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Full text of "Oeuvres complètes de Diderot, revues sur les éditions originales, comprenant ce qui a été publié à diverses époques et les manuscrits inédits, conservés à la Bibliothèque de l'Ermitage, notices, notes, table analytique"

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LIBRARY  OF 
WELLESLEY  COLLEGE 


FROM  THE  FOND  OF 
EBEN  NORTON  HORSFORD 


ŒUVRES  COMPLÈTES 


DE 


DIDEROT 


BEAUX- \RTS 


II 


ARTS      DU       DESSIN 
salons) 


l'A  1US.  -  J.   CLAYE,    IMPRIMEUR 


HUE     SAINT-BENOIT 


ŒUVRES    COMPLÈTES 


DE 


DIDEROT 


REVUES    SUR   LES   ÉDITIONS    ORIGINALES 

COMPRENANT    CE    QUI    A    ÉTÉ    PUBLIÉ    A    DIVERSES    ÉPOQUES 

ET     LES     MANUSCRITS      INEDITS 
CONSERVÉS     A     LA     BIBLIOTHÈQUE    DE     L'ERMITAQF 

NOTICES,     NOTES,     TABLE     ANALYTIQUE 

ÉTUDE    SUR    DIDEROT 


LE     MOUVEMENT     PHILOSOPHIQUE    AU     XVIII'     SIÈCLE 


i    , 


PAR     J.'    ASSEZAT 


TOME    ONZIÈME 


-fjjt? 


*%• 


PARIS 

GARNIER    FRÈRES,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

0,     RUE      DES      SAINTS-PÈUES,     G 

1876 


&93$7 


SALON  DE  1767 


Publié  en  1798 


XI. 


SALON    DE    1767 


A    MON    AMI    MONSIEUR    GRIMM, 


Ne  vous  attendez  pas,  mon  ami,  que  je  sois  aussi  riche, 
aussi  varié,  aussi  sage,  aussi  fou,  aussi  fécond  cette  fois  que 
j'ai  pu  l'être  aux  Salons  précédents.  Tout  s'épuise.  Les  artistes 
diversifieront  leurs  compositions  à  l'infini;  mais  les  règles  de 
l'art,    ses   principes    et  leurs    applications,   resteront   bornés. 
Peut-être  avec  de    nouvelles  connaissances  acquises,   d'autres 
secours,  le  choix  d'une  forme  originale,  réussirais-je  à  conser- 
ver le  charme  de  l'intérêt  à  une  matière  usée  :  mais  je  n'ai  rien 
acquis;  j'ai  perdu  Falconet1;  et  la  forme  originale  dépend  d'un 
moment  qui   n'est   pas  venu.    Supposez-moi  de    retour    d'un 
voyage  d'Italie,  et  l'imagination    pleine  des  chefs-d'œuvre  que 
la  peinture  ancienne  a  produits  dans  cette  contrée.  Faites  que 
les  ouvrages  des  écoles  flamande  et  française  me  soient  fami- 
liers. Obtenez  des  personnes  opulentes,  auxquelles  vous  desti- 
nez mes  cahiers,  l'ordre  ou  la  permission  de  faire  prendre  des 
esquisses  de  tous  les  morceaux  dont  j'aurai  à  les  entretenir;  et 
je  vous  réponds  d'un  Salon  tout  nouveau.  Les  artistes  des  siè- 
cles passés  mieux  connus,  je  rapporterais  la  manière  et  le  faire 
d'un  moderne,  au   faire  et  à  la  manière  de  quelque  ancien  la 
plus  analogue  à  la  sienne;  et  vous  auriez  tout  de  suite  une  idée 
plus  précise  de  la  couleur,  du  style  et  du  clair-obscur.  S'il  y 
avait  une  ordonnance,  des  incidents,  une  figure,  une  tète,  un 
caractère,  une  expression  empruntés  de  Raphaël,  des  Carraches, 

1.  Il  venait  de  partir  pour  la  Russie  à  la  fin  de  décembre  17GG. 


h  SALON    DE   1767. 

du  Titien,  ou  d'un  autre,  je  reconnaîtrais  le  plagiat,  et  je  vous 
le  dénoncerais.  Une  esquisse,  je  ne  dis  pas  faite  avec  esprit,  ce 
qui  serait  mieux   pourtant,    mais  un  simple  croquis,  suffirait 
pour  vous  indiquer  la  disposition  générale,  les  lumières,   les 
ombres,  la  position   des  figures,  leur   action,    les  masses,  les 
groupes,  cette  ligne  de  liaison  qui  serpente  et  enchaîne  les  dif- 
férentes parties  de  la  composition;  vous  liriez  ma  description, 
et  vous  auriez  ce  croquis  sous  les  yeux  ;  il  m'épargnerait  beau- 
coup de  mots;  et  vous  entendriez  davantage.  J'espère  bien  que 
nous  retirerons  des  greniers  de  notre  ami  ces  immenses  porte- 
feuilles d'estampes,  abandonnés  aux  rats,  et  que  nous  les  feuil- 
leterons  encore  quelquefois  :  mais  qu'est-ce  qu'une  estampe  en 
comparaison  d'un  tableau?  Connaît-on   Virgile,  Homère,  quand 
on  a  lu  Desfontaines  ou  Bitaubé?  Pour  ce  voyage  d'Italie  si 
souvent  projeté,  il  ne  se  fera  jamais.  Jamais,  mon  ami,  nous 
ne  nous  embrasserons  dans  cette  demeure  antique,  silencieuse 
et  sacrée,  où  les  hommes  sont  venus  si  souvent  accuser  leurs 
erreurs  ou  exposer  leurs  besoins;  sous  ce  Panthéon,  sous  ces 
voûtes  obscures  où  nos  âmes  devaient  s'ouvrir  sans  réserve,  et 
verser  toutes  ces  pensées  retenues,  tous  ces  sentiments  secrets, 
toutes  ces  actions  dérobées,  tous  ces  plaisirs  cachés,  toutes  ces 
peines  dévorées,  tous  ces  mystères  de  notre  vie,  dont  l'honnê- 
teté scrupuleuse  interdit  la  confidence  à  l'amitié  même  la  plus 
intime  et  la  moins  réservée.  Eh  bien!  mon  ami,  nous  mourrons 
donc  sans  nous  être  parfaitement  connus;  et  vous  n'aurez  point 
obtenu  de  moi  toute  la  justice  que  vous  méritiez.  Consolez-vous; 
j'aurais  été  vrai,  et  j'y  aurais  peut-être  autant  perdu  que  vous 
y  auriez  gagné.  Combien  de  côtés  en  moi  que  je  craindrais  de 
montrer  tout  nus!  Encore  une  fois,  consolez-vous;  il  est  plus 
doux  d'estimer  infiniment  son   ami,  que  d'en  être  infiniment 
estimé. 

Une  autre  raison  de  la  pauvreté  de  ce  Salon-ci,  c'est  que 
plusieurs  artistes  de  réputation  ne  sont  plus,  et  que  d'autres 
dont  les  bonnes  et  les  mauvaises  qualités  m'auraient  fourni  une 
récolte  abondante  d'observations,  ne  s'y  sont  pas  montrés  cette 
année.  11  n'y  avait  rien  ni  d  ■  Pierre,  ni  de  Boucher,  ni  de  La 
Tour,  ni  de  Bachelier,  ni  de  Greuze.  Ils  ont  dit,  pour  leurs  rai- 
sons, qu'ils  étaient  las  de  s'exposer  aux  bêtes,  et  d'être  déchirés. 
Quoi  !  monsieur  Boucher,  vous  à  qui  les  progrès  et  la  durée  de 


SALON   DE  1767.  5 

l'art  devraient  être  spécialement  à  cœur,  en  qualité  de  premier 
peintre  du  roi,  c'est  au  moment  où  vous  obtenez  ce  titre,  que 
vous  donnez  la  première  atteinte  à  une  de  nos  plus  utiles  insti- 
tutions, et  cela  par  la  crainte  d'entendre  une  vérité  dure?  Vous 
n'avez  pas  conçu  quelle  pouvait  être  la  suite  de  votre  exemple  ! 
Si  les  grands  maîtres  se  retirent,  les  subalternes  se  retireront, 
ne  fût-ce  que  pour  se  donner  un  air  de  grands  maîtres;  bientôt 
les  murs  du  Louvre  seront  tout  nus,  ou  ne  seront  couverts  que 
du  barbouillage  de  polissons,  qui  ne  s'exposeront  que  parce 
qu'ils  n'ont  rien  à  perdre  à  se  laisser  voir;  et  cette  lutte 
annuelle  et  publique  des  artistes  venant  à  cesser,  l'art  s'aclie- 
minera  rapidement  à  sa  décadence.  Mais,  à  cette  considération 
la  plus  importante,  il  s'en  joint  une  autre  qui  n'est  pas  à  négli- 
ger. Voici  comment  raisonnent  la  plupart  des  hommes  opulents 
qui  occupent  les  grands  artistes  :  «  La  somme  que  je  vais  mettre 
en  dessins  de  Boucher,  en  tableaux  de  Vernet,  de  Casanove,  de 
Loutherbourg,  est  placée  au  plus  haut  intérêt.  Je  jouirai  toute 
ma  vie  de  la  vue  d'un  excellent  morceau.  L'artiste  mourra;  et 
mes  enfants  ou  moi  nous  retirerons  de  ce  morceau  vingt  fois  le 
prix  de  son  premier  achat.  »  Et  c'est  très-bien  raisonné;  et  les 
héritiers  voient  sans  chagrin  un  pareil  emploi  de  la  richesse 
qu'ils  convoitent.  Le  cabinet  de  M.  de  Julienne  a  rendu  à  la 
vente1  beaucoup  au  delà  de  ce  qu'il  avait  coûté.  J'ai  à  présent 
sous  mes  yeux  un  paysage  que  Vernet  fit  à  Rome  pour  un  habit, 
veste  et  culotte,  et  qui  vient  d'être  acheté  mille  écus.  Quel  rap- 
port y  a-t-il  entre  le  salaire  qu'on  accordait  aux  maîtres  anciens, 
et  la  valeur  que  nous  mettons  à  leurs  ouvrages?  Us  ont  donné, 
pour  un  morceau  de  pain,  telle  composition  que  nous  offririons 
inutilement  de  couvrir  d'or.  Le  brocanteur  ne  vous  lâchera  pas 
un  tableau  du  Corrége  pour  un  sac  d'argent  dix  fois  aussi  lourd 
que  le  sac  de  liards  sous  lequel  un  infâme  cardinal  le  fit  mourir2. 
Mais  à  quoi  cela  revient-il?  me  direz-vous.  Qu'est-ce  que 
l'histoire  du  Corrége  et  la  vente  des  tableaux  de  M.  de  Julienne 

1.  Cette  vente  fut  faite  en  17G7.  Le  tableau  de  Vernet  que  cite  Diderot  est  sans 
doute  les  Travaux  d'un  port  de  mer,  qui  fut  vendu  3,915  livres. 

2.  Antoine  Allegri,  dit  Le  Corrége,  mourut  en  1534,  par  suite  d'une  fièvre  qu'il 
gagna  à  son  retour  de  Parme,  où  il  était  allé  recevoir  le  prix  d'un  tableau  pour  le 
dôme  de  la  cathédrale.  Le  cbapitre,  peu  reconnaissant,  le  lui  avait  pa}é  200  livres 
en  monnaie  de  cuivre  que  Le  Corrége  eut  l'empressement  de  porter  à  sa  famille 
pendant  la  plus  grande  chaleur  de  l'été.  (Br.) 


6  SALON    DE    1707. 

ont  de  commun  avec  l'exposition  publique  et  le  Salon?  vous 
allez  l'entendre.  L'homme  habile,  à  qui  l'homme  riche  demande 
un  morceau  qu'il  puisse  laisser  à  son  curant,  à  son  héritier, 
comme  un  effet  précieux,  ne  sera  plus  arrêté  par  mon  jugement, 
par  le  vôtre,  parle  respect  qu'il  se  portera  à  lui-même,  par  la 
crainte  de  perdre  sa  réputation  :  ce  n'est  plus  pour  la  nation, 
c'est  pour  un  particulier  qu'il  travaillera,  et  vous  n'en  obtien- 
drez qu'un  ouvrage  médiocre,  et  de  nulle  valeur.  On  ne  saurait 
opposer  trop  de  barrières  à  la  paresse,  à  l'avidité,  à  l'infidélité; 
et  la  censure  publique  est  une  des  plus  puissantes.  Ce  serrurier, 
qui  avait  femme  et  enfants,  qui  n'avait  ni  vêtement  ni  pain  à 
leur  donner,  et  qu'on  ne  put  jamais  résoudre,  à  quelque  prix 
que  ce  fût,  à  faire  une  mauvaise  gâche,  fui  un  enthousiaste  très- 
rare.  Je  voudrais  donc  que  M.  le  directeur  des  académies  obtînl 
un  ordre  du  roi,  qui  enjoignît,  sous  peine  d'être  exclu,  à  tout 
artiste,  d'envoyer  au  Salon  deux  morceaux  au  moins,  au  peintre 
deux  tableaux,  au  sculpteur  une  statue  ou  deux  modèles.  Mais 
ces  gens,  qui  se  moquent  de  la  gloire  de  la  nation,  des  progrès 
et  de  la  durée  de  l'art,  de  l'instruction  et  de  l'amusement 
publics,  n'entendent  rien  à  leur  propre  intérêt.  Combien  de 
tableaux  seraient  demeurés  des  années  entières  dans  l'ombre  de 
l'atelier,  s'ils  n'avaient  point  été  exposés?  Tel  particulier  va 
promener  au  Salon  son  désœuvrement  et  son  ennui,  qui  y  prend 
ou  reconnaît  en  lui  le  goût  de  la  peinture.  Tel  autre  qui  en  a 
le  goût,  et  n'y  était  allé  chercher  qu'un  quart  d'heure  d'amuse- 
ment, y  laisse  une  somme  de  deux  mille  écus.  Tel  artiste 
médiocre  s'annonce  en  un  instant  à  toute  la  ville  pour  un  ha- 
bile homme.  C'est  là  que  cette  si  belle  chienne  d'Oudry,  qui 
décore  à  droite  notre  synagogue1,  attendait  le  baron  notre  ami. 
Jusqu'à  lui  personne  ne  l'avait  regardée;  personne  n'en  a\ail 
senti  le  mérite;  et  l'artiste  était  désolé.  Mais,  mon  ami,  ne  nous 
refusons  pas  au  récit  (\vs  procédés  honnêtes.  Cela  vaut  encore 
mieux  que  la  critique  ou  l'éloge  (Ywn  tableau.  Le  baron  voit 
cette  chienne,  l'achète;  et  à  l'instant  voilà  tous  ces  dédaigneux 
amateurs  furieux  et  jaloux.  On  vient;  on  l'obsède;  on  lui  pro- 
pose deux  fois  le  prix  de  son  tableau.  Le  baron  va  trouver 
l'artiste,  et  lui  demande  la  permission  de  céder  sa  chienne  à 

1.  La  maison  du  baron  d'Holbach.  (Bn.) 


SALON   DE    1767.  7 

son  profit1.  «  Non,  monsieur;  non,  lui  dit  l'artiste.  Je  suis  trop 
heureux  que  mon  meilleur  ouvrage  appartienne  à  un  homme 
qui  en  connaisse  le  prix.  Je  ne  consens  à  rien,  je  n'accepterai 
rien  ;  et  ma  chienne  vous  restera.  » 

Ah  !  mon  ami,  la  maudite  race  que  celle  des  amateurs  !  Il 
faut  que  je  m'en  explique,  et  que  je  me  soulage,  puisque  j'en 
ai  l'occasion.  Elle  commence  à  s'éteindre  ici,  où  elle  n'a  que 
trop  duré  et  fait  trop  de  mal.  Ce  sont  ces  gens-là  qui  décident 
à  tort  et  à  travers  des  réputations  ;  qui  ont  pensé  faije  mourir 
Greuze  de  douleur  et  de  faim  ;  qui  ont  des  galeries  qui  ne  leur 
coûtent  guère;  des  lumières  ou  plutôt  des  prétentions  qui  ne 
leur  coûtent  rien  ;  qui  s'interposent  entre  l'homme  opulent  et 
l'artiste  indigent;  qui  font  payer  au  talent  la  protection  qu'ils 
lui  accordent;  qui  lui  ouvrent  ou  ferment  les  portes;  qui  se 
servent  du  besoin  qu'il  a  d'eux  pour  disposer  de  son  temps  ;  qui 
le  mettent  à  contribution  ;  qui  lui  arrachent  à  vil  prix  ses  meil- 
leures productions;  qui  sont  à  l'affût,  embusqués  derrière  son 
chevalet;  qui  l'ont  condamné  secrètement  à  la  mendicité,  pour 
le  tenir  esclave  et  dépendant  ;  qui  prêchent  sans  cesse  la  modi- 
cité de  fortune  comme  un  aiguillon  nécessaire  à  l'artiste  et  à 
l'homme  de  lettres,  parce  que,  si  la  fortune  se  réunissait  une 
fois  aux  talents  et  aux  lumières,  ils  ne  seraient  plus  rien;  qui 
décrient  et  ruinent  le  peintre  et  le  statuaire,  s'il  a  de  la  hauteur 
et  qu'il  dédaigne  leur  protection  ou  leur  conseil;  qui  le  gênent, 
le  troublent  dans  son  atelier,  par  l'importunité  de  leur  présence 
et  l'ineptie  de  leurs  conseils  ;  qui  le  découragent,  qui  l'éteignent, 
et  qui  le  tiennent  tant  qu'ils  peuvent  dans  l'alternative  cruelle 
de  sacrifier  ou  son  génie,  ou  sa  fierté,  ou  sa  fortune.  J'en  ai 
entendu,  moi  qui  vous  parle,  un  de  ces  hommes,  le  dos  appuyé 
contre  la  cheminée  de  l'artiste,  le  condamner  impudemment, 
lui  et  tous  ses  semblables,  au  travail  et  à  l'indigence  ;  et  croire 
par  la  plus  malhonnête  compassion  réparer  les  propos  les  plus 
malhonnêtes,  en  promettant  l'aumône  aux  enfants  de  l'artiste 
qui  l' écoutait*.  Je  me  tus  et  je  me  reprocherai  toute  ma  vie 
mon  silence  et  ma  patience. 

1.  Ce  trait  de  générosité  du  baron  d'Holbach  est  à  ajouter  à  ce  qui  est  dit  de 
lui,  t.  III,  p.  386,  note.  (Br.) 

2.  Quoiqu'il  soit   toujours    dangereux  de  faire  des  suppositions,  peut-être  ne 
nous  éloignons-nous  pas  trop  du  vrai  en  supposant  qu'il  s'agit  ici  de  M.  Watelet 


8  SALON  DE   1767. 

Ce  seul  inconvénient  suffirait  pour  hâter  la  décadence  de 
l'art,  surtout  lorsque  l'on  considère  que  l'acharnement  de  ces 
amateurs  contre  les  grands  artistes  va  quelquefois  jusqu'à  pro- 
curer aux  artistes  médiocres  le  profit  et  l'honneur  des  ouvrages 
publics.  Mais  comment  voulez -vous  que  le  talent  résiste  et 
que  l'art  se  conserve,  si  vous  joignez  à  cette  épidémie  ver- 
mineuse  la  multitude  de  sujets  perdus  pour  les  lettres  et 
pour  les  arts,  par  la  juste  répugnance  des  parents  à  aban- 
donner leurs  enfants  à  un  état  qui  les  menace  d'indigence? 
L'art  demande  une  certaine  éducation;  et  il  n'y  a  que  les 
citoyens  qui  sont  pauvres,  qui  n'ont  presque  aucune  ressource, 
qui  manquent  de  toute  perspective,  qui  permettent  à  leurs 
enfants  de  prendre  le  crayon.  Nos  plus  grands  artistes  sont 
sortis  des  plus  basses  conditions.  Il  faut  entendre  les  cris  d'une 
famille  honnête,  lorsqu'un  enfant,  entraîné  par  son  goût,  se 
met  à  dessiner  ou  à  faire  des  vers.  Demandez  à  un  père,  dont 
le  fils  donne  dans  l'un  ou  l'autre  de  ces  travers  :  «  Que  fait  votre 
fils?  —  Ce  qu'il  fait?  il  est  perdu;  il  dessine,  il  fait  des  vers.  » 
N'oubliez  pas  parmi  les  obstacles  à  la  perfection  et  à  la  durée 
des  beaux-arts,  je  ne  dis  pas  la  richesse  d'un  peuple,  mais  ce 
luxe  qui  dégrade  les  grands  talents,  en  les  assujettissant  à  de 
petits  ouvrages,  et  les  grands  sujets  en  les  réduisant  à  la  bam- 
bochade;  et  pour  vous  en  convaincre,  voyez  la  Vérité,  la  Vertu, 
la  Justice,  la  llcligion  ajustées  par  La  Grenée,  pour  le  boudoir 
d'un  financier.  Ajoutez  à  ces  causes  la  dépravation  des  mœurs, 
ce  goût  effréné  de  galanterie  universelle,  qui  ne  peut  supporter 
que  les  ouvrages  du  vice,  et  qui  condamnerait  un  artiste  moderne 
à  la  mendicité,  au  milieu  de  cent  chefs-d'œuvre  dont  les  sujets 
auraient  été  empruntés  de  l'histoire  grecque  ou  romaine.  On  lui 
dira  :  «  Oui  ;  cela  est  beau,  mais  cela  est  triste;  un  homme  qui 
tient  sa  main  sur  un  brasier  ardent,  des  chairs  qui  se  con- 
sument, du  sang  qui  dégoutte  :  ah  fi  !  cela  fait  horreur;  qui 
voulez-vous  qui  regarde  cela?  »  Cependant  on  n'en  parle  pas 
moins  chez  ce  peuple  de  l'imitation  de  la  belle  nature;  et  ces 
gens  qui  parlent  sans  cesse  de  l'imitation  de  la  belle  nature, 

et  de  Greuze.  On  sait  combien  Diderot  fut  fâché  (Salon  de  17Gj)  du  choix  qui 
avait  été  fait  de  Hoslin  au  détriment  de  Greuze,  pour  le  tableau  représentant  la 
Famille  de  La  Rochefoucauld.  11  nous  semble  que  la  phrase  qui  va  suivre  rappelle 
cet  incident. 


SALON    DE    1767.  9 

croient  de  bonne  foi  qu'il  y  a  une  belle  nature  subsistante, 
qu'elle  est,  qu'on  la  voit  quand  on  veut,  et  qu'il  n'y  a  qu'à  la 
copier.  Si  vous  leur  disiez  que  c'est  un  être  tout  à  fait  idéal, 
ils  ouvriraient  de  grands  yeux,  ou  ils  vous  riraient  au  nez;  et 
ces  derniers  seraient  peut-être  des  artistes  plus  imbéciles  que 
les  premiers,  en  ce  qu'ils  n'entendraient  pas  davantage  qu'eux, 
et  qu'ils  feraient  les  entendus. 

Dussiez-vous,  mon  ami,  me  comparer  à  ces  chiens  de  chasse 
mal  disciplinés,  qui  courent  indistinctement  tout  le  gibier  qui 
se  lève  devant  eux;  puisque  le  propos  en  est  jeté,  il  faut  que  je 
le  suive  et  que  je  me  mette  aux  prises  avec  un  de  nos  artistes 
les  plus  éclairés.  Que  cet  artiste  ironique  hoche  du  nez  quand 
je  me  mêlerai  du  technique  de  son  métier,  à  la  bonne  heure; 
mais  s'il  me  contredit,  quand  il  s'agira  de  l'idéal  de  son  art,  il 
pourrait  bien  me  donner  ma  revanche.  Je  demanderai  donc  à 
cet  artiste  :  «  Si  vous  aviez  choisi  pour  modèle  la  plus  belle 
femme  que  vous  connussiez,  et  que  vous  eussiez  rendu  avec  le 
plus  grand  scrupule  tous  les  charmes  de  son  visage,  croiriez- 
vous  avoir  représenté  la  beauté?  Si  vous  me  répondez  que  oui, 
le  dernier  de  vos  élèves  vous  démentira,  et  vous  dira  que  vous 
avez  fait  un  portrait.  Mais  s'il  y  a  un  portrait  du  visage,  il  y  a 
un  portrait  de  l'œil,  il  y  a  un  portrait  du  cou,  de  la  gorge,  du 
ventre,  du  pied,  de  la  main,  de  l'orteil,  de  l'ongle  :  car,  qu'est-ce 
qu'un  portrait,  sinon  la  représentation  d'un   être  quelconque 
individuel  ?  Et  si  vous  ne  reconnaissez  pas  aussi  promptement, 
aussi  sûrement,  à  des  caractères  aussi  certains,  l'ongle  portrait 
que  le  visage  portrait,  ce  n'est  pas  que  la  chose  ne  soit,  c'est 
que  vous  l'avez  moins  étudiée  ;  c'est  qu'elle  olïre  moins  d'éten- 
due ;  c'est  que  ses  caractères  d'individualité  sont  plus  petits, 
plus  légers  et  plus  fugitifs.  Mais  vous  m'en  imposez,  vous  vous 
en  imposez  à  vous-même,  et  vous  en  savez  plus  que  vous  ne 
dites.  Vous  avez  senti  la  différence  de  l'idée  générale  et  de  la 
chose  individuelle  jusque  dans  les  moindres  parties,  puisque 
vous  n'oseriez  pas  m' assurer,  depuis  le  moment  où  vous  prîtes 
le  pinceau  jusqu'à  ce  jour,  de  vous  être  assujetti  à  l'imitation 
rigoureuse  d'un  cheveu.  Vous  y  avez  ajouté,  vous  en  avez  sup- 
primé; sans  quoi  vous  n'eussiez  pas  fait  une  image  première, 
une  copie  de  la  vérité,  mais  un  portrait  ou  une  copie  de  copie, 
<pavxa<;[/.aToç,  où/.  àXviOsiaç,  le  fantôme  et  non  la  chose;  et  vous 


10  SALON    DE    1767. 

n'auriez  été  qu'au  troisième  rang,  puisqu'entre  la  vérité  et  votre 
ouvrage,  il  y  aurait  eu  la  vérité  ou  le  prototype,  son  fantôme 
subsistant  qui  vous  sert  de  modèle,  et  la  copie  que  vous  faites 
de  cette  ombre  mal  terminée  de  ce  fantôme.  Votre  ligne  n'eût 
pas  été  la  véritable  ligne,  la  ligne  de  beauté,  la  ligne  idéale, 
mais  une  ligne  quelconque  altérée,  déformée,  portraitique, 
individuelle;  et  Phidias  aurait  dit  de  vous  :  rpiTpç  è<m  à-ô  t?,: 
xoXtjç  yvvaLw.bç  xat  àV/iôçîaç,  vous  n'êtes  qu'au  troisième  rang  après 
la  belle  femme  et  la  beauté;  et  il  aurait  d'il  vrai  :  il  y  a  entre 
la  \érité  et  son  image,  la  belle  fem iudi\ iduelle  qu'il  a  choi- 
sie pour  modèle.  —  .Mais,  me  dira  l'artiste  qui  réfléchit  avant 
que  de  contredire,  où  est  donc  le  vrai  modèle,  s'il  n'existe 
ni  en  tout  ni  en  partie  dans  la  nature;  et  si  l'on  peut  dire 
de  la  plus  petite  et  du  meilleur  choix,  'pavTaGfMCToç,  oùx  y.'/r- 
8ew;?  »  A  cela,  je  répliquerai  :  «  El  quand  je  ne  pourrais  pas 
vous  l'apprendre,  en  auriez-vous  moins  senti  la  vérité  de  ce 
que  je  vous  ai  dit?  En  serait-il  moins  vrai  que  pour  un  œil 
microscopique,  l'imitation  rigoureuse  d'un  ongle,  d'un  cheveu, 
ne  fût  un  portrait?  Mais  je  vais  vous  montrer  que  vous  avez  cet 
œil,  et  que  vous  vous  en  servez  sans  cesse.  Ne  convenez-vous 
pas  que  tout  être,  surtout  animé,  a  ses  fonctions,  ses  passions 
déterminées  dans  la  vie;  et  qu'avec  l'exercice  et  le  temps,  ces 
fonctions  ont  dû  répandre  sur  toute  son  organisation  une  alté- 
ration si  marquée  quelquefois,  qu'elle  ferait  deviner  la  fonction? 
Ne  convenez-vous  pas  que  cette  altération  n'affecte  pas  seule- 
ment la  masse  générale;  mais  qu'il  est  impossible  qu'elle  affecte 
la  masse  générale,  sans  allècier  chaque  partie  prise  «(''pare- 
ment? Ne  convenez-vous  pas  que,  quand  vous  avez  rendu  fidèle- 
ment, et  l'altération  propre  à  la  masse,  et  l'altération  conséquente 
de  chacune  de  ses  parties,  vous  avez  fait  le  portrait?  11  y  a  donc 
une  chose  qui  n'esl  pas  celle  que  vous  ave/  peinte,  et  une  chose 
que  vous  avez  peinte  qui  esl  entre  le  modèle  premier  et  votre  copie. 

—  Mais  où  est  le  modèle  premier? 

—  Un  moment,  de  grâce,  et  nous  y  viendrons  peut-être.  Ne 
convenez-vous  pas  encore  que  les  parties  molles  intérieures  de 
l'animal,  les  premières  déxeloppées,  disposent  de  la  forme  des 
parties  dures?  Ne  convenez-vous  pas  que  cette  influence  est 
générale  sur  tout  le  système?  Ne  convenez-vous  pas  qu'indé- 
pendamment   des   fonctions    journalières    et     habituelles    qui 


SALON    DE    1767.  11 

auraient  bientôt  gâté  ce  que  Nature  aurait  supérieurement  fait, 
il  est  impossible  d'imaginer,  entre  tant  de  causes  qui  agissent 
et  réagissent  clans  la  formation,  le  développement,  l'accroisse- 
ment d'une  machine  aussi  compliquée,  un  équilibre  si  rigou- 
reux et  si  continu,  que  rien  n'eût  péché  d'aucun  côté,  ni  par 
excès,  ni  par  défaut?  Convenez  que,  si  vous  n'êtes  pas  frappé  de 
ces  observations,  c'est  que  vous  n'avez  pas  la  première  teinture 
d'anatomie,  de  physiologie,  la  première  notion  de  la  nature. 
Convenez  du  moins  que,  sur  cette  multitude  de  tètes  dont  les 
allées  de  nos  jardins  fourmillent  un  beau  jour,  vous  n'en  trou- 
verez pas  une  dont  un  des  profils  ressemble  à  l'autre  profil  ;  pas 
une  dont  un  des  côtés  de  la  bouche  ne  diffère  sensiblement  de 
l'autre  côté;  pas  une  qui,  vue  dans  un  miroir  concave,  ait  un 
seul  point  pareil  à  un  autre  point.  Convenez  qu'il  parlait  en 
grand  artiste  et  en  homme  de  sens,  ce  Vernet,  lorsqu'il  disait  aux 
élèves  de  l'école  occupés  de  la  caricature  '  :  «  Oui,  ces  plis  sont 
a  grands,  larges  et  beaux;  mais  songez  que  vous  ne  les  reverrez 
«  plus.  »  Convenez  donc  qu'il  n'y  a  et  qu'il  ne  peut  y  avoir  ni  un 
animal  entier  subsistant,  ni  aucune  partie  de  l'animal  subsis- 
tant que  vous  puissiez  prendre  à  la  rigueur  pour  modèle  premier. 
•Convenez  donc  que  ce  modèle  est  purement  idéal,  et  qu'il  n'est 
emprunté  directement  d'aucune  image  individuelle  de  Nature, 
dont  la  copie  scrupuleuse  vous  soit  restée  dans  l'imagination,  et 
que  vous  puissiez  appeler  derechef,  arrêter  sous  vos  yeux  et 
recopier  servilement,  à  moins  que  vous  ne  veuillez  vous  faire 
portraitiste.  Convenez  donc  que,  quand  vous  faites  beau,  vous 
ne  faites  rien  de  ce  qui  est,  rien  même  de  ce  qui  peut  être. 
Convenez  donc  que  la  différence  du  portraitiste  et  de  vous, 
homme  de  génie,  consiste  essentiellement  en  ce  que  le  por- 
traitiste rend  fidèlement  Nature  comme  elle  est,  et  se  fixe  par 
goût  au  troisième  rang  ;  et  que  vous  qui  cherchez  la  vérité,  le 
premier  modèle,  votre  effort  continu  est  de  vous  élever  au  second. 

—  Vous  m'embarrassez  ;  mais  tout  cela  n'est  que  de  la  méta- 
physique. 

—  Eh  !  grosse  bête,  est-ce  que  ton  art  n'a  pas  sa  métaphy- 


1.  A  l'école,  une  fois  la  semaine,  les  élèves  s'assemblent.  Un  d'eux  sert  de 
modèle.  Son  camarade  le  pose  et  l'enveloppe  ensuite  d'une  pièce  d'étoffe  blanche, 
la  drapant  le  mieux  qu'il  peut;  et  c'est  là  ce  qu'on  appelle  faire  la  caricature.  (D.) 


12  SALON    DE    17  67. 

sique?  Est-ce  que  cette  métaphysique,  qui  a  pour  objet  la  nature, 
la  belle  nature,  la  vérité,  le  premier  modèle  auquel  tu  te  con- 
formes sous  peine  de  n'être  qu'un  portraitiste,  n'est  pas  la  plus 
sublime  métaphysique?  Laisse  là  ce  reproche  que  les  sots,  qui 
ne  pensent  point,  font  aux  hommes  profonds  qui  pensent. 

—  Tenez,  sans  m'alambiquer  tant  l'esprit,  quand  je  veux  faire 
une  statue  de  belle  femme,  j'en  fais  déshabiller  un  grand  nombre  ; 
toutes  m'offrent  de  belles  parties  et  des  parties  difformes  ;  je 
prends  de  chacune  ce  qu'elles  ont  de  beau. 

—  Et  à  quoi  le  reconnais-tu? 

—  Mais  à  la  conformité  avec  l'antique,  que  j'ai  beaucoup  étudié. 

—  Et  si  l'antique  n'était  pas,  comment  t'y  prendrais-tu? 
Tu  ne  me  réponds  pas.  Écoute-moi  donc,  car  je  vais  tâcher  de 
t'expliquer  comment  les  Anciens,  qui  n'avaient  pas  d'antiques, 
s'y  sont  pris;  comment  tu  es  devenu  ce  que  tu  es,  et  la  raison 
d'une  routine  bonne  ou  mauvaise  que  tu  suis  sans  en  avoir 
jamais  recherché  l'origine.  Si  ce  que  je  te  disais  tout  à  l'heure 
est  vrai,  le  modèle  le  plus  beau,  le  plus  parfait  d'un  homme  ou 
d'une  femme,  serait  un  homme  ou  une  femme  supérieurement 
propre  à  toutes  les  fonctions  de  la  vie,  et  parvenu  à  l'âge  du 
plus  entier  développement,  sans  en  avoir  exercé  aucune.  Mais 
comme  la  nature  ne  nous  montre  nulle  part  ce  modèle,  ni  total 
ni  partiel  ;  comme  elle  produit  tous  ses  ouvrages  viciés;  comme 
les  plus  parfaits  qui  sortent  de  son  ateltier  ont  été  assujettis  à 
des  conditions,  des  fonctions,  des  besoins  qui  les  ont  encore 
déformés;  comme,  par  la  seule  nécessité  sauvage  de  se  conser- 
ver et  de  se  reproduire,  ils  se  sont  éloignes  de  plus  en  plus  de 
la  vérité,  du  modèle  premier,  de  l'image  intellectuelle,  en  sorte 
qu'il  n'\  a  point,  qu'il  n'y  eut  jamais,  et  qu'il  ne  peut  jamais 
y  avoir  ni  un  tout,  ni  par  conséquent  une  seule  partie  d'un 
tout  qui  n'ait  souffert  ;  sais-tu,  mon  ami,  ce  que  tes  plus  anciens 
prédécesseurs  ont  fait?  Par  une  longue  observation,  par  une 
expérience  consommée,  par  la  comparaison  des  organes  avec 
leurs  fonctions  naturelles,  par  un  tact  exquis,  par  un  goût,  un 
instinct,  une  sorte  d'inspiration  donnée  à  quelques  rares  génies, 
peut-être  par  un  projet,  naturel  à  un  idolâtre,  d'élever  l'homme 
au-dessus  de  sa  condition,  et  de  lui  imprimer  un  caractère  divin, 
un  caractère  exclusif  de  toutes  les  servitudes  de  notre  vie  ché- 
tive,  pauvre,   mesquine  et  misérable,    ils  ont  commencé  par 


SALON   DE   1767.  13 

sentir  les  grandes  altérations,  les  difformités  les  plus  grossières, 
les  grandes  souffrances.  Voilà  le  premier  pas  qui  n'a  propre- 
ment réformé  que  la  masse  générale  du   système   animal,  ou 
quelques-unes  de  ses  portions  principales.  Avec  le  temps,  par 
une  marche  lente  et  pusillanime,  par  un  long  et  pénible  tâton- 
nement, par  une  notion  sourde,  secrète,  d'analogie,  le  résultat 
d'une  infinité  d'observations  successives  dont  la  mémoire  s'éteint 
et  dont  l'effet  reste,  la  réforme  s'est  étendue  à  de  moindres  par- 
ties, de  celles-ci  à  de  moindres  encore,  et  de  ces  dernières  aux 
plus  petites,   à  l'ongle,  à  la  paupière,  aux  cils,  aux  cheveux, 
effaçant  sans  relâche  et  avec  une  circonspection  étonnante  les 
altérations  et  difformités  de  Nature  viciée,  ou  dans  son  origine, 
ou  par  les  nécessités  de  sa  condition,  s'éloignant  sans  cesse  du 
portrait,  de  la  ligne  fausse,  pour  s'élever  au  vrai  modèle  idéal 
de  la  beauté,  à  la  ligne  vraie;   ligne  vraie,  modèle  idéal  de  la 
beauté,  qui  n'exista  nulle  part  que  dans  la  tête  des  Agasias,  des 
Raphaël,   des  Poussin,  des   Puget,  des  Pigalle,  des   Falconet; 
modèle  idéal  de  la  beauté,  ligne  vraie,  dont  les  artistes  subal- 
ternes ne  puisent  des  notions  incorrectes,  plus  ou  moins  appro- 
chées, que  dans  l'antique  ou  dans  les  ouvrages  incorrects  de  la 
nature  ;  modèle  idéal  de  la  beauté,  ligne  vraie,  que  ces  grands 
maîtres  ne  peuvent  inspirer  à  leurs  élèves  aussi  rigoureusement 
qu'ils  la  conçoivent;  modèle  idéal  de  la  beauté,  ligne  vraie,  au- 
dessus  de  laquelle  ils  peuvent  s'élancer  en  se  jouant,  pour  pro- 
duire le  chimérique  :  le  Sphinx,  le  Centaure,  l'Hippogriffe,  le 
Faune,  et  toutes  les  natures  mêlées;  au-dessous  de  laquelle  ils 
peuvent  descendre  pour  produire  les  différents  portraits  de  la 
vie,  la  charge,  le  monstre,  le  grotesque,  selon  la  dose  de  men- 
songe qu'exige  leur  composition  et  l'effet  qu'ils  ont  à  produire; 
en  sorte  que  c'est  presque  une  question  vide  de   sens,    que   de 
chercher  jusqu'où  il  faut  se  tenir  approché  ou  éloigné  du  modèle 
idéal  de  la  beauté,  de  la  ligne  vraie  ;  modèle  idéal  de  la  beauté, 
ligne  vraie  non   traditionnelle,   qui    s'évanouit  presque   avec 
l'homme  de  génie;  qui   forme  pendant    un    temps   l'esprit,   le 
caractère,  le  goût  des  ouvrages  d'un  peuple,  d'un  siècle,  d'une 
école  ;  modèle  idéal  de  la  beauté,  ligne  vraie,  dont  l'homme  de 
génie  aura  la  notion  plus  ou  moins  rigoureuse,  selon  le  climat 
le  gouvernement,  les  lois,  les  circonstances  qui   l'auront   vu 
naître;  modèle  idéal  de  la  beauté,  ligne  vraie,  qui  se  corrompt, 


\h  SALON    DE    1767. 

qui  se  perd  et  qui  ne  se  retrouverait  peut-être  parfaitement 
chez  un  peuple,  que  par  le  retour  à  l'état  de  barbarie;  car  c'est 
la  seule  condition  où  les  hommes,  convaincus  de  leur  ignorance, 
puissent  se  résoudre  à  la  lenteur  du  tâtonnement;  les  autres 
restent  médiocres,  précisément  parce  qu'ils  naissent,  pour  ainsi 
dire,  savants.  Serviles  et  presque  stupides  imitateurs  de  ceux 
qui  les  ont  précèdes,  ils  étudient  la  nature  comme  parfaite,  et 
non  comme  perfectible;  ils  vont  la  chercher,  non  pour  appro- 
cher du  modèle  idéal  et  de  la  ligne  vraie,  mais  pour  approcher 
de  plus  près  de  la  copie  de  ceux  qui  l'ont  possédée.  C'est  du 
plus  habile  d'entre  eux,  que  le  Poussin  a  dit  qu'il  était  un  ange 
en  comparaison  des  modernes,  et  un  âne  en  comparaison  des 
Anciens.  Les  imitateurs  scrupuleux  de  l'antique  ont  sans  cesse 
les  yeux  attaches  sur  le  phénomène;  mais  aucun  d'eux  n'en  a 
la  raison.  Ils  restent  d'abord  un  peu  au-dessous  de  leur  modèle; 
peu  à  peu  ils  s'en  écartent  davantage,  du  quatrième  degré  de 
portraitiste,  de  copiste,  ils  se  ravalent  au  centième.  » 

Mais,  me  direz-vous,  il  est  donc  impossible  à  nos  artistes 
d'égaler  jamais  les  Anciens?  Je  le  pense,  du  moins  en  suivant 
la  route  qu'ils  tiennent,  en  n'étudiant  la  nature,  en  ne  la  recher- 
chant, en  ne  la  trouvant  belle  que  d'après  des  copies  antiques, 
quelque  sublimes  qu'elles  soient,  et  quelque  fidèle  que  puisse 
être  l'image  qu'ils  en  ont.  Réformer  la  nature  sur  l'antique, 
c'est  suivre  la  route  in\ei>e  des  Anciens  qui  n'en  avaient  point; 
c'est  toujours  travailler  d'après  une  copie.  Et  puis,  mon  ami, 
croyez-vous  qu'il  n'y  ait  aucune  différence  entre  être  de  l'école 
primitive  et  du  secret,  partager  l'esprit  national,  être  animé  de 
la  chaleur,  et  pénétré  des  vues,  des  procédés,  des  moyens  de 
ceux  qui  ont  fait  la  chose,  et  voir  simplement  la  chose  faite  ? 
croyez-\ons  qu'il  n'y  ait  aucune  différence  entre  Pigalle  et 
l'alconet  à  Paris,  devant  le  Gladiateur,  et  Pigalle  et  Falconet 
dans  Athènes,  et  devant  Agasias?  C'est  un  vieux  conte,  mon 
ami,  que  pour  former  cette  statue  vraie  ou  imaginaire  que  les 
Anciens  appelaient  la  règle,  et  que  j'appelle  le  modèle  idéal  ou 
la  ligne  vraie,  ils  aient  parcouru  la  nature,  empruntant  d'elle 
dans  une  infinité  d'individus  les  plus  belles  parties  dont  ils 
composèrent  un  tout.  Comment  est-ce  qu'ils  auraient  reconnu 
la  beauté  de  ces  parties?  De  celles  surtout  qui,  rarement  expo- 
sées à  nos  yeux,  telles  que  le  ventre,  le  haut  des  reins,  Parti- 


SALON    DE    1767.  15 

culalion  des  cuisses  ou  des  bras,  où  le  poco  più  et  le  poco  mena 
sont  sentis  par  un  si  petit  nombre  d'artistes,  ne  tiennent  pas  le 
nom  de  belles  de  l'opinion  populaire,  que  l'artiste  trouve  établie 
en  naissant,  et  qui  décide  son  jugement.  Entre  la  beauté  d'une 
forme  et  sa  difformité;  il  n'y  a  que  l'épaisseur  d'un  cheveu; 
comment  avaient-ils  acquis  ce  tact  qu'il  faut  avoir,  avant  que 
de  rechercher  les  formes  les  plus  belles  éparses,  pour  en  com- 
poser un  tout?  Voilà  ce  dont  il  s'agit.  Et  quand  ils  eurent  ren- 
contré ces  formes,  par  quel  moyen  incompréhensible  les  réuni- 
rent-ils? Qu'est-ce  qui  leur  inspira  la  véritable  échelle  à  laquelle 
il  fallait  les  réduire?  Avancer  un  pareil  paradoxe,  n'est-ce  pas 
prétendre  que  ces  artistes  avaient  la  connaissance  la  plus  pro- 
fonde de  la  beauté,  étaient  remontés  à  son  vrai  modèle  idéal,  à 
la  ligne  de  foi,  avant  que  d'avoir  fait  une  seule  belle  chose?  Je 
vous  déclare  donc  que  cette  marche  est  impossible,  absurde.  Je 
vous  déclare  que,  s'ils  avaient  possédé  le  modèle  idéal,  la  ligne 
vraie,  dans  leur  imagination,  ils  n'auraient  trouvé  aucune  partie 
qui  les  eût  contentés  à  la  rigueur.  Je  vous  déclare  qu'ils  n'au- 
raient été  que  portraitistes  de  celle  qu'ils  auraient  servilement 
copiée.  Je  vous  déclare  que  ce  n'est  point  à  l'aide  d'une  infinité 
de  petits  portraits  isolés,  qu'on  s'élève  au  modèle  original  et 
premier  ni  de  la  partie,  ni  de  l'ensemble  et  du  tout;  qu'ils  ont 
suivi  une  autre  voie,  et  que  celle  que  je  viens  de  prescrire  est 
celle  de  l'esprit  humain  dans  toutes  ses  recherches. 

Je  ne  dis  pas  qu'une  nature  grossièrement  viciée  ne  leur  ait 
inspiré  la  première  pensée  de  réforme,  et  qu'ils  n'aient  long- 
temps pris  pour  parfaites  des  natures  dont  ils  n'étaient  pas  en 
état  de  sentir  le  vice  léger,  h  moins  qu'un  génie  rare  et  vio- 
lent ne  se  soit  élancé  tout  à  coup  du  troisième  rang,  où  il 
tâtonnait  avec  la  foule,  au  second.  Mais  je  prétends  que  ce 
génie  s'est  fait  attendre,  et  qu'il  n'a  pu  faire  lui  seul  ce  qui  est 
l'ouvrage  du  temps  et  d'une  nation  entière.  Je  prétends  que 
c'est  dans  cet  intervalle  du  troisième  rang,  du  rang  de  portrai- 
tiste de  la  plus  belle  nature  subsistante,  soit  en  tout,  soit  en 
partie,  que  sont  renfermées  toutes  les  manières  possibles  de 
faire  avec  éloge  et  succès,  toutes  les  nuances  imperceptibles 
du  bien,  du  mieux  et  de  l'excellent.  Je  prétends  que  tout  ce 
qui  est  au-dessus  est  chimérique,  et  que  tout  ce  qui  est  au- 
dessous  est  pauvre,   mesquin,  vicieux.  Je  prétends  que,  sans 


16  SALON   DE  1767. 

recourir  aux  notions  que  je  viens  d'établir,  on  prononcera  éter- 
nellement les  mots  d'exagération,  de  pauvre  nature,  de  nature 
mesquine,  sans  en  avoir  d'idées  nettes.  Je  prétends  que  la  rai- 
son principale  pour  laquelle  les  arts  n'ont  pu,  dans  aucun 
siècle,  chez  aucune  nation,  atteindre  au  degré  de  perfection 
qu'ils  ont  eu  chez  les  Grecs,  c'est  que  c'est  le  seul  endroit 
connu  de  la  terre  où  ils  ont  été  soumis  au  tâtonnement;  c'est 
que,  grâce  aux  modèles  qu'ils  nous  ont  laissés,  nous  n'avons 
jamais  pu,  comme  eux,  arriver  successivement  et  lentement  à 
la  beauté  de  ces  modèles;  c'est  que  nous  nous  en  sommes  ren- 
dus plus  ou  moins  servilement  imitateurs,  portraitistes,  et  que 
nous  n'avons  jamais  eu  que  d'emprunt,  sourdement,  obscuré- 
ment le  modèle  idéal,  la  ligne  vraie;  c'est  que,  si  ces  modèles 
avaient  été  anéantis,  il  y  a  tout  à  présumer  qu'obligés  comme 
eux  à  nous  traîner  d'après  une  nature  difforme,  imparfaite, 
viciée,  nous  serions  arrivés  comme  eux  à  un  modèle  original  et 
premier,  à  une  ligne  vraie  qui  aurait  été  bien  plus  nôtre  qu'elle 
ne  l'est  et  ne  peut  l'être;  et,  pour  trancher  le  mot,  c'est  que 
les  chefs-d'œuvre  des  Anciens  me  semblent  faits  pour  attester  à 
jamais  la  sublimité  des  artistes  passés,  et  perpétuer  à  toute 
éternité  la  médiocrité  des  artistes  à  venir.  J'en  suis  fâché;  mais 
il  faut  que  les  lois  inviolables  de  Nature  s'exécutent;  c'est  que 
Nature  ne  fait  rien  par  saut,  et  que  cela  n'est  pas  moins  vrai 
dans  les  arts  que  dans  l'univers. 

Quelques  conséquences  que  vous  tirerez  bien  de  là  sans  que 
je  m'en  mêle,  c'est  l'impossibilité  confirmée  par  l'expérience  de 
tous  les  temps  et  de  tous  les  peuples,  que  les  beaux-arts  aient 
chez  un  même  peuple,  plusieurs  beaux  siècles;  c'est  que  ces 
principes  s'étendent  également  à  l'éloquence,  à  la  poésie,  et 
peut-être  aux  langues.  Le  célèbre  Garrick  disait  au  chevalier 
de  Ghastellux  :  «  Quelque  sensible  que  Nature  ait  pu  vous  for- 
mer, si  vous  ne  jouez  que  d'après  vous-même,  ou  la  nature 
subsistante  la  plus  parfaite  que  vous  connaissiez,  vous  ne  serez 
que  médiocre. 

—  Médiocre!  et  pourquoi  cela? 

—  C'est  qu'il  y  a  pour  vous,  pour  moi,  pour  le  spectateur, 
tel  homme  idéal  possible  qui.  dans  la  position  donnée,  serait 
bien  autrement  affecté  que  vous.  Voilà  l'être  imaginaire  que 
vous  devez  prendre  pour  modèle.  Plus  fortement  vous  l'aurez 


SALON   DE   1767.  17 

conçu,  plus  vous  serez  grand,  rare,  merveilleux  et  sublime. 

—  Vous  n'êtes  donc  jamais  vous? 

—  Je  m'en  garde  bien.  Ni  moi,  monsieur  le  chevalier,  ni 
rien  que  je  connaisse  précisément  autour  de  moi.  Lorsque  je 
m'arrache  les  entrailles,  lorsque  je  pousse  des  cris  inhumains, 
ce  ne  sont  pas  mes  entrailles,  ce  ne  sont  pas  mes  cris,  ce  sont 
les  entrailles,  ce  sont  les  cris  d'un  autre  que  j'ai  conçu,  et  qui 
n'existe  pas.  » 

Or,  il  n'y  a,  mon  ami,  aucune  espèce  de  poëte  à  qui  la 
leçon  de  Garrick  ne  convienne.  Son  propos  bien  réfléchi,  bien 
approfondi,  contient  le  scciuidus  a  natura  et  le  terlius  ab  idea 
de  Platon,  le  germe  et  la  preuve  de  tout  ce  que  j'ai  dit.  C'est 
que  les  modèles,  les  grands  modèles,  si  utiles  aux  hommes 
médiocres,  nuisent  beaucoup  aux  hommes  de  génie. 

Après  cette  excursion,  à  laquelle,  vraie  ou  fausse,  peu 
d'autres  que  vous  seront  tentés  de  donner  touie  l'attention 
qu'elle  mérite,  parce  que  peu  saisiront  la  différence  d'une 
nation  qu'on  fait  ou  qui  se  fait  d'elle-même,  je  passe  au  Salon 
ou  aux  différentes  productions  que  nos  artistes  y  ont  exposées 
cette  année.  Je  vous  ai  prévenu  sur  ma  stérilité,  ou  plutôt  sur 
l'état  d'épuisement  où  les  Salons  précédents  m'ont  réduit;  mais 
ce  que  vous  perdrez  du  côté  des  écarts,  des  vues,  des  prin- 
cipes, des  réflexions,  je  tâcherai  de  vous  le  rendre  par  l'exac- 
titude des  descriptions,  et  l'équité  des  jugements.  Entions 
donc  dans  ce  sanctuaire.  Regardons,  regardons  longtemps;  sen- 
tons et  jugeons.  Surtout,  mon  ami,  comme  il  faut  que  je  me 
taise  ou  que  je  parle  selon  la  franchise  de  mon  caractère,  mon- 
sieur le  maître  de  la  boutique  du  Houx  toujours  vert,  obtenez 
de  vos  pratiques  le  serment  solennel  de  la  réticence.  Je  ne 
veux  contrister  personne  ni  l'être  à  mon  tour.  Je  ne  veux  pas 
ajouter  à  la  nuée  de  mes  ennemis  une  nuée  de  surnuméraires. 
Dites  que  les  artistes  s'irritent  facilement, 


Genus  irritabile  vatum. 
Hor.AT.  EpistoL,  lib.  II,  epist.  n. 


Dites  que,  dans  leur  colère,   ils  sont  plus  violents    et    plus 

dangereux  que  les  guêpes.  Dites  que  je  ne  veux  pas  être  exposé 

aux  guêpes.  Dites  que  je  manquerais  à  l'amitié  et  à  la  con- 

xi.  2 


18  SALON   DE    1767. 

fiance  de  la  plupart  d'entre  eux.  Dites  que  ces  papiers  me  don- 
neraient un  air  de  méchanceté,  de  fausseté,  de  noirceur  et 
d'ingratitude.  Dites  que  les  préjugés  nationaux  n'étant  pas  plus 
respectés  dans  mes  lignes,  que  les  mauvaises  manières  de 
peindre;  les  vices  des  grands,  que  les  défauts  des  artistes;  les 
extravagances  de  la  société,  que  celles  de  l'Académie,  il  y  a  de 
quoi  perdre  cent  hommes  mieux  étayés  que  moi.  Dites  que, 
s'il  arrivait  qu'un  petit  service,  qui  vous  est  rendu  par  l'amitié, 
devînt  pour  moi  la  source  de  quelque  grand  chagrin,  vous  ne 
vous  en  consoleriez  jamais.  Dites  que,  tout  inconvénient  à 
part,  il  faut  être  fidèle  au  pacte  qu'on  a  consenti.  Présentez 
mon  très-humble  respect  à  Mme  la  princesse  de  Nassau-Saar- 
bruck,  et  envoyez-lui  toujours  des  papiers  qui  l'amusent.  La 
première  fois,  mon  ami,  nous  époussetterons  Michel  Van  Loo. 


Sine  ira  et  studio  quorum  caussas  procul  habeo. 
Taut.  Annal,  lib.  I,  cap.  i. 

Voici  mes  critiques  et  mes  éloges.  Je  loue,  je  blâme,  d'après 
ma  sensation  particulière,  qui  ne  fait  pas  loi.  Dieu  ne  deman- 
derait de  nous  que  la  sincérité  avec  nous-mêmes.  Les  artistes 
voudront  bien  n'être  pas  plus  exigeants.  On  a  bientôt  dit  :  «  Cela 
est  beau;  cela  est  mauvais;  »  mais  la  raison  du  plaisir  ou  du 
dégoût  se  fait  quelquefois  attendre;  et  je  suis  commandé  par 
un  diable  d'homme,  qui  ne  lui  donne  pas  le  temps  de  venir. 
Priez  Dieu  pour  la  conversion  de  cet  homme-là;  et,  le  front 
incliné  devant  la  porte  du  Salon,  faites  amende  honorable  h 
l'Académie  des  jugements  inconsidérés  que  je  vais  porter. 

MICHEL   VAN   LOO. 

1.  LA  PEINTURE  ET  LA  SCULPTURE1. 

Ce  n'est  pas  Carie,  c'est  Michel.  Carie  est  mort.  Il  y  a  de 
Michel  deux  ovales  représentant,  l'un  la  Peinture,  l'autre  la 
Sculpture. 

\.  Deux  tableaux  ovales  de  3  pieds  8  pouces  de  large  sur  3  pieds  1  pouce  de  haut. 


SALON    DE    1767.  19 

La  Sculpture  est  assise.  On  la  voit  de  face,  la  tête  coiffée  à 
la  romaine,  le  regard  assuré,  le  bras  droit  retourné,  et  le  dos 
de  la  main  appuyé  sur  la  hanche  ;  l'autre  bras  posé  sur  la  selle 
à  modeler,  l'ébauchoir  à  la  main.  Il  y  a  sur  la  selle  un  buste 
commencé. 

Pourquoi  ce  caractère  de  majesté?  Pourquoi  ce  bras  sur 
la  hanche?  Cette  attitude  d'atelier  cadre-t-elle  bien  avec  l'air  de 
noblesse?  Supprimez  la  selle,  l'ébauchoir  et  le  buste;  et  vous 
prendrez  la  figure  symbolique  d'un  art  pour  une   impératrice. 

Mais  elle  impose.  —  D'accord.  —  Mais  ce  bras  retourné  et 
ce  poignet  appuyé  sur  la  hanche  donne  de  la  noblesse,  et 
marque  le  repos.  —  Donne  de  la  noblesse,  si  vous  voulez. 
Marque  le  repos,  certainement.  —  Mais,  cent  fois  le  jour, 
l'artiste  prend  cette  position,  soit  que  la  lassitude  suspende  son 
travail,  soit  qu'il  s'en  éloigne  pour  en  juger  l' effet.  —  Ce  que 
vous  dites,  je  l'ai  vu.  Que  s'ensuit-il?  en  est-il  moins  vrai  que 
tout  symbole  doit  avoir  un  caractère  propre  et  distinctif?  que 
si  vous  approuvez  cette  Sculpture  impératrice,  vous  blâmerez 
du  moins  cette  Peinture  bourgeoise,  qui  lui  fait  pendant?  — 
Cette  première  est  de  bonne  couleur.  —  Peut-être  un  peu 
sale.  —  Très-bien  drapée,  d'une  grande  correction  de  dessin, 
d'un  assez  bon  effet.  —  Passons,  passons;  mais  n'oublions  pas 
que  l'artiste  qui  traite  ces  sortes  de  sujets  s'en  tient  à  l'imitation 
de  Mature  ou  se  jette  dans  l'emblème,  et  que  ce  dernier  parti 
lui  impose  la  nécessité  de  trouver  une  expression  de  génie, 
une  physionomie  unique,  originale  et  d'état,  l'image  énergique 
et  forte  d'une  qualité  individuelle.  Voyez  cette  foule  d'esprits 
incoercibles  et  véloces  sortis  de  la  tête  de  Bouchardon  et  accou- 
rant à  la  voix  iï  Ulysse  qui  évoque  l'ombre  de  Tirêsius  *;  voyez 
ces  Naïades  abandonnées,  molles  et  Huantes  de  Jean  Goujon. 
Les  eaux  de  la  fontaine  des  Innocents  ne  coulent  pas  mieux. 
Les  symboles  serpentent  comme  elles.  Voyez  un  certain  amour 
de  Van  Dyck.  C'est  un  enfant;  mais  quel  enfant!  c'est  le  maître 
des  hommes;  c'est  le  maître  des  dieux.  On  dirait  qu'il  brave  le 
ciel  et  qu'il  menace  la  terre.  C'est  le  quos  ego  du  poëte,  rendu 
pour  la  première  fois. 

Et  puis,  je  vous  le   demande,    n'aimeriez-vous  pas  mieux 

J.  Cet  exemple,  que  Diderot  a  déjà  cité  et  qu'il  citera  encore,  est  un  dessin. 


20  SALON    DL    1767. 

cette  tête  coiffée  d'humeur,  sa  draperie  lâche  et  moins  arrangée, 
et  son  regard  attaché  sur  le  buste? 

La  Peinture  du  Michel  est  assise  devant  son  chevalet;  ou  la 
voit  de  profil.  Elle  a  la  palette  et  le  pinceau  à  la  main.  Elle 
travaille;  elle  est  commune  d'expression.  Rien  de  cette  chaleur 
du  génie  qui  crée.  Elle  est  grise  ;  elle  est  fade;  la  touche  en  est 
molle,  molle,  molle. 

Après  ces  deux  morceaux  viennent  des  portraits  sans  nom- 
bre, à  les  compter  tous;  quelques  portraits,  à  ne  compter  que 
les  bons. 

Celui  du  Cardinal  de  Choiseid  l  est  sage,  ressemblant,  bien 
assis,  bien  de  chair;  on  ne  saurait  mieux  posé  ni  mieux  habillé  ; 
c'est  la  nature  et  la  vérité  même.  Ce  sont  ces  vêtements-là  qui 
n'ont  pas  été  mannequinés.  Plus  on  a  de  goût  et  de  vrai  goût, 
plus  on  regarde  ce  cardinal.  11  rappelle  ces  cardinaux  et  ces 
papes  de  Jules  Romain,  de  Raphaël  et  de  Van  Dyck,  qu'on  voit 
dans  les  premières  pièces  du  Palais-Royal  2.  Sa  fourrure  n'est 
pas  autrement  chez  le  fourreur. 

3.  l'abbé   de  breteuil. 

L'Abbé  de  Breteuil  tout  aussi  ressemblant,  plus  éclatant  de 
couleur  :  mais  moins  vigoureux,  moins  sage,  moins  harmonieux. 
Du  reste,  l'air  facile  et  dégagé  d'un  abbé  grand  seigneur  et 
paillard. 

8.     M.     DIDEROT  3. 

Moi.  J'aime  Michel  ;  mais  j'aime  encore  mieux  la  vérité. 
Assez  ressemblant;  il  peut  dire  à  ceux  qui  ne  le  reconnaissent 
pas,  comme  le  jardinier  de  l'opéra-comique  :  «  C'est  qu'il  ne 
m'a  jamais  vu  sans  perruque.  »  Très-vivant;  c'esl  sa  douceur, 
avec  sa  vivacité;  mais  trop  jeune,  tête  trop  petite,  joli  comme 
une  femme,  lorgnant,  souriant,  mignard,  faisant  le  petit  bec,  la 
bouche  en  cœur;  rien  de  la  sagesse  de  couleur  du  Cardinal  de 
Choiseulj  et  puis  un  luxe  de  \étement  à  ruiner  le  pauvre  litté- 

1.  N°2. 

2.  Se  voient  aujourd'hui  au  Musée.  (Bu.) 

3.  Gravé  in-folio  par  Benriquez  et  reproduit  en  couleur  par  Alix.  Ce  tableau  est 
conservé  dans  la  famille  de  Vandeul. 


SALON   DE    1767.  21 

rateur,  si  le  receveur  de  la  capitation  vient  à  l'imposer  sur  sa 
robe  de  chambre  l.  L'écritoire,  les  livres,  les  accessoires  aussi 
bien  qu'il  est  possible,  quand  on  a  voulu  la  couleur  brillante  et 
qu'on  veut  être  harmonieux.  Pétillant  de  près,  vigoureux  de 
loin,  surtout  les  chairs.  Du  reste,  de  belles  mains  bien  mode- 
lées, excepté  la  gauche  qui  n'est  pas  dessinée.  On  le  voit  de 
face;  il  a  la  tête  nue;  son  toupei  gris,  avec  sa  mignardise,  lui 
donne  l'air  d'une  vieille  coquette  qui  fait  encore  l'aimable;  la 
position  d'un  secrétaire  d'État  et  non  d'un  philosophe.  La  faus- 
seté du  premier  moment  a  influé  sur  tout  le  reste.  C'est  cette 
folle  de  madame  Van  Loo  qui  venait  jaser  avec  lui,  tandis  qu'on 
le  peignait,  qui  lui  a  donné  cet  air-là,  et  qui  a  tout  gâté.  Si  elle 
s'était  mise  à  son  clavecin,  et  qu'elle  eût  préludé  ou  chanté, 

Non  ha  ragione,  ingrato, 
Un  core  abbandonato, 

ou  quelque  autre  morceau  du  même  genre,  le  philosophe  sen- 
sible eût  pris  un  tout  autre  caractère  ;  et  le  portrait  s'en  serait 
ressenti.  Ou  mieux  encore,  il  fallait  le  laisser  seul,  et  l'aban- 
donner à  sa  rêverie.  Alors  sa  bouche  se  serait  entr' ouverte,  ses 
regards  distraits  se  seraient  portés  au  loin,  le  travail  de  sa  tête, 
fortement  occupée,  se  serait  peint  sur  son  visage  ;  et  Michel 
eût  fait  une  belle  chose.  Mon  joli  philosophe,  vous  me  serez  à 
jamais  un  témoignage  précieux  de  l'amitié  d'un  artiste,  excel- 
lent artiste,  plus  excellent  homme.  Mais  que  diront  mes  petits- 
enfants,  lorsqu'ils  viendront  à  comparer  mes  tristes  ouvrages 
avec  ce  riant,  mignon,  efféminé,  vieux^coquet-là?  Mes  enfants, 
je  vous  préviens  que  ce  n'est  pas  moi.  J'avais  en  une  journée 
cent  physionomies  diverses,  selon  la  chose  dont  j'étais  affecté. 
J'étais  serein,  triste,  rêveur,  tendre,  violent,  passionné,  enthou- 
siaste; mais  je  ne  fus  jamais  tel  que  vous  me  voyez  là.  J'avais 
un  grand  front,  des  yeux  très-vifs,  d'assez  grands  traits,  la  tête 
tout  à  fait  du  caractère  d'un  ancien  orateur,  une  bonhomie  qui 
touchait  de  bien  près  à  la  bêtise,  à  la  rusticité  des  anciens 
temps.  Sans  l'exagération  de  tous  les  traits  clans  la  gravure 


i.  Sans  doute  celle  dont  il  est  question  dans  les  Regrets  sur  ma  vieille  robe  de 
chambre,  t.  IV.  La  date  paraît  concorder  avec  celle  du  don  fait  par  Mme  Geoffrin 
au  philosophe. 


22  SALON    DE   17G7. 

qu'on  a  faite  d'après  le  crayon  de  Greuze  l,  je  serais  infiniment 
mieux.  J'ai  un  masque  qui  trompe  l'artiste;  soit  qu'il  y  ait  trop 
de  choses  fondues  ensemble  ;  soit  que,  les  impressions  de  mon 
âme  se  succédant  très-rapidement  et  se  peignant  toutes  sur 
mon  visage,  l'œil  du  peintre  ne  me  retrouvant  pas  le  même  d'un 
instant  à  l'autre,  sa  tâche  devienne  beaucoup  plus  difficile  qu'il 
ne  la  croyait.  Je  n'ai  jamais  été  bien  fait  que  par  un  pauvre 
diable  appelé  Garand  2,  qui  m'attrapa,  comme  il  arrive  à  un  sot 
qui  dit  un  bon  mot.  Celui  qui  voit  mon  portrait  par  Garand, 
me  voit.  Ecco  il  vero  Pulcinella3.  M.  Grimm  l'a  fait  graver; 
mais  il  ne  le  communique  pas.  Il  attend  toujours  une  inscrip- 
tion 4  qu'il  n'aura  que  quand  j'aurai  produit  quelque  chose  qui 
m'immortalise.  —  Et  quand  l'aura-t-il?  —  Quand?  demain 
peut-être  ;  et  qui  sait  ce  que  je  puis  ?  Je  n'ai  pas  la  conscience 
d'avoir  encore  employé  la  moitié  de  mes  forces.  Jusqu'à  présent 
je  n'ai  que  baguenaudé.  J'oubliais  parmi  les  bons  portraits  de 
moi,  le  buste  de  mademoiselle  Gollot,  surtout  le  dernier  5,  qui 

1.  Ce  profil  de  Greuze  au  pastel,  qui  appartient  aujourd'hui  à  M.  Walferdii),  a 
été  fort  souvent  grave.  Diderot  veut  parler  ici  de  la  gravure  qu'en  a  faite  Saint- 
Aubin  en  1766. 

2.  Garand  était  membre  de  l'Académie  de  Saint-Luc.  Le  portrait  qu'il  a  fait  de 
Diderot  a  été  gravé  par  Chenu.  C'est  celui  qui  est  reproduit  dans  notre  édition. 
Peut-être  faut-il  souscrire  au  jugement  que  porte  Diderot  sur  son  talent  comme 
peintre,  mais  il  y  a  de  lui  quelques  eaux-fortes,  entre  autres  les  portraits  de  l'abbé 
de  Lattaignant,  de  Marivaux,  etc.,  qui  prouvent  qu'il  n'était  point  maladroit  dans 
ce  genre.  Quand  il  ne  gravait  pas  lui-même,  c'était  Chenu  qui  gravait  d'après  lui. 

3.  Vllusion  à  une  anecdote  souvent  citée  depuis  que  Diderot  l'a  rapportée  dans 
ses  Lettres  à  MUe  Voland  :  anecdote  où  un  moine  vénitien,  pour  détourner  les 
badauds  amassés  autour  d'un  polichinelle,  leur  crie  en  leur  montrant  le  crucifix  :  «Le 
polichinelle  qui  vous  rassemble  n'est  qu'un  sot,  le  seul,  le  vrai  polichinelle,  le  voilà!  » 

4.  11  n'y  eut  jamais  d'inscription  ajoutée  à  ce  portrait.  L'exemplaire  qu'en  pos- 
sède .M.  Walferdin  en  porte  cependant  une,  niais  manuscrite,  ainsi  conçue  : 

11  eut  de  grands  amis  et  quelques  bas  jaloux. 
Le  soleil  plaît  à  l'aigle  et  blesse  les  hiboux. 

Par  le  La  Fontaine  du  xvme  siècle. 

Cette  signature  énigmatique  peut  désigner  l'abbé  Le  Monnier;  maison  ne  sau- 
rait l'affirmer.  Entre  autres  inscriptions  proposées,  en  voici  une  tirée  de  la  Décade 
philosophique,  et  signée  Boulard  : 

Romancier,  philosophe,  enthousiaste  et  fin, 
Diderot  d'gala  Bacon  et  l'Arétin. 

5.  Le  premier  est  à  l'Ermitage,  à  Saint-Pétersbourg.  Nous  renvoyons,  pour  les 
autres  portraits  de  Diderot,  à  la  notice  iconographique  qui  accompagnera  notre 
édition. 


SALON    DE    1767.  23 

appartient  à  M.  Grimm,  mon  ami.  Il  est  bien,  il  est  très-bien; 
il  a  pris  chez  lui  la  place  d'un  autre,  que  son  maître  M.  Fal- 
conet  avait  fait,  et  qui  n'était  pas  bien.  Lorsque  Falconet  eut 
vu  le  buste  de  son  élève,  il  prit  un  marteau,  et  cassa  le  sien 
devant  elle.  Cela  est  franc  et  courageux.  Ce  buste  en  tombant  en 
morceaux  sous  le  coup  de  l'artiste,  mit  à  découvert  deux  belles 
oreilles  qui  s'étaient  conservées  entières  sous  une  indigne  per- 
ruque dont  madame  Geoflïin  m'avait  fait  affubler  après  coup. 
M.  Grimm  n'avait  jamais  pu  pardonner  cette  perruque  à  ma- 
dame Geoffrin.  Dieu  merci,  les  voilà  réconciliés;  et  ce  Falconet, 
cet  artiste  si  peu  jaloux  de  la  réputation  dans  l'avenir,  ce 
contempteur  si  déterminé  de  l'immortalité,  cet  homme  si  dis- 
respectueux de  la  postérité,  délivré  du  souci  de  lui  transmettre 
un  mauvais  buste.  Je  dirai  cependant  de  ce  mauvais  buste, 
qu'on  y  voyait  les  traces  d'une  peine  d'âme  secrète  dont  j'étais 
dévoré,  lorsque  l'artiste  le  fit.  Comment  se  fait-il  que  l'artiste 
manque  les  traits  grossiers  d'une  physionomie  qu'il  a  sous  les 
yeux,  et  fasse  passer  sur  sa  toile  ou  sur  sa  terre  glaise  les  sen- 
timents secrets,  les  impressions  cachées  au  fond  d'une  came 
qu'il  ignore?  La  Tour  avait  fait  le  portrait  d'un  ami.  On  dit  à 
cet  ami  qu'on  lui  avait  donné  un  teint  brun  qu'il  n'avait  pas. 
L'ouvrage  est  rapporté  dans  l'atelier  de  l'artiste,  et  le  jour  pris 
pour  le  retoucher.  L'ami  arrive  à  l'heure  marquée.  L'artiste 
prend  ses  crayons.  Il  travaille,  il  gcâte  tout  ;  il  s'écrie  :  «  J'ai 
toutgcâté.  Vous  avez  l'air  d'un  homme  qui  lutte  contre  le  som- 
meil ;  »  et  c'était  en  effet  l'action  de  son  modèle,  qui  avait  passé 
la  nuit  à  côté  d'un  parente  indisposée. 

h.     MADAME     LA     PRINCESSE    DE     CHIMAY. 
5.     M.     LE    CHEVALIER    DE    FITZ-JAMES,     SON     FRERE. 

"Vous  êtes  mauvais,  parfaitement  mauvais  ;  vous  êtes  plats, 
mais  parfaitement  plats  ;  au  garde-meuble  !  Point  de  nuances, 
point  de  passages,  nulles  teintes  dans  les  chairs.  Princesse, 
dites-moi,  ne  sentez-vous  pas  combien  ce  rideau  que  vous  tirez 
est  lourd?  Il  est  difficile  de  dire  lequel  du  frère  et  de  la  sœur 
est  le  plus  raide  et  le  plus  froid. 


2lx  SALON   DE   1767. 

10.    NOTRE    AMI    GOGH  IN. 

Il  est  vu  de  profil.  Si  la  figure  était  achevée,  les  jambes  s'en 
iraient  sur  le  fond.  Il  a  le  bras  passé  sur  le  dos  d'une  chaise 
de  paille  ;  l'attitude  est  bien  pittoresque;  il  est  ressemblant  ;  il 
est  fin  ;  il  va  dire  une  ordure  ou  une  malice.  Si  l'on  compare  ce 
portrait  de  Van  Loo,  avec  les  portraits  que  Cochin  a  faits  de  lui- 
même,  on  connaîtra  la  physionomie  qu'on  a,  et  celle  qu'on 
voudrait  avoir.  Du  reste,  celui-ci  est  assez  bien  peint,  mais  il 
n'approche  de  près  ni  de  loin  du  Cardinal  de  Choiseul. 

Les  autres  portraits  de  Michel  sont  si  médiocres,  qu'on  ne 
les  croirait  pas  du  même  maître.  D'où  vient  cette  inégalité  qui, 
dans  un  intervalle  de  temps  assez  court,  touche  les  deux  ex- 
trêmes du  bon  et  du  mauvais?  Le  talent  serait-il  si  journalier? 
y  aurait-il  des  figures  ingrates?  Je  l'ignore.  Ce  que  je  sais,  ce 
que  je  vois,  c'est  qu'il  n'y  a  guère  de  physionomies  plus  déplai- 
santes, plus  hideuses  que  celle  de  l'oculiste  Demours,  et  que 
La  Tour  n'a  pas  fait  un  plus  beau  portrait;  c'est  à  faire  détour- 
ner la  tête  à  une  femme  grosse,  et  à  faire  dire  à  une  élégante  : 
«  Ah  l'horreur!  »  Je  crois  que  la  santé  y  entre  pour  beaucoup. 

Le  Petit  jeune  homme  en  pied,  habillé  à  l'ancienne  mode 
d'Angleterre,  est  très-beau  de  draperie,  de  position  naturelle 
et  aisée;  charmant  par  sa  simplicité,  son  ingénuité;  d'une  belle 
palette;  satin  et  bottes  à  ravir;  étoiles  qui  ne  sont  pas  plus 
vraies  dans  le  magasin  de  soieries.  Très-beau  morceau;  tout 
à  fait  à  la  manière  de  Van  Dyck.  Il  est  de  quatre  pieds  sept 
pouces  de  haut,  sur  deux  pieds  trois  pouces  de  large. 

Michel  Van  Loo  est  vraiment  un  artiste;  il  entend  la  grande 
machine;  témoin  quelques  tableaux  de  famille,  où  les  ligures 
sont  grandes  comme  nature,  et  louables  par  toutes  les  parties 
de  la  peinture.  Celui-ci  est  bien  l'inverse  de  La  Grenée.  Son 
talent  s'étend  en  raison  de  la  grandeur  de  son  cadre.  Conve- 
nons toutefois  qu'il  ne  sait  pas  rendre  la  finesse  de  la  peau  des 
femmes;  que  pour  toute  cette  variété  de  teintes  que  nous  y 
voyons,  il  n'a  que  du  blanc  du  rouge  et  du  gris,  et  qu'il  réus- 
sit mieux  aux  portraits  d'hommes.  Je  l'aime,  parce  qu'il  est 
simple  et  honnête,  parce  que  c'est  la  douceur  et  la  bienfaisance 
personnifiées.  Personne  n'a  plus  que  lui  la  physionomie  de  son 
âme.  Il  avait  un  ami  en  Espagne.  Il  prit  envie  à  cet  ami  d'équi- 


SALON    DE   1767.  25 

per  un  vaisseau.  Michel  lui  confia  toute  sa  fortune.  Le  vaisseau 
fait  naufrage  ;  la  fortune  confiée  fut  perdue,  et  l'ami  noyé.  Mi- 
chel apprend  ce  désastre,  et  le  premier  mot  qui  lui  vient  à  la 
bouche,  c'est  :  J'ai  perdu  un  bon  ami.  Cela  vaut  bien  un  bon 
tableau. 

Mais  laissons  là  la  peinture,  mon  ami;  et  faisons  un  peu  de 
morale.  Pourquoi  le  récit  de  ces  actions  nous  saisit-il  l'âme 
subitement,  de  la  manière  la  plus  forte  et  la  moins  réfléchie; 
et  pourquoi  laissons-nous  apercevoir  aux  autres  toute  l'impres- 
sion que  nous  en  recevons?  Croire  avec  Hutcheson,  Smith  et 
d'autres1,  que  nous  ayons  un  sens  moral  propre  à  discerner  le 
bon  et  le  beau,  c'est  une  vision  dont  la  poésie  peut  s'accom- 
moder, mais  que  la  philosophie  rejette.  Tout  est  expérimental 
en  nous.  L'enfant  voit  de  bonne  heure  que  la  politesse  le  rend 
agréable  aux  autres;  et  il  se  plie  à  ses  singeries.  Dans  un  âge 
plus  avancé,  il  saura  que  ces  démonstrations  extérieures  pro- 
mettent de  la  bienfaisance  et  de  l'humanité.  Au  récit  d'une 
grande  action,  notre  âme  s'embarrasse,  notre  cœur  s'émeut,  la 
voix  nous  manque,  nos  larmes  coulent.  Quelle  éloquence  !  quel 
éloge!  On  a  excité  notre  admiration.  On  a  mis  en  jeu  notre  sen- 
sibilité; nous  montrons  cette  sensibilité;  c'est  une  si  belle  qua- 
lité! Nous  invitons  fortement  les  autres  à  être  grands;  nous  y 
avons  tant  d'intérêt!  Nous  aimons  mieux  encore  réciter  une 
belle  action  que  la  lire  seul.  Les  larmes  qu'elle  arrache  de  nos 
yeux,  tombent  sur  les  feuillets  froids  d'un  livre;  elles  n'exhor- 
tent personne;  elles  ne  nous  recommandent  à  personne  ;  il  nous 
faut  des  témoins  vivants.  Combien  de  motifs  secrets  et  compli- 
qués dans  notre  blâme  et  nos  éloges!  Le  pauvre,  qui  ramasse 
un  louis,  ne  voit  pas  tout  à  coup  tous  les  avantages  de  sa  trou- 
vaille; il  n'en  est  pas  moins  vivement  affecté.  Nos  habitudes 
sont  prises  de  si  bonne  heure,  qu'on  les  appelle  naturelles, 
innées;  mais  il  n'y  a  rien  de  naturel,  rien  d'inné  que  des  fibres 
plus  flexibles,  plus  raides,  plus  ou  moins  mobiles,  plus  ou  moins 
disposées  à  osciller.  Est-ce  un  bonheur?  est-ce  un  malheur,  que 
de  sentir  vivement?  Y  a-t-il  plus  de  biens  que  de  maux  clans  la 
vie?  Sommes-nous  plus  malheureux  par  le  mal,  qu'heureux  par 
le  bien?  Toutes  questions  qui  ne  diffèrent  que  dans  les  termes. 

1.  Voyez  Recherches  philosophiques  sur  le  beau,  t.  X. 


26  SALON   DE    17G7. 


HALLE. 

11  règne  ici  une  secte  de  faiseurs  de  pointes,  dont  M.  le 
chevalier  de  Chastellux  est  un  des  premiers  apôtres;  elles  sont 
si  mauvaises,  que  c'est  presque  un  des  caractères  d'un  bon 
esprit  que  de  ne  pas  les  entendre.  Un  jour,  Wilkes  disait  au  che- 
valier :  «  Chevalier,  ô  quantum  est  in  rébus  inane-  le  rébus  est 
une  chose  bien  vide.  »  Le  fils  de  Vernet1  est  un  des  pointus  les 
plus  redoutables;  il  entre  au  Salon;  il  voit  deux  tableaux  :  il 
demande  de  qui  ils  sont  :  on  lui  répond,  de  Ilallé;  et  il  ajoute, 
vons-en.  Allez-vous-en':  cela  est  aussi  bien  jugé  que  mal  dit.  Je 
vous  le  répète  sans  pointe,  monsieur  Halle,  si  vous  n'en  savez 
pas  faire  davantage,  allez- vous-en. 

13.    MINERVE    CONDUISANT    LA    PAIX    A    i/HOTEL   DE   VILLE2. 

Énorme  composition,  énorme  sottise.  Imaginez  au  milieu 
d'une  grande  salle  une  table  carrée.  Sur  cette  table,  une  petite 
écritoire  de  cabinet,  et  un  petit  portefeuille  d'académie.  Autour, 
le  Prévôt  des  marchands,  ou  une  monstrueuse  femme  grosse 
déguisée,  tout  l'échevinage,  tout  le  gouvernement  de  la  ville, 
une  multitude  de  longs  rabats,  de  perruques  effrayantes,  de 
volumineuses  robes  rouges  et  noires,  tous  ces  gens  debout, 
parce  qu'ils  sont  honnêtes,  et  tous  les  yeux  tournés  vers  l'angle 
supérieur  droit  de  la  scène,  où  Minerve  descend  accompagnée 
d'une  pelite  Paix,  que  l'immensité  du  lieu  et  des  autres  person- 
nages achève  de  rapetisser.  Cette  rapetissée  et  petite  Paix  laisse 
tomber,  d'une  corne  d'abondance,  des  fleurs  sur  quelques  génies 
des  sciences  et  des  arts,  et  sur  leurs  attributs. 

Pour  vaincre  la  platitude  de  tous  ces  personnages,  il  aurait 
fallu  l'idéal  le  plus  étonnant,  le  faire  le  plus  merveilleux;  et 
M.  Ilallé  n'a  ni  l'un  ni  l'autre.  Aussi  sa  composition  est-elle 
aussi  maussade  qu'elle  pouvaitl'être  :  c'est  une  véritable  charge  ; 
c'est  encore  une  esquisse  tristement  coloriée;  c'est  un  tableau 

1.  Carie  Vernet  aurait  donc  commencé  bien   jeune  sa  carrière  de  joueur  de 
mots.  Né  en  17ÔS,  il  avait  alors  à  peine  neuf  ans. 

2.  Ce  tableau  devait  être  placé  dans  la  grande  salle  de  l'IIotcl  de  ville  ;  il  avait 
14  pieds  de  large  sur  10  pieds  de  haut. 


SALON   DE   1767.  27 

à  moitié  peint,  sur  lequel  on  a  passé  un  glacis.  Toutes  ces 
figures  vaporeuses,  vagues,  soufflées,  ressemblent  à  celles  que 
le  hasard  ou  notre  imagination  ébauche  dans  les  nuées.  Il  n'y 
a  pas  jusqu'à  la  salle  et  à  son  architecture  grisâtre  et  nébu- 
leuse, qui  ne  puisse  se  prendre  pour  un  château  en  l'air.  Ces 
échevins  ne  sont  que  des  sacs  de  laine,  ou  des  colosses  ridicules 
de  crème  fouettée;  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  c'est  comme  si 
l'artiste  avait  laissé,  une  nuit  d'hiver,  sa  toile  exposée  dans  sa 
cour,  et  qu'il  eût  neigé  dessus  toute  cette  composition.  Cela  se 
fondra  au  premier  rayon  du  soleil  ;  cela  se  brouillera  au  pre- 
mier coup  de  vent;  cela  va  se  dissiper  par  pièces,  comme  la 
robe  du  commissaire  de  la  Soirée  des  Boulevards l. 

On  dirait  que  M.  le  Prévôt  des  marchands  invite  Minerve  et 
la  Paix  à  prendre  du  chocolat.  Toutes  les  têtes  de  la  même 
touche,  et  coulées  dans  le  même  creux  ;  les  robes  rouges  bien 
symétriquement  distribuées  entre  les  robes  noires;  Minerve 
crue  de  ton  ;  Génies  d'un  vert  jaunâtre.  Même  couleur  aux 
fleurs;  elles  sont  lourdement  touchées,  et  sans  finesse.  Mono- 
tonie si  générale  du  reste,  si  insupportable,  qu'on  ne  saurait  y 
tenir  un  peu  de  temps,  sans  avoir  envie  de  bâiller.  Autour  de 
la  Minerve,  ce  n'est  pas  un  nuage,  c'est  une  petite  fumée  ou 
vapeur  gris  de  lin  ;  et  les  figures  qu'elle  soutient  sont  tournées, 
contournées,  mesquines,  maniérées,  sans  noblesse.  Ces  fleu- 
rettes jetées  devant  ces  gros  et  lourds  ventres  de  personnages, 
rappellent,  malgré  qu'on  en  ait,  le  proverbe,  margaritas  unie 
porcos.  Et  ces  marmots  à  physionomie  commune,  mal  groupés, 
mal  dessinés,  vous  les  appelez  des  Génies?  Ah!  monsieur  Halle, 
vous  n'en  avez  jamais  vu.  Les  attributs  dispersés  sur  le  tapis 
sont  sans  intelligence  et  sans  goût. 

Dans  ce  mauvais  tableau,  il  y  a  pourtant  de  la  perspective, 
et  les  figures  fuient  bien  du  côté  de  la  porte  du  fond.  Il  y  a 
un  autre  mérite,  que  peu  d'artistes  auraient  eu,  et  que  beau- 
coup moins  de  spectateurs  auraient  senti;  c'est  dans  une  mul- 
titude de  figures,  toutes  debout,  toutes  vêtues  de  même,  toutes 
rangées  autour  d'une  table  carrée,  toutes  les  yeux  attachés  vers 
le  même  point  de  la  toile,  des  positions  naturelles,  des  mouve- 
ments de  bras,  de  jambes,  de  tête,  de  corps,  si  variés,  si  simples, 

\.  Comédie  en  un  acte,  de  Favart. 


28  SALON    DE    1767. 

si  imperceptibles,  que  tout  y  contraste;  mais  de  ce  contraste, 
inspiré  par  l'organisation  particulière  de  chaque  individu,  par 
sa  place,  par  son  ensemble;  de  ce  contraste  non  étudié,  non 
académique;  de  ce  contraste  de  nature  :  ces  vilaines  figures 
ont  je  ne  sais  quoi  de  coulant,  de  Huant,  depuis  la  tête  aux 
pieds,  qui  achève  par  sa  vérité  de  faire  sortir  le  ridicule  des 
grosses  tètes,  des  grosses  perruques  et  des  gros  ventres.  C'est 
le  cérémonial  et  l'étiquette,  qui  fagotent  ces  gens-là  comme 
vous  les  voyez.  Une  ligne  d'exagération  de  plus,  et  vous  auriez 
eu  une  assemblée  de  figures  à  Callot,  qui  vous  auraient  fait  tenir 
les  côtés  de  rire.  Rien  ne  serait  plus  aisé,  avec  un  peu  de  verve, 
que  d'en  faire  une  excellente  chose  en  ce  genre  :  tout  s'y  prête. 

14.  LA.  FORCE  DE  L'UNION,  OU  LA  FLÈCHE  ROMPUE  PAR 
LES  PLUS  JEUNES  DES  ENFANTS  DE  SCILURUS;  ET  LE 
FAISCEAU  DE  FLÈCHES  RÉSISTANT  A  L'EFFORT  DES 
AÎNÉS     RÉUNIS1. 

Belle  leçon  du  roi  des  Scythes  expirant  !  Jamais  plus  belle 
leçon  ne  fut  donnée;  jamais  plus  mauvais  tableau  ne  fut  fait. 
J'en  suis  fâché  pour  le  roi  de  Pologne.  Le  meilleur  des  trois 
tableaux  qu'il  a  demandés  à  nos  artistes  est  médiocre.  Venons 
à  celui  de  Halle. 

Mais,  dites-moi,  je  vous  prie,  qui  est  cet  homme  maigre, 
ignoble,  sans  expression,  sans  caractère,  couché  sous  cette 
tente?  —  C'est  le  roi  Scilurus.  —  Cela,  c'est  un  roi,  c'est  un 
roi  scythe?  Où  est  la  fierté,  le  sens,  le  jugement,  la  raison  in- 
disciplinée de  l'homme  sauvage?  C'est  un  gueux.  Et  ces  trois 
maussades,  hideuses,  plates  ligures  emmaillottées  dans  leurs 
draperies  jusqu'au  bout  du  nez,  pourriez-vous  m'apprendre  si 
ce  sont  des  personnages  réels  de  la  scène,  ou  de  mauvaises 
estampes  enluminées,  comme  nous  en  voyons  sur  nos  quais, 
dont  ce  pauvre  diable  a  décoré  le  dedans  de  sa  tente?  Et  vous 
appellerez  cela  la  femme,  les  filles  de  Scilurus?  Et  ces  trois 
autres  figures  nues,  assises  en  dehors,  à  droite,  en  face  de 
l'homme  couché,  sont-ce  trois  galériens,  trois  roués,  trois  bri- 


1.  Tableau  de  0  pieds  2  pouces  de  haut  sur  i  pieds  8  pouces  de  large,  apparte- 
nant au  roi  de  Pologne. 


SALON   DE   1767.  29 

gands  échappés  de  la  Conciergerie?  Ils  sont  affreux.  Ils  font 
horreur.  Quelles  contorsions  de  corps!  quelles  grimaces  dévi- 
sages! Ils  sont  à  la  rame.  Qu'on  couvre  le  faisceau  de  flèches, 
et  je  défie  qu'on  en  juge  autrement.  Tableau  détestable  de  tout 
point,  de  dessin,  de  couleur,  d'effet,  de  composition  ;  pauvre, 
sale,  mou  de  touche,  papier  barbouillé  sous  la  presse  de  Gau- 
tier; ce  n'est  que  du  jaune  et  du  gris.  Aucune  différence  entre 
la  couverture  du  lit  et  les  chairs  des  enfants  ;  les  jambes  des 
rameurs  grêles  à  faire  peur  :  à  effacer  avec  la  langue.  Dans  nos 
campagnes  les  mieux  ravagées  par  l'intendance  et  la  ferme,  dans 
la  plus  misérable  de  nos  provinces,  la  Champagne  pouilleuse; 
là,  où  l'impôt  et  la  corvée  ont  exercé  toute  leur  rage  ;  là,  où  le 
pasteur,  réduit  à  la  portion  congrue,  n'a  pas  un  liard  à  donner 
à  ses  pauvres;  à  la  porte  de  l'église  ou  du  presbytère,  sous  la 
chaumière  où  le  malheureux  manque  de  pain  pour  vivre,  et  de 
paille  pour  se  coucher,  l'artiste  aurait  trouvé  de  meilleurs  mo- 
dèles. 

Et  vous  croyez  qu'on  aura  le  front  d'envoyer  cela  à  un 
roi?  Je  vous  jure  que  si  j'étais,  je  ne  vous  dis  pas  le  ministre, 
je  ne  vous  dis  pas  le  directeur  de  l'Académie,  mais  pur  et 
simple  agréé,  je  protesterais  pour  l'honneur  de  mon  corps  et 
de  ma  nation;  et  je  protesterais  si  fortement,  que  M.  Halle  gar- 
derait ce  tableau  pour  faire  peur  à  ses  petits-enfants,  s'il  en  a, 
et  qu'il  en  exécuterait  un  autre  qui  répondît  mieux  au  bon 
goût,  aux  intentions  de  Sa  Majesté  polonaise. 

Son  mauvais  tableau  de  la  Paix  est  excusable  par  l'ingra- 
titude du  sujet;  mais  que  dire  pour  excuser  le  Scilurus  qui 
prête  à  l'art,  et  qui  est  infiniment  plus  mauvais?  Mon  ami,  ce 
pauvre  Halle  s'en  va  tant  qu'il  peut. 

VIEN. 

15.    SAINT     DENIS    PRÊCHANT    LA    FOI    EN    FRANCE1. 

Le  public  a  été  partagé  entre  ce  tableau  de  Vien  et  celui  de 
Doyen,  sur  Y  Épidémie    des  Ardents,    destiné  pour  la   même 


1.  Tableau  cintré  de  21  pieds  3  pouces  de  haut  sur  12  pieds  i  pouces  de  large. 
Pour  une  des  chapelles  de  Saint-Roch,  où  il  est  encore. 


30  SALON   DE    1767. 

église  ;  et  il  est  certain  que  ce  sont  deux  beaux  tableaux,  deux 
grandes  machines.  Je  vais  décrire  le  premier;  on  trouvera  la 
description  de  l'autre  à  son  rang. 

A  droite,  c'est  une  fabrique  d'architecture,  la  façade  d'un 
temple  ancien,  avec  sa  plate-forme  au  devant.  Au-dessus  de 
quelques  marches  qui  conduisent  à  cette  plate-forme,  vers 
l'entrée  du  temple,  on  voit  l'apôtre  des  Gaules  prêchant. 
Debout,  derrière  lui,  quelques-uns  de  ses  disciples  ou  prosé- 
lytes; à  ses  pieds,  en  tournant  de  la  droite  de  l'apôtre  vers  la 
gauche  du  tableau,  un  peu  sur  le  fond,  quatre  femmes  age- 
nouillées, assises,  accroupies,  dont  l'une  pleure,  la  seconde 
écoute,  la  troisième  médite,  la  quatrième  regarde  avec  joie  : 
celle-ci  retient  devant  elle  son  enfant  qu'elle  embrasse  du  bras 
droit.  Derrière  ces  femmes,  debout,  tout  à  fait  sur  le  fond,  trois 
vieillards,  dont  deux  conversent  et  semblent  n'être  pas  d'ac- 
cord. Continuant  de  tourner  dans  le  même  sens,  une  foule 
d'auditeurs,  hommes,  femmes,  enfants,  assis,  debout,  proster- 
nés, accroupis,  agenouillés,  faisant  passer  la  même  expression 
par  toutes  ses  différentes  nuances,  depuis  l'incertitude  qui 
hésite,  jusqu'à  la  persuasion  qui  admire  ;  depuis  l'attention  qui 
pèse,  jusqu'à  l'étonnement  qui  se  trouble;  depuis  la  componc- 
tion qui  s'attendrit,  jusqu'au  repentir  qui  s'afflige. 

Pour  vous  faire  une  idée  de  cette  foule  qui  occupe  le  côté 
gauche  du  tableau,  imaginez,  vue  par  le  dos,  accroupie  sur  les 
dernières  marches,  une  femme  en  admiration,  les  deux  bras 
tendus  vers  le  saint.  Derrière  elle,  sur  une  marche  plus  basse, 
et  un  peu  plus  sur  le  fond,  un  homme  agenouillé,  écoutant, 
incliné  et  acquiesçant  de  la  tête,  des  bras,  des  épaules  et 
du  dos.  Tout  à  fait  à  gauche,  deux  grandes  femmes  debout. 
Celle  qui  est  sur  le  devant  est  attentive;  l'autre  est  groupée 
avec  elle  par  son  bras  droit  posé  sur  l'épaule  gauche  de  la 
première;  elle  regarde,  elle  montre  du  doigt  un  de  ses  frères 
apparemment,  parmi  ce  groupe  de  disciples  ou  de  prosélytes 
placés  debout  derrière  le  saint.  Sur  un  plan,  entre  elles  et  les 
deux  figures  qui  occupent  le  devant,  et  qu'on  voit  par  le  dos,  la 
tête  et  les  épaules  d'un  vieillard  étonné,  prosterné,  admirant. 
Le  reste  du  corps  de  ce  personnage  est  dérobé  par  un  enfant, 
vu  par  le  dos,  et  appartenant  à  l'une  des  deux  grandes  femmes 
qui  sont  debout.  Derrière  ces  femmes,  le  reste   des  auditeurs 


SALON    DE   1767.  31 

dont  on  n'aperçoit  que  les  têtes.  Au  centre  du  tableau,  sur  le 
fond,  dans  le  lointain,  une  fabrique  de  pierre  fort  élevée,  avec 
différents  personnages,  hommes  et  femmes,  appuyés  sur  le 
parapet,  et  regardant  ce  qui  se  passe  sur  le  devant.  Au  haut, 
vers  le  ciel,  sur  des  nuages,  la  Religion  assise,  un  voile  ramené 
sur  son  visage,  tenant  un  calice  à  la  main.  Au-dessous  d'elle, 
les  ailes  déployées,  un  grand  ange  qui  descend  avec  une  cou- 
ronne qu'il  se  propose  de  placer  sur  la  tête  de  Denis. 

Voici  donc  le  chemin  de  cette  composition.  La  Religion, 
l'ange,  le  saint,  les  femmes  qui  sont  à  ses  pieds,  les  auditeurs 
qui  sont  sur  le  fond,  les  deux  grandes  figures  de  femmes  qui 
sont  debout,  le  vieillard  incliné  à  leurs  pieds,  et  les  deux 
figures,  l'une  d'homme,  l'autre  de  femme,  vues  par  le  dos  et 
placées  tout  à  fait  sur  le  devant;  ce  chemin  descendant  molle- 
ment et  serpentant  largement  depuis  la  Religion  jusqu'au  fond 
de  la  composition  à  gauche,  où  il  se  replie  pour  former  circu- 
lairement  et  à  distance,  autour  du  saint,  une  espèce  d'enceinte 
qui  s'interrompt  à  la  femme  placée  sur  le  devant,  les  bras 
dirigés  vers  le  saint,  et  découvre  toute  l'étendue  intérieure  de 
la  scène  :  ligne  de  liaison  allant  clairement,  nettement,  facile- 
ment, chercher  les  objets  principaux  de  la  composition,  dont 
elle  ne  néglige  que  les  fabriques  de  la  droite  et  du  fond,  et  les 
vieillards  indiscrets  interrompant  le  saint,  conversant  entre  eux 
et  disputant  à  l'écart. 

Reprenons  cette  composition.  L'apôtre  est  bien  posé;  il  a  le 
bras  droit  étendu,  la  tête  un  peu  portée  en  avant  ;  il  parle. 
Cette  tête  est  ferme,  tranquille,  simple,  noble,  douce,  d'un 
caractère  un  peu  rustique  et  vraiment  apostolique.  Voilà  pour 
l'expression.  Quant  au  faire,  elle  est  bien  peinte,  bien  empâtée  ; 
la  barbe  large  et  touchée  d'humeur.  La  draperie  ou  grande 
aube  blanche  qui  tombe  en  plis  parallèles  et  étroits,  est  très- 
belle.  Si  elle  montre  moins  le  nu  qu'on  ne  désirerait,  c'est 
qu'il  y  a  vêtement  sur  vêtement.  La  figure  entière  ramasse  sur 
elle  toute  la  force,  tout  l'éclat  de  la  lumière,  et  appelle  la  pre- 
mière attention.  Le  ton  général  en  est  peut-être  un  peu  gris  et 
trop  égal. 

Le  jeune  homme  qui  est  derrière  le  saint,  sur  le  devant, 
est  bien  dessiné,  bien  peint;  c'est  une  figure  de  Raphaël  pour 
la  pureté,  qui  est  merveilleuse  pour  la  noblesse    et  pour   le 


32  SALON   DE   1767. 

caractère  de  tête  qui  est  divin.  11  est  très-fortement  colorié.  On 
prétend  que  sa  draperie  est  un  peu  lourde  :  cela  se  peut.  Les 
autres  acolytes  se  soutiennent  très-bien  à  côté  de  lui,  et  pour 
la  forme  et  pour  la  couleur. 

Les  femmes,  accroupies  aux  pieds  du  saint,  sont  livides  et 
découpées.  L'enfant,  qu'une  d'elles  retient  en  l'embrassant,  est 
de  cire. 

Ces  deux  personnages,  qui  conversent  sur  le  fond,  sont 
d'une  couleur  sale,  mesquins  de  caractère,  pauvres  de  drape- 
rie ;  du  reste,  assez  bien  ensemble. 

Les  femmes  de  la  gauche,  qui  sont  debout  et  qui  font  masse, 
ont  quelque  chose  de  gêné  dans  leur  tète.  Leur  vêtement  vol- 
tige à  merveille  sur  le  nu  qu'il  effleure. 

La  femme,  assise  sur  les  marches,  avec  les  bras  tendus 
vers  le  saint,  est  fortement  coloriée.  La  touche  en  est  belle,  et 
sa  vigueur  renvoie  le  saint  à  une  grande  distance. 

La  figure  d'homme,  agenouillée  derrière  cette  femme,  n'est 
ni  moins  belle  ni  moins  vigoureuse  ;  ce  qui  l'amène  bien  en 
devant. 

On  dit  que  ces  deux  dernières  figures  sont  trop  petites  pour 
le  saint,  et  surtout  pour  les  ligures  qui  sont  debout  à  côté 
d'elles  :  cela  se  peut. 

On  dit  que  la  femme,  aux  bras  tendus,  a  le  bras  droit  trop 
court;  qu'elle  blute,  et  qu'on  ne  sent  pas  le  raccourci;  cela  se 
peut  encore. 

Quant  au  fond,  il  est  parfaitement  d'accord  avec  le  reste;  ce 
qui  n'est  ni  commun  ni  facile. 

Cette  composition  est  vraiment  le  contraste  de  celle  de 
Doyen.  Toutes  les  qualités  qui  manquent  à  l'un  de  ces  artistes, 
l'autre  les  a.  Il  règne  ici  la  plus  belle  harmonie  de  couleur,  une 
paix,  un  silence  qui  charment;  c'est  toute  la  magie  secrète  de 
l'art,  sans  apprêt,  sans  recherche,  sans  effort  ;  c'est  un  éloge 
qu'on  ne  peut  refuser  à  Vieil  ;  mais  quand  on  tourne  les  yeux 
sur  Doyen,  qu'on  voit  sombre,  vigoureux,  bouillant  et  chaud, 
il  faut  s'avouer  que,  dans  la  Prédirai  ion y  tout  ne  se  fait  valoir 
que  par  une  faiblesse  supérieurement  entendue;  faiblesse  que 
la  force  de  Doyen  fait  sortir,  mais  faiblesse  harmonieuse,  qui 
fait  sortir  à  son  tour  toute  la  discordance  de  son  rival.  Ce  sont 
deux  grands  athlètes  qui  font  un  coup  fourré.  Les  deux  com- 


SALON    DE    1767.  33 

positions  sont  l'une  à  l'autre,  comme  les  caractères  des  deux 
hommes.  Vien  est  large,  sage  comme  le  Dominiquin;  de  belles 
têtes,  un  dessin  correct,  de  beaux  pieds,  de  belles  mains,  des 
draperies  bien  jetées,  des  expressions  simples  et  naturelles; 
rien  de  tourmenté,  rien  de  recherché  ni  dans  les  détails  ni 
dans  l'ordonnance;  c'est  le  plus  beau  repos.  Plus  on  le  regarde, 
plus  on  se  plaît  à  le  regarder;  il  tient  à  la  fois  du  Dominiquin 
et  de  Le  Sueur.  Le  groupe  de  femmes,  qui  est  à  gauche,  est 
très-beau.  Tous  les  caractères  de  têtes  paraissent  avoir  été 
étudiés  d'après  le  premier  de  ces  maîtres,  et  le  groupe  des 
jeunes  hommes,  qui  est  à  droite,  et  de  bonne  couleur,  est  dans 
le  goût  de  Le  Sueur.  Vien  vous  enchaîne  et  vous  laisse  tout  le 
temps  de  l'examiner.  Doyen,  d'un  effet  plus  piquant  pour  l'œil, 
semble  lui  dire  de  se  dépêcher,  de  peur  que,  l'impression  d'un 
objet  venant  à  détruire  l'impression  d'un  autre,  avant  que 
d'avoir  embrassé  le  tout,  le  charme  ne  s'évanouisse.  Vien  a 
toutes  les  parties  qui  caractérisent  un  grand  faiseur;  rien  n'y 
est  négligé;  un  beau  fond.  C'est  pour  de  jeunes  gens  une 
source  de  bonnes  études.  Si  j'étais  professeur,  je  leur  dirais  : 
«  Allez  à  Saint-Roch,  regardez  la  Prédication  de  Denis  •  laissez- 
vous-en  pénétrer;  mais  passez  vite  devant  le  tableau  des 
Ardents;  c'est  un  jet  sublime  de  tête,  que  vous  n'êtes  pas 
encore  en  état  d'imiter.  »  Vien  n'a  rien  fait  de  mieux,  si  ce 
n'est  peut-être  son  morceau  de  réception.  Vien,  comme 
Térence, 

Liquidus,  puroque  simillimus  amni. 

Horat.  Epistol.  lib.  II,  epist.  u,  v.  120. 

Doyen,  comme  Lucilius, 

Cum  flueret  lutulentus,  erat  quod  tollere  velles. 

Horat.  Sermon,  lib.  I,  sat.  iv,  v.  11. 

C'est,  si  vous  l'aimez  mieux,  Lucrèce  et  Virgile.  Du  reste, 
remarquez  pourtant,  malgré  le  prestige  de  cette  harmonie  de 
Vien,  qu'il  est  gris,  qu'il  n'y  a  nulle  variété  dans  ses  carna- 
tions, et  que  les  chairs  de  ses  hommes  et  de  ses  femmes  sont 
presque  du  même  ton.  Remarquez,  à  travers  la  plus  grande 
intelligence  de  l'art,  qu'il  est  sans  idéal,  sans  verve,  sans  poé- 
sie, sans  mouvement,  sans  incident,  sans  intérêt.  Ceci  n'est 
xi.  3 


3îi  SALON    DE    1767. 

point  une  assemblée  populaire  ;  c'est  une  famille,  une  même 
famille.  Ce  n'est  point  une  nation  à  laquelle  on  apporte  une 
religion  nouvelle;  c'est  une  nation  toute  convertie.  Quoi  donc! 
est-ce  qu'il  n'y  avait  dans  cette  contrée  ni  magistrats,  ni  prê- 
tres, ni  citoyens  instruits?  Que  vois-je?  des  femmes  et  des 
enfants.  Et  quoi  encore?  des  femmes  et  des  enfants.  C'est 
comme  à  Saint-Roch,  un  jour  de  dimanche.  De  graves  magis- 
trats, s'ils  y  avaient  été,  auraient  écouté  et  pesé  ce  que  la  doc- 
trine nouvelle  avait  de  conforme  ou  de  contraire  à  la  tranquil- 
lité publique.  Je  les  vois  debout,  attentifs,  les  sourcils  baissés; 
leur  tète  et  leur  menton  appuyés  sur  leurs  mains.  Des  prêtres 
dont  les  dieux  auraient  été  menacés,  s'il  y  en  avait  eu,  je  les 
aurais  vus  furieux  et  se  mordant  les  lèvres  de  rage.  Des 
citoyens  instruits,  tels  que  vous  et  moi,  s'il  y  en  avait  eu, 
auraient  hoché  de  la  tète  de  dédain,  et  se  seraient  dit  d'un 
bout  de  la  scène  à  l'autre  :  «  Autres  platitudes,  qui  ne  valent 
pas  mieux  que  les  nôtres.  » 

Mais  croyez-vous  qu'avec  du  génie  il  n'eût  pas  été  possible 
d'introduire  dans  cette  scène  le  plus  grand  mouvement,  les 
incidents  les  plus  violents  et  les  plus  variés  ?  —  Dans  une  pré- 
dication ?  —  Dans  une  prédication.  —  Sans  choquer  la  vraisem- 
blance ? —  Sans  la  choquer.  Changez  seulement  l'instant,  et 
prenez  le  discours  de  Denis  à  sa  péroraison,  lorsqu'il  a  embrasé 
toute  la  populace  de  son  fanatisme,  lorsqu'il  lui  a  inspiré  le 
plus  grand  mépris  pour  ses  dieux.  Alors  vous  verrez  le  saint 
ardent,  enllammé,  transporté  de  zèle,  encourageant  ses  audi- 
teurs à  briser  leurs  dieux  et  à  renverser  leurs  autels.  Vous 
verrez  ceux-ci  suivre  le  torrent  de  son  éloquence  et  de  leur 
persuasion,  mettre  la  corde  au  cou  à  leurs  divinités,  et  les  tirer 
de  dessus  leurs  piédestaux.  Vous  en  verrez  les  débris.  Au  milieu 
de  ces  débris,  vous  verrez  les  magistrats  s'interposant  inutile- 
ment, leurs  personnes  insultées  et  leur  autorité  méprisée.  Vous 
verrez  toutes  les  fureurs  de  la  superstition  nouvelle  se  mêler  à 
celles  de  la  superstition  ancienne.  Vous  verrez  des  femmes  rete- 
nir leurs  maris,  qui  s'élanceront  sur  l'apôtre  pour  l'égorger. 
Vous  verrez  des  archers  conduire  en  prison  quelques  néophytes 
tout  fiers  de  souffrir.  Vous  verrez  d'autres  femmes  embrasser 
les  pieds  du  saint,  l'entourer  et  lui  faire  un  rempart  de  leurs 
corps;  car,  dans  ces  circonstances,  les  femmes  ont   bien  une 


SALON    DE    1767.  35 

autre  violence  que  les  hommes.  Saint  Jérôme  disait  aux  sectaires 
de  son  temps  :  «  Adressez-vous  aux  femmes,  si  vous  voulez  que 
votre  doctrine  prospère  :  Cito  imbibunt,  quia  ignarœ;  facile 
nparguni,  quia  levés;  diu  retinent,  quia pert inaces.  » 

Voilà  la  scène  que  j'aurais  décrite,  si  j'avais  été  poëte;  et 
celle  que  j'aurais  peinte,  si  j'avais  été  artiste. 

Yien  dessine  bien,  peint  bien;  mais  il  ne  pense  ni  ne  sent  : 
Doyen  serait  son  écolier  dans  l'art;  mais  il  serait  son  maître  en 
poésie.  Avec  de  la  patience  et  du  temps,  le  peintre  du  tableau 
des  Ardents  peut  acquérir  ce  qui  lui  manque,  l'intelligence  de 
la  perspective,  la  distinction  des  plans,  les  vrais  effets  de 
l'ombre  et  de  la  lumière;  car  il  y  a  cent  peintres  décorateurs 
pour  un  peintre  de  sentiment;  mais  on  n'apprend  jamais  ce  que 
le  peintre  de  la  Prédication  de  Denis  ignore.  Pauvre  d'idées, 
il  restera  pauvre  d'idées.  Sans  imagination,  il  n'en  aura  jamais. 
Sans  chaleur  d'âme,  toute  sa  vie  il  sera  froid  : 

Lseva  in  parte  mamillœ, 

Nil  salit  Arcadico  juveni. 

Juvenal.  Sat.  VII,  v.  159  et  seq. 

«  Rien  ne  bat  là  au  jeune  Arcadien.  »  Mais  justifions  notre  épi- 
graphe, sine  ira  et  studio,  en  rendant  toute  justice  à  quelques 
autres  parties  de  sa  composition. 

L'ange,  qui  s'élance  des  pieds  de  la  Religion  pour  aller 
couronner  le  saint,  est  on  ne  saurait  plus  beau;  il  est  d'une 
légèreté,  d'une  grâce,  d'une  élégance  incroyables  ;  il  a  les 
ailes  déployées,  il  vole  ;  il  ne  pèse  pas  une  once.  Quoiqu'il  ne 
soit  soutenu  d'aucun  nuage,  je  ne  crains  pas  qu'il  tombe;  il  est 
bien  étendu.  Je  vois  devant  et  derrière  lui  un  grand  espace.  Il 
traverse  le  vague.  Je  le  mesure  du  bout  de  son  pied  jusqu'à 
l'extrémité  de  la  main  dont  il  tient  la  couronne.  Mon  œil  tourne 
tout  autour  de  lui.  Il  donne  une  grande  profondeur  à  la  scène. 
11  m'y  fait  discerner  trois  plans  principaux  très-marqués  :  le 
plan  de  la  Religion  qu'il  renvoie  à  une  grande  distance  sur  le 
fond,  celui  qu'il  occupe  lui-même,  et  celui  de  la  prédication 
qu'il  pousse  en  devant.  D'ailleurs  sa  tête  est  belle;  il  est  bien 
drapé;  ses  membres  sont  bien  cadencés;  et  il  est  merveilleux 
d'action  et  de  mouvement.  La  Religion  est  moins  peinte  que  lui  ; 


36  SALON   DE  1767. 

il  est  moins  peint  que  les  figures  inférieures;  et  cette  dégrada- 
tion est  si  juste,  qu'on  n'en  est  point  frappé. 

Cependant  la  Religion  n'est  pas  encore  assez  aérienne;  la 
couleur  en  est  un  peu  compacte.  Du  reste  elle  est  Lien  dessi- 
née, et  mieux  encore  ajustée.  Rien  d'équivoque  dans  les  drape- 
ries; elles  sont  parfaitement  raisonnées  ;  on  voit  d'où  elles 
partent  et  où  elles  vont. 

Le  saint  est  très-grand  ;  et  il  le  paraîtrait  encore  davantage, 
s'il  avait  la  tète  moins  forte.  En  général,  les  grosses  tètes  rac- 
courcissent les  figures.  Ajoutez  que,  vêtu  d'une  aube  lâche  qui 
ne  touche  point  à  son  corps,  les  plis  qui  tombent  longs  et  droits 
augmentent  son  volume. 

Depuis  la  clôture  du  Salon,  les  tableaux  de  Doyen  et  de 
Vien  sont  à  leur  place  dans  l'église  de  Saint-Roch.  Celui  de 
Vien  a  le  plus  bel  effet,  celui  de  Doyen  paraît  un  peu  noir;  et 
je  vois  un  échafaud  dressé  vis-à-vis,  qui  m'annonce  que  l'artiste 
le  retouche. 

Mon  ami,  lorsque  vous  aurez  des  tableaux  à  juger,  allez  les 
voir  à  la  chute  du  jour  :  c'est  un  instant  très-critique.  S'il  y  a 
des  trous,  l'affaiblissement  de  la  lumière  les  fera  sentir.  S'il  y  a 
du  papillotage,  il  en  deviendra  d'autant  plus  fort.  Si  l'harmonie 
est  entière,  elle  restera. 

On  accuse  avec  moi  toute  la  composition  de  Yien  d'être 
froide;  et  elle  l'est;  mais  ceux  qui  font  ce  reproche  à  l'artiste 
en  ignorent  certainement  la  raison.  Je  leur  déclare  que,  sans 
rien  changer  à  ce  tableau,  mais  rien  du  tout  qu'une  seule  et 
unique  chose,  qui  n'est  ni  de  l'ordonnance,  ni  des  incidents,  ni 
de  la  position  et  du  caractère  des  figures,  ni  de  la  couleur,  ni 
des  ombres  et  de  la  lumière,  bientôt  je  les  mettrais  dans  le  cas 
d'y  demander  encore,  s'il  se  peut,  plus  de  repos  et  de  tranquil- 
lité. J'en  appelle  de  ce  qui  suit  à  ceux  qui  sont  profonds  dans 
la  pratique  et  dans  la  partie  spéculative  de  l'art. 

Je  prétends  qu'il  faut  d'autant  moins  de  mouvement  dans 
une  composition,  tout  étant  égal  d'ailleurs,  que  les  personnages 
sont  plus  graves,  plus  grands,  d'un  module  plus  exagéré,  d'une 
proportion  plus  forte,  ou  prise  plus  au  delà  de  la  nature  com- 
mune. Cette  loi  s'observe  au  moral  et  au  physique  :  au  physique, 
c'est  la  loi  des  masses;  au  moral,  c'est  la  loi  des  caractères. 
Plus  les  masses  sont  considérables,  plus   elles   ont   d'inertie. 


SALON    DE   1767.  37 

Dans  les  scènes  les  plus  effrayantes,  si  les  spectateurs  sont  des 
personnages  vénérables;  si  je  vois  sur  leurs  fronts  ridés  et  sur 
leurs  têtes  chauves  les  traces  de  l'âge  et  de  l'expérience  ;  si  les 
femmes  sont  composées,  grandes  de  forme  et  de  caractère  de 
visage;  si  ce  sont  des  natures  patagonnes,  je  serais  fort  étonné 
d'y  voir  beaucoup  de  mouvement.  Les  expressions,  quelles 
qu'elles  soient,  les  passions  et  le  mouvement  diminuent  à  pro- 
portion que  les  natures  sont  plus  exagérées;  et  voilà  pourquoi 
nos  demi-connaisseurs  accusent  Raphaël  d'être  froid,  lorsqu'il 
est  vraiment  sublime;  lorsqu'en  homme  de  génie  il  proportionne 
les  expressions,  le  mouvement,  les  passions,  les  actions  à  la 
nature  qu'il  a  imaginée  et  choisie.  Conservez  aux  figures  de 
son  tableau  du  Démoniaque  les  caractères  qu'il  leur  a  donnés; 
introduisez-y  plus  de  mouvement;  et  vous  l'aurez  gâté.  Pareil- 
lement, introduisez  dans  le  tableau  de  Vien,  sans  rien  y  changer 
du  reste,  la  nature,  le  module  de  Raphaël;  et  peut-être  alors 
y  trouverez-vous  trop  de  mouvement.  Je  prescrirais  donc  le 
principe  suivant  à  l'artiste  :  si  vous  prenez  des  natures 
énormes,  que  votre  scène  soit  presque  immobile.  Si  vous  prenez 
des  natures  petites,  que  votre  scène  soit  tumultueuse  et 
troublée.  Mais  il  y  a  un  milieu  entre  le  froid  et  l'extravagant; 
et  ce  milieu,  c'est  le  point  où,  relativement  à  l'action  représen- 
tée, le  choix  des  natures  se  combine,  pour  le  plus  grand  avan- 
tage possible,  avec  la  quantité  du  mouvement. 

Quelle  que  soit  la  nature  qu'on  préfère,  le  mouvement  suit 
la  raison  inverse  de  l'âge,  depuis  la  vieillesse  jusqu'à  l'enfance. 

Quel  que  soit  le  module  ou  la  proportion  des  ligures,  le 
mouvement  suit  la  même  raison  inverse. 

Voilà  les  éléments  de  la  composition.  C'est  l'ignorance  de 
ces  éléments  qui  a  donné  lieu  à  la  diversité  des  jugements 
qu'on  porte  de  Raphaël.  Ceux  qui  l'accusent  d'être  froid 
demandent  de  sa  grande  nature  ce  qui  ne  convient  qu'à  une 
petite  nature  telle  que  la  leur.  Ils  ne  sont  pas  du  pays  ;  ce  sont 
des  Athéniens  qui  font  les  raisonneurs  à  Lacédémone. 

Les  Spartiates  n'étaient  pas  vraisemblablement  d'une  autre 
stature  que  le  reste  des  Grecs.  Cependant  il  n'est  personne  qui, 
sur  leur  caractère  tranquille,  ferme,  immobile,  grave,  froid  et 
composé,  ne  les  imagine  beaucoup  plus  grands.  La  tranquillité, 
la  fermeté,  l'immobilité,  le  repos,  conduisent  donc  l'imagination 


38  SALON    DE    1767. 

à  la  grandeur  de  stature.  La  grandeur  de  stature  doit  donc 
réciproquement  la  ramener  à  la  tranquillité,  à  l'immobilité,  au 
repos. 

Les  expressions,  les  passions,  les  actions,  et  par  conséquent 
les  mouvements  sont  en  raison  inverse  de  l'expérience,  et  en 
raison  directe  de  la  faiblesse.  Donc  une  scène  où  toutes  les 
figures  sont  aréopagitiques  ne  saurait  être  troublée  jusqu'à  un 
certain  point.  Or  telles  sont  la  plupart  des  figures  de  Raphaël. 
Telles  sont  aussi  les  figures  du  statuaire.  Le  module  du  sta- 
tuaire est  communément  grand;  la  nature  du  choix  de  cet  art 
est  exagérée.  Aussi  sa  composition  comporte-t-elle  moins  de 
mouvement.  La  mobilité  convient  à  l'atome,  et  le"  repos  au 
monde.  L'assemblée  des  dieux  ne  sera  pas  tumultueuse  comme 
celle  des  hommes,  ni  celle  des  hommes  faits  comme  celle  des 
enfants. 

Un  grand  personnage  sémillant  est  ridicule  ;  un  petit  per- 
sonnage grave  ne  l'est  pas  moins. 

On  voit,  parmi  des  ruines  antiques,  au-dessus  des  colonnes 
d'un  temple,  une  suite  des  travaux  d'Hercule,  représentés  en 
bas-reliefs.  L'exécution  du  ciseau  et  le  dessin  en  sont  d'une 
pureté  merveilleuse;  mais  les  figures  sont  sans  mouvement, 
sans  action,  sans  expression.  L'Hercule  de  ces  bas-reliefs  n'est 
point  un  lutteur  furieux  qui  étreint  fortement  et  étouffe  Antée; 
c'est  un  homme  vigoureux  qui  écrase  la  poitrine  à  un  autre, 
comme  vous  embrasseriez  votre  ami.  Ce  n'est  point  un  chasseur 
intrépide,  qui  s'est  précipité  sur  un  lion  et  qui  le  dépèce;  c'est 
un  homme  tranquille  qui  tient  un  lion  entre  ses  jambes,  comme 
un  pâtre  y  tiendrait  le  gardien  de  son  troupeau.  On  prétend 
que  les  arts  ayant  passé  de  l'Egypte  en  Grèce,  ce  froid  symbo- 
lique est  un  reste  du  goût  de  l'hiéroglyphe.  C'est  ce  qui  me 
paraît  difficile  à  croire;  car,  à  juger  des  progrès  de  l'art  par  la 
perfection  de  ces  figures,  il  avait  été  poussé  fort  loin;  et  l'on  a 
de  l'expression  longtemps  avant  que  d'avoir  de  l'exécution  et  du 
dessin.  En  peinture,  en  sculpture,  en  littérature,  la  pureté  de 
style,  la  correction  et  l'harmonie  sont  les  dernières  choses 
qu'on  obtient.  Ce  n'est  qu'un  long  temps,  une  longue  pratique, 
un  travail  opiniâtre,  le  concours  d'un  grand  nombre  d'hommes 
successivement  appliques,  qui  amènent  ces  qualités  qui  ne  sont 
pas    du  génie,  qui    l'enchaînent  au  contraire,  et   qui    tendent 


SALON    DE    1767.  39 

plutôt  à  tempérer  et  éteindre  qu'à  irriter  et  allumer  la  verve. 
D'ailleurs,  cette  conjecture  est  réfutée  par  les  mêmes  sujets 
tout  autrement  exécutés  par  des  artistes  antérieurs  ou  même 
contemporains.  Serait-ce  que  cette  tranquillité  du  dieu,  cette 
facilité  à  faire  de  grandes  choses,  en  caractériseraient  mieux  la 
puissance?  ou,  ce  que  j'incline  davantage  à  croire,  ces  mor- 
ceaux n'étaient-ils  que  purement  commômoratifs,  un  caté- 
chisme d'autant  plus  utile  aux  peuples,  qu'on  n'avait  guère 
que  ce  moyen  de  tenir  présentes  à  leur  esprit  et  à  leurs  yeux, 
et  de  graver  dans  leur  mémoire  les  actions  des  dieux,  la  théo- 
logie du  temps?  Au  fronton  d'un  temple,  il  ne  s'agissait  pas  de 
montrer  comment  l'aigle  avait  enlevé  Ganymède,  ni  comment 
Hercule  avait  déchiré  le  lion  ou  étouffé  Antée;  mais  de  rappeler 
au  peuple,  par  un  bas-relief  hagiographe,  et  de  lui  conserver 
le  souvenir  de  ces  faits.  Si  vous  me  dites  que  cette  froideur 
d'imitation  était  une  manière  de  ces  siècles,  je  vous  demanderai 
pourquoi  cette  manière  n'était  pas  générale,  pourquoi  la  figure 
qu'on  adorait  au  dedans  du  temple  avait  de  l'expression,  de  la 
passion,  du  mouvement;  et  pourquoi  celle  qu'on  exécutait  en 
bas-relief  au  dehors  en  était  privée;  pourquoi  ces  statues  qui 
peuplaient  le  Portique,  le  Céramique,  les  jardins  et  autres 
endroits  publics,  ne  se  recommandaient  pas  seulement  par  la 
correction  et  la  pureté  du  dessin  ;  et  pourquoi  elles  se  faisaient 
encore  admirer  par  leur  expression.  Voyez,  adoptez  quelques- 
unes  de  ces  opinions  ;  ou,  si  toutes  vous  déplaisent,  mettez 
quelque  chose  de  mieux  à  leur  place. 

S'il  était  permis  d'appliquer  ici  l'idée  de  l'abbé  Galiani,  que 
l'histoire  moderne  n'est  que  l'histoire  ancienne  sous  d'autres 
noms,  je  vous  dirais  que  ces  bas-reliefs  si  purs,  si  corrects, 
n'étaient  que  des  copies  de  mauvais  bas-reliefs  anciens,  dont 
on  avait  gardé  toute  la  platitude,  pour  leur  conserver  la  véné- 
ration des  peuples.  Chez  nous,  ce  n'est  pas  la  belle  vierge  des 
Garmes-Déchaux  qui  fait  des  miracles1;  c'est  cet  informe  mor- 
ceau de  pierre  noire  qui  est  enfermé  dans  une  boîte  près  du 
Petit-Pont.  C'est  devant  cet  indigne  fétiche,  que  des  cierg^s 
allumés  brûlent  sans  cesse.  Adieu  toute  la  vénération,  tou'e  \& 


1.  Cette  vierge  a  passé  de  l'église  des  Carmes-Déchaussés  au  Mv      ,     ,     monu- 
ments français,  et  de  là  à  Notre-Dame  où  on  la  voit  aujourd'hui.         ù 

(Bh.) 


ÛO  SALON    DE    1767, 

confiance  de  la  populace,  si  l'on  substitue  à  cette  figure  gothique 
un  chef-d'œuvre  de  Pigalle  ou  de  Falconet.  Le  prêtre  n'aura 
qu'un  moyen  de  perpétuer  une  portion  de  la  superstition 
lucrative,  c'est  d'exiger  du  statuaire  d'approcher  son  image  le 
plus  près  qu'il  pourra  de  l'image  ancienne.  C'est  une  chose 
bien  singulière,  que  le  dieu  qui  fait  des  prodiges  n'est  jamais 
une  belle  chose  ni  l'ouvrage  d'un  habile  homme,  mais  toujours 
quelque  magot,  tel  qu'on  en  adore  sur  la  côte  du  Malabar, 
ou  sous  la  feuillée  du  Caraïbe.  Les  hommes  courent  après 
les  vieilles  idoles,  et  après  les  opinions  nouvelles. 

Je  vous  ai  dit  que  le  public  avait  été  partagé  sur  la  supé- 
riorité des  tableaux  de  Doyen  et  de  Vien  ;  mais  comme  presque 
tout  le  monde  se  connaît  en  poésie,  et  que  très-peu  de  personnes 
se  connaissent  en  peinture,  il  m'a  semblé  que  Doyen  avait  plus 
d'admirateurs  que  Vien.  Le  mouvement  frappe  plus  que  le 
repos.  Il  faut  du  mouvement  aux  enfants;  et  il  y  a  beaucoup 
d'enfants.  On  sent  mieux  un  forcené  qui  se  déchire  le  flanc  de 
ses  propres  mains,  que  la  simplicité,  la  noblesse,  la  vérité,  la 
grâce  d'une  grande  figure  qui  écoute  en  silence.  Cependant 
celle-ci  est  peut-être  plus  difficile  «à  imaginer;  et  imaginée, 
plus  difficile  à  rendre.  Ce  ne  sont  pas  les  morceaux  de  passion 
violente  qui  marquent,  dans  l'acteur  qui  déclame,  le  talent 
supérieur,  ni  le  goût  exquis  dans  le  spectateur  qui  frappe  des 
mains. 

Dans  un  de  nos  entretiens  nocturnes,  le  contraste  de  ces 
deux  tableaux  nous  donna,  à  M.  le  prince  de  Galitzin  et  à  moi, 
occasion  d'agiter  quelques  questions  relatives  à  l'art ,  l'une 
desquelles  eut  pour  objet  les  groupes  et  les  masses. 

J'observai  d'abord  qu'on  confondait  à  tout  moment  ces  deux 
expressions,  grouper  et  faire  masse,  quoiqu'il  mon  avis  il  y  eût 
quelque  différence. 

De  quelque  manière  que  des  objets  inanimés  soient  ordon- 
nés, je  ne  dirai  jamais  qu'ils  groupent,  mais  je  dirai  qu'ils 
font  masse. 

De  quelque  manière  que  des  objets  animés  soient  combinés, 
ave  ",  des  objets   inanimés,  je   ne  dirai  jamais  qu'ils  groupent, 

mais  t  ^u  *'s  *'ont  masse- 

jje      -lelquc  manière  que  ces  objets  animés  soient  disposés 

3es   uns  à     "^té  c^es  autres'    Je  ne  (ura'   qu'ils  groupent  que 


SALON    DE    1767.  Z,l 

quand  ils  seront  liés  ensemble  par  quelque  fonction  commune. 

Exemple.  Dans  le  tableau  de  la  Manne  du  Poussin  ,  les 
trois  figures  qu'on  voit  à  gauche,  dont  l'une  ramasse  de  la 
manne,>  la  seconde  en  ramasse  aussi,  et  la  troisième  debout  en 
goûte,  toutes  les  trois  occupées  à  des  actions  diverses,  isolées 
les  unes  des  autres,  n'ayant  qu'une  proximité  locale,  ne  grou- 
pent point  pour  moi.  Mais  cette  jeune  femme  assise  à  terre,  qui 
donne  sa  mamelle  à  teter  à  sa  vieille  mère,  et  qui  console 
d'une  main  son  enfant  qui  pleure  debout  devant  elle  de  la  pri- 
vation d'une  nourriture  que  la  nature  lui  a  destinée,  et  que  la 
tendresse  filiale,  plus  forte  que  la  tendresse  maternelle, 
détourne;  cette  jeune  femme  groupe  avec  son  fils  et  sa  mère, 
parce  qu'il  y  a  une  action  commune  qui  lie  cette  figure  avec 
les  deux  autres,  et  celles-ci  avec  elles. 

Un  groupe  fait  toujours  masse;  mais  une  masse  ne  fait  pas 
toujours  groupe. 

Dans  le  même  tableau  du  Poussin,  cet  Israélite,  qui  ramasse 
d'une  main  et  qui  en  repousse  un  autre  qui  en  veut  au  même 
tas  de  manne,  groupe  avec  lui. 

Je  remarquai  que,  dans  la  composition  de  Doyen,  où  il  n'y 
avait  que  quatorze  figures  principales,  il  y  avait  trois  groupes, 
et  que  dans  celle  de  Vieil,  où  il  y  en  avait  trente-trois  et  peut- 
être  davantage,  toutes  étaient  distribuées  par  masse,  et  qu'il 
n'y  avait  proprement  pas  un  groupe;  que  dans  le  tableau  de 
la  Manne  du  Poussin  il  y  avait  plus  de  cent  figures,  et  à  peine 
quatre  groupes,  chacun  de  ces  groupes  de  deux  ou  trois  figures 
seulement;  que  dans  le  Jugement  de  Salomon*,  du  même 
artiste,  tout  était  par  masse;  et  qu'à" l'exception  du  soldat  qui 
tient  l'enfant  et  qui  le  menace  de  son  glaive,  il  n'y  avait  pas 
un  groupe. 

J'observai  que,  dans  la  plaine  des  Sablons,  un  jour  de 
revue  que  la  curiosité  badaude  y  rassemble  cinquante  mille 
hommes,  le  nombre  des  masses  y  serait  infini  en  comparaison 
des  groupes;  qu'il  en  serait  de  même  à  l'église,  le  jour  de 
Pâques;  à  la  promenade,  une  belle  soirée  d'été;  au  spectacle, 
un  jour  de  première  représentation;  dans  les  rues,  un  jour  de 
réjouissance  publique;  même  au  bal   de  l'Opéra,  un  jour  de 

\.  Les  tableaux  de  Poussin  cités  sont  au  Louvre. 


/i2  SALON    DE   1767. 

lundi  gras;  et  que,  pour  faire  naître  des  groupes  dans  ces 
nombreuses  assemblées,  il  fallait  supposer  quelque  événement 
subit  qui  les  menaçât.  Si,  au  milieu  d'une  représentation,  par 
exemple,  le  feu  prend  à  la  salle,  alors  chacun  songeant  à  son 
salut,  le  préférant  ou  le  sacrifiant  au  salut  d'un  autre,  toutes 
ces  figures,  un  moment  auparavant  attentives,  isolées  et  Iran- 
quilles,  s'agiteront,  se  précipiteront  les  unes  sur  les  autres;  des 
femmes  s'évanouiront  entre  les  bras  de  leurs  amants  ou  de 
leurs  époux;  des  Mlles  secourront  leurs  mères  ou  seront  secou- 
rues par  leurs  pères;  d'autres  se  précipiteront  des  loges  dans 
le  parterre,  où  je  vois  des  bras  tendus  pour  les  recevoir;  il  y 
aura  des  hommes  tués,  étouffés,  foulés  aux  pieds,  une  infinité 
d'incidents  et  de  groupes  divers. 

Tout  étant  égal  d'ailleurs,  c'est  le  mouvement,  le  tumulte 
qui  engendre  les  groupes. 

Tout  étant  égal  d'ailleurs,  les  natures  exagérées  prennent 
moins  aisément  le  mouvement  que  les  natures  faibles  et  com- 
munes. 

Tout  étant  égal  d'ailleurs,  il  y  aura  moins  de  mouvement  et 
moins  de  groupes  dans  les  compositions  où  les  natures  seront 
exagérées. 

D'où  je  conclus  que  le  véritable  imitateur  de  la  nature, 
l'artiste  sage  était  économe  de  groupes,  et  que  celui  qui,  sans 
égard  au  mouvement  et  au  sujet,  sans  égard  au  module  et  à 
sa  nature,  cherchait  à  les  multiplier  dans  sa  composition, 
ressemblait  à  un  écolier  de  rhétorique,  qui  met  tout  son  dis- 
cours en  apostrophes  et  en  ligures;  que  l'art  de  grouper  était 
de  la  peinture  perfectionnée;  que  la  fureur  de  grouper  était  de 
la  peinture  en  décadence,  des  temps  non  de  la  véritable  élo- 
quence, mais  des  temps  de  la  déclamation,  qui  succèdent  tou- 
jours aux  premiers;  qu'à  l'origine  de  l'art  le  groupe  devait  être 
rare  dans  les  compositions;  et  que  je  n'étais  pas  éloigné  de 
croire  que  les  sculpteurs,  qui  groupent  presque  nécessairement, 
en  avaient  peut-être  donne  la  première  idée  aux  peintres. 

Si  mes  pensées  sont  justes,  vous  les  fortifierez  de  raisons 
qui  ne  me  viennent  pas;  et  de  conjecturales  qu'elles  sont,  vous 
les  rendrez  évidentes  et  démontrées.  Si  elles  sont  fausses,  vous 
les  détruirez.  Vraies  ou  fausses,  le  lecteur  y  gagnera  toujours 
quelque  chose. 


SALON    DE   1767.  tf 

16.  CÉSAR,  DÉBARQUANT  A  CADIX,  TROUVE  DANS  LE  TEMPLE 
D'HERCULE  LA  STATUE  D'ALEXANDRE,  ET  GÉMIT  D'ÊTRE 
INCONNU  A  L'AGE  OU  CE  HEROS  S'ÉTAIT  DEJA  COUVERT 
DE    GLOIRE1. 

Il  était  écrit  au  livre  du  destin,  chapitre  des  peintres  et  des 
rois,  que  trois  bons  peintres  feraient  un  jour  trois  mauvais 
tableaux  pour  un  bon  roi;  et  au  chapitre  suivant  des  Miscel- 
lanées  fatales,  qu'un  littérateur  pusillanime  épargnerait  à  ce 
roi  la  critique  de  ces  tableaux;  qu'un  philosophe  s'en  offense- 
rait, et  lui  dirait  :  <c  Quoi!  vous  n'avez  pas  de  honte  d'envoyer 
aux  souverains  la  satire  de  l'évidence;  et  vous  n'osez  leur 
envoyer  la  satire  d'un  mauvais  tableau?  Vous  aurez  le  front  de 
leur  suggérer  que  les  passions  et  l'intérêt  particulier  mènent  ce 
monde;  que  les  philosophes  s'occupent  en  vain  à  démontrer  la 
vérité  et  à  démasquer  l'erreur;  que  ce  ne  sont  que  des  bavards 
inutiles  et  importuns;  et  que  le  métier  des  Montesquieu  est 
au-dessous  du  métier  de  cordonnier;  et  vous  n'oserez  pas  leur 
dire  :  On  vous  a  fait  un  sot  tableau2?  »  Mais  laissons  cela;  et 
venons  au  César  de  Vien. 

Au  milieu  d'une  colonnade  à  gauche,  on  voit  sur  un  pié- 
destal un  Alexandre  de  bronze.  Cette  statue  imite  bien  le  bronze; 
mais  elle  est  plate.  Où  est  la  noblesse?  où  est  la  fierté?  c'est  un 
enfant.  C'était  la  nature  de  Y  Apollon  du  Belrt'dcre  qu'il  fallait 
choisir  ;  et  je  ne  sais  quelle  nature,  on  a  prise.  Fermez  les  yeux 
sur  le  reste  de  la  composition,  et  dites-moi  si  vous  reconnaissez 
là  l'homme  destiné  à  être  le  vainqueur  et  le  maître  du  monde? 
César  à  droite  est  debout.  C'est  César  que  cela?  Ah!  parbleu, 
c'était  bien  un  autre  bougre  que  celui-ci.  C'est  un  fesse-mathieu, 
un  pisse-froid,  un  morveux  dont  il  n'y  a  rien  à  attendre  de 
grand.  Ah!  mon  ami,  qu'il  est  rare  de  trouver  un  artiste  qui 
entre  profondément  dans  l'esprit  de  son  sujet  !  et,  conséquem- 
ment,  nul  enthousiasme,  nulle  idée,  nulle  convenance,  nul  effet; 
ils  ont  des  règles  qui  les  tuent  ;  il  faut  que  le  tout  pyramide  ; 


1.  Tableau  cintré  de  8  pieds  9  pouces  de  haut  sur  14  pieds  9  pouces  de  large, 
appartenant  au  roi  de  Pologne. 

2.  Il    est  probable  que   Diderot    répond  ici   à  une  intention  courlisanesque, 
comme  disait  Naigeon,  manifestée  par  Grimm. 


hh  SALON    DE   1767. 

il  faut  une  masse  de  lumière  au  centre;  il  faut  de  grandes 
masses  d'ombres  sur  les  côtés  ;  il  faut  des  demi-teintes  sourdes, 
fugitives,  pas  noires;  il  faut  des  figures  qui  contrastent;  il  faut 
dans  chaque  figure  de  la  cadence  dans  les  membres;  il  faut... 
s'aller  faire  foutre,  quand  on  ne  sait  que  cela.  César  a  le  bras 
droit  étendu,  l'autre  tombant,  les  regards  attendris  et  tournés 
vers  le  ciel.  Il  me  semble,  maître  Vien,  qu'appuyé  contre  le  pié- 
destal, les  yeux  attachés  sur  Alexandre,  et  pleins  d'admiration  et 
de  regrets;  ou,  si  vous  l'aimiez  mieux,  la  tête  penchée,  humi- 
liée, pensive,  et  les  bras  admiratifs,  il  eût  mieux  dit  ce  qu'il 
avait  à  dire.  La  tête  de  César  est  donnée  par  mille  antiques; 
pourquoi  en  avoir  fait  une  d'imagination  qui  n'est  pas  si  belle, 
et  qui,  sans  l'inscription,  rendrait  le  sujet  inintelligible?  Plus 
sur  la  droite  et  sur  le  devant,  on  voit  un  vieillard,  la  main 
droite  posée  sur  le  bras  de  César;  l'autre,  dans  l'action  d'un 
homme  qui  parle.  Que  fait  là  cette  espèce  de  cicérone?  Qui  est- 
il?  que  dit-il?  Maître  Vien,  est-ce  que  vous  n'auriez  pas  dû 
sentir  que  le  César  devait  être  isolé,  et  que  ce  bavard  épiso- 
dique  détruit  tout  le  sublime  du  moment?  Sur  le  fond,  derrière 
ces  deux  figures,  quelques  soldats.  Plus  encore  vers  la  droite, 
dans  le  lointain,  autres  soldais  à  terre  vus  par  le  dos,  avec  un 
vaisseau  en  rade  et  voiles  déployées.  Ces  voiles  déployées  font 
bien,  d'accord;  mais  s'il  vient  un  coup  de  vent  de  la  mer,  au 
diable  le  vaisseau.  A  gauche,  au  pied  de  la  statue,  deux  femmes 
accroupies.  La  plus  avancée  sur  le  devant,  vue  par  le  dos,  et  le 
visage  de  profil;  l'autre,  vue  de  profil,  et  attentive  à  la  scène. 
Elle  a  sur  ses  genoux  un  petit  enfant  qui  tient  une  rose;  la 
première  paraît  lui  imposer  silence.  Que  font  là  ces  femmes? 
que  signifie  cet  épisode  du  petit  enfant  à  la  rose?  Quelle  stéri- 
lité !  quelle  pauvreté  !  et  puis  cet  enfant  est  trop  mignard,  trop 
fait,  trop  joli,  trop  petit;  c'est  un  Lofant-Jésus.  Tout  à  fait  à 
gauche,  sur  le  fond,  en  tournant  autour  du  piédestal,  encore 
des  soldats.  Autres  défauts  :  ou  je  me  trompe  fort,  ou  la  main 
droite  de  César  est  trop  petite,  le  pied  de  la  femme  accroupie 
sur  le  devant,  informe,  surtout  aux  orteils,  vilain  pied  de  mo- 
dèle ;  le  vêtement  des  cuisses  de  César,  mince  et  sec  comme  du 
papier  bleu.  Composition  de  tout  point  insignifiante.  Sujet 
d'expression,  sujet  grand,  où  tout  est  froid  et  petit  ;  tableau 
sans  aucun  mérite  que  le  technique.  —  Mais  n'est-il  pas  har- 


SALON    DE    1767.  45 

monieux  et  d'un  pinceau  spirituel  ?  —  Je  le  veux.  —  Plus  har- 
monieux même  et  plus  vigoureux  que  le  Saint  Denis.  —  Après? 
—  N'est-ce  pas  une  jolie  figure  que  César? —  Eh  !  oui,  bour- 
reau ;  et  c'est  ce  dont  je  me  plains.  —  Cet  ajustement  n'est-il 
pas  riche  et  bien  touché?  cette  broderie  ne  fait-elle  pas  bien 
l'or?  ce  vieillard  n'est-il  pas  bien  drapé?  sa  tête  n'est-elle  pas 
belle?  celles  des  soldats  interposés,  mieux  encore?  celle  surtout 
qui  est  casquée,  d'un  esprit  infini  pour  la  forme  et  la  touche? 
ce  piédestal,  de  bonne  forme?  cette  architecture,  grande?  ces 
femmes  sur  le  devant,  bien  coloriées  ?  —  Bien  coloriées  !  mais 
ne  faudrait-il  pas  qu'elles  fussent  coloriées  plus  fièrement,  puis- 
qu'elles sont  au  premier  rang  ?  Voilà  les  propos  des  artistes  : 
intarissables  sur  le  technique  qu'on  trouve  partout,  muets  sur 
l'idéal  qu'on  ne  trouve  nulle  part.  Ils  font  cas  de  la  chose  qu'ils 
ont;  ils  dédaignent  celle  qui  leur  manque;  cela  est  dans 
l'ordre.  Eh  bien!  gens  de  l'académie,  c'est  donc  pour  vous  une 
belle  chose  que  ce  tableau?  —  Très-belle;  et  pour  vous?  — 
Pour  moi,  ce  n'est  rien  ;  c'est  un  morceau  d'enfant,  le  prix  d'un 
écolier  qui  veut  aller  à  Rome,  et  qui  le  mérite. 

La  tête  de  Pompée  présentée  à  César;  César  aux  pieds  de 
la  statue  d Alexandre ,  la  Leçon  de  Scilurus  à  ses  enfants; 
trois  tableaux  à  cogner  le  nez  contre  à  ces  maudits  amateurs  qui 
mettent  le  génie  des  artistes  en  brassières.  On  avait  demandé 
à  Boucher  la  Continence  de  Scipion;  mais  on  y  voulait  ceci,  on 
y  voulait  cela,  et  cela  encore  ;  on  emmaillottait  si  bien  mon 
homme,  qu'il  a  refusé  de  travailler.  Il  est  excellent  à  entendre 
là-dessus. 

17.    SAINT    GRÉGOIRE,    PAPE1. 

Supposez,  mon  ami,  devant  ce  tableau,  un  artiste  et  un 
homme  de  goût.  Le  beau  tableau  !  dira  le  peintre.  La  pauvre 
chose  !  dira  l'homme  de  lettres  ;  et  ils  auront  raison  tous  les 
deux. 

Le  Saint  Grégoire  est  l'unique  figure.  Il  est  assis  dans  son 
fauteuil,  vêtu  des  habits  pontificaux,  la  tiare  sur  la  tête,  la  cha- 
suble sur  le  surplis.  11  a  devant  lui  un  bureau  soutenu  par  un 


1.  Tableau  d'environ  9  pieds  de  haut  sur  5  pieds  de  large,  pour  la  sacristie  de 
l'église  Saint-Louis,  à  Versailles. 


Zi6  SALON   DE   1767. 

ange  de  bronze.  Il  y  a  sur  cette  table  plume,  encre,  papier, 
livres.  On  voit  le  saint  de  profil.  11  a  le  visage  tranquille  et 
tourné  vers  une  gloire,  qui  éclaire  l'angle  supérieur  gauche  de 
la  toile.  Il  y  a  dans  cette  gloire,  dont  la  lumière  tombe  sur  le 
saint,  quelques  têtes  de  chérubins. 

Il  est  certain  que  la  figure  est  on  ne  peut  plus  naturelle  et 
simple  de  position  et  d'expression,  quoique  un  peu  fade  ;  qu'il 
règne  dans  cette  composition  un  calme  qui  plaît;  que  cette  main 
droite  est  bien  dessinée,  bien  de  chair,  du  ton  de  couleur  le 
plus  vrai,  et  sort  du  tableau;  et  que,  sans  cette  chape  qui  est 
lourde,  sans  ce  linge  qui  n'imite  pas  le  linge,  sous  lequel  le 
vent  s'enfournerait  inutilement  pour  le  séparer  du  corps,  qui 
n'a  aucuns  tons  transparents,  qui  n'est  pas  soufflé  comme  il 
devrait  l'être,  et  qu'on  prendrait  facilement  pour  une  étoffe 
blanche  épaisse;  sans  tout  ce  vêtement  qui  sent  un  peu  le  man- 
nequin, celui  qui  s'en  tient  au  technique  et  qui  ne  s'interroge 
pas  sur  le  reste,  peut  être  content.  —  Belle  tête,  belle  pâte,  beau 
dessin,  bureau  soutenu  par  un  ange  de  bronze  bien  imité  et  de 
bon  goût.  Tout  le  tableau  bien  colorié.  —  Oui,  aussi  bien  qu'un 
artiste  qui  ne  connaît  pas  l'art  des  glacis  peut  faire.  Une  figure 
n'acquiert  de  la  vigueur  qu'autant  qu'on  la  reprend,  cherchant 
continûment  à  l'approcher  de  la  nature,  comme  font  Greuze  et 
Chardin.  —  Mais  c'est  un  travail  long;  et  un  dessinateur  s'y 
résout  difficilement,  parce  que  ce  technique  nuit  à  la  sévérité 
du  dessin;  raison  pour  laquelle  le  dessin,  la  couleur  et  le  clair- 
obscur  vont  rarement  ensemble.  Doyen  est  coloriste;  mais  il 
ignore  les  grands  effets  de  lumière  :  si  son  morceau  avait  ce 
mérite,  ce  serait  un  chef-d'œuvre.  —  Monsieur  l'artiste,  laissons 
là  Doyen  ;  nous  en  parlerons  à  son  tour.  Venons  à  ce  Saint 
Grégoire  qui  ne  vous  extasie  que  parce  que  vous  n'avez  pas  vu 
un  certain  Saint  Bruno  de  Rubens,  qui  appartient  à  M.  Watelet. 
Mais  moi,  je  l'ai  vu,  et  je  m'en  souviens;  et,  lorsque  je  regarde 
cette  gloire,  dont  la  lumière  éclaire  votre  Suint  Grégoire,  nepuis- 
jepas  vous  demander  que  fait  cette  figure?  quel  est  sur  cette  tète 
l'effet  de  la  présence  divine?  Nul.  Ne  regarde-t-elle  pas  l'Esprit- 
Saint  aussi  froidement  qu'une  araignée  suspendue  à  l'angle  de 
son  oratoire?  Où  est  la  chaleur  d'âme,  l'élan,  le  transport, 
l'ivresse,  que  l'esprit  vivifiant  doit  produire?  Un  autre  que 
moi  ajoutera  :  Pourquoi  ces  habits  pontificaux?  le  saint-père  est 


SALON    DE   1767.  47 

chez  lui,  dans  son  oratoire,  tout  me  l'annonce  :  il  me  semble 
que  la  convenance  demandait  un  vêtement  domestique;  que  la 
tiare,  la  crosse  et  la  croix  fussent  jetées  dans  un  coin,  à  la 
bonne  heure.  Carie  Van-Loo  s'est  bien  gardé  de  commettre 
cette  faute  dans  l'esquisse  où  le  même  saint  dicte  ses  homélies 
à  son  secrétaire  1.  Mais,  dit  l'artiste,  le  tableau  est  pour  une  sa- 
cristie. Mais,  répond  l'homme  de  goût,  lorsqu'on  portera  le 
tableau  dans  la  sacristie,  est-ce  que  le  saint  entrera  tout  seul? 
est-ce  que  son  oratoire  restera  à  la  porte?  L'homme  de  lettres 
aura  donc  raison  de  dire  :  «  La  pauvre  chose!  »  et  l'artiste  :  «  La 
belle  chose  que  ce  tableau!  »  Ils  auront  raison  tous  les  deux. 

Le  livret  annonce  plusieurs  autres  tableaux  de  Vien  sous  un 
même  numéro.  Cependant  il  n'y  en  a  point,  à  moins  qu'on  ne 
comprenne  parmi  les  ouvrages  du  mari  ceux  de  sa  femme. 


LA  GRENEE. 


Nimium  ne  crede  colori. 


Il  me  prend  envie,  mon  ami,  de  vous  démontrer  que,  sans 
mentir,  il  est  cependant  bien  rare  que  nous  disions  la  vérité.  Pour 
cet  effet,  je  prends  l'objet  le  plus  simple,  un  beau  buste  antique 
de  Socrate,  d'Aristide,  de  Marc-Aurèle  ou  de  Trajan,  et  je 
place  devant  ce  buste  l'abbé  Morellet,  Marmontel  et  JNaigeon, 
trois  correspondants  qui  doivent  le  lendemain  vous  en  écrire 
leur  pensée  :  vous  aurez  trois  éloges  très-différents;  auquel 
vous  en  tiendrez-vous?  Sera-ce  au  mot  froid  de  l'abbé,  ou  à  la 
sentence  épigrammatique,  à  la  phrase  ingénieuse  de  l'académi- 
cien, ou  à  la  ligne  brûlante  du  jeune  homme?  Autant  d'hommes, 
autant  de  jugements.  Nous  sommes  tous  diversement  organisés. 
Nous  n'avons  aucun  la  même  dose  de  sensibilité.  Nous  nous 
servons  tous  à  notre  manière  d'un  instrument  vicieux  en  lui- 
même,  l'idiome  qui  rend  toujours  trop  ou  trop  peu;  et  nous 
adressons  les  sons  de  cet  instrument  à  cent  auditeurs  qui  écou- 
tent, entendent,  pensent  et  sentent  diversement.  La  nature 
nous  départit  à  tous,  par  l'entremise  des  sens,  une  multitude 
de  petits  cartons  sur  lesquels  elle  a  tracé  le  profil  de  la  vérité. 

\.  Voirie  Salon  de  17G5. 


48  SALON   DE    1767. 

La  découpure  belle,  rigoureuse  et  juste,  serait  celle  qui  sui- 
vrait le  trait  délié  dans  tous  ses  points,  et  qui  le  diviserait  en 
deux.  La  découpure  de  l'homme  d'un  grand  sens  et  d'un  grand 
goût  en  approche  le  plus.  Celle  de  l'enthousiaste,  de  l'homme 
sensible,  de  l'esprit  chaud,  prompt,  violent,  malintentionné, 
jaloux,  blesse  le  trait.  Son  ciseau,  conduit  par  l'ignorance  ou  la 
passion,  vacille  et  se  porte  tantôt  trop  en  dedans,  tantôt  trop  en 
dehors.  Celui  de  l'envie  taille  en  dedans  du  profil  une  image 
qui  ne  ressemble  à  rien. 

Or  il  ne  s'agit  pas  ici,  mon  ami,  d'un  buste,  d'une  figure, 
mais  d'une  scène  où  il  y  a  quelquefois  quatre,  cinq,  huit,  dix, 
vingt  figures;  et  vous  croyez  que  mon  ciseau  suivra  rigoureu- 
sement le  contour  délié  de  toutes  ces  figures?  A  d'autres!  Cela 
ne  se  peut.  Dans  un  moment,  l'œil  est  louche;  dans  un  autre, 
les  lames  du  ciseau  sont  émoussées,  ou  la  main  n'est  pas  sûre  ; 
et  puis  jugez  d'après  cela  de  la  confiance  que  vous  devez  à  mes 
découpures;  et,  que  cela  soit  dit  en  passant,  pour  l'acquit  de 
ma  conscience  et  la  consolation  de  M.  La  Grenée. 

Commençons  par  ses  quatre  tableaux  de  même  grandeur, 
représentant  les  quatre  états  :  le  Peuple,  le  Clergé,  la  Robe  et 
YEpée. 

23.  l'épée,   ou   bellone   présentant  a  mars 
les  renes  de  ses   chevaux1. 

Qu'est-ce  que  cela  signifie?  Rien,  ou  pas  grand'chose.  On 
voit  à  gauche  un  petit  Mars  de  quinze  ans,  dont  le  casque 
rabattu  fort  à  propos  dérobe  la  physionomie  mesquine.  Il  est 
renversé  en  arrière,  comme  s'il  avait  peur  de  Bellone  ou  de  ses 
chevaux.  Il  a  le  bras  droit  appuyé  sur  son  bouclier,  et  l'autre 
porté  en  avant,  vers  les  rênes  qui  lui  sont  présentées.  A  gauche, 
une  grosse,  lourde,  massive,  ignoble  palefrenière  de  Bellone 
se  renverse  en  sens  contraire  de  Mars,  en  sorte  que  les  pieds 
de  ces  deux  figures  prolongées  venant  à  se  rencontrer,  elles 
formeraient  un  grand  Y  consonne.  Belle  manière  de  grouper! 
N'eût-il  pas  été  mieux  de  laisser  le  Mars  fièrement  debout,  et 
de   montrer  la  déesse  violente  s'élançant  vers  lui,  et  lui  pré- 

1.  Tableau  de  4  pieds  de  haut  sur  2  1/2  de  large. 


SALON    DE   1767.  49 

sentant  les  rênes?  Derrière  Bellone,  sur  le  fond,  deux  chevaux 
de  bois  qui  voudraient  hennir,  écumer  de  la  bouche,  vivre  des 
naseaux,  mais  qui  ne  le  peuvent,  parce  qu'ils  sont  d'un  bois 
bien  dur,  bien  poli,  bien  raide  et  bien  lissé.  Le  morceau,  du 
reste,  surtout  le  Mars,  est  très-vigoureux,  et  le  tout  d'une 
touche  plus  décidée  que  de  coutume.  Mais  où  est  le  caractère 
du  dieu  des  batailles?  où  est  celui  de  Bellone?  où  est  la  verve? 
Gomment  reconnaître  dans  ce  morceau  le  dieu  dont  le  cri  est 
comme  celui  de  dix  mille  hommes!  Comparez  ce  tableau  avec 
celui  du  poëte  qui  dit  :  «  Sa  tête  sortait  d'entre  les  nuées,  ses 
yeux  étaient  ardents,  sa  bouche  était  entr'ouverte,  ses  chevaux 
soufflaient  le  feu  de  leurs  narines,  et  le  fer  de  sa  lance  perçait 
la  nue.  »  Et  cette  Bellone,  est-ce  la  déesse  horrible  qui  ne  res- 
pire que  le  sang  et  le  carnage,  dont  les  dieux  retiennent  les 
bras  retournés  sur  son  dos,  et  chargés  de  chaînes,  qu'elle 
secoue  sans  cesse,  et  qui  ne  tombent  que  quand  il  plaît  au  ciel 
irrité  de  châtier  la  terre?  Bien  n'est  plus  difficile  à  imaginer  que 
ces  sortes  de  figures;  il  faut  qu'elles  soient  de  grand  caractère; 
il  faut  qu'elles  soient  belles,  et  cependant  qu'elles  inspirent 
l'effroi.  Peintres  modernes,  abandonnez  ces  symboles  à  la  fureur 
et  au  pinceau  de  Bubens.  11  n'y  a  cpie  la  force  de  son  expres- 
sion et  de  sa  couleur  qui  puisse  les  faire  supporter. 

*2k.    LA    ROBE,    OU    LA    JUSTICE    QUE    l'ïNNOCÉNCE    DESARME, 
ET    A    QUI    LA    PRUDENCE    APPLAUDIT1. 

Était-il  possible  d'imaginer  rien  de  plus  pauvre,  de  plus 
froid,  de  plus  plat?  et  si  l'on  n'écrit  pas  une  légende  au-des- 
sous du  tableau,  qui  est-ce  qui  en  entendra  le  sujet?  Au  centre, 
la  Justice;  si  vous  voulez,  monsieur  La  Grenée;  car  vous  ferez 
de  cette  tête  jeune  et  gracieuse  tout  ce  qu'il  vous  plaira  :  une 
vierge,  la  patronne  de  Nanterre,  une  nymphe,  une  bergère, 
puisqu'il  ne  s'agit  que  de  donner  des  noms.  On  la  voit  de  face. 
Elle  tient  de  sa  main  gauche  une  balance  suspendue,  dont  les 
plats  de  niveau  sont  également  chargés  de  lauriers.  Un  petit 
Génie  placé  sur  la  droite,  debout  et  sur  le  devant  proche  d'elle, 
lui  ùte  son  glaive  des  mains.  A  gauche,  derrière  la  Justice,  la 

1.  Mêmes  dimensions  que  le  précédent. 

xi.  U 


50  SALON    DE    1767. 

Prudence  étendue  à  terre,  le  corps  appuyé  sur  le  coude,  son 
miroir  à  la  main,  considère  les  deux  autres  figures  avec  satis- 
faction ;  et  j'y  consens,  si  elle  se  connaît  en  peinture;  car  tout  y 
est  du  plus  beau  l'aire;  mais  peu  de  caractère,  mesquin,  sans 
jugement,  sans  idée.  Cela  parle  aux  yeux;  mais  cela  ne  dit  pas 
le  mot  à  l'esprit  ni  au  cœur.  Si  l'on  pense,  si  l'on  rêve  à  quel- 
que chose,  c'est  à  la  beauté  de  la  touche,  aux  draperies,  aux 
têtes,  aux  pieds,  aux  mains  et  à  la  froideur,  à  l'obscurité,  à 
l'ineptie  de  la  composition.  Je  veux  que  le  diable  m'emporte 
si  je  comprends  rien  à  ce  Génie,  à  ces  lauriers,  à  cette  épée. 
Maudit  maître  à  écrire,  n'écriras-tu  jamais  une  ligne  qui 
réponde  à  la  beauté  de  ton  écriture? 

22.    LE    CLEKGÉ,    OU    LA     RELIGION    QUI    CONVERSE 
AVEC     LA    VÉRITÉ1. 

C'est  pis  que  jamais.  Autre  logogriphe  plus  froid,  plus 
impertinent,  plus  obscur  encore  que  les  précédents.  Ces  deux 
figures  rappellent  la  scène  de  Panurge  et  de  l'Anglais  qui 
arguaient  par  signes  en  Sorbonne. 

A  droite,  une  petite  Religionnette  de  treize  à  quatorze  ans, 
accroupie  à  terre,  voilée,  le  bras  gauche  posé  sur  un  livre 
ouvert  et  plus  grand  qu'elle;  l'autre  bras  pendant,  et  la  main 
sur  le  genou;  l'index  de  cette  main,  je  crois,  dirigé  vers  le 
livre.  Devant  elle  une  Vérité,  son  aînée  de  quelques  aimées, 
toute  nue,  sèche,  blafarde,  sans  tétons;  le  corps  nommasse,  le 
bras  et  l'index  de  la  main  droite  dirigés  vers  le  ciel;  et  ce  bras 
dont  le  raccourci  n'est  pas  assez  senti,  de  trois  ou  quatre  ans 
plus  jeune  que  le  reste  de  la  ligure;  derrière  cette  Vérité,  un 
petit  Génie  renversé  sur  un  nuage.  Eh  bien,  mon  ami,  y  avez- 
vous  jamais  rien  compris?  Ça,  mettez  votre  esprit  à  la  torture, 
et  dites-moi  le  sens  qu'il  y  a  là  dedans.  Je  gage  que  La  Grenée 
n'en  sait  pas  là-dessus  plus  que  nous.  Et  puis,  qui  s'est  jamais 
avise  de  montrer  la  Religion,  la  Vérité,  la  Justice,  les  êtres  les 
plus  vénérables,  les  êtres  du  monde  les  plus  anciens,  sous  des 
symboles  aussi  puérils?  De  bonne  foi,  sont-ce  là  leur  caractère, 
leur  expression?  Monsieur  La  Grenée,  si  un  élève  de  l'école  de 

1.  Mêmes  dimensions  que  le  précédent. 


SALON    DE   1767.  51 

Raphaël  ou  des  Carraches  en  avait  fait  autant,  n'en  aurait-il  pas 
eu  les  oreilles  tirées  d'un  demi-pied;  et  le  maître  ne  lui  aurait- 
il  pas  dit  :  «  Petit  bélître,  à  qui  donneras-tu  donc  de  la  gran- 
deur, de  la  solennité,  de  la  majesté,  si  tu  n'en  donnes  pas  à  la 
Religion,  à  la  Justice,  à  la  Vérité?  »  Mais,  me  répond  l'artiste, 
vous  ne  savez  donc  pas  que  ces  vertus  sont  des  dessus  de  porte 
pour  un  receveur  général  des  finances?  Je  hausse  les  épaules,  et 
je  me  tais,  après  avoir  avoir  dit  à  M.  de  La  Grenée  un  petit  mot 
sur  le  genre  allégorique. 

Une  bonne  fois  pour  toutes,  sachez,  monsieur  de  La  Grenée, 
qu'en  général  le  symbole  est  froid,  et  qu'on  ne  peut  lui  ôter  ce 
froid  insipide,  mortel,  que  parla  simplicité,  la  force,  la  subli- 
mité de  l'idée. 

Sachez  qu'en  général  le  symbole  est  obscur,  et  qu'il  n'y  a 
sorte  de  précaution  qu'il  ne  faille  prendre  pour  être  clair. 

Voulez-vous  quelques  exemples  du  genre  allégorique,  qui 
soient  ingénieux  et  piquants?  je  les  prendrai  dans  le  style  sati- 
rique et  plaisant,  parce  que  je  m'ennuie  d'être  triste. 

Imaginez  un  enfant  qui  vient  de  souffler  une  grosse  bulle. 
La  bulle  vole;  l'enfant  qui  l'a  soufflée  tremble,  baisse  la  tête; 
il  craint  que  la  bulle  ne  l'écrase  en  tombant  sur  lui.  Cela  parle, 
cela  s'entend  :  c'est  l'emblème  du  superstitieux. 

Imaginez  un  autre  enfant  qui  s'enfuit  devant  un  essaim 
d'abeilles  dont  il  a  frappé  la  ruche  du  pied,  et  qui  le  pour- 
suivent. Cela  parle,  et  cela  s'entend  :  c'est  l'emblème  du 
méchant. 

Imaginez  un  atelier  de  sculpteur  en  bois  ;  il  a  le  ciseau  à  la 
main,  il  est  devant  son  établi,  il  a  ébauché  un  ibis  dont  on 
commence  à  discerner  le  bec  et  les  pattes.  Sa  femme  est  pro- 
sternée devant  l'oiseau  informe,  et  contraint  son  enfant  à  fléchir 
le  genou  comme  elle.  Cela  parle,  encore,  et  cela  s'entend  sans 
dire  le  mot. 

Imaginez  un  aigle  qui  cherche  à  s'élever  dans  les  airs,  et  qui 
est  arrêté  dans  son  essor  par  un  soliveau;  ou,  si  vous  l'aimez 
mieux,  imaginez  dans  un  pays  où  il  y  aurait  une  loi  absurde 
qui  défendrait  d'écrire  sur  la  finance,  au  bout  d'un  pont,  un 
charlatan  ayant  derrière  lui,  au  haut  d'une  perche,  une  pancarte 
où  on  lirait  :  De  par  le  roi  et  M.  le  contrôleur  général,  et 
devant  lui  une  petite  table  avec  des  gobelets  entre  deux  flam- 


52  SALON    DE   1767. 

beaux.  Tandis  qu'un  grand  nombre  de  spectateurs  s'amusent  à 
lui  voir  faire  ses  tours,  il  souffle  les  bougies  ;  et  au  môme 
instant  tous  les  spectateurs  mettent  leurs  mains  sur  leurs 
poches. 

Monsieur  de  La  Grenée,  sachez  qu'une  allégorie  commune, 
quoique  neuve,  est  mauvaise  ;  et  qu'une  allégorie  sublime 
n'est  bonne  qu'une  fois.  C'est  un  bon  mot  usé,  dès  qu'il  est 
redit. 

25.    LE    TIERS    ÉTAT,    OU    l' AG R ICU LTU RE     ET    LE     COMMERCE 
QUI     AMÈNENT    L'ABONDANCE  '. 

Au  contre,  sur  le  fond,  Mercure,  le  bras  gauche  jeté  sur  les 
épaules  de  l'Abondance,  l'autre  bras  tourné  vers  la  même 
figure,  dans  la  position  et  l'action  d'un  protecteur  qui  la  pré- 
sente à  l'Agriculture.  Mercure  tient  son  caducée  de  la  main 
gauche;  il  a  aux  deux  côtés  de  sa  tète  deux  ailes  éployées, 
d'assez  mauvais  goût.  L'Abondance,  sa  corne  sous  son  bras 
gauche,  s'avance  vers  l'Agriculture.  Il  tombe  de  cette  corne 
tous  les  signes  de  la  richesse.  A  gauche  du  tableau,  l'Agricul- 
ture, la  tète  couronnée  d'épis,  offre  ses  bras  ouverts  à  Mercure 
et  à  sa  compagne.  Derrière  l'Agriculture,  c'est  un  enfant  vu  par 
le  dos,  et  chargé  d'une  gerbe  qu'il  emporte.  Traduisons  cette 
composition.  Voilà  le  Commerce  qui  présente  l'Abondance  à 
l'Agriculture.  Quel  galimatias!  Ce  même  galimatias  pourrait 
tout  aussi  bien  être  rendu  par  l'Abondance,  qui  présenterait  le 
Commerce  à  l'Agriculture,  ou  par  l'Agriculture,  qui  présenterait 
le  Commerce  à  l'Abondance;  en  un  mot,  en  autant  de  façons 
qu'il  y  a  de  manières  de  combiner  trois  figures.  Quelle  pau- 
vreté! quelle  misère!  Attendez-vous,  mon  ami,  à  la  répétition 
fréquente  de  cette  exclamation.  Du  reste,  tableau  peint  à  mer- 
veille. L'Agriculture  est  une  figure  charmante,  mais  tout  à  fait 
charmante,  et  par  la  grâce  de  son  contour,  et  par  l'effet  de  la 
demi-teinte.  Tout  le  monde  accourt  :  on  admire;  mais  personne 
ne  se  demande  qu'est-ce  que  cela  signifie?  Ces  quatre  morceaux 
sont  d'un  pinceau  moelleux.  Celui  de  la  Religion  et  de  la  Vérité 
est  seulement,  je  ne  puis  pas  dire  sale,  mais  bien  un  peu  gris. 

1.  Mêmes  dimensions  que  le  précédent. 


SALON    DE   1G77.  53 


33.     LE    CHASTE     JOSEPH1. 


On  voit  à  gauche  la  femme  adultère,  toute  nue,  assise  sur 
le  bord  de  sa  couche  ;  elle  est  belle,  très-belle  de  visage  et  de 
toute  sa  personne  ;  belles  formes,  belle  peau,  belles  cuisses, 
belle  gorge,  belles  chairs,  beaux  bras,  beaux  pieds,  belles  mains, 
de  la  jeunesse,  de  la  fraîcheur,  de  la  noblesse.  Je  ne  sais,  pour 
moi,  ce  qu'il  fallait  au  fils  de  Jacob;  je  n'en  aurais  pas  demandé 
davantage  ;  et  je  me  suis  quelquefois  contenté  de  moins.  11  est 
vrai  que  je  n'ai  pas  l'honneur  d'être  fils  d'un  patriarche.  Joseph 
se  sauve;  il  détourne  ses  regards  des  charmes  qu'on  lui  offre? 
non,  c'est  l'expression  qu'il  devrait  avoir,  et  qu'il  n'a  point.  Il 
a  horreur  du  crime  qu'on  lui  propose?  non,  on  ne  sait  ce  qu'il 
sent  ;  il  ne  sent  rien.  La  femme  le  retient  par  le  haut  de  son 
vêtement.  L'effort  a  déshabillé  ce  côté  de  la  poitrine;  et  le  dos 
de  la  main  de  la  femme  touche  à  son  sein.  Cela  est  bien;  cela, 
c'est  une  idée  voluptueuse.  Monsieur  de  La  Grenée,  qui  vous  l'a 
suggérée?  Rien  à  dire,  ni  pour  la  couleur,  ni  pour  le  dessin,  ni 
pour  le  faire.  Seulement  la  tête  de  cette  femme  est  un  peu 
découpée,  l'œil  droit  va  tomber  de  son  orbite  ;  la  partie  qui 
attache  en  devant  son  bras  gauche  au  tronc  ou  la  distance  de  la 
clavicule  au-dessus  de  l'aisselle,  prend  trop  d'espace  ;  le  bras 
ne  se  sépare  pas  assez  là.  Malgré  ces  petits  défauts,  cela  est 
beau,  très-beau.  Mais  le  Joseph  est  un  sot;  mais  la  femme  est 
froide,  sans  passion,  sans  chaleur  d'âme,  sans  feu  dans  ses 
regards,  sans  désir  sur  ses  lèvres;  c'est  un  guet-apens  qu'elle 
va  commettre.  Mon  ami,  tu  es  plein  de  grâce,  tu  peins,  tu 
dessines  à  merveille,  mais  tu  n'as  ni  imagination  ni  esprit;  tu 
sais  étudier  la  nature,  mais  tu  ignores  le  cœur  humain.  Sans 
l'excellence  de  ton  faire,  tu  serais  au  dernier  rang.  Encore  y 
aurait-il  bien  à  dire  sur  ce  faire.  Il  est  gras,  empâté,  séduisant; 
mais  en  sortira-t-il  jamais  une  vérité  forte,  un  effet  qui  réponde 
à  celui  du  pinceau  de  Rubens,  de  Van  Dyck?  Fait-on  de  la 
chair  vivante,  animée,  sans  glacis  et  sans  transparents?  je 
l'ignore  et  je  le  demande. 

1.  Petit  tableau  de  13  pouces  sur  9. 


5!j  SALON    DE  1767. 

32.     LA     CHASTE     SUZANNE1. 

Je  ne  sais,  mon  ami,  si  je  ne  vais  pas  me  répéter,  et  si  ce 
qui  suit  ne  se  trouve  pas  déjà  dans 'un  de  mes  Salons  précé- 
dents 2. 

Un  peintre  italien  avait  imaginé  ce  sujet  d'une  manière  très- 
ingénieuse  ;  il  avait  placé  les  deu\  vieillards  à  droite  sur  le 
fond.  La  Suzanne  était  debout  sur  le  devant;  pour  se  dérober 
aux  regards  des  vieillards,  elle  avait  porté  toute  sa  draperie  de 
leur  côté,  et  restait  exposée  toute  nue  aux  yeux  du  spectateur 
du  tableau.  Cette  action  de  la  Suzanne  était  si  naturelle,  qu'on 
ne  s'apercevait  que  de  réflexion,  de  l'intention  du  peintre  et  de 
l'indécence  de  la  figure,  si  toutefois  il  y  avait  indécence.  Une 
scène  représentée  sur  la  toile,  ou  sur  les  planches,  ne  suppose 
point  de  témoins.  Une  femme  nue  n'est  point  indécente;  c'est 
une  femme  troussée  qui  l'est.  Supposez  devant  vous  la  Venus  de 
MédiciSy  et  dites-moi  si  sa  nudité  vous  offensera.  Mais  chaussez 
les  pieds  de  cette  Vénus  de  deux  petites  mules  brodées;  atta- 
chez sur  son  genou,  avec  des  jarretières  couleur  de  rose,  un  bas 
blanc  bien  tiré;  ajustez  sur  sa  tète  un  bout  de  cornette;  et  vous 
sentirez  fortement  la  différence  du  décent  et  de  l'indécent;  c'est 
la  différence  d'une  femme  qu'on  voit  et  d'une  femme  qui  se 
montre.  Je  crois  vous  avoir  déjà  dit  tout  cela;  mais  n'importe. 

Dans  la  composition  de  La  Grenée,  les  vieillards  sont  à 
gauche  debout,  bien  beaux,  bien  coloriés,  bien  drapés,  bien 
froids. 

Tonl  le  monde  connaît  ici  celle  belle  comtesse  de  Sabran, 
qui  a  captivé  si  longtemps  Philippe  d'Orléans,  régent.  Elle  avait 
dissipé  une  fortune  immense;  et  il  y  eut  un  temps  où  elle 
n'avait  plus  rien  cl  devait  à  tonte  la  terre  :  à  son  boucher,  à  son 
boulanger,  à  ses  femmes,  à  ses  \alets,  à  sa  couturière,  à  son 
cordonnier.  Celui-ci  vint  un  jour  essayer  d'en  tirer  quelque 
chose.  «  Mon  enfant,  dit  la  comtesse,  il  y  ;i  longtemps  (pie  je 
te  dois,  je  le  sais.  Mais  comment  veux-tu  que  je  fasse?  Je  suis 
sans  le  sou  :  je  suis  toute  nue,  et  si  pauvre  qu'on  me  voit  le 


1.  ivtit  tableau,  pendant  du  précédent. 

2.  A  propos  de  la  Chaste  Suzanne  de  Carie  Van  Loo,  exposée  au  Salon  de  1705. 
(Bn.) 


SALON   DE  1767.  55 

cul;  »  et,  tout  en  parlant  ainsi,  elle  troussait  ses  cotillons  et 
montrait  son  derrière  à  son  cordonnier,  qui,  touché,  attendri, 
disait  en  s'en  allant  :  «  Ma  foi,  cela  est  vrai.  »  Le  cordonnier 
pleurait  d'un  côté;  les  femmes  de  la  comtesse  riaient  de  l'autre; 
c'est  que  la  comtesse,  indécente  pour  ses  femmes,  était  décente, 
intéressante,  pathétique  même,  pour  son  cordonnier. 

Mais  ce  n'est  pas  là  ce  que  je  voulais  dire.  —  Et  que  vou- 
liez-vous  donc  dire?  —  Une  autre  sottise  :  on  en  dit  tant,  sans 
le  savoir,  qu'il  faut  bien  avoir  quelquefois  la  conscience  de 
quelques-unes.  Je  voulais  dire  que  dans  un  âge  avancé  la  com- 
tesse était  forcée  d'accepter  le  souper  qu'on  lui  offrait;  elle 
fut  invitée  par  le  commissaire  Le  Comte  ;  elle  se  rendit  à 
l'heure.  Le  commissaire,  qui  était  poli,  descendit  pour  recevoir 
la  belle,  pauvre  et  vieille  comtesse;  elle  était  accompagnée  d'un 
cavalier  qui  lui  donnait  la  main.  Ils  montent.  Le  commissaire 
les  suit.  La  comtesse  lui  exposait,  en  montant,  une  jolie  jambe, 
et  au-dessus  de  cette  jambe,  une  croupe  si  rebondie,  si  bien 
dessinée  par  ses  jupons,  si  intéressante,  que  le  commissaire, 
succombant  à  la  tentation  ,  glisse  doucement  une  main  et 
l'applique  sur  cette  croupe.  La  comtesse,  grande  logicienne, 
se  retourne  sans  s'émouvoir,  porte  la  main  su;'  le  commissaire, 
à  l'endroit  où  elle  espérait  reconnaître  la  cause  de  son  inso- 
lence et  son  excuse;  mais  ne  l'y  trouvant  point,  elle  lui  détache 
un  bon  soufflet1.  Eh  bien,  mon  ami,  voilà  comment  la  Suzanne 
de  La  Grenée  en  aurait  usé  avec  les  vieillards,  si  elle  avait  eu  la 
même  dialectique.  Je  ne  sais  ce  qu'ils  lui  disent;  mais  je  suis 
sûr  qu'elle  les  aurait  fort  embarrassés,  si  elle  leur  eût  adressé 
le  propos  d'une  de  nos  femmes  à  un  homme  qui  la  recondui- 
sait dans  son  équipage,  et  qui  tenait,  chemin  faisant,  un  discours 
dont  le  ton  ne  lui  paraissait  pas  proportionné  à  la  chose  : 
«  Monsieur,  prenez-y  garde;  je  vais  me  rendre.  »  Les  vieillards 
sont  donc  froids  et  mauvais.  Pour  la  Suzanne,  elle  est  belle  et 
très-belle;  elle  ne  manque  pas  d'expression;  elle  se  couvre; 
elle  a  les  regards  tournés  vers  le  ciel;  elle  l'appelle  à  son 
secours.  Mais  sa  douleur  et  son  effroi  contrastent  si  bizarre- 
ment avec  la  tranquillité  des  vieillards,  que,  si  le  sujet  n'était 
pas  connu,  on  aurait  peine  à  le  deviner.  On  prendrait  tout  au 

\.  Quel  joli  conte!  Il  est  pourtant  vrai  et  très-vrai,  je  l'ai  su  dans  son  temps. 
(Note  manuscritetde  Naigeon  le  jeune.) 


50  SALON    DE  176  7. 

plus  ces  deux  personnages  pour  deux  parents  de  cette  femme  à 
qui  ils  sont  venus  indiscrètement  annoncer  une  fâcheuse  nou- 
velle. Du  reste,  toujours  le  plus  beau  faire,  et  toujours  mal 
employé.  C'est  une  belle  main  qui  trace  des  choses  insigni- 
fiantes, dans  les  plus  beaux  caractères;  un  bel  exemple  de 
Rossignol  ou  de  Royllet1. 

Vous  voyez,  mon  ami,  que  je  deviens  ordurier,  comme  tous 
les  vieillards.  11  vient  un  temps  où  la  liberté  du  ton  ne  pouvant 
plus  rendre  les  mœurs  suspectes,  nous  ne  balançons  pas  à  pré- 
férer l'expression  cynique  qui  est  toujours  la  plus  simple;  c'est 
du  moins  la  raison  que  je  rendais  à  des  femmes,  de  la  gros- 
sièreté prétendue  avec  laquelle  elles  accusaient  les  premiers 
chapitres  de  la  Défense  de  mon  onde-  d'être  écrits.  Une  d'entre 
elles,  que  vous  connaissez  bien,  satisfaite  ou  non  de  ma  raison. 
me  dit  :  «  Monsieur,  n'insistez  pas  là-dessus  davantage;  car 
vous  me  feriez  croire  que  j'ai  toujours  été  vieille.  »  C'est  celle 
qui  fait  tous  les  matins  son  oraison  dans  Montaigne,  et  qui  a 
appris  de  lui,  bien  ou  mal  à  propos,  à  voir  plus  de  malhon- 
nêteté dans  les  choses  que  dans  les  mots. 

31.    l'amour    rémouleur3. 

Composition  qui  demandait  delà  finesse,  de  l'esprit,  de  la 
grâce,  de  la  gentillesse,  en  un  mot,  tout  ce  qui  peut  faire 
valoir  ces  bagatelles.  Eh  bien!  elle  est  lourde  et  maussade.  La 
scène  se  passe  au  devant  d'un  paysage.  Ali!  quel  paysage!  il  est 
pesant,  les  arbres  comme  ou  les  x oit  au-dessus  des  portes  du 
pont  Notre-Dame'';  nul  air  entre  leurs  troncs  et  leurs  branches; 
nulle  légèreté;  nulle  touche  aux  feuilles  ;  elles  sont  si  fortement 
collées  les  unes  aux  autres,  que  le  plus  violent  ouragan  n'en 
enlèverait  pas  une.  A  droite,  un  Amour  accroupi  devant  la 
meule,  et  l'arrosant  avec  de  l'eau  qu'il  puise  avec  le  creux  de 


1.  Fameux  maîtres  d'écriture.  L'article  Éciutire  de  l'Encyclopédie  est  du  pre- 
mier. (Bn.) 

2.  Brochure  que  Voltaire  publia  en  1707  en  réponse  à  la  critique  de  sa  Philoso- 
phie de  (Histoire,  que  Larclior,  répétiteur  au  collège  Mazarin,  venait  de  faire 
paraître  sous  ce  titre  :  Supplément  à  la  Philosophie  de  l'Histoire.  (Br.) 

,i.  Tableau  de  14  pouces  de  large  sur  11  pouces  de  haut. 

4.  Le  pont  Notre-Dame  était  encore,  à  cette  époque,  couvert  de  maisons. 


SALON    DE  1767.  57 

sa  main,  dans  une  terrine  placée  devant  lui.  Ensuite,  sur  le 
même  plan,  l'Amour  rémouleur  couché  sur  le  ventre,  sur  ce 
bâti  de  bois  que  les  ouvriers  appellent  la  planche,  et  aiguisant 
une  de  ses  flèches.  A  côté,  au-dessous  de  lui,  sur  le  devant,  un 
troisième  Amour  tourneur  de  roue,  les  mains  appliquées  à  la 
manivelle. 

Cela  est  infiniment  moins  vrai,  moins  intéressant,  moins  en 
mouvement  que  la  même  scène,  si  elle  se  passait  dans  la  bou- 
tique d'un  coutelier,  par  ses  bambins,  un  jour  de  dimanche, 
dans  l'absence  du  père,  et  de  la  mère.  Je  verrais  la  boutique, 
la  forge,  les  soufflets,  les  meules,  les  poulies  suspendues,  les 
marteaux,  les  tenailles,  les  limes,  avec  tous  les  autres  outils. 
Je  verrais  un  des  enfants  qui  ferait  le  guet,  à  la  porte.  J'en  ver- 
rais un  autre  monté  sur  une  escabelle,  qui  aurait  mis  le  feu  à 
la  forge  et  qui  martellerait  sur  l'enclume;  d'autres  qui  lime- 
raient à  l'étau,  et  tous  ces  petits  bélîtres  ébouriffés,  guenilleux, 
me  plairaient  infiniment  plus  que  ces  gros  Amours  froids,  plats, 
joufflus  et  nus.  Mais  celui  qui  a  fait  le  premier  de  ces  tableaux 
n'aurait  jamais  fait  le  second;  il  faut  un  tout  autre  talent.  Ma 
composition  serait  pleine  de  vie,  de  variété ,  et  de  ce  que  les 
artistes  appellent  ragoût.  La  sienne  n'en  a  pas  une  miette; 
mauvais  tableau;  et  voilà  l'effet  de  tous  ces  sujets  allégoriques 
empruntés  de  la  mythologie  païenne.  Les  peintres  se  jettent 
dans  cette  mythologie;  ils  perdent  le  goût  des  événements 
naturels  de  la  vie;  et  il  ne  sort  plus  de  leurs  pinceaux  que  des 
scènes  indécentes,  folles,  extravagantes,  idéales,  ou  tout  au 
moins  vides  d'intérêt;  car,  que  m'importe  toutes  les  aventures 
malhonnêtes  de  Jupiter,  de  Vénus,  d'flercule,  d'Hébé,  de  Gany- 
mède,  et  des  autres  divinités  de  la  fable?  Est-ce  qu'un  trait 
comique  pris  dans  nos  mœurs,  est-ce  qu'un  trait  pathétique 
pris  dans  notre  histoire  ne  m'attachera  pas  autrement?...  J'en 
conviens,  dites-vous;  pourquoi  donc,  ajoutez-vous,  l'art  se 
tourne-t-il  si  rarement  de  ce  côté?...  11  y  en  a  bien  des  rai- 
sons, mon  ami.  La  première,  c'est  que  les  sujets  réels  sont 
infiniment  plus  difficiles  à  traiter,  et  qu'ils  exigent  un  goût 
étonnant  de  vérité.  La  seconde,  c'est  que  les  jeunes  élèves  pré- 
fèrent et  doivent  préférer  les  scènes  où  ils  peuvent  transporter 
les  ligures  d'après  lesquelles  ils  ont  fait  leurs  premières  études. 
La  troisième,  c'est  que  le  nu  est  si  beau  dans  la  peinture  et 


58  SALON    DR    1767. 

dans  la  sculpture,  et  que  le  nu  n'est  pas  dans  notre  costume. 
La  quatrième,  c'est  que  rien  n'est  si  mesquin,  si  pauvre,  si 
maussade,  si  ingrat  que  nos  vêtements.  La  cinquième,  c'est 
que  ces  natures  mythologiques,  fabuleuses,  sont  plus  grandes 
et  plus  belles,  ou,  pour  mieux  dire,  plus  voisines  des  règles 
conventionnelles  du  dessin.  Mais  une  chose  qui  me  surprendrait 
si  nous  n'étions  pas  des  pelotons  de  contradictions,  c'est  qu'on 
accorde  aux  peintres  une  licence  qu'on  refuse  aux  poètes. 
Greuze  exposera  demain  sur  la  toile  la  mort  de  Henri  IV;  il 
montrera  le  jacobin  qui  enfonce  le  couteau  dans  le  ventre  de 
Henri  III;  et  cela,  sans  qu'on  s'en  formalise;  et  on  ne  per- 
mettra pas  au  poète  de  rien  mettre  de  semblable  en  scène. 

20.    JUPITER    ET   JUNON,    SU  15    LE    MONT    IDA, 
ENDORMIS    PAR    MORPHEE1. 

A  droite,  c'est  un  Morphée  très- agréablement  posé  sur  des 
nuées;  il  déploie  deux  grandes  ailes  de  chauve-souris  à  déses- 
pérer notre  ami  Al.  Le  Romain,  qui  a  pris  les  ailes  en  aversion. 
Jupiter  est  assis;  Morphée  le  touche  de  ses  pavots,  et  sa  tête 
tombe  en  devant.  Mais  qu'est-ce  que  ces  nuées  lanugineuses 
qui  le  ceignent?  Sa  chair  est  d'un  jeune  homme,  et  son  carac- 
tère d'un  vieillard.  Sa  tète  est  d'un  Silène,  petite,  courte,  enlu- 
minée ;  les  artistes  diront  bien  peinte,  mais  laissez-les  dire.  La 
couronne  chancelle  sur  cette  tète  Junon  ,  sur  le  devant,  à 
droite,  a  la  main  droite  posée  sur  celle  de  Jupiter  assoupi  :  le  bras 
gauche  étendu  sur  ses  propres  cuisses,  et  la  tête  appuyée  contre 
la  poitrine  de  son  époux.  Le  bras  gauche  de  Jupiter  est  passé 
sur  les  reins  de  sa  femme,  et  son  bras  droit  est  porté  sur  des 
nuées  vraiment  assez  solides  pour  le  soutenir.  Quoi!  c'est  là 
cette  tête  majestueuse,  cette  fière  Junon?  Vous  vous  moquez, 
monsieur  de  La  (ïrenée.  Je  la  connais;  je  l'ai  vue  cent  fois  chez 
le  vieux  poète.  La  votre,  c'est  une  Ilébé,  c'est  une  Vestale,  c'est 
une  Iphigénie,  c'est  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  Mais  dites-moi 
s'il  y  a  du  sens  à  l'avoir  vêtue,  et  si  modestement  vêtue.  Vous 
ne  savez  donc  pas  ce  qu'elle.est  venue  faire  là?  Elle  devait  être 


1.  Tableau  cintre  de  3  pieds  0  pouces  de  liant  sur  3  pieds  de   large,  pour  la 
chambre  à  coucher  du  roi  à  Bellevue. 


SALON    DE    1767.  59 

nue,  toute  nue,  vous  dis— je  ;  sans  autre  ornement  que  la  cein- 
ture de  Vénus  qu'elle  emprunta  ce  jour  qu'elle  avait  le  dessein 
intéressé  de  plaire  à  son  époux.  (Bonne  leçon  pour  vous,  époux 
de  Paris,  époux  de  tous  les  lieux  du  monde.  Méfiez-vous  de  vos 
femmes  lorsqu'elles  prendront  la  peine  de  se  parer  pour  vous  ; 
gare  la  requête  qui  suivra.)  Et  vous  appelez  cela  la  jouissance 
du  souverain  des  dieux  et  de  la  première  des  déesses!  Et  ce 
Jupiter-là,  c'est  celui  qui  ébranle  l'Olympe  du  mouvement  de 
ses  noirs  sourcils?  Est-ce  que  Morphée  ne  pouvait  être  mieux 
désigné  que  par  ses  ailes  de  nuit?  Et  le  lieu  de  la  scène,  où  en 
est  le  merveilleux  et  le  sauvage?  Où  sont  ces  fleurs  qui  sortirent 
subitement  du  sein  de  la  terre  pour  former  un  lit  à  la  déesse, 
un  lit  voluptueux  au  milieu  des  frimas,  de  la  glace  et  des  tor- 
rents? Où  est  ce  nuage  d'or  d'où  tombaient  des  gouttes  argen- 
tées, qui  descendit  sur  eux,  et  qui  les  enveloppa?  Vous  allez  me 
faire  relire  l'endroit  d'Homère;  et  vous  n'y  gagnerez  pas. 

a  Le  dieu  qui  rassemble  les  nuages  dit  à  son  épouse  :  «  Ras- 
«  surez-vous  ;  un  nuage  d'or  va  vous  envelopper,  et  le  rayon  le 
<(  plus  perçant  de  l'astre  du  jour  ne  vous  atteindra  pas.  »  A 
l'instant  il  jeta  ses  bras  sacrés  autour  d'elle.  La  terre  s'entr'ou- 
vrit  et  se  hâta  de  produire  des  fleurs.  On  vit  descendre  au- 
dessus  de  leurs  têtes  le  nuage  d'or,  d'où  s'échappaient  des 
gouttes  d'une  rosée  étincelante.  Le  père  des  hommes  et  des 
dieux,  enchaîné  par  l'Amour  et  vaincu  par  le  Sommeil,  s'endor- 
mait ainsi  sur  la  cime  escarpée  de  l'Ida;  et  Morphée  s'en 
allait  à  tire-d'aile  vers  les  vaisseaux  des  Grecs, .  annoncer  à 
Neptune,  qui  ceint  la  terre,  que  Jupiter  sommeillait.  » 

Le  moment  que  l'artiste  a  choisi  est  donc  celui  où  l'Amour 
et  le  Sommeil  ont  disposé  de  Jupiter;  et  je  demande  si  l'on 
aperçoit  dans  toute  sa  composition  le  moindre  vestige  de  cet 
instant  d'ivresse  et  de  volupté.  0  Vénus  !  c'est  en  vain  que  tu 
as  prêté  ta  ceinture  à  Junon.  Cet  artiste  la  lui  a  bien  arrachée. 
Je  vois  une  jouissance  dans  le  poëte.  Je  ne  vois  ici  qu'une 
jeune  fille,  qui  repose  ou  qui  fait  semblant  de  reposer  sur  le 
sein  de  son  père.  Et  le  faire?  Oh  !  toujours  très-beau  ;  les  étoffes 
ici  sont  même  plus  rompues,  moins  entières  que  dans  ses  autres 
compositions.  Et  cette  tète  de  Jupiter  dont  j'ai  très-mal  parlé? 
Vraiment  bien  peinte  ;  c'est  un  Jupiter  bien  colorié,  bien  vigou- 
reux, bien  chaud,  barbe  bien  faite,  oh  !  pour  cela  bien  empâtée! 


60  SALON   DE   1767. 

Mais  son  grand  front?  mais  ces  cheveux  qui  se  mirent  une  fois 
à  flotter  sur  la  tête  du  dieu?  mais  ces  os  saillants  et  larges  de 
l'orbite,  qui  renfermaient  ses  grandes  paupières  et  ses  grands 
yeux  noirs?  mais  ces  joues  larges  et  tranquilles?  mais  l'en- 
semble majestueux  et  imposant  de  son  visage,  où  est-il?  Dans 
le  poëte. 

26.    MERCURE,    HERSÉ    ET    AU  LAI  RE    JALOUSE    DE    SA    SOEUR1. 

Hersé,  à  gauche,  est  assise.  Elle  a  la  jambe  droite  étendue 
et  posée  sur  le  genou  gauche  de  Mercure.  On  la  voit  de  profil. 
Mercure,  vu  de  face,  est  assis  devant  elle  un  peu  plus  bas  et  un 
peu  plus  sur  le  fond.  Tout  à  fait  sur  la  droite,  Aglaure,  écar- 
tant un  rideau,  regarde  d'un  œil  de  colère  et  jaloux  le  bonheur 
de  sa  sœur.  Les  artistes  vous  diront  peut-être  que  les  figures 
principales  sont  lourdes  de  dessin  et  de  couleur,  et  sans  pas- 
sages de  teintes.  Je  ne  sais  s'ils  ont  raison;  mais,  après  m'ètre 
rappelé  la  nature,  je  me  suis  écrié,  en  dépit  d'eux  et  de  leur 
jugement  :  «  0  les  belles  chairs,  les  beaux  pieds,  les  beaux  bras, 
les  belles  mains,  la  belle  peau  !  »  La  vie,  le  sang  et  son  incarnat 
transpirent  à  travers;  je  suis,  sous  cette  enveloppe  délicate  et 
sensible,  le  cours  imperceptible  et  bleuâtre  d('s  \eines  et  des 
artères.  Je  parle  d'Herse  et  de  Mercure.  Les  chairs  de  l'art  lut- 
tent contre  les  chairs  de  Nature.  Approchez  votre  main  de  la 
toile;  et  vous  verrez  que  l'imitation  est  aussi  forte  que  la  réalité, 
et  qu'elle  l'emporte  sur  elle  par  la  beauté  des  formes.  On  ne  se 
lasse  pas  de  parcourir  le  cou,  les  bras,  la  gorge,  les  pieds,  les 
mains,  la  tête  d'Hersé.  J'\  porte  mes  lèvres,  et  je  couvre  de 
baisers  tous  ces  charmes.  0  Mercure!  que  fais-tu?  qu'attends- 
tu  ?  Tu  laisses  reposer  cette  cuisse  sur  la  tienne,  et  tu  ne  t'en 
saisis  pas,  et  tu  ne  la  dévores  pas?  et  tu  ne  vois  pas  l'ivresse 
d'amour  qui  s'empare  de  cette  jeune  innocente;  et  tu  n'ajoutes 
pas  au  désordre  de  son  âme  et  de  ses  sens  le  désordre  de  ses 
vêtements?  et  tu  ne  t'élances  pas  sur  elle,  dieu  des  iiloux!... 
Aux  traits^  de  la  passion  se  joignent,  sur  le  visage  d'Hersé,  la 
candeur,  l'ingénuité,  la  douceur  et  la  simplicité.  La  tête  de 
Mercure  est  passionnée,  attentive,  fine,  avec  des  vestiges  bien 

] .  Tableau  de  2  pieds  '2  pouces  de  large  sur  1  pied  9  pouces  de  haut. 


SALON   DE   1767.  61 

marqués  du  caractère  perfide  et  libertin  du  dieu.  La  chaleur 
perce  à  travers  les  pores  de  ces  deux  figures.  Oui,  messieurs 
de  l'Académie,  je  persiste;  c'est,  à  mon  sens  et  au  sentiment  de 
Le  Moyne,  le  plus  beau  faire  imaginable. 

Je  sentais  toutes  ces  choses,  et  j'en  étais  transporté,  lorsque, 
m'étant  un  peu  éloigné  du  tableau,  je  poussai  un  cri  de  douleur, 
comme  si  j'avais  été  heurté  d'un  coup  violent.  C'était  une  incor- 
rection, mais  une  si  cruelle  incorrection  de  dessin,  quej'éprouvai 
une  peine  mortelle  de  voir  une  des  meilleures  compositions  du 
Salon  gâtée  par  un  défaut  énorme.  Cette  jambe  d'Hersé,  à  l'ex- 
trémité de  laquelle  il  y  a  un  si  beau  pied;  cette  jambe  étendue 
et  posée  sur  le  genou,  sur  ce  si  beau,  si  précieux  genou  de  Mer- 
cure, est  de  quatre  grands  doigts  trop  longue;  en  sorte  que, 
laissant  ce  beau  pied  à  sa  place,  et  raccourcissant  cette  jambe  de 
son  excès,  il  s'en  manquerait  beaucoup,  mais  beaucoup,  qu'elle 
tint  au  corps;  défaut  qui  en  a  entraîné  un  autre,  c'est  qu'en  la 
suivant  sous  la  draperie,  on  ne  sait  où  la  rapporter.  Certainement, 
si  Mercure  n'a  besoin  que  d'une  cuisse,  il  peut  emporter  celle-ci 
sous  son  bras,  sans  qu'Hersé  puisse  s'en  douter.  Le  Mercure 
est  très-savant  des  bras,  du  cou,  de  la  poitrine,  des  flancs; 
mais  on  sent  qu'il  a  été  dessiné  d'après  la  statue  de  Pigalle.  Le 
peintre  lui  a  planté  encore  ici  deux  ailes  à  la  tète,  qui  ne  font 
pas  mieux  qu'ailleurs.  J'ai  pensé  ne  vous  rien  dire  d'Aglaure; 
c'est  qu'elle  est  froide,  plate,  mesquine,  raide  de  position,  faible 
de  couleur,  nulle  d'expression.  Si  vous  pouvez  pardonner  à  cet 
ouvrage  ce  petit  nombre  de  défauts,  couvrez-le  d'or  sur  la 
parole  de  Le  Moyne.  La  draperie  d'Aglaure  est  large,  simple  et 
juste.  Elle  dérobe  en  partie  des  jambes  et  des  cuisses  qu'on 
aurait  grand  plaisir  à  voir.  Le  rideau  du  fond,  si  je  m'en  sou- 
viens bien,  fait  assez  mal,  et  n'imite  pas  trop  l'étoffe  de  soie. 
Je  ne  sais  où  l'artiste  a  pris  l'expression  niaise  d'Hersé;  elle 
n'est  point  du  tout  commune;  mais  il  la  répétera  tant  dans  ses 
compositions  futures,  qu'elle  le  deviendra. 

28.    PERSKE,     APRÈS    AVOIR      DÉLIVRÉ     ANDROMEDE1. 

A    droite,   dans   des    nuages,  le   cheval    Pégase    qui    s'en 
retourne. 

1.  Tableau  de  2  pieds  3  pouces  de  large  sur  1  pied  10  pouces  de  haut. 


62  SALON    DE    17  67. 

Ces  nuages,  qui  partent  de  l'angle  supérieur  droit  de  la 
scène  et  du  fond,  s'étendent  en  serpentant  et  descendent  jus- 
qu'à l'angle  inférieur  gauche,  où  ils  se  boursoufllent  à  terre  en 
s'épaississant.  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  A  quel  propos  cette 
longue  et  lourde  traînée  nébuleuse?  est-ce  Pégase  qui  l'a  laissée 
après  lui?  Tout  à  fait  à  droite,  et  sur  le  devant  au  milieu  des 
eaux,  le  rocher  auquel  Andromède  était  attachée.  Au  pied  de  ce 
rocher,  en  allant  vers  la  gauche,  un  plat  monstre  d'un  vert 
sale,  fait  et  peint  h  la  manufacture  de  Nevers,  la  gueule  béante, 
la  tète  retournée,  et  regardant  froidement  la  proie  qui  lui  est 
ravie;  puis  un  espace  de  mer  ou  d'eaux  ternes,  mates,  com- 
pactes, qui  s'étendent  autour  du  rocher.  Vers  le  fond  et  sur  la 
gauche,  au-dessus  de  ces  eaux,  au-dessous  de  Pégase,  sur  la 
traînée  nébuleuse,  un  petit  Amour  tenant  le  bout  d'une  guirlande 
de  fleurs;  fort  au-dessous  de  cet  Amour,  plus  sur  le  devant  et 
vers  la  gauche,  Persée  un  pied  sur  le  rivage,  l'autre  dans  l'eau, 
emportant  entre  ses  bras  Andromède,  et  l'emportant  sans  pas- 
sion, sans  chaleur,  sans  effort,  quoiqu'il  soit  ou  doive  être 
amoureux,  et  qu'Andromède,  bien  potelée,  bien  grasse,  bien 
nourrie,  n'ayant  rien  perdu  ni  de  ses  chairs  ni  de  son  embon- 
point dans  sa  chaîne  et  sur  son  rocher,  soit  très-lourde  et  très- 
pesante.  Nul  désordre  qui  marque  la  conquête,  pas  le  moindre 
trait  de  conformité  avec  un  rapt  après  un  combat.  C'est  un 
homme  vigoureux,  qui  aide  une  femme  à  traverser  un  ruisseau. 
Cette  Andromède  nue  est  blanche  et  froide  comme  le  marbre. 
A  son  expression  et  à  sa  longue  chevelure  blonde,  lisse  et 
séparée  sur  le  milieu  du  front,  c'est  une  Madeleine  qu'il  en  fera 
quand  il  voudra.  Ce  peintre  n'a  que  deux  ou  trois  têtes  qui 
roulent  dans  la  sienne,  et  qu'il  fourre  partout.  Sur  le  rivage,  à 
quelque  distance  du  groupe  d'Andromède  et  de  Persée,  un 
second  Amour  tient  l'autre  extrémité  de  la  guirlande  de  fleurs 
qui  va  serpentant  par  derrière  les  deux  amants  ;  en  sorte  qu'il 
semble  que  le  projet  des  deux  Amours  soit  de  les  enlacer. 
Quand  je  me  représente  ce  monstre  de  faïence  et  cette  grosse, 
épaisse  fumée  qui  coupe  la  scène  en  diagonale,  et  qui  s'arrondit 
a  terre  en  ballons  sous  les  pieds  d'Andromède,  je  ne  saurais 
m'empêcher  d'en  rire.  Entre  cet  Amour  et  le  groupe  d'Andro- 
mède et  de  Persée,  tout  à  fait  sur  le  devant,  il  y  a  un  petit 
\mour  couché  à  terre,  appuyé  contre  le  casque  et  l'épée  de 


SALON    DE    1767.  63 

Per'séé,  et  regardant  tranquillement  l'enlèvement.  Tout  à  fait 
à  gauche  et  sur  le  devant,  la  scène  se  termine  par  des  arbres. 
Persée  a  encore  un  pied  dans  l'eau  ;  à  peine  est-il  vainqueur 
du  monstre,  pourquoi  donc  son  épée  et  son  casque  sont-ils  à 
terre  ?  est-ce  ce  petit  Amour  qui  l'en  a  débarrassé  ?  Puen  ne  le 
dit;  et  c'est  une  idée  bien  tirée  par  les  cheveux;  il  faudrait 
que  cela  fût  évident  pour  n'être  pas  absurde,  ridicule.  J'ai  vrai- 
ment l'âme  chagrine  de  voir  un  si  beau  faire,  un  moyen  aussi 
rare,  aussi  précieux,  si  propre  à  de  grands  effets,  réduit  à  rien. 
Le  meilleur  emploi  que  cet  homme  pourrait  faire  de  son  talent, 
ce  serait  de  peindre  des  tètes  en  petit  nombre,  beaucoup  de 
bras,  des  pieds  et  des  mains,  pour  servir  d'études  aux  élèves. 

29.     RETOUR     n' ULYSSE     ET    DE     TELEMAQUE 
AUPUES    DE    PÉNÉLOPE1. 

Si  j'entreprends  jamais  le  traité  de  l'art  de  ramper  en  pein- 
ture, le  bel  exemple  d'insipidité  et  de  contre-sens  ! 

À  droite  sur  le  fond,  porté  sur  des  nuées  et  renversé  en 
arrière,  un  bout  de  Mercure.  Llysse  tout  nu,  sur  le  devant,  se 
présentant  à  Pénélope  assise  au-dessus  d'une  estrade  à  laquelle 
on  monte  par  quelques  degrés;  il  tend  la  main  à  Pénélope,  et 
il  reçoit  la  sienne.  Sur  le  fond,  Télémaque  à  deux  genoux  devant 
sa  mère. 

De  cet  Ulysse  si  fin,  si  rusé,  d'un  caractère  si  connu,  et  dans 
un  instant  dont  l'expression  est  si  déterminée,  savez-vous  ce 
qu'il  en  a  fait?  un  rustre  ignoble,  sot  et  niais.  Mettez-lui  une 
coquille  à  la  main,  et  jetez-lui  une  peau  de  mouton  sur  les 
épaules;  et  vous  aurez  un  saint  Jean  prêt  à  baptiser  le  Christ. 
Et  pourquoi  ce  personnage  est-il  nu?  Je  ne  sais  ce  que  Pénélope 
lui  tracasse  dans  la  main. 

Ce  Télémaque  n'a  pas  quatre  ans  de  moins  que  sa  mère;  et 
puis  il  est  froid,  plat,  sans  caractère,  sans  expression,  sans 
grâce,  sans  noblesse,  sans  aucun  mouvement;  et  cela,  c'est 
un  fds  qui  revoit  sa  mère!  c'est  un  enfant  de  bois;  il  ignore  le 
sentiment  de  la  nature;  il  n'a  ni  âme  ni  entrailles. 

Pénélope,  vue  de  profil,  regarde  au  loin  et  montre  du  doigt 
quelque  chose;  elle  ne  voit  ni  son  fils  ni  son  époux;  et  voilà 

1.  Tableau  de  '2  pieds  3  pouces  de  large  sur  1  pied  10  pouces  de  haut. 


6Z»  SALON   DE   17  07. 

ce  qu'on  appelle  l'entrevue  de  trois  personnes  liées  par  les 
rapports  les  plus  doux,  les  plus  violents,  les  plus  sacrés  de  la 
vie.  C'est  là  un  père!  c'est  là  un  (ils!  c'est  là  une  mère!  un 
fils  qui  a  couru  les  plus  grands  périls  pour  retrouver  son  père! 
un  père  qui,  après  avoir  exposé  cent  fois  sa  vie  pendant  la  durée 
d'une  guerre  longue  et  cruelle,  a  été  poursuivi  sur  les  mers  et 
sur  les  terres  par  la  colère  des  dieux  qui  s'étaient  plu  à  mettre 
sa  constance  à  toutes  les  épreuves  possibles!  une  mère,  une 
épouse  qui  croyait  avoir  perdu  son  fils  et  son  époux,  et  qui  avait 
soulîèrt  pendant  son  absence  toutes  les  insolences  d'une  multi- 
tude de  princes  voisins!  Est-ce  que  cette  femme  ne  devait  pas 
se  trouver  mal  entre  les  bras  de  son  fils  et  de  son  époux?  Est-ce 
que  cet  époux  la  soutenant  ne  devait  pas  me  montrer  la  ten- 
dresse, l'intérêt,  la  joie  dans  toute  leur  énergie?  Est-ce  que  cet 
enfant  ne  devait  pas  tenir  une  des  mains  de  sa  mère,  la  dévorer 
et  l'arroser  de  larmes?  Ce  tableau,  mon  ami,  est  le  sceau  de  la 
bêtise  de  La  Grenée,  sceau  que  rien  ne  rompra  jamais.  Trompé 
par  le  charme  de  son  pinceau  et  par  son  succès  dans  des  petits 
sujets  tranquilles,  où  l'imagination  est  secourue  par  cent 
modèles  supérieurs,  j'avais  dit  de  lui  !  :  Magna-  spes  altéra 
Romœ.  .le  me  rétracte.  Que  les  artistes  se  prosternent  tant  qu'ils 
voudront  devant  son  chevalet;  pour  nous,  qui  exigeons  qu'une 
scène  aussi  intéressante  s'adresse  à  notre  cœur,  qu'elle  nous 
émeuve,  qu'elle  fasse  couler  nos  larmes,  nous  cracherons  sur  la 
toile.  —  Quoi!  sur  cette  Pénélope?  sur  cette  figure  la  plus 
belle,  peut-être,  qu'il  y  ait  au  Salon?  Voyez  donc  ce  beau 
caractère  de  tête,  de  noblesse,  cette  belle  draperie,  ces  beaux 
plis,  voyez  donc...  —  Je  vois  qu'en  effaçant  ces  deux  plates 
figures  qui  sont  à  côté  d'elle,  l'asseyant  sur  un  trépied,  j'aurai 
d'expression,  d'attitude,  d'action,  d'ajustement,  une  sublime 
pythonisse.  Je  vois  qu'en  laissant  à  côté  d'elle  ces  deux  figures, 
niais  leur  donnant  l'attention  et  le  caractère  qui  conviennent 
au  moment,  vous  en  ferez  une  sibylle  qu'ils  auront  interrogée, 
et  qui  leur  montre  du  doigt  dans  le  lointain  les  bonnes  ou 
mauvaises  aventures  qui  les  attendent.  J'aimerais  encore  mieux 
ce  sujet  travesti  en  ridicule,  à  la  manière  flamande  :  I  l\sse, 
vieux  bonhomme,  de  retour  de  la  campagne,  en  chapeau  pointu 

1.  Salon  de  170."). 


SALON    DE   1767.  65 

sur  la  tête,  l'épée  pendue  à  sa  boutonnière,  et  l'escopette  accro- 
chée sur  l'épaule;  Télémaque  avec  le  tablier  de  garçon  bras- 
seur, et  Pénélope  dans  une  taverne  à  bière,  que  cette  froide, 
impertinente  et  absurde  dignité. 

27.    RENAUD     ET     ARMIDE1. 

A  gauche  du  tableau,  ou  à  droite  du  spectateur,  un  bout  de 
paysage,  des  arbres  bien  verts,  d'un  vert  bien  égal,  bien  lourd, 
bien  épais  :  on  ne  saurait  plus  mal  touché.  Au  pied  de  ces  vi- 
lains arbres,  un  bout  de  roche.  Sur  ce  bout  de  roche  un  riche 
coussin,  sur  ce  riche  coussin  Armide  assise;  elle  est  triste  et 
pensive;  elle  a  pressenti  l'inconstance  de  Renaud.  Un  de  ses  bras 
tombe  mollement  sur  le  coussin  ;  l'autre  est  jeté  sur  les  épaules 
de  Renaud,  sa  tête  est  penchée  sur  celle  du  guerrier  volage  : 
on  ne  la  voit  que  de  profil.  Renaud  est  à  ses  genoux  :  on  le 
voit  de  face.  Sa  main  gauche  va  chercher  celle  d' Armide  ;  sa 
main  droite,  s' approchant  de  sa  poitrine,  est  clans  la  position 
d'un  homme  qui  fait  un  serment.  Ses  yeux  sont  attachés  sur  les 
yeux  d' Armide.  La  terre  autour  d'eux  est  jonchée  de  roses,  de 
jonquilles,  de  fleurs  qui  naissent  et  qui  s'épanouissent.  J'aurais 
mieux  aimé  qu'elles  fussent  inclinées  sur  leur  tige,  et  commen- 
çassent à  se  faner;  Greuze  n'y  aurait  pas  manqué.  On  voit  aux 
pieds  de  Renaud,  plus  vers  la  gauche,  un  jeune  Amour  debout, 
son  carquois  sur  le  dos,  ses  ailes  déployées,  son  bandeau  relevé, 
montrant  à  un  de  ses  frères  étendu  à  terre  et  désolé,  la  passion 
de  Renaud  pour  Armide.  Tout  à  fait  à  gauche  sur  le  fond,  deux 
autres  Amours  occupés,  l'un  debout,  à  soutenir  le  bouclier  de 
Renaud,  l'autre  juché  sur  un  arbre,  à  le  suspendre  à  des  bran- 
ches ;  puis  un  autre  bout  de  paysage,  des  arbres  aussi  mono- 
tones, aussi  lourds,  aussi  compactes  que  ceux  de  la  droite.  Au 
delà  de  ces  arbres,  un  peu  dans  le  lointain,  une  portion  du 
palais  d'Armide.  J'enrage,  mon  ami,  je  crois  que  si  ce  maudit 
La  Grenée  était  là,  je  le  battrais.  Eh!  chienne  de  bête,  si  tu  n'as 
pas  d'idées,  que  n'en  vas-tu  chercher  chez  ceux  qui  en  ont,  qui 
t'aiment,  qui  estiment  ton  talent,  et  qui  t'en  souilleraient?  Je 
sais  bien  qu'en  peinture  ainsi  qu'en  littérature,  on  ne  tire  pas 
grand  parti  d'une  idée  d'emprunt;  mais  cela  vaut  encore  mieux 

1.  Petit  tableau  de  2  pieds  3  pouces  de  large  sur  1  pied  10  pouces  de  haut. 
xi.  5 


66  SALON    DE    1767. 

que  rien.  Froide,  mauvaise,  insignifiante  composition.  Renaud, 
gros  valet,  joufflu,  rebondi,  sans  grâce,  sans  finesse,  sans  autre 
expression  que  celle  de  ces  drôles,  de  ces  gros  réjouis,  qui 
rient  par  éclats,  qui  font  tenir  à  nos  fillettes  les  côtés  de  rire, 
et  qui  les  croquent  tout  en  riant  :  Armide,  à  l'avenant.  Terrasse 
froide  et  dure,  d'un  vert  tranchant  qui  blesse  la  vue  ;  arbres  et 
paysages  détestables;  scène  insipide  d'opéra;  c'est  Pillot  et 
M"8  Dubois1;  ni  esprit,  ni  dignité,  ni  passion,  ni  poésie,  ni 
mensonge,  ni  vérité.  Çà,  maître  La  Grenée,  car  je  ne  t'appe- 
llerai jamais  autrement,  place-toi  devant  ton  propre  ouvrage, 
et  dis-moi  ce  que  tu  en  penses.  Est-ce  là  ce  fier,  ce  terrible 
Renaud,  cet  Achille  de  l'armée  de  Godefroy,  ce  charmant  et 
volage  guerrier  du  Tasse?  Est-ce  là  cette  enchanteresse  qui, 
traversant  le  camp  des  chrétiens,  y  sème  l'amour  et  la  jalousie, 
et  divise  toute  une  armée?  Homme  de  glace,  artiste  de  marbre, 
c'est  entre  tes  mains  que  la  magicienne  a  bien  perdu  sa  baguette  ! 
Comme  elle  est  sage  !  comme  elle  est  modeste  !  comme  elle  est 
bien  enveloppée!  Maître  La  Grenée,  mais  vous  n'avez  donc  pas 
la  moindre  idée  de  la  coquetterie,  des  artifices  d'une  femme 
perfide  qui  cherche  à  tromper,  à  séduire,  à  retenir,  à  réchauf- 
fer un  amant?  vous  n'avez  donc  jamais  vu  couler  ces  larmes  de 
crocodile...  Eh!  si  bien,  moi!  Combien  de  fois2  une  de  ces 
larmes  arrachées  de  l'œil  à  force  de  le  frotter  m'en  ont  fait 
répandre  de  vraies,  et  éteignirent  les  transports  de  la  colère  la 
mieux  méritée,  et  me  renchaînèrent  sous  des  liens  que  je  détes- 
tais! Que  vous  peignez  mal,  monsieur  La  Grenée;  mais  que 
vous  êtes  heureux  d'ignorer  tout  cela!  Mon  ami, faites  des  petits 
Saint-Jean,  des  Enfant-Jésus  et  des  Vierges;  mais,  croyez-moi, 
laissez  là  les  Renaud,  les  Armide,  les  Médor,  les  Angélique  et 
les  Roland. 

3Û-35.    LA    POÉSIE    ET    LA    PHILOSOPHIE 3. 

Ces  deux  petits  tableaux  m'appartiennent4;  et  l'on  prétend 
qu'ils  sont  très-jolis.  C'est  aussi  mon  avis. 

1.  V.  sur  Pillot  le  Paradoxe  sur  le  comédien,  t.  VIII. 

2.  Diderot  imite  ici  et  traduit  même  à  sa  manière,  c'est-à-dire  assez  librement 
un  beau  passage  de  la  première  scène  de  Y  Eunuque  de  Térence.  (N.) 

3.  Deux  petits  tableaux  de  G  pouces  sur  5. 

/*.  Ils  sont  rappelés  dans  les  Regrets  sur  ma  vieille  robe  de  chambre. 


SALON   DE   1767.  67 

L'un  montre  une  femme  couronnée  de  lauriers,  la  tête  et 
les  regards  tournés  vers  le  ciel,  dans  un  accès  de  verve.  A  sa 
droite  est  un  bout  de  cheval  Pégase  assez  mal  touché. 

L'autre  représente  une  femme  sérieuse,  pensive,  en  médita- 
tion, le  coude  posé  sur  un  bureau,  et  la  tète  appuyée  sur  sa 
main.  Puisqu'il  n'y  a  qu'un  jugement  sur  ces  deux  morceaux,  et 
qu'ils  sont  à  moi,  il  serait  dans  l'ordre  que  j'en  ignorasse  ou 
que  j'en  celasse  les  défauts  ;  mais  dans  les  arts,  comme  en 
amour,  un  bonheur  qui  n'est  fondé  que  sur  l'illusion  ne  saurait 
durer.  Mes  amis,  faites  comme  moi,  voyez  votre  maîtresse  telle 
qu'elle  est.  Voyez  vos  statues,  vos  tableaux,  vos  amis  tels  qu'ils 
sont;  et  s'ils  vous  ont  enchanté  le  premier  jour,  le  charme  du- 
rera. Je  me  souviens  qu'une  femme,  qui  doutait  un  peu  de  la 
bonté  de  mes  yeux,  me  demanda  son  portrait  que  j'entamai 
sur-le-champ,  et  qu'elle  n'eut  pas  le  courage  de  me  laisser 
finir;  elle  me  ferma  la  bouche  avec  une  de  ses  mains;  cepen- 
dant je  l'aimais  bien.  Mes  deux  petits  tableaux  sont  bien  colo- 
riés, surtout  la  Philosophie  ;  ils  ne  manquent  pas  d'expression, 
surtout  la  Philosophie  dont  les  accessoires,  les  livres,  le  bureau 
et  le  reste  sont  encore  précieusement  finis.  Mais  le  bras  droit 
de  la  Poésie,  dont  la  main  gauche  est  très-belle...  — Eh  bien,  ce 
bras  droit?...  —  A  quelque  incorrection  qui  me  blesse;  et  ceux 
de  la  Philosophie  sont  d'une  servante;  et  puis  les  deux  figures, 
surtout  celle-ci,  ont  un  caractère  domestique  et  commun  qui 
ne  convient  guère  à  des  natures  idéales,  abstraites,  symbo- 
liques,  qui  devraient    être   grandes,  exagérées  et  d'un   autre 

monde Une  femme  qui  compose  «'est  pas  la  Poésie-,  une 

femme  qui  médite  n'est  pas  la  Philosophie.  Outre  l'action  propre 
à  l'état,  il  y  a  la  physionomie.  —  Et  ils  vous  plairont  toujours 
ces  petits  tableaux?  —  Je  le  crois.  —  Et  cette  amie  qui  vous 
ferma  la  bouche,  vous  plaît-elle  encore?  —  Plus  que  jamais. 

30.  une  baigneuse'. 

Sur  le  fond,  un  froid,  lourd  et  vilain  paysage  collé.  Les 
enlumineuses  du  bas  de  la  rue  Saint-Jacques,  à  six  liards  la 
feuille,  ne  font  ni  mieux  ni  plus  mal.  A  droite,  sur  le  fond,  un 

1.  Petit  tableau  de  16  pouces  sur  13. 


68  SALON   DE   1767. 

Amour  monotone,  non  aveugle,  mais  les  yeux  pochés;  plat,  de 
bois  découpé.  A  gauche,  la  baigneuse  assise;  elle  est  sortie  de 
l'eau;  elle  s'essuie.  Comment  une  semblable  ligure  peut-elle 
intéresser?  Par  la  beauté  des  formes,  par  la  volupté  de  la  posi- 
tion, par  les  charmes  de  toute  la  personne;  et  c'est  une  grosse, 
grasse  créature,  sans  élégance,  sans  attraits,  lourde,  épaisse; 
et  puis  sur  ses  épaules,  la  répétition  de  la  tête  de  la  Suzanne 
et  de  la  Madeleine  du  dernier  Salon  ;  elle  est  ceinte  d'un  gros 
linge,  elle  a  les  jambes  croisées,  et  au  bout  de  ces  jambes,  deux 
pieds  ronges  :  pauvre,  très-pauvre  chose;  baigneuse  à  fuir.  Les 
eaux  du  bain  sont  sur  le  devant,  et  ces  eaux  peintes  comme  à 
l'ordinaire. 

21.  LA  TÊTE  DE  POMPÉE  PRESENTEE  A  CESAR1. 

Je  ne  sais  quel  pape  demanda  à  son  camérier  quel  temps  il 
faisait.  «  Beau,  »  lui  répondit  le  camérier,  quoiqu'il  plût  cà 
verse.  Mon  ami,  je  ne  veux  pas,  si  je  vais  jamais  à  Varsovie, 
que  Sa  Majesté  le  roi  de  Pologne  me  prenne  par  une  oreille 
et,  me  conduisant  devant  ce  tableau,  me  dise,  comme  le  saint- 
père  dit  à  son  camérier,  en  le  menant  à  la  fenêtre  :  «  Vedi, 
eoglione.  »  Que  les  souverains  sont  à  plaindre!  on  n'ose  pas  seu- 
lement leur  dire  qu'il  plent,  quand  ils  veulent  du  beau  temps. 

La  forme  de  ce  tableau  est  ingrate;  il  faut  en  convenir. 
La  scène  se  passe  sur  deux  barques,  aux  environs  du  phare 
d'Alexandrie.  On  voit  ce  phare  cà  gauche.  Plus  sur  le  fond,  du 
même  côté,  une  pyramide.  C'est  à  quelque  distance  du  premier 
de  ces  deux  édifices  que  les  barques  se  sont  rencontrées.  Vers 
le  milieu  de  celle  qui  est  à  gauche,  sur  le  devant,  un  esclave 
basané  et  presque  nu  tient  d'une  main  la  tête  par  les  cheveux 
et  le  linge  qui  l'enveloppait;  de  l'autre,  il  la  porte  en  devant. 
Le  linge  est  ensanglanté.  L'envoyé,  placé  un  peu  plus  sur  le 
fond,  et  vers  la  pointe  de  la  barque,  la  tète  penchée,  une  main 
rapprochée  de  la  poitrine,  et  l'autre  disposée  à  recouvrir  la  tête 
de  son  voile.  Je  ne  sais  si,  depuis  que  j'ai  vu  cette  composition, 
l'artiste  n'a  rien  changé  à  l'action  de  cette  figure.  César  est  de- 


1.  Tableau  cintré  de  0  pieds  3  pouces  de  haut  sur  i  pieds  H  pouces  de  large. 
Pour  Sa  Majesté  le  roi  de  Pologne. 


SALON    DE   1767.  69 

bout  sur  l'autre  barque.  Son  expression  est  mêlée  de  douleur  et 
d'indignation.  Une  larme  vraie  ou  fausse  lui  tombe  de  l'œil  :  il 
interpose  sa  main  droite  entre  ses  regards  et  la  tête  de  Pompée. 
La  raideur  de  son  autre  bras  et  son  poing  fermé  répondent 
fort  bien  à  l'expression  du  reste  de  la  figure.  Il  y  a  derrière 
César  un  beau  jeune  chevalier  romain  assis;  il  a  les  yeux  atta- 
chés sur  la  tête.  Debout,  derrière  César  et  ce  chevalier,  tout  à 
fait  à  droite,  un  vieux  chef  de  légion  regarde  le  même  objet 
avec  une  attention  et  une  surprise  mêlées  de  douleur.  Dans 
l'autre  barque,  autour  de  l'esclave,  l'artiste  a  placé  des  vases 
précieux  et  d'autres  présents.  Tout  à  fait  à  gauche,  sur  l'extré- 
mité de  la  toile,  dans  la  demi-teinte,  un  compagnon  de  Meno- 
dote  :  il  est  debout,  il  écoute. 

L'artiste  a  tant  consulté,  si  changé,  si  tourmenté  sa  compo- 
sition, que  je  ne  sais  plus  ce  qu'il  en  reste.  Je  la  jugerai  donc 
telle  qu'elle  était,  puisque  j'ignore  ce  qu'elle  est. 

Le  faire  est  de  La  Grenée,  c'est-à-dire  qu'en  général  il  est 
beau  et  très-beau.  Cette  tête  de  Pompée,  qui  devait  être  si 
grande,  si  intéressante,  si  pathétique  par  son  caractère,  est 
petite  et  mesquine.  Je  ne  lui  voudrais  pas  la  bouche  béante, 
ce  qui  serait  hideux;  mais  je  ne  la  lui  voudrais  pas  fermée, 
parce  que  les  muscles  s'étant  relâchés,  elle  a  dû  s'entr'ouvrir. 

Lorsque  j'objectai  à  La  Grenée  la  petitesse  et  le  mesquin  de 
cette  tête,  il  me  répondit  qu'elle  était  plus  grande  que  nature. 
Que  voulez-vous  obtenir  d'un  artiste  qui  croit  qu'une  tête 
grande  c'est  une  grosse  tête;  et  qui  vous  répond  du  volume 
quand  vous  lui  parlez  du  caractère? 

L'esclave  qui  la  présente  est  excellent  de  dessin  et  d'expres- 
sion. 11  a  les  regards  attachés  sur  César,  dont  l'indignation 
pénètre  d'effroi. 

11  y  a  bien  quelque  embarras,  quelque  perplexité,  mais  trop 
peu  marqués,  pour  le  mauvais  accueil  qu'on  lui  fait,  sur  le 
visage  de  l'envoyé  qui  présente  la  tête.  11  regarde  César;  ce 
qu'il  ne  devrait  pas.  11  me  semble  que  celui  qui  entend  ces 
mots  :  «  Qui  est  votre  maître,  pour  avoir  osé  un  pareil  atten- 
tat? »  doit  avoir  les  yeux  baissés.  Je  lui  trouve  l'air  hypocrite 
et  faux.  Du  reste,  il  est  très-bien  drapé  et  très-bien  peint;  on 
ne  peut  pas  mieux. 

Je  n'ai  rien  à  dire  de  César;  et  c'est  peut-être  en  dire  bien 


70  SALON    DE    17  67. 

du  mal.  Il  me  semble  un  peu  guindé  et  raide.  La  larme  qui 
coule  sur  sa  joue  est  fausse.  L'indignation  ne  pleure  pas;  et 
d'ailleurs  la  sienne  est  un  peu  grimacière. 

11  y  a  certainement  des  beautés  dans  ce  morceau,  mais  de 
technique,  et  par  conséquent  peu  laites  pour  être  senties,  au 
lieu  que  les  défauts  sont  frappants. 

Premièrement,  rien  n'y  répond  à  l'importance  de  la  scène. 
11  n'y  a  nul  intérêt.  Tout  est  d'un  caractère  petit  et  commun. 
Gela  est  muet  et  froid. 

Secondement,  et  ce  vice  est  surtout  sensible,  au  côté  droit 
de  la  composition,  le  César  est  isolé;  le  jeune  chevalier  assis 
est  isolé;  le  vieux  chef  de  légion  est  isolé.  Rien  ne  fait  groupe 
ou  masse,  ce  qui  rend  cette  partie  de  la  scène  pauvre,  vide  et 
maigre. 

Troisièmement,  toutes  ces  natures  sont  trop  petites,  trop 
ordinaires;  il  me  les  fallait  plus  exagérées,  moins  comparables 
à  moi.  Ce  sont  de  petits  personnages  d'aujourd'hui. 

Quatrièmement,  on  ne  pouvait  mettre  trop  de  simplicité, 
de  silence  et  de  repos  dans  cette  scène.  Autre  raison  pour  en 
exagérer  davantage  les  caractères.  Point  de  milieu,  ou  de 
grandes  figures,  et  peu  d'action;  ou  beaucoup  d'action,  et  des 
ligures  de  proportion  commune;  et  puis,  il  fallait  penser  que  le 
simple  est  sublime  ou  plat. 

Une  observation  assez  générale  sur  La  Grenée,  c'est  que  son 
talent  diminue  en  raison  de  l'étendue  de  sa  toile.  On  a  tout 
mis  en  œuvre  pour  l'échauffer,  lui  agrandir  la  tête,  lui  inspi- 
rer quelques  concepts  hauts.  Peines  perdues.  Je  disais  à 
Mme  Geoiïrin  qu'un  jour  Roland  prit  un  capucin  par  la  barbe, 
et  qu'après  l'avoir  bien  fait  tourner,  il  le  jeta  à  deux  milles  de 
là,  où  il  ne  tomba  qu'un  capucin. 

Si  La  Grenée  avait  pensé  à  choisir  des  natures  moins  com- 
munes; s'il  avait  pensé  à  donner  plus  de  profondeur  à  sa 
scène;  s'il  y  avait  eu  plus  de  spectateurs,  plus  d'incidents,  plus 
de  variété,  quelques  groupes  ou  masses,  tout  aurait  été  mieux. 
Mais  l'étendue  de  la  toile  le  permettait-elle?  On  le  verra  à 
l'article  de  Saint  François  de  Sales  agonisant,  peint  par 
Durameau. 


SALON    DE    1767.  71 

i9.  LE  DAUPHIN  MOURANT,  ENVIRONNÉ  DE  SA  FAMILLE. 
LE  DUC  DE  BOURGOGNE  LUI  PRESENTE  LA  COURONNE 
DE     L'IMMORTALITÉ1. 

Ah!  mon  ami,  combien  de  beaux  pieds,  de  belles  mains,  de 
belles  chairs,  de  belles  draperies,  de  talent  perdu!  Qu'on  me 
porte  cela  sous  les  charniers  des  Innocents;  ce  sera  le  plus  bel 
ex-voto  qu'on  y  ait  jamais  suspendu. 

Un  grand  rideau  s'est  levé,  et  l'on  a  vu  le  Dauphin  mori- 
bond, étendu  sur  son  lit,  le  corps  à  demi  nu. 

Cette  idée  du  Dauphin  derrière  le  rideau  a  fait  fortune.  Le 
Dauphin  a  passé  toute  sa  vie  derrière  un  rideau,  et  un  rideau 
bien  épais  :  c'est  Thomas  qui  l'a  dit  en  prose2;  c'est  moi  qui 
l'ai  dit  en  vers3;  c'est  Cochin  qui  l'a  dit  en  gravure;  c'est  La 
Grenée  qui  le  dit  en  peinture,  d'après  M.  de  La  Vauguyon,  qui 
lui  avait  appris  à  se  tenir  là. 

Sa  femme  est  assise  à  côté  de  lui,  dans  un  fauteuil. 

La  France,  triste  et  pensive,  est  debout  à  son  chevet. 

Un  des  enfants,  avec  le  cordon  bleu,  a  la  tête  penchée  dans 
le  giron  de  sa  mère. 

Un  second,  avec  le  cordon  bleu,  est  debout  au  pied  du  lit. 

Un  troisième,  avec  le  cordon  bleu,  est  penché  sur  le  pied 
du  lit. 

Le  petit  duc  de  Bourgogne,  tout  nu,  mais  avec  le  cordon 
bleu,  suspendu  dans  les  airs  au  centre  de  la  toile,  environné 
de  lumière,  présente  la  couronne  éternelle  à  son  père. 

Il  n'y  a  certainement  que  son  père  qui  l'aperçoive,  car  son 
apparition  ne  fait  pas  la  moindre  sensation  sur  les  autres. 

Cette  merveilleuse  composition  a  été  imaginée  et  comman- 
dée par  M.  de  La  Vauguyon  : 

Rare  et  sublime  effort  d'une  imaginative, 
Qui  ne  le  cède  en  rien  à  personne  qui  vive  ! 

Molière,  l'Étourdi,  acte  III,  scène  v. 

1 .  Tableau  de  4  pieds  de  haut  sur  3  pieds  de  large,  composé  et  commande  par 
M.  le  duc  de  La  Vauguyon.  —  Il  était  fini  avant  la  mort  de  Mme  la  Dauphine.  On 
lit  sur  son  visage  la  perte  que  la  France  allait  faire  de  cette  auguste  princesse, 
honorable  victime  de  l'amour  conjugal.  {Note  du  livret.) 

2.  V.  Sur  l'Éloge  du  Dauphin,  par  Thomas,  t.  VI,  p.  347. 

3.  V.  la  note  de  Grimm  à  l'article  Cociiin,  Salon  île  l~6'6,  t.  X,  p.  448. 


72  SALON    DE   1767. 

On  s'était  d'abord  adressé  à  Greuze.  Celui-ci  répondit  que 
ce  projet  de  tableau  était  fort  beau,  mais  qu'il  ne  se  sentait  pas 
le  talent  d'en  faire  quelque  chose.  La  Grenée,  plus  avide 
d'argent  que  Greuze,  et  c'est  beaucoup  dire,  et  moins  jaloux 
de  gloire,  s'en  est  chargé.  Je  m'en  réjouis  pour  Greuze.  Je 
vois  que  l'argent  n'est  pourtant  pas  la  chose  qu'il  estime  le 
plus. 

Revenons  au  tableau  que  M.  de  La  Vauguyon  se  propose 
de  consacrer  cà  la  mémoire  d'un  prince  qui  lui  fut  cher,  et  qui 
lui  permet,  en  dépit  de  son  père,  d'empoisonner  le  cœur  et 
l'esprit  de  ses  enfants  de  bigoterie,  de  jésuitisme,  de  fanatisme 
et  d'intolérance.  A  la  bonne  heure.  Mais  de  quoi  s'avise  cette 
tête  d'oison-là,  d'imaginer  une  composition  et  de  vouloir  com- 
mander à  un  art  qu'il  n'entend  pas  mieux  que  celui  d'instituer 
un  prince?  Il  ne  se  doute  donc  pas  que  rien  n'est  si  difficile  que 
d'ordonner  une  composition  en  général,  et  que  la  difficulté 
redouble  lorsqu'il  s'agit  d'une  scène  de  mœurs,  d'une  scène  de 
famille,  d'une  dernière  scène  de  la  vie,  d'une  scène  pathétique. 
11  a  vu  tous  ses  personnages  sur  la  toile  aussi  plats  qu'il  les 
aurait  vus  sur  le  théâtre  du  inonde,  si  bonne  nature  et  si 
bonne  fortune  ne  s'y  fussent  opposées;  et  La  Grenée  l'a  bien 
secondé.  Monsieur  le  duc,  vous  avez  promis  à  l'artiste,  com- 
bien? mille  écus?  Donnez-en  deux  mille;  et  courez  vous  cacher 
tous  deux. 

Il  va  peu  d'hommes,  même  parmi  les  gens  de  lettres,  qui 
sachent  ordonner  un  tableau.  Demandez  à  Le  Prince,  chargé 
par  M.  de  Saint-Lambert,  homme  d'esprit  certes  s'il  en  fut,  de 
la  composition  des  ligures  qui  doivent  décorer  son  poème  har- 
monieux, monotone  et  froid  des  Saisons.  C'est  une  foule  de 
petites  idées  fines  qui  ne  peuvent  se  rendre,  ou  qui,  rendues, 
seraient  sans  effet.  Ce  sont  des  demandes,  ou  folles,  ou  ridi- 
cules, ou  incompatibles  avec  la  beauté  du  technique.  Cela  sera 
passable,  écrit;  détestable,  peint;  et  c'est  ce  que  mes  confrères 
ne  sentent  pas.  Ils  ont  dans  la  tête, 

L't  piotura,  poesiserit; 

Uoiiat.  de  Arte  poel.,  v.  289. 

et  ils  ne  se  doutent  pas  qu'il  est  encore  plus  vrai  que  ut  poesis 


SALON    DE    1767.  73 

pictura  non  erit.  Ce  qui  fait  bien  en  peinture1  fait  toujours 
bien  en  poésie;  mais  cela  n'est  pas  réciproque.  J'en  reviens 
toujours  au  Neptune  de  Virgile, 

.     .     .    Suinraa  placidum  caput  extulit  unda. 

Virgil.  Mneid.  Mb.  I,  v.  131. 

Que  le  plus  habile  artiste,  s' arrêtant  strictement  à  l'image  du 
poëte,  nous  montre  cette  tète  si  belle,  si  noble,  si  sublime  dans 
Y  Enéide;  et  vous  verrez  son  effet  sur  la  toile.  11  n'y  a  sur  le 
papier  ni  unité  de  temps,  ni  unité  de  lieu,  ni  unité  d'action.  Il 
n'y  a  ni  groupes  déterminés,  ni  repos  marqués,  ni  clair-obscur, 
ni  magie  de  lumière,  ni  intelligence  d'ombres,  ni  teintes,  ni 
demi-teintes,    ni    perspective,    ni   plans.    L'imagination   passe 
rapidement  d'image  en  image  ;  son  œil  embrasse  tout  à  la  fois. 
Si  elle  discerne  des  plans,  elle  ne  les  gradue  ni  ne  les  établit; 
elle  s'enfoncera  tout  à  coup  à  des  distances  immenses;  tout  à 
coup  elle  reviendra  sur  elle-même  avec  la  même  rapidité,  et 
pressera  sur  vous  les  objets.  Elle  ne  sait  ce  que  c'est  qu'har- 
monie, cadence,  balance;  elle  entasse,  elle  confond,  elle  meut, 
elle  approche,  elle  éloigne,  elle  mêle,  elle  colore  comme  il  lui 
plaît.  Il  n'y  a  dans  ses  compositions  ni  monotonie,  ni  cacopho- 
nie, ni  vides,  du  moins  à  la  manière  dont  la  peinture  l'entend. 
Il  n'en  est  pas  ainsi  d'un  art  où  le  moindre  intervalle  mal  ménagé 
fait  un  trou  ;  où  une  ligure  trop  éloignée  ou  trop  rapprochée  de 
deux  autres  alourdit  ou  rompt  une  masse;  où  un  bout  de  linge 
chiffonné  papillote  ;  où  un  faux  pli  casse  un  bras  ou  une  jambe; 
où  un  bout  de  draperie  mal  colorié  désaccorde;  où  il  ne  s'agit 
pas  de  dire  :  «  Sa  bouche  était  ouverte,  ses  cheveux  se  dressaient 
sur  son  front,  les  yeux  lui  sortaient  delatête,  ses  muscles  se  gon- 
flaient sur  ses  joues,  c'était  la  fureur;  »  mais  où  il  faut  rendre 
toutes  ces  choses;  où  il  ne  s'agit  pas  de  dire,  mais  où  il  faut 
faire  ce  que  le  poëte  dit;  où  tout  doit  être  pressenti,  préparé, 
sauvé,  montré,  annoncé,  et  cela  dans  la  composition   la  plus 
nombreuse  et  la  plus  compliquée,  la  scène  la  plus  variée  et  la 
plus  tumultueuse,  au  milieu  du  plus  grand  désordre.  Dans  une 


1.  Conférez  ici  ce  que  Diderot  a  dit  sur  le  même  sujet  dans  la  Lettre  sur  les 
Sourds  et  Muets,  t.  I,  p.  386.  (N.) 


74  SALON    DE    1767. 

tempête,  dans  le  tumulte  d'un  incendie,  dans  les  horreurs  d'une 
bataille,  l'étendue  et  la  teinte  de  la  nue,  l'étendue  et  la  teinte  de 
la  poussière  ou  de  la  fumée,  sont  déterminées. 

Chardin,  La  Grenée,  Greuze  et  d'autres  m'ont  assuré  (et  les 
artistes  ne  flattent  point  les  littérateurs)  que  j'étais  presque  le 
seul  d'entre  ceux-ci  dont  les  images  pouvaient  passer  sur  la 
toile,  presque  comme  elles  étaient  ordonnées  dans  ma  tète. 

La  Grenée  me  dit  :  «  Donnez-moi  un  sujet  pour  la  Paix,  »  et 
je  lui  réponds  :  «  Montrez-moi  Mars  couvert  de  sa  cuirasse,  les 
reins  ceints  de  son  épée,  sa  tête  belle,  noble,  fière,  échevelée. 
Placez  debout  à  son  coït'1  Vénus,  mais  Vénus  nue,  grande, 
divine,  voluptueuse  ;  jetez  mollement  un  de  ses  bras  autour  des 
épaules  de  son  amant;  et  qu'en  lui  souriant  d'un  souris  enchan- 
teur, elle  lui  montre  la  seule  pièce  de  son  armure  qui  lui 
manque,  son  casque,  dans  lequel  ses  pigeons  ont  fait  leur  nid. 
—  J'entends,  dit  le  peintre  ;  on  verra  quelques  brins  de  paille 
sortir  de  dessous  la  femelle;  le  mâle,  posé  sur  la  visière,  fera 
sentinelle;  et  mon  tableau  sera  fait.   » 

Greuze  me  dit  :  «  Je  voudrais  bien  peindre  une  femme  toute 
nue,  sans  blesser  la  pudeur;  »  et  je  lui  réponds  :  «  Faites  le 
Modèle  honnête,  asseyez  devant  vous  une  jeune  fille  toute  nue; 
que  sa  pauvre  dépouille  soit  à  terre  à  côté  d'elle  et  indique  la 
misère;  qu'elle  ait  la  tête  appuyée  sur  une  de  ses  mains;  que 
de  ses  yeux  baissés  deux  larmes  coulent  le  long  de  ses  belles 
joues  ;  que  son  expression  soit  celle  de  l'innocence,  de  la  pudeur 
et  de  la  modestie;  que  sa  mère  soit  à  côté  d'elle;  que  de  ses 
mains  et  d'une  des  mains  de  sa  fille  elle  se  couvre  le  visage, 
ou  qu'elle  se  cache  le  visage  de  ses  mains,  et  que  celle  de  sa 
fille  soit  posée  sur  son  épaule;  que  le  vêtement  de  cette  mère 
annonce  aussi  l'extrême  indigence;  et  que  l'artiste,  témoin  de 
cette  scène,  attendri,  touché,  laisse  tomber  sa  palette  ou  son 
crayon.  »  Et  Greuze  dit  :  «  Je  vois  mon  tableau1.  » 

Cela  vient  apparemment  de  ce  (pie  mon  imagination  s'est 
assujettie  de  longue  main  aux  véritables  règles  de  l'art,  à  force 
d'en  regarder  les  productions;  que  j'ai  pris  l'habitude  d'arran- 
ger mes  figures  dans  ma  tète,  comme  si  elles   étaient  sur  la 


1.  Cette  donnée  a  servi  à  Baudouin  et  non  à  Greuze  pour  sa  gouache  le  Modèle 
honnële,  gravé  par  Moreau  le  jeune.  Voir  Salua  de  1769. 


SALON    DE    1767.  75 

toile  ;  que  peut-être  je  les  y  transporte,  et  que  c'est  sur  un  grand 
mur  que  je  regarde  quand  j'écris;  qu'il  y  a  longtemps  que, 
pour  juger  si  une  femme  qui  passe  est  bien  ou  mal  ajustée,  je 
l'imagine  peinte  ;  et  que  peu  à  peu  j'ai  vu  des  attitudes,  des 
groupes,  des  passions,  des  expressions,  du  mouvement,  de  la 
profondeur,  de  la  perspective,  des  plans  dont  l'art  peut  s'accom- 
moder; en  un  mot,  que  la  définition  d'une  imagination  réglée 
devrait  se  tirer  de  la  facilité  dont  le  peintre  peut  faire  un  beau 
tableau  de  la  chose  que  le  littérateur  a  conçue. 

Un  troisième  artiste  me  dit  :  «  Donnez-moi  un  sujet  d'his- 
toire; »  et  je  lui  réponds  :  «  Peignez  la  mort  de  Turenne;  con- 
sacrez à  la  postérité  le  patriotisme  de  M.  de  Saint-Hilaire.  Placez 
au  fond  de  votre  tableau  les  dehors  d'une  place  assiégée;  que 
la  partie  supérieure  de  la  fortification  soit  couverte  d'une  grande 
vapeur  ou  fumée  rougeâtre  et  épaisse;  que  cette  fumée  rou- 
geâtre  et  enflammée  commence  à  inspirer  de  la  terreur;  que  je 
voie  à  gauche  un  groupe  de  quatre  figures;  le  maréchal  mort 
et  prêt  à  être  emporté  par  ses  aides  de  camp,  dont  l'un  passe 
son  bras  droit  sur  les  jambes  du  général,  en  détournant  la  tête; 
l'autre  soutient  le  général  par-dessous  les  aisselles,  et  montre 
toute  sa  désolation:  le  troisième,  plus  ferme,  est  à  son  action; 
et  son  bras  gauche  va  chercher  le  bras  droit  de  son  camarade  ; 
que  le  maréchal  soit  à  demi  soulevé,  que  ses  jambes  pendent, 
et  que  sa  tête  soit  renversée  en  arrière,  échevelée  ;  qu'on  voie 
à  droite  M.  de  Saint-Hilaire  et  son  fils;  M.  de  Saint-Hilaire  sur 
le  devant,  son  fils  sur  le  fond  ;  que  celui-ci  tienne  le  bras  fra- 
cassé de  son  père  ;  que  ce  bras  soit  enveloppé  de  la  manche 
déchirée  du  vêtement;  qu'on  voie  à  cette  manche  des  traces 
de  sang;  qu'on  en  voie  des  gouttes  à  terre,  et  que  le  père  dise 
à  son  fils,  en  lui  montrant  le  maréchal  mort  :  «  Ce  n'est  pas  sur 
«  moi,  mon  fils,  qu'il  faut  pleurer,  c'est  sur  la  perte  que  la 
«  France  fait  par  la  mort  de  cet  homme.  »  Que  le  fils  ait  les 
regards  attachés  sur  le  maréchal.  Ce  n'est  pas  tout.  Arrangez, 
par  derrière  ce  groupe,  un  écuyer  qui  tient  la  bride  de  la  jument 
pie  du  maréchal  ;  qu'il  regarde  aussi  son  maître  mort,  et  qu'il 
tombe  de  grosses  larmes  de  ses  yeux.  —  C'est  fait,  dit  l'ar- 
tiste ;  qu'on  me  donne  un  crayon,  et  que  je  jette  bien  vite  sur  du 
papier  gris  l'esquisse  de  mon  tableau.  » 

C'en  est  un  quatrième  qui  a  apparemment  de  l'amitié  pour 


76  SALON   DE   1767. 

moi,  qui  partage  mon  bonheur  et  ma  reconnaissance,  et  qui  me 
propose  d'éterniser  les  marques  de  bonté  que  j'ai  reçues  de  la 
grande  souveraine;  car  c'est  ainsi  qu'on  l'appelle,  comme  on 
appelait,  il  y  a  quelques  aimées,  le  roi  de  Prusse  le  grand  roi; 
et  je  lui  réponds  :  «  Élevez  son  buste  ou  sa  statue  sur  un  pié- 
destal ;  entrelacez  autour  de  ce  piédestal  la  corne  d'abondance; 
faites-en  sortir  tous  les  symboles  de  la  richesse.  Contre  ce 
piédestal  appuyez  mon  épouse;  qu'elle  verse  des  larmes  de 
joie;  qu'un  de  ses  bras  posé  sur  l'épaule  de  son  enfant,  elle 
lui  montre  de  l'autre  notre  bienfaitrice  commune  ;  que  cepen- 
dant, la  tête  et  la  poitrine  nues,  comme  c'est  mon  usage,  l'on 
me  voie  portant  mes  mains  vers  une  vieille  lyre  suspendue  à 
la  muraille;  »  et  l'artiste  ami  dit  :  «  Je  vois  à  peu  près  mon 
tableau  '.  » 

Et  celui  du  Dauphin  mourant?...  Encore  un  moment  de 
patience,  et  vous  serez  satisfait.  11  faut  auparavant  que  je  vous 
montre  comment  un  poëte,  en  quatre  lignes,  fait  succéder  plu- 
sieurs instants  différents;  et  croyant  n'ordonner  qu'un  seul 
tableau,  il  on  accumule  plusieurs.  Lucrèce  s'adresse  à  Vénus,  et 
la  prie  d'assoupir  entre  ses  bras  le  dieu  des  batailles  et  de 
rendre  la  paix  aux  Romains,  le  loisir  à  Meuimius;  et  voici  ses 
vers  : 

Effic'\  ut  interea  fera  mœnera  militia 
Per  maria  ac  terras  omnes  sopita  quiescant; 
Nain  tu  sola  potes  tranquilla  pace  juvare 
Mortales;  quoniara  belli  fera  mœnera  Mavors 
Armipotens  régit,  in  gremium  qui  saepe  tuum  se 
Rejicit,  aeterno  devinctus  volnere  amoris  : 
Atque  ita  suspiciens,  tereti  cervice  reposta, 
Pascit  amore  avidos,  inhians  in  te,  dea,  visus; 
Eque  tuo  pendet  resupini  spiritus  ore. 
Ilunc  tu,  diva,  tuo  recubantem  corpore  sancto, 
Circumfusa  super,  suaves  ex  ore  loquelas 
l'unde. 

Lucretids,  De  rerum  natura,  lib.  I,  v.  30  et  scq. 

<(  Fais  cependant,  ù  Vénus  !  que  les  fureurs  de  la  guerre 
cessent  sur  les  terres,  sur  les  mers,  sur  l'univers  entier;  car 
c'est  toi  seule  qui  peux  donner  la  paix  aux  mortels;  car  c'est 
sur  ton  sein  que  le  terrible  dieu  des  batailles  vient  respirer  de 

I.  Voir,  dans  la  Correspondance,  une  lettre  à  M.    "  du  29  décembre  1707. 


SALON    DE    1767.  77 

ses   travaux;   c'est  clans  tes  bras  qu'il  se  rejette  et  qu'il  est 
reténu  par  la  blessure  d'un  trait  éternel. 

«  Lorsqu'il  a  reposé  sa  tête  sur  tes  genoux,  ses  yeux  avides 
s'attachent  sur  les  tiens;  il  te  regarde,  il  s'enivre;  sa  bouche 
est  entr'ouverte,  et  son  âme  reste  comme  suspendue  à  tes 
bras. 

a  Dans  ce  moment  où  tes  membres  sacrés  le  soutiennent, 
penche-toi  tendrement  sur  lui  et,  l'enveloppant  de  ton  céleste 
corps,  verse  clans  son  cœur  la  douce  persuasion.  Parle,  ô 
déesse  !  et  que  les  Romains  te  doivent  la  paix  et  le  repos.  » 

Premier  instant,  premier  tableau,  celui  où  Mars,  las  de  car- 
nage, se  rejette  entre  les  bras  de  Vénus. 

Second  instant,  second  tableau,  celui  où  la  tête  du  dieu 
repose  sur  les  genoux  de  la  déesse,  et  où  il  puise  l'ivresse  dans 
ses  regards. 

Troisième  instant  et  troisième  tableau,  celui  où  la  déesse, 
penchée  tendrement  sur  lui  et  l'enveloppant  de  son  céleste 
corps,  lui  parle  et  lui  demande  la  paix. 

Parlez,  mon  ami,  cela  n'est-il  pas  plus  intéressant  que  de 
m'entenclre  dire  :  Cette  composition  de  La  Grenée  a  tout  l'air  et 
toute  la  platitude  d'un  ex-voto?  Draperies  dures  et  crues,  pas 
une  belle  tête;  mettez  un  bonnet  de  laine  sur  la  tête  ignoble  de 
ce  dauphin,  et  vous  aurez  un  malade  de  l'Hôtel-Dieu;  et  tous 
ces  bambins  avec  leur  cordon  bleu,  sans  en  excepter  le  revenant 
de  l'autre  monde  avec  son  cordon  bleu,  et  l'inadvertance  de  la 
mère  et  des  frères  pour  ce  revenant,  et  le  parti  qu'on  pouvait 
tirer  de  ce  revenant  pour  donner  à  la  scène  un  peu  d'intérêt  et 
de  mouvement;  et  toute  cette  scène,  qui  n'en  reste  pas  moins 
immobile  et  muette,  qu'en  dites-vous?  Ne  voyez-vous  pas  que 
la  douleur  de  cette  femme  est  fausse,  hypocrite;  qu'elle  fait 
tout  ce  qu'elle  peut  pour  pleurer,  et  qu'elle  ne  fait  que  grima- 
cer; que  ce  bout  de  draperie  bleue,  qui  tombe  à  ses  pieds,  est 
tout  à  fait  discordant,  et  que  cette  sphère  sur  son  pied,  au 
milieu  de  ces   portefeuilles  et  de    ces    livres,  occupe    trop    le 
milieu,  et  déplaît? 

Laissons  cela;  et  pour  nous  soulager  de  la  petitesse  de  cette 
composition,  vraiment  digne  et  du  personnage  qui  l'a  com- 
mandée et  des  personnages  qui  la  composent,  prouvons,  par 
un  dernier  exemple,  que  le  plus  grand  tableau   de  poésie  qu 


78  SALON   DE   1767. 

je  connaisse  serait  très-ingrat  pour  un  peintre,  même  de  pla- 
fond on  de  galerie.  Lucrèce  a  dit  : 

Eheadum  genetrix,  hominum  divumque  voluptas, 

Aima  Venus,  cœli  subter  labentia  signa, 

Quse  mare  navigerum,  quse  terras  frugiferentes 

Concélébras. 

Lucrbtius,  De  rerum  natura,  lib.  I,  v.  i  et  seq. 

u  Mère  des  Romains,  charme  des  hommes  et  des  dieux;  de 
la  région  des  cieux,  où  les  astres  roulent  au-dessus  de  ta  tête, 
tu  vois  sous  tes  pieds  les  mers  qui  portent  les  navires,  les 
terres  qui  donnent  les  moissons;  et  tu  répands  la  fécondité  sur 
elles.  » 

Il  faudrait  un  mur,  un  édifice  de  cent  pieds  de  haut,  pour 
conserver  à  ce  tableau  toute  son  immensité,  toute  sa  grandeur, 
que  j'ose  me  flatter  d'avoir  sentie  le  premier.  Croyez-vous  que 
l'artiste  puisse  rendre  ce  dais,  cette  couronne  de  globes 
enflammés  qui  roulent  autour  de  la  tête  de  la  déesse?  Ces 
globes  deviendront  des  points  lumineux,  comme  ils  sont  autour 
de  la  tête  d'une  vierge  dans  une  assomption  ;  et  quelle  compa- 
raison entre  ces  globes  du  poëte  et  ces  petites  étoiles  du  pein- 
tre ?  Gomment  rendra-t-il  la  majesté  de  la  déesse?  Que  fera-t-il 
de  ces  mers  immenses  qui  portent  les  navires,  et  de  ces  contrées 
fécondes  qui  donnent  les  moissons?  Et  comment  la  déesse  ver- 
sera-t-elle  sur  cet  espace  infini  la  fécondité  et  la  vie  ? 

Chaque  art  a  ses  avantages.  Lorsque  la  peinture  attaquera 
la  poésie  sur  son  palier,  il  faudra  qu'elle  cède;  mais  elle  sera 
sûrement  la  plus  forte,  si  la  poésie  s'avise  de  l'attaquer  sur  le 
sien. 

Et  voilà  comment  un  mauvais  tableau  inspire  quelquefois 
une  bonne  page,  et  comment  une  bonne  page  n'inspirera  quel- 
quefois qu'un  mauvais  tableau;  et  comment  une  bonne  page  et 
un  mauvais  tableau  vous  ruineront.  Du  reste,  coupez,  taillez, 
tranchez,  rognez  et  ne  laissez  de  tout  cela  que  ce  qui  vous  duira. 

Comptez  bien,  mon  ami  :  le  Dauphin  mourant',  Jupiter  et 
.1  iinon  sur  Vida:  la  Tête  de  Pompée  présentée  et  César;  les 
Quatre  États  :  Mercure  et  Hersé;  Renaud  et  A  nui  de  ;  Persée  et 
Andromède  ;  le  Retour  d'Ulysse  et  de  Téiémaque;  la  Baigneuse  ; 
V  Amour  rémouleur  ;  la  Suzanne  ;  le  Joseph;  la  Poésie  et  la  Phi- 


SALON    DE   1767.  79 

losophie;  dix-sept  tableaux  en  deux  ans,  sans  compter  ceux 
qui  n'ont  pas  été  exposés;  tandis  que  Greuze  couve,  pendant 
des  mois  entiers,  la  composition  d'un  seul,  et  met  quelquefois 
un  an  à  l'exécuter. 

J'étais  au  Salon  ;  je  parcourais  les  ouvrages  de  cet  artiste, 
lorsque  j'aperçus  Naigeon  qui  les  examinait  de  son  côté.  Il  haus- 
sait les  épaules,  ou  il  détournait  la  tête,  ou  il  regardait  et  sou- 
riait ironiquement.  Vous  savez  que  Naigeon  a  dessiné  plusieurs 
années  à  l'Académie,  modelé  chez  Le  Moyne,  peint  chez  Van 
Loo,  et  passé,  comme  Socrate,  de  l'atelier  des  beaux-arts  dans 
l'école  de  la  philosophie.  «  Bon,  me  dis-je  à  moi-même.  Je 
cherchais  une  occasion  de  vérifier  mes  jugements;  la  voici.  »  Je 
m'approche  donc  de  Naigeon  ;  et,  lui  frappant  un  petit  coup  sur 
l'épaule  :  «  Eh  bien,  lui  dis-je,  que  pensez-vous  de  tout  cela? 

NAIGEON. 

Rien. 

DIDEROT. 

Comment,  rien  ! 

NAIGEON. 

Non,  rien  ;  rien  du  tout.  Est-ce  que  cela  fait  penser?  » 
Puis  il  allait,  sans  mot  dire,  d'une  des  compositions  de  La 
Grenée  à  une  autre.  Ce  n'était  pas  mon  compte.  Pour  rompre  ce 
silence,  je  lui  jetai  un  mot  sur  le  faire  de  l'artiste.  «  Voyez 
comme  ce  genou  de  la  Dauphine  est  bien  drapé  et  le  nu  bien 
annoncé.  Le  bout  de  ce  lit,  sur  le  devant,  n'est-il  pas  merveil- 
leusement ajusté? 

NAIGEON.      ^ 

Je  me  soucie  bien  de  son  genou,  de  son  bout  de  lit  et  de 
son  faire,  s'il  ne  m'émeut  point,  s'il  me  laisse  froid  comme  un 
terme.  Un  peintre,  vous  le  savez  mieux  que  moi,  c'est  celui-là 
seul... 

.     .     .     Meum  qui  pectus  inaniter  angit, 

Irritât,  mulcet,  falsis  terroribus  implet, 

Ut  magus;  et  modo  nie  Thebis,  modo  ponit  Athenis. 

Hokat.  Epistol.  lib.  II,  cpist.  i,  v.  211  et  seq. 

Et  vous  croyez  que  cet  homme  produira  ces  effets  terribles  ou 
délicieux?  Jamais,  jamais.  Voyez  ce  Joseph  et  cette  Putiphar; 
point  d'âme,  point  de  goût,  point  de  vie.  Où  est  le  désordre  du 


80  SALON  DE    1767. 

moment?  où  est  la  Iasciveté?  Est-ce  que  je  ne  devrais  pas  lire 
dans  les  yeux  de  cette  femme  le  dépit,  la  colère,  l'indignation, 
le  désir  augmente  par  le  refus?  Vous  voulez  que  je  voie  à 
Armide  un  caractère  de  vierge;  à  Andromède  une  tête  de 
Madeleine;  à  Renaud  l'encolure  d'un  jeune  portefaix;  au 
Dauphin  l'ignoble  d'un  gueux;  à  la  Dauphine  la  grimace  d'une 
hypocrite;  et  que  je  n'entre  pas  en  fureur? 

DIDEROT. 

Je  veux,  mon  cher  Naigeon,  que  vous  réserviez  votre  bile  et 
votre  fureur  pour  les  dieux,  pour  les  prêtres,  pour  les  tyrans, 
pour  tous  les  imposteurs  de  ce  monde. 

NAIGEON. 

J'en  ai  provision,  et  je  ne  puis  me  dispenser  d'en  répandre 
une  portion  Lien  méritée  sur  des  gens  ennemis  des  littérateurs 
et  des  philosophes  dont  ils  dédaignent  les  jugements,  et  dont 
ils  seraient  longtemps  les  écoliers  dans  l'art  d'imiter  la  nature. 
J'en  appelle  à  a  os  réflexions  même  sur  la  peinture.  Je  veux 
mourir  s'il  y  a  dans  toutes  ces  têtes-là  le  premier  mot  de  la 
métaphysique  de  leur  art.  Ce  sont  presque  tous  des  manœuvres; 
et  encore  quels  manœuvres  !  Demandez  à  ce  La  Grcnée  la  diffé- 
rence d'une  riche  draperie  et  d'une  étoile  neuve;  et  vous  verrez 
ce  qu'il  vous  dira.  Voyez  ce  César;  je  vous  jure  que  c'est  la 
première  fois  qu'il  a  mis  cet  habit.  Voyez  ce  vaisseau,  il  vient 
d'être  lancé  à  l'eau,  et  sa  proue  dorée  sort  de  chez  Guibert.  11 
ne  sait  pas  que  ces  draperies  chaudes  et  crues,  jetées  sur  la 
toile,  fraîchement  tirées  de  la  chaudière,  font  d'abord  un  mau- 
vais effet,  un  peu  [tins  mauvais  avec  le  temps;  il  ne  sait  pas  que 
toute  composition  perd  avec  le  temps,  et  que,  ces  draperies 
dures  ne  perdant  pas  proportionnellement,  les  chairs,  les  fonds 
s'éteignent;  et  qu'on  n'aperçoit  plus  dans  le  tableau  désaccordé 
que  de  grandes  plaques  rouges,  vertes  et  bleues.  On  dit  que  le 
temps  peint  les  beaux  tableaux;  premièrement,  cela  ne  peut 
s'entendre  que  des  tableaux  travailles  si  franchement  et  si  har- 
monieusement, que  l'effet  du  temps  se  réduise  à  ôter  à  toutes 
les  couleurs  leur  chaleur  trop  éclatante  et  trop  crue;  seconde- 
ment, cela  ne  doit  s'entendre  que  d'un  certain  intervalle  de 
temps  passé  lequel  toute  composition,  rongée  par  l'acide  de 
l'air,  s'affaiblit  et  s'efface.  Il  serait  peut-être  à  souhaiter  que 
l'affaiblissement   fût  proportionné  sur  tout   l'espace  coloré,  et 


SALON    DE   1767.  81 

que  du  moins  l'harmonie  subsistât;  mais  le  cas  le  plus  défavo- 
rable est  celui  où  la  vigueur  des  draperies  reste  au  milieu  du 
dépérissement  général  ;  car  cette  vigueur  des  draperies  achève 
de  tuer  le  tout.  Harmonie  perdue  pour  harmonie  perdue,  j'ai- 
merais mieux  que  l'effet  le  plus  violent  du  temps  tombât  sur  les 
étoffes,  et  que  leur  entière  destruction  fit  valoir  les  chairs  et 
les  autres  parties  essentielles,  qui  en  reprendraient  par  compa- 
raison une  sorte  de  vie.  Ainsi,  comptez  qu'aux  compositions  de 
La  Grenée,  où  les  effets  destructeurs  de  l'air  et  du  temps  pro- 
duiront tout  le  contraire,  on  ne  retrouvera  plus  que  des 
étoffes. 

DIDEROT. 

Fort  bien.  Voilà  que  vous  commencez  à  vous  calmer,  et 
qu'il  y  a  plaisir  à  vous  entendre.  » 

Cependant  mon  homme,  incapable  d'une  modération  qui 
durât  quelque  temps,  marchait  à  grands  pas  et  jetait  un  mot 
ironique  en  passant  sur  chacun  des  tableaux  qu'il  apercevait, 
a  Ce  Renaud,  disait-il,  sort  des  mains  de  son  perruquier  et  de 
son  tailleur...  Regardez  les  cheveux  de  Persée,  comme  ils 
sont  bien  frisés...  Oh!  oui,  il  faut  en  convenir,  ce  tableau  du 
Dauphin  est  d'un  beau  faire;  mais  l'accessoire  est  devenu  le 
principal;  et  le  principal,  l'accessoire;  c'est  une  bagatelle. 

DIDEROT. 

Je  ne  vous  entends  pas. 

NAIGEON. 

Je  veux  dire  que  la  vraie  scène,  c'était  la  scène  de  sépara- 
tion du  père,  de  la  mère  et  des  enfants;  scène  de  désolation, 
au  milieu  de  laquelle  je  n'aurais  pas  désapprouvé  que  ce  petit 
revenant  descendît  du  ciel  par  un  angle  de  la  toile,  apportant 
la  couronne  immortelle  à  son  père. 

DIDEROT. 

Vous  avez  raison...  Est-ce  que  vous  n'approuvez  pas  l'inten- 
tion de  cette  France,  ou  Minerve? 

NAIGEON. 

Et  cet  enfant  qui  attache  le  rideau? 

DIDEROT. 

J'avoue  qu'il  est  insoutenable. 

xi.  6 


82  SALON   DE   1707. 

NAIGEON. 

0  le  Poussin!  ô  Le  Sueur!  quel  trophée  ces  gens-là  vous 
élèvent!  Chaque  tableau  qu'ils  font  est  un  laurier  qu'ils 
placent  sur  vos  fronts,  et  un  regret  qu'ils  nous  arrachent.  Que 
vous  êtes  grands,  éloquents,  sublimes!  et  comme  ils  me  le 
disent!  Mais  voyez  donc  tous  ces  bambins,  comme  ils  sont  bien 
peignés,  bien  ajustés!  Est-ce  à  la  dernière  heure  de  leur  père 
qu'ils  assistent,  ou  vont-ils  à  la  noce  d'une  de  leurs  sœurs?  Où 
est  le  Testament  d'Eudamidas1?  Où  est  cette  femme  assise  sur 
le  pied  du  lit  et  le  dos  tourné  à  son  mari  moribond,  et  qui  me 
désole?  Où  est  cette  fille  étendue  à  terre,  la  tête  penchée  dans 
le  giron  de  sa  mère,  et  qui  me  désole?  Où  est  ce  bouclier  et 
cette  épée  suspendus,  qui  m'apprennent  que  ce  moribond  est 
un  soldat,  un  citoyen  qui  a  exposé  sa  vie  pour  la  patrie,  et 
répandu  son  sang  pour  elle?  O  le  Poussin  !  ô  Le  Sueur!  quelle 
douleur  que  celle  de  cette  Dauphine! 

Uberibus  semper  lacrymis,  semperque  paratis 
In  statione  sua,  atque  expectantibus  illam, 
Quo  jubeat  manare  modo. 

Juvénal,  sat.  M,  v.  273  et  scq. 

N'est-ce  pas  encore  une  belle  chose  que  cette  Tête  de  Pom- 
pée présentée  à  César?  Froid,  compassé,  nul  œstrum  poeticum. 
discordance  de  couleur,  bras  droit  de  César  cassé,  sa  cuisse 
droite  allant  je  ne  sais  où;  ou  plutôt  il  n'en  a  point;  tète  sans 
noblesse;  Africain  au  lien  d'être  chaud  et  rougeâtre;  sale;  dra- 
perie qui  pend  de  la  barque,  mal  jetée;  ornements  de  cette 
barque,  lourds  ;  vagues  de  la  nier,  mal  touchées  ;  mignon , 
petite  tète,  gris  de  couleur;  ciel  dur,  qui  achève  de  désaccor- 
der; et  toujours  de  la  couleur  dure  et  non  rompue.  Je  vous  dis, 
mon  ami,  son  faire  est  trop  léché  pour  de  grandes  machines; 
il  ne  convient  qu'à  de  petites  choses  qu'on  regarde  de  près  et 
par  parties.  On  est  toujours  tenté  de  demander  :  a  Où  ce 
peintre  prend-il  son  beau  rouge,  un  outremer  aussi  brillant? 
et  son  jaune  donc?  Vous  m'avouerez  que  cette  Suzanne  est  une 
copie  de  celle  de  Van  Loo2?  Cette  figure  symbolique  de  l'Agri- 

1.  Tableau  du  Poussin.  (Bn.) 

2.  Salon  de  1765. 


SALON   DE   1767.  83 

culture  est  tout  à  fait  intéressante;  le  linge  qui  lui  couvre  une 
partie  du  bras,  merveilleux;  tout  en  est  charmant,  tout;  mais 
feuilletez  le  portefeuille  de  Piètre  de  Cortoune,  et  vous  l'y 
retrouverez  en  cinquante  endroits.  Mon  ami,  sortons  d'ici  :  je 
sens  que  l'ennui  et  l'humeur  me  gagnent.  » 

Nous  sortîmes.  Chemin  faisant,  il  parlait  tout  seul,  et  il 
disait  :  «  La  nature!  la  nature  !  quelle  différence  entre  celui  qui 
l'a  vue  chez  elle,  et  celui  qui  ne  l'a  vue  qu'en  visite  chez  son 
voisin!  Et  voilà  pourquoi  Chardin,  Vernet  et  La  Tour  sont  trois 
hommes  étonnants  pour  moi  ;  et  voilà  pourquoi  Loutherbourg, 
eût-il  un  faire  aussi  beau ,  aussi  spirituel,  aussi  ragoûtant  que 
Vernet,  lui  serait  encore  fort  inférieur,  parce  qu'il  n'a  pas  vu  la 
nature  chez  elle.  Tout  ce  qu'il  fait  est  de  réminiscence;  il  copie 
Wouwermans  et  Berghem. 

DIDEROT. 

Loutherbourg  copie  Wouwermans  et  Berghem? 

NAIGEON. 

Oui,  oui,  oui1.  » 


1.  Je  dois  avouer  ici  que  cette  conversation  entre  Diderot  et  moi  n'est  point 
supposée  :  elle  a  eu  lieu  en  effet  telle  qu'il  la  rapporte;  et  son  imagination  vive  et 
forte,  qui  se  représente  quelquefois  les  phénomènes  les  plus  simples,  non  pas  tels 
qu'ils  sont  en  nature,  mais  tels  qu'ils  se  passent  dans  sa  tète,  n'a  rien  ajouté  ici  à 
la  vérité  historique.  Critiques  justes  ou  injustes,  sarcasmes,  bonnes  ou  mauvaises 
plaisanteries;  tout  cela  a  été  fait  et  dit  avec  la  même  liberté,  la  même  confiance, 
la  même  étourderie  et  dans  les  mêmes  termes  \  Le  lieu  de  la  scène  n'est  pas 
même  changé.  Mais,  en  convenant  d'ailleurs  que,  sans  blesser  la  vérité,  sans  être 
même  un  juge  moins  sévère,  j'aurais  pu  employer  des  expressions  plus  modérées, 
moins  dédaigneuses,  et  tempérant  avec  art  l'amertume  de  mes  critiques  par  l'éloge 
du  talent  de  l'artiste  appliqué  à  d'autres  sujets,  porter  dans  son  esprit  une  lumière 
plus  douce,  et  l'éclairer  sur  ses  défauts  sans  choquer  son  amour-propre;  en  conve- 
nant, dis-je,  de  tous  ces  faits,  je  prie  le  lecteur  d'observer  que  j'étais  jeune  alors, 
et  qu'on  doit  avoir  quelque  indulgence  pour  les  fautes  d'un  âge  où,  n'ayant  la  juste 
mesure  de  rien,  on  la  passe  en  tout  ;  où  les  passions  les  plus  orageuses  et  les  plus 
violentes  trouvant,  pour  ainsi  dire,  toutes  les  portes  de  notre  âme  ouvertes,  la 
livrent  successivement  à  toutes  les  sortes  d'illusions;  en  un  mot,  où,  pour  se  con- 
duire dans  le  sentier  obscur  et  épineux  de  la  vie,  on  n'a  que  la  lueur  faible  et 
vacillante  d'une  raison  qui,  même  dans  l'homme  le  plus  heureusement  né,  le  plus 
réfléchi,  ne  se  rectifie,  ne  s'étend  et  ne  se  perfectionne  que  par  l'expérience  et  le 
malheur,  deux  précepteurs  qui,  sans  doute,  ne  manqueront  jamais  à  l'espèce 
humaine,  mais  dont  les  grandes  et  instructives  leçons  sont  plus  ou  moins  tardives 
pour  chacun  de  nous.  (N.) 

*  Pourquoi  Naigeon  n'a-t-il  pas  gardé  toujours  cette  vivacité  d'allures?  On  ne  le  reconnaît 
guère  dans  ce  dialogue  qu'à  l'abus  des  citations. 


84  SALON    DE   17  67. 

Là-dessus,  il  part  comme  un  éclair;  il  enfile  la  rue  du 
Champ-Fleuri1  ;  et  moi  je  m'en  vais  droit  à  la  synagogue  de  la 
rue  Royale,  rêvant  à  part  moi  sur  l'importance  que  nous  met- 
tons à  des  bagatelles,  tandis  que...  Rassurez-vous.  Je  crains  la 
Bastille,  et  je  m'arrêterai  là  tout  court...  Non,  encore  un  mot 
sur  La  Grenée.  Pourriez-vous  me  dire  pourquoi,  quand  on  a  vu 
une  fois  les  tableaux  de  La  Grenée,  on  ne  désire  plus  de  les 
revoir?  Quand  vous  aurez  répondu  à  cette  question,  vous  trou- 
verez qu'avec  quelque  sévérité  que  Naigeon  et  moi  l'ayons 
traité,  nous  avons  été  justes. 

Mais  quoi!  me  direz-vous,  dans  ce  grand  nombre  de  tableaux 
peints  par  La  Grenée  il  n'y  en  a  pas  un  beau?  Non,  mon  ami  : 
ils  sont  tous  agréables  pour  moi;  mais  ils  ne  sont  pas  beaux. 
Il  n'y  en  a  pas  un  où  il  n'y  ait  des  choses  de  métier  supérieure- 
ment faites;  pas  un  que  je  ne  voulusse  avoir;  mais  s'il  fallait 
ou  les  avoir  tous  ou  n'en  avoir  aucun,  j'aimerais  mieux  n'en 
avoir  aucun.  Jugerons-nous  de  l'art  comme  la  multitude?  En 
jugerons-nous  comme  d'un  métier,  comme  d'un  talent  pure- 
ment mécanique?  L'appellerons-nous  la  routine  de  bien  faire 
des  pieds  et  des  mains,  une  bouche,  un  nez,  un  visage,  une 
figure  entière,  même  de  faire  sortir  cette  figure  de  la  toile? 
Prendrons-nous  les  connaissances  préliminaires  de  l'imitation 
de  nature,  pour  la  véritable  imitation  de  nature?  ou  rapporte- 
rons-nous les  productions  du  peintre  à  leur  vrai  but,  à  leur 
vraie  raison?  Y  a-l-il  pour  les  peintres  une  indulgence  qui 
n'est  ni  pour  les  poètes  ni  pour  les  musiciens?  En  un  mot,  la 
peinture  est-elle  l'art  de  parler  aux  yeux  seulement?  ou  celui 
de  s'adresser  au  cœur  et  à  l'esprit,  de  charmer  l'un,  d'émouvoir 
l'autre  par  l'entremise  des  yeux?  0  mon  ami!  la  plate  chose  que 
des  vers  bien  faits!  la  plate  chose  que  de  la  musique  bien  laite  ! 
la  plate  chose  qu'un  morceau  de  peinture  bien  fait,  bien  peint! 
Concluez...  concluez  que  La  Grenée  n'est  pas  le  peintre,  mais  bien 
maître  La  Grenée. 

DIDEROT. 

Est-ce  que   vous  n'êtes  pas    las  de  tourner  autour  de  cet 
immense   Salon?  Pour   moi,   les    jambes  nie   rentrent  dans   le 

1.  11  y  demeurait  alors,  et  j'étais  chez  lui  pendant  ce  temps.  (\ole  manuscrite 
de  Naigeon  le  jeune.) 


SALON   DE    1767.  85 

corps  :  passons  sous  la  galerie  d'Apollon,  où  il  n'y  a  personne; 

nous  nous  reposerons  là  tout  à  notre  aise,  et  je  vous  confierai 

quelques    idées   qui    me   sont  venues  sur  une   question    assez 

importante. 

grimm. 

Et  quelle  est  cette  importante  question? 

DIDEROT. 

L'influence  du  luxe  sur  les  beaux-arts.  Vous  conviendrez 
qu'ils  ont  tous  merveilleusement  embrouillé  cette  question. 

GRIMM. 

Merveilleusement. 

DIDEROT. 

Ils  ont  vu  que  les  beaux-arts  devaient  leur  naissance  à  l'a 
richesse.  Ils  ont  vu  que  la  même  cause  qui  les  produisait,  les 
fortifiait,  les  conduisait  à  la  perfection,  finissait  par  les  dégra- 
der, les  abâtardir  et  les  détruire;  et  ils  se  sont  divisés  en  diffé- 
rents partis.  Ceux-ci  nous  ont  étalé  les  beaux-arts  engendrés, 
perfectionnés,  surprenants;  et  en  ont  fait  la  défense  du  luxe, 
que  ceux-là  ont  attaqué  par  les  beaux-arts  abâtardis,  dégradés, 
appauvris,  avilis. 

GRIMM. 

Tandis  que  d'autres  se  sont  servis  du  luxe  et  de  ses  suites 
pour  décrier  les  beaux-arts;  et  ce  ne  sont  pas  les  moins 
absurdes. 

DIDEROT. 

Et  dans  cette  nuit  où  ils  s'entre-battaient... 

GRIMM. 

Les  agresseurs  et  les  défenseurs  se  sont  porté  des  coups  si 
égaux,  qu'on  ne  sait  de  quel  côté  l'avantage  est  resté. 

DIDEROT. 

C'est  qu'ils  n'ont  connu  qu'une  sorte  de  luxe. 

GRIMM. 

Ah  !  c'est  de  la  politique  que  vous  voulez  faire. 

DIDEROT. 

Et  pourquoi  non?  Supposons  qu'un  prince  ait  le  bon  esprit 
de  sentir  que  tout  vient  de  la  terre  et  que  tout  y  retourne; 
qu'il  accorde  sa  faveur  à  l'agriculture,  et  qu'il  cesse  d'être  le 
père  et  le  fauteur  des  grands  usuriers. 


86  SALON    DE   1767. 

GRIW  M. 

J'entends;  qu'il  supprime  les  fermiers  généraux  pour  avoir 
des  peintres,  des  poètes,  des  sculpteurs,  des  musiciens.  Est-ce 
cela  ? 

ni  de  rot. 

Oui,  monsieur,  et  pour  en  avoir  de  bons,  et  les  avoir  tou- 
jours bons.  Si  l'agriculture  est  la  plus  favorisée  des  conditions, 
les  hommes  seront  entraînés  où  leur  plus  grand  intérêt  les 
poussera;  et  il  n'y  aura  fantaisie,  passion,  préjugés,  opinions 
qui  tiennent.  La  terre  sera  la  mieux  cultivée  qu'il  est  possible; 
ses  productions  diversifiées,  abondantes,  multipliées,  amène- 
ront la  plus  grande  richesse,  et  la  plus  grande  richesse  engen- 
drera le  plus  grand  luxe  :  car  si  l'on  ne  mange  pas  l'or,  à  quoi 
servira-t-il ,  si  ce  n'est  à  multiplier  les  jouissances  ou  les 
moyens  infinis  d'être  heureux,  la  poésie,  la  peinture,  la  sculp- 
ture, la  musique,  les  glaces,  les  tapisseries,  les  dorures,  les 
porcelaines  et  les  magots?  Les  peintres,  les  poètes,  les  sculp- 
teurs, les  musiciens  et  la  foule  des  arts  adjacents  naissent  de 
la  terre.  Ce  sont  aussi  les  enfants  de  la  bonne  Gérés;  et  je  vous 
réponds  que  partout  où  ils  tireront  leur  origine  de  cette  sorte 
de  luxe,  ils  fleuriront  et  fleuriront  à  jamais. 

G  RI  MM. 

Vous  le  croyez. 

DIDEROT. 

Je  fais  mieux,  je  le  prouve;  mais  auparavant,  permettez  que 
je  fasse  une  petite  imprécation ,  et  que  je  dise  ici  du  fond  de 
mon  cœur  :  Maudit  soit  à  jamais  le  premier  qui  rendit  les 
charges  vénales. 

G  RI  MM. 

Et  celui  qui  éleva  le  premier  l'industrie  sur  les  ruines  de 
l'agriculture. 

DIDEROT. 

Amen. 

G  R I  M  M  . 

Et  celui  qui,  après  avoir  dégradé  l'agriculture,  embarrassa 
les  échanges  par  toutes  sortes  d'entraves. 

DIDEROT. 

Amen. 


SALON   DE    1767.  87 

GRIMM. 

Et  celui  qui  créa  le  premier  les  grands  exacteurs  et  toute 
leur  innombrable  famille. 

DIDEROT. 

Amen. 

GRIMM. 

Et  celui  qui  facilita  aux  souverains  insensés  et  dissipateurs 
les  emprunts  ruineux. 

DIDEROT. 

Amen. 

GRIMM. 

Et  celui  qui  leur  suggéra  les  moyens  de  rompre  les  liens  les 
plus  sacrés  qui  les  unissent,  par  l'appât  irrésistible  de  doubler, 
tripler,  décupler  leurs  fortunes. 

DIDEROT. 

Amen.  Amen.  Amen.  Au  même  moment  où  la  nation  fut 
frappée  de  ces  différents  fléaux,  les  mamelles  de  la  mère  com- 
mune se  desséchèrent,  une  petite  portion  de  la  nation  regorgea 
de  richesses,  tandis  que  la  portion  nombreuse  languit  dans 
l'indigence. 

GRIMM. 

L'éducation  fut  sans  vue,  sans  aiguillon,  sans  base  solide, 
sans  but  général  et  public. 

DIDEROT. 

L'argent  avec  lequel  on  put  se  procurer  tout  devint  la 
mesure  commune  de  tout.  Il  fallut  avoir  de  l'argent;  et  quoi 
encore?  de  l'argent.  Quand  on  en  manqua,  il  fallut  en  imposer 
par  les  apparences  et  faire  croire  qu'on  en  avait. 

GRIMM. 

Et  il  naquit  une  ostentation  insultante  dans  les  uns,  et  une 
espèce  d'hypocrisie  épidémique  de  fortune  dans  les  autres. 

DIDEROT. 

C'est-à-dire  une  autre  sorte  de  luxe;  et  c'est  celui-là  qui 
dégrade  et  anéantit  les  beaux-arts,  parce  que  les  beaux-arts, 
leur  progrès  et  leur  durée  demandent  une  opulence  réelle,  et 
que  ce  luxe-ci  n'est  que  le,  masque  fatal  d'une  misère  presque 
générale,  qu'il  accélère  et  qu'il  aggrave.  C'est  sous  la  tyrannie 


88  SALON    DE    1767. 

de  ce  luxe  que  les  talents  restent  enfouis,  ou  sont  égarés.  C'est 
sous  une  pareille  constitution  que  les  beaux-arts  n'ont  que  le 
rebut  des  conditions  subalternes  ;  c'est  sous  un  ordre  de  choses 
aussi  extraordinaire,  aussi  pervers,  qu'ils  sont  ou  subordonnés 
à  la  fantaisie  et  aux  caprices  d'une  poignée  d'hommes  riches, 
ennuyés,  fastidieux,  dont  le  goût  est  aussi  corrompu  que  les 
mœurs,  ou  abandonnés  à  la  merci  de  la  multitude  indigente, 
qui  s'efforce,  par  de  mauvaises  productions  en  tout  genre,  de  se 
donner  le  crédit  et  le  relief  de  la  richesse.  C'est  dans  ce  siècle 
et  sous  ce  règne  que  la  nation  épuisée  ne  forme  aucune  grande 
entreprise,  aucuns  grands  travaux,  rien  qui  soutienne  les 
esprits  et  élève  les  âmes.  C'est  alors  que  les  grands  artistes  ne 
naissent  point,  ou  sont  obligés  de  s'avilir  sous  peine  de  mou- 
rir de  faim.  C'est  alors  qu'il  y  a  cent  tableaux  de  chevalet  pour 
une  grande  composition,  mille  portraits  pour  un  morceau 
d'histoire,  que  les  artistes  médiocres  pullulent,  et  que  la  nation 
en  regorge. 

GRIMM. 

Que  les  Belle,  les  Bellengé,  les  Voiriot,  les  Brenet,  sont 
assis  à  côté  des  Chardin,  des  Vien  et  des  Vernet. 

DIDEROT. 

Et  que  leurs  plats  ouvrages  couvrent  les  murs  d'un  Salon. 

GRIMM. 

Et  bénis  soient  les  Belle,  les  Bellengé,  les  Voiriot,  les  Bre- 
net, les  mauvais  poètes,  les  mauvais  peintres,  les  mauvais  sta- 
tuaires, les  brocanteurs,  les  bijoutiers  et  les  filles  de  joie. 

DIDEROT. 

Fort  bien,  mon  ami,  parce  que  ce  sont  ces  gens-là  qui  nous 
vengent.  C'est  la  vermine  qui  ronge  et  détruit  nos  vampires,  et 
qui  nous  reverse  goutte  à  goutte  le  sang  dont  ils  nous  ont 
épuisés. 

G  R  I  M  M. 

Et  honni  soit  le  ministre  qui  s'aviserait  au  centre  d'un  sol 
immense  et  fécond  de  créer  des  lois  somptuaires,  d'anéantir  le 
luxe  subsistant,  au  lieu  d'en  susciter  un  autre  des  entrailles  de 
la  terre. 

DIDEROT.. 

Et  d'arrêter  aux  barrières  les  productions  des  arts,  au  lieu 


SALON   DE   1767.  89 

d'engendrer  des  artistes.  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  marché,  c'est 
vous  qui  m'avez  conduit;  et  s'il  y  a  un  peu  de  bonne  logique 
dans  ce  qui  précède,  il  s'ensuit,  comme  je  le  disais  au  com- 
mencement, qu'il  y  a  deux  sortes  de  luxe  :  l'un  qui  naît  de  la 
richesse  et  de  l'aisance  générale,  l'autre  de  l'ostentation  et  de 
la  misère,  et  que  le  premier  est  aussi  sûrement  favorable  à  la 
naissance  et  au  progrès  des  beaux-arts,  que  le  second  leur  est 
nuisible;  et  là-dessus  rentrons  dans  le  Salon  et  revenons  à 
nos  Belle,  à  nos  Bellengé,  à  nos  Brenet  et  à  nos  Voiriot. 


SATIRE  CONTRE  LE  LUXE1, 

A    LA    MANIÈRE     DE     PERSE. 

Vous  jetez  sur  les  diverses  sociétés  de  l'espèce,  humaine  un 
regard  si  chagrin,  que  je  ne  connais  plus  guère  qu'un  moyen  de 
vous  contenter  :  c'est  de  ramener  l'âge  d'or. —  Vous  vous  trom- 
pez. Une  vie  consumée  à  soupirer  aux  pieds  d'une  bergère  n'est 
point  du  tout  mon  fait.  Je  veux  que  l'homme  travaille.  Je  veux 
qu'il  soutire.  Sous  un   état   de  nature  qui   irait  au-devant  de 
tous  ses  vœux,  où  la  branche  se  courberait  pour  approcher  le 
fruit  de  sa  main,  il  serait  fainéant;  et,  n'en  déplaise  aux  poètes, 
qui  dit  fainéant  dit  méchant.  Et  puis,  des  fleuves  de  miel   et 
de  lait!  Le  lait  ne  va  pas  aux  bilieux  comme  moi,  et  le  miel 
m'affadit.  —  Dépouillez-vous  donc  ;  suivez  le  conseil  de  Jean- 
Jacques,  et  faites-vous  sauvage.  —  Ce  serait  bien  le  mieux.  Là, 
du  moins,  il  n'y  a  d'inégalité  que  celle  qu'il  a  plu  à  la  nature 
de  mettre  entre  ses  enfants  ;  et  les  forêts  ne  retentissent  pas  de 
cette  variété  de  plaintes,  que  des  maux  sans  nombre  arrachent 
à  l'homme  dans  ce  bienheureux  état  de  la  société.  —  Mais  quoi! 
ces  mœurs  si  vantées  de  Lacédémone  ne  trouveront  pas  grâce 
auprès  de  vous?  —  Ne  me  parlez  pas  de  ces  moines  armés.  — 
Mais  là,  cet  or,  ce  luxe  qui  vous  blesse,  ces  repas  somptueux, 
ces  meubles  recherchés...  —  Il  n'y  en  a  point,  d'accord;  mais 
ces  pauvres,  ces  malheureux  ilotes,  n'en  avez-vous  point  pitié? 

1.  Cette  amplification,  dont  Diderot  a  employé  plusieurs  fragments  dans  d'autres 
occasions,  n'est  peut-être  pas  trop  bien  à  sa  place  ici,  mais  nous  avons  dû  suivre 
Naigeon  qui,  nous  le  supposons,  en  l'insérant  dans  ce  Salon,  n'avait  d'autre  motif 
.que  de  ne    pas    la   laisser  perdre,  en  quoi,  au  moins,  il  pensait  sagement. 


90  SALON    DE    1767. 

La  tyrannie  d'un  colon  d'Amérique  est  moins  cruelle;  la  condi- 
tion du  nègre  moins  triste.  —  Qu'objecterez-vous  au  siècle  de 
Rome  pauvre,  à  ce  siècle  où  des  hommes  à  jamais  célèbres  culti- 
vaient  la  terre  de  leurs  mains,  prirent  leurs  noms  des  fruits, 
des  fonctions  agrestes  qu'ils  avaient  exercées,  où  le  consul  pres- 
sait le  bœuf  de  son  aiguillon,  où  le  casque  et  la  lance  étaient 
déposés  sur  la  borne  du  champ,  et  la  couronne  du  triompha- 
teur suspendue  à  la  corne  de  la  charrue?  0  le  beau  temps  que 
celui  où  la  femme  déguenillée  du  dictateur  pressait  le  pis  de  ses 
chèvres,  tandis  que  ses  robustes  enfants,  la  cognée  sur  l'épaule, 
allaient  dans  la  forêt  voisine  couper  des  fagots  pour  l'hiver!... 
Vous  riez  ;  mais,  à  votre  avis,  la  chaumière  de  Quintus  n'est-elle 
pas  plus  belle  aux  yeux  de  l'homme  qui  a  quelque  tact  de  la 
vertu,  (pie  ces  immenses  galeries  où  l'infâme  Verres  exposait  les 
dépouilles  de  dix  provinces  ravagées?  Allez  vous  enivrer  chez 
Lucullus.  Applaudissez  aux  poëmes  divins  de  Virgile  ;  prome- 
nez-vous   dans   une   ville  immense,  où  les  chefs-d'œuvre  de  la 
peinture,  de  la  sculpture  et  de  l'architecture  suspendront  à 
chaque   pas   vos  regards  d'admiration  ;   assistez  aux  jeux   du 
Cirque  ;   suivez  la  marche  des  triomphes  ;  voyez  des  rois  en- 
chaînés ;  jouissez  du  doux  spectacle  de  l'univers  qui  gémit  sous 
la  tyrannie,  et  partagez  tous  les  crimes,  tous  les  désordres  de 
son  opulent  oppresseur.  Ce  n'est  point  là  ma  demeure.  Je  ne 
sais  plus  en  quel  temps,  sous  quel  siècle,  en  quel  coin  de  la 
terre  vous  placer.    Mon  ami,  aimons  notre  patrie  ;  aimons  nos 
contemporains;    soumettons-nous  à  un  ordre    de    choses  qui 
pourrait  par   hasard  être  meilleur  ou  plus  mauvais  ;  jouissons 
des  avantages  de  notre  condition.  Si  nous  y  voyons  des  défauts, 
et  il  y  en  a  sans  doute,  attendons-en  le  remède  de  l'expérience 
et  de  la  sagesse   de  nos  maîtres;  et  restons  ici.  —  Kester  ici, 
moi!  moi  !  y  reste  celui  qui  peut  voir  avec  patience  un  peuple 
qui  se  prétend  civilisé,  et  le  plus  civilisé  de  la  terre,  mettre  à 
l'encan  l'exercice  des  fonctions  civiles;  mon  cœur  se  gonfle,  et 
un  jour  de  ma  vie,  non,  un  jour  de  ma  vie,  je  ne  le  passe  pas 
sans  charger  d'imprécations  celui  qui  rendit  les  charges  vénales. 
Car  c'est  de  là,  oui,  c'est  de  là  et   de  la  situation  des  grands 
exacteurs  que  sont   découlés  tous  nos  maux.  Au  moment    où 
l'on  put  arriver  à  tout  avec  de  l'or,  on  voulut  avoir  de  l'or;  et 
le  mérite,  qui  ne  conduisait  à  rien,  ne  fut  rien.  Il  n'y  eut  plus 


SALON    DE    1767.  91 

aucune  émulation  honnête.  L'éducation  resta  sans  aucune  base 
solide.  Une  mère,  si  elle  l'osait,  dirait  à  son  fils  :  «  Mon  fils, 
pourquoi  consumer  vos  yeux  sur  des  livres?  Pourquoi  votre 
lampe  a-t-elle  brûlé  toute  la  nuit?  Conserve-toi,  mon  fils.  Eh 
bien,  tu  veux  aussi  remuer  un  jour  l'urne  qui  contient  le  sort 
de  tes  concitoyens  ;  tu  la  remueras.  Cette  urne  est  en  argent 
comptant  au  fond  du  coffre-fort  de  ton  père.  »  Et  où  est  l'enfant 
qui  l'ignore  ?  Au  moment  où  une  poignée  de  concussionnaires 
publics  regorgèrent  de  richesses,  habitèrent  des  palais,  firent 
parade  de  leur  honteuse  opulence,  toutes  les  conditions  furent 
confondues;  il  s'éleva  une  émulation  funeste,  une  lutte  insensée 
et  cruelle  entre  tous  les  ordres  de  la  société.  L'éléphant  se  gonfla 
pour  accroître  sa  taille,  le  bœuf  imita  l'éléphant  ;  la  grenouille 
eut  la  même  manie,  qui  remonta  d'elle  à  l'éléphant;  et,  dans  ce 
mouvement  réciproque,  les  trois  animaux  périrent  :  triste,  mais 
image  réelle  d'une  nation  abandonnée  à  un  luxe,  symbole  de  la 
richesse  des  uns,  et  masque  de  la  misère  générale  du  reste.  Si 
vous  n'avez  pas  une  âme  de  bronze,  dites  donc  avec  moi  ;  élevez 
votre  voix,  dites  :  Maudit  soit  le  premier  qui  rendit  les  fonc- 
tions publiques  vénales  ;  maudit  soit  celui  qui  rendit  l'or  l'idole 
de  la  nation  ;  maudit  soit  celui  qui  créa  la  race  détestable  des 
grands  exacteurs;  maudit  soit  celui  qui  engendra  ce  foyer  d'où 
sortirent  cette  ostentation  insolente  de  richesse  dans  les  uns,  et 
cette  hypocrisie  épidémique  de  fortune  clans  les  autres  ;  maudit 
soit  celui  qui  condamna  par  contre-coup  le  mérite  à  l'obscurité, 
et  qui  dévoua  la  vertu  et  les  mœurs  au  mépris.  De  ce  jour,  voici 
le  mot,  le  mot  funeste  qui  retentit  d'un  bout  h  l'autre  de  la 
société  :  Soyons,  ou  paraissons  riches.  De  ce  jour,  la  montre  d'or 
pendit  au  côté  de  l'ouvrière,  à  qui  son  travail  suffisait  à  peine 
pour  avoir  du  pain.  Et  quel  fut  le  prix  de  cette  montre?  quel 
fut  le  prix  de  ce  vêtement  de  soie  qui  la  couvre,  et  sous  lequel 
je  la  méconnais?  Sa  vertu  !  sa  vertu!  ses  mœurs!  Et  il  en  fut 
ainsi  de  toutes  les  autres  conditions.  On  rampa,  on  s'avilit,  on  se 
prostitua  dans  toutes  les  conditions.  Il  n'y  eut  plus  de  distinc- 
tion entre  les  moyens  d'acquérir.  Honnêtes,  malhonnêtes,  tous 
furent  bons.  Il  n'y  eut  plus  de  mesure  dans  les  dépenses.  Le 
financier  donna  le  ton,  que  le  reste  suivit.  De  là  cette  foule  de 
mésalliances  que  je  ne  blâme  pas.  Il  était  juste  que  des  hommes, 
ruinés  par  l'exemple  des  pères,  allassent  réparer  chez  eux  leurs 


92  SALON   DE   1767. 

fortunes,  et  se  venger  par  le  mépris  de  leurs  filles.  Mais  ces 
femmes  méprisées,  quelle  fut  leur  conduite?  Et  ces  époux,  à 
qui  portèrent -ils  la  dot  de  leurs  femmes?  D'où  vient  cette 
fureur  générale  de  galanterie?  Dites,  dites,  où  a-t-elle  pris  sa 
source?  Les  grands  se  sont  ruinés  par  l'émulation  du  faste 
financier.  Le  reste  s'est  perdu  de  débauche  par  l'imitation  et 
l'influence  du  libertinage  des  grands.  Le  luxe  ruine  le  riche,  et 
redouble  la  misère  des  pauvres.  De  là  la  fausseté  du  crédit  dans 
tous  les  États.  Confiez  votre  fortune  à  cet  homme  qui  se  fait 
traîner  dans  un  char  doré,  demain  ses  terres  seront  en  décret; 
demain  cet  homme  si  brillant,  poursuivi  par  ses  créanciers,  ira 
mettre  pied  à  terre  au  For-1'Evêque  *.  —  Mais  ne  vous  réjouis- 
sez-vous pas  de  voir  la  débauche,  la  dissipation,  le  faste, 
écrouler  ces  masses  énormes  d'or?  C'est  par  ce  moyen  qu'on 
nous  restitue  goutte  à  goutte  ce  sang  dont  nous  sommes  épuisés. 
11  nous  revient  par  une  foule  de  mains  occupées.  Ce  luxe, 
contre  lequel  vous  vous  récriez,  n'est-ce  pas  lui  qui  soutient  le 
ciseau  dans  la  main  du  statuaire,  la  palette  au  pouce  du  peintre, 
la  navette?...  —  Oui,  beaucoup  d'ouvrages,  et  beaucoup  d'ou- 
vrages médiocres.  Si  les  mœurs  sont  corrompues,  croyez-vous 
que  le  goût  puisse  rester  pur?  Non,  non,  cela  ne  se  peut;  et  si 
vous  le  croyez,  c'est  que  vous  ignorez  l'effet  de  la  vertu  sur  les 
beaux-arts.  Et  que  m'importent  vos  Praxitèle  et  vos  Phidias? 
que  m'importent  vos  Apelle?  (pie  m'importent  vos  poèmes  divins? 
que  m'importent  vos  riches  étoiles?  si  vous  êtes  méchants, 
si  vous  êtes  indigents,  si  vous  êtes  corrompus.  0  richesse, 
mesure  de  tout  mérite!  ô  luxe  funeste,  enfant  de  la  richesse!  tu 
détruis  tout,  et  le  goût  et  les  mœurs;  tu  arrêtes  la  pente  la  plus 
douce  de  la  nature.  Le  riche  craint  de  multiplier  ses  enfants. 
Le  pauvre  craint  de  multiplier  les  malheureux.  Les  villes  se 
dépeuplent.  On  laisse  languir  sa  fille  dans  le  célibat.  Il  fau- 
drait sacrifier  à  sa  dot  un  équipage,  une  table  somptueuse.  On 
aliène  sa  fortune;  pour  doubler  sou  revenu  on  oublie  ses  pro- 
ches. A-t-on  cric  dans  les  rues  un  édit  qui  promette  un  intérêt 
décuple  à  un  capital,  l'enfant  de  la  maison  pâlit;  l'héritier  frémit 
ou  pleure;  ces  masses  d'or  qui  lui  étaient  destinées  vont  se 
perdre  dans  le  fisc  public,  et  avec  elles  l'espérance  d'une  opu- 

1.  Prison  destinée  aux  détenus  pour  dettes.  (Br.) 


SALON    DE    1767.  93 

lence  à  venir.  De  là  les  hommes  sont  étrangers  les  uns  aux 
autres  dans  la  même  famille.  Eh!  pourquoi  des  enfants  aime- 
raient-ils, respecteraient-ils  pendant  leur  vie,  pleureraient-ils, 
quand  ils  sont  morts,  des  pères,  des  parents,  des  frères,  des  pro- 
ches, des  amis  qui  ont  tout  fait  pour  leur  bien-être  propre,  rien 
pour  le  leur?  C'est  bien  dans  ce  moment,  ô  mes  amis,  qu'il  n'y  a 
point  d'amis  ;  ô  pères,  qu'il  n'y  a  plus  de  pères  ;  ô  frères  et  sœurs, 
qu'il  n'y  a  ni  frères  ni  sœurs!  —  Voilà,  sans  doute,  un  luxe 
pernicieux,  et  contre  lequel  je  vous  permets  à  vous  et  à  nos 
philosophes  de  se  récrier.  Mais  n'en  est-il  pas  un  autre  qui  se 
concilierait  avec  les  mœurs,  la  richesse,  l'aisance,  la  splendeur 
et  la  force  d'une  nation  ?  —  Peut-être.  0  Cérès,  les  peintres,  les 
poètes,  les  statuaires,  les  tapisseries,  les  porcelaines,  et  ces 
magots  même,  goût  ridicule,  peuvent  s'élever  d'entre  tes  épis. 
Maîtres  des  nations,  tendez  la  main  à  Cérès  ;  relevez  ses  autels. 
Cérès  est  la  mère  commune  de  tout.  Maîtres  des  nations,  faites 
que  vos  campagnes  soient  fertiles;  soulagez  l'agriculteur  du 
poids  qui  l'écrase.  Que  celui  qui  vous  nourrit  puisse  vivre  ;  que 
celui  qui  donne  du  lait  à  vos  enfants  ait  du  pain  ;  que  celui  qui 
vous  vêtit  ne  soit  pas  nu.  L'agriculture,  voilà  le  fleuve  qui  ferti- 
lisera votre  empire.  Faites  que  les  échanges  se  multiplient  en 
cent  manières  diverses.  Vous  n'aurez  plus  une  poignée  de  sujets 
riches,  vous  aurez  une  nation  riche.  —  Mais,  dites-moi,  à  quoi 
bon  la  richesse,  sinon  à  multiplier  nos  jouissances?  et  ces  jouis- 
sances multipliées  ne  donneront-elles  pas  naissance  à  tous  les 
arts  du  luxe?  —  Mais  ce  luxe  sera  le  signe  d'une  opulence 
générale,  et  non  le  masque  d'une  misère  commune.  Maîtres  des 
nations,  ôtez  à  l'or  son  caractère  représentatif  de  tout  mérite. 
Abolissez  la  vénalité  des  charges.  Que  celui  qui  a  de  l'or  puisse 
avoir  des  palais,  des  jardins,  des  tableaux,  des  statues,  des 
vins  délicieux,  de  belles  femmes;  mais  qu'il  ne  puisse  prétendre 
sans  mérite  à  aucune  fonction  honorable  dans  l'État  ;  et  vous 
aurez  des  citoyens  éclairés,  des  sujets  vertueux.  Vous  avez  atta- 
ché des  peines  aux  crimes;  attachez  des  récompenses  à  la  vertu  ; 
et  ne  redoutez,  pour  la  durée  de  vos  empires,  que  le  laps  des 
temps.  Le  destin  qui  règle  le  monde  veut  que  tout  passe.  La 
condition  la  plus  heureuse  d'un  homme,  d'un  État,  a  son  terme. 
Tout  porte  en  soi  un  germe  secret  de  destruction.  L'agriculture, 
cette  bienfaisante  agriculture,  engendre  le  commerce,  l'indus- 


9&  SALON   DE   17 G7. 

trie  et  la  richesse.  La  richesse  engendre  la  population  ; 
l'extrême  population  divise  les  fortunes  ;  les  fortunes  divisées 
restreignent  les  sciences  et  les  arts  à  l'utile.  Tout  ce  qui  n'est 
pas  utile  est  dédaigné.  L'emploi  du  temps  est  trop  précieux 
pour  le  perdre  à  des  spéculations  oisives.  Partout  où  vous 
verrez  une  poignée  de  terre  recueillie  dans  la  plaine,  portée 
dans  un  panier  d'osier,  aller  couvrir  la  pointe  nue  d'un  rocher, 
et  l'espérance  d'un  épi  l'arrêter  là  par  une  claie,  soyez  sûr  que 
vous  verrez  peu  de  grands  édifices,  peu  de  statues,  que  vous 
trouverez  peu  d'Orphées,  que  vous  entendrez  peu  de  poëmes 
divins...  Et  que  m'importent  ces  monuments  fastueux?  Est-ce  là 
le  bonheur?  La  vertu,  la  vertu,  la  sagesse,  les  mœurs,  l'amour 
des  enfants  pour  les  pères,  l'amour  des  pères  pour  les  enfants, 
la  tendresse  du  souverain  pour  ses  sujets,  celle  des  sujets  pour 
le  souverain,  les  bonnes  lois,  la  bonne  éducation,  l'aisance 
générale  :  voilà,  voilà  ce  que  j'ambitionne.  Enseignez-moi  la 
contrée  où  l'on  jouit  de  ces  avantages,  et  j'y  vais,  fût-ce  la 
Chine.  —  Mais  là...  —  Je  vous  entends.  Astuce,  mauvaise  foi, 
nulle  grande  vertu,  nul  héroïsme,  une  foule  de  petits  vices, 
enfants  de  l'esprit  économique  et  de  la  vie  contentieuse.  Là,  le 
ministère  sans  cesse  occupé  à  prévenir  la  perfidie  des  saisons; 
là,  le  particulier  à  pourvoir  de  blé  son  grenier.  Nulle  chimère  de 
point  d'honneur.  — Il  faut  l'avouer.  —  Où  irai-je  donc?  Où 
trouverai-je  un  état  de  bonheur  constant?  Ici,  un  luxe  qui 
masque  la  misère;  là,  un  luxe  qui,  né  de  l'abondance,  ne  produit 
qu'une  félicité  passagère.  Où  faut-il  que  je  naisse  ou  que  je 
vive?  Où  est  la  demeure  qui  me  promette  et  à  ma  postérité  un 
bonheur  durable?  —  Allez  où  les  maux  portés  à  l'extrême 
vont  amener  un  meilleur  ordre  de  choses.  Attendez  que  les 
choses  soient  bien,  et  jouissez  de  ce  moment.  — Et  ma  posté- 
rité?—  Vous  êtes  un  insensé.  Vous  voyez  trop  loin.  Qu'étiez- 
vous  il  y  a  quatre  siècles  pour  vos  aïeux?  Rien.  Regardez  avec 
le  môme  œil  des  êtres  à  venir  qui  sont  à  la  même  distance  de 
vous.  Soyez  heureux.  Vos  arrière-neveux  deviendront  ce  qu'il 
plaira  au  destin,  qui  dispose  de  tout.  Dans  l'empire,  le  ciel 
suscite  un  maître  qui  amende  ou  qui  détruit;  dans  le  cycle  des 
races,  un  descendant  qui  relève  ou  qui  renverse.  Voilà  l'arrêt 
immuable  de  la  nature.  Soumettez-vous-v. 


