m'allez  donner  la  mort  :  ô  mort ,  que  vous 
êtes  amère  ^  ! 

SAMUEL. 

Oui ,  tu  es  gras  ^  !  et  ton  holocauste  en  sera  plus  agréable  au 
Seigneur. 

AGAG. 

Hélas!  Saûl,  que  je  te  plains,  d'être  soumis  à  de  pareils  monstres  ! 

SAMUEL,    à   Agag. 

Écoute,  tu  vas  mourir:  veux-tu  être  juif?  veux-tu  le  faire 
circoncire  ? 


1.  Bois,  I,  chap.  xv,  verset  32. 

2.  Rois,  I,  chap.  xv,  verset  32. 

3.  Rois,  I,  chap.  xv,  ibid. 


580  SALL. 

AGAG. 

Et  si  j'étais  assez  faible  pour  être  de  ta  religion ,  me  donne- 
rais-tu la  vie  ? 

SAMUEL. 

Non  ;  tu  auras  la  satisfaction  de  mourir  juif,  et  c'est  bien  assez. 

AGAG. 

Frappez  donc ,  bourreaux  ! 

SAMUEL. 

Donnez-moi  cette  haclie,  au  nom  du  Seigneur;  et  tandis  que* 
je  couperai  un  bras,  coupez  une  jambe,  et  ainsi  de  suite  mor- 
ceau par  morceau. 

(Ils  frappent  tous  ensemble  au  nom  d'Adonaï.) 
AGAG. 

0  mort  !  ô  tourments  !  ô  barbares  ! 

SAUL. 

Faut-il  que  je  sois  témoin  d'une  abomination  si  horrible  ! 

BAZA. 

Dieu  vous  punira  de  l'avoir  soufferte. 

SAMUEL,    aux  prêtres. 

Emportez  ce  corps  et  cette  table  :  qu'on  brûle  les  restes  de 
cet  infidèle,  et  que  ses  chairs  servent  à  nourrir  nos  serviteurs, 
(A  saûi.^  Et  vous,  prince,  apprenez  à  jamais  qu'obéissance  vaut 
mieux  que  sacrifice  ■\ 

SAUL,    se  jetant  dans  un  fauteuil. 

Je  me  meurs  ;  je  ne  pourrai  survivre  à  tant  d'horreurs  et  à 
tant  de  honte. 


SCENE   IV. 

SAÛL,     Bx\ZA,     UN     MESSAGER. 
LE    MESSAGER. 

Seigneur,  pensez  à  votre  sûreté;  David  approche  en  armes;  il 
est  suivi  de  cinq  cents  brigands^  qu'il  a  ramassés  ;  vous  n'avez  ici 
qu'une  garde  faible. 


1.  Rois,  I,  chap.  xv,  verset  33.  Le  texte  de  la   pièce  anglaise  porte  :  Heu,  Juin 
into  pièces  before  Ihe  lord. 

2.  Rois,  I,  chap.  xv,  verset  22. 

3.  Rois,  1,  chap.  xxx,  versets  8,  9.  —  Le  texte  de  la  Vulgate  dit  six  cents.  (B.) 


ACTE    I,    SCÈNE   IV,  581 

EAZA. 

Eh  bien!  seigneur,  vous  le  voyez:  David  et  Samuel  étaient 
d'intelligence;  vous  êtes  trahi  de  tous  côtés,  mais  je  vous  serai 
fidèle  jusqu'à  la  mort.  Quel  parti  prenez-vous? 

SALL. 

Celui  de  combattre  et  de  mourir. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


I 


ACTE   DEUXIEME. 


SCENE    T. 

DAVID,    MICHOL. 

MICHOL. 

Impitoyable  époux,  prétends-tu  attenter  à  la  vie  de  mon  père, 
de  ton  bienfaiteur,  de  celai  qui,  t'ayant  d'abord  pris  pour  son 
joueur  de  harpe',  te  fit  bientôt  après  son  écuyer,  qui  enfm  t'a  mis 
dans  mes  bras? 

DAVID. 

Il  est  vrai,  ma  chère  Michol,  que  je  lui  dois  le  bonheur  de 
posséder  vos  charmes  ;  il  m'en  a  coûté  assez  cher  :  il  me  fallut 
apporter  à  votre  père  deux  cents  prépuces-  de  Philistins  pour 
présent  de  noces.  Deux  cents  prépuces  ne  se  trouvent  pas  si 
aisément  :  je  fus  obligé  de  tuer  deux  cents  hommes  pour  venir  à 
bout  de  cette  entreprise;  et  je  n'avais  pas  la  mâchoire  d'âne  de 
Samson  ;  mais  eût-il  fallu  combattre  toutes  les  forces  de  Babylone 
et  d'Egypte,  je  l'aurais  fait  pour  vous  mériter;  je  vous  adorais  et 
je  vous  adore. 

MICHOL. 

Et  pour  preuve  de  ton  amour,  tu  en  veux  aux  jours  de  mon 
père  ! 

■  DAVID, 

Dieu  m'en  préserve  !  je  ne  veux  que  lui  succéder  :  vous  savez 
que  j'ai  respecté  sa  vie,  et  que,  lorsque  je  le  rencontrai  dans  une 
caverne ,  je  ne  lui  coupai  que  le  bout  de  son  manteau' ;  la  vie  du 
père  de  ma  chère  Michol  me  sera  toujours  précieuse. 

MICHOL. 

Pourquoi  donc  te  joindre  à  ses  ennemis?  Pourquoi  te  souiller 


1.  L'anglais  dit  harper. 

2.  Bois,  I,  chap.  xvni,  verset  25.  —  Le  texte  ne  parle  que  de  cent,  (B.) 

3.  liois,  1,  chap.  XXIV,  verset  5;  xxvi,  12. 


ACTE    II,    SCÈNE    I.  583 

du  crime  horrible  de  rébellion,  et  te  rendre  par  là  même  si 
indigne  du  trône  où  tu  aspires?  Pourquoi  d'un  côté  te  joindre  à 
Samuel,  notre  ennemi  domestique;  et  de  l'autre  au  roi  de  Geth, 
Akis ,  notre  ennemi  déclaré  ? 

DAVID, 

Ma  noble  épouse,  ne  me  condamnez  pas  sans  m'entendre  : 
vous  savez   qu'un  jour,   dans  le  village  de  Bethléem,   Samuel 
répandit  de  l'huile  sur  ma  tête  '  :  ainsi  je  suis  roi,  et  vous  êtes  la 
femme  d'un  roi  ;  si  je  me  suis  joint  aux  ennemis  de  la  nation,  si 
j'ai  fait  du  mal  à  mes  concitoyens,  j'en  ai  fait  davantage  à  ces 
ennemis  mêmes.  Il  est  vrai  que  j'ai  engagé  ma  foi  au  roi  de  Geth, 
le  généreux  Akis  :  j'ai  rassemblé  cinq  cents  malfaiteurs-  perdus 
de  dettes  et  de  dél)auches,  mais  tous  bons  soldats.  Akis  nous  a 
reçus,  nous  a  comblés  de  bienfaits  ;  il  m'a  traité  comme  son  fils, 
il  a  eu  en  moi  une  entière  confiance  -,  mais  je  n'ai  jamais  oublié 
que  je  suis  juif;  et  ayant  des  commissions  du  roi  Akis  pour  aller 
ravager  .vos  terres,  j'ai  très-souvent  ravagé  les  siennes  :  j'allais 
dans  les  villages  les  plus  éloignés,  je  tuais'  tout  sans  miséricorde, 
je  ne  pardonnais  ni  au  sexe  ni  à  l'âge,  afin  d'être  pur  devant  le 
Seigneur  ;  et,  afin  qu'il  ne  se  trouvât  personne  qui  pût  me  déceler 
auprès  du  roi  Akis,  je  lui  amenais  les  bœufs,  les  ânes,  les  mou- 
tons, les  chèvres  des  innocents  agriculteurs  que  j'avais  égorgés,  et 
je  lui  disais,  par  un  salutaire  mensonge,  que  c'étaient  les  bœufs, 
les  ânes,  les  moutons  et  les  chèvres  des  Juifs  ;  quand  je  trouvais 
quelque  résistance,  je  faisais  scier  *  en  deux,  par  le  milieu  du 
corps',  ces  insolents  rebelles,  ou  je  les  écrasais  sous  les  dents  de  leur 
herse',  ou  je  les  faisais  rôtir  dans  des  fours  à  brique  K  Voyez  si  c'est 
aimer  sa  patrie,  si  c'est  être  bon  Israélite. 

MICHOL. 

Ainsi,  cruel,  tu  as  également  répandu  le  sang  de  tes  frères  et 
celui  de  tes  alliés,  tu  as  donc  trahi  également  ces  deux  bienfai- 
teurs, rien  ne  t'est  sacré:  tu  trahiras  ainsi  ta  chère  Michol,  qui 
brûle  pour  toi  d'un  si  malheureux  amour. 

DAVID. 

Non,  je  le  jure  par  la  verge  d'Aaron,  par  la  racine  de  Jessé,  je 
vous  serai  toujours  lîdèle. 


1.  Rois,  I,  chap.  xvi,  verset  13. 

2.  Rois.  I,  chap.  xxii,  verset  2.—  Le  texte  dit  quatre  cents.  (B. 

3.  Rois,  I,  chap.  xxvu,  versets  8,  9,  10,  11. 

4.  Rois,  II,  chap.  xii,  verset  31. 

5.  L'auteur  confond  ici  les  Ammonites  avec  les  habitants  de  Geth. 


5S4  SAUL 


SCENE    IT. 

DAVID,    MICHOL,    ABIGAÏL. 