SALON    DE  1767.  95 

BELLE1. 

36.   L'ARCHANGE   MICHEL,  VAINQUEUR   DES   A^vGES  REBELLES2. 

Ce  tableau  n'y  était  pas,  et  tant  mieux  pour  l'artiste  et  pour 
nous.  L'artiste  Belle  n'était  pas  bastant  pour  une  composition 
de  cette  nature,  qui  demande  de  la  verve,  de  la  chaleur,  de 
l'imagination,  de  la  poésie.  Belle,  peintre  de  batailles  célestes, 
rival  de  Milton  !  Il  n'a  pas  dans  sa  tête  le  premier  trait  de  la 
figure  de  l'archange,  ni  son  mouvement,  ni  le  caractère  angé- 
lique,  ni  l'indignation  fondue  avec  la  noblesse,  ni  la  grâce, 
l'élégance  et  la  force.  Il  y  a  longtemps  qu'il  n'est  plus,  celui 
qui  savait  réunir  toutes  ces  choses.  C'est  Raphaël.  Et  les  anges 
rebelles,  comment  les  aurait-il  désignés?  surtout  s'il  n'avait  pas 
voulu  en  faire,  à  l'imitation  de  Rubens,  des  espèces  de  mons- 
tres, moitié  hommes,  moitié  serpents,  vilains,  absurdes,  hideux, 
dégoûtants.  L'artiste  ou  le  comité  académique,  en  excluant  du 
Salon  la  composition  de  Belle,  a  fait  sagement.  Il  y  avait  déjà 
un  assez  bon  nombre  de  mauvais  tableaux  sans  celui-là.  Ceux 
qui  ont  été  assez  bêtes  pour  aller  demander  à  Belle  un  mor- 
ceau de  cette  importance  seront  vraisemblablement  assez  bêtes 
pour  admirer  sa  besogne.  Laissons-les  s'extasier  en  paix.  Us 
sont  heureux,  peut-être  plus  heureux  devant  le  barbouillage 
de  Belle,  que  vous  et  moi  devant  le  chef-d'œuvre  du  Guide  et 
du  Titien.  —  C'est  un  mauvais  rôle  que  celui  d'ouvrir  les  yeux 
à  un  amant  sur  les  défauts  de  sa  maîtresse.  Jouissons  plutôt  du 
ridicule  de  son  ivresse.  —  Le  comte  de  Creutz3,  notre  ami,  se 
met  tous  les  matins  à  genoux  devant  Y  Adonis  de  Taraval,  et 
Denis  Diderot,  votre  ami,  devant  une  Clèopâtre  de  madame 
Therbouche.  —  Il  faut  en  rire.  —  En  rire,  et  pourquoi?  Ma 
Clèopâtre  est  vraiment  fort  belle,  et  je  pense  bien  que  le  comte 


1.  Clément-Louis-Marie-Anne  Belle,  né'à  Paris  le  16  novembre  1722;  élève  de 
Lemoine;  académicien  en  1761,  professeur,  puis  recteur;  il  mourut,  dit  la  Biogra- 
phie générale,  le  29  septembre  1800.  Cependant  M.  Jal  prétend,  d'après  un  acte  de 
vente  de  deux  tableaux  de  Lebrun,  fait  par  Belle  au  roi  Louis  XVIII,  qu'il  vivait 
encore  en  1817. 

2.  Tableau  de  9  pieds  de  haut  sur  0  pieds  de  large,  destiné  pour  une  église  de 
Soissons. 

3.  Ministre  plénipotentiaire  du  roi  de  Suède. 


96  SALON    DE   1767. 

de  Creutz  en  dit  autant  de  son  Adonis;  tous  les  deux  amusants 
pour  vous,  nous  le  sommes  encore,  le  comte  et  moi,  l'un  pour 
l'autre.  Si  nous  pouvions,  par  un  tour  de  tête  original,  voir  les 
hommes  en  scène,  prendre  le  monde  pour  ce  qu'il  est,  un 
théâtre,  nous  nous  épargnerions  bien  des  moments  d'humeur. 


BACHE  LIE  H. 

37.    PSYCHÉ    ENLEVÉE     hl      ROCHER    PAR     LES    ZÉPHIRS1. 

Ce  tableau  n'y  était pasnon  plus;  et  je  répéterai,  tant  mieux 
pour  l'artiste  et  pour  nous. 

Yoilà  un  assez  bon  artiste  perdu  sans  ressource.  Il  a  déposé 
le  titre  et  les  fonctions  d'académicien  pour  se  faire  maître 
d'école2;  il  a  préféré  l'argent  à  l'honneur;  il  a  dédaigné  la 
chose  pour  laquelle  il  avait  du  talent,  et  s'est  entêté  de  celle 
pour  laquelle  il  n'en  avait  point.  Ensuite  il  a  dit  :  Je  veux  boire, 
manger,  dormir,  avoir  d'excellents  vins,  des  vêtements  de  luxe, 
de  jolies  femmes;  je  méprise  la  considération  publique...  Mais, 
monsieur  Bachelier,  le  sentiment  de  l'immortalité?  —  Qu'est-ce 
que  cela?  je  ne  vous  entends  pas. —  Le  respect  de  la  postérité?  — 
Le  respect  de  ce  qui  n'est  pas?  je  ne  vous  entends  pas  davantage. 
—  Monsieur  Bachelier,  vous  avez  raison,  c'est  moi  qui  suis  un 
sot.  On  ne  donne  pas  ces  idées  à  ceux  qui  ne  les  ont  pas.  C'est, 
une  manie  qui  n'est  pas  trop  rare,  que  celle  de  repousser  la 
gloire  qui  se  présente,  pour  courir  après  celle  qui  nous  fuit.  Le 
philosophe  veut  faire  des  vers,  et  il  en  fait  de  mauvais.  Le  poëte 
veut  trancher  du  philosophe,  et  il  fait  hausser  les  épaules  à 
celui-ci.  Le  géomètre  ambitionne  la  réputation  de  littérateur, 
et  il  reste  médiocre.  L'homme  de  lettres  s'occupe  de  la  quadra- 
ture du  cercle,  et  il  sent  lui-même  son  ridicule.  Falconet  veut 
savoir  le  latin  comme  moi.  Je  veux  me  connaître  en  peinture 
comme  lui;  et  de  tous  côtés  on  ne  voit  que  l'adage  asinus  ad 
lyram,  ou  des  Bachelier  à  l'histoire. 


1.  Tableau  de  4  pieds  sur  3. 

2.. Bachelier  venait  de  fonder  (17G0)  l'École  royale  gratuite  de  dessin,  sur 
laquelle  on  trouvera  d'intéressants  renseignements  à  la  lin  de  l'ouvrage  de  M.  L. 
Courajod  :   L'Ecole  royale  des  élèves  protégés,  etc.  Paris,  Dumoulin,  1874,  in-X". 


SALON    DE   1767.  97 


CHARDIN. 

38.    DEUX   TABLEAUX    SOUS   LE  MÊME  NUMERO  REPRÉSENTANT 
DIVERS    INSTRUMENTS    DE     MUSIQUE1. 

Commençons  par  dire  le  secret  de  celui-ci.  Cette  indiscré- 
tion sera  sans  conséquence.  Il  place  son  tableau  devant  la  Na- 
ture, et  il  le  juge  mauvais,  tant  qu'il  n'en  soutient  pas  la  pré- 
sence. 

Ces  deux  tableaux  sont  très-bien  composés.  Les  instruments 
y  sont  disposés  avec  goût.  11  y  a,  dans  ce  désordre  qui  les  en- 
tasse, une  sorte  de  verve.  Les  effets  de  l'art  y  sont  préparés  à 
ravir.  Tout  y  est,  pour  la  forme  et  pour  la  couleur,  de  la  plus 
grande  vérité.  C'est  là  qu'on  apprend  comment  on  peut  allier 
la  vigueur  avec  l'harmonie.  Je  préfère  celui  où  l'on  voit  des 
timbales;  soit  que  ces  objets  y  forment  de  plus  grandes  masses, 
soit  que  la  disposition  en  soit  plus  piquante.  L'autre  passerait 
pour  un  chef-d'œuvre,  sans  son  pendant. 

Je  suis  sûr  que,  lorsque  le  temps  aura  éteint  l'éclat  un  peu 
dur  et  cru  des  couleurs  fraîches,  ceux  qui  pensent  que  Chardin 
faisait  encore  mieux  autrefois  changeront  d'avis.  Qu'ils  aillent 
revoir  ces  ouvrages  lorsque  le  temps  les  aura  peints.  J'en  dis 
autant  de  Yernet,  et  de  ceux  qui  préfèrent  ses  premiers  tableaux 
à  ceux  qui  sortent  de  dessus  sa  palette. 

Chardin  et  Vernet  voient  leurs  ouvrages  à  douze  ans  du 
moment  où  ils  peignent;  et  ceux  qui  les  jugent  ont  aussi  peu 
de  raison  que  ces  jeunes  artistes  qui  s'en  vont  copier  servile- 
ment à  Rome  des  tableaux  faits  il  y  a  cent  cinquante  ans.  Ne 
soupçonnant  pas  l'altération  que  le  temps  a  faite  à  la  couleur, 
ils  ne  soupçonnent  pas  davantage  qu'ils  ne  verraient  pas  les 
morceaux  des  Carraches,  tels  qu'ils  les  ont  sous  les  yeux,  s'ils 
avaient  été  sur  le  chevalet  des  Carraches,  tels  qu'ils  les  voient. 
Mais  qui  est-ce  qui  leur  apprendra  à  apprécier  les  effets  du 
temps?  Qui  est-ce  qui  les  garantira  de  la  tentation  de  faire 
demain  de  vieux  tableaux,  de  la  peinture  du  siècle  passé?  Le  bon 
sens  et  l'expérience. 

1.  Tableaux  cintrés  d'environ  4  pieds  G  pouces  de  large  sur  3  pieds  de  haut. 
Pour  les  appartements  de  Bellevue. 

xi.  7 


98  SALON    DE    17G7. 

Je  n'ignore  pas  que  les  modèles  de  Chardin,  les  natures 
inanimées  qu'il  imite,  ne  changent  ni  de  place,  ni  de  couleur, 
ni  de  formes;  et  qu'à  perfection  égale,  un  portrait  de  La  Tour 
a  plus  de  mérite  qu'un  morceau  de  genre  de  Chardin.  Mais  un 
coup  de  l'aile  du  temps  ne  laissera  rien  qui  justilie  la  réputa- 
tion du  premier.  La  poussière  précieuse  s'en  ira  de  dessus  la 
toile,  moitié  dispersée  dans  les  airs,  moitié  attachée  aux  longues 
plumes  du  vieux  Saturne.  On  parlera  de  La  Tour,  mais  on  verra 
Chardin.  0  La  Tour!  mémento  homo,  quia  pulvîs  es  et  in  pul- 
veremreverteris.  {Genèse,  chap.  ni,  f.  19.) 

On  dit  de  celui-ci  qu'il  a  un  technique  qui  lui  est  propre, 
et  qu'il  se  sert  autant  de  son  pouce  que  de  son  pinceau.  Je  ne 
sais  ce  qui  en  est.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  je  n'ai  jamais 
connu  personne  qui  l'ait  vu  travailler;  quoi  qu'il  en  soit,  ses 
compositions  appellent  indistinctement  l'ignorant  et  le  connais- 
seur. C'est  une  vigueur  de  couleur  incroyable,  une  harmonie 
générale,  un  effet  piquant  et  vrai,  de  belles  masses,  une  magie 
de  faire  à  désespérer,  un  ragoût  dans  l'assortiment  et  l'ordon- 
nance. Éloignez-vous,  approchez-vous,  même  illusion,  point 
de  confusion,  point  de  symétrie  non  plus,  parce  qu'il  y  a  calme 
et  repos.  On  s'arrête  devant  un  Chardin,  comme  d'instinct, 
comme  un  voyageur  fatigué  de  sa  route  va  s'asseoir,  sanspresque 
s'en  apercevoir,  dans  l'endroit  qui  lui  offre  un  siège  de  verdure, 
du  silence,  des  eaux,  de  l'ombre  et  du  frais. 


39.   VEP.NET1. 

J'avais  écrit  le  nom  de  cet  artiste  au  haut  de  ma  page,  et 
j'allais  vous  entretenir  de  ses  ouvrages,  lorsque  je  suis  parti 
pour  une  campagne  voisine  de  la  mer,  et  renommée  par  la 
beauté  de  ses  sites.  Là,  tandis  que  les  uns  perdaient  autour 
d'un  tapis  vert  les  plus  belles  heures  du  jour,  les  plus  belles 
journées,  leur  argent  et  leur  gaieté;  que  d'autres,  le  fusil  sur 
l'épaule,  s'excédaient  de  fatigue  à  suivre  leurs  chiens  à  travers 
champs;  que  quelques-uns  allaient  s'égarer  dans  les  détours 
d'un  parc,  dont,  heureusement  pour  les  jeunes  compagnes  de 

1.  Le  livret  annonce  seulement  :  Plusieurs  tableaux  sous  le  môme  numéro. 


SALON    DE   1767.  99 

leurs  erreurs,  les  arbres  sont  fort  discrets;  que  les  graves  per- 
sonnages faisaient  encore  retentir  cà  sept  heures  du  soir  la  salle 
à  manger  de  leurs  cris  tumultueux,  sur  les  nouveaux  principes 
des  économistes,  l'utilité  ou  l'inutilité  de  la  philosophie,  la  re- 
ligion, les  mœurs,  les  acteurs,  les  actrices,  le  gouvernement,  la 
préférence  des  deux  musiques,  les  beaux-arts,  les  lettres  et 
autres  questions  importantes,  dont  ils  cherchaient  toujours  la 
solution  au  fond  des  bouteilles,  et  regagnaient,  enroués,  chan- 
celants, le  fond  de  leur  appartement,  dont  ils  avaient  peine  à 
retrouver  la  porte,  et  se  remettaient,  dans  un  fauteuil,  de  la 
chaleur  et  du  zèle  avec  lesquels  ils  avaient  sacrifié  leurs  pou- 
mons, leur  estomac  et  leur  raison,  pour  introduire  le  plus  bel 
ordre  possible  dans  toutes  les  branches  de  l'administration; 
j'allais,  accompagné  de  l'instituteur  des  enfants  de  la  maison, 
de  ses  deux  élèves,  de  mon  bâton  et  de  mes  tablettes,  visiter 
les  plus  beaux  sites  du  monde.  Mon  projet  est  de  vous  les  dé- 
crire, et  j'espère  que  ces  tableaux  en  vaudront  bieu  d'autres. 
Mon  compagnon  de  promenades  connaissait  supérieurement  la 
topographie  du  pays,  les  heures  favorables  à  chaque  scène 
champêtre,  l'endroit  qu'il  fallait  voir  le  matin  ;  celui  qui  rece- 
vait son  intérêt  et  ses  charmes,  ou  du  soleil  levant  ou  du  soleil 
couchant  ;  l'asile  qui  nous  prêterait  de  la  fraîcheur  et  de  l'ombre 
pendant  les  heures  brûlantes  de  la  journée.  C'était  le  cicérone 
de  la  contrée.  11  en  faisait  les  honneurs  aux  nouveaux  venus; 
et  personne  ne  s'entendait  mieux  à  ménager  à  son  spectateur  la 
surprise  du  premier  coup  d'œil.  Nous  voilà  partis.  Nous  cau- 
sons. Nous  marchons.  J'allais  la  tête  baissée,  selon  mon  usage, 
lorsque  je  me  sens  arrêté  brusquement,  et  présenté  au  site  que 
voici. 

Premier  site.  —  A  ma  droite,  dans  le  lointain,  une  montagne 
élevait  son  sommet  vers  la  nue.  Dans  cet  instant,  le  hasard  y 
avait  arrêté  un  voyageur  debout  et  tranquille.  Le  bas  de  cette 
montagne  nous  était  dérobé  par  la  masse  interposée  d'un  ro- 
cher. Le  pied  de  ce  rocher  s'étendait  en  s'abaissant  et  en  se 
relevant,  et  séparait  en  deux  la  profondeur  de  la  scène.  Tout  à 
fait  vers  la  droite,  sur  une  saillie  de  ce  rocher  j'observai  deux 
figures  que  l'art  n'aurait  pas  mieux  placées  pour  l'effet.  C'étaient 
deux  pêcheurs  ;  l'un  assis  et  les  jambes  pendantes  vers  le  bas 


100  SALON    DE    1767. 

du  rocher,  tenait  sa  ligne  qu'il  avait  jetée  dans  des  eaux  qui 
baignaient  cet  endroit;  l'autre,  les  épaules  chargées  de  son 
filet,  et  courbé  vers  le  premier,  s'entretenait  avec  lui.  Sur  l'es- 
pèce de  chaussée  rocailleuse  que  le  pied  du  rocher  formait  en 
se  prolongeant,  dans  un  lieu  où  cette  chaussée  s'inclinait  vers 
le  fond,  une  voiture  couverte  et  conduite  par  un  paysan  des- 
cendait vers  un  village  situé  au-dessous  de  cette  chaussée. 
C'était  encore  un  incident  que  l'art  aurait  suggéré;  mes  regards, 
rasant  la  crête  de  cette  langue  de  rocaille,  rencontraient  le 
sommet  des  maisons  du  village,  et  allaient  s'enfoncer  et  se 
perdre  dans  une  campagne  qui  confinait  avec  le  ciel. 

«  Quel  est  celui  de  vos  artistes,  me  disait  mon  cicérone, 
qui  eût  imaginé  de  rompre  la  continuité  de  cette  chaussée  ro- 
cailleuse par  une  tourte  d'arbres? 

—  Vernet,  peut-être. 

—  A  la  bonne  heure  ;  mais  votre  Vernet  en  aurait-il  ima- 
giné l'élégance  et  le  charme?  Aurait-il  pu  rendre  l'effet  chaud 
et  piquant  de  cette  lumière  qui  joue  entre  leurs  troncs  et  leurs 
branches? 

—  Pourquoi  non  ? 

—  Rendre  l'espace  immense  que  votre  œil  découvre  au  delà? 

—  C'est  ce  qu'il  a  fait  quelquefois.  Vous  ne  connaissez  pas 
cet  homme;  jusqu'où  les  phénomènes  de  la  nature  lui  sont  fa- 
miliers... » 

Je  répondais  de  distraction  ;  car  mon  attention  était  arrêtée 
sur  une  masse  de  rochers  couverte  d'arbustes  sauvages,  que  la 
nature  avait  placés  à  l'autre  extrémité  du  tertre  rocailleux.  Cette 
masse  était  pareillement  masquée  par  un  rocher  antérieur,  qui, 
se  séparant  du  premier,  formait  un  canal  d'où  se  précipitaient 
en  torrent  des  eaux  qui  venaient,  sur  la  fin  de  leur  chute,  se 
briser  en  écumant  contre  des  pierres  détachées... 

«  Eh  bien  !  dis-je  à  mon  cicérone,  allez-vous-en  au  Salon, 
et  vous  verrez  qu'une  imagination  féconde,  aidée  d'une  étude 
profonde  de  la  nature,  a  inspiré  à  un  de  nos  artistes  précisé- 
ment ces  rochers,  cette  cascade  et  ce  coin  de  paysage. 

—  Et  peut-être  avec  ce  gros  quartier  de  roche  brute,  et  le 
pêcheur  assis  qui  relève  son  filet  et  les  instruments  de  son  mé- 
tier épars  à  terre  autour  de  lui,  et  sa  femme  debout,  et  cette 
femme  vue  par  le  dos. 


SALON    DE    1767.  101 

—  Vous  ne  savez  pas,  l'abbé,  combien  vous  êtes  un  mau- 
vais plaisant...  » 

L'espace  compris  entre  les  rochers  au  torrent,  la  chaussée 
rocailleuse  et  les  montagnes  de  la  gauche  formaient  un  lac  sur 
les  bords  duquel  nous  nous  promenions  ;  c'est  de  là  que  nous 
contemplions  toute  cette  scène  merveilleuse  ;  cependant  il  s'était 
élevé,  vers  la  partie  du  ciel  qu'on  apercevait  entre  la  touffe 
d'arbres  de  la  partie  rocailleuse  et  les  rochers  aux  deux  pê- 
cheurs, un  nuage  léger  que  le  vent  promenait  à  son  gré 

Lors  me  tournant  vers  l'abbé  : 

«  En  bonne  foi,  lui  dis-je,  croyez-vous  qu'un  artiste  intelli- 
gent eût  pu  se  dispenser  de  placer  ce  nuage  précisément  où  il 
est?  ne  voyez-vous  pas  qu'il  établit  pour  nos  yeux  un  nouveau 
plan;  qu'il  annonce  un  espace  en  deçà  et  au  delà;  qu'il  recule 
le  ciel,  et  qu'il  fait  avancer  les  autres  objets?  Vernet  aurait  senti 
tout  cela.  Les  autres,  en  obscurcissant  leurs  ciels  de  nuages, 
ne  songent  qu'à  en  rompre  la  monotonie.  Vernet  veut  que  les 
siens  aient  le  mouvement  et  la  magie  de* celui  que  nous  voyons. 

—  Vous  avez  beau  dire  Vernet,  Vernet,  je  ne  quitterai  point 
la  nature  pour  courir  après  son  image.  Quelque  sublime  que 
soit  l'homme,  ce  n'est  pas  Dieu. 

—  D'accord  ;  mais,  si  vous  aviez  un  peu  plus  fréquenté  l'ar- 
tiste, il  vous  aurait  peut-être  appris  à  voir  dans  la  nature  ce 
que  vous  n'y  voyez  pas.  Combien  de  choses  vous  y  trouveriez  à 
reprendre  !  Combien  l'art  en  supprimerait,  qui  gâtent  l'ensemble 
et  nuisent  à  l'effet;  combien  il  en  rapprocherait,  qui  double- 
raient notre  enchantement! 

—  Quoi  !  sérieusement  vous  croyez  que  Vernet  aurait  mieux 
à  faire  que  d'être  le  copiste  rigoureux  de  cette  scène? 

—  Je  le  crois. 

—  Dites-moi  donc  comment  il  s'y  prendrait  pour  l'embellir. 

—  Je  l'ignore,  et  si  je  le  savais  je  serais  plus  grand  poëte 
et  plus  grand  peintre  que  lui  ;  mais,  si  Vernet  vous  eût  appris  à 
mieux  voir  la  nature,  la  nature,  de  son  côté,  vous  eût  appris  à 
bien  voir  Vernet. 

—  Mais  Vernet  ne  sera  toujours  que  Vernet,  un  homme. 

—  Et,  par  cette  raison,  d'autant  plus  étonnant,  et  son 
ouvrage  d'autant  plus  digne  d'admiration;  c'est  sans  contredit 
une  grande  chose  que  cet  univers;  mais,  quand  je  le  compare 


102  SALON    DE    1767. 

avec  l'énergie  de  la  cause  productrice,  si  j'avais  à  m'émerveil- 
ler,  c'est  que  son  œuvre  ne  soit  pas  plus  belle  et  plus  parfaite 
encore.  C'est  tout  le  contraire,  lorsque  je  pense  à  la  faiblesse  de 
l'homme,  h  ses  pauvres  moyens,  aux  embarras  et  à  la  courte 
durée  de  sa  vie,  et  à  certaines  choses  qu'il  a  entreprises  et 
exécutées.  L'abbé,  pourrait-on  vous  faire  une  question?  c'est: 
d'une  montagne  dont  le  sommet  paraît  toucher  et  soutenir  le 
ciel,  et  d'une  pyramide  seulement  de  quelques  lieues  de  base, 
dont  la  cime  finirait  dans  les  nues;  laquelle  vous  frapperait  le 
plus?  Vous  hésitez.  C'est  la  pyramide,  mon  cher  abbé;  et  la 
raison,  c'est  que  rien  n'étonne  de  la  part  de  Dieu,  auteur  de  la 
montagne,  et  que  la  pyramide  est  un  phénomène  incroyable  de 
la  part  de  l'homme.  » 

Toute  cette  conversation  se  faisait  d'une  manière  fort  inter- 
rompue. La  beauté  du  site  nous  tenait  alternativement  suspen- 
dus d'admiration.  Je  parlais  sans  trop  m'entendrë;  j'étais  écouté 
avec  la  même  distraction.  D'ailleurs,  les  jeunes  disciples  de 
l'abbé  couraient  de  droite  et  de  gauche,  gravissaient  sur  les 
rochers,  et  leur  instituteur  craignait  toujours,  ou  qu'ils  ne 
s'égarassent,  ou  qu'ils  ne  se  précipitassent,  ou  qu'ils  n'allassent 
se  noyer  dans  l'étang.  Son  avis  était  de  les  laisser  la  prochaine 
fois  à  la  maison;  mais  ce  n'était  pas  le  mien. 

J'inclinais  à  demeurer  dans  cet  endroit,  et  à  y  passer  le  reste 
de  la  journée;  mais  l'abbé  m' assurant  que  la  contrée  était  assez 
riche  en  pareils  sites  pour  que  nous  pussions  mettre  un  peu 
moins  d'économie  dans  nos  plaisirs,  je  me  laissai  conduire 
ailleurs  ;  mais  ce  ne  fut  pas  sans  retourner  la  tête  de  temps  en 
temps. 

Les  enfants  précédaient  leur  instituteur,  et  moi  je  fermais  la 
marche.  Nous  allions  par  des  sentiers  étroits  et  tortueux,  et  je 
m'en  plaignais  un  peu  à  l'abbé;  mais  lui,  se  retournant,  s'arrê- 
tant  subitement  devant  moi,  et  me  regardant  en  face,  me  dit 
avec  exclamation  : 

«  Monsieur,  l'ouvrage  de  l'homme  est  quelquefois  plus 
admirable  que  l'ouvrage  d'un  Dieu? 

—  Monsieur  l'abbé,  lui  répondis-je,  avez-vous  vu  Y  Antinous. 
la  Vénus  de  Médicis,  la  Vénus  aux  Bellcs-Fcsscs,  et  quelques 
autres  antiques? 

—  Oui. 


SALON   DE  1767.  103 

—  Avez-vous  jamais  rencontré  dans  la  nature  des  figures 
aussi  belles,  aussi  parfaites  que  celles-là? 

—  Non,  je  l'avoue. 

—  Vos  petits  élèves  ne  vous  ont-ils  jamais  dit  un  mot  qui 
vous  ait  causé  plus  d'admiration  et  de  plaisir  que  la  sentence  la 
plus  profonde  de  Tacite? 

—  Cela  est  quelquefois  arrivé. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  C'est  que  j'y  prends  un  grand  intérêt;  c'est  qu'ils  m'an- 
nonçaient par  ce  mot  une  grande  sensibilité  d'âme,  une  sorte  de 
pénétration,  une  justesse  d'esprit  au-dessus  de  leur  âge. 

—  L'abbé,  à  l'application.  Si  j'avais  là  un  boisseau  de  dés, 
que  je  renversasse  ce  boisseau,  et  qu'ils  se  tournassent  tous  sur 
le  môme  point,  ce  phénomène  vous  étonnerait-il  beaucoup? 

—  Beaucoup. 

—  Et  si  tous  ces  dés  étaient  pipés,  le  phénomène  vous  éton- 
nerait-il encore? 

—  Non. 

—  L'abbé,  à  l'application.  Ce  monde  n'est  qu'un  amas  de 
molécules  pipées  en  une  infinité  de  manières  diverses.  11  y  a 
une  loi  de  nécessité  qui  s'exécute  sans  dessein,  sans  effort,  sans 
intelligence,  sans  progrès,  sans  résistance  dans  toutes  les 
œuvres  de  Nature.  Si  l'on  inventait  une  machine  qui  produisît 
des  tableaux  tels  que  ceux  de  Raphaël,  ces  tableaux  continue- 
raient-ils d'être  beaux? 

—  Non. 

—  Et  la  machine?  lorsqu'elle  serait  commune,  elle  ne  serait 
pas  plus  belle  que  les  tableaux. 

— ■  Mais,  d'après  vos  principes,  Raphaël  n'est-il  pas  lui- 
même  cette  machine  à  tableaux?... 

—  Il  est  vrai.  Mais  la  machine  Raphaël  n'a  jamais  été  com- 
mune; mais  les  ouvrages  de  cette  machine  ne  sont  pas  aussi 
communs  que  les  feuilles  de  chêne;  mais,  par  une  pente  natu- 
relle et  presque  invincible,  nous  supposons  à  cette  machine  une 
volonté,  une  intelligence,  un  dessein,  une  liberté.  Supposez 
Raphaël  éternel,  immobile  devant  la  toile,  peignant  nécessaire- 
ment et  sans  cesse.  Multipliez  de  toutes  parts  ces  machines  imi- 
tatives.  Faites  naître  les  tableaux  dans  la  nature,  comme  les 
plantes,  les  arbres  et  les  fruits  qui  leur  serviraient  de  modèles: 


m  SALON    DE    1767. 

et  dites-moi  ce  que  deviendrait  votre  admiration.  Ce  bel  ordre 
qui  vous  enchante  dans  l'univers  ne  peut  être  autre  qu'il  est. 
Vous  n'en  connaissez  qu'un,  et  c'est  celui  que  vous  habitez; 
vous  le  trouvez  alternativement  beau  ou  laid,  selon  que  vous 
coexistez  avec  lui  d'une  manière  agréable  ou  pénible.  11  serait 
tout  autre,  qu'il  serait  également  beau  ou  laid  pour  ceux  qui 
coexisteraient  d'une  manière  agréable  ou  pénible  avec  lui.  Un 
habitant  de  Saturne,  transporté  sur  la  terre,  sentirait  ses  pou- 
mons déchirés,  et  périrait  en  maudissant  la  nature.  Un  habitant 
de  la  terre,  transporté  dans  Saturne,  se  sentirait  étouffé,  snll'o- 
qué,  et  périrait  en  maudissant  la  nature...  » 

J'en  étais  là,  lorsqu'un  vent  d'ouest,  balayant  la  campagne, 
nous  enveloppa  d'un  épais  tourbillon  de  poussière.  L'abbé  en 
demeura  quelque  temps  aveuglé  ;  tandis  qu'il  se  frottait  les 
paupières,  j'ajoutai  :  «  Ce  tourbillon  qui  ne  vous  semble  qu'un 
chaos  de  molécules  dispersées  au  hasard  ;  eh  bien  !  cher  abbé, 
ce  tourbillon  est  tout  aussi  parfaitement  ordonné  que  le  monde;  » 
et  j'allais  lui  en  donner  des  preuves,  qu'il  n'était  pas  trop  en 
état  de  goûter,  lorsqu'à  l'aspect  d'un  nouveau  site,  non  moins 
admirable  que  le  premier,  ma  voix  coupée,  mes  idées  confon- 
dues, je  restai  stupéfait  et  muet. 

Deuxième  site.  —  C'était,  à  droite,  des  montagnes  couvertes 
d'arbres  et  d'arbustes  sauvages,  dans  l'ombre,  comme  disent  les 
voyageurs;  dans  la  demi-teinte,  comme  disent  les  artistes.  Au 
pied  de  ces  montagnes,  un  passant  que  nous  ne  voyions  que  par 
le  dos,  son  bâton  sur  l'épaule,  son  sac  suspendu  à  son  bâton, 
se  hâtait  vers  la  route  même  qui  nous  avait  conduits.  Il  fallait 
qu'il  fût  bien  pressé  d'arriver,  car  la  beauté  du  lieu  ne  l'arrê- 
tait pas.  On  avait  pratiqué  sur  la  rampe  de  ces  montagnes  une 
espèce  de  chemin  assez  large.  Nous  ordonnâmes  à  nos  enfants  de 
s'asseoir  et  de  nous  attendre.  Le  plus  jeune  eut  pour  tâche  deux 
fables  de  Phèdre  à  apprendre  par  cœur,  et  l'aîné  l'explication 
du  premier  livre  des  Géorgiques  à  préparer.  Ensuite  nous  nous 
mîmes  à  grimper  par  ce  chemin  difficile;  vers  le  sommet,  nous 
aperçûmes  un  paysan  avec  une  voiture  couverte.  Cette  voiture 
était  attelée  de  bœufs.  Il  descendait,  et  ses  animaux  se  prêtaient, 
de  crainte  que  la  voiture  ne  s'accélérât  sur  eux.  Nous  les  lais- 
sâmes derrière  nous,  pour  nous  enfoncer  dans  un  lointain,  fort 


SALON    DE    1767.  105 

au  delà  des  montagnes  que  nous  avions  grimpées  et  qui  nous 
le  dérobaient.  Après  une  marche  assez  longue,  nous  nous  trou- 
vâmes sur  une  espèce  de  pont,  une  de  ces  fabriques  de  bois, 
hardies,  et  telles  que  le  génie,  l'intrépidité  et  le  besoin  des 
hommes  en  ont  exécuté  dans  quelques  pays  montagneux. 
Arrêtés  là,  je  promenai  mes  regards  autour  de  moi,  et  j'éprou- 
vai un  plaisir  accompagné  de  frémissement.  Comme  mou  con- 
ducteur aurait  joui  de  la  violence  de  mon  étonnement,  sans  la 
douleur  d'un  de  ses  yeux  qui  était  resté  rouge  et  larmoyant! 
Cependant  il  me  dit  d'un  ton  ironique  :  «  Et  Loutherbourg,  et 
Vernet,  et  Claude  Lorrain?»  Devant  moi,  comme  du  sommet 
d'un  précipice,  j'apercevais  les  deux  côtés,  le  milieu,  toute  la 
scène  imposante  que  je  n'avais  qu'entrevue  du  bas  des  monta- 
gnes. J'avais  à  dos  une  campagne  immense  qui  ne  m'avait  été 
annoncée  que  par  l'habitude  d'apprécier  les  distances  entre  des 
objets  interposés.  Ces  arches,  que  j'avais  en  face  il  n'y  a  qu'un 
moment,  je  les  avais  sous  mes  pieds.  Sous  ses  arches  descendait 
à  grand  bruit  un  large  torrent;  ses  eaux  interrompues,  accélé- 
rées, se  hâtaient  vers  la  plage  du  site  la  plus  profonde.  Je  ne 
pouvais  m'arracher  à  ce  spectacle  mêlé  de  plaisir  et  d'effroi. 
Cependant  je  traverse  cette  longue  fabrique,  et  me  voilà  sur  la 
cime  d'une  chaîne  de  montagnes  parallèles  aux  premières.  Si 
j'ai  le  courage  de  descendre  celles-là,  elles  me  conduiront  au 
côté  gauche  de  la  scène,  dont  j'aurai  fait  tout  le  tour.  11  est 
vrai  que  j'ai  peu  d'espace  à  traverser,  pour  éviter  l'ardeur  du 
soleil  et  voyager  dans  l'ombre  ;  car  la  lumière  vient  d'au  delà 
de  la  chaîne  de  montagnes  dont  j'occupe  le  sommet,  et  qui  for- 
ment, avec  celles  que  j'ai  quittées,  un,  amphithéâtre  en  enton- 
noir, dont  le  bord  le  plus  éloigné,  rompu,  brisé,  est  remplacé 
par  la  fabrique  de  bois  qui  unit  les  cimes  des  deux  chaînes  de 
montagnes.  Je  vais,  je  descends,  et  après  une  route  longue  et 
pénible  à  travers  des  ronces,  des  épines,  des  plantes  et  des 
arbustes  touffus,  me  voilà  au  côté  gauche  de  la  scène.  Je 
m'avance  le  long  de  la  rive  du  lac  formé  par  les  eaux  du  tor- 
rent, jusqu'au  milieu  de  la  distance  qui  sépare  les  deux  chaînes; 
je  regarde,  je  vois  le  pont  de  bois  à  une  hauteur  et  dans  un 
éloignement  prodigieux.  Je  vois  depuis  ce  pont  les  eaux  du 
torrent  arrêtées  dans  leur  cours  par  des  espèces  de  terrasses 
naturelles;  je  les  vois  tomber  en  autant  de  nappes  qu'il  y  a  de 


106  SALON    DE    1767. 

terrasses,  et  former  une  merveilleuse  cascade.  Je  les  vois  arri- 
ver à  mes  pieds,  s'étendre  et  remplir  un  vaste  bassin.  Un  bruit 
éclatant  me  fait  regarder  à  ma  gauche  :  c'est  celui  d'une  chute 
d'eaux  qui  s'échappent  d'entre  des  plantes  et  des  arbustes  qui 
couvrent  le  haut  d'une  roche  voisine,  et  qui  se  mêlent,  en  tom- 
bant, aux  eaux  stagnantes  du  torrent.  Toutes  ces  masses  de 
roches,  hérissées  déplantes  vers  leurs  sommets,  sont  tapissées 
à  leur  penchant  de  la  mousse  la  plus  verte  et  la  plus  douce.  Plus 
près  de  moi,  presque  au  pied  des  montagnes  de  la  gauche, 
s'ouvre  une  large  caverne  obscure.  Mon  imagination  échauffée 
place  à  l'entrée  de  cette  caverne  une  jeune  fille  qui  en  sort  avec 
un  jeune  homme;  elle  a  couvert  ses  yeux  de  sa  main  libre, 
comme  si  elle  craignait  de  revoir  la  lumière,  et  de  rencontrer 
les  regards  du  jeune  homme.  Mais  si  ces  personnages  n'y 
étaient  pas,  il  y  avait  proche  de  moi,  sur  la  rive  du  grand  bassin, 
une  femme  qui  se  reposait  avec  son  chien  à  côté  d'elle;  en  sui- 
vant la  même  rive,  à  gauche,  sur  une  petite  plage  plus  élevée, 
un  groupe  d'hommes  et  de  femmes,  tel  qu'un  peintre  intelli- 
gent l'aurait  imaginé;  plus  loin,  un  paysan  debout.  Je  le  voyais 
de  face,  et  il  me  paraissait  indiquer  de  la  main  la  route  à  quel- 
que habitant  d'un  canton  éloigné.  J'étais  immobile,  mes  regards 
erraient  sans  s'arrêter  sur  aucun  objet;  mes  bras  tombaient  à 
mes  côtés.  J'avais  la  bouche  entr'ouverte.  Mon  conducteur  res- 
pectait mon  admiration  et  mon  silence.  Il  était  aussi  heureux, 
aussi  vain  que  s'il  eût  été  le  propriétaire  ou  même  le  créateur  de 
ces  merveilles.  Je  ne  vous  dirai  point  quelle  fut  la  durée  de 
mon  enchantement.  L'immobilité  des  êtres  ,  la  solitude  d'un 
lieu,  son  silence  profond,  suspendent  le  temps  ;  il  n'y  en  a  plus. 
Rien  ne  le  mesure;  l'homme  devient  comme  éternel.  Cependant 
par  un  tour  de  tête  bizarre,  comme  j'en  ai  quelquefois,  trans- 
formant tout  à  coup  l'œuvre  de  Nature  en  une  production  de 
l'art,  je  m'écriai  :  «  Que  cela  est  beau,  grand,  varié,  noble, 
sage,  harmonieux,  vigoureusement  colorié!  Mille  beautés éparses 
dans  l'univers  ont  été  rassemblées  sur  cette  toile,  sans  confu- 
sion, sans  effort,  et  liées  par  un  goût  exquis.  C'est  une  vue 
romanesque,  dont  on  suppose  la  réalité  quelque  part.  Si  l'on 
imagine  un  plan  vertical  élevé  sur  la_cime  de  ces  deux  chaînes 
de  montagnes,  et  assis  sur  le  milieu  de  cette  fabrique  de  bois, 
on  aura  au  delà  de  ce  plan,  vers  le  fond,  toute  la  partie  éclairée 


SALON    DE   1767.  107 

de  la  composition  ;  en  deçà,  vers  le  devant,  toute  sa  partie 
obscure  et  de  demi-teinte;  on  y  voit  les  objets  nets,  distincts, 
bien  terminés;  ils  ne  sont  privés  que  de  la  grande  lumière.  Rien 
n'est  perdu  pour  moi,  parce  qu'à  mesure  que  les  ombres  crois- 
sent, les  objets  sont  plus  voisins  de  ma  vue.  Et  ces  nuages, 
interposés  entre  le  ciel  et  la  fabrique  de  bois,  quelle  profondeur 
ne  donnent-ils  pas  à  la  scène!  Il  est  inouï  l'espace  qu'on  ima- 
gine au  delà  de  ce  pont,  l'objet  le  plus  éloigné  qu'on  voie.  Qu'il 
est  doux  de  goûter  ici  la  fraîcheur  de  ces  eaux,  après  avoir 
éprouvé  la  chaleur  qui  brûle  ce  lointain!  Que  ces  roches  sont 
majestueuses!  que  ces  eaux  sont  belles  et  vraies!  comment  l'ar- 
tiste en  a-t-il  obscurci  la  transparence!...  »  Jusque-là,  le  cher 
abbé  avait  eu  la  patience  de  me  laisser  dire  ;  mais  à  ce  mot  d'ar- 
tiste, me  tirant  par  la  manche  : 

«  Est-ce  que  vous  extravaguez?  me  dit-il. 

—  Non,  pas  tout  à  fait. 

—  Que  parlez-vous  de  demi-teinte,  de  plan,  de  vigueur,  de 
coloris? 

—  Je  substitue  l'art  à  la  nature,  pour  en  bien  juger. 

■ —  Si  vous  vous  exercez  souvent  à  ces  substitutions,  vous 
aurez  de  la  peine  à  trouver  de  beaux  tableaux. 

—  Cela  se  peut  ;  mais  convenez  qu'après  cette  étude,  le 
petit  nombre  de  ceux  que  j'admirerai  en  vaudront  la  peine. 

—  11  est  vrai.  » 

Tout  en  causant  ainsi,  et  en  suivant  la  rive  du  lac,  nous 
arrivâmes  où  nous  avions  laissé  nos  deux  petits  disciples.  Le 
jour  commençait  à  tomber;  nous  ne  laissions  pas  que  d'avoir 
du  chemin  à  faire  jusqu'au  château;  nous  gagnâmes  de  ce 
côté,  l'abbé  faisant  réciter  à  l'un  de  ses  élèves  ses  deux  fables, 
et  à  l'autre  son  explication  de  Virgile.  ;  et  moi,  me  rappelant 
les  lieux  dont  je  m'éloignais,  et  que  je  me  proposais  de  vous 
décrire  à  mon  retour.  Ma  tâche  fut  plus  tôt  expédiée  que  celle 
de  l'abbé.  A  ces  vers  : 

Vere  novo,  gelidus  canis  cum  montibus  humor 
Liquitur,  et  Zephyro  putris  se  gleba  resolvit, 

Virgil.  Georg.  lit».  I,  v.  43,  44. 

je  rêvai  à  la  différence  des  charmes  de  la  peinture  et  de  la 
poésie;   à  la  difficulté  de  rendre  d'une  langue  dans  une  autre 


108  SALON    DE    17  67. 

les  endroits  qu'on  entend  le  mieux.  Sur  ce,  je  racontai  à  l'abbé 
que  Jupiter  un  jour  fut  attaqué  d'un  grand  mal  de  tête.  Le 
prie  des  dieux  et  des  hommes  passait  les  jours  et  les  nuits  le 
Iront  penché  sur  ses  deux  mains,  et  tirant  de  sa  vaste  poi- 
trine un  soupir  profond.  Les  dieux  et  les  hommes  l'environ- 
naient en  silence,  lorsque  tout  à  coup  il  se  releva,  poussa  un 
grand  cri,  et  l'on  vit  sortir  de  sa  tête  entr'ouverte  une  déesse 
tout  armée,  toute  vêtue.  C'était  Minerve.  Tandis  que  les  dieux 
dispersés  dans  l'Olympe  célébraient  la  délivrance  de  Jupiter  et 
la  naissance  de  Minerve,  les  hommes  s'occupaient  à  l'admirer. 
Tous  d'accord  sur  sa  beauté,  chacun  trouvait  à  redire  à  son 
vêtement.  Le  sauvage  lui  arrachait  son  casque  et  sa  cuirasse, 
et  lui  ceignait  les  reins  d'un  léger  cordon  de  verdure.  L'habi- 
tant de  l'Archipel  la  voulait  toute  nue;  celui  de  l'Ausonie,  plus 
décente  et  plus  couverte.  L'Asiatique  prétendait  que  les  longs 
plis  d'une  tunique  qui  moulerait  ses  membres,  en  descendant 
mollement  jusqu'à  ses  pieds,  auraient  infiniment  plus  de  grâce. 
Le  bon,  l'indulgent  Jupiter  lit  essayer  à  sa  fdle  ces  différents 
vêtements;  et  les  hommes  reconnurent  qu'aucun  ne  lui  allait 
aussi  bien  que  celui  sous  lequel  elle  se  montra  au  sortir  de  la 
tête  de  son  père.  L'abbé  n'eut  pas  grand'peine  à  saisir  le  sens 
de  ma  fable.  Quelques  endroits  de  différents  poètes  anciens 
nous  donnèrent  la  torture  à  l'un  et  à  l'autre;  et  nous  con- 
vînmes, de  dépit,  que  la  traduction  de  Tacite  était  infiniment 
plus  aisée  que  celle  de  Virgile.  L'abbé  de  La  Bletterie  ne  sera  pas 
de  cet  avis;  quoi  qu'il  en  soit,  son  Tacite  n'en  sera  pas  moins 
mauvais,  ni  le  Virgile  de  Desfontaines  meilleur. 

Nous  allions.  L'abbé,  son  œil  malade  couvert  d'un  mou- 
choir, et  l'âme  pleine  de  scandale  de  la  témérité  avec  laquelle 
j'avais  avancé  qu'un  tourbillon  de  poussière,  que  le  vent  élève 
et  qui  nous  aveugle,  était  tout  aussi  parfaitement  ordonné  que 
l'univers.  Le  tourbillon  lui  paraissait  une  image  passagère  du 
chaos,  suscitée  fortuitement  au  milieu  de  l'œuvre  merveilleux 
de  la  création.  C'est  ainsi  qu'il  s'en  expliqua. 

«  Mon  très-cher  abbé,  lui  dis-je,  oubliez  pour  un  moment  le 
petit  gravier  qui  picote  votre  cornée,  et  écoutez-moi.  Pourquoi 
l'univers  vous  paraît-il  si  bien  ordonné?  c'est  que  tout  y  est 
enchaîné,  k  sa  place,  et  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  être  qui  n'ait 
dans  sa  position,  sa  production,  son  effet,  une  raison  suffisante, 


SALON    DE    1767.  109 

ignorée  ou  connue.  Est-ce  qu'il  y  a  une  exception  pour  le  vent 
d'ouest?  est-ce  qu'il  y  a  une  exception  pour  les  grains  de  sable? 
une  autre  pour  les  tourbillons?  Si  toutes  les  forces  qui  ani- 
maient chacune  des  molécules  qui  formaient  celui  qui  nous  a 
enveloppés  étaient  données,  un  géomètre  vous  démontrerait 
que  celle  qui  est  engagée  entre  votre  œil  et  sa  paupière  est 
précisément  à  sa  place. 

—  Mais,  dit  l'abbé,  je  l'aimerais  tout  autant  ailleurs;  je 
souffre,  et  le  paysage  que  nous  avons  quitté  me  récréait  la  vue. 

—  Et  qu'est-ce  que  cela  fait  à  la  nature  !  est-ce  qu'elle  a 
ordonné  le  paysage  pour  vous? 

—  Pourquoi  non? 

—  C'est  que  si  elle  a  ordonné  le  paysage  pour  vous,  elle 
aura  aussi  ordonné  pour  vous  le  tourbillon.  Allons,  mon  ami, 
faisons  un  peu  moins  les  importants.  Nous  sommes  dans  la 
nature;  nous  y  sommes  tantôt  bien,  tantôt  mal;  et  croyez  que 
ceux  qui  louent  la  nature  d'avoir  au  printemps  tapissé  la  terre 
de  vert,  couleur  amie  de  nos  yeux,  sont  des  impertinents  qui 
oublient  que  cette  nature,  dont  ils  veulent  retrouver  en  tout  et 
partout  la  bienfaisance,  étend  en  hiver,  sur  nos  campagnes, 
une  grande  couverture  blanche  qui  blesse  nos  yeux,  nous  fait 
tournoyer  la  tête,  et  nous  expose  à  mourir  glacés.  La  nature 
est  bonne  et  belle,  quand  elle  nous  favorise;  elle  est  laide  et 
méchante,  quand  elle  nous  afflige.  C'est  à  nos  efforts  mêmes 
qu'elle  doit  souvent  une  partie  de  ses  charmes. 

—  Voilà  des  idées  qui  me  mèneraient  loin. 

—  Cela  se  peut. 

—  Et  me  conseilleriez-vous  d'en  faire  le  catéchisme  de  mes 
élèves? 

— -  Pourquoi  non  ?  je  vous  jure  que  je  le  crois  plus  vrai  et 
moins  dangereux  qu'un  autre. 

—  Je  consulterai  là-dessus  leurs  parents. 

—  Leurs  parents  pensent  bien,  et  vous  ordonneront  d'ap- 
prendre à  leurs  enfants  à  penser  mal. 

—  Mais  pourquoi?  Quel  intérêt  onl-ils  à  ce  qu'on  remplisse 
la  tète  de  ces  pauvres  petites  créatures  de  sottises  et  de  men- 
songes? 

—  Aucun;  mais  ils  sont  inconséquents  et  pusillanimes.  » 


110  SALON    DE    1767. 

Troisième  site.  —  Je  commençais  à  ressentir  de  la  lassi- 
tude, lorsque  je  me  trouvai  sur  la  rive  d'une  espèce  d'anse  de 
mer.  Cette  anse  était  formée,  à  gauche,  par  une  langue  de 
terre,  un  terrain  escarpé,  des  rochers  couverts  d'un  paysage 
tout  à  fait  agreste  et  touffu.  Ce  paysage  touchait  d'un  bout  au 
rivage,  et  de  l'autre  aux  murs  d'une  terrasse  qui  s'élevait 
au-dessus  des  eaux.  Cette  longue  terrasse  était  parallèle  au 
rivage,  et  s'avançait  fort  loin  dans  la  mer,  qui,  délivrée  à  son 
extrémité  de  cette  digue,  prenait  toute  son  étendue.  Ce  site 
était  encore  embelli  par  nu  château  de  structure  militaire  et 
gothique.  On  l'apercevait  au  loin  au  bout  de  la  terrasse.  Ce 
château  était  terminé  dans  sa  plus  grande  hauteur  par  une 
esplanade  environnée  de  mâchicoulis;  une  petite  tourelle  ronde 
occupait  le  centre  de  cette  esplanade;  et  nous  distinguions  très- 
bien  le  long  de  la  terrasse,  et  autour  de  l'espace  compris  entre 
la  tourelle  et  les  mâchicoulis,  différentes  personnes,  les  unes 
appuyées  sur  le  parapet  de  la  terrasse,  d'autres  sur  le  haut  des 
mâchicoulis;  ici,  il  y  en  avait  qui  se  promenaient;  là,  d'arrêtées 
debout  qui  semblaient  converser.  M'adressant  à  mon  conduc- 
teur : 

«  Voilà,  lui  clis-je,  encore  un  assez  beau  coup  d'oeil. 

—  Est-ce  que  vous  ne  reconnaissez  pas  ces  lieux?  me 
répondit-il. 

—  Non. 

—  C'est  notre  château. 

—  Vous  avez  raison. 

—  Et  tous  ces  gens-là,  qui  prennent  le  frais,  à  la  chute  du 
jour,  ce  sont  nos  joueurs,  nos  joueuses,  nos  politiques  et  nos 
galants. 

—  Cela  se  peut. 

—  Tenez,  voilà  la  vieille  comtesse  qui  continue  d'arracher 
les  yeux  à  son  partner,  sur  une  invite  qu'il  n'a  pas  répondue. 
Proche  le  château,  ce  groupe  pourrait  bien  être  de  nos  poli- 
tiques dont  les  vapeurs  se  sont  apaisées,  et  qui  commencent  à 
s'entendre,  et  à  raisonner  plus  sensément.  Ceux  qui  tournent 
deux  à  deux  sur  l'esplanade,  autour  de  la  tourelle,  sont  infail- 
liblement les  jeunes  gens;  car  il  faut  avoir  leurs  jambes  pour 
grimper  jusque-là.   La  jeune   marquise  et  le  petit  comte  en 


SALON    DE    1767.  lli 

descendront  les  derniers;  car  ils  ont  toujours  quelques  caresses 
à  se  faire  à  la  dérobée...  » 

Nous  nous  étions  assis,  nous  nous  reposions  de  notre 
côté;  et  nos  yeux  suivant  le  rivage  à  droite,  nous  voyions 
par  le  dos  deux  personnes,  je  ne  sais  quelles,  assises  et  se 
reposant  aussi  dans  un  endroit  où  le  terrain  s'enfonçait.  Plus 
loin,  des  gens  de  mer,  occupés  à  charger  ou  décharger  une 
nacelle.  Dans  le  lointain,  sur  les  eaux,  un  vaisseau  à  la 
voile;  fort  au  delà,  des  montagnes  vaporeuses  et  très-éloi- 
gnées.  J'étais  un  peu  inquiet  comment  nous  regagnerions  le 
château  dont  nous  étions  séparés  par  un  espace  d'eau  assez  con- 
sidérable. 

«  Si  nous  suivons  le  rivage  vers  la  droite,  dis-je  à  l'abbé, 
nous  ferons  le  tour  du  globe  avant  que  d'arriver  au  château; 
et  c'est  bien  du  chemin  pour  ce  soir.  Si  nous  le  suivons  vers  la 
gauche,  arrivés  à  ce  paysage,  nous  trouverons  apparemment 
un  sentier  qui  le  traverse  et  qui  conduit  à  quelque  porte  qui 
s'ouvre  sur  la  terrasse. 

—  Et  vous  voudriez  bien,  dit  l'abbé,  ne  faire  ni  le  tour  du 
globe,  ni  celui  de  l'anse? 

—  Il  est  vrai.  Mais  cela  ne  se  peut. 

—  Vous  vous  trompez.  Nous  irons  à  ces  mariniers  qui  nous 
prendront  dans  leur  nacelle,  et  qui  nous  déposeront  au  pied  du 
château.  » 

Ce  qui  fut  dit  fut  fait;  nous  voilà  embarqués,  et  vingt  lor- 
gnettes d'opéra  braquées  sur  nous,  et  notre  arrivée  saluée  par 
des  cris  de  joie  qui  partaient  de  la -terrasse  et  du  sommet  du 
château  :  nous  y  répondîmes,  selon  l'usage.  Le  ciel  était  serein, 
le  vent  soufflait  du  rivage  vers  le  château,  et  nous  fîmes  le 
trajet  en  un  clin  d'oeil.  Je  vous  raconte  simplement  la  chose. 
Dans  un  moment  plus  poétique  j'aurais  déchaîné  les  vents, 
soulevé  les  flots,  montré  la  petite  nacelle  tantôt  voisine  des 
nues,  tantôt  précipitée  au  fond  des  abîmes;  vous  auriez  frémi 
pour  l'instituteur,  ses  jeunes  élèves,  et  le  vieux  philosophe 
votre  ami.  J'aurais  porté,  de  la  terrasse  à  vos  oreilles,  les  cris 
des  femmes  éplorées.  Vous  auriez  vu  sur  l'esplanade  du  châ- 
teau des  mains  levées  vers  le  ciel  ;  mais  il  n'y  aurait  pas  eu  un 
mot  de  vrai.  Le  fait  est  que  nous  n'éprouvâmes  d'autre  tem- 
pête que  celle  du  premier  livre  de  Virgile,  que  l'un  des  élèves 


112  SALON    DE    1707. 

do  l'abbé  nous  récita  par  cœur;  et  telle  fut  la  fin  de  notre  pre- 
mière sortie  ou  promenade. 

J'étais  las;  mais  j'avais  vu  de  belles  choses,  respiré  l'air  le 
plus  pur,  et  fait  un  exercice  très-sain.  Je  soupai  d'appétit,  et 
j'eus  la  nuit  la  plus  douce  et  la  plus  tranquille.  Le  lendemain, 
en  m'éveillant,  je  disais  : 

u  Voilà  la  vraie  vie,  le  vrai  séjour  de  l'homme.  Tous  les 
prestiges  de  la  société  ne  purent  jamais  en  éteindre  le  goût. 
Enchaînés  dans  l'enceinte  étroite  des  villes  par  des  occupations 
ennuyeuses  et  de  tristes  devoirs,  si  nous  ne  pouvons  retourner 
dans  les  forêts,  notre  premier  asile,  nous  sacrifions  une  portion 
de  notre  opulence  à  appeler  les  forêts  autour  de  nos  demeures. 
Mais,  là,  elles  ont  perdu  sous  la  main  symétrique  de  l'art  leur 
silence,  leur  innocence,  leur  liberté,  leur  majesté,  leur  repos. 
Là,  nous  allons  contrefaire  un  moment  le  rôle  du  sauvage; 
esclaves  des  usages,  des  passions,  jouer  la  pantomime  de 
l'homme  de,  iNature.  Dans  l'impossibilité  de  nous  livrer  aux 
fonctions  et  aux  amusements  de  la  vie  champêtre,  d'errer  dans 
une  campagne,  de  suivre  un  troupeau,  d'habiter  une  chau- 
mière, nous  invitons,  à  prix  d'or  et  d'argent,  le  pinceau  de 
Wouwermans,  de  Berghem  ou  de  Vernet,  à  nous  retracer  les 
mœurs  et  l'histoire  de  nos  anciens  aïeux.  Et  les  murs  de  nos 
somptueuses  et  maussades  demeures  se  couvrent  des  images 
d'un  bonheur  que  nous  regrettons;  et  les  animaux  de  Berghem 
ou  de  Paul  Potter  paissent  sous  nos  lambris,  parqués  dans  une 
riche  bordure;  et  les  toiles  d'araignée  d'Ostade  sont  suspendues 
entre  des  crépines  d'or,  sur  un  damas  cramoisi;  et  nous 
sommes  dévorés  par  l'ambition,  la  haine,  la  jalousie  et  l'amour; 
et  nous  brûlons  de  la  soif  de  l'honneur  et  de  la  richesse,  au 
milieu  des  scènes  de  l'innocence  et  de  la  pauvreté,  s'il  est  per- 
mis d'appeler  pauvre  celui  à  qui  tout  appartient.  Nous  sommes 
des  mal  heureux  autour  desquels  le  bonheur  est  représenté  sous 
mille  formes  diverses. 

0  rus!  quando  te  aspiciam? 

H  or  at.  Sermonum  lib.  Il,  sat.  vx,  v.  00. 

disait  le  poète;  et  c'est  un  souhait  qui  s'élève  cent  fois  au  fond 
de  notre  cœur.  » 


SALON   DE    1767.  113 

Quatrième  site. — J'en  étais  là  de  ma  rêverie,  nonchalamment 
étendu  dans  un  fauteuil,  laissant  errer  mon  esprit  à  son  gré, 
état  délicieux,  où  l'âme  est  honnête  sans  réflexion,  l'esprit  juste 
et  délicat  sans  effort;  où  l'idée,  le  sentiment  semble  naître  en 
nous  de  lui-même  comme  d'un  sol  heureux.  Mes  yeux  étaient 
attachés  sur  un  paysage  admirable,  et  je  disais  :  «  L'abbé  a 
raison;  nos  artistes  n'y  entendent  rien,  puisque  le  spectacle  de 
leurs  plus  belles  productions  ne  m'a  jamais  fait  éprouver  le 
délire  que  j'éprouve,  le  plaisir  d'être  à  moi,  le  plaisir  de  me 
reconnaître  aussi  bon  que  je  le  suis,  le  plaisir  de  me  voir  et  de 
me  complaire,  le  plaisir  plus  doux  encore  de  m'oublier.  Où 
suis-je  dans  ce  moment?  qu'est-ce  qui  m'environne?  Je  ne  le 
sais,  je  l'ignore.  Que  me  manque-t-il  ?  Rien.  Que  dirai-je?  Rien. 
S'il  est  un  Dieu,  c'est  ainsi  qu'il  est.  Il  jouit  de  lui-même.  » 
Un  bruit  entendu  au  loin,  c'était  le  coup  de  battoir  d'une  blan- 
chisseuse, frappa  subitement  mon  oreille;  et  adieu  mon  exis- 
tence divine.  Mais  s'il  est  doux  d'exister  à  la  façon  de  Dieu,  il 
est  aussi  quelquefois  assez  doux  d'exister  à  la  façon  des  hommes. 
Qu'elle  vienne  ici  seulement,  qu'elle  m'apparaisse,  que  je 
revoie  ses  grands  yeux,  qu'elle  pose  doucement  sa  main  sur 
mon  front,  qu'elle  me  sourie...  Que  ce  bouquet  d'arbres  vigou- 
reux et  touffu  fait  bien  à  droite  !  Cette  langue  de  terre  ménagée 
en  pointe  au  devant  de  ces  arbres,  et  descendant  par  une  pente 
facile  vers  la  surface  de  ces  eaux,  est  tout  à  fait  pittoresque. 
Que  ces  eaux  qui  rafraîchissent  cette  péninsule,  en  baignant 
sa  rive,  sont  belles  !  Ami  Vernet,  prends  tes  crayons,  et  dépêche- 
toi  d'enrichir  ton  portefeuille  de  ce  groupe  de  femmes.  L'une, 
penchée  vers  la  surface  de  l'eau,  y  trempe  son  linge;  l'autre, 
accroupie,  le  tord;  une  troisième,  debout,  en  a  rempli  le  panier 
qu'elle  a  posé  sur  sa  tête.  N'oublie  pas  ce  jeune  homme  que  tu 
vois  par  le  dos  proche  d'elles,  courbé  vers  le  fond,  et  s'occu- 
pant  du  même  travail.  Hâte-toi,  car  ces  figures  prendront  dans 
un  instant  une  autre  position  moins  heureuse  peut-être.  Plus  ta 
copie  sera  fidèle,  plus  ton  tableau  sera  beau.  Je  me  trompe.  Tu 
donneras  à  ces  femmes  un  peu  plus  de  légèreté,  tu  les  toucheras 
moins  lourdement,  tu  affaibliras  le  ton  jaunâtre  et  sec  de  cette 
terrasse.  Ce  pêcheur  qui  a  jeté  son  filet  vers  la  gauche,  à  l'en- 
droit où  les  eaux  prennent  toute  leur  étendue,  tu  le  laisseras 
xi.  8 


11/i  SALON   DE   1707. 

tel  qu'il  est;  tu  n'imaginerais  rien  de  mieux.  "Vois  son  attitude; 
comme  elle  est  vraie!  Place  aussi  son  chien  à  côté  de  lui.  Quelle 
foule  d'accessoires  heureux  à  recueillir  pour  ton  talent  !  Et  ce 
bout  de  rocher  qui  est  tout  à  fait  à  gauche;  et  proche  de  ce 
rocher,  sur  le  fond,  ces  bâtiments  et  ces  hameaux;  et  entre 
cette  fabrique,  ce  hameau  et  la  langue  de  terre  aux  blanchis- 
seuses, ces  eaux  tranquilles  et  calmes  dont  la  surface  s'étend  et 
se  perd  dans  le  lointain  !  Si,  sur  un  plan  correspondant  à  ces 
femmes  occupées,  mais  à  une  très-grande  distance,  tu  places 
dans  une  de  tes  compositions,  comme  la  nature  te  l'indique  ici, 
des  montagnes  vaporeuses  dont  je  n'aperçoive  que  le  sommet, 
l'horizon  de  la  toile  en  sera  renvoyé  aussi  loin  que  tu  le  voudras. 
Mais  comment  feras-tu  pour  rendre,  je  ne  dis  pas  la  forme  de 
ces  objets  divers,  ni  même  leur  vraie  couleur,  mais  la  magique 
harmonie  qui  les  lie?...  Pourquoi  suis-je  seul  ici?  Pourquoi  per- 
sonne ne  partage-t-il  avec  moi  le  charme,  la  beauté  de  ce  site  ? 
Il  me  semble  que  si  elle  était  là,  dans  son  vêtement  néglige,  que 
je  tinsse  sa  main,  que  son  admiration  se  joignît  à  la  mienne, 
j'admirerais  bien  davantage.  11  me  manque  un  sentiment  que  je 
cherche,  et  qu'elle  seule  peut  m'inspirer...  Que  fait  le  proprié- 
taire de  ce  beau  lieu?  11  dort. 

Je  vous  appelais,  j'appelais  mon  amie,  lorsque  le  cher  abbé 
entra  avec  son  mouchoir  sur  son  œil.  «  Vos  tourbillons  de  pous- 
sière, me  dit-il  avec  un  peu  d'humeur,  qui  sont  aussi  bien 
ordonnés  que  le  monde,  m'ont  fait  passer  une  mauvaise  nuit.  » 
Ses  bambins  étaient  à  leurs  devoirs,  et  il  venait  causer  avec 
moi.  L'émotion  vive  de  l'âme  laisse,  même  après  qu'elle  est  pas- 
sée, des  traces  sur  le  visage  qu'il  n'est  pas  diiîicile  de  recon- 
naître. L'abbé  ne  s'y  méprit  pas.  Il  devina  quelque  chose  de  ce 
qui  s'était  passé  au  fond  de  la  mienne. 

«  J'arrive  à  contre-temps,  me  dit-il. 

—  Non,  l'abbé. 

—  Une  autre  compagnie  vous  rendrait  peut-être,  en  ce 
moment,  plus  heureux  que  la  mienne. 

—  Gela  se  peut. 

—  Je  m'en  vais  doue. 

—  Non,  restez.  »  Il  resta.  11  m'invita  à  prolonger  mon  séjour, 
et  me  promit  autant  de  promenades  telles  que  celles  de  la 
veille,  de  tableaux  tels  que  celui  que  j'avais  sous  les  yeux,  que 


SALON    DE   1767.  115 

je  lui  accorderais  de  journées.  Il  était  neuf  heures  du  matin,  et 
tout  donnait  encore  autour  de  nous.  Entre  un  assez  grand 
nombre  d'hommes  aimables  et  de  femmes  charmantes  que  ce 
séjour  rassemblait,  et  qui  tous  s'étaient  sauvés  de  la  ville,  à  ce 
qu'ils  disaient,  pour  jouir  des  agréments,  du  bonheur  de  la  cam- 
pagne, aucun  qui  eût  quitté  son  oreiller,  qui  voulût  respirer  la 
première  fraîcheur  de  l'air,  entendre  le  premier  chant  des 
oiseaux,  sentir  le  charme  de  la  nature  ranimée  par  les  vapeurs 
de  la  nuit,  recevoir  le  premier  parfum  des  fleurs,  des  plantes  et 
des  arbres.  Ils  semblaient  ne  s'être  faits  habitants  des  champs 
que  pour  se  livrer  plus  sûrement  et  plus  continûment  aux 
ennuis  de  la  ville.  Si  la  compagnie  de  l'abbé  n'était  pas  tout  à 
fait  celle  que  j'aurais  choisie,  je  m'aimais  encore  mieux  avec  lui 
que  seul.  Un  plaisir,  qui  n'est  que  pour  moi,  me  touche  faible- 
ment et  dure  peu.  C'est  pour  moi  et  mes  amis  que  je  lis,  que 
je  réfléchis,  que  j'écris,  que  je  médite,  que  j'entends,  que  je 
regarde,  que  je  sens.  Dans  leur  absence,  ma  dévotion  rapporte 
tout  à  eux.  Je  songe  sans  cesse  à  leur  bonheur.  Une  belle  ligne 
me  frappe-t-elle,  ils  la  sauront.  Ai-je  rencontré  un  beau  trait, 
je  me  promets  de  leur  en  faire  part.  Ai-je  sous  les  yeux  quelque 
spectacle  enchanteur,  sans  m'en  apercevoir  j'en  médite  le  récit 
pour  eux.  Je  leur  ai  consacré  l'usage  de  tous  mes  sens  et  de 
toutes  mes  facultés  ;  et  c'est  peut-être  la  raison  pour  laquelle 
tout  s'exagère,  tout  s'enrichit  un  peu  dans  mon  imagination  et 
dans  mon  discours  ;  ils  m'en  font  quelquefois  un  reproche,  les 
ingrats  ! 

L'abbé,  placé  à  côté  de  moi,  s'extasiait  à  son  ordinaire  sur 
les  charmes  de  la  nature.  11  avait  répété  cent  fois  l'épithète  de 
beau,  et  je  remarquais  que  cet  éloge  commun  s'adressait  à  des 
objets  tous  divers.  «  L'abbé,  lui  dis-je,  cette  roche  escarpée, 
vous  l'appelez  belle;  la  forêt  sourcilleuse  qui  la  couvre, 
vous  l'appelez  belle  ;  le  torrent  qui  blanchit  de  son  écume  le 
rivage,  et  qui  en  fait  frissonner  le  gravier,  vous  l'appelez  beau; 
le  nom  de  beau,  vous  l'accordez,  à  ce  que  je  vois,  à  l'homme, 
à  l'animal,  à  la  plante,  à  la  pierre,  aux  poissons,  aux  oiseaux, 
aux  métaux.  Cependant  vous  m'avouerez  qu'il  n'y  a  aucune  qua- 
lité physique  commune  entre  ces  êtres.  D'où  vient  donc  l'attribut 
commun? 

—  Je  nesais,  et  vous  m'y  faites  penser  pour  la  première  fois. 


116  SALON    DE    1767. 

—  C'est  une  chose  toute  simple.  La  généralité  de  votre 
panégyrique  vient,  cher  abbé,  de  quelques  idées  ou  sensations 
communes  excitées  dans  votre  âme  par  des  qualités  physiques 
absolument  différentes. 

—  J'entends,   l'admiration. 

—  Ajoutez,  et  1(3  plaisir.  Si  vous  y  regardez  de  près,  vous 
trouverez  que  les  objets  qui  causent  de  l'étonnement  ou  de  l'ad- 
miration sans  faire  plaisir  ne  sont  pas  beaux  ;  et  que  ceux  qui 
font  plaisir,  sans  causer  de  la  surprise  ou  de  l'admiration,  ne  le 
sont  pas  davantage.  Le  spectacle  de  Paris  en  feu  vous  ferait  hor- 
reur ;  au  bout  de  quelque  temps  vous  aimeriez  à  vous  promener 
sur  les  cendres.  Vous  éprouveriez  un  violent  supplice  à  voir  ex- 
pirer votre  amie  ;  au  bout  de  quelque  temps  votre  mélancolie 
vous  conduirait  vers  sa  tombe,  et  vous  vous  y  asseyeriez.  Il  y  a 
des  sensations  composées  ;  et  c'est  la  raison  pour  laquelle  il  n'y  a 
de  beaux  que  les  objets  de  la  vue  et  de  l'ouïe.  Écartez  du  son 
toute  idée  accessoire  et  morale;  et  vous  lui  ôterez  la  beauté. 
Arrêtez  à  la  surface  de  l'œil  une  image;  que  l'impression  n'en 
passe  ni  à  l'esprit  ni  au  cœur;  et  elle  n'aura  plus  rien  de  beau. 
Il  y  a  encore  une  autre  distinction  :  c'est  l'objet  dans  la  nature, 
et  le  même  objet  dans  l'art  ou  l'imitation.  Le  terrible  incendie, 
au  milieu  duquel  hommes,  femmes,  enfants,  pères,  mères,  frères, 
sœurs,  amis,  étrangers,  concitoyens,  tout  périt,  vous  plonge 
dans  la  consternation  ;  vous  fuyez,  vous  détournez  vos  regards, 
vous  fermez  vos  oreilles  aux  cris.  Spectateur  désespéré  d'un 
malheur  commun  à  tant  d'êtres  chéris,  peut-être  hasarderez-vous 
votre  vie,  vous  chercherez  à  les  sauver  ou  à  trouver  dans  les 
ûammes  le  même  sort  qu'eux.  Qu'on  vous  montre  sur  la  toile 
les  incidents  de  cette  calamité;  et  vos  yeux  s'y  arrêteront  avec 
joie.  Vous  direz  avec  Enée  : 

En  Priamus.  Sunt  hic  etiam  suapriumia  laudî. 

Viiigil.  .Encid.  lib.  I,  v.  4G5. 

—  Et  je  verserai  des  larmes? 

—  Je  n'en  doute  pas. 

—  Mais  puisque  j'ai  du  plaisir,  qu'ai-je  à  pleurer?  Et  si  je 
pleure,  comment  se  fait-il  que  j'aie  du  plaisir  ? 

—  Serait-il  possible,  l'abbé,  que  vous  ne  connussiez  pas  ces 
larmes-là?  Vous  n'avez  donc  jamais  été  vain  quand  vous  avez 


SALON    DE   1767.  117 

cessé  d'être  fort  ?  Vous  n'avez  donc  jamais  arrêté  vos  regards 
sur  celle  qui  venait  de  vous  faire  le  plus  grand  sacrifice  qu'une 
femme  honnête  puisse  faire?  Vous  n'avez  donc... 

—  Pardonnez-moi,  j'ai...  j'ai  éprouvé  la  chose;  mais  je 
n'en  ai  jamais  su  la  raison,  et  je  vous  la  demande. 

—  Quelle  question  vous  me  faites  là,  cher  abbé!  Nous  y 
serions  encore  demain;  et  tandis  que  nous  passerions  assez 
agréablement  notre  temps,  vos  disciples  perdraient  le  leur. 

—  Un  mot  seulement. 

—  Je  ne  saurais.  Allez  à  votre  thème  et  à  votre  version. 

—  Un  mot. 

—  Non,  non,  pas  une  syllabe;  mais  prenez  mes  tablettes, 
cherchez  au  verso  du  premier  feuillet,  et  peut-être  y  trouverez- 
vous  quelques  lignes  qui  mettront  votre  esprit  en  train.  » 

L'abbé  prend  les  tablettes,  et  tandis  que  je  m'habillais,  il  lut  : 
«  La  Rochefoucauld  a  dit  que,  dans  les  plus  grands  malheurs 

«  des  personnes  qui  nous  sont  le  plus  chères,   il  y  a  toujours 

«  quelque  chose  qui  ne  nous  déplaît  pas*.  » 
<(  Est-ce  cela,  me  dit  l'abbé  ? 

—  Oui. 

—  Mais  cela  ne  vient  guère  à  la  chose. 

—  Allez  toujours.  » 
Et  il  continua. 

a  N'y  aurait-il  pas  à  cette  idée  un  côté  vrai  et  moins  aflli- 
«  géant  pour  l'espèce  humaine?  Il  est  beau,  il  est  doux  de  com- 
«  patir  aux  malheureux;  il  est  beau,  il  est  doux  de  se  sacrifier 
«  pour  eux.  C'est  à  leur  infortune  que  nous  devons  laconnais- 
((  sance  flatteuse  de  l'énergie  de  notre  âme.  Nous  ne  nous  avouons 
«  pas  aussi  franchement  à  nous-mêmes  qu'un  certain  chirurgien 
«  le  disait  à  son  ami  :  Je  voudrais  que  vous  eussiez  une  jambe 
«  cassée;  et  vous  verriez  ce  que  je  sais  faire.  Mais  tout  ridi- 
«  cule  que  ce  souhait  paraisse,  il  est  caché  au  fond  de  tous  les 
«  cœurs;  il  est  naturel,  il  est  général.  Qui  est-ce  qui  ne  dési- 


1.  Cette  pensée  de  La  Rochefoucauld  :  «  Dans  l'adversité  de  nos  meilleurs  amis 
nous  trouvons  toujours  quelque  chose  qui  ne  nous  déplaît  pas,  »  était  sous  le 
n°  99,  dans  l'édition  de  16Gj  ;  mais  l'auteur  la  retrancha  dans  les  éditions  posté- 
rieures. Elle  a  cependant  reparu  dans  les  éditions  modernes,  sauf  dans  celle  de 
M.  G.  Duplessis  [Bibliothèque  elzevirienne),  où  elle  n'est  rappelée,  comme  cela  doit 
être,  qu'en  note. 


118  SALON    DE    170  7. 

«  rera  pas  sa  maîtresse  au  milieu  des  flammes,  s'il  peut  se  pro- 
«  mettre  de  s'y  précipiter  comme  Alcibiade,  et  de  la  sauver  entre 
«  ses  bras?  Nous  aimons  mieux  voir  sur  la  scène  l'homme  de 
«  bien  souffrant,  que  le  méchant  puni;  et  sur  le  théâtre  du 
<(  monde,  au  contraire,  le  méchant  puni  que  l'homme  de  bien 
«  souffrant.  C'est  un  beau  spectacle  que  celui  de  la  vertu  sous 
<(  les  grandes  épreuves.  Les  efforts  les  plus  terribles  tournés 
a  contre  elle  ne  nous  déplaisent  pas.  Nous  nous  associons  volon- 
((  tiers  en  idée  au  héros  opprimé.  L'homme  le  plus  épris  de  la 
'i  fureur,  de  la  tyrannie,  laisse  là  le  tyran,  et  le  voit  tomber 
'(  avec  joie  dans  la  coulisse,  mort  d'un  coup  de  poignard.  Le 
«  bel  éloge  de  l'espèce  humaine,  que  ce  jugement  impartial 
<(  du  cœur  en  faveur  de  l'innocence!  Une  seule  chose  peut  nous 
«  rapprocher  du  méchant;  c'est  la  grandeur  de  ses  vues,  l'éten- 
«  due  de  son  génie,  le  péril  de  son  entreprise.  Alors,  si  nous 
«  oublions  sa  méchanceté  pour  courir  son  sort;  si  nous  conju- 
«  rons  contre  Venise  avec  le  comte  de  Bedmar,  c'est  la  vertu 
«  qui  nous  subjugue  encore  sous  une  autre  face.  » 

—  Cher  abbé,  observez  en  passant  combien  l'historien  élo- 
quent peut  être  dangereux;  et  continuez... 

«  . . .  Nous  allons  au  théâtre  chercher  de  nous-mêmes  une 
«  estime  que  nous  ne  méritons  pas,  prendre  bonne  opinion  de 
a  nous;  partager  l'orgueil  des  grandes  actions  que  nous  ne  ferons 
«  jamais  ;  ombres  vaines  des  fameux  personnages  qu'on  nous 
<(  montre.  Là,  prompts  à  embrasser,  à  serrer  contre  notre  sein 
«  la  vertu  menacée,  nous  sommes  bien  sûrs  de  triompher  avec 
«  elle,  ou  de  la  lâcher  quand  il  en  sera  temps;  nous  la  suivons 
h  jusqu'au  pied  de  l'échafaud,  mais  pas  plus  loin;  et  personne 
«  n'a  mis  sa  tête  sur  le  billot  à  côté  de  celle  du  comte  d'Essex l  ; 
(i  aussi  le  parterre  est-il  plein,  et  les  lieux  de  la  misère  réelle 
«  sont-ils  vides.  S'il  fallait  sérieusement  subir  la  destinée  du 
«  mal  heureux  mis  en  scène,  les  loges  seraient  désertes.  Le 
a  poète,  le  peintre,  le  statuaire,  le  comédien,  sont  des  char- 
ci  latans  qui  nous  vendent  à  peu  de  frais  la  fermeté  du  vieil 
«  Horace,  le  patriotisme  du  vieux  Caton,  en  un  mot,  le  plus 
<(  séduisant  des  flatteurs.  » 

L'abbé  en  était  là,  lorsqu'un  de  ses  élèves  entra,  sautant 

1.  Dans  la  tragédie  de  Thomas  Corneille.  (Br.) 


SALON    DE   1767.  M9 

de  joie,  son  cahier  à  la  main.  L'abbé,  qui  préférait  de  causer 
avec  moi  à  aller  à  son  devoir,  car  le  devoir  est  une  des  choses 
les  plus  déplaisantes  de  ce  monde  :  c'est  toujours  caresser  sa 
femme  et  payer  ses  dettes;  l'abbé  renvoya  l'enfant,  me  demanda 
la  lecture  du  paragraphe  suivant.  «  Lisez,  l'abbé;  »  et  l'abbé  lut  : 
«  Un  imitateur  de  nature  rapportera  toujours  son  ouvrage 
«  à  quelque  but  important.  Je  ne  prétends  point  que  ce  soit  eu 
«  lui  méthode,  projet,  réflexion;  mais  instinct,  pente  secrète, 
«  sensibilité  naturelle,  goût  exquis  et  grand.  Lorsqu'on  présenta 
«  à  Voltaire  Benys  le  Tyran,  première'  et  dernière  tragédie  de 
«  Marmontel1,  le  vieux  poète  dit  :  «  Il  ne  fera  jamais  rien,  il  n'a 
«  pas  le  secret...  » 

—  Le  génie  peut-être? 

—  Oui,  l'abbé,  le  génie,  et  puis  le  bon  choix  des  sujets; 
l'homme  de  nature  opposé  à  l'homme  civilisé;  l'homme  sous 
l'empire  du  despotisme;  l'homme  accablé  sous  le  joug  de  la 
tyrannie  ;  des  pères,  des  mères,  des  époux,  les  liens  les  plus 
sacrés,  les  plus  doux,  les  plus  violents,  les  plus  généraux,  les 
maux  de  la  société,  la  loi  inévitable  de  la  fatalité,  les  suites 
des  grandes  passions;  il  est  difficile  d'être  fortement  ému  d'un 
péril  qu'on  n'éprouvera  peut-être  jamais.  Moins  la  distance  du 
personnage  à  moi  est  grande,  plus  l'attraction  est  prompte;  plus 
l'adhésion  est  forte.  On  a  dit  : 

Si  vis  me  flere,  dolendum  est 

Primum  ipsi  tibi. 

Horat.  de  Arte  poet.,  v.  102  et  103. 

Mais  tu  pleureras  tout  seul,  sans  que  je  sois  tenté  de  mêler 
une  larme  aux  tiennes,  si  je  ne  puis  me  substituer  à  ta  place  : 
il  faut  que  je  m'accroche  à  l'extrémité  de  la  corde  qui  te  tient 
suspendu  dans  les  airs,  ou  je  ne  frémirai  pas. 

—  Ah!  j'entends  à  présent. 

—  Quoi,  l'abbé? 

' —  Je  fais  deux  rôles,  je  suis  double;  je  suis  Le  Couvreur, 
et  je  reste  moi.  C'est  le  moi  Le  Couvreur  qui  frémit  et  qui 
souffre,  et  c'est  le  moi  tout  court  qui  a  du  plaisir. 

1.  Lorsque  Diderot  écrivait  ce  passage,  Marmontel  avait  cependant  donné  plu 
sieurs  autres  tragédies  :  Aristomène  en  1749,  Cléopàtre  en  1750,  les  Héradides  en 
1752,  et  Numitor  qui  n'a  point  été  représenté;  toutes  pièces  médiocres,  et  telle 
est  l'idée  que  veut  exprimer  le  critique.  (Bit.) 


120  SALON    DE    1707. 

—  Fort  bien,  l'abbé;  et  voilà  la  limite  de  l'imitateur  de  la 
nature.  Si  je  m'oublie  trop  et  trop  longtemps,  la   terreur  est 

trop  forte:  si  je  ne  m'oublie  point  du  tout,  si  je  reste  toujours 
un.  elle  est  trop  faible  :  c'est  ce  juste  tempérament  qui  fait 
verser  des  larmes  délicieuses. 

On  avait  expose  deux  tableaux  qui  concouraient  pour  un 
prix  proposé  :  c'était  un  Saint  Barthélémy  sous  le  couteau  des 
bourreaux.  Une  paysanne  âgée  décida  les  juges  incertains. 
Celui-ci,  dit  la  bonne  femme,  me  fait  grand  plaisir;  mais  cet 
autre  me  fait  grand'peine.  Le  premier  la  laissait  hors  de  la 
toile:  le  second  l'y  faisait  entrer.  Nous  aimons  le  plaisir  en  per- 
sonne, et  la  douleur  en  peinture. 

On  prétend  que  la  présence  de  la  chose  frappe  plus  que  son 
imitation  :  cependant  on  quittera  Caton  expirant  sur  la  scène,  pour 
courir  au  supplice  de  Lally.  Affaire  de  curiosité.  Si  Lally  était 
décapite  tous  les  jours,  on  resterait  à  Caton:  le  théâtre  est  le 
mont  Tarpeien  ;  le  parterre  est  le  quai  Pelletier  des  honnêtes  gens. 
>  Le  peuple  cependant  ne  se  lasse  point  d'exécutions:  c'est 
un  autre  principe.  L'homme  du  coin  devient  au  retour  le 
Démosthène  de  son  quartier.  Pendant  huit  jours  il  pérore,  on 
l'écoute,  pendent  ab  ore  loqueniis.  Il  est  un  personnage. 

Si  l'objet  nous  interesse  en  nature,  l'art  reunira  le  charme 
de  la  chose  au  charme  de  l'imitation.  Si  l'objet  vous  répugne  en 
nature,  il  ne  re>tera  sur  la  toile,  dans  lepoëme.  sur  le  marbre, 
que  le  prestige  de  l'imitation.  Celui  donc  qui  se  négligera  sur  le 
choix  du  sujet,  se  privera  de  la  meilleure  partie  de  son  avantage; 
-t  un  magicien  maladroit  qui  casse  en  deux  sa  baguette.  » 
Tandis  que  l'abbé  s'amusait  à  causer,  ses  enfants  s'amu- 
-  ient  de  leur  coté  à  jouer.  Le  thème  et  la  version  avaient  été  faits 
à  la  hâte.  Le  thème  était  rempli  de  solécisines:  la  version,  de 
contre-sens.  L'abbé,  en  colère,  prononçait  qu'il  n'y  aurait  point 
de  promenade.  En  effet,  il  n'y  en  eut  point:  et.  selon  l'usage, 
les  élevés  et  moi  nous  fûmes  châties  de  la  faute  du  maître: 
car  les  enfants  ne  manquent  guère  à  leurs  devoirs  que  parce 
que  les  maîtres  ne  sont  pas  au  leur.  Je  pris  donc  le  parti,  privé 
de  mon  <  c  et  de   sa  galerie,  de   me  prêter  aux  amuse- 

ments du  reste  de  la  maison.  Je  jouai,  je  jouai  mal:  je  fus 
grondé,  et  je  perdis  mon  argent.  Je  me  mêlai  à  l'entretien  de 
nos  philosophes,  qui  devinrent  à  la  fin  si  brouillés,  si  bruyants, 


SALON    DE    1767.  121 

que,  n'étant  plus  d'âge  aux  promenades  du  parc,  je  pris  furtive- 
ment mon  chapeau  et  mon  bâton,  et  m'en  allai  seul  à  travers 
champs,  rêvant  à  la  très-belle  et  très-importante  question  qu'ils 
agitaient,  et  à  laquelle  ils  étaient  arrivés  de  fort  loin. 

II  s'agissait  d'abord  de  l'acception  des  mots,  de  la  difficulté 
de  les  circonscrire  et  de  l'impossibilité  de  s'entendre  sans  ce 
préliminaire. 

Tous  n'étant  pas  d'accord  ni  sur  l'un  ni  sur  l'autre  point, 
on  choisit  un  exemple,  et  ce  fut  le  mot  vertu.  On  demanda  : 
«  Qu'est-ce  que  la  vertu?  »  et,  chacun  la  définissant  à  sa 
mode,  la  dispute  changea  d'objet;  les  uns  prétendant  que  la 
vertu  était  V habitude  de  conformer  sa  conduite  à  la  loi,  les 
autres,  que  c'était  l'habitude  de  conformer  sa  conduite  à  l'uti- 
lité publique. 

Les  premiers  disaient  que  la  vertu  définie  :  l'habitude  de 
conformer  ses  actions  à  l'utilité  publique,  était  la  vertu  du 
législateur  ou  du  souverain,  et  non  celle  du  sujet,  du  citoyen, 
du  peuple;  car  qui  est-ce  qui  a  des  idées  exactes  de  l'utilité 
publique?  c'est  une  notion  si  compliquée,  dépendante  de  tant 
d'expériences  et  de  lumières,  que  les  philosophes  même  en  dis- 
putaient entre  eux.  Si  l'on  abandonne  les  actions  des  hommes  à 
cette  règle,  le  vicaire  de  Saint-Roch,  qui  croit  son  culte  très- 
essentiel  au  maintien  de  la  société,  tuera  le  philosophe,  s'il 
n'est  prévenu  par  celui-ci,  qui  regarde  toute  institution  reli- 
gieuse comme  contraire  au  bonheur  de  l'homme.  L'ignorance 
et  l'intérêt,  qui  obscurcissent  tout  dans  les  têtes  humaines, 
montreront  l'intérêt  général  où  il  n'est  pas.  Chacun  ayant  sa 
vertu,  la  vie  de  l'homme  se  remplira  de  crimes.  Le  peuple, 
ballotté  par  ses  passions  et  par  ses  erreurs,  n'aura  point  de 
mœurs  :  car  il  n'y  a  de  mœurs  que  là  où  les  lois  bonnes  ou 
mauvaises  sont  sacrées  ;  car  c'est  là  seulement  que  la  conduite 
générale  est  uniforme.  Pourquoi  n'y  a-t-il  et  ne  peut-il  y  avoir 
de  mœurs  dans  aucune  contrée  de  l'Europe?  C'est  que  la  loi 
civile  et  la  loi  religieuse  sont  en  contradiction  avec  la  loi  de 
nature.  Qu'en  arrive-t-il?  c'est  que,  toutes  trois  enfreintes  et 
observées  alternativement,  elles  perdent  toute  sanction.  On 
n'y  est  ni  religieux,  ni  citoyen,  ni  homme;  on  n'y  est  que  ce 
qui  convient  à  l'intérêt  du  moment.  D'ailleurs,  si  chacun 
s'institue  juge  compétent  de  la  conformité  de  la  loi  avec  l'uti- 


122  SALON    DE    1767. 

lité  publique,  l'effrénée  liberté  d'examiner,  d'observer  ou  de 
fouler  aux  pieds  les  mauvaises  lois,  conduira  bientôt  à  l'exa- 
men, au  mépris  et  à  l'infraction  des  bonnes. 

Cinquième  site.  —  J'allais  devant  moi,  ruminant  ces  objec- 
tions, qui  me  paraissaient  fortes,  lorsque  je  me  trouvai  entre 
des  arbres  et  des  rochers,  lieu  sacré  par  son  silence  et  son 
obscurité.  Je  m'arrêtai  là,  et  je  m'assis.  J'avais  à  ma  droite  un 
phare,  qui  s'élevait  du  sommet  des  rochers.  11  allait  se  perdre 
dans  la  nue;  et  la  mer,  en  mugissant,  venait  se  briser  à  ses 
pieds.  Au  loin,  des  pêcheurs  et  des  gens  de  mer  étaient  diver- 
sement occupés.  Toute  l'étendue  des  eaux  agitées  s'ouvrait 
devant  moi;  elle  était  couverte  de  bâtiments  dispersés.  J'en 
voyais  s'élever  au-dessus  des  vagues,  tandis  que  d'autres  se 
perdaient  au-dessous,  chacun,  à  l'aide  de  ses  voiles  et  de  sa 
manœuvre,  suivant  des  routes  contraires,  quoique  poussé  par  un 
même  vent  :  image  de  l'homme  et  du  bonheur,  du  philosophe 
et  de  la  vérité. 

Nos  philosophes  auraient  été  d'accord  sur  leur  définition  de 
la  vertu,  si  la  loi  était  toujours  l'organe  de  l'utilité  publique; 
mais  il  s'en  manquait  beaucoup  que  cela  fût,  et  il  était  dur 
d'assujettir  des  hommes  sensés,  par  le  respect  pour  une  mau- 
vaise loi,  mais  bien  évidemment  mauvaise,  à  l'autoriser  de  leur 
exemple,  et  à  se  souiller  d'actions  contre  lesquelles  leur  âme 
et  leur  conscience  se  révoltaient.  Quoi  donc!  habitant  de  la  côte 
du  Malabar,  égorgerai-je  mon  enfant,  le  pilerai-je,  me  frotte- 
rai-je  de  sa  graisse  pour  me  rendre  invulnérable?...  me  plierai- 
je  à  toutes  les  extravagances  des  nations?  couperai-je  ici  les 
testicules  à  mon  fils?  là,  foulcrai-je  aux  pieds  ma  lille,  pour  la 
faire  avorter?  ailleurs,  immolerai-je  des  hommes  mutilés,  une 
foule  de  femmes  emprisonnées,  à  ma  débauche  et  à  ma  jalou- 
sie?... Pourquoi  non?  des  usages  aussi  monstrueux  ne  peuvent 
durer,  et  puis,  s'il  faut  opter,  être  méchant  homme  ou  bon 
citoyen;  puisque  je  suis  membre  d'une  société,  je  serai  bon 
citoyen  si  je  puis.  Mes  bonnes  actions  seront  à  moi;  c'est  à  la 
loi  à  répondre  des  mauvaises.  Je  me  soumettrai  à  la  loi,  et  je 
réclamerai  contre  elle...  Mais  si  cette  réclamation,  prohibée 
par  la  loi  même,  est  un  crime  capital?...  Je  me  tairai  ou  je 
m'éloignerai....  Socrate  dira,  lui  :  Ou  je  parlerai  ou  je  périrai. 


SALON    DE    17  67.  123 

L'apôtre  de  la  vérité  se  montrera-t-il  donc  moins  intrépide  que 
l'apôtre  du  mensonge?  Le  mensonge  aura-t-il  seul  le  privilège 
de  faire  des  martyrs?  Pourquoi  ne  dirais-je  pas  :  La  loi  l'or- 
donne, mais  la  loi  est  mauvaise.  Je  n'en  ferai  rien.  Je  n'en  veux 
rien  faire.  J'aime  mieux  mourir...  Mais  Aristippe  lui  répondra  : 
Je  sais  tout  aussi  bien  que  toi,  ô  Socrate!  que  la  loi  est  mau- 
vaise; et  je  ne  fais  pas  plus  de  cas  de  la  vie  qu'un  autre. 
Cependant  je  me  soumettrai  à  la  loi,  de  peur  qu'en  discutant, 
de  mon  autorité  privée,  les  mauvaises  lois,  je  n'encourage  par 
mon  exemple  la  multitude  insensée  à  discuter  les  bonnes.  Je  ne 
fuirai  point  les  cours  comme  toi.  Je  saurai  me  vêtir  de  pourpre. 
Je  ferai  ma  cour  aux  maîtres  du  monde  ;  et  peut-être  en  obtien- 
drai-je  ou  l'abolition  de  la  loi  mauvaise,  ou  la  grâce  de  l'homme 
de  bien  qui  l'aura  enfreinte. 

Je  quittais  cette  question  ;  je  la  reprenais  pour  la  quitter 
encore.  Le  spectacle  des  eaux  m'entraînait  malgré  moi.  Je 
regardais,  je  sentais,  j'admirais,  je  ne  raisonnais  plus,  je 
m'écriais  :  «  O  profondeur  des  mers  !  »  Et  je  demeurais  absorbé 
dans  diverses  spéculations  entre  lesquelles  mon  esprit  était 
balancé,  sans  trouver  d'ancre  qui  me  fixât.  Pourquoi,  me  disais- 
je,  les  mots  les  plus  généraux,  les  plus  saints,  les  plus  usités  : 
loi,  goût,  beau,  bon,  vrai,  usage,  mœurs,  vice,  vertu,  instinct, 
esprit,  matière,  grâce,  beauté,  laideur,  si  souvent  prononcés, 
s'entendent-ils  si  peu,  se  définissent-ils  si  diversement?... 
Pourquoi  ces  mots,  si  souvent  prononcés,  si  peu  entendus,  si 
diversement  définis,  sont-ils  employés  avec  la  même  précision 
par  le  philosophe,  par  le  peuple  et  par  les  enfants?  L'enfant  se 
trompera  sur  la  chose,  mais  non  sur  la  valeur  du  mot.  Il  ne 
sait  ce  qui  est  vraiment  beau  ou  laid,  bon  ou  mauvais,  vrai  ou 
faux;  mais  il  sait  ce  qu'il  veut  dire,  tout  aussi  bien  que  moi. 
11  approuve  et  désapprouve  comme  moi.  Il  a  son  admiration  et 
son  dédain...  Est-ce  réflexion  en  moi?  Est-ce  habitude  machi- 
nale en  lui?...  Mais  de  son  habitude  machinale,  ou  de  ma 
réflexion,  quel  est  le  guide  le  plus  sûr?...  Il  dit  :  «  Voilà  ma 
sœur.  »  Moi,  qui  l'aime,  j'ajoute  :  «  Petit,  vous  avez  raison  ; 
c'est  sa  taille  élégante,  sa  démarche  légère,  son  vêtement 
simple  et  noble,  le  port  de  sa  tête,  le  son  de  sa  voix,  de  cette 
voix  qui  fait  toujours  tressaillir  mon  cœur...  »  Y  aurait-il  dans 
les   choses    quelque    analogie  nécessaire  à  notre    bonheur?... 


124  SALON    DE    1767. 

Cette  analogie  se  reconnaîtrait-elle  par  l'expérience  ?  En  aurais- 
je  un  pressentiment  secret?...  Serait-ce  à  des  expériences  réité- 
rées que  je  devrais  cet  attrait,  cette  répugnance,  qui,  réveillée 
subitement,  forme  la  rapidité  de  mes  jugements?...  Quel  iné- 
puisable fonds  de  recherches!...  Dans  cette  recherche,  quel  est 
le  premier  objet  à  connaître?...  Moi...  Que  suis-je  ?.... 
Qu'est-ce  qu'un  homme?...  Un  animal?...  sans  doute;  mais  le 
chien  est  un  animal  aussi;  le  loup  est  un  animal  aussi.  Mais 
l'homme  n'est  ni  un  loup  ni  un  chien...  Quelle  notion  précise 
peut-on  avoir  du  bien  et  du  mal,  du  beau  et  du  laid,  du  bon 
et  du  mauvais,  du  vrai  et  du  faux,  sans  une  notion  préliminaire 
de  l'homme?...  Mais  si  l'homme  ne  se  peut  définir...  tout  est 
perdu...  Combien  de  philosophes,  faute  de  ces  observations  si 
simples,  ont  fait  à  l'homme  la  morale  des  loups,  aussi  bêtes  en 
cela  que  s'ils  avaient  prescrit  aux  loups  la  morale  de  l'homme  !... 
Tout  être  tend  à  son  bonheur;  et  le  bonheur  d'un  être  ne  peut 
être  le  bonheur  d'un  autre...  La  morale  se  renferme  donc  dans 
l'enceinte  de  l'espèce...  Qu'est-ce  qu'une  espèce?...  Une  mul- 
titude d'individus  organisés  de  la  même  manière...  Quoi  ! 
l'organisation  serait  la  base  de  la  morale  !...  Je  le  crois... 
Mais  Polyphème,  qui  n'eut  presque  rien  de  commun  dans  son 
organisation  avec  les  compagnons  d'Ulysse,  ne  fut  donc  pas  plus 
atroce,  en  mangeant  les  compagnons  d'Ulysse,  que  les  compa- 
gnons d'Ulysse  en  mangeant  un  lièvre  ou  un  lapin?...  Mais  les 
rois,  mais  Dieu,  qui  est  le  seul  de  son  espèce?... 

Le  soleil,  qui  touchait  à  son  horizon,  disparut;  la  mer  prit 
tout  à  coup  un  aspect  plus  sombre  et  plus  solennel.  Le  crépus- 
cule, qui  n'est  d'abord  ni  le  jour  ni  la  nuit,  image  de  nos  faibles 
pensées;  image  qui  avertit  le  philosophe  de  s'arrêter  dans  ses 
spéculations,  avertit  aussi  le  voyageur  de  ramener  ses  pas  vers 
son  asile.  Je  m'en  revenais  donc,  et  je  pensais  que  s'il  y  avait 
une  morale  propre  k  une  espèce,  peut-être  dans  la  même  espèce 
y  avait-il  une  morale  propre  à  dillérents  individus,  ou  du  moins 
à  différentes  conditions  ou  collections  d'individus  semblables; 
et  pour  ne  pas  vous  scandaliser  par  un  exemple  trop  sérieux, 
une  morale  propre  aux  artistes,  ou  à  l'art,  et  que  cette  morale 
pourrait  bien  être  au  rebours  de  la  morale  usuelle.  Oui,  mon 
ami,  j'ai  bien  peur  que  l'homme  n'aille  droit  au  malheur  par 
la  voie  qui  conduit  l'imitateur  de  la  nature  au  sublime.  Se  jeter 


SALON   DE  1767.  125 

dans  les  extrêmes,  voilà  la  règle  du  poëte.  Garder  en  tout  un 
juste  milieu,  voilà  la  règle  du  bonheur.  Il  ne  faut  point  faire 
de  poésie  dans  la  vie.  Les  héros,  les  amants  romanesques,   les 
grands  patriotes,  les  magistrats  inflexibles,  les  apôtres  de  reli- 
gion, les  philosophes  à  toute  outrance,  tous  ces  rares  et  divins 
insensés  font  de  la  poésie  dans  la  vie,  de  là  leur  malheur.  Ce 
sont  eux  qui  fournissent  après  leur  mort  aux  grands  tableaux. 
Ils  sont  excellents  à  peindre.  Il  est  d'expérience  que  la  nature 
condamne  au  malheur  celui  à  qui  elle   a  départi  le  génie,  et 
celle  qu'elle  a  douée  de  la  beauté;  c'est  que  ce  sont  des  êtres 
poétiques.  Je  me  rappelais  la  foule  des  grands  hommes  et  des 
belles  femmes,  dont  la  qualité  qui  les  avait  distingués  de  leur 
espèce  avait  fait  le  malheur.  Je  faisais  en  moi-même  l'éloge  de 
la  médiocrité  qui  met  également  à  l'abri  du  blâme  et  de  l'en- 
vie; et  je  me  demandais  pourquoi,  cependant,  personne  ne  vou- 
drait perdre  de  sa  sensibilité  et  devenir  médiocre?  0  vanité  de 
l'homme  !  Je  parcourais  depuis  les  premiers  personnages  de  la 
Grèce  et  de  Rome,  jusqu'à  ce  vieil   abbé  qu'on  voit  dans    nos 
promenades,  vêtu    de   noir,  tête  hérissée   de  cheveux  blancs, 
l'œil  hagard,  la  main  appuyée  sur  une  petite   canne,    rêvant, 
allant,  clopinant.  C'est  l'abbé  de  Gua  de  Malves.  C'est  un  pro- 
fond géomètre,  témoin  son  Traité  des  Courbes  du  troisième  et 
quatrième  genre,  et  sa  solution,  ou  plutôt  démonstration  de  la 
règle  de  Descartes   sur  les  signes  d'une   équation.  Cet  homme, 
placé  devant  sa  table,  enfermé  dans  son  cabinet,  peut  combiner 
une  infinité  de  quantités  ;  il  n'a  pas  le  sens  commun  dans  la  rue. 
Dans  la  même  année,  il  embarrassera^  ses  revenus  de  déléga- 
tions; il  perdra   sa    place  de   professeur  au    Collège  royal;  il 
s'exclura  de  l'Académie,  et  achèvera  sa  ruine  par  la  construc- 
tion d'une  machine  à  cribler  le  sable,  et  n'en  séparera  pas  une 
paillette  d'or,  il  s'en  reviendra  pauvre    et   déshonoré;  en  s'en 
revenant  il  passera  sur  une  planche  étroite  ;  il  tombera  et  se 
cassera  une   jambe  l.  Celui-ci    est    un   imitateur   sublime  de 
nature;  voyez  ce  qu'il  sait  exécuter,  soit  avec  l'ébauchoir,  soit 
avec   le  crayon,  soit   avec    le  pinceau;  admirez    son   ouvrage 
étonnant;  eh  bien,  il  n'a  pas  sitôt  déposé  l'instrument  de  son 

1.  Tout  ceci  est  bien  l'histoire  de  l'abbé  de  Gua  de  Malves.  Il  vécut  misérable 
jusqu'en  1788.  On  a  prétendu  que  c'était  lui  qui  avait  suggéré  à  Diderot  l'idée  et 
le  plan  de  Y  Encyclopédie. 


126  SALON    DE    1767. 

métier,  qu'il  esl  fou.  Ce  porte,  que  la  sagesse  parait  inspirer, 
et  dont  les  écrits  sont  remplis  de  sentences  à  graver  en  lettres 
d'or,  dans  un  instant  il  ne  sait  plus  ce  qu'il  dit,  ce  qu'il  fait;  il 
est  fou.  Cet  orateur,  qui  s'empare  de  nos  âmes  et  de  nos  esprits, 
qui  en  dispose  à  son  gré,  descendu  de  la  chaire,  il  n'est  plus 
maître  de  lui;  il  est  fou.  Quelle  différence  !  m'écriai-je,  du 
génie  et  du  sens  commun  de  l'homme  tranquille  et  de  l'homme 
passionné!  Heureux,  cent  fois  heureux,  m'écriai-je  encore, 
M.  Baliveau  ',  capitoul  de  Toulouse!  c'est  M.  Baliveau,  qui  boit 
bien,  qui  mange  bien,  qui  digère  bien,  qui  dort  bien.  C'est  lui 
qui  prend  son  café  le  matin,  qui  fait  la  police  au  marché,  qui 
pérore  dans  sa  petite  famille,  qui  arrondit  sa  fortune,  qui  prêche 
à  ses  enfants  la  fortune;  qui  vend  à  temps  son  avoine  et  son 
blé;  qui  garde  dans  son  cellier  ses  vins,  jusqu'à  ce  que  la  gelée 
des  vignes  en  ait  amené  la  cherté;  qui  sait  placer  sûrement  ses 
fonds  ;  qui  se  vante  de  n'avoir  jamais  été  enveloppé  dans  aucune 
faillite;  qui  vit  ignoré;  et  pour  qui  le  bonheur  inutilement  envié 
d'Horace,  le  bonheur  de  mourir  ignoré  fut  fait.  M.  Baliveau  est 
un  homme  fait  pour  son  bonheur  et  pour  le  malheur  des  autres. 
Son  neveu,  M.  de  l'Empirée  2,  tout  au  contraire.  On  veut  être 
M.  de  l'Empirée  à  vingt  ans,  et  M.  Baliveau  à  cinquante.  C'est 
tout  juste  mon  âge. 

J'étais  encore  à  quelque  distance  du  château,  lorsque 
j'entendis  sonner  le  souper.  Je  ne  m'en  pressai  pas  davantage; 
je  me  mets  quelquefois  à  table  le  soir,  mais  il  est  rare  que  je 
mange.  J'arrivai  à  temps  pour  recevoir  quelques  plaisanteries 
sur  mes  courses,  et  faire  la  chouette  à  deux  femmes  qui 
jouèrent  les  cinq  à  six  premiers  rois,  d'un  bonheur  extraordi- 
naire. La  galerie,  qui  cherchait  encore  à  les  amuser  à  mes 
dépens,  tiou\ait  qu'avec  la  ressource  dont  j'étais  dans  la 
société,  il  ne  fallait  pas  supporter  plus  longtemps  ce  goût 
effréné  pour  les  montagnes  et  les  forêts;  qu'on  y  perdrait  trop. 
On  calcula  ce  que  je  devais  a  la  compagnie  à  tant  par  partie,  et 
à  tant  de  parties  par  jour.  Cependant  la  chance  tourna,  et  les 
plaisants  changèrent  de  cote.  Il  y  a  plusieurs  petites  observa- 
tions, que  j'ai  presque  toujours  faites  :  c'est  que  les  spectateur^ 

1.  Personnage  de  la  comédie  de  Piron  intitulée  la  Metromanie.  (Bn.) 

2.  Damis  nu  .]/.  de  l'Empirée,  autre  personnage  de  la  Metromanie.  (Bu.) 


SALON    DE    1767.  127 

au  jeu  ne  manquent  guère  de  prendre  parti  pour  le  plus  fort, 
de  se  liguer  avec  la  fortune,  et  de  quitter  des  joueurs  excel- 
lents qui  n'intéressaient  pas  leur  jeu,  pour  s'attrouper  autour 
de  pitoyables  joueurs  qui  risquaient  des  masses  d'or.  Je  ne 
néglige  point  ces  petits  phénomènes  lorsqu'ils  sont  constants, 
parce  qu'alors  ils  éclairent  sur  la  nature  humaine,  que  le  même 
ressort  meut  dans  les  grandes  occasions  et  dans  les  frivoles. 
Rien  ne  ressemble  tant  à  un  homme  qu'un  enfant.  Combien  le 
silence  est  nécessaire,  et  combien  il  est  rarement  gardé  autour 
d'une  table  de  jeu!  Combien  la  plaisanterie  qui  trouble  et  con- 
triste  le  perdant  y  est  déplacée ,  et  combien  je  ne  sais  quelle 
sorte  de  plate  commisération  est  plus  insupportable  encore! 
S'il  est  rare  de  trouver  un  homme  qui  sache  perdre,  combien  il 
est  plus  rare  d'en  trouver  un  qui  sache  gagner!  Pour  des 
femmes,  il  n'y  en  a  point.  Je  n'en  ai  jamais  vu  une  qui  contînt 
ni  sa  bonne  humeur  dans  la  prospérité,  ni  sa  mauvaise  humeur 
dans  l'adversité.  La  bizarrerie  de  certains  hommes  sérieusement 
irrités  de  la  prédilection  aveugle  du  sort,  joueurs  infidèles  ou 
fâcheux  par  cette  unique  raison  !  Un  certain  abbé  de  Magin- 
ville,  qui  dépensait  fort  bien  vingt  louis  à  nous  donner  un 
excellent  dîner,  nous  volait  au  jeu  un  petit  écu,  qu'il  abandon- 
nait le  soir  à  ses  gens  !  L'homme  ambitionne  la  supériorité , 
même  dans  les  plus  petites  choses.  Jean-Jacques  Rousseau, 
qui  me  gagnait  toujours  aux  échecs,  me  refusait  un  avantage 
qui  rendît  la  partie  plus  égale.  «  Souffrez-vous  à  perdre?  me 
disait-il. — Non,  lui  répondais-je  ;  mais  je  me  défendrais  mieux, 
et  vous  en  auriez  plus  de  plaisir. —  Cela  se  peut,  répliquait-il; 
laissons  pourtant  les  choses  comme  elles  sont.  »  Je  ne  doute 
point  que  le  premier  président  ne  voulût  savoir  tenir  un  fleu- 
ret et  tirer  des  armes  mieux  que  Motet;  et  l'abbesse  deChelles, 
mieux  danser  que  la  Guimard.  On  sauve  sa  médiocrité  ou  son 
ignorance  par  du  mépris. 

11  était  tard  quand  je  me  retirai;  mais  l'abbé  me  laissa  dor- 
mir la  grasse  matinée.  Il  ne  m'apparut  que  sur  les  dix  heures, 
avec  son  bâton  d'aubépine  et  son  chapeau  rabattu.  Je  l'attendais; 
et  nous  voilà  partis  avec  les  deux  petits  compagnons  de  nos 
pèlerinages,  et  précédés  de  deux  valets,  qui  se  relayaient  à  por- 
ter un  large  panier.  11  y  avait  près  d'une  heure  que  nous  mar- 
chions en  silence  à  travers  les  détours  d'une  longue  forêt  qui 


128  SALON    DE    1767. 

nous  dérobait  à  l'ardeur  du  soleil,  lorsque  tout  à  coup  je  me 
trouvai  placé  en  face  du  paysage  qui  suit.  Je  ne  vous  en  dis 
rien  ;  vous  en  jugerez. 

Sixième  site.  —  Imaginez  à  droite  la  cime  d'un  rocher  qui  se 
perd  dans  la  nue.  Il  était  dans  le  lointain,  à  en  juger  par  les 
objets  interposés,  et  la  manière  terne  et  grisâtre  dont  il  était 
éclairé.  Proche  de  nous,  toutes  les  couleurs  se  distinguent;  au 
loin,  elles  se  confondent  en  s' éteignant;  et  leur  confusion  pro- 
duit un  blanc  mat.  Imaginez,  au  devant  de  ce  rocher,  et  beau- 
coup plus  voisin,  une  fabrique  de  vieilles  arcades,  sur  le 
ceintre  de  ces  arcades  une  plaie-forme  qui  conduisait  à  une 
espèce  de  phare,  au  delà  de  ce  phare,  à  une  grande  distance, 
des  monticules.  Proche  des  arcades,  mais  tout  à  fait  à  notre 
droite,  un  torrent  qui  .se  précipitait  d'une  énorme  hauteur,  et 
dont  les  eaux  écumeuses  étaient  resserrées  dans  la  crevasse 
profonde  d'un  rocher,  et  brisées  clans  leur  chute  par  des  masses 
informes  de  pierres;  vers  ces  masses,  quelques  barques  à  flot; 
à  notre  gauche,  une  langue  de  terre  où  des  pêcheurs  et  autres 
gens  étaient  occupés.  Sur  cette  langue  de  terre  un  bout  de 
forêt  éclairé  par  la  lumière  qui  venait  d'au  delà;  entre  ce 
paysage  de  la  gauche,  le  rocher  crevassé  et  la  fabrique  de 
pierres,  une  échappée  de  mer  qui  s'étendait  à  l'infini,  et  sur 
cette  mer  quelques  bâtiments  dispersés;  adroite,  les  eaux  de  la 
mer  baignaient  le  pied  du  phare  et  d'une  autre  longue  fabrique 
adjacente,  en  retour  d'équerre,  qui  s'enfuyait  dans  le  lointain. 

Si  vous  ne  faites  pas  un  effort  pour  vous  bien  représenter 
ce  site,  vous  me  prendrez  pour  un  fou,  lorsque  je  vous  dirai 
que  je  poussai  un  cri  d'admiration,  et  que'  je  restai  immo- 
bile et  stupéfait.  L'abbé  jouit  un  moment  de  ma  surprise;  il 
m'avoua  qu'il  s'était  usé  sur  les  beautés  de  nature,  mais  qu'il 
était  toujours  neuf  pour  la  surprise  qu'elles  causaient  aux 
autres,  ce  qui  m'expliqua  la  chaleur  avec  laquelle  les  gens  à 
cabinet  y  appelaient  les  curieux.  Il  me  laissa  pour  aller  à  ses 
élèves  qui  étaient  assis  à  terre,  le  dos  appuyé  contre  des  arbres, 
leurs  .livres  épars  sur  l'herbe,  et  le  couvercle  du  panier  posé 
sur  leurs  genoux,  et  leur  servant  de  pupitre.  A  quelque  dis- 
lance, les  valets  fatigués  se  reposaient  étendus,  et  moi,  j'errais 
incertain  sous  quel  point  je  m'arrêterais  et  verrais.  0  [Nature! 


SALON    DE    1767.  129 

que  tu  es  grande!  0  Nature!  que  tu  es  imposante,  majestueuse 
et  belle!  C'est  tout  ce  que  je  disais  au  fond  de  mon  âme;  mais 
comment  pourrais-je  vous  rendre  la  variété  des  sensations 
délicieuses  dont  ces  mots  répétés  en  cent  manières  diverses 
étaient  accompagnés?  On  les  aurait  sans  doute  toutes  lues  sur 
mon  visage  ;  on  les  aurait  distinguées  aux  accents  de  ma  voix, 
tantôt  faibles,  tantôt  véhéments,  tantôt  coupés,  tantôt  continus. 
Quelquefois  mes  yeux  et  mes  bras  s'élevaient  vers  le  ciel  ;  quel- 
quefois ils  retombaient  à  mes  côtés,  comme  entraînés  de  lassi- 
tude. Je  crois  que  je  versai  quelques  larmes.  Vous,  mon  ami, 
qui  connaissez  si  bien  l'enthousiasme  et  son  ivresse,  dites-moi 
quelle  est  la  main  qui  s'était  placée  sur  mon  cœur,  qui  le  ser- 
rait, qui  le  rendait  alternativement  à  son  ressort,  et  suscitait 
dans  tout  mon  corps  ce  frémissement  qui  se  fait  sentir  particu- 
lièrement à  la  racine  des  cheveux,  qui  semblent  alors  s'animer 
et  se  mouvoir! 

Qui  sait  le  temps  que  je  passai  dans  cet  état  d'enchante- 
ment? Je  crois  que  j'y  serais  encore,  sans  un  bruit  confus  de 
voix  qui  m'appelaient  :  c'étaient  celles  de  nos  petits  élèves  et 
de*  leur  instituteur.  J'allai  les  rejoindre  à  regret,  et  j'eus  tort. 
Il  était  tard;  j'étais  épuisé;  car  toute  sensation  violente  épuise  ; 
et  je  trouvai  sur  l'herbe  des  carafons  de  cristal  remplis  d'eau  et 
de  vin,  avec  un  énorme  pâté  qui,  sans  avoir  l'aspect  auguste  et 
sublime  du  site  dont  je  m'étais  arraché,  n'était  pourtant  pas 
déplaisant  à  voir.  0  rois  de  la  terre!  quelle  différence  de  la 
gaieté,  de  l'innocence  et  de  la  douceur  de  ce  repas  frugal  et 
sain,  et  de  la  triste  magnificence  de  vos  banquets!  Les  dieux, 
assis  à  leur  table,  regardent  aussi  du  haut  de  leurs  célestes 
demeures  le  même  spectacle  qui  attache  nos  regards.  Du  moins, 
les  poètes  du  paganisme  n'auraient  pas  manqué  de  le  dire.  0 
sauvages  habitants  des  forêts,  hommes  libres  qui  vivez  encore 
dans  l'état  de  nature,  et  que  notre  approche  n'a  point  corrom- 
pus, que  vous  êtes  heureux,  si  l'habitude  qui  affaiblit  toutes 
les  jouissances,  et  qui  rend  les  privations  plus  amères,  n'a 
point  altéré  le  bonheur  de  votre  vie  ! 

Nous  abandonnâmes  les  débris  de  notre  repas  aux  domesti- 
ques qui  nous  avaient  servis  ;  et,  tandis  que  nos  jeunes  élèves  se 
livraient  sans  contrainte  aux  amusements  de  leur  âge,  leur  insti- 
tuteur et  moi,  sans  cesse  distraits  par  les  beautés  de  la  nature, 
xi.  9 


130  SALON    DE   1767. 

nous  conversions  moins  que  nous  ne  jetions  des  propos  décousus. 
«    Mais   pourquoi  y   a-t-il  si  peu   d'hommes  touchés  des 
charmes  de  la  nature? 

—  C'est  que  la  société  leur  a  fait  un  goût  et  des  beautés 
factices. 

—  Il  me  semble  que  la  logique  de  la  raison  a  fait  bien 
d'autres  progrès  que  la  logique  du  goût. 

—  Aussi  celle-ci  est-elle  si  fine,  si  subtile,  si  délicate,  sup- 
pose une  connaissance  si  profonde  de  l'esprit  et  du  cœur 
humain,  de  ses  passions,  de  ses  préjugés,  de  ses  erreurs,  de 
ses  goûts,  de  ses  terreurs,  que  peu  sont  en  état  de  l'entendre, 
bien  moins  encore  en  état  de  la  trouver.  Il  est  bien  plus  aisé 
de  démêler  le  vice  d'un  raisonnement,  que  la  raison  d'une 
beauté.  D'ailleurs,  l'une  est  bien  plus  vieille  que  l'autre.  La 
raison  s'occupe  des  choses;  le  goût,  de  leur  manière  d'être.  Il 
faut  avoir,  c'est  le  point  important;  puis  il  faut  avoir  d'une 
certaine  manière;  d'abord  une  caverne,  un  asile,  un  toit,  une 
chaumière,  une  maison;  ensuite  une  certaine  maison,  un  cer- 
tain domicile;  d'abord  une  femme,  ensuite  une  certaine  femme. 
La  nature  demande  la  chose  nécessaire.  Il  est  fâcheux  d'en  être 
privé.  Le  goût  la  demande  avec  des  qualités  accessoires  qui  la 
rendent  agréable. 

—  Combien  de  bizarreries,  de  diversités  dans  la  recherche 
et  le  choix  raffiné  de  ces  accessoires! 

— De  tout  temps  et  partout  le  mal  engendra  le  bien,  le  bien 
inspira  le  mieux,  le  mieux  produisit  l'excellent;  à  l'excellent 
succéda  le  bizarre,  dont  la  famille  fut  innombrable...  C'est  qu'il 
y  a  dans  l'exercice  de  la  raison,  et  même  des  sens,  quelque 
chose  de  commun  à  tous,  et  quelque  chose  de  propre  à  chacun. 
Cent  têtes  mal  faites,  pour  une  qui  l'est  bien.  La  chose  com- 
mune à  tous  est  de  l'espèce.  La  chose  propre  à  chacun  distingue 
l'individu.  S'il  n'y  avait  rien  de  commun,  les  hommes  dispute- 
raient sans  cesse,  et  n'en  viendraient  jamais  aux  mains.  S'il  n'y 
avait  rien  de  divers,  ce  serait  tout  le  contraire.  La  nature  a 
distribue  entre  les  individus  de  la  même  espèce  assez  de  res- 
semblance, assez  de  diversité  pour  faire  le  charme  de  l'entre- 
tien, et  aiguiser  la  pointe  de  l'émulation. 

—  Ce  qui  n'empêche  pas  qu'on  ne  s'injurie  quelquefois,  et 
qu'on  ne  se  tue. 


SALON    DE    1767.  131 

—  L'imagination  et  le  jugement  sont  deux  qualités  com- 
munes et  presque  opposées.  L'imagination  ne  crée  rien,  elle 
imite,  elle  compose,  combine,  exagère,  agrandit,  rapetisse.  Elle 
s'occupe  sans  cesse  de  ressemblances.  Le  jugement  observe, 
compare,  et  ne  cherche  que  des  différences.  Le  jugement  est  la 
qualité  dominante  du  philosophe;  l'imagination,  la  qualité 
dominante  du  poëte. 

—  L'esprit  philosophique  est-il  favorable  ou  défavorable  à 
la  poésie?  Grande  question  presque  décidée  parce  peu  de  mots. 

—  II  est  vrai.  Plus  de  verve  chez  les  peuples  barbares  que 
chez  les  peuples  policés  ;  plus  de  verve  chez  les  Hébreux  que 
chez  les  Grecs;  plus  de  verve  chez  les  Grecs  que  chez  les 
Romains  ;  plus  de  verve  chez  les  Romains  que  chez  les  Italiens 
et  les  Français  ;  plus  de  verve  chez  les  Anglais  que  chez  ces 
derniers.  Partout  décadence  de  la  verve  et  de  la  poésie,  à 
mesure  que  l'esprit  philosophique  a  fait  des  progrès  :  on  cesse 
de  cultiver  ce  qu'on  méprise.  Platon  chasse  les  poètes  de  sa  cité. 
L'esprit  philosophique  veut  des  comparaisons  plus  resserrées, 
plus  strictes,  plus  rigoureuses  ;  sa  marche  circonspecte  est 
ennemie  du  mouvement  et  des  figures.  Le  règne  des  images 
passe  à  mesure  que  celui  des  choses  s'étend.  Il  s'introduit  par 
la  raison  une  exactitude,  une  précision,  une  méthode,  pardon- 
nez-moi le  mot,  une  sorte  de  pédanterie  qui  tue  tout.  Tous  les 
préjugés  civils  et  religieux  se  dissipent;  et  il  est  incroyable 
combien  l'incrédulité  ôte  de  ressources  à  la  poésie.  Les  mœurs 
se  policent,  les  usages  barbares,  poétiques  et  pittoresques  ces- 
sent ;  et  il  est  incroyable  le  mal  que  cette  monotone  politesse 
fait  à  la  poésie.  L'esprit  philosophique  amène  le  style  sentencieux 
et  sec.  Les  expressions  abstraites  qui  renferment  un  grand 
nombre  de  phénomènes  se  multiplient  et  prennent  la  place  des 
expressions  figurées.  Les  maximes  de  Sénèque  et  de  Tacite  suc- 
cédèrent partout  aux  descriptions  animées,  aux  tableaux  de 
Tite-Live  et  de  Cicéron  ;  Fontenelle  et  La  Motte  à  Bossuet  et 
Féuelon.  Quelle  est,  à  votre  avis,  l'espèce  de  poésie  qui  exige 
le  plus  de  verve?  L'ode,  sans  contredit.  Il  y  a  longtemps  qu'on 
ne  fait  plus  d'odes.  Les  Hébreux  en  ont  fait,  et  ce  sont  les  plus 
fougueuses.  Les  Grecs  en  ont  fait,  mais  déjà  avec  moins  d'en- 
thousiasme que  les  Hébreux.  Le  philosophe  raisonne,  l'enthou- 
siaste sent.  Le  philosophe  est  sobre,  l'enthousiaste  est  ivre.  Les 


132  SALON    DE    1767. 

Romains  ont  imité  les  Grecs  dans  le  poème  dont  il  s'agit;  mais 
leur  délire  n'est  presque  qu'une  singerie.  Allez  à  cinq  heures 
sous  les  arbres  des  Tuileries  ;  là,  vous  trouverez  de  froids  dis- 
coureurs placés  parallèlement  les  uns  à  côté  des  autres,  mesu- 
rant d'un  pas  égal  des  allées  parallèles;  aussi  compassés  dans 
leurs  propos  que  dans  leur  allure;  étrangers  au  tourment  de 
l'âme  d'un  poète,  qu'ils  n'éprouvèrent  jamais;  et  vous  entendrez 
le  dithyrambe  de  Pindare  traité  d'extravagance;  et  cet  aigle 
endormi  sous  le  sceptre  de  Jupiter,  qui  se  balance  sur  ses  pieds, 
et  dont  les  plumes  frissonnent  aux  accents  de  l'harmonie,  mis  au 
rang  des  images  puériles.  Quand  voit-on  naître  les  critiques  et 
les  grammairiens?  tout  juste  après  le  siècle  du  génie  et  des 
productions  divines.  Ce  siècle  s'éclipse  pour  ne  plus  reparaître; 
ce  n'est  pas  que  Nature,  qui  produit  des  chênes  aussi  grands  que 
ceux  d'autrefois,  ne  produise  encore  aujourd'hui  des  tètes 
antiques;  mais  ces  tètes  étonnantes  se  rétrécissent  en  subissant 
la  loi  générale  d'un  goût  pusillanime  cl  régnant.  11  n'y  a  qu'un 
moment  heureux;  c'est  celui  où  il  y  a  assez  de  verve  et  de 
liberté  pour  être  chaud,  assez  de  jugement  et  de  goût  pour  être 
sage.  Le  génie  crée  les  beautés;  la  critique  remarque  les  défauts. 
Il  faut  de  l'imagination  pour  l'un,  du  jugement  pour  l'autre. 
Si  j'avais  la  critique  à  peindre,  je  la  montrerais  arrachant  les 
plumes  à  Pégase,  et  le  pliant  aux  allures  de  l'académie.  Il  n'est 
plus  cet  animal  fougueux,  qui  hennit,  gratte  la  terre  du  pied, 
se  cabre  et  déploie  ses  grandes  ailes  ;  c'est  une  bête  de  somme, 
la  monture  de  l'abbé  Morellet,  prototype  de  la  méthode.  La  disci- 
pline militaire  naît  quand  il  n'y  a  plus  de  généraux;  la  méthode, 
quand  il  n'y  a  plus  de  génie. 

«  Cher  abbé,  il  y  a  longtemps  que  nous  conversons;  vous 
m'avez  entendu,  compris,  je  crois? 

—  Très-bien. 

—  Et  croyez-vous  avoir  entendu  autre  chose  que  des  mots? 

—  Assurément. 

—  Eh  bien,  vous  vous  trompez;  vous  n'avez  entendu  que  des 
mots,  et  rien  que  des  mots.  11  n'y  a  dans  un  discours  que  des 
expressions  abstraites  qui  désignent  des  idées,  des  vues  plus  ou 
moins  générales  de  l'esprit,  et  des  expressions  représentatives 
qui  désignent  des  êtres  physiques.  Quoi  !  tandis  que  je  parlais, 
vous  vous  occupiez  de  rénumération  des  idées  comprises  sous 


SALON    DE    1767.  133 

les  mots  abstraits;  votre  imagination  travaillait  à  se  peindre  la 
suite  des  images  enchaînées  de  mon  discours  ;  vous  n'y  pensez 
pas,  cher  abbé;  j'aurais  été  à  la  fin  de  mon  oraison,  que  vous 
en  seriez  encore  au  premier  mot;  à  la  fin  de  ma  description,  que 
vous  n'eussiez  pas  esquissé  la  première  figure  de  mon  tableau. 

—  Ma  foi,  vous  pourriez  bien  avoir   raison. 

—  Si  je  l'ai?  j'en  appelle  à  votre  expérience.  Écoutez-moi. 

L'enfer  s'émeut  au  bruit  de  Neptune  en  furie, 
Pluton  sort  de  son  trône,  il  pâlit,  il  s'écrie; 
Il  a  peur  que  le  dieu  dans  cet  affreux  séjour 
D'un  coup  de  son  trident  ne  fasse  entrer  le  jour, 
Et  par  le  centre  ouvert  de  la  terre  ébranlée 
Ne  fasse  voir  du  Styx  la  rive  désolée; 
Ne  découvre  aux  vivants  cet  empire  odieux, 
Abhorré  des  mortels,  et  craint  même  des  dieux. 
Boileau,  traduction  du  Traité  du  Sublime  de  Longin,  chap.  vu.  — 
Homère,  Iliade,  liv.  XX,  v.  61. 

Dites-moi  ;  vous  avez  vu,  tandis  que  je  récitais,  les  enfers,  le  Styx, 
Neptune  avec  son  trident,  Pluton  s'élançant  d'effroi,  le  centre  de 
la  terre  entr'ouvert,  les  mortels,  les  dieux?  Il  n'en  est  rien. 

—  Voilà  un  mystère  bien  surprenant;  car  enfin,  sans  me 
rappeler  d'idées,  sans  me  peindre  d'images,  j'ai  pourtant 
éprouvé  toute  l'impression  de  ce  terrible  et  sublime  morceau. 

—  C'est  le  mystère  de  la  conversation  journalière. 

—  Et  vous  m'expliquerez  ce  mystère? 

—  Si  je  puis.  Nous  avons  été  enfants,  il  y  a  malheureuse- 
ment longtemps,  cher  abbé.  Dans  l'enfance  on  nous  pronon- 
çait des  mots;  ces  mots  se  fixaient  dans  notre  mémoire,  et  le 

sens  dans  notre  entendement,  ou  par  une  idée,  ou  par  une 
image  ;  et  cette  idée  ou  image  était  accompagnée  d'aversion, 
de  haine,  de  plaisir,  de  terreur,  de  désir,  d'indignation,  de 
mépris;  pendant  un  assez  grand  nombre  d'années,  à  chaque 
mot  prononcé,  l'idée  ou  l'image  nous  revenait  avec  la  sensa- 
tion qui  lui  était  propre  ;  mais  à  la  longue  nous  en  avons  usé 
avec  les  mots,  comme  avec  les  pièces  de  monnaie  :  nous  ne 
regardons  plus  à  l'empreinte,  à  la  légende,  au  cordon,  pour  en 
connaître  la  valeur;  nous  les  donnons  et  nous  les  recevons  à  la 
forme  et  au  poids  :  ainsi  des  mots,  vous  dis-je.  Nous  avons 
laissé  là  de  coté  l'idée  ou  l'image,  pour  nous  en  tenir  au  son  et 


13/,  SALON    DE    1767. 

à  la  sensation.  Un  discours  prononcé  n'est  plus  qu'une  longue  suite 
de  sons  et  de  sensations  primitivement  excitées.  Le  cœur  et  les 
oreilles  sont  enjeu,  l'esprit  n'y  est  plus;  c'est  à  l'effet  successif 
de  ces  sensations,  à  leur  violence,  à  leur  somme,  que  nous  nous 
entendons  et  jugeons.  Sans  cette  abréviation  nous  ne  pourrions 
converser  ;  il  nous  faudrait  une  journée  pour  dire  et  apprécier 
une  phrase  un  peu  longue.  Et  que  fait  le  philosophe  qui  pèse, 
s'arrête,  analyse,  décompose?  il  revient  par  le  soupçon,  le 
doute,  à  l'état  de  l'enfance.  Pourquoi  met-on  si  fortement 
l'imagination  de  l'enfant  en  jeu,  si  difficilement  celle  de  l'homme 
fait?  C'est  que  l'enfant,  à  chaque  mot,  recherche  l'image, 
l'idée;  il  regarde  dans  sa  tête.  L'homme  fait  a  l'habitude  de 
cette  monnaie;  une  longue  période  n'est  plus  pour  lui  qu'une 
série  de  vieilles  impressions,  un  calcul  d'additions,  de  soustrac- 
tions, un  art  combinatoire,  les  comptes  faits  de  Barrême.  De  là 
vient  la  rapidité  de  la  conversation  où  tout  s'expédie  par  formule 
comme  à  l'Académie,  ou  comme  à  la  Halle  où  l'on  n'attache  les 
yeux  sur  une  pièce,  que  quand  on  en  suspecte  la  valeur;  cas 
rares,  choses  inouïes,  non  vues,  rarement  aperçues,  rapports 
subtils  d'idées,  images  singulières  et  neuves.  11  faut  alors 
recourir  à  la  nature,  au  premier  modèle,  à  la  première  voie 
d'institution.  De  là,  le  plaisir  des  ouvrages  originaux,  la  fatigue 
des  livres  qui  font  penser,  la  difficulté  d'intéresser,  soit  en 
parlant,  soit  en  écrivant.  Si  je  vous  parle  du  Clair  de  lune  de 
Vernet,  dans  les  premiers  jours  de  septembre,  je  pense  bien 
qu'à  ces  mots  vous  vous  rappellerez  quelques  traits  principaux 
de  ce  tableau,  mais  vous  ne  tarderez  pas  à  vous  dispenser  de 
cette  fatigue;  et  bientôt  vous  n'approuverez  l'éloge  ou  la  cri- 
tique que  j'en  ferai,  que  d'après  la  mémoire  de  la  sensation 
que  vous  en  aurez  primitivement  éprouvée,  et  ainsi  de  tous  les 
morceaux  de  peinture  du  Salon,  et  de  tous  les  objets  de  la 
nature.  Qui  sont  donc  les  hommes  les  plus  faciles  à  émouvoir,  à 
troubler,  à  tromper?  Peut-être  ce  sont  ceux  qui  sont  restés 
enfants,  et  en  qui  l'habitude  des  signes  n'a  point  ùté  la  facilité 
de  se  représenter  les  choses.  » 

Après  un  instant  de  silence  et  de  réflexion,  saisissant  l'abbé 
par  le  bras,  je  lui  dis  :  «  L'abbé,  l'étrange  machine  qu'une  langue, 
etjla  machine  plus  étrange  encore  qu'une  tète!  Il  n'y  a  rien 
dans  aucune  des  deux  qui  ne  tienne  par  quelque  coin  ;   point 


SALON    DE    1767.  135 

de  signes  si  disparates  qui  ne  confinent,  point  d'idées  si  bizarres 
qui  ne  se  touchent.  Combien  de  choses  heureusement  amenées 
par  la  rime  dans  nos  poètes  !  » 

Après  un  second  instant  de  silence  et  de  réflexion,  j'ajoutai  : 
a  Les  philosophes  disent  que  deux  causes  diverses  ne  peuvent 
produire  un  effet  identique;  et  s'il  y  a  un  axiome  dans  la 
science  qui  soit  vrai,  c'est  celui-là;  et  deux  causes  diverses  en 
nature,  ce  sont  deux  hommes...  »  Et  l'abbé,  dont  la  rêverie 
allait  apparemment  le  même  chemin  que  la  mienne,  continua 
en  disant  :  «  Cependant  deux  hommes  ont  la  même  pensée  et 
la  rendent  par  les  mêmes  expressions;  et  deux  poètes  ont  quel- 
quefois fait  deux  mêmes  vers  sur  un  même  sujet.  Que  devient 
donc  l'axiome? 

—  Ce  qu'il  devient  ?  il  reste  intact. 

—  Et  comment  cela,  s'il  vous  plaît? 

—  Comment?  C'est  qu'il  n'y  a  dans  la  même  pensée  rendue 
par  les  mêmes  expressions,  dans  les  deux  vers  faits  sur  un 
même  sujet,  qu'une  identité  de  phénomène  apparente;  et  c'est 
la  pauvreté  de  la  langue  qui  occasionne  cette  apparence 
d'identité. 

—  J'entrevois,  dit  l'$,bbé;à  votre  avis,  les  deux  parleurs 
qui  ont  dit  la  même  chose  dans  les  mêmes  mots;  les  deux 
poètes  qui  ont  fait  les  deux  mêmes  vers  sur  le  même  sujet, 
n'ont  eu  aucune  sensation  commune  ;  et  si  la  langue  avait  été 
assez  féconde  pour  répondre  à  toute  la  variété  de  leurs  sensa- 
tions, ils  se  seraient  exprimés  tout  diversement. 

—  Fort  bien,  l'abbé. 

—  Il  n'y  aurait  pas  eu  un  mot  commun  dans  leurs  discours. 

—  A  merveille. 

—  Pas  plus  qu'il  n'y  a  un  accent  commun  dans  leur  ma- 
nière de  prononcer,  une  même  lettre  dans  leur  écriture. 

—  C'est  cela  ;  et  si  vous  n'y  prenez  garde,  vous  deviendrez 
philosophe. 

—  C'est  une  maladie  facile  à  gagner  avec  vous. 

—  Vraie  maladie,  mon  cher  abbé.  C'est  cette  variété,  d'ac- 
cents, que  vous  avez  très-bien  remarquée,  qui  supplée  à  la 
disette  des  mots,  et  qui  détruit  les  identités  si  fréquentes  d'ef- 
fets produits  par  les  mêmes  causes.  La  quantité  des  mots  est 
bornée;  celle  des  accents  est  infinie;  c'est  ainsi  que  chacun  a 


136  SALON    DE    1707. 

sa  langue  propre,  individuelle,  et  parle  comme  il  sent;  est  froid 
ou  chaud,  rapide  ou  tranquille;  est  lui  et  n'est  que  lui,  tandis 
qu'à  l'idée  et  à  l'expression  il  paraît  ressembler  à  un  autre. 

—  J'ai,  dit  l'abbé,  souvent  été  frappé  de  la  disparate  de  la 
chose  et  du  ton. 

—  Et  moi  aussi;  quoique  cette  langue  d'accents  soit  infinie, 
elle  s'entend.  C'est  la  langue  de  nature;  c'est  le  modèle  du 
musicien  ;  c'est  la  source  vraie  du  grand  symphoniste.  Je  ne 
sais  quel  auteur  a  dit  :  Musices  seminarium  accentua. 

—  C'est  Capella.  Jamais  aussi  vous  n'avez  entendu  chanter 
le  même  air,  à  peu  près  de  la  même  manière,  par  deux  chan- 
teurs. Cependant,  et  les  paroles  et  le  chant,  et  la  mesure  et  le 
ton,  autant  d'entraves  données,  semblaient  devoir  concourir  à 
fortifier  l'identité  de  l'effet.  Il  en  arrive  cependant  tout  le  con- 
traire; c'est  qu'alors  la  langue  du  sentiment,  la  langue  de 
nature,  l'idiome  individuel  était  parlé  en  même  temps  que  la 
langue  pauvre  et  commune.  C'est  que  la  variété  de  la  première 
de  ces  langues  détruisait  toutes  les  identités  de  la  seconde,  des 
paroles,  du  ton,  de  la  mesure  et  du  chant.  Jamais,  depuis  que 
le  monde  est  monde,  deux  amants  n'ont  dit  identiquement,  je 
vous  dime-,  et  dans  l'éternité  qui  lui  reste  à  durer,  jamais  deux 
femmes  ne  répondront  identiquement,  vous  êtes  aimé.  Depuis 
que  Zaïre  est  sur  la  scène,  Orosmane  n'a  pas  dit  et  ne  dira  pas 
deux  ibis  identiquement  :  Zaïre,  vous  pleurez.  Cela  est  dur  à 
avancer. 

—  Et  à  croire. 

—  Cela  n'en  est  pas  moins  vrai.  C'est  la  thèse  des  deux 
grains  de  sable  de  Leibnitz. 

—  Et  quel  rapport,  s'il  vous  plaît,  entre  cette  bouffée  de 
métaphysique,  vraie  ou  fausse,  et  l'effet  de  l'esprit  philosophique 
sur  la  poésie? 

—  C'est,  cher  abbé,  ce  que  je  vous  laisse  à  chercher  de 
vous-même.  Il  faut  bien  que  vous  vous  occupiez  encore  un  peu 
de  moi,  quand  je  n'y  serai  plus.  Il  y  a  dans  la  poésie  toujours 
un  peu  de  mensonge.  L'esprit  philosophique  nous  habitue  à  le 
discerner;  et  adieu  l'illusion  et  l'effet.  Les  premiers  des  sau- 
vages qui  virent  à  la  proue  d'un  vaisseau  une  image  peinte,  la 
prirent  pour  un  être  réel  et  vivant;  et  ils  y  portèrent  leurs 
mains.  Pourquoi  les  contes  des   fées  font-ils  tant  d'impression 


SALON    DE    17G7.  137 

aux  enfants?  C'est  qu'ils  ont  moins  de  raison  et  d'expérience. 
Attendez  l'âge,  et  vous  les  verrez  sourire  de  mépris  à  leur  bonne. 
C'est  le  rôle  du  philosophe  et  du  poète.  Il  n'y  a  plus  moyen  de 
faire  des  contes  à  nos  gens. 

«  On  s'accorde  plus  aisément  sur  une  ressemblance  que  sur 
une  différence.  On  juge  mieux  d'une  image  que  d'une  idée.  Le 
jeune  homme  passionné  n'est  pas  difficile  dans  ses  goûts  ;  il  veut 
avoir.  Le  vieillard  est  moins  pressé;  il  attend,  il  choisit.  Le 
jeune  homme  veut  une  femme,  le  sexe  lui  suffit  :  le  vieillard  la 
veut  belle.  Une  nation  est  vieille  quand  elle  a  du  goût. 

—  Et  vous  voilà,  après  une  assez  longue  excursion,  revenu 
au  point  d'où  vous  êtes  parti. 

—  C'est  que,  dans  la  science,  ainsi  que  dans  la  nature,  tout 
tient;  et  qu'une  idée  stérile  et  un  phénomène  isolé  sont  deux 
impossibilités.  » 

Les  ombres  des  montagnes  commençaient  à  s'allonger,  et 
la  fumée  à  s'élever  au  loin  au-dessus  des  hameaux;  ou  en 
langue  moins  poétique,  il  commençait  cà  se  faire  tard,  lorsque 
nous  vîmes  approcher  une  voiture.  «  C'est,  dit  l'abbé,  le  car- 
rosse de  la  maison;  il  nous  débarrassera  de  ces  marmots,  qui, 
d'ailleurs,  sont  trop  las  pour  s'en  retourner  à  pied.  Nous  re- 
viendrons, nous,  au  clair  de  la  lune;  et  peut-être  trouverez- 
vous  que  la  nuit  a  aussi  sa  beauté. 

—  Je  n'en  doute  pas,  et  je  n'aurais  pas  grand'peine  à  vous 
en  dire  les  raisons.  » 

Cependant  le  carrosse  s'éloignait  avec  les  deux  petits  enfants, 
les  ténèbres  s'augmentaient,  les  bruits  s'affaiblissaient  dans  la 
campagne,  la  lune  s'élevait  dans  l'horizon;  la  nature  prenait  un 
aspect  grave  dans  les  lieux  privés  de  la  lumière,  tendre  dans  les 
plaines  éclairées.  Nous  allions  en  silence,  l'abbé  me  précédant, 
moi  le  suivant,  et  m'attendant  à  chaque  pas  à  quelque  nouveau 
coup  de  théâtre.  Je  ne  me  trompais  pas.  Mais  comment  vous  en 
rendre  l'effet  et  la  magie?  Ce  ciel  orageux  et  obscur,  ces  nuées 
épaisses  et  noires,  toute  la  profondeur,  toute  la  terreur  qu'elles 
donnaient  à  la  scène  ;  la  teinte  qu'elles  jetaient  sur  les  eaux, 
l'immensité  de  leur  étendue  ;  la  distance  infinie  de  l'astre  à 
demi  voilé,  dont  les  rayons  tremblaient  à  leur  surface;  la  vérité 
de  cette  nuit,  la  variété  des  objets  et  des  scènes  qu'on  y  discer- 
nait, le  bruit  et  le  silence,  le  mouvement  et  le  repos,  l'esprit 


138  SALON    DE    17  07. 

des  incidents,  la  grâce,  l'élégance,  l'action  des  figures;  la  vi- 
gueur de  la  couleur,  la  pureté  du  dessin,  mais  surtout  l'har- 
monie et  le  sortilège  de  l'ensemble  :  rien  de  négligé,  rien  de 
confus;  c'est  la  loi  de  la  nature  riche  sans  profusion,  et  pro- 
duisant les  plus  grands  phénomènes  avec  la  moindre  quantité 
de  dépense.  Il  y  a  des  nuées;  mais  un  ciel,  qui  devient  ora- 
geux ou  qui  va  cesser  de  l'être,  n'en  assemble  pas  davantage. 
Elles  s'étendent  ou  se  ramassent  et  se  meuvent;  mais  c'est  le 
vrai  mouvement,  l'ondulation  réelle  qu'elles  ont  dans  l'atmo- 
sphère; elles  obscurcissent;  mais  la  mesure  de  cette  obscu- 
rité est  juste.  C'est  ainsi  que  nous  avons  vu  cent  fois  l'astre  de 
la  nuit  en  percer  l'épaisseur.  C'est  ainsi  que  nous  avons  vu  sa 
lumière  affaiblie  et  pâle  trembler  et  vaciller  sur  les  eaux.  Ce 
n'est  point  un  port  de  mer  que  l'artiste  a  voulu  peindre. 
«  L'artiste! 

—  Oui,  mon  ami,  l'artiste.  Mon  secret  m'est  échappé;  et  il 
n'est  plus  temps  de  recourir  après  :  entraîné  par  le  charme  du 
Clair  de  lune  de  Vernet,  j'ai  oublié  que  je  vous  avais  fait  un 
conte  jusqu'à  présent,  et  que  je  m'étais  supposé  devant  la  nature 
(et  l'illusion  était  bien  facile),  puis  tout  à  coup  je  me  suis  re- 
trouvé de  la  campagne  au  Salon. 

—  Quoi!  me  direz-vous,  l'instituteur,  ses  deux  petits  élèves, 
le  déjeuner  sur  l'herbe,  le  pcàté,  sont  imaginés? 

—  E  rero. 

—  Ces  différents  sites  sont  des  tableaux  de  Vernet? 

—  Tu  Vhai  detto. 

—  Et  c'est  pour  rompre  l'ennui  et  la  monotonie  des  descrip- 
tions que  vous  en  avez  fait  des  paysages  réels,  et  que  vous  avez 
encadré  des  paysages  dans  des  entretiens? 

—  A  maraviglia;  bravo;  ben  seniilo.Ce  n'est  donc  plus  de 
la  nature,  c'est  de  l'art;  ce  n'est  plus  de  Dieu,  c'est  de  Vernet 
que  je  vais  vous  parler.  » 

Ce  n'est  point,  vous  disais-je,  un  port  de  mer  qu'il  a  voulu 
peindre.  On  ne  voit  pas  ici  plus  de  bâtiments  qu'il  n'en  faut 
pour  enrichir  et  animer  la  scène.  C'est  l'intelligence  et  le  goût; 
c'est  l'art  qui  les  a  distribues  pour  l'effet;  mais  L'effet  est  pro- 
duit sans  que  l'art  s'aperçoive.  Il  y  a  des  incidents,  mais  pas 
plus  que  l'espace  et  le  moment  de  la  composition  n'en  exigent. 
C'est,  vous  le  répéterai-je,  la  richesse  et  la  parcimonie  de  INa— 


SALON   DE    1767.  139 

ture  toujours  économe,  et  jamais  avare  ni  pauvre.  Tout  est  vrai. 
On  le  sent.  On  n'accuse,  on  ne  désire  rien,  on  jouit  également 
de  tout.  J'ai  ouï  dire  à  des  personnes  qui  avaient  fréquenté  long- 
temps les  bords  de  la  mer,  qu'elles  reconnaissaient  sur  cette 
toile,  ce  ciel,  ces  nuées,  ce  temps,  toute  cette  composition. 

Septième  tableau.  —  Ce  n'est  donc  plus  à  l'abbé  que  je 
m'adresse,  c'est  à  vous.  La  lune  élevée  sur  l'horizon  est  à  demi 
cachée  dans  des  nuées  épaisses  et  noires  ;  un  ciel  tout  à  fait  orageux 
et  obscur  occupe  le  centre  de  ce  tableau,  et  teint  de  sa  lumière 
pâle  et  faible,  et  le  rideau  qui  l'offusque,  et  la  surface  de  la  mer 
qu'elle  domine.  On  voit,  à  droite,  une  fabrique;  proche  de  cette 
fabrique,  sur  un  plan  plus  avancé  sur  le  devant,  les  débris  d'un 
pilotis  ;  un  peu  plus  vers  la  gauche  et  le  fond,  une  nacelle,  à 
la  proue  de  laquelle  un  marinier  tient  une  torche  allumée;  cette 
nacelle  vogue  vers  le  pilotis;  plus  encore  sur  le  fond,  et  presque 
en  pleine  mer,  un  vaisseau  à  la  voile,  et  faisant  route  vers  la 
fabrique;  puis  une  étendue  de  mer  obscure  illimitée.  Tout  à 
fait  à  gauche,  des  rochers  escarpés  ;  au  pied  de  ces  rochers,  un 
massif  de  pierre,  une  espèce  d'esplanade  d'où  l'on  descend  de 
face  et  de  côté,  vers  la  mer  ;  sur  l'espace  qu'elle  enceint  à  gauche 
contre  les  rochers,  une  tente  dressée;  au  dehors  de  cette  tente, 
une  tonne,  sur  laquelle  deux  matelots,  l'un  assis  par  devant, 
l'autre  accoudé  par  derrière,  et  tous  les  deux  regardant  vers 
un  brasier  allumé  à  terre,  sur  le  milieu  de  l'esplanade.  Sur  ce 
brasier,  une  marmite  suspendue  par  des  chaînes  de  fer  à  une 
espèce  de  trépied.  Devant  cette  marmite,  un  matelot  accroupi 
et  vu  par  le  dos;  plus  vers  la  gauche,  une  femme  accroupie  et 
vue  de  profil.  Contre  le  mur  vertical  qui  forme  le  derrière  de 
la  fontaine,  debout,  le  dos  appuyé  contre  ce  mur,  deux  figures, 
charmantes  pour  la  grâce,  le  naturel,  le  caractère,  la  position, 
la  mollesse,  l'une  d'homme,  l'autre  de  femme.  C'est  un  époux, 
peut-être,  et  sa  jeune  épouse;  ce  sont  deux  amants;  un  frère  et 
sa  sœur.  Yoilà  à  peu  près  toute  cette  prodigieuse  composition. 
Mais  que  signifient  mes  expressions  exagérées  et  froides,  mes 
lignes  sans  chaleur  et  sans  vie,  ces  lignes  que  je  viens  de  tracer 
les  unes  au-dessous  des  autres?  Rien,  mais  rien  du  tout;  il  faut 
voir  la  chose.  Encore  oubliais-je  de  dire  que  sur  les  degrés  de 
l'esplanade  il  y  a  des  commerçants,  des  marins  occupés  à  rouler, 


UO  SALON    DE    17G7. 

à  porter,  agissants,  de  repos;  et,  tout  à  fait  sur  la  gauche  et  les 
derniers  degrés,  des  pêcheurs  à  leurs  filets. 

Je  ne  sais  ce  que  je  louerai  de  préférence  dans  ce  morceau. 
Est-ce  le  reflet  de  la  lune  sur  ces  eau\  ondulantes?  Sont-ce  ces 
nuées  sombres  et  chargées  et  leur  mouvement?  Est-ce  ce  vais- 
seau qui  passe  au  devant  de  l'astre  de  la  nuit,  et  qui  le  renvoie 
et  l'attache  à  son  immense  éloignement?  Est-ce  la  réflexion  dans 
le  fluide  de  la  petite  torche  que  ce  marin  tient  à  l'extrémité  de 
la  nacelle?  Sont-ce  les  deux  figures  adossées  à  la  fontaine? 
Est-ce  le  brasier  dont  la  lueur  rougeâtre  se  propage  sur  tous 
les  objets  environnants,  sans  détruire  l'harmonie?  Est-ce  l'effet 
total  de  cette  nuit?  Est-ce  cette  belle  masse  de  lumière  qui  co- 
lore les  proéminences  de  cette  roche,  et  dont  la  vapeur  se  mêle 
à  la  partie  des  nuages  auxquels  elle  se  réunit? 

On  dit  de  ce  tableau,  que  c'est  le  plus  beau  de  Vernet,  parce 
que  c'est  toujours  le  dernier  ouvrage  de  ce  grand  maître  qu'on 
appelle  le  plus  beau  ;  mais,  encore  une  fois,  il  faut  le  voir.  L'effet 
de  ces  deux  lumières,  ces  lieux,  ces  nuées,  ces  ténèbres  qui 
couvrent  tout,  et  laissent  discerner  tout;  la  terreur  et  la  vérité 
de  cette  scène  auguste,  tout  cela  se  sent  fortement,  et  ne  se  décrit 
point. 

Ce  qu'il  y  a  d'étonnant,  c'est  que  l'artiste  se  rappelle  ces 
effets  à  deux  cents  lieues  de  la  nature,  et  qu'il  n'a  de  modèle 
présent  que  dans  son  imagination;  c'est  qu'il  peint  avec  une 
vitesse  incroyable;  c'est  qu'il  dit  :  Que  la  lumière  se  fasse,  et 
la  lumière  est  faite;  que  la  nuit  succède  au  jour,  et  le  jour  aux 
ténèbres,  et  il  fait  nuit,  et  il  fait  jour;  c'est  que  son  imagina- 
tion, aussi  juste  que  féconde,  lui  fournit  toutes  ces  vérités;  c'est 
qu'elles  sont  telles,  que  celui  qui  en  fut  spectateur  froid  et 
tranquille  au  bord  de  la  mer,  en  est  émerveillé  sur  la  toile; 
c'est  qu'en  effet  ces  compositions  prêchent  plus  fortement  la 
grandeur,  la  puissance,  la  majesté  de  la  nature,  que  la  nature 
même.  11  est  écrit  :  Cœli  enarrani  gloriam  Dei.  Mais  ce  sont  les 
cieux  de  Vernet;  c'est  la  gloire  de  Vernet.  Que  ne  fait-il  pas 
avec  excellence  !  Figure  humaine  de  tous  les  âges,  de  tous  les 
états,  de  toutes  les  nations  ;  arbres,  animaux, paysages,  marines, 
perspectives;  toute  sorte  de  poésie,  rochers  imposants,  mon- 
tagnes, eaux  dormantes,  agitées,  précipitées;  torrents,  mers 
tranquilles,  mers  en    fureur;   sites  variés  à  l'infini,  fabriques 


SALON    DE    1767.  Ul 

grecques,  romaines,  gothiques  ;  architectures  civile,  militaire, 
ancienne,  moderne;  ruines,  palais,  chaumières;  constructions, 
gréements,  manœuvres,  vaisseaux  ;  cieux,  lointains,  calme,  temps 
orageux,  temps  serein;  ciel  de  diverses  saisons,  lumières  de 
diverses  heures  du  jour;  tempêtes,  naufrages,  situations  déplo- 
rables, victimes  et  scènes  pathétiques  de  toute  espèce;  jour, 
nuit,  lumières  naturelles,  artificielles,  effets  séparés  ou  confon- 
dus de  ces  lumières.  Aucune  de  ses  scènes  accidentelles,  qui  ne 
fît  seule  un  tableau  précieux.  Oubliez  toute  la  droite  de  son  Clair 
de  lune,  couvrez-la,  et  ne  voyez  que  les  rochers  et  l'esplanade 
de  la  gauche,  et  vous  aurez  un  beau  tableau.  Séparez  la  partie 
de  la  mer  et  du  ciel,  d'où  la  lumière  lunaire  tombe  sur  les 
eaux,  et  vous  aurez  un  beau  tableau.  Ne  considérez  sur  la  toile 
que  le  rocher  de  la  gauche;  et  vous  aurez  vu  une  belle  chose. 
Contentez-vous  de  l'esplanade  et  de  ce  qui  s'y  passe;  ne  regar- 
dez que  les  degrés  avec  les  différentes  manœuvres  qui  s'y  exé- 
cutent; et  votre  goût  sera  satisfait.  Coupez  seulement  cette 
fontaine  avec  les  deux  figures  qui  y  sont  adossées;  et  vous 
emporterez  sous  votre  bras  un  morceau  de  prix.  Mais,  si  chaque 
portion  isolée  vous  affecte  ainsi,  quel  ne  doit  pas  être  l'effet  de 
l'ensemble  !  le  mérite  du  tout  ! 

Voilà  vraiment  le  tableau  de  Yernet  que  je  voudrais  possé- 
der. Un  père,  qui  a  des  enfants  et  une  fortune  modique,  serait 
économe  en  l'acquérant.  11  en  jouirait  toute  sa  vie;  et  dans  vingt 
à  trente  ans  d'ici,  lorsqu'il  n'y  aura  plus  de  Vernet,  il  aurait 
encore  placé  son  argent  à  un  très-honnête  intérêt;  car  lorsque 
la  mort  aura  brisé  la  palette  de  cet  artiste,  qui  est-ce  qui  en 
ramassera  les  débris  ?  Qui  est-ce  qui  le  restituera  à  nos  neveux? 
Qui  est-ce  qui  payera  ses  ouvrages  ? 

Tout  ce  que  je  vous  ai  dit  de  la  manière  et  du  talent  de  Ver- 
net,  entendez-le  des  quatre  premiers  tableaux  que  je  vous  ai 
décrits  comme  des  sites  naturels. 

Le  cinquième  est  un  de  ses  premiers  ouvrages.  II  le  fit  à 
Rome  pour  un  habit,  veste  et  culotte.  Il  est  très-beau,  très-har- 
monieux; et  c'est  aujourd'hui  un  morceau  de  prix. 

En  comparant  les  tableaux  qui  sortent  tout  frais  de  dessus 
son  chevalet,  avec  ceux  qu'il  a  peints  autrefois,  on  l'accuse 
d'avoir  outré  sa  couleur.  Vernet  dit  qu'il  laisse  au  temps  le  soin 
de  répondre  à  ce  reproche,  et  démontrer  à  ses  critiques  combien 


lt\2  SALON   DE    1767. 

ils  jugent  mal.  11  observait,  à  cette  occasion,  que  la  plupart  des 
jeunes  élèves  qui  allaient  à  Rome  copier  d'après  les  anciens 
maîtres,  y  apprenaient  l'art  de  l'aire  de  vieux  tableaux  :  ils  ne 
songeaient  pas  que,  pour  que  leurs  compositions  gardassent  au 
bout  de  cent  ans  la  vigueur  de  celles  qu'ils  prenaient  pour  mo- 
dèles, il  fallait  savoir  apprécier  l'effet  d'un  ou  de  deux  siècles,  et 
se  précautionner  contre  l'action  des  causes  qui  détruisent. 
Le    sixième  est  bien    un   Vernet,  mais   un  Yernet   faible, 

faible  :     ' 

.     .     .    Aliquando  bonus  dormitat... 

IIoiut.  de  Arte  poet.,  v.  287. 

Ce  n'est  pas  un  grand  ouvrage,  mais  c'est  l'ouvrage  d'un  grand 
peintre;  ce  qu'on  peut  dire  toujours  des  feuilles  volantes  de 
Voltaire.  On  y  trouve  le  signe  caractéristique,  l'ongle  du  lion. 

Mais  comment,  me  direz-vous,  le  poète,  l'orateur,  le  peintre, 
le  sculpteur,  peuvent-ils  être  si  inégaux,   si  différents  d'eux- 
mêmes  ?  C'est  l'affaire  du  moment,  de  l'état  du  corps,  de  l'état 
de  l'âme  ;  une  petite  querelle  domestique  ;  une  caresse  faite  le 
matin  à  sa  femme,  avant  que  d'aller  à  l'atelier  :  deux  gouttes  de 
fluide  perdues  et  qui  renfermaient  tout  le  feu,  toute  la  chaleur, 
tout  le  génie;  un  enfant  qui  a  dit  ou  fait  une  sottise;  un  ami 
qui  a  manqué  de  délicatesse;  une  maîtresse  qui  aura  accueilli 
trop  familièrement  un  indifférent;  que  sais-je?  un  lit  trop  froid 
ou  trop  chaud,  une  couverture  qui  tombe  la  nuit,  un  oreiller 
mal  mis  sur  son  chevet,  un  demi-verre  de  vin  pris  de  trop,  un 
embarras  d'estomac,  des  cheveux  ébouriffés  sous  le  bonnet;  et 
adieu  la  verve.  11  y  a  du  hasard  aux  échecs  et  à  tous  les  autres 
jeux  de  l'esprit.  Et  pourquoi  n'y  en  aurait-il  pas?  L'idée  su- 
blime qui  se  présente,  où  était-elle  l'instant  précédent?  A  quoi 
tient-il  qu'elle  soit  ou  ne  soit  pas  venue?  Ce  que  je  sais,  c'est 
qu'elle  est  tellement  liée  à  l'ordre  fatal  de  la  vie  du  poëte  et  de 
l'artiste,  qu'elle  n'a  pas  pu  venir  ni  plus  tôt  ni  plus  tard,  et  qu'il 
est  absurde  de  la  supposer  précisément  la  môme  dans  un  autre 
être,  dans  une  autre  vie,  dans  un  autre  ordre  de  choses. 

Le  septième  est  un  tableau  de  l'effet  le  plus  piquant  et  le 
plus  grand.  11  semblerait  que  de  concert  Vernet  et  Louther- 
bourg  se  seraient  proposé  de  lutter,  tant  il  y  a  de  ressemblance 
ci  lire  cette  composition  de  l'un  et   une  autre  composition  du 


SALON    DE    1767.  143 

second  ;  même  ordonnance,  même  sujet,  presque  même  fabrique, 
mais  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper.  De  toute  la  scène  de  Vernet,  ne 
laissez  apercevoir  que  les  pêcheurs  placés  sur  la  langue  de 
terre,  ou  que  la  touffe  d'arbres  à  gauche,  plongés  dans  la  demi- 
teinte  ou  éclairés  de  la  lumière  du  soleil  couchant  qui  vient  du 
fond,  et  vous  direz  :  «  Voilà  Vernet;  »  Loutherbourg  n'en  sait 
pas  encore  jusque-là. 

Ce  Vernet,  ce  terrible  Vernet,  joint  la  plus  grande  modestie 
au  plus  grand  talent.  11  me  disait  un  jour  :  «  Me  demandez- 
vous  si  je  fais  les  ciels  comme  tel  maître,  je  vous  répondrai  que 
non;  les  figures  comme  tel  autre,  je  vous  répondrai  que  non; 
les  arbres  et  le  paysage  comme  celui-ci,  même  réponse;  les 
brouillards,  les  eaux,  les  vapeurs  comme  celui-là,  même  réponse 
encore;  inférieur  à  chacun  d'eux  dans  une  partie,  je  les  sur- 
passe tous  dans  toutes  les  autres  :  »  et  cela  est  vrai. 

Bonsoir,  mon  ami,  en  voilà  bien  suffisamment  sur  Vernet. 
Demain  matin,  si  je  me  rappelle  quelque  chose  que  j'aie  omis, 
et  qui  vaille  la  peine  de  vous  être  dit,  vous  le  saurez. 

...  J'ai  passé  la  nuit  la  plus  agitée.  C'est  un  état  bien  singulier 
que  celui  du  rêve.  Aucun  philosophe  que  je  connaisse  n'a  encore 
assigné  la  vraie  différence  de  la  veille  et  du  rêve.  Veillé-je, 
quand  je  crois  rêver?  rêvé-je,  quand  je  crois  veiller?  Qui  m'a 
dit  que  le  voile  ne  se  déchirerait  pas  un  jour,  et  que  je  ne  res- 
terais pas  convaincu  que  j'ai  rêvé  tout  ce  que  j'ai  fait,  et  fait 
réellement  tout  ce  que  j'ai  rêvé?  Les  eaux,  les  arbres,  les  forêts 
que  j'ai  vus  en  nature,  m'ont  certainement  fait  une  impression 
moins  forte  que  les  mêmes  objets  en  rêve.  J'ai  vu,  ou  j'ai  cru 
voir,  tout  comme  il  vous  plaira,  une  vaste  étendue  de  mer 
s'ouvrir  devant  moi.  J'étais  éperdu  sur  le  rivage  à  l'aspect  d'un 
navire  enflammé.  J'ai  vu  la  chaloupe  s'approcher  du  navire,  se 
remplir  d'hommes,  et  s'éloigner.  J'ai  vu  les  malheureux,  que  la 
chaloupe  n'avait  pu  recevoir,  s'agiter,  courir  sur  le  tillac  du 
navire,  pousser  des  cris.  J'ai  entendu  leurs  cris,  je  les  ai  vus  se 
précipiter  dans  les  eaux,  nager  vers  la  chaloupe,  s'y  attacher. 
J'ai  vu  la  chaloupe  prête  à  être  submergée;  elle  l'aurait  été,  si 
ceux  qui  l'occupaient,  ô  loi  terrible  de  la  nécessité!  n'eussent 
coupé  les  mains,  fendu  la  tête,  enfoncé  le  glaive  dans  la  gorge  et 
dans  la  poitrine,  tué,  massacré  impitoyablement  leurs  sem- 
blables, les  compagnons  de  leur  voyage,  qui  leur  tendaient  en 


llik  SALON    DE   1767. 

vain,  du  milieu  des  Ilots,  des  bords  de  la  chaloupe,  des  mains 
suppliantes,  et  leur  adressaient  des  prières  qui  n'étaienl  point 
entendues.  J'en  vois  encore  un  de  ces  malheureux,  je  le  vois, 
il  a  reçu  un  coup  mortel  dans  les  flancs.  Il  est  étendu  à  la  sur- 
face de  la  mer,  sa  longue  chevelure  est  éparse,  son  sang  coule 
d'une  large  blessure;  l'abîme  va  l'engloutir;  je  ne  le  vois  plus. 
J'ai  vu  un  autre  matelot  entraîner  après  lui  sa  femme  qu'il  avait 
ceinte  d'un  câble  par  le  milieu  du  corps;  ce  même  câble  faisait 
plusieurs  tours  sur  un  de  ses  bras  ;  il  nageait,  ses  forces  commen- 
çaient à  défaillir;  sa  femme  le  conjurait  de  se  sauver  et  de  la 
laisser  périr.  Cependant  la  flamme  du  vaisseau  éclairait  les  lieux 
circonvoisins,  et  ce  spectacle  terrible  avait  attiré  sur  le  rivage 
et  sur  les  rochers  les  habitants  de  la  contrée,  qui  en  détournaient 
leurs  regards. 

Une  scène  plus  douce  et  plus  pathétique  succéda  à  celle-là. 
Un  vaisseau  avait  été  battu  d'une  affreuse  tempête;  je  n'en 
pouvais  douter  à  ses  mâts  brisés,  à  ses  voiles  déchirées,  à  ses 
lianes  enfoncés,  à  la  manœuvre  des  matelots  qui  ne  cessaient  de 
travailler  à  la  pompe.  Ils  étaient  incertains,  malgré  leurs  efforts, 
s'ils  ne  couleraient  point  à  fond,  à  la  rive  même  qu'ils  avaient 
touchée;  cependant  il  régnait  encore  sur  les  flots  un  murmure 
sourd.  L'eau  blanchissait  les  rochers  de  son  écume;  les  arbres 
qui  les  couvraient,  avaient  été  brisés,  déracines.  Je  voyais  de 
toutes  paris  les  ravages  de  la  tempête;  mais  le  spectacle  qui 
m'arrêta,  ce  fut  celui  des  passagers  qui,  épars  sur  le  rivage, 
frappés  du  péril  auquel  ils  avaient  échappé,  pleuraient,  s'em- 
brassaient, levaient  leurs  mains  au  ciel,  posaient  leurs  fronts  à 
terre;  je  voyais  des  filles  défaillantes  entre  les  bras  de  leurs 
mères,  de  jeunes  épouses  transies  sur  le  sein  de  leurs  époux;  et, 
au  milieu  de  ce  tumulte,  un  enfant  qui  sommeillait  paisible- 
ment dans  son  maillot.  Je  voyais  sur  la  planche  qui  descendait 
du  navire  au  rivage,  uwc  mère  qui  tenait  un  petit  enfant  pressé 
^ur  son  sein  ;  elle  en  portait  un  second  sur  ses  épaules;  celui-ci 
lui  baisait  les  joues.  Cette  femme  était  suivie  de  son  mari,  il 
étail  chargé  de  nippes  et  d'un  troisième  enfant  qu'il  conduisait 
par  >cs  lisières.  Sans  doute  ce  père  et  cette  mère  avaient  été 
les  derniers  à  sortir  du  \  aisseau,  résolus  à  se  sauver  ou  à  périr 
avec  leurs  enfants.  Je  \ oyais  toutes  ces  scènes  touchantes,  et 
j'en  versais  des  larmes  réelles.  0  mon  ami!  l'empire  de  la  tête 


SALON   DE    1767.  145 

sur  les  intestins  est  violent,  sans  doute;  mais  celui  des  intestins 
sur  la  tête  l' est-il  moins  ?  Je  veille,  je  vois,  j'entends,  je  regarde, 
je  suis  frappé  de  terreur.  A  l'instant  la  tête  commande,  agit, 
dispose  des  autres  organes.  Je  dors,  les  organes  conçoivent 
d'eux-mêmes  la  même  agitation,  le  même  mouvement,  les 
mêmes  spasmes  que  la  terreur  leur  avait  imprimés  ;  et  à  l'in- 
stant ces  organes  commandent  à  la  tête,  en  disposent  ;  et  je  crois 
voir,  regarder,  entendre.  Notre  vie  se  partage  ainsi  en  deux 
manières  diverses  de  veiller  et  de  sommeiller.  Il  y  a  la  veille 
de  la  tête,  pendant  laquelle  les  intestins  obéissent,  sont  passifs  ; 
il  y  a  la  veille  des  intestins,  où  la  tète  est  passive,  obéissante, 
commandée;  où  l'action  descend  de  la  tête  aux  viscères,  aux 
nerfs,  aux  intestins;  et  c'est  ce  que  nous  appelons  veiller;  où 
l'action  remonte  des  viscères,  des  nerfs,  des  intestins  à  la  tête  ; 
et  c'est  ce  que  nous  appelons  rêver.  Il  peut  arriver  que  cette 
dernière  action  soit  plus  forte  que  la  précédente  ne  l'a  été  et 
n'a  pu  l'être;  alors  le  rêve  nous  affecte  plus  vivement  que  la 
réalité.  Tel,  peut-être,  veille  comme  un  sot,  et  rêve  comme  un 
homme  d'esprit.  La  variété  des  spasmes,  que  les. intestins  peu- 
vent concevoir  d'eux-mêmes,  correspond  à  toute  la  variété  des 
rêves  et  à  toute  la  variété  des  délires;  à  toute  la  variété  des 
rêves  de  l'homme  sain  qui  sommeille ,  à  toute  la  variété  des 
délires  de  l'homme  malade  qui  veille  et  qui  n'est  pas  plus  à  lui. 
Je  suis  au  coin  de  mon  foyer,  tout  prospère  autour  de  moi  ;  je 
suis  dans  une  entière  sécurité.  Tout  à  coup  il  me  semble  que 
les  murs  de  mon  appartement  chancellent;  je  frissonne,  je  lève 
les  yeux  à  mon  plafond,  comme  s'il  menaçait  de  s'écrouler  sur 
ma  tête.  Je  crois  entendre  la  plainte  de  ma  femme,  les  cris  de 
ma  fille.  Je  me  tâte  le  pouls  ;  c'est  la  fièvre  que  j'ai  :  c'est  l'ac- 
tion qui  remonte  des  intestins  à  la  tête,  et  qui  en  dispose. 
Bientôt  la  cause  de  ces  effets  connue,  la  tête  reprendra  son 
sceptre  et  son  autorité,  et  tous  les  fantômes  disparaîtront. 
L'homme  ne  dort  vraiment  que  quand  il  dort  tout  entier.  Vous 
voyez  une  belle  femme;  sa  beauté  vous  frappe;  vous  êtes  jeune; 
aussitôt  l'organe  propre  du  plaisir  prend  son  élasticité  ;  vous 
dormez,  et  cet  organe  indocile  s'agite  ;  aussitôt  vous  revoyez  la 
belle  femme,  et  vous  en  jouissez  plus  voluptueusement  peut- 
être.  Tout  s'exécute  dans  un  ordre  contraire,  si  l'action  des 
intestins  sur  la  tête  est  plus  forte  que .  ne  le  peut  être  celle 

XI.  10 


146  SALON    DE   1767. 

des  objets  mêmes  :  un  imbécile  dans  la  fièvre,  une  fille  hysté- 
rique ou  vaporeuse,  sera  grande,  fière,  haute,  éloquente, 

Nec  mortale  sonans... 

Virgil.  .Encid.  lib.  VI,  v.  50. 

La  fièvre  tombe,  l'hystérisme  cesse,  et  la  sottise  renaît.  Vous 
concevez  maintenant  ce  que  c'est  que  le  fromage  mou  qui  rem- 
plit la  capacité  de  votre  crâne  et  du  mien.  C'est  le  corps  d'une 
araignée  dont  tous  les  filets  nerveux  sont  les  pattes  ou  la  toile. 
Chaque  sens  a  son  langage.  Lui,  il  n'a  point  d'idiome  propre  ;  il 
ne  voit  point,  il  n'entend  point,  il  ne  sent  même  pas;  mais  c'est 
un  excellent  truchement.  Je  mettrais  à  tout  ce  système  plus  de 
vraisemblance  '  et  de  clarté,  si  j'en  avais  le  temps.  Je  vous 
montrerais  tantôt  les  pattes  de  l'araignée  agissant  sur  le  corps 
de  l'animal,  tantôt  le  corps  de  l'animal  mettant  les  pattes  en 
mouvement.  Il  me  faudrait  aussi  un  peu  de  pratique  de  méde- 
cine; il  me  faudrait...  du  repos,  s'il  vous  plaît,  car  j'en  ai  besoin. 

Mais  je  vous  vois  froncer  le  sourcil.  De  quoi  s'agit-il  encore; 
que  me  demandez-vous?...  J'entends;  vous  ne  laissez  rien  en 
arrière.  J'avais  promis  à  l'abbé  quelque  radoterie  sur  les  idées 
accessoires  des  ténèbres  et  de  l'obscurité.  Allons,  lirons-nous 
vite  cette  dernière  épine  du  pied  ;  et  qu'il  n'en  soit  plus  ques- 
tion. 

Tout  ce  qui  étonne  l'âme,  tout  ce  qui  imprime  un  sentiment 
de  terreur  conduit  au  sublime.  Une  vaste  plaine  n'étonne  pas 
comme  l'océan,  ni  l'océan  tranquille  comme  l'océan  agité. 

L'obscurité  ajoute  à  la  terreur.  Les  scènes  de  ténèbres  sont 
rares  dans  les  compositions  tragiques.  La  difficulté  du  technique 
les  rend  encore  plus  rares  dans  la  peinture,  où  d'ailleurs  elles 
sont  ingrates,  et  d'un  effet  qui  n'a  de  vrai  juge  que  parmi  les 
maîtres.  Allez  à  l'Académie,  et  proposez-y  seulement  ce  sujet, 
tout  simple  qu'il  est;  demandez  qu'on  vous  montre  l'Amour 
volant  au-dessus  du  globe  pendant  la  nuit,  tenant,  secouant  son 
(lambeau,  et  faisant  pleuvoir  sur  la  terre,  à  travers  le  nuage 
qui  le  porte,  une  rosée  de  gouttes  de  feu  entremêlées  de 
flèches. 


1.  On  reconnaît  ici  le  germe  du  Dialogue  avec  d'Alembert  (t.  II),  que  Diderot 
écrivit  vers  la  même  époque. 


SALON    DE    1767.  U7 

La  nuit  dérobe  les  formes,  donne  de  l'horreur  aux  bruits  ; 
ne  fût-ce  que  celui  d'une  feuille,  au  fond  d'une  forêt,  il  met 
l'imagination  en  jeu  ;  l'imagination  secoue  vivement  les 
entrailles  ;  tout  s'exagère.  L'homme  prudent  entre  en  méfiance; 
le  lâche  s'arrête,  frémit  ou  s'enfuit  ;  le  brave  porte  la  main  sur 
la  garde  son  épée. 

Les  temples  sont  obscurs.  Les  tyrans  se  montrent  peu  ;  on  ne 
les  voit  point,  et  à  leurs  atrocités  on  les  juge  plus  grands  que 
nature.  Le  sanctuaire  de  l'homme  civilisé  et  de  l'homme  sauvage 
est  rempli  de  ténèbres.  C'est  de  l'art  de  s'en  imposer  à  soi- 
même  qu'on  peut  dire  : 

Quod  latet  arcana  non  enarrabile  fibra. 

A.  Persu  Flacci  sat.  V,  v.  29. 

Prêtres,  placez  vos  autels,  élevez  vos  édifices  au  fond  des  forêts. 
Que  les  plaintes  de  vos  victimes  percent  les  ténèbres.  Que  vos 
scènes  mystérieuses,  théurgiques,  sanglantes,  ne  soient  éclai- 
rées que  de  la  lueur  funeste  des  torches.  La  clarté  est  bonne 
pour  convaincre;  elle  ne  vaut  rien  pour  émouvoir.  La  clarté, 
de  quelque  manière  qu'on   l'entende,  nuit  à  l'enthousiasme. 
Poètes,  parlez  sans  cesse  d'éternité,  d'infini,  d'immensité,  du 
temps,  de  l'espace,  de  la  divinité,  des  tombeaux,  des  mânes, 
des  enfers,  d'un  ciel  obscur,   des  mers   profondes,  des  forêts 
obscures,  du  tonnerre,  des  éclairs  qui  déchirent  la  nue.  Soyez 
ténébreux.   Les  grands  bruits  ouïs  au  loin,  la  chute  des  eaux 
qu'on  entend  sans  les  voir,  le  silence,  la  solitude,  le  désert,  les 
ruines,  les  cavernes,  le  bruit  des  tambours  voilés,  les  coups  de 
baguette  séparés  par  des  intervalles,  les  coups   d'une  cloche 
interrompus  et  qui  se  font  attendre,  le  cri  des  oiseaux  noc- 
turnes, celui  des  bêtes  féroces  en  hiver,  pendant  la  nuit,  sur- 
tout s'il  se  mêle  au  murmure  des  vents,  la  plainte  d'une  femme 
qui   accouche ,  toute  plainte   qui   cesse  et    qui  reprend  ,   qui 
reprend  avec  éclat,  et  qui  finit  en    s'éteignant  ;  il  y  a,   dans 
toutes  ces   choses,  je  ne  sais  quoi    de   terrible,   de  grand  et 
d'obscur. 

Ce  sont  ces  idées  accessoires,  nécessairement  liées  à  la  nuit 
et  aux  ténèbres,  qui  achèvent  de  porter  la  terreur  dans  le  cœur 
d'une  jeune  fille  qui  s'achemine  vers  le  bosquet  obscur  où  elle 


1/,8  SALON    DE    17G7. 

est  attendue.  Son  cœur  palpite  ;  elle  s'arrête.  La  frayeur  se 
joint  au  trouble  de  sa  passion  ;  elle  succombe,  ses  genoux  se 
dérobent  sous  elle.  Elle  est  trop  heureuse  de  rencontrer  les 
bras  de  son  amant,  pour  la  recevoir  et  la  soutenir;  et  ses  pre- 
miers mots  sont  :  «  Est-ce  vous  ?  » 

Je  crois  que  les  nègres  sont  moins  beaux  pour  les  nègres 
mêmes,  que  les  blancs  pour  les  nègres  et  pour  les  blancs.  Il 
n'est  pas  en  notre  pouvoir  de  séparer  des  idées  que  Nature 
associe.  Je  changerai  d'avis,  si  l'on  me  dit  que  les  nègres  sont 
plus  touchés  des  ténèbres  que  de  l'éclat  d'un  beau  jour. 

Les  idées  de  puissance  ont  aussi  leur  sublimité  ;  mais  la  puis- 
sance qui  menace  émeut  plus  que  celle  qui  protège.  Le  taureau 
est  plus  beau  que  le  bœuf;  le  taureau  écorné  qui  mugit,  plus 
beau  que  le  taureau  qui  se  promène  et  qui  paît;  le  cheval  en 
liberté,  dont  la  crinière  flotte  aux  vents,  que  le  cheval  sous  son 
cavalier;  l'onagre,  que  l'âne;  le  tyran  que  le  roi;  le  crime,  peut- 
être,  que  la  vertu;  les  dieux  cruels  que  les  dieux  bons;  et  les 
législateurs  sacrés  le  savaient  bien. 

La  saison  du  printemps  ne  convient  point  à  une  scène 
auguste. 

La  magnificence  n'est  belle  que  dans  le  désordre.  Entassez 
des  vases  précieux;  enveloppez  ces  vases  entassés,  renversés, 
d'étoffes  aussi  précieuses  :  l'artiste  ne  voit  là  qu'un  beau  groupe, 
de  belles  formes.  Le  philosophe  remonte  à  un  principe  plus 
secret.  Quel  est  l'homme  puissant,  à  qui  ces  choses  appartien- 
nent, et  qui  les  abandonne  à  la  merci  du  premier  venu? 

Les  dimensions  pures  et  abstraites  de  la  matière  ne  sont  pas 
sans  quelque  expression.  La  ligne  perpendiculaire,  image  de  la 
Stabilité,  mesure  de  la  profondeur,  frappe  plus  que  la  ligne 
oblique. 

Adieu,  mon  ami.  Bonsoir  et  bonne  nuit.  Et  songez-y  bien,  soit 
en  vous  endormant,  soit  en  vous  réveillant,  et  vous  m'avouerez 
que  le  traité  du  beau  dans  les  arts  est  à  faire,  après  tout  ce 
que  j'en  ai  dit  dans  les  Salons  précédents,  et  tout  ce  que  j'en 
dirai  dans  celui-ci. 


SALON    DE    1767.  H9 


40-41.    FRANCISQUE  MILLET. 

Celui-ci,  et  la  kyrielle  d'artistes  médiocres  qui  vont  suivre, 
ne  vous  ruineront  pas.  On  regrette  le  coup  d'œil  qu'on  a  jeté 
sur  leurs  ouvrages,  la  ligne  qu'on  écrit  d'eux. 

La  condition  du  mauvais  peintre  et  du  mauvais  comédien 
est  pire  que  celle  du  mauvais  littérateur.  Le  peintre  entend  de 
ses  propres  oreilles  le  mépris  de  son  talent;  le  bruit  des  sifflets 
va  droit  à  celles  de  l'acteur,  au  lieu  que  l'auteur  a  la  consola- 
tion de  mourir  sans  presque  s'en  douter;  et  lorsque  vous  vous 
écriez  de  dépit  :  «  La  bête,  le  sot,  l'animal,  »  et  que  vous  jetez 
son  livre  loin  de  vous,  il  ne  vous  voit  pas;  peut-être,  seul  dans 
son  cabinet,  se  relisant  avec  complaisance,  se  félicite-t-il  d'être 
l'homme  de  tant  de  rares  concepts. 

Je  ne  me  rappelle  plus  ce  que  M.  Francisque  a  fait.  C'est,  je 
crois ,  une  Fuite  en  Egypte  ;  ce  sont  les  Disciples  allant  à 
Emmaûs l;  c'est  l'aventure  de  la  Samaritaine2,  cette  femme  dont 
le  fils  de  Dieu  lisait,  dans  les  décrets  éternels  de  son  père, 
qu'elle  avait  fait  sept  fois  son  mari  cocu.  O  altitudo  divitiarum 
et  sapientiœ  Dei  !  C'est  tout  ce  qu'il  vous  plaira  d'imaginer  de 
froid,  de  maussade,  de  mal  peint;  couleur,  lumières,  figures, 
arbres,  eaux,  montagnes,  terrasses,  tout  est  détestable.  Mais 
est-ce  que  ces  gens-là  n'ont  jamais  comparé  leurs  ouvrages  à 
ceux  de  Loulherbourg  ou  de  Vernet?  Est-ce  qu'ils  auraient  la 
bonté  de  faire  sortir  le  mérite  de  ces  derniers  artistes  par  le 
contraste  de  leur  platitude?  Est-ce  pour  servir  de  repoussoirs 
qu'ils  envoient  au  comité,  et  que  le  comité  les  admet  au  Salon? 
Auraient-ils  la  bêtise  de  se  croire  quelque  chose  ?  Est-ce  qu'ils 
n'ont  pas  entendu  dire  à  leurs  côtés  :  «  Fi!  cela  est  infâme?  » 
Il  y  a  pourtant  quinze  à  vingt  ans  qu'on  leur  fait  cette  avanie, 
et  qu'ils  la  digèrent.  S'ils  continuent  de  barbouiller  de  la  toile 
(comme  la  plupart  de  nos  littérateurs  continuent  de  barbouiller 
du  papier),  sous  peine  de  mourir  de  faim,  je  leur  pardonne 

1.  N°  40.  Deux  tableaux  de  2  pieds  de  large  sur  1  pied  0  pouces  do  haut. 

2.  Compris    parmi    plusieurs   autres    tableaux    de    paysages    sous    le   même 
numéro  41. 


150  SALON    DE    1707. 

aujourd'hui  cette  manie,  connue  je  la  leur  pardonnais  par  le 
passé;  car  enfin,  il  faut  encore  mieux  faire  de  sots  tableaux  et 
de  sots  livres,  que  de  mourir  :  mais  je  ne  le  pardonnerai  pas  à 
leurs  parents,  à  leurs  maîtres.  Que  n'en  faisaient-ils  autre  chose? 
S'il  y  a  une  autre  vie,  ils  y  seront  certainement  châtiés  pour 
cela  ;  ils  y  seront  condamnés  à  voir  ces  tableaux,  à  les  regarder 
sans  cesse,  et  à  les  trouver  de  plus  en  plus  mauvais.  La  mère 
de  Jean-Marie  Fréron  lira  ses  feuilles  à  toute  éternité.  Quel 
supplice!  Cette  idée  des  peines  de  l'autre  monde  m'amuse. 
Savez-vous  quelles  seront  celles  d'une  coquette?  Elle  sera 
seule  dans  les  ténèbres  ;  elle  entendra  autour  d'elle  les  soupirs 
de  cent  amants  heureux;  son  cœur  et  ses  sens  s'enflammeront 
des  plus  ardents  désirs,  elle  appellera  les  malheureux  à  qui 
elle  a  fait  concevoir  tant  de  fausses  espérances;  aucun  d'eux 
ne  viendra;  et  elle  aura  les  mains  liées  sur  le  dos.  Et  cette 
Mlle  de  Sens,  qui  fait  égorger,  par  son  garde-chasse,  un 
pauvre  paysan  qui  chaumait  dans  les  champs  un  jour  avant  la 
permission,  elle  verra  à  toute  éternité  couler  sous  ses  yeux  le 
sang  de  ce  malheureux.  —  À  toute  éternité,  c'est  bien  long- 
temps. —  Vous  avez  raison.  Les  protestants  furent  des  sots, 
lorsqu'ils  se  défirent  du  purgatoire,  et  qu'ils  gardèrent  l'enfer. 
Ils  calomnièrent  leur  dieu,  et  renversèrent  leur  marmite. 

Tous  ces  tableaux  de  Francisque  Millet  passeront  du  cabinet 
chez  le  brocanteur;  et  ils  resteront  suspendus  au  coin  de  la  rue, 
jusqu'à  ce  que  les  éclaboussures  des  voitures  les  aient  cou- 
verts. 

LUNDBERG1. 

!\'l.     PORTRAIT    DU     BARON     DE     BRETEUIL,     EN      PASTEL2. 

Ma  foi,  je  ne  connais  ni  le  baron  ni  son  portrait.  Tout  ce  que 
je  sais,  c'est  qu'il  y  avait  cette  année,  au  Salon,  beaucoup  de 
portraits,  peu  de  bons,  comme  cela  doit  être,  et  pas  un  pastel 


1.  On  manque  do  détails  précis  sur  Gustave  Lundberg,  pastelliste,  ne  à  Stock- 
holm en  lt)9i.  On  sait  qu'il  passa  quelque  temps  en  Italie,  étudiant  sous  Rosallia 
Carriers  avant  de  venir  en  France,  où  il  entra  dans  l'atelier  de  Cazes.  Reçu  acadé- 
micien en  1741,  quoique  calviniste,  il  retourna  bientôt  dans  sa  patrie,  où  il 
mourut  en  1780. 

-•  Tableau  de  '2  pieds  G  pouces  de  haut  sur  '2  pieds  de  large. 


SALON    DE   1767.  151 

qu'on  pût  regarder,  si  vous  en  exceptez  l'ébauche  d'une  tête 
de  femme  dont  on  pouvait  dire  :  ex  ungue  Iconcm1  ;  le  portrait 
de  l'oculiste  Demours,  figure  hideuse,  beau  morceau  de  pein- 
ture; et  la  ligure  crapuleuse  et  basse  de  ce  vilain  abbé  de  Lat- 
taignant.  C'était  lui-même  passant  sa  tête  à  travers  un  petit 
cadre  de  bois  noir.  C'est,  certes,  un  grand  mérite  aux  portraits 
de  La  Tour  de  ressembler;  mais  ce  n'est  ni  leur  principal,  ni 
leur  seul  mérite.  Toutes  les  parties  de  la  peinture  y  sont 
encore.  Le  savant,  l'ignorant,  les  admire  sans  avoir  jamais  vu 
les  personnes;  c'est  que  la  chair  et  la  vie  y  sont  :  mais  pour- 
quoi juge-t-on  que  ce  sont  des  portraits,  et  cela  sans  s'y  mé- 
prendre? Quelle  différence  y  a-t-il  entre  une  tête  de  fantaisie 
et  une  tête  réelle?  Comment  dit-on  d'une  tête  réelle  qu'elle  est 
bien  dessinée,  tandis  qu'un  des  coins  de  la  bouche  relève; 
tandis  que  l'autre  tombe;  qu'un  des  yeux  est  plus  petit  et  plus 
bas  que  l'autre;  et  que  toutes  les  règles  conventionnelles  du 
dessin  y  sont  enfreintes  dans  la  position,  les  longueurs,  la  forme 
et  la  proportion  des  parties?  Dans  les  ouvrages  de  La  Tour, 
c'est  la  nature  même,  c'est  le  système  de  ses  incorrections  telles 
qu'on  les  y  voit  tous  les  jours.  Ce  n'est  pas  de  la  poésie;  ce 
n'est  que  de  la  peinture.  J'ai  vu  peindre  La  Tour;  il  est  tran- 
quille et  froid;  il  ne  se  tourmente  point;  il  ne  souffre  point;  il 
ne  halète  point;  il  ne  fait  aucune  de  ces  contorsions  du  mode- 
leur enthousiaste,  sur  le  visage  duquel  on  voit  se  succéder  les 
ouvrages  qu'il  se  propose  de  rendre,  et  qui  semblent  passer  de 
son  came  sur  son  front,  et  de  son  front  sur  sa  terre  ou  sur  sa 
toile.  11  n'imite  point  les  gestes  du  furieux  ;  il  n'a  point  le 
sourcil  relevé  de  l'homme  qui  dédaigne  le  regard  de  sa  femme 
qui  s'attendrit;  il  ne  s'extasie  point;  il  ne  sourit  point  à  son 
travail;  il  reste  froid,  et  cependant  son  imitation  est  chaude. 
Obtiendrait-on  d'une  étude  opiniâtre  et  longue  le  mérite  de 
La  Tour  ?  Ce  peintre  n'a  jamais  rien  produit  de  verve;  il  a  le 
génie  du  technique  ;  c'est  un  machiniste  merveilleux.  Quand  je 
dis  de  La  Tour  qu'il  est  machiniste,  c'est  comme  je  le  dis  de 
Vaucanson,  et  non  comme  je  le  dirais  de  Rubens.  Voilà  ma 
pensée  pour  le  moment,  sauf  à  revenir  de  mon  erreur,  si  c'en 
est  une.   Lorsque  le  jeune  Perroneau  parut,   La  Tour  en  fut 

1 .  Ces  portraits  de  La  Tour  ne  sont  point  au  livret. 


152  SALON    DE   1767. 

inquiet;  il  craignit  que  le  public  ne  pût  sentir  autrement  que  par 
une  comparaison  directe  l'intervalle  qui  les  séparait.  Que  fit-il? 
Il  proposa  son  portrait  à  peindre  à  son  rival,  qui  s'y  refusa  par 
modestie  ;  c'est  celui  où  il  a  le  devant  du  chapeau  rabattu,  la 
moitié  du  visage   dans   la  demi-teinte,   et  le  reste  du  corps 
éclairé  *.  L'innocent  artiste  se  laisse  vaincre  à  force  d'instances  ; 
et,   tandis  qu'il   travaillait,   l'artiste  jaloux  exécutait  le  même 
ouvrage  de  son  côté.  Les  deux  tableaux  furent  achevés  en  même 
temps,  et  exposés  au  même  Salon  ;  ils  montrèrent  la  différence 
du  maître  et  de  l'écolier.  Le  tour  est  (in,  et  me  déplaît.  Homme 
singulier,  mais  bon  homme,  mais  galant  homme,  La  Tour  ne 
ferait  pas  cela  aujourd'hui;  et  puis  il  faut  avoir  quelque  indul- 
gence pour   un   artiste  piqué  de  se  voir  rabaissé  sur  la  ligne 
d'un  homme  qui  ne  lui  allait  pas  à  la  cheville  du  pied.  Peut- 
être  n'aperçut-il  dans  cette  espièglerie  que  la  mortification  du 
public,  et  non  celle  d'un  confrère  trop  habile  pour  ne  pas  sentir 
son  infériorité,  et  trop  franc  pour  ne  pas  la  reconnaître.  Eh  ! 
ami  La  Tour,  n'était-ce  pas  assez  que  Perroneau  te  dit  :  «  Tu 
es  le  plus  fort;  »  ne  pouvais-tu  être  content,  à  moins  que  le 
public  ne  te  le  dit  aussi?  Eh  bien  !  il  fallait  attendre  un  moment, 
et  ta  vanité  aurait  été  satisfaite,  et  tu  n'aurais  point  humilié 
ton   confrère.   À  la  longue,  chacun  a  la  place  qu'il  mérite.  La 
société,  c'est  la  maison  de  Berlin  ;  un  fat  y  prend  le  haut  bout  la 
première  fois  qu'il  s'y  présente2,  mais  peu  à  peu  il  est  repoussé 
par  les  survenants;  il  l'ait  le  tour  de  la  table;  et  il  se  trouve  à 
la  dernière  place  au-dessus  ou  au-dessous  de  l'abbé  de  La  Porte. 
Encore  un  mot  sur  les  portraits  et  portraitistes.  Pourquoi  un 
peintre  d'histoire  est-il  communément  un  mauvais  portraitiste? 
Pourquoi   un  .barbouilleur  du  pont  Notre-Dame  fera-t-il  plus 
ressemblant  qu'un  professeur  de  l'Académie?  C'est  que  celui-ci 
ne  s'est  jamais  occupé  de  l'imitation  rigoureuse  de  la  nature; 
c'est   qu'il  a  l'habitude  d'exagérer,  d'affaiblir,  de  corriger  son 
modèle;  c'est  qu'il  a  la  tète  pleine  de  règles  qui  l'assujettissent 

1.  Le  portrait  de  La  Tour  en  surtout  noir,  par  Perroneau,  qui  est  actuellement 
au  musée  de  Saint-Quentin,  est-il  bien  (lui  qui  fui  exposé  au  Salon  de  1750, 
comme  le  croient  .MM.  de  Concourt  (l'Art  du  xviii*  siècle)'!  Il  ne  répond  point 
à  l'indication  que  donne  Diderot.  Celui  de  La  Tour,  par  lui-même,  exposé  au  môme 
Salon,  reste  aussi  à  déterminer.  Ce  qui  augmente  la  confusion,  c'est  que  La  Tour 
s'était  peint  précédemment  (eu  1742   avec  le  chapeau  rabattu. 

■1.  V.  le  Neveu  de  Rameau,  t.  V,  p.  444. 


SALON    DE   1767.  153 

et  qui  dirigent  son  pinceau,  sans  qu'il  s'en  aperçoive;  c'est  qu'il 
a  toujours  altéré  les  formes  d'après  ces  règles  de  goût,  et  qu'il 
continue  de  les  altérer;  c'est  qu'il  fond,  avec  les  traits  qu'il  a 
sous  les  yeux  et  qu'il  s'efforce  en  vain  de  copier  rigoureusement, 
des  traits  empruntés  des  antiques  qu'il  a  étudiés,  des  tableaux 
qu'il  a  vus  et  admirés  et  de  ceux  qu'il  a  faits  ;  c'est  qu'il  est 
savant;  c'est  qu'il  est  libre,  et  qu'il  ne  peut  se  réduire  à  la 
condition  de  l'esclave  et  de  l'ignorant  ;  c'est  qu'il  a  son  faire, 
son  tic,  sa  couleur,  auxquels  il  revient  sans  cesse;  c'est  qu'il 
exécute  une  caricature  en  beau,  et  que  le  barbouilleur,  au  con- 
traire, exécute  une  caricature  en  laid.  Le  portrait  ressemblant 
du  barbouilleur  meurt   avec   la  personne  ;    celui   de    l'habile 
homme  reste  à  jamais.  C'est  d'après  ce  dernier,  que  nos  neveux 
se  forment  les  images  des  grands  hommes  qui  les  ont  précédés. 
Lorsque  le  goût  des  beaux-arts  est  général  chez  une  nation, 
savez-vous  ce  qui  arrive?  C'est  que  l'œil  du  peuple  se  conforme 
à  l'œil  du  grand  artiste,  et  que  l'exagération  laisse  pour  lui  la 
ressemblance  entière.  11  ne  s'avise  point  de  chicaner,  il  ne  dit 
point  :  Cet  œil  est  trop  petit,  trop  grand  ;  ce  muscle  est  exagéré, 
ces  formes  ne  sont  pas  justes  ;  cette  paupière  est  trop  saillante  ; 
ces  os  orbiculaires  sont  trop  élevés  :  il  fait  abstraction  de  ce 
que  la  connaissance  du  beau  a  introduit  dans  la  copie.   Il  voit 
le  modèle,  où  il  n'est  pas  à  la  rigueur  ;  et  il  s'écrie  d'admira- 
tion. Voltaire  fait  l'histoire  comme  les  grands  statuaires  anciens 
faisaient  le  buste;  comme  les  peintres  savants  de   nos  jours 
font  le  portrait.  Il  agrandit,   il  exagère,  il  corrige  les  formes; 
a-t-il  raison?  a-t-il  tort?  Il  a  tort  pour  le  pédant;  il  a  raison 
pour  l'homme   de  goût.    Tort  ou  raison,  c'est  la  figure  qu'il  a 
peinte  qui  restera  dans  la  mémoire  des  hommes  à  venir. 

LE   BEL. 

Z|3.      PLUSIEURS      PAYSAGES,      SOUS     LE      MÊME     NUMERO. 

Je  les  ai  tous  vus,  mais  je  n'en  ai  regardé  aucun;  ou,  si  je 

les  ai  regardés,  c'est  comme  l'homme  du  Bal1  à  qui  une  femme 

disait  : 

«  M' a-t-il  de  ses  gros  yeux  assez  considérée? 

1.  Comédie  de  Regnard. 


154  SALON    DE   1767. 

—  Madame,  lui  répondit-il,  je  vous  regarde,  mais  je  ne  vous 
considère  pas.  » 

Dans  l'un  de  ces  paysages,  ce  sont  des  femmes  qui  lavent  à 
la  rivière;  sur  le  fond,  les  arbres  sont  assez  bien  touches,  assez 
bien  du  moins  par  rapport  au  reste;  car  la  misère  générale 
d'une  composition  en  relève  quelquefois  un  coin,  et  lui  donne 
un  faux  air  d'excellence;  cela  est  bon  là,  ailleurs  ce  serait  mau- 
vais. Monsieur  Le  Bel,  en  bonne  foi,  sont-ce  là  des  eaux?  C'est 
un  pré  fané,  ras  et  nouvellement  fauché.  Ces  monticules  sont 
faibles  et  léchés;  point  de  ciel.  Au  pied  de  ces  vieux  arbres, 
petits  objets,  fleurettes  de  parterre  qui  papillotent.  Figures 
raides,  mannequins  de  la  foire  Saint-Ovide,  pantins  à  mouvoir 
avec  une  ficelle;  sur  le  devant,  un  gueux  assis  sur  un  bout  de 
roche.  0  le  vilain  gueux!  il  a  le  scorbut  ou  les  humeurs  froides; 
j'en  appelle  à  Bouvard1;  mais  vous  me  direz  que  Bouvard  voit 
cette  maladie  partout. 

L'autre  est  une  belle  plaque  de  cuivre  rouge;  terrasses, 
arbres,  ciels,  montagnes,  lointain,  campagne,  tout  est  cuivre, 
beau  cuivre;  si  cela  s'était  fait  de  hasard,  en  coulant  du  four- 
neau dans  le  câlin,  ce  serait  un  prodige. 


VENEYAULT. 

kh.     APOTHÉOSE     DU     PRINCE     DE     CONDÉ2, 

Sujet  immense,  digne  de  l'imagination  grande  et  féconde, 
et  de  la  hardiesse  de  Rubens;  et  sujet  fait  en  miniature  par 
Venevault.  C'est,  au  centre,  une  pyramide,  dont  la  base  est 
surchargée  de  trophées;  c'est  Minerve;  c'est  sur  le  bouclier  de 
la  déesse  l'effigie  du  héros;  ce  sont  des  génies  lourds  et  bêtes; 
c'est  une  campagne;  c'est  une  montagne;  c'est  sur  cette  mon- 
tagne le  temple  de  la  gloire;  ce  sont  des  savants  et  des  artistes 
qui  y  grimpent,  mais  entre  lesquels  on  ne  voit  pas  M.  Vene- 
vault. Froide  et  mauvaise  miniature;  mauvais  salmis,  qui  n'en 
vaut  pas  un  de  bécasses.  Cela  est  petitement  fait,  mal  agencé, 

1.  Médecin  de  d'Alembert;  l'ennemi  de  Bordeu.  Nous  l'avons  déjà  rencontre. 

2.  Un  tableau  en  miniature  commandé  par  l'Académie  des  Sciences,  Arts  et 
Belles-Lettres  de  Dijon,  appartenant  à  S.  A.  S.  M*r  le  prince  de  Coudé.  {Xote  du 
livret,  à  la>|uelle  est  jointe  une  explication  de  l'allégorie.) 


SALON    DE   1767.  155 

sec,  dur,  sans  plan,  sans  liaison  de  lumières,  platement  peint, 
obscur,  en  dépit  de  la  longue  description  du  livret. 

PERRONEÀU. 

kh.      UN     PORTRAIT      DE      FEMME1. 

On  en  voit  la  tête  de  face,  et  le  corps  de  deux  tiers. 

La  figure  est  un  peu  raide  et  droite,  fichée  comme  elle 
l'aurait  été  parle  maître  à  danser;  position  la  plus  maussade, 
la  plus  insipide  pour  l'art,  cà  qui  il  faut  un  modèle  simple, 
naturel,  vrai,  nullement  maniéré:  une  tête  qui  s'incline  un  peu, 
des  membres  qui  s'en  aillent  négligemment  prendre  la  place 
ordonnée  par  la  pensée  ou  l'action  de  la  personne;  le  maître 
de  grâces,  le  maître  à  danser  détruisent  le  mouvement  réel, 
cet  enchaînement  si  précieux  des  parties  qui  se  commandent  et 
s'obéissent  réciproquement  les  unes  aux  autres.  Marcel  cherche 
à  pallier  les  défauts;  Van  Loo  cherche  à  rendre  leur  influence 
sur  toute  la  personne.  Il  faut  que  la  figure  soit  une.  Un  mot 
là-dessus  suffit  à  qui  sait  entendre;  une  page  de  plus  n'appren- 
drait rien  aux  autres.  C'est  une  chose  à  sentir;  mais  revenons 
au  portrait.  L'épaule  est  prise  si  juste,  qu'on  la  voit  toute  nue 
à  travers  le  vêtement,  et  ce  vêtement  est  à  tromper.  C'est  l'étoffe 
même  pour  la  couleur,  la  lumière,  les  plis  et  le  reste;  et  la 
gorge,  il  est  impossible  de  la  faire  mieux  :  c'est  comme  nous  la 
voyons  aux  honnêtes  femmes,  ni  trop  cachée,  ni  trop  montrée; 
placée  à  merveille,  et  peinte,  il  faut  voir! 

Le  portrait  de  Marmontel  pourrait  bien  être  du  même 
artiste.  Il  est  ressemblant,  mais  il  a  l'air  ivre,  ivre  de  vin, 
s'entend;  et  l'on  jurerait  qu'il  lit  quelques  chants  de  sa  ISeu- 
vaine'1  à  des  filles.  Le  bleu  fort  de  ce  mouchoir  de  soie  qui  lui 
ceint  la  tête,  est  un  peu  dur,  et  nuit  à  l'harmonie. 

La  plupart  des  portraits  de  Perroneau  sont  faits  avec  esprit. 
Celui  de  Marmontel  est  de  Roslin. 

1.  Portrait  de  Mn,e  la  marquise  de  ***,  avec  un  déshabillé  du  matin;  tableau  de 
4  pieds  6  pouces  sur  3  pieds  G  pouces;  la  figure  de  proportion  de  demi- nature.  — 
Ce  portrait  était  de  Roslin.  V.  l'article  suivant. 

'2.  La  Neuvaine  de  Cythère,  poème  en  neuf  chants,  composé  vers  17G7,  et  resté 
inédit  jusqu'en  1820,  époque  à  laquelle  il  a  été  publié  par  M.  Marmontel  fils,  à 
Paris,  chez  Verdière.  (Br.) 


15G  SALON    DE    1767. 

ROSLIN,    VALADE,    ETC. 

A6-53.      PORTRAITS,      ÉTUDES,      TABLEAUX. 

Entre  tous  ces  portraits,  aucun  qui  arrête.  Un  seul  excepte'', 
qui  est  de  Roslin,  et  que  je  viens  d'attribuer  à  Perroneau,  c'est 
celui  de  cette  femme  dont  j'ai  dit  que  la  gorge  était  si  vraie, 
qu'on  ne  la  croirait  pas  peinte;  c'est  à  inviter  la  main  comme 
la  chair;  la  tête  est  moins  bien,  quoique  gracieuse  et  faisant 
bien  la  ronde  bosse;  les  yeux  étincellent  d'un  feu  humide;  et 
puis  une  multitude  de  passages  fins  et  bien  entendus,  un  beau 
faire,  une  touche  amoureuse. 

Celui  de  Madame  de  Marigny  est  assez  bien  entendu  pour 
l'eflct,  d'une  couleur  agréable;  mais  la  touche  en  est  molle;  il 
y  a  de  l'incertitude  de  dessin  ;  la  robe  est  bien  faite;  la  tète  est 
tourmentée;  la  figure  s'affaisse,  s'en  va,  ne  se  soutient  pas; 
elle  a  l'air  mannequiné  ;  les  bras  sont  livides  et  les  mains  sans 
forme;  la  gorge  plate  et  grisâtre;  et  puis  sur  le  visage  un 
ennui,  une  maussaderie,  un  air  maladif  qui  nous  affligent. 

Les  éludes  de  ces  artistes  montrent  combien  ils  ont  encore 
besoin  d'en  faire. 

Entre  les  tableaux,  on  ne  voit  que  Y  Allégorie  en  l'honneur 
du  maréchal  de  Belle-Isle1.  C'est  Minerve,  c'est  une  Victoire 
qui  soutiennent  le  portrait  du  héros;  c'est  une  Renommée 
joufflue  qui  trompette  ses  vertus. 

Et  toujours  Mars,  Vénus,  Minerve,  Jupiter,  Hébé,  Junon  : 
sans  les  dieux  du  paganisme,  ces  gens-là  ne  sauraient  rien 
faire.  Je  voudrais  bien  leur  ôter  ce  maudit  catéchisme  païen. 

Cette  allégorie  de  Valade  choque  les  yeux  par  le  discordant. 
Elle  est  pesamment  faite,  sans  aucune  intelligence  de  lumière 
et  d'effet.  Figures  détestables  de  couleur  et  de  dessin;  nuage 
dense  à  couper  à  la  scie;  femmes  longues,  maigres  et  raides; 
grand  mannequin  en  petit;  énorme  Minerve,  bien  corpulée, 
bien  lourde;  et  puis,  il  l'a  ut  voir  les  draperies,  l'agencement  de 
tout  ce  fatras;  les  accessoires  même  ne  sont  pas  faits. 


1.  Par  Valade;  n°  48.  Tableau  do  0  pieds  sur  -i,  appartenant  à  S16r  l'archevêque 
de  Toulouse. 


SALON    DE    1767.  157 

Madame    YIEN. 

bh.      UNE  POULE   HUPPÉE,  VEILLANT  SUR  SES   PETITS. 

Très-beau  petit  tableau;  bel  oiseau,  très-bel  oiseau;  belle 
huppe,  belle  cravate  bien  hérissée,  bec  entrouvert  et  menaçant, 
œil  ardent,  ouvert  et  saillant;  caractère  inquiet,  querelleur  et 
fier.  J'entends  son  cri.  Elle  a  son  aile  pendante,  elle  est  accrou- 
pie; ses  petits  sont  sous  elle,  à  l'exception  de  quelques-uns 
qui  s'échappent  ou  vont  s'échapper;  elle  est  peinte  d'une 
grande  vigueur  et  vérité  de  couleur;  ses  petits  très-moelleuse- 
ment;  c'est  leur  duvet,  leur  innocence,  leur  étourderie  poussi- 
nière;  tout  est  bien,  jusqu'aux  brins  de  paille  dispersés  autour 
de  la  poule.  Il  y  a  des  détails  de  nature  à  faire  illusion. 
L'artiste  n'a  pourtant  pas  remarqué  qu'alors  une  poule,  d'une 
grosseur  commune,  prend  un  volume  énorme,  par  l'étendue 
qu'elle  donne  à  toutes  ses  plumes  ébouritïées.  Mme  Vien  met 
dans  ses  animaux  de  la  vie  et  du  mouvement.  Je  suis  surpris 
de  sa  poule;  je  ne  croyais  pas  qu'elle  en  sût  jusque-là. 

55.     COQ-FAISAN     DORÉ      DE     LA     CHINE1. 

Il  s'en  manque  bien  que  ce  coq  soit  de  la  force  de  la  poule. 
Assez  chaud  de  couleur,  il  est  froid  d'expression,  sans  vie;  c'est 
presque  un  oiseau  de  bois,  tant  il  est  raide,  lisse  et  monotone. 
J'aime  mieux  que  l'oiseau  ce  petit  massif  de  fleurs,  de  verdure 
et  d'arbustes,  placé  sur  le  fond,  quoique  ce  ne  soit  pas  mer- 
veille. 

Réparation  à  Mme  Yien.  J'ai  dit  que  ce  coq  était  sans  mou- 
vement et  sans  vie;  et  je  viens  d'apprendre  qu'elle  l'a  peint 
d'après  un  coq  empaillé. 

56.   DES  SERINS,   DONT  L'UN   SORT  DE   SA  CAGE 
POUR  ATTRAPER  DES  PAPILLONS. 

La  Poule  huppée  ne  permet  pas  de  regarder  cela.  Ces  Serins 
sont  comme  des  petits  morceaux  de  buis  taillés  en  canaris,  sans 

1.  Appartenait  à  l'impératrice  de  Russie. 


158  SALON    DE    1767. 

légèreté,  sans  gentillesse,  sans  variété  de  tons,  sans  vie. 
Madame  Yien,  vous  avez  fait  ces  serins-là  toute  seule;  pour 
votre  Poule,  votre  mari  pourrait  bien  l'avoir  un  peu  coquetée. 

50.      150UQUETS      DE     FLEURS1. 

Celui  qui  représente  des  fleurs  dans  une  carafe  est  à  mer- 
veille. Les  racines  filamenteuses  des  plantes  sont  parfaitemenl 
imitées,  et  le  tout  est  bien  réfléchi  sur  la  table  qui  soutient  le 
vase. 

Les  autres  fleurs  sont  moins  bien.  Les  Serins  sont  ingrats 
par  la  monotonie  de  la  couleur.  Ah!  la  belle  Poule! 


DE    MAGIIY. 

57.     LE     PÉRISTYLE     DU     LOUVRE,     ET     LA     DEMOLITION 
DE     L'HOTEL      DE      ROUILLÉ2. 

Le  péristyle  est  à  droite;  c'est  sur  cette  partie  que  tombe  la 
forte  lumière  qui  vient  de  quelque  point  pris  à  gauche;  dans 
l'intérieur  du  tableau,  on  ne  voit  que  la  colonnade.  Des  ruines 
en  arcades,  placées  sur  le  devant,  et  occupant  tout  l'espace  de 
la  gauche  à  droite,  dérobent  le  massif  lourd  et  sans  goût  sur 
lequel  elle  est  élevée.  Il  y  a  de  l'esprit  à  cela.  La  façade  de  ces 
arcades,  et  toute  la  partie  antérieure,  est  dans  la  demi-teinte;  on 
a  fait  d'une  pierre  deux  coups  :  on  s'est  ménagé  des  effets  de 
lumières  par  le  dessous  de  ces  arcades;  et  l'on  a  masqué 
l'unique  défaut  d'un  des  plus  beaux  morceaux  d'architecture 
qu'il  y  ait  au  monde. 

Ce  tableau  n'est  pas  sans  mérite.  Cet  assemblage  d'architec- 
ture et  de  ruines  produit  de  l'intérêt.  Le  devant  est  bien  com- 
posé. Ce  pan  de  mur,  qu'on  voit  au  coin  gauche,  fait  un  bon 
effet.  La  ligure  brisée  avec  l'ornement  est  d'excellent  goût;  ces 
eaux,  ramassées  sur  le  devant,  ont  de  la  transparence;  mais  le 
tout  est  gris;  mais  il  est  sec;  mais  il  est  dur;  mais  la  lumière 
forte  est  trop  égale;  mais  son  effet  blesse  les  yeux;  mais  les 


1.  Deux  tableaux. 

2.  Tableau  de  4  pieds  de  large  sur  2  pieds  9  pouces  de  haut. 


SALON    DE    1767.  159 

figures  sont  mal  dessinées;  mais  ce  tableau,  mis  malignement  à 
côté  de  la  Galerie  antique  de  Robert,  fait  sentir  l'énorme  diffé- 
rence d'une  bonne  chose  ou  d'une  excellente.  C'est  notre  ami 
Chardin  qui  institue  ces  parallèles-là,  aux  dépens  de  qui  il 
appartiendra;  peu  lui  importe,  pourvu  que  l'œil  du  public 
s'exerce,  et  que  le  mérite  soit  apprécié.  Grand  merci,  monsieur 
Chardin;  sans  vous,  j'aurais  peut-être  admiré  la  Colonnade  de 
Machy,  et  sans  le  voisinage  de  la  Galerie  de  Robert.  C'est  un 
lambeau  de  Virgile  mis  à  côté  d'un  lambeau  de  Lucain. 

58.      LE       VESTIBULE      NOUVEAU    DU      PALAIS-ROYAL.     LA 

DÉMOLITION       DE       L'ANCIEN.     59.      LE       PORTAIL      DE 

SAINT-EUSTACHE,     ET     UNE     PARTIE     DE    LA    NOUVELLE- 
HALLE1.  60.    l'intérieur    DE    LA    NOUVELLE    ÉGLISE 

DE     LA     MADELEINE     DE     LA     V  ILLE-l' É  VÈQUE 2. 

Le  premier  morceau  était  faible  de  couleur,  ces  autres-ci 
sont  encore  pis.  Le  Vestibule  nouveau  du  Palais-Royal  et  la 
Démolition  de  l'ancien  sont  très-fades. 

La  Madeleine,  belle  perspective ,  lumière  bien  dégradée, 
grande  précision. 

En  général,  les  morceaux  de  Machy  sont  gris,  ou  d'un  jaune 
de  paille;  ce  sont  des  ruines  toutes  neuves.  À  parler  rigoureuse- 
ment, il  ne  peint  pas  ;  c'est  une  estampe  qu'il  enlumine  pré- 
cieusement, avec  un  goût  et  une  propreté  exquis;  aussi,  ses 
tableaux  ont-ils  toujours  un  œil  dur  et  sec.  Pour  la  perspec- 
tive, il  en  est  rigoureux  observateur.  Les  objets  font  bien 
l'effet  qu'on  en  doit  attendre.  Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  été  bien 
content  des  ouvrages  de  Robert.  Cet  homme  est  venu  d'Italie, 
pour  dépouiller  Machy  de  tous  ses  lauriers.  Les  ouvrages  de 
Robert  affligeront  Machy,  sans  le  corriger.  Il  ne  changera  pas 
son  faire. 

Son  dessin  de  l'Intérieur  de  la  Madeleine  est  très-bien 
éclairé;  c'est  l'effet  d'une  lumière  douce,  rare,  vague  et  blan- 
châtre, comme  on  la  remarque  aux  édifices  nouvellement  bâtis, 
lorsqu'elle  traverse  des  verres  laiteux,  ou  qu'elle  a  été  réfléchie 

ï .  Tableaux  peints  à  gouache. 

2.  Dessin  de  2  pieds  de  large  sur  1  pied  9  pouces  de  haut. 


160  SALON    DI-:    1767. 

par  des  murailles  neuves.  Il  y  a  aussi  la  vapeur;  mais  la  vapeur 
claire  des  lieux  frais,  renfermés  et  blancs. 


DROUAIS    FILS. 

61-62.       PLUSIEURS      PORTRAITS. 

A  l'ordinaire.  La  plus  belle  craie  possible;  mais  dites-moi 
ce  que  c'est  que  cette  rage-là?  Est-ce  maladie  d'esprit  ou  des 
yeux?  Imaginez  des  visages,  des  cheveux  de  crème  fouettée,  de 
vieilles  étoiles  raides,  retournées  et  remises  à  la  calandre,  un 
chien  d'ébène  avec  des  yeux  de  jayet;  et  vous  aurez  un  de  ses 
meilleurs  morceaux1. 

JULIART. 

63.  TROIS   PAYSAGES,  SOUS  UN  MÊME  NUMERO. 

Monsieur  Juliart,  vous  croyez  donc  que  pour  être  un  paysa- 
giste, il  ne  s'agit  que  de  jeter  çà  et  là  des  arbres,  faire  une 
terrasse,  élever  une  montagne,  assembler  des  eaux,  en  inter- 
rompre le  cours  par  quelques  pierres  brutes,  étendre  une  cam- 
pagne le  plus  que  vous  pourrez,  l'éclairer  de  la  lumière  du 
soleil  et  de  la  lune,  dessiner  un  pâtre,  et  autour  de  ce  pâtre 
quelques  animaux? et  vous  ne  songez  pas  que  ces  arbres  doivent 
être  touchés  fortement;  qu'il  y  a  une  certaine  poésie  à  les 
imaginer,  selon  la  nature  du  sujet,  sveltes  et  élégants,  ou 
brisés,  rompus,  gercés,  caducs,  hideux;  qu'ici,  pressés  et  touf- 
fus, il  faut  que  la  masse  en  soit  grande  et  belle;  que  là,  rares 
et  séparés,  il  faut  que  l'air  et  la  lumière  circulent  entre  leurs 
branches  et  leurs  troncs;  que  cette  terrasse  veut  être  chaude- 
ment peinte;  que  ces  eaux,  imitant  la  limpidité  des  eaux  natu- 
relles, doivent  me  montrer,  comme  dans  une  glace,  l'image 
affaiblie  de  la  scène  environnante;  que  la  lumière  doit  trembler 
à  leur  surface;  qu'elles  doivent  écumer  et  blanchir  à  la  ren- 
contre des  obstacles;  qu'il  faut  savoir  rendre  cette  écume; 
donner  aux  montagnes  un  aspect  imposant;  les  entr'ouvrir,  en 
suspendre  la  cime  ruineuse  au-dessus  de  ma  tête,  y  creuser  des 

1.  Probablement  le  Portrait  Je  la  comtesse  de  Brionne. 


SALON    DE   1767.  161 

cavernes;  les  dépouiller  dans  cet  endroit;  dans  cet  autre,  les 
revêtir  de  mousse,  hérisser  leur  sommet  d'arbustes,  y  pratiquer 
des  inégalités  poétiques;  me  rappeler,  par  elles,  les  ravages  du 
temps,  l'instabilité  des  choses,  et  la  vétusté  du  monde;  que 
l'effet  de  vos  lumières  doit  être  piquant  ;  que  les  campagnes 
non  bornées  doivent,  en  se  dégradant,  s'étendre  jusqu'où  l'ho- 
rizon confine  avec  le  ciel,  et  l'horizon  s'enfoncer  à  une  distance 
infinie?  que  les  campagnes  bornées  ont  aussi  leur  magie;  que 
les  ruines  doivent  être  solennelles;  les  fabriques  déceler  une 
imagination  pittoresque  et  féconde;  les  figures  intéresser;  les 
animaux  être  vrais;  et  que  chacune  de  ces  choses  n'est  rien,  si 
l'ensemble  n'est  enchanteur;  si,  composés  de  plusieurs  sites 
épars  et  charmants  dans  la  nature,  il  ne  m'offre  une  vue  roma- 
nesque, telle  qu'il  y  en  a  peut-être  une  possible  sur  la  terre. 
Vous  ne  savez  pas  qu'un  paysage  est  plat  ou  sublime;  qu'un 
paysage,  où  l'intelligence  delà  lumière  n'est  pas  supérieure,  est 
un  très-mauvais  tableau;  qu'un  paysage  faible  de  couleur,  et 
par  conséquent  sans  effet,  est  un  très-mauvais  tableau;  qu'un 
paysage  qui  ne  dit  rien  à  mon  âme,  qui  n'est  pas,  dans  les 
détails,  de  la  plus  grande  force,  d'une  vérité  surprenante,  est 
un  très-mauvais  tableau  ;  qu'un  paysage,  où  les  animaux  et  les 
autres  figures  sont  maltraités,  est  un  très-mauvais  tableau,  si 
le  reste,  poussé  au  plus  haut  degré  de  perfection,  ne  rachète 
ces  défauts;  qu'il  faut  y  avoir  égard,  pour  la  lumière, la  couleur, 
les  objets,  les  ciels,  au  moment  du  jour,  au  temps  de  la  saison  ; 
qu'il  faut  s'entendre  à  peindre  des  ciels,  à  charger  ces  ciels  de 
nuages  tantôt  épais,  tantôt  légers;  à  couvrir  l'atmosphère  de 
brouillards;  à  y  perdre  les  objets;  à  teindre  sa  masse  de  la 
lumière  du  soleil;  à  rendre  tous  les  incidents  de  la  nature, 
toutes  les  scènes  champêtres  ;  à  susciter  un  orage  ;  à  inonder 
une  campagne,  à  déraciner  les  arbres,  à  montrer  la  chaumière, 
le  troupeau,  le  berger  entraînés  par  les  eaux;  à  imaginer  les 
scènes  de  commisération  analogues  à  ce  ravage;  à  montrer  les 
pertes,  les  périls,  les  secours  sous  des  formes  intéressantes  et 
pathétiques.  Voyez  comme  le  Poussin  est  sublime  et  touchant, 
lorsqu'à  côté  d'une  scène  champêtre,  riante,  il  attache  mes  yeux 
sur  un  tombeau  où  je  lis  :  Et  in  Arcadia  ego  '  .'  Voyez  comme 

1.  Ce  tableau,   connu  sous  le  nom  des  Bergers  d'Arcadïe,  est  au  musée  du 
Louvre.  Il  a  été  gravé  par  Ravenet  et  plusieurs  autres.  (Bn.) 

XI.  11 


162  SALON    DE    1767. 

il  est  terrible,  lorsqu'il  me  montre  dans  une  autre  une  femme 
enveloppée  d'un  serpent  qui  l'entraîne  au  fond  des  eaux  !  Si  je 
vous  demandais  une  aurore,  comment  vous  y  prendriez-vous? 
Moi,  monsieur  Juliart,  dont  ce  n'est  pas  le  métier,  je  montrerais 
sur  une  colline  les  portes  de  Thèbes;  on  verrait  au  devant  de  ces 
portes  la  statue  de  Memnon;  autour  de  cette  statue,  des  per- 
sonnes de  tout  état,  attirées  par  la  curiosité  d'entendre  la  statue 
résonner  aux  premiers  rayons  du  soleil.  Des  philosophes  assis 
traceraient  sur  le  sable  des  figures  astronomiques;  des  femmes, 
des  enfants  seraient  étendus  et  endormis,  d'autres  auraient  les 
yeux  attachés  sur  le  lieu  du  lever  du  soleil  ;  on  en  verrait,  dans 
le  lointain,[qui  hâteraient  leur  marche,  de  crainte  d'arriver 
trop  tard.  Voilà  comment  on  caractérise  historiquement  un 
moment  du  jour.  Si  vous  aimez  mieux  des  incidents  plus  sim- 
ples, plus  communs  et  moins  grands,  envoyez  le  bûcheron  à  la 
forêt  ;  embusquez  le  chasseur  ;  ramenez  les  animaux  sauvages 
des  campagnes  vers  leurs  demeures;  arrêtez-les  à  l'entrée  de 
la  forêt;  qu'ils  retournent  la  tête  vers  les  champs,  dont  l'ap- 
proche du  jour  les  chasse  à  regret;  conduisez  à  la  ville  le 
paysan  avec  son  cheval  chargé  de  denrées  ;  faites  tomber 
l'animal  surchargé;  occupez  autour  le  paysan  et  sa  femme 
à  le  relever.  Animez  votre  scène  comme  il  vous  plaira.  Je  ne 
vous  ai  rien  dit  ni  des  fruits,  ni  des  fleurs,  ni  des  travaux  rusti- 
ques. Je  n'aurais  point  fini.  A  présent,  monsieur  Juliart,  dites-moi 
si  vous  êtes  un  paysagiste.  Un  tableau  que  je  décris  n'est  pas 
toujours  un  bon  tableau.  Celui  que  je  ne  décris  pas  en  est  à  coup 
sûr  un  mauvais;  pas  un  mot  ici  de  ceux  de  M.  Juliart...  Mais, 
me  dirait-il,  est-ce  que  celui  où  j'ai  mis  sur  le  devant  une  Fuite 

en  Egypte  vous  déplaît? Moins  que  les  autres.  Votre  Vierge 

est  assez  belle  de  draperie  et  de  caractère  ;  mais  elle  est  raide  ; 
et  si  je  connaissais  mieux  les  anciens  peintres,  je  vous  dirais  à 
qui  vous  l'avez  prise.  Votre  saint  Joseph  est  commun  ;  et,  de 
plus,  long,  long.  Votre  enfant  Jésus  a  le  ventre  tendu  comme 
un  ballon  ;  il  est  attaqué  de  la  maladie  que  nos  paysans  appel- 
lent le  carreau. 


SALON   DE    1767.  163 

VOIRIOT. 

65.     UN    TABLEAU      DE     FAMILLE1. 

A  droite,  le  père  et  la  mère  à  un  balcon;  au-dessous  de  ce 
balcon,  leurs  petits  enfants  déguisés  en  marmottes  et  en  mar- 
mots. La  mère  leur  jette  de  l'argent  sans  les  regarder;  elle 
tourne  la  tête  vers  son  mari  et  cette  tête  ne  dit  mot,  non 
plus  que  celle  du  père;  déplus,  ces  deux  figures  muettes 
sans  caractère,  sans  expression,  sont  encore  lourdes,  courtes 
et  grises.  Si  le  balcon  était  percé  en  dessous  et  qu'elles 
fussent  achevées,  leurs  jambes  passeraient  de  beaucoup  à 
travers.  Le  reste  ne  vaut  pas  mieux.  Mauvais  tableau.  C'est 
Yoiriot;  toujours  Voiriot;  autres  pères,  mères  et  maître  à  châ- 
tier dans  l'autre  monde.  Est-ce  qu'au  bout  de  six  mois  ou 
d'un  an,  le  maître  n'a  pas  vu  que  L'art  résistait  à  l'élève? 
Cependant  la  foule  s'attroupait  autour  de  cette  ineptie. 
O  vulgus  insipiens  et  inficetum! 

66.    PLUSIEURS     PORTRAITS     SOUS    LE     MÊME     NUMERO. 

L'abbé  de  Pontigny  est  plat  et  sale. 

Cet  Homme,  assis  à  son  bureau,  devant  sa  bibliothèque, 
froid,  gris  et  misérable. 

Cailleau,  assez  ressemblant,  moins  mauvais,  mais  mauvais 
encore;  et  quand  il  serait  bon,  comme  je  l'entends  dire,  ce 
serait  un  moment  de  hasard  :  l'ode  de  Chapelain,  l'épigramme 
d'un  sot,  un  couplet  heureux  comme  tout  le  monde  en 
fait  un. 

Et  voilà  douze  artistes  expédiés  en  douze  pages  ;  cela  est 
honnête.  Et  j'espère  que  vous  ne  vous  plaindrez  plus  de  la  pro- 
lixité de  l'article  Vernet. 

1.  Do  7  pieds  de  haut  sur  5  pieds  G  pouces  de  large. 


164  SALON    DE    1767. 

DOYEN. 


Multoque,  in  rébus  acerbis, 

Acrius  advertunt  animos  ad  Kolligiuucui. 

Lucret.  De  rcntm  nat.  lib.  III,  v.  53. 


67.    LE     MIRACLE     DES     ARDENTS1. 

Voici  le  fait  ou  plutôt  le  conte.  L'an  1129,  sous  le  règne  de 
Louis  VI,  un  feu  du  ciel  tomba  sur  la  ville  de  Paris;  il  dévorait 
les  entrailles  et  l'on  périssait  de  la  mort  la  plus  cruelle.  Ce  fléau 
cessa  tout  à  coup,  par  l'intercession  de  sainte  Geneviève. 

Il  n'y  a  point  de  circonstances  où  les  hommes  soient  plus 
exposés  à  faire  le  sophisme  Post  hoc,  ergo  proptcr  hoc,  que 
celles  où  les  longues  calamités  et  l'inutilité  des  secours  humains 
les  contraignent  de  recourir  au  ciel. 

Dans  le  tableau  de  Doyen,  tout  au  haut  de  la  toile  à  gau- 
che, on  voit  la  sainte  à  genoux,  portée  sur  des  nuages;  elle  a 
les  regards  tournés  vers  un  endroit  du  ciel  éclairé  au-dessus  de 
sa  tête;  le  geste  des  bras  dirigé  vers  la  terre,  elle  supplie,  elle 
intercède.  Je  vous  dirais  bien  le  discours  qu'elle  tient  à  Dieu, 
mais  cela  est  inutile  ici. 

Au-dessous  de  la  gloire,  dont  l'éclat  frappe  le  visage  de  la 
sainte,  dans  des  nuages  rougeâtres,  l'artiste  a  placé  deux 
groupes  d'anges  et  de  chérubins,  entre  lesquels  il  y  en  a  qui 
semblent  se  disputer  l'honneur  de  porter  la  houlette  de  la  ber- 
gère de  Nanterre;  petite  idée  gaie,  qui  va  mal  avec  la  tristesse 
du  sujet. 

Vers  la  droite,  au-dessus  de  la  sainte  et  proche  d'elle,  autre 
petit  groupe  de  chérubins,  autres  nuages  rougeâtres  liés  avec 
les  premiers.  Ces  imagos  s'obscurcissent,  s'épaississent,  des- 
cendent et  vont  couvrir  le  haut  d'une  fabrique  qui  occupe  le 
côté  droit  de  la  scène,  s'enfonce  dans  le  tableau  et  fait  face  au 
côté  gauche.  C'est  un  hôpital,  partie  importante  du  local  dont 
il  est  difficile  de  se  faire  une  idée  nette,  même  en  la  voyant. 


1.  Tableau  de  22  pieds  de  haut  sur  12  pieds  de  large,  pour  la  chapelle  de  Saint- 
Roch.  —  Il  y  est  encore.  —  Il  a  été  gravé  dans  l'Histoire  des  Peintres  de  Al.  Ch. 
Blanc. 


SALON    DE    1767.  .  165 

Elle  présente  au  spectateur,  hors  du  tableau,  la  face  latérale 
d'une  coupe  verticale  qui  passe  par  le  pied-droit  de  la  porte  de 
cet  édifice,  laisse  la  porte  entière,  divise  le  parvis  qui  est  au 
devant  et  l'escalier  qui  descend  dans  la  rue  ;  en  sorte  que  ce 
parvis  et  cet  escalier  divisés  forment  un  grand  massif  à  pic 
au-dessus  d'une  terrasse  qui  règne  sur  toute  la  largeur  du 
tableau. 

Ainsi  le  spectateur  qui  se  proposerait  de  sortir  de  sa  place, 
d'aller  à  l'hôpital,  monterait  d'abord  sur  la  terrasse;  rencon- 
trant ensuite  la  face  verticale  et  à  pic  du  massif,  il  tournerait  à 
gauche,  trouverait  l'escalier,  monterait  l'escalier,  traverserait  le 
parvis  et  entrerait  dans  l'hôpital  dont  la  porte  a  son  seuil  de 
niveau  avec  ce  parvis.  On  conçoit  qu'un  autre  spectateur  placé 
dans  l'enfoncement  du  tableau  ferait  le  chemin  opposé  et  qu'on 
ne  commencerait  à  l'apercevoir  qu'à  l'endroit  où  sa  hauteur 
surpasserait  la  hauteur  verticale  de  l'escalier  qui  va  toujours 
en  diminuant. 

Le  premier  incident  dont  on  est  frappé,  c'est  un  frénétique 
qui  s'élance  hors  de  la  porte  de  l'hôpital;  sa  tête  ceinte  d'un 
lambeau  et  ses  bras  nus  sont  portés  vers  la  sainte  protectrice. 
Deux  hommes  vigoureux  et  vus  par  le  dos  l'arrêtent  et  le  sou- 
tiennent. 

A  droite,  sur  le  parvis,  plus  sur  le  devant,  c'est  un  grand 
cadavre  qu'on  ne  voit  que  par  le  dos.  Il  est  tout  nu,  ses  deux 
longs  bras  livides,  sa  tête  et  sa  chevelure  pendent  vers  le  pied 
du  massif. 

Au-dessous,  au  lieu  le  plus  bas  de  la  terrasse,  à  l'angle  droit 
du  massif,  s'ouvre  un  égout  d'où  sortent  les  deux  pieds  d'un 
mort  et  les  deux  bouts  d'un  brancard. 

Sur  le  milieu  du  parvis,  devant  la  porte  de  l'hôpital,  une 
mère  agenouillée,  les  bras  et  les  regards  tournés  vers  le  ciel  et 
la  sainte,  la  bouche  entr'ouverte,  l'air  éploré,  demande  le  salut 
de  son  enfant.  Elle  a  trois  de  ses  femmes  autour  d'elle  ;  l'une 
vue  par  le  dos  la  soutient  sous  les  bras  et  joint  en  même  temps 
ses  regards  et  sa  prière  aux  cris  douloureux  de  sa  maîtresse. 
La  seconde,  plus  sur  le  fond  et  vue  de  face,  a  la  même  action. 
La  troisième,  accroupie  tout  à  fait  au  bord  du  massif,  les  bras 
élevés,  les  mains  jointes,  implore  de  son  côté. 

Derrière  celle-ci,  debout,  l'époux  de   cette  mère    désolée, 


1G6  .  SALON    DE    1767. 

tenant  son  fils  entre  ses  bras.  L'enfant  est  dévoré  par  la  dou- 
leur. Le  pèiv  affligé  a  les  \eux  tournés  vers  le  ciel,  expectando 
.si  forte  sit  spes.  La  mère  a  saisi  une  des  mains  de  son  enfant  : 
ainsi  la  composition  présente  en  cet  endroit  au  centre  sur  le 
massif,  à  quelque  hauteur  au-dessus  de  la  terrasse  qui  forme 
la  partie  antérieure  et  la  plus  basse  du  tableau,  un  groupe  de 
six  figures;  la  mère  éplorée,  .soutenue  par  deux  de  ses  femmes, 
son  enfant  qu'elle  tient  par  la  main,  son  époux  entre  les  bras 
duquel  l'enfant  est  tourmenté,  et  une  troisième  suivante 
agenouillée  aux  pieds  de  sa  maîtresse  et  de  son  maître. 

Derrière  ce  groupe,  un  peu  plus  vers  la  gauche,  sur  le  fond, 
au  pied  du  massif,  à  l'endroit  où  l'escalier  descend  et  perd  de 
sa  hauteur,  les  têtes  suppliantes  d'une  foule  d'habitants. 

Tout  à  fait  à  la  gauche  du  tableau  sur  la  terrasse,  au  pied  de 
l'escalier  et  du  massif,  un  homme  vigoureux  qui  soutient  par 
dessous  les  bras  un  malade  nu,  un  genou  en  terre,  l'autre 
jambe  étendue,  le  corps  renversé  en  arrière,  la  tête  souffrante, 
la  face  tournée  vers  le  ciel,  la  bouche  pleine  de  cris,  se  déchi- 
rant le  flanc  de  sa  main  droite.  Celui  qui  secourt  ce  malade 
convulsé  est  vu  par  le  dos  et  le  profil  de  sa  tête;  il  a  le  cou 
découvert,  les  épaules  et  la  tête  nues;  il  implore  de  la  main 
gauche  et  du  regard. 

Sur  la  terrasse  encore,  au  pied  du  même  massif,  un  peu 
plus  sur  le  fond  que  le  groupe  précédent,  un  femme  morte,  les 
pieds  étendus  du  côté  de  l'homme  convulsé,  la  face  tournée 
vers  le  ciel,  toute  la  partie  supérieure  de  son  corps  nue,  son 
bras  gauche  étendu  à  terre  et  entouré  d'un  gros  chapelet,  ses 
cheveux  épars,  sa  tête  touchant  au  massif.  Elle  est  couchée  sur 
un  traversin  de  coutil  ;  de  la  paille,  quelques  draperies  et  un 
ustensile  de  ménage.  On  voit  de  profil,  plus  sur  le  fond,  son 
enfant  penché  et  les  regards  attachés  sur  le  visage  de  sa  mère; 
il  est  frappé  d'horreur,  ses  cheveux  se  sont  dressés  sur  son 
front  ;  il  cherche  si  sa  mère  vit  encore,  ou  s'il  n'a  plus  de 
mère. 

Au  delà  de  cette  femme,  la  terrasse  s'affaisse,  se  rompt,  et 
va  en  descendant  jusqu'à  l'angle  droit  inférieur  du  massif,  à 
l'égout,  à  la  caverne  d'où  l'on  voit  sortir  les  deux  bouts  du 
brancard  et  les  deux  jambes  du  mort  qu'on  y  a  jeté. 

Voilà  la  composition  de  Doyen;  reprenons-la;  elle  a  assez 


SALON   DE    1767.  167 

de  défauts  et  de  beautés,  pour  mériter  un  examen  détaillé  et 
sévère. 

J'oubliais  de  dire  que  la  partie  la  plus  enfoncée  montre 
l'intérieur  d'une  ville  et  quelques  édifices  particuliers. 

Au  premier  aspect,  cette  machine  est  grande,  imposante, 
appelle,  arrête;  elle  pourrait  inspirer  la  terreur  ensemble  et  la 
pitié.  Elle  n'inspire  que  la  terreur;  et  c'est  la  faute  de  l'artiste, 
qui  n'a  pas  su  rendre  les  incidents  pathétiques  qu'il  avait  ima- 
ginés. 

On  a  de  la  peine  à  se  faire  une  idée  nette  de  cet  hôpital, 
de  cette  fabrique,  de  ce  massif.  On  ne  sait  à  quoi  tient  ce  louche 
du  local,  si  ce  n'est  peut-être  au  défaut  de  la  perspective,  à  la 
bizarrerie  occasionnée  par  la  difficulté  d'agencer  sur  une  même 
scène  des  événements  disparates.  Dans  les  catastrophes  publi- 
ques, on  voit  des  gueux  aux  environs  des  palais  ;  mais  on  ne 
voit  jamais  les  habitants  des  palais  autour  de  la  demeure  des 
gueux. 

De  cent  personnes,  même  intelligentes,  il  n'y  en  a  pas  quatre 
qui  aient  saisi  le  local.  On  aurait  évité  ce  défaut,  ou  par  les 
avis  d'un  bon  architecte,  ou  par  une  composition  mieux  digé- 
rée, plus  ensemble,  plus  une.  Cette  porte  n'a  point  l'air  d'une 
porte;  c'est,  en  dépit  de  l'inscription,  une  fenêtre  par  laquelle 
on  imagine  au  premier  coup  d'œil  que  ce  malade  s'élance. 

Et  puis,  encore  une  fois,  pourquoi  la  scène  se  passe-t-elle 
à  la  porte  d'un  hôpital?  Est-ce  la  place  d'une  femme  importante? 
car  elle  paraît  telle  à  son  caractère,  au  luxe  de  son  vêtement, 
à  son  cortège,  aux  marques  d'honneurs  de  son  mari.  Je  vous 
devine,  monsieur  Doyen;  vous  avez  imaginé  des  scènes  de 
terreur  isolées,  ensuite  un  local  qui  pût  les  réunir.  11  vous 
fallait  un  massif  à  pic  pour  le  cadavre  que  vous  vouliez  me 
montrer  la  tête,  les  bras  et  les  cheveux  pendants.  Il  vous  fallait 
un  égout  pour  en  faire  sortir  les  deux  jambes  de  votre  autre 
cadavre.  Je  trouve  fort  bons,  et  l'hôpital,  et  le  massif,  et  l' égout; 
mais  quand  vous  m'exposerez  ensuite  à  la  porte  de  cet  hôpital, 
sur  ce  parvis,  dans  le  voisinage  de  cet  égout,  au  milieu  de  la 
plus  vile  populace,  parmi  les  gueux,  le  gouverneur  de  la  ville 
richement  vêtu,  chamarré  de  cordons,  sa  femme  en  beau  satin 
blanc;  je  ne  pourrai  m' empêcher  de  vous  dire  :  «  Monsieur 
Doyen,  et  les  convenances,  les  convenances!  » 


168  SALON    DE   1767. 

Votre  sainte  Geneviève  est  bien  posée,  bien  dessinée,  bien 
coloriée,  bien  drapée,  bien  en  l'air;  elle  ne  fatigue  point  ces 
nuages  qui  la  soutiennent;  mais  je  la  trouve,  moi  et  beaucoup 
d'autres,  un  peu  maniérée.  A  son  attitude  contournée,  à  ses 
bras  jetés  d'un  côté  et  sa  tète  de  l'autre,  elle  a  l'air  de  regar- 
der Dieu  en  arrière,  et  de  lui  dire  par-dessus  son  épaule  : 
«  Allons  donc,  faites  finir  cela,  puisque  vous  le  pouvez.  C'est 
un  assez  plat  passe-temps  que  vous  vous  donnez  là.  »  11  est 
certain  qu'il  n'y  a  pas  le  moindre  vestige  d'intérêt,  de  commi- 
sération sur  son  visage,  et  qu'on  en  fera,  quand  on  voudra,  une 
jolie  Assomption,  à  la  manière  de  Bouclier. 

Cette  guirlande  de  têtes  de  chérubins  qu'elle  a  derrière  elle 
et  sous  ses  pieds,  forme  un  papillotage  de  ronds  lumineux  qui 
me  blessent;  et  puis  ces  anges  sont  des  espèces  de  cupidons 
soufflés  et  transparents.  Tant  qu'il  sera  de  convention  que  ces 
natures  idéales  sont  de  chair  et  d'os,  il  faudra  les  faire  de  chair 
et  d'os.  C'était  la  même  faute  dans  votre  ancien  tableau  de 
Diomède  et  Venus.  La  déesse  ressemblait  à  une  grande  vessie, 
sur  laquelle  on  n'aurait  pu  s'appliquer  avec  un  peu  d'action, 
sans  l'exposer  à  crever  avec  explosion.  Corrigez-vous  de  ce 
faire-là;  et  songez  que,  quoique  l'ambroisie  dont  les  dieux  du 
paganisme  s'enivraient  fût  une  boisson  très-légère,  et  que  la 
vision  béatifique  dont  nos  bienheureux  se  repaissent  soit  une 
viande  fort  creuse,  il  n'en  vient  pas  moins  des  êtres  dodus, 
charnus,  gras,  solides  et  potelés,  et  que  les  fesses  de  Ganymède 
et  les  tétons  de  la  Vierge  Marie  doivent  être  aussi  bons  à  prendre 
qu'à  aucun  Giton,  qu'à  aucune  catin  de  ce  monde  pervers. 

Du  reste,  le  nuage  épais  qui  s'étend  sur  le  haut  de  vos 
bâtiments  est  très-vaporeux  ;  et  toute  cette  partie  supérieure  de 
votre  composition  est  affaiblie,  éteinte,  avec  beaucoup  d'intel- 
ligence. Je  ne  saurais  en  conscience  vous  en  dire  autant  des 
nuages  qui  portent  votre  sainte.  Les  enfants  enveloppés  de  ces 
nuages  sont  légers  et  minces  comme  des  bulles  de  savon,  et 
les  nuages  lourds  comme  des  ballons  serrés  de  laine,  volants. 

De  ces  deux  anges  qui  sont  immédiatement  au-dessous  de 
la  sainte,  il  y  en  a  un  qui  regarde  l'enfant  qui  souffre  entre  les 
bras  de  son  père,  et  qui  le  regarde  avec  un  intérêt  très-naturel 
et  très-ingénieusement  imaginé.  Cette  idée  est  d'un  homme 
d'esprit  :  et  l'ange  et  l'enfant  sont  deux  morveux  du  même 


SALON   DE    1767.  169 

âge.  L'intérêt  de  l'ange  est  bien,  parce  que  c'est  un  ange;  mais 
en  toute  autre  circonstance,  n'oubliez  pas  que  l'enfant  dort  au 
milieu  de  la  tempête.  J'ai  vu  au  milieu  de  l'incendie  d'un  châ- 
teau, les  enfants  de  la  maison  se  rouler  dans  des  tas  de  blé.  Un 
palais  qui  s'embrase  est  moins,  pour  un  enfant  de  quatre  ans, 
que  la  chute  d'un  château  de  cartes.  C'est  un  trait  de  nature 
que  Saurin  a  bien  saisi  dans  sa  pièce  du  Joueur x  ;  et  je  lui  en 
fais  compliment. 

L'action  et  la  tête  de  cet  homme  livide  et  brûlé  de  la  fièvre, 
qui  s'élance  par  la  fenêtre,  ou,  puisque  vous  le  voulez,  par  la 
porte  de  l'hôpital,  sont  on  ne  peut  pas  mieux.  Ce  malade  a  je 
ne  sais  quoi  d'égaré  dans  les  yeux;  il  sourit  d'une  manière 
effrayante;  c'est  sur  son  visage  un  mélange  d'espérance,  de 
douleur  et  de  joie  qui  me  confond. 

Ce  malade  donc,  et  les  deux  figures  qui  groupent  avec  lui, 
font  une  belle  masse,  bien  sévère,  bien  vigoureuse.  La  tête  du 
malade  est  du  plus  grand  goût  de  dessin,  de  la  plus  rare 
expression.  Les  bras  sont  dessinés  comme  les  Carraches; 
toute  la  figure,  dans  le  style  des  premiers  maîtres  d'Italie.  La 
touche  en  est  mâle  et  spirituelle;  c'est  la  vraie  couleur  de  ces 
malades,  que  je  n'ai  jamais  vue;  mais  n'importe.  On  prétend 
que  c'est  une  imitation  de  Mignard.  Qu'est-ce  que  cela  me 
fait?  Quisque  suos  patimur  mânes,  dit  Rameau  le  fou  2.  Pour 
ces  deux  hommes  qui  le  retiennent,  je  me  trompe  fort  s'ils  ne 
sont  d'une  telle  proportion,  que  si  vous  les  acheviez,  leurs 
pieds  descendraient  au-dessous  du  massif  sur  lequel  vous  les 
avez  posés.  Du  reste,  ils  font  bien  ce  qu'ils  font;  ils  sont  sage- 
ment drapés,  bien  coloriés,  seulement,  je  vous  le  répète,  ils 
semblent  moins  empêcher  un  malade  de  sortir  par  une  porte 
que  de  se  jeter  par  une  fenêtre  :  c'est  l'effet  d'un  local  bizarre. 

J'en  suis  fâché,  monsieur  Doyen;  mais  la  partie  la  plus  inté- 
ressante de  votre  composition,  cette  mère  éplorée,  ces  suivantes 
qui  l'entourent,  ce  père  qui  tient  son  enfant,  tout  cela  est  man- 
qué net. 

Premièrement,  ces  trois  femmes  et  leur  maîtresse  font  un 
amas  confus  de  tètes,  de  bras,  de  jambes,  de  corps,  un  chaos 


1.  Beverley,  dans  la  scène  de  la  prison. 

2.  Le  neveu. 


170  SALON   DE    1767. 

où  l'on  se  perd,  et  qu'on  ne  saurait  regarder  longtemps.  La 
tête  de  la  mère  qui  implore  pour  son  fils,  bien  coiffée,  cheveux 
bien  ajustés,  est  désagréable  de  physionomie,  sa  couleur  n'a 
point  assez  de  consistance;  il  n'y  a  point  d'os  sous  cette  peau  ; 
elle  manque  d'action,  de  mouvement,  d'expression;  elle  a  trop 
peu  de  douleur,  en  dépit  de  la  larme  que  vous  lui  faites  verser. 
Ses  bras  sont  de  verre  colorié,  ses  jambes  ne  sont  pas  indiquées. 
La  draperie  de  satin,  dont  elle  est  vêtue,  forme  une  grande 
tache  lumineuse.  Vous  avez  eu  beau  l'éteindre  après  coup,  elle 
n'en  est  pas  restée  moins  discordante.  Son  éclat  n'en  éteint 
pas  moins  les  chairs.  Cette  grande  suivante  que  je  vois  par 
le  dos,  et  qui  la  soutient,  est  tournée,  contournée  de  la 
manière  la  plus  déplaisante.  Le  bras  dont  elle  embrasse  sa 
maîtresse  est  gourd;  on  ne  sait  sur  quoi  elle  pose;  et  puis 
c'est  le  plus  énorme,  le  plus  monstrueux  cul  de  femme  qu'on 
ait  jamais  vu;  ces  effrayants  culs  de  Bacchantes,  que  vous  avez 
faits  pour  M.  Watelet,  n'en  approchent  pas.  Cependant  la  dra- 
perie de  cette  maussade  figure  est  bien  jetée,  et  dessine  bien  le 
nu;  ce  bras  gourd  est  de  bonne  couleur  et  bien  empâté;  il  est 
seulement  un  peu  équivoque  et  semble  appartenir  à  la  figure 
verte  qui  est  à  côté.  Celle-ci,  qui  aide  la  première  dans  ses 
fonctions,  bien  sur  son  plan,  est  belle,  tout  à  fait  belle  de 
caractère  et  d'expression;  mais  il  faut  la  restituer  au  Domini- 
quin.  Pour  celle  qui  est  accroupie,  elle  est  ignoble;  il  y  a  pis, 
elle  ressemble  en  laid  à  sa  maîtresse;  et  je  gagerais  qu'elles  ont 
été  prises  d'après  le  même  modèle  :  et  puis  la  couleur  de  la  tète 
en  est  aussi  sans  consistance.  A  la  chute  des  reins,  qu'est-ce  que 
cette  petite  lumière?  Ne  voyez-vous  pas  qu'elle  nuit  à  l'effet,  et 
qu'il  fallait  l'éteindre  ou  l'étendre?  Cet  enfant  est  bien  dans  son 
maillot;  il  se  tourmente  bien,  il  cric  bien;  seulement  il  grimace 
un  peu.  Je  ne  demande  pas  à  son  père  plus  d'expression  qu'il 
n'en  a;  pour  un  peu  plus  de  dignité,  c'est  autre  chose;  on  pré- 
tend qu'il  a  moins  l'air  de  l'époux  de  cette  femme  que  d'un  de 
ses  serviteurs  :  c'est  l'avis  général.  Pour  moi,  je  lui  trouve  la 
simplicité,  l'espèce  de  rusticité,  la  bonhomie  domestique  des 
gens  de  son  temps.  J'aime  ses  cheveux  crépus,  et  j'en  suis 
content;  sans  compter  qu'il  a  du  caractère,  et  qu'il  est  on  ne 
saurait  plus  vigoureusement  colorié,  trop  peut-être,  ainsi  que 
l'enfant.  Ce  groupe,  avançant  excessivement,  chasse  la  mère  de 


SALON    DE    1767.  171 

son  plaii,  de  manière  qu'on  doute  qu'elle  puisse  apercevoir  la 
sainte  à  laquelle  elle  s'adresse;  et  cette  mère  avec  ses  sui- 
vantes, chassées  en  avant,  font  paraître  les  figures  d'en  bas 
colossales. 

11  n'y  a  qu'une  voix  sur  votre  malade  qui  se  déchire  le  flanc; 
c'est  une  ligure  de  l'école  du  Garrache,  et  pour  la  couleur,  et 
pour  le  dessin,  et  pour  l'expression.  Sa  tête  et  son  action  font 
frémir;  mais  sa  tète  est  belle;  c'est  une  douleur  terrible,  mais 
qui  n'a  rien  de  hideux.  11  souffre,  il  souffre  à  l'excès,  mais  sans 
grimacer.  L'homme  qui  le  soutient  est  très-beau;  seulement  le 
sommet  de  sa  tête,  son  chignon,  son  épaule,  sont  un  peu  de 
cuivre;  vous  l'avez  voulu  chaud,  et  vous  l'avez  fait  de  brique. 
Je  crains  encore  que  ce  groupe  ne  vienne  pas  assez  sur  le 
devant,  ou  que  les  autres  ne  s'enfoncent  pas  autant  qu'ils  le 
devraient. 

Pour  cette  femme  étendue  morte  sur  de  la  paille  avec  son 
chapelet  autour  du  bras,  plus  je  la  vois,  plus  je  la  trouve  belle. 
0  la  belle,  la  grande,  l'intéressante  figure!  Comme  elle  est 
simple!  comme  elle  est  bien  drapée!  comme  elle  est  bien  morte! 
quel  grand  caractère  elle  a,  quoique  renversée  en  arrière,  et 
son  visage  vu  de  raccourci  !  comme  elle  conserve  ce  grand 
caractère  et  sa  beauté,  et  comme  elle  les  conserve  dans  la  posi- 
tion la  plus  défavorable!  Si  cette  figure  vous  appartenait,  et 
qu'il  n'y  eût  que  ce  mérite  clans  tout  votre  tableau,  vous  ne 
seriez  pas  un  artiste  commun.  Elle  est  d'une  belle  pâte,  d'une 
bonne  couleur;  mais- sa  draperie  verte  et  forte  ne  contribue  pas 
peu  à  coller  sa  tête  au  pied  du  mur.  Qn  dit  qu'elle  est  emprun- 
tée de  la  Peste  du  Poussin  l  ;  qu'est-ce  que  cela  me  fait  encore? 
Les  pailles  éparses  autour  d'elle,  ces  draperies,  ce  coussin  de 
coutil,  tout  cela  est  large  et  bien  peint.  Je  ne  sais  ce  qu'ils 
entendent  par  une  manière  de  faire  lourde,  qu'ils  appellent 
allemande;  Faciuntne  nimis  inteliigendo,  ut  nihil  inlelligant? 

On  ne  donne  pas  plus  d'expression,  on  ne  montre  pas  mieux 
l'incertitude  et  l'effroi,  on  ne  peint  pas  avec  plus  de  vigueur, 
on  ne  fait  rien  de  mieux  que  cet  enfant  qui  est  dans  la  demi- 
teinte,  penché  sur  elle.  Ses  cheveux  hérissés  sont  beaux.  Il  est 
bien  dessiné,  bien  touché. 

1.  Les  Philistins  frappés  de  la  peste;  ce  tableau  se  voit  au  Musée.  11  a  été 
gravé  par  Et.  Picard.  (Bn.) 


172  SALON    DE    17G7. 

Lorsque  je  dis  à  Cochin  :  «  Celle  terrasse  ne  sérail  pas  plus 
chaude,  quand  Loutherbourg  ou  quelque  autre  paysagiste  de 
profession  l'aurait  faite,  »  il  me  répond  :  «  Il  est  vrai,  mais  c'est 
tant  pis.  »  Ami  Cochin,  vous  pouvez  avoir  raison;  mais  je  ne 
vous  entends  pas. 

C'est  une  belle  idée,  bien  poétique,  que  ces  deux  grands 
pieds  nus  qui  sortent  de  la  caverne  ou  de  l'égout;  d'ailleurs  ils 
sont  beaux,  bien  dessinés,  bien  coloriés,  bien  vrais.  Mais  le  haut 
de  la  caverne  est  vide;  et  si  l'on  voulait  me  faire  concevoir 
qu'elle  regorge  de  cadavres,  il  aurait  fallu  l'annoncer.  II  n'en 
est  pas  de  ces  deux  pieds  comme  des  deux  bras  que  le  Rem- 
brandt a  élevés  du  fond  de  la  tombe  du  Lazare.  Les  circonstances 
sont  différentes.  Rembrandt  est  sublime,  en  ne  me  montrant 
que  deux  bras;  vous  l'auriez  été  en  me  montrant  plus  de  deux 
pieds.  Je  ne  saurais  imaginer  plein  un  lieu  que  je  vois  vide. 

C'est  encore  une  belle  idée  et  bien  poétique,  que  cet  homme 
dont  la  tête,  les  deux  bras  nus  et  la  chevelure  pendent  le  long 
du  massif.  Je  sais  que  quelques  spectateurs  pusillanimes  en  ont 
détourné  leurs  regards  dmorreur;  mais  qu'est-ce  que  cela  me 
fait  à  moi,  qui  ne  le  suis  point,  et  qui  me  suis  plu  h  voir  dans 
Homère  des  corneilles  rassemblées  autour  d'un  cadavre,  lui 
arracher  les  yeux  de  la  tête  en  battant  les  ailes  de  joie  ?  Où 
attendrai-je  des  scènes  d'horreur,  des  images  effrayantes,  si  ce 
n'est  dans  une  bataille,  une  famine,  une  peste,  une  épidémie  ! 
Si  vous  eussiez  consulté  ces  gens  à  petit  goût  raffiné,  qui 
craignent  des  sensations  trop  fortes,  vous  eussiez  passé  la  brosse 
sur  votre  frénétique  qui  s'élance  de  l'hôpital,  sur  ce  malade  qui 
se  déchire  les  flancs  au  pied  de  votre  massif;  et  moi  j'aurais 
brûlé  le  reste  de  votre  composition;  j'en  excepte  toutefois  la 
femme  au  chapelet,  à  qui  que  ce  soit  qu'elle  appartienne. 

Mais,  mon  ami,  quand  nous  laisserions  là  un  moment  le 
peintre  Doyen,  pour  nous  entretenir  d'autre  chose,  croyez-vous 
qu'il  y  eût  si  grand  mal?  Tout  en  écrivant  l'endroit  du  discours 
de  Diomède  que  je  viens  de  citer,  je  recherchais  la  cause  des 
différents  jugements  que  j'en  ai  entendu  porter.  Il  présente  à 
l'imagination  des  cadavres,  des  yeux  arrachés  de  la  tête,  des 
corneilles  qui  battent  leurs  ailes  de  joie.  Un  cadavre  n'a  rien 
qui  dégoûte;  la  peinture  en  expose  dans  ses  compositions  sans 
blesser  la  vue  ;  la  poésie  emploie  ce  mot  sans  fin.  Pourvu  que 


SALON    DE    1767.  173 

les  chairs  ne  se  dissolvent  point,  que  les  parties  putréfiées  ne 
se  séparent  point,  qu'il  ne  fourmille  point  de  vers,  et  qu'il 
garde  ses  formes,  le  bon  goût  dans  l'un  et  l'autre  art  ne  rejettera 
point  cette  image.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  yeux  arrachés  de  la 
tête.  Je  ferme  les  miens,  pour  ne  pas  voir  ces  yeux  tiraillés  par 
le  bec  d'une  corneille,  ces  fibres  sanglantes,  purulentes,  moitié 
attachées  à  l'orbite  de  la  tête  du  cadavre,  moitié  pendantes  du 
bec  de  l'oiseau  vorace.  Cet  oiseau  cruel,  battant  les  ailes  de 
joie,  est  horriblement  beau.  Quel  doit  donc  être  l'effet  de  l'en- 
semble d'un  pareil  tableau?  Divers,  selon  l'endroit  auquel  l'ima- 
gination s'arrêtera.  Mais  sur  quel  endroit  ici  l'imagination 
doit-elle  se  reposer  de  préférence?  sera-ce  sur  le  cadavre?  Non  ; 
c'est  une  image  commune.  Sur  les  yeux  arrachés  hors  de  la 
tête  du  cadavre  ?  Non,  puisqu'il  y  a  une  image  plus  rare,  celle 
de  l'oiseau  qui  bat  les  ailes  de  joie.  Aussi  cette  image  est-elle 
présentée  la  dernière;  aussi,  présentée  la  dernière,  sauve-t-elle 
le  dégoût  de  l'image  qui  la  précède  ;  aussi  y  a-t-il  bien  de  la 
différence  entre  ces  images  rangées  dans  l'ordre  qui  suit  :  Je 
vois  les  corneilles  qui  battent  les  ailes  autour  cle  ton  cadavre  et 
qui  t'arrachent  les  yeux  de  la  tête  ;  ou  rangées  dans  l'ordre  du 
poëte,  je  vois  les  corneilles  rassemblées  autour  de  ton  cadavre, 
t 'arracher  les  yeux  de  la  tête,  en  battant  les  ailes  de  joie.  Regar- 
dez bien,  mon  ami  ;  et  vous  sentirez  que  c'est  ce  dernier  phéno- 
mène qui  vous  occupe  et  qui  vous  dérobe  l'horreur  du  reste.  11 
y  a  donc  un  art  inspiré  par  le  bon  goût,  dans  la  manière  de 
distribuer  les  images,  dans  le  discours,  et  de  sauver  leurs 
effets;  un  art  de  fixer  l'œil  de  l'imagination  à  l'endroit  où  l'on 
veut.  C'est  celui  de  limante,  qui  voile  la  tête  d'Agamemnon. 
C'est  celui  de  Téniers,  qui  ne  vous  laisse  apercevoir  que  la 
tête  d'un  homme  accroupi  derrière  une  haie.  C'était  celui  d'Ho- 
mère dans  le  passage  cité.  Il  ne  consiste  pas  seulement  dans  la 
succession  des  idées.  Le  choix  des  expressions  y  fait  beaucoup, 
d'expressions  fortes  ou  faibles,  simples  ou  figurées,  lentes  ou 
rapides.  C'est  là,  surtout,  que  la  magie  de  la  prosodie,  qui 
arrête  ou  précipite  la  déclamation,  a  son  grand  jeu.  Oies  pauvres 
gens  que  la  plupart  de  nos  faiseurs  cle  Poétiques,  sans  en  excep- 
ter Marmontel  ! 

Je  trouve  seulement  le  cadavre  de  Doyen  d'un  livide  un  peu 
monotone;  la  putréfaction  ne  se  fait  pas  d'une  manière  aussi 


174  SALON    DE   1767. 

uniforme;  elle  est  accompagnée  d'une  multitude  d'accidents, 
de  taches,  variés  à  l'infini;  il  lui  fallait  plus  de  relief;  il  est  un 
peu  plat.  C'est  très-bien  fait  au  peintre  de  l'avoir  placé  dans  la 
demi-teinte. 

Je  reviens  sur  son  frénétique  qui  se  déchire  les  flancs;  la 
convulsion  y  serpente  de  la  tête  aux  pieds.  On  la  voit  et  dans 
les  muscles  du  visage,  et  dans  ceux  du  cou  et  de  la  poitrine,  et 
dans  les  bras,  le  ventre,  le  bas-ventre,  les  cuisses,  les  jambes, 
les  pieds;  c'est  une  très-belle,  très-parfaite  imitation.  Ils 
accusent  la  jambe  étendue  et  son  pied  d'être  un  peu  trop  forts. 
Je  n'en  sais  pas  assez,  pour  être  ou  n'être  pas  de  leur  avis.  Le 
pied  m'en  paraît  seulement  informe. 

Mais  ce  que  j'estime  surtout  dans  la  composition  de  Doyen, 
c'est  qu'à  travers  son  fracas,  tout  y  est  dirigé  à  un  seul  et  même 
but,  avec  une  action  et  un  mouvement  propre  à  chaque  figure  ; 
toutes  ont  un  rapport  commun  à  la  sainte,  rapport  dont  on 
retrouve  des  vestiges,  même  dans  les  morts.  Cette  belle  femme, 
qui  vient  d'expirer  au  pied  du  massif,  a  expiré  en  invoquant.  Le 
cadavre  effrayant,  qui  pend  du  massif,  avait  les  bras  élevés 
vers  le  ciel  quand  il  est  tombé  mort  comme  on  le  voit. 

Malgré  cela,  je  ne  saurais  me  dissimuler  que  l'ouvrage  de 
Doyen  n'ait  l'air  tourmenté,  qu'il  n'y  ait  ni  naturel  ni  facilité 
dans  la  distribution  des  figures  et  des  incidents;  et  qu'on  n'y 
sente  partout  l'homme  qui  s'est  battu  les  flancs.  Je  m'explique  : 

Il  y  a  dans  toute  composition  un  chemin,  une  ligne  qui 
passe  par  les  sommités  des  masses  ou  des  groupes,  traversant 
différents  plans,  s' enfonçant  ici  dans  la  profondeur  du  tableau, 
là  s' avançant  sur  le  devant.  Si  cette  ligne,  que  j'appellerai  ligne 
de  liaison,  se  plie,  se  replie,  se  tortille,  se  tourmente;  si  ses 
convulsions  sont  petites,  multipliées,  rectilinéaires,  anguleuses, 
la  composition  sera  louche,  obscure;  l'oeil  irrégulièrement  pro- 
mené, égaré  dans  un  labyrinthe,  saisira  difficilement  la  liaison. 
Si  au  contraire  elle  ne  serpente  pas  assez,  si  elle  parcourt  un 
long  espace  sans  trouver  aucun  objet  qui  la  rompe,  la  compo- 
sition sera  rare  et  décousue  :  si  elle  s'arrête,  la  composition 
laissera  un  vide,  un  trou.  Si  l'on  sent  ce  défaut  et  qu'on  rem- 
plisse le  vide  ou  trou  d'un  accessoire  inutile,  on  remédiera  à  un 
défaut  par  un  autre. 

Un  exemple  excellent  à  proposer  aux  élèves  de  la  distribution 


SALON    DE    1767.  175 

la  plus  plate  et  la  plus  vicieuse,  de  la  ligne  de  liaison  la  plus 
ridiculement  rompue,  c'est  le  tableau  de  l'Agonie  de  Jésus- 
Christ  au  jardin  des  Oliviers',  que  Parrocel  a  exposé  cette 
année.  Ses  figures  sont  placées  sur  trois  lignes  parallèles,  en 
sorte  qu'on  pourrait  dépecer  son  tableau  en  trois  autres  mauvais 
tableaux. 

Le  Miracle  des  Ardents  de  Doyen  n'est  pas  irrépréhensible 
de  ce  côté.  La  ligne  de  liaison  y  est  anfractueuse,  pliée, 
repliée,  tortillée.  On  a  de  la  peine  à  la  suivre;  elle  est  quel- 
quefois équivoque;  ou  elle  s'arrête  tout  court,  ou  il  faut  bien 
de  la  complaisance  à  l'œil  pour  en  poursuivre  le  chemin. 

Une  composition  bien  ordonnée  n'aura  jamais  qu'une  seule 
vraie,  unique  ligne  de  liaison;  et  cette  ligne  conduira,  et  celui 
qui  la  regarde,  et  celui  qui  tente  de  la  décrire. 

Autre  défaut,  et  peut-être  le  plus  considérable  de  tous; 
c'est  qu'on  y  désire  une  meilleure  connaissance  de  la  perspec- 
tive, des  plans  plus  distincts,  plus  de  profondeur  \  tout  cela  n'a 
pas  assez  d'air  et  de  champ,  ne  recule  pas,  n'avance  pas  assez. 
Et  le  malade  qui  s'élance  de  l'hôpital,  et  la  mère  agenouillée 
qui  supplie,  et  les  trois  suivantes  qui  la  servent,  et  le  mari  qui 
tient  l'enfant,  tous  ces  objets  forment  un  chaos,  une  masse 
compacte  de  figures.  Si,  sur  le  fond,  derrière  le  père,  vous 
imaginez  un  plan  vertical,  parallèle  à  la  toile,  et  sur  le  devant 
un  autre  plan  parallèle  au  premier,  vous  formerez  une  boîte 
qui  n'aura  pas  six  pieds  de  profondeur,  dans  laquelle  toutes  les 
scènes  de  Doyen  se  passeront,  et  où  ses  malades,  plus  entassés 
que  dans  nos  hôpitaux,  périront  étouffés. 

Ce  qui  achève  d'augmenter  la  confusion,  la  discordance,  la 
fatigue  de  l'œil,  ce  sont  des  tons  jaunâtres  trop  voisins  et  trop 
répétés;  les  nuages  sont  jaunâtres;  la  carnation  des  hommes 
jaunâtre;  les  draperies  ou  jaunes  ou  d'un  rouge  mêlé  de  teintes 
jaunes;  le  manteau  de  la  figure  principale  d'un  beau  jonquille  ; 
les  ornements  en  sont  d'or;  il  y  a  des  écharpes  tirant  sur  le 
jaune;  la  grande  suivante  au  derrière  énorme  est  jaune.  En 
faisant  tout  participer  de  la  même  teinte,  on  évite  la  discor- 
dance, et  l'on  tombe  dans  la  monotonie.  Il  faut  être  bien  mal- 
heureux pour  avoir  ces  deux  défauts  à  la  fois. 

1.  N°  116  de  ce  Salon. 


176  SALON  DE   1767. 

S'il  est  vrai,  comme  on  le  reproche  à  Doyen,  et  comme  il 
aurait  un  peu  de  peine  à  s'en  justifier,  qu'il  ait  emprunté  la 
distribution,  la  marche  générale  de  sa  machine,  d'une  compo- 
sition de  Rubens,  où  l'on  prétend  que  l'ordonnance  est  la 
même,  je  ne  suis  plus  surpris  du  défaut  d'air  et  de  plans;  il 
est  presque  inséparable  de  celte  sorte  de  plagiat.  L'estampe 
vous  donnera  bien  la  position  des  masses,  la  distribution  des 
groupes,  elle  vous  indiquera  même  le  lieu  des  ombres  et  des 
lumières,  à  peu  près  le  moyen  de  séparer  les  objets;  mais  ce 
moyen  sera  très-difficile  à  transporter  sur  la  toile.  C'est  le 
secret  de  l'inventeur;  il  n'a  imaginé  son  ensemble,  que  d'après 
un  technique  qui  est  le  sien,  et  qui  ne  sera  jamais  bien  le 
vôtre.  11  est  difficile  d'exécuter  un  tableau  d'après  une  des- 
cription donnée  et  détaillée;  il  l'est  peut-être  encore  davantage 
de  l'exécuter  d'après  une  estampe;  de  là  l'intelligence  du 
clair-obscur  manquée  ;  rien  qui  s'éloigne,  se  rapproche,  s'unisse, 
se  sépare,  s'avance,  se  recule,  se  lie,  se  fuie;  plus  d'harmonie, 
plus  de  netteté,  plus  d'effet,  plus  de  magie.  De  là,  des  figures 
poussées  trop  en  devant  seront  trop  grandes,  et  d'autres 
repoussées  trop  en  arrière  seront  trop  petites;  ou,  plus  com- 
munément, toutes  s'entassant  les  unes  sur  les  autres,  plus 
d'étendue,  plus  d'air,  plus  de  champ,  nulle  profondeur,  con- 
fusion d'objets  découpés  et  artistement  collés  les  uns  sur  les 
autres,  vingt  scènes  diverses  se  passant  comme  entre  deux 
planches,  entre  deux  boiseries  qui  ne  seront  séparées  que  de 
l'épaisseur  de  la  toile  et  de  la  bordure.  Ajoutez  que,  tandis  que 
le  défaut  d'air  et  de  perspective  porte  les  figures  du  devant 
vers  le  fond  et  du  fond  vers  le  devant,  par  une  seconde  malé- 
diction elles  sembleront  encore  chassées  de  la  gauche  vers  la 
droite  et  de  la  droite  vers  la  gauche,  ou  retenues  comme  par 
force  dans  l'enceinte  de  la  toile;  en  sorte  que,  cet  obstacle 
levé,  on  craindrait  que  tout  n'échappât,  et  n'allât  se  disperser 
dans  l'espace  environnant. 

11  y  a  de  la  couleur;  que  dis-je?  le  tableau  de  Doyen  est 
même  très-vigoureusement  colorié  ;  mais  il  manque  d'harmo- 
nie; et  quoiqu'il  soit  chaud  de  toute  part,  on  ne  saurait  le 
regarder  longtemps  sans  être  peiné;  mais  c'est  principalement 
au  groupe  des  six  figures  placées  sur  le  massif  que  cette  peine 
se  l'ait  sentir.  C'est  un  grand  papillolage  insupportable;  il  n'en 


SALON   DE    1767.  177 

est  pas  ainsi  de  la  partie  inférieure,  ou  de  la  terrasse,  ni  de  la 
partie  vaporeuse  et  supérieure. 

Autre  défaut,  c'est  que  la  fabrique  est  d'architecture  grecque 
ou  romaine,  et  que  l'action  se  passe  sous  le  règne  de  l'archi- 
tecture gothique  :  licence  inutile.  Du  reste,  elle  est  d'un  bon 
ton  de  couleur. 

Avec  tout  ce  que  je  viens  de  reprendre  dans  le  tableau  de 
Doyen,  il  est  beau  et  très-beau;  il  est  chaud,  il  est  plein 
d'imagination  et  de  verve.  11  y  a  du  dessin,  de  l'expression,  du 
mouvement;  beaucoup,  mais  beaucoup  de  couleur;  et  il  produit 
un  grand  effet.  L'artiste  s'y  montre  un  homme,  et  un  homme 
qu'on  n'attendait  pas  :  c'est  sans  contredit  la  meilleure  de  ses 
productions;  qu'on  expose  ce  tableau  en  quelque  endroit  du 
monde  que  ce  soit;  qu'on  lui  oppose  quelque  maître  ancien  ou 
moderne  qu'on  voudra;  la  comparaison  ne  lui  ôtera  pas  tout 
mérite.  Vous  en  direz  tout  ce  qu'il  vous  plaira,  monsieur  le  cheva- 
lier Pierre.  Si  ce  morceau  n'est  que  d'un  écolier,  fort,  à  la  vérité, 
qu'êtes-vous?  Est-ce  que  vous  croyez  que  nous  avons  oublié  la 
platitude  de  ce  Mercure  et  de  cette  Aglaure  que  vous  refaisiez 
sans  cesse  et  qui  était  toujours  à  refaire;  et  ce  Crucifiement 
médiocre,  toujours  médiocre,  quoique  copié  d'une  des  plus 
sublimes  compositions  du  Carrache?  11  y  a  des  hommes  d'une 
jalousie  bien  impudente  et  bien  basse.  Monsieur  le  chevalier 
Pierre,  acquérez  le  droit  d'être  dédaigneux,  et  ne  le  soyez  pas  : 
c'est  le  mieux. 

Mais  savez-vous,  mon  ami,  la  raison  de  cette  rage  de  Greuze, 
de  ce  déchaînement  de  Pierre,  contre  ce  pauvre  Doyen?  c'est 
que  Michel1,  qui  tient  l'École,  laissera  bientôt  vacante  une  place 
cà  laquelle  ils  prétendent  tous.  Doyen  a  été  suffisamment  vengé 
de  ses  critiques  par  le  suffrage  public,  et  le  témoignage  hono- 
rable de  son  Académie  qui,  sur  son  tableau,  l'a  nommé  adjoint 
à  professeur. 

Je  crois  avoir  déjà  remarqué  dans  quelques-uns  de  mes 
papiers,  où  je  m'étais  proposé  de  montrer  qu'une  nation  ne 
pouvait  avoir  qu'un  beau  siècle,  et  que,  dans  ce  beau  siècle, 
un  grand  homme  n'avait  qu'un  moment  pour  naître,  que  toute 
belle  composition,  tout  véritable  talent  en  peinture,  en  sculp- 

1.  Michel  Van  Loo  était  le  directeur  de  l'École  royale  des  élèves  protégés. 
XI.  12 


178  SALON   DE    1767. 

ture,  en  architecture,  en  éloquence,  en  poésie,  supposait  un 
certain  tempérament  de  raison  et  d'enthousiasme,  de  jugement 
et  de  verve;  tempérament  rare  et  momentané,  équilibre  sans 
lequel  les  compositions  sont  extravagantes  ou  froides.  Il  y  a  un 
écueil  à  craindre  pour  Doyen;  c'est  qu'échauffé  par  son  mor- 
ceau du  Miracle  des  Ardents,  dont  la  poésie  a  plutôt  fait  le 
succès  que  le  technique  (car,  à  trancher  le  mot,  en  peinture,  ce 
n'est  qu'une  très-magnifique  ébauche),  il  ne  passe  la  vraie 
mesure;  que  sa  tête  ne  s'exalte  trop,  et  qu'il  ne  se  jette  dans 
l'outré.  Il  est  sur  la  ligne;  un  pas  de  travers  de  plus,  et  le 
voilà  dans  le  fracas,  dans  le  désordre.  Vous  aimez  encore 
mieux,  me  direz-vous,  l'extravagant  que  le  plat;  et  moi  aussi. 
Mais  il  y  a  un  milieu  entre  l'un  et  l'autre,  qui  nous  convient  à 
tous  les  deux  davantage. 

J'ai  vu  l'artiste  :  vous  ne  le  croiriez  pas,  il  joue  la  modes- 
tie à  merveille;  il  fait  tout  ce  qu'il  peut  pour  réprimer  la  bouf- 
fissure de  l'orgueil  qui  le  gagne;  il  reçoit  l'éloge  avec  plaisir, 
mais  il  a  la  force  de  le  tempérer;  il  regrette  sincèrement  le 
temps  qu'il  a  perdu  avec  les  grands  et  les  femmes,  ces  deux 
pestes  du  talent;  il  se  propose  d'étudier.  Ce  dont  il  aime  sur- 
tout à  s'entendre  louer,  c'est  de  son  faire,  qui  n'est  d'aucun 
atelier  moderne.  En  effet,  son  style  et  son  pinceau  sont  à  lui;  il 
ne  veut  s'endetter  qu'à  Raphaël,  le  Guide,  le  Titien,  le  Domi- 
niquin,  Le  Sueur,  le  Poussin,  gens  riches  que  nous  lui  permet- 
trons d'interroger,  de  consulter,  d'appeler  à  son  secours,  mais 
non  de  voler.  Qu'il  apprenne  de  l'un  à  dessiner;  de  l'autre  à 
colorier;  de  celui-ci  à  ordonner  sa  scène,  à  établir  ses  plans, 
à  lier  ses  incidents,  la  magie  de  la  lumière  et  des  ombres, 
l'effet  de  l'harmonie,  la  convenance,  l'expression;  à  la  bonne 
heure. 

Le  public  paraît  avoir  regardé  le  tableau  de  Doyen  comme 
le  plus  beau  morceau  du  Salon  ;  et  je  n'en  suis  pas  surpris.  Lue 
chose  d'expression  forte,  un  démoniaque  qui  se  tord  les  bras, 
qui  écume  de  la  bouche,  dont  les  yeux  sont  égarés,  sera  mieux 
senti  de  la  multitude  qu'une  belle  femme  nue  qui  sommeille 
tranquillement,  et  qui  vous  livre  ses  épaules  et  ses  reins.  La 
multitude  n'est  pas  faite  pour  recevoir  toutes  les  chaînes  imper- 
ceptibles qui  émanent  de  cette  figure,  en  saisir  la  mollesse,  le 
naturel,  la  grâce,  la  volupté.  C'est  vous,  c'est  moi  qui  nous 


SALON    DE   1767.  179 

laissons   blesser,  envelopper  dans  ces  filets;  c'est  nous  qu'ils 
retiennent  invinciblement  : 


jEterno  devincti  vulnere  amoris. 

T.  Lbcret.  Cari  De  rerum  nat.  lib.  I,  v.  35. 

Mais  est-il  bien  sûr  qu'il  n'y  ait  pas  autant  de  verve  dans  la 
première  scène  de  Térence  et  dans  Y  Antinous  que  dans  aucune 
scène  de  Molière,  dans  aucun  morceau  de  Michel-Ange?  J'ai 
prononcé  là-dessus  autrefois  un  peu  légèrement.  A  tout  moment 
je  donne  dans  l'erreur,  parce  que  la  langue  ne  me  fournit  pas 
à  propos  l'expression  de  la  vérité.  J'abandonne  une  thèse,  faute 
de  mots  qui  rendent  bien  mes  raisons.  J'ai  au  fond  de  mon 
cœur  une  chose,  et  j'en  dis  une  autre.  Voilà  l'avantage  de 
l'homme  retiré  dans  la  solitude.  11  se  parle,  il  s'interroge,  il 
s'écoute,  et  s'écoute  en  silence.  Sa  sensation  secrète  se  déve- 
loppe peu  à  peu  ;  et  il  trouve  les  vraies  voix  qui  dessillent  les 
yeux  des  autres,  et  qui  les  entraînent. 

0  rus,  quando  ego  te  adspiciam?...    • 

Yien  et  Doyen  ont  retouché  leurs  tableaux  en  place.  Je  ne 
les  ai  point  vus;  mais  allez  à  Saint-Roch  ;  et  quoi  qu'ait  pu  faire 
Doyen,  je  gage  que  son  tableau,  après  vous  avoir  appelé  par 
une  bonne  couleur  générale,  vous  repoussera  toujours  par  la 
discordance.  Je  gage  que  son  effet  vous  fatiguera;  qu'il  n'y  a 
point  de  plans,  mais  point;  rien  de  décidé;  qu'on  ne  sait  tou- 
jours où  posent  les  figures  du  parvis;  que  cette  grosse  suivante 
à  énorme  derrière  rouge,  au  lieu  d'être  large,  continue  d'être 
monstrueuse  et  mal  assise  ;  qu'il  n'y  a  point  de  repos  ;  que  vous 
y  ressentez  partout  la  furia  francese-,  qu'à  juger  de  la  figure 
qui  tient  le  petit  enfant,  par  le  plan  qu'on  lui  suppose,  elle  est 
d'une  grandeur  colossale,  et  cœtera,  et  cœtera.  Ces  vices  ne  se 
corrigent  pas  à  la  pointe  du  pinceau  ;  ma,  comè  ogni  medaglia 
ha  il  suo  riverso,  le  bas  de  son  tableau  sera  toujours  beau;  la 
couleur  en  sera  toujours  chaude,  vigoureuse  et  vraie.  Le  groupe 
des  deux  figures,  dont  l'une  se  déchire  les  flancs  (quoiqu'il  y  ait 
peut-être  dans  Rubens,  ou  ailleurs,  un  possédé  que  Doyen  ait 
regardé),  sera  toujours  d'un  grand  maître;  que  s'il  a  pris  cette 


180  SALON   DE   1767. 

figure,  c'est  ut  condùor  et  non  ni  intcrpres  ;  et  que  ce  Greuze 
qui  lui  eu  fait  le  reproche  n'a  qu'à  se  taire,  car  il  ne  serait  pas 
difiicile  de  lui  cogner  le  nez  sur  certains  tableaux  flamands  où 
l'on  retrouve  des  attitudes,  des  incidents,  des  expressions, 
trente  accessoires  dont  il  a  su  profiter,  sans  que  ses  ouvrages 
en  perdent  rien  de'  leur  mérite 

Le  bas  du  tableau  de  Doyen  annonce  vraiment  un  grand 
talent;  qu'il  mette  un  peu  de  plomb  dans  sa  tête;  que  ses 
compositions  deviennent  plus  sages,  plus  décidées;  que  les 
figures  en  soient  mieux  assises  ;  qu'il  n'entasse  plus  tête  sur 
tête;  qu'il  étudie  plus  les  grands  maîtres;  qu'il  s'éprenne 
davantage  de  la  simplicité;  qu'il  soit  plus  harmonieux,  plus 
sévère,  moins  fougueux,  moins  éclatant;  et  vous  verrez  le  coin 
qu'il  tiendra  dans  l'école  française.  Il  a  du  feu,  mais  trop  de 
petits  effets  qui  nuisent  à  l'ensemble.  Il  perd  à  être  détaillé, 
mais  il  sent,  mais  il  sent  fortement.  C'est  un  grand  point.  Lais- 
sez-le aller,  vous  dis-je. 

Quoique  la  partie  supérieure  de  son  tableau  n'aille  pas  de 
pair  avec  l'inférieure,  la  gloire  cependant  est  soignée,  contre 
l'usage,  qui  la  néglige  ordinairement,  Hic  quoque  sunl  superis 
sua  jura;  et  le  tout  rappelle  bien  mon  épigraphe  : 

Multoque,  in  rébus  acerbis, 

Acrius  advertunt  animos  ad  Relligionem. 

Le  besoin  que  Doyen  et  Vieil  ont  senti  de  retoucher  leurs 
tableaux  en  place  doit  apprendre  aux  artistes  à  se  ménager 
dans  l'atelier  la  même  exposition,  les  mêmes  lumières,  le 
même  local  qu'ils  doivent  occuper. 

Vieil  a  moins  perdu  à  Saint-Roch  que  Doyen  :  Vien  y  est 
resté  simple,  sage  et  harmonieux;  Doyen  fatigant,  papillotant, 
inégal,  vigoureux.  Les  figures  du  bas  vous  y  paraîtront  beau- 
coup trop  fortes  pour  les  autres. 

DonnezàVien  la  verve  de  Doyen,  qui  lui  manque;  donnez  à 
Doyen  le  faire  de  Vien,  qu'il  n'a  pas;  et  vous  aurez  deux  grands 
artistes.  Mais  cela  est  peut-être  impossible,  du  moins  cette 
alliance  ne  s'est  point  encore  vue;  et  le  premier  de  tous  les  pein- 
tres a' est  que  le  second,  dans  toutes  les  parties  de  la  peinture1. 

\.  C'est  le  mot  de  Vernct  sur  lui-même  rapporté  ci-dessus. 


SALON    DE    1767.  Î81 

Allez  voir  le  tableau  de  Doyen,  le  soir,  en  été,  et  voyez-le 
de  loin.  Allez  voir  celui  de  Vien,  le  matin,  dans  la  même  sai- 
son, et  voyez-le  de  près  ou  de  loin,  comme  il  vous  plaira;  res- 
tez-y jusqu'à  la  nuit  close;  et  vous  verrez  la  dégradation  de 
toutes  les  parties  suivre  exactement  la  dégradation  de  la  lumière 
naturelle,  et  la  scène  entière  s'affaiblir  comme  la  scène  de 
l'univers,  lorsque  l'astre  qui  l'éclairait  a  disparu;  le  crépuscule 
naît  dans  sa  composition,  comme  dans  la  nature. 


GASANOVE. 

Bon  peintre  de  batailles,  autant  qu'on  peut  l'être  sans  en 
avoir  vu.  Les  anciens  Scandinaves  conduisaient  leurs  poètes  à 
la  guerre. 

Us  les  plaçaient  au  centre  de  leurs  armées  ;  ils  leur  disaient  : 
u  Venez  nous  voir  combattre  et  mourir.  Soyez  les  témoins  ocu- 
laires de  notre  valeur  et  de  nos  actions.  Chantez  de  nous  ce  que 
vous  en  aurez  vu,  que  notre  mémoire  dure  éternellement  dans 
notre  patrie,  et  que  ce  soit  la  récompense  du  sang  que  nous 
avons  versé  pour  elle.  »  Ces  hommes  sacrés  étaient  également 
respectés  des  deux  partis.  Après  la  bataille,  ils  montaient  leurs 
lyres,  et  ils  en  tiraient  des  sons  de  joie  ou  de  deuil,  selon 
qu'elle  avait  été  heureuse  ou  malheureuse.  Leurs  images 
étaient  simples,  fortes  et  vraies.  On  dit  qu'un  vainqueur  féroce 
ayant  fait  égorger  les  Bardes  ennemis,  un  seul,  échappé  au 
glaive,  monta  sur  une  haute  montagnes,  chanta  la  défaite  de  ses 
malheureux  compatriotes,  chargea  d'imprécations  leur  barbare 
vainqueur,  lui  prédit  les  malheurs  qui  l'attendaient,  le  dévoua, 
lui  et  les  siens,  à  l'oubli,  et  se  précipita  du  rocher.  C'était, 
chez  ces  peuples,  un  devoir  religieux  que  de  célébrer  par  des 
chants  ceux  qui  avaient  eu  le  bonheur  de  périr  les  armes  à  la 
main.  Ossian,  chef,  guerrier,  poëte  et  musicien,  entend  frémir 
pendant  la  nuit  les  arbres  qui  environnent  sa  demeure;  il  se 
lève,  il  s'écrie  :  «  Ames  de  mes  amis,  je  vous  entends;  vous 
me  reprochez  mon  silence.  »  Il  prend  sa  lyre,  il  chante;  et 
lorsqu'il  a  chanté,  il  dit  :  «  Ames  de  mes  amis,  vous  voilà 
immortelles;  soyez  donc  satisfaites,  et  laissez-moi  reposer.  » 
Dans  sa  vieillesse,  un  Barde  aveugle  se  fait  conduire  entre  les 


182  SALON   DE   1767. 

tombeaux  de  ses  enfants;  il  s'assied,  il  pose  ses  deux  mains  sur 
la  pierre  froide  qui  couvre  leurs  cendres,  il  les  chante.  Cepen- 
dant l'air,  ou  plutôt  les  âmes  errantes  de  ses  enfants  cares- 
saient son  visage,  et  agitaient  sa  longue  barbe.  0  les  belles 
mœurs!  ô  la  belle  poésie!  il  faut  avoir  vu,  soit  qu'on  peigne,  soit 
qu'on  écrive.  Dites-moi,  monsieur  Gasanove,  avez-vous  jamais 
été  présent  à  une  bataille?  Mon.  Eh  bien!  quelque  imagination 
que  vous  ayez,  vous  resterez  médiocre.  Suivez  les  armées,  allez, 
voyez  et  peignez. 

68.    UN    CAVALIER     ESPAGNOL,    VÊTU    A   L'ANCIENNE    MODE1. 

Très-beau  petit  tableau;  je  me  trompe  :  grand  et  beau 
tableau;  belle  composition,  bien  simple;  mais  quel  goût  il  faut 
avoir  pour  l'apprécier!  Il  n'y  a  ici  ni  éclat,  ni  tumulte,  ni  fra- 
cas de  couleur  et  de  figure;  rien  de  ce  qui  en  impose  à  la  mul- 
titude; mais  du  repos,  de  la  tranquillité,  un  art  sévère.  On 
n'aperçoit  qu'un  cavalier  sur  son  cheval,  il  vient  à  vous;  et 
l'homme,  et  l'animal  docile,  sont  de  la  plus  grande  vérité.  Ils 
sont  hors  la  toile,  toute  la  lumière  est  rassemblée  sur  eux;  le 
reste  est  dans  la  demi-teinte.  L'homme  est  merveilleusement 
bien  en  selle.  L'animal  qui  descend  se  piète.  À  droite,  sur  le 
fond,  ce  sont  des  monticules;  au  delà  de  ces  monticules  défile 
une  troupe  de  soldats,  dont  on  entrevoit  les  têtes  par-dessous 
le  ventre  du  cheval.  Hic  equus  non  est  omnium.  Il  faut  un 
faire,  un  naturel  bien  surprenant  pour  arrêter,  pour  intéresser 
avec  si  peu  de  chose. 

60.     BATAILLE. 

Belle  et  grande  masse  au  centre;  sur  le  devant,  un  com- 
battant sur  un  cheval  blanc.  Au  delà,  plus  sur  le  fond,  un  autre 
combattant,  puis  un  énorme  cheval  roux  abattu.  Sous  les  pieds 
des  premiers  chevaux,  soldats  renversés,  foulés,  écrasés,  étouf- 
fés. Sur  les  ailes,  mêlées  particulières  dérobées  par  le  feu,  la 
poussière  et  la  fumée,  et  s'enfonçant  en  s'éteignant  dans  la 
profondeur  du  tableau,  donnant  à  la  scène  de  l'étendue  et  de 
la  vigueur  à  la  masse  principale.  lîeau  ciel,  bien  chaud,  bien 

\.  Appartenait  à  M.  Rueffier. 


SALON    DE   1767.  183 

terrible,  bien  épais,  bien  enflammé  d'une  lumière  rougeâtre. 
Grande  variété  d'incidents;  beau  et  effrayant  désordre  avec  har- 
monie. C'est  tout  ce  que  je  puis  dire.  Mais  quelle  idée  cela 
laisse-t-il?  Aucune.  On  composerait,  d'après  cette  description, 
cent  autres  tableaux  différents  entre  eux,  et  de  celui  de  Casa- 
no  ve. 

69.      UNE     PETITE     BATAILLE,     ET     SON     PENDANT. 

C'est  un  choc  de  cavalerie  très-vif  d'action,  savamment 
composé,  figures  d'hommes  et  de  chevaux  bien  dessinées  et 
pleines  d'expression.  Joli  morceau,  auquel  on  ne  peut  repro- 
cher qu'une  couleur  un  peu  trop  brillante,  ce  qui  donne  un  ton 
de  gaieté  à  un  sujet  qui  doit  remplir  d'effroi.  La  vigueur  et 
l'éclat  du  coloris  sont  deux  choses  diverses.  On  est  éclatant 
sans  vigueur,  et  vigoureux  sans  éclat;  et  peut-être  est-on  l'un 
ou  l'autre  sans  harmonie. 

Je  juge  ce  sujet  sans  le  décrire.  On  ne  décrit  point  une 
bataille;  il  faut  la  voir. 

Le  pendant  de  ce  morceau  est  un  paysage  avec  figures,  où 
la  couleur  éclatante  est  plus  convenable  qu'à  la  bataille1. 

70.     DEUX     PAYSAGES     AVEC     FIGURES2. 

On  voit  au  premier  de  ces  paysages,  à  gauche,  un  grand 
rocher,  dont  le  pied  est  baigné  par  des  eaux  traversées  par  des 
voyageurs,  entre  lesquels  une  femme  portant  un  enfant  sur  son 
dos;  autour  de  cette  femme,  quelques  ^moutons,  puis  une  autre 
femme  à  cheval,  tenant  un  petit  chien;  ensuite  son  mari 
arrêté,  et  faisant  boire  son  cheval.  A  droite  des  eaux,  d'autres 
passagers  et  un  lointain. 

Les  figures  de  la  gauche,  quoique  très-agréables,  sont  un 
peu  collées  au  rocher,  dont  la  face  est  coupée  à  pic,  et  égale  de 
forme  et  de  ton.  En  changeant  la  forme  et  pratiquant  à  cette 
surface   des   enfoncements,   des   saillies ,  les  figures   seraient 

1.  D'après  le  livret,  les  deux  batailles,  n°  G9,  se  faisaient  pendant,  comme  les 
deux  paysages,  n"  70.  S'il  y  avait  un  troisième  paysage  de  Casanova  au  Salon,  il 
n'en  est  pas  fait  mention. 

2.  Tableaux  de  3  pieds  1/2  de  large  sur  3  pieds  1/2  de  haut.  Appartenaient  à 
M.  de  La  Fertc,  intendant  des  Menus-Plaisirs. 


18/i  SALON    DE    1767. 

venues  plus  en  devant;  en  laissant  à  cette  masse  son  égalité 
plane,  il  eût  fallu  varier  le  ton,  et  faire  passer  de  l'air  entre  les 
figures  et  le  rocher. 

Le  second  paysage  dont  je  vais  vous  parler,  est  fort  supé- 
rieur à  celui-ci.  C'est  un  très-beau  tableau,  du  moins  pour 
ceux  qui  savent  le  regarder.  A  droite,  grande  et  large  masse  de 
rochers.  Ces  rochers  sont  dans  la  demi-teinte,  et  couronnés 
d'herbes,  de  plantes  et  d'arbustes  sauvages.  Ce  ne  sont  pas 
d'énormes  pierres  pelées,  sèches,  raides,  hideuses.  Une  mousse 
tendre,  une  verdure  obscure,  jaunâtre  et  chaude  les  revêt;  ils 
sont  prolongés  de  la  droite  vers  la  gauche,  et  semblent  diviser 
le  paysage  en  deux;  des  eaux  en  baignent  le  pied.  A  droite, 
sur  la  rive  de  ces  eaux,  on  voit  deux  pâtres  sur  leurs  chevaux  ; 
plus  sur  le  devant,  entre  eux,  une  chèvre;  en  s' avançant  un  peu 
vers  la  gauche,  une  bergère  assise  à  terre;  non  loin  d'elle, 
quelques  moutons.  Là,  finissent  les  rochers,  et  s'ouvre  une 
échappée  au  loin.  Vous  voyez  le  ciel  et  des  nuées.  Vous  voyez 
ces  nuées  tourner  autour  de  la  masse  des  rochers,  sur  le  fond, 
l'en  détacher,  et  annoncer  derrière  elle  une  campagne  dont  elle 
dérobe  l'aspect.  Vis-à-vis  de  cette  échappée,  de  l'espace  le  plus 
antérieur  du  tableau  on  grimpe  sur  des  éminences  qui  ne  sont 
que  la  continuité  des  rochers. 

L'artiste  a  placé  sur  l'une  des  éminences  un  paysan  avec  un 
cheval.  Le  côté  gauche  de  cette  scène  champêtre  est  fermé  par 
deux  grands  arbres  qui  s'élèvent  en  s'inclinant  vers  la  gauche, 
d'entre  de  la  rocaille  et  des  quartiers  de  pierres  brutes;  ces 
deux  arbres  peints  avec  vigueur  sont  encore  très-poétiques.  Le 
ciel  est  si  léger,  qu'ayant  pris  ce  morceau  pour  un  ouvrage  de 
Loulherbourg,  cette  qualité,  qui  manque  à'celui-ci,  me  fit  sus- 
pecter mon  erreur.  Ce  paysage  est  beau,  bien  ordonné,  bien 
\  rai,  d'un  bel  effet. 

71.     DEUX     PETITS     TABLEAUX,     DONT     L'UN     REPRESENTE 
UN     MARÉCHAL,     L'AUTRE     UN     CABARET. 

Le  Maréchal.  Arcade  ruinée  à  droite,  fermée  par  en  bas 
d'une  cloison  à  claire-voie,  et  couverte  d'arbustes  par  en  haut. 
Du  même  côté,  sur  le  devant,  un  soldat  assis  sur  des  porte- 
manteaux. Plus  vers  la  gauche,  le  fond  et  de  face,  un  cavalier 


SALON    DE   1767.  185 

sur  un  cheval  brun,  tenant  par  la  bride  un  cheval  qu'on  ferre. 
Le  pied  de  ce  cheval  est  passé  dans  la  boucle  d'une  corde  qui  le 
tient  levé.  Le  maréchal  qui  ferre;  autre  maréchal  accroupi  der- 
rière celui-ci;  à  gauche,  la  forge  couverte  d'une  hotte  de  bois 
tout  cà  fait  pittoresque.  Au  bas  de  la  forge,  un  panier  à  charbon 
et  des  outils  du  métier.  Toute  cette  partie  du  tableau  est  dans 
la  demi-teinte;  ou  plutôt  il  n'y  a  guère  que  la  croupe  du  che- 
val qu'on  ferre  qui  soit  frappée  de  la  lumière  qui  tombe  du 
ciel. 

Le  Cabaret.  Autre  petit  Wouwermans,  à  préférer  au  précé- 
dent pour  l'effet.  A  droite,  le  cabaret  avec  du  bois,  des  bûches, 
des  paniers,  des  tonneaux  à  la  porte;  à  quelque  distance  de  la 
porte,  le  cabaretier  un  verre  plein  dans  une  main,  sa  bouteille 
de  l'autre.  Plu's  sur  la  gauche  et  le  fond,  un  valet  qui  vient  de 
poser  à  terre  deux  seaux  d'eau  pour  les  chevaux.  Un  de  ces 
chevaux  est  sans  cavalier,  il  a  un  portemanteau  sur  la  croupe, 
une  lanterne  pendue  à  l'arçon  de  sa  selle;  il  boit.  L'autre  che- 
val est  monté  de  son  cavalier,  qui  a  le  verre  à  la  main.  Au  de\k 
du  cabaret,  sur  le  fond,  petites  fabriques  ruinées.  A  gauche  en 
retour,  les  mêmes  fabriques  continuées;  autour  de  ces  masures, 
poules,  canards  et  autres  volailles. 

J'ai  dit  que  c'étaient  deux  petits  Wouwermans;  et  cela  est 
vrai  pour  les  sujets,  la  manière,  la  couleur  et  l'effet.  J'en 
croyais  le  technique  perdu;  Casanove  le  retrouverait.  Il  y  a  des 
connaisseurs  d'un  goût  difficile  qui  prétendent  que  ce  faire  est 
faux,  sans  aucun  modèle  approché  dans  la  nature.  Je  ne  saurais 
le  nier;  car  je  ne  me  rappelle  pas  d'avoir  jamais  rien  vu  de 
ressemblant  à  cette  magie;  mais  elle  est  si  douce,  si  harmo- 
nieuse, si  durable,  si  vigoureuse,  que  je  regarde,  admire  et  me 
tais.  Mais  la  nature  étant  une,  comment  concevez-vous,  mon 
ami,  qu'il  y  ait  tant  de  manières  diverses  de  l'imiter,  et  qu'on 
les  approuve  toutes?  Cela  ne  viendrait-il  pas  de  ce  que,  dans 
l'impossibilité  reconnue  et  peut-être  heureuse  de  la  rendre 
avec  une  précison  absolue,  il  y  a  une  lisière  de  convention  sur 
laquelle  on  permet  à  l'art  de  se  promener;  de  ce  que,  dans 
toute  production  poétique,  il  y  a  toujours  un  peu  de  mensonge 
dont  la  limite  n'est  et  ne  sera  jamais  déterminée?  Laissez  à  l'art 
la  liberté  d'un  écart  approuvé  par  les  uns  et  proscrit  par 
d'autres.  Quand  on  a  une  fois  avoué  que  le  soleil   du  peintre 


18G  SALON   DE   17G7. 

n'est  pas  celui  de  l'univers  et  ne  saurait  l'être,  ne  s'est-on  pas 
engagé  dans  un  autre  aveu  dont  il  s'ensuit  une  infinité  de  cou- 
séquences?  la  première,  de  ne  pas  demander  à  l'art  an  delà  de 
ses  ressources;  la  seconde,  de  prononcer  avec  une  extrême  cir- 
conspection de  toute  scène  où  tout  est  d'accord. 