ABIGAÏL,   en  embrassant  David. 

Mon  cher,  mon  tendre  époux,  maître  de  mon  cœur  et  de  ma 
vie,  venez,  sortez  avec  moi  de  ces  lieux  dangereux;  Saiil  arme 
contre  vous,  et  Akis  vous  attend  K 

MICHOL. 

Qu'entends-je?  son  époux?  Quoi!  monstre  de  perfidie,  vous 
me  jurez  un  amour  éternel,  et  vous  avez  pris  une  autre  femme! 
Quelle  est  donc  cette  insolente  rivale  ? 

DAVID. 

Je  suis  confondu. 

ABIGAÏL. 

Auguste  et  aimable  fille  d'un  grand  roi,  ne  vous  mettez  pas  en 
colère  contre  votre  servante  :  un  héros  tel  que  David  a  besoin  de 
plusieurs  femmes;  et  moi,  je  suis  une  jeune  veuve  qui  ai  besoin 
d'un  mari  :  vous  êtes  obligée  d'être  toujours  auprès  du  roi  votre 
père  ;  il  faut  que  David  ait  une  compagne  dans  ses  voyages  et  dans 
ses  travaux  ;  ne  m'enviez  pas  cet  honneur,  je  vous  serai  toujours 
soumise. 

MICHOL. 

Elle  est  civile  et  accorte  du  moins:  elle  n'est  pas  comme  ces 
concubines  impertinentes  qui  vont  toujours  bravant  la  maîtresse 
de  la  maison  :  monstre,  où  as-tu  fait  cette  acquisition? 

DAVID. 

Puisqu'il  faut  vous  dire  la  vérité,  ma  chère  Michol,  j'étais  à  la 
tête  de  mes  brigands-,  et,  usant  du  droit  de  la  guerre,  j'ordonnai 
à  Nabal,  mari  d'Abigaïl,  de  m'apporter  tout  ce  qu'il  avait  ;  Nabal 
était  un  brutal  ^  qui  ne  savait  pas  les  usages  du  monde,  il  me 
refusa  insolemment:  Abigaïl  est  née  douce,  honnête  et  tendre^  ; 
elle  vola  tout  ce  qu'elle  put  à  son  mari  pour  me  l'apporter  :  au 
bout  de  huit  jours  le  brutal  mourut  M... 

1.  Uois,  I,  chap.  xxviii,  verset  1. 

2.  Bois,  I,  chap.  xxv. 

3.  Rois,  I,  chap.  xxv,  verset  3. 

l.  Rois,  I,  chap.  xxv.  versets  3,  23,  2i,  25ct5;  ibid.,  versets  18,  10. 
5.  Dans  l'anglais,  like  kils. 


ACTE   II,    SCENE    III.  583 

MICHOL, 

Je  m'en  doutais  bien. 

DAVID. 

Et  j'épousai  la  veuve  *. 

MICHOL, 

Ainsi  Abigaïl  est  mon  égale  :  çà,  dis-moi  en  conscience,  bri- 
gand trop  cher,  combien  as-tu  de  femmes? 

DAVID. 

Je  n'en  ai  que  dix-huit  en  vous  comptant  :  ce  n'est  pas  trop 
pour  un  brave  homme. 

MICHOL. 

Dix-huit  femmes,  scélérat!  Eh!  que  fais-tu  donc  de  tout 
cela  ? 

DAVID, 

Je  leur  donne  ce  que  je  peux  de  tout  ce  que  j'ai  pillé, 

MICHOL. 

Les  voilà  bien  entretenues!  Tu  es  comme  les  oiseaux  de  proie, 
qui  apportent  à  leurs  femelles  des  colombes  à  dévorer  :  encore 
n'ont-ils  qu'une  compagne,  et  il  en  faut  dix-huit  au  fils  de  Jessé! 

DAVID, 

Vous  ne  vous  apercevrez  jamais,  ma  chère  Michol,  que  vous 
ayez  des  compagnes, 

MICHOL, 

Va,  tu  promets  plus  que  tu  ne  peux  tenir  :  écoute,  quoique  tu 
en  aies  dix-huit,  je  te  pardonne;  si  je  n'avais  qu'une  rivale,  je 
serais  plus  difficile  :  cependant  tu  me  le  payeras. 

ABIGAÏL, 

Auguste  reine,  si  toutes  les  autres  pensent  comme  moi,  vous 
aurez  dix-sept  esclaves  de  plus  auprès  de  vous. 


SCENE    III. 

DAVID,    MICHOL,    ABIGAÏL,    ABIAR. 

ABIAR, 

Mon  maître,  que  faites-vous  ici  entre  deux  femmes!  Satil 
avance  de  l'occident,  et  Akis  de  l'orient  ;  de  quel  côté  voulez-vous 
marcher  ? 

1.  Rois,  I,  cliap,  xw,  versets  30,  40,  42. 


586  SAUL. 

DAVID. 

Du  côté  d'Akis,  sans  balancer  i. 

MICHOL, 

Quoi!  malheureux,  contre  ton  roi,  contre  mon  père! 

DAVID. 

Il  le  faut  bien  ;  il  y  a  plus  à  gagner  avec  Akis  qu'avec  Saûl  : 
consolez-vous,  Michol  ;  adieu,  Abigaïl. 

ABIGAÏL. 

Non,  je  ne  te  quitte  pas. 

DAVID. 

Restez,  vous  dis-je;  ceci  n'est  pas  une  affaire  de  femme; 
chaque  chose  a  son  temps,  je  vais  combattre  :  priez  Dieu  pour 
moi.    - 

SCÈNE   IV. 

MICHOL,    ABIGAÏL. 

ABIGAÏL. 

Protégez-moi,  noble  fille  de  Saûl  ;  je  crois  une  telle  action 
digne  de  votre  grand  cœur.  David  a  encore  épousé  une  nouvelle 
femme  ce  matin  :  réunissons-nous  toutes  deux  contre  nos  rivales. 

MICHOL. 

Quoi  !  ce  matin  même  ?  l'impudent  !  et  comment  se  nomme- 
t-elle? 

ABIGAÏL. 

Alchinoam-;  c'est  une  des  plus  dévergondées  coquines  qui 
soient  dans  toute  la  race  de  Jacob. 

MICHOL. 

C'est  une  vilaine  race  que  cette  race  de  Jacob  ;  je  suis  fâchée 
d'en  être;  mais,  par  Dieu,  puisque  mon  mari  nous  traite  si  indi- 
gnement, je  le  traiterai  de  même,  et  je  vais,  de  ce  pas,  en  épouser 
un  autre. 

ABIGAÏL. 

Allez,  allez,  madame;  je  vous  promets  bien  d'en  faire  autant 
dès  que  je  serai  mécontente  de  lui. 


1.  Rois,  I,  chap.  XXVIII,  verset  2;  xxix,  2. 

2.  Rois,  l,  chap.  xxv,  verset  43. 


I 


ACTE    II,    SCÈNE    V.  587 

SCÈNE    V. 

MICHOL,   ABIGAÏL,    le    messager   ÉBIND. 

ÉBIND. 

Ah,  princesse  !  votre  JoDathas,  savez-vous? 

MICHOL. 

Quoi  donc!  mon  frère  Jonathas?... 

ÉBIND. 

Est  condamné  à  mort,  dévoué  au  Seigneur,  à  l'anatlième. 

ABIGAÏL. 

Jonathas  qui  aimait  tant  votre  mari  ? 

MICHOL,' 

Il  n'est  phis?  On  lui  a  arraché  la  vie? 

ÉBIND. 

Non,  madame,  il  est  en  parfaite  santé  :  le  roi  votre  père,  en 
marchant,  au  point  du  jour,  contre  Akis,  a  rencontré  un  petit 
corps  de  Phihstins;  et,  comme  nous  étions  dix  contre  un  ^  nous 
avons  donné  dessus  avec  courage.  Saûl,  pour  augmenter  les  forces 
du  soldat,  qui  était  à  jeun,  a  ordonné  que  personne  ne  mangeât 
de  la  journée,  et  a  juré  qu'il  immolerait  au  Seigneur  le  premier 
qui  déjeunerait-:  Jonathas,  qui  ignorait  cet  ordre  prudent,  a 
trouvé  un  rayon  de  miel,  et  en  a  avalé  la  largeur  de  mon  pouce  : 
Saûl,  comme  de  raison,  l'a  condamné  à  mourir;  il  savait  ce  qu'il 
en  coûte  de  manquer  à  sa  parole  ;  l'aventure  d'Agag  l'effrayait,  il 
craignait  Samuel  ;  enfin  Jonathas  allait  être  offert  en  victime  ; 
toute  l'armée  s'est  soulevée  contre' ce  parricide  ;  Jonathas  est  sauvé, 
et  l'armée  s'est  mise  à  manger  et  à  boire  ;  et,  au  lieu  de  perdre  Jona- 
thas, nous  avons  été  défaits  de  Samuel.  Il  est  mort  d'apoplexie. 

MICHOL. 

Tant  mieux  ;  c'était  un  vilain  homme  ^. 

ABIGAÏL, 

Dieu  soit  béni  ! 

ÉBIND, 

Le  roi  Saûl  vient,  suivi  de  tous  les  siens  ;  je  crois  qu'il  va  tenir 
conseil  dans  cette  chenevière,  pour  savoir  comment  il  s'y  prendra 
pour  attaquer  Akis  et  les  Philistins, 

1.  Rois,  I,  chap.  XIV,  verset  '24. 

2.  Rois,  I,  cliap.  xiv,  verset  27, 

3.  Le  texte  porte  :  A  sad  dog. 


588  SAUL. 

SCÈNE   VI. 