Au  reste,  voulez-vous  bien  sentir  la  différence  de  l'opaque, 
du  compacte,  du  monotone,  du  manque  de  tons,  de  passages 
et  de  nuances,  avec  l'effet  des  qualités  contraires  à  ces  défauts? 
Comparez  la  croupe  du  cheval  blanc  de  Casanovc  avec  la 
croupe  d'un  cheval  blanc  d'une  des  batailles  de  Louthcrbourg. 
Ces  comparaisons  multipliées  vous  rendraient  bien  difficile. 

72.     PETIT     TABLEAU     REPRÉSENTANT     UN     CAVALIER 
QUI     RAJUSTE     SA     BOTTE. 

A  droite,  un  bout  de  rivière  avec  un  lointain  ;  deux  cavaliers 
passent  la  rivière.  Sur  une  terrasse  assez  élevée  et  assez  large 
au  bord  de  la  rivière,  un  cavalier  sur  son  cheval,  tenant  la 
bride  de  celui  de  son  camarade,  qu'on  voit  plus  sur  le  fond  et 
sur  la  gauche,  descendu  à  terre  et  rajustant  sa  botte. 

Autre  petit  morceau  de  la  même  école  flamande;  mais  je  suis 
bien  lâché  contre  ce  mot  de  pastiche  qui  marque  du  mépris,  et 
qui  peut  décourager  les  artistes  de  l'imitation  des  meilleurs 
maîtres  anciens.  Quoi  donc!  s'il  arrivait  que  l'on  me  présentât 
un  morceau  si  bien  fait  de  tout  point  dans  la  manière  de 
Raphaël,  de  Rubens,  du  Titien,  du  Dominiquin,  que  moi  et 
tout  autre  s'y  trompât,  l'artiste  n'aurait-il  pas  exécuté  une 
belle  chose?  11  me  semble  qu'un  littérateur  serait  assez  content 
de  lui-même,  s'il  avait  composé  une  page  qu'on  prit  pour  une 
citation  d'Horace,  de  Virgile,  d'Homère,  de  Cicéron  ou  de 
Démosthène;  une  vingtaine  de  vers  qu'on  fût  tenté  de  resti- 
tuer à  Racine  ou  à  Voltaire.  N'avons-nous  pas  une  infinité  de 
pièces  dans  le  style  marotique;  et  ces  pièces,  pour  être  de  vrais 
pastiches  en  poésie,  en  sont-elles  moins  estimables? 

Casanove  est  vraiment  un  peintre  de  batailles;  mais,  encore 
une  fois,  quelle  est  la  description  d'un  tableau  de  bataille  qui 
puisse  servir  à  un  autre  que  celui  qui  la  fait,  les  yeux  devant 
le  tableau?  Plus  vous  détaillerez,  chaque  petit  détail  ayant  tou- 
jours quelque  chose  de  vague  et  d'indéterminé,  plus  vous  coin- 


SALON    DE    1767.  187 

pliquerez  le  problème  pour  l'imagination.  11  en  est  d'une 
bataille,  d'un  paysage,  ainsi  que  du  portait  d'une  femme 
absente;  plus  vous  donnerez  de  ses  traits  à  l'artiste,  plus  vous 
le  rendrez  perplexe.  Je  dirai  donc  :  à  droite,  des  soldats  renver- 
sés ;  sur  le  devant,  au  centre,  un  cavalier  qui  s'élance  à  toutes 
jambes;  par  derrière  celui-ci,  plus  sur  le  fond,  un  autre  cavalier 
dont  le  cheval  est  renversé  ;  autour  de  cette  masse,  des  morts 
et  des  mourants;  et  j'ajouterai  :  sur  les  ailes,  petites  mêlées 
séparées;  très-beau,  très-large;  et  puis,  que  votre  tète  fasse  de 
cela  ce  qui  lui  conviendra;  elle  est  d'autant  plus  à  son  aise, 
qu'elle  sait  moins  du  faire  et  de  l'ordonnance.  Un  homme  de 
lettres  qui  n'est  pas  sans  mérite  prétendait  que  les  épithètes 
générales  et  communes,  telles  que  grand,  magnifique,  beau, 
terrible,  intéressant,  hideux,  captivant  moins  la  pensée  de 
chaque  lecteur,  à  qui  cela  laisse,  pour  ainsi  dire,  carte  blanche, 
étaient  celles  qu'il  fallait  toujours  préférer.  Je  le  laissai  dire  ; 
mais  tout  bas  je  lui  répondais,  au  dedans  de  moi-même  :  «  Oui, 
quand  on  est  un  pauvre  diable  comme  toi,  quand  on  ne  se 
peint  que  des  images  triviales.  Mais  quand  on  a  de  la  verve,  des 
concepts  rares,  une  manière  d'apercevoir  et  de  sentir  originale 
et  forte,  le  grand  tourment  est  de  trouver  l'expression  singu- 
lière, individuelle,  unique,  qui  caractérise,  qui  distingue,  qui 
attache  et  qui  frappe.  Tu  aurais  dit  d'un  de  tes  combattants 
qu'il  avait  reçu  à  la  tête  ou  au  cou  une  énorme  blessure.  Mais 
le  poëte  dit  :  «  La  flèche  l'atteignit  au-dessus  de  l'oreille,  entra, 
«  traversa  les  os  du  palais,  brisa  les  dents  de  la  mâchoire  infe- 
ct rieure,  sortit  par  la  bouche,  et  le  sang  qui  coulait  le  long  de 
a  son  fer  tombait  à  terre  en  distillant  par  la  pointe.  »  Ces 
épithètes  générales  sont  d'autant  plus  misérables  dans  le  style 
français,  que  l'exagération  nationale,  les  appliquant  usuellement 
à  de  petites  choses,  les  a  presque  toutes  décriées.  » 

BAUDOUIN. 

Toujours  petits  tableaux,  petites  idées,  compositions  fri- 
voles, propres  au  boudoir  d'une  petite-maîtresse,  à  la  petite 
maison  d'un  petit-maître  ;  faites  pour  de  petits  abbés,  de  petits 
robins,  de  gros  financiers  ou  autres  personnages  sans  mœurs  et 
d'un  petit  goût. 


188  SALON    DE   17  67. 

73.     LE    COUCHER     DU     LA    MARIEE1. 

Entrons  dans  cet  appartement,  et  voyons  cette  scène.  A 
droite,  cheminée  et  glace.  Sur  la  cheminée  et  devant  la  glace, 
flambeaux  à  plusieurs  branches  et  allumés.  Devant  le  foyer, 
suivante  accroupie  qui  couvre  le  feu.  Derrière  celle-ci,  autre 
suivante  accroupie  qui,  l'éteignoir  à  la  main,  se  dispose  à  étein- 
dre les  bougies  des  bras  attachés  à  la  boiserie.  Au  côté  de  la 
cheminée,  en  s'avançant  vers  la  gauche,  troisième  suivante 
debout,  tenant  sa  maîtresse  sous  les  bras,  et  la  pressant  d'en- 
trer dans  la  couche  nuptiale.  Cette  couche,  à  moitié  ouverte, 
occupe  le  fond.  La  jeune  mariée  s'est  laissé  vaincre;  elle  a  déjà 
un  genou  sur  la  couche;  elle  est  en  déshabillé  de  nuit.  Elle 
pleure.  Son  époux,  en  robe  de  chambre,  est  à  ses  pieds,  et  la 
conjure.  On  ne  le  voit  que  par  le  dos.  Il  y  a  au  chevet  du  lit 
une  quatrième  suivante  qui  a  levé  la  couverture  ;  tout  à  fait  à 
gauche,  sur  un  guéridon,  un  autre  flambeau  à  branches;  sur  le 
devant,  du  même  côté,  une  table  de  nuit  avec  des  linges. 

Monsieur  Baudouin,  faites-moi  le  plaisir  de  me  dire  en  quel 
lieu  du  monde  cette  scène  s'est  passée?  Certes,  ce  n'est  pas  en 
France.  Jamais  on  n'y  a  vu  une  jeune  fille  bien  née,  bien  élevée, 
à  moitié  nue,  un  genou  sur  le  lit,  sollicitée  par  son  époux  en 
présence  de  ses  femmes  qui  la  tiraillaient.  Lue  innocente  pro- 
longe sans  fin  sa  toilette  de  nuit;  elle  tremble,  elle  s'arrache 
avec  peine  des  bras  de  son  père  et  de  sa  mère  ;  elle  a  les  yeux 
baissés,  elle  n'ose  les  lever  sur  ses  femmes.  Elle  verse  une  larme. 
Quand  elle  sort  de  sa  toilette  pour  passer  vers  le  lit  nuptial,  ses 
genoux  se  dérobent  sous  elle,  ses  femmes  sont  retirées;  elle  est 
seule,  lorsqu'elle  est  abandonnée  aux  désirs,  à  l'impatience  de 
son  jeune  époux.  Ce  moment  est  faux.  Il  serait  vrai,  qu'il  serait 
d'un  mauvais  choix.  Quel  intérêt  cet  époux,  cette  épouse,  ces 
femmes  de  chambre,  toute  cette  scène  peut-elle  avoir?  Feu  2 
notre  ami  Greuze  n'eût  pas  manqué  de  prendre  l'instant  précé- 
dent, celui  où  un  père,  une  mère,  envoient  leur  fille  à  son 
époux.  Quelle  tendresse!  quelle  honnêteté  !  quelle  délicatesse! 

\.  A  gouache.  —  Gravé  par  Simonet.  Le  tableau,  de  10  pouces  sur  15,  a  été 
vendu  853  livres  à  la  vente  du  marquis  de  Mcnars. 

2.  Greuze  avait  refusé  d'exposer  au  Salou  de  cette  année.  De  plus,  il  était  en 
froid  avec  Diderot  qui  dit  plus  loin  :  «  Je  n'aime  plus  Greuze.  » 


SALON    DE    1767.  189 

quelle  variété  d'actions  et  d'expressions  dans  les  frères,  les 
sœurs,  les  parents,  les  amis,  les  amies  !  quel  pathétique  n'y 
aurait-il  pas  mis!  Le  pauvre  homme,  que  celui  qui  n'ima- 
gine, dans  cette  circonstance,  qu'un  troupeau  de  femmes  de 
chambre  ! 

Le  rôle  de  ces  suivantes  serait  ici  d'une  indécence  insup- 
portable, sans  les  physionomies  ignobles,  basses  et  malhonnêtes 
que  l'artiste  leur  a  données.  La  petite  mine  chiffonnée  de  la 
mariée,  l'action  ardente  et  peu  touchante  du  jeune  époux  vu 
par  le  dos,  ces  indignes  créatures  qui  entourent  la  couche,  tout 
me  représente  un  mauvais  lieu.  Je  ne  vois  qu'une  courtisane 
qui  s'est  mal  trouvée  des  caresses  d'un  petit  libertin,  et  qui 
redoute  le  même  péril,  sur  lequel  quelques-unes  de  ses  malheu- 
reuses compagnes  la  rassurent.  Il  ne  manque  là  qu'une  vieille. 

Rien  ne  prouve  mieux  que  l'exemple  de  Baudouin  combien 
les  mœurs  sont  essentielles  au  bon  goût.  Ce  peintre  choisit 
mal  ou  son  sujet  ou  son  instant;  il  ne  sait  pas  même  être 
voluptueux.  Croit-il  que  le  moment  où  tout  le  monde  s'est 
retiré,  où  la  jeune  épouse  est  seule  avec  son  époux,  n'eût  pas 
fourni  une  scène  plus  intéressante  que  la  sienne? 

Artistes,  si  vous  êtes  jaloux  de  la  durée  de  vos  ouvrages,  je 
vous  conseille  de  vous  en  tenir  aux  sujets  honnêtes.  Tout  ce  qui 
prêche  aux  hommes  la  dépravation  est  fait  pour  être  détruit; 
et  d'autant  plus  sûrement  détruit,  que  l'ouvrage  sera  plus  par- 
fait. Il  ne  subsiste  presque  plus  aucune  de  ces  infâmes  et  belles 
estampes  que  le  Jules  Romain  a  composées  d'après  l'impur 
Arétin.  La  probité,  la  vertu,  l'honnêteté,  le  scrupule,  le  petit 
scrupule  superstitieux,  font  tôt  ou  tard  main  basse  sur  les  pro- 
ductions déshonnêtes.  En  effet,  quel  est  celui  d'entre  nous  qui, 
possesssur  d'un  chef-d'œuvre  de  peinture  ou  de  sculpture 
capable  d'inspirer  la  débauche,  ne  commence  pas  à  en  dérober 
la  vue.  à  sa  femme,  à  sa  fille,  cà  son  fils?  Quel  est  celui  qui  ne 
pense  que  ce  chef-d'œuvre  ne  puisse  passer  à  un  autre  posses- 
seur moins  attentif  à  le  serrer?  Quel  est  celui  qui  ne  prononce, 
au  fond  de  son  cœur,  que  le  talent  pouvait  être  mieux  employé, 
un  pareil  ouvrage  n'être  pas  fait,  et  qu'il  y  aurait  quelque 
mérite  à  le  supprimer  ?  Quelle  compensation  y  a-t-il  entre  un 
tableau,  une  statue,  si  parfaite  qu'on  la  suppose,  et  la  corrup- 
tion d'un  cœur  innocent?  Et  si  ces  pensées,  qui  ne  sont  pas  tout 


190  SALON    DE   1767. 

à  fait  ridicules,  s'élèvent,  je  ne  dis  pas  dans  un  bigot;  mais 
dans  un  homme  de  bien  ;  cl  dans  un  homme  de  bien,  je  ne  dis 
pas  religieux,  mais  esprit  fort,  mais  athée,  âgé,  sur  le  point  de 
descendre  au  tombeau,  que  deviennent  le  beau  tableau,  la  belle 
statue,  ce  groupe  du  satyre   qui  jouit  d'une  chèvre,  ce  petit 
Priape  qu'on  a  tiré  des  ruines  d'Herculanum  ;  ces  deux  mor- 
ceaux les  plus  précieux  que  l'antiquité  nous  ait  transmis,  au 
jugement  du  baron  de  Gleichen  et  de  l'abbé  Galiani,  qui  s'y 
connaissent?  Voilà  donc,  en  un  instant,  le  fruit  des  veilles  du 
talent  le  plus  rare  brisé,  mis  en  pièces?  Et  qui  de  nous  osera 
blâmer  la  main  honnête  et  barbare  qui  aura  commis  cette  espèce 
de  sacrilège?  Ce  n'est  pas  moi,  qui  cependant  n'ignore  pas  ce 
qu'on  peut  m'objecter  :  le  peu  d'influence  que  les  productions 
des  beaux-arts  ont  sur  les  mœurs  générales;  leur  indépendance 
même  de  la  volonté  et  de  l'exemple  d'un  souverain,    des  res- 
sorts momentanés,  tels  que  l'ambition,  le  péril,  l'esprit  patrio- 
tique; je  sais  que  celui  qui  supprime  un  mauvais  livre,  ou  qui 
détruit  une  statue  voluptueuse,  ressemble  à  un  idiot  qui  crain- 
drait de  pisser  dans  un  fleuve  de  peur  qu'un  homme  ne  s'y 
noyât  :  mais  laissons  là  l'effet  de  ces  productions  sur  les  mœurs 
de  la  nation;  restreignons-le  aux  mœurs  particulières.  Je  ne 
puis  me  dissimuler  qu'un  mauvais  livre,  une  estampe  malhon- 
nête que  le  hasard  offrirait  à  ma  fille,  suffirait  pour  la  faire 
rêver  et  la  perdre.  Ceux  qui  peuplent  nos  jardins  publics  des 
images  de  la  prostitution  ne  savent  guère  ce  qu'ils  font!  Cepen- 
dant tant  d'inscriptions  infâmes  dont  la  statue  de  la  Vénus  aux 
belles  fesses  est  sans  cesse  barbouillée  dans  les  bosquets  de  Ver- 
sailles;  tant  d'actions  dissolues  avouées  dans  ces  inscriptions, 
tant  d'insultes  faites  par   la   débauche   même   à  ses  propres 
idoles;    insultes  qui   marquent    des    imaginations  perdues,  un 
mélange  inexplicable  de  corruption  et  de  barbarie,  instruisent 
assez  de   l'impression    pernicieuse  de  ces  sortes   d'ouvrages. 
Croit-on  que  les  bustes  de  ceux  qui  ont  bien  mérité  de  la  patrie, 
les  armes  à  la  main,  dans  les  tribunaux  de  la  justice,  aux  con- 
seils du  souverain,  dans  la  carrière  des  lettres  et  des  beaux- 
arts,  ne  donnassent  pas  une  meilleure  leçon  ?  Pourquoi  donc  ne 
rencontrons-nous  point  les  statues  de  Turenne  et  de  Catinat? 
c'est  que  tout  ce  qui  s'est  fait  de  bien  chez  un  peuple  se  rap- 
porte à  un  seul  homme;  c'est  que  cet  homme,  jaloux  de  toute 


SALON    DE  1767.  191 

gloire,  ne  souffre  pas  qu'un  autre  soit  honoré.  C'est  qu'il  n'y  a 
que  lui. 

Encore,  si  le  mauvais  choix  des  tableaux  de  Baudouin  était 
racheté  par  le  dessin,  l'expression  des  caractères,  un  faire  mer- 
veilleux; mais  non,  toutes  les  parties  de  l'art  y  sont  médiocres. 
Dans  le  morceau  dont  il  s'agit  ici,  la  mariée  est  d'un  joli  ensem- 
ble, la  tète  en  est  bien  dessinée;  mais  le  mari,  vu  par  le  dos, 
a  l'air  d'un  sac,  sous  lequel  on  ne  ressent  rien;  sa  robe  de 
chambre  l'emmaillotte,  la  couleur  en  est  terne.  Point  de  nuit; 
scène  de  nuit,  peinte  de  jour.  La  nuit,  les  ombres  sont  fortes, 
et  par  conséquent  les  clairs  éclatants;  et  tout  est  gris.  La  sui- 
vante qui  lève  la  couverture  n'est  pas  mal  ajustée. 

PETIT     DIALOGUE. 

«  Mais,  mon  ami,  à  quoi  pensez-vous?  Il  me  semble  que  vous 
n'êtes  pas  trop  à  ce  que  vous  lisez. 

—  Il  est  vrai  ;  comme  votre  Baudouin  ne  m'intéresse  aucu- 
nement, je  revenais  malgré  moi  sur  Casanove. 

—  Eh  bien!  Casanove...  est  donc  un  artiste  bien  merveil- 
leux? 

—  Bien  merveilleux!  qui  vous  dit  cela?  Il  est  aux  bons 
peintres  du  siècle  passé  comme  nos  bons  littérateurs  aux  écri- 
vains du  même  siècle.  Il  a  du  dessin,  des  idées,  de  la  chaleur, 
de  la  couleur. 

—  Son  tableau  du  Cavalier  espagnol,  dont  vous  faites  tant 
de  cas,  a-t-il  le  mérite  d'un  autre  Cavalier  du  Salon  précédent1? 

—  Non. 

—  N'est-il  pas  gris? 

—  Il  est  vrai. 

—  Même  un  peu  sale? 

—  Cela  se  peut. 

—  Mollement  dessiné? 

—  Vous  êtes  difficile. 

—  Et  son  cheval  n'a-t-il  pas  l'air  d'un  cheval  de  louage? 

—  Vous  n'aimez  pas  Casanove. 

—  Je  ne  l'aime  ni  ne  le  hais.  Je  ne  le  connais  pas,  et  suis 

1 .  Voyez  t.  X,  p-,  331. 


192  SALON   DE    1767. 

tout  à  fait  disposé  à  lui  rendre  justice  ;  et  pour  vous  en  convain- 
cre, je  trouve,  par  exemple,  dans  sa  Bataille  et  son  pendant,  le 
ciel  de  la  plus  grande  beauté,  les  nuages  légers  et  transparents. 
En  ce  point,  ainsi  que  par  la  variété  et  la  finesse  des  tons, 
comparable  au  Bourguignon,  même  plus  vigoureux,  et  bien  le 
maître  de  Loutherbourg,  et  celui-ci  bien  l'écolier.  11  faut  être 
juste;  dans  cette  petite  composition,  où  vous  avez  loué  un  certain 
cheval  blanc,  je  conviens  qu'il  est  d'une  finesse  de  couleur  éton- 
nante; mais  cou  venez  que  la  tête  en  est  fort  mauvaise.  Dans  une  de 
ces  batailles,  je  me  rappelle  encore  des  soldats  touchés  avec  force 
et  délicatesse,  quoique  ce  ne  soit  pas  le  mérite  ordinaire  de  ce 
peintre;  là,  ou  ailleurs  (car,  comme  je  compte  sur  vous,  je  par- 
cours les  choses  un  peu  légèrement),  sur  le  devant,  un  soldat 
mort,  un  étendard,  un  tambour,  une  terrasse,  peints  avec  beau- 
coup de  vigueur.  Au  Gué,  qui  l'ait  le  pendant,  le  ciel  est  joli, 
et  les  ligures  très-finies;  mais  il  s'en  manque  un  peu  qu'au 
Maréchal  elles  aient  cet  esprit-là.  A  la  Botte  rajustée,  la  cou- 
leur est  douce;  mais  n'est-elle  pas  un  peu  grise?  Voyez. 

—  Je  vois  que  vous  seriez  bien  plus  méchant  que  moi,  si 
vous  le  vouliez  ;  mais  reprenons  le  Baudouin.   » 

1k.    LE     SENTIMENT     DE    L'AMOUR    ET    DE    LA    NATURE 
CEDANT    POUR    UN    TEMPS    A    LA     NÉCESSITÉ1. 

A  droite,  sur  le  devant,  l'extrémité  du  lit  qu'on  appelle  le 
lit  de  misère.  Plus  sur  le  fond,  un  quidam,  le  nez  enveloppé 
d'un  manteau,  et  recevant  un  nouveau-né  emmaillotté.  Un  peu 
plus  sur  le  fond,  et  vers  la  gauche,  en  coiffure  noire,  en  nian- 
telet,  en  mitaines,  une  sage-femme  qui  présente  l'enfant  au 
quidam,  et  prêle  à  sortir.  Au  centre,  sur  le  devant,  une  jeune 
fille  assise  sur  une  chaise,  toute  rajustée,  dans  la  douleur,  rete- 
nant d'une  main  son  enfant,  qu'on  lui  enlève,  et  serrant  de 
l'autre  la  main  du  père.  Placée  un  peu  plus  à  gauche,  sur  un 
tabouret,  et  vue  par  le  dos,  une  amie,  penchée  vers  l'accou- 
chée, et  la  déterminant  au  sacrifice;  tout  à  fait  à  gauche,  devant 
une  petite  table,  un  jeune  talon  rouge,  vu  par  le  dos,  serrant 
la  main  qu'on  lui  a  tendue,  la  tête  penchée  sur  son  autre  main, 

1.  À  gouache;  gravé  sous  le  titre  :  le  Fruit  de  l'amour  caché. 


SALON    DE   1767.  193 

ou  renversée  en  arrière,  je  ne  sais  lequel  des  deux,  et  dans 
l'attitude  du  désespoir.  Il  est  proche  d'une  porte  vitrée  qui 
éclaire  la  chambre  de  la  sage-femme,  où  l'on  voit  des  lits 
numérotés. 

J'ai  déjà  dit,  au  Salon  précédent1,  ce  que  je  pensais  de  ce 
morceau;  j'ai  dit  que  la  scène  placée  dans  un  grenier  où  la 
misère  aurait  relégué  un  pauvre  père,  une  pauvre  mère  nou- 
vellement accouchée,  et  réduite  à  abandonner  son  enfant,  serait 
infiniment  plus  favorable  au  technique.  Ce  ne  sont  pas  des  tuiles, 
des  chevrons,  des  toiles  d'araignée  qui  sont  vils,  c'est  un 
mélange  de  luxe  et  de  pauvreté.  Un  paysan  en  sabots,  en  guê- 
tres, mouillé,  crotté,  vêtu  de  toile,  un  bâton  à  la  main,  la  tête 
couverte  d'un  méchant  feutre,  est  bien.  Un  laquais,  avec  sa 
livrée  usée,  ses  bas  gris,  sa  culotte  de  chamois,  son  chapeau 
bordé,  son  vêtement  taché,  est  dégoûtant.  Quant  aux  mœurs  de 
celui  de  Baudouin  et  de  celui  que  j'imagine,  c'est  la  différence 
des  bonnes  et  des  mauvaises.  Composition  froide,  point  de 
vérité,  exécution  faible  de  tout  point.  —  Mais  les  figures  ont  de 
la  proportion  et  du  mouvement.  —  D'accord.  —  L'accouchée 
est  bien  ajustée.  —  Trop  bien  ;  est-ce  qu'il  ne  devrait  pas  y 
avoir  dans  sa  coiffure,  dans  le  désordre  de  ses  cheveux  et  de 
son  vêtement,  des  vestiges  de  la  scène  qui  a  précédé?  —  11  y  a 
de  la  douleur  dans  sa  tête,  et  les  bras  en  sont  bien  dessinés. 
—  Mais  ses  pieds  ne  sont-ils  pas  trop  petits  et  décolorés  par 
la  vigueur  du  coussin  qui  les  supporte;  et  la  tête  de  cet  enfant 
est-elle  soutenue  comme  elle  devrait  l'être?  Est-ce  ainsi  qu'on 
porte  et  qu'on  donne  un  nouveau-né ?. et  ce  lit  de  misère  est-il 
touché?  Pourquoi  cette  sage-femme  hors  de  son  état?  Je  lui 
aimerais  bien  mieux  des  restes  de  la  fatigue  de  son  métier.  C'est 
tout  cet  apprêt,  qui  fait  le  petit,  le  mauvais,  qui  chasse  la 
nature.  C'est  qu'il  faut  un  goût  plus  original,  un  sentiment  plus 
vif  du  vrai,  pour  tirer  parti  de  ces  sortes  de  sujets;  et  puis  le 
tout  est  gris.  Monsieur  Baudouin,  vous  me  rappelez  l'abbé  Cos- 
sart,  curé  de  Saint-Remy,  à  Dieppe.  Un  jour  qu'il  était  monté  • 
à  l'orgue  de  son  église,  il  mit  par  hasard  le  pied  sur  une 
pédale  :  l'instrument  résonna;  et  le  curé  Cossart  s'écria  :  «  Ah! 
ah!  je  joue  de  l'orgue!  cela  n'est  pas  si  difficile  que  je  croyais  ». 

\.  V.  t.  X,  p.  336. 

XI.  13 


194  SALON    DE    1767. 

Monsieur  Baudouin,  vous  avez  mis   le  pied  sur  la  pédale,  et 
puis  c'est  tout. 

75.    HUIT  PETITS  MORCEAUX  EN   MINIATURE,   REPRÉSENTANT 

LA     VIE     DE     LA     VIERGE. 

Celui  de  la  Nativité  n'est  pas  mal  ;  il  est  bien  composé, 
vigoureusement  peint;  mais  c'est  une  imitation,  pour  ne  pas 
dire  une  copie  réduite  du  même  sujet,  peint  par  notre  beau- 
père1,  pour  M'ne  de  Pompadour;  même  Vierge  coquette,  mêmes 
anges  libertins.  11  y  a  là  du  beau-père;  ce  n'est  pas  du  Bau- 
douin pur.  —  Maître  Denis,  de  la  douceur;  il  y  a  de  l'eflet,  la 
couleur  est  jolie.  La  Vierge  a  de  la  candeur,  de  la  finesse  ;  elle 
est  bien  ajustée,  l'enfant  est  lumineux  et  douillettement  fait.  Et 
ces  bergers,  est-ce  qu'ils  ne  vénèrent  pas  bien?  Regardez  bien 
les  autres  morceaux;  et  vous  les  trouverez  spirituellement  tou- 
chés. —  Je  regarde,  et  tout  cela  ne  me  parait  que  de  beaux 
écrans.  —  Même  la  Chaumière  ou  la  Mire  qui  .surprend  sa  fille 
sur  une  botte  de  paille?  —  J'en  excepte  celui-Là.  Il  est  à  gouache  ; 
mais  les  tons  en  sont  si  lumineux,  qu'on  le  croirait  à  l'huile. 
Je  suis  juste,  comme  vous  voyez.  Je  ne  demande  pas  mieux  que 
d'avoir  à  louer,  surtout  Baudouin,  bon  garçon,  que  j'aime,  et  à 
qui  je  souhaite  de  la  fortune  et  du  succès. 

Sa  Chaumière  est  encore  mieux  peinte,  et  d'un  meilleur  efiet 
que  sa  Crèche;  peu  s'en  faut  que  ce  ne  soit  une  excellente 
chose,  car  c'en  est  une  très-bonne. 

77.     LA     CHAUMIÈRE2. 

A  droite,  grande  porte  de  grange.  Au-dessus,  poutres,  che- 
vrons, espèce  de  fabrique,  où  voltigent  des  pigeons.  Au  bas, 
escalier,  d'où  l'on  descend  dans  la  chaumière;  autour  de  cet 
escalier,  sur  le  devant,  une  chèvre  et  des  ustensiles  de  ménage 
champêtre.  Au  centre  de  la  toile  et  du  tableau,  une  vieille,  le 
dos  courbé,  le  visage  allumé  de  colère,  les  poings  sur  les  côtés, 
gourmandant  sa  fille,  étendue  sur  une  botte  de  paille,  qu'elle 
partage  avec  un  jeune  paysan.  Pauvre  lit!  mais  que  je  troque- 

1.  Boucher. 

2.  Ce  petit  tableau  n'est  pas  nommé  au  livret.  Il  a  été  gravé. 


SALON    DE    1767.  195 

rais  bien  pour  le  mien,  car  la  fille  est  jolie;  elle  n'y  gagnerait 
pas.  Son  ajustement  n'a  pas  le  sens  commun;  son  élégance  jure 
avec  le  lieu  et  la  condition  des  personnages.  Les  bottes  de 
paille,  ce  rustique  théâtre  du  plaisir  est  au  pied  des  murs  de 
quelques  étables,  dont  la  couverture  descend  en  pente.  Du  fond, 
vers  le  devant,  tout  à  fait  à  gauche,  espèce  de  retraite  ou  d'en- 
foncement, où  l'on  a  placé  des  outils  de  laboureur. 

Je  reviens  sur  mon  premier  jugement.  Tout  ceci  bien  peint, 
mais  très-bien  peint,  n'est  qu'un  amas  de  contradictions;  point 
de  vérité,  point  de  vrai  goût.  Je  suis  révolté  de  la  bassesse  de 
cette  vieille,  de  ces  bottes  de  paille,  de  cette  écurie,  et  de  cette 
élégante  et  de  cet  élégant  qui  la  caresse.  C'est  du  Fontenelle, 
brouillé  avec  du  Théocrite.  C'est  la  composition  d'une  tête  faible, 
étroite  et  déréglée.  Baudouin  transportera  la  fausse  gentillesse 
de  son  beau-père,  dont  il  est  épris,  les  grâces  de  Boucher,  dans 
une  grange,  dans  une  cave,  dans  une  prison,  dans  un  cachot; 
il  fourrera  partout  la  petite  maison  et  le  boudoir.  Il  n'entend 
rien  à  la  convenance.  11  ne  sait  pas  qu'il  faut  que  tout  tienne. 
Il  ignore  ce  que  les  autres  savent  sans  l'avoir  appris,  et  prati- 
quent de  jugement  naturel  et  d'instinct.  Ce  tact  lui  manque;  j'en 
suis  fâché. 

ROLAND    DE    LA    PORTE. 

78.    UN     CRUCIFIX     DE     BRONZE,      SUR     UN     FOND 
DE    VELOURS     BLEU     IMITANT    LE    RELIEF*. 

Je  l'ai  vu  ce  Crucifix  tant  vanté.  Il  est  très-bien  ;  mais  ces 
sortes  de  morceaux  ne  sont  pas  la  magie  noire.  C'est  ce  qu'igno- 
rent ceux  qu'ils  attirent  par  l'illusion  qu'ils  font  au  sens  de  la 
vue.  Ils  n'ont  jamais  connu  cequ'Oudry  exécutait  dans  ce  genre; 
ils  n'ont  jamais  vu  des  barbouillages  d'Allemagne  qui  ont  le 
même  prestige.  On  a  placé  le  tableau  de  Roland  à  une  assez 
grande  distance;  et  les  bas-reliefs  d'Oudry,  placés  parmi  les 
sculptures,  étaient  si  vrais  qu'il  n'y  avait  que  le  tact  qui  pût 
détromper  l'œil.  Ce  que  je  désirerais,  c'est  qu'on  introduisît  un 
bas-relief  d'une  grande  force  dans  une  composition  historique, 

1 .  Tableau  de  2  pieds  de  haut  sur  1  pied  3/4  de  large. 


196  SALON    DE    1767. 

et  qu'on  s'imposât  ainsi  la  nécessité  d'achever  l'ouvrage  avec  la 
même  vérité  et  le  même  effet. 

Ce  peintre-ci  ne  manque  pas  de  couleur,  il  peut  aller  loin  ; 
il  faut  s'y  connaître  pour  concevoir  cette  espérance.  Il  a  exposé 
des  fruits,  des  portraits  ;  les  fruits  sont  beaux,  les  portraits  sont 
mauvais. 

BELLENGÉ. 

82.  UN  TABLEAU  DE  FLEURS  ET  DE  FRUITS1. 

C'est  un  grand  vase  plein  de  fleurs,  sur  son  piédestal  ;  c'est 
un  ramage  de  verdure  qui  rampe  avec  une  profusion  tout  à  fait 
pittoresque  sur  l'extérieur  de  ce  vase  et  sur  son  piédestal  ;  ce 
sont,  autour  de  ce  piédestal,  des  fleurs,  des  grenades,  des  rai- 
sins, des  pèches,  un  grand  bassin  rempli  de  la  même  richesse; 
c'est,  au  centre  et  du  côté  droit,  un  grand  rideau  vert,  partie 
replié,  partie  tombant. 

Il  m'a  semblé  qu'il  y  avait  du  goût,  même  de  la  poésie, 
dans  cette  composition;  du  luxe,  de  la  couleur;  qu'une  urne, 
dont  je  n'ai  pas  parlé,  et  qui  est  parmi  les  fruits,  et  que  le  vase 
étaient  bien  peints;  le  vase  de  belle  forme  et  de  belle  propor- 
tion; le  ramage  de  verdure  jeté  avec  élégance;  et  les  fleurs  et 
les  fruits  bien  disposés  pour  l'effet.  Maître  Bachelier,  voilà  un 
homme  qui  vous  grimpe  sur  les  épaules.  On  monte  vers  ce 
vase  par  quelques  degrés  qui  forment  le  devant  du  tableau. 

Ces  sortes  de  compositions,  outre  le  technique  général  de 
l'art,  ont  une  poétique  qui  leur  est  particulière  :  on  peut  rendre 
raison  du  profil  élégant  d'un  vase,  de  la  grâce  d'une  guir- 
lande. L'art  de  dessiner  une  étoffe  n'est  pas  plus  arbitraire  que 
celui  de  dessiner  la  ligure;  j'en  trouve  seulement  les  règles 
plus  cachées,  plus  secrètes.  Pour  les  découvrir,  il  faudrait  partir 
des  phénomènes  les  plus  grossiers;  par  exemple,  des  serpents, 
des  oiseaux,  des  arbres,  des  maisons,  des  papillons.  11  est  cer- 
tain qu'un  serpent,  qu'un  arbre,  qu'une  maison  serait  ridicule 
sur  le  dos  d'une  femme.  On  passerait  de  là  au  sexe,  à  l'âge,  à 
la  couleur  de   la  peau,  à  l'état,  à  des  convenances  plus  fines, 


1.  Tableau  de  11  pieds  1/2  de  haut  sur  5  pieds  1/3  de  large,  appartenait  à  M.  de 
Monville. 


SALON    DE   1767.  197 

d'où  l'on  parviendrait  à  démontrer  qu'un  dessin  de  robe  est  de 
mauvais  goût,  et  cela  aussi  sûrement  que  le  dessin  de  quelque 
autre  objet  que  ce  fût.  Car  enfin  les  mots  de  tact,  d'instinct,  ne 
sont  pas  moins  vides  de  sens  clans  ce  cas  qu'en  tout  autre,  si 
l'on  fait  abstraction  de  la  raison,  de  l'usage  des  sens,  des  con- 
venances et  de  l'expérience.  Quoi  qu'il  en  soit,  rien  n'est  plus 
rare  qu'un  bon  dessinateur  d'étoffes. 

11  y  a,  du  même  artiste,  sur  un  buffet  de  marbre,  à  droite, 
un  Vase  de  bronze,  beau,  élégant  et  bien  peint;  autour  de  ce 
vase,  de  gros  raisins  noirs  et  blancs,  et  d'autres  fruits.  Le  cep, 
auquel  ces  raisins  sont  encore  attachés,  descend  du  haut  d'un 
vase  de  terre  cuite,  à  large  panse.  Il  y  a,  autour  de  ce  second 
vase,  des  pêches  et  des  fruits.  Chardin,  oui,  Chardin  ne  dédai- 
gnerait pas  ce  morceau.  Il  est  fortement  colorié;  les  fruits  sont 
vrais.  Le  vase,  blanchâtre,  est  admirable  par  la  variété  des  tons 
gris,  rouges,  noirs,  jaunes,  et  autres  accidents  de  la  cuisson. 
Sur  la  panse  de  ce  vase,  des  enfants,  qu'on  a  groupés,  sont 
très-bien;  ils  ont  bien  souffert  du  feu.  Le  tout  imite  à  ravir  la 
poterie  mal  cuite,  et  son  coup  d'œil  rare  et  frêle. 

Voilà  des  hommes  qui  n'étaient  rien  autrefois,  et  qu'on 
regarde  aujourd'hui.  Serait-ce  que  les  bons  ne  sont  plus? 
Deshays,  Van  Loo,  Boucher,  Chardin,  La  Tour,  Bachelier, 
Greuze,  n'y  sont  plus.  Je  ne  nomme  pas  Pierre  ;  car  il  y  a  si 
longtemps  que  cet  artiste  ne  nuisait  plus  à  personne  ! 

Les  autres  tableaux  de  fleurs  et  de  fruits  de  Bellengé  étaient 
au  Salon  incognito. 

RÉPONSE    A    UNE    LETTRE    DE    M.   GRIMM. 

Vous  pensez  donc  que  j'ai  quelque  tableau  de  Casanove?Je 
n'en  ai  aucun;  et  quand  j'en  aurais,  de  ceux  même  qui  sont 
exposés  au  Salon,  cela  ne  m'empêcherait  pas  d'en  dire  mon  avis 
sans  partialité.  Que  je  suis  son  ami  intime?  Je  ne  le  connais 
point;  et  quand  je  le  connaîtrais,  je  ne  l'en  jugerais  pas  moins 
sévèrement.  Qu'il  y  a  quelque  raison  pour  l'avoir  loué  presque 
sans  restriction?  La  raison,  je  vais  vous  la  dire  :  c'est  que  je 
n'ai  rien  aperçu  dans  ses  derniers  ouvrages  d'important  à 
reprendre.  Quoi!  me  demandez-vous,  son  Cavalier  espagnol  n'est 
pas  gris,  même  un  peu  sale,  mollement  dessiné,  et  son  cheval 


198  SALON    DE    1767. 

une  bête  de  somme?  dans  la  Petite  Bataille  et  son  pendant,  la 
tète  du  cheval  blanc  n'est  pas  mauvaise?  Les  soldats  qu'on  voit 
à  droite  sur  le  fond  ont  la  finesse    de  touche  ordinaire  à  ce 
peintre?   Au  Maréchal,  ses  figures  sont  aussi  spirituellement 
dessinées  qu'aux  Berghem?  A  la  Botte  rajustée,  la  couleur  n'est 
pas  un  peu  grise?  Malgré  ces  observations,  qui  peuvent  être 
justes,  je  persiste  a  croire  que  les  tableaux  que  ce  peintre  nous 
a  montrés  cette  année  sont  d'une  grande  beauté,  et  méritent 
mon  éloge.  La  couleur,  la  finesse  de  touche,  l'effet,  l'harmonie, 
le  ragoût,  tout  s'y  trouve.  Ses  deux  paysages  avec  figures  sont 
devrais  Berghem  pour  le  choix  des  sites,  l'effet  et  le  faire;  sa 
Petite  Bataille  et  son  pendant  tout  à  fait  dans  le  style  de  Wou- 
wermans,  fins  comme  les  ouvrages  de  cet  artiste.  J'en  dis  autant 
du  Maréchal,    du   Cabaret,   de  la  Hotte  rajustée;  ce  sont  tous 
morceaux  vraiment  précieux.  L'effet  en  est  si  piquant,  la  cou- 
leur si  vraie,  la  touche  si  vigoureuse,  si  spirituelle,  l'harmonie 
totale  si  séduisante,  qu'ils  peuvent  aller  de  pair  avec  les  Wou- 
wermans,  dont  on  voit  avec  plaisir  que  le  goût  n'est  pas  perdu. 
11  ne  manque  au  moderne  que  le  cadre  enfumé;  la  poussière, 
quelques  gerçures  et  les  autres  signes  de  vétusté,  pour  être 
estimé,  recherché  et  payé  sa  valeur  ;  car  nos  prétendus  connais- 
seurs fixent  le  prix  sur  l'ancienneté  et  la  rareté.  Martial  les  a 
peints  dans  ces  curieux  de  son  temps,  qui  flairaient  la  pureté 
du  cuivre  de  Corinthe. 

Consuluit  nares  an  olerent  sera  Corinthum. 

Maiit.  Epigram.  lib.  IX;  in  Mamurram,Ep\g.  i.x,  v.  2. 

Horace,  dans  l'insensé  Damasippe,  de  brocanteur  ruiné  devenu 
philosophe,  dont  la  première  folie  était  de  rechercher  les  vieilles 
cuvettes. 

Quo  vafer  ille  pedes  lavisset  Sisyphus  œre. 

Hoiiat.  Sermon,  lib.  II,  Sat.  m,  v.  21. 

11  y  avait  telle  statue  qu'il  poussait  à  l'odorat  jusqu'à  cent  mille 
sesterces. 

Callidus  huic  signo  ponebat  millia  centum. 

Hobat.  Sermon,  lib.  II,  Sat.  in,  v.  23. 


SALON    DE   1767.  199 

«  Cela,  deux  cents  talents?  —  Deux  cents.  —  Vous  me  sur- 
faites... 

C'est  vrai  Corinthe  au  moins.  Flairez-moi  ces  trépieds. 
Son  odorat  subtil  discernait  les  cuvettes, 
Où  le  rusé  Sisyphe  avait  lavé  ses  pieds.  » 

C'était  à  Rome  comme  à  Paris,  et  pour  la  friponnerie  des 
brocanteurs,  et  pour  la  folie  des  hommes  opulents. 

Dans  le  Cavalier  espagnol  de  Casanove,  et  le  cheval,  et  la 
figure,  tout  est  beau.  Le  cavalier  est  bien  ajusté,  bien  assis.  On 
lui  remarque  partout  une  aisance,  une  souplesse  qui  est  tout  à 
fait  vraie.  Sa  mine  est  bien  torchée  (passez-moi  ce  mot;  il  est 
de  l'art),  largement  peinte,  et  d'un  faire  très-ragoûtant.  Le 
cheval  est  un  bon  cheval  de  cavalerie,  beau,  bien  dessiné,  de 
belle  couleur;  et  quoiqu'il  n'y  ait  dans  tout  le  morceau  que 
deux  figures,  il  est  d'un  effet  grand  et  sévère.  Je  fais  cas  des 
huit  tableaux  de  Casanove;  et  j'avoue  bonnement  que  je  n'ai 
que  du  bien  à  en  dire.  Il  est  plus  fin,  plus  piquant,  plus  vrai, 
moins  cru,  plus  naturel,  plus  fait  que  Loutherbourg,  à  qui  toute- 
fois on  ne  saurait  refuser  un  grand  talent;  et,  à  tout  prendre, 
je  vois  qu'il  vaut  encore  mieux  pour  nos  artistes  qu'ils  soient 
tombés  entre  mes  mains  qu'entre  les  vôtres.  Vous  êtes  plus  diffi- 
cile, et  vous  seriez  plus  méchant  que  moi. 

LE    PRINCE. 

C'est  une  assez  bonne  méthode,  pour  décrire  des  tableaux, 
surtout  champêtres,  que  d'entrer  sur  le  lieu  de  la  scène  par  le 
côté  droit  ou  par  le  côté  gauche,  et,  s'avançant  sur  la  bordure 
d'en  bas,  de  décrire  les  objets  à  mesure  qu'ils  se  présentent.  Je 
suis  bien  fâché  de  ne  m'en  être  pas  avisé  plus  tôt. 

Je  vous  dirai  donc  :  Marchez  jusqu'à  ce  que  vous  trouviez  à 
votre  droite  de  grandes  roches  ;  sous  ces  roches,  une  espèce  de 
caverne,  au-devant  de  laquelle  on  a  laissé  des  légumes,  une 
cage  à  poulets  et  d'autres  instruments  de  la  campagne  ;  de  là 
vous  apercevrez  à  quelque  distance  un  berger  assis,  qui  jouera 
d'une  mandoline  à  long  manche.  Ce  berger  est  gros,  lourd, 
court,  vêtu  d'une  étoffe  toute  bariolée;  derrière  lui,  debout,  une 


20G  SALON    DE  1767. 

ligure  plus  grosse  encore,  plus  courte,  embarrassée  par  le  bas 
dans  un  si  gros  volume  de  vêtements,  que  vous  la  croirez  tortue 
des  cuisses  et  des  jambes,  ajustera  des  fleurs  dans  les  cheveux 
du  musicien  rustique.  Poursuivez  votre  chemin;  et  lorsque  vous 
aurez  perdu  de  vue  ces  enfants-là,  vous  vous  trouverez  parmi 
des  moutons  et  des  chèvres,  et  vous  arriverez  à  un  grand  arbre, 
au  pied  duquel  on  a  déposé  un  panier  de  fleurs.  Donnez  un 
coup  d'œil  à  votre  droite,  et  vous  me  direz  ce  que  vous  pensez 
du  lointain  et  du  paysage.  Vous  n'en  êtes  pas  autrement  récréé, 
ni  moi  non  plus.  Vous  retournez  la  tète,  et  vous  cherchez  d'où 
vient  le  bruit  qui  vous  frappe  :  c'est  celui  d'une  large  nappe 
d'eau  qui  tombe  du  sommet  d'un  des  rochers  que  vous  avez 
d'abord  aperçus.  On  ne  sait  ce  que  deviennent  ces  eaux  qui 
auraient  dû  inonder  tout  le  devant  de  la  scène,  et  vous  arrêter 
dès  le  premier  pas.  Mais  n'importe  :  voilà  le  premier  morceau  de 
Le  Prince. 

85.     UNE     FILLE     COURONNE     DE    FLEURS     SON     BERGER, 
POUR    PRIX    DE     SES    CHANSONS1. 

Dans  cette  composition,  les  objets  sont  si  peu  finis,  si  peu 
terminés,  qu'on  n'entend  rien  au  fond.  Si  Le  Prince  n'y  prend 
garde,  s'il  continue  à  se  négliger  sur  le  dessin,  la  couleur  et  les 
détails,  comme  il  ne  tentera  jamais  aucun  de  ces  sujets  qui 
attachent  par  l'action,  les  expressions  et  les  caractères,  il  ne 
sera  plus  rien,  mais  rien  du  tout  ;  et  le  mal  est  plus  avancé  qu'il 
ne  croit.  Ne  valait-il  pas  mieux  avoir  fini  un  tableau  que  d'en 
avoir  croqué  une  douzaine?  C'est  dommage  pourtant,  car  dans 
ces  croquis  coloriés  tout  est  préparé  pour  l'eflet.  Le  Prince  n'est 
pas  sans  talent;  et  celui  qui  a  su  faire  le  Baptême  russe'  est 
un  artiste  à  regretter.  Pourquoi  sa  couleur,  si  chaude  dans  son 
morceau  de  réception,  est-elle  si  sale  et  sans  efiet?  On  répond 
que  ce  tableau  est  destiné  pour  une  manufacture  en  tapisserie. 
11  fallait  attendre,  serrer  les  tableaux  et  exposer  les  tapisseries. 
On  n'en  aurait  pas  dit  autant  de  ceux  que  de  Troy  et  les  Van 
Loo   ont  peints  pour  les  Gobelins,  ni  de  la  Résurrection  du 


\.  Tableau  de  11  pieds  de  haut  sur  7  pieds  i  pouces  de  lar^e. 
2.  V.  le  Salon  de  1705,  t.  X,  p.  JS3. 


SALON    DE    4767.  201 

Lazare,  ni  du  Repas  du  Pharisien  ',  par  Jouvenet,  ni  du  Bap- 
tême de  Jésus-Christ  par  saint  Jean,  de  Restout.  Le  moyen 
qu'une  copie,  de  quelque  manière  qu'elle  se  fasse,  soit  de  grand 
effet,  c'est  qu'il  y  en  ait  dans  l'original  plus  que  moins.  Ainsi, 
plate  excuse  que  celle  qu'on  a  cru  devoir  imprimer  dans  le 
livret. 

86.  ON  NE  SAURAIT  PENSER  A  TOUT. 

Il  y  paraît  par  ce  tableau,  très-bien  ordonné,  très-mal  peint. 

Autre  grande  composition  de  onze  pieds  de  haut  sur  sept 
pieds  quatre  pouces  de  large. 

Entrez,  et  vous  verrez  à  droite,  sur  le  fond,  une  espèce  de 
chaumière  très-pittoresque  ;  elle  est  construite  sur  un  terrain 
en  pente  ;  et  du  bas  de  son  entrée,  on  descend  sur  le  devant 
par  un  grand  escalier  de  bois  ;  au-dessous  de  cette  habitation 
rustique,  une  vache  qui  paît,  des  moutons,  des  œufs,  des 
légumes.  Au  côté  de  l'escalier,  en  allant  vers  la  gauche,  un 
gros  pilier  de  pierre,  puis  un  second,  tous  les  deux  servant  de 
pieds-droits  à  une  espèce  de  fermeture  de  bois  qui  occupe  l'in- 
tervalle qui  les  sépare.  Au-devant  de  cette  seconde  fabrique,  un 
tréteau  sur  lequel  est  un  grand  vaisseau  de  bois.  Près  de 
ce  vaisseau,  une  grande  paysanne  assise,  un  bras  appuyé  sur 
les  bords  du  vaisseau,  tenant  de  cette  main  un  instrument  de 
laiterie;  l'autre  bras  pendant,  et  dans  la  main  un  pot  plein  de 
lait  qui  se  répand,  tandis  que  la  paysanne  s'amuse  à  considérer 
les  caresses  de  deux  pigeons,  qu'un  pâtre,  debout  à  côté  d'elle, 
lui  montre  sur  une  troisième  fabrique  de  gros  bois  arrondis,  et 
formant  une  espèce  de  réservoir  d'eau,  une  auge  où  un  petit 
courant  est  dirigé  par  un  canal  qu'on  voit  par  derrière.  A 
gauche,  du  même  côté,  sur  le  fond,  c'est  une  espèce  singulière 
de  colombier  imitant  une  grande  cage  en  pain  de  sucre,  avec 
des  rebords  et  des  ouvertures  tout  autour,  et  soutenue  sur  cinq 
ou  six  longues  perches  inclinées  les  unes  vers  les  autres.  Le 
reste  est  du  paysage. 

Tout  est  bien  imaginé,  bien  ordonné,  les  figures  bien  pla- 
cées, les  objets  bien  distribués,  les  effets  de  lumière  tout 
prêts  à  se  produire  ;  mais  point  de  peinture,  point  de  magie  ;  il 

1.  Ces  deux  tableaux  de  Jouvenet  sont  au  Louvre. 


202  SALON    DE    1767. 

faut  que  l'artiste  soit  faible  ou  paresseux,  et  qu'il  lui  soit  pénible 
de  finir.  Cependant  qu'est-ce  qu'un  paysage,  sans  le  travail  et 
les  ressources  extrêmes  de  l'art?  Otez  à  Téniers  son  faire  ;  et 
qu'est-ce  que  Téniers?  Il  y  a  tel  genre  de  littérature  et  tel  genre 
de  peinture  où  la  couleur  fait  le  principal  mérite.  Pourquoi  le 
conte  de  la  Clochette  est-il  charmant?  c'est  que  le  charme  du 
style  y  est.  Otez  ce  charme,  vous  verrez. 

O  belles!  évitez 

Le  fond  des  bois  et  leur  vaste  silence. 

La  Fonta^e,  dans  la  Clochette. 

Poètes,  voilà  ce  qu'il  faut  savoir  dire!  Allez  chezGaignat;  voyez 
la  Foire1  de  Teniers,  peintres  de  paysages,  et  dites-vous  à 
vous-mêmes  :   «  Voilà  ce  qu'il  faut  savoir  faire.  » 

87.     LA     BONNE     AVENTURE2. 

L'artiste  dit  qu'il  y  a  en  Piussie  des  hordes  de  prétendus 
sorciers  qui  vivent,  comme  ailleurs,  de  la  crédulité  des  simples. 
Ils  errent  et  prédisent.  Ils  campent  dans  les  forêts,  où  l'on  va 
acheter  d'eux  la  connaissance  de  l'avenir,  curiosité  qui  marque 
fortement  le  mécontentement  du  présent,  aussi  fortement  que 
l'éloge  du  sommeil  le  mécontentement  de  la  vie;  préjugé  des 
Russes  qui  n'est  ni  moins  naturel,  ni  moins  absurde  qu'une  infi- 
nité d'autres  presque  universellement  établis  chez  des  nations 
qui  se  glorifient  d'être  policées,  et  où  des  charlatans  d'une 
autre  espèce  sont  plus  charlatans,  plus  honorés,  plus  crus  et 
mieux  payés  que  les  sorciers  russes. 

La  scène  est  au  fond  d'une  forêt,  sous  une  espèce  de  tente 
formée  d'un  grand  voile  soutenu  par  des  branches  d'arbre;  on 
voit  un  grand  berceau,  un  lit  ambulant  monté  sur  des  roues 
et  propre  à  être  traîné  par  des  chevaux.  Plus  sur  le  fond,  der- 
rière le  lit  roulant  et  les  chevaux,  quelques-uns  de  nos  sor- 
ciers. Hors  de  la  tente,  à  droite,  sur  le  devant  et  à  terre,  un 
collier  de  cheval,  des  moutons,  une  cage  à  poulets.  Au  centre 

1.  Cette  Kermesse  de  Teniers  a  été  vendue  18,030  livres  à  la  vente  après  décès 
de  Gai^nat,  en  17GS. 

2.  Tableau  de  11  pieds  de  large  sur  autant  de  haut,  destiné,  ainsi  que  les  deux 
précédents,  pour  être  exécuté  en  tapisserie  à  la  manufacture  de  Bcauvais. 


SALON   DE   1767.  203 

de  la  toile,  plus  sur  le  fond,  un  Russe  et  sa  femme  debout.  À 
côté  d'eux,  une  vieille  accroupie  qui  leur  dit  la  bonne  aven- 
ture. Derrière  la  vieille  et  plus  sur  le  devant  un  enfant  nu, 
étendu  sur  ses  langes  et  sa  couverture;  puis  des  volailles,  des 
ballots,  du  bagage.  La  scène  se  termine  à  gauche,  par  des 
arbres,  un  lointain,  de  la  forêt,  du  paysage. 

Mêmes  qualités  et  mêmes  défauts  qu'aux  précédents;  et 
puis,  où  est  l'intérêt  de  toute  cette  composition?  Il  faut  que  je 
vous  dédommage  de  cela  par  une  aventure  domestique.  Ma 
mère,  jeune  fille  encore,  allait  à  l'église  ou  en  revenait,  sa  ser- 
vante la  conduisant  par  le  bras.  Deux  bohémiennes  l'accostent, 
lui  prennent  la  main,  lui  prédisent  des  enfants,  et  charmants, 
comme  vous  le  pensez  bien  ;  un  jeune  mari  qui  l'aimera  à  la 
folie,  et  qui  n'aimera  qu'elle,  comme  il  arrive  toujours;  de  la 
fortune;  il  y  avait  une  certaine  ligne  qui  le  disait  et  ne  mentait 
jamais  ;  une  vie  longue  et  heureuse,  comme  l'indiquait  une 
autre  ligne  aussi  véridique  que  la  première.  Ma  mère  écoutait 
ces  belles  choses  avec  un  plaisir  infini,  et  les  croyait  peut-être, 
lorsque  la  Pythonisse  lui  dit  :  «  Mademoiselle,  approchez  vos 
yeux;  voyez-vous  bien  ce  petit  trait?  \k,  celui  qui  coupe  cet 
autre.  —  Je  le  vois.  — Eh  bien,  ce  trait  annonce...  —  Quoi  ?  — 
Que  si  vous  n'y  prenez  garde,  un  jour  on  vous  volera.  »  Oh  ! 
pour  cette  prédiction,  elle  fut  accomplie.  Ma  bonne  mère,  de 
retour  à  la  maison,  trouva  qu'on  lui  avait  coupé  ses  poches. 

Montrez-moi  une  vieille  rusée  qui  attache  l'attention  d'une 
jeune  innocente  enchantée,  tandis  qu'une  autre  vieille  lui  vide 
ou  lui  coupe  ses  poches  ;  et  si  chacune  de  ces  figures  a  son 
expression,  vous  aurez  fait  un  tableau.  Non  pas,  s'il  vous  plaît; 
il  y  faudra  encore  bien  d'autres  choses.  Ici,  les  têtes  sont  mal 
touchées,  et  les  vêtements  lourds;  ici,  ou  dans  un  autre  mor- 
ceau dont  le  sujet  est  le  même. 

88.     LE     BERCEAU,     OU    LE     REVEIL    DES     PETITS     ENFAiXTS  *. 

A  droite,  une  chaumière  assez  pittoresque,  faite  de  plan- 
ches et  de  gros  bois  ronds  serrés  les  uns  contre  les  autres  avec 

t.  Tableau  ovale  de  2  pieds  3  pouces  de  haut  sur  1  pied  9  pouces  de  large.  — 
Il  y  a  une  gravure  de  ce  tableau  dans  l' Histoire  des  Peintres. 


20/»  SALON    DE   1767. 

une  espèce  de  petit  balcon  vers  le  haut,  en  saillie  et  soutenu 
en  dessous  par  deux  chevrons  et  deux  poutres  debout.  Sur  ce 
balcon,  des  domestiques  occupés.  Au  pied  de  la  chaumière,  une 
mère  assise,  sa  quenouille  dressée  contre  son  épaule  gauche,  et 
présentant  de  la  main  droite  une  pomme  au  plus  petit  de  ses 
marmots,  dont  le  maillot  est  suspendu  par  une  corde  à  la 
branche  d'un  arbre  élégant  et  léger.  Derrière  la  mère,  une 
esclave  penchée  offrant  au  marmot  qui  se  réveille  le  chat  de  la 
maison.  Le  marmot  sourit,  laisse  tomber  la  pomme  que  sa  mère 
lui  offre,  et  tend  ses  petits  bras  vers  le  chat  qui  lui  est  présenté. 
Sous  ce  hamac  ou  maillot,  un  autre  enfant  nu  est  étendu  sur 
ses  langes.  Miracle  !  il  y  a  de  la  chair,  des  passages,  des  tons 
à  cet  enfant;  il  est  très-joliment  peint;  mais,  monsieur  Le 
Prince,  puisque  vous  en  savez  jusque-là,  pourquoi  ne  pas 
le  montrer  plus  souvent?  Tout  à  fait  sur  le  devant,  à  plat 
ventre,  la  plante  des  pieds  tournée  vers  la  mère,  la  tête  vers 
l'enfant  nu,  un  garçonnet  qui  dort.  De  l'autre  côté  du  même 
enfant,  à  l'opposite  du  petit  dormeur,  un  autre  garçonnet  jouant 
de  la  llûte.  Voilà  une  première  éducation  gaie.  J'aime  cette 
manière  d'éveiller  les  enfants.  Ce  morceau  est  plus  soigné  que 
les  autres.  En  dépit  d'un  œil  blanc,  rougeâtre  et  cuivreux,  la 
touche  en  est  moelleuse  et  spirituelle;  il  y  règne  un  transpa- 
rent, un  suave  de  couleur  qui  dépite  contre  un  artiste  qui  se 
néglige.  Cependant  il  est  inférieur  à  celui  que  l'artiste  exposa  il 
y  a  deux  ans,  et  dont  le  sujet  est  précisément  le  même  l.  Mais 
une  chose  dont  je  suis  bien  curieux,  et  que  je  saurai  peut-être 
un  jour,  c'est  si  ce  luxe  de  vêtement  est  commun  dans  les  cam- 
pagnes de  Russie.  Si  cela  n'est  pas,  l'artiste  est  faux.  Si  cela 
est,  il  n'y  a  donc  point  de  pauvres?  S'il  n'y  a  point  de  pauvres, 
et  que  les  conditions  les  plus  basses  de  la  vie  y  soient  aisées  et 
heureuses,  que  manque-t-il  à  ce  gouvernement?  Rien.  Et  qu'im- 
porte qu'il  n'y  ait  ni  lettres  ni  artistes?  Qu'importe  qu'il  soit 
ignorant  et  grossier?  Plus  instruit,  plus  civil,  qu'y  gagnerait-il? 
Ma  foi,  je  n'en  sais  rien. 

Je  m'ennuie  de  faire,  et  vous,  apparemment,  de  lire  des  des- 
criptions de  tableaux.  Par  pitié  pour  vous  et  pour  moi,  écoulez 
un  conte. 

1.  V.  Salon  de  1765,  t.  X,  p.  380. 


SALON    DE   1767.  205 

A  l'endroit  où  la  Seine  sépare  les  Invalides  des  villages  de 
Chaillot  et  de  Passy,  il  y  avait  autrefois  deux  peuples.  Ceux  du 
côté  du  Gros-Caillou  étaient  des  brigands;   ceux    du  côté  de 
Chaillot,    les   uns  étaient  de  bonnes  gens  qui   cultivaient  la 
terre,  d'autres  des  paresseux  qui  vivaient  aux  dépens  de  leurs 
voisins  ;  mais  de  temps  en  temps  les  brigands  de  l'autre  rive 
passaient  la  rivière  à  la  nage  et  en  bateaux,  tombaient  sur  nos 
pauvres  agriculteurs,  enlevaient  leurs  femmes,  leurs  enfants, 
leurs  bestiaux,  les  troublaient  dans  leurs  travaux,  et  faisaient 
souvent  la  récolte  pour  eux.  11  y  avait  longtemps  qu'ils  souf- 
fraient sous  ce  fléau,  lorsqu'une  troupe  de  ces  oisifs  du  village 
de  Passy,  leurs  voisins,  s'adressèrent  à  nos  agriculteurs,  et  leur 
dirent  :  «  Donnez-nous  ce  que  les  habitants  du  Gros-Caillou  vous 
prennent,  et  nous  vous  défendrons.  »  L'accord  fut  fait,  et  tout 
alla  bien.  Voilà,  mon  ami,  l'ennemi,  le  soldat  et  le  citoyen.  Il 
vint,  avec  le  temps,  une  seconde  horde  d'oisifs  de  Passy,  qui 
dirent  aux  agriculteurs  de  Chaillot  :  «  Vos  travaux  sont  péni- 
bles, nous  savons  jouer  de   la  flûte  et   danser;  donnez-nous 
quelque  chose,  et  nous  vous  amuserons  ;  vos  journées  vous  en 
paraîtront  moins  longues  et  moins  dures.  »  On  accepta  leur  offre, 
et  voilà  les  gens  de  lettres  qui,  dans  la  suite,  firent  respecter 
leur  emploi,  parce  que,  sous  prétexte  d'amuser  et  de  délasser  le 
peuple,  ils  l'instruisirent,  ils  chantèrent  les  lois,  ils  encouragè- 
rent au  travail  et  à  l'amour  de  la  patrie;  ils  célébrèrent  les 
vertus,  ils  inspirèrent   aux  pères  de  la  tendresse  pour  leurs 
enfants,  aux  enfants  du  respect  pour  leur  père;  et  nos  agricul- 
teurs furent  chargés  de  deux  impôts,  qu'ils  supportèrent  volon- 
tiers, parce  qu'ils  leur  restituaient  autant  qu'ils  leur  prenaient. 
Sans  les  brigands  du  Gros-Caillou,  les  habitants  de  Chaillot  se 
seraient  passés  de  soldats;  si  ces  soldats  leur  avaient  demandé 
plus  qu'ils  ne  leur  économisaient,  ils  n'en  auraient  point  voulu; 
et  à  la  rigueur,  les  Auteurs  leur  auraient  été  superflus,  et  on 
les   aurait  envoyés  jouer  de  la  flûte  et  danser   ailleurs,  s'ils 
avaient  mis  à  trop  haut  prix  leurs  chansons.  Elles  sont  pourtant 
bien  belles  et  bien  utiles.  Ce  sont  ces  chansonniers  qui  distin- 
guent un  peuple  barbare  et  féroce  d'un  peuple  civilisé  et  doux. 


206  SALON    DE    1707. 

89.  l'oiseau   retrouvé1. 

A  droite,  paysage,  bout  de  roche,  masse  informe  de  pierres, 
dont  la  cime  est  couverte  de  plantes  et  d'arbustes.  Sur  ce 
massif,  c'est  une  cuvette  soutenue  par  des  enfants  debout,  et 
dont  les  eaux  sont  reçues  dans  un  bassin.  Au-devant  du  massif, 
jeune  homme  s' avançant  bêtement  vers  une  vieille  qui  le  regarde 
et  semble  lui  dire  :  «  C'est  l'oiseau  de  ma  fille.  »  Au  pied  du 
bassin,  vers  la  gauche,  cette  fille  est  étendue  à  terre,  la  tête  et 
la  partie  supérieure  du  corps  tournées  vers  le  porteur  d'oiseau, 
et  le  bras  droit  appuyé  sur  sa  cage  ouverte.  On  voit  à  ses  pieds 
un  mouton  et  un  panier  de  fleurs.  Tout  cela  est  insignifiant. 
Ces  enfants  sont  beaucoup  trop  grands  pour  une  scène  aussi 
puérile,  si  elle  est  réelle;  si  c'est  une  allégorie,  elle  est  plate.  La 
fille  paraît  avoir  vingt  ans  passés,  le  jeune  homme  dix-huit  à 
dix-neuf  ans  :  scène  froide  et  mauvaise,  où  la  misère  de  l'idéal 
n'est  point  rachetée  par  le  faire. 

90.    LE    MUSICIEN    CHAMPÊTRE2. 

Je  m'établis  sur  la  bordure,  et  je  vais  de  la  droite  à  la 
gauche.  Ce  sont  d'abord  de  grands  rochers  assez  près  de  moi. 
Je  les  laisse.  Sur  la  saillie  d'un  de  ces  rochers,  j'aperçois  un 
paysan  assis,  et  un  peu  au-dessous  de  ce  paysan,  une  paysanne 
assise  aussi.  Ils  regardent  l'un  et  l'autre  vers  le  même  côté; 
ils  semblent  écouter,  et  ils  écoutent  en  effet  un  jeune  musicien 
qui  joue,  à  quelque  distance,  d'une  espèce  de  mandoline.  Le 
paysan,  la  paysanne  et  le  musicien  ont  quelques  moutons  autour 
d'eux.  Je  continue  mon  chemin;  je  quitte  à,  regret  le  musicien, 
parce  que  j'aime  la  musique,  et  que  celui-ci  a  un  air  d'enthou- 
siasme qui  attache.  11  s'ouvre  une  percée,  d'où  mon  œil  s'égare 
dans  le  lointain.  Si  j'allais  plus  loin,  j'entrerais  dans  un  bocage; 
mais  je  suis  arrêté  par  une  large  mare  d'eaux  qui  me  font  sor- 
tir de  la  toile. 

Cela  est  froid,  sans  couleur,  sans  effet.  Tous  ces  tableaux 
de  Le  Prince  n'offrent  qu'un  mélange  désagréable  d'ocre  et  de 

1.  Tableau  de  2  pieds  de  haut  sur  1  pied  2  pouces  de  large. 

2.  Tableau  de  2  pieds  de  haut  sur  1  pied  2  pouces  de  large. 


SALON    DE  1767.  207 

cuivre.  On  ne  dira  pas  que  l'éloge  me  coûte,  car  j'en  vais  faire 
un  très-étendu  du  petit  musicien.  La  tète  en  est  charmante, 
d'un  caractère  particulier  et  d'une  expression  rare.  C'est  l'ingé- 
nuité des  champs  fondue  avec  la  verve  du  talent.  Cette  belle 
tète  est  un  peu  portée  en  avant.  Les  cheveux  blonds,  frisés, 
ramenés  sur  son  front,  y  forment  une  espèce  de  bourrelet  ébou- 
riffé, comme  les  Anciens  l'ont  fait  au  soleil  et  à  quelques-unes 
de  leurs  statues.   Pour  moi,  qui  ne  retiens  d'une  composition 
musicale  qu'un  beau  passage,    qu'un  trait  de  chant  ou  d'har- 
monie qui  m'a  fait  frissonner;  d'un   ouvrage  de  littérature, 
qu'une  belle  idée,  grande,  noble,  profonde,  tendre,  fine,  déli- 
cate ou  forte  et  sublime,  selon  le  genre  et  le  sujet;  d'un  orateur, 
qu'un  beau  mouvement;  d'un  historien,  qu'un  fait  que  je  ne 
réciterais   pas  sans  que  mes  yeux  s'humectent  et  que  ma  voix 
s'entrecoupe  ;  et  qui  oublie  tout  le  reste,  parce  que  je  cherche 
moins  des  exemples  à  éviter  que  des  modèles  à  suivre;  parce 
que  je  jouis  plus  d'une  belle  ligne,  que  je  ne  suis  dégoûté  par 
deux  mauvaises  pages;  que  je  ne  lis  que  pour  m'amuser   ou 
m'instruire;  que  je  rapporte  tout  à  la  perfection  de  mon  cœur 
et  de  mon  esprit;  et  que,  soit  que  je  parle,  réfléchisse,   lise, 
écrive  ou  agisse,  mon  but  unique  est  de  devenir  meilleur;  je 
pardonne  à  Le  Prince  tout  sou  barbouillage  jaune,  dont  je  n'ai 
plus  d'idée,  en  faveur  de  la  belle  tête  de  ce  Musicien  cham- 
pêtre. Je  jure  qu'elle  est  fixée  pour  jamais  dans  mon  imagina- 
tion, à  côté  de  celle  de  V Amitié  de  Falconet.  Aussi  cette  tête 
est-elle  celle  qu'un   habile  sculpteur  se   serait  félicité  d'avoir 
donnée  à  un  Hésiode,  à  un  Orphée  qui  descendrait  des  monts 
de  Thrace  la  lyre  à  la  main,  à  un  Apollon  réfugié  chez  Admète  ; 
car  je  persiste  toujours  à  croire  qu'il  faut  à  la  sculpture  quel- 
que chose  de  plus  un,  de  plus  pur,  de  plus  rare,  de  plus  ori- 
ginal qu'à  la  peinture.  Eu  effet,  parmi  tant  de  figures  qui  font 
si  bien  sur  la  toile,  combien  s'en  rappelle-t-on  qui  puissent 
soutenir  le  marbre?  Mais  dites-moi,  mon  ami,  où  trouve-t-on 
ces  caractères  de  tête-là?  Quel  est  le  travail  de  l'imagination 
qui  les  produit?  Où  en  est  l'idée?  Viennent-elles  tout  entières  à 
la  fois,  ou  est-ce  le  résultat  successif  du  tâtonnement  et  de  plu- 
sieurs   traits    isolés?   Comment    l'artiste    juge-t-il;    comment 
jugeons-nous  nous-même  de  leur  convenance  avec  la  chose? 
Pourquoi  nous  étonnent-elles?  Qu'est-ce  qui  fait  dire  à  l'artiste: 


208  SALON    DE    17G7. 

C'est  cela?  Entre  tant  de  physionomies  caractéristiques  de  la 
colère,  de  la  fureur,   de  la   tendresse,    de   l'innocence,  de  la 
frayeur,  de  la  fermeté,  de  la  grandeur,  de  la  décence,  des  vices, 
des  vertus,  des  passions,  en  un  mot,  de  toutes  les  affections  de 
l'âme,  y  en  aurait-il  quelques-unes  qui  les  désigneraient  d'une 
manière    plus    évidente  et   plus  forte?  Dans  ces    dernières,  y 
aurait-il  certains  traits  fins,  subtils  et  cachés,   faciles  à  sentir 
quand  on  les  a  sous  les   yeux,   infiniment   difficiles  à  retenir 
quand  on  ne  les  voit  plus,  impossibles  à  rendre  par  le  discours; 
ou  serait-ce  de  ces  physionomies  rares  et  des  traits  spécifiques 
et  particuliers  de  ces  physionomies,  que  seraient  empruntées 
ces  imitations  qui  nous  confondent  et  qui  nous  l'ont  appeler  les 
poètes,  les  peintres,  les -musiciens,  les  statuaires  du  nom  d'in- 
spirés? Qu'est-ce  donc  que  l'inspiration?  L'art  de  lever  un  pan 
du  voile  et  de  montrer  aux  hommes  un  coin  ignoré,  ou  plutôt 
oublié  du  monde  qu'ils  habitent.  L'inspiré  est  lui-même  incer- 
tain quelquefois  si  la  chose  qu'il  annonce  est  une  réalité  ou  une 
chimère,  si  elle  exista  jamais  hors  de  lui.  Il  est  alors  sur  la  der- 
nière limite  de  l'énergie  de  la  nature  de  l'homme,  et  à  l'extré- 
mité des  ressources  de  l'art.  Mais  comment  se  fait-il  que  les 
esprits  les  plus  communs  sentent  ces  élans  du  génie,  et  con- 
çoivent subitement  ce  que  j'ai  tant  de  peine  à  rendre?  L'homme 
le  plus  sujet  aux  accès   de  l'inspiration  pourrait  lui-même  ne 
rien  concevoir  à  ce  que  j'écris  du  travail  de  son  esprit  et  de 
l'effort  de  son  âme,  s'il  était  de  sang-froid,  j'entends;  car  si  son 
démon  venait  à  le  saisir  subitement,  peut-être  trouverait-il  les 
mêmes  pensées  que  moi,  peut-être  les  mêmes  expressions;  il 
dirait,  pour  ainsi  dire,  ce  qu'il  n'a  jamais  su;  et  c'est  de  ce 
moment  seulement  qu'il   commencerait  à  m'entendre.  Malgré 
l'impulsion  qui  me  presse,  je  n'ose  me  suivre  plus  loin,  de  peur 
de  m'enivrer  et  de  tomber  dans  des  choses  tout  à  fait  inintelli- 
gibles. Si  vous  avez  quelque  soin  de  la  réputation  de  votre  ami, 
et  que  vous  ne  vouliez  pas  qu'on  le  prenne  pour  un  fou,  je 
vous  prie  de  ne  pas  confier  cette  page  à  tout  le  monde.  C'est 
pourtant  une  de  ces  pages  du  moment,  qui  tiennent  à  un  cer- 
tain tour  de  tête  qu'on  n'a  qu'une  fois. 


SALON   DE   1767.  209 

91.    UNE     FILLE     CHARGE     UNE     VIEILLE     DE     REMETTRE 

UNE    LETTRE. 

92.   UN  JEUNE   HOMME    RÉCOMPENSE   LE  ZELE  DE   LA  VIEILLE1. 

Au  premier,  la  jeune  fille  est  assise  à  gauche  sur  des  car- 
reaux, et  on  la  voit  de  face,  selon  l'usage  de  l'artiste,  parfaite- 
ment bien  agencée,  quoique  extraordinairement  chamarrée  de 
perles  et  d'autres  parures;  mise  tout  à  fait  de  goût,  mais  froide 
de  visage.  J'en  dis  autant  de  la  vieille.  Quant  à  l'action,  elle  est 
tout  à  fait  équivoque.  Est-ce  la  vieille  qui  apporte  une  lettre, 
ou  à  qui  l'on  donne  une  lettre  à  porter?  Il  n'y  a  que  vous, 
monsieur  Le  Prince,  qui  le  sachiez;  car  ces  deux  femmes 
tiennent  la  lettre,  sans  que  je  puisse  deviner  celle  qui  la  lâchera. 
L'action,  le  mouvement,  l'air  empressé  de  la  vieille  pour  partir, 
me  l'auraient  peut-être  appris;  mais  cela  n'y  est  pas.  La  jeune 
fille  m'aurait  tiré  de  perplexité  en  tenant  sa  lettre  cachetée 
d'une  main,  et  de  l'autre  faisant  sa  leçon  à  la  vieille;  mais  cela 
n'y  était  pas.  Vous  avez  pris  le  moment  équivoque  et  le  moment 
insipide.  Et  puis  une  tête  de  jeune  fille  est  si  belle  à  peindre! 
une  tête  de  vieille  prête  tant  à  l'art!  pourquoi  ne  s'en  être  pas 
occupé?  Comme  cela  est  faible  et  monotone!  Si  vous  n'entendez 
que  les  étoffes  et  l'ajustement,  quittez  l'Académie,  et  faites-vous 
lille  de  boutique  aux  Traits  galants 2,  ou  maître  tailleur  à  l'Opéra. 
A  vous  parler  sans  déguisement,  tous  vos  grands  tableaux  de 
cette  année  sont  à  faire,  et  toutes  vos  petites  compositions  ne 
sont  que  de  riches  écrans,  de  précieux-  éventails.  On  n'a  d'autre 
intérêt  à  les  regarder  que  celui  qu'on  prend  à  l'accoutrement 
bizarre  d'un  étranger  qui  passe  dans  la  rue,  ou  qui  se  montre 
pour  la  première  fois  au  Palais-Royal  ou  aux  Tuileries.  Quelque 
bien  ajustées  que  soient  vos  figures,  si  elles  l'étaient  à  la  fran- 
çaise, on  les  passerait  avec  dédain. 

Au  second,  à  droite  et  de  face,  le  jeune  homme  assis,  tenant 
sur  ses  genoux  la  lettre  déployée,  et  donnant  de  l'autre  main 
une  pièce  d'or  à  la  vieille.  Même  richesse  d'ajustement,  même 
platitude  de  têtes  qui  voudraient  être  peintes,  etqui  ne  le  sont  pas. 
Si  un  Tartare,  un  Cosaque,  un  Piusse  voyaient  cela,  ils  diraient 

1.  Deux  petits  ovales  faisant  pendant. 

2.  Enseigne  d'un  magasin  de  modes  de  la  rue  Saint-Honoré. 

xi.  14 


210  SALON    DE    1707. 

à  l'artiste  :  Tu  as  pillé  toutes  nos  garde-robes  ;  mais  tu  n'as  pas 
connu  une  de  nos  passions.  Autre  moment  mal  choisi.  11  me 
semble  que  celui  où  le  jeune  homme  lit  la  lettre,  où  il  s'atten- 
drit, où  le  cœur  lui  bat,  où  il  retient  la  vieille  parle  bras,  où 
le  trouble  et  la  joie  se  confondent  sur  son  visage,  où  la  vieille, 
qui  s'y  connaît,  l'observe  malignement,  valait  beaucoup  mieux 
à  rendre.  Monsieur  Le  Prince,  vous  êtes  sans  idées,  sans  finesse 
et  sans  âme.  Vous  pouvez,  M.  La  Grenée  et  vous,  vous  prendre 
par  la  main.  Est-ce  ainsi  qu'on  trace  les  passions?  Est-ce  que 
ces  gens  du  Nord  ont  le  cœur  et  les  sens  glacés  ?  J'avais  entendu 
dire  que  non.  Il  faul  que  l'artiste  soit  encore  plus  malade  cette 
année  qu'il  y  a  deux  ans.  Cela  est  d'une  négligence,  d'une  mol- 
lesse de  pinceau,  d'une  paresse  de  tète  qui  l'ait  pitié. 

03.    UNE    JEUNE    FILLE    ENDORMIE,    SURPRISE    PAR     SON     PliRE 

ET    SA   MÈRE1. 

La  jeune  fille  est  couchée;  sa  gorge  est  découverte;  elle  a 
des  couleurs.  Sa  tête  repose  sur  deux  oreillers  couverts  d'une 
peau  de  mouton.  Il  paraît  que  ses  cuisses  sont  séparées.  Elle  a 
le  bras  gauche  dans  ce  lit  et  le  bras  droit  sur  la  couverture, 
qui  se  plisse  beaucoup  à  la  séparation  des  deux  cuisses,  et  la 
main  posée  où  la  couverture  se  plisse.  Son  vieux  père  et  sa 
vieille  mère  sont  debout  au  pied  du  lit,  tout  à  fait  dans  l'ombre; 
le  père  plus  sur  le  fond;  il  impose  silence  à  la  mère  qui  veut 
parler.  A  droite,  sur  le  devant,  c'est  un  panier  d'œufs  renversés 
et  cassés.  Sur  cette  inscription  qu'on  lit  dans  le  livret,  Une 
Jeune  fille  endormie,  .surprise  par  son  père  et  sa  mère,  on 
cherche  des  traces  d'un  amant  qui  s'échappe  ou  qui  s'est 
échappé,  et  l'on  n'en  trouve  point.  On  regarde  l'impression  du 
prie  et  de  la  mère  pour  en  tirer  quelque  indice,  et  ils  n'en 
révèlent  rien.  On  s'arrête  donc  sur  la  petite  fille.  Que  fait-elle? 
qu'a-l-elle  fait?  On  n'en  sait  rien.  Elle  dort.  Se  repose-t-ellc 
d'une  fatigue  voluptueuse? cela  se  peut.  Le  père  et  la  mère, 
appelés  par  quelques  soupirs  aussi  involontaires  qu'indiscrets, 
reconnaîtraient-ils  aux  couleurs  vives  de  leur  fille,  au  mouve- 
ment de  sa  gorge,  au  désordre  de  sa  couche,  à  la  mollesse  d'un 

1.  Tableau  de  2  pieds  2  pouces  de  haut  sur  1  pied  10  pouces  de  large. 


SALON   DE   1767.  211 

de  ses  bras,  à  la  position  de  l'autre,  qu'il  ne  faut  pas  différer  à 
la  marier?  cela  est  vraisemblable.  Ce  panier  d'œufs  renversés 
et  cassés  est-il  hiéroglyphique?  Quoi  qu'il  en  soit,  la  dormeuse 
est  sans  grâce  et  sans  intérêt.  La  peau  de  mouton  sur  laquelle 
sa  tête  repose  est  parfaitement  traitée;  le  désordre  des  oreillers 
et  des  couvertures,  on  ne  saurait  mieux.  Mais  comment  se  fait- 
il  que  cette  fille  et  son  lit  soient  si  fortement  éclairés  et  que 
les  ténèbres  les  plus  épaisses  obscurcissent  tout  le  reste  de  la 
composition?  Lorsque  Rembrandt  oppose  des  clairs  du  plus 
grand  éclat  à  des  noirs  tout  à  fait  noirs,  il  n'y  a  pas  à  s'y 
tromper,  on  voit  que  c'est  l'effet  nécessaire  d'un  local  particulier 
et  de  choix.  Mais  ici  la  lumière  est  diffuse.  D'où  vient  cette 
lumière?  Comment  se  répand-elle  sur  certains  objets,  et  s'éteint- 
elle  sur  les  autres?  Pourquoi  n'en  aperçoit-on  pas  le  moindre 
reflet?  D'où  naît  cette  division  du  jour  et  de  la  nuit  telle  que 
dans  la  nature  même,  au  cercle  terminateur  de  l'ombre  et  de  la 
lumière,  elle  n'existe  pas  aussi  tranchée?  11  faut  d'aussi  bons 
yeux  pour  voir  le  fond  et  découvrir  le  père  et  la  mère,  qui  sont 
toutefois  au  pied  du  lit  et  sur  le  devant,  que  de  pénétration 
pour  deviner  le  sujet  qui  les  amène  !  Monsieur  Le  Prince,  vous 
avez  cherché  un  effet  piquant  ;  mais  il  faut  d'abord  être  vrai  dans 
son  technique  et  clair  dans  sa  composition.  Encore  une  fois  le 
père  et  la  mère  auraient-ils  eu  quelque  suspicion  de  la  conduite 
de  leur  fille?  Seraient-ils  venus  à  dessein  de  la  surprendre  avec 
un  amant?  Reconnaîtraient-ils,  au  désordre  de  la  couche,  qu'ils 
étaient  arrivés  trop  tard?  Le  père  espérerait-il  s'y  prendre  mieux 
une  autre  fois,  et  serait-ce  là  le  motif  du  geste  qu'il  fait  à  sa 
femme?  Voilà  ce  qui  me  vient  à  l'esprit,  parce  que  je  ne  suis 
plus  malin.  Mais  d'autres  ont  d'autres  idées.  Tous  ces  plis, 
l'endroit  où  ils  se  pressent;...  eh  bien,  ces  plis,  cet  endroit, cette 
main;  après?  est-ce  qu'une  fille  de  cet  âge-là  n'est  pas  maî- 
tresse d'user  dans  son  lit  de  toutes  ses  lumières  secrètes  sans 
que  ses  parents  doivent  s'en  inquiéter?  Ce  n'est  donc  pas  cela. 
Qu'est-ce  donc?  Voyez,  monsieur  Le  Prince,  quand  on  est  obscur, 
combien  on  fait  imaginer  et  dire  de  sottises  !  J'ai  dit  que  la  tête 
de  la  fille  était  maussade  ;  mais  cela  n'empêche  pas  qu'elle  ne 
soit,  ainsi  que  sa  gorge,  de  très-bonne  couleur.  J'ai  dit  que  le 
père  et  la  mère  étaient  dans  l'ombre  sans  qu'on  sût  pourquoi; 
mais  cela  n'empêche  pas  qu'ils  ne  soient  moelleusement  tou- 


212  SALON   DE   1767. 

chés  et  que  ce  morceau,  à  tout  prendre,  ne  l'emporte  sur  les 
autres  du  même  artiste.  Il  est  certainement  plus  soigné,  mieux 
peint  et  plus  fini. 

94.   AUTRE    BONNE    AVENTURE1. 

On  voit  la  retraite  d'un  Russe,  Tartare   ou  autre  ;  à  droite, 
le  Tartare  debout  a  la  main  appuyée  sur  une  massue  hérissée  de 
pointes.  Quel  est  ici  l'usage  de  cette  massue?  Ce  personnage 
est  silencieux,  grave  et  tranquille.  Il  a  une  physionomie  sau- 
vage, fière  et  imposante;  figure  supérieurement  ajustée;  drape- 
ries bien  raides  et  bien  lourdes  ;  grands   et    longs  plis  bien 
droits,  comme  les  affectent  toutes  les  étoffes  d'or  et  d'argent. 
Sa  femme,  vue  de  profil,  est  assise,  en  allant  vers  la  gauche. 
C'est  une  assez  jolie  mine;  elle  a  de  l'ingénuité  et  de  la  finesse 
avec  des  traits  qui  ne  sont  pas  les  nôtres.  Elle  regarde  fixement 
la  diseuse  de  bonne  aventure  en  qui  pareillement  la  coiffure, 
les  draperies,  les  vêtements   sont  à  merveille.  Celle-ci  tient  la 
main  de  la  jeune  femme.  Elle   lui  parle;  mais  elle  n'a  point  le 
caractère  faux  et  rusé  de  son  métier.  C'est  une  vieille  comme 
une   autre.  Sur  le  fond,  entre   ces  deux  femmes,  deux  esclaves 
froides  et  pauvres.  Vers  l'angle  gauche,  une  cassolette  sur  son 
pied.  Entre  la  femme  et  le  mari,  sur  le  fond,  un  bouclier,  un 
faisceau  de  flèches,  un  drapeau  déployé,  le  tout  faisant  masse  ou 
trophée.  Il  ne  manque  à  cette  composition   que  des  têtes  qui 
soient  peintes.  Les  figures  plates  ressemblent  à   de  belles  et 
riches  images  collées  sur  toile.  C'est  une  faiblesse  de  pinceau, 
un  négligé,  un  manque  d'effet  qui  désespèrent.  C'est  dommage, 
car  tout  est  naturellement  ordonné;  les  personnages,  le  Tartare 
surtout,  bien  posés;  les  objets  bien  distribués;  la  femme  tartare, 
en  fourrure  rouge,  a  les  pieds  posés  sur  un  coussin. 

95.    LE    CONCERT  2. 

Composition  charmante,  certes,   un  des  plus  jolis  tableaux 
du  Salon  si  les  tètes  étaient  plus  vigoureuses.  Mais  pourquoi  la 

\.  Tableau  de  2  pieds  2  pouces  de  haut  sur  1  pied  10  pouces  de  large. 
2.  Tableau  de  2  pieds  2  pouces  de  baut  sur  I  pied  10  pouces  de  large.  —  Il  y 
a  un  Concert  russe  de  Le  Prince  au  musée  d'Angers. 


SALON   DE   1767.  213 

monotonie  de  ces  têtes  ?  pourquoi  ces  visages  si  plats,  si  plats, 
si  faibles,  si  faibles,  qu'à  peine  y  remarque-t-on  du  relief?  Est- 
ce  que,  n'ayant  plus  la  même  nature  sous  les  yeux,  l'artiste  n'a 
pu  se  servir  de  la  nôtre  pour  suppléer  les  passages  et  les  tons? 
C'est  du  reste  une  élégance,  une  richesse,  une  variété  d'ajuste- 
ments qui  étonne.  On  voit  à  gauche,  assis  à  terre,  un  esclave 
qui  frappe  avec  des  baguettes  une  espèce  de  tympanon.  Au- 
dessus  de  lui,  plus  sur  le  fond,  un  autre  musicien  qui  pince  les 
cordes  d'une  espèce  de  mandoline.  Au  centre  du  tableau,  une 
portion  de  buffet,  un  personnage  qui  écoute.  Cet  homme  assu- 
rément aime  fort  la  musique  *.  Debout,  le  coude  gauche  posé 
sur  l'extrémité  du  même  meuble,  une  femme;  ah  !  quelle 
femme!  qu'elle  est  molle,  qu'elle  est  voluptueuse  et  molle! 
qu'elle  est  belle  !  qu'elle  est  naturelle  et  vraie  de  position  !  c'est 
une  élégance,  une  grâce  de  la  tète  aux  pieds,  qui  enchantent. 
On  ne  se  lasse  point  de  la  voir.  Plus  vers  la  gauche,  à  côté 
d'elle,  nonchalamment  étendu  sur  un  bout  de  sopha,  son  mari 
ou  son  amant.  Les  maris  de  ce  pays-Là  ressemblent  peut-être 
mieux  qu'ici  à  des  amants.  Il  a  le  corps  et  les  jambes  jetés  vers 
l'extrémité  gauche  du  tableau  ;  il  est  appuyé  sur  un  de  ses 
coudes  et  la  tête  avancée  vers  les  concertants.  On  lui  voit  de 
l'attention  et  du  plaisir.  Les  têtes  sont  ici  mieux  touchées,  mais 
non  de  manière  à  se  soutenir  contre  le  reste.  Ces  têtes  plates, 
monotones  et  faibles,  au-dessus  de  ces  étoffes  riches  et  vigou- 
reuses, vous  blessent.  Il  faut  que  l'artiste  éteigne  ses  étoffes  ou 
fortifie  ses  têtes.  S'il  prend  le  premier  parti,  la  composition  sera 
d'accord  et  tout  à  fait  mauvaise;  s'il  prend  le  second,  il  y  aura 
harmonie,  unité  et  beauté.  Monsieur  La  Grenée,  venez,  regardez 
les  draperies  de  Doyen,  de  Yien  et  de  Le  Prince;  et  vous  conce- 
vrez la  différence  d'une  belle  étoffe  et  d'une  étoffe  neuve  :  l'une 
récrée  la  vue;  l'éclat  dur  et  cru  de  l'autre  la  fatigue.  Un  bel 
exemple,  pour  les  élèves,  du  secret  de  désaccorder  toute  une 
composition,  c'est  ce  rideau  vert  et  dur  que  Le  Prince  a  tendu 
au  côté  gauche  de  la  sienne.  Encore  un  mot,  mon  ami,  sur  cette 
femme  charmante.  Vous  la  rappelez-vous?  Elle  est  svelte;  elle 
est  ajustée  à  ravir;  la  tète  en  est  on  ne  peut  plus  gracieuse  et 

1.  Cet  homme  assurément  n'aime  pas  la  musique. 

Molière,  Amphitryon,  act.  I,  se.  n. 


21 H  SALON    DE   1767. 

bien  coiffée;  et  sa  gorge,  entourée  de  perles,  est  d'un  ragoût 
infini. 

06.    LE    CABACK,    OU     ESPÈCE    DE    GUINGUETTE 
AUX     ENVIRONS     DE     MOSCOU. 

Je  n'ai  jamais  pu  le  découvrir. 

97.    PORTRAIT     D'UNE     JEUNE     FILEE     QUITTANT     LES    JOUETS 
DE    l'eNFANCK     POUR     SE     LIVRER     A     L'ÉTUDE. 

Tableau  médiocre,  mais  excellente  leçon  pour  un  enfant. 

08.  PORTRAIT  D'UNE    FEMME     QUI   RRODE    AU    TAMBOUR. 

Dur,  sec  et  mauvais.  Ce  chien  est  un  morceau  d'épongé  fine 
trempée  dans  du  blanc  grisâtre.  11  a  couru  après  l'ancien  faire 
de  Chardin.  Eh!  oui,  il  l'attrapera  ! 

09.  PORTRAIT    D'UNE    FILLE    QUI    VIENT     DE     RECEVOIR 

UNE    LETTRE    ET    UN    BOUQUET. 

Je  vous  avais  prédit,  monsieur  Le  Prince,  que  vous  n'aviez 
plus  qu'un  pas  à  faire  pour  tomber  au  pont  Notre-Dame  ;  et 
vous  y  voilà.  Quand  il  faut  peindre  à  pleines  couleurs,  colorier, 
arrondir,  faire  des  chairs,  Le  Prince  n'y  est  plus. 

De  tout  ce  qui  précède,  que  s'ensuit-il?  Que  le  principal 
mérite  de  Le  Prince  est  de  bien  habiller.  On  ne  peut  lui  refuser 
cet  éloge;  il  n'y  a  pas  un  de  ses  tableaux  où  il  n'y  ait  une  ou 
deux,  figures  bien  habillées.  Mais  il  colorie  mal;  ses  tons  sont 
bis,  couleur  de  pain  d'épice  et  de  brique.  Sa  manière  de  peindre 
n'est  ni  faite  ni  décidée.  Son  dessin  n'est  pas  correct.  Ses  carac- 
tères de  tête  ne  sont  pas  intéressants.  Il  règne  dans  tous  ses 
tableaux  une  monotonie  déplaisante.  On  en  a  vu  vingt,  et  l'on 
croit  que  c'est  toujours  le  même.  La  partie  de  l'effet  y  est  tout 
à  l'ait  négligée.  On  les  regarde  froidement;  on  les  quitte 
comme  on  les  regarde.  Sa  touche  est  lourde  ;  sa  manière  de 
faire  est  pénible  et  heurtée.  Dans  ses  paysages,  les  feuilles  des 
arbres  sont  pesantes,  matérielles,  et  faites  sans  ragoût,  sans 
verve.  Il  n'y  a  pas,  dans  tout  ce  qu'il  a  exposé,  une  étincelle  de 
feu,  bien  moins  un  trait  de  verve. 


SALON    DE    1767.  215 

Qu'est-ce  que  ses  trois  grands  tableaux,  faits  pour  la  tapis- 
serie? Rien,  ou  médiocre,  et  d'une  insupportable  monotonie. 
L'ennui  et  le  bâillement  vous  prenaient  en  approchant  du  grand 
pan  de  muraille  qu'ils  couvraient.  Je  bâille  encore  d'y  penser. 
Il  y  régnait  un  effet,  un  ton  de  couleur  si  identique,  que  les 
trois  n'en  faisaient  qu'un. 

Otez  du  tableau  du  Réveil  des  enfants  ce  petit  enfant  nu, 
qui  est  à  terre  ;  le  reste  est  mauvais. 

Même  jugement  de  YOiseau  retrouvé,  du  Musicien  cham- 
pêtre, de  la  Fille  endormie,  du  portrait  de  la  Dame  qui  brode, 
de  celui  de  la  Demoiselle  qui  vient  de  recevoir  une  lettre. 

Le  Concert  est  le  meilleur.  Il  y  a  une  figure  de  femme 
charmante,  bien  habillée,  bien" ajustée,  et  d'un  caractère  de  tête 
attrayant.  Morceau  très-agréable,  s'il  y  avait  plus  d'effet;  car  il 
est  bien  composé,  et  le  faire  en  est  meilleur  qu'aux  autres. 

Les  figures  de  la  Bonne  Aventure  sont  bien  habillées;  mais 
la  couleur  n'y  est  pas. 

Même  mérite  et  même  défaut  à  la  Fille  qui  remet  une  lettre 
à  la  vieille,  et  son  pendant. 

Si  cet  artiste  n'eût  pas  pris  ses  sujets  dans  des  mœurs  et 
des  coutumes,  dont  la  manière  de  se  vêtir,  les  habillements, 
ont  une  noblesse  que  les  nôtres  n'ont  pas,  et  sont  aussi  pitto- 
resques que  les  nôtres  sont  gothiques  et  plats,  son  mérite 
s'évanouirait.  Substituez  aux  figures  de  Le  Prince  des  Fran- 
çais ajustés  à  la  mode  de  leur  pays;  et  vous  verrez  combien  les 
mêmes  tableaux,  exécutés  de  la  même  manière,  perdront  de 
leur  prix,  n'étant  plus  soutenus  par  des  détails,  des  accessoires 
aussi  favorables  à  l'artiste  et  à  l'art.  A  la  jolie  petite  femme  du 
Concert  substituez  une  de  nos  élégantes  avec  ses  rubans,  ses 
pompons,  ses  falbalas,  sa  coiffure;  et  vous  verrez  le  bel  effet 
que  cela  produira,  combien  ce  tableau  deviendra  pauvre  et  de 
petite  manière.  Tout  le  charme,  tout  l'intérêt  sera  détruit;  et 
l'on  daignera  à  peine  s'y  arrêter. 

En  effet,  quoi  de  plus  mesquin,  de  plus  barbare,  de  plus 
mauvais  goût  que  notre  accoutrement  français,  et  les  robes  de 
nos  femmes?  Dites-moi;  que  peut-on  faire  de  beau,  en  intro- 
duisant dans  une  composition  des  poupées  fagotées  comme  cela! 
Cela  serait,  d'un  bel  effet,  surtout  dans  une  composition  tragique. 
Comment  leur  donner  la  moindre  noblesse,  la  moindre  gran- 


216  SALON    DE    1767. 

(leur!  Au  contraire,  l'habillement  clés  Orientaux,  des  Asiatiques, 
des  Grecs,  des  Romains,  développe  le  talent  du  peintre  habile, 
et  augmente  celui  du  peintre  médiocre. 

A  la  place  de  cette  figure  de  Tartare  qui  est  à  la  droite  dans 
le  tableau  de  la  Bonne  Aventure,  et  qui  est  si  richement,  si 
noblement  vêtue,  imaginez  un  de  nos  Cent-Suisses;  et  vous 
sentirez  tout  le  plat,  tout  le  ridicule  de  ce  dernier  personnage. 

Oh!  que  nous  sommes  petits  et  mesquins!  Quelle  différence 
de  ce  bonnet  triangulaire,  noir,  dont  nous  sommes  affublés,  au 
turban  des  Turcs,  au  bonnet  des  Chinois! 

Mettez  à  César,  Alexandre,  Caton,  notre  chapeau  et  notre 
perruque;  et  vous  vous  tiendrez  les  côtes  de  rire;  si  vous  donnez 
au  contraire  l'habit  grec  ou  romain  à  Louis  XV,  vous  ne  rirez 
pas.  Le  ridicule  ne  vient  donc  pas  du  vice  de  costume.  11  est  le 
même  de  part  et  d'autre. 

Il  n'y  a  point  de  tableau  de  grand  maître  qu'on  ne  dégra- 
dât, en  habillant  les  personnages,  en  les  coiffant  à  la  française, 
quelque  bien  peint,  quelque  bien  composé  qu'il  fût  d'ailleurs. 
On  dirait  que  de  grands  événements,  de  grandes  actions  ne 
soient  pas  faits  pour  un  peuple  aussi  bizarrement  vêtu;  et  que 
les  hommes  dont  l'habit  est  si  ginguet  ne  puissent  avoir  de 
grands  intérêts  à  démêler.  Il  ne  fait  bien  qu'aux  marionnettes. 
Une  diète  de  ces  marionnettes-Là  ferait  à  merveille  la  parade 
d'une  assemblée  consulaire.  On  n'imaginerait  jamais  un  grain 
de  cervelle  dans  toutes  ces  têtes-là.  Pour  moi,  plus  je  les  regar- 
derais, plus  je  leur  verrais  de  petites  ficelles  attachées  au  haut 
de  leurs  têtes. 

Faites-y  attention,  et  vous  prononcerez  qu'un  caractère  de 
tête  fier,  noble,  pathétique  et  terrible,  ne  va  point  sous  votre 
perruque  ou  votre  chapeau.  Vous  ne  pouvez  être  que  de  petits 
furibonds.  Vous  ne  pouvez  que  jouer  la  gravité,  la  majesté. 

Si  nos  peintres  et  nos  sculpteurs  étaient  forcés  désormais  de 
puiser  leurs  sujets  dans  l'histoire  de  France  moderne;  je  dis 
moderne,  car  les  premiers  Francs  avaient  conservé  dans  leur 
manière  de  se  vêtir  quelque  chose  de  la  simplicité  du  vêtement 
antique;  la  peinture  et  la  sculpture  s'en  iraient  bientôt  en 
décadence. 

Imaginez,  en  un  tas  à  vos  pieds,  toute  la  dépouille  d'un 
Européen,  ces  bas,  ces  souliers,  cette  culotte,  cette  veste,  cet 


SALON    DE    1767.  217 

habit,  ce  chapeau,  ce  col,  ces  jarretières,  cette  chemise;  c'est 
une  friperie.  La  dépouille  d'une  femme  serait  une  boutique 
entière.  L'habit  de  nature,  c'est  la  peau;  plus  on  s'éloigne  de 
ce  vêtement,  plus  on  pèche  contre  le  goût.  Les  Grecs  si  uniment 
vêtus  ne  pouvaient  même  souffrir  leurs  vêtements  dans  les 
arts.  Ce  n'était  pourtant  qu'une  ou  deux  pièces  d'étoffes  négli- 
gemment jetées  sur  le  corps. 

Je  vous  le  répète,  il  ne  faudrait  qu'assujettir  la  peinture  et 
la  sculpture  à  notre  costume  pour  perdre  ces  deux  arts  si 
agréables,  si  intéressants,  si  utiles  même  à  plusieurs  égards, 
surtout  si  on  ne  les  emploie  pas  à  tenir  constamment  sous  les 
yeux  des  peuples  ou  des  actions  déshonnêtes  ou  des  atrocités 
de  fanatisme,  qui  ne  peuvent  servir  qu'à  corrompre  les  mœurs 
ou  embéguiner  les  hommes,  à  les  empoisonner  des  plus  dange- 
reux préjugés. 

Je  voudrais  bien  savoir  ce  que  les  artistes  à  venir,  dans 
quelques  milliers  d'années,  pourront  faire  de  nous;  surtout  si 
des  érudits  sans  esprit  et  sans  goût  les  réduisent  à  l'observation 
rigoureuse  de  notre  costume. 

Le  tableau  de  la  Paix,  de  M.  Halle,  vient  ici  très-bien  à 
l'appui  de  ce  que  je  dis.  Ce  tableau  fait  rire.  C'est  en  grand 
une  assemblée  de  médecins  et  d'apothicaires,  dignes  du  théâtre 
lorsqu'on  y  joue  le  Médecin  malgré  lui.  Mais  transportez  la 
scène  de  Paris  à  Rome;  de  l'Hôtel  de  Ville  au  milieu  du  sénat. 
A  ces  foutus  sacs  rouges,  noirs,  emperruqués,  en  bas  de  soie 
bien  tirés,  bien  roulés  sur  le  genou,  en  rabats,  en  souliers  à 
talons,  substituez-moi  de  graves  personnages  à  longues  barbes, 
à  tête,  bras  et  jambes  nus,  à  poitrines  découvertes,  en  longues, 
fluentes  et  larges  robes  consulaires.  Donnez  ensuite  le  même 
sujet  au  même  peintre,  tout  médiocre  qu'il  est;  et  vous  jugerez 
de  l'intérêt  et  du  parti  qu'il  en  tirera;  à  condition  pourtant 
qu'il  ferait  descendre  autrement  sa  Paix.  Celte  Paix  aurait  tout 
aussi  bien  fait  de  rester  où  elle  était,  que  de  s'en  venir  d'un  air 
aussi  maussade,  aussi  dépourvue  de  grâce  qu'elle  l'est  dans  ce 
plat  tableau,  soit  dit  en  passant  et  par  apostille. 

J'avais  déjà  effleuré  quelque  part  cette  question  de  nos 
vêtements  l  ;  mais  il  me  restait  sur  le  cœur  quelque  chose  dont 

1.  Dans  les  Entreliens  sur  la  Poésie  dramatique;  t.  VII,  p.  375. 


218  SALON    DE    1767. 

il  fallait  absolument  que  je  me  soulageasse.  Voilà  qui  est  fait; 
et  vous  pouvez  compter  que  je  n'y  reviendrai  plus  que  par  occa- 
sion. La  belle  figure  que  ferait  le  buste  de  MM.  Trudaine,  de 
Saint-Florentin  ou  de  Glermont,  à  côté  de  celui  de  Massinissa! 


GUERIN. 

100.  plusieurs  petits  tableaux  peints  a  l'iiuile, 
en  miniature,  dont  plusieurs  d'après  l'école 
d'italie. 

Peu  de  chose,  jolies  images,  bien  précieuses,  jolis  dessus 
de  tabatières;  trop  bien  pour  l'hôtel  de  Jaback,  pas  assez  bien 
pour  l'Académie.  Cependant,  comme  cela  a  été  fait  d'après  beau, 
le  premier  coup  d'œil  vous  en  plaît.  L'elTet  de  l'ensemble,  l'in- 
térêt de  l'action,  la  position,  le  caractère,  l'expression  des 
figures,  la  distribution,  les  groupes,  l'entente  des  lumières, 
quelque  chose  même  du  dessin  et  de  la  couleur  sont  restés. 
Mais  arrêtez,  entrez  dans  les  détails;  il  n'y  a  plus  ni  (inesse, 
ni  pureté,  ni  correction;  vous  prenez  Guerin  par  l'oreille,  vous 
le  mettez  à  genoux,  et  vous  lui  faites  faire  amende  honorable  à 
de  grands  maîtres  si  maltraités. 

Pour  le  Bureau  de  loterie  et  d'autres  morceaux  de  même 
grandeur,  et  de  l'invention  de  l'artiste,  ils  ne  seront  pas  décrits; 
non,  de  par  Dieu!  ils  ne  le  seront  pas;  et  vous  entendez  de 
reste  ce  que  cela  veut  dire. 

Bon  soir,  mon  ami;  à  la  prochaine  fois  Robert.  Celui-ci  me 
donnera  de  l'ouvrage;  mais  quand  une  fois  j'en  serai  quitte, 
les  autres  ne  me  tiendront  guère.  Vale  ilerum,  et  patiens  esto. 

ROBERT1. 

C'est  une  belle  chose,  mon  ami,  que  les  voyages;  mais  il 
faut  avoir  perdu  son  père,  sa  mère,  ses  enfants,  ses  amis,  ou 

1.  Hubert  Robert,  né  à  Paris  en  1733,  mort  darrs  la  môme  ville  le  15  avril  1808, 
avait  été  reçu  académicien  le  2G  juillet  17GG,  à  son  retour  de  Rome.  Ses  ouvrages 
ont  été  graves  par  Saint-Non,  Châtelain,  Janinet,  Léonard,  Martini,  Maugain,  Le 
Veau,  etc.  Il  a  lui-même  gravé.  11  serait  intéressant  de  retrouver  les  décors  qu'il 
avait  peints  pour  le  théâtre  de  Voltaire,  à  Ferney. 


SALON    DE    1767.  210 

n'en  avoir  jamais  eu,  pour  errer,  par  état,  sur  la  surface  du 
globe.  Que  diriez- vous  du  propriétaire  d'un  palais  immense, 
qui  emploierait  toute  sa  vie  à  monter  et  à  descendre  des  caves 
aux  greniers,  des  greniers  aux  caves,  au  lieu  de  s'asseoir  tran- 
quillement au  centre  de  sa  famille?  C'est  l'image  du  voyageur. 
Cet  homme  est  sans  morale,  ou  il  est  tourmenté  par  une  espèce 
d'inquiétude  naturelle  qui  le  promène  malgré  lui.  Avec  un  fond 
d'inertie  plus  ou  moins  considérable,  Nature,  qui  veille  à  notre 
conservation,  nous  a  donné  une  portion  d'énergie  qui  nous  sol- 
licite sans  cesse  au  mouvement  et  à  l'action.  Il  est  rare  que  ces 
deux  forces  se  tempèrent  si  également,  qu'on  ne  prenne  pas 
trop  de  repos  et  qu'on  ne  se  donne  pas  trop  de  fatigue. 
L'homme  périt  engourdi  de  mollesse  ou  exténué  de  lassitude. 
Au  milieu  des  forêts  l'animal  s'éveille,  poursuit  sa  proie, 
l'atteint,  la  dévore  et  s'endort.  Dans  les  villes  où  une  partie  des 
hommes  sont  sacrifiés  à  pourvoir  aux  besoins  des  autres, 
l'énergie  qui  reste  à  ceux-ci  se  jette  sur  différents  objets.  Je 
cours  après  une  idée,  parce  qu'un  misérable  court  après  un 
lièvre  pour  moi.  Si  dans  un  individu  il  y  a  disette  d'inertie  et 
surabondance  d'énergie,  l'être  est  saisi  de  violence  comme  par 
le  milieu  du  corps,  et  jeté  par  une  force  innée  sous  la  ligne  ou 
sous  l'un  des  pôles  :  c'est  Anquetil1,  qui  s'en  va  jusqu'au  fond 

1.  Anquetil  du  Perron  (Abraham-Hyacinthe),  né  à  Paris  le  7  décembre  1731,  et 
mort  le  17  janvier  1805  :  le  hasard  lui  fait  découvrir,  dans  les  bibliothèques  publi- 
ques, quelques  feuilles  calquées  sur  un  manuscrit  zend  du  Vendidad-Sadé,  et  il 
forme  le  projet  de  parcourir  l'Inde  pour  découvrir  les  livres  sacrés  des  Parses.  On 
préparait,  en  175i,  au  port  de  Lorient,  une  expédition  pour  cette  contrée.  Le  jeune 
Anquetil,  sans  fortune,  sans  ressources,  ne  peut  obtenir  son  passage  gratuit,  et 
s'embarque  en  qualité  de  soldat;  il  apprend  le  persan  moderne,  le  sanscrit;  il  par- 
court un  espace  de  douze  cents  lieues  dans  les  déserts  brûlants,  et  arrive  à  pied 
à  Surate,  où  il  trouve  enfin  les  prêtres  qui  possédaient  les  livres  qu'il  cherchait. 
Mais  la  loi  leur  défend  de  donner  connaissance  des  livres  sacrés  aux  hommes 
d'une  autre  religion  ;  et  ce  n'est  qu'à  force  de  persévérance  qu'il  parvient  à  vaincre 
les  scrupules  d'un  Destour  (prêtre  parse)  du  Guzarate,  qui  lui  enseigne  le  zend 
et  le  pehlevy.  Il  étudie  avec  tant  d'ardeur,  qu'en  1759  il  termine  la  traduction  du 
vocabulaire  de  ces  langues,  du  Vendidad-Sadé,  etc.  ;  et  il  revient  à  Paris  le 
4  mai  1702  avec  cent  quatre-vingts  manuscrits.  Il  publie  successivement  le  Zend- 
Avesta,  recueil  des  livres  sacrés  des  Parses;  la  Législation  orientale;  des  Recher- 
ches historiques  sur  l'Inde;  Ylnde  en  rapport  avec  l'Europe,  etc.;  et  peu  do  temps 
avant  sa  mort,  il  donne  la  traduction,  du  persan  en  latin,  des  Oupnek'hat  ou 
secrets  qu'il  ne  faut  point  révéler. 

Anquetil  ne  fut  pas  moins  remarquable  par  son  instruction  que  par  l'austérité 
de  ses  mœurs  et  par  un  désintéressement  dont  on  connaît  peu  d'exemples.  11  refusa 


220  SALON    DE    1767. 

de  l'Indoustan,  étudier  la  langue  sacrée  du  Brame.  Voilà  le  cerf 
qu'il  eût  poursuivi  jusqu'à  extinction  de  chaleur,  s'il  fût  resté 
dans  l'état  de  Nature.  Nous  ignorons  la  cause  secrète  de  nos  efforts 
les  plus  héroïques.  Celui-ci  vous  dira  qu'il  est  consumé  du  désir 
de  connaître;  qu'il  s'éloigne  de  sa  patrie  par  zèle  pour  elle;  et 
que,  s'il  s'est  arraché  des  bras  d'un  père  et  d'une  mère,  et  s'en 
va  parcourir,  à  travers  mille  périls,  des  contrées  lointaines, 
c'est  pour  en  revenir  chargé  de  leurs  utiles  dépouilles.  N'en 
croyez  rien.  Surabondance  d'énergie  qui  le  tourmente.  Le  sau- 
vage Moncacht-Apé  répondra  au  chef  d'une  nation  étrangère 
qui  lui  demande  :  «  Qui  es-tu?  d'où  viens-tu?  que  cherches-tu 
avec  tes  cheveux  courts? — Je  viens  de  la  nation  des  Loutres.  Je 
cherche  de  la  raison ,  et  je  te  visite  afin  que  tu  m'en  donnes. 
Mes  cheveux  sont  courts,  pour  n'en  être  pas  embarrassé;  mais 
mon  cœur  est  bon.  Je  ne  te  demande  pas  des  vivres,  j'en  ai  pour 
aller  plus  loin;  et  quand  j'en  manquerais,  mon  arc  et  mes 
flèches  m'en  fourniraient  plus  qu'il  ne  m'en  faut.  Pendant  le 
froid,  je  fais  comme  l'ours  qui  se  met  à  couvert;  et  l'été 
j'imite  l'aigle  qui  se  promène  pour  satisfaire  sa  curiosité. 
Est-ce  qu'un  homme  qui  est  seul  et  qui  marche  le  jour  doit  te 
faire  peur?  »  Mon  cher  Apé,  tout  ce  que  tu  dis  là  est  fort  beau; 
mais  crois  que  tu  vas,  parce  que  tu  ne  peux  pas  rester.  Tu 
surabondes  en  énergie,  et  tu  décores  cette  force  secrète  qui  te 
meut,  tandis  que  tes  camarades  dorment  étendus  sur  la  terre, 


en  Angleterre  30,000  livres  de  sa  traduction  du  Zend-Avesta,  et,  quoique  dans 
la  plus  grande  détresse,  il  rejeta  constamment  les  secours  qui  lui  furent 
offerts. 

Dans  une  lettre  qu'il  écrivit  de  Paris  aux  brames  pour  les  engager  à  traduire 
en  persan  les  anciens  livres  de  l'Inde,  il  décrit  ainsi  sa  manière  de  vivre  :  «  Du 
pain  avec  du  fromage,  le  tout  valant  4  sous  de  France  ou  le  douzième  d'une  roupie, 
et  de  l'eau  de  puits,  voilà  ma  nourriture  journalière.  Je  vis  sans  feu,  môme  en 
hiver;  je  couche  sans  draps,  sans  lit  de  plumes;  mon  linge  de  corps  n'est  ni 
changé,  ni  lessivé;  je  subsiste  de  mes  travaux  littéraires,  sans  revenu,  sans  traite- 
ment, sans  places;  je  n'ai  n-i  femmes,  ni  enfants,  ni  domestiques.  Privé  de  biens, 
iv'inpt  aussi  des  liens  de  ce  monde,  seul,  absolument  libre,  mais  très-ami  de  tous 
les  hommes  et  surtout  des  gens  de  probité,  dans  cet  état,  faisant  rude  guerre  à  mes 
sens,  je  triomphe  dos  attraits  du  monde,  ou  je  les  méprise.  » 

Anquctil  fut  nommé  membre  de  l'Institut  lors  de  sa  réorganisation;  mais  il 
donna  bientôt  sa  démission  en  refusant  de  prêter  serment  aux  Constitutions  de 
l'Empire.  On  assure  qu'il  refusa  la  décoration  de  la  Légion  d'honneur,  alléguant 
que  tout  chef  de  gouvernement  se  rend  coupable  en  établissant  des  distinctions 
sociales,  et  tout  citoyen  en  y  participant.  (Br.) 


SALON    DE    1767.  221 

du  nom  le  plus  noble  que  tu  peux  imaginer.  Eh!  oui,  grand 
Ghoiseul,  vous  veillez  pour  le  bonheur  de  la  patrie!  Bercez- 
vous  bien  de  cette  idée-là.  Vous  veillez,  parce  que  vous  ne  sau- 
riez dormir.  Quelquefois  cette  cruelle  énergie  bout  au  fond  du 
cœur  de  l'homme ,    et  l'homme  s'ennuie  jusqu'à  ce  qu'il  ait 
aperçu  l'objet  de  sa  passion  ou  de  son  goût.  Quelquefois  il  erre 
soucieux,  inquiet,  promenant  ses  regards  autour  de  lui,  saisis- 
sant tout,  renonçant  à  tout,   prenant,    quittant  toutes  sortes 
d'instruments  et  de  vêtements,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  rencontré 
celui  qu'il  cherche,  et  que  l'énergie  naturelle  et  secrète  ne  lui 
désigne  pas,  car  elle  est  aveugle.  Il  y  en  a,  et  malheureusement 
c'est  le  grand  nombre,  qu'elle  élance  sur  tout,  et  qui  n'ont, 
d'ailleurs,  aucune  aptitude  à  rien.  Ces  derniers  sont  condamnés 
à  se  mouvoir  sans  cesse  sans  avancer  d'un  pas.  Il  arrive  aussi 
qu'un  malheur,  la  perte  d'un  ami,  la  mort  d'une  maîtresse, 
coupent  le  fil  qui  tenait  le  ressort  tendu.  Alors  l'être  part,  et  va 
tant  que  ses  pieds  le  peuvent  porter.  Tout  coin  de  la  terre  lui 
est   égal.   S'il  reste,  il   périt  à  la  place.   Quand  l'énergie  de 
Nature  se  replie  sur  elle-même,  l'être  malheureux,  mélanco- 
lique, pleure,  gémit,  sanglote,  pousse  des  cris  par  intervalle, 
se  dévore  et  se  consume.  Si,  distraite  par  des  motifs  également 
puissants,  elle  tire  l'homme  en  deux  sens  contraires,  l'homme 
suit  une  ligne  moyenne,  sur  laquelle  il  s'arme  d'un  pistolet  ou 
d'un  poignard;  une  direction  intermédiaire,  qui  le  conduit   la 
tête  la  première  au  fond  d'une  rivière  ou  d'un  précipice.  Ainsi 
finit  la  lutte  d'un  cœur  indomptable  et  d'un  esprit  inflexible.  0 
bienheureux  mortels,  inertes,  imbéciles,  engourdis!  vous  buvez, 
vous  mangez,  vous  dormez,  vous  vieillissez,  et  vous  mourez  sans 
avoir  joui,  sans  avoir  souffert,  sans  qu'aucune  secousse  ait  fait 
osciller  le  poids  qui  vous  pressait  sur  le  sol  où  vous  êtes  nés. 
On  ne  sait  où  est  la  sépulture  de  l'être  énergique.  La  vôtre  est 
toujours  sous  vos  pieds. 

Mais  à  quoi  bon,  me  direz-vous,  cet  écart  sur  les  voyageurs 
et  les  voyages?  Quel  rapport  de  ces  idées,  vraies  ou  fausses, 
avec  les  ruines  de  Robert?  Gomme  ces  ruines  sont  en  grand 
nombre,  mon  dessein  était  de  les  enchâsser  dans  un  cadre  qui 
palliât  la  monotonie  des  descriptions,  de  les  supposer  existantes 
en  quelque  contrée,  en  Italie,  par  exemple,  et  d'en  faire  un 
supplément  à  M.  l'abbé  Richard.  Pour  cet  effet,  il  fallait  lire  son 


2-22  SALON    DE    17  67. 

Voyage  d'Italie**  Je  l'ai  lu  sans  pouvoir  y  glaner  une  misé- 
rable ligne  qui  me  servît.  De  dépit,  j'ai  dit  :  «  Oh!  la  belle 
chose  que  les  voyages!  »  et  clans  l'indignation  que  je  ressens 
encore  du  petit  esprit  superstitieux  de  cet  auteur,  vous  ine  per- 
mettrez, s'il  vous  plaît,  d'ajouter  :  «  Dom  Richard,  est-ce  que 
tu  l'imagines  que  ce  tas  d'impertinences  qui  forment  ta  Mytho- 
logie obtiendra  des  hommes  une  croyance  éternelle?  Si  ton 
livre  passe,  ce  n'était  pas  la  peine  de  l'écrire;  s'il  dure,  ne 
vois-tu  pas  que  lu  te  traduis  à  la  postérité  comme  un  sot;  et 
lorsque  le  temps  aura  brisé  les  statues,  détruit  les  peintures, 
amoncelé  les  édifices  dont  tu  m'entretiens,  quelle  confiance 
l'avenir  accordera-t-il  aux  récits  d'une  tête  rétrécie  et  embé- 
guinée  des  notions  les  plus  ridicules?  » 

Tout  ce  que  j'ai  recueilli  de  l'abbé  Richard,  c'est  que,  le 
pied  hors  du  temple,  l'homme  religieux  disparaît,  et  que 
l'homme  se  retrouve  plus  vicieux  dans  la  rue. 

C'est  qu'il  y  a,  dans  une  certaine  contrée,  des  marchands  de 
bonnes  actions  qui  cèdent  à  des  coquins  ce  qu'ils  en  ont  de 
trop  pour  quelques  pièces  d'argent  qu'ils  en  reçoivent;  espèce 
de  commerce  fort  extraordinaire. 

C'est  qu'en  Savoie,  où  toute  imposition  est  assise  sur  les 
fonds,  la  population  est  telle,  que  tout  le  pays  ne  semble  qu'une 
grande  ville. 

C'est  qu'ici2  un  sénateur  fait  adopter,  par  autorité  du  sénat, 
un  fils  naturel,  qui  succède  au  nom,  aux  armes,  à  la  fortune,  à 
tous  les  privilèges  de  la  légitimité,  et  peut  devenir  doge. 

C'est  qu'ailleurs3  on  peut  aller  se  choisir  un  héritier  à 
l'hôpital  même  des  Enfants-Trouvés;  c'est  que  les  noms  des 
grandes  familles  s'y  perpétuent  par  le  sort  qui  assigne  à  un 
enfant  du  Conservatoire  toutes  les  prérogatives  d'un  sénateur 
décédé  sans  héritier  immédiat. 

«  Et  Robert? 

—  Piano,  di  (jrazia)  Robert  viendra  tout  à  l'heure.  » 

C'est  qu'au  milieu  des  plus  sublimes  modèles  en  tout  genre, 


1.  Description  histuri<iue  et  critique  de  l'Italie;  Dijon,  17G(5,  G  vol.  in-12;  ou 
Paris,  1770,  0  vol.  in-12. 

2.  A  Gênes.  (D.) 
:j.  A  Bologne.  (D.) 


SALON   DE  1767.  223 

la  peinture  et  la  sculpture  tombent  en  Italie.  On  y  fait  de  belles 
copies,  aucun  bon  ouvrage. 

C'est  que  Le  Quesnoy  répondit  à  un  amateur  éclairé  qui  le 
regardait  travailler,  et  qui  craignait  qu'il  ne  gâtât  son  ouvrage 
pour  le  vouloir  plus  parfait  :  «  Vous  avez  raison,  vous  qui  ne 
voyez  que  la  copie;  mais  j'ai  aussi  raison  ',  moi  qui  poursuis 
l'original  qui  est  dans  ma  tête.  »  Ce  qui  est  tout  voisin  de  ce 
qu'on  raconte  de  Phidias,  qui,  projetant  un  Jupiter,  ne  contem- 
plait aucun  objet  naturel  qui  l'aurait  placé  au-dessous  de  son 
sujet  :  il  avait  dans  l'imagination  quelque  chose  d'ultérieur  à 
Mature.  Deux  faits  qui  viennent  à  l'appui  de  ce  que  je  vous 
écrivais  dans  le  préambule  de  ce  Salon  ;  et  passons  à  présent  à 
Robert,  si  vous  le  voulez. 

Robert  est  un  jeune  artiste  qui  se  montre  pour  la  première 
fois.  Il  revient  d'Italie,  d'où  il  a  rapporté  de  la  facilité  et  de  la 
couleur.  Il  a  exposé  un  grand  nombre  de  morceaux,  entre  les- 
quels il  y  en  a  d'excellents,  quelques-uns  médiocres,  presque 
pas  un  mauvais.  Je  les  distribuerai  en  trois  classes  :  les  tableaux, 
les  esquisses  et  les  dessins. 


TABLEAUX. 

103.     UN     GRAND     PAYSAGE     DANS     LE     GOUT 
DES     CAMPAGNES     D'iTALIE   2. 

Je  voudrais  revoir  ce  morceau  hors  du  Salon.  Je  soupçonne 
les  compositions  des  artistes  de  souffrir  autant  du  côté  du 
mérite,  par  le  voisinage  et  l'opposition  des  unes  aux  autres, 
que  du  côté  de  leurs  dimensions,  par  l'étendue  du  lieu  où  elles 
sont  exposées.  Un  tableau  tel  que  celui-ci,  d'une  grandeur  con- 
sidérable, n'y  paraît  qu'une  toile  ordinaire.  J'avais  jeté  hors  du 
Salon  des  ouvrages  que  j'ai  retrouvés  seuls,  isolés,  et  pour  les- 
quels il  m'a  semblé  que  j'avais  eu  trop  de  dédain.  La  Tête  de 
Pompée  présentée  à  César  3  était  quelque  chose  sur  le  chevalet 
de  l'artiste  ;  rien  sur  la  muraille  du  Louvre.  Nos  yeux  fatigués 

1.  V.  le  Paradoxe  sur  le  Comédien,  t.  VIII,  p.  3GG. 

2.  De  8  pieds  9  pouces  de  large  sur  7  pieds  7  pouces  de  haut. 

3.  Par  La  Grenue;  v.  ci-dessus,  p.  08. 


224  SALON    DE   1767. 

éblouis  par  tant  de  faires  différents,  sont-ils  mauvais  juges? 
Quelque  composition  vigoureusement  coloriée  et  d'un  grand 
effet  nous  servirait-elle  de  règle?  Y  rapporterions-nous  toutes 
les  autres,  qui  deviendraient  pauvres  et  mesquines  par  la  com- 
paraison avec  ce  modèle?  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  si 
je  vous  disais  que  ce  marmouset  de  César  de  La  Grenée  était 
plus  grand  que  nature,  vous  n'en  croiriez  rien.  Mais  pourquoi 
l'étendue  du  lieu  ne  produit-elle  pas  le  même  elïet  sur  tous  les 
tableaux  indistinctement?  Pourquoi,  tandis  qu'il  y  en  a  de 
grands  que  je  trouve  petits,  y  en  a-t-il  de  petits  que  je  trouve 
grands?  Pourquoi,  dans  telle  esquisse  qui  n'est  guère  plus 
grande  que  ma  main,  les  figures  prennent-elles  six,  sept,  huit, 
neuf  pieds  de  hauteur,  et  dans  telle  ou  telle  composition, 
même  estimée,  des  figures  qui  ont  réellement  cette  proportion, 
la  perdent-elles  et  se  réduisent-elles  de  moitié?  11  faut  cher- 
cher l'explication  de  ce  phénomène,  ou  dans  les  ligures  mêmes, 
ou  dans  le  rapport  de  ces  figures  avec  les  êtres  environnants. 
Dans  tout  tableau,  l'orteil  du  Satyre  endormi  se  mesure.  Il  y  a 
le  pâtre,  il  y  a  la  paille,  sous  cette  forme  ou  sous  une  autre1. 
Allez  voir  l'Offrande  à  V Amour  de  Greuze,  et  vous  me  direz  ce 
que  sa  figure  principale  devient  à  côté  des  arbres  énormes  qui 
l'environnent2. 

Dans  ce  grand  ou  petit  tableau  de  Robert,  on  voit  à  droile  un 
bout  d'ancienne  architecture  ruinée.  A  la  face  de  cette  ruine,  qui 
regarde  le  côté  gauche,  dans  une  grande  niche,  l'artiste  a  placé 
une  statue.  Du  piédestal  de  cette  statue  coule  une  fontaine  dont 
un  bassin  reçoit  les  eaux.  Autour  de  ce  bassin  il  y  a  quelques 
figures  d'hommes  et  d'animaux.  Un  pont  jeté  du  côté  droit  au 
côté  gauche  de  la  scène,  et  coupant  en  deux  toute  la  composi- 
tion, laisse  en  devant  un  assez  grand  espace,  et  dans  la  pro- 

1.  Cette  allusion  sera  expliquée  dans  les  Miscellanea  artistiques  (article  sur  un 
livre  de  W'ebb  sur  la  peinture). 

2.  Diderot  se  trompe  sans  doute  en  attribuant  ce  tableau  à  Greuze.  La  Pre- 
mière Offrande  à  l'Amour,  dont  il  a  rendu  compta  dans  le  Salon  de  1761,  est  de 
Carie  Van  Loo.  (Br.)  —  11  s'agit  bien  d'un  tableau  de  Greuze  sous  le  titre  :  Une 
jeune  fille  qui  fait  sa  "prière  nu  pied  de  l'autel  de  l'amour,  qui  a  appartenu  au  duc 
de  Cboiseul,  puis  au  pi  i  ucc  de  Conti,  et  qui  a  fait  en  dernier  lieu  partie  de  la  galerie 
du  marquis  d'Hertford;  il  a  été  gravi''  deux  fois,  dans  la  galerie  du  duc  de  Clioiseul 
et  par  Macret.  L'observation  de  Diderot  s'y  rapporte  évidemment.  Il  fait  les  mêmes 
reproches  qu'ici  dans  le  Salon  de  1769.  Nous  avons,  en  nous  reportant  à  ce  juge- 
ment, remplacé  aussi  les  «  autres  énormes  »  par  les  «  arbres.  » 


SALON   DE    1767.  223 

fondeur  du  tableau,  an  loin,  un  beaucoup  plus  grand  encore. 
On  voit  couler  les  eaux  d'une  rivière  sous  ce  pont;  elles  s'éten- 
dent en  venant  à  vous.  La  rive  de  ces  eaux,  ces  eaux,  et  le  pont 
forment  trois  plans  bien  distincts  et  un  espace  déjà  fort  vaste. 
Sur  ces  eaux,  à  gauche,  au-devant  du  pont,  on  aperçoit  un 
bateau.  Le  fond  est  une  campagne  où  l'œil  va  se  promener  et 
se  perdre.  Le  côté  gauche,  au  delà  du  bateau,  est  terminé  par 
quelques  arbres. 

La  fabrique  de  la  droite,  la  statue,  le  bassin,  la  rive,  en  un 
mot  toute  cette  moitié  de  la  composition  est  bien  de  couleur 
et  d'effet.  Le  reste,  pauvre,  terne,  gris,  effacé,  l'ouvrage  d'un 
écolier  qui  a  mal  fini  ce  que  le  maître  avait  bien  commencé. 
Mais  pour  sentir  combien  le  tout  est  faible,  on  n'a  qu'à  jeter 
l'œil  sur  un  Vernet,  ou  plutôt  cela  n'est  pas  nécessaire.  Ce  n'est 
pas  une  de  ces  productions  équivoques  qu'on  ne  puisse  juger 
que  par  un  modèle  de  comparaison. 

Le  redoutable  voisin  que  ce  Vernet!  Il  fait  souffrir  tout  ce 
qu'il  approche,  et  rien  ne  le  blesse.  C'est  celui-là,  monsieur 
Robert,  qui  sait,  avec  un  art  infini,  entremêler  le  mouvement  et 
le  repos,  le  jour  et  les  ténèbres,  le  silence  et  le  bruit!  Une 
seule  de  ces  qualités,  fortement  prononcée,  dans  une  composi- 
tion, nous  arrête  et  nous  touche.  Quel  ne  doit  donc  pas  être 
l'effet  de  leur  réunion  et  de  leur  contraste?  Et  puis,  sa  main 
docile  à  la  variété,  à  la  rapidité  de  son  imagination,  vous 
dérobe  toujours  la  fatigue.  Tout  est  vigoureux  comme  dans  la 
nature,  et  rien  ne  se  nuit  comme  dans  la  nature.  Jamais  il  ne 
paraît  qu'on  ait  sacrifié  un  objet  pour  en  faire  valoir  un  autre. 
Il  règne  partout  une  âme,  un  esprit,  un  souffle  dont  on  pour- 
rait dire,  comme  Virgile  ou  Lucrèce,  de  l'œuvre  entière  de  la 
création  : 

Deum  namque  ire  per  omnes 
Terrasque,  tractusque  maris,  cœlumque  profundum  : 
Hinc  pecudes,  armenta,  viros,  genus  omne  ferarura, 
Quemque  sibi  tenues  nascentem  arcessere  vitas. 
Scilicet  hue  reddi  deinde,  ac  resoluta  referri 
Omnia;  nec  morti  esse  locum. 

Virgil.  Georg.  lib.  IV,  v.  220  et  seq. 

«  C'est  la  présence  d'un  Dieu  qui  se  fait  sentir  sur  la  surface  de 

la  terre,  au  fond  des  mers,  dans  la  vaste  étendue  des  cieux  ; 

xi.  15 


22G  SALON    DE   1707. 

c'est  de  là  que  les  hommes,  les  animaux,  les  troupeaux,  les 
bêtes  féroces  reçoivent  l'élément  subtil  de  la  vie.  Tout  s'y 
résout,  tout  en  émane,  et  la  mort  n'a  lieu  nulle  part.  » 

Tout  ce  que  vous  rencontrerez  dans  les  poètes  du  dévelop- 
pement du  chaos  et  de  la  naissance  du  monde  lui  conviendra. 
Dites  de  lui  : 

Spiritus  intus  alit,  totamque  infusa  per  artus 
Mens  agitât  molem,  et  magne-  se  corpore  miscet. 

Vinr.ii..  Mneid.  lib.  VI,  v.  726,  727. 

«  C'est  un  esprit  qui  vit  au  dedans,  qui  se  répand  dans  toute  la 
masse,  qui  la  meut,  et  s'unit  au  grand  tout.  » 
Et  l'on  n'en  rabattra  pas  un  mot. 

101.    UN    PONT    SOUS     LEQUEL    ON     DECOUVRE 
LES    CAMPAGNES  DE  SABINE,    A    QUARANTE   LIEUES    DE    ROME. 

LES    RUINES    DU    FAMEUX    PORTIQUE    DU   TEMPLE    DE   RALREC, 

A     IIÉLIOPOLIS '. 

Imaginez,  sur  deux  grandes  arches  cintrées,  un  pont  de 
bois,  d'une  hauteur  et  d'une  longueur  prodigieuses.  Il  touche 
d'un  bout  à  l'autre  de  la  composition,  et  occupe  la  partie  la  plus 
élevée  de  la  scène.  Brisez  la  rampe  de  ce  pont  dans  son  milieu, 
et  ne  vous  effrayez  pas,  si  vous  le  pouvez,  pour  les  voilures  qui 
passent  dans  cet  endroit.  Descendez  de  là.  Regardez  sous  les 
arches,  et  voyez  dans  le  lointain,  à  une  grande  distance  de  ce 
premier  pont,  un  second  pont  de  pierre  qui  coupe  la  profondeur 
de  l'espace  en  deux,  laissant  entre  l'une  et  l'autre  fabrique  une 
énorme  dislance.  Portez  vos  yeux  au-dessus  de  ce  second  pont, 
et  dites-moi,  si  vous  le  savez,  quelle  est  l'étendue  que  vous 
découvrez.  Je  ne  vous  parlerai  point  de  l'effet  de  ce  tableau.  Je 
vous  demanderai  seulement  sur  quelle  toile  vous  le  croyez  peint. 
11  est  sur  une  très-petite  toile,  sur  une  toile  d'un  pied  dix 
pouces  de  large,  sur  un  pied  cinq  pouces  de  haut. 

Au  pendant,  c'est  à  droite  une  colonnade  ruinée;  un  peu 

1.  Deux  tableaux  d'environ  1  pied  10  pouces  de  large  sur  1  pied  5  pouces  de 
haut. 


SALON    DE   1767.  227 

plus  vers  la  gauche,  et  sur  le  devant,  un  obélisque  entier;  puis 
la  porte  d'un  temple.  Au  delà  de  cette  porte,  une  partie  symé- 
trique à  la  première.  Au-devant  de  la  ruine  entière,  un  grand 
escalier  qui  règne  sur  toute  sa  longueur,  et  d'où  l'on  descend 
de  la  porte  du  temple  au  bas  de  la  composition.  Faible,  faible; 
de  peu  d'effet.  Le  précédent  est  l'ouvrage  de  l'imagination. 
Celui-ci  est  une  copie  de  l'art.  Ici  on  n'est  arrêté  que  par  l'idée 
de  la  puissance  éclipsée  des  peuples  qui  ont  élevé  de  pareils 
édifices.  Ce  n'est  pas  de  la  magie  du  pinceau,  c'est  des  ravages 
du  temps  que  l'on  s'entretient. 

10*2.    RUINE    D'UN    ARC    DE    TRIOMPHE, 
ET    AUTRES    MONUMENTS1. 

L'effet  de  ces  compositions,  bonnes  ou  mauvaises,  c'est  de 
vous  laisser  dans  une  douce  mélancolie.  Nous  attachons  nos 
regards  sur  les  débris  d'un  arc  de  triomphe,  d'un  portique, 
d'une  pyramide,  d'un  temple,  d'un  palais,  et  nous  revenons  sur 
nous-mêmes.  Nous  anticipons  sur  les  ravages  du  temps,  et  notre 
imagination  disperse  sur  la  terre  les  édifices  mêmes  que  nous 
habitons.  A  l'instant,  la  solitude  et  le  silence  régnent  autour  de 
nous.  Nous  restons  seuls  de  toute  une  nation  qui  n'est  plus  ;  et 
voilà  la  première  ligne  de  la  poétique  des  ruines. 

A  droite,  c'est  une  grande  fabrique  étroite,  dans  le  massif 
de  laquelle  on  a  pratiqué  une  niche,  occupée  de  sa  statue.  Il 
reste  de  chaque  côté  de  la  niche  une^  colonne  sans  chapiteau. 
Plus  sur  la  gauche,  et  vers  le  devant,  un  soldat  est  étendu  à 
plat  ventre  sur  des  quartiers  de  pierre,  la  plante  des  pieds 
tournée  vers  la  fabrique  de  la  droite,  la  tête  vers  la  gauche, 
d'où  s'avance  à  lui  un  autre  soldat,  avec  une  femme  qui  porte 
entre  ses  bras  un  petit  enfant.  On  voit  au  delà,  sur  le  fond, 
des  eaux;  au  delà  des  eaux,  vers  la  gauche,  entre  des  arbres 
et  du  paysage,  le  sommet  d'un  dôme  ruiné;  plus  loin,  du  même 
côté,  une  arcade  tombant  de  vétusté;  près  de  cette  arcade,  une 
colonne  sur  son  piédestal  ;  autour  de  cette  colonne,  des  masses 
de  pierres    informes;    sous   l'arcade,   un    escalier   qui    con- 


\ .  Tableau  de  i  pieds  2  pouces  de  haut  sur  4  pieds  3  pouces  de  large  ;  devait 
être  placé  dans  les  appartements  de  Bellevue. 


228  SALON    DE   1767. 

duit  vers  la  rive  du  lac;  au  delà,  un  lointain,  une  campagne; 
au  pied  de  l'arcade,  une  figure;  plus  sur  le  devant,  au  bord  des 
eaux,  une  autre  figure.  Je  ne  caractérise  point  ces  figures,  si  peu 
soignées  qu'on  ne  sait  ce  que  c'est,  hommes  ou  femmes,  moins 
encore  ce  qu'elles  font.  Ce  n'est  pourtant  pas  à  cette  condition 
qu'on  anime  les  ruines.  Monsieur  Robert,  soignez  vos  figures. 
Faites-en  moins,  et  faites-les  mieux.  Surtout,  étudiez  l'esprit 
de  ce  genre  de  figures,  car  elles  en  ont  un  qui  leur  est  propre. 
Une  figure  de  ruine  n'est  pas  la  figure  d'un  antre  site. 

106.  GRANDE  GALERIE  ECLAIREE  DU  FOND1. 

0  les  belles,  les  sublimes  ruines  !  Quelle  fermeté,  et  en 
même  temps  quelle  légèreté,  sûreté,  facilité  de  pinceau!  Quel 
effet!  quelle  grandeur!  quelle  noblesse!  Qu'on  me  dise  à  qui 
ces  ruines  appartiennent,  afin  que  je  les  vole:  le  seul  moyen 
d'acquérir  quand  on  est  indigent.  Hélas!  elles  font  peut-être  si 
peu  de  bonheur  au  riche  stupide  qui  les  possède  ;  et  elles  me 
rendraient  si  heureux!  Propriétaire  indolent!  époux  aveugle  ! 
quel  tort  te  fais-je,  lorsque  je  m'approprie  des  charmes  que  tu 
ignores  ou  que  tu  négliges  !  Avec  quel  étonnement,  quelle  sur- 
prise je  regarde  cette  voûte  brisée,  les  masses  surimposées  à 
cette  voûte  !  Les  peuples  qui  ont  élevé  ce  monument,  où  sont- 
ils?  que  sont-ils  devenus?  Dans  quelle  énorme  profondeur 
obscure  et  muette  mon  œil  va-t-il  s'égarer?  A  quelle  prodi- 
gieuse distance  est  renvoyée  la  portion  du  ciel  que  j'aperçois  à 
cette  ouverture!  L'étonnante  dégradation  de  lumière!  comme 
elle  s'affaiblit  en  descendant  du  haut  de  cette  voûte,  sur  la  lon- 
gueur de  ces  colonnes!  comme  ces  ténèbres  sont  pressées  par 
le  jour  de  l'entrée  et  le  jour  du  fond  !  on  ne  se  lasse  point  de 
regarder.  Le  temps  s'arrête  pour  celui  qui  admire.  Que  j'ai  peu 
vécu  !  que  ma  jeunesse  a  peu  dure  ! 

C'est  une  grande  galerie  voûtée  et  enrichie  intérieurement 
d'une  colonnade  qui  règne  de  droite  et  de  gauche.  Vers  le 
milieu  de  sa  profondeur,  la  voûte  s'est  brisée,  et  montre  au- 
dessus  de  sa  fracture  les  débris  d'un  édifice  surimposé.   Cette 


1.  Tableau  de  i  pieds  3  pouces  de  large  sur  3  pieds  1  pouce  de  haut-  apparte- 
nait au  prince  de  Couti. 


SALON    DE    1767.  229 

longue  et  vaste  fabrique  reçoit  encore  la  lumière  par  son  ouver- 
ture du  fond.  On  voit  à  gauche,  en  dehors,  une  fontaine;  au- 
dessus  de  cette  fontaine,  une  statue  antique  assise;  au-dessous 
du  piédestal  de  cette  statue,  un  bassin  élevé  sur  un  massif  de 
pierre;  autour  de  ce  bassin,  au-devant  de  la  galerie,  dans  les 
entre-colonnements,  une  foule  de  petites  figures,  de  petits 
groupes,  de  petites  scènes  très-variées.  On  puise  de  l'eau,  on 
se  repose,  on  se  promène,  on  converse.  Voilà  bien  du  mouve- 
ment et  du  bruit.  Je  vous  en  dirai  mon  avis  ailleurs,  monsieur 
Robert;  tout  h  l'heure.  Vous  êtes  un  habile  homme.  Vous  excel- 
lerez, vous  excellez  dans  votre  genre.  Mais  étudiez  Vernet. 
Apprenez  de  lui  à  dessiner,  à  peindre,  h  rendre  vos  figures 
intéressantes  ;  et  puisque  vous  vous  êtes  voué  à  la  peinture 
des  ruines,  sachez  que  ce  genre  a  sa  poétique.  Vous  l'ignorez 
absolument.  Cherchez-la.  Vous  avez  le  faire,  mais  l'idéal  vous 
manque.  Ne  sentez-vous  pas  qu'il  y  a  trop  de  figures  ici;  qu'il 
en  faut  effacer  les  trois  quarts?  11  n'en  faut  réserver  que  celles 
qui  ajouteront  à  la  solitude  et  au  silence.  Un  seul  homme,  qui 
aurait  erré  dans  ces  ténèbres,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine  et 
la  tête  penchée,  m'aurait  affecté  davantage.  L'obscurité  seule,  la 
majesté  de  l'édifice,  la  grandeur  de  la  fabrique,  l'étendue,  la 
tranquillité,  le  retentissement  sourd  de  l'espace  m'aurait  fait 
frémir.  Je  n'aurais  jamais  pu  me  défendre  d'aller  rêver  sous 
cette  voûte,  de  m'asseoir  entre  ces  colonnes,  d'entrer  dans  votre 
tableau.  Mais  il  y  a  trop  d'importuns.  Je  m'arrête.  Je  regarde. 
J'admire  et  je  passe.  Monsieur  Robert,  vous  ne  savez  pas 
encore  pourquoi  les  ruines  font  tant"  de  plaisir,  indépendam- 
ment de  la  variété  des  accidents  qu'elles  montrent  ;  et  je  vais 
vous  en  dire  ce  qui  m'en  viendra  sur-le-champ. 

Les  idées  que  les  ruines  réveillent  en  moi  sont  grandes. 
Tout  s'anéantit,  tout  périt,  tout  passe.  Il  n'y  a  que  le  monde  qui 
reste.  11  n'y  a  que  le  temps  qui  dure.  Qu'il  est  vieux  ce  monde  ! 
Je  marche  entre  deux  éternités.  De  quelque  part  que  je  jette  les 
yeux,  les  objets  qui  m'entourent  m'annoncent  une  fin  et  me 
résignent  à  celle  qui  m'attend.  Qu'est-ce  que  mon  existence 
éphémère,  en  comparaison  de  celle  de  ce  rocher  qui  s'affaisse, 
de  ce  vallon  qui  se  creuse,  de  cette  forêt  qui  chancelle,  de  ces 
masses  suspendues  au-dessus  de  ma  tête  et  qui  s'ébranlent?  Je 
vois  le  marbre  des  tombeaux  tomber  en  poussière;  et  je  ne  veux 


230  SALON    DE    1767. 

pas  mourir!  et  j'envie  un  faible  tissu  de  fibres  et  de  chair,  à 
une  loi  générale  qui  s'exécute  sur  le  bronze  !  Un  torrent 
entraîne  les  nations  les  unes  sur  les  autres  au  fond  d'un  abîme 
commun;  moi,  moi  seul,  je  prétends  m'arrêter  sur  le  bord  et 
fendre  le  flot  qui  coule  à  mes  côtés! 

Si  le  lieu  d'une  ruine  est  périlleux,  je  frémis.  Si  je  m'y  pro- 
mets le  secret  et  la  sécurité,  je  suis  plus  libre,  plus  seul,  plus 
à  moi,  plus  près  de  moi.  C'est  là  que  j'appelle  mon  ami.  C'est 
là  que  je  regrette  mon  amie.  C'est  là  que  nous  jouirons  de  nous, 
sans  trouble,  sans  témoins,  sans  importuns,  sans  jaloux.  C'est  là 
que  je  sonde  mon  cœur.  C'est  là  que  j'interroge  le  sien,  que  je 
m'alarme  et  me  rassure.  De  ce  lieu,  jusqu'aux  habitants  des 
villes,  jusqu'aux  demeures  du  tumulte,  au  séjour  de  l'intérêt, 
des  passions,  des  vices,  des  crimes,  des  préjugés,  des  erreurs, 
il  y  a  loin. 

Si  mon  âme  est  prévenue  d'un  sentiment  tendre,  je  m'y 
livrerai  sans  gêne.  Si  mon  cœur  est  calme,  je  goûterai  toute  la 
douceur  de  son  repos. 

Dans  cet  asile  désert,  solitaire  et  vaste,  je  n'entends  rien  ; 
j'ai  rompu  avec  tous  les  embarras  de  la  vie.  Personne  ne  me 
presse  et  ne  m'écoute.  Je  puis  me  parler  tout  haut,  ni'aflligcr, 
verser  des  larmes  sans  contrainte. 

Sous  ces  arcades  obscures,  la  pudeur  serait  moins  forte 
dans  une  femme  honnête  ;  l'entreprise  d'un  amant  tendre  et 
timide,  plus  vive  et  plus  courageuse.  Nous  aimons,  sans  nous 
en  douter,  tout  ce  qui  nous  livre  à  nos  penchants,  nous  séduit 
et  excuse  notre  faiblesse. 

«  Je  quitterai  le  fond  de  cet  antre  et  j'y  laisserai  la 
mémoire  importune  du  moment,  »  dit  une  femme,  et  elle  ajoute  : 

«  Si  l'on  m'a  trompée  et  que  la  mélancolie  m'y  ramène,  je 
m'abandonnerai  à  toute  ma  douleur.  La  solitude  retentira  de 
ma  plainte.  Je  déchirerai  le  silence  et  l'obscurité  de  mes  cris, 
et  lorsque  mon  âme  sera  rassasiée  d'amertumes,  j'essuierai  mes 
larmes  de  mes  mains,  je  reviendrai  parmi  les  hommes  et  ils  ne 
soupçonneront  pas  que  j'ai  pleuré.  » 

Si  je  te  perdais  jamais,  idole  de  mon  âme  ;  si  une  mort 
inopinée,  un  malheur  imprévu  te  séparait  de  moi,  c'est  ici  que 
je  voudrais  qu'on  déposât  ta  cendre  et  que  je  viendrais  converser 
avec  ton  ombre. 


SALON    DE  1767.  231 

Si  l'absence  nous  tient  éloignés,  j'y  viendrai  rechercher  la 
même  ivresse  qui  avait  si  entièrement,  si  délicieusement  disposé 
de  nos  sens;  mon  cœur  palpitera  de  rechef;  je  rechercherai,  je 
retrouverai  l'égarement  voluptueux.  Tu  y  seras,  jusqu'à  ce  que 
la  douce  langueur,  la  douce  lassitude  du  plaisir  soit  passée. 
Alors  je  me  relèverai;  je  m'en  reviendrai;  mais  je  n'en  revien- 
drai pas  sans  m'arrêter,  sans  retourner  la  tête,  sans  fixer  mes 
regards  sur  l'endroit  où  je  fus  heureux  avec  toi  et  sans  toi.  Sans 
toi!  je  me  trompe;  tu  y  étais  encore;  et  à  mon  retour,  les 
hommes  verront  ma  joie;  mais  ils  n'en  devineront  pas  la  cause. 
Que  fais-tu  à  présent?  où  es-tu?  n'y  a-t-il  aucun  antre,  aucune 
forêt,  aucun  lieu  secret,  écarté,  où  tu  puisses  porter  tes  pas 
et  perdre  aussi  ta  mélancolie? 

0  censeur,  qui  réside  au  fond  de  mon  cœur,  tu  m'as  suivi 
jusqu'ici!  Je  cherchais  à  me  distraire  de  ton  reproche,  et  c'est 
ici  que  je  t'entends  plus  fortement.  Fuyons  ces  lieux.  Est-ce  le 
séjour  de  l'innocence?  est-ce  celui  du  remords?  C'est  l'un  et 
l'autre,  selon  l'âme  qu'on  y  porte.  Le  méchant  fuit  la  solitude  ; 
l'homme  juste  la  cherche.  Il  est  si  bien  avec  lui-même! 

Les  productions  des  artistes  sont  regardées  d'un  œil  bien 
différent,  et  par  celui  qui  connaît  les  passions,  et  par  celui  qui 
les  ignore.  Elles  ne  disent  rien  à  celui-ci.  Que  ne  disent-elles 
point  à  moi?  L'un  n'entrera  point  dans  cette  caverne  que  je 
cherchais  ;  il  s'écartera  de  cette  forêt  où  je  me  plais  à  m'enfon- 
cer.  Qu'y  ferait-il?  il  s'y  ennuierait. 

S'il  me  reste  quelque  chose  à  dire  sur  la  poésie  des  ruines, 
Robert  m'y  ramènera. 

Le  morceau  dont  il  s'agit  ici  est  le  plus  beau  de  ceux  qu'il 
a  exposés.  L'air  y  est  épais  ;  la  lumière  chargée  de  la  vapeur  des 
lieux  frais  et  des  corpuscules  que  des  ténèbres  visibles  nous  y 
font  discerner;  et  puis  cela  est  d'un  pinceau  si  doux,  si  moel- 
leux, si  sûr!  C'est  un  effet  merveilleux  produit  sans  effort.  On 
ne  songe  pas  à  l'art.  On  admire,  et  c'est  de  .l'admiration  même 
que  l'on  accorde  à  la  nature. 

109.    INTÉRIEUR     D'UNE    GALERIE    RUINÉE1. 

A  droite  une   colonnade;  debout  sur  les  débris  ou  restes 
i .  Petit  ovale. 


232  SALON    DE    1767. 

d'une  voûte  brisée,  un  homme  enveloppé  dans  son  manteau; 
sur  une  assise  inférieure  de  la  même  fabrique,  au  pied  de  cet 
homme,  une  femme  courbée  qui  se  repose.  Au  bas,  à  l'angle, 
vers  l'intérieur  de  la  galerie,  groupe  de  paysans  et  de  paysan- 
nes entre  lesquelles  une  qui  porte  une  cruche  sur  sa  tète.  Au- 
devant  de  ce  groupe,  dont  on  n'aperçoit  que  les  têtes,  femme 
qui  ramène  un  cheval.  Le  reste  des  ligures  de  ce  côté  est  mas- 
qué par  un  grand  piédestal  qui  soutient  une  statue.  De  ce  pié- 
destal sort  une  fontaine  dont  les  eaux  tombent  dans  un  vaste 
bassin.  Vers  les  bords  de  ce  bassin,  sur  le  fond,  femme  avec  une 
cruche  à  la  main,  une  corbeille  de  linges  mouillés  sur  sa  tête 
et  s'en  allant  vers  une  arcade  qui  s'ouvre  sur  la  scène  et 
l'éclairé.  Sous  cette  arcade,  paysan  monté  sur  sa  bête  et  faisant 
son  chemin.  En  tournant  de  là  vers  la  gauche,  fabriques  ruinées, 
colonnes  qui  tombent  de  vétusté  et  grand  pan  de  vieux  mur. 
Le  côté  droit  étant  éclairé  par  la  lumière  qui  vient  de  dessous 
l'arcade,  on  pense  bien  que  le  côté  gauche  est  tout  entier  dans 
la  demi-teinte.  Au  pied  du  grand  pan  de  vieux  mur,  sur  le 
devant,  paysan  assis  à  terre  et  se  reposant  sur  la  gerbe  qu'il  a 
glanée;  et  puis  des  masses  de  pierres  détachées  et  autres  acces- 
soires communs  à  ce  genre. 

Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  ce  morceau,  c'est  la  vapeur 
ondulante  et  chaude  qu'on  voit  au  haut  de  l'arcade;  effet  de  la 
lumière  arrêtée,  brisée,  réfléchie  par  la  concavité  de  la  voûte. 

PETITE,     TRÈS-PETITE    RUINE1. 

A  droite,  le  toit  en  pente  d'un  hangar  adossé  h  une  muraille. 
Sous  ce  hangar  couvert  de  paille,  des  tonneaux,  les  uns  pleins 
apparemment  et  couchés,  d'autres  vides  et  debout.  Au-dessus 
du  toit,  l'excédant  du  mur  dégradé  et  couvert  de  plantes  para- 
sites. A  l'extrémité  à  gauche,  au  haut  de  ce  mur,  un  bout  de 
balustrade  à  pilastres  ruinés.  Sur  ce  bout  de  balustrade,  un 
pot  de  Heurs.  Utenant  à  cette  fabrique,  une  ouverture  ou  espèce 
de  porte  dont  la  fermeture,  faite  de  poutrelles  assemblées  à 
claire-voie,  à  demi  ouverte,  fait  angle  droit  en  devant,  avec  le 
côté  de  la  fabrique  qui  lui  sert  d'appui.  Au  delà  de  cette  porte, 

1.  Comprise  sans  doute  dans  le  numéro  collectif  112. 


SALON    DE    1767.  233 

ne  autre  fabrique  de  pierre,  en  ruine.  Par  derrière  celle-ci, 
une  troisième  fabrique;  sur  le  fond,  un  escalier  qui  conduit  à 
une  vaste  étendue  d'eaux  qui  se  répandent  et  qu'on  aperçoit  par 
l'ouverture  qui  sépare  les  deux  fabriques.  A.  gauche,  une  qua- 
trième fabrique  de  pierre  faisant  face  à  celle  de  la  droite  et  en 
retour  avec  celles  du  fond.  A  la  façade  de  cette  dernière,  une 
mauvaise  figure  de  saint  dans  sa  niche;  au  bas  de  la  niche,  la 
goulotte  d'une  fontaine  dont  les  eaux  sont  reçues  dans  une 
auge.  Sur  l'escalier  de  bois  qui  descend  à  la  rivière,  une  femme 
avec  sa  cruche.  A  l'auge,  une  autre  femme  qui  lave.  La  partie 
supérieure  de  la  fabrique  de  la  gauche  est  aussi  dégradée  et 
revêtue  de  plantes  parasites.  L'artiste  a  encore  décoré  son  extré- 
mité supérieure  d'un  autre  pot  de  fleurs.  Au-dessous  de  ce  pot 
il  a  ouvert  une  fenêtre  et  fiché  dans  le  mur,  aux  deux  côtés  de 
cette  fenêtre,  des  perches  sur  lesquelles  il  a  mis  des  draps  à 
sécher.  Tout  à  fait  à  gauche,  la  porte  d'une  maison  ;  au  dedans 
de  la  maison,  les  bras  appuyés  sur  le  bas  de  la  porte,  une  femme 
qui  regarde  ce  qui  se  passe  dans  la  rue. 

Très-bon  petit  tableau;  mais  exemple  de  la  difficulté  de 
décrire  et  d'entendre  une  description.  Plus  on  détaille,  plus 
l'image  qu'on  présente  à  l'esprit  des  autres  diffère  de  celle  qui 
est  sur  la  toile.  D'abord  l'étendue  que  notre  imagination  donne 
aux  objets  est  toujours  proportionnée  à  l'énumération  des  par- 
ties. 11  y  a  un  moyen  sûr  de  faire  prendre  à  celui  qui  nous 
écoute  un  puceron  pour  un  éléphant;  il  ne  s'agit  que  de  pousser 
à  l'excès  l'anatomie  circonstanciée  de  l'atome  vivant.  Une  habi- 
tude mécanique  très-naturelle,  surtout  aux  bons  esprits,  c'est 
de  chercher  à  mettre  de  la  clarté  dans  leurs  idées;  en  sorte 
qu'ils  exagèrent  et  que  le  point  dans  leur  esprit  est  un  peu 
plus  gros  que  le  point  décrit,  sans  quoi  ils  ne  l'apercevraient 
pas  plus  au  dedans  d'eux-mêmes  qu'au  dehors.  Le  détail,  dans 
une  description,  produit  à  peu  près  le  même  effet  que  la  tritu- 
ration. Un  corps  remplit  dix  fois,  cent  fois  moins  d'espace  ou 
de  volume  en  masse  qu'en  molécules.  M.  de  Réaumur  ne  s'en 
est  pas  douté;  mais  faites-vous  lire  quelques  pages  de  son 
Traité  des  insectes,  et  vous  y  démêlerez  le  même  ridicule  qu'à 
mes  descriptions.  Sur  celle  qui  précède,  il  n'y  a  personne  qui 
n'accordât  plusieurs  pieds  en  carré  à  une  petite  ruine  grande 
comme  la  main.  Je  crois  avoir  déjà  quelque  part  déduit  de  là 


234  SALON    DE   1767. 

une  expérience  qui  déterminerait  la  grandeur  relative  des 
images  dans  la  tête  de  deux  artistes  ou  dans  la  tête  d'un  même 
artiste  en  différents  temps.  Ce  serait  de  leur  ordonner  le  dessin 
net  et  distinct,  et  le  plus  petit  qu'ils  pourraient,  d'un  objet 
susceptible  d'une  description  détaillée.  Je  crois  que  l'œil  et 
l'imagination  ont  à  peu  près  le  même  champ,  ou  peut-être,  au 
contraire,  que  le  champ  de  l'imagination  est  en  raison  inverse 
du  champ  de  l'œil.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  impossible  que  le 
presbyte  et  le  myope,  qui  voient  si  diversement  en  nature, 
voient  de  la  même  manière  dans  leurs  tètes.  Les  poètes,  pro- 
phètes et  presbytes,  sont  sujets  à  voir  les  mouches  comme  des 
éléphants;  les  philosophes,  myopes,  à  réduire  les  éléphants  à 
des  mouches.  La  poésie  et  la  philosophie  sont  les  deux  bouts 
de  la  lunette. 

108.      GRAND     ESCALIER     QUI     CONDUIT      A     UN     ANCIEN 

PORTIQUE1. 

Sur  le  fond  et  dans  le  lointain,  à  droite,  une  pyramide,  puis 
l'escalier.  Au  côté  droit  de  l'escalier,  à  sa  partie  supérieure,  un 
obélisque;  au  bas,  sur  le  devant,  deux  hommes  poussant  un 
tronçon  de  colonne,  que  quatre  chevaux  n'ébranleraient  pas  : 
absurdité  palpable.  Sur  les  degrés,  une  figure  d'homme  qui 
monte;  vers  le  milieu,  une  figure  de  femme  qui  descend;  au 
haut,  un  petit  groupe  d'hommes  et  de  femmes  qui  conversent. 
A  gauche,  une  grande  fabrique,  une  colonnade,  un  péristyle 
dont  la  façade  s'enfonce  dans  le  tableau.  Les  detrrés  de  l'esca- 

■s  O 

lier  aboutissent  à  cette  façade.  La  partie  inférieure  de  cette 
fabrique  est  en  niches.  Ces  niches  sont  remplies  de  statues.  Des 
groupes  de  figures,  qu'on  a  peine  à  discerner,  sont  répandus 
dans  les  entre-colonnements  de  la  partie  supérieure.  On  y  entre- 
voit un  homme  enveloppé  dans  son  manteau,  assis,  et  les  jambes 
pendantes  en  dehors.  Derrière  lui,  debout,  quelques  autres 
personnages.  Au  bas  d'une  petite  façade,  en  retour  de  cette 
colonnade,  l'artiste  a  étendu  à  terre  un  passager,  qui  se  repose 
parmi  des  fragments  de  colonnes. 

C'est  bien  un   morceau  de  Robert,  et  ce  n'est  pas  un  des 

1.  Tableau  de  4  pieds  de  haut  sur  2  pieds  9  pouces  de  large. 


SALON    DE   1767.  235 

moins  bons.  Je  n'ajouterai  rien  de  plus;  car  il  faudrait  revenir 
sur  les  mêmes  éloges,  qui  vous  fatigueraient  autant  à  lire  que 
moi  à  les  écrire.  Souvenez-vous  seulement  que  toutes  ces 
figures,  tous  ces  groupes  insignifiants,  prouvent  évidemment 
que  la  poétique  des  ruines  est  encore  à  faire. 

110.     LA     CASCADE     TOMBANT     ENTRE      DEUX    TERRASSES, 

AU     MILIEU     D'UNE     COLONNADE.     UNE     VUE     DE     LA 

VIGNE-MADAME,   A   ROME. 

L.v  cascade.  Morceau  froid,  sans  verve,  sans  invention,  sans 
effet;  mauvaises  eaux  tombant  en  nappes  par  les  vides  d'ar- 
cades formées  sur  un  plan  circulaire  ;  et  ces  nappes  si  uniformes, 
si  égales,  si  symétriques,  si  compassées  sur  l'espace  qui  leur 
est  ouvert,  qu'on  dirait  qu'ainsi  que  les  espaces,  elles  ont  été 
assujetties  aux  règles  de  l'architecture.  Quoi!  monsieur  Robert, 
de  bonne  foi,  vous  les  avez  vues  comme  cela?  Il  n'y  avait  pas 
une  seule  pierre  disjointe  qui  variât  le  cours  et  la  chute  de  ces 
eaux?  pas  le  moindre  fétu  qui  l'embarrassât?  Je  n'en  crois  rien; 
et  puis  on  ne  sait  ce  que  c'est  que  vos  figures.  Au  sortir  des 
arcades,  les  eaux  sont  reçues  dans  un  grand  bassin.  Derrière 
cette  fabrique  il  y  a  des  arbres.  Qu'ils  sont  lourds  ces  arbres, 
épais,  négligés,  inélégants,  maussades!  et  d'un  vert  de  vessie 
plus  cru!...  Les  feuilles  ressemblent  à  des  taches  vertes  dentelées 
par  les  bords.  C'est  pis  qu'aux  paysages  du  pont  ou  de  la  com- 
munauté de  Saint-Luc.  Ils  ne  servent  qu'à  faire  sentir  que  ceux 
que  vous  avez  desséchés  à  la  gauche  de' votre  composition  sont 
beaucoup  mieux,  ou  ceux-ci  à  rendre  les  premiers  plus  mau- 
vais; comme  on  voudra.  Mais  vous,  mon  ami,  convenez  qu'à  la 
manière  dont  je  juge  un  artiste  que  j'aime,  que  j'estime,  et  qui 
montre  vraiment  un  grand  talent,  même  dans  ce  morceau,  on 
peut  compter  sur  mon  impartialité. 

la  vigne-madame.  Mauvais,  selon  moi...  —  Mais  cela  est 
en  nature.  —  Cela  n'est  point  en  nature.  Les  arbres,  les  eaux, 
les  rochers  sont  en  nature;  les  ruines  y  sont  plus  que  les  bâti- 
ments, mais  n'y  sont  pas  tout  à  fait;  et  quand  elles  y  seraient, 
faut-il  rendre  servilement  la  nature?  S'il  s'agissait  d'un  dessin  à 
placer  dans  l'ouvrage  d'un  voyageur,  il  n'y  aurait  pas  le  mot  à 
dire  ;  il  faut  alors  une  exactitude  rigoureuse.  Imaginez  à  gauche 


236  SALON    DE    1767. 

une  longue  suite  d'arcades  qui  s'en  vont  en  s'enfonçant  dans  la 
toile  parallèlement  au  cote  droit,  et  en  diminuant  de  hauteur 
selon  les  lois  de  la  perspective.  Imaginez  à  droite  une  autre 
enfilade  d'arcades  qui  s'en  vont  du  côté  gauche,  sur  le  devant, 
diminuant  pareillement  de  hauteur;  en  sorte  que  ces  deux  enfi- 
lades ont  l'air  de  deux  grands  triangles  rectangles  posés  sur 
leurs  moyens  cotés:  efïet  le  plus  ingrat  à  l'œil;  effet  dont  il 
était  si  aisé  de  déranger  la  symétrie.  Les  premières  arcades 
sont  éclairées,  et  forment  la  partie  supérieure  et  le  fond  du 
tableau.  Les  autres  sont  dans  la  demi-teinte,  et  forment  la 
partie  inférieure  et  le  devant.  Celles-ci  soutiennent  une  large 
chaussée  qui  conduit  en  montant,  le  long  des  premières,  jus- 
qu'au sommet  des  arcades  inférieures  du  devant.  Sous  ces 
arcades  inférieures,  ce  sont  des  laveuses,  d'autres  femmes  occu- 
pées, des  enfants,  du  feu;  au-devant,  à  gauche,  du  linge  étendu 
sur  des  cordes.  Là,  tout  à  fait  sur  le  devant,  des  eaux  qui  vien- 
nent de  dessous  les  arcades.  Au  bord  de  ces  eaux  rassemblées, 
sur  une  langue  de  terre  à  gauche,  d'autres  figures  d'hommes, 
de  femmes,  d'enfants,  de  pêcheurs.  Au  haut  de  la  chaussée  pra- 
tiquée sur  les  arcades  inférieures,  quelques  groupes.  Tout  à  fait 
sur  le  fond,  à  droite  au  delà  des  arcades,  du  paysage;  des 
arbres;  et  Dieu  sait  quels  arbres?  Il  manque  encore  bien  des 
choses,  et  de  technique,  et  d'idéal  à  cet  artiste,  pour  être  excel- 
lent; mais  il  a  de  la  couleur  et  de  la  couleur  vraie;  mais  il  a 
le  pinceau  hardi,  facile  et  sûr.  Il  ne  tient  qu'à  lui  d'acquérir  le 
reste.  Je  lui  dirais  en  deux  mots,  sur  la  poésie  de  son  genre  : 
monsieur  Robert,  souvent  on  reste  en  admiration  à  l'entrée  de 
vos  ruines;  faites  ou  qu'on  s'en  éloigne  avec  effroi,  ou  qu'on  s'y 
promène  avec  plaisir. 

107.  LA  COUR  DU  PALAIS  ROMAIN,  QU'ON  INONDE  DANS 
LES  GRANDES  CHALEURS,  POUR  DONNER  DE  LA  FRAl- 
CHEUR     AUX     GALERIES     QUI     L'EN  V  1  R  ONN  ENT  ' . 

On  voit,  par  l'ouverture  des  arcades,  les  galeries  tourner 
autour  de  la  cour  du  palais,  que  l'artiste  a  peinte  inondée.  Il 
n'y  a  ici  ni  figures  ni  accessoires   poétiques.  C'est  le  bâtiment 

1.  Tableau  de  4  pieds  3  pouces  de  large  sur  3  pieds  1  pouce  de  haut. 


SALON    DE    1767.  237 

pur  et  simple.  On  ne  peut  se  tirer  avec  succès  d'un  pareil  sujet 
que  par  la  magie  de  la  peinture.  Aussi  Robert  l'a-t-il  fait.  Son 
tableau  est  très-beau  et  de  très-grand  effet.  Le  dessous  des  gale- 
ries est  très-vaporeux.  Si  j'osais  hasarder  une  observation,  je 
dirais  que  la  partie  inférieure  des  voûtes,  à  gauche  sur  le  devant, 
m'a  paru  seulement  un  peu  trop  obscure,  trop  noire.  J'y  aurais 
désiré  quelque  faible  lueur  d'une  lumière  réfléchie  par  les  eaux 
qui  couvrent  la  cour.  Mais  c'est,  comme  on  porte  sa  main  sur 
les  vases  sacrés,  que  j'aventure  cette  critique,  en  tremblant.  A 
une  autre  heure  du  jour,  à  une  autre  lumière,  dans  une  autre 
exposition,  peut-être  ferais-je  amende  honorable  au  peintre. 

101.     PORT    DE     ROME,     ORNE    DE     DIFFERENTS    MONUMENTS 
D'ARCHITECTURE     ANTIQUE     ET     MODERNE1. 

C'est  le  morceau  de  réception  de  l'artiste,  et  une  belle 
chose.  C'est  un  Yernet  pour  le  faire  et  pour  la  couleur.  Que 
n'est-il  encore  un  Yernet  pour  les  figures  et  le  ciel  !  Les  fabri- 
ques sont  de  la  touche  la  plus  vraie;  la  couleur  de  chaque  objet 
est  ce  qu'elle  doit  être,  soit  réelle,  soit  locale.  Les  eaux  ont  de 
la  transparence.  Toute  la  composition  vous  charme. 

On  voit,  au  centre  du  tableau,  Ja  rotonde  isolée;  de  droite 
et  de  gauche,  sur  le  fond,  des  portions  de  palais;  au-dessous 
de  ces  palais,  deux  immenses  escaliers  qui  conduisent  à  une 
large  esplanade  pratiquée  au  devant  de  la  rotonde,  et  de  là  à 
un  second  terre-plein  pratiqué  au-dessous  de  l'esplanade. 

L'esplanade  prend  dans  son  milieu  une  forme  circulaire; 
elle  règne  sur  toute  la  largeur  du  tableau.  Il  en  est  de  même 
du  terre-plein,  au-dessous  d'elle.  Le  terre-plein  est  fermé  par 
des  bornes  enchaînées.  Au  bas  de  la  partie  circulaire  de  l'es- 
planade, au  niveau  du  terre-plein,  il  y  a  une  espèce  d'enfonce- 
ment ou  de  grotte.  Du  terre-plein  on  descend  par  quelques 
marches  à  la  mer  ou  au  port,  dont  la  forme  est  un  carré  oblong. 
Les  deux  côtés  longs  de  cet  espace  forment  les  deux  grèves  du 
port,  qui  s'étendent  depuis  le  bas  des  deux  grands  escaliers  jus- 
qu'au bord  de  la  toile.  Ces  grèves  sont  comme  deux  grands  parai  - 


1.  Tableau  de  4  pieds  7  pouces  de  large  sur  3  pieds  2  pouces  de  haut.  —  Est 
au  Louvre  sous  le  n"  484.  Gravé  dans  Y  Histoire  des  Peintres. 


238  SALON    DE   1767. 

lélogrammes.  On  y  voit  des  commerçants  debout,  assis,  des  bal- 
lots, des  marchandises.  A  gauche,  il  y  a,  parallèlement  au  côté 
de  la  grève  et  du  port,  une  façade  de  palais.  Ce  n'est  pas  tout; 
l'artiste  a  élevé,  à  chaque  extrémité  de  l'esplanade,  deux  grands 
obélisques.  On  voit  aussi  ramper  circulairement,  contre  la  face 
extérieure  de  cette  esplanade,  un  petit  escalier  étroit,  dont  les 
marches,  contiguës  aux  marches  du  grand  escalier,  sont  beau- 
coup plus  élevées,  et  forment  un  parapet  singulier  pour  les 
allants  et  les  venants,  qui  peuvent  descendre  et  remonter  sans 
gêner  la  liberté  des  grands  escaliers. 

Ce  morceau  est  très-beau  ;  il  est  plein  de  grandeur  et  de 
majesté;  on  l'admire,  mais  on  n'en  est  pas  plus  ému;  il  ne  fait 
point  rêver;  ce  n'est  qu'une  vue  rare  où  tout  est  grand,  mais 
symétrique.  Supposez  un  plan  vertical  qui  coupe  par  leur  milieu 
la  rotonde  et  le  port,  les  deux  portions  qui  seront  de  droite  et 
de  gauche  de  ce  plan  montreront  les  mêmes  objets  répétés.  Il 
y  a  plus  de  poésie,  plus  d'accidents,  je  ne  dis  pas  dans  une 
chaumière,  mais  dans  un  seul  arbre  qui  a  souffert  des  années  et 
des  saisons,  que  dans  toute  la  façade  d'un  palais.  11  faut  ruiner 
un  palais  pour  en  faire  un  objet  d'intérêt.  Tant  il  est  vrai  que, 
quel  que  soit  le  faire,  point  de  vraie  beauté  sans  l'idéal.  La 
beauté  de  l'idéal  frappe  tous  les  hommes;  la  beauté  du  faire 
n'arrête  que  le  connaisseur.  Si  elle  le  fait  rêver,  c'est  sur  l'art 
et  l'artiste,  et  non  sur  la  chose.  Il  reste  toujours  hors  de  la 
scène;  il  n'y  entre  jamais.  La  véritable  éloquence  est  celle  qu'on 
oublie.  Si  je  m'aperçois  que  vous  êtes  éloquent,  vous  ne  l'êtes 
pas  assez.  Il  y  a  entre  le  mérite  du  faire  et  le  mérite  de  l'idéal, 
la  différence  de  ce  qui  attache  les  yeux  et  de  ce  qui  attache  l'âme. 

105.    ÉCURIE     ET    MAGASIN     A    FOIN,     TEINTS 
D'APRÈS    NATURE,    A    ROME1. 

Il  est  presque  impossible  de  faire  concevoir  cette  composi- 
tion, et  tout  aussi  malaisé  d'en  transmettre  l'impression. 

A  gauche,  c'est  une  voûte  éclairée  dans  sa  partie  supérieure, 
par  une  lumière  qui  vient  d'arcades  soutenues  sur  des  colonnes 
et  chapiteaux  corinthiens. 

1.  Tableau  de  2  pieds  2  pouces  de  haut  sur  1  pied  3  pouces  de  large. 


SALON    DE    1767.  239 

La  hauteur  de  cette  voûte  est  coupée  en  deux;  l'une  éclai- 
rée et  l'autre  obscure. 

La  partie  éclairée  et  supérieure  est  un  grenier  à  foin,  sur 
lequel  on  voit  force  bottes  de  paille  et  de  foin,  avec  déjeunes 
paysans  et  déjeunes  paysannes  occupés  à  les  ranger.  Par  der- 
rière ces  travailleurs,  des  fourches,  une  échelle  renversée,  et 
autres  instruments,  moitié  enfoncés,  moitié  sortant  de  la  paille 
et  du  foin.  Une  autre  échelle  dressée  porte,  par  son  pied,  sur 
le  devant  du  grenier,  et  par  son  extrémité  supérieure,  contre 
une  poutre  qui  fait  la  corde  de  l'arc  de  la  voûte.  A  cette  poutre 
ou  linteau,  il  y  a  une  poulie  avec  sa  corde  et  son  crochet  à 
monter  la  paille  et  le  foin. 

C'est  donc  toute  la  partie  concave  de  l'édifice  qui  forme  le 
grenier  à  foin  ;  et  c'est  le  reste  qui  forme  l'écurie. 

L'écurie,  ou  toute  la  portion  de  l'édifice,  depuis  le  linteau 
qui  forme  la  corde  de  l'arc  de  la  voûte  jusqu'au  rez-de-chaussée, 
est  obscure,  ou  dans  la  demi-teinte. 

11  y  a,  au  côté  droit,  une  forte  fabrique  de  charpente  à 
claire-voie.  C'est  une  espèce  de  fermeture  commune  à  l'écurie 
et  à  une  partie  du  grenier  à  foin.  Celte  fermeture  est  entr'ou- 
verte. 

À  droite,  du  côté  où  la  fermeture  s'entr'ouvre,  en  dehors, 
un  peu  en  deçà  sur  le  devant,  on  voit  deux  paysans  avec  leurs 
chiens.  Ils  reviennent  des  champs.  Un  de  leurs  bœufs  est  tombé 
de  lassitude.  La  charrue  qui  le  masque  n'en  laisse  voir  que  la 
tête  et  les  cornes. 

Dans  l'écurie,  les  objets  communs -d'un  pareil  local,  jetés 
pêle-mêle,  très-pittoresquement;  dégradation  de  lumière  si 
parfaite;  obscurité  où  tout  se  sépare,  se  discerne,  se  fait  valoir. 
Ce  n'est  pas  le  jour,  c'est  la  nuit  qui  circule  entre  les  choses.  Il 
y  a,  à  l'entrée  de  l'écurie,  deux  chevaux  de  selle,  avec  un  pale- 
frenier. 

Plus  vers  la  gauche,  c'est  une  voiture,  attelée  d'un  cheval, 
chargée  de  nouvelles  bottes  de  paille  ou  de  foin,  et  couverte 
d'une  grande  toile.  A  côté  de  la  voiture,  son  conducteur. 

Une  autre  fabrique,  faisant  angle  en  retour  avec  la  précé- 
dente, montre  une  seconde  arcade,  seulement  fermée  par  en  bas 
par  un  fort  assemblage  de  charpente  à  claire-voie.  Au  dedans 
de  cette  arcade,  assez  de  lumière  pour  discerner  de  grandes 


^0  SALON    DE   1767. 

ruines.  On  découvre,  au  mur  latéral  gauche,  une  statue  colos- 
sale dans  une  niche.  Proche  du  pied-droit  de  cette  arcade,  à 
terre,  tout  à  fait  à  gauche,  sur  le  devant,  autour  d'une  paysanne 
accroupie,  l'artiste  a  dispersé  des  paniers,  des  cruches,  une 
cage  à  poulets. 

Voilà  un  tableau  du  faire  le  plus  facile  et  le  plus  vrai.  C'est 
une  variété  infinie  d'objets  pittoresques,  sans  confusion;  c'est 
une  harmonie  qui  enchante;  c'est  une  mélange  sublime  de 
grandeur,  d'opulence  et  de  pauvreté;  les  objets  agrestes  de  la 
chaumière  entre  les  débris  d'un  palais!  le  temple  de  Jupiter, 
la  demeure  d'Auguste,  transformée  en  écurie,  en  grenier  à  foin  ! 
L'endroit  où  l'on  décidait  du  sort  des  nations  et  des  rois,  où 
des  courtisans  venaient  en  tremblant  étudier  le  visage  de  leur 
maître,  où  trois  brigands,  peut-être,  échangèrent  entre  eux  les 
têtes  de  leurs  amis,  de  leur  père  de  leur  mère,  contre  les  têtes 
de  leurs  ennemis,  qu'est-ce  à  présent?  Une  auberge  de  cam- 
pagne, une  ferme. 


Quantum  est  in  rébus  inane! 

A.  Persii  Flacci.  Sat.  I,  v.  I. 


Ce  morceau  est,  ou  je  suis  bien  trompé,  un  des  meilleurs 
de  l'artiste.  La  lumière  du  grenier  à  foin  est  ménagée  de 
manière  à  ne  point  trancher  avec  l'obscurité  forte  de  l'écurie; 
et  l'arcade  latérale  n'est  ni  aussi  éclairée  que  le  grenier,  ni 
aussi  sombre  que  le  reste.  11  y  a  un  grand  art,  une  merveilleuse 
intelligence  de  clair-obscur.  Mais  ce  qui  achève  de  confondre, 
c'est  d'apprendre  que  ce  tableau  a  été  l'ait  en  une  demi-journée. 
Regardez  bien  cela,  monsieur  Machy  ;  ei  brisez  vos  pinceaux. 

Un  jour  que  je  considérais  ce  tableau,  la  lumière  du  soleil 
couchant  venant  à  l'éclairer  subitement  par  derrière,  je  vis 
toute  la  partie  supérieure  du  grenier  à  foin  teinte  de  feu;  effet 
très-piquant,  que  l'artiste  aurait  certainement  essayé  d'imiter, 
s'il  en  avait  dé  témoin.  C'était  comme  le  reflet  d'un  grand 
incendie  voisin,  dont  tout  l'édifice  étail  menacé,  .le  dois  ajouter 
que  cette  lueur  rougeàtre  se  mêlait  si  parfaitement  avec  les 
lumières,  les  ombres  et  les  objets  du  tableau,  que  je  demeurai 
persuadé  qu'elle  en  était,  jusqu'à  ce  que,  le  soleil  venant  à  des- 
cendre sous  l'horizon,  L'effet  disparût. 


SALON    DE   1767.  2^1 

10  II.     CUISINE    ITALIENNE1. 

C'est  une  observation  assez  générale,  qu'on  devient  rare- 
ment grand  écrivain,  grand  littérateur,  homme  d'un  grand  goût, 
sans  avoir  fait  connaissance  étroite  avec  les  Anciens.  Il  y  a  dans 
Homère  et  Moïse  une  simplicité,  dont  il  faut  peut-être  dire  ce 
que  Gicéron  disait  du  retour  de  Régulus  à  Garthage  :  Laus  tcm- 
porum,  non  hominis.  G'est  plus  l'effet  encore  des  mœurs  que 
du  génie.  Des  peuples  avec  ces  usages,  ces  vêtements,  ces  céré- 
monies, ces  lois,  ces  coutumes,  ne  pouvaient  guère  avoir  un 
autre  ton.  Mais  il  y  est,  ce  ton  qu'on  n'imagine  pas;  et  il  faut 
l'aller  puiser  là,  pour  le  transporter  à  nos  temps,  qui,  très- 
corrompus,  ou  plutôt  très-maniérés,  n'en  aiment  pas  moins  la 
simplicité.  11  faut  parler  des  choses  modernes  à  l'antique. 

Pareillement,  il  est  rare  qu'un  artiste  excelle,  sans  avoir  vu 
l'Italie;  et  une  observation  qui  n'est  guère  moins  générale  que 
la  première,  c'est  que  les  plus  belles  compositions  des  peintres, 
les  plus  rares  morceaux  des  statuaires,  les  plus  simples,  les 
mieux  dessinés,  du  plus  beau  caractère,  de  la  couleur  la  plus 
vigoureuse  et  la  plus  sévère,  ont  été  faits  à  Rome,  ou  au  retour 
de  Rome. 

Prétendre,  avec  quelques-uns,  que  c'est  l'influence  d'un  plus 
beau  ciel,  d'une  plus  belle  lumière,  d'une  plus  belle  nature, 
c'est  oublier  que  ce  que  je  dis,  c'est  en  général,  sans  en  excepter 
les  bambochades,  des  tableaux  de  nuit  et  des  temps  de  brouil- 
lards et  d'orages. 

Le  phénomène  s'explique  beaucoup  mieux,  ce  me  semble, 
par  l'inspiration  des  grands  modèles,  toujours  présents  en 
Italie.  Là,  quelque  part  que  vous  alliez,  vous  trouvez  sur  votre 
chemin  Michel-Ange,  Raphaël,  le  Guide,  le  Titien,  le  Corrége, 
le  Dominiquin,  ou  quelqu'un  de  la  familles  des  Carraches. 
Voilà  les  maîtres,  dont  on  reçoit  des  leçons  continuelles;  et  ce 
sont  de  grands  maîtres.  Le  Brun  perdit  sa  couleur  en  moins  de 
trois  ans.  Peut-être  faudrait-il  exiger  des  jeunes  artistes  un 
plus  long  séjour  à  Rome,  afin  de  donner  le  temps  au  bon  goût 
de  se  fixer  à  demeure.  La  langue  d'un  enfant,  qui  fait  un  voyage 
de  province,  se  corrompt  au  bout  de  quelques  semaines.  Vol- 

I.  Tableau  de  2  pieds  1  pouce  de  large  sur  15  pouces  de  haut. 

xi.  16 


2Z|2  SALON    DE    17G7. 

taire,  relégué  sur  les  bords  du  lac  de  Genève,  y  conserve  toute 
la  pureté,  toute  la  force,  toute  l'élégance,  toute  la  délicatesse 
de  la  sienne.  Précautionnons  donc  nos  artistes  par  un  long 
séjour,  par  une  habitude  si  invétérée,  qu'ils  ne  puissent  s'en 
départir  contre  l'absence  des  grands  modèles,  la  privation  des 
grands  monuments,  l'influence  de  nos  petits  usages,  du  nos 
petites  mœurs,  de  nos  petits  mannequins  nationaux.  Si  tout 
concourt  à  perfectionner,  tout  concourt  à  corrompre.  Watt  eau 
fit  bien  de  rester  à  Paris.  Yernet  ferait  bien  d'habiter  les  bords 
de  la  mer;  Lontherbourg  de  fréquenter  les  campagnes.  Mais 
que  Boucher  et  Baudouin  son  gendre  ne  quittent  point  le  quar- 
tier du  Palais-Royal.  Je  serai  bien  surpris,  si  les  ruines  pro- 
chaines de  Robert  conservent  le  même  caractère.  Ce  Boucher, 
que  je  viens  de  renfermer  dans  nos  ruelles  et  chez  les  courti- 
sanes, a  fait,  au  retour  de  Rome,  des  tableaux  qu'il  faut  voir, 
ainsi  que  les  dessins  qu'il  a  composés,  lorsqu'il  est  revenu,  de 
caprice,  à  son  premier  style,  qu'il  a  pris  en  dédain...  Et  tout  cela 
à  la  porte  d'une  cuisine. 

Entrons  dans  cette  cuisine;  mais  laissons  d'abord  monter 
ou  descendre  cette  servante  qui  nous  tourne  le  dos,  et  faisons 
place  à  ce  bambin  qui  la  suit  avec  peine;  car  ces  degrés,  de 
grosses  pierres  brutes,  sont  bien  hauts  pour  lui.  S'il  tombe, 
voilà  à  sa  gauche  une  petite  barricade  de  bois  qui  sert  de 
rampe,  et  qui  l'empêchera  de  se  blesser.  Du  bas  de  cette  porte, 
je  vois  que  cet  endroit  est  carré,  et  que,  pour  en  montrer 
l'intérieur,  on  a  abattu  le  mur  de  la  gauche.  Je  marche  sur  les 
débris  de  ce  mur,  et  j'avance.  Il  vient,  de  l'entrée  par  laquelle 
nous  sommes  descendus,  un  jour  faible  qui  éclaire  quelque 
pièce  adjacente.  Tout  ce  côté,  à  cela  près,  est  dans  la  demi- 
teinte.  Au-dessus  de  cette  entrée,  il  y  a  un  bout  de  planche 
soutenu  par  des  goussets,  et  sur  cette  planche  des  pots  ventrus 
de  différente  capacité.  Le  reste  de  ce  mur  est  nu.  Au  milieu  de 
celui  du  fond,  c'est  la  cheminée.  Au  côté  droit  de  la  cheminée, 
une  espèce  de  banquette  ou  de  coussin  sert  d'appui  à  deux 
enfants  grandelets  couchés  sur  le  ventre,  les  coudes  posés  sur 
le  coussin,  le  dos  tourné  au  spectateur,  le  visage  au  foyer,  et 
les  pieds  de  l'un  posés  sur  la  dernière  marche  de  l'entrée.  On  a 
dressé  contre  l'extrémité  gauche  de  la  banquette  ou  du  coussin 
quelques  ustensiles  de  cuisine.  Trois  marmites  de  terre  de  dif— 


SALON    DE   1767.  2/|3 

férentes  grandeurs  sont  au  fond  de  l'âtre.  La  plus  grande, 
bouchée  de  son  couvercle,  soutenue  sur  un  trépied,  occupe 
l'angle  gauche.  C'est  sous  celle-ci  que  le  gros  brasier  est  ramassé. 
Les  deux  autres  sont  sur  des  cendres,  et  chauffent  plus  douce- 
ment. Proche  du  même  coin  de  la  cheminée,  assise  sur  un  bil- 
lot, la  vieille  cuisinière  est  devant  son  feu.  Il  y  a,  entre  elle  et 
le  mur  du  fond,  un  enfant  debout.  La  hotte  ou  le  manteau  de 
la  cheminée  fait  saillie  sur  le  mur.  11  fume  dans  cette  cuisine; 
cela  est  du  moins  à  présumer  à  une  grande  couverture  de  laine 
jetée  sur  le  rebord  de  la  cheminée.  Cette  couverture,  relevée 
vers  la  gauche,  laisse  de  ce  côté  tout  le  fond  de  l'âtre  décou- 
vert, et  pend  vers  la  droite.  C'est  un  chandelier  de  cuivre  garni 
de  sa  chandelle,  avec  une  théière  qui  l'arrête  sur  le  bord  de  la 
cheminée,  au  milieu  de  laquelle  il  y  a  un  petit  miroir;  et  aux 
pieds  de  la  cuisinière,  sur  le  devant,  entre  elle  et  les  enfants 
qui  se  chauffent,  on  voit  un  plat  de  terre,  avec  des  raves1  éplu- 
chées et  rangées  tout  autour  du  plat.  Au  mur  du  fond,  à 
gauche,  à  côté  de  la  cheminée,  à  une  assez  grande  hauteur, 
un  enfoncement  cintré,  formant  armoire,  serre  ou  garde-man- 
ger, renferme  des  vaisseaux,  des  pots,  du  linge,  des  serviettes, 
dont  un  bout  est  pendant  en  dehors.  Derrière  la  cuisine,  sur  le 
devant,  un  grand  chien  debout,  maigre,  hargneux,  le  nez 
presque  en  terre,  de  mauvaise  humeur,  la  tête  tournée  et  les 
yeux  attachés  vers  l'angle  antérieur  du  mur  de  la  gauche,  est 
tenté  de  chercher  querelle  k  un  chat  dressé  sur  ses  deux  pattes 
appuyées  contre  les  bords  d'un  cuvier  à  anses  percées,  où  l'animal 
cherche  s'il  n'y  a  rien  à  escamoter.  Ce  mur  latéral  gauche  est 
ouvert  proche  du  fond  d'une  grande  porte  ou  fenêtre  très-éclai- 
rée.  C'est  de  là  que  la  cuisine  tire  son  jour.  On  a  pratiqué  au 
haut  de  cette  porte  une  espèce  de  petite  fenêtre  vitrée. 

L'effet  général  de  ce  petit  tableau  est  charmant.  Je  me  suis 
complu  aie  décrire,  parce  que  je  me  complaisais  à  me  le  rap- 
peler. La  lumière  y  est  distribuée  d'une  manière  tout  à  fait 
piquante.  Tout  y  est  presque  dans  la  demi-teinte,  rien  dans 
les  ténèbres.  On  y  discerne  sans  fatigue  les  objets,  même  le 


1.  Naigeon  et  ses  successeurs  ont  imprimé  «  saveurs  »;  nous  ne  nous  croyons 
pas  trop  hardi  en  proposant  la  correction  «  raves.  »  Il  faudrait  voir  le  tableau  ;  mais 
où  est-il? 


2hk  SALON    DE    1767. 

chat  et  le  cuvier,  qui,  placés  à  l'angle  antérieur  du  mur  latéral 
gauche,  sont  au  lieu  le  plus  opposé  à  la  lumière,  le  plus  éloi- 
gné d'elle,  et  le  plus  sombre.  Le  jour  fort  qui  vient  de  l'ouver- 
ture faite  au  même  mur  frappe  le  chien,  le  pavé,  le  dos  de  la 
cuisinière,  l'enfant  qui  est  debout  proche  d'elle,  et  la  partie 
voisine  de  la  cheminée.  Mais  le  soleil  étant  encore  assez  élevé 
sur  l'horizon,  ce  que  l'on  reconnaît  à  l'angle  de  ses  rayons  avec 
le  pavé,  tout  en  éclairant  vivement  la  sphère  d'objets  compris 
dans  la  masse  de  sa  lumière,  laisse  le  reste  dans  une  obscurité 
qui  s'accroît  à  proportion  de  la  distance  de  ce  foyer  lumineux. 
Cette  pyramide  de  lumière,  qui  se  discerne  si  bien  dans  tous 
les  lieux  qui  ne  sont  éclairés  que  par  elle,  et  qui  semble  com- 
prise entre  des  ténèbres  en-deçà  et  au-delà  d'elle,  est  supé- 
rieurement imitée.   On   est  dans  l'ombre;  on  voit  tout  ombre 
autour  de  soi;  puis  l'œil,  rencontrant  la  pyramide  lumineuse  où 
il  discerne  une  infinité  de  corpuscules  agités  en  tourbillons,  la 
traverse,  rentre  dans  l'ombre,  et  retrouve  des  corps  ombrés. 
Comment  cela  se  fait-il?  car  enfin  la  lumière  n'est  pas  suspen- 
due entre  la  toile  et  moi.  Si  elle  tient  à  la  toile,  pourquoi  cette 
toile  n'est-elle  pas  éclairée?  Cette  vieille  cuisinière  est  tout  à  fait 
ragoûtante  d'elïet,  de  position  et  de  vêtement.  La  lumière  est 
large  sur  son  dos.  La  servante,  que  nous  avons  trouvée  sur  les 
degrés  de  l'entrée,  est  on  ne  saurait  plus  naturelle  et  plus  vrai  ; 
c'est  une  des  figures  de  ces  anciens  petits  tableaux  de  Chardin. 
Ce    grand    chien  n'est    pas   ami  de    la   cuisinière;    car  il   est 
maigre.  Tout  est  doux,  facile,  harmonieux,  chaud  et  vigoureux 
dans  ce  tableau,  que  l'artiste  paraît  avoir  exécuté  en  se  jouani. 
11  a  supposé  le  mur  antérieur  abattu,  sans  user  de  cette  ouver- 
ture pour  éclairer.  Ainsi,  tout  le  devant  de  sa  composition  est 
dans  la  demi-teinte.  Il  n'y  a  d'éclairé  que  l'espace  étroit  exposé 
à  la  porte  percée  vers  le  fond,  à  l'angle  intérieur  du  mur  laté- 
ral gauche.  Ce  morceau  n'est  pas  fait  pour  arrêter  le  commun 
des  spectateurs.  Il  faut  à  l'œil  vulgaire  quelque  chose  de  plus 
fort  et  de  plus  ressenti.  Ceci   n'arrête  que  l'homme  sensible  au 
vrai    talent;    et  l'esclave    d'Horace    mériterait   les    étrivières, 
lorsqu'il  dit  à  son  maître  : 

Vel  cum  Pausiaca  torpes,  insane,  tabella, 

Qui  peccas  minus  atque  ego,  cum  Fulvi,  Rutubacque, 


SALON    DE    1767.  245 

Aut  Placidejani,  contento  poplite  miror 
Praelia,  rubrica  picta,  aut  carbone... 

Horat.  Sermon,  lib.  II,  Sut.  VII,  v.  05,  et  scq. 

«  Lorsqu'un  tableau  de  Pausias  vous  tient  immobile  et  stu- 
pide  d'admiration,  êtes-vous  moins  insensé  que  Dave,  arrêté 
de  surprise  devant  une  enseigne  barbouillée  de  sanguine  ou  de 
charbon,  la  lutte  et  le  jarret  tendu  de  Fulvius,  de  Rutuba  ou  de 
Placidejanus?  » 

Son  maître  peut  lui  répondre  :  «  Sot,  tu  admires  une  sottise, 
et,  cependant,  tu  manques  à  ton  devoir.  »  Ce  Dave  est  l'image 
de  la  multitude.  Un  mauvais  tableau  de  famille  la  tient  bouche 
béante;  elle  passe  devant  un  chef-d'œuvre,  à  moins  que  l'éten- 
due ne  l'arrête.  En  peinture  comme  en  littérature,  les  enfants, 
et  il  y  en  a  beaucoup,  préféreront  la  Barbe-bleue  à  Virgile, 
Richard-sans-Peur  à  Tacite.  11  faut  apprendre  à  lire  et  à  voir. 
Des  sauvages  se  précipitèrent  sur  la  proue  d'un  vaisseau,  et 
furent  bien  surpris  de  ne  trouver  sous  leurs  mains  qu'une  sur- 
face plate,  au  lieu  d'une  gorge  bien  ronde  et  bien  ferme.  Des 
barbares,  avec  autant  d'ignorance  et  plus  de  prétentions, 
prirent  pour  le  statuaire  le  manœuvre  qui  dégrossissait  un  bloc 
à  l'aide  du  cadre  et  des  à-plombs. 

112.    ESQUISSES. 

Pourquoi  une  belle  esquisse  nous  plaît-elle  plus  qu'un  beau 
tableau?  c'est  qu'il  y  a  plus  de  vie  et  moins  de  formes.  A  mesure 
qu'on  introduit  les  formes,  la  vie  disparaît.  Dans  l'animal  mort, 
objet  hideux  à  la  vue,  les  formes  y  sont,  la  vie  n'y  est  plus. 
Dans  les  jeunes  oiseaux,  les  petits  chats,  plusieurs  autres  ani- 
maux, les  formes  sont  encore  enveloppées,  et  il  y  a  tout  plein 
de  vie.  Aussi  nous  plaisent-ils  beaucoup.  Pourquoi  un  jeune 
élève,  incapable  même  de  faire  un  tableau  médiocre,  fait-il  une 
esquisse  merveilleuse;  c'est  que  l'esquisse  est  l'ouvrage  de  la 
chaleur  et  du  génie;  et  le  tableau,  l'ouvrage  du  travail,  de  la 
patience,  des  longues  études,  et  d'une  expérience  consommée 
de  l'art.  Qui  est-ce  qui  sait,  ce  que  nature  même  semble  igno- 
rer, introduire  les  formes  de  l'âge  avancé  et  conserver  la  vie 
de  la  jeunesse?  Un  conte  vous  fera  mieux  comprendre  ce  que  je 
pense  des  esquisses,  qu'un  long  tissu  de  subtilités  métaphy- 


246  SALON    DE   1707. 

siques.  Si  vous  envoyez  ces  fouilles  à  des  femmes  qui  n'aient 
pas  les  oreilles  faites,  avertissez-les  d'arrêter  là,  ou  de  ne  lire 
ce  qui  suit  que  quand  elles  seront  seules. 

M.  de  Buffon  et  M.  le  président  de  Brosses  ne  sont  plus 
jeunes;  mais  ils  l'ont  été.  Quand  ils  étaient  jeunes,  ils  se  met- 
taient à  table  de  bonne  heure,  et  ils  y  restaient  longtemps.  Ils 
aimaient  le  bon  vin,  et  ils  en  buvaient  beaucoup.  Ils  aimaient 
les  femmes;  et  quand  ils  étaient  ivres,  ils  allaient  voir  des 
filles.  Un  soir  donc  qu'ils  étaient  chez  des  fdles,  et  dans  le 
déshabillé  d'un  lieu  de  plaisir,  le  petit  président,  qui  n'est  guère 
plus  grand  qu'un  Lilliputien,  dévoila  à  leurs  yeux  un  mérite  si 
étonnant,  si  prodigieux,  si  inattendu,  que  toutes  en  jetèrent  un 
cri  d'admiration.  Mais  quand  on  a  beaucoup  admiré,  on  réflé- 
chit. Une  d'entre  elles,  après  avoir  fait  en  silence  plusieurs  fois 
le  tour  du  merveilleux  petit  président,  lui  dit  :  «  Monsieur, 
voilà  qui  est  beau,  il  en  faut  convenir;  mais  où  est  le  cul  qui 
poussera  cela'?  »  Mon  ami,  si  l'on  vous  présente  un  canevas  de 
comédie  ou  de  tragédie ,  faites  quelques  tours  autour  de 
l'homme;  et  dites-lui,  comme  la  fille  de  joie  au  président  de 
Brosses  :  Cela  est  beau,  sans  contredit;  mais  où  est  le  cul?  Si 
c'est  un  projet  de  finance,  demandez  toujours  où  est  le  cul?  A 
une  ébauche  de  roman,  de  harangue,  où  est  le  cul?  A  une 
esquisse  de  tableau,  où  est  le  cul?  L'esquisse  ne  nous  attache 
peut-être  si  fort,  que  parce  qu'étant  indéterminée,  elle  laisse 
plus  de  liberté  à  notre  imagination,  qui  y  voit  tout  ce  qu'il  lui 
plaît.  C'est  l'histoire  des  enfants  qui  regardent  les  nuées,  et 
nous  le  sommes  tous  plus  ou  moins.  C'est  le  cas  de  la  musique 
vocale  et  de  la  musique  instrumentale.  Nous  entendons  ce  que 
dit  celle-là;  nous  faisons  dire  à  celle-ci  ce  que  nous  voulons. 
Je  crois  que  vous  retrouverez,  dans  un  de  mes  Salons  précé- 
dents2, cette  comparaison  plus  détaillée,  avec  quelques 
réflexions  sur  l'expression  plus  ou  moins  vague  des  beaux-arts. 
Heureusement  je  ne  sais  plus  ce  que  c'est,  et  je  ne  me  répéterai 
pas.  Mais,  en  revanche,  je  regrette  beaucoup  l'occasion  qui  se 

1.  Coite  anecdote  a  été  publiée  avant  le  Salon  dans  lequel  elle  se  trouve.  Un 
pamphlet  :  V Espion  dévalisé,  de  Baudouin  de  Guémadcuc  (1783),  la  raconte  en 
la  donnant  comme  un  extrait  d'une  lettre  de  Diderot  à  l'impératrice  de  Russie;  il 
ajoute  Montesquieu  et  Diderot  à  BufTon  et  au  président  de  Brosses  dans  la  scène 
en  question.  Les  Mémoires  secrets  ont,  à  leur  tour,  cité  l'Espion  dévalisé. 

2.  Dans  V Essai  sur  la  peinture  à  la  suite  du  Salon  de  1765. 


SALON    DE    1767.  2^7 

présente,  et  que  je  manque  bien  malgré  moi,  de  vous  parler  du 
temps  où  nous  aimions  le  vin,  et  où  les  plus  honnêtes  gens  ne 
rougissaient  pas  d'aller  à  la  taverne.  Voici,  mon  ami,  des 
esquisses  de  tableaux  et  des  esquisses  de  descriptions. 

RUINES. 

A  gauche,  sous  les  arcades  d'une  grande  fabrique,  mar- 
chandes d'herbes  et  de  fruits.  Au  centre  sur  le  fond,  rotonde. 
En  face,  plus  sur  le  devant,  obélisque  et  fontaine.  Autour  d'un 
bassin,  enceinte  terminée  par  des  bornes.  Au  dedans  de 
l'enceinte,  femmes  qui  puisent  de  l'eau.  Au  dehors,  sur  le 
devant,  vers  la  droite,  femmes  qui  font  rôtir  des  marrons  dans 
une  poêle,  posée  sur  un  fourneau  très-élevé.  Tout  à  fait  à  la 
gauche,  autre  grande  fabrique,  sous  laquelle  autres  marchandes 
d'herbes  et  de  fruits. 

Pourquoi  ne  lit-on  pas,  en  manière  d'enseigne,  au-dessus  de 
ces  marchandes  d'herbes, 

Divo  Augusto,  divo  Neroni1? 
Pourquoi  n'avoir  pas  gravé  sur  cet  obélisque? 

JOVI    SEKVATORI,   QIOD    FELICITER    PERICULUM    EVASERIT,    SïLLA2; 
OU 

Trigesies  centenis  millibus  homindm  c.esis,  Pompeius  3. 

Cette  dernière  inscription  réveillerait  en  moi  l'horreur  que 
je  dois  à  un  monstre  qui  se  fait  gloire  d'avoir  égorgé  trois  mil- 
lions d'hommes.  Ces  ruines  me  parleraient.  La  précédente  me 
rappellerait  l'adresse  d'un  fripon  qui,  après  avoir  ensanglanté 
toutes  les  familles  de  Rome,  se  met  à  l'abri  de  la  vengeance 
sous  le  bouclier  de  Jupiter.  Je  m'entretiendrais  de  la  vanité  des 
choses  de  ce  monde,  si  je  lisais  au-dessus  de  la  tête  d'une  mar- 
chande d'herbes,  au  divin  Auguste,  au  divin  Néron,  et  de  la 
bassesse  des  hommes  qui  ont  pu  diviniser  un  lâche  prescrip- 
teur, un  tigre  couronné. 

1.  Au  divin  Auguste,  au  divin  Néron. 

2.  A  Jupiter  conservateur,  qui  l'a  préservé  du  danger,  Sylla. 

3.  Après  avoir  égorge  trois  millions  d'hommes,  Pompée. 


2/48  SALON    DE   17G7. 

Voyez  le  beau  champ  ouvert  aux  peintres  de  ruines,  s'ils 
s'avisaient  d'avoir  des  idées,  et  de  sentir  la  liaison  de  leur 
genre  avec  la  connaissance  de  l'histoire  !  Quel  édifice  nous 
attache  autant,  au  milieu  des  superbes  ruines  d'Athènes,  que  le 
petit  temple  de  Démosthène? 

Cela  est  gris,  faible,  et  d'un  effet  commun;  mais  peint,  il 
faudrait  voir  ce  que  cela  deviendrait;  et  qui  le  sait? 

Voilà  une  description  fort  simple,  une  composition  qui  ne 
l'est  pas  moins,  et  dont  il  est  toutefois  très-difficile  de  se  faire 
une  juste  idée,  sans  l'avoir  vue.  Malgré  l'attention  de  ne  rien 
prononcer,  d'être  court  et  vague,  d'après  ce  que  j'ai  dit,  vingt 
artistes  feraient  vingt  tableaux  où  l'on  trouverait  les  objets  que 
j'ai  indiqués,  et  à  peu  près  aux  places  que  je  leur  ai  marquées, 
sans  se  ressembler  entre  eux,  ni  à  l'esquisse  de  Robert.  Qu'on 
l'essaye,  et  que  l'on  convienne  de  la  nécessité  d'un  croquis.  Le 
plus  informe  dira  mieux  et  vite,  du  moins  sur  l'ordonnance 
générale,  que  la  description  la  plus  rigoureuse  et  la  plus  soi- 
gnée. 

RUINE     D'ESCALIER. 

Cet  escalier  descend  de  droite  à  gauche.  Vers  le  milieu  de 
sa  hauteur,  deux  petites  figures  ;  mère  assise,  avec  son  enfant 
devant  elle.  A  gauche,  vieux  vase  sur  son  piédestal  ;  quartiers 
de  pierres  informes  dispersées,  et  autres  accessoires.  Pareils 
accessoires  de  l'autre  côté. 

Cela  est  chaud,  mais  dur  et  cru.  Figures  bien  disposées; 
mais  si  croquées,  qu'on  a  peine  à  les  discerner. 

INTÉRIEUR  D'UN  LIEU  SOUTERRAIN,  D'UNE  CAVERNE 
ÉCLAIRÉE  PAR  UNE  PETITE  FENÊTRE  GRILLEE  PLACEE  AU 
FOND  DU  TAI5LEAU,  AU  CENTRE  DE  LA  COMPOSITION 
QU'ELLE     ECLAIRE. 

Au  bas  de  la  caverne,  sous  un  des  pans,  à  l'angle  droit,  à 
ras  de  terre,  petit  enfoncement  où  les  habitants  du  triste  domi- 
cile ont  allumé  du  feu,  et  font  la  cuisine.  Au  pan  opposé,  à 
gauche,  vers  le  milieu  de  la  hauteur,  espèce  de  cellier  où  l'on 
voit  des  tonneaux,  une  échelle,  quelques  figures.  Du  même  côté, 
un  peu  vers  la  gauche,  sous  la  concavité   du  souterrain,   une 


SALON   DE   1767.  2/j9 

fontaine  attachée  au  mur,  avec  sa  cuvette.  Entre  ces  deux  pans 
de  mur,  escalier  qui  descend  du  fond  sur  le  devant,  et  qui 
occupe  tout  cet  espace.  Au-dessus  de  cet  escalier,  sur  la  plate- 
forme, une  foule  de  petites  figures  si  barbouillées  qu'on  ne  sait 
ce  que  c'est,  quoique  elles  soient  frappées  directement  de  la 
lumière  de  la  fenêtre  grillée,  qui  est  presque  de  niveau  avec  la. 
plate-forme  et  les  figures. 

Si  l'on  n'exige,  dans  ces  sortes  de  compositions,  que  les 
effets  de  la  perspective  et  de  la  lumière,  on  sera  toujours  plus 
ou  moins  content  de  Robert.  Mais,  de  bonne  foi,  que  font  ces 
figures-là?  Est-ce  là  une  scène  souterraine?  J'aimerais  bien 
mieux  y  voir  la  joie  infernale  d'une  troupe  de  Bohémiens  ;  le 
repaire  de  quelques  voleurs  ;  le  spectacle  de  la  misère  d'une 
famille  paysanne  ;  les  attributs  et  la  personne  d'une  prétendue 
sorcière  ;  quelque  aventure  de  Clêveland  ou  de  l'ancien  Testa- 
ment; l'asile  de  quelque  illustre  malheureux  persécuté  ;  l'homme 
qui  jette  à  sa  femme  et  à  ses  enfants  affamés  le  pain  qu'il  s'est 
procuré  par  un  forfait;  l'histoire  de  la  Bergère  des  Alpes1;  des 
enfants  qui  viennent  pleurer  sur  la  cendre  de  leurs  pères  ;  un 
ermite  en  oraison  ;  quelque  scène  de  tendresse.  Que  sais-je  ! 

RUINES. 

A  gauche,  colonnade  avec  une  arcade  qui  éclaire  le  fond 
obscur  et  voûté  de  la  ruine.  Au-delà  de  l'arcade,  grand  escalier 
dégradé.  Sur  cet  escalier,  et  autour  -de  la  colonnade,  petits 
groupes  de  figures  qui  vont  et  viennent.  Ce  n'est  rien  que  cela. 
L'intéressant,  j'ai  presque  dit  le  merveilleux,  c'est  que,  le  corps 
lumineux  étant  supposé  au  delà  de  la  toile,  dans  une  direction 
tout  à  fait  oblique  à  l'arcade,  cette  arcade  ne  laisse  passer,  dans 
l'intérieur  de  la  ruine,  qu'un  rideau  mince  de  clarté  ;  c'est  que 
ce  rideau  est  comme  tendu  entre  des  ténèbres  qui  lui  sont 
antérieures,  et  des  ténèbres  qui  lui  sont  postérieures;  c'est  que 
l'éclat  de  ce  rideau  n'ôte  point  à  celles-ci  leur  obscurité.  Com- 
ment montre-t-on  de  la  lumière  à  travers  une  vapeur  obscure? 
Comment  cette  lumière,  peinte  sur  la  même  surface  que  le  fond, 
ce  fond  n'est-il  pas  éclairé?  Comment  ces  ténèbres,  peintes  sur 

\.  Conte  de  Marmontel. 


250  SALON    DE    1767. 

la  même  surface  que  le  fond,  ce  fond  n'esl-il  pas  obscur?  Par 
quelle  magie  fait-on  passer  nia  vue  successivement  par  une 
épaisseur  de  ténèbres,  une  pellicule  de  lumière,  où  je  vois 
voltiger  (\vs  atomes,  et  une  seconde  épaisseur  de  ténèbres?  Je 
n'y  entends  rien  ;  et  il  faut  convenir  que  si  la  chose  n'était  pas 
faite,  on  la  jugerait  impossible.  Gela  se  conçoit  en  nature;  mais 
le  conçoit-on  dans  l'art?  Et  ce  n'est  pas  à  des  sauvages  que  je 
m'adresse,  mais  à  des  hommes  éclairés. 

PARTIE     D'UN     TEMPLE. 

A  droite,  un  des  côtés  de  cette  fabrique,  où  l'on  voit  un 
suisse  près  d'une  porte  grillée;  sur  le  devant,  une  chaise  de 
paille;  plus  sur  le  devant  encore  et  vers  la  gauche,  une  dévote 
qui  s'en  va  vers  la  grille  ;  contre  un  grand  mur  nu,  obscur  et 
formant  une  portion  du  fond  attenant  à  une  arcade  cintrée  au 
pied  de  laquelle  règne  une  balustrade,  trois  moines  blancs  assis; 
puis  l'arcade  cintrée  d'où  vient  la  lumière.  Il  y  a  sans  doute 
au-dessous  de  la  balustrade  une  grande  profondeur,  et  ce  local 
doit  être  une  portion  de  ces  péristyles  élevés  sur  les  bas  côtés 
d'une  église.  Contre  la  balustrade  et  aux  environs,  quelques 
figures,  parmi  lesquelles  une  qui  regarde  en  bas.  Au-delà  de 
l'arcade  qui  éclaire  de  la  manière  la  plus  douce,  et  dont  la 
lumière  est  faible,  pâle,  comme  celle  qui  a  traversé  des  vitres, 
autre  portion  de  mur  nu  et  obscur,  où  l'on  voit  debout  quelques 
moines  noirs.  Cela  est  tout  à  fait  piquant,  et  d'un  effet  qu'on 
reconnaît  sur  le  champ.  On  s'oublie  devant  ce  morceau.  C'est 
la  plus  forte  magie  de  l'art.  Ce  n'est  plus  au  Salon  ou  dans  un 
atelier  qu'on  est;  c'est  dans  une  église,  sous  une  voûte  ;  il  règne 
là  un  calme,  un  silence  qui  touche,  une  fraîcheur  délicieuse. 
C'est  bien  dommage  que  les  petites  figures  ne  répondent  pas  à 
la  perfection  du  reste.  Ces  moines  blancs  et  noirs,  cette  dévote, 
sont  des  magots  raides  comme  ceux  qu'on  étale  à  la  foire  Saint- 
Ovide.  C'est  ce  suisse  surtout  qu'il  faut  voir  avec  sa  hallebarde; 
c'est  précisément  comme  ceux  qu'on  me  donnait  un  jour  de 
l'an,  quand  j'étais  petit.  Monsieur  Robert,  votre  talent  est  assez 
rare,  pour  que  vous  y  ajoutiez  la  perfection  des  figures  ;  et  quand 
vous  les  saurez  dessiner  facilement,  savez-vous  ce  qui  en  résul- 
tera? C'est  que  votre  imagination  n'étant  plus  captivée  par  cet 


SALON    DE   1767.  251 

obstacle,  elle  vous  suggérera  une  infinité  de  scènes  intéres- 
santes. Vous  ne  ferez  plus  des  figures,  pour  faire  des  figures  : 
vous  ferez  des  figures,  pour  rendre  des  actions  et  des  incidents. 
Vernet  distribue  aussi  des  figures  dans  ses  compositions;  mais 
indépendamment  de  l'art  qui  les  exigeait  et  de  la  place  qu'il 
leur  donne,  voyez  comme  il  les  emploie. 

AUTRES     RUINES. 

Grande  fabrique  occupant  la  droite,  la  gauche  et  le  fond  de 
l'esquisse.  C'est  un  palais,  ou  plutôt  c'en  fut  un.  La  dégradation 
est  si  avancée,  qu'on  discerne  à  peine  des  vestiges  de  chapi- 
teaux, de  frontons  et  d'entablements.  Le  temps  a  réduit  en 
poudre  la  demeure  d'un  de  ces  maîtres  du  monde  ;  d'une  de  ces 
bêtes  farouches,  qui  dévoraient  les  rois  qui  dévorent  les  hommes. 
Sous  ces  arcades  qu'ils  ont  élevées,  et  où  un  Verres  déposait 
les  dépouilles  des  nations,  habitent  à  présent  des  marchands 
d'herbes,  des  chevaux,  des  bœufs,  des  animaux;  et  dans 
ces  lieux,  dont  les  hommes  se  sont  éloignés,  ce  sont  des  tigres, 
des  serpents,  d'autres  voleurs.  Contre  cette  façade,  ici  c'est  un 
hangar  dont  le  toit  s'avance  en  pente  sur  le  devant;  c'est  une 
fabrique  pareille  à  ces  sales  remises  appuyées  aux  superbes 
murs  du  Louvre.  Des  paysans  y  ont  renfermé  les  instruments  de 
leur  métier.  On  voit  à  droite  des  charrettes,  un  tas  de  fumier  ; 
à  gauche,  des  cavaliers  à  pied  qui  font  ferrer  leurs  chevaux,  un 
maréchal  agenouillé  qui  ferre,  un  de  ses  compagnons  qui  tient 
le  pied  du  cheval,  un  des  valets  des  cavaliers  qui  le  contient  par 
la  bride. 

Une  autre  chose  qui  ajouterait  encore  à  l'effet  des  ruines, 
c'est  une  forte  image  de  la  vicissitude.  Eh  bien  !  ces  puissants 
de  la  terre,  qui  croyaient  bâtir  pour  l'éternité,  qui  se  sont  fait 
de  si  superbes  demeures,  et  qui  les  destinaient  dans  leurs  folles 
pensées  à  une  suite  ininterrompue  de  descendants,  héritiers  de 
leurs  noms,  de  leurs  titres  et  de  leur  opulence,  il  ne  reste  de 
leurs  travaux,  de  leurs  énormes  dépenses,  de  leurs  grandes  vues 
que  des  débris  qui  servent  d'asile  à  la  partie  la  plus  indigente, 
la  plus  malheureuse  de  l'espèce  humaine,  plus  utiles  en  ruines 
qu'ils  ne  le  furent  dans  leur  première  splendeur. 

Peintres  de  ruines,  si  vous  conservez  un  fragment  de  bas 


252  SALON    DE   17(37. 

relief,  qu'il  soit  du  plus  beau  travail,  et  qu'il  représente  tou- 
jours quelque  action  intéressante  d'une  date  fort  antérieure  aux 
temps  florissants  de  la  citée  ruinée.  Vous  produirez  ainsi  deux 
effets  ;  vous  me  ramènerez  d'autant  plus  loin  dans  l'enfoncement 
des  temps,  et  vous  m'inspirerez  d'autant  plus  de  vénération  et 
de  regret  pour  un  peuple  qui  avait  possédé  les  beaux-arts  à  un 
si  haut  degré  de  perfection.  Si  vous  brisez  la  partie  supérieure 
d'une  statue,  que  les  jambes  et  les  pieds  qui  en  resteront  sur  la 
base,  soient  du  plus  beau  ciseau  et  du  plus  grand  goût  de  dessin. 
Que  ce  buste  poudreux  que  vous  me  montrez  à  demi-enfoncé 
dans  la  terre,  parmi  des  ronces,  ait  un  grand  caractère,  soit 
l'image  d'un  personnage  fameux.  Que,  votre  architecture  soit 
riche,  et  que  les  ornements  en  soient  purs.  Que  la  partie  subsis- 
tante ne  donne  pas  une  idée  commune  du  tout.  Agrandissez  la 
ruine,  et  avec  elle  la  nation  qui  n'est  plus. 

Parcourez  toute  la  terre,  mais  que  je  sache  toujours  où  vous 
êtes;  en  Grèce,  en  Egypte,  à  Alexandrie,  à  Rome.  Embrassez 
tous  les  temps;  mais  que  je  ne  puisse  ignorer  la  date  du  monu- 
ment. Montrez-moi  tons  les  genres  d'architecture  et  toutes  les 
sortes  d'édifices;  mais  avec  quelques  caractères  qui  spécifient 
les  lieux,  les  mœurs,  les  temps,  les  usages  et  les  personnes. 
Qu'en  ce  sens  vos  ruines  soient  encore  savantes. 

RUINES. 

Ce  morceau  est  d'un  grand  effet.  Le  bas  consiste  en  un  mas- 
sif où  l'on  voit  toutes  les  traces  de  la  vétusté.  Sur  ce  massif, 
était  une  fabrique  dont  les  restes  suffiraient  à  peine  à  un  habile 
homme  pour  restituer  l'édifice.  Ce  sont  des  tronçons  de  colonnes, 
des  débris  de  fenêtres  et  de  portes,  des  fragments  de  chapi- 
teaux, des  bouts  d'entablements.  Au  pied  du  massif  à  droite, 
deux  chevaux.  Proche  de  ces  chevaux,  deux  soldats  qui  devisent. 
Au  centre  du  massif  et  de  la  composition,  une  grille,  une  herse 
de  fer  brisée,  au  cintre  d'une  espèce  de  voûte,  sous  laquelle 
une  taverne  et  des  gens  à  table.  Tout  à  fait  à  gauche,  au  pied 
du  massif,  autres  gens  à  table.  Au  haut  des  ruines  qui  sub- 
sistent encore  sur  le  massif,  un  groupe  d'hommes,  de  femmes 
et  d'enfants.  Que  font-ils  là?  Comment  y  sont-ils  arrivés?  Ils 
sont  de  la  plus  grande  sécurité,  et  le  lieu  qu'ils  occupent  est 


SALON    DE    1767.  253 

prêt  à  s'écrouler  sous  leurs  pieds!  S'il  n'y  avait  là  que  des 
enfants,  de  jeunes  fous;  mais  des  pères,  des  mères,  et  des 
mères  avec  leurs  enfants,  des  gens  sensés  entre  ces  masses 
entr'ouvertes,  chancelantes,  vermoulues!  Ah!  Monsieur  Robert, 
ces  figures  ne  sont  pas  les  seules  ;  il  y  en  a  d'autres  dont  il  est 
tout  aussi  difficile  de  se  rendre  compte.  Cet  homme  n'a  pas,  je 
crois,  beaucoup  d'imagination.  Ses  accessoires  sont  sans  intérêt; 
il  prépare  bien  le  lieu  ;  mais  il  ne  trouve  pas  le  sujet  de  la  scène. 
Comme  ses  figures  ne  lui  coûtent  guère,  il  n'en  est  pas  éco- 
nome ;  il  ne  sait  pas  combien  le  grand  effet  en  demande  peu. 
«  Le  prêtre  d'Apollon  s'en  allait  triste  et  pensif  le  long  des 
bords  arides  et  solitaires  de  la  mer,  qui  faisait  grand  bruit1.  » 
Élevez  de  l'autre  côté  des  rochers;  et  voilà  un  tableau. 

C'est  la  fureur  des  enfants  de  gravir.  Que  le  peintre  de  ruines 
m'en  montre  un  accroché  à  une  grande  hauteur,  dans  un  endroit 
très-périlleux  ;  et  qu'il  en  place  deux  autres  au  bas  qui  le 
regardent  tranquillement.  Mais  s'il  ose  faire  survenir  la  mère, 
et  lui  montrer  son  fils  prêt  à  tomber  et  à  se  briser  à  ses  pieds, 
qu'il  le  fasse.  Et  pourquoi  dans  un  autre  morceau,  n'en  ver- 
rais-je  pas  un  qu'on  reporte  à  ses  parents?  C'est  que,  pour 
animer  des  ruines  par  de  semblables  incidents,  il  faudrait  un 
peintre  d'histoire. 

ESQUISSE     COLORIÉE     d\\PRÈS     NATURE     A      ROME. 

On  voit  à  gauche  un  mur  nu.  Contre  ce  mur  une  espèce 
d'auvent  en  cintre;  sous  cet  auvent  une  fontaine;  au-dessous 
delà  fontaine  une  auge  ronde;  debout,  contre  l'auge,  un  petit 
paysan  ;  à  quelque  distance  de  là,  vers  la  droite,  mais  à  peu 
près  sur  un  même  plan,  un  homme  debout,  une  femme  accroupie. 

Pauvre  de  composition,  sans  effet;  les  deux  figures  mau- 
vaises; cela  n'a  pas  coûté  une  matinée  à  l'artiste,  car  il  fait  vite  : 
il  valait  mieux  y  mettre  plus  de  temps,  et  faire  bien.  11  faut 
que  Chardin  soit  ami  de  Robert.  11  a  rassemblé  autant  qu'il  a 
pu,  dans  un  même  endroit,  les  morceaux  dont  il  faisait  cas;  il 

1.  C'est  la  traduction  de  ce  beau  vers  d'Homère  : 

BiJ  a'&xc'uv  isajà  6iva  no^uoTioaSoio  OaXàacrr,;. 

lliud.  chant  I,  v.  3-1.   (Bu.) 


25k  SALON    DE   1767. 

a  disperse  les  autres.  Il  a  tué  de  Machy  par  la  main  de  Robert. 
Celui-ci  nous  a  fait  voir  comment  des  ruines  devaient  être 
peintes,  et  comme  de  Machy  ne  les  peignait  pas. 

Au  sortir  des  esquisses  de  Robert,  encore  un  petit  mot  sur 
les  esquisess.  Quatre  lignes  perpendiculaires,  et  voilà  quatre 
belles  colonnes,  et  de  la  plus  magnifique  proportion.  Un  triangle 
joignant  le  sommet  de  ces  colonnes,  et  voilà  un  beau  fronton  ; 
et  le  tout  est  un  morceau  d'architecture  élégant  et  noble;  les 
vraies  proportions  sont  données,  l'imagination  fait  le  reste.  Deux 
traits  informes  élancés  en  avant,  et  voilà  deux  bras  ;  deux  autres 
traits  informes,  et  voilà  deux  jambes  ;  deux  endroits  pochés  au 
dedans  d'un  ovale,  et  voilà  deux  yeux;  un  ovale  mal  terminé, 
et  voilà  une  tète;  et  voilà  une  figure  qui  s'agite,  qui  court,  qui 
regarde,  qui  crie.  Le  mouvement,  l'action,  la  passion  même  sont 
indiqués  par  quelques  traits  caractéristiques;  et  mon  imagina- 
tion fait  le  reste.  Je  suis  inspiré  par  le  souille  divin  de  l'artiste. 

Agnosco  veteris  vestigia  flammse. 

VinciL.  JSneid.  lib.  IV,  v.  23. 

C'est  un  mot  qui  réveille  en  moi  une  grande  pensée.  Dans  les 
transports  violents  de  la  passion,  l'homme  supprime  les  liaison^. 
commence  une  phrase  sans  la  finir,  laisse  échapper  un  mot, 
pousse  un  cri,  et  se  tait.  Cependant  j'ai  tout  entendu.  C'est 
l'esquisse  d'un  discours.  La  passion  ne  fait  que  des  esquisses. 
Que  fait  donc  un  poëte  qui  finit  tout?  Il  tourne  le  dos  à  la  nature. 
—  Mais  Racine?  —  Racine!  à  ce  nom,  je  me  prosterne,  et  je 
me  tais.  11  y  a  un  technique  traditionnel,  auquel  l'homme  de 
génie  se  conforme.  Ce  n'est  plus  d'après  la  nature,  c'est  d'après 
ce  technique  qu'on  le  juge.  Aussitôt  qu'on  s'est  accommodé 
d'un  certain  style  figure,  d'une  certaine  langue  qu'on  appelle 
poétique;  aussitôt  qu'on  a  fait  parler  des  hommes  en  vers,  et 
en  vers  très-harmonieux;  aussitôt  qu'on  s'est  écarté  de  la  vérité, 
qui  sait  où  l'on  s'arrêtera?  Le  grand  homme  n'est  pas  celui  qui 
fait  vrai,  c'est  celui  qui  sait  le  mieux  concilier  le  mensonge  avec 
la  vérité;  c'est  son  succès  qui  fonde  chez  un  peuple  un  système 
dramatique,  qui  se  perpétue  par  quelques  grands  traits  de 
Nature,  jusqu'à  ce  qu'un  philosophe,  poëte,  dépèce  l'hippogriffe, 
et  tente  de  ramener  ses  contemporains  à  un  meilleur  goût.  C'est 


SALON    DE    1767.  255 

alors  que  les  critiques,  les  petits  esprits,  les  admirateurs  du 
temps  passé,  jettent  les  hauts  cris,  et  prétendent  que  tout  est 
perdu. 

DESSIN    DE    RUINE. 

Très-beau  dessin;  excellente  préparation  à  un  grand  tableau. 
A  droite,  grande  fabrique  s' enfonçant  bien  dans  la  composition- 
porte  pratiquée  à  cette  fabrique  ;  elle  est  entrouverte  ;  et  L'on 
voit  au  delà,  hors  de  la  fabrique,  une  laitière,  son  pot  au  lait 
sur  la  tête,  qui  passe  et  qui  regarde.  En  dedans,  près  cette  porte, 
chien  couché  à  terre.  On  peut  diviser  la  hauteur  de  la  fabrique 
en  trois  étages.  Le  rez-de-chaussée  est  un  réduit  de  blanchis- 
seuses. On  y  coule  la  lessive;  les  cuviers  sont  voisins  du  feu. 
Vers  la  gauche,  une  servante  récure  des  ustensiles  de  ménage. 
Autour  d'elle,  une  femme  avec  ses  enfants;  et  une  autre  servante 
accroupie,  et  récurant  aussi.  Par  derrière  ce  groupe  de  ligures, 
un  très-grand  vaisseau  de  bois.  Sur  un  plancher,  au-dessus  du 
rez-de-chaussée,  des  tonneaux  entassés  les  uns  sur  les  autres, 
avec  des  intruments  de  campagne.  L'otage  supérieur  est  un  gre- 
nier à  foin.  Ce  grenier  est  à  moitié  plein.  Sur  les  tas  de  foin, 
au  haut,  à  droite,  de  jeunes  filles  et  déjeunes  garçons  s'occu- 
pant  à  l'arranger;  autour  d'eux  une  cage  à  poulets  renversée, 
un  bout  d'échelle  à  demi-enfoncée  dans  le  foin;  au-dessus  de 
leur  tète,  sous  la  toiture,  une  fabrique  en  bois,  une  espèce  de 
potence'  tournant  sur  son  pivot,  avec  sa  poulie,  sa  corde  et  son 
crochet. 

Dans  ce  grand  nombre  de  morceaux  de  Robert,  il  y  en  a, 
comme  vous  voyez,  qui  méritent  d'être  distingués.  Estimez  sur- 
tout les  Ruines  de  l'arc  de  triomphe;  la  Cuisine  italienne; 
V  Ecurie  et  le  Magasina  foin]  la  grande  Galerie  antique  éclai- 
rée, et  la  Cour  du  Palais  romain  qu'on  inonde.  Ces  deux  der- 
niers sont  du  plus  grand  maître.  Les  trois  lumières,  dont  l'une 
vient  du  devant,  l'autre  du  fond,  et  la  troisième  descend  d'en 
haut,  font  a  celui-ci  un  eflèt  aussi  neuf  que  piquant  et  hardi. 
Le  Port  de  Rome  est  beau;  mais  il  y  a  moins  de  génie.  Machy 
n'est  qu'un  bon  peintre.  Robert  en  est  un  excellent.  Toutes  les 
ruines  de  Machy  sont  modernes.  Celles  de  Robert,  à  travers 
leurs  débris  rongés  par  le  temps,  conservent  un  caractère  de 
grandeur  et  de  magnificence  qui  m'en  impose.  Machy  est  dur, 


256  SALON    DE    1767. 

sec,  monotone  ;  Robert  est  moelleux,  doux,  facile,  harmonieux. 
Machy  copie  bien  ce  qu'il  a  vu.  Robert  copie  avec  goût,  verve  et 
chaleur.  Je  vois  Machy,  la  règle  à  la  main,  tirant  les  cannelures 
de  ses  colonnes.  Robert  a  jeté  tous  ces  instruments-là  par  la 
fenêtre,  et  n'a  gardé  que  son  pinceau.  Le  morceau,  où,  par  le 
dessous  d'un  pont  de  bois,  on  voit  sur  le  fond  un  autre  pont,  ne 
lassera  jamais  celui  qui  le  possède. 


MADAME    TllEUBOUCHE1. 

113.     UN     HOMME,     LE     VERRE    A    LA    MAIN, 
ÉCLAIRÉ     D'UNE     BOUGIE". 

C'est  un  gros  réjoui,  assis  devant  une  table,  le  verre  à  la 
main.  11  est  éclairé  par  une  bougie,  dont  il  reçoit  toute  la 
lumière.  H  y  a  sur  la  table  un  garde-vue,  interposé  entre  le 
spectateur  et  ce  personnage.  Aussi,  tout  ce  qui  est  en  deçà  du 
garde-vue  est  dans  la  demi-teinte.  On  voit  autour  de  ce  garde- 
vue,  sur  la  partie  non  éclairée  de  la  table,  une  brochure,  et  une 
tabatière  ouverte. 

Cela  est  vide  et  sec,  dur  et  rouge.  Cette  lumière  n'est  pas 
celle  d'une  bougie.  C'est  le  reflet  briqueté  d'un  grand  incendie. 
Rien  de  ce  velouté  noir,  de  ce  doux,  de  ce  faible  harmonieux 
des  lumières  artificielles.  Point  de  vapeur  entre  le  corps  lumi- 
neux et  les  objets;  aucun  de  ces  passages,  point  de  ces  demi- 
teintes  si  légères,  qui  se  multiplient  à  l'infini  dans  les  tableaux 
de  nuit,  et  dont  les  tons,  imperceptiblement  variés,  sont  si 
difficiles  à  rendre.  Il  faut  qu'ils  y  soient  et  qu'ils  n'y  soient  pas. 
Ces  chairs,  ces  étoffes  n'ont  rien  retenu  de  leur  couleur  natu- 
relle. Elles  étaient  rouges,  avant  que  d'être  éclairées.  Je  ne  sens 
rien  là  de  ces  ténèbres  visibles  avec  lesquelles  la  lumière  se 

1.  Anne  Dorothée  Lisiewska,  femme  Therbousch,  née  à  Berlin  en  1728,  morte 
au  mois  de  novembre  17X2.  Elle  était  d'une  famille  d'artistes.  Reçue  comme 
peintre  de  genre  à  l'Académie  en  l"r>7.  elle  resta  peu  de  temps  à  Paris  et  retourna 
à  Berlin,  où  elle  fit  (1772)  le  portrait  de  Frédéric  II  qui  est  à  Versailles  sous  le 
n"  450i.  Elle  fut  peintre  du  roi  de  Prusse,  de  l'électeur  palatin,  et  membre  de 
l'Académie  de  Bologne. 

2.  Tableau  de  nuit.  Morceau  de  réception.  De  3  pieds  G  pouces  de  haut,  sur 
3  pieds  de  large.  —  11  est  aujourd'hui  au  Louvre,  n°  57G  de  l'École  française. 


SALON    DE   1767.  257 

mêle,  et  qu'elle  rend  presque  lumineuses.  Les  plis  de  ce  vête- 
ment sont  anguleux,  petits  et  raides.  Je  n'ignore  pas  la  cause 
de  ce  défaut,  c'est  qu'elle  a  drapé  sa  figure  comme  pour  être 
peinte  de  jour.  Cela  n'est  pourtant  pas  sans  mérite  pour  une 
femme.  Les  trois  quarts  des  artistes  de  l'Académie  n'en  feraient 
pas  autant.  Elle  est  autodidacte1;  et  son  faire,  tout  à  fait  heurté 
et  mâle,  le  montre  bien.  Celle-ci  a  eu  le  courage  d'appeler  la 
nature,  et  de  la  regarder.  Elle  s'est  dit  à  elle-même  :  je  veux 
peindre;  et  elle  se  l'est  Lien  dit.  Elle  a  pris  des  notions  justes 
de  la  pudeur.  Elle  s'est  placée  intrépidement  devant  le  modèle 
nu.  Elle  n'a  pas  cru  que  le  vice  eût  le  privilège  exclusif  de 
déshabiller  un  homme.  Elle  a  la  fureur  du  métier.  Elle  est  si 
sensible  au  jugement  qu'on  porte  de  ses  ouvrages,  qu'un  grand 
succès  la  rendrait  folle,  ou  la  ferait  mourir  de  plaisir.  C'est  un 
enfant.  Ce  n'est  pas  le  talent  qui  lui  a  manqué,  pour  faire  la 
sensation  la  plus  forte  dans  ce  pays-ci  ;  elle  en  avait  de  reste. 
C'est  la  jeunesse,  c'est  la  beauté,  c'est  la  modestie,  c'est  la 
coquetterie.  Il  fallait  s'extasier  sur  le  mérite  de  nos  grands 
artistes;  prendre  de  leurs  leçons,  avoir  des  tétons  et  des  fesses, 
et  les  leur  abandonner.  Elle  arrive.  Elle  présente  à  l'Académie 
un  premier  tableau  de  nuit  assez  vigoureux.  Les  artistes  ne  sont 
pas  polis.  On  lui  demande  grossièrement  s'il  est  d'elle.  Elle 
répond  que  oui.  Un  mauvais  plaisant  ajoute  :  a  Et  de  votre  tein- 
turier ?  »  On  lui  explique  ce  mot  de  la  farce  de  Patelin2,  qu'elle 
ne  connaissait  pas.  Elle  se  pique.  Elle  peint  celui-ci,  qui  vaut 
mieux;  et  on  la  reçoit. 

Cette  femme  pense  qu'il  faut  imiter  scrupuleusement  la 
nature  ;  et  je  ne  doute  point  que,  si  son  imitation  était  rigou- 
reuse et  forte,  et  sa  nature  d'un  bon  choix,  cette  servitude 
même  ne  donnât  à  son  ouvrage  un  caractère  de  vérité  et  d'ori- 
ginalité peu  commun.  Il  n'y  a  point  de  milieu  :  quand  on  s'en 
tient  à  la  nature  telle  qu'elle  se  présente,  qu'on  la  prend  avec 
ses  beautés  et  ses  défauts,  et  qu'on  dédaigne  les  règles  de  con- 
vention pour  s'assujétir  à  un  système  où,  sous  peine  d'être  ridi- 
cule et  choquant,  il  faut  que  la  nécessité  des  difformités  se 
fasse  sentir,  on  est  pauvre,  mesquin,  plat,  ou  l'on  est  sublime  ; 
et  madame  Therbouche  n'est  pas  sublime. 

1.  Elle  s'instruit  elle  même;  de  aûtôç,  soi-même;  et  S-.oàaxw,  j'enseigne.  (Br.) 

2.  Dans  l'Avocat  Patelin,  comédie  de  Bruéys,  acte  I,  scène  vi.  (Bn). 
XI.  17 


258  SALON    DE    1767. 

Elle  avait  préparé  pour  ce  Salon,  un  Jupiter  métamorphosé 
en  Pan,  qui  surprend  Antiope  endormie.  Je  vis  ce  tableau  lors- 
qu'il était  presque  fini.  L'Antiope,  à  droite,  était  couchée  toute 
nue,  la  jambe  et  la  cuisse  gauche  repliées,  la  jambe  et  la  cuisse 
droite  étendues.  La  figure  était  ensemble  et  de  chair;  et  c'est 
quelque  chose  que  d'avoir  mis  une  grande  figure  de  femme  nue 
ensemble;  c'est  quelque  chose  que  d'avoir  fait  de  la  chair.  J'en 
connais  plus  d'un,  bien  fier  de  son  talent,  qui  n'en  ferait  pas 
autant.  Mais  il  était  évident,  à  son  cou,  à  ses  doigts  courts,  à 
ses  jambes  grêles,  à  ses  pieds,  dont  les  orteils  étaient  difformes, 
à  son  caractère  ignoble,  à  une  infinité  d'autres  défauts,  qu'elle 
avait  été  peinte  d'après  sa  femme  de  chambre  ou  la  servante 
de  l'auberge.  La  tête  ne  serait  pas  mal,  si  elle  n'était  pas  vile. 
Les  bras,  les  cuisses,  les  jambes  sont  de  chair;  mais  de  chairs 
si  molles,  si  flasques;  mais  si  flasques,  mais  si  molles,  qu'à  la 
place  de  Jupiter  j'aurais  regretté  les  frais  de  la  métamorphose. 
A  côté  de  cette  longue,  longue  et  grêle  Antiope,  il  y  avait  un 
gros  ange  joufflu,  clignotant,  souriant,  bêtement  fin,  tout  à  fait 
à  la  manière  de  Coypel,  avec  toutes  ses  petites  grimaces.  Je  lui 
observai  que  l'Amour  était  une  de  ces  natures  violentes,  sveltes, 
despotes  et  méchantes,  et  que  le  sien  me  rappelait  le  poupard 
épais,  bien  fait,  bien  conditionné,  de  quelque  fermier  cossu.  Cet 
Amour  prétendu,  caché  dans  la  demi-teinte,  levait  précieuse- 
ment un  voile  de  gaze  qui  laissait  Antiope  exposée  tout  entière 
aux  regards  de  Jupiter.  Ce  Jupiter  satyre  n'était  qu'un  vigou- 
reux portefaix  à  mine  plate,  dont  elle  avait  allongé  la  barbe, 
fendu  le  pied,  et  hérissé  la  cuisse.  Il  avait  de  la  passion,  mais 
c'était  une  vilaine,  hideuse,  lubrique,  malhonnête  et  basse  pas- 
sion. 11  s'extasiait,  il  admirait  sottement,  il  souriait,  il  avait  la 
convulsion,  il  se  pourléchait.  Je  pris  la  liberté  de  lui  dire  que 
ce  satyre  était  un  satyre  ordinaire,  et  non  un  Jupiter  satyre  ;  et 
qu'il  me  le  fallait  paillard  et  sacré.  J'avais  eu  l'attention 
d'adoucir  l'amertume  de  ma  critique  en  écartant  de  son  chevalet 
quelques  personnes  qui  l'entouraient.  Seul  avec  elle,  j'ajoutai 
que  son  Amour  était  monotone,  faible  de  touche,  mince  au  point 
de  ressembler  à  une  vessie  souillée,  sans  teintes,  sans  pas- 
sages, sans  nuances  ;  que  sa  nymphe  n'était  qu'un  tas  ignoble 
de  lys  et  de  roses  fondus  ensemble,  sans  fermeté  et  sans  con- 
sistance; et  son  satyre,  un  bloc  de  brique  bien  rouge  et  bien 


SALON    DE   1765.  259 

cuite,  sans  souplesse  et  sans  mouvement.  C'était  tête  à  tête  que 
je  lui  débitais  ces  douceurs.  Savez-vous  ce  qu'elle  fit?  elle 
appela  les  témoins  que  j'avais  écartés,  et  leur  rendit  mes  obser- 
vations avec  une  intrépidité  qui  m'arracha,  en  faveur  de  son 
caractère,  un  éloge  que  je  ne  pouvais  accorder  à  son  ouvrage. 
Sa  composition,  d'ailleurs,  était  sans  intérêt,  sans  invention, 
commune.  Ce  n'était  pas  plus  l'aventure  de  Jupiter  et  d'An- 
tiope,  que  celle  d'une  nymphe  et  d'un  autre  satyre.  Je  lui 
disais  :  «  Elfacez-moi  tout  cela;  mettez-moi  cet  Amour  en  l'air; 
qu'en  emportant  sur  son  dos  le  voile  qui  couvre  la  nymphe,  il 
saisisse  le  satyre  par  la  corne,  et  le  pousse  sur  elle.  Étendez- 
moi  le  front  de  ce  satyre  ;  raccourcissez  ce  visage  niais  ; 
recourbez  ce  nez  ;  étendez  ces  joues  ;  qu'à  travers  les  traits  qui 
déguisent  le  maître  des  dieux,  je  le  reconnaisse.  »  Ces  idées  ne 
lui  déplurent  point,  mais  l'ouvrage  était  trop  avancé  pour  en 
profiter.  Elle  l'envoya  au  comité,  qui  le  refusa.  Elle  en  tomba 
dans  le  désespoir.  Elle  se  trouva  mal.  La  fureur  succéda  à  la 
défaillance  ;  elle  poussa  des  cris;  elle  s'arracha  les  cheveux  ;  elle 
se  roula  par  terre;  elle  tenait  un  couteau,  incertaine  si  elle  s'en 
frapperait  ou  son  tableau.  Elle  fit  grâce  à  tous  les  deux.  J'arrivai 
au  milieu  de  cette  scène;  elle  embrassa  mes  genoux,  me  conju- 
rant, au  nom  de  Gellert,  de  Gessner,  de  Klopstock,  et  de  tous 
mes  confrères  en  Apollon  tudesques,  de  la  servir.  Je  le  lui 
promis;  et,  en  effet,  je  vis  Chardin,  Cochin,  Le  Moyne,  Vernet, 
Boucher,  La  Grenée  :  j'écrivis  à  d'autres,  mais  tous  me  répon- 
dirent que  le  tableau  était  déshonnête,  et  j'entendis  qu'ils  le 
jugeaient  mauvais.  Si  la  Nymphe  eût  été  belle,  l'Amour  char- 
mant, le  Satyre  de  grand  caractère,  elle  en  eût  fait  ce  qu'on  en 
pouvait  faire  de  pis  ou  de  mieux,  que  son  tableau  eût  été 
admis,  sauf  à  le  retirer  sur  la  réclamation  publique.  Car  enfin 
n'avons-nous  pas  vu  au  Salon,  il  y  a  sept  à  huit  ans,  une  femme 
toute  nue  étendue  sur  des  oreillers,  jambe  deçà,  jambe  delà, 
offrant  la  tête  la  plus  voluptueuse,  le  plus  beau  dos,  les  plus 
belles  fesses,  invitant  au  plaisir,  et  y  invitant  par  l'attitude  la 
plus  facile,  la  plus  commode,  à  ce  qu'on  dit  même  la  plus  natu- 
relle, ou  du  moins  la  plus  avantageuse.  Je  ne  dis  pas  qu'on  en 
eût  mieux  fait  d'admettre  ce  tableau,  et  que  le  comité  n'eût  pas 
manqué  de  respect  au  public  et  outragé  les  bonnes  mœurs.  Je 
dis  que  ces  considérations  l'arrêtent  peu  quand  l'ouvrage  est 


260  SALON    DE    1767. 

bon.  Je  dis  que  nos  académiciens  se  soucient  bien  autrement  du 
talent  que  de  la  décence.  N'en  déplaise  à  Boucher,  qui  n'avait 
pas  rougi  de  prostituer  lui-même  sa  femme,  d'après  laquelle  il 
avait  peint  cette  ligure  voluptueuse,  je  dis  que  si  j'avais  eu  voix 
à  ce  chapitre-là,  je  n'aurais  pas  balancé  à  lui  représenter  que 
si,  grâce  à  ma  caducité  et  à  la  sienne,  ce  tableau  était  innocent 
pour  nous,  il  était  très-propre  à  envoyer  mon  fils,  au  sortir  de 
l'Académie,  dans  la  rue  Fromenteau,  qui  n'en  est  pas  loin,  et  de 
là  chez  Louis  ou  chez  Kcyser  !  ;  ce  qui  ne  me  convenait  nul- 
lement. 

Mmc  Therbouche  a  joint  à  son  tableau  de  réception  une  tête 
de  poëte,  où  il  y  a  de  la  verve  et  de  la  couleur.  Ses  autres  por- 
traits sont  froids,  sans  autre  mérite  que  celui  de  la  ressem- 
blance, excepté  le  mien,  qui  ressemble2,  où  je  suis  nu  jusqu'à 
la  ceinture,  et  qui,  pour  la  fierté,  les  chairs,  le  faire,  est  fort 
au-dessus  de  Roslin  et  d'aucun  portraitiste  de  l'Académie.  Je 
l'ai  placé  vis-à-vis  celui  de  Van  Loo,  à  qui  il  jouait  un  mauvais 
tour.  Il  était  si  frappant,  que  ma  fille  me  disait  qu'elle  l'aurait 
baisé  cent  fois  pendant  mon  absence,  si  elle  n'avait  pas  craint 
de  le  gâter.  La  poitrine  était  peinte  très-chaudement,  avec  des 
passages  et  des  méplats  tout  à  fait  vrais. 

Lorsque  la  tête  fut  faite,  il  était  question  du  cou,  et  le 
haut  de  mon  vêtement  le  cachait,  ce  qui  dépitait  un  peu  l'ar- 
tiste. Pour  faire  cesser  ce  dépit,  je  passai  derrière  un  rideau, 
je  me  déshabillai,  et  je  parus  devant  elle  en  modèle  d'académie. 
«  Je  n'aurais  pas  osé  vous  le  proposer,  me  dit-elle,  mais  vous 
avez  bien  fait,  et  je  vous  en  remercie.  »  J'étais  nu,  mais  tout 
nu.  Elle  me  peignait,  et  nous  causions  avec  une  simplicité  et 
une  innocence  digne  des  premiers  siècles. 

Comme,  depuis  le  péché  d'Adam,  on  ne  commande  pas  à 
toutes  les  parties  de  son  corps  comme  à  son  bras;  et  qu'il  y  en 
a  qui  veulent  quand  le  fils  d'  \dam  ne  veut  pas,  et  qui  ne  veu- 
lent pas  quand  le  fils  d'Adam  voudrait  bien  ;  dans  le  cas  de  cet 
accident,  je  me  serais  rappelé  le  mot  de  Diogène  au  jeune  lut- 

1.  V.  pour  Kcyser  une  note  du  Salon  de  17G5,  t.  X,  p.  298.  Il  est  question  de 
Louis  dans  les  Éléments  de  physiologie,  t.  IX. 

2.  Ce  portrait  u  été  reproduit  en  émail  par  Pasquier  et  gravé  par  Bertonnier 
pour  l'édition  Brière  des  OEuvres  de  Diderot.  L'émail  de  Pasquier,  qui  appartenait 
à  M.  Brière,  a  été  offert  par  lui  à  AI.  Guizot. 


SALON    DE    1767.  201 

teur  :  «  Mon  fils,  ne  crains  rien;  je  ne  suis  pas  si  méchant  que 
celui-là.  » 

Si  cette  femme  s'est  un  peu  promenée  au  Salon,  elle  aura 
vu  passer  avec  dédain  devant  des  productions  fort  supérieures 
aux  siennes, 

Et  pueri  nasum  rhinocerontis  habent; 

Martial.  Epig.  lib.  I,  épig.  IV,  v.  0. 

et  elle  s'en  retournera  un  peu  surprise  de  la  sévérité  de  nos 
jugements,  plus  sociable,  plus  habile,  et  moins  vaine. 

Sa  fantaisie  était  de  faire  un  tableau  pour  le  roi.  Je  lui  dis  : 
«  Comment  demander,  en  dépit  de  ce  qu'en  pourront  penser  les 
artistes  de  ce  pays,  qui,  à  cet  égard,  en  vaut  bien  un  autre,  de 
l'ouvrage  pour  une  étrangère,  à  des  ministres  qui  refusent  des 
à-comptes  sur  celui  qu'ils  ont  ordonné  à  des  hommes  du  pre- 
mier ordre?  Ou  vous  serez  refusée,  ou  vous  ne  serez  pas 
payée.  » 

En  effet,  ce  n'était  ni  à  moi,  ni  à  mes  amis,  qui  auraient 
maladroitement  décelé  l'influence  qu'ils  ont  sur  les  supérieurs, 
à  solliciter  une  espèce  d'injustice.  C'est  l'affaire  des  grands  de 
la  cour,  c'est  leur  passe-temps  journalier.  11  fallait  que  la  dame 
prussienne,  débarquant  à  Paris,  y  fût  précédée  et  soutenue  des 
éloges  éclatants  des  ambassadeurs  étrangers  qui  n'ont  vu  que 
leur  pays.  Nos  talons  rouges  n'auraient  pas  tardé  à  faire  écho. 
Conduite,  célébrée,  occupée  à  Versailles,  elle  aurait  pu  des- 
cendre jusqu'au  désir  d'entrer  à  l'Académie,  qui  peut-être  l'au- 
rait refusée  ;  car  volontiers  Paris  ne  souscrit  pas  aux  applaudis- 
sements de  Fontainebleau  :  mais  alors  le  blâme  et  les  cris  du 
monde  courtisan  seraient  revenus  sur  la  pauvre  Académie.  Voilà 
le  rôle  plus  avantageux  qu'honnête  qu'ont  joué  les  Liotard  1  et 
autres.  On  aurait  donc  clabaudé  ;  on  aurait  dit  :  «  Ils  n'en  veu- 
lent point,  à  la  bonne  heure;  mais  il  faut  que  le  roi  ait  un  ou 
plusieurs  tableaux  d'une  femme  aussi  célèbre.  »  Alors  Cochin, 
sachant  que  son  ami  Diderot  s'y  intéresse,  fausse  un  peu  la 

1.  Liotard,  peintre  suisse  sur  lequel  VAbecedario  de  Mariette,  donne  des  détails 
curieux,  s'était  fait  bien  venir  à  Vienne,  au  retour  d'un  voyage  à  Constantinople, 
en  se  présentant  avec  la  longue  barbe  et  le  costume  d'un  turc.  A  Paris,  il  eut  moins 
de  succès,  et  les  pastels  du  peintre  turc,  comme  on  l'appelait,  furent  vite  appréciés 
à  leur  valeur. 


2G2  SALON   DE    1767. 

branche  de  la  balance,  appuie  la  demande  :  ce  petit  poids 
détermine;  les  artistes  crient;  on  leur  répond  :  «  Que  diable, 
la  protection  !  »  Ils  sont  faits  à  ce  mot;  ils  se  taisent,  et  rient. 

Bien  conseillée,  M"ie  ïherbouche  aurait  continué  sa  route, 
et,  chemin  faisant,  se  serait  couverte  des  lauriers  académiques 
de  l'Italie,  plus  aisés  à  cueillir  et  plus  odoriférants  en  Alle- 
magne que  les  nôtres.  Mais  on  a  voulu  faire  du  bruit  en  France  : 
on  s'était  promis  de  faire  du  bruit  en  France.  Les  parents,  les 
amis,  les  grands,  les  petits,  avaient  dit  en  partant  :  «  Quel 
bruit  vous  allez  faire  en  France!  »  On  arrive;  on  s'adresse  à  des 
hommes  blasés  sur  le  beau,  qui  vous  accordent  à  peine  un  coup 
d'oeil,  un  signe  d'approbation.  On  s' opiniâtre;  on  couvre  de  cou- 
leurs vingt  toiles  l'une  après  l'autre;  on  montre,  on  écoute,  on 
n'entend  rien.  Cependant  un  séjour  dispendieux  et  long,  la 
honte  d'appeler  de  chez  soi  de  nouveaux  secours,  vous  jettent 
dans  la  plus  fâcheuse  détresse,  et  l'on  s'en  tire  comme  on  peut, 
avec  le  secours  d'un  pauvre  philosophe,  d'un  ambassadeur 
humain  et  bienfaisant,  et  d'une  souveraine  généreuse. 

Le  pauvre  philosophe  qui  est  sensible  à  la  misère  parce  qu'il 
l'a  éprouvée  ;  le  pauvre  philosophe  qui  a  besoin  de  son  temps  et 
qui  le  donne  au  premier  venu  ;  le  pauvre  philosophe  s'est  tour- 
menté pendant  neuf  mois  pour  mendier  de  l'ouvrage  à  la  Prus- 
sienne. Le  pauvre  philosophe,  dont  on  a  mésinterprété  la  vivacité 
de  l'intérêt,  a  été  calomnié  et  a  passé  pour  avoir  couché  avec 
une  femme  qui  n'est  pas  jolie.  Le  pauvre  philosophe  s'est  trouvé 
dans  l'alternative  cruelle  ou  d'abandonner  la  malheureuse  à 
son  mauvais  sort,  ou  d'accréditer  des  soupçons  déplaisants  pour 
lui,  de  la  plus  fâcheuse  conséquence  pour  celle  qu'il  secourait. 
Le  pauvre  philosophe  s'en  est  rapporté  à  l'innocence  de  ses 
démarches  et  a  méprisé  des  propos  qui  auraient  empêché  un 
autre  que  lui  de  faire  le  bien.  Le  pauvre  philosophe  a  mis  à 
contribution  les  grands,  les  petits,  les  indifférents,  ses  amis,  et 
a  fait  gagner  à  l'artiste  dissipatrice  cinq  à  six  cents  louis,  dont 
il  ne  restait  pas  une  épingle  au  bout  de  six  mois.  Le  pauvre 
philosophe  a  arrêté  la  Prussienne  vingt  fois  sur  le  seuil  du 
For-1'Évèque.  Le  pauvre  philosophe  a  calmé  la  furie  des  créan- 
criers  de  la  Prussienne  attachés  aux  roues  de  sa  chaise  de 
poste;  le  pauvre  philosophe  a  garanti  l'honnêteté  de  cette 
femme.  Qu'est-ce  que  le  pauvre  philosophe  n'a  pas  fait  pour 


SALON   DE    1767.  263 

elle?  et  quelle  est  la  récompense  qu'il  en  a  recueillie?  —  Mais 
la  satisfaction  d'avoir  fait  le  bien..  —  Sans  doute,  mais  rien 
après  que  les  marques  de  l'ingratitude  la  plus  noire.  L'indigne 
Prussienne  prétend  à  présent  que  j'ai  renversé  sa  fortune  en  la 
chassant  de  Paris  au  moment  où  elle  touchait  à  la  plus  haute 
considération.  L'indigne  Prussienne  traite  nos  La  Grenée,  nos 
Vien,  nos  Vernet,  d'infâmes  barbouilleurs.  L'indigne  Prussienne 
oublie  ses  créanciers  qui  viennent  sans  cesse  crier  à  ma  porte. 
L'indigne  Prussienne  doit  ici  des  tableaux  dont  elle  a  touché  le 
prix  et  qu'elle  ne  fera  point.  L'indigne  Prussienne  insulte  à  ses 
bienfaiteurs.  L'indigne  Prussienne...  a  la  tête  folle  et  le  cœur 
dépravé.  L'indigne  Prussienne  a  donné  au  pauvre  philosophe 
une  bonne  leçon  dont  il  ne  profitera  pas  ;  car  il  restera  bon  et 
bête  comme  Dieu  l'a  fait. 

PARROCEL. 

116.  JÉSUS-CHRIST    SUR    LA  MONTAGNE    DES    OLIVIERS1. 

On  a  quelquefois  besoin  d'un  exemple  de  platitude,  de  pla- 
titude de  composition,  d'ordonnance,  de  couleur,  de  caractère, 
d'expression.  En  voici  un  rare,  un  sublime  dans  son  genre,  à 
moins  qu'on  ne  veuille  lui  préférer  le  Bélisaire.  Je  les  recom- 
mande tous  les  deux  à  celui  qui  fera  l'art  de  ramper  en  peinture. 
On  dit  pourtant  de  ce  tableau  que  c'est  le  meilleur  que  l'artiste 

a  fait. 

Crimine  ab  uno 

Disce  omnes. 

Virgil.  JEneid.  lib.  II,  v.  65,  06. 

On  voit  en  haut  des  anges  qui  jouent  gaiement  avec  la 
lance,  la  croix,  le  fouet  et  les  autres  instrument  de  la  passion. 

Au  milieu,  un  grand  ange  debout,  qui  a  l'air  de  dire  à  Jésus- 
Christ  :  «  Eh!  que  ne  restiez-vous  où  vous  étiez?  vous  étiez  si 
bien  !  Pourquoi  vous  charger  de  payer  pour  les  sottises  d'au- 
trui?  Que  ne  déclariez-vous  net  à  votre  père  que  ce  rôle  ne  vous 
convenait  pas?  »  Cet  ange  est  tout  à  fait  goguenard  et  le  Christ 
paraît  assez  convaincu  de  la  justesse  de  sa  remontrance.  Ce 

1.  Tableau  de  16  pieds  de  haut  sur  7  pieds  de  large. 


264  SALON    DE    17G7. 

n'est  point  ce  Christ  de  l'Évangile,  accablé,  agonisant,  trempé 
d'une  sueur  de  sang,  repoussant  le  calice  amer.  Cette  pusilla- 
nimité a  paru  indigne  de  Dieu  à  M.  Parrocel,  qui  s'est  mis  à 
jouer  l'esprit  fort,  quand  il  s'agissait  d'être  peintre.  Nous  savons 
tout  aussi  bien  que  toi,  mon  ami,  que  cette  fable  est  ridicule; 
mais  faut-il  pour  cela  en  faire  un  tableau  insipide  ? 

Au  bas,  ce  sont  trois  apôtres  qui  dorment  de  bon  cœur  et  à 
qui  l'on  ne  saurait  pourtant  reprocher  le  peu  d'intérêt  qu'ils 
prennent  à  leur  maître;  car  le  peintre  ne  l'a  point  fait  inté- 
ressant. 

Vous  sentez  qu'il  n'y  a  point  de  liaison  là-dedans.  Les  anges 
jouent  en  haut.  Le  Christ  et  l'ange  s'entretiennent  au  milieu. 
Les  apôtres  dorment  en  bas  ;  mais  n'allez  pas  couper  cette  toile 
en  trois  morceaux.  J'aime  encore  moins  trois  mauvais  tableaux 
qu'un. 

Bon,  excellent  pour  un  dessus  d'autel  de  campagne;  mais 
pour  un  Salon.  Ah  !  messieurs  du  comité,  quand  on  a  admis  cela, 
on  n'est  pas  en  droit  de  refuser  YAntiope  de  madame  Ther- 
bouche.  Soyez  sévères,  j'y  consens;  mais  soyez  justes.  Là, 
messieurs,  regardez-moi  seulement  cet  ange  couché  dans  de  la 
laine. 

117.    UNE    ESQUISSE. 

Une  esquisse  de  Parrocel?  cela  doit  être  curieux.  Voyons  ce 
que  c'est. 

C'est  une  Gloire.  L'esquisse  est  au  ciel.  Au  haut,  petite  cou- 
ronne formée  de  chérubins  enlacés  par  les  ailes;  au-dessous, 
plus  grande  couronne  de  chérubins  pareillement  enlacés  par  les 
ailes.  Puis  sous  un  baldaquin  d'une  forme  circulaire,  une 
lumière  divine,  une  vision  béati Pique.  Ce  baldaquin  est  sou- 
tenu par  des  consoles.  De  droite  et  de  gauche  des  cordons  ver- 
ticaux et  symétriques  de  chérubins  enlacés  par  les  ailes  et 
rangés  en  colonnes.  Au-dessous  de  cette  extravagante  et  mys- 
tique composition,  des  anges,  des  archanges,  des  saints,  des 
saintes  en  extase. 

Magnifique  retable  d'autel  à  tourner  la  tête  à  tout  un  petit 
couvent  de  religieuses.  Idée  digne  du  onzième  siècle,  où  toute  la 
science  théologique  se  réduisait  à  ce  que  Denis  l'Aréopagitc  avait 
rêvé  de  la  suite  du  Père  éternel  et  de  l'orchestre  de  la  Trinité. 


SALON    DE    1767.  265 

BRENET. 

118.    JÉSUS-CHRIST    ET    LA    S AM ARTTAINE  i. 

Brenet  est  un  bon  diable  qui  fait  de  son  mieux  et  qui  ferait 
peut-être  bien  s'il  était  riche;  mais  il  est  pauvre.  Il  a  la  pra- 
tique de  tous  les  curés  de  village.  Il  leur  en  donne  pour  leur 
argent.  Il  vit,  sa  femme  a  des  cotillons,  ses  enfants  ont  des 
souliers,  et  le  talent  se  perd. 

Haud  facile  emergunt,  quorum  virtutibus  obstat 
Res  angusta  domi;  sed  Romœ  durior  illis 

Conatus 

Ju vénal.  Sat.  III,  v.  1G4  et  seq. 

Maxime  vraie  par  toute  la  terre.  Les  besoins  de  la  vie,  qui  dis- 
posent impérieusement  de  nous,  égarent  les  talents  qu'ils 
appliquent  à  des  choses  qui  leur  sont  étrangères  et  dégradent 
souvent  ceux  que  le  hasard  a  bien  employés.  C'est  un  des  incon- 
vénients de  la  société  auquel  je  ne  sais  point  de  remède.  Tenez, 
mon  ami,  je  suis  tout  prêt  à  croire  que  ce  maudit  lien  conjugal 
que  vous  prêchez,  comme  un  certain  fou  de  Genève  prêche  le 
suicide,  sans  vous  y  empiéger,  abaisse  l'âme  et  l'esprit.  Com- 
bien de  démarches  auxquelles  on  se  résout  pour  sa  femme  et 
pour  ses  enfants  et  qu'on  dédaignerait  pour  soi!  On  dirait  avec 
Le  Clerc  de  Montmercy  2,  qui  ne  veut  devoir  l'aisance  à  per- 
sonne :  «  Un  grabat  dans  un  grenier,  sous  les  tuiles,  une  cruche 
d'eau,  un  morceau  de  pain  dur  et  moisi  et  des  livres,  »  et  l'on 
suivrait  la  pente  de  son  goût.  Mais  est-il  permis  à  un  époux,  à 
un  père  d'avoir  cette  fierté  et  d'être  sourd  à  la  plainte,  aveugle 
sur  la  misère  qui  l'entoure?  J'arrive  à  Paris.  J'allais  prendre  la 
fourrure  et  m'installer  parmi  les  docteurs  de  Sorbonne.  Je  ren- 
contre sur  mon  chemin  une  femme  belle  comme  un  ange  ;  je 
veux   coucher  avec  elle;  j'y  couche;  j'en  ai  quatre  enfants;  et 

1.  Tableau  de  12  pieds  6  pouces  de  haut  sur  9  pieds  3  pouces  de  large. 

2.  Le  Clerc  de  Montmercy  est  poëte,  philosophe,  avocat,  géomètre,  botaniste, 
physicien,  médecin,  anatomiste  ;  il  sait  tout  ce  qu'on  peut  apprendre  :  il  meurt  de 
faim,  mais  il  est  savant.  (D.) 


266  SALON    DE    1767. 

me  voilà  forcé  d'abandonner  les  mathématiques  que  j'aimais, 
Homère  et  Virgile  que  je  portais  toujours  dans  ma  poche,  le 
théâtre  pour  lequel  j'avais  du  goût  ;  trop  heureux  d'entreprendre 
Y  Encyclopédie,  à  laquelle  j'aurai  sacrifié  vingt-cinq  ans  de 
ma  vie. 

On  voit  à  droite  la  Samaritaine  appuyée  sur  le  bord  du 
puits,  à  gauche  le  Christ  assis  et  la  dominant.  Par  derrière  le 
Christ,  quelques  apôtres  scandalisés  de  leur  divin  maître,  sur- 
pris en  conversation  avec  une  femme  qui  faisait  quelquefois 
son  mari  cocu  et  révélant  à  cette  femme  ses  petites  fredaines  qui 
n'étaient  ignorées  de  personne.  La  tète  du  Christ  n'est  pas  mal; 
mais  le  reste  est  mauvais.  J'avais  juré  de  ne  décrire  aucun 
mauvais  tableau.  Je  ne  sais  pourquoi  je  manque  à  ma  parole 
en  faveur  de  M.  Brenet  que  je  ne  connais  point  et  à  qui  je  ne 
dois  rien. 

119.    JÉSUS-CHRIST    SUR   LA    MONTAGNE  DES  OLIVIERS1. 

C'est  un  ange  étendu  à  plat  sur  des  nuages,  qui  a  bien 
plus  l'air  d'un  messager  de  bonnes  nouvelles,  que  d'un  porteur 
de  calice  amer.  C'est  un  Christ  si  sec,  si  long,  si  ignoble,  qu'on 
le  prendrait  pour  M.  de  Vaneck  travesti  2. 

Autre  exemple  de  l'art  de  ramper  en  peinture. 

Ce  mauvais  tableau  a  pensé  faire  répandre  du  sang.  Un 
jeune  mousquetaire  appelé  Moret  regardait  avec  attention  un 
homme  assez  plat,  assis  au  café  de  Viseux  à  la  môme  table  que 
lui.  Cet  homme,  si  attentivement  et  si  continuement  regardé, 
dit  à  Moret  :  «  Monsieur,  est-ce  que  vous  m'auriez  vu  quelque 
part? —  Vous  l'avez  deviné.  Tenez,  monsieur,  vous  ressemblez 
comme  deux  gouttes  d'eau  à  un  certain  Christ,  de  Brenet,  qui 
est  maintenant  au  Salon.  »  Et  l'autre  tout  courroucé  :  a  Parlez 
donc,  monsieur,  est-ce  que  vous  me  prenez  pour  un  jean- 
foutre  3?  »  Et  puis  voilà  la  querelle  engagée,  des  épées  tirées, 
la  garde,  le  commissaire  appelés;  et  le  commissaire  qui  se  tour- 

1.  Tableau  de  12  piods  3  pouces  de  haut  sur  7  pieds  10  pouces  de  large. 

2.  C'était  l'envoyé  de  Liège;  il  était  joueur  outré  et  même  un  peu  fripon.  (Xole 
manuscrite  de  Xaigeon  le  jeune.) 

3.  Cela  est  en  effet  arrivé,  je  l'ai  su  le  môme  jour;  j'en  ai  ri  comme  un  fou... 
(Note  manuscrite  de  Naigeon  le  jeune.) 


SALON    DE    1767.  267 

mentait  à  persuader  à  ce  quidam  colérique  qu'on  n'en  était  pas 
moins  honnête  homme  pour  ressemblera  un  Christ;  et  le  quidam 
qui  répondait  au  commissaire  :  «  Monsieur,  cela  vous  plaît  à 
dire,  mais  vous  n'avez  pas  vu  celui  de  Brenet.  Je  ne  veux  point 
ressembler  à  un  Christ,  et  moins  à  celui-là  qu'à  un  autre.  »  Et 
le  Moret  :  «  Oh  !  pardieu,  vous  y  ressemblerez  malgré  vous,  » 
et  cœtera.  Je  voudrais  avoir  fait  ce  conte  ;  mais  ce  n'en  est 
point  un. 

Bonsoir,  mon  ami  :  Semper  frondesce  et  vale. 


LOUTHERBOURG. 

Ut  pictura,  pocsis  erit. 

Il  en  est  de  la  poésie  ainsi  que  de  la  peinture.  Combien  on 
l'a  dit  de  fois!  Mais  ni  celui  qui  l'a  dit  le  premier,  ni  la  multi- 
tude de  ceux  qui  l'ont  répété  après  lui,  n'ont  compris  toute 
l'étendue  de  cette  maxime.  Le  poëte  a  sa  palette,  comme  le 
peintre  ses  nuances,  ses  passages,  ses  tons.  Il  a  son  pinceau  et 
son  faire  ;  il  est  sec,  il  est  dur,  il  est  cru,  il  est  tourmenté,  il  est 
fort,  il  est  vigoureux,  il  est  doux,  il  est  harmonieux  et  facile. 
Sa  langue  lui  offre  toute  les  teintes  imaginables;  c'est  à  lui  à 
les  bien  choisir.  Il  a  son  clair-obscur,  dont  la  source  et  les 
règles  sont  au  fond  de  son  âme.  Vous  faites  des  vers?  Vous  le 
croyez,  parce  que  vous  avez  appris  de  Richelet  à  arranger  des 
mots  et  des  syllabes  dans  un  certain  .ordre  et  selon  certaines 
conditions  données  ;  parce  que  vous  avez  acquis  la  facilité  de 
terminer  ces  mots  et  ces  syllabes  ordonnées  par  des  conson- 
nances.  Vous  ne  peignez  pas  ;  à  peine  savez-vous  calquer.  Vous 
n'avez  pas,  peut-être  même  êtes-vous  incapable  de  prendre  la 
première  notion  du  rhythme  ;  le  poëte  a  dit  : 

Monte  decurrens  velut  amnis,  imbres 
Quem  super  notas  aluere  ripas, 
Fervet,  immensusque  ruit  profundo 
Pindarus  ore. 

Horat.  Lyric.  lib.  IV,  Od.  II,  v.  5  et  scq. 

«  Qui  est-ce  qui    ose  imiter   Pindare?  C'est  un   torrent  qui 


2G8  SALON   DE   1767. 

roule  ses  eaux  à  grand  bruit  de  la  cime  d'un  rocher  escarpé.  Il 
se  gonfle,  il  bouillonne,  il  renverse,  il  franchit  sa  barrière,  il 
s'étend  :  c'est  une  mer  qui  tombe  dans  un  gouffre  profond. 

Vous  avez  senti  la  beauté  de  l'imago,  qui  n'est  rien  :  c'est  le 
rhythme  qui  est  tout  ici;  c'est  la  magie  prosodique  de  ce  coin 
du  tableau,  que  vous  ne  sentirez  peut-être  jamais.  Qu'est-ce 
donc  que  le  rhythme?  me  demandez-vous.  C'est  un  choix  parti- 
culier d'expressions;  c'est  une  certaine  distribution  de  syllabes 
longues  ou  brèves,  dures  ou  douces,  sourdes  ou  aigres,  légères 
ou  pesantes,  lentes  ou  rapides,  plaintives  ou  gaies,  ou  un 
enchaînement  de  petites  onomatopées  analogues  aux  idées  qu'on 
a,  et  dont  on  est  fortement  occupé;  aux  sensations  qu'on  res- 
sent et  qu'on  veut  exciter;  aux  phénomènes  dont  on  cherche  à 
rendre  les  accidents;  aux  passions  qu'on  éprouve,  et  au  cri  ani- 
mal qu'elles  arracheraient;  à  la  nature,  au  caractère,  au  mou- 
vement des  actions  qu'on  se  propose  de  rendre;  et  cet  art-là 
n'est  pas  plus  de  convention  que  les  effets  de  l'arc-en-ciel  ;  il 
ne  se  prend  point;  il  ne  se  communique  point;  il  peut  seule- 
ment se  perfectionner.  Il  est  inspiré  par  un  goût  naturel,  par  la 
mobilité  de  l'âme,  par  la  sensibilité.  C'est  l'image  même  de 
l'âme  rendue  par  les  inflexions  de  la  voix,  les  nuances  succes- 
sives, les  passages,  les  tons  d'un  discours  accéléré,  ralenti, 
éclatant,  étouffé,  tempéré  en  cent  manières  diverses.  Écoutez  le 
défi  énergique  et  bref  de  cet  enfant  qui  provoque  son  camarade. 
Écoutez  ce  malade  qui  traîne  ses  accents  douloureux  et  longs. 
Ils  ont  rencontré  l'un  et  l'autre  le  vrai  rhythme,  sans  y  penser. 
Boileau  le  cherche  et  le  trouve  souvent.  11  semble  venir  au 
devant  de  Racine.  Sans  ce  mérite,  un  poëte  ne  vaut  presque 
pas  la  peine  d'être  lu;  il  est  sans  couleur.  Le  rhythme,  pratiqué 
de  réflexion,  a  quelque  chose  d'apprêté  et  de  fastidieux.  C'est 
une  des  principales  différences  d'Homère  et  de  Virgile,  de  Vir- 
gile et  de  Lucain,  de  l'Arioste  et  du  Tasse.  Le  sentiment  se  plie 
de  lui-même  à  l'infinie  variété  du  rhvthmc;  la  réflexion  ne  sau- 
rait.  L'étude,  le  goût  acquis,  la  réflexion  saisiront  fort  bien  la 
place  d'un  vers  spondaïque;  l'habitude  dictera  le  choix  d'une 
expression,  elle  séchera  des  pleurs,  elle  laissera  couler  les 
larmes;  mais  frapper  mes  yeux  et  mon  oreille,  porter  à  mon 
imagination,  par  le  seul  prestige  des  sons,  le  fracas  d'un  tor- 
rent qui   se  précipite,  ses  eaux  gonflées,  la  plaine  submergée, 


SALON    DE    1767.  269 

son  mouvement  majestueux,  et  sa  chute  dans  un  gouffre  pro- 
fond, cela  ne  se  peut.  Entrelacer  d'étude  des  syllabes  sourdes 
ou  molles,  entre  des  syllabes  fortes,  éclatantes  ou  dures,  sus- 
pendre, accélérer,  heurter,  briser,  renverser;  cela  ne  se  peut. 
C'est  Nature,  et  Nature  seule  qui  dicte  la  véritable  harmonie 
d'une  période  entière,  d'un  certain  nombre  de  vers.  C'est  elle 
qui  fait  dire  à  Quinault  : 

Au  temps  heureux  où  l'on  sait  plaire, 

Qu'il  est  doux  d'aimer  tendrement! 
Pourquoi  dans  les  périls,  avec  empressement, 
Chercher  d'un  vain  honneur  l'éclat  imaginaire? 

Pour  une  trompeuse  chimère, 

Faut-il  quitter  un  bien  charmant? 

Au  temps  heureux  où  l'on  sait  plaire, 

Qu'il  est  doux  d'aimer  tendrement. 

Armide,  acte  II,  scène  IV. 

C'est  elle  qui  fait  dire  cà  Voltaire  : 

Le  moissonneur  ardent,  qui  court  avant  l'aurore 
Couper  les  blonds  épis  que  l'été  fait  éclore, 
S'arrête,  s'inquiète  et  pousse  des  soupirs  : 
Son  cœur  est  étonné  de  ses  nouveaux  désirs. 
Il  demeure  enchanté  dans  ces  belles  retraites, 
Et  laisse,  en  soupirant,  ses  moissons  imparfaites. 

Henriade,  chant  IXe,  v.  221-226. 

Que  reste-t-il  de  ces  deux  morceaux  divins,  si  vous  en  ôtez 
l'harmonie?  Rien.  C'est  elle  encore  qui  fait  dire  à  Chaulieu  : 

Tel  qu'un  rocher,  dont  la  tête 

Égale  le  mont  Athos, 

Voit  à  ses  pieds  la  tempête 

Troubler  le  calme  des  flots  : 

La  mer  autour  bruit  et  gronde  ; 

Malgré  ses  émotions, 
Sur  son  front  élevé  règne  une  paix  profonde 

Que  tant  d'agitations, 

Et  que  les  fureurs  de  l'onde 
Respectent  à  l'égal  des  nids  des  alcyons. 

Épitre  au  chevalier  de  Bouillon,  en  1713. 


270  SALON    DE   1767. 

Il  faut  voir  le  tourment,  l'inquiétude,  le  chagrin,  le  travail 
du  poète,  lorsque  cette  harmonie  se  refuse.  Ici,  c'est  une  syllabe 
de  trop;  là,  c'est  une  syllabe  de  moins.  L'accent  tombe,  quand 
il  doit  être  soutenu;  il  se  soutient,  quand  il  doit  tomber.  La 
voix  éclate  où  la  chose  la  veut  sourde;  elle  est  sourde  où  la 
chose  la  veut  éclatante.  Les  sons  glissent  où  le  sens  doit  les 
faire  onduler,  bouillonner.  J'en  appelle  au  petit  nombre  de  ceux 
qui  ont  éprouvé  ce  supplice.  Toutefois,  sans  la  facilité  de  trou- 
ver ce  chant,  cette  espèce  de  musique,  on  n'écrit  ni  en  vers  ni 
en  prose  :  je  doute  môme  qu'on  parle  bien.  Sans  l'habitude  de 
la  sentir  ou  de  la  rendre,  on  ne  sait  pas  lire  ;  et  qui  est-ce  qui 
sait  lire?  Partout  où  cette  musique  se  fait  entendre,  elle  est 
d'un  charme  si  puissant,  qu'elle  entraîne,  et  le  musicien  qui 
compose,  au  sacrifice  du  terme  propre,  et  l'homme  sensible  qui 
écoute,  à  l'oubli  de  ce  sacrifice.  C'est  elle  qui  prête  aux  écrits 
une  grâce  toujours  nouvelle.  On  retient  une  pensée.  On  ne 
retient  point  l'enchaînement  des  inflexions  fugitives  et  délicates 
de  l'harmonie.  Ce  n'est  pas  à  l'oreille  seulement,  c'est  à  l'âme 
d'où  elle  est  émanée,  que  la  véritable  harmonie  s'adresse.  Ne 
dites  pas  d'un  poëte  sec,  dur  et  barbare,  qu'il  n'a  point 
d'oreille;  dites  qu'il  n'a  pas  assez  d'âme.  C'est  de  ce  coté  que 
les  langues  anciennes  avaient  un  avantage  infini  sur  les  langues 
modernes.  C'était  un  instrument  à  mille  cordes,  sous  les  doigts 
du  génie;  et  ces  anciens  savaient  bien  ce  qu'ils  disaient,  lors- 
qu'au grand  scandale  de  nos  froids  penseurs  du  jour,  ils  assu- 
raient que  l'homme  vraiment  éloquent  s'occupait  moins  de  la 
propriété  rigoureuse  que  du  lieu  de  l'expression.  Ah!  mon  ami, 
quels  soins  il  faudrait  donner  encore  à  ces  quatre  pages,  si  elles 
devaient  être  imprimées,  et  que  je  voulusse  y  mettre  l'harmonie 
dont  elle  sont  susceptibles.  Ce  ne  sont  pas  les  idées  qui  me 
coûtent;  c'est  le  ton  qui  leur  convient.  Lu  littérature  comme 
en  peinture,  ce  n'est  pas  une  petite  affaire  que  de  savoir  con- 
server son  esquisse.  Cela  est  bien  pour  ce  que  cela  est;  et 
parlons  de  Loutherbourg.  On  peut  réduire  les  compositions 
qu'il  a  exposées  sous  quatre  classes.  Des  batailles,  des  marines 
et  des  tempêtes,  des  paysages,  et  des  dessins. 


SALON   DE    1767.  271 

BATAILLES. 
121.    UNE    BATAILLE  '. 

A  droite,  tout  à  fait  dans  la  demi-teinte,  c'est  un  château 
couvert  de  fumée.  On  n'en  aperçoit  que  le  haut,  qu'on  escalade, 
et  d'où  les  assiégeants  sont  précipités  dans  un  fossé  où  on 
les  voit  tomber  pêle-mêle.  En  allant  de  ce  fossé  vers  la  gauche, 
le  terrain  s'élève,  et  l'on  voit  à  terre  des  drapeaux,  des  timbales, 
des  armes  brisées,  des  cadavres,  une  mêlée  de  combattants 
formant  une  grande  masse  où  l'on  discerne  un  cavalier  blanc 
à  demi-renversé,  mort,  et  tombant  en  arrière  vers  la  croupe 
de  son  cheval;  plus,  sur  le  fond,  de  profil,  un  cavalier  brun, 
dont  le  cheval  se  cabre,  et  qui  meurt.  A  la  fumée,  et  à  la  lueur 
forte  et  rougeâtre  qui  colore  cette  fumée,  on  reconnaît  l'effet 
d'un  coup  de  canon.  Sur  les  deux  ailes  et  sur  le  fond,  ce  sont 
des  combats  particuliers,  des  actions  moins  ramassées,  plus 
éteintes,  et  faisant  valoir  la  masse  principale.  Dans  cette  masse, 
le  cavalier  blanc  est  vu  par  la  croupe  de  son  cheval.  Sur  le 
devant,  vers  le  centre  du  combat,  morts,  mourants,  hommes 
blessés  et  diversement  étendus  sur  la  terre.  Je  passe  sur  beau- 
coup d'autres  incidents. 

Voilà  un  genre  de  peinture,  où  il  n'y  a  proprement  ni  unité 
de  temps,  ni  unité  d'action,  ni  unité  de  lieu.  C'est  un  spectacle 
d'incidents  divers,  qui  n'impliquent  aucune  contradiction. 
L'artiste  est  donc  obligé  d'y  montrer  d'autant  plus  de  poésie, 
de  verve,  d'invention,  de  génie,  qu'if  est  moins  gêné  par  les 
règles.  Il  faut  que  je  voie  partout  la  variété,  la  fougue,  le 
tumulte  extrême.  Il  ne  peut  y  avoir  d'autre  intérêt.  Il  faut  que 
l'effroi  et  la  commisération  s'élancent  à  moi  de  tous  les  points 
de  la  toile.  Si  l'on  ne  s'en  tenait  point  à  des  actions  communes 
(et  j'appelle  actions  communes  toutes  celles  où  un  homme  en 
menace  ou  en  tue  un  autre),  mais  qu'on  imaginât  quelque  trait 
de  générosité,  quelque  sacrifice  de  la  vie  à  la  conservation  d'un 
autre,  on  élèverait  mon  âme,  on  la  serrerait,  peut-être  même 
m'arracherait-on  des  larmes.  J'aime  mieux  une  bataille  tirée 
de  l'histoire  qu'une  bataille  d'imagination.  Il  y  a,  dans  la  pre- 

1.  Tableau  de  4  pieds  de  largeur  sur  3  de  hauteur. 


272  SALON   DE    1767. 

première,  des  personnages  principaux  que  je  connais  et  que  je 
cherche. 

Le  genre  bataille  est  celui  de  l'expression.  Celle-ci  est 
belle,  très-belle;  elle  est  fortement  coloriée;  il  y  a  une  grande 
intelligence  de  presque  toutes  les  parties  de  l'art.  Ce  nuage 
rougeâlre,  qui  occupe  la  partie  supérieure  du  fond,  est  bien 
vrai.  Avec  tout  cela,  il  y  a  une  ordonnance  de  routine  qui 
marque  une  stérilité  presque  incurable,  et  puis  une  uniformité 
d'incidents,  ou  qui  n'intéressent  point,  ou  qui  intéressent  éga- 
lement. J'aimerais  bien  mieux  remarquer  au  milieu  de  ce  fracas 
un  général  tranquille,  oubliant  le  danger  qui  l'environne  de 
toutes  parts,  pour  assurer  la  gloire  d'une  grande  journée;  ayant 
l'œil  à  tout,  la  tête  lière,  et  donnant  ses  ordres  sur  un  champ 
de  bataille  comme  dans  son  palais.  J'aimerais  bien  mieux  voir 
quelques-uns  de  ses  principaux  officiers  occupés  à  lui  former  de 
leurs  corps  un  bouclier.  Je  n'entends  pas  par  une  bataille,  une 
escarmouche  de  pandours  ou  de  hussards  :  j'en  ai  une  plus 
grande  idée. 

.       12Ù.    COMBAT     SUR     TERRE1. 

Au  centre,  c'est  une  masse  de  combattants  de  la  plus 
grande  force,  du  plus  grand  effet.  On  y  discerne,  on  est  frappé 
par  un  cavalier  vu  par  le  dos  et  par  la  croupe  de  son  cheval 
blanc  et  vigoureux.  Il  porte  un  étendard,  qu'un  fantassin,  qui 
est  à  sa  gauche,  cherche  à  lui  enlever  avec  la  vie.  Mais  ce  cava- 
lier a  saisi  la  garde  de  l'épée  du  fantassin,  et  lui  va  plonger  la 
sienne  dans  la  gorge.  L'étendard,  élevé  et  déployé,  fait  un  bel 
effet.  11  marque  un  plan.  Cependant  le  cavalier  court  un  autre 
danger  non  moins  imminent;  à  droite,  un  autre  fantassin  s'est 
emparé  de  la  bride  de  son  cheval;  mais  l'animal  furieux  lui 
tient  le  bras  entre  ses  dents,  et  lui  arrache  des  cris.  Sous  ses 
pieds,  des  chevaux;  autour  de  ces  combattants,  des  morts,  des 
mourants;  de  droite  et  de  gauche,  des  mêlées  séparées,  des 
corps  particuliers  de  troupes  engagés,  s'éteignant,  s'étendant  sur 
le  fond,  perdant  insensiblement  de  la  grandeur  et  de  la  lumière, 
s'isolant  de  la  masse  principale,  et  la  chassant  en  devant. 

1.  Tableau  do  2  pieds  G  pouces  de  largeur  sur  1  pied  10  pouces  de  hauteur,  tiré 
du  cabinet  de  M.  le  comte  de  Crcutz. 


SALON   DE   17G7.  273 

Il  y  a,  comme  on  voit,  deux  manières  d'ordonner  une 
bataille,  ou  en  pyramidant  par  le  centre  de  l'action  ou  de  la 
toile,  auquel  correspond  le  sommet  de  la  pyramide,  et  d'où  les 
branches  ou  différents  plans  de  cette  pyramide  vont  en  s'éten- 
dant  sur  le  fond,  à  mesure  qu'ils  s'enfoncent  dans  le  tableau, 
magie  qui  ne  suppose  qu'une  intelligence  commune  de  la  per- 
spective et  de  la  distribution  des  ombres  et  clés  lumières  ;  ou 
en  embrassant  un  grand  espace,  en  regardant  toute  l'étendue  de 
sa  toile  comme  un  vaste  champ  de  bataille,  ménageant  sur  ce 
champ  des  inégalités,  y  répandant  les  différents  incidents,  les 
actions  diverses,  les  masses,  les  groupes,  liés  par  une  longue 
ligne  qui  serpente,  ainsi  qu'on  le  voit  dans  les  compositions  de 
Le  Brun.  Je  préfère  cette  manière;  elle  demande  plus  de  fécon- 
dité; elle  fournit  plus  au  génie;  tout  se  déploie  et  se  fait  valoir  : 
c'est  un  instant  d'une  action  générale;  c'est  un  poëme;  les 
trois  unités  y  sont.  Au  lieu  qu'à  la  manière  de  Loutherbourg, 
deux  ou  trois  objets  principaux,  un  ou  deux  énormes  chevaux 
couvrent  le  reste.  Il  semble  qu'il  n'y  ait  qu'un  incident,  qu'un 
point  remarquable  :  c'est  le  sommet  de  la  pyramide,  auquel  on  a 
tout  sacrifié  pour  le  faire  saillir. 

12/j.    COMBAT    DE     MER1. 

L'ordonnance  de  ce  combat  de  mer  différera  de  peu  de 
l'ordonnance  du  combat  de  terre;  tant  ce  technique,  ou  la 
manière  de  pyramider  du  centre  de  la  toile  vers  le  fond  est 
bornée. 

A  droite,  dans  la  demi-teinte,  ainsi  qu'à  l'un  des  deux  com- 
bats précédents,  vaisseau  et  combattants,  dont  les  armes  à  feu 
sont  dirigées  vers  un  autre  bâtiment,  qui  fait  le  sommet  de  la 
pyramide  et  la  masse  principale.  Autour  de  ce  dernier  bâtiment, 
foule  d'hommes  tombant  ou  précipités  dans  les  eaux.  Sur  la 
droite,  un  de  ces  précipités,  isolé,  et  cherchant  à  se  raccrocher 
au  bâtiment.  A  gauche,  sur  le  fond,  et  faisant  l'effet  des  petites 
actions  ou  mêlées  latérales  aux  deux  combats  de  terre,  autres 
vaisseaux  couverts  de  combattants,  éloignés,  éteints,  et  chassant 


1.  Tableau  de  même  dimension  que  le  précédent  et  tiré  du  cabinet  du  comte 
de  Creutz. 

xi.  18 


27/j  SALON    DE    1767. 

en  devant  le  bâtiment  du  milieu.  J'aurais  deviné  d'avance  cette 
distribution.  On  a  changé  d'élément;  mais  c'est  la  même  rou- 
tine. D'ailleurs,  celui-ci  est  moins  beau.  Comme  on  y  a  plus 
encore  affecté  la  vigueur,  il  y  a  plus  de  papillotage.  L'action  se 
passe  au  milieu  des  Ilots  agités  et  écumeux. 

MARINES     ET     TEMPÊTES. 

125.  MARÉE  MONTANTE1.  —  126.  DES  ANIMAUX  PASSANT 
DANS  UNE  BARQUE  ET  DESCENDANT  D'UNE  MONTAGNE2. 
1*27.     PAYSAGE     AVEC     DES     ANIMAUX. 

Le  paysage  avec  des  animaux,  appartenant  à  un  homme  de 
mérite,  mais  un  peu  singulier,  je  ne  suis  point  étonné  qu'il 
n'ait  point  été  exposé.  Cet  honnête  homme,  honnête,  et  très- 
lionnête,  fait  peu  de  cas  du  genre  humain,  et  vit  beaucoup  pour 
lui.  Il  est  receveur  général  des  finances.  Il  s'appelle  Randon  de 
Boisset.  Vous  ne  verrez  pas  ses  tableaux  ;  mais  vous  saurez  une 
de  ses  actions,  qui  ne  vous  déplaira  pas.  Au  bout  de  cinq  à  six 
mois  de  son  installation  dans  la  place  de  fermier  général, 
lorsqu'il  vit  l'énorme  masse  d'argent  qui  lui  revenait,  il  témoi- 
gna le  peu  de  rapport  qu'il  y  avait  entre  son  mince  travail  et 
une  aussi  prodigieuse  récompense;  il  regarda  cette  richesse  si 
subitement  acquise  comme  un  ,'vol,  et  s'en  expliqua  sur  ce  ton 
à  ses  confrères,  qui  en  haussèrent  les  épaules,  ce  qui  ne 
l'empêcha  pas  de  renoncer  à  sa  place.  Il  est  très-instruit.  Il 
aime  les  sciences,  les  lettres  et  les  arts.  II  a  un  très-beau  cabi- 
net de  peinture,  des  statues,  des  vases,  des  porcelaines  et  des 
livres.  Sa  bibliothèque  est  double.  L'une,  des  plus  belles  édi- 
tions qu'il  respecte  au  point  de  ne  les  jamais  ouvrir  :  il  lui  suffit 
de  les  avoir  et  de  les  montrer.  L'autre,  d'éditions  communes 
qu'il  lit,  qu'il  prête,  et  qu'on  fatigue  tant  qu'on  veut.  On  sait 
ces  bizarreries;  mais  on  les  pardonne  à  la  probité,  au  bon 
goût,  et  au  vrai  mérite.  Je  l'ai  connu  jeune;  et  il  n'a  pas  tenu 
à  lui  que  je  ne  devinsse  opulent3. 

1.  Tableau  de  2  pieds  5  pouces  de   large   sur  1  pied   11    pouces  de  haut    du 
cabinet  de  M.  Wern, 

2.  Deux  tableaux  de  2  pieds  4  pouces  de  large  sur  1  pied  10  pouces  de  haut. 

3.  Nous  avons  déjà  dit,  t.  1er,  p.  xxxiv,  que  c'était  chez  M.  Randon  de  Boisset 
que  Diderot  avait  été  un  moment  précepteur. 


SALON    DE    1767.  275 

UNE    MARINE. 

On  voit,  à  droite,  un  grand  pan  de  murailles  ruinées 
au-dessus  duquel,  tout  à  fait  de  ce  côté,  une  espèce  de  fabrique 
voûtée.  Au  pied  de  cette  fabrique,  des  masses  de  roches.  Plus 
vers  la  gauche,  au-dessus  du  même  mur,  et  un  peu  dans 
l'enfoncement,  une  assez  haute  portion  de  tour  gothique  avec 
l'éperon  qui  la  soutient.  Sur  le  devant,  vers  le  sommet  de  la 
fabrique,  un  passage  étroit,  avec  une  balustrade  conduisant  de 
cette  fabrique  ruinée  à  une  espèce  de  phare.  Ce  passage  est 
construit  sur  le  cintre  d'une  arcade,  d'où  l'on  descend  à  la  mer 
par  un  long  escalier.  Au  pied  du  phare,  sur  le  même  plan,  vers 
la  gauche,  un  vaisseau  penché  à  la  côte,  comme  pour  être 
radoubé  et  calfaté.  Plus  vers  la  gauche,  un  autre  vaisseau.  Tout 
l'espace  compris  entre  la  fabrique  de  la  droite  et  l'autre  côté 
de  la  toile  est  mer.  Seulement,  sur  le  devant,  vers  la  gauche, 
il  y  a  une  langue  de  terre,  où  des  matelots  boivent,  fument  et 
se  reposent. 

Très-beau  tableau,  d'une  grande  vigueur.  La  fabrique  à 
droite  bien  variée,  bien  imaginée,  de  bel  effet.  Les  figures,  sur 
la  langue  de  terre,  bien  dessinées  et  coloriées  à  plaisir.  Si  l'on 
voyait  ce  morceau  seul,  on  ne  pourrait  s'empêcher  de  s'écrier  : 
«  0  la  belle  chose  !  »  mais  on  le  compare  malheureusement  avec 
un  Vernet,  qui  en  alourdit  le  ciel,  qui  fait  sortir  l'embarras  et 
le  travail  de  la  fabrique,  qui  accuse  les  eaux  de  fausseté,  et  qui 
rend  sensible  aux  moins  connaisseurs  la  différence  d'une  figure 
qui  a  du  dessin  et  de  la  couleur,  mais  qui  n'a  que  cela;  la 
différence  d'un  pinceau  vigoureux,  mais  âpre  et  dur,  et  d'une 
harmonie  de  nature  ;  d'un  original  et  d'une  belle  imitation  ;  de 
Virgile  et  de  Lucain.  Le  Loutherbourg  est  fait  et  bien  fait.  Le 
Vernet  est  créé. 

1*23.      UNE    TEMPÊTE1. 

On  voit,  à  gauche,  un  grand  rocher.  Sur  une  longue  saillie 
de  ce  rocher  s' élevant  à  pic  au-dessus  des  eaux,  un  homme 
agenouillé  et  courbé,  qui  tend  une  corde  à  un  malheureux  qui 

1.  Tableau  de  4  pieds  de  largeur  sur  3  pieds  de  hauteur. 


276  SALON    DE   1767. 

se  noie.  Voilà  qui  est  bien  imaginé.  Sur  une  avance,  au  pied  du 
rocher,  un  autre  homme  qui  tourne  le  dos  à  la  mer,  qui  se 
dérobe  avec  les  mains,  dont  il  se  couvre  le  visage,  les  horreurs 
de  la  tempête;  cela  est  bien  encore.  Sur  le  devant,  du  même 
côté,  un  enfant  noyé,  étendu  sur  le  rivage,  et  la  mère  qui  se 
désole  sur  son  enfant.  Monsieur  Loutherbourg,  cela  est  mieux, 
mais  ne  vous  appartient  pas  ;  vous  avez  pris  cet  incident  à  Ver- 
net.  Au  même  endroit,  plus  vers  la  droite,  un  époux  qui  soutient 
sous  les  bras  sa  femme  nue  et  moribonde.  Ni  cela  non  plus, 
monsieur  Loutherbourg,  autre  incident  emprunté  de  Vernet.  Le 
reste  est  une  mer  orageuse,  des  eaux  agitées  et  couvertes 
d'écume.  Au-dessus  des  eaux  un  ciel  obscur,  qui  se  résout  en 
pluie. 

Tableau  cru,  dur,  sans  mérite,  sans  effet,  peint  de  réminis- 
cence de  plusieurs  autres.  Plagiat.  Ces  eaux  de  Loutherbourg 
sont  fausses,  ou  celles  de  Vernet.  Ce  ciel  de  Loutherbourg  est 
solide  et  pesant,  ou  les  mêmes  ciels  de  Vernet  ont  trop  de 
légèreté,  de  liquidité  et  de  mouvement.  Monsieur  Loutherbourg, 
allez  voir  la  mer.  Vous  êtes  entre  des  étables,  et  l'on  s'en 
aperçoit;  mais  vous  n'avez  jamais  vu  de  tempêtes. 

l'2ll.     AUTRE     TEMPÊTE1. 

Adroite,  roches  formidables,  dont  les  proéminences  s'élancent 
vers  la  mer,  et  sont  suspendues  en  voûte  au-dessus  de  la  sur- 
face des  eaux.  Sur  ces  roches,  plus  sur  le  devant,  autres  roches 
moins  considérables,  mais  plus  avancées  dans  la  mer.  Dans  une 
espèce  de  détroit  ou  d'anse  formée  par  ces  dernières,  une  mer 
qui  s'y  porte  avec  fureur.  Sur  leur  penchant,  dans  la  demi- 
teinte,  homme  assis,  soutenant  par  la  tête  une  femme  noyée, 
qu'un  autre,  sur  la  pente  en  dessous,  porte  par  les  pieds.  Sur 
l'extrémité  d'une  de  ces  roches  cintrées  du  fond,  la  plus  isolée, 
la  plus  loin  jetée  sur  les  Ilots,  un  spectateur,  les  bras  étendus, 
elïrayé,  stupéfait,  et  regardant  les  flots  en  un  endroit  où  vrai- 
semblablement des  malheureux  viennent  d'être  brisés,  submer- 
gés. Autour  de  ces  masses  escarpées,  hérissées,  inégales,  sur  le 
devant  et  dans  le  lointain,  des  Ilots  soulevés  et  écumeux.  Vers 

I.  Faisait  partie  d'une   série  de  six  tableaux  sous  le  môme  numéro   124,  qui 
appartenaient  au  comte  de  Greutz,  et  dont  plusieurs  ont  été  déjà  décrits. 


SALON    DE    1767.  277 

le  fond,  sur  la  gauche,  un  vaisseau  battu  de  la  tempête.  Toute 
cette  scène  obscure  ne  reçoit  du  jour  que  d'un  endroit  du  ciel, 
à  gauche,  où  les  nuées  sont  moins  épaisses.  Ces  nuées  vont, 
en  se  condensant,  en  s'obscurcissant,  sur  toute  l'étendue  des 
eaux.  Elles  sont  comme  palpables  vers  la  gauche. 

Les  eaux  sont  dures  et  crues.  Pour  ces  nuées,  Yernet  aurait 
bien  su  les  rendre  aussi  denses,  sans  les  faire  mates,  lourdes, 
immobiles  et  compactes.  Si  les  ciels,  les  eaux,  les  nuées  de  Lou- 
therbourg  sont  durs  et  crus,  c'est  la  suite  de  sa  vigueur  affec- 
tée, et  de  la  difficulté  de  mettre  d'accord,  quand  on  a  forcé  de 
couleur  quelques  objets. 

PAYSAGES. 

128.      CASCADES. 

A  droite,  masse  de  rochers.  Cascade  entre  ces  rochers.  Mon- 
tagnes sur  le  fond.  Vers  la  gauche,  au  delà  des  eaux  de  la  cas- 
cade, sur  une  terrasse  assez  élevée,  animaux  et  pâtre,  une 
vache  couchée,  une  autre  vache  qui  descend  dans  l'eau,  une 
troisième  arrêtée,  sur  laquelle  le  pâtre,  debout  et  vu  par  le  dos, 
a  les  bras  appuyés.  Tout  à  fait  vers  la  gauche,  le  chien  du 
pâtre,  ensuite  des  arbres  et  du  paysage. 

Arbres  lourds,  mauvais  ciel,  à  l'ordinaire;  pauvre  paysage. 
Cet  artiste  a  communément  le  pinceau  plus  chaud.  Mais,  me 
direz-vous,  qu'est-ce  que  peindre  chaudement?  C'est  conserver 
sur  la  toile,  aux  objets  imités,  la  couleur  des  êtres  de  la  nature, 
dans  toute  sa  force,  dans  toute  sa  vérité,  dans  tous  ses  acci- 
dents. Si  vous  exagérez,  vous  serez  éclatant,  mais  dur,  mais 
cru.  Si  vous  restez  en  deçà,  vous  serez  peut-être  doux,  moel- 
leux, harmonieux,  mais  faible.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  vous 
serez  faux,  à  vous  juger  à  la  rigueur. 

AUTRE    PAYSAGE. 

J'aperçois  des  montagnes  à  ma  droite;  plus  sur  le  fond,  du 
même  côté,  le  clocher  d'une  église  de  village;  sur  le  devant, 
en  m' avançant  vers  la  gauche,  un  paysan  assis  sur  un  bout  de 
rocher,  son  chien  dressé  sur  les  pattes  de  derrière,  et  posé  sur 
ses  genoux  ;  plus  bas  et  plus  à  gauche,  une  laitière  qui  donne, 


278  SALON    DE   1767. 

dans  une  écuelle,  de  son  lait  à  boire  au  chien  du  berger.  Quand 
une  laitière  donne  de  son  lait  à  boire  au  chien,  je  ne  sais  ce 
qu'elle  refuse  au  berger.  Autour  du  berger,  sur  le  devant,  mou- 
lons qui  se  reposent  et  qui  paissent.  Plus  vers  la  gauche,  et  un 
peu  plus  sur  le  fond,  des  bœufs,  des  vaches;  puis  une  mare 
d'eau.  Tout  cà  fait  à  ma  gauche,  et  sur  le  devant,  chaumière, 
maisonnette,  petite  fabrique,  derrière  laquelle  des  arbres  et  des 
rochers  qui  terminent  la  scène  champêtre,  dont  le  centre  pré- 
sente des  montagnes  dispersées  dans  le  lointain;  montagnes 
qui  lui  donnent  de  l'étendue  et  de  la  profondeur.  La  lumière 
rougeâtre,  dont  elle  est  éclairée,  est  bien  du  soir;  et  il  y  a 
quelque  finesse  dans  l'idée  du  tableau. 

AUTRE     PAYSAGE. 

Il  y  a  un  tableau  de  Yernet  qui  semble  avoir  été  fait  exprès 
pour  être  comparé  à  celui-ci,  et  faire  apprécier  le  mérite  des 
deux  artistes.  Je  voudrais  que  ces  rencontres  fussent  plus  fré- 
quentes. Quel  progrès  n'en  ferions-nous  pas  dans  la  connais- 
sance de  la  peinture?  En  Italie,  plusieurs  musiciens  composent 
sur  les  mêmes  paroles.  En  Grèce,  plusieurs  poètes  dramatiques 
traitaient  le  même  sujet.  Si  l'on  instituait  la  même  lutte  entre 
les  peintres,  avec  quelle  chaleur  n'irions-nous  pas  au  Salon  ! 
quelles  disputes  ne  s'élèveraient  pas  entre  nous!  Et  chacun 
s'appliquant  à  motiver  sa  préférence,  quelles  lumières,  quelle 
certitude  de  jugement  n'acquerrions-nous  pas  !  D'ailleurs,  croit- 
on  que  la  crainte  de  n'être  que  le  second  n'excitât  pas  de  l'ému- 
lation entre  les  artistes,  et  ne  les  portât  pas  cà  quelques  efforts 
de  plus? 

Des  particuliers,  jaloux  de  la  durée  de  l'art  parmi  nous, 
avaient  projeté  une  souscription,  une  loterie.  Le  prix  des  bil- 
lets devait  être  employé  à  occuper  les  pinceaux  de  notre  Aca- 
démie. Les  tableaux  auraient  été  exposés  et  appréciés.  S'il  y 
avait  eu  moins  d'argent  qu'il  n'en  fallait,  on  aurait  augmenté 
le  prix  du  billet.  Si  le  fond  de  la  loterie  avait  excédé  la  valeur 
des  tableaux,  le  surplus  aurait  été  reversé  sur  la  loterie  suivante. 
Le  gain  du  premier  lot  consistait  à  entrer  le  premier  dans  le 
lieu  de  l'exposition,  et  à  choisir  le  tableau  qu'on  aurait  préféré. 
Ainsi  il   n'y  avait  d'autre  juge  que  le  gagnant.  Tant  pis  pour 


SALON    DE   1767.  279 

lui,  et  tant  mieux  pour  celui  qui  choisissait  après  lui,  si,  négli- 
geant le  jugement  des  artistes  et  du  public,  il  s'en  tenait  à  son 
goût  particulier.  Ce  projet  n'a  point  eu  lieu,  parce  qu'il  était 
embarrassé  de  différentes  difficultés,  qui  disparaissent  en  sui- 
vant la  manière  simple  dont  je  l'ai  conçu. 

La  scène  montre  à  droite  le  sommet  d'un  vieux  château  au- 
dessous  des  rochers.  Dans  ces  rochers,  trois  arcades  pratiquées. 
Au  long  de  ces  arcades,  un  torrent,  dont  les  eaux,  resserrées 
par  une  autre  masse  de  roches  qui  s'avancent  encore  plus  sur 
le  devant,  viennent  se  briser,  bondir,  couvrir  de  leur  écume 
un  gros  quartier  de  pierre  brute,  et  s'échappent  ensuite  en 
petites  nappes  sur  les  côtés  de  cet  obstacle.  Ce  torrent,  ces 
eaux,  cette  masse  font  un  très-bel  effet  et  bien  pittoresque.  Au 
delà  de  ce  poétique  local,  les  eaux  se  répandent  et  forment  un 
étang.  Au  delà  des  arcades,  un  peu  plus  sur  le  fond  et  vers  la 
gauche,  on  découvre  le  sommet  d'un  nouveau  rocher  couvert 
d'arbustes  et  de  plantes  sauvages.  Au  pied  de  ce  rocher,  un 
voyageur  conduit  un  cheval  chargé  de  bagages  ;  il  semble  se 
proposer  de  grimper  vers  les  arcades  par  un  sentier  coupé  dans 
le  roc,  sur  la  rive  du  torrent.  Il  y  a,  entre  son  cheval  et  lui,  une 
chèvre.  Au-dessous  de  ce  voyageur,  plus  sur  le  devant  et  plus 
sur  la  gauche,  on  rencontre  une  paysanne  montée  sur  une 
bourrique.  L'ànon  suit  sa  mère.  Tout  à  fait  sur  le  devant,  au 
bord  de  l'étang  formé  des  eaux  du  torrent,  sur  un  plan  corres- 
pondant à  l'intervalle  qui  sépare  le  voyageur  qui  conduit  son 
cheval  de  la  paysanne  affourchée  sui\son  ânesse,  c'est  un  pâtre 
qui  mène  ses  bestiaux  à  l'étang.  La  scène  est  fermée  à  gauche 
par  une  haute  masse  de  roches  couvertes  d'arbustes,  et  elle 
reçoit  sa  profondeur  des  sommités  de  montagnes  vaporeuses 
qu'on  a  placées  au  loin,  et  qu'on  découvre  entre  les  roches  de 
la  gauche  et  la  fabrique  de  la  droite. 

Quand  Vernet  ne  l'emporterait  pas  de  très-loin  sur  Louther- 
bourg  par  la  facilité,  l'effet,  toutes  les  parties  du  technique,  ses 
compositions  seraient  encore  plus  intéressantes  que  celles  de  son 
antagoniste.  Celui-ci  ne  sait  introduire  dans  ses  compositions 
que  des  pâtres  et  des  animaux.  Qu'y  voit-on?  Des  pâtres  et  des  ani- 
maux; et  toujours  des  pâtres  et  des  animaux.  L'autre  y  sème  des 
personnages  et  des  incidents  de  toute  espèce,  et  ces  personnages 
et  ces  incidents,  quoique  vrais,  ne  sont  pas  la  nature  commune 


280  SALOiN    DE    1767. 

des  champs.  Cependant  ce  Vernet,  tout  ingénieux,  tout  fécond  qu'il 
est,  reste  encore  bien  en  arrière  du  Poussin  du  côté  de  l'idéal. 
Je  ne  vous  parlerai  point  de  YArcadie  de  celui-ci,  ni  de  son 
inscription  sublime  :  El  ego  in  Arcadia.  «  Je  vivais  aussi  dans 
la  délicieuse  Arcadie.  »  Mais  voici  ce  qu'il  a  montré  dans  un 
autre  paysage  plus  sublime  peut-être,  et  moins  connu.  C'est 
celui-ci,  qui  sait  aussi,  quand  il  lui  plaît,  vous  jeter  du  milieu 
d'une  scène  champêtre  l'épouvante  et  l'effroi  !  La  profondeur 
de  sa  toile  est  occupée  par  un  paysage  noble,  majestueux, 
immense.  11  n'y  a  que  des  roches  et  des  arbres;  mais  ils  sont 
imposants.  Votre  œil  parcourt  une  multitude  de  plans  différents 
depuis  le  point  le  plus  voisin  de  vous  jusqu'au  point  de  la 
scène  le  plus  enfoncé.  Sur  un  de  ces  plans-ci,  à  gauche,  tout  à 
fait  au  loin,  sur  le  fond,  c'est  un  groupe  de  voyageurs  qui  se 
reposent,  qui  s'entretiennent,  les  uns  assis,  les  autres  couchés; 
tous  dans  la  plus  parfaite  sécurité.  Sur  un  autre  plan,  plus  sur 
le  devant,  et  occupant  le  centre  de  la  toile,  c'est  une  femme 
qui  lave  son  linge  dans  une  rivière;  elle  écoute.  Sur  un  troi- 
sième plan,  plus  sur  la  gauche,  et  tout  à  fait  sur  le  devant, 
c'était  un  homme  accroupi  ;  mais  il  commence  à  se  lever  et  à 
jeter  ses  regards  mêlés  d'inquiétude  et  de  curiosité  vers  la 
gauche  et  le  devant  de  la  scène  ;  il  a  entendu.  Tout  à  fait  à 
droite  et  sur  le  devant,  c'est  un  homme  debout,  transi  de  ter- 
reur, et  prêt  à  s'enfuir  ;  il  a  vu.  Mais  qui  est-ce  qui  lui  imprime 
cette  terreur?  Qu'a-t-il  vu?  Il  a  vu,  tout  à  fait  sur  la  gauche  et 
sur  le  devant,  une  femme  étendue  à  terre,  enlacée  d'un  énorme 
serpent  qui  la  dévore  et  qui  l'entraîne  au  fond  des  eaux,  où  ses 
bras,  sa  tête  et  sa  chevelure  pendent  déjà.  Depuis  les  voyageurs 
tranquilles  du  fond  jusqu'à  ce  dernier  spectacle  de  terreur, 
quelle  étendue  immense,  et  sur  cette  étendue,  quelle  suite  de 
passions  différentes,  jusqu'à  vous  qui  êtes  le  dernier  objet,  le 
terme  de  la  composition!  Le  beau  tout!  le  bel  ensemble!  C'est 
une  seule  et  unique  idée  qui  a  engendré  le  tableau.  Ce  paysage, 
ou  je  me  trompe  fort,  est  le  pendant  de  Y  Arcadie  ;  et  l'on  peut 
écrire  sous  celui  ci  çoêoç  (la  crainte);  et  sous  le  précédent  /.ai 
&eôç  (la  pitié)1. 

Voilà   les   scènes   qu'il    faut  savoir  imaginer,  quand  on  se 

Le  Serpent  a  été-  grave  par  Etienne  Baudet. 


SALON    DE    1767.  281 

mêle  d'être  un  paysagiste.  C'est  à  l'aide  de  ces  fictions  qu'une 
scène  champêtre  devient  autant  et  plus  intéressante  qu'un  fait 
historique.  On  y  voit  le  charme  de  la  nature  avec  les  incidents 
les  plus  doux  ou  les  plus  terribles  de  la  vie.  Il  s'agit  bien  de 
montrer  ici  un  homme  qui  passe  ;  là,  un  pâtre  qui  conduit  ses 
bestiaux,  ailleurs,  un  voyageur  qui  se  repose  ;  en  un  autre 
endroit,  un  pêcheur,  sa  ligne  à  la  main,  et  les  yeux  attachés 
sur  les  eaux.  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  Quelle  sensation  cela 
peut-il  exciter  en  moi?  Quel  esprit,  quelle  poésie  y  a-t-il  là- 
dedans?  Sans  imagination  on  peut  trouver  ces  objets,  à  qui  il 
ne  reste  plus  que  le  mérite  d'être  bien  ou  mal  placés,  bien  ou 
mal  peints;  c'est  qu'avant  de  se  livrer  à  un  genre  de  peinture 
quel  qu'il  soit,  il  faudrait  avoir  lu,  réfléchi,  pensé;  c'est  qu'il 
faudrait  s'être  exercé  à  la  peinture  historique  qui  conduit  à  tout. 
Tous  les  incidents  du  paysage  du  Poussin  sont  liés  par  une  idée 
commune,  quoique  isolés,  distribués  sur  différents  plans,  et 
séparés  par  de  grands  intervalles.  Les  plus  exposés  au  péril,  ce 
sont  ceux  qui  en  sont  les  plus  éloignés.  Ils  ne  s'en  doutent  pas  ; 
ils  sont  tranquilles;  ils  sont  heureux;  ils  s'entretiennent  de  leur 
voyage.  Hélas!  parmi  eux,  il  y  a  peut-être  un  époux  que  sa 
femme  attend  avec  impatience,  et  qu'elle  ne  reverra  plus;  un 
fils  unique  que  sa  mère  a  perdu  de  vue  depuis  longtemps,  et 
dont  elle  soupire  en  vain  le  retour  ;  un  père  qui  brûle  du  désir 
de  rentrer  clans  sa  famille;  et  le  monstre  terrible  qui  veille  dans 
la  contrée  perfide,  dont  le  charme  les  a  invités  au  repos,  va  peut- 
être  tromper  toutes  ces  espérances.  On  est  tenté,  à  l'aspect  de 
cette  scène,  de  crier  à  cet  homme  qui  se  lève  d'inquiétude  : 
«  Fuis  »  ;  à  cette  femme  qui  lave  son  linge  :  «  Quittez  votre  linge, 
fuyez  »  ;  à  ces  voyageurs  qui  se  reposent  :  «  Que  faites-vous  là  ? 
fuyez,  mes  amis,  fuyez.  »  Est-ce  que  les  habitants  des  campa- 
gnes, au  milieu  des  occupations  qui  leur  sont  propres,  n'ont 
pas  leurs  peines,  leurs  plaisirs,  leurs  passions  :  l'amour,  la 
jalousie,  l'ambition?  leurs  fléaux  :  la  grêle  qui  détruit  leurs 
moissons,  et  qui  les  désole;  l'impôt  qui  déménage  et  vend  leurs 
ustensiles;  la  corvée  qui  dispose  de  leurs  bestiaux,  et  les 
emmène;  l'indigence  et  la  loi  qui  les  conduisent  dans  les  pri- 
sons? jN'ont-ils  pas  aussi  nos  vices  et  nos  vertus?  Si,  au  sublime 
du  technique,  l'artiste  flamand  avait  réuni  le  sublime  de  l'idéal, 
on  lui  élèverait  des  autels. 


282  SALON    DE   1767. 

120.     TABLEAU    D'ANIMAUX1. 

On  voit,  à  droite,  un  bout  de  roche;  sur  cette  roche,  des 
arbres;  au  pied,  le  pâtre  assis.  Il  tend, en  souriant,  un  morceau 
de  son  pain  à  une  vache  blanche  qui  s'avance  vers  lui,  et  sous 
laquelle  l'artiste  a  accroupi  une  autre  vache  rousse.  Celle-ci  est 
sur  le  devant,  et  couvre  les  pieds  de  la  vache  blanche.  Autour 
de  ces  deuxvaches,  ce  sont  des  moutons,  des  brebis,  des  béliers, 
des  boucs,  des  chèvres.  Il  y  a  une  échappée  de  campagne.  Sur 
le  fond,  tout  à  fait  sur  la  gauche,  un  âne  s'avance  de  derrière 
une  autre  fabrique  de  roche,  vers  des  chardons  parsemés  autour 
de  cette  masse  qui  ferme  la  scène  du  côté  gauche. 

Beau,  très-beau  tableau,  très-vigoureusement  et  très-sage- 
ment colorié.  Animaux  vrais,  peints  et  éclairés  largement.  Les 
brebis,  les  chèvres,  les  boucs,  les  béliers  et  l'âne  sont  surpre- 
nants. Pour  le  pâtre  et  tout  le  côté  droit  du  tableau,  s'il  paraît 
un  peu  sourd,  c'est  peut-être  le  défaut  de  l'exposition,  l'effet  de 
la  demi-teinte,  qui  est  forte.  Le  ciel  est  un  des  plus  mauvais, 
des   plus  lourds  de  l'artiste  :  c'est  un  gros  quartier  de  lapis- 
lazuli  à  couper  avec  le  ciseau  d'un  tailleur  de  pierre.  On  peut 
s'asseoir  là-dessus,  cela  est   solide.  Jamais   corps  ne  divisera 
cette  épaisseur  en  tombant.  Point  d'oiseau  qui  n'y  périsse  étouffé. 
Il  ne  se  meut  point;   il  ne  fuit  point;  il  pèse  sur  ces  pauvres 
bêtes.  Vernet  nous  a  rendus    difficiles  sur  les  ciels.  Les  siens 
sont  si  légers,  si  rares,  si  vaporeux,  si  liquides!  Si  Louther- 
bourg  en  avait  le  secret,  comme  ils  feraient  valoir  le  reste  de  sa 
composition!    Les    objets    seraient  isolés,  hors   de  la   toile;  ce 
serait  une  scène   réelle.  Jeune  artiste,  étudiez  donc  les  ciels  : 
vous  voulez  être  vigoureux,  j'y  consens;  mais  tâchez  de  n'être 
pas  dur.  Ici,  par  exemple,  vous  avez  évité  l'un  de  ces  défauts, 
sans  tomber  clans  l'autre;  et  le  vieux  Berghem  aurait  souri  à  vos 
animaux. 

129.   DESSINS. 

LE     DEDANS     D'UNE     ÉTABLE,     ECLAIREE      DE      LA    LUMIÈRE 

NATURELLE. 

Deux  bœufs  couchés,  l'un  la  tète  tournée  vers  la  gauche,  et 

1.  De  G  pieds  de  largeur  sur  3  pieds  i  pouces  de  hauteur. 


SALON    DE   1767.  283 

sur  le  devant  ;  l'autre  la  tête  tournée  vers  la  droite,  et  le  corps 
presque  entièrement  couvert  du  premier.  A  gauche,  sur  le 
devant,  mouton  couché  et  qui  dort.  Du  même  côté,  sur  le  fond, 
pâtre  étendu  à  plat-ventre  sur  de  la  paille.  La  lumière  natu- 
relle entre  par  une  fenêtre  carrée  ouverte  au  mur  latéral  de  la 
droite.  Il  faut  voir  la  beauté  et  la  vérité  de  ces  animaux,  l'effet 
du  rideau  de  lumière  qui  glisse  sur  eux;  comme  ils  en  sont 
frappés,  comme  ils  en  sont  largement  éclairés,  comme  ils  sont 
dessinés!  J'aime  mieux  un  pareil  dessin  que  dix  tableaux  com- 
muns. 

LE    DEDANS    D'UXE     ÉTABLE,    ECLAIREE     DE    LA    LUMIERE 
D'UNE    LANTERNE    DE    CORNE. 

En  entrant  dans  cette  étable  par  la  gauche,  on  trouve  des  cru- 
ches et  autres  ustensiles  champêtres;  puis  la  lanterne  de  corne 
suspendue  à  un  chevron  de  la  toiture;  au-dessous,  un  chien  qui 
dort;  plus  vers  la  droite,  dormant  aussi,  le  pâtre,  le  dos  étendu 
sur  de  belle  paille;  sous  un  râtelier,  tout  à  fait. à  la  droite,  un 
ânon  couché  sur  des  gerbes.  Je  serais  transporté  de  celui-ci,  si 
je  n'avais  pas  vu  le  premier. 

SCÈNE   CHAMPÊTRE    ÉCLAIRÉE    PAR    LA    LUNE. 

Imaginez  à  gauche  une  grande  arcade;  sous  cette  grande 
arcade,  des  eaux;  entre  des  nuages  le  disque  de  la  lune,  dont 
la  lumière  faible  et  pâle  frappe  la  partie  supérieure  de  la  voûte 
ou  arcade,  et  éclaire  la  scène.  Au  pied  de  la  voûte,  sur  le  devant, 
une  chèvre;  en  s'avançant  vers  la  droite,  toujours  sur  le  devant, 
des  moutons  et  des  vaches;  depuis  l'intérieur  de  la  voûte,  sur 
toute  la  longueur  du  fond,  une  fabrique  ruinée,  dont  le  sommet 
est  couvert  d'arbustes.  Sur  un  plan  qui  partage  à  peu  près  en 
deux  la  profondeur,  un  pâtre  sur  son  âne.  Au-dessous,  un  peu 
plus  sur  la  droite,  un  bélier  et  des  moutons.  Sur  le  devant,  quel- 
ques masses  de  pierres.  Des  roches  couvertes  d'arbustes  ferment 
la  scène  vers  la  droite.  C'est  encore  un  très-beau  dessin. 

L'artiste  semble  s'être  proposé  à  peu  près  le  même  local  et 
les  mêmes  objets  à  éclairer  de  toutes  les  lumières  différentes 
qu'il  s'agit  de  distinguer,  avec  du  blanc,  du  brun  et  du  bleu.  Il 
n'a  oublié  que  le  feu.  Après  de  pareilles  études,  il  ne  tombera 


284  SALON    DE    17  6,. 

pas  dans  le  défaut  si  fréquent  et  si  peu  remarqué,  je  ne  dis 
pas  dans  les  paysages,  mais  clans  toutes  les  compositions,  de 
n'employer  qu'un  seul  corps  lumineux,  et  de  peindre  toutes  les 
sortes  de  lumières. 


LE     DEDANS     D  UNE     ECURIE, 
ÉCLAIRÉE    D'UNE    LANTERNE    DE     CORNE 
PLACÉE    SUR    LE    DEVANT. 

On  voit,  à  gauche,  les  têtes  de  quelques  bêtes  à  cornes.  Sur 
le  fond,  un  pâtre  s'en  allant  vers  la  droite,  avec  une  botte  de 
paille  sous  chaque  bras.  La  lanterne,  posée  à  terre  sur  le  devant, 
l'éclairé  par  le  dos;  plus  à  droite  et  au  premier  plan,  un  âne 
debout,  qui  brait.  Autour  de  l'animal  importun,  des  moutons 
couchés.  Tout  à  fait  à  droite  et  sur  le  fond,  un  râtelier  avec  du 
foin.  Les  précédents  ne  déparent  ni  celui-ci  ni  les  suivants. 

LE    DEDANS    D'UNE    ÉCURIE,    ÉCLATRÉE    PAR    UNE    LAMPE. 

A  gauche,  une  petite  séparation  tout  à  fait  dans  l'ombre  et 
sur  le  devant,  où  l'on  voit  un  pâtre  assis  sur  un  grabat,  se  frot- 
tant les  yeux,  bâillant,  s'éveillant.  Au-dessus  de  sa  tête,  des 
planches,  sur  lesquelles  des  pots  et  autres  ustensiles.  Au  delà 
de  la  couche  du  pâtre,  en  dedans  de  l'écurie,  poteau  d'où  par- 
tent plusieurs  chevrons,  à  l'un  desquels  la  lampe  est  suspendue. 
Au  pied  de  ce  poteau,  paniers  et  ustensiles.  Proche  la  lampe, 
plus  sur  le  fond,  des  chevaux.  Vis-à-vis  ces  chevaux,  un  bouc. 
Sur  un  plan  entre  les  chevaux  et  le  bouc,  un  autre  pâtre.  Proche 
de  celui-ci,  un  ânon.  Autour  de  l'ânon,  en  allant  vers  la  droite, 
quelques  moutons.  Au-dessus  des  moutons,  sur  le  fond,  vaches 
s'acheminant  avec  le  reste  des  animaux  vers  une  grande  porte 
ouverte,  à  droite,  à  l'angle  intérieur  du  mur  latéral  droit.  Tout 
à  fait  de  ce  côté,  attenant  à  la  porte  sur  le  devant,  fabrique  de 
bois.  Au  pied  de  cette  fabrique,  des  sacs  debout,  un  crible  et 
d'autres  ustensiles. 

AUTRE    DEDANS    D'ÉCURIE,    ECLAIREE    D'UNE     LAMPE. 

A  gauche,  fabrique  de  bois.  Sur  une  planche  attachée  à  un 


SALON    DE    1767.  285 

poteau,  lampe  allumée.  Au  pied  de  ce  poteau,  pâtre  endormi, 
son  chien  à  ses  pieds.  Puis  un  amas  de  foin,  une  grande  vache 
debout.  Autour  de  celte  vache,  sur  le  devant,  des  moutons 
couchés  et  un  an  on  accroupi. 

Fermez  les  yeux,  prenez  de  ces  six  dessins  le  premier  qui 
vous  tombera  sous  la  main ,  et  soyez  sûr  d'avoir  une  chose 
précieuse.  Je  ne  sais  si,  à  tout  prendre,  ils  ne  sont  pas  plus 
faits  dans  leur  genre  que  les  tableaux  de  l'artiste.  Ici,  il  n'y  a 
rien  à  reprendre. 

130.    AUTRES     DESSINS     SUR     DIFFERENTS     PAPIERS. 

C'est  un  berger  à  droite,  assis  à  terre,  le  coude  appuyé  sur 
un  bout  de  roche;  ses  animaux  se  reposant  devant  lui.  C'est  un 
souille,  mais  c'est  le  soulïle  de  la  nature  et  de  la  vérité.  Beau 
dessin,  crayon  large,  grands  animaux,  économie  de  travail 
merveilleuse. 

Le  livret  annonce  d'autres  morceaux  sous  le  même  nu- 
méro 130;  mais  je  ne  me  les  rappelle  pas.  Je  ne  les  regrette 
pas  pour  vous  ;  la  meilleure  description  dit  si  peu  de  chose  ! 
mais  bien  pour  moi  qui  les  aurais  vus. 

Et  vous  voilà  tiré  de  Loutherbourg,  à  qui  certes  on  ne  sau- 
rait refuser  un  grand  talent.  C'est  une  belle  chose  que  son 
tableau  d'animaux.  Voyez  cette  vache  blanche,  comme  elle  est 
grasse!  plus  vous  la  regarderez  de  près,  plus  le  faire  vous  en 
plaira;  il  est  touché  comme  un  ange.  Le  Combat  sur  terre,  le 
Combat  sur  mer,  la  Tempête,  le  Calme,  le  Midi,  le  Soir,  six 
morceaux  qui  appartiennent  au  comte  de  Creutz,  sont  tous  fort 
beaux  et  d'un  bel  effet.  Il  y  a  des  terrasses,  des  roches,  des 
arbres,  des  eaux,  imités  à  miracle,  et  d'un  ton  de  couleur  très- 
chaud,  très-piquant.  Dans  la  Bataille  sur  terre,  son  morceau  de 
réception,  le  coup  de  canon,  ou  plutôt  ce  ciel,  cette  fumée 
teinte  d'un  feu  rougeâtre,  est  bien  ;  le  cheval  blanc  dessiné  à 
ravir,  belle  croupe,  tête  pleine  de  vie.  L'animal  et  le  cavalier 
vont  tomber.  Le  cavalier  se  renverse  en  arrière;  il  a  aban- 
donné ses  armes;  son  cheval  est  sur  la  croupe.  Les  armes  sont 
faites  avec  précision,  et  il  y  a  là  un  tact  tout  particulier.  Bou- 
cher m'arrêta  par  le  bras,  et  me  dit  :  «  Regardez  bien  ce  mor- 
ceau;  c'est  un   homme  que   cela!  »  L'autre   cavalier,   sur  le 


286  SALON    DE    1767. 

fond,  allonge  le  bras,  en  laissant  tomber  son  sabre.  Un  des 
blessés,  sur  le  devant,  a  une  épée  passée  à  travers  les  flancs, 
et  tente  inutilement  de  l'arracher.  Il  est  bien  dessiné,  et  son 
expression  est  forte.  La  touche  vigoureuse  des  soldats  morts,  le 
brillant  mat  de  l'acier  donnent  de  la  force  au  devant  du  tableau. 
La  terrasse  est  chaudement  faite,  heurtée,  coloriée.  A  l'angle 
droit,  on  escalade  un  fort.  La  teinte  y  est  très-vaporeuse,  les 
soldats  ajustés  à  la  manière  de  Salvator  Rosa;  mais  ce  n'est 
pas  la  touche  hère  de  celui-ci.  Si  vous  voulez  bien  savoir  ce 
que  c'est  que  papilloter  en  grand,  arrêtez-vous  un  moment 
encore  devant  le  Combat  de  mer;  et  vous  sentirez  votre  œil 
successivement  attiré  par  différents  objets  séparément  très- 
lumineux,  sans  avoir  le  temps  de  s'arrêter,  de  se  reposer  sur 
aucun.  Les  combattants  n'y  manquent  pas  d'action.  Ce  sont  des 
Turcs,  d'un  côté,  de  l'autre  des  soldats  cuirassés.  Ce  tableau 
est  plus  soigné  et  moins  beau.  A  la  Tempête,  le  local  est  trop 
noir,  les  vagues  lourdes,  la  pluie  semblable  à  une  trame  de 
toile,  à  un  réseau  à  prendre  des  bécasses;  il  est  monotone, 
point  de  clair,  pas  la  moindre  lueur;  les  figures  très-bien  pen- 
sées, très-maussadement  coloriées.  Le  Calme  est  roussâtre  et 
sec.  A  cet  instant,  les  objets  sont  comme  abreuvés  de  lumière 
effet  très-difficile  à  rendre.  On  n'obtient  de  grandes  lumières, 
que  par  l'opposition  des  ombres;  et  à  midi,  tout  est  brillant, 
tout  est  clair;  à  peine  y  a-t-il  de  l'ombre  dans  la  compagne; 
elle  y  est  comme  détruite  par  la  vigueur  des  reflets.  11  n'en 
reste  qu'au  fond  des  antres,  dans  les  cavernes,  où  l'obscurité 
est  redoublée  par  l'éclat  général.  Faible  à  la  lisière  des  forêts, 
il  faut  s'y  enfoncer  pour  l'y  trouver  forte.  Le  Soir  est  peint 
chaudement  :  on  voit  que  la  terre  est  encore  brûlante.  Les 
arbres  ne  sont  pas  mal  feuilles.  Loutherbourg  en  tout  touche 
fortement  et  spirituellement.  Revenez  sur  le  tableau  d'ani- 
maux. Regardez  le  cheval  chargé  de  bagage,  et  son  conducteur; 
et  dites-moi  s'il  était  possible  de  faire  cet  animal  avec  plus  de 
finesse,  et  ce  bagage  avec  plus  de  ragoût.  Au  morceau  où  la 
laitière  donne  de  son  lait  au  chien  de  berger,  le  chien  est  de 
bonne  couleur,  les  ligures  sont  bien  dessinées,  et  la  dégrada- 
tion de  la  lumière  prolonge,  du  centre  du  tableau  à  une  dis- 
tance infinie,  la  campagne  et  le  lointain.  J'ajouterai,  de  ses 
dessins,  qu'il  était  impossible  d'y  montrer  plus  d'esprit,  plus 


SALON   DE    1767.  287 

d'intelligence.  C'eût  été  bien  dommage  qu'une  canne  à  pomme 
d'or  égarée  dans  sa  maison  eût  privé  l'Académie  d'un  aussi 
grand  artiste  ;  cependant  peu  s'en  est  fallu.  Quand  on  éveille  la 
jalousie  par  un  grand  talent,  il  ne  faut  pas  prêter  le  flanc  du 
côté  des  mœurs.  La  furie  de  ce  jeune  peintre  se  jette  sur  tout; 
mais  c'est  dans  les  batailles  surtout  qu'elle  se  déploie.  En  lui 
pardonnant  sa  manière  de  pyramider,  sa  disposition  est  bien 
entendue,  les  groupes  s'y  multiplient  sans  confusion;  sa  couleur 
est  forte,  les  effets  d'ombres  et  de  lumières  sont  grands;  ses 
figures  noblement  et  naturellement  dessinées,  leurs  attitudes 
variées;  ses  combattants  bien  en  action;  ses  morts,  ses  mou- 
rants, ses  blessés  bien  jetés,  bien  entassés  sous  les  pieds  de  ses 
chevaux;  ses  animaux  vrais  et  animés;  ce  sont  des  bataillons 
rompus,  des  postes  emportés,  un  feu  perçant  à  travers  les  rou- 
geâtres  tourbillons  de  la  poussière  et  de  la  fumée;  du  sang,  du 
carnage,  un  spectacle  terrible.  A  l'une  de  ses  tempêtes,  sa  mer 
est  trop  agitée  aux  parties  éloignées  du  tableau.  La  chaloupe 
qui  coule  à  fond,  le  mouvement  de  l'eau  sont  bien  rendus,  si  ce 
n'est  qu'il  est  absurde  que  de  frêles  bâtiments  tentent  un  abor- 
dage par  un  gros  temps,  ou,  comme  disent  les  marins,  par  une 
mer  trop  dure.  Encore  une  fois,  Loutherbourg  a  un  talent  pro- 
digieux; il  a  beaucoup  vu  la  nature,  mais  ce  n'est  pas  chez 
elle,  c'est  en  visite  chez  Berghem,  Wouwermans  et  Vernet.  Il  a 
de  la  couleur.  Il  peint  d'une  manière  ragoûtante  et  facile.  Ses 
effets  sont  piquants.  Dans  ses  tableaux  de  paysages,  il  y  a 
quelquefois  des  figures  qui  visent  un  peu  à  l'éventail;  j'en 
appelle  à  l'un  de  ses  tableaux  du  matin  ou  du  soir,  et  à  cette 
petite  femme  qu'on  y  voit  montée  sur  un  cheval,  avec  un  petit 
chapeau  de  paille  sur  la  tête,  et  noué  d'un  ruban  sous  son  cou. 
Avec  cela,  c'est  un  furieux  garçon,  et  qui  n'en  restera  pas  où  il 
en  est;  surtout  si,  en  s'assujettissant  un  peu  plus  à  l'étude  du 
vrai,  ses  compositions  viennent  à  perdre  je  ne  sais  quoi  de 
romanesque  et  de  faux,  qu'on  y  sent  plus  aisément  qu'on  ne  le 
peut  dire.  Son  grand  tableau  de  bataille  l'a  élevé  au  rang  d'aca- 
démicien; et  c'est  ma  foi  un  beau  titre.  C'est  le  plus  beau,  celui 
qui  caractérise  le  mieux  un  grand  maître.  Des  dix-huit  mor- 
ceaux qu'il  a  exposés,  il  n'y  en  a  pas  un  où  l'on  ne  découvre 
des  beautés.  Ce  qui  lui  manque  peut  s'acquérir.  On  n'acquiert 
point  ce  qu'il  a.  Qu'il  aille,  qu'il  regarde,  et  qu'il  fasse  provi- 


288  SALON    DE    1767. 

sion  de  phénomènes.  Si  ces  dessins  sur  papier  blanc  au  crayon 
rouge  out  moins  d'elïet  que  ceux  sur  papier  bleu,  cela  tient 
certainement  à  la  couleur  du  papier  et  du  crayon.  Un  dessin 
sur  papier  blanc  et  à  la  sanguine  est  nécessairement  plus  égal 
de  ton,  de  touche  et  d'effet;  mais  en  général  ils  sont  d'un  prix 
inestimable.  Mon  ami,  y  avez-vous  bien  pris  garde?  Avez-vous 
observé  combien  ils  sont  fins  et  spirituels?  Quel  effet!  quelle 
touche!  quel  ragoût!  quelle  vérité!  Ah!  les  beaux  dessins! 
Berghem  ne  les  désavouerait  pas.  Au  reste,  n'oubliez  pas  que  je 
ne  garantis  ni  mes  descriptions,  ni  mon  jugement  sur  rien  ;  mes 
descriptions,  parce  qu'il  n'y  a  aucune  mémoire  sous  le  ciel  qui 
puisse  rapporter  fidèlement  autant  de  compositions  diverses; 
mon  jugement,  parce  que  je  ne  suis  ni  artiste,  ni  même  ama- 
teur. Je  vous  dis  seulement  ce  que  je  pense;  et  je  vous  le  dis 
avec  toute  ma  franchise.  S'il  m' arrive  d'un  moment  à  l'autre  de 
me  contredire,  c'est  que  d'un  moment  «à  l'autre  j'ai  été  diverse- 
ment affecté,  également  impartial  quand  je  loue  et  que  je  me 
dédis  d'un  éloge,  quand  je  blâme  et  que  je  me  dépars  de  ma 
critique.  Donnez  un  signe  d'approbation  à  mes  remarques, 
lorsqu'elles  vous  paraîtront  solides,  et  laissez  les  autres  pour  ce 
qu'elles  sont.  Chacun  a  sa  manière  de  voir,  de  penser,  de  sen- 
tir. Je  ne  priserai  la  mienne  que  quand  elle  se  trouvera  con- 
forme à  la  vôtre;  et  cela  bien  dit  une  fois,  je  continue  mon 
chemin  sans  me  soucier  du  reste,  après  avoir  murmuré  tout  bas 
à  l'oreille  de  l'ami  Loutherbourg  :  «  Votre  femme  est  jolie;  on 
le  lui  disait  avant  qu'elle  vous  appartint  :  qu'on  continue  à  le 
lui  dire  depuis  qu'elle  est  à  vous,  à  la  bonne  heure,  si  cela 
vous  convient  autant  qu'à  elle  ;  mais  faites  en  sorte  qu'on  puisse 
oublier  sans  conséquence,  sursoit  lit  ou  le  votre,  son  chapeau, 
son  épée  ou  sa  canne  à  pomme  d'or.  Madame  Vassé,  et  tant 
d'autres  moitiés  d'artistes  que  je  nommerais  bien,  ont  aussi  des 
lits;  mais  on  y  retrouve  tout  ce  qu'on  y  oublie.  » 


131.  DE  SU  A  Y  S. 

Les  portraits  de  Deshays  sont  si  mauvais  de  dessin,  de  cou- 
leur et  du  reste,  qu'ils  ont  l'air  d'être  faits  en  dépit  de  l'art  et 


SALON   DE   1767.  289 

du  bon  sens.  Celui-ci  ne  vous  ruinera  pas  en  copie.  Je  ne  res- 
semble pas  à  l'usurier  d'Horace  : 

Quanto  perditior  quisque  est,  tanto  acrius  urget. 

Houat.  Sermon,  lib.  I,  Sat.  II,  v.  15. 

Quand  je  blâme,  je  fronce  le  sourcil;  et  cela  ne  m'amuse 
pas.  Voici  cinq  ou  six  personnages  qui  vont  me  donner  de 
l'humeur.  Si  je  ne  me  hâte  pas  de  m'en  débarrasser,  je  ne  sais 
plus  quand  vous  aurez  la  suite. 


LEPIGIE. 

132.    JÉSUS-CHRIST    ORDONNE    A    SES    DISCIPLES    DE    LAISSER 
APPROCHER    LES    ENFANTS    QU'ON    LUI    PRESENTE1. 

De  même  hauteur  et  de  la  moitié  de  la  largeur,  à  gauche 
du  précédent,  saint  Gharlemagne. 

De  même  hauteur  et  de  la  moitié  de  la  largeur  du  premier, 
à  droite  et  en  regard  avec  saint  Gharlemagne,  saint  Louis.  Les 
deux  derniers  cintrés  comme  le  premier. 

Avez-vous  vu  quelquefois,  au  coin  des  rues,  de  ces  chapelles 
que  les  pauvres  habitants  de  Sainte-Reine-  promènent  sur  leurs 
épaules,  de  bourg  en  ville?  c'est  une  espèce  de  boîte  cintrée, 
qui  renferme  un  tableau  principal,  et  dont  les  deux  vantaux, 
peints  en  dedans,  montrent  chacun  l'image  d'un  saint,  quand 
la  boîte  ou  chapelle  portative  est  ouverte.  Eh  bien  !  tout  juste 
de  la  même  forme  et  de  la  même  force,  le  tableau  précédent 
et  les  deux  suivants.  C'est  la  chapelle  des  gueux  de  Sainte- 
Reine;  et  ce  l'est  si  bien,  qu'il  n'y  manque  que  les  charnières, 
que  j'y  aurais  peintes  furtivement,  si  j'avais  été  un  des  polis- 
sons de  l'école. 

Au  fond  de  la  boîte,  c'est  le  Christ,  n'ordonnant  pas  à  ses 
disciples  de  laisser  approcher  les  petits  enfants ,  comme  le 
peintre  le  dit  ;  mais  les  recevant,  les  accueillant.  Ainsi  Lépicié 
n'a  suce  qu'il  faisait;  et  c'est  le  moindre  défaut  de  son  ouvrage. 

1.  Tableau  cintré  de  7  pieds  9  pouces  de  haut  sur  7  pieds  G  pouces  de  large. 

2.  Alise-Sainte-Ueine,  lieu  de  pèlerinage  en  Bourgogne,  où  le  petit  commerce 
dont  il  est  ici  question  s'est  perpétué. 

xi.  19 


290  SALON    DE   1767. 

Le  Christ  est  assis  sous  un  palmier  ;  autour  de  lui,  vers  la  gauche, 
sont  plusieurs  petits  enfants,  filles  et  garçons,  qui  lui  sont  pré- 
sentés par  leurs  mères,  leurs  frères,  leurs  grand'mères.  A 
droite,  derrière  le  palmier,  deux  ou  trois  apôtres  en  mauvaise 
humeur. 

Sur  le  vantail  à  droite,  saint  Louis;  sur  le  vantail  à  gauche, 
saint  Charlemagne. 

Le  tableau  du  milieu  est  cru,  sec  et  dur,  comme  il  les  faut 
pour  appeler  la  populace  aux  carrefours.  Figures  rai  des,  décou- 
pées, appliquées  les  unes  sur  les  autres,  sans  plan,  sans  mou- 
vements, fortes  enluminures.  Quel  sujet,  cependant,  pour  un 
grand  maître,  par  le  charme  et  la  variété  des  natures!  Imaginez 
ce  Christ,  ces  apôtres,  ces  pères,  ces  mères,  ces  grand'mères, 
ces  petites  filles,  ces  petits  garçons,  peints  par  un  Raphaël. 

Sans  avoir  vu  le  saint  Louis,  on  ne  devine  pas  combien  il 
est  plat,  ignoble,  sot  et  bête.  C'est  à  peu  près  comme  nos 
anciens  sculpteurs  nous  le  montrent  en  pierre,  aux  portails  des 
églises  gothiques. 

Le  saint  Charlemagne  est  un  gros  spadassin  ;  le  ventre 
tendu  en  devant,  la  tête  ébouriffée  et  renversée  en  arrière,  la 
main  gauche  fièrement  appuyée  sur  le  pommeau  de  son  épée. 
Il  est  impossible  de  le  regarder  sans  se  rappeler  la  ligure  du 
feu  Gros-Thomas  *. 

Si  M.  Lépicié  veut  placer  ces  trois  tableaux  en  enseigne  à  sa 
porte,  je  lui  garantis  la  pratique  de  tous  ces  gens  qui  chantent 
dans  les  rues,  montés  sur  des  escabeaux,  la  baguette  à  la  main, 
à  côté  d'une  longue  pancarte  attachée  à  un  grand  bâton,  et 
montrant  «  comment  le  diable  lui  apparut  pendant  la  nuit, 
comment  il  se  leva  et  s'en  alla  dans  la  chambre  de  sa  femme 
qui  dormait.  Le  voilà  qui  va.  Voilà  le  diable  qui  le  pousse.  Le 
voilà  dans  la  chambre  de  sa  femme.  Voilà  sa  femme  qui  don. 
Comment  son  bon  ange  lui  retient  la  main,  lorsqu'il  allait  tuer 
>a  femme.  Voilà  le  bon  ange.  Voilà  le  méchant  époux  avec  son 
couteau.  Le  voilà  qui  aie  couteau  le\é.  Voilà  le  bon  ange  qui 
lui  relient  la  main,  cl  cœtera^  et  cœtera.  »  Je  lui  garantis  l'en- 
treprise de  toutes  les  chapelles  de  Sainte-Reine  et  autres  lieux, 

1.  Le  Gros  ou  le  Grand-Thomas,  arracheur  de  dents  célèbre  établi  sur  le  Pont- 
Neuf,  en  face  le  Cheval  de  bronze,  en  grande  vogue  vers  175Ô,  et  qui  mérita  le 
surnom  de  Médecin  des  pauvres.  Il  a  été  portraituré  et  ebansonné. 


SALON    DE    1767.  291 

tant  en  France  qu'ailleurs,  où  les  paysans  malheureux  aiment 
mieux  mendier  dans  les  grandes  villes  que  de  rester  dans  leurs 
villages  à  cultiver  des  terres  où  ils  déposeraient  leurs  sueurs, 
et  qui  ne  rendraient  pas  un  épi  pour  les  nourrir;  à  moins  qu'il 
n'aime  mieux  exercer  les  deux  métiers  à  la  fois,  faire  la  curio- 
sité et  la  montrer. 

133.    LA    CONVERSION    DE    SAINT     PAUL1. 

La  lumière  d'où  se  fit  entendre  la  voix  qui  disait  :  Saule2, 
Saule,  quid  me  perse  que  ri  h?  part  de  l'angle  supérieur  gauche  du 
tableau.  Cette  gloire  est  bien  lumineuse.  Le  saint,  renversé  dans 
cette  direction,  est  aussi  bien  renversé.  Il  est  enveloppé  de  la 
masse  des  rayons  qui  le  frappent,  mais  qui  ne  le  frappent  pas 
assez  pittoresquement;  il  aurait  fallu  de  la  verve  pour  lui 
donner  un  air  de  foudre,  et  Lépicié  n'en  a  pas.  Le  casque  s'est 
séparé  de  la  tête,  et  il  est  à  terre  au-dessous.  Plus  à  droite,  vu 
par  le  dos,  courbé  en  devant,  et  sortant  du  fond,  un  soldat 
relève  Saïil,  le  secourt,  en  appuyant  une  main  entre  ses  épaules 
et  l'autre  sur  sa  poitrine.  Sur  un  plan  plus  enfoncé,  et  corres- 
pondant au  persécuteur  terrassé,  vu  de  face,  un  soldat  sur  son 
cheval.  Le  cheval  tranquille,  et  plus  brave  que  l'homme  qui 
est  fort  effrayé,  mais  à  la  vérité  d'un  faux  effroi,  d'un  effroi  de 
théâtre.  Ce  gros  soldat  joue  la  parade.  Tout  à  fait  sur  le  fond, 
autour  de  ce  grotesque  personnage,  et  derrière  son  officieux 
camarade,  des  têtes  de  satellites  épouvantés.  Tout  à  fait  à  gauche, 
sous  la  lumière  fulminante,  abattu,  troublé,  effaré,  le  cheval  de 
Sai'il,  dont  les  jambes  sont  embarrassées  dans  les  siennes.  Ce 
cheval  est  beau,  et  sa  crinière  flotte  bien.  Tout  cela  n'est  ni 
mal  entendu ,  ni  mal  ordonné.  La  Gloire  m'a  paru  belle.  La 
lumière  forte  et  vraie.  Le  cheval  assez  beau,  mais  faible  de 
touche  et  sans  humeur.  Le  Saiïl  a  les  yeux  fermés,  comme  il 
doit  arriver  à  un  homme  ébloui;  mais  il  est  petit,  chiffonné, 
ignoble  de  caractère,  plus  mort  que  vif.  Ce  bras  droit,  qu'il  tient 
étendu  en  l'air,  est  vraiment  hors  de  la  toile  ;  l'autre  bras,  ainsi 


1.  Tableau  de  2  pieds  1/2  de  large  sur  3  pieds  3  pouces  de  haut.  —  V.  dans  le 
Salon  de  176'.i  le  même  sujet  traité  par  Deshays.  (Bn.) 

2.  Nous  observerons  en  passant  que  le  premier  nom  du  converti  de  Damas  est 
Saul,  et  qu'on  ne  sait  pas  bien  pourquoi  il  a  pris  le  nom  de  Paul.  (Br.) 


292  SALON    DE   1767. 

que  la  main,  sont  bleuâtres  :  ce  qui  suppose,  contre  la  vérité,  de 
la  durée  dans  une  position  contrainte.  Ces  soldats  du  fond  sont 
assez  bien  effarouchés;  et  le  tout  est  mieux  dessiné,  mieux 
colorié  qu'il  n'appartient  à  Lépicié.  Le  cheval  de  son  gros 
Hollandais  ventru  qui  l'ait  la  parade  est  de  bois.  Mais  est-ce 
que  Lépicié  voudrait  devenir  quelque  chose?  faire  le  second 
tome  de  La  Grenée?  Je  n'en  crois  rien. 

134.      UN     TABLEAU     DE     FAMILLE  *. 

11  y  a  là  de  quoi  désespérer  tous  les  grands  artistes,  et  leur 
inspirer  le  plus  parfait  mépris  pour  le  jugement  du  public.  Si 
vous  en  exceptez  le  Clair  de  lune  de  Vernet,  que  beaucoup  de 
gens  ont  admiré  sur  parole,  il  n'y  en  a  peut-être  pas  un  autre 
qui  ait  arrêté  autant  de  monde,  et  qu'on  ait  plus  regardé  que 
celui-ci.  C'est  un  vieux  prêtre  qui  lit  V Ancien  ou  le  Nouveau 
Testament  au  père,  à  la  mère,  aux  enfants  rassemblés.  Il  faut 
voir  le  froid  de  tous  ces  personnages  ;  le  peu  d'esprit  et  d'idées 
qu'on  y  a  mis;  la  monotonie  de  cette  scène;  et  puis  cela  est  peint 
gris  et  symétrisé.  Ce  prêtre  parle  de  la  main,  et  se  tait  de  la 
bouche.  Sa  raide  soutane  a  dé  exécutée  sur  lui  par  quelque 
mauvais  sculpteur  en  bois;  elle  n'est  jamais  sortie  d'aucun 
métier  d'ourdissage.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  notre  Greuze  se 
retire  de  ces  scènes-là,  soit  pour  la  composition,  le  dessin,  les 
incidents,  les  caractères,  la  couleur.  Monsieur  Lépicié,  laissez  là 
ces  sujets;  ils  exigent  un  tout  autre  goût  de  vérité  que  le 
vôtre.  Faites  plutôt...  rien2.  Je  ne  vous  décris  pas  ce  tableau. 
Je  n'en  ai  pas  le  courage.  J'aime  mieux  causer  un  moment  avec 
vous  des  jugements  populaires  dans  les  beaux-arts.  Je  serais 
long,  si  je  voulais;  mais  rassurez-vous,  je  serai  court. 

°Le  mérite  d'une  esquisse,  d'une  étude,  d'une  ébauche,  ne 
peut  être  senti  que  par  ceux  qui  ont  un  tact  très-délicat,  très- 
fin,  très-délié,  soit  naturel,  soit  développé  et  perfectionné  par 
la  vue  habituelle  de  différentes  images  du  beau  en  ce  genre,  ou 
par  les  gens  mêmes  de  l'art.  Avant  que  d'aller  plus  loin,  vous 


1.  De  4  pieds  G  pouces  de  large  sur  4  pieds  3  pouces  de  haut. 
'2.  Ce  tableau  est  cependant  le  principal  titre  de  Lépicié.  Il  fit  une  grande  sen- 
sation au  Salon  et  l'on  mit  l'auteur  en  parallèle  avec  Greuze. 


SALON    DE    1767.  293 

me  demanderez  ce  que  c'est  que  ce  tact?  Je  vous  l'ai  déjà  dit  : 
c'est  une  habitude  de  juger  sûrement,   préparée  par  des  qua- 
lités naturelles,  et  fondée  sur  des  phénomènes  et  des  expé- 
riences   dont  la  mémoire    ne  nous    est   pas   présente.    Si  les 
phénomènes  nous  étaient  présents,  nous  pourrions  sur-le-champ 
rendre  compte  de  notre  jugement;  et  nous  aurions  la  science. 
La  mémoire  des  expériences  et  des  phénomènes  ne  nous  étant 
pas  présente,  nous  n'en  jugeons  pas  moins  sûrement,  nous  en 
jugeons  même  plus  promptement;  nous  ignorons  ce  qui  nous 
détermine,  et  nous  avons  ce  qu'on  appelle  tact,  instinct,  esprit 
de    la  chose,    goût  naturel.   S'il    arrive    qu'on   demande   à  un 
homme  de  goût  la  raison  de  son  jugement,  que  fait-il?  Il  rêve; 
il  se  promène;  il  se  rappelle,  ou  les  modèles  qu'il  a  vus,  ou  les 
phénomènes  de  la  nature,  ou  les  passions  du  cœur  humain,  en 
un  mot,  les  expériences  qu'il  a  faites;  c'est-à-dire  qu'il  devient 
savant.  Un  même  homme  a  le  tact  sur  certains  objets,  et  la 
science  sur  d'autres.  Ce  tact  est  préparé  par  des  qualités  que  la 
nature  seule  donne.  Parcourez  toutes  les  fonctions   de  la  vie, 
toutes  les  sciences,  tous  les  arts,  la  danse,  la  musique,  la  lutte, 
la  course;  et  vous  reconnaîtrez  dans  les  organes  une  aptitude 
propre  à  ces  fonctions  ;  et  de  même  qu'il  y  a  une  organisation 
de  bras,  de  cuisses,  de  jambes,   de  corps,  propre  à  l'état  de 
portefaix,  soyez  sûr  qu'il  y  a  une  organisation  de  tête  propre 
à  l'état  de  peintre,  de  poëte  et  d'orateur,  organisation  qui  nous 
est  inconnue,   mais   qui   n'en  est  pas    moins  réelle,    et  sans 
laquelle  on  ne  s'élève  jamais  au  premier  rang;   c'est  un  boi- 
teux qui  veut  être  coureur.  Rappelez-vous  toutes  les   études, 
toutes  les  connaissances   nécessaires   à  un  bon  peintre,  à  un 
peintre  né,  et  vous  sentirez  combien  il  est  difficile  d'être  un  bon 
juge,  un  juge-né  en  peinture.  Tout  le  monde  se  croit  compé- 
tent sur  ce  point;  presque  tout  le  monde  se  trompe;  il  ne  faut 
que  se  promener  une  fois  au  Salon,  et  y  écouter  les  jugements 
divers  qu'on  y  porte,  pour  se  convaincre  qu'en  ce  genre,  comme 
en  littérature,  le  succès,  le  grand  succès  est  assuré  à  la  médio- 
crité, l'heureuse  médiocrité  qui  met  le  spectateur  et  l'artiste 
commun  de  niveau.  Il  faut  partager  une  nation  en  trois  classes  : 
le  gros  de  la  nation  qui  forme  les  mœurs  et  le  goût  national  ; 
ceux  qui  s'élèvent  au-dessus  sont  appelés  des  fous,  des  hommes 
bizarres,  des  originaux;  ceux  qui  descendent  au-dessous  sont 


294  SALON    DE   1767. 

des  plats,  des  espèces.  Les  progrès  de  l'esprit  humain,  chez  un 
peuple,  rendent  ce  plan  mobile.  Tel  homme  vit  quelquefois 
trop  longtemps  pour  sa  réputation.  Je  vous  laisse  le  soin  d'ap- 
pliquer ces  principes  à  tous  les  genres,  je  m'en  tiens  à  la  pein- 
ture. Je  n'ai  jamais  entendu  faire  autant  d'éloges  d'aucun  tableau 
de  Van  Loo,  de  Vernet,  de  Chardin,  que  de.  ce  maudit  tableau 
de  famille  de  Lépicié,  ou  d'un  autre  tableau  de  famille,  plus 
maudit  encore,  de  Voiriot.  Ces  indignes  croûtes  ont  entraîné  le 
suffrage  public;  et  j'avais  les  oreilles  rompues  des  exclamations 
qu'elles  excitaient.  Je  m'écriais  :  «  0  Vernet!  ô  Chardin  !  ô  Casa- 
nove!  ô  Loutherbourg !  ô  Robert!  travaillez  à  présent;  suez 
sang  et  eau,  étudiez  la  nature,  épuisez-vous  de  fatigue,  faites 
des  poëmes  sublimes  avec  vos  pinceaux;  et  pour  qui?  Pour  une 
petite  poignée  d'hommes  de  goût  qui  vous  admireront  en  silence, 
tandis  que  le  stupide,  l'ignorant  vulgaire,  jetant  à  peine  un 
coup  d'oeil  sur  vos  chefs-d'œuvre,  ira  se  pâmer,  s'extasier 
devant  une  enseigne  à  bière,  un  tableau  de  guinguette.  »  Je 
m'indignais  et  j'avais  tort.  Est-ce  qu'il  en  pouvait  être  autre- 
ment? Il  faut  que  le  chancelier  Bacon  reste  ignoré  pendant 
cinquante  ans;  lui-même  l'avait  prédit  de  son  propre  ouvrage. 
Il  faut  que  le  Traité  du  vrai  Mérite,  par  Le  Maître  de  Claville, 
ait  en  deux  ou  trois  ans  de  temps  cinquante  éditions.  Celui  qui 
devance  son  siècle,  celui  qui  s'élève  au-dessus  du  plan  général 
des  mœurs  communes,  doit  s'attendre  à  peu  de  suffrages;  il 
doit  se  féliciter  de  l'oubli  qui  le  dérobe  à  la  persécution.  Ceux 
qui  touchent  au  plan  général  et  commun  sont  à  la  portée  de  la 
main;  ils  sont  persécutés.  Ceux  qui  s'en  élèvent  à  une  grande 
distance  ne  sont  pas  aperçus  ;  ils  meurent  oubliés  et  tranquilles, 
ou  comme  tout  le  monde,  ou  très-loin  de  tout  le  monde.  C'est 
ma  devise. 

AMAND. 

135.  SOLIMAN  II  FAIT  DÉSHABILLER  DES  ESCLAVES 

EUROPÉENNES  l. 

Il  n'y  était  pas,  et  je  ne  vous  conseille  pas  de  le  regretter. 
Je  n'ai  jamais  vu  d'Arnaud  que  des  tableaux  froids  ou  des 
esquisses  extravagantes. 

1.  Tableau  de  2  pieds  6  pouces  de  largo  sur  2  pieds  de  haut. 


SALON    DE   1767.  295 

Plusieurs  dessins,  plusieurs  mauvais  dessins  dont  je  ne  par- 
lerais pas,  sans  un  de  ces  traits  d'absurdité  sur  lesquels  il  faut 
toujours  arrêter  les  yeux  des  enfants.  C'est  une  figure  d'homme 
vu  par  le  dos,  les  mains  appuyées  à  la  manivelle  coudée  d'un 
tambour  de  puits.  H  y  a  dans  ces  machines  un  moment  où  le 
coude  de  la  manivelle  rend  la  position  du  bras  de  levier  très- 
haute.  11  faut  alors,  ou  que  l'homme  abandonne  la  manivelle, 
ou  que  ses  bras  puissent  atteindre  à  cette  hauteur,  les  poings 
fermés,  sans  quoi  la  machine  revient  sur  elle-même,  et  le  poids 
redescend.  Or,  on  donnerait  un  demi-pied  de  plus  au  tourneur 
d'Amand,  qu'il  ne  serait  pas  encore  assez  grand;  en  sorte  que, 
dans  son  dessin,  ce  n'est  plus  un  homme  qui  tourne,  c'est  un 
homme  qui  arrête  la  manivelle  à  son  point  le  plus  bas,  et  qui 
se  repose  dessus. 

Si  vous  ne  m'en  croyez  pas  sur  les  dessins  d'Amand,  revoyez 
celui  où,  au  bas  d'une  fabrique  à  droite,  il  y  a  un  groupe  de 
gens  qui  concertent;  à  gauche,  une  statue  de  Flore  sur  son 
piédestal;  à  droite,  un  escalier;  au-dessus  de  l'escalier,  une 
fabrique;  plus  vers  la  gauche,  sur  une  partie  du  massif  commun 
de  la  fabrique,  une  cuvette  soutenue  par  des  figures;  et  au- 
dessous  de  la  cuvette,  un  bassin  qui  reçoit  les  eaux;  revoyez 
cela,  et  jugez  si  j'ai  tort  de  dire  que  rien  n'est  plus  bizarre, 
plus  dur  et  plus  mauvais. 

L'atelier  de  menuiserie  ne  serait  qu'une  passable  vignette 
pour  notre  recueil  d'arts  1  ;  pas  davantage. 

L'atelier  de  doreur,  autre  passable  vignette  pour  le  recueil 
des  arts,  que  nous  faisons  au  milieu  de  tous  les  obstacles  pos- 
sibles; que  l'Académie  a  commencé  il  y  a  soixante  ans;  qu'elle 
n'a  pas  fait  avec  tous  les  secours  imaginables  du  gouvernement; 
qu'elle  vient  de  reprendre  par  honte  et  par  jalousie;  et  qu'elle 
abandonnera  par  dégoût  et  par  paresse. 

Les  deux  paysages  d'Amand  sont  froids,  monotones,  brouil- 
lés; beaucoup  d'objets  entassés  les  uns  sur  les  autres;  et  chaque 
objet  bien  chargé  de  crayon,  sans  effet. 

1.  Les  volumes  de  planches  de  V Encyclopédie. 


296  SALON    DE    1767. 


FRAGONARD 

Quantum  mutatus  ab  illo. 

Vikgil.  Aincid.  lib.  II,  v.  2"1. 

137.    TABLEAU    OVALE     REPRÉSENTANT     DES     GROUPES 
D'ENFANTS    DANS     LE    CIEL1. 

C'est  une  belle  et  grande  omelette  d'enfants;  il  y  en  a  par 
centaines,  tous  entrelacés  les  uns  dans  les  autres,  têtes,  cuisses, 
jambes,  corps,  bras,  avec  un  art  tout  particulier;  mais  cela  est 
sans  force,  sans  couleur,  sans  profondeur,  sans  distinction  de 
plans.  Comme  ces  enfants  sont  très-petits,  ils  ne  sont  pas  faits 
pour  être  vus  à  une  grande  distance;  mais  comme  le  tout  res- 
semble à  un  projet  de  plafond  ou  de  coupole,  il  faudrait  le  sus- 
pendre horizontalement  au-dessus  de  sa  tête,  et  le  juger  de 
bas  en  haut.  J'aurais  attendu  de  cet  artiste  quelque  effet  piquant 
de  lumière;  et  il  n'y  en  a  point.  Cela  est  plat,  jaunâtre,  d'une 
teinte  égale  et  monotone,  et  peint  cotonneux.  Ce  mot  n'a  peut- 
être  pas  encore  été  dit,  mais  il  rend  bien,  et  si  bien,  qu'on 
prendrait  cette  composition  pour  un  lambeau  d'une  belle  toison 
de  brebis,  bien  propre,  bien  jaunâtre,  dont  les  poils  entremêlés 
ont  formé  par  hasard  des  guirlandes  d'enfants.  Les  nuages 
répandus  entre  eux  sont  pareillement  jaunâtres  et  achèvent  de 
rendre  la  comparaison  exacte.  Monsieur  Fragonard,  cela  est 
diablement  fade.  Belle  omelette,  bien  douillette,  bien  jaune  et 
bien  brûlée. 

138.     UNE    TÈTE    DE    VIEILLARD2. 

Cela  est  faible,  mou,  jaunâtre,  teintes  variées,  passages  bien 
entendus,  mais  point  de  vigueur.  Ce  vieillard  regarde  au  loin; 
sa  barbe  est  un  peu  monotone,  point  touchée  de  verve;  même 
reproche  aux  cheveux,  quoiqu'on  ait  voulu  l'éviter.  Couleur 
fade.  Cou  sec  et  raide.  Monsieur  Fragonard,  quand  on  s'est  fait 
un  nom,  il  faut  avoir  un  peu  plus  d'amour-propre.  Quand,  après 

1.  Tiré  du  cabinet  do  M.  Bergcrct. 

2.  Tabeau  de  forme  ronde. 


SALON    DE    1767.  297 

une  immense  composition,  qui  a  excité  la  plus  forte  sensation, 
on  ne  présente  au  public  qu'une  tête,  je  vous  demande  à  vous- 
même  ce  qu'elle  doit  être. 

139.    PLUSIEURS    DESSINS. 

Pauvres  choses!  Le  paysage  est  mauvais.  L'homme  appuyé 
sur  sa  bêche  ne  vaut  pas  mieux.  J'en  dis  autant  de  cette  espèce 
de  brocanteur,  assis  devant  sa  table  dans  un  fauteuil  à  bras. 
La  mine  en  est  pourtant  excellente. 


MONNET. 

141.     UNE    MADELEINE    EN    MEDITATION  *. 
140.     UN    CHRIST    EXPIRANT    SUR    LA    CROIX2. 

Ce  Christ  n'est  point  au  Salon.  Monnet  n'avait  apparemment 
pas  eu  le  temps  de  l'expédier.  Le  Christ  est  malheureux  en 
France.  Il  est  bafoué  par  nos  philosophes,  déshonoré  par  ses 
prêtres,  et  maltraité  par  nos  artistes.  Au  sortir  des  mains  de 
Pierre,  il  tomba  dans  celles  de  Bachelier,  qui  l'a  livré  cette 
année  à  Parrocel,  à  Brenet,  à  Lépicié,  à  Monnet  qui  le  tient  à 
présent. 

La  Madeleine  de  celui-ci  est  sans  couleur,  sans  expression, 
sans  intérêt,  sans  caractère,  sans  chair;  c'est  une  ombre,  c'est 
un  morceau  détestable  de  tout  point.  On  voit,  à  droite,  un 
rocher.  Devant  ce  rocher,  une  grande  croix  de  bois.  A  genoux 
et  les  bras  croisés,  la  sainte  pécheresse.  Derrière  elle,  un  autre 
rocher.  On  ne  sait  ce  que  c'est  que  cela.  C'est  une  image  de 
papier  blanc,  une  découpure  de  Huber,  mais  mauvaise,  sans 
la  précision  des  contours,  seulement  aussi  mince,  aussi  plate, 
et  très-insipide,  quoique  nue.  Au  pont  Notre-Dame,  chez  Trem- 
blin,  pourvu  qu'il  en  veuille,  car  il  est  difficile.  La  religion 
souffre  ici  de  toute  part. 

Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  YErmile  lisant.  On  dit  qu'il  n'est 

1.  Tableau  ovale. 

2.  Tableau  de  15  pieds  6  pouces  de  haut  sur  4  pieds  G  pouces  de  large,  destiné 
à  la  cathédrale  de  Metz. 


298  SALON    DE    1767. 

pas  sans  mérite.  Chardin  l'a  pourtant  caché.  Pour  les  dessins  et 
les  esquisses,  malheureusement  on  les  voit. 


TARAVAL. 

lllh.     REPAS    DE    TANTALE1. 

Je  veux  mourir,  si,  ni  vous,  ni  moi,  ni  personne,  eût  jamais 
deviné  le  sujet  de  ce  tableau.  A  droite,  un  palais.  Au  devant  de 
la  façade  du  palais,  sur  le  fond,  des  femmes  qui  élancent  de 
joie  leurs  bras  vers  un  enfant.  Un  peu  plus  vers  la  gauche,  et 
tout  à  fait  sur  le  devant,  une  femme  agenouillée,  tendant  aussi 
le  bras  au  même  enfant,  qu'elle  se  dispose  à  recevoir  d'un 
vieillard,  qui  le  lui  présente  de  côté,  et  sans  la  regarder.  Ce 
vieillard,  c'est  Jupiter.  Je  le  reconnais  à  l'oiseau  porte-foudre 
qu'il  a  sous  ses  pieds.  Sur  le  fond,  une  table  couverte  d'une 
nappe.  Au  delà  de  cette  table,  des  dieux  et  des  déesses,  portés 
sur  des  nuages,  comme  dans  une  décoration  d'opéra,  et  jetant 
des  regards  d'indignation  et  de  terreur  sur  ce  qui  se  passe  vers 
la  gauche.  Voilà  un  double  intérêt  bien  marqué.  M'indignerai-je 
avec  ceux-ci,  ou  joindrai-je  ma  joie  à  celle  des  premiers?  Au- 
dessous  de  Jupiter  sévère,  je  vois  un  scélérat  qu'on  se  prépare 
à  lier.  11  est  désespéré.  Il  regarde  la  terre.  Il  se  frappe  le  front 
du  poing.  A  côté  de  ce  brigand,  car  il  en  a  bien  l'air,  un  jeune 
homme  qui  lui  a  saisi  le  bras,  qui  tient  une  chaîne  de  sa  main 
gauche,  et  qui  serre  si  fort  cette  chaîne,  qu'on  dirait  qu'il  craint 
plus  qu'elle  ne  lui  échappe  que  son  coupable.  Ce  jeune  homme, 
c'est  Mercure;  je  le  reconnais  aux  ailes  dont  il  est  coiffé;  ou 
plutôt  c'est  un  paysan  ignoble,  quelque  satellite  déguisé  qui  les 
lui  a  volées. 

Eh  bien!  mon  ami,  voilà  ce  qu'il  plaît  à  l'artiste  d'appeler 
le  Repas  de  Tantale.  Il  a  beau  dire,  c'est  l'instant  où  Jupiter, 
s'apercevant  qu'on  lui  a  servi  à  manger  l'enfant  de  la  maison, 
le  ressuscite,  le  rend  à  sa  mère  et  condamne  le  père  aux  fers. 
Je  lui  répondrai  toujours  :  ce  sont  trois  instants  et  trois  sujets 
très-distingués.  L'instant  du  repas  n'est  point  celui  de  l'enfant 
ressuscité.  L'instant  de  l'enfant  ressuscité  n'est  point  celui  de 

1.  Tableau  de  4  pieds  de  large  sur  3  pieds  9  pouces  de  haut,  destiné  pour 
Bellevue. 


SALON    DE    1767.  299 

l'enfant  rendu  ;  et  l'instant  de  l'enfant  rendu  n'est  point  celui 
de  la  condamnation  du  père.  Aussi,  fatras  de  figures,  d'effets  et 
de  sensations  contradictoires.  Exemple  excellent  du  défaut 
d'unité.  Ces  gens  sans  verve  et  sans  génie  ne  sont  effrayés  de 
rien.  Ils  ne  soupçonnent  seulement  pas  la  difficulté  d'une  com- 
position. Voyez  aussi  comme  ils  s'en  tirent.  La  mère  de  Pélops, 
petite  mine  rechignée.  Tantale,  bas  coquin,  gibier  de  Grève. 
Tout  le  terrible  réduit  à  la  flamme  rougeâtre  d'un  pot  à  feu, 
élevé  à  gauche  sur  un  guéridon.  Mais,  me  direz-vous,  ces  défauts 
sont  peut-être  rachetés  par  un  faire  merveilleux  ?  Oh  !  non. 
Cependant,  trouvez,  si  vous  le  voulez,  le  Tantale  chaudement 
colorié.  Dites  que  le  Jupiter  est  beau,  que  sa  tête  est  noble; 
ajoutez  encore  que  le  tout  n'est  pas  sans  effet,  à  la  bonne  heure. 

145.     VÉNUS     ET    ADONIS1. 

Adonis  est  assis  ;  on  le  voit  de  face.  Son  chien  est  à  côté  de 
lui.  Iltientson  arc  de  la  main  droite.  Sa  gauche  est  je  ne  sais  où. 
11  a  sur  ses  genoux  une  peau  de  tigre.  Sur  un  grand  coussin 
d'étoffe  argentée,  Vénus  est  étendue  à  ses  pieds.  On  ne  la  voit 
que  par  le  dos.  Ce  dos  est  beau,  et  l'artiste  le  sait  bien,  car 
c'est  pour  la  seconde  fois  qu'il  s'en  sert.  La  tête  d'Adonis  est 
empruntée  d'un  saint  Jean  de  Raphaël,  comme  Raphaël  emprun- 
tait la  tête  antique  d'un  Adonis  pour  en  faire  un  saint  Jean. 
Aussi  cette  tête  est-elle  bien  coloriée.  De  la  manière  dont  ce 
sujet  est  composé,  il  ne  peut  guère  y  avoir  que  le  mérite  du 
technique.  La  figure  principale  tourne  le  dos  ;  et  un  dos  n'a  pas 
beaucoup  d'expression.  Voyez  pourtant  ce  dos,  car  il  en  vaut 
la  peine,  et  la  manière  dont  cette  figure  est  assise  sur  son  cous- 
sin; la  vérité  des  chairs  et  du  coussin. 

JEUNE    FILLE    AGAÇANT    SON    CHIEN     DEVANT    UN    MIROIR. 

La  tête  de  la  jeune  fille  et  le  chien  ont  de  la  vie,  du  dessin, 
sans  couleur. 

147.     UNE    TÈTE    DE    BACCHANTE. 

On  la  voit  presque  par  le  dos,  la  tête  retournée.  On  prétend 

1.  Tableau  de  forme  ovale  appartenant  à  M.  le  comte  de  Creutz. 


300  SALON    DE    17G7. 

qu'elle  est  d'un  pinceau  vigoureux.  J'y  consens.  Son  expression 
est  bien  d'une  femme  enthousiaste  ou  ivre,  mais  souffrante,  non 
comme  une  Pythie  qui  se  tourmente  et  qui  cherche  à  exhaler 
le  Dieu  qui  l'agite,  mais  souffrante  de  douleur.  L'enthousiasme, 
l'ivresse  et  la  souffrance  affectent  les  mômes  parties  du  visage; 
et  le  passage  de  l'un  de  ces  caractères  contigus  à  l'autre  est 
facile. 

148.  HERCULE  ENFANT,  ÉTOUFFANT  DES  SEKPENTS, 

AU  BERCEAU1. 

On  voit  à  droite  une  suivante  effrayée,  puis  Àlcmène  et  son 
époux.  Celui-ci  saisit  son  enfant  et  l'enlève  de  son  berceau. 
Dans  le  berceau  voisin,  le  jeune  Hercule,  assis,  tient  par  le  cou 
un  serpent  de  chaque  main,  et  s'efforce  des  bras,  du  corps  et 
du  visage,  de  les  étouffer.  Sur  le  fond  ;ï  gauche,  au  delà  des 
berceaux,  des  femmes  tremblent  pour  lui.  Tout  à  fait  à  gauche, 
deux  autres  femmes  debout  :  celles-ci  sont  assez  tranquilles.  De 
ces  deux  femmes,  celle  qu'on  voit  par  le  dos  montre  le  ciel  de  la 
main,  et  semble  dire  à  sa  compagne  :  «  Voilà  le  fils  de  Jupiter.  » 
Du  même  côté,  colonnes.  Dans  l'entre-colonnement,  grand 
rideau  qui,  relevé  par  le  plafond,  vient  faire  un  dais  au-dessus 
des  berceaux.  Beau  sujet,  digne  d'un  Raphaël,  dette  esquisse 
est  fortement  coloriée,  niais  sans  finesse  de  tons;  et  là-dessus, 
mon  ami,  je  vous  renvoie  à  mon  conte  polisson  sur  les  esquisses2. 

Je  ne  dis  pas  que  Taraval  vaille  mieux  que  Fragonard,  ni 
Fragonard  mieux  que  Taraval;  mais  celui-ci  me  parait  plus  voi- 
sin de  la  manière  et  du  mauvais  style.  La  fricassée  d'anges  de 
Fragonard  est  une  singerie  de  Coucher.  Outre  les  dessins  dont 
j'ai  parlé,  il  yen  a  d'autres  de  ce  dernier  artiste,  à  la  sanguine 
et  sur  papier  bleu,  qui  sont  jolis  et  d'un  bon  crayon.  Il  y  a  de 
l'esprit  et  du  caractère.  En  général  Fragonard  a  l'étoffe  d'un 
habile  homme;  mais  il  ne  l'est  pas.  Il  est  fougueux,  incorrect, 
et  sa  couleur  est  volatile.  Il  peut  aussi  facilement  empirer 
qu'amender;  ce  que  je  ne  dirais  pas  de  Taraval.  11  n'a  pas  assez 
regardé  les  grands  maîtres  de  l'école  d'Italie.  Il  a  rapport*' de 
Rome  le  goût,  la  négligence  et  la  manière  de  Boucher,  qu'il  y 

1.  Esquisse. 

2.  Ci-dessus,  p.  l2iti. 


SALON    DE   1767.  301 

avait  portés.  Mauvais  symptôme,  mon  ami!  Il  a  conversé  avec 
les  apôtres;  et  il  ne  s'est  pas  converti.  Il  a  vu  les  miracles;  et 
il  a  persisté  dans  son  endurcissement. 

11  y  a  quelque  temps  que  j'entrai  par  curiosité  dans  les  ate- 
liers de  nos  élèves  :  je  vous  jure  qu'il  y  a  des  peintres  à  l'Aca- 
démie à  qui  ces  enfants-là  ne  céderaient  pas  la  médaille.  Il  faut 
voir  ce  qu'ils  deviendront.  Mais  vous  devriez  bien  conseiller  à 
ces  souverains  avec  lesquels  vous  avez  l'honneur  de  corres- 
pondre, et  qui  ont  à  cœur  la  naissance  et  le  progrès  des  beaux- 
arts  dans  leur  empire,  de  fonder  une  école  à  Paris,  d'où  les 
élèves  passeraient  ensuite  à  une  seconde  école  fondée  à  Rome. 
Ce  moyen  serait  bien  plus  sûr  que  d'appeler  des  artistes  étran- 
gers, qui  périssent,  transplantés,  comme  des  plantes  exotiques 
dans  des  serres  chaudes. 


RESTOUT   le   fils. 

1/19.     LES     PLAISIRS     d'aNACRÉON1. 

150.    DIOGÈNE     DEMANDANT     L'AUMONE    A    UNE    STATUE. 

151.     UN     SAINT    BRUNO. 

Voyez  au  Salon  précédent2  ce  que  je  vous  ai  dit  de  ces  trois 
morceaux,  et  n'en  rabattez  pas  un  mot.  11  y  a  dans  le  morceau 
d'Anacréon,  couleur,  entente  de  lumières,  vigueur  et  transpa- 
rence. Le  tout  est  d'un  ton  vrai  et  suave.  Le  corps,  la  gorge  et 
les  épaules  de  la  courtisane  sont  de  chair,  et  peints  dans  la 
pâte  à  pleines  couleurs.  Le  corps  d'Anacréon  est  bien  modelé; 
le  bras  qui  tient  la  coupe  fin  de  touche,  quoique  défectueux  de 
dessin.  Les  étoiles  étendues  sur  ses  genoux  sont  belles.  La  jambe 
droite,  qui  porte  le  pied  en  avant,  sort  du  tableau.  La  casso- 
lette et  les  vases,  d'un  faire  recherché,  sans  attirer  l'attention 
aux  dépens  des  figures.  Mais  je  persiste  :  l'Anacréon  est  un 
charretier  ivre,  tel  qu'on  en  voit  sortir  sur  les  six  heures  du 
soir  des  tavernes  du  faubourg  Saint-Marceau.  La  courtisane  est 
une  grenouille;  si  elle  était  debout  à  côté  de  l'Anacréon,  son 
front  n'atteindrait  pas  au  creux  de  son  estomac  :  c'est  accoupler 
une  Laponne  avec  un  Patagon.  Le  site  est  tout  à  fait  bizarre.  Ah! 

i.  Tableau  de  7  pieds  10  pouces  de  large  sur  G  pieds  2  pouces  de  haut. 
2.  Article  Restout  fils  à  la  fin  du  Salon  de  176'6. 


302  SALON    DE    1767. 

monsieur  Restout,  que  dirait  votre  père  s'il  revenait  au  monde 
et  qu'il  vît  cela?  Jusqu'à  présent  on  ignorait  que  les  pompons, 
les  étoffes  de  Lyon  à  fleurs  d'argent,  les  cirsaxas',  fussent  en 
usage  chez  les  Grecs  :  où  est  le  costume  et  la  sévérité  de  l'art? 

Votre  Diogène*  ressemble  à  un  gueux  qui  tend  la  main  de 
bonne  foi  ;  et  puis  il  est  sale  de  couleur. 

Pour  votre  Saint  Bruno,  c'est  un  très-joli  morceau,  bien 
dessiné,  bien  posé,  tout  à  fait  intéressant  d'expression,  large- 
ment drapé,  peint  avec  vigueur  et  liberté,  bien  éclairé,  bien 
colorié;  on  le  prendrait  pour  un  petit  Chardin,  quand  celui-ci 
faisait  des  ligures.  Que  ne  suivez-vous  ce  genre? 

Quand  on  expose  une  tête  seule,  il  faut  qu'elle  soit  très- 
belle  ;  et  celle  de  ce  chanteur  de  rue,  de  ce  gueux  ivre,  deman- 
dait une  exécution  merveilleuse,  pour  en  excuser  le  bas  carac- 
tère. Moins  le  sujet  d'une  composition  est  important,  moins  il 
intéresse,  moins  il  touche  aux  mœurs,  plus  il  faut  que  le  faire 
en  soit  précieux.  Qui  est-ce  qui  regarderait  les  Téniers,  les 
Wouwermans,  lesDerghem,  tous  les  tableaux  de  l'école  flamande, 
la  plupart  de  ces  obscénités  de  l'école  italienne,  tous  ces  sujets 
empruntés  de  la  fable,  qui  ne  montrent  que  des  natures  mépri- 
sables, que  des  mœurs  corrompues,  si  le  talent  ne  rachetait  le 
dégoût  de  la  chose?  Les  originaux  sont  d'un  prix  infini;  on 
ne  fait  nul  cas  des  meilleures  copies  et  c'est  la  difficulté  de 
discerner  les  originaux  des  copies,  qui  a  fait  tomber  en  France 
les  tableaux  italiens.  On  ne  dupe  plus  que  les  Anglais.  Mon- 
sieur Baudouin,  lisez  ce  paragraphe,  et  profitez-en. 

Monsieur  Restout,  je  reviens  à  vous.  Que  pensez-vous  du 
contraste  de  cette  tête  ignoble  d'Anacréon  avec  les  vases  précieux 
qui  l'entourent  et  les  riches  étoiles  qui  le  couvrent?  Jetez  un 
voile  sur  le  reste  de  votre  composition  ;  ne  montrez  que  cette 
tête,  et  dites-moi  à  qui  elle  appartient.  Et  votre  Diognic,  de 
bonne  foi,  lui  voit-on  le  moindre  trait  qui  indique  l'esprit  de  son 
action?  Où  est  l'ironie?  où  est  la  fierté  cynique?  Est-ce  là  cet 
homme  dont  Sénèque  a  dit  que  celui  qui  doute  de  sa  félicité  peut 
aussi  douter  de  celle  des  dieux?  Votre  Saint  Bruno  est  très- 
bien,  je  ne  m'en  dédis  pas  ;  mais  n'y  a-t-il  point  là  de  plagiat? 

\.  Ktofle  des  Indes,  soie  et  coton,  où   il  entre  plus  de  coton  que  de  soie.  Nous 
avons  suivi  l'orthographe  de  V Encyclopédie  ;  M.  Littré  écrit  sirsakas. 
2.  Tableau  de  3  pieds  G  pouces  de  haut  sur  i  pieds  0  pouces  de  large. 


SALON    DU    1767.  303 

Ce  qui  fâche,  c'est  que  ces  talents  naissants,  qui  ont  décoré 
notre  Salon  cette  année,  iront  en  s'éteignant  ;  ce  sont  de  pré- 
tendus maîtres  qui  auraient  grand  besoin  de  retourner  à  l'école 
sous  des  maîtres  sévères  qui  les  châtiassent. 


JOLLAIN1. 

152.    l'amour    enchaîné    par  LES   GRACES2. 

Imaginez  l'Amour  assis  sur  une  petite  éminence,  au  milieu 
des  trois  Grâces  accroupies;  et  ces  Grâces  n'en  ayant  ni  dans 
leurs  attitudes,  ni  dans  leurs  caractères,  maussadement  grou- 
pées, maussadement  peintes  ;  la  tête  de  l'Amour  si  féminisée, 
qu'on  s'y  tromperait,  même  à  jeun.  Ni  finesse,  ni  mouvement, 
ni  esprit.  Trois  filles  pas  trop  belles,  pas  trop  jeunes,  passant 
des  guirlandes  de  fleurs  autour  des  bras  et  des  pieds  d'un  inno- 
cent qui  les  laisse  faire.  Ni  verve,  ni  originalité,  ni  pensée,  ni 
faire.  Qu'est-ce  donc  que  cela  signifie?  Bien.  C'est  barbouiller 
de  la  toile  et  perdre  de  la  couleur. 

153.  bélisaire  3. 

Ce  n'est  pas  un  tableau,  quoi  qu'en  dise  le  livret,  c'est  une 
mauvaise  ébauche.  Cela  est"  si  gris,  si  blafard,  qu'on  a  peine  à 
discerner  les  figures,  et  que  ma  lorgnette  de  Passement,  qui 
colore  les  objets,  a  manqué  son  effet  sur  ce  tableau.  Qu'est-ce 
que  M.  Jollain?  C'est...  c'est  un  mauvais  peintre;  c'est  un  sot, 
qui  ne  sait  pas  que  celui  qui  tente  la  scène  de  Bélisaire  s'im- 
pose la  loi  d'être  sublime.  11  faut  que  la  chose  dise  plus  que 
l'inscription,  date  obolum  Brlisario,  et  cela  n'est  pas  aisé.  A 
droite,  presque  au  centre  de  la  toile,  Bélisaire  assis.  Du  même 
côté,  étendue  à  terre,  sa  fille,  la  tête  penchée  sur  le  bras  de  son 
père,  qui  lui  serre  la  main.  Au  pied  de  Bélisaire,  une  levrette 
qui  dort.  Tout  à  fait  à  droite,  le  dos  tourné  à  son  époux  et  à  sa 
fille,  les  yeux  couverts  de  ses  mains,  et  la  tête  posée  contre  un 
mur,  la  femme  de  Bélisaire.  A  gauche,  sur  le  fond,  un  jeune 

1.  Jollain,  élève  de  Pierre,  était  alors  agréé.  Il  fut  reçu  académicien  en  1773. 

2.  Tableau  de  6  pieds  de  large  sur  4  de  haut. 

3.  Tableau  de  5  pieds  de  large  sur  4  de  haut. 


304  SALON    DE    1767. 

homme  qui  demande  l'aumône  dans  le  casque  du  général 
aveugle.  Autour  de  ce  jeune  homme,  des  passagers,  un  soldat 
les  bras  étendus  et  le  visage  étonné,  une  femme  qui  délie  sa 
bourse,  quelques  personnages  qui  conversent,  parmi  lesquels 
on  en  remarque  un  qui,  le  doigt  posé  sur  sa  bouche,  semble 
recommander  le  silence  aux  autres.  À  gauche,  un  vestibule  qui 
conduit  à  des  bâtiments;  à  droite  et  sur  le  fond,  des  murs,  une 
architecture;  d'où  l'on  conjecture  que  la  scène  se  passe  dans  la 
cour  d'un  château,  et  que  cette  composition,  qui  ne  vaut  pas 
les  estampes  de  Gravelot,  a  été  faite  d'après  une  situation  de 
l'ouvrage,  très-médiocre  et  beaucoup  trop  vanté,  de  Marmontel. 

Le  liélisaire  est  raide,  ignoble  et  froid.  La  fille  n'est  pas  mal 
de  position  et  de  caractère;  mais,  et  cette  fille,  et  la  mère  qui 
tourne  le  dos  à  la  scène,  sont  prises  du  Testament  d'Euda- 
midas,  où  elles  sont  sublimes,  on  n'a  fait  que  les  séparer.  Toutes 
ces  figures  dispersées  à  droite  ne  disent  rien,  mais  rien  du  tout. 
L'enfant  qui  demande  l'aumône  dans  le  casque  est  une  idée 
commune,  que  l'artiste  aurait  rejetée  s'il  eût  senti  l'effet  du 
casque  que  Van  Dyck  a  posé  au  pied  de  Bélisaire.  Que  fait  là 
ce  chien  qui  dort?  Quelle  comparaison  de  l'étonnement  de  ce 
soldat  et  du  morne  silence  du  soldat  de  Van  Dyck,  qui,  la  tête 
penchée,  les  mains  posées  sur  le  pommeau  de  son  épée,  regarde 
et  pense!  Quelle  différence  encore- dans  le  choix  du  local!  Van 
Dyck  fut  bien  un  autre  homme,  lorsqu'il  assit  son  héros  sur 
une  borne,  le  dos  contre  un  arbre,  son  casque  à  ses  pieds.  C'est 
qu'avec  du  génie,  il  est  presque  impossible  de  faire  un  bon 
tableau  d'après  une  situation  romanesque,  ou  même  une  scène 
dramatique.  Ces  modèles  ne  sont  pas  assez  voisins  de  Nature. 
Le  tableau  devient  une  imitation  d'imitation. 

Quand  je  vois  des  Jollain  tenter  ces  sujets  après  un  Van 
Dyck,  un  Salvator  Rosa,  je  voudrais  bien  savoir  ce  qui  se  passe 
dans  leurs  tètes;  car  enfin,  refaire  Bélisaire  après  ces  hommes 
sublimes,  c'est  refaire  Iphigênie  après  Racine,  Mahomet  après 
Voltaire.  Monsieur  Jollain,  cela  n'est  pas  modeste.  La  composi- 
tion, le  dessin,  l'expression  générale,  le  caractère  du  principal 
personnage,  le  clair-obscur,  la  couleur,  l'effet,  sont,  je  crois, 
des  parties  sans  lesquelles  la  peinture  n'existe  pas.  Or,  il  n'y  a 
rien  de  tout  cela  dans  le  tableau  de  Jollain.  Ce  tableau  est  donc 
nul.  Ce  Jollain  m'a  l'air  d'un  cousin  de  Cogé  ou  de  Riballier. 


SALON    DE    1767.  305 

Bélisaire,  le  pauvre  Bélisaire  !  Après  avoir  été  chanté  par  Mar- 
montel,  proscrit  par  la  Sorbonne1,  il  ne  lui  manquait  pour  der- 
nière disgrâce  que  d'être  peint  par  Jollain. 

154.    UN    ERMITE2. 

Je  me  le  rappelle  :  il  est  froid,  léché  et  mauvais.  Mauvaises 
mains,  mauvaises  et  lourdes  draperies,  barbe  monotone,  livre 
relié  en  parchemin,  sans  ton,  sans  illusion;  tète  faible  de 
touche.  C'est  Jollain,  toujours  Jollain. 


ETAT   ACTUEL    DE    L'ÉCOLE    FRANÇAISE. 

Voyons  maintenant  quel  est  l'état  actuel  de  notre  École,  et 
revenons  un  peu  sur  les  peintres  qui  composent  notre  Aca- 
démie. 

Remarquez  d'abord,  mon  ami,  qu'il  y  a  quelques  savants, 
quelques  érudits,  et  même  quelques  poètes  dans  nos  provinces  : 
aucun  peintre,  aucun  sculpteur.  Ils  sont  tous  dans  la  grande 
ville,  le  seul  endroit  du  royaume  où  ils  naissent  et  où  ils  soient 
employés. 

Miguel  Van  Loo,  directeur  de  l'Ecole.  —  Il  a  du  dessin,  de  la 
couleur,  de  la  sagesse  et  de  la  vérité.  Il  est  excellent  pour  les 
grands  tableaux  de  famille.  11  fait  les  étoiles  à  merveille,  et  il  y 
a  de  bons  portraits  de  lui. 

Halle.  —  Pauvre  homme. 

Vien.  —  Sans  contredit  le  premier  peintre  de  l'École,  pour 
le  technique,  s'entend.  Pour  l'idéal  et  la  poésie,  c'est  autre 
chose.  Il  dessine,  il  colorie,  il  est  sage,  trop  sage  peut-être, 
mais  il  règne  clans  toutes  ses  compositions,  un  faire,  une  har- 
monie qui  vous  enchantent.  Sapit  antiquum.  Il  est,  et  pour  les 
tableaux  de  chevalet,  et  pour  la  grande  machine. 

L.\  Grenée.  —  Peintre  froid,  mais  excellent  dans  les  petits 


1.  Le  Bélisaire  de  Marmontel  a  été  censuré  et  condamné  par  la  Sorbonne,  en 
1767.  (Br.) 

2.  Tableau  de  1  pied  6  pouces  de  large  sur  1  pied  10  pouces  de  large. 

XI.  20 


306  SALON    DE   1767. 

sujets.  C'est  comme  le  Guide.  Ses  petites  compositions  se  paye- 
ront quelque  jour  au  poids  de  l'or.  Il  dessine,  il  a  de  la  cou- 
leur. Mais  plus  sa  toile  s'étend,  plus  son  talent  diminue. 

Belle.  —  Belle  n'est  rien. 

Bachelier.  —  Fut  autrefois  bon  peintre  de  fleurs  et  d'ani- 
maux. Depuis  qu'il  s'est  fait  maître  d'école,  il  n'est  rien.  Il  y  a, 
dans  nos  maisons  royales,  des  tableaux  d'animaux  de  cet  artiste, 
peints  avec  beaucoup  de  vigueur. 

Chardin.  —  Le  plus  grand  magicien  que  nous  ayons  eu.  Ses 
anciens  petits  tableaux  sont  déjà  recherchés,  comme  s'il  n'était 
plus.  Excellent  peintre  de  genre;  mais  il  s'en  va. 

Vernet.  —  Homme  excellent  dans  toutes  les  parties  de  la 
peinture;  grand  peintre  de  marine  et  de  paysage. 

Millet.  —  Nul. 

LUNDRERG.  —  Nul. 

Le  Bel.  —  Nul. 

VÉNEVAULT.   Nul. 

Perroneau.  —  Fut  quelque  chose  autrefois  dans  le  pastel. 

La  Tour.  —  Excellent  peintre  en  pastel.  Grand  magicien. 

Roslin.  —  Assez  bon  portraitiste;  mais  il  ne  faut  pas  qu'il 
sorte  de  là. 

Valade.  —  Bien. 

Madame  Vien.  —  A  nommer  à  la  place  de  Mlle  Basseporte  ' 
au  Jardin  du  Boi.  Elle  a  de  la  couleur  et  de  la  vérité.  Il  y  a  de 
bonnes  choses  d'elle  en  fleurs  et  en  animaux. 

Machy.  —  Bon  peintre  de  bâtiments  et  de  ruines  modernes. 

Drouais.  —  C'est  Drouais  avec  son  élégance  et  sa  craie. 

Julltart.  —  Bien. 

Voiriot.  —  Comme  Julliart. 

Doyen.  —  Le  second  dans  la  grande  machine;  mais  je 
crains  bien  qu'il  ne  soit  jamais  le  premier. 

Casanove.  —  Bon,  très-bon  pour  le  paysage  et  les  batailles. 

Baudouin.  —  Notre  ami  Baudouin,  peu  de  chose. 

Roland  de  La  Porte.  —  Pas  sans  mérite.  Il  y  a  quelques 
tableaux  de  fruits  et  d'animaux,  qu'on  n'est  pas  en  droit  de 
dédaigner. 


1.  Mu«  Basseporte,  élève  de  Robert,  avait  succédé  à  Aubriet  comme  dessinateur 
du  Jardin  du  Roi.  Elle  ne  mourut  qu'en  1180,  à  quatre-vingts  ans. 


SALON    DE   1767.  307 

Bellengé.  —  Comme  Roland. 

Amand.  —  Je  n'en  ai  jamais  rien  vu  qui  vaille. 

Le  Prince.    —    Fait  beaucoup.   Bien,    c'est    autre  chose. 
Certes,  il  n'est  pas  sans  talent  ;  mais  il  faut  attendre. 

Guérin.  —  Rien. 

Roeert.  —  Excellent  peintre  de  ruines  antiques.  Grand 
artiste. 

Madame  Therrouciie.  —  Excellente,  si  elle  avait  en  talent  la 
dixième  partie  de  ce  qu'elle  a  en  vanité.  On  ne  saurait  lui 
refuser  de  la  couleur  et  de  la  chaleur.  Tout  contre  le  bien 
qu'elle  aurait  atteint,  si  elle  eût  été  jeune  et  docile.  Son  talent 
n'est  pas  ordinaire  pour  une  femme,  et  pour  une  femme  qui 
s'est  faite  toute  seule. 

Parrocel.  —  Rien;  moins  que  rien. 

Brenet.  —  Annulé  par  l'indigence. 

Loutiierbourc.  —  Grand,  très-grand  artiste,  presque  en  tout 
genre.  Il  a  fait  un  chemin  immense,  et  l'on  ne  sait  jusqu'où  il 
peut  aller. 

Boucher.  —  J'allais  oublier  celui-là.  A  peine  laissera-t-il  un 
nom;  et  il  eût  été  le  premier  de  tous,  s'il  eût  voulu. 

Desiiays.  —  Mauvais. 

LÉPiciÉ.  —  Pauvre  artiste. 

Fragonard.  —  Il  a  fait  un  très-beau  tableau.  En  fera-t-il 
un  second?  Je  n'en  sais  rien. 

Monnet.  —  Rien. 

Taraval.  —  Bon  peintre,  et  dont  le  talent  est  à  peu  près  ce 
qu'il  sera.  Il  n'y  aurait  pas  de  mal  qu'il  fît  quelques  pas  de 
plus. 

Restoct.  —  Il  faut  attendre.  Peut-être  quelque  chose;  peut- 
être  rien. 

Jollain.  —  Bien  décidément  rien. 

Durameau.  —  J'ai  la  plus  haute  opinion  de  celui-là;  il  peut 
me  tromper. 

Ollivier.  —  A  en  juger  par  quelques  petits  morceaux  que 
j'ai  vus,  il  n'est  pas  sans  talent. 

Renou.  —  Serviteur  à  M.  Renou. 

Caresme.  —  Je  me  rappelle  de  mauvais  tableaux  et  de  très- 
bons  dessins  de  celui-ci. 

Beaufort.  —  Je  ne  le  connais  pas.  Mauvais  signe. 


308  SALON    DE   1767. 

Comptez  bien,  mon  ami;  et  vous  trouverez  encore  une  ving- 
taine d'hommes  à  talents.  Je  ne  dis  pas  à  grand  talent;  c'est 
plus  qu'il  n'y  en  a  dans  tout  le  reste  de  l'Europe. 

Greuze.  —  Et  Greuze  donc,  qui  est  certainement  supérieur 
dans  son  genre;  qui  dessine,  qui  imagine,  qui  colorie,  qui  a  le 
faire  et  l'idée. 

Avec  tout  cela,  je  crois  que  l'École  a  beaucoup  déchu  et 
qu'elle  décheoira  davantage.  II  n'y  a  presque  plus  aucune  occa- 
sion de  faire  de  grands  tableaux.  Le  luxe  et  les  mauvaises 
mœurs,  qui  distribuent  les  palais  en  petits  réduits,  anéantiront 
les  beaux-arts.  A  l'exception  de  Vernet,  qui  a  des  ouvrages 
commandes  pour  plus  de  cent  ans,  le  reste  des  grands  artistes 
chôme. 

ÏS'ola  bene  que  dans  la  liste  précédente,  quand  je  dis 
qu'un  artiste  est  excellent,  c'est  relativement  à  ses  contempo- 
rains, à  une  ou  deux  exceptions  près,  qui  ne  valent  pas  la 
peine  d'être  désignées;  et  que  quand  je  dis  qu'il  est  mauvais, 
c'est  relativement  au  titre  d'académicien  dont  il  est  décoré; 
dans  le  vrai,  il  n'y  en  a  aucun  qui  n'ait  quelque  talent,  et  en 
comparaison  de  qui  un  homme  du  monde  qui  peint  par  amuse- 
ment ou  par  goût,  un  peintre  du  pont  Notre-Dame,  même  un 
académicien  de  Saint-Luc,  ne  soit  un  barbouilleur. 

Ce  Parrocel  que  j'ai  tant  maltraité;  ce  Brenet  sur  lequel  j'ai 
un  peu  exercé  ma  gaieté,  obtiendraient  peut-être  de  vous  et  de 
moi  quelque  éloge,  si  l'un,  né  chaud,  bouillant,  se  chargeait 
d'une  décoration  ou  de  quelques-uns  de  ces  ouvrages  éphé- 
mères qui  demandent  beaucoup  d'imagination  et  peu  de  faire; 
et  l'autre,  d'un  sujet  historique,  si  les  besoins  domestiques  ne 
le  pressaient  point,  et  s'il  n'entendait  pas  sans  cesse  à  ses 
oreilles  le  cri  de  la  misère,  qui  lui  demande  du  pain,  des 
jupons,  un  bonnet,  des  souliers. 

Nous  en  sommes  restés  à  Durameau,  qui  certes  n'est  pas  un 
artiste  sans  talent  et  sans  espérance.  Il  pourra  nous  consoler  un 
jour  de  la  perte  d'un  grand  peintre,  à  moins  que  l'ennui  du 
malaise  et  l'amour  du  gain  ne  le  prennent. 

An,  haec  animos  aerugo,  et  cura  peculi 

Quum  semel  imbuerit,  spertunus  carmina  fingi 

Posse  ? 

Hoiut.  de  Art.  poct.  v.  330  et  seq. 


SALON    DE    1767.  309 

L'amour  du  gain  hâte  le  pinceau,  et  compte  les  heures; 
l'amour  de  la  gloire  arrête  la  main,  et  fait  oublier  les  semaines. 


DU  RAMEAU  l. 

TABLEAUX. 
155.     LE    TRIOMPHE     DE     LA     JUSTICE2. 

On  voit  la  Justice  à  droite,  sur  le  fond.  La  lumière  d'une 
gloire  l'environne  :  elle  a  autour  d'elle,  plus  sur  le  fond,  la 
Prudence,  la  Concorde,  la  Force,  la  Charité,  la  Vigilance;  elle 
tient  ses  balances  d'une  main,  une  couronne  de  l'autre,  et 
s'avance  assise  sur  un  char  traîné  par  des  licornes  fougueuses 
qui  s'élancent  vers  la  gauche.  Le  char  roule,  et  écrase  des 
monstres  symboliques  du  méchant,  du  perturbateur  de  la  société  ; 
la  Fraude,  qu'on  reconnaît  à  son  masque,  et  à  qui  l'étendard 
de  la  Révolte  est  tombé  des  mains,  s'est  saisie  d'une  des  rênes 
du  char.  L'Envie  et  la  Cruauté  sont  désignées  par  le  serpent  et 
le  loup  ;  l'Envie  est  renversée  la  tête  en  bas  et  les  pieds  en  l'air, 
et  son  serpent  l'enveloppe  dans  ses  circonvolutions.  Elle  est  sur 
le  devant,  à  gauche,  aux  pieds  des  licornes.  Tout  à  fait  du 
même  côté,  ses  yeux  hagards  tournés  sur  la  Justice,  son  loup 
au-dessous  d'elle,  un  poignard  à  la  main,  la  Cruauté  est  étendue 
sur  des  nuages  qui  la  dérobent  en  partie.  Toutes  ces  figures 
occupent  la  partie  inférieure  du  tableau,  et  sont  jetées  de  droite 
et  de  gauche,  sur  le  devant,  avec  beaucoup  de  mouvement  et 
de  chaleur.  Proche  du  char  de  la  Justice,  en  devant,  l'Innocence 
toute  nue,  les  bras  tendus  et  les  regards  tournés  sur  la  Justice, 
la  suit  portée  sur  des  nuages  :  elle  a  son  mouton  derrière 
elle. 

L'effet  général  de  ce  tableau  blesse  les  yeux.  C'est  un  exemple 
de  l'art  de  papilloter  en  grand.  Les  lumières  y  sont  distribuées 
sans  sagesse  et  sans  harmonie.   Ce  sont  ici  et  là  comme  des 


1.  Louis-Jean-Jacques  Durameau  était  alors  agréé.  Il  fut  académicien  en  1773. 
Il  était  né  à  Paris  en  1733.  Il  mourut  à  Versailles,  en  1790,  où  il  était  gardien  des 
tableaux  de  la  Couronne. 

2.  Tableau  de  10  pieds  8  pouces  de  haut  sur  14  de  large.  Il  était  destiné 
pour  la  chambre  criminelle  de  Rouen. 


310  SALON   DE   1707. 

éclairs  qui  blessent.  Cependan  t  cette  composition  n'est  pas  d'un 
enfant  ;  il  y  a  de  la  couleur,  de  la  verve,  même  de  la  fougue. 
La  Justice   est  raide  ;   elle   tient    ses   balances  d'une  manière 
apprêtée  :  on  dirait  qu'elle  les  montre.  La  position  de  ses  bras 
est  comme  d'une  danseuse  de  corde  qui  va  faire  le  tour  du  cer- 
ceau ;  idée  ridicule  fortifiée  par  ce  cercle  verdâtre  qu'elle  tient 
de  la  main  gauche,  et  dont  l'artiste  a  voulu  faire  une  couronne. 
L'Innocence,  avec  son  long  paquet  de  filasse  jaune  qui  descend 
de  sa  tête  en  guise  de  cheveux,  est  maigre,  pâle,  sèche,  fade, 
d'une  expression  de  tête  grimacière,  pleureuse  et  désagréable. 
Qu'a-t-elle  à  redouter  à  côté   de  la  Justice?  Tout  ce  cortège 
d'êtres  symboliques  est  trop  monotone  de  lumière  et  de  couleur, 
et  ne  chasse  point  la  Justice  en  devant.  Oh  !  la  dégoûtante  bête 
que  ce  mouton  !   Cette  Envie,  enveloppée  du  serpent  et  tom- 
bant la  tète  en  bas  et  les  pieds  en  l'air,  est  belle,  hardie  et  bien 
dessinée.  Les  deux  ligures  précédentes  ne  pèchent  pas  non  plus 
par  le  dessin.    La  Cruauté,  qu'on  voit  à  gauche  par  le  dos,  est 
très-chaude  de  couleur.  La  scène  entière  est  ordonnée  d'enthou- 
siasme. Tout  y  est  bien  d'action  et  de  position;  rien  n'y  manque 
que  l'intelligence  et  le  pinceau  de  Rubens,  la  magie  de  l'art,  la 
distinction  des  plans,  de  la  profondeur.  Les  licornes  s'élancent 
bien  ;  mais  ce  qui  me  déplaît  surtout,  c'est  ce  mélange  d'hommes, 
de  femmes,  de  dieux,  de  déesses,  d'animaux,  de  loup,  de  mou- 
ton, de  serpent,  de  licornes.  Premièrement,  parce  qu'en  géné- 
ral cela  est  froid  et  de  peu  d'intérêt.  Secondement,  parce  que 
cela  est  toujours  obscur  et  souvent  inintelligible.  Troisièmement, 
la  ressource  d'une  tête  pauvre  et  stérile;  on  fait  de  l'allégorie 
tant  qu'on  veut  :  rien  n'est  si  facile  à  imaginer.  Quatrièmement, 
parce  qu'on  ne  sait  que  louer  ou  reprendre  dans  des  êtres,  dont 
il   n'y  a  aucun  modèle  rigoureux  subsistant  en  nature.  Quoi 
donc  !  est-ce  que  ce  sujet  de  l'Innocence  implorant  le  secours 
de  la  Justice,  n'était  pas  assez  beau,  assez  simple,  pour  fournir 
à  une  scène  intéressante  et  pathétique  ?  Je  donnerais  tout  ce 
fatras  pour  le  seul  incident  du  tableau  d'un  peintre  ancien,  où 
l'on  voyait  la  Calomnie,  les  yeux  hagards,  s' avançant,  une  torche 
ardente  à  la  main,  et  traînant  par  les  cheveux  l'Innocence  sous 
la  figure  d'un  jeune  enfant  éploré,  qui  portait  ses  regards  et  ses 
mains  vers  le  ciel.  Si  j'avais   eu  à  composer  un  tableau  pour 
une   chambre   criminelle,  espèce   d'inquisition  d'où   le  crime 


SALON    DE    1767.  311 

intrépide,  subtil,  hardi,  s'échappe  quelquefois  par  les  formes 
qui  immolent  d'autres  fois  l'innocence  timide,  effrayée,  alarmée; 
au  lieu  d'inviter  des  hommes,  devenus  cruels  par  habitude,  à 
redoubler  de  férocité  par  le  spectacle  hideux  des  monstres  qu'ils 
ont  à  détruire,  j'aurais  feuilleté  l'histoire  ;  au  défaut  de  l'his- 
toire, j'aurais  creusé  mon  imagination  jusqu'à  ce  que  j'en  eusse 
tiré  quelques  traits  capables  de  les  inviter  à  la  commisération, 
à  la  méfiance;  à  faire  sentir  la  faiblesse  de  l'homme,  l'atrocité 
des  peines  capitales,  et  le  prix  de  la  vie.  Ah,  mon  ami  !  le  témoi- 
gnage de  deux  hommes  suffit  pour  conduire  sur  un  échafaud. 
Est-il  donc  si  rare  que  deux  méchants  se  concertent?  que  deux 
hommes  de  bien  se  trompent  ?  M'y  a-t-il  aucun  fait  absurde, 
faux,  quoique  attesté  par  une  foule  de  témoins  non  concertés  ? 
M'y  a-t-il  pas  des  circonstances  où  le  fait  seul  dépose,  et  où  il 
ne  faut,  pour  ainsi  dire,  aucun  témoin?  N'y  en  a-t-il  pas  d'autres 
dont  un  très-grand  nombre  de  dépositions  ne  peut  contre-balan- 
cer  l'invraisemblance  ?  Le  premier  pas  de  la  justice  criminelle 
ne  consisterait-il  pas  à  décider  sur  la  nature  de  l'action,  du 
nombre  de  témoins  nécessaires  pour  constater  le  coupable?  Ce 
nombre  ne  doit-il  pas  être  proportionné  au  temps,  au  lieu,  au 
caractère  du  fait,  au  caractère  de  l'accusé,  au  caractère  des 
accusateurs?  M'en  croirai-je  pas  Caton  plus  volontiers  que  la 
moitié  du  peuple  romain  ?  0  Galas  !  malheureux  Calas  !  tu  vivrais 
honoré  au  centre  de  ta  famille,  si  tu  avais  été  jugé  par  ces 
règles  ;  et  tu  as  péri,  et  tu  étais  innocent,  bien  que  tu  fusses  et 
que  tu  étais  réputé  coupable,  et  par  tes  juges,  et  par  la  multi- 
tude de  tes  compatriotes.  0  juges!  je. vous  interpelle,  et  je  vous 
demande  si  le  témoignage  d'une  servante  catholique,  qui  avait 
converti  un  des  enfants  de  la  maison,  ne  devait  pas  avoir  plus 
de  poids  dans  votre  balance  que  tous  les  cris  d'une  populace 
aveugle  et  fanatique?  0  juges!  je  vous  demande;  ce  père  que 
vous  accusez  de  la  mort  de  son  fils,  croyait-il  un  Dieu?  n'en 
croyait-il  point?  S'il  n'en  croyait  point,  il  n'a  pas  tué  son  fils 
pour  cause  de  religion  ;  s'il  en  croyait  un,  au  dernier  moment 
il  n'a  pu  attester  ce  Dieu  qu'il  croyait,  de  son  innocence,  et  lui 
offrir  sa  vie  en  expiation  des  autres  fautes  qu'il  avait  commises. 
Cela  n'est  ni  de  l'homme  qui  croit,  ni  de  l'homme  qui  ne  croit 
rien,  ni  du  fanatique,  qui  doit  s'accuser  lui-même  de  son  crime 
et  s'en  glorifier  ;   et  ce  peuple  que  vous  écoutez,  lorsqu'il  se 


312  SALON    DE    1767. 

trompe,  lorsqu'il  se  laisse  entraîner  à  sa  fureur,  à  ses  préven- 
tions, est-ce  qu'il  a  toujours  été  ce  qu'il  doit  être?  0  mon  ami! 
la  belle  occasion  que  cet  artiste  a  manquée,  de  montrer  l'extra- 
vagante barbarie  de  la  question  !  J'avoue  toutefois  que  s'il  fut 
jamais  permis  à  la  peinture  d'employer  l'allégorie,  c'est  dans  un 
triomphe  de  la  Justice,  personnage  allégorique  ;  à  moins  qu'on 
ne  poussât  la  sévérité  jusqu'à  proscrire  ces  sortes  de  sujets, 
sévérité  qui  achèverait  de  restreindre  les  bornes  de  l'art,  qui  ne 
sont  déjà  que  trop  étroites;  de  nous  priver  d'une  infinité  de 
belles  compositions  à  faire;  et  d'écarter  nos  yeux  d'une  multi- 
tude d'autres  qui  sont  sorties  de  la  main  des  plus  grands 
maîtres;  mais  je  prétends  que  celui  qui  se  jette  dans  l'allégorie,  . 
s'impose  la  nécessité  de  trouver  des  idées  si  fortes,. si  neuves, 
si  frappantes,  si  sublimes,  que  sans  cette  ressource,  avec  Pal  las, 
Minerve,  les  Grâces,  l'Amour,  la  Discorde,  les  Furies,  tournées 
et  retournées  en  cent  façons  diverses,  on  est  froid,  obscur,  plat 
et  commun.  Et  que  m'importe  que  vous  sachiez  faire  de  la  chair, 
du  satin,  du  velours,  comme  Roslin?  ordonner,  dessiner,  éclai- 
rer une  scène,  produire  un  effet  pittoresque,  comme  Vien? 
Quand  je  vous  aurai  accordé  ce  mérite,  tout  sera  dit  :  mais 
n'ai-je  à  louer  que  ces  qualités  dans  Le  Sueur,  le  Poussin, 
Raphaël  et  le  Dominiquin? 

Il  en  est  de  la  peinture,  ainsi  que  de  la  musique  ;  vous  pos- 
sédez les  règles  de  la  composition;  vous  connaissez  tous  les 
accords  et  leurs  renversements  ;  les  modulations  s'enchaînent  à 
votre  gré  sous  vos  doigts;  vous  avez  l'art  de  lier,  de  rapprocher 
les  cordes  les  plus  disparates;  vous  produisez,  quand  il  vous 
plaît,  les  effets  d'harmonie  les  plus  rares  et  les  plus  piquants. 
C'est  beaucoup.  Mais  ces  chants  terribles  ou  voluptueux,  qui, 
au  moment  même  qu'ils  étonnent  ou  charment  mon  oreille, 
portent  au  fond  de  mon  cœur  l'amour  ou  la  terreur,  dissolvent 
mes  sens  ou  secouent  mes  entrailles,  les  savez-vous  trouver? 
Qu'est-ce  que  le  plus  beau  faire  sans  idée?  le  mérite  d'un 
peintre.  Qu'est-ce  qu'une  belle  idée,  sans  le  faire?  le  mérite 
d'un  poëte.  Ayez  d'abord  la  pensée;  et  vous  aurez  du  style 
après. 


SALON    DE    1767.  313 

156.  LE    MARTYRE   DE   SAINT-CYR   ET  DE    SAINTE    JULITTE1. 

Au  centre  de  ia  toile,  au-dessus  d'une  estrade,  d'où  l'on  peut 
descendre  par  quelques  degrés,  vers  le  côté  gauche  de  la  toile, 
sainte  Julitte  debout,  entre  les  mains  des  bourreaux,  dont  un, 
plus  sur  le  fond  et  la  gauche,  lui  tient  les  mains  serrées  de 
liens;  un  second,  placé  derrière  la  Sainte,  lui  bat  les  épaules 
d'un  faisceau  de  cordes  ;  un  troisième,  à  ses  pieds,  se  penche 
vers  les  degrés,  pour  ramasser  d'autres  fouets,  parmi  des  instru- 
ments de  supplice.  A  gauche,  sur  les  degrés,  le  cadavre  de 
saint  Cyr,  les  pieds  vers  le  fond,  la  tête  sur  le  devant.  A  gauche 
sur  une  espèce  de  tribune,  le  préteur  ou  juge,  assis,  le  coude 
appuyé  sur  la  balustrade,  et  la  tête  posée  sur  sa  main.  Derrière 
le  préteur,  des  soldats  de  sa  garde. 

C'est  comme  au  précédent  :  de  la  vigueur,  du  dessin  ;  mais 
exemple  de  la  mauvaise  entente  des  lumières  ;  défaut  qui  choque 
moins  ici,  parce  que  le  morceau  est  moins  fini.  Les  trois  bour- 
reaux sont  bien  caractérisés,  bien  dessinés;  le  premier  est  même 
très-hardi.  Le  préteur  est  mauvais,  ignoble;  il  a  l'air  d'un  qua- 
trième bourreau.  Le  saint  Cyr  est  un  morceau  de  glaise  ver- 
dâtre.  La  sainte  Julitte  est  belle,  bien  dessinée,  bien  disposée, 
intéressante,  physionomie  douce,  tranquille,  résignée,  beau 
caractère  de  tête,  belles  mains  tremblantes,  figure  qui  a  du 
pathétique  et  de  la  grâce;  mais  point  de  couleur.  Le  tout  est 
une  belle  ébauche,  une  belle  préparation. 

157.  SAINT    FRANÇOIS    DE     SALES    AGONISANT,     AU    MOMENT 

OU     IL     REÇOIT     l'eXTRÈME-ONCTION  2. 

Tableau  d'une  belle  et  hardie  composition;  modèle  à  pro- 
poser à  ceux  qui  ont  des  espaces  ingrats,  beaucoup  de  hauteur 
sur  peu  de  largeur. 

On  voit  le  Saint  sur  son  lit;  on  le  voit  de  face,  le  chevet  au 
fond  de  la  toile,  présentant  la  plante  des  pieds  au  spectateur, 


1.  Tableau  do  10  pieds  5  pouces  do  haut  sur  5  de  large,  destiné  pour  l'église 
des  dames  de  Saint-Cyr,  près  Versailles. 

2.  Tableau  de  10  pieds  5  pouces  de  haut  sur  5  pieds  de  large,  pour  l'église  des 
dames  de  Saint-Cyr,  près  Versailles. 


3U  SALON    DE    1767. 

et  par  conséquent  tout  en  raccourci.  Mais  la  figure  entière  est 
si  naturelle,  si  vraie,  le  raccourci  si  juste,  si  Lien  pris,  qu'entre 
un  grand  nombre  de  personnes  qui  m'ont  loué  ce  tableau,  je 
n'en  ai  pas  trouvé  une  seule  qui  se  soit  aperçue  de  cette  posi- 
tion, qui  montre,  sur  une  surface  plane,  le  Saint  dans  toute  sa 
longueur,  toutes  les  parties  de  son  corps  également  bien  déve- 
loppées, la  tête  et  l'expression  du  visage  clans  toute  sa  beauté. 
La  partie  supérieure  de  la  figure  est  dans  la  demi-teinte.  Le 
reste  est  éclairé.  A  droite  du  lit,  sur  une  petite  estrade  de  bois, 
la  crosse,  la  tiare  et  l'élole.  A  gauche,  deux  prêtres,  qui  admi- 
nistrent l'extrême-onction.  Celui  qui  est  sur  le  devant  touche 
de  l'huile  sainte  les  pieds  du  Saint  moribond,  qui  sont  décou- 
verts. Il  est  de  la  plus  grande  vérité  de  caractère.  C'est  un  per- 
sonnage réel.  Il  est  grand,  sans  être  exagéré.  Il  est  beau,  quoi- 
qu'il ait  le  nez  gros  et  les  joues  creuses  et  décharnées,  parce 
qu'il  a  le  caractère  de  son  état,  et  l'expression  de  son  ministère. 
On  croit  avoir  vu  cent  prêtres  qui  ressemblaient  à  celui-là. 
C'est  une  des  plus  fortes  preuves  de  la  sottise  des  règles  de  con- 
vention, et  du  moyen  d'intéresser,  en  se  renfermant  presque 
dans  les  bornes  rigoureuses  de  la  nature  subsistante,  choisie 
avec  un  peu  de  jugement.  J'en  dis  autant  de  l'autre  prêtre,  qui 
esi  au-dessus  de  celui-ci,  plus  sur  le  fond,  et  qui  récite  la 
prière,  le  rituel  à  la  main,  tandis  que  son  confrère  administre. 
Il  y  a  derrière  ces  deux  principales  ligures,  dont  la  position, 
les  vêtements,  les  draperies,  les  plis  sont  si  justes,  qu'on  ne 
songe  pas  à  les  vouloir  autrement,  un  porte-dais,  et  quelques 
autres  ecclésiastiques  assistants,  avec  des  cierges,  des  llam- 
beaux  et  la  croix.  C'est  la  chose  même.  C'est  la  scène  réelle  du 
moment.  Le  Saint  a  la  tête  relevée  sur  son  chevet,  et  les  mains 
jointes  sur  sa  poitrine.  Cette  tête  est  de  toute  beauté.  Le  Saint 
bien  senti  dans  son  lit,  et  les  couvertures  annoncent  parfaite- 
ment le  nu. 

A  cette  composition,  si  vraie  dans  toutes  ses  parties,  il  n'a 
manqué,  pour  être  la  plus  belle  qu'il  y  eût  au  Salon,  que  d'être 
peinte;  car  elle  ne  l'est  pas.  C'est  partout  un  même  ton  de  cou- 
leur;  un  gris  blanc  à  profusion;  blanc  dans  les  habits  sacer- 
dotaux; blanc  dans  les  surplis  et  les  aubes;  blanc  sale  et  fade 
dans  les  carnations;  blanc  dans  les  draps  et  la  couverture; 
blanc  de  Tripoli,  ou  pierre  à  phàtre  sur  l'estrade;  blanc  soupe 


SALON    DE    1767.  315 

de  lait  au  bois  de  lit,  l'estrade  ou  le  parquet;  blanc  à  la  mitre. 
C'est  une  magnifique  ébauche,  une  sublime  préparation.  11  fal- 
lait encore  éviter  la  ressemblance  trop  forte  des  deux  prêtres 
administrants,  à  moins  que  ce  ne  soient  les  deux  frères,  car  ils 
ont  cet  air  de  famille  qui  choque,  surtout  dans  une  composi- 
tion où  il  y  a  si  peu  de  figures,  lorsqu'elle  n'est  pas  historique. 
11  fallait  supprimer  ce  petit  dais,  qui  a  l'air  d'un  parasol  chinois. 
Il  fallait  rendre  la  demi-teinte,  où  l'on  a  tenu  la  tête  du  Saint, 
peut-être  un  peu  moins  forte,  parce  qu'elle  voile  son  expres- 
sion. 

Regardez  bien  ce  tableau,  monsieur  de  LaGrenée;  et  lorsque 
je  vous  disais  :  Donnez  de  la  profondeur  à  votre  scène;  réser- 
vez-vous, sur  le  devant,  un  grand  espace  de  rivage;  que  ce  soit 
sur  cet  espace  que  l'on  présente  à  César  la  tête  de  Pompée1; 
qu'on  voie  d'un  côté,  un  genou  fléchi,  l'esclave  qui  porte  la 
tête;  un  peu  plus  sur  le  fond  et  vers  la  droite,  Théodote,  ses 
compagnons,  sa  fuite;  autour,  et  par  derrière,  les  vases,  les 
étoffes,  et  les  autres  présents  ;  à  droite,  le  César  entouré  de  ses 
principaux  officiers;  que  le  fond  soit  occupé  par  les  deux  bar- 
ques et  d'autres  bâtiments,  les  uns  arrivant  d'Egypte,  les  autres 
de  la  suite  de  César;  que  ces  barques  forment  une  espèce  d'am- 
phithéâtre couvert  des  spectateurs  de  la  scène;  que  les. attitudes, 
les  expressions,  les  actions  de  ces  spectateurs  soient  variées  en 
tant  de  manières  qu'il  vous  plaira;  que  sur  le  bord  de  la  barque 
la  plus  à  gauche,  il  y  ait,  par  exemple,  une  femme  assise,  les 
pieds  pendants  vers  la  mer,  vue  par  le  clos,  la  tête  tournée,  et 
allaitant  son  enfant;  car  tout  cela  se  peut,  puisque  j'imagine 
votre  toile  devant  moi,  et  que  sur  cette  toile  j'y  vois  la  scène 
peinte  comme  je  vous  l'ordonnais  ainsi,  vous  aviez  tort  de  m'ob- 
jecter  les  limites  de  votre  espace.  Rien  ne  vous  empêchait  de 
jeter  d'une  de  ces  barques  à  terre  une  planche  qui  eût  marqué 
la  descente.  Vous  auriez  eu  des  groupes,  des  masses,  du  mou- 
vement, de  la  variété,  du  silence,  de  l'intérêt,  une  vaste  scène; 
votre  composition  n'aurait  pas  été  décousue,  maigre,  petite  et 
froide.  Sans  compter  que  ces  barques,  mises  en  perspective  sur 
le  fond,  et  ces  spectateurs  élevés  en  amphithéâtre  sur  ces  bar- 
ques, auraient  ôté  à  votre   toile  une  portion  de  cet  espace  en 

1.  Voyez  l'article  sur  ce  tableau,  ci-dessus,  p.  68. 


316  SALON    DE    1767. 

hauteur  qui  reste  vide;  espace  vide  et  nu,  qui  achève  par  com- 
paraison de  réduire  vos  figures  à  des  marmousets.  Et  croyez-vous 
que  la  scène  d'un  agonisant,  à  qui  l'on  donne  l'extrême-onc- 
tion,  fût  plus  facile  à  arranger  que  la  vôtre?  Si  Durameau  n'avait 
pas  eu  la  hardiesse  de  placer  la  tête  de  son  Saint  au  fond  de 
sa  composition,  et  ses  pieds  au  bord  de  sa  toile,  il  serait  tombé 
dans  le  même  défaut  que  vous.  Mais,  mon  ami,  y  avez-vous 
jamais  rien  compris?  Et  quand  vous  voyez  ce  Triomphe  de  la 
Justice  colorié  avec  tant  de  furie,  croyez-vous  que  ce  Saint 
François  de  Sales,  ce  Saint  Cyr,  ces  deux  esquisses  froides, 
monotones  et  grises,  soient  du  même  artiste?  Où  avait-il  ses 
yeux  ce  jour-là? 

158.     UNE    SAINTE     FAMILLE1. 

Composition  libre,  facile,  vigoureuse  et  dans  la  manière 
heurtée.  A  droite,  presque  de  profil,  la  Vierge  assise  sur  une 
chaise,  un  oreiller  de  coutil  sur  ses  genoux,  et  sur  cet  oreiller, 
vu  par  le  dos,  l'enfant  Jésus  emmaillotté,  qu'elle  embrasse  de 
son  bras  gauche,  et  à  qui  elle  présente  de  la  main  droite  de  la 
soupe  avec  une  cuiller.  Tl  y  a  devant  elle  une  table  ronde  cou- 
verte d'une  nappe,  et  sur  cette  table  une  assiette  ou  écuelle. 
Au  côté  opposé  de  la  table,  Joseph  debout,  le  corps  penché, 
tenant  une  grande  soupière  par  les  anses,  la  pose  sur  le  milieu 
de  la  table.  On  voit  derrière  lui,  sur  le  fond,  la  cheminée,  l'àtre 
avec  la  lueur  des  charbons  ardents.  Sur  la  corniche  de  la  che- 
minée, des  pots,  des  tasses  et  autres  vaisseaux  de  terre.  Au 
bout  de  la  table,  à  gauche  sur  le  devant,  une  bouteille  avec 
deux  pains  ronds;  au  mur  de  la  droite,  en  haut,  une  espèce  de 
garde-manger  cintré  où  sont  un  panier,  des  légumes,  des  usten- 
siles domestiques.  Cette  chaumière  est  éclairée  par  une  lampe 
suspendue  au-dessus  de  la  table. 

D'abord  je  voudrais  bien  que  l'artiste  me  dît  pourquoi  cette 
lampe,  suspendue  au  fond  de  son  tableau,  éclaire  fortement  le 
devant  et  laisse  le  fond  obscur.  Cet  effet  de  lumière  est  piquant. 
D'accord;  mais  est-il  vrai?  Il  est  certain  que  ce  corps  lumineux 


1.  Tableau  de  1  pied  11  pouces  de  haut  sur  2  pieds  3  pouces  de  large. 


SALON    DE   1767.  317 

est  plus  près  du  fond  que  du  devant.  Il  est  certain  encore  que 
je  suis  plus  près  du  devant  que  du  fond.  Le  fond  perdrait-il 
plus  par  la  distance  où  j'en  suis,  qu'il  ne  gagnerait  par  le  voi- 
sinage du  corps  lumineux?  La  lumière  forte  ne  devrait-elle  pas 
être  sur  le  fond  et  sur  le  devant,  plus  forte  sur  le  fond  que  sur 
le  devant,  et  les  côtés  dans  la  demi-teinte?  N'est-ce  pas  la  loi 
des  lumières  divergentes?  Est-ce  bien  encore  là  la  teinte  vraie  des 
lumières  artificielles?  Je  ne  prononce  pas;  je  m'enquiers.  Dans 
un  quart  d'heure,  ce  serait  une  expérience  faite,  et  je  saurais  à 
quoi  m'en  tenir.  En  attendant,  je  me  rappelle  très-bien  avoir 
vu  de  l'obscurité  où  j'étais,  des  lieux  éclairés  par  une  lumière 
soit  naturelle,  soit  artificielle  éloignée;  et  je  me  rappelle  tout 
aussi  bien,  que  les  objets  voisins  de  la  lumière  étaient  plus  dis- 
tincts pour  moi  que  ceux  qui  me  touchaient  presque.  Quoi  qu'il 
en  soit,  le  lieu  du  corps  lumineux  étant  donné,  il  faut  que  l'art 
obéisse.  Il  n'en  peut  circonscrire,  altérer  ou  changer  la  nature, 
la  direction,  les  reflets,  la  dégradation  ou  l'éclat.  Il  ne  faut  pas 
traiter  la  lumière  dont  les  rayons  sont  parallèles  comme  la 
lumière  dont  les  rayons  sont  divergents.  Il  faut  savoir  qu'à  quatre 
pieds,  ceux-ci,  seize  fois  plus  rares,  ou  répandus  sur  un  espace 
seize  fois  plus  grand,  doivent  éclairer  seize  fois  moins. 

La  Vierge  est  de  très-beau  caractère.  L'impression  générale 
de  ce  morceau  est  forte,  et  arrête  surtout  le  connaisseur.  Le 
Joseph  est  de  tête,  d'action,  de  mouvement,  de  vêtement,  un 
bon  vieux  charpentier  tout  juste,  sans  presque  d'autre  exagé- 
ration qu'un  bon  choix  de  nature;  cependant  on  ne  peut  l'ac- 
cuser d'être  ignoble,  mesquin  ou  petit.  Les  mœurs  simples  et 
utiles,  le  caractère  de  la  vertu,  de  l'honnêteté,  du  bon  sens, 
relèvent  tout.  Ce  sont  nos  appartements,  avec  nos  glaces,  nos 
buffets,  nos  magots  précieux,  qui  sont  vils,  petits,  bas  et  sans 
vrai  goût.  J'ose  vous  l'avouer,  il  y  a  plus  de  grandeur  réelle 
dans  un  arbre  brisé,  une  étable,  un  vieillard,  une  chaumière, 
que  dans  un  palais.  Le  palais  me  rappelle  des  tyrans,  des  dis- 
solus, des  fainéants,  des  esclaves;  la  chaumière,  des  hommes 
simples,  justes,  occupés  et  libres.  Il  y  a  sur  le  devant,  à  gauche, 
dans  la  demi-teinte,  un  vieux  fauteuil  à  bras,  faiblement  peint, 
touché  sans  humeur.  Sur  ce  fauteuil,  un  chat  qui  n'est  un  chat 
ni  de  près  ni  de  loin.  C'est  une  masse  informe  grisâtre,  où  l'on 
ne  discerne  ni  pieds,  ni  tête,  ni  queue,  ni  oreilles.  Si  le  genre 


318  SALON    DE    1767. 

facile  et  heurté  comporte  des  négligences,  des  incorrections,  il 
ne  comporte  ni  léché,  ni  faiblesse.  Il  est  de  verve  et  de  fougue. 
La  vigueur  de  certaines  parties  fait  sortir  d'une  manière  insup- 
portable le  faible  des  autres  ;  il  les  vaut  mieux  non  faites  que 
faibles.  Le  léché  et  le  heurté  sont  deux  opposés  qui  se  repous- 
sent. De  près,  on  ne  sait  ce  qu'on  voit;  tout  semble  gâché.  De 
loin,  tout  a  son  effet,  et  paraît  fini.  Il  faut  être  un  graveur  de  la 
première  force,  pour  graver  d'après  le  genre  heurté.  Comme 
presque  tout  y  est  indécis  de  près,  le  graveur  ne  sait  où  prendre 
son  trait.  Au  reste,  ce  tableau  est  très-bon;  il  a  été  fait  à  Rome, 
et  il  y  parait.  Si  l'on  chassait  ce  morceau  du  Salon,  il  en  fau- 
drait exclure  bien  d'autres.  Ce  Durameau  est  un  homme.  Voyez 
son  Saint  François  de  Sales;  voyez  la  Sal pitrerie;  et  vous 
direz  avec  moi  :  Oui,  c'est,  un  homme.  Ce  qui  doit  inquiéter  sur 
son  compte,  c'est  qu'il  a  beaucoup  encore  à  acquérir,  et  qu'il  est 
d'expérience  que  nos  artistes,  transportés  d'Italie,  perdent  d'an- 
née en  année.  Mon  avis  serait  donc  qu'on  renvoyât  Durameau 
à  Rome,  jusqu'à  ce  que  son  style  fût  tellement  arrêté,  qu'il  pût 
s'éloigner  des  grands  modèles  sans  conséquence.  Nos  élèves  res- 
tent trois  ans  à  la  pension  de  Paris.  C'est  assez.  De  la  pension, 
ils  passent  à  l'école  de  Rome,  où  on  ne  les  garde  que  quatre 
ans.  C'est  trop  peu.  Il  faudrait  les  entretenir  là  d'ouvrages 
qu'on  leur  payerait,  et  sur  le  prix  desquels  on  retiendrait  de 
quoi  les  garder  et  les  entretenir  trois  ou  quatre  années  de  plus, 
sans  que  ce  long  séjour  empêchât  le  môme  nombre  d'élèves 
d'aller  d'ici  en  Italie.  Je  trouve  aussi  l'objet  de  ces  sortes  d'in- 
stitutions trop  limité,  un  petit  esprit  de  bienfaisance  étroite  dans 
les  fondateurs.  11  serait  mieux  qu'il  n'y  eût  aucune  distinction 
d'étrangers  et  de  regnicoles,  et  qu'un  Anglais  pût  venir  à  Paris 
étudier  devant  notre  modèle,  disputer  la  médaille,  la  gagner, 
entrer  à  la  pension,  et  passer  à  notre  École  française  de  Rome. 

159.     LE    PORTRAIT    DE    BRIDAN,     SCULPTEUR    DU    ROI. 

Je  ne  me  le  remets  pas;  mais  on  dit  qu'il  est  très-beau,  bien 
dessiné,  bien  ressenti,  fait  d'humeur,  d'une  bonne  couleur, 
d'un  style  large  et  mâle.  On  sent  qu'il  n'est  pas  d'un  portrai- 
tiste. Il  n'est  pas  léché,  propre  et  neuf  comme  ceux  de  ces 
messieurs;  mais  il  y  a  plus   de  verve;  il  est  plus  ragoûtant, 


SALON    DE    1767.  319 

plus  pittoresque,  mieux  torché.  A  l'égard  de  la  ressemblance, 
on  l'assure  parfaite. 

160.     DEUX    TÈTES    D'ENFANTS1. 

Même  éloge.  Toutes  deux  très-belles,  et  peintes  dans  le 
goût  de  Rubens;  bonne  couleur,  bien  dessinées,  et  d'une  belle 
manière. 

161.     UN    PETIT    JOUEUR    DE    BASSON. 

Je  l'ai  vu.  Gela  n'est  absolument  que  poché;  mais  charmant, 
expressif  et  plein  de  vie.  Cependant  couvrez  l'instrument;  et 
vous  jugerez  que  c'est  un  fumeur.  C'est  un  défaut. 

162.     LA    DORMEUSE    QUI    TIENT    SON    CHAT. 

Médiocre.  Tête  de  femme  sans  grâce.  Petit  chat  faiblement 
touché.  Cette  femme  dort  bien,  pourtant.  Mais  où  est  l'intérêt 
d'une  pareille  composition?  Si  la  femme  était  belle,  je  m'amu- 
serais à  la  considérer  dans  son  sommeil.  Qu'elle  le  soit  donc! 
Qu'une  exécution  merveilleuse  rachète  la  pauvreté  du  sujet. 
Pour  peu  que  le  faire  pèche,  le  morceau  est  maussade. 

163.     UNE    TÈTE     DE    VIEILLARD. 

Ce  vieillard  est  embéguiné  d'une  culotte.  Je  n'en  fais  nul 
cas;  cela  est  gâcheux,  vaporeux,  vermoulu  comme  une  pierre 
qui  se  détruit.  Pour  mieux  m' entendre,  il  faudrait  que  j'eusse 
là  un  Portrait  de  Louis,  peint  par  Chardin.  On  dirait  d'un 
amas  de  petits  flocons  de  laine  teinte,  et  artistement  appliqués 
les  uns  à  côté  des  autres,  sans  lien  ;  en  sorte  que,  quand  le 
portrait  est  debout,  on  est  surpris  que  l'amas  reste,  que  les 
molécules  coloriées  ne  se  détachent  pas,  et  que  la  toile  ne  reste 
pas  nue.  La  couleur  est  vigoureuse,  les  passages  bien  variés, 
bien  vrais;  mais  il  n'y  a  nulle  solidité;  ce  sont  des  têtes  à 
fondre  au  soleil  comme  de  la  neige.  Je  serais  effrayé  si  je 
voyais  à  un  homme  de  pareilles  joues.  Je  n'aime  pas  qu'on  fasse 

1.  Ces  deux  tableaux  et  le  précédent  faisaient  partie  du  cabinet  de  M.  Massé, 
peintre  du  roi  et  garde  des  tableaux  de  Sa  Majesté. 


320  SALON    DE   1767. 

épais,  mat,  compacte,  comme  quelquefois  La  Grence;  mais  je 
veux  que  des  chairs  tiennent,  et  qu'on  ne  fasse  pas  rare,  mou, 
cotonneux,  neigeux  comme  cela. 

Voilà-t-il  pas  que  je  me  rappelle  ce  portrait  de  Bridan;  il  y 
a  une  extrême  vérité,  et  des  détails  qui  ne  permettent  pas  de 
douter  de  la  ressemblance;  mais  j'oserai  demander  si  c'est  là 
de  la  chair;  et  pour  vous  montrer  combien  je  suis  de  bonne  foi, 
c'est  que,  si  l'on  me  soutient  qu'il  y  a  de  la  finesse  dans  la 
tête  de  la  Dormeuse,  et  que  la  tète  du  Vieillard  est  d'un  beau 
faire,  d'un  bon  caractère,  barbe  légère  et  mieux  coloriée  qu'il 
ne  lui  appartient,  je  ne  disputerai  pas. 


DESSINS. 
164.     UNE    SALPÈTRERIE  '. 

Cette  salpêtrerie,  avec  ses  cuves,  ses  bassins,  ses  fourneaux 
et  ses  fabriques,  est  une  chose  excellente;  tous  ces  objets  sont 
vers  la  gauche.  Du  même  côté,  sur  le  devant,  deux  ouvriers 
occupés  à  verser  la  lessive  d'une  chaudière  dans  une  bassine. 
Sur  un  massif  de  pierre,  à  droite,  au-dessus  des  fourneaux, 
ouvriers  qui  conduisent  la  cuisson.  Puis,  un  assemblage  de 
poutres  bien  pittoresque  occupant  le  haut  du  dessin.  Le  tout 
éclairé  d'une  lumière  vaporeuse  et  chaude,  dont  l'effet  est  on  ne 
saurait  plus  piquant. 

165.    CHUTE    DES    ANGES    REBELLES. 

Diables  symétriquement  enlacés  :  c'est  le  pendant  de  l'ome- 
lette de  chérubins  de  Fragonard.  On  dirait  qu'ils  se  sont  donné 
le  mot  pour  s'agencer  ainsi,  et  que  c'est  une  chute  pour  rire; 
et  puis  ces  diables  sont  de  mauvais  goût,  insupportables  de 
ligures  et  de  caractère.  Ils  forment  une  guirlande  ovale,  dont 
l'intérieur  est  vide.  Nulle  masse  d'ombre  ni  de  lumière.  La  qua- 
lité principale  d'un  sujet  pareil  serait  un  désordre  effrayant;  et 
il  n'y  en  a  point.  Fausse  chaleur.  Mauvaise  chose. 

1.  Dessin  à  gouache. 


SALON   DE    17G7.  321 

166.   esquisse   d'une   bataille. 

Je  n'en  dirai  pas  autant  de  celui-ci.  C'est  un  beau,  très- 
beau  dessin,  plein  de  véritable  grandeur,  de  chaleur  et  d'effet. 
Tout  m'en  plaît,  et  cette  mêlée  de  soldats  perdus  dans  la  fumée, 
la  poussière  et  la  demi-teinte,  et  ces  deux  cavaliers  qui,  mas- 
sant superbement  sur  le  devant,  s'élancent  à  toutes  jambes,  et 
foulent  aux  pieds  de  leurs  chevaux  parallèles  et  les  morts  et 
les  mourants;  et  cette  troupe  de  combattants  renfermés  dans 
cette  tour  roulante,  et  les  animaux  qui  traînent  la  tour,  et  les 
hommes  tués,  renversés,  écrasés  sous  les  roues,  et  les  chevaux 
abattus.  Mais  où  est  celui  qui  poussera  cela? 

167.  TÊTE  D'ENFANT  VUE  DE  PROFIL.  TÈTE  D'ENFANT 

VUE  DE  FACE. 

Je  crois  que  c'est  de  ces  deux  têtes-là  dont  j'ai  dit  un  mot 
plus  haut,  parmi  les  tableaux. 

Ce  sont  deux  belles  choses.  Le  premier  enfant  est  sérieux, 
attentif.  Il  a  les  yeux  baissés,  attachés  sur  quelque  chose.  Il 
vit,  il  pense;  et  puis  il  faut  voir  comme  ses  cheveux  sont  arran- 
gés et  torchés.  Si  cette  esquisse  m'appartenait,  je  ne  permet- 
trais jamais  à  l'artiste  de  l'achever. 

Le  second  est  peint  avec  plus  de  vigueur  et  de  verve  encore. 
11  est  plein  de  chaleur.  Sur  le  sommet  de  sa  tête,  ses  cheveux 
sont  partagés  en  deux  tresses  relevées  de  la  gauche;  le  reste 
est  en  désordre.  J'en  aime  moins  l'expression  que  du  précédent. 
11  regarde,  et  puis  c'est  tout.  Mais  le  faire  en  est  incompara- 
blement plus  libre,  plus  fougueux,  plus  hardi,  plus  chaud  et 
plus  beau.  Plus  de  sagesse  dans  l'un,  plus  d'enthousiasme  dans 
l'autre.  Ce  sont  deux  tours  de  cervelle,  deux  moments  de  génie 
tout  à  fait  opposés.  Les  artistes  préféreront  le  second;  et  ils 
auront  raison.  Moi,  j'aime  mieux  le  premier. 

167.     AUTRE    ESQUISSE. 

Je  ne  sais  ce  que  c'est,  à  moins  que  ce  ne  soit  cet  homme 
debout  qui  fait  une  vilaine  petite  grimace  hideuse,  comme  s'il 
éventait  au  loin  quelque  odeur  déplaisante. 

xi.  21 


322  SALON    DE    1767. 

167.    FIGURE    ACADÉMIQUE. 

Homme  nu  à  demi-couché  sur  une  espèce  de  sopha,  dont  le 
dossier  est  relevé.  On  le  voit  de  face.  Sa  jambe  droite  est  croi- 
sée sur  la  gauche;  et  sa  main  droite  posée  sur  sa  jambe.  Il  est 
appuyé  du  coude  sur  le  sopha.  Sa  main  embrasse  son  menton 
et  soutient  sa  tête.  Gela  est  savant  de  détails,  contours  bien 
sûrs,  dessiné  large,  à  ce  que  croit  l'artiste  ;  c'est  plutôt  dessiné 
gros.  Grosses  formes.  Cela  me  rappelle  un  fait  qu'on  lit  dans 
Macrobe,  et  qui  revient  très-bien  ici.  Il  rapporte  que  le  panto- 
mime Ilylas,  dansant,  un  jour,  un  cantique  dont  le  refrain 
était  :  «  Le  grand  Agamemnon!  »  rendit  la  chose  par  les  gestes 
d'une  personne  qui  mesurait  une  grande  taille,  et  que  le  panto- 
mime Pylade,  qui  était  présent  au  spectacle,  lui  cria  :  «  Tu  le 
fais  haut,  et  non  pas  grand1.  »  L'application  est  facile.  Du 
reste,  grande  économie  de  crayon,  regards  farouches,  sourcils 
froncés,  caractère  d'indignation  très-propre  à  passer  dans  une 
composition  historique. 

167.    esquisse    d'une    femme    assise,    qui    tient 
son  petit  enfant   sur   ses  genoux. 

Ce  n'est  rien,  et  c'est  beaucoup,  comme  de  toutes  les 
esquisses.  Je  vous  renverrai  souvent  à  la  fille  de  la  rue  Fro- 
menteau2.  Cette  femme  promet  un  beau  caractère  de  tête.  Sa 
position  est  naturelle.  Elle  regarde  son  gros  joufflu  d'enfant 
avec  une  complaisance  vraiment  maternelle.  L'enfant  dort  sur 
les  genoux  de  sa  mère,  et  dort  bien.  Une  mauvaise  esquisse 
n'engendra  jamais  qu'un  mauvais  tableau;  une  bonne  esquisse 
n'en  engendra  pas  toujours  un  bon.  Une  bonne  esquisse  peut 
être  la  production  d'un  jeune  homme  plein  de  verve  et  de  feu, 
que  rien  ne  captive,  qui  s'abandonne  à  sa  fougue.  Un  bon 
tableau  n'est  jamais  que  l'œuvre  d'un  maître  qui  a  beaucoup 
réfléchi,  médité,  travaillé.  C'est  le  génie  qui  fait  la  bonne 
esquisse,  et  le  génie  ne  se  donne  pas.  C'est  le  temps,  la  patience 
et  le  travail  qui  donnent  le  beau  faire,  et  le  faire  peut  s'acqué- 

1.  Macrob.   Saturnal.,  lil>.  Il,  cap.  vu. 

2.  C'est-à-dire  à  l'anecdote  sur  les  esquisses. 


SALON    DE    1767.  323 

rir.  Lorsque  nous  voyons  les  esquisses  d'un  grand  maître, 
nous  regrettons  la  main  qui  a  défailli  au  milieu  d'un  si  beau 
projet. 

Et  M.  le  chevalier  Pierre,  que  j'avais  oublié  dans  la  liste  de 
nos  artistes.  Vous  allez  croire,  mon  ami,  que  je  vous  l'avais 
réservé  exprès  pour  nos  menus  plaisirs.  11  n'en  est  rien.  A 
juger  Pierre  par  les  premiers  tableaux  qu'il  a  faits  au  retour 
d'Italie,  et  par  sa  galerie  de  Saint-Cloud,  mais  surtout  par  sa 
coupole  de  Saint-Roch,  c'est  un  grand  peintre.  11  dessine  bien, 
mais  sèchement;  il  ordonne  assez  bien  une  composition;  et 
certes  il  ne  manque  pas  de  couleur. 

OLIVIER1. 

168.    LE    MASSACRE    DES    INNOCENTS8. 

Ce  tableau,  placé  très-haut,  et  composé  d'un  grand  nombre 
de  figures,  se  voyait  difficilement.  Je  demandai  à  Boucher  ce 
que  c'était.  «  Hélas!  me  dit-il,  c'est  un  massacre.  »  Ce  mot 
aurait  suffi  pour  arrêter  ma  curiosité;  mais  il  me  parut  que 
c'était  un  exemple  rare  de  la  différence  du  fracas  et  de  l'action, 
de  l'intention  du  peintre  et  de  son  exécution,  de  la  contradic- 
tion du  mouvement  et  de  l'expression.  Cela  va  devenir  plus 
clair.  Si  les  termes  propres  me  manquent,  les  choses  y  sup- 
pléeront. Une  femme  a  ses  enfants  égorgés  à  ses  pieds,  et  elle 
est  assise,  tranquille  dans  la  position  .et  avec  le  caractère  d'une 
vierge  qui  médite  sur  les  événements  de  la  vie.  Une  autre  femme 
veut  arracher  les  yeux  à  un  soldat.  Cachez  la  tête  du  soldat, 
et  vous  croirez  qu'on  le  caresse.  Cachez  la  tête  de  la  femme,  et 
découvrez  celle  du  soldat,  vous  ne  verrez  plus  à  celle-ci  que 
la  douleur  et  la  résignation  immobile  d'un  malade  entre  les 
mains  d'un  oculiste  qui  lui  fait  une  opération  chirurgicale.  Un 
meurtrier  tient  suspendu  par  un  pied  l'enfant  d'une  mère,  et 
cette  femme  tend  son  tablier  pour  le  recevoir,  précisément 
comme  un  chou  qu'on  lui  mettrait  dans    son   giron.  Ici,   une 

1.  Michel-Barthélémy  Olivier  (le  livret  écrit  Ollivier),  né  à  Marseille  en  1712, 
mort  en  1784,  à  Paris,  était  alors  agréé.  Il  eut  le  titre  de  peintre  du  prince  de 
Conti. 

2.  Tableau  de  7  pieds  de  haut  sur  10  de  large. 


324  SALON    DE    1767. 

mère,  renversée  à  terre,  sur  le  sein  de  laquelle  un  soldat  écrase 
du  pied  son  enfant,  le  regarde  faire  sans  s'émouvoir,  sans  jeter 
un  cri.  Là  un  cheval  cabré  se  précipite  sur  une  autre  femme, 
menace  de  la  fouler  elle  et  ses  enfants,  et  cette  femme  lui 
oppose  ses  mains  au  poitrail  si  mollement,  que,  si  l'on  ne  voyait 
que  cette  ligure,  on  jurerait  qu'elle  colle  une  image  sur  une 
muraille.  C'est  que  le  reste  est  ainsi,  et  qu'il  n'en  faut  rien 
rabattre.  Tumulte  aux  yeux,  repos  à  l'âme.  Rien  d'exécuté 
comme  Nature  l'inspire;  scènes  atroces  et  personnages  de  sang- 
froid.  Et  puis  Olivier  a  cru  qu'il  n'y  avait  qu'à  tuer,  tuer,  tuer 
des  enfants;  et  il  ne  s'est  pas  douté  qu'un  de  ces  enfants,  qui 
conserverait  la  vie  par  quelque  instinct  de  la  tendresse  mater- 
nelle, me  toucherait  plus  qu'un  cent  qu'on  aurait  tués.  Ce  sont 
les  incidents  singuliers  et  pathétiques  qu'entraîne  une  pareille 
scène,  qu'il  faut  savoir  imaginer.  C'est  l'art  de  montrer  la 
fureur  et  d'exciter  la  compassion,  qu'il  faut  avoir.  Les  enfants 
ne  font  ici  que  les  seconds  rôles.  Ce  sont  les  pères  et  les  mères 
qui  doivent  faire  les  premiers.  Tout  cela  ne  vaut  pas  ce  soldat 
de  Le  Brun,  je  crois,  qui,  d'une  main,  arrache  un  enfant  à  sa 
mère,  en  poignarde  un  autre  de  l'autre  main,  et  en  tient  des 
dents  un  troisième  suspendu  par  sa  chemise.  On  voit  à  droite 
la  façade  d'un  péristyle,  et  dans  les  entre-colonncments  une 
foule  de  petites  figures  agitées  qu'on  ne  distingue  pas.  Le 
massacre  s'exécute  sur  une  place  publique,  au  contre  de 
laquelle,  sur  un  piédestal,  une  figure  qui  semble  ordonner  de 
la  main.  Et  le  faire?  comme  d'une  estampe  précieusement  enlu- 
minée. Si  ce  peintre  avait  placé  son  tableau  entre  celui  de 
llubens  et  celui  de  Le  Brun,  je  crois  que  nous  ne  l'aurions 
pas  vu. 

169.    UN    PORTRAIT.    —    UNE    FEMME    SAVANTE. 

Tous  les  deux  bien  coloriés,  quoique;  un  peu  roussàtres. 
Vérités  dans  les  étoiles.  Détails  bien  ressentis.  Incorrection  de 
dessin,  quoique  ensemble.  Plus  on  regarde  ces  deux  petits 
tableaux,  plus  on  les  aime,  parce  qu'il  y  a  de  la  simplicité  et 
du  naturel.  Ils  sont  peints,  ainsi  que  le  suivant,  dans  la  manière 
de  Wouvermans. 


SALON    DE    1767.  325 

170.     UNE    FAMILLE    ESPAGNOLE1. 

Les  têtes  du  père  et  de  la  mère  sont  d'ivoire.  Ici,  les  figures 
pèchent  par  le  dessin,  mais  ne  sont  pas  ensemble.  La  naïade, 
qu'on  a  placée  au  bord  d'un  bassin,  est  sèche  comme  de  la 
porcelaine.  La  couleur  locale  est  charmante  partout.  Les  robes 
sont  devrai  satin.  Le  vêtement  du  père  fait  bien  la  soie.  Le 
petit  enfant,  placé  devant  ses  parents,  est  à  ravir;  Wouwer- 
mans  ne  l'aurait  pas  peint  plus  fin  de  couleur,  ni  plus  spirituel 
de  touche.  Il  est  bien  posé.  La  lumière  dégrade  à  merveille  sur 
lui.  Cette  figure  est  un  effort  de  l'art.  Il  y  a,  à  droite,  une 
petite  forêt  tout  k  fait  précieuse.  L'air  circule  entre  les  arbres; 
et  l'œil  voit  loin  au  travers.  Il  y  a,  à  gauche,  un  escalier  où  les 
enfants  jouent.  Ces  enfants  et  le  perron,  sont  à  plusieurs  toises 
d'enfoncement,  ce  qui  se  fait  admirer.  Le  ciel  est  bien  d'accord 
avec  le  tout;  il  est  colorié,  vigoureux  et  fuyant.  L'eau,  qui  est 
à  gauche,  sur  le  devant,  n'a  jamais  été  mieux  imitée  par  per- 
sonne, ni  le  fluide,  ni  l'herbe  qui  en  sort.  La  naïade,  statue 
mauvaise  d'exécution,  fait  bien  pour  l'ordonnance,  et  se  peint 
avec  vérité  dans  le  fond  de  l'eau. 

Le  livret  annonce  d'Olivier  d'autres  ouvrages2  que  je  n'ai 
pas  vus. 

RENOU3. 

172.    JÉSUS-CHRIST,    A    L'AGE    DE    DOUZE    ANS,    CONVERSANT 
AVEC     LES     DOCTEURS     DE     LA     LOI4. 

C'est  un  mauvais  tableau,  qui  sent  le  bon  temps  et  la  bonne 
école.  C'est  d'un  mauvais  artiste,  qui  en  a  connu  de  meilleurs 
que  lui.  11  est  permis  à  un  grand  maître  d'oublier  quelquefois 
qu'il  y  a  des  couleurs  amies.  Chardin  jettera  pêle-mêle  des 
objets  rouges,  noirs,  blancs  ;  mais  ces  tours  de  force-là,  il  faut 
que  M.  Renou  les  lui  laisse  faire. 

1.  Ovale  de  16  pouces  sur  14. 

2.  C'étaient  des  portraits. 

3.  Antoine  Renou,  né  à  Paris  en  1731,  mort  en  1806,  élève  de  Vien  et  de  Pierre, 
peintre  du  roi  de  Pologne,  était  agréé  depuis  1706.  11  ne  fut  académicien  qu'en 
1781,  et  devint  secrétaire  perpétuel. 

4.  Tableau  de  9  pieds  de  haut  sur  6  pieds  6  pouces  de  large;  pour  l'église  du 
collège  de  Louis  le  Grand. 


326  SALON   DE    1767. 

Le  jeune  enfant  occupe  le  centre  de  la  toile.  Il  est  debout. 
Il  a  le  regard  et  la  main  droite  tournes  vers  le  ciel.  Il  a  bien 
l'air  d'un  petit  enthousiaste,  à  qui  ses  parents  ont  tant  répété 
de  fois  qu'il  étail  charmant,  qu'il  avait  de  l'esprit  comme  un 
ange,  et  qu'en  vérité,  il  était  le  messie,  le  sauveur  de  sa  nation, 
qu'il  n'en  doute  pas.  A  droite,  deux  Pharisiens  l'écoutent 
debout.  On  voit  toute  la  figure  de  l'un,  on  ne  voit  que  la  tête  de 
l'autre  entre  le  premier  et  la  colonne  du  temple  qui  termine  le 
tableau  de  ce  côté.  Il  y  a,  au  pied  de  cette  colonne,  deux  autres 
pharisiens  à  terre,  l'un  prêtant  l'oreille,  et  l'autre  vérifiant 
dans  le  livre  saint  les  citations  du  petit  quaker.  A  gauche,  un 
groupe  de  prêtres  assis,  et  au-dessus  de  ceux-ci,  sur  le  fond, 
une  femme,  peut-être  Anne,  la  diseuse  de  bonne  aventure, 
avec  un  pharisien  debout. 

Cela  a  l'air  d'un  tableau  qu'on  a  suspendu  dans  une  che- 
minée, pour  le  rendre  ancien.  Le  style  en  est  gothique  et 
pauvre.  Les  figures  courtes.  Celles  du  devant  rabougries.  Il  est 
malproprement  peint.  L'enfant-Jésus  est  blafard,  a  la  tète  plate. 
Les  mains  et  les  pieds  n'y  sont  nullement  dessinés.  Effet  mé- 
diocre. Lumières  sur  l'enfant,  trop  faibles.  Point  de  plans,  point 
de  dégradation,  point  d'air  entre  les  figures.  Noir,  sale  et  dis- 
cordant pour  être  vigoureux.  Voyez  ces  prêtres,  ils  semblent 
affaissés  sous  le  poids  de  leurs  lourds  vêtements.  S'ils  ont  du 
caractère,  il  est  ignoble.  Ce  vieux  Pharisien  noir,  à  droite,  a 
été  peint  avec  du  charbon  pilé.  J'en  dis  autant  de  ces  autres 
prêtres  enfumés  sur  le  fond.  Tout  cela  sont  des  mines  gro- 
tesques, ramassées  dans  Y  Eloge  de  la  Folie  d'Erasme  et  les 
figures  de  Holbein.  Ce  morceau  serait  le  supplice  de  celui  qui 
aurait  bien  présent  à  l'imagination  le  style  noble  et  grand  des 
Raphaël,  des  Poussin,  des  Carraches,  et  d'autres.  C'est  une 
charge  judaïque. 

Et  puis,  le  défaut  d'harmonie.  C'est  un  texte  auquel  je 
reviens  souvent,  tantôt  en  peinture,  tantôt  en  litiérature.  Rien 
ne  la  supplée,  et  son  charme  pallie  une  infinité  de  défauts. 
Avez-vous  vu  quelquefois  des  tableaux  du  Napolitain  Solimène1? 


\.  Franccsco  Solimena  était  mort  en  1 747.  Diderot  n*a  pu  le  juger  que  sur  de 
fort  rares  échantillons,  la  plus  grande  partie  de  ses  œuvres  et  les  plus  importantes 
étant  restées  en  Italie.  Il  n'y  a  que  deux  tableaux  de  lui  au  Louvre,  provenant  de 
la  collection  de  Louis  XVI. 


SALON    DE    1767.  327 

11  est  plein  d'invention,  de  chaleur,  d'expression  et  de  verve.  Il 
trouve  les  plus  beaux  caractères  de  tête.  Sa  scène  est  pleine  de 
mouvement  ;  mais  il  est  sec,  il  est  dur,  il  est  discord  ;  et  je  ne 
me  soucierais  pas  de  posséder  un  de  ses  tableaux.  Je  sens  que 
la  vue  continuelle  m'en  chagrinerait.  Quand  la  versification  est 
harmonieuse,  qui  est-ce  qui  chicane  la  pensée?  qui  est-ce  qui 
s'aperçoit  que  les  scènes  sont  exsangues?  Le  nombre  de  la 
poésie  relève  une  pensée  commune.  Si  Boileau  avait  raison  de 

dire  : 

La  plus  belle  pensée 
Ne  peut  plaire  à  l'esprit,  quand  l'oreille  est  blessée. 
Art  poétique,  chant  Ier,  v.  111,  112. 

jugez  d'un  chant  sous  lequel  l'harmonie  serait  raboteuse  et 
dure,  d'un  tableau  qui  pèche  par  l'accord  des  couleurs  et  l'en- 
tente des  ombres  et  des  lumières.  Quelque  vigueur  qu'il  y  ait 
d'ailleurs,  cela  sent  toujours  l'écolier.  Le  scrupule  des  Anciens 
Là-dessus  est  inconcevable;  et  ce  Panégyrique1,  si  vanté,  de 
l'abbé  Séguy,  ce  morceau,  qui  lui  a  ouvert  la  porte  de  notre 
Académie,  aurait  fait  fuir  tout  un  auditoire  de  Romains  ou 
d'Athéniens.  Lorsque  Denys  d'Halicarnasse2  me  tomba  pour  la 
première  fois  dans  les  mains,  j'étais  bien  jeune;  j'avoue  que  ce 
grand  homme,  ce  rhéteur  d'un  goût  si  exquis,  me  parut  un 
insensé.  J'ai  bien  changé  d'avis  depuis  ce  temps-là;  l'oreille  de 
notre  ami  D'Alembert  est  restée  la  même.  J'en  demande  pardon  à 
Marmontel  ;  mais  je  n'ai  pu  lire  Lucain.  Lorsque  ce  poëte  fait 
dire  à  un  soldat  de  César  : 

Rheni  mediis  in  fluctibus  amnis 
Dux  erat;  hic,  socius.  Facinus  quos  inquinat,  œquat. 

A.  LtcAN.  Phars.  lib.  V,  v.  289,  290. 

«  Au  milieu  des  flots  du  Rhin,  c'était  mon  général  ;  ici,  c'est 
mon  camarade.  Le  crime  rend  égaux  ceux  qu'il  associe.  »  En 
dépit  de  la  sublimité  de  l'idée,  à  ce  sifflement  aigu  de  syllabes 

1.  Le  Panégyrique  de  Saint-Louis,  prononcé  par  l'abbé  Séguy  en  1729,  devant 
l'Académie. 

2.  Diderot  veut  parler  ici,  non  des  Antiquités  romaines  de  cet  auteur,  mais  de 
son  excellent  traité  de  l'arrangement  des  mots.  V.  ce  qu'il  en  dit  à  l'article  Ency- 
clopédie, dans  le  Dictionnaire  encyclopédique.  (N.) 


328  SALON    DE    1767. 

liheni  mediis  in  fluctibus  amnis1,  à  ce  rauque  croassement  de 
grenouilles,  quos  inquinat,  œquat,  je  me  bouche  les  oreilles 
et  je  jette  le  livre,  deux  qui  ignorent  les  sensations  que  l'har- 
monie porte  à  l'âme,  diront  que  j'ai  plus  d'oreille  que  de 
jugement.  Ils  seront  plaisants,  mais  j'ouvrirai  l'Enéide,  et  pour 
réponse  à  leur  mot,  je  lirai  : 

0  terque  quaterque  beati, 

Oueis  ante  ora  patrum,  Trojae  sub  mœnibus  altis, 

Contigit  oppetere! 

Virgil.  .Eneid.  lib.  I,  v.  94. 

Je  porterai  à  leur  organe  le  son  de  l'harmonie. 

Ambrosiaoque  comae  divinum  vertice  odorem 
Spiravêre;  pedes  vestis  defluxit  ad  imos, 
Et  vera  incessu  patuit  Dea. 

Virgil.  .Eneid.  lib.  I.  v.  403  et  seq. 

0  mon  ami  !  la  belle  occasion  de  se  fourvoyer,  et  de  demander 
aux  poètes  italiens,  si,  avec  leurs  sourcils  d'ébène,  leurs  yeux 
tendres  et  bleus,  les  lys  du  visage,  l'albâtre  de  la  gorgé,  le  corail 
des  lèvres,  l'émail  éclatant  des  dents,  ces  amours  nichés  en 
cent  endroits  d'une  figure,  on  donnera  jamais  une  aussi  grande- 
idée  de  la  beauté?  Le  vrai  goût  s'attache  à  un  ou  deux  carac- 
tères, et  abandonne  le  reste  à  l'imagination.  Les  détails  sont 
petits,  ingénieux  et  puérils.  C'est  lorsque  Armide  s'avance  noble- 
ment au  milieu  des  rangs  de  l'armée  de  Godefroy,  et  que  les 
généraux  commencent  à  se  regarder  avec  des  yeux  jaloux, 
qu' Armide  est  belle.  C'est  lorsque  Hélène  passe  devant  les  vieil- 
lards troyens,  et  qu'ils  se  récrient,  qu'Hélène  est  belle.  Et  c'est 
lorsque  l'Arioste  me  décrit  Angélique,  je  crois  -,  depuis  le 
sommet  de  sa  tète  jusqu'à  l'extrémité  de  son  pied,  que  malgré 
la  grâce,  la  facilité,  la  molle  élégance  de  sa  poésie,  Angélique 

1.  Comme  Diderot  cite  ici  de  mémoire,  sa  critique  porte  à  faux  pour  le  pre- 
mier vers;  elle  est  juste  pour  le  second.  11  y  a  dans  Lucain  : 

Rheni  mihi  Cœear  in  undis,  utc.  (N.) 

2.  Diderot  avait  raison  de  douter,  car  en  effet  ce  n'est  point  Angélique,  c'est 
Alcine  que  l'Arioste  décrit  un  peu  longuement,  il  est  vrai,  et  avec  trop  de  détails, 
mais  en  vers  dont  le  nombre  et  l'harmonie  charment  une  oreille  sensible  et  exer- 
cée, et  font  sinon  oublier,  au  moins  pardonner  le  défaut  que  Diderot  critique  ici 
avec  autant  de  justesse  que  de  goût.   (N.) 


SALON    DE    17G7.  329 

n'est  pas  belle.  11  me  montre  tout;  il  ne  me  laisse  rien  à  faire. 
Il  me  fatigue,  il  m'impatiente.  Si  une  ligure  marche,  peignez- 
moi  son  port  et  sa  légèreté  :  je  me  charge  du  reste.  Si  elle  est 
penchée,  parlez-moi  de  ses  bras  seulement  et  de  ses  épaules  : 
je  me  charge  du  reste.  Si  vous  faites  quelque  chose  de  plus,  vous 
confondez  les  genres;  vous  cessez  d'être  poëte,  vous  devenez 
peintre  ou  sculpteur.  Je  sens  vos  détails,  et  je  perds  l'ensemble, 
qu'un  seul  trait,  tel  que  lèvera  incessu  de  Virgile,  m'aurait  montré. 

Dans  le  combat  où  le  fils  d'Ànchise  est  renversé  de  son 
char,  et  Vénus,  sa  mère,  blessée  par  le  terrible  Diomède,  le 
vieux  poëte,  où  l'on  trouve  des  modèles  de  tous  les  genres  de 
beauté,  dit  qu'au-dessus  du  voile  que  la  déesse  tenait  inter- 
posé entre  le  héros  grec  et  son  fils,  on  voyait  sa  tête  divine  et 
ses  beaux  bras,   et  je  peins  le  reste  de  la  figure. 

Tentez,  dans  le  poëme  galant,  folâtre  ou  burlesque,  ces  des- 
criptions détaillées;  j'y  consens.  Ailleurs,  elles  seront  puériles 
et  de  mauvais  goût. 

Je  suppose  qu'en  commençant  la  longue  et  minutieuse  des- 
cription de  sa  figure,  le  poëte  en  ait  l'ensemble  dans  sa  tête: 
comment  me  fera-t-il  passer  cet  ensemble?  S'il  me  parle  des 
cheveux,  je  les  vois  ;  s'il  me  parle  du  front,  je  le  vois,  mais  ce 
front  ne  va  plus  avec  ces  cheveux  que  j'ai  vus.  S'il  me  parle 
des  sourcils,  du  nez,  de  la  bouche,  des  joues,  du  menton,  du 
cou,  de  la  gorge,  je  les  vois;  mais  chacune  de  ces  parties  qui 
me  sont  successivement  indiquées,  ne  s'accordant  plus  avec 
l'ensemble  des  précédentes,  il  me  force,  soit  à  n'avoir  dans  mon 
imagination  qu'une  figure  incorrecte,  soit  à  retoucher  ma  figure 
à  chaque  nouveau  trait  qu'il  m'annonce. 

Un  trait  seul,  un  grand  trait;  abandonnez  le  reste  à  mon 
imagination.  Voilà  le  vrai  goût,  voilà  le  grand  goût. 

Ovide  l'a  quelquefois.  11  dit  de  la  déesse  des  mers  : 

Nec  brachia  longo 
Margine  terrarum  porrexerat  Amphitrite. 

Ovid.  Metamorph.  lib.  I,  v.  13,  14. 

Quelle  image!  quels  bras!  quel  prodigieux  mouvement! 
quelle  terrible  étendue!  quelle  figure!  L'imagination,  qui  ne 
connaît  presque  point  de  limites,  la  saisit  à  peine.  Elle  conçoit 


330  SALON    DE    17G7. 

moins  encore  cette  énorme  Amphitrite,  que  cette  Discorde  dont 
les  pieds  étaient  sur  la  terre,  et  dont  la  tête  allait  se  cacher  dans 
les  cieux.  Voilà  le  prestige  du  rhythme  et  de  l'harmonie. 

Malgré  ma  prédilection  pour  le  poëte  grec,  l'Amphitrite  du 
poëte  latin  me  paraît  plus  grande  encore  que  sa  Discorde,  dont 
le  grand  critique  ancien  a  dit  qu'elle  était  moins  la  mesure  de 
la  déesse  que  celle  de  l'élévation  du  poëte.  Homère  ne  me  donne 
que  la  hauteur  de  sa  figure  ;  il  me  laisse  la  liberté  de  la  voir  si 
menue  qu'il  me  plaira.  La  terre  et  les  cieux  ne  sont  que  deux 
points  qui  marquent  les  extrémités  d'un  grand  intervalle.  Si  la 
grandeur  du  pied  ou  la  grosseur  de  la  tête  m'avait  été  donnée, 
aussitôt  j'aurais  achevé  la  figure  d'après  les  règles  de  proportions 
connues;  mais  le  poëte  ne  m'indique  que  les  deux  bouts  de  son 
colosse  ;  et  leur  distance  est  la  seule  chose  que  mon  imagination 
saisisse.  Quand  il  aurait  ajouté  que  ses  deux  bras  allaient  tou- 
cher aux  deux  extrémités  de  l'horizon,  aux  deux  endroits 
opposés  où  le  ciel  confine  avec  la  terre,  il  n'aurait  presque  rien 
fait  de  plus.  Pour  donner  une  forme  à  ces  bras,  pour  les  voir 
énormes,  il  eût  fallu  déterminer  la  portion  du  ciel  qu'ils  me 
dérobaient;  par  exemple,  la  voie  lactée.  Alors  j'aurais  eu  un 
module;  d'après  ce  module,  mon  imagination  confondue  aurait 
inutilement  cherché  à  achever  la  figure,  et  je  me  serais  écrié  : 
«  Quel  épouvantable  colosse  ;  »  et  c'est  précisément  ce  qu'a  fait 
Ovide.  Il  me  donne  la  mesure  des  deux  bras  de  son  Amphi- 
trite, par  l'immensité  des  rivages  qu'ils  embrassent;  et,  ces 
deux  bras  une  fois  imaginés,  d'après  ce  module,  d'après  le 
rhythme  énorme  du  poëte,  d'après  le  cheminer  de  ce  longo 
margine  lerrarum,  ce  porrexerat  qui  ne  finit  point,  cet  empha- 
tique et  majestueux  spondaïque  Amphitrite,  sur  lequel  je  me 
repose,  le  reste  de  l'image  s'étend  au  delà  de  la  capacité  de 
ma  tête. 

Je  dirai  donc  aux  poètes  :  Ma  tête,  mon  imagination  ne  peu- 
vent embrasser  qu'une  certaine  étendue,  au  delà  de  laquelle 
l'objet  se  déforme  et  m'échappe.  Épuisez  donc  toute  leur  force 
sur  une  partie,  en  la  déterminant  par  un  module  énorme;  et 
soyez  sur  que  le  tout  en  deviendra  incommensurable,  infini.  Qui 
est-ce  qui  imaginera  la  grandeur  d'Apollon,  qui  enjambe  de 
montagne  en  montagne?  la  force  de  Neptune,  qui  secoue  l'Etna, 
et  dont  le  trident  entr'ouvre  la  terre  jusqu'au  centre,  et  montre 


SALON    DE    1767.  331 

la  rive  désolée  du  Styx?  la  puissance  de  Jupiter,  qui  ébranle 
l'Olympe  du  seul  mouvement  de  ses  noirs  sourcils?  Une  action 
énorme  de  la  figure  entière  produira  le  même  effet  que  l'énor- 
mité  d'une  de  ses  parties. 

Certainement  le  rhythme  ne  contribue  pas  médiocrement  à 
l'exagération,  comme  on  le  sentira  dans  le  monstrum  hor- 
rendum,  informe,  ingens  de  Virgile,  et  surtout  dans  la  dési- 
nence longue  et  vague  d'ingeiis.  Que  le  poëte  eût  dit  simple- 
ment au  lieu  à'  Amphitrite,  la  déesse  de  la  mer,  au  lieu  de 
porrexerat,  avait  jeté;  au  lieu  de  ses  longs  bras,  ses  bras;  au 
lieu  de  longo  margine  terrarum,  autour  de  la  terre;  qu'en  se 
servant  des  mêmes  expressions,  il  les  eut  placées  dans  un  ordre 
différent;  plus  d'images;  rien  qui  parlât  à  l'imagination;  nul  effet. 

Mais  si  l'effet  tient  au  choix  et  à  l'ordre  des  mots,  il  tient 
aussi  au  choix  des  syllabes.  Indépendamment  de  tout  module, 
les  sons  pleins  et  vigoureux  des  mots  brachia,  longo,  margine, 
terrarum,  porre.verat,  Amphitrite,  ne  laissaient  pas  à  l'imagi- 
nation la  liberté  de  donner  à  Amphitrite  des  bras  maigres  et 
menus.  Il  ne  faut  pas  une  si  grande  ouverture  de  bouche  pour 
désigner  une  chose  exiguë.  La  nature  des  sons  augmente  ou 
affaiblit  l'image;  leur  quantité  la  resserre  ou  l'étend.  Quelle 
n'est  point  la  puissance  du  rhythme,  de  l'harmonie  et  des  sons! 

Homère  a  dit  :  «  Autant  l'œil  mesure  d'espace  dans  le  vague 
des  airs,  autant  les  célestes  coursiers  en  franchissent  d'un 
saut;  »  et  c'est  moins  la  force  de  la  comparaison,  que  la  rapi- 
dité des  syllabes  en  franchissent  cran  saut,  qui  excite  en  moi 
l'idée  de  la  célérité  des  coursiers. 

Lucrèce  a  dit  que  les  mortels  opprimés  gémissaient  sous 
l'aspect  menaçant  de  la  religion. 

Quae  caput  a  cœli  regionibus  ostendebat. 

Lucret.  Cari,  De  Rerum  Nat.  lib.  I,  v.  65. 

Changez  le  vers  spondaïque  en  un  vers  ordinaire  ;  rétrécissez 
le  lieu  de  la  scène,  en  substituant  à  regionibus  une  expression 
petite  et  légère;  au  lieu  de  ostendebat,  qui  étend  sans  fin  la 
durée  de  la  prononciation,  et  avec  elle  la  mesure  de  la  tête  du 
monstre,  dites  montrait;  au  lieu  d'une  tête  isolée,  peignez  la 
figure  entière,  et  il  n'y  aura  plus  d'effet. 


332  SALON    DE    1767. 

C'est  cette  force  du  rhythme,  cette  puissance  des  sons,  qui 
m'a  fait  penser  que  peut-être  je  prononçais  un  peu  légèrement 
entre  l'image  du  poëte  latin  et  l'image  du  porte  grec;  qu'il  y 
avait  telle  emphase  d'expression,  telle  plénitude  d'harmonie, 
qui  me  forcerait  de  donner  à  la  figure  d'Homère  une  grosseur 
proportionnée  à  sa  hauteur;  et  je  me  suis  dit  à  moi-même: 
«  Voyons,  ouvrons  son  ouvrage,  récitons  ses  vers,  et  rétrac- 
tons-nous s'il  le  faut.  J'aurai  mal  choisi  mon  exemple  ;  mais 
les  principes  de  ma  poétique  n'en  seront  pas  moins  vrais.  Ce  ne 
sera  pas  sur  la  Discorde  d'Homère,  mais  sur  la  mienne  que 
j'aurai  donné  la  préférence  à  l'Amphitrite  d'Ovide.  » 

Voici  donc  comment  Homère  s'est  exprimé  : 

'H  t'  ô\vrr,  u.àv  ttjûtx  y.ofûcacTat,  oûràp  stte'.tx 
Oûpavû  s'aryipi^s  *âjr,,  naï  ztil  jrôovî  ëâivsi. 

Homère,  Iliade,  chant  îv,  v.  442,  Ui{. 

u  La  Discorde,  faible   d'abord,   s'élève  et  va  appuyer   sa  tête 
contre  le  ciel,  et  marche  sur  la  terre.  » 

11  y  a  trois  images  dans  ces  deux  vers;  on  voit  la  Discorde 
s'accroître;  on  la  voit  appuyer  sa  tête  contre  le  ciel  ;  on  la  voit 
marcher  rapidement  sur  la  terre.  L'harmonie  est  faible  en  com- 
mençant :  elle  s'enlle  à  7cpwTa;  elle  s'accélère  par  secousse  à 
jtopuGffeTai ;  elle  s'arrête  et  s'étend  à  oùpavw  è<jT7ipi£e'xapYi,  et  elle 
bondit  à  èwl  yôovl. 

Homère  a  peint  trois  phénomènes  en  deux  vers.  La  rapidité 
du  premier  donne  de  la  majesté,  du  poids  et  du  repos  au  com- 
mencement du  second  ;  et  la  majesté,  le  poids,  le  repos  de  ce 
commencement,  accélèrent  la  rapidité  de  la  fin.  Un  petit 
nombre  de  syllabes  emphatiques  et  lentes  lui  ont  suffi  pour 
étendre  la  tête  de  sa  figure;  cette  tête  est  énorme  lorsqu'elle 
touche  le  ciel,  il  en  faut  convenir;  et  l'imagination  a  passé, 
malgré  qu'elle  en  ait,  de  l'image  d'un  enfant  de  quatre  ans  à 
l'image  d'un  colosse  épouvantable.  Ovide  a-t-il  fait  une  figure 
plus  grande  de  son  Amphitrite,  en  lui  consacrant  toute  son  har- 
monie? je  n'en  sais  plus  rien.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  j'ai 
bien  fait  de  me  méfier  de  mon  jugement;  c'est  que  Virgile  a 
tout  gâté,  lorsqu'il  a  traduit  cet  endroit  par  ces  vers,  où  il  ne 


SALON   DE    1767.  333 


ooo 


reste  presque  pas  le  moindre  vestige  de  la  poésie  et  des  images 
d'Homère  : 

Parva  metu  primo;  mox  sese  adtollit  in  auras, 
Ingrediturque  solo,  et  caput  inter  nubila  condit. 

Virgil.  .Enekl.  lib.  IV,  v.  I7G,  177. 

J'aime  mieux  le  plat  latin  du  juif  helléniste,  qui  a  dit  de 
l'ange  exterminateur  des  premiers  nés  de  l'Egypte  :  Stans 
replevit  omnia  morte,  et  usqne  ad  cœlum  attingebat,  .stans  in 
terra. 

Ah!  mon  ami,  le  beau  texte!  s'il  m'était  venu  plus  tôt  ou 
que  j'eusse  eu  le  temps  de  m'espacer;  mais  j'écris  à  la  hâte. 
J'écris  au  milieu  d'un  troupeau  d'importuns;  ils  me  troublent  : 
ils  m'empêchent  de  voir  et  de  sentir;  ils  s'impatientent,  et  moi 
aussi.  Finissons  donc,  et  disons  à  nos  poètes  et  à  nos  peintres; 
à  nos  poètes  :  une  seule  partie  de  la  figure;  cette  partie  exa- 
gérée par  un  module  qui  épuise  toute  la  capacité  de  mon  ima- 
gination; un  choix  d'expression,  un  rhythme,  une  harmonie 
correspondante;  et  voilà  le  moyen  de  créer  des  êtres  infinis, 
incommensurables,  qui  excéderont  les  limites  de  ma  tète,  et  qui 
seront  à  peine  circonscrits  dans  l'enceinte  de  l'univers1.  Voilà 
ce  que  les  grands  génies  ont  exécuté  d'instinct;  ce  qu'aucun  de 
nos  faiseurs  de  poétique  n'a  vu,  et  ce  dont  l'ami  Marmontel,  à 
qui  je  demande  pardon  de  la  liberté  grande,  ne  paraît  pas  même 
se  douter  :  mais  il  a  fait  le  joli  poème- de  la  Ncuvaine,  et  c'est 
quelque  chose,  soit  dit  en  passant. 

A  nos  peintres  :  Certes,  messieurs,  l'idée  qu'on  prend  de 
l'ange  du  Livre  de  la  Sagesse,  n'est  pas  celle  de  vos  petites 
têtes  joufflues  et  souillant  des  bouteilles,  dont  vous  garnissez 
vos  petits  tableaux,  que  je  dis  petits,  parce  qu'ils  seraient  tou- 
jours petits,  quand  ils  auraient  cinquante  pieds  de  long. 

Et  là-dessus,  je  vous  souhaite  le  bonsoir,  et  à  nos  peintres 
et  à  nos  poêles,  car  il  a  fallu  que  j'achevasse  mal  ee  soir  ce  que 
j'aurais  exécuté  de  verve  ce  malin,  sans  la  cohue  des  impor- 
tuns. 


1.  On  a  pu  remarquer  que  Diderot  a  mis  en  usage  ce  précepte  dans  sa  descrip- 
tion de  Neptune.  V.  la  Poste  de  Kônigsberg  à  Memel,  t.  IX,  p.  25. 


334  SALON    DE    1767. 

ESQUISSE. 

173.  PROJET  DE  TARI.EAl  , 
A  LA  GLOIRE   DE  SA  MAJESTE  LE  ROI  DE  POLOGNE, 

DUC  DE  LORRAINE. 

On  ne  sait  ce  que  c'est.  Rien  de  fait;  de  la  couleur  gâchée, 
spongieuse;  des  figures  de  bouillie;  cela  veut  être  heurté,  et 
cela  n'est  que  barbouillé.  Et  puis  la  Pologne  et  la  Lorraine  qui 
présentent  le  médaillon  du  roi  à  l'Immortalité.  Au  pied  d'un 
trône,  un  Temps,  les  ailes  arrachées,  la  faulx  brisée  et  chargée 
de  chaînes.  Sur  le  dos  de  ce  Temps,  une  table  d'airain  où  on 
lit  :  amor  invertit,  veritas  sculpsit.  Et  puis  des  femmes,  des 
génies  d'arts  qui  parent  de  fleurs  un  autel,  y  jettent  de  l'en- 
cens, une  Renommée  qui  prend  son  vol,  un  tapage  à  étourdir, 
une  allégorie  enragée  à  faire  devenir  fous  les  Sphynx  et  les 
OEdipes,  avec  ton  noir  et  ton  jaunâtre. 

L7A.    ÉTUDES    DE     TÈTES. 

C'est  Renou  qui  a  fait  le  livret.  Il  a  cru  que  nous  lui  donne- 
rions au  Salon  autant  d'attention  qu'il  occuperait  d'espace  sur 
le  catalogue.  On  dit  même  qu'il  a  l'ail  une  tragédie  '.  Vous 
devez  savoir  cela,  vous  qui,  depuis  vingt  ans,  assistez  aux  der- 
niers moments  tous  les  poètes  dramatiques. 

Jeune  homme  vêtu  d'un  peignoir  ou  d'un  surplis,  et  cou- 
ronné de  laurier,  .le  ne  sais  ce  que  cela  signifie.  Il  a  le  sourcil 
froncé,  et  l'air  de  l'humeur. 

Vieillards  vus  de  profil;  plusieurs  têtes  sur  une  même  toile. 
Je  lis  dans  un  endroit  de  mon  répertoire  :  a  Bien  coloriée-, 
bien  touchées,  et  de  beau  caractère  »  ;  et  dans  un  autre 
endroit  :  «  Barbe  d'ébène,  noire,  compacte,  cheveux  de  même; 
boni  de  vêtement  sec  et  raide.  » 

Le  numéro  sur  lequel  j'ai  porté,  ces  différents  jugements  en 
a  menti.  Il  est  impossible  que  j'aie  jugé  si  diversement  du  même 
tableau.  Ah!  mon  ami,  j'ai  bien  drs  remords;  je  vous  en  dirai 
un  mot  à  la  lin. 

I.  Renou  avait  peut-être  alors  en  portefeuille  une  tragédie,  niais  il  n'en  fit  jouer 
une  qu'en  1773.  Elle  est  intitulée  Térée  et  Philomèle,  et  fut  composée  à  l'occasion 
d'un  déli  qu'il    porta  à  Le  Mierre.  Celui-ci    soutenait    la    suprématie    des  poètes 


SALON    DE    1767.  335 

CARESME1. 

177.    TABLEAU    D'ANIMAUX2. 

Mauvais  animaux,  secs  et  durs;  mauvaises  petites  figures; 
mauvaises  montagnes,  froides  et  monotones;  tableau  détestable. 
Au  Pont;  chez  Tremblin. 

LE    REPOS. 

Je  ne  sais  ce  que  c'est. 

UN    AMOUR. 

Je  ne  sais  ce  que  c'est  non  plus. 

179.     LA    MÈRE     QUI     FAIT    JOUER     SON    ENFANT   3. 

Je  me  le  rappelle.  La  mère  n'en  a  nullement  l'expression. 
L'enfant  ne  mérite  pas  mieux,  tant  il  est  raide,  maigre  et  sec. 
Est-ce  que  l'artiste  n'a  pu  se  procurer  un  bel  enfant  nu? 

Les  portraits,  l'échevin  au  rameau  d'olivier,  ont  été  inutile- 
ment exposés  ;  on  ne  les  a  pas  vus. 

Mais  parlons  de  ses  tètes  peintes,  de  ses  études,  et  surtoul 
de  ses  dessins  coloriés  et  lavés;  ils  en  valent  par  Dieu  la  peine. 
Ils  étaient  accrochés  au-dessous  des  morceaux  de  sculpture  de 
Le  Moyne;  et  l'on  était  là  plus  courbé  que  debout.  Ces  dessins 
sont  charmants,  et  un  grand  maître  ne  les  désapprouverait  pas. 
Ce  sont  des  faunes,  des  satyres;  c'est  un  petit  sacrifice  bien 
pensé  et  bien  touché.  Peut-être  ce  Garesme  peindra-t-il  un 
jour,  je  n'en  sais  rien  ;  mais  s'il  ne  peut  pas  peindre,  qu'il 
dessine. 

BEAUFORT4. 

183.    UNE     FLAGELLATION5. 

Le  Christ  est  debout,  vu  par  le  dos,  et  de  trois  quarts  do 

sur  les  peintres:  «  Faites  un  tableau,  lui  dit  Renou,  et  moi  je  m'engage  à  faire  une 
tragédie.  »  Sa  pièce  obtint  du  succès  au  Théâtre-Français. 

1.  Philippe  Caresme,  né  en  1734,  mort  en  1796,  fut  élève  de  Coypel.  Il  obtint 
le  deuxième  prix  de  peinture  de  l'Académie  en  1701,  fut  agréé  en  1760,  et  exclu  en 
1778  pour  n'avoir  pas  fourni  son  morceau  de  réception. 

2.  Tableau  de  11  pouces  de  haut  sur  15  de  large. 

3.  Petit  ovale. 

4.  Jacques-Antoine  Beaufort,  né  à  Paris  en  1721,  mort  à  Rueil  le  25  juin  1784. 
Il  venait  d'être  agréé  par  l'Académie  en  1766.  Il  fut  académicien  en  1771. 

5.  Tableau  de  9  pieds  de  haut  sur  6  de  large. 


33G  SALON    DE    17  67. 

face.  Un  bourreau  courbé  lui  lie  les  pieds  à  la  colonne.  Celui-ci 
est  sur  le  devant.  Un  autre  flagelle  sur  le  fond.  Ainsi  l'exécu- 
tion se  fait  avant  que  le  patient  soit  préparé.  «  N'importe,  dit 
Naigeon  ;  frappez,  frappez  fort.  Ce  n'est  guère  que  quelques 
gouttes  de  sang,  pour  tout  celui  que  sa  maudite  religion  fera 
verser.  »  Ce  sont  deux  instants  confondus.  Le  vêtement  ronge 
du  fils  de  l'homme  est  jeté  à  droite,  sur  une  balustrade  qui 
règne  autour  de  la  composition,  et  au  delà  de  laquelle  il  y  a 
une  foule  de  spectateurs  hideux  et  cruels,  dont  on  n'aperçoit 
que  les  têtes.  Le  Christ  est  assez  bien  dessiné,  le  tableau  pas 
mal  composé;  mais  la  couleur  en  est  sale  et  grise;  mais  cela 
est  monotone,  vieux,  passé,  sans  effet;  mais  cela  ressemble  à 
une  croûte  qui  s'est  enfumée  dans  l'arrière-boulique  du  bro- 
canteur ;  mais  cela  est  à  demi-effacé,  et  le  peintre  a  eu -tort  de 
s'arrêter  à  moitié  chemin. 

Voilà  quelques  tableaux  qui  ont  été  exposés  sans  numéro 
pendant  le  cours  du  Salon. 

UN    TATÎLEAU    D'ANIMAUX. 

C'est  une  bécasse  avec  un  hibou  suspendus  par  les  pattes  à 
un  clou.  Premièrement,  où  est  le  sens  commun  d'avoir  accolé 
ces  deux  oiseaux-là,  l'un  destiné  pour  la  cuisine  du  maître, 
l'autre  pour  la  porte  de  son  garde-chasse?  Encore,  si  cela  était 
peint  comme  Oudry  !  Mais  Oudry  aurait  mis  au  croc  un  canard 
avec  une  bécasse,  un  faisan  avec  une  perdrix;  c'est  qu'il  faut 
d'abord  avoir  le  sens  commun,  avec  lequel  on  a  à  peu  près  ce 
qu'il  faut  pour  être  un  bon  père,  un  bon  mari,  un  bon  mar- 
chand, un  bon  homme,  un  mauvais  orateur,  un  mauvais  poêle, 
un  mauvais  musicien,  un  mauvais  peintre,  un  mauvais  sculp- 
teur, un  plat  amant. 

BOUNIEU1. 

LE    JUGEMENT     DE    MIDAS*. 

Voilà  un  sujet  plaisamment  choisi  pour  une  réception,  pour 

1.  Michel-Honoré  Bounicu,  né  à  Marseille  en  1740,  était  élève  do  Pierre.  Agrée 
sur  le  vu  du  tableau  dont  il  est  ici  question,  il  ne  fut  point  académicien.  Il  est 
mort  à  Paris  en  lSli.  11  a  gravé. 

'2.  Tableau  de  réception;  non  porté  au  livret. 


SALON    DE   1767.  33 


OOJ 


une  composition  qu'on  présente  à  des  juges.  C'est  presque  leur 
dire  :  «  Messieurs,  prenez-y  garde;  si  je  vous  déplais,  c'est  vous 
que  j'aurai  peints  :  portez  les  mains  sur  vos  oreilles,  et  voyez  si 
elles  ne  s'allongent  pas.  » 

C'est  le  combat  du  chant  entre  Apollon  et  Pan,  devant 
Midas.  La  scène  se  passe  sur  le  devant  d'un  grand  paysage.  On 
voit,  à  droite,  Midas  de  profil,  assis,  fort  embarrassé  de  drape- 
ries, ignoble,  lourd  et  court.  Debout,  derrière  lui,  le  dieu  des 
bois  avec  son  instrument  champêtre,  ses  cuisses  velues,  son 
pied  fourchu  et  sa  mine  de  bouquin.  11  a  l'air  content.  Midas  a 
déjà  prononcé  en  lui-même  ;  il  serre  la  main  au  Satyre,  et  les 
oreilles  commencent  à  lui  pousser,  Plus  vers  la  gauche,  presque 
au  centre  de  la  toile,  une  grande  figure  de  face,  nue  depuis  la 
ceinture,  couronnée  de  pampre,  bien  barbue,  bien  raide,  imi- 
tant bien  le  fauteuil  par  les  deux  angles  droits  que  ses  jambes 
font  avec  ses  cuisses,  et  ses  cuisses  avec  son  corps;  ses  cuisses 
maigres,  maigres,  ses  jambes  grêles,  grêles.  Elle  est  sur  un 
plan  entre  le  Satyre  et  Midas.  Elle  écoute;  mais  elle  est  bien 
froide,  bien  raide,  bien  immobile;  bras,  jambes  et  cuisses  bien 
parallèles,  grand  mannequin,  malade  pressé  d'un  besoin,  qui 
n'a  eu  que  le  temps  de  jeter  autour  de  soi  sa  couverture,  et  de 
gagner  sa  chaise  percée,  où  il  est.  Plus  vers  la  gauche,  sur  le 
même  plan  que  Midas,  ou  à  peu  près,  Apollon  de  profil,  sa  lyre 
à  la  main,  et  la  pinçant.  Entre  Apollon  et  la  figure  précédente, 
plus  sur  le  fond,  deux  femmes,  dont  l'une  écoute,  et  l'autre 
fait  signe  à  quelqu'un  qui  est  au  loin  d'accourir  pour  entendre. 
A  une  très-grande  distance  d'Apollon,  tout  à  fait  sur  la  gauche, 
deux  Muses  accolées,  et  apportant  des  fleurs  et  des  guirlandes. 
Entre  Apollon  et  ces  deux  Muses,  sur  le  fond,  assez  proche 
d'Apollon,  et  vu  de  face,  un  petit  faune  en  admiration.  Voilà  la 
scène  ;  voyons  le  fond. 

C'est  une  grande  forêt.  Bien  loin,  à  droite,  un  pâtre  avec 
une  bergère  accourent  au  signe  que  leur  a  fait  une  des  deux 
femmes  placées  entre  Apollon  et  le  grand  mannequin  nu.  Du 
même  côté,  plus  encore  sur  le  fond,  un  petit  groupe  de  figures 
sur  un  bout  de  roche,  assises  et  attentives.  Tout  à  fait  dans 
l'enfoncement,  et  terminant  la  scène  de  ce  côté,  une  portion  de 
rotonde,  un  temple  ouvert  en  arcades.  Au  loin,  à  gauche  sur  le 
fond,  par  derrière  le  faune  qui  écoute  Apollon,  un  voyageur 
xi.  22 


338  SALON   DE    1767. 

qui  passe,  et   qui   se  soucie  apparemment  peu   de    musique. 

Reprenons  cette  composition,  que  je  ne  méprise  pas  autant 
que  font  beaucoup  d'autres,  qui  n'en  sentent  pas  mieux  les 
défauts  que  moi. 

J'y  vois  d'abord  deux  scènes  placées,  pour  ainsi  dire,  l'une 
sur  l'autre,  mais  deux  scènes  liées.  La  première,  sur  le  devant; 
et  ce  sont  les  principaux  personnages  de  la  querelle.  La 
seconde,  entre  celle-ci  et  la  forêt,  et  ce  sont  les  personnages 
accessoires,  attirés  du  fond  par  la  curiosité,  et  tenant  à  la  pre- 
mière scène  par  cet  intérêt  subordonné.  Ces  deux  scènes  ne  se 
nuisent  point,  et  servent  très-naturellement,  à  la  manière  du 
Poussin,  à  donner  à  toute  la  composition  une  profondeur,  où, 
par  ce  moyen,  l'on  distingue  trois  grands  plans,  celui  des  dis- 
putants rivaux  et  des  juges,  celui  des  curieux  que  la  dispute 
appelle,  et  celui  de  la  forêt  ou  du  paysage.  Sur  ces  trois  grands 
plans,  des  figures  interposées  ont  aussi  leurs  places,  leurs 
plans  particuliers  nets  et  distincts  :  ce  qui  rend  l'ensemble  clair, 
et  en  écarte  la  confusion. 

Je  sais  bien  que  ces  deux  Muses  sont  raides  et  droites;  je 
sais  bien  que  cet  Apollon  est  droit  et  raide;  je  sais  bien  que 
ces  figures  droites  et  isolées  ont  un  air  de  jeu  de  quilles. 

Je  sais  bien  que  toutes  ces  figures  sont  sans  expression;  je 
sais  bien  que  la  composition  entière  est  froide,  blanchâtre,  gri- 
sâtre et  sans  couleur. 

Je  sais  bien  que  cet  Apollon  est  sans  verve,  sans  enthou- 
siasme; qu'il  ne  dispute  pas;  qu'il  touche  de  sa  lyre  comme 
par  manière  d'acquit;  et  qu'il  est  plus  tranquille  encore  que 
Y  Antinous  dont  il  est  imité. 

Je  n'ignore  pas  qu'on  ne  sait  quel  rôle,  ni  quel  nom  don- 
ner à  la  grande  figure  nue,  au  grand  mannequin  barbu.  Je  sais 
bien  que  cette  femme  qui  appelle  son  berger  en  est  bien  éloi- 
gnée pour  en  être  entendue  ou  vue;  que  le  son  d'un  cor  de 
chasse  parviendrait  à  peine  à  ce  groupe  qu'on  a  placé  sur  un 
bout  de  rocher;  car,  en  s'arrêtant  quelque  temps  devant  ce 
morceau,  on  sent  que  la  scène  est  très-étendue,  très-profonde; 
que  toutes  ces  figures  sont  grises,  et  que  le  paysage  est  sans 
vigueur.  En  ai-je  dit  assez?  Eh  bien!  malgré  tous  ces  défauts, 
quoique  assez  chaud  de  mon  naturel,  et  peu  disposé  à  pardon- 
ner   le   froid    à   une    composition   quelconque;    quoiqu'il   me 


SALON    DE    1767.  339 

paraisse  absurde  d'avoir  allongé  les  oreilles  de  Midas  avant  son 
impertinente  sentence,  et  que  cet  effet  soit  d'un  instant  posté- 
rieur au  moment  où  Apollon  ayant  cessé  de  jouer,  la  main 
étendue,  l'air  indigné,  il  ordonne  à  ses  oreilles  de  pousser  ; 
quoique  ce  morceau  soit  proscrit  sans  restriction,  j'avouerai 
qu'il  y  en  a  cent  autres  au  Salon,  qu'on  regarde,  qu'on  loue,  et 
que  je  mets  au-dessous. 

Celui-ci   a  je   ne  sais  quoi  qui   vous   rappelle  la  manière 
simple,  non  recherchée,  isolée  et  tranquille  de  composer  des 
Anciens,  manière  où  les  figures  restent  comme  le  moment  les  a 
placées,  et  ne  sont  vraiment  liées  que   par  la  circonstance,  le 
fait  et  la  sensation  commune.  Il  me  semble  que  je  vois  un  bas- 
relief  antique.  Cela  a  quelque  chose  d'imposant.  Cela  est  tout 
voisin  du  grand  goût.  Allez  voir  le  Laocoon,  tel  que  les  sculp- 
teurs   l'ont    exécuté,    un    père   assis   qui  souffre;    un  enfant, 
debout,  déchiré,  qui  expire;  un  autre  enfant  debout,  qui  oublie 
son  péril,  et  qui  regarde  son  père;  trois  figures  non  groupées; 
trois  figures  isolées,  liées  par  les  seules  convolutions  d'un  ser- 
pent. Venez  ensuite  chez  moi  voir  la  première   pensée  de  ces 
artistes;  c'est  le  Laocoon,  tel  qu'il  est;  mais  un  des  enfants  est 
renversé  sur  sa  cuisse,  le  cou  embarrassé  dans  les  plis  du  ser- 
pent; mais  l'autre  enfant  se  rejette  en  arrière,  et  cherche  à  se 
délivrer.  Il  y  a  bien  plus  d'action,  plus  de  mouvement,  plus  de 
groupe.   Cela  n'est  que  beau.  La    composition  précédente  est 
sublime.  Plus  on  est  enfant,  plus  on  aime  les  incidents  entassés 
les   uns  sur  les  autres;  le  strapassé,  le  groupe,  la  masse,  le 
tumulte,  en  peinture,  en  sculpture,  au  théâtre.  0  Guyard!  ton 
monument  était  simple1.  Deux  seules  figures  attachaient  toute 
l'attention,  tout  l'intérêt.  Il  régnait  là  un  morne  silence,  une 
grande  solitude.  Ce  génie,  qu'ils  ont  exigé  de  toi,   est  beau; 
mais  tout  beau  qu'il  est,  il  fait  nombre.  Il  me  distrait.  Je  l'ai 
dit,  et  je  le  répète,  les  groupes  ne  sont  pas  aussi  fréquents  en 
nature   qu'on   le  croirait.  Ils  sont  presque  absurdes   dans  les 
sujets  tranquilles.  Pierre  a  dit  qu'il  n'y  avait  pas  deux  peintres, 
dans  toute  l'Académie,  capables  de  sentir  le  mérite  de  ce  mor- 
ceau ;    et  Pierre  pourrait  bien  avoir  raison.   Celui  qui   sent  le 

1.  Il  s'agit  ici  du  sculpteur  chaumontois  Laurent  Guyard,  dont  il  a  été  question 
dans  le  Salon  de  1765  ,  t.  X,  p.  441.  11  avait  présenté  en  1767  un  Mars  au  repos 
que  Bouchardou,  qui  n'avait  pas  pardonné  à  son  élève,  fit  exclure  de  l'Académie. 


3/jO  SALON    DE   1767. 

mérite  de  ce  morceau  est  plus  avancé  que  celui  qui  en  aperçoit 
les  défauts.  La  sculpture  ne  l'aurait  guère  ordonné  autrement. 
Les  figures  ne  tiennent  pas  davantage  dans  le  Jugement  de 
Salomon1  du  Poussin.  Elles  sont  presque  aussi  isolées  dans 
plusieurs  compositions  de  Raphaël.  C'est  un  tableau  d'élève, 
qui  me  promet  plus  que  celui  de  Restout.  Je  conseillerais 
presque  à  Rounieu  de  se  jeter  du  côté  de  la  sculpture.  Qu'on 
modèle  son  tableau,  et  l'on  en  jugera.  11  y  a  une  certaine 
sagesse,  qu'il  n'est  donné  qu'à  peu  de  gens  de  posséder  et  de 
sentir.  Je  ne  proscris  pas  les  groupes;  il  s'en  manque  beaucoup. 
Il  est  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  de  se  passer  de 
masses.  Sans  masses,  point  d'effet.  Mais  les  groupes,  qui  mul- 
tiplient communément  les  actions  particulières,  doivent  aussi 
communément  distraire  de  la  scène  principale.  Avec  un  peu 
d'imagination  et  de  fécondité,  il  s'en  présente  de  si  heureux, 
qu'on  ne  saurait  y  renoncer.  Qu'arrive-t-il  alors?  c'est  qu'une 
idée  accessoire  donne  la  loi  à  l'ensemble,  au  lieu  de  la  recevoir. 
Quand  on  a  le  courage  de  faire  le  sacrifice  de  ces  épisodes  inté- 
ressants, on  est  vraiment  un  grand  maître,  un  homme  d'un 
jugement  profond;  on  s'attache  à  la  scène  générale,  qui  en 
devient  tout  autrement  énergique,  naturelle,  grande,  impo- 
sante et  forte.  J'avoue  que  la  tâche  n'en  est  pas  pour  cela  plus 
facile.  Une  chose  qu'on  ne  remarque  guère,  c'est  qu'on  papil- 
lote à  l'esprit  par  la  multiplicité  des  incidents,  aussi  cruelle- 
ment qu'aux  yeux  par  la  mauvaise  distribution  des  lumières; 
et  que,  si  le  papillotage  de  lumières  détruit  l'harmonie,  le 
papillotage  d'actions  partage  l'intérêt,  et  détruit  l'unité. 

Je  ne  vous  citerai  point  en  ma  faveur  la  multitude  des  bas- 
reliefs  antiques  ;  je  suis  de  bonne  foi  ;  et  je  persiste  à  croire  que, 
si  l'on  y  remarque  un  dessin  si  pur,  un  art  si  avancé,  et  si  peu 
d'action,  c'est  que  ces  ouvrages  sont  autant  d'articles  du  caté- 
chisme payen.  Il  ne  s'agit  pas  dans  ce  morceau  de  montrer  au 
peuple  comment  Persée  vainquit  le  dragon  et  lui  ravit  Andro- 
mède, mais  de  fixer  ce  point  de  religion  dans  sa  mémoire.  Aussi, 
voyez  ce  sujet  que  je  vous  ai  fait  dessiner  exprès,  d'après  un 
marbre  antique.  Persée  a  l'air  de  donner  la  main  à  Andromède 
pour  descendre.  Andromède,  plus  obligée  aux  dieux  de  sa  déli- 

1.  Ce  tableau  est  au  Louvre;  il  a  été  gravé  par  Château  et  Baudet.  (Br.) 


SALON    DE    1767.  341 

vrance  qu'à  Persée,  qu'elle  ne  regarde  pas,  droite,  presque  sans 
action,  sans  passion,  sans  mouvement,  les  regards  et  les  mains 
levés  vers  le  ciel,  touchée,  en  action  de  grâces,  est  debout  sur 
une  petite  éminence  qui  ne  ressemble  guère  à  un  rocher,  et  ce 
méchant  petit  dragon  mort  n'est  là  que  pour  désigner  le  fait. 
Si  ce  n'est  pas  là  un  tableau  d'église,  je  n'y  entends  rien. 

Le  petit  faune,  placé  debout  derrière  Apollon,  est  très-beau. 
S'il  y  avait  eu  de  l'effet,  de  la  couleur,  de  l'expression  ;  si,  sans 
rien  changer  à  l'ordonnance,  à  la  position  des  figures,  l'artiste 
avait  su  leur  donner  seulement  ce  contour  mou  et  fluant,  cette 
variété  d'attitudes  naturelles,  faciles,  aisées,  qui  tient  à  l'âge, 
au  caractère,  à  l'action,  à  la  sympathie  des  membres,  à  l'orga- 
nisation, on  aurait,  après  cela,  jugé  de  ce  morceau.  Je  gage  que 
l'esquisse  en  était  très-belle. 

Voici  comment  l'on  prétend  que  Bounieu  ordonne  sur  sa 
toile.  Il  place  d'abord  une  figure,  et  la  finit;  il  en  place  ensuite 
une  seconde,  qu'il  peint  et  finit  de  même;  puis  une  troisième, 
une  quatrième,  jusqu'à  fin  de  paiement.  Si  ce  n'est  pas  une 
mauvaise  plaisanterie,  Bounieu  est  un  artiste  sans  tète  et  sans 
ressource. 

ANONYMES. 

FIGURES     ET     FRUITS. 

On  voit,  sur  un  piédestal,  deux  petits  Amours  en  marbre. 
Us  sont  debout.  Celui  qui  est  à  gauche  porte  un  carquois  sur 
son  dos.  On  aperçoit  entre  les  jambes  de  l'autre  une  urne  ren- 
versée. Ils  se  battent.  Celui  qui  est  à  gauche  égratigne  son 
camarade  à  la  joue,  et  lui  arrache  des  fruits.  Il  ne.  manque  pas 
d'expression.  Autour  du  piédestal,  on  en  voit  d'autres  en  bas- 
relief,  tournés,  contournés,  de  la  manière  la  plus  déplaisante. 
Ce  sont  des  morceaux 'de  pâte  molle,  pétris  entre  les  doigts,  de 
la  sculpture  comme  Carie  Van  Loo  disait  qu'il  en  savait  faire. 
Le  tout  est  placé  sous  une  arcade,  d'où  pend  une  guirlande  de 
fleurs,  à  laquelle  un  panier  de  fleurs  est  suspendu.  L'artiste  a 
répandu,  autour  de  sa  statue,  un  vase  riche  et  doré,  un  pot  de 
porcelaine  bleue  couvert,  des  fruits  sur  un  bassin,  des  raisins, 
un  tambour  de  basque.  Voulez-vous  sentir  la  misère  de  cela? 
allez  à  Marly,  voir  ces  enfants  de  Sarrazin,  qui  font  brouter  des 


3^2  SALON    DE    1767. 

feuilles  de  vigne  à  une  chèvre.  Regardez  bien  le  caractère  inno- 
cent, champêtre,  fin,  original  et  de  verve,  des  enfants.  Si  vous 
aimez  la  richesse,  et  la  richesse  à  profusion,  voyez  ce  cep  et  ces 
raisins  qui  décorent  le  piédestal  ;  et  quand  vous  aurez  jeté  un 
coup  d'oeil  sur  l'ouvrage  du  sculpteur,  vous  cracherez  sur  celui 
du  peintre. 

AUTRES     TABLEAUX     SANS     NUMEROS     ET     SANS     NOMS. 

Je  vous  reconnais,  beau  masque.  C'est  de  vous,  cela, 
monsieur  Descamps  ;  cela  ne  peut  être  que  de  vous.  Je  vous 
avais  conseillé,  il  y  a  deux  ans1,  de  ne  plus  peindre;  un 
peintre,  de  son  côté,  vous  avait  conseillé  de  ne  plus  écrire. 
Puisque  vous  avez  pu  suivre  un  de  ces  conseils,  pourquoi  n'avez- 
vous  pas  pu  suivre  l'autre?  Je  me  connais  en  tableaux,  presque 
aussi  bien  qu'un  artiste  en  littérature. 

Que  signifie  cette  femme  de  chambre  cauchoise  avec  sa 
cafetière  et  sa  lettre?  Cela  est  plat.  La  maîtresse  ne  dit  pas 
davantage.  Vous  n'avez  pas  une  idée  dans  la  tête. 

Cette  petite  fille,  qui  joue  avec  son  chat,  est  misérable.  Vous 
n'en  trouverez  pas,  sur  le  pont,  le  prix  de  la  toile.  Cela  est 
raide,  sans  couleur,  sans  expression,  sans  esprit;  ni  linge,  ni 
étoffe,  ni  dessin. 

Est-ce  que  vous  n'avez  pas  autour  de  vous  une  femme,  un 
enfant,  un  ami  qui  puisse  vous  dire  :  «  Ne  peignez  plus?  » 

AUTRES     TABLEAUX     SANS     NUMEROS     ET     SANS     NOMS. 

Monsieur  Descamps,  c'est  vous  encore.  A  la  platitude,  à  la 
mauvaise  couleur  grise,  au  défaut  d'esprit,  d'expression,  et  de 
toutes  les  parties  de  la  peinture,  c'est  vous.  Le  bon  Chardin 
que  vous  connaissez  me  prend  par  la  main,  me  mène  devant  ces 
tableaux,  et  me  dit,  avec  le  nez  et  la  lèvre  que  vous  savez  : 
«  Tenez,  voilà  de  l'ouvrage  de  littérateur.  »  Il  ne  tenait  qu'à 
moi  de  tirer  certains  papiers  de  ma  poche,  et  de  lui  dire  : 
«  Tenez,  voila  de  l'ouvrage  depeintre.  »  Le  bon  Chardin  ne  sait 
pas  que  si  j'avais  seulement  en  peinture  les  connaissances  de 
Descamps,  tout  pauvre  artiste  qu'il  est,  ou  que  M.  Descamps 
eût  mon  talent  chétif  en    littérature,   il  désolerait  l'Académie, 

1.  V.  Salon  de  176b,  t.  X,  p.  310. 


SALON    DE    1767.  3^3 

sans  en  excepter  le  bon  Chardin.  Ils  sont  trop  heureux,  les 
faquins,  que  celui  qui  sait  raisonner,  écrire,  ne  sache  ni  dessi- 
ner, ni  peindre,  ni  colorier.  Combien  de  défauts  dans  leurs 
ouvrages  qui  m'échappent,  faute  d'avoir  pratiqué;  et  comme  je 
les  leur  remontrerais  ! 

M.  Descamps,  pauvre  peintre,  littérateur  ignoré,  a  mis 
devant  une  table  à  café,  où  l'on  voit  une  serviette  étalée,  une 
cafetière,  une  tasse  avec  sa  soucoupe,  une  petite  chambrière  de 
campagne,  assise,  le  coude  appuyé  sur  la  table,  la  tête  penchée 
sur  sa  main,  rêvant  tristement.  Cela  n'est  pas  mal  de  position  ; 
c'est  une  imitalion  de  la  Pleureuse  de  Greuze  ;  mais  quelle 
imitation!  Point  de  grâce,  point  de  chair,  point  de  couleur; 
cou,  bras,  mains  noires  et  desséchées  ;  le  bras  qui  soutient  la 
tête,  paralytique  et  décharné;  vêtements  grossiers  et  raides;  et 
le  tout  si  pâle,  si  pâle,  si  gris,  qu'on  dirait  que  l'artiste  n'avait 
pas  vingt-quatre  sous  dans  sa  poche  pour  avoir  six  vessies. 
Grande  tache  de  blanc  sale  ;  figure  comme  Gautier  prétend  que 
le  sperme  rendu  chaud  en  engendre  dans  l'eau  froide  :  et  puis 
il  faut  voir  le  faire  de  ces  vaisseaux  épars  sur  la  table.  Fi,  li, 
monsieur  Descamps  ! 

Le  pendant,  ou  la  Nourrice  placée  devant  le  berceau  de  son 
nourrisson,  et  recommandant  le  silence,  du  doigt  :  on  ne  le 
croirait  pas,  plus  mauvais  encore.  On  voit  le  petit  dormeur  dans 
sa  manne  d'osier.  Sa  tête  n'est  pas  mal,  en  comparaison  du 
reste,  c'est  celle  d'un  joli  petit  ange,  ou  d'un  petit  amour,  tant 
les  traits  en  sont  formés.  M.  Descamps  ignore  qu'on  peut  donner 
aux  anges,  aux  amours,  aux  chérubins,  aux  génies,  des  ligures 
charmantes  et  aussi  développées  qu'on  veut,  parce  que  tels  ils 
sont,  tels  ils  ont  été,  tels  ils  seront.  Ce  sont  des  êtres  symbo- 
liques et  éternels.  Encore  s'écarte-t~on  quelquefois  de  cette 
règle,  et  leur  conserve-t-on  le  joufllu,  le  chiffonné,  le  gras, 
l'informe,  le  potelé  de  nos  marmots.  Mais  il  n'en  est  pas  de 
même  de  ceux-ci  ;  ce  ne  sont  pas  des  natures  sveltes;  ils  ont  un 
caractère  dont  on  ne  saurait  s'affranchir  sans  pécher  contre  la 
vérité;  des  chairs  molles,  je  ne  sais  quoi  de  non  développé  qui 
est  de  leur  âge.  D'un  de  nos  poupards  on  en  fera,  si  on  veut, 
un  génie,  mais  d'un  joli  génie,  on  n'en  fait  point  un  de  nos 
poupards.  La  nourrice  cauchoise  est  plate,  sotte,  bête,  grise, 
raide,  vide  d'expression,  à  mille  lieues  de  Greuze  débutant,  et 


3/,4  SALON    DE    1767. 

à  dix  mille  de  Chardin,  qui  travaillait  autrefois  dans  ce  genre. 
Je  ne  doute  pas  qu'il  n'y  ait  encore  quelque  part  d'autres 
Descamps  qui  vous  reviendront.  Je  ne  vous  ferai  grâce  de  rien 
cette  année. 

MICHEL    YAN    L00. 

UN     CONCERT     ESPAGNOL. 

C'est  un  très-beau  tableau,  sage  sans  être  froid  ;  une  grande 
variété  de  figures  charmantes,  toutes  aussi  vraies,  aussi  soignées 
que  des  portraits,  et  des  draperies  qu'il  faut  voir. 

MADAME   THERBOUCHE. 

UNE    FEMME     DE     DISTINCTION     QUI     SECOURT 
LA     PEINTURE    DÉCOURAGÉE. 

UN     GRAND      SEIGNEUR     QUI     NE     DÉDAIGNE     PAS      D'ENTRER 
DANS     LA     CHAUMIÈRE     DU     PAYSAN     MALHEUREUX. 

Ces  deux  tableaux,  de  madame  Therbouche,  sont  ce  qu'elle  a 
fait  de  mieux.  Il  y  a  de  la  couleur  et  de  l'expression.  La  tête 
et  la  poitrine  de  la  Peinture  sont  comme  d'un  ancien  maître. 

ANONYME. 

UN     SAINT     LOUIS. 

Encore  un  saint  Louis,  et  tout  aussi  plat  que  le  premier.  Il 
y  a  des  physionomies  malheureuses  en  peinture;  le  Christ  et 
saint  Louis  ont  tous  les  deux  été  porteurs  de  ces  physionomies- 
là.  Celle  du  Saint  est  donnée  par  ses  portraits  multipliés  à 
l'infini,  portraits  auxquels  l'artiste  est  forcé  de  se  conformer. 
Celle  du  Christ  est  traditionnelle.  C'est  la  même  entrave,  à  peu 
de  chose  près. 

Webb,  écrivain  élégant  et  homme  de  goût,  dit  dans  ses 
Ré flexions  sur  la  peinture*,  que  les  sujets  tirés  des  livres  saints 
ou  du  Martyrologe,  ne  peuvent  jamais  fournir  un  beau  tableau. 

1.  V.  plus  loin,  t.  XII,  le  compte  que  Diderot  rend  de  l'ouvrage  de  Webb. 


SALON    DE    17G7.  3Zi 5 

Cet  homme  n'a  vu  ni  le  Massacre  des  Innocents  par  Le  Brun, 
ni  le  même  Massacre  par  Rubens,  ni  la  Descente  de  croix 
d'Annibal  Carrache,  ni  Saint  Paul  prêchant  à  Athènes  par 
Le  Sueur1,  ni  je  ne  sais  quel  apôtre  ou  disciple  se  déchirant  les 
vêtements  sur  la  poitrine  à  l'aspect  d'un  sacrifice  païen,  ni  la 
Madeleine  essuyant  les  pieds  du  Sauveur  de  ses  beaux  cheveux, 
ni  la  même  Sainte  si  voluptueusement  étendue  à  terre  dans  sa 
caverne,  par  le  Corrège,  ni  une  foule  de  saintes  familles  plus 
touchantes,  plus  belles,  plus  simples,  plus  nobles,  plus  inté- 
ressantes les  unes  que  les  autres,  ni  ma  Vierge  du  Barroche, 
tenant  sur  ses  genoux  l'enfant  Jésus  debout  et  tout  nu.  Cet  écri- 
vain n'a  pas  prévu  qu'on  lui  demanderait  pourquoi  Hercule 
étouffant  le  lion  de  Némée  serait  beau  en  peinture,  et  Samson 
faisant  la  même  action  déplairait?  Pourquoi  on  peut  peindre 
Marsyas  écorché,  et  non  saint  Barthélémy?  Pourquoi  le  Christ, 
écrivant  du  doigt  sur  le  sable  l'absolution  de  la  femme  adultère, 
au  milieu  des  Pharisiens  honteux,  ne  serait  pas  un  beau  tableau, 
aussi  beau  que  Phryné,  accusée  d'impiété  devant  l'Aréopage? 
Notre  abbé  Galiani,  que  j'aime  autant  écouter  quand  il  soutient 
un  paradoxe  que  quand  il  prouve  une  vérité,  pense  comme 
Webb;  et  il  ajoute  que  Michel-Ange  l'avait  bien  senti;  qu'il 
avait  réprouvé  les  cheveux  plats,  les  barbes  à  la  juive,  les  phy- 
sionomies pâles,  maigres,  mesquines,  communes  et  tradition- 
nelles des  apôtres;  qu'il  leur  avait  substitué  le  caractère  antique, 
et  qu'il  avait  envoyé  à  des  religieux  qui  lui  avaient  demandé 
une  statue  de  Jésus-Christ,  l'Hercule  Farnèse  la  croix  à  la  main; 
que,  dans  d'autres  morceaux,  notre  bon  Sauveur  est  Jupiter 
foudroyant;  saint  Jean,  Ganymède;  les  apôtres,  Bacchus,  Mars, 
Mercure,  Apollon,  et  cœtcra  -.  Je  demanderai  d'abord  :  le  fait 
est-il  vrai?  quels  sont  précisément  ces  morceaux?  où  les  voit- 
on?  Ensuite  je  chercherai  si  Michel-Ange  a  pu,  avec  quelque 
jugement,  mettre  la  ligure  de  l'homme  en  contradiction  avec 
ses  mœurs,  son  histoire  et  sa  vie.  Est-ce  que  les  proportions, 
les  caractères,  les  figures  des  dieux  païens  n'étaient  pas  déter- 
minés par  leurs  fonctions?  Et  Jésus-Christ,  pauvre,  triste,  chétif, 

1.  Ce  tableau,  peint  pour  l'église  Notre-Dame  de  Paris,  se  voit  aujourd'hui  au 
musée  du  Louvre.  Il  a  été  gravé  par  Picart  le  Romain.  (Br.) 

'2.  On  sait  que  le  Saint  Pierre,  dont  on  va  baiser  les  pieds  au  Vatican,  et  qui 
est  coitl'é  d'une  tiare  précieuse,  est  un  ancien  Jupiter  Olympien.  (Bit.) 


340  SALON    DE    1767. 

jeûnant,  priant,  veillant,  souffrant,  battu,  fouetté,  bafoué,  souf- 
fleté, a-t-il  jamais   pu  être  taillé  d'après  un    brigand   nerveux 
qui    avait  débuté    par    étouffer    des   serpents    au    berceau,    et 
employé  le  reste  de  sa  vie  à  courir  les  grands  chemins,  une 
massue  à  la  main,  écrasant  des  monstres  et  dépucelant  des  filles? 
Je  ne  puis  permettre  la  métamorphose  d'Apollon  en  saint  Jean 
sans  permettre  de  montrer  la  Vierge  avec  des  lèvres  rebordées, 
des  yeux  languissants  de  luxure,  une  gorge  charmante,  le  cou, 
les  bras,  les  pieds,  les  mains,  les  épaules  et  les  cuisses  de  Vénus. 
La  Vierge  Marie,  Vénus  aux  belles  fesses,  cela  ne  me  convient 
pas.  Mais  voici  ce  qu'a  fait  le  Poussin;  il  a  tâché  d'ennoblir  les 
caractères;  il  s'est  assujetti  selon  les  convenances  de  l'âge  aux 
proportions  de   l'antique  ;  il  a  fondu   avec  un  tel  art    la  Bible 
avec  le  paganisme,  les  dieux  de  la  fable  antique  avec  les  per- 
sonnages de  la  mythologie  moderne,  qu'il  n'y  a  que  les  yeux 
savants  et  expérimentés  qui  s'en  aperçoivent,  et  que  le  reste  en 
est  satisfait.  Voilà  le  parti  sage.  C'est  celui  de  Raphaël;  et  je  ne 
doute  point  que  ce  n'ait  été  celui  de  Michel-Ange.  Est-ce  là  ce 
qu'a  voulu  dire  l'abbé  Galiani?  Nous  sommes  d'accord.  Pronon- 
cer que  la  superstition    régnante    soit  aussi  ingrate  pour   l'art 
que  Webb  le  prétend,  c'est  ignorer  l'art  et  l'histoire  de  la  reli- 
gion ;  c'est  n'avoir  jamais  vu  la  sainte  Thérèse  du  Bernin,  c'est 
n'avoir  jamais  vu  cette  Vierge,  le  sein  découvert,  à  qui  son  petit, 
tout  nu  sur  ses  genoux,  pince  en  se  jouant  le  bout  du  téton  ; 
c'est  n'avoir  aucune  idée  de  la  fierté  avec  laquelle  certains  chré- 
tiens fanatiques  se   sont  présentés  au  pied  des  tribunaux  des 
préteurs,  de  la  majesté  prétoriale,  de  la  férocité  froide  et  tran- 
quille des  prêtres,  et  de  la  leçon  que  je  reçois  de  ces  composi- 
tions, qui  m'instruisent  bien  mieux  que  tous  les  philosophes  du 
monde   de   ce  que  peut  l'homme    possédé   de  cette  sorte   de 
démon.    Le  patriotisme  et  la  théophobie   sont   les   sources    de 
grandes  tragédies  et  de  tableaux    elfrayants.  Quoi!  le  chrétien 
interrompant  un  sacrifice,  renversant   des   autels,    brisant  des 
dieux,  insultant  le  pontife,  bravant  le  magistrat,  n'offre  pas  un 
grand  spectacle!   Tout  cela  m»1  parait  aperçu  avec   les  petites 
besicles  de  l'anticomanie.  Serviteur  à  M.  Webb  et  à  l'abbé  Galiani. 
On  voit,  dans  une  chapelle  à  gauche,  au   pied    d'un  autel, 
un  benêt  de  saint  Louis...  Mais  j'ai  juré  de  ne  décrire  aucun 
mauvais  tableau;  et  j'allais  commettre  un  énorme  parjure.  Mon 


SALON   DE    1767.  3^7 

ami,  c'est  du  Parrocel,  c'est  du  Brenet,  c'est  pis  encore,  si  vous 
voulez.  Il  serait  plaisant  que  cette  grosse,  matérielle,  lourde, 
ignoble  figure,  fût  de  l'un  ou  de  l'autre,  devenu,  comme  par 
miracle,  plus  mauvais  que  lui-même. 


LES    SCULPTEURS. 

Avant  de  passer  aux  sculpteurs,  il  faut,  mon  ami,  que  je 
vous  entretienne  un  moment  d'un  tableau  que  Yien  a  exécuté 
pour  la  grande  impératrice.  Je  ne  parle  pas  de  celle  qui  dit  son 
rosaire,  qui  fait  de  sa  cour  un  couvent,  et  qui  n'est  pourtant  pas 
une  petite  femme1  ;  mais  de  celle  qui  donne  des  lois  à  son  pays 
qui  n'en  avait  point;  qui  appelle  autour  d'elle  les  sciences  et 
les  arts;  qui  fonde  les  établissements  les  plus  utiles;  qui  a  su 
se  faire  considérer  dans  toutes  les  cours  de  l'Europe,  contenir 
les  unes,  dominer  les  autres  ;  qui  finira  par  amener  le  Polonais 
fanatique  à  la  tolérance  ;  qui  aurait  pu  ouvrir  la  porte  de  son 
Empire  à  cinquante  mille  Polonais,  et  qui  a  mieux  aimé  avoir 
cinquante  mille  sujets  en  Pologne  ;  car,  vous  le  savez  tout  aussi 
bien  que  moi,  mon  ami,  ces  dissidents  persécutés  deviendront 
persécuteurs,  lorsqu'ils  seront  les  plus  forts,  et  n'en  seront  pas 
moins  alors  protégés  par  les  Russes.  Tout  cela  n'a  peut-être 
pas  le  sens  commun,  mais  qu'importe ?  .Voici  le  sujet  du  tableau 
de  Yien.  Il  y  avait  longtemps  que  Mars  reposait  entre  les  bras 
de  Vénus,  lorsqu'il  se  sentit  gagner  par  l'ennui.  Vous  ne  con- 
cevez pas  comment  on  peut  s'ennuyer  entre  les  bras  d'une 
déesse;  c'est  que  vous  n'êtes  pas  un  dieu.  L'envie  de  tuer  le 
tourmente;  il  se  lève;  il  demande  ses  armes.  Voici  le  moment 
de  la  composition.  On  voit  la  déesse  toute  nue,  un  bras  jeté 
mollement  sur  les  épaules  de  Mars,  et  lui  montrant  de  l'autre 
main  ses  pigeons  qui  ont  fait  leur  nid  dans  son  casque.  Le  dieu 
regarde  et  sourit.  Que  la  déesse  est  belle,  voluptueuse  et  noble! 
Que  la  poitrine  du  dieu  est  chaude,  et  vigoureuse!  J'aime  son 

1.  Marie-Thérèse  d'Autriche. 


3Z|8  SALON    DE    1767. 

caractère,  parce  qu'il  est  simple  et  non  maniéré.  On  tourne 
autour  de  ces  deux  ligures  ;  elles  sont  debout,  d'aplomb  et  non 
raides.  A  droite,  c'est  une  colonnade.  A  gauche,  un  grand 
arbre;  au  pied  de  cet  arbre,  deux  Amours  tapis  sous  un  bou- 
clier d'or.  C'est  un  très-beau  coin  du  tableau;  et  celui  du  casque, 
de  la  cuirasse  et  des  deux  pigeons  ne  lui  cède  guère;  et  puis 
l'harmonie  générale  du  tout.  L'artiste  n'a  rien  fait  de  mieux;  et 
j'espère  que  ma  souveraine  en  sera  un  peu  plus  satisfaite  que 
le  roi  de  Pologne.  C'est  que  je  m'en  suis  moins  inquiété.  J'ai 
dit  à  Vien  :  «  Voilà  le  sujet,  voilà  comme  je  le  conçois  :  faites;  » 
et  je  ne  suis  point  entré  dans  son  atelier  qu'il  n'eût  fait;  et 
venons  à  nos  sculpteurs. 

Oh!  qu'ils  sont  pauvres,  cette  année!  Pigalle  est  riche,  et 
de  grands  monuments  l'occupent.  Falconet  est  absent. 

LE   MOYNE. 

1S4.     BUSTE     DE     M.     TRDDAINE1. 

Il  est  ressemblant.  Les  détails  y  sont  même  larges  ;  mais  la 
chair  avec  sa  mollesse  n'y  est  pas.  Du  reste,  modèle  du  mauvais 
goût  de  nos  vêtements.  11  faut  voir  l'ellêt  de  celte  lourde,  dense, 
impénétrable,  énorme  masse  de  cheveux.  On  ne  saura  jamais 
par  quelle  bizarrerie  nous  nous  surchargeons  la  tête  d'un  pareil 
fardeau.  Qu'en  pensera  la  postérité?  Un  sauvage  prendrait  cela 
pour  les  têtes  d'une  douzaine  d'ennemis  appliquées  l'une  sur 
l'autre.  11  faut  voir  l'effet  de  cette  large  cravate  autour  du  cou, 
et  de  ces  deux  longs  bouts  de  toile,  plats,  raides,  empesés, 
plissés  bien  strictement,  et  places  sur  le  milieu  de  la  poitrine  ; 
le  contraste  du  volume  avec  cette  rangée  de  petits  boutons. 
Sans  exagérer,  c'est  un  quartier  de  roche  auquel  on  s'est  amusé 
à  donner  une  figure  grotesque.  Cela  fait  frissonner  d'horreur  ou 
soulever  le  cœur  de  dégoût,  à  celui  qui  a  le  moindre  sentiment 
de  l'élégance,  de  la  noblesse,  de  la  grâce.  On  ferme  les  yeux, 
on  se  sauve;  et  lorsque  cette  vilaine,  hideuse  chose  revient  à 

1.  Monument  de  reconnaissance  de  la  Faculté  de  droit  de  Paris,  qui  doit  être 
placé  dans  l'intérieur  de  ses  nouvelles  écoles.  —  Il  s'agit  de  Daniel-Charles  Tru- 
dainc,  né  en  1703,  mort  en  1769,  conseiller  au  Parlement,  intendant  d'Auvergne, 
puis  intendant  des  finances  et  directeur  des  ponts  et  chaussées. 


SALON   DE   1767.  349 

l'imagination,  on  est  persécuté,  poursuivi  par  une  image  impor- 
tune. 

185.     BUSTE     DE     MONTESQUIEU1. 

Si  vous  voulez  sentir  tout  l'ignoble,  tout  le  barbare  du  Tru- 
daine,  jetez  les  yeux  sur  le  Montesquieu.  11  est  nu-tête.  On  lui 
voit  le  cou  et  une  partie  de  la  poitrine.  Voilà  du  goût.  Celui-ci 
ressemble  aussi;  mêmes  qualités  et  mêmes  défauts  pour  le  faire 
qu'au  précédent.  J'aime  mieux  l'ancien  médaillon;  il  y  a  plus 
d'élégance,  plus  de  noblesse,  plus  de  finesse  et  plus  de  vie. 

186.     BUSTE     DE     L'AVOCAT    GERBIER. 

Je  ne  me  le  rappelle  pas.  Tant  pis.  Est-ce  pour  le  buste? 

11  y  avait  encore  de  Le  Moyne  un  autre  buste  en  terre  cuite, 
d'une  femme;  il  était  très-élégant,  très-vivant,  très-fin  ;  le  cou 
cependant  maigre  et  sec,  et  la  distance  du  menton  au  cou,  la 
profondeur  de  la  mâchoire,  énorme.  La  guirlande  de  fleurs  qui 
descendait  d'une  épaule,  jolie,  mais  peu  selon  la  sévérité  de 
l'art;  la  coiffure  moitié  antique,  moitié  moderne. 

En  général,  les  terres  cuites  de  Le  Moyne  valent  mieux  que 
ses  marbres.  11  faut  qu'il  ne  le  sache  pas  travailler. 

Il  y  avait  à  côté  de  Trudaine  une  autre  espèce  de  magot, 
et,  qui  pis  est,  de  magot  sans  verve.  Si  le  premier  n'était  pas  de 
chair,  bien  moins  celui-ci.  Je  ne  sais  qui  c'était2.  Mais  de  tous 
ces  pauvres  cordons  qu'on  voit  dans  nos  rues  traîner  leur  misère 
et  l'ingratitude  de  la  nation,  je  n'ai  pas  de  mémoire  d'en  avoir 
vu  un  plus  plat  de  physionomie.  C'est  quelque  mauvais  plaisant 
qui  a  conseillé  à  cette  tête  de  chou  de  se  faire  mettre  en  marbre, 
cette  matière,  cet  art  qui  est  si  grave,  si  sévère,  qui  demande 
tant  de  caractère  et  de  noblesse.  C'était  un  moyen  de  montrer 
avec  force  le  ridicule,  l'ignoble  de  ces  grosses  joues  boursou- 
flées, de  cette  boule,  de  ce  petit  nez  serré  entre  deux  vessies, 
de  ce  front  étroit.  Connaissez-vous  un  livre  d'Hogarth3,  intitule 


1.  Présent  fait  par  le  prince  de  Beauveau  à  l'Académie  de  Bordeaux. 

2.  Il  n'est  point  au  livret. 

3.  Hogarth  (William),  peintre  anglais,  né  à  Londres  en  1698,  mort  en  octobre 
1761.  Son  ouvrage  ayant  pour  titre  Analyse  de  la  beauté,  a  été  traduit  en  plusieurs 
langues,  et  entre  autres  en  français  par  M.  Janson,  2  vol.  in-8°,  1805.  (Bn.) 


350  SALON    DE    1767. 

la  Ligne  de  Beauté  ?  C'est  une  des  figures  hétéroclites  de  cet 
ouvrage;  et  puis  un  jabot  et  des  manchettes  brodés,  un  gothique 
Saint-Esprit  sur  la  poitrine.  Puisse,  pour  l'honneur  du  siècle, 
ce  hideux  morceau  aller  frapper  rudement  le  ïrudaine,  et  le 
ministre1  mettre  en  pièce  l'intendant  des  finances;  en  sorte 
qu'il  ne  reste  de  l'un  et  de  l'autre  que  des  fragments  trop  petits 
pour  déposer  dans  l'avenir  de  notre  insipidité. 


ALLEGRAIN2. 

187.      UNE     BAIGNEUSE3. 

Belle,  belle,  sublime  ligure;  ils  disent  même  la  plus  belle, 
la  plus  parfaite  figure  de  femme  que  les  modernes  aient  faite*. 
Il  est  sûr  que  la  critique  la  plus  sévère  est  restée  muette  devant 
elle.  Ce  n'est  qu'après  un  long  silence  adiniratif,  qu'elle  a  dit 
tout  bas  que  la  perfection  de  la  tète  ne  répondait  pas  tout  à  fait 
à  celle  du  corps.  Cette  tête  est  belle  pourtant,  ajoutait-elle, 
beaux  enchâssements  d'yeux,  belle  forme,  belle  bouche,  le  nez 
beau,  quoiqu'il  pût  être  plus  fin.  Elle  était  tentée  d'accuser  le 
cou  d'être  un  peu  court;  mais  elle  se  reprenait,  en  considérant 
que  la  tête  était  inclinée.  A  son  avis,  le  goût  de  la  coiffure  pou- 
vait être  plus  grand;  mais  lorsque  l'œil  s'arrêta  sur  les  épaules, 
elle  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  :  les  belles  épaules!  qu'elles 
sont  belles!  comme  ce  dos  est  potelé!  quelle  forme  de  bras  ! 
quelles  précieuses,  quelles  miraculeuses  vérités  de  nature  dans 
toutes  ces  parties!  comment  a-t-il  imaginé  ce  pli  au  bras 
gauche?  Il  ne  l'a  point  imaginé;  il  l'a  vu  :  mais  comment 
l'a-t-il  rendu  si  juste?  Ce  sont  des  détails  sans  fin,  mais  si 
doux,  qu'ils  n'ôtent  rien  au  tout,  qu'ils  n'attachent  point  aux 
dépens  de  la  masse;  ils  y  sont,  et  ils  n'y  sont  pas  ;  comme  ce 
bras  qu'elle  allonge  est  modelé  grassement!  qu'il  s'emmanche 

1.  (le  mot  fait  supposer  que  Diderot  en  savait  plus  sur  le  personnage  qu'il  n'en 
voulait  dire.  C'était,  en  effet,  d'après  les  Mémoires  secrets,  le  comte  de  Saint- 
Florentin,  qui  «  par  modestie  »  n'avait  pas  voulu  être  nommé. 

2.  Christophe-Gabriel  Allcgrain,  né  à  Paris  le  11  octobre  1710,  académicien  en 
1751,  adjoint  à  professeur  en  1752,  professeur  en  1759,  adjoint  à  recteur  en  1781 
et  recteur  en  1783,  mort  à  Paris  le  17  avril  1795. 

3.  Figure  en  marbre  de  5  pieds  10  pouces  de  proportion;  actuellement  au 
Louvre  après  avoir  été  à  Choisy. 


SALON    DE   1767.  351 

bien  avec  l'épaule  !  que  le  coude  en  est  finement  dessiné  ! 
comme  la  main  sort  bien  du  poignet!  que  cette  main  est  belle! 
que  ces  doigts  un  peu  allongés  par  le  bout  sont  délicieux  et 
délicats!  que  de  choses  que  l'on  sent  et  qu'on  ne  peut  rendre! 
On  a  dit  qu'une  femme  avait  la  gorge  ferme  comme  le  marbre  ; 
celle-ci  a  la  gorge  élastique  comme  la  chair.  Quelle  souplesse 
de  peau  !  11  en  faut  convenir,  toute  cette  figure  est  parsemée 
de  charmes  imperceptibles,  pour  lesquels  il  y  a  des  yeux,  mais 
il  n'y  a  pas  de  mots.  En  descendant  au-dessous  de  cette  gorge, 
quelle  belle  et  grande  plaine!  là,  même  beauté,  même  élasticité, 
même  finesse  de  détails.  Mais  c'est  aux  épaules  surtout  que 
l'art  semble  s'être  épuisé;  combien  il  a  fallu  d'études,  de 
séances  et  de  longues  séances,  de  modèles  et  même  de  connais- 
sance anatomique  du  dessous  de  la  peau  !  comme  tout  cela 
s'élève,  s'affaisse,  se  fuit  insensiblement!  et  ces  reins!  et  ces 
fesses!  et  ces  cuisses!  ces  genoux!  ces  jambes!  Comme  ces 
genoux  sont  modelés  !  ces  jambes  sont  légères  sans  être  ni 
maigres  ni  grêles  !  La  critique  était  arrivée  aux  pieds,  sans  avoir 
rien  remarqué  qui  la  consolât.  Ah!  pour  ces  pieds,  dit-elle,  ces 
pieds  sont  un  peu  négligés.  Les  amateurs,  dont  il  ne  faut  ni 
surfaire  ni  dépriser  le  jugement,  les  artistes,  les  seuls  vrais 
juges,  mettent  la  figure  d'Allegrain  sur  la  ligne  même  du  Mer- 
cure de  Pigalle.  Lorsque  celui-ci  vit  l'ouvrage  de  son  parent1 
(c'est  lui-même  qui  me  l'a  dit),  il  resta  stupéfait.  J'ajouterai 
que  cette  Baigneuse  est  si  naturellement  posée,  tous  ses 
membres  répondent  si  parfaitement  à  sa  position,  cette  sym- 
pathie qui  les  entraîne  et  qui  les  lie,  est  si  générale,  qu'on  croit 
qu'elle  vient  à  l'instant  de  s'arranger  comme  elle  l'est,  et  qu'on 
s'attend  toujours  à  la  voir  se  mouvoir.  J'ai  dit  que  la  sculpture, 
cette  année,  était  pauvre.  Je  me  suis  trompé.  Quand  elle  a 
produit  une  pareille  figure,  elle  est  riche.  Elle  est  pour  le  roi. 
Comme  on  avait  une  assez  mince  opinion  du  savoir  faire  de 
l'artiste,  on  ne  lui  laissa  pas  le  choix  du  bloc,  et  le  ciseau  d'où 
le  chef-d'œuvre  devait  sortir,  fut  employé  sur  un  marbre  taché. 
Le  courage  et  le  mérite  de  l'artiste  en  redoublent  à  mes  yeux. 
La  belle  vengeance  d'un  mépris  déplacé!  elle  durera  éternelle- 
ment. On  demandera  à  jamais  :  «  Qui  est-ce  qui  disposait  des 

1.  Allegrain  était  beau-frère  de  Pigalle. 


352  SALON    DE    1767. 

marbres  du  souverain?  »  A  la  place  de  Marigny,  j'entendrais  sans 
cesse  cette  question,  et  je  rougirais. 


VASSE. 

Je  n'aime  pas  Vassé;  c'est  un  vilain.  Mais  rappelons-nous 
notre  épigraphe  :  Sine  ira  et  studio.  Soyons  justes,  et  louons 
ce  qui  le  mérite,  sans  acception  de  personne. 

188.    UNE    MINERVE    APPUYÉE    SUR    SON    BOUCLIER, 
ET    PRÊTE    A    DONNER    UNE    COURONNE1! 

Elle  est  assise  et  de  repos;  la  jambe  droite  croisée  sur  la 
jambe  gauche,  le  bras  gauche  nu,  tombant  mollement,  et  la 
main  allant  se  poser  sur  le  bord  de  son  bouclier;  le  bras  droit 
aussi  nu,  amené  avec  le  même  naturel,  la  même  grâce,  la 
même  mollesse  et  presque  parallèlement  au  premier,  vers  la 
cuisse  où  la  main  tient  négligemment  une  couronne.  Elle  a 
son  casque  et  sa  cuirasse;  elle  regarde  au  loin,  comme  si  elle  y 
cherchait  un  vainqueur  à  couronner.  La  draperie  simple,  à 
grands  plis,  marque  bien  le  nu  aux  cuisses  et  aux  jambes.  Elle 
est  sévère  de  caractère,  belle,  mais  plus  belle  de  face  que  de 
profil;  le  profil  est  petit.  Plus  on  s'y  arrête,  plus  on  aime  cette 
ligure.  Il  y  a  de  la  souplesse  dans  les  membres.  Elle  est  peut- 
être  un  peu  trop  ajustée.  Une  Minerve  plus  simple  de  vêtement 
en  serait  encore  plus  noble.  C'est  un  beau  morceau,  sage  et 
non  froid,  excellent,  à  mon  gré,  de  position.  La  position  en 
général  étant  donnée,  il  y  a  un  certain  enchaînement  dans  le 
mouvement  de  toutes  les  parties,  une  certaine  loi  qu'elles  s'im- 
posent les  unes  aux  autres,  qui  les  régit  et  qui  les  coordonne, 
qu'il  est  plus  aisé  de  sentir  que  de  rendre.  La  Minerve  de 
Vassé,  la  Baigneuse  d'Allegrain  ont  supérieurement  ce  mérite, 
dont  je  ne  pense  pas  qu'un  morceau  de  sculpture  puisse  se 
passer,  et  dont  plusieurs  artistes  n'ont  pas  la  première  idée. 
C'est  la  nécessité  de  cette  sympathie  générale  des  membres  qui 
fait  qu'une  femme  assise  l'est  de  la  tête,  du  cou,  des  bras,  des 


1.  Figure  de  6  pieds  de  proportion. 


SALON   DE  1767.  353 

cuisses,  des  jambes,  de  tous  les  points  du  corps  et  sous  tous 
les  aspects;  ainsi  d'une  figure  debout,  d'une  figure  nue,  d'une 
figure  occupée  de  quelque  manière  que  ce  soit.  Cette  Minerve 
est  svelte,  sa  tête  est  bien  coilïée,  et  son  casque  de  bonne 
forme. 

1S9.    LA    COMÉDIE. 

Figure  petite,  faite  avec  peu  de  soin  et  d'expression. 

190.    UNE    NYMPHE    ENDORMIE1. 

Très-médiocre. 

Je  n'ai  point  aperçu  ces  deux  morceaux;  c'est  mauvais 
signe. 

191.    LE    PORTRAIT    EN    RAS-RELIEF 
DE     FEU    L'IMPÉRATRICE     DE    RUSSIE,     ELISABETH2. 

192.    LE     COMTE    DE    CAYLUS    EN    MÉDAILLON3. 

Le  Comte  de  Caylus  est  beau,  vigoureux,  noble,  fait  avec 
hardiesse,  bien  modelé,  bien  ressenti,  chair,  beaux  méplats,  le 
trait  pur,  les  peaux,  les  rides,  les  accidents  de  la  vieillesse  à 
merveille.  La  nature  a  été  exagérée,  mais  avec  tant  de  discré- 
tion, que  la  ressemblance  n'a  rien  souffert  de  la  dignité  qu'on  a 
surajoutée.  Il  reste  encore  dans  les  longs  plis,  dans  ces  peaux 
qui  pendent  sous  le  menton  des  vieillards,  une  sorte  de  mol- 
lesse. Ce  n'est  pas  du  bois,  c'est  encore  de  la  chair.  C'est  dom- 
mage que  Vassé  n'en  ait  pas  fait  la  remarque. 

Le  médaillon  à' Elisabeth  est  moins  beau;  mais  il  était  aussi 
plus  ingrat.  Le  ciseau  y  est  un  peu  sec;  les  cheveux  sont  bien 
attachés  sur  sa  tête,  qui  n'est  pas  sans  majesté.  Mais,  pour  en 
dire  mon  avis,  ce  vêtement  qui  étale  et  fait  bouffer  cette  énorme 
paire  de  tétons,  aura  toujours  à  mes  yeux  un  air  barbare  et  de 
mauvais  goût.  Eh!  qu'on  les  laisse  se  soutenir  d'eux-mêmes 
dans  la  jeunesse,  ou   s'en  aller  librement  dans  l'âge  avancé. 

1.  Petite  figure  en  marbre. 

2.  Appartenant  à  M.  le  comte  de  Schuvaloff. 

3.  Appartenant  à  l'Académie  royale  des  inscriptions  et  belles-lettres. 

xi.  23 


354  SALON    DE    17G7. 

Nature,  Nature,  c'est  la  contrainte,  qu'on  te  fait  souflïir  pour  le 
montrer  comme  tu  n'es  pas,  qui  gâte  tout.  Vérité  de  costume, 
fausseté  de  nature.  La  bordure  de  ce  médaillon  d'Elisabeth  est 
un  chef-d'œuvre  de  grand  goût  de  dessin,  et  d'excellente  exé- 
cution. 

PAJOU. 

193.    LES    BUSTES     DU    FEU    DAUPHIN1.  —    19/1.    DU    DAUPHIN 

SON     FIES.   195.    DU    COMTE     DE    PlïOVENCE.  —  19(5.  DU 

COMTE     D'ARTOIS2. 

PI  us  plats,  plus  ignobles,  plus  bêtes  que  je  ne  saurais  vous 
le  dire.  0  la  sotte  famille...  en  sculpture!  Le  grand-père  est  si 
noble,  a  une  si  belle  tête,  si  majestueuse,  si  douce  pourtant  et 
si  lière  ! 

197.    LE    BUSTE   DU    MARECHAL    DE    CLERMONT-TONNERRE. 

Maïs  quelle  fureur  d'éterniser  sa  physionomie,  quand  on  a 
celle  d'un  sot!  Il  me  semble  que,  quand  on  a  la  fantaisie 
d'occuper  de  sa  personne  un  art  imitatif,  il  faudrait  avoir 
d'abord  la  vanité  d'examiner  ce  que  cet  art  en  pourra  faire,  et 
si  j'étais  artiste  et  qu'on  m'apportât  un  aussi  plat  visage,  je 
tournerais  tant,  que  je  le  ferais  entendre,  non  à  la  façon  du 
Puget  ou  de  Falconet,  mais  à  la  mienne;  et  le  plat  visage 
parti,  je  me  frotterais  les  mains  d'aise,  et  je  me  dirais  à  moi- 
même  :  «  Dieu  soit  loué,  je  ne  nie  déplairai  pas  six  mois 
devant  mon  ouvrage.  »  Il  y  a  pourtant  un  ciseau,  des  beautés, 
de  la  peau,  de  la  chair,  dans  cette  insipide  ligure.  Elle  est 
faite  largement;  il  y  a  de  la  souplesse,  du  sentiment,  de  la  vie. 

Pour  Dieu,  mon  ami,  détournez-vous  de  ce  coin;  ne  regardez 
ni  ces  Enfants  de  M.  de  Voyer  (198),  ni  M.  de  Sainscey  (199), 
ni  cette  figure  de  la  Magnificence,  dont  Pajou  n'a  pas  la  pre- 
mière idée,  ni  cette  Sagesse3.  Tout  cela  est  d'une  insuppor- 
table médiocrité.  Cependant  Pajou  en  sait  trop  dans  son  art 

1.  Buste  ou  marbre  appartenant   à  M.  le  duc  de  La  Vauguyon,  ainsi  que  les 
trois  suivants. 

2.  Ces  trois  derniers  portraits  étaient  en    terre  cuite. 

3.  Ces  deux  esquisses  en  plâtre  devaient  être  exécutées  en  grand  pour  le  Palais- 
Royal. 


SALON    DE   1767.  355 

pour  ignorer  que  la  sculpture  veut  être  plus  grande,  plus 
piquante,  plus  originale,  et.  en  même  temps  plus  simple  dans  le 
choix  de  ses  caractères  et  de  son  expression,  que  la  peinture; 
et  qu'en  sculpture  point  de  milieu,  sublime  ou  plat;  ou,  comme 
disait  au  Salon  un  homme  du  peuple  :  «  Tout  ce  qui  n'est  pas 
de  la  sculpture  est  de  la  sculpterie.  »  Pajou  nous  a  fait  cette 
année  beaucoup  de  sculpterie. 

203.    DESSIN    DE     LA    MORT     DE     PÉLOPIDAS. 

Ou  le  voit  expirant  clans  sa  tente.  Sur  le  fond,  au  bord  de 
son  lit,  des  soldats  affligés,  les  regards  attachés  sur  lui, 
tiennent  sa  couverture  levée.  A  droite,  à  son  chevet,  c'est  un 
groupe  de  soldats  debout;  ils  sont  consternés.  Sur  le  devant, 
vers  la  gauche,  assis  à  terre,  un  autre  soldat  la  tète  penchée 
sur  ses  mains.  Tout  à  fait  à  gauche,  sur  le  devant,  un  troisième 
qui  tient  la  cuirasse  du  général  et  qui  la  présente  à  ses  cama- 
rades, qui  forment  un  groupe  devant  lui. 

Gela  peut  être  d'un  grand  effet  général  pour  le  technique. 
Je  vois  que  ces  soldats  placés  sur  le  fond,  qui  tiennent  la  cou- 
verture levée,  feront  une  belle  masse.  Ils  attendent  sans  doute 
que  Pélopidas  soit  expiré,  pour  la  lui  jeter  sur  le  visage  ;  et  je 
ne  nie  pas  que  cette  idée  ne  soit  simple  et  sublime.  Mais,  du 
reste,  où  est  l'incident  remarquable?  Entre  tous  ces  soldats,  où 
est  le  caractère  d'un  regret  singulier?  Que  font-ils  pour  Pélopi- 
das, qu'ils  ne  feraient  pour  tout  autre?  Où  sont  ces  hommes 
qui  ont  pris  le  parti  de  se  laisser  mourir?  Une  douleur  capable 
de  ce  projet  extrême  est  muette,  tranquille,  silencieuse,  presque 
sans  mouvement,  et  n'en  est  que  plus  profonde.  C'est  ce  que 
vous  n'avez  pas  conçu.  Vous  me  feriez  presque  penser  que  le 
génie  vous  manque.  Croyez-vous  que ,  quand  vous  auriez 
assemblé  quelques-uns  de  ces  soldats  autour  de  la  cuirasse 
brisée  de  Pélopidas,  les  yeux  attachés  sur  elle,  cela  n'aurait  pas 
parlé  davantage?  Quelle  comparaison  entre  votre  composition 
et  celle  du  Testament  d'Eudamidasl  Cependant  vous  ne  per- 
suaderez à  personne  que  votre  sujet  ne  fût  ni  aussi  grand,  ni 
aussi  pathétique,  ni  aussi  fécond  que  celui  du  Poussin.  Je  ne 
vous  dirai  pas  que  les  tètes  penchées  sur  les  mains  sont  bien 
usées.  Tant  qu'elles  seront  en  nature,  on  aura  le  droit  de  les 


356  SALON  DE  1767. 

employer  clans  l'art.  Mais  que  fait  votre  Pélopidas?  Il  expire,  et 
puis  c'est  tout;  et  cela  n'eût  pas  été  mal,  si  la  résolution  de  ne 
pas  lui  survivre  eût  été  caractérisée  dans  les  siens  par  l' inac- 
tion, le  silence  et  l'abandon.  Vous  n'y  avez  pas  pensé,  et  vous 
m'autorisez  à  vous  demander  :  «  Quoi  !  dans  cette  foule  le  géné- 
ral thébain  n'avait  pas  un  ami  particulier?  Il  n'y  avait  pas  là  un 
seul  homme  qui  songeât  à  la  porte  que  faisait  la  patrie,  et  qui 
parût  tourner  ses  yeux,  ses  bras,  ses  regrets  vers  elle?  »  Je  ne 
sais  ce  que  j'aurais  produit  à  votre  place;  je  me  serais  renfermé 
longtemps  clans  les  ténèbres;  j'aurais  assisté  à  la  mort  de  Pélo- 
pidas ;  et  je  crois  que  j'y  aurais  vu  autre  chose.  En  général,  la 
multitude  des  acteurs  nuit  à  reflet  de  la  scène.  Cette  abondance 
est  vraiment  stérile.  On  n'y  a  recours  que  pour  suppléer  à  une 
idée  forte  qui  manque.  Pigalle,  jetez-moi  à  bas  et  ce  squelette, 
et  cet  Hercule,  tout  beau  qu'il  est,  et  cette  France  qui  inter- 
cède1. Etendez  le  maréchal  clans  sa  dernière  demeure,  et  que  je 
voie  seulement  ces  deux  grenadiers  affilant  leurs  sabres  contre 
la  pierre  de  sa  tombe.  Gela  est  plus  beau,  plus  simple,  plus 
énergique  et  plus  neuf  que  tout  votre  fatras,  moitié  histoire, 
moitié  allégorie. 

Pajou  a  écrit  à  sa  porte,  pour  devise,  la  maxime  de  Petit- 
Jean  :  «  Sans  argent,  sans  argent,  l'honneur  n'est  qu'une  mala- 
die2. »  De  tout  ce  qu'il  a  exposé,  je  n'en  estime  rien.  J'ai  suivi 
cette  longue  enfilade  de  bustes,  cherchant  toujours  inutilement 
quelque  chose  à  louer.  Voilà  ce  que  c'est  que  de  courir  après  le 
lucre.  Je  vois  sortir  de  la  bouche  de  cet  artiste,  en  légende  : 
De  contemnenda  gloria;  écrit  en  rouleau  autour  de  son  ébau- 
choir  :  De  pane  luerando;  et  sur  la  frange  de  son  habit  :  Fi  de 
la  gloire,  et  vivent  les  écusl  II  n'a  l'ait  qu'une  bonne  chose 
depuis  son  retour  de  Rome.  C'est  un  talent  écrasé  sous  le  sac 
d'or.  Qu'il  y  reste.  Vous  verrez  qu'il  aura  lu  ma  dispute  avec 
son  confrère  sur  le  sentiment  de  l'immortalité  et  le  respect  de 
la  postérité;  et  qu'il  aura  trouvé  que  je   n'avais  pas  le  sens 


commun3. 


1.  C'est  le  Mausolée  du  maréchal  de  Saxe  que  désigne  ici  Diderot. 

2.  Mais,  sans  argent,  l'honneur  n'est  qu'une  maladie. 

Racine,  les  Plaideur s,  acte  I,  scène  i.  (Bu.) 

3.  Il  courait  des  copies  de  la  Correspondance  de  Diderot  avec  Falconet  sur  ce  sujet. 


SALON    DE    1767.  357 

GAFFIERI. 

204.  l'innocence1. 

L' Innocence!  cela  Y  Innocence?  cela  vous  plaît  à  dire,  mon- 
sieur Caffieri.  Elle  regarde  en  coulisse;  elle  sourit  malignement; 
elle  se  lave  les  mains  clans  un  bassin  placé  devant  elle  sur  un 
trépied.  V  Innocence,  qui  est  sans  la  moindre  souillure,  n'a  pas 
besoin  d'ablution.  Elle  semble  s'applaudir  d'une  malice  qu'elle 
a  mise  sur  le  compte  d'un  autre.  La  recherche  et  le  luxe  de 
son  vêtement  réclament  encore  contre  son  prétendu  caractère. 
L Innocence  est  simple  en  tout.  Du  reste,  figure  charmante,  bien 
composée,  bien  drapée;  le  linge  qui  dérobe  sa  cuisse  et  sa 
jambe,  à  miracle;  jolis  pieds,  jolies  mains,  jolie  tête.  Permettez 
que  j'efface  ce  mot,  Y  Innocence,  et  tout  sera  bien.  Vous  n'avez 
pas  fait  ce  que  vous  vouliez  faire,  mais  qu'importe?  ce  que 
vous  avez  fait  est  précieux. 

205.     LA     VESTALE    TARPEÏA2. 

Elle  est  debout;  elle  est  sage,  bien  drapée,  d'un  caractère 
de  tête  extrêmement  sévère.  C'est  bien  la  supérieure  de  ce 
couvent.  J'aime  beaucoup  cette  ligure;  elle  imprime  le  respect. 
On  lui  voit  neuf  pieds  de  haut. 

206.    L'AMITIÉ    QUI    PLEURE    SUR    UN     TOMBEAU. 

On  voit  à  gauche  une  cassolette  où  brûlent  des  parfums;  la 
vapeur  odoriférante  se  répand  sur  un  cube  qui  soutient  une 
urne  ;  il  s'élève  de  derrière  le  cube  quelques  branches  de  cyprès 
recourbées  sur  l'urne.  A  droite,  éplorée,  étendue  à  terre,  un 
bras  appuyé  sur  le  dais,  la  tête  posée  sur  son  bras,  l'autre 
bras  tombant  mollement  sur  une  de  ses  cuisses,  la  figure  de 
l'Amitié. 

Ce  modèle  de  tombeau  est  simple  et  beau.  L'ensemble  en 
est  pittoresque;  et  l'on  ne  désire  rien  à  la  figure  de  l'Amitié 

1.  Figure  en  marbre  de  2  pieds  4  pouces  de  proportion. 

2.  De  2  pieds  2  pouces  de  proportion. 


35S  SALON    DE   1767. 

de  tout  ce  qui  tient  aux  parties  de  l'art.  La  position,  l'expres- 
sion, le  dessin,  la  draperie,  sont  bien.  Mais  qu'est-ce  qui  désigne 
l'Amitié  plutôt  qu'une  autre  vertu? 

207.     LE    PORTRAIT     DU    PEINTRE     HALLE. 

Je  ne  me  le  rappelle  pas. 

208.     LE     PORTRAIT    DU    MEDECIN     EORIE1. 

Ressemblant  à  faire  mourir  de  peur  un  malade. 

Tout  ce  que  Caffieri  a  exposé  celte  année  est  digne  d'éloge. 
Certes  cela  ne  manque  pas  de  ce  que  vous  savez.  Je  crois  que 
cet  artiste  est  mort  il  y  a  quelques  mois.  Un  an  plus  tôt,  on 
ne  l'aurait  pas  regretté. 

BERRUER. 

209.   l'annonciation    en    ras-relief;   aux   deux    côtés 
du  ras-relief  la  foi   et  l'humilité2. 

Grand  morceau,  dont  on  a  exposé  le  modèle  sur  la  moitié 
de  sa  grandeur. 

Hors  du  bas-relief,  à  droite,  contre  un  pilastre,  une  figure 
de  ronde-bosse,  tenant  une  balle  dans  la  main,  foulant  du  pied 
une  couronne,  son  autre  bras  ramené  sur  son  ventre,  y  soute- 
nant sa  draperie,  ce  qui  lui  donne  l'air  d'une  fille  grosse;  et  je 
ne  voudrais  pas  jurer  qu'il  n'en  fût  quelque  chose,  car  elle  est 
triste.  Je  n'entends  rien  à  ces  symboles.  Qu'est-ce  que  cette 
balle?  Eh!  l'Orgueil  foule  encore  mieux  aux  pieds  les  couronnes 
que  l'Humilité. 

A  gauche,  adossée  au  pilastre  correspondant,  une  autre 
figure  de  ronde-bosse,  un  calice  à  la  main,  ce  calice  surmonté 
d'une  hostie,  l'autre  main  montrant  le  vase  sacré.  Figure  hié- 
roglyphique, paquet  de  draperies. 

Entre  ces  deux  pilastres,  dans  un  enfoncement,  formant 
l'intérieur    d'une   chambre,   Y  Annonciation.    La    Vierge   est   à 

1.  Les  quatre  derniers  morceaux  cités  étaient  en  terre  cuite. 

2.  Modèle  en  plâtre.  Ce  morceau  devait  être  exécuté  du  double  de  sa  grandeur 
pour  être  placé  dans  l'église  cathédrale  de  Chartres. 


SALON    DE    1767.  359 

droite,  à  genoux,  le  corps  incliné,  en  devant  s'entend,  et  se 
soumettant  au  fiât]  elle  est  aussi  de  ronde-bosse.  Ses  bras 
étendus,  ouverts,  rendent  bien  sa  résignation.  Il  n'y  a,  du  reste, 
ni  bien  ni  mal  à  en  dire;  c'est  de  position,  de  draperie,  de 
caractère,  une  Vierge  comme  une  autre.  A  gauche,  en  l'air  et 
de  bas-relief,  l'Ange  annonciateur.  Ce  n'est  pas  celui  de  Saint— 
Roch.  Celui-ci  eût  tenté  la  Vierge,  fait  cocu  Joseph,  et  l'Esprit- 
Saint  camus.  Dernier,  ou  Dieu  le  père,  l'a  choisi  cette  fois 
maigre,  long,  élancé  et  d'un  caractère  de  tête  ordinaire.  Il  fait 
son  compliment,  et  montre  l'Esprit-Saint  de  ronde-bosse,  à  l'angle 
supérieur  droit  de  la  chambre,  à  la  pointe  du  faisceau  lumineux 
et  fécondant  qui  passe  sur  la  tête  de  la  Vierge,  et  forme  des 
sillons  de  bas-relief  sur  le  fond.  Ouvrage  commun  dans  toutes  ses 
parties.  Ces  figures  des  côtés  en  détruiraient  le  silence,  s'il  y 
en  avait.  Ne  nous  arrêtons  pas  davantage  à  ce  qui  n'a  arrêté 
personne. 

210.   hébé1. 

Ah!  quelle  Hébé!  Nulle  grâce.  C'est  la  déesse  de  la  jeunesse, 
et  elle  a  vingt-quatre  ans  au  moins.  C'est  celle  qui  verse  aux 
dieux  l'ambroisie,  ce  breuvage  qui  allume  dans  les  âmes  divines 
une  joie  éternelle;  et  elle  est  ennuyée  et  triste.  L'artiste  aura 
choisi  le  jour  où  Ganymède  fut  admis  au  rang  des  dieux.  Les 
bras  de  cette  Hébé  ne  finissent  point. 

211.  UN  BUSTE  EN  TERRE  CUITE. 

Je  ne  sais  de  qui,  et  placé  je  ne  sais  où.  Berruer  a  du  talent 
qu'il  a  bien  caché  cette  année. 

212.   GOIS2. 

212.   ARISTÉE    DÉSESPÉRÉ    DE    LA    PERTE    DE    SES    ABEILLES3. 

Qui  est  ce  désespéré  renversé  sur  une  ruche,  au  dedans  de 

1.  Modèle  en  terre  cuite.  Cette  figure  est  exécutée  en  marbre. 

2.  Étienne-René-Adrien  Gois,  né  à  Paris  le  14  février  1731,  mort  dans  la  même 
ville  le  3  février  1823;  élève  de  Michel-Ange  Slodtz.  Premier  grand  prix  en  1757, 
agréé  en  1705,  académicien  en  1770. 

3.  Modèle  en  plâtre. 


360  SALON    DE    17G7. 

laquelle  on  voit  des  rayons  de  miel?  Comme  ses  cheveux  pen- 
dent! comme  il  se  tord  les  bras!  comme  il  crie!  A-t-il  perdu 
son  père,  sa  mère,  sa  sœur  ou  sa  fille,  son  ami  ou  sa  maîtresse? 
Non,  c'est  Aristée  qui  a  perdu  ses  mouches.  Quand  l'idée  est 
absurde,  j'ai  peine  à  parler  du  l'aire.  Cette  figure  est  bien 
modelée,  et  il  y  a,  certes,  de  très-belles  parties  et  du  ciseau. 

213.   l'image  de  la   douleur  '. 

On  dit  que  cela  est  beau,  que  cette  tête  est  touchante,  que 
l'expression  en  est  belle,  et  le  marbre  bien  travaillé.  Je  dis 
moi,  contre  le  sentiment  général,  que  cette  douleur  n'est  que 
celle  d'une  Vierge  au  pied  de  la  croix;  qu'elle  est  unie,  mono- 
tone, sans  inégalités,  sans  passages  ;  que  c'est  une  vessie  souf- 
flée; que,  si  l'on  appliquait  un  peu  fortement  les  mains  sur  ses 
joues,  elles  feraient  la  plus  belle  explosion.  La  douleur  donne 
de  la  bouffissure,  mais  non  jusque-là.  C'est  une  infiltration 
aqueuse  la  plus  complète. 

214.     BUSTE    EN    TERRE     CUITE. 

Je  ne  sais  de  qui;  mais  vrai,  savant,  parlant,  original.  Je 
gage  qu'il  ressemble. 

215.     PLUSIEURS    DESSINS    LAVES. 

Avant  que  d'en  parler,  soyons  de  bonne  foi.  C'est  peut-être 
le  poëte  qui  a  inspiré  au  statuaire  ce  désespéré  d' Aristée.  11  n'en 
est  rien;  le  poëte  dit  simplement  : 

Tristis  ad  extremi  sacrum  caput  adstitit  aranis, 
Multa  querens. 

Virgil.  Geonj.  lib.  IV,  v.  319,  320. 

C'est  un  fils  qui  s'adresse  à  sa  mère,  dans  Virgile;  dans  le 
statuaire,  c'est  un  enrage  qui  charge  les  dieux  d'imprécations. 

Les  dessins  lavés  au  bistre  et  à,  l'encre  de  la  Chine  sont 
sublimes,  tout  à  fait  dans  le  goût  des  grands  maîtres.  Rien  de 

\.  Buste  en  marbre. 


SALON    DE    1767.  361 

maniéré,  de  petit,  ni  de  moderne,  soit  pour  la  composition,  soit 
pour  les  caractères,  soit  pour  la  touche.  Il  n'y  a  rien  de  fini. 
Ce  sont  des  jets  de  tètes,  mais  beaux,  mais  grands,  mais  neufs, 
et  d'un  pittoresque!...  Un  homme  qui  sent,  ne  passe  pas  là- 
devant  sans  être  tiré  par  la  manche.  Cet  artiste  a  de  l'idée. 


MOUCHY1. 

216.     LE    REPOS    D'UN    BERGER2. 

Il  est  assis;  il  a  les  mains  appuyées  sur  un  bâton  qui  sou- 
tient ses  bras;  le  reste  du  corps  est  assez  mollement  jeté  de  la 
droite  à  la  gauche;  il  regarde;  il  respire;  il  vit.  Il  aperçoit  au 
loin  quelque  objet  qui  l'intéresse.  Il  est  voluptueux  d'attitude 
mais  non  de  repos.  Le  repos  ici  a  précédé  la  fatigue.  L'homme 
qui  se  repose  se  soulage  d'un  malaise;  on  le  voit  sur  son  visage, 
dans  l'affaissement,  l'abandon  de  ses  membres;  et  ces  carac- 
tères manquent  à  ce  berger.  Je  dirai  de  celui-ci  et  de  celui  qui 
a  fait  X Innocence  :  pourquoi  avoir  écrit  votre  intention   au  bas 
de  votre  figure?  C'est  une  sottise.  Avez-vous  craint  que  nous 
ignorassions  que  vous  n'avez  rien  entendu  à  ce  que  vous  faisiez? 
Falconet  a-t-il    eu  besoin   de  graver  au  pied  de  son  Amitié: 
1' Amitié?  Eh!  laissez  à  notre  imagination   le  soin  de  baptiser 
vos  ouvrages.  Elle  s'en  acquittera  bien.  Hâtez-vous  donc  d'effa- 
cer ces  ridicules  inscriptions.  Je  l'ai  revue,  cette  Innocence  pré- 
tendue; elle  a  la  tête  penchée  vers  la  droite,  et  la  gorge  nue 
de  ce  côté.  Si  vous  la  considérez  quelque  temps,  vous  croirez 
qu'elle  sourit  en  elle-même  de  l'impression  que  cette  gorge  a 
faite  sur  quelqu'un  qui  la  regarde  furtivement  et  dont  elle  peut 
ignorer  la  présence,  et  qu'elle  dit  en  elle-même  :  «  Cela  vous 
plaît!  »  Je  le  crois  bien;  aussi  n'est-il  pas  mal,  ce  téton.  Quand 
à  la  tête  du  Berger  de  repos,  c'est  la  copie  assez  fidèle  de  la 
première   figure    qu'on   trouve    à    gauche,   aux    Tuileries,   en 
entrant  par  le  Pont-Royal 3. 


1.  Louis-Philippe  Mouchy,  né  àParis  le  31  mars  1734,  mort  le  10  décembre  1801. 
Il  fut  élève  do  Pigalle.  Il  était  agréé  en  1767  et  devint  académicien  en  1708. 
'2.  Morceau  de  réception  de  l'artiste;  aujourd'hui  au  Louvre. 
3.  Cette  statue  était  un  Chasseur  au  repos,  par  Coustou  l'aîné. 


362  SALON    DE    1707. 

217.     DEUX    ENFANTS    DESTINES    POUR    UNE    CHAPELLE. 

Cela  des  enfants!  Ce  sont  deux  gros  boudins  étranglés  par 
le  bout,  pour  y  pratiquer  une  tête. 

218.     DEUX    MÉDAILLONS. 

Je  ne  les  ai  point  vus,  Dieu  merci  ! 

Lorsque  Mouchy  demanda  à  Pigalle  sa  nièce  en  mariage,  il 
lui  mit  un  ébauchoir  à  la  main,  et  lui  présentant  de  la  terre 
glaise,  il  lui  dit  :  a  Fcris-moi  là  ta  demande.  »  Falconet  en 
aurait  fait  autant;  seulement  il  aurait  dit  :  «  Écrivez.  »  Mouchy 
disait  à  un  jeune  Suisse  de  ses  amis  :  a  Pourquoi  ne  te  fais-tu 
pas  recevoir?  —  Diable,  lui  répondit  le  Suisse,  lu  en  parles 
bien  à  ton  aise.  Je  n'ai  point  d'oncle,  moi.  » 

FRANCIN1. 

218.    UN    CHRIST   A   LA    COLONNE2. 

11  attend  la  fessée.  Figure  commune,  plate  de  caractère  et 
d'expression,  sans  aucun  mérite  qui  la  distingue.  Morceau  de 
réception,  morceau  d'exclusion. 


LES    GRAVEURS. 


219.  COCI11N. 

Plusieurs  dessins  allégoriques,  sur  les  règnes  des  rois  de 
France3.  J'aime  Cochin  ;  mais  j'aime  plus  la  vérité.  Les  dessins 
de  Cochin  sont  de  très-bons  tableaux  d'histoire,  bien  composés, 

1.  Claude-Clair  Francin,  né  à  Strasbourg  le  .">  juin  1702,  mort  le  18  mars  1773. 

2.  Cette  statue  n'est  point  au  livret.  Francin  fut  reçu  par  l'Académie  sur  sa 
présentation.  Elle  est  aujourd'hui  au  Louvre,  Sculpture  moderne,  n°'291. 

3.  Ces  dessins  devaient  servir  et  ont  servi  en    elTct  à  l'ornement  de  l'Abrégé 
chronologique  de  l'histoire  de  France  par  le  président  Hénault,  édition  de  17G8. 


SALON    DE    1767.  363 

bien  dessinés,  figures  bien  groupées,  costumes  bien  rigoureuse- 
ment observés,  et  dans  les  armes  et  dans  les  vêtements,  et  dans 
les  caractères.  Mais  il  n'y  a  point  d'air  entre  les  figures,  point 
de  plans.  Sa  composition  n'a  que  l'épaisseur  du  papier.  C'est 
comme  une  plante  qu'un  botaniste  met  h  sécher  dans  un  livre. 
Elles  sont  aplaties,  collées  les  unes  sur  les  autres.  Il  ne  sait  pas 
peindre;  la  magie  des  lumières  et  des  ombres  lui  est  inconnue; 
rien  n'avance,  rien  ne  recule;  et  puis,  comparé  à  Bouchardon, 
à  d'autres  grands  dessinateurs,  je  trouve  qu'il  emploie  trop  de 
crayon,  ce  qui  ôte  h  son  faire  de  la  facilité,  sans  lui  donner  plus 
de  force.  Je  ne  saurais  m'empêcher  d'insister  sur  un  autre  défaut, 
qui  n'est  pas  celui  de  l'artiste.  C'est  que  la  barbarie  et  le  mau- 
vais goût  des  vêtements  donnent  à  ces  compositions  un  aspect 
bas,  ignoble,  un  faux  air  de  bambochades.  Il  faudrait  un  génie 
rare,  un  talent  extraordinaire,  une  force  d'expression  peu  com- 
mune, une  grande  manière  de  traiter  de  plats  vêtements  pour 
conserver  aux  actions  de  la  dignité. 

Un  de  ses  meilleurs  dessins  est  celui  où  le  fougueux  Ber- 
nard entraîne  à  la  croisade  son  monarque1,  en  dépit  du  sage 
Suger.  Le  monarque  a  l'épée  nue  à  la  main.  Bernard  l'a  saisi 
par  cette  main  armée.  Suger  le  tient  de  l'autre,  parle,  repré- 
sente, prie,  sollicite,  et  sollicite  en  vain.  Le  moine  est  très- 
impérieux,  très-beau;  l'abbé,  très-afïligé,  très-suppliant. 

Autre  vice  de  ces  compositions,  c'est  qu'il  y  a  trop  d'idées, 
trop  de  poésie,  de  l'allégorie  fourrée  partout,  gâtant  tout,  brouil- 
lant tout,  une  obscurité  presque  «à  l'épreuve  des  légendes.  Je 
ne  m'y  ferai  jamais.  Jamais  je  ne  cesserai  de  regarder  l'allé- 
gorie comme  la  ressource  d'une  tête  stérile,  faible,  incapable  de 
tirer  parti  de  la  réalité,  et  appelant  l'hiéroglyphe  à  son  secours; 
d'où  il  résulte  un  galimatias  de  personnes  vraies  et  d'êtres  ima- 
ginaires qui  me  choque,  compositions  dignes  des  temps  gothi- 
ques, et  non  des  nôtres.  Quelle  folie  de  chercher  à  caractériser 
autour  d'un  fait,  d'un  instant  individuel,  l'intervalle  d'un  règne! 
Eh!  rends-moi  bien  cet  instant;  laisse  là  tous  ces  monstres 
symboliques;  surtout  donne  de  la  profondeur  à  ta  scène;  que 
tes  figures  ne  soient  pas  à  mes  yeux  des  cartons  découpés,  et 
tu  seras  simple,  clair,  grand  et  beau. 

1.  Louis  VII.  (Br.) 


364  SALON    DE    17G7. 

Avec  tout  cela,  les  dessins  de  Cochin  sont  faits  avec  un  esprit 
infini,  d'un  goût  exquis;  il  y  a  de  la  verve,  du  tact,  du  ragoût, 
du  caractère,  de  l'expression.  Cependant,  arrangés  de  pratique. 
Il  compte  pour  rien  la  nature.  Cela  est  de  son  âge.  Il  l'a  tant 
vue,  qu'il  croit  sérieusement,  comme  son  ami  Boucher,  qu'il 
n'a  plus  rien  à  y  voir.  Eh!  enragées  bêtes  que  vous  êtes,  je  ne 
l'exige  pas  de  vous  pour  faire  un  nez,  une  bouche,  un  œil,  mais 
bien  pour  saisir,  dans  l'action  d'une  figure,  cette  loi  de  sym- 
pathie qui  dispose  de  toutes  ces  parties,  et  qui  en  dispose  d'une 
manière  qui  sera  toujours  nouvelle  pour  l'artiste,  eût-il  été 
doué  de  la  plus  incroyable  imagination,  eût-il  par  devers  lui 
mille  ans  d'étude. 

220.    UN    DESSIN    REPRÉSENTANT     UNE    ÉCOLE     DE     MODÈLE1. 

Autour  duquel  les  élèves  travaillent  pour  le  prix  de  l'ex- 
pression. Cette  figure  élevée  sur  l'estrade,  joue  bien  la  dignité; 
ces  élèves  sont  très-bien  posés;  mais  l'école  n'a  pas  un  pouce 
de  profondeur.  Il  faut  être  bien  maladroit,  pour  ne  savoir  pas 
étendre  la  scène  avec  une  estrade,  une  figure,  des  rangs  de 
bancs  concentriques,  et  des  élèves  dispersés  sur  ces  bancs.  Il 
n'y  a  point  ici  de  sortilège;  ce  n'est  qu'une  affaire  linéaire 
et  de  perspective.  Cela  me  dépite.  Cochin  est  paresseux,  et 
compte  trop  sur  sa  facilité. 

LE    BAS    et    COCHIN. 

221.    DEUX    ESTAMPES 

DE    LA    QUATRIÈME     SUITE    DES    PORTS    DE    FRANCE, 

PEINTS    PAR     VER  NET. 

Gravures  médiocres,  faites  en  commun  par  deux  habiles 
gens,  dont  l'un  aime  trop  l'argent,  et  l'autre  trop  le  plaisir.  Ce 
n'est  pas  seulement  à  Vernct,  c'est  à  eux-mêmes  que  ces  artistes 
sont  inférieurs  ;  l'un  a  fait  les  ligures  par-dessous  jambe,  et  Le 
Bas  les  ciels. 

1.  Dans  l'instant  où  les  jeunes  gens  concourent  pour  le  prix  d'expression  fondé 
par  feu  M.  le  comte  de  Caylus.  (Complément  de  la  note  du  livret.) 


SALON    DE    1767.  365 

WILLE. 

222.  l'instruction   paternelle,    d'après   terburg. 

223.   l'observateur   distrait,    d'après  mieris. 

Il  faut  saisir  tout  ce  qui  sortira  du  burin  de  celui-ci.  Il  est 
habile  et  travaille  d'après  habiles.  Il  a  excellé  dans  de  grands 
morceaux,  et  il  est  précieux  dans  les  petits  sujets.  Avec  tout 
cela,  les  graveurs  se  multiplient  à  l'infini,  et  la  gravure  s'en  va. 
Wille  a  le  burin  net,  et  d'une  sûreté  propre  à  l'artiste  ;  la  tête 
de  l'Observateur  précieusement  finie,  et  bien  dans  l'effet. 

FLIPART. 

22/1.     LE     PARALYTIQUE,     D'APRÈS    GREUZE. 

225.      LA    JEUNE    FILLE     QUI     PLEURE     SON    OISEAU, 
d'après    LE    MÊME. 

Celui  qui  ne  connaîtra  ces  deux  morceaux  que  d'après  la  gra- 
vure, sera  bien  éloigné  de  compte.  Le  Paralytique  est  sec,  dur 
et  noir.  La  Jeune  Fille  a  perdu  sa  finesse  et  sa  grâce;  elle  a  un 
œil  poché,  et  cette  guirlande  qui  l'encadre  l'alourdit.  Le  Para- 
lytique, estampe  charbonnée,  caractères  manques,  rien  de  l'effet 
du  tableau;  ponsif  noir,  étalé  sur  un  morceau  de  fer-blanc. 

LEMPEREUIi. 

226.    LE    PORTRAIT    de    m.    AVATELET1. 

227.  l'apothéose   de   m.   de    belloy2. 

Je  ne  connais  pas  le  Portrait  de  M.  Watelet;  quant  à  l'Apo- 
théose de  M.  de  Belloy,  tant  que  Voltaire  n'aura  pas  vingt  sta- 
tues en  bronze  et  autant  en  marbre,  il  faut  que  j'ignore  cette 

1.  D'après  le  dessin  de  Cochin. 

2.  D'après  le  tableau  de  Jollain  et  gravé  sous  les  ordres  de  M.  le  duc  de  Cha- 
rost,  gouverneur  de  Calais. 


366  SALON    DE   1767. 

impertinence.  C'est  un  médaillon  présenté  au  Génie  de  la  Poésie, 
pour  être  attaché  à  la  pyramide  de  l'Immortalité.  Attache, 
attache  tant  que  tu  voudras,  pauvre  Génie  si  vilement  employé; 
je  te  réponds  que  le  clou  manquera,  et  que  le  médaillon  tom- 
bera dans  la  boue.  Une  Apothéose!  et  pourquoi?  Pour  une 
mauvaise  tragédie1,  sur  un  des  plus  beaux  sujets  et  des  plus 
féconds,  d'un  style  boursouflé  et  barbare,  morte  à  n'en  jamais 
revenir.  Cela  fait  hausser  les  épaules.  On  dit  le  Watelet  assez 
bien.  Pour  le  De  Belloy,  mauvais  de  tout  point.  J'en  suis  bien 
aise. 

M  OIT  TE. 

2*28.     LE    PORTRAIT     DE     DUHAMEL     DU     MONCEAU. 

Celui  à  qui  Maupertuis  disait  :  «  Convenez,  qu'excepté  vous, 
tous  les  physiciens  de  l'Académie  ne  sont  que  des  sots  »  ;  et 
qui  répondait  ingénument  à  Maupertuis  :  «  Je  sais  bien,  mon- 
sieur, que  la  politesse  excepte  toujours  celui  à  qui  l'on  parle.  » 
Ce  Duhamel  a  inventé  une  infinité  de  machines  qui  ne  servent 
à  rien'2;  écrit  et  traduit  une  infinité  de  livres  sur  l'agriculture, 
qu'on  ne  connaît  plus;  fait  toute  sa  vie  des  expériences  dont 
on  attend  encore  quelque  résultat  utile  ;  c'est  un  chien  qui  suit 
à  vue  le  gibier  que  les  chiens  qui  ont  du  nez  font  lever,  qui  le 
fait  abandonner  aux  autres,  et  qui  ne  le  prend  jamais.  Au  reste, 
son  portrait  est  d'un  burin  moelleux  et  qui  sait  donner  aux 
chairs  de  la  souplesse. 

MELL1NI. 
229.  Un  portrait  à  moi  inconnu  3. 

BEAUVARLET. 

230.     M.    LE    COMTE    d'aBTOIS    ET    MADAME, 
d'après    DROUAIS. 

Autres  morceaux  à  moi  inconnus. 

I.  Le  Siège  de  Calais,  représenté  le   13  février  17Ga.  (Bn.)  —  V.  l'article  de 
Diderot  sur  cette  pièce,  t.  VIII,  p.  452. 

"1.  V.  sur  une  certaine  machine  la  Lettre  sur  l'abbé  Galiani,  t.  VI,  p.  441. 
3.  Le  livret  dit  :  d'après  feu  M.  Alard. 


SALON    DIS    1767.  367 

Pour  ses  dessins  de  Mercure  et  tVAglaure,  et  de  la  Fête  de 
campagne,  l'un  d'après  La  Hire,  et  l'autre  d'après  Teniers,  tous 
les  deux  destinés  pour  le  burin,  ils  sont  faciles  et  bien. 


232.   ALLIAMET  ET    STRANGE. 

Lorsqu'un  Ancien  Port  de  Gênes,  d'après  Berghem  ;  un 
Abraham  répudiant  Agar,  et  une  Esthcr  devant  Assuêrus, 
d'après  le  Guerchin  ;  une  Vierge  avec  son  enfant,  un  Amour 
endormi,  d'après  le  Guide,  ne  font  pas  sensation,  ils  doivent 
être  bien  médiocres.  Il  faut  avouer  aussi  qu'à  côté  de  la  pein- 
ture, le  rôle  de  la  gravure  est  bien  froid;  on  la  laisse  toute 
seule  dans  les  embrasures  des  croisées,  où  il  est  d'usage  de  la 
reléguer. 

235-243.   DEMARTEAU1. 

Je  me  suis  expliqué  ailleurs  sur  l'allégorie  de  Cochin,  rela- 
tive à  la  vie  et  à  la  Mort  de  M.  le  Dauphin. 

La  Justice  protégeant  les  Arts,  Noire-Seigneur  au  tombeau, 
les  deux  premiers  d'après  le  Caravage,  le  second  d'après  le 
Cortone,  tous  les  trois  dessinés  par  Cochin,  et  gravés  par  Demar- 
teau,  sont  à  s'y  tromper.  Ce  sont  de  vrais  dessins  au  crayon.  La 
belle,  l'utile  invention  que  cette  manière  de  graver! 

Le  Groupe  cV enfants,  la  Tête  de  femme,  les  deux  petites 
Têtes,  la  Femme  qui  dort  avec  son  enfant-,  gravés  au  crayon, 
mais  à  plusieurs  crayons,  sont  d'un  effet  vraiment  surprenant. 

J'en  dis  autant  de  l'Académie  du  satyre  Marsyas  d'après 
Carie  Van  Loo.  Les  deux  Enfants  en  l'air,  sortant  de  dessous 
un  lambeau  de  draperie,  sont  d'une  finesse  et  d'une  légèreté 
étonnantes;  cette  Femme,  qui  regarde  ironiquement  par-dessus 
son  épaule,  est  d'une  grâce  et  d'une  expression  peu  communes. 
Je  loue  Boucher,  quand  il  le  mérite. 

Et  fin  des  Graveurs,  et  du  Salon  de  1767. 

Dieu  soit  béni.  J'étais  las  de  louer  et  de  blâmer.  11  ne  me 

1.  Gilles  Demarteau  était  né  à  Liège  on  1720.  Il  mourut  à  Paris  en  1 77G.  Il  était 
alors  agréé.  Diderot  a  parlé,  dans  son  Salon  de  1765,  de  son  procédé  de  gravure 
imitant  le  crayon.  V.  t.  X,  p.   447. 

2.  Tous  ces  dessins  d'après  Boucher. 


368  SALON    DE   1767. 

reste  plus  qu'à  vous  faire  l'histoire  de  la  distribution  des  prix 
de  cette  année,  de  l'injustice  et  de  la  honte  de  l'Académie,  et 
du  ressentiment  et  de  la  vengeance  des  élèves.  Ce  sera  pour  le 
feuillet  suivant,  le  seul  que  je  voudrais  que  l'on  publiât  et 
qu'on  affichât  à  la  porte  de  l'Académie  et  dans  tous  les  carre- 
fours, afin  qu'un  pareil  événement  n'eût  jamais  lieu.  En  atten- 
dant ce  feuillet,  permettez,  pour  le  soulagement  de  ma  con- 
science tourmentée  de  remords,  que  je  réclame  ici  contre  tout 
ce  que  j'ai  dit,  soit  en  bien,  soit  en  mal.  Je  ne  réponds  que 
d'une  chose,  c'est  de  n'avoir  écouté  dans  aucun  endroit  ni 
l'amitié  ni  la  haine.  Mais  quand  je  pense  que  j'ai  moins 
employé  de  temps  à  examiner  deux  cents  morceaux,  qu'il  n'en 
faudrait  accorder  à  trois  ou  quatre  pour  en  bien  juger;  quand 
j'apprécie  scrupuleusement  la  petite  dose  de  mon  expérience  et 
de  mes  lumières  avec  la  témérité  dont  je  prononce;  et  surtout 
lorsque  je  vois  que,  moins  ignorant  d'un  Salon  à  un  autre,  je 
suis  plus  réservé,  plus  timide,  et  que  je  présume  avec  raison 
qu'il  ne  me  manque  peut-être  que  d'avoir  vu  davantage  pour 
être  plus  juste,  je  me  frappe  la  poitrine,  et  je  demande  pardon 
à  Dieu,  aux  hommes  et  à  vous,  mon  père,  et  de  mes  critiques 
hasardées,  et  de  mes  éloges  inconsidérés. 


DE    LA    MANIERE. 

Sujet  difficile,  trop  difficile  peut-être,  pour  celui  qui  n'en 
sait  pas  plus  que  moi;  matière  à  réflexions  fines  et  profondes, 
qui  demande  une  grande  étendue  de  connaissances,  et  surtout 
une  liberté  d'esprit  que  je  n'ai  pas.  Depuis  la  perte  de  notre 
ami  commun  *,  mon  âme  a  beau  s'agiter,  elle  reste  enveloppée 
de  ténèbres,  au  milieu  desquelles  une  longue  suite  de  scènes 
douloureuses  se  renouvellent.  Au  moment  où  je  vous  parle,  je 
suis  à  côté  de  son  lit;  je  le  vois,  j'entends  sa  plainte,  je  touche 


1.  Le  Dr  Roux,  chimiste  et  auteur  du  Journal  de  médecine.  (Note  manuscrite 
de  Xaifjeon  le  jeune.) 


SALON    DE    1767.  369 

ses  genoux  froids;  je  pense  qu'un  jour...  Ah!  Grimm,  dispen- 
sez-moi d'écrire,  ou  du  moins  laissez-moi  pleurer  un  moment. 

La  manière  est  un  vice  commun  à  tous  les  beaux-arts.  Ses 
sources  sont  plus  secrètes  encore  que  celles  de  la  beauté.  Elle  a 
je  ne  sais  quoi  d'original  qui  séduit  les  enfants,  qui  frappe  la 
multitude,  et  qui  corrompt  quelquefois  toute  une  nation  ;  mais 
elle  est  plus  insupportable  à  l'homme  de  goût  que  la  laideur; 
car  la  laideur  est  naturelle,  et  n'annonce  par  elle-même  aucune 
prétention,  aucun  ridicule,  aucun  travers  d'esprit. 

Un  sauvage  maniéré,  un  paysan,  un  pâtre,  un  artisan 
maniérés,  sont  des  espèces  de  monstres  qu'on  n'imagine  pas  en 
nature;  cependant  ils  peuvent  l'être  en  imitation.  La  manière 
est  dans  les  arts  ce  qu'est  la  corruption  des  mœurs  chez  un 
peuple. 

11  me  semblerait  donc  premièrement  que  la  manière,  soit 
dans  les  mœurs,  soit  dans  le  discours,  soit  dans  les  arts,  est  un 
vice  de  société  policée. 

A  l'origine  des  sociétés,  on  trouve  les  arts  bruts,  le  discours 
barbare,  les  mœurs  agrestes;  mais  ces  choses  tendent  d'un 
même  pas  à  la  perfection,  jusqu'à  ce  que  le  grand  goût  naisse  ; 
mais  ce  grand  goût  est  comme  le  tranchant  d'un  rasoir,  sur 
lequel  il  est  difficile  de  se  tenir.  Bientôt  les  mœurs  se  dépra- 
vent; l'empire  de  la  raison  s'étend;  le  discours  devient  épi— 
grammatique,  ingénieux,  laconique,  sentencieux;. les  arts  se 
corrompent  par  le  raffinement.  On  trouve  les  anciennes  routes 
occupées  par  des  modèles  sublimes  qu'on  désespère  d'égaler. 
On  écrit  des  poétiques;  on  imagine  de  nouveaux  genres;  on 
devient  singulier,  bizarre,  maniéré;  d'où  il  parait  que  la 
manière  est  un  vice  d'une  société  policée,  où  le  bon  goût  tend  à 
la  décadence. 

Lorsque  le  bon  goût  a  été  porté  chez  une  nation  à  son  plus 
haut  point  de  perfection,  on  dispute  sur  le  mérite  des  Anciens, 
qu'on  lit  moins  que  jamais.  La  petite  portion  du  peuple  qui 
médite,  qui  réfléchit,  qui  pense,  qui  prend  pour  unique  mesure  de 
son  estime  le  vrai,  le  bon,  l'utile,  pour  trancher  le  mot,  les  philo- 
sophes dédaignent  les  fictions,  la  poésie,  l'harmonie,  l'antiquité. 
Ceux  qui  sentent,  qui  sont  frappés  d'une  belle  image,  qui  ont 
une  oreille  fine  et  délicate,  crient  au  blasphème,  à  l'impiété. 
Plus  on  méprise  leur  idole,  plus  ils  s'inclinent  devant  elle.  S'il 
xi.  1k 


370  SALON    DE    1767. 

se  rencontre  alors  quelque  homme  original,  d'un  esprit  subtil, 
discutant,  analysant,  décomposant,  corrompant  la  poésie  par  la 
philosophie,  et  la  philosophie  par  quelques  bluettes  de  poésie, 
il  naît  une  manière  qui  entraîne  la  nation.  De  là  une  foule 
d'insipides  imitateurs  d'un  modèle  bizarre,  imitateurs  dont  on 
pourrait  dire,  comme  le  médecin  Procope  disait  :  «  Eux,  bossus! 
vous  vous  moquez;  ils  ne  sont  que  mal  faits.  » 

Ces  copistes  d'un  modèle  bizarre  sont  insipides,  parce  que 
leur  bizarrerie  est  d'emprunt;  leur  vice  ne  leur  appartient  pas  ; 
ce  sont  des  singes  de  Sénèque,  de  Fontenelle  et  de  Boucher. 

Le  mot  manière  se  prend  en  bonne  et  en  mauvaise  part  ; 
mais  presque  toujours  en  mauvaise  part,  quand  il  est  seul.  On 
dit  :  Avoir  de  la  manière,  être  maniéré,  et  c'est  un  vice;  mais 
on  dit  aussi  :  Sa  manière  est  grande;  c'est  la  manière  du  Pous- 
sin, de  Le  Sueur,  du  Guide,  de  Raphaël,  des  Carrache. 

Je  ne  cite  ici  que  des  peintres  ;  mais  la  manière  a  lieu  dans 
tous  les  genres,  en  sculpture,  en  musique,  en  littérature. 

Il  y  a  un  modèle  primitif  qui  n'est  point  en  Nature,  et  qui 
n'est  que  vaguement,  confusément  dans  l'entendement  de  l'ar- 
tiste. Il  y  a  entre  l'être  de  Nature  le  plus  parfait  et  ce  modèle 
primitif  et  vague  une  latitude  sur  laquelle  les  artistes  se  dis- 
persent. De  là  les  différentes  manières  propres  aux  diverses 
écoles,  et  à  quelques  maîtres  distingués  de  la  même  école  : 
manière  de  dessiner,  d'éclairer,  de  draper,  d'ordonner,  d'expri- 
mer; toutes  sont  bonnes,  toutes  sont  plus  ou  moins  voisines  du 
modèle  idéal.  La  Vénus  de  Médicis  est  belle.  La  statue  du  Pyg- 
malion  de  Falconet  est  belle.  Il  semble  seulement  que  ce  soient 
deux  espèces  diverses  de  belle  femme. 

J'aime  mieux  la  belle  femme  des  Anciens  que  la  belle  femme 
des  modernes,  parce  qu'elle  est  plus  femme.  Car  qu'est-ce  que 
la  femme?  Le  premier  domicile  de  l'homme.  Faites  donc  que 
j'aperçoive  ce  caractère  dans  la  largeur  des  hanches  et  des 
reins.  Si  vous  cherchez  l'élégance,  le  svelte  aux  dépens  de  ce 
caractère,  votre  élégance  sera  fausse,  vous  serez  maniéré. 

Il  y  a  une  manière  nationale  dont  il  est  difficile  de  se 
départir.  On  est  tenté  de  prendre  pour  la  belle  nature  celle 
qu'on  a  toujours  vue  :  cependant  le  modèle  primitif  n'est 
d'aucun  siècle,  d'aucun  pays.  Plus  la  manière  nationale  s'en 
rapprochera,  moins  elle  sera  vicieuse.  Au  lieu  de  me  montrer  le 


SALON    DE    1767.  371 

premier    domicile   de   l'homme,   vous   me   montrez   celui   du 
plaisir. 

Qui  est-ce  qui  a  gâté  presque  toutes  les  compositions  de 
Rubens,  si  ce  n'est  cette  vilaine  et  matérielle  nature  flamande, 
qu'il  a  imitée?  Dans  des  sujets  flamands,  peut-être  serait-elle 
moins  répréhensible ;  peut-être  la  constitution  lâche,  molle  et 
replète,  étant  bien  d'un  Silène,  d'une  Bacchante  et  d'autres 
êtres  crapuleux,  conviendrait-elle  tout  à  fait  dans  une  Bac- 
chanale. 

C'est  que  toute  incorrection  n'est  pas  vicieuse;  c'est  qu'il  y 
a  des  difformités  d'âge  et  de  condition.  L'enfant  |est  une  masse 
de  chair  non  développée;  le  vieillard  est  décharné,  sec  et  voûté. 
Il  y  a  des  incorrections  locales.  Le  Chinois  a  ses  yeux  petits  et 
obliques;  la  Flamande,  ses  grosses  fesses  et  ses  lourdes 
mamelles;  le  Nègre,  son  nez  épaté,  ses  grosses  lèvres  et  ses 
cheveux  crépus.  C'est  en  s'assujettissant  à  ces  incorrections 
qu'on  éviterait  la  manière,  loin  d'y  tomber. 

Si  la  manière  est  une  affectation,  quelle  est  la  partie  de  la 
peinture  qui  ne  puisse  pécher  par  ce  défaut  ! 

Le  dessin?  Mais  il  y  en  a  qui  dessinent  rond;  il  y  en  a  qui 
dessinent  carré.  Les  uns  font  leurs  figures  longues  et  sveltes; 
d'autres  les  font  courtes  et  lourdes;  ou  les  parties  sont  trop 
ressenties,  ou  elles  ne  le  sont  point  du  tout.  Celui  qui  a  étudié 
l'écorché  voit  et  rend  toujours  le  dessous  de  la  peau.  Certains 
artistes  stériles  n'ont  qu'un  petit  nombre  de  positions  de  corps, 
qu'un  pied,  une  main,  un  bras,  un  dos,  une  jambe,  une  tête, 
qu'on  retrouve  partout.  Ici,  je  reconnais  l'esclave  de  la  nature  ; 
là  l'esclave  de  l'antique. 

Le  clair-obscur?  Mais  qu'est-ce  que  cette  affectation  de  ras- 
sembler toute  la  lumière  sur  un  seul  objet,  et  de  jeter  le  reste 
de  la  composition  dans  l'ombre?  Il  semble  que  ces  artistes  n'ont 
jamais  rien  vu  que  par  un  trou.  D'autres  étendront  davantage 
leurs  lumières  et  leurs  ombres;  mais  ils  retombent  sans  cesse 
dans  la  même  distribution,  leur  soleil  est  immobile.  Si  vous 
avez  jamais  observé  les  petits  ronds  éclairés  de  la  lumière  réflé- 
chie d'un  canal  au  plafond  d'une  galerie,  vous  aurez  une  juste 
idée  du  papillotage. 

La  couleur?  Mais  le  soleil  de  l'art  n'étant  pas  le  même  que 
le  soleil  de  la  nature;  la  lumière  du  peintre,  celle  du  ciel;  la 


372  SALON    DE   1767. 

chair  de  la  palette,  la  mienne;  l'œil  d'un  artiste,  celui  d'un 
autre  ;  comment  n'y  aurait-il  point  de  manière  dans  la  couleur? 
Comment  l'un  ne  serait-il  pas  trop  éclatant,  l'autre  trop  gris,  un 
troisième  tout  à  fait  terne  ou  sombre?  Comment  n'y  aurait-il 
pas  un  vice  de  technique,  résultant  des  faux  mélanges;  un  vice 
de  l'école  ou  de  maître;  un  vice  de  l'organe,  si  les  différentes 
couleurs  ne  l'affectent  pas  proportionnellement? 

L'expression?  Mais  c'est  elle  qu'on  accuse  principalement 
d'être  maniérée.  En  effet  l'expression  est  maniérée  en  cent 
façons  diverses.  Il  y  a  clans  l'art,  comme  dans  la  société,  les 
fausses  grâces,  la  minauderie,  l'afféterie,  le  précieux,  l'ignoble, 
la  fausse  dignité  ou  la  morgue,  la  fausse  gravité  ou  la  pédan- 
terie la  fausse  douleur,  la  fausse  piété;  on  fait  grimacer  tous 
les  vices,  toutes  les  vertus,  toutes  les  passions;  ces  grimaces 
sont  quelquefois  dans  la  nature;  mais  elles  déplaisent  toujours 
dans  l'imitation;  nous  exigeons  qu'on  soit  homme,  même  au 
milieu  des  plus  violents  supplices. 

11  est  rare  qu'un  être  qui  n'est  pas  tout  entier  à  son  action 

ne  soit  pas  manière. 

Tout  personnage  qui  semble  vous  dire  :  «  Voyez  comme  je 

pleure  bien,    comme  je    me   fâche    bien,   comme  je   supplie 

bien  »,  est  faux  et  maniéré. 

Tout  personnage  qui  s'écarte  des  justes  convenances  de  son 

état  ou  de  son  caractère,  un  magistrat  élégant,  une  femme  qui 

se  désole  et  qui  cadence  ses  bras,  un  homme  qui  marche  et  qui 

fait  la  belle  jambe,  est  faux  et  maniéré. 

J'ai  dit  quelque  part  que  le  célèbre  Marcel  manierait  ses 

élèves    et  je  ne  m'en  dédis  pas.  Les  mouvements  souples,  gra- 
cieux 'délicats  qu'il  donnait  aux  membres,  écartaient  l'animal 
des  actions  simples,  réelles,  de  la  nature,  auxquelles  il  substi- 
tuait des  attitudes   de  convention,    qu'il   entendait  mieux  que 
personne  au  monde.   Mais  Marcel   ne  savait  rien  de   l'allure 
franche  du  sauvage.  Mais  à  Constantinople,  ayant  à  montrer  à 
marcher   à  se  présenter,  à  danser  à  un  Turc,  Marcel  se  serait 
fait  d'autres  règles.  Qu'on  prétende  que  son  élève  exécutait  a 
merveille  la  singerie  française  du  respect,  j'y  consentirai  ;  mais 
eue  cet  élève  sût  mieux  qu'un  autre  se  désoler  de  la  mort  ou  de 
^infidélité  d'une  maîtresse,  se  jeter  aux  pieds  d'un  père  irrite, 
je  n'en  crois  rien.  Tout  L'art  de  Marcel  se  réduisait  à  la  science 


SALON    DE    1767.  373 

d'un  certain  nombre  d'évolutions  de  société;  il  n'en  savait  pas 
assez  pour  former  même  un  médiocre  acteur;  et  le  plus  insi- 
pide modèle  qu'un  artiste  eût  pu  choisir,  c'eût  été  son  élève. 

Puisqu'il  y  a  des  groupes  de  commande,  des  masses  de  con- 
vention, des  attitudes  parasites,  une  distribution  asservie  au 
technique,  souvent  en  dépit  de  la  nature  du  sujet,  de  faux  con- 
trastes entre  les  figures,  des  contrastes  tout  aussi  faux  entre 
les  membres  d'une  figure,  il  y  a  donc  de  la  manière  dans  la 
composition,  dans  l'ordonnance  d'un  tableau. 

Réfléchissez-y,  et  vous  concevrez  que  le  pauvre,  le  mesquin, 
le  petit,  le  maniéré,  a  lieu  même  dans  la  draperie. 

L'imitation  rigoureuse  de  Nature  rendra  l'art  pauvre,  petit, 
mesquin,  mais  jamais  faux  ou  maniéré. 

C'est  de  l'imitation  de  Nature,  soit  exagérée,  soit  embellie, 
que  sortiront  le  beau  et  le  vrai,  le  maniéré  et  le  faux;  parce 
qu'alors  l'artiste  est  abandonné  à  sa  propre  imagination  :  il  reste 
sans  aucun  modèle  précis. 

Tout  ce  qui  est  romanesque  est  faux  et  maniéré.  Mais  toute 
nature  exagérée,  agrandie,  embellie  au  delà  de  ce  qu'elle  nous 
présente  dans  les  individus  les  plus  parfaits  n'est -elle  pas 
romanesque?  Non.  Quelle  différence  mettez-vous  donc  entre 
le  romanesque  et  l'exagéré?  Voyez-le  dans  le  préambule  de  ce 
Salon. 

La  différence  de  Y  Iliade  à  un  roman  est  celle  de  ce  monde 
tel  qu'il  est  à  un  monde  tout  semblable,  mais  où  les  êtres,  et 
par  conséquent  tous  les  phénomènes  physiques  et  moraux, 
seraient  beaucoup  plus  grands  ;  moyen  sûr  d'exciter  l'admiration 
d'un  pygmée  tel  que  moi. 

Mais  je  me  lasse,  je  m'ennuie  moi-même,  et  je  finis,  de  peur 
de  vous  ennuyer  aussi.  Je  ne  suis  pas  autrement  satisfait  de  ce 
morceau,  que  je  brûlerais  si  ce  n'était  sous  peine  de  le  refaire. 


374  SALON    DE    1767. 


LES    DEUX    ACADÉMIES1 


Mon  ami,  faisons  toujours  des  contes.  Tandis  qu'on  fait  un 
conte,  on  est  gai;  on  ne  songe  à  rien  de  fâcheux.  Le  temps  se 
passe  ;  le  conte  de  la  vie  s'achève,  sans  qu'on  s'en  aperçoive. 

J'avais  deux  Anglais  à  promener.  Ils  s'en  sont  retournés, 
après  avoir  tout  vu;  et  je  trouve  qu'ils  me  manquent  beaucoup. 
Ceux-là  n'étaient  pas  enthousiastes  de  leur  pays.  Ils  remar- 
quaient que  notre  langue  s'était  perfectionnée,  tandis  que  la 
leur  était  restée  presque  barbare...  «  C'est,  leur  dis-je,  que 
personne  ne  se  mêle  de  la  vôtre,  et  que  nous  avons  quarante 
oies  qui  gardent  le  Capitole  »  ;  comparaison  qui  leur  parut 
d'autant  plus  juste  qu'ainsi  que  les  oies  romaines,  les  nôtres 
gardent  le  Capitole  et  ne  le  défendent  pas. 

Les  quarante  oies  viennent  de  couronner  une  mauvaise  pièce 
d'un  petit  Sabatin  Langeac2,  pièce  plus  jeune  encore  que 
l'auteur,  pièce  dont  on  fait  honneur  à  Marmontel,  qui  pourrait 
dire  comme  le  paysan  de  M""  de  Sévigné  accusé  par  une 
fille  de  lui  avoir  fait  un  enfant  :  «  Je  ne  l'ai  pas  fait;  mais  il  est 
vrai  que  je  n'y  ai  pas  nui  »;  pièce  que  Marmontel  a  lue  à  l'assem- 
blée publique,  sans  que  la  séduction  de  sa  déclamation  en  ait 
pu  dérober  la  pauvreté;  pièce  qui  a  ôté  le  prix  à  un  certain 
M.  de  Rulhières,  qui  avait  envoyé  au  concours  une  excellente 
satire  sur  l'Inutilité  des  disputes,  excellente  pour  le  ton  et  poul- 
ies choses,  et  qu'on  a  cru  devoir  exclure  pour  cause  de  person- 
nalités; et  tout  cela  n'est  pas  un  conte,  ni  ce  qui  suit  non  plus. 