MICIIOL,    ABIGAÏL,    SAUL,    BAZA,    capitaines. 

MIGHOL. 

Mon  père,  faudra-t-il  trembler  tous  les  jours  pour  votre  vie, 
pour  celle  de  mes  frères,  et  essuyer  les  infidélités  de  mon  mari  ? 

SAUL, 

Votre  irère  et  votre  mari  sont  des  rebelles  :  comment!  manger 
du  miel  un  jour  de  bataille!  11  est  bien  beureux  que  l'armée  ait 
pris  son  parti;  mais  votre  mari  est  cent  fois  plus  méchant  que  lui  ; 
je  jure  que  je  le  traiterai  comme  Samuel  a  traité  Agag, 

ABIGAÏL,  il  Michol. 

Ail  !  madame,  comme  il  roule  les  yeux,  comme  il  grince  les 
dents!  fuyons  au  plus  vite;  votre  père  est  fou,  ou  je  me  trompe. 

MICHOL. 

Jl  est  quelquefois  possédé  du  diable'. 

s  A  u  L. 

Ma  fille,  qui  est  cette  drôlesse-là  ? 

MICHOL. 

C'est  une  des  femmes  de  votre  gendre  David,  que  vous  avez 
autrefois  tant  aimé. 

SACL. 

Elle  est  assez  jolie  :  je  la  prendrai  pour  moi,  au  sortir  de  la 
bataille. 

ABIGAÏL. 

Ah!  le  méchant  homme!  On  voit  bien  qu'il  est  réprouvé. 

MICHOL. 

Mon  père,  je  vois  que  votre  mal  vous  prend  ;  si  David  était  ici, 
il  vous  jouerait  de  la  harpe-  ;  car  vous  savez  que  la  harpe  est  un 
spécifique  contre  les  vapeurs  hypocondriaques. 

SAUL. 

Taisez-vous,  vous  êtes  une  sotte  ;  je  sais  mieux  que  vous  ce 
que  j'ai  à  faire. 

ABIGAÏL, 

Ah  !  madame,  comme  il  est  méchant  !  Il  est  plus  fou  que  jamais  ; 
retirons-nous  au  plus  vite. 


1.  Bois,  I  cliap.  VI,  verset  25. 

2.  Uois.  I,  cliap.  XVI,  verset  2:j;  xviii,  10. 


ACTE    II,    SCÈNE    VII.  o8& 

MICHOL, 

C'est  cette  malheureuse  boucherie  cVAgag  qui  lui  a  donné  des 
vapeurs  ;  dérobons-nous  à  sa  furie. 


SCENE   VIL 

SAÛL,   BAZA. 

s  A  U  L. 

Mes  capitaines,  allez  m'attendre  ;  Baza,  demeurez  :  vous  me 
voyez  dans  un  mortel  embarras  ;  j"ai  mes  vapeurs,  il  faut  com- 
battre :  nous  avons  de  puissants  ennemis  ;  ils  sont  derrière  la 
montagne  de  Gelboé*  ;  je  voudrais  bien  savoir  quelle  sera  l'issue 
de  cette  bataille. 

BAZA. 

Eh, seigneur!  il  n'y  a  rien  de  plus  aisé;  n'êtes-vous  pas  pro- 
phète tout  comme  un  autre  ?  N'avez-vous  pas  môme  des  vapeurs 
qui  sont  un  véritable  avant-coureur  des  prophéties  ? 

SAUL, 

Il  est  vrai,  mais  depuis  quelque  temps  le  Seigneur  ne  me 
répond  plus-  ;  je  ne  sais  ce  que  j'ai  fait  :  as-tu  fait  venir  la  pj'tho- 
nisse  d'Endor  •'  ? 

BAZA. 

Oui,  mon  maître  ;  mais  croyez-vous  que  le  Seigneur  lui  réponde 
plutôt  qu'à  vous  ? 

SAUL. 

Oui,  sans  doute,  car  elle  a  un  esprit  de  Python"^. 

BAZA. 

Un  esprit  de  Python,  mon  maître  !  quelle  espèce  est  cela  ? 

SAUL, 

Ma  foi,  je  n'en  sais  rien  ;  mais  on  dit  que  c'est  une  feAime  fort 
habile  :  j'aurais  envie  de  consulter  l'ombre  de  Samuel  "\ 

BAZA. 

Vous  feriez  bien  mieux  devons  mettre  à  la  tète  de  vos  troupes  : 
comment  consulte-t-on  une  ombre? 


t.  Rois,  1,  cliap,  xsvui,  verset  4. 

2.  Rois,  I,  chap.  xvi,  verset  14. 

3.  Rois,  I,  chap.  xxvui,  verset  7. 

4.  Rois,  I,  chap.  xxviii,  verset  I. 

5.  Rois,  I,  chap.  xxviii,  verset  8. 


1190  SAUL. 

SALL. 

La  pythonisse  les  fait  sortir  do  la  terre,  et  Ton  voit  à  leur  mine 
si  l'on  sera  heureux  ou  malheureux, 

BAZA. 

Il  a  perdu  l'esprit!  Seigneur, au  nom  de  Dieu,  ne  vous  amusez 
point  à  toutes  ces  sottises,  étalions  mettre  vos  troupes  en  bataille. 

SAUL. 

Reste  ici  ;  il  faut  absolument  que  nous  voyions  une  ombre  : 
voilà  la  pythonisse  qui  arrive  :  garde-toi  de  me  faire  reconnaître  ; 
elle  me  prend  pour  un  capitaine  de  mon  armée. 


SCENE   VIII. 

SAUL.    BAZA.    LA    PYTHONISSE.  arrivant  avec  un  balai  entre  les  jambes. 
LA    PVTHO.MSSE. 

Quel  mortel  veut  arracher  les  secrets  du  destin  à  l'abîme  qui 
les  couvre?  Qui  devons  deux  s'adresse  à  moi  pour  connaître 
l'avenir? 

BAZA,  montrant  Saul. 

C'est  mon  capitaine  :  ne  devrais-tu  pas  le  savoir,  puisque  tu 
es  sorcière  ^  ? 

LA    PYTHONISSE,  à  Saiil. 

C'est  donc  pour  vous  que  je  forcerai  la  nature  à  interrompre 
le  cours  de  ses  lois  éternelles  ?  Combien  me  donnerez-vous  ? 

SAUL. 

Un  écu  :  et  te  voilà  payée  d'avance,  vieille  sorcière, 

LA    PYTHONISSE. 

Vous  en  aurez  pour  votre  argent.  Les  magiciens  de  Pharaon 
n'étaient  auprès  de  moi  que  des  ignorants  :  ils  se  bornaient  à 
changer  en  sang  les  eaux  du  Nil;  je  vais  en  faire  davantage,  et 
premièrement  je  commande  au  soleil  de  paraître. 

BAZA. 

En  plein  midi  !  quel  miracle  ! 

LA    PYTHONISSE. 

Je  vois  quelque  chose  sur  la  terre  -. 

SAUL. 

N'est-ce  pas  une  ombre  ? 

i.  Old  ivitch. 

2.  Bois,  I,  chap.  xwiir,  verset  13. 


ACTE    II.    SCÈNE    VIII.  591 

LA    PYTHOMSSE. 

Oui,  une  ombre. 

SAUL. 

Comment  est-elle  faite? 

LA    PYTHONISSE. 

Comme  une  ombre. 

SAUL. 

N'a-t-elle  pas  une  grande  barbe  ? 

LA    PYTHOMSSE. 

Oui,  un  grand  manteau  et  une  grande  barbe. 

SAUL. 

Une  barbe  blanche  ? 

LA    PYTHOMSSE. 

Blanche  comme  de  la  neige. 

s  A  U  L, 

Justement,  c'est  l'ombre  de  Samuel  ;  elle  doit  avoir  l'air  bien 
méchant? 

LA    PYTHOMSSE. 

Oh  !  l'on  ne  change  jamais  de  caractère  :  elle  vous  menace, 
elle  vous  fait  des  yeux  horribles. 

SAUL. 

Ah!  je  suis  perdu  *. 

BAZA. 

Eh,  seigneur!  pouvez-vous  vous  amuser  à  ces  fadaises?  N'en- 
tendez-vous pas  le  son  des  trompettes?  les  Philistins  approchent-. 

SAUL. 

Allons  donc  ;  mais  le  cœur  ne  me  dit  rien  de  bon. 

LA    PYTHOMSSE. 

Au  moins,  j'ai  son  argent  ;  mais  voilà  un  sot  capitaine. 


1.  Rois,  I,  chap.  xxviii,  20. 

2.  Rois,  I,  cliap.  xxix,  verset  11. 


FIN    DU    DEUXIEME    ACTE. 


ACTE    TROISIEME. 


SCENE  I. 

DAVID     ET     SES     CAPITAINES. 
DAVID, 

Saûl  a  donc  été  tué  ',  mes  amis?  son  fils  Jonathas  aussi?  et  je 
suis  roi  d'une  petite  partie  du  pays  légitimement? 

JOAB. 

Oui,  milord  -;  Votre  Altesse  royale  a  très-bien  fait  de  faire 
pendre  celui  ^  qui  vous  a  apporté  la  nouvelle  de  la  mort  de  Saiil  ; 
car  il  n'est  jamais  permis  de  dire  qu'un  roi  est  mort  :  cet  acte  de 
justice  vous  conciliera  tous  les  esprits;  il  fera  voir  qu'au  fond 
vous  aimiez  votre  beau-père,  et  que  vous  êtes  un  bonhomme. 

DAVID, 

Oui;  mais  Saiil  laisse  des  enfants  :  Isbosetli,  son  fils,  règne 
déjà  sur  plusieurs  tribus  ^  ;  comment  faire? 