Ce  jugement  des  oies  a  donné  lieu  à  une  scène  assez  vive 
entre  Marmontel  et  un  jeune  poète  appelé  Champfort,  d'une 


\.  Ce  morceau  est  reproduit  presque  textuellement  dans  la  lettre  à  M,lc  Voland, 
du  10  septembre  1768.  A  cette  date,  Diderot  écrivait  :  «  Je  ne  fais  rien,  mais  rien 
du  tout,  pas  même  ce  Salon  (de  1 707),  dont  j'espère  que  ni  Grimm  ni  moi  ne  ver- 
rons la  fin.  »  Nous  avons  déjà  vu  dans  les  notes  de  1765  que  Diderot  ne  l'avait 
écrit  qu'en  1760.  11  faut  en  conclure  qu'il  mettait  près  d'un  an  d'intervalle  entre  sa 
visite  au  Salon  et  ses  comptes  rendus;  ce  qui  explique  quelques  oublis  et  certaines 
inexactitudes. 

2.  Lettre  d'un  fils  parvenu  à  son  père  laboureur,  Paris,  VTe  Regnard,  1768, 
in-8°,  fig. 


'  SALON  DE    1767.  375 

figure  très-aimable,  avec  assez  de  talent,  les  plus  belles  appa- 
rences de  modestie,  et  la  suffisance  la  mieux  conditionnée.  C'est 
un  petit  ballon  dont  une  piqûre  d'épingle  fait  sortir  un  vent 
violent.  Voici  le  début  du  petit  ballon. 

CHAMPFORT. 

Il  faut,  messieurs,  que  la  pièce  que  vous  avez  préférée  soit 
excellente. 

MARMONTEL. 

Et  pourquoi  cela? 

CHAMPFORT. 

C'est  qu'elle  vaut  mieux  que  celle  de  La  Harpe. 

MARMONTEL. 

Elle  pourrait  valoir  mieux  que  celle  que  vous  citez  et  ne 
valoir  pas  grand'chose. 

CHAMPFORT. 

Mais  j'ai  vu  celle-ci. 

MARMONTEL. 

Et  vous  l'avez  trouvée  bonne? 

CHAMPFORT. 

Très-bonne. 

MARMONTEL. 

C'est  que  vous  ne  vous  y  connaissez  pas. 

CHAMPFORT. 

Mais  si  celle  de  La  Harpe  est  mauvaise,  et  si  pourtant  elle 
est  meilleure  que  celle  du  petit  Sabatin,  celle-ci  est  donc  détes- 
table? 

MARMONTEL. 

Cela  se  peut. 

CHAMPFORT. 

Et  pourquoi  couronner  une  pièce  détestable? 

MARMONTEL. 

Et  pourquoi  n'avoir  pas  fait  cette  question-là  quand  on  a 
couronné  la  vôtre?  etc.,  etc. 

C'est  ainsi  que  Marmontel  fouettait  le  petit  ballon  Champfort, 
tandis  que  de  son  côté  le  public  n'épargnait  pas  le  derrière  de 
l'Académie. 

Voilà  l'histoire  de  la  honte  de  l'Académie  française,  et  voici 
l'histoire  de  la  honte  de  l'Académie  de  peinture. 


376  SALON    DE    1767. 

Vous  savez  que  nous  avons  ici  une  Ecole  de  peinture,  de 
sculpture  et  d'architecture1  dont  les  places  sont  au  concours, 
comme  devraient  y  être  toutes  celles  de  la  nation,  si  l'on  était 
aussi  curieux  d'avoir  de  grands  magistrats  que  l'on  est  curieux 
d'avoir  de  grands  artistes.  On  demeure  trois  ans  dans  cette 
Ecole;  on  y  est  logé,  nourri,  chauffé,  éclairé,  instruit  et  gratifié 
de  trois  cents  livres  tous  les  ans.  Quand  on  a  fini  son  triennat, 
on  passe  à  Rome,  où  nous  avons  une  autre  Ecole.  Les  élèves  y 
jouissent  des  mêmes  prérogatives  qu'à  Paris,  et  ils  y  ont  cent 
francs  de  plus  par  an.  11  sort  tous  les  ans  de  l'École  de  Paris 
trois  élèves  qui  vont  à  l'Ecole  de  Rome,  et  qui  font  place  ici  à 
trois  nouveaux  entrants.  Songez,  mon  ami,  de  quelle  impor- 
tance sont  ces  places  pour  des  enfants,  dont  communément  les 
parents  sont  pauvres,  qui  ont  beaucoup  dépensé  à  ces  pauvres 
parents,  qui  ont  travaillé  de  longues  années,  et  à  qui  l'on  fait 
une  injustice,  certes  très-criminelle,  lorsque  c'est  la  partialité 
des  juges,  et  non  le  mérite  des  concurrents,  qui  dispose  de  ces 
places. 

Tout  élève,  fort  ou  faible,  peut  mettre  au  prix.  L'Académie 
donne  le  sujet.  Cette  .année,  c'était  le  Triomphe  de  David  après 
la  défaite  du  Philistin  Goliath.  Chaque  élève  fait  son  esquisse, 
au  bas  de  laquelle  il  écrit  son  nom.  Le  premier  jugement  de 
l'Académie  consiste  à  choisir  entre  ces  esquisses  celles  qui  sont 
dignes  de  concourir  :  elles  se  réduisent  ordinairement  à  sept 
ou  huit.  Les  jeunes  auteurs  de  ces  esquisses,  peintres  ou  sculp- 
teurs, sont  obligés  de  conformer  leurs  tableaux  ou  bas-reliefs 
aux  esquisses  sur  lesquelles  ils  ont  été  admis.  Alors  on  les  ren- 
ferme chacun  séparément,  et  ils  travaillent  à  leurs  morceaux. 
Ces  morceaux  faits  sont  exposés  au  public  pendant  plusieurs 
jours;  et  l'Académie  adjuge  le  prix,  ou  l'entrée  à  la  pension,  le 
samedi  qui  suit  le  jour  de  la  Saint-Louis. 

Ce  jour,  la  place  du  Louvre  est  couverte  d'artistes,  d'élèves 
et  de  citoyens  de  tous  les  ordres.  On  y  attend  en  silence  la 
nomination  de  P  Académie. 

Le  prix  de  peinture  fut  accordé  à  un  jeune  homme  appelé 
Vincent.  Aussitôt  il  se  fit  un  bruit  d'acclamations  et  d'applau- 


\.  L'École  royale  des  élèves  protégés,  fait  remarquer  M.  L.  Courajod,  qui  a  parlé 
de  l'épisode  dans  son  livre,  ne  comptait  point  d'élèves  architectes. 


SALON    DE    1767.  377 

dissements.  Le  mérite,  en  effet,  avait  été  récompensé.  Le  vain- 
queur, élevé  sur  les  épaules  de  ses  camarades,  fut  promené 
autour  de  la  place  ;  et  après  avoir  joui  des  honneurs  de  cette 
espèce  d'ovation,  il  fut  déposé  à  la  pension.  C'est  une  cérémonie 
d'usage  qui  me  plaît. 

Cela  fait,  on  attendit  en  silence  la  nomination  du  prix  de 
sculpture.  Il  y  avait  trois  bas-reliefs  de  la  première  force.  Les 
jeunes  élèves  qui  les  avaient  faits,  et  qui  ne  doutaient  point  que 
le  prix  n'allât  à  l'un  d'eux,  se  disaient  amicalement  :  «  J'ai  fait 
une  assez  bonne  chose  ;  mais  tu  en  as  fait  une  belle,  et  si  tu  as 
le  prix,  je  m'en  consolerai.  »  Eh  bien!  mon  ami,  ils  en  ont  été 
privés  tous  les  trois.  La  cabale  l'a  adjugé  à  un  nommé  Moitte, 
élève  de  Pigalle.  Notre  ami  Pigalle  et  son  ami  Le  Moyne  se  sont 
un  peu  déshonorés.  Pigalle  disait  à  Le  Moyne  :  «  Si  l'on  ne 
couronne  pas  mon  élève,  je  quitterai  l'Académie  ;  »  et  Le  Moyne 
n'a  jamais  eu  le  courage  de  lui  répondre  :  «  S'il  faut  que  l'Aca- 
démie fasse  une  injustice  pour  vous  conserver,  il  y  aura  de 
l'honneur  pour  elle  à  vous  perdre.  »  Mais  revenons  à  nos  assis- 
tants sur  la  place  du  Louvre. 

C'était  une  consternation  muette.  L'élève  appelé  Millot1,  à 
qui  le  public,  la  partie  saine  de  l'Académie  et  ses  camarades 
avaient  décerné  le  prix,  se  trouva  mal.  Alors  il  s'éleva  un  mur- 
mure, puis  des  cris,  des  invectives,  des  huées,  de  la  fureur  ;  ce 
fut  un  tumulte  effroyable.  Le  premier  qui  se  présenta  pour 
sortir  ce  fut  le  bel  abbé  Pommyer,  conseiller  au  Parlement  et 
membre  honoraire  de  l'Académie.  La  porte  était  obsédée  ;  il 
demanda  qu'on  lui  fît  passage.  La  foule  s'ouvrit,  et  tandis  qu'il 
la  traversait,  on  lui  criait  :  a  Passe,  foutu  âne.  »  L'élève  injus- 
tement couronné  parut  ensuite.  Les  plus  échauffés  des  jeunes 
élèves  s'attachent  à  ses  vêtements,  et  lui  disent  :  «  Croûte, 
croûte  abominable,  infâme  croûte,  tu  n'entreras  pas;  nous  t'as- 
sommerons plutôt;  »  et  puis  c'était  un  redoublement  de  .cris  et 
de  huées  à  ne  pas  s'entendre.  Le  Moitte  tremblant,  déconcerté, 
disait  :  «  Messieurs,  ce  n'est  pas  moi,  c'est  l'Académie;  »  et  on 
lui  répondait  :  «  Si  tu  n'es  pas  un  indigne,  comme  ceux  qui 
t'ont  nommé,  remonte,  et  va  leur  dire  que  tu  ne  veux  pas 
entrer.  »  Il  s'éleva  dans  ces  entrefaites  une  voix  qui  criait  : 

1.  René  Millot,  élève  de  Le  Moyne.  Il  obtint  le  prix  en  1770. 


378  SALON   DE    1767. 

«  Mettons-le  à  quatre  pattes,  et  promenons-le  autour  de  la 
place  avec  Millot  sur  son  dos;  »  et  peu  s'en  fallut  que  cela  ne 
s'exécutât.  Cependant  les  académiciens,  qui  s'attendaient  à  être 
siffles,  honnis,  bafoués,  n'osaient  se  montrer.  Ils  ne  se  trom- 
paient pas.  Ils  le  furent  en  effet  avec  le  plus  grand  éclat  pos- 
sible. Gochin  avait  beau  crier  :  «  Que  les  mécontents  viennent 
s'inscrire  chez  moi  »  ;  on  ne  l'écoutait  pas,  on  sifflait,  on  hon- 
nissait, on  bafouait.  Pigalle,  le  chapeau  sur  la  tête  et  de  son  ton 
rustre  que  vous  lui  connaissez,  s'adressa  à  un  particulier  qu'il 
prit  pour  un  artiste  et  qui  ne  l'était  pas,  et  lui  demanda  s'il 
était  en  état  de  juger  mieux  que  lui.  Ce  particulier,  enfonçant 
son  chapeau  sur  sa  tête,  lui  répondit  qu'il  ne  s'entendait  point 
en  bas-reliefs,  mais  qu'il  se  connaissait  en  insolents,  et  qu'il  en 
était  un.  Vous  croyez  peut-être  que  la  nuit  survint,  et  que  tout 
s'apaisa  ;  pas  tout  à  fait. 

Les  élèves,  indignés,  s'attroupèrent,  et  concertèrent,  pour  le 
jour  prochain  d'assemblée,  une  avanie  nouvelle.  Ils  s'informè- 
rent exactement  qui  est-ce  qui  avait  voté  pour  Millot,  qui  est- 
ce  qui  avait  voté  pour  Moitte,  et  s'assemblèrent  tous  le  samedi 
suivant  sur  la  place  du  Louvre,  avec  tous  les  instruments  d'un 
charivari,  et  bonne  résolution  de  les  employer;  mais  ce  projet 
ne  tint  pas  contre  la  crainte  du  guet  et  du  Chàtelet.  Ils  se  con- 
tentèrent de  former  deux  fdes,  entre  lesquelles  tous  leurs  maî- 
tres seraient  obligés  de  passer.  Boucher,  Dumont,  Van  Loo,  et 
quelques  autres  défenseurs  du  mérite  se  présentèrent  les  pre- 
miers; et  les  voilà  entourés,  accueillis,  embrassés,  applaudis. 
Arrive  Pigalle;  et  lorsqu'il  est  engagé  entre  les  files,  on  crie  : 
«  Du  dos  •  »  il  se  fait  de  droite  et  de  gauche  un  demi-tour  de 
conversion  ;  et  Pigalle  passe  entre  deux  longues  rangées  de  dos  ; 
même  salut  et  mêmes  honneurs  à  Cochin,  à  M.  et  Mme  Vien,  et 
aux  autres. 

Les  académiciens  ont  fait  casser  tous  les  bas-reliefs,  afin 
qu'il  ne  restât  aucune  preuve  de  leur  injustice.  Vous  ne  serez 
peut-être  pas  fâché  de  connaître  celui  de  Millot,  et  je  vais  vous 
le  décrire. 

A  droite  ce  sont  trois  grands  Philistins,  bien  contrits,  bien 
humiliés;  l'un,  les  bras  liés  sur  le  dos;  un  jeune  Israélite  est 
occupé  à  lier  les  bras  des  deux  autres.  Ensuite  David  est  porté 
sur  son  char  par  des  femmes,  dont  une,  prosternée,  embrasse 


SALON    DE    1767.  379 

ses  jambes  ;  d'autres  l'élèvent,  une  troisième  sur  le  fond  le  cou- 
ronne. Son  char  est  attelé  de  deux  chevaux  fougueux  ;  à  la  tête 
de  ces  chevaux,  un  écuyer  les  contient  par  la  bride  et  se  dis- 
pose à  remettre  les  rênes  au  triomphateur.  Sur  le  devant,  un 
vigoureux  Israélite,  tout  nu,  enfonce  la  pique  dans  la  tête  de 
Goliath,  qu'on  voit  énorme,  renversée,  effroyable,  les  cheveux 
épars  sur  la  terre.  Plus  loin,  à  gauche,  ce  sont  des  femmes  qui 
dansent,  qui  chantent,  qui  accordent  leurs  instruments.  Parmi 
celles  qui  dansent,  il  y  a  une  espèce  de  Bacchante  frappant  du 
tambour,  déployée  avec  une  légèreté  et  une  grâce  infinies, 
jambes  et  bras  en  l'air.  Elle  a  la  tète  tournée  vers  le  spectateur 
qui  la  voit  du  reste  par  le  dos;  sur  le  devant,  une  autre  dan- 
seuse qui  tient  son  enfant  par  la  main.  L'enfant  danse  aussi; 
mais  il  a  les  yeux  attachés  sur  l'horrible  tête;  et  son  action  est 
mêlée  de  terreur  et  de  joie.  Sur  le  fond,  des  hommes,  des 
femmes,  la  bouche  ouverte,  les  bras  levés,  et  en  acclamations. 

Ils  ont  dit  que  ce  n'était  pas  là  le  sujet,  et  on  leur  a  répondu 
qu'ils  reprochaient  à  l'élève  d'avoir  eu  du  génie.  Ils  ont  repris 
le  char  qui  n'est  pas  même  une  licence.  Cochin,  plus  adroit, 
m'a  écrit  que  chacun  jugeait  par  ses  yeux,  et  que  l'ouvrage 
qu'il  avait  couronné  lui  montrait  plus  de  talent;  discours  d'un 
homme  sans  goût  et  de  peu  de  bonne  foi l.  D'autres  ont  avoué 
que  le  bas-relief  de  Millot  était  excellent  à  la  vérité,  mais  que 
Moitte  était  plus  habile;  et  on  leur  a  demandé  à  quoi  bon  le 
concours,  si  l'on  jugeait  la  personne  et  non  l'ouvrage. 

Mais  écoutez  une  singulière  rencontre  de  circonstances; 
c'est  qu'au  moment  même  où  le  pauvre  Millot  venait  d'être 
dépouillé  par  l'Académie,  Falconet  m'écrivait  :  «  J'ai  vu  chez 
Le  Moyne  un  élève  appelé  Millot,  qui  m'a  paru  avoir  du  talent 
et  de  l'honnêteté;  tâchez  de  me  l'envoyer,  je  vous  laisse  le 

1.  Dans  une  lettre  à  M.  de  Marigny,  Cochin,  après  avoir  rendu  compte  des  trou- 
bles de  cette  journée  et  demandé  comme  punition  pour  les  élèves  l'interdiction  de 
porter  l'épée,  lui  explique  les  raisons  déterminantes  du  choix  de  Moitte  :  «  1°  II  est 
fils  d'académicien,  et  dans  le  cas  où  la  balance  est  égale,  ce  poids  la  détermine  ; 
2°  voilà  trois  années  qu'il  met  au  prix,  les  deux  premières  avec  un  applaudissement 
général  et  l'on  convient  qu'il  eût  dû  avoir  le  premier  prix  de  l'année  passée  ;  3"  quoi- 
que son  prix  de  cette  année  ne  soit  pas  aussi  bon  à  plusieurs  égards  qu'on  avait  lieu 
de  l'attendre,  plusieurs  personnes  (dont  je  suis  du  nombre)  prétendent  y  voir  des 
preuves  qu'il  est  plus  avancé  pour  le  talent  que  l'autre,  etc.  »  V.  L'École  royale 
des  élèves  protégés,  par  L.  Courajod,  p.  75. 


380  SALON    DE   1767. 

maître  des  conditions.  »  Je  cours  chez  Le  Moyne.  Je  lui  fais 
part  de  ma  commission.  Le  Moyne  lève  les  mains  au  ciel,  et 
s'écrie  :  «  La  Providence!  la  Providence!  »  Et  moi,  d'un  ton 
bourru,  je  reprends:  «  La  Providence!  la  Providence!  est-ce 
que  tu  crois  qu'elle  est  faite  pour  réparer  vos  sottises?  »  Millot 
survint.  Je  l'invitai  à  me  venir  voir.  Le  lendemain  il  était  chez 
moi.  Ce  jeune  homme  était  pâle,  défait  comme  après  une  longue 
maladie.  11  avait  les  yeux  rouges  et  gonflés  ;  et  il  me  disait 
d'un  ton  à  me  déchirer  :  «  Ah!  monsieur,  après  avoir  été  à 
charge  à  mes  pauvres  parents  pendant  dix-sept  ans  !  Au  moment 
où  j'espérais!  Après  avoir  travaillé  dix-sept  ans,  depuis  la 
pointe  du  jour  jusqu'à  la  nuit!  Je  suis  perdu.  Encore,  si  j'avais 
espérance  de  gagner  le  prix  l'an  prochain;  mais  il  y  a  là  un 
Stouf,  un  Foucou!  »  Ce  sont  les  noms  de  ses  deux  concur- 
rents de  cette  année.  Je  lui  proposai  le  voyage  de  Russie.  11  me 
demanda  le  reste  de  la  journée  pour  en  délibérer  avec  lui- 
même  et  ses  amis.  11  revint  il  y  a  quelques  jours,  et  voici  sa 
réponse  :  «  Monsieur,  on  ne  saurait  être  plus  sensible  à  vos 
offres;  j'en  connais  tout  l'avantage;  mais  on  ne  suit  pas  notre 
talent  par  intérêt.  Il  faut  présenter  à  l'Académie  l'occasion  de 
réparer  son  injustice,  aller  à  Rome,  ou  mourir.  »  Et  voilà,  mon 
ami,  comme  on  décourage,  comme  on  désole  le  mérite,  comme 
on  se  déshonore  soi-même  et  son  corps  ;  comme  on  fait  le  mal- 
heur d'un  élève  et  le  malheur  d'un  autre  à  qui  ses  camarades 
jetteront  au  nez,  sept  ans  de  suite,  la  honte  de  sa  réception  ;  et 
comme  il  y  a  quelquefois  du  sang  répandu. 

L'Académie  inclinait  à  décimer  les  élèves.  Boucher,  doyen 
de  l'Académie,  refusa  d'assister  à  cette  délibération.  Van  Loo, 
chef  de  l'école,  représenta  qu'ils  étaient  tous  innocents  ou  cou- 
pables ;  que  leur  code  n'était  pas  militaire  ;  et  qu'il  ne  répon- 
dait pas  des  suites.  En  effet,  si  ce  projet  avait  passé,  les  décimés 
étaient  bien  résolus  de  cribler  Cochin  de  coups  d'épée.  Cochin, 
plus  en  faveur,  plus  envié  et  plus  haï,  a  supporté  la  plus  forte 
part  de  l'indignation  des  élèves  et  du  blâme  général.  J'écrivais 
à  celui-ci,  il  y  a  quelques  jours  :  «  Eh  bien!  vous  avez  donc  été 
bien  berné  par  vos  élèves!  il  est  possible  qu'ils  aient  tort,  mais 
il  y  a  cent  à  parier  contre  un  qu'ils  ont  raison.  Ces  enfants-là 
ont  des  yeux,  et  ce  serait  la  première  fois  qu'ils  se  seraient 
trompés.  »  A  peine  les  prix  sont-ils  exposés,  qu'ils  sont  jugés 


SALON    DE   1767.  381 

et  bien  jugés  par  les  élèves.  Ils  disent  :  «  "Voilà  le  meilleur  »,  et 
c'est  le  meilleur. 

J'ai  appris,  à  cette  occasion,  un  trait  singulier  de  Falconet. 
Il  a  un  fils  né  avec  l'étoffe  d'un  habile  homme,  mais  à  qui  il  a 
malheureusement  appris  à  aimer  le  repos  et  à  mépriser  la 
gloire.  Le  jeune  Falconet  avait  concouru  ;  les  prix  étaient  expo- 
sés, et  le  sien  n'était  pas  bon.  Son  père  le  prit  par  la  main,  le 
conduisit  au  Salon,  et  lui  dit  :  «  Tiens,  vois,  et  juge-toi  toi- 
même.  »  L'enfant  avait  la  tête  baissée  et  restait  immobile. 
Alors,  le  père  se  tournant  vers  les  académiciens,  ses  confrères, 
leur  dit  :  «  Il  a  fait  un  sot  ouvrage,  et  il  n'a  pas  le  courage  de 
le  retirer.  Ce  n'est  pas  lui,  messieurs,  qui  l'emporte;  c'est 
moi.  »  Puis  il  mit  le  tableau  de  son  fils  sous  son  bras  et  s'en 
alla.  Ah  !  si  ce  Brutus-là,  qui  juge  son  fils  si  sévèrement,  qui 
estime  le  talent  de  Pigalle,  mais  qui  n'aime  pas  l'homme,  avait 
été  présent  à  la  séance  de  l'Académie,  lorsqu'on  y  prononça 
sur  les  prix! 

Moitte,  honteux  de  son  élection,  a  été  un  mois  entier  sans 
entrer  à  la  pension  ;  et  il  a  bien  fait  de  laisser  à  la  haine  de  ses 
camarades  le  temps  de  tomber. 

Je  serais  au  désespoir  qu'on  publiât  une  ligne  de  ce  que  je 
vous  écris,  excepté  ce  dernier  morceau  que  je  voudrais  qu'on 
imprimât  et  qu'on  affichât  à  la  porte  de  l'Académie  et  aux  coins 
des  rues. 

N'allez  pas  inférer  de  cette  histoire  que,  si  la  vénalité  des 
charges  est  mauvaise,  le  concours  ne  vaut  guère  mieux,  et  que 
tout  est  bien  comme  il  est.  Moitte  est  un  bon  élève;  et  si  le 
concours  est  sujet  à  l'erreur  et  à  l'injustice,  ce  n'est  jamais  au 
point  d'exclure  l'homme  de  génie,  et  de  donner  la  préférence 
à  un  sot  décidé  sur  un  habile  homme.  Il  y  a  une  pudeur  qui 
retient. 

Et  Dieu  soit  loué,  m'en  voilà  sorti.  Et  vous,  quand  aurez- 
vous  le  bonheur  d'en  dire  autant?  quand  serez-vous  remis  du 
désordre  que  cet  aimable,  doux,  honnête  et  timide  prince  de 
Saxe-Gotha  *  a  jeté  dans  votre  commerce  ? 

1.  Ce  fut  en  1768  que  le  prince  héréditaire  de  Saxe-Gotha  vint  à  Paris.  Grimm 
parle  en  ces  termes  de  cette  visite  dans  sa  lettre  du  15  décembre  : 

«  Dieu,  dont  la  prévision  est  tous  les  jours  démontrée  en  Sorbonne,  a  prévu 
entre  autres  choses  que  tous   les  princes  héréditaires  qui    viendraient  à  Paris 


382  SALON  DE   1767. 

iraient  visiter  la  retraite  de  Denis  Diderot,  dit  le  philosophe.  On  peut  se  rappeler 
la  visite  qu'il  reçut  du  prince  héréditaire  de  Brunswick-Wolfenbuttel  ;  il  vient  d'en 
recevoir  une  pareille  du  prince  héréditaire  de  Saxe-Gotha.  J'avais  été  l'introduc- 
teur du  premier  de  ces  princes  ;  il  n'était  pas  possible  do  faire  ce  rôle  une 
seconde  fois  sans  trahir  le  secret  qu'on  voulait  dérober  au  philosophe.  Ainsi  le 
prince  héréditaire  de  Saxe-Gotha  s'y  présenta  en  compagnie  d'un  autre  voyageur 
de  Strasbourg  de  sa  connaissance,  et  sous  le  nom  de  M.  Ehrlich,  jeune  homme  de 
Suisse.  Le  philosophe  le  reçut  avec  sa  bonhomie  ordinaire,  et  eut  un  plaisir  infini 
à  causer  avec  lui.  Au  bout  de  quelques  jours,  il  trouva  M.  Ehrlich  dans  la  maison 
de  M.  le  baron  d'Holbach,  à  dîner;  il  alla  à  lui  les  bras  ouverts,  l'embrassa  de 
toutes  ses  forces,  et  lui  dit  :  «  Eh!  qui  vous  aurait  cherché  dans  la  Synagogue?  » 
Pendant  le  dîner  il  me  demanda  si  je  connaissais  ce  jeune  homme.  Je  lui  dis 
froidement  :  «  Un  peu.  —  C'est,  nie  dit-il,  un  enfant  charmant.  En  vérité,  continua- 
t-il,  il  me  vient  de  votre  pays  des  jeunes  gens  si  aimables,  si  instruits,  si  modestes 
et  si  sages  qu'ils  me  rendent  la  jeunesse  de  ce  pays-ci  absolument  insupportable. 
Ce  n'est  pas,  ajouta-t-il,  le  premier  ni  le  seul  jeune  homme  de  ce  mérite  et  de 
cette  modestie  qui  me  vienne  de  ce  pays-là,  j'en  ai  reçu  plus  d'un.  »  Après  le 
dîner  on  lui  apprit  le  véritable  nom  de  M.  Ehrlich,  et  le  philosophe  trouva  que 
cela  ne  changeait  en  rien  les  sentiments  qu'il  avait  pris  pour  lui.  » 


SALON   DE    1769 


Publié  partiellement  en  1819.  —  Complété  en  1857. 


SALON    DE    1769 


A    MON    AMI    MONSIEUR   GRIMM. 


PREMIERE   LETTRE. 

Le  pauvre  Salon  que  nous  avons  eu  cette  année!  Presque 
aucun  morceau  d'histoire,  aucune  grande  composition,  rien, 
mon  ami,  qui  valût  la  peine  d'accélérer  votre  retour.  Ce  n'est 
pas  que  nos  artistes  aient  chômé  :  ils  ont  travaillé,  et  beaucoup  ; 
mais  ou  leurs  ouvrages  ont  passé  en  pays  étranger,  ou  ils  ont 
été  retenus  dans  des  cabinets  d'apprentis  amateurs  qui  en  sont 
encore  à  la  première  fureur  d'une  jouissance  qu'ils  ne  veulent 
partager  avec  personne. 

Vernet  avait  exécuté  pour  M.  de  Laborde  huit  grands 
tableaux.  Par  un  travers  de  tête  auquel  on  n'entend  rien, 
l'homme  riche,  en  les  lui  commandant,  a  exigé  que  ces 
tableaux,  une  fois  placés  dans  sa  galerie,  n'en  sortiraient  plus. 
Aussi  n'en  sont-ils  pas  sortis  ;  le  de  Laborde  a  fermé  l'oreille 
au  cri  public.  Que  dites-vous  de  cet  abus  cruel  de  la  nécessité 
où  se  trouve  l'artiste  de  sacrifier  la  ressource  de  son  talent  ou 
sa  gloire?  Le  moderne  Midas,  qui  ne  connaît  que  l'argent,  s'est 
imaginé  que  l'argent  était  la  portion  la  plus  précieuse  de  l'hono- 
raire d'un  homme  qui  doit  avoir  l'âme  grande  et.  le  caractère 
libéral.  Que  ne  l'interrogeait-il?  Que  ne  lui  disait-il  :  «  Vernet, 
lequel  des  deux  préférerais-tu,  ou  d'avoir  fait  pour  rien  un 
ouvrage  sublime,  ou  d'en  avoir  fait  un  plat  qu'on  t'eût  payé 
au  poids  de  l'or?...  »  Il  aurait  vu  si  l'artiste  eût  balancé  dans 
xi.  25 


386  SALON    DE    1769. 

son  choix.  — Mais  c'est  ma  condition.  —  Votre  condition,  mon- 
sieur de  Laborde,  est  injuste,  antipatriotique  et  malhonnête.  Vous 
auriez  mérité  que  l'artiste  vous  en  eût  donné  pour  votre  argent. 
De  quel  front  auriez-vous  exigé  qu'il  retrouvât  un  talent  que 
vous  priviez  de  l'aiguillon  le  plus  puissant?  Croyez-vous  qu'il 
n'y  ait  aucune  différence  entre  l'homme  qui  travaille  pour  un 
peuple  immense  qui  doit  le  juger,  et  l'homme  qui  travaille  pour 
un  petit  particulier  qui^condamne  ses  productions  à  n'arrêter 
que  deux  yeux  stupides?...  Mais,  mon  ami,  pesez  les  suites  de 
cet  exemple  bizarre,  s'il  était  fait  pour  avoir  des  imitateurs. 

Plus  de  Salon,  plus  de  modèles  pour  les  élèves,  plus  de 
comparaison  d'un  faire  à  un  autre;  ces  enfants  n'entendront 
plus  ni  le  jugement  des  maîtres,  ni  la  critique  des  amateurs 
et  des  gens  de  lettres,  ni  la  voix  de  ce  public  qu'ils  auront  un 
jour  à  satisfaire. 

Le  sot  homme,  le  vil  personnage  que  celui  qui  envie  à  la 
jeunesse  son  instruction,  à  toute  une  nation  son  amusement! 
Mais  il  y  a  pis. 

Je  ne  sais  comment  cela  se  fait,  mais  il  est  rare  que  la  foule 
se  forme  devant  une  composition  médiocre,  presque  aussi  rare 
qu'à  notre  folle  jeunesse  de  s'attrouper  aux  Tuileries  autour 
d'une  femme  laide.  Elle  a  un  instinct  qui  la  guide. 

Plus  de  Salon;  et  le  peuple,  privé  d'un  spectacle  annuel  où 
il  venait  perfectionner  son  goût,  en  restera  où  il  en  est.  Or, 
vous  savez  mieux  que  moi  quelle  est  l'influence  du  goût  national 
sur  le  progrès  de  l'art.  L'art  reste  misérable  chez  un  peuple 
imbécile.  Il  marche  avec  rapidité  chez  un  peuple  instruit.  Et 
pourquoi,  chez  le  peuple  imbécile,  l'artiste  s'épuiserait-il  de 
fatigue  et  d'étude  pour  des  applaudissements  qu'il  peut  obtenir 
à  moins  de  frais?  11  se  dira  :  «  Je  réussis,  cela  me  suffit.  » 

Plus  de  Salon,  plus  de  concurrence  entre  les  maîtres,  plus 
de  cette  rivalité  qui  produit  de  si  grands  efforts,  plus  de  cette 
frayeur  du  blâme  public.  Si  l'artiste  parvient  à  tromper  le  par- 
ticulier ignorant  qui  l'emploie,  son  affaire  est  faite. 

J'ai  vu,  grâce  à  M.  de  Laborde,  le  moment  où,  faute  de 
tableaux,  nous  n'aurions  point  d'exposition  cette  année. 

A  la  place  du  ministre,  j'aurais  pensé  que  le  soutien  des 
arts  en  France  tenait  à  la  durée  de  cette  institution  ;  j'aurais 
pensé  que  son  extinction  en  avancerait  la  décadence  de  cent 


SALON   DE    1769.  387 

ans;  je  n'aurais  pas  souffert  qu'une  lubie  en  occasionnât  l'inter- 
ruption; j'en  aurais  fait  dire  un  mot  au  particulier  qui  se  pré- 
férait insolemment  à  tout  un  peuple.  Peut-être  auriez-vous 
appelé  cet  avis  un  acte  de  despotisme,  peut-être  y  auriez-vous 
vu  une  première  atteinte  à  la  liberté  et  à  la  propriété;  peu 
m'eût  importé. 

Après  cette  sortie  préliminaire1  qui  m'a  vraiment  soulagé, 
je  vais  passer  à  l'examen  des  morceaux  dont  il  nous  a  été  per- 
mis de  jouir.  Vous  désirez  que  je  sois  court.  Je  suis  devenu 
vieux  et  paresseux;  j'ai  vidé  mon  sac;  ce  qui  me  reste  d'obser- 
vations à  faire  sur  l'art  est  si  peu  de  chose  qu'il  me  sera  facile 
de  vous  contenter. 

A  la  prochaine  fois,  M.  le  premier  peintre  du  roi,  Boucher, 
et  M.  le  directeur  de  notre  école,  Michel  Van  Loo. 


DEUXIEME   LETTRE. 

BOUCHER. 

1.   MARCHE     DE    BOHEMIENS. 

Le  vieil  athlète  n'a  pas  voulu  mourir2  sans  se  montrer 
encore  une  fois  sur  l'arène;  c'est  Boucher  que  je  veux  dire.  Il 
y  avait  de  cet  artiste  une  Marche  de  Bohémiens  ou  une  Caravane 
dans  le  goût  de  Benedetto  di  Gastiglione,  morceau  de  9  pieds 
de  large  sur  6  pieds  6  pouces  de  haut. 

On  y  remarquait  encore  de  la  fécondité,  de  la  facilité,  de 
la  fougue;  j'ai  même  été  surpris  qu'il  n'y  en  eût  pas  davantage, 
car  la  vieillesse  des  hommes  sensés  dégénère  en  radotage,  en 


1.  Cette  sortie,  comme  le  fait  remarquer  M.  Léon  Lagrange  dans  son  livre 
Joseph  Vernet  et  la  Peinture  au  xvme  siècle,  n'est  sans  doute  que  l'écho  des 
doléances  de  Vernet  lui-même.  C'est  un  mot  d'ordre  dans  toutes  les  brochures  sur 
le  Salon  de  1709  que  cette  plainte  contre  le  banquier  de  Laborde. 

2.  Boucher  mourut  en  1770.  Nous  avons  déjà  vu  que  Diderot  écrivait  son  Salon 
dans  le  courant  de  Tannée  qui  suivait  l'exposition. 


388  SALON   DE    1769. 

platitude,  en  imbécillité,  et  la  vieillesse  des  fous  penche  de  plus 
en  plus  vers  la  violence,  l'extravagance  et  le  délire.  0  l'insup- 
portable vieillard  (pie  je  serai,  si  Dieu  me  prête  vie  ! 

On  aurait  dû  placer  au  bas  de  ce  tableau  un  de  ces  polis- 
sons qu'on  voit  à  l'entrée  des  jeux  de  la  foire  ;  il  aurait  crié  : 
«  Approchez,  messieurs,  c'est  ici  qu'on  voit  le  grand  tapageur...» 
Viniez-vous  les  figures?  Il  y  en  avait  à  profusion  ;  il  y  avait  aussi 
des  chevaux,  des  ânes,  des  mulets,  des  chiens,  des  oiseaux, 
des  troupeaux,  des  montagnes,  des  fabriques,  une  multitude 
d'accessoires,  une  variété  prodigieuse  d'actions,  de  mouvements, 
de  draperies  et  d'ajustements.  C'était  la  plus  belle  cohue  que 
vous  ayez  vue  de  votre  vie. 

Mais  cette  cohue  formait  une  belle  composition  pittoresque. 
Les  groupes  y  étaient  liés  et  distribués  avec  intelligence;  il 
régnait  entre  eux  une  chaîne  de  lumière  bien  entendue;  les 
accessoires  y  étaient  répandus  adroitement  et  faits  de  bon  goût; 
rien  n'y  sentait  la  peine;  la  touche  était  hardie  et  spirituelle; 
on  discernait  partout  le  grand  maître;  le  ciel  surtout,  chaud, 
léger,  vrai,  était  d'enthousiasme  et  sublime. 

Si  mon  ami  trouve  quelqu'un  qui  lui  dise  que  la  Caravane 
de  Boucher  était  un  des  meilleurs  tableaux  du  Salon,  qu'il  ne 
le  contredise  pas;  s'il  trouve  quelqu'un  qui  lui  dise  que  la  Cara- 
vane de  Boucher  était  un  des  plus  mauvais  tableaux  du  Salon, 
qu'il  le  contredise  encore  moins.  Je  vais,  pour  vous  amuser, 
vous  mettre  ces  deux  personnages  en  scène. 

a  Disputez-vous  au  tableau  de  Boucheries  qualités  que  je  lui 
trouve? 

—  Non;  mais  y  trouvez-vous  de  la  couleur? 

—  Non  ;  il  est  faible  et  monotone. 

—  Et  l'illusion? 

—  11  n'y  en  a  point. 

—  Et  la  magie  qui  donne  de  la  profondeur  à  la  toile,  qui 
avance  et  recule  les  objets,  qui  les  distribue  sur  différents  plans, 
qui  met  de  l'intervalle  entre  les  plans,  qui  fait  circuler  l'air 
entre  les  ligures? 

—  D'accord,  elle  y  manque;  c'est  une  boîte  mince  où  la 
caravane  est  renfermée,  pressée,  étouffée. 

—  Et  la  perspective,  qui  donne  à  tout  sa  dégradation  réelle? 

—  Il  n'y  en  a  point. 


SALON    DE\  1760.  389 

—  Et  ces  figures  placées  derrière  cet  âne,  au  troisième  plan, 
qu'en  pensez-vous? 

—  Qu'elles  sont  trop  fortes. 

—  Et  de  cet  homme  qui  court  sur  le  devant? 

—  Qu'il  est  trop  petit  pour  le  lieu  qu'il  occupe. 
— -  Et  de  la  figure  principale? 

—  Laquelle?  Cette  femme  assise  sur  son  cheval? 

—  Précisément. 

—  Que,  quoique  sa  chemise  soit  un  peu  trop  ample,  elle  est 
bien  ajustée,  bien  coiffée,  que  sa  tête  est  d'un  caractère  agréable 
et  qu'on  ne  peut,  sans  humeur,  refuser  le  même  éloge  à  celles 
qui  l'entourent  sur  le  fond. 

—  Oui  ;  mais  le  ton  des  chairs? 

—  Oh  !  j'en  conviens,  il  est  gris  et  plombé. 

—  Le  Bourdon  a  tiré  bon  parti  de  ces  gris-là;  Boucher  les 
connaît,  mais  en  abuse.  Il  manque  à  ce  morceau  des  masses 
d'ombre  plus  décidées,  des  tons  plus  résolus  dans  les  groupes 
du  premier  plan.  Je  ne  sais  pourquoi  je  distingue  des  plans 
dans  ce  morceau;  il  n'y  en  a  point.  Les  reflets  trop  multipliés 
y  divisent  les  masses  et  en  détruisent  l'effet.  Et  cette  femme  assise 
sur  le  devant,  croyez-vous  qu'elle  y  fasse  bien,  de  la  même 
couleur  que  celle  du  milieu?  Doutez- vous  qu'en  cet  endroit  une 
figure  plus  coloriée  et  d'un  caractère  plus  mâle  n'eût  pas  con- 
trasté plus  fortement  avec  les  autres  et  ne  les  eût  pas  fait  valoir 
davantage? 

—  Je  ne  puis  me  refuser  à  vos  observations;  mais  en 
revanche,  vous  accorderez  à  ce  morceau  d'être  généralement 
bien  dessiné. 

—  Avec  un  peu  de  manière. 

—  Que  des  artistes  à  qui  il  ait  été  donné  de  se  soutenir 
aussi  longtemps  sont  rares!  Avoir,  à  soixante-huit  ans  passés, 
toute  la  chaleur  d'un  jeune  homme! 

—  Mais  quel  cas  voulez-vous  que  je  fasse  d'une  chaleur  qui 
me  laisse  froid?  Qu'est-ce  que  tout  cela  dit  à  mon  cœur,  à  mon 
esprit?  Dans  cet  amas  d'incidents,  où  est  celui  qui  m'attache, 
me  pique,  m'émeut,  m'intéresse? 

—  Voilà  précisément  les  critiques  que  je  faisais  à  Chardin, 
qui  s'est  moqué  de  moi. 

—  Laissez  dire  Chardin  ;  cela  est  mauvais,   et  Chardin  le 


390  SALON    DE   1769. 

sait    bien.    Le   Castiglione    est  vigoureux  et    ce    tableau    est 
fade.  » 

Ces  interlocuteurs  ont  raison  tous  les  deux.  Passons  à  Michel 
Y  an  Loo. 


MICHEL  VAN   LOO. 

2.     LES     PORTRAITS     DE    M.    ET     Mme    DE    MARIGNY1. 

Il  y  a  du  soin  et  de  la  vérité  dans  les  ouvrages  de  ce  maître. 
Les  portraits  de  M.  et  M",e  de  Marigny  sont  un  morceau  pré- 
cieux, malgré  leurs  défauts.  Les  étoiles  en  sont  bien,  surtout  la 
robe  et  le  peignoir  de  madame,  quoique  la  robe  pût  être  encore 
plus  soyeuse.  Je  n'en  puis  pas  louer  les  chairs,  elles  sont  mau- 
vaises. Nulle  finesse  de  tons,  nulles  demi-teintes;  des  ombres 
presque  toujours  noires  et  lourdes.  Les  mains  de  la  femme  sans 
grâce  et  d'un  pinceau  timide;  elles  devraient  être  plus  san- 
guines que  la  gorge,  surtout  à  l'extrémité  des  doigts;  sa  gorge 
est  de  plâtre.  Le  mari  est  froid,  son  habit  est  ginguet;  l'en- 
semble de  la  figure  d'un  dessin  raide  et  sans  goût.  On  prétend 
encore  que  Mmc  de  Marigny  est  mieux  en  nature,  que  l'artiste 
lui  a  fait  le  front  trop  petit,  la  bouche  trop  grande,  et  rien  de 
cette  douce  langueur  qui  la  caractérise.  Le  public  a  trouvé  que 
la  composition  en  général  avait  l'air  d'une  scène  domestique 
fâcheuse  où  un  mari  soucieux  questionne  sa  femme  et  cherche 
à  démêler  dans  ses  regards  la  vérité  ou  la  fausseté  de  ses 
réponses,  et  où  la  femme  joue  supérieurement  l'intrépidité.  Un 
mauvais  conte  qui  s'était,  peu  de  temps  auparavant,  répandu 
par  la  ville,  a  montré  dans  ce  tableau  ce  qu'on  n'y  aurait  peut- 
être  pas  aperçu  sans  cela2.  Quoi  qu'il  en  soit,  Michel  a  laissé 
Roslin8  bien  en  arrière  de  lui. 

Mais  je  m'aperçois  que  cinq  ou  six  autres  morceaux  de  Van 
Loo,  dont  il  me  reste  à  vous  entretenir,  allongeraient  beaucoup 


1.  Tableau  de  4  pieds  de  hauteur  sur  3  de  largeur. 

2.  M.  de  Marigny  avait  épousé  la  fille  atnée  de  Mme  Filleul,  la  bonne  amie  du 
financier  Bouret.  Cette  union  fut  troublée  par  le  caractère  ombrageux  du  ministre, 
mais  nous  ne  savons  à  quel  conte  il  est  fait  allusion  ici. 

3.  Roslin  avait  fait  le  portrait  du  même  personnage.  V.  Salon  de  1761. 


SALON    DE   1769.  391 

cette  lettre.  Renvoyons-les,  si  vous  y  consentez,  à  demain  ou 
après- demain. 


TROISIEME    LETTRE. 

3.     UNE     ALLEMANDE    JOUANT    DE     LA    HARPE'. 

Vous,  mon  ami,  qui  revenez  tout  frais  d'Allemagne,  et  qui, 
avec  vos  mauvais  yeux,  ne  vous  êtes  pas  fait  faute  de  regarder 
les  femmes,  dites-moi,  y  sont-elles  jolies?  Michel  Van  Loo  nous 
en  a  montré  une  jouant  de  la  harpe,  qui  n'a  ni  vie  ni  expres- 
sion, la  tête  grosse,  les  bras  maigres  et  d'un  dessin  pauvre,  les 
susdits  bras  maigres  n'appartenant  guère  au  corps  qui  est  long, 
dans  une  attitude  fausse;  les  jambes  et  les  cuisses  mal  drapées, 
le  pied  ne  s'emmanchant  point  avec  la  jambe:  ceux  qui  l'envi- 
ronnent pas  plus  satisfaits  de  l'entendre  que  moi.  de  la  voir;  ils 
ne  s'ennuient  pas,  ils  ne  s'amusent  pas,  ils  sont  froids;  le  vêtu 
de  bleu  avait  beau  dire  :  «  Je  me  trouve  bien  »,  je  n'en  pouvais 
rien  croire;  sa  tête  n'était  pas  ensemble,  le  caractère  en  était 
ignoble,  le  raccourci  mal  senti.  Ce  que  j'en  ai  trouvé  de  mieux, 
c'est  l'habit  violet  appuyé  sur  la  chaise  de  la  musicienne;  il  y 
avait  de  la  vigueur,  la  draperie  en  était  à  merveille.  En  général 
il  régnait  dans  ce  tableau  un  accord  assez  agréable;  le  coloris 
en  était  brillant.  Le  fond  ou  le  lieu  de  la  scène  m'en  a  déplu  : 
a-t-on  jamais  choisi  pour  un  concert  un  appartement  dont  la 
porte  donne  sur  une  rue? 

h.     UNE     ESPAGNOLE    JOUANT    DE    LA    GUITARE2. 

Tenez,  voici  une  Espagnole  que  je  préférerais  à  votre  payse. 
Sa  tête  n'est  pourtant  ni  belle  ni  gracieuse;  elle  n'a  pas  plus 
d'expression  que  la  joueuse  de  harpe;  son  caractère  est  ignoble; 
ses  mains  sont  trop  petites  et  dessinées  avec  aridité  et  séche- 


1.  Tableau  de  3  pieds  7  pouces  de  haut  sur  2  pieds  9  pouces  de  large. 

2.  Même  dimension  que  le  précédent. 


392  SALON    DE   17  69. 

resse;  il  aurait  fallu  la  disposer  de  manière  à  esquiver  le  rac- 
courci des  deux  bras,  car  les  raccourcis  difficiles  sont  presque 
toujours  ingrats  ;  mais  elle  est  bien  agencée  et  son  satin  blanc 
est  d'une  extrême  vérité;  même  mérite  à  un  manteau  de  velours 
rouge  d'un  personnage  placé  sur  le  devant.  Celui  qui  est  der- 
rière est  trop  court  :  il  manque  d'une  tète,  quoiqu'on  lui  en  ait 
fait  une  fort  grosse;  mais  qui  sait  les  raisons  de  l'artiste?  Qui 
sait,  comme  disait  une  petite  fille  de  son  perroquet,  ce  qui  se 
passe  dans  la  tête  des  gens?  Peut-être,  en  ne  donnant  que 
six  têtes  à  cette  figure,  Michel  s'est-il  proposé  de  rendre  les 
autres  plus  nobles  et  plus  sveltes.  Au  reste,  les  Espagnols  de 
ce  tableau  n'aiment  pas  plus  la  musique  que  les  Allemands  du 
précédent.  Si  la  femme  joue  mal,  encore  fallait-il  ménagera  ces 
pauvres  gens  la  ressource  des  yeux.  L'éloge  de  ce  morceau  est 
un  rendu  précieux,  des  objets  bien  en  perspective,  un  accord 
tranquille,  quoique  avec  éclat,  et  puis  les  plus  belles  draperies. 
Il  y  avait,  sur  un  pan  de  rideau,  un  petit  chien  avec  lequel  il 
n'y  avait  pas  à  badiner,  car  il  était  mauvais. 

5.  l'éducation   de  l'amour1. 

Eh!  de  quoi  diable  vous  mêlez-vous,  homme  de  glace? 
Ah!  mon  ami,  comme  cette  Education  est  fagotée!  L'Amour 
tourne  le  cul  ;  il  a  la  tête  presque  de  profil  et  tout  entière,  on 
peu  s'en  faut,  dans  l'ombre;  c'est  cependant  le  personnage 
principal,  et  une  tête  de  l'Amour  n'est  pas  ingrate  a  faire.  Je 
soupçonne  l'artiste  de  n'avoir  guère  vu  ce  dieu  ni  d'un  côté  ni 
de  l'autre.  Et  Vénus?  On  n'est  pas  bien  avec  la  mère  quand  on 
est  mal  avec  le  fils.  Elle  a  les  membres  maigres  et  raides  ;  son 
teint  est  noir  et  opaque,  sa  position  froide  et  sans  grâce;  ce 
serait  un  jeune  homme,  assez  désagréable  même,  au  besoin. 
Cependant  l'ensemble  de  la  composition  n'est  pas  mal  conçu; 
mais  il  fallait  peindre  mieux.  La  jambe  de  Vénus,  la  tête  et  les 
pieds  de  Mercure  sont  misérablement  dessinés;  le  coloris  est 
lourd,  les  ombres  sont  noires  :  morceau  médiocre.  Et  puis  ce 
grand  lambeau  de  satin  répandu  sur  la  déesse  est  tout  à  fait 
ridicule;    mais  que  voulez-vous?  nous  savons  faire  du  satin. 

1 .  Même  dimension  que  le  précédent. 


SALON    DE   1769.  39'3 


o 


Sujet  traité  d'une  manière  pauvre;  rien  de  ce  qui  devait  le 
caractériser.  Voilà  bien  un  jeune  homme,  une  femme,  un 
enfant,  mais  ce  n'est  ni  la  belle  Vénus,  ni  le  rusé  Mercure,  ni  le 
charmant  Amour.  Mon  ami,  une  Vénus  petite,  niaise,  inno- 
cente, novice  :  une  sainte  Geneviève  immodeste;  un  Mercure 
paysan,  lourd  et  maussade;  un  Amour  sans  physionomie,  car 
on  n'en  a  guère  du  côté  qu'il  présente.  Et  dites  après  cela  que 
je  ne  sais  pas  être  méchant  quand  je  veux  m'en  mêler! 

0.    UNE     FEMME     REPRÉSENTANT    L'ÉTUDE1. 

Cela  a  été  grandement  conçu.  Figure  heureuse  et  bien  ajus- 
tée, accessoires  bien  ordonnés,  mais  un  caractère  de  tête  bas  ; 
un  nez  trop  près  des  yeux,  une  distance  de  ce  nez  au  menton 
qui  ne  finit  point,  des  chairs  de  couleur  de  chamois,  un  dessin 
pauvre  et  aride.  Et  ce  sont  des  cheveux  que  cela?  Vous  vous 
moquez,  monsieur  Michel,  c'est  de  la  belle  et  bonne  filasse, 
bien  jaune.  Est-ce  que  la  grave,  sérieuse,  contemplative,  mélan- 
colique Étude  sourit?  Otez  ce  gros  livre,  et  vous  ne  verrez  plus 
dans  votre  figure  qu'une  femme  qui  lit  une  brochure  de  Cré- 
billon.  Ces  gens-là  ne  pensent  pas;  leur  ouvrage  est  fini  avant 
qu'ils  se  soient  demandé  ce  qu'ils  voulaient  faire.  Si  j'imagine 
un  jour  la  physionomie  vraie  de  l'Étude,  ce  ne  sera  pas  celle-là. 
Ce  genou  couvert  d'une  draperie  bleue  est  très-bien  senti,  cette 
draperie  est  bien.  Il  y  a  là,  malheureusement,  une  manche  qui 
s'y  tient  par  enchantement.  Il  n'y  avait  qu'à  annoncer  plus  de 
linge  et  en  tirer  encore  davantage  pour  cacher  le  dessous  de  ce 
teton  droit,  qui  n'est  rien  moins  qu'agréable  à  voir.  Le  bras  qui 
tient  le  livre  n'est-il  pas  un  peu  cassé?  Monsieur  Michel,  je  vous 
le  demande. 

7.    PLUSIEURS     PORTRAITS. 

Les  Portraits  de  Michel  sont  ressemblants.  Je  regrette  que 
vous  n'ayez  pas  vu  ceux  de  Vernet  et  de  Ménageot,  mais  ce 
dernier  surtout;  vous  y  auriez  trouvé  une  belle  pâte  de  cou- 
leur, de  la  vigueur  et  du  dessin.  Peut-être  auriez-vous  désiré 

1.  Tableau  de  3  pieds  10  pouces  de  haut  sur  3  pieds  1  pouce  de  large. 


394  SALON    DE    1769. 

plus  de  transparence  aux  ombres  et  un  faire  qu'on  ne  met  pas 
à  tout. 

Vous  voyez,  mon  ami,  que  je  vous  fais  grâce  des  descrip- 
tions, la  partie  qui  m'amusait  et  qui  prêtait  à  mon  imagination. 


M.   JEAURAT. 

8.    UN     PRESSOIR    DE    BOURGOGNE.  —  9.   UNE    VEILLEE 

DE    PAYSANNES. 

C'est  du  Jeaurat,  toujours  Jeaurat.  Quand  on  fait  choix  de 
ces  sujets  et  de  ces  natures-là,  il  faut  être  un  Van  Ostade  ou  un 
Teniers  et  ne  pas  être  un  Jeaurat.  Cependant,  si  ces  deux  mor- 
ceaux ne  sont  pas  trop  bons,  on  ne  saurait  dire  qu'ils  soient 
bien  mauvais.  L'artiste  est  un  bonhomme  dont  on  n'attend  pas 
davantage.  Si  je  vous  disais  qu'il  a  les  meilleures  vignes  et  le 
meilleur  vin  de  Bourgogne,  vous  me  répondriez  :  «  Allons  à  sa 
cave  et  laissons  là  son  atelier  »  ;  et  vous  auriez  raison.  11  me 
semble  que  je  vous  vois  avec  l'artiste  :  «  Eh  bien,  monsieur 
Grimm,  comment  trouvez-vous  mon  Pressoir?  —  Ah  !  monsieur 
Jeaurat,  vous  avez  là  du  bon  vin.  —  D'accord;  mais  mon 
Pressoir  ?  —  Buvons  d'abord  de  votre  bon  vin  et  nous  parle- 
rons après  de  votre  tableau.  » 

10.    UNE     FEMME     CONVALESCENTE. 

Cela,  c'est  une  femme  convalescente  !  Ah  !  monsieur  Jeaurat, 
vous  ne  connaissez  pas  tout  le  péril  de  son  état;  elle  est  bien 
plus  mal  que  vous  ne  pensez? 

Incessamment  nous  verrons  le  rôle  d'Ulysse  conduit  par 
Halle  à  la  cour  de  Lycomède.  Mais  ne  consentez-vous  pas 
qu'Achille  passe  encore  une  nuit  avec  Déidamie  et  que  j'aille  me 
coucher  seul?  Bonsoir. 


SALON    DE    17  69.  395 


QUATRIEME    LETTRE. 

HALLE. 

11.    ULYSSE     OUI    RECONNAIT    ACHILLE    AU    MILIEU 
DES    FILLES    DE    LYCOMEDE1. 

0  le  beau  sujet,  mon  ami  !  C'est  Ulysse  qui  reconnaît  Achille 
au  milieu  des  filles  de  Lycomède  par  la  ruse  que  vous  savez. 
Vous  imaginez  un  troupeau  de  jeunes  folles  que  la  curiosité 
précipite  sur  les  bijoux  que  le  faux  marchand  leur  étale;  entre 
elles  vous  en  discernez  une  plus  svelte  qui,  oubliant  les  vête- 
ments de  femme  sous  lesquels  le  vieux  Pelée,  son  père,  s'était 
proposé  de  tromper  la  recherche  des  Grecs,  et,  n'écoutant  que 
son  courage  et  son  penchant  naturel,  s'est  saisie  d'un  cimeterre, 
le  tire  à  demi  de  son  fourreau  et  prend  subitement  une  attitude 
martiale.  Vous  voyez  Déidamie  attacher  sur  elle  des  regards 
mêlés  d'inquiétude  et  de  surprise.  Vous  voyez  le  rusé  Ulysse,  la 
tête  appuyée  sur  sa  main,  la  regarder  en  souriant  et  se  dire  en 
lui-même  :  «  Voilà  celui  que  je  cherche...  »  Eh  bien,  mon 
ami,  vous  voyez  dans  votre  tête  je  ne  sais  combien  de  belles 
choses  dont  il  n'y  a  pas  le  moindre  vestige  sur  la  toile  de 
Halle.  Malgré  cela,  c'est  pourtant  un  des  bons  tableaux  du 
Salon  et  un  des  meilleurs  que  l'artiste  ait  faits  de  sa  vie. 
L'éloge  n'est  pas  outré,  me  direz-vous>  D'accord.  Les  plans  en 
sont  nets  et  décidés,  les  figures  merveilleusement  en  perspec- 
tive, bien  dégradées  selon  les  distances,  la  scène  tranquille, 
plus  à  la  vérité  qu'elle  ne  devrait  l'être,  mais  grande,  quoique 
un  peu  symétriquement  ordonnée.  L'œil  se  promène  aisément 
entre  les  figures  et  les  groupes.  Il  est  vrai  qu'en  examinant  ces 
figures  et  ces  groupes  on  trouve  que  toutes  les  têtes  se  res- 
semblent, sont  d'un  même  dessin  et  ont  été  prises  d'après  un 
même  modèle;  qu'Ulysse  n'a  ni  l'expression,  ni  le  caractère,  ni 
l'attitude  qui  lui  convenaient.  Le  poëte  dit  à  la  vérité  qu'il 
avait  la  taille  courte,  la  tête  grosse  et  les  épaules  larges  ;   mais 

1.  Tableau  de  15  pieds  de  long  sur  10  pieds  de  haut.    Destine  à  être  exécuté 
en  tapisserie  à  la  manufacture  royale  des  Gobelins. 


396  SALON   DE    17G9. 

voilà  précisément  un  de  ces  cas  où  le  peintre  devait  laisser  là 
le  poëte,  et  sentir  que  ce  qui  faisait  à  merveille  dans  ses  vers 
ne  ferait  rien  qui  vaille  au  bout  du  pinceau.  Il  fallait  lui  serrer 
davantage  les  hanches  et  lui  donner  des  cuisses  et  des  jambes 
plus  grêles  et  plus  formées.  Mais  un  défaut  général  de  la  com- 
position, c'est  que  les  figures,  mesurées  à  l'étendue  immense  de 
la  toile,  sont  de  beaucoup  trop  petites  et  ressemblent  à  des 
fantochins.  On  croirait  que  c'est  un  morceau  de  paysage  ou 
d'architecture  dont  le  sujet  historique  n'est  que  l'accessoire. 
Déidamie  est  d'une  indifférence  la  plus  maussade,  car  elle  ne 
savait  que  trop  bien  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  sexe  d'Achille; 
elle  est  d'un  froid  tout  à  fait  choquant.  Le  peintre  l'a  faite 
d'une  grandeur  démesurée,  ce  qui  achève  de  rapetisser  une 
figure  qui  est  sur  le  devant  et  qui  est  déjà  mesquine.  On  aurait 
pu  dire  à  Halle  ce  que  l'on  dit  autrefois  au  pantomime  qui  jouait 
Agamemnon  et  qui,  pour  le  montrer  grand,  se  hissait  sur  la 
pointe  de  ses  pieds.  Et  puis  nul  style  clans  ce  tableau.  Vous  me 
demanderez  peut-être  ce  que  j'entends  par  le  style  en  peinture. 
Voilà  une  question  bien  imprudente  pour  un  homme  qui  m'a 
recommandé  d'être  court;  mais  rassurez-vous,  vous  en  serez 
quitte  pour  la  peur.  Le  style,  dans  un  sujet  sacré  ou  profane, 
historique  ou  fabuleux,  consiste  à  trouver  des  physionomies, 
des  caractères  de  tête,  des  vêtements  analogues  aux  mœurs, 
aux  coutumes,  aux  usages  du  temps.  Le  tableau  de  Halle  est 
trop  également  éclairé;  ses  draperies,  d'une  même  étoffe,  se 
disputent  entre  elles.  J'aurais  souhaité  des  masses  d'ombre 
plus  étendues  et  plus  fermes,  des  airs  de  tête  plus  grands,  des 
draperies  plus  variées.  Son  dessin  est  mou  et  maniéré.  Ses 
arbres  sont  bleus  ;  le  vert  et  le  bleu  poussent  à  travers  toutes 
ses  couleurs.  Pour  des  pieds  et  des  mains,  en  qualité  de  peintre 
d'histoire,  il  a  trouvé  au-dessous  de  lui  d'en  faire.  L'Académie 
devrait  bien,  par  un  bon  règlement  ad  hoc,  ordonner  à  ses 
peintres  d'histoire  de  faire  des  pieds  et  des  mains,  s'ils  en 
savent  faire,  ou  d'apprendre  à  en  faire,  s'ils  ne  le  savent  pas. 

Vous   rappelleriez-vous  par   hasard  un  certain    tableau   de 
Scilurus   moribond*  qui    donne    un    assez    bon   conseil  à  ses 


1.  V.  Salon  de  1767.  Le  dessin  exposé  (n°  i2)  avait  3  pieds  de  haut  sur  2  pieds 
de  large. 


SALON    DE    1769.  397 

enfants?  eh  bien,  ce  maudit  Halle  n'a  pas  voulu  que  nous 
accordassions  à  ce  tableau  l'oubli  qu'il  sollicitait  et  qu'il  méri- 
tait d'obtenir.  Ne  nous  a-t-il  pas  remis  sous  les  yeux  ces  trois 
galériens,  prétendus  fils  de  roi,  rompant  le  faisceau,  aussi 
ignobles,  aussi  infâmes,  aussi  hideux  dans  son  dessin  de  cette 
année  qu'ils  l'étaient  dans  son  tableau  il  y  a  deux  ans  !  D'où  je 
conclus  q&e  cet  homme  est  de  la  vanité  la  plus  intrépide,  puis- 
qu'il s'entête  de  ses  propres  ouvrages  au  point  de  les  défendre 
contre  l'improbation  générale.  Encore  si,  au  lieu  d'un  faisceau 
à  rompre,  il  eut  mis  sous  la  main  de  ces  trois  indignes  figures 
une  longue  rame  à  mouvoir!... 


VIEN. 

13.  l'inauguration    de    la   statue    de    LOUIS   XV1. 

Vien  ne  nous  a  exposé  qu'un  seul  tableau,  c'est  Y  Inaugura- 
tion de  la  statue  de  Louis  XV.  On  voyait  sur  le  fond  la  statue 
équestre  et  sur  le  devant  le  gouverneur  de  la  ville,  le  prévôt 
des  marchands,  les  échevins  et  leur  suite  faisant  leur  tournée 
autour  de  la  statue  :  sujet  froid,  que  le  froid  artiste  n'était 
guère  propre  à  réchauffer.  Je  serais  assez  porté  à  croire  qu'il 
en  est  du  peintre  ainsi  que  du  comédien,  et  que  celui  d'entre 
eux  qui  ne  saura  pas  rendre  la  scène  tranquille  ne  sera  jamais 
que  médiocre.  Il  règne  un  accord  assez  doux  dans  la  composi- 
tion de  Vien;  les  détails  en  sont  bien,  mais  nul  effet;  c'est  un 
morceau  à  regarder  de  près,  quoiqu'il  y  ait  des  choses  molles, 
et,  ce  qui  vous  surprendra,  assez  bon  nombre  de  fautes  de  des- 
sin. Ce  pauvre  M.  de  Ghevreuse  me  faisait  pitié  avec  sa  jambe 
et  son  bras  de  bois;  toutes  ces  figures  étaient  d'un  gauche 
burlesque,  toutes  à  cheval  comme  des  échevins  sur  la  monture 
du  père  Canaye.  Le  cheval  de  bronze  hennissait,  vivait,  en 
comparaison  de  ces  grosses  vilaines  bêtes  de  somme.  Et  puis  des 
physionomies  plus  ressemblantes  entre  elles  qu'aux  originaux, 
tant  elles  étaient  plates  et  la  palette  dont  elles  avaient  été 
peintes  opaque  et  lourde.  Et  pour  tout  épisode  deux  ou  trois 


1.  Tableau  destiné  pour  l'Hùtel  de  Ville  de  Paris,  de  14  pieds  0  pouces  de  lar- 
geur sur  10  pieds  de  hauteur. 


398  SALON   DE   1769. 

Savoyards  qui   se    roulaient  à  terre  pour  ramasser  quelques 
pièces  d'argent  : 

Rare  et  sublime  effort  d'une  imaginative 
Qui  ne  le  cède  en  rien  à  nulle  autre  qui  vive. 

Est-il  donc  si  difficile  de  penser  que  des  peuples  repoussés 
par  des  soldats,  que  des  spectateurs  renversés  en  arrière  par 
l'effroi  d'un  cheval  qui  se  cabre,  auraient  été  aussi  vrais  et  plus 
nobles?  Cela,  c'est  une  procession  d'un  froid  et  d'un  symétrique 
à  faire  bâiller.  Que  cet  artiste  n'allait-il  voir  un  Van  der  Meu- 
len?  il  aurait  appris  à  grouper  trois  ou  quatre  cavaliers  et  à  se 
ménager  de  l'espace  pour  des  incidents,  s'il  en  avait  su  imagi- 
ner. Encore  une  fois,  nul  effet;  morceau  cà  voir  de  près  pour  les 
étoffes,  les  broderies  et  le  reste;  tout  y  est  rendu  ;  tout  le  mérite 
d'un  tableau  de  genre,  rien  de  celui  d'un  tableau  d'histoire. 

Voulez-vous  savoir  une  nouvelle  assez  agréable?  c'est  que  le 
morceau  de  cet  artiste  où  il  a  peint  Vénus  qui  montre  à  Mars 
ses  pigeons  qui  ont  fait  leur  nid  dans  son  casque  et  que  nous 
avons  envoyé  en  Russie  n'y  a  point  du  tout  réussi1.  D'où  je 
conclus  que  le  goût  des  beaux-arts  y  a  fait  des  progrès  surpre- 
nants, et  que  dans  le  seul  pays  où  l'on  sache  encore  peindre,  il 
n'y  a  pas  un  artiste  digne  de  travailler  pour  cette  cour.  Ceci, 
mon  ami,  est  une  mauvaise  plaisanterie.  Il  y  a  en  Russie  des 
gens  de  sens  et  de  grand  goût,  et  j'en  appelle  sur  ce  tableau  ei 
sur  celui  de  Casanove  à  l'impératrice,  au  général  Betzky  et  au 
comte  Orloff.  Les  autres  faciunt  ne  nimis  intelligendo  ut  nihil 
irdelligant. 


CINQUIEME    LETTRE. 

LA   GRENÉE. 

.Miséricorde!  quelle  multitude  de  tableaux  de  M.  La  Grenée  ! 
Mon  ami,  pour  peu  que  je  m'en  occupe,  vous  êtes  ruiné!  C'est 

1.  On  se  rappelle  que  l'idée  de  ce  tableau  avait  été  donnée  par  Diderot. 


SALON   DE    1769.  399 

(1/j)  Cêrès  qui  enseigne  V agriculture  à  Triptoléme  et  qui  nour- 
rit son  fils1.  (15)  Mars  et  Vénus  surpris  par  Vulcain.  (16)  Psyché 
qui  visite  l'Amour  endormi2.  (17)  Télémaque  chez  Calypso,  qui 
caresse  V Amour  et  qui  prend  de  l'amour  pour  Eucharis. 
(18)  Alphée  qui  poursuit  Arélhuse,  et  Diane  qui  change  l'un  en 
fleuve  et  l'autre  en  fontaine.  (19)  Clytie  abandonnée  par  Apol- 
lon3. (20)  Bacchus  et  Ariane.  (21)  Diane  et  Endymionk. 
(26)  Hercule  et  Omphale.  (27)  Calysto  au  sortir  du  bain*. 
(28)  Les  Grâces  :  Euphrosine,  Thalie  et  Aglaé6.  (22)  L'Union 
de  la  Peinture  et  de  la  Sculpture7 .  Et  puis  des  Vierges  et  des 
enfants  Jésus.  (23)  Une  Vierge  aux  Angess.  (25)  Une  Vierge 
qui  fait  jouer  l'enfant  Jésus  et  saint  Jean  avec  un  mouton9. 

Sans  compter  peut-être  cinq  ou  six  tableaux  qui  n'auront 
pas  été  exposés. 

Voilà  bien  de  la  besogne,  et  de  la  mauvaise  besogne.  Est-ce 
qu'on  fait  une  trentaine  de  chefs-d'œuvre  en  deux  ans?  Cet 
homme  se  perd;  s'il  n'y  prend  garde,  il  n'aura  plus  ni  dessin, 
ni  grâces,  ni  couleur.  Auri sacra  famés,  quid  non  mortalia  pec- 
tora  cogisl  Monsieur  de  La  Grenée,  je  n'en  doute  point,  vous 
avez  quatre  ou  cinq  cents  louis  de  plus  dans  votre  bourse,  mais 
de  l'honneur,  pas  un  grain.  Autrefois  on  ne  regardait  que  vous 
au  Salon;  vous  y  veniez  recueillir  des  éloges  que  vous  méri- 
tiez; Greuze  en  était  jaloux.  Un  connaisseur  s'était-il  arrêté 
devant  une  de  vos  compositions,  vous  alliez  vous  placer  dou- 
cement derrière  lui,  vous  l'entendiez  s'écrier.  «  Oh!  que  cela  est 
beau!  »  Et  vous  vous  en  retourniez  à  votre  atelier  ou  chez  vous 
l'âme  pleine  de  joie;  votre  femme  vous  en  était  plus  chère,  vous 
en  caressiez  vos  enfants  davantage.  Aujourd'hui  vous  vous  éloi- 
gnez de  vos  propres  productions,  vous  vous  mettez  à  table  avec 

1.  Tableau  de  9  pieds  4  pouces  de  haut  sur  7  pieds  4  pouces  de  large,  et  des- 
tine à  décorer  la  salle  à  manger  du  nouveau  pavillon  de  Trianon. 

2.  Ces  2  tableaux  faisaient  partie  de  la  décoration  de  la  chambre  à  coucher  du 
roi,  au  château  de  Belle-Vue. 

3.  Ces  3  tableaux  sont  de  2  pieds  3  pouces  de  large  sur  1  pied  10  pouces  de 
haut. 

4.  Ces  2  tableaux  ont  15  pouces  de  haut  sur  13  pouces  de  large. 

5.  Ces  2  tableaux  ont  3  pieds  de  haut  sur  2  pieds  6  pouces  de  large. 
G.  Tableau  de  17  pieds  de  haut  sur  13  de  large. 

7.  Tableau  ovale. 

8.  Tableau  de  9  pouces  de  large  sur  7  pouces  de  haut. 

9.  Tableau  de  15  pouces  de  haut  sur  12  pouces  de  large. 


400  SALON   DE    1769. 

de  l'humeur;  votre  petit  garçon  dit  à  sa  mère  :  «  Papa  a  l'air 
fâché...  »  Et  sa  mère,  qui  sait  à  quoi  cela  tient,  lui  impose 
silence  du  bout  du  doigt,  ou  lui  répond  :  «  Paix,  petit  garçon, 
taisez-vous...  »  Sachez  donc  une  fois  pour  toutes  que  l'or  ne 
fait  pas  le  bonheur,  qu'un  grand  homme  comblé  de  gloire  et 
couvert  de  guenilles  est  plus  heureux  que  vous.  Travaillez  moins 
et  travaillez  mieux  ;  ayez  moins  d'argent  et  plus  de  louanges, 
ou  plutôt^  entendez  mieux  vos  intérêts;  courez  après  la  réputa- 
tion et  vous  attraperez  l'argent. 

14.    CÉRÈS    ET    TRIPTOLÈME. 

Je  voudrais,  mon  ami,  que  vous  eussiez  vu  tous  ces  tableaux- 
là.  On    ne  saurait  refuser  quelque  mérite  à  celui  de  Cérès   et 
Triptolcme;  il  est  peint  d'une  manière  franche  et  nette;  les 
draperies  en  sont  bien  rendues  et  d'un  pinceau  ferme,  les  tètes 
bien  coiffées,  et  quelques-unes,   rares  à  la  vérité,  d'un    assez 
beau  caractère;  mais  toutes   se   ressemblent  :  c'est  la  môme 
physionomie,  ce  sont  les  mêmes  bras,  les  mêmes  mains  répétés, 
c'est  la  redite  d'un  seul  modèle  qu'on  a  trouvé  beau  et  qu'on  a 
mis  à  toutes  sauces;  c'est  une  monotonie  indigente,  un  ton  rou- 
geâtre  et  de  brique  qui  choque  de  tous  côtés;  c'est  un  Tripto- 
lème  estropié  d'une  jambe,  avec  de  petites  mains  de  femme;  ce 
sont  des  tètes  sans  aucune  expression,  des  choses  bien  faites  et 
point  de  génie,  du  talent  sans  verve  et  sans   idées  ;   pas  plus 
d'effet  que  d'harmonie;  une  maussade  égalité  de  lumières,  nulles 
teintes  rompues  dans  les  ombres;  en  conséquence,  des  étoffes 
crues  et  monotones.  M.  La  Grenée  devrait  se  rappeler  ce  qu'il 
prêche  toute  la  journée  à  ses  élèves,  que  l'ombre  ne  donne  point 
de  couleur.  Le  paysage  qui  est  là  serait  assez  bien,  s'il  y  avait 
«les  masses  d'ombres  et  s'il  n'était  pas  d'un  même  vert.  Voilà, 
mon  ami,  ce  que  les  maîtres  auront  pensé  et  ce  que  les  amateurs 
et  le  public  n'auront  pas  manque  de  dire;  mais  le  grand  défaut, 
à  mon  avis,  c'est  le  manque  de  style.  Ce  qui  me  choque  dans 
un  pareil  sujet,  ce  sont  des  natures  enfantines;  oui,  j'aimerais 
mieux  des  paysans,  des  paysannes  avec  toute  leur  rusticité,  que 
cette  race    bâtarde  qui   n'est  d'aucun    état,  d'aucun    temps   et 
d'aucun  pays:  que  cette  Cérès  qui,  au  lieu  de  me  montrer  dans 
son  caractère,  son  action,  son  vêtement,  le  désordre  et  la  sim- 


SALON    DE    1769.  Z4OI 

plicité  de  sa  coiffure  je  ne  sais  quoi  de  grand,  de  vigoureux,  de 
champêtre  et  de  divin,  n'est  qu'une  petite  nymphe  bocagère, 
une  nourrice  du  faubourg  avec  du  beau  linge  fin  et  sans  tétons  ; 
que  ce  Triptolème  qui,  loin  d'être  nerveux,  basané,  à  demi  nu, 
ardent,  fier  et  noble,  sa  tête  ébourilTée  ceinte  d'une  bandelette 
royale,  n'est  qu'un  morveux  de  dix-huit  ans,  un  petit  efféminé, 
bien  ajusté  comme  au  jour  de  la  consécration;  que  ces  faux  habi- 
tants des  champs  qui  n'ont  rien  de  leur  condition.  C'est  cette 
mignardise  qui  m'affadit,  qui  ôte  à  la  composition  sa  vérité,  sa 
date,  sa  force,  son  caractère,  et  qui  réduit  une  scène  importante 
à  rien,  à  un  bel  et  magnifique  éventail.  Cet  homme  ignore  le 
but  de  son  art;  il  ne  sait  pas  que  c'est  une  poésie;  il  ne  sait 
pas  que  toute  poésie  exagère  le  vrai  ;  il  ne  sait  pas  ce  que  c'est 
que  le  vrai;  il  enjolive  Cérès  et  Triptolème,  deux  êtres  aussi 
vieux  que  le  monde.  Voilà  ce  qui  aurait  fait  froncer  le  sourcil 
à  l'un  des  Carrache,  ce  qui  leur  aurait  fait  effacer  à  grands 
coups  de  brosse  une  scène  si  grande  et  si  mesquinement  traitée, 
si  elle  leur  avait  été  présentée  par  un  élève.  Il  me  semble  que 
je  les  entends;  mais  je  vous  fais  grâce  de  leur  discours.  Peut- 
être  auraient-ils  épargné  cet  essaim  d'Amours  voltigeant  entre 
les  branches  de  cet  arbre,  car  ils  sont  charmants  ;  ils  en  seraient 
convenus,  mais  ils  auraient  ajouté  :  a  A  quoi  bon  cela?  » 

15.  MARS  ET  VÉNUS  SURPRIS  PAR  VULCAIN. 

Mars  et  Vénus  surpris  par  Vulcain  sont  assurément  ce  que 
LaGrenée  a  fait  de  mieux  cette  année.  Il  y  a  plus  d'effet;  le  ton 
général  est  plus  supportable;  la  Vénus  est  bien  dessinée,  j'en 
excepte  sa  jambe  trop  fine  par  le  bas  et  d'un  contour  raide;  le 
Mars  ne  pose  sur  rien,  et  puis,  quel  Mars!  c'est  une  femme  de 
quarante  ans  déguisée  en  homme  et  estropiée  de  l'épaule  droite; 
ce  n'est  point  un  amant  passionné,  c'est  un  insolent;  il  est  vrai 
que  celle  qui  est  à  ses  côtés  n'est  pas  la  déesse  de  la  volupté, 
mais  une  catin.  Quelle  comparaison  de  cette  Vénus  à  celle  de 
Lucrèce!  quelle  comparaison  de  ce  Vulcain  à  celui  d'Homère! 
Monsieur  LaGrenée,  vous  en  avez  fait  un  sot  comme  il  convient; 
mais  vous  en  avez  fait  un  petit  sot  comme  il  ne  convient  pas.  Sa 
bêtise  et  sa  laideur  n'ont  rien  d'original  :  c'est  un  cocu  mes- 
quin. Et  puis,  les  bras  de  ces  deux  figures  bien  cadencés,  bien 
xi.  26 


k02  SALON    DE   1769. 

symétriques,  bien  méthodiques,  selon  l'art.  Où  est  le  désordre? 
où  est  la  chaleur  de  la  passion?  Cet  homme  de  neige  a  la  fureur 
de  peindre  des  sujets  de  feu.  Le  lit  de  Vénus,  un  vilain  lit  de 
serge!  Mais  ce  n'est  pas  le  lit  de  la  déesse,  c'est  celui  de  l'époux, 
dira~t-on;  les  draps  sales,  une  chambre  triste,  rien  qui  sente  la 
volupté;  c'est  un  rideau  vert  qui  occupe  les  deux  tiers  de  l'es- 
pace, et  c'est  encore  un  tapis  vert  qu'on  a  étendu  à  terre.  Cela 
est  beau,  à  la  bonne  heure;  mais  qu'on  m'ôte  cela  et  que  je  ne 
le  revoie  pas  davantage. 

1(5.   psyché   qui  visite   l'amour   endormi. 

N'avons-nous  pas  lu  dans  Ovide,  dans  La  Fontaine,  dans 
tous  les  poètes  anciens  et  modernes,  que  Psyché  était  belle?  Eh 
bien,  il  a  plu  à  l'artiste  de  la  faire  noire  et  de  l'enlaidir  en  diable. 
C'est  une  figure  mal  conçue,  mal  dessinée;  le  seul  bras  qu'on 
lui  voit  est  mal  emmanché  avec  le  corps;  un  grand  Amour 
jaune,  un  de  ces  vilains  Savoyards  qui  se  lavent  l'été  au  bas  du 
Pont-Neuf,  lui  tourne  le  derrière.  Une  bonne  femme  de  la  halle 
disait  en  regardant  ce  tableau  :  «  C'est  un  enfant  de  Savoie 
qui  a  une  bile  répandue;  voilà  sa  garde  qui  épie  le  moment 
qu'il  se  réveillera  pour  lui  donner  un  clystère.  »  Il  vous  est 
impossible  de  sentir  comme  moi  toute  la  vérité  de  ce  propos. 
Il  n'y  a  dans  ce  morceau  ni  grâce  ni  invention.  Vous  auriez  désiré 
qu'on  eût  endormi  sur  un  lit  bien  mollet  nn  jeune  homme  nu 
et  d'une  beauté  excellente;  vous  auriez  désiré  que  Psyché,  en 
chemise,  le  cœur  palpitant  d'amour  et  de  frayeur,  fût  arrivée  sur 
la  pointe  du  pied;  vous  auriez  désiré  qu'elle  eût  tenu  sa  lampe 
d'une  main,  et  qu'interposant  sa  main  entre  la  lumière  de  sa 
lampe  et  le  visage  du  jeune  dormeur,  elle  eût  mis  sa  tête  dans 
la  demi-teinte  et  le  reste  du  corps  dans  la  lumière  éclatante. 
Et  moi  aussi  j'aurais  désiré  tout  cela.  11  y  aurait  eu  de  l'expres- 
sion, du  charme,  du  mystère.  Autre  absurdité  de  l'artiste,  c'est 
une  scène  de  nuit  peinte  de  jour.  Voilà  bien  une  lampe  allumée; 
mais  où  est  son  effet!  Et  puis  une  couleur  détestable,  des  dra- 
peries rouges  et  vertes  à  côté  des  chairs.  Si  ces  chairs  paraissent 
noires  entre  ces  draperies  acres  et  dures,  je  vous  laisse  à  penser 
ce  qu'elles  seraient  devenues  touchées  par  des  linges  fins  qui 
s'accordent  si  bien  avec  la  belle  carnation. 


SALON    DE    1769. 


/j03 


Si  nous  eussions  été  tous  les  deux  devant  ce  Télèmaque 
enchanté  de  la  nymphe  Eucharis  en  caressant  l'Amour,  après 
un  moment  d'attention  et  de  silence,  voici  les  questions  que 
vous  m'auriez  faites,  j'en  suis  sûr  :  Ce  Télèmaque  a-t-il  bien  la 
tête  ensemble?  Ne  lui  vois-je  pas  un  œil  plus  haut  que  l'autre? 
Est-ce  là  le  fils  d'Ulysse  ou  une  espèce  de  saint  Jean  frisé,  mou- 
tonné à  la  manière  de  Y  Antinous  et  de  Raphaël?  Pourquoi  cette 
nymphe  a-t-elle  l'air  pleureur?  Serait-ce  de  cette  mauvaise  épaule 
que  le  peintre  lui  a  faite,  aussi  mal  dessinée  que  mal  peinte? 
Et  ce  vieillard,  est-ce  un  Mentor  ou  un  gros  saint  Joseph,  gras 
comme  un  bernardin,  masse  de  chair  sans  os?  Si  l'on  coupait 
les  ailes  à  cet  Amour  d'un  dessin  rond  et  mou,  hésiterait-on  à 
le  prendre  pour  un  enfant  Jésus?  Tout  cela  n'est  donc  qu'une 
Sainte  Famille  débaptisée  et  paganisée,  une  composition  sans 
effet,  sans  talent,  sans  harmonie;  toutes  les  carnations  d'une 
même  teinte,  toutes  les  figures  sur  un  même  plan,  d'un  ton  cru 
et  pauvre  d'invention.  Ceux  qui  ont  été  curieux  d'avoir  quelque 
chose  de  bon  de  La  Grenée  ont  bien  fait  de  s'y  prendre  plus  tôt. 

Mais  voyez  l'indulgence  que  j'ai  pour  l'artiste  et  pour  vous; 
vous  m'en  remerciez,  vous;  mais  l'ingrat  artiste  n'en  fera  rien', 
lui.  Je  vous  laisserai  ignorer  son  Alphée  et  Aréthuse,  et  l'incor- 
rection de  l' Alphée,  et  le  gigantesque  de  ces  figures  relativement 
aux  objets  qui  les  environnent,  et  ce  ballon  de  laine  qu'il  leur  a 
fourré  entre  les  jambes. 

Sa  Clytie  délaissée  par  Apollon  n'est  pas  une  belle  chose; 
elle  n'est  pourtant  pas  assez  mauvaise  pour  faire  pendant  à 
Y  Alphée.  Il  y  a  du  mérite  dans  la  ligure  de  Clytie;  le  haut  sur- 
tout en  est  assez  bien  ;  son  linge  est  d'une  touche  franche  et 
d'un  ton  agréable.  Pour  l'Apollon,  il  est  mauvais.  Que  signifie 
cette  main  droite  placée  sur  sa  poitrine?  Quelle  est  son  action? 
11  me  semble  que  les  extrémités  d'une  figure  passionnée  ont 
aussi  leur  expression. 

Les  mains  de  la  haine  et  de  la  vengeance  ne  sont  pas  celles 
de  la  compassion,  de  la  surprise,  de  l'admiration,  de  la  douleur 
et  du  désir.  Pourquoi  ce  petit  criard,  au  lieu  de  nous  montrer 
son  gros  ventre,  ne  s'élance-t-il  pas  à  la  tête  des  chevaux  du 
Soleil?  Ces  chevaux  sont  bien,  ils  ont  de  la  vie,  de  la  fougue; 
mais  pourquoi  les  avoir  faits  bis  et  de  couleur  de  pierre?  Si  ce 
tableau  vous  tombe  jamais  sous  les  yeux  et  que  vous  accusiez 


Z,0/|  SALON    DE    1769. 

la  jambe  droite  de  Clytie  de  mauvais  choix  et  d'incorrection,  je 
ne  vous  en  dédirai  pas. 

«  Si  l'on  mettait  à  l'encan  toute  cette  boutique-là  de  M.  La 
Grenée,  que  me  conseilleriez-vous  de  prendre? 

—  Rien! 

—  Je  veux  acheter,  dites-vous. 

—  devenons  sur  tout  cela  et  voyons.  Tenez,  puisque  vous 
avez  de  l'argent  à  mettre  en  peinture  mauvaise  ou  médiocre, 
je  m'en  tiendrais,  oui,  je  m'en  tiendrais  à  ce  Bacchus  et  Ariane, 
ou  à  cette  Diane  et  Endymion. 

—  Mais  il  n'y  a  ni  vie  ni  expression. 

—  Est-ce  que  La  Grenée  ne  vous  a  pas  encore  appris  à  vous 
en  passer? 

—  Mais  regardez  donc  ce  bras  gauche  d'Ariane,  il  est  d'un 
raide  insupportable.  Elle  a  le  visage  noir  et  sans  passages.  Le 
Bacchus  vise  au  saint  Jean.  Et  cet  Amour,  que  fait-il  là?  On 
dirait  que  l'artiste,  n'ayant  pas  su  mettre  l'Amour  en  eux,  l'a 
mis  à  côté  d'eux. 

—  N'achetez  pas. 

—  Cependant  ces  deux  petits  morceaux  sont  mieux  peints 
que  les  autres;  la  couleur  m'en  paraît  plus  agréable,  ils  sont 
d'une  palette  plus  grasse,  et  j'aime  à  la  folie  cet  Endymion  qui 
me  semble  peint  et  dessiné  à  ravir. 

—  Achetez  donc. 

—  Mais  vous  ne  me  dites  rien  de  cette  Union  de  la  Peinture 
et  de  la  Sculpture. 

—  Ce  sont  deux  ligures  bien  groupées. 

—  Si  je  prenais  celui-ci? 

—  Prenez-le. 

—  Mais  ces  deux  figures  sont  d'une  même  couleur;  les 
têtes  en  sont  ignobles;  elles  n'ont  pas  plus  de  caractère  et  de 
style  que  si  elles  n'en  avaient  pas  été  susceptibles;  l'une  est  si 
parfaitement  l'autre,  de  couleur  surtout,  la  touche  en  est  si 
égale,  que  les  chairs  se  confondent  en  plusieurs  endroits;  il  faut 
de  l'union,  mais  pas  tant. 

—  Ne  les  prenez  pas. 

—  Mais  je  veux  que...  vous  ne  me  parliez  plus  de  La 
Grenée  ;  j'en  ai  assez. 

—  Cela  vous  plaît  à  dire.  Les  jambes  me  seront  rentrées 


SALON   DE   1769.  ^05 

dans  le  corps,  j'aurai  sacrifié  mes  yeux  et  perdu  mon  temps 
devant  des  tableaux  qui  ne  faisaient  aucune  distraction  à  ma 
lassitude,  et  lorsque  je  voudrai  en  parler,  vous  en  serez  quitte 
pour  me  dire  :  «  Je  ne  veux  pas  entendre!...  »  Il  n'en  sera 
rien.  Vous  saurez  donc... 

—  Je  ne  veux  rien  savoir. 

—  Vous  saurez  donc  qu'il  y  a  une  très-modique  Vierge  aux 
Anges-  tête  de  Vierge  d'un  petit  caractère. 

—  Je  n'entends  pas. 

—  Enfant  Jésus  de  vingt  ans. 

—  Je  n'entends  pas. 

—  Point  assez  de  masse,  et  partant  point  d'effet.  Vous 
avez  beau  courir,  je  vous  suivrai.  Vous  saurez  donc  qu'à  ce 
Bain  de  l'enfant  Jésus  (*2/i),  la  Vierge  est  manquée,  que  la 
position  en  est  mauvaise,  qu'elle  a  la  tête  et  les  bras  d'une 
paysanne;  que,  de  la  tête  aux  pieds,  son  enfant  est  un  mor- 
ceau de  brique,  d'un  dessin  lourd  et  d'une  brique  très-égale... 
Vous  bouchez  vos  oreilles?  Je  crierai.  Sachez  qu'à  la  Vierge  qui 
fait  jouer  son  enfant  et  saint  Jean  avec  un  mouton,  il  n'y  a 
rien,  ni  grands  défauts,  ni  grandes  beautés;  qu'on  le  prendrait 
pour  un  morceau  d'émail,  et  qu'en  général  tous  les  morceaux 
de  La  Grenée  en  tiennent  un  peu... 

—  Vous  vous  taisez  ;  Dieu  merci,  vous  avez  tout  dit. 

—  Pardonnez-moi;  dans  Y  Enfant  Jésus  au  bain,  il  y  a  un 
petit  ange  tenant  une  couverture  qui  est  on  ne  saurait  plus  joli... 
Vrai,  mon  ami,  vous  êtes  injuste.  Vous  vous  en  allez  au  diable; 
en  partant  vous  me  ceignez  votre  tablier,  vous  me  remettez  vos 
outils,  je  travaille;  et  quand  vous  êtes  de  retour,  vous  ne 
voulez  pas  jeter  l'œil  sur  ma  besogne.  Il  y  a  un  Hercule  et  une 
Omphale. 

—  Encore  de  La  Grenée V 

—  Mais  oui;  et  puis  Trois  Grâces,  Thalie,  Euphrosine  et 
Aglaé.  Je  n'aurai  pas  la  cruauté  de  vous  montrer  ce  que  j'aurais 
conseillé  à  l'artiste  de  cacher. 

—  Voilà  qui  est  honnête. 

—  Cependant  il  y  a  des  choses  dessinées  dans  ces  Grâces 
que  nos  jeunes  libertins  ne  dédaignaient  pas  de  regarder, 
quoique  nues.  En  dépit  de  Naigeon,  celle  qui  tient  une  cou- 
ronne de  fleurs  est  jolie;  joli  caractère  de  tête,  contour  pré- 


606  SALON   DE   1769. 

cieux.  Je  ne  hais  pas  même  celle  qui  tourne  le  clos.  Ah!  pour 
la  troisième  qui  occupe  le  milieu,  elle  est  un  peu  maussade,  et 
il  faut  que  je  l'abandonne  à  tout  ce  qu'on  en  voudra  dire  et 
faire;  les  membres  sont  raides,  sa  tête  est  d'une  Madeleine,  et 
le  tout... 

—  Et  le  tout? 

—  Ah  !  vous  voulez  que  je  parle  à  présent,  et  moi,  je  ne 
veux  plus  rien  dire. 

—  Allons,  achevez,  vous  en  mourez  d'envie. 

—  Le  tout  est  d'un  pinceau  sec,  d'une  couleur  lourde,  d'un 
rouge  brun,  d'une  égalité  fade;  nuls  passages,  nulles  demi- 
teintes.  » 

Ce  La  Grenée  est  un  homme  pauvre  au  milieu  de  sa 
richesse;  il  peint  bien,  d'une  manière  franche  et  nette,  il  des- 
sine sveltement,  sa  touche  est  agréable,  mais  il  ne  pense  ni  ne 
sent;  il  n'a  point  de  style,  il  ne  sait  peut-être  pas  ce  que  c'est; 
c'est  un  copiste  de  nature,  froid  et  monotone  ;  il  est  avare  d'ar- 
gent et  d'idées;  toujours  les  mêmes  figures  et  toujours  ressem- 
blantes à  deux  ou  trois  modèles  connus;  il  en  est  là  et  il  ne 
saurait  s'en  tirer.  Ce  peintre  ne  pourrait-il  pas  faire  du  bleu 
sans  bleu,  du  rouge  sans  rouge,  et  rompre  ses  couleurs  davan- 
tage? La  peau  de  ses  femmes  est  mate,  jamais  de  sang  par  des- 
sous, pas  une  goutte,  pas  un  filet.  C'est  un  excellent  maître 
d'écriture,  mais  quand  il  écrit  vite,  il  écrit  mal. 

Ne  vous  elfrayez  pas  de  la  longueur  de  cette  lettre  ;  les 
autres  seront  plus  courtes  ou  renfermeront  un  plus  grand 
nombre  de  sujets. 

Eh  bien,  vous  avez  vu  notre  amie?  Toute  cette  prétendue 
brouillerie  n'était  que  dans  votre  tète,  qui  n'est  pas  toujours 
aussi  bonne  que  vous  croyez.  Lui  avez-vous  parlé?  Veut-elle  que 
je  l'aime  et  que  je  ne  fasse  que  cela?  Cela  me  convient  on  ne 
peut  davantage;  car  c'est,  à  mon  avis,  une  chose  bien  douce 
que  de  faire  son  propre  bonheur  et  celui  de  la  plus  honnête 
créature  du  inonde  qui  en  est  a  la  première  goutte  de  plaisir 
pur.  Veut-elle  que  je  travaille?  Je  travaillerai.  Tout  ce  qu'elle 
voudra,  je  le  voudrai;  cela  est  bien  sûr. 


SALON   DE  1769.  {,07 


SIXIEME    LETTRE. 

AMÉDÉE   VAN   LOO. 

29.    LE    PORTRAIT    DU    ROI    DE    PRUSSE    EN    PIED1. 

Et  vous  croyez  donc,  mon  ami,  avoir  eu  tout  seul  le  plaisir 
de  le  voir,  ce  bipède  sublime  et  rare!  Détrompez-vous.  Tandis 
que  vous  causiez  avec  lui  à  Potsdam  et  que,  la  main  sur  la  con- 
science, vous  lui  juriez  que  nous  n'avons  nulle  antipathie  pour 
la  poésie,  mais  qu'un  certain  esprit  philosophique  qui  ne  se 
contentait  plus  de  meringues  nous  avait  rendus  fort  difficiles, 
nous  le  contemplions  ici  tout  à  notre  aise  d'après  un  tableau 
d'Amédée  Van  Loo.  Voici  comme  il  m'a  semblé  : 

Le  corps  un  peu  trop  gros  pour  la  tête  et  pour  les  jambes, 
qui  m'ont  paru  grêles;  cependant  bien  d'aplomb;  les  yeux 
beaux,  mais  ardents  et  sévères;  la  bouche  petite,  mais  quelque 
chose  de  celle  du  tigre  ;  il  fait  peur  ;  on  n'est  pas  tenté  de  l'ap- 
procher. Quant  au  tableau,  certes,  ce  n'est  pas  un  ouvrage  sans 
mérite.  Il  est  bien  composé,  bien  d'accord,  d'un  coloris  vigou- 
reux et  sage;  la  figure  est  dessinée,  cependant  un  peu  de  mol- 
lesse dans  l'attitude;  on  l'imagine  plus  noble,  plus  ferme,  plus 
lière,  plus  décidée.  Le  fond  trop  clair,  des  tons  plus  rompus 
auraient  mieux  amené  la  figure  en  devant,  et  des  touches  de 
lumière  sur  l'habit  plus  vives  et  plus  larges  en  auraient  ôté  des 
taches  noires  qu'on  y  remarque  et  qui  nuisent  à  la  rondeur  de 
la  figure. 

30.  l'hymen  veut  allumer  son  flambeau 
a  celui  de   l'amour  2. 

Sujet  allégorique  et  obscur.  0  quel  Hymen!  il  est  maigre, 
sec,  fluet,  épuisé,  menu  comme  une  épingle;  il  sortait  des 
mains  de  Keyser.  Puisque  de  deux  maux  il  faut  choisir  le 
moindre,  j'aime  mieux  le  petit  Amour  qui  est  à  côté.  L'artiste 

1.  Tableau  de  7  pieds  de  hauteur  sur  5  de  large. 

2.  Tableau  de  4  pieds  6  pouces  do  haut  sur  3  pieds  G  pouces  de  large. 


408  SALON   DE   1769. 

ne  s'est  pas  douté  que  le  lieu  de  la  scène  devait  être  délicieux, 
le  jour  pur  et  serein,  les  plantes  fleuries,  les  arbres  frais;  c'est 
qu'on  laisse  toujours  la  chose  qu'on  sait  et  qu'on  ferait  bien  pour 
celle  qu'on  ignore,  qu'on  ne  sent  pas  et  qu'on  fait  mal. 


CHARDIN. 

Je  devrais  vous  indiquer  les  morceaux  de  Chardin  et  vous 
renvoyer  à  ce  que  j'ai  dit  de  cet  artiste  dans  les  Salons  précé- 
dents; mais  j'aime  à  me  répéter  quand  je  loue  :  je  cède  à  ma 
pente  naturelle.  Le  bien  en  général  m'affecte  beaucoup  plus  que 
le  mal.  Le  mal,  au  premier  moment,  me  fait  sauter  aux  solives; 
mais  c'est  un  transport  qui  passe.  L'admiration  du  bien  me 
dure.  Chardin  n'est  pas  un  peintre  d'histoire,  mais  c'est  un 
grand  homme.  C'est  le  maître  à  tous  pour  l'harmonie,  cette 
partie  si  rare  dont  tout  le  monde  parle  et  que  très-peu  connais- 
sent. Arrêtez-vous  longtemps  devant  un  beau  Teniers  ou  un 
beau  Chardin;  fixez-en  bien  dans  votre  imagination  l'effet;  rap- 
portez ensuite  à  ce  modèle  tout  ce  que  vous  verrez,  et  soyez  sûr 
que  vous  aurez  trouvé  le  secret  d'être  rarement  satisfait. 

31.  LES  ATTRIBUTS  DES  ARTS 
ET  LES  RÉCOMPENSES  QUI  LEUR  SONT  ACCORDEES1. 

Tous  voient  la  nature,  mais  Chardin  la  voit  bien  et  s'épuise 
à  la  rendre  comme  il  la  voit;  son  morceau  des  Attributs  des 
Arts  en  est  une  preuve.  Comme  la  perspective  y  est  observée! 
comme  les  objets  y  reflètent  les  uns  sur  les  autres!  comme  les 
masses  y  sont  décidées!  On  ne  sait  où  est  le  prestige,  parce 
qu'il  est  partout.  On  cherche  des  obscurs  et  des  clairs,  et  il  faut 
bien  qu'il  y  en  ait,  mais  ils  ne  frappent  dans  aucun  endroit;  les 
objets  se  séparent  sans  apprêt. 

Prenez  le  plus  petit  tableau  de  cet  artiste,  une  pêche,  un 
raisin,  une  poire,  une  noix,  une  tasse,  une  soucoupe,  un  lapin, 
une  perdrix,  et  vous  y  trouverez  le  grand  et  profond  coloriste. 

1.  Tableau  de  5  pieds  de  large  sur  i  pieds  de  haut.  R -pétition  avec  change- 
ments de  celui  fait  pour  l'impératrice  de  Russie.  11  appartenait  à  l'abbé  Pommyer, 
conseiller  à  la  grand'chambre  du  Parlement,  honoraire  associé  libre  de  l'Académie. 


SALON    DE   1769.  Ù09 

En  regardant  ses  Attributs  des  Arts,  l'œil  récréé  reste  satisfait 
et  tranquille.  Quand  on  a  regardé  longtemps  ce  morceau,  les 
autres  paraissent  froids,  découpés,  plats,  crus  et  désaccordés. 
Chardin  est  entre  la  nature  et  l'art;  il  relègue  les  autres  imita- 
lions  au  troisième  rang.  Il  n'y  a  rien  en  lui  qui  sente  la  palette. 
C'est  une  harmonie  au  delà  de  laquelle  on  ne  songe  pas  à 
désirer;  elle  serpente  imperceptiblement  dans  sa  composition, 
toute  sous  chaque  partie  de  l'étendue  de  sa  toile;  c'est,  comme 
les  théologiens  disent  de  l'esprit,  sensible  dans  le  tout  et  secret 
en  chaque  point.  Mais  comme  il  faut  être  juste,  c'est-à-dire  sin- 
cère avec  soi-même,  le  Mercure,  symbole  de  la  sculpture,  m'en 
a  semblé  d'un  dessin  un  peu  maigre,  tant  soit  peu  trop  clair  et 
trop  dominant  sur  le  reste;  il  ne  fait  pas  toute  l'illusion  pos- 
sible. C'est  qu'il  ne  fallait  pas  prendre  pour  modèle  un  plâtre 
neuf;  c'est  qu'un  plâtre  plus  poudreux  aurait  été  d'une  lumière 
plus  sourde,  et  plus  heureux  par  les  accidents;  c'est  qu'il  y  a  si 
longtemps  que  nous  n'avons  dessiné  une  académie,  que  nous 
n'y  sommes  plus,  et  qu'en  sus  le  dessin  de  cette  figure  n'est  pas 
pur.  Chardin  est  un  vieux  magicien  à  qui  l'âge  n'a  pas  encore 
ôté  sa  baguette.  Ce  tableau  des  Attributs  des  Arts  est  la  répé- 
tition de  celui  qu'il  a  exécuté  pour  l'impératrice  de  Russie  et 
qui  lui  est  préférable.  Chardin  se  copie  volontiers,  ce  qui  me 
ferait  penser  que  ses  ouvrages  lui  coûtent  beaucoup. 

32.    UNE     FEMME    QUI    REVIENT    DU     MARCHE1. 

Cette  cuisinière  qui  revient  du  marché  est  encore  la  redite 
d'un  morceau  peint  il  y  a  quarante  ans.  C'est  une  belle  petite 
chose  que  ce  tableau.  Si  Chardin  a  un  défaut,  comme  il  tient  à 
son  faire  particulier,  vous  le  retrouverez  partout;  par  la  même 
raison,  ce  qu'il  a  de  parfait,  il  ne  le  perd  jamais.  Il  est  ici  éga- 
lement harmonieux;  c'est  la  même  entente  des  reflets,  la  même 
vérité  d'effets,  chose  rare;  car  il  est  facile  d'avoir  de  l'effet 
quand  on  se  permet  des  licences,  lorsqu'on  établit  une  masse 
d'ombres  sans  se  soucier  de  ce  qui  la  produit.  Mais  être  chaud 
et  principié,  esclave  de  la  nature  et  maître  de  l'art,  avoir  du 


1.  Répétition  avec  changements  appartenant  à  M.  Silvestre,  maître  à  dessiner 
des  Enfants  de  France. 


410  SALON   DE   1769. 

génie  et  de  la  raison,  c'est  le  diable  à  confesser.  C'est  dommage 
que  Chardin  mette  sa  manière  à  tout,  et  qu'en  passant  d'un 
objet  à  un  autre  elle  devienne  quelquefois  lourde  et  pesante. 
Elle  se  conciliera  à  merveille  avec  l'opaque,  le  mat,  le  solide 
des  objets  inanimés  ;  elle  jurera  avec  le  vivant,  la  délicatesse  des 
objets  sensibles.  Voyez-la,  ici,  dans  un  réchaud,  des  pains  et 
autres  accessoires,  et  jugez  si  elle  fait  également  bien  au  visage 
et  aux  bras  de  cette  servante,  qui  me  paraît  d'ailleurs  un  peu 
colossale  de  proportion  et  maniérée  d'attitude. 

Chardin  est  un  si  vigoureux  imitateur  de  nature,  un  juge  si 
sévère  de  lui-même,  que  j'ai  vu  de  lui  un  tableau  de  Gibier 
qu'il  n'a  jamais  achevé,  parce  que  de  petits  lapins  d'après  les- 
quels il  travaillait  étant  venus  à  se  pourrir,  il  désespéra 
d'atteindre  avec  d'autres  à  l'harmonie  dont  il  avait  l'idée.  Tous 
ceux  qu'on  lui  apporta  étaient  ou  trop  bruns  ou  trop  clairs. 

Zll.     DEUX     BAS-RELIEFS. 

Les  modèles  de  ses  deux  petits  Bas-reliefs  sont  d'un  mau- 
vais choix,  c'est  de  la  médiocre  sculpture  ;  malgré  cela,  ils  me 
jettent  dans  l'admiration.  On  y  voit  qu'on  peut  être  harmonieux 
et  coloriste  dans  les  objets  qui  le  comportent  le  moins.  Ils  sont 
blancs,  et  il  n'y  a  ni  noir  ni  blanc;  pas  deux  tons  qui  se  res- 
semblent, et  cependant  le  plus  parfait  accord.  Ce  Chardin  avait 
bien  raison  de  dire  à  un  de  ses  confrères,  peintre  de  routine  : 
«  Est-ce  qu'on  peint  avec  des  couleurs?  —  Avec  quoi  donc?  — 
Avec  quoi?  Avec  le  sentiment...  »  C'est  lui  qui  voit  ondoyer  la 
lumière  et  les  reflets  à  la  surface  des  corps;  c'est  lui  qui  les 
saisit  et  qui  rend,  avec  je  ne  sais  quoi,  leur  inconcevable  con- 
fusion. 

33.     UNE     HURE     DE     SAiXGLIER1. 

Voilà  une  Hure  de  sanglier  de  sa  façon  qui  ne  me  tente  pas. 
Les  masses  y  sont  bien,  mais  la  touche  en  est  lourde,  les  détails 
y  manquent,  et  les  faces  de  l'animal  n'ont  ni  la  facilité,  ni  la 
verve  que  j'y  veux. 

1.  Tableau  de   3  pieds  de  large   sur  2  pieds  6  pouces  de  haut,  tiré  du  cabinet 
de  monseigneur  le  chancelier  (de  Maupcou,  le  fils). 


SALON    DE   1769.  fcll 

35.  DEUX  TABLEAUX  DE  FRUITS. 

Ses  deux  tableaux  de  Fruits  sont  très-jolis.  Il  ne  faut  à  Char- 
din qu'une  poire,  une  grappe  de  raisin  pour  signer  son  nom 
ex  ungue  leonem.  Et  malheur  à  celui  qui  ne  sait  pas  reconnaître 
l'animal  à  sa  griffe. 

37.      DEUX      TABLEAUX    DE    GIBIER. 

Qu'est-ce  que  cette  perdrix?  Ne  le  voyez-vous  pas?  c'est  une 
perdrix1.  Et  celle-là?  C'en  est  une  encore. 

Voilà,  mon  ami,  six  lettres  et  huit  peintres  d'expédiés.  Et 
dites  après  cela  que  je  ne  suis  pas  homme  de  parole! 


SEPTIEME    LETTRE. 

LA   TOUR. 

Je  sortais  du  Salon,  j'étais  fatigué;  je  suis  entré  chez  La  Tour, 
cet  homme  singulier  qui  apprend  le  latin  à  cinquante-cinq  ans, 
et  qui  a  abandonné  l'art  dans  lequel  il  excelle  pour  s'enfoncer 
dans  les  profondeurs  de  la  métaphysique  qui  achèvera  de  lui 
déranger  la  tête.  Je  l'ai  trouvé  payant  un  tribut  à  la  mémoire 
de  Restout,  dont  il  peignait  le  portrait  d'après  un  autre  de  lui 
dont  il  n'était  pas  satisfait.  «  Oh!  le  beau  jeu  que  je  joue  !  me 
dit-il.  Je  ne  saurais  que  gagner.  Si  je  réussis,  j'aurai  l'éloge 
d'un  bon  artiste;  si  je  ne  réussis  pas,  il  me  restera  celui  de 
mon  ami.  »  Il  m'avoua  qu'il  devait  infiniment  aux  conseils  de 
Restout,  le  seul  homme  du  même  talent  qui  lui  ait  paru  vrai- 
ment communicatif  ;  que  c'était  ce  peintre  qui  lui  avait  appris  à 
faire  tourner  une  tête  et  à  faire  circuler  l'air  entre  la  figure  et 

1.  Une  toile  analogue  a  fait  partie  de  la  collection  de  M.  le  duc  de  Morny. 
La  phrase  de  Diderot  a  été  rappelée  à  ce  propos  dans  le  catalogue  de  Y  Exposition 
de  1800  au  profit  de  la  caisse  de  secours  des  artistes;  mais  Chardin  faisait  déjà 
des  perdrix  en  1753. 


Û12  SALON    DE    1769. 

le  fond  en  reflétant  le  côté  éclairé  sur  le  fond,  et  le  fond  sur  le 
côté  ombré;  que,  soit  la  faute  de  Restout,  soit  la  sienne,  il  avait 
eu  toutes  les  peines  du  monde  à  saisir  ce  principe,  malgré  sa 
simplicité;  que,  lorsque  le  reflet  est  trop  fort  ou  trop  faible,  en 
général  vous  ne  rendez  pas  la  nature,  vous  peignez  ;  que  vous 
êtes  faible  ou  dur,  et  que  vous  n'êtes  plus  ni  vrai  ni  harmonieux. 

La  Tour  travaillait,  je  me  reposais.  En  me  reposant,  je 
l'interrogeais  et  il  me  répondait.  Je  lui  demandai  pourquoi, 
dans  un  morceau  aussi  parfait  que  la  Petite  Fille  au  chien  noir 
de  Greuze1,  où  l'on  voyait  le  talent  difficile  des  chairs  porté  au 
suprême  degré,  l'artiste  n'avait  pas  su  faire  du  linge,  car  le 
bout  de  chemise  qui  couvre  un  des  bras  de  la  ligure  est  un  mor- 
ceau de  pierre  sillonné  en  forme  de  plis.  «  L'origine  de  ce  défaut, 
me  dit-il,  l'est  aussi  d'une  infinité  d'autres  plus  essentiels.  Cela 
vient  de  ce  qu'on  prêche  de  trop  bonne  heure  aux  enfants 
d'embellir  la  nature,  au  lieu  de  la  rendre  d'abord  scrupuleuse- 
ment. Ils  se  livrent  à  ce  prétendu  embellissement  avant  de  savoir 
ce  que  c'est  ;  en  sorte  que,  quand  il  s'agit  d'imiter  servilement, 
comme  il  faut  s'y  résoudre  dans  les  petites  choses,  ils  ne  savent 
plus  où  ils  en  sont.  » 

Je  voulus  savoir  ce  qu'il  entendait,  lui,  par  embellir  lanature} 
et  j'eus  la  satisfaction  de  voir  qu'un  homme  qui  avait  vaincu  une 
nature  ingrate  qui  s'opposait  à  ses  progrès,  et  qui  n'avait  excellé 
qu'à  force  de  travail  et  de  réflexion,  était  précisément  dans  les 
mêmes  idées  que  moi. 

a  Les  professeurs  de  notre  école,  me  dit-il,  font  deux  fautes 
graves  :  la  première,  c'est  de  parler  trop  tôt  aux  enfants  de  ce 
principe;  la  seconde,  c'est  de  le  leur  proposer  sans  y  attacher 
aucune  idée;  d'où  il  arrive  qu'entre  ces  enfants,  les  uns  s'assu- 
jettissent en  esclaves  aux  proportions  de  l'antique,  à  la  règle 
et  aux  compas,  d'où  ils  ne  se  tirent  plus  et  sont  à  jamais  faux 
et  froids;  et  que  les  autres  s'abandonnent  à  un  libertinage 
d'imagination  qui  les  jette  dans  le  faux  et  le  maniéré,  d'où  ils 
ne  se  tirent  pas  davantage. 

«  Voici  donc  ce  que  j'entends,  continua-t-il,  par  embellir  la 
nature.  11  n'y  a  dans  la  nature,  ni  par  conséquent  dans  l'art, 
aucun  être  oisif.  Mais  tout  être  a  dû  souffrir  plus  ou  moins  de 

\.  Voir  l'article  Gueize,  même  Salon,  quatorzième  lettre. 


SALON    DE    1769.  /»13 

la  fatigue  de  son  état  ;  il  en  porte  une  empreinte  plus  ou  moins 
marquée.  Le  premier  point  est  de  bien  saisir  cette  empreinte, 
en  sorte  que  s'il  s'agit  de  peindre  un  roi,  un  général  d'armée, 
un  ministre,  un  magistrat,  un  prêtre,  un  philosophe,  un  porte- 
faix, ces  personnages  soient  le  plus  de  leur  condition  qu'il  est 
possible;  mais  comme  toute  altération  d'une  partie  a  plus  ou 
moins  d'influence  sur  les  autres,  le  second  point  est  de  donner 
à  chacune  la  juste  proportion  d'altération  qui  lui  convient;  en 
sorte  que  le  roi,  le  magistrat,  le  prêtre  ne  soient  pas  seulement 
roi,  magistrat,  prêtre  de  la  tête  ou  de  caractère,  mais  soient 
de  leur  état  depuis  la  tête  jusqu'aux  pieds.  Ajoutez  à  cette  étude 
longue,  pénible,  difficile,  à  ce  goût,  qui  n'est  pas  si  déterminé 
qu'il  ne  laisse  à  la  fantaisie  de  l'artiste  une  assez  grande  marge, 
un  peu  d'exagération,  assez  pour  que  la  scène  et  les  personnages 
qui  la  composent  soient  merveilleux,  et  l'on  dira  de  vos  figures, 
comme  de  celles  de  Raphaël,  que,  quoiqu'elles  n'existent  peut- 
être  nulle  part,  il  semble  pourtant  qu'on  les  ait  toujours  vues...» 
Vous  voyez  que  c'est  là  exactement  ce  que  j'établissais  dans 
mon  préambule  du  Salon  de  1767. 

Mais  il  ne  faut  vous  rien  celer.  Il  me  confia  que  la  fureur 
d'embellir  et  d'exagérer  la  nature  s'affaiblissait  à  mesure  qu'on 
acquérait  plus  d'expérience  et  d'habileté,  et  qu'il  venait  un  temps 
où  on  la  trouvait  si  belle,  si  une,  si  liée,  même  dans  ses  défauts, 
qu'on  penchait  à  la  rendre  telle  qu'on  la  voyait,  penchant  dont 
on  n'était  détourné  que  par  l'habitude  contraire,  et  par  l'extrême 
difficulté  qu'on  trouvait  à  être  assez  vrai  pour  plaire  en  suivant 
cette  route...  Autre  principe  qui,  comme  vous  savez,  m'était 
venu  d'instinct,  comme  vous  vous  en  assurerez  en  relisant  le 
premier  chapitre  de  mon  petit  Traité  de  peinture. 

Mais  venons  aux  morceaux  de  cet  artiste. 

37.     PLUSIEURS     TÈTES. 

Savez-vous  ce  que  c'était?  Quatre  chefs-d'œuvre  renfermés 
dans  un  châssis  de  sapin,  quatre  portraits.  Ah!  mon  ami,  quels 
portraits,  mais  surtout  celui  d'un  abbé!  C'était  une  vérité  et  une 
simplicité  dont  je  ne  crois  pas  avoir  encore  vu  d'exemples  :  pas 
l'ombre  de  manière,  la  nature  toute  pure  et  sans  art,  nulle  pré- 
tention dans  la  touche,  nulle  affectation  de  contraste  dans  la 


k\k  SALON    DE   1769. 

couleur,  nulle  gêne  dans  la  position.  C'est  devant  ce  morceau 
de  toile  grand  comme  la  main  que  l'homme. instruit  qui  réflé- 
chissait s'écriait  :  «  Que  la  peinture  est  un  art  difficile!...  »  et 
que  l'homme  instruit  qui  n'y  pensait  pas  s'écriait  :  «  Oh!  que 
cela  est  beau  !  » 

C'est  évidemment  pour  faire  acte  de  suzeraineté  qu'il  avait 
exposé  ces  têtes  ;  c'était  pour  nous  montrer  l'énorme  distance 
de  l'excellent  au  bien,  et  il  est  sur  qu'au  sortir  du  coin  où  on 
l'avait  relégué,  il  était  difficile  de  regarder  d'autres  ouvrages  du 
même  genre. 

Mais,  puisqu'il  me  reste  du  temps  et  de  l'espace,  il  faut  que 
je  me  débarrasse,  et  vous  aussi,  d'une  demi-douzaine  de  pauvres 
diables  qui  ne  valent  pas  ensemble  une  ligne  d'écriture  : 

D'un  Millet  Francisque,  fort  -honnête  homme,  à  ce  qu'on 
dit,  mais  mauvais  paysagiste; 

D'un  Antoine  Le  Bel,  autre  bon  homme  et  autre  mauvais 
paysagiste; 

D'un  Hutin1,  dont  il  y  avait  deux  Servantes  saxonnes  (49) 
qui  n'étaient  pas  grand'chose,  même  avec  le  mérite  de  venir 
de  loin  ; 

D'un  Perroneau,  qui  semblait  autrefois  vouloir  être  quelque 
chose,  et  qui  a  bien  changé  d'avis,  comme  il  paraît  par  trois  ou 
quatre  pastels,  faibles  de  couleur,  fades  et  sans  effet; 

D'un  Vala.de,  dont  je  n'ai  jamais  pu  découvrir  les  tableaux, 
ce  qui  n'est  pas  le  pis  qui  me  pouvait  arriver;  qui  n'est  pas  un 
peintre  pauvre,  mais  un  bien  pauvre  peintre,  parce  qu'on  ne 
saurait  faire  deux  métiers  à  la  fois; 

D'un  Desportes,  le  neveu,  qui  n'a  pas  jugé  à  propos  de 
marcher  sur  les  traces  de  son  oncle,  qui  était  un  très-habile 
homme  ; 

D'un  Jiltart,  qui  est  bien  malheureux  de  voir  la  nature 
comme  il  la  voit,  car  il  est  privé  d'un  grand  plaisir,  et  il  fait 
de  bien  mauvais  ouvrage. 

Avec  quelque  vitesse  que  j'aie  passé  sur  le  ventre  à  ces  gens- 
là,  j'en  suis  las,  mais  je  vais  avoir  de  quoi  me  dédommager 
avec  Loutherbourg,  Vernet  et  Casanove.  Priez  Dieu  que  le  jour 

1.  Académicien,  directeur  de  l'Académie  de  peinture  de  S.  A.  S.  M.  l'Électeur 
de  Saxe. 


SALON    DE    1769.  415 

où  je  vous  en  entretiendrai  je  ne  sois  pas  en  verve.  Bonsoir. 
Tandis  que  je  vous  écris,  on  mange  mon  souper  sans  moi,  et  je 
sens  que  j'ai  de  l'appétit. 


HUITIEME    LETTRE. 


VERNET. 


Il  semble  que  tous  nos  artistes  se  soient  cette  année  donné 
le  mot  pour  dégénérer.  Les  excellents  ne  sont  que  bons,  les 
bons  sont  médiocres  et  les  mauvais  sont  détestables.  Vous  aurez 
de  la  peine  à  deviner  à  propos  de  qui  je  fais  cette  observation  ; 
c'est  à  propos  de  Vernet,  oui,  de  ce  Vernet  que  j'aime,  à  qui  je 
dois  de  la  reconnaissance  et  que  je  me  plais  tant  à  louer,  parce 
que  je  satisfais  mon  penchant  sans  tomber  dans  l'adulation. 

38.    PLUSIEURS    TABLEAUX    DE    MARINE     ET     DE     PAYSAGES. 

Entre  ses  compositions  vous  vous  seriez  arrêté  de  préférence 
devant  une  Tempête  et  un  Brouillard.  Tous  les  deux  sont  d'un 
faire  précieux,  d'une  extrême  vérité  et  d'un  meilleur  ton  de 
couleur  que  les  autres,  peut-être  parce  qu'ils  ont  l'avantage 
d'avoir  été  peints  par  le  temps,  comme  il  arrive  aux  ouvrages 
des  grands  coloristes.  Vernet  est  bien  avec  le  temps,  qui  fait 
tant  de  mal  à  ses  confrères.  Le  reste  n'est  pas  de  la  force  des 
morceaux  dont  je  vous  entretiens,  h  beaucoup  près.  Il  y  a  de  la 
mollesse  de  pinceau  et  un  ton  de  couleur  cru  ;  les  figures, 
d'une  touche  toujours  légère,  y  sont  quelquefois  d'un  dessin 
négligé,  les  roches  d'une  même  forme  ;  on  y  sent  la  pratique. 
Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  un  mérite  réel  aies  avoir  faits;  si 
c'étaient  les  premiers  qu'on  vît  on  en  aurait  la  tête  tournée, 
mais  on  le  compare  à  lui-même,  et  c'est  lui  qui  se  blesse.  Il  est 
bien  de  peindre  facilement,  mais  il  faut  celer  la  routine  qui 
donne  aux  productions  en  tout  genre  un  air  de  manufacture.  Ce 
n'est  pas  à  Vernet  seul  que  je  m'adresse,  c'est  à  Saint-Lambert, 
à  Voltaire,  à  d'Àlembert,  à  Rousseau,  à  l'abbé  Morellet,  à  moi. 


/»16  SALON    DE    1769. 

Vernet  ne  se  montre  guère  sans  un  Clair  de  lune;  il  y  en 
avait  donc  un,  et  c'était  une  belle  chose.  La  vérité  la  plus  par- 
laite,  bien  que  je  n'en  crusse  rien;  le  contraste  et  le  mélange 
des  lumières  de  l'astre  et  du  feu  merveilleusement  entendus; 
une  profondeur  de  scène!  une  dégradation!  une  justesse  de 
ton  dans  la  couleur!  Il  y  avait  peu  de  morceaux  aussi  parfaits. 
Si  vous  y  eussiez  exigé  une  touche  plus  ferme  et  moins  de  qua- 
lité dans  le  faire,  celui  à  qui  vous  l'eussiez  dit  à  l'oreille,  qui 
vous  eût  entendu  et  senti,  aurait  été  un  homme  de  l'art,  parce 
qu'il  n'y  a  qu'un  homme  de  l'art  qui  eut  osé  hasarder  ce 
souhait. 

Écoutez  un  fait,  mais  un  fait  vrai  à  la  lettre.  Il  était  nuit, 
tout  donnait  autour  de  moi;  j'avais  passé  la  matinée  au  Salon. 
Je  me  recordais  le  soir  ce  que  j'avais  vu.  J'avais  pris  la  plume, 
j'allais  écrire;  j'allais  écrire  que  le  Clair  de  lune  de  Vernet  était 
un  peu  sec  et  que  les  nuées  m'en  avaient  paru  trop  noires  et 
pas  assez  profondes,  lorsque  tout  à  coup  je  vis  à  travers  mes 
vitres  la  lune  entre  des  nuées,  au  ciel,  la  chose  même  que 
l'artiste  avait  imitée  sur  sa  toile.  Jugez  de  ma  surprise  lorsque, 
me  rappelant  le  tableau,  je  n'y  remarquai  aucune  différence 
avec  le  phénomène  que  j'avais  sous  les  yeux  :  même  noir  en 
nature,  même  sécheresse.  J'allais  calomnier  l'art  et  blasphémer 
la  nature.  Je  m'arrêtai  et  je  me  dis  à  moi-même  qu'il  ne  fallait 
pas  accuser  Vernet  de  fausseté  sans  y  avoir  bien  regardé. 

Le  Clair  de  lune  avait  pour  pendant  un  Soleil  nébuleux  et 
couchant  que  je  choisirais  par  goût.  Il  est  d'un  accord  étonnant, 
c'est  le  plus  beau  site;  aune  certaine  distance,  c'est  l'illusion 
la  plus  parfaite;  cependant,  même  forme  h  toutes  les  roches;  la 
nature  n'a  point  cette  uniformité  :  elle  place  de  petites  choses 
à  coté  des  grandes;  ce  sont  en  elle  des  formes  bizares,  irrégu- 
lières tant  de  couleur  que  d'effet.  C'est  à  regret  que  j'insiste  sur 
ces  minuties;  je  ne  devrais  pas  les  apercevoir  devant  cette 
sublime  harmonie  qui  nous  enchantait;  mais  je  n'y  suis  plus, 
sa  magie  n'agit  pas,  et  l'absence  du  charme  me  rend  à  toute 
mon  impartialité. 

Il  y  a  peu  d'artistes  qui  sachent  comme  celui-ci  disposer 
des  figures  dans  un  paysage  et  les  faire  aussi  bien;  elles  sont 
presque  toujours  telles  que  dans  les  premiers  morceaux  dont 
je  vous  ai  parlé,  grandes  et  belles  encore  dans  les  autres. 


SALON   DE    1769.  U7 

Venons  à  présent  au  tableau  dont  je  vous  ai  déjà  entretenu 
et  que  je  tiens  de  son  amitié.  La  reconnaissance  a  eu  son 
moment,  il  faut  que  l'équité  ait  le  sien  *.  Je  persiste;  le  ciel,  les 
eaux,  l'arbre  déchiré,  les  nues  sont  de  la  plus  grande  beauté, 
mais  je  ne  m'en  impose  pas  sur  le  reste.  En  dépit  des  attraits 
de  la  propriété,  je  ne  suis  pas  aussi  content  des  roches,  de  la 
terrasse  et  des  figures.  Les  figures  sont  un  peu  colossales,  je  le 
sens,  et  il  n'y  a  pas  assez  de  liaison  entre  elles,  elles  ne  font 
pas  masse;  peut-être  le  moment  choisi  ne  le  voulait-il  pas.  Ce 
sont  des  passagers  qui  s'échappent  les  uns  après  les  autres 
d'un  vaisseau  qui  vient  d'échouer;  les  matelots  qui  sont  sur  le 
devant  pourraient  être  sinon  plus  beaux,  plus  agissants  du 
moins,  occupés  à  une  fonction  plus  décidée.  Après  cela  j'espère 
que  vous  m'en  croirez,  si  je  vous  dis  que  le  malheureux  qui 
ramasse  les  débris  de  ses  effets  et  cet  autre  qui  jette  au  ciel  des 
regards  furieux  sont  de  la  vigueur  de  Rubens.  Un  autre  trouvera 
la  terrasse  blanchâtre,  trop  égale  de  lumière  et  de  couleur,  aux 
pierres  une  même  forme  carrée  et  le  ton  du  bois  pourri.  Sans 
prévention,  je  suis  sûr  que  le  temps,  en  éteignant  l'éclat  de  la 
terrasse,  lui  donnera  toute  la  vigueur  qu'on  y  désire  à  présent. 
Je  ne  puis  souscrire  à  la  critique  sur  la  forme  et  le  ton  des 
pierres,  parce  que  c'est  l'imitation  d'une  nature  que  j'ai  tant 
vue  et  qu'on  ne  connaît  pas  quand  on  n'a  pas  habité  une  contrée 
de  montagnes  et  de  marécages.  Ah!  si  les  figures  étaient  un 
peu  moins  fortes!  Il  n'y  a  point  de  remède  à  cela;  mais  heu- 
reusement je  m'accommode  à  ce  défaut. 

N'oubliez  pas  qu'il  nous  manque  huit  énormes  compositions 
de  Vernet  dont  ce  vilain  M.  de  Laborde  nous  a  privés. 

Mais  où  en  suis-je  de  nos  artistes?  C'est,  je  crois,  à  Roslin. 

ROSLIN. 

Cet  artiste  a  de  la  fermeté  de  pinceau  et  de  la  couleur, 
mais  ses  attitudes  sont  guindées,  ses  têtes  sans  âme,  ses  acces- 


1.  M.  Léon  Lagrange  (Joseph  Vernet,  p.  451)  croit  pouvoir  attribuer  le  con- 
traste entre  ces  lignes  du  Salon  de  1709  et  le  fragment  enthousiaste  des  Regrets 
à  cette  meution  du  Livre  de  liaison.  «  Le  10  décembre  1708,  j'ai  reçu  pour  un 
tableau  que  j'ai  fait  pour  M.  Diderot,  000  livres.  »  Si  l'on  veut  bien  se  reporter  à 

XI.  '27 


&18  SALON    DE   1709. 

soires  placés    gauchement    et    faits  sans   goût,   et   pas  infini- 
ment d'accord   avec  le  tout.  Son   Portrait  de   Va  relier  S  que  de 
Reims*  (39)  est  beau,   très-vigoureux;  c'a  été  un  ouvrage  de 
grande  patience;  mais  c'est  surtout  à  celui  de  M.  Berlin,  mi- 
nistre 2  (40)  qu'on  sentie  temps,  le  travail  et  la  peine.  Les  détails 
en  sont  soignés  et  rendus  avec  la  plus  grande  exactitude,  mais 
point  d'effet,  et  sublime  pour  le   raide,  l'empesé,  la  manière 
dont  l'homme  se  compose   devant  l'artiste,  se  compose  de  la 
tète,  des  yeux,  de  la  bouche,  du  corps,  des  jambes,  des  bras  et 
des  mains;  à  proposer  comme   modèle  à  éviter  aux   élèves,  à 
placer  devant  eux  à  côté  d'un  Van  Dyck,  leçon  la  plus  forte 
qu'on  pût  leur   donner  de  la  différence  de  la  belle  et  simple 
nature  et  du  précieux  ridicule.  Un  autre  grand  tableau  de  trois 
ligures,  où  l'on  voit  une  Femme,  son  Beau-frère  et  son  Mari  :1 
(41)    groupés  par  l'art  au  lieu  de  l'être  par  une  action  com- 
mune, est   un   des   médiocres  de  Roslin;  point  de  masses  et 
d'effet,  les  parties  éloignées  comme  les  parties  voisines  de  l'œil  ; 
mêmes  ombres,  mêmes  lumières  et  par  conséquent  nulle  pro- 
fondeur. L'homme  appuyé  sur  le  dos  de  la  chaise  de  la  femme, 
colossal,  mal  ensemble;  sa  tête  n'est  pas  sur  ses  épaules;  les 
regards  de  ces  figures  dispersés;  le  beau-frère  regardant  vers 
la  droite,  l'homme  au  gros  ventre  vers  la  gauche,  et  la  femme 
entre  deux,  ce  qui  est  très-ridicule.  Ces  personnages  ne  savent 
ce  qu'ils  font  :  la  femme  presse  d'une  main   les  touches  d'un 
clavecin,  sans  s'écouter  ni  être  écoutée.  Meaucoup  d'autres  por- 
traits du  même  peintre  dont  il   faut  se  taire,  parce  qu'ils  sont 
d'une  même  manière,  d'attitudes  prises  évidemment  d'après  le 
mannequin;  on  a  prêté  cinq  ou  six   fois  son  visage  à  l'artiste 
qui  a  fini   le   reste  comme  il  a  pu;  ni  vérité,  ni  simplicité,  ni 
accord.   Un   des  meilleurs  est  une  jeune  fille,  la  moitié  de  la 
tête  dérobée  par  un  voile,  ce  qui  lui  donne  un  air  très-piquant; 


l'avis  qui  précède  ce  morceau,  t.  IV.  p.  ">,  on  s'assurera  que  c'est  Diderot  qui  a 
voulu  payer  Vernet,  ce  qui  ne  permet  pas  de  penser  que  ce  motif  ait  été  pour 
quelque  clisse  dans  son  retour  à  un  sentiment  plus  juste  des  beautés  et  des 
défauts  de  li  peinture  de  Vernet. 

1.  Tableau  de  (i  pieds  de  haut  sur  l  pieds  de  large. 

'2.  Tableau  d ■    i  pieds  li  pouces  de  liant  sur  :>  pieds  G  pouces  de  large. 

.'{.  Tableau  de  i  pieds  0  pouces  de  liant  sur  S  pieds  6  pouces  de  large.  Le 
beau-frère,  M.  le  chevalier  Gennings,  est  seul  nommé  au  livret. 


SALON    DE    1769.  [,19 

mais  c'est  moins  par  ce  mérite  qu'il  vaut  que  par  l'agrément  de 
la  couleur,  la  franchise  du  pinceau,  un  peu  d'harmonie.  On 
dirait  ici  que  Roslin  a  tenté  au-dessus  de  ses  forces;  car  ce 
voile  bien  imaginé,  au  lieu  de  laisser  de  l'espace  et  de  l'air 
autour  de  la  tête,  fait  tache  sur  la  toile  et  s'y  colle. 

Il  y  avait  encore  du  même  peintre  deux  Morceaux  dans  le 
genre  historique  (45,  46),  deux  Têtes  ou  Eludes  de  caractère, 
avec  un  Buste  ou  bas-relief  en  bronze  de  feu  l'abbé  Gougenot; 
tout  cela  assez  médiocre;  c'est  qu'il  faudrait  que  chacun  se 
mêlât  de  ses  affaires  :  laissez  le  bas-relief  à  faire  à  de  la  Porte 
ou  Chardin,  et  les  études  et  morceaux  historiques  à  Vien. 

DROUAIS. 

Il  semble  qu'après  Roslin  on  devrait  se  dispenser  de  parler 
de  Drouais.  Le  Portrait  de  la  princesse  de  Carignan  (59)  n'est 
pas  ce  qu'il  a  fait  de  plus  mal;  mais  ce  qu'il  a  fait  de  mieux, 
c'est  celui  de  V Archevêque  de  Rouen  et  de  Mademoiselle  de 
Langeac  l.  Le  premier,  l'auriez-vous  cru?  est  une  très-belle 
chose,  une  chose  à  rappeler  le  temps  de  Largillière;  bien  peint, 
bien  drapé,  bien  dessiné;  rien,  mais  rien  de  cette  couleur  fade 
et  blanchâtre  dont  l'artiste  est  prodigue;  un  ton  de  couleur 
très-résolu,  avec  beaucoup  d'harmonie.  Toutes  ces  autres  Têtes 
sont  de  grosses  pêches  ;  lumières  blafardes,  hommes,  femmes, 
enfants,  pétris  d'une  pâte  de  chanoines,  d'un  même  teint,  d'une 
même  chair,  d'une  même  forme.  Si  je^vous  dis  un  mot  de  ses 
deux  Portraits,  l'un  en  homme,  l'autre  en  femme,  de  M'"e  du 
Jturry2  (60),  c'est  que  l'original  était,  il  n'y  a  qu'un  instant, 
la  fable  de  Paris.  L'on  disait,  et  c'étaient  les  gens  du  monde, 
qu'ils  ne  ressemblaient  pas  et  que  Mme  du  Barry  était  mieux  ; 
les  artistes  ajoutaient  qu'il  y  avait  de  quoi  faire  une  figure  pi  us 
agréable;  qu'il  y  avait  au  Portrait  en  liomme  une  gêne  dans 


1.  Ces  portraits  étaient,  avec  d'autres,  compris  sous  le  numéro  01. 

2.  A  propos  de  ces  deux  portraits,  le  continuateur  de  Bachaiimont,  qui  ne  les 
trouve  pas  réussis,  dit  :  «  Ceux  qui  ont  l'honneur  de  la  connaître  (Mme  du  Barry) 
savent  que  bien  loin  de  la  flatter,  comme  c'est  l'usage,  il  ne  l'a  pas  rendue  dans 
toute  la  vérité  de  ses  charmes.  Des  deux  côtés  il  lui  donne  également  un  regard 
minaudier,  appelé  par  les  petits  maîtres  regard  en  coulisse,  qui  n'est  point  du  tout 
relui  de  cette  dame,  très-net,  très-franc,  très-ouvert...  Les  femmes  aiment  mieux 


Z*20  SALON    DE    1769. 

l'attitude  qu'on  peinait  à  voir,  nul  ensemble,  une  tête  qui  n'ap- 
partient pas  au  corps;  et  sous  ce  vêtement,  un  corps  mince, 
effilé,  évidé.  L'artiste  ne  doutait  pas  que  ces  deux  Portraits  ne 
fussent  de  tous  les  tableaux  du  Salon  les  plus  regardés.  Il  y  a 
donc  mis  tout  son  savoir-l'aire,  et  s'ils  sont  mauvais,  cela  prouve 
qu'il  n'est  pas  toujours  au  pouvoir  de  l'artiste  de  réussir;  les 
efforts  qu'il  fait  alors,  la  tâche  qu'il  s'impose  d'avance,  sont 
très-capables  d'embarrasser  sa  tête  et  de  mettre  de  l'incertitude 
dans  son  pinceau  :  c'est  ce  qui  est  certainement  arrivé  à  Drouais, 
et  ce  qui  aurait  pu  arriver  à  un  plus  grand  maître  que  lui.  Cela 
ne  me  déplaît  pas;  c'est  un  des  petits  avantages  que  nous 
avons  sur  les  grands  de  la  terre  ;  ils  gênent  les  talents  qui 
jouissent  avec  nous  de  toute  leur  liberté.  Je  suis  sur  que  si  je 
cède  jamais  au  désir  de  La  Tour,  il  fera  mieux  mon  portrait 
qu'il  n'a  jamais  fait  celui  du  roi. 


NEUVIEME    LETTRE. 

CASANOVE. 

Si  l'on  vous  dit  que  ceux  qui  se  tuent  sont  fous,  n'en  croyez 
rien.  Je  vous  proteste  que  ce  pauvre  Desbrosses  se  possédait, 
ou  jamais  homme  ne  s'est  possédé;  Caton  n'y  a  pas  apporté  plus 
de  sang-froid.  11  a  écrit  cà  plusieurs  personnes,  et  ses  lettres  ont 
le  caractère  qu'elles  devaient  avoir,  selon  les  personnes  aux- 
quelles elles  étaient  adressées.  Comme  un  homme  sage  qui 
part  pour  un  long  voyage,  il  a  pourvu  «à  tout  ;  c'est  un  chef- 
d'œuvre  que  le  tableau  qu'il  a  laissé  de  ses  affaires. 

Le  samedi,  il  s'en  vient   chez  moi,   il  s'assied  et  me  dit  : 

en  gênerai  le  portrait   en  homme,  l'autre  plaît  davantage  aux  femmes;    ce  qui  a 
donné  lieu  aux  vers  suivants  : 

Sur  ton  double  portrait,  1»  s]>   .  I ..) . ■  n r  |  >  rplexe, 
Charmante  du  Barry,  veut  t'admirer  partout; 

A  ses  yeux  changes-tu  de  sexe, 

Il  ne  fait  que  changer  de  goût  : 

S'il  te  voit  en  femme,  dans  l'ànie, 

D'être  homme  il  sent  tout  le  plaisir; 

Tu  deviens  homme,  et  d'être  femme 

Soudain  il  aurait  le  désir.  » 


SALON    DE    1769.  /|2t 

«  Vous  m'aviez  prophétisé  que  mon  insensé  de  frère  me  préci- 
piterait dans  un  abîme  d'où  je  ne  me  tirerais  pas.  Votre  prédic- 
tion est  accomplie  ;  me  voilà  donc  entre  le  déshonneur  et  la 
mort,  et  vous  pensez  bien  qu'il  n'y  a  pas  à  choisir.  » 

S'il  eût  parlé  de  la  position  d'un  autre,  il  n'aurait  eu  ni  plus 
de  tranquillité  ni  plus  de  flegme;  son  visage  ne  montrait  pas  le 
moindre  signe  d'altération.  Et  pourquoi  celui  qui  s'est  persuadé  de 
loin  que  la  vie  est  un  mauvais  présent,  que  la  mort  n'est  rien  et 
que  le  passage  se  fait  sans  douleur,  éprouverait-il  quelque  trouble? 

Je  lui  répondis  que  s'il  était  affligé  de  quelque  maladie 
cruelle  à  laquelle  il  n'y  eût  point  de  remède,  nous  changerions 
sur-le-champ  de  propos,  mais  que  je  ne  croirais  jamais  qu'un 
homme  de  tête  comme  lui  prît  congé  pour  une  affaire  d'argent 
et  pour  un  mal  d'opinion.  <i  Quel  âge  avez-vous?  lui  demandai- 
je.  —  Trente  et  un  ans.  —  Comment!  vous  êtes  tout  jeune, 
vous  avez  une  connaissance  consommée  du  monde,  une  activité 
incroyable,  une  tète  de  fer ,  et  vous  ignorez  la  valeur  de  ces 
effets  qui  vous  restent?  »  Vous  voyez,  mon  ami,  que  je  traitais 
de  sa  vie  comme  d'un  papier  de  banque.  Je  lui  représentai  que 
Samuel  Bernard,  âgé  de  quatre-vingts  ans,  était  prêt  à  se  dé- 
pouiller de  toute  sa  fortune  et  à  être  exposé  nu  dans  la  rue,  au 
milieu  de  l'hiver,  à  la  condition  de  recouvrer  sa  jeunesse,  sûr 
d'acquérir  en  peu  de  temps  une  richesse  double  de  la  sienne. 
«  Il  faut,  monsieur,  ajoutai-je,  soustraire  à  vos  créanciers  une 
somme  modique,  se  jeter  dans  une  chaise  de  poste  et  s'en  aller 
ailleurs  chercher  une  autre  fortune.  Vous  la  trouverez,  et  dans 
dix  ans  vous  aurez  satisfait  à  tous  vos  engagements  passés,  vous 
serez  riche  et  vous  rendrez  grâce  au  hasard  qui  vous  aura  con- 
duit chez  moi  pour  y  perdre  une  idée  funeste.  »  Je  lui  citai 
l'exemple  d'un  homme  de  ma  connaissance  qui  avait  été  ruiné 
trois  fois;  il  sourit,  et  nous  causâmes  de  choses  tout  à  fait 
étrangères  à  sa  position,  et  lui  avec  autant  de  jugement  et  de 
sang-froid  que  moi.  On  m'avertit  qu'on  a  servi;  je  l'invite,  il 
me  refuse;  nous  nous  séparons,  et  j'apprends  à  l'instant  qu'il 
s'est  cassé  la  tête  d'un  coup  de  pistolet.  La  mienne  en  était 
tout  à  fait  dérangée  ce  matin  ;  mais  je  viens  de  me  tranquilliser 
un  peu  sur  l'assurance  qu'on  m'a  donnée  qu'il  était  tombé  mort 
sur  le  coup.  On  l'a  trouvé  la  tête  penchée  sur  sa  table,  devant 
un  portrait  du  roi  de  Prusse. 


422  SALON    DE    1769. 

Oh!  les  pauvres  machines  que  nous  sommes!  C'est  Casanove 
qui  le  dit.  Un  Dieu  tient  notre  destinée  cachée  dans  une  nuit 
obscure  :  Caliginosa  nocte  premit  Deus  et  ridet.  Le  beau  passe- 
temps  pour  un  être  bienfaisant!  Un  jour  cet  artiste,  sortant  de 
table  avec  ses  amis,  se  soulageait  d'un  petit  besoin  dans  un 
coin;  un  des  convives,  pressé  du  même  besoin,  lui  demande 
place,  il  se  range;  une  cheminée  tombe  et  écrase  celui  à  qui  il 
avait  cétlé  la  place  qu'il  occupait  ;  ce  qui  lui  a  appris  à  se  mo- 
quer de  l'avenir  et  surtout,  à  être  poli.  En  vérité  cette  philoso- 
phie est  presque  aussi  bonne  que  ses  tableaux,  qui  étaient 
pourtant  merveilleux  cette  année.  Le  nombre  n'en  était  pas 
grand  :  deux  sujets  de  chasse1  (<Ak);  un  grand  paysage-  (65) 
et  trois  petits2  (0(5),  et  voilà  tout. 

Tenez,  mon  ami,  mon  gros  épicurien  Casanove  est  un  grand 
peintre,  un  homme  étonnant.  Ce  n'est  pas  tout  à  l'ait  le  senti- 
ment de  notre  ami  de  la  cour  de  Marsan,  qui  s'y  connaît  mieux 
que  moi,  mais  qui  n'a  pas  vu  ses  tableaux  de  ce  dernier  Salon. 
Si  vous  rencontrez  jamais  les  deux  Sa  jets  de  citasse,  ne  les 
quittez  pas  ;  regardez-les,  regardez-les  longtemps,  et  lorsque 
vous  croirez  avoir  assez  accordé  à  votre  admiration,  vous  vous 
serez  trompé  et  vous  y  reviendrez.  Comme  l'œil  s'y  repose 
agréablement,  surtout  après  s'être  si  fatigué  et  si  déplu  ailleurs  ! 
Si  ces  deux  tableaux  m'appartenaient  et  que  l'indigence  disposât 
de  mes  effets,  les  deux  Casanove  déménageraient  les  derniers. 
Écoutez-moi  bien  et  gardez-vous  de  hocher  du  nez  :  il  n'y  a  ni 
peintres  présents  ni  peintres  passés  qui  colorient  mieux,  qui 
sentent  mieux  l'harmonie  et  les  beaux  effets.  Je  n'ai  jamais 
rien  vu,  niais  rien  qui  m'ait  (tins  attaché  que  le  ciel  de  son 
Soleil  couchant.  Comme  il  est  chaud  et  doré,  sans  être  ni  rouge 
ni  jaune!  Il  régnait  dans  l'autre,  qui  est  un  Ciel  dn  malin,  un 
ton  argentin  et  léger  que  vous  ne  verrez  que  là.  Ses  figures 
sont  heureusement  disposées  et  d'une  touche,  d'un  esprit  fort 
supérieurs  à  son  élève. 

Approche,  Loutherbourg,  et  dis-nous  à  présent,  si  tu  l'oses, 

1.  Tableaux  de  .">  pieds  de  large  sur  3  pieds  6  pouces  do  lia  ut,  appartenante 
M""'  la  marquise  de  Langeac. 

2.  Talileau  de  3  pieds  de  liant  sur  2  pieds  de  large. 

3.  Tableaux  de  S  pouces  de  haut  sur  1  pied  de  large,  appartenant  à  M.  De  Selle. 
trésorier  de  la  marine. 


SALON    DE    1769.  £,23 

que  ton  maître  te  devait  le  mérite  de  ses  compositions.  Casa- 
nove,  c'est  ainsi  qu'il  convient  d'humilier  l'envie.  Cache-toi, 
Loutherbourg!  Tu  nous  as  montré  de  très-belles  choses  assu- 
rément; mais,  à  ta  place,  je  serais  moins  vain  de  ta  dernière 
Tempête,  quelque  sublime  qu'elle  soit,  que  honteux  d'une 
calomnie  aussi  fortement  repoussée.  Sous  ces  deux  Casanove  on 
avait  placé  deux  Loutherbourg,  et  l'on  disait  :  a  Voilà  le  maître, 
voilà  l'écolier!  »  Sois  satisfait,  Casanove,  jouis  ;  il  fallait  que  le 
moment  de  ta  vengeance  arrivât,  et  il  est  venu. 

Loutherbourg  a  un  grand  talent,  je  ne  lui  refuse  pas  même 
du  génie;  mais  voyez  et  comparez.  Si  vous  vous  attachez  à  la 
couleur  et  au  faire,  l'un  vous  paraîtra  sec  et  lourd,  l'autre  gras 
et  léger;  le  premier,  opaque,  gris  et  également  fait  partout;  le 
second,  transparent,  varié,  d'une  touche  franche  et  large,  et 
négligé  quand  il  faut.  Loutherbourg,  que  murmures-tu  entre 
tes  dents?  Je  t'entends,  tu  t'adresses  à  ces  terrasses,  tu  les 
trouves  brunes,  un  peu  trop  monotones;  tu  demandes  à  ces 
arbres  plus  de  mouvement  et  de  profondeur  ;  tu  voudrais  que 
ces  masses  qui  doivent  saillir  en  devant  fussent  plus  éclairées, 
et  que  celles-ci,  qui  doivent  s'enfuir  vers  le  fond,  fussent  plus 
sourdes.  D'accord  ;  mais, médecin,  guéris-loi  toi-même;  homme, 
pardonne  à  l'ouvrage  de  l'homme  une  imperfection,  et  ne  cor- 
romps pas  la  pureté  de  mon  plaisir  par  tes  observations  amères 
et  jalouses.  Nous  souffrons  tous  les  deux,  mais  ton  malaise  n'est 
pas  le  mien. 

Le  grand  Paysage  de  Casanove  est  bon,  mais  je  ne  le  mets 
pas  sur  la  ligne  des  deux  précédents;  les  arbres  en  sont  d'un 
vert  trop  égal  ;  la  tète  d'une  femme  qu'on  voit  auprès  d'une 
vache  est  mauvaise;  mais,  en  revanche,  les  figures  du  fond  et 
le  lointain  sont  admirables. 

Le  paysage  en  hauteur  est  de  la  plus  belle  couleur  et  d'un 
faire  très-spirituel. 

Je  ne  vous  dis  rien  de  deux  petits  restes  de  palette  qui  ne 
sont  pas  de  l'étendue  des  précédents,  mais  qui  n'en  valent  pas 
moins. 

Ce  peintre  est  un  de  ceux  qui  se  soutiennent  le  mieux,  et  il 
fait  peu  de  choses  médiocres. 

Allons,  mon  ami,  gagnons  pays;  passons  à  un  autre  artiste, 
à  Roland  de  la  Porte. 


Ii2h  SALON    DE   1769. 

ROLAND    DE  LA   TORTE. 

70.     DÉSORDRE     D'UN     CABINET1. 

Dans  son  .Desordre  d'un  cabinet,  il  y  a  dos  choses  bien 
rendues;  on  y  trouve  de  la  vérité.  C'est,  une  malheureuse 
victime  de  Chardin.  Ceux  qui  ont  bien  vu  celui-ci  sont  très- 
difficiles;  ils  disent  à  Roland  de  la  Porte  :  «  Vous  vous  croyez 
tout  contre  et  vous  avez  raison:  mais  vous  ne  franchirez  peut- 
être  jamais  ce  maudit  petit  échelon.  Votre  façon  de  peindre  est 
encore  mesquine;  vous  n'êtes  pas  harmonieux,  vous  n'imitez 
pas  de  génie,  on  sent  la  fatigue  de  votre  pinceau.  Votre  tableau 
au  paie  et  au  gigot-  est  attrayant  pour  un  peuple  qui  a  faim: 
mais  votre  gigot  n'est  pas  mortifié,  les  chairs  n'en  sont  pas 
affaissées,  la  graisse  flétrie  :  il  vient  d'être  détaché  du  crochet 
de  la  boucherie.  Un  gourmand  vous  dira  qu'il  est  dur;  des  gens 
affamés  n'y  regardent  pas  de  si  près;  mais  nous  avons  bien 
dîné,  et  nous  trouvons  que  ce  morceau  tant  regardé  manque 
d'effet.  » 

Encore  un  p3u  de  courage,  mon  ami.  Après  Baudouin  je  vous 

fais  grâce. 


DIXIEME   LETTRE. 

BAUDOUIN 

Il  y  avait  de  cet  artiste  une  suite  de  Feuillets  d'un  livre 
d'é pitres  et  d'évangiles  pour  la  chapelle  du  roi  (67),  un  tableau 
intitulé  :  le  Modèle  honnête  (68),  et  quelques  morceaux  à 
gouache  (69). 

L'ami  Baudouin,  vous  regardez  trop  votre  beau-père,  je 
vous  l'ai  déjà  dit,  et  ce  beau-père  est  le  plus  dangereux  des 
modèles;  c'est  une  chose  que  je  vous  ai  dite  encore;  mais 
vous  ne  tenez  aucun   compte  de  mes  avis.   On  peut  se  ren- 

1.  Tableau  de  l  pieds  de  haut  sur  3  pieds  de  large. 
'J.  N°  71.  Plusieurs  tableaux  sous  le  même  numéro. 


SALON    DE    1769.  ^25 

contrer,  dites-vous,  mais  non  pas  sans  cesse  et  toujours  nez  à 
nez.  A  votre  place,  j'aimerais  mieux  être  un  pauvre  petit  original 
qu'un  grand  copiste  ;  c'est  ma  fantaisie  et  ce  n'est  peut-être  pas 
la  vôtre  :  maître  clans  ma  chaumière  plutôt  qu'esclave  dans 
un  palais.  Vous  n'êtes  pas  sans  éclat,  vos  Feuillets  d 'évangiles 
ne  manquent  pas  de  couleur;  mais  il  n'y  a  dans  vos  figures  ni 
ensemble  ni  dessin,  pas  une  qui  n'ait  quelque  membre  disloqué 
et  qui  n'invoque  Botentuyt  1  ;  ce  sont  ici  des  têtes  trop  grosses, 
là  des  cuisses  trop  courtes;  votre  style  est  plat  comme  votre 
toile.  Et  puis  votre  couleur,  qui  appelle  d'abord,  paraît  ensuite 
dure  et  sèche.  Ce  Modèle  honnête  est  plus  vôtre,  il  y  a  plus  de 
correction,  mais  la  couleur  en  est  fade.  Le  linge  dont  cette  fille 
s'enveloppe  étend  très-bien  la  lumière,  mais  pourquoi  ne  l'avoir 
pas  'fait  plus  grand  et  plus  de  goût?  Vous  courez  à  toutes 
jambes  après  l'expression,  que  vous  n'atteignez  pas;  vous  êtes 
minaudier,  maniéré,  et  puis  c'est  tout.  Pour  s'allonger,  on  n'est 
pas  grand.  Et  puis  ce  sujet,  de  la  manière  dont  vous  l'avez 
traité,  est  obscur;  cette  femme  n'est  pas  une  mère  2,  c'est  une 
ignoble  créature  qui  fait  quelque  vilain  commerce.  On  n'entend 
rien  à  tout  ce  mouvement  dans  une  scène  pathétique  et  de 
repos.  Une  jeune  fille  toute  nue,  assise  sur  la  sellette  de  l'artiste, 
la  tête  penchée  sur  une  de  ses  mains,  laissant  échapper  de  ses 
yeux  baissés  deux  larmes,  son  autre  bras  posé  sur  les  épaules 
de  sa  mère,  ses  haillons  épars  en  désordre  à  côté  d'elle,  cette 
mère  honnête  et  déguenillée  se  cachant  le  visage  de  son  tablier, 
le  peintre  suspendant  son  ouvrage  et  attachant  ses  regards 
attendris  sur  ces  deux  figures,  et  tout  était  dit.  Croyez-moi, 
abandonnez  ces  sortes  de  sujets  à  Greuze. 

Je  ne  sais,  mon  ami,  quelle  teinte  aura  cette  lettre.  Ce 
malheureux  Desbrosses  ne  m'est  pas  sorti  de  devant  les  yeux,  je 
le  vois  encore  et  j'en  frémis.  Je  l'ai  connu  chezM,T"'  Therbouche; 
il  fut  le  héros  d'une  certaine  mystification  que  vous  devez 
savoir.  L'artiste  prussienne  et  lui  s'étaient  rencontrés  dans  une 
cour  d'Allemagne.   11  nous  l'avait  amenée  après  avoir  circulé 

1.  Chirurgien  célèbre. 

2.  Voir  le  conseil  donne  à  Greuze,  Salon  de  1767,  ci-dessus,  p.  74.  Ce  tableau 
a  été  retiré  de  la  vente  Testard  (I77G)  à  1,750  livres.  11  a  été  gravé  par  Moreau  le 
jeune. 


Z|2G  SALON    DE    1769. 

dans  plusieurs  Etats  où  il  avait  montré  beaucoup  de  capacité  ; 
il  s'était  fait  agent  de  change  par  intérêt  pour  sa  famille  et  par 
tendresse  pour  quatre  sœurs  qu'il  soutenait  avec  décence.  Comme 
le  besoin  était  urgent,  il  s'était  associé  une  douzaine  d'hommes 
qu'il  appelait  ses  apôtres.  Ces  apôtres-là  étaient  des  gens  de  rien 
qu'il  avait  répandus  en  différentes  places  où  il  leur  avait  créé 
le  fantôme  d'un  grand  crédit.  À  l'aide  du  mystère  le  plus  pro- 
fond, on  s'adressait  à  ces  apôtres-là  pour  savoir  qui  était  leur 
maître  et  au  maître  pour  savoir  qui  étaient  ces  apôtres;  ils 
répondaient  les  uns  des  autres,  ils  en  imposaient  tous  par 
l'image  du  faste.  Il  leur  envoyait  de  son  papier  afin  qu'il 
lui  revînt  par  des  intermédiaires,  et  il  y  faisait  toujours 
honneur.  Cette  manœuvre  lui  coûtait  quelques  milliers  d'écus 
qu'il  retrouvait  au  double  et  au  triple  sur  le  crédit  qu'il  se 
faisait  à  lui-même  et  à  ses  sous-agents.  «  J'étais  en  chemin 
d'une  fortune  immense  fondée  sur  rien,  me  disait-il  deux  jours 
avant  sa  mort;  mon  frère,  mon  insensé  de  frère  a  tout  ren- 
versé. »  Il  n'était  pas  sans  inquiétude  sur  le  sort  de  sesapôfrcs. 
La  Prussienne,  dont  le  comte  de  Schullembourg  et  vous  m'aviez 
embâté,  lui  a  coûté  un  argent  infini.  Sa  mort  l'aura  soulagée 
d'une  dette  assez  considérable.  J'ai  de  lui  une  lettre  où  vous 
trouverez  des  vues  d'une  politique  machiavélienné  et  profonde; 
quelque  jour  je  vous  en  ferai  part.  Il  était  noble,  grand,  géné- 
reux. Un  peu  obscur  dans  son  expression,  il  était  vaste  dans 
son  coup  d'oeil.  Il  était  connu  de  notre  ministère,  qui  le  crai- 
gnait; on  avait  empêché  de  violence  son  expatriation. 

Bonsoir,  mon  ami.  Mille  remerciments  de  ma  part  pour  la 
pacotille  de  musique,  sans  préjudice  des  actions  de  grâces  de 
ma  fille.  Je  lui  ai  lu  votre  billet,  et  elle  en  a  été  touchée  autant 
que  le  dérangement  de  sa  santé  le  lui  a  permis.  Kl  le  est  très- 
pressée  de  vous  rendre  le  témoin  de  ses  progrès  dans  la  science 
de  l'harmonie1;  les  suffrages  qu'elle  ambitionne,  ce  sont  ceux 
qu'on  obtient  difficilement.  Bonsoir  encore.  Quoique  je  sois 
fatigué,  je  m'attends  à  une  mauvaise  nuit. 

I.  Elle  recevait  à  ce  moment  les  leçons  de  Bemetzricder  que  nous  lirons  plus 
loin,  t.  XII,  rédigées  par  Diderot. 


SALON    DE    1769.  427 

ONZIÈME    LETTRE. 

BELLENGÉ. 

Lorsque  je  vois  des  enfants  entraînés  par  une  pente  invin- 
cible, en  dépit  de  l'indigence,  des  distractions  d'un  autre  état, 
de  la  sévérité  des  maîtres,  de  la  répugnance  des  parents,  vers 
une  science  ou  vers  un  art  dans  lequel  ils  ne  sont  à  la  fin  que 
des  hommes  médiocres,  je  me  demande  :  «  Qu'est-ce  donc  que 
le  génie?  à  quels  caractères  le  reconnaît-on?  »  Je  suis  tenté  de 
croire  que  ces  êtres-là  étaient  destinés  à  donner  naissance  à  la 
chose,  quoique  incapables  de  la  porter  à  un  certain  degré  de 
perfection.  Nés  quelques  siècles  plus  tôt,  ils  auraient  laissé  un 
nom  célèbre,  le  nom  d'inventeurs;  aujourd'hui  ils  vivent  et 
meurent  ignorés.  C'est  qu'il  est  peut-être  plus  difficile,  quoique 
moins  glorieux,  de  porter  à  un  pas  plus  loin  une  science  qu'une 
longue  suite  d'hommes  ont  cultivée  que  de  lui  faire  faire  le 
premier  pas,  et  cela,  sans  entrer  dans  l'examen  des  causes 
accidentelles  qui  l'ont  suggéré  et  qu'on  doit  plutôt  regarder 
comme  un  bonheur  que  comme  un  mérite.  Concluez  de  là  que 
la  célébrité  dépend  beaucoup  du  moment  où  l'on  parait  sur  la 
scène  du  monde,  et  que  l'homme  de  génie  et  l'inventeur  sont 
deux  hommes  très-différents.  D'Alembert  n'eût  peut-être  jamais 
fait  les  Eléments  d'Euclide.  Euclide  n'eût  peut-être  jamais 
entendu  les  ouvrages  de  d'Alembert.  Dibutade  n'eût  peut-être 
jamais  dessiné  une  académie  comme  Van  Loo.  Van  Loo  n'eût 
peut-être  jamais  pensé,  comme  Dibutade,  à  suivre  les  limites 
d'une  ombre.  Et  ne  confondons  jamais  l'attrait  avec  le  talent. 
On  a  rarement  du  talent  sans  attrait,  et  il  y  a  mille  exemples 
de  l'attrait  le  plus  violent  et  du  plus  mince  talent.  J'en  appelle 
à  tous  ces  hommes  qui  forcent  les  portes  de  nos  Académies  par 
un  premier  morceau  qui  promet,  et  qui  sont  arrêtés  tout  court. 
Tel  est  le  peintre  Bellengé;  prenez  son  mauvais  tableau  de 
mauvais  Fruits  passés1  (7*2),  et  comparez-le  à  son  tableau  de 
réception. 

i.  Tableau  de  3  pieds  7  pouces  de  haut  sur  2  pieds  8  pouces  de  large. 


Zj28  SALON    DE    1709. 


LE   PRINCE. 

Tel  est  Le  Prince  même,  dont,  à  vous  parler  vrai,  je  n'ai  vu 
jusqu'à  présent  d'autre  composition  estimable  que  son  Baptême 
russe.  Qu'est-ce  que  ce  Cabuk  ou  espèce  de  guinguette  aux  envi- 
rons de  Moscou1  (7Zi).  Beaucoup  de  mouvement,  beaucoup 
d'objets,  beaucoup  de  scènes  diverses,  une  multitude  infinie  de 
figures;  mais  tout  est  croqué;  nulle  image;  le  plus  grand  et  le 
plus  bel  hymne  qu'on  put  chanter  à  l'honneur  de  Teniers.  Que 
seraient-ce  que  les  tableaux  si  vantés  de  ce  dernier  sans  le 
mérite  de  l'exécution?  Rien  ou  fort  peu  de  chose.  Sachez  donc, 
monsieur  Le  Prince,  que  quand  on  fait  un  Cabuk  il  faut  le  finir. 
Voilà  un  Drogman  du  roi  de  France'2  (75)  et  Une  Russe  qui  joue 
de  lu  guitare3  (7(5)  que  Juliart  dédaignerait  :  or,  je  vous  laisse 
à  penser  ce  que  c'est  qu'un  tableau  dédaigné  par  Juliart.  Tout 
est  ébauché  et  faible  dans  la  Danse  russe  (77)  et  la  Balançoire 
à  la  manière  de  ces  peuples  (78).  Le  Prince  a  son  papier  bleu 
ou  sa  toile  devant  lui  ;  il  prend  son  crayon  ou  son  pinceau  et  il 
se  dit  :  «  Que  ferai-je?  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien...  »  Et  tout  en 
se  faisant  ce  monologue  il  exécute  les  premiers  linéaments  d'une 
figure,  il  en  place  une  seconde  à  côté  de  celle-là,  puis  une 
troisième  ;  il  résulte  de  là  je  ne  sais  quoi  qui  vaudrait  peut-être 
quelque  chose  si  l'artiste  s'en  donnait  la  peine;  mais  le  cou- 
rage lui  manque,  et  après  avoir  usé  beaucoup  de  couleurs  et 
employé  beaucoup  de  toile,  il  n'a  rien  fait. 

On  cherchait  depuis  longtemps  un  moyen  d'imiter  le  lavis, 
soit  au  bistre,  soit  à  l'encre  de  la  Chine.  Le  Prince  y  a  singu- 
lièrement réussi,  et  les  vingt-neuf  estampes4  (79)  qu'il  a  expo- 
sées sont  à  faire  illusion,  on  ne  les  prendrai!  jamais  pour  un 
effet  de  la  gravure  et  d'un  procédé  particulier. 


1.  La  situation  de  cette  grande  ville  présente  souvent  la  variété  de  nations  et 
d'ajustements  que  l'on  peut  remarquer  dans  ce  tableau.  (Xote  du  Livret.) 

2.  Tableau  de  1  pied  de  baut  sur  10  pouces  de  large. 

3.  Tableau  de  1  pied  de  baut  sur  10  pouces  de  large. 

4.  Ce  procédé  de  gravure  a  été  employé  par  Le  Prince,  pour  un  album  de  types 
russes  fort  curieux.  11  a  servi  aussi  à  l'illustration  de  divers  ouvrages. 


SALON    DE    1769.  429 


GUERI  N. 

J'espère  que  vous  me  permettrez  bien  de  compter  Guérin 
parmi  les  dupes  malheureuses  de  cette  impulsion  fausse  ou 
vraie  de  la  nature  qui  jette  les  hommes  dans  une  profession  où 
il  n'y  a  nul  honneur  et  très-peu  de  profit  à  faire  pour  eux. 
Les  deux  sujets  de  fantaisie1  (80)  qu'il  a  peints  pour  votre 
chancelier,  l'abbé  de  Breteuil,  ne  sont  que  des  jolis  riens.  Je  me 
tais  sur  son  Concert'2  (81)  et  sur  ce  Jeune  homme  qui  parle 
science  avec  une  demoiselle  (82).  Je  ne  conçois  pas  comment 
M.  Dutartre,  qui  a,  dit-on,  de  très-beaux  tableaux  et  la  préten- 
tion de  s'y  connaître,  garde  cela  dans  son  cabinet.  Le  Portrait 
de  je  ne  sais  quelle  femme  en  Diane  accompagnée  de  ses  nym- 
phes et  chassant  le  cerf  aux  abois  (83)  est  mauvais. 

ROBERT. 

Si  je  vous  faisais  passer  en  revue  toutes  les  compositions  de 
Robert  je  ne  finirais  pas.  C'est  un  peintre  assurément  que  ce 
Robert;  mais  il  fait  trop  facilement,  ses  morceaux  sentent  la 
détrempe;  leur  mérite  principal  est  d'offrir  des  points  de  vue  et 
des  fabriques  antiques.  Il  n'excelle  pas  pour  la  figure;  ses 
arbres  sont  lourds,  et  en  général  le  choix  de  ses  accessoires 
pourrait  être  meilleur.  Négligez,  s'il  vous  convient,  son  Port  orné 
d'architecture3  (84),  quoiqu'il  appartienne  à  un  ministre  qui  peut 
se  procurer  de  belles  choses  sans  s'appauvrir;  passez  devant 
son  imitation  des  Portiques,  galeries  et  jardins,  tels  qu'on  en 
voit  autour  de  Rome*  (85),  parce  que  ce  tableau  appartient  à 
un  autre  ministre  qui  ne  mérite  pas  mieux  que  cela;  devant  sa 
Cascade   du  belvédère  Pamphile  à  Frascuti*  (86),  parce  que 

1.  Tableaux  d'environ  15  pouces  do  hauteur,  appartenant  à  M.  l'abbé  de  Bre- 
teuil. 

2.  Tableau  de  14  pouces  de  haut  sur  10  pouces  de  large. 

3.  Tableau  de  4  pieds  de  large  sur  3   pieds  de  haut  appartenant  à  M.  le   duc 
de  Choiseul. 

4.  Tableau  de  7  pieds  6  pouces  de  large  sur  5  pieds  G  pouces  de  haut,  appar- 
tenant à  M.  le  comte  de  Saint-Florentin. 

5.  Tableau  de  15  pouces  de  haut  sur  1  pied  de  large,  appartenant  à  M.  le  mar- 
quis de  Seran. 


Zi30  SALON    DE    1769. 

je  La  trouve  froidement  touchée.  Mais  regardez  avec  attention 
les  Restes  d'un  escalier  antique1  (87),  les  Haines  du  vestibule 
d'un  temple'1  (88),  la  Pièce  et  eau  environnée  de  galeries2  (89), 
la  Maison  de  campagne  du  prince  Mattei*  (92),  le  Paysage  avec 
des  monuments  (93)  %  ma  foi,  la  plupart  des  autres  parce  qu'ils 
sont  beaux.  Les  dessins  coloriés  de  paysages,  de  jardins,  de 
temples  et  autres  édifices  antiques  et  modernes  de  Rome  (98) 
ont  de  l'effet,  de  la  verve,  et  sont  très-précieux. 

J'allais  entamer  Loutherbourg,  mais  je  n'en  ai  ni  le  temps  ni 
la  place.  Un  bout  de  page  n'est  pas  assez  pour  celui-ci;  et  ma 
fille,  qui  se  trouvera  mal  tout  à  l'heure,  de  son  dîner,  ne  veut 
pas  attendre  plus  longtemps.  Mais  après  dîner?  me  direz-vous. 
Après  dîner  je  vais  chez  Briasson  pour  tâcher  d'accommoder  le 
procès  de  Luneau  de  Boisjermain  avec  les  libraires,  et  empêcher 
que  cet  homme,  dans  les  affaires  duquel  ils  ont  mis  le  feu,  ne 
mette  à  son  tour  le  feu  dans  les  leurs.  Savez-vous  bien  que  ce 
diable  d'homme  vient  de  faire  un  tableau  de  frais,  dépenses  et 
conditions  de  V Encyclopédie  dont  le  résultat  est  que  les  libraires 
ont  volé  17/i  livres  à  chaque  souscripteur,  somme  pour  laquelle 
ils  vont  être  assignés,  ce  qui  les  mènerait  à  une  restitution 
générale  d'environ  six  cent  mille  francs?  Je  n'aime  pas  ces  gens- 
là;  malgré  cela,  je  désire  de  tout  mon  cœur  de  les  engager  à  quel- 
que accommodement  qui  leur  épargne  une  dernière  fâcheuse 
affaire.  Je  vous  dirai  demain  quel  aura  été  le  fruit  de  ma  mission0. 


1.  Tableau  do  la  mémo  dimension  que  le  précédent,  et  appartenant  à  M.  le 
marquis  de  Seran. 

2.  Tableau  de  20  pouces  de  haut  sur  10  de  large,  appartenant  à  RI.  Hennin, 
résident  de  France  à  Cenève. 

3.  Tableau  de  la  môme  dimension  que  le  précédent,  et  appartenant  au  môme 
personnage. 

i.  Tableau  de  2  pieds  3  pouces  de  large  sur  18  pouces  de  haut. 

5.  Tableau  de  2  pieds  3  pouces  de  large  sur  is  pouces  de  haut. 

6.  Cette  affaire  dura  plus  longtemps  (pic  ne  le  supposait  Diderot,  qui  eut  à  subir 
à  cette  occasion,  quoiqu'il  no  fûl  pas  mis  eu  cause  directement,  bien  des  tracasse- 
ries.  On  l'accusa  d'avoir  trahi  les  intérêts  des  libraires,  en  fournissant  des  armes 
à  Luneau  de  Boisjermain,  puis  de  s'être  retourné  contre  celui-ci,  moyennant  une 
bonne  somme  d'argent  paye  par  les  libraires.  On  trouvera  un  écho  de  ces  disputes 
dans  si  Cotres     ndance. 


SALON    DE    1769.  431 

DOUZIÈME    LETTRE. 

LOUTHERBOURG. 

Malgré  la  sortie  vigoureuse  que  j'ai  faite  contre  Louther- 
bourg  à  l'article  Gasanove,  cela  ne  m'empêchera  pas  de  convenir 
que  c'est  un  grand  artiste.  Voulez-vous  que  je  vous  dise  bien 
franchement  ce  que  je  pense  du  démêlé  de  ces  deux  peintres? 
Casanove  est  un  gros  épicurien,  un  peu  libertin,  aimant  le  repos 
et  l'argent;  il  avait  dans  son  atelier  un  élève  dont  il  connaissait 
l'habileté  et  à  qui  il  confiait  le  soin  de  finir  ses  tableaux.  L'élève, 
jeune,  étourdi  et  vain,  sorti  de  dessous  l'aile  de  son  maître, 
enflé  de  ses  premiers  succès,  reçu  à  l'Académie,  applaudi  au 
Salon,  laissa  croire  des  secours  qu'il  donnait  à  Casanove  tout  ce 
qu'on  voulut. 

Loutherbourg  travaille  avec  une  célérité  inconcevable  et 
travaille  bien.  Son  Mistral  ou  Marine  par  un  vent  frais1  (101), 
sa  Tempête1  (100),  sa  Carène  et  Entrée  d'un  port"  (99),  son 
Paysage  au  soleil  couchant  (103),  sa  Grande  Tempête  en  pleine 
mer  (102),  sa  Marine  au  soleil  couchant'1  (105),  sa  Tempête 
arec  un  coup  de  tonnerre  (104),  son  autre  Tempête  par  un  grain 
de  vent*  (107),  ses  Bergers  arec  un  troupeau  poursuivis  par 
des  maraudeurs*  (10(5),  ses  Pèlerins  d'Emmaus1  (108),  son 
Matin  et  son  Soir8  (110),  son  autre  Soir  et  son  autre  Matin9 
(109),  ses  Paysages  avec  animaux"  (112),  son  Paysage  au  soleil 


1.  Tableau  de  2  pieds  6  pouces  de  large  sur  21  pouces  de  haut,   appartenant  à 
M.  le  duc  de  Piquigny. 

2.  Tableau  de  la  même  dimension  que  le   précédent,  et  appartenant  au  même 
pers  innage. 

3.  Tableau  de  2  pieds  6  pouces  de  large  sur  21  pouces  de  haut,  appartenant  à 
M.  le  duc  de  Piquigny. 

4.  Ces  3  tableaux  sont  de  2  pieds  6  pouces  de  large  sur  21  pouces  de  haut, 
o.  Ces  2  tableaux  ont  2  pieds  6  pouces  de  large  sur  2!  pouces  de  haut. 

6.  lableau  de  29  pouces  de  large  sur  23  pouces  de  haut. 

7.  Tableau  de  22  pouces  de  large  sur  10  pouces  de  haut. 

5.  Tableau  de  13  pouces  de  large  sur  9  pouces  de  haut. 
9.  Tableau  de  22  pouces  de  large  sur  19  pouces  de  haut, 

10.  Tableau  de  25  pouces  de  large  sur  22  pouces  de  hauteur. 


432  SALON    DE    1769. 

couchant  (LU),  le  Goûter  des  deux  amis  au  retour  de  la  chasse  l 
(113),  son  Départ  pour  la  chasse  au  vol*  (114),  tout  cela  est  fort 
beau;  il   n'y  a  que  du  plus  ou  moins.  En  général  il  n'est  pas 
aussi  harmonieux  que   Casanove,   ni  aussi  facile  et   aussi  vrai 
que  Vernet;   il  outre  pour  être  \igourcux;    il  n'y  a  pas  assez 
d'air  entre   ses    ligures,    mais  tout  cela   est   racheté  par  tant 
d'autres  qualités!  Le  Salon  tirait  à  sa  fin,  il  avait  recueilli  une 
assez   bonne   provision    d'éloges,   lorsqu'on  vit  paraître  sur  le 
chevalet  une  dernière  composition,   ou  qui  n'était  pas  encore 
achevée   lorsque  l'exposition  s'ouvrit,    ou  qu'il  avait  mise  en 
réserve  par  politique,  afin  de  nous  rassembler  tous  autour  de 
lui  lorsque  nous  serions  las  de  regarder  les  autres.  C'était  une 
Tempête;  ah!  mon  ami,  quelle  tempête!  Rien  de  plus  beau  que 
des  rochers  placés  à  la  gauche,  entre  lesquels  les  flots  allaient  se 
briser  en   écumant  ;  au  milieu  de  ces  eaux  agitées,  on  voyait 
les   deux  pieds   d'un   malheureux   qui  se   noyait   attaché  aux 
débris  du  vaisseau,  et  l'on  frémissait;  ailleurs  le  cadavre  flot- 
tant d'une  femme  enveloppée  dans  sa  draperie,  et  l'on  frémis- 
sait;  dans  un  autre  endroit,  un   homme  qui  luttait  contre  les 
vagues  qui  l'emportaient  contre  les  rochers,  et  l'on  frémissait  ; 
sur  ces  rochers,  des  spectateurs  peignant  bien  la  terreur,  surtout 
le  groupe  ménagé  sur  la  pointe  du  rocher  le  plus  avancé  dans 
la  mer.  Je  ne  vous  dirai  pas  que  ces  figures  fussent  aussi  vigou- 
reuses, aussi  correctes,  aussi  grandes  que  celles  de  Vernet,  mais 
elles  étaient  belles.  Pour  le  ciel,  nia  foi,  c'était  à  s'y  tromper 
pour  la  verve  et  la  légèreté.  Ce  Loulherbourg  est  le  meilleur  que 
j'aie  vu;  c'est,  je  crois,  vous  on  direassez  de  bien.  Ah!  si  jamais 
cet  artiste  voyage  et  qu'il  se  détermine  avoir  la  nature!... 

Feu    AMAM). 

Il  m'a  pris  ici  une  bonne  fantaisie,  c'est  de  sauter  tout  de 
suite  à  (ireuze,  de  vous  dire  un  mut  de  nos  sculpteurs  et  de  vous 
souhaiter  le  bonsoir;  mais  je  me  suis  ravisé,  je  ne  sais  trop 
pourquoi.  Je  me  sui>  rappelé  un  Magon,  frère  d'Annibal,  après 
la  bataille  de  Cannes,  demandant  de  nouveaux  secours  au  sénat 

1.  Tableau  de  24  pouces  de  large  sur  43  pouces  de  liant. 

2.  Tableau  de  3  pieds  de  large  sur  2  pieds  0  pouces  de  hauteur. 


SALON    DE    1769.  433 

de  Carllmge1  (115),  morceau  d'un  bon  style,  bien  composé;  on 
enfonçait  dans  la  scène;  il  y  avait  de  l'expression  dans  les  figures, 
de  l'air,  mais  un  air  épais  qui  donnait  à  la  composition  un  carac- 
tère de  vétusté  ;  la  lumière  tombait  juste  sur  les  objets,  mais  ne 
les  pénétrait  pas.  Ce  tableau  était  d'Amand,  artiste  à  regretter, 
à  ce  qu'ils  disent,  quoique  je  n'aie  jamais  rien  vu  de  lui  que  des 
choses  qui  annonçaient  une  chaleur  mal  réglée. 


BRIARD. 

Je  me  suis  rappelé  une  Naissance,  de  Vénus'2  (116)  de  Briard, 
et  il  me  semble  que  je  la  vois  encore,  cette  Vénus.  Miséricorde  ! 
quel  ventre!  quelle  hanche!  et  l'énorme  derrière,  et  les  cuisses 
exostosées  d'une  autre  figure  de  femme  posée  sur  des  nuages 
qui  avaient  la  complaisance  de  la  porter!  Et  puis  un  ton  faux  et 
rougeâtre  de  couleur.  Une  Mort  d'Adonis3  (117),  plate,  froide  et 
léchée  comme  une  miniature,  et  une  Madeleine  pénitente"  (118) 
peinte  avec  de  l'ocre,  la  plus  insipide  pénitente  qu'on  pût  ima- 
giner. 

B  RENE  T. 

Je  me  suis  rappelé  une  grande  et  lourde  Vérité*  (119)  de 
Brenet,  dévoilée  par  un  petit  Temps  tout  jeune,  qui  n'était  pas 
âgé  de  huit  ans.  Une  Etude  qui  visitait  le  Génie  pendant  la  nuit, 
sujet  sublime  où  il  y  avait  sur  le  devant,  dans  la  demi-teinte, 
un  très-beau  marmot  bien  peint.  L'Etude  était  maigre,  sèche, 
longue  et  mauvaise;  la  figure  du  Génie  était  bien  éclairée; 
en  général,  ce  morceau  m'a  paru  fort  au-dessus  de  l'artiste, 
d'un  faire  tout  voisin  d'un  grand  maître;  le  conseil  d'un 
ami  était  presque  la  seule  chose  qui  y  manquât.  Je  me 
suis  rappelé,  et  tout  de  suite,   un   petit  Anachorète  en  mèdi- 


1.  Ce  tableau  est  son  morceau  de  réception  à  l'Académie.  —  L'esquisse  avait  été 
exposée  au  Salon  précédent. 

2.  Tableau  de  0  pieds  2  pouces  de  haut  sur  8  pieds  3  pouces  de  large. 

3.  Tableau  de  4  pieds  de  haut  sur  3  pieds  de  large. 

4.  Tableau  de  22  pouces  de  haut  sur  18  pouces  de  large, 

5.  Tableau  de  13  pieds  8  pouces  de  haut  sur  G  pieds  3  pouces  de  large,  des- 
tiné à  l'une  des  chambres  du  Parlement  de  Douai. 

XI.  28 


/,3/j  SALON   DE   1769. 

talion*  (120),  sentant  d'une  lieue  à  la  ronde  le  séjour  d'Italie, 
bien  dessiné,  colorié  avec  une  extrême  vigueur,  très-beau  et 
digne  de  Van  Loo  ou  de  tout  autre  maître  même  plus  fort;  à 
cela  près  que  la  tête  en  était  un  peu  faible.  Une  .Ethra  mon- 
trant à  .son  fils  Thésée  le  lien  où  son  père  avait  caché  ses  armes* 
(122),  suavement  fait,  harmonieux;  l'/Ethra,  noble  de  position, 
bien  drapée,  belle,  malgré  le  mauvais  choix  de  ses  bras;  le 
Thésée  très-beau,  quoiqu'un  peu  incorrect  de  dessin  ;  morceau 
de  réception  qui  en  valait  bien  un  autre. 

LÉPICIÉ. 

Je  ne  me  suis  rien  rappelé  de  Lépicié;  mais  je  lis  sur  mon 
livret  :  123.  Adonis  changé  en  anémone  par  l 'émis3,  et  vis-à- 
vis  :  «  Vénus  mesquine,  singulièrement  contournée,  et  Adonis 
livide,  dont  on  aurait  pu  dire  comme  de  Lazare  :  Jam  fœtcl.  » 

12/i.  Achille  instruit  dans  la  musique  par  le  centaure  (hi- 
ronk,  et  vis-à-vis  :  «  Que  diable  tout  cela  veut-il  dire?  Quelle 
foule  de  figures  insignifiantes!  Qui  a  jamais  fait  un  centaure 
blanc  comme  un  poulet?  Il  a  certainement  les  cuisses  cassées; 
il  est  vrai  que  Cochin  dit  que  c'est  une  peccadille  qui  ne  vaut 
pas  la  peine  d'être  relevée.» 

125.  Une  Peinture"0  et  (120)  une  Architecture* 3  et  vis-à-vis  : 
«  Que  j'aime  mieux  à  Cochin  qu'à  moi,  quoique  le  ton  de  la 
couleur  en  soit  assez  agréable.  » 

127.  Une  ligure  de  YEtude1;  et  vis-à-vis  :  «  Rien.» 

128.  Une  Visitation*,  et  \is-à-vis  :  «  Excellente  esquisse.  » 


1.  Tableau  ovale  de  14  pouces  de  liant  sur  1G  pouces  de  large. 

2.  Tableau    de  5   pieds  do  large  sur  4  pieds   de  haut.  —  Est  aujourd'hui  au 
Louvre,  n°  51  de  l'École  française. 

3.  Tableau  de  i  pieds  de  large  sur  2  pieds  0  pouces  de  haut;  destiné  à  décorer 
le  nouveau  pavillon  de  Trianon. 

4.  Tableau  de  .'>  pieds  de  large  sur  4  pieds  0 pouces  de  haut;  morceau  de  récep- 
tion à  l'Académie. 

5.  Tableau  peinl  sur  bois  de  4  pieds  3  pouces  de  haut  sur  2  pieds  et  demi  de 
large,  appartenant  à  M.  Cochin,  secrétaire  de  l'Académie. 

0.  Tableau  de  môme  dimension  que  le  précédent,  et  appartenant  au   môme 
personnage. 

7.  Tableau  de  17  pouces  de  haut  sur  li  pouces  de  large. 

8.  Tabhau  do  21   pouces  do  huit    sur  1    pied  de  large,  exécuté  en  grand  dans 
le  chœur  de  la  cathédrale  de  Buyonne. 


SALON    DE    1769.  ^35 

129.  Deux  Études  de  tête,  l'une  d'une  jeune  fille,  l'autre 
d'une  paysanne,  et  vis-à-vis  de  la  première  :  «  Rien  »;  vis-à-vis 
de  la  seconde  :  «  Planche  de  bois  barbouillée  sèchement  et  rouge.  » 

430.  Un  Repos  de  soldais,  et  vis-à-vis  :  «  Bon  à  garnir 
l 'entre-deux  des  croisées  et  autres  endroits  obscurs.  » 

Il  faut  être  vrai,  mon  ami,  et  vous  donner  en  même  lemps 
un  excellent  exemple   de  la  manière  dont  on  est   diversement 
affecté  d'un  même  morceau  en  différents  instants.  Relisez  les 
lignes  qui  précèdent  sur  la  Naissance  de  Venus  de  Briard;  j'en 
dis  le  diable  :  c'est  le  jugement  d'un  de  mes  livrets;  et  voici  le 
jugement  d'un  autre  de  mes  livrets  :  «  Assez  agréable,  quoique 
la  composition  en    soit  arrangée;  la  Vénus  d'un  dessin  assez 
fin...  »  D'un  dessin  assez  fin  !  voilà  ce  qui  me  confond,  car  il  est 
écrit  ainsi,  et  je  ne  me  trompe  pas.  11  y  a  ensuite  :  «  Mais  d'une 
attitude    académique   et  recherchée...  »   Et  puis  ayez  quelque 
confiance  dans  mes  connaissances  dans  l'art,  et  prêchez-moi,  si 
vous  l'osez,  de  publier  mes  réflexions.  Il   faut  pourtant  vous 
expliquer  la  contradiction  très-réelle  de  ces  deux  jugements: 
c'est  qu'il  y  avait  un  point  de  vue  sous  lequel  la  Vénus  de  Briard 
avait  tous  les  défauts  que  je  lui  reproche,  et  un  autre  point  de 
vue  sous  lequel  elle  ne  les  avait  plus.  Ainsi,  cette  figure  était- 
elle  bonne,  était-elle  mauvaise?  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien.  Ce 
qu'il  y  a  de  certain,   c'est  qu'il    y  a  pour  les   objets  les  plus 
agréables  en  nature  des  aspects  tout  à  fait  ingrats;  en  serait-il 
de  même  pour  ces  objets  imités  par  l'art?  Tout  ce  dont  je  puis 
vous  répondre  c'est  que  mes  deux   livrets   disent  vrai  tous  les 
deux  et  que,  dans  un  certain  point,  la  Vénus  de  Briard  avait  un 
ventre  et  une  hanche  énormes  :  la  droite;  et  que  dans  un  autre 
point  ce  ventre  et  la  même  hanche  étaient  très-bien.  De  quel 
point  la  fallait-il  juger?  C'est  ce  que  j'ignore.  Pour  être  irré- 
prochable, une  figure  doit-elle  l'être  de  tout  côté?  Un  meilleur 
connaisseur  de  Nature  ne  m'aurait-il  pas  dit  que  pour  être  pure- 
ment et  finement  dessinée  il  fallait  que,  de  l'endroit  où  je  la 
regardais,  cette  Vénus  eût  les   défauts  que  je  lui  reprochais, 
parce  que  si  de  là  elle  n'avait  pas  ces  défauts,  elle  manquerait 
de  la  belle  et  de  la  juste  conformation  que  je  lui  trouvais,  regar- 
dée d'ailleurs?  Ah!  mon  ami,  quelle  question!  Il  n'y   a  qu'un 
grand  artiste   ou   mon  expérience  sur  un  grand   nombre  de 
tableaux  qui  puisse  m'en  tirer. 


436  SALON    DE    1769. 

0  la  sotte  condition  des  hommes  !  Mariez-vous,  vous  courez 
le  risque  d'une  vie  malheureuse;  ne  vous  mariez  pas,  vous  êtes 
sûr  d'une  vie  dissolue  et  d'une  vieillesse  triste.  Ayez  des  en- 
fants, ils  sont  plats,  sots,  méchants,  et  vous  commencez  par  vous 
en  affliger  et  finissez  par  ne  plus  vous  en  soucier.  N'en  ayez 
point,  vous  en  désirez.  Ayez-en  d'aimables,  le  moindre  accident 
qui  leur  survient  vous  trouble  la  tête  ;  vous  vous  levez  du  matin, 
vous  vous  asseyez  à  votre  bureau  pour  travailler,  rien  ne  vous 
vient;  et  voilà  précisément  le  rôle  que  je  fais.  Voyons  pourtant. 

TARAVAL. 

131.     LE    TRIOMPHE    DE    BA.CCHUS1. 

L'Académie  de  peinture,  trop  étroitement  logée,  ne  savait 
plus  où  placer  ses  tableaux  et  ses  statues;  elle  a  sollicité  l'im- 
mense galerie  d'Apollon,  cette  galerie  où,  malgré  la  perte  de  la 
couleur  et  le  désaccord  général,  les  Batailles  d'Alexandre, 
peintes  par  Le  Brun,  sont  encore  les  plus  beaux  tableaux  que 
nous  ayons.  Il  restait  au  plafond  de  cette  galerie  quelques 
places  qui  attendaient  la  décoration  qui  leur  était  destinée. 
M.  Taraval  en  a  rempli  une  par  le  Triomphe  de  Bacchus,  que 
l'Académie  a  accepté  pour  son  morceau  de  réception.  C'est  un 
tableau  d'une  grande  étendue  :  on  y  voit  le  dieu  des  raisins  avec 
une  femme,  Ariane,  si  vous  voulez,  sur  son  char  traîné  par  des 
tigres;  ce  char,  précédé  et  suivi  de  bacchants  et  de  bacchantes; 
le  reste  de  l'espace  occupé  par  une  grande  cuve  et  d'autres 
accessoires  analogues.  Il  y  a  certainement  du  grand  dans  les 
formes,  quoique  ces  formes  soient  mauvaises;  un  bel  effet,  mais 
des  caractères  bas  et  ignobles.  Vous  en  jugerez  vous-même. 

Ne  regrettez  pas  son  Eve  présentant  la  pomme  à  Adam 
(132)  ;  c'était  bien  une  des  plus  insipides  compositions  qu'on 
pût  faire  d'après  ce  sujet  dont  je  pense,  ainsi  que  du  Jugement 
de  Paris,  que  dans  l'un  et  l'autre  le  paysage  doit  être  la  partie 
principale  et  l'historique  ne  doit  être  que  l'accessoire;  en  con- 
séquence, j'en  renvoie  l'exécution  au  Poussin  ou  à  son  succes- 
seur, lorsqu'il  existera.  Il  y  avait  encore  du  même  artiste  une 

1.  Ce  tableau  est  encore  à  la  même  place,  dans  la  partie  latérale  à  droite  de  la 
galerie  d'Apollon. 


SALON    DE   1769.  /,37 

Baigneuse1  (133).,  que  je  ne  me  rappelle  pas,  et  une  figure  aca- 
démique d'homme  que  je  ne  me  mêle  pas  de  juger;  je  n'en  sais 
pas  assez  pour  cela. 

HUET2. 

Voici  un  M.  Huet  qui  occupe  une  grande  page  et  plus  du 
livret.  135,  c'est  un  Dogue  qui  se  jette  sur  des  Oies*,  un  dogue 
aussi  furieux  que  s'il  avait  affaire  à  un  loup,  et  qui  se  jette  sur 
des  oies  bien  mal  dessinées;  136,  d'autres  Bogues  qui  se  jettent 
sur  d'autres  animaux  4;  137,  une  Caravane5  qui  n'est  pas  sans 
mérite,  mieux  peinte  que  celle  de  Boucher,  quoique  en  général 
d'un  ton  rougeâtre;  138,  un  Renard  qui  fait  fracas  dafis  un 
poulailler6;  139,  un  tableau  d'Oiseaux  étrangers1  ;  140,  la  vue 
d'un  Four  banal9,  ;  141,  une  Laitière*;  142,  un  Clair  de  lunei0; 
143,  un  Petit  Chien'11  sans  verve  et  sans  humeur;  144, 
un  Paysage  avec  des  animaux12;  145,  des  Têtes  d'animaux 
où  il  y  a  de  la  vie;  140,  une  Perdrix;  147,  l'esquisse  d'une 
Chasse  au  lion;l&8<  un  dessin  de  la  Naissance  de, Jésus  annoncée 
aux  bergers,  avec  d'autres  dessins  et  d'autres  esquisses  (149). 
Eh  bien,  mon  ami,  sur  tout  cela  il  n'y  a  qu'un  mot  à  dire, 
c'est  qu'il  n'y  a  pas  assez  de  dessin,  et  que  cela  est  d'une 
discordance  que  la  vigueur  du  pinceau  rend  d'autant  plus  cho- 
quante. Sans  harmonie,  point  de  salut;  l'harmonie  est  en  pein- 
ture ce  que  le  nombre  est  en  poésie  :  le  grand  charme,  le  pres- 
tige qui  sauve  une  infinité  de  défauts,  et  que  les  qualités  les 
plus  rares  ont  bien  de  la  peine  à  suppléer.  Si  vous  n'êtes  pas 

1.  Tableau  ovale. 

2.  Jean-Baptiste  Huet,  né  au  Louvre  le  18  octobre  1745.  Il  fut  élève  de  Le  Prince. 
C'est  la  Famille  d'oies  du  Salon  de  1709  qui  le  fit  recevoir  par  l'Académie.  Il  mourut 
à  Paris,  le  27  août  1811.  Il  a  beaucoup  gravé. 

3.  Tableau  de  5  pieds  de  large  sur  4  pieds  de  haut;  ouvrage  fait  pour  sa  récep- 
tion à  l'Académie. 

4.  Tableau  de  8  pieds  sur  G. 

5.  Tableau  carré  de  6  pieds. 

6.  Tableau  de  4  pieds  sur  3. 

7.  Tableau  de  4  pieds  sur  3. 

8.  Tableau  de  3  pieds  sur  2. 

'.).  Tableau  de  3  pieds  sur  1  pied  10  pouces. 

10.  Tableau  de  2  pieds  6  pouces  sur  1  pied  8  pouces. 

11.  Tableau  de  22  pouces  sur  18,  appartenant  à  M.  Bergeret. 

12.  Tableau  de  18  pouces  sur  13  pouces. 


438  SALON    DE   1769. 

un  homme  de  l'art,  vous  aimerez  mieux  dans  votre  cabinet  un 
joli  morceau  bien  doux,  bien  suave,  bien  harmonieux,  qu'un 
morceau  sublime  du  Poussin,  de  Raphaël  même,  que  le  temps 
aura  désaccordé. 

Et  puis  me  voilà  arrivé  à  Greuze,  pour  lequel  il  faut  com- 
mencer alinéa;  il  mérite  bien  qu'on  tire  une  barre  entre  lui  et 
ceux  qui  le  précèdent. 


TREIZIEME     LETTRE 


GREUZE. 


^  i 


Yous  savez,  mon  ami,  qu'on  a  relégué  dans  la  classe  des 
peintres  de  genre  les  artistes  qui  s'en  tiennent  à  l'imitation  de 
la  nature  subalterne  et  aux  scènes  champêtres,  bourgeoises  et 
domestiques,  et  qu'il  n'y  a  que  les  peintres  d'histoire  composant 
l'autre  classe  qui  puissent  prétendre  aux  places  de  professeur 
et  autres  fonctions  honorifiques  de  l'Académie. 

Cet  artiste,  qui  ne  manque  pas  d'amour-propre  et  en  qui 
il  est  très-bien  fondé,  s'était  proposé  de  faire  un  tableau  histo- 
rique et  d'acquérir  le  droit  à  tous  les  honneurs  de  son  corps.  Il 
avait  choisi  pour  sujet  : 

151.    SEPTIME    SÉVÈRE     REPROCHE 

A    SON     FILS    CARACALLÂ    I)' A  VOIR     ATTENTE     A     SA     VIE 

DANS     LES     OKEILÉS    D'ECOSSE. 

Son  moment  est  celui  où  Septime,  ayant  fait  appeler  son  fils, 
lui  dit  :  Si  tu  désires  ma  mort,  ordonne  à  Papinien  de  me  la 
donner.  Nous  avons  vu,  mon  ami,  dans  son  atelier,  ce  sujet 
ébauché,  et  vous  conviendrez  que  cette  ébauche  promettait  un 
beau  tableau.  Quoiqu'il  ait  changé  de  toile,  sa  composition  est 
restée  la  même.  La  scène  se  passe  le  matin  ;  Septime  s'est  relevé 
sur  son  lit,  il  est  sur  son  séant,  à  moitié  nu;  il  parle  à  Cara- 

1.  C'est  ici  que  commence  la  partie  de  ce  Salon  publiée  en  1819. 


SALON   DE   1769.  439 

calla.  Sa  main  gauche  est  d'un  homme  qui  ordonne  ;  sa  droite, 
dirigée  vers  un  glaive  posé  sur  une  table  de  nuit,  à  côté  du  lit, 
explique  le  sens  du  discours.  Papinien  et  un  sénateur  sont  au 
chevet  du  lit,  derrière  l'empereur.  Caracalla  est  au  pied.  Ces 
trois  figures  sont  debout.  Caracalla  a  le  caractère  d'un  méchant 
plus  honteux  que  contrit;  Septime  parle  avec  force  et  gravité; 
Papinien  a  l'air  profondément  affligé  ;  le  sénateur  paraît  étonné, 

Le  jour  vint  où  ce  tableau,  achevé  avec  le  plus  grand  soin, 
prôné  par  l'artiste  même  comme  un  morceau  à  lutter  contre  ce 
que  le  Poussin  avait  fait  de  mieux,  vu  par  le  directeur  et  quel- 
ques commissaires,  fut  présenté  à  l'Académie.  Vous  vous  doutez 
bien  qu'il  ne  fut  pas  examiné  avec  les  yeux  de  la  bienveillance; 
Greuze  avait  montré  depuis  si  longtemps  un  mépris  si  franc  et 
si  net  pour  ses  confrères  et  leurs  ouvrages  ! 

Voici  comment  la  chose  se  passe  dans  ces  circonstances. 
L'Académie  s'assemble;  le  tableau  est  exposé  sur  un  chevalet 
au  milieu  de  la  salle;  les  académiciens  l'examinent;  cependant 
l'agréé,  seul,  dans  une  autre  pièce,  se  promène  ou  reste  assis, 
en  attendant  son  jugement  :  Greuze,  ou  je  me  trompe  fort, 
n'était  pas  fort  inquiet  de  son  arrêt. 

Au  bout  d'une  heure  les  deux  battants  s'ouvrirent,  Greuze 
entra;  le  directeur  lui  dit  :  «  Monsieur,  l'Académie  vous  reçoit; 
approchez,  et  prêtez  serment.  »  Greuze,  enchanté,  satisfait  à 
toutes  les  cérémonies  de  la  réception.  Lorsqu'elle  est  finie,  le 
directeur  lui  dit  :  «  Monsieur,  l'Académie  vous  a  reçu,  mais  c'est 
comme  peintre  de  genre1  ;  elle  a  eu  égard  à  vos  anciennes  pro- 
ductions, qui  sont  excellentes,  et  elle  a  fermé  les  yeux  sur 
celle-ci,  qui  n'est  digne  ni  d'elle  ni  de  vous.  » 

Dans  cet  instant,  Greuze,  déchu  de  son  espérance,  perdit  la 
tête,  s'amusa  comme  un  enfant  à  soutenir  l'excellence  de  son 
tableau,  et  l'on  vit  le  moment  où  La  Grenée  tirait  son  crayon  de 
sa  poche,  afin  de  lui  marquer  sur  sa  toile  même  les  incorrections 
de  ses  figures. 

Qu'aurait  fait  un  autre?  me  direz-vous.  Un  autre,  moi  par 

1.  Cette  décision,  d'après  une  note  communiquée  par  M.  Duvivier  de  l'École 
des  beaux-arts  à  MM.  de  Goncourt,  a  été  signée  en  marge  du  registre  par  Lemoine, 
directeur,  Boucher  et  Dumont  le  Romain,  recteurs,  et  Allegrain,  professeur.  D'or- 
dinaire ces  renvois  étaient  simplement  paraphés  par  Cochin  (Voir  L'Art  du 
xvme  siècle,  t.  I,  p.  400). 


HO  SALON    DE   1769. 

exemple,  aurait  tiré  son  couteau  de  sa  poche  et  aurait  mis  le 
tableau  en  pièces  :  ensuite  il  aurait  passé  la  bordure  autour  de 
son  cou,  et,  l'emportant  avec  lui,  il  aurait  dit  à  l'Académie  qu'il 
ne  voulait  être  ni  peintre  de  genre  ni  peintre  d'histoire  :  il  serait 
rentré  chez  lui  pour  y  encadrer  les  tètes  merveilleuses  de  Papi- 
nien  et  du  sénateur,  qu'il  aurait  épargnées  au  milieu  de  la  des- 
truction du  reste,  et  aurait  laissé  l'Académie  confondue  et  désho- 
norée. Oui,  mon  ami,  déshonorée  :  car  le  tableau  de  Greuze, 
avant  que  d'être  présenté,  passait  pour  un  chef-d'œuvre,  et  les 
débris  qu'il  en  aurait  conservés  auraient  perpétué  ce  préjugé  à 
jamais  ;  ces  débris  superbes  auraient  fait  présumer  la  beauté 
du  reste,  et  le  premier  amateur  les  aurait  acquis  au  poids  de  l'or. 

Greuze,  au  contraire,  demeura  convaincu  du  mérite  de  son 
ouvrage  et  de  l'injustice  de  l'Académie,  s'en  revint  chez  lui 
essuyer  les  reproches  emportés  de  la  femme  la  plus  violente, 
laissa  exposer  son  tableau  au  Salon,  et  donna  le  temps  à  ses 
défenseurs  de  revenir  de  leur  erreur,  et  de  reconnaître  qu'il 
avait  maladroitement  offert  à  ses  confrères  irrités  l'occasion  la 
plus  éclatante  de  lui  rembourser  en  un  instant,  et  sans  blesser 
les  lois  de  l'équité,  tout  le  mépris  qu'il  leur  avait  marqué. 

Voilà  le  précis  de  l'aventure  de  Greuze,  qui  a  fait  ici  beau- 
coup de  bruit.  Si  vous  ne  voulez  pas  vous  en  tenir  à  ce  que  je 
vous  dirai  de  son  tableau  dans  ma  prochaine  lettre,  vous  pourrez 
l'aller  voir  dans  les  salles  de  l'Académie,  d'où  ses  rivaux  triom- 
phants ne  le  laisseraient  pas  sortir  pour  tout  l'or  du  monde.  A 
la  place  de  Greuze,  je  voudrais  avoir  nia  revanche. 

Je  n'aime  plus  Greuze;  malgré  cela  j'ai  été  vraiment  fâché 
de  la  scène  mortifiante  qu'il  a  essuyée;  et  je  me  disposais  à 
l'aller  consoler,  lorsque  j'en  fus  empêché  par  un  soupçon  qui  me 
déplut  en  lui. 

Je  devais  dîner  aujourd'hui  avec  vous,  et  vous  remettre  cette 
lettre;  j'ai  été  retenu  par  ma  femme,  qui  croit  que  ma  présence 
soulage  sa  fille  de  son  indisposition  qui  dure.  Bonjour. 


SALON    DE    1769.  ^\ 


QUATORZIÈME    LETTRE. 

Je  vous  ai  promis,  mon  ami,  de  vous  parler  du  morceau  de 
réception  de  Greuze,  et  de  vous  en  parler  sans  partialité;  je  vais 
vous  tenir  parole. 

Il  faut  que  vous  sachiez  d'abord  que  les  tableaux  de  cet 
artiste  faisant  dans  le  monde  et  au  Salon  la  sensation  la  plus 
forte,  l'Académie  souffrit  avec  peine  qu'un  homme  aussi  habile 
et  aussi  justement  admiré  n'eût  que  le  titre  d'agréé1.  Elle  désira 
qu'il  fut  incessamment  décoré  de  celui  d'académicien;  ce  désir 
et  la  lettre  que  le  secrétaire  de  l'Académie,  Cochin,  fut  chargé 
de  lui  écrire  en  conséquence  sont  un  bel  éloge  de  Greuze.  J'ai 
vu  la  lettre,  qui  est  un  modèle  d'honnêteté  et  d'estime;  j'ai  vu 
la  réponse  de  Greuze,  qui  est  un  modèle  de  vanité  et  d'imper- 
tinence :  il  fallait  appuyer  cela  d'un  chef-d'œuvre,  et  c'est  ce 
que  Greuze  n'a  pas  fait. 

Le  Septime  Sévère  est  ignoble  de  caractère,  il  a  la  peau  noire 
et  basanée  d'un  forçat;  son  action  est  équivoque.  Jl  est  mal 
dessiné.  11  a  le  poignet  cassé.  La  distance  du  cou  au  sternum 
est  démesurée.  On  ne  sait  où  va  ni  à  quoi  appartient  le  genou 
de  la  cuisse  droite,  qui  fait  relever  la  couverture. 

Le  Caracalla  est  plus  ignoble  encore  que  son  père;  c'est  un 
vil  et  bas  coquin  ;  l'artiste  n'a  pas  eu  l'art  d'allier  la  méchanceté 
avec  la  noblesse.  C'est  d'ailleurs  une  figure  de  bois,  sans  mou- 
vement et  sans  souplesse;  c'est  Y  Antinous  affublé  d'un  habit 
romain;  j'en  suis  aussi  sûr  que  si  l'artiste  m'en  avait  fait  confi- 
dence. 

Mais,  me  direz-vous,  si  le  Caracalla  est  fait  d'après  Y  Anti- 
nous, ce  doit  être  une  belle  figure?  Réponse.  Faites  dessiner 
Y  Antinous  par  Raphaël,  et  vous  aurez  un  chef-d'œuvre;  faites 
calquer  Y  Antinous  au  voile  par  un  ignorant,  et  vous  aurez  un 
dessin  froid  et  misérable.  — Mais  Greuze  n'est  pas  un  ignorant! 
—  Le  plus  habile  homme  du  monde  est  un  ignorant,  lorsqu'il 
tente  une  chose  qu'il  n'a  jamais  faite.  Greuze  est  sorti  de  son 

1.  Greuze  était  agréé  depuis  dix  ans  et  il  avait  été  mis  en  demeure  ou  de  pré- 
senter son  tableau  de  réception  pour  devenir  académicien  ou  de  se  voir  fermer  la 
porte  des  expositions  subséquentes.  C'était  la  cause  de  son  absence  du  Salon  de  1 767. 


M2  SALON    DE   17  69. 

genre  :  imitateur  scrupuleux  de  la  nature,  il  n'a  pas  su  s'élever 
à  la  sorte  d'exagération  qu'exige  la  peinture  historique.  Son 
Caracalla  irait  à  merveille  dans  une  scène  champêtre  et  domes- 
tique; ce  serait,  dans  un  besoin,  le  mauvais  frère  de  ce  grand 
garçon  qui  écoute  debout  ce  vieillard  qui  fait  la  lecture  à  ses 
enfants. 

Concluez  de  ce  qui  procède  que  celui  qui  n'a  vu  les  belles 
statues  antiques  que  d'après  des  plâtres,  quelque  parfaits  qu'ils 
fussent,  ne  les  a  pas  vues. 

La  tête  du  Papinien  est  très-belle;  mais  elle  n'est  pas  du 
reste  du  corps.  Cette  tête  est  faite  pour  être  grande,  et  le  corps 
pour  rester  petit.  Il  en  est  de  cette  tête  au  corps  comme  d'un 
Teniers  à  un  Wouwermans.  Prenez  le  plus  petit  Teniers,  por- 
tez-le chez  un  peintre  de  copie,  et  demandez-lui  de  vous  en 
faire  une  grande  composition,  une  composition  de  six  pieds  de 
large  sur  cinq  pieds  de  haut  ;  l'artiste  divisera  sa  grande  toile 
par  petits  carrés;  chacun  de  ces  petits  carrés  contiendra  une 
partie  proportionnée  du  petit  tableau;  et  .si  votre  copiste  a 
quelque  talent,  soyez  sûr  d'avoir  une  bonne  chose.  Ne  lui 
demandez  pas  la  même  opération  sur  Wouwermans;  le  Wouwer- 
mans est  fait  pour  être  copié  de  la  grandeur  précise  de  l'origi- 
nal. Achetez  donc  un  Wouwermans  comme  on  achète  un  dia- 
mant précieux,  mais  achetez  un  Teniers  comme  un  connaisseur 
<'ii  peinture. 

La  tête  du  sénateur,  placée  sur  le  fond,  est  peut-être  encore 
plus  belle  que  celle  de  Papinien. 

Le  linge  et  les  couvertures  du  lit  de  l'empereur  sont  du 
plus  mauvais  goût  de  couleur  et  de  plis. 

Mais  ce  n'est  pas  là  le  pis;  c'est  qu'il  n'y  a  dans  le  tout 
aucun  principe  de  l'art.  Le  fond  du  tableau  touche  au  rideau  du 
lit  de  Sévère,  le  rideau  touche  aux  figures  :  tout  cela  n'a  nulle 
profondeur,  nulle  magie.  Il  semble  que  l'artiste  ait  été  privé, 
comme  par  un  sortilège,  de  la  partie  du  talent  qu'on  ne  saurait 
perdre;  Chardin  m'a  dit  vingt  fois  que  c'était  pour  lui  un  phé- 
nomène inexplicable.  Point  de  couleur,  nulles  vérités  de  détail, 
rien  de  fait;  tableau  d'élève,  trop  bien  pour  laisser  l'espoir  de 
mieux.  Nulle  harmonie;  tout  est  terne,  dur  et  cru.  Prenez  cette 
critique,  portez-la  devant  le  tableau,  et  vous  trouverez  peut- 
être  qu'on  y  peut  ajouter,  mais  qu'on  n'en  peut  rien  rabattre. 


SALON   DE  1769.  ft/,3 

Le  livret  annonce  (152)  la  Mère  bien-aimée1,  caressée  par 
ses  enfants;  mais  ce  morceau,  dont  j'ai  entendu  dire  monts  et 
merveilles,  n'a  point  été  exposé  2. 

Je  suis  obligé  en  conscience  de  rétracter  une  bonne  partie 
du  bien  que  je  vous  ai  dit  autrefois  de  la  Jeune  Fille  qui  envoie 
un  baiser  par  la  fenêtre,  et  qui  brise  des  fleurs  sans  s'en  aperce- 
voir 3 (154).  C'est  une  figure  maniérée;  c'est  une  ombre  légère, 
mince  comme  une  feuille  de  papier,  et  soufflée  sur  une  toile. 

La  tête  de  la  Jeune  fille  qui  fait  la  prière  au  pied  de  V autel 
de  V Amour  4  (153),  est  charmante;  mais  cette  tête  est  d'un  âge, 
et  le  reste  de  la  figure  est  d'un  autre.  L'épaule  est  trop  petite.  La 
jambe  droite  est  de  mauvaise  forme.  Le  pied  est  trop  gros.  La 
figure  est  mal  drapée.  Le  paysage  est  lourd  et  fatigué.  Les  acces- 
soires sont  négligés.  Les  pigeons  apportés  en  offrande  sont  si 
lisses,  qu'on  ne  sait  s'ils  ont  de  la  plume.  La  petite  statue  de 
l'Amour  est  bien  modelée  et  de  bonne  couleur;  mais,  clans  la 
crainte  de  le  maniérer,  on  en  a  l'ait  un  petit  Savoyard  bien  laid, 
un  petit  magot.  Greuze  connaît  le  beau  idéal  dans  son  style; 
mais  il  ne  le  connaît  pas  dans  celui-ci.  Si  les  mains  de  la  jeune 
fille  avaient  été  mieux  coloriées,  elles  se  détacheraient  davan- 
tage de  dessus  sa  gorge.  Si  le  paysage  avait  été  moins  fort,  les 
figures  paraîtraient  moins  mesquines;  ces  énormes  troncs 
d'arbres  auxquels  on  les  rapporte  les  écrasent.  Au  reste,  pour 
ces  figures-ci,  elles  sont  peintes,  et  l'on  n'en  peut  pas  dire 
comme  de  la  Jeune  Fille  au  baiser  jeté,  que  ce  n'est  qu'une 
vapeur.  On  vous  dira  de  celle-ci  qu'elle  a  de  l'expression,  de  la 


1.  Tableau  ce  4  pieds  de  large  sur  3  pieds  de  haut. 

2.  Ce  tableau  est  conforme  au  dessin  de  Greuze  dont  Diderot  a  rendu  compte 
dans  le  Salon  de  t76o,  tome  X,  page  351. 

Grimm  rapporte  que  Mme  Geoffrin,  qui  avait  une  aversion  marquée  pour  les 
mariages  et  pour  les  familles  nombreuses,  prit  ce  tableau  en  grippe.  Elle  dit  à 
M.  de  La  Borde,  pour  qui  le  tableau  avait  été  fait,  qu'elle  ne  pouvait  souffrir  cette 
fricassée  d'enfants  qui  entouraient  la  Mère  bien-airnée.  Greuze  ayant  su  ce  mot, 
vint  furieux  chez  Grimm  :  «De  quoi  s'avise-t-elle ,  lui  dit-il,  de  parler  d'un 
ouvrage  de  l'art?  qu'elle  tremble  que  je  ne  l'immortalise  !  je  la  peindrai  en  mai- 
tresse  d'école,  le  fouet  à  la  main,  et  elle  fera  peur  à  tous  les  enfants  présents  et  à 
naître.  »  (Br.) 

3.  Tableau  de  4  pieds  de  haut  sur  3  pieds  6  pouces  de  large,  appartenant  au 
duc  de  Choiseul.  V.  fin  du  Salon  de  1765. 

4.  Tableau  de  5  pieds  de  haut  sur  4  pieds  6  pouces  de  large,  appartenant  au 
duc  de  Choiseul.  —  Gravé.  V.  ci-dessus,  p.  22  i,  note. 


hhh  SALON    DE   1769. 

volupté,  de  la  lasciveté  même  si  l'on  veut;  mais  n'en  faites 
nulle  comparaison  avec  celle  qui  fait  sa  prière  à  l'Amour.  J'au- 
rais pu  vous  ajouter  de  la  première  que  les  teintes  de  sa  gorge 
sont  grises,  même  sales;  qu'on  ne  sait  si  cette  gorge  est  éclai- 
rée ou  si  elle  ne  l'est  point;  que  sa  draperie  est  un  amas  de 
petits  plis;  et  que  celui  des  tétons  qu'on  voit  est  trop  bas  et 
trop  écarté.  Je  m'appesantis  plus  volontiers  sur  l'éloge  que  sur 
la  critique,  comme  vous  allez  voir. 

155.     LA     TETITE     FILLE     EN     CAMISOLE, 

QUI    TIENT    ENTRE     SES    GENOUX    UN    CHIEN  NOIR 

AVEC    LEQUEL    ELLE    JOUE1, 

Est  sans  contredit  le  morceau  le  plus  parfait  qu'il  y  eût  au 
Salon;  depuis  le  rétablissement  de  la  peinture,  on  n'a  rien  fait  de 
mieux  que  la  tête  et  le  genou  de  cet  enfant;  ce  sont  les  artistes 
même  qui  le  disent t  c'est  le  chef-d'œuvre  de  Greuze.  La  tête  est 
pleine  de  vie  ;  c'est  de  la  peau  ;  c'est  de  la  chair  ;  c'est  du  sang  sous 
cette  peau;  ce  sont  les  demi-teintes  les  plus  fines,  les  transpa- 
rents les  plus  vrais.  Ces  yeux-là  voient;  on  y  remarque  le  gras 
et  l'humide  propres  à  cet  organe  ;  c'est  dans  les  angles  l'ombre 
ou  l'éclat  d'après  nature.  Et  ce  chien  noir,  il  est  tout  aussi  beau 
que  l'enfant;  il  est  vivant;  il  a  les  yeux  éraillés  de  la  vieillesse; 
c'est  le  luisant  vrai  du  poil  de  ces  animaux;  la  camisole  est 
médiocrement  imitée.  Le  bout  de  chemise  qui  est  sur  le  bras 
est  un  morceau  de  pierre  sillonné;  je  vous  en  ai  dit  la  raison 
d'après  La  Tour.  La  tête  tournerait  encore  davantage,  si  les 
bords  du  béguin  étaient  plus  éclairés,  ou  si  les  teintes  en 
étaient  plus  rompues  sur  le  fond.  Mais  je  me  reprocherais  de 
în'être  tù  sur  les  mains  de  cette  enfant  :  ce  sont  bien  les  deux 
plus  jolies  menottes  qu'il  soit  possible  de  faire. 

Que  vous  dirais-je  de  votre  portrait  de  cet  aimable  Prince 
héréditaire  de  Saxc-Golha  -  (156),  de  celui  du  peintre  Jeaurat 

t.  Tableau  de  2  pieds  (I''  hauteur  sur  1  piod  0  pouces  de  large. —  Gravé  par 
Porporati,  par  Ingouf,  dans  la  galerie  de  Choiseul  par  de  Launay,  et  dans  VIJistoirc 
des  Peintres.  Ce  tableau  appartenait  il  y  a  quelques  années  à  M.  John  Cote.  Il 
s'est  vendu  à  la  vente  du  duc  de  Choiseul,  on  1772,  7,200  francs,  et  en  1832, 
14,750  francs. 

2.  «Ce  portrait  est  très-bien  peint  :  Greuze  lui  a  seulement  donné  un  air  ren- 
frogné et  sombre  qui   s'accorde  mal  avec  la  sérénité  ordinaire  de  son  âme;  mais 


SALON    DE   1769.  ^5 

et  d'un  autre  encore?  Qu'ils  sont  beaux,   mais  d'un  faire  un 
peu  mat. 

Et  des  dessins?  Que  c'est  là  vraiment  que  Greuze  s'est  mon- 
tré un  homme  de  génie!  Celui  surtout  de  la  Mort  d'un  père 
de  famille  regretté  de  ses  enfants  (160)  est  beau  de  composi- 
tion, d'expression  et  d'effet  :  quand  on  entend  un  peu  l'art,  on 
le  voit  peint.  Mais  qu'on  m'en  ôte  ce  chandelier  d'église  et  ce 
bénitier  avec  le  buis  qui  sert  de  goupillon  :  ces  accessoires 
sont  faux;  cet  homme  n'est  pas  mort,  et  le  prêtre  ne  s'en  est 
pas  encore  emparé. 

Que  vous  dirais-je  enfin  de  ses  Trois  Tètes  d'enfants  (159)? 
Qu'il  y  en  a  deux  d'une  beauté  exquise,  et  que  la  troisième  est 
un  pastiche  de  Rubens  dont  il  fallait  faire  présent  à  un  ami, 
et  qu'il  ne  fallait  pas  montrer  au  public. 

Sans  ce  Septime  Sévère,  Greuze  aurait  eu  lieu  d'être  satis- 
fait cette  année;  mais  ce  maudit  Septime  a  tout  gâté. 

Ne  forçons  point  notre  talent, 
Nous  ne  ferions  rien  avec  grâce. 

La  Fontaine,  Fables,  liv.  IV,  fab.  v. 


QUINZIEME    LETTRE. 

Ce  tapissier  Chardin  est  un  espiègle  de  la  première  force, 
il  est  enchanté  quand  il  a  fait  quelques  bonnes  malices;  il  est 
vrai  qu'elles  tournent  toutes  au  profit  des  artistes  et  du  public  : 
du  public,  qu'il  met  à  portée  de  s'éclairer  par  des  comparai- 
sons rapprochées;  des  artistes,  entre  lesquels  il  établit  une 
lutte  tout  à  fait  périlleuse.  Il  a  joué  cette  année  un  tour  pen- 
dable à  Greuze,  en  plaçant  Y  Enfant  qui  joue  avec  le  chien  noir 
entre  la  Jeune  Fille  qui  fait  la.  prière  èi  l'Amour,  et  celle  qui 
envoie  un  baiser;  il  a  trouvé  le  moyen,  avec  un  tableau  de 


enfin,  puisque  ce  prince  est  appelé  à  faire  le  métier  de  souverain,  et  que  ce  métier 
n'est  pas  plaisant,  je  pardonne  à  l'artiste.  »  Grimm,  Correspondance.  —  Tableau 
de  1  pied  G  pouces  de  baut  sur  1  pied  3  pouces  de  large. 


M6  SALON  DE    17 09. 

l'artiste,  d'en  tuer  deux  autres.  C'est  une  bonne  leçon,  mais  elle 
est  cruelle.  En  nous  montrant  deux  Louthcrbourg  au-dessous 
de  deux  Gasanove,  il  n'a  sûrement  pas  consulté  le  premier;  en 
opposant  face  à  face  les  pastels  de  La  Tour  à  ceux  de  Perro- 
neau,  il  a  interdit  à  celui-ci  l'entrée  du  Salon. 

La  Tour  poursuit  son  portrait  de  Restout  avec  une  chaleur 
incroyable;  c'est  que  le  motif  qui  lui  a  mis  les  crayons  à  la 
main  est  honnête.  Les  méchants  ont  un  premier  élan  qui  est 
violent,  mais  il  n'y  a  que  les  bons  qui  aient  de  la  tenue.  C'est 
une  suite  nécessaire  de  la  nature  de  l'homme,  qui  aime  le  plai- 
sir et  qui  hait  la  peine,  et  de  la  nature  de  la  méchanceté,  qui 
donne  toujours  de  la  peine,  et  de  la  nature  de  la  bonté  dont 
l'exercice  est  toujours  accompagné  de  plaisir. 

Je  demandais  à  La  Tour  pourquoi  les  portraits  étaient  si 
difficiles  à  faire.  «  C'est,...  »  me  répondit-il.  Voulez-vous,  mon 
ami,  que  je  continue,  ou  voulez-vous  que  je  m'arrête?  En 
attendant  votre  réponse  je  vais  vous  expédier  le  pelit  nombre 
de  peintres  dont  H  me  reste  à  vous  parler.  Italiaml  Italiaml 

166.   DESIIAYS. 

D'abord  les  portraits  de  Deshays,  que  personne  ne  connaît 
que  ceux  d'après  lesquels  ils  ont  été  faits.  C'est  à  propos  de  ces 
portraits  que  j'interrogeai  La  Tour. 

167-171.   JOLLAIN. 

Des   sujets  historiques  ou  plutôt  mythologiques  de  Jollain, 

tous  mauvais,  mais  si  mauvais  que  je  ne  croirai  pas  qu'il  soil 
l'auteur  du  Refuge,  à  moins  qu'accompagné  de  deux  témoins  il 
ne  m'en  fasse  le  serment  sur  le  saint  Évangile,  s'il  y  croit. 

"260.    LE    REFUGE1. 

Écoutez  ce  que  c'est  que  le  Refuge.  C'est  un  tableau  de 
douze  pieds  de  haut  sur  six  pieds  six  pouces  de  large.  On  y 

1.  Ce  tableau  est  porté  en  supplément  au  livret. 


SALON    DE    1769.  447 

voit  Elisabeth  de  Ranfin,  fondatrice  de  l'institut  de  Notre-Dame 
du  Refuge,  des  vierges  et  filles  pénitentes  de  l'ordre  de  saint 
Augustin.  Elle  a  à  ses  côtés  ses  trois  filles.  Elle  implore  Tinter- 
cession  de  la  Vierge  pour  le  pardon  de  ces  pauvres  créatures  à 
qui  nous  avons  fait  plaisir  et  qui  nous  l'ont  rendu.  La  Vierge 
offre  leur  repentir  au  Père  Éternel  ;  le  Père  Éternel  arrête  l'ange 
exterminateur  prêt  à  frapper  ces  jolies  désolées,  et  une  des 
filles  de  la  fondatrice  leur  présente  en  même  temps  l'habit  de 
l'ordre. 

Je  sais  un  grand  gré  à  ce  Jollain  d'avoir  agenouillé  ces 
trois  filles  sans  autre  contraste  entre  elles  que  celui  de  leur 
forme  particulière;  Le  Sueur  n'aurait  pas  pensé  plus  sagement. 
Celle  du  milieu  est  charmante  de  position,  d'ajustement  et  de 
caractère.  Le  Père  Éternel  est  fort  beau.  Je  ne  saurais  en  dire 
autant  de  la  Vierge;  mais  en  général  ce  morceau  a  de  l'effet. 
11  y  a  de  la  couleur,  des  plans  et  même  de  l'harmonie,  surtout 
dans  la  partie  inférieure;  et  c'est  une  grande  machine  dont  je 
ne  connais  guère  que  Vien  qui  se  fut  mieux  tiré. 

17-2-17/i.    OLLIVIER. 

Ollivier  promettait,  il  y  avait  au  dernier  Salon  des  choses 
précieuses  de  sa  façon;  il  n'a  rien  fait  qui  vaille,  cette  année. 


175-177.    RENOU. 

Je  ne  connais  pas  M.  Renou.  C'est  apparemment  un  de  ces 
nouveaux  enfants  que  l'Académie  a  reçus  dans  son  giron,  et 
qui  ont  excité  quelques  murmures  contre  son  indulgence.  Si 
elle  se  relâche  de  sa  sévérité,  elle  est  perdue.  Qu'est-ce  qui 
peut  faire  ambitionner  le  titre  d'académicien  à  un  habile 
homme,  si  ce  titre  le  confond  avec  une  foule  de  barbouilleurs? 


178-181.    CARESME. 

1 

Caresme  n'est  pas  un  artiste  sans  talent,  il  dessine  très- 
bien.  Mais  qu'est-ce  que  cela  est  devenu?  Ma  foi  je  n'en  sais 
rien.  Il  est  très-difficile  ici  à  un  homme  sans  fortune  de  se  per- 


M8  SALON    DE   1769. 

fectionner;  la  misère  le  condamne  à  la  médiocrité.  Les  hono- 
raires seraient  de  quelque  utilité  dans  une  Académie  :  une 
somme  annuelle  servirait  à  sauver  quelques  pauvres  artistes  de 
la  tyrannie  du  pont  Notre-Dame. 


BEAUFORT. 

18*2.     UN    CHRIST     EXPIRANT     SUR    LA    CROIX1. 

11  y  a  de  Beaufort  un  Christ  expirant  sur  la  croi.r.  C'est  un 
tableau  destiné  pour  la  salle  de  la  Compagnie  des  Indes  à  Pon- 
dichéry.  Il  est  assez  bon  pour  ce  pays-là,  et  c'est  un  symbole 
de  la  Compagnie  exécuté  à  ses  frais  par  le  maître  des  hautes 
œuvres  Boutin  et  son  valet  l'abbé  Morellet  -. 

BOUNIEU. 

186.      UN     ENFANT    ENDORMI    SOUS    LA    GARDE    I)'UN    CHIEN3. 

Monsieur  le  marquis  de  Seran ,  vous  êtes  tout  à  fait 
aimable  ;  je  ne  demanderais  pas  mieux  que  de  dire  du  bien 
de  votre  protégé  Bounieu  et  de  son  Enfant  endormi  sous  la 
garde  d'un  chien;  mais  tout  ce  que  je  puis  faire  pour  vous  c'est 
de  m'en  taire.  Cet  enfant  a  été  beaucoup  regardé,  ce  qui  prouve 


1.  Tableau  de  7  pieds  de  haut  sur  G  pieds  de  large. 

2.  La  Compagnie  des  Indes  subissait  à  ce  moment  une  crise,  peu  agréable  pour 
les  actionnaires,  mais  qui  paraissait  un  bon  sujet  de  plaisanteries  aux  pamphlé- 
taires el  aux  caricaturistes.  On  vit  paraître  alors  un  Mémoire,  de  Morellet, Sur  la 
situation  actuelle  île  la  Compagnie  '/«'.s-  Indes,  1769,  in-4°;  puis  une  Réponse,  par 
Necker;  puis  un  Examen  île  celle  réponse  par  l'abbé;  et,  sous  le  manteau,  Prospectus 
de  la  pompe  funèbre  île  feue  très-haute  et  très-puissante,  très-excellente  princesse 
madame  la  Compagnie  des  Indes,  gouverneur  de  la  'presqu'île  de  l'Inde  et  ci-devant 
des  (les  de  France,  de  Bourbon  et  du  Port  île  l'Orient,  dirigée  parles  soins  de  M.  le 
duc  de  Duras...  syndic  de  ladite  dame  et  exécutée  sur  les  dessins  de  M.  Boutin, 
intendanl  des  finances.  Une  gravure  représentant  l'assemblée  générale  des  action- 
naires fut  aussi  distribuée  :  on  y  voyait  le  contrôleur  général  présider,  ayant  à  sa 
gauche  M.  Boutin.  Celui-ci  avait  à  ses  pieds  un  gros  dogue  d'Angleterre,  les  yeux 
enflammés,  la  gueule  ouverte,  prêt  à  dévorer  les  actionnaires  sur  lesquels  il 
s'élançait.  Son  maître  l'excitait  en  disant  :  Mords-les,  «  pitoyable  et  cruelle  allu- 
sion au  nom  de  l'auteur  du  Mémoire  [Morellet)  »  comme  le  fait  remarquer  l'au- 
teur  dis  Mémoires  secrets  qui  nous  fournit  ces  renseignements. 

3.  Tableau  de  '2  pieds  de  haut  sur  1  pied  0  pouces  de  Lirge. 


SALON   DE    1769.  ^9 

le  mauvais  goût  et  la  bonté  dame  du  peuple,  et  ce  qui  doit 
apprendre  à  tout  artiste  que  le  choix  du  sujet  n'est  pas  indiffé- 
rent au  succès. 

DUPLESSIS1. 

DES     PORTRAITS. 

Voici  un  peintre  appelé  Duplessis,  qui  s'est  tenu  caché 
pendant  une  dizaine  d'années,  et  qui  se  montre  tout  à  coup 
avec  trois  ou  quatre  portraits  vraiment  beaux  :  celui  de  cet 
abbé  Arnaud  2  (191),  qui  perd  sa  vie  à  faire  la  Gazette  de  France 
avec  notre  ami  Suard;  celui  de  l'avocat  Gerbier3  (193)  qui  se 
croirait  volontiers  un  Démosthène  si  nous  le  lui  disions  une  ou 
deux  fois  par  jour  ;  celui  de  M.  Le  Ras-de-Michel 4  (194),  blanc 
de  cheveux  et  de  peau,  vêtu  de  blanc,  et  cependant  sortant  de 
la  toile. 

Je  reviens  sur  le  portrait  de  l'abbé  Arnaud;  c'est  en 
vérité  une  belle  chose  pour  la  ressemblance,  le  caractère  et  la 
vigueur  du  pinceau.  Voyez-le,  s'il  est  chez  lui;  mais  attendez 
que  l'abbé  n'y  soit  pas  :  entre  un  assez  grand  nombre  d'hommes 
de  mérite  c'est  un  de  ceux  que  je  n'aime  pas,  quoiqu'il  ne  cesse 
de  dire  du  bien  de  moi. 

PASQUIER5. 

189.     PORTRAIT    DE    DIDEROT. 

11  y  a  un  petit  Pasquier,  peintre  en  émail,  qui  a  jusqu'à 
présent  plus  de  philosophie  que  de  talent  ;  mais  il  est  jeune, 

1.  Joseph  Siffrein  Duplessis,  né  à  Carpentras  le  6  avril  1725,  élève  de  frère 
Imbert  et  de  E.  Subleyras;  académicien  en  1774,  mort  à  Versailles  le  1er  avril  1802, 
conservateur  du  Musée.  Son  portrait,  peint  par  lui-même,  est  à  la  bibliothèque 
publique  de  Carpentras.  La  plupart  des  biographes  le  nomment  Siffrède,  mais  la 
cathédrale  de  sa  ville  natale,  Carpentras,  étant  sous  le  vocable  de  saint  Siffrein, 
il   ne  nous  semble  pas  qu'on  puisse  hésiter. 

2.  Tableau  de  2  pieds  6  pouces  de  haut  sur  2  pieds  3  pouces  de  large. 

3.  Tableau  ovale  de  2  pieds  6  pouces  de  haut  sur  2  pieds  de  large,  y  compris 
la  bordure. 

4.  Portrait  de  2  pieds  G  pouces  de  haut  sur  2  pieds  de  large. 

5.  Pierre  Pasquier,  né  à  Villefranche-sur-Saône  (Rhône)  en  1731,  mort  en 
1806,  était  alors  agréé;  il  fut  académicien. 

xi.  29 


Û50  SALON    DE    1769. 

et  nous  avons  du  temps  par  devers  nous  avant  que  de  pro- 
noncer sur  lui.  11  m'a  peint  d'après  un  certain  tableau  de 
madame  Therbouchc,  et  l'on  m'a  dit  que  je  n'étais  pas  mal1. 


HALL2. 

200.  PORTRAITS  DU  DAUPHIN.  —  201.  DU  COMTE  DE 
PROVENCE.  —  202.  DU  COMTE  D'ARTOIS.  —  203.  DE 
M.     DE    SAINT-FLORENTIN. 

Les  portraits  du  Dauphin,  du  comte  de  Provence,  du  comte 
d'Artois,  de  M.  de  Saint-Florentin,  par  un  Hall,  Suédois.  Je 
gagerais  que  celui-ci  est  un  protégé  de  la  cour;  j'en  jurerais 
par  le  nom  de  ceux  qui  l'ont  employé.  D'après  cette  idée  je  pro- 
noncerais sur  son  mérite,  et  j'aurais  tort.  Je  vous  parlerai  de  ce 
Hall  la  prochaine  fois. 

J'ai  bien  peur,  mon  ami,  que  la  prédiction  du  grand  chan- 
celier d'Angleterre  ne  soit  sur  le  point  de  s'accomplir  en 
France  ;  c'est  que  la  philosophie,  la  poésie,  les  sciences  et  les 
beaux-arts  tendent  à  leur  déclin  du  moment  où,  chez  un  peuple, 
les  têtes,  tournées  vers  les  objets  d'intérêt,  s'occupent  d' admi- 
nistration, de  commerce,  d'agriculture,  d'importation,  d'expor- 
tation et  de  finance.  Votre  ami  l'abbé  Raynal  pourra  se  vanter 
d'avoir  été  le  héros  de  la  révolution  : 

Stope  sinistra  cava  praedixit  ab  ilice  cornix. 
Vikgil.  liucol.  Eclog.  I,  vers  18. 

Au  milieu  de  cet  esprit  de  calcul,  le  goût  de  l'aisance  se 
répand  et  l'enthousiasme  se  perd.  J'aurai  vu  changer  les  goûts  et 
les  mœurs  trois  ou  quatre  fois  en  France,  et  je  n'aurai  pas  vécu 
longtemps.  Le  goût  des  beaux-arts  suppose  un  certain  mépris 
de  la  fortune,  je  ne  sais  quelle  incurie  des  affaires  domestiques, 
un  certain  dérangement  de  cervelle,   une  folie  qui  diminue  de 

1.  C'est  cet  émail,  avons-nous  dit  (Salon  de  1767),  qui  a  appartenu  à  M.  Brière, 
puis  à  M.  Guizot. 

2.  Pierro-Adolplie  Hall,  né  à  Boras  (Suède),  le  23  janvier  1739,  élève  d'Eckard 
et  de  Beicliard,  peintres  allemands.  Patronné  on  France  par  son  compatriote  Roslin, 
il  devint  peintre  de  la  famille  royale.  Ayant  suivi  La  Fayette  en  Flandre,  il  mourut 
pauvre  à  Liège  eu  1791.  On  l'a  surnommé  le  Van  Dyck  de  la  miniature. 


SALON   DE    1769.  451 

jour  en  jour.  On  devient  sage  et  plat,  on  fait  l'éloge  du  présent, 
on  rapporte  tout  au  petit  moment  de  son  existence  et  de  sa 
durée;  le  sentiment  de  l'immortalité,  le  respect  de  la  postérité 
sont  des  mots  vides  de  sens  qui  font  sourire  de  pitié;  on  veut 
jouir;  après  soi  le  déluge.  On  disserte,  on  examine,  on  sent  peu, 
on  raisonne  beaucoup,  on  mesure  tout  au  niveau  scrupuleux  de 
la  logique,  de  la  méthode  et  même  de  la  vérité  ;  et  que  voulez- 
vous  que  des  arts,  qui  ont  tous  pour  base  l'exagération  et  le 
mensonge,  deviennent  parmi  des  hommes  sans  cesse  occupés 
de  réalités  et  ennemis  par  état  des  fantômes  de  l'imagination, 
que  leur  soufïle  fait  disparaître  ?  C'est  une  belle  chose  que  la 
science  économique;  mais  elle  nous  abrutira.  Il  me  semble  que 
je  vois  déjà  nos  neveux  le  barème  en  poche  et  le  portefeuille 
de  finance  sous  le  bras.  Regardez-y  bien,  et  vous  verrez  que 
le  torrent  qui  nous  entraîne  n'est  pas  celui  du  génie. 


SEIZIÈME    LETTRE. 

Avant  que  d'entamer  les  Sculpteurs,  il  faut  que  je  vous  dise 
encore  quelque  chose  de  ce  Hall,  le  dernier  des  peintres  dont  je 
vous  aie  parlé  et  qu'on  ait  reçu  à  l'Académie.  Il  est  estimé  de 
La  Tour  et  de  Yernet,  dont  le  suffrage  ne  s'obtient  pas  à  bon 
marché;  il  faut  donc  que  ce  soit  un  habile  homme. 

Puisqu'il  est  dit  qu'on  cherchera  quelquefois  dans  ces  Salons 
ce  qui  devrait  y  être  et  qui  n'y  est  pas,  et  qu'en  revanche  on  y 
trouvera  aussi  quelquefois  ce  qui  devrait  n'y  pas  être  et  qu'on 
n'y  cherchera  pas,  écoutez  ce  qui  lui  est  arrivé,  à  ce  Hall,  dans 
une  cour  de  l'Europe.  Il  y  fut  appelé  pour  peindre  les  jeunes 
princes.  Il  avait  apporté  avec  lui  divers  portraits  en  miniature. 
Tandis  qu'il  peignait  l'un  des  princes,  l'autre  s'occupait  à 
regarder  ces  portraits,  parmi  lesquels  il  y  en  eut  un  qui  le 
frappa;  c'était  celui  d'une  petite  paysanne  charmante.  «  La 
jolie  personne,  s'écria  le  prince  ! 

—  Il  est  vrai,  dit  l'artiste;  aussi  ai-je  eu  grand  plaisir  à  la 
peindre. 


/,52  SALON    DE   1769. 

—  Elle  vous  a  donc  donné  bien  de  l'argent?  (N'êtes-vous 
pas  émerveillé  de  cette  belle  réflexion, mon  ami?) 

—  Non,  monseigneur,  elle  n'était  pas  en  état  de  me  payer; 
c'est  moi  qui  l'ai  payée  d'avoir  bien  voulu  se  prêter  à  la  fan- 
taisie que  j'avais  de  la  peindre. 

—  Ce  portrait  vous  fait  donc  grand  plaisir? 

—  Un  plaisir  infini,  monseigneur...  » 

A  cette  réponse,  savez-vous  ce  que  l'ait  monseigneur? Il  prend 
le  portrait  et  le  met  en  pièces...  oui,  en  pièces.  Mais  ce  qui 
me  confond,  c'est  moins  cet  acte  de  méchanceté  <pie  le  silence 
du  gouverneur,  qui  était  là,  debout,  appuyé  sur  sa  canne. 
Qu'eussiez-vous  l'ait  à  sa  place?  me  dites-vous.  Rien;  car  si  cet 
enfant  avait  été  mon  élève,  il  n'eût  point  commis  cette  action. 
Vous  insistez?...  Mais  enfin  s'il  l'avait  commise?...  J'en  aurais 
été  désole.  On  donne,  je  crois,  chaque  mois,  des  bourses  à  ces 
enfants  :  six  mois  de  suite  j'aurais  envoyé  à  l'artiste  la  bourse 
de.  cet  enfant  méchant  et  mal  ne.  Jamais  miniature  n'aurait 
été  pins  chèrement  payée;  cent  fois  le  jour  je  l'aurais  regardé 
avec  des  yeux  d'indignation  et  de  mépris.  Quand  il  m'aurait 
parle,  je  n'aurais  pas  daigne  lui  répondre.  J'aurais  fait  chasser 
de  la  cour  le  premier  infâme  courtisan  qui  aurait  ose  l'ex- 
cuser. 11  n'y  a  sortes  de  mortifications  que  je  ne  lui  eusse 
données.  Je  n'aurais  pas  manqué  de  lui  faire  entendre  que 
l'artiste  pouvait  mettre  au  portrait,  qu'il  avait  brisé  un  tel 
intérêt  qu'il  n'y  avait  somme  d'argent  qui  put  acquitter  la 
peine  qu'il  lui  avait  causée.  Dites-moi,  à  votre  tour,  si  avec 
le  temps  ces  enfants-là  décèlent  des  monstres,  est-ce  leur 
faute,  ou  la  faute  de  ceux  qui  les  élèvent?  Si  ce  prince, 
devenu  souverain  ,  fait  le  malheur  de  plusieurs  millions 
d'hommes,  est-ce  à  lui  ou  à  son  indigne  gouverneur  qu'il  faudra 
s'en  prendre?  Si  les  maîtres  du  momie  sont  condamnés  à  une 
pareille  éducation,  les  maîtres  du  monde  sont  plus  à  plaindre 
que  les  derniers  de  leurs  sujets.  Ah!   mon  ami,  n'envions  ni 

leur  naissance  ni  leur  rang.  Aimons,  respectons  nos  bons,  nos 
honnêtes  parents  qui  ont  tout  mis  en  œuvre  pour  que  nous  leur 
ressemblassions,  et  réconcilions-nous  avec  notre  médiocrité. 
Disons  à  Dieu  :  «  0  Dieu,  prends  pitié  des  méchants!  Je  ne  te 
demande  rien  pour  moi  ni  pour  mes  amis;  tu  leur  donnas  tout 
quand  tu  les  lis  bons.  » 


SALON    DE   1769.  Z,53 

Un  maître  de  musique  donnait  leçon  aux  mêmes  princes.  Ils 
chantaient  mal.  Le  maître  les  arrêta  et  leur  dit  :  «  C'est  ainsi 
qu'il  fout  chanter.  »  Un  d'eux  se  retournant  lui  dit  :  «  //  faut  ?  » 
Et  le  plat  maître  n'eut  pas  le  courage  de  lui  répliquer  :  «  Oui, 
monseigneur,  il  faut.  Est-ce  que  vous  croyez  que  la  gamme 
dépend  de  vous?  Il  y  a  bien  d'autres  choses  plus  importantes 
qui  n'en  dépendent  pas  davantage  ;  et  si  vous  n'avez  pas  affaire 
à  des  âmes  de  boue,  vous  entendrez  souvent  :  //  faut.  » 

Qu'attendre  dans  un  âge  plus  avancé  d'hommes  à  qui,  dans 
leur  enfance,  on  a  inspiré  une  aussi  extravagante  idée  de  leur 
puissance?  Je  regrette  l'enfer  pour  les  abominables  corrupteurs 
de  ces  enfants -là.  Il  n'est  donc  que  trop  vrai  qu'il  n'y  a  pas  un 
lieu  de  supplice  pour  eux  après  cette  vie  souillée  de  leurs  for- 
faits et  trempée  de  nos  larmes!  Us  nous  auront  fait  pleurer,  et 
ils  ne  pleureront  point!  Je  souffre  mortellement  de  ne  pouvoir 
croire  en  Dieu.  Ah  Dieu  !  souffrirais-tu  et  les  monstres  qui  nous 
dominent  et  ceux  qui  les  ont  formés,  si  tu  étais  quelque  chose 
de  plus  qu'un  vain  épouvantail  des  nations  ! 


LES    SCULPTEURS. 


LE  MO  Y  NE. 

20/j.      UN     BUSTE      EN     MARBRE      DU      CHANCELIER      MAUPEOU 

LE      PÈRE.     205.      LE      PORTRAIT      DE      LA       COMTESSE 

D'EGMONT,        FILLE       DU        MARÉCHAL       DE       RICHELIEU, 
AUSSI    EN    MARBHE. 

Parlons  de  nos  sculpteurs.  Il  y  a  de  Le  Moyne  un  Buste  en 
marbre  du  chancelier  Maupcou  le  père,  et  le  Portrait  de  la 
comtesse  d'Egmont,  fille  du  maréchal  de  Richelieu,  aussi  en 
marbre.  Le  chancelier  est  beau,  c'est  de  la  chair;  arrachez-moi 
de  dessus  ses  épaules  ce  vêtement  barbare  et  gothique,  et 
j'admire  et  je  me  tais.  La  comtesse  d'Egmont  n'est  pas  mieux 
qu'une  ébauche. 


hbk  SALON    DE    1769. 

ALLEGRAIN. 

20(5.    LE    SOMMEIL.     —    LE    MATIN1. 

Deux  bas-reliefs.  Figures  de  femmes;  l'une  représentant  le 
Sommeil,  et  l'autre  le  Matin-,  celle-ci  vue  par  devant,  celle-là 
vue  par  le  dos;  elles  sont  d'Allegrain.  Celle  qui  s'endort  est 
charmante,  celle  qui  se  réveille  est  maussade,  c'est  un  mauvais 
choix  de  nature  :  cependant  il  y  a  dans  l'une  et  l'autre  des 
vérités,  de  la  chair,  des  pieds  surtout.  On  trouve  de  beaux  dos 
de  femmes,  et  ces  dos  sont  séduisants,  avantageux  à  modeler  ; 
il  n'en  est  pas  ainsi  du  revers.  La  gorge  tombe,  le  ventre 
s'élève,  s'affaisse  ou  se  plisse,  les  genoux  rentrent  en  dedans. 
En  tout,  les  devants,  moins  charnus,  moins  fermes,  moins  mus- 
culeux,  ne  se  soutiennent  pas  comme  les  derrières.  Leurs  for- 
mes, plus  variées,  plus  décidées,  moins  enchaînées,  plus  molles, 
plus  saillantes,  moins  attachées,  s'altèrent  plus  vite,  et  présen- 
tent des  difformités  plus  sensibles.  Un  beau  modèle  de  devant 
doit  être  presque  impossible  à  trouver. 

PAJOU. 

'208.     TOMBEAU    POUR    LE    FEU    ROI    STANISLAS    DE    POLOGNE. 
209.     UN    AMOUR     DOMINATEUR     DES    ÉLÉMENTS". 

Feu  noire  Reine  ("207),  avec  différents  symboles  pieux  et 
moraux  ;  une  esquisse  de  Tombeau  pour  le  feu  roi  Stanislas, 
de  Pologne  ;  un  Amour  dominateur  des  éléments,  par  Pajou  : 
sans  compter  quatre  grandes  figures  3  du  même  artiste,  pla- 
cées sur  la  corniche  de  l'avant-corps  neuf  du  Palais-Royal  du 
cote  du  jardin,  et  représentant  Mars,  la  Prudence,  la  Libé- 
ralité et  Apollon.  Le  morceau  de  la  Reine  ne  me  déplaît  pas, 
quoiqu'on  en   trouve  la   ligure   principale  un  peu  mesquine  : 

1.  De  4  pieds  de  proportion,  destine  pour  la  chambre  à  coucher  de  M.  le  comte 
de  Brancas. 

2.  Cette  figure,  de  grandeur  naturelle,  est  exécutée  en  plomb  pour  Mme  la 
duchesse  de  Mazarin. 

3.  De  neuf  pieds  de  proportion. 


SALON    DE    1769.  Z|55 

ces   deux   orphelins  enveloppés   sous  son   manteau  sont  bien 
imaginés.   Stanislas,   sur   le   bord  du    tombeau,    est    soutenu 
par  l'Immortalité,  qui  le   couronne;  près  d'expirer,  il  recom- 
mande la  Lorraine  au   génie  de  la  France.  Cette  composition 
n'est  pas  mauvaise.  Il  ne  tenait  qu'à  l'artiste  de  la  lier  davan- 
tage, en  plaçant  la  main  droite  du  Génie  sur  le  genou  du  Roi,  et 
la  main  du  Roi  sur  le  bras  du  Génie  ;  le  moribond  n'en  eût  été 
que  plus  pathétique  :  d'ailleurs,  amené  plus  en  devant,  l'Im- 
mortalité qui  est  derrière  lui  se  serait  mieux  détachée  du  fond, 
et  en  allégeant  les  nuages,  qui  sont  lourds,  il  y  aurait  eu  plus 
d'ensemble  et  cependant   plus   d'air  entre   les  figures.   Cette 
Lorraine  et  ce  Génie  de  la  France  isolés  font  mal.  On  est  trompé 
par  la  forme  de  ce  tombeau,   qu'on  prendrait  plutôt  pour  le 
bassin  d'une  fontaine  à  laquelle  chacune  de  ces  figures  s'est 
rendue  de  son  côté. 

Quoi,  monsieur  Pajou,  ce  gros  enfant  lourd  et  ventru,  parce 
qu'il  tient  un  poisson  sous  son  bras,  des  oiseaux  dans  sa  main, 
et  qu'il  est  debout  sur  une  tortue,  c'est  un  dominateur  des 
éléments?  Je  voudrais  bien  que  vous  eussiez  vu  celui  de  Van 
Dyck;  la  fierté  qu'il  a  dans  son  air,  dans  son  regard,  dans  son 
attitude  ;  comme  il  tient  sa  flèche,  comme  il  menace  le  ciel,  la 
terre  et  les  enfers;  jamais  le  quos  ego  du  poëte  ne  fut  aussi  bien 
rendu. 


CAFF1ERI  . 

210.  LE  PACTE  DE  FAMILLE1.  —  211.  UNE  ESPERANCE 
QUI  NOURRIT  L'AMOUR.  —  211.  LE  PORTRAIT  DU 
CHIRURGIEN    DE    LA    FAYE. 

Le  Pacte  de  famille,  mauvais  groupe  ;  figure  du  Roi  mes- 
quine, mal  exécutée,  sans  esprit  et  sans  goût.  Je  ne  me  soucie 
pas  davantage  de  cette  femme  qui  se  presse  le  sein  et  qui  lance 
du  lait  dans  la  bouche  de  cet  enfant. 


i.  Groupe  de  2  pieds  9  pouces  de  proportion,  exécuté  de  la  môme  grandeur 
pour  le  cabinet  de  M.  le  duc  de  Choiseul. 


&56  SALON  DE   1769. 

D'HUEZ. 

212.  UNE   VÉNUS    QUI    DEMANDE  DES  ARMES  POUR    SON   FILS1. 

Sujet  qu'on  ne  devinerait  jamais,  et  c'est  son  moindre 
défaut;  un  enfant  qui  court,  et  qui  est  de  la  force  de  ces  figures 
de  porcelaine  ou  de  sucre  qui  décorent  nos  surtouts;  l'esquisse 
d'une  fontaine;  des  Grâces  que  je  ne  me  rappelle  pas. 

MOUCHY. 

215.    UN    BERGER    QUI    SE     REPOSE. 

C'est  celui  dont  vous  vîtes  le  modèle  au  Salon,  il  y  a  deux 
ans,  qui  est  mou  de  forme  et  d'exécution,  et  qui  ne  se  repose 
pas  mieux  en  marbre  qu'il  ne  se  reposait  en  plâtre  \ 

DUMONT3. 

216.     UN     MILON     DE    CROTONE     QUI    ESSAIE    SES    FORCES 
EN     OUVRANT    UN    TRONC    D'ARRRE4. 

C'est  une  figure  académique  dont  j'abandonne  le  jugement 
aux  maîtres,  aux  yeux  desquels  le  ciseau  et  le  dessin  pourront 
faire  tout  le  mérite.  Mais  qu'en  disent  les  maîtres?  Que  cela 
n'est  ni  franc,  ni  pur;  que  c'est  un  emprunt  fait  de  droite  et  de 
gauche;  que  la  position  est  mauvaise  ;  que  cela  n'excelle  ni  par 
les  formes  ni  par  le  sentiment,  et  que  le  marbre  est  coupé  dure- 
ment, surtout  aux  rotules. 


1.  Modèle  de  26  pouces   de  proportion. 

2.  Voyez  le  Salon  de  17(17,  ci-dessus,  p.  361.  —  Au  Louvre,  Sculpture  mo- 
derne, n°  292. 

3.  Edmo  Dumont,  né  en  1720,  fils  de  F.  Dumont,  élève  do  Bouchardon,  mort 
le  10  novembre  1775,  avait  été  reçu  à  l'Académie  sur  la  présentation  du  morceau 
cité,  le  29  octobre  17GS. 

4.  Figure  de  marbre  de  2  pieds  de  bauteur.  —  Morceau  de  réception  de  l'au- 
teur à  l'Académie  ;  aujourd'hui  au  Louvre,  Sculpture  moderne,  n°  293.  Il  y  a 
cependant  une  différence  entre  les  dimensions  données  à  cette  statue  par  le  livret 
de  17G9  et  le  catalogue  du  Louvre  (2  pieds  d'une  part,  0"',810  de  l'autre). 


SALON    DE   1769.  457 

BERRUER. 

217.  DEUX  PORTRAITS  EN  MEDAILLON. 

Deux  figures  hideuses,  deux  magots  d'Holbein.  Comment 
diable  ne  sent-on  pas  l'incompatibilité  de  pareilles  mines  gro- 
tesques avec  l'art  et  le  marbre. 

GOIS. 

221.  UN  SAINT  BRUNO  EN  MÉDITATION. 

De  Gois,  entre  plusieurs  morceaux  qui  ne  valent  pas  la  peine 
d'être  regardés,  un  Saint  Bruno  en  méditation,  sublime  de 
vérité,  d'expression,  de  simplicité,  de  componction.  C'est  la  vie 
même  :  plus  on  le  regarde,  plus  il  saisit,  plus  il  étonne,  plus 
on  l'admire.  Morceau  d'un  maître  de  premier  ordre. 

LE   COMTE1. 

Cinq  morceaux  de  Le  Comte  :  224.  Un  Esclave  accablé  de 
douleur'1;  mauvais  de  dessin  et  de  caractère,  douleur  grima- 
cière. 225.  Le  Sacrement  de  la  Confirmation  3,  en  bas-relief, 
digne  de  Rossi4,  noble,  beau,  sage,  excellemment  ordonné; 
magnifique  tableau  ;  les  groupes,  les  caractères,  l'ordonnance, 
les  draperies,  comme  de  Le  Sueur.  226.  Un  Repos  de  la 
Vierge0:  Vierge  belle;  anges  descendant  avec  des  couronnes, 
d'un  esprit,  d'une  légèreté,  d'une  activité  incroyables.  227. 
Offrande  au  dieu  Pan  6,  trop  croquée  pour  être  jugée  soit  en 
bien,  soit  en  mal.  228.  Une  Tête  d'enfant  d'après  nature,  que 
j'aurais  demain  sur  ma  cheminée  si  j'étais  riche  ou  sans  dettes. 

1.  Félix  Le   Comte,  né  à   Paris  en   1737,  académicien  en  1771,  mort  à  Paris 
en  1817. 

2.  Figure  de  2  pieds  6  pouces  de  proportion. 

3.  Bas-relief  en   terre  cuite  de  2  pieds  5  pouces  de  large  sur  1  pied  8  pouces 
de  haut. 

4.  Properzia  de  Rossi  (1400-1530),  l'une  des  femmes  artistes  les  plus  remar- 
quables de  l'Italie.  Diderot  ne  pouvait  connaître  ses  bas-reliefs  que  par  la  gravure. 

5.  Bas-relief  ovale  de  15  pouces  de  haut  sur  15  de  large. 

6.  Esquisse  en  terre  cuite  de  18  pouces  de  haut. 


(,58  SALON    DE    17  69. 


MONOT1. 

De  Monot,  229.  Un  Amour  décochant  ses  traits1,  mou,  sans 
chaleur,  singulièrement  contourné,  tirant  de  l'arc  comme  on 
défaillit;  point  de  vie,  bras  raides,  jambes  sèches,  mauvaise 
nature,  bout  de  draperie  tortillée  comme  une  corde.  230.  Une 
Jardinière  grecque*,  de  bon  style.  231.  Une  assez  bonne  Tête 
de  baccchantek.  Le  reste  ne  vaut  pas  la  peine  d'en  parler, 
excepté  pourtant  le  Portrait  de  l'avocat  Target  (232),  où  la 
reconnaissance  a  suppléé  le  talent.  J'aime  bien  que  le  cœur  ait 
exécuté  ce  que  le  talent  seul  n'aurait  su  faire. 

Me  voilà  tiré  des  sculpteurs.  On  s'est  bien  aperçu  que  Pigalle 
était  occupé  de  la  place  de  Louis  XV,  et  Falconet  absent. 

Encore  une  ligne  sur  les  dessinateurs.  Le  dessin  est  la  base 
de  la  peinture,  de  la  sculpture  et  de  la  gravure,  et  le  dessin  se 
soutient  parmi  nous. 

235.  COGHIN. 

Tous  ces  dessins  allégoriques  de  Cochin  5,  sur  les  règnes  des 
rois  de  France,  sont  beaux  assurément.  11  y  a  du  mouvement, 
de  l'expression,  du  caractère,  de  l'esprit,  de  l'invention,  du  cos- 
tume, des  draperies  ;  mais  il  y  a  aussi  trop  de  figures,  elles  sont 
trop  entassées;  d'ailleurs  point  d'air,  point  de  plans. 

On  fera,  quand  on  voudra,  un  excellent  tableau  d'après  une 
esquisse  de  Greuze;  je  défie  le  plus  habile  peintre  de  rien  faire 
de  passable  en  s'assujettissant  rigoureusement  à  ces  précieux 
dessins  de  Cochin. 

Et  puis,  mon  ami,  une  foule  de  graveurs  qui  travaillent 
beaucoup  et  bien. 

Et  deux  morceaux  des  Gobelins,  le  portrait  du  Roi  et  celui 

1.  Martin-Claude  Monot,  élève  do  Vassé,  était  alors  agréé.  Il  fut  académicien 
en  1779. 

2.  Modèle  i;n  plâtre  de  i  pieds  3  pouces,  qui  doit  ùtre  exécuté  en  marbre  pour 
le  salon  de  M.  le  baron  de  Besenval. 

't.  Modèle  de  plâtre  de  la  bauteur  de  2  pieds  8  pouces. 
i.  En  marbre,  de  grandeur  naturelle. 

5.  Destinés  à  être  gravés  pour  l'ornement  de  V Abrégé  chronologique  de  l'His- 
toire de  France,  par  M.  le  président  Ilénault. 


SALON    DE   1769.  Z|59 

de  la  Reine,  qu'on  prendrait  sans  balourdise  pour  de  la  pein- 
ture '.  Cela  est  si  merveilleux,  que  le  Pline  moderne  qui  en  par- 
lera sera  traité  de  menteur  par  ceux  qui  nous  succéderont  dans 
quelque  trentaine  de  siècles. 


VASSE. 

Vassé,  qui  a  bien  autant  de  talent  que  Pajou,  et  qui  est  plus 
leste  que  lui,  lui  a  soufflé  l'entreprise  du  tombeau  du  roi 
Stanislas.  Le  baron  de  Gleichen,  qui  s'y  connaît,  fait  grand  cas 
de  sa  composition. 

GOUSTOU  2. 

Je  n'oserais  vous  dire  le  jugement  du  môme  baron  sur  la 
Vénus  exécutée  en  marbre  par  Goustou,  pour  le  roi  de  Prusse, 
et  qu'on  peut  voir  dans  l'atelier  de  l'artiste.  Cette  Vénus  a  le 
corps  penché  en  devant,  je  ne  sais  quoi  de  souffrant  sur  le 
visage,  et  la  tète  un  peu  retournée  en  arrière. 

Le  baron  est  monstrueux  dans  sa  façon  de  voir  et  de  dire. 

9 

J'avoue  que  la  position  de  cette  Vénus  est  singulière  ;  que  l'ex- 
pression du  désir  qu'on  a  voulu  lui  donner  touche  à  la  douleur; 
que  les  muscles  de  ses  bras  sont  trop  articulés;  que  son  carac- 
tère de  tête  n'est  pas  divin  à  beaucoup  près  ;  que  c'est  plus  la 
nature  d'un  jeune  homme  que  d'une  femme,  etc.,  etc.,  etc.  Avec 
tout  cela  les  côtés  sont  très-beaux;  et  si  la  figure  se  brise,  et 
qu'on  n'en  trouve  un  jour  que  les  jambes,  on  dira  qu'en  sculp- 
ture nos  artistes  ne  l'ont  cédé  à  aucun  statuaire  des  temps 
passés. 

Il  y  a  pour  pendant  à  cette  Vénus  un  Mars  trop  mauvais 
pour  en  dire  du  mal.  Il  a  l'air  d'un  pâtre,  ou  plutôt  d'un 
manant. 

Bonsoir.  A  deux  ans  d'ici  s'il  me  reste  des  yeux,  et  s'il  vous 
reste  des  pratiques. 

1.  N08  258,  2M,  exécutés  sous  la  direction  de  Cozette. 

2.  Guillaume  Coustou,  fils  de  Guillaume  et  neveu  de  Nicolas  Coustou,  né  à 
Paris  le  19  mars  171G,  était  académicien  depuis  1742.  Il  mourut  garde  des  sculp- 
tures du  Louvre,  le  13  juillet  1777.  Son  morceau  de  réception,  un  Vulcain,  est  au 
Musée. 


^GO  SALON    DE    1769. 


DIX-SEPTIÈME    LETTRE. 

Prenez-y  garde,  mon  ami,  c'est  vous  qui  me  rengagez.  On 
ne  sait  jamais,  avec  les  tètes  comme  la  mienne,  ce  que  la  ques- 
tion la  plus  stérile  peut  amener  :  d'abord  une  ligne,  puis  une 
autre,  une  page,  deux  pages,  un  livre.  Vous  en  serez  quitte 
cette  fois-ci  pour  la  peur. 

Vous  me  demandez  l'explication  de  ce  que  je  vous  ai  dit,  à 
propos  du  tableau  de  Greuze  :  qu'il  fallait  acheter  un  Wouwer- 
mans  comme  on  achète  un  diamant;  qu'il  fallait  acheter  un 
Teniers  comme  on  achète  un  tableau;  que  le  Wouwermans  ne 
pouvait  guère  être  copié  que  sur  une  toile  de  même  grandeur, 
et  qu'au  contraire  on  réussirait  à  étendre  le  plus  petit  Teniers 
sur  la  plus  grande  toile. 

Je  vais  tâcher  de  vous  éclaircir  ma  pensée,  que  je  crois  fort 

juste. 

Un  diamant  a  d'autant  plus  de  prix  que  l'eau  en  est  plus 
limpide,  la  forme  plus  belle,  la  couleur  plus  rare,  et  surtout 
qu'il  est  plus  gros.  Tout  étant  égal  d'ailleurs,  un  Wouwermans 
est  d'autant  plus  précieux  qu'il  est  plus  grand. 

Ajoutez  à  cela  que  la  composition  de  Wouwermans,  poé- 
tique, pittoresque,  imaginaire,  a,  dans  toutes  les  parties  de  la 
peinture,  quelque  chose  d'arbitraire  dont  la  petite  étendue  de 
sa  toile  ne  permet  pas  de  discerner  le  mensonge,  au  lieu  que 
Teniers  s'assujettit  à  une  imitation  beaucoup  plus  rigoureuse  ; 
Wouwermans  s'arrange  une  nature  ;  Teniers  la  rend  telle  qu'elle 

est. 

Imaginez  un  grand  espace  de  nature,  ramassé  sur  un  très- 
petit  par  l'effet  de  la  chambre  obscure;  voilà  le  tableau  de 
Teniers;  tout  est,  sur  la  petite  toile,  réduit  comme  dans  la 
grande  scène  de  nature.  Prenez  ce  petit  tableau  réduit,  faites-le 
projeter  sur  une  toile  aussi  vaste  que  l'espace  de  nature  qu'il 
embrassait,  rien  ne  sera  faux,  il  vous  sera  impossible  de  l'ac- 
cuser dans  un  seul  point  :  même  dégradation  d'objets,  mêmes 
lumières,  mêmes  reflets;  tout  sera  exact  dans  le  petit  et  dans  le 
grand,  dans  le  grand  et  dans  le  petit. 

11  n'en  est  pas  ainsi  de  Wouwermans  ni  de  toute  autre  corn- 


SALON    DE   1769.  461 

position  ordonnée  de  fantaisie  ou  d'après  les  lois  du  technique  : 
l'exagération  en  fera  sortir  toutes  les  licences  :  pour  peu  qu'il 
y  ait  de  fausseté  en  petit  dans  les  dégradations,  les  reflets,  la 
couleur,  les  plans,  cette  fausseté  deviendra  énorme,  choquante, 
insupportable,  à  proportion  que  vous  agrandirez  le  tableau. 

Un  artiste  vous  en  dirait  peut-être  davantage;  pour  moi, 
voilà  tout  ce  que  j'en  sais. 

Vous  êtes-vous  donné  la  peine  d'aller,  dans  les  salles  de 
l'Académie ,  vérifier  vis-à-vis  du  tableau  de  Greuze  le  juge- 
ment sévère  que  j'en  ai  porté,  et  en  êtes-vous  revenu  convaincu 
que  ce  n'était  tout  au  plus  qu'un  médiocre  bas-relief? 

Vous  ai-je  dit  que  notre  pauvre  Académie  de  peinture  a  été 
sur  le  point  de  fermer  son  école?  Michel  Van  Loo  n'est  pas  payé  S 
les  professeurs  ne  sont  pas  payés,  le  modèle  n'est  pas  payé,  et 
aurait  cessé  de  se  présenter  aux  élèves,  si  des  particuliers,  qu'un 
sentiment  d'honneur  anime  encore,  n'avaient  pas  pris  dans  leur 
bourse  de  quoi  satisfaire  à  ses  gages.  Les  petits  profits  du 
livret,  qui  se  vend  douze  sous  à  la  porte  du  Salon,  font  depuis 
quelques  années  tout  le  revenu  de  l'Académie.  A  la  vue  d'un 
désordre,  d'une  indigence  et  d'un  avilissement  aussi  profond, 
je  ne  saurais  m' empêcher  de  soupirer. 

1.  Il  prenait  sur  ses  deniers  pour  entretenir  cette  École,  dont  il  était  le  direc- 
teur. 


SALON    DE    1771 


Publié  en  1857 


En  tête  de  ce  Salon,  M.  Walferdin,  qui  Ta  publié  le  premier,  a  placé 
les  lignes  suivantes  : 

«  Diderot,  dans  sa  dernière  lettre  sur  le  Salon  de  1769,  écrivait  à 
Grimm  :  «  Adieu,  à  deux  ans  d'ici,  s'il  me  reste  des  yeux  et  s'il  vous 
«  reste  des  pratiques.  »  Mais  des  changements  sont  survenus  dans  le 
mode  de  transmission  de  la  Correspondance  de  Grimm,  en  ce  qui  con- 
cerne les  Salons.  C'est  à  un  ami  des  beaux-arts  que  celui  de  1771  est 
adressé  directement  par  Diderot;  et,  comme  ce  Salon  est  en  définitive 
destiné  à  revenir  aux  mains  de  son  ami,  Diderot  lui  réserve  pour  quel- 
ques articles  un  second  jugement  qui  diffère  quelquefois  du  premier  et 
qui  est  souvent  résumé  avec  plus  de  vigueur  et  de  liberté1.  » 

Nous  ne  savons  quel  est  cet  ami  des  beaux-arts  dont  parle  M.  Wal- 
ferdin; dans  tous  les  cas  il  est  certain  que  le  Salon  de  1771  n'a  pu  lui 
être  adressé  dans  l'état  où  il  se  trouve  ici.  Nous  aimons  mieux  penser 
que  Diderot,  pressé  par  Grimm,  lui  a  envoyé  tout  à  la  fois  les  parties 
écrites  de  son  compte  rendu  et  les  notes  dont  il  avait  l'intention  de 
faire  usage  s'il  avait  eu  le  temps  d'y  revenir.  Tel  qu'il  est,  ce  Salon 
nous  fait  bien  comprendre  les  fréquentes  reprises  du  sujet  qu'on  a  pu 
remarquer  dans  les  deux  grands  Salons  de  1765  et  de  1767,  et,  à  ce 
point  de  vue,  il  présente  un  intérêt  particulier. 

1.  C'est  celui  qui  est  renfermé  entre  deux  parenthèses. 


SALON   DE   1771 


A    MON    AMI     MONSIEUR    GRIMM. 


Vous  êtes  heureux,  monsieur,  de  n'avoir  point  encore  vu  le 
Salon.  Comme  tout  n'est  que  comparaison  dans  ce  monde,  je  ne 
cloute  pas  que  la  grande  quantité  de  tableaux  qui  s'y  trouvent 
ne  vous  eût  embarrassé  beaucoup.  11  faut,  je  l'avoue,  une  vue 
habituée  et  sûre  pour  ne  pas  laisser  surprendre  son  jugement 
par  des  compositions  médiocres,  mais  vigoureuses,  qui  se 
trouvent  être  voisines  de  tableaux  aussi  faibles,  mais  qui  leur 
disputent  par  d'autres  parties.  On  trouve  encore  des  morceaux 
où  il  y  a  du  dessin,  de  la  couleur;  pas  un  où  il  y  ait  de  la  poésie, 
de  l'imagination,  de  la  pensée.  Dans  le-dessein  de  vous  épar- 
gner de  l'incertitude,  vous  avez  exigé  démon  amitié  que  je  vous 
ferais  part  de  tout  ce  que  j'y  verrais,  et  que  je  joindrais  à  ce 
récit  mon  sentiment  sur  chaque  ouvrage;  je  vous  l'ai  promis, 
et  je  me  fais  un  plaisir  et  un  devoir  de  vous  tenir  parole,  quoique 
l'étendue  de  ma  promesse  passe  de  beaucoup  celle  de  mes 
lumières.  Je  vais  donc  entrer  en  matière  et  commencer  par 
l'article  des  tableaux;  je  suivrai,  pour  votre  plus  grande  facilité, 
l'ordre  des  numéros  selon  qu'ils  se  trouvent  rangés  dans  le  livre 
du  Salon  que  vous  devez  avoir. 


xi.  30 


A66  SALON    DE   1771. 


PEINTURE. 


M.    HALLE. 


1.    SILÈNE     DANS     SA     GROTTE,      BARBOUILLÉ     DE     MURES 


PAR    ÉGLÉ1. 


Ce    tableau    est  composé    de    quatre    figures   principales. 
L'ordonnance  en  est  simple  et  facile.  Silène  est  entre  Églé  et 
Pan.  La  jeune  nymphe  tient  des  mûres  dont  elle  lui  point  une 
joue.  Pan,  spectateur  de  cette  espèce  de  toilette,  est  appuyé  sur 
une  cruche,  qui  verse  du  vin.  Derrière  Eglé  est  un  Sylvain  ou 
satyre  qui  semble  admirer  la  malice  d'Eglé.  Sur  le  devant,  deux 
enfants  jouent  avec  une  chèvre.  La  scène  est  sur  le  bord  d'une 
grotte  taillée  dans  le  roc,  ornée  de  pampres  et  de  raisins,  et  à 
l'extrémité  d'un  bois  voisin  d'où  sort  une  troupe  de  sylvains  et 
de  bacchantes  qui  paraissent  de  bonne  humeur.  Ce  tableau  est 
fait  pour  être  exécuté  en  tapisserie  aux  Gobelins;  il  a  douze 
pieds  de  long.  En  général,  le  coloris  en  est  faible  ;  il  est  maigre 
de  couleur  et  tient  trop  de  l'ébauche.  Le  genre  des  tapisseries, 
qui  demande  du  brillant,  aurait  dû  échauffer  davantage  le  pin- 
ceau de  M.  Ilallé  et  l'engager  à  empâter  plus  chaudement  ses 
ligures.  Le  nourricier  de  Bacchus  a  l'air  d'un  jeune  homme  à 
barbe  blanche;  il  en  a  le  coloris  ;  sa  jambe  droite  est  d'un  rac- 
courci mal  dessiné.  Pan,  quoique  imité  du  Pan  antique,  a  une 
figure  basse.  L'autre  satyre,  qui  parait  d'une  assez  bonne  cou- 
leur, a  la  main  droite  et  le  bras  beaucoup  trop  lourds.  Églé  est 
une  figure  agréable,  bien  dessinée;  il  serait  à  souhaiter  que  par 
sa  pose  elle  fût  plus  liée  avec  le  groupe.  La  grotte,  beaucoup 
trop  claire  et  trop  faible  de  coloris,   nuit  à  l'effet  des  figures, 
qui  sont  elles-mêmes  trop  faiblement  coloriées.  Les  enfants  et 
la  chèvre  sont  encore  plus  faibles,  quoique  sur  le  devant  du 
tableau.  Je  ne  puis  m'empêcher  de  blâmer  le  bleu  général  qui 
règne  dans  ce  tableau  ;  l'eau,  les  plantes  aquatiques,  le  gazon,  etc., 

1.  Tableau  de  12  pieds  de  long  sur  10  pieds  de  haut. 


SALON   DE    1771.  467 

tout  tient  du  bleu,  et  manque  de  cette  variété  si  agréable  dans 
le  paysage. 

(Le  satyre  qui  est  à  gauche  tient  les  bras  du  Silène.  La 
caverne  creusée  dans  le  roc  est  sans  effet.  Plus  fortement  colo- 
riées, les  figures  auraient  plus  ressorti,  mais  l'harmonie  aurait 
été  détruite;  cette  correction  aurait  entraîné  une  retouche  totale. 
Chèvre-pied,  à  droite,  vieux,  sec  et  hideux.  Arbre,  à  droite, 
raide,  dépouillé  et  de  mauvais  choix.  Du  reste,  composition 
assez  bien  ordonnée.  La  tête  du  Silène  prise  de  Coypel.  Sujet 
tiré  des  Eglogues  de  Virgile  : 

Solvite  me,  pueri,  satis  est  potuisse  videri; 
Carmina  quae  vultis  cognoscite;  carmina  vobis; 
Huic  aliud  mercedis  erit. 

Virg.  Eclog.  vi,  vers  24  et  suiv. 

C'est  assez  de  m'avoir  surpris 
Enfants,  déliez-moi;  vous  voulez  que  je  chante, 
Je  vais  chanter  pour  vous  ;  quant  à  cette  méchante, 
Je  lui  réserve  un  autre  prix. 

Eglé  mal  dessinée,  attitude  guindée.  Ciel,  arbres,  eaux  à 
l'amidon.  Mauvaise  chèvre.) 

2.  l'adoration  des  bergers1. 

Ce  sujet,  déjà  traité  de  mille  manières  différentes,  devient 
neuf  ici.  La  Vierge,  assise  sur  la  crèche  et  tenant  l'enfant  Jésus 
sur  ses  genoux,  est  dans  une  attitude  convenable.  La  simplicité 
de  l'ordonnance  de  ce  tableau  a  du  mérite  ;  il  est  cependant  cer- 
tain qu'en  sacrifiant  un  peu  de  la  vénération  générale  à  l'activité 
des  figures,  M.  Halle  eût  gagné  du  côté  de  la  composition  et  de 
l'effet  du  tout  ensemble.  La  lumière,  moins  éparpillée,  eût  été 
plus  piquante,  moins  monotone,  et  eût  produit  des  reflets  plus 
sensibles  et  plus  vigoureux;  l'action  dans  les  figures  aurait  jeté 
un  tout  autre  intérêt  sur  la  scène  et  évité  ces  figures  droites 
qui  ont  l'air  moins  empressé  qu'ébahi. 

Les  têtes,  en  général,  ont  du  caractère,  surtout  celle  du  pâtre 
à  genoux  sur  le  devant  du  tableau. 

1.  Tableau  de  9  pieds  6  pouces  de  haut  sur  4  pieds  8  pouces  de  large,  apparte- 
nant au  chapitre  royal  de  Roye. 


668  SALON    DE   1771. 

(Couleur  grisâtre,  violet  pâle;  nuages  plaqués,  comme  les 
anges.  Triste  de  couleur  comme  les  panneaux  d'un  carrosse  de 
médecin.  La  lumière  part  de  l'enfant  Jésus  et  n'éclaire  rien.  Le 
saint  Joseph,  debout  à  gauche,  a  l'air  d'un  charlatan  qui  montre 
la  curiosité.  La  Vierge  a  un  caractère  de  fierté  théâtrale;  il  faut 
voir  la  manière  dont  elle  montre  l'enfant!  J'en  aime  mieux 
l'esquisse1  (3).  Le  berger  sur  le  devant  est  rustique  et  bien.) 

LA.   GREVÉE. 

h.     SAINT    GERMAIN    DONNE     A     SAINTE     GENEVIÈVE 

UNE     MÉDAILLE 
OU     EST    EMPREINTE     L'iMAGE     DE     LA      CROIX   2,     ETC. 

C'est  un  bon  tableau,  monsieur,  que  celui-ci,  et  un  des 
meilleurs  sortis  des  mains  de  M.  La  Grenée.  La  composition  en 
est  sage,  raisonnée,  le  dessin  correct  et  ferme,  et  nous  rappelle 
Le  Sueur  et  Bourdon  ;  le  coloris  a  beaucoup  de  ces  deux  maîtres. 
Je  désirerais  seulement  un  peu  plus  de  chaleur  dans  la  tête  de 
la  jeune  sainte  et  plus  de  caractère. 

(Si  l'évêque  se  lève,  il  se  cassera  la  tète  contre  la  corniche... 
Morceau  d'un  habile  homme  :  sagesse,  harmonie.  Beau.  D'autant 
plus  étonnant  qu'il  est  rare  qu'il  ait  son  talent  quand  sa  toile 
s'étend.  Sa  touche  est  légère  et  sa  couleur  très-agréable;  mais  il 
me  semble  que  j'ai  dans  la  tète  une  autre  manière  de  colorier 
ces  sujets-là.) 

5.   l'insomnie3. 

Une  jeune  fille  agitée  toute  la  nuit,  sans  doute  par  l'amour, 
se  lève  d'impatience  et  ouvre  les  rideaux  de  son  lit,  sous  lequel 
le  fripon  d'Amour,  auteur  de  son  insomnie,  est  caché  et  l'observe 
d'un  rire  malin.  Ce  petit  tableau  est  d'un  fini  précieux,  comme 
la  plupart  des  petits  tableaux  du  même  auteur.  La  figure  est 
d'un  dessin  pur  et  coulant;  on  voit  qu'il  consulte  assidûment  la 


1.  En  pastel. 

'2.  Tableau  de  5  pieds  1  pouces  de  haut  sur  3  pieds  7  pouces  de  large,  destiné  ;'i 
la  décoration  d'une  des  chapelles  de  l'église  de  l'Oratoire  de  Paris. 

3.  Tableau  de  -  pieds  3  pouces  de  haut  sur  1  pied  8  pouces  de  large,  apparte- 
nant à  Monseigneur  le  duc  de  Chartres 


SALON    DE   1771.  Z,69 

nature.  Peut-être  qu'avec  un  peu  plus  de  réflexion  sur  les  beautés 
de  l'antique,  il  prêterait  à  ses  modèles  ce  qui  leur  manque,  je 
veux  dire  ces  formes  moins  allongées,  plus  pleines  de  chair, 
sans  perdre  de  leur  ondoyant.  La  Vénus  de  Mcdicis  exprime 
mieux  tout  cela  que  je  ne  puis  vous  le  dire,  et  son  dos  est  un 
argument  à  celui  de  la  Belle  Éveillée,  de  M.  La  Grenée,  surtout 
son  épaule  gauche.  On  lui  a  reproché  quelque  temps  le  trop  de 
rouge  dans  ses  carnations,  et  l'on  a  eu  tort;  il  s'en  fût  corrigé 
peu  à  peu  et  se  serait  arrêté  au  point  fixe,  au  lieu  que  cette  cor- 
rection trop  subite  l'a  jeté  dans  l'erreur  opposée.  Joignez-y 
l'extrême  fini,  qui,  en  tourmentant  l'harmonie  des  teintes,  les 
fatigue  et  les  noie  au  point  de  ne  plus  former  qu'un  coloris  gris 
ou  une  carnation  malade;  de  là,  plus  de  chaleur,  et  la  figure 
tient  plutôt  de  l'ivoire  que  de  la  chair.  Les  draperies  et  les  linges 
de  ce  tableau  sont  d'un  pinceau  gras  et  ferme,  quoique  tou- 
chées d'un  peu  trop  de  noir  dans  les  dessous;  ses  couleurs 
locales  pleines  et  justes.  Voilà  en  bref,  monsieur,  ce  que  je  pense 
de  ce  tableau,  qui  d'ailleurs  est  piquant.  Désirons,  pour  la 
gloire  de  M.  La  Grenée,  qu'il  veuille  redessiner  le  pied  droit  de 
la  jeune  fille,  qui  n'est  sûrement  pas  fait  d'après  nature. 

(C'est  une  fille,  vue  par  le  dos,  qui  tire  les  rideaux  de  son 
lit.  Cela  est  beau;  mais  qu'est-ce  que  cela  signifie?  Il  fallait 
l'asseoir  et  la  faire  rêver.  Pourquoi  nue?  Que  dit-elle?  Je  n'en 
sais  rien,  ni  La  Grenée  non  plus.  Le  coussin  est  de  satin  et  non 
de  toile.  C'est  une  belle  académie,  belle,  encore  si  vous  voulez; 
ce  n'est  pas  là  mon  genre  de  beauté  en  femmes.  Rideau  lourd.) 

6.   UNE    NYMPHE    QUI    SE    MIRE    DANS    L'EAU1. 

Cette  figure,  dont  le  coloris  n'est  pas  celui  que  la  chair 
acquiert  dans  l'eau,  semble  plutôt  prendre  ce  bain  par  ordon- 
nance que  pour  son  plaisir,  et  sa  curiosité  ne  doit  pas  être  satis- 
faite à  son  avantage.  Le  ton  généralement  gris  de  cette  figure, 
sa  pose  trop  commune  et  ses  contours  tâtonnes,  en  font  un  mor- 
ceau bien  inférieur  à  son  pendant,  qui  est  le  tableau  précé- 
dent. 


1 .  Tableau  de  2  pieds  3  pouces  de  haut  sur  1  pied  8  pouces  de  large,  apparte- 
nant a  Monseigneur  le  duc  de  Chartres. 


Z|70  SALON    DE    1771. 

7.   UNE    SAINTE    FAMILLE1;    —    8.    LOTII    ENIVRÉ 
PAR    SES    FILLES2. 

Vous  connaissez,  monsieur,  les  saintes  Familles  de  M.  La 
Grenée;  je  ne  vous  dirai  rien  de  celle-ci,  non  plus  que  du  Lotit 
enivré  par  ses  filles,  différent  de  celui  du  Feli,  que  vous  con- 
naissez. 

(Suave,  fini,  précieux,  dessin  correct,  digne  des  grands 
maîtres...  Beau,  très-beau  et  d'un  autre  faire.  Filles  de  Lotli, 
filles  sans  expression.  Nul  désir  ni  clans  le  père,  ni  dans  les  en- 
fants; on  ne  sait  d'où  est  venue  la  corruption.  Lemoyne  s'en 
est  tiré  bien  autrement;  il  en  a  fait  un  morceau  plein  de 
volupté  :  l'une  baise  les  mains  de  son  père;  l'autre  a  une  cuisse 
passée  sous  la  sienne  ;  le  vieillard  est  renversé  sur  des  matelas, 
et  s'enivre  au  milieu  du  désordre  d'un  déménagement  précipité.) 

9.  UNE  BAIGNEUSE  QUI  REGARDE  DEUX  COLOMBES 

SE  CARESSER1. 

Cette  jeune  fille  est  assise  nonchalamment,  une  jambe  sur 
l'autre,  et  dans  une  attitude  qui  caractérise  le  repos  plutôt  que 
la  langueur,  que  sans  doute  l'auteur  a  eu  l'intention  de  lui 
donner.  Elle  détourne  la  tête  pour  considérer  deux  tourte- 
relles ou  colombes  qui  se  caressent.  Le  caractère  de  sa  tête 
n'est  ni  beau  ni  expressif;  la  figure  est  un  peu  longue  et  forte, 
sans  que  ses  contours  soient  pleins.  D'ailleurs,  est-ce  bien  là 
la  contenance  d'une  fille  jeune  qui  se  baigne  et  considère  atten- 
tivement de  semblables  objets?  J'en  appelle  à  ceux  qui,  obser- 
\aiit  la  nature  avec  de  bons  yeux,  la  prennent  souvent  sur  le 
fait.  Quant  au  coloris,  il  est  ici  plus  vigoureux,  plus  frais,  quoi- 
que toujours  trop  égal  de  ton.  Le  pinceau  en  est  gras  et  fondu. 
Quel  dommage  qu'une  petite  réminiscence  du  faire  du  Titien 
n'ait  pas  présidé  à  ce  travail  ! 

Je  ne  vous  dis  rien  de  David  qui  aperçoit  Belhsabée  dans  le 
bain(\Q). 

1.  Tableau  de  l"i  pouces  de  liant  sur  12  pouces  de  large. 

2.  Tableau  de  lô  pouces  de  haut  sur  12  pouces  de  large. 

3.  Tableau  de  2  pieds  9  pouces  de  large  sur  2  pieds  2  pouces  de  haut,  du  cabinet 
de  M.  le  baron  de  Bczenval. 


SALON    DE    1771.  !p\ 

(Sans  compter  que  la  tête  vaporeuse  n'est  pas  assez  solide- 
ment peinte  pour  le  reste  du  corps  :  cuisse  gonflée;  teinte  ver- 
dâtre  le  long  du  dos;  faux  reflets  des  arbres,  qui  en  sont  à 
vingt  pieds.) 

11.    MARS     ET    VÉNUS,   ALLEGORIE     SUR    LA     PAIX1. 

Vénus,  endormie  dans  un  lit,  a  la  tête  appuyée  sur  le  bras 
gauche;  Mars,  qui  est  ici  placé  dans  la  ruelle,  et  qui,  par  cette 
raison,   n'est  vu  qu'à  mi-corps,  est  clans  l'attitude  d'ouvrir  le 
rideau  pour  considérer  cette  mère  des  Amours.   Sur  le  devant 
du  tableau,  on  voit  une  colombe  placée  ou  nichée  dans  le  casque 
de  Mars;  elle  paraît  effectivement  disposée  à  y  faire  son  nid,  et 
c'est  son  galant  qui  sans  doute  lui  apporte  dans  son  bec  un 
brin  de  paille.  Cette  idée,  tout  ingénieuse2  qu'elle  est,  n'a  pu, 
je  vous   l'avoue,  m'apprendre   le  fond  de   l'allégorie    de   ce 
tableau.  La  guerre  et  l'amour,  ou  la  beauté  et  la  fécondité  dési- 
gnées par  ces  colombes,  tout  cela  ne  parle  point  à  mon  esprit, 
et  cette  composition  est  un  mystère  pour  moi.  Quant  au  des- 
sin, si  votre  œil  suppose  le  reste  du  corps  du  dieu  Mars  qui  se 
trouve  derrière  le  lit,  vous  verrez  que  cette  ligure  doit  être  de 
beaucoup  trop  courte;  peut-être  aussi  y  a-t-il  une  allégorie 
dans  le  bas  de  ce  corps.  Du  reste,  ce  terrible  dieu  de  la  guerre 
est  ici  dépouillé  de  son  air  martial  ;  vous  le  prendrez  plutôt  pour 
un  des  apprentis  de  l'atelier  du  mari  de  Vénus.  Son  caractère 
de  tête  annonce  qu'il  est  débonnaire;  son  nez  rond,  court,  ainsi 
que  celui  de  sa  maîtresse  (et  de  presque  toutes  les  têtes  de  l'au- 
teur), marque  leur  bonhomie  ;  enfin  c'est  un  jouvenceau  qui  fait 
ici  sa  première  campagne.  Sa  maîtresse  dort  ou  ne  dort  point, 
couchée  sur  le  côté,  de  crainte  d'asthme;  la  main  gauche,  sur 
laquelle  sa  tête  repose,  n'est  pas  d'un  choix  avantageux,  et  la 
droite,  appuyée  sur  l'oreiller,  met  ici  le  proverbe  en  défaut  ;  car 
elle  n'a  pas  les  grâces  jmques  au  bout  des  doigts.  Le  coloris  de 
cette  déesse  n'est  guère  celui  du  sommeil,  et  il  est  bien  au-des- 
sous de  la  Baigneuse  dont  je  viens  de  parler.  Le  tableau,  en 
général,  est  d'une  très-bonne  pâte  de  couleur,  fondue  avec  art 

1.  Tableau  do  2  pieds  de  haut  sur  1  pied  8  pouces  de  large. 

2.  Voir  Salon  de  1767,  ci-dessus,  p.  7i,  où  Diderot  offre  cette  idée  à  La  Grenée. 
Nous  avons  vu  dans  le  Salon  de  1769  qu'elle  avait  été  aussi  traitée  par  Vieu. 


&72  SALON    DE    1771. 

et  d'un  pinceau  net  et  sûr;  mais  je  le  répéterai  encore,  plus  de 
touches  spirituelles,  plus  de  variété  dans  le  ton  général,  moins 
de  fermeté  dure  et  un  peu  plus  de  choix  dans  la  nature,  et  sur- 
tout d'examen  ;  car  je  ne  puis  m'empêcher  de  faire  remarquer 
à  M.  La  Grcnée  ce  qu'il  sait  cependant  mieux  que  moi,  que  les 
intestins  mobiles  et  contenus  dans  le  bas-ventre  suivent  ordi- 
nairement la  pente  que  le  corps  leur  donne;  qu'ainsi,  Vénus 
couchée  du  côté  gauche,  la  partie  droite  de  son  ventre  doit 
paraître  aplatie,  puisque  la  gauche  est  censée  remplie.  Un 
plâtre  peut  présenter  ce  mauvais  effet;  mais  la  nature  bien 
observée  dit  et  montre  le  contraire. 

(Vénus,  cela!  c'est  une  jolie  catin.  Cela  un  Mars!  c'est  un 
beau  Savoyard.  Et  puis,  que  dit-il?  que  fait-il?  que  regarde-t- 
il?  ce  n'est  ni  sa  compagne  ni  les  pigeons.  Beau  insignifiant). 

11.     LA    MÉTAMORPHOSE    d'aLPIIEE    ET    d'aRETHUSE1. 

On  ne  peut  s'empêcher  de  reprocher  quelquefois  à  l'auteur 
de  manquer  d'expression  ;  et  quelques  incorrections  ou  négli- 
gences souvent  répétées  nuisent  toujours  au  succès,  même  du 
meilleur  tableau.  Celui-ci  est  dans  le  cas.  Le  chasseur  Alphée 
est  un  gros  garçon  à  barbe  blanche  sous  la  forme  du  fleuve 
Alphée;  à  son  attitude  on  est  incertain  s'il  en  veut  sérieusement 
à  Aréthuse,  qui  néanmoins  se  présente  à  lui  d'assez  bonne  grâce. 
La  chaste  déesse,  qui  sait  qu'entre  l'arbre  et  l'écorce  il  ne  faut 
pas  mettre  le  doigt,  ne  se  met  guère  eu  frais  pour  les  séparer; 
et  d'ailleurs  la  taille  ou  la  corpulence  d'Alphéc  rassure  contre 
la  vivacité  de  son  entreprise  sur  la  prétendue  beauté  d' Aréthuse. 
11  y  a  cependant  du  pinceau  dans  ce  tableau;  niais  il  manque 
d'étude  et  de  composition  plus  (pie  de  couleur. 

(Quelle  figure  strapassée!  c'est  une  convulsive.  Quel  écart  de 
cuisse!  quelle  raideur  de  corps!  Draperie  mal  amenée.) 

13.    DIANE    SURPRISE     AU    RAIN    PAR    ACTÉON2. 

C'est  ici  un  de  ces  sujets  composés  de  deux  figures  (par 
abréviation),  à  peu  près  comme  font  certains  peintres  de  batailles 
qui  nous  représentent  un  combat  avec  deux  cavaliers,  un  troi- 

1.  Tableau  de  14  pouces  de  haut  sur  11  pouces  de  large. 

2.  Tableau  de  13  pouces  de  large  sur  9  pouces  et  demi  de  haut. 


SALON    DE    1771.  Z,73 

sième  renversé,  et  beaucoup  de  fumée  qui  remplit  le  table.au. 
Diane  n'a  ici  qu'une  seule  nymphe  à  opposer  aux  prétentions 
dangereuses  d'Actéon,  qui  ne  pense  point  à  elle.  La  nymphe  est 
d'une  bonne  couleur. 

lll.     JUPITER,     SOUS    LA     FORME     DE     DIANE, 
SÉDUIT    CALISTO1. 

La  composition  en  est  neuve  et  ingénieuse.  La  figure  de 
Calisto,  d'une  bonne  couleur  et  d'une  touche  agréable  et  spiri- 
tuelle, ne  sert  point  avantageusement  l'Aréthuse  du  tableau 
précédent.  Ce  tableau-ci  est  d'un  dessin  plus  pur  et  plus  correct. 

(Le  dos  de  Jupiter  est  de  la  plus  grande  beauté,  et  Jupiter 
en  Diane  est  une  des  plus  belles  figures  que  La  Grenée  ait  faites 
cette  année  et  les  autres.  Autre  chose,  c'est  qu'il  s'est  corrigé 
de  ses  draperies  crues  et  dures  comme  au  sortir  de  la  cuve  du 
teinturier. 

C'est  de  la  chair,  c'est  à  prendre,  k  toucher,  à  baiser.  La 
nymphe  qui  sert  Diane  n'est  pas  noire,  quoique  dans  l'ombre; 
il  y  a  un  moyen,  c'est  d'éclairer  une  partie,  comme  ici  tout  le 
côté  gauche;  ce  ton  de  couleur  domine  l'imagination  et  lui  fait 
voir  blanc  le  reste  de  la  figure.  Belle  figure  que  celle  de  Diane.) 

15.  APOLLON  CHANTE  LA  GLOIRE  DES  GRANDS  HOMMES2. 

Ce  petit  tableau  a  du  mérite.  Peut-être  demande-t-il  un  peu 
plus  d'élégance,  témoin  le  Pythien  antique,  etje  crois  que  cette 
figure  ferait  mieux  un  Orphée  à  tous  égards.  Quant  à  ce  qu'il 
chante,  je  l'ignore,  et  je  ne  sais  même  s'il  pince  sa  lyre  ou  s'il 
la  touche  ;  du  moins  il  y  met  peu  de  grâce. 

16.    VÉNUS     ET     L'AMOUR    ENDORMIS3. 

Voici  encore  un  sommeil  de  Vénus  ou  de  M.  La  Grenée,  et 
je  crains  de  vous  en  parler. 
(Vénus  grenouille.) 

1.  Tableau  de  9  pouces  et  demi  de  haut  sur  13  pouces  de  large,  pendant  du 
précédent. 

2.  Tableau  de  8  pouces  de  haut  sur  5  pouces  et  demi  de  large. 

3.  Tableau  de  8  pouces  et  demi  de  large  sur  7  pouces  de   haut,  pendant  du 
suivant. 


klh  SALON    DE   1771. 

17.    LI.DA1. 

Il  y  a  de  l'invention  et  du  coloris  dans  ce  tableau.  La  femme 
de  Tyndare,  qui  n'était  point  novice  en  amour,  le  prouve  par 
les  moyens  qu'elle  emploie  pour  sa  défense,  et  le  maître  des 
dieux  ne  prend  point  le  change.  Le  dessin  de  ce  tableau  est  plus 
agréable  que  dans  beaucoup  d'autres  du  même  auteur. 

(L'expression  de  Léda  est  fine  ;  ce  cygne  qui  tire  le  linge 
avec  son  bec  est  ingénieux.) 

18.    LA    NYMPHE    ÉCHO     AMOUREUSE     DE    NARCISSE2. 

(Sale,  vilain,  vieux.  Femme  ajustée  de  la  tête  aux  pieds  du 
plus  mauvais  goût.  Ah  quel  cul!  Il  est  plus  gros  que  ce  bai- 
gneur, et  les  eaux  d'un  bleu!  C'est  Y  Abbé  Vert*  en  action...  au 
bleu.  Au  sortir  de  là  il  sera  teint  en  bleu...) 

10.    ÉGLÉ,     JEUNE    NYMPHE4. 

Malo  me  Galathea  petit,  lasciva  puella 
Et  fugit  ad  salices  et  se  cupit  ante  videri. 

(La  fille  a  de  la  malice.  Le  berger  est  rêveur.) 

20.  RAPPORTE  CE  BOUCLIER 
OU  QUE  CE  ROUCLIER  TE  RAPPORTE. 

Discours  d'une  Lacédémonienne  à  son  fils  (Phttarqitc).  — Ce 
morceau  a  beaucoup  de  mérite  ;  il  est  composé  en  homme  in- 
struit, ce  qu'on  ne  peut  refuser  à  son  auteur.  Il  est  bien  dessine 
et  bien  peint,  la  couleur  en  est  bonne  et  sage.  La  tète  du  jeune 

1.  Même  dimension  que  le  précédent. 

2.  Tableau  de  8  pouces  et  demi  de  large  sur  7  pouces  de  haut,  tableau  pendant 
du  suivant. 

if.  Vax  1713,  l'abbé  lun  Bernard  de  Fortia,  surpris  en  conversation  criminelle 
avec  la  femme  d'un  teinturier,  fut  plongé  par  celui-ci,  aidé  do  deux  de  ses  carrons, 
dans  une  cuve  de  teinture  verte,  bon  teint.  On  ne  l'appela  plus  que  Vabbé  Vert. 
M.  d'Argenson,  à  qui  il  se  plaignit,  ne  fit  que  rire  de  sa  mésaventure,  elle  devint 
publique  et  lui  occasionna  de  tels  ennuis  qu'il  se  retira  en  Provence  Où  il  mourut 
de  chagrin. 

•i.  Même  dimension  que  le  précédent. 


SALON    DE   1771.  47  5 

Grec  demanderait  un  peu  plus  d'expression;  il  doit  marquer 
l'ardeur  de  se  signaler,  mouvement  naturel  à  son  âge,  plutôt 
que  cet  air  docile  aux  avis  de  sa  mère. 

(Quoi  !  c'est  là  un  Spartiate  !  c'est  là  un  Lacédémonien  !  Sup- 
primez le  bouclier  et.  vous  ne  verrez  plus  qu'un  jeune  homme 
qui  fait  des  protestations  aune  femme  qui  n'est  pas  de  son  âge. 
La  Grenée  est  le  plus  beau  pinceau  et  la  tête  la  plus  vide  d'ima- 
gination que  je  connaisse.) 

21.    TÉLÉMAQUE     RENCONTRE    TEIUIOSIRIS,    GRAND    PRÊTRE 

d'apollon,  qui  lui  enseigne  l'art  d'être  heureux 
dans  l'esclavage,  et  lui  donne  des  leçons  de 
poésie  pastorale1. 

Comme  ces  deux  arts  très-difficiles,  je  crois,  ne  peuvent 
guère  s'apprendre  en  courant  les  champs,  vous  conviendrez, 
monsieur,  que  ce  sujet  ne  peut  être  rendu  en  peinture  avec 
quelque  effet  sensible,  et  qu'en  voyant  ces  deux,  voyageurs  se 
rencontrer  et  se  parler,  je  ne  puis  deviner  de  quoi  ils  s'entre- 
tiennent, surtout  un  vieillard  grand  prêtre  avec  un  marmot.  C'est 
donc  se  faire  tort  que  d'entreprendre  de  tels  sujets. 

(Comme  cela  est  froid!  Et  ces  arbres,  quels  arbres!  Quel 
caractère  de  Termosiris  !  Il  n'y  avait  qu'à  en  lire  le  portrait 
dans  Télémaque.) 

BELLE. 

22.    LE    COMBAT    DE   SAINT  MICHEL2. 

L'archange  est  ici  un  cuirassier  qui  se  bat  sans  tirer 
l'épée,  quoiqu'il  la  porte  à  son  côté,  ni  sans  pouvoir  se  servir 
du  céleste  carreau  qu'il  tient  en  main  et  qui  se  détourne  de 
son  but  ;  enfin,  il  est  contraint  de  jouer  des  pieds  sur  l'ab- 
domen de  son  gros  adversaire,  qui  en  étend  les  bras  d'impa- 
tience. D'autres  masques  de  démons  se  présentent  d'un  côté' 
pour  l'intimider;  mais  il  en  a  bien  vu  d'autres  dans  Rubens, 
et  piétine  encore.  Laissons -le,  croyez-moi,  fouler  Satan,  et 
voyons  Psyché  du  même  auteur. 

1.  Tableau  de  3  pieds  6  pouces  de  haut  sur  2  pieds  8  pouces  de  large. 

2.  Tableau  de  9  pieds  de  haut  sur  G  de  large. 


/|76  SALON  DE    1771. 

(Sa  jambe  gauche  est  de  bois;  sa  draperie  l'enculotte.  Ce 
Satan  renversé,  la  tête  en  bas  et  les  pieds  en  l'air,  n'est  qu'une 
académie;  cependant  assez  chaud  de  couleur.  Mais  pourquoi 
l'avoir  enchaîné?  Il  ne  faut  battre  personne  à  terre,  pas  même 
un  diable  :  c'est  une  lâcheté.  Ce  foudre  dont  l'ange  est  armé, 
un  paquet  de  soie  parfilée;  cet  ange  sans  passion,  sans  indigna- 
tion, bien  froid.  Qu'est-ce  que  je  vois  sur  la  gauche?  ces  deux 
petites  tètes  de  diables,  parmi  lesquelles  celle  qui  regarde  en 
haut  a  l'air  bonhomme,  et  celui  qui,  renversé  sur  le  ventre,  a 
la  tête  échevelée,  est  d'une  mollesse  de  chair  à  pétrir  comme 
de  la  pâle.  Que  signifie  cette  vilaine  bête  qu'il  prend  par  le  haut 
de  la  tête?  Et  puis,  il  fallait  donner  à  ces  démons  une  teinte  de 
leur  séjour.  Il  faut  être  bien  hardi  pour  faire  ce  sujet  après 
Raphaël.  J'en  suis  bien  aise,  et  je  voudrais  que  ce  fui  un  plus 
habile  homme  qui  l'eûttenté,  comme  Phèdre  après  Racine.  Point 
de  noblesse  à  l'ange.  Figure  du  diable,  mauvais  raccourci.) 

23.     PSYCHÉ     ET     L'AMOUR     ENDORMI1. 

On  avertit  que  ce  tableau  sera  exécuté  en  tapisserie,  et  qu'il 
est  dans  le  costume  du  théâtre. 

Vous  savez,  monsieur,  l'aventure  de  Psyché  et  de  la  lampe; 
c'est  ce  moment  que  l'on  dépeint  ici,  et  selon  le  costume  théâ- 
tral; ainsi  point  de  chicane  sur  l'ordonnance;  tout  y  devient 
possible;  il  l'est  même  qu'à  l'aide  d'une  seule  lampe  la  scène 
soit  éclairée  comme  du  plus  beau  jour,  que  tout  soit  de  la  plus 
grande  magnificence  dans  ce  palais;  mais  ce  qui  ne  l'est  pas, 
c'est  que  l'Amour  ne  soit  pas  beau  comme  l'Amour,  même  en 
dormant,  et  que  Psyché,  destinée  à  partager  le  lit  de  l'Amour 
cette  même  nuit,  n'ait  point  encore  commencé  sa  toilette  du 
soir,  tandis  que  son  mari  a  déjà  fait  un  bon  somme.  Peut-être 
fut-elle  du  nombre  de  nos  traîneuses  le  soir  de  ce  beau  jour. 
Du  reste,  la  richesse  de  l'ordonnance  et  des  accessoires  ne  dis- 
pute rien  dans  ce  tableau,  et  Psyché  aura  moins  de  regret  quand 
ce  palais-ci  sera  détruit;  la  perte  n'en  sera  pas  si  considérable 
que  La  Fontaine  nous  Ta  dite.  Et  puis,  croyez  aux  poètes! 

1.  Tableau  de  11  pieds  i  pouces  de  haut  sur  7  pieds  9  pouces  de  large;  est 
destine  à  faire  suite  à  une  tenture  de  feu  M.  Charles  Coypel,  dont  les  sujets  sont 
tirés  de  divers  opéras  et  traités  dans  le  costume  du  théâtre. 


SALON    DE    1771.  £77 

(Deux  anges  d'oere,  cariatides  relevant  les  rid'eaux  d'un  lit 
en  baldaquin,  précisément  comme  ceux  qu'on  accole  aux  deux 
côtés  de  l'Ecu  de  France.  Et  cette  Psyché  en  habit  de  cour!  Vase 
rempli  de  vase,  comme  on  en  peint  en  enseigne.  Amour  sans 
finesse,  fausse  grâce  à  la  Coypel.  Le  fils  de  Vénus  sur  un  lit  de 
sultane.  Vilain  lit.  Psyché,  pied  estropié.  Amour  mal  couché. 
Fleurs  de  carrosse.  Lampe  sans  lumière.  Triste  effet  des  rideaux 
rouges  et  jaunes.) 

VAN   LOO  fils'. 

24.    VÉNUS     ET     L'AMOUR     COURONNÉ     PAR     LES     GRACES2. 

Vous  vous  rappelez,  monsieur,  d'avoir  vu,  il  y  a  quelques 
années3,  le  beau  tableau  des  Grâces,  de  7  pieds  et  demi,  de 
Carie  Van  Loo;  celui-ci  est  plus  considérable  par  le  sujet  et 
l'étendue.  Vénus  et  son  fils  occupent  le  milieu  du  tableau, 
placés  sur  un  nuage,  car  la  scène  est  au  ciel,  et  les  Grâces, 
réparties  des  deux  côtés,  remplissent  l'espace.  Si  je  ne  m'étais 
pas  engagé  à  vous  dire  naïvement  mon  sentiment  sur  la  plus 
grande  partie  de  ce  que  je  verrais  au  Salon,  c'est  ici  que  je 
serais  excusable  de  m'arrêter.  Le  nom  de  Van  Loo  semblerait 
l'exiger  et  les  mânes  de  Carie  l'ordonner  ;  mais  la  vérité  est  une. 
D'ailleurs,  les  Carrache  furent-ils  égaux  entre  eux?  Je  pour- 
suis donc,  et  j'oublie  en  ce  moment  les  hommes  pour  ne  parler 
que  de  leurs  ouvrages.  L'Amour,  debout  et  appuyé  sur  son  arc, 
occupe  le  premier  plan  devant  sa  mère,  qui  est  presque  assise 
et  dans  une  pose  de  modèle  mille  fois  répétée  ;  à  sa  droite  et 
loin  d'elle,  deux  des  Grâces  posées  presque  debout  et  comme 
sur  le  penchant  d'un  roc  àpic  d'où  elles  auraient  peur  de  tomber, 
et  serrées  l'une  contre  l'autre;  elles  étendent  chacune  un  bras, 
très-raide,  pour  parvenir  à  placer  sur  la  tête  de  la  déesse  une 
couronne  très-lourde  et  très-verte,  ce  que  je  doute  qu'elles 
parviennent  à  faire  sans  tomber,  à  moins  qu'elles  ne  fassent  un 
pas  en  avant.  Il  est  bon  de  vous  faire  observer  que  c'est  une 
espèce  de  manie  académique  que  ces  longs  bras  couronnants  et 


1.  Jules-César  Denis  Van  Loo,  fils  de  Carie,  né  en  1743.  Académicien  en  1784. 

2.  Tableau  de  8  pieds  6  pouces  de  haut  sur  G  pieds  8  pouces  de  large. 

3.  Salon  de  17G5. 


478  SALON    DE    1771. 

très -cl  oignes  du  corps  qui  leur  appartient.  On  veut  supposer  du 
difficile  où  il  ne  faut  que  du  naturel.  La  troisième  des  Grâces, 
beaucoup  plus  tranquille  et  qui  redoute  les  mouvements  péni- 
bles (dans  la  vue  de  conserver  son  embonpoint),  se  contente  de 
porter  la  main  droite  vers  la  couronne,  au  cas  qu'une  force 
majeure  soit  nécessaire;  elle  tient  de  l'autre  main  la  fatale 
pomme  d'or  que  la  beauté  de  Vénus  arracha  des  mains  de  Paris, 
modestement  occupée  de  sa  gloire.  Voilà  en  bref  la  composition 
de  ce  tableau.  Quant  à  la  partie  du  dessin,  c'est  bien  ici  le 
moment  de  dire  :  «0  Carie!  prête-nous  ton  crayon,  ou  viens  ici 
soutenir  la  gloire  de  ton  nom.  Remontre-nous  encore  ces  beaux 
contours  si  naturels,  si  coulants,  si  gras  sans  être  lourds,  et  si 
faciles  en  apparence.  »  Inutiles  regrets!  Le  groupe  des  deux 
Grâces  est  ici  dessiné  académiquement.  On  ne  sent  que  le  modèle 
non  choisi  qui  fatigue  le  peintre  et  qui  est  fatigué  lui-même. 
Quoi!  tant  de  chefs-d'œuvre  des  anciens  et  des  modernes  que 
nous  avons  sous  les  yeux,  de  si  longues  études,  un  travail  con- 
tinuel, de  tout  cela  ne  peut-il  résulter  une  habitude  de  voir  avec 
des  yeux  qui  sachent  comparer,  et  d'exécuter  avec  une  main 
sûre  et  toujours  conduite  par  ces  mêmes  yeux?  Non;  le  juge- 
ment fait  tout,  et  la  main  gâte  tout. 

La  troisième  des  Grâces  est  une  réchauffée  de  Rubens,  d'un 
dessin  lourd  et  dur.  La  mère  des  Amours  n'est  ni  debout,  ni 
assise,  et  dans  une  attitude  commune;  la  cuisse  et  la  jambe 
droite  sont  hors  du  tronc;  les  pieds  mal  posés,  etc.  Je  passe  à 
l'Amour,  dont  la  pose  ne  contraste  guère  avec  la  Grâce  placée  à 
sa  gauche;  sa  raideur  y  met  obstacle.  Rubens,  Rubens  est  sous 
les  yeux,  pourquoi  l'oublier?  Il  enseigne  à  faire  des  Amours,  et 
à  les  bien  faire.  Je  ne  vous  parle  point  de  ce  paquet  de  linge  que 
l'une  des  Grâces  tient  devant  elle  et  qui  est  d'un  style  bas,  sur- 
tout pour  les  Grâces  ;  ni  des  nuages  trop  pesants,  ni  du  ciel,  qui 
n'esl  poinl  l'empyrée,  ni  du  coloris,  qui,  en  général,  est  comme 
le  dessin,  ce  serait  enfin  vous  ennuyer;  je  ne  me  suis  déjà  que 
trop  étendu  sur  ce  morceau,  qui  occupe  une  belle  place. 

La  troisième  Grâce,  à  droite,  bacchante  ignoble,  cul  énorme; 
vilaine.  Vénus,  ligure  maussade,  froide,  immobile.  Les  deux 
autres  Grâces,  à  la  Bouclier.  Pinceau  moite.  Cheveux  verts  à 
Venu-;  il  n'\  a  de  grasses  que  les  fesses  de  celle-ci.  Grâce  vue 
par  le  dos,    mauvaise   hanche;   cerceau  au  lieu  de  couronne, 


SALON    DE    1771.  &79 

empoigné  durement  et  maussadement.  Nuages,  pans  de   murs 
recrépis.  Amour,  physionomie  d'ange.) 

25.    UNE    EXPÉRIENCE    PHYSIQUE     D'UN    OISEAU   PRIVÉ    D'AIR 
A    LA    MACHINE     PNEUMATIQUE1. 

(Dormîebat  Homerus.  Expérience  où  aucun  des  spectateurs 
n'est  à  ce  qu'il  fait.  Belle  palette.) 

26.  DEUX  PORTRAITS  EN  OVALE2. 

11  y  a  du  mérite  dans  ces  deux  portraits,  et  ce  genre  ne 
devrait  pas  lui  être  indifférent. 

(Bien  mieux;  la  chair  y  est  avec  sa  morbidesse.) 

LÉPIGIÉ. 

27.  SAINTE  ELISARETII  ET  SAINT  JEAN3. 

L'auteur  mérite  sans  doute  de  l'encouragement.  Le  saint  Jean 
est  assez  bien  dessiné.  Un  peu  plus  des  souvenirs  des  ouvrages 
du  Carrache  et  de  sa  chaleur  dans  le  faire  ne  nuiraient  pas  à 
M.  Lépicié,  que  l'on  voit  qui  étudie  sérieusement. 

(Il  ne  me  déplaît  en  rien,  ni  le  Joachim,  ni  le  saint  Jean,  ni 
la  sainte  Anne;  mais  le  mouton  est  de  bois  de  buis;  mais  ce 
chat  maigre  est  d'émail,  sa  patte  de  derrière  est  d'un  singe  ou 
d'un  chien.  Et  le  sujet,  qui  le  devinera?  Imaginez  à  droite 
Joachim  debout,  à  gauche  Anne  assise,  entre  ses  jambes  le  petit 
Jean  regardant  son  père  :  y  entendez-vous  quelque  chose?) 

28.     LE     MARTYRE     DE    SAINT    ANDRE4. 

Ce  tableau,  plus  considérable  que  le  précédent,  demandait 
aussi  plus  de  talent,  et  c'est  où  l'auteur  a  manqué  de  force.  La 
composition  pèche  par  le  manque  d'intérêt  à  l'action,  malgré 
celui  que  doit  produire  le  sujet.  Le  bourreau  qui  tend  le  dos 
pour  soulever  le  martyr  fait  de  grands  efforts  pour  ne  rien  sup- 
porter, car  le  corps  du  Saint  ne  le  touche  pas;  c'est  le  bourreau 

1.  Tableau  de  3  pieds  7  pouces  de  haut  sur  2  pieds  6  pouces  de  large. 

2.  Tableau  de  1 1  pouces  de  haut  sur  1  pied  8  pouces  de  large. 

3.  Tableau  de  8  pieds  de  haut  sur  4  pieds  G  pouces  de  large. 

4.  Tableau  de  6  pieds  8  pouces  de  haut  sur  4  pieds  2  pouces  de  large. 


f|80  SALON    DE    1771. 

de  la  droite,  tenant  les  pieds  du  Saint,  qui  porte  toute  la  charge. 
Le  troisième  bourreau  n'est  point  occupé  assez  essentiellement 
et  ne  sert  point  à  l'effet.  Vous  savez,  monsieur,  qu'Horace  nous 
dit  que  tout  doit  courir  à  l'action  principale;  tout  doit  être  eu 
mouvement  pour  y  concourir  ;  rien  d'inutile.  Bourdon  le  prouve 
bien  dans  son  tableau  du  Martyre  de  saint  Pierre  :  quelle  unité, 
quelle  vigueur  !  Le  coloris  de  ce  tableau-ci  est  au  contraire 
faible  et  donnant  dans  le  grand  clair,  ce  qui  ôte  à  son  auteur 
les  moyens  d'être  vigoureux. 

(Mauvaise  composition,  strapassée.  Bourreau  qui  grimace, 
c'est  celui  qui  attache  le  Saint  ;  celui  qui  tient  les  jambes  est 
droit,  froid,  sans  mouvement,  sans  action  ;  tout  est  sur  celui 
qui  porte  le  Saint  sur  son  dos.  Mais  pourquoi  cet  échafaudage-là 
pour  mettre  un  homme  sur  la  croix  de  saint  André?  Stérilité  de 
tête;  artiste  qui  a  multiplié  les  ligures  parce  qu'il  ne  se  sentait 
pas  en  état  d'en  faire  une  belle  ;  poëte  qui  crée  des  tumultes,  des 
allées  et  des  venues  quand  il  ne  sait  pas  faire  parler.  Pauvre  idéal. 
Le  Sueur,  les  Carrache  n'auraient  pas  fait  ainsi,  Raphaël  bien 
moins.) 

29.  LE     MARTYRE     DE     SAINT    DENIS1. 

(Tout  est  gris,  cela  ressemble  à  des  ébauches  fort  avancées. 
Dans  le  Martyre  de  saint  Denis,  le  bourreau  est  froid,  mais  non 
de  ce  froid  qui  marque  l'atrocité.  Le  Saint  est  ignoble  et  même 
sans  résignation,  sans  expression;  il  prierait  avec  plus  d'onction 
qu'il  ne  meurt.  Ses  mains  sont  liées  à  présenter  une  confusion 
de  doigts  où  l'œil  se  perd.) 

30.  NARCISSE     CHANGÉ    EN     FLEUR2. 

Ce  Narcisse  ressemble  à  une  mauvaise  Madeleine. 

31.     AUTRE     NARCISSE    CHANGÉ    EN    FLEUR3. 

32.    ADONIS   changé    en     lnémone4. 

(Mauvais.) 

1.  Tableau  de  5  pieds  de  haut  sur  3  pieds  6  pouces  de  large. 

2.  Tableau  de  4  pieds  1  pouces  de  large;  destiné  à  orner  le  nouveau  pavillon  de 
Trianon. 

II.  Tableau  pendant  du  suivant,  ayant  17  pouces  de  large  sur  1  pied  de  haut. 
4.  Tableau  pendant  du  précédent,  ayant  17  pouces  de  large  sur  1  pied  de  haut. 


SALON    DE    1771.  £,81 

33.     LA     SCULPTURE1. 

Ce  tableau  a  des  parties  qui  méritent. 

(Expression  plus  vraie,  sujetplusheureux.  Mauvaisedraperie.) 

3/l.     LA    COLÈRE    DE     NEPTUNE2. 

(Ce  Neptune  a  l'attitude  et  la  physionomie  d'un  Christ  qui 
monte  au  ciel.  11  a  un  groupe  de  vents  sur  la  gauche,  très-bur- 
lesque et  très-ridicule.  Cette  tritonne  de  la  droite  a  le  plus 
monstrueux  cul  qu'il  soit  possible  d'imaginer,  devant  ou  après 
celui  d'une  des  Grâces  de  L>renet.) 

35.     LE    DÉJEUNER     FRUGAL3. 

Est  d'une  assez  bonne  touche,  mais  faible. 

36.     LA     RÉCRÉATION     UTILE4. 
37.     PLUSIEURS     PORTRAITS. 

Dont  quelques-uns  ont  de  la  couleur  et  de  la  vérité. 

CHAUD  IN. 
Un  tableau  représentant  un  bas-relief  : 

38.    jeux    d'enfants. 

On  reconnaît  le  grand  homme  en  tout  temps.  M.  Chardin 
Emploie  ici  une  magie  différente;  ce  morceau  est  beaucoup 
moins  fini  que  ses  ouvrages  précédents,  et  a  néanmoins  autant 
l'effet  et  de  vérité  que  tout  ce  qui  sort  de  son  pinceau;  l'illusion 
f  est  de  la  plus  grande  force,  et  j'ai  vu  plus  d'une  personne  y 
3tre  trompée.  Il  me  semble  qu'on  pourrait  dire  de  M.  Chardin 
3t  de  M.  de  Buffon  que  la  nature  les  a  mis  dans  sa  confidence. 

39.     TROIS    TETES    D'ÉTUDE    AU     PASTEL. 

C'est  toujours  la  même  main  sûre  et  libre  et  les  mêmes  yeux 

1.  Tableau  point  sur  bois  de  4  pieds  3  pouces  de  haut  sur  2  pieds  6  pouces  de  large. 

2.  Tableau  de  20  pouces  de  large  sur  1 1  do  haut. 

3.  Tableau  de  17  pouces  de  haut  sur  14  pouces  de  large. 

4.  Tableau  peint  sur  cuivre  de  15  pouces  de  haut  sur  1  pied  de  large. 

xi.  31 


Zj82  SALON    DK    1771. 

accoutumés  à  voir  la  nature,  mais  à  la  bien  voir  et  à  démêler 
la  magie  de  ses  effets. 

\  ERNET. 

hO.    UNE     TEMPÊTE     AVEC     LE     NAUFRAGE     l>'u\     VAISSEAU1. 

C'est  encore  un  chef-d'œuvre  de  M.  Vernet.  Un  vaisseau 
brisé  par  la  tempête  contre  un  vaste  rocher  est  coule  bas;  on 
n'eu  aperçoit  que  les  agrès.  L'orage,  à  peine  éloigné,  tient 
encore  le  ciel  en  désordre;  les  éclairs  brillent  au  loin  et  la 
foudre  tombe.  Ici  le  précepte  d'Horace  est  bien  observé  en 
maître  :  tout  est  tiré  du  sujet,  tout  court  à  l'action.  Là,  des 
matelots  secourent  un  malheureux  sans  vêtements,  qui,  luttant 
contre  la  mort,  attrape  et  grimpe  le  long  d'un  cordage  qu'on 
lui  tend  pour  gagner  le  mât,  son  unique  espoir.  Ici,  une  femme 
échappée  à  la  fureur  des  Ilots  est  entraînée  loin  d'eux  par  des 
matelots  secourables;  enfin  on  n'aperçoit  que  de  funesies  effets 
de  la  rage  de  ce  cruel  élément.  Loin  de  se  relâcher,  M.  Vernet 
s'est,  je  crois,  surpassé  dans  ce  morceau,  qui  est  du  plus  grand 
effet  et  de  la  plus  grande  vérité.  Il  règne  dans  tout  ce  tableau 
un  certain  air  humide  qui  prouve  qu'en  peinture  chaque  genre 
a  sa  magie  propre  pour  rendre  la  nature  dans  tous  ses  points  de 
vérité. 

(Quel  ciel!  quelles  eaux!  quelles  roches!  quelle  profondeur! 
Comme  cette  lumière  éclaire  ces  eaux!  Il  se  répète  un  peu  dan- 
ses scènes  de  naufrage;  mêmes  figures,  monotonie  d'attitude 
et  de  situations.  Perdu  clans  les  petits  sujets;  alors  paysages 
sans  âme  et  sans  vérité,  arbres  sans  ions  ni  nuances.) 

/il.  UN  PAYSAGE  ET  MARINE,  Al  COUCHER  DU  SOLEIL2. 

Ce  morceau  est  au  moins  de  la  force  du  précédent,  s'il  ne 
le  surpasse,  vu  la  difficulté.  Le  Lorrain  n'est  certainement  pas 
plus  vrai  ni  plus  chaud;  peut-être  est-il  moins  franc  de  touche 
et  d'un  génie  moins  abondant  pour  les  beaux  sites  que  \|.  Ver- 

1.  Tableau  de  5  pieds  de  large  sur  :s  pieds  6  pouces  de  haut,  appartenant  à 
l'Électeur  palatin. 

'j.  Ce  tableau,  appartenant  à  l'Électeur  palatin,  a  la  même  dimension  que  le 
précédent. 


SALON    DE    1771.  ^83 

net,  qui  joint  à  cette  supériorité  celle  de  faire  les  figures,  talent 
que  Claude  n'avait  pas. 

Il'2.    UNE    MARINE    AL    CLAIR    DE    LA    LUNE1. 

Vous  connaissez,  monsieur,  le  grand  talent  de  l'auteur  à 
savoir  opposer  la  lumière  du  feu  pendant  la  nuit  à  celle  de  la 
lune.  Ces  deux  contrastes  font  un  effet  merveilleux  dans  ce 
tableau,  et,  par  un  mystère  qui  tient  à  la  force  de  l'art,  ils 
s'entr'aident  mutuellement.  Les  effets  qui  résultent  de  ces  deux 
lumières  sont  séduisants  par  leur  extrême  vérité. 

(Frais,  vrai;  silence  de  la  nuit;  reflet,  ondulations  de  la 
lumière  argentées;  feu  artificiel  contrastant  avec  la  lumière  de 
la  lune  et  surtout  avec  les  masses  noires  du  ciel,  contraste 
pittoresque  et  frappant.) 

Z|3.   UNE    MARINE    AVEC    DES    BAIGNEUSES2. 
kh.     UN    PAYSAGE    AU    SOLEIL    COUCHANT3. 

11  y  a  encore  quelques  autres  tableaux  de  la  même  main 
dans  le  Salon,  tels  qu'une  Marine  avec  clés  baigneuses,  morceau 
fort  agréable  et  piquant. 

(Mauvais  arbres,  à  la  Marine  avec  des  baigneuses.  Soleil 
couchant  aussi  beau  que  jamais.) 

ROSLIN. 

Û5.  GUSTAVE,  1101  DE  SUÈDE,  DANS  SON  CABINET  D'ÉTUDE, 
s'eNTRETENANT  SUR  DES  PLANS  DE  FORTIFICATIONS 
AVEC    LES    PRINCES    CHARLES    ET    ADOLPHE,   SES    FRERES4. 

Il  est  sans  doute  bien  flatteur  pour  M.  Roslin  d'emporter  un 
suffrage  universel,  et  son  tableau  prouve  de  quels  efforts  un 
artiste  est  capable  lorsque,  encouragé  par  son  prince,  l'amour 
et  le  génie  viennent  encore  se  joindre  au  talent.  M.  Roslin  n'a 
rien  fait  de  plus  beau  ni  d'aussi  beau.  Il  égale  Rigaud  et  va 

1.  Tableau  do  ô  pieds  de  large  sur  3  pieds  de  haut. 

'_>.  L'Heure  du  jour  est  le  matin  :  tableau  de  3  pieds  de  large  sur  2  pieds  de  haut. 

3.  Tableau  de  3  pieds  de  large  sur  l2  pieds  de  haut. 

4.  Tableau  de  G  pieds  G  pouces  de  large  sur  5  pieds  de  haut. 


484  SALON    DE    1771. 

plus  loin.  C'est  une  ordonnance  noble  et  sans  fracas,  une  com- 
position simple,  sage  et  majestueuse;  un  dessin  correct  et  facile  ; 
une  ressemblance  fidèle  sans  exagérai  ion  ;  un  pinceau  plein,  gras 
et  Irais,  qui  conserve  toujours  sa  fermeté  et  malgré  cela  sa 
liberté.  Enfin  l'effet  général  est  d'une  force  et  d'un  piquant  qui 
étonne,  et  les  étoffes  sont  rendues  avec  une  vérité  et  une  force 
que  je  ne  puis  vous  comparer  qu'à  la  nature.  Je  ne  connais  point 
de  tableau  dans  ce  genre  qui  me  fasse  autant  de  plaisir.  Je  me 
donne,  monsieur,  une  douce  satisfaction  en  rendant  cette  jus- 
tice à  un  étranger  aimable  qui  possède  tant  de  talent.  Fasse  le 
ciel  que  mon  exemple  soit  ici  suivi  de  bonne  foi! 

(Une  conversation?  cela  vous  plaît  à  dire;  ils  se  montrent  et 
regardent.  Tète  du  roi  mal  coupée  en  deux  parties  :  l'une  claire, 
l'autre  obscure.  Dos  de  la  cbaise  fait  de  manière  que  le  prince 
ne  peut  être  assis.  Il  ne  sait  pas  mettre  plusieurs  têtes  dans  un 
même  cadre  avec  harmonie.  Ils  ont  tous  l'air  d'avoir  entendu 
quelque  bruit  subit  qui  a  attiré  leur  attention  et  suspendu  leur 
entretien;  ils  sont  ébahis.  Tout  est  beau,  têtes,  étoiles;  mais 
aucune  des  figures  n'est  à  l'action.  Celui  qui  est  assis  parle  au 
roi  et  me  regarde;  le  roi  prend  une  distance  sur  la  carte  et  me 
regarde,  ce  qui  est  contre  le  bon  sens  :  qu'il  pose  son  compas 
sur  la  carte  et  sa  main  sur  son  compas,  et  qu'il  me  regarde 
après  cela.  Mais  il  fallait  faire  une  composition  de  trois  tètes 
prises  séparément,  et  je  ne  sais  si  l'artiste  du  plus  grand  génie 
s'en  serait  tiré,  et  Roslin  n'est  pas  cet  homme-là.  Us  se  mon- 
trent et  n'agissent  point,  ils  ne  sont  à  rien;  vu  sous  ce  coup 
d'œil,  comme  cela  est  ridicule!  Les  artistes  qui  sont  tout  au 
faire  ne  sentent  pas  cela;  le  mérite  du  faire  leur  ùte  le  sens 
commun.) 

FRANCISQUE  MILLET. 

/il).  C\  PAYSAGE  ni;  m:  DE  FIGURES  ET  D ' ANIMAUX  *.  — 
47.  IN  FAISAIS  ÉTRANGER,  PEINT  D'APRÈS  NATURE*. — 
'|S.  PLI  SIEURS   PET1  rS  TABLEAUX  Su  us   LE   MÊME  NUMÉRO. 

Ces  petits  ouvrages  sont  aujourd'hui  le  fruit  des  loisirs  de 

1.   Tableau  de  i  pieds  6  pouces  de  large  sur  :i  pieds  7  pouces  de  haut. 
•2.  Tableau  de  "2  pieds  0  pouces  de  haut  sur  '2  pieds  de  large. 


SALON    DE    1771.  Zj85 

M.  Millet  Francisque;  comme  ils  sont  sans  prétention,  on  doit 
toujours  lui  savoir  gré  de  les  avoir  exposés. 

(Le  premier,  terne  et  sans  effet;  les  autres,  croûtes.) 


BOIZOT. 

Û9.    l'odorat1.  —   50.   l'ouïe2. 

Mauvais. 

VENEVAULT. 

Un  tableau  en  miniature  en  forme  d'oratoire,  représentant 

51.   l'annongiation   a   la   sainte   vierge. 

Je  ne  puis  rien  vous  dire  sur  ce  petit  morceau,  qui  me 
parait  moitié  lavis  et  moitié  gouache.  La  composition  m'en  a 
paru  égale  au  dessin,  au  faire  et  au  coloris.  Comme  j'ai  beau- 
coup vu  de  tableaux  en  miniature  des  célèbres  maîtres  d'Italie, 
je  ne  trouve  plus  de  conformité  dans  le  genre  de  peindre,  et 
moins  encore  dans  la  vigueur  et  les  autres  parties. 

(Vierge  qui  culbute  sur  sa  chaise.  Ange  long,  droit,  sec  et 
froid.  Figures  germaniques,  carrées  et  blafardes.) 

DESPORTES   le   neveu. 

52.     UNE     CUISINE  3. 

Il  y  a  beaucoup  de  nature  dans  ce  tableau,  et  M.  Desportes 
court  h  grands  pas  sur  les  traces  de  son  oncle,  si  célèbre  dans 
ce  genre.  Ce  morceau  est  d'un  bon  effet  en  général;  peut-être 
que  quelques  objets  de  plus  et  plus  susceptibles  de  lumière  et 
de  reflets,  étant  liés  à  la  masse  principale,  auraient  donné  plus 
de  grandeur  et  plus  de  piquant.  M.  Chardin  vous  en  dirait  plus 
que  moi  là-dessus. 

(Cru,  vigoureux  et  dur.  Plus  d'harmonie,  plus  d'accord.  Le 
point  est  d'allier  l'harmonie  avec  l'accord.) 

1 .  Tableau  de  2  pieds  5  pouces  de  large  sur  2  pieds  2  pouces  de  haut. 

2.  Même  dimension  que  le  précédent. 

3.  Tableau  de  4  pieds  G  pouces  de  haut  sur  3  pieds  0  pouces  de  large. 


480  SALON    DE   1771. 


DE   M  A  G II  Y. 

5 3.    U  N    T  A  BLE  A  II     I)'  A  I!  CUITE  C  TDRE  l. 

5/|.    VUE     DE     LA    DÉMOLITION     DU     CHATEAU     DE    CLAGNY  â. 

55.     QUATRE     PETITS     TABLEAUX     DE     RUINES3. 

Je  ne  m'arrêterai  point,  monsieur,  à  vous  détailler  le  mérite 
de  ces  tableaux  de  M.  de  Machy,  qui  a  du  talent  el  qui  le  pour- 
rait étendre.  Ces  petits  morceaux  ne  nous  offrenl  rien  de  neuf 
en  ce  genre,  non  plus  que  plusieurs  autres  tableaux  en  minia- 
ture qui  représentent  aussi  des  Ruines  ''  (56)  ;  ces  sortes  de 
petits  lavis  sont  agréables  en  ce  qu'ils  ne  tiennent  point  de 
place  ou  très-peu,  et  que  du  moins  on  a  des  tableaux;  c'est  le 
goût  du  siècle  :  on  possède  sans  posséder. 

(Robert  imite  mieux  la  pierre,  le  marbre  que  Machy  ;  Machy 
entend  mieux  la  perspective,  est  plus  riche.  Figures  collées.) 

DROUAIS. 

58.     PORTRAIT    DE    Mme    LA    COMTESSE     DE     PROVENCE  s. 

Il  est  d'une  touche  facile  et  ressemble  bien. 
(Bien  de  tête  et  de  buste;    mauvais  bras;    main    dans   la 
poche.  Il  y  a  bien  de  la  craie  dans  tout  cela.) 

59.    M.    DE    CLERMONT6. 

Droit,  bien  sur  les  pieds,  très-détaché  du  fond,  qui  n'est 
pourtant  pas  noir;  vigoureusement  peint.  Broderie  lourde  et 
mate  parce  qu'elle  est  monotone.  11  fallait  toucher  ces  bottines 
d'humeur,  et  ces  chausses  et  ces  vêtements.  Avec  tout  cela,  très 
à  louer. 

1.  Tableau   de    11    pouces  de  haut  sur  1  pied  2  pouces  de  large,  appartenant  à 
M.  Souihet,  de  Lyon. 

2.  Tableau  ovale  de  1  pied  6  pouces  de  haut  sur  1  pied  2  pouces  de  large. 

3.  Tableaux  de  7  pouces  de  haut  sur  6  pouces  et  demi  de  large. 

4.  Tous  ces  petits  morceaux  portent  le  même  numéro. 

o.  Tableau  ovale  de  2  pieds  2  pouces  de  haut  sur  2  pieds  0  pouces  do  large. 
6.  Tableau  de  7  pieds  2  pouces  de  haut  sur  ■>  pieds  3  pouces  de  lai  g1;  actuelle- 
ment à  Versailles,  n°  3760, 


SALON    DE   1771.  487 

(H).     PORTRAIT    EX    PIED     DE      Mme     LA    COMTESSE     DU    RARRV, 
REPRÉSENTANT     UNE    MUSE  '. 

(Beau  fond;  vapeur  de  cassolette  bien;  figure  bien  assise; 
belles  chairs,  bien  imitées;  genou  droit  un  peu  long.  Ligne  au- 
dessous  du  cou  qui  sépare  la  tête  du  corps.  Fleurs  d'Italie.  Trop 
fait.  Il  est  incertain  si  quelques-uns  de  ces  portraits-là  sont  plus 
vilains  que  les  originaux.) 

Parmi  plusieurs  autres  portraits  (01)  du  même  auteur,  il  y 
en  a  d'une  très-bonne  pâte  de  couleur,  et  d'autres  beaucoup 
plus  légèrement  traités.  On  est  cependant  fâché  de  voir  que 
M.  Drouais  néglige  trop  souvent  le  relief  et  le  sacrifie  à  la  cou- 
leur aimable,  et  qu'il  oublie  ces  belles  transparences  de  Van 
Dyck  qui  donnent  tant  de  vie  à  la  chair;  il  peut  ce  qu'il  voudra 
fortement,  ces  tableaux  nous  l'indiquent. 

VOIRIOT. 

62.     PLUSIEURS     PORTRAITS. 

Mauvais  portraits,  sans  vigueur;  ils  pourraient  ressembler, 
mais  Voiriot  peint  mal  et  ne  fait  pas  ressemblant;  c'est  pis 
qu'au  pont  Notre-Dame,  car  la  ressemb'ance  y  est,  au  pont. 
Mauvais;  chair  de  brique,  surplis  de  faïence.) 

FAVRAY. 

63.  AUDIENCE  DONNÉE  A  M.  I.E  CHEVALIER  DE  SAINT- 
PRTEST,  AMBASSADEUR  A  LA  PORTE,  PAR  LE  GRAND 
SEIGNEUR  2. 

Il  y  a  de  l'effet  dans  ce  petit  tableau,  dont  le  principal 
mérite  est  l'exactitude;  il  avait  d'ailleurs  ses  difficultés  à  sur- 
monter. Au  surplus,  il  a  de  la  couleur. 

(Mauvaise  composition.) 

1.  Tableau  de  6  pieds  5  pouces  de  haut  sur  4  pieds  5  pouces  de  large. 
"I.  Tableau  de  4  pieds  de  large  sur  3  pieds  de  haut.  La  description  du  cérémo- 
nial de  cette  audience  remplit  une  page  du  livret. 


m  SALON    DE  1771. 


CASANOVE. 


64.  PREMIER  DES  TROIS  COMBATS  DE  FRIBOURG,  DONNE 
LE  3  AOUT  Lo7|/j,  COMM  WDÉ  PAR  M.  LE  DUC  d'eNGHIEN, 
ET  L'ARMÉE  DES  BAVAROIS  AUX  ORDRES  DU  GENERAL  DE 
MET.  CY1. 

Voici,  monsieur,  un  de  ces  tableaux  capitaux  qui,  dans  ce 
genre,  décident  ordinairement  des  talents  de  l'auteur.  Je  ne 
vous  fais  point  l'histoire  de  ce  morceau,   puisque  vous  avez  le 
livre  du   Salon   entre  les   mains;   je   m'arrête  à  la   partie    du 
peintre.  Ce  sujet  était  d'autant  plus  difficile  à  traiter  qu'il  y  a 
complication  d'action.  Il  paraît  qu'il  était  nécessaire  que  le  com- 
positeur exposât  les  débris  de  l'action  précédente  (de  l'abatis 
des  arbres);    c'est  d'abord   une   victoire   de   plus   pour  notre 
général,  et  qui  démontre  les  obstacles  qu'il  lui  a  fallu  surmonter 
pour  être  en  état  (Yen  vaincre  de  plus  grands.  L'action  princi- 
pale est  le  moment  où  le  prince,  ayant  mis  pied  à  terre,  jette 
son  bâton  de  commandement  dans  les  retranchements  de  l'en- 
nemi, environné  de  plusieurs  généraux;  moment  terrible  pour 
l'ennemi,  moment  de  valeur  insigne  et  de  gloire  pour  notre 
général;  c'est  le  panache  d'Henri  le  Grand  aux  plaines  d'Ivry.  11 
fallait  d'ailleurs  nous  montrer  les  Bavarois  victimes  de  ce  coup 
de  valeur,  enfoncés,  fuyants,  éperdus,  mais  qui  pouvaient  être 
soutenus  par  l'armée  en  bataille  que  le  général  Mercy  comman- 
dait au  delà  de   la  montagne.  Quel  sujet,  monsieur,  et  quelle 
ordonnance  difficile  à  diriger,  surtout  aux  approches  de  la  nuit, 
heure  à  laquelle  les  ombres,  en  s'allongeant,  se  multiplient  sur 
tant  d'objets!  Ajoutez-y  l'obscurité  des  bois,  de  la  montagne;  la 
poussière,   la  fumée  qui  s'élèvent,   tout  concourt    à  obscurcir 
encore  le  peu  de  joui'  qui  reste  au  général  ainsi  qu'au  peintre. 
Toutes  eus   difficultés  n'ont   point  arrête  .M.  Casanove;  il  cou- 
serve  l'imite  de  temps,  de  lieu  et  d'action  pour  l'ceil  du  specta- 
teur. En  elfet,  la  vue,  qui  se  porte  naturellement  sur  le  premier 
plan  d'un  tableau,  aperçoit  ici  les  débris  de  l'action  passée.  En 
se  portant  plus  haut,  c'est  le  prince  qui  se  présente  où  l'action 

1.  Tableau  de  H  pieds  de  large  sur  12  pieds  de  haut.  —  Il  est  aujourd'hui  au 
musée  du  Louvre,   u"  91  de  l'École  frauraise. 


SALON    DE    1771.  489 

commence,  et  le  spectateur,  en  avançant,  marche  toujours  avec 
elle  et  sur  le  même  terrain  jusqu'à  l'armée  ennemie.  Cette  dis- 
position des  plans  est  claire  et  se  développe  aisément.  M.  Casa- 
nove,  à  l'aide  d'une  fumée  claire,  détache  habilement  son 
général  de  l'obscurité  du  lieu  sur  lequel  il  se  trouve  interposé. 
Malgré  les  difficultés  dans  l'ordonnance  de  ce  tableau,  les  dif- 
férentes masses  de  groupes  sont  bien  distribuées;  l'effet  s'y 
trouve  sans  nuire  à  la  précision  de  l'action;  car  il  était  difficile 
de  rendre  tout  visible  sans  avoir  de  lumière  principale  que  celle 
des  devants  du  tableau,  laquelle,  prise  à  l'heure  de  sept  ou  huit 
heures,  pouvait  jeter  beaucoup  d'obscurité;  mais  le  peintre  a  su 
proliter  de  l'avantage  que  lui  présentait  la  montagne.  J'ignore, 
monsieur,  le  sentiment  du  public  sur  ce  tableau,  mais,  quel 
qu'il  soit,  la  magie  que  M.  Casanove  a  employée  me  semble 
celle  d'un  habile  homme  qui  mérite  qu'on  lui  passe  quelques 
incorrections  dans  le  dessin,  quelques  négligences  qui  échap- 
pent toujours  dans  des  morceaux  d'un  aussi  grand  détail. 
J'avoue  qu'il  pourrait  être  plus  terminé,  plus  étudié  sur  ses 
devants.  Le  Bourguignon,  Parrocel  étaient  vigoureux;  mais  le 
premier  surtout  était  fini,  et  Van  der  Meulen  semble  exciter,  par 
ses  ouvrages,  M.  Casanove  à  donner  plus  de  légèreté  à  ses 
arbres.  Peut-être  voudrais-je  un  peu  plus  de  génie  et  de 
recherche  dans  la  scène  de  l'abatis  des  arbres,  un  mouvement 
plus  distinct  dans  l'attaque  sur  les  Bavarois. 

(On  lui  reproche  de  n'avoir  pas  donné  à  son  héros  le  carac- 
tère impétueux  et  violent  qui  convient  à  un  général  qui  jette  son 
bâton  de  commandement  au  milieu  des  ennemis;  de  faire  ridi- 
culement politiquer  des  officiers  derrière  le  prince  dans  un  mo- 
ment aussi  chaud.  Chevaux  lourds  et  massifs;  hommes,  dos  trop 
large.  N'a  ni  la  pureté,  ni  la  netteté  de  Van  der  Meulen.  Détails 
obscurs.  Paysages  crus  ;  n'ont  pas  la  vivacité  et  le  coloris  des 
paysages  de  Loutherbourg;  mais  ceux  de  Loutherbourg  ne  sont- 
ils  pas  aussi  outrés  de  couleur  rouge  et  trop  chauds?) 


Zi90  SALON    DE    1771, 


(>Ô.  BATAILLE  DE  LENS  PAR  M.  LE  PRINCE  DE  CONDE 
CONTRE  L'ARMÉE  ESPAGNOLE,  COMMANDEE  PAU  L'AR- 
CHIDUC     LÉOPOLD,    LE  MATIN    DU    '20    AOUT    16481. 

Dansce  second  tableau,  si  l'auteur  a  eu  un  obstacle  de  moins 
contre  lui.  je  veux  dire  l'heure  du  jour,  la  complication  d'action 
ne  s'y  trouve  pas  moins  que  dans  l'autre.  L'infanterie  ennemie, 
qui  met  bas  les  armes  et  qui  demande  la  vie;  la  prise  du  géné- 
ral Beck,  la  cavalerie  française  poursuivant  l'ennemi,  et  l'archi- 
duc ramassant  les  débris  de  son  armée  fuyant;  l'ordonnance  de 
ce  morceau  est  grande  et  belle,  on  voit  et  l'on  aperçoit  tout  ; 
l'action  principale  domine  et  marche  bien  ;  toutes  les  masses  se 
développent  aisément  et  les  premiers  plans  commandent  avec 
chaleur  aux  autres.  La  couleur  en  est  bonne  et  tient  beaucoup 
de  Van  (1er  Meulen.  En  général  ce  morceau,  qui  demandait 
beaucoup  de  détails,  paraît  plus  soigné  que  l'autre.  La  ligure 
du  prince  est  bien  dessinée,  noble  et  d'un  bon  effet  ;  son  cheval 
est  fier  et  tient  de  la  valeur  de  celui  qu'il  porte.  Celui  qui  le  suit 
ne  lui  cède  en  rien,  surtout  pour  le  dessin  et  la  couleur;  le 
Bourguignon  ne  l'eût  pas  désavoué.  Les  ciels  de  l'un  et  l'autre 
tableau  sont  d'une  grande  vérité  et  d'une  bonne  couleur.  Au 
surplus,  je  répéterai  ici  ce  rpte  j'ai  dit  pour  l'autre  morceau  a 
l'égard  des  devants  du  tableau  .  et  j'ajouterai  que  ces  deux 
grands  ouvrages,  quelque  chose  que  la  critique  y  puisse  trou- 
ver, feront  toujours  un  monument  solide  à  la  gloire  de  M.  Casa- 
nove,  dont  je  ne  connais  que  le  nom  et  les  ouvrages. 

(Les  batailles  de  Loutheibourg  approchent  des  siennes  et  ses 
paysages  valent  mieux.  Voyez  la  Bataille  des  cuirassiers1 . 

Grande  exécution  ;  très-beau  faire  à  tout  par  la  dégradation 
des  lumières,  les  lointains,  les  détails.  Ton  de  couleur  de  cara- 
mel, rouge  vif  qui  blesse...  Deux  glandes  omelettes  au  beurre 
noir.) 


1.  Tableaux  de  li  pieds  de  large  mu-  12  pieds  de  tuait.  Donné  connue  le  pn 
denl  au  musée  du  Louvre  par  le  roi  Louis-Philippe.  Ils  provenaient  d'une  collec- 
tion  faite  par  Le  prince  de  Condé. 

i.  A  l'article  Lootherbourg,  ci-après,  p.   » '. » 7 . 


SALON    DE    1771.  Z,91 


()().    DEUX    PAYSAGES    SOUS    LE    MEME    NUMERO1. 

Il  y  a  beaucoup  de  vigueur  et  de  couleur  dans  ces  deux 
tableaux,  et  les  animaux  y  sont  bien  rendus.  Je  ne  vous  parle 
point  du  choix  des  sites  :  vous  savez  que  l'auteur  semble  avoir 
adopté  le  goût  du  Berghem  dans  ce  genre,  si  ce  n'est  qu'il  est 
moins  gai  que  ce  Hollandais  et  qu'il  affecte  une  répétition  de 
tons  roux  et  obscurs  que  Berghem  n'avait  pas  et  qui  nuisent  à 
la  fraîcheur  que  demande  le  paysage.  D'ailleurs  la  légèreté  du 
feuille  n'est  plus  la  même;  ici  les  arbres  sont  presque  toujours 
impénétrables  à  la  lumière  par  leur  extrême  touffu. 

(Lourds.) 

ROLAND  DE  L/V  PORTE. 

67.   TABLEAU    D'INSTRUMENTS    DE    MUSIQUE2. 

Le  beau  désordre  n'est  pas  ici  un  effet  de  l'art;  chaque  objet 
y  est  mis  en  sûreté,  et  il  est  à  croire  que  ces  instruments,  s'ils 
sont  à  l'auteur,  appartiennent  à  un  maître  très-rangé. 

68.    FIGURE    DE    BRONZE    DE    LA    FLORE    ANTIQUE3. 

Ce  morceau  a  beaucoup  d'art;  il  est  d'une  grande  vérité  et 
séduit  au  premier  coup  d'oeil. 

69.     PLUSIEURS    TABLEAUX     DE    FLEURS     ET    FRUITS. 

Parmi  ces  objets,  il  y  en  a  quelques-uns  qui  sont  d'une 
touche  facile  et  rendus  avec  toute  la  précision  possible,  ce  qui 
ne  suffit  pas  encore.  La  magie,  la  magie  de  l'air  que  les 
Hollandais  rendent  si  bien  et  que  Chardin  nous  a  souvent  fait 
obsener  dans  ses  ouvrages. 


1.  Chacun  de  8  pieds  de  large  sur  G  pieds  de  liaut,  y  compris  la  bordure. 

2.  Tableau  de  2  pieds  G  pouces  de  haut  sur  '2  pieds  de  large. 

3.  Tableau  de  2  pieds  3  pouces  de  haut  sur  1  pied  10  pouces  de  large. 


A92  SALON    DE    1771, 


BELLENGE. 

70.  UNE  CORBEILLE  DE  FLEURS1.  —  71.  UN  VASE 
CONTENANT  DES  FLEURS2. 

11  y  a  certainement  du  mérite  dans  ces  tableaux;  mais  je 
répète  ce  que  j'ai  dit  ci-dessus  :  il  règne  un  certain  cru  dans 
cette  imitation  de  la  nature  qui  rassasie  l'œil,  parce  qu'il  se 
croit  toujours  trop  près  de  l'objet,  ce  qui  vient  de  ce  que  le 
peintre  nous  le  représente  aussi  vigoureux  et  aussi  détaillé  qu'il 
l'a  observé  lui-même,  en  étant  placé  de  trop  près. 


LE    PRINCE. 

72.      UN      MEDECIN3. 

Ce  tableau  démontre  le  génie  gai  et  facile  de  M.  Le  Prince  ; 
en  soutenant  toujours  le  genre  qu'il  a  adopté  (M  qui  lui  fournit 
un  costume  favorable  à  la  richesse  et  à  la  variété  des  étoiles,  il 
réussit  à  faire  un  tableau  très-agréable  d'un  sujet  simple.  Un 
médecin,  debout  près  d'une  fenêtre,  tient  une  fiole  et  observe 
l'urine  d'une  jeune  fdle  qui  est  dans  un  lit.  La  mère,  assise  près 
du  lit,  regarde  le  médecin  avec  inquiétude.  La  fdle,  peut-être 
plus  inquiète,  regarde  aussi  le  médecin  et  ne  laisse  pas  de 
glisser  sa  main  vers  la  ruelle  du  lit,  où  est  un  galant  sans 
doute  qui  la  tient  et  la  baise  avec  transport.  Une  chambrière 
est  au  pied  du  lit,  qui,  officieusement,  tient  les  rideaux  de  ce 
côté  fermés,  a  le  doigt  sur  la  bouche,  et  d'un  rire  malin  semble 
dire  que  ni  la  mère  ni  le  médecin  ne  sont  point  au  fait  de  la 
maladie  ni  de  sa  cause,  etc.  Voilà  en  bief,  monsieur,  l'invention 
de  ce  tableau,  qui,  d'ailleurs,  est  d'une  touche  libre  et  agréable, 
d'un  dessin  correct.  Le  coloris  est  vrai.  La  ligure  du  médecin 
est  une  des  bonnes  que  M.  Le  Prince  ait  faites;  la  tête  a  beau- 
coup de  caractère  et  la  figure  bien  dessinée.  Je  désirerais,  à  la 


Ï3 


I.  Tableau  de  3  pieds  i)  pouces  de  large  sur  2  pieds  8  pouces  de  haut. 
"2.  Tableau  de  :t  pieds  3  pouces  de  large  sur  2  pieds  1 1  pouces  de  liant. 
3.  Tableau  du   cabinet  de  M.  le  duc  de  Praslin,  do  2  pieds  10  pouces  de  haut 
sur  2  pieds  2  pouces  de  large. 


SALON    DE    1771.  493 

vérité,  un  peu  plus  d'expression  dans  les  tètes  de  la  mère  et 
de  la  fille,  surtout  dans  celle-ci.  Du  reste,  c'est  un  tableau  fort 
remarquable  et  qui  fera  toujours  honneur  à  son  auteur. 

(Très-joli  tableau.  La  fille  couchée,  pas  assez  vigoureuse; 
tout  ce  côté  flou  ;  il  est  de  deux  faires,  ce  qui  présente  deux 
imitations  de  nature  et  déplaît.  Manque  de  finesse  dans  l'expres- 
sion. Figures  ressemblantes  ;  même  visage  à  des  hommes,  à 
des  femmes,  à  des  enfants,  à  la  maîtresse,  à  la  servante  ;  mêmes 
traits,  mêmes  yeux.) 

t 

.      73.     UN      GÉOMÈTRE  1. 

Cette  demi-figure,  dans  le  style  de  Rembrandt,  est  dessinée 
d'un  bon  goût  et  est  d'un  pinceau  libre  et  d'une  touche  spiri- 
tuelle, quoique  finie  ;  la  couleur  en  est  suave.  Que  vous  dirai-je, 
monsieur?  la  tête  est  d'une  grande  beauté  ainsi  que  sa  barbe, 
mais  Rembrandt  est  inébranlable  à  son  poste. 

"h.   l'intérieur  d'un   cabaret2. 

(l'est  une  petite  taverne  fort  agréable  pour  ce  genre;  on 
y  reconnaît  toujours  la  touche  fine  de  M.  Le  Prince.  Ce  morceau 
est  très-chaud  de  couleur.  La  jeune  fille  qu'un  buveur  veut 
attirer  à  lui  est  d'un  bon  goût  ainsi  que  le  buveur;  ses  cama- 
rades ne  sont  pas  indignes  du  pinceau  de  Teniers. 

(Il  y  a  une  teinte  monotone  un  peu  jaune.  Je  n'aime  ni  la 
suie  ni  la  bile  délayée.) 

75.     PLUSIEURS     FEMMES     AU    BAIN3. 

Il  y  a  certainement  bien  du  piquant  dans  ce  tableau,  qui  est 
d'un  style  aimable  et  galant;  mais  plus  un  homme  a  de  la  célé- 
brité, plus  il  a  de  talent,  et  moins  on  est  disposé  à  lui  passer 
de  certaines  fautes  que  l'on  voit  ne  pouvoir  pas  être  émanées 
d'ignorance,  mais  bien  plutôt  de  la  négligence  à  consulter  la 
nature.  Quelques  incorrections,  trop   visibles  dans  des  figures 


1 .  Tableau  de  1  pied  3  pouces  de  haut  sur  I  pied  de  large. 

2.  Tableau  de  1  pied  7  pouces  de  haut  sur  1  pied  :i  pouces  de  large. 

3.  Tableau  de  1  pied  3  pouces  de  haut  sur  1  pied  de  large. 


/M  SALON    DE    17  71. 

de  ce  morceau  sont  de  ces  lâches  qu'on  est  sincèrement  fâché 
de  trouver  dans  des  ouvrages  de  M.  Le  Prince. 

(Éventail  ;  joli,  précieux  éventail  de  figure  et  de  ton  de 
couleur.) 

7().     LE     PORTRAIT     l>'u\     ENFANT1.    —     77.     PLUS  I E  U  11  S 
BAMBOCHADES     Sois     LE     MÊME     NUMERO. 

Parmi  ces  bambochades  il  y  en  a  de  très-ingénieuses  et 
d'une  touche  fine  et  spirituelle. 

78.  PLUSIEURS     ESTAMPES     SOUS     LE     MÊME     NUMERO. 

/ 

Gravées  par  son  procédé,  procédé  qui  fait  honneur  à  son 
génie  et  à  son  zèle  pour  l'avancement  des  arts,  qui  en  ont  tanl 
besoin. 

GLÉRIN. 

79.  PLUSIEURS     TABLEAUX     SOUS     LE     MÊME     NUMERO. 

11  y  a  sans  doute  beaucoup  de  mérite  dans  tous  ces  petits 
tableaux;  mais  je  ne  puis,  monsieur,  raisonner  qu'en  consé- 
quence de  mes  lumières;  ce  qui  fait  que  je  ne  vous  en  parlerai 
point,  crainte  de  me  tromper  dans  le  jugement  que  j'en  por- 
terais. 

RORERT. 

80.     MONUMENTS     ET     ÉDIFICES     DE     ROME     ANCIENNE 

E  T     Mon  E R N  I .  ' . 

81.      VUE     DE     LA      FOUET     DE     CAPRAROLE. 
LE     PONT     DE     TIVOLI  3. 

Par  ces  deux  tableaux.  AI.  Robert  démontre  visiblement 
combien  il  est  plus  difficile  de  peindre  le  paysage;  d'après 
nature    que    de    peindre   des  pierres    et   des   colonnes   dans 

1.  Tableau  de  2  pieds  10  pouces  de  haut  sur  2  pieds  2  pouces  de  large. 

2.  Deux  tableaux,  chacun  de  9  pieds  G  pouces  de  haut  sur  1  pieds  6  pouces  de 

large. 

3.  Deux  tableaux,  chacun  de  ù  pieds  de  haut  sur  3  pieds  de  large. 


SALON    DE    1771.  495 

son  cabinet,  d'après    des  dessins,  et  les  colorier.  Ils  ne   sont 
cependant  pas  sans  mérite. 


8*2.     UNE    FONTAINE     ANTIQUE,    AU     MILIEU     DES    CAMPAGNES 

DE    ROME  *. 

Ce  morceau  confirme  ce  que  je  viens  de  dire  ci-dessus.  La 
partie  la  plus  essentielle  de  ce  tableau  est  l'architecture,  et  elle 
est  bien  rendue  et  d'un  bon  ton  de  couleur.  Le  paysage,  qui 
n'y  est  qu'accessoire  et  lointain,  est  plus  vrai  et  mieux  traité. 

83.     INCENDIE     DANS     LES     PRINCIPAUX    EDIFICES    DE      ROME. 
RUINES    D'ARCHITECTURE  2. 

Le  premier  a  beaucoup  d'effet  et  est  vigoureux  de  couleur; 
il  est  dommage  qu'il  ne  soit  pas  traité  plus  en  grand,  l'illusion 
y  ajouterait.  Le  second  est  d'un  bon  choix  et  la  couleur  vraie. 

84.     VIE    DES    JARDINS     DU    PRINCE    RORGHÈSE    A    ROME3. 

Le  point  de  vue  est  choisi  avec  discernement  et  produit  un 
effet  agréable.  Les  figures  qui  servent  à  l'égayer  sont  d'une 
touche  légère  et  bien  coloriées;  mais  Watteau  était  peintre  aussi '. 

85.    UNE    VUE    DES    JARDINS    BARBERINI. 
MONTAGNES     DE    SORA     ENTRE    ROME    ET    NAPLES4. 

86.     FONTAINE     DES    JARDINS     PAMPIIILE     A     FRASCASTI5. 

Je  regrette,  monsieur,  que  l'auteur  ne  se  soit  point  attaché 
à  terminer  ces  trois  tableaux,  dont  il  aurait  pu  faire  des  mor- 
ceaux fort  agréables.  Quelle  est  donc  cette  manie  de  ne  vouloir 
que  croquer  du  paysage?  de  se  faire  un  mérite  d'expédier  sans 
se  soucier  comment? 

1.  Tableau  de  5  pieds  G  pouces  de  haut  sur  3  pieds  de  large. 

2.  Deux  tab'eaux  ayant  chacun  3  pieds  de  large  sur  i  pieds  6  pouces  de  haut,  et 
appartenant  à  Mn,L'  la  marquise  de  Langeac. 

3.  Tableau  de  1  pied  10  pouces  de  haut  sur  1  pied  5  pouces  de  large. 

4.  Deux  tableaux  portant  le  même  numéro  et  ayant  chacun  1  pieds  6  pouces 
de  large  sur  1  pied  8  pouces  de  haut. 

5.  Tableau  ovale  de  1  pied  '2  pouces  de  haut  sur  10  pouces  de  large. 


/j(.)6  SALON    DE    1771. 

87.    I  \  E    PARTIE    DES    PORTIQUES     DE    L'ANCIEN    PALAIS 
I>1      PAPE     JULES     A     ROME1. 

C'est  une  l'oit  jolie  esquisse  et.  dont  M.  Robert  pouvait  se 
faire  un  mérite  réel,  si,  moins  expéditif,  inoins  croquant,  il  eût 
voulu  traiter  ce  morceau  plusen  grand  et  le  traiter  sérieusement. 
Panini  en  eût  fait  un  tableau  admirable.  Mais  aujourd'hui  il  nous 
faut  des  petits  tableaux:  on  ne  les  examine  guère,  mais  on  les 
compte,  et  l'artiste  y  gagne. 

88.     DEUX      DESSINS     FAITS      D'APRES     NATURE      AU     G  HATE  Al 
D'AMBOISE.  —  89.   PLUSIEURS  AUTRES    DESSINS    COLORIÉS 
DE     DIFFÉRENTES     VUES    ET     MONUMENTS    1)' ITALIE. 

Kncore  des  idées  multipliées  et  point  de  tableaux.  Eh!  mes 
amis,  dirais-je  à  ces  messieurs  les  croqueurs,  gardez  vos  des- 
sins et  croquis,  bistrés,  coloriés,  et  tout  comme  il  vous  plaira, 
dans  vos  portefeuilles,  et  qu'ils  ne  paraissent  à  nos  yeux  qu'en 
tableaux  bien  rendus  et  bien  linis.  On  court  après  les  dessins  de 
Raphaël,  de  Rubens,  etc.,  parce  qu'on  n'a  pas  de  leurs  tableaux 
autant  qu'on  en  désire,  et  que  tout  ce  qui  vientd'eux  est  marqué 
au  coin  de  l'homme  savant,  du  grand  homme.  Mais  vos  progé- 
nitures si  promptement  mises  au  jour  décèlent  la  quantité  de 
vos  idées,  il  est  vrai;  sont-elles  grandes  et  sublimes?... 

(Un  mot  sur  Robert.  Si  cet  artiste  continue  à  esquisser,  il 
perdra  l'habitude  de  finir;  sa  tête  et  sa  main  deviendront  liber- 
tines. Il  ébauche  jeune,  que  fera-t-il  donc  lorsqu'il  vieillira?  Il 
\  «-ut  gagner  ses  dix  louis  dans  la  matinée;  il  est  fastueux,  sa 
femme  est  une  élégante,  il  faut  faire  vite;  mais  on  perd  son 
talent,  et  né,  pour  être  grand,  on  reste  médiocre.  Finissez,  mon- 
sieur Robert:  prenez  l'habitude  de  finir,  monsieur  Robert,  et 
quand  vous  l'aurez  prise,  monsieur  Robert,  il  ne  vous  en  coû- 
tera presque  pas  plus  pour  faire  un  tableau  qu'une  esquisse.) 

1.  Tableau  ovale  de  lô  pouces  de  haut  sur  11  pouces  de  large. 


SALON    DE    1771.  497 

LOUTHERBOURG. 

90.  UNE  MARINE  AU  SOLEIL  COUCHANT1. 

Vous  savez,  monsieur,  que  tout  ce  qui  sort  de  la  palette  de 
M.  Loutherbourg  porte  l'empreinte  de  l'homme  qui  sait,  qui  a 
bien  vu,  et  qui  exécute  librement;  mais  soyez  juste  et  impar- 
tial; plus  un  artiste  expédie  promptement,  moins  il  est  sûr  d'être 
toujours  égal.  Cette  Marine  est  certainement  un  bon  tableau, 
malgré  que  l'égalité  de  ton  y  domine  trop  :  on  serait  tenté  de 
croire  qu'il  a  été  couvert  en  entier  d'un  vernis  jaune.  La  nature 
est  variée. 

91.    LE    REPAS    D'ABRAHAM.    LA     LUTTE     DE    JACOB". 

Je  suis  fâché  et  très-marri  pour  M.  Loutherbourg  que  son 
groupe  de  Jacob  se  trouve  être  éclairé  à  faux;  l'habitude  d'éclairer 
presque  toujours  les  figures  d'un  même  côté  lui  a  fait  oublier 
que  son  principe  de  lumière  ici  n'est  point  où  il  le  suppose. 

92.  AGAR  REGARDANT  BOIRE  SON  FILS  APRES  LA  DECOU- 
VEBTE  DE  LA  SOURCE.  JACOB  CARDANT  LES  TROU- 
PEAUX3. 

Le  premier  est  toujours  du  pinceau  coulant  de  l'auleur, 
quoique  d'une  composition  faible,  et  la  tête  d'Agar  n'est  pas  d'un 
heureux  choix  ni  d'un  coloris  agréable. 

Le  second,  charmant  pour  la  simplicité  de  la  composition, 
est  d'une  vigueur  surprenante  ;  le  coloris  franc  et  d'un  bon  ton; 
la  figure  bien  dessinée,  et  les  animaux  d'une  vérité  et  d'une 
finesse  de  touche  admirables.  C'est  un  agréable  morceau. 


1.  Tableau  de  3  pieds  1  pouces  de  largo  sur  2  pieds  6  pouces  de  haut. 

2.  Ces  deux  tableaux,  portant  le  même  numéro,  avaient  chacun  2  pieds  0  pouces 
le  large  sur  1  pied  10  pouces  de  haut. 

3.  Ces  deux  tableaux,  portant  le  même  numéro,  avaient  chacun  1  pied  de  large 
sur  8  pouces  de  haut. 

XI.  32 


&98  SALON    DE    1771. 

93.    l'action    de   gra.ce    de   noé    et   de  sa    famille 
au   sortir   de   l'arche1. 

C'esl  h  h  petit  morceau  compost'  de  peu  du  choses;  il  a  beau- 
coup d'effet,  du  caractère;  mais  j'avoue  que  j'ignore  pourquoi 
M.  Loutherbourg  affecte  dans  les  principales  tètes  de  ce  tableau 
un  rouge  qui  ne  tient  en  rien  à  la  nature.  Serait-ce  pour  les  tirer 
davantage  du  ton  général  et  pour  les  rendre  plus  piquantes  ou 
plus  vives?  L'intention  peut  être  bonne,  mais  ne  suffit  pas;  nous 
ne  sommes  point  prévenus  et  nous  pouvons  l'interpréter  mal 

9h.    UN    ORAGE    SUR    TERRE,    ET    LE    RETOUR 
DES    TROUPEAUX2. 

Voici,  monsieur,  un  très-beau  morceau;  tout  y  est  rendu 
avec  soin  :  ciel,  paysages,  figures,  animaux,  terrains,  tout  fait 
son  effet,  tout  est  raisonné,  dessiné,  colorié,  et  les  effets  de  la 
nature  sont  saisis  admirablement;  enfin,  c'est  un  tableau  de 
main  de  maître. 

95.  UN  ORAGE  SUR  UN  GRAND  CHEMIN 
AVEC  UN  ARC-EN-CIEL3. 

Ce  tableau  n'est  pas  moins  piquant  que  le  précédent  et  d'une 
fonte  aussi  agréable. 

96.    L'A  M  A  NT    Cl   I!  [El   X  ''. 

Que  vous  dire,  monsieur,  de  ce  petit  tableau?  Dormiebat 
Homerus. 

(Uouge.  Séduit  les  yeux  et  sort  de  la  nature.) 

97.    LE    MOUTON    CHÉRI5. 
bien  différenl  de  son  pendant  ci-dessus. 

1.  Tableau  de  I  pied  6  pouces  de  haut  sur  1  pied  i  pouces  de  large. 

2.  Tableau  de  2  pieds  6  pouces  d  •  large  sur  1  pied  10  pouces  d^  liant. 
:f.  Tableau  de  li  pouces  de  large  sur  11  pouces  de  haut. 

4.  Tableau  de  1  pied  de  large  sur  8  p  mees  de  liant. 

5.  Même  dimension  que  le  précédent. 


SALON    DE   1771.  499 

Ce  morceau-ci  est  d'une  finesse  et  d'une  légèreté  de  dessin 
et  de  touche  qui  charment;  le  coloris  en  est  piquant  et  agréable. 
C'est  un  joli  tableau  qui  ne  sert  pas  avantageusement  l'Amant 
curieux;  car  celui-ci  prouve  qu'on  ne  peut  être  ni  amant  ni 
curieux  de  certains  objets. 

98.     UN     ORAGE.    —    UN     VENT    FRAIS1. 

Ce  sont  encore  deux  tableaux  frappés  au  coin  de  M.  Louther- 
bourg.  Outre  les  ciels  et  l'eau,  qui  sont  d'une  vérité  et  d'une 
finesse  de  touche  surprenantes,  les  figures  y  sont  dessinées  avec 
la  plus  grande  légèreté  et  pleines  d'esprit  et  de  caractère;  la 
couleur  en  est  admirable.  Ce  sont  deux  beaux  pendants. 

(L'une  est  un  camaïeu  peint;  l'autre  est  belle.) 

99.     UN     BERGER    OUI    GARDE    SON    TROUPEAU2. 

Tableau  qui  soutient  le  mérite  de  son  auteur.  Il  faudrait 
être  peintre,  monsieur,  et  bon  peintre,  pour  entreprendre  de 
vous  décrire  en  détail  tous  les  sujets  de  ces  tableaux,  et  de 
m'arrêter  cà  chaque  partie  qui  mérite  un  examen  :  un  volume 
n'y  suffirait  pas;  mais  je  ne  me  suis  engagé  qu'à  vous  donner 
une  idée  légère  du  tout  et  d'y  joindre  mon  sentiment,  bon  ou 
mauvais. 

(Charmant.) 

100.  MARINE  REPRÉSENTANT  UN  SOLEIL  COUCHANT,  AVEC 
UN  EMBARQUEMENT  POUR  UN  REGAL  A  BORD  D'UN 
VAISSEAU     DE     GUERRE3. 

Quelle  chaleur  de  ciel  !  quel  air  embrasé  !  On  respire  à  peine 
à  la  vue  de  ce  tableau;  tout  s'y  ressent  de  la  chaleur  d'un 
grand  jour  d'été;  je  n'en  excepte  même  pas  les  principales 
ligures,  qui,  par  malheur,  portent  encore  sur  leurs  visages  ce 
cruel  rouge  dont  j'ai  parlé  ci-devant;  quel  dommage!  car  elles 
sont  pleines  de  vie,  d'esprit  et  bien  dessinées.  Le  paysage  y  est 

1.  Ces  deux  tableaux,  portant  le  même  numéro,  avaient  chacun  2  pieds  6  pouces 
de  large  sur  1  pied  10  pouces  de  haut. 

2.  Tableau  de  14  pouces  de  large  sur  11   pouces  de  haut. 

3.  Tableau  de  !5  pieds  de  large  sur  2  pieds  G  pouces  de  huât. 


500  SALON   DE    1771. 

d'un  fini  et  d'un  ton   de  vérité  qui  charment.  Enfin,  c'est   un 
très-beau  tableau  où  il  y  a  peu  à  désirer. 

101.    LA    PETITE    LAITIÈRE.    —    LA.     MANGEUSE     DE    CERISES1. 

Tous  deux  très-piquants  par  la  manière  dont  ils  sont  traités. 
Le  premier  enchante  par  sa  composition  simple,  mais  gaie,  fine 
et  spirituelle.  Les  figures  sont  admirablement  bien  dessinées  et 
coloriées,  et  les  animaux  d'une  vérité  singulière.  Le  second  n'a 
pas  moins  de  mérite  et  est  au  moins  aussi  agréable  pour  la 
composition. 

(Mêmes  qualités,  mêmes  défauts;  trop  rouges,  outrés  de 
couleur.  Défaut  d'expression,  ressemblant  à  toutes  les  autres 
figures  du  même  peintre.) 

10*2.     UN    PAYSAGE  '. 

Fort  bon. 

103.      UNE    VUE    DES     ALPES    AVEC     ANIMAUX     ET     FIGURES1. 

C'est  un  des  riches  tableaux  de  ce  maître,  pour  le  coloris,  le 
genre  du  feuille  et  le  fini.  Le  ciel  en  est  beau  et  pur  de  touche. 

10A.     UN     SOLEIL     COUCHANT     SUR    MER, 
AVEC    EMBARQUEMENT    D'ANIMAUX4. 

L'architecture  de  ce  tableau  est  peinte  par  AI.  de  Machy. 

105.     UNE     TEMPÊTE     A    LA     VUE     D'UN     PORT'. 

L'architecture  peinte  par  M.  de  Machy. 

(Tableau  vigoureux.  Voyez  surtout  le  mouvement  de  ce 
groupe,  à  gauche,  d'hommes  el  de  femmes  occupés  à  secourir 
une  moribonde  :  comme  il  est  chaud  et  vrai!  Je  l'aurais  pris 
pour  un  Vernet,  sans  l'excès  de  vigueur  et  de  chaleur.) 

1.  Ces  doux  tableaux,  portant  le  même  numéro,  avaient  chacun  1  pied  G  pouces 
de  large  sur  1  pied  de  baut. 

2.  Tableau  de  1 1  pouces  de  haut  sur  8  pouces  de  large. 

3.  Tableau  de  1  pied  9  pouces  de  haut  sur  1  pied  •_»  pouces  de  large. 

4.  Tableau  de  2  pieds  -i  pouces  de  large  sur  1  pied  1 1  pouces  de  haut. 

5.  Tableau  de  i  pieds  de  large  sur  3  pieds  de  haut. 


SALON    DE    1771.  501 

106.     LE     DINER     INTERROMPU1. 

Chaud,  mais  rouge,  mais  monotone,  mais  papillotant,  mais 
outré.  Et  puis  ces  pâtres  et  ces  animaux  jetés  pêle-mêle  font  de 
la  confusion;  ce  n'est  pas  grouper,  c'est  brouiller. 

J07.   LE   PARTAGE  DE  LA  PÈCHE  2. 
108.  VUE  d'un  PORT  DE  MER3. 

Ces  deux  tableaux,  qui  font  pendants,  sont  charmants;  le 
coloris  en  est  vrai  et  la  légèreté  admirable;  ils  sont  séduisants 
pour  l'ellét. 

109.  UNE  BATAILLE  DE  CUIRASSIERS  CONTRE  LES  TURCS4. 

Il  y  a  beaucoup  de  chaleur,  monsieur,  dans  ce  morceau,  et 
la  couleur  en  est  belle  et  variée.  Je  ne  puis  cependant  m' empê- 
cher de  supprimer  les  louanges  à  l'égard  du  dessin.  M.  Lou- 
therbourg,  qui  dessine  avec  tant  de  légèreté  des  matelots,  des 
pâtres,  etc.,  et  même  toutes  autres  figures,  se  montre  ici  un 
peu  lourd  et  court  jusque  dans  ses  chevaux.  Ses  cuirassiers, 
quoique  chargés  de  vêtements  et  de  cuirasses,  paraissent  des 
hommes  de  la  plus  petite  taille,  et  d'une  lourdeur  singulière  ; 
les  chevaux  tiennent  de  leurs  cavaliers,  et  sont  pour  le  moins 
soufflés  du  ventre  et  raccourcis  de  l'encolure.  D'ailleurs 
M.  Loutherbourg  ne  devrait  pas  ignorer  qne,  quoique  le  galop 
du  cheval  soit  faux  par  lui-même,  lorsque  le  cavalier  porte  per- 
pendiculairement sur  un  coté,  le  cheval  remonte  ce  côté  : 
or  dans  le  combat  de  ce  tableau,  le^  cuirassier  qui  monte  un 
cheval  blanc  se  jette  sur  sa  droite  pour  lâcher  son  coup  de  pis- 
tolet à  l'ennemi;  ce  cheval  devrait  donc  aussi  remonter  de  la 
droite,  mais  il  fait  le  contraire.  J'avoue  que  cette  observation 
ne  peut  faire  de  tort  à  un  tableau  qui  est  bon  d'ailleurs;  mais 
comme  ce  peintre  est  jaloux  ou  doit  l'être  de  ne  nous  point 
présenter  de  tons  faux  ou  de  figures  estropiées,  il  doit  avoir  la 
même  délicatesse  pour  conserver  l'élégance,  les  proportions,  le 

1 .  Tableau  de  1  pieds  6  pouces  de  large  sur  1  pied  10  pouces  de  haut. 
'2.  Tableau  de  1  i  pouces  de  large  sur  1 1  pouces  de  haut. 

3.  Même  grandeur  que  le  précédent. 

4.  Tableau  de  2  pieds  6  pouces  de  large  sur  1  pied  II)  pouces  de  haut. 


502  SALON    DE    1771. 

costume  et  la  convenance.  C'est  ce  qui  sépare  la  grande  pra- 
tique d'avec  le  jugement. 

(Louthcrbourg,  homme  étonnant,  homme  à  tout.  Qu'il  a  vu 
avec  plaisir  les  deux  grandes  Batailles  de  Casanove!) 

i  10.     UN    NAUFRAGE  '. 

('/est  un  des  tableaux  de  ce  maître  qui  m'a  fail  le  pins  de 
plaisir  par  sa  composition,  son  bon  goût  de  dessin  et  sa  couleur 
charmante.  Sur  le  coin  d'un  rocher,  et  à  peine  échappée  à  la 
fureur  des  flots,  une  femme  est  sans  connaissance;  un  de  ses 
compagnons  d'infortune  est  occupé  à  lui  verser  dans  la  bouche 
quelque  liqueur  pour  la  rappeler  à  la  vie;  un  autre  (son  mari 
sans  doute)  la  tient  à  bras-le-corps  et  dans  l'attitude  du  déses- 
poir; il  semble  la  croire  perdue  pour  lui;  un  troisième  se 
cramponne  à  un  morceau  de  roche  pour  échapper  à  la  violence 
de  la  tempête.  Ce  sujet  est  pathétique  et  plein  de  naturel;  il 
parle  à  l'âme.  Le  ciel  et  l'eau  sont  rendus  avec,  une  vérité  qui 
l'ait  illusion  et  qui  attache  en  effrayant. 

(Il  y  a  un  de  ces  tableaux  de  Loutherbourg  où  le  ciel  est  si 
ardent,  si  chaud  à  l'horizon,  que  cela  ressemble  plutôt  à  un 
incendie  qu'à  un  soleil  couchant;  on  est  tenté  de  crier  a,  cette 
bergère  assise  :  «  Fuyez,  si  vous  ne  voulez  être  brûlée.  »  ) 

BRENET. 

111.     S  VINT    SÉBASTIEN  2. 

Le  peintre  saisit  le  moment  où  une  femme  tire  une  des  flèches 
du  corps  de  saint  Sébastien.  La  composition  de  ce  tableau  est 
une  preuve  ou  plutôt  une  répétition  de  ce  que  nous  voyons  tous 
les  jours  parmi  nos  jeunes  artistes  :  leur  sujet  est  tract'1  sur  la 
toile  bien  avant  que  de  l'avoir  pensé  ou  médité,  et  très-souvent 
même  plusieurs  figures  que  l'on  a  dessein  ou  que  l'on  croit  pou- 
voir faire  entrer  dans  le  tableau  sont  composées  d'avance,  lors- 
qu'on n'a  point  encore  pensé  à  l'ordonnance  du  tableau.  Dans 
celui-ci  le  Saint  est  placé  debout  et  se  repose  seulement  sur  une 

1.  Tableau  do  1  pied  I  pouce  de  haut  sur  1  pied  do  large. 

2.  Tableau  de  5  pieds  a  pouces  de  haut  sur  3  pieds  G  pouces  de  large. 


SALON    DE    1771.  503 

jambe,  ce  qui  indique  qu'il  est  là  depuis  longtemps  et  qu'il 
commence  à  s'ennuyer  de  la  cérémonie.  Je  ne  pense  pas  cepen- 
dant que  ce  soient  des  bourreaux  qui  l'aient  placé  devant  cet 
arbre,  car  il  semble  n'y  faire  que  le  rôle  d'un  modèle  que  l'on  a 
dessein  d'observer  à  son  aise,  et  des  bourreaux  n'auraient  point 
eu  d'égard  à  la  pose;  ils  l'eussent  garrotté,  sans  observer  la 
pondération  ni  le  contraste,  au  lieu  que  M.  Brenet  paraît  l'avoir 
mis  là  pour  son  bien.  La  sainte  femme  qui  est  à  genoux  et  qui 
veut  lui  tirer  une  des  flèches  dehors  n'est  guère  au  fait  des 
pansements,  et  je  doute  qu'elle  en  vînt  à  bout  tant  qu'elle  sera 
à  genoux;  du  moins  en  suivant  la  direction  de  son  bras,  si  elle 
parvient  à  l'arracher,  il  est  à  croire  que  ce  ne  sera  pas  pour  le 
bien  du  Saint.  Je  suis  fâché  sincèrement  de  l'air  gauche  de  cette 
jeune  personne,  qui  a  des  grâces  d'ailleurs  et  qui  est  dessinée 
d'assez  bon  goût  ;  sa  première  vocation  n'a  sûrement  pas  été  pour 
ce  tableau,  mais  ainsi  va  le  monde;  il  faut  suivre  sa  destinée. 
(Ton  de  couleur  gris  et  blanc,  sans  expression.  Cachez  le 
Saint,  et  je  vous  défie  de  deviner  l'action  de  cette  femme.  Et 
puis  quelle  vilaine  vieille  derrière  elle  !  On  prendrait  ces  deux 
créatures  pour  du  mauvais  train.  C'est  une  ébauche  pour  la 
couleur. 

112.     JUPITER     ET     ANTIOPE1. 

Pourquoi  ne  pas  consulter  ses  forces?  Pourquoi,  selon  le 
précepte  d'Horace,  ne :  pas  savoir  quid  valeant  humer i?  Mais  vou- 
loir s'attacher  à  traiter  des  sujets  qui  l'ont  été  cent  et  cent  fois 
par  nos  plus  grands  maîtres  et  avec  succès!  JN'y  aurait-il  plus 
de  sujets  à  prendre  dans  l'histoire  ou  dans  la  nature?  Ou  bien 
l'amour-propre  persuade-t-il  que  l'on  réussira  mieux  que  nos 
anciens?  Quid  rides? 

(Quelle  masse  de  chair!  quel  foire!  quelle  couleur,  misé- 
ricorde !  ) 

113.  l\  FAUNE  JOUANT  AVEC  DES  ENFANTS2. 

11  est  certain,  monsieur,  que  si  les  faunes,  les  sylvains,  les 
égipans  même  ont  existé,  c'étaient  des  monstres,  puisque,  selon 

1.  Tableau  ovale  de  2  pieds  de  haut  sur  1  pied  8  pouces  de  large. 
■1.  Tableau  de  2  pieds  de  haut  sur  i  pied  8  pouces  de  large. 


504  SALON    DE  1771. 

que  les  poètes  les  dépeignent,  ils  n'avaient  qu'une  fausse  confi- 
guration relativement  à  nous.  Or,  ce  faune  est  bien  dans  l'es- 
pèce, à  quelques  égards;  très-court,  très- lourd  et  très-mal  fait; 
mais  il  joint  à  ces  avantages  celui  de  s'être  humanisé  beaucoup 
plus  que  ses  confrères.  M.  Brenet,  qui  veut  sans  doute  que  ses 
tableaux  plaisent  aux  daines,  leur  a  sauvé  ce  que  la  figure  d'un 
faune  a  de  moins  agréable  pour  elles  :  je  veux  dire  les  cuisses 
velues  et  les  jambes  de  chèvre,  et  môme  les  cornes.  Il  lui  a 
donné  la  peau  d'un  enfant  vermillonné  et  qui  le  dispute  de 
fraîcheur  aux  enfants  qui  jouent  avec  lui,  lesquels  ne  sont  pas 
des  Quesnoy.  Ce  sujet,  bon  en  lui-même,  pouvait  faire  un 
agréable  tableau  s'il  eût  été  traité,  peint  et  fini,  c'est-à-dire  s'il 
eut  eu  de  la  composition,  du  dessin,  du  coloris  vrai  et  de  la 
touche  (et  une  autre  expression;  il  a  l'air  non  d'un  homme  ivre, 
mais  d'un  personnage  souffrant.  Et  puis  cette  petite  échappée 
en  carré  de  peau  de  tigre  fait  un  mauvais  effet.  Ne  souffrez  pas 
qu'il  se  lève,  car,  je  me  trompe  fort,  ou  il  s'en  manquerait  d'un 
demi-pied  que  sa  jambe  droite  ne  touchât  à  terre,  tant  la  jambe 
et  la  cuisse  gauches  sont  longues). 

ll/i.    \  éni  s1. 

C'est  une  figure  de  ferame,  je  crois,  qu'un  fatal  souvenir  de 
la  Vénus  de  M.  Boucher  a  fait  éclore;  souvenir  fatal  en  effet. 
L'écart  qu'elle  fait  pour  s'éloigner,  ou  plutôt  pour  éviter  de  res- 
sembler à  cette  autre  Vénus,  lui  contorsionne  les  membres  et 
le  \i^a<_re  au  point  qu'elle  semble  tourmentée  des  douleurs  delà 
colique.  Un  enfant,  très-raccourci,  et  placé  à  côté  d'elle,  mais 
qu'elle  ne  regarde  pas,  lui  montre  très-spirituellement  qu'il 
tieui  une  flèche  et  que  cette  llèche  a  une  pointe  :  allégorie  très- 
fine  et  très-neuve!  Le  coloris  de  ce  tableau  ne  le  cède  en  rien 
au  dessin  ci,  ;i  l'ordonnance. 

[Vénus  qui  sanglote,  fâchée  d'être  si  mal  peinte.  Prodige 
d'ocre,  creux  qui  font  un  vilain  effet,  cuisse  droite  incorrecte.) 

115.    DIANE2. 

C'est  le  pendant  du  précédent  et  de  la  même  force  de  génie. 

1.  Tableau  ovale  do  1  pied  S  pouces  de  liant  sur  1  pied  4  pouces  de  large. 

2.  Tableau  ovale  de  I  pied  8  pouces  de  haut  sur  1  pied  4  pouces  de  large. 


SALON    DE    1771.  505 

La  chaste  déesse,  que  le  sommeil  et  la  fatigue  accablent,  a 
choisi,  pour  mieux  s'étendre  et  se  délasser,  l'attitude  à  peu  près 
d'un  homme  étendu  sur  un  gibet.  Elle  présente  au  spectateur 
son  large  sternum,  construit  aux  dépens  de  ses  chastes  entrailles 
qui  en  demeurent  très-aplaties  ;  cette  espèce  de  marasme  inilue 
jusque  sur  les  cuisses  et  les  jambes  de  la  déesse,  lesquelles, 
déjà  très-carrées,  ne  promettent  pas  de  prendre  nourriture  en 
restant  dans  une  position  si  contrainte.  Enfin,  monsieur,  c'est 
un  modèle;  on  lèsent,  on  le  voit,  mais  un  modèle  que  l'on  n'a 
pas  su  poser  et  dont  on  n'a  point  vu  le  bon  parti  qui  s'en  pou- 
vait tirer,  faute  de  connaître  la  nature.  Malgré  toute  la  peine 
que  M.  Brenet  a  prise  pour  colorier  cette  figure,  les  beautés  de 
la  nature  lui  ont  échappé;  il  a  vu  les  bras  d'un  autre  modèle 
plus  grand  et  plus  gros  que  celui-ci.  Les  jambes  du  modèle 
académique  se  sont  présentées  à  sa  mémoire,  et  il  a  oublié  qu'il 
peignait  Diane  et  la  nature. 

(Détestable,  froid,  monotone,  sans  effet,  offusqué  de  vapeurs. 
Tableau  mauvais  sur  le  chevalet,  effacé  par  le  temps  et  pas 
assez  effacé  par  le  temps,  chairs  peintes  avec  du  fromage  mou, 
un  bras  de  Diane  mal  dessiné,  et  puis,  troupeau  de  gens  ébahis 
qui  ne  disent  rien  ;  ni  tète,  ni  bras,  ni  corps,  ni  ensemble.) 

116.    APOLLON    AVEC    LE    GÉNIE     DES     ARTS1. 

Quel  Génie,  monsieur!  et  quel  Apollon!  Que  celui-là  ne  nous 
inspire  jamais,  et  ne  montons  jamais  le  cheval  de  celui-ci;  l'un 
et  l'autre  ont  trop  mal  servi  M.  Brenet,  dans  le  temps  même 
qu'il  suait  pour  les  célébrer. 

(Génie,  Apollon  n'ont  ni  grâces  ni  figures.) 

117.    UNE    TÈTE     DANS     LE     COSTUME     ASIATIQUE2. 

J'ignore  le  temps  de  ce  costume,  et  je  pense  que  l'auteur 
l'ignore  aussi. 

1.  Tableau  de  '2  pieds  de  haut  sur  1  pied  8  pouces  de  largv. 

2.  Tableau  ovale  de  1  pied  de  haut  sur  10  pouces  de  large. 


506  SALON    DE    1771. 

II  CET. 

L19.    UN    LOUP    PERCÉ     D'UNE     LANCE1. 

(Nature  outrée  ;  trop  de  fougue.) 

L20.    UN    REPOS     DE     CHASSE2. 

Ce  son!  plusieurs  pièces  de  gibier  groupées  ensemble.  Le 
poil  et  la  plume  y  sont  bien  rendus.  La  composition  d'ailleurs 
n'a  rien  de  neuf  ni  dépiquant. 

(Hou  tableau  de  gibier,  assez  vigoureux,  vrai.  Il  tue  tout  ce 
qui  est  autour.) 

L21.    LA    FERMIÈRE3,    —    \'2'1.    DEUX     PAYSAGES4. 

Ce  n'est  pas  la  partie  principale  de  l'auteur. 

L23.  UNE  CARAVANE5.  —  1*2/|.  PLUSIEURS  DESSINS,  CARA- 
VANES, PAYSAGES,  ANIMAUX,  DONT  QUELQUES-UNS 
SONT     PEINTS    A     L'HUILE    SOIS     LE     MEME    NUMERO. 

L'intention  de  M.  IIuci  est  sans  doute  de  nous  faire  oublier 
la  perte  des  Desportes,  des  Oudry  ;  mais  ce  n'est  point  sans  des 
efforts  extraordinaires  de  génie  que  l'on  peut  nous  en  consoler  ; 
ils  sont  encore  en  possession  du  sceptre  en  ce  genre.  On  se 
souviendra  toujours  qu'ils  ont  eu  le  talent  supérieur  de  rendre, 
avec  une  vérité  frappante,  les  formes,  les  couleurs  et  la  vie 
même  des  animaux,  indépendamment  de  l'art  avec  lequel  ils 
nous  les  présentaient.  M.  IIuci  a  beaucoup  de  talent  et  est  labo- 
rieux; ce  n^est  donc  point  l'envie  de  le  dépriser  qui  me  fait  faire 
ces  réflexions,  mais  j'aime  à  être  juste.  Je  vous  crois  de  mon 
sentiment,  monsieur,  ce  ne  sont  point  ces  louanges  outrées  et 
multipliées  dans  des  journaux  et  ailleurs  qui   encouragent  les 

1.  Tableau  de  6  pieds  sur  i  pieds. 

2.  Tableau  il"  ï  pieds  sur  2  pieds,  appartenant  à  M.  de  Fontaine. 
:}.  Tableau  de  •!  pieds  de  large  sur  I  pied  lo  pouces  dr  haut. 

i.  Tableaux   portant   !c  même   numéro,  de  chacun    14   pouces   de   large   sur 
12  pouces  de  haut. 

.'>.  Es  (iiisse  de  3  pieds  0  pouces  de  large  sur  i>  pieds  G  pouces  de  haut. 


SALON  DE   1771.  507 

artistes.  Le  connaisseur  éclairé  aperçoit  aisément  le  piège  ou 
l'ignorance;  et  l'artiste  qui  ne  sera  point  en  garde  contre 
l'amour-propre  fera  la  grenouille  et  crèvera  tout  en  se  croyant 
un  phénix.  Nous  n'avons  malheureusement  que  trop  d'exemples 
récents  de  cette  vérité.  Parmi  ces  différents  dessins  de  M.  Iluet 
il  y  a  des  études  d'animaux  qui  sont  assez  bonnes;  la  nature  y 
est  copiée;  j'y  voudrais  aussi  la  physionomie  de  ranimai,  la 
vie,  car,  ainsi  que  parmi  les  peintres  de  portraits,  il  est  assez 
ordinaire  de  voir  les  traits  fidèlement  copiés,  la  couleur  bien 
vraie  ;  mais  la  physionomie  ne  s'y  rencontre  pas,  et  c'est  là  la 
vraie  ressemblance.  A  l'égard  des  caravanes,  qui  est-ce  qui  n'en 
fait  point  et  sans  en  avoir  jamais  vu? 


PASQUIER. 

125.    ARM  IDE    ET    RENAUD.    —    126.    ANGELIQUE    ET    MEDOR. 
127.    PORTRAIT    DU    ROI,    EN    MINIATURE. 

(Le  roi  n'est  pas  ressemblant). 

128.    PORTRAIT     DE     Mme    LA     DAUPIIIXE,     EN    EMAIL. 

(Ressemblance  sans  âme.) 

129.     PORTRAIT    DE    M.    DE    VOLTAIRE, 
PEINT    A    FERNEY    EN    1771. 

(Voltaire  sans  caractère.) 

130.     PORTRAIT      DE     M.     COCHIN.      —     131.      PORTRAIT     DE 

Mme    TELLES  SON.      132.     Mme      NERVO,     DE     LYON.      — 

133.  Mine  DLGAS  DE  BOIS- SAINT- JUST  ,  DE  LYON.  — 
134'.  M.  ET  Mme  TERRASSE,  DE  LYON.  —  13ô.  PLUSIEURS 
AUTRES    PORTRAITS    EN    EMAIL    ET    EN    MINIATURE. 

M.  Pasquier  a  de  la  finesse  et  de  la  légèreté  dans  le  pinceau, 
mais  il  a  des  voisins  dans  ces  deux  genres  dont  les  ouvrages 
ne  le  servent  point  en  frères. 

(Ouvrages  pointillés,  pointillés,  recherchés  et  froids.) 


508  SALON   DE   17  71 


RESTOUT. 

136.    LA    PRÉSENTATION    AU    TEMPLE    AU    MOMENT 
OU    SIMÉON     PRONONCE    LE     NUNC    DIMITIS. 

Le  nom  de  Restout,  monsieur,  semble  toujours  annoncer 
de  grandes  machines;  elles  sont  comme  dévolues  de  droit  à 
l'atelier  de  ce  nom,  et  celle  dont  je  vais  vous  rendre  compte  est 
de  25  pieds  de  large  sur  13  pieds  6  pouces  de  haut.  Quel  vaste 
champ  propre  à  exercer  le  génie  d'un  artiste!  Héritier  de  deux 
grands  noms  (Jouvenet  et  Restout),  il  semble  que  leur  génie 
aurait  pu  inspirer  M.  Restout  dans  l'ordonnance  et  l'exécution  de 
ce  grand  tableau,  dont  le  sujet  a  été  tant  de  fois  traité  et  par 
tant  d'habiles  maîtres;  mais  les  grands  exemples  ne  sont  pas 
toujours  des  leçons  suffisantes.  Pour  être  poëte,  il  faut  : 

Que  notre  astre  en  naissant  nous  ait  formé  poëte  : 

« 

at  pictura  poesis. 

La  Vierge  et  Siméon  occupent  le  milieu  de  cette  composition  ; 
quelques  ligures  accompagnent  ce  groupe,  et  quelques  autres 
personnages  semés  çà  et  là,  et  dont  on  ne  devine  pas  aisément 
les  intentions,  occupent  le  reste  du  tableau.  Dans  le  haut,  on 
voit  un  ciel  ouvert,  une  Gloire,  quelques  petits  anges  et  un  groupe 
principal  de  trois  grands  anges  qui  apportent  des  fleurs. 

Sur  le  second  plan,  à  gauche,  un  homme  porte  le  devant 
d'un  brancard  sur  lequel  sont  des  vases  qui,  selon  l'apparence, 
viennent  d'une  sacristie  hors  du  temple.  Voilà,  en  bref,  l'ordon- 
nance; je  reviens  à  la  composition. 

Siméon,  qui  est  ici  l'objet  le  plus  apparent,  est  une  grande 
figure  entièrement  penchée  sur  le  côté  gauche  et  qui  plafonne 
pour  observer  peut-être  mieux  le  dedans  du  ciel;  la  tête,  qui 
est  aussi  de  plafond,  est  basse  et  d'un  mauvais  goût  de  dessin. 
La  draperie  blanche,  qui  semble  copiée  d'après  des  linges 
mouillés  ou  de  vieux  marbres  roux,  est,  malgré  cela,  raide  et 
maigre,  et  sans  mouvement  ni  intelligence  du  clair-obscur.  La 
\ierge  est  de  profil  et  à  genoux  devant  Siméon;  elle  tient 
l'enfant  sur  ses  bras;  c'est  tout  au  plus  un  souvenir  des  Vierges 
de  Vouet  et  qui  manque  de  caractère.  Le  groupe  de  figures  qui 


SALON    DE   1771.  509 

soutient  celui-ci  est  sans  effet  comme  sans  intention.  Sur  le 
devant  de  ce  groupe  est  un  homme  (qui  peut  être  Joseph),  des- 
siné, drapé,  colorié  pesamment;  il  porte  une  espèce  de  mue, 
mais  à  sa  démarche  rompue  et  à  son  air  indifférent,  on  ne  devine 
point  à  qui  il  destine  sa  volaille.  Sur  la  droite  de  Siméon,  sur 
le  même  plan,  est  une  grande  figure  de  femme  (serait-ce  sainte 
Anne?)  aux  longs  bras  et  à  la  démarche  raide,  laquelle  semble 
parler  des  mains;  mais  on  ne  voit  pas  à  qui  elle  peut  en  vou- 
loir. Cette  figure,  d'âge  décrépit  et  d'une  figure  ignoble,  a  la 
tête  couverte  de  haillons  et  drapée  de  même.  Près  d'elle  et  plus 
loin  sont  quelques  autres  figures  de  femmes  placées  indifférem- 
ment, et  qui,  par  leur  démarche  raide,  ressemblent  très-bien  à 
ces  quilles  de  paysages  ou  à  des  ombres  errantes  aux  champs 
Élyséens.  Sur  le  premier  plan,  une  femme  et  son  enfant  sont 
assis  sur  les  degrés  et  ne  s'inquiètent  guère  de  ce  qui  se  passe. 
Sur  ce  même  plan,  de  l'autre  côté,  M.  Restout  a  voulu  former 
un  groupe  grand  et  vigoureux  pour  servir  de  repoussoir  à  son 
quatrième  plan  ;  il  l'avait  imaginé  au  moins  de  deux  figures  ; 
mais  pour  éviter  la  confusion  et  les  détails,  il  n'en  a  conservé 
qu'une  et  la  moitié  de  l'autre;  le  reste  a  été  renvoyé  dans  la 
bordure.  L'arrivée  des  trois  anges  avec  leur  corbeille  de  fleurs 
n'est  pas  trop  fêtée  dans  ce  temple  du  Seigneur,-  personne 
n'aperçoit  ces  messagers  célestes.  Un  d'entre  eux  a  beau  se  ré- 
clamer du  grand  plafond  de  Lemoyne,  les  autres  du  grand- 
oncle  de  M.  Restout,  rien  :  on  ne  voit  là  que  des  incrédules.  Le 
ciel  et  les  nuages,  qui  ne  se  réclament  de  personne,  attirent  au 
moins  les  regards  de  Siméon,  qui  n'en  avait  pas  encore  vu  de 
semblables,  quoique  vieillard  très-expert.  Je  ne  vous  parlerai 
point  de  l'architecture;  vous  n'y  reconnaîtriez  pas  la  richesse 
de  ce  fameux  temple.  Quant  à  la  couleur  de  ce  tableau,  c'est  un 
ramassis  bizarre  de  palette  avec  lequel  on  a  cru  pouvoir  imiter 
la  variété  et  l'harmonie  des  tons  de  Jouvenet;  c'est  un  (on 
général  de  couleurs  sales  et  fausses  qui  ne  tendent  à  aucun 
effet.  Nulles  draperies  jetées  avec  art  et  peintes  de  couleurs 
vraies  et  largement;  nulle  entente  du  clair-obscur,  nulle  har- 
monie de  reflets... 

0  mânes  des  Rubens,  des  Roullongne,  des  Le  Brun,  des 
Jouvenet,  etc.,  vos  immortels  ouvrages  sont  sous  les  yeux,  mais 
de  qui?  des  idoles  des  gentils  :  Oculos  hubent  et  non  videbunt. 


510  SALON    DE   1771. 

On  ne  peut  pas,  me  dira  M.  Restout,  être  habile  homme  si 
promptement...  Vous  avez  raison,  mon  ami,  mais  vous  avez  tort 
d'entreprendre  au  delà  de  nos  forces.  Trois  ou  quatre  ligures 
bien  méditées,  bien  compassées,  correctement  dessinées,  peintes 
(1*11110  bonne  pâte  de  couleur,  avec  chaleur,  enthousiasme,  har- 
monie, tout  cela  peut  faire  un  très-bon  tableau,  et,  en  vous  for- 
mant peu  à  peu  à  de  plus  grands  ouvrages,  vous  ferait  un 
honneur  infini  ;  au  lieu  qu'une  grande  machine  mal  rendue  vous 
met  à  côté  de  Phaéton;  car,  de  ce  que  votre  grand-oncle  aura 
excellé  dans  les  grandes  machines,  il  ne  s'ensuit  pas  que  son 
petit-newii  doive  y  exceller  de  môme.  Nous  n'avons  que  trop 
de  preuves  de  la  fausseté  de  pareilles  conséquences. 

(Ses  ligures  sont  de  toutes  sortes  de  nations  :  il  y  en  a 
d'arabes,  de  juives  et  de  françaises.  Les  deux  jeunes  hommes 
de  la  gauche,  à  l'extrémité  de  la  toile,  sont  deux  élégants  fran- 
çais; à  l'extrémité  de  la  toile,  à  gauche,  c'est  un  Turc.  J)ans  le 
ciel,  c'est  un  grand  ange  bien  allongé,  bien  sec;  il  jette  des 
fleurs;  allongez-lui  les  mamelles,  mettez-lui  une  torche  à  la 
main  et  ce  sera  la  Discorde.  Sa  composition  est  éparse,  ses  ligures 
sont  raides  et  isolées  et  minces  comme  du  papier;  apparent  rarœ 
liantes  in  gurgite  vaslo;  sa  couleur  est  faible;  l'ensemble  est 
monotone.  L'enthousiasme  de Siméon  est  sans  noblesse,  ou  plutôt 
il  n'y  en  a  point  ;  la  tète  est  d'un  homme  qui  prie;  son  corps 
plafonne  et  n'est  pas  en  équilibre,  il  va  tomber  sur  les  degrés. 
L'architecture  est  vaporeuse.  Derrière  le  Joseph,  quelques 
pauvres  qui  ressemblent  à  des  sacs  à  charbon.  Monsieur  Restout, 
est-ce  que  l'ombre  noircit?  Une  blonde  est  blonde  dans  l'ombre, 
une  femme  blanche  est  blanche  dans  l'ombre.  Mais  comment 
faire?  Comme  ttubens.  Cependant  c'est  \\\\v,  grande  machine,  et 
Restout  est  jeune.  Cette  fois-ci  il  a  fait  une  tentative  au-dessus 
de  ses  forces;  une  autre  fois  ses  forces  seront  au  niveau  de  sa 
tentative.) 

137.    LE     SOMMEIL1. 

Figure  d'étude,    mais   qui   n'a  pas  été    étudiée  d'après  un 
modèle  posé  naturellement. 

(Dormeur  ignoble,  mine  de   supplicié;  sans  vigueur,   sans 

i.  Tableau  de  i  pieds  de  large  sur  3  pieds  de  haut. 


SALON    DE   1771.  511 

dessin;  on  ne  sait  ce  que  c'est.  Oh!  la  vilaine  tète!  n'est-il  pas 
vrai,  monsieur  Houdon?  Je  gage  que  vous  chassez  cela  de  l'Aca- 
démie et  du  Salon  à  coups  de  pied.) 

138.      S  AI  N  T    J  É  ROME1. 

J'ai  peine  à  me  persuader  qu'il  soit  réellement  de  M.  Res- 
tout,  et  si  l'Académie  l'avait  reçu  pour  ce  morceau,  je  dirais 
que  le  proverbe  est  bien  juste  :  Ce  qui  est  au  jugement  des 
hommes  est  incertain.  Le  tableau  suivant  ne  me  dément  pas. 

139.     JUPITER     CHEZ      PHILÉMON     ET    BAUGIS2. 

Faible  de  couleur,  sans  harmonie,  sans  intérêt.  Un  Mercure 
ignoble,  un  Jupiter  court  du  corps  avec  de  mauvais  bras  d'enfant  ; 
trop  sévère;  Mercure  croqué;  mauvais  fond. 

4&0.      PLUSIEURS     DESSINS     ET     PORTRAITS    DU    MÊME, 
SOUS     LE     MEME     NUMERO. 


Mademoiselle  VALLAYER3. 

l/|:l.      DES     INSTRUMENTS     DE     MUSIQUE      MILITAIRE4. 

Quelle  vérité,  monsieur,  et  quelle  vigueur  dans  ce  tableau! 
Mlle  Vallayer  nous  étonne  autant  qu'elle  nous  enchante.  C'est  la 
nature  rendue  ici  avec  une  force  de  vérité  inconcevable  et  en 
même  temps  une  harmonie  de  couleur  qui  séduit.  Tout  y  est 
bien  vu,  bien  senti;  chaque  objet  a-la  touche  du  caractère  qui 
lui  est  propre;  enfin  nul  de  l'école  française  n'a  atteint  la  force 
du  coloris  de  M1,e  Vallayer  ni  son  fini  sans  être  tâtonné.  Elle  con- 
serve partout  la  fraîcheur  des  tons  et  la  belle  harmonie.  Quel 
succès  à  cet  âge  !  et  pourquoi  faut-il  que  ses  grands  talents 
soient  autant  de  reproches  que  son  âge  et  son  sexe  font  à  notre 


1.  Tableau  de  "2  pieds  de  haut  sur  1  pied  0  pouces  de  large. 

2.  C'est  ce  tableau  qui  était  le  morceau  de  réception  de  Restout  fils  à  l'Académie. 

.'{.  M"1'  Aune  Vallayer,  plus  tard  Mme  Coster,  était  née  h  Paris  le  21  décem- 
bre 17  ii;  reçue  académicienne  en  1770,  sur  la  présentation  de  deux  tableaux  cités 
dans  cet  article  (n°  149),  elle  mourut  à  Paris  le  27  février  1818. 

4.  Tableau  de  5  pieds  sur  4  pieds. 


512  SALON    DE   1771. 

faiblesse?  Elle    est  d'ailleurs  faite  pour  nous  en  inspirer  une 
bien  plus  pardonnable. 
(Surprenant.) 

142.     UNE    JEUNE    ARABE    EN    PIED1. 

Portrait  d'autant  mieux  rendu  qu'il  était  difficile  d'en  faire 
un  bon  tableau. 

(Loué  comme  plein  de  vérité,  de  vie  et  de  grâce.) 

143.     UNE    JATTE2. 

Elle  est  accompagnée  d'un  morceau  de  pain  qui  est  vrai  et 
comme  la  nature,  mais  sans  crudité,  et  vu  comme  il  faut  voir 
pour  bien  peindre. 

lh!i.     DES  FRUITS  ET  DES  LEGUMES3. 

C'est  toujours  la  même  vigueur  de  pinceau  et  la  même  fidé- 
lité à  rendre  la  nature  dans  son  caractère. 

145.      DIVERS      MORCEAUX     D'HISTOIRE      NATURELLE4. 

Deux  tableaux. 

Je  ne  puis  que  répéter  ce  que  j'ai  dit  plus  haut;  j'ajouterai 
que  ces  objets-ci,  beaucoup  plus  variés  dans  leurs  couleurs  et 
leurs  formes,  tels  que  les  madrépores,  les  coraux,  les  mines  et 
minéraux,  etc.,  étant  pour  la  plupart  des  corps  polis,  augmen- 
tent la  difficulté  d'en  former  des  groupes  favorables  au  bon  effet. 
Rien  n'a  arrêté  M"e  Vallayer  ;  chaque  objet  y  est  lui-même  rendu, 
fini  et  contribuant  à  l'effet  des  autres.  Ce  sont  des  chefs- 
d'œuvre  en  ce  genre. 

(Magie  d'imitation.) 

l'ili.     IN     BAS-RELIEF    IMITÉ    :    JEUX     D'ENFANTS  5. 

Il  fait  illusion. 

1.  Tableau  de  ■">  pieds  sur  :t  pieds  0  pouces. 

2.  Tableau  de  -  pieds  ti  pouces  sur  2  pieds. 

:(.  Tableau  de  2  pieds  !)  pouces  sur  2  pieds  2  pouces. 

4.  Ces  deux   tableaux,    portant   le   même  numéro,  avaient  chacun  i  pieds  sur 
3pieds. 

5.  Tableau  de  2  pieds  2  pouces  sur  1  pie    tj  pouces. 


SALON  DE    1771.  513 

147.     UN     PANIER     DE     PRUNES1. 

II  le  dispute  à  la  nature. 

4  48.    UN     LAPIN2. 

Également  vrai. 

149.    ATTRIBUTS     DE    LA    PEINTURE,    LA     SCULPTURE 
ET     L'ARCHITECTURE.     —     INSTRUMENTS     DE      MUSIQUE. 

Ces  deux  morceaux  sont  ceux  qu'elle  a  donnés  pour  sa 
réception  à  l'Académie. 

Il  est  certain,  monsieur,  que  si  tous  les  récipiendaires  se 
présentaient  comme  Mlle  Vallayer  et  s'y  soutenaient  avec  autant 
d'égalité,  le  Salon  serait  autrement  meublé. 

(Excellents,  vigoureux,  harmonieux;  ce  n'est  pas  Chardin, 
pourtant  ;  mais  au-dessous  de  ce  maître  cela  est  fort  au-dessus 
d'une  femme.  Mais  si  MUe  Vallayer  en  sait  jusque-là  toute  seule, 
pourquoi  est-elle  si  mesquine  ailleurs?  Un  jour  cela  se  décou- 
vrira. 

Celui  du  toisé  moins  harmonieux  ;  le  toisé  est  trop  clair.) 

M",e    ROSLIN3. 

150.  M.  PIC  ALLE,  ADJOINT  A  RECTEUR,  DE  l' ACADEMIE 
ROYALE  DE  PEINTURE  ET  DE  -SCULPTURE,  EN  HABIT 
DE     CHEVALIER    DE     L'ORDRE    DE     SAINT- MICHEL. 

C'est  un  bon  portrait,  bien  ressemblant  et  qui  fait  honneur 
à  M'"e  Roslin  ;  la  couleur  en  est  belle  et  vigoureuse.  Et 
d'ailleurs,  indépendamment  de  la  bonté  du  tableau,  quand  il 
n'aurait  que  l'avantage  de  nous  conserver  les  traits  de  M.  Pigalle, 
ce   morceau   devrait   toujours   être   cher   aux    amateurs   ainsi 


1.  Tableau  do  1  pied  4  pouces  suri  pied  1  pouce. 

2.  Tableau  de  1  pied  8  pouces  sur  1  pied  4  pouces. 

3.  Marie-Suzanne  Giroust,  femme  Roslin,  élève  de  son  mari,  née  à  Paris  le 
9  mai  1734,  morte  dans  la  même  ville  le  31  avril  1772,  l'année  qui  suivit  sa  récep- 
tion à  l'Académie  comme  peintre  en  pastel. 

XI.  33 


5U  SALON    DE    1771. 

qu'aux  artistes.  M'"1'  Roslin  a  donné  ce  tableau  pour  sa  réception 
à  l'Académie. 

151.     PLUSIEURS    AUTRES    PORTRAITS. 

Ils  sont  d'une  touche  fine  et  d'un  pinceau  digue  de  son 
habile  maître. 

(Notre  ami  l'abbé  Lemonnier;  c'est  sa  physionomie,  sa  sim- 
plicité, sa  rusticité,  sa  vivacité,  et  même  le  reste  de  son  apoplexie 
à  la  bouche.  Très-vigoureux.  Courage,  madame  Roslin!  ce 
n'est  pas  encore  La  Tour;  il  est  aussi  grand  coloriste  et  il  est 
plus  harmonieux.) 

BEAUFORT 

152.  BRUTUS  LUCRÉTIUS,  PÈRE  DE  LUCRÈCE,  ET  COLLA- 
TINUS,  SON  MARI,  JURENT  SUR  LE  POIGNARD  DONT 
ELLE  S'EST  TUÉE  DE  VENGER  SA  MORT  ET  DE  CHASSER 
LES    TARQU1NS    DE     ROME1. 

Yoici  encore  un  tableau  de  réception,  monsieur,  et  qui  porte 
un  sujet  grand  et  fier;  il  faut  croire  que  M.  Beaufort  l'a  bien 
traité,  puisque  ses  juges  l'ont  reçu  pour  tel,  ou  bien  donc  il 
faudrait  penser  qu'il  en  est  de  l'usage  de  ce  corps  comme  de 
celui  de  quelques  couvents  de  religieux  qui  ne  reçoivent  que  des 
sujets  très-jeunes,  dans  l'espérance  qu'ils  se  formeront  et 
deviendront  de  grands  hommes.  La  possession  me  paraîtrait 
plus  assurée  en  les  prenant  tout  formés;  plus  d'un  exemple 
justifie  mon  opinion. 

Ce  tableau,  monsieur,  peut  passer  pour  un  de  ceux  que  les 
jeunes  élèves  l'ont  pour  le  prix  tous  les  ans.  La  composition  en 
est  faible  et  d'un  homme  qui  n'a  pu  transporter  son  imagination 
à  Collatie,  y  voir  Lucrèce  poignardée,  et,  Romain  pour  ce 
moment,  s'échaulfer  le  génie  de  fureur  contre  les  Tarquins, 
jurer  leur  ruine  et  de  venger  la  mort  de  Lucrèce.  Bien  saisi  de 
cet  enthousiasme,  M.  Beaufort  eût  fait  un  tableau  composé,  plein 
de  génie,  de  chaleur  et  de  vérité.  Mais  ici  je  ne  vois  que  des 
figures  raides  et  forcées  d'un  compositeur  qui  se  bat  les  flancs 
pour  se  mettre  en  colère.  C'est  un  Collatinus  (car  ce  doit  être 
lui)  à  qui  il  semble  que  l'on  ait  serré  le  cou  pour  lui  faire 

1.  Tableau  de  o  pieds  2  pouces  de  large  sur  i  pieds  de  haut. 


SALON   DE  1771.  515 

monter  le  sang   au   visage  :  visage  d'un  style  commun  et  sans 

vérité   dans  le  caractère.  Son  attitude  est  raide  dans  tous  ses 

membres  et  fait  une  mauvaise  pose  académique  ;  son  bras  droit 

mal  dessiné  d'après  nature  ;  enfin  tous  les  membres  tendus  sans 

effet.  Brutus,  à  qui  il  s'adresse  (je  pense  du  moins  que  c'est  lui 

qu'on  a  voulu  faire),  est  ici  un  vrai  don  Quichotte  à  qui  il  ne 

manque  que  l'armet  de  Mambrin.  Le  peintre,  qui  n'a  pu  dans 

le  moment  se  faire  lui-même  ni  Romain   ni  Brutus,  n'a  point 

senti  ce  que  c'est  que  d'être  Brutus  et  de  voir  un  Tarquin  sur  le 

trône.  Celui-ci  est  une  longue  figure,  raide  dans  son  mouvement, 

et  dont  le  visage,  dessiné  mesquinement,  est  celui  d'un  malade 

qui,  rassasié  de  séné,  en   a    de   l'humeur;   son   bras,  raide  et 

tendu,  est  d'un  mauvais  choix,  mal  dessiné,  ainsi  que  la  main. 

D'ailleurs,  si  M.   Beaufort  eût  raisonné,  il  se  serait  aperçu  que 

les  Romains  n'étant  point  au  Chàtelet  de  Paris  assignés  pour 

y  lever  la  main  en  témoignage,  leur   usage  en  fait  de  serment 

est  tout  différent.  Mutius  Scévola  ne  mit  point  les  doigts  dans 

le  feu,  mais  le  poing,   pour  exprimer  la  force  de  son  serment. 

Ici,  Brutus  et  son  voisin  Lucrétius  ont  grand  soin  de  faire  la 

belle  main  et  de  bien  étendre  les  doigts.  Le  Brutus,  avec  l'air 

plus   grave  et  plus  recueilli,  étend   la  main  avec  réflexion  et 

dignité  ;   c'est  le  don  Quichotte  qui  reçoit  Sancho  chevalier  et 

lui  impose  les  mains.  A  l'égard  de  Lucrétius,  je  ne  vous  en  dis 

rien  de  plus,  ainsi  que  d'une  espèce  de  centurion  qui  se  trouve 

derrière  Brutus,  peut-être  pour  accoter   sa   grande  figure  ou 

pour  l'espionner.  Quant  à  Lucrèce,  qui  est  étendue  sur  son  lit 

assez   nonchalamment  et  comme  si  elle  venait  de   subir  une 

descente  des  experts,  ce  n'est    point   une   figure  de  main  de 

maître  ;  la  nature  n'y  est  ni  consultée  ni  imitée.  Pour  le  coloris 

de  ce  tableau,  c'est  encore  un  problème  pour  l'auteur.  Il  aurait 

pu  se    dispenser    aussi    d'enrichir   ce    morceau    d'une    petite 

burette  de  vermeil  et  de  flacons  posés  sur  une  console  au  devant 

de  son  tableau  :   outre  que  cet  accessoire  n'est  pas  du  style 

romain,  le  tout  est  petit  et  pauvre,  de  même  que  la  mauvaise 

draperie  au  bas.  Enfin,  monsieur,  c'est  un  tableau  broché. 

Est-il  possible  (je  le  répéterai  sans  cesse)  qu'avec  tant  de 
moyens  de  s'instruire  et  à  la  vue  de  tant  de  chefs-d'œuvre 
réunis  dans  cette  capitale,  on  conserve  la  tète  froide?  11  me 
semble  qu'un  seul  tableau  de  Rubens  devrait  donner  la  fièvre 


516  SALON   DE    1771. 

d'enthousiasme  à  un  artiste  et  le  porter  au  delà  même  de  sa 
sphère  :  mais  non;  il  faut  du  ciel  l'influence  secrète,  ditBoileau. 

(0  la  vilaine  Lucrèce!  meilleure  à  tuer  qu'à  violer.  Ce  n'est 
pas  dessus,  c'est  dessous  le  poignard  qu'ils  jurent.  Beau 
Brutus;  bras  de  Lucrétius  estropié.) 

153.    esquisse  d'une   coupole,    dont   le   sujet 
est   l'assomption    de    la  sainte  vierge1. 

Je  suis  dispensé  de  vous  en  parler. 

DE  WAILLY-. 

15/j.     MODÈLE      D'UN     ESCALIER     QUI     DOIT     ÊTRE     EXECUTE 

A    MONT-MUSART. 

Quoique  nous  ne  soyons  pas  accoutumés  à  voir  an  Salon  des 
ouvrages  d'architectes  non  peintres,  comme  ceux-ci  se  trouvent 
placés  et  inscrits  dans  le  livret,  je  dois  vous  en  parler.  Ce 
modèle,  fort  proprement  rendu,  a,  dit-on,  un  mérite  de  plus 
dans  sa  composition,  celui  d'être  romain. 

(Pauvre  chose.  Figures  athéniennes...  à  un  escalier  de  la 
Comédie  française.) 

DESSINS. 

155.     VUE     DE     MONT-MUSART,     DU     CÔTÉ    DE    LA     VILLE.   — 

156.  PLAFOND      DE     L'ÉGLISE      DE     JESUS,     A     ROME.     

157.  FONTAINE  DE  LA  PLACE  NAVONE.  —  CHAIRE  DE 
SAINT-PIERRE.  —  TOMBEAU  DE    LA  COMTESSE   MATHILDE3. 

158.  —  INTÉRIEUR  DE  LA  ROTONDE.  —  INTERIEUR 
DE  SAINT-PIERRE  DE  ROME4.  —  151».  LES  THERMES  DE 
DIOCLÉTIEN  AVEC  DES  NOTES  QUI  INDIQUENT  I.'USAGE 
DE    CLS     ANCIENS     ÉDIFICES. 

C'est  sans  doute   très-bien   fait  à   M.   de    Wailly    de   nous 

1.  Tableau  de  *j  pieds  sur  i  pieds. 

"J.  Charles  de  Wailly,  frère  du  grammairien,  né  à  Paris  le  9  novembre  1 729, 
mort  dans  la  même  ville  le  ~1  novembre  1 7  '.  »  s .  n  étail  membre  de  l'Académie  d'ar- 
chitecture depuis  1707.  Il  fut  membre  de  l'Académie  de  peinture  ù  l'occasion  de 
cette  exposition  de  1771. 

:î.  Trois  dessins  portant  le  même  numéro. 

4.  Deux  dessins  portant  le  mémo  numéro. 


SALON    DE    1771.  517 

redonner  les  dessins  de  ces  beaux  morceaux  que  nous  connais- 
sons déjà  beaucoup  et  dont  la  plupart  ont  paru  sous  tant  de 
formes  différentes.  Eu  cela,  il  a  ménagé  les  frais  de  son  génie. 

160.      DEUX     COLONNES     TORSES. 

C'est  nous  dispenser  d'ouvrir  Vitruve  ou  Vignole. 

161.     SIX     PETITES     VUES    DE      ROME. 

Place  du  Peuple  ;  Place  Colonne;  Place  de  Saint-Pierre; 
Place  Navone ;  Place  de  la  Rotonde;  Place  de  Sainte-Marie- 
Majeure  que  nous  avons  déjà,  gravées. 

162.     LE     DÉLUGE    ET     LE     TEMPLE     DE     SALOMON. 

Ce  déluge,  lavé  au  bistre,  est  un  bien  petit  réchauffe  de  celui 
du  Poussin  pour  l'idée.  A  l'égard  du  dessin,  en  est-ce  un?  Du 
moins  il  n'est  pas  fait  en  peintre. 

Pour  le  temple  de  Salomon,  c'est  un  dessin  d'architecte, 
c'est-à-dire  fait  au  compas  et  à  la  règle  ;  très-sec,  et  qui  res- 
semble plutôt  à  une  copie  d'après  quelque  modèle  de  bois  ou 
de  plâtre  imité  servilement,  qu'à  un  dessin  fait  par  un  peintre 
architecte. 

164.      DÉCORATIONS     DE     THEATRE.    ARC    DE     TRIOMPHE. 

UNE     FONTAINE    SUR    DES     ROCHERS.   165.    PALAIS 

CÉLESTE   :    LE    PANDÉMONIUM. 

Tous  dessins  fort  jolis  dans  le  portefeuille  d'un  amateur  de 
ces  sortes  de  croquis.  Le  Salon  demande  autre  chose. 

166.    l'intérieur    d'un    escalier1. 

Le  dessin  en  est  assez  proprement  fait.  Je  ne  doute  point 
qu'il  ne  pût  être  bâti  solidement;  pour  agréablement,  je  n'en 
décide  point. 

1.  L'un  des  morceaux  de  réception  de  l'auteur  à  l'Académie. 


518  SALON   DE  1771. 

PARROGEL. 

1()7.     ASSOMPTION     DE     LA     SAINTE      VIERGE1. 

La  Vierge  est  placée  au  plus  haut  du  tableau,  une  jambe  en 
l'air  et  dans  un  écart,  ou  plutôt  une  attitude  si  fatigante  pour 
elle,  qu'un  petit  ange  esc  obligé  de  lui  supporter  un  bras,  faible 
secours  pour  cette  attitude  pénible.  Du  reste,  elle  n'est  point 
importunée  de  chérubins,  d'archanges,  de  séraphins  et  de  toute 
la  troupe  céleste;  seulement  un  grand  séraphin  est  sur  un  nuage 
au  bas  du  tableau,  et  dans  l'attitude  d'une  sainte  Thérèse  qui 
reçoit  avec  résignation  la  flèche  de  l'ange  dans  son  chaste  cœur. 
La  couleur  du  tableau  est  d'ailleurs  celle  ordinaire  à  l'auteur. 

DESHAYS. 

168.    PORTRAIT   DE    MONSEIGNEUR   i/ÉVÊQUE    DE    POITIERS. 

169.    PORTRAIT    DE    MADAME    DE    LA    POPELINIERE. 

170.     PLUSIEURS     AUTRES      PORTRAITS. 

Il  est  sans  doute  difficile  à  M.  Deshays  de  se  soutenir  contre 
plusieurs  ouvrages  de  ses  confrères,  et  qui  lui  font  d'admirables 
leçons  dont  il  faut  espérer  qu'il  profitera. 

MONNET. 

171.  FEU  MONSEIGNEUR  LE  DAUPHIN  ET  FEU  MADAME 
LA  DAUPUINE  OCCUPÉS  DE  l'  ÉDUCATION  DES  TROIS 
PRINCES  LEURS  ENFANTS,  ET  PARTAGEANT  LES  SOINS 
DE  MONSIEUR  LE  DUC  DE  LA  VAUG1  'M  >  N  ET  DE  MON- 
SEIGNEUR L'ANCIEN  ÉVÈQUE  DE  LIMOGES,  LEURS 
GOUVERNEUR  ET  PRÉCEPTEUR,  PRESENTS  A  CETTE 
INSTRUCTION  *. 

(Toutes  figures  sur  le  même  plan,  toutes  figures  bêtes;  on 
ne  sait  ce  que  c'est.  D'une  médiocrité  faite  pour  la  cour;  6 
comme  cela  aura  été  bien  payé!...  Sans  âme,   sans  chaleur; 

1.  Ce  tableau  est  destiné  pour  l'Abbaye  des  bénédictins,  à  Tonnerre. 

2.  Appartenant  à  M.  le  duc  de  La  Vauguyon. 


SALON    DE  1771.  519 

expression  froide  et  dure  ;  ennuyeux  comme  une  assemblée  du 
monde;  la  chose  la  plus  difficile  à  peindre  par  la  monotonie  qui 
y  règne;  sublime  ou  plat.  Il  n'y  a  là  ni  père,  ni  mère,  ni 
enfants  ;  ce  sont  des  indifférents  en  rond.  Buste  du  roi  sur  un 
poêle  de  faïence.  Couleur  grise  du  fond.) 

172.  l'amour1. 

Deux  tableaux  de  forme  ovale  représentant  Y  Amour;  dans 
l'un,  il  lance  ses  traits;  dans  l'autre,  il  caresse  une  colombe. 
—  Je  n'ai  point  aperçu  ces  deux  tableaux. 

173.     UN     ENFANT     EN     PIERROT2.     —     Mk.      UN     PLAFOND, 
ESQUISSE     REPRÉSENTANT      L'AURORE      QUI      CHASSE      LA 

NUIT.     175.     PLUSIEURS     DESSINS,     SUJETS    TIRES     DE 

TKLÉMAQUE     ET     AUTRES,     SOUS     LE     MÊME     NUMERO. 

Que  vous  en  dire? 

JOLLÀIN. 

176.    L'ENTRÉE    DE    JÉSUS-CHRIST    DANS    JERUSALEM3. 

La  plume  me  tombe  des  mains,  monsieur,  quand  je  pense 
que  je  me  suis  engagé  à  vous  décrire  jusqu'à  ce  tableau-ci. 
J'espère  que  du  moins  vous  me  saurez  gré  de  ma  complai- 
sance sur  cet  article. 

Je  ne  puis  vous  faire  comprendre  l'ordonnance  de  ce  tableau, 
parce  qu'il  paraît  que  l'auteur  a  placé  ses  figures  selon  qu'il 
les  a  trouvées  dans  son  portefeuille  et  à  mesure  qu'elles  se  sont 
présentées,  si  l'on  peut  supposer  qu'il  ait  fait  des  études.  Le 
Christ  est  placé  sur  l'ânesse,  au  milieu  du  tableau;  les  bras 
étendus,  je  ne  sais  pourquoi.  Saint  Pierre,  je  crois,  est  à  sa 
droite  et  en  avant,  dans  l'attitude  d'ordonner  la  marche.  Plu- 
sieurs autres  figures  ou  apôtres  sont  aux  environs,  çà  et  là.  Sur 
le  devant,  à  gauche,  plusieurs  femmes  apportent  leurs  vête- 
ments pour  les  étendre  où  le  Christ  ne  passera  vraisemblable- 

1.  Deux  tableaux  de  chacun  2  pieds  de  haut  sur  1  pied  6  pouces  de  large. 

2.  Tableau  rond  de  8  pouces  de  diamètre. 

3.  Tableau  de  12  pieds  9  pouces  de  large  sur  6  pieds  3  pouces  de  haut. 


520  SALON   DE   1771. 

ment  point;  une  d'entre  elles  y  étend  sa  jupe  de  noces,  faîte 
d'une  étoffe  de  Lyon  ou  de  Gênes.  A  droite  et  sur  ce  même 
plan  est  un  groupe  de  deux  ou  trois  figures,  dont  la  plus  appa- 
rente ou  choquante  est  un  gros  personnage  à  face  ronde  et 
joulllue  qui  est,  je  crois,  un  docteur  de  la  loi;  car  M.  Jollain  l'a 
muni  d'un  papier  en  main  que  ce  gros  garçon  apporte  en  ce 
lieu  tout  exprès,  crainte  d'équivoque  sur  son  état  ;  malgré  cette 
précaution  de  l'auteur,  il  est  permis  cependant  d'en  douter,  à 
son  habillement  d'Arménien  et  à  sa  coiffure  de  fantaisie.  Mais 
M.  Jollain  n'était  point  versé  parmi  les  Juifs;  il  n'est  permis 
qu'aux  Rubens,  aux  Jordaens,  etc.,  de  s'amuser  à  ces  vétilles 
de  costume;  d'ailleurs  les  modes  changent,  dit-on. 

Enfin,  monsieur,  c'est  assez  exiger  de  ma  complaisance  et  je 
ne  puis  passer  outre.  Le  dessin,  le  coloris,  bref,  tous  les  ressorts 
de  la  peinture  sont  ici  de  la  même  force  que  la  composition. 
J'ai  cru  d'abord  ce  tableau  être  encore  un  morceau  de  récep- 
tion comme  les  précédents;  mais  le  livret  m'apprend  que  cette 
bonne  fortune  échappe  à  L'Académie  et  qu'il  est  destiné  à  la 
Chartreuse  de  Paris. 

(Peint  précisément  comme  un  grand  éventail,  même  mérite 
de  tout  point.  Tableau  à  colporter  par  les  villages  et  les  carre- 
fours des  villes  dans  une  boîte.  Mais  c'est  une  femme,  sur  la 
gauche,  qui  présente  vers  le  Christ  un  grand  enfant,  et  qui  n'y 
met  non  plus  d'effort  que  si  elle  portait  une  plume  ou  présen- 
tait une  palme.  Cette  femme  est  à  faire  rire.  Toutes  les  figures 
sont  sur  un  même  plan.  Et  puis  le  mesquin  de  tout  cela!  le 
froid!  le  pauvre!  le  petit!  la  couleur!  Coloris  :  un  grand  mor- 
ceau de  marbre  moucheté  de  couleurs.  De  l'exagération  poé- 
tique, oh!  il  n'y  en  a  point;  en  quatre  coups  de  pinceau  on 
en  ferait  une  parade.) 

177.    JUPITER    SOTS    LA    FORME    DE    DIANE    SÉDUIT    CALISTO1. 

Cette  Calisto  ne  m'eût  point  séduit,  car  j'aime  le  dessin  et 
la  bonne  couleur;  et  si  j'eusse  été  Calisto,  Jupiter,  sous  cette 
forme,  ne  m'aurait  point  occasionné  de  faiblesse. 

(Diane  mal  dessinée,  sein  tombant  sous  le  coude  jusqu'à  la 
ceinture.) 

1.  Tableau  de  2  pieds  de  large  sur  i  pied  8  pouces  de  haut. 


SALON    DE   1771.  521 

178.     LE     SOMMEIL     DANGEREUX1. 

Je  ne  sais  pourquoi  il  pourrait  l'être. 

(Dormez,  dormez,  maussade  créature.  Je  vous  jure  qu'on 
ne  vous  fera  rien,  avec  vos  jambes  grêles  et  votre  visage  long 
d'une  aune.) 

179.    Mlle   ***    EN    DRYADE2. 

Elle  peut  rester  seule  aux  bois. 

OLIVIER. 

181.     LA     MORT     DE     CLEOPATRE3. 

(Mauvais.  Cléopàtre  mal  dessinée;  Auguste,  expression  de 
soldat.) 

TARLEAUX. 

182.  Deux  tableaux  représentant  des  Conversations  espa- 
gnoles 4.  183.  Trois  tableaux  de  même  genre  que  les  précé- 
dents5. 18/i.  Un  Espagnol  tenant  la  guitare  et  écoutant  une 
femme  qui  lui  parle6.  185.  Un  sujet  tiré  de  la  comédie  des 
Jardiniers,  acte  ri,  scène  T,  où  l'amant  de  Colette  paraît  sous 
l'habit  de  dragon.  186.  Deux  tableaux  :  l'un,  un  Homme  avec 
une  bouteille  et  un  verre;  l'autre,  un  Homme  qui  joue  clé  la 
flûte  clans  une  compagnie  de  femmes7.  187.   Un  portrait. 

Je  me  crois  dispensé,  monsieur,  de  m'étendre  sur  chaque 
tableau  de  M.  Olivier;  la  plupart  sont  des  conversations  espa- 
gnoles dans  le  goût  de  Watteau  et  non  dans  sa  manière.  Je 
pense  que  l'auteur  est  encore  incertain  de  celle  qu'il  devrait 
prendre  ;  la  meilleure  serait  de  n'en  avoir  point,  mais  d'étudier 
beaucoup  les  grands  maîtres. 

(Figures  aimables,  à  ce  qu'il  dit,  et  bien  groupées.) 

I.  Tableau  de  1  pied  3  pouces  de  large  sur  1  pied  de  haut. 
•2.  Tableau  de  1  pied  de  haut  sur  10  pouces  de  large. 

3.  Tableau  de  5  pieds  de  large  sur  4  pieds  de  haut. 

4.  De   15  pouces  de  haut  sur  12  pouces  de  large. 

5.  De  même  grandeur  que  les  précédents. 

6.  Tableau  de  9  pouces  de  haut  sur  7  pouces  de  large. 

7.  Chacun  de  9  pouces  de  haut  sur  7  pouces  de  large. 


522  SALON    DE    17  71. 


RENOU. 

188.  SAINTE  ANGÈLE]  PRÉSENTANT  A  SAINTE  URSULE  LES 
RELIGIEUSES  URSULINES  QU'ELLE  A  RASSEMBLEES  SOUS 
SON  NOM  ET  SOUMISES  A  LA  RÈGLE  DE  SAINT  AUGUSTIN1. 
189.   PLUSIEURS    TABLEAUX    SOUS    LE   MEME    NUMERO. 


Je  ne  les  ai  point  vus. 

GARESME. 

Je  prends  la  même  liberté  pour  cet  article.  M.  Garesme,  qui 
plie  son  génie  à  plus  d'un  genre,  nous  offre  ici  un  grand 
nonibre.de  petits  tableaux;  un  volume  ne  suffirait  pas  pour 
vous  détailler  les  sujets  plus  ou  moins  ingénieusement  imaginés 
des  uns  et  pour  interpréter  les  autres.  11  est  abondant  en  idées 
heureuses  comme  il  est  grand  dans  le  dessin  et  le  coloris.  Au 
surplus,  je  suis  persuadé  qu'en  expédiant  facilement  tous  ces 
petits  tableaux,  il  se  met  par  là  en  exercice  et  qu'il  pelote, 
comme  on  dit,  en  attendant  partie;  c'est-à-dire  que  cet  exer- 
cice de  pur  badinage  ne  le  disposera  que  mieux  à  nous  donner 
un  beau  tableau  de  réception.  Je  ne  doute  point  que  l'Aca- 
démie n'en  accepte  l'augure. 

L90.  I  NE  VUE  DE  JARDIN,  ET  SUR  LE  DEVANT  UN  ESPA- 
GNOL REPOUSSÉ  PAU  UNE  JEUNE  DEMOISELLE  A  QUI  II. 
P  R  É  SENTE  UN  B  O  U  Q  (JET  2. 


(Ce  petit  bouquet  de  roses,  joli.) 


TABLEAUX. 


Deux  tableaux  de  paysages  et  animaux,  dont  l'un  (191) 
représente  le  Matin,  désigné  par  une  femme  qui  va  au  mar- 
ché, et  l'autre,  le  Soir,  désigné  par  une  femme   qui  revient 


1.  Tableau  cintré  d'environ  10  pieds  do.  haut  sur  G  pieds  de  large,    destiné  à 
décorer  le  monastère  des  Ursulines  de  Lyon. 

2.  Tableau  de  1  pied  9  pouces  de  large  sur  1  pied  G  pouces  de  haut. 


SALON    DE    1771.  523 

chez  elle  avec  son  mari1.  192.  Une  Femme  sur  un  lit  repoussant 
V Amour  qui  lui  demande  pardon2.  193.  Deux  petits  tableaux 
représentant  des  Buveurs  flamands.  194  Deux  paysages  :  l'un, 
une  Voyageuse  qui  demande  son  chemin,  l'heure  du  jour  est 
le  matin  ;  l'autre,  une  Femme  occupée  à  traire  une  chèvre, 
l'heure  du  jour  est  le  soir3.  195.  Un  tableau  représentant 
des  Maquereaux i . 

(Qu'est-ce  que  ce  petit  plat  de  maquereaux?  il  faut  le  voir.) 

196.    PLUSIEURS    PORTRAITS    SOUS    LE    MÊME    NUMERO. 
197.    UNE    TÈTE    AU     PASTEL3. 

Caresme  affecte  le  coloris  de  Loutherbourg.  Mauvais  fond, 
mauvais  arbres,  mauvais  animaux,  peu  vrais.  Femmes  à  larges 
figures  et  déplaisantes. 

BOUNIEU. 

198.     LA    PEINTURE,    LA     SCULPTURE     ET     LA    GRAVURE6. 
199.    LA    POÉSIE,    LA    MUSIQUE    ET    l'aRCHITEC  TURE  7. 

Chaque  peintre  a  assez  ordinairement  sa  manie,  ou,  comme 
l'on  dit  honnêtement,  sa  manière,  et  M.  Bounieu  semble  avoir 
pris  la  sienne  de  Santerre  ;  mais  celui-ci,  qui  n'est  point  aisé 
à  deviner  dans  la  magie  de  sa  couleur,  n'a  malheureusement 
fait  de  M.  Bounieu  qu'un  copiste  qui  peint  et  tâtonne  et  repeint 
encore.  De  là  cette  dureté  et  ce  noir  qui  régnent  dans  ces  deux 
tableaux,  tandis  que  Santerre  excellait  pour  cette  rareté  de  ton, 
cette  belle  harmonie  et  ces  transparences  heureuses  de  cou- 
leurs qui  font  le  séduisant  de  la  peinture.  Ici,  point  de  fonte 
agréable,  tout  tranche  du  grand  clair  au  noir;  point  de  cette 
magie  de  la  peinture   (le  clair-obscur).   Je  ne  parle  point  de 

1.  Ces  deux  tableaux  ont  chacun  1  pied  8  pouces  de  large  sur  1  pied  5  pouce- 
de  haut. 

2.  Tableau  de  1  pied  S  pouces  de  large  sur  1  pied  2  pouces  de  haut. 

3.  Ces  deux  tableaux  ont  chacun   1   pied  4  pouces  de  large  sur  1  pied  1  pouce 
de  haut. 

4.  Tableau  de  1  pied  4  pouces  de  large  sur  1  pied  1  pouce  de  haut. 

5.  Tableau  de  14  pouces  de  haut  sur  12  pouces  de  large. 

0.  Tableau  de  4  pieds  de  haut  sur  5  pieds  4  pouces  de  large. 
7.  Même  dimension  que  le  précédent. 


524  SALON   DE   1771. 

la  composition,  l'auteur  ne  s'en  pique  pas,  non  plus  que  de  la 
grande  correction  de  dessin  et  des  contours  gracieux. 
(Dessus  de  porte  barbouillés.) 

•200.    JUPITER    ET   K)  '. 

(le  tableau  a  un  peu  moins  de  noir,  mais  la  composition  n'y 
gagne  rien. 

(Au  feu!  sans  harmonie.) 

201.     NEPTUNE    ET    A.  MP  HIT  RITE  *. 

0  Amphitrite  !  si  vous  eussiez  été  semblable  à  ce  portrait, 
le  dieu  de  la  mer  vous  eût-il,  par  excès  d'amour,  envoyé 
prendre  par  des  dauphins  jusqu'au  pied  du  mont  Atlas?  Non, 
certes,  et  nos  goujons  mêmes  auraient  refusé  l'ambassade. 

(Neptune  à  tète  de  Faune.  Amphitrite  enfumée,  à  bras  plats, 
à  chairs  molles,  comme  si  elles  avaient  été  macérées  dans  l'eau 
de  mer.  Enfant  qui  présente  je  ne  sais  quoi.  Composition  insi- 
gnifiante.) 

20*2.     PLUTON     ET     PROSERPINE3. 

Ce  tableau  est  encore  dans  la  même  couleur  que  les  pré- 
cédents. Le  Pluton  est  un  homme  vigoureux,  ou  plutôt  il 
montre  bien  qu'il  a  la  force  d'un  dieu,  en  tenant  d'un  seul  bras 
la  fille  de  Cérès  qui  se  tourmente  le  plus  qu'elle  peut  pour  lui 
échapper;  mais  elle  a  tort;  il  est  envers  elle  comme  la  plupart 
de  nos  jeunes  gens  du  bel  air,  qui  tiennent  plusieurs  maîtresses 
et  ne  s'occupent  sérieusement  que  de  leurs  chevaux. 

203.     UNE     DAME    FAISANT     FAIRE     SON    PORTRAIT4. 

Ce  sujet,  déjà  traite  de  bien  des  façons,  est  neuf  ici  par 
deux  raisons  :  1°  c'est  le  peintre  qui  est  le  principal  objet,  car 
la  dame  est  vue  à  peine  de  profil;  2°  M.  Bounieu  n'y  a  point 
voulu  suivre  le   costume  français,  ou  plutôt  la  politesse  fran- 

1.  Tableau  de  •>  pi<-<l-  i  pouces  de  large  mu-  l  pieds  de  haut. 

2.  Tableau  de  i  pieds  de  haut  sur  o  pieds  i  pouces  de  large. 

3.  Tableau  de  l  pieds  de  haut  sur  :.  pieds  \  pouces  de  large. 

4.  Tahleau  de  1  pied  5  pouces  sur  1  pied  2  pouces. 


SALON    DE    1771.  525 

çaise.  Ce  peintre,  en    effet,  travaille  couvert  devant  la  dame 
qu'il  peint.  Peut-être  est-ce  une  licence  pittoresque. 

(Quatre  figures  raides;  rien  de  fini.  Le  chevalet  cache  au 
peintre  la  femme  à  peindre  qu'il  ne  peut  voir,  à  moins  que  sa 
toile  ne  soit  transparente.) 

204.    UNE    LAITIÈRE.    —    UNE    RAVAUDECSE1. 

M.  Bounieu  a  des  confrères  qui  s'acquittent  trop  bien  de  ce 
genre  pour  prétendre  y  exceller. 

205.      VUE     DU     MONT     VALERIEN,     PRISE     DE    NEUILLY2.      

'20(5.  VUE  DU  COLOMBIER  DE  SAINT-FAL,  EX  CHAM- 
PAGNE3. —  207.  VUE  DE  GHAILLOT,  PRISE  DE  LA 
l'LACE     DE     LOUIS    XV  4. 

Ce  n'est  pas  encore  le  genre  de  l'auteur,  et  ce  serait  le 
chicaner  que  de  lui  demander  d'être  passable  dans  ce  genre. 

(Affectation  de  l'antique  dans  ses  bas-reliefs  ;  figures  isolées. 
11  faut  en  ce  genre  être  sublime  ou  plat,  bounieu  est-il  sublime? 

Non.) 

DUPLESSIS. 

208.     LE      PORTRAIT     DE     M.      LE    MARQUIS    DE     L'HOPITAL. 

C'est  un  bon  portrait  en  lui-même,  il  est  d'un  ton  de  cou- 
leur vrai  et  d'une  bonne  touche;  la  ressemblance  s'y  trouve 
fidèle,  et  c'est  la  partie  la  plus  nécessaire.  Par  un  peu  plus  de 
commerce  avec  Van  Dyck,  M.  Duplessis  ferait  un  grand  peintre 
dans  ce  genre. 

(Ressemblance,  expression,  caractère,  vérité,  sans  regarder 
les  passants.) 

210.     LE     PORTRAIT    DE     M.     CAFFIERI. 

La  tête  en  est  bonne  et  ressemblante;  mais  l'auteur  en  pou- 

1.  Ces  deux  tableaux,  qui  portent  le  même  numéro,  ont  chacun  11  pouces  sur 
1  i  pouces. 

2.  Tableau  de  1  pied  10  pouces  sur  2  pieds  2  pouces. 

3.  Tableau  de  15  pouces  sur  12  pouces. 

4.  Même  dimension  que  le  précédent. 


526  SALON    DE    1771. 

vait  tirer  meilleur  parti  ;  plus   de  vigueur,  plus  d'effet  et  plus 
d'harmonie,  en  la  piquant  davantage  de  lumière  principale. 

212.     PLUSIEURS     PORTRAITS. 

Il  y  a  de  très-bons  portraits  parmi  ceux-ci  et  qui  doivent 
être  frappants  de  ressemblance;  ceux  que  je  connais  m'ont  paru 
tels.  Quand  on  se  présente  avec  les  talents  de  M.  Duplessis, 
l'acquisition  n'est  du  moins  pas  incertaine  pour  l'Académie. 

HALL. 

'213.     PLUSIEURS     PORTRAITS    ET   OUVRAGES     EN     MINIATURE. 

M.  Hall  est  sans  contredit  un  redoutable  voisin  au  Salon 
pour  ceux  qui  peignent  en  miniature;  ses  portraits  doivent  être 
pour  eux  des  arguments  ad  hominem.  11  dessine  bien  sans 
charger;  sa  couleur  est  pure  et  vraie;  sa  touche  est  légère, 
moelleuse,  sans  être  trop  fine  ;  il  n'est  jamais  sec,  ni  cru,  ni 
ègratignè  dans  ses  contours.  Point  de  ces  tons  d'éventail  :  il  est 
harmonieux  partout  et  conserve  sa  force  avec  un  art  intelli- 
gent. 11  ne  se  contente  point  de  ces  petits  lavis  pointillés  par- 
dessus et  que  l'on  nomme  gratuitement  miniatures;  il  peint,  et 
ses  ouvrages  sont  réellement  de  la  miniature  dans  la  vérité  du 
mot.  Enfin,  monsieur,  je  le  regarde  comme  un  Van  Dyck  clans 
son  genre,  à  quelque  peu  de  chose  près  qu'il  lui  est  facile  d'ac- 
quérir, et  que  l'âge  et  la  nature  qu'il  consulte  toujours  lui 
donneront  sans  peine. 

LA   GRENÉE    le   jei  ne1. 

214.     SAINT     PAUL     PRÊCHANT     DANS     L'AREOPAGE  2. 

Nous  ne  voyons,  monsieur,  que  trop  de  Phaétons  en  pein- 
ture et  qui  ne  prévoienl  aucunement  le  danger  attaché  à  leurs 
vastes  entreprises.  Si  M.  La  (irenée  eût  eu  la  force  de  prendre 

1.  Jean-J;v'qucs  La  Grcm'e.  dit  le  jeune,  né  en  1740,  élève  de  son  frère,  fut 
académicien  en  177'),  professeur  en  1781,  attaché  à  la  manufacture  de  Sèvres  et 
mourut  en  1821. 

2.  Tableau  de  li  pieds  de  haut  sur  10  pieds  de  large. 


SALON    DE    1771.  527 

son  vol  jusqu'à  Athènes,  que  son  génie  s'y  fût  échauffé  de 
celui  des  Grecs,  alors,  bien  pénétré  de  son  sujet,  il  eût  pu  le 
rendre  avec  force  et  netteté,  car,  comme  nous  dit  Horace, 

Nec  facundia  deseret  hune,  nec  lucidus  ordo. 

L'ordonnance  de  ce  tableau  est  au  contraire  gigantesque, 
sans  effet  réel.  La  composition  s'y  embarrasse,  comme  exprès, 
tandis  qu'elle  pouvait  se  développer  tout  clairement. 

Le  côté  gauche  du  tableau,  au  second  plan,  représente  une 
extrémité  du  lieu  où  siégeaient  les  aréopagites;  on  en  voit 
effectivement  deux,  quoiqu'un  plus  grand  nombre  y  eût  fait  un 
bon  effet.  Ces  deux  sénateurs  ne  sont  ni  d'un  bon  goût  de 
dessin,  ni  d'une  couleur  vraie.  Saint  Paul,  vu  de  côté,  se  trouve 
en  face  d'eux,  mais  dans  l'attitude  d'un  homme  qui  marche  à 
grands  pas  pour  passer  un  gué,  car  il  tient  une  très-ample 
partie  de  ses  vêtements  retroussés  autour  de  lui,  ce  qui  ajoute 
encore  à  sa  taille  courte  et  lourde.  Dans  l'impossibilité  où  il  se 
voit  apparemment  de  se  faire  entendre  par  des  gens  placés  si 
haut,  quoiqu'il  se  trouve  au-dessous,  il  tient  la  face  très-élevée 
ainsi  que  le  bras  droit,  et  l'index  de  la  main  crochu,  de  manière 
qu'il  ressemble  plutôt  à  un  moine  qui  court  après  des  papillons 
qu'à  l'apôtre  des  Gentils,  animé  de  l'esprit  divin,  qui  reproche 
aux  Athéniens  leur  idolâtrie.  Derrière  saint  Paul  on  voit  quel- 
ques figures  que  l'on  dit  être  de  clair-obscur,  et  qui  n'ont  pas 
l'air  de  se  douter  du  sujet  qui  les  amène  dans  cette  petite 
assemblée,  à  juger  de  leur  caractère  et  de  leur  attitude.  Sur  le 
premier  plan  vous  vous  attendez  de  trouver  du  moins  des  audi- 
teurs, des  Juifs,  des  étrangers  curieux,  des  femmes,  des  Thes- 
saloniciens,  des  Béroéens,  etc.  Tous  ces  gens-ci,  monsieur, 
sont  des  canailles  qui  n'auraient  pu  que  jeter  de  la  confusion 
dans  la  grande  machine  de  M.  La  Grenée  le  jeune.  J'avoue  que 
cette  canaille  y  aurait  pu  jeter  aussi  de  la  variété,  du  mouve- 
ment, des  caractères,  de  la  couleur,  etc.;  mais  c'était  multiplier 
les  embarras  :  il  eût  fallu  méditer,  raisonner,  étudier,  des- 
siner, colorier,  etc.  M.  La  Grenée  s'en  tire  bien  plus  facilement 
avec  deux  ou  trois  figures  ou  demi-figures  de  dos,  et  qui  com- 
posent une  bonne  grosse  masse.  Il  vous  repousse,  repousse 
tout  le  reste  de  l'aréopage  à  vingt  pas  plus  loin  :  il  n'y  a  pas 


528  SALON    DE    1771. 

jusqu'à  saint  Paul  qui  ne  soit  ébranlé  de  la  secousse;  les 
repousseurs  seuls  restent  tranquilles.  Je  ne  le  serais  point  si  je 
me  trouvais  placé  sous  ce  terrible  amas  d'étoffes  que  je  vois 
suspendues  au-dessus  des  sénateurs  et  qui  semblent  menacer 
leurs  tètes  parleur  extrême  pesanteur,  lui  réfléchissant  sur  ce 
danger,  je  trouve  (pie  M.  La  Grenée  a  sagement  l'ait  de  n'avoir 
point  admis  dans  son  aréopage  toute  cette  canaille  dont  j'ai 
parlé  plus  haut.  On  dit  que  les  coupoles  ne  sont  point  sans 
danger;  ici  il  deviendrait  plus  certain  encore,  si  l'on  jette  les 
yeux  sur  la  voûte  de  cet  édifice,  laquelle,  malgré  sa  prétendue 
perspective,  ne  semble  point  atteindre  les  aplombs  des  colonnes 
qui  la  soutiennent:  tous  ses  gros  enjolivements  de  symétrie  ne 
la  sauveraient  pas  de  sa  ruine;  ni  son  Hercule  Farnèse,  ni  ses 
autres  belles  statues  ne  pourraient  empêcher  une  multitude  de 
ces  circoncis,  aréopagites,  chrétiens,  etc.,  d'être  écrasés  dessous 
comme  des  raisins  au  pressoir,  et  ce  serait  grand  dommage.  Je 
regretterais  surtout  ce  bâtiment  tout  neuf  et  entretenu  si  propre- 
ment que  je  ne  sache  point  en  avoir  vu  d'aussi  élégant,  si  ce 
n'est  dans  quelques  ouvrages  des  Lemoyne,  des  Rubens,  Jou- 
venet,  Cazes  et  quelques  autres  peintres  modernes,  qui  le  dispu- 
teraient presque  à  M.  La  Grenée  le  jeune. 

(Saint  Paul  est  un  paysan  ignoble,  gros  et  court;  ainsi  de 
toutes  les  autres  figures.  Tableau  de  martyr;  rien  qui  désigne 
le  sujet.  Où  est  l'aréopage?  non  peint;  grisâtre.  Énorme  paquet 
de  draperie  mal  plissée  qu'on  nous  donne  pour  un  rideau 
relevé  au-dessus  de  la  tête  des  aréopagites.  Hercule  dans  un 
entre-colon n ornent,  Hercule  de  porcelaine.  Mauvais  tableau, 
sans  expression,  sans  ombre  de  génie;  quelques  grosses  tètes 
de  Juifs  plutôt  (pie  de  philosophes  et  qu'on  voit  partout.) 

'21 Ô.     LA     PRÉSENTATION     AI      TEMPLE1. 

Il  mi'  faudrail  plus  de  talent  que  je  n'en  ai  pour  vous  rendre 
fidèlement  l'ordonnance  de  ce  tableau.  C'est  un  mystère  pour 
moi;  il  passe  de  beaucoup  mes  lumières. 

Qu'il  vous  suffise  donc  de  savoir  que  vers  le  milieu  du 
tableau,  derrière  une  colonne  qui  dépend  d'un  vestibule  très- 
bas   et   mal   éclaire,  le  grand   prêtre  se  trouve   placé  sur  une 

1.  De  11  pieds  de  large  sur  0  pieds  de  haut.  Destiné  pour  les  Chartreux. 


SALON   DE   1771.  529 

espèce  de  chaise  longue,  les  jambes  presque  croisées  et  à  peu 
près  comme  les  Asiatiques  sur  le  tandour  lorsqu'ils  fument  ou 
prennent  le  cahuè  (ou  café).  La  Vierge,  à  genoux  devant  lui, 
présente  l'enfant  qu'elle  tient  entre  ses  bras  et  que  sa  propre 
splendeur  efface  au  point  de  ne  l'apercevoir  qu'à  peine.  En 
deçà  de  la  Vierge  est  un  panier  sur  lequel  deux  pigeons,  non 
sans  tache,  s'ébattent.  A  gauche,  derrière  une  colonne  de  ce 
vestibule,  est  une  figure  curieuse  qui  veut  bien  voir  sans  être 
aperçue.  Le  reste  est  un  composé  de  quelques  personnages  pla- 
cés sans  ambition  de  préséance  ni  de  l'effet  total  de  ce  mor- 
ceau, qui  d'ailleurs  est,  pour  la  composition,  le  dessin,  le  colo- 
ris et  les  autres  parties  de  la  peinture,  à  peu  près  de  la  même 
force  que  l'autre. 

(La  Vierge  va  au  temple  pour  se  purifier  avec  l'enfant  et  son 
mari.  Siméon  prend  l'enfant,  le  reconnaît  pour  le  Shiloh 
attendu.  Anne  accourt  et  se  met  à  prophétiser.  Assistants,  père 
et  mère  ébahis.  Siméon  n'était  point  prêtre.  Oh!  pour  le  coup, 
il  faut  avouer  que  les  peintres  ont  bien  barbouillé  ce  sujet! 

Arrivée  de  Siméon  et  d'Anne,  faits  purement  accidentels, 
antérieurs  à  la  purification.  Les  prêtres  ne  portaient  l'habit 
sacerdotal  qu'en  exercice.  Toute  cette  aventure  est  plus  domes- 
tique que  religieuse.  Le  respect  de  la  Vierge  pour  Siméon  est 
absurde;  c'est  un  quidam.  Anne  est  une  femme  ordinaire.) 

"216.    UN  JEUNE   HOMME    FAISANT  UNE    LIBATION  A  BAGCHUS1. 
UN    SATYRE  JOUANT    AVEC    UN    ENFANT2. 

Deux  académies. 

Le  jeune  homme  est  au  moins  d'après  un  vieux  modèle. 
Le  satyre  montre  un  dos  qui  n'a  pas  coutume  de  prendre  le 
grand  air. 

(Mauvaises  académies.  Détails  sur  les  côtés  et  sur  la  poi- 
trine faux  ou  vrais,  il  n'importe,  ils  tuent  la  masse;  fausse 
science.  Cuisse  gauche  déboitée. 

11  manque  une  fesse  au  jeune  homme  qui  fait  la  libation  à 
Bacchus. 


1.  Tableau  de  \i  pieds  sur  i  pieds. 

2.  Deux  tableaux  de  4  pieds  7  pouces  de  large  sur  2  pieds  G  pouces  de  baut. 

xi.  3Z| 


530  SALON    DE   1771. 

Vilaine  attitude  du  satyre,  croupion  pointu;  deux  vents  con- 
traires, cheveux  du  satyre  poussés  d'un  coté,  ceux  de  l'enfant 
de  l'autre.  L'enfant  a  l'air  de  l'ombre  d'un  enfant.) 

217.    UNE    ESQUISSE    REPRÉSENTANT   L'HIVER1.  —  218.    PLU- 
SIE1   RS     DESSINS    SOUS    LE    MÊME    NUMERO. 

Tous  ces  morceaux  ne  sont  plus  que  des  badinages  du  pin- 
ceau de  l'auteur,  qui  se  délasse  en  se  jouant. 

COURTOIS-. 

219.     TETES      EN     ÉMAIL     ET     EN     MINIATURE,     d' APRES      PLl- 
SIEURS  MAITRES.  —  220.  PLUSIEURS    PORTRAITS   D'APRÈS 

NATURE. 

On  s'en  aperçoit  aisément  dans  ceux-ci  par  le  dessin,  la 
touche  et  la  couleur.  Les  autres  se  ressentent  du  moins  un  peu 
des  maîtres  qui  leur  ont  servi  de  modèle. 

MARTIN. 

221.    UXE     DESCENTE     DE    CROIX. 

Avec  plus  d'étude,  moins  de  manière,  plus  de  réflexion  sur 
les  ouvrages  du  Titien,  de  Véronèse,  du  Carràche,  M.  Martin 
aurait  pu  faire  un  très-bon  ouvrage  de  ce  tableau.  Par  ce  moyen 
il  aurait  évité  cette  étendue  de  longs  bras;  ces  tours  et  ces 
draperies  maniérés;  il  n'aurait  point  soull'ert  que  l'une  des 
trois  femmes  se  tint  au  pied  de  la  croix  dans  l'attitude  d'une 
femme  qui  harangue  les  passants  plutôt  que  de  s'occuper  à 
déplorer  la  perte  qu'elle  a  faite.  Enfin,  à  l'aide  des  lumières  que 
lui  auraient  fournies  ces  grands  hommes,  il  aurait  certainement 
fait  un  tableau  bien  différent  à  plus  d'un  égard.  Je  prophétise- 
rais presque  qu'il  prendra  ce  parti. 

(Empalé  patient  dans  son  supplice;  corps  du  Christ  un  peu 
étroit.  Il  y  a  du  pinceau.) 

t.  Cette  <'M[uisse  devait  être,  exécutée  en  grand  pour  la  galerie  d'Apollon  au 
Louvre.  Le  tableau  fut  exposé  en   1775.  Voir  ce  Salon,  t.  XII. 

'J.  Nicolas-André  Courtois,  peintre  émailleur,  né  à  Paris  eu  173i,  agrée  à 
l'Académie  en  1770,  a  exposé  jusqu'en  1777. 


SALON    DE   1771.  531 

222.    UN    SOLDAT    RENVERSÉ,    FIGURE    ACADEMIQUE1. 

(Autre  mauvaise  académie  de  bois,  raide  comme  un  manne- 
quin. 11  y  a  un  bouclier  en  haut  et  un  casque  en  bas,  au  côté 
opposé.  Etude  d'un  peintre  de  bataille  qui  nous  menace  de 
quelque  grande  bêtise.) 

2*23.    DEMI-FIGURES     d'ÉVÊQUES. 

Deux  tableaux  de  grandeur  naturelle.  (Pùen.  Mitre  mono- 
tone, comme  les  enfants  s'en  font  avec  du  parchemin;  crosse 
monotone;  mauvais  caractère  de  tête.  Cela  est  un  évêque?  C'est 
donc  le  fougueux  Ambroise,  le  scélérat  Cyrille  ou  quelque 
autre  brigand!) 

AUBRY2. 

224.     PORTRA.IT     DE     M.     LE     MARQUIS     DE     LA     BILLARDERIE. 

-  225.      PORTRAIT      DE     M.     LE     COMTE       D  '  A  X  GE  V ILLER. 

226.     PORTRAIT    DE     M.    JEAURAT,    PEINTRE    DU    ROI. 

227.    PLI  SIEURS     PORTRAITS,     MÊME    NUMERO. 

M.  Aubry  marche  à  grands  pas  clans  sa  carrière;  ses  por- 
traits sont  des  garants  des  succès  qu'il  peut  se  promettre  de 
jour  en  jour.  M.  Jeaurat  est  vivant;  et  beaucoup  d'autres  ne  lui 
cèdent  point  en  force,  en  couleur  et  en  ressemblance.  C'est  un 
agréé  qui  vaut  plus  d'un  agréant. 

{Jeaurat,  excellent  tableau.) 


SCULPTURE. 

Je  n'ai  fait,  monsieur,  que  vous  croquer  une  idée  des  mor- 
ceaux de  peinture  exposés  au  Salon.  Il  est  vrai  qu'il  en  manque 
beaucoup  encore;  je  veux  parler  de  ceux  qui  se  sont  dispensés 

1.  Tableau  de  5  pieds  6  pouces  de  large  sur  4  pieds  de  haut. 

2.  Etienne  Aubry,  ne  à  Versailles  en    1745,  membre  de  l'Académie  en  1774, 
mort  à  Rome  en  1781. 


532  SALON    DE    1771. 

d'y  exposer  leurs  ouvrages,  tels  que  MM.  Briard,  Greuze,  Tara- 
val,  etc.;  mais  sans  entrer  dans  les  raisons  qu'ils  peuvent  donner 
de  leur  dispense,  je  crois  que  vous  n'y  perdez  pas.  Je  ne  doute 
point  cependant  que  plusieurs  de  nos  journaux  ne  regrettent 
amèrement  de  se  voir  privés  des  chefs-d'œuvre  inimitables  dont 
ces  grands  hommes  nous  auraient  galantisès ;  car  c'est  le  ton  et 
le  style  louangeur  qui  règne  aujourd'hui  dans  ces  fastes  admira- 
bles de  nos  grands  succès.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  reprends  mes 
petites  observations  sur  la  sculpture  et  la  gravure. 
(La  sculpture  se  soutient  et  la  gravure  tombe.) 

LE  MOYNE. 

228.    M",e  J.A    COMTESSE    d'eGMONT1. 

Buste  en  marbre  ;  c'est  un  portrait  d'une  élégance  char- 
mante; la  ressemblance  y  est  exacte  et  sans  flatterie;  M.  Le 
Moyne  y  a  rendu  les  grâces  de  M",e  d'Egmont  dans  le  vrai,  et 
c'est  la  plus  belle  cause  de  son  succès  ;  la  légèreté  et  le  moel- 
leux de  son  ciseau  ont  fait  le  reste. 

(Ma  foi,  il  est  médiocre;  peu  d'expression,  cou  sec,  massif 
par  bas.) 

Au  sujet  de  ce  morceau,  je  ne  puis  cependant  m'empêcher 
de  remarquer  l'abus  que  certains  artistes  commettent  en  voulant 
enchérir  sur  l'élégance  de  la  nature.  Dans  cette  vue,  ils  affec- 
tent d'outrer  les  contours  coulants  qui  partent  du  cou  pour  se 
réunir  à  l'emmanchement  des  épaules;  l'angle  qu'ils  forment 
devient  alors  si  serré,  que  les  épaules,  se  trouvant  forcées  d'être 
placées  à  trois  pouces  au-dessous  du  niveau  des  clavicules,  il 
en  résulte  que  le  sein  de  la  femme  (qui  naturellement  suit  le 
mouvement  interne  de  l'épaule)  est  obligé  de  la  suivre  par  cet 
abus  el  de  se  placer  sur  les  dernières  côtes  vraies  pour  conserver 
toujours  sa  distance  proportionnelle.  De  là  cet  air  d'affaisse- 
ment que  la  gorge  prend  dans  ces  sortes  de  portraits,  qui  sacri- 
fient tout  à  l'elegance  du  cou  et  des  épaules;  et  les  femmes  y 
perdent  cependanl  beaucoup,  puisque  c'est  négliger  ou  plutôt 
dépriser  les  objets  précieux  de  nos  hommages  les  plus  ardents 
ou  de  notre  reconnaissance  la  plus  juste. 

1.  Il  était  au  dernier  Salon  (D.) 


SALON    DE    1771.  533 

229.    UNE    JEUNE     FILLE    REPRESENTANT    LA     CRAINTE1. 

Cette  figure  est  d'une  grande  légèreté  d'ébauchoir;  la  pose 
en  est  aisée  et  simple;  mais  je  trouve  qu'elle  exprime  plutôt 
l'admiration  ou  la  surprise  que  la  crainte.  D'ailleurs  la  colombe 
qu'elle  tient  n'est  point  l'emblème  de  la  crainte;  le  lièvre  est  le 
véritable. 

(Peur  de  rien,  peur  avec  mine  riante;  absurde.) 

230.     QUELQUES     TÈTES     SOUS     LE     MEME     NUMERO. 

Elles  se  ressentent  de  la  touche  et  du  savoir  du  grand 
maître. 

VASSÉ. 

231.  UN  DESSIN  REPRÉSENTANT  LE  MAUSOLÉE  DU  ROI 
STANISLAS,  TEL  QU'lL  s'EXÉCUTE  AUJOURD'HUI  EN 
MARRRE  DANS  L'ATELIER  DE  CET  ARTISTE,  POUR 
ÊTRE  PLACÉ  A  NANCY  DANS  L'ÉGLISE  DE  BON-SECOURS, 
EN    FACE     DE     CELUI     DE    LA     REINE     DE     POLOGNE. 

La  composition  m'en  paraît  sage,  nette  et  propre  à  rendre 
clairement  la  pensée  de  l'auteur. 

(Composition  maigre.  Trois  figures  formant  un  triangle  de 
mauvais  effet.) 

232.     UNE     STATUE    DE     SEPT     PIEDS     DE     PROPORTION. 

C'est  une  femme  couchée  sur  les  socles  du  tombeau  et  désolée 
de  la  perte  de  ce  bon  prince2.  Bonne  statue. 

233.  UN  MODÈLE  EN  PETIT  D'UN  MONUMENT  RELATIF  AU 
COEUR  DE  LA  FEUE  REINE,  QUI  DOIT  ÊTRE  PLACÉ  A 
NANCY,     DANS     L'ÉGLISE    DE     BON- SEC  OURS 3. 

Très-bien. 

\ .  Modèle  en  terre  cuite. 

2.  Cette  statue  fait  partie  du  dessin  représentant  le  mausolée  du  roi  Stanislas. 

3.  Cet  ouvrage  s'exécute  en  marbre. 


534  SALON   DE    1771. 

234.   une  tête  de  minerve. 

Etude  faite  pour  une  statue  de  marbre  de  six  pieds.  Elle  est 
d'un  bon  goût  de  caractère  et  d'un  dessin  fier  et  grand. 

"235.    PETIT    TOMBEAU. 

L'on  voit  une  femme  pleurant,  appuyée  sur  un  cube  servant 
de  base  à  une  urne  supposée  renfermer  les  cendres  de  feu  M.  de 
Brou,  garde  des  sceaux.  Son  médaillon  est  au  bas  du  monu- 
ment'. Cette  figure  est  d'un  grand  goût  de  dessin.  La  tête  est 
pleine  d'un  caractère  vrai  et  elle  est  d'une  expression  singulière. 
On  s'afflige  avec  elle  en  l'admirant. 

(Tète  de  magistrat  affublée  d'une  énorme  perruque  et  coiffée 
par-dessus  d'un  voile  de  crêpe;  ton  ridicule  à  la  tète,  à  faire 
rire  devant  un  tombeau.) 

236.    UN    BUSTE    DE    Mme    LA.    MARQUISE    DE***,  EN    MARBBE. 

Les  linges  en  sont  trop  lourds,  et  la  tête  est  de  manière. 

PAJOU. 

240.     VÉNUS,     OU     LA     BEAUTE     QUI     ENCHAINE      L'AMOUR.    

VENUS    RECEVANT    DE    L'AMOUR    LE     PRIX    DE    LA    BEAUTÉ. 
—    HÉBÉ     DÉESSE     DE     LA    JEUNESSE2. 

L'idée  de  Vénus  qui  enchaîne  l'Amour  est  une  idée  ingé- 
nieuseetline;  car  il  parait,  par  lu  groupe,  que  si  elle  l'enchaîne, 
ce  n'est  point  qu'il  veuille  s'échapper,  mais  seulement  pour  pré- 
venir le  désir  qui  pourrait  lui  en  venir,  puisqu'il  ne  semble  pas 
faire  d'effort  pour  s'opposer  à  son  esclavage.  Vénus  qui  reçoit 
de  l'Amour  le  prix  de  la  beauté  offre  une  pose  agréable,  quoique 
l'idée  n'en  soit  pas  neuve;  et  la  jeune  Hébé  démontre  bien,  par 
sa  pose  légère,  qu'elle  est  toujours  prête  à  servir  le  maître  des 
dieux. 

(Esquisses  jolies.) 

1.  Cet  ouvrage  exécuté  en  marbre  se  voyait  dans  l'atelier  de  M.  Vassé. 

•j.  Parmi  ces  trois  esquisses  qui  portaient  le  même  numéro,  la  dernière,  ou 
Hébé  déesse  de  la  jeunesse,  devait  être  exécutée  en  marbre  de  grandeur  naturelle, 
pour  M""  la  comtesse  du  Barry. 


SALON    DE   1771.  535 

241.     DEUX    TÈTES    DE     FEMMES. 

Deux  bonnes  Études  en  terre  cuite.  Pas  trop  finies. 

242.    UNE    TÈTE    DE   SATYRE. 

Elle  est  forte  de  caractère  et  d'une  touche  libre. 

243.  UN  DESSIN,  ESQUISSE  LAVEE  A  L'ENCRE  DE  CHINE  : 
CAMILLUS  ASSIÉGEANT  LA  VILLE  DE  VEIES  EN  TOS- 
CANE,   ETC. 

Il  y  a  beaucoup  d'invention  dans  ce  dessin,  et  l'idée  en  est 
grande  et  bien  riche. 

244.  UN    DESSIN,    ESQUISSE    A    l/ENCRE     DE     CHINE. 

C'est  un  projet  de  pendule. 

CAFFIERI. 

245.  QUINAULT.     —    246.    LLLLI.     247.    RAMEAU. 

Ces  trois  bustes,  destinés  pour  le  foyer  de  l'Opéra,  ont  une 
vérité  admirable  et  sont  d'un  ciseau  savant;  ils  rendront  M.  Caf- 
iieri  participant  de  leur  immortalité. 

(Ces  trois  têtes  sont  fort  bien.) 

248.    UNE    TÈTE    DE    JEUNE    FILLE,    EN    MARBRE. 

C'est  une  belle  tête  et  rendue  avec  toutes  les  grâces  du  bel 
âge. 

249.     UNE     NAÏADE    REPRESENTANT    L'EAU1. 

Elle  est  debout  et  un  peu  penchée  vers  son  urne.  D'ailleurs, 
admirablement  bien  dessinée  :  les  contours  en  sont  coulants,  les 
formes  belles  et  soutenues  ;  le  solide  de  la  chair  s'y  fait  sentii 
sans  dureté;  bref,  c'est  une  figure  qui  m'a  fait  beaucoup  de  plai- 
sir. Peut-être  est-elle  un  peu  longue;  il  est  vrai  que  c'est  un 

1.  Figure  en  terre  cuite,  qui  devait  être  exécutée  en  pierre,  de  la  proportion 
de  6  pieds,  pour  décorer  une  des  façades  de  l'Hôtel  royal  des  monnaies,  du  coté 
de  la  rue  Guénégaud.  —  Elle  est  encore  en  place  aujourd'hui. 


53G  SALON   DE   17  71. 

défaut  de  mode  qui  règne  ici  depuis  plus  de  vingt  ans.  La  plu- 
part de  nos  artistes  ont  oublié  que  les  plus  belles  figures  de 
femmes  antiques,  les  Grecques  surtout,  ont  de  l'élégance;  mais 
ce  n'est  jamais  aux  dépens  des  proportions  que  la  nature  semble 
avoir  assignées  à  ce  sexe,  fait  pour  plaire  aux  yeux  comme  au 
cœur.  Je  puis  ajouter  que  la  manie  de  l'élégance  ne  s'en  est 
pas  tenue  à  cet  abus  de  l'élongation  de  la  taille;  elle  a  voulu, 
comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  s'étendre  sur  le  cou,  que  l'on  fait  en 
conséquence  fort  long,  ce  qui  empêche  la  tète  de  former  avec 
lui  des  emmanchements  agréables  :  l'un  ne  paraît  plus  fait  pour 
l'autre. 

(Naïade  qui  ne  dit  rien.) 

251.    OMNIÂ    VINCIT    AVIOR1. 

Malgré  que  le  livret  du  Salon  nous  expose  nettement  les 
idées  que  l'on  doit  prendre  sur  le  dieu  Pan,  que  l'on  connaît 
déjà,  je  doute  qu'au  premier  coup  d'œil  on  devine  aisément 
l'emblème  enveloppé  dans  ce  sujet.  Je  n'y  vois  que  l'Amour  qui 
pose  sa  main  sur  la  tête  de  ce  dieu  des  forêts,  et  celui-ci  qui  le 
tient  embrassé  d'une  main.  Je  ne  vois  point  par  cette  action  que 
l'Amour  triomphe  de  tout;  un  sujet  n'est  pas  clair,  s'il  faut  de 
la  peine  pour  le  trouver  : 

Ce  que  l'on  conçoit  bien  s'exprime  clairement. 

Le  groupe  est  d'ailleurs,  comme  la  plupart  des  ouvrages  de 
M.  Caffieri,  d'un  ébauchoir  facile  et  savant. 
(Mauvaise  allégorie,  mauvais  Amour.) 

DHUEZ. 

"252.  LE  MODÈLE  D'UN  FRONTON  :  LA  FRANCE,  SOUS  LA 
FIGURE  DE  MINERVE,  PREND  SOUS  SA  PROTECTION  LES 
.11.1  M  S  KEI.VES  OE  1,'ÉCOLE  MILITAIRE.  d'UNCOTÉ  EST 
LA  ISOBLESSE  QUI  LES  LUI  PRESENTE;  ET  DE  L'AUTRE 
LA     BON  1  11,     CARACTÉRISÉE     PAR    LE     PELICAN. 

Ce  sujet  est  grand  sans  doute  et  intéresse  véritablement. 
M.  Dhuez  est  bien  entré  dans  son  sujet  en  donnant  à  Minerve 

1.  Groupe  en  terre  cuite. 


SALON    DE    1771.  537 

un  bouclier  qu'elle  étend  sur  les  jeunes  élèves  et  dont  elle  les 
couvre  ;  par  cette  action,  l'idée  s'explique  bien  ;  elle  est  juste.  La 
Noblesse,  qui  est  à  sa  gauche,  et  désignée  par  la  lance  qu'elle 
tient  et  les  couronnes,  etc.,  pourrait  avoir  plus  d'action  dans  son 
attitude  et  prendre  plus  d'intérêt  à  l'action  principale;  car  ce 
n'est  point  une  figure  simplement  accessoire  comme  la  Bonté, 
elle  est  fondée  en  droit;  son  action  doit  être  ferme  et  noble; 
elle  doit  sembler  porter  la  parole  pour  ses  enfants  et  dire  en 
leur  place  :  Nos  pères  n'ont  donné  que  la  moitié  (le  leur  sang 
■pour  la  patrie,  nous  sommes  Vautre  moitié  de  ce  sang,  nous  vous 
l'offrons  encore. 

Il  me  semble  que  ces  enfants,  si  chers  à  la  patrie,  eussent  été 
mieux  et  plus  convenablement  nus  et  le  casque  en  tête,  que 
vêtus  de  cette  espèce  de  chemise;  ce  qui  n'est  pas  d'un  style 
élevé,  comme  le  sujet  le  demande. 

Je  ne  sais  si  la  Bonté  serait  le  véritable  accessoire  dans  ce 
sujet  et  si  l'on  n'eût  pas  trouvé  mieux. 

Quant  à  l'exécution,  les  figures  sont  d'un  bon  goût  de  dessin, 
les  têtes  en  sont  agréables  et  d'un  bon  choix. 


(Bien  dessiné, 


253.     UN    MODÈLE    OÙ    EST    UN     CADRAN     ACCOMPAGNÉ 
DE    DEUX    FIGURES,    L'ÉTUDE    ET    LA    VIGILANCE. 

Deux  bonnes  figures.  Le  coq  devrait  être  ajouté  à  la  lampe 
pour  que  l'emblème  fût  plus  net. 

254.    VENUS    DEMANDE    DES    ARMES   POUR    SON    FILS    ÉNEE. 

Je  me  doute  bien,  monsieur,  que  dans  l'exécution  en 
marbre,  cette  figure  sera  encore  bien  plus  soignée  et  recherchée 
d'après  la  nature,  comme  dans  la  partie  de  la  hanche  droite 
que  l'on  appelle  membraneuse,  et  de  quelques  autres  qui 
demandent  plus  de  rondeur,  mais  que  le  plâtre  n'a  peut-être 
pas  pu  rendre.  La  figure  est  d'ailleurs  agréable  et  légère. 

(Vénus  louée.) 

255.    PORTRAIT    DE    M.    DE    LA    CONDAMINE. 

Il  est  très-ressemblant  et  d'un  style  hardi  et  facile. 


538  SALON    DE    1771. 


MOUCHY. 

250.  UN  MODÈLE  DES  ARMES  DU  ROI,  POUR  UN  FRONTON 

nu  l'école  militaire. 

257.  DEUX  FIGURES  EN  PLATRE  POUR  LE  MÊME  HÔTEL  : 

l'une,   l'amour    de    la    patrie;    l'autre,    LA   N  Olï  LE  S  SE. 

Je  n'ai  vu  que  cette  dernière,  qui  me  parait  bien  rendue, 
si  ce  n'est  que  je  voudrais  plus  de  caractère  dans  la  tête. 

DUMONT. 

260.    DIANE,     CONDUITE     PAR     L'AMOUR,     CONTEMPLE 
LE    RERGER     ENDÏMION    PENDANT    SON    SOMMEIL1. 

L'attitude  d'Endymion  est  simple  et  naturelle,  bien  dessinée; 
mais  je  la  voudrais  moins  du  style  d'un  modèle  ordinaire. 
Quelle  apparence  que,  pour  une  -première  passion,  la  chaste 
déesse  se  fût  éprise  pour  un  homme  aussi  formé  que  celui-ci? 
Elle  ignorait  certainement  que  les  beaux  hommes  eussent  été 
faits  comme  des  modèles  académiques;  ce  fut  la  fraîcheur  de  la 
jeunesse  qui  la  séduisit.  La  figure  de  cette  déesse  me  paraît  au 
surplus  trop  de  petite  manière;  la  tête  est  d'un  style  commun 
ainsi  que  les  draperies,  et  la  main  droite  d'un  mauvais  choix,  etc. 

BERRUER. 

261.     LA    El  DÉLITÉ2. 

C'est  une  très-belle  figure,  monsieur,  que  cette  Fidélité;  elle 
es)  dessinée  d'un  bon  goût,  a  beaucoup  d'élégance,  et  les  formes 
en  sont  séduisantes.  La  figure  pose  noblement  et  est  souple  et 
aisée  dans  ses  mouvements. 

202.    SAINTE    HÉLÈNE'. 

C'est  encore  une  très-bonne  ligure,  bien  composée,  drapée 

1.  Groupe  de  2  pieds  0  pouces  de  haut. 

2.  Modèle  en  plâtre  de  ■_'  pinls  G  pouces  de  haut. 

3.  Cette  figure  est  exécutée  en  grand,  à  la  nouvelle  église  de  Montreuil,  près 
Versailles. 


SALON    DE   1771.  539 

largement  et  de  bon  goût  ;  sa  tête  a  de  l'expression  ainsi  que  sa 
pose.  M.  Berruer  me  semble  prétendre  à  devenir  un  grand 
homme,  et  je  crois  ses  prétentions  fondées. 

263.    PROJET    DU    MAUSOLÉE    DU     FEU  COMTE    d' II A  RCOURT1. 

11  y  a  de  l'invention,  de  la  noblesse  et  du  goût  dans  cette 
composition.  Je  conviens  que  l'action  de  la  mort  n'est  pas  une 
idée  neuve  ici;  mais  la  mort  n'a  malheureusement  qu'un  seul 
but,  et  elle  y  atteint  toujours. 

(Pauvre.) 

GOIS. 

264.    LA    FIDÉLITÉ    ET    l'a  R  ON  DAN  CE    DES    RICHESSES, 

SERVANT     DE     SUPPORT     AUX    ARMES    DU    ROI2* 
266.     PORTRAIT    DE    M.    BELLOT,     DOCTEUR-MEDECIN. 

(Il  est  ressemblant.) 

267.     PLUSIEURS    DESSINS3. 

LE    COMTE. 

268.     OEDIPE    DÉTACHÉ    PAR    UN    BERGER    DE    l'ARBRE 
OU    IL     AVAIT    ÉTÉ    EXPOSÉ4. 

Groupe  en  marbre  de  trois  pieds  de  haut,  pour  la  réceptiou 
de  l'auteur  à  l'Académie. 

La  ligure  du  berger  est  belle  et  bien  dessinée,  peut-être  un 
peu  trop  svelte  ;  mais  la  pose  en  est  naturelle,  les  contours  élé- 
gants; je  les  voudrais  à  la  vérité  plus  nourris,  indépendamment 
de  l'action  pénible  de  toute  la  figure,  dont  presque  tous  les  mus- 
cles sont  en  contraction. 

(Tout  cela  est  vrai,  mais  le  sens  commun  y  manque.  Tu 

1.  Ce  mausolée  est  à  Notre-Dame  de  Paris. 

2.  Ce  modèle  est  exécuté  en  grand,  en  pierre  de  Conflans,  au  couronnement  du 
nouvel  Ilùtel  des  monnaies. 

3.  Ces  dessins  portent  le  même  numéro,  seulement  au  bas  de  chacun  d'eux  le 
sujet  est  expliqué. 

4.  Ce  morceau  est  au  Louvre,  Sculpture  moderne,  n°  303  ter. 


540  SALON    DE    1771. 

décrochés  cet  enfant  sans  le  soutenir;  ne  l'entends-tu  pas  qui  te 
crie  que  tu  es  une  bête?) 

Celui  qui  sait  faire  une  belle  figure  idéale  fera  quand  il  vou- 
dra une  ligure  avec  les  incorrections  de  la  nature,  et  non  vice 
versa. 

Quelle  doit  être  la  nature  de  cel  homme-là?  A  pou  prèscelle 
du  gladiateur.  Et  point  du  tout  :  c'est  un  paysan  de  la  Cham- 
pagne pouilleuse,  dont  les  graisses  sont,  fondues,  les  chairs 
émanées.  1rs  peaux  collées  sur  les  os  comme  aux  oreilles,  et  les 
muscles  saillants,  llasqurs.  mis  où  il  n'y  en  a  point,  et  ceux 
qui  y  sont  déplacés.  S'il  tombe  à  terre,  il  s'y  plaquera,  il  se 
cassera  une  côte  ou  se  rompra  le  cou.  Ses  pieds  sont  déformés, 
il  a  porté  des  sabots;  ses  bras  sont  tortueux, 

Le  désespérant  de  cela,  c'est  qu'il  n'y  a  qu'une  voix  là- 
dessus,  tout  le  monde  crie,  d'après  Pigalle  et  Le  iMoyne  :  «  Cela 
est  beau...»  et  le  jeune  artiste,  qui  voit  et  sent  les  défauts  et  qui 
a  une  autre  idée  de  son  art  dans  la  tète,  s'émeut,  se  décourage 
ou  se  mord  les  lèvres  de  rage,  incertain  s'il  pliera  son  talent  à 
l'éloge,  ou  s'il  continuera  de  bien  faire,  au  hasard  d'être  peu 
loué,  ou  s'il  jettera  l'ébauchoir  loin  de  lui.) 

*269.    UNE  ESQUISSE    D'UNE    BACCHANALE    D'ENFANTS1. 

C'est  un  morceau  fort  gai  et  très-joli;  ce  ne  sont  point  des 
François  Flamand  ,  mais  on  peut  faire  bien  sans  atteindre  le 
talent  unique  de  Qucsnoy. 

'270.    LES    SEPT    SACREMENTS2. 

Ces  sept  bas-reliefs  m'ont  fait  grand  plaisir,  monsieur;  je 
reconnais  en  eux  un  artiste  qui  a  du  génie,  laborieux,  et  qui 
aime  le  naturel.  Ces  morceaux  sont,  pour  la  plupart,  composés 
avec  sagesse  el  intelligence,  et  convenablement  à  la  gran- 
deur et  à  la  simplicité  des  sujets  :  partout  ML  Le  Comte  y  des- 
sine avec  espril  et  il  y  est  fort  d'expression.  Enfin  ce  sont  de 


"1.  Ce  morceau,  quia  été  exécuté  à  Lucienncs  pour  M'"e  la  comtesse  du  Barry,  a 
22  pieds  de  long  sur  2  pieds  10  pouces  de  haut. 

k2.  Bas-reliefs  en  terre  cuite.  Esquisses  de  -  pieds  5  pouces  de  large  sur  1  pied 
9  pouces  de  haut. 


SALON    DE    1771.  541 

très-bons  morceaux  et  qui  me  donnent  de  grandes  idées  du  génie 
de  l'auteur. 

271.     LE    TRIOMPHE     DE     TER  P  S  I  G  IIO  RE  l. 

Elle  pince  de  la  harpe,  assise  sur  un  char  traîné  par  les 
Amours  avec  des  guirlandes  de  fleurs.  Des  bacchantes  précèdent 
la  marche  en  dansant  ;  les  Grâces  et  la  Musique,  inséparables  de 
la  danse,  marchent  sur  ses  traces;  deux  satyres,  par  leur  action, 
désignent  la  danse  de  caractère. 

Il  y  a  assurément  beaucoup  de  génie  dans  la  composition 
de  ce  morceau;  elle  est  très-agréablement  ordonnée.  Je  ne  puis 
cependant  m'empècher  de  croire  que  Terpsichore  n'eût  été 
beaucoup  mieux  debout  qu'assise,  car  je  ne  pense  pas  qu'aucun 
talent  d'exercice  puisse  se  caractériser  par  une  figure  assise. 
M.  Le  Comte  peut  m'objecter  qu'elle  pince  de  la  harpe.  Je 
réponds  qu'en  ce  cas  il  faut  opter  :  ou  elle  y  est  prise  particu- 
lièrement pour  la  Musique  ou  bien  pour  la  danse;  si  c'est  ici 
le  dernier  cas,  ce  qui  me  parait  vraisemblable,  la  harpe  ne  doit 
être  que  l'attribut  du  premier  de  ces  deux  talents,  et  il  faut 
qu'elle  se  caractérise  et  se  montre  tout  entière  au  second,  qui  est 
la  Danse;  or,  sa  pose  naturelle  alors  ne  sera  point  d'être  assise. 

Malgré  les  licences  que  l'art  du  bas-relief  se  permet,  même 
trop  souvent,  je  trouve  qu'il  est  impossible  que  la  dernière  des 
trois  Grâces,  vue  de  dos,  puisse  porter  sa  main  gauche  sur 
l'épaule  droite  de  celle  qui  la  précède;  c'est,  tandis  que  l'on 
peut  faire  mieux,  contorsionner  la  nature  gratis.  A  peu  près  le 
même  vice  se  retrouve  dans  l'entrelacement  des  bras  de  deux 
des  bacchantes  qui  précédent  la  marche.  Vous  allez,  monsieur, 
trouver  que  je  suis  difficile,  mais  je  vous  ai  promis  de  vous  dire 
naïvement  mon  sentiment.  J'aime  la  vérité.  Si  je  vous  instruis 
de  ce  que  je  trouve  de  beau,  pourquoi  vous  cacherais-je  le 
faible?  J'observe  encore  que  la  seconde  des  trois  Grâces,  et  qui 
se  présente  de  face,  ne  peut  avoir,  en  marchant,  la  cuisse  et  la 
jambe  en  dedans  (quoique  cela  soit  plus  de  bas-relief).  La 
nature,  qui  n'entend  rien  à  tout  cela,  dit  que  cette  pose  n'est 
point  de  son  aveu.  Il  faut  donc,  pour  que  cette  Grâce  ait  des 
grâces  en  marchant,  que  son  genou,  une  partie  de  sa  cuisse  et 

1.  Esquisse  d'un  bas-relief  de  22  pieds,  exécuté  à  la  maison  de  M1Ie  Guiniard. 


542  SALON   DE  1771. 

sa  jambe  soient  de  ronde  bosse,  sans  quoi  la  figure  est  tortillée 
et  porte  à  faux.  Si  vous  ne  m'en  croyez  pas,  j'en  appelle  à 
M.  Le  Comte  lui-même,  que  je  ne  connais  point,  mais  que  je 
me  représente  au-dessus  de  ces  petitesses  que  l'orgueil  ou 
l'amour-propre  mal  entendus  suggèrent.  Toutes  ces  réflexions 
n'empêcheront  point  que  ce  bas-relief  ne  soit  un  très-joli  bas- 
relief.  Soyons  juste;  le  soleil  a  des  taches;  et  l'auteur  est  en  état 
de  bien  réparer  ses  fautes  quand  il  voudra. 

MONOT. 

273.  LE     GÉNIE    DU    PRINTEMPS     OUI    ENCHAINE     DE     FLEURS 

UN    SIGNE    DU    ZODIAQUE1. 

On  fourre  les  génies  partout,  souvent  même  où  ils  ne  peu- 
vent aborder.  Je  n'ai  point  vu  cette  terrible  guirlande,  ni  ce 
fortuné  zodiaque. 

274.  PORTRAIT  EN  MARBRE    DE    M'"e    LA    MARQUISE  DE  SÉGUR. 

Il  ressemble. 

277.     PORTRAIT    DE     M.    VASSE,    SCULPTEUR    DU     ROI. 

Il  est  fort  ressemblant,  et  pourrait  être  plus  ferme  et  moins 
tàté.  Peut-être  la  présence  de  M.  Vassé  n'a-t-elle  pas  rassuré  la 
main  de  l'artiste. 

IIOUDON2. 

•279.     MORPHÉE,     L'UN    DES     ENFANTS     ET    MINISTRES 
DU     DIEU     DU    SOMMEIL3. 

C'est  encore  une  figure  malheureusement  trop  académique. 
Cette  manie  subjugue  toujours  l'artiste  et  absorbe  sa  raison; 
elle  l'attache  strictement  aux  règles  habituelles  de  son  art  et 
éloigne  de  lui  I»1  souvenir  des  beautés  de  l'antique  et  de  l'étroite 
observation  des  anciens  sur  l'âge  et  l'état  des  personnes.  Mor- 

1.  Modèle  de  2  pieds  8  pouces  qui  doit  être  exécuté  en  grand  pour  M.  Doutin. 

2.  Jean-Antoine  Houdon,  né  à  Versailles  le  20  mars  17 il,  académicien  en  1777. 
mort  à  Paris  le  15  juillet  1828. 

3.  Modèle  de  grandeur  naturelle. 


SALON   DE   1771.  5^3 

phée  est  fils  et  ministre  du  sommeil  ;  c'est  un  jeune  homme, 
mais  qui  ne  peut  être  formé  comme  uti  homme  de  quarante  ans. 
Le  Bacchus  antique,  le  Lantùi,  etc.,  ne  sont  point  des  acadé- 
mies modernes.  Ce  Morphèe  qui  dort  ne  se  ressent  point  de  la 
mollesse  que  le  sommeil  prête  aux  chairs;  ses  jambes  sont  trop 
maîtresses  de  la  position  qu'elles  tiennent,  etc.  D'ailleurs  pour- 
quoi dort-il?  Il  est  Morphée,  mais  il  n'est  pas  le  sommeil  ;  il 
n'est  que  son  ministre,  c'est-à-dire  toujours  prêt  à  se  porter 
partout  et  sous  tel  déguisement  que  le  maître  l'ordonne.  Cette 
idée  devait  seule  fournir  à  l'auteur  une  figure  d'une  composi- 
tion ingénieuse,  que  les  ailes  et  le  pavot  suffisaient  à  éclairer.  La 
figure  est  d'ailleurs  bien  dessinée. 

280.    PORTRAITS     DE    M.     ET    M,ne     RIGNON. 

11  y  a  beaucoup  de  vérité  dans  ces  deux  portraits. 

281.     PORTRAIT    DE     M.    DIDEROT. 

Très-ressemblant  *. 

282.     PORTRAIT     DE    Mme     DE     MAILLY, 
ÉPOUSE     DU    PEINTRE    EN    EMAIL    DE    CE    NOM. 

Je  doute  que  nos  neveux  adoptent  la  coiffure  à  la  grecque 
dans  les  bustes. 

283.     TÈTE     D'ALEXANDRE,     EN     MÉDAILLON1. 

Elle  est  d'un  beau  caractère. 


1.  On  nous  saura  gré  sans  doute  de  suppléer  au  laconisme  de  Diderot  sur 
cette  terre  cuite  qui,  pour  la  finesse  et  la  hardiesse  d'exécution,  pour  l'animation  et 
pour  le  caractère  do  vérité,  ne  le  cède  en  rien  aux  portraits  de  Washington,  de 
Franklin,  de  Chénier,  de  Lalandc,  de  Mirabeau,  dont  Houdon  nous  a  également 
laissé  les  terres  cuites,  ces  conceptions  de  premier  jet  cent  fois  plus  palpitantes 
que  le  bronze  et  le  marbre,  qui  n'étaient  pas  destinées,  comme  cela  se  fait  aujour- 
d'bui,  à  disparaître  après  le  moulage. 

Houdon  les  conservait  toutes  avec  le  plus  grand  soin  dans  son  atelier,  où  nous 
avons  pu  les  admirer  de  son  vivant,  et  les  recueillir  après  lui.  {Note  de  M.  Wal- 
ferdin.) 

2.  Médaillon  plus  grand  que  le  naturel,  pour  faire  pendant  à  une  tète  antique 
de  Minerve,  de  même  grandeur  et  de  même  relief. 


5U  SALON   DE  1771. 

284.  DEUX    TÈTES    HE    JEUNES    HOMMES    :    L'UNE,    COURONNEE 
DE     MYRTE;    L'AUTRE,    CEINTE    d'un    RUBAN*. 

Je  n'ai  vu  que  celle  couronner  de  myrte,  et  qui  m'a  paru 
d'un  bon  goût  de  dessin.  Elle  est  de  ronde  bosse  et  de  grandeur 
naturelle. 


DESSIN    ET   GRAVURE 

GOCHIN. 

"285.  un  dessin  destiné  a  recevoir  les  diverses  in- 
scriptions relatives  a  l'établissement  de  l'école 
militaire.  on  y  voit  les  armes  du  roi;  la  mé- 
daille frappée  a  l'occasion  de  cet  édifice;  sir 
les  côtés,  les  figures  allégoriques  de  mars  et 
de  l'étude;  et  en  ras,  quelques-uns  des  exer- 
cices   DES    ÉLÈVES. 

Je  suis  sincèrement  fâché,  monsieur,  pour  la  gloire  de 
M.  Gochin,  cet  ingénieux  et  savant  dessinateur  (le  Mercure  nous 
le  désigne  tel),  qu'il  ait  permis  que  l'on  expose  ses  dessins  au 
Salon  avant  qu'il  ait  eu  le  temps  de  les  revoir,  lui  qui  s'est  tou- 
jours établi  le  rigoureux  appréciateur  des  ouvrages  mêmes  de 
nos  anciens  maîtres-.  Je  présume  que  ses  grandes  entreprises 
ne  lui  en  auront  pas  laissé  le  temps,  car  autrement  il  n'eut  pas 
laissé  subsister  quelques  négligences  qui  se  trouvent  dans  ses 
dessins;  telles  que  sa  figure  représentant,  dit-on,  l'Etude,  dont 
la  tète  se  trouve  mal  sur  le  cou  et  n'est  pas  coilïee  historique- 
ment ;  les  épaules  trop  étroites  ainsi  que  le  corps,  eu  égard  à 
la  tète  qui  esl  forte,  mais  >ans  choix;  l'avant-bras  droit  trop 
court,  ainsi  que  le  gauche,  dont  la  main  ressemble  un  peu  trop 
à  une  palette  ou  main  de  poupée,  (le  même  inconvénient  du 
temps  l'a  également  empêché  de  revoir  sa  figure  de  Mars,  dont 
la  tête  ressemble  à  un  barbon  goguenard,  et  paraît  affublée  du 
casque  d'un  entant;  les  bras,  mal  dessinés,  s'emmanchent  mal 
a\ecles  mains,  et  l'attitude  ne  [tarait  pas  devoir  être  celle  du 

1.  De  ronde  1"^-  el  de  grandeur  naturelle. 

2.  Voyez  son  Voyage  pittoresque  d'Italie,  .i  vol.  in-8°.  Paris  1756. 


SALON   DE   1771.  5^5 

dieu  de  la  guerre.  11  aurait  certainement  retouché  aussi  les 
enfants  adultes  qui  sont  autour  des  armes  de  France.  A  l'égard 
des  exercices  des  élèves,  que  l'on  voit  en  bas,  quelle  apparence 
que  M.  Gochin  ait  eu  le  temps  d'aller  trouver  un  maître  d'armes 
pour  apprendre  de  lui  que,  de  deux  hommes  qui  s'escriment  à 
l'épée,  celui  qui  tire  a,  dans  ce  moment,  la  tête  à  l'aplomb  de 
son  genou  droit,  qui  se  trouve  en  avant;  que  cette  tête,  le  dos 
et  la  jambe  gauche,  ne  font  que  la  même  ligne,  et  que,  lors- 
qu'on tire  un  coup  d'épée,  le  corps  ne  peut  rester  debout,  etc.? 
Il  est  permis  d'ignorer  tout  cela. 

286.  PLUSIEURS  DESSINS  QUI  ONT  ÉTÉ  GRAVÉS  POUR  SER- 
VIR A  L'ORNEMENT  DE  LA  TRADUCTION  DE  TÉRENCE, 
PAR     M.     L'ABBÉ    LE     MONNIER,     LE    FRONTISPICE     DE    SA 

TRADUCTION     DE    PERSE    ET    AUTRES. 

Les  mêmes  fautes,  monsieur,  se  sont  également  glissées 
dans  ces  dessins  que  M.  Cochin  n'a  pas  eu  le  temps  de  revoir. 
Des  figures  lourdes  et  beaucoup  trop  courtes,  des  têtes  trop 
fortes  et  sans  caractère,  d'un  choix  commun  ;  des  draperies 
mesquines;  des  bras  et  des  mains  comme  ci-dessus.  Enfin, 
monsieur,  je  ne  vous  rends  compte  de  toutes  ces  négligences 
que  pour  vous  montrer  de  quel  dommage  il  est  que  M.  Cochin 
n'ait  pas  revu  ses  dessins  avant  leur  exposition  au  Salon.  Les 
hommes  d'un  génie  rare  sont  peut-être  exposés  à  ces  sortes  de 
négligences,  emportés  par  le  feu  de  la  composition. 

J'imagine  que  du  moins  ils  les  réparent  bien,  et  qu'ils  en 
ont  le  temps  plus  que  M.  Cochin,  puisque  nous  n'en  apercevons 
point  de  telles  dans  leurs  dessins. 

LE  BAS. 

287.  TROIS  ESTAMPES  FAISANT  PARTIE  DES  SEIZE  QUI 
SONT  GRAVÉES  A  PARIS  POUR  L'EMPEREUR  DE  LA 
CHINE,  ET  QUI  REPRÉSENTENT  SES  CONQUÊTES  OU  DES 
CÉRÉMONIES     CHINOISES1. 

Ce  sont  trois  admirables  estampes,  et  qui  ont  d'autant  plus 

I.  Ces    estampes  ont  chacune  '2  pieds  9  pouces  de  haut  sur  1  pied  7  pouces  de 
large. 

XI.  35 


5/iG  SALON   DE   1771. 

de  mérite  qu'elles  étaient  plus  difficiles  à  rendre  dans  l'effet, 
vu  la  multiplicité  des  objets,  comme  éparpillés  dans  les  unes  et 
trop  isolés  dans  les  autres.  M.  Le  Bas  a  su  jeter  de  la  lumière 
dans  cette  confusion,  en  tendant  toujours  à  l'effet  général, 
sans  s'effrayer  de  la  quantité  des  plans  ;  il  n'a  point  perdu  de 
vue  le  caractère  propre,  et  c'est  avoir  beaucoup  fait  dans  ce 
genre  neuf  pour  nous.  Au  reste,  la  réputation  que  M.  Le  Bas 
s'est  acquise  depuis  longtemps  me  dispense  de  vous  parler  ici 
des  charmants  morceaux  dont  vous  avez  les  numéros  sous  les 
yeux,  et  qui  sont  d'après  les  maîtres  célèbres,  tels  que  Teniers, 
Yernet,  Berghem,  etc. 

288.  LA.  REVUE  DE  LA  MAISON  DU  ROI  AU  TROU  D'ENFER. 

(Trop  noir.  Où  est  le  roi?) 

296.    WILLE. 

LES     OFFRES     RÉCIPROQUES,     D'APRÈS    LE     TARLEAU 
DE    M.     DIETRICY. 

Vous  connaissez  la  beauté  du  burin  de  M.  Wille;  que  vous 
dirai-je  de  plus?  c'est  connaître  la  beauté  de  cette  estampe. 
(Pas  si  bien  que  de  coutume,  pourtant.) 

HOETTIERS   fils. 

297.     UN    CADRE     RENFERMANT     PLUSIEURS     MÉDAILLES 

ET     JETONS. 

J'en  ai  trou\é  quelques-unes  d'assez  bien,  de  même  que 
parmi  les  jetons. 

DEMARTEAU. 

298.    i.  \   FRANCE  TÉMOIGNE    SON    AFFECTION   A   LA   VILLE    DL 
LIÈGE.   —  299.    l   NE    FIGURE    D'ÉTUDE,   D'APRÈS  NATURE. 

Sa  gravure  imite  on  ne  peut  mieux  le  crayon,  elle  est  très- 
nette  et  fait  illusion.  Je  crois  que  personne  ne  peut  en  cela  le 
disputer  à  M.  Demarteau. 


SALON   DE   1771.  5^7 

300.    UNE    TÈTE    DE    VIEILLARD,     D'APRÈS    BOUCHARDON. — 
301.      UNE    TÈTE    DE    VIEILLARD,     D'APRES    DOYEN. 

Elles  sont  très-bien  traitées,  et  il  a  conservé  la  beauté  et  la 
correction  de  dessin  de  ses  originaux. 

LEVASSEUR1. 

302.     DIANE     ET    ENDYMION,     D'APRES    J.-B.     VAN     LOO. 

C'est  le  morceau  de  réception  de  M.  Levasseur  à  l'Académie. 

MOITTE. 

303.     LE     PORTRAIT     DE     FEU     MONSIEUR    RESTOUT. 

L'auteur  se  formera  en  consultant  les  Drevet. 

Je  ne  vous  parlerai  point,  monsieur,  de  MM.  Flipart,  Mel- 
lini,  Beauvarlet,  Aliamet  et  de  Saint-Aubin,  dont  vous  connais- 
sez déjà  le  burin  et  les  ouvrages.  Et  d'ailleurs  vous  serez  à  portée 
de  retrouver  ceux  qui  vont  être  gravés;  il  n'en  est  pas  de  même 
des  tableaux  et  des  sculptures. 

3.  Jean-Charles  Levasseur,   né  à  Abbeville  en    1734,   mort  à  Paris   en   1804, 
a  gravé  surtout  d'après  Greuze,  Bouclier,  Van  Loo,  Ilestout,  etc. 


FIN     DU    TOME    ONZIÈME. 


TABLE 


DU     TOME     ONZIÈME. 


Pages. 

SALON  DE  1767 1 

A  MO\  AMI  M.  Grimm 3 

Michel  Van  Loo  (.17.  Diderot) 18 

Halle 26 

Vien  {Saint  Denis  préchant  la  foi  en  France) 29 

La  Grence 47 

Dialogue  entre  Diderot  et  Naigeon 79 

Satire  contre  le  luxe  à  la  manière  de  Perse 89 

Belle 95 

Bachelier 90 

Chardin 97 

Vernet 98 

Francisque  Millet -. 149 

Lundberg 150 

Le  Bel 153 

Venevault 154 

Perroneau 155 

Roslin,  Valade,  etc 150 

Mn,e  Vien 157 

De  Machy 158 

Drouais  fils;  Juliart 100 

Voiriot 103 

Doyen  {le  Miracle  des  Ardents) 164 

Casanove 181 

Baudouin  {le  Coucher  de  la  mariée) 187 

Petit  dialogue 191 

Roland  de  La  Porte 195 


550  TABLE. 

Tagos. 

Bellengé 190 

Réponse  à  une  lettre  île  Crimm 197 

Le  Prince  (le  Berceau) 199 

Guérin;  Robert  [Grande  galerie  éclairée  du  fond) 2i8 

Mmt'  Therbouche 256 

Parrocel 263 

Brenet 265 

Louthcrbonrg 267 

Deshays 288 

Lépicié    un  Tableau  de  famille) 289 

Amaii.l 294 

Fragonard.   ...           290 

Monnet 297 

Taraval 208 

Restout  le  fils 301 

Jollain 303 

Étal  actuel  île  l'École  française 305 

Durameau 309 

Olivier 323 

Renou 325 

Caresme  ;  Beaufort • 335 

Bounieu 336 

Anonymes  (Descamps,  Michel  Van  Loo,  M",e  Therbouche        ....  341 

Les  Sci'lptf.uhs 347 

Le  Moyne 348 

Allegrain  (une  Baigneuse) 350 

\  assé 352 

Pajou 354 

Caffieri 351 

Berrucr 358 

Gois 359 

Moucliy '101 

Francin 362 

Les  Gn.wEiRs 362 

Cochin 362 

Le  Bas  et  Cochin 36i 

Wïlle;  Flipart;  Lempereur 365 

Moitte;  Mellini;  Beauvarlet 366 

Alliamet  et  Strange;  Demarteau 367 

De  la  Manière 308 

Les  deux  Académies 374 

SALON  DE    1769 383 

Première  lettre 385 

Deuxième  lettre  (Boucher;  Michel  Van  Loo) 387 


TABLE.  551 

Pages. 

Troisième  lettre  (Michel  Van  Loo  (fin);  Jeaurat) 391 

Quatrième  lettre  (Halle;  Vien) 395 

Cinquième  lettre  (La  Grenée) 398 

Sixième  lettre  (Amédée  Van  Loo  ;  Chardin) 407 

Septième  lettre  (La  Tour) 411 

Huitième  lettre  (Vernet;  Roslin;  Drouais) 415 

Neuvième  lettre  (Casanove  ;  Roland  de  La  Porte) 420 

Dixième  lettre  (Baudouin) 424 

Onzième  lettre  (Bellcngé;  Le  Prince;  Guéri  n;  Robert) 427 

Douzième  lettre  (Loutherbourg;   feu  Amand;  Briard;  Brenet;  Lépi- 

cié;  Tara  val;  Huet) 431 

Treizième  lettre  (Greuze;  sa  réception  à  l'Académie) 438 

Quatorzième  lettre  (Greuze;  fin) 441 

Quinzième  lettre  (Deshays;  Jollain;  Olivier;  Renou;  Caresme;  Beau- 
fort;  Bounieu;  Duplessis;  Pasquier;  Hall) 445 

Seizième  lettre  (les  sculpteurs  Le  Moyne;  Allegrain;   Pajou;  Caffieri; 
Dhuez;    Mouchy;   Dumont;  Berruer;  Gois;  Le  Comte;    Monot; 

Le  dessinateur  Cochin;  les  sculpteurs  Vassé  et  Couston)   ....  451 

Dix-septième  lettre 400 

SALON  DE  1771 403 

A  mon  ami  M.  Grimm 465 

Halle • : 466 

La  Grenée 468 

Belle 475 

Van  Loo  fils 477 

Lépicié 479 

Chardin 481 

Vernet 482 

Roslin 483 

Francisque  Millet 484 

Boizot;  Vcnevault;  Desportes  le  neveu.    .    ." i85 

De  Machy;  Drouais 486 

Voiriot;  Favray i87 

Casanove 488 

Roland  de  La  Porte 491 

Bellengé;  Le  Prince 402 

Guérin;  Robert 494 

Loutherbourg 497 

Brenet 5U2 

Huet 506 

Pasquier 507 

Restout 508 

Mlle  Vallayer 511 

M",e  Roslin 513 

Beaufort 511 


552  TABLE. 

Pages. 

De  Wailly 516 

Parrocel;  Deshays;  Monnet 518 

Jollain 519 

Olivier 521 

Renou  ;  Caresme 522 

Bonnieu 523 

Duplessis 525 

Hall;  La  Grenée  le  jeune 526 

Courtois;  Martin 530 

Aubry 531 

SCILPTURK 531 

Le  Moyne 532 

Vassé 533 

Pajou 534 

Caffieri 535 

Dhuez 536 

Mouchy;  Duinont;  Berruer 538 

Gois;  Le  Comte 539 

Monot;  Iloudon 5i2 

Dessin  et  Git-AVURE.  Cocliin 544 

Le  Bas 545 

Wille;  Boetticrs  fils;  Demartcau 546 

Levassent-;  Moitte 547 


FIN    DE    LA     T.HII.K     DU    TOME    ONZIÈME. 


TARIS.    —   J.    CLAYE,     IMPRIMEUR,    7,    RUE    SAINT-BENOIT.    —   [23GG] 


ŒUVRES  COMPLÈTES 


ni: 


DIDEROT 


BEAUX -ARTS 
III 

ARTS      ne       DESSIN 

( salons) 

MUSIQUE 


PARIS.  -  J.   CLAYE,    IMPRIMEUR 


nUE     SAINT-BENOIT 


ŒUVRES    COMPLÈTES 


DE 


DIDEROT 


REVUES   SUR  "LES    ÉDITIONS    ORIGINALES 

COMPRENANT    CE    QUI    A    ÉTÉ    PUBLIÉ    A    DIVERSES    ÉPOQUES 

ET     LES     MANUSCRITS      INEDITS 
CONSERVÉS     A     LA     BIBLIOTHÈQUE    DE     L'ERMITAGE 

NOTICES,     NOTES,     TABLE     ANALYTIQUE 

ÉTUDE    SUR    DIDEROT 


LE     MOUVEMENT  'PHILOSOPHIQUE     AU     XVIIIe    SIÈCLE 


PAR     J.     ASSEZAT 


TOME    DOUZIÈME 


*t|r* 


PARIS 

GARNIER    FRÈRES,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

0,     RUE      DES      SAINTS-PÈRES,     6 

1876 


SALON     DE    1775 


Publié  en  1857 


xir. 


Nous  n'aurions  rien  à  dire  sur  ce  très-court  Salon,  s'il  n'amenait  en 
scène  un  nouveau  personnage,  le  peintre  Saint-Quentin,  qui  sert  d'in- 
terlocuteur à  Diderot.  Il  n'est  pas  possible  d'affirmer  que  le  dialogue 
entre  ces  deux  hommes  ait  été  tenu;  mais  Saint-Quentin,  quoiqu'il  n'ait 
pas  laissé  de  traces  dans  les  biographies,  n'est  point  un  être  de  raison. 
Il  s'appelait  Jacques-Philippe  Joseph  et  était  né  en  1738.  Élève  de  Bou- 
cher, il  entra  en  1762  à  l'École  royale  des  élèves  protégés,  et  en  sortit 
en  1755.  Il  alla  à  Rome,  en  revint  et  mourut  ou  se  fit  oublier.. 


SALON    DE    1775 


A    MON    AMI    MONSIEUR    GRIMM. 


PEINTURE. 

Sous  la  protection  spéciale  du  concierge,  M.  Phelipot,  j'étais 
entré  de  bonne  heure  au  Salon.  Je  m'y  croyais  seul,  et  je  me 
disposais  à  examiner  tranquillement  les  chefs-d'œuvre  que  nos 
artistes  avaient  exposés  cette  année  ;  mais  il  n'en  fut  pas  tout 
ainsi  que  je  l'avais  espéré.  J'avais  été  précédé  par  un  jeune 
homme  fougueux  jetant  sur  tout  un  coup  d'œil  rapide  et  sévère, 
et  très-résolu  de  ne  rien  approuver.  A  parler  franchement,  il 
en  avait  quelques  raisons  :  il  était  récemment  de  retour  de 
Rome  ;  il  avait  présenté  à  l'Académie  successivement  trois  ou 
quatre  tableaux  d'agrément  et  ils  avaient  été  tous  rejetés, 
quoiqu'il  eût  été  comblé  d'éloges  et  qu'il  se  fut  assuré  des  suf- 
frages de  ceux  qui  donnent  le  ton  dans  l'école.  Il  m'aborde, 
car  je  ne  lui  étais  pas  inconnu.  «  Vous  venez  ici  pour  admirer, 
me  dit-il,  mais  vous  aurez  peu  de  chose  à  faire. 

DIDEROT. 

Pourquoi  cela,  s'il  vous  plaît?  Ce  Salon-ci  me  parait  aussi 
riche  que  les  années  précédentes,  et  je  ne  suis  pas  devenu  plus 
difficile. 

SAINT-QUENTIN. 

11  est  détestable. 

DIDEROT. 

Détestable!  C'est  bientôt  dit. 


h  SALON    DE    1775. 

SA  1  NT -QUENTIN. 

Et  plus  facile  encore  à  prouver,  \oulez-vous  que  nous  en 
fassions  essai  sur  quelques-uns  des  morceaux  même  les  plus 
estimés? 

DIDEROT. 

Très-volontiers. 

HÀLLÉ. 

S  AIN  T  -  Q  UE  N  TI N . 

Commençons  par  ce  Christ  qui  fait  approcher  de  lui  les  petits 
enfants  pour  les  bénir1  (1).  Où  est  la  douceur  et  la  noblesse 
qu'il  aurait  fallu  fondre  ensemble  sur  ce  visage? 

DIDEROT. 

Si  ces  qualités  ne  s'y  rencontrent  jamais  et  si  cette  figure 
est  traditionnelle? 

SAINT-OIE NT IN. 

C'est-à-dire  qu'il  fallait  continuer  de  la  rendre  ignoble, 
imbécile  et  plate,  parce  qu'il  est  d'usage  de  la  faire  ainsi!  Et 
puis  la  couleur  en  est  fausse,  le  dessin  lourd,  la  draperie  de 
réminiscence  et  sans  goût,  et  cette  grimace  hideuse  est  à  effrayer 
les  petits  enfants.  C'est  le  tableau  le  plus  français  que  je 
connaisse;  il  est  jaune,  il  est  rouge,  il  est  violet.  Mais  il  faut 
espérer  qu'un  long  séjour  dans  le  pays  des  grands  maîtres  le 
corrigera.  Ainsi  soit-il. 

VIEN. 

DIDEROT. 

Que  trouvez-vous  à  redire  à  ce  Saint  Thibault  2i3)?  A  votre 
avis,  n'est-il  pas  noblement  et  sagement  composé?  N'est-il  pas 
vigoureux  de  couleur  et  d'effet,  et  les  détails  n'en  sont-ils  pas 
di  ssinés  avec  justesse  et  vérité? 

SAI NT -QUENTIN. 

Et  c'est  là  tout  ce  que  vous  y  voyez? 

1.  Tableau  de  1"  pieds  6  pouces  de  haut  sur  7  de  large,    fait  pour  décorer   la 
ipelle  du  collège  des  Grassins. 

2.  Tableau  de  8    pieds  t>   pouces  de   haut  sur  5  pieds  9  pouces  de  large,  des- 
tiné à  être  placé  dans  la  chapelle  du  Nouveau  Trianon. 


SALON    DE    1775.  5 

DIDEROT. 

Pardonnez-moi,  j'en  trouve  encore  les  têtes  nobles  et  faites 
d'après  nature,  ce  qui  n'est  pas  trop  commun. 

SAINT-QUENTIN. 

Et  cette  reine  de  Provence  n'est-elle  pas  bien  décemment 
nichée  dans  un  coin  ?  C'est  un  objet  principal  qu'il  ne  convenait, 
ce  me  semble,  de  montrer  ni  de  profil  ni  comme  une  figure 
accessoire.  Cela  n'a  pas  le  sens  commun.  On  lui  a  fait  la  tête 
trop  petite;  et  cette  mine  chiffonnée,  qu'en  dites-vous?  Est-ce 
là  l'idée  que  nous  nous  faisons  d'une  reine?  Et  ces  autres  figures, 
qui  paraissent  avoir  été  jetées  dans  un  même  moule,  et  l'effet 
général  du  tableau,  tout  cela  n'est-il  pas  bien  admirable? 

DIDEROT. 

Il  y  a  des  parties  qui  viennent  trop  en  avant,  je  suis  forcé 
d'en  convenir. 

SAINT-QUENTIN. 

Et  le  ton  de  la  couleur  vous  plaît-il?  Et  la  composition? 

DIDEROT. 

Piano,  di  grazia. 

SAINT-QUENTIN. 

Il  n'y  a  ni  piano  ni  grazia  qui  tiennent!  L'art  ne  pardonne 
rien,  et  je  suis  intraitable  comme  l'art.  Sa  Madeleine1  (5),  qu'on 
nous  avait  annoncée  comme  supérieure  à  celle  de  Le  Brun  et 
même  à  celle  du  Guide,  eh  bien  !  c'est  un  tableau  médiocre, 
mais  très-médiocre.  Les  éloges  déplacés  sont  quelquefois  plus 
cruels  que  les  critiques.  La  tête  en  est  perdue  dans  une  énorme 
draperie,  la  figure  est  commune  et  sans  expression.  Cela  est 
pensé  à  la  diable;  l'harmonie  en  souffre;  point  de  couleur,  nulle 
composition,  pauvre  de  tout  point;  et  à  vous  parler  vrai,  je 
vous  dirai  tout  bas  que  ce  triste  et  maigre  Vien  s'en  va.  Quand 
on  a  pris  son  pli,  on  a  beau  regarder  les  grands  modèles,  on 
dit  comme  Médée  :  Je  vois  le  bien,  je  l'approuve,  et  je  fais 
le  mal. 

DIDEROT. 

En  vérité,  sa  Vénus  blessée  par  Diomède  2  {h)  ne  me  semble 
point  du  tout  sans  mérite. 

1.  Tableau  de  0  pieds  sur  4,  pour  une  chapelle  de  la  cathédrale  de  Verdun. 

2.  Tableau  de  G  pieds  6  pouces  de  large  sur  5  pieds  de  haut. 


6  SALON   DE    1775. 

SAINT-QUENTIN. 

Ni  à  moi  non  plus,  parbleu!  Il  y  a  de  l'accord,  de  l'har- 
monie... 

DIDEROT. 

Finissez;  qu'est-ce  qu'il  y  a? 

SAINT-QUENTIN. 

Ce  n'est  rien,  presque  rien.  Sa  jambe... 

DIDEROT. 

Sa  jambe...  après? 

SAINT-QUENTIN. 

N'est  que  d'un  bon  pouce  trop  courte  et  son  pied  est  trop 
petit.  Son  Mars  ressemble  à  un  Savoyard;  cela,  c'est  le  dieu  de 
la  guerre?  Ce  l'est  comme  j'ai  l'air  d'un  moulin  à  vent.  Et  ces 
chevaux?  Ma  foi,  on  les  appellera  des  ânes,  des  mulets,  comme 
on  voudra;  mais  qu'on  en  fasse  des  animaux  d'une  autre 
espèce. 

DIDEROT. 

Vous  n'êtes  pas  doux. 

SAINT-QUENTIN. 

Quand  on  est  passionné  et  qu'on  a  raison... 

DIDEROT. 

Ce  qui  n'est  pas  ordinaire... 

SAINT- QUENTIN. 

Rien  ne  vous  résiste. 

1)1  DEROT. 

Mais  à  quoi  cela  vous  sert-il?  Quand  vous  aurez  bien  dénigré 
les  tableaux  des  autres,  les  vôtres  n'en  deviendront  pas 
meilleurs. 

SAINT-QUENTIN. 

Mais  on  deviendra  peut-être  plus  indulgent,  quand  on  verra 
les  meilleurs  maîtres  tomber  dans  des  fautes  d'écoliers. 

1)1  DEROT. 

Voilà  pourtant  un,  deux,  trois  morceaux  qui,  je  l'espère, 
trouveront  grâce  à  vos  yeux. 

SAINT- QUENTIN. 

Quels  sont-ils?...  Mais  non,  ne  me  les  nommez  pas,  je  ne 
veux  pas  les  connaître  ;  ce  sont  des  mauvaises  et  non  des  bonnes 
choses  que  je  cherche. 


SALON    DE   1775.  7 

DIDEROT. 

Ce  sont  ces  petits  La  Grenée. 

LA    GRENÉE    l'aîné. 

SAINT-QUENTIN. 

Mais  oui,  ils  ne  sont  pas  mal.  11  y  a  peu  de  chose  à  reprendre 
dans  sa  Diane  et  Endymion  (9)  et  sa  Fidélité  (10).  Peut-être 
on  en  pourrait  trouver  les  tètes  trop  grosses,  ce  qui  rend  ces 
ligures  trop  courtes  ;  elles  ne  sont  pas  non  plus  d'un  bel  ovale. 
Armide  désespérée  de  n'avoir  pu  se  venger  de  Renaud  1  (6)  est 
assez  bien  composée,  et  c'est  la  mieux  coloriée  de  ce  maître, 
quoique  fort  inférieur  en  ce  point  au  dernier  Salon.  Je  vous  prie 
de  m'apprendre  l'âge  des  figures  principales;  ont-elles  beaucoup 
plus  de  douze  ans?  Je  ne  le  crois  pas.  Cependant  l'une  est  un 
jeune  homme  qui  n'en  a  guère  moins  de  vingt;  il  est  beau, 
mais  il  a  de  la  vigueur  et  paraît  en  avoir  bien  davantage.  Au 
reste,  l'artiste  a  craint  de  dessiner  les  pieds  de  ses  chevaux,  car 
il  les  a  cachés  sans  besoin.  Et  d'ailleurs  des  chairs  toutes  peintes 
de  réminiscence,  nulle  variété  de  ton... 

DIDEROT. 

Monsieur  Saint-Quentin... 

SAINT-QUENTIN. 

La  nature  a  plus  de  finesse. 

DIDEROT. 

Monsieur  Saint-Quentin... 

SAINT-QUENTIN. 

Elle  dégrade  mieux.  Cela  ressemble  à  un  camaïeu  rouge.  Ce 
n'est  pas  ainsi  que  faisait  Van  Dyck. 

DIDEROT. 

Mais  qui  est-ce  qui  a  peint  comme  Van  Dyck? 

SAINT-QUENTIN. 

Cette  Diane,  cet  Endymion   que  vous  m'avez  cités  comme 
deux  belles  choses... 

DIDEROT. 

Elles  ne  le  sont  pas,  croyez-vous? 

1.  Ce  tableau  appartenait  à  M.  le  chevalier  de  Luxembourg. 


8  SALON    DE   1775. 

SAINT- QUE NT IN. 

Elles  sont  abominables  décomposition;  une  carnation  de 
pain  d'épice;  mémo  couleur  d'homme  et  de  femme;  même 
modèle  dont  on  a  fait  deux  pondants.  El  cet  Amour  qui  console 
Psyché1  (12)  vaut-il  beaucoup  mieux?  Cet  homme  se  plaît  à 
faire  des  carnations  de  cuir  bouilli.  Et  cela,  c'est  l'Amour?  Et 
cela,  c'est  cette  Psyché  si  jeune  et  si  fraîche?  On  s'attend  à  des 
contours  élégants;  rien  de  cela;  le  dessin  est  pauvre  et  sans 
goût...  Mais  j'entends  du  bruit.  C'est  la  reine  qui  vient  au  Salon  ; 
retirons-nous.   » 

AMÉDÉE    VAN    LOO. 

En  nous  en  allant,  je  lui  fis  quelques  questions  sur  le 
professeur  Van  Loo.  Il  ne  me  dit  rien,  mais  il  se  mit  à  rire  sur 
la  Toilette  d'une  sultane  -  (15),  sur  la  Sultane  servie  par  des 
eunuques  noirs  et  des  eunuques  blancs9  (16),  sur  la  Sultane  qui 
commande  des  ouvrages  aux  odalisques  4  (17),  sur  la  Fête 
champêtre  donnée  par  les  odalisques  en  présence  du  sultan  et 
de  la  sultane  s  (18).  Au  lieu  de  me  répondre,  il  se  mita  rire 
plus  haut,  et  nous  renvoyâmes  notre  séance  au  lendemain. 

Ma  première  envie  fut  de  manquer  au  rendez-vous.  En  gé- 
néral la  critique  me  déplaît,  elle  suppose  si  peu  de  talent! 
Gependanl  je  me  ravisai;  je  pensai  qu'en  réduisant  à  la  moi- 
tié, aux  trois  quarts  le  mal  qu'il  disail  de  nos  artistes,  je 
pourrais  recueillir  quelques  bonnes  observations  qui  lui  échap- 
paient, ou  qu'opposant  des  éloges  mérités  ou  non  mérités  aux 
Ilots  amers  de  sa  bile,  j'aurais  du  moins,  sans  qu'il  s'en  aper- 
çût, l'avantage  de  lui  rendre  son  rôle  pénible.  Ainsi  je  vainquis 
ma  répugnance  et  je  retournai  au  Salon,  où  il  m'avait  précédé. 
Il  avait  l'air  triomphant,  et  autant  il  remarquait  d'imperfec- 
tion dans  les  compositions  d'autrni,  autant  il  paraisait  trans- 
porter  de  béantes  dans  les  siennes;  avec  un  peu  d'adulation 


1.  Ce  tableau  appartenait  à  M.  le  comte  de  Merle. 

->.  Tableau  de  12  pieds  de  large  sur  10  pieds  de  haut. 

3.  Tableau  de  15  pieds  de  large  sur  10  pieds  de  liant. 

4.  Tableau  de  10  pieds  de  haut  sur  10  pieds  de  large. 

5.  Tableau  de   K>  pieds   de   large  sur  10  pieds  de   haut.  Tous  ces  tableaux  de 
Van  Loo  étaient  pour  le  roi  et  destinés  à  être  exécutes  en  tapisserie. 


SALON    DE    1775.  9 

et  de  finesse,  je  crois  qu'il  m'aurait  avoué,  avec  le  plus  de 
modestie  qu'il  aurait  pu,  qu'à  tout  prendre  ses  ouvrages 
n'étaient  pas  inférieurs  à  ceux  sur  lesquels  on  s'extasiait  ici. 

«Eh  bien,  monsieur  de  Saint-Quentin,  lui  dis-je,  êtes-vous 
aujourd'hui  aussi  méchant  qu'hier? 

SAINT- QUENTIN. 

Est-ce  être  méchant  que  d'être  juste? 

DIDEROT. 

Dites  la  vérité  :  si  vos  juges  avaient  été  moins  sévères  avec 
vous,  vous  l'auriez  été  moins  avec  eux. 

SAINT-QUENTIN. 

Je  ne  sais,  mais  ou  j'aurais  parlé  comme  je  pense,  ou  je  me 
serais  tu. 

LÉPICIÉ. 

DIDEROT. 

Quelle  sera  votre  première  victime? 

SAINT-QUENTIN. 

Ce  sera,  si  vous  voulez,  cette  Vierge  si  mal  élevée1. 

DIDEROT. 

Mal  élevée  !  et  pourquoi  ?  Cette  composition  est  dans  le  style 
familier;  c'est  tout  bonnement  une  mère  qui  apprend  h  lire  à 
sa  fille. 

SAINT-QUENTIN. 

Ah!  ah!  ce  n'est  donc  pas  une  sainte  Anne,  ce  n'est  pas  la 
mère  d'un  Dieu,  ce  n'est  pas  un  saint  Joachim  ;  tous  ces  person- 
nages ne  sont  pas  d'origine  céleste? 

DIDEROT. 

Mais  quelle  dignité  pouvait-on  leur  donner? 

SAINT-QUENTIN. 

Je  me  suis  trompé;  j'ai  cru  que  d'une  sainte  famille  il  ne 
fallait  pas  faire  des  êtres  communs.  Passons  donc  au  faire.  Le 
dessin  vous  en  paraît-il  excellent?  La  composition  montre-t-elle 
quelque  génie?  Le  fond  en  est-il  piquant? La  couleur  n'a- t-elle 

1.  V Education  de  la  Vierge.  Tableau  de  G  pieds  sur  4  pieds;  n°  19. 


10  SALON    DE    1775. 

rien  de  fade?  Et  le  peintre  n'a-t-il  pas  tenu  ses  fenêtres  ouvertes 
pour  ménager  une  entrée  à  ses  nuages  ? 

DIDEROT. 

Mais  il  me  semble  qu'en  général  il  est  vrai  que  sa  touche 
est  légère,  spirituelle  et  qu'elle  tient  beaucoup  de  la  couleur 
argentine  de  Teniers. 

SAINT-QUENTIN. 

Et  pour  ne  rien  laisser  désirer  à  son  éloge,  ajoutez  qu'il 
est  harmonieux  et  coloriste,  que  ses  masses  ne  sont  ni  trop  lu- 
mineuses ni  trop  blanches,  que  tout  est  d'accord  et  nous  tient 
dans  un  doux  repos,  et  que  personne  ne  sait  mieux  observer  les 
nuances  particulières  qui  arrondissent  les  objets.  Ah  !  les  amis, 
les  amis!  Moi,  je  n'entends  rien  à  ces  ménagements;  je  dis  ma 
pensée  sans  tourner,  et  lorsque  je  vois  le  Duc  de  Chartres 
regardant  son  enfant1,  dont  il  tient  le  rideau  levé,  je  dis  :  «  Et 
c'est  l'intérêt  d'un  père?  Et  ce  sont  les  larmes  que  sa  tendresse 
fait  couler  de  ses  yeux?  Non,  cela  est  froidement  composé,  cela 
est  mal  dessiné,  cela  ne  ressemble  ni  au  prince  ni  au  père.  »  Au 
reste,  la  palette  du  peintre  était  furieusement  chargée  de  laque. 

Yoilà  un  Atelier  de  menuisier*  (21)  dont  la  composition  me 
plaît;  cela  est  dans  la  vérité.  Je  vois  qu'il  travaille  d'après  na- 
ture; l'efTet  en  est  piquant.  Je  me  serais  seulement  bien  gardé 
de  mettre  cet  ouvrier  en  linge  blanc. 

DIDEROT. 

Cette  observation  est  minitieuse. 

s  Al  nt-qi  i:\tin. 

Est-ce  qu'on  en  fait  d'autres  sur  les  beaux-arts?  Un  chef- 
d'œuvre  ne  diffère  presque  en  rien  d'une  belle  composition  que 
par  des  minuties.  J'aurais  fait  le  contraire;  ma  figure  en  aurait 
été  rejetée  plus  en  arrière.  Elle  est  trop  saillante  pour  le  plan 
qu'elle  occupe;  il  y  a  trop  peu  d'espace  entre  elle  et  les 
autres  ligures.  Sa  pose  est  vraie,  mais  elle  est  mal  choisie. 
Et  puis  ton  jouis  une  couleur  fade  et  farineuse;  jamais  il  ne 
se  corrigera  de  ce  défaut.  Son  dessin  n'est  pas  merveilleux. 
Je  trouve  à  son  n°   22  [les  Accords3)  de  l'expression   et  plus 

1.  Le  dur  de  Valois  au  berceau,  n°20.  Tableau  peint  sur  bois  ;  de  18  pouces  sur 
15  pouces. 

2.  Tableau  de  2  pieds  0  pouces  de  large  sur  2  pieds  de  haut. 

3.  Tableau  ovale  de  1  pied  10  pouces  de  large  sur  1  pied  G  pouces  de  haut. 


SALON    DE    1775.  11 

de  correction.  11  y  a  des  plis  qui  sont  bien  touchés  et  d'une 
couleur  assez  vraie;  mais  n'en  déplaise  à  M.  Cochin,  cela  est 
bien  loin  de  Teniers.  Que  ne  fait-il  comme  Le  Prince?  On  dit 
de  ses  tableaux  qu'ils  ressemblent  à  des  Ruysdaël  ;  je  n'en  suis 
point  surpris;  c'est  qu'il  en  a  de  fort  beaux  et  qu'il  les  regarde 
souvent. 

Ah!  voici  encore  un  Lépicié;  c'est  (23)  Y  Intérieur  d'une 
douane1  fait  entièrement  d'après  nature.  La  principale  figure  est 
un  portrait,  celui  du  peintre.  Encore  s'il  y  avait  de  la  ressem- 
blance et  de  la  vérité!  Il  a  placé  sa  tête  sur  les  épaules  d'un 
autre.  Ce  morceau  n'a  pas  le  droit  de  me  plaire,  et  je  ne  crois 
pas  qu'il  captive  aucun  amateur;  cependant  on  en  fait  grand 
bruit.  11  y  a  réuni,  dit-on,  tous  les  talents  qu'on  lui  connaît  : 
composition  naturelle  et  ingénieuse,  dessin  correct  et  fin,  cou- 
leur lumineuse  et  vraie,  accord  harmonieux.  Ainsi  soit-il! 

DIDEROT. 

C'est  la  raison  pour  laquelle  vous  le  louez? 

SAINT-QUENTIN. 

Cela  se  peut.  On  ne  risque  rien  quand  on  médit,  on  est  un 
sot  quand  on  loue  mal  à  propos.  Mais  je  vous  trouve  plaisant, 
vous  qui  trouvez,  avec  votre  mine  hypocrite,  autant  de  plaisir 
à  entendre  des  méchancetés  que  moi  à  vous  les  dire.  Si  j'assure 
du  bien  de  Brenet,  par  exemple,  vous  vous  moquerez  de  moi  ; 
si  j'en  parle  mal,  vous  me  trouverez  caustique. 

BRENET.     - 

DIDEROT. 

De  quel  tableau  de  Brenet  parlez-vous? 

SAINT -QUENTIN. 

De  sa  Résurrection.  (27)-.  Quoi  qu'en  dise  M.  Naigeon,  je  ne 
puis  être  de  son  avis.  C'est  un  tableau  tout  au  plus  médiocre; 
il  est  mal  composé  et  d'une  couleur  fausse,  tout  d'une  demi- 
teinte  sans  effet,  sans  oppositions.  Est-ce  là  la  couleur  éclatante 


t.  Tableau  de  5  pieds  de  large  sur  3  pieds  de  haut. 

2.  Tableau   de  9  pieds  10   pouces  de  haut  sur  G  pieds  de  large;  il  devait  être 
placé  dans  l'église  de  Mon  treuil,  près  de  Versailles. 


12  SALON    DE   1775. 

et  lumineuse  d'un  Dieu  qui  sort  de  son  tombeau  vainqueur  de 

la  mort  et  du  poché? 

Cependant  cela  est  bien  dessiné.  La  tète  du  Christ  n'ost  pas 
belle  et  n'a  rien  de  la  dignité  du  personnage.  En  tout,  cel  ar- 
tiste est  fort  inférieur  au  Salon  précédent,  et  son  Assomption 
(-25),  son  Saint  Pierre  et  sain!  Paul1  (26)  sont  fort  inférieurs  à 
sa  Résurrection. 

0  1  DEROT. 

Gochin  a  fait  sur  ce  dernier  une  réflexion  qui  m'a  paru 
juste  :  c'est  que  le  Christ  a  L'air  de  s'élancer.  Il  croit  que  des 
jambes  qui  suivraient  négligemment  le  corps  et  s'élèveraient 
sans  effort  feraient  beaucoup  mieux. 

SAINT-QUENTIN. 

Cela  est  juste.  Quand  un  effet  est  surnaturel,  il  faut  lui  lais- 
ser ce  qu'il  a  de  merveilleux. 

Voici  un  Caius  Furius  Cressinus*  (28).  Tableau  médiocre; 
toutes  les  têtes  ressemblantes  et  d'un  caractère  si  pauvre,  si 
mesquin!  On  les  a  faites  d'après  un  même  modèle.  Je  le  par- 
donnerais à  un  élève  ;  mais  à  M.  Brenet,  à  un  homme  fait  et  très- 
fait!  Des  figures  sans  élégance,  courtes  et  lourdes  de  dessin  ;  il 
leur  manque  au  moins  une  tète  et  demie. 

DIDEROT. 

Une  tête  et  demie  ! 

SAINT-QUENTIX. 

Du   moins  une  demi-tête.  Ah!   cet  ouvrage  n'est  pas  d'un 
artiste  à  prétention  ! 

DIDEROT. 

Où  avez-vous  pris  que  Brenet  a  quelque  prétention?  C'est  un 
bon  diable  et  qui  fait  de  son  mieux. 

SAINT-QUENTIN. 

Je  sais  ce  que  je  dis  et  j'en  crois  à  sa  narine  crispée. 

DIDEROT. 

11  a  paru  se  surpasser  il  y  a  deux  ans. 

1.  Ces  deux  tableaux,  de  9  pieds  de  liant  sur  ï  pieds  10  pouces  de  large,  ordonnés 
par   le  roi,  étaient  destinés    à   être  placés  dans  l'église  de  Saint-Jacques,  à  Coni- 

piègne. 

■1.  Tableau  de  3  pieds  de  haut  sur  5  pieds  de  large. 


SALON    DE    177  5.  13 

SAINT-QUENTIN. 

Grâce  aux  croûtes  qui  l'entouraient.  Son  tableau  est  ordi- 
nairement relevé  par  de  plus  mauvais. 

DIDEROT. 

J'aime  Brenet  et  je  vous  demande  grâce  pour  lui  ;  il  la  mé- 
ritera peut-être  un  jour. 

CHARDIN. 

SAINT-QUENTIN. 

Voilà  des  Études1  (29)  de  Chardin  qui  ont  de  la  sensibilité, 
la  couleur  en  est  un  peu  maniérée.  En  général,  j'aime  mieux  ses 
tableaux  de  genre. 

DIDEROT. 

Pourquoi  passez-vous  si  vite? 

VERNET. 

SAINT-QUENTIN. 

C'est  que  j'enrage.  Voyez-vous  ce  Paysage  montueiix  avec 
ce  commencement  d'orage*  (30)  ?  Le  voyez-vous? 

DIDEROT. 

Eh  bien  !  qu'est-ce  qu'il  y  a  à  dire?  Rien. 

SAINT-QUENTIN. 

Et  vraiment  non,  il  n'y  a  rien  à  dire,  c'est  ce  qui  me  désole. 
Je  ne  pourrai  donc  pas  me  venger  d'un  homme  faux  qui  s'est 
montré  mon  plus  cruel  ennemi?  11  faut,  malgré  moi,  que  j'en 
dise  du  bien.  Celui  qui  montre  la  Construction  d'un  grand  che- 
min (31)  est  un  peu  violâtre;  ses  chevaux  sont  mauvais,  mal  des- 
sinés, d'une  autre  espèce  d'animaux;  mais  les  Abords  de  cette 
foire*,  plus  je  les  regarde,  plus  ils  me  plaisent.  Peu  s'en  faut 
que  ces  tableaux  ne  soient  comparables  à  ceux  qu'il  a  faits  en 


1.  Trois  tètes  d'étude  au  pastel. 

2.  Tableau  de  8  pieds  de  large  sur  5  pieds  de  haut,  appartenant  à  milord  Schel- 
burn. 

3.  Ce  tableau  et  le  précédent,  sous  le  même  numéro,  avaient  chacun  5  pieds  de 
large  sur  3  pieds  de  haut. 


ik  SALON    DE   1775. 

Italie;  s'ils  leur  sont  inférieurs,  c'est  qu'alors  il  copiait  la  nature 
et  qu'aujourd'hui  il  copie  sa  chambre. 

DIDEROT. 

Mais  il  me  semble  que  Yernet  n'a  pas  trop  à  se  louer  de 
vous. 

SAINT-QUENTIN. 

Je  suis  bien  loin  d'avoir  à  me  louer  de  lui.  Si  vous  saviez  le 
mal  qu'il  m'a  l'ait!  11  m'a  cassé  le  cou.  Quand  je  le  consultai 
sur  mes  tableaux,  il  n'avait  qu'à  me  dire,  car  je  sais  entendre 
la  vérité  :  «  Cela  est  mauvais,  je  ne  présenterais  pas  cela  ;  vous 
vous  exposerez  à  un  refus...  »  J'aurais  suivi  son  conseil  et  je 
l'aurais  embrassé.  Mais  me  trahir  !  mais  m'immoler  à  des  plai- 
santeries! C'est  que  cet  homme,  habile  d'ailleurs,  est  sans 
caractère,  et  que,  pour  me  distraire  de  son  mauvais  procédé,  il 
faut  que  je  m'arrête  sur  une  belle  chose, 

LE  PRINCE. 

DIDEROT. 

Sur  l' Avare1  de  Le  Prince? 

SAINT-QUENTIN. 

La  couleur  en  est  charmante;  cela  est  très-harmonieux.  La 
tête  de  l'avare  est  d'un  beau  caractère,  d'une  touche  fine  et 
gracieuse,  et  ses  ajustements  sont  tous  d'un  excellent  goût. 
Quoiqu'on  ne  puisse  compter  ce  morceau  parmi  les  capitaux,  il 
fera  beaucoup  d'honneur  au  peintre. 

ni  DEROT. 

Et  son  Jaloux-  donc? 

SAINT-QUENTIN. 

11  n'est  pas  à  beaucoup  près  aussi  bien;  l'effet  en  est  mo- 
notone. A  la  vérité,  ses  figures  sont  gracieuses  et  bien  dessinées, 
et  son  tableau  en  tout  aurait  été  plus  piquant  s'il  l'eût  voulu. 
Mais  est-on  toujours  en  train?  N'a-t-on  point  de  caprice?  Ne  finit- 
on  jamais  mal  ce  qu'on  a  bien  préparé? 


1.  N°  34.  Tableau  de  2  pieds  0  pouces  de  haut  sur  2  pieds  de  large,  apparte- 
nant à  M.  Bergcret,  honoraire-amateur  de  l'Académie. 

2.  N°  35.  Tableau  de  3  pieds  de  large  sur  2  pieds  4  pouces. 


SALON    DE   1775.  15 

DIDEROT. 

Et  son  Nécromancien1? 

SAINT-QUENTIN. 

Divin,  divin;  la  tête  m'en  tourne;  c'est  encore  à  désoler; 
c'est  la  couleur  la  plus  séduisante.  Et  sa  petite  femme,  voyez 
donc  sa  mine!  En  concevez-vous  une  plus  gracieuse?  Il  n'y  a 
que  sa  Dormeuse  d'il  y  a  deux  ans  que  je  lui  préférasse;  tout  y 
était,  composition,  dessin,  expression,  caractère;  elle  avait  l'air 
de  fermer  les  yeux,  mais  elle  était  heureuse  de  son  sommeil; 
elle  n'aurait  point  été  fâchée  qu'on  la  réveillât.  II  est  bien  éton- 
nant que  Le  Prince  n'ait  pas  donné  à  son  Nécromancien  un  plus 
beau  caractère;  si  ce  tableau  m'appartenait,  il  ne  laisserait  pas 
cette  petite  tache  dans  un  si  bel  ouvrage.  Il  y  a  encore  l'Extérieur 
d'un  cabaret  de  village2  (37);  il  y  a  des  paysans  placés  les 
uns  au-dessous  des  autres  ;  autant  de  compositions  charmantes, 
et  les  petites  figures  peintes  avec  esprit,  peut-être  avec  trop 
d'éclat.  N'oublions  pas  ces  Paysages  (41),  qui  ne  le  cèdent  point 
aux  autres;  on  ne  peut  rien  de  plus  harmonieux,  quoique  moins 
fini  que  les  précédents.  Ces  ciels  sont  trop  bleus,  l'artiste  les 
a  peints  d'après  Ruysdaël.  Le  Prince  tient  sans  contredit  le 
premier  rang  :  c'est  un  très-habile  homme.  Mais  revenons  sur 
nos  pas;  peut-être  avons-nous  oublié  quelques-unes  de  ses  com- 
positions; arrêtons-nous  devant  cette  Vue  d'après  nature*  (33). 

DIDEROT. 

Peinte  dans  l'antichambre  de  Le  Prince? 

SAINT- QUENTIN. 

Vous  l'avez  dit.  S'il  n'avait  pas  mieux  fait  il  y  a  deux  ans, 
cela  serait  passable.  Ses  petits  tableaux  sont  supérieurs.  Cepen- 
dant il  affecte  à  présent  une  manière  de  traiter  les  ciels;  je  lui 
conseille  de  revenir  à  celle  qu'il  a  quittée;  la  nature  du  ciel 
n'est  pas  ordinairement  anguleuse.  11  faut  bien  étudier  les  Fla- 
mands, mais  tout  n'en  est  pas  bon  à  imiter.  Le  Prince  est  dans 
la  vraie  route,  il  ne  risque  qu'à  s'égarer  en  lâchant  de  faire 
mieux.    Pourquoi  se  tourmenter?  Que  cherche-t-il ?  Je   cause 

1.  Tableau   de  2   pieds  G  pouces  de  haut  sur  2  pieds  de  large.  —  Ce  tableau 
et  le  précédent  appartenaient  à  M.  le  marquis  de  Poyanne. 

2.  Tableau  de  2  pieds  de  large  sur  18  pouces  de  haut;  appartenant  à  Madame 
Adélaïde. 

3.  Tableau  de  5  pieds  G  pouces  de  large  sur  4  pieds  G  pouces  de  haut. 


16  SALON    DE  17  75. 

avec  franchise  avec  lui,  parce  qu'il  est  trop  au-dessus  de  la  cri- 
tique pours'en  offenser.  En  général,  remarquez  bien  nos  artistes: 
ce  sont  ceux  qui  sont  ies  plus  prompts  à  se  fâcher  qui  en  ont 
moins  le  droit. 

DR  OU  AI  S. 

DIDEROT. 

Voici   le  Portrait  de  M.  et  de  Mme  la  comtesse  d'Artois1. 
Monsieur  est  en  pied   et  en  grand   habit  de  l'ordre.  Le  beau 
sujet!   Quelle  vérité  d'étoffes!  Des  gazes,  des  dentelles,  des 
broderies,  des  draperies,   tous  ornements  qui,  traités  d'après 
nature,  pouvaient  être  du  meilleur  goût  et  du  plus  bel  effet. 

SAINT-QUENTIN. 

Au  lieu  de  ces  ressources,  qu'il  a  entièrement  négligées,  il 
a  posé  sa  figure  dans  une  attitude  gênée,  sans  grâce,  sans 
mouvement.  Gela  est  dessiné  comme  un  écolier,  et  ce  qui  doit 
surprendre  de  lui,  c'est  qu'il  se  tire  assez  bien  d'une  académie 
d'après  nature;  mais  tout  s'oublie.  La  couleur  de  la  tète  est  bla- 
farde et  farineuse;  sans  lui  faire  injure,  l'on  peut  dire  que 
l'ensemble  n'est  pas  médiocrement  mauvais.  Les  pieds  de  sa 
figure  sont  de  quatre  pouces  trop  longs  au  moins  ;  elle  n'a  point 
de  ressemblance.  Pour  M",e  la  comtesse  d'Artois,  il  l'a  faite  pire, 
et  il  faut  être  bien  sot  ou  bien  courageux  pour  exposer  cela. 
Madame  Clolilde  ihh)  est  un  peu  plus  ressemblante,  si  ce  n'était 
que  sa  bouche  rit  et  que  le  reste  pleure.  Mais  en  voilà  assez;  la 
meilleure  critique  qu'on  en  ferait,  ce  serait  de  n'en  rien  dire. 

MILLET    FRANCISQUE. 

DIDEROT. 

El  Millet  Francisque? 

SAINT-QUENT]  \. 

Deux  Pansages  (47);  au  pont  Notre-Dame.  Je  vous  dis  cela 
à  ^ix  basse,  j'ai  bien  assez  d'ennemis. 

1.  Le  portrait  de  Monsieur  (4'2),  sur  une  toile  de  7  pieds  5  pouces  de  haut  el 
de  5  pied--  3  pouces  de  large,  est  aujourd'hui  à  Versailles  sous  le  n°  397 i.  L<-  por- 
trait de  Mme  la  comtesse  (43)  était  un  buste  de  forme  ovale.  Le  portrait  3975  du 
Musée  de  Versailles  peut  être  une  copie  du  tableau  de  Drouais.  Celui  de  Madame 
Clotilde,  actuellement  au  même  Musée,  y  porte  le  n°  3002. 


SALON    DE    1775.  17 

MACHY. 

DIDEROT. 


Et  Machy? 


S  A  IiNT -QUENTIN. 

Cette  Vue  d'après  nature  de  la  nouvelle  Monnaie1  (A 8),  ne 
voyez-vous  pas,  sans  que  je  vous  en  avertisse,  que  cela  est 
maigre,  sans  effet  et  d'une  petite  manière?  Cependant  elle  est 
correcte  et  bien  en  perspective.  Il  y  a  une  douzaine  d'années 
qu'il  faisait  mieux.  Trois  choses  lui  seraient  nécessaires  :  faire 
un  tour  d'Italie,  ne  pas  abandonner  la  détrempe  et  donner  ses 
figures  à  peindre  à  quelqu'un  qui  s'en  acquittât  mieux.  Je  me 
rappellerai  toujours  avec  plaisir  les  ouvrages  qu'ils  ont  peints 
à  frais  communs,  Loutherbourg  et  lui;  c'étaient  des  composi- 
tions charmantes,  et  cette  association  avait  triplé  les  forces  de 
Machy. 

BELLENGË 

DIDEROT. 


SAINT-QUENTIN. 


Et  Bellengé2? 

A  brûler  devant  le  plus  mauvais  Van  Huysum. 

GUÉRIN. 


DIDEROT. 


Et  Guérin? 


SAINT-QUENTIN. 

Son  Lever  et  son  Coucher  du  soleil  ((59) 3  sont  de  jolies  choses. 

ROBERT. 

Ah!   monsieur  Robert,   que   ce  Dlcintrement   du  pont   de 

1.  Tableau  de  2  pieds  5  pouces  de  large  sur  1  pied  9  pouces  do  haut. 

2.  N°  68;  un  Tableau  de  /leurs. 

3.  Ces  deux   tableaux,   ovales,  avaient  chacun   2   pieds  de  haut  sur  2  pieds 
7  pouces  de  large. 

XII.  o 


18 


SALON    DE    1775. 


Neuilly*  (70)  est  pauvre,  mal  colorié,  sans  effet!  Les  mauvaises 
ligures!- Vous  destinez  là  un  beau  cadeau  à  M.  de  Trudaine! 
Vos  Bestiaux  qui  pussent  cuire  des  ruines2  (71)  sont  un  peu 
meilleurs;  j'en  excepte  cependant  les  figures,  qui  ne  sont  pas 
des  chefs-d'œuvre.  Mais,  Robert,  il  y  a  si  longtemps  que  vous 
faites  des  ébauches,  ne  pourriez-vous  faire  un  tableau  fini? 

TAIUVAL. 

DIDEROT. 

Et  cette  Assomption  de  la  Vierge"  (77)  de  Taraval? 

SAINT-QÏ  ENTIN. 

Sujet  rebattu  et  qu'il  fallait  abandonner  ou  dont  il  fallait 
tirer  meilleur  parti.  Gela  est  sans  elï'et,  mal  composé  et  mal 
colorir. 

DIDEROT. 

Et  Cochin  ajoute  qu'il  n'est  pas  assez  fait,  qu'il  y  a  des  par- 
ties de  draperies  sans  souplesse  et  toutes  plates,  un  ton  jaune 
qui  sent  la  manière,  et  des  incorrections  de  dessin  qui  achèvent 
de  gâterie  tout.  La  figure  de  la  Vierge  ne  parait  pasbien  ensemble 
sous  son  vêtement,  et  le  contour  inférieur  du  corps  paraît  ren- 
trer en  dedans  pour  aller  s'attacher  aux  cuisses.  Dans  sa 
Sainte  Famille  (78),  la  position  des  jambes  est  désagréable  et 
paraît  forcée. 

SAINT- QUENTIN. 

Cet  artiste  s'achemine  à  grands  pas,  et  encore  une  douzaine 
d'années,  je  l'attends  au  pont... 

H  CET. 

Demandez  à  M.  Phelipot  de  vous  introduire  dans  la  galerie 
d'Apollon;  là,  vous  verrez  le  tableau  de  réception  de  Huet.  Le 
sujel  n'en  esl  pas  fort  important  :  ce  ne  sont  ni  des  dieux,  ni  des 
dresses,  mais  c'est  un  gros  chien  franchissant  une  barrière  et 
semant  la  terreur  parmi  des  chiens   plus   petits.    L'action  est 

1    Tableau  de  7  pieds  de  largeur;  appartenait  à  M.  de  Trudaine. 

'2*.  Ce  morceau  de  7  pieds  de  haut  sur  3  pieds  G  pouces  de  large  appartenait  à 

M.  de  Frouville.  .  .  . 

:<.  Tableau  de  10  pieds  sur  7,  pour  l'église  de  Saint-Louis,  rue  Saint-Antoine. 


SALON    DE    1775.  19 

charmante  et  la  composition  d'une  grande  vérité;  tous  les 
charmes  de  l'art  sont  réunis;  c'est  un  morceau  inappréciable. 
La  plupart  des  artistes  de  ce  genre  ne  lui  vont  pas  à  la  cheville 
du  pied. 

DIDEROT. 

Vous  n'en  exceptez  pas  Oudry? 

SAINT-QUENTIN. 

Je  n'en  excepte  pas  Oudry.  Mais  il  serait  bon  de  savoir  com- 
ment Iluet  a  fait  une  chose  excellente  après  en  avoir  fait  de  si 
pauvres  ;  on  ne  sait  pas  comment  ce  morceau  et  les  précédents 
sont  sortis  d'un  même  pinceau.  Il  a  quitté  les  animaux,  il  s'est 
jeté  à  corps  perdu  dans  l'histoire  et  le  paysage;  il  s'est  gâté. 
Devineriez-vous  d'après  quel  maître  il  fait  ses  études?  D'après 
Bouclier;  c'est-à-dire  qu'il  a  pris  pour  modèle  un  peintre  ini- 
mitable même  dans  ses  défauts  et  qui  n'a  jamais  fait  que  de 
mauvaises  copies.  Il  peint  à  présent  d'une  couleur  acre,  rouge, 
sauvage  et  barbare;  il  n'a  plus  de  dessin. 

Mademoiselle  VALLAYER. 

DIDEROT. 


Ah 


!   voici  une  femme  ;  peut-être  serez-vous  un  peu  plus 


galant  avec  elle. 


SAINT-QUENTIN. 

Il  ne  m'en  coûtera  rien.  Je  suis  très-satisfait  de  ses  Fruits  (98), 
de  son  Urne  et  de  son  Homard1,  elle  se  soutient,  elle  a  de  la 
vérité.  Je  n'aime  pas  son  genre;  mais  cela  ne  m'empêche  pas 
d'être  juste  et  d'envoyer  M.  Bellengé  à-ses  leçons. 


CLERISSEAU  2. 

Quant  à  ces  Compositions  d'architecture  dans  le  style  ancien 
(91),  elles  sont  à  gouache  et  d'une  couleur  terreuse;  la  touche 
en  est  lourde  et  sans  esprit.  Cet  homme  gonllé  de  son  mérite 

1.  Tableau  de  G  pieds  sur  4;  appartenait  à  M.  Montullé,  associé  libre  de  l'Aca- 
démie. 

2.  Cbarles-Louis  Clérisseau,  peintre  et  architecte,  né  à  Paris  en  1722,  acadé- 
micien en  17G9,  mort  à  Auteuil,  le  19  janvier  1820.  Il  a  travaillé  avec  de  Macliy; 
il  y  a  de  ses  dessins  au  Louvre  et  au  musée  d'Orléans. 


20  SALON    DE    1775. 

n'a  jamais  rien  fait  d'après  nature.  A  sa  place,  je  dessinerais  et 
je  copierais  d'excellents  tableaux  ;  il  apprendrait,  car  c'est  ainsi 
que  Le  Prince  et  d'autres  ont  appris. 


BEAEFORT. 

DIDEROT. 

Et  cette  Incrédulité  de  .suint  Thomas1  (103),  n'est-elle  pas 
ingénieusement  composée?  Ses  têtes  n'en  sont-elles  pas  belles? 

SAINT-QUENTIN. 

Oui-dà,  cela  est  assez  joli;  ordinairement  il  ne  fait  pas  si 
bien.  Sa  petite  Madeleine  au  désert-  (104)  n'est  pas  une  mer- 
veille, mais  elle  est  fort  supérieure  à  celle  de  La  Grenée.  Je 
laisse  ses  deux  Femmes  grecques*  (105)  à  louer  à  ceux  qui  en 
ont  la  manie. 

DIDEROT. 

Ce  n'est  pas  trop  la  vôtre. 

SAINT-QUENTIN. 

Non,  pour  aujourd'hui. 

JOLLA1N. 

DIDEROT. 

Et  .loi lai n? 

SAINT-QUENTIN. 

Qu'il  accompagne  M.  Bellengé. 

1)1  DE  ROT. 

El  Pérignon? 

PÉR1GN01N4. 

S  \  I  NI  -OIE -NT  IX. 

Ptrignon  est  du  commun  des  martyrs.  11  peint  «à  gouache; 
cela  n'est  pas  absolument  sans  mérite,  mais  de  tout  ce  mérite-là 

1.  Tableau  de  17  pouces  sur  H  pouces. 

2.  Tableau  de  20  pouces  sur  17  pouces. 

3.  Tab  eau  de  l">  pouces  mu-  12. 

4.  Nicolas    Périgoôn,  né  à  Nancy  eu   17-JG,  académicien  en  177i,  mort  à  Pau 
en  17H'2.  11  a  gravé. 


SALON    DE    1775.  21 

on  ne  peut  composer  un  académicien.  Sa  couleur  est  fade,  sa 
touche  est  maigre,  ses  figures  trop  allongées  et  d'une  carnation, 
d'un  dessin  mou  et  pauvre  de  contour.  Je  ne  lui  conseillerais 
pas  de  tenter  quelques  grandes  compositions,  sous  peine  de  se 
rompre  le  cou.  Le  suivant  en  vaut  bien  un  autre. 

DIDEROT. 


Duplessis? 


DUPLESSIS. 


SAINT- QUENTIN. 

Il  est  vrai,  mais  il  n'est  pas  sans  reproche.  Le  portrait  cC Aile- 
grain*  (127),  sculpteur  du  roi,  est  une  chose  admirable  pour  la 
tête  et  la  ressemblance;  mais  un  seul  défaut  dépare  toute  sa 
composition  :  c'est  son  froid.  Au  lieu  de  le  faire  violâtre,  pour- 
quoi ne  lui  avoir  pas  donné  une  autre  couleur?  Je  ne  comprends 
pas  cette  bévue  de  la  part  d'un  aussi  habile  homme.  Ses  autres 
portraits  sont  de  toute  beauté;  M.  l'abbé  de  Véri'1  (125)  d'une 
ressemblance  incroyable;  mais,  disons  tout,  cette  main  du 
chevalier  Gluck3  (126)  n'est  pas  digne  de  lui. 


DURAMEAU. 

DIDEROT. 

La  Cérès  ou  l'Été  de  Durameau 4  (129)  ne  remplit-elle  pas 
bien  sa  toile?  Le  coloris  n'en  est-il  pas  harmonieux  et  suave;  la 
composition  ingénieuse,  de  grand  caractère  et  bien  de  plafond  ; 
les  têtes  de  femmes  belles,  nobles,  bien  dessinées  et  bien  peintes? 

SAINT-QUENTIN. 

Fi!  allez  vous  coucher,  insigne  flagorneur.  Cérès  et  ses 
compagnes  implorent  le  Soleil  et  attendent  pour  moissonner 
que  l'astre,  entrant  dans  le  signe  de  la  Vierge,  leur  en  donne  le 
conseil.  La  Canicule  vomit  des  vapeurs  enflammées  et  pestilen- 
tielles; les  Zéphyrs,  par  leurs  douces  haleines,  tempèrent  son 

1.  Tableau  de  2  pieds  10  pouces  sur  2  pieds  3  pouces. 

2.  Tableau  de  2  pieds  sur  1  pied  8  pouces. 

3.  Tableau  de  3  pieds  2  pouces  sur  2  pieds  0  pouces. 

4.  Tableau  de  18  pieds  de  large  sur  9  pieds  6  pouces  de  haut;  morceau  de 
réception  de  l'auteur.  11  est  toujours  dans  la  galerie  d'Apollon,  partie  latérale  à 
gauche,  pour  laquelle  il  était  destiné. 


22  SALON    DE   1775. 

ardeur  et  purifient  l'air.  Cette  composition  n'a  rien  de  merveil- 
leux que  sa  singularité.  Le  peintre  a  furieusement  tiré  à  l'éco- 
nomie des  ligures;  le  petit  nombre  qu'il  en  a  jeté  est  mal  des- 
siné; elles  n'ont  pas  de  cheveux,  ornement  de  tête  dont  il  est 
difficile  de  les  priver;  d'ailleurs  point  d'expression,  point  de 
caractère,  couleur  d'omelette,  et  d'un  fade  !... 

Son  Plafond  d'Opéra  est  beaucoup  mieux,  quoique  à  la 
détrempe;  c'est  qu'il  marie  fort  bien  la  détrempe  avec  son  tein- 
turier. 

Son  Bélisaire l  (130)  est  mauvais  et  d'une  couleur  blan- 
châtre, comme  si  on  avait  peint  les  objets  au  clair  de  lune;  sa 
couleur  est  lourde,  gâcheuse  et  sale.  Le  jeune  Justinien  et  la 
femme  de  Bélisaire  ont  un  même  caractère  de  tête.  Ce  Salon  ne 
fera  pas  honneur  à  Duraineau  ;  il  s'en  consolera  avec  beaucoup 
d'autres...  Mais  j'en  ai  suffisamment,  et  cela  commence  à  m'en- 
nuyer. 

DIDEROT. 

Je  vous  croyais  en  fonds. 

LA  GRENÉE   le  jeune. 

SAINT- QUENTIN. 

Faisons  donc  encore  un  effort.  Eole  a  déchaîné  les  vents, 
les  montagnes  sont  couvertes  de  neige,  les  fleuves  sont  glacés, 
la  végétation  est  suspendue  :  voilà  Y  Hiver2  (132)  de  La  Gre- 
néc.  Gela  n'est  pas  assez  bien  composé;  le  premier  coup  d'œil 
en  impose:  mais,  à  l'examen,  il  faut  en  rabattre.  On  ne  s'est  pas 
même  servi  de  modèles;  cependant  il  ne  fallait  pas  s'épargner 
des  études  pour  un  morceau  de  réception. 

Quant  à  l'Homme  placé  cidre  le  vice  cl  la  vertu3  (133) 
mauvais,  mauvais,  mal  composé,  pitoyablement  dessiné;  à 
oublier  dans  l'atelier. 

Ses  Esquisses  sur  papier  bleu  rehaussées  de  blanc  sont  fort 
bien. 

1.  Tableau  de  2  pieds  5  pouces  de  haut  sur  2  pieds  2  pouces  de  large,  appar- 
tenant à  M.  le  comte  d'Angivillier,  directeur  et  ordonnateur  général  des  bâtiments 
du  roi. 

2.  Tableau  de  18  pieds  de  large  sur  9  pieds  6  pouces  de  haut,  destiné  à  orner 
la  galerie  d'Apollon. —  S'y  trouve  encore;  partie  latérale  à  gauche. 

3.  Tableau  de  17  pouces  de  haut  sur  20  pouces  de  large. 


SALON    DE    1775.  23 

MONNET. 

DIDEROT. 


Et  Monnet? 


SAINT-QUENTIN. 

Monnet,  toujours  agréé  et  jamais  reçu...  Borée  et  Orylhie1 
(143),  dessus  de  porte  pour  le  roi;  deux  belles  et  bonnes 
croûtes,  ce  qu'il  y  a  de  plus  mauvais  en  histoire. 

De  petits  Dessins  un  peu  mieux,  mais  fort  médiocres. 

RENOU. 

DIDEROT. 

Et  Renou? 

S /VINT-QUENTIN. 

La  Présentation  au  Temple'1  (  1  Zi  5  )  et  l'Annonciation*  (146) 
de  Renou,  mauvais  rêve  après  un  trop  bon  souper.  L'ange  est 
liché  comme  un  piquet  et  d'une  longueur  démesurée;  il  est 
raide  à  faire  plaisir.  Ce  serait  à  n'en  point  finir  s'il  fallait  faire 
une  énuméralion  de  toutes  les  sottises... 

GARESME. 

DIDEROT. 

Et  Garesme? 

SAINT  -  QUENTIN. 

La  nymphe  Menthe  métamorphosée^  (148),  tableau  pour  le 
roi.  Tant  pis  pour  lui.  Cette  Proserpine  assise  sur  son  char  est 
singulièrement  agencée;  le  char  est  sans  goût  et  d'une  mauvaise 
forme.  Ce  peintre  a  quelque  idée  de  couleur,  mais  il  dessine 
comme  un  fiacre.  Son  tableau  est  sans  harmonie.  Sa  Proserpine 
est  faite  d'après  une  vieille  femme  grasse,  molle  et  étalant  des 
formes  désagréables.  Sa  nymphe  est  passable. 

1.  Dessus  de  porte  de  0  pieds  de  large  sur  2  pieds  9  pouces  do  haut. 

2.  Tableau  de  10  pieds  de  haut  sur  5  pieds  de  large;  destiné  à  décorer  la  cha- 
pelle de  la  congrégation  de  Saint-Germain-en-Laye. 

3.  Tableau  de  10  pieds  de  haut  sur  5  de  large;  destiné  à  décorer  la  chapelle 
de  la  congrégation  .do  Saint-Germain-en-Laye. 

4.  Tableau   de    4   pieds  9    pouces    de   large  sur  4  pieds  5  pouces  de  haut;  est 
destiné  pour  le  Nouveau  Trianon. 


1h  SALON    DE   1775. 


BOUNIEU. 

SAINT-QUENTIN. 

Bounieu,  petit  peintre  pour  tableau;  c'est  M.  le  Chevalier 
qui  l'apporta  à  l'Académie.  Sa  manière  est  maigre ,  son  style 
pauvre,  sa  composition  insipide,  sa  couleur  sale  et  noire,  ses 
tableaux  sans  génie,  quoiqu'il  s'épuise  sur  la  nature.  Son  Pan 
lié  par  des  nymphes  (158)  est  beaucoup  mieux;  il  est  assez 
piquant  d'effet. 

HALL. 

SAINT -QUENTIN. 

Hall,  agréé,  a  fait  le  Portrait  de  Robert1  (170);  il  est  d'une 
ressemblance  étonnante,  superbe,  grand  comme  nature,  d'une 
manière  large,  d'une  couleur  vraie.  Et  puis  venez  me  dire  que 
je  vois  tout  en  noir!  Son  portrait,  à  lui,  ne  ressemble  pas  moins. 
Celui  de  Y  abbé  de  Saint- Non"1  est  charmant,  touché  en  peintre 
d'histoire;  rien  du  petit  de  la  miniature. 

MARTIN. 

SAINT- QUENTIN. 

Martin  a  été  agréé  pour  des  tableaux  qu'il  n'a  pas  faits. 
Peintre  médiocre.  Sa  Madeleine  mourante*  (173)  et  sa  Famille 
espagnole  4  (17/t)  sont  sans  dessin  et  sans  couleur. 

AUBRY. 

SAINT-QUENTIN. 

L 'Amour paternel*  (175),  tableau  travaillé  scrupuleusement 
d'après  nature.  La  composition  m'en  a  plu;  la  couleur  en  est 
suave  et  sans  manière.  Je  lui  sais  gré  d'avoir  adopté  ce  genre 

1.  Le  peintre  Hubert  Robert.  Tableau  en  pastel  de  2  pieds  sur  1  pied  8  pouces. 

2.  L'abbé  de  Saint-Non,  graveur  et  protecteur  de  Robert. 

3.  Tableau  de  8  pieds  sur  5  pieds. 

i.  Tableau  de  3  pieds  8  pouces  de  large  sur  3  pieds  de  haut. 
5.  Tableau  de  3  pieds  sur  2  pieds  (5  pouces,  appartenant  à  M.  le  comte  d'Angi- 
villier. 


SALON    DE    1775.  25 

moral,  qui  lui  a  très-bien  réussi.  Il  sait  dessiner  une  académie; 
la  preuve,  c'est  le  nombre  de  médailles  qu'il  a  remportées.  La 
Bonne  femme  qui  tire  des  cartes*  (176)  est  un  très-bon  tableau; 
la  Bergère  des  Alpes2  (177)  est  charmante;  le  Petit  garçon 
qui  demande  pardon  à  sa  nu're3  (178),  délicieux. 

ROBIN4. 

SAINT-QUENTIN. 

181.  La  Fureur  d'Atys5,  mal  ordonné,  d'une  couleur  sin- 
gulière et  fausse;  la  nature  n'a  sûrement  pas  été  consultée.  Il 
faudrait  renvoyer  cet  artiste  pour  cinq  à  six  ans  à  l'Académie; 
il  ferait  de  bonnes  études  d'après  le  modèle,  puis  il  reviendrait 
à  la  palette,  car  enfin  il  faut  savoir  lire  avant  que  de  lire. 

18*2.  Les  Enfants  de  M.  le  maréchal  de  Mouchy  jouant 
avec  des  raisins6,  mauvais,  mauvais;  pont  Notre-Dame  à  ne  pas 
trouver  un  acquéreur...  Mais...  mais  j'en  ai  suffisamment  :  je 
n'y  tiens  plus.  Adieu. 

DIDEROT. 

Encore  un  mot. 

SAINT -QUENTIN. 

Non;  ceux  dont  je  n'ai  point  parlé  me  sauront  gré  du 
silence...   » 

Là-dessus,  mon  homme  s'est  enfui  et  je  n'ai  jamais  pu  le 
rejoindre. 

t.  Tableau  de  3  pieds  sur  2  pieds  G  pouces. 

2.  Tableau  de  2  pieds  de  large  sur  18  pouces  de  haut. 

3.  Petit  tableau  ovale,  appartenant  à  M.  l'abbé  de  Breteuil. 

4.  J.-B.-Cl.  Robin,  agréé  en  1772. 

5.  Tableau  de  15  pieds  de  large  sur  10  pieds  de  haut. 

0.  Tableau  de  i  pieds  6  pouces  de  large  sur  3  pieds  3  pouces  de  haut,  destiné 
pour  le  cabinet  de  Mme  la  maréchale. 


SALON    DE    1781 


Publié  en  1857. 


SALON    DE    1781 


A    MON    AMI    MONSIEUR    GRIMM 


PEINTURE. 
VIEN. 

1.     BRISEIS     EMMENÉE     DE     LA     TEXTE     D'ACHILLE1. 

(Tableau  pour  le  roi.)  —  Ce  tableau  est  assez  bien  ordonné, 
quoique  au  premier  plan  il  y  ait  peu  de  mouvement  et  de  con- 
traste entre  les  figures.  Toutes  les  têtes  sont  muettes  et  sans 
expression  ;  nul  intérêt.  Le  ton  est  local;  mais  point  d'effet;  celui 
où  l'horizon  se  termine  est  trop  vigoureux  relativement  au  ton 
du  premier  plan  ;  les  parties  de  masses  ne  sont  point  assez  fran- 
ches. Les  deux  principales  figures,  Achille  et  Briséis,  sont  plates 
et  mal  d'aplomb;  si  vous  les  coudoyez  un  peu  rudement  vous 
les  jetterez  à  terre;  nulle  flexibilité  dans  l'emmanchement  des 
pieds  ;  ils  ne  servent  qu'à  soutenir  les  figures  debout.  Le 
dessin  est  exact,  mais  raide.  Briséis  est  bien  la  plus  maussade 
ligure  qu'on  puisse  imaginer;  elle  se  laisse  saisir  sans  résis- 
tance et  sans  douleur.  Je  suis  un  peu  plus  content  que  le 
public  d'Achille,  dont  personne  ne  m'a  paru  entendre  l'action, 
quoiqu'elle  soit  évidente;  il  a  la  main  droite  posée  sur  son 
casque,  la  gauche  sur  le  fourreau  de  son  sabre  ;  il  a  l'air  sévère 
et  penseur  :  laissera-t-il  enlever  sa  maîtresse,  ou  mettra-t-il  en 
pièces  tous  ces  envoyés  d'Agamemnon?  Voilà  le  sentiment  qui 

1.  Tableau  de  13  pieds  de  large  sur  30  pieds  de  haut. 


30  SALON    DE    1781. 

bouillonne  au  fond  do  son  cœur,  qui  agite  sa  tète;  il  a  le 
regard  tourné  vers  le  ciel.  S'il  était  plus  élégant,  plus  noble, 
plus  fier,  il  serait  très-beau. 

Si  Vien  avait  eu  quelque  chaleur,  les  envoyés  se  seraient 
emparés  de  Briséis,  ils  l'auraient  entraînée,  elle  aurait  eu  la  tête 
et  les  bras  tournés  vers  Achille  Achille,  furieux,  aurait  eu  son 
sabre  à  moitié  levé  et  prêt  à  fondre  sur  les  envoyés  d'Agamem- 
non  ;  ses  officiers  l'en  auraient  empêché,  ou  il  en  eût  été  désolé 
et  il  aurait  enveloppé  sa  tête  dans  ses  bras  pour  ne  point  aper- 
cevoir l'action  touchante  de  Briséis.  On  aurait  pu  le  laisser  isolé 
ou  pencher  sa  tête  sur  le  sein  de  Patrocle.  C'est  à  cette  der- 
nière pensée  que  le  peintre  se  serait  arrêté  sans  doute,  s'il 
avait  eu  assez  de  génie  pour  concevoir  l'Achille  d'Homère. 

«  Les  deux  hérauts  d'Agamemnon  (dit  le  poëte)  marchent 
d'un  pas  tardif  le  long  du  rivage  de  la  mer;  ils  arrivent  enfin 
aux  tentes  des  Thessaliens.  Achille  était  assis  à  l'entrée  de  la 
sienne;  sou  cœur  se  serre  à  leur  aspect;  eux-mêmes  tremblent 
à  sa  vue;  ils  s'arrêtent  d'un  air  respectueux  et  n'osent  lui  par- 
ler. Lui,  trop  sur  du  motif  qui  les  amène  :  «  Je  vous  salue, 
«  dit-il,  hérauts,  ministres  de  Jupiter  et  des  mortels.  Appro- 
«  chez,  ce  n'est  point  vous  que  j'accuse;  c'est  Againemnon  seul 
«  qui  m'outrage,  c'est  lui  qui  par  vos  mains  me  ravit  ma  Briséis  ; 
«  va,  Patrocle,  conduis  hors  de  ma  tente  cette  jeune  captive, 
«  qu'ils  l'emmènent...  »  Il  dit.  Fidèle  à  ses  ordres,  Patrocle 
amène  la  belle  Briséis,  et  la  remet  aux  deux  hérauts.  Us  repren- 
nent leur  route;  la  jeune  captive,  morne,  la  tête  baissée, 
marche  à  regret  avec  eux.  Achille,  les  yeux  baignés  de  larmes, 
va,  loin  de  ses  guerriers,  s'asseoir  sur  le  bord  de  la  mer;  là, 
les  regards  attachés  sur  les  flots  et  les  bras  étendus,  il  implore 
la  déesse  qui  lui  donna  le  jour.  » 

Tout  simple  qu'il  est,  ce  récit  n'offrait-il  pas  le  sujet  de 
deux  <ni  trois  tableaux  infiniment  mieux  ordonnés,  infiniment 
plus  intéressants  que  celui  de  M.  Vien? 

LA    GBENKE    l'aîné. 

2.  PRÉPARATIFS  DU  COMBAT  DE  PARIS  ET  DE  UENELAS. 

Ce  tableau,  de  10  pieds  carrés,  est  pour  le  roi. 

Paris  ayant  proposé  un  combat  singulier  contre  Ménélas, 


SALON    DE    1781.  31 

Priam  et  Agamemnon  se  réunissent,  et,  par  des  sacrifices  et  des 
serments,  jurent  à  l'autel  de  Jupiter  d'être  fidèles  à  remplir  les 
conditions  du  traité  par  lequel  Hélène  et  toutes  ses  richesses 
appartiendront  au  vainqueur. 

Ce  tableau  m'a  paru  très-bien  composé;  il  y  a  du  mouve- 
ment et  de  l'action.  L'Agamemnon  debout,  l'un  de  ses  pieds 
posés  sur  une  des  marches  qui  conduit  à  la  statue  de  Jupiter  et 
l'autre  sur  la  marche  la  plus  élevée,  est  fier;  il  tient  son  sabre 
d'une  main  et  fait  son  serment  de  l'autre.  On  eût  désiré  que 
Priam,  au  lieu  d'appuver  sa  main  sur  son  cœur,  l'eût  aussi 
étendue;  on  croit  que  son  action  en  eût  été  mieux  caractérisée 
et  que  ce  n'était  pas  le  moment  de  contraster  les  figures.  Je  ne 
suis  pas  de  cet  avis  :  Agamemnon  s'adresse  à  Jupiter,  Priam  à 
Agamemnon.  Le  dessin  m'a  paru  exact,  mais  souvent  pauvre  et 
froid.  L'effet  n'est  pas  piquant,  quoique  aimable  et  doux  ;  la 
couleur  n'a  pas  la  vigueur  que  l'on  désirerait  :  elle  est  faible  et 
monotone. 

3.  AXNIBAL  AYANT  TROUVÉ  LE  CORPS  DE  MARCELLUS 
PARMI  LES  MORTS,  APRES  AVOIR  PRIS  SON  ANNEAU-, 
LUI     FAIT    DONNER     LA     SEPULTURE. 

Bien  composé;  couleur  pas  trop  belle,  mais  aimable;  vide 
d'expression  ;  du  raide  dans  le  dessin  ;  un  tas  d'incorrections 
dans  les  mains,  les  pieds  et  les  bras;  effets  mal  entendus,  contre 
la  vérité.  Marcellus  est  porté  par  des  soldats,  groupe  qui  ne 
jette  à  terre  aucune  masse  d'ombre;  casque  si  éclairé  que  le 
panache  est  aussi  brillant  que  les  figures  ;  linge  d'une  petite 
manière.  Le  tout  agréable,  quoique  froid. 

h.  l'amour   des   arts   console   la  peinture 

DES    ÉCRITS     RIDICULES    ET    ENVENIMES    DE    SES    ENNEMIS  '. 

La  Peinture  est  assez  dans  le  caractère  :  mais  pourquoi  son 
corps  est-il  maigre  et  sa  couleur  grise? 

Bien  composé,  mais  vous  y  verrez  des  touches  sèches. 

1.  Au  marquis  de  Poyanno. 


32  SALON    DE    1781. 

5.    LAÏS  '. 

Cette  belle  courtisane  clans  Athènes  ne  l'est  pas  ici.  Vide 
d'expression,  elle  lit  le  billet  doux  avec  indifférence,  sans  curio- 
sité ni  surprise  :  elle  était  faite  à  en  recevoir.  Elle  n'est  pas 
d'une  belle  nature;  il  y  a  des  maigreurs;  mauvaises  tètes.  On 
regarde  les  compositions  de  ce  maître  sans  aucune  émotion  ;  le 
spectateur  qui  les  regarde  reste  aussi  glacé  que  le  peintre  qui 
les  a  faites. 

Ci.   ALCIB1ADE    REÇU    AVEC    MEPRIS  DE    SA   MAITRESSE,    PARCE 

S 

QU'AYANT    El     DIX    GUERRIERS    V   COMBATTRE,    IL    Vav.UT 
TRIOMPHE     QUE    DE    NEUF2. 

Cet  Alcibiade,  c'est  un  benêt  à  genoux;  sa  tête  froide  ne  dit 
rien.  Sa  maîtresse  est  maigre  et  ne  sent  pas  plus  que  lui.  Le 
dessin  et  la  couleur  sont  les  mêmes  partout.  La  composition  n'a 
que  l'agrément  du  pinceau;  ce  pinceau  qui  va  en  déclinant  n'a 
plus  ni  la  même  force,  ni  la  même  vérité,  ni  la  même  grâce 
qu'autrefois. 

7.     VISITATION    DE    LA     VIERGE  \ 

Celui-ci  m'a  fait  plus  de  plaisir  que  les  précédents;  les 
figures  m'ont  paru  bien  posées,  mieux  dessinées;  les  plis  des 
draperies  plus  larges  et  mieux  pinces,  et  puis  beaucoup  d'har- 
monie. 

10.    SARA,    FEMME    d'aBRAIIAM,     \'aVA\T    POINT    D'ENFANTS, 
PRESENTE    A     CE     PATRIARCHE     SA     SERVANTE     AGAR. 

Bien  compose:  des  incorrections  en  plusieurs  endroits.  Ce 
froid  Abraham  reçoil  Agar  aussi  indifféremment  que  s'il  igno- 
rait ce  dont  il  s'agit.  Si  la  présence  de  Sara  le  contient,  les 
charmes  d'Agar  devraient  l'émouvoir.  Agar,  à  la  vérité,  n'est 
pas  jolie,  mais  les  détails  sont  bien. 

1.  Au  marquis  de  Poyanne. 
'2.  Au  marquis  de  Poyanne. 

:{.  Ce  tableau  provenait  du  cabinet  de  M.  le  marquis  de  Sérant,  gouverneur  de 
M-'1  le  duc  d'Angoulème. 


SALON    DE   1781.  33 

8.     HERCULE    ET    OMPHALE1. 

La  composition  de  ce  tableau  est  jolie.  Hercule  sans  expres- 
sion. Omphale  de  môme,  vilaine  figure,  corps  trop  caractérisé. 
Jolis  enfants.  Ton  de  couleur  sans  variété;  mais  elle  est  locale 
et  agréable.  Paysage  froid,  mais  d'un  bon  effet. 

Il  y  a  encore  plusieurs  autres  tableaux  (12)  de  La  Grenée 
l'aîné,  tous  agréables,  mais  froids,  mais  gris,  mais  secs  en  bien 
des  endroits. 

Amédée  VAN   L00. 
13.  madeleine   pémtente   aux   pieds   de  JÉSUS, 

CHEZ     SIMON     LE     PHARISIEN". 

Je  crois  ce  tableau  mal  dessiné;  je  m'en  rapporte  sur  ce 
point  à  ceux  qui  en  savent  là-dessus  plus  que  moi.  Et  les 
emmanchements  des  extrémités  ne  sont -ils  pas  mauvais? 
Cependant  il  y  a  dans  la  composition  quelque  chose  d'agréable. 

ll\.     LE    PHARISIEN    INTERROGEANT'  JESUS-CHRIST  3. 

Ce  tableau  n'est  pas  meilleur  que  le  précédent. 

15.     UNE    SAINTE    FAMILLE4. 

Celui-ci  n'est  pas  mal  composé,  c'est  tout  ce  qu'on  peut  en 
dire  :  le  reste  est  mauvais,  du  dernier  mauvais. 

DOYEN. 

19.    MARS    VAINCU    PAR    MINERVE5. 

Encore  un  sujet  tiré  de  Y  Iliade. 


1.  Ce  tableau  appartenait  à  M.  Clos,  lieutenant  général  de  la  prévôté  de  l'hôtel. 

2.  Tableau  de  forme  ovale  de   7  pieds  3  pouces  de  haut  sur  4  pieds  et  demi  de 
large,  destiné  à  décorer  la  chapelle  de  Fontainebleau. 

3.  Même  dimension  que  le  précédent,  et  destiné  pour  le  même  endroit. 
i.  Tableau  de  5  pieds  7  pouces  de  haut  sur  4  pieds  2  pouces  de  large. 
5.  Tableau  de  13  pieds  de  large  sur  10  de  haut. 

xii.  3 


■dk  SALON   DE    1781. 

Minerve  monte  sur  le  char  de  Diomède,  exerce  ses  coursiers 
et  fond  sur  le  dieu  de  la  guerre  an  moment  où  il  immolait  le 
fils  d'Ochésius,  le  gigantesque  Périphas,  un  des  héros  de  L'Etolie. 
La  déesse  conduit  le  javelot  du  fils  de  Tydée,  l'enfonce  dans  le 
liane  de  l'immortel  et  l'en  retire  abreuvé  de  sang.  Mars  pousse 
un  cri  de  douleur;  on  croit  entendre  deux  armées  qui  se  char- 
gent et  s'égorgent. 

Ce  tableau  blesse  les  yeux  tant  il  papillote  ;  c'est  un  amas 
tumultueux  et  confus  de  figures.  Quand  on  a  le  courage  de  l'étu- 
dier et  d'en  débrouiller  le  chaos,  on  trouve  de  l'expression  dans 
les  têtes,  des  choses  bien  rendues  et  avec  sentiment;  mais  nulle 
distinction  de  plans,  nulle  dégradation  entre  eux.  La  couleur 
est  factice.  Les  chevaux  qui  traînent  le  char  sont  mal  dessinés, 
ils  ont  le  cou  aussi  long  que  le  corps,  la  croupe  en  cerceau  et 
sans  mouvement.  C'est  un  mauvais  tableau  où  il  y  a  de  très- 
beaux  détails. 

«  Cette  toile  découpée  d'une  certaine  manière,  disait  quel- 
qu'un, on  en  prendrait  volontiers  les  lambeaux  pour  l'ouvrage 
de  nos  plus  grands  maîtres.  —  Ah!  répondit  un  amateur  fort 
instruit,  cela  est  d'autant  plus  probable  que  presque  toutes  les 
figures  qui  composent  ce  tableau  sont  prises  d'après  Rubens  et 
Le  Brun.  » 

LÉPICIÉ. 

20.     PIÉTÉ    DE    FABIUS    DORSO1. 

Pendant  le  siège  du  Capitule  par  les  Gaulois,  Fabius  Dorso, 
pour  ne  pas  manquer  à  un  sacrifice  institué  par  sa  famille, 
sortit  de  cette  forteresse  emportant  les  choses  nécessaires  à  la 
cérémonie,  et  passa  au  milieu  du  camp  des  ennemis  pour  aller 
au  mont  Quirinal;  là  il  sacrifia  et  retourna  au  Capitule,  après 
avoir  inspiré  le  respect  et  l'admiration  aux  Romains  et  aux  Gau- 
lois. Le  retour  au  Capitule  est  le  moment  du  tableau. 

L'ordonnance  de  cette"  composition  n'attache  point.  Les  ligures 
placées  au  premier  plan,  qu'on  ne  voit  qu'à  moitié,  semblent 
estropiées;  elles  sont  d'un  ton  sans  variété,  d'une  couleur  jaune 
et  sale,  d'un  dessin  lourd,  d'une  mauvaise  forme.  Dites  tant  qu'il 

1.  Tableau  de  10  pieds  carrés;  pour  le  roi. 


SALON    DE    1781 


35 


vous  plaira  que  la  figure  principale  est  bien  ensemble,  sa  dra- 
perie bien  jetée,  sa  tète  belle  et  noble,  moi,  je  ne  sais  si  c'est 
un  homme  ou  une  femme;  c'est  un  long  manche  à  balai;  rien 
qui  caractérise  l'action  qui  l'occupe;  elle  porte  ses  dieux  comme 
si  elle  les  portait  d'un  appartement  dans  un  autre.  Aucune 
figure  qui  ait  l'ombre  de  l'expression;  les  soldats  voient  sortir 
ou  rentrer  Fabius  sans  émotion,  comme  s'ils  n'étaient  pour  rien 
dans  cette  afïaire. 

21.    UNE     RÉSURRECTION1. 

Je  ne  conçois  rien  de  si  pauvre,  de  si  froid,  de  si  misérable 
que  ce  tableau.  Quand  on  a  vu  les  Résurrections  d'une  multi- 
tude de  grands  maîtres,  fait-on  un  Christ  aussi  sec,  aussi  fluet, 
aussi  ignoble?  Est-ce  là  un  Dieu  triomphant  du  péché,  de  la 
mort  et  des  enfers?  La  partie  supérieure  du  côté  fuyant  est 
écrasée,  le  deltoïde  est  aplati.  Et  puis  de  trop  petits  détails; 
deux  soldats  mal  groupés,  des  bras  lourds  de  dessin.  On  ne  sait 
où  se  passe  la  scène,  et.  tout  cela  peint  d'une  couleur  jaune  et 
terreuse.  Cachez  cela,  monsieur  Lépicié. 

22.    DEPART    D'UN     BRACONNIER2. 

La  tète  du  braconnier  a  du  caractère,  mais  cette  manière  de 
faire  ne  me  plaît  pas.  Les  habillements  sont  du  môme  ton  de 
la  tète  aux  pieds;  les  sabots  dont  il  est  chaussé  sont  de  la  même 
étoffe  que  l'habit;  le  petit  garçon  qu'il  tient  par  la  main  a  le 
même  défaut.  11  y  a  de  l'esprit  dans  la  tête  de  cet  enfant.  Le 
chien  qui  est  auprès  de  lui  n'est  point  naturel  ni  de  ton  ni  de 
forme.  Cependant  ce  petit  tableau  a  de  l'effet  et  arrête  les  yeux. 
J'oubliais  que  la  main  gauche  du  braconnier  est  sans  forme. 

23.     IN     VIEILLARD    LISANT3. 

Rien  d'étonnant  là-dedans;  petite  manière  de  faire;  rien  de 
bien  terminé  qu'un  tapis. 

1.  Tableau  cintré  de  13  pieds  de  haut  sur  8  pieds  10  pouces  de  large,  qui  devait 
être  place  dans  le  fond  du  chœur  de  la  cathédrale  de  Chalon-sur-Saône. 

2.  Tableau  de  2  pieds  et  demi  de  haut  sur  2  pieds  de  large. 

3.  Tableau  sur  bois  de  30  pouces  de  large  sur  13  pouccs"de  haut. 


36  SALON  DE  17.81. 

24.  LE  JEU  DE  LA  FOSSETTE  l. 
25.  LE  JEU  DE  CARTES  2. 

Très-médiocres  partout.  Peu  d'esprit  dans  les  têtes.  Habits 
assez  bien. 

BRENET. 

26.     COMBAT    DES    GRECS    ET    DES    TROYENS 
SUR    LE    CORl'S     DE    PATROCLE8. 

Pour  le  roi. 

Pendant  le  combat  des  Grecs  et  des  Troyens  pour  la  posses- 
sion du  corps  de  Patrocle,  Achille,  couvert  de  l'égide  de  Pallas, 
se  montre  désarmé  sur  le  bord  du  camp  des  Grecs;  sa  présence 
et  sa  voix  effrayent  les  Troyens,  qui  prennent  la  fuite.  Sujet  tiré 
du  XVIIIe  chant  de  Y  Iliade. 

Ce  tableau  est  sans  harmonie;  il  y  a  des  choses  sèches 
et  sans  liaison.  On  serait  tenté  d'y  trouver  de  l'expression, 
quoique  les  têtes  soient  laides;  dans  plusieurs  figures,  les 
yeux  sont  prêts  à  tomber  de  leurs  orbites.  Le  dessin  est  vrai, 
mais  pauvre.  H  y  a  des  détails  soignés.  Ce  soldat  qui  tient 
une  énorme  masse  de  pierre  élevée  au-dessus  de  sa  tête  est 

maniéré. 

Dans  une  critique  du  Salon  en  vaudevilles,  intitulée  Réflexions 
joyeuses  d'un  garçon  de  bonne  humeur  sur  les  tableaux  exposés 
au  Salon  en  1781\  on  dit  assez  plaisamment  de  ce  tableau  : 

Sur  l'air  :  De  tous  les  capucins  du  monde. 

Messieurs,  gardez-vous  bien  de  croire 
Qu'en  abandonnant  la  victoire 
Ces  gens  de  poltrons  soient  traités; 
Si  dans  leur  fureur  implacable 
Les  Troyens  sont  épouvantés, 
C'est  qu'Achille  est  épouvantable. 

1.  Tableau  sur  bois  de  8  pouces  de  large  sur  10  pouces  de  haut. 

2.  Même  dimension  que  le  précédent. 

3.  Tableau  de  13  pieds  de  long  sur  10. 

4.  Par  M.  R"*.  C'était  un  ancien  élève  de  l'Académie. 


SALON    DE    1781.  37 

27.     ADOPTION     D'OEDIPE     PAR    LA     REINE     DE     CORINTIIE1. 

Mauvais  tableau,  point  de  dessin,  point  d'expression;  mau- 
vaise couleur,  draperie  de  bois.  Un  peu  de  composition. 

28.     FAUSTULE     PORTANT    REMUS     ET    ROJIULUS    A    SA     FEMME 

LAURENTIA2. 

Pas  meilleur  que  le  précédent,  excepté  des  figures  pas  mal 
groupées,  et  voilà  tout. 

29.   JEUNE  FILLE  HABILLEE  A  LESPAGNOLE,  PRENANT 
DES  FLEURS  DANS  UN  VASE3. 

Du  dernier  mauvais;  toutes  les  couleurs  sont  viciées,  les 
draperies  lourdes,  la  figure  laide,  mal  ensemble,  mal  composée. 
Passez  vite. 

LA   GRENÉE  le  jeune. 

30.    BAPTÊME    DE    JES  US- C II RIST    PAR    SAINT    JEAN4. 

La  tête  du  saint  Jean  ne  m'a  pas  paru  bien  belle;  le  corps 
m'a  semblé  trop  articulé  pour  une  attitude  simple.  Le  Christ  est 
beau.  La  couleur  du  tableau  est  faible,  mais  d'accord. 

31.     NOCES     DE    GANA5. 

Il  y  a  beaucoup  d'harmonie  dans  ce  tableau;  la  composition 
en  est  agréable.  Je  n'aime  pas  la  ligure  du  Christ;  la  tête  en  est 
commune,  la  position  sans  majesté,  et  les  draperies  en  général 
d'un  mauvais  choix. 


1.  Tableau  do  2  pieds  G  pouces  do  large   sur  2  de  haut,   tiré   du    cabinet 
de  M.***. 

2.  Tableau  do  2  pieds  C  pouces  de  haut  sur  2  pieds  de  large. 

3.  Tableau  sur  bois  de  2  pieds  de  haut  sur  1  pied  4  pouces  de  large. 

4.  Tableau  ovale  de  7  pieds  de  haut  sur  4  1/2  de  large,  destiné  pour  la  chapelle 
de  Fontainebleau. 

5.  Tableau  ovale,   pendant  du  précédent,  de  4  pieds  1/2  de   large  sur  7  de 
haut,  pour  la  chapelle  de  Fontainebleau. 


38  SALON    DE   1781. 

32.    MARTYRE     DE    SAINT    ETIENNE1. 

Ce  tableau  est.  bien  dessiné  et  bien  composé;  mais  les  mus- 
cles n'en  sont-ils  pas  trop  sentis?  les  figures  n'en  sont-elles 
pas  maigres  dans  certaines  parties?  les  visages  d'une  petite 
forme?  l'effet  n'en  est-il  pas  indécis  et  les  jambes  trop  fortes 
pour  les  corps?  Mais  voyez  l'important,  et  certes  je  ne  me 
trompe  pas  sur  ce  point  :  le  Saint  a-t-il  l'enthousiasme  qui  con- 
vient à  un  homme  qui  voit  les  cieux  ouverts?  Il  est  froid,  il  est 
pauvre,  il  a  l'air  de  demander  grâce.  Quel  rapport  entre  ce  carac- 
tère et  celui  qu'il  devait  avoir  :  le  caractère  du  sauvage  dans  la 
mort? 

33.    LA.    CONVERSION    DE    SAINT    PAUL2. 

L'homme,  le  cheval,  le  Saint,  l'écuyer  forment  un  paquet 
brouillé.  Le  Paul  est  sans  expression.  Je  désirerais  de  plus 
grandes  parties  et  plus  distinctes  dans  ce  tableau;  les  muscles 
y  sont  trop  petits,  c'est-à-dire  qu'ils  ne  sont  pas  dans  leurs 
grandes  masses.  Les  figures  m'ont  paru  bien  ensemble.  Les 
jambes  du  cheval  sont  celles  d'un  limonier;  les  nuages  petiis 
de  forme.  La  couleur  est  locale. 

34.     LES     FILS     DE    TARQUIN    ADMIRANT    LA     VERTU 

DE    LUCRÈCE3. 

Cette  composition  est  assez  agréable.  La  couleur  n'est  pas 
trop  belle.  La  tête  de  Lucrèce  manque  d'expression;  mais  doit- 
elle  en  avoir?  On  loue  celle  de  Collatin,  mari  de  Lucrèce,  et  j'y 
consens.  Pour  celle  du  second  Tarquin,  elle  est  théâtrale  et  ma- 
niérée. Toutes  les  femmes  qui  environnent  Lucrèce  sont  ignobles 
et  laides;  les  draperies  sont  indécises,  elles  n'ont  ni  franchise  ni 
noblesse.  Dans  l'architecture,  il  y  a  nu  rang  de  colonnes  qui 
n'esi  pas  d'aplomb;  il  a  l'air  d'avoir  reçu  un  coup  de  vent. 

Ce  peintre  prend  facilement  des  ligures  entières  de  Piètre  de 
Cortone;  tous  ses  tableaux  en  sont  remplis. 

1.  Tableau  de  12  pieds  de  haut  sur  8  pieds  de  large,  destiné  pour  la   char- 
treuse de  Montmerle. 

2.  Tahleau   de  12  pieds  de  haut  sur  8  de  large,  pour  la  chartreuse  de  Mont- 
merle. 

3.  Tahleau  de  6  pieds  de  large  sur  4  pieds  de  haut. 


SALON    DE   1781.  39 

35.  moïse   sauvé   des   eaux. 
36.  ulysse  secouru   pau  nausicaa;   pendants1. 

Jolies  compositions  et  d'un  ton  assez  vigoureux,  esquisses 
terminées. 

37.    DAVID    INSULTANT    A    GOLIATH    APRÈS    L'AVOIR    VAINCU2. 

La  tête  de  David  est  mesquine;  sa  position,  d'un  joli  dan- 
seur. Le  dessin  est  naturel,  mais  pauvre.  L'idée  de  ne  montrer 
que  les  pieds  de  Goliath  est  singulière. 

38.    ANNONCIATION3. 

Rien  de  beau;  multitude  de  défauts,  mauvais  dessin,  mau- 
vaise couleur.  Passez,  passez. 

39.  MERCURE  REPRÉSENTANT  LE  COMMERCE  OUI  FLEURIT 
ÉGALEMENT  PENDANT  LA  PAIX  ET  PENDANT  LA  GUERRE. 
DANS  LE  LOINTAIN  ON  APERÇOIT  DES  VAISSEAUX  MAR- 
CHANDS    ESCORTÉS    PAR    UN    VAISSEAU    DE    GUERRE4. 

(Dieu  sait  comme  et  Kempenfeld  aussi!)  Figure  bien  des- 
sinée, excepté  les  pieds  et  les  mains,  que  je  trouve  mauvais; 
les  doigts  delà  main  gauche  sont  trop  longs  et  ne  sont  pas  d'une 
belle  forme.  Mauvais  détails,  couleur  qui  n'est  pas  belle. 

40.    ADORATION    DES    ROIS.    kl.    SAINT    BERNARD5. 

kl.    PLUSIEURS     DESSINS. 

Manière  sèche.  Il  y  a  quelques-uns  des  dessins  qui  font  plai- 
sir; mais  les  draperies  sont  sans  forme,  les  plis  ressemblent  à 
des  brins  de  paille,  et  par  conséquent  de  peu  d'eiïet. 


1.  Tableaux  de  13  pouces  de  large  sur  0  pouces  de  haut. 

2.  Tableau  do  6  pieds  de  haut  sur  4  pieds  de  lar^o. 

3.  Tableau  de  5  pieds  de  haut  sur  3  pieds  1/2  de  large,  pour  le   maître   autel 
de  l'église  de  Couches,  eu  Brie. 

i.  Tableau  de  5  pieds   i  pouces  de  haut  sur  3  pieds  S  pouces  de  large,  destiné 
pour  la  salle  d'assemblée  du  corps  des  drapiers-merciers. 

5.  Ces  deux  morceaux  ont  été  exécutés  en  grand  pour  l'abbaye  de  Vauclair. 


40  SALON   DE   1781. 

TARAVAL. 

48.  LA  SYBILLE  DE  CUMES  '.  —  49.  UNE  NATIVITÉ2.  — 
50.  TRIOMPHE  d'aMPHITRITE3.  —  51.  DIANE  AU  BAIN 
SURPRISE  PAR  ACTÉON4.  —  TÉLEMAQUE  CHEZ  CALYPSO5. 
—  53.  esquisse  d'un  TARLEAU  PROJETÉ  POUR  REPRÉ- 
SENTER L'ÉVÉNEMENT  ARRIVÉ  A  STOCKHOLM  LE  10  AOl  T 
1772,    ETC.6 

Quand  vous  aurez  dit  de  tous  ces  tableaux  qu'il  y  a  un  peu 
de  composition,  ajoutez  que  le  reste  est  du  dernier  mauvais,  et 
passez. 

Il  faut  avoir  sous  les  yeux  la  figure  de  Calypso  pour  sentir 
toute  la  vérité  du  couplet  dont  l'a  gratifiée  l'auteur  des  Réflexions 
joyeuses  : 

Sur  l'air  :  //  n'est  point  de  bonne  fiHe. 

Prends  garde,  Télémaque, 
On  veut  t'enlever  ton  cœur; 

Retourne  dans  Ithaque, 
Écoute  ton  précepteur; 
Si  tu  te  laissais  séduire 
Par  ce  minois  féminin, 
Il  pourrait  fort  bien  t'en  cuire 
Le  lendemain. 

YEI1NET. 

54.    QUATRE    TABLEAUX    DE     MARINE7. 
55.    PLUSIEURS     TABLEAUX     SOUS     LE     MEME     NUMÉRO. 

Tous  très-beaux,  mais   [tas  également;   cependant  on  n'en 

1.  Tableau  de  forme  ovale  de  7  pieds  4  pouces  de  haut  sur  i  pieds  6  pouces  de 
large,  destiné  à  décorer  la  chapelle  de  Fontainebleau. 

'2.  Même  dimension  que  le  précédent  et  pour  le  même  endroit. 

3.  Tableau  de  4  pieds  de  haut  sur  3  de  large.  —  Actuellement  au  Louvre,  n"  .">70; 
désigné  au  catalogue  comme  ayant  été  exposé  en  1777. 

i.  Même  grandeur  que  le  précédent. 

5.  Tableau  de  '2  pieds  0  pouces  sur  3  pieds  1  pouce. 

6.  Les  ligures  allégoriques  introduites  dans  cette  composition  sont  :  la  Vigi- 
lance, la  Prudence,  la  Clémence,  la  Force  et  la  Fidélité. 

7.  Ces  quatre  tableaux  avaient  chacun  i  pieds  G  pouces  de  large  sur  .*>  pieds  de 
haut,  et  appartenaient  à  M.  Girardot  de  Marigny. 


SALON    DE    1781.  &1 

revoit  aucun  sans  un  nouveau  plaisir  :  c'est  toujours  Vernet. 
On  reprochait  jadis,  dit  une  de  nos  critiques,  on  reprochait 
jadis  à  M.  Vernet  de  toujours  se  répéter;  on  se  plaint  aujour- 
d'hui de  ce  qu'il  n'est  plus  le  môme. 

ROSLIN. 

56.  PLUSIEURS     PORTRAITS     SOUS     LE     MÊME     NUMERO. 

Tous  ces  portraits  de  femmes  m'ont  paru  du  même  ton  et 
d'une  mauvaise  couleur;  mais  les  étoffes  en  sont  superbes.  Dans 
les  portraits  d'hommes,  les  chairs  valent  mieux;  les  cheveux  ont 
l'air  d'un  corps  solide;  ils  sont  découpés  dans  les  extrémités,  ce 
qui  nuit  à  l'harmonie.  Les  fonds  sont  gris  d'un  côté  et  noirs  de 
l'autre;  point  d'air  autour  de  l'objet. 

LE   PRINCE. 

Cet  estimable  artiste  n'est  plus;  il  est  mort  le  30  septembre 
dernier  des  suites  d'une  maladie  cruelle  dont  il  fut  atteint  pen- 
dant son  séjour  en  Russie,  et  dont  il  n'avait  jamais  été  bien 
guéri.  Ses  tableaux  sont  remplis  des  études  qu'il  fit  dans  les 
contrées  du  Nord;  ils  intéressent  par  la  variété  des  usages  et 
des  costumes.  Sises  compositions  manquent  souvent  de  sagesse 
et  de  régularité,  elles  se  distinguent  presque  toutes  par  un 
caractère  original  et  spirituel  ;  sa  touche  brillante  et  légère  a 
un  charme  qui  ne  permet  pas  d'en  apercevoir  les  défauts  ou 
qui  les  fait  pardonner.  «  Il  a  su,  comme  l'observe  M.  Renou 
dans  Y  Éloge  qu'il  a  fait  de  lui,  il  a  su  répandre  sur  ses  ouvrages 
l'heureux  don  qu'il  avait  de  se  faire  aimer  dans  sa  personne.  » 
On  lui  doit  la  découverte  du  secret  de  rendre  les  dessins  lavés 
à  l'encre  de  la  Chine  ou  au  bistre,  sur  le  cuivre  de  la  même 
manière  que  sur  le  papier.  Il  a  laissé  ce  secret  à  sa  nièce. 

57.  JOUEURS    DE    ROULE1.    —    58.    PLUSIEURS    TARLEAUX 

SOUS    LE    MEME    NUMERO. 

Très-jolis,  d'une  belle  couleur.  Le  Ménage  ambulant  vous 

\.  Tableau  do  '21  pouces  de  large  sur  19  de  haut,  appartenant  à  M"*. 


hl  SALON    DE    1781. 

plaira  plus  que  son  pendait/,  où  je  n'ai  pas  trouvé  que  le  pre- 
mier plan  fût  d'un  e 11 c t  assez  tranquille;  multitude  de  petites 
choses  qui  pétillent,  quelquefois  des  figures  qui  pourraient  être 
mieux  dessinées.  Les  Joueurs  de  boule,  charmants  autant  que 
le  sujet  le  comporte. 

DE  MAC II Y. 
59.  vue  ni    port  saint-paul. 

Ce  tableau  esl  beau,  d'une  belle  couleur,  d'un  effet  piquant  ; 
mais  que  ce  mérite  ne  vous  empêche  pas  d'apercevoir  le  mau- 
vais dessin  et  la  mauvaise  couleur  de  ses  figures  et  de  ses  ani- 
maux. 

<}().  VUE  DE  LA  NOUVELLE  ÉCOLE  OH  CHIRURGIE1. 

D'un  bel  effet,  d'une  belle  couleur;  figures  mal  dessinées. 

(57.   l'ancien   portique   ne  LOUVRE;   les  ANCIENNES 
CUISINES    I)U    PALAIS-ROYAL2. 

Ces  deux  tableaux  m'ont  arrêté  avec  plaisir,  bien  que  je  n'en 
aime  ni  les  limires  ni  les  animaux. 


'&> 


DUPLESSIS. 

7h.   PORTRAITS    DE    M.    THOMAS,   —  73.    DE    Mme    II  U, 
—  7(>.    DE   L'AUTEUR,    ETC. 

Les  portraits  de  celui-ci  sont  très-beaux,  surtout  ceux 
d'hommes.  Il  l'ait  quelquefois  les  femmes  grises;  mais  ne 
regardez  pas  légèrement  les  accessoires. 

Le  plus  étonnant  de  ces  portraits  est  celui  de  Thomas,  dont 
la  tête  est  si  commune,  les  traits  naturellement  si  embrouillés, 
la  physionomie  si  peu  sensible  ;  et  l'artiste  a  trouvé  le  secret  de 
saisir  cette  physionomie,  de  caractériser  ces  traits,  de  donner  à 

1.  Tableau  de  1  pied  K  po ss  de  large  sur  1  pied  2  pouces  de  liant. 

•1.  Ces  doux  tableaux    pendants  avaient  chacun  1  pied  3   pouces  de  haut    sur 
1  pied  de  large. 


SALON    DE    1781.  Z,3 

cette  tête  une  expression  noble,  élevée,  et  de  la  rendre  en  même 
temps  fort  ressemblante;  c'est  Thomas,  mais  c'est  lui  tel  qu'on 
le  voit  dans  la  société  après  l'avoir  vu  dans  ses  ouvrages. 

RENOU. 
78.   CASTOR  ou  l'étoile  du  matin1. 

Plafond  ovale  destiné  à  décorer  la  galerie  d'Apollon. 

Ce  tableau  n'est  pas  beau.  La  figure  du  cheval  mal  dessi- 
née, la  tête  ne  dit  mot;  on  ne  voit  qu'une  jambe  qui  l'ait  le 
cerceau,  et  d'une  mauvaise  couleur;  le  cheval,  bien  qu'aérien, 
est  une  grosse,  vilaine,  lourde  bête  qui  n'a  jamais  existé  que 
dans  la  tête  de  l'artiste.  Les  choses  sont-elles  bien  placées?  je 
n'en  sais  rien;  comme  l'attitude  n'est  pas  ordinaire,  pour  en 
juger  il  faudrait  consulter  la  nature  et  l'écuyer.  Le  ciel  est  dur 
et  cru. 

7t>.    LA    SAMARITAINE2. 

Le  Christ  n'est  pas  beau;  les  muscles  mastoïdes  forment 
deux  cordes  qui  ont  l'air  de  soutenir  la  tête  avec  effort.  Drape- 
rie de  mauvais  choix  et  ne  montrant  pas  le  nu;  les  mains  ne 
valent  rien.  La  Samaritaine  a  les  mêmes  défauts. 

VALADE. 

-PORTRAITS3. 

Vérité,  et  d'une  bonne  couleur.  Le  pastel  du  même  n'est  que 
gris  et  bleu. 

1.  De  12  pieds  8  pouces  de  large  sur  8  pieds  8  pouces  de  haut;  a  été  ordonné  à 
l'auteur  pour  son  morceau  de  réception.  II  décore  aujourd'hui  la  galerie  d'Apollon, 
partie  centrale. 

2.  Tableau  de  forme  ovale  de  7  pieds  4  pouces  de  haut  sur  4  pieds  G  pouces  de 
large.  Pour  la  chapelle  de  Fontainebleau. 

3.  81.  Portrait  de  M.  Raulin,  conseiller,  médecin  ordinaire  du  roi;  82.  Por- 
trait de  M.  Cadet,  chirurgien  de  l'Ecole  royale  de  Saint-Côme  ;  83.  Portrait  de 
M"1'  Barbereux. 


hh  SALON    DE    1781. 