JOAB. 

Ne  vous  mettez  point  en  peine  ;  je  connais  deux  coquins^  qui 
doivent  assassiner  Isbosetb,  s'ils  ne  l'ont  déjà  fait;  vous  les  ferez 
pendre  tous  deux,  et  vous  régnerez  sur  Juda  et  Israël. 

DAVID, 

Dites-moi  un  peu,  vous  autres,  Saûl  a-t-il  laissé  beaucoup 
d'argent?  Serai-je  bien  riche? 

ABIÉZER. 

Hélas!   nous  n'avons  pas  le  sou  :  vous  savez  qu'il   y  a  deux 


1.  Bois,  I,   chap,  XXXI,  versets  2,  3,  4;  —  II,  cliap.  i,  versets  4,  5,  6,  7,  8, 
9,  10. 

2.  Cette  pièce  étant  une  prétendue  traduction  de  l'anglais,  Voltaire  fait  parler 
ses  personnages  à  la  Siiakespearc,  (G.  A.) 

3.  Rois,  II,  cliap.  I,  verset  15. 

4.  Rois,  11,  cliap.  ii,  versets  8,  9,  10, 

d.  Rechab  et  Baana:  Rois,  11,  chap.  iv,  versets  5,  6,  7. 


ACTE    III,    SCÈNE   I.  593 

ans,  quand  Saiil  fut  élu  roi,  nous  n'avions  pas  de  quoi  acheter 
des  armes  ;  il  n'y  avait  que  deux  sabres  dans  tout  l'État,  encore 
étaient-ils  tout  rouilles^  ;  les  Philistins,  dont  nous  avons  presque 
tous  été  les  esclaves,  ne  nous  laissèrent  pas  dans  nos  chaumières 
seulement  un  morceau  de  fer  pour  raccommoder  nos  charrues  : 
aussi  nos  charrues  nous  sont-elles  fort  inutiles  dans  un  mauvais 
pays  pierreux,  hérissé  de  montagnes  pelées,  où  il  n'y  a  que 
quelques  oliviers  avec  un  peu  de  raisin  :  nous  n'avions  pris  au  roi 
Agag  que  des  hœufs,  des  chèvres  et  des  moutons,  parce  que  c'était 
là  tout  ce  qu'il  avait  ;  je  ne  crois  pas  que  nous  puissions  trouver 
dix  écusdans  toute  la  Judée;  il  y  a  quelques  usuriers  qui  rognent 
les  espèces  -  à  ïyr  et  à  Damas;  mais  ils  se  feraient  empaler  plu- 
tôt que  de  vous  prêter  un  denier. 

DAVID. 

S'est-on  emparé  du  petit  village  de  Salem,  et  de  son  château? 

JOAB. 

Oui,  milord. 

ABIÉZER. 

J'en  suis  fâché,  cette  violence  peut  décrier  notre  nouveau 
gouvernement.  Salem  appartient  de  tout  temps  aux  Jébuséens, 
avec  qui  nous  ne  sommes  point  en  guerre;  c'est  un  lieu  saint, 
car  Melchisédech  était  autrefois  roi  de  ce  village. 

DAVID. 

Il  n'y  a  point  de  Melchisédech  qui  tienne  :  j'en  ferai  une  bonne 
forteresse;  je  l'appellerai  Hérus-Chahiïm  ;  ce  sera  le  lieu  de  ma 
résidence  ;  nos  enfants  seront  multipliés  comme  le  sable  de  la 
mer,  et  nous  régnerons  sur  le  monde  entier. 

JOAB. 

Eh!  seigneur,  vous  n'y  pensez  pas!  Cet  endroit  est  une  espèce 
de  désert,  où  il  n'y  a  que  des  cailloux  à  deux  lieues  à  la  ronde. 
On  y  manque  d'eau  ;  il  n'y  a  qu'un  petit  malheureux  torrent  de 
Cédron  qui  est  à  sec  six  mois  de  l'année  :  que  n'allons-nous  plu- 
tôt sur  les  grands  chemins  de  Tyr,  vers  Damas,  vers  Babylone  ? 
Il  y  aurait  là  de  beaux  coups  à  faire. 

DAVID. 

Oui,  mais  tous  les  peuples  de  ce  pays-là  sont  puissants  ;  nous 
risquerions  de  nous  faire  pendre  :  enlin  le  Seigneur  m'a  donné 
Hérus-Chalaïm  ;  j'y  demeurerai,  et  j'y  louerai  le  Seigneur. 

1.  Jiois,  I,  chap.  \iii,  vei-sots  19,  '20,  '11, 

2.  Dans  les  Dernières  Paroles  d'Épictèh-,  Voltaire  répéta  cette  accusation  dont 
il  demanda  pardon  en  1771.  (B.) 

V.  —  Théâtre.    IV.  38 


o94  SAUL. 

UN     MESSAGER. 

Milord,  deux  de  vos  serviteurs  viennent  d'assassiner  Isboseth^ 
qui  avait  l'insolence  de  vouloir  succéder  à  son  père,  et  de  vous 
disputer  le  trône;  on  l'a  jeté  par  les  fenêtres;  il  nage  dans  son 
sang;  les  tribus  qui  lui  obéissaient  ont  fait  serment  de  vous 
obéir,  et  l'on  vous  amène  sa  sœur  Micbol  votre  femme,  qui  vous 
avait  abandonné  1,  et  qui  venait  de  se  marier  à  Phaltiel,  fils  de  Sais. 

DAVID. 

On  aurait  mieux  fait  de  la  laisser  avec  lui  ;  que  veut-on  ([ne  je 
fasse  de  cette  bégueule-là?  Allez, mon  cher  Joab,  qu'on  l'enferme; 
allez,  mes  amis,  allez  saisir  tout  ce  que  possédait  Isboseth,  appor- 
tez-le-moi, nous  le  partagerons;  vous,  Joab,  ne  manquez  pas  de 
faire  pendre  ceux  qui  m'ont  délivré  d'isboseth,  et  qui  m'ont  rendu 
ce  signalé  service;  marchez  tous  devant  le  Seigneur  avec  con- 
fiance ;  j'ai  ici  quelques  petites  affaires  un  peu  pressées  ;  je  vous 
rejoindrai  dans  peu  de  temps  pour  rendre  tous  ensemble  des 
actions  de  grâces  au  Dieu  des  armées  qui  a  donné  la  force  à  mon 
bras,  et  qui  a  mis  sous  mes  pieds  le  basilic  et  le  dragon. 

TOUS    LES     CAPITAINES     ENSEMBLE. 

Huzza  !  lîuzza-  !  longue  vie  à  David,  notre  bon  roi,  l'oint  du 
Seigneur,  le  père  de  son  peuple. 

(Ils  sortent.'^ 
DAVID,    à  un  des  siens. 

Faites  entrer  Bethsabée. 


SCENE  II. 

DAVID,    BETHSABÉE 

DAVID» 

Ma  chère  Bethsabée,  je  ne  veux  plus  aimer  que  vous  :  vos 
dents  sont  comme  un  mouton  qui  sort  du  lavoir;  votre  gorge 
est  comme  une  grappe  de  raisin,  votre  nez  comme  la  tour  du 
mont  Liban  ;  le  royaume  que  le  Seigneur  m'a  donné  ne  vaut 
pas  un  de  vos  embrassements  :  Michel,  Abigaïl,  et  toutes  mes 
autres  femmes,  sont  dignes  tout  au  plus  d'être  vos  servantes  "\ 


1.  Rois,  II,  chap.  iv. 

2.  C'est  le  cri  do  joie  de  la  populace  anglaise;  les  Hébreux  criaient:  Allek  emU 
ah!  et,  par  corruption  :  Hi  ha  y  ah! 

3.  Rots,  II,  chap.  v,  verset  13. 


ACTE    III,    SCÈNE    II.  595 

BETHSABÉE. 

Hélas,  milord  !  vous  en  disiez  ce  matin  autant  à  la  jeune 
Abigaïi. 

DAVID. 

Il  est  vrai,  elle  peut  me  plaire  un  moment  ;  mais  vous  êtes  ma 
maîtresse  de  toutes  les  heures;  je  vous  donnerai  des  robes,  des 
vaches,  des  chèvres,  des  moutons  ;  car  pour  de  l'argent  je  n'en  ai 
point  encore  ;  mais  vous  en  aurez  quand  j'en  aurai  volé  dans  mes 
courses  sur  les  grands  chemins,  soit  vers  le  pays  des  Phéniciens, 
soit  vers  Damas,  soit  vers  ïyr.  Qu'avez-vous,  ma  chère  Bethsabée  ? 
Vous  pleurez  ? 

BETHSABÉE. 

Hélas!  oui,  milord. 

DAVID. 

Quelqu'une  de  mes  femmes  ou  de  mes  concubines  a-t-elle  osé 
vous  maltraiter? 

BETHSABÉE. 

Non, 

DAVID. 

Quel  est  donc  votre  chagrin  ? 

BETHSABÉE. 

Milord,  je  suis  grosse*;  mon  mari  Urie  n'a  pas  couché  avec 
moi  depuis  un  mois,  et  s'il  s'aperçoit  de  ma  grossesse,  je  crains 
d'être  battue. 

DAVID. 

Eh!  que  ne  l'avez-vous  fait  coucher  avec  vous? 

BETHSABÉE. 

Hélas!  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu;  mais  il  me  dit  qu'il  veut  tou- 
jours rester  auprès  de  vous  :  vous  savez  qu'il  vous  est  tendrement 
attaché  ;  c'est  un  des  meilleurs  officiers  de  votre  armée  ;  il  veille 
auprès  de  votre  personne  quand  les  autres  dorment  -  ; .  il  se  met 
au-devant  de  vous  quaud  les  autres  lâchent  le  pied  ;  s'il  fait 
quelque  bon  butin,  il  vous  l'apporte  :  enfin  il  vous  préfère  à  moi. 

DAVID. 

Voilà  une  insupportable  chenille  :  rien  n'est  si  odieux  que 
ces  gens  empressés,  qui  veulent  toujours  rendre  service  sans  en 
être  priés  :  allez,  allez,  je  vous  déferai  bientôt  de  cet  importun  ; 
qu'on  me  donne  une  table  et  des  tablettes  pour  écrire  ^ 


1.  Rois,  II,  chap.  \i,  verset  15. 

2.  Rois,  II,  chap.  xr,  verset  M. 

3.  Rois,  II,  chap.  \i,  verset  14. 


59G  SAUL. 

BETHSABÉE. 

Milord,  pour  dos  tables,  vous  savez  qu'il  n'y  en  a  point  ici  ; 
mais  voici  mes  talilettes  avec  un  poinçon,  vous  pouvez  écrire  sur 
mes  genoux. 

DAVID. 

Allons,  écrivons  :  «  Appui  de  ma  couronne,  comme  moi  servi- 
teur de  Dieu,  notre  féal  Urie  vous  rendra  cette  missive  :  marchez 
avec  lui,  sitôt  cette  présente  reçue,  contre  le  corps  des  Philistins 
qui  est  au  bout  de  la  vallée  d'Hébron  ;  placez  le  féal  Urie  au  pre- 
mier rang',  abandonnez-le  dès  qu'on  aura  tiré  la  première  flèche, 
de  façon  qu'il  soit  tué  par  les  ennemis;  et  s'il  n'est  pas  frappé  par 
devant,  ayez  soin  de  le  faire  assassiner  par  derrière  ;  le  tout  pour 
le  besoin  de  l'État  :  Dieu  vous  ait  en  sa  sainte  garde  I  Votre  bon 
roi  Da^id.  » 

BETHSABÉE. 

Eh  !  bon  Dieu  !  a  ous  voulez  faire  tuer  mon  pauvre  mari  ? 

DAVID. 

Ma  chère  enfant,  ce  sont  de  ces  petites  sévérités  auxquelles  on 
est  quelquefois  obligé  de  se  prêter  ;  c'est  un  petit  mal  pour  uu 
grand  bien,  uniquement  dans  fintention  d'éviter  le  scandale. 

BETHSABÉE. 

Hélas  !  votre  servante  n'a  rien  à  répliquer  ;  soit  fait  selon  votre 
parole. 

DAVID. 

Qu'on  m'appelle  le  bonhomme  Urie. 

BETHSABÉE. 

Hélas!  que  voulez -vous  lui  dire?  Pourrai-je  soutenir  sa  présence? 

DAVID, 

Ne  VOUS  troublez  pas.  a  urie,  qui  entre.)  Tenez,  mon  cher  Urie, 
portez  cette  lettre  à  mon  capitaine  Joab,  et  méritez  toujours  les 
bonnes  grâces  de  l'oint  du  Seigneur. 

UBIE. 

J'obéis  avec  joie  à  ses  commandements  :  mes  pieds,  mon  bras, 
ma  vie,  sont  à  son  service  :  je  voudrais  mourir  pour  lui  prouver 
mon  zèle. 

DAVID,  en  l'embrassant. 

Vous  serez  exaucé,  mon  cher  Urie. 

URIE. 

Adieu,  ma  chère  Bethsabée  ;  soyez  toujours  aussi  attachée  que 
moi  à  notre  maître. 

1.  liois,  II,  chap.  M,  verset  15. 


ACTE    III,    SCÈNE    II.  397 

BETHSABÉE. 

C'est  ce  que  je  fais,  mon  bon  mari. 

DAVID. 

Demeurez  ici,  ma  bien-aimée;  je  suis  obligé  daller  donner 
des  ordres  à  peu  près  semblables,  pour  le  bien  du  royaume;  je 
reviens  à  vous  dans  un  moment, 

BETHSABÉE. 

Non,  cber  amant,  je  ne  vous  quitte  pas. 

DAVID. 

Ah!  je  veux  bien  que  les  femmes  soient  maîtresses  au  lit, 
mais  partout  ailleurs  je  veux  qu'elles  obéissent. 


FIN     DU    TROISIEME    ACTE. 


ACTE    QUATRIÈME. 


SCENE    I. 

BETHSABÉE,    ABIGAÏL. 

ABIGAÏL. 

Bethsabée,  Bethsabée,  c'est  donc  ainsi  que  vous  m'enlevez  le 
cœur  de  monseigneur  ? 

BETHSABÉE. 

Vous  voyez  que  je  ne  vous  enlève  rien,  puisqu'il  me  quitte,  et 
que  je  ne  peux  l'arrêter. 

ABIGAÏL. 

Vous  ne  l'arrêtez  que  trop,  perfide,  dans  les  filets  de  votre 
méchanceté  :  tout  Israël  dit  que  vous  êtes  grosse  de  lui. 

BETHSABÉE. 

Eh  bien  !  quand  cela  serait,  madame,  est-ce  à  vous  à  me  le 
reprocher  ?  N'en  avez-^  ous  pas  fait  autant  ? 

ABIGAÏL. 

Cela  est  bien  différent,  madame;  j'ai  l'honneur  d'être  son 
épouse. 

BETHSABÉE. 

Voilà  un  plaisant  mariage  ;  on  sait  que  vous  avez  empoisonné 
Nabal  votre  mari,  pour  épouser  David,  lorsqu'il  n'était  encore 
que  capitaine. 

ABIGAÏL. 

Point  de  reproches,  madame,  s'il  vous  plaît  ;  vous  en  feriez 
bien  autant  du  bonhomme  Urie,  pour  devenir  reine;  mais  sachez 
que  je  vais  tout  lui  découvrir. 

BETHSABÉE. 

Je  vous  en  défie. 

ABIGAÏL. 

C'est-à-dire  que  la  chose  est  déjà  faite. 


I 


ACTE    IV,    SCÈNE   IL  ^99 

BETHSABÉE. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  serai  votre  reine,  et  je  vous  apprendrai  à 
me  respecter. 

ABIGAÏL. 

Moi,  vous  respecter,  madame! 

BETHSABÉE. 

Oui,  madame. 

ABIGAÏL. 

Ah  !  madame,  la  Judée  produira  du  froment  au  lieu  de  seigle, 
<^t  on  aura  des  chevaux  au  lieu  d'ànes  pour  monter,  avant  que  je 
sois  réduite  à  cette  ignominie  :  il  appartient  bien  à  une  femme 
-comme  vous  de  faire  l'impertinente  avec  moi  ! 

BETHSABÉE. 

Si  je  m'en  croyais,  une  paire  de  soufflets... 

ABIGAÏL. 

Ne  vous  en  avisez  pas,  madame;  j'ai  le  bras  hon,  et  je  vous 
rosserais  d'une  manière... 


SCÈNE   II. 

DAVID,    BETHSABÉE,    ABIGAÏL. 

DAVID. 

Paix  là  donc,  paix  là  :  êtes-vous  folles,  vous  autres?  Il  est  bien 
question  de  vous  quereller,  quand  l'horreur  des  horreurs  est  sur 
ma  maison. 

BETHSABÉE. 

Quoi  donc,  mon  cher  amant!  Qu'est-il  arrivé? 

ABIGAÏL. 

Mon  cher  mari,  y  a-t-il  quelque  nouveau  malheur? 

DAVID. 

Voilà-t-il  pas  que  mon  fils  Ammon,  que  vous  connaissez,  s'est 
avisé  de  violer  sa  sœur  ThamarS  et  l'a  ensuite  chassée  de  sa 
chambre  à  grands  coups  de  pied  dans  le  cul  ! 

ABIGAÏL. 

Quoi  donc  !  n'est-ce  que  cela?  Je  croyais  à  votre  air  effaré  qu'il 
vous  avait  volé  ^  otre  argent. 

DAVID. 

Ce  n'est  pas  tout  ;  mon  autre  fils  Absalon,  quand  il  a  vu  cette 

1.  Rois,  II,  chap.  xiti,  versets  17,  18. 


600  SAÙL. 

tracasserie,  s'est  mis  à  tuer»  mon  fils  Ammon  :  je  me  suis  fàcliô 
contre  mon  fiJs  Absalon  ;  il  s'est  révolté  contre  moi,  m'a  chassé 
(le  ma  ville  de  Hérus-Chalaïm,  et  me  voilà  sur  le  pavé. 

BETHSABÉE. 

Oh  :  ce  sont  des  choses  sérieuses  cela. 

ABIGAÏL. 

La  vilaine  famille  que  la  famille  de  David  !  Tu  n'as  donc  plus 
rien,  brigand  ?  Ton  fils  est  oint  à  ta  place. 

DAVID. 

Hélas!  oui  ;  et,  pour  preuve  qu'il  est  oint,  il  a  couché-  sur  la 
terrasse  du  fort  avec  toutes  mes  femmes  Tune  après  lautre, 

ABIGAÏL. 

0  ciel!  que  n'étais-je  là!  j'aurais  bien  mieux  aimé  coucher 
avec  ton  fils  Absalon  qu'avec  toi,  vilain  voleur,  que  j'abandonne 
à  jamais  :  il  a  des  cheveux  qui  lui  vont  jusqu'à  la  ceinture,  et 
dont  il  vend  des  rognures  pour  deuxcentsécusparan,  au  moins  : 
il  est  jeune,  il  est  aimable,  et  tu  n'es  qu'un  barbare  débauché, 
qui  te  moques  de  Dieu,  des  hommes,  et  des  femmes  :  va,  je 
renonce  désormais  à  toi,  et  je  me  donne  à  ton  fils  Absalon,  ou 
au  premier  Philistin  que  je  rencontrerai,  lv  Bethsabée,  en  lui  faJant  la 
révérence.)  Adicu,  madame. 