JDLIART. 


Sll.   TROIS    PAYSAGES    DANS    L'UN    DESQUELS    ON    VOIT 
UNE    FÊTE    DE    VILLAGE. 

Ne  flattez  pas  M.  Juliart  et  dites-lui  que  ses  paysages  sont 
très-mauvais,  sans  couleur,  d'un  ton  dur  et  cru,  et  ses  figures 
mal  faites. 

CASANOVE. 

85.    UN    CLAIR    DE    LUNE1. 

On  y  voit  sur  le  devant  du  tableau  une  femme  qui  vend  des 
canards  à  des  passagers,  et  qui  tient  à  la  main  un  flambeau 
dont  tout  le  groupe  est  éclairé. 

C'est  un  superbe  tableau  ;  la  couleur  et  l'effet  s'y  trouvent 
réunis.  Sans  être  bien  correct,  le  dessin  est  spirituel.  11  me 
semble  que  ce  qui  est  placé  dans  l'éloignement  est  trop  du  même 
ton  ;  je  parle  du  ciel,  des  arbres  et  de  l'eau.  On  désirerait  plus 
de  fermeté  de  touche;  on  a  désiré  aussi  très-généralement  plus 
de  vérité  dans  le  coloris. 

8(3.    SOLEIL    LEVANT2. 

Certes,  celui-ci  n'est  pas  inférieur  au  précédent  ;  l'effet,  la 
couleur,  tout  y  est  également  bien  entendu.  On  y  remarque 
une  vapeur  admirable;  mais  ne  serait-il  pas  à  souhaiter  que  la 
ruine  la  plus  élevée  ne  fût  pas  tant  du"  ton  de  la  partie  du  ciel 
qui  éclaire  le  tableau?  La  vache  qui  occupe  le  devant  est  digne 
de  Berghem. 


90.  PAYSAGE  ORNÉ  DE  FIGURES  ET  D'ANIMAUX3. 

Ce  tableau  est  on  ne  peut  plus  agréable;   c'est  partout  la 
touche  du  sentiment;  tout  y  est  traité   convenablement.  Cette 

1.  Tableau  de  9  pieds  i  pouces  de  haut  sur  9  pieds  de  large. 

2.  Même  grandeur  que  le  précédent. 

3.  Tableau  de  4  pieds  de  large  sur  2  pieds  G  pouces  de  haut. 


SALON    DE    1781.  £,5 

troupe  d'animaux  mêlée  de  cavaliers  qui  traverse  un  espace 
d'eau  fait  le  plus  grand  plaisir;  mais  il  me  faut  dans  le  dessin 
un  peu  plus  de  correction. 

88.      UN    BERGER  ITALIEN    DORMANT    AU    PIED    D'UNE   RUINE1. 

Ce  tableau,  ainsi  que  tous  ceux  de  ce  maître,  est  d'une 
bonne  couleur,  d'un  bel  effet  :  pardonnez-lui,  je  vous  prie,  son 
incorrection  de  dessin. 

ROBERT. 

Qh.  l'incendie  de  l'opéra,  vu  d'une  croisée  de  l'aca- 
démie   DE    PEINTURE    PLACE    DU    LOUVRE. INTERIEUR 

DE    LA    SALLE    LE    LENDEMAIN    DE    L'INCENDIE2. 

L'éruption  de  l'incendie  de  l'Opéra  fait  de  l'effet  ;  mais  cet 
effet  est  dur  et  sec;  il  n'y  a  pas  assez  d'air,  et  les  figures  n'en 
sont  pas  très-bien  dessinées. 

L'intérieur  de  la  salle  incendiée  me  plaît  davantage  ;  je  le 
trouve  mieux  d'accord,  mais  je  n'en  aime  pas  les  figures.  Du 
reste,  ces  figures  sont  bien  groupées. 

95.     LES    RUINES    DU    COLYSEE    DE    ROME3. 

Me  paraissent  égales  de  ton  ;  les  masses  y  sont,  et  produi- 
sent de  l'effet;  j'y  voudrais  seulement  une  variété  qui  ne  détrui- 
sît pas  cet  effet;  cela  donnerait  de  l'harmonie  et  ajouterait  à  la 
magie  pittoresque. 

96.   LAVOIR  AU  MILIEU  d'un  JARDIN.    UN   CASIN  ITALIEN4. 

Très-agréables,  mais  crus  de  couleur,  avec  des  sécheresses 
que  je  n'aime  pas,  surtout  aux  laveuses.  Arbres  fort  lourds, 
surtout  à  leurs  cimes. 


1.  Tableau  de  2  pieds  8  pouces  de  haut  sur  2  pieds  de  large. 

2.  Ces  deux  morceaux  avaient  chacun  G  pieds  de  large  sur  4  pieds  1/2  de  haut, 
et  appartenaient  à  M.  Girardot  de  Marigny. 

3.  Tableau  de  6  pieds  de  large  sur  4  pieds  1/2  de  haut. 

4.  Ces  deux  tableaux  avaient  chacun  3  pieds  de  haut  sur  2  pieds  1/2  de  large. 


46  SALON    DE    17  81. 

97.  NEUF  DESSINS  COLORIÉS  DES  PLUS  CÉLÈBRES  MONU- 
MENTS D'ARCHITECTURE  ET  DE  SCULPTURE  DE  l'aX- 
Cl  ENNE    ROME1. 

Ces  dessins  sont  fort  beaux,  mais  les  figures  mal  dessinées. 
Ils  appartiennent  à  M.  le  chevalier  de  Coigny. 

II LI  ET. 

99.     PAYSAGE    ORNÉ    DE    FIGURÉS    ET    D'ANIMAUX2. 

II  y  a  des  choses  à  louer  dans  ce  tableau;  figures  dessinées, 
animaux  moins  bien;  paysage  cru,  mais  site  assez  agréable. 

GUÉRIN. 

93.     PLUSIEURS    TABLEAUX    SOIS    LE    MÊME    NUMERO. 

Quelques  têtes  où  il  y  a  de  l'esprit;    mais  nul  effet,  nulle 
couleur,  point  de  dessin. 

PASQUIER. 
101.   portrait  du  roi  (en  miniature). 
Ce  portrait  n'est  ni  ressemblant  ni  d'une  belle  couleur. 

L02.    l'amour,   d'après  le  corrége3. 

Monsieur  Pasquier,  vous  ne  me  persuaderez  pas  que  le  Cor- 
rége n'a  pas  mis  plus  d'esprit  dans  son  tableau  qu'on  n'en  voit 
dans  votre  copie. 

Toutes  ces  autres  tètes  du  même  artiste,  rien  qui  vaille. 


1.  Suite  formant  un  tableau  de  30  pouces  de  haut  sur  24  pouces  de  large. 

2.  Tableau   à  gouache   de  4  pieds  sur  2  pieds  1/2,  appartenant  à  M.  Laitier, 
ingénieur  en  chef  à  Lyon. 

'i.  Ces  tableaux  sont  peints  eu  émail. 


SALON    DE    1781.  /,7 

Madame   VALLAYER-GOSTER. 

103.  PORTRAIT  DE  MADAME  SOPHIE  DE  FRANCE1. 

Composition  agréable,  mais  nul  effet;  point  de  parties  de 
masses;  manière  de  faire  mesquine;  couleur  fade.  La  tête  ne 
ressemble  pas,  et  tant  mieux.  Détails  faits  avec  intelligence  et 
vérité. 

107.     PORTRAIT    D'UNE    FEMME    ARRANGEANT    DES     FLEURS 

DANS     UN    VASE2. 

Tête  agréable,  coiffée  avec  goût,  tresses  légèrement  faites. 
La  couleur  est  locale,  mais  faible.  Gela  ressemble  à  un  tableau 
que  l'on  s'est  promis  de  retoucher. 

105.  PETITS  TABLEAUX  OVALES  DE  FLEURS 
ET  DE  FRUITS. 

Il  y  a  de  la  vérité;  mais  la  touche  est  molle  et  froide  ;  rien 
de  la  iinesse  particulière  de  dessin  et  de  pinceau  que  ce  genre 
exige.  La  corbeille  de  raisins  est  égale  de  ton  et  sans  effet. 

BEALFORT. 

108.     LA     MORT     DE    RAYARI)3. 

C'est  le  moment  où  le  marquis  de  Pescaire  le  rencontre 
mourant  sous  un  chêne. 

Composition  et  couleur  agréables.  11  me  faut  plus  de  senti- 
ment dans  le  dessin  et  dans  les  têtes;  dessin  rond  et  raide 
tenant  un  peu  du  bois.  Il  ne  fallait  pas  oublier  dans  quelques 
ligures  qu'elles  devaient  jeter  une  ombre  à  terre.  L'artiste  n'a 
pas  cherché  à  produire  de  beaux  effets  par  de  grandes  parties 
de  masses,  quoique  son  sujet  l'y  conviât. 

1.  Tableau  de  6  pieds  de  haut  sur  5  pieds  10  pouces  de  large. 

2.  Tableau  de  3  pieds  2  pouces  de  haut  sur  5  pieds  10  pouces  de  large. 
5.  Tableau  de  10  pieds  carrés  pour  le  roi. 


h§  SALON    DE    1781. 


DE    WAILLY. 

109.     DESSINS    DU    NOUVEAU    PORT    DE    VENDUES 
EN     ROUSSILLON. 

Compositions  bien  faites  et  produisant  de  l'effet,  mais  les 
ligures  pas  trop  bien  dessinées. 

1  14.  MODÈLE  DE  LA  COUPE  D'UN  ESCALIER  A  DOURLE 
RAMPE  TOURNANT  SUR  SON  NOYAU  QUE  L'ON  OUVRE 
ET  FERME  FACILEMENT  PAR  LE  MOYEN  DES  CONTRE- 
POIDS,    LES     MARCHES     ÉTANT     EN     EQUILIBRE. 

Cet  escalier  doit  être  exécuté  au  centre  d'un  pavillon  pour 
monter  au  temple  d'Apollon,  au  milieu  du  bosquet  du  Parnasse, 
dans  le  parc  d'Enghien,  appartenant  à  M.  le  duc  d'Arenberg. 

Combinaison  ingénieuse,  mais  dont  l'utilité  ne  paraît  pas 
répondre  à  la  difficulté  de  l'exécution. 

JOLLAIN. 

119.     JÉSUS     PRÉSENTÉ     AU     TEMPLE1. 

Bien  composé;  draperies  bien  jetées,  mais  lourdes;  couleur 
locale  sans  être  piquante  d'effet.  Le  tableau  étant  très-haut,  je 
n'ai  rien  vu  des  détails  sur  le  dessin  ;  point  de  faute  grossière, 
autant  que  j'en  ai  pu  juger. 

121.  l'humanité    voulant  arrêter    la  fureur 
1)1    démon    de    la   guerre5. 

Il  y  a  du  caractère  dans  la  tête  de  la  femme.  La  partie  infé- 
rieure du  démon  est  peut-être  trop  forte;  il  est  mieux  de  cou- 
leur que  la  femme.  Perspective  mal  observée  pour  le  ton  ;  le 
fond  m'a  paru  venir  trop  en  avant. 


1.  Tableau  do   forme  ovale  de  7  pieds  1/2  de  haut  sur  4  pieds  1,2  de  large, 
pour  la  chapelle  de  Fontainebleau. 

2.  Tableau  de  G  pieds  d^  haut  sur  8  pieds  de  large. 


SALON   DE   1781.  49 

123.  AGAR  ET  SON  FILS  DANS  LE  DESERT,  MOURANT  DE 
SOIF  ET  CONSOLÉE  PAR  L'ANGE,  QUI  LUI  INDIQUE 
UNE     SOURCE1. 

Pas  trop  bon  ;  quelque  intention  dans  les  tètes,  mais  faible 
de  couleur  et  de  dessin. 

Est-ce  la  peine  de  dire  que  dans  tous  ces  tableaux  de  Jésus, 
d'Endymion,  d'Agar,  de  l'Humanité,  etc.,  par  Jollain,  on  ne 
trouve  absolument  rien  de  bon? 


PËR1GN0N. 

127.     VUE  DU  TEMPLE    DE  LA    SYBILLE   A    TIVOLI2. 

Ruine  bien  faite  et  d'un  bon  effet,  couleur  charmante,  mais 
les  arbres  trop  lourds  et  trop  verts. 

128.  VUE  DU  TEMPLE  DE  MINERVA  MEDICA. 
VUE   DU  TEMPLE  DE  VESTA3. 

Bien  faites,  effets  harmonieux,  détails  bien  naturels. 

Feu   AUBRY. 

134.    LES    ADIEUX    DE    CORIOLAN    A    SA    FEMME. 

Tableau  plus  agréable  de  loin  que  de  près.  Point  de  cou- 
leur, point  d'expression;  têtes  de  femmes  laides  et  pas  trop  bien 
dessinées;  raide  dans  les  figures;  cependant  le  tout,  l'en- 
semble n'est  pas  sans  effet. 


1.  Tableau  de  20  pouces  sur  17  pouces. 

2.  Tableau  à  gouache  de  1  pied  10  pouces  de  haut  sur  2  pieds  6  pouces  de  large. 

3.  Ces  deux  vues  ont  chacune  1  pied  de  haut  sur  1  pied  6  pouces  de  large. 


XII. 


50  SALON    DE    1781. 


WEYLER1 


135.     GUSTAVE-ADOLPHE.   13(5.   TURENNE. 

138.     CATINAT,      ETC. 

Beaux  émaux,  touches  avec  esprit,  et  d'une  couleur  vigou- 
reuse et  chaude. 

SUVÉE2. 

145.    LA   VESTALE    QUI    RALLUME   LE    FEU    SACRÉ. 

La  plus  ancienne  des  vestales  ayant  confié  lé  soin  du  feu 
sacré  à  une  des  plus  jeunes  qui  le  laissa  éteindre,  toute  la  ville 
fut  dans  la  consternation.  On  crut  qu'une  vestale  impure  avait 
approché  du  foyer  sacré.  Emilie,  sur  qui  tombait  le  soupçon, 
s'avance  vers  l'autel  en  présence  des  vestales,  des  pontifes  et 
du  peuple,  prend  le  ciel  et  la  déesse  à  témoin  de  son  innocence 
en  jetant  son  voile  sur  les  cendres  froides,  et  aussitôt  les 
flammes  renaissent. 

Ce  tableau  est,  mais  pourrait  être  plus  intéressant  et  plus 
agréable.  Il  est  bien  dessiné.  La  ligure  d'Emilie  n'a  pas  l'en- 
thousiasme qui  convient  au  moment.  Pour  faire  connaître  que 
c'est  son  voile  qu'elle  a  jeté  sur  les  cendres  froides,  il  faudrait 
l'écrire  au  bas,  tant  la  portion  qu'on  en  voit  est  petite  et  tant 
la  vestale  en  est  séparée.  L'expression  des  têtes  est  faible;  les 
draperies  sont  belles  et  les  extrémités  bien  dessinées.  Quant  à 
la  couleur,  elle  tombe  dans  le  gris;  l'effet  n'est  pas  piquant,  la 
composition  en  est  trop  rare,  les  figures  trop  isolées,  et  le  tout 
glace  le  spectateur. 

\kh.  TABLEAU  ALLÉGORIQUE  SUR  LA  LIBERTÉ  ACCORDÉE  AUX 
ARTS,  PAR  ÉDIT  DU  MOIS  DE  MARS  1777.  ORDONNÉ 
PAR    L'ACADÉMIE      POUR    LA     RÉCEPTION    DE     L'AUTEUR*. 

L'Étude,  délivrée  des    entraves   dont   elle  était    accablée, 

\.  Jean-Baptiste  Weyler,  né  à  Strasbourg  vers  1745,  mort  à  Paris  le  2.'>  juil- 
let 1191.  Cette  suite  de  personnages  célèbres  lui  avait  été  commandée  par  le  surin- 
tendant des  Beaux-Arts,  M.  d'Angivillier. 

2.  Josepb-Benoit  Suvcc,  né  à  Bruges  en  1743,  mort  directeur  de  l'École  de 
Rome  en  1807,  élève  de  Bachelier,  agréé  en  1779,  académicien  en  1780. 

3.  Tableau  de  7  pieds  de  haut  sur  G  de  large. 


SALON    DE    1781.  51 

médite  déplus  grands  efforts;  la  Peinture  lui  montre  l'édit  qui 
constate  cette  heureuse  révolution  et  que  la  Renommée  publie 
dans  les  airs.  La  Sculpture  presse  contre  son  sein  le  portrait  du 
roi,  l'Architecture  montre  à  une  foule  de  jeunes  élèves  la  route 
du  Temple  de  Mémoire.  L'encens  fume  sur  l'autel  de  la  Liberté  ; 
l'Amour  des  arts  jonche  de  fleurs  le  chemin  qui  conduit  à 
l'Immortalité. 

Cette  composition  plaît  ;  mais  on  en  désirerait  les  caractères 
plus  variés.  L'effet  est  faible,  mais  agréable;  il  manque  de 
vigueur  dans  les  masses  d'ombre  et  dans  la  touche.  Trop  fini 
pour  une  ébauche,  il  ne  l'est  pas  assez  pour  un  tableau  ;  c'est 
une  ébauche  bien  préparée.  On  n'oserait  poser  un  ton  vigou- 
reux dans  l'ombre  la  plus  épaisse  du  tableau  sans  être  noir  et 
sans  faire  un  trou. 

* 

1/|6.    VISITATION    DE    LA     SAINTE     VIERGE1. 

Les  artistes  disent  que  ce  tableau  est  d'une  meilleure  cou- 
leur que  les  autres,  que  les  figures  en  sont  bien  dessinées,  et 
qu'ils  désireraient  seulement  que  dans  celle  de  sainte  Anne  on 
sentît  mieux  la  vie.  D'accord;  mais  qu'ils  conviennent  du  moins 
que  la  Vierge  n'est  pas  belle,  et  que  la  sainte  Anne  est  presque 
aussi  hideuse  qu'une  vieille  femme  de  Teniers. 

CALLET2. 

147.     LE     PRINTEMPS3. 

C'est  un  plafond  destiné  à  décorer  la  galerie  d'Apollon. 
Zépbire  et  Flore  accourent  pour  couronner  Cybèle,  représen- 
tant la  Terre;  les  vents  doux  renaissent,  les  amours  reprennent 
leur  activité,  et  les  habitants  de  la  terre,  par  leurs  danses  et 
leurs  jeux,  célèbrent  le  retour  du  Printemps. 

1.  Tableau  de  12  pieds  de  haut  sur  6  pieds  de  large,  destiné  pour  l'église  nou- 
velle des  dames  de  la  Visitation  de  la  rue  Saint-Jacques. 

2.  Antoine-François  Callct,  ne  à  Paris  en  1741,  agrée  en  1779,  académicien 
en  1780,  mort  en  1823. 

3.  Ce  morceau,  qui  avait  été  ordonné  à  l'auteur  pour  sa  réception,  a  19  pieds  de 
long  sur  10  de  haut.  —  Il  est  encore  aujourd'hui  dans  la  galerie  d'Apollon,  partie 
latérale  à  droite. 


52  SALON    DE    1781. 

J'avoue  que  ce  tableau  m'a  fait  un  très-grand  plaisir;  la 
scène  est  bien  représentée,  il  est  plein  d'harmonie.  La  tête  de 
Flore  pourrait  être  plus  agréable,  la  couleur  plus  vraie,  plus 
vigoureuse  ;  mais  le  charme  du  tout  ne  laisse  guère  la  liberté 
d'être  sévère.  C'est  une  bonne  chose. 

OlS.     HERCULE    SUR    LE    BUCHER  '. 

L'Hercule  m'a  paru  bien  posé  ;  la  tête  a  de  l'expression  ;  les 
pieds  sont  froids;  il  est  bien  dessiné;  la  lumière  qui  tombe  sur 
l'estomac  est  par  parties  trop  petite  ;  la  couleur  n'est  pas  vraie, 
mais  elle  est  locale.  La  scène  est  peut-être  resserrée  clans  un 
trop  petit  espace  relativement  à  la  force  de  la  figure. 

150.     PORTRAIT     DE     SI.     DE     VERGENNES2. 

Je  ne  sais  si  ce  portrait  ressemble  (oui,  tout  platement),  mais 
l'effet  en  est  agréable,  sans  grande  vigueur.  La  main  gauche 
est  engorgée.  Les  détails,  sans  être  très-vrais,  sont  bien  faits. 

1Û9.    DEUX     CARIATIDES,     HOMME    ET     FEMME3. 

Ces  deux  cariatides,  du  même,  ne  sont  belles  ni  de  couleur 
ni  de  dessin. 

MÉNAGEOT4. 

151.     LÉONARD     DE     VINCI5. 

Pour  le  roi. 

Léonard  de  Vinci,  peintre  florentin,  appelé  à  la  cour  de 
François  Ier,  ce  prince  le  logea  dans  son  château,  à  Fontaine- 
bleau. 11  l'aimait  tant,  que  Léonard  étant  tombé  malade,  il  allait 
le  visiter  souvent.   Un  jour,   comme    le    roi  entrait  chez  lui, 

1.  Tableau  do  2  piods  1/2  de  large  sur  2  pieds  de  haut.  Étude. 

2.  Tableau  de  5  pieds  de  haut  sur  4  pieds  de  large. 

3.  Tableau  do  2  pieds  2  pouces  de  haut  sur  1  pied  de  large. 

4.  François-Guillaume  Méuageot,  né  à  Londres  le  9  juillet  1744,  élève  d'Au- 
gustin, de  Deshays,  de  Boucher  et  de  Vien,  académicien  en  1780,  directeur  de 
l'École  de  Rome,  membre  de  l'Institut  en  1809,  mort  à  Paris  le  4  octobre  181G. 

5.  Tableau  de  10  pieds  carrés. 


SALON    DE  1781.  53 

Léonard  de  Vinci,  voulant  se  soulever  pour  lui  témoigner  sa 
reconnaissance,  tomba  en  faiblesse  ;  le  roi  voulut  le  soutenir,  et 
cet  artiste  expira  dans  ses  bras. 

Très-beau  tableau,  surtout  d'une  magie  d'effet  et  de  couleur 
étonnante  l.  On  ne  regarde  pas  la  tête  du  moribond  sans  être 
touché.  Le  François  Ier  est  fin,  noble,  spirituel  ;  le  médecin  est 
très-beau;  j'en  dis  autant  de  la  garde  qui  porte  un  bouillon. 
Mais  n'y  a-t-il  rien  à  reprendre?  La  figure  de  cette  garde  n'est- 
elle  pas  beaucoup  trop  longue?  Les  mains  de  Vinci  sont-elles 
de  proportion?  Ces  jambes  blanches  des  pages  et  du  roi  ne  font- 
elles  pas  un  mauvais  effet?  Les  carnations,  quoique  locales, 
sont-elles  assez  riches  de  ton?  Et  ces  personnages  accessoires 
de  la  suite  du  roi,  que  signifient-ils?  que  disent-ils?  Rien. 
Était-il  donc  si  difficile  de  leur  donner  de  l'expression  ?  Et  ce 
lit  est-il  en  perspective?  Et  cette  couverture  dans  le  bas,  n'exige- 
t-elle  pas  quelques  plis? 

152.    l'étude   qui    veut    arrêter   le    temts2. 

Ce  tableau,  de  sept  pieds  de  haut  sur  six  de  large,  est  le 
morceau  de  réception  de  l'auteur. 

L'Étude  assise,  entourée  de  ses  attributs,  regarde  avec 
regret  le  Temps  qui  fuit,  et  cherche  à  l'arrêter  en  saisissant 
d'une  main  la  draperie  qui  le  couvre.  Deux  Génies,  prosternés 
aux  pieds  de  l'agile  vieillard,  le  supplient  de  ralentir  sa  course. 

On  a  dit  que  l'effet  de  ce  tableau  était  intéressant  ;  mais  des 
gens  dédaigneux  en  accusent  la  couleur.  Ils  accordent  un  carac- 
tère agréable  à  la  femme,  mais  ils  la  trouvent  faible  de  ton  et 
de  vérité  ;  le  Temps  leur  paraît  monotone  de  la  tête  aux  pieds, 
sans  détails  de  nature.  Quant  à  l'allégorie,  ils  la  trouvent 
gauche;  moi,  je  la  trouve  ingénieuse  dans  un  tableau  de  récep- 
tion où  l'élève  dit  à  ses  maîtres  que  le  temps  s'écoulera  toujours 
trop  vite  pour  ce  qui  lui  reste  à  apprendre. 

1.  Nous  possédons  l'esquisse  de  ce  tableau;  elle  est,  comme  la  grande  compo- 
sition dont  parle  Diderot,  d'une  couleur  qu'on  retrouve  rarement  dans  les  autres 
toiles  de  Ménagcot .  {Note  de  M.  Walferdin.) 

2.  Aujourd'hui  au  Louvre,  n°  340. 


bk  SALON   DE    1781. 


BERTHELLEMY  '. 

153.    APOLLON     ORDONNE    AU     SOMMEIL     ET     A    LA     MORT 
DE     PORTER    LE     CORPS    DE    SARPÉDON    EN    LYC1E. 

Ce  tableau,  de  six  pieds  de  large  sur  sept  de  haut,  est  le 
morceau  de  réception  de  l'auteur. 

La  jambe  d'Apollon,  celle  qui  vient  en  avant,  n'est-elle  pas 
trop  forte  pour  le  corps  ?  Je  fais  la  même  question  sur  les  pieds. 
Le  tableau,  du  reste,  est  bien  composé  et  d'un  effet  agréable. 
La  couleur  est  fausse,  mais  locale;  le  Fleuve  est  maniéré,  ainsi 
que  quelques  extrémités  des  figures  ;  le  ciel  est  un  peu  égal 
de  ton. 

YAN    SPAENDONGK2. 

TABLEAU  REPRÉSENTANT  UN  VASE  SCULPTÉ  EN  RAS- 
RELIEF  ET  REMPLI  DE  FLEURS  ET  DE  FRUITS,  SE 
DÉTACHANT    SUR     UN     FOND    D' ARCHITECTURE. 

De  la  plus  grande  beauté,  rien  à  désirer...  peut-être  y 
aurait-il  quelques  observations  à  faire  sur  les  parties  qui  sont 
dans  l'ombre. 

On  a  dit  de  ces  fleurs,  et  la  critique  a  paru  du  moins  ingé- 
nieuse, que  toutes  belles  qu'elles  étaient,  on  pourrait  bien  leur 
reprocher  de  manquer  d'odeur.  Rien  n'égale  en  effet  l'éclat  ci 
la  vivacité  de  leur  coloris;  mais  y  trouve-t-on  ce  léger  duvet, 
cette  espèce  de  vapeur  qui  pourrait  seule  rappeler  à  la  vue 
l'idée  des  doux  parfums  qu'elles  exilaient? 

Le  duc  d'Enghien,  un  enfant  de  huit  à  neuf  ans,  demeurait 
enchante  devant  ce  beau  ^ase  de  fleurs  ;  on  lui  présenta  l'artiste. 
«  Ah!  monsieur,  lui  dit  le  jeune  prince  a\cc  wwe  ingénuité 
pleine  d'esprit  et  de  grâce,  voudriez-vous  bien  me  permettre 
d'en  prendre  une  3?  » 

1.  Jean-Simon  Berthellcmy,  no  à  Laon  le  5  mars  1743,  élève  de  Halle,  reçu  aca- 
démicien en  1781,  mort  à  Paris  en  1811.  A  peint  des  plafonds  pour  les  palais  de 
Fontainebleau  et  du  Luxembourg.  Le  tableau  cité  se  trouve  à  l'École  des  Beaux-Arts. 

2.  Girard  Van  Spaendonck,  né  à  Tilbourg  (Hollande),  le  23  mars  1740  ;  est 
mort  à  Paris  le  11  mai  1822. 

3.  C'est  cet  enfant  devenu  homme  que  Bonaparte  a  fait  fusiller  la  nuit  dans  les 
fossés  de  Vincennes.  (iYoïe  do  M.  Walferdin.) 


SALON     DE    1781.  55 

155.     QUATRE     DESSINS    DE    FLEURS     ET     DE    FRUITS, 
PEINTS    A     GOUACHE     ET     A     L'AQUARELLE. 

Ces  quatre  dessins  sont  parfaits  de  tout  point. 

PARROCEL. 

157.     PÈCHE     MIRACULEUSE1. 

Cette  esquisse  n'est  pas  merveilleuse;  elle  est  sans  effet, 
d'une  couleur  rouge  et  viciée. 

MONNET. 

158.     VÉNUS    SORTANT     DU    BAIN2.    —  160.    PLUSIEURS 

PORTRAITS. 

Passez,  passez. 

HALL. 

161.      PORTRAITS     DE     Mme      LA      PRINCESSE     DE     LAMBALLE. 

163.     DE     LA      FAMILLE     DE      M.    LE    COMTE     DE     SCIIOU- 

WALOF.   16ZI.    DE     LALLY-TOLLEXDAL,    ETC. 

Toutes  ces  miniatures  sont  belles.  Cet  artiste  a  du  senti- 
ment dans  la  touche  et  dans  la  couleur.  Je  voudrais  que  la  touche 
des  fonds  ne  ressemblât  pas  tant  à  celle  des  cheveux.  Dans  ses 
fonds  de  paysages,  la  quantité  de  tons  près  les  uns  des  autres, 
joints  à  la  touche,  font  l'effet  de  ces  pierres  brutes  de  différentes 
couleurs.  Ses  plaques  en  émail  sont  très-bien. 

MARTIN. 

165.     SACRIFICE     o'iPIIIGÉNIE3. 

Quelque  mérite  de  composition  et  puis  c'est  tout;  nul  intérêt 

t.  Esquisse  de  2  pieds  de  large  sur  21  pouces  do  haut.  Le  tableau,  de  22  pieds 
de  large  sur  8  pieds  de  haut,  fut  exécuté  en  même  temps  pour  le  réfectoire  des 
bénédictins  de  la  Couture  au  Mans. 

2.  Tableau  ovale  do  2  pieds  1/2  de  haut  sur  I  pied  H  pouces  de  large. 

3.  Esquisse  terminée  de  4  pieds  de  haut  sur  5  de  large.  Devait  être  exécutée 
en  grand. 


56  SALON    DE    1781. 

d'ailleurs,   ni   ensemble,    ni   couleur,    deux    qualités   essen- 
tielles. 

106.     PORTRAITS     DE     FEMMES     EN     PIED  l. 

Oh!  les  mauvais  portraits! 

ROBIN. 

167.     TRANSFIGURATION  2. 

Détestable  de  tout  point.  Passez. 

WILLE     LE     FILS. 
160.     LA    DOUBLE     RECOMPENSE     DU     MERITE3. 

La  croix  de  Saint-Louis  et  la  main  d'une  jeune  personne 
données  à  un  dragon  qui  s'est  distingué  (apparemment  au  siège 
de  la  Grenade),  par  son  officier  général. 

Assez  bien  composé,  détails  assez  bien  faits  ;  mauvais  plis. 
Ces  figures  sont-elles  idéales  ou  réelles?  Si  elles  sont  idéales, 
le  choix  en  est  mauvais  dans  les  têtes  de  femme.  La  lumière 
qui  brille  sur  la  joue  de  la  femme  éclaire  également  et  le  cou 
et  le  front,  sans  différence  de  ton.  Caractères  maniérés  à  la 
fille  et  à  la  mère  ;  têtes  d'hommes  vieux  ;  cheveux  mal  traités 
à  toutes  les  figures,  petits  rouleaux  de  coton.  LlolTesbien  faites; 
attitude  du  dragon  gênée. 

IIOUEL4. 

170.  VUE  DU  VOLCW   DE   STRQMBOLI.  —  171.   VUE  DU 
CRATÈRE  DE   LA   BOUCHE  DU  MONT  ETNA,  ETC., 

A  l'huile  et  à  gouache. 

Sites  bizarres.  Quant  au  faire,  gouaches  médiocres  tant  pour 

1.  Portraits  de  30  pouces  de  haut  sur  24  pouces  de  large. 

2.  Tableau  ovale  d'environ  7  pieds  1/2   sur  4  pieds  1,2  de  large,  pour  la  cha- 
pelle de  Fontainebleau. 

3.  Tableau  de  5  pieds  de  haut  sur  4  pieds  de  large. 

4.  .Ican-Pierre-Louis-Laurent  Houcl,  né  à  Rouen  en  1735,  mort  en  1813.  Il  fut 
élève  de  Casanova  et  ami  de  Diderot. 


SALON    DE   1781.  57 

la  couleur  que  pour  l'effet...  Il  est  quelquefois  monotone,  mais 
il  a  des  choses  qui  plaisent.  Le  vêtement  de  ces  Femmes  alba- 
naises (176)  est  léger,  leur  attitude  gracieuse.  Les  figures,  dans 
cet  autre  tableau  des  Femmes  grecques  (177),  sont  bien.  Cette 
marche,  dans  celui  de  l'Entrée  de  la  ville  de  Païenne  où  se 
voit  le  char  de  sainte  Rosalie  (178),  cette  marche  est  contrastée 
par  des  accidents  qui  rendent  la  scène  intéressante  ;  mais  je 
n'ai  pas  trouvé  que  cette  gouache  fût  assez  riche  de  ton  ni 
assez  terminée;  de  même  que  dans  cette  Vue  des  Écueils  des 
Cy dopes,  à  la  Trizza,  pris  d'Iaci  (180);  les  masses  sont  bien 
indiquées,  mais  elles  ne  sont  ni  assez  larges  ni  assez  vigoureuses  ; 
le  tableau  ne  produit  qu'un  effet  faible  ;  serait-ce  que  la  gouache 
ne  peut  avoir  la  vigueur  de  l'huile? 

VINCENT1. 

103.     COMBAT     DES     ROMAINS    ET     DES     SABINS     INTERROMPU 
PAU     LES     FEMMES     SABINES. 

Tableau  de  13  pieds  de  large  sur  10  de  haut.  Pour  le  roi. 

Il  est  dans  le  caractère  du  sujet;  les  figures  sont  bien  des- 
sinées, les  draperies  bien  jetées,  de  beaux  plis  touchés  avec 
finesse  et  sentiment;  mais  il  est  faible  de  couleur,  il  papillote; 
c'est,  avec  celui  de  Doyen,  un  luxe  de  couleur  qui  ferait  fuir  du 
Salon.  C'est  là  qu'un  beau  désordre  devait  être  l'effet  de  l'art,  et 
qu'une  scène  tumultueuse  est  renfermée  dans  la  profondeur 
d'un  pied  et  demi.  Si  l'on  se  place  parmi  ces  personnages,  on 
craindra  d'en  être  étouffé.  Les  chairs  tiennent  du  parchemin  ; 
les  parties  de  masses  ne  sont  ni  assez  grandes  ni  assez  séparées  ; 
point  d'effet,  une  manière  de  faire  sèche,  mais  du  sentiment 
partout.  Quand  je  dis  que  les  figures  sont  bien  dessinées,  cela 
n'empêchera  pas  un  spectateur  scrupuleux  d'y  découvrir  des 
incorrections. 

«  On  vous  reprochait,  lui  dit  l'auteur  du  Pourquoi  -,  d'être 
noir  et  dur;  vous  voilà  brillant  et  cru.  Heureusement  ce  ne 

1.  François-André  Vincent,  né  le   30   décembre  1747,   à  Paris,    mort   dans  la 
môme  ville  le  4  août  1810. 

2.  Le  Pourquoi  ou  VAmi  des  artistes,  une  des  plus  modestes  et  des  plus  rai- 
sonnables critiques  du  Salon.  (Noie  de  M.  Walferdin.) 


58  SALON    DE    1781. 

sont  que  vos  draperies.  Vos  femmes  sont  toutes  blondes  et  trop 
blanches.  Pourquoi  ce  choix  ?  Des  femmes  assez  hardies  pour 
se  mettre  entre  deux  armées  doivent  avoir  l'âme  forte.  Je  sais 
que  le  courage  se  trouve  dans  les  blondes  comme  dans  les 
brunes,  même  dans  les  corps  faibles  ;  mais  la  peinture  parle 
aux  yeux,  il  faut  annoncer  la  force  de  l'âme  par  celle  du  phy- 
sique, et  il  me  semble  que  des  femmes  qui,  sans  être  moins 
belles,  eussent  été  moins  jolies,  auraient  mieux  rempli  votre 
objet.  » 

CARDIN  '. 

196.     ADORATION     DES     MAGES2. 

Assez  bien  composé.  Vous  n'en  trouverez  pas  la  couleur 
bien  belle.  L'effet  est  harmonieux.  Je  ne  dirai  rien  sur  les 
détails  du  dessin,  le  tableau  étant  hors  de  la  portée  de  mes 
yeux. 

DE   CORT3. 

198.    VUE    DE    CHANTILLY,     PRISE     DU   COTE    DE    LA    PELOUSE. 

Très-agréable,  bien  d'accord,  mais  pourtant  un  peu  vert  ; 
arbres  qui  ne  sont  pas  feuilles  assez  légèrement;  figures  mal 
dessinées;  la  touche  molle  et  froide.  Les  détails  qui  sont  au 
premier  plan,  bien  faits;  le  ciel  léger  et  les  nuages  de  belle 
forme. 

L99.  AUTRE  VUE  DE  CHANTILLY,  P  P.  I  S  E  AU-DESSUS  DU 
GRAND  BASSIN  DU  CANAL;  ON  Y  VOIT  A  DROITE  LE 
VILLAGE    DE     CHANTILLY4. 

Celui-ci  n'est  pas  inférieur  au  précédent.  Même  défaut  à  la 
façon  de  faire. 


1.  Jean  Bardin,  né  à  Montbard  en  1732,  mort  à  Orléans  en  1809. 

2.  Tableau  ovale  de  7  pieds  3  pouces  de  haut  sur  4  pieds  1/2  de  large,  pour  la 
chapelle  de  Fontainebleau. 

3.  Quoique  le  livrât  écrive  de  Corte,  il  s'agit  ici  du  peintre  hollandais  Henri  de 
Cort,  né  à  Anvers  en  1742,  mort  en  1810.  Il  était  en  1781  agréé  de  l'Académie  et 
peintre  de  S.  A.  S.  M6r  le  prince  de  Condé. 

4.  Ces  tableaux  appartenaient  à  S.  A.  S.  Msr  le  prince  de  Condé. 


SALON  DE    1781.  50 

200.    VUE    DU     CHATEAU     DE     BERNY,     PRES     DE     PERONNE1. 

Ce  tableau  m'a  fait  plaisir;  il  y  a  des  choses  agréables  et 
bien  faites.  Les  arbres  ne  sont  pas  assez  variés  de  ton  et  trop 
lourds  ;  le  ciel  est  léger. 

LE    BARBIER   l'aîné2. 

201.     LE     SIEGE     DE     BEAU  VAIS3. 

Cette  ville,  assiégée  par  le  duc  de  Bourgogne  en  1472,  dut 
son  salut  au  courage  des  habitants,  et  particulièrement  à  la 
valeur  d'une  femme  nommée  Jeanne  Hachette,  qui,  à  la  tête 
d'une  troupe  de  femmes  comme  elle,  se  présenta  sur  la  muraille 
et  y  enleva  un  drapeau  de  l'ennemi.  Les  assiégés  n'avaient 
d'autres  armes  que  des  fagots  embrasés,  des  pierres,  de  l'huile 
et  de  l'eau  bouillante.  Le  site  du  tableau  est  pris  sur  les  lieux 
mêmes.  Un  des  plus  beaux  endroits  du  poëme  des  Mois*"  paraît 
en  avoir  donné  l'idée. 

La  composition  est  belle,  la  scène  pleine  de  mouvement.  Ce 
tableau  produit  de  l'effet,  mais  on  en  attaque  le  dessin;  on  le 
trouve  maniéré,  les  têtes  pauvres  de  forme  et  de  caractère,  la 
couleur  agréable  sans  être  vraie;  des  détails  heureux. 

202.     UN     CANADIEN    ET     SA     FEMME     PLEURANT 
SUR    LE    TOMBEAU    DE    LEUR    ENFANT5. 

Les  Canadiens  aiment  si  fort  leurs  enfants,  que  l'on  a  vu 
quelquefois  deux  époux,  six  mois  après  la  mort  de  leur  enfant, 
aller  pleurer  sur  son  tombeau,  et  la  mère  y  faire  couler  le  lait 
de  ses  mamelles. 

1.  Ce  tableau  do  18  pouces  de  haut  sur  27  de  large  provenait  du  cabinet  de 
M.  le  comte  de  Saint-Simon. 

2.  Jean-Jacques-François  Le  Barbier,  né  à  Rouen  en  1738,  élève  de  Pierre, 
académicien  en  1785,  mort  le  7  juin  1826.  Est  surtout  connu  par  dus  illustrations 
d'Ovide,  de  Racine,  de  llousseau,  etc.  Il  fut  membre  de  l'Institut  à  la  formation 
de  ce  corps. 

3.  Tableau  de  12  pieds  de  long  sur  9  pieds  de  haut. 

4.  Par  Loucher. 

5.  Tableau  de  2  pieds  1  2  de  haut  sur  2  pieds  de  large.  —  Il  a  été  gravé. 


CO  SALON    DE    1781. 

Sec  et  cru;  bien  de  composition,  dessin  correct;  la  touche 
n'est  pas  grande,  la  couleur  n'est  ni  mauvaise  ni  bonne.  Il  n'y 
a  point  d'harmonie  dans  le  tout. 

203.  CRILLON  RECEVANT  LA  FAMEUSE  LETTRE  o' HENRI  IV  : 
«  PENDS-TOI,  BRAVE  CRILLON,  NOUS  AVONS  COMBATTU 
A     ARQUES,     ET    TU     n'ï     ÉTAIS    PAS1.    » 

Celui-ci  est  plus  d'accord.  La  tête  de  Grillon  n'est  pas  très- 
fine  d'expression.  Les  figures  m'ont  paru  bien  dessinées  et  bien 
drapées. 


20Ù.  LE  MARQUIS  D'ESTAMPES  RECEVANT  UN  ORDRE  DE 
LA  PART  DU  GÉNÉRAL,  DEVANT  LE  SIÈGE  DE  CASSEL, 
ÉTANT    OCCUPÉ     A     POINTER     UNE     CARTE     DU     PAYS2. 

Assez  bien  dessiné,  mais  sec,  et  la  figure  principale  mes- 
quine. 

HUE3. 

209.     VUE     DE     ROUEN,     PRISE     DANS     u'iLE     DE     LA     CROIX, 
AU     SOLEIL     COUCHANT4. 

11  y  a  dans  ce  tableau  des  détails  fort  bien  faits  ;  il  est  en 
général   très-joli  pour  le  ton  de  couleur;  il   a  de   l'effet.  Les] 
figures  n'en  sont  pas  corectes,  et  l'on  désirerait  à  sa  touche  plus 
de  fermeté. 

210.     RUINES    DU     CHATEAU     DE     DAMMARTIN5. 

Joli,  fort  joli;   la  ruine  bien  faite;  harmonieux,   effet  bien 
amené,  couleur  vraie.  L'ensemble  pourrait  être  plus  piquant. 


1.  Tableau  do  2  pieds  1/2  de  haut  sur  2  pieds  de  large. 

2.  Môme  grandeur  que  le  précédent. 

3.  J.-F.  Hue,  né  en    1751  à  Suint-Arnould-cn-Iveline  (Scinc-ct-Oisc)  ;  académi- 
cien en  1782,  mort  en  1823. 

4.  Tableau  de  30  pouces  de  large  sur  20  de  haut. 

5.  Tableau  de  2  pieds  de  large  sur  18  pouces  de  haut. 


SALON    DE   1781.  61 

211.    VUE    PRISE    DANS    LE    BOIS    DE    SATORY,    A  VERSAILLES1. 

Joli,  très-joli;  composition  agréable.  Figures  mal  dessinées; 
arbres  touchés  avec  esprit,  mais  trop  verts.  Je  désirerais  des 
tons  plus  doux,  surtout  aux  arbres  placés  aux  premiers  plans. 

213.     VUE     D'UN     PETIT    JARDIN  2. 

Joli,  mais  un  peu  égal  de  ton,  surtout  en  vert. 

2U.     VUE     D'UN     BOIS     DU     COTÉ     DE     DAMMARTIN  '. 

Ce  paysage  est  fort  beau  ;  on  ne  peut  lui  reprocher  que 
d'être  un  peu  vert.  Il  y  a  des  détails  bien  faits. 

215.    VUE    DES    ENVIRONS    DE    CHAILLOT, 
AU     CLAIR    DE    LA     LUNE4. 

Harmonieux  ;  lointains  mieux  que  les  premiers  plans  ;  cou- 
leur bonne,  touche  molle;  figures  mal  dessinées. 

D'ARAYNES5. 

216.    UNE    SAINTE     FAMILLE  6. 

Assez  bien  composé,  sauf  le  vieillard  qui  est  par  derrière, 
dont  on  pourrait  se  passer.  Le  saint  Joseph  et  l'autre  vieil- 
lard se  ressemblent;  les  autres  tètes  sont  laides;  l'Enfant  Jésus 
est  affreux.  Il  y  a  du  large  dans  les  draperies;  la  couleur  est 
grise.  La  figure  de  sainte  Anne  est  d'après  le  Poussin. 

1.  Tableau  de  18  pouces  de  large  sur  10  pouces  de  haut. 

2.  Tableau  de  2  pieds  de  large  sur  18  pouces  de  haut. 

3.  Tableau  de  3  pieds  2  pouces  de  large  sur  2  pieds  2  pouces  de  haut. 

4.  Tableau  de  4  pieds  9  pouces  de  large  sur  2  pieds  10  pouces  de  haut. 

5.  Jean-François-Marie  d'Araynes,  reçu  agréé  s*ur  la  présentation    du  tableau 
cité  ici,  ne  devint  pas  académicien.  On  manque  de  renseignements  sur  sa  vie. 

G.  Tableau  de  11  pieds  de  haut  sur  7  pieds  de  large. 


62  SALON   DE   1781. 

DE  BUCOURT1. 

217.    LE     GENTILHOMME    BIENFAISANT2. 

Tableau  très-agréable,  d'un  bel  effet;  figures  bien  dessinées, 
de  l'intérêt.  Pas  assez  de  noblesse  dans  le  visage  du  gentil- 
homme; il  a  l'air  d'être  fâché  contre  je  ne  sais  qui;  d'ailleurs, 
la  figure  est  bien  posée  et  les  habillements  bien  faits. 

219.    LE    JUGE     DE     VILLAGE3. 

Fort  joli,  effet  très-piquant,  bonne  couleur  sans  être  très- 
vraie;  figures  bien  dessinées;  composition  bien  entendue,  dra- 
peries faites  largement  et  avec  esprit.  11  y  a  des  choses  qui 
pourraient  être  plus  vraies,  mais  les  têtes  sont  spirituelles. 

220.  LA  CONSULTATION  REDOUTÉE4. 

Ce  tableau  est  d'un  joli  effet,  quoique  les  figures  ne  le 
soient  pas  et  qu'elles  soient  bien  dessinées;  les  habillements 
sont  faits  avec  esprit;  l'ensemble  est  vigoureux,  les  carnations 
un  peu  grises,  dans  le  genre  des  petits  tableaux  flamands  de 
Mieris;  plus  d'effet  peut-être,  moins  défini. 

SAUVAGE K 

222.  TABLEAU  REPRÉSENTANT  UNE  TABLE  GARNIE  D'UN 
TAPIS  DE  TURQUIE,  SUR  LEQUEL  SiiM  PLACÉS  UNE 
'I'  È  TE    DE    MARBRE.    U  N    Y  A  S  !  ;    J  •  N    B  R  0  N  Z  I .     Y  \  I  I  Q  l  E  ,    ETC.6 

Beaucoup  de  vérité,  d'accord,  et  (Yu.no  belle  couleur. 

1.  Louis-Philibert  de  Bucourt,  né  à  Paris  le  13  février  175.'»,  élève  de  Vien, 
agréé  en  1781,  mort  en  1832,  le  22  septembre.  11  est  plus  connu  pour  ses  gravures 
aujourd'hui  si  recherchées. 

2.  Tableau  de  20  pouces  de  large  sur  17  pouces  de  haut. 

3.  Tahleau  de  15  pouces  de  large  sur  12  pouces  de  haut. 

4.  Tableau  de  13  pouces  sur  1 1  pouces. 

5.  PiaWoseph  Sauvage,  né  à  Tournay  en  1744,  élève  de  Renier  Malaine  et 
de  Geeraerts;  étail  alors  agréé.  Il  fut  académicien.  De  retour  dans  sa  ville  natale, 
il  y  organisa  l'enseignement  du  dessin  et  y  mourut  en  1818.  Van  Spaendonck 
peignit  souvent  les  fleurs  dans  ses  tableaux  ;  il  y  a  de  ses  travaux  au  musée  de 
Montpellier  et  des  grisailles  de  sa  main  à  la  préfecture  de  Toulouse. 

(3.  Tableau  de  3  pieds  7  pouces  de  large  sur  2  pieds  9  pouces  de  haut. 


SALON    DE   1781.  63 

223.    BAS-RELIEF    IMITANT    LA    TERRE     CUITE, 
D'APRÈS    FRANÇOIS     FLAMAND  '. 

Mieux  colorié  que  dessiné. 

22/j.  AUTRE  BAS-RELIEF  IMITANT  LE  BRONZE,  EN  FORME 
DE  FRISE,  DONT  LE  SUJET  ALLEGORIQUE  EST  L'ENTREE 
DE  LA  PRINCESSE  DE  S AXE - TESCHEN  ET  DU  PRINCE 
SON    ÉPOUX    A    BRUXELLES2. 

L'illusion  toujours  est  surprenante  et  prouve  au  moins  la 
plus  grande  intelligence  dans  la  disposition  des  ombres  et  des 
lumières. 

DAVID3. 

311.  bélisaire  reconnu  par  un  soldat  qui  avait  servi 
sous  lui,  au  moment  qu'une  femme  lui  fait 
l'aumone  4. 

.     .     .     .    Tous  les  jours  je  le  vois 

Et  crois  toujours  le  voir  pour  la  première  fois. 

Ce  jeune  homme  montre  de  la  grande  manière  dans  la  con- 
duite de  son  ouvrage;  il  a  de  l'âme;  ses  têtes  ont  de  l'expres- 
sion sans  affectation;  ses  attitudes  sont  nobles  et  naturelles;  il 
dessine;  il  sait  jeter  une  draperie  et  faire  de  beaux  plis;  sacou- 

1.  Bas-relief  de  3  pieds  7  pouces  de  long  sur  18  pouces  de  haut. 

2.  Bas-relief  de  3  pieds  9  pouces  de  long  sur  1G  pouces  de  haut. 

3.  Jacques-Louis  David,  né  à  Paris,  le  30  août  1748,  élève  de  Vien,  agréé  par 
son  tableau  de  Bélisaire  membre  de  l'Institut  à  la  création,  premier  peintre  de 
l'empereur;  proscrit  comme  régicide  en  1815,  mort  à  Bruxelles  le  29  décem- 
bre 1825. 

4.  Tableau  de  10  pieds  carrés.  C'est  la  réduction  de  ce  tableau  que  possède  le 
musée  du  Louvre;  elle  a  été  exécutée  par  Favre  et  Girodet,  puis  retouchée  par 
David,  qui  la  signa  et  l'exposa  en  1785.  David  a  composé  le  Bélisaire  à  son  retour 
de  Rome.  Il  y  revint  depuis;  mais  lorsque,  après  la  Restauration,  chassé  de  France 
par  les  Bourbons,  il  demanda  un  asile  à  la  patrie  des  beaux-arts,  le  séjour  de 
Rome  lui  fut  impitoyablement  interdit,  et  il  dut  réclamer  de  la  Belgique  le  refuge 
que  l'Italie  lui  avait  refusé.  (Note  de  M.  Walferdin.)  —  Le  tableau  original  fut 
acheté  par  l'électeur  de  Trêves.  Pris  pendant  la  guerre,  il  servit  à  couvrir  un 
caisson;  reconnu,  il  fut  racheté  et  revendu  à  Louis  Bonaparte.  11  est  actuelle- 
ment au  musée  de  Lille. 


64  SALON    DE   1781. 

leur  est  belle  sans  être  brillante.  Je  désirerais  qu'il  y  eût  moins 
de  raideur  dans  ses  chairs  ;  ses  muscles  n'ont  pas  assez  de  flexi- 
bilité clans  quelques  endroits.  Rendez  par  la  pensée  son  archi- 
tecture plus  sourde  et  peut-être  que  cela  fera  mieux.  Si  je  par- 
lais de  l'admiration  du  soldat,  de  la  femme  qui  donne  l'aumône, 
de  ces  bras  qui  se  croisent,  je  gâterais  mon  plaisir  et  j'afllige- 
rais  l'artiste,  mais  je  ne  saurais  me  dispenser  de  lui  dire  : 
«  Est-ce  que  tu  ne  trouves  pas  Bélisaire  assez  humilié  de  rece- 
voir l'aumône!  fallait-il  encore  la  lui  faire  demander?  Passe  ce 
bras  élevé  autour  de  l'enfant  ou  lève-le  vers  le  ciel,  qu'il  accu- 
sera de  sa  rigueur.  » 

312.      SAINT      ROCII     INTERCÉDANT      LA      VIERGE 
POUR    LA    GUÉRISON    DES    PESTIFERES1. 

.  Belle  composition;  figures  pleines  d'expression,  belles  par- 
ties de  masses,  belles  draperies  marquant  bien  le  nu;  bien  des- 
siné. Peut-être  y  aurait-il  quelque  chose  à  désirer  dans  les 
mains  du  Saint,  peut-être  cet  énorme  et  effrayant  pestiféré,  ce 
grand  saint  Roch  rendent-ils  la  Vierge  bien  petite.  Tâchez  de 
regarder  longtemps,  si  vous  pouvez,  ce  jeune  malade  qui  a 
perdu  la  tête  et  qui  semble  être  devenu  furieux;  vous  fuirez  ce 
tableau  d'horreur,  mais  vous  y  serez  ramené  par  le  goût  de 
l'art  et  par  votre  admiration  pour  l'artiste. 

31A.    LES    FUNÉRAILLES    DE    PATROCLE. 

Superbe  esquisse,  belle  d'effet,  pleine  de  sentiment. 

313.  LE   PORTRAIT   DE   M.    LE  COMTE  DE   POTOCKI,    A   CHEVAL2. 

Superbe  tableau,  d'une  couleur  moins  sombre  que  les 
autres;  mais  la  jambe  droite  du  cheval  n'a-t-ellc  pas  un  peu  de 
raideur? 

316.     UNE     FEMME    ALLAITANT    SON    EXFANT. 

Cette  femme  et  cet  enfant  sont  bien  groupés,  et  l'effet  en 

1.  Tableau  de  8  pieds  de  haut  sur  G  de  large.  —  A  la  Santé  de  Marseille. 

2.  D'environ  9  pieds  de  haut  sur  7  de  large. 


SALON    DE   1781 


65 


est  très-beau.  Je  voudrais  un  fond  moins  noir,  j'y  voudrais  plus 
de  transparence.  Le  tableau  est  bien  dessiné  et  d'une  belle 
forme. 

315.     TROIS    FIGURES      ACADEMIQUES, 
DONT    UNE    REPRÉSENTE     SAINT    JEROME. 

Figures  belles,  bien  dessinées  et  d'un  grand  effet. 


SCULPTURE. 

PAJOU. 

227.    RLAISE    PASCAL1. 

Pour  le  roi. 

Pascal  paraît  occupé  de  la  cycloïde,  tracée  sur  une  table 
qu'il  tient  de  la  main  gauche;  à  ses  pieds  sont  des  feuilles 
éparses  contenant  ses  pensées;  à  droite  un  livre  ouvert,  où  sont 
Ises  lettres. 

Cette  figure  m'a  paru  avoir  le  caractère  qui  lui  convient. 
Draperies  un  peu  lourdes,  les  mains  pas  trop  belles.  Et  la  tête, 
est-elle  bien  sur  les  épaules?  S'il  ôte  la  main  qui  la  soutient,' 
je  crains  qu'elle  ne  tombe.  En  le  regardant  par  devant,  on  le 
croirait  bossu. 

228.     LE    BUSTE    DE     GRETRY 

DEMANDÉ    A    L'ARTISTE    PAR    LES    ETATS    DE    LIEGE 

PATRIE    DE     CE     CÉLÈBRE    MUSICIEN. 

Il  doit  être  placé  sur  le  théâtre  de  la  ville. 

Ce  buste  est  fait  avec  esprit.  Aux  yeux,  touches  sèches  et 
égales,  cheveux  lourds.  Mêmes  défauts  à  tous  les  bustes  de  ce 
naître;  ils  semblent  travaillés  d'habitude.  Je  n'aime  pas  ces 
-ayons  aux  yeux. 

1.  Statue  de  6  pieds  de  proportion.    • 

XII.  e 


66  SALON  DE  1781. 

BRIDAN. 

239.    VULCAIX    PRÉSEXTANT   LES    ARMES    QU'lL    A    FORGEES1. 

Pour  le  roi. 

Cette  statue  m'a  paru  belle  et  d'un  beau  dessin.  Je  n'aime 
pas  la  tête;  le  visage  est  bourru,  soit,  mais  il  y  a  des  maigreurs. 

CAFFIEKI. 

233.     POQUELIN     DE    MOLIÈRE;   — 234.     MESMER; 
—  235.    MADEMOISELLE     LUZI,    ETC. 

Tous  ces  bustes  maniérés  de  forme  et  d'une  touche  sèche  et 
maigre.  Celui  du  charlatan  Mesmer  est  le  moins  mal. 


*o' 


MOUCHY. 

240.    LE     DUC     DE    MONTADSIER, 
GOUVERNEUR    DES    ENFANTS    DE     FRANCE    SOIS     LOUIS     XIV. 

Modèle  en  plâtre,  de  six  pieds  de  proportion,  qui  doit  être 
exécuté  en  marbre  de  même  grandeur.  Pour  le  roi. 

Bien  posé;  extrémités  faites  avec  esprit;  corps  un  peu 
raide;  plis  d'une  belle  forme,  mais  pas  assez  finis.  \  refaire 
pour  la  tète.  Est-ce  là  un  misanthrope?  Ce  personnage  sévère 
devrait  regarder  les  courtisans,  ces  empoisonneurs  des  rois, 
avec  indignation,  avec  mépris,  et  leur  cracher  au  visage.  Cette 
dernière  circonstance  n'eût  pas  été  sans  doute  très-facile  à  rendre 
en  sculpture;  mais  ce  qui  était  plus  indispensable,  c'était  de 
donner  au  héros  de  la  vertu  des  traits  d'une  nature  moins 
commune,  un  caractère  plus  austère  et  plus  élevé. 

BERRDER. 

241.    LA    FORCE. 

Modèle  en  plâtre  d'une  figure  qui  s'exécute  en  grand  pour 

4.  Statue  en  marbre  de  6  pieds  de  proportion. 


SALON    DE    1781.  67 

le  nouveau  bâtiment  du  Palais,  de  la  proportion  de  huit  pieds. 
Mal  dessiné,  d'une  mauvaise  forme,  figure  mal  ensemble. 

243.     NÉRIGAULT    DESTOUCHES. 

Buste  en  marbre  pour  le  foyer  de  la  Comédie  française. 
Détestable.  Le  visage  n'est  pas  de  chair  tant  les  parties  en  sont 
anguleuses,  sèches  et  maigres. 

Vyl.  MODÈLE  EN  PLATRE  DU  COURONNEMENT  DE  LA  PRIN- 
CIPALE ENTRÉE  DE  SAINT-BARTHELEMY,  REPRÉSENTANT 
LA    FOI     ET     LA     CHARITÉ. 

Ce  modèle  n'est  pas  mieux  que  les  précédents. 

LE  COMTE. 

244.  DEUX  FIGURES  EN  TALC,  REPRÉSENTANT  L'UNE  LA 
JUSTICE,  ET  L'AUTRE  LA  PRUDENCE,  POUR  LE  NOU- 
VEAU    BATIMENT     DU     PALAIS1. 

Mauvaises  figures. 

246.    PORTRAIT    EN    MÉDAILLON    DU     CARDINAL 
DE     LA     ROCHEFOUCAULT". 

11  est  mieux;  fait  avec  esprit;   la  draperie  et  les  cheveux 
sont  légers. 

HOUDON. 

251.     LE     MARÉCHAL      DE      TOUBVILLE3. 

Pour  le  roi. 

11  est  représenté  au  moment  où  il  fait  voir  au  conseil  de 
guerre  la  lettre  du  roi  qui  lui  ordonne  de  combattre  les  enne- 
mis, forts  ou  faibles,  ordre  qui  décida  le  combat  de  la  Ilogue, 
ce  combat  si  malheureux,  mais  qui  n'en  fut  pas  moins  le  moment 
le  plus  glorieux  de  la  vie  de  Tourville.  Prêt  à  donner  le  signal 

1.  Ces  deux  figures,  qui  portent  le  même  numéro,  ont  chacune  3  pieds  2  pouces 
de  proportion. 

2.  Exécuté  en  marbre  pour  M.  l'Evèque  de  Consorans. 

3.  Statue  en  marbre  de  0  pieds  de  proportion. 


68  SALON    DE    1781. 

d'ordre  de  bataille,  il  montre  avec  son  épée  la  lettre  qui  doit 
en  justifier  le  succès,  et  son  regard  exprime  un  dévouement 
plein  de  courage  et  de  fierté.  Le  vent  qui  agite  ses  cheveux  et 
son  vêtement,  les  attributs  de  marine  qui  servent  de  soutien  à 
la  figure,  indiquent  l'élément  sur  lequel  il  va  combattre. 

Cette  ligure  a  du  mouvement;  le  moment  choisi  est  sublime  ; 
ce  n'est  pas  de  la  sculpture,  c'est  de  la  peinture;  c'est  un  beau 
Van  Dyck.  On  a  dit  que  l'attitude  tenait  un  peu  de  Scapin;  cette 
critique  a  plus  de  malignité  que  de  raison.  La  tête  est  trop 
encapuchonnée;  il  y  a  du  luxe  dans  les  vêtements,  mais  le  cos- 
tume est  exact  et  l'est  avec  élégance.  ïourville  était  beau  ;  on  l'a 
pris  souvent  pour  une  femme.  Étalez  ce  visage,  déployez-le  en 
diminuant  ces  deux  touflês  de  cheveux  et  ce  haut  bord  de  cha- 
peau, et  l'on  verra  ce  beau  visage  et  d'un  beau  caractère,  et  sa 
beauté  se  raccordera  avec  le  luxe  des  vêtements.  Les  détails 
sont  bien  faits.  On  dit  encore  que  l'attitude  n'est  pas  assez  déci- 
dée, et  que  la  partie  supérieure  penchant  d'un  côté,  la  hanche 
du  côté  opposé  devrait  avoir  plus  de  saillie;  et  peut-être  a-t-on 
raison.  On  demande  si  les  plis  du  haut-de-chausses  ne  sont  pas 
trop  égaux  et  s'ils  ne  manquent  pas  de  souplesse. 

252.     LA     STATUE    DE     M.    OE     VOLTAIRE. 

Cette  statue  en  marbre  devait  être  placée  à  l'Académie 
française;  mais  elle  est  destinée  à  présent,  M,ne  Denis  Duvivier 
s'étant  brouillée,  depuis  son  mariage,  avec  messieurs  les  Qua- 
rante, à  décorer  la  nouvelle  salle  de  la  Comédie,  rue  de  Comté  '. 

Cette  figure  a  du  caractère.  On  n'en  trouve  pas  l'attitude 
heureuse;  c'est  qu'on  n'est  pas  assez  touché  de  sa  simplicité. 
On  lui  aimerait  mieux  une  robe  de  chambre  que  cette  volumi- 
neuse draperie;  mais  aurait-elle  été  aussi  propre  à  dissimuler 
les  maigreurs  d'un  vieillard  de  quatre-vingt-quatre  ans?  Pour- 
quoi ces  souliers  sont-ils  carrés?  Quand  on  accuse  les  rides  du 
visage  et  leurs  formes  d'être  peu  vraies,  on  oublie  que  c'est  un 
portrait.  On  voudrait  plus  de  finesse  encore  dans  le  dessin;  une 
ride  grande  ou  petite  devient  imperceptible  à  son  extrémité;  on 

1.  Elle  décore  aujourd'hui  le  vestibule  du  Théâtre-Français.  Celle  qu'on  voit  ;\ 
l'entrée  de  la  bibliothèque  de  l'Institut  est  de  Pigalle;  on  se  rappelle  que  Voltaire 

disait   à  l'occasion  de  cette  statue,  où  il  est  représenté  sans  draperie  aucune,  quo 
Pigalle  l'avait  babillé  en  singe.  [Note  de  M.   Walferdin.) 


SALON   DE   1781.  69 

serait  porté  à  croire  que  toutes  celles  de  ce  visage  sont  un  peu 
de  pratique.  Les  mains  sont  très-bien. 

254.     BUSTE    EN    MARBRE    DU     MEDECIN    TRONCHIN. 

Bon  portrait,  bien  fait,  à  l'exception  de  quelques  touches 
dans  le  visage  qui  m'ont  paru  maigres  ;  mais  si  elles  sont  maigres 
dans  l'original,  comment  faut-il  faire? 

255.  buste  d'un  enfant  de  huit  a  neuf  ans1. 

Ce  buste  fait  plaisir;  le  visage  est  moelleux  et  touché  avec 
finesse;  les  cheveux  sont  très-légers. 

IÎ0IZ0T   FILS. 

265.       BUSTE     DE     LA     REINE,    EXECUTE     EN    MARBRE     POUR 
LE      DÉPARTEMENT     DES     AFFAIRES     ÉTRANGÈRES. 

Ce  buste  est  mesquin  de  forme,  les  yeux  faits  sans  esprit. 
Quelques  détails  à  louer. 

267.      BAPTÊME     DE     JESUS-CHRIST     PAR    SAINT    JEAN, 
BAS-RELIEF     EN     PLATRE2. 

Ce  saint  Jean  est  gêné  ;  il  veut  se  donner  de  la  grâce  et  quitte 
son  attitude  naturelle;  les  formes  sont  maniérées;  point  de 
finesse  dans  les  touches. 

JULIEN3. 
268.  figure  d'érigone,  en  marbre4. 

Sans  expression,  mal  dessinée;  le  corps  est  ce  qu'il  y  a  de 
moins  mal. 

1.  Ce  buste  appartenait  à  M.  Girardot  de  Marigny. 

2.  De  5  pieds  de  haut  sur  2  pieds  G  pouces  de  large  ;  il  a  été  exécuté  de  la  gran- 
deur de  10  pieds  de  haut  sur  8  pieds  de  large,  en  pierre  de  Tonnerre,  dans  la 
nouvelle  chapelle  des  fonts,  à  Saint-Sulpice. 

3.  Pierre  Julien,  né  en  1731  à  Saint-Paulien  (Haute-Loire),  élève  de  G.  Coustou  ; 
reçu  académicien  en  1779,  sur  sa  figure  du  Gladiateur  mourant,  qui  est  au 
Louvre;  membre  de  l'Institut;  mort  le  17  décembre  180i. 

4.  De  2  pieds  de  proportion,  appartenait  à  M.  de  Duplaa,  président  à  mortier 
du  Parlement  de  Pau  en  Bcarn. 


70  SALON   DE    1781. 

269.    TÈTE     DE    VESTALE1. 

Les  louches  qui  y  sont,  dures  et  sèches;  point  de  noblesse. 

DEJOUX2. 

270.    LE    MARÉCHAL    DE    GATINAT. 

Pour  le  roi.  Figure  de  (5  pieds  de  proportion;  elle  doit  être 
exécutée  en  marbre. 

L'artiste  a  prétendu  saisir  le  moment  où  Catinat,  étant  aux 
plaines  de  Marsailles,  trace  à  la  hàtc  sur  le  sable  son  projet 
d'attaque,  etc.;  mais  sans  cette  explication  du  livret,  on  pour- 
rait fort  bien  le  prendre  tout  platement  pour  un  homme  qui 
saigne  du  nez,  ce  qui  n'est  pas  fort  convenable  sans  doute,  ainsi 
qu'on  l'observe  dans  le  Pique-Nique3,  la  veille  d'un  jour  de 
bataille. 

Froid  d'attitude  et  de  caractère;  manière  de  faire  sèche  et 
maigre;  cela  ressemble  à  une  ébauche.  Les  mains  sont  assez 
bien. 

MONOT. 

272.    UNE    .TA  RDI  M  ÈRE  \ 

En  marbre;  bien  posée,  bien  drapée;  une  tête  muette; 
extrémités  négligées;  formes  pas  assez  arrêtées. 

273.     UNE     TETE     DE     L' AMOUR. 

Pauvre,  maigre,  mauvaise.  Passez. 

27<).    UNE    TÈTE    DE     FAUNE,     FAISANT     TENDANT 
A   UNE  TÊTE     DE     BACCHANTE. 

Le  caractère  de  la  tête  est  guindé,  formes  assez  naturelles. 

i.  En  marbre  de  2  pieds  de  proportion  ;  appartenait  à  M'**. 

2.  Claude  Dejoux,  Dé  à  Vadana   Jura),  en  1731,  académicien  en  1779,  membre 
de  l'Institut,  mort  le  18  octobre  1X10. 

3.  C'est  le  titre  d'une  des  critiques  du  Salon  de  cette  année.  (Note  de  M.  Wa  l- 
ferdin.) 

4.  De  2  pieds  1  2  de  proportion. 


SALON   DE   1781.  71 

LE     MOMENT    OU     PSYCHE    VIENT     VOIR     L'AMOUR1. 

Deux  figures  en  marbre  de  grandeur  naturelle.  Ces  figures 
sont  destinées  à  orner  le  lit  de  M.  le  prince  de  Deux-Ponts. 
L'attitude  de  Psyché  agréable  et  convenable  à  la  scène;  beau 
visage,  mais  qui  ne  dit  mot,  ni  désir,  ni  joie,  ni  étonnement  ; 
extrémités  pas  assez  faites;  raideur  dans  le  tout.  Amour  bien 
posé,  extrémités  pas  trop  bien  dessinées,  et  le  corps  sans  sou- 
plesse. 


DESSINS 

COCHIN. 

286.   l'enlèvement   des  sabines. 

Dessin  fait  avec  esprit,  mais  d'un  eifet  égal. 

287.    les    nymphes   de  calyl'so.    288.    les    dessins 

destinés  a  l'édition  de  l'émile  de  j.-j.  rousseau. 

Charmants;  cependant  toutes  les  têtes  un  peu  ressemblantes. 

MOREAU   LE  jeune'. 

299.  cérémonie  du  sacre  de  louis  xvi.  —  309.  arrivée 
de  j.-j.   rousseau  au  séjour  des  grands  homme  s. 

Dessins  spirituels  et  bien  composés;  ses  têtes  en  pastel,  ni 
belles,  ni  bien  peintes. 

1.  Ce  morceau  n'était  pas  au  Salon,  mais  dans  l'atelier  de  l'artiste,  cour  du 
Louvre. 

'2.  Jean-Michel  Moreau,  dit  le  Jeune,  né  à  Paris  en  1741,  élève  du  peintre 
Louis  Le  Lorrain,  puis  du  graveur  Le  Bas.  Il  remplaça  Cocliin  comme  dessinateur 
des  Menus-Plaisirs  et  aussi  dans  la  faveur  du  public.  Le  Salon  de  1781  fut  pour 
lui  un  triomphe.  Il  mourut  à  Paris,  le  30  novembre  1814. 


PENSÉES    DÉTACHÉES 

SUR 

LA    PEINTURE,     LA    SCULPTURE,    L'ARCHITECTURE 

ET    LA    POÉSIE 

POUR     SERVIR    DE     SUITE     AUX     SALONS 

Publié  en  1798. 


PENSÉES   DÉTACHÉES 

SUR 

LA    PEINTURE,    LA    SCULPTURE,     L'ARCHITECTURE 

ET    LA    POÉSIE 

POUR    SERVIR    DE    SUITE    AUX    SALONS 


DU    GOUT. 


On  retrouve  les  poètes  dans  les  peintres,  et  les  peintres  dans 
les  poètes.  La  vue  des  tableaux  des  grands  maîtres  est  aussi 
utile  à  un  auteur,  que  la  lecture  des  grands  ouvrages  à  un 
artiste. 

Il  ne  suffit  pas  d'avoir  du  talent,  il  faut  y  joindre  le  goût. 
Je  reconnais  le  talent  dans  presque  tous  les  tableaux  flamands; 
pour  le  goût,  je  l'y  cherche  inutilement. 

■* 

Le  talent  imite  la  nature;  le  goût  en  inspire  le  choix  ;  cepen- 
dant j'aime  mieux  la  rusticité  que  la  mignardise;  et  je  donne- 
rais dix  Watteau  pour  un  Teniers.  J'aime  mieux  Virgile  que 
Fontenelle,  et  je  préférerais  volontiers  Théocrite  à  tous  les  deux; 
s'il  n'a  pas  l'élégance  de  l'un,  il  est  plus  vrai,  et  bien  loin  de 
l'afféterie  de  l'autre. 

Question  qui  n'est  pas  aussi  ridicule  qu'elle  le  paraîtra  : 
Peut-on  avoir  le  goût  pur,  quand  on  a  le  cœur  corrompu? 

* 

N'y  a-t-il  aucune  différence  entre  le  goût  que  l'on  tient  de 
l'éducation  ou  de  l'habitude  du  grand  monde,  et  celui  qui  naît 


70  PENSÉES  DÉTACHÉES 

du  sentiment  de  l'honnête?  Le  premier  n'a-t-il  pas  ses  caprices? 
N'a-t-il  pas  eu  un  législateur?  Et  ce  législateur  quel  est-il? 


Le  sentiment  du  beau  est  le  résultat  d'une  longue  suite 
d'observations;  et  ces  observations,  quand  les  a-t-on  faites?  lui 
tout  temps,  à  tout  instant.  Ce  sont  ces  observations  qui  dis- 
pensent de  l'analyse.  Le  goût  a  prononcé  longtemps  avant  que 
de  connaître  le  motif  de  son  jugement;  il  le  cherche  quelquefois 
sans  le  trouver,  et  cependant  il  persiste. 

Je  me  souviens  de  m'être  promené  dans  les  jardins  de  Tria- 
non.  C'était  au  coucher  du  soleil  ;  l'air  était  embaumé  du 
parfum  des  fleurs.  Je  me  disais  :  Les  Tuileries  sont  belles;  mais 
il  est  plus  doux  d'être  ici. 

* 

La  nature  commune  fut  le  premier  modèle  de  l'art.  Le  suc- 
cès de  l'imitation  d'une  nature  moins  commune  lit  sentir  l'avan- 
tage du  choix;  et  le  choix  le  plus  rigoureux  conduisit  à  la 
nécessité  d'embellir  ou  de  rassembler  dans  un  seul  objet  les 
beautés  que  la  nature  ne  montrait  éparses  que  dans  un  grand 
nombre.  Mais  comment  établit-on  l'unité  entre  tant  de  parties 
empruntées  de  différents  modèles?  Ce  fut  l'ouvrage  du  temps. 


Tous  disent  que  le  goût  est  antérieur  à  toutes  les  règles; 
peu  savent  le  pourquoi.  Le  goût,  le  bon  goût  est  aussi  vieux 
que  le  monde,  l'homme  et  la  vertu;  les  siècles  ne  l'ont  que  per- 
fectionné. 

* 

J'en  demande  pardon  à  Aristote;  mais  c'est  une  critique 
vicieuse  que  de  déduire  des  règles  exclusives  des  ouvrages  les 
plus  parfaits,  comme  si  les  moyens  de  plaire  n'étaient  pas  infi- 
nis. Il  n'y  a  presque  aucune  de  ces  règles  que  le  génie  ne 
puisse  enfreindre  avec  succès.  Il  est  vrai  que  la  troupe  des 
esclaves,  tout  en  admirant,  crie  au  sacrilège. 

Les  règles  ont  fait  de  l'art  une  routine  ;  et  je  ne  sais  si  elles 


SUR   LA  PEINTURE.  77 

n'ont  pas  été  plus  nuisibles  qu'utiles.   Entendons-nous  :   elle 
ont   servi   à  l'homme    ordinaire;   elles  ont  nui  à  l'homme  de 
génie. 

Les  pygmées  de  Longin,  vains  de  leur  petitesse,  arrêtaient 
leur  croissance  par  des  ligatures.  De  te  fabula  narratur,  homme 
pusillanime  qui  crains  de  penser. 

Je  suis  sûr  que  lorsque  Polygnote  de  Thasos  et  Myron 
d'Athènes  quittèrent  le  camaïeu,  et  se  mirent  à  peindre  avec 
quatre  couleurs,  les  anciens  admirateurs  de  la  peinture  trai- 
tèrent leurs  tentatives  de  libertinage. 

• 
Je  crois  que  nous  avons  plus  d'idées  que  de  mots.  Combien 
de  choses  senties,  et  qui  ne  sont  pas  nommées  !  De  ces  choses, 
il  y  en  a  sans  nombre  dans  la  morale,  sans  nombre  dans  la 
poésie,  sans  nombre  dans  les  beaux-arts.  J'avoue  que  je  n'ai 
jamais  su  dire  ce  que  j'ai  senti  dans  YAndrienne  de  Térence  et 
dans  la  Vénus  de  Médicis.  C'est  peut-être  la  raison  pour  laquelle 
ces  ouvrages  me  sont  toujours  nouveaux.  On  ne  retient  presque 
rien  sans  le  secours  des  mots,  et  les  mots  ne  suffisent  presque 
jamais  pour  rendre  précisément  ce  que  l'on  sent. 

On  regarde  ce  que  l'on  sent  et  ce  que  l'on  ne  saurait  rendre, 
comme  son  secret. 

Rien  n'est  si  aisé  que  de  reconnaître  l'homme  qui  sent  bien 
et  qui  parle  mal,  de  l'homme  qui  parle  bien  et  qui  ne  sent 
pas.  Le  premier  est  quelquefois  dans  les  rues,   le  second  est 

souvent  à  la  cour. 

* 

Le  sentiment  est  difficile  sur  l'expression  ;  il  la  cherche,  et 

cependant,  ou  il  balbutie,  ou  il  produit  d'impatience  un  éclair 

de  génie.  Cependant  cet  éclair  n'est  pas  la  chose  qu'il  sent;  mais 

on  l'aperçoit  à  sa  lueur. 

* 

Un  mauvais  mot,  une  expression  bizarre  m'en  a  quelquefois 
plus  appris  que  dix  belles  phrases. 


78  PENSÉES  DÉTACHÉES 

* 

Rien  n'est  plus  ridicule  el  plus  ordinaire  dans  la  société 
qu'un  sot  qui  veut  tirer  d'embarras  un  homme  de  génie.  Eh! 
pauvre  idiot,  laisse-le  se  tourmenter,  le  mot  lui  viendra;  et 
quand  il  l'aura  dit,  tu  ne  l'entendras  pas. 

DE    LA    CRITIQI  E. 

Je  voudrais  bien  savoir  où  est  l'école  où  l'on  apprend  à 
sentir. 

11  en  est  une  autre  où  j'enverrais  bien  des  élèves,  c'est  celle 
où  l'on  apprendrait  à  voir  le  bien  et  à  fermer  les  yeux  sur  le 
mal.  Eh!  n'as-tu  vu  dans  Homère  que  l'endroit  où  le  poëte 
peint  les  puérilités  dégoûtantes  du  jeune  Achille?  Tu  remues  le 
sable  d'un  fleuve  qui  roule  des  paillettes  d'or,  et  tu  reviens  les 
mains  pleines  de  sable,  et  tu  laisses  les  paillettes! 

* 

Je  disais  à  un  jeune  homme  :  «Pourquoi  blâmes-tu  toujours, 
et  ne  loues-tu  jamais?  —  C'est,  me  répondit-il,  que  mon 
blâme  déplacé  ne  peut  faire  du  mal  qu'à  un  autre...»  Si  je  ne 
l'avais  connu  pour  un  bon  enfant,  combien  il  se  serait  trompé! 

On  est  plus  jaloux  de  passer  pour  un  homme  d'esprit,  que 
l'on  ne  craint  de  passer  pour  un  méchant.  N'est-ce  donc  pas 
assez  des  inconvénients  de  l'esprit  sans  y  joindre  ceux  de  la 
méchanceté?  Tous  les  sots  redoutent  l'homme  d'esprit;  tout  le 
monde  redoute  le  méchant,  sans  en  excepter  les  méchants. 

* 

Il  est  peu,  très-peu  d'hommes,  qui  se  réjouissent  franche- 
ment du  succès  de  celui  qui  court  la  même  carrière;  c'est  un 
des  phénomènes  les  plus  rares  de  la  nature. 

L'ambition  de  César  est  bien  plus  commune  qu'on  ne  pense: 
le  cœur  ne  propose  pas  même  l'alternative,  il  ne  dit  pas  :  aut 
t'asar,  aut  nihil. 


SUR   LA  PEINTURE.  79 

* 

Il  est  une  certaine  subtilité  d'esprit  très-pernicieuse;  elle  sème 
le  doute  et  l'incertitude.  Ces  amasseurs  de  nuages  me  déplai- 
sent spécialement  ;  ils  ressemblent  au  vent  qui  remplit  les  yeux 
de  poussière. 

11  y  a  bien  de  la  différence  entre  un  raisonneur  et  un  homme 
raisonnable.  L'homme  raisonnable  se  tait  souvent,  le  raisonneur 
ne  déparle  pas. 

Le  poëte  a  dit  : 

.     .     .    Trahit  sua  quemque  voluptas. 

Virgil.  Ducol.  Eclog.  n,  v.  65. 

Si  l'observation  de  la  nature  n'est  pas  le  goût  dominant  du 
littérateur  ou  de  l'artiste,  n'en  attendez  rien  qui  vaille  ;  et  lui 
reconnaîtriez-vous  ce  goût  dès  sa  plus  tendre  jeunesse,  sus- 
pendez encore  votre  jugement.  Les  muses  sont  femmes,  elles 
n'accordent  pas  toujours  leurs  faveurs  à  ceux  qui  les  sollicitent 
le  plus  opiniâtrement.  Combien  elles  ont  fait  d'amants  malheu- 
reux, et  combien  elles  en  feront  encore  !  Et  pour  l'amant  favo- 
risé, encore  y  a-t-il  l'heure  du  berger. 

La  sotte  occupation  que  celle  de  nous  empêcher  sans  cesse 
de  prendre  du  plaisir,  ou  de  nous  faire  rougir  de  celui  que 
nous  avons  pris!...  C'est  celle  du  critique. 

Plutarque  dit  qu'il  y  eut,  une  fois,  un  homme  si  parfaite- 
ment beau,  que,  dans  un  temps  où  les  arts  ilorissaient,  il  mit 
en  défaut  toutes  les  ressources  de  la  peinture  et  de  la  sculp- 
ture. Mais  cet  homme  était  un  prince,  il  s'appelait  Bèmétrius 
Poliorcète.  11  n'y  avait  peut-être  pas  une  seule  partie  dans  cet 
homme  que  l'art  ne  pût  encore  embellir  ;  la  flatterie  n'en 
doutait  pas,  mais  elle  se  gardait  bien  de  le  dire. 


Un  peintre  ancien  a  dit  qu'il  était  plus  agréable  de  peindre 
que  d'avoir  peint.  11  y  a  un  fait  moderne  qui  le  prouve  :  c'est 


80  PENSÉES  DÉTACHÉES 

celui   d'un  artiste  qui  abandonne  à  un  voleur  un  tableau  fini 
pour  une  ébauche. 

Il  y  a  une  fausse  délicatesse,  sinon  funeste  à  l'art,  au  moins 
affligeante  pour  l'artiste.  Un  amateur  qui  reçoit  ces  juges  dédai- 
gneux dans  sa  galerie  les  arrête  inutilement  devant  les  mor- 
ceaux les  plus  précieux:  à  peine  obtiennent-ils  un  regard  dis- 
trait. Ils  sont  là  comme  le  rat  de  ville  à  la  table  du  rat  des 
champs. 

.     .    .    Tangentis  maie  singula  dente  superbo. 

Horat.  Sermon,  lib.  II,  Sot.  vi,  vers.  87. 

Cela  est  fort  beau;  mais  cela  est  toujours  fort  au-dessous  de 
ce  qu'ils  ont  vu  ailleurs.  Si  c'est  là  le  motif  qui  ferme  la  porte  de 
ton  cabinet,  Randon  de  Boisset1,  je  te  loue. 


Quel  que  soit  votre  succès,  attendez-vous  à  la  critique.  Si 
vous  êtes  un  peu  délicat,  vous  serez  moins  blessé  de  l'attaque 
de  vos  ennemis  que  de  la  défense  de  vos  amis. 

DE     LA    COMPOSITION,    ET    DU     CHOIX     DLS    SUJETS. 

Rien  n'est  beau  sans  unité;  et  il  n'y  a  point  d'unité  sans 
subordination.  Cela  semble  contradictoire;  mais  cela  ne  l'est  pas. 

* 

L'unité  du  tout  naît  de  la  subordination  des  parties:  cl  de 
cette  subordination  naît  l'harmonie  qui  supppose  la  variété. 

Il  y  a  entre  l'unité  et  l'uniformité  la  différence  d'une  belle 
mélodie  à  un  son  continu. 

• 

La  symétrie  est  K égalité  (\^  parties  correspondantes  dans 
un  tout.  La  symétrie,  essentielle  dans  l'architecture,  est  bannie 
de  tout  genre  de  peinture.  La  symétrie  des  parties  de  l'homme 

1.  Voyez  ce  que  Diderot  dit  de  ce  fermier  général,  tome  XI,  p.  271. 


SUR  LA   PEINTURE.  81 

y  est  toujours  détruite  par  la  variété  des  actions  et  des  positions; 
elle  n'existe  pas  même  dans  une  figure  vue  de  face  et  qui  pré- 
sente ses  deux  bras  étendus.  La  vie  et  l'action  d'une  figure  sont 
deux  choses  différentes.  La  vie  est  dans  une  figure  en  repos.  Les 
artistes  ont  attaché  au  mot  de  mouvement  une  acception  parti- 
culière. Ils  disent  d'une  figure  en  repos,  qu'elle  a  du  mouvement, 
c'est-à-dire  qu'elle  est  prête  à  se  mouvoir. 


L'harmonie  du  plus  beau  tableau  n'est  qu'une  bien  faible 
imitation  de  l'harmonie  de  la  nature.  Le  plus  grand  effort  de 
l'art  consiste  souvent  à  sauver  la  difficulté. 


C'est  cet  effet1  qui  caractérise  en  grande  partie  le  technique 
ou  le  faire  de  chaque  maître. 


Celui  qui  demande  un  tableau,  plus  il  détaille  le  sujet,  plus 
il  est  sûr  d'avoir  un  mauvais  tableau.  Il  ignore  combien  dans 
le  maître  le  plus  habile  l'art  est  borné. 


Que  m'importe  que  le  Laocoon  des  statuaires  soit  antérieur 
ou  non  au  Laocoon  du  poëte?  Il  est  certain  que  l'un  a  servi  de 

modèle  à  l'autre. 

* 

Tout  étant  égal  d'ailleurs,  j'aime  mieux  l'histoire  que  les  fic- 
tions. 

La  tête  d'un  homme  sur  le  corps  d'un  cheval  nous  plaît;  la 
tête  d'un  cheval  sur  le  corps  d'un  homme  nous  déplaira.  C'est 
au  goût  à  créer  des  monstres.  Je  me  précipiterai  peut-être  entre 
Jes  bras  d'une  syrène;  mais  si  la  partie  qui  est  femme  était 
poisson,  et  celle  qui  est  poisson  était  femme,  je  détournerais 
mes  regards. 

Je  crois  qu'un  grand  artiste  peut  me  montrer  avec  succès 

I.  Effort  (?) 

XII.  G 


82  PENSÉES  DÉTACHÉES 

les  serpents  repliés  sur  la  tête  des  Euménides.  Que  Méduse  soit 
belle,  mais  que  son  caractère  m'inspire  l'effroi  :  cela  se  peut; 
c'est  une  femme  que  j'aime  à  voir,  mais  dont  je  crains  de  m' ap- 
procher. 

Ovide,  dans  ses  Métamorphoses,  fournira  à  la  peinture  (U^ 
sujets  bizarres;  Homère  les  fournira  grands. 


Pourquoi  l'Hippogriffe,  qui  me  plaît  tanl  dans  le  poème. 
me  déplairait-il  sur  la  toile?  J'en  vais  dire  une  raison  bonne  ou 
mauvaise.  L'image,  dans  mon  imagination,  n'est  qu'une  ombre 
passagère.  La  toile  fixe  l'objet  sons  mes  yeux  et  m'en  inculque 
la  difformité.  Il  y  a,  entre  ces  deux  imitations,  la  différence  d'il 

}>cut  Cire  à  il  est. 

* 

La  fable  des  habitants  de  l'île  de  Délos  métamorphosés  en 
grenouilles  est  un  sujet  propre  pour  une  grande  pièce  d'eau. 


Jamais  un  peintre  de  goût  n'occupera  son  pinceau  des  com- 
pagnons d'Ulysse  changés  en  pourceaux.  Le  Carrache  l'a  fait 
pourtant  au  palais  Farnèse. 

Ne  me  représentez  jamais  le  Pô,  ou  ùtez-lui  sa  tête  de  tau- 
reau. 

Lucien  parle  d'une  contrée  où  les  habitants  avaienl  le  mal- 
heureux avautage  de  détacher  leurs  yeux  de  leurs  tètes,  et  d'em- 
prunter ceux  de  leurs  voisins  quand  ils  avaient  ('■garé  les  leurs. 
—  Où  est  cette  contrée?  —  Et  vous  qui  me  faites  cette  question, 
de  quel  pays  êtes-vous? 

Horace  a  dit  : 

Nec  pueros  coram  populo  Medea  trucidet. 

HoitAT.  de  Art.  poet.,  vers.  lb!j. 

et  Rubens  m'a  montré  Judith  sciant  la  tête  d'Holopherne.  Ou 

Horace  a  dit,  ou  Rubens  a  fait  une  sottise. 


SUR  LA   PEINTURE. 


83 


Soyez  terrible,  j'y  consens;  mais  que  la  terreur  que  vous 
m  inspirez  soit  tempérée  par  quelque  grande  idée  morale. 

* 
Si  tous  les  tableaux  de  martyrs,  que  nos  grands  maîtres  ont 
si  subhmement  peints,  passaient  à  une  postérité  reculée   pour 
qui  nous  prendrait-elle?  Pour  des  bêtes  féroces  ou  des  anthro- 
pophages. 

• 

Pourquoi  est-ce  que  les  ouvrages  des  Anciens  ont  un  si 
grand  caractère?  C'est  qu'ils  avaient  tous  fréquenté  les  écoles 
des  philosophes. 

Tout  morceau  de  sculpture  ou  de  peinture  doit  être  l'ex 
pression  d'une  grande  maxime,  une  leçon  pour  le  spectateur- 
sans  quoi  il  est  muet. 

* 

Deux  qualités  essentielles  à  l'artiste,  la  morale  et  la  per- 
spective. i 

La  plus  belle  pensée  ne  peut  plaire  à  l'esprit  si  l'oreille 
est  blessée1.  De  là,  la  nécessité  du  dessin  et  de  la  couleur. 

* 

Dans  toute  imitation  de  la  nature,  il  y  a  le  technique  et  le 
moral.  Le  jugement  du  moral  appartient  à  tous  les  hommes  de 
goût;  celui  du  technique  n'appartient  qu'aux  artistes. 

* 

Quel  que  soit  le  coin  de  la  nature  que  vous  regardiez  sau- 
vage ou  cultivé,  pauvre  ou  riche,  désert  ou  peuplé,  vous  y 
trouverez  toujours  deux  qualités  enchanteresses,  la  vérité  et 
1  harmonie. 

* 

Transportez  Salvator  fiosa  dans  les  régions  glacées  voisines 
du  pôle;  et  son  génie  les  embellira. 

La  plus  noble  pensée 

Ne  peut  plaire  à  l'esprit,  quand  l'oreille  est  blessée. 

Boileai,  Art  poétique,  vers  111  et  112.  (Bn.) 


8^  PENSÉES   DÉTACHÉES 

N'inventez  de  nouveaux  personnages  allégoriques  qu'avec 
sobriété,  sous  peine  d'être  énigmatique. 

* 
Préférez,   autant  qu'il  vous  sera  possible,   les  personnages 

réels  aux  êtres  symboliques. 

• 

L'allégorie,  rarement  sublime,  est  presque  toujours  froide 
et  obscure. 

La  nature  est  plus  intéressante  pour  1" artiste  que  pour  moi  ; 
pour  moi  ce  n'est  qu'un  spectacle,  pour  lui  c'est  encore  un 

modèle. 

* 

11  y  a  des  licences  accordées  au  dessin,  et  peut-être  au  bas- 
relief,  qu'on  refuse  à  la  peinture.  La  vigueur  du  coloris  fait 
sortir  la  fausseté,  ouïe  hideux,  ou  le  dégoûtant  de  l'objet. 

* 
L'artiste  moderne  vous  montrera  le  fils  d'Achille  adressant 
la  parole  à  la  malheureuse  Polixène;  et  il  sera  froid.  L'artiste 
antique  vous  le  montrera  saisissant  la  chevelure  de  sa  victime 
et  prêt  à  la  frapper;  et  il  sera  chaud.  L'instant  où  il  lui  enfon- 
cerait son  glaive  dans  la  poitrine  inspirerait  de  l'horreur. 

Je  ne  suis  pas  un  capucin;  j'avoue  cependant  que  je  sacri- 
fierais volontiers  le  plaisir  de  voir  de  belles  nudités,  si  je  pou- 
vais hâter  le  moment  où  la  peinture  et  la  sculpture,  plus 
décentes  et  plus  morales,  songeront  à  concourir,  avec  les  autres 
beaux-arts,  à  inspirer  la  vertu  et  a  épur<  r  les  mœurs.  11  me 
semble  que  j'ai  assez  vu  de  tétons  el  «I*1  fesses  ;  ces  objets  sédui- 
sants contrarient  l'émotion  de  l'âme,  par  le  trouble  qu'ils  jettent 
dans  les  sens. 

Je  regarde  Suzanne;  el  loin  de  ressentir  de  l'horreur  pour 
les  vieillards,  peut-être  ai-je  désiré  d'être  à  leur  place. 

* 

Monsieur  de  La  Harpe,  vous  avez  beau  dire,  il  faut  agiter, 


SUR   LA    PEINTURE.  85 

menter,  émouvoir.  On  a  écrit  au-dessous  de  la  muse  tragique  : 
<poëoç  xal  ilebç  ;  et  vous  ne  m'inspirerez  ni  la  terreur,  ni  la  pitié, 
si  vous  manquez  de  chaleur,  pas  plus  que  vous  n'élèverez  mon 
âme,  si  la  vôtre  est  vide  de  noblesse. 


Longin  conseille  aux  orateurs  de  se  nourrir  de  pensées 
grandes  et  nobles.  Je  ne  dédaigne  pas  ce  conseil;  mais  le  lâche 
se  bat  inutilement  les  flancs  pour  être  brave  :  il  faut  l'être 
d'abord,  et  se  fortifier  seulement  avec  le  commerce  de  ceux  qui 
le  sont.  Il  faut  reconnaître  son  cœur,  quand  on  les  lit  ou  qu'on 
les  écoute  ;  en  être  étonné  c'est  s'avouer  incapable  de  parler, 
de  penser  et  d'agir  comme  eux.  Heureux  celui  qui,  parcourant  la 
vie  des  grands  hommes,  les  approuve  et  ne  les  admire  point,  et 
dit  :  ed  anch'  io  son  piitore1! 


Il  faut   sacrifier  aux  grâces,  même  dans  la  peinture  de  la 
mauvaise  humeur  et  du  souci. 


Rien  de  plus  piquant  qu'un  accessoire  mélancolique  dans  un 
sujet  badin. 

i 

Yivamus,  mea  Lesbia,  atque  amemus, 
Rumoresque  senun  severiorum 
Omnes  unius  aestimemus  assis. 
Soles,  occidere,  et  redire  possunt. 
Nobis,  quum  semel  occidit  brevis  lux, 
Nox  est  perpétua  una  dormienda. 
Da  mihi  basia,  mille,  deinde  centum. 

Val.  Catilli,  Carmina,  ad.  Lesbiam.  Car.  v,  vers  1  et  seq. 


Quelque  talent  qu'il  y  ait  dans  un  ouvrage  malhonnête,  il 
est  destiné  à  périr,  ou  par  la  main  de  l'homme  sévère,  ou  par 
la  main  de  l'homme  superstitieux  ou  dévot. 

«  Quoi  !  vous  seriez  assez  barbare  pour  briser  la  Venus  aux 
belles  fesses  ? 


1.  Et  moi  aussi  je  suis  peintre!  Exclamation  du  Corrcge  en  voyant  un  tableau 
de  Raphaël.  (Br.) 


86  PENSÉES   DÉTACHÉES 

—  Si  je  surprenais  mon  fils  se  polluant  aux  pieds  de  cette 
statue,  je  n'y  manquerais  pas.  »  J';ii  vu  une  fois  une  clef  de 
montre  imprimée  sur  les  cuisses  d'un  plâtre  voluptueux. 


Un  tableau,  une  statue  licencieuse  est  peut-être  plus  dan- 
gereuse qu'un  mauvais  livre;  la  première  de  ces  imitations  est 
plus  voisine  de  la  chose.  Dites-moi,  littérateurs,  artistes,  répon- 
dez-moi; si  une  jeune  innocente  avait  été  écartée  du  chemin 
de  la  vertu  par  quelques-unes  de  vos  productions,  n'en  seriez- 
vous  pas  désolés;  et  son  père  vous  pardonnerait-il,  et  sa  mère 
n'en  mourrait-elle  pas  de  douleur?  Que  vous  ont  l'ait  tes  parents 
honnêtes,  pour  vous  jouer  de  la  vertu  de  leurs  enfants  et  de 

leur  bonheur  l? 

* 

Je  voudrais  que  le  remords  eut  son  symbole,  et  qu'il  fui 
placé  dans  tous  les  ateliers. 


La  sérénité  n'habite  que  dans  l'âme  de  l'homme  de  bien  ;  il 
fait  nuit  dans  celle  du  méchant. 


Je  n'aime  pas  qu'Apollon,  poursuivant  Daphné,  soit  respec- 
tueux. Il  est  nu  ;  et  la  nymphe  qu'il  poursuit  est  nue.  S'il  retire 
son  bras  en  arrière,  s'il  craint  de  la  toucher,  c'est  un  sot;  s'il 
la  touche,  l'artiste  est  un  indécent.  La  touchât-il  avec  le  revers 
de  la  main,  comme  on  le  voit  dans  le  tableau  de  Lairesse,  le 
spectateur  dira  :  «  Seigneur  Apollon,  vous  ne  l'arrêterez  pas 
comme  cela;  si  vous  craignez  qu'elle  ne  s'enfuie  pas  assez  vite, 
vous  vous  y  prenez  fort  bien...  —  Mais  peut-être  que  le  dieu 
avait  la  peau  du  dessus  de  la  main  douce,  et  celle  du  dedans 
rude.  —  Laissez-moi  en  repos:  vous  o'êtes  qu'un  mauvais  plai- 
sant. » 

Vous  entrez  dans  un  appartement,  el  vous  dites  :  «  Il  y  a 
bien  du  monde;  »  ou  :  «  On  étouffe  ici;  »  ou  :  «  Il  n'y  a  per- 

Voyez  Salon  de  1767,  t.  XI,  p.  ! 


SUR   LA  PEINTURE.  87 

sonne.  »  Eh  bien  !  si  vous  avez  ce  tact,  qui  n'est  pas  rare,  votre 
toile  ne  sera  ni  vide  ni  surchargée. 

Vous  entrez  dans  un  appartement,  et  vous  dites  :  «  Qu'est- 
ce  qui  les  a  tous  entassés  dans  cet  endroit?  »  ou  :  «  Je  les 
trouve  bien  isolés  les  uns  des  autres.  »  Eh  bien,  si  vous  avez  ce 
tact,  qui  n'est  pas  rare,  il  y  aura  de  l'air  entre  vos  figures,  et 
elles  ne  seront  ni  trop  pressées  ni  trop  éloignées. 


Si  l'intérêt  mesure  la  distance  de  chacune  à  l'objet  prin- 
cipal, elles  seront  à  leur  véritable  place. 

Si  l'intérêt  varie  leur  position,  elles  auront  leur  véritable 
attitude. 

Si  l'intérêt  varie  leur  expression,  elles  auront  leur  véritable 
caractère. 

Si  l'intérêt  varie  la  distribution  des  ombres  et  des  lumières, 
et  que  chaque  figure  prenne  de  la  masse  générale  la  portion 
relative  à  son  importance,  votre  scène  sera  naturellement 
éclairée. 

Si  vos  lumières  et  vos  ombres  sont  larges,  et  que  le  passage 
des  unes  aux  autres  soit  imperceptible  et  doux,  vous  serez  har- 
monieux. 

11  y  a  des  espaces  arides  dans  la  nature,  et  il  peut  y  en  avoir 
dans  l'imitation. 

Quelquefois  la  nature  est  sèche,  et  jamais  l'art  ne  le  doit 
être. 

Ce  sont  les  limites  étroites  de  l'art,  sa  pauvreté,  qui  a  dis- 
tingué les  couleurs  en  couleurs  amies  et  en  couleurs  ennemies.  Il 
y  a  des  coloristes  hardis  qui  ont  négligé  cette  distinction.  Il  est 
dangereux  de  les  imiter,  et  de  braver  le  jugement  du  goût  fondé 
sur  la  nature  de  l'œil. 

Eclairez  vos  objets  selon  votre  soleil,  qui  n'est  pas  celui  de 
la  nature;  soyez  le  disciple  de  l'arc-en-ciel,  mais  n'en  soyez  pas 
l'esclave. 

Si  vous  savez  oter  aux  passions  leurs  grimaces,  vous  ne 


88  PENSÉES  DÉTACHÉES 

pécherez  pas  en  les  portant  à  l'extrême,  relativement  au  sujet  de 
votre  tableau;  alors  toute  votre  scène  sera  aussi  animée  qu'elle 

peut  et  doit  l'être. 

• 

Je  sais  que  l'art  a  ses  règles  qui  tempèrent  toutes  les  pré- 
cédentes; mais  il  est  rare  que  le  moral  doive  être  sacrifié  au 
technique.  Ce  n'est  ni  à  Van  Huysum  ni  à  Chardin  que  je 
m'adresse;  dans  la  peinture  de  genre  il  faut  tout  immoler  à 
l'effet. 

La  peinture  de  genre  n'est  pas  sans  enthousiasme  ;  c'est 
qu'il  y  a  deux  sortes  d'enthousiasme  :  l'enthousiasme  d'âme  et 
celui  du  métier.  Sans  l'un,  le  concept  est  froid;  sans  l'autre,  l'exé- 
cution est  faible;  c'est  leur  union  qui  rend  l'ouvrage  sublime. 
Le  grand  paysagiste  a  son  enthousiasme  particulier;  c'est 
une  espèce  d'horreur  sacrée.  Ses  antres  sont  ténébreux  ot  pro- 
fonds; ses  rochers  escarpés  menacent  le  ciel;  les  torrents  en 
descendent  avec  fracas,  ils  rompent  au  loin  le  silence  auguste 
de  ses  forêts.  L'homme  passe  à  travers  de  la  demeure  des 
démons  et  des  dieux.  C'est  là  que  l'amant  a  détourné  sa  bien- 
aimée,  c'est  là  que  son  soupir  n'est  entendu  que  d'elle.  C'est  là 
que  le  philosophe,  assis  ou  marchant  à  pas  lents,  s'enfonce  en 
lui-même.  Si  j'arrête  mon  regard  sur  cette  mystérieuse  imita- 
tion de  la  nature,  je  frissonne. 

Si  le  peintre  de  ruines  ne  me  ramène  pas  aux  vicissitudes 
de  la  vie  et  à  la  vanité  des  travaux  de  l'homme,  il  n'a  l'ait 
qu'un  amas  informe  de  pierres.  Entendez-vous,  monsieur 
Machy? 

11  faut  réunir  à  une  imagination  grande  et  forte  un  pinceau 
ferme,  suret  facile;  la  tète  de  Deshays  à  la  main  de  son  beau- 
père  ! . 

Toute  composition  digne  d'éloge  est  en  tout  et  partout  d'ac- 

1.  Boucher. 


SUR  LA   PEINTURE.  89 

cord  avec  la  nature;  il  faut  que  je  puisse  dire  :  «  Je  n'ai  pas 
vu  ce  phénomène,  mais  il  est.   » 


Comme  la  poésie  dramatique,  l'art  a  ses  trois  unités  :  de 
temps,  c'est  au  lever  ou  au  coucher  du  soleil  ;  de  lieu,  c'est 
dans  un  temple,  dans  une  chaumière,  au  coin  d'une  forêt  ou 
sur  une  place  publique  ;  d'action,  c'est  ou  le  Christ  s' achemi- 
nant sous  le  poids  d'une  croix  au  lieu  de  son  supplice,  ou  sor- 
tant du  tombeau  vainqueur  des  enfers,  ou  se  montrant  aux 
pèlerins  d'Emmaùs. 

L'unité  de  temps  est  encore  plus  rigoureuse  pour  le 
peintre  que  pour  le  poëte  ;  celui-là  n'a  qu'un  instant  presque 

indivisible. 

* 

Les  instants  se  succèdent  dans  la  description  du  poëte,  elle 
fournirait  à  une  longue  galerie  de  peinture.  Que  de  sujets  depuis 
l'instant  où  la  iille  de  Jephté  vient  au-devant  de  son  père,  jus- 
qu'à celui  où  ce  père  cruel  lui  enfonce  un  poignard  dans  le 
sein  ! 

Ces  principes  sont  rebattus;  où  est  le  peintre  qui  les  ignore? 
Où  est  le  peintre  qui  les  observe?  On  a  tout  dit  sur  le  costume, 
et  il  n'y  a  peut-être  aucun  artiste  qui  n'ait  fait  quelque  faute 
plus  ou  moins  lourde  contre  le  costume. 

Avez-vous  vu  la  sublime  composition  où  Raphaël  lève  avec 
la  main  de  la  Vierge  le  voile  qui  couvre  l'Enfant  Jésus,  et  l'ex- 
pose à  l'adoration  du  petit  saint  Jean  qui  est  agenouillé  à  côté 
d'elle  '?  Je  disais  à  une  femme  du  peuple  : 

«  Comment  trouvez-vous  cela? 

—  Fort  mal. 

—  Comment,  fort  mal?  mais  c'est  un  Raphaël. 

—  Eh  bien,  votre  Raphaël  n'est  qu'un  âne. 

—  Et  pourquoi,  s'il  vous  plaît? 

1.  Ce  tableau  se  trouve  au  Musée;  il  a  été  gravé  par  A.  Boucher,  Desnoyers,  et 
F.  Poilly.  (Br.) 


90  PENSÉES   DÉTACHÉES 

—  C'est  la  Vierge  que  celte  femme-là? 

—  Oui,  voilà  l'Enfant- Jésus? 

—  Cela  est  clair.  Et  celui-là? 

—  C'est  saint  Jean. 

—  Cela  l'est  encore.  Ouel  âge  donnez-vous  àcet  Enfant-Jésus? 

—  Mais,  quinze  à  dix-huit  mois. 

—  Et  à  ce  saint  Jean  ? 

—  Au  moins  quatre  à  cinq  ans. 

—  Eh  bien,  ajouta  cette  femme,  les  mères  étaient  grosses  en 
même  temps...  » 

Je  u'invente  point  un  conte;  je  dis  un  fait.  Un  autre  fait, 
c'est  que  la  composition  n'en  fut  pas  moins  belle  pour  moi. 

La  même  femme  trouvait  Y  Enfant  du  Silence  \  du  Car- 
rache,  énorme,  monstrueux;  et  elle  avait  raison.  Elle  était  cho- 
quée de  la  disproportion  de  cet  enfant  avec  sa  mère  délicate;  et 
elle  avait  encore  raison. 

C'est  qu'il  ne  faut  pas  mettre  la  nature  exagérée  à  côté  de 
la  nature  vraie,  sous  peine  de  contradiction.  Si  les  hommes 
d'Homère  lancent  des  quartiers  de  roche,  ses  dieux  enjambent 
les  montagnes. 

J'ai  dit  que  l'artiste  n'avait  qu'un  instant;  mais  cet  instant 
peut  subsister  avec  des  traces  de  l'instant  qui  a  précédé,  et  des 
annonces  de  celui  qui  suivra.  On  n'égorge  pas  encore  Iphi- 
génie;  mais  je  vois  approcher  le  victimaire  avec  le  large  bassin 
qui  doit  recevoir  son  sang,  et  cet  accessoire  me  fait  frémir. 

* 

A  mesure  que  le  lieu  de  la  scène  s'éloigne,  l'angle  visuel 
s'étend,  et  le  champ  du  tableau  peut  s'accroître.  Quelle  est  la 
plus  grande  quantité  de  cet  angle  au  fond  de  l'œil?  Quatre- 
vingt-dix  degrés;  au  delà  de  cette  mesure,  on  me  montre  pins 
d'espace  que  je  n'en  puis  embrasser.  De  là  la  nécessité  d'étendre 
les  espaces  situés  au  dehors  de  ces  lignes. 

Les  compositions  seraient  monotones,  si  l'action  principale 

1.  Ce  tableau  d'Annibal  Carrache  se  voit  au  Musée  du  Louvre;  c'est  la  Vierge 
qui  recommande  le  silence  à  saint  Jean,  pour  ne  pas  troubler  le  repos  de  Jésus. 
Il  a  été  gravé  par  lit.  Picart  en  1GS1.  vBn.) 


SUR   LA   PEINTURE.  91 

devait  rigoureusement  occuper  le  milieu  de  la  scène.  On  peut, 
on  doit  peut-être  s'écarter  de  ce  centre,  mais  avec  sobriété. 


Qu'est-ce  qu'on  entend  par  la  balance  de  la  composition? 
J'en  ai  peut-être  une  idée  fausse;  c'est  de  regarder  la  largeur 
du  tableau  comme  un  levier,  regarder  pour  nulle  la  pesanteur 
des  figures  placées  sur  le  point  d'appui,  établir  l'équilibre 
entre  les  figures  placées  sur  les  bras,  et  diminuer  ou  augmen- 
ter les  efforts  de  part  et  d'autre,  en  raison  inverse  des  éloigne- 
ments.  Peu  de  figures,  si  le  sujet  l'exige,  et  beaucoup  d'acces- 
soires ;  ou  beaucoup  de  figures  et  peu  d'accessoires. 

• 

Pourquoi  l'art  s'accommode-t-il  si  aisément  des  sujets  fabu- 
leux, malgré  leur  invraisemblance?  C'est  par  la  même  raison 
que  les  spectacles  s'accommodent  mieux  des  lumières  artifi- 
cielles que  du  jour.  L'art  et  ces  lumières  sont  un  commence- 
ment d'illusion  et  de  prestige.  Je  penserais  volontiers  que  les 
scènes  nocturnes  auraient  sur  la  toile  plus  d'effet  que  les  scènes 
du  jour,  si  l'imitation  en  était  aussi  facile.  Voyez  à  Saint-Nico- 
las-des-Champs  Jouvenet  ressuscitant  le  Lazare1,  à  la  lueur 
des  flambeaux.  Voyez  sous  le  cloître  des  Chartreux  saint  Bruno 
expirant2,  à  des  lumières  artificielles.  J'avoue  qu'il  y  a  une 
convenance  secrète  entre  la  mort  et  la  nuit,  qui  nous  touche  sans 
que  nous  nous  en  doutions.  La  résurrection  en  est  plus  mer- 
veilleuse, la  mort  en  est  plus  lugubre. 

Je  ne  dispute  guère  contre  les  actions  héroïques;  j'aime  à 
croire  qu'elles  se  sont  faites.  J'adopte  volontiers  les  systèmes 
qui  embellissent  les  objets.  Je  préfère  la  chronologie  de  Newton 
à  celle  des  autres  historiographes,  parce  que,  si  Newton  a  bien 
calculé,  Enée  et  Diclon  seront  contemporains. 

* 

Il  ne  faut  quelquefois  qu'un  trait  pour  montrer  toute  une 
ligure. 

1.  Il  faudrait  peut-être  ici  Jésus  ressuscitant  le  Lazare.  Ce  tableau  de  Jouvenet 
est  aujourd'hui  au  Musée  du  Louvre.  (Brt.) 

2.  Ce  tableau  se  voit  au  Musée;  c'est  le  dernier  de  la  galerie  de  Le  Sueur.  (Br.) 


92  PENSÉES  DÉTACHÉES 

Et  vera  incessu  patuit  Dca... 

Virgil.  .Eneid.  lil).  I,  v.  404. 

Il  ne  faut  quelquefois  qu'un  mot  pour  faire  un  grand  éloge. 
Alexandre  épousa  Roxane.  Qui  était  cette  Roxane  qu'Alexandre 
épousa?  Apparemment  la  plus  grande  et  la  plus  belle  femme  de 
son  temps. 

Les  erreurs  consacrées  par  de  grands  artistes  deviennent 
avec  le  temps  des  vérités  populaires.  S'il  existait  plusieurs 
tableaux   de  X Enfant  Jésus  modelant  cl  animant  des  oiseaux 

d'argile,  nous  y  croirions. 

* 

Beau  sujet  de  tableau,  c'est  Phrynê  l rainée  devant  l'aréo- 
page pour  cause  d'impiété,  et  absoute  à  la  rue  de  son  beau 
sein  :  preuve,  entre  beaucoup  d'autres,  du  cas  que  les  Grecs 
faisaient  de  la  beauté,  ou  des  modèles  qui  servaient  pour  leurs 
dieux  et  leurs  déesses. 

Baudouin  a  traité  ce  sujet  trop  au-dessus  de  ses  forces.  11 
n'a  pas  senti  que  les  juges  devaient  occuper  le  coté  gauche  de 
la  scène,  et  que  la  courtisane  et  son  avocat  devaient  être  à 
droite,  l'avocat  plus  sur  le  fond,  la  courtisane  plus  voisine  de 
moi.  11  n'a  pas  su  leur  donner  de  l'expression  ;  l'action  de  l'avo- 
cat au  moment  où  il  arrache  la  tunique  de  Phryné  n'a  ni  l'en- 
thousiasme, ni  la  noblesse  qu'elle  exigeait.  Les  juges,  dont  il 
était  si  naturel  de  varier  les  mouvements,  sont  immobiles  et 
froids.  Je  ne  me  rappelle  pas  qu'il  y  eût  aucun  concours  d'as- 
sistants; cependant  on  allait  entendre  les  causes  singulières 
dans  Athènes  comme  dans  Paris.  Mais,  c'est  la  courtisane  sur- 
tout qu'il  était  difficile  de  rendre;  aussi  ne  l'a-t-il  pas  rendue. 

Sumite  materiam  vestris,  qui  scribitis,  œquam 
\  i  ri  bus;  et  versate  diu  quid  ferre  récusent, 
Quid  valeant  humeri. 

IIohat.  de  Art.  poet.,  vers  38-iO. 

Un  petit  peintre  d'historiettes  tantôt  ordinaires,  tantôt 
galantes,  ne  pouvait  que  faire  un  pauvre  rôle  devant  un  aréo- 
page :  ce  qui  est  arrivé  à  Baudouin.  Il  est  mort  épuisé  de 
débauches.  Je  n'en  parlerais  pas  ainsi,  je  n'en  parlerais  point 


SUR   LA   PEINTURE.  93 

du  tout,  s'il  vivait.  Deshays,  l'autre  gendre  de  Boucher,  avait 
les  mêmes  mœurs,  et  a  eu  le  même  sort  que  Baudouin. 

* 

Quelque  habile  que  soit  un  artiste,  il  est  facile  de  discerner 
s'il  a  appelé  le  modèle  ou  travaillé  de  pratique;  l'absence  de 
certaines  vérités  de  nature  décèle  ou  son  avarice  ou  sa  vanité. 
—  Mais,  quand  on  a  beaucoup  imité  cette  nature,  ne  peut-on 
pas  s'en  passer?  —  Non.  —  Et  pourquoi?  —  C'est  que  le 
mouvement  du  corps  le  plus  imperceptible  change  toute  la  posi- 
tion des  muscles,  et  produit  des  rondeurs  où  il  y  avait  des 
méplats,  des  méplats  où  il  y  avait  des  rondeurs  ;  toute  la 
figure  est  voisine  du  vrai,  et  tout  y  est  faux. 

* 

Ce  contraste  entre  les  figures,  si  sottement  recommandé  et 
plus  sottement  encore  comparé  à  celui  des  personnages  dra- 
matiques, entendu  comme  il  l'est  par  les  écrivains  et  peut-être 
par  les  artistes,  donnerait  aux  compositions  un  air  d'apprêt 
insupportable.  Allez  aux  Chartreux,  voyez  là  quarante  moines 
rangés  sur  deux  files  parallèles;  tous  font  la  même  chose,  aucun 
ne  se  ressemble;  l'un  a  la  tête  renversée  en  arrière  et  les  yeux 
fermés;  l'autre  l'a  penchée  et  renfoncée  dans  son  capuchon;  et 
ainsi  du  reste  de  leurs  membres.  Je  ne  connais  pas  d'autre  con- 
traste que  celui-lcà. 

Quoi  donc!  faut-il  que  l'un  parle,  quand  un  autre  se  tait; 
que  l'un  crie,  quand  un  autre  parle;  que  l'un  se  redresse,  quand 
un  autre  se  courbe;  que  l'un  soit  triste,  quand  un  autre  est 
gai;  que  l'un  soit  extravagant,  quand  un  autre  est  sage?  Cela 
serait  trop  ridicule. 

Le  contraste  est  une  affaire  de  règle,  dites-vous.  Je  n'en 
crois  rien.  Si  l'action  demande  que  deux  figures  se  penchent 
vers  la  terre,  qu'elles  soient  penchées  toutes  deux;  et  si  vous  les 
imitez  d'après  nature,  ne  craignez  pas  qu'elles  se  ressemblent. 

Le  contraste  n'est  pas  plus  une  affaire  de  hasard  que  de 
règle.  C'est  par  une  nécessité  dont  il  est  impossible  de  s'affran- 
chir sans  être  faux  que  deux  figures  différentes,  ou  d'âge,  ou 
de  sexe,  ou  de  caractère,  font  diversement  une  même  chose. 

* 

Une  composition  doit  être  ordonnée  de  manière  à  me  per- 


94  PENSÉES  DÉTACHÉES 

suader  qu'elle  n'a  pu  s'ordonner  autrement;  une  figure  doit 
agir  ou  se  reposer,  de  manière  à  me  persuader  qu'elle  n'a  pu 
agir  autrement. 

Allez  encore  aux  Chartreux  ;  voyez  hi  Distribution  des 
aumônes  de  Bruno  à  cent  pauvres  qui  se  présentent  autour  de 
lui1.  Tous  sont  debout,  tous  demandent,  tous  tendent  les  mains 
pour  recevoir;  et  dites-moi  où  est  le  contraste  entre  ces  figures. 

Je  ne  sais  si  le  contraste  technique  a  embelli  quelques  com- 
positions; mais  je  suis  sûr  qu'il  en  a  beaucoup  gâte. 

Le  contraste  que  vous  recommandez  se  sent;  celui  qui  me 
plait  ne  se  sent  pas. 

Ne  croyez  pas  qu'on  puisse  conserver  la  même  action,  et 
tourner  et  retourner  sa  figure  en  cent  diverses  manières;  il  n'y 
en  a  qu'une  qui  soit  bien,  parfaitement  bien;  et  ce  n'est  jamais 
que  notre  ignorance  qui  laisse  à  l'artiste  le  choix  entre  plusieurs. 

«Mais  quoi!  me  direz-vous,  un  homme  qui  ramasse  une  pièce 
d'argent  à  terre,  un  de  ces  mendiants  de  Le  Sueur,  par  exemple, 
ne  la  peut  ramasser  que  d'une  façon,  ne  peut  se  courber  plus 
ou  moins? 

—  i  la  rigueur,  non. 

—  Ne  peut  avoir  ses  deux  jambes  parallèles,  ou  l'une  placée 
en  avant  et  l'autre  reculée  en  arrière? 

—  Non. 

—  Prendre  d'une  main  et  appuyer,  ou  ne  pas  appuyer  de 
l'autre  à  terre? 

—  Non,  non. 

—  Se  précipiter  avec  rapidité  ou  ramasser  avec  nonchalance? 

—  Non,  non,  vous  dis-je. 

—  Mais  m  l'artiste  n'était  pas  le  maître  de  varier  à  sa  fan- 
taisie la  position  de  ses  figures,  il  faudrait  qu'il  renonçât  à  son 
talent,  ou  qu'à  l'occasion  d'une  tète,  d'un  pied,  d'une  main, 
d'un  doigt,  il  bouleversât  toute  son  ordonnance. 

—  Cela   paraît  ainsi;  mais    cela  n'est  pas.  Heureusement 

1.  La  scène  est  à  Grenoble;  ce  tableau  de  Le  Sueur,  l'un  des  vingt-deux  qu'il 
peignit  sur  bois  pour  les  Chartreux  de  Paris,  et  qui  ont  été  transportés  sur  toile, 
ujourd'hui  au  M  usée  du  Louvre.  Il  a  été  gravé  par  Fr.  Chauveau.  (Bit.) 


SUR  LA  PEINTURE.  °5 

pour  l'artiste,  nous  n'en  savons  pas  assez  pour  sentir  et  accu- 
ser ses  négligences.  Daignez  m'écouter  encore  un  moment. 
L'artiste  veut  rendre  d'après  nature  une  action;  il  appelle  le 
modèle,  il  lui  dit  :  Faites  telle  chose  :  le  modèle  obéit  et  fait  la 
chose  de  la  manière  apparemment  qui  lui  est  la  plus  commode  : 
c'est  l'organisation  qui  lui  est  propre,  qui  dispose  de  tous  ses 
membres.  Gela  est  si  vrai,- que,  si  l'artiste  se  sert  d'un  autre 
modèle,  plus  svelte  ou  plus  lourd,  plus  jeune  ou  plus  âgé,  à  qui 
il  ordonne  la  même  action,  ce  second  modèle  l'exécutera  diver- 
sement. Que  fait  donc  l'artiste  qui  lui  relève  ou  baisse  la  tête,  qui 
lui  avance  ou  retire  une  jambe,  ou  qui  lui  pousse  une  main  en  avant, 
ou  qui  lui  repousse  l'autre  en  arrière?  N'est-il  pas  évident  qu'il  con- 
trarie l'organisation  de  cet  homme,  et  qu'il  le  gêne  plus  ou  moins? 

—  Eh!  que  m'importe,  pourvu  que  cette  gêne  m'échappe, 
et  que  l'ensemble  en  soit  plus  parfait  ? 

—  Vous  avez  raison  ;  mais  convenez  qu'il  y  a  à  cet  agence- 
ment artificiel  d'une  figure  des  limites  assez  étroites,  et  qu'un 
peu  trop  de  licence  lui  donnerait  un  air  académique  ou  gêné, 
tout  à  fait  maussade.  » 

Voulez-vous  que  je  vous  raconte  un  fait  qui  m'est  personnel? 
Vous  connaissez  ou  vous  ne  connaissez  pas  la  statue  de  Louis  XV 
placée  dans  une  des  cours  de  l'École-Militaire  ;  elle  est  de 
Le  Moyne.  Cet  artiste  faisait,  un  jour,  mon  portrait.  L'ouvrage 
était  avancé.  Il  était  debout,  immobile,  entre  son  ouvrage  et 
moi,  la  jambe  droite  pliée  et  la  main  gauche  appuyée  sur  la 
hanche,  non  du  même  côté,  du  côté -gauche.  «  Mais,  lui  dis-je, 
monsieur  Le  Moyne,  êtes-vous  bien? 

—  Fort  bien,  me  répondit-il. 

—  Et  pourquoi  votre  main  n'est-elle  pas  sur  la  hanche  du 
côté  de  votre  jambe  pliée? 

—  C'est  que  par  sa  pression  je  risquerais  de  me  renverser; 
il  faut  que  l'appui  soit  du  côté  qui  porte  toute  ma  personne. 

—  A  votre  avis,  le  contraire  serait  absurde? 

—  Très-absurde. 

—  Pourquoi  donc  l'avez-vous  fait  à  votre  Louis  XV  de 
l'École-Militaire  ?...  » 

A  ce  mot,  Le  Moyne  resta  stupéfait  et  muet.  J'ajoutai  : 
«  Avez-vous  eu  le  modèle  pour  cette  figure? 


96  PENSÉES   DÉTACHÉES 

—  Assurément. 

—  Avez-vous  ordonné  cette  position  à  votre  modèle? 

—  Sans  doute. 

—  Et  comment  s'cst-il   placé?  est-ce  comme  vous  l'êtes  à 
présent,  ou  comme  votre  statue? 

—  Gomme  je  suis. 

—  C'est  donc  vous  qui  l'avez  arrangé  autrement? 

—  Oui,  c'est  moi,  j'en  conviens. 

—  Et  pourquoi? 

—  C'est  que  j'y  ai  trouvé  plus  de  grâce...  » 

J'aurais  pu  ajouter  :  «  Et  vous  croyez  que  la  grâce  est  compa- 
tible avec  l'absurdité?  »  Mais  je  me  tus  par  pitié;  je  m'accusai 
même  de  dureté;  car  pourquoi  montrer  à  l'artiste  les  défauts 
de  son  ouvrage,  quand  il  n'y  a  plus  de  remède?  C'est  le  con- 
trister  bien  en  pure  perte,  surtout  quand  il  n'est  plus  d'âge  à 
se  corriger...  A  présent  je  reviens  à  vous,  et  je  vous  demande 
si  Le  Moyne,  au  lieu  d'agencer  sa  ligure  comme  nous  la  voyons, 
n'aurait  pas  mieux  fait  de  la  rendre  à  peu  près  strictement 
d'après  le  modèle?  Je  dis  à  peu  près;  car,  le  modèle  le  plus 
parfait  n'étant  qu'un  à  peu  près  de  la  ligure  que  l'artiste  se  pro- 
posait d'exécuter,  son  action  ne  pouvait  être  qu'un  à  peu  près 
de  l'action  qu'il  se  proposait  de  lui  donner. 

—  Mais  les  fautes  sont  rarement  aussi  grossières. 

—  D'accord.  Cependant  vous  entendrez  souvent  dire  des 
compositions  d'un  artiste  :  il  y  a  je  ne  sais  quoi  de  contraint  dans 
ses  ligures;  et  savez-vous  d'oii  naît  cette  contrainte?  Delà  liberté 
qu'il  a  prise  de  réduire  l'action  naturelle  de  son  modèle  aux 
maudites  règles  du  technique;  car  convenez  qu'une  imitation 
rigoureuse,  si  elle  avait  quelque  vice,  ce  ne  serait  pas  celui-là. 

—  Mais  s'il  arrive  que  le  modèle  soit  gauche,  que  faire? 

—  Sans  balancer,  en  prendre  un  autre  qui  ne  le  soit  pas. 
Tenter  de  corriger  sa  gaucherie,  c'est  s'exposer  à  tout  gâter.  Nous 
vrillons  bien  qu'un  modèle  se  tient  mal;  mais  dans  les  actions 
h  m  peu  extraordinaires,  savons-nous  ce  qui  lui  manque  pour 
se  bien  tenir,  et  le  savons-nous  avec  cette  précision  que  le 
scrupule  de  l'art  exige?  Les  Flamands  et  les  Hollandais,  qui 
semblent  avoir  dédaigné  le  choix  des  natures,  sont  merveilleux 
sur  ce  point.  Vous  verrez,  dans  une  Kermesse  de  Teniers,  un 
nombre   prodigieux  de   figures    toutes  occupées  à  différentes 


SUR  LA  PEINTURE.  97 

actions;  les  uns  boivent,  les  autres,  ou  dansent,  ou  conversent, 
se  querellent,  ou  se  battent,  ou  s'en  retournent  en  chancelant 
d'ivresse,  ou  poursuivent  des  femmes  qui  s'enfuient,  soit  en 
riant,  soit  en  criant;  parmi  tant  de  scènes  diverses,  pas  une 
position,  pas  un  mouvement,  pas  une  action  qui  ne  vous  semble 
èlre  de  la  nature. 

—  Mais  comment  font  les  peintres  de  batailles? 

—  Il  faut  montrer  le  tableau  au  maréchal  de  Broglio?  et  lui 
demander  ce  qu'il  en  pense;  ou  plutôt  conserver  pour  ce  genre 
de  peinture  toute  notre  indulgence  accoutumée.  Comment  vou- 
lez-vous qu'un  modèle  puisse  montrer,  avec  quelque  vérité,  ou 
le  soldat  furieux  qui  s'élance,  ou  un  soldat  pusillanime  qui  se 
sauve  avec  effroi,  et  toute  la  variété  des  actions  d'une  journée 
sanglante?  Le  morceau  produit-il  une  impression  profonde?  ne 
pouvez-vous  ni  en  détacher,  ni  lui  continuer  vos  regards?  Tout 
est  bien.  N'entrons  dans  aucun  détail  minutieux.  Avec  des  pieds 
négligés  et  des  mains  estropiées  ou  informes,  une  belle  bataille 
est  toujours  un  prodige  d'imagination  et  d'art.  Et  puis,  com- 
ment accuser  de  contrainte  des  mouvements  au  milieu  d'une 
mêlée,  où  chaque  individu  entouré  de  toutes  parts  de  menaces 
et  de  perd  a  la  mort  à  droite,  à  gauche,  par  devant,  par  der- 
rière, et  ne  sait  où  trouver  de  la  sécurité?  On  sent  qu'alors  la 
position  doit  être  vacillante,  incertaine  et  tourmentée,  excepté 
dans  celui  que  la  fureur  emporte,  et  qui  va  s'enfoncer  lui-même 
dans  la  poitrine  le  glaive  de  son  ennemi.  Il  a  dit  :  Vaincre  ou 
mourir;  et,  en  conséquence  de  cette  résolution,  son  mouvement 
est  franc,  son  action  décidée,  et  sa  position  ne  souffre  de  gène 
que  par  les  obstacles  qu'il  rencontre.  " 

* 

J'ai  dit  quelque  part  que  les  mœurs  anciennes  étaient  plus 
poétiques  et  plus  pittoresques  que  les  nôtres;  j'en  dis  autant 
ici  de  leurs  batailles.  Quelle  comparaison  du  plus  beau  Van  der 
Meulen  avec  un  tableau  de  Le  Brun,  tel  que  le  Passage  du  Gra- 
nîque  !  Les  mœurs  en  s'adoucissant,  l'art  militaire  en  se  perfec- 
tionnant, ont  presque  anéanti  les  beaux-arts. 

La  peinture  est  tellement  ennemie  de  la  symétrie,  que,  si 
l'artiste  introduit  une  façade  dans  son  tableau,  il  ne  manquera 
xii.  7 


98  PENSEES   DÉTACHÉES 

pas  d'en  rompre  la  monotonie  par  quelque  artifice,  ne  fût-ce 
que  par  l'ombre  de  quelque  corps,  ou  par  l'incidence  oblique 
de  la  lumière.  La  partie  éclairée  semble  s'avancer  vers  l'œil,  et 
la  partie  ombrée  s'en  éloigner. 

• 
La  proportion  produit  l'idée  de  force  et  de  solidité. 

L'artiste  évitera  les  lignes  parallèles,  les  triangles,  les  carrés, 
et  tout  ce  qui  approche  des  ligures  géoméiriques,  parce  qu'entre 
mille  cas  où  le  hasard  dispose  des  objets,  il  n'y  en  a  qu'un  seul 
où  il  rencontre  ces  figures.  Pour  les  angles  aigus,  c'est  l'ingra- 
titude et  la  pauvreté  de  leurs  formes  qui  les  proscrit. 

• 

11  y  a  une  loi  pour  la  peinture  de  genre  et  pour  les  groupes 

d'objets  pêle-mêle  entassés.  11  faudrait  leur  supposer  de  la  vie, 

et  les  distribuer  comme  s'ils  s'étaient  arrangés    d'eux-mêmes, 

c'est-à-dire  avec  le  moins  de  gène  et  le  plus  d'avantage  pour 

chacun  d'eux. 

* 

Celui  qui  fait  la  statue  dans  le  Festin  de  Pierre  se  tient 
raide,  prend  une  attitude  contrainte,  imite  le  bloc  de  marbre  de 
son  mieux:  mais  c'est  donc  une  mauvaise  statue  qu'il  veut  imi- 
ter? Et  pourquoi  n'en  imiterait-il  pas  une  bonne?  En  ce  cas,  il 
doit  s'arranger  d'après  son  rôle  comme  une  statue  de  grand 
maître,  avoir  de  l'expression,  de  la  vie,  de  la  noblesse,  de  la 
grâce.  La  seule  qualité  qui  lui  soit  propre  avec  l'ouvrage  de 
l'art,  c'est  l'immobilité,  qui  ne  contredit  pas  le  mouvement. 
Est-ce  que  Sisyphe,  qui  pousse  la  roche  vers  le  haut  du  rocher, 

ne  se  meut  pas? 

• 

Il  ne  tant  pas  croire  que  les  êtres  inanimés  soient  sans  carac- 
tères. Les  métaux  et  les  pierres  ont  les  leurs.  Entre  les  arbres, 
qui  n'a  pas  obsené  la  llexibilil.é  du  saule,  l'originalité  du  peu- 
plier, la  raideur  du  sapin,  la  majesté  du  chêne?  Entre  les 
(leurs,  la  eu  [uetterie  de  la  rose,  la  pudeur  du  bouton,  l'orgueil 
du  lis,  l'humilité  de  la  violette,  la  nonchalance  du  pavot?  Len- 

tove  papavera  eollo. 

* 

La    ligne  ondoyante  est  le  symbole  du   mouvement   et  de 


SUR    LA   PEINTURE.  99 

la  vie;  la  ligne  droite  est  le  symbole  de  l'inertie  ou  de  l'immo- 
bilité. C'est  le  serpent  qui  vit,  ou  le  serpent  glacé. 

* 

^  Un  sujet  sur  lequel  je  proposerais  à  un  compositeur  de 
s  exercer,  c'est  celui  de  Joseph  expliquant  son  songe  à  ses  frères 
rangés  autour  de  lui,  et  l'écoutant  en  silence.  C'est  là  qu'il 
apprendrait  à  ordonner,  à  contraster  et  à  varier  les  positions  et 
les  expressions.  J'en  ai  vu  le  dessin,  d'après  Raphaël. 

Les  quatre  chevaux  d'un  quadrige  ne  se  ressemblent  pas. 

* 

Les   groupes  se   lient  dans  toute    la  composition,   comme 
chaque  ligure  dans  le  groupe. 

* 
Les  chevaux  de  l'Aurore,  ceux  qui   emportent   le   char  du 
Soleil,  s'acheminent  vers  un  terme  donné.  La  fougue  irrégulière 
ne  leur  convient  donc  pas. 

* 

Carie  Van  Loo  modelait  en  argile  les  figures  de  ses  groupes 
afin  de  les  éclairer  de  la  manière  la  plus  vraie  et  la  plus  piquante' 
Lairesse  peignait  ses  figures,  les  découpait  et  les  assemblait  de 
la  manière  la  plus  avantageuse  pour  le  groupe.  J'approuve  l'ex- 
pédient de  Van  Loo;  j'aime  cale  voir  promener  sa  lumière  autour 
de  son  groupe  d'argile.  Je  craindrais  que  le  moyen  de  Lairesse 
ne  rendit  l'ensemble,  sinon  maniéré,  du  moins  froid. 

* 

C'est  une  action  commune  à  plusieurs  figures  qui  forme  le 
groupe;  les  ombres  et  la  lumière  achèvent  la  liaison,  mais  ne 
la  font  pas. 

Si  l'on  veut  définir  par  l'effet  le  manque  de  repos  dans  un 
tableau,  c'est  une  prétention  égale  de  toutes  les  figures  à  mon 
attention.  C'est  une  compagnie  de  beaux  esprits  qui  parlent  tous 
a  la  fois  sans  s'entendre,  qui   me  fatiguent  et  qui  me  font  fuir 
quoiqu'ils  disent  d'excellentes  choses. 


100  PENSÉES  DÉTACHÉES 

* 

11  y  a  le  repos  de  l'esprit  dont  je  viens  de  parler,  et  le  repos 
des  couleurs  et  des  ombres,  des  couleurs  ternes  ou  brillantes,  le 

repos  de  l'œil. 

* 

Dans  la  description  d'un  tableau,  j'indique  d'abord  le  sujet; 
je  passe  au  principal  personnage,  de  là  aux  personnages  subor- 
donnés dans  le  même  groupe;  aux  groupes  liés  avec  le  premier, 
me  laissant  conduire  par  leur  enchaînement;  aux  expressions 
aux  caractères,  aux  draperies,  au  coloris,  à,  la  distribution  des 
ombres  et  des  lumières,  aux  accessoires,  enfin  à  l'impression  de 
l'ensemble.  Si  je  suis  un  autre  ordre,  c'est  que  ma  description 
est  mal  faite,  ou  le  tableau  mal  ordonné. 


11  faut  bien  de  l'art  pour  faire  couper  avec  grâce  une  figure 
par  la  bordure.  Cette  ligure  ne  sort  jamais;  elle  rentre  toujours 
dans  le  lieu  de  la  scène. 

• 

Teniers  a  fait  la  satire  la  plus  forte  des  repoussoirs.  II  y  en 
a  sans  doute  dans  ses  tableaux;  mais  on  ne  sait  où  ils  sont.  Il 
ewiite  une  composition  à  trente  ou  quarante  personnages, 
comme  le  Guide,  le  Gorrége  ou  le  Titien  font  une  Vénus  toute 
nue.  Les  teintes,  qui  discernent  et  arrondissent  les  formes,  se 
fondent  les  unes  dans  les  autres  si  imperceptiblement,  que  l'œil 
croit  n'en  apercevoir  qu'une  seule  du  même  blanc.  De  même, 
dans  Teniers,  le  spectateur  cherche  ce  qui  donne  de  la  profon- 
deur à  la  scène,  ce  qui  sépare  cette  profondeur  en  nue  infinité 
de  plans,  ce  qui  fait  avancer  et  reculer  ses  figures,  ce  qui  l'ait 
circuler  l'air  autour  d'elles  et  il  ne  le  trouve  pas. 

C'esl  qu'il  en  doit  être  d'un  tableau  comme  d'un  arbre  ou 
de  tout  antre  objet  isolé  dans  la  nature,  où  tout  se  sert  récipro- 
quement de  repoussoir. 

* 

Deux  discours  à  prononcer,  l'un  dans  une  académie,  l'autre 
dans  une  place  publique,  sont  comme  les  deux  Minerves,  l'une 
de  Phidias,  et  l'autre  d'Alcamène.  Les  traits  de  l'une  seraient 
trop  délicats  et  trop  lins  pour  être  vus  de  loin;  les  traits  de 
l'aulie    trop  informes,,  trop  grossiers   pour    être  vus  de  près. 


SUR    LA    PEINTURE.  101 

Heureux  le  littérateur   ou   l'artiste  qui  plaît   à  toutes  les  dis- 
tances! 

On  peut  donner  à  un  paysage  l'apparence  concave  ou  l'ap- 
parence convexe.  Celle-ci,  s'il  y  a  un  sujet  qui  occupe  le  devant 
de  la  scène;  alors  le  fond  se  terminera  en  un  espace  vaste  et 
presque  illimité.  Celle-là,  si  le  paysage  est  le  sujet  principal  ; 
l'espace  nu  est  alors  sur  le  devant,  le  paysage  occupe  et  ter- 
mine le  fond.  Je  fais  abstraction  des  percées  que  l'auteur  se 
sera  ménagées. 

Rubens  et  le  Corrége  ont  employé  ces  deux  formes.  La  Nuit 
du  Corrége  est  concave;  son  Saint  George  est  convexe. 

L'apparence  concave  disperse  et  étend  les  objets  sur  le  fond; 
l'apparence  convexe  les  rassemble  sur  le  devant.  L'une  convient 
donc  au  paysage  historique,  et  l'autre  au  paysage  pur  et  simple. 

• 

Lairesse  prétend  qu'il  est  permis  à  l'artiste  de  faire  entrer 
le  spectateur  dans  la  scène  de  son  tableau.  Je  n'en  crois  rien; 
et  il  y  a  si  peu  d'exceptions,  que  je  ferais  volontiers  une  règle 
générale  du  contraire.  Cela  me  semblerait  d'aussi  mauvais 
goût  que  le  jeu  d'un  acteur  qui  s'adresserait  au  parterre.  La 
toile  renferme  tout  l'espace,  et  il  n'y  a  personne  au  delà.  Lorsque 
Suzanne  s'expose  nue  à  mes  regards,  en  opposant  aux  regards 
des  vieillards  tous  les  voiles  qui  l'enveloppaient,  Suzanne  est 
chaste  et  le  peintre  aussi:  ni  l'un  ni  l'autre  ne  me  savaient  là'. 

* 

Il  ne  faut  jamais  interrompre  de  grandes  masses  par  de 
petits  détails;  ces  détails  les  rapetissent  en  m'en  donnant  la 
mesure.  Les  tours  de  Notre-Dame  seraient  bien  plus  hautes,  si 
elles  étaient  tout  unies. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  puisse  y  avoir  plus  d'une  percée  dans 
un  paysage;  deux  couperaient  la  composition  et  rendraient 
l'œil  aussi  perplexe  qu'un  voyageur  à  l'entrée  de  deux  chemins. 

* 

La  composition  la  plus  étendue  ne  comporte  qu'un  très-petit 

I.  Voir  le  Salon  de  1707,  t.  XI,  et  celui  de  1 7G  j,  t.  X. 


102  PENSÉES   DÉTACHÉES 

nombre  de  divisions  capitales,  une,  deux,  trois  tout  au  plus. 
Autour  de  ces  divisions  quelques  figures  isolées,  quelques 
groupes  de  deux  ou  trois  ligures  font  un  très-bel  effet. 

• 

Le  silence  accompagne  la  majesté.  Le  silence  est  quelquefois 
dans  la  foule  des  spectateurs  ;  et  le  fracas  est  sur  la  scène.  C'est 
en  silence  que  nous  sommes  arrêtés  devant  les  Batailles  de 
Le  Brun.  Quelquefois  il  est  sur  la  scène;  et  le  spectateur  se  met 
le  doigt  sur  les  lèvres,  et  craint  de  le  rompre. 

• 

En  général,  la  scène  silencieuse  nous  plaît  plus  que  la  scène 
bruyante.  Le  Christ  au  jardin  des  Oliviers,  l'âme  triste  jusqu'à 
la  mort,  délaissé  de  ses  disciples  endormis  autour  de  lui,  m'af- 
fecte bien  autrement  que  le  même  personnage  flagellé,  couronné 
d'épines,  et  abandonne  aux  risées,  aux  outrages  et  à  la  criail- 

lerie  de  la  canaille  juive. 

• 

Otcz  aux  tableaux  flamands  et  hollandais  la  magie  de  l'art , 
et  ce  seront  des  croûtes  abominables.  Le  Poussin  aura  perdu 
toute  son  harmonie;  et  le  Testament  d 'Eudamidas  restera  une 
chose  sublime. 

Que  voit-on  dans  ce  tableau  d'Eudamidas?  Le  moribond  sur 
la  couche;  h  côté,  le  médecin  qui  lui  tàte  le  pouls  ;  le  notaire 
qui  reçoit  ses  dernières  volontés;  sur  les  pieds  du  lit,  la  femme 
d'Eudamidas  assise,  et  le  dos  tourné  à  son  mari:  sa  fille,  cou- 
chée à  terre  entre  les  genoux  de  sa  mère  et  la  tête  penchée 
dans  sou  giron.  Il  n'y  a  point  la  de  cohue.  La  multiplicité  ou 
la  foule  est  bien  voisine  du  désordre.  El  quels  sont  ici  les 
accessoires?  pas  d'autres  que  l'épée  et  le  bouclier  du  principal 
personnage.  ;iitaches  a  la  muraille  du  fond.  Le  grand  nombre 
d'accessoires  est  bien  voisin  de  la  pauvreté.  Cela  s'appelle  dc^ 
bouche-trous  en  peinture  et  des  frères-chapeaux  en  poésie. 

• 

Le  silence,  la  majesté,  la  dignité  d  i  la  scène  sont  des  choses 
peu  senties  par  le  commun  des  spectateurs.  Presque  toutes  les 
Suintes  Familles  de  Raphaël,  du  moins  les  plus  belles,  sont 
placées  dans  des  lieux  agrestes,  solitaires  et  sauvages;  et  quand 
il  a  choisi  de  pareils  sites,  il  savait  bien  ce  qu'il  faisait. 


SUR   LA   PEINTURE.  103 

Toutes  les  scènes  délicieuses  d'amour,  d'amitié,  de  bienfai- 
sance, de  générosité,  d'effusion  de  cœur  se  passent  au  bout  du 
monde. 

• 

Peindre  comme  on  parlait  à  Sparte. 


En  poésie  dramatique  et  en  peinture,  le  moins  de  person- 
nages qu'il  est  possible. 

* 

La  toile  comme  la  salle  à  manger  de  Vairon,  jamais  plus  de 
neuf  convives. 

* 

Les  peintres  sont  encore  plus  sujets  au  plagiat  que  les  litté- 
rateurs. Mais  les  premiers  ont  ceci  de  particulier,  c'est  de  décrier 
et  le  maître  et  le  tableau  qu'ils  ont  copié.  N'est-il  pas  vrai, 
monsieur  Pierre? 

* 

Je  regardais  la  cascade  de  Saint-Gloud ,  et  je  me  disais  : 
a  Quelle  énorme  dépense  pour  faire  une  jolie  chose,  tandis  qu'il 
en  aurait  coûté  la  moitié  moins  pour  faire  une  belle  chose! 
Qu'est-ce  que  tous  ces  petits  jets  d'eau,  toutes  ces  petites 
chutes  de  gradins  en  gradins,  en  comparaison  d'une  grande 
nappe  s'échappant  de  l'ouverture  d'un  rocher  ou  d'une  caverne 
sombre,  descendant  avec  fracas,  rompue  dans  sa  chute  par  des 
énormes  pierres  brutes,  les  blanchissant  de  son  écume,  formant 
dans  son  cours  de  profondes  et  larges  ondes  ;  les  niasses  rus- 
tiques du  haut,  tapissées  de  mousse,  et  couvertes,  ainsi  que 
les  côtés,  d'arbres  et  de  broussailles  distribués  avec  toute  l'hor- 
reur de  la  nature  sauvage?  Qu'on  place  un  artiste  en  face  de 
cette  cascade,  qu'en  fera-t-il?  Rien.  Qu'on  lui  montre  celle-ci , 
et  aussitôt  il  tirera  son  crayon.  » 

Cet  exemple  n'est  pas  le  seul  où,  pour  s'assurer  si  l'ouvrage 
de  l'art  est  de  bon  ou  de  mauvais  goût,  de  grand  goût  ou  de 
petit  goût,  il  ne  s'agit  que  d'en  faire  le  sujet  de  l'imitation  de 
la  peinture.  S'il  est  beau  sur  la  toile,  dites  qu'il  est  beau  en 
lui-même. 


104  PENSÉES  DETACHEES 

Le  poëte  dit  : 

Il  n'est  point. de  monstre  odieux, 

Qui,  par  l'art  imité,  ne  puis>e  plaire  aux  yeux. 

ïo  liai:,  Art  poét.,  chant  in,  vers  1  et  2. 

J'en   excepte  les  tètes  de  nos  jeunes  femmes,  coiffées  comme 
elles  le  sont  à  présent. 

Elzheimer,  victime  de  la  manière  finie  et  précieuse,  mais 
lente  et  peu  lucrative,  mourut  consumé  de  chagrin  et  accablé 
de  misère,  presque  au  sortir  de  la' prison  où  ses  dettes  l'avaient 
conduit.  Le  prix  actuel  de  trois  de  ses  tableaux  l'aurait  enrichi. 

Dans  toute  composition  en  général,  l'œil  cherche  le  centre, 
et  aime  à  s'arrêter  sur  le  plan  du  milieu. 

Les  artistes  appellent  réveillons,  des  accidents  de  lumières 
qui  rompent  la  monotonie  d'un  endroit  de  la  toile.  Tous  ces 
réveillons  sont  faux.  On  dirait  qu'il  en  est  d'un  tableau  comme 
d'un  ragoût,  auquel  on  peut  toujours  ôter  ou  donner  une  pointe 
de  sel. 

Quand  on  a  bien  choisi  la  nature,  il  est  difficile  de  s'y  con- 
former trop  rigoureusement;  autant  de  coups  de  pinceau 
donnés  pour  l'embellir,  autant  d'efforts  malheureux  pour  lui 
ôter  son  originalité.  11  y  a  une  teinte  de  rusticité  qui  convient 
singulièrement  aux  ouvrages  d'imitation,  en  quelque  genre  que 
ce  soit,  parce  que  la  nature  la  conserve  dans  ses  ouvrages,  à 
moins  qu'elle  n'en  ait  été  effacée  par  la  main  de  l'homme.  La 
nature  ne  fait  point  d'arbres  en  boule;  c'est  le  ciseau  du  jardi- 
nier, commandé  par  le  goût  gothique  de  son  maître  ;  et  les 
arbres  en  boule  vous  plaisent-ils  beaucoup?  L'arbre  des  forêts 
le  plus  régulier  a  toujours  quelques  branches  extravagantes; 
gardez-vous  de  les  supprimer,  vous  en  feriez  un  arbre  de 
jardin. 


SUR  LA  PEINTURE.  105 


DU    COLORIS,     DE      L    INTELLIGENCE     DES    LUMIERES, 
ET     DU     CLAIR-OBSCUR. 

Est- il  vrai  qu'il  y  ait  plus  de  dessinateurs  que  de  coloristes? 
Si  cela  est  vrai,  quelle  en  est  la  raison? 

* 

11  y  a  plus  de  logiciens  que  d'hommes  éloquents,  j'entends 
vraiment  éloquents.  L'éloquence  n'est  que  l'art  d'embellir  la 
logique. 

11  y  a  plus  de  gens  de  sens  que  d'hommes  d'esprit; 
j'entends  le  vraiment  bel  esprit.  L'esprit  n'est  que  l'art  d'ha- 
biller la  raison. 

Le  chancelier  Bacon  et  Corneille  ont  démontré  que  le  bel 
esprit  n'était  pas  incompatible  avec  le  génie.  Ce  sont  des  mon- 
tagnes au  pied  desquelles  croissent  des  marguerites. 

Nous  avons  notre  clair-obscur  comme  les  peintres,  si  son 
principal  effet  est  d'empêcher  l'œil  de  s'égarer,  en  le  fixant  sur 
certains 'objets. 

Faute  d'une  lumière  large,  nos  ouvrages  papillotent  comme 
les  leurs. 

Voulez-vous  savoir  ce  que  c'est  que  papilloter?  opposez 
YEsther  devant  Assuèrus  au  Paralytique  de  Greuze,  Cicéron  à 
Sénèque. 

Tacite  est  le  Rembrandt  delà  littérature  :  des  ombres  fortes 
et  des  clairs  éblouissants. 

Faites  comme  le  Tintoret,  qui,  pour  soutenir  sa  couleur, 
plaçait  à  côté  de  son  chevalet  quelque  morceau  du  Schiavone. 
Un  jeune  élève  suivit  ce  conseil,  et  ne  peignit  plus. 

Ennius  n'avait  vu  que  l'ombre  d'Homère. 


100  PENSÉES  DÉTACHÉES 


Ah  !  si  le  Tilicn  eûtdessiné  et  composé  comme  Raphaël  !  Ah  ! 
si  Raphaël  eut  colorié  comme  le  Titien  I ...  C'est  ainsi  qu'on 
rabaisse  deux  grands  hommes. 

Je  l'ai  vu  ce  Ganymède  de  Rembrandt  :  il  est  ignoble;  la 
crainte  a  relâché  le  sphincter  de  sa  vessie;  il  est  polisson  : 
l'aigle  qui  l'enlève  par  sa  jaquette  met  son  derrière  à  nu;  niais 
ce  petit  tableau  éteint  tout  ce  qui  l'environne.  Avec  quelle 
vigueur  de  pinceau  et  quelle  furie  de  caractère  cet  aigle  >  e 
peint  ! 

Je  vous  entends  :  il  fallait  penser  comme  Léocharès,  et 
peindre  comme  Rembrandt...  Oui,  il  fallait  être  sublime  de  tout 
point. 

Il  faut  que  la  lumière  soit  naturelle,  soit  artificielle,  soit 
une;  des  compositions  éclairées  en  même  temps  par  des 
lumières  différentes  sont  très-communes. 


On  ramène  toute  la  magie  du  clair-obscur  à  la  grappe  de 
raisin;  et  c'est  une  idée  très-belle,  et  qui  peut  être  simplifiée. 
La  scène  la  plus  vaste  n'est  qu'un  grain  de  la  grappe;  fixez  le 
point  de  l'œil,  et  dégradez  les  ombres  et  les  lumières  comme 
vous  le  verrez  sur  ce  grain.  Tracez  sur  votre  toile  le  cercle  ter- 
minateur  de  la  lumière  et  de  l'ombre. 


\ulieii  de  votre  principal  groupe,  mettez  en  perspective  un 
prisme  de  la  grandeur  de  votre  première  figure  ;  continuez  les 
lignes  de  ce  prisme  à  tous  les  points  qui  terminent  votre  toile; 
et  soyez  sur  de  ne  pécher  ni  .outre  l'entente  des  lumières,  ni 
contre  la  véritable  diminution  des  objets. 

Je  ne  prétends  point  donner  des  règles  au  génie.  Je  dis 
à  l'artiste  :  «  Faites  ces  choses  »;  comme  je  lui  dirais:  «Si 
vous  voulez  peindre,  ayez  d'abord  une  toile.  » 


SUR  LA   PEINTURE.  107 

Ainsi  trois  sortes  de  lignes  préliminaires  :  la  ligne  termina- 
trice  de  la  lumière,  la  ligne  de  la  balance  des  figures  et  les 
lignes  de  la  perspective. 

La  pratique  des  couleurs  réelles  et  des  couleurs  locales  ne 
peut  s'obtenir  que  d'une  longue  expérience. 

Combien  de  choses  l'artiste  doit  avoir  vues,  combinées, 
agencées  dans  son  imagination,  avant  que  de  passer  le  pouce 
dans  sa  palette,  et  cela  sous  peine  de  peindre  et  de  repeindre 
sans  cesse  ! 

Le  maître  tâtonne  moins  que  son  élève;  mais  il  tâtonne 
aussi. 

Combien  de  beautés  et  de  défauts  inattendus  naissent  ou 
disparaissent  sous  le  pinceau! 

Je  sais  ce  que  cela  deviendra,  est  un  mot  qui  n'est  que  d'un 
musicien,  d'un  littérateur,  ou  d'un  artiste  consommé. 

Le  vrai  de  la  nature  est  la  base  du  vraisemblable  de  l'art. 


C'est  la  couleur  qui  attire,  c'est  l'action  qui  attache;  ce  sont 
ces  deux  qualités  qui  font  pardonner  à  l'artiste  les  légères  incor- 
rections du  dessin;  je  dis  à  l'artiste  peintre,  et  non  à  l'artiste 
sculpteur.  Le  dessin  est  de  rigueur  en  sculpture;  un  membre, 
même  faiblement  estropié,  ôte  à  une  statue  presque  tout 
son  prix. 

Les  mains  deDaphné,  dont  les  doigts  poussent  des  feuilles 
de  laurier  sous  le  pinceau  de  Lemoyne,  sont  pleines  de  grâces; 
il  y  a  dans  la  distribution  de  ces  feuilles  une  élégance  que  je 
ne  puis  décrire.  Je  doute  qu'il  eût  jamais  rien  fait  de  Lycaon 
métamorphosé  en    loup.    Les   cornes    naissantes   sur   la   tète 


108  PENSÉES  DÉTACHÉES 

d'Actéon  auraient  été  moins  ingrates.  La  différence  de  ces  sujets 
se  sent  mieux  qu'elle  ne  s'explique. 

* 
Lairesse  donne  le  nom  de  seconde  couleur  à  la  demi-teinte 
placée  sur  la  partie  claire  du  côté  du  contour,  procédé  qui  fait 
fuir  vers  le  tond  les  parties  convexes  des  corps,  et  qui  leur 

donne  de  la  rondeur. 

* 

Il  y  a  les  teintes  de  clair  et  les  demi-teintes  de  clair;  les 
teintes  d'ombre  et  les  demi-teintes  d'ombre  :  système  com- 
pris sous  la  dénomination  générale  de  dégradation  de  la 
lumière,  depuis  le  plus  grand  clair  jusqu'à  l'ombre  la  plus  forte. 

Il  y  a  plusieurs  moyens  techniques  pour  affaiblir  et  forti- 
fier, hâter  ou  retarder  cette  dégradation  sur  sa  route. 

Par  les  ombres  accidentelles,  par  les  reflets,  par  les  ombres 
passagères,  par  les  corps  interposés  ;  mais  quel  que  soit  celui 
des  moyens  qu'on  emploie,  la  dégradation  n'en  subsiste  pas 
moins,  soit  qu'on  la  fortifie,  soit  qu'on  l'affaiblisse;  soit  qu'on 
la  retarde,  soit  qu'on  l'accélère.  Dans  l'art,  ainsi  que  dans  la 
nature,  rien  par  saut;  nihil  per  saltum;  et  cela  sous  peine  de 
faire  ou  des  trous  d'ombre,  ou  des  ronds  de  clair,  et  d'être 
découpé. 

Ces  trous  d'ombre  et  ces  ronds  de  clair  ne  se  trouvent-ils 
pas  dans  la  nature?  je  le  crois.  Mais  qui  vous  a  prescrit  d'être 
l'imitateur  rigoureux  de  la  nature? 

Qu'est-ce  qu'un  fond?  C'est,  ou  un  espace  sans  bornes  où 
toutes  les  couleurs  des  objets  se  confondent  au  loin,  finissent 
par  produire  la  sensation  d'un  blanc  grisâtre  ;  ou  c'est  un  plan 
vertical  qui  reçoit  la  lumière  ou  directe  ou  glissante,  et  qui 
dans  l'un  et  l'autre  cas  est  assujetti  aux  règles  de  la  dégradation. 

Ainsi  qu'on  l'a  dit  de  la  lumière  et  des  ombres,  les  termes 
de  teintes  et  de  demi-teintes  se  «lisent  d'une  même  couleur. 

La  teinte,  qui  sert  de  passage  de  la  lumière  à  l'ombre,  ou  le 


SUR   LA   PEINTURE.  109 

dernier  terme  de  la  dégradation  de  la  lumière,  est  plus  large 
que  celle  de  la  lumière  couchée  vers  le  contour  dans  la  partie 
claire.  Lairesse  l'appelle  demi-teinte. 

* 

Tous  ces  préceptes  ne  peuvent  être  bien  entendus  que  par 
l'artiste,  qui  devrait  en  marquer  la  pratique,  la  baguette  à  la 
main,  dans  une  galerie,  sur  différents  ouvrages. 


C'est  un  artifice  fort  adroit  que  d'emprunter  d'un  reilet  cette 
demi-teinte,  qui  semble  entraîner  l'œil  au  delà  de  la  partie 
visible  du  contour.  C'est  bien  alors  une  magie;  car  le  specta- 
teur sent  l'effet,  sans  en  pouvoir  deviner  la  cause. 

Rien  n'est  plus  sûr  :  l'habitude  perpétuelle  de  regarder  les 
objets  éloignés  et  voisins,  d'en  mesurer  l'intervalle  par  la  vue, 
a  établi  dans  notre  organe  une  échelle  enharmonique  de  tons, 
de  semi-tons,  de  quarts  de  tons,  tout  autrement  étendue  et  tout 
aussi  rigoureuse  que  celle  de  la  musique  par  l'oreille,  et  l'on 
peint  faux  pour  l'œil,  comme  l'on  chante  faux  pour  l'oreille. 

L'entente  des  reflets  dans  une  grande  composition,  ou  l'ac- 
tion et  la  réaction  des  corps  éclairés  les  uns  sur  les  autres,  me 
semble  d'une  difficulté  incompréhensible,  tant  pour  la  multitude 
que  pour  la  mesure  de  ces  causes.  Je  crois  que,  sur  ce  point, 
le  plus  grand  peintre  doit  beaucoup  à  notre  ignorance. 

C'est  aux  reflets  que  l'ombre  doit  sa  clarté  et  son  plus  ou 
moins  de  clarté. 

Il  me  semble  que  Rembrandt  aurait  dû  écrire  au  bas  de 
toutes  ses  compositions  :  Per  foramen  vidit  et  pin.vit;  sans 
quoi  on  n'entend  pas  comment  des  ombres  aussi  fortes  peuvent 
entourer  une  figure  aussi  vigoureusement  éclairée. 

Mais  les  objets  sont-ils  faits  pour  être  vus  par  des  trous?  Si 
la  lumière   forte  descend  brusquement   et  perce  les  ténèbres 


110  PENSEES    DÉTACHÉES 

d'une  caverne,  c'est  un  accident  dont  je  permets  l'imitation  à 
l'artiste;  mais  je  ne  souffrirai  jamais  qu'il  s'en  fasse  une  règle. 


Par  les  reflets,  la  lumière  primitive  peut  se  replier  sur  elle- 
même  et  devenir  plus  forte  par  accident.  Exemple  :  en  même 
temps  que  la  lumière  primitive  tombe  sur  un  objet,  cet  objet 
peut  encore  recevoir  le  rellet  d'un  mur  blanc.  Je  demande  si 
l'objet  ne  doit  pas  avoir  alors  plus  d'éclat  que  la  lumière  primi- 
tive? 11  peut  donc,  et  il  doit  donc  arriver  par  accident,  que  la 
lumière  primitive  ne  soit  pas  la  plus  forte  lumière  de  la  com- 
position. 

On  n'a  peut-être  jamais  dit  aux  élèves,  dans  aucune  école, 
que  l'angle  de  réflexion  de  la  lumière,  ainsi  que  des  autres 
corps,  était  égal  à  l'angle  d'incidence. 

Le  point  lumineux  étant  donné,  et  l'ordonnance  du  tableau, 
je  vois  dans  ma  tète  une  multitude  de  rayons  réfléchis  qui  se 
croisent  entre  eux  et  qui  croisent  la  lumière  directe.  Comment 
l'artiste  réussit-il  à  débrouiller  toute  cette  confusion?  S'il  ne 
s'en  soucie  pas,  comment  sa  composition  me  plaît-elle? 

Qu'a  de  commun  la  lumière,  et  même  la  couleur  d'un  corps 
isolé  et  exposé  à  la  lumière  directe  du  soleil,  avec  la  lumière  et 
la  couleur  du  même  corps  assailli  de  tous  côtés  par  les  rellets 
plus  ou  moins  forts  d'une  multitude  d'autres  corps  diversement 
('■claires  et  colores?  franchement  je  m'y  perds;  et  j'imagine 
quelquefois  qu'il  n'y  a  de  beaux  tableaux  que  ceux  de  la  nature. 


Qu'est-ce  qu'un  corps  rouge?  .Newton  vous  répondra  :  «  C'est 
un  corps  qui  absorbe  tous  les  autres  rayons,  et  qui  ne  vous  ren- 
voie que  les  rouges.  » 

Que  resulie-t-il  du  mélange  de  deux  couleurs?  une  troi- 
sième qui  n'est  ni  l'une  ni  l'autre.  Le  vert  est  le  résultat  du 
bleu  et  du  jaune. 


SUR    LA   PEINTURE.  111 

Comment  concilier  la  pratique  de  ces  faits  physiques  avec 
la  théorie  des  reflets  qui  combinent  une  multitude  de  diverses 
couleurs  à  la  fois?  Je  m'y  perds  encore,  et  reviens  à  la  même 
conclusion,  que  j'oublierai  au  premier  coup  d'oeil  que  je  jetterai 
sur  mon  Vernet;  mais  ce  ne  sera  pas  sans  me  dire  :  «  Ce  Vernet 
si  harmonieux  n'a  peut-être  pas  sur  toute  sa  surface  un  seul 
point  qui,  rigoureusement  parlant,  ne  soit  faux.  »  Cela  m'af- 
flige; mais  il  faut  oublier  la  richesse  de  la  nature  et  l'indigence 
de  l'art,  ou  s'affliger. 

Je  me  lève  avant  l'astre  du  jour.  Je  promène  mes  regards 
sur  un  paysage  varié  par  des  montagnes  tapissées  de  verdure; 
de  grands  arbres  touffus  s'élèvent  sur  leurs  sommets;  de  vastes 
prairies  sont  étendues  à  leurs  pieds;  ces  prairies  sont  coupées 
par  les  détours  d'une  rivière  qui  serpente.  Là,  c'est  un  château; 
ici,  c'est  une  chaumière.  Je  vois  arriver  de  loin  le  pâtre  avec 
ses  troupeaux;  il  sort  à  peine  du  hameau,  et  la  poussière  me 
dérobe  encore  la  vue  de  ses  animaux.  Toute  cette  scène  silen- 
cieuse et  presque  monotone  a  sa  couleur  terne  et  réelle.  Cepen- 
dant l'astre  du  jour  a  paru,  et  tout  a  changé  par  une  multitude 
innombrable  et  subite  de  prêts  et  d'emprunts;  c'est  un  autre 
tableau,  où  il  ne  reste  pas  une  feuille,  pas  un  brin  d'herbe,  pas 
un  point  du  premier.  Mets  la  main  sur  la  conscience,  Vernet,  et 
réponds-moi  :  Es-tu  le  rival  du  soleil?  Et  ce  prodige  est-il  aussi 
au  bout  de  ton  pinceau? 

Les  reliants  sont  des  effets  nécessaires  du  reflet,  ou  ils  sont 
faux. 

Vénus  est  plus  blanche  au  milieu  des  trois  Grâces  que  seule; 
mais  cet  éclat  qu'elle  en  reçoit,  elle  le  leur  rend. 

* 

Les  reflets  d'un  corps  obscur  sont  moins  sensibles  que  les 
reflets  d'un  corps  éclairé;  et  le  corps  éclairé  est  moins  sensible 
aux  rellets  que  le  corps  obscur. 

* 

L'air  et  la  lumière  circulent  et  jouent  entre  les  poils  hérissés 


112  PENSÉES  DÉTACHÉES 

de  la  hure  d'un  sanglier,  entre  les  flocons  touffus  de  la  toison  de 
la  brebis,  entre  les  inégalités  de  l'étoffe  velue,  entre  les  grains 
d'une  terrasse  sablonneuse.  C'est  l'absence  de  ce  jeu  qui  donne 
le  mat  aux  clairs  du  satin,  une  sorte  de  crudité  à  ses  ombres  et 
à  celles  de  toutes  les  étoiles  glacées. 

Les  nuances  diversement  sensibles  résultantes  de  la  palette 
complète  d'un  artiste  se  comptent;  elles  ne  vont  pas  au  delà  de 
huit  cent  dix-neuf. 

On  dit  que  le  rouge  et  le  blanc  sont  antipathiques.  Mais 
est-ce  Van  Huysum  qui  le  dit?  Si  Chardin  me  l'assure,  je  le 
croirai. 

Santerre,  dont  le  colons  était  tendre  et  vrai,  n'employait  que 
cinq  couleurs.  Les  Anciens  n'en  ont  employé  (pie  quatre,  le 
rouge,  le  jaune,  le  blanc  et  le  noir.  Peut-être  faut-il  y  joindre 
le  bleu,  et  le  vert  donné  par  le  mélange  du  bleu  et  du  jaune. 

Le  peintre  est  puni  de  la  multiplicité  de  ses  couleurs  par  le 
désaccord  plus  ou  moins  prompt  de  son  tableau,  suite  néces- 
saire de  l'action  et  de  la  réaction  des  matières  les  unes  sur  les 
autres.  Le  même  châtiment  est  réservé  au  coloriste  perplexe  qui 
tourmente  sa  palette. 

Le  Giorgione,  grand  coloriste,  selon  le  témoignage  de  De 
Piles,  tirait  toutes  ses  carnations,  quelle  que  fut  la  dillérence 
d'âge  et  de  sexe,  de  quatre  couleurs  principales. 

Si  de  sculpteur,  et  de  grand  sculpteur  qu'il  est,  Falconel 
eût  été  peintre,  il  eût,  je  crois,  été  peu  soucieux  du  choix  de 
ses  couleurs;  il  aurait  dit,  s'il  eût  été  conséquent  :  «  Eh!  que 
m'importe  que  mon  tableau  reste  harmonieux,  s'il  ne  se  désac- 
corde  que  quand  je  n'y  serai  plus?  » 

Ces  yeux  d'email,  ces  cheveux  dorés  et  tous  ces  riches  orne- 
ments des  statues  anciennes   me  paraissent  une  invention  de 


SUR  LA  PEINTURE.  113 

prêtres  sans  goût;  invention   qui  est  sortie  des  temples  pour 
infecter  la  société. 

Néron  fit  dorer  et  gâter  la  statue  d'Alexandre.  Cela  ne  me 
déplaît  pas;  j'aime  qu'un  monstre  soit  sans  goût.  La  richesse 
est  toujours  gothique. 

Les  connaisseurs  font  grand  cas  des  eaux-fortes  des  peintres  ; 
et  ils  ont  raison. 

Quoique  toute  ma  réflexion  soit  tournée  vers  les  principes 
spéculatifs  de  l'art,  cependant,  lorsque  je  rencontre  quelques 
procédés  qui  tiennent  à  sa  magie  pratique,  je  ne  puis  m'empê- 
cher  d'en  faire  note.  Voyez  ce  que  dit  Lairesse,  ce  maître  plus 
jaloux,  à  ce  qu'il  m'a  semblé,  de  la  perpétuité  de  son  art  que 
de  sa  propre  réputation  :  «  Ce  bleuâtre  qu'on  appelle  le  tendre, 
le  délicat,  ne  doit  point  être  mis  sur  la  toile  quand  on  empâte 
le  tableau;  mais  noyé  dans  les  teintes  à  la  dernière  main.  On 
ne  le  fera  point  de  bleu  mélangé  de  gris  et  de  blanc;  mais  on 
le  répandra  en  trempant  la  pointe  du  pinceau  dans  le  spalte 
tempéré  et  dans  l'outremer...  C'est  le  même  faire  pour  les 
rellets  ou  réflexions  de  la  lumière.  » 


Voulez-vous  faire  des  progrès  sûrs  dans  la  connaissance  si 
difficile  du  technique  de  l'art?  Promenez-vous  dans  une  galerie 
avec  un  artiste,  et  faites-vous  expliquer  et  montrer  sur  la  toile 
l'exemple  des  mots  techniques  ;  sans  cela,  vous  n'aurez  jamais 
que  des  notions  confuses  de  contours  coulants,  de  belles  cou- 
leurs locales,  de  teintes  vierges,  de  touche  franche,  de  pinceau 
libre,  facile,  hardi,  moelleux;  faits  avec  amour,  de  ces  laissés 
ou  négligences  heureuses.  Il  faut  voir  et  revoir  la  qualité  à  côté 
du  défaut;  un  coup  d'œil  supplée  à  cent  pages  de  discours. 

* 

Les  traités  élémentaires  de  peinture,  au  rebours  des  traités 
élémentaires  des  autres  sciences,  ne  sont  intelligibles  que  pour 
les  maîtres. 

Un  artiste,  qui  n'était  pas  sans  talent,  fit  le  portrait  d'un 
xii.  8 


114  PENSÉES   DÉTACHÉES 

général  d'armée  ;  le  bâton  de  commandant  qu'il  tenait  dans  sa 
main  était  si  vif  de  lumières,  qu'on  avait  beau  fixer  ses  yeux  sur 
la  ligure,  le  bâton  les  rappelait  toujours. 


Sans  l'harmonie,  ou,  ce  qui  esl  la  môme  chose,  sans  la 
subordination,  il  n'est  pas  possible  de  voir  l'ensemble;  l'œil  est 
forcé  de  sautiller  sur  la  toile. 


DE    L'ANTIQUE. 

Les  exercices  de  la  gymnastique  produisaient  deux  effets  : 
ils  embellissaient  les  corps,  et  rendaient  le  sentiment  de  la 
beauté  populaire. 

Rubens  faisait  un  cas  infini  des  Anciens,  qu'il  n'imita  jamais. 
Comment  un  si  grand  maître  s'en  tint-il  toujours  aux  formes 
grossières  de  son  pays?  Cela  ne  s'entend  pas. 

* 

Partout  où  il  est  honteux  de  servir  de  modèle  à  l'art,  l'artiste 
fera  rarement  de  belles  choses.  On  n'aime  pas  assez  la  musique, 
tant  qu'on  est  scrupuleux  sur  les  paroles. 

* 

Les  jeunes  Lacédémoniennes  dansaient  toutes  nues,  et  les 
Athéniennes  les  appelaient  montre-cul.  Elles  le  montraient  bien 
en  pure  perte  pour  les  beaux-arts,  qui  n'étaient  exercés  à  Sparte 
que  par  des  étrangers  ou  des  esclaves. 

* 

Question.  Il  est  certain  que,  plus  les  parties  fatiguent,  plus 
les  muscles  se  gonflent  et  se  détachent.  Le  lutteur  de  profession 
n'a  pas  le  bras  droit  aus>i  arrondi,  aussi  coulant  que  le  bras 
gauche.  Si  vous  peignez  un  lutteur,  corrigerez-vous  ce  défaut? 

* 

L'Hercule  de  Glycon  a  le  cou  très-fort,  relativement  à  la 
tête  et  aux  jambes. 

Ces  belles  antiques,  vous  les  voyez,  mais  vous  n'avez  jamais 


SUR   LA  PEINTURE.  115 

entendu  le  maître;  vous  ne  l'avez  point  vu  le  ciseau  à  la  main; 
mais  l'esprit  de  l'école  est  perdu  pour  vous  ;  mais  vous  n'avez 
pas  sous  vos  yeux  l'histoire  en  bronze  ou  en  marbre  des  pro- 
grès successifs  de  l'art,  depuis  son  origine  grossière  jusqu'au 
moment  de  sa  perfection.  Vous  êtes,  relativement  à  ces  chefs- 
d'œuvre,  ce  que  le  physicien  est  relativement  aux  phénomènes 

de  la  nature. 

* 

L'étude  profonde  de  l'anatomie  a  plus  gâté  d'artistes  qu'elle 
n'en  a  perfectionnés.  En  peinture  comme  en  morale,  il  est  bien 
dangereux  de  voir  sous  la  peau. 

Qu'apprendre  de  l'antique?  A  discerner  la  belle  nature. 
Négliger  l'étude  des  grands  modèles,  c'est  se  placer  à  l'origine 
de  l'art,  et  aspirer  à  la  gloire  de  créateur. 

* 

Le  choix  de  la  nature  est  indifférent  à  Pigalle  ;  il  a  cepen- 
dant fait  une  fois  un  Mercure  et  une  Vénus  dignes  des  Anciens. 
Estime-t-il,  n'estime-t-il  pas  ces  ouvrages  ! 

Sa  Vierge  de  Saint-Sulpice  a  les  narines  serrées  et  les  autres 
défauts  du  visage  de  sa  femme. 


Si  je  demandais  à  un  artiste  :  «  Lorsque  tu  fais  succéder 
dans  ton  atelier  tant  de  modèles,  que  cherches-tu?  »  Je  ne 
serais  ni  choqué,  ni  surpris,  s'il  me  répondait  :  «  Je  cherche 
une  antique.  » 

Antoine  Coypel  était  certainement  un  homme  d'esprit,  lors- 
qu'il a  dit  aux  artistes  :  «  Faisons,  s'il  se  peut,  que  les  figures 
de  nos  tableaux  soient  plutôt  les  modèles  vivants  des  statues 
antiques,  que  ces  statues  les  originaux  des  figures  que  nous 
peignons.  »  On  peut  donner  le  même  conseil  aux  littérateurs. 


On  a  reproché  au  Poussin  de  copier  l'antique  ;  cela  peut 
être  vrai  du  dessin  et  des  draperies,  mais  non  des  passions.  En 
ce  cas,  a-t-il  mal  fait? 


116  PENSÉES  DÉTACHÉES 

* 

Ceux  qui  désapprouvent  la  tète  de  la  Vénus  aux  belles  fesses 
ne  savent  pas  ce  qu'elle  fait. 

Sur  soixante  mille  statues  antiques  qu'on  trouve  à  Rome  et 
aux  environs,  une  centaine  de  belles,  une  vingtaine  d'exquises. 

Le  Laocoon  et  Y  Apollon  ont  tous  deux  la  jambe  gauche 
plus  longue  que  la  droite  ;  le  premier,  de  quatre  minutes,  ou 
un  tiers  do  partie;  le  second,  de  [très  de  neuf  minutes.  La  Venus 
de  Médicis  a  la  jambe  qui  ploie  près  d'une  partie  trois  minutes 
de  plus  que  la  jambe  qui  porte.  La  jambe  droite  du  plus  grand 
des  enfants  du  Laocoon  a  presque  neuf  minutes  de  plus  que  la 
gauche.  On  explique  cela  par  l'endroit  d'où  ces  figures  devraient 
être  vues.  Ces  parties  paraissant  de  là  en  raccourci  auraient 
semblé  défectueuses.  L'altération  de  la  nature  est  bien  hardie 
et  cette  explication  d'Audran  sujette  à  bien  des  difficultés. 
Cependant  il  n'est  pas  à  présumer  que  les  auteurs  de  ces  incom- 
parables morceaux  se  soient  trompés  d'inadvertance.  Quel  esl 
l'artiste  de  nos  jours  qui  oserait  en  faire  autant?  Quel  est  celui 
qui  l'aurait  osé,  sans  être  blâmé?  Que  nous  serions  heureux, 
si  nos  contemporains  voulaient  nous  juger  comme  si  nous 
étions  morts  il  y  a  trois  mille  ans! 

Ceux  qui  ont  attaqué  la  tète  de  la  Vénus  de  Médicis  n'ont 
pas,  ce  me  semble,  saisi  l'esprit  de  la  figure.  Le  caractère  d'une 
femme  qui  se  dérobe  à  des  regards  indiscrets  peut-il  être  trop 
sévère?  Commenl  appelez-vous  cette  Vénus?  —  Vénus  pudique. 
—  Eh  bien!  tout  est  dit. 

Le  peintre  Timanthe,  d'après  le  poète  Euripide,  a  voilé  la 
tête  d'Agamemnon.  C'est  bien  fait;  mais  cet  artifice  ingénieux 
l'ut  use  des  la  première  fuis;  et  il  n'y  faut  pas  revenir. 

Ils  ne  veulent  pas  que  Vénus  s'arrache  les  cheveux  sur  le 
trirps  d'Adonis,  ni  moi  non  plus.  Cependant  le  poète  a  dit  : 


SUR  LA  PEINTURE.  117 

Inornatos  laniavit  Diva  capillos; 
Et  repetita  suis  percussit  pectora  palmis. 

Ovid.  Métamorph.  V,  vers  472. 

D'où  vient  cela,  si  ce  n'est  que  les  coups  qu'on  imagine 
blessent  moins  que  ceux  qu'on  voit? 


Ce  qui  m'affecte  spécialement  clans  ce  fameux  groupe  du 
Laocoon  et  de  ses  enfants,  c'est  la  dignité  de  l'homme,  con- 
servée au  milieu  de  la  profonde  douleur.  Moins  l'homme  qui 
souffre  se  plaint,  plus  il  me  touche.  Quel  spectacle  que  celui 
de  la  femme  forte  dans  les  tourments! 


Falconet  s'est  bien  moqué  du  Paris  d'Euphranor,  où  l'on 
reconnaissait  l'arbitre  de  trois  déesses,  l'amant  d'Hélène  et  le 
meurtrier  d'Achille.  Quoi  donc!  est-ce  que  cette  figure  ne  pou- 
vait pas  réunir  la  finesse  dans  le  regard,  la  volupté  dans 
l'attitude,  et  quelques  traits  caractéristiques  de  la  perfidie? 
Quand  je  le  regarde,  lui,  j'y  vois  bien  plus  de  choses;  je  vois, 
dans  sa  physionomie,  l'esprit,  l'ironie,  le  cynisme,  la  brus- 
querie, la  fausse  douceur,  l'envie,  l'hypocrisie,  la  fausseté  ;  et 
s'il  fallait  entrer  dans  le  détail,  je  désignerais  chaque  trait  de 
sa  personne  anologue  h  chacune  de  ces  passions.  Ce  qui  me 
conduit  à  croire  que,  si  l'on  cherchait  une  figure  qui  n'eût  qu'un 
seul  et  unique  caractère,  peut-être  ne  la  trouverait-on  pas. 


Le  point  important  de  1  artiste,  c'est  de  me  montrer  la 
passion  dominante  si  fortemen  rendue,  que  je  n'aie  pas  la 
tentation  d'y  en  démêler  d'autres  qui  y  sont  pourtant.  Les 
yeux  disent  une  chose,  la  bouche  en  dit  une  autre,  et  l'ensemble 
de  la  physionomie  une  troisième. 


Et  puis,  l'artiste  n'a-t-il  aucun  droit  h  compter  sur  mon 
imagination?  Et  lorsqu'on  nous  a  prononcé  le  nom  d'un  homme 
connu  par  ses  bonnes  ou  ses  mauvaises  mœurs,  ne  lisons-nous 
pas  tout  courant  sur  son  visage  l'histoire  de  sa  vie? 


118  RENSÉES   DÉTACHÉES 


Falconet,  qui  chicane  Pline,  aurait-il  été  plus  indulgent  pour 
Gomazzo,  qui  dit  d'une  maquette  du  Christ  enfant  de  Léonard 
de  Vinci,  que  «  Nella  si  vide  la  simplicità  e  purità  del  Fanciullo 
accompagnata  da  un  certo  che,  che  dimostra  sapienza,  intelletto 

emaesta;  e  l'aria  che  pure  è  di  Fanciullo  tenero  e  pare  haver 
del  vecchio  savio,  cosa  veramente  eccellente.  » 

Croyez-vous  qu'il  fût  indifférent  pour  le  Jupiter  de  Phidias 
que  le  spectateur  ignorât  ou  connut  les  beaux  vers  d'Homère  : 
«  11  consent  du  mouvement  de  ses  noirs  sourcils;  sa  divine 
chevelure  s'agite  sur  sa  tète  immortelle,  et  tout  l'Olympe  est 
ébranlé1?  »  On  voyait  tout  cela  dans  le  Jupiter  de  Phidias. 

La  colère  du  Saint  Michel  du  Guide  est  aussi  noble,  aussi 
belle  que  la  douleur  du  Laocoon. 

* 

Qu'est-ce  que  le  Dieu  du  peintre?  c'est  le  vieillard  le  plus 
majestueux  que  nous  puissions  imaginer.  Si  le  modèle  nous  en 
est  inconnu  dans  la  nature,  c'est  vraiment  Dieu. 


Qui  est-ce  qui  a  vu  Dieu?  c'est  Raphaël,  c'est  le  Guide. 
Qui  est-ce  qui  a  vu  Moïse?  c'est  Michel -Ange. 


Si  vous  en  exceptez  quelques-unes,  presque  toutes  les 
figures  antiques  ont  la  tète  un  peu  surbaissée.  C'est  le  caractère 
de  la  réflexion  ou  de  la  qualité  propre  à  l'homme;  l'homme 
est  l'animal  réfléchissant. 

Je  crois  qu'il  faut  plus  de  temps  pour  apprendre  à  regarder 
un  tableau  qu'à  sentir  un  morceau  de  poésie.  Peut-être  en  faut-il 
davantage  pour  bien  juger  une  gravure. 


\.  'il,  xaî  xuavÉïQffiv  èit *  ôçpûffi  veûae  Kpovitov 

WufMT.y.:  Bi'  âpa  y-xl-v.:  ÈTte^ffavxo  cox/.to; 
Xporcôî  à-'  àOavàTOto-  piyav  5i'  iX&iÇex   0/v;-.ov. 

Homère,  Iliad.  liv.  i,  vers  528-530.  (Bk.) 


SUR  LA   PEINTURE.  119 


DE     LA     GRACE,     DE     LA     NEGLIGENCE, 
ET     DE    LA    SIMPLICITÉ. 

La  grâce  n'appartient  guère  qu'aux  natures  délicates  et 
faibles.  Omphale  a  de  la  grâce,  Hercule  n'en  a  pas.  La  rose, 
l'œillet,  le  calice  de  la  tulipe  ont  de  la  grâce;  le  vieux  chêne, 
dont  la  cime  se  perd  dans  la  nue,  n'en  a  point;  sa  branche  ou 
sa  feuille  en  a  peut-être. 

L'enfant  a  de  la  grâce;  il  la  conserve  dans  l'âge  adulte;  elle 
s'affaiblit  dans  l'âge  viril,  elle  se  perd  dans  la  vieillesse. 

• 
Il  y  a  la  grâce  de  la  personne,  et  la  grâce  de  l'action.  Ce 
Dupré,  qui  dansait  avec  tant  de  grâce,  n'en  avait  plus  en  mar- 
chant. 

Tout  ce  qui  est  commun  est  simple;  mais  tout  ce  qui  est 
simple  n'est  pas  commun.  La  simplicité  est  un  des  principaux 
caractères  de  la  beauté  ;  elle  est  essentielle  au  sublime. 

* 

Horace  a  dit  :  Je  veux  être  concis,  et  je  deviens  obscur*.  On 
pourrait  ajouter  :  Je  veux  être  simple,  et  je  deviens  plat. 

L'originalité  n'exclut  pas  la  simplicité. 

Une  composition  est  pauvre  avec  beaucoup  de  figures,  et  une 
autre  est  riche  avec  quelques-unes. 

* 

Le  peiné  est  l'opposé  du  facile  ;  le  facile  a  cependant  coûté 
quelquefois  bien  de  la  peine. 

....    Suclet  multum,  frustraque  laboret 
Ausus  idem*. 

1.  ...    Brevis  esse  laboro, 

Obscurus  fio. 

Horat.  Art.  poet.,  v.  25-26.  (B't.) 

2.  Jd  ïbid,  vers  248-249.  (Bit.) 


120  PENSÉES  DÉTACHÉES 

La  nature  n'est  jamais  peinée;  son  imitation  l'est  souvent. 


Boileau  compose,  Horace  écrit;  Virgile  compose,   Homère 
écrit. 

Les  raccourcis  sont  savants;  ils  sont  rarement  agréables. 


Le  négligé  d'une  composition  ressemble  au  déshabillé  du 

matin  d'une  jolie  femme;  dans  un  instant,  la  toilette  aura  tout 
gâté. 

Il  y  a  des  grâces  nonchalantes,  et  des  nonchalances  sans 
grâce. 

La  nonchalance  embellit  une  petite  chose,  et  en  gâte  tou- 

ours  une  grande. 

* 

Au  temps  chaud,  les  êtres  animés  sont  dans  la  nonchalance. 
C'est  alors  que  la  condition  du  moissonneur  parait  dure. 


Les  beaux  paysages  nous  apprennent  à  connaître  la  nature, 
comme  un  portraitiste  habile  nous  apprend  à  connaître  le  visage 
de  notre  ami. 


Gicéron  dit  à  l'orateur  Marcus  Brutus  :  Sed  quœdam  etiam 
negligentia  est  diligens.  Ce  passage,  commenté  par  un  homme 
de  goût,  serait  un  ouvrage  plein  de  délicatesse.  Ces  négligences 
ont  lieu  dans  tous  les  beaux-arts  ou  tous  les  genres  d'imitation. 

«  Et  la  nature,  leur  modèle,  n'en  a-t-elle  point? 

—  Mais  en  quoi  consistent-elles?  » 


Qu'est-ce  qu'un  poëte  négligé?  c'est  celui  qui  sème  de  temps 
en  temps  de  la'prose  lâche  et  molle  à  travers  de  beaux  vers;  il 
est  semi-jwctn.  Cette  prose  lâche  et  molle  ajoute  de  l'énergie  à 
la  poésie  qui  la  touche.   C'est  un  valet  dont  l'habit  mesquin 


SUR  LA   PEINTURE.  121 

relève  le  riche  vêtement   de   son  maître.   Le   maître   marche 
devant,  son  valet  le  suit. 

J'ai  vu  de  près  le  Styx,  j'ai  vu  les  Euménides  ; 

Déjà  venaient  frapper  mes  oreilles  timides 

Les  affreux  cris  du  chien  de  l'empire  des  morts. 

Chadlieu,  Épître  à  La  Fare. 


Pourquoi  la  nature  n'est-elle  jamais  négligée?  C'est  que, 
quel  que  soit  l'objet  qu'elle  présente  à  nos  yeux,  à  quelque 
distance  qu'il  soit  placé,  sous  quelque  aspect  qu'il  soit  aperçu, 
il  est  comme  il  doit  être,  le  résultat  des  causes  dont  il  a  éprouvé 
les  actions. 

DU    NAÏF     ET     DE    LA     FLATTERIE. 

Pour  dire  ce  que  je  sens,  il  faut  que  je  fasse  un  mot,  ou  du 
moins  que  j'étende  l'acception  d'un  mot  déjà  fait;  c'est  naïf. 
Outre  la  simplicité  qu'il  exprimait,  il  y  faut  joindre  l'innocence, 
la  vérité  et  l'originalité  d'une  enfance  heureuse  qui  n'a  point  été 
contrainte  ;  et  alors  le  naïf  sera  essentiel  à  toute  production  des 
beaux-arts  ;  le  naïf  se  discernera  dans  tous  les  points  d'une  toile 
de  Raphaël;  le  naïf  sera  tout  voisin  du  sublime;  le  naïf  se 
retrouvera  dans  tout  ce  qui  sera  très-beau  ;  dans  une  attitude, 
dans  un  mouvement,  dans  une  draperie,  dans  une  expression. 
C'est  la  chose,  mais  la  chose  pure,  sans  la  moindre  altération. 
L'art  n'y  est  plus. 

Tout  ce  qui  est  vrai  n'est  pas  naïf,  mais  tout  ce  qui  est  naïf 
est  vrai,  mais  d'une  vérité  piquante,  originale  et  rare.  Presque 
toutes  les  figures  du  Poussin  sont  naïves,  c'est-à-dire  parfaite- 
ment et  purement  ce  qu'elles  doivent  être.  Presque  tous  les 
vieillards  de  Raphaël,  ses  femmes,  ses  enfants,  ses  anges,  sont 
naïfs,  c'est-à-dire  qu'ils  ont  une  certaine  originalité  de  nature, 
une  grâce  avec  laquelle  ils  sont  nés,  que  l'institution  ne  leur  a 
point  donnée. 

* 

La  manière  est  dans  les  beaux-arts  ce  que  l'hypocrisie  est 
dans  les  mœurs.  Boucher  est  le  plus  grand  hypocrite  que  je  con- 


122  PENSEES  DÉTACHÉES 

naisse;  il  n'y  a  pas  une  de  ses  figures  à  laquelle  on  ne  pût 
dire  :  «  Tu  veux  être  vraie,  mais  tu  ne  Tes  pas.  »  La  naïveté  est 
de  tous  les  états  :  on  est  naïvement  héros,  naïvemenl  scélérat, 
naïvement  dévot,  naïvement  beau,  naïvement  orateur,  naïve- 
ment philosophe.  Sans  naïveté,  point  de  vraie  beauté.  On  est  un 
arbre,  une  fleur,  une  piaule,  un  animal  naïvement.  Je  dirais 
presque  que  de  l'eau  est  naïvement  de  l'eau,  sans  quoi  elle 
visera  à  l'acier  poli  ou  au  cristal.  La  naïveté  est  une  grande 
ressemblance  de  l'imitation  avec  la  chose,  accompagnée  d'une 
grande  facilité  de  faire  :  c'est  de  l'eau  prise  dans  le  ruisseau,  et 
jetée  sur  la  toile. 

J'ai  dit  trop  de  mal   de  Boucher;  je  me  rétracte.   Il   me 
semble  avoir  vu  de  lui  des  enfants  bien  naïvement  enfants. 


Le  naïf,  selon  mon  sens,  est  dans  les  passions  violentes 
comme  dans  les  passions  tranquilles,  dans  l'action  comme  dans 
le  repos.  11  tient  à  presque  rien;  souvent  l'artiste  en  est  tout 
près;  mais  il  n'y  est  pas. 

Ce  qui  sauve  du  dédain  les  Teniers  et  presque  toutes  les 
compositions  des  écoles  hollandaise  et  flamande,  outre  la  magie 
de  l'art,  c'est  que  les  ligures  ignobles  en  sont  bien  naïvement 
ignobles. 

C'est  à  Dusseldorf  ou  à  Dresde  que  j'ai  vu  un  Saut/lia-  de 
Snyders.  11  est  en  fureur;  le  sang  et  la  lumière  se  mêlent  dans 
ses  yeux,  son  poil  est  hérisse,  l'écume  tombe  de  sa  gueule;  je 
n'ai  jamais  vu  une  plus  effrayante  et  plus  vraie  imitation.  Le 
peintre  n'aurait  jamais  fait  que  cet  animal,  qu'il  serait  compté 
parmi   les  savants  artistes. 

En  quelque  genre  que  ce  soit,  il  faut  encore  mieux  être 
extravagant  que  froid. 

J'ai  vu  à  Dusseldorf  le  Saltimbanque  de  Gérard  Dow.  C'est 
un  tableau  qu'il  faut  voir,  et  dont  il  est  impossible  de  parler. 
Ce   n'est  point   une  imitation,  c'est  la   chose,   mais   avec  une 


SUR    LA   PEINTURE.  123 

vérité  dont  on  n'a  pas  d'idée,  avec  un  goût  infini.  Il  y  a  clans 
ses  figures  des  traits  si  fins,  qu'on  les  chercherait  inutilement 
dans  un  genre  plus  élevé.  Je  n'ai  jamais  vu  la  vie  plus  fortement 
rendue. 

II  n'est  pas  étonnant  que  presque  tous  les  tableaux  hollan- 
dais et  flamands  soient  petits;  ils  ont  été  faits  pour  leurs 
demeures. 

Est-ce  que  la  distribution  intérieure  de  nos  appartements 
n'a  pas  fait  tomber  de  nos  jours  la  grande  peinture?  La  sculp- 
ture se  soutient,  parce  que  son  ciseau  ne  coupe  guère  le  marbre 
que  pour  des  temples  et  des  palais. 


Les  corrections  qu'un  maître  fait  à  ses  premières  idées,  les 
Italiens  les  appellent  pentimenli,  expression  qui  me  plaît. 


Les  pentimenli  de  Rembrandt  ont  enflé  son  œuvre  de  plu- 
sieurs volumes  in-folio. 

* 

Je  voudrais  bien  que  l'on  m'expliquât  pourquoi  les  revers 
des  plus  belles  médailles  anciennes  sont  presque  tous  négligés. 
Serait-ce  une  flatterie?  A-t-on  voulu  que  rien  ne  luttât  contre 
l'image  du  prince? 

Il  y  a  aussi  la  flatterie  de  la  peinture  ;  elle  séduit  au  premier 
coup  d'œil;  mais  on  s'en  dégoûte  bientôt. 


J'ai  parlé  de  la  flatterie  relativement  au  faire.  Il  y  en  a  une 
autre  relative  au  moral  ;  l'allégorie  est  sa  ressource.  On  fait  une 
allégorie  à  la  louange  de  celui  dont  on  n'a  rien  à  dire  de 
précis.  C'est  une  espèce  de  mensonge,  que  son  obscurité  sauve 
du  mépris. 

Il  est  bien  singulier  que  tous  nos  petits  littérateurs  répètent 
tous  les  jours  le  seul  hémistiche  d'Horace  qu'ils  sachent  : 


124  PENSÉES  DÉTACHÉES 

Ut  pictura,  poesis  erit... 

lion  vr.  de  Art.  Poet.,  vers.  289. 

qu'ils  admirent  tous  les  jours  le  drame  en  peinture,  et  qu'ils  le 
chassent  de  la  scène. 

0  imitatores,  servum  pecus. 

Hoiut.  Epistol.  )il>.  I,  Epist.  \i\,  vers.  19. 

Celui  qui  passa  du  tragique  au  comique  fit  bien  une  autre 
enjambée. 

Il  est  du  galimatias  en  peinture  ainsi  qu'en  poésie.  Voyez  le 
Tombeau  du  maréchal  d' Harcourt  à  .Notre-Dame  '. 


Vénus  avec  la  tortue,  c'est  Vénus  sédentaire  ot  chaste;  avec 
le  dauphin  ou  les  colombes,  c'est  Vénus  libertine. 

Il  y  a  plusieurs  tableaux  de  Lairesse,  précieux  par  leur 
beauté,  mais  si  obscurs,  que  personne  n'a  pu  encore  en  expli- 
quer le  sujet. 

DE    LA    BEAUTÉ. 

Au  moment  où  l'artiste  pense  à  l'argent,  il  perd  le  sen li- 
mon t  du  beau. 

Tout  ce  que  l'on  a  dit  des  lignes  elliptiques,  circulaires,  ser- 
pentines, ondoyantes,,  est  absurde.  Chaque  partie  a  sa  ligne  de 
beauté,  et  celle  de  l'œil  n'est  point  celle  du  genou. 

Et  quand  la  ligne  ondoyante  serait  la  ligne  de  beauté  du 
corps  humain,  entre  mille  lignes  qui  ondoient,  laquelle  faut-il 
préférer? 

On  dit  :  «  Que  votre  contour  soit  franc»;  on  ajoute  :  «  Soyez 
vaporeux  dans  vos  contours.  »  Cela  se  contredit-il?  Non;  mais 
cela  ne  se  concilie  que  sur  le  tableau. 

1.  Ouvrage   de   Pigalle   qui   représente   en    action  un  rêve  prophétique  de  la 
duchesse  d'Harcourt.  Seulement,  c'est  du  galimatias  en  sculpture. 


SUR  LA  PEINTURE.  123 

Les  Italiens  désignent  ce  vaporeux  par  l'expression  sfumato; 
et  il  m'a  semblé  que  par  le  sfumalo  l'œil  tournait  autour  de  la 
partie  dessinée,  et  que  l'art  indiquait  ce  qu'on  est  obligé  de 
cacher,  mais  si  fortement,  que,  sans  voir,  on  croyait  voir  au  delà 
du  contour.  Si  je  me  trompe  dans  la  définition  d'une  chose  de 
pratique,  j'espère  que  les  artistes  se  rappelleront  que  je  suis 
littérateur  et  non  peintre.  J'ai  dit  ce  que  j'ai  vu:  que,  là,  les 
contours  me  semblaient  noyés  dans  une  vapeur  légère. 

* 

Deux  phénomènes  bien  voisins  :  c'est  que  la  peinture  cherche 
à  montrer  les  objets  sous  un  aspect  un  peu  poudreux,  et  que 
les  eaux-fortes  nous  plaisent  souvent  plus  que  les  morceaux 
exécutés  d'un  burin  ferme.  Cela  est  vrai,  surtout  des  paysages. 
Rien  n'est  plus  piquant  qu'un  beau  visage  sous  une  gaze  légère. 

* 

Supposez-vous  devant  une  sphère.  L'endroit  où  vous  cessez 
de  voir  est  vague,  indécis  ;  ce  n'est  point  une  ligne  tranchée, 
nette,  que  celle  de  la  vision.  Cette  limite  varie  selon  la  forme 
du  corps;  elle  a  plus  d'étendue  au  bras  rond  d'une  femme 
qu'au  bras  nerveux  et  musclé  d'un  porte-faix.  Le  contour  ici  en 
est  plus  ressenti  ;  là,  plus  fuyant.  Je  m'amuse  à  employer  les 
termes  de  l'art,  du  moins  comme  je  les  entends. 

* 

La  beauté  n'a  qu'une  forme. 

* 

Le  beau  n'est  que  le  vrai,  relevé  par  des  circonstances  pos- 
sibles, mais  rares  et  merveilleuses.  S'il  y  a  des  dieux,  il  y  a 
des  diables:  et  pourquoi  ne  s'opérerait-il  pas  des  miracles  par 
l'entremise  des  uns  et  des  autres  ! 


Le  bon  n'est  que  l'utile,  relevé  par  des  circonstances  possi- 
bles et  merveilleuses. 

C'est  le  plus  ou  moins  de  possibilité  qui  fait  la  vraisem- 
blance. Ce  sont  les  circonstances  communes  qui  font  la  possi- 
bilité. 


126  PENSEES   DETACHEES 

* 

L'art  est  de  mêler  des  circonstances  communes  dans  les 
choses  les  plus  merveilleuses,  et  des  circonstances  merveil- 
leuses dans  les  sujets  les  plus  communs. 

Ici  les  termes  merveilleux  et  extraordinaire  sont  syno- 
nymes. Ainsi,  il  y  a  le  merveilleux  qui  lait  rire  ou  pleurer;  son 
caractère  est  de  produire  l'étonnement  ou  la  surprise. 


Causez  quelquefois  avec   l'érudit;  mais  consultez  l'homme 
délicat  et  sensible. 


DES     FORMES     BIZARRES. 

Quand  je  sais  que  presque  tous  les  peuples  de  la  terre  ont 
passé  par  l'esclavage,  pourquoi  serais-je  rebuté  des  Cariatides? 
Mon  semblable  me  choque  moins,  la  tête  courbée  sous  le  poids 
d'un  entablement,  que  baisant  la  poussière  sous  les  pas  d'un 
tyran. 

Je  ne  suis  blessé  ni  des  colonnes  accouplées  qui  fortifient  en 
moi  l'idée  de  sécurité,  ni  des  colonnes  cannelées  qui  renflent  ou 
qui  allègent  à  la  volonté  de  l'artiste  et  selon  le  choix  de  la  can- 
nelure. 

* 

Pour  les  gaines,  je  vous  les  abandonnerais  volontiers,  s'il 
ne  m'était  arrivé  cent  fois  de  n'apercevoir  que  la  moitié  d'une 
ligure.  Ce  sont  des  ornements  d'assez  bon  goût,  dans  un  bos- 
quet touffu,  qui  n'en  laisse  apercevoir  que  la  partie  supérieure. 


DU     COSTUME. 

Lorsque  le  vêtement  d'un  peuple  est  mesquin,  l'art  doit 
laisser  là  le  costume.  Que  voulez-vous  que  fasse  un  statuaire 
de  vos  vestes,  de  vos  culottes  et  de  vos  rangées  de  boutons? 


SUR  LA  PEINTURE.  127 

* 

N'est-ce  pas  encore  une  belle  chose  à  imiter  qu'une  per- 
ruque de  palais  ou  de  faculté? 

Il  est  une  Vénus  dont  M.  Larcher1,  ni,  je  crois,  l'abbé  de 
Lachau2  n'ont  parlé;  c'est  Vénus  mammosa,  la  Vénus  aux 
grosses  mamelles,  la  seule  à  laquelle  les  écoles  flamande  et  hol- 
landaise ont  sacrifié. 

* 

Les  Grâces  compagnes  de  Vénus  Uranie  sont  vêtues  ;  les 
Grâces  compagnes  de  Vénus  déesse  de  la  volupté  sont  nues. 

* 

Vêtement  de  trois  sortes  de  femmes  romaines  :  La  slola 
blanche  pour  les  femmes  distinguées,  la  slola  noire  pour  les 
affranchies,  et  la  robe  bigarrée  pour  les  femmes  du  commun.  Je 
ne  ferai  jamais  un  grand  reproche  à  l'artiste  d'ignorer  ou  de 
négliger  ces  distinctions  gênantes. 

DIFFÉRENTS     CARACTÈRES     DES    PEINTRES. 

Kniphergen  3,  Van  Goyen,  paysagistes,  et  Percellis,  peintre 
de  marine,  gagèrent  à  qui  ferait  le  mieux  un  tableau  dans  la 
journée,  au  jugement  de  leurs  amis  présents  à  cette  espèce  de 
lutte. 

Kniphergen  place  la  toile  sur  le  chevalet,  et  semble  prendre 
sur  sa  palette  des  deux,  des  lointains,  des  rochers,  des  ruis- 
seaux, des  arbres  tout  faits. 

Van  Goyen  jette  sur  la  sienne  du  clair,  du  brun,  et  forme 
un  chaos  d'où  l'où  voit  sortir  avec  une  célérité  incroyable 
une  rivière,  un  rivage,  remplis  de  bestiaux  et  de  différentes 
ligures. 


'o' 


1.  Larcher  (Pierre-Henri),  traducteur  d'Hérodote,  né  en  1720  et  mort  le 
22  décembre  1812,  composa,  pendant  une  grave  maladie,  un  Mémoire  sur  Vénus, 
qu'il  envoya  en  1775  au  concours  de  l'Académie  des  Belles-Lettres,  qui  le  cou- 
ronna. (Br.) 

2.  Lachau  (l'abbé  Géraud  de),  a  publié  à  Paris  en  1776  une  Dissertation  sur 
les  attributs  de  Vénus.  (Br.) 

3.  François  Van  Knibberch  ou  Knibbergen  (école  flamande  du  xvu'  siècle). 


128  PENSEES  DETACHEES 

Cependant  Percellis  demeurait  immobile  et  pensif,  mais  l'on 
ut  bientôt  que  le  temps  de  la  méditation  n'avait  pas  été  perdu. 
Il  exécuta  une  marine  qui  enleva  les  suffrages.  Ses  rivaux 
n'avaient  pensé  qu'en  faisant  ;  Percellis  avait  pensé  avant  que  de 
faire.  J'ai  lu  ce  trait  dans  Hagedorn. 

Et  je  suis  sur  que  nos  artistes  diront  que  ces  trois  peintres 
firent  trois  mauvais  tableaux.  Cependant  Cicéron  fit,  ex  abrupto, 
une  très-belle  oraison,  ce  qui  est  bien  aussi  surprenant  que 
l'exécution  d'un  tableau. 

Voici  le  jugement  de  Vernet  sur  lui-même  :  «  J'ai,  dans 
mon  genre,  un  artiste  qui  m'est  supérieur  dans  chaque  partie; 
mais  je  suis  le  second  dans  toutes.  » 

* 

Chaque  peintre  a  son  genre.  Un  amateur  demandait  un  lion 
à  un  peintre  de  fleurs,  a  Volontiers,  lui  dit  l'artiste,  mais 
comptez  sur  un  lion  qui  ressemblera  à  une  rose  comme  deux 
gouttes  d'eau.  >> 

Chaque  graveur  a  son  peintre;  ne  le  tirez  pas  de  là,  ou 
comptez  sur  un  Rembrandt  qui  ressemblera  à  un  Titien  comme 
deux  gouttes  d'eau. 

Cependant  Wille  est  Rigaud  avec  Rigaud,  Netscher  avec 
Vtscher.  Mais  y  a-t-il  beaucoup  d'artistes  qui,  tels  que  Cochin, 
aient  saisi  les  règles  générales  de  tous  les  genres  de  peinture, 
et  qui  ne  se  soient  égarés  dans  aucune  école? 

Quoiqu'il  n'y  ait  qu'une  nature,  et  qu'il  ne  puisse  y  avoir 
qu'une  bonne  manière  de  l'imiter,  celle  qui  la  rend  avec  le  plus 
de  force  et  de  vérité,  cependant  on  laisse  à  chaque  artiste  son 
faire;  on  n'est  intraitable  que  sur  le  dessin.  —  11  n'y  a  qu'une 
bonne  manière  de  l'imiter.  Est-ce  que  chaque  écrivain  n'a 
pas  son  style?  —  D'accord.  —  Est-ce  <pie  ce  style  n'est  pas  une 
imitation?  —  J'en  conviens;  mais  celle  imitation,  où  en  est  le 
modèle?  dans  l'âme,  dans  l'esprit,  dans  l'imagination  plus  ou 
moins  vive,  dans  le  cœur  plus  ou  moins  chaud  de  l'auteur.  11  ne 
faut  donc  pas  confondre  un  modèle  intérieur  avec  un  modèle 


SUR    LA   PEINTURE.  129 

extérieur.  —  Mais  n'arrive-t-il  pas  aussi  quelquefois  que  le  litté- 
rateur ait  à  peindre  un  site  de  nature,  une  bataille;  alors  son 
modèle  n'est-il  pas  extérieur?  —  Il  l'est;  mais  son  expression 
n'est  pas  physiquement  de  la  couleur;  ce  n'est  ni  du  bleu,  ni 
du  vert,  ni  du  gris,  ni  du  jaune;   sans  quoi  l'expression   ne 
serait  aucunement  à  son  choix;  sans  quoi,  si  la  richesse  de  la 
langue  s'y  prêtait,  et  qu'elle  possédât  huit  cent  dix-neuf  mots 
correspondant  aux  huit  cent  dix-neuf  teintes  de  la  palette,  il 
faudrait  qu'il  employât  le  seul  qui  rendrait  précisément  la  teinte 
de  l'objet,  sous  peine  d'être  faux.  Le  peintre  est  précis;  le  dis- 
cours qui  peint  est  toujours  vague.  Je  ne  puis  rien  ajouter  à 
l'imitation  de  l'artiste  ;  mon  œil  ne  peut  y  voir  que  ce  qui  y  est  ; 
mais  dans  le  tableau  du  littérateur,  quelque  fini  qu'il  puisse 
être,  tout  est  à  faire  pour  l'artiste  qui  se  proposerait  de  le  trans- 
porter de  son   discours  sur  la  toile.    Quelque   vrai  que   soit 
Homère  dans  une  de  ses  descriptions,  quelque  circonstancié  que 
soit  Ovide  dans  une  de  ses  métamorphoses,  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
fournit  à  l'artiste  un  seul  coup  de  pinceau,  une  seule  teinte, 
même  lorsqu'il  spécifie  la  couleur.  Le  peintre  n'est-il  pas  bien 
avancé  du  côté  du  faire,  lorsqu'il  a  lu  dans  Ovide  que  les  che- 
veux d'Atalante,  noirs  comme  l'ébène,  flottaient  sur  ses  épaules 
blanches  comme  l'ivoire1  ?  Le  poète  commande  au  peintre,  mais 
l'ordre   qu'il   lui   donne  ne  peut  être  exécuté  que  par  l'expé- 
rience, l'étude  de  longues  années  et  le  génie.  Le  poète  a  dit  : 

Quos  ego!...  sed  motos  praestat  componere  fluctus; 

Virgil.  Mntid.  lib.  I,  vers.  135. 

et  voilà  son  tableau  fait.  Reste  à  faire  celui  de  Rubens. 


Il  est  des  tableaux  dont  la  première  ébauche  est  faite  d'un 
pinceau  si  chaud,  qu'ils  ne  supportent  pas  plus  l'analyse  que 
certains  morceaux  lyriques. 

!•  Tergaque  jactantur  crines  per  eburnea,  quœque 

Poplitibus  suberant  picta  genualia  limbo  ; 
Inque  puellari  corpus  candore  ruborem 
Texerat. 

Ovid.  Metam.,  vers  592  et  seq.  (Br.) 

xii.  9 


130  PENSEES  DETACHEES 

Le  portrait  est  si  difficile,  que  Pigalle  m'a  dit  n'en  avoir 
jamais  fait  aucun  sans  être  tenté  d'y  renoncer.  En  effet,  c'est 
sur  le  visage  que  réside  spécialement  la  vie,  le  caractère  et  la 
physionomie. 

Faire  le  portrait  à  la  lampe,  on  sent  mieux  les  éminences  et 
les  méplats.  L'ombre  est  plus  forte  aux  méplats;  la  lumière  plus 

vive  aux  éminences. 

* 

C'est  l'exécution  des  détails  qui  apprend  si  les  masses  sont 
ou  ne  sont  pas  justes.  Si  les  masses  sont  trop  grandes,  il  y  a 
trop  d'espace  pour  les  détails;  si  elles  sont  trop  petites,  l'es- 
pace manque  aux  détails. 

* 

Un  peintre  se  connaît-il  en  sculpture?  Un  sculpteur  se 
connaît-il  en  peinture?  Sans  doute;  mais  le  peintre  ignore  ce 
qui  reste  à  faire  au  sculpteur,  et  le  sculpteur  ce  qui  reste  à  faire 
au  peintre.  Ils  sont  mauvais  juges  du  point  qu'on  atteint  dans 
l'art  et  de  l'espérance  qu'on  peut  concevoir  de  l'artiste. 


DEFINITIONS. 

ACCIDENT. 

Le  mot  d'accident  ne  se  dit  guère  que  de  la  lumière.  On 
l'emploie  pour  faire  valoir  un  objet,  une  partie  d'objet.  L'acci- 
dent a  sa  raison  dans  le  tableau;  sinon,  il  est  faux. 

ACCESSOIRES. 

C'est  un  grand  art  de  savoir  négliger  les  accessoires.  La 
nécessité  de  ces  négligences  montre  l'indigence  de  l'art.  La 
nature  est  quelquefois  ingrate,  jamais  négligée. 

Les  accessoires  trop  soignés  rompent  la  subordination. 

Dans  toutes  les  médailles  antiques  les  revers  sont  négligés. 


SUR  LA  PEINTURE.  131 

* 

11  est  plus  permis  de  négliger  les  accessoires  clans  les  grandes 
compositions  que  dans  les  petites. 

Le  Poussin  rapportait  des  campagnes  voisines  du  Tibre 
des  cailloux,  de  la  mousse,  des  fleurs,  etc.,  et  il  disait  :  «  Cela 
trouvera  sa  place.  » 

ACCORD. 

L'accord  d'un  tableau  se  dit  de  la  lumière  et  des  couleurs. 


OMISSIONS. 

DU     GOUT. 

Presque  aucun  des  arts  de  luxe  qui  puisse  atteindre  à  quelque 
degré  de  perfection  sans  la  pratique  et  des  écoles  publiques  de 
dessin.  Il  n'en  faut  pas  une,  il  en  faut  un  grand  nombre.  Une 
nation  où  l'on  apprendrait  à  dessiner  comme  on  apprend  à 
écrire  l'emporterait  bientôt  sur  les  autres  dans  tous  les  arts 
de  goût. 

Quel  nom  donner  à  un  inventeur?  le  nom  d'homme  de 
génie.  Quel  nom  reste-t-il  pour  ceux  qui  portent  les  inventions 
grossières  à  ce  point  de  perfection  qui  nous  étonne?  Le  même. 
C'est  ainsi  que  l'écho  des  siècles  va  répétant  successivement 
l'épithète  sublime,  qui  ne  convient  peut-être  pas  même  au  der- 
nier instant. 

Minerve,  d'âge  en  âge,  jette  sa  flûte;  et  il  est  toujours  un 
Marsyas  qui  la  ramasse.  Le  premier  de  ce  nom  fut  écorché. 

DE    LA     COMPOSITION. 

Mylius,  jeune  peintre,  tenait  l'école  de  Gérard  Dow  dans  sa 
vieillesse.  Il  enseignait  pour  le  vieillard,  et  lui  donnait  le  prix 
des  leçons.  Pendant  la  dernière  guerre,  il  était  allé  porter  des 
médicaments  au  père  d'un   de  ses  amis.  Le  père  était  malade 


13o  PENSÉES   DÉTACHÉES 

aux  environs  de  Leipsick.  Le  fils  l'était  à  Leipsick.  Mylius  fut 
pris  par  les  Prussiens  comme  espion,  et  jeté  clans  un  cachot,  au 
sortir  duquel  il  mourut. 

Quelle  multitude  de  beaux  sujets  fourniraient  à  la  peinture 
les  atrocités  des  Prussiens  en  Saxe,  en  Pologne,  partout  ou  ils 

se  sont  rendus  maîtres  ! 

* 

Il  est  difficile  de  concilier  dans  une  figure  de  femme  la  grâce 
avec  la  grandeur  de  la  taille,  et  avec  la  force  dans  l'homme. 

* 
N'excéder  jamais  sans  nécessité  la  grandeur  de  huit  têtes. 

* 
Les  attachements  solides  des  membres  sont  de  l'âge  viril  ; 
les  attachements  las  et  lâches  sont  de  la  vieillesse.  On  ne  les 
voit  point  dans  les  enfants. 

• 
Ki  trop  de  fougue,  ni  trop  de  timidité.  La  fougue  strapasse, 
la  timidité  tâtonne.  La  connaissance  préliminaire  de  ce  qu'on 
tente  donne  de  la  hardiesse  et  de  la  facilité. 

* 
Toutes  les  parties  du  corps  ont  leur  expression.  Je  recom- 
mande aux   artistes  celle  des  mains.  L'expression,  comme  le 
sang  et  les  fibres  nerveuses,  serpente  et  se  manifeste  dans  toute 
une  figure. 

Il  faut  copier  d'après  Michel-Ange,  et  corriger  son  dessin 
d'après  Raphaël. 

Que  la  tête  soit  tournée  vers  l'épaule  la  plus  haute,  me 
parait  un  principe  de  mécanique.  Je  n'en  excepte  que  l'homme 
moribond.  L'artiste  peut,  à  sa  fantaisie,  jeter  sa  tête  en  avant, 
en  arrière,  du  côté  qui  lui  conviendra  le  mieux. 

* 

Je  me  trompe  :  je  crois  qu'il  faut  en  excepter  l'homme  occupé 
à  certaines  fonctions.  Je  ne  sais  si  le  Flûteur  des  Tuileries  n'a 


SUR   LA  PEINTURE.  133 

pas  la  tête  penchée  sur  l'épaule  la  plus  basse1.  Je   vérifierai 

ce  fait. 

* 

Qu'une  femme  soit  poursuivie  par  un  ravisseur,  et  qu'elle 
ait  son  bras  droit  élevé  et  porté  en  avant,  certainement  l'épaule 
de  ce  côté  sera  plus  haute  que  de  l'autre;  et  c'est  précisément 
par  cette  raison  que,  si  la  crainte  lui  fait  tourner  la  tête  pour 
voir  si  l'homme  qui  la  poursuit  est  proche  d'elle  ou  en  est  éloi- 
gné, elle  regardera  par-dessus  son  épaule  gauche. 


Un  artiste  qui  aura  la  théorie  des  muscles  sera  plus  sûr, 
dans  l'action  d'un  muscle,  de  bien  rendre  le  mouvement  de  son 
antagoniste. 

1.  11  en  est  en  effet  ainsi  dans  cette  statue  qui  est  de  Goysevox.  Elle  n'est 
plus  dans  le  jardin  des  Tuileries,  mais  dans  les  salles  de  la  sculpture  moderne 
au  Louvre,  depuis  1870. 


BEAUX-ARTS 


DEUXIÈME     PARTIE 
(musique  ) 


NOTICE    PRELIMINAIRE 


On  a  beaucoup  disputé,  au  xvme  siècle,  sur  la  musique.  A  deux 
reprises,  le  combat  a  été  vif  et  le  nombre  des  combattants  considérable. 
En  1753,  à  la  venue  d'une  troupe  de  chanteurs  d'Italie,  commença  la 
Querelle  des  Bouffons,  et  l'on  discuta  passionnément  à  laquelle  des  deux 
musiques,  la  française  ou  l'italienne,  appartenait  la  supériorité.  En  177Zi, 
à  la  venue  de  Gluck  à  Paris ,  on  recommença  en  mettant  en  parallèle 
l'Allemand  Gluck  et  l'Italien  Piccini.  Ces  querelles,  la  première  surtout, 
ont  laissé  une  trace  assez  brillante,  non-seulement  dans  l'histoire  de  la 
musique,  mais  aussi  dans  l'histoire  de  la  société  de  cotte  époque.  Bien 
des  écrivains  sont  revenus,  de  notre  temps,  sur  tous  les  détails  de  la  lutte 
et  ont  cru  être  en  droit  de  juger,  à  un  siècle  de  distance,  la  valeur  des 
arguments  employés  alors  et  le  mérite  des  hommes  qui  les  employaient. 
C'est  un  procédé  trop  usité  par  la  critique,  procédé  qui  ne  donnerait 
de  bons  résultats  que  s'il  était  démontré,  sans  crainte  de  contradic- 
tion, que  le  temps  où  l'on  vit  et  où  l'on  écrit  est  supérieur  au  temps 
dont  on  parle.  Or  il  en  est  fort  rarement  ainsi,  et  le  plus  souvent  ce 
qu'on  croit  le  fait  définitif  n'est  qu'une  phase  de  la  mode. 

C'est  surtout  à  propos  de  musique  qu'on  ne  saura  jamais  ce  qui  est 
beau  de  toute  beauté, et  ce  qui  n'est  beau  que  par  comparaison  et  dans 
un  moment  donné.  Est-ce  que   nous    n'en    sommes  pas,  aujourd'hui 
encore,  à  nous  demander  qui  doit  prétendre  à  nous  charmer  le  plus, 
de  Rossini   ou    de    Wagner?  de  la  musique  du  passé  ou   de  celle  de 
l'avenir?  Ne  vaut-il  pas  mieux  juger  la  querelle  d'après  des  sensations 
que  d'après  des   théories,   et  convenir,  une  fois  pour  toutes,  que   le 
plaisir  que  la  musique  procure  est  surtout  une   affaire  d'habitude  et 
d'éducation,  et  que  ses  effets  dépendent  de  nous  bien  plus  que  d'elle? 
C'est  parce  que  les  partisans  de  la  musique  italienne,  les  hommes 
du  Coin  de  la  Reine,  jugeaient  d'après  ce  principe,  qu'ils  ont  été  si  sou- 
vent accusés  de  parler   de  la  musique  sans  la  connaître,  et,  parfois 
même,  de  manquer  de  patriotisme. 


138  NOTICE    PRÉLIMINAIRE. 

Nmis  n'avons  pas  l'intention  de  pousser  bien  loin  l'examen  de  cette 
question  :  il  nous  suffira  de  dire  que  les  coryphées  du  Coin  de  la  Reine 
étaient  Grimm,  Diderot,  d'Alembert,  d'Holbach  et  Rousseau,  et  que  tous 
ont  donné  des  preuves  d'une  éducation  musicale  qu'il  serait  souhai- 
table de  rencontrer  chez  tous  les  critiques  de  nos  jours.  Le  Devin  du 
village  n'est  peut-être  pas  de  la  très-grande  musique,  mais  encore 
fallait-il  que  l'auteur  eût  de  suffisantes  notions  de  l'art  pour  réussir  à 
intéresser  le  public.  Voilà  donc  déjà  Rousseau  déchargé  de  l'accusation 
portée  contre  tous  ses  amis,  en  bloc,  à  moins  qu'on  ne  prouve  qu'il  n'était 
pas  l'auteur  de  son  opéra.  Pour  d'Alembert,  on  doit  aussi  le  rayer  de 
cette  liste  de  juges  incompétents.  M.  Adolphe  Jullien  [La  Musique  el 
les  Philosophes  au  xvme  siècle)  dit  que  «  sans  avoir  composé  le  Devin 
du  village,  d'Alembert  avait  en  théorie  et  en  science  musicale  des  con- 
naissances autrement  solides  que  l'auteur  iïÉmile  ».  Et  il  en  donne  des 
preuves. 

Nous  ne  les  reproduirons  pas  ici;  mais  nous  ne  voulons  pas  laisser 
passer  sans  quelque  protestation  cette  autre  phrase  du  même  écrivain 
spécialiste  :  «  En  dehors  de  Rousseau  et  de  d'Alembert,  tous  leurs  amis 
ou  ennemis  —  en  matière  musicale  s'entend  —  n'avaient  pour  se  pro- 
noncer sur  des  questions  si  complexes  que  leur  goût  propre,  qui  était 
souvent  assez  médiocre  et  toujours  très-mobile.  »  Nous  demandons  si, 
quand  il  s'agit  de  cinq  hommes  qui  se  voient  tous  les  jours,  comme 
le  faisaient  alors  ceux  que  nous  avons  nommés  plus  haut,  les  opi- 
nions de  deux  d'entre  eux  étant  données  comme  valables  etraisonnées, 
celles  des  trois  autres  peuvent  être  considérées  comme  sans  valeur, 
alors  que  l'opinion  du  groupe  est  une1?  Nous  demanderons  ensuite 
si  l'on  est  bien  sûr,  pour  Diderot  nommément,  d'avoir  son  opinion 
et,  par  suite,  la  preuve  de  son  incompétence  quand  on  se  borne  à 
chercher  son  dernier    mot  dans  le  Neveu   de  Rameau? 

Le  Xeveude  Rameau  est  un  chef-d'œuvre,  mais  c'est  comme  satire 
de  mœurs  et  comme  peinture  de  caractères.  Vouloir  ne  le  considérer 
qu'au  point  de  vue  des  doctrines  musicales  qui  y  sont  exposées  par  les 
deux  interlocuteurs,  c'est  en  réduire  un  peu  trop  la  portée.  La  musique 
n'est  là  que  ce  que  Diderot  demande  aux  peintres  et  cherche  dans  les 
tableaux  un  peu  compliqués  :  la  ligne  qui  mène  d'un  groupe  à  l'autre, 
les  relie  et  produit  l'unité  du  tout.  Et,  d'ailleurs,  pourquoi  reconnaître 
l'opinion  de  Diderot  dans  ce  que  dit  Rameau  le  neveu  plutôt  que  dans 
ce  qu'il  dit  lui-même  ? 

1.  Dans  ses  Confessions,  IIe  partie,  livre  VIII,  Rousseau  dit  des  deux  Coins  :  «  L'un  (celui 
du  Roi),  plus  puissant,  plus  nombreux,  composé  des  grands,  des  riches  et  des  femmes,  soute- 
nait la  musique  française  :  l'autre,  plus  vif,  plus  fier,  plus  enthousiaste,  était  composé  des  vrais 
connaisseurs,  des  gens  à  talents,  des  hommes  de  génie.  »  Il  parle  pour  lui,  sans  doute,  mais 
un  peu  aussi  pour  les  autres,  ses  amis. 


NOTICE    PRÉLIMINAIRE.  139 

11  nous  semble  que  Diderot  reste  beaucoup  en  deçà  de  son  interlo- 
cuteur dans  son  enthousiasme  pour  la  musique  italienne,  et  dans  le 
dénigrement  de  l'oncle  Rameau.  Quand,  dans  la  Religieuse,  il  fait  chan- 
ter à  l'héroïne  des  morceaux  expressifs  en  rapport  avec  la  situation  de 
son  âme,  ce  sont  des  morceaux  de  Rameau.  Campra  et  Lulli  ne  sont 
jamais  cités  par  lui  avec  des  épithètes  méprisantes.  Il  a  loué  Duni,  peut- 
être  trop,  mais  il  y  avait  entre  eux  une  liaison  d'amitié  qui  excuse  un 
peu  ce  sentiment  d'admiration  que  nous  ne  comprenons  plus  guère 
aujourd'hui,  tant  la  musique,  comme  l'éloquence,  est  difficile  à  juger  à 
distance.  Mais  ce  qui  nous  paraît  dominer  dans  l'ensemble  des  travaux  de 
Diderot  sur  la  musique,  c'est  un  éclectisme  qui  pouvait  déplaire  à 
Grimm,  plus  cassant,  plus  décidé,  mais  qui  nous  plaît  à  nous,  parce  que 
nous  y  trouvons  la  preuve  que,  n'ayant  point  traité  ces  sujets  en  pam- 
phlétaire, il  ne  les  a  pas  non  plus  traités  en  ignorant. 

Tout  ce  qui  va  suivre  est  pour  la  première  fois  réuni  aux  Œuvres  de 
Diderot,  et  nous  comprenons  qu'on  n'ait  pas  pensé  à  s'y  reporter  quand  il 
s'est  agi  de  prononcer  sur  sa  compétence  musicale.  Maison  aurait  pu  se 
rappeler  que  ses  premiers  Mémoires  sur  les  Mathématiques  étaient  con- 
sacrés en  partie  à  des  questions  d'acoustique,  et  que,  par  suite,  il  pouvait 
être  considéré  comme  sachant  de  la  musique  mathématique  ce  qu'en 
savait  son  ami  d'Alembert.  C'est  déjà  un  assez  bon  fonds.  Rameau  n'est 
pas  là  trop  maltraité.  Quand  vint  la  querelle  des  Rouffons  et  qu'il  dut, 
poussé  par  Grimm, y  prendre  part,  le  voyons-nous  aller  aux  extrêmes? 
Non,  il  prend  le  rôle  de  conciliateur,  rôle  qui  était  si  peu  dans  son 
tempérament  qu'il  faut  lui  en  tenir  grand  compte,  et  qu'on  pourrait 
peut-être  même  le  lui  reprocher;  car  la  lutte  entre  les  deux  musiques 
n'a  pas  nui,  tant  s'en  faut,  aux  progrès  de  la  musique  française. 

Mais  il  est  évident  pour  nous  qu'alors  il  hésitait  à  prendre  parti,  et 
quand  nous  lui  verrons  écrire  en  1771  :  «  J'ai  étudié  la  composition  sous 
le  grand  Rameau,  sous  Philidor,  sous  Rlafnville,  et  ces  habiles  maîtres 
ne  m'ont  rien  appris1,  »  nous  comprendrons  mieux  la  réserve  avec  la- 
quelle il  traita  d'abord  ces  questions  et  la  sorte  de  neutralité  qu'il 
affecta. 

Pendant  la  durée  de  la  querelle  des  Rouffons,  Diderot  a  écrit  au 
moins  trois  brochures,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'ait  pas  participé  à 
d'autres,  lancées  par  ses  amis  Grimm  et  d'Holbach,  mais  bien  qu'il  en 
est  trois  qui  sont  certainement  de  lui. 

Ce  sont,  dans  l'ordre  chronologique  : 

Arrêt  rendu  à  l'amphithéâtre  de  l'Opéra,  etc.,  16  pages  in-8°,  5.  I. 
n.  d.,  et  sans  nom  d'imprimeur. 

1.  V.  un  article  sur  les  Leçons  de  clavecin,  de  Bemetzrieder,  à  la  fin  de  cet  ouvrage  et  de 
ce  volume. 


140  NOTICE   PRÉLIMINAIRE. 

Au  Petit  Prophète  de  Doehmischbroda,  etc.,  13  pages  in-8°,  5.  v.d.  I. 
ni  d'impr.,  daté  in  fine,  21  février  1753  ; 

Les  Trois  Chapitres,  etc.,  36  pages  in-8°,  5.  I.  s.  d.,  et  sans  nom 
d'imprimeur. 

Nous  établissons  cet  ordre  sur  ce  que,  dans  le  premier  de  ces  opus- 
cules, l'opéra  de  Titon  et  V Aurore  est  cité  comme  une  nouveauté  dont 
le  librettiste  était  encore  mal  connu,  ce  qui  nous  reporte  aux  premiers 
jours  de  février,  et  sur  ce  que  le  troisième  étant  un  compte  rendu  du 
Devin  du  village,  il  doit  être  reporté  aux  premiers  jours  de  mars,  l'ou- 
vrage de  Rousseau  n'ayant  été  joué  que  le  1er  mars  1753,  en  plein  car- 
naval. 

La  seconde  et  la  troisième  de  ces  pièces  sont  bien  de  Diderot.  Elles 
existent  dans  la  collection  de  ses  manuscrits  à  l'Ermitage,  et  M.  Tasche- 
reau  a  déjà  reproduit  les  Trois  Chapitres  dans  la  Revue  rétrospective , 
t.  VI.  Il  pouvait  rester  quelque  hésitation  ausujetde  la  première,  attri- 
buée généralement  jusqu'ici  au  baron  d'Holbach;  mais  une  découverte 
récente  de  M.  A.  P.-Malassis  a  résolu  définitivement  la  question. 

Dans  une  brochure  qu'il  a  publiée  récemment1,  M.  Malassis  a  raconté 
la  bonne  fortune  —  ces  bonnes  fortunes  n'arrivent  pas  à  tous  ceux 
qui  les  cherchent,  mais  seulement  à  ceux  qui  les  méritent  —  qui  l'a 
mis  en  possession  d'un  recueil  formé  par  Rousseau,  pour  sa  biblio- 
thèque, des  brochures  de  ses  amis  d'alors  et  de  lui-même  sur  la 
querelle  des  Bouffons.  Or,  les  trois  pièces  mentionnées  ci-dessus  se 
trouvent  dans  ce  recueil,  et  à  chacune  d'elles  Rousseau  a  ajouté,  de  sa 
main,  au  titre:  Par  M.Diderot.  Il  est  impossible  de  ne  pas  tenircompte 
du  témoignage,  absolument  désintéressé,  d'un  homme  qui  ne  soupçon- 
nait pas  encore,  en  1753,  qu'il  allait,  quelques  années  plus  tard,  changer 
et  d'opinions  (même  d'opinions  musicales)  et  d'amis. 

L'attribution  au  baron  d'Holbachest  de  Barbier,  c'est-à-dire  qu'elle  n'a 
paru  que  plus  d'un  demi-siècle  après  la  publication  de  la  brochure.  Pour 
toutcequi  concernait  les  faits  et  gestes  de  la  société  d'Holbach,  Barbier 
était  bien  informé,  et,  à  défaut  de  l'affirmation  de  Rousseau,  la  sienne 
aurait  une  valeur  exceptionnelle.  C'est  en  effet  de  Naigeon  que  Barbier 
tenait  ses  renseignements;  mais,  en  1753,  iNaigeon,  né  en  1738,  était 
trop  jeune.  Il  n'a  pu  voir  les  choses  de  près  que  beaucoup  plus  tard,  et 
celle-ci  étant  dans  les  infiniment  petites,  il  a  pu  négliger  de  s'en  expli- 
quer avec  Diderot  ou  d'Holbach,  et,  à  l'inspection  seule  de  la  pièce, 
déclarer  qu'elle  n'était  pas  du  premier. 

On  n'y  reconnaîtra  pas,  en  effet,  la  marque  que  Diderot  met  d'habi- 
tude à  tout  ce  qu'il  touche.  On  n'y  trouvera  cependant  rien  non  plus 

1.  La  querelle  des  Bouffons,  Paris,  Baur  ;  in-8°  de  21  p.,  tiré  à  100  exempt. 


NOTICE   PRÉLIMINAIRE.  1Z,1 

qui  empêche  de  croire  qu'il  ait  participé  à  cette  facétie  en  style  de 
procureur.  Nous  pencherions  à  croire  que  YÀrrêl  rendu  s'est  fait  en 
soupant,  après  l'Opéra,  et  que  Grimm  et  d'Holbach,  les  plus  intéressés 
à  se  défendre,  comme  Allemands ,  persiflés  pour  leur  prétention 
d'avoir  retrouvé  le  bon  goût  qui  s'était  perdu  un  soir  sur  la  place 
du  Palais-Royal,  ont  appelé  à  la  rescousse  les  géomètres  Diderot  et 
d'Alembert,  déclarés  incompétents  en  musique  pour  cause  de  compé- 
tence en  mathématiques,  et  que  de  cette  coalition  est  sorti  le  plan  d'un 
opuscule  sans  prétention  que  personne  n'aurait  voulu  signer,  quand 
même  c'eût  été  la  mode,  à  ce  moment,  de  signer  ces  choses-là;  que 
Diderot,  ainsi  qu'il  l'a  fait  tant  d'autres  fois,  l'a  rédigé  précipitamment 
comme  secrétaire  plutôt  que  comme  auteur,  l'a  porté  à  l'imprimerie 
et  lancé  dans  le  public  sans  plus  s'en  inquiéter  jamais. 

Au  moment  où  parut  cet  Arrêt,  une  autre  brochure  :  Déclaration 
du  publie  au  sujet  des  contestations  qui  se  sont  élevées  sur  la  musique, 
le  jugeait  ainsi  : 

«  L'auteur  nous  a  caché  son  nom,  mais  nous  avons  reconnu  : 
«  1°  Au  dispositif  de  son  Arrêt,  que  c'est  au  moins  un  clerc  de  pro- 
cureur ; 

«  2°  A  l'article  IX,  qu'il  est  très-savant  dans  la  grammaire  ; 
«  3°  Aux  termes  offensants  avec  lesquels  il  repousse  les  politesses  du 
second  écrivain  (l'auteur  de  la  Lettre  du  Coin  du  Roi),  qu'il  n'a  jamais 
été  à  cet  amphithéâtre  dont  il  veut  être  l'organe; 

«  Zi°  A  certains  tours  de  critique  surannés,  qu'il  a  de  cet  esprit  que 
tout  le  monde  sait  par  cœur; 

«  5°  Aux  phrases  qui  terminent  les  articles  de  son  Arrêt,  qu'il  aurait 
bien  envie  de  faire  des  épigrammes. 

«  Nous  n'avons  pas  eu  la  force  de  pousser  plus  loin  cet  examen; 
mais  ayant  voulu  recueillir  ce  qu'il  y  a  d'amusant  ou  de  solide  dans,  cet 
écrit,  nous  n'y  avons  rien  trouvé.  » 

On  nous  dispensera  d'entrer  plus  avant  dans  cette  histoire  de  la  que- 
relle des  deux  musiques  et  dans  l'examen  de  la  valeur  des  opinions  des 
membres  du  Coin  de  la  Reine  ;  nous  ne  rappellerons  même  pas  l'aveu  de 
Grétry  (v.  t.  V,  p.  Z|59,  note),  qui  prouve  au  moins  que  Diderot  était 
parfois  bon  à  consulter;  mais  avant  déterminer,  nous  croyons  devoir 
placer  ici  une  inscription-épigramme  rappelée  ainsi  dans  la  Correspon- 
dance de  Grimm,  15  août  1 753  : 

«  Inscription  pour  la  nouvelle  toile  qu'on  suppose  quon  doit  faire 

au  théâtre  de  l'Opéra  : 

HIC     MARSYAS     APOLLINEM 


H2  NOTICE   PRÉLIMINAIRE. 

«  Cette  inscription  est  de  M.  Diderot.  On  l'a  mise  depuis  en  ces 
vers  : 

«  O  Pergolèse  inimitable, 

Quand  notre  orchestre  impitoyable, 

T'immole  sous  son  violon, 

Je  crois  qu'au  rebours  do  la  fable, 

Marsyas  écorche  Apollon.  » 

Rousseau,  dans  sa  Lettre  d'un  Symphoniste  de  l'Académie  royale  de 
musique  à  ses  camarades  de  V orchestre,  a  rapporté  ces  mêmes  vers 
comme  ayant  été  trouvés  par  ledit  symphoniste  dans  la  poche  d'un 
«  faux  frère  ».  11  n'y  a  qu'une  variante  au  troisième  vers,  que  Rousseau 
écrit  : 

Te  fait  crier  sous  son  lourd  violon. 

C'est  par  cette  épigramme  que  Diderot  a  clos ,  pour  sa  part,  le 
débat  entre  les  deux  Coins. 


ARRET    RENDU 
A  L'AMPHITHÉÂTRE    DE    L'OPÉRA 


SLR 


LA  PLAINTE  DU  MILIEU  DU  PARTERRE 


INTERVENANT 


DANS  LA  QUERELLE  DES  DEUX  COINS 


ri   r    n 

1  bo 


Nous  commissaires  nommés  et  constitués  juges  du  diflé- 
reud  qui  s'est  élevé  entre  le  Coin  du  côlê  du  roi  et  le  Coin  du 
côté  de  la  reine:  ouï  la  plainte  du  Milieu  du  parterre;  ouï 
l'avocat  du  Coin  du  roi;  le  reconnaissant  et  l'admettant  pour 
tel,  malgré  son  extrême  jeunesse  et  l'immaturité  de  jugement 
dont  son  plaidoyer  fait  foi  ;  le  Coin  du  côté  de  la  reine  ne  com- 
paraissant ni  en  personne,  ni  par  procuration,  et  partant  jugé 
par  contumace;  après  avoir  mûrement  réfléchi,  examiné,  pon- 
déré et  repondéré  le  pour  et  le  contre  de  cette  affaire  impor- 
tante; avons  rendu  et  prononcé,  rendons  et  prononçons  du 
tribunal  sublime,  où  nous  sommes  assis,  le  présent  arrêt  défi- 
nitif entre  les  deux  Coins  ;  avons  enjoint  et  ordonné,  enjoignons 
et  ordonnons  que  cet  arrêt  soit  publié  et  affiché  aux  portes  de 
l'Opéra,  et  en  outre  distribué  et  vendu  par  le  portier  qui  a  dis- 
tribué et  vendu  la  Réponse  du  Coin  du  roi;  à  raison  de  trois 
sols  le  rôle,  monnaie  courante;  le  tout  au  profit  dudit  portier, 
les  frais  de  l'impression  prélevés. 

I. 

Le  Coin  du  côté  de  la  reine  n'ayant  ni  parlé,  ni  comparu,  et 
Nous  ayant  instruit  la  contumace,  demandons  d'abord  au  jeune 
avocat  pourquoi  il  a  nommé  son  plaidoyer   Une   Réponse  du 


ihk  ARRET    RENDU 

Coin  du  roi  au  Coin  de  la  reine:  lui  apprenons  qu'on  ne  peut 
pas  répondre  à  qui  n'a  point  parlé,  et  lui  conseillons,  en  atten- 
dant ses  raisons,  de  ne  jamais  répondre  à  l'avenir,  ni  de  bouche 
ni  par  écrit,  quand  on  ne  lui  parlera  pas. 

II. 

Approuvons  dans  le  jeune  homme  d'avoir  suivi  l'usage  de 
ses  confrères,  en  commençant  son  plaidoyer  par  une  sentence 
d'un  auteur  moderne;  mais  comme  il  serait  possible  qu'il  n'y 
eut  pas  d'autre  différence  entre  les  titres  qu'on  a  et  les  titres 
qu'on  prend,  sinon  qu'on  a  ceux-là  et  qu'on  prend  ceux-ci,  lui 
enjoignons  d'indiquer  les  autres  différences  qu'il  y  trouve,  et  lui 
accordons,  pour  l'indication  d'icelles,  le  terme  de  deux  mois. 

III. 

Condamnons  hautement  l'impiété  avec  laquelle  le  jeune 
téméraire  a  parlé  des  Prophéties1  ;  la  lui  reprochons  publique- 
ment, et  lui  renvoyons  ses  propres  paroles,  savoir,  qu'on  est 
impie  sans  principes,  pour  faire  croire  qu'on  a  la  tête  forte. 
Dans  quel  temps  en  effet  a-t-il  osé  attaquer  l'inspiration  du 
petit  prophète?  dans  le  temps  que  les  arrêts  de  la  voix  qui  a 
parlé  s'accomplissent  de  plus  en  plus,  que  l'œuvre  d'iniquité  se 
consomme,  et  qu'il  est  évident,  même  pour  les  enfants,  que  la 
mission  du  serviteur  Manelli8  sera  aussi  infructueuse  que  les 
précédentes,  et  que  les  malheurs  prédits  vont  tomber  sur  nos 
têtes.  Partant,  l'admonestons  charitablement  de  se  repentir 
dans  le  fond  de  son  âme,  d'écouter  le  cri  de  sa  conscience 
timorée,  et  de  se  rétracter,  tandis  qu'il  est  en  santé.  Enjoignons 
en  outre  à  notre  procureur  général  d'écrire  de  par  le  parterre 
de  l'Opéra,  aux  RK.  PP.  jésuites  de  II  Diversité  de  Prague  pour 

1.  C'est-à-dire  de  la  brochure  deGrimm  :  Le  Petit  Prophète  de  Boehmischbroda 
el  celle  de  l'anonyme  qui  y  avait  répondu  en  prenant,  le  nom  de  directeur  de 
l'Opéra  comique  :  Le  Grand  Prophète  Monet.  Le  Peùii  Prophète,  qui  était  beaucoup 
plus  spirituel  que  le  Grand  Projiliète,  a  été  aussi  plus  souvent  réimprimé.  On 
peut  le  lire,  si  l'on  n'en  a  point  une  édition  du  temps,  dans  le  quinzième  volume 
de  la  Correspondance  de  Grimm,  édition  Taschereau. 

"2.  L'un  des  chanteurs  italiens.  Ce  terme  de  serviteur  est  pris  du  Petit  Pro- 
phèle. 


A   L'AMPHITHÉÂTRE   DE   L'OPÉRA.  H5 

que  par  eux  soit  constatée  l'authenticité  du  petit  prophète  de 
Boehmischbroda. 

IV. 

Louons  publiquement  l'ingénieux  parallèle  du  jeune  avocat 
entre  Armide  et  la  Doua  Superba,  et  lui  enjoignons  de  faire  (et 
ce  dans  l'espace  de  deux  mois)  le  parallèle  du  Médecin  malgré 
lui  et  de  Polyeiirtc,  et  en  outre  celui  de  Pourceaugnac  avec 
At/u/lic;  le  tout  afin  de  prouver  que  les  farces  de  Molière  sont 
mauvaises,  parce  que  les  tragédies  de  Corneille  et  de  Racine 
sont  bonnes. 

V. 

enjoignons  au  jeune  avocat  d'attendre  la  maturité  de  son 
jugement,  qui  ne  manquera  pas  de  venir  avec  l'âge,  avant  que 
de  hasarder  des  décisions.  Lui  conseillons  de  ne  prendre  que 
les  causes  qu'il  entendra,  au  moyen  de  quoi  il  ne  se  verra 
jamais  surchargé  d'affaires.  Partant,  tenons  ce  qu'il  a  avancé 
sur  les  musiques  française  et  italienne,  pour  non  dit  et  non 
/crit.  Défendons  en  outre  au  Coin  de  la  reine  de  molester  en 
aucune  façon  le  Coin  du  roi  par  des  reproches  d'ignorance  aux- 
quels la  partie  musicale  du  plaidoyer  du  jeune  avocat  a  mala- 
droitement exposé  ledit  Coin  du  roi. 


VI. 

Piéitérons  le  même  conseil  au  jeune^  avocat  h  l'égard  de  ce 
qu'il  dit  sur  le  merveilleux,  et  lui  remontrons  que  ce  n'est  pas 
le  tonnerre  qui  produit  le  grand  effet  de  la  scène  de  Thétis  et 
Pelée,  prédisant  au  jeune  homme  que,  quand  l'âge  aura  mûri 
son  jugement  et  l'aura  rendu  capable  de  réflexion,  il  trouvera 
que  l'effet  de  cette  scène  vient  de  la  situation  intéressante  que 
le  poëte  a  trouvée,  cà  laquelle  le  bruit  du  tonnerre  n'ajoute 
rien,  attendu  que  l'arrivée  d'un  rival  redoutable  par  sa  puis- 
sance et  par  sa  jalousie  aurait  produit  le  môme  effet  sans 
éclairs  et  sans  tonnerre,  et  épargné  en  outre  cà  la  pauvre  Aca- 
démie de  musique  les  journées  du  manœuvre  qui  le  fait  gronder. 
Enjoignons  aux  quidams  qui  osent  proscrire  le  merveilleux,  de 
xii.  10 


l/,6  ARRÊT  RENDI 

quelque  Coin  qu'ils  soient,  de  plaider  leur  cause  en  forme  et 
d'alléguer  leurs  griefs  contre  ledit  merveilleux,  et  ce  dans  l'es- 
pace de  deux  mois. 


VII. 


Enjoignons  au  jeune  avocat  de  déclarer  par  quelle  raison  il 
prend  le  sylphe  pour  une  espèce  de  directeur,  et  de  publier  le 
bien  que  ledit  sylphe  a  fait  à  son  âme;  attendu  qu'on  doit  taire 
le  mal.  el  publier  le  bien,  suivant  le  précepte  du  sage. 


VIII. 

Louons  le  jeune  homme  publiquement  de  la  curiosité  qu  il 
a  eue  de  se  glisser  dans  le  Coin  du  côté  de  la  reine,  attendu 
que  la  curiosité  est  pour  la  jeunesse  un  moyen  de  s'instruire: 
partant,  enjoignons  au  jeune  homme  d'être  toujours  curieux. 

IX. 

applaudissons  à  l'imagination  surprenante  du  jeune  avocat. 
d'avoir  trouve,  lui  tout  seul,  le  dialogue  entre  lui  jeune  homme 
et  un  Vllemand  du  Coin  de  la  reine.  Défendons  expressément  a 
nos  Boulions  de  revendiquer  ledit  dialogue  comme  leur  appar- 
tenant, et  le  jugeons  en  entier  de  l'invention  du  jeune  avocat. 
Mais  après  avoir  loué  le  neuf  et  le  fin  de  la  plaisanterie  du  jeune 
homme,  lui  rappelons  l'axiome  d'un  auteur  moderne  :  savoir 
que  ce  n'est  pas  tout  d'être  plaisant  bon  ou  mauvais,  qu'il  faut 
encore  être  poli.  Partant,  lui  conseillons  amicalement  de  parler 
avec  plus  de  circonspection  des  gens  de  mérite  que  l'immaturité 
de  son  âge  et  de  son  jugement  l'empêcheront  de  connaître  ;  lui 
enjoignons  principalement  d'apprendre  le  français,  avanl  que 
de  le  faire  parler  aux  Ulemands;  et  pour  l'aider  à  y  parvenir, 
lui  observons  :  primo,  qu'on  ne  peut  pas  dire  des  prophéties 
cet  homme-là,  attendu  que  la  prophétie  n'est  pas  un  homme; 
item  que  quand  les  habitants  du  Coin  de  la  reine  lui  répètent 
sans  Cesse  que  cela  est  misérable,  il  faut  leur  dire  et  non  pas 
lui  dire  tout  ce  qu'il  jugera  à  propos;  lui  conseillons  en  outre 
de  recourir  a  son  dictionnaire  français  pour  \  lire  que  senlinelh 


A  L'AMPHITHÉÂTRE   DE  L'OPÉRA.  147 

est  un  substantif  féminin,  et  de  porter  une  autre  fois  ses  plai- 
doyers à  l'Allemand  qu'il  fait  parler,  pour  qu'il  en  corrige  les 
solécismes. 

X. 

Enjoignons  à  notre  procureur  général  de  se  transporter  au 
collège  de  ...  et  de  réprimander  le  professeur  sous  lequel  le 
jeune  homme  a  fait  sa  rhétorique,  du  peu  de  liaison,  d'ordre  et 
de  justesse  qui  règne  dans  ses  idées  ;  afin  que  ce  professeur 
modère  dans  ses  écoliers  la  fureur  des  métaphores,  et  fasse 
châtier  sévèrement  ceux  à  qui  il  arrivera  d'en  faire  de  contra- 
dictoires sur  un  même  sujet,  comme  de  se  transporter  dans  une 
république,  et  d'y  voir  des  despotes  détrônés.  Il  est  du  bon 
ordre  d'empêcher  que  la  jeunesse  ne  s'accoutume  au  galimatias. 

XI. 

Recommandons  au  jeune  avocat  de  noter  sur  ses  tablettes  ce 
que  dit  un  philosophe  de  nos  jours  des  succès  passagers  et 
tumultueux  [Essai  sur  la  Société  des  grands  et  des  gens  de 
lettres);  lui  enjoignons  de  demander  pardon  à  l'auteur  de  Tito» 
et  V  Aurore1,  des  éloges  maladroits  qu'il  adonnés  à  son  opéra. 
Défendons  au  Coin  du  côté  de  la  reine  de  se  prévaloir  des  sus- 
dits éloges  maladroits;  et  enjoignons  à  ce  Coin  de  reconnaître 
en  tout  ceci  l'innocence  du  Coin  du  roi,  et  de  respecter  dans  la 
décrépitude  de  Titon,  l'auteur  du  Verdie  exultemus.  Recom- 
mandons au  jeune  avocat,  selon  le  précepte  du  susdit  philo- 
sophe, d'apprendre  l 'art  d'écouter  quand  l'âge  aura  formé  son 
oreille:  et  lui  conseillons  de  se  demander  sérieusement  à  lui- 
même  s'il  peut  se  promettre  de  comprendre  un  jour  ce  que 
c'est  que  peinture  en  musique;  et  clans  le  cas  de  l'affirmatif, 
lui  conseillons  d'étudier  les  œuvres  du  serviteur  Rameau,  et 
surtout  Nais,  Zaïs  et  Zoroaslre,  pour  savoir  comment  on  s'y 
prend  pour  peindre  le  Matin,  annoncer  des  Esprits  de  feu,  etc. 
Enjoignons  en  outre  à  l'auteur  des  Amours  de  Tempe  de  prêter 
les  airs  de  violon  qu'il  peut  avoir  de  reste  à  l'auteur  de  Titon 

1.  L'auteur  de  la  musique  de  cet  opéra,   pour  le  succès  duquel  la  Cour  fit  les 
plus  grands  efforts,  était  Mondon ville,  celui  des  paroles  était  l'abbé  de  La  Marre. 


US  ARRÊT   RENDU 

et  l'Aurore,  le  tout  pour  ('tôlier  et  réchauffer  un  peu  ledit  Tilon 
sur  ses  vieux  jours.  Conseillons  à  Éole  de  poser  sa  niasse  de 
bedeau  pendant  l'exécution  du  chœur  des  Vents,  afin  d'avoir  les 
bras  libres,  le  tout  pour  le  plus  grand  effet  de  ce  chœur  laineux 
qui  n'en  a  fait  aucun  jusqu'à  ce  jour.  Ordonnons  au  jeune 
homme  d'expliquer  dans  l'espace  de  deux  mois  ce  que  c'est 
(\\\un  chœur  bienséant.  Trouvons  avec  le  jeune  homme  le  mono- 
logue du  troisième  acte  un  morceau  de  génie;  observons  seu- 
lement que  c'est  dommage  qu'on  s'y  soit  proposé  d'imiter  la 
voix  du  vieux  bonhomme  qui  ne  lui  ressemble  nullement,  et 
non  les  bêlements  monotones  d'un  troupeau  de  chèvres,  qu'il 
aurait  admirablement  rendus.  Accordons  au  jeune  homme  que 
le  duo  est  agréable,  mais  non  qu'il  soit  dans  un  genre  neuf; 
partant,  l'admonestons  d'être  à  l'avenir  plus  exact  dans  ses 
expressions.  Déclarons  en  outre  que  nous  u' avons  trouvé  de 
vraiment  neuf  dans  cet  opéra  que  les  habits  des  acteurs. 

XII. 

Soupçonnons  le  jeune  avocat  d'être  auteur  des  paroles  de 
Tilou  et  l'Aurore',  et  pour  justifier  ce  soupçon,  observons  que 
le  jeune  homme,  après  avoir  fait  un  éloge  magnifique  des 
poëmes  des  Bouffons,  n'a  rien  dit  du  poème  de  Tilon  et  l'Au- 
rore, qui  les  vaut  bien  tous.  Partant,  louons  sa  modestie,  et 
l'encourageons  à  continuer  de  nous  donner  de  tels  poëmes. 

XIII. 

Renvoyons  le  jeune  homme,  du  Coin  de  la  reine,  où  il  esl 
déplacé,  à  quelque  professeur  de  l'Université,  pour  prendre 
clans  son  école  un  ou  deux  grains  de  logique,  si  moyen  il  y  a, 
et  se  convaincre  par  les  règles  du  syllogisme  que,  quand  même 
on  pourrait  trouver  des  gens  pour  doubler  M.  Manelli,  il  ne 
serait  pas  plus  certain  pour  cela  (pie  Titon  et  l'Aurore  pût  sou- 
tenir les  doubles. 

XIV. 

Laissons  à  M.  le  prévôt  des  marchands  à  reconnaître  l'éloge 
que  le  jeune  avocat  a  su  lui  glisser  finement.  Reprochons  au 


A   L'AMPHITHÉÂTRE  DE    L'OPÉRA.  U9 

jeune  homme  son  penchant  à  la  flatterie;  et  faisons  observer  au 
Coin  du  roi  qu'il  n'est  pas  honnête  de  chercher  à  triompher  sur 
le  Coin  opposé  par  des  éloges  bassement  prodigués  aux  chefs  de 
l'Académie  royale  de  musique.  Observons  la  même  lâcheté  dans 
la  Lettre  à  une  dame  d'un  certain  âge,  dont  l'auteur,  membre 
sans  doute  du  Coin  du  roi,  a  prétendu,  par  adulation  pure, 
qu'il  fallait  appeler  les  petits  violons,  grands.  Partant,  louons 
le  Coin  du  côté  de  la  reine  de  ce  qu'il  ne  loue  ou  ne  blâme  que 
la  bonne  ou  mauvaise  musique,  que  la  bonne  ou  mauvaise 
poésie,  et  quelquefois  les  jambes  des  danseuses. 

XV. 

Prescrivons  au  jeune  avocat  l'espace  de  deux  mois  pour  pro- 
duire les  raisons  qu'il  a  eues  d'allonger  sa  prétendue  réponse 
de  l'épisode  de  l'abbé  de  la  Marre.  Lui  reprochons  son  impru- 
dence de  faire  imprimer  ses  meilleurs  contes,  comme  celui  de  la 
et  non  du  sentinelle;  partant,  de  se  priver  delà  ressource  à  la 
mode  de  les  conter  et  répéter  sans  cesse  en  société.  Revendi- 
quons en  outre  sur  la  production  du  jeune  homme  le  droit  ina- 
liénable de  prolixité,  pour  notre  présent  arrêt,  et  pour  tous  nos 
arrêts    à  venir,    attendu  que   nous  sommes  payés  pour   être 


longs. 


XVI. 


Item,  sur  les  remontrances  qui  nous  ont  été  faites  par  des 
personnes  sages  et  bien  informées,  que  les  jeunes  gens  étaient 
sujets  dans  ce  temps-ci  à  s'arroger  des  productions  sur  lesquelles 
on  ne  les  avait  pas  seulement  consultés,  défendons  au  jeune 
avocat,  sous  telles  peines  qu'il  conviendra,  de  se  faire  honneur 
deYAvis  au  publie1,  sans  avoir  avant  tout  fourni  la  preuve  que 
ce  morceau  singulier  lui  appartient  en  propre,  et  non  à  quel- 
qu'un de  ses  amis.  Ordonnons  aux  deux  Allemands  de  rendre 
compte  dans  l'espace  de  deux  mois  de  ce  qu'ils  ont  trouvé  sur 
la  place  du  Palais-Royal 2.  Enjoignons  au  jeune  homme  de  dire  la 

1.  Autre  brochure  sur  le  mémo  sujet. 

'2.  Nous  avons  dit  dans  notre  notice  qu'il  s'agissait  du  goût  qui,  selon  le  Petit 
Prophète,  avait  été  perdu  un  soir  sur  cette  place,  où  se  trouvait  alors  le  théâtre 
de  l'Opéra.  Les  deux  Allemands  sont  Grimm  et  d'Holbach. 


150  ARRET  RENDU 

raison  pour  laquelle  le  goût  s'est  perdu  plutôt  dans  cette  place 
que  dans  une  autre.  Lui  ordonnons  en  outre  de  le  chercher  avec 
les  deux  Allemands,   à  la  condition  de  partager  ensemble  ce 
qu'ils  auront  trouvé  ;  et  pour  favoriser  le  jeune  avocat  du  Coin 
du  roi,    autant  qu'il  est  en  notre  pouvoir,  enjoignons  à  qui- 
conque aura  le  bonheur  de  découvrir  la  clef  des  phrases  sui- 
vantes, qui  s'est  égarée  :  «  ...  C'est  une  pièce  de  crédit  dont  on 
ne  pourrait  trouver  la  monnaie...  On  voit  des  femmes  froides 
qui  se  mettent  au  jeu  sans  avoir  de  dépense  à  faire...  Ils  sont 
priés  de  le  rendre,  lorsqu'on  leur  aura  demandé  compte  de  ce 
qu'ils  ont  cru  trouver  »,  de  remettre  sans  différer  ladite  clef  au 
jeune  auteur  de  ces  jolies  phrases.  Exhortons  ce  jeune  avocat, 
une   fois  pour  toutes,   de  corriger  son  style  avec  soin  et  de 
parler  français,  si  moyen   il  y  a;  l'admonestant,    en   outre,  de 
purger  son  âme  préférablement  à  son  style,  de  reconnaître  la 
vérité  de  ce  qui  a  été  prédit,  dans  les  prodiges  qui  s'opèrent 
sous  nos  yeux;  et  de  confesser  que  la  voix  qui  a  annoncé  la 
mission  du  serviteur  Manelli  comme   un  miracle  fort  étrange, 
pourrait  bien,  par  un  miracle  plus  étrange  encore,  avoir  fait 
trouver  le  goût  de   la  musique  par  deux    Ulemands;    le   tout 
selon   la  profondeur  de  ses  décrets,  pour  la  satisfaction  de  sa 
justice,  et  pour  l'humiliation  de  son  peuple.  Livrons  et  remet- 
Ions  au  surplus  le  jeune  avocat  enlre  les  mains  de  son  direc- 
teur, et  laissons  à  icelui  le  soin  de  lui  prescrire  les  pénitences 
et  les  macérations  qu'il  jugera  nécessaires  pour  expier  la  com- 
paraison scandaleuse  de  Guerrieri  avec  M"e  Labathe. 


XVII. 

Ordonnons  au  Coin  du  côté  de  la  reine  de  députer  vers 
M.  Francœur,  inspecteur  de  l'Académie  royale  de  musique, 
pour  le  remercier  des  soins  qu'il  s'est  donnés  aux  représenta- 
tions de  la  Gouvernante)  et  exhortons  ceux  de  l'orchestre  qui 
méritent  notre  attention  de  seconder  le  zèle  d'un  de  leurs 
chefs  par  leur  bonne  volonté,  et  de  se  souvenir  que  l'exécution 
de  cette  musique  ne  peut  que  leur  faire  de  l'honneur,  cl  former 
insensiblement  le  goût  de  ceux  d'entre  eux  qui  ont  du  talent. 


A  L'AMPHITHÉÂTRE  DE   L'OPÉRA.  151 

XVIII. 

Et  pour  conclure  et  prononcer  définitivement  dans  cette 
affaire,  ordonnons  au  Coin  du  roi  de  déguerpir,  dans  l'espace 
de  vingt-quatre  heures,  du  Coin  de  la  reine  ;  remettons  en  pos- 
session d'icelui-  ses  anciens  habitants;  attestons  le  fait  avancé 
par  le  jeune  avocat,  savoir  qu'on  a  vu  dans  ces  derniers  temps 
lesdits  habitants  tristes  et  dispersés;  et  les  avons  trouvés  très- 
bien  comparés  au  peuple  juif,  après  la  ruine  de  Jérusalem; 
quant  au  Colloque  cuire  le  jeune  homme  et  V habitant  du  Coin, 
c'est  une  calomnie  misérable;  la  déclarons  telle;  et  partant, 
louons  le  jeune  homme  dans  ce  qu'il  a  bien  dit,  et  le  blâmons 
dans  ce  qu'il  a  mal  dit.  Mettons,  pour  le  restant,  les  deux 
Coins  hors  de  Cour  ;  tenons  leur  affaire  pour  discutée,  ter- 
minée et  finie;  les  condamnons  au  silence,  le  Coin  du  côté  de 
la  reine,  pour  n'avoir  pas  parlé,  et  le  Coin  du  côté  du  roi,  pour 
avoir,  parlé;  leur  enjoignons  de  se  tenir  tranquilles,  chacun  de 
son  côté,  d'applaudir  et  de  siffler,  suivant  que  bon  leur  sem- 
blera; et  ordonnons  au  père  de  Tilon  et  V Aurore  de  se  cacher 
moins  visiblement,  afin  que  le  tout  se  passe  dorénavant  sans 
cabales,  sans  bruit  et  sans  poussière. 


AU    PETIT 

PROPHÈTE    DE   BOEHMISCHBRODA 

AU    GRAND 

PROPHÈTE  MONET 

A     TOUS     CEUX     QUI     LES    ONT     PRÉCÉDÉS    ET    SUIVIS 
ET     A     TOUS    CEUX     QUI     LES     SUIVHOXT 

SALUT 
1753 


Scmper  ego  auditOT  tantum? 

J'ai  lu,  messieurs,  tous  vos  petits  écrits,  et  la  seule  chose 
qu'ils  m'auraient  apprise,  si  je  l'avais  ignorée,  c'est  que  vous 
avez  beaucoup  d'esprit  et  beaucoup  plus  de  méchanceté.  Ce 
jugement  vous  paraîtra  sévère,  j'en  suis  sûr;  mais  je  le  suis 
bien  davantage  que  vous  n'en  serez  point  oiïensés.  Ne  vous 
accordé-je  pas  le  titre  important  pour  votre  vanité,  le  titre  par 
excellence,  le  titre  que  rien  ne  remplace  et  qui  supplée  ;ï  tout, 
l'unique  qualité  dont  il  me  semble  que  vous  vous  souciiez!  Mais 
après  vous  avoir  laissé  faire  les  beaux  esprits  el  les  inspires 
tant  qu'il  vous  a  plu,  pourrait-on  vous  inviter  à  descendre  de 
la  sublimité  du  bon  mot  et  à  vous  abaisser  jusqu'au  niveau  du 
sens  commun. 

Nous  avons  reçu  de  vous  toutes  les  instructions,  toute  la 
lumière  qu'il  était  possible  de  tirer  de  l'ironie  et  même  de  l'in- 
vective. Vous  nous  avez  suggéré  des  règles  fort  utiles  sur  la 
manière  dont  il  convient  aux  gens  de  lettres  de  se  traiter,  sui- 
te respect  qu'ils  se  doivent  et  dont  ils  ont  raison  de  donner 
l'exemple  aux  gens  du  monde,  et  sur  le  rôle  indécent  qu'ils 
joueraient  si,  semblables  aux  animaux  féroces  que  les  anciens 


AU    PETIT    PROPHÈTE    DE   BOEHMISCH  BRODA       153 

exposaient  dans  leurs  amphithéâtres,  ils  s'entre-déchiraient  im- 
pitoyablement pour  servir  de  passe-temps  et  de  risée  à  ceux 
qu'ils  devraient  instruire,  ou  peut-être  mépriser.  Mais  ces  règles 
ne  font  rien  à  l'état  de  la  question  présente. 

II  s'agissait  de  savoir  quelle  est  des  musiques  italienne  et 
française  celle  qui  l'emporte  par  la  force,  la  vérité,  la  variété, 
les  ressources,  l'intelligence,  etc.,  et  depuis  deux  mois  que  vous 
vous  piquotez,  de  quoi  s'agit-il  encore?  De  la  même  chose.  Con- 
tinuez, messieurs,  sur  ce  ton  pendant  deux  ans,  pendant  dix  :  les 
oisifs  auront  beaucoup  ri,  vous  vous  en  détesterez  infiniment 
davantage,  et  la  vérité  n'en  aura  pas  avancé  d'un  pas. 

Je  sais  que  des  espèces  d'écrivains  qui  n'ont  ni  philosophie 
dans  l'esprit,  ni  connaissance  de  la  musique,  tels  qu'il  y  en  a 
malheureusement  plusieurs  parmi  vous,  ne  feraient  jamais  rien 
pour  elle.  Mais  n'y  a-t-il  pas  assez  longtemps  que  ceux  qui  ne 
valent  rien  du  tout  et  ceux  qui  valent  infiniment  sont  à  peu 
près  sur  la  même  ligne?  Jusques  h  quand  faudra-t-il  que  dure 
l'honneur  usurpé  des  uns,  la  sorte  de  dégradation  des  autres 
et  le  ridicule  d'une  querelle  ménagée  si  maladroitement,  qu'il  y 
a  tout  à  perdre  pour  les  raisonneurs,  et  tout  à  gagner  pour  de 
méchants  petits  plaisants? 

Que  les  insectes  cachés  dans  la  poussière  soient  enfin  dis- 
persés par  un  combat  plus  sérieux,  et  ne  soient  aperçus  dans  la 
suite  qu'aux  efforts  qu'ils  feront  peut-être  encore  pour  piquer 
les  pieds  des  lutteurs.  Songez  que  ce  n'est  ni  à  l'aiguillon,  ni  au 
bourdonnement,  mais  à  l'ouvrage,  qu'on  reconnaîtra  parmi  vous 
qui  sont  les  guêpes  et  qui  sont  les  abeilles.  Je  m'adresserai  donc 
à  celles-ci,  de  quelque  Coin  qu'elles  soient,  et  je  leur  dirai  : 
Voulez-vous  qu'on  vous  distingue?  fuites  du  miel. 

Si  vous  n'attendiez  que  l'occasion,  je  vous  la  présente.  Voici 
deux  grands  morceaux;  l'un  est  français,  l'autre  est  italien  : 
tous  deux  sont  dans  le  genre  tragique.  La  musique  du  morceau 
français  est  du  divin  Lulli;  la  musique  du  morceau  italien  n'est 
ni  de  YAltilla,  ni  du  Porpora,  ni  de  Rinaldo,  ni  de  Léo,  ni  de 
Buranelli)  ni  de  Vinci,  ni  du  divin  Pergolèse.  L'un  comprend 
les  trois  dernières  scènes  du  second  acte  de  l'opéra  d'Annide  : 
Plus  j'observe  ces  lieux  et  plus  je  les  admire...  Au  temps  heu- 
reux où  ion  sait  plaire...  avec  le  fameux  monologue  Enfin  il 
est  en  ma  puissance...  L'autre  est  composé  du  même  nombre 


154  AL    PETÎT    PROPHETE   BOEHMISCHBRODA. 

de  scènes.  Les  scènes  sont  belles  el  dignes,  j'ose  le  dire,  d'en- 
trer en  comparaison  avec  ce  que  nous  avons  de  plus  vigoureux 
et  de  plus-  pathétique.  Elles  se  suivent,  et  la  première  esl 
connue  par  ces  mots  :  Solitudini  amené,  ombre  gradiiei  qui 
per  pochi  momenti  lusingale pielose  imieitormenli...  Les  situa- 
tions des  héroïnes  sont  aussi  semblables  dans  ces  deux  mor- 
ceaux qu'il  esl  possible  de  le  désirer.  Celui  d'Armide  commence 
par  le  sommeil  de  Renaud;  celui  de  Nilocris  par  le  sommeil  de 
Sésoslris.  Armide  a  à  punir  la  défaite  de  ses  guerriers,  la  perte 
de  ses  captifs  et  le  mépris  de  ses  charmes.  Yilocris  a  à  venger 
la  mort  d'un  fils  et  d'un  époux.  Toutes  les  deux  ont  le  poignard 
levé  el  n'ont  qu'un  coup  à  frapper  pour  faire  passer  leur  ennemi 
du  sommeil  au  trépas;  et  il  s'élève  dans  le  cœur  de  l'une  et  de 
l'autre  un  combat  violent  de  différentes  passions  opposées,  au 
milieu  duquel  le  poignard  leur  tombe  de  la  main. 

L'opéra  d'Armide  est  le  chef-d'œuvre  de  Lulli,  et  le  mono- 
logue d'Armide  est  le  chef-d'œuvre  de  cet  opéra.  Les  défenseurs 
de  la  musique  française  seront,  je  l'espère,  très-satisfaits  de 
mon  choix;  cependant,  ou  j'ai  mal  compris  les  enthousiastes  de 
la  musique  italienne,  ou  ils  auront  l'ait  un  pas  en  arrière  s'ils 
ne  nous  démontrent  que  les  scènes  Cl  Armide  ne  sont  en  com- 
paraison de  celles  de  Nilocris  qu'une  psalmodie  languissante, 
qu'une  mélodie  sans  feu,  sans  âme,  sans  force  et  sans  génie; 
que  le  musicien  de  la  France  doit  tout  à  son  poète,  qu'au  con- 
traire le  poète  de  l'Italie  doit  tout  à  son  musicien. 

Courage,  messieurs  les  ultramontains,  picciol  giro,  ma  largo 
campo  al  rnlor  vostro,  ramassez  toutes  vos  forces;  comparez 
un  tout  à  l'autre,  des  parties  semblables  «à  des  parties  sem- 
blables; suivez  ces  morceaux  mesure  à  mesure,  temps  à  temps, 
note  à  note,  s'il  le  faut.  Et  vous,  mes  compatriotes,  prenez 
garde.  N'allez  pas  dire  que  la  musique  d'Armide  est  la  meilleure 
qu'on  puisse  composer  sur  des  paroles  françaises.  Loin  de 
défendre  notre  mélodie  dans  ce  retranchement,  ce  serait  aban- 
donner notre  langue.  Il  faut  s'attacher  ici  rigoureusement  aux 
sons.  11  ne  s'agit  pas  de  commettre  Quinault  avec  le  Métastase. 
Les  transfuges  du  parti  français  ne  sont  déjà  que  trop  persuades 
que  ce  Quinault  est  leur  ennemi  le  plus  redoutable.  Il  s'agit 
d'opposer  Lulli  à  Terradellas,  Lulli,  le  grand  Lulli,  et  cela 
dans  l'endroit  où  son  rival  même,  le  jaloux  Hameau,  l'a  trouvé 


AU    GRAND    PROPHÈTE    MONET.  155 

sublime.  Peut-être  le  morceau  de  Nitorris  n'a-t-il  pas,  comme 
celui  d'Afmide,  le  suffrage  des  premiers  maîtres  d'une  nation: 
mais  n'importe,  je  connais  les  défenseurs  de  la  musique  ita- 
lienne, ils  se  croiront  assez  forts  pour  négliger  ce  desavan- 
tage. 

Si  le  défi  est  accepté  d'un  coté  avec  la  même  franchise  qu'il 
est  proposé  de  l'autre,  j'espère  que  bientôt  la  face  du  combat 
changera,  que  les  raisons  succéderont  aux  personnalités,  le  sens 
commun  à  l'épigramme,  et  la  lumière  rus.  prophéties.  C'est  alors 
que  le  public,  devant  qui  les  titres  auront  été  comparés  sans 
indulgence  et  sans  partialité,  pourra  décider  avec  connaissance 
et  sans  injustice. 

Si  du  milieu  du  parterre,  d'où  j'élève  ma  voix,  j'étais  assez 
heureux  pour  être  écouté  des  deux  Coins  et  que  la  dispute  s'en- 
gageât avec  les  armes  que  je  propose,  peut-être  y  prenclrais-je 
quelque  part1.  Je  communiquerais  sans  vanité  et  sans  prétention 
ce  que  je  puis  avoir  de  connaissance  de  la  langue  italienne,  de 
la  mienne,  de  la  musique  et  des  beaux-arts.  Je  dirais  ma  pensée 
quand  je  la  croirais  juste,  tout  prêt  à  rendre  grâce  à  celui  qui 
me  démontrerait  qu'elle  ne  l'est  pas.  Eh  !  qu'avons-nous  de 
mieux  à  faire  que  de  chercher  la  vérité  et  que  d'aimer  celui  qui 
nous  l'enseigne?  S'il  a  de  la  dureté  dans  le  caractère,  comme  il 
arrive  quelquefois,  pardonnons-lui  ce  défaut  quand  il  nous  en 
dédommagera  par  des  observations  sensées  et  par  des  vues  pro- 
fondes. La  nature  ne  nous  présente  la  plus  belle  des  fleurs 
qu'environnée  d'épines,  et  le  plus  délicieux  des  fruits  qu'hérissé 
de  feuilles  aiguës.  Ceci  est  une  leçon  que  je  me  fais  d'avance  à 
moi-même,  afin  que  si  quelqu'un  se  croit  offensé  par  cet  écrit 
et  me  répond  avec  aigreur,  rien  ne  m'empêche  de  profiter  de 
ses  raisons. 

Au  reste,  messieurs,  vos  brochures  étant  toutes  anonymes, 
j'ai  parlé  jusqu'à  présent  sans  avoir  personne  en  vue.  Pour 
inviter  à  se  taire,  s'il  est  possible,  ceux  d'entre  vous  qui  ignorent 
les  deux  langues  et  qui  ont  h  peine  une  teinture  de  musique,  il 
n'était  pas  nécessaire  que  je  m'exposasse  à  commettre  la  double 


1.  Ceci  semblerait  donner  quelque  force  à  notre  opinion  que  Diderot  n'a  été 
que  le  rédacteur  et  non  l'auteur  du  précédent  pamphlet.  Tout  ce  qui  suit  est  bien 
plus  dans  le  ton  qu'il  affectionnait. 


156        AL"  PETIT  PROPHÈTE  DE  BOEHMISGHBRODA. 

injustice  d'attribuer  à  quelqu'un  en  particulier  un  ouvrage  qu'il 
rougirait  peut-être  d'avoir  fait,  ou  de  lui  en  ùter  un  dont  il  se 
félicite  sans  doute  d'être  l'auteur.  Je  n'ai  qu'un  but,  et  j'y  aurai 
atteint  si,  par  hasard,  cette  mauvaise  lettre  occasionnait  un  bon 
ouvrage. 

Je  suis,  etc. 

Messieurs, 

Votre,  etc. 

A  Paris,  ce  21   février  1753. 


LES 

TROIS    CHAPITRES 

ou 

LA   VISION    DE   LA    NUIT    DU   MARDI-GRAS 
AU     MERCREDI    DES    GENDRES 

1753 


CHAPITRE    PREMIER. 

I.  Et  la  nuit  du  mardi-gras  au  mercredi  des  Cendres,  j'eus 
une  vision.  Je  fus  transporté  en  esprit  dans  le  faubourg  de  \A  is- 
cherade  ;  je  vis  le  Petit  Prophète  de  Boehmischbroda1,  j'entendis 
la  voix  qui  lui  parlait  pour  la  seconde  fois  et  la  voix  était  véhé- 
mente, et  celle  du  Petit  Prophète  aussi,  et  il  se  faisait  un  grand 
bruit  dans  son  grenier.  J'y  entrai,  et  je  vis  le  Petit  Prophète. 
11  bridait  l'huile  de  la  navette  et  il  était  triste  comme  s'il  eut 
fait  de  la  philosophie;  il  avait  la  tète  plus  basse  encore  qu'il  ne 
la  porte  naturellement;  la  douleur  était  peinte  sur  son  visage, 
et  le  désespoir  était  dans  ses  yeux.  Il  avait  été  à  la  Redoute  de 
Prague,  où  il  avait  joué  du  violon  pour  gagner  de  quoi  manger 
son  pain  et  boire  son  eau  ;  il  avait  joué  d'autres  menuets  que 
les  siens,  il  avait  entendu  crier  :  «  Oh  !  les  beaux  menuets  !  oh  ! 
qu'ils  sont  beaux!  »  Son  cœur  avait  été  déchiré  par  la  louange 
qui  n'était  pas  pour  lui,  et  il  s'était  retiré  dans  son  grenier  pour 
y  pleurer  en  liberté. 

IL  Et  quand  il  avait  été  libre  dans  son  grenier,  ses  yeux 
s'étaient  remplis  de  larmes,  et  il  s'était  écrié  dans  l'amertume 
de  sa  douleur  : 

«  Pourquoi  la  voix  m'a-t-elle  envoyé?  pourquoi  m'a-t-elle 
envoyé? 

1.  11  faut  absolument  se  reporter  à  la  brochure  de  Grimm,  si  l'on  veut  com- 
prendre  toutes  les  allusions  qui  vont  suivre. 


158  LES   TROIS    CHAPITRES 

«  0  voix,  dis-moi,  qu'avais-je  fait  avant  que  de  naître?  et 
pourquoi  m'as-tu  frappé  si  durement? 

«  Où  linirai-je?  où  me  cacherai-je  dans  la  confusion  dont  tu 
m'as  couvert? 

«  Je  te  conjure  de  retirer  mon  âme  de  mon  corps,  parce  que 
la  mort  me  sera  meilleure  que  la  vie.  Exauce-moi,  exauce-moi.  » 

Kl  la  voix  lui  répondit  :  «  Crois-tu,  mon  fils,  que  ta  dou- 
leur soit  raisonnable.»  Et  il  répondit  à  la  voix  :  «  Je  le  crois,  et 
je  souhaite  de  mourir,  parce  que  la  mort  me  sera  meilleure  que 
la  vie.  Exauce-moi,  exauce-moi.  » 

III.  Et  il  recommença  incontinent  àse  désespérer  davantage. 
son  esprit  se  troubla,  et  dans  le  trouble  de  son  esprit  il  prit  son 
violon  et  il  le  brisa  contre  la  terre;  il  prit  les  papiers  de  mu- 
sique qui  couvraient  sa  table,  et  il  les  déchira;  il  prit  l'archet 
dont  la  tige  était  d'ébène  et  le  bec  d'ivoire,  qu'il  avait  reçu 
des  mains  de  son  père,  lorsqu'il  était  allé  à  la  Redoute  pour  la 
première  fois,  et  qu'il  devait  laisser  en  mourant  à  son  fils,  et 
il  le  rompit  sur  son  genou. 

11  rompit  son  archet  et  il  jura  :  «  Parce  que  je  ne  rentrerai 
plus  dans  la  grande  ville,  parce  que  je  ne  verrai  plus  la  chose 
qui  fait  faire  de  mauvais  menuets  à  ceux  qui  l'ont  vue  »,  mais 
il  en  devait  être  autrement. 

IV.  Car  à  l'instant  la  \oiv  l'appela  par  son  nom,  et  lui  dit  : 
«  Tu  te  trompes,  mon  fils  Jean  Népomucénus,  tu  te  trompes; 
tu  iras,  car  je  veux  que  tu  ailles,  car  on  joue  le  Devin  du 
village,  et  souviens-toi  qu'avant  qu'il  soit  achevé,  trois  fois  tu 
regretteras  ton  archet  et  ton  violon.  »  Et  le  Petit  Prophète  répon- 
dit à  la  voix  :  «  Tu  te  trompes,  et  tu  te  trompes,  car  je  n'irai 
point,  encore  qu'on  joue  le  Devin  du  village j  cl  qu'ai-je  à  faire 
du  Devin  du  village?  Et  pourquoi  regretterai-je  mon  archel  et 
mon  \  iolon?  L'enseigne  du  I  iolon  Rouge  n'a-t-elleplus  derenom 
dans  toute  la  Bohême?  Et  Joseph-Eustache ,  mon  père,  qui 
m'avait  donné  l'archet  à  tige  d'ébène  et  à  bec  d'ivoire,  nie 
laissera-t-il  manquer  d'archet  et  de  violon  quand  je  pourrai 
faire  de  bons  menuets.  » 

El  la  voix  lui  dit  encore  :  «  Crois-moi,  mon  fils  Jean  Népo- 
mucénus, crois-moi,  tu  iras,  car  je  veux  que  tu  ailles.  Tu  iras, 
et  ce  peuple  t'aimera  malgré  qu'il   en  ait,   et  bien  que  de  son 


OU    LA    VISION    DE    LA   NUIT  DU    MARDI-GRAS.     150 

naturel  il  haïsse  ceux  qui  lui  disent  la  vérité.  Tu  iras,  car  c'est 
chez  lui  que  j'ai  résolu  de  te  combler  de  richesses.  Je  lui  inspi- 
rerai de  faire  pour  toi  une  souscription  qui  t'ôte  de  la  mémoire 
tes  mauvais  menuets.  Ce  ne  sera  point  une  de  celles  dont  j'ai 
dit  dans  mon  indignation  :  parce  qu'elles  ne  se  rempliront 
point.  Ta  souscription  se  remplira,  car  je  suis  le  maître,  car 
c'est  moi  qui  tourne  les  volontés  comme  il  me  plait.  Et  voici 
comment  la  chose  arrivera.  On  ira  de  maison  en  maison,  on 
criera  :  «  C'est  pour  Jean  Népomucénus,  c'est  pour  le  Petit  Pro- 
«  phète  de  Boehmischbroda,  c'est  pour  lui.  »  Je  toucherai  leurs 
cœurs  de  compassion,  ils  ouvriront  leurs  coffres-forts,  et  dans 
huit  jours  tu  seras  riche  et  tu  ne  sauras  que  faire  de  toute  ta 
richesse.  » 

Y.  Aussitôt  que  le  Petit  Prophète  eut  entendu  ces  mots  de 
la  voix,  il  se  leva,  il  redressa  sa  tête,  il  devint  rouge  comme  la 
magicienne,  quand  elle  chante,  ses  yeux  étincelèrent,  il  enfonça 
son  chapeau  et  il  répondit  en  faisant  des  bras  : 

«  0  voix,  pourquoi  insultes-tu  à  ma  misère?  Comment  suis- 
je  devenu  assez  vil  à  tes  yeux  pour  que  tu  m'aies  proposé  la 
souscription?  Le  talent  ne  fait-il  plus  mépriser  les  trésors,  et 
ne  sais-tu  pas  que  j'ai  toujours  préféré  la  gloire  du  bon  menuet 
et  les  applaudissements  de  la  Piedoute  à  toute  la  richesse  du 
monde  ? 

«  Je  jouais  du  violon  encore  que  mon  manteau  fût  usé;  et 
j'étais  content. 

»  Je  faisais  de  la  musique  l'hiver,  encore  que  je  fusse  sans 
feu;  et  j'étais  content. 

«  Je  n'avais  rien  de  précieux  dans  mon  grenier  que  le  ruban 
que  m'a  donné  celle  que  j'appellerai  toute  ma  vie  la  souveraine 
de  mon  âme  ;  et  j'étais  content. 

«  Sans  leur  boutique  et  sans  toi,  j'aurais  fait  les  menuets 
pour  le  carnaval;  on  se  serait  écrié:  «  Oh!  les  beaux  menuets! 
«  oh!  qu'ils  sont  beaux!  »  Celle  qui  n'a  l'œil  gai  et  le  cœur 
tendre  que  pour  moi  l'aurait  entendu,  son  âme  en  aurait  tres- 
sailli de  joie;  et  j'aurais  été  content.  0  voix!  ô  voix!  » 

Et  tandis  que  le  Petit  Prophète  disait  douloureusement  :  «  O 
voix!  6  voix!»  il  fut  saisi  par  les  cheveux,  il  fut  transporté 
dans  les  airs,  et  je  l'entendis  comme  dans  un  grand  éloigne- 


160  LES   TROIS   CHAPITRES 

ment  qui  criait:  «  Non,  je  n'irai  point,  non.  Retire  plutôt 
mon  âme  de  mon  corps,  parce  que  la  mort  me  sera  meilleure 
que  la  vie,  et  que  les  portes  de  l'enfer  me  sont  moins  odieuses 
que  la  souscription.  » 


CHAPITRE    IL 

I.  Et  le  Petit  Prophète  se  retrouva  une  seconde  fois  dans  la 
boutique  de  leur  Opéra,  car  c'est  ainsi  qu'on  l'appela  depuis  la 
première  fois  qu'il  y  vint  jusqu'à  ce  jour.  Son  âme  fut  dans  la 
détresse,  ses  veux  se  tournèrent  sur  le  Coin,  il  vit  tous  les  mal- 
heurs  qui  devaient  tomber  un  jour  sur  le  Coin,  il  n'y  vit  plus 
ceux  qui  disaient  le  mot  et  la  chose,  et  il  commença  sa  lamen- 
tation ainsi  : 

«  Que  sont  devenus  tous  tes  habitants?  Comment  as-tu  été 
changé  en  une  solitude?  0  Coin,  où  est  ta  gloire  et  ta  splendeur? 
Tes  chefs  sont  errants,  tes  habitants  sont  dispersés,  tes  doc- 
teurs sont  muets. 

«  Loges  grandes  et  petites,  écoutez  ce  que  je  vais  annoncer; 
et  vous,  portes  de  l'amphithéâtre,  désolez-vous! 

«  La  sainteté  du  pacte  a  été  foulée  aux  pieds.  Ceux  que  la 
voix  avait  appelés  d'au  delà  des  montagnes  ont  bu  les  amer- 
tumes de  l'injustice  et  de  l'ignominie. 

«  Leurs  cœurs  se  sont  flétris,  ils  ont  repris  leurs  bâtons  à 
leurs  mains,  ils  ont  secoué  la  poussière  de  leurs  pieds,  ils  se 
sont  éloignés  en  frappant  leur  poitrine  et  en  disant  :  «  Malheur, 
«  malheur  au  peuple  injuste  qui  foule  aux  pieds  la  sainteté  du 
'(  pacte,  et  qui  porte  à  la  bouche  de  l'innocent  la  coupe  de 
«  l'ignominie.  » 

«  OCoin,  ceux  que  la  voix  t'avait  envoyés  d'au  delà  des  mon- 
tagnes ont  été  chassés;  ton  œil  les  cherche;  ton  cœur  soupire 
après  leurs  chants;  ils  ne  sonl  plus,  ils  ne  sont  plus. 

«  Qu'as-tu  fait,  ô  Coin,  pour  être  châtié  de  la  sorte?  tes 
fautes  ont-elles  égalé  ta  tribulation? 

«  0  vous  tous  qui  passez  par  les  escaliers  et  par  les  corri- 
dors, considérez  et  voyez.  L'étranger  s'est  emparé  du  séjour  de 
mes  serviteurs.  L'onagre  a  dispersé  mes  enfants. 


OU   LA   VISION    DE   LA    NUIT   DU    MARDI-GRAS.     161 

«  A  qui  te  comparerai-je,  Coin  malheureux!  A  quoi  dirai-je 
que  tu  ressembles?  et  comment  te  consolerai-je? 

a  Tous  ceux  qui  ont  passé  par  les  corridors  et  par  les  esca- 
liers ont  frappé  des  mains  en  te  voyant.  Us  ont  sifflé  les  chefs- 
d'œuvre  que  tu  chérissais,  et  ils  ont  dit  en  branlant  la  tète  : 
«  Est-ce  là  cette  musique  si  vantée?  sont-ce  là  ces  chants  qui 
<(  font  l'admiration  de  la  terre?  » 

«  Tous  tes  ennemis  ont  ouvert  la  bouche  contre  toi.  Us  ont 
sifflé,  ils  ont  grincé  les  dents,  et  ils  ont  dit  :  «  Nous  les  détrui- 
«  rons;  voici  le  jour.  Nous  l'avons  vu.  » 

«  C'est  pourquoi  mes  yeux  se  rempliront  de  larmes.  0  Coin. 
je  pleurerai  sur  toi  nuit  et  jour,  et  je  dirai  à  la  voix  :  «  Voix, 
«  considère  quel  est  le  peuple  que  tu  as  livré  aux  tribulations.  » 

II.  Tandis  que  le  Petit  Prophète  se  lamentait  ainsi  sur  les 
malheurs  qui  devaient  tomber  un  jour  sur  le  Coin,  il  entendit 
jouer  l'ouverture  du  Devin  du  village,  et  il  regretta  son  archet 
et  son  violon  pour  la  première  fois,  car  il  eût  voulu  jouer  avec 
l'orchestre. 

La  toile  se  leva  ;  Colette  parut;  il  la  reconnut  aussitôt  pour  la 
bergère  aux  yeux  noirs  dont  il  était  écrit  au  chapitre  v  de  la 
Prophétie,  qu'elle  chantait  bien  des  chants  qui  n'étaient  pas  bien, 
et  encore  que  pour  cette  fois  le  poëte  eut  dit  clans  ses  vers  :  Non, 
non,  Colette  n'est  point  trompeuse,  et  qu'il  eût  dit  vrai,  cepen- 
dant le  Petit  Prophète  n'en  voulait  rien  croire. 

Colette  était  dans  une  grande  affliction,  des  pleurs  ne  ces- 
saient de  couler  de  ses  yeux,  elle  les  recevait  sur  un  coin  de  son 
tablier,  elle  sanglotait,  l'orchestre  sanglotait  avec  elle,  et  le 
Petit  Prophète  lui  disait  :  «  Colette,  ma  mie,  pourquoi  pleures-tu 
tant?  Dis-moi  ta  peine,  afin  que  je  te  console  si  je  puis.  » 

Colette  ne  répondait  ni  à  lui  ni  à  son  voisin,  ni  à  moi  ni  à 
mon  voisin,  elle  se  désolait  vis-à-vis  d'elle-même  de  ce  qu'elle 
était  délaissée  par  Colin,  et  le  Petit  Prophète  disait  à  part  lui  : 
«  Colin  est  un  bon  garçon,  il  n'en  faut  pas  douter  puisqu'il  est 
aimé  de  Colette;  pourquoi  donc  l'a-t-il  délaissée,  elle  qui  est  si 
gentille?...  Ah  !  je  vois...  c'est  ce  panier  qui  lui  a  mis  martel  en 
tête...  Colin  est  un  garçon  de  jugement  qui  a  pensé  mal  d'une 
Colette  en  panier,  il  n'en  veut  plus,  et  je  trouve  qu'il  a  raison.  » 

Quand  l'orchestre  se  fut  bien  désolé  et  Colette  avec  lui,  elle 

XII.  il 


102  LES    TROIS    CHAPITRES 

jura  qu'elle  haïrait  Colin  à  son  tour;  et  quand  elle  eut  juré  de 
le  haïr,  elle  voulait  l'aimer,  et  puis  elle  ne  le  voulait  plus,  et 
puis  elle  ne  savait  plus  ce  qu'elle  voulait;  et  le  Petit  Prophète 
vit  que  Colette  était  fort  amoureuse  de  Colin,  il  comprit  cela 
clairement  quoique  Colette  assurât  le  contraire;  il  s'aperçut 
encore  qu'il  n'en  était  pas  cette  ibis  comme  la  première;  que  le 
récitatif  était  autre  chose  que  les  airs;  il  distingua  très-bien  l'un 
de  l'autre,  parce  que  le  musicien  les  avait  distingués  et  il  en 
fut  tout  surpris. 

III.  Alors  le  Devin  que  Colette  était  venue  consulter  parut. 
Le  Petit  Prophète  le  prit  pour  une  contre-épreuve  d'un  démon  de 
grand  Opéra,  car  il  était  tout  rouge,  et  il  lui  cria  :  «  Monsieur 
le  Devin,  garde-toi  de  venir  dans  la  forêt  deBoehniischbroda,  car 
le  procureur  fiscal  pourrait  bien  te  faire  griller  pour  t'apprendreà 
t'habiller  autrement.  > 

Colette  se  mit  à  compter  son  argent  et  l'orchestre  avec  elle; 
elle  craignait  d'approcher  du  Devin,  et  l'orchestre  peignait  sa 
crainte;  cependant  elle  s'enhardit,  elle  présenta  son  argent  au 
Devin,  et  le  Devin  lui  apprit  ce  que  tout  le  village  savait,  excepté 
Colette,  que  Colin  l'avait  délaissée  pour  la  dame  du  village, 
parce  qu'il  aimait  à  être  brave.  Colette  fut  piquée,  et  elle  chanta 
une  chanson  qui  disait  qu'elle  ne  s'en  était  pas  laissé  conter  par 
les  galants  de  la  ville,  parce  qu'elle  avait  mieux  aimé  n'avoir  ni 
rubans  ni  dentelles  et  être  toute  à  son  Colin  ;  et  le  Petit  Pro- 
phète lui  dit  :  «  C'est  bien  faità  toi,  Colette,  ma  mie,  c'est  bien 
fait;  voilà  comme  je  t'aime,  et  si  une  autre  qui  pense  comme 
toi  n'était  pas  la  souveraine  de  mon  âme,  tu  la  serais  tout  sur- 
le-champ.  » 

Le  Devin  réprimanda  Colette  d'avoir  montré  trop  d'amour  à 
son  berger;  il  lui  conseilla  de  faire  un  peu  la  renchérie  pour  le 
ramener  et  le  rendre  constant,  et  il  lui  donna  cet  avis  sur  un  air 
et  dans  un  chant  si  bien  fait  et  si  beau  que  le  Petit  Prophète 
regretta  son  archet  et  son  violon  pour  la  seconde  fois,  car  il 
l'aurait  mieux  joué  qu'il  ne  l'était  par  l'orchestre  et  il  vit  que 
le  musicien  savait  faire  des  accompagnements  et  non  du  bruit. 

IV.  Tandis  que  Colette  était  allée  s'attifer  comme  le  Devin  l'en 
avait  avisée,  Colin  arriva  et  le  Petit  Prophète  dit  :  a  Vh  !  c'est  celui 


OU   LA  VISION   DE  LA   NUIT   DU    MARDI-GRAS.     163 

qu'ils  appellent  le  Dieu  du  chant1  ;  tant  mieux,  je  suis  bien  aise 
qu'il  soit  le  Colin  de  ma  Colette...  Bonjour,  Colin,  puisque  c'est 
toi,  bonjour.  Approche,  mon  ami;  va,  je  te  promets  de  faire  ta 
paix...  J'aime  Colin,  j'aime  Colette,  parce  qu'ils  chantent  bien 
tous  deux...  Je  dirai  son  fait  à  Colin,  je  prierai  Colette  de  lui 
pardonner,  et  puis  ils  chanteront  pour  moi  tant  que  je  voudrai.  » 

Colin  dit  au  Devin  qu'il  ne  voulait  plus  aimer  que  Colette  ; 
le  Petit  Prophète  lui  dit  :  «  Tu  feras  bien.  »  Le  Devin  lui  dit  qu'il 
était  trop  tard  et  qu'il  n'y  avait  plus  de  Colette  pour  lui;  et  le 
Petit  Prophète  allait  lui  dire  que  le  Devin  mentait  et  qu'il  était 
toujours  aimé  de  Colette,  car  il  craignait  que  le  mensonge  du 
Devin  ne  donnât  de  la  tristesse  à  Colin,  car  le  poëte  l'avait  dit 
comme  cela.  Et  point  du  tout  ;  Colin  se  mit  à  faire  le  joli  cœur, 
à  hausser  les  épaules  et  à  chanter  en  ricanant  :  Non,  non,  Colette 
n'est  point  trompeuse;  et  le  Petit  Prophète,  qui  s'intéressaitàlui, 
se  mita  lui  crier  :  «  Eh  !  Colin,  mon  ami,  ne  sois  pas  si  fat,  le 
poëte  et  le  musicien  ne  l'ont  pas  dit  comme  cela;  Colin,  mon 
fils,  tu  te  perds;  je  t'avertis  que  Colette  ne  te  pardonnera  pas 
si  tu  continues,  parce  qu'elle  n'aime  pas  les  petits  infidèles  qui 
font  les  petits  agréables.  » 

Le  Petit  Prophète  lavait  toujours  la  tête  à  Colin,  et  toujours 
il  était  interrompu  par  un  charme  que  faisait  le  Devin  pour 
deviner  ce  qu'il  savait.  L'orchestre  fit  le  charme  avec  lui,  le 
Petit  Prophète  vit  que  le  musicien  s'entendait  à  faire  de  la 
musique,  il  regretta  son  archet  et  son  violon  pour  la  troisième 
fois,  et  il  se  ressouvint  de  la  parole  qui  lui  avait  été  dite  par  la 
voix  :  «  Car  on  joue  le  Devin  du  village,  et  souviens-toi  que  trois 
fois  tu  regretteras  ton  archet  et  ton  violon  avant  qu'il  soit 
achevén;  il  s'en  ressouvint,  et  il  fut  frappé  d'étonnement,  et  il 
révéra  la  voix  dont  la  parole  s'accomplissait  sur  lui  d'une  façon 
si  merveilleuse. 

Le  charme  fait,  le  Devin  dit  à  Colin  d'attendre  Colette,  d'être 
tendre  et  de  paraître  bien  fâché,  s'il  voulait  qu'on  lui  pardonnât; 
et  le  Petit  Prophète  ajouta  de  son  chef  :  «  Colin,  mon  fils,  te  voilà 
bien  averti;  si  tu  fais  toujours  le  niais  et  l'avantageux,  et  que 
ta  Colette  ne  te  pardonne  pas,  tu  n'auras  plus  à  t'en  prendre 
qu'à  toi.  » 

1.  Jelyotte. 


164  LES   TROIS   CHAPITRES. 

En  attendant  Colette,  Colin  se  mit  à  chanter  un  air  qui  dit, 
comme  tout  le  monde  sait  :  Je  vais  revoir  ma  charmante  Colette, 
et  un  autre  qui  dit,  comme  tout  le  monde  sait  encore  :  Quand 
on  sait  aimer  et  plaire;  et  le  Petit  Prophète  s'écria:  «Ah  traître! 
Colette  t'aimera  toujours,  car  tu  chantes  trop  bien,  et  nous  la 
prierons  tous  pour  toi;  mais  tu  n'aurais  pas  besoin  de  nous,  si 
tu  voulais  ne  pas  gâter  ton  affaire  pat-  la  fatuité.    » 

V.  Alors  Colin  aperçut  Colette  qui  venait,  et  Colette  aperçut 
Colin;  elle  était  toute  émue,  le  cœur  lui  battait,  Colin  ne  savait 
où  il  en  était,  et  Colette  non  plus  ;  le  poëte  avait  dit  tout  cela  et 
le  musicien  l'avait  entrecoupé  d'une  ritournelle  que  le  Petit  Pro- 
phète appela  ritournelle  encluinleresse,  parce  qu'en  effet  il  en 
fut  enchanté.  C'était  entre  Colette  et  Colin  à  qui  ne  parlerait  pas 
le  premier.  Ce  fut  Colin  qui  commença.  Il  demanda  à  Colette 
si  elle  était  fâchée,  et  il  lui  dit  qu'il  était  Colin,  et  elle  lui  dit 
qu'il  n'était,  pas  Colin,  et  il  lui  dil  qu'il  était  Colin  et  toujours 
Colin,  et  elle  lui  ditqu'elle  ne  l'aimait  plus,  et  l'on  voyait  qu'elle 
lui  mentait,  qu'elle  s'efforçait  d'être  fausse,  et  que  cela  lui 
allait  mal,  parce  qu'elle  n'était  pas  coutumière  du  fait,  car  à 
tout  moment  elle  oubliait  son  rôle  et  l'avis  du  Devin,  et  quand 
elle  disait  à  Colin  :  Non,  Colin,  je  ne  t'aime  plus ,  le  Petit  Pro- 
phète disait  :  «  Ah!  la  trompeuse!  car  elle  l'aime,  car  j'y  vois 
clair,  malgré  tout  ce  qu'elle  fait  pour  que  nous  n'y  voyions 
goutte  ni  moi,  ni  Colin.   » 

Et  finalement,  Colin  disait  qu'il  voulait  mourir,  mais  il  le 
disait  comme  quelqu'un  qui  ne  s'embarrassait  guère  qu'on  le 
crut,  et  qui  ne  se  souciait  ni  de  Colette,  ni  du  poëte,  ni  du  mu- 
sicien, ni  du  Petit  Prophète,  ni  de  moi,  ni  d'aucun  de  nos  voi- 
sins, ni  d'aucun  de  leurs  voisins,  et  il  continua  d'être  avanta- 
geux et  fat,  et  le  Petit  Prophète  acheva  de  se  fâcher,  car  il  vil 
que  Colin  faisait  tout  autrement  que  le  poëte  et  le  musicien  ne 
l'avaient  commandé,  et  il  dit  à  Colin  dans  sa  colère  :  «Tu  crois 
qu'on  te  pardonnera  tout  cela  et  que  tu  poux  faire  le  fier  tant 
qu'il  te  plaît,  parce  que  tu  es  le  seul  Colin  de  ton  \illage,  et  que 
les  autres  ne  sont  que  des  Colas;  tu  te  trompes,  Colin,  mon  ami, 
tu  te  trompes,  et  je  t'avertis  une  bonne  fois  pour  toutes  que 
Colette  ne  voudra  point  de  toi,  et  qu'elle  aimera  mieux  se  passer 
d'amoureux  que  de  prendre  un  garçon  si  mal  appris;  et  si  tu 


OU    LA   VISION    DE   LA   NUIT   DU    MARDI-GRAS.     165 

ne  te  soucies  pas  de  moi,  je  t'avertis  encore  une  bonne  fois  pour 
toutes  que  je  ne  me  soucie  pas  davantage  de  toi.  Je  ne  voulais 
pas  venir  dans  ta  boutique,  c'est  la  voix  qui  m'y  a  traîné.  Crois- 
tu  que  je  ne  me  passerai  pas  bien  de  ton  chant,  moi  qui  ai 
entendu  chanter  le  serviteur  Salimbeni,  le  serviteur  Cafïarelli, 
le  serviteur  Cicielo  et  cinquante  autres  serviteurs  qui  ont  la  voix 
légère  de  leur  naturel  et  qui  chantent  sans  nazilloner  et  sans 
mâcher  leur  chant?  » 

Cependant  Colette  pardonnait  à  Colin,  encore  qu'il  fît  tou- 
jours l'avantageux,  et  le  Petit  Prophète  disait  à  Colin  :  «  Au  moins 
ce  n'est  pas  parce  que  tu  le  mérites  ;  c'est  que  Colette  est  bonne, 
qu'elle  ne  fait  pas  comme  toi,  qu'elle  obéit,  elle,  au  poëte  et 
au  musicien,  et  qu'eux,  ils  ont  voulu  qu'elle  te  pardonnât.  »  Et 
Colin  et  Colette  chantèrent  ensemble,  et  le  Petit  Prophète  prit 
grand  plaisir  à  les  entendre,  car  les  chants  étaient  bien  faits 
et  beaux,  et  les  accompagnements  étaient  beaux  et  bien  faits 
comme  les  chants;  il  y  trouva  de  la  délicatesse  et  du  goût,  et  il 
jugea  que  le  musicien  devait  être  content  du  poëte,  et  que  le 
poëte  devait  être  content  du  musicien,  parce  qu'il  était  content 
de  tous  les  deux,  encore  qu'il  ne  soit  pas  facile  à  contenter. 

VI.  Et  la  voix  qui  s'était  tue  pendant  toute  la  pièce  dit  au 
Petit  Prophète  :  «  Mon  fils,  Jean  Népomucénus,  je  vois  que  tu 
penches  vers  la  colère,  à  cause  de  Colin  qui  ne  s'est  pas  rendu 
digne  de  sa  Colette,  ni  de  chanter  ce  que  le  poëte  et  le  musicien 
ont  bien  dit,  ni  d'être  applaudi  par  toi  qui  es  mon  fils.  Viens, 
retournons  dans  le  faubourg  de  Wischerade.  —  Et  la  fête?  dit  le 
Petit  Prophète.  —  Tu  ne  verras  point  la  fête,  lui  répondit  la 
voix,  car  la  joie  n'y  est  pas;  il  ne  faut  pas  que  tu  te  fâches 
davantage  et  que  tu  fasses  toujours  de  mauvais  menuets,  car  tu 
es  colère  de  ton  naturel,  et  tu  n'aimes  pas  à  faire  de  mauvais 
menuets.   » 

Et  à  l'instant  il  fut  saisi  par  les  cheveux  et  emporté  par  les 
ans,  et  je  l'entendis  encore  dans  l'éloignement  qui  disait  à  la 
voix  en  pleurant  comme  l'enfant  que  l'on  a  gâté  :  a  La  fête,  la  fête, 
je  veux  voir  la  fête,  moi,  je  veux  voir  la  fête.   » 


166  •     LES  TROIS  CHAPITRES. 