BETHSABÉE. 

Votre  servante,  madame. 


SCENE   m. 

DAVID,    BETHSABÉE. 


DAVID. 

Voilà  donc  cette  Abigaïl  cfue  j'avais  crue  si  douce  !  Ah  !  qui 
compte  sur  une  femme  compte  sur  le  vent  ;  et  vous,  ma  chère 
Bethsabée,  m'abandonnerez-vous  aussi  ? 

BETHSABÉE. 

Hélas!  c'est  ainsi  que  finissent  tous  les  mariages  de  cette 
espèce  :  que  voulez-vous  que  je  devienne  si  votre  fils  Absalon 
règne?  Et  si  Lrie,  mon  mari,  sait  que  vous  avez  voulu  l'assassiner, 
vous  voilà  perdu,  et  moi  aussi. 


t.  Bois,  II,  chap.  xiir,  versets  28,  29. 
2.  liais,  II,  chap.  xvi,  verset  22. 


ACTE    IV,    SCÈNE    IV.  601 

DAVID. 

Ne  craignez  rien;  Urie  est  dépêché;  mon  ami  Joal)  est  expé- 
ditif. 

BETHSABÉE. 

Quoi  !  mon  pauvre  mari  est  donc  assassiné?  lii,  hi,  hi  (Eiie 

pleure.),  llO,  lli,  lia. 

DAVID. 

Quoi  !  VOUS  pleurez  le  bonhomme  ? 

BETHSABÉE. 

Je  ne  peux  men  empêcher. 

DAVID. 

La  sotte  chose  que  les  femmes  !  Elles  souhaitent  la  mort  de 
leurs  maris,  elles  la  demandent  ;  et,  quand  elles  l'ont  obtenue, 
elles  se  mettent  à  pleurer. 

BETHSABÉE. 

Pardonnez  cette  petite  cérémonie. 


SCENE  IV. 

DAVID,    BETHSABÉE,    JOAB. 

DAVID. 

Eh  bien  !  Joab,  en  quel  état  sont  les  choses  ?  Qu'est  devenu  ce 
coquin  d'Absalon  ? 

JOAB. 

Par  Sabaoth,  je  l'ai  envoyé  avec  Lrie;  je  l'ai  trouvé  qui  pen- 
dait à  un  arbre  par  les  cheveux,  et  je  l'ai  bravement  percé  de  trois 
dards. 

DAVID. 

Ah!  Absalon  mon  fils!  hi,  hi,  ho,  ho,  hi. 

BETHSABÉE. 

Voilà-t-il  pas  que  vous  pleurez  votre  fils  comme  j'ai  pleuré 
mon  mari!  Chacun  a  sa  faiblesse. 

DAVID. 

On  ne  peut  pas  dompter  tout  à  fait  la  nature,  quelque  juif 
qu'on  soit  ;  mais  cela  passe,  et  le  train  des  affaires  emporte  bien 
vite  ailleurs. 


002  SAUL. 

SCÈNE  V. 

LES     PERSONNAGES     PRÉCÉDENTS     ET    LE     PROPHÈTE     NATHAN. 

BETHSABÉE. 

Eli!  voilà  Nathan  le  voyant,  Dieu  me  pardonne!  que  vient-il 
faire  ici  ? 

NATHAN. 

Sire,  écoutez  et  jugez  :  il  y  avait  un  riche  qui  possédait  '  cent 
hrehis,  *et  il  y  avait  un  pauvre  qui  n'en  n'avait  qu'une  ;  le  riche 
a  pris  la  hrehis,  et  a  tué  le  pauvre  :  que  faut-il  faire  du  riche? 

DAVID. 

Certainement  il  faut  qu'il  rende  quatre  hrehis. 

NATHAN. 

Sire,  vous  êtes  le  riche,  Urie  était  le  pauvre,  et  Bethsahée  est 
la  hrehis. 

BETHSABÉE. 

Moi,  hrehis! 

DAVID. 

Ah  !  j'ai  péché,  j'ai  péché,  j'ai  péché  ■^ 

NATHAN. 

Bon,  puisque  vous  l'avouez,  le  Seigneur  va  transférer^  votre 
péché  :  c'est  hien  assez  qu'Ahsalon  ait  couché  avec  toutes  vos 
femmes  :  épousez  la  helle  Bethsahée  ;  un  des  fils  que  vous  aurez 
d'elle  régnera  sur  tout  Israël  :  je  le  nommerai  aimahle,  et  les 
enfants  des  femmes  légitimes  et  honnêtes  seront  massacrés, 

BETHSABÉE. 

Par  Adonaï,  tu  es  un  charmant  prophète  ;  viens  çà  que  je  t"em- 
hrasse. 

DAVID. 

Eh!  là,  là,  doucement:  qu'on  donne  à  hoire  au  prophète; 

réjouissons-nous,  nous  autres  :  allons,  puisque  tout  va  hien,  je 
veux  faire  des  chansons  gaillardes:  qu'on  me- donne  ma  harpe. 

(Il  joue  de  la  liarpe.) 


1.  Rois,  II,  chap.  \ir,  versets  1,  2,  3,  4  et  5. 

2.  Rois,  II,  chap.  xii,  versets  13  et  14. 

3.  Rois,  II,  chap.  vn,  verset  12. 


I 


ACTE    IV,    SCENE    V.  G03 

Cliers  Hébreux,  par  le  ciel  envoyés*. 
Dans  le  sang  vous  baignerez  vos  pieds; 

Et  vos  chiens  s'engraisseront 

De  ce  sang  qu'ils  lécheront. 

Ayez  soin,  mes  chers  amis-. 

De  prendre  tous  les  petits 
Encore  à  la  mamelle; 
Vous  écraserez  leur  cervelle 
Contre  le  mur  de  l'infidèle; 

Et  vos  chiens  sen graisseront 

De  ce  sang  qu'ils  lécheront. 

BETHSABÉE. 

Sont-ce  là  vos  cliansons  gaillardes? 

DAVID  ,    en  chantant  et  dansant. 

Et  vos  chiens  s'engraisseront 
De  ce  sang  qu'ils  lécheront. 

BETHSABÉE. 

Finissez  donc  vos  airs  de  corps  de  garde;  cela  est  abominable  : 
il  nV  a  point  de  sauvage  qui  voulût  chanter  de  telles  horreurs^  : 
les  bouchers  des  peuples  de  Gog  et  de  Magog  en  auraient  honte. 

DAVID,  toujours  sautant.  • 

Et  les  chiens  s'engraisseront 
De  ce  sang  qu'ils  lécheront. 

BETHSABÉE. 

Je  m'en  vais,  si  vous  continuez  à  chanter  ainsi,  et  à  sauter 
comme  un  ivrogne.  Vous  montrez  tout  ce  que  vous  portez  :  û  ! 
quelles  manières! 

DAVID. 

Je  danserai,  oui,  je  danserai  ;  je  serai  encore  plus  méprisable, 
je  danserai  devant  des  servantes;  je  montrerai  tout  ce  que  je 
porte,  et  ce  me  sera  gloire  devant  les  filles  \ 

1.  «  Ut  intingatur  pes  tuus  in  sanguine,  lingua  canum  tuorum  ex  inimicis  ab 
ipso.  »  Ps.  Lxvii,  24. 

2.  «  Beatus  qui  tenebit  et  allidot  parvulos  tuos  ad  petram!  »  Ps.  cxxxvi,  0. 

3.  C'est  à  cette  occasion  que  l'auteur  appelle  David  the  Nero  of  the  Hebreivs, 
page  87. 

4.  Rois,  II,  chap.  vi,  versets  20,  21.  —  Presque  toutes  les  paroles  que  les 
acteurs  prononcent  sont  tirées  des  livres  judaïques,  soit  chroniques,  soit  parali- 
pomènes,  soit  psaumes.  (K.) 


604  SAUL. 

JOAB. 

A  présent  que  VOUS  avez  bien  dansé,  il  faudrait  mettre  ordre 
à  vos  affaires. 

DAVID. 

Oui,  vous  avez  raison,  il  y  a  temps  pour  tout:  retournons  à 
Hérus-Chalaïm. 

JOAB. 

Vous  aurez  toujours  la  guerre;  il  faudrait  avoir  quelque  argent 
de  réserve,  et  savoir  combien  vous  avez  de  sujets  qui  puissent 
marcher  en  campagne,  et  combien  il  en  restera  pour  la  culture 
des  terres. 

DAVID. 

Le  conseil  est  très-sensé  :  allons,  Beiiîsabée,  allons  régner, 
m'amour. 

(Il  danse,  il  cliante.^ 

Et  les  chiens  s'engraisseront 
De  ce  sang  qu'ils  lécheront. 


FIN    DU    QUATRIKME    ACTE, 


ACTE    CINQUIÈME. 


SCÈNE    I. 

DAVID,  assis  devant  une  table;  ses  OFFICIERS  autour  de  lui. 
DAVID. 

Six  cent  quatre-vingt-quatorze  schellings  et  demi  d'une  part, 
et  de  l'autre  cent  treize  un  quart,  font  huit  cent  sept  schellings 
trois  quarts  :  c'est  donc  là  tout  ce  qu'on  a  trouvé  dans  mon  trésor; 
il  n'y  a  pas  là  de  quoi  payer  une  journée  à  mes  gens. 

UN     CLERC    DE    LA    TRÉSORERIE. 

Milord,  le  temps  est  dur. 

DAVID. 

Et  vous  l'êtes  encore  bien  davantage  :  il  me  faut  de  l'argent, 
entendez-vous? 

JOAB. 

Milord,  Votre  Altesse  royale  est  volée  comme  tous  les  autres 
rois  :  les  gens  de  Téchiquier,  les  fournisseurs  de  larmée,  pillent 
tous;  ils  font  bonne  chère  à  nos  dépens,  et  le  soldat  meurt  de 
faim. 

DAVID. 

Je  les  ferai  scier  en  deux  *  ;  en  effet,  aujourd'hui  nous  avons 
fait  la  plus  mauvaise  chère  du  monde. 

JOAB. 

Cela  n'empêche  pas  que  ces  fripons-là  ne  vous  comptent  tous 
les  jours  pour  votre  table  -  trente  bœufs  gras,  cent  moutons  gras, 
autant  de  cerfs,  de  chevreuils,  de  bœufs  sauvages,  et  de  chapons; 
trente  tonneaux  de  fleur  de  farine,  et  soixante  tonneaux  de  farine 
ordinaire. 


1.  C'est  ainsi  que  le  saint  roi  David  en  usait  avec  tous  ses  prisonniers,  excepté 
quand  il  les  faisait  cuire  dans  des  fours.  (K.) 

2.  Rois,  II,  chap.  iv. 


60G  SAUL. 

DAVID, 

Arrêtez  donc,  vous  voulez  rire;  il  y  aurait  là  de  quoi  nourrir 
six  mois  toute  la  cour  du  roi  d'Assyrie,  et  toute  celle  du  roi  des 
Indes. 

JOAB. 

Rien  n'est  pourtant  plus  vrai  ;  car  cela  est  écrit  dans  vos 
livres. 

DAVID. 

Quoi  !  tandis  que  je  n'ai  pas  de  quoi  payer  mon  boucher  ? 

JOAB. 

C'est  qu'on  vole  Votre  Altesse  royale,  comme  j'ai  déjà  eu  l'hon- 
neur de  vous  le  dire, 

DAVID. 

Combien  crois-tu  que  je  doive  avoir  d'argent  comptant  entre 
les  mains  de  mon  contrôleur  général? 

JOAB. 

Milord,  vos  livres  font  foi  que  vous  avez  cent  huit*  mille 
talents  d'or,  deux  millions  vingt-quatre  mille  talents  d'argent,  et 
dix  mille  drachmes  d'or;  ce  qui  fait  au  juste,  au  plus  bas  prix  du 
change,  un  milliard  trois  cent  vingt  millions  cinquante  mille 
livres  sterling. 

DAVID. 

Tu  es  fou,  je  pense  :  toute  la  terre  ne  pourrait  fournir  le  quart 
de  ces  richesses  :  comment  veux-tu  que  j'aie  amassé  ce  trésor 
dans  un  aussi  petit  pays  qui  n'a  jamais  fait  le  moindre  com- 
merce ? 

JOAB. 

Je  n'en  sais  rien,  je  ne  suis  pas  financier. 

DAVID. 

Vous  ne  me  dites  que  des  sottises  tous  tant  que  vous  êtes  :  je 
saurai  mon  compte  avant  qu'il  soit  peu  ;  et  vous,  Yesès,  a-t-on 
fait  le  dénombrement  du  peuple  ? 

YESÈS. 

Oui,  milord  ;  vous  avez  onze  cent-  mille  hommes  d'Israël,  et 
quatre  cent  soixaiite-dix  mille  de  Juda,  d'enrôlés  pour  marcher 
contre  vos  ennemis, 

DAVID. 

Comment!  j'aurais  quinze  cent  soixante-dix  mille  hommes 
sous  les  armes?  Cela  est  difficile  dans  un  pays  qui,  jusqu'à  pré- 

1.  Paralipomènes,  chap.  \\i\,  versets  4  et  7. 

2.  ParaUpomèncSt  chap.  \\i,  verset  5. 


ACTE    V,    SCENE    II.  607 

sent,  na  pu  nourrir  trente  mille  âmes  :  à  ce  compte,  en  prenant 
un  soldat  par  dix  personnes,  cela  ferait  quinze  millions  sept 
cent  mille  sujets  dans  mon  empire  :  celui  de  Babylone  n'en  a  pas 
tant. 

JOAB. 

C'est  là  le  miracle. 

DAVID, 

Ah  !  que  de  balivernes  !  Je  veux  savoir  absolument  combien 
j'ai  de  sujets;  on  ne  m'en  fera  pas  accroire;  je  ne  crois  pas  que 
nous  soyons  trente  mille. 

UN    OFFICIER. 

Voilà  votre  chapelain  ordinaire,  le  révérend  docteur  Gag,  qui 
vient  de  la  part  du  Seigneur  parler  à  Votre  Altesse  royale. 

DAVID. 

On  ne  peut  pas  prendre  plus  mal  son  temps  ;  mais  qu'il  entre. 


SCENE  II. 

LES  PERSONNAGES  PRÉCÉDENTS,  LE  DOCTEUR  GAG. 
DAVID. 

Que  voulez-vous,  docteur  Gag? 

GAG. 

Je  viens  vous  dire  que  vous  avez  commis  un  grand  péché. 

DAVID. 

Comment?  en  quoi  ?  s'il  vous  plaît. 

GAG. 

En  faisant  faire  le  dénombrement  du  peuple. 

DAVID. 

Que  veux-tu  donc  dire,  fou  que  tu  es?  V  a-t-il  une  opération 
plus  sage  et  plus  utile  que  de  savoir  le  nombre  de  ses  sujets? 
Un  berger  n'est-il  pas  obligé  de  savoir  le  compte  de  ses  mou- 
tons? 

GAG. 

Tout  cela  est  bel  et  bon  ;  mais  Dieu  vous  donne  à  choisir  de 
la  famine  S  de  la  guerre,  ou  de  la  peste. 

DAVID. 

Prophète  de  malheur,  je  veux  au  moins  que  tu  puisses  être 
puni  de  ta  belle  mission  :  j'aurais  beau  faire  choix  de  la  famine, 

1.  Rois,  II,  chap.  IV. 


€08  SAUL. 

VOUS  autres  prêtres,  vous  faites  toujours  bonne  chère;  si  je  prends 
la  guerre,  vous  n'y  allez  pas  :  je  choisis  la  peste  ;  j'espère  que  tu 
l'auras,  que  tu  crèveras  comme  tu  le  mérites. 

GAG, 

Dieu  soit  héni  M  • 

(Il  s'en  va  criant  :  «  La  peste,  la  poste  »,  et  tout  le  monde  crie  :  «  La  peste,  la  peste,  h  ) 

JOAB. 

Je  ne  comprends  rien  à  tout  cela  :  comment  !  la  peste,  pour 
avoir  fait  son  compte? 


SCENE  III. 

LES    PERSONNAGES    PRÉCÉDENTS,     BETHSABÉE,     SALOMON. 

BETHSABÉE. 

Eh  !  milord  !  il  faut  que  vous  ayez  le  diable  dans  le  corps  pour 
choisir  la  peste;  il  est  mort  sur-le-champ ^  soixante-dix  mille  per- 
sonnes, et  je  crois  que  j  ai  déjà  le  charbon  :  je  tremble  pour  moi 
et  pour  mon  fils  Salomon,  que  je  vous  amène. 

DAVID. 

J'ai  pis  que  le  charbon  ^  je  suis  las  de  tout  ceci  :  il  faut  donc 
que  j'aie  plus  de  pestiférés  que  de  sujets  :  écoutez,  je  devions 
vieux,  vous  n'êtes  plus  belle  ;  j'ai  toujours  froid  aux  pieds,  il  me 
faudrait  une  fille  de  quinze  ans  pour  me  réchauffer. 

JOAB.  ' 

Parbleu,  milord,  j'en  connais  une  qui  sera  votre  fait;  elle 
s'appelle  Abisag  de  Sunani. 

DAVID, 

Qu'on  me  l'amène,  qu'on  me  l'amène,  qu'elle  m'échaufFe. 

BETHSABÉE. 

En  vérité,  vous  êtes  un  vilain  débauché  :  fi!  à  votre  âge,  que 
voulez-vous  faire  d'une  petite  fille  ? 

JOAB. 

Milord,  la  voilà  qui  vient;  je  vous  la  présente. 

DAVID. 

Viens  çà,  petite  fille,  me  réchaufferas-tu  bien  ? 


1.  Il  y  a  dans  Foriginal  :  Pox,  pox. 

2.  Rois,  II,  chap.  xxiv. 

3.  Id.,  ibid. 


ACTE    y,    SCÈNE    IV.  609 

ABISAG, 

Oui-dà,  milord,  j'en  ai  bien  réchauffé  d'autres. 

BETHSABÉE. 

Voilà  donc  comme  tu  m'ai)andonnes  ;  tu  ne  m'aimes  plus  !  et 
que  deviendra  mon  fils  Salomon,  à  qui  tu  avais  promis  ton  héri- 
tage? 

DAVID, 

Oh!  je  tiendrai  ma  parole;  c'est  un  petit  garçon  qui  est  tout 
à  fait  selon  mon  cœur,  il  aime  déjà  les  femmes  comme  un 
fou  :  approche,  petit  drôle,  que  je  t'embrasse:  je  te  fais  roi, 
entends-tu  ? 

SALOMON. 

Milord,  j'aime  bien  mieux  apprendre  à  régner  sous  vous. 

DAVID. 

Voilà  une  jolie  réponse;  je  suis  très-content  de  lui  :  va,  tu 
régneras  bientôt,  mon  enfant;  car  je  sens  que  je  m'affaiblis;  les 
femmes  ont  ruiné  ma  santé  ;  mais  tu  auras  encore  un  plus  beau 
sérail  que  moi. 

SALOMON. 

J'espère  m'en  tirer  à  mon  honneur. 

BETHSABÉE. 

Que  mon  fils  a  d'esprit  !  Je  voudrais  qu'il  fût  déjà  sur  le  trône. 


SCENE   IV. 

LES    PERSONNAGES    PRÉCÉDENTS,     ADONIAS. 
ADONIAS. 

Mon  père,  je  viens  me  jeter  à  vos  pieds. 

DAVID. 

Ce  garçon-là  ne  m'a  jamais  plu. 

ADONIAS. 

Mon  père,  j'ai  deux  grâces  à  vous  demander  :  la  première, 
c'est  de  vouloir  bien  me  nommer  votre  successeur,  attendu  que 
je  suis  le  fils  d'une  princesse,  et  que  Salomon  est  le  fruit  d'une 
bourgeoise  adultère,  auquel  il  n'est  dû,  par  la  loi,  qu'une  pen- 
sion alimentaire,  tout  au  plus  :  ne  violez  pas  en  sa  faveur  les  lois 
de  toutes  les  nations. 

BETHSABÉE. 

Ce   petit  oursin-là  mériterait  bien   qu'on   le  jetât   par  la 
fenêtre. 

V.  — Théâtre.    IY.  39 


610  SAUL. 

DAVID. 

Vous  avez  raison.  Quelle  est  l'autre  grâce  que  tu  veux,  petit 
misérable  ? 

ADONIAS. 

Milord,  c'est  la  jeune  Abisag  de  Sunam  qui  ne  vous  sert  à 
rien  ;  je  l'aime  éperdument,  et  je  vous  prie  de  me  la  donner  par 
testament. 

DAVID. 

Ce  coquin-là  me  fera  mourir  de  chagrin;  je  sens  que  je 
m'affaiblis,  je  n'en  puis  plus  :  réchauffez-moi  un  peu,  Abisag. 

(Adonias  sort.) 
ABISAG,  lui  prenant  la  main. 

Je  fais  ce  que  je  peux,  mais  vous  êtes  froid  comme  glace. 

DAVID. 

Je  sens  que  je  me  meurs;  qu'on  me  mette  sur  mon  lit  de 
repos. 

s  A  L  0  M  0  N  ,  se  Jetant  à  ses  pieds. 

0  roi  !  vivez  longtemps. 

BETHSABÉE. 

Puisse-t-il  mourir  tout  à  l'heure,  le  vilain  ladre,  et  nous  laisser 
régner  en  paix  ! 

DAVID. 

Ma  dernière  heure  arrive,  il  faut  faire  mon  testament,  et  par- 
donner en  bon  juif  à  tous  mes  ennemis  :  Salomon,  je  vous  fais 
roi  juif  ;  souvenez-vous  d'être  clément  et  doux;  ne  manquez  pas, 
dès  que  j'aurai  les  yeux  fermés,  d'assassiner'  mon  fils  Adonias, 
quand  même  il  embrasserait  les  cornes  de  l'autel. 

SALOMON. 

Quelle  sagesse  !  quelle  bonté  d'âme  !  mon  père  ;  je  n'y  man- 
querai pas,  sur  ma  parole. 

DAVID, 

Voyez -vous  ce  Joab  qui  m'a  servi  dans  mes  guerres,  et  à 
qui  je  dois  ma  couronne?  Je  vous  prie,  au  nom  du  Seigneur, 
de  le  faire  assassiner-  aussi,  car  il  a  mis  du  sang  dans  mes 
souliers. 

JOAB. 

Comment,  monstre!  je  t'étranglerai  de  mes  mains;  va,  va,  je 
ferai  bien  casser  ton  testament,  et  ton  Salomon  verra  quel  homme 
je  suis. 

1.  Salomon  fit  assassiner  Adonias  son  frère. 
'2.  liois,  m,  chap.  ii. 


ACTE    y,    SCÈNE    IV.  6M 

SALOMOX. 

Est-ce  tout,  mon  cher  père?  N'avez-vous  plus  personne  à  expé- 
dier? 

DAVID. 

J'ai  la  mémoire  mauvaise  :  attendez,  il  y  a  encore  un  certain 
Semeï^  qui  m'a  dit  autrefois  des  sottises  ;  nous  nous  raccommo- 
dâmes ;  je  lui  jurai  ',  par  le  Dieu  vivant,  que  je  lui  pardonnerais; 
il  m'a  très-bien  servi,  il  est  de  mon  conseil  privé;  vous  êtes  sage, 
ne  manquez  pas  de  le  faire  tuer  en  traître. 

SALOMON. 

Votre  volonté  sera  exécutée,  mon  cher  père, 

DAVID. 

Va,  tu  seras  le  plus  sage  des  rois,  et  le  Seigneur  te  donnera 
mille  femmes  pour  récompense  :  je  me  meurs  !  Que  je  t'embrasse 
encore  !  Adieu. 

BETHSABÉE. 

Dieu  merci,  nous  en  voilà  défaits. 

UN    OFFICIER. 

Allons  vite  enterrer  notre  bon  roi  David. 

TOUS    ENSEMBLE. 

Notre  bon  roi  David,  le  modèle  des  princes,  l'homme  selon  le 
cœur  du  Seigneur  '  ! 

ABISAG. 

Que  deviendrai-je,  moi?  Qui  réchaufferai-je? 

SALOMON. 

Viens  çà,  viens  çà,  tu  seras  plus  contente  de  moi  que  de  mon 
bonhomme  de  père. 

1.  /(/.,  ibid. 

2.  Dans  les  manuscrits  dont  j'ai  parlé  (voyez  la  note  de  la  page  575),  on  lit  : 

...  Je  lui  jurai  par  le  Seigneur  que  j  e  ne  le  ferais  pas  mourir.  Il  m'a,  etc.  (  B.  ) 

3.  The  man  after  God's  own  heart.  «  L'homme  selon  le  cœur  de  Dieu.  » 


FIN    DE    SAUL. 


TABLE 


DES     MATIERES     CONTENUES    DANS     LE     QUATRIEME    VOLUME 
DU    THÉÂTRE. 


Pages 

NANINE,  00  LE  Préjugé  vaincc.  —  Avertissement  pour  la  présente 

édition 3 

Avertissement  de  Beuchoi.    .         4 

Préface 5 

Nanine,  comédie •     .     .  13 

ORESTE.  —  Avertissement  pour  la  présente  édition 73 

Avertissement  des  éditeurs  de  l'édition  de  Kehl 76 

Avis    au    lecteur ' 78 

Épître  à  S.  A.  S.  madame  la  duchesse  du  Maine 79 

Discours  prononcé  au  Théâtre-Français  par  un  des  acteurs  avant  la  pre- 
mière représentation  de  la  tragédie  d'Oreste 89 

Or  ESTE,  tragédie 91 

Variantes  de  la  tragédie  d'Oreste 156 

Dissertation  sur  les  principales  tragédies  anciennes  et  modernes  qui 
ont  paru  sur  le  sujet  d'Electre,  et  en  particulier  sur  celle  de  Sophocle, 

par  M.  Dumolard,  membre  de  plusieurs  Académies 167 

Première  partie.  —  De  VÉlectre  de  Sophocle 169 

Deuxième  partie.  —  De  la  tragédie  d'Oreste 181 

Troisième  partie.  —  Des  défauts  où  tombent  ceux   qui  s'écartent 

des  anciens  dans  les  sujets  qu'ils  ont  traités 189 

ROME    SAUVÉE,   oc  Catilina.  —  Avertissement   pour  la  présente 

édition 199 

Avertissement  des  éditeurs  de  l'édition  de  Kehl 202 

Préface 205 

Avis  ad   lecteur 211 

Rome   sauvée,  on  Catilina,  tragédie .     .  213 

Variantes  de  la  tragédie  de  Rome  sauvée .     .  268 


614  TABLE    DES   MATIERES. 

Pages 

L'ORPHELIN  DE   LA   CHINE.  —  Avertissement  pour  la  présente 

édition .291 

Avertissement   de  Beuchot 293 

A  Monseigneur  le  maréchal  duc  de  Richelieu 295 

l'Orphelin  de   la  Chine,  tragédie 301 

Variantes  de  l'Orphelin  de   la   Chine 357 

S 0 CRATE.  —  Préface  de  M.  Fatema,  traducteur 361 

SocRATE,  ouvrage  dramatique 365 

L'ÉCOSSAISE.   —  Avertissement  pour  la  présente  édition.     .    .     .  399 

Avertissement  de  Beuchot 402 

Épître   dédicatoire  à  m.  le  comte  de  Lauraguais 405 

Préfase 409 

A  Messieurs  les   Parisiens 413 

Avertissement  (de  l'auteur) 417 

l'Écossaise,  comédie .421 

Variantes  de   la  comédie   l'Ecossaise 480 

TANCRÉÛE.  —  Avertissement  pour  la  présente  édition 489 

Avertissement  de  Beuchot.   . 492 

A  madame  la  marquise  de  Pompadonr 495 

Tancrède,  tragédie 501 

Variantes  de  la  tragédie  de  Tan crè(/e 563 

SAUL.  —  Avertissement  de  Reuchot. 571 

Avertissement    des    éditeurs   de   l'édition   de    Kehl 573 

Saul,  drame 575 


FIN    DE    LA    TABLE. 


0 


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Voltaire,   François  Marie  .Irouot  de 
Oeuvres  conplètes 
(Théâtre,  v.  4-)