CHAPITRE     III. 


I.  Et  l'œil  de  mon  entendemenl  continua  d'être  ouvert;  je 
vis  un  château,  des  chaumières,  un  clocher,  des  habitants  de 
la  campagne  rassemblés  sous  des  arbres,  il  me  sembla  que 
j'avais  été  porté  de  la  boutique  de  leur  Opéra  dans  un  village;  et 
c'était  en  effet  un  village  que  je  voyais,  car  il  n'y  avait  point 
la  symétrie  qu'ils  mettent  dans  leurs  décorations,  et  il  y  avait  la 
vérité  qu'ils  n'y  mettent  point;  le  serviteur  Teniers  eût  fait  de 
beaux  tableaux  de  ce  que  je  voyais  et  de  ce  que  je  vis  encore  par 
après,  et  ni  le  serviteur  Teniers  ni  aucun  autre  serviteur  en 
peinture  n'en  eût  jamais  pu  faire  que  de  mauvais  de  ce  qu'ils 
montrent  dans  leur  boutique  et  qu'ils  appellent  décorations, 
encore  que  ce  n'en  soient  point;  c'était  un  village  que  je  voyais, 
et  c'était  fête  au  village. 

J'entendis  quelqu'un  sous  les  arbres  qui  disait  :  Venez,  jeunes 
(/arçons,  venez,  aimables  filles,  et  mon  cœur  fut  ému  de  joie, 
car  les  jeunes  garçons  me  font  plaisir  à  voir,  et  j'aime  les  ai- 
mables iilles.  Ce  quelqu'un  était  le  Devin,  mais  il  n'avait  plus 
l'habit  rouge. 

II.  Les  jeunes  garçons  et  les  aimables  filles  accouraient;  ils 
s'attroupèrent  autour  du  Devin,  et  ils  lui  demandèrent,  ou  des 
violons  pour  eux,  car  ils  faisaient  les  signes,  mais  c'étaient  des 
violons  qui  parlaient,  et  ils  lui  demandèrent  :  «  Qu'y  a-t-il,  mon- 
sieur le  Devin?  Qu'y  a-t-il  de  nouveau?  INous  voilà,  nous  voilà 
tous,  nous  voilà  tous  prêts  à  sauter  et  à  danser»;  et  ils  avaient  la 
joie  dans  les  yeux  et  la  légèreté  dans  les  pieds,  et  ils  sautaient 
devant  le  Devin  coin  nie  des  gens  qui  ont  grande  envie  d'être 
encore  plus  joyeux  et  de  sauter  davantage. 

Et  il  y  avait  dans  un  coin  un  jeune  garçon  et  une  jeune  fille 
qui  se  faisaient  des  caresses,  le  Devin  les  leur  montra,  et  sitôt 
qu'ils  les  aperçurent  ils  s'écrièrent  avec  surprise,  ou  plutôt  les 
violons  pour  eux,  car  ils  ne  faisaient  tous  que  des  signes,  et 
c'étaient  les  violons  qui  parlaient  :  «  Eh!  vraiment  oui!  et  c'est 
Colin  !  et  c'est  Colette!  »  et  ils  furent  beaucoup  plus  joyeux,  et  ils 


OU    LA  VISION   DE   LA    NUIT   DU    MARDI-GRAS.     167 

se  mirent  à  sauter  et  à  danser  tout  à  fait;  et  pendant  qu'ils 
sautaient,  Colin  et  Colette  se  caressaient,  car  c'étaient  eux, 
ainsi  que  les  jeunes  garçons  et  les  aimables  filles  l'avaient  dit, 
mais  Colette  n'avait  plus  de  panier,  mais  Colin  ne  faisait  plus 
l'agréable,  et  l'on  dansait  et  l'on  chantait  à  leur  sujet  et  l'on 
disait  en  chantant  :  Colin  revient  à  sa  bergère;  célébrons  un 
retour  si  beau. 

III.  Cependant  le  Devin  avait  disparu,  et  j'entendis  incontinent 
au  loin  un  bruit  de  hautbois,  de  musettes  et  d'autres  instru- 
ments champêtres  ;  ce  bruit  interrompit  le  chant  et  la  danse 
tout  dans  le  milieu  ;  les  chanteurs  et  les  danseurs  se  mirent  à 
écouter,  chacun  dans  l'attitude  qu'ils  avaient  quand  le  hautbois 
et  les  musettes  avaient  interrompu  le  chant  et  la  danse,  et 
Colin  dit  à  Colette,  ou  les  violons  pour  lui  :  «Qu'est-ce  que  cela, 
bergère?  qu'est-ce  que  cela?»  Et  Colette  dit  vivement  à  Colin  : 
«  Voyons,  voyons.  » 

Et  ils  s'avancèrent  tous  les  deux  pour  entendre  et  pour  voir; 
le  bruit  des  hautbois,  des  musettes  et  des  instruments  cham- 
pêtres recommença  plus  fort,  et  ils  virent  que  c'était  le  Devin 
qui  revenait  avec  les  ménétriers  du  village  ;  il  était  suivi  du 
père  de  Colin  et  de  la  mère  de  Colette,  à  qui  tout  le  monde  fit 
une  grande  révérence,  car  l'un  était  un  vieux  bon  homme  et 
l'autre  une  vieille  bonne  femme  ;  car  ils  avaient  tous  deux  l'air 
honnête  et  les  cheveux  gris  ;  et  ils  étaient  suivis  du  lieutenant, 
du  procureur-fiscal,  du  greffier,  des  marguilliers,  de  tous  les 
notables  de  la  paroisse. 

IV.  Et  aussitôt  que  Colette  eut  aperçu  sa  mère,  elle  pâlit,  elle 
rougit,  le  cœur  lui  palpita,  et  cela  est  vrai,  car  les  violons  me 
le  dirent;  et  elle  courut  se  jeter  entre  les  bras  de  sa  mère,  et 
elle  embrassait  sa  mère  et  sa  mère  l'embrassait,  et  elle  demeu- 
rait entre  ses  bras,  et  elles  pleurèrent  toutes  deux,  et  tout  le 
monde  fut  attendri. 

Et  Colin  fut  fort  étonné;  et  il  se  fit  autour  de  la  mère  et  de 
la  fille  un  combat  des  jeunes  garçons  et  des  aimables  filles  :  les 
aimables  filles  voulaient  retenir  Colette  parmi  elles,  les  jeunes 
garçons  voulaient  l'enlever  pour  la  rendre  à  Colin.  Cependant 
Colin  parlait  vivement  à  son  père,  et  le  Devin  plaçait  les  méné- 
triers dans  un   endroit  qui  leur  était  destiné.  Le  combat   des 


1G8  LES    TROIS   CHAPITRES. 

jeunes  garçons  et  des  aimables  filles  cessa,  Colette  resta  entre 
les  bras  de  sa  mère  et  au  milieu  de  ses  bonnes  amies,  elles 
étaient  environnées  des  bons  amis  à  Colin,  et  l'on  voyait  bien 
à  leur  air  qu'ils  n'avaient  pas  encore  perdu  l'espérance  de  ravoir 

Colette. 

V.  Et  Colin  et  son  bon  vieux  père  s'avancèrent  dans  le 
milieu;  j'entendis  aux  violons  que  sou  père  lui  disait  :  «  Tu 
l'aimes  donc  toujours?  Tu  en  es  donc  toujours  aimé?  Elle  t'a 
donc  pardonné?...»  Et  j'entendis  aux  violons  que  Colin  lui  répon- 
dait :  «Mon  père,  n'en  doutez  pas,  n'en  doutez  p;is...  — Ah!  que 
j'ensuis  content!  reprenait  le  père;  mais  qui  me  garantira 
cela?  qui  me  garantira...»  Le  bon  homme  n'achevail  pas,  mais 
il  montrait  à  son  fils  les  fenêtres  du  château.  «  Il  n'en  est 
plus  question,  lui  répondait  Colin;  tenez,  mon  père,  voilà  mon- 
sieur le  Devin,  demandez-lui  plutôt...  »  Le  Devin  s'approcha, 
les  jeunes  garçons  s'étaient  déjà  approchés  pour  écouter,  car 
les  jeunes  gens  sont  curieux;  et  Colin  disait  au  Devin:  «  N'est-il 
pas  vrai  que  nous  nous  aimons  toujours,  Colette  et  moi?  N'est-il 
pas  vrai  que  ce  beau  ruban,  c'est  elle  qui  me  l'a  donné?  — 
Rien  n'est  plus  vrai,  disait  le  Devin,  rien  n'est  plus  vrai.  — 
Et  le  château?  »  disait  le  père,  en  en  montrant  encore  les  fenê- 
tres au  Devin.  — Et  le  devin  lui  répondait  aussi  :  «  Il  n'en  est 
plus  question,  il  n'en  est  plus  question.  » 

J'entendis  tout  cela  à  leurs  signes  et  aux  violons,  les  jeunes 
garçons  l'entendirent  tout  comme  moi,  et  ils  virent  que  le  père 
et  le  fils  étaient  fort  joyeux,  car  ils  s'embrassaient,  et  le  bon 
vieux  homme  s'attendrissait  déjà  sur  son  fils.  Les  jeunes  gar- 
çons tentèrent  encore  une  fois  d'enlever  Colette  aux  aimables 
filles,  et  les  aimables  filles  firent  avec  une  vitesse  incroyable 
trois  ou  quatre  tours  en  rond  autour  de  Colette  et  de  sa  mère, 
le  visage  tourné  aux  jeunes  garçons;  et  les  jeunes  garçons,  le 
visage  tourné  aux  aimables  filles,  firent  autour  d'elles  et  quand 
et  quand  elles,  trois  ou  quatre  tours  en  rond,  sans  pouvoir 
aucunement  les  déranger  et  arriver  jusqu'à  Colette. 

VI.  Cependant  le  père  de  Colin  prit  son  fils  par  la  main  et 
le  mena  vers  Colette  et  vers  sa  mère,  les  rangs  des  jeunes  gar- 
çons et  les  rangs  des  aimables  filles  s'ouvrirent  devant  eux;  les 
jeunes  garçons  restèrent  placés  en  rond  derrière  les  aimables 


OU    LA   VISION    DE   LA    NUIT  DU    MARDI-GRAS.     169 

filles,  ils  avancèrent  seulement  leurs  tètes  entre  les  têtes  des 
aimables  filles,  pour  entendre  ce  qui  se  disait  entre  le  père,  la 
mère  et  les  deux  enfants,  et  voici  ce  qui  s'entendit  très-bien  à 
leurs  signes  et  aux  violons;  ce  fut  le  père  de  Colin  qui  com- 
mença, il  ôta  son  chapeau,  il  lit  la  révérence  à  la  mère  de 
Colette  qui  le  lui  rendit  bien  honnêtement,  et  il  dit  :  «  Voilà  Colin 
qui  aime  votre  fille,  et  voilà  votre  fille  qui  aime  Colin;  nous 
savons  bien  que  Colette  est  une  fille  bonne,  sage  et  gentille  qui 
nous  convient;  ce  n'est  pas  parce  que  Colin  est  là  et  qu'il  est 
mon  enfant,  mais  c'est  un  bon  garçon  qui  vous  convient;  marions- 
les  afin  qu'ils  soient  heureux  et  nous  aussi...  » 

Et  la  mère  regardait  sa  fille  et  il  semblait  qu'elle  lui  disait  : 
«Qu'en  penses-tu,  Colette?...  »  Et  Colette  baissait  les  yeux, 
faisait  la  révérence,  et  cela  s'entendait.  Et  la  mère  prit  la  main 
de  la  fille  et  elle  la  mit  dans  la  main  de  Colin  ;  et  Colin  et 
Colette  allèrent  s'asseoir  à  côté  l'un  de  l'autre  bien  joyeux,  et 
les  jeunes  garçons  et  les  amis  et  les  filles  et  les  notables  du 
village  l'étaient  beaucoup  aussi,  et  on  le  vit  bien,  car  ils  se 
mirent  à  danser  tous  pêle-mêle. 

VII.  Et  pendant  qu'ils  dansaient,  une  des  aimables  filles  alla 
chercher  un  chapeau  de  fleurs,  et  un  des  jeunes  garçons  alla 
chercher  des  livrées  *  ;  le  jeune  garçon  et  l'aimable  fille  appor- 
tèrent ensemble  l'une  le  chapeau  de  fleurs,  l'autre  les  livrées, 
il  y  en  avait  de  rouges,  de  blanches,  de  toutes  couleurs.  Les 
aimables  filles  attachèrent  le  chapeau  de  fleurs  sur  la  tête  de 
Colette,  et  les  violons  me  dirent  et  je  vis  à  l'air  des  aimables 
filles  qu'elles  étaient  un  peu  affligées,  les  unes  de  l'envie  qu'elles 
portaient  au  sort  de  Colette,  les  autres  du  regret  qu'elles  avaient 
de  perdre  Colette  leur  compagne,  et  elles  embrassèrent  Colette 
et  Colette  les  embrassa,  et  leurs  adieux  furent  fort  tendres,  et 
ils  ne  s'achevèrent  pas  sans  verser  des  larmes,  et  Colette  pleura 
sur  ses  bonnes  amies,  et  ses  bonnes  amies  pleurèrent  sur  elle, 
et  les  violons  pleurèrent  aussi. 

Cependant  les  jeunes  garçons  distribuèrent  les  belles  livrées 
à  tout  le  monde  et  premièrement  aux  jeunes  accordés,  et  puis 
à  la  mère  de  Colette,  et  puis  au  père  de  Colin;  le  bon  vieux 

1.  Nœuds  de  rubans. 


170  LES  TROIS    CHAPITRES. 

homme  et  la  bonne  vieille  femme  rajeunirent  de  plus  de  dix 
années;  ils  se  mirent  à  danser  d'abord  ensemble,  et  puis  avec 
tout  le  monde,  et  quoiqu'ils  dansassent  à  la  mode  de  leur  temps 
qui  était  passée,  ils  faisaient  grand  plaisir  à  voir. 

Et  Colin  chanta  pour  Colette  une  chanson  touchante  qui 
disait  en  commençant  connue  cela  :  Dans  ma.  cabane  obscure 
toujours  soucis  nouveaux.  Le  Devin,  qui  ne  savait  pas  danser, 
donna  pour  sa  part  une  chanson  nouvelle,  et  la  chanson  plut 
beaucoup,  parce  qu'elle  ci  ait  délicate;  et  le  père  de  Colin  et  la 
mère  de  Colette,  qui  s'étaient  approchés  pour  l'entendre, l'écou- 
tèrent  avec  grand  plaisir,  parce  qu'ils  remarquèrent  qu'il  y  avait 
de  l'honnêteté  et  du  bon  sens,  et  qu'ils  aimaient  en  tout  le  bon 
sens  et  l'honnêteté. 

VIII.  Et  quand  la  chanson  fut  finie,  on  pensa  à  mener  Colin  et 
Colette  à  l'église  où  j'entrevis  M.  le  curé  qui  les  attendait  sur 
la  porte.  Ce  fut  le  Devin  qui  régla  l'ordre  et  la  marche  :  il  se 
mit  à  la  tête  et  les  ménétriers  du  village  le  suivaient,  et  Colin 
et  Colette  suivaient  les  ménétriers,  et  le  père  et  la  mère  sui- 
vaient leurs  enfants,  et  les  notables  de  la  paroisse  suivaient  le 
père  et  la  mère  de  Colin  et  de  Colette,  et  les  jeunes  garçons 
et  les  aimables  filles  suivaient  en  dansant  les  notables  de  la 
paroisse,  et  ils  s'en  allèrent  tous,  et  je  ne  vis  plus  personne, 
et  je  m'endormis,  et  ce  fut  la  lin  de  la  vision  que  j'eus  la  nuit 
du  mardi-gras  au  mercredi  des  Cendres. 


LEÇONS 


DE    CLAVECIN 


ET 


PRINCIPES   D'HARMONIE 

PAR    M.    BEMETZRIEDER 


PARIS 

Chez  Bluet,  Libraire,   Pont  Saint-Michel 

M    1)CC    L  X  X  I 

Avec  Approbation  et  Privilège  du  Roi. 


NOTICE     PRELIMINAIRE 


Au  risque  d'attirer  sur  notre  tète  les  anathèmes  posthumes  de  Dide- 
rot, nous  ne  pouvions  nous  dispenser  de  reproduire  ici  les  Leçons  de 
clavecin,,  de  Bemetzrieder.  Le  philosophe  a  beau  protester  qu'il  n'est 
pour  rien  dans  ce  livre,  personne  ne  l'a  cru  et  personne  ne  le  croira. 
Admettons  même  qu'il  ne  s'agisse  que  d'une  traduction  d'un  français 
tudesque  en  bon  français;  c'est  au  moins  une  de  ces  traductions  libres 
dans  lesquelles  le  véritable  auteur  disparaît  et  laisse  toute  la  place  et 
tout  l'honneur  à  celui  qui  lui  rend  le  service  de  le  faire  lire.  Or,  ici, 
bien  évidemment,  si  bon  musicien  qu'on  sache  Bemetzrieder,  on  ne 
peut  un  seul  instant  supposer  qu'il  ait  écrit  ces  dialogues  si  vifs,  si 
pittoresques,  qui  nous  font  si  bien  entrer  de  plain-pied  dans  l'intérieur 
de  cette  simple  et  «  digne  famille  Diderot»,  comme  le  dit  le  profes- 
seur dans  la  dédicace  finale  par  laquelle  il  oblige  le  philosophe  à  se 
découvrir. 

Certes,  le  service  qu'a  rendu  Diderot  au  musicien,  il  l'a  rendu  à  tant 
d'autres,  que  s'il  fallait  réclamer  en  son  nom  ce  qu'il  donnait  si  généreu- 
sement, la  collection  de  ses  Œuvres  risquerait  de  prendre  des  propor- 
tions trop  considérables.  11  ne  peut  être  question  de  réimprimer  autre 
chose  que  des  fragments  de  YHistoire  philosophique  du  commerce  dans 
les  deux  Indes,  de  Raynal.  Il  faut  bien  laisser  à  l'abbé  Galiani,  qui  en  jouit 
depuis  un  siècle,  l'honneur  non-seulement  d'avoir  conçu,  mais  d'avoir 
rédigé  les  Dialogues  sur  le  commerce  des  blés.  11  s'agit  là  d'attributions 
sur  lesquelles  on  sait  à  quoi  s'en  tenir  et  d'oeuvres  qui  ont  été  assez 
répandues  et  assez  louées  pour  ne  jamais  devenir  introuvables.  Il  n'en 
est  pas  de  même  de  ces  Leçons.  Elles  ont  eu  du  succès  en  leur  temps, 
et  il  n'est  pas  un  des  acquéreurs  de  l'ouvrage  qui  n'ait  su  faire  à 
chacun  des  deux  auteurs  sa  part  légitime  et  qui  n'ait  écrit,  à  côté  du 
nom  de  Bemetzrieder,  celui  de  Diderot,  mais  combien  elles  ont  été 
oubliées  depuis  que  le  clavecin  est  devenu  un  instrument  préhisto- 
rique! 


17/i  NOTICE    PRÉLIMINAIRE. 

Quand,  quelques  années  plus  tard,  le  professeur  de  musique  voulut 
voler  de  ses  propres  ailes,  il  ne  réussit  qu'à  montrer  plus  encore 
qu'un  peu  d'aide  fait  grand  bien1.  En  1776,  il  dédia  en  effet  un  Traité  de 
Musique  à  .M-r  le  duc  de  Chartres.  Grimm  dit  à  ce  propos  :  «  L'auteur, 
sans  doute  un  peu  fâché  d'avoir  eu  à  partager  avec  M.  Diderot  le  succès 
de  son  premier  ouvrage,  a  grand  soin  de  nous  avertir,  dans  sa  Préface, 
que  celui-ci  lui  appartient  tout  entier,  jusqu'aux  fautes  d'orthographe; 
et  son  style  est  beaucoup  trop  sauvage,  beaucoup  trop  franchement 
tudesque  pour  nous  laisser  aucun  doute  à  ce  sujet.  Heureusement,  ce 
n'est  pas  le  style  qui  doit  faire  le  mérite  de  son  livre...  » 

Ici,  c'est  le  style,  c'est  la  forme,  c'est  Diderot  que  nous  cherchons, 
que  nous  trouvons.  Sans  le  mettre  au-dessus  de  son  collaborateur,  ce 
qui  nous  attirerait  «  le  plus  souverain  mépris  »  de  sa  part,  nous  tenons 
à  ce  qu'aujourd'hui,  comme  lorsque  parut  l'ouvrage,  la  gloire  soit  équi- 
tablement  partagée  et  que  l'écrivain  et  le  musicien  aillent  de  pair. 
C'est  pourquoi  nous  n'avons  rien  retranché  de  ce  qui  appartient  à 
chacun  d'eux,  quoique  nous  soyons  bien  sûrs  d'avoir  plus  de  lecteurs 
pour  la  prose  de  Diderot  que  pour  la  musique  de  «  M.  Bemetz,  »  comme 
l'appelait  sa  jeune  élève. 


1.  Galiani  disait  en  relisant  ses  Dialogues  revus  et  corrigés  par  Diderot  :   «  J'y  ai  trouvé 
peu  de  changements;  mais  co  peu  fait  un  très-grand  effet  :  un  rien  pare  un  homme,  i 


L'ÉDITEUR1 


Les  Interlocuteurs  de  ces  Dialogues  sont  des  personnages 
réels,  à  qui  l'on  a  tâché  de  conserver  leurs  caractères. 
M.  Bemetzrieder,  l'auteur  de  l'ouvrage,  y  paraît  sous  le  nom  du 
Maître,  ma  fille  sous  celui  de  Y  Elève,  et  moi,  sous  un  titre 
honorable  '"  que  je  liens  de  l'indulgence  de  quelques  amis,  et 
qui,  restreint  à  son  étymologie,  peut  me  convenir  ainsi  qu'à 
tout  homme  de  bien.  Il  y  a  peu  de  sages  ;  mais  qui  est-ce  qui 
n'est  pas  épris  de  la  sagesse? 

Je  conseillerais  volontiers  aux  parents  d'assister  aux  leçons 
qu'on  donne  à  leurs  enfants.  Elles  en  seraient  moins  tristes  et 
plus  utiles;  et  ils  en  pourraient  profiter  eux-mêmes,  ainsi  qu'il 
m'est  arrivé.  J'entends  fort  peu  la  pratique  de  l'harmonie;  mais 
quelque  assiduité  auprès  du  clavecin,  entre  le  maître  et  son 
élève,  m'en  a  rendu  la  théorie  familière,  et  les  productions  de 
l'art  m'en  sont  devenues  plus  intéressantes. 

Je  m'étais  proposé  de  parler  ici  de  ce  qui  a  donné  lieu  à 
M.  Bemetzrieder  de  composer  cet  ouvrage,  et  de  m'étendre  sur 
le  caractère,  la  sûreté  et  les  succès  de  sa  méthode.  Mais  de  ces 
choses,  l'expérience  a  démontré  les  unes;  et  les  autres,  expo- 
sées dans  le  courant  de  ces  Dialogues,  ne  seraient  ici  que  des 
redites. 

On  s'est  conformé  à  la  vérité  jusque  dans  les  moindres 
détails  ;  et  ce  fut,  comme  on  l'a  dit3,  une  après-dinée,  à  l'Étoile, 


1.  M.  Diderot. 

2.  Le  Philosophe. 

3.  Troisième  suite  du  dernier  dialogue. 


176  L'ÉDITEUR. 

que  M.  Bemetzrieder  nous  développa  ses  principes  spéculatifs 
de  mélodie  el  d'harmonie. 

La  séance  avait  duré;  la  nuit  approchait;  le  serein  commen- 
çait à  tomber,  et  nous  reprenions  le  chemin  de  la  ville  à  pied, 
nous  entretenant  des  dégoûts  qui  attendenl  celui  qui  débute 
dans  la  carrière  dos  arts.  Ce  texte  avait  amené  des  réflexions 
moitié  sérieuses,  moitié  plaisantes,  sm  l'injustice  des  hommes 
envers  ceux  qui  se  sont  occupés  ou  de  leur  instruction,  ou  de 
leur  amusement.  Je  disais  qu'un  poëte  ancien  avail  fait  leur 
épitaphe  commune,  lorsqu'il  écrivait,  peut-être  après  l'avoir 
éprouvé  : 

Ploravere  suis  non  respondere  favorem 
Speratum  meritis. 

et  M.  Bemetzrieder  répondait  à  cela  que  jusqu'à  présent,  il 
n'avait  pas  à  se  plaindre,  et  qu'il  avait  été  récompense  de  son 
travail  fort  au  delà  de  ses  espérances,  par  le  nombre,  le  rang 
distingué,  les  talents,  l'honnêteté,  et  surtout  les  progrès  de  ses 
('•levés. 

Une  petite  partie  de  cet  éloge  pouvait  s'adresser  à  ma  fille; 
elle  l'en  remercia,  et  ce  fui  la  fin  des  entretiens  suivants. 
Puissent  ceux  qui  les  étudieront  en  tirer  la  même  utilité 
qu'elle! 

I  n  témoignage  que  je  dois  et  que  je  rends  de  tout  mon 
cœur  à  M.  Bemetzrieder,  c'est  que  ses  leçons,  telles  ici  presque 
mot  a  mot  qu'il  les  a  données  à  ma  fille,  l'ont  mise  au-dessus 
de  toutes  difficultés,  dans  un  intervalle  de  sept  a  huit  mois,  et 
au  jugement  des  maîtres  de  l'art. 

La  pièce  imprimée  sous  son  nom,  au  commencement  de  la 
deuxième  suite  du  douzième  dialogue,  bonne  ou  mauvaise,  est 
d'elle;  dessus,  basse  et  chiffres.  L'ouvrage  de  .M.  Bemetzrieder 
conduit  jusque-là;  et  tout  élève  qui  le  possédera  peut  se  pro- 
tire  d'aller  plus  loin,  s'il  a  de  la  tète  et  du  génie;  mais  sur- 
tout s'il  se  résout  a  marcher  pas  à  pas.  et  a,  ne  pas  négliger  des 
pages  qui  lui  paraîtront  peut-être  moins  Importantes  qu'elles  ne 
le  sont. 

I  n  autre  lait  <[iie  j'attesterai  aussi  fermement,  parce  qu'il 
est  également  vrai:  c'esl  qu'il  n\  a  rien  dans  cet  ouvrage,  mais 
rien   du    tout   qui   m'appartienne,   ni  pour   le  fond,   ni    pour   la 


L'EDITEUR.  177 

forme,  ni  pour  la  méthode,  ni  pour  les  idées.  Tout  est  de  l'au- 
teur, M.  Bemetzrieder. 

Je  n'ai  été  que  le  correcteur  de  son  français  tudesque,  mince 
reconnaissance  des  soins  qu'il  a  donnés  à  mon  enfant. 

Si  M.  Bemelzrieder  était  né  dans  la  capitale,  ou  si  cet 
ouvrage  ne  devait  tomber  qu'entre  les  mains  de  ses  élèves, 
j'aurais  été  bien  dispensé  de  cette  protestation.  Et  ceux  qui 
prennent,  et  ceux  qui  prendront  de  ses  leçons,  y  auraient  aisé- 
ment reconnu  ces  Dialogues  ;  avec  cette  seule  différence, 
qu'ayant  médité  plus  profondément  son  objet,  ses  leçons  d'au- 
jourd'hui doivent  être  plus  parfaites  que  son  ouvrage. 

S'il  arrivait  donc  à  quelques  personnes  mal  instruites  ou  mal 
intentionnées  de  flétrir  mon  cœur  et  de  blesser  la  justice  en 
m'attribuant  la  moindre  partie  du  travail  d'autrui,  je  les  relègue 
dans  la  classe  de  ces  ingrats  qui  cherchent  à  contrister  ceux  qui 
les  éclairent,  et  je  leur  réserve  le  plus  souverain  mépris.  Je  n'ai 
rendu  à  M.  Bemetzrieder  que  le  service  que  tout  auteur  peut 
recevoir  d'un  censeur  bienveillant.  Et  je  ne  revendique  que  les 
fautes  de  langue  et  d'impression. 


xii.  12 


LEÇONS  DE   CLAVECIN 


ET 


PRINCIPES   D'HARMONIE 

EN   DIALOGUES 

PREMIER  DIALOGUE 

ET 

PREMIÈRE    LEÇON 


LE  MAITRE,    LE   DISCIPLE   et   UN   AMI. 

LE     DISCIPLE. 

Quelle  expression  !  quelle  légèreté!  quel  tact!  que  vous  êtes 
heureux,  monsieur,  de  jouer  si  bien  d'un  instrument  aussi  dif- 
ficile! 

LE     MAÎTRE. 

C'est  un  bonheur  que  j'ai  peu  senti,  et  que  je  ne  sens  plus. 

LE     DISCIPLE. 

Et  pourquoi? 

LE     MAÎTRE. 

C'est  qu'il  y  a  des  pédants  en  tout  genre  :  en  politique,  en 
littérature,  en  musique.  J'ai  été  mal  montré,  et  au  moment  où 
j'aurais  pu  jouir  du  fruit  de  mon  travail,  des  circonstances  mal- 
heureuses... 

LE     DISCIPLE. 

J'entends;  le  soir,  lorsque  vous  rentrez,  vous  êtes  si  ennuyé, 
si  las,  vous  avez  un  si  pressant  besoin  de  repos,  que  vous  êtes 
peu  tenté  de  vous  mettre  au  clavecin. 

LE     MAÎTRE. 

Cela  m' arrive  pourtant  quelquefois. 


180  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

LE    DISCIPLE. 

N'y  aurait-il  point  d'indiscrétion  à  vous  demander  une  cer- 
taine pièce  de  Schobert?  C'est  un  si  beau  morceau  de  musique! 

LE    MAÎTRE. 

Laquelle?  Serait-ce  la  troisième  sonate  en  symphonie  de 
son  neuvième  œuvre,  en  majeur  de  fit,  ou  le  trio  de  son  œuvre 
sixième,  en  majeur  de  mi  bémol? 

LE     DISC  II*  LE. 

Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  majeur  de  fa,  ni  majeur  de  mi 
bémol  ;  mais  je  vais  vous  chanter  les  premières  mesures  de  la 

pièce   que  je  VeUX.   (Le  Disciple  chante.) 

LE    .MAÎTRE. 

Vous  avez  la  voix  juste.  C'est  la  sonate  en  symphonie.  (Le 

Maître  joue.) 

LE    DISCIPLE. 

Que  cela  est  beau  et  bien  exécuté!  je  donnerais,  je  crois, 
dix  ans  de  ma  vie  pour  en  savoir  faire  autant. 

LE    MAÎTRE. 

Que  Schobert? 

LE     DISCIPLE. 

Que  vous. 

LE    MAÎTRE. 

On  peut  devenir  plus  habile  à  moins  de  frais. 

LE     DISCIPLE. 

Comment  cela? 

LE     MAÎTRE. 

En  apprenant. 

LE    DISCIPLE. 

A  mon  âge?  V  trente  ans!  D'un  instrument  qu'il  faut  com- 
mencer à  cinq,  et  sur  lequel  souvent  on  n'est  que  médiocre 
après  quinze  années  d'exercice?  Vous  plaisantez.  Si  je  pouvais 
me  promettre  seulement  de  lire  une  basse  et  de  connaître  l'har- 
monie et  la  science  des  accords. 

LE     MAÎTRE. 

Toute  votre  ambition  se  borne  la? 

LE     DISCIPLE. 

Et  cela  vous  semble  peu  de  chose? 

LE     MAÎTRE. 

Très-peu  de  chose;  mais  à  une  condition. 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  181 

LE     DISCIPLE. 

Et  cette  condition? 

LE     MAÎTRE. 

De  me  prendre  pour  maître. 

LE     DISCIPLE. 

Quoi!  vous  m'accepteriez  pour  élève  !  Vous!  Quelle  obligation 
je  vous  aurais!  vous  ne  le  savez  pas;  vous  ne  le  concevrez 
jamais;  c'est  que  la  musique  est  ma  folie,  ma  vie,  mon  exis- 
tence, mon  être...  (a  un  ami  qui  entre.)  Bonjour,  mon  ami;  voyez- 
vous  ce  galant  homme-là?  Eh  bien,  il  dit,  il  promet,  il  jure... 

l'ami. 

Je  le  permets. 

LE     DISCIPLE. 

Que  je  serai,  quand  il  me  plaira...  Mais  cela  ne  se  peut,  il 

me  trompe,  il  se  moque. 

l'ami. 
J'y  consens. 

LE     MAÎTRE. 

Un  virtuose,  entendez-vous,  un  virtuose,  un  harmoniste  de 

la  première  volée. 

l'ami. 
A  soixante  ans. 

LE     DISCIPLE. 

Non,  dans  six  mois,  dans  huit  mois,  dans  un  an. 

l'ami. 
Allez  toujours. 

LE    DISCIPLE,    au  maître. 

A  quand  ma  première  leçon? 

L  E     M  A I T  R  E. 

11  ne  faut  pas  différer  l'œuvre  de  son  bonheur;  à  l'instant. 

LE     DISCIPLE. 

Soit...   Que  je  vais  être  heureux!...  Asseyons-nous...  Mon 

ami,   VOUS  permettez...    (En  pressant  les  touches  du  clavecin.)   11    est   d'aC- 

cord...  J'ai  la  tête  un  peu  dure,  je  vous  en  préviens;  pour  les 
doigts,  ils  ont  déjà  tracassé  les  touches,  et  ils  ne  sont  pas  tout 
à  fait  raides. 

LE    MAÎTRE. 

Je  m'en  aperçois.  Rien  de  plus  simple  que  la  théorie  de  la 
musique;  si  vous  ne  la  comprenez  pas,  ce  sera  ma  faute.  Quant 
à  la  pratique... 


182  LEÇONS  DE   CLAVECIN 

LE     DISCIPLE. 

C'est  autre  chose. 

LE     MAÎTRE. 

Mais  j'ai  un  secret  qui  la  rend  aisée. 

l'a  .\ir. 
Un  secret!  Je  vous  en  félicite  pour  monsieur  que  voilà,  pour 
vous  et  pour  moi. 

LE     M  \ÎTRE. 

Seriez-vous  aussi  tenté  d'entrer  dans  mon  école? 

i .'  \.\ii. 
Dieu    m'en    préserve!  Moi,  je   me  clouerais  des    journées 
entières  sur  un  tabouret,  devant  un  clavier? 

LE    MAÎTRE. 

Qui  vous  le  propose? 

l'ami. 

Vous  apparemment  ;  est-ce  que  vous  ne  recommandez  pas 

d'exercer  beaucoup  ? 

LE     M  \  11"  RE. 

Point  du  tout. 

L  '  A  M  I . 

Vous  serez  excellent  pour  ma  pupille. 

LE    MAÎTRE. 

Monsieur  a  une  pupille? 

l'  \  MI. 
Oui,  et  qui  touche  du  clavecin,  six  heures  par  jour,  depuis 
six  ans  et  qui  ne  sait  rien. 

LE      MAÎTRE. 

Elle  doit  détester  la  musique. 

I,'  A  M  I. 

Je  vous  assure  qu'elle  en  est  folle;  c'est  elle  qui  me  l'a  dit, 
non  pas  une  fofe,  mais  cent. 

LE      MAÎTRE. 

Ne   vous   a-t-elle  pas   dit  aussi   qu'elle  aimait  l'arabe   et 
l'hébreu? 

l'a  mi. 

Ma  pupille  a  de  la  franchise,  et  je  ne  la  gène  sur  rien. 

LE     MAÎTRE. 

Je  pense  bien   (pie  vous  ne  lui  avez  jamais  dit  :  «  Je  veux 
que  vous  sachiez  jouer  du  clavecin;  je  le  veux,  et  vous  périrez 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  183 

d'ennui,  ou  vous  saurez  jouer  du  clavecin.  »  On  ne  parle  pas 
comme  cela;  mais  un  jour,  dépité  de  son  peu  de  progrès,  con- 
tenant votre  impatience  et  prenant  un  ton  modéré,  vous  lui 
aurez  dit  :  «  Mademoiselle,  mademoiselle,  vous  ne  jouez  point... 
Vous  ne  vous  exercez  pas...  Si  la  musique  vous  déplaît,  il  n'y  a 
qu'à  la  quitter.  Dites,  je  paie  le  maître,  je  déchire  les  livres;  je 
mets  l'instrument  en  morceaux,  et  il  n'en  sera  plus  question.  » 
Et  votre  pupille  vous  aura  répondu  :  «  Mon  cher  tuteur,  je  vous 
jure  que  j'aime  la  musique...  que  mon  clavecin  fait...  le  bon- 
heur de  ma  vie...  Oh!  oui,  le  bonheur  de  ma  vie...  Je  serais  au 
désespoir  d'y  renoncer.  »...  Vous  vous  en  serez  allé  visiter  vos 
serres,  et  elle  se  sera  mise  à  jouer  en  versant  un  torrent  de 
larmes. 

LE     DISCIPLE,    à   son   ami. 

Cela  ressemble. 

l'ami. 

Que  cela  ressemble  ou  non;  tant  il  y  a,  monsieur,  que  vous 
avez  un  secret,  et  qu'il  consiste  à  empêcher  vos  élèves  de  s'exer- 
cer. Allez,  si  vous  avez  le  sens  commun,  tous  les  autres  ne 
l'ont  pas. 

LE    MAÎTRE. 

Cela  se  peut. 

LE    DISCIPLE. 

Voilà  qui  est  fort  bien;  mais  tandis  que  vous  disputez,  je 
ne  prends  pas  ma  leçon...  Commençons...  Jouons  un  air. 

LE    MAÎTRE. 

Un  air!  je  le  veux.  En  voilà  un.  Jouez-le. 

LE    DISCIPLE. 

Comment  l 'appelez-vous  ? 

LE    MAÎTRE. 

Je  n'en  sais  rien. 

LE    DISCIPLE. 

Ni  moi  non  plus. 

l'ami. 
Fort  bien.  C'est  une  Musette.  La  Musette  a  été  condamnée 
de  tout  temps  à  être  estropiée  par  les  commençants. 

LE    MAÎTRE. 

Et  c'est  par  là  que  votre  pupille  a  débuté? 


184  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

l'ami. 
Certainement;  et  de  la  Musette,  elle  devait  aller  à  l'Allégro, 
à  l'Andante,  à  l'Adagio,  au  Presto,  au  diable. 

LE    MAÎTRE. 

D'abord  une  Musette,  et  puis  des  Allégros,  des  Andantes, 
des  Adagios,  des  Prestos  :  voilà  une  étrange  base  à  des  leçons 
de  clavecin  ! 

l'ami. 

Parbleu,  monsieur,  encore  vaut-il  mieux  commencer  par 
une  Musette  que  par  un  air  dont  on  ne  sait  pas  le  nom. 

LE     MAÎTRE. 

Et  qui  est  l'ignorant  qui  a  commencé  par  un  air  dont  il  ne 

savait  pas  le  nom? 

l'a  mi. 

Mais  vous,  ce  me  semble. 

LE     MAÎTRE. 

Moi  !  et  qui  vous  l'a  dit  ? 

l'a. MI. 
Je  le  vois,  je  l'entends. 

le  maître. 
Vous  vous  trompez;  c'est  monsieur  qui  veut  jouer  un  air,  et 
en  voilà  un  qui  s'appelle,  je  ne  sais  comment.  Je  ne  commençai 
jamais  mes  leçons  par  des  airs. 

l'ami. 
Et  par  quoi  donc  ?  Par  des  danses  peut-être. 

le  maître. 
Quelquefois  la  danse  égaie,  calme  la  bile... 

le   ni  scir  I.E. 
M'avez-vous  entendu?  Ai-je  delà  disposition? 

le  maître. 
Vous  êtes  mon  disciple,  et  vous  en  doutez?  Sachez,  monsieur, 
que  pour  vous  conduire  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  sublime  dans  la 
science  de  L'harmonie  et  des  accords,  je  n'exige  qu'autant 
d'intelligence  qu'il  en  faut  pour  concevoir  que  deux  et  trois 
font  cinq,  qu'entre  les  trois  barres  d'une  grille  il  n'y  a  que  deux 
intervalles,  et  que  vous  deviendrez  un  virtuose  si  vous  avez 
deux  mains,  cinq  doigts  à  chacune,  deux  yeux,  deux  oreilles  et 
un  pied,  encore  le  pied  est-il  de  trop. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  185 

LE    DISCIPLE. 

C'est  un  luxe  en  musique. 

l'ami. 
Ainsi  mon  fils  ne  pourrait  apprendre  à  jouer  du  clavecin 
s'il  était  sourd  d'une  oreille  ? 

LE    MAÎTRE. 

Du  moins  je  ne  m'en  chargerais  pas. 

l'ami. 
Et  pourquoi  ? 

LE    MAÎTRE. 

C'est  que,  si  vous  aviez  la  fantaisie  d'assister  à  mes  leçons, 
et  que  par  hasard  vous  vous  emparassiez  de  la  bonne  oreille 
par  vos  réprimandes,  il  ne  lui  en  resterait  plus  pour  m'écouter. 

LE    DISCIPLE,    à  part. 

Ils  sont  hargneux  l'un  et  l'autre. 

l'ami. 

Adieu,  mon  ami;  faites  de  grands  progrès,  et  surtout  ne  vous 
exercez  point. 

LE    DISCIPLE. 

Avez-vous  de  la  patience? 

LE    MAÎTRE. 

Et  beaucoup  d'autres  rares  qualités  sans  lesquelles  je  serais 
un  mauvais  maître.  Il  faut  qu'un  bon  maître  sache  ce  qu'il  veut 
montrer;  il  faut  qu'il  sache  montrer  ce  qu'il  sait;  il  faut  qu'il 
sache  varier  sa  méthode  selon  le  tour  de  tête  de  ses  élèves  ;  il 
faut  qu'il  soit  clair;  il  faut  qu'il  soit  exact;  il  faut  qu'il  soit 
honnête  et  désintéressé;  il  faut  surtout  qu'il  soit  gai. 

LE     DISCIPLE. 

Vous  êtes  tout  cela  ? 

LE    MAÎTRE. 

Sans  doute. 

LE    DISCIPLE. 

Et  nous  rirons,  et  j'apprendrai  ? 

LE    MAÎTRE. 

Assurément. 

LE    DISCIPLE. 

Et  je  jouerai,  et  je  saurai  l'harmonie? 

LE     MAÎTRE. 

Je  vous  en  réponds. 


186  LKÇONS    DE  CLAVECIN 

LE     DISCIPLE. 

Et  vous  croyez  qu'un  jour,  qu'avec  le  temps,  je  pourrais 
composer?  Composer,  la  belle  chose! 

LE     M  AIT  HE. 

Et  par  malheur,  la  seule  qui  ne  s'enseigne  pas  :  c'est  l'affaire 
du  génie. 

LE     DISCIPLE. 

11  y  a  pourtant  ici  vingt,  trente  maîtres  décomposition. 

LE    MAÎTRE. 

Je  ne  sais  ce  que  ces  maîtres  font,  ni  ce  qu'on  fait  avec  eux  : 
pour  moi,  je  vous  enseignerai  l'harmonie,  ou  l'art  d'enchaîner 
des  accords;  je  vous  en  faciliterai  la  lecture  et  l'exécution;  et 
si  vous  avez  du  génie,  vous  trouverez  des  chants. 

LE    DISCIPLE. 

Et  qu'est-ce  qu'un  chant? 

LE    MAITRE. 

C'est  une  succession  de  sons  agréables,  parce  qu'ils  réveillent 
en  nous  quelques  sentiments  de  l'âme  ou  quelques  phénomènes 
de  la  nature.  Toute  musique  qui  ne  peint  ni  ne  parle  est  mau- 
vaise, et  vous  en  ferez  sans  génie.  Vous  coudrez  de  mémoire  des 
lambeaux  empruntés  avec  plus  ou  moins  de  goût  des  auteurs 
qui  vous  seront  familiers.  Je  vous  fournirai  le  fd  et  l'aiguille; 
vous  ferez  un  œuvre  à  la  tête  duquel  on  lira  au  centre  d'un 
beau  cartouche,  en  lettres  grises  :  duos,  trios,  quatuors,  sonates, 
symphonies,  concertos,  opéra  même,  si  la  manie  vous  en 
prend,  par  M.  M...;  et  vous  grossirez  la  foule  de  ceux  que 
j'appelle  des  fripiers  en  musique. 

LE     DISCIPLE. 

Je  deviendrai  ce  que  je  deviendrai  :  allons  toujours,  et  sur- 
tout, commençons  par  le  commencement. 

LE    MAÎTRE. 

Cela  me  convient...  Cet  instrument,  c'est  un  clavecin. 

LE     DISCIPLE. 

Je  le  savais. 

LE     MAÎTRE. 

Et  ces  languettes  mobiles,  noires,  blanches,  ce  sont  des 
touches. 

LE     DISCIPLE. 

Ha  !  monsieur  ! 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  187 

LE    MAÎTRE. 

Ces  touches,  pressées  de  l'extrémité  des  doigts,  font  rendre 
à  l'instrument  des  sons  plus  aigus  à  mesure  qu'on  monte  vers 
la  droite,  et  des  sons  plus  graves  à  mesure  qu'on  descend  vers 
la  gauche.  Remarquez  une  touche  noire  placée  entre  deux  touches 
blanches,  précédées  et  suivies  chacune  d'une  touche  noire. 

LE    DISCIPLE. 

Je  la  remarque. 

LE    MAÎTRE. 

Cette  touche  noire  s'appelle  ré. 

LE     DISCIPLE,    pressant   la  touche. 

Ré,  ré.  Ainsi  sur  toute  la  longueur  du  clavier  il  y  a  cinq  ré. 

LE    MAÎTRE. 

"Voyez-vous  ces  touches  blanches  qui  vont  trois  à  trois  et 
qui  sont  séparées  et  renfermées  par  des  touches  noires,  deux 
touches  noires  qui  les  séparent,  deux  autres  touches  noires  qui 
les  renferment1  ? 

LE     DISCIPLE. 

Je  les  vois. 

LE     MAÎTRE. 

Celle  des  touches  noires  qui  les  renferme  à  gauche  s'appelle 
fa,  et  celle  qui  les  renferme  à  droite  s'appelle  si. 

LE     DISCIPLE. 

11  y  a  donc  aussi  cinq  fa  et  cinq  si.  Je  me  trompe,  il  y  a  six  fa. 

L  E     M  A  î  T  R  E . 

Fort  bien.  La  touche  la  plus  grave  et  la  touche  la  plus  aiguë 
de  votre  clavier  sont  deux  fa. 

LE     DISCIPLE. 

Fa,  fa.  Quoique  ces  deux  fa  soient  l'un  très-aigu  et  l'autre 
très-grave,  je  n'en  entends  qu'un. 

LE     MAÎTRE. 

C'est  ce  qu'on  appelle  unisson.  Les   fa,  les  ré,  les  si,  eil 

1.  Les  touches  du  clavecin  sont  noires  et  blanches;  les  noires  sont  ordinaire- 
ment les  plus  longues  et  les  blanches  sont  plus  courtes.  C'est  pourquoi,  ici,  il  faut 
appliquer  aux  grandes  touches  tout  ce  qu'on  y  dit  des  touches  noires,  et  aux 
petites  tout  ce  qu'on  y  dit  des  touches  blanches. 

Nota.  Ceci  est  pour  les  claviers  à  la  française.  Les  touches  des  claviers  à  l'ita- 
lienne étant,  au  contraire,  blanches  et  noires,  il  faut,  à  leur  égard,  appliquer  aux 
touches  blanches  ce  qui  est  dit  ici  des  touches  noires  et  aux  touches  noires  ce  qui 
y  est  dit  des  touches  blanches.  LXote  manuscrite  du  temps.) 


188  LEÇONS   DE    CLAVECIN 

5 

général  toutes  les  touches  de  même  nom  sont  à  l'unisson;  et 
l'intervalle  de  l'une  à  l'autre  s'appelle  octave.  Ainsi  l'étendue 
entière  de  votre  clavier  est  de  cinq  octaves. 

LE     DISCIPLE. 

Cinq  octaves  de  fa  ;  mais  seulement  quatre  de  ré,  quatre  de 
si.  Je  comprends. 

LE    MAÎTRE. 

A  merveille. 

LE     DISCIPLE. 

Mais  il  nous  reste  encore  bien  des  touches  à  nommer.  Com- 
ment appelle-t-on  les  deux  noires  qui  séparent  les  trois  blanches? 

LE    MAÎTRE. 

La  première  s'appelle  sol,  la  seconde  la. 

le  ni  sciple. 
Et  les  deux  noires  qui  emprisonnent  les  deux  blanches? 

LE    MAÎTRE. 

La  première  ou  celle  de  la  gauche  s'appelle  ut,  et  la  seconde  mi. 

LE    DISCIPLE. 

Me  voilà  savant  :  je  connais  l'octave.  Ecoutez-moi. 

Des  touches  blanches  qui  vont  deux  à  deux. 

D'autres  touches  blanches  qui  vont  trois  à  trois. 

Les  touches  blanches  qui  vont  deux  à  deux,  renfermées 
entre  deux  noires,  dont  la  première  ou  celle  de  la  gauche  s'ap- 
pelle at,  et  celle  de  la  droite  mi,  et  séparées  par  une  touche 
noire  qui  s'appelle  ré. 

Les  touches  blanches  qui  vont  trois  à  trois,  renfermées 
entre  deux  noires,  dont  la  première  s'appelle  fa  et  l'autre  si, 
et  séparées  par  deux  noires  dont  la  première  s'appelle  sol,  et  la 
seconde  la. 

Et  en  les  nommant  tout  de  suite  en  montant  selon  l'ordre 
du  clavier,  ut,  ré,  mi,  fa,  sol,  la,  si,  et  en  descendant,  si.  la, 
sol,  fa,  mi,  ré,  ut. 

LE    M  AÎTRE. 

Très-bien,  très-bien.  Il  ne  vous  en  aurait  guère  coûté 
davantage  pour  aller  du  si  à  Y  ut  suivant,  et  vous  eussiez  par- 
couru l'octave  d'ut. 

II.    DISCIPLE. 

Il  est  vrai.  Et  toutes  ces  touches  blanches  dont  nous  n'avons 
rien  dit,  comment  les  baptiserons-nous? 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  189 

LE    MAÎTRE. 

Gomme  celles  qui  les  précèdent  ou  qui  les  suivent.  Par 
exemple,  la  touche  blanche  qui  est  à  droite  de  ré  s'appelle  ré 
dièse,  et  celle  qui  est  à  gauche  ré  bémol.  La  touche  blanche 
qui  est  à  droite  de  fa,  fa  dièse ,  et  celle  qui  est  à  gauche  de 
si,  si  bémol.  Vous  savez,  sans  doute,  ce  que  signifient  les  mots 
dièse  et  bémol? 

LE    DISCIPLE. 

Mes  yeux  et  mon  oreille  m'apprennent  que  le  dièse  rend  le  son 
plus  aigu,  et  que  le  bémol  le  rend  plus  grave  ;  mais  de  combien? 

LE    MAÎTRE. 

D'un  demi-ton;  je  suis  un  étourdi,  je  vous  ai  répondu  trop 
vite,  et  je  vous  défends  expressément  de  me  demander  ce  que 
c'est  qu'un  ton  et  uu  demi-ton. 

LE    DISCIPLE. 

Pourquoi  cette  défense? 

LE    MAÎTRE. 

C'est  que  la  question  en  entraînerait  une  multitude  d'autres 
dont  nous  ne  sortirions  plus. 

LE    DISCIPLE. 

Je  m'y  soumets...  J'aime  les  bémols,  et  je  suis  fâché  qu'on 
n'ait  pas  appelé  bémol  toutes  les  touches  blanches...  Il  me 
semble  que  je  connais  assez  bien  les  touches  de  mon  clavier, 
et  que  j'exécuterais  un  air  dont  vous  me  nommeriez  les  sons. 

LE    MAÎTRE. 

Puisque  vous  vous  croyez  si  habile,  essayons  cette  alle- 
mande  qui  VOUS  plaît  tant...    Ut,  Ut,   Ut,  SOI.   (Le  maître   chante.) 

LE    DISCIPLE, 

De  quelle  main  voulez-vous  que  je  me  serve? 

LE    MAÎTRE. 

Cela  m'est  égal,  de  la  droite.  Mais  si  je  vous  permets  de 
jouer  d'une  main,  souvenez-vous  bien  que  c'est  pour  cette  fois- 
ci,  sans  tirer  à  conséquence...  ut,  ut,  ut,  sol. 

LE    DISCIPLE. 

Vous  chantez  trop  vite,  et  quel  ut  choisirai-je?  Allons,  ce 
premier,  le  plus  grave  de  tous...  ut,  ut,  ut,  sol. 

LE    MAI  IRE. 

Il  n'y  a  rien  à  dire,  sinon  que  la  main  droite  a  été  sur  les 
brisées  de  la  gauche. 


190  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

LE    DISCIPLE. 

Que  voulez-vous  dire? 

LE    MAÎTRE. 

Que  les  sons  graves  appartiennent  à  la  basse  et  ne  doivent 
être  joues  que  par  la  main  gauche;  et  que  les  sons  aigus, 
depuis  ['ut  du  milieu  du  clavier,  doivent  être  joués  par  la  main 
droite. 

LE  nisc. i  iM.i:. 
Et  si  j'avais  touché  trois  ut  différents,  pour  les  trois  ut  que 
vous  m'avez  nommés? 

LE   M  VÎTRE. 

Vous  auriez  t'aii  une  faute,  puisque  je  ne  vous  ai  chanté  qu'un 
même  son.  L'ut  qu'il  fallait  préférer  est  le  quatrième  du  clavier. 
en  allant  de  la  gauche  à  la  droite. 

autrefois  les  clavecins  ne  renfermaient  que  quatre  octaves 
d'ut,  auxquelles  on  a  successivement  ajoute,  à  gauche,  les  sepl 
touches  si,  si  bémol.  ///.  lu  bémol,  sol,  sol  bémol  et  fa;  à 
droite,  les  cinq  touches  ut  dièse,  ri'\  ré  dièse,  mi,  fa.  En  sorte 
que  les  clavecins  d'aujourd'hui  les  plus  étendus  ont  cinq  octaves 
de  /'//,  ou  quatre  octaves  d'ut  précédé  à  gauche  de  sept  touches 
e1  surs  i  a  droite  de  cinq.  On  les  appelle  clavecins  à  grand  rava- 
lement. 

LE    DISCIPLE. 

El  les  clavecins  à  ravalement  simple,  car  il  y  en  a  de  cette 
mm  te,  à  ce  que  je  crois?... 

i.  r.   \i  a  i  t  i;  !.. 

Ce  sont  en  général  tons  ceux  qui  on1  plus  de  quatre  octaves 
d'ut,  et  moins  de  cinq  octa\es  de  fa. 

Examinons  maintenant  le  nombre  des  touches  différentes 
du  clavier.  Combien  y  en  a-t-il  ? 

LE    DISCIPLE. 

Il  n'\  a  qu'à  les  compter. 

I    I      M  AÎTK  1  . 

Je  vous  en  dispense.  Il  n'y  en  a  <pie  douze. 

LE     DISCrPLE. 

J'en  vois  plu-  de  cinquante. 

LE   \i  \  i  i  i;  i  . 
Vous  en  voyez  tout  juste  soixante  el  unv.  mais  plusieurs 
portent  le  même  nom;   par  exemple,   il   \  a  six  fa,   cinq  ré, 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  101 

cinq  si,  cinq  ut.  Prenez  une  octave,  celle  de  fa,  et  vous  n'y 
trouverez  que  douze  touches  différentes;  la  treizième  est,  un  fa 
à  l'unisson  de  la  première,  la  quatorzième  un  fa  dièse  à  l'unis- 
son de  la  seconde;  et  ainsi  des  suivantes  qui  donneront  toutes 
les  unissons  des  touches  de  l'octave  que  vous  aurez  prise  pour 
modèle. 

LE     DISCIPLE. 

Dans  toute  la  musique  qu'on  a  faite,  qu'on  fait  et  qu'on  fera, 
il  n'y  a  donc  que  douze  sons  différents? 

LE     MAÎTRE. 

Point  de  réponse  à  cela.  Si  j'allais  vous  dire  qu'on  obtient 
du  violon  vingt-quatre  sons  différents,  je  tendrais  un  piège  à 
votre  curiosité.  Pour  ce  moment,  contentez-vous  de  savoir  que 
le  clavecin  n'est  pas  le  plus  riche  des  instruments,  et  qu'un 
grand  violon  fait  des  merveilles  impossibles  au  virtuose  clave- 
ciniste. 

LE    DISCIPLE. 

Un  mot,  et  je  ne  questionne  plus.  La  voix... 

LE    MAÎTRE. 

Je  vous  entends.  Il  y  a  peu,  très-peu  de  chanteurs  capables 
de  faire  ces  vingt-quatre  sons  de  suite. 

LE    DISCIPLE. 

Mais  il  y  en  a.  Vingt-quatre  sons  différents  avec  la  voix! 
Vingt-quatre  sons  avec  le  violon!  Mon  avis  serait  de  laisser  là 
le  clavier,  et  de  prendre  l'archet... 

LE    MAÎTRE. 

Ou  le  maître  de  chant;  je  ne  m'y  oppose  pas;  mais  occu- 
pons-nous en  attendant  des  douze  que  nous  avons  sous  les 
doigts;  peut-être  ne  nous  donneront-ils  que  trop  d'ouvrage,  et 
vous  m'obligerez  de  me  les  nommer  en  les  exécutant. 

LE     DISCIPLE. 

Ut,  ré  bémol,  ré,  ré  dièse,  mi,  fa,  fa  dièse,  sol,  la  bémol,  la, 

si  bémol,  si.  Ha,  ha!  il  n'y  a  point  de  touche  blanche  ni  pour 
mi,  ni  pour  si.'  d'où  vient  cette  singularité? 

LE    MAÎTRE. 

Ce  n'en  est  point  une.  Il  n'y  a  qu'un  demi-ton  de  mi  à  fa 
non  plus  que  de  si  à  ut  ;  tandis  que  toutes  les  autres  touches 
noires  sont  séparées  de  l'intervalle  d'un  ton. 


192  LEÇONS  DE   CLAVECIN 

LE    DISCIPLE. 

Pourquoi  ces  demi-tons  se  trouvent-ils  là?  Qui  est-ce  qui  les 
y  a  placés? 

LE    MAÎTRE. 

Toujours  des  questions,  toujours  des  écarts.  Prenons  l'échelle 
des  sons  telle  que  nous  l'avons;  sachons  nous  en  servir,  et  si 
nous  avons  du  temps  de  reste,  nous  chercherons  si  l'on  pouvait 
l'ordonner  autrement.  Revenons  aux  noms  que  vous  avez  don- 
nés aux  touches  de  l'octave  d'ut,  et  à  la  manière  dont  vous 
l'avez  doigtée  :  vous  avez  trop  fatigue  l'index,  et  les  autres 
doigts  n'ont  rien  fait.  Il  y  a  bien  aussi  quelque  chose  à  redire 
va  votre  dénomination  ;  mais  laissons  cela. 

I.E     DISCIPLE. 

Quoi!  ce  n'est  pas  ut,  ré  bémol,  ré,  ré  dièse? 

LE    MAÎTRE. 

Qui  vous  le  dispute?  Mais  moi,  j'aurais  dit  ut,  ut  dièse, 
ré,  ré  dièse,  mi,  fa,  fa  dièse,  sol,  sol  dièse,  la,  la  dièse,  si. 
Vous  en  êtes  pour  les  bémols  ;  moi  pour  les  dièses  :  voulez-vous 
m'ôter  mon  goût?  Et  pour  distribuer  le  travail  entre  mes  doigts, 
j'aurais  employé  d'abord  les  deux  premiers,  puis  les  trois  pre- 
miers, ensuite  les  quatre  premiers,  et  finalement  les  cinq. 

LE     DISCIPLE. 

Attendez  que  j'essaye...  Vous  avez  raison...  Cela  va  mieux... 
.Mais  voilà  un  petit  doigt  qui  reste  oisif  et  qui  n'en  est  pas  plus 
content. 

LE     MAÎTRE. 

On  ne  saurait  contenter  tout  le  monde. 

LE     DISCIPLE. 

Je  le  sais.  En  vous  sacrifiant  en  partie  ma  folie  pour  les 
bémols  et  vous  accordant  deux  touches  blanches  dièses,  ai-je 
pu  réussir  à  vous  satisfaire? 

LE    MAÎTRE. 

Je  suis  plus  accommodant  que  vous  ne  pensez.  Tenez,  voici 
comme  je  nomme  les  douze  sons  différents  de  l'octave. 

Ut,  si,  si  bémol,  la,  la  bémol,  sol,  sol  bémol,  fa,  vu',  mi 
bémol,  ré,  ré  bémol. 

LE    DISCIPLE. 

Cette  complaisance-là  ne  sera  pas  gratuite,  je  gage. 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  193 

LE    MAÎTRE. 

J'en  suis  pour  les  bémols  quand  je  descends,  et  pour  les 
dièses  quand  je  monte  ;  je  me  conforme  à  leur  caractère. 

LE    DISCIPLE. 

Et  point  du  tout  à  mon  goût  :  je  m'en  doutais. 

LE    MAÎTRE. 

Que  faites-vous  là? 

LE    DISCIPLE. 

J'essaye  l'octave  en  montant  et  nommant  les  sons  dièses;  et 
je  la  descends  en  les  nommant  bémols.  Voyez  si  je  doigte  à 
votre  gré. 

Utj  ut  dièse,  ré,  ré  dièse,  mi,  fa,  fa  dièse,  sol,  sol  dièse, 
la,  la  dièse,  si,  ut.  Ut,  si,  s?  bémol,  la,  la  bémol,  sol,  sol  bémol, 
fa,  mi,  mi  bémol,  ré,  ré  bémol,  at. 

Mais  si  dans  l'octave  diésée,  j'avais  dit  mi,  mi  dièse,  ou  fa  ; 
si,  si  dièse,  ou  at  ;  et  dans  l'octave  bémolisée,  si  j'avais  dit 
at,  at  bémol,  ou  si;  fa,  fa  bémol,  ou  mi;  qu'en  aurait-il  été? 

LE    MAÎTRE. 

Piien,  sinon  que  vous  eussiez  empiété  sur  ce  que  j'ai  à  vous 
dire  par  la  suite. 

LE    DISCIPLE. 

Et  quel  inconvénient  à  cela? 

LE    MAÎTRE. 

De  rompre  l'ordre  des  connaissances,  et  de  savoir  mal  pour 
vouloir  trop  apprendre  à  la  fois;  comme  il  arrive  aux  hommes 
faits.  Aussi  ne  sont-ils  jamais  aussi  sûrs  que  les  enfants  qui  se 
laissent  mener,  et  dans  la  tète  desquels  les  choses  n'entrent 
qu'à  temps.  Rien  ne  s'y  entasse,  ne  s'y  brouille  ;  tout  s'y  place 
à  l'aise.  Ils  sont  sans  impatience;  leur  ignorance  fait  leur  doci- 
lité. Vive  les  enfants  pour  un  maître  qui  possède  son  affaire, 
et  qui  a  de  la  méthode  :  avec  eux  pas  un  moment  de  perdu. 
L'homme,  qui  réfléchit  sans  cesse ,  au  contraire  vous  détourne 
de  votre  route  par  des  questions  anticipées.  Un  enfant ,  par 
exemple ,  saurait  à  présent  qu'on  pouvait  mieux  doigter  l'oc- 
tave. /Vu  lieu  de  bavarder,  comme  nous  venons  de  faire,  je  lui 
aurais  dit,  après  avoir  employé  en  descendant  les  quatre  pre- 
miers doigts,  prenez  deux  fois  les  deux  premiers,  puis  les  trois 
premiers,  ensuite  les  deux  premiers,  et  finissez  avec  le  pouce, 
xn.  13 


194  LEÇONS   DE    CLAVECIN 

LE    DISCIPLE. 

En  revanche,  il  ne  se  sérail  pas  avisé  d'exécuter  la  chose  à 
mesure  que  vous  l'auriez  dite,  comme  je  viens  défaire. 

r.  e   MAÎTRE. 

Je  m'en  serais  avisé  pour  lui. 

LE    DISCIPLE. 

Me  permettriez-vous  de  l'aire  les  deux  octaves  en  fa? 

LE    MAÎTRE. 

Non;  vous  nommerez  bien  les  sons,  je  n'en  doute  pas;  mais 
vous  voudrez  doigter  comme  en  ut,  et  vous  doigterez  mal. 
Croyez-moi,  restons  encore  un  peu  dans  l'octave  d'ut. 

LE    DISCIPLE. 

Je  m'y  résous;  mais  aune  condition. 

LE   MAÎTRE. 

Quelle? 

LE    DISCIPLE. 

Que,  pour  me  délasser,  vous  me  direz  d'où  naît  la  difficulté 
pour  les  chanteurs  d'exécuter  de  suite  tous  les  sons,  de  l'oc- 
tave; je  les  distingue  si  bien  à  l'oreille. 

LE    MAÎTRE. 

C'est  que  l'organe  est  forcé  de  se  prêter  successivement  à 
un  resserrement  en  montant,  et  à  une  dilatation  imperceptible 
en  descendant,  ce  qui  demande  un  long  exercice. 

LE     DISCIPLE. 

A  ce  compte,  il  devrait  être  plus  difficile  de  descendre  que 
de  monter  d'ut  à  si  ;  il  me  semble  pourtant  que  cela  n'est  pas. 

LE  M  v  in;  i:. 
Vous  avez  raison.  C'est  qu'à  la  construction  de  l'organe,  il 
faut  joindre  des  principes  physiques  sur  la  résonnance  des 
corps;  avoir  égard  à  la  distinction  du  son  et  du  bruit.  Si  VOUS 
écoutez  attentivement  un  instrument,  une  voix,  vous  apercevrez 
qu'il  en  est  du  son  comme  de  la  lumière;  et  qu'un  son,  ainsi 
qu'un  rayon,  est  un  faisceau  d'autres  sons  qu'on  appelle  ses 
harmoniques,  entre  lesquels  il  y  en  a  qui  affectent  l'oreille 
plus  fortement,  que  l'expérience  journalière  nous  a  rendus  plus 
familiers,  à  notre  insu,  et  qui  déterminent  l'organe  à  les  en- 
tonner après  le  son  principal  dont  ils  sont  les  harmoniques  et 
qu'on  appelle  le  générateur,  le  fondamental. 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  105 

LE    DISCIPLE. 

Quels  sont  les  harmoniques  d'ut  ? 

LE    MAÎTRE. 

C'est  son  octave  ut,  sa  quinte  sol,  sa  tierce  mi,  sa  quarte 
fa,  ou  plutôt  des  répliques  ou  octaves  aiguës  de  ces  sons. 

LE    DISCIPLE. 

Mais  si  n'est  pas  plus  l'harmonique  d'ut  en  descendant 
qu'en  montant? 

LE    MAÎTRE. 

11  est  vrai  ;  mais  dans  l'explication  de  ces  phénomènes  déli- 
cats, il  ne  faut  rien  négliger;  et  vous  voyez  ici  que  pour 
remonter  d'ut  à  si,  l'organe  est  forcé  de  passer  rapidement  de 
•son  état  naturel  à  un  état  de  contraction  considérable,  au  lieu 
qu'en  descendant  d'ut  à  si,  il  suffit  qu'il  se  prête  mollement  à 
une  dilatation  légère  qui  le  soulage. 

LE    DISCIPLE. 

En  conséquence,  se  soulageant  de  dilatations  légères  en  dila- 
tations légères,  on  devrait  se  plaire  à  descendre  les  douze  éche- 
lons de  l'octave,  car  pourquoi  serait-il  plus  pénible  de  se 
laisser  aller  d'ut  à  si,  que  de  si  bémol  à  la,  que  de  la 
bémol  à  sol? 

LE     MAÎTRE. 

La  peine  vient  des  repos;  éprouvez  et  vous  sentirez  que 
l'organe  veut  se  dilater  plus  promptement,  et  plus  que  la  peti- 
tesse des  intervalles  ne  le  comporte.  Mais  en  voilà  assez  et  trop 
sur  cette  question  qui  n'a  rien  de  commun  avec  le  but  de  nos 
leçons.  Concluez  seulement  de  ce  qufprécède  qu'en  général  les 
petits  intervalles  sont  plus  difficiles  à  faire  que  les  grands,  sur- 
tout de  suite.  Concluez  de  votre  propre  expérience  que  si  l'in- 
tonation interrompue  des  douze  sons  de  l'octave  vous  a  coûté, 
combien  il  vous  en  aurait  coûté  davantage  pour  chanter  en  la 
divisant  en  vingt-quatre  sons  moindres  de  la  moitié;  concluez 
qu'il  faut  plus  d'exercice  pour  les  entonner  en  montant  qu'en 
descendant,  ne  fût-ce  que  par  la  raison  qu'en  montant,  l'organe 
passe  à  un  état  forcé,  et  qu'en  descendant  il  revient  à  un  état 
naturel  ;  et  remarquez  que  les  douze  intervalles  égaux  de  l'oc- 
tave qu'on  appelle  semi-tons  se  réduisent  à  un  seul  intervalle 
de  six  tons,  et  n'oubliez  pas  que  de  tous  les  intervalles  de  l'oc- 


116  LEÇONS   DE   CLAVECIN. 

tave  ou  gamme,  c'est  celui  auquel  la  voix  se  prête  le  plus  aisé- 
ment. 

LE    DISC  i  pli:. 
La  Gamme!  qu'est-ce  que  ce  mot? 

LE     MAÎTRE. 

C'est  celui  par  lequel  on  désigne  la  succession  des  huit  notes 
soit  en  montant,  soit  en  descendant.  Ainsi,  ut,  ré,  mi,  fa,  sol, 
la,  si,  at  ;  ou  ut,  si,  la,  sol,  fa,  mi,  rc,  at,  est  la  gamme  dans 
l'octave  d'ut. 

LE     DISCTPLE. 

Et  sol,  la,  si,  ut,  ré,  mi,  fa,  sol;  sol,  fa,  mi,  ré,  at,  si,  la, 
sol,  est  la  gamme  de  sol. 

LE     MAÎTRE. 

Tout  doucement.  Si  au  lieu  de  vous  occuper  de  questions 
oiseuses  sur  le  son  et  sur  sa  nature,  vous  eussiez  examiné  la 
gamine  d'ut  de  plus  près,  vous  ne  m'auriez  pas  donné  sol,  la, 
si,  at,  rc,  mi,  fa,  sol,  pour  la  gamme  de  sol.  Est-ce  que  vous 
ne  voyez  pas?...  Mais  je  vois  que  le  jour  tombe,  qu'il  est  tard, 
et  qu'il  faut  que  je  vous  quitte. 

LE     DISCIPLE. 

Encore  un  moment. 

LE     MAÎTRE. 

Adieu,  adieu.  A  demain. 

LE     DISCIPLE. 

A  demain  donc. 


FIN     DE     LA      PREMIÈRE     LEÇON. 


DEUXIEME    DIALOGUE 


ET 


DEUXIÈME    LEÇON. 


LE   MAITRE   ET   LE   DISCIPLE. 

LE     DISCIPLE. 

En  dépit  de  votre  précepte,  je  me  suis  beaucoup  exercé. 

LE    MAÎTRE. 

Et  je  vous  en  loue.  Quand  je  montre  à  des  enfants,  j'emporte 
dans  ma  poche  la  clef  du  clavecin  ;  mais  je  la  laisse  aux  hommes 
de  votre  âge.  Vous  croyez  donc  que  nous  sortirons  aujourd'hui 
de  l'octave  d'ut. 

LE    DISCIPLE. 

Je  l'espère  un  peu.  Je  nomme  très-bien  les  treize  sons  qui 
la  composent;  je  les  exécute  assez  lestement,  soit  en  montant, 
soit  en  descendant  ;  et  je  le  prouve. 

LE    MAÎTRE. 

A  merveille.  Savez-vous  ce  que  vous  faites  là?  Du  Chroma- 
tique. 

le   disciple. 

Du  chromatique,  ma  sœur  ! 

le   maître. 
Le  genre  chromatique  est  celui  qui  procède  par  semi-tons. 

le   disciple. 
Faites-moi  faire  du  chromatique  :  je  le  trouve  aisé. 

LE     MAÎTRE. 

Si  vous  vous  rappeliez  ce  que  nous  avons  dit  des  intervalles 
plus  ou  moins  difficiles  à  exécuter,  vous  n'en  parleriez  pas  ainsi; 
vous  concevriez  au  contraire  que  la  voix  doit  le  redouter,  et 
l'oreille  s'en  effaroucher;  que  l'emploi  n'en  peut  être  que  rare, 
et  qu'il  exige  une  grande  délicatesse  de  goût. 


198  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

LE     DISCIPLE. 

Si  je  me  dépars  du  chromatique,  je  ne  saurai  plus  à  quel 
genre  de  musique  vous  me  mettrez. 

LE     MAÎTRE. 

A  aucun.  Nous  nous  occuperons  auparavant  des  huit  notes 
de  notre  gamme. 

LE    DISCIPLE. 

Attendez  un  moment. 

LE     MAI  TUE. 

De  quoi  s'agit-il? 

LE     DISCIPLE. 

D'une  petite  question  que  j'avais  à  vous  faire,  et  qui  me 
revient. 

LE    MAÎTRE. 

Point  de  question,  je  vous  en  supplie. 

LE     DISCIPLE. 

Ce  n'est  rien,  presque  rien  ;  et  nous  retournerons  tout  de 
suite  à  nos  moutons.  Ces  huit  notes  n'ont  que  sept  noms  qui 
leur  sont  communs  avec  d'autres  sons  tout  à  fait  différents  : 
par  exemple,  il  y  a  trois  ut.  Un  ut,  comment  dirai-je? 

LE    MAÎTRE. 

Naturel. 

LE    DISCIPLE. 

Un  ut  naturel,  un  ut  dièse,  un  ut  bémol  :  pourquoi  ces  trois 
ut  n'ont-ils  pas  trois  noms? 

I.  E     M  A  î  I  R  L: . 

Je  n'en  sais  rien. 

LE     DISCUTE. 

Vous  ne  voulez  pas  nie  l'apprendre? 

LE     MAÎTRE. 

Cela  se  peut. 

LE    DISCIPLE. 

\llons,  dites-le  moi. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  m'impatienteriez,  si  cela  se  pouvait.  C'est  que  l'octave 
s'est  formée  peu  à  peu,  qu'elle  s'est  enrichie  d'un  son  dans  un 
temps,  d'un  autre  son  dans  un  autre,  cl  que  quand  elle  a  eu 
ses  sept  sons  naturels,  par  respect  pour  l'antiquité,  on  a  mieux 
aimé  inventer  deux  signes  que  dix  nouveaux  noms. 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  199 

LE     DISCIPLE. 

La  commodité  de  l'art  y  a  peut-être  fait  autant  et  plus  que 
le  respect  de  l'antiquité. 

LE     MAÎTRE. 

Comme  il  vous  plaira.  Est-ce  là  tout? 

LE     DISCIPLE. 

Oui. 

LE    MAÎTRE. 

Je  puis  donc  continuer.  Nous  sommes  dans  l'octave  d'ut. 

LE     DISCIPLE. 

Vous  vous  vengez  :  toujours  en  ut. 

LE    MAÎTRE. 

Outre  les  noms  particuliers  de  chaque  note,  il  y  en  a  d'autres 
qui  marquent  leur  distance  de  la  première  note  de  l'octave  ou 
de  la  gamme,  et  quelquefois  leurs  caractères  ou  propriétés... 
Doucement...  Paix...  Point  de  question. 

La  première  note  ut  de  l'octave  ou  gamme  ut  s'appelle  Tonique. 

La  seconde  ré  s'appelle  Seconde. 

La  troisième        mi  Tierce  ou  médianle. 

La  quatrième       fa  Quarte  ou  sous- dominante. 

La  cinquième      sol  Quinte  ou  dominante. 

La  sixième  la  Sixte. 

La  septième        si  Septième  ou  sensible. 

La  huitième         ut  Octave. 

LE    DISCIPLE. 

Je  meurs  d'envie  de  vous  demander  la  raison  de  ces  nou- 
velles dénominations? 

LE     MAÎTRE* 

Et  quand  on  écrit  de  la  musique,  on  désigne  encore  ces  huit 
notes  par  les  chiffres  1,  "2,  3,  4,  5,  (5,  7,  8  qu'on  emploie  tous, 
excepté  le  chiffre  1  qui  indique  la  tonique,  et  qu'on  supplée  par 
le  chiffre  8;  en  revanche  l'unisson  à  l'octave  de  la  seconde  ré 
se  marque  par  le  chiffre  9. 

LE     DISCIPLE. 

Et  ainsi  de  suite  apparemment? 

LE     MAÎTRE. 

Et  comme  ce  son  ré  est  en  même  temps  seconde  de  la  pre- 
mière octave,  et  neuvième  de  l'octave  qui  suit,  on  confond 
souvent  la  seconde  avec  la  neuvième. 


200  LEÇONS  DE   CLAVECIN 

LE    DISCIPLE. 

Sans  inconvénient? 

LE    MAÎTRE. 

M'avez- vous  compris? 

LE     DISCIPLE. 

Je  le  crois.  Dans  la  gamme  d'ut,  mi  est  tierce,  sol  esl  quinte, 
fa  est  quarte,  la  est  sixte,  si  est  septième  ou  sensible,  ré  est 
seconde  ou  neuvième,  et  ?*/  est  tunique  ou  octave  de  la  tonique. 
Mais  la  raison  de  ces  noms? 

LE     MAÎTRE. 

Ces  huit  notes  de  la  gamme  sont  séparées  par  sept  inter- 
valles, qu'on  appelle  tons  ou  semi-tons.  L'intervalle  de  la  tierce 
mi  à  la  quarte  fa,  et  celui  de  la  septième  si  à  l'octave  ut,  sont 
de  semi-ton;  les  cinq  autres  d'ut  à  ré,  de  ré  à  mi,  de  fa  à  sol, 
de  sol  à  la,  de  la  ksi,  sont  d'un  ton,  me  suivez-vous? 

LE     DISCIPLE. 

Sans  peine. 

LE    MAÎTRE. 

Eh  bien,  monter  et  descendre  par  ces  intervalles  de  tons  et 
de  semi-tons,  c'est  faire  de  la  musique  ou  du  chant  dans  le  genre 
Diatonique. 

LE     DISCIPLE. 

Et  ces  mots  Dialoniqae,  Chromatique  ? 

LE     MAÎTRE. 

Vous  les  retiendriez  plus  aisément,   si   vous  en  saviez   la 

valeur. 

LE     DISCIPLE. 

11  est  vrai. 

LE     MAI T  R  !" . 

On  appelle  dans  la  gamme  d'il/,  la  note  principale,  la  pre- 
mière, celle  qui  règle  les  autres,  celle  à  laquelle  on  les  rapporte, 
tonique  ou  note  du  ton. 

LE     DISCIPLE. 

Ainsi  je  vois  que  le  mot  ton  a  deux  acceptions  :  il  signifie 
un  intervalle  tel  que  celui  d'il/  à  rè  ou  de  fa  à  sol,  et  il  est  de 
plus  synonyme  à  gamme.  Je  vois  encore  une  autre  chose. 

LE     MAÎTRE. 

Quelle  est-elle? 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  201 

LE     DISCIPLE. 

C'est  que  pour  me  dégoûter  des  questions,  vous  avez  pris  le 
parti  de  répondre  à  celles  que  je  ne  fais  pas,  et  de  ne  pas 
répondre  à  celles  que  je  fais. 

LE     MAÎTRE. 

Peut-être  que  oui.  Dans  la  gamme  d'ut,  on  appelle  la  quinte 
sol,  dominante,  parce  qu'entre  les  sons  harmoniques  du  corps 
sonore,  c'est  le  dominant,  celui  qu'on  discerne  le  plus  aisément; 
la  tierce  mi,  médiante,  parce  que  ce  son  est  moyen  entre  la 
dominante  et  la  tonique;  la  septième  si,  sensible,  parce  qu'elle 
indique,  fait  sentir,  prononce  le  ton. 

LE     DISCIPLE. 

Et  chromatique?  et  diatonique? 

LE     MAÎTRE. 

J'allais  vous  l'apprendre,  si  vous  ne  me  l'eussiez  pas  demandé. 

LE     DISCIPLE. 

Vous  êtes  cruel  et  ingrat,  car  vous  ne  sauriez  croire  combien 
de  questions  je  vous  sacrifie;  par  exemple,  comment  est-ce  que 
la  sensible  prononce  le  ton  ? 

LE     MAÎTRE. 

Diatonique,  c'est-à-dire  qui  procède  en  suivant  l'échelle  ou 
la  gamme  dos  tons  et  des  semi-tons  ;  chromatique,  c'est-à-dire 
qui  procède  par  teintes  ou  nuances. 

LE     DISCIPLE. 

J'entends;  c'est  une  métaphore  empruntée  de  la  peinture.  On 
a  pensé  que  dans  ce  genre  de  musique,  les  semi-tons  étaient  ce 
que  les  nuances  ou  teintes  rompues  étaient  en  peinture. 

LE     M  A  î  T R  E . 

Je  suis  de  votre  avis.  A  présent  êtes-vous  satisfait,  et  pour- 
riez-vous  parcourir  les  huit  notes  de  la  gamme  diatonique,  tant 
en  montant  qu'en  descendant? 

LE   DISCIPLE  exécute   cette   gamme,   et  dit  : 

Est-ce  cela? 

LE    MAÎTRE. 

Oui;  mais  vous  doigtez  mal.  Arrangez-vous  de  manière  que 
le  mouvement  des  mains  et  des  doigts  soit  commode  et  facile; 
et  songez  que  la  tonique  ut  doit  être  pour  le  pouce,  et  l'octave 
de  cet  ut  pour  le  petit  doigt. 


202  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

LE    DISCIPLE. 

Je  trouve  qu'en  employant  les  trois  premiers  doigts,  ensuite 
tous  les  cinq,  cela  ne  va  pas  mal. 

LE    MAÎTRE. 

Dans  l'octave  d'ut,  où  vous  descendrez  tout  aussi  commo- 
dément, en  faisant  aux  cinq  doigts  succéder  les  trois  premiers. 

LE     1)1  s  Cil' LE. 

J'ai  fait  travailler  la  main  droite  ;  il  s'agit  de  faire  travailler 
la  main  gauche. 

LE    MAÎTRE. 

Non,  non.  Arrêtez.  Le  doigté  de  l'une  n'est  pas  celui  de 
l'autre. 

LE     DISCIPLE. 

Et  la  différence  de  ces  doigtés,  quelle  est-elle? 

LE     .MAÎTRE. 

Voilà  deux  divisions  de  l'octave  constituant  deux  genres  de 
musique;  l'une  fournit  des  tons  entremêlés  de  semi-tons,  pour 
le  diatonique. 

LE    DISCIPLE. 

\ous  avez  un  singulier  tic!  aimer  mieux  revenir  sur  ce  que 
je  sais,  que  de  m'apprendre  ce  que  j'ignore! 

LE    MAI  IRE. 

L'autre  formée  de  semi-tons,  pour  le  genre  chromatique; 
mais  ne  pourrait-on  pas  supposer  l'octave  divisée  en  vingt- 
quatre  parties  ou  quarts  de  tons,  et  obtenir  un  troisième  genre? 

LE    DISCIPLE. 

Je  ne  m'en  soucie  pas.  L'usage  du  chromatique  doit  être 
rare  et  délicat,  à  ce  que  vous  m'avez  dit;  que  ferais-je  de  cet 
autre?  et  puis  il  me  faudrait  un  clavecin  où  les  moindres  inter- 
valles fussent  d'un  quart  de  ton. 

LE    MAÎTRE. 

Quoi!  vous  dédaignez  le  genre  enharmonique ï  Pensez  un 
moment  à  retendue  qu'il  donnerait  à  la  musique  et  à  la  multi- 
tude de  nuances  ou  teintes  qu'il  fournirait  au  chant. 

LE    DISCIPLE 

Et  que  m'importent  ces  avantages,  si  les  difficultés  croissent 
en  proportion  ! 

I.E    MAÎTRE. 

Ce  genre  n'est  pas   seulement  difficile;  il    est   impossible. 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  203 

C'est  une  affaire  de  pure  spéculation;  et  rien  n'est  plus  incer- 
tain que  les  anciens,  qui  ont  connu  l'enharmonique,  l'aient 
jamais  pratiqué. 

LE    DISCIPLE. 

Ah  !  monsieur,  ces  anciens  ont  été  de  terribles  gens;  et  de  ce 
que  nous  ne  pouvons  employer  l'enharmonique,  je  n'oserais  pas 
en  conclure  qu'ils  ne  l'ont  pas  fait. 

LE     MAÎTRE. 

11  n'est  pas  question  dans  la  pratique  d'apprécier  le  quart 
de  ton;  il  faut  encore  apprécier  les  intervalles  d'un  quart  de 
ton  à  un  autre  quart  de  ton  quelconque. 

le   disciple. 

11  est  vrai  ;  mais  laissons  cet  enharmonique,  puisqu'il  est 
inusité,  et  apprenez-moi  à  faire  la  gamme  diatonique  de  la  main 
gauche,  afin  que  je  puisse  essayer  un  air. 

LE  MAITRE. 

En  quel  ton?  En  ut? 

LE     DISCIPLE. 

Franchement,  vous  m'obligerez  de  me  tirer  de  ce  ton  d'ut. 

LE    MAÎTRE. 

Beaucoup? 

LE  DISCIPLE. 

Beaucoup. 

LE    MAÎTRE.  « 

Sachez  donc  que,  s'il  y  a  trois  genres  de  musique,  il  y  a 
aussi  trois  modes  dans  le  genre  diatonique. 

LE    DISCIPLE. 

Et  qu'est-ce  qu'un  mode? 

LE    MAÎTRE. 

Une  manière  d'être. 

LE   DISCIPLE. 

Quoi  !  il  y  aurait  trois  manières  d'être  en  ut.  Miséricorde, 
je  n'en  sortirai  jamais! 

LE    MAÎTRE. 

Il  faut  avoir  pitié  de  vous.  Mettez-vous  en  la,  et  faites-moi  la 
gamme...,  avec  le  même  doigté,  en  commençant  par  lu...  C'est 
cela...  Observez  que  les  semi-tons  on  changé  de  place.  En  ut,  ils 
étaient  de  la  tierce  à  la  quarte,  et  de  la  septième  à  l'octave  ;  ici, 
ils  sont  de  la  seconde  à  la  tierce,  et  de  la  quinte  à  la  sixte. 


20/»  LEÇONS    DE    CLAVECIN 

LE    DISCIPLE. 

Il  est  vrai. 

LE     MAÎTRE. 

Conservons  notre  doigté,  et  changeons  encore  une  fois  de 
tonique.  Faites  la  gamine,  en  commençant  par  le  mi...  Fort  bien. 

LE   ois  CI  PL  E. 

Autre  déplacement  des  semi-tons,  doni  l'un  se  trouve  de  la 
tonique  à  la  seconde,  mi,  fu,  et  l'autre,  de  la  quinte  à  la  sixte, 
si,  ut. 

LE    MAÎTRE. 

Ces  trois  manières  d'être,  ces  trois  gammes,  ces  trois  ordres 
ou  successions  des  mêmes  sons  constituent  trois  modes  diffé- 
rents qu'on  appelle  majeur,  mineur,  mixte. 

LE    DISCIPLE. 

Je  commence  à  me  brouiller  avec  le  genre  diatonique. 

LE    MAÎTRE. 

Pourquoi  cela?  .l'en  serais  fâché,  car  c'est  la  source  la  plus 
féconde  des   chants. 

LE    DISCIPLE. 

J'ignore  ses  prérogatives  :  mais  je  vois  qu'avec  les  semi-tons 
entrelacés  avec  des  tons,  il  complique  l'art;  il  engendre  ces 
trois  modes  qui  me  chiffonnent  par  la  multitude  des  difficultés 
qu'ils  me  promettent;  au  lieu  que  dans  l'octave  ou  gamme  par- 
tagée eu  douze  semi-tons  égaux,  quel  que  soit  le  son  que  je 
prenne  pour  tonique,  tout  reste  comme  il  était;  mais  ce  qui  esl 
fait  est  fait,  et  mon  souci  ne  changera  rien  à  la  chose.  Revenons 
donc  sur  ce  que  vous  venez  de  me  dire...  Dans  le  genre  diato- 
nique trois  modes... Gamme  eu  ut,  mode  majeur...  Gamme  en  la, 
mode  mineur... Gamme  en  mi,  mode  mixte. ..Gamme  en  ut  et  ma- 
jeure où  des  deux  semi-tons  l'un  est  placé  de  la  tierce  à  la  quarte, 
et  l'autre  de  la  septième  à  l'octave...  Gamme  en  la  et  mineure,  où 
des  deux  semi-tons  l'un  est  placé  de  la  seconde  à  la  tierce,  et 
l'autre  de  la  quinte  à  la  sixte...  Gamme  en  mi  et  mixte,  où  des 
deux  semi-tons  l'un  est  place  de  la  première  ou  tonique  à  la 
seconde,  et  l'autre  de  la  quinte  à  la  sixte...  Le  chromatique  n'a 
pas  cette  incommode  famille.  Mais  à  ce  que  je  vois,  nous  ne 
fatiguerons  guère  les  touches  blanches  qui  n'entrent  que  dans 
ce  dernier  genre. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  205 

LE    MAÎTRE. 

Vous  êtes  prompt  dans  vos  goûts,  dans  vos  dégoûts  et  dans 
vos  jugements. 

LE    DISCIPLE. 

Pas  trop;  au  reste  je  suis  conséquent.  Tenez,  me  voilà  dans 
le  mode  majeur  de  si.  Si,  ut,  ré,  mi,  fa,  sol,  la,  si,  en  mon- 
tant; si,  la,  sol,  fa,  mi,  ré,  ut,  si;  à  quoi  m'ont  servi  les  tou- 
ches blanches? 

LE    MAÎTRE. 

A  rien. 

LE    DISCIPLE. 

Convenez  donc  qu'à  moins  d'y  fourrer  du  chromatique,  elles 
resteront  oisives. 

LE    M  A î T  R  E . 

Vous  plairait-il  de  comparer  cette  gamme  en  majeur  de  si, 
telle  que  vous  venez  de  me  la  jouer,  avec  la  gamme  en  majeur 
Cl  ut,  telle  que  vous  la  connaissez? 

LE     DISCIPLE. 

Pardon,  monsieur,  pardon.  Je  suis  un  idiot.  Dans  le  mode 
majeur,  l'ordre  des  sons  est  un  ton  de  la  première  ou  tonique  à 
la  seconde;  un  ton  de  la  seconde  à  la  troisième  ou  tierce;  un 
semi-ton  de  la  troisième  ou  tierce  à  la  quatrième  ou  quarte  ; 
donc,  en  majeur  de  si,  il  faut  si,  ut  dièse,  ré  dièse,  mi. 

LE    MAÎTRE. 

Continuez. 

LE    DISCIPLE. 

En  majeur  d'ut,  un  ton  de  la  quatrième  ou  quarte  à  la  cin- 
quième, ou  quinte,  ou  dominante;  un  ton  de  la  cinquième,  ou 
quinte,  ou  dominante  à  la  sixième  ou  sixte;  un  ton  de  la  sixième 
ou  sixte  à  la  septième  ou  sensible;  un  semi-ton  de  la  septième 
ou  sensible  à  la  huitième  ou  octave.  Donc  en  majeur  de  si,  fa 
dièse,  sol  dièse,  la  dièse,  et  si,  et  l'octave  ou  gamme  en  majeur 
de  si... 

LE    MAÎTRE. 

En  majeur  de  si,  dans  le  mode  majeur  de  si,  dans  la  modu- 
lation majeure  de  si,  est  très-bien  dit,  et  non  en  si  majeur, 
comme  disent  communément  et  mal  les  musiciens,  car  si,  ni 
aucune  autre  note  n'est  majeure  ou  mineure. 


20G  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

LE    DISCIPLE. 

La  modulation  majeure  en  si,  est  si,  nt  dièse,  ré  dièse,  mi, 
fa  dièse,  sol  dièse,  la  dièse,  si.  Cinq  dièses  ou  touches  blan- 
ches, et  réparation  au  genre  diatonique  et  aux  touches  blanches. 
Je  tacherai  dorénavant  de  penser  avant  que  de  parler. 

LE    MAÎTRE. 

C'est  le  mieux,  quoique  ce  ne  soit  guère  l'usage. 

LE     DISCIPLE. 

Monsieur...  Un  air...  Un  petit  air  en  majeur  de  si,  avec  un 
peu  de  chromatique,  afin  que  je  m'exerce  aussi  sur  les  touches 
noires  ut,  ré,  fa,  sol,  lu. 

LE    MAÎTRE. 

Je  le  veux;  mais  choisissez  le  mode. 

LE    DISCIPLE. 

Dans  le  mixte...  Oui,  dans  le  mixte  :  J'aime  le  mélange. 

LE    MAÎTRE. 

Tandis  que  je  vais  rêver  à  votre  air;  de  votre  côté,  pratiquez 
ce  que  vous  avez  appris. 

LE     DISCIPLE. 

Allons...  Je  suis  en  majeur  de  si...  C'est  en  montant,  si,  ut 
dièse,  ré  dièse,  mi,  fa  dièse,  sol  dièse,  lu  dièse,  si.  C'est  en 
descendant,  si,  lu  dièse,  sol  dièse,  fu  dièse,  mi,  ré  dièse,  ul 
dièse,  si. 

LE    MAÎTRE. 

Fort  bien.  Vous  me  demandez  un  air  dans  le  mode  mixte, 
et  vous  occupez  mon  oreille  du  mode  majeur. 

LE    DISCIPLE. 

Apaisez-vous.  Me  voici  dans  la  modulation  mixte  de  si'... 
Mais  voyons  d'abord  l'ordre  et  la  marche  de  ce  mode...  lu 
semi-ton...  Un  ton...  Un  ton...  Un  semi-ton...  Un  ton...  I  n 
ton...  Un  ton...  mi,  /</,  sol,  la,  si,  ut,  ré,  mi..,  Si,  ut,  ré,  mi, 
fa  dièse,  sol,  lu,  si.  C'est  cela. 

LE    MAI  IRE. 

Toutes  les  notes  en  majeur  d'ut,  en  mineur  de  la,  en  mixte 
de  mi,  naturelles. 

LE    DISCIPLE. 

Vous  appelez  les  touches  noires,  notes  naturelles? 

LE    MAÎTRE. 

Non.   J'appelle  notes   naturelles   toutes  celles  qui  ne  sont 


ET    PRINCIPES   D'HARMONIE.  207 

affectées  ni  d'un  dièse,  ni  d'un  bémol.  Exemple  :  mi  dièse 
devient  pour  la  touche  un  fa;  ce  fa,  touche  noire,  n'est  plus  une 
note  naturelle  ;  c'est  une  note  dièse.  Ut  bémol  devient  pour  la 
touche  un  si;  ce  si,  touche  noire,  n'est  plus  une  note  natu- 
relle; c'est  une  note  bémol. 

LE    DISCIPLE. 

Voilà  qui  est  fort  bien  ;  mais  mon  air  ne  se  fait  pas,  et  je 
ne  sais  plus  ou  j'en  suis  de  ma  gamme...  Recommençons...  En 
montant,  si,  ut,  ré,  mi,  fa  dièse,  sol,  la,  si  ;  en  descendant,  si, 
la,  sol,  fa  dièse,  mi,  ré,  ut,  si...  Une  seule  touche  blanche... 
Mes  doigts  ont  plus  de  prise  sur  les  touches  noires...  Monsieur, 
écoutez  comme  je  me  tire  de  cette  gamme  en  mixte  de  si. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  m'interrompez.  Répétez  ces  modulations,  ce  qui  sera 
beaucoup  mieux  que  de  vous  entêter  de  la  fantaisie  de  jouer  un 
air. 

LE    DISCIPLE. 

Cherchez  toujours  mon  air,  tandis  que  je  m'exercerai  sur  le 
petit  clavier,  afin  de  vous  faire  moins  de  bruit...  En  si  mixte; 
non  en  mixte  de  si,  les  semi-tons  entre  la  première  et  la  seconde, 
et  entre  la  quinte  et  la  sixte...  En  majeur  d'ut,  les  semi-tons 
entre  la  tierce  et  la  quarte,  et  entre  la  septième  et  l'octave...  En 
mineur  de  la,  entre  la  seconde  et  la  tierce,  et  entre  la  quinte 
et  la  sixte...  Oui,  entre  la  quinte  et  la  sixte;  je  ne  me  trompe 
pas,  cela  fera  dans  la  modulation  mineure  d'ut;  ut,  ré,  ré  dièse. 

LE    MAÎTRE. 

Point  de  ré  dièse;  mais  mi  bémol. 

LE     DISCIPLE. 

La  raison? 

LE    MAÎTRE. 

C'est  que  dans  l'ordre  diatonique,  il  ne  faut  ni  omettre  une 
note  dans  la  gamme,  ni  répéter  la  même. 

LE     DISCIPLE. 

Vous  m'écoutez,  vous  n'êtes  donc  pas  à  mon  air? 

LE     MAÎTRE. 

Non,  non;  point  d'air;  je  n'y  ai  pas  même  pensé.  Mais  je 
me  suis  promis  de  vous  tirer  aujourd'hui  d'ut,  et  il  faut  que  je 
me  tienne  parole.  Suivez  votre  modulation  mineure  d'ut. 


208  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

LE     DISCIPLE. 

Si  les  autres  me  coûtent  autant  que  ce  maudit  ut,  je  ne  suis 
pas  à  la  fin  de  mes  peines...  Ut,  ré,  mi  bémol,  fa,  sol;  et 
puis...  Et  puis,  la,  si,  ut  ;  et  voilà  ma  gamme  trouvée...  Mais 
vous  hochez  de  la  tête.  Est-ce  que  ce  n'est  pas  cela?...  Non,  il 
fautque  la  quinte  ne  soit  distante  de  la  sixte  que  d'un  semi  -ton... 
C'est  en  montant,  ut,  ré,  mi  bémol,  fit,  sol,  sol  dièse;  non,  lu 
bémol,  si  bémol,  ut.  Et  en  descendant,  ut,  si  bémol,  lu  bémol, 
soL  fa,  mi  bémol,  ré,  ut.  El  vous  allez  voir  comme  je  vous  expé- 
dierai cette  gamme. 

LE     MAÎTRE. 

Doucement,  doucement...  Comparons  un  peu  la  modulation 
majeure  avec  la  modulation  mineure:  qui  sait  si  nous  n'en 
déduirons  pas  quelque  propriété  générale  qui  nous  servira? 

LE     DISCIPLE. 

J'écoute.  Voici  du  nouveau. 

LE     MAÎTRE. 

La  tonique  ut,  la  seconde  ré,  la  quarto  fa,  la  quinte  sol  et 
l'octave  ut  ne  changent  point  dans  les  deux  modulations.  La 
tierce,  la  sixte  et  la  septième  suivent  seules  la  loi  du  mode  auquel 
elles  appartiennent.  Ainsi  dans  la  modulation  majeure  d'ut,  la 
tierce  est  mi;  dans  la  modulation  mineure,  mi  bémol.  En  majeur 
la  sixte  est  la;  en  mineur,  la  bémol.  En  majeur  la  septième  est 
si;  en  mineur,  si  bémol;  c'est-à-dire,  ces  trois  intervalles  d'un 
semi-ton  plus  grave  en  mineur  qu'en  majeur,  lirez  vous-même 
la  conclusion. 

LE     DISCIPLE. 

Je  vous  ai  prévenu  que  j'étais  un  peu  obtus;  et  la  preuve 
c'est  que  je  ne  conclus  rien. 

LE     MAÎTRE. 

Cependant  il  s'ensuit  évidemmenl  qu'il  y  a  trois  bémols  de 
plus  en  mineur  qu'en  majeur. 

LE     DISCIPLE. 

Sans  exception? 

LE    MAÎTRE. 

Sans  exception. 

LE    DISCIPLE. 

Et  s'il  y  a  cinq  bémols  dans  une  modulation  majeure,  il  y 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  209 

en  aura  huit  dans  la  même  modulation  mineure?  Celanese  peut, 
il  n'y  a  que  sept  notes. 

LE    MAÎTRE. 

Après?  Est-ce  qu'une  de  ces  notes  ne  peut  pas  être  double 
bémol  ? 

LE    DISCIPLE. 

Un  exemple,  s'il  vous  plaît. 

LE     MAÎTRE. 

En  voici  un  fort  simple.  Vous  conviendrez,  je  crois,  qu'en 
majeur  d'ut  bémol,  toutes  les  notes  de  l'octave  ou  gamme  sont 
bémols. 

LE     DISCIPLE. 

Sans  doute  ;  car  puisqu'on  suppose  la  tonique  ut  baissée  d'un 
semi-ton,  il  faut,  pour  que  la  gamme  reste  la  même,  que  les 
six  autres  notes  soient  baissées  d'un  semi-ton. 

LE     MAÎTRE. 

Nous  aurons  donc  en  majeur  d'ut  bémol,  sept  bémols. 
Ut  bémol,  ré  bémol,   mi  bémol,  fa  bémol,  sol  bémol,  la 
bémol,  si  bémol ,  ut  bémol.  Et  en  mineur  d'ut  bémol  ? 

LE     DISCIPLE. 

Vous  avez  raison;  la  tierce,  la  sixte  et  la  septième  seront 
double  bémol. 

LE    MAÎTRE. 

Donc  :  ut  bé,  ré  bé,  mi  bb,  fa  b,  sol  b,  la  bb,  si  bb;  dix 
bémols. 

LE     DISCIPLE. 

Monsieur. 

LE    MAÎTRE. 

Qu'est-ce  qu'il  va? 

LE     DISCIPLE. 

Je  crois  que  nous  ferions  bien  de  fermer  le  clavecin  ,  et  d'en 
rester  où  nous  en  sommes. 

LE    MAÎTRE. 

Pourquoi? 

LE     DISCIPLE. 

C'est  que  cet  art  excède  de  beaucoup  l'étendue  de  mon 
esprit.  Comment?  Si  l'on  me  propose  de  préluder  en  majeur  d'ut 
double  bémol,  me  voilà  embarqué  dans  quatorze  bémols;  et  en 

XII.  \k 


210  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

mineur   d'ut  double  bémol,  dans  dix-sepl  bémols;  quelle  tète 
pourrait  y  su  (lire? 

LE     MAÎTRE. 

La  vôtre. 

LE     DISCIPLE. 

Vous  lui  faites  trop  d'honneur. 

LE  MAÎTRE. 

11  y  a  un  petit  escamotage,  qui  n'est  rien;  dont  je  vous 
instruirai,  quand  il  en  sera  temps,  et  qui  vous  débarrassera  de 
tout  ce  fatras  de  dièses  et  de  bémols.  Vous  pourriez  le  deviner. 

LE     01  SC  II' LE. 

J'entends  passablement  ce  qu'on  me  dit;  mais  je  ne  devine 
rien. 

LE    MAÎTRE. 

Continuons  donc. 

LE    DISCIPLE. 

J'y  consens;  mais  vous  me  promettez... 

LE    MAÎTRE. 

Oui,  je  vous  promets,  je  vous  jure  tout  ce  qu'il  vous  plaira. 
Mais  retenez  que  dans  l'octave  ou  la  gamme,  la  tierce,  la  sixte 
et  la  septième  sont  majeures  ou  mineures;  et  sachez  que  la  sep- 
tième en  majeure  s'appelle  aussi  septième  .superflue,  et  en 
mineur,  simplement  septième. 

LE     DISCIPLE. 

Et  qu'est-ce  d'être  majeur  ou  mineur? 

LE    MAÎTRE. 

De  quoi  parlez-vous?  Du  ton?  Je  vous  l'ai  dit.  Des  inter- 
valles? Un  intervalle  est  majeur,  lorsque  dans  une  gamme  il  ;i 
la  même  étendue  que  dans  la  modulation  majeure  d'ut  •  il  est 
mineur,  lorsqu'il  a  un  semi-ton  de  moins  que  dans  la  même 
gamme  majeure  d'ut. 

LE    DISCIPLE. 

Et  s'il  avait  un  semi-ton  de  plus,  ou  deux  semi-tons  de  moins 
que  dans  cette  modulation,  comment  l'appellerait-on? 

LE    MAÎTRE. 

Et  voilà  les  questions  qui  reviennent.  Ainsi  l'intervalle  d'une 
tierce  majeure  est  de  deux  tons,  ut  mi  ;  d'une  tierce  mineure, 
d'un  ton  et  demi,  ut  mi  bémol;  d'une  sixte  majeure,  de  quatre 
tons  et  demi,  ut  la;  d'une  sixte  mineure,  de  trois  tons  et  de  deux 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  211 

semi-tons,  ou  de  quatre  tons,  ut  la  bémol;  d'une  septième 
majeure  ou  superflue,  de  cinq  tons  et  demi,wZ  si;  d'une  septième 
mineure  ou  simple,  de  quatre  tons  et  deux  semi-tons,  ou  cinq 
tons,  ut  si  bémol.  De  la  sensible  à  l'octave,  il  n'y  a  jamais  qu'un 
semi-ton.  A  présent,  vous  pouvez  examiner  seul  la  -modulation 
mixte. 

LE    DISCIPLE. 

D'abord  il  faut  se  la  rappeler;  mi,  fa,  sol,  la,  si,  ut,  ré,  mi. 
Un  demi-ton,  trois  tons,  un  demi-ton,  deux  tons;  et  en  ui,  ut, 
ut  dièse...  Non,  il  ne  faut  pas  nommer  deux  fois  la  même  note 
dans  le  genre  diatonique...  Ut,  ré  bémol,  mi  bémol,  fa,  sol... 
Je  vais  d'abord  jusqu'à  la  quinte;  là,  je  reprends  haleine... 
Ensuite,  la  bémol,  si  bémol,  ut...  Et  la  gamme  entière,  ut,  rè 
bémol,  mi  bémol,  fa,  sol,  la  bémol,  si  bémol,  ut,  en  montant; 
ut,  si  bémol,  la  bémol,  sol,  fa,  mi  bémol,  ré  bémol,  ut,  en  des- 
cendant. 

LE    MAÎTRE. 

Ainsi  la  tonique  ut,  la  quarte  fa,  la  quinte  sol,  et  l'octave 
ut,  immuables  en  mixte,  comme  en  majeur  et  en  mineur.  La 
tierce,  la  sixte  et  la  septième,  comme  en  mineur  ;  la  seconde 
seule,  en  ne  s'éloignant  de  la  tonique  que  d'un  semi-ton,  le 
caractérise  et  le  distingue  du  majeur  et  du  mineur.  La  seconde 
en  mixte,  étant  d'un  semi-ton  plus  grave  qu'en  majeur  et  en 
mineur,  concluez. 

LE     DISCIPLE. 

Que  je  conclue?  à  tout  hasard,  je  conclus  que...  une  gamme, 
un  ton,  une  modulation  quelconque  ayant  trois  bémols  de  plus 
en  mineur  qu'en  majeur,  la  modulation  mixte  en  aura  quatre  de 
plus  qu'en  majeur. 

LE    MAÎTRE. 

C'est  cela.  Récapitulons.  Vous  savez  parcourir  l'octave  d'ut 
chromatique  et  son  octave  diatonique  suivant  les  trois  modes, 
majeur,  mineur  et  mixte.  La  différence  de  ces  trois  manières  de 
moduler  vous  est  connue.  Les  dénominations  différentes  des  huit 
notes  de  la  gamme  vous  sont  familières.  Il  me  reste  à  vous  parler 
des  noms  qu'on  donne  aux  treize  sons  de  l'octave  chromatique. 

De  ces  treize  sons,  il  y  en  a  huit  de  communs  à  l'échelle  dia- 
tonique, et  à  celle-là;  et  on  les  appelle  de  même. 


212  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

Dans  l'octave  chromatique  d'ut,  le  son  qui  est  au-dessus  de 
la  tonique  ou  le  ré  bémol,  s'appelle  neuvième  diminuée. 

Le  son  qui  est  au-dessus  de  la  seconde  rê,  s'appelle  seconde 
superflue,  s'il  est  pris  pour  ré  dièse  ;  et  tierce  mineure,  s'il  est 
pris  pour  mi  bémol. 

Le  son  qui  est  au-dessus  de  la  quarte,  s'appelle  quarte  super- 
flue ou  triton,  s'il  est  pris  pour  /'//  dièse;  et  fausse-quinte,  s'il 
est  pris  pour  sol  bémol. 

Le  son  qui  est  au-dessus  de  la  quinte,  s'appelle  quinte  super- 
flue, s'il  est  pris  pour  sol  dièse;  et  sixte  mineure,  s'il  est  pris 
pour  la  bémol. 

Le  son  qui  est  au-dessus  de  la  sixte,  s'appelle  sixte  super- 
fluc,  s'il  est  pris  pour  la  dièse;  et  septième,  s'il  est  pris  pour 
si  bémol. 

La  sixte  la  se  prend  aussi  pour  si  double  bémol  ;  et  alors  ce 
son  double  bémol  s'appelle  septième  diminuer. 

Je  vous  ai  dit  comment  on  indiquait  par  des  chiffres  les  huit 
notes  de  la  gamme    diatonique  ;   je  vais  vous  dire  à  présent... 

LE     DISCIPLE. 

Un  moment,  s'il  vous  plaît.  Pourquoi  le  son  qui  est  au-dessus 
de  la  tonique  ///,  qui  peut  être  ut  dièse  ou  rê  bémol,  n'a-t-il 
pas  aussi  deux  noms? 

LE     MAÎTRE. 

Voilà  une  demande  faite  à  propos,  et  qui  sera  répondue.  En 
quelle  octave  sommes-nous? 

LE     DISCIPLE. 

En  ut. 

LE     MAÎTRE. 

Si  cet  ut  pouvait  être  dièse,  nous  n'y  serions  plus  ;  donc  il 
ne  peut  avoir  deux  dénominations. 

LE     DISCIPLE. 

Cela  est  juste. 

LE      M  \  ÊTRE. 

Voici  les  caractères  et  les  chiffres  dont  on  se  sert  pour  dési- 
gner les  treize  sons  de  la  gamme  chromatique. 

Le  premier  se  désigne  par  un  J  ou  par  un  S 1   ou  8. 

Le  second  par  un  9  barré ;>. 

Le  troisième  par  un  2  ou  par  un  9 2  ou  0. 


Le   septième 


Le  neuvième 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  213 

1  par  un  2  suivi  d'un  dièse.    .    . 
par  un  2  suivi  d'une  croix.  .    . 

par  un  3 

Le  qutarième     (  par  un  3  précédé  d'un  bémol.  . 
par  un  3  précédé  d'un  bécarre. 

par  un  bémol 

par  un  bécarre 

!par  un  3 
par  un  3  précédé  d'un  dièse.  . 
par  un  dièse 

Le  sixième  par  un  h 

par  un  h  suivi  d'un  dièse.  .  . 
par  un  h  suivi  d'une  croix  .    . 

par  un  h  barré 

par  un  5  barré 

Le  huitième  par  un  5 

par  un  5  suivi  d'un  dièse..  .  . 
par  un  5  suivi  d'une  croix.  .    . 

par  un  6 

par  un  6  précédé  d'un  bémol.  . 

par  un  6 

par  un  6  précédé  d'un  dièse.  . 
par  un  6  précédé  d'une  croix  . 

par  un  7  barré 

par  un  6  suivi  d'un  dièse.  .  . 
par  un  6  suivi  d'une  croix.  .    . 

par  un  7 

par  un  7  précédé  d'un  bémol    . 
(  par  un  7  suivi  d'un  dièse   .    . 
(  par  un  7  suivi  d'une  croix   ...     7  + 
Le  treizième  par  un  8 8 

LE    DISCIPLE. 

Quelle  forêt  de  signes!  Quand  me  seront-ils  familiers? 

LE     MAÎTRE. 

J'expose  les  difficultés;  c'est  la  pratique  et  le  temps  qui  les 
lèvent.  Tous  les  sons  qui  font  avec  la  tonique  des  intervalles 
superflus  sont  suivis  d'un  dièse  ou  d'une  croix;  d'un  dièse,  s'ils 
sont  en  même  temps  notes  dièses  ;  comme  clans  l'octave  chro- 
matique d'ut,  la  quinte  superflue  sol  dièse;  d'une  croix,  s'ils 


Le  dixième 


Le  onzième 


Le  douzième 


28 
2+ 
3 

b3 

3 

S 
h 

4# 


4 
5 
5 

5* 
5+ 

6 

t>6 

6 
36 
+6 

7 

63 
6+ 

7 

ï>7 

n 


214  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

sont  notes  naturelles  ;  comme  la  septième  superflue  si,  dans  la 
même  octave. 

LE     DISCIPLE. 

Pourquoi  tant  de  signes  pour  treize  sons?  Treize  n'auraient- 
ils  pas  été  suffisants? 

LE      MAÎTRE. 

Non.  Ce  nombre,  qu'on  pourrait  à  la  vérité  diminuer,  est  la 
suite  nécessaire  du  double  emploi  d'un  même  son.  Dans  l'oc- 
tave chromatique  d'ut,  le  son,  qui  est  au-dessus  de  la  quarte, 
peut-être  ou  fa  dièse  ou  sol  bémol. 

LE     DISCIPLE. 

Qu'importe,  puisque  c'est  la  même  touche  de  mon  clavier, 
le  même  son. 

LE     MAÎTRE. 

11  importe  si  fort  que,  selon  le  nom  qu'on  lui  donne,  il 
appartient  à  telle  ou  telle  modulation,  il  dérive  de  telle  ou  telle 
harmonie;  l'accord  qu'il  portera  sera  différent;  il  sera  le  con- 
ducteur à  certaines  routes,  et  que  c'est  à  ce  nom  que  je  recon- 
naîtrai le  compositeur  par  principe  et  le  compositeur  de  routine  : 
mais  vous  m'avez  fait  enfreindre  un  serment. 

LE     DISCIPLE. 

Un  serment! 

LE     MAÎTRE. 

Oui  ;  celui  de  ne  jamais  dire  à  mon  élève  ce  qu'il  n'est  pas 
en  état  d'entendre.  Avez-vous  compris  quelque  chose  à  ce  que  je 
viens  de  vous  répondre?  Non?  Il  était  donc  inutile  que  je  vous 
répondisse.  Revenons  à  la  raison  des  autres  signes.  Le  quatrième 
son  de  l'octave  chromatique  en  a  sept. 

LE     DISCIPLE. 

Enrayons  ici,  de  grâce;  ma  pauvre  tète  se  perd  là-dedans. 
Je  m'en  tiendrai  pour  le  momenl  à  exécuter  ces  treize  sons 
chromatiques,  de  la  main  droite  ;  à  moins  que  vous  ne  fussiez 
assez  honnête  pour  m'en  apprendre  le  doigté  de  la  main 
gauche. 

LE     MAÎTRE. 

Si  j'ai  cette  complaisance,  j'eu  exigerai  une  autre. 

LE     DISCIPLE. 

Dites? 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  215 

LE     MAÎTRE. 

C'est  de  faire  avec  moi  une  petite  tournée  dans  les  octaves 
de  la  et  de  mi. 

LE     DISCIPLE. 

Volontiers. 

LE    MAÎTRE. 

Remarquez  que  les  notes  de  la  modulation  mineure  en  la 
sont  toutes  naturelles,  ainsi  que  celles  de  la  modulation  majeure 
en  at. 

Que  les  huit  notes  de  la  modulation  mixte  en  mi  sont  aussi 
toutes  naturelles. 

Que  cette  qualité  commune  à  ces  trois  modulations  les  a 
fait  appeler  relatives. 

Que  la  modulation  mineure  en  la  est  d'un  ton  et  demi,  ou 
d'une  tierce  mineure  plus  grave  que  sa  relative  majeure  ut. 

Que  la  modulation  mixte  en  mi  est  de  deux  tons,  ou  d'une 
tierce  majeure  plus  aiguë  que  sa  relative  majeure  ut. 

Que  les  relatives,  mineure  la  et  mixte  mi,  sont  éloignées 
d'un  intervalle  de  quinte;  car  mi  est  la  dominante  de  la. 

Que  vous  n'avez  exécuté  en  la  que  la  modulation  mineure 
et  que  ce  son  a  ses  modulations  majeure  et  mixte. 

LE     DISCIPLE. 

Je  conçois;  et  ce  sont  ces  deux  dernières  modulations  en  la 
que  vous  me  demandez  ;  il  est  aisé  de  vous  contenter. 

En  majeur  d'ut,  deux  tons,  un  demi-ton,  un  ton  ;  donc  en 
majeur  de  la;  la,  si,  ut  dièse,  ré,  mi. 

En  majeur  d'ut,  depuis  la  quinte  jusqu'à  l'octave,  deux  tons 
et  un  semi-ton.  Donc,  en  majeur  de  la,  fa  dièse,  sol  dièse,  la. 

Et  en  montant,  la,  si,  ut  dièse,  ré,  mi,  fa  dièse,  sol  dièse,  la. 

En  descendant,  la,  sol  dièse,  fa  dièse,  mi,  ré,  ut  dièse,  si,  là. 

Pas  plus  d'embarras  pour  la  modulation  mixte  en  la. 

En  montant,  la,  si  bémol,  ut,  ré,  mi,  fa,  sol,  la. 

En  descendant,  la,  sol,  fa,  mi,  ré,  ut,  si  bémol,  la. 

LE    MAÎTRE. 

Et  cela  ne  vous  dit-il  rien? 

LE     DISCIPLE. 

Attendez...  Oui...  Cela  me  dit  que  la  modulation  majeure  a 
trois  dièses  déplus  que  la  modulation  mineure  ;  cela  est  évident, 


216  LEÇONS    DE    CLAVECIN 

puisque  la  tierce,  la  sixte  et  la  septième  sont  d'un  demi-ton 
plus  aiguës  en  majeur  qu'en  mineur. 

LE     MAÎTRE. 

Bien  vu. 

LE     DISCIPLE. 

Laissez-moi  aller  en  mi\  la  modulation  mineure  en  mon- 
tant est  mi,  fa  dièse,  sol,  la,  si,  ut,  ré,  mi;  en  descendant, 
mi,  ré,  ut,  si,  la,  sol,  /«dièse,  mi. 

Sa  gamme  majeure  est  mi,  fa  dièse,  sol  dièse,  la,  si,  ni 
dièse,  ré  dièse,  mi,  en  montant  ;  mi,  ré  dièse,  nt  dièse,  si,  la, 
sol  dièse,  fa  dièse,  mi,  en  descendant. 

Donc,  la  modulation  mineure  a  un  dièse  de  plus  que  la  mixte. 

LE     MAÎTRE. 

Donc,  la  mixte  enchérit  sur  la  mineure  en  bémols,  et  la  mi- 
neure en  dièses  sur  la  mixte.  Donc,  si  la  modulation  majeure  a 
un  bémol,  la  mineure  du  même  son  en  aura  quatre,  et  la 
mixte  cinq. 

LE     DISCIPLE. 

Donc,  si  la  modulation  mixte  a  un  dièse,  la  modulation  mi- 
neure du  même  son  en  aura  deux,  et  la  majeure  cinq.  Qu'en 
dites-vous? 

LE     MAÎTRE. 

Que  vous  vous  arrêtez  tout  court,  ou  que  vous  galoppez. 
Puisque  vous  voilà  parti,  faites-moi  la  modulation  majeure 
de  sol. 

LE     DISCIPLE. 

Sol,  la,  si,  ut,  ré,  mi,  fa  dièse,  sol,  en  montant. 
Sol,  fa  dièse,  mi,  ré,  ut,  si,  la,  sol,  en  descendant. 
J'aime  cette  modulation  :  elle  n'a  qu'un  dièse,  qu'une  touche 
blanche. 

LE     MAÎTRE. 

Et  qu'aura-t-elle  en  mineur,  cette  modulation  qui  vous 
plaît?  Des  dièses?  Des  bémols?  Et  combien? 

LE     DISCIPLE. 

Attendez,  il  faut  que  je  raisonne...  Toute  modulation  mineure 
a  trois  bémols  de  plus  que  la  majeure  du  même  nom...  Ces  trois 
bémols  tombent  sur  la  tierce,  la  sixte  et  la  septième...  Il  s'agit 
de  sol...  La  tierce  si  sera  bémol,  la  sixte  mi  sera  bémol,  la  sep- 
tième fa  sera  bémol...  Mais  en  majeur,  ce  fa  est  dièse...  Le 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  217 

bémol   détruira   le  dièse.   Le  fa  deviendra  naturel;  et  en   sol 
mineur,  il  y  aura  deux  bémols;  donc  en  sol  mixte,  trois. 

LE     MAÎTRE. 

Grand  logicien  ! 

LE     DISCIPLE. 

Ne  plaisantez  pas  ;  je  vous  assure  que  ces  combinaisons-là 
ont  leur  difficulté.  Sept  notes  naturelles,  sept  notes  dièses,  sept 
notes  bémols;  et  trois  modes. 

LE     MAÎTRE. 

Et  la  modulation  mineure,  la  modulation  mixte  relatives  à  la 
majeure  de  sol,  quelles  sont-elles? 

LE     DISCIPLE. 

Nous  savons  que  la  mineure  est  d'une  tierce  mineure  plus 
grave  que  la  majeure:  donc  la  modulation  mineure  relative  de 
la  majeure  de  sol  est  celle  de  mi,  qui  n'aura  qu'un  dièse,  non 
plus  que  la  majeure  de  sol  :  nous  savons  que  la  mixte  relative 
est  d'une  tierce  majeure  plus  aiguë  que  la  majeure  ;  donc  cette 
mixte  sera  si.  En  vérité,  je  prends  courage. 

LE     MAÎTRE. 

Jusqu'à  la  première  difficulté  qui  se  présentera. 

LE     DISCIPLE. 

Déjà  je  connais  trois  modulations  relatives  naturelles  ;  trois 
modulations  relatives  avec  un  dièse;  je  parcours  l'octave  d'ut 
diatoniquement  suivant  les  trois  modes;  je  suis  sublime  dans 
les  octaves  de  ///,  de  sol  et  de  si;  je  me  tire  des  modulations 
majeure  et  mixte;  ce  que  j'exécute  dans  quelques  octaves,  je 
puis  l'exécuter  en  toutes.  Je  ne  parle  pas  de  l'octave  chroma- 
tique d'ut;  vous  en  penserez  de  mon  caractère  ce  qu'il  vous 
plaira,  mais  j'ai  pris  en  dédain  un  genre  hérissé  de  noms  et  de 
signes.  Par  quelle  octave  voulez-vous  à  présent  que  je  poursuive 
mes  excursions  diatoniques? 

LE     MAÎTRE. 

Voilà  une  belle  ardeur  dont  il  faut  se  presser  de  profiter. 

LE     DISCIPLE. 

Se  presser  n'est  pas  obligeant. 

LE     MAÎTRE. 

Ne  vous  fâchez  pas  d'une  plaisanterie  qui  sera  suivie  d'un 
service  important.  Soyez  soulagé  du  mode  mixte. 


218  LEÇONS    DE    CLAVECIN 

LE     DISCIPLE. 

Ha,  ce  pauvre  mode  mixte  ! 

LE     MAÎTRE. 

Oui,  je  le  supprime;  et  pour  que  le  mode  mineur  n'ait  rien 
de  commun  avec  ce  monstre  moderne,  je  donne  une  note  sen- 
sible au  premier...  Mais  sérieusement,  est-ce  que  vous  boudez? 

LE     DISCIPLE. 

Et  mon  temps,  et  ma  peine... 

LE     MAÎTRE. 

Et  la  mienne  que  je  ne  regrette  pas?  Comment!  vous  vous 
révoltez  contre  le  genre  chromatique,  et  vous  ne  pouvez  souffrir 
que  je  fasse  main  basse  sur  le  mode  mixte! 

F.  E     DISCIPLE. 

La  modulation  mineure  de  la  sera  donc  en  montant,  la,  si, 
ut,  rl\  mi,  fa,  sol  dièse,  la;  et  en  descendant? 

LE     MAÎTRE. 

Tous  les  sons  naturels,  et  vous  direz,  la,  sol,  fa  mi,  ré,  vl, 
si,  la. 

LE     DISCIPLE. 

Cette  marche  du  mineur  en  montant  est-elle  bien  selon  la 
loi  du  genre  diatonique?  Au  lieu  d'aller  par  tons  et  semi-tons. 
sauter  à  la  sensible  par  un  ton  et  demi;  cela  est  singulier.  Et  la 
raison  de  cette  singularité? 

LE    MAÎTRE. 

La  meilleure  que  je  sache,  c'est  que  l'organe  s'en  accom- 
mode, et  qu'il  y  a  quelque  principe  physique  de  son  indulgence 
qu'on  découvrira  peut-être  un  jour.  Le  croyez-vous  plus  secret 
que  celui  de  l'intonation  naturelle  de  la  quinte,  de  la  tierce  et 
de  la  quarte  de  l'octave? 

LE     DISCIPLE. 

Vous  m'avez  déjà,  dit  quelque  chose  de  cette  prédilection  de 
la  voix  ;  mais  je  ne  m'en  rappelle  plus  rien  ;  un  mot  seulement 
qui  me  reinette  sur  la  voie. 

LE     MAÎTRE. 

Tout  corps  sonore,  outre  son  propre  son,  en  fait  encore 
résonner  sensiblement  deux  autres  plus  aigus,  l'un  à  la  quinte 
au-dessus  de  son  octave;  l'autre  à  la  tierce  majeure  au-dessus 
de  sa  double  octave. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  219 

LE     DISCIPLE. 

Qu'on  appelle  ses  harmoniques. 

LE     MAÎTRE. 

Le  premier  fait  une  douzième,  et  l'autre  une  dix-septième 
avec  le  corps  sonore. 

LE     DISCIPLE. 

Quoi!  quand  je  touche  le  second  ut  de  mon  clavier,  le  qua- 
trième sol  et  le  quatrième  mi  résonnent? 

LE    MAÎTRE. 

Et  en  rapprochant  ces  deux  sons  de  leur  générateur,  en  les 
prenant  au  grave,  on  a  la  quinte  et  la  tierce,  deux  sons  que  la 
tonique  détermine,  et  qui  préoccupent  presque  en  naissant  nos 
oreilles. 

Le  même  ut  fait  frémir  sa  quinte  au  grave,  et  cette  quinte, 
prise  à  l'aigu  et  rapprochée  du  générateur,  est  la  quarte  fa. 

Ainsi  dans  ce  cortège  de  sons,  que  la  nature  associe  à  la 
résonnance  de  tout  corps,  et  qui  l'accompagnent  à  plus  ou 
moins  de  distance... 

LE     DISCIPLE. 

Les  plus  familiers  pour  l'oreille  et  les  plus  faciles  pour  la 
voix  sont  l'octave  ut  ut,  la  quinte  ut  sol,  la  tierce  ut  mi,  la 
quarte  ut  fa. 

LE     MAÎTRE. 

D'où  il  s'ensuit  que  toutes  les  notes  naturelles,  ut,  ré,  mi, 
fa,  sol,  la,  excepté  si,  produisent  pour  leur  quinte  des  notes 
naturelles. 

LE     DISCIPLE. 

Pourvu  que  cela  soit  aussi  vrai  que  facile  à  entendre.  La 
quinte  de  si  est  le  fa  dièse. 

LE     MAÎTRE. 

Que  toutes  les  notes  naturelles,  excepté  le  fa,  ont  aussi  des 
notes  naturelles  pour  quarte. 

LE     DISCIPLE. 

En  effet  la  quarte  de  fa  est  le  si  bémol. 

LE     MAÎTRE. 

Que  le  fa  dièse  a  pour  quinte  Yut  dièse. 
Que  Yut  dièse  a  pour  quinte  le  sol  dièse. 
Le  sol  dièse  pour  quinte  le  ré  dièse. 
Le  ré  dièse  pour  quinte  le  la  dièse. 


220  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

Le  la  dièse  pour  quinte  le  mi  dièse. 
Le  mi  dièse  pour  quinte  le  si  dièse. 
Le  si  dièse  pour  quinte  le  fa  double  dièse. 
Que  i'ut  dièse  suppose   le  fa    dièse  dans  une  modulation 
quelconque. 

LE    DISCIPLE. 

Que  le  sol  dièse  y  suppose  le  fa  et  Yut  dièses. 
Que  \zrè  dièse  y  suppose  le  fa,  Yut  et  le  sol  dièses. 
Que  le  la  dièse  y  suppose  le  fa,  Yut,  le  sol  et  le  ré  dièses. 
Que  le  mi  dièse  y  suppose  le  fa,  Yut,  le  sol,  le  ré  et  le  la 

dièses. 

Que  le  si  dièse  y  suppose  le  fa,  Yut,  le  sol,  le  ré,  le  la  et  le 
?m  dièses,  et  ainsi  de  suite. 

LE    MAÎTRE. 

Donc,  s'il  n'y  a  qu'un  dièse  dans  une  modulation,  il  doit 
être  sur  le  fa. 

S'il  y  en  a  deux,  ils  seront  sur  le  fa  et  Yut. 

S'il  y  en  a  trois,  ils  seront  sur  le  fa,  Yut  et  le  sol. 

S'il  y  en  a  quatre,  ils  seront  sur  le  fa,  Yut,  le  sol  et  le  ré. 

S'il  y  en  a  cinq,  ils  seront  sur  le  fa,  Yut,  le  sol,  le  ré  et 
le  la. 

LE    DISCIPL E. 

S'il  y  en  a  six,  ils  seront  sur  le  fa,  Yut,  le  sol,  le  ré,  le  la 
et  le  mi;  et  ainsi  de  suite;  et  même  raisonnement  sur  les 
bémols.  Les  dièses  s'engendrent  en  montant  de  quinte  en  quinte, 
et  les  bémols  en  montant  de  quarte  en  quarte. 

LE     MAÎTRE. 

Et  comment  cela? 

LE     DISCIPLE. 

Comment?...  Un  peu  de  patience. 

Le  fa  a  pour  quarte  en  moulant  ou  pour  quinte  en  descen- 
dant le  si  bémol. 

Le  si  bémol  pour  quarte  le  mi  bémol. 

Le  mi  bémol  pour  quarte  le  la  bémol. 

Le  la  bémol  pour  quarte  le  ré  bémol. 

Le  ré  bémol  pour  quarte  le  sol  bémol. 

Le  sol  bémol  pour  quarte  Yut  bémol,  etc. 

Donc,  dans  une  modulation  quelconque,  le  mi  bémol  sup- 
pose le  si  bémol. 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  221 

Le  la  bémol  y  suppose  le  si  et  le  mi  bémols. 

Le  ré  bémol  y  suppose  le  si,  le  mi  et  le  la  bémols. 

Le  sol  bémol  y  suppose  le  si,  le  mi,  le  la  et  le  ré  bémols. 

L'ut  bémol  y  suppose  le  si,  le  mi,  le  la,  le  ré  et  le  sol 
bémols. 

Le  fa  bémol  y  suppose  le  si,  le  mi,  le  la,  le  ré,  le  sol  et  l'?</ 
bémols,  etc. 

Donc,  toutes  les  notes  de  l'octave  sont  bémols  en  ut  bémol. 

Donc,  s'il  n'y  a  dans  une  modulation  qu'un  bémol,  c'est  le  si. 

S'il  y  en  a  deux,  ce  sont  le  si  et  le  mi. 

S'il  y  en  a  trois,  ce  sont  le  si,  le  mi  et  le  la. 

S'il  y  en  a  quatre,  ce  sont  le  si,  le  mi,  le  la  et  le  ré. 

S'il  y  en  a  cinq,  ce  sont  le  si,  le  mi,  le  la,  le  ré  et  le  sol. 

S'il  y  en  a  six,  ce  sont  le  si,  le  mi,  le  la,  le  ré,  le  sol  et  lW. 

S'il  y  en  a  sept,  ce  sont  le  si,  le  mi,  le  la,  le  rr,  le  «0/,  Y  ut 
et  le  /*«. 

Ce  qui  me  ramène  à  la  première  conclusion  que  j'avais 
tirée  sur  l'octave  ou  gamme  de  fa. 

LE     MAÎTRE. 

Bravo,  bravissimo. 

LE     DISCIPLE. 

11  n'y  a  pas  tant  à  se  récrier  sur  ma  pénétration  ;  je  n'ai  fait 
que  répéter  mot  pour  mot  sur  les  bémols  ce  que  vous  avez  dit 
sur  les  dièses. 

LE     MAÎTRE. 

Voici  donc  l'ordre  des  notes  naturelles  :  Ut,  ré,  mi,  fa,  sol. 
la,  si. 

L'ordre  nécessaire  des  dièses,  selon  moi  :  Fa,  ut,  sol,  ré, 
la,  mi,  si. 

L'ordre  nécessaire  des  bémols,  selon  vous  :  Si,  mi,  la,  ré, 
sol,  ut,  fa. 

D'où  vous  voyez  que  l'ordre  des  dièses  est  l'inverse  des 
bémols,  et  que  le  dernier  dièse  est  le  premier  bémol  et  le  pre- 
mier dièse  le  dernier  bémol...  X  quoi  rêvez-vous?...  Vous  ne 
m'écoutez  pas. 

LE     DISCIPLE. 

Je  calcule...  Sept  notes  naturelles...  Sept  notes  dièses... 
Sept  notes  bémols...  De  bon  compte  vingt  et  un  sons;  et  l'octave 
chromatique,  qui  renferme   tous  les  sons,  n'en  a  que  treize, 


222  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

même  en  y  comprenant  les  deux  unissons.  Comment  accordez- 
vous  cela? 

LE     MAÎTRE. 

Vous  avez  donc  oublié  que  le  ré  dièse  et  le  mi  bémol... 

LE     DISCIPLE. 

Je  suis  un  imbécile...  Je  trouve  que  nous  avons  beaucoup 
dit  et  peu  exercé.  Quelle  est  la  modulation  majeure  de  sept 
bémols? 

LE     MAÎTRE. 

Combien  y  a-t-il  de  notes  dans  une  gamme? 

LE     DISCIPLE. 

Sept. 

LE     MAÎTRE. 

Toutes  les  notes  en  majeur  d'ut  ne  sont-elles  pas  naturelles  ? 

LE     DISCIPLE. 

Toujours  un  imbécile.  C'est  le  majeur  d'ut  bémol.  . .  Voyons 
comment  je  m'en  démêlerai.  . .  Cette  modulation  est  commode; 
point  d'intervalles  à  combiner. .  .  Tout  est  bémol. . ,  Ut  bémol, 
ré  bémol,  mi  bémol,  fa  bémol. .  .  Mais  c'est,  je  crois,  la  même 
chose  que  la  modulation  majeure  de  si...  Oui...  Maison 
majeur  de  si,  il  y  a  cinq  dièses.  .  .  Ne  me  serait-il  pas  plus  aisé 
de  jouer  avec  cinq  dièses  qu'avec  sept  bémols? 

LE     MAÎTRE. 

Et  vous  laisseriez  là  vos  chers  bémols? 

LE     DISCIPLE. 

Je  prends  mes  aises  où  je  les  trouve. 

LE     MAÎTRE. 

Voudricz-vous  me  chercher  la  modulation  majeure  en  ut 
dièse? 

LE      DISCIPLE. 

Belle  difficulté!  toutes  notes  naturelles  en  ut;  toutes  dièses 
en  ut  dièse. 

LE     MAÎTRE. 

Puisque  vous  dédaignez  les  choses  faciles,  dites-moi  lamodu- 
lation  majeure  en  ré  bémol. 

LE      Dlscin.E. 

Deux  tons,  un  semi-ton.  un  ton. . .  Ré  bémol,  mi  bémol,  fa, 
sol  bémol,  la  bémol...  En  voici  bien  d'une  autre;  ce  sont  les 
mêmes  touches  qu'en  majeur  d'ut  dièse. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  223 

LE     MAI T R E . 

Et  vous  voilà  revenu  avec  vos  bons  amis  les  bémols;  car  il 
y  a  sept  dièses  en  majeur  d'ut  dièse,  et  il  n'y  a  que  cinq  bémols 
en  majeur  de  ré  bémol. 

LE     DISCIPLE. 

Vous  vous  jouez  de  mon  ignorance. 

LE     MAÎTRE. 

Nous  nous  amusons  l'un  et  l'autre.  Nous  trompons  par  un 
peu  de  gaieté  la  sécheresse  de  la  matière.  Mais  puisque  nous  en 
sommes  sur  les  dièses  et  les  bémols,  ne  ferions-nous  pas  bien 
de  les  couler  à  fond? 

Dans  la  succession  nécessaire  des  dièses  fa,  ut,  sol,  ré,  la, 
mi,  si,  ne  voyez-vous  pas  que  le  dernier  est  toujours  note  sen- 
sible, en  majeur? 

LE    DISCIPLE. 

Pas  trop. 

LE     MAÎTRE. 

Quel  est  l'intervalle  de  la  sensible  à  l'octave? 

LE     DISCIPLE. 

Un  semi-ton. 

LE     MAÎTRE. 

Donc,  en  sol,  c'est  fa  dièse;  en  ré,  c'est  ut  dièse. 

LE     DISCIPLE. 

J'y  suis.  En  sol,  c'est  le  fa  dièse,  et  il  est  seul  :  mais  en  ré, 
c'est  Y  ut  dièse  avec  le  fa  dièse;  en  la,  c'est  le  sol  dièse  avec  le 
fa  dièse  et  Y  ut  dièse...  Voilà  sur  les  dièses  une  belle  propriété! 
pourquoi  ne  me  l'avoir  pas  indiquée  tout  de  suite?  Vous  m'eus- 
siez épargné  bien  de  la  peine,  que  je  me  suis  donnée  à  les  cher- 
cher. 

LE     MAÎTRE. 

Et  vous  eussiez  ignoré  bien  des  choses  que  vous  avez  apprises 
en  les  trouvant. 

LE     DISCIPLE. 

Hélas!  je  ne  sais  rien,  et  le  mois  s'écoulera  sans  avoir  eu  la 
douceur  de  jouer  un  malheureux  petit  air. 

LE     .MAÎTRE. 

C'est  votre  faute,  c'est  la  faute  de  votre  ami;  nous  allions 
débuter  par  l'air  :  Je  n'en  sais  rien.  Je  vous  solfiais  la  belle  alle- 
mande qui  vous  plaît;  lorsque  tout  à  coup  vous  faites  des  ques- 


22li  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

tions,  il  vous  faut  des  principes,  vous  courez  après  l'érudition 
musicale,  vous  vous  livrez  à  toutes  sortes  d'écarts;  et  nous  arri- 
vons où  nous  en  sommes,  au  lieu  d'aller  où  vous  vouliez. 

LE    DISCIPLE. 

Malgré  votre  haine  pour  les  questionneurs  et  les  questions, 
il  faut  pourtant  (pie  je  vous  demande  si  le  dernier  dièse  est 
aussi  la  sensible  en  modulation  mineure. 

LE    M  A  lïRE. 

Non.  Vous  voyez  bien  qu'en  mineur  de  mi,  fa  dièse,  le  pre- 
mier des  dièses  est  la  seconde  de  celte  octave. 

LE     DISCIPLE. 

C'est  peut-être  le  dernier  bémol. 

LE    MAÎTRE. 

Et  pourquoi? 

LE    DISCIPLE. 

Pourquoi?  Parce  que  les  bémols  vont  au  rebours  des  dièses. 

LE    MAÎTRE. 

Méfiez-vous  de  ces  analogies-là  ;  et  en  général  de  toute  ana- 
logie. Quel  est  le  septième  bémol  dans  la  succession  des  bémols? 

LE     DISCIPLE. 

Fa  bémol. 

LE    MAÎTRE. 

Quelle  est  la  modulation  de  sept  bémols? 

LE     DISC  11' LE. 

Ut  bémol. 

LE    M  LÎTRE. 

Donc,  le  dernier  bémol  est  quarte  de  la  gamme. 

LE     DISCIPLE. 

Mais  en  sol  mineur;  je  sais  qu'il  y  a  deux  bémols,  dont  le 
dernier  est  mi,  qui  n'est  pas  la  quarte  de  sol;  donc,  votre  règle 
n'est  pas  générale. 

LE     \1  \iï  P.  E. 

Vous  parlez  du  mineur,  et  moi  je  parle  du  majeur;  et  ce 
mi,  qu'est-il  dans  la  gamme  de  sol? 

LE     DISC  II' LE. 

Sixte. 

LE     MAITRE. 

Concluez  donc  que  le  dernier  bémol  est  quarte  en  majeur,  et 
sixte  en  mineur,  et  non  la  note  sensible. 


ET    PRINCIPES  D'HARMONIE.  225 

Dites-moi  à  présent  quelle  est  la  modulation  majeure  d'un 
bémol  ? 

LE    DISCIPLE. 

Puisqu'il  n'y  a  qu'un  bémol,  ce  bémol  est  si.  Ce  si  est  la 
quarte  de  la  gamme.  Donc  la  modulation  est  la  majeure  de 
fa. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  voyez.... 

LE     DISCIPLE. 

Ce  que  je  veux  voir  à  présent,  c'est  si  tous  vos  principes 
s'accordent.  Un  seul  bémol  si;  modulation  en  majeur  de  fa... 
Mais  la  modulation  mineure  a  trois  bémols  de  plus  que  la 
majeure,  vous  me  l'avez  dit.  Donc  en  mineur  de  fa,  quatre 
bémols,  si,  mi,  la,  ré...  Mais  le  dernier  est  la  sixte,  vous  venez 
de  me  le  dire...  Le  dernier  est  ré;  en  effet,  sixte  de  fa...  Tout 
tient,  vous  pouvez  continuer. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  voyez  que  la  modulation  majeure  d'ut  a  toutes  ses 
notes  naturelles  ;  que  la  modulation  majeure  de  sa  quinte  sol  a 
un  dièse,  et  que  la  modulation  majeure  de  sa  quarte  fa  a  un 
bémol.  Concluez. 

LE     DISCIPLE. 

Je  conclus  à  jouer,  soit  en  ut,  parce  que  le  naturel  me  plaît, 
soit  en  fa,  parce  que  j'aime  le  bémol. 

LE     MAÎTRE. 

Et  moi,  qu'en  général  si  vous  passez  de  la  modulation  d'un 
son  à  la  modulation  de  sa  quinte,  vous  aurez  un  dièse  déplus, 
et  à  la  modulation  de  sa  quarte,  un  bémol  de  plus. 

LE     DISCIPLE. 

Comme  il  vous  plaira;  mais  je  n'y  vois  plus  rien...  Je 
mens;  je  vois  que  votre  conclusion  est  juste.  Je  sais  qu'en 
majeur  de  la,  il  y  a  trois  dièses,  et  qu'en  majeur  de  mi,  quinte 
de  la,  il  y  en  a  quatre.  Donc,  en  majeur  de  si  quinte  de  mi, 
il  y  en  aura  cinq  ;  en  majeur  de  fa  dièse,  quinte  de  si,  il  y  en 
aura  six;  en  majeur  à'ut  dièse,  quinte  de  fa  dièse,  il  y  en  aura 
sept;  ce  qui  est  évident;  et  ce  qui  ne  l'est  pas  moins,  c'est  que 
le  si  dièse  sera  la  note  sensible,  de  même  que  dans  la  modula- 
tion majeure  de  six  dièses,  ou  de  fa  dièse,  le  mi  dièse  sera 
pareillement  la  note  sensible. 

xii.  15 


226  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

LE    MAÎTRE. 

Et  la  modulation  majeure  de  six  bémols? 

LE     DISCIPLE. 

Succession  des  bémols,  si,  mi,  la,  ré,  sol,  ut...  Le  dernier 
ut  est  la  quarte....  Donc  la  modulation  majeure  de  six  bémols 
est  sol  et  sol  bémol....  Rien  à  gagner. 

LE    MAÎTRE. 

Que  dites-vous? 

LE     DISCIPLE. 

Que  le  fa  dièse  peut  être  pris  pour  le  sol  bémol,  ou  le  sol 
bémol  pour  le  fa  dièse;  mais  qu'il  y  a  six  dièses  d'un  côté,  et 
six  bémols  de  l'autre. 

LE    MAÎTRE. 

Je  prends  cette  tonique  pour  fa  dièse,  lorsque  j'y  suis  con- 
duit par  des  dièses;  pour  sol  bémol,  lorsque  j'y  arrive  par  des 
bémols;  et  vous  serez  de  mon  avis  dans  la  suite.  A  présent, 
écoutez. 

LE     DISCIPLE. 

Si  je  puis. 

LE    MAÎTRE. 

La  modulation  majeure  de  fa  dièse  a  six  dièses,  et  la  modu- 
lation majeure  de  sol  bémol  a  six  bémols;  six  et  six  font  douze. 

La  modulation  majeure  d'ut  dièse  a  sept  dièses,  et  la  modu- 
lation majeure  de  rê  bémol  a  cinq  bémols.  Sept  et  cinq  font 
douze. 

La  modulation  mineure  de  sol  dièse  a  cinq  dièses,  et  la  mo- 
dulation mineure  de  la  bémol  a  sept  bémols.  Cinq  et  sept  font 
douze. 

Donc  toujours  douze  pour  la  somme  des  dièses  et  des  bémols 
de  deux  modulations  majeures  ou  mineures,  qui  ont  l'une  et 
l'autre  pour  tonique  la  même  touche,  sous  deux  noms  différents. 

LE    DISCIPLE. 

Je  m'en  réjouis  pour  le  nombre  douze.  Mais  je  suis  telle- 
ment excédé  de  dièses  et  de  bémols,  que  je  n'aurais  pas  la 
force  d'exécuter  une  gamme,  pas  même  le  courage  de  vous  de- 
mander un  air. 

LE    MAÎTRE. 

Je  ne  vous  ai  cependant  entretenu  que  de  sept  dièses  et 
sept  bémols. 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  227 

LE    DISCIPLE. 

Est-ce  qu'il  y  en  a  davantage  ? 

LE    MAÎTRE. 

Mais  le  fa,  Yut  et  le  sol  deviennent  souvent  des  doubles 
dièses  ;  et  le  si,  le  mi  et  le  la,  doubles  bémols. 

LE  DISCIPLE. 

Et  vous  espérez  m'engager  dans  ces  doubles-là? 

LE    MAÎTRE. 

Non  ;  ce  sera  pour  une  autre  fois  ;  mais  il  y  a  une  belle 
propriété  du  nombre  sept,  et  très-analogue  à  celle  du  nombre 
douze. 

LE    DISCIPLE. 

Je  m'en  moque. 

LE    MAÎTRE. 

Celle  du  nombre  douze  est  relative  à  deux  modulations  ma- 
jeures, ou  à  deux  modulations  mineures,  prises  dans  une  même 
octave... 

LE    DISCIPLE. 

Je  n'écoute  plus. 

LE    MAÎTRE. 

Celle  du  nombre  sept  est  relative  à  deux  modulations  ma- 
jeures, ou  à  deux  mineures,  prises  dans  deux  octaves  éloignées 
l'une  de  l'autre  d'un  demi-ton. 

LE    DISCIPLE. 

Je  n'entends  plus.  Je  suis  sourd. 

LE    MAÎTRE. 

La  somme  des  dièses  et  des  bémols  de  ces  deux  modula- 
tions est  toujours  sept. 

LE    DISCIPLE. 

Sept? 

LE    MAÎTRE. 

Oui,  sept. 

LE    DISCIPLE. 

Malgré  ma  lassitude,  vous  m'entraînez. 

En  majeur  de  fa,  un  bémol  ;  en  majeur  de  fa  dièse,  six 
dièses.  Six  et  un  font  sept. 

En  majeur  de  sol,  un  dièse;  en  majeur  de  sol  bémol,  six 
bémols.  Six  et  un  font  sept. 


228  LEÇONS  DE    CLAVECIN 

En  majeur  de  la  bémol,  quatre  bémols;  en  majeur  de  la, 
trois  dièses.  Quatre  et  trois  l'ont  sept. 

En  majeur  de  mi  bémol,  trois  bémols;  en  majeur  de  mi, 
quatre  dièses.  Trois  et  quatre  font  sept. 

En  majeur  de  si  bémol ,  deux  bémols  ;  en  majeur  de  si, 
cinq  dièses.  Deux  et  cinq  font  sept. 

...  Toujours  sept...  Non,  cela  n'est  pas  vrai:  car  en  ma- 
jeur de  sol  un  dièse;  et  en  majeur  de  sol  dièse,  huit  dièses,  à 
cause  du  fa  double  dièse.  Huit  et  un  font  neuf. 

LE    MAÎTRE. 

Oui,  neuf  dièses.  Mais  vous  ai-je  dit  qu'il  fallait  prendre  la 
somme  des  dièses  ou  des  bémols  des  deux  modulations,  ou  la 
somme  de  leurs  dièses  et  de  leurs  bémols?  Si  l'une  donne  des 
dièses,  ne  faut-il  pas,  selon  ma  règle,  que  l'autre  donne  des 
bémols  ?  Votre  exemple  la  laisse  donc  intacte. 

LE    DISCIPLE. 

11  est  vrai.  C'est  que  je  n'y  suis  plus.  Ça,  finissons.  Parlez- 
moi  du  beau  temps,  de  la  pluie...  Je  crois  que  les  saisons  sont 
dérangées  ;  il  y  a  dix  ans  qu'on  n'a  vu  de  printemps  ;  et  les 
étés,  on  ne  sait  ce  qu'ils  sont  devenus...  Ah  !  qu'est-ce  que  ce 
bruit  aigu  ? 

LE    MAÎTRE. 

Ce  n'est  rien.  C'est  une  corde  de  votre  instrument  qui  vient 
de  se  casser;  c'est  l'effet  de  l'atmosphère  qui  relâche  ou  tend 
les  cordes. 

LE    DISCIPLE. 

Et  il  en  arrive.... 

LE    MAÎTRE. 

Qu'elles  se  prêtent  à  cette  tension,  et  rendent  un  son  plus 
aigu,  ou  qu'elles  s'y  refusent  et  se  cassent.  Dans  les  temps  secs 
et  froids,  elles  se  tendent  et  rendent  un  son  plus  aigu  ;  au  con- 
traire, dans  les  temps  chauds,  humides  et  pluvieux,  elles  se 
relâchent  et  rendent  un  son  plus  grave. 

LE    DISCIPLE. 

El  cette  tension,  ce  relâchement  se  fait-il  proportionnelle- 
ment sur  toutes  les  cordes? 

LE    MAÎTRE. 

Nullement. 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  229 

LE    DISCIPLE. 

Mon  instrument  n'est  donc  jamais  d'accord,  les  cordes  étant 
soumises  à  la  loi  de  l'atmosphère  qui  est  dans  une  vicissitude 
continuelle? 

LE    MAÎTRE. 

Non,  à  la  rigueur.  Il  y  a  des  instruments  qui  tiennent  bien 
l'accord  ;  il  y  en  a  d'autres  où  la  caisse  travaille  sans  cesse  et 
qui  le  perdent  facilement.  Dans  tous,  les  vieilles  cordes  sont 
moins  sujettes  à  se  tendre  et  à  se  relâcher  que  les  neuves. 

LE    DISCIPLE. 

Quelle  multitude  de  cordes,  grosses,  petites,  longues  et 
courtes  !  Il  y  en  a...  ma  foi,  je  n'en  sais  rien;  et  moins  encore 
la  raison  de  leurs  elïets. 

LE    MAÎTRE. 

Elle  est  toute  simple.  Si  l'on  pince  une  corde  tendue,  elle 
rend  un  son  ;  plus  elle  est  grosse  ou  longue,  plus  le  son  est 
grave;  plus  elle  est  courte  et  menue,  plus  le  son  est  aigu. 

LE    DISCIPLE. 

Mais  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  la  faire  résonner  grave  ou 
aigu;  il  faut  qu'elle  résonne  à  un  certain  intervalle,  soit  au 
grave,  soit  à  l'aigu,  d'une  autre  corde;  et  comment  obtenir  cet 
intervalle? 

LE    MAÎTRE. 

L'art  et  l'oreille  ont  résolu  ce  problème.  Ayez  une  corde 
tendue  qui  rende,  par  exemple,  le  son  ut  ;  coupez-la  par  moitié  ; 
et  cette  moitié  rendra  encore  un  uty  mais  à  l'octave  aiguë  du 
premier. 

Prenez  les  deux  tiers  de  la  même  corde  entière  ;  ces  deux 
tiers  rendront  la  quinte  aiguë. 

Prenez  les  quatre  cinquièmes;  et  ces  quatre  cinquièmes 
rendront  à  tierce  majeure. 

Ainsi  de  divisions  en  divisions,  vous  formerez  tous  les  sons 
de  l'octave  h  l'aide  d'un  monocorde,  ou  d'une  seule  longue 
corde  tendue  entre  deux  chevalets  fixes,  sous  laquelle  vous 
promènerez  à  votre  gré  un  chevalet  mobile. 

LE    DISCIPLE. 

Et  voilà  le  principe  de  la  construction  de  tous  les  instru- 
ments connus.  Je  ne  serais  pas  fâché  d'en  trouver  un  nouveau. 


230  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

LE    MAÎTRE. 

Moi,  je  m'en  soucierais  assez  peu  ;  il  y  en  a  déjà  tant  et  de 
si  parfaits. 

LE    DISCIPLE. 

J'en  voudrais  du  moins  connaître  l'étendue,  comme  je  con- 
nais celle  de  mon  clavecin. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  connaissez  donc  bien  votre  clavecin  ? 

LE    DISCIPLE. 

Je  le  crois. 

LE    MAÎTRE. 

De  combien  de  cordes  est-il  monté? 

LE    DISCIPLE. 

Soixante-un  sons;  soixante  et  une  touches;  donc  soixante  et 
une  cordes. 

LE    MAÎTRE. 

Belle  conséquence!  Votre  clavecin  a  cent  quatre-vingt-trois 
cordes,  dont  on  n'obtient  que  soixante  et  un  sons;  et  le  violon 
n'a  que  quatre  cordes  dont  on  tire  près  de  cinquante  sons  chro- 
matiques. Levez  la  barre  qui  couvre  les  sautereaux,  et  voyez. 

LE    DISCIPLE. 

Le  clavecin  est  une  machine  plus  compliquée  que  je  ne 
pensais.  On  a  fait  de  la  musique  longtemps  avant  la  découverte 
de  cet  instrument  ? 

LE    MAÎTRE. 

Assurément.  Les  premiers  instruments  étaient  simples  et  de 
peu  d'étendue.  Chez  les  anciens  Grecs,  la  lyre  de  Mercure  n'a- 
vait que  quatre  cordes  qui  rendaient  les  sons  de  l'octave  qui 
correspondent  à  si,  mi,  la,  mi.  L'octave  des  Chinois  est  de  deux 
sons  plus  riche...  Je  crois  que  vous  avez  quelque  chose  à  me 
dire? 

LE    DISCIPLE. 

Je  veux  vous  dire  que  je  vous  prends  en  défaut  à  mon  tour. 
Et  parce  que  les  anciens  Grecs  n'avaient  à  leur  lyre  que  les 
quatre  cordes  si,  mi,  ///,  mi;  donc  ils  n'en  tiraient  que  ces  trois 
sons.  Belle  conséquence  ! 

LE    MAITRE. 

C'est  un  fait.  Leur  gamme  n'était  pas  encore  formée. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  231 

LE    DISCIPLE. 

Tremblez. 

LE    MAÎTRE. 

De  quoi? 

LE    DISCIPLE. 

De  la  foule  de  questions  qui  me  viennent  :  mais  je  ne  veux 
pas  vous  arrêter.  Quelles  sont  les  six  cordes  des  Chinois  *? 

LE    MAÎTRE. 

Elles  répondent  à  nos  six  sons,  si,  mi,  la,  ré,  sol,  si. 

Les  Grecs  continuèrent  à  perfectionner  leur  octave  et  eurent 
un  heptacorde,  ou  instrument  à  sept  cordes,  dont  les  sons  étaient 
correspondants  aux  sons  de  notre  gamme  si,  mi,  la,  ré,  sol,  ut, 
si  ;  puis  un  octocorde  dont  les  cordes  résonnèrent  nos  sons  si, 
mi,  la,  ré,  sol,  ut,  fa,  si.  Enfin  le  célèbre,  le  grand,  le  fameux 
Pythagore  composa  son  système  qui  comprit  les  sons  suivants 
de  notre  gamme,  si,  mi,  la,  ré,  sol,  ut,  fa,  si  bémol,  si. 

Les  cordes  de  la  lyre  de  Mercure  étaient  dans  cet  ordre  mi, 
la,  si,  mi. 

Les  cordes  de  l'heptacorde,  dans  l'ordre  mi,  sol,  la,  si,  ut, 
ré,  mi. 

Les  cordes  de  l'octocorde,  dans  l'ordre  mi,  fa,  sol,  la,  si,  ut, 
ré,  mi. 

Les  cordes  du  système  de  Pythagore,  dans  l'ordre  qui  suit  : 
la,  si,  ut,  ré,  mi,  fa,  sol,  la,  si  bémol,  si,  ut,  ré,  mi,  fa, 
sol,  la. 

Les  cordes  de  l'instrument  des  Chinois,  dans  l'ordre  mi,  sol, 
la,  si,  ré,  mi. 

LE    DISCIPLE. 

Pourquoi  les  Grecs  laissèrent-ils  à  Pythagore  l'honneur  d'in- 
troduire dans  l'octave  le  si  bémol  ?  car  l'art  et  l'oreille  le  leur 
inspiraient,  l'art  qui  procédait  par  quinte  tant  en  montant  qu'en 
descendant.  Cette  fausse  quinte  si  fa,  ou  ce  triton  fa  si  de 
l'octocorde  m'interloque  ;  car  leur  oreille  frappée  des  harmo- 
niques du  corps  sonore  devait  se  porter  naturellement  au  si 
bémol. 


1.  Rapprochez  ces  détails  de  ceux  qui  sont  donnes  dans  l'article  sur  les  Sys- 
tèmes de  musique  des  anciens  peuples,  t.  IX,  p.  443. 


232  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

LE    MAÎTRE. 

Vous  avez  raison  ;  mais  je  n'en  sais  pas  assez  pour  vous 
expliquer  cette  bizarrerie. 

LE    DISCIPLE. 

Et  les  autres  bémols  qui  complétèrent  l'octave  chromatique, 
mi  bémol,  la  bémol,  ré  bémol,  sol  bémol,  quand  les  trouva- 
t-on  ? 

LE    MAÎTRE. 

Je  l'ignore.  Le  savant  abbé  Roussier  prétend  que  la  décou- 
verte en  est  très-ancienne,  et  que  le  grand  système  de  Pytha- 
gore  et  celui  des  Chinois  dont  les  cordes  sont  bémols,  formant 
ensemble  l'octave  chromatique  complète,  il  y  a  toute  appa- 
rence que  cette  octave  existait  chez  quelque  peuple  que  les 
Grecs  et  les  Chinois,  ignorants  et  fripons,  ont  dépouille  ;  cha- 
cun emportant  une  pièce  de  la  richesse  étrangère  dans  son 
pays.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  voit  d'un  coup  d'oeil  les  échelons  de 
ces  différentes  gammes  se  multiplier  dans  l'ordre  des  quintes, 
si,  mi,  la,  ré,  sol,  ut,  fa,  si\>,  mi  \>,  lal>,  rc'\>,  sol\>. 

LE    DISCIPLE. 

Ce  qui  inclinerait  à  penser  qu'en  effet  les  premiers  hommes 
ont  été  entraînés  par  le  plus  sensible  des  harmoniques  du 
corps  sonore  à  procéder  de  cette  manière. 

LE    MAÎTRE. 

Cela  se  peut. 

LE    DISCIPLE. 

Pythagore  chez  les  Grecs,  ou  un  autre  chez  les  Egyptiens  ou 
ailleurs,  à  l'aide  d'un  grand  monocorde,  aura  tâtonné  d'oreille 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  eu  un  son  à  la  quinte  de  la  corde  entière  ; 
puis  comparant  la  longueur  qui  résonnait  la  quinte  avec  la  lon- 
gueur de  la  corde  entière,  il  aura  vu,  comme  vous  me  l'avez 
dit,  que  l'une  était  les  deux  tiers  de  l'autre  ;  il  aura  fait  sur  ces 
deux  tiers  ce  qu'il  avait  fait  sur  la  corde  entière,  et  il  aura  eu 
la  quinte  de  ces  deux  tiers,  et  ainsi  de  suite.  Prenant  donc  la 
corde  entière  pour  fa,  et  la  divisant  par  deux  tiers,  et  par  tiers 
de  deux  tiers,  il  aura  trouvé  : 

Fa,  ut,  sol,  ré,  la,  mi,  si,  fa§,  ul§,  sol#,  rè§,  la#,  ?)ii#. 
si#,  faffi. 

LE     MAITRE. 

Et  en  continuant,  une  longue  suite  de  sons  qui,  rapprochés, 


El'  PRINCIPES  D'HARMONIE.  233 

se  succédaient  par  des  degrés  imperceptibles,  un  genre  enhar- 
monique, qui  a  existé  du  moins  dans  la  théorie;  quand  vous 
auriez  lu  Y  Histoire  de  la  Mimique,  vous  n'auriez  pas  mieux  dit. 
11  ne  vous  restait  plus  qu'une  chose  à  apercevoir. 

LE     DISCIl'LE. 

Quelle  est-elle? 

LE     MAÎTRE. 

Cela  nous  mènera  loin. 

LE     DISCIPLE. 

N'importe.  J'aime  l'érudition,  et  j'ai  la  tète  fraîche  pour  tout 
ce  qu'il  vous  plaira,  excepté  les  dièses  et  les  bémols. 

LE     MAÎTRE. 

Quel  est  le  rapport  de  la  corde  entière  avec  sa  portion  qui 
rendrait  la  tierce  majeure? 

LE     DISCIPLE. 

C'est,  je  crois,  ses  quatre  cinquièmes. 

LE     MAÎTRE. 

Comment  vous  y  prendriez-vous  pour  avoir  l'octave  d'un 
son? 

LE     DISCIPLE. 

Son  octave  grave?  ou  son  octave  aiguë?  Je  couperais  la 
corde  par  moitié  pour  celle-ci;  je  doublerais  sa  longueur  pour 
■celle-là. 

LE     MAÎTRE. 

Fort  bien.  Soit  la  corde  entière  ut.  Les  quatre  cinquièmes 
de  cette  corde  résonneront  mi;  les  deux  cinquièmes  encore  mi; 
son  cinquième,  encore  mi;  son  dixième,  encore  mi;  son 
vingtième,  encore  mi;  son  quarantième,  encore  mi;  et  son 
quatre-vingtième,  encore  mi.  M'avez-vous  compris? 

LE     DISCIPLE. 

A  merveille  ;  et  tous  ces  mi  seront  à  l'octave  aiguë  les  uns 
des  autres. 

LE     MAÎTRE. 

Me  permettez-vous  une  autre  question? 

LE     DISCIPLE. 

Oui;  que  je  puisse  y  répondre  ou  non. 

LE    MAÎTRE. 

Quelle  est  la  portion  d'une  corde  ut,  qui  résonnerait  sa 
quinte  sol? 


23/t  LEÇONS  DE   CLAVECIN 

LE     DISCIPLE. 

Les  deux  tiers. 

LE     MAÎTRE. 

Et  que  résonnera  la  moitié  de  ces  deux  tiers,  ou  le  tiers? 

LE     DISCIPLE. 

11  résonnera  sol;  et  le  tiers  de  ce  tiers,  ré;  et  le  tiers  de  ce 
neuvième,  ou  le  vingt-septième,  la;  et  le  tiers  de  ce  vingt- 
septième,  ou  le  quatre-vingt-unième,  mi;  et  le  tiers  de  ce 
quatre-vingt-unième... 

LE     MAÎTRE. 

Halte-là.  Quoi!  rien  ne  vous  choque  dans  tout  cela? 

LE     DISCIPLE. 

Non. 

LE     MAÎTRE. 

En  procédant  par  le  rapport  de  la  corde  entière  à  sa  tierce 
majeure... 

LE     DISCIPLE. 

Je  vois,  je  vois;  j'y  suis;  j'ai  trouvé  (pie  son  quatre-vingtième 
sonnerait  un  mi;  et  en  procédant  par  le  rapport  de  la  même 
corde  entière  à  sa  quinte,  j'ai  trouve  que  le  son  mi  serait  le 
produit  de  son  quatre-vingt-unième.  Eh  bien,  savez-vous  ce 
qu'il  s'ensuit? 

LE     MAÎTRE. 

Qu'à  votre  avis,  il  y  a  une  des  deux  règles  fausse;  ce  qui 
n'est  pas. 

LE     DISCIPLE. 

Ce  qui  n'est  pas? 

LE     MAÎTRE. 

Non.  On  a  apprécié  le  mi  tierce  majeure  (Y ut,  à  quatre  cin- 
quièmes, en  se  conformant  peut-être  à  la  résonnance  du  corps 
sonore;  et  le  même  mi  quinte  de  la,  en  se  conformant  à  la 
division  des  cordes. 

LE     DISCIPLE. 

Voilà  donc  deux  lois  contradictoires. 

LE     MAÎTRE. 

Point  du  tout:  mais  il  y  a  une  loi  pour  la  résonnance  des 
corps  sonores,  et  une  loi  pour  la  division  des  cordes  vibrantes. 

LE     DISCIPLE. 

Est-ce  qu'une  corde  vibrante  n'est  pas  un  corps  sonore? 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  235 

LE     MAÎTRE. 

D'accord  ;  mais  deux  expériences  diverses  ont  donné  deux 
■ésultats  différents,  en  conséquence  desquels  il  a  fallu  tempérer 
.es  instruments  à  touches  fixes,  comme  le  clavecin,  fortifiant  ou 
affaiblissant  certains  sons,  de  manière  que  le  mi  qui  ferait  la 
quinte  de  la  fit  aussi  la  tierce  majeure  d'ut. 

LE     DISCIPLE. 

Comment?  Tous  les  intervalles  de  mon  clavecin  sont  altérés? 

LE     MAÎTRE. 

Ou  à  peu  près. 

LE     DISCIPLE. 

Fi,  le  vilain  instrument;  ne  m'en  parlez  plus,  et  vive  le 
violon,  où  l'on  promène  ses  doigts  le  long  des  cordes,  et  où 
l'on  forme  des  intervalles  aussi  justes  qu'il  plaît  à  l'oreille.  Je 
veux  chanter. 

LE     MAÎTRE. 

Chanter!  j'y  consens.  La  voix  est  sans  contredit  le  plus  beau 
des  instruments  ;  la  musique  vocale  la  plus  belle  musique  ;  la 
musique  instrumentale  la  plus  parfaite  n'est  qu'une  imitation 
inarticulée  du  cri  animal.  Je  vous  conseille  de  chanter.  Mais 
avez-vous  une  voix? 

LE     DISCIPLE. 

Belle  demande?  Chacun  a  la  sienne;  et  j'ai  la  mienne  comme 
un  autre. 

LE     MAÎTRE. 

Et  quelle  est  la  vôtre? 

LE     DISCIPLE. 

Mais,  c'est  une  voix. 

LE     MAÎTRE. 

Une  basse-taille,  une  taille,  une  haute-contre,  un  premier, 
un  second  dessus. 

LE     DISCIPLE. 

Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  tout  cela. 

LE     MAÎTRE. 

Eh  bien,  la  première   fois,   nous  fermerons  le  clavecin,  et 
nous  chercherons  quelle  voix  vous  avez. 

LE     DISCIPLE. 

En  attendant,  un  air,  s'il  vous  plaît;  je  veux  essayer  un  air. 


236  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

LE     MAÎTRE. 

Si  vous  chantez,  que  vous  servira-t-il  de  savoir  jouer  un  air? 

LE     DISCIPLE. 

De  rien,  peut-être.  Mais  si  je  n'ai  pas  une  voix,  je  ne  chan- 
terai pas  et  il  faudra  que  je  joue.  Ainsi  à  tout  hasard,  un  air  : 
il  y  a  assez  longtemps  que  je  soupire  après. 

LE     MAÎTRE. 

Je  vous  l'enverrai  ce  soir. 

LE     DISCIPLE. 

N'y  manquez  pas,  je  vous  en  prie;  faites  aussi  qu'il  ne  soit 
pas  difficile. 


FIN  DL  SECOND  DIALOGUE  ET  DE  LA  SECONDE  LEÇON, 


TROISIÈME     DIALOGUE 

ET 

TROISIÈME    LEÇON. 


LE   MAITRE   ET   LE  DISCIPLE. 

LE     MAÎTRE. 

Eh  bien,  l'air  que  je  vous  ai  envoyé,  comment  le  trouvez- 
/ous?  C'est  un  menuet  de  Filtz  :  il  est  charmant  et  facile;  et 
/ous  devez  le  jouer  à  ravir..:  Vous  vous  taisez...  Allons.  Jouez 
lonc...  Qu'est-ce  qu'il  y  a...  Est-ce  qu'il  vous  est  arrivé  quelque 
:hose  de  déplaisant? 

LE     DISCIPLE. 

Très-déplaisant. 

LE     MAÎTRE. 

Peut-on,  sans  indiscrétion,  demander  ce  que  c'est. 

LE     DISCIPLE. 

C'est  de  tourner  le  papier  en  tout  sens,  de  n'y  voir  que  des 
lignes  horizontales  coupées  de  petites  barres  perpendiculaires 
et  parsemées  de  taches  rondes  h  queue,  et  d'une  quantité  d'autres 
figures  et  signes  dont  vous  auriez  bien  dû  m'expliquer  la  valeur. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  ne  savez  donc  pas  lire  la  musique? 

LE     DISCIPLE. 

Non. 

LE     MAÎTRE.       ' 

Et  que  diable  ne  le  disiez-vous  ! 

LE     DISCIPLE. 

Vous  ne  me  l'avez  pas  demandé,  et  je  pensais  que  vous  vous 
en  apercevriez  de  reste. 

LE     MAÎTRE. 

J'aurais  pu  vous  montrer  toute  la  science  théorique  et  pra- 


238  LEÇONS  DE   CLAVECIN 

tique  de  l'harmonie  sans  m'en  douter;  cependant,  pour  suivre 
la  route  commune,  au  lieu  de  vous  tourmenter  sur  les  dièses, 
les  bémols,  les  gammes,  etc.,  j'aurais  commencé  par  vous  faire 
connaître  les  lettres,  et  vous  apprendre  à  épeler;  car  la  musique 
est  une  langue,  et  ces  caractères  dont  vous  dites  que  mon 
papier  est  barbouillé  sont  des  lettres,  une  écriture  ;  et  l'air  est 
une  sorte  de  discours. 

LE     DISCIPLE. 

Ne  vous  fâchez  ni  contre  vous,  ni  contre  moi.  Tout  ce  que 
nous  avons  dit  jusqu'à  présent  ne  supposait  que  du  bon  sens, 
et  pouvait  s'entendre  sans  aucune  connaissance  pratique  de  la 
musique,  et  sans  vous  donner  le  moindre  soupçon  de  mon  igno- 
rance. Ne  regrettez  ni  votre  temps,  ni  votre  peine  :  car  ce  qui 
est  appris  n'est  plus  à  apprendre;  et  un  peu  plus  tôt,  un  peu 
plus  tard,  il  aurait  toujours  fallu  y  venir  :  d'ailleurs  quand  j'au- 
rais quelque  plaisir  à  lire  la  musique,  je  préfère  de  beaucoup 
la  théorie  de  l'art  à  l'exécution. 

LE     MAÎTRE. 

Je  ne  vous  demanderai  pas  si  vous  persistez  dans  votre 
dédain  du  clavecin  ;  ce  que  j'ai  à  vous  dire  ce  matin  vous  ser- 
vira également  et  pour  la  voix,  si  vous  en  avez  une,  et  pour 
tout  instrument. 

LE     DISCIPLE. 

Si  j'en  ai  une!  mais  je  me  rappelle,  lorsque  je  vous  chantai 
les  premières  mesures  de  la  sonate  en  symphonie  de  Schobert, 
que  vous  me  dîtes  que  je  l'avais  juste;  pour  avoir  la  voix  juste, 
il  faut  avoir  une  voix. 

LE     MAÎTRE. 

L'expérience  a  prouvé  que  l'étendue  ordinaire  et  franche  de 
la  voix  n'excédait  pas  une  octave  et  trois  notes.  C'est  apparem- 
ment ce  qui  a  déterminé  les  premiers  instituteurs  de  l'art  à  se 
borner  à  cinq  lignes  horizontales.  Elles  leur  suffisaient  pour 
écrire  les  onze  notes  de  la  voix,  cinq  sur  les  lignes,  quatre  dans 
leurs  intervalles,  une  au-dessus  de  la  plus  haute,  une  au-dessous 
de  la  plus  basse.  Ils  ont  distingué  sept  sortes  de  voix,  depuis  la 
plus  grave  jusqu'à  la  plus  aiguë;  et  ils  ont  employé  des  signes 
qu'on  appelle  clefs}  qui  changeassent  à  discrétion  le  nom  et  la 
gravite  du  son  écrit  sur  chaque  ligne;  et  voilà  ce  que  l'on  peut 
appeler  la  croix  de  par  Dieu  de  la  musique. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  239 

LE     DISCIPLE. 

Je  ne  rougis  point  d'en  être  là.  L'homme  ignore  avant  que  de 
savoir.  Ignorer,  apprendre  et  savoir;  voilà  la  condition  de 
tout  âge. 

LE    MAÎTRE. 

La  voix  la  plus  grave  s'appelle  basse,  et  son  étendue  est  du 
second  fa  de  votre  clavier  jusqu'au  si  inclusivement  de  l'octave 
suivante.  Et  c'est  ce  que  l'on  désigne  par  le  signe  que  vous 
voyez  sur  la  quatrième  ligne,  qu'on  appelle  clef  de  fa  sur  la 
quatrième  ligne.  Toutes  les  notes  placées  sur  la  ligne  de  cette 
clef  se  nomment  fa;  et  par  conséquent,  la  note  écrite  au-dessous 
de  la  plus  basse  est  un  fa;  et  la  note  écrite  au-dessus  de  la 
plus  haute  est  un  si. 

si. 


'  <•)'•  BASSE. 

FA. 

La  seconde  voix  s'appelle  basse-taille,  et  son  étendue  est  du 
second  la  de  votre  clavecin  jusqu'au  ré  inclusivement  de  l'oc- 
tave suivante  ;  et  c'est  ainsi  que  cela  s'écrit. 

RE. 
g|  BASSE-TAILLE. 


LA. 

LE     DISCIPLE. 

La  même  clef  de  fa  est  descendue  de  la  quatrième  ligne  sur 
la  troisième;  et  toutes  les  notes  placées  sur  cette  troisième  ligne 
vont  apparemment  s'appeler  fa;  et  en  montant  de  là,  fa,  sol,  la, 
si,  ut,  ré;  en  descendant  de  la  même  ligne,  fa,  mi,  rc,  ut,  si,  la. 

LE     MAÎTRE. 

La  troisième  voix  s'appelle  taille,  et  son  étendue  est  du 
second  ut  de  votre  clavier  jusqu'au  fa  de  l'octave  suivante. 

LE      DISCIPLE. 

Permettez  que  j'écrive  cela  de  moi-même;  ut  au-dessous  de 
la  première  ligne;  en  partant  de  là,  ut,  rc,  mi,  fa;  et  par  con- 
séquent, la  clef  de  fa  placée  sur  la  seconde  ligne,  et  descendue 
de  la  troisième  qu'elle  occupait. 


2/jO  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

LE     MAÎTRE. 

Vous  avez  dû  conjecturer  ainsi  ;  mais  la  chose  est  autrement. 
On  a  imaginé  le  nouveau  silène  que  vous  voyez  sur  la  quatrième 
ligne.  I)  s'appelle  clef  d'ut  sur  la  quatrième  ligne;  toutes  les 
notes  écrites  sur  cette  ligne  sont  des  ?</;  et  par  conséquent  la 
note  qui  est  au-dessus  de  la  dernière  des  cinq  est  un  fa\  et 
celle  qui  est  au-dessous  de  la  première,  un  ut. 

FA. 

:    TAILLE. 


UT. 


La  quatrième  voix  s'appelle  liante-contre,  et  son  étendue  est 
du  second  mi  de  votre  clavier  jusqu'au  quatrième  la  ou  le  la  de 
l'octave  suivante;  et  c'est  ce  qu'on  écrit  ainsi  : 


LA. 

=      HAUTE-CONTRE. 


MI. 


LE     DISCIPLE. 


Je  vois;  la  clef  d'ut  descendue  de  la  quatrième  ligne  sur  la 
troisième,  comme  il  est  avenu  à  la  clef  de  fa.  Mais  je  persiste 
dans  ma  remarque.  Au  lieu  de  cette  clef  d'ut,  on  pouvait  encore 
se  servir  de  la  clef  de  fa  sur  la  première  ligne.  On  n'aurait  eu 
qu'une  clef  pour  ces  quatre  voix;  clef  qu'on  aurait  fait  passer 
successivement  de  la  quatrième  ligne  à  la  troisième,  à  la  seconde, 
à  la  première. 

LE     MAÎTRE. 

La  cinquième  voix  s'appelle  troisième  dessus,  et  son  étendue 
est  du  troisième  sol  de  votre  clavier  jusqu'à  Vut  de  l'octave  qui 
suit.  Ce  qui  se  désigne  ainsi  : 

UT. 

=EÏ=EEEEEE==L      TROISIÈME    DESSUS. 


m 


SOL. 

La  sixième  voix  s'appelle  second  dessus,  et  son  étendue  es  t 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  241 

du  troisième  si  de  votre   clavier  jusqu'au  mi  de  l'octave  au- 
dessus  ;  comme  vous  le  voyez  marqué. 

MI. 

=====      SECOND  DESSUS. 


f 


SI. 


L'étendue  delà  septième  voix  ou  de  laplus  aiguë  est  du  troi- 
sième ré  de  votre  clavier  jusqu'au  sol  de  l'octave  suivante  inclu- 
sivement; ce  que  vous  reconnaîtrez  à  ce  qui  suit  : 


f 


SOL. 

PREMIER  DESSUS. 


HE. 

LE     DISCIPLE. 

Et  le  signe  placé  sur  la  seconde  ligne  se  nomme  clef  de  sol 
sur  la  seconde  ligne,  et  toutes  les  notes  de  cette  ligne  sont 
autant  de  sol. 

LE     MAÎTRE. 

L'étendue  des  sept  voix  est  donc  renfermée  entre  le  second 
fa  de  votre  clavier  et  le  cinquième  sol;  ce  qui  forme  trois 
octaves  et  une  note,  ou  deux  octaves  à'ut  précédées  de  quatre 
notes  plus  graves,  et  suivies  de  quatre  notes  plus  aiguës. 

LE     DISCIPLE. 

Sachons  à  présent  si  j'ai  une  voix,  et  quelle  elle  est. 

LE     MAÎTRE. 

Chantez,  car  votre  voix  de  conversation  n'est  pas  votre  voix 
de  chant.  Faites  le  son  le  plus  grave  ou  le  plus  aigu  que  vous 
pourrez.  Essayez  de  vous  mettre  à  l'unisson  avec  Yut  du  milieu 
de  votre  clavier...  Vous  êtes  bien  à  l'unisson  d'un  ut;  mais  cet 
at  est  d'une  octave  plus  grave,  et  il  est  si  net  et  si  plein,  que  je 
crois  que  vous  pouvez  descendre  à  la  quarte  sol. 

LE     DISCIPLE. 

Sol)  sol.  Je  crois  que  je  peux  encore  descendre  d'un  ton. 
Oui.  Fa,  fa.  J'ai  donc  une  voix  de  basse;  tant  mieux;  c'est  une 
voix  mâle. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  faites  le  fa,  mais  il  est  sourd  et  maigre  ;  votre  sol  est 

xii.  16 


2&2  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

même  un  peu  peiné,    et  je  vous   rangerais  plutôt  parmi   les 
basses-tailles  que  parmi  les  basses.  Entonnez  le  la. 

LE     DISCIPLE. 

La,  la. 

LE     MAÎTRE. 

11  est  bon.  Vous  faites  le  son  le  plus  grave  de  la  basse-taille  ; 
mais  cela  ne  suffit  pas  pour  décider  votre  voix  ;  montez  au  sol... 
Allez  au  la...  Ce  la  est  déjà  faible...  Faites  le  si...  Vous  ne 
chantez  plus,  vous  criez;  vous  n'avez  donc  pas  une  octave.  Pour 
être  basse-taille,  il  faudrait  aller  au  r<\  et  vous  en  êtes  éloigné 
d'une  quinte. 

LE     DISCI  I' LE. 

lié  bien? 

LE     MAÎTRE. 

Hé  mal.  Vous  avez  une  voix  h.  parler  mais  non  h  chanter. 

LE     DISCIPLE. 

Et  serviteur  à  la  musique  vocale.  J'en  suis  un  peu  consolé, 
ma  poitrine  se  fatigue  aisément.  Mais  croyez-vous  que  tous  les 
chanteurs 'de  ce  inonde  aient  une  étendue  de  voix  de  onze  notes? 

LE     MAÎTRE. 

Je  crois  que  la  plupart  n'ont  pas  huit  sons  nets  et  pleins.  Ils 
s'imaginent  aller  à  deux  octaves,  mais  ils  comptent  les  sons 
faibles,  maigres  ou  faussets,  les  sons  peines;  ils  chantent  avec 
plusieurs  voix.  D'autres,  riches  en  étendue,  ont  les  sons  si  durs, 
si  secs,  si  désagréables,  qu'ils  font  plutôt  du  bruit  que  du 
chant. 

LE     DISCIPLE. 

C'est  dommage  que  je  manque  d'étendue,  car  j'ai  du  timbre. 

LE     MAÎTRE. 

Oui,  mais  la  poitrine... 

LE     DISC  i  pli:. 
Serait  meilleure  si  la  voix  était  plus  étendue. 

LE     MAÎTRE. 

Erreur.  Vous  avez  la  voix  dix  fois  plus  sonore  et  deux  fois 
plus  étendue  et  plus  forte  que  moi,  et  ma  poitrine  est  excellente. 
Mais  faites  comme  moi;  jouez  du  clavecin.  Les  doigts  ne  sont 
pas  sujets  au  rhume. 

LE      DISCIPLE. 

Allons,  revenons  donc  à  la  musique  instrumentale,  et  fami- 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  2/j3 

liarisez-moi  promptement  avec  la  clef  de  fa  sur  la  troisième 
ligne,  afin  de  faire  d'une  pierre  deux  coups,  connaître  une  clef 
dont  j'aurai  besoin  pour  l'instrument  et  pour  ma  voix  dont  vous 
approuvez  les  sons  dans  le  bas. 

LE     MAÎTRE. 

Quelle  est  la  première  note  de  votre  voix? 

LE     DISCIPLE. 

Dites  de  ma  portion  de  voix;  c'est  le  la,  et  sur  la  première 
ligne,  le  si,  et  sur  les  cinq  lignes  en  montant,  si,  ré,  fa,  la,  ut. 
Les  notes  sur  les  lignes  montent  et  descendent  par  tierces. 

LE    MAÎTRE. 

Et  celles  qui  occupent  les  intervalles? 

LE     DISCIPLE. 

Pareillement,  la,  ut,  mi,  sol,  si,  ré. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  venez  de  les  faire  sur  le  clavier;  mais  de  la  main 
droite,  et  c'est  de  la  gauche  qu'il  fallait  se  servir. 

LE     DISCIPLE. 

Il  est  vrai,  je  m'en  souviens.  Ah  ça,  je  connais  les  clefs,  les 
notes  des  lignes,  celles  de  leurs  intervalles,  et  rien  n'empêche 
que  je  ne  joue  un  petit  air. 

LE     MAÎTRE. 

Mais  les  sons  d'un  air  ne  sont  pas  tous  d'une  égale  durée; 
cette  inégalité  de  durée  se  marque  par  des  notes  de  différentes 
formes  et  valeurs,  des  rondes,  des  blanches,  des  noires,  des 
croches,  des  doubles,  triples,  quadruples,  quintuples  croches; 
un  air  ne  se  chante  pas  toujours  d'un  chant  continu,  il  y  a  des 
pauses  d'une,  de  deux,  de  trois,  de  quatre,  de  cinq  mesures, 
d'un  soupir,  d'un  demi,  un  quart,  un  huitième,  un  seizième  de 
soupir;  ces  silences  ont  leurs  durées  et  leurs  signes;  les  con- 
naissez-vous? Toute  la  durée  d'un  air  se  partage  en  parties 
égales  qu'on  appelle  mesures,  et  la  durée  de  chaque  mesure  se 
sous-clivise  en  d'autres  moindres  parties  égales  qu'on  appelle 
temps.  Connaissez-vous  la  diversité  des  mesures  et  leurs  carac- 
tères, et  la  variété  des  temps  propres  à  chaque  mesure?  Un  air 
se  chante  sur  une  gamme  ou  sur  une  autre  gamme;  il  est  dans 
la  modulation  d'ut,  ou  la  modulation  de  ré.  Connaissez-vous 
les  signes  de  chaque  modulation?  Sa  modulation  est  majeure 


2hh  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

ou  mineure  ?  Comment  la  distinguerez-vous  ?  Il  marche  avec  plus 
ou  moins  de  vitesse  ;  il  a  son  caractère  particulier,  son  expression  ; 
il  est  doux,  tendre,  pathétique,  gai,  affectueux.  Qu'est-ce  qui 
vous  apprendra  à  discerner  son  mouvement,  et  le  reste? 

LE     DISCIPLE. 

Et  vous  me  ferez  avaler  tout  cela;  il  faudra  que  je  digère 
tout  ce  détail  avant  que  déjouer  un  air. 

LE     MAÎTRE. 

Si  vous  pouvez  vous  en  dispenser,  j'y  consens. 

LE     DISCIPLE. 

Armons-nous  de  patience. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  connaissez  les  clefs;  les  premiers  signes  qu'on  voit 
après  la  clef,  lorsqu'il  y  en  a,  indiquent  la  modulation;  ils  s'ap- 
pellent dièses  ou  bémols,  et  ils  ont  cette  figure  #,  k  La  première 
est  le  dièse;  la  seconde  est  le  bémol;  et  si  le  musicien  veut  que 
la  note  dièse  ou  bémol  cesse  de  l'être,  il  en  avertit  par  ce 
caractère^,  qu'on  appelle  bécarre. 

LE     DISCIPLE. 

Ainsi  des  vingt-quatre  modulations  dont  douze  sont  majeures 
et  douze  mineures;  si  le  musicien  a  choisi  la  majeure  de  la  ou 
la  mineure  de  fa  dièse,  il  y  aura  trois  dièses  après  la  clef;  mais 
qui  m'indiquera  que  c'est  la  mineure  de  fa  dièse,  et  non  la 
majeure  de  la? 

LE     MAÎTRE. 

La  première  mesure  de  l'air,  et  plus  sûrement  la  dernière  de 
la  basse. 

LE     DISCIPLE. 

Passons  à  la  mesure  ;  car  c'est  le  signe  qui  suit  apparem- 
ment celui  de  la  modulation. 

LE    MAÎTRE. 

Il  est  vrai;  mais  vous  ne  le  comprendrez  bien  que  par  la 
valeur  des  notes.  Nos  ancêtres  s'imaginèrent... 

LE     DISCIPLE. 

Voici  de  l'érudition.  C'est  mon  autre  folie. 

LE     MAÎTRE. 

Qu'aucun  son  de  la  musique  ne  pouvait  durer  plus  d'une 
seconde  ou  pulsation  du  pouls;  et  ils  désignèrent  ce  plus  long 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  2^5 

de  leurs  sons  par  la  figure  qui  suit,  et  qu'ils  appelèrent  une 
ronde q 

Ils  partagèrent  la  durée  de  ce  son  en  deux  moitiés  égales, 
d'une  demi-pulsation  chacune  qu'ils  nommèrent  une  blanche, 
et  qu'ils  figurèrent  comme  vous  le  voyez q 

Dans  la  suite,  on  divisa  des  sons  de  moindre  durée;  aujour- 
d'hui on  passe  jusqu'à  soixante-quatre  sons  et  plus  dans  une 
pulsation. 

La  note  d'un  quart  de  pulsation,  dont  la  durée  est  la  moitié 
de  la  blanche,  comme  la  durée  de  la  blanche  est  la  moitié  de  la 
ronde,  qu'on  nomme  quart  de  note,  s'appelle  noire,  et  voici  sa 
figure © 

La  moitié  de  la  noire  s'appelle  croche,  et  vous  voyez  une 
croche jpf^ 

A  mesure  que  l'art  fit  des  progrès,  et  que  le  gosier  et  les 
doigts  s'exercèrent,  on  employa  des  sons  de  moindre  durée,  et 
l'on  sous-divisa  la  croche  en  deux  parties  égales,  qu'on  appela 
doubles  croches:  la  double  croche  en  deux  parties  égales,  qu'on 
appela  triples  croches;  la  triple  croche  en  deux  parties  égales, 
qu'on  appela  quadruples  croches;  et  il  fallut  autant  de  figures 
diiïérentes  qu'on  fit  de  divisions  et  de  sous- divisions. 

Voici  la  figure  de  la  double  croche ^j 

Celle  de  la  triple  croche ^H 

Celle  de  la  quatruple  croche gjr 

Si  vous  comparez  la  quadruple  croche  à  la  ronde  ou  note 
d'une  pulsation,  vous  verrez  qu'elle  équivaut  à  un  soixante- 
quatrième  de  la  première,  ou  qu'il  faut  passer  soixante-quatre 
quadruples  croches  dans  une  seconde. 

Mais  on  n'a  plus  d'égard  à  ces  durées  fixes  et  absolues;  c'est 
la  mesure,  le  mouvement  et  le  caractère  de  la  pièce  qui  dis- 
posent de  la  valeur  des  sons. 

LE     DISCIPLE. 

Le  goût  est  le  vrai  chronomètre. 

LE     MAÎTRE. 

Autrefois  on  indiquait  la  mesure  et  le  mouvement  par  les 
notes  mêmes  écrites  après  la  clef;  le  nombre  des  temps  par  le 
nombre  des  notes;  la  durée  de  la  mesure  par  la  qualité  de  la 


2/i6  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

note.  Ainsi  pour  une  pièce  à  deux  temps,  après  la  clef,  il  y  avait 
ou  deux  rondes,  ou  deux  blanches,  ou  deux  noires;  et  de  même 
pour  les  autres  mesures  et  leurs  durées.  Dans  la  suite,  on  sub- 
stitua des  chiffres  et  d'autres  caractères  aux  notes. 

On  marqua  la  mesure  à  deux  temps  par  "2. 

Ou  par  le  signe  suivant     (*n 

Ou  par  un f. 

Ce  f  est  plus  expressif  que  les  autres  signes.  Le  2  qui  est 
au-dessus  de  la  ligne  marque  le  nombre  des  notes  de  la  mesure, 
et  le  h  qui  est  au-dessous  en  marque  la  qualité.  Ainsi  la  mesure  f- 
est  de  deux  sons,  dont  chacun  est  le  quart  de  la  ronde  ou  une 
noire. 

Même  méthode  des  anciens  pour  la  mesure  à  trois  temps; 
c'étaient  après  la  clef,  ou  trois  rondes,  ou  trois  blanches,  ou 
trois  noires. 

Même  réforme  des  modernes.  Ils  ont  désigné  la  mesure  à 
trois  temps  par  un 3. 

Ou  par  un .    .   |. 


Ou  par  un 


3 


Ce  |  dit  aussi  qu'il- y  a  trois  notes  dans  la  mesure,  et  que 
chacune  de  ces  notes  est  le  quart  de  la  ronde  ou  une  noire. 

Voulut-on  que  la  mesure  fût  à  quatre  temps,  et  chaque 
temps  de  la  durée  d'une  noire,  on  se  servit  du  signe  que  vous 

voyez.     Q_/ 

Le  nombre  de  nos  mesures  tant  à  deux  qu'à  trois  et  quatre 
temps  s'est  fort  accru. 

Nous  avons  à  deux  temps,  comme  les  anciens,  le  *2  et  le 

Cpet-I 

à  trois  temps,  comme  eux  le  3  et  le  f  et  f 

à  quatre  temps,  leur i^j/ 

Et  de  plus  qu'eux,  à  deux  temps   ...    le  § 

à  trois  temps,  le  f  le  ■—  le  f  le  -\  et  le  f 

à  quatre  temps.    .    .    le  ^-. 

Et  au  lieu  de  cette  durée  de  la  mesure  fixée  par  le  pendule 
ou  la  pulsation  du  pouls,  nous  écrivons  au-dessus  ou  au-des- 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  2/*7 

sous  des  cinq  lignes  :  Largo,  Adagio,  Andante,  Andantino,  Alle- 
gro, Presto  assai,  Molto,  Poco,  Prestissimo,  Minuetto,  Giga, 
Allemanda,  etc.,  et  pour  l'expression  :  Cantabile,  Vivace,  Gra- 
ziozo,  AITettuoso,  Triste,  Lamentabile,  etc..  Ce  qui  n'obvie 
pas  à  l'arbitraire  du  goût,  mais  ce  qui  le  restreint  clans  des 
limites  assez  étroites  pour  que  tout  musicien  expérimenté  ait  une 
notion  assez  juste  de  l'Adagio  pour  ne  pas  le  confondre  avec 
l' Andante,  de  l' Andante  pour  ne  pas  le  jouer  Allegro;  et  ainsi 
des  autres  mouvements. 

Ce  n'est  pas  tout;  on  met  des  points  après  les  notes,  et  ces 
points  en  augmentent  la  durée  de  moitié;  ainsi  la  durée  de  la 
ronde  pointée  §.  équivaut  à  une  ronde  et  une  blanche ^J. 

On  accélère  la  durée  des  sons  en  les  renfermant  sous  un  arc, 

et  en  écrivant  le  chiffre  3  sous  l'arc  en  cette  manière  f  f  T 

ou  sans  chiffre  en  cette  manière  f  f  f . 

La  durée  de  ces  trois  sons  se  réduit  à  la  durée  de  deux  sons 
de  la  même  espèce.  Pareillement  les  six  notes  ainsi  liées  'fffff, 
avec  le  chiffre  ou  sans  le  chiffre,  n'en  durent  que  quatre  de 

la  môme  espèce  [JJj 

L'arc  qui  embrasse  deux  notes  prescrit  aussi  quelquefois  de 
ne  chanter  que  la  première  dont  on  traîne  la  durée  d'autant 
qu'on  en  aurait  donné  à  la  seconde.  C'est  ce  que  vous  obser- 
verez dans  les  mesures  suivantes  : 


S'il  arrive  que  le  chant  soit  interrompu  dans  le  courant  d'une 
mesure,  soit  par  goût,  soit  par  disette  d'imagination,  ou  quelque 
règle  de  l'art,  on  a  des  signes  pour  la  durée  de  ces  silences  ou 
repos. 

Si  la  durée  du  silence  est  d'une  noire,  voici  son  signe  * ,  et 
on  l'appelle  soupir. 

D'unecroche,  on  l'appelle  demi-soupir  et  on  le  marque  ainsi  1 . 


2Zt8 


LEÇONS   DE  CLAVECIN 


D'une  double  croche,  on  l'appelle  quart  de  soupir,  et  voilà 
son  signe  } 

D'une  triple  croche,  on  l'appelle  huitième  de  soupir,  et  voilà 
son  signe  ^ 

D'une  quadruple  croche,  c'est  un  seizième  de  soupir  qu'on 

désigne  ainsi  § 

Si  sa  durée  est  d'une  blanche,  on  écrit  deux  soupirs;  d'une 
ronde,  quatre;   d'une  demi-mesure  quelconque,  voilà  comme 

on  le  désigne  -„   - 


d'une  mesure  entière;  comme  vous  voyez  \ 


de  deux  mesures;  en  cette  manière  -:=■ 


Voici  la  manière  de  marquer  les  pauses  de  trois,  quatre,  cinq, 
six,  sept,  huit  mesures 


3 


5 


8 


3EEE 


S 


T 


:î- 


'-! 


:!= 


Mais  vous  me  laisseriez  parler  jusqu'à  demain,  si  je  n'avais 
envie  de  pauser.  A  présent,  voulez-vous  essayer  un  air? 

LE     DISCIPLE. 

Pourquoi  non!  Voilà  bien  des  choses  à  pratiquer,  mais  qu'im- 
porte? il  faut  en  passer  par  là. 

LE    MAÎTRE. 

Votre  intrépidité  marque  du  feu,  de  l'imagination,  peut-être 
du  génie.  Qui  suit  si  je  ne  brise  pas  la  coque  d'où  sortira  un 
compositeur  de  la  première  volée?  Combien  j'en  serais  fier!  Un 
jour,  je  diiais  :  C'est  moi  qui  lui  ai  appris  ce  que  c'était  qu'une 
ronde,  une  noire, un  soupir;  car  tout  père  se  glorifie  <\o^  vertus 
de  son  fils;  tout  ami, des  grands  talents  de  son  ami;  toutmaître, 
des  prodiges  de  son  élève;  tout  soullleur  d'orgue,  du  jeu  de 
son  organiste.  Mais  pour  écrire  vos  futures  mélodies  sublimes, 
il  faudrait  savoir  lire  et  écrire  la  basse,  la  haute-contre,  les  pre- 
miers et  second  dessus,  et  les  autres  voix. 

LE     DISCIPLE. 

Soit  fait  ainsi  qu'il  est  requis,  et  que  la  postérité  reçoive 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  249 

mes  œuvres  et  les  admire;  que  ma  nation  me  nomme,  et  se 
vante  de  moi.  Les  Pergolèse  et  les  Hasse  en  ont  été  où  j'en 
suis;  partis  du  même  point  que  moi,  pourquoi  n'irais-je  pas  aussi 
loin  qu'eux  ?  J'en  accepte  l'augure,  et  les  difficultés  disparaissent. .. 
Où  en  étions-nous? 

LE     MAÎTRE. 

A  lire  et  à  écrire  les  voix.  La  basse-taille  est  plus  aiguë 
que  la  basse... 

LE     DISCIPLE. 

Et  même  d'une  tierce;  bref,  si  j'ai  bien  compris  ce  que 
vous  m'avez  dit  de  l'étendue  des  voix,  la  basse-taille  est  d'une 
tierce  plus  aiguë  que  la  basse;  la  taille  d'une  tierce  plus  aiguë 
que  la  basse-taille;  la  haute-contre  d'une  tierce  plus  aiguë 
que  la  taille  ;  le  troisième  dessus  d'une  tierce  plus  aigu  que 
la  haute-contre;  le  second  dessus  d'une  tierce  plus  aigu  que 
le  troisième,  et  le  premier  d'une  tierce  plus  aigu  que  le  second... 

LE    MAÎTRE. 

Donc  les  cinq  lignes... 

LE    DISCIPLE. 

Laissez-moi  aller  ;  ne  refroidissez  pas  mon  enthousiasme. 
Vous  avez  dit  assez  longtemps,  et  j'écoutais.  Il  faut  que  vous 
écoutiez  à  votre  tour,  et  que  je  dise  : 

Donc  les  cinq  lignes  de  basse  sont      sol,  si,  ré,  fa,  la. 

Les  cinq  lignes  de  basse-taille,  si,  ré,  fa,  la,  ut. 

Les  cinq  lignes  de  taille,  ré,  fa,  la,  ut,  mi. 

Les  cinq  lignes  de  haute-contre,.        fa,  la,  ut,  mi,  sol. 

Les  cinq  lignes  du  troisième  dessus,  la,  ut,  mi,  sol,  si. 

Les  cinq  lignes  du  second  dessus,       ut,  mi,  sol,  si,  ré. 

Les  cinq  lignes  du  premier  dessus,     mi,  sol,  si,  ré,  fa. 

Puisque  je  connais  les  notes  placées  sur  les  lignes,  je  connais 
aussi  celles  qui  occupent  leurs  intervalles,  et  j'avais  bien  retenu 
la  note  la  plus  grave  et  la  plus  aiguë  de  chaque  voix. 

LE    MAÎTRE. 

Ajoutez  que,  pour  jouer  les  voix  plus  commodément  sur  le 
clavecin,  il  faut  retenir  encore  que  le  fa  de  la  clef  est  toujours 
le  troisième  fa  du  clavier  ;  Yul  de  la  clef,  toujours  le  troisième 
ut  du  clavier,  ou  celui  du  milieu,  et  le  sol  de  la  clef,  toujours  le 
quatrième  sol  du  clavier. 


250  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

LE    DISCIPLE. 

Cela  sera  retenu,  et  même  une  autre  chose  que  l'instrument 
me  montre  :  c'est  que  la  seconde  ligne  de  la  basse  est  la  première 
de  la  basse-taille;  la  seconde  de  la  basse-taille,  la  première  de 
la  taille;  la  seconde  de  la  taille,  la  première  de  la  haute-contre; 
la  seconde  de  la  haute-contre,  la  première  du  troisième  dessus  ; 
la  seconde  du  troisième  dessus,  la  première  du  second  dessus;  la 
seconde  du  second  dessus,  la  première  du  premier  dessus. 

LE     MAÎTRE. 

Et  conséquemment  que  les  premières  lignes  des  sept  voix, 
en  partant  de  la  basse,  sont  sol,  si,  ré,  fa,  la,  ut,  mi. 

LE     DISCIPLE. 

Je  l'aurais  deviné;  et  les  cinquièmes  lignes  des  sept  voix,  la, 
ut,  mi,  sol,  si,  ré,  fa. 

Je  ne  serais  pas  plus  embarrassé  de  vous  nommer  les  notes 
les  plus  graves  de  chaque  voix.  En  partant  du  deuxième  fa,  le 
sou  le  plus  grave  de  la  basse,  et  en  allant  vers  l'aigu  du  clavecin 
par  tierces,  ce  sont  fa,  la,  ut,  mi,  sol,  si,  ré;  et  leurs  notes  les  plus 
aiguës,  si,  ré,  fa,  la,  ut,  mi,  sol.  Ainsi  plus  de  difficulté  sur  les 
lignes,  les  clefs  et  l'étendue  des  voix;  je  n'en  chanterais  pas 
les  airs,  car  je  pense  qu'il  faut  une  longue  habitude  pour  former 
juste  les  différents  intervalles  des  gammes  ;  mais  je  les  jouerais. 

LE    MAÎTRE. 

Quelque  habitude  que  vous  eussiez,  vous  chanteriez  tout  au 
plus  certains  airs  de  basse-taille;  mais  votre  voix  ne  se  mettrai! 
jamais  à  l'unisson  vrai  de  la  première  ligne  du  second  dessus. 
Voyez  ce  que  vous  pourriez  faire?  les  notes  des  quatre  dernières 
lignes  de  la  basse;  celles  des  trois  premières  de  la  taille;  celles 
des  deux  premières  de  la  haute-contre;  la  première  ou  la  plus 
grave  du  troisième  dessus  ;  néanl  du  second  dessus  et  du  premier, 
sous  peine  de  l'aligner  votre  poitrine  el  d'écorcher  nos  oreilles. 

LE    DISCIPLE. 

Mais  sur  mon  instrument,  avec  mes  doigts? 

LE     MAÎTRE. 

Vous  trouverez  certainement  les  sons  de  toutes  les  voix; 
mais  les  jouer,  c'est  autre  chose;  il  faut  de  l'application,  du 
travail  et  du  temps. 

1.1.    DISCIPLE. 

J'ai  peu  de  temps;  mais  j'en  étendrai  la  durée  par  l'appli- 


ET   PRINCIPES    D"HARMONME. 


251 


cation  et  le  travail.  Avoir  peu  de  temps,  et  travailler  beaucoup  ; 
avoir  beaucoup  de  temps,  et  en  travailler  d'autant  moins,  c'est 
presque  la  même  chose. 

LE     MAÎTRE. 

C'est-à-dire  que  vous  proposez  d'aller  en  raison  composée 
de  la  directe  du  travail  et  de  l'inverse  du  temps;  tant  mieux. 
Et  le  doigté? 

LE     DISCIPLE. 

Le  doigté  des  gammes  de  vingt-quatre  modulations,  de  la 
main  droite,  de  la  main  gauche,  je  conçois  que  c'est  une  affaire, 
et  même  une  affaire  qui  ne  se  fera  pas. 

LE    MAÎTRE. 

La  raison  ? 

LE     DISCIPLE. 

C'est  que  si  je  vous  les  demande,  je  ne  les  aurai  pas,  et  que 
je  ne  les  aurai  pas  davantage  si  je  ne  vous  les  demande  pas. 
On  ne  sait  comment  faire  pour  obtenir  quelque  chose  de  vous. 
On  s'y  prend  toujours  trop  tôt  ou  trop  tard. 

LE     MAÎTRE. 

Modérez-vous,  je  vais  vous  les  écrire  à  l'instant  ;  je  débuterai 
par  les  gammes  de  l'octave  d'ut,  et  je  continuerai  par  quintes. 

Gamme  eu  majeur  d'ut,  doigtée  pour  la  main  droite. 


^ 


i 


-c- 


&     a 


3C 


IH      1     2      3      1       U      3      4      5  5      4       3      2       1 

Gamme  en  majeur  d'ut,  doigtée  pour  la  main  gaucho. 


'1      1 


m 


m    f    il    É    ■ 


i 


f       0 


P 


±=à 


Gamme  en  mineur  d'ut,  doigtée  pour  la  main  droite. 


i 


\\m    f    11    f=ë 


i 


s 


f 


?=*= 


*=* 


12       3      12      3      4      5  5      4       3      2       13 

Gamme  en  mineur  d'ut,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


^U-^J  ï  r  r  'f  g 


2    1 


g 


-4- 


4      3^13       21 


1<231       2345 


Voyez,  lisez,  exécutez. 


252  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

LE     DISCIPLE. 

Tout  de  suite,  et  sans  difficulté.  Pour  la  main  droite,  clef 
d'ut  sur  la  première  ligne,  clef  du  second  dessus,  et  les  notes 
des  cinq  lignes,  ?</,  mi,  sol,  si,  ré. 

Pour  la  main  gauche,  ciel'  de  fa  sur  la  troisième  ligne,  clef 
de  basse-taille,  et  les  notes  des  cinq  lignes,  si,  ré,  fa,  la,  ut. 

Pour  la  mesure,  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper,  ce  sont  toutes 
noires;  mais  après  la  clef,  point  de  signe  qui  m'indique  si  c'est 
à  deux,  à  trois  ou  à  quatre  temps. 

Quant   aux  chiffres  écrits  au-dessous   des  notes,  c'est  le 

doigté. 

LE     MAÎTRE. 

Le  chiffre  1  marque  le  pouce  et  le  chiffre  5  le  petit  doigt. 
Je  n'ai  point  déterminé  de  mesure;  allez  seulement  avec  retenue 
et  égalité,  et  je  serai  content. 

LE     DISCIPLE. 

Occupons-nous  de  ces  gammes...  La  main  droite,  le  pouce 
sur  l'ut  du  milieu  du  clavier;  car  c'est  Yut  de  la  clef...  La  main 
gauche,  le  petit  doigt  sur  le  deuxième  ut  du  clavier,  et  le  fa  de 
la  clef  tombera  sur  le  troisième  fa...  Je  vais  bien;  votre  visage 
riant  me  le  dit...  Mais  pourquoi  les  signes  et  les  clefs  de  la 
musique  vocale  employés  ta  de  la  musique  instrumentale,  à  la 
leçon  d'un  instrument  qui  a  une  étendue  de  trente-six  notes, 
dont  dix-huit  pour  chaque  main?  11  me  semble  que  ces  dix-huit 
notes  exigeaient  neuf  lignes. 

LE     MAI  IRE. 

J'en  conviens;  mais  vous  avez  voulu  chanter:  vous  avez 
voulu  jouer;  vous  avez  crié  comme  un  enfant,  après  un  air; 
vous  n'avez  eu  ni  cesse  ni  repos  que  je  ne  vous  eusse  doigté  des 
gammes.  Je  me  suis  tant  hâté,  que  je  n'ai  pu  penser  à  tout.  Il 
faut,  pour  le  moment,  que  vous  vous  en  teniez  à  la  clef  du  pre- 
mier et  du  second  dessus  pour  la  main  droite;  pour  la  gauche, 
dans  la  suite,  j'userai  de  la  clef  de  fa  sur  la  quatrième  ligne... 

II.     DISCIPLE. 

Clef  et  ligne  de  la  basse. 

Il      M  \ÎTRK. 

Et  s'il  se  rencontre  des  notes  plus  graves  ou  plus  aiguës  que 
celles  des  cinq  lignes,  je  les  porterai  sur  d'autres  lignes  au-dessus 
et  au-dessous  de  celles-ci.  Passons  aux  gammes  en  sol. 


ET    PRINCIPES    D'HARMONIE. 


253 


LE     DISCIPLE. 

Un  dièse  à  la  clef  et  sur  le  fa,  pour  le  majeur;  deux  bémols 
pour  le  mineur,  l'un  sur  le  si,  l'autre  sur  le  mi. 

LE     MAÎTRE. 


Gamme  en  majeur  de  sol,  doigtée  pour  la  main  droite 


y  J  J  r  r  r  r  r 


^ 


3C=*= 


12       3      1        Si      3      4      5  5     4      3      2       13       2      1 


Gamme  en  majeur  de  sol,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


y 


^ 


zsn 


w—f 


g     a 


£ 


^=* 


I 


4       3     2       13      2      1 

Gamme  en  mineur  de  sol,  doigtée  pour  la  main  droite. 


3*=^ 


£ 


5     4      3      2       13       2      1 
Gamme  en  mineur  de  sol,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


S 


É 


$*   f    y  f=ë- 


T. 


Ï 


^$ 


rai 


3     2      1 


12     3     1 


LE     DISCIPLE. 

Qu'est-ce  que  ces  deux  barres  qui  séparent  la  gamme  qui 
monte  de  la  gamme  qui  descend?  Et  ces  notes?  aux  unes 
pourquoi  la  tête  en  haut,  aux  autres  la  queue? 

LE    MAÎTRE. 

Les  deux  barres,  vous  l'avez  dit,  me  servent  qu'a  séparer  les 
gammes.  Quant  aux  notes  dont  les  têtes  et  les  queues  sont 
tournées  tantôt  en  haut,  tantôt  eu  bas,  ce  n'est  que  pour  la 
netteté  de  l'écriture.  Gammes  en  ré. 

LE    DISCIPLE. 

En  majeur  de  ré,  deux  dièses  à  la  clef,  l'un  sur  le  fa,  l'autre 
sur  Y  ut;  en  mineur,  un  bémol  sur  le  si. 

LE     MAÎTRE. 

Gamme  en  majeur  de  ré,  doigtée  pour  la  main  droite. 


m 


e=BI 


É 


*     a 


J    *     " 


g 


4      3      2       13       2      1 


25^ 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 


Gamme  en  majeur  de  ré,  doigtée  pour  la  main  gauche. 

i      i 


^m 


■J—L-H-i 


'ï^t 


w 


1^31       (2      3      4      5 
Gamme  en  mineur  de  ré,  doigtée  pour  la  main  droite. 


i 


=*=£* 


r  i  r  r  r  P 


s^ 


f 


2      3      4     5 


1       'I       3       1 


5     4      3     2      13      2     1 


Gamme  en  mineur  de  ré,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


É 


i 


J  J  ij. 


ç-*- 


-fr-.g- 


3    a     13     y    i 


1      <2 


1      2     3 


LE    DISCIPLE. 

Je  suis  perdu.  Je  ne  sais  plus  ce  que  c'est  que  ces  deux 
premières  notes  de  la  première  gamme,  plus  graves  que  l'étendue 
des  cinq  lignes  de  la  basse. 

LE    MAÎTRE. 

Si  les  notes  montent  et  descendent  de  tierce  sur  les  lignes, 
la  note  placée  sur  la  ligne  la  plus  basse  étant  un  sol,  descendez 
d'une  tierce,  et  vous  aurez  mi  sur  la  ligne  surajoutée  :  ou  plus 
brièvement,  vous  êtes  en  ré,  donc  la  première  note,  celle  que 
j'ai  écrite  au-dessous  de  la  ligne  surajoutée,  est  un  ré.  Vous 
vous  effrayez  beaucoup  de  peu  de  chose. 

LE    DISCIPLE. 

C'est  la  tournure  de  mon  caractère.  Que  voulez-vous?  je 
suis  inégal,  et  je  ne  m'en  estime  pas  moins.  Je  vois  qu'au- 
dessous  du  sol  grave,  il  serait  possible  de  tirer  quatre  autres 
lignes,  mi.  ut.  lu.  fa.  Mon  embarras  durera  plus  que  ma  crainte, 
je  le  prévois.  Pourriez-vous  me  dire  pourquoi,  dans  les  gammes 
en  mineur,  ce  dièse  avant  la  septième  note  en  montant,  et  point 
à  la  clef? 

LE     MAÎTRE. 

C'est  qu'il  est  accidentel.  Son  effet  est  de  corriger  par  la 
sensible  l'âpreté  du  mineur,  en  montant.  En  descendant,  je  l'ai 
supprimé.  Mis  après  la  clef,  il  eût  régné  sur  toute  la  gamme. 
Gammes  en  lu. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE. 

LE     DISCIPLE. 


255 


En  majeur  de  la,  trois  dièses,  fa,  ut,  sol;  en  mineur  de  la, 
ni  bémol,  ni  dièse,  excepté  celui  de  la  sensible  sol,  en  montant. 

LE    MAÎTRE. 

Gamme  en  majeur  de  la,  doigtée  pour  la  main  droite. 


^  r  r  r  r  r  r  i  ■  u  '  '  i  r  r  r  r-f 


12      31      2      3      4      5 


5     4      3     2      13      2      1 


Gamme  en  majeur  de  la,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


ÎSÏ 


? 


-M^£ 


Ê 


I 


É 


5     4      3     2 


£ 


*zii 


13      2     1 


12      3     1       2     3 


Gamme  en  mineur  de  la,  doigtée  pour  la  main  droite. 


w-f- 


p-f 


^  ii  "  r  r  r 


12      3      1       2      3      4 


PZ 


5     4       3      2      1      3       2      t 


Gamme  en  mineur  de  la,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


Jr  r"'rr  nrrr^^ 


a 


:*=*: 


4       3      2       13       2      1 


12      3      1       2      3      4 


N'avez-vous  eu  aucune  peur  de  cette  ligne  surajoutée  au- 
dessus,  en  majeur  de  la? 

LE     DISCIPLE. 

Nulle...  sol,  si,  ré,  fa,  la...  c'est  un  la  sur  lequel  on  pour- 
rait faire  grimper  ut  et  mi  par  deux  autres  lignes  plus  élevées. 
Mais  pourquoi  ce  doigté  de  la  main  gauche  au  rebours  du 
doigté  de  la  main  droite?  et  puis  un  exemple  ne  suffisait-il  pas 
pour  les  gammes  ut,  sol,  ré,  la,  où  tout  se  ressemble  ? 

LE     MAÎTRE. 

Si  cette  uniformité  vous  ennuie,  consolez-vous,  elle  ne  durera 
pas.  Gammes  en  mi. 

LE    DISCIPLE. 

En  majeur  de  mi,  quatre  dièses,  fa,  ut,  sol,  ré;  un  dièse, 
fa,  en  mineur  de  mi. 


25G 


LEÇONS   DE  CLAVECIN 


LE     MAITRE. 
Gamme  en  majeur  de  mi,  doigtée  pour  la  main  droite. 


rf: 


-0— f 


W-f  r  r  r  r  J 


^ 


f 


-r-f- 


5     4      3      l2      t      3      2      1 
Gamme  en  majeur  de  mi,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


CîTii: 


5 


^yu^?^0 


+—et 


5     4       3     2      13      2      1  i      >2      3      1       <2     3      4     5 

Gamme  en  mineur  de  mi,  doigtée  pour  la  main  droite. 


i 


■*+ 


i 


.É — 0. 


+ 


£ 


g 


H*=* 


f 


#=^ 


i  " 

13      2     1 


2      3     12     3      4      5  5432 

Gamme  en  mineur  de  mi,  doigtée  pour  la  main  gauche 


CET 


5 


m 


^ 


=§*= 


^^ 


? 


-9 — *- 


«» 


3t=g 


54321321  123123      4     5 

Gammes  en  m. 

LE    DISCIPLE. 

En  majeur  de  si,  cinq  dièses,  fa,  ut,  sol,  ré,  la;  en  mineur 
de  si,  deux  dièses. 

LE     MAÎTRE. 
Gamme  en  majeur  de  si,  doigtée  pour  la  main  droite. 

«JL .    m  #  -f- 


m 


jr=£ 


M^é 


■ — 0 


m 


12      3     12     3      4     5  5     4      3     2      13      2     1 

Gamme  en  majeur  de  si,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


^k=U^=?EU-f  «  r  r  r  r  r  r  i 


4      3     '214321  1     ^       3     4      1     >2      3     4 

Gamme  en  mineur  de  si,  doigtée  pour  la  main  droite. 


^ 


12      5      1       y 


"ffim   i 


.>      <ï      J 


3?5 


*— *- 


5     4       3      2      13       2      1 

Gamme  en  mineur  de  si,  doigtée  pour  la  main  gauche. 
-»»     f     „    f 


^^m 


4      3      2     1       4      3      2      1 


± 


fe^fW^ 


1      l2       3      4       12       3     4 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE. 


257 


LE     DISCIPLE. 

M.  le  doigté  change  à  la  basse,  pour  la  main  gauche,  tant 
au  majeur  qu'au  mineur. 

LE    MAÎTRE. 

Gammes  en  fa  dièse. 

LE    DISCIPLE. 

En  majeur  de  fa  dièse,  six  dièses,  fa,  ut,  sol,  ré,  la,  mi;  en 
mineur  de  fa  dièse,  trois  dièses. 

LE     MAÎTRE. 

Gamme  en  majeur  de  fa  dièse,  doigtée  pour  la  main  droite. 


m  j  J  J  r  r  r  r  r  i  r  r  r  r  r  J  J 


2     3     4     12     3      12  2     13     2      14     3     2 


Gamme  en  majeur  de  fa  dièse,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


3e$£ 


=£=2=* 


*=* 


4     3      2     1      3     2     1      2 


f  r  r  «  r  r  r 


*=* 


2    1      2     3      12      3     4 


Gamme  en  mineur  de  fa  dièse, [doigtée  pour  la  main  droite. 


^-J^rr11!  r  iirrrr-u 


-+-*• 


23      123123  3      2      13       2      1       3     <2 


Gamme  en  mineur  de  fa  dièse,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


§ 


& 


i 


pœ? 


4 


W 


*=ê 


4      3      2      13     2       12  2123123     4 


LE    DISCIPLE. 

Le  doigté  change  encore  ici.;  et  peut-être  changera-t-il  aussi 
en  at  dièse  où  nous  allons.  La  pratique  se  complique  diablement. 


LE     MAITRE. 


Gammes  en  ut  dièse. 


LE     DISCIPLE. 

En  majeur  d'ut  dièse,  sept  dièses,  fa,  ut,  sol,  ré,  la,  mi,  si, 
en  mineur  d'ut  dièse,  quatre,  fa,  ut,  sol,  ré. 

xn.  17 


258  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

LE     MAÎTRE. 

Gamme  en  majeur  d'ui  dièse,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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Gamme  en  majeur  <ïut  dièse,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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Gamme  en  mineur  d'ut  dièse,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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Gamme  en  mineur  d'ut  dièse,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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Gammes  en  soZ  dièse. 

LE     DISCIPLE. 

En  majeur  de  sol  dièse,  huit  dièses,  fa,  ut,  sol,  ré,  la,  mi, 
si;  fa  double  dièse.  En  mineur  de  sol  dièse,  cinq  dièses,  fa,  ut, 
sol,  ré,  la. 

LE     MAÎTRE. 

Gamme  en  majeur  de  sol  dièse,  doigtée  pour  la  main  droite. 


23123123  32i32l3y. 


Gamme  en  majeur  de  sol  dièse,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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Gamme  en  mineur  de  sol  dièse,  doigtée  pour  la  main  droite. 

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2     3      12      3     12      3 


2      13       2     1       3      ^ 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 

Gamme  en  mineur  de  sol  dièse,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


259 


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Gammes  en  r^  dièse. 

LE     DISCIPLE. 

En  majeur  de  ré  dièse,  neuf  dièses,  fa,  ut,  sol,  ré,  la,  mi, 
si;  fa  et  ut  doubles  dièses  ;  en  mineur,  six,  fa,  ut,  sol,  ré,  la,  mi. 

LE     MAÎTRE. 
Gamme  en  majeur  de  ré  dièse,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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Gamme  en  majeur  de  ré  dièse,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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Gamme  en  mineur  de  ré  dièse,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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Gamme  en  mineur  de  ré  dièse,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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21432132-23      1234      12 

Gammes  en  fo  dièse. 

LE     DISCIPLE. 

En  majeur  de  la  dièse,  dix  dièses,  fa,  ut,  sol,  ré,  la,  mi,  si; 
fa  double  dièse,  ut  double  dièse,  sol  double  dièse;  en  mineur  de 
la  dièse,  sept  dièses,  fa,  ut,  sol,  ré,  la,  mi,  si. 

LE    MAÎTRE. 


Gamme  en  majeur  de  la  dièse,  doigtée  pour  la  main  droite. 

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2123123    4  43       213212 


260 


LEÇONS   DE  CLAVECIN 


Gamme  en  majeur  de  la  dièse,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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Gamme  en  mineur  de  la  dièse,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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2      12      3       12      3      4  4      3      2      13      2      12 


Gamme  en  mineur  de  /a  dièse,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


hwjj  JJrr'rrnrr  rr  ^J  Ji 


2     13      2      13     12  234123      12 


Gammes  en  fa. 

LE     DISCIPLE. 

En  majeur  de  /*/,  un  bémol  si  •  en  mineur  de  fa,  quatre 
bémols  si,  mi,  la,  ré. 

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Gamme  en  majeur  de  fa,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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Gamme  en  majeur  de  fa,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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Gamme  en  mineur  de  /"a,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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3       2     1 


Gamme  en  mineur  de  fa.  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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Gammes  en  si  bémol. 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE. 


261 


LE     DISCIPLE. 

En  majeur  de  si  bémol,  deux  bémols,  si,  mi;  en  mineur  de 
si  bémol,  cinq  bémols,  si,  mi,  la,  ré,  sol. 

LE     MAÎTRE. 

Gamme  en  majeur  de  si  bémol,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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Gamne  on  majeur  de  si  bémol,  doigtée  pour  la  main  gauche. 

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Gamme  en  mineur  de  si  bémol,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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Gamme  en  mineur  de  si  bémol,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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Gammes  en  mi  bémol. 

LE    DISCIPLE. 

En  majeur  de  mi  bémol,  trois  bémols,  si,  mi,  la;  en  mineur 
de  mi  bémol,  six  bémols,  si,  mi,  la,  rc,  sol,  ut. 

LE     MAÎTRE. 

Gamme  en  majeur  de  mi  bémol,  doigtée  roar  la  main  droite. 


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Gamme  en  majeur  de  mi  bémol,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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262 


LEÇONS   DE  CLAVECIN 


Gamme  en  mineur  de  mi  bémol,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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Gamme  en  mineur  de  mt  bémol,  doigtée  pour  la  main  gauche 


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Gammes  en  la  bémol. 

LE    DISCIPLE. 

En  majeur  de  la  bémol,  quatre  bémols,  si,  mi,  la,  ré;  en 
mineur  de  la  bémol,  sept  bémols,  si,  mi,  la,  ré,  sol,  al,  fa. 

LE     MAÎTRE. 
Gamme  en  majeur  de  la  bémol,  doigtée  nour  la  main  droite. 


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Gamme  en  majeur  de  la  bémol,  doigtée  pour  la  main  gaucbe. 


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Gamme  en  mineur  du  /a  bémcjl.  doigtée  pour  la  main  droite 


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Gamme  en  mineur  de  ht  bémol,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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Gammes  en  ré  bémol. 

LE     DISCIPLE. 

En  majeur  de  ré  bémol,  cinq  bémols,  si,  mi,  la,  ré,  sol;  en 
mineur  de  ré  bémol,  huit  bémols,  si,  mi,  la,  ré,  sol,  ut,  fa-  si 

double  bémol. 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


263 


LE    MAITRE. 

Gamme  eu  majeur  de  ré  bémol,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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2      1      \      3      2      1       3      2 


Gamme  en  majeur  de  ré  bémol,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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2      1       2     3       4       12 


Gamme  en  mineur  de  ré  bémol,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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3     2      13      2      1       3     2 


Gamme  en  mineur  de  ré  bémol,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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3      2       1      4       3     2       1      '2 

Gammes  en  .<?£>/  bémol. 


2     1       2     3      4      12     3 


LE    DISCIPLE. 

En  majeur  de  sof  bémol,  six  bémols,  si,  mi,  la,  ré,  sol,  ut; 
en  mineur  de  sol  bémol,  neuf  bémols,  si,  mi,  la,  ré,  sol,  ut,  fa  ; 
si  double  bémol  ;  mi  double  bémol. 

LE    MAÎTRE. 

Gamme  en  majeur  de  sol  bémol,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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2     1       3     2      14 


Gamme  en  majeur  de  sol  bémol,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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Gamme  en  mineur  de  sol  bémol,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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2      13       2      1       3      2 


26/i  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

Gamme  en  mineur  de  sol  bémol,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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4     3      2     13     2      12  2     12     3      12      3     4 

Gammes  en  m/  bémol. 

LE  DISC]  PLE. 

En  majeur  d'ut  bémol,  sept  bémols,  si,  mi,  la,  ré,  sol,  ut, 
fa',  en  mineur  d'ut  bémol,  dix  bémols,  si,  mi,  la,  ré,  sol,  ut, 
fa',  si  double  bémol,  mi  double  bémol,  la  double  bémol. 

LE    MAÎTRE. 
Gamme  eu  majeur  d'ut  bémol,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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Gamme  en  majeur  d'ut  bémol,  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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Gamme  en  mineur  d'ut  bémol,  doigtée  pour  la  main  droite. 


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12     3     12     3     4     5 


4      3     2      15      2     1 


Gamme  en  mineur  d'ul  bémo',  doigtée  pour  la  main  gauche. 


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4     3      2      1       4      3      2     1 


12      3     4      12      3     4 


LE     DISCIPLE. 

Monsieur,  monsieur... 

LE    MAÎTRE. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a? 

LE     DISCIPLE. 

Je  crois  que  vous  écrivez  de  distraction. 

LE     MAÎTRE. 

Sur  quoi  le  croyez-vous? 

LE     DISCIPLE. 

Sur  les  doubles  emplois  que  vous  faites.  Arrivé  à  dix  bémols, 
rien  ne  vous  empêche  d'aller  à  cent,  si  cela  vous  convient. 


ET  PRINCIPES   DHARMONIE.  265 

LE     MAÎTRE. 

Est-ce  que  vous  m'auriez  suivi  jusqu'ici? 

LE     DISCIPLE. 

Assurément  ;  je  me  suis  même  occupé  à  vous  dicter  tout 
bas  les  bémols  et  les  dièses;  et  je  ne  vous  aurais  pas  trompé 
une  seule  fois. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  avez  fait  de  vous-même  ce  que  j'aurais  dû  vous  pres- 
crire. 

LE    DISCIPLE. 

Et  j'ai  remarqué  que  vous  avez  écrit  les  gammes  d'ut  bémol, 
de  la  dièse,  de  ré  dièse,  de  sol  dièse  ;  et  il  m'a  semblé  que 
c'était  peine  perdue. 

LE     MAÎTRE. 

Pourquoi  ? 

LE     DISCIPLE. 

C'est  que  je  ne  passerai  jamais  par  la.  Le  plus  court  est 
d'aller  par  si,  si  bémol,  mi  bémol,  la  bémol. 

LE    MAÎTRE. 

J'approuve  ce  chemin  ;  mais  ces  gammes  qui  vous  ont  paru 
superflues,  ne  vous  ont-elles  rien  présenté  de  nouveau? 

LE     DISCIPLE. 

Peu  de  chose...  Seulement,  j'ai  vu  un  bécarre  devant  la 
septième  note  en  mineur. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  savez  que  le  bécarre  supprime  le  dièse  ou  le  bémol. 
S'il  arrive  donc  que  la  note  qu'il  précède  soit  affectée  ou  d'un 
double  dièse  ou  d'un  double  bémol,  ce  signe  n'en  laissera  sub- 
sister qu'un. 

LE     DISCIPLE. 

Dans  cette  éternelle  suite  de  gammes,  n'avez-vous  pas  aban- 
donné l'ordre  que  vous  vous  étiez  proposé  de  suivre?  ne  deviez- 
vous  pas  aller  de  quinte  en  quinte,  en  partant  d'utj  pourquoi 
n'en  avez-vous  rien  fait? 

LE    MAÎTRE. 

J'ai  voulu  épuiser  les  bémols,  après  avoir  épuisé  les  dièses. 
Croyez-moi,  ne  dédaignez  pas  ces  gammes.  Vous  les  avez  sous 
vos  yeux  ;  exercez-les  beaucoup;  ce  travail   fixera  dans  votre 


206 


LEÇONS  DE  CLAVECIN 


mémoire  le  nombre  de  dièses  et  de  bémols  qui  appartiennent  à 
chaque  modulation,  vous  familiarisera  avec  le  clavier,  déliera 
vos  doigts,  vous  donnera  le  doigté,  et  vous  disposera  à  de? 
progrès  rapides  et  faciles.  Je  ne  cherche  point  à  gagner  du 
temps  et  à  vous  amuser.  Si  vous  pouviez  savoir  aujourd'hui 
tout  ce  qu'il  me  reste  à  vous  apprendre,  demain  vous  n'auriez 
point  de  leçon.  Je  vais  à  présent  vous  enchaîner  les  modula- 
tions relatives. 

LE     1)  IS  CI  I'  LE. 

Tous  les  jours  nous  avançons  d'un  pas. 

LE     MAÎTRE. 

Et  c'est  ainsi  qu'on  finit  la   route   la  plus  longue,  sans  se 
fatiguer. 

Modulations  relatives,  majeure  d'wî  et  mineure  de  la,  doigtées  pour  la  main  droite. 


J  Jr  r_r_r_r JJ^ 


s 


? 


12312345      432132154 


'^^m 


j 


2=-J    éU  p 


2132      12      1231234 


r>    <2     i 


m 


Les  mêmes  modulations,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


-w-*-. 


m^ 


£=* 


ÉÊ3É 


m 


-*-*■ 


4      32      132123      1234 


1       1     3 


iL+jLU^^si  '  ' ,  |  ',  i 


12      3     12     3.21       3     y.      1      3      «2     1       <2      i 


Modulations  relative-  d'un  dièse,  majeure  de  soi  et  mineure  de  mi, 
doigtées  pour  1 1  main  droite. 


^-^-^f^^^^^^^p 


1     2      3      1       <2     3      4     5      4     3       y     1    •  3      2      1 


4      3 


I 


=-tac 


#   *    0$0    0   * 


2     1      3     2     1  "2      1     2     3    1       2 


'i     5      3     2      1 


^ 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE. 

Les  mêmes  modulations,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


267 


m 


rrJJJJjrJJ 


PE 


P 


*=* 


43     2       13      2     123       1234 


1       2     3 


ggE 


ÉÉ 


^ 


^^ 


±=à 


■•-*- 


w 


+=* 


■f* 


41231213214321245 

Modulations  relatives  de  deux  dièses,  majeure  de  ré  et  mineure  de  si, 
doigtées  pour  la  main  droite. 


lf=f 


r  r  r  m  I J  r 


:*=* 


1231       23454321      32      1543 


j  J  i  g  r  I  j 


gfe=* 


±=* 


ï=* 


21      32      12      12      3      1       234 


3      2      1 


2*.  »  r'  g=& 


Les  mêmes  modulations,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


m 


m 


it=m 


5432132123      1234      5      1,     y     3 


5^ 


g  ■'  !  m  j  j  r  r  r^ 


41231213214      321245'' 

Modulations  relatives  de  trois  dièses,  majeure  de  la  et  mineure  de  /a  dièse, 
doigtées  pour  la  main  droite. 


m 


ÊÉÉÉ 


1     2      3     1      2     3      4     5     4     3      2     1      321321 


=M 


t=m 


^^^^^^^m 


32      13-2     1      231231      34      2  2 

Les  mêmes  modulations,  doigtées  cour  la  main  gauche. 


* 


x 


5     4       3     2       1      3      2     1      y     3       i 


^^ 


2      3     4      5     2      12 


2G8 


LEÇONS    DE    CLAVECIN 


m  ^jjjjjjJ^Jvr^ 


3      123      4      543     2.1      321.24      13 


Modulations  relatives  de  quatre  dièses,  majeure  «le  mi  et  mineure  d'«/  dièse. 

doigtées  po-'ir  ta  ma'n  droite. 


mP  r    f  m 


É 


ê 


-*-w 


M 


?m 


é=É: 


1231234543213213      2     1 


^^Jr*tt±Jj 


if 


*=j^3 


3213212312     3     124      2     12 


Les  mômes  modulations,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


3BEi 


i 


fpï 


p 


=*=a= 


^zs£ 


* 


-#- 


4321321231234      5212 


a 


i 


=$ 


^ 


J  ^ii^i^ 


3É£Ë 


4       1     '2      3      4      3     2      1      4       3     «2      1      2      4      1      3 


Modulations  relatives  de  cinq  dièses,  majeure  de  si  et  mineure  de  sol  dièse, 
doigtées  pour  la  main  droite. 


frr^rrrrfr 


?«=# 


# 


g 


123123     4     543      2132      1321 


-fi,  rr  JJ  J„J  «ffl 


jTS 


iL^     # 


i 


3     2      1       3      2      1       y      3       1      '2       3      1       3     4      ¥      1       2 


Les  mômes  modulations,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


Ly.jt 


^=91 


+=*■ 


*-* 


£ 


''     3      *      >      ■'»      •*>      '2      1       '2     3      4      1       y     3      4     2 


m 


5^ 


M  i  J  J  Je^ 


^zzt 


^^^^ 


2     3     1      2      3     4      3     2      1       ',      3     2      1      '2      4      |      3 


ET    PRINCIPES    D'HARMONIE. 


269 


Modulations  relatives  de  six  dièses,  majeure  de  fa  dièse  et  mineure  de  ré  dièse, 

doigtées  pour  la  main  droite. 


M  j  J  J  j  r  rf-f  r  r  r  î  J  J  j 


23   4  12312   1321432 


3     1 


«g 


r  Jj  r  i 


J  a  i  jj  J  J^ 


ijH* 


*3C 


^ 


432132312341      4 


3     2      1 


Les  mêmes  modulations,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


^^ 


±±+ï-£+±U-l 


i 


*=?t 


a=#= 


43   2   132121231235231 


«Ê 


^ 


if^JiiJiJJ 


*=* 


2     3      4     1      2      3      2      14     3      2     1       2     1       2     4       5 


Modulations  relatives  de  cinq  bémols,  majeure  de  ré  bémol  et   mineure  de  si  bémol, 

doigtées  pour  la  main  droite. 


* 


ë 


f=m 


i 


w 


J  J  r  r 


fc* 


£ 


Ë  ffi  J 


£ 


2     3      12     3 


12      14      3      2      13      2 


3      2 


l^gg 


^w-i 


1 


^T 


#=■ 


t-     3213231       2     3123     4       132 


Les  mêmes  modulations,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


gg    *  F 


<p— f*- 


£i£ 


«c 


i 


s 


f 


^> 


3     2      1     4       3     2      1      '2      1      2      3     4       1     3      4      2      3     4 


g§g  r  g  J 


te 


i 


^~S~^i      jj 


I3C 


-0- 


12      3      1       2      3      2     1       3      '2      1      3       12       12      4 


Modulations  relatives  de  quatre  bémols,  majeur  de  la  bémol  et  mineure  de  fa, 

doigtées  pour  la  main  droite. 


ff& 


ife§ 


2     3      12      3     1       2      3      2      1 


2     13      2 


:£rzfi: 


3     2 


270 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 


^^^^^^^^^ 


1     /,      3     2181834      18      4     5381 


Les  mêmes  modulations,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


^&T 


-m    ?    » 


WÉÊ  J J  ^ 


5 


« 


-*- 


a — g 


8      14. 3813183    4'     1831      83 


I h 


^vr-i 


Ptt-; r- _ r 


PSEg 


f 


=£ 


■=*: 


«cza 


;      2      3     12      3      2     1       3     U      1      3      «2     1       2     4      5 


Modulations  relatives  de  trois  bémols,  majeure  do  nu  bémol  et  mineure  d'ut, 
doigtées  pour  la  main  droite. 


J,rrr? 


t=* 


ÉÉ 


M 


ï 


t»  '  é  * 


«21       3     3     4     1       "232      14      3      121       «2543 


S 


mu 


fea  ■ 


t 


Mm  J  i 


1 


T* 


k=2£ 


213    818183183      4538      1 


Les  mêmes  modulations,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


^44^-f-^ 


i 


— ■ — 9—é-^ 


32       14321212      34       123183 


P 


^Jiijajii^W^ 


1^31      2     o      '2      1 


3     2      1      3      2     1      "2     4 


Modulations  relatives  de  deux  bémols,  majeure  de  si  bémol  et  mineure  de  sol, 

doigtées  pour  la  main  droite. 


if  r  r  r 


1        i      1 -     '       I       I       \ \—T- 


2123123432      1321       25      4      3 


$m 


^ 


*=*= 


Frrrrjj_4 


2132       121^3123       43321 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE. 

Les  mômes  modulations,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


271 


P 


$=É=* 


£ 


-y-f 


ttl 


F^ 


S 


3214   32   1212   3412   3  1   2  3 


^^S 


*=* 


^ 


y3123   213^13   «21   2  4   5 

Modulations  relatives  d'un  bémol,  majeure  de  fa  et  mineure  de  ré, 
doigtées  pour  la  main  droite. 


S 


S 


5 


f=* 


^ 


? 


1234      1234      3214      321543 


S 


}•»?;  Jj 


? 


^^ 


s^  *  *^ 


* 


y    i    3   a    i    y    t    '2    3    i    y3 


Les  mêmes  modulations,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


§h  j  j  J  J  J~£f  r  r  i  J  -J^-+^^ 


432      1321231Ï 


1      2     3 


gt^j^g^^r^t^q 


1     y      3      ï       2      3       SJ132       13      21       24       5 

J'ai  des  égards  ;  je  m'arrête  où  commenceraient  les  octaves 
qui  vous  déplaisent.  Examinez  celles-ci,  et  voyez  s'il  n'y  a  rien 
qui  soit  matière  à  question. 

LE    DISCIPLE. 

Non,  rien...  ce  dièse  est  accidentel  ;  ce  bécarre  contremarque 
la  septième  en  mineur...  Vous  débutez  par  le  majeur,  vous 
finissez  par  le  relatif  mineur...  L'exécution  de  ces  gammes  ne  me 
paraît  pas  même  difficile...  Permettez  que  j'essaye...  cela  vise 
à  du  chant. 

LE    MAÎTRE. 

Ne  négligez  pas  les  gammes  qui  précèdent  ces  petits  enchaî- 
nements de  modulations  relatives  que  je  vais  vous  écrire  sous 


272 


LEÇONS    DE    CLAVECIN 


une  autre  forme,  allant  seulement  à  la  quinte  du  majeur  et  du 
mineur;  et  continuant  par  quarte,  marche  qui  produira  tout  de 
suite  les  bémols,  et  qui  rompra  un  peu  la  monotonie  de  ce 
détail. 

Modulations  relatives  naturelles,  doigtées  pour  la  main  droite. 

ÉÉSÉ 


m 


§É 


rrrrrrr'^ 


12     3    4     54     3    2     12     3    4     543    «2     12      1235 
Les  mûmes,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


•■y- 1  j  f  r  r  r  r  «u^u^i 


^m 


^ 


? 


**#* 


'.      32_1_2l2     34     3     2     12     3     1     2     3      |     3    '2     1 


Modulations  relatives  d'un  bémol,  doigtées  pour  la  main  droite. 


^Unl  j  J  J  J-LLUjpi 


?=* 


1234543212     3    454     3    2     1     y     1     '2     3    5 

Les  mêmes,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


'A  rrrrrrrrr-frrrrrrJiJJrA 


543212   1234321231   231321 

Modulations  relatives  de  deux  bémols,  doigtées  pour  la  main  droit» 


]fc 


rrrrrrrJJJrrrJJj,JJJrr 


2123432132345    4     3212123j 


Les  mêmes,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


■'•j'jjJrrr^JJ^ii^ 


3    2    1     3     2     3     1     2     3    4     3    2     1     '1     3    »     2     3     1     3    2      1 
Modulations  relatives  de  trois  bémols,  doigtées  pour  la  main  droite. 


*     1      2    3     4    3     2    1      3     2     3    4     5    4      3    2     1  *Z    *     «    3 


3    ï    3    4     5    4     52121235 
Les  mêmes,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


P 


^^ 


T~0-r 


frrJlj.Uf£ 


32     13     2312     343^     12     3    12    3     13    2     1 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  273 

Modulations  relatives  de  quatre  bémols,  doigtées  pour  la  main  droite. 


jffiN^ 


f=r=F 


JJJ^JJJjJj 


•  s  «•  I  •  «S  JJ  J' 

1     3     2    1      3    4     5    4     3    '2     1  n  y     1    î 


1     "i. 3    2 


l2     3    5 


Les  mêmes,  doigtées  pour  la  main  gauche. 

^4J-JJrJ^JjJ^JjjjjJJri 

3213231     234      321231     2 n  3     1     3    2    1 


Modulations  relatives  de  cinq  bémols,  doigtées  pour  la  main  droite. 


*^  n      1       1        <l       *ï      O        «TQ'lOTiC'ThiO        »       O       1        4       4 


2312321321234321212314 


Les  mômes,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


PS 


rrrri"'J'>rrr'iJgpÉg 


*=£ 


^ 


3213231234321    2    313    4     321<2 


Modulations  relatives  de  six  bémols,  doigtées  pour  la  main  droite. 


P  JJJn'rJJjgÉÉg 


2341214321234321     3^2     3    1     2 


W 


i 


Les  mêmes,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


^^jjj^jjjpp? 


ps 


B$ 


tt 


43313   133454323413    4    3313 


Modulations  relatives  de  cinq  dièses,  doigtées  pour  la  main  droite. 


ffirrrrrrrfJJJrrHJJ,JJ-'rr 

^  ^23131     321     2     1<2     32132    12124 


Les  mêmes,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


*\\  JJ*r^rJJJ^Jj^ 


# 


■  jtfj  J  * 


•     3212     1     2312132312343132 
Xll.  18 


274  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

Modulations  relatives  de  quatre  dièses,  doigtées  pour  la  main  droite. 


v_j  j  J  r  rr  J  j  j  j  j^j 


s 


■p^t 


±=± 


±M 


*u 


1     «2     3 


54     32121    2321    3    21     21    24 


Les  mômes,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


u^rfrrrrrrTrTrfrrrrt^s 


* 


43212341Ô132312343132 


Modulations  relatives  de  trois  dièses,  doigtées  pour  la  main  droite. 


^j,,rifrJjJJJ,  JJ^nyil 

*-'  -      .        -,       -  .      n       ■       h      -      ci       ■       T      ■>       I       U      I        O     /. 


I<i34:.  43«tî123Si3¥»«i24 


Les  mêmes,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


i^ï* 


5 


feÉÉ 


m 


PU 


? 


w 


t* 


•  *è   * 


5    4     3     ^     1     y     3     1     2    3     <2     t      1    1      2     3    4        5  4     1      ri    '2 

Modulations  relatives  de  deux  dièses,  doigtées  pour  la  main  droite. 


^jJ^r^JjjjJJ^rjôT^ 


:,    t      o    y    1      2     1     (2     3 
Les  mômes,  doigtées  pour  la  main  gauche. 


S 


5nr 


J  J  r  r  r  ^ 


f? 


£ 


i 


*tabË 


3    2     1     y     3     1     <2    3     '2     1     2     1     2    3     1     l2    1     3     2    1 

Modulations  relatives  d'un  dièse,  doigtées  pour  la  main  droite. 


a — r 


S 


ÉÉ 


^S§ 


? 


«T-<r» 


113434     31I1U     34 


3     2     1     'i     I    S     3   5 


Les  mêmes,  doigtées  pour  la  mai»  gauche. 


^f^±à±±j 


+=* 


5    û 


212    1234    3    2    1553    4   l"  2     13    2    1 


P» 


Ecoutez.  Je  vais  vous  jouer  ces  dernières  modulations  rela- 
tives... que  vous  ensemble? 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


275 


LE     DISCIPLE. 

Cela  dit  quelque  chose;  mais  ces  exemples  sont  et  plus 
courts  et  plus  aisés  que  les  précédents.  Je  voudrais  montrer  un 
peu  plus  d'habileté.  J'aime  le  savant. 

LE    MAÎTRE. 

Ou  ce  qui  en  a  l'air,  à  la  bonne  heure  ;  quoique  la  parade 
ne  soit  pas  de  mon  goût,  je  vais  vous  satisfaire  par  une  rou- 
lade qui  enchaînera  les  modulations  relatives,  et  qui,  exécutée 
lestement  tant  de  la  main  droite  que  de  la  main  gauche,  en  im- 
posera. Vous  aurez  parcouru  toutes  les  modulations;  et  pour 
achever  d'éblouir,  nous  donnerons  à  cela  une  mesure. 


Enchaînement  de  modulations  relatives,  par  quarte,  doigtées  pour  la  main  droite. 
En  Majeur  d'ut.  En  mineur  de  la.  En  Majeur,  de  fa.      En  m.  de  ré. 


m 


m^<jpsm 


éÀ\é*m*è 


12    3  4  5  4    3  2  12     3  4  5  4  3  2  1    2      2  3  4  3  2  1  3  2    3  4  5  4  3  2  1  *  <T 


En  M.  de  si  bémol.   En  m.  de  sol.        En  M.  de  mi  bémol.      En  m.  d'ut. 


13  4  3  2  13  2     3  4  5  4  3  2  12  13  4  3  2  1 


4  5  4   3  2  1    2 


En  M.  de  la  bémol.      Enm.  de  fa. 


12  3  12   3   4       T2  3  12  3    4  12  3  2   1321     3  4  5  4  3  2  1    2 


En  M.  de  ré  bém.      En  m.  de  si  bém.     En  M.  de  sol  bém.     En  m.  de  mi  bém. 


^N^JjL^Jj,yg 


1 23  21321    2343213    2 


31214321    234  3213  2 


En  M.  de  si. 


En  m.  de  soi  dièse. 


3 


"i^fflU 


te£ 


sa 


=f^Œ^ 


a  rTflirrrr^ 


i 


3fi 


312  13  2  12      1     2312  3  1  1     231234 


12  3  2  1  3  2*? 


270  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

En  M.  de  mi.      En  ni.  iVut  dièse.      En  M.  de  ht.       En  m.  de  fa  dièse. 


j  ^MTtogflgfl^ 


5454321a  1 2  s  a  i  s  s  ■  1 

En  M.  de  ré 


3  4  54  3212    J 2 32 132  1 
En  m.  de  st. 


3  4  5  4    3  2  12      12  3  12  3  4  1     2  3   12  3  4      12  3  2  14  3   2 


En  ni.  de  mi 


En  M.  d'ut. 


3  4  5  4  3  2  12       3  4  5  4    3  2  12  3  4  5  4   3  2   12 


LE    DISCIPLE. 

Je  vois  que  la  roulade  est  finie,  par  le  signe  placé  après  la 
ronde  ut,  et  par  l'éclipsé  totale  de  dièses  ;  mais  ces  clefs  de  la 
main  droite,  de  la  main  gauche  jetées  pêle-mêle,  qu'est-ce  que 
cela  signifie? 

LE    MAI  IRE. 

Le  mélange  des  clefs  était  nécessaire;  si  je  n'en  avais  em- 
ployé qu'une,  il  eût  fallu  monter  au-dessus  de  la  dernière  ligne 
et  descendre  au-dessous  de  la  première,  au  moins  d'une  demie 
douzaine  d'autres  lignes,  et  la  lecture  serait  devenue  difficile. 
Si  la  main  droite  empiète  par-ci  par-là  sur  le  domaine  de  la 
gauche  ;  cela  est  bien  réciproque.  Ces  perpendiculaires  si 
souvent  répétées  séparent  les  mesures;  les  notes  renfermées 
entre  deux  de  ces  barres  font  une  mesure;  toutes  les  mesures 
sont  complètes,  excepté  la  première;  car  on  peut  commencer  un 
chant  en  levant,  ou  par  une  portion  de  mesure,  dont  la  dernière 
est  le  complément. 

LE    DISCIPLE. 

J'entends.  Le  signe  qui  suit  la  clef  me  dit  (pie  la  mesure  est 
à  deux  temps.  La  roulade  commence  par  un  quart  de  mesure; 
chaque  temps  a  quatre  croches  ou  la  valeur  d'une  blanche  ;  et 
le  mouvement  est...  Je  n'en  sais  rien...  Est-ce  adagio,  andante, 
allegro,  presto? 

LE     MAÎTRE. 

Ce  sera  prestissimo,  si  vous  voulez  ou  si  vous  pouvez  ;  mon 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE. 


77 


avis,  à  moi,  est  que  ce  soit  d'abord  largo,  adagio,  andante, 
afin  d'aller  d'un  mouvement  égal  et  prendre  l'habitude  de 
jouer  rondement,  qualité  essentielle  qui  n'est  si  rare  que  parce 
qu'on  a  commencé  par  jouer  trop  vite. 

LE     DISCIPLE. 

Gomme  mes  doigts  sont  déjà  dégourdis,  je  vais  essayer 
allegro. 

LE    MAÎTRE. 

Est-ce  que  vous  savez  ce  que  c'est  qu'allegro?  Je  ne  croyais 
pas  la  durée  des  mouvements  déjà  fixée  dans  votre  tète. 

LE     DISCIPLE. 

Point  de  dispute;  ce  que  je  crois  allegro... 

LE    MAÎTRE. 

Moins  vile...  vous  barbouillez...  si  vous  n'y  prenez  garde, 
vous  vous  accoutumerez  à  barbouiller...  Sagement,  clairement, 
nettement,  lentement,  lentement...  comme  cela...  fort  bien... 
mais  afin  que  la  main  gauche  ne  chôme  pas.,  tandis  que  la 
droite  s'exerce,  je  vais  vous  écrire  le  même  enchaînement  de 
modulations  relatives  pour  la  gauche. 


Enchaînement  de  modulations  relatives,  par  quarte, 
doigtées  pour  la  main  gauche. 

En  Majeur  d'ut.  En  mineur  de  la.      En  M.  de  fa.        En  m.  de  ré. 


5  4     3  2  12  1234    3 21231  2*?  13231234    3212312 3 


En  M.  de  si  bémol.     En  m.  de  sol. 


En  M.  de  mi  bémol.     En  m.  A'ut. 


m  rrrrfiïl 


m 


13  2  3  1234     32123t23  13231234     321231  y^ 


En  M.  de  la  bémol.  En  m.  de  fa. 


-+  \  3  2'  l    4    3    2    1  3  2  1   3    2  1 


3  2  3  12  3 \      3  2  123123 


278  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

En  M.  de  ré  béni.      En  m.  de  si  bém.  En  M.  de  soi  bém.    En  m.  de  mi  bém. 


p 


g 


s- 


noi  îosi     3919319   3  91919345     43934l9"i 


En  M.  de  st. 


En  m.  de  soi  dièse. 


JJAE6'4jJj?ji'^ 


4J9      I  393  193  4 


1 


2  19  19  3 1 5       1     3 

En  M.  de  »u.        En  m.  d  Mi  dièse.        En  M.  de  la.      En  m.  do  /*«  dièse 


^5: 


39193-11^     1393193    4  39193193    919193/,     ^ 


En  M.  de  ré. 


En  m.  de  si. 


3  9    19  3  1  |f*    ^139139      13914  39        13  9  3  1^34 


En  M.  de  sol. 


En  m.  de  mi. 


39193123        1393193  4  3  9  19  3    19    3  9 


Voilà  du  travail  pour  la  main  gauche. 

LE     DISCIPLE. 

Vous  m'avez  arrêté  dans  le  plus  beau  chemin.  Je  tenais  la 
première  roulade  presque  jusqu'aux  dièses.  Allez  votre  train,  et 
laissez-moi  aller  le  mien. 

LE     MAÎTRE. 

Voilà  une  ferveur,  mais  une  si  admirable  ferveur,  que  je 
souhaite  plus  que  je  n'espère  qu'elle  dure. 

LE    DISCIPLE. 

Elle  durera. 

LE     MAÎTRE. 

Tant  mieux...  tandis  que  vous  étudiez,  je  continue  à  vous 
tailler  de  la  besogne...  Autre  roulade. 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE 


279 


LE     DISCIPLE. 

Faites-en  deux...  dans  un  instant,  je  suis  quitte  des  précé- 
dentes. A  quoi  pensez-vous? 

LE    MAÎTRE. 

A  vous  arranger  les  mêmes  modulations  relatives,  mais  en- 
chaînées par  quinte,  afin  de  produire  d'abord  les  dièses. 

LE     DISCIPLE. 

Souvenez-vous  que  j'ai  deux  mains. 

LE     MAÎTRE. 

Enchaînement  de  modulations  relatives,  par  quinte,  doigtées  pour  la  main  droite. 
En  M.  d'ut.  En  m.  de  la.  En  M.  de  sol.        En  m.  de  mi. 


^WrrrrXl}\iïhm 


tr 

1  2     3  4  5  4  3  2  1  2    34  5  4  3  2  1    2     f~2  3  4  5  2  1  3  2    3  4  5  4  3  (2  ■    y 

En  M.  de  ré.  En  m.  de  si.  En  M.  de  to.  En  m.  de  fa  dièse. 


nopene 


123  4  32132    3  4  54  3  2  1*? 

En  M.  de  mi. 


1 2  343  2  132   12  321321 
En  m.  d'ut  dièse. 


2  34  54  32  1  2       1    23   12  34 


1     2  3  H  3  4     1232  1  32  1 


En  M.  de  si. 

Lftl 


En  m.  de  soZ  dièse.     En-  M.  de  fa  dièse.  En  m.  de  ré  dièse. 


234  54  32  12     1232132    1 


2  3  1214  3  21    2  3  4  3  2' 


En  M.  de  ré  bémol.    En  m.  de  si  bémol.    En  M.  de  la  bémol.    En  m.  de  fa. 


^  gjgB^MlÉ^g 


3  1  2321  321     2343  213 

Passage  chromatique. 


31 232  1321     34  54   32 1    2 


^rtrr? 


*■ 


12      3    4     123     1234      1231 


rt^f 


12    3   4     12    3 


2  3 


280  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

En  M.  de  mi  bémol.        En  m.  iVut.        En  M.  de  si  bémol.       En  m.  de  sol. 


3432132      34  54  32  12  12  3  4  3  2  132     3154321   2 


1  2343 


En  M.  de  fa. 


En  m.  de  ré. 


En  M.  d'«/. 


,R       Ï-SÎ3  2*32    34  54321    2  12343213? 


? 


i      3 


12  34  3 

Et  d'un  ;  passons  à  l'autre. 

Enchaînement  de  modulations  relatives,  par  quinte,  doigtées  pour  la  main  gauche. 
En  Majeur  d'ut.     ■       En  mineur  de  la.        En  M.  de  sol.      En  m.  de  mi. 


54      3  212  1234    32  12312*?  1 32 1 2 1234  3212 34  1  S 


En  M.  de  ré 
1  mPmtfm 


- 


En  m.  de  su  En  M.  de  la.  En  m.  de  fa  dièse 

B0M 


t  3  2  1 2  3123      2121  2  3  12  13  2  12  3  12  3     2124234*? 


En  M.  de  mi. 


En  m.  d'wt  dièse. 


4  3  21  23  4  1?   1     32  1432     1321432     H  1   3  2  3   1   2  3    4 


En  M.  de  si.        En  m.  de  sol  dièse.     En  M.  de  fa  dièse.  En  m.  do  ré  dièse. 


ffllf  J^"£^ 


msfcNSiïg* 


p 


321212312  1323123   4  321212345    4  3  234123 

En  M.  de  ré  bém.     En  m.  de  si  béni.     En  M.  de  la  bém.     En  m.  de  fa 

=33 


>%  »**^ 


ggs 


^ 


Bjagfc  » 


^»  jj»*#^ 


^ffif 


££ 


21323  1234  32123123    2  13251234  3  2  12  3  12  3 


pg 


ET    PRINCIPES    D'HARMONIE. 

Passage  chromatique. 

±4 


281 


fj;j,jjnJ^JrT^ 


.y,i  r^rfT 


\     *l     12132143213212    132 


*  'U 


Ri    2    1 


-«Mj# 


i=_l 


3    2 


En  M.  de  mi  bémol.        En  m.  d'ut.      En  M.  de  si  bémol.        En  m.  de  so/ 


jh'J^limiQjHl^pij.y 


143231234     3212312    3  13212123  4     32123 


1  2tt3 


En  M.  de  fa. 


En  m.  de  ré. 


En  M.  d'Ht. 


^f^r^i^rc^i^ 


rfg^ 


ZZT 


13  2  12123  4       3212    3123  13212123  4 

Voilà  ma  tâche  faite,  et  la  vôtre  préparée. 

LE    DISCIPLE. 

Il  a  raison...  oui,  c'est  ainsi... 

LE     MAÎTRE. 

Je  vous  l'ai  dit,  et  je  vous  le  répéterai  souvent  encore,  il 
faut  d'abord  faire  mal,  pour  faire  bien. 

le    disciple. 
Je  le  tiens  à  la  fin,  ce  maudit  passage  de  six  bémols...  oui, 
c'est  cela!  A  celui  de  sept...  Point.  11  a  mieux  aimé  écrire  cinq 
dièses...  Vous  vous  levez;  vous  me  quittez   dans  un   moment 
brillant...  Savez-vous  qu'il  faut  aux  hommes  un  approbateur? 

LE    MAÎTRE. 

Demain,  je  suis  aux  ordres  de  votre  vanité.  L'heure  me 
presse;  tandis  que  je  chercherai  ma  canne  et  mon  chapeau, 
jetez  un  coup  d'œil  sur  ces  dernières  roulades  ;  voyez  s'il  n'y  a 
rien  qui  vous  soit  étranger,  et  vous  reprendrez  ensuite. 

LE     DISCIPLE. 

Enchaînement  de  modulations  par  quinte...  c'est  l'inverse 
de  ce  que  j'étudie...  Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  petites  notes? 

LE    MAÎTRE. 

Un  passage  chromatique  non  mesuré  ;  il  m'a  servi  à  remon- 
ter le  clavier  de  deux  octaves.  Vous  vous  en  tirerez  comme  vous 
pourrez;  le  point  important  pour  cette  fois  et  pour  toutes  les 


282  LEÇONS   DE   CLAVECIN. 

autres,  c'est  de  faire  les  notes  bien  ('gales,  quels  que  soient  le 
mouvement  et  la  mesure  que  vous  choisissiez. 

LE    DISCIPLE. 

Qui  est-ce  qui  vient  m'interrompre...  Ah!  c'est  une  invita- 
tion d'aller  passer  quelques  jours  à  la  campagne...  Dites  que  je 
ne  saurais...  J'aime  mieux  rester...  Trois  jours!...  Au  bout  de 
trois  jours,  j'aurai  tout  désappris. 

LE     MAÎTRE. 

N'y  aurait-il  pas  un  clavecin  à  cette  campagne? 

LE      DISCIPLE. 

Oui,  mauvais,  désaccordé  ;  et  je  n'en  perdrai  pas  moins  trois 
leçons...  Dites  que  je  ne  saurais. 

LE     MAÎTRE. 

Si  pendant  ces  trois  jours  vous  vous  exerciez  au  point 
d'exécuter  un  peu  couramment  ce  que  je  vous  laisse,  je  serais 
content,  et  vous  auriez  raison  de  l'être. 

LE     DISCIPLE. 

J'irai  donc...  Mais  priez  votre  maître  de  ma  part  de  faire 
accorder  le  clavecin,  entendez-vous?...  Non,  non;  ne  lui  dites 
rien...  11  vaut  mieux  que  j'écrive;  c'est  le  plus  sûr...  11  n'au- 
rait qu'à  oublier  ma  commission  ou  la  faire  de  travers,  comme 
c'est  leur  usage,  il  y  aurait  de  quoi  me  désespérer. 

LE     MAÎTRE. 

11  fait  beau.  Amusez-vous  bien.  Fatiguez  le  plus  que  vous 
pourrez  vos  pieds  et  vos  mains.  Promenez-vous  beaucoup,  et 
jouez  d'aulant. 


C'est  mon  projet. 
Après  les  fêtes. 
Après  les  fêtes. 


LE  DISCIPLE. 


LE  MAITRE. 


LE  DISCIPLE. 


FIN    DU    TROISIÈME    DIALOGUE    ET    DE    LA    TROISIÈME    LEÇON. 


QUATRIÈME    DIALOGUE 


ET 


QUATRIÈME    LEÇON. 


LE   MAITRE,    LE   DISCIPLE    et   LE   PHILOSOPHE. 

LE     MAÎTRE. 

Hé  bien,  comment  vous  trouvez-vous  de  votre  campagne? 

LE     DISCIPLE. 

A  merveille.  Liberté,  gaieté,  bonnes  gens,  bon  vin,  jolies 
femmes,  et  belles  promenades. 

LE     MAÎTRE. 

Et  par  conséquent,  nos  gammes  et  nos  modulations  relatives 
bien  oubliées. 

LE    DISCIPLE. 

Vous  vous  trompez. 

LE    MAÎTRE. 

Tant  pis  pour  vous.  Nous  sommes  donc  fort  habile? 

LE     DISCIPLE. 

Les  mains  vont  assez  bien  ;  mais  la  tête  va  mal. 

LE     MAÎTRE. 

Qu'est-il  arrivé  à  cette  chère  tête?  En  effet  vous  paraissez 
triste. 

LE    DISCIPLE. 

C'est  que  je  le  suis  ;  mais  laissons  cela,  et  parlons  d'autre 
chose.  J'exécute  la  première  roulade  presque  allegro  de  la  main 
droite;  pour  la  gauche... 

LE     MAÎTRE. 

Un  peu  andante.  Faites-moi  entendre  cela  ? 

LE    DISCIPLE. 

Volontiers.  Je  ne  regarde  pas  le  livre. 


f>8Zi  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

LE    MAÎTRE. 

Mais  vous  regardez  le  clavier,  ce  qui  est  pis...  Bravo...  Un 
peu  trop  vite.  Ne  vous  pressez  pas...  Encore  une  fois,  allez 
lentement,  sans  quoi  vous  n'irez  jamais  également. 

LE     DISCIPLE. 

Je  fais  mieux  quand  je  suis  seul,  parce  que  j'ai  moins  de 
prétention.  Hier,  je  jouai  cinq  à  six  fois  de  suite  la  bonne  par- 
tie des  leçons  précédentes  devant  un  ami,  et  je  jouai  à  ravir... 
Tenez,  le  voilà  qui  entre;  vous  lui  demanderez. 

LE    PHILOSOPHE. 

Il  est  vrai...  Mais  le  voyage  va  diablement  retarder  vos  pro- 
grès. Quand  partez-vous  ? 

LE     DISCIPLE. 

Ce  soir,  et  je  m'en  vais  peut-être  pour  six  mois.  C'est  une 
sœur  que  je  n'ai  pas  vue  depuis  longtemps,  qui  habite  une 
province  éloignée,  et  qui  s'avise  de  se  marier  à  quarante  ans. 
Qui  sait  quand  je  pourrai  me  tirer  de  là  ?  Cela  me  contriste 
plus  que  vous  ne  sauriez  croire. 

LE      MAÎTRE. 

Vous  êtes  bien  singulier,  si  une  noce  ne  vous  amuse  pas  plus 
que  des  leçons  de  clavecin. 

I.  E     DISCIPLE. 

Je  déteste  les  noces,  et  j'ai  pour  la  musique  un  attrait,  mais 
un  attrait!...  C'est  un  charme,  mais  un  charme  !... 

LE    PHILOSOPHE. 

Qu'on  ne  peut  rendre;  tant  la  langue  est  indigente  dans  les 
grandes  passions  ! 

I.E     DISCIPLE. 

Pauvre  clavecin!  que  vas-tu  devenir?...  Vous  riez...  Mon 
ami,  voyez-vous  cet  homme-là  avec  son  air  ironique;  personne 
n'entend  mieux  la  théorie  de  la  musique;  il  joue  du  clavecin 
comme  un  ange  ;  deux  mois  d'exercice  le  mettraient  sur  la  ligne 
des  virtuoses  ;  eh  bien,  il  n'en  veut  rien  faire.  Y  comprenez-vous 
quelque  chose  ? 

LE    PHILOSOPHE. 

Sans  doute.  C'est  que  l'enthousiasme  que  vous  avez  pour  la 
musique,  il  l'a  pour  un  autre  objet. 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  285 

LE    MAÎTRE. 

Il  est  vrai. 

LE    DISCIPLE. 

Mais  on  n'en  vient  pas  où  il  en  est  sans  avoir  beaucoup 
réfléchi,  beaucoup  travaillé.  Gomment  donne-t-on  tant  de  temps 
et  de  soins  à  un  art  qu'on  n'aime  pas? 

LE    MAÎTRE. 

Et  qui  vous  a  dit  que  je  ne  l'aimais  pas  ?  A  la  vérité,  je  n'en 
suis  pas  fou. 

LE     DISCIPLE. 

On  ne  l'aime  pas,  quand  on  n'en  est  pas  fou. 

LE     MAÎTRE. 

Mais  en  revanche,  je  le  suis  de  géographie,  d'histoire,  de 
mathématiques. 

LE    DISCIPLE. 

Écoutez-moi  donc,  philosophe...  Comme  je  vais!...  Quel 
regret  de  s'arrêter  en  si  beau  chemin!...  Maudits  soient  les 
mariages  ! 

LE     PHILOSOPHE. 

Bizarres. 

LE    DISCIPLE. 

Non,  tous. 

LE     PHILOSOPHE. 

Il  est  certain  que  vos  progrès  n'ont  nulle  proportion  avec  le 
peu  de  temps  que  vous  avez  donné  à  cette  étude...  C'est  qu'indé- 
pendamment de  votre  goût  et  de  vos  dispositions  naturelles,  la 
méthode  de  monsieur  est  excellente. 

LE     DISCIPLE. 

Merveilleuse. 

LE     PHILOSOPHE. 

Monsieur,  vous  allez  perdre  un  élève;  je  vous  en  offre  un 
autre,  si  cela  vous  convient. 

LE     MAÎTRE. 

Vous,  monsieur,  peut-être? 

LE     PHILOSOPHE. 

Non;  mais  ma  fille.  Elle  se  tire  passablement  d'IIonavre, 
d'Eckart,  de  Schobert,  de  Wagenseil,  et  des  autres;  mais  je  la 
crois  tout  à  fait  neuve  dans  la  théorie. 


286  LEÇONS   DE    CLAVECIN 

LE     MAÎTRE. 

La  fille  de  monsieur...  d'un  homme  aussi  distingué  !  Quel 
honneur  pour  un  maître  dont  les  succès  répondraient  au  nom 
du  père  et  aux  talents  de  l'enfant. 

LE     PHILOSOPHE. 

Elle  conçoit  facilement. 

LE     MAÎTRE. 

Elle  en  sait  peut-être  plus  que  moi. 

LE     PHILOSOPHE. 

Rassurez-vous...  Autrefois  j'ai  été  tenté  d'apprendre  l'har- 
monie. J'ai  connu  Rameau;  j'ai  parcouru  ses  ouvrages;  et  je 
suis  resté  convaincu  que  les  vrais  éléments  étaient  encore  à 
faire...  Ces  notions  préliminaires  qui  remplissent  vos  premières 
leçons,  ma  fille  les  ignore...  Quant  à  son  jeu,  si  vous  acceptiez 
mon  souper,  ce  soir  vous  en  jugeriez. 

LE     DISCIPLE. 

Tout  cela  peut  s'arranger.  Nous  dînerons  ensemble.  Monsieur 
nous  parlera  musique;  nous  le  rembourserons  en  politique, 
morale,  poésie;  vous  m'étourdirez  un  peu  l'un  et  l'autre  sur  la 
peine  que  je  souffre  à  vous  quitter,  et  à  six  heures,  je  vous  fais 
mes  adieux...  Philosophe,  allons;  point  de  refus,  point  de  mau- 
vaises défaites.  Nous  vous  tenons,  et  possession  vaut  titre. 

LE    PHILOSOPHE. 

Je  souscris  à  votre  principe  de  droit,  quoique  l'usage  ordi- 
naire en  soit  moins  honnête  que  licite... 

LE    DISCIPLE. 

Et  vous  ? 

LE    MAÎTRE. 

Moi,  j'ai  des  huîtres  et  du  vin  blanc  qui  m'attendent. 

LE      DISCIPLE. 

Vous  vous  moquez;  est-ce  que  nous  ne  valons  pas  mieux  que 
des  huîtres,  nous  les  plus  graves  philosophes  de  l'Europe?  Pour 
du  vin  blanc,  on  peut  vous  en  trouver  de  bon.  Qu'en  dites- 
vous,  Philosophe? 

LE     PHILOSOPHE. 

Une  cloyère  d'huîtres  deMarennesI...  des  entretiens  philo- 
sophiques!... Ma  foi,  au  hasard  de  vous  scandaliser...  c'est  une 
bonne  chose  qu'une  cloyère  d'huîtres. 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  287 

LE     MAÎTRE. 

Et  vous  êtes  d'avis  qu'on  tienne  parole. 

LE     PHILOSOPHE. 

Môme  aux  huîtres. 

LE      MAÎTRE. 

Permettez  donc,  monsieur,  que  je  vous  embrasse,  et  que  je 
vous  souhaite  un  bon  voyage  et  un  prompt  retour. 

LE     DISCIPLE. 

Vous,  Philosophe;  vous  me  restez? 

LE     PHILOSOPHE. 
Je  VOUS  reste.    (Le  Philosophe   et  son   ami    dînèrent  ensemble.  M.  B...   alla 
à   son  rendez-vous,     d'où   il  vint  chez  le  Philosophe   qui    n'était  pas  encore  rentré; 
mais  il  trouva  sa  fille  qui  le  reçut. 


LE   MAITRE,    L'ÉLÈVE    ET   LE    PHILOSOPHE. 

l'élève. 
Monsieur,  mon  papa  est  absent. 

LE     MAÎTRE. 

J'attendrai,  si  vous  le  permettez. 

l'élève. 
Vous  pourrez  attendre  un  peu  longtemps. 

LE    MAÎTRE. 

S'il  vous  plaisait  de  vous  mettre  à  ce  clavecin,  peut-être, 
mademoiselle,  m'apercevrais-je  moins  de  l'absence  de  M.  votre 

père? 

l'élève. 

Avec  plaisir,  monsieur,  si  cela  peut  vous  désennuyer  ;  mais 
je  vous  préviens  que  je  ne  suis  pas  très-forte.  Mon  papa  m'aime; 
et  il  parle  souvent  de  moi,  non  comme  je  suis,  mais  comme  il 
me  voudrait.  Les  talents  ne  sont  pas  héréditaires.  Mais,  mon- 
sieur, par  hasard  seriez-vous  M.  B...? 

LE     MAÎTRE. 

Oui,  mademoiselle. 

l'élève. 
J'en  suis  fort  aise.  Rien  de  moins  indulgent  que  les  igno- 
rants. 


288  LEÇONS   DE    CLAVECIN. 

LE    MAÎTRE. 

Et  pourquoi,  s'il  vous  plaît  ? 

l'élève. 

C'est  qu'ils  n'ont  aucune  idée  des  difficultés. 

LE    MAÎTRE. 

Et  moins  encore  de  la  perfection.  On  les  contente  à  si  peu  de 

frais. 

l'élève. 

Cela  se  peut;  mais  ils  louent  et  reprennent  à  tort  et  à  tra- 
vers; et  ils  offensent  également  et  par  leur  éloge  et  par  leur 
critique;  inconvénient  que  je  n'encourrrai  point  avec  vous.  Mon 
clavecin  est  bon  ;  j'ai  de  l'excellente  musique;  il  ne  me  manque 
que  des  doigts  dociles,  telle  joue). 

LE     MAÎTRE. 

Ces  doigts-là  en  valent  bien  d'autres...  La  pièce  est  belle, 
et  à  peu  près  jouée. 

l'élève. 
Je  ne  débute  pas  avec  vous  par  ce  que  je  fais  de  plus  mal. 

LE    MAÎTRE. 

Da  capo...  Bravo...  Ce  passage-là,  bien,  bien;  et  il  n'est  pas 

trop  aisé. 

l'élève. 

C'est  le  mérite  de  mon  doigté. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  connaissez  l'harmonie,  sans  doute;  vous  préludez;  vous 
accompagnez? 

l'élève. 

Je  ne  sais  ce  que  c'est  qu'harmonie;  je  ne  prélude  point; 
j'ignore  ce  que  c'est  qu'accompagner.  Tout  mon  savoir  se  réduit 
à  àuonner,  comme  vous  voyez,  presque  tous  les  auteurs. 

LE    MAÎTRE. 

C'est  bien  quelque  chose.  Qui  est-ce  qui  vous  a  montrée? 

l'élève. 

I  ue  femme  charmante  dans  laquelle  on  ne  sait  quoi  louer 
de  préférence,  l'esprit,  le  caractère,  les  mœurs  ou  le  talent. 
Tenez,  il  faut  que  je  vous  joue  une  de  ses  pièces...  Ne  convenez- 
vous  pas  que  sa  composition  a  de  la  facilité,  de  l'expression,  de 
la  grâce,  du  chant... 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  289 

LE     PHILOSOPHE,     en   rentrant. 

Ah  !  ah!  vous  voilà  à  l'ouvrage  :  j'en  suis  charmé  :  vous  êtes 
homme  de  parole,  et  cela  me  convient.  Asseyez-vous,  monsieur 
point  de  cérémonie;  vous  êtes  ici  chez  vous,  et  vous  m'obligerez 
dagir  en  conséquence.  Continuez  :  si  vous  le  permettez,  j'irai 
me  mettre  à  l'aise,  et  puis  je  vous  reviens.  Ma  fille,  joue  à  mon- 
sieur cette  pièce  d'Emmanuel  Bach... 

l'élève. 
Elle  est  très-difficile. 

LE    MAÎTRE. 

Eh  bien,  vous  la  jouerez  mal;  la  première  chose  qu'il  faut 
que  je  connaisse,  ce  sont  vos  défauts.  J'en  ai  déjà  remamué 
quelques-uns.  H 

l'élève. 
Ne  vous  lassez  pas. 

LE    MAÎTRE. 

Egalement,  mademoiselle,  également...  Et  pourquoi  sauter 
comme  vous  faites,  sur  votre  banquette?  cela  est  déplaisant 
Bien  cela,  bien,  très-bien...  Moins  d'application;  moins  de  con- 
tention. Il  faut  aux  choses  de  pur  agrément,  de  l'aisance,  de  la 
aciJite,  de  la  grâce.  L'ombre  de  la  peine  dépare  le  plaisir  :  et 
I  on  souffre  du  tourment  d'un  virtuose... 

LE     PHILOSOPHE. 

#j  Vous  l'avez  entendue,  qu'en  dites-vous?  Parlez-moi  net 
J  aime  la  vérité,  et  je  l'écoute  avec  autant  de  plaisir  que  je  là 
dis.  Je  mets  beaucoup  d'importance  à  la  droiture  de  l'esprit,  à 
la  bonté  du  cœur,  aux  connaissances  utiles;  médiocrement  aux 
talents  agréables.  Lorsque  je  trouverai  mon  enfant  avec  un  bon 
livre  a  la  main,  jamais  je  ne  lui  dirai  pourquoi  n'êtes-vous  pas 
a  votre  clavecin  ;  il  y  a  peu  de  grandes  musiciennes,  et  peut-être 
encore  moins  d'excellentes  mères  de  famille,  surtout  dans  la 
capitale;  et  soyez  persuadé  que  ma  fille  ne  me  sera  pas  moins 
chère,  quand  vous  m'aurez  appris  qu'elle  ne  sait  rien,  et  qu'elle 
ne  saura  jamais  rien  en  musique. 

LE    MAÎTRE. 

La  pièce  que  Mademoiselle  vient  d'exécuter  est  belle  et  diffi- 
cile; elle  a  les  mains  très-bien  placées;  il  ne  tiendra  qu'à  elle 
1  exceller.  Sa  physionomie  vive  annonce  de  la  pénétration.  Je 
ie  sais  si  elle  composera  jamais  ;  mais  si  elle  compose,  ce  sera 
xii.  19 


200  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

de   la  musique  forte;  car  je  vois  que  son  goût  la  préfère  à  la 

musique  fine  et  délicate. 

l'élève. 
C'est  peut-être  que  je  trouve  celle-ci  d'une  exécution  plus 

difficile. 

le  mai  tue. 
Son  intelligence,  son  énonciation  aisée  promettent  beaucoup 
d'agrément  à  un  maître;  et  il  ne  dépendra  pas  de  moi  qu'elle 
n'acquière  incessamment  ce  qui  lui  manque. 

LE    PHILOSOPHE. 

Si  l'on  voit  tant  de  femmes  reléguer  dans  le  garde-meuble 
l'instrument  sur  lequel  elles  ont  eu  si  longtemps  les  mains  étant 
filles,  c'est  qu'elles  n'étaient  pas  assez  avancées;  et  je  pense 
que  ce  qu'elles  ont  abandonné  ne  valait  pas  la  peine  d'être 
conservé  :  voici  donc  une  question  à  laquelle  j'espère  que  vous 
répondrez  sans  détour.  Croyez-vous  qu'en  s'appliquant,  ma  fille 
puisse  se  mettre  au-dessus  de  toute  difficulté? 

LE    MAÎTRE. 

Au-dessus  de  toute  difficulté?  Il  n'y  a  peut-être  personne 
qui  en  soit  venu  là;  mais  voici  ce  que  j'ose  vous  assurer  :  c'est 
qu'elle  resterait  où  elle  en  est,  que  son  instrument  fera  l'amuse- 
ment de  sa  vie  ;  qu'il  y  a  très-peu  de  musiciens  qui  lisent  et 
exécutent  avec  la  même  promptitude  qu'elle,  et  que  moi-même... 

l'élève. 

Tous  pouvez,  monsieur,  me  faire  grâce  des  compliments; 
c'est  la  chose  dont  je  sais  me  passer  le  plus  aisément. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  y  êtes  faite. 

l'élève. 

Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que  je  recevrai  vos  leçons 
avec  le  plus  grand  désir  d'en  profiter,  et  que  si  mes  progrès  ne 
répondent  pas  à  vos  soins,  cène  sera  ni  faute  d'application,  m 
manque  de  bonne  volonté.  Ce  que  je  veux,  je  le  veux  bien. 
Voyons,  monsieur  ;  par  où  commencerons-nous? 

LE    PHILOSOPHE. 

Mon  avis  serait,  monsieur,  que  vous  lui  écrivissiez  les  leçons 
que  vous  avez  données  à  notre  voyageur;  elle  les  lirait.  Je  ne 
serais  pas  fâché  moi-même  de  les  lire  :  vous  compteriez  pour 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  291 

rien  ou  peu  de  chose  ce  qu'elle  sait,  et  elle  aurait  l'avantage  de 
commencer  parle  commencement  ;  ce  qui  lui  faciliterait  extrême- 
ment l'intelligence  du  reste. 

LE    MAÎTRE. 

Je  ne  me  refuse  point  à  cette  tâche,  quoique  j'en  sente  très- 
bien  la  difficulté.  Je  vais  m' engager  clans  une  étude  de  la 
musique  beaucoup  plus  réfléchie  que  je  ne  l'ai  fait  jusqu'à  pré- 
sent; il  faudra  que  j'ordonne  mes  idées;  que  je  cherche  un  plan, 
une  méthode  ;  mais  ce  travail  que  j'entreprendrai  en  faveur  de 
mademoiselle,  utile  à  moi-même,  servira  beaucoup  aux  autres 
élèves  que  j'aurai.  Je  rédigerai  d'abord  les  trois  premières 
leçons  que  j'ai  données  à  votre  ami  :  si  mademoiselle  y  trouve 
des  choses  qui  lui  soient  familières,  elle  les  omettra. 

LE    PHILOSOPHE. 

Non,  non,  elle  n'omettra  rien;  on  saisit  mal  un  tout,  quand 
on  en  néglige  quelques  parties. 

LE     MAÎTRE. 

Nous  passerons  de  là  aux  principes  de  l'harmonie  ;  et  lorsque 
nous  aurons  fini,  j'espère,  de  mon  côté,  que  vous  ne  me  refuse- 
rez pas  quelques-uns  de  ces  moments  dont  vous  êtes  si  pro- 
digue envers  les  autres,  pour  revoir  l'ouvrage  entier. 

l'élève. 

C'est  un  service  que  vous  obtiendriez  de  mon  papa,  quand  il 
n'aurait  aucunement  l'avantage  de  vous  connaître. 

LE    PHILOSOPHE. 

Je  m'y  engage,  et  je  vous  remercie  d'avance  du  moyen 
simple  que  vous  m'offrez  de  vous  marquer  une  petite  partie  de 
ma  reconnaissance. 

l'élève. 

Il  est  clone  convenu  que  monsieur  écrira,  que  je  lirai,  que 
vous,  mon  papa,  vous  reverrez;  que  je  suis  déjà  fort  habile,  et 
que  je  ne  tarderai  pas  à  l'être  bien  davantage,  et  là-dessus, 
allons  nous  mettre  à  table,  car  on  a  servi;  d'ailleurs  il  ne  sera 
pas  mal  que  vous  présentiez  monsieur  à  maman  qu'il  n'a  point 
encore  vue. 

LE     PHILOSOPHE. 

Tu  as  raison.  Passons  là  dedans. 

FIN    DU     QUATRIÈME    DIALOGUE    ET     DE     LA     QUATRIÈME    LEÇON. 


CINQUIÈME    DIALOGUE 


!•  T 


PREMIERE      LEÇON      D'HARMONIE. 


LE  MAITRE,  L'ÉLEVÉ  et  LE  PHILOSOPHE. 

LE    PHILOSOPHE. 

Je  ne  sais,  monsieur,  si  vous  êtes  satisfait  de  ma  fille;  mais 
depuis  que  vous  lui  avez  remis  vos  premières  leçons,  c'est  la 
plus  belle  diligence,  l'application  la  plus  suivie  que  je  con- 
naisse. Aujourd'hui  levée  entre  cinq  et  six,  elle  avait  deux 
bonnes  heures  d'étude  avant  mon  réveil  :  gammes  et  roulades 
le  matin,  gammes  et  roulades  l'après-dîner,  gamines  et  rou- 
lades le  soir.  Que  vous  dirai-je?  Sa  mère,  qui  n'entend  rien  à 
cela  et  qui  aimerait  mieux  une  pièce  bien  jouée,  en  a  presque 
pris  de  l'humeur. 

LE    MAÎTRE. 

Il  m'a  paru  que  le  temps  avait  été  bien  employé  :  mademoi- 
selle exécute  très-lestement  les  gammes  et  les  enchaînements; 
elle  parcourt  diatoniquement  et  chromatiquement  son  clavier, 
comme  si  elle  n'avait  jamais  fait  autre  chose;  elle  est  aussi 
commodément  en  fa  dièze  qu'en  ul  naturel;  et  nous  allons  en- 
tamer l'harmonie. 

LE    PHILOSOPHE. 

Fort  bien.  Mais  ne  négligeons  pas  l'exécution  et  la  lecture 
des  pièces  ;  faisons  marcher  toutes  les  parties  de  l'art  de  front  ; 
et  puis,  mon  enfant,  de  la  mesure,  de  la  précision,  du  goût; 
l'aplomb,  entends-tu,  l'aplomb.  Monsieur,  vous  avez  le  tact 
excellent;  voulez-vous  qu'elle  le  prenne?  mettez-vous  sur  la 
banquette;  jouez,  et  qu'elle  vous  écoute. 

LE    MAÎTRE. 

C'est  mon  dessein. 


LEÇONS   DE   CLAVECIN.  293 

l'élève. 
Quand  je  parle,  s'il  m'arrive  de  dire  quelque  chose  de  bien, 
c'est  pour  avoir  entendu  mon  papa. 

LE    PHILOSOPHE. 

Je  vous  laisse  à  votre  affaire,  et  je  vais  à  la  mienne. 

LE    MAÎTRE. 

Avant  de  nous  occuper  de  la  chose,  faisons  connaissance 
avec  le  mot.  La  succession  des  notes,  soit  du  genre  diatonique, 
soit  du  genre  chromatique,  se  nomme  chant  ou  mélodie;  et 
l'ensemble  de  plusieurs  sons  qui  s'accordent  forme  Y  har- 
monie. Ainsi  la  tonique,  la  tierce  et  la  quinte  frappées  en  même 
temps,  ut,  mi,  sol,  par  exemple,  font  une  harmonie  qu'on 
appelle  consonnante. 

l'élève. 

Et  ré,  fa,  la;  mi,  sol,  si  ;  fa,  la,  ut;  sol,  si,  ré;  la,  ut,  mi; 
si,  ré,  fa,  sont  autant  d'harmonies  consonnantes. 

LE  maître. 

Comment  avez-vous  fait  pour  trouver  .si  vite  des  conson- 
nances  ? 

l'élève. 

J'ai  pris  pour  modèle  l'harmonie  consonnante  ut,  mi,  sol, 
qui  me  présente  deux  tierces  de  suite. 

LE    MAÎTRE. 

Oui  ;  mais  de  ces  deux  tierces,  l'une  est  majeure,  l'autre 
mineure  ;  ainsi  vous  rayerez,  s'il  vous  plaît,  si,  ré,  fa,  d'entre 
les  harmonies  consonnantes. 

Vous  connaissez  les  douze  modulations  majeures  et  les  douze 
modulations  mineures? 

l'élève. 

Je  les  connais. 

LE    MAÎTRE. 

Prenez  de  chacune  la  tonique,  la  tierce  et  la  quinte,  et  vous 
aurez  les  vingt-quatre  harmonies  consonnantes  de  la  musique. 

l'élève. 

J'entends.  Je  vais  les  jouer  ;  et,  pour  me  conformer  à  l'ordre 
que  vous  avez  suivi  dans  les  gammes,  je  commence  en  ut  ;  j'en 
fais  l'harmonie  consonnante  en  majeur  et  en  mineur;  puis  je 
passe  à  la  quinte  sol. 


294  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

L  E    MAÎTRE. 

Voyons  comment  vous  vous  en  tirerez. 

l'élève. 
En  majeur  d'ut:  ut,  mi,  sol;      en  mineur  d'ut:  ut,  ???ibémo\,sol. 
En  majeur  de  sol  :  sol,  si,  ré;    enmineur  de  sol:  sol,  si  bém., ré. 
En  maj.  de  ré  :  ré,  fa  dièse,  la  ;    en  mineur, de  ré  :  ré,  fa,  lu. 
En  maj.  de  la:  la,  ut  dièse,  mi;    en  mineur  de  la  :  la,  ut,  mi. 
En  maj. de mi:mi,sol  dièse,  si;  en  mineur  de  mi:  mi,  sol,  si. 
En  maj. deM.*«,rr dièse, /</d.  ;    en  mineur  de  si:  si,  r^, /"«dièse. 

Je  vais  lentement,  ne  vous  impatientez  pas. 

LE    MAÎTRE. 

Je  ne  m'impatiente  jamais. 

l'élève. 
Demain,  cela  ira  tout  courant. 

En  majeur  de  fa  dièse:  fa  %,  la  %,  ut  $;  en  mineur  fa  #: 
fa  $,  la  $,  ut  $.  Ces  deux  harmonies  sont  presque  les  mêmes. 

LE    MAÎTRE. 

C'est  qu'en  majeur  et  en  mineur,  la  tonique  et  la  quinte 
restent  ;  et  comme  elles  rentrent  toutes  deux  dans  l'harmonie 
consonnante,  les  deux  tiers  de  l'harmonie  consonnante  sont  les 
mêmes  de  part  et  d'aune.  Continuez. 

l'élève. 

La  quinte  de  fa  dièse  est  ut  dièse.  Je  prendrai,  si  vous  le 
permettez,  cet  ut  dièse  pour  ré  bémol,  et  je  dirai  : 

En  majeur  de  ré  bémol  :  ré  \>,  fa,  lab  ;  en  mineur  de  ré  ),: 
ré  b,  fa  b,  la  t\ 

LE    MAÎTRE. 

Et  en  mineur  de  ré  bémol,  combien  aurez-vous  de  bémols? 

l'élève. 

J'en  aurai...  J'en  aurai  huit. 

LE    MAÎTRE. 

Et  qu'aurez-vous  gagné  à  changer  votre  tonique  ut  dièse  en 
ré  bémol?  Rien.  Croyez-moi;  pour  éviter  les  huit  bémols  du 
mineur  de  ré  bémol,  gardez  votre  tonique  ut  dièse. 

l'élève. 

Soit.  En  majeur  d'ut  £:  îtf  #,  mi$t  sol  #;  en  mineur  d'ut  #: 
ut  £,  mi,  soli.  Ce  sont  les  mêmes  touches.  La  quinte  d'ut  dièse 
est  sol  dièse;  afin  d'éviter   les  huit  dièses  de  sol  dièse,  pour 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  295 

l'octave  suivante,  je  métamorphose  sol  dièse  en  la  bémol  ;  et 
les  harmonies  consonnantes  seront  : 

En  maj.  de  la  bém.  :  la  \>,  ut,  mi\>;  en  mineur  de  la  h:  la  \>,  ut  v,  mi\>. 
En  maj.  de  mi:  mi\>,  sol,  si\,;  en  mineur  de  mi\>:miï,sol\>,  si1?. 
En  maj.  de  «bém.  :  s\  \>,  ré,  fa;  en  min.  de  si  bém.  :  si  h,  rèV,  fa. 
En  majeur  de  fa:  fa,  la,  ut;       en  mineur  de  fa:  fa,  la^,  ut. 

Et  la  quinte  de  fa  étant  ut,  me  voilà  revenue  où  j'ai  com- 
mencé. J'étudierai  bien  ces  vingt-quatre  harmonies  conson- 
nantes ;  vous  en  serez  émerveillé.  Gela  ira  d'un  leste  !  vous 
verrez  ;  si  mon  tâtonnement  vous  ennuie,  soyez  sûr  qu'il  ne 
vous  ennuiera  pas  seul. 

LE    MAÎTRE. 

Lorsque  ces  harmonies  seront  bien  suivies,  bien  de  mesure, 
et  sans  sauts,  comptez  qu'elles  ne  vous  déplairont  pas. 

l'élè  ve. 
Qu'est-ce  à  dire,  sans  sauts? 

LE    MAÎTRE. 

Yous  faites  en  majeur  d'ut  :  ut,  mi,  sol;  en  mineur,  ut,  mi 
bémol,  sol;  ensuite  pour  aller  à  l'harmonie,  sol,  si,  ré,  vous 
déplacez  la  main  ;  cela  choque  l'œil  et  l'oreille. 

l'élève. 

Et  comment  éviter  ce  défaut? 

LE    MAÎTRE. 

Le  voici.  En  majeur  d'ut,  par  exemple,  l'harmonie  conson- 
nante  est  ut,  mi,  sol  ;  mais  cette  harmonie  n'exige  pas  la  sou- 
mission à  l'ordre  de  tonique,  tierce  et  quinte;  pourvu  que  les 
trois  sons  soient  faits,  il  n'importe  de  frapper  ut,  mi,  sol;  mi, 
sol,  ut;  sol,  ut,  mi;  pareillement  en  majeur  de  sol,  les  trois 
sons  et  les  trois  positions  sont  sol,  si,  ré  ;  si,  ré,  sol;  ré,  sol,  si, 
et  toutes  rendront  également  bien  l'harmonie  consonnante  :  de 
quoi  s'agit-il  donc?  C'est,  en  passant  d'une  harmonie  conson- 
nante à  une  autre,  d'ordonner  la  position  de  la  seconde  har- 
monie sur  la  première  de  manière  à  rapprocher  les  sons.  Ainsi, 
recommencez  vos  harmonies,  suivant  le  même  ordre  des  modu- 
lations, ut,  mi,  sol  :  ut,  mi  bémol,  sol...  Attendez,  à  présent... 
au  lieu  d'aller  en  sol,  par  sol,  si,  ré,  allez-y  par  si,  ré,  sol... 
Fort  bien...  Sentez  l'effet. 


29G 


LEÇONS    DE    CLAVECIN 


L   ELEVE. 

Ut,  mi,  sol;  ut,  mi  bémol,  sol',  si,  ré,  sol...  Vous  avez  rai- 
son... cela  brouillera  un  peu  les  harmonies  dans  ma  tête;  mais 
il  faut  avouer  que  cela  fait  mieux  pour  l'œil,  et  que  cela  est 
plus  doux  à  l'oreille. 

LE    MAÎTRE. 

Pour  obvier  au  dérangement  de  votre  tête  par  trois  positions 
différentes  de  chaque  harmonie,  nommez  toujours  ut,  mi,  sol, 
quoique  vous  exécutiez  mi,  sol,  ut,  ou  sol,  ut,  mi,  et  ayez  la 
même  attention  pour  toutes  les  autres  modulations  :  autre  chose, 
ne  manquez  pas  de  choisir  pour  la  main  la  position  qui  n'est 
ni  trop  grave  ni  trop  aiguë  ;  en  ut,  par  exemple,  jouez  mi,  sol, 
ut;  en  /«Jouez  fa,  lu,  ut  ;  en  sol,  jouez  ré,  sol,  si  ;  votre  oreille 
et  vos  doigts  se  trouveront  bien  de  cette  règle  ;  et  pour  vous 
habituer  aux  choix  de  ces  positions,  il  me  prend  envie  de  vous 
écrire  les  vingt-quatre  harmonies  consonnantes,  selon  l'ordre 
que  vous  avez  adopté. 


Succession  des  vingt-quatre  harmonies  consonnantes,  par  quinte, 
pour  la  main  droite. 


En  ut. 


En  sol. 


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Afin  que  vous  distinguassiez  mieux  les  toniques,  je  les  ai 
faites  noires.  J'ai  écrit  quelques  harmonies  doubles,  afin  de  pou- 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


297 


voir  remonter,  et  de  n'être  pas  obligé  de  noter  la  suivante,  d'une 
position  trop  grave  :  et  j'ai  fini  par  ut,  mi,  sol,  ut,  pour  vous  montrer 
qu'on  peut  ajouter  un  unisson  à  l'harmonie  sans  rien  gâter. 

l'élève. 
Cela  est  conçu,  mais  non  su.  Et  la  main  gauche? 

LE   MAÎTRE. 

Les  mêmes  positions  seront  trop  aiguës  pour  la  basse  ;  c'est 
un  autre  exemple  à  vous  noter. 

Succession  des  vingt-quatre  harmonies  consonnantes,  par  quinte, 
pour  la  main  gauche. 

En  ut.  En  sol.  En  ré.  En  la. 


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En  mi. 


En  si. 


En  fa  dièse. 


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L    ELEVE.       , 

Je  me  ferai  à  ces  harmonies,  en  dépit  des  sons  à  frapper  et 
des  positions  à  garder  ;  mais  je  crains  qu'elles  ne  m'alourdissent 
les  mains  que  je  n'ai  déjà  pas  assez  légères. 

LE    MAÎTRE. 

Donnez-leur  une  mesure;  faites  des  batteries,  et  jouez-les 
comme  vous  les  vovez  ci-dessous. 


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208 


LEÇONS    DE    CLAVECIN 


Je  vous  multiplierais  ces  variations  sans  fin;  mais  vous  ne 
tarderez  pas  à  en  trouver  de  vous-même,  et  de  plus  agréables. 

l'élète. 

Si  j'en  viens  au  point  de  lire  et  d'exécuter  facilement  les 
idées  des  autres,  cela  suffira  à  l'amusement  de  mon  papa  et  à 
mes  vues.  Ne  pourrait-on  pas  entrelacer  ces  batteries  de  la  ma- 
nière qui  suit  :  ut,  .sol,  mi,  ut;  et   mi,  sol,  ut,  mi? 

LE    MAÎTRE. 

Bravo.  Deux  batteries  délicates,  si  on  les  joue  an  clan  te.  Écri- 
vons-les. 


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L   ELEVE. 

11  ne  s'agit  plus  que  de  se  mettre  cela  clans  les  doigts  ;  et 
c'est  mon  affaire,  à  moi;  vous  n'y  pouvez  rien. 

LE    MAÎTRE. 

Si  vous  tentiez  avec  les  deux  mains  à  la  fois  la  succession 

des  harmonies  consonnantes  qui  précèdent,  tant  simples  que 

variées  ? 

l'élève. 

Presto?  Je  ne  m'y  engage  pas. 

LE    MAÎTRE. 

Comme  vous  pourrez  ;  et  si  les  harmonies  vous  fatiguent, 
laissez-les  ;  nous  y  reviendrons  ;  ce  que  j'exigerais,  c'est  qu'en 
partant  d'ut,  vous  allassiez  par  quarte,  et  que  vous  me  fissiez 
les  harmonies  consonnantes  en  majeur. 

l'élève. 
Je  les  nomme  ;  c'est  le  moyen  de  ne  me  pas  tromper. 
Ut,  mi,  sol...  fa,  la,  ut...  si b,  ré,  fa...  mib,  sol,  siK 
Je  continuerai  avec  la  même  facilité  :  mais  les  jouer  sans 
pécher  contre  les  vraies  positions,  c'est  autre  chose. 

LE    MAÎTRE. 

La  succession  de  ces  douze  harmonies  n'est  pas  sans  agré- 
ment, il  faut  écrire  selon  les  positions  les  plus  commodes  et  lier 
ensemble  les  deux  mains  qu'en  jouant  vous  séparerez  à  discré- 
tion. 


ET    PRINCIPES    D'HARMONIE.  299 

Succession  des  douze  harmonies  consonnantes,  par  quarte,  pour  les  deux  mains. 


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L    ELEVE. 

Je  voudrais  Lien  entendre  cette  succession  avec  les  deux 
mains  à  la  fois  ;  je  n'ai  aucune  idée  de  son  effet. 

LE    31  AIT  RE. 

Il  faut  vous  en  donner  le  plaisir;  je  la  varierai  de  batteries; 
je  ferai  même  travailler  les  mains  alternativement  :  tandis  que 
l'une  frappera  l'harmonie  sèchement,  l'autre  s'amusera  des 
sons  ;  c'est  la  variété  qui  sauve  du  dégoût. 

l'élève. 

Cela  me  plaît  plus,  peut-être,  qu'une  pièce.  L'oreille  est  sa- 
tisfaite, et  l'âme  met  du  sens,  et  le  sens  qu'elle  veut,  à  cet 
enchaînement;  je  brûle  d'en  savoir  faire  autant. 

LE    MAÎTRE. 

Les  principes  dépendent  de  moi  ;  la  pratique  de  vous;  c'est 
vous-même  qui  l'avez  dit.  Je  ne  vous  lanternerai  pas  ;  et  afin 
que  vous  en  soyez  persuadée,  voici  une  autre  succession  d'har- 
monies consonnantes,  où  la  droite  exécutera  une  batterie  con- 
tinue, tandis  que  la  gauche  ne  frappera  que  les  harmonies.  Je 
choisis  la  mesure  à  deux  temps.  A  chaque  mesure,  je  fais  deux 
fois  la  même  harmonie,  et  je  parcours  les  vingt-quatre  modula- 
tions avec  les  harmonies  consonnantes,  par  quarte,  en  passant 
par  les  modulations  relatives. 


300  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

Succession  des  vingt-quatre  harmonies  consonnantes,  par  sixte  à  l'aigu, 
ou  par  tierce  au  grave,  suivant  les  modulations  relatives. 


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Suivez  cette  succession,  elle  vous  flattera;  si  toujours  la 
même  liasse  fatigue,  substituez-en  une  autre;  variez  aussi  les 
harmonies  selon  votre  goût;  intercalez  une  mesure  différente; 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  301 

ne  vous  attachez  pas  davantage  au  mouvement;  allez  tantôt 
andante,  tantôt  allegro;  vous  ne  gâterez  rien,  pourvu  que  vous 
vous  assujettissiez  à  la  marche  des  harmonies;  car  si  par  hasard 
il  vous  venait  dans  la  fantaisie  d'employer  les  harmonies  en  ut 
dièse  après  avoir  pratiqué  celles  en  ut,  vous  effaroucheriez 
l'oreille  qui  veut  que  la  variété  qu'elle  désire  lui  soit  offerte 
avec  douceur. 

Dans  les  dernières  successions,  j'introduis  d'abord  un  bémol, 
puis  deux,  trois;  j'use  des  dièses,  avec  la  même  économie; 
engagé  dans  les  dièses  et  les  bémols,  je  m'en  démêle  avec  la 
même  circonspection. 

Je  vais  plus  hardiment  dans  la  première  succession;  je  fais 
paraître  à  la  fois  trois  bémols  et  disparaître  trois  dièses;  il  n'en 
pouvait  être  autrement,  le  mineur  succédant  au  majeur  dans 
la  même  octave;  la  tonique,  la  quarte  et  la  quinte  restant  les 
mêmes,  l'oreille  s'accommode  de  ce  passage. 

l'élève. 

Si  l'on  veut  donc  changer  de  modulation,  on  pourra  toujours 
aller  du  majeur  au  mineur  dans  la  même  octave. 

LE     MAÎTRE. 

Et  du  mineur,  à  son  relatif  majeur;  à  la  quinte  où  l'on  n'aura 
qu'un  dièse  de  plus,  ou  qu'un  bémol  de  moins  ;  avec  un  nou- 
veau bémol,  ou  avec  un  dièse  de  moins,  on  entrera  dans  la 
modulation  de  la  quarte. 

l'élève. 

Si  je  me  hasardais  hors  des  marches  de  successions  que  vous 
m'avez  prescrites,  je  me  croirais  perdue.  Substituer  des  batte- 
ries aux  harmonies  frappées,  passe  pour  cela;  au  reste,  j'y 
mettrai  tout  mon  savoir;  et  puis,  si  demain  vous  ne  me  trouvez 
pas  bien  merveilleuse,  j'espère  que  vous  n'en  serez  pas  fort 
étonné. 

LE    MAÎTRE. 

Ne  vous  tourmentez  de  rien;  cela  viendra  sans  que  vous 
vous  en  doutiez. 

l'élève. 

Quand  je  pense  au  temps  que  j'ai  donné  à  la  musique;  à  ce 
que  j'en  sais,  à  ce  qui  me  reste  à  apprendre. . . 


302  LEÇONS  DE  CLAVECIN. 

LE    MAÎTRE. 

Ce  reste  n'est  pas  si  considérable  que  vous  le  croyez;  vous 
excellerez  dans  l'exécution  des  pièces  et  dans  la  connaissance  de 
l'harmonie,  et  cela  avant  qu'il  soit  peu;  c'est  moi  qui  vous  en 
réponds. 

l'élève. 

Si  j'étais  bien  sûre  que  mon  garant  ne  me  flattât  pas!  En 
attendant,  puisque  je  sais  lire,  et  que  l'intention  de  mon  papa 
est  que  je  m'occupe  des  pièces,  jouons...  Qui?  Àbel,  Alberli, 
Emmanuel,  Jean  Bach. . .  Dites. . . 

le   maître. 

Un  concerto  de  Muthel.  Mais  auparavant,  faites-moi  les 
gammes  majeures  et  mineures  dans  toutes  les  octaves,  et  les 
enchaînements  des  modulations  relatives;  il  est  essentiel  d'être 
inébranlable  là-dessus. 

l'élève. 

Je  le  veux. 


FIN      Dl      CINQUIEME     DIALOGUE 
ET     DE     LA     IMiEUIÈRE     LEÇON     D'HARMONIE. 


SIXIÈME    DIALOGUE 


KT 


DEUXIÈME    LEÇON    D'HARMONIE. 


LE    MAITRE,    L'ÉLÈVE. 

L' ÉLÈVE. 

Vos  harmonies  sont  plus  difficiles  que  je  ne  croyais.  Je  vais 
vous  jouer  les  trois  successions. .  .  Tenez,  les  voilà  travaillées 
à  ma  façon. . .  je  n'en  ai  rien  pu  faire  de  mieux. 

LE    MAÎTRE. 

Fort  bien.  Seulement  le  mouvement  un  peu  plus  égal,  et 
lorsque  vous  en  changez,  exprimez-le  davantage. 

l'élève. 
J'y  ferai  attention. 

le   maître. 

Me  nommeriez-vous  la  première  harmonie  consonnante  qu'il 
me  plairait  de  vous  demander?  Par  exemple,  l'harmonie  conson- 
nante en  mineur  de  fa  dièse? 

l'élève. 

Je  le  crois. . .  En  mineur  de  fa  dièse,  trois  dièses. . .  Donc 
les  notes  de  l'harmonie, /^  dièse,  la,  ut  dièse...  Quoi!  vous 
vous  êtes  imaginé  que  je  ne  connaissais  les  harmonies  que  dans 
l'ordre  de  vos  successions?  qu'interrogée  sur  l'harmonie  d'une 
modulation  prise  dans  le  courant  de  la  succession,  je  n'y  serais 
plus?  Je  veux  vous  faire  voir  que  je  sais  mieux. . .  En  majeur 
de  la  bémol,  les  harmonies  sont  la  bémol,  ut,  mi  bémol. . .  Et 
les  voilà  jouées  selon  les  trois  positions...  Et  je  vous  ajou- 
terais que  la  troisième  position,  mi  bémol,  la  bémol,  ut,  me 


30/i  LEÇONS    DE  CLAVECIN 

plaît  le  plus  pour  la  main  droite  ;  car  elle  n'est  ni  trop  grave, 
ni  trop  aiguë.  Hé  bien! 

LE    .MAÎTRE. 

Hé  bien,  je  vois  que  vous  allez  et  que  vous  allez  vite  sans 
vous  fatiguer. 

l'élève. 

N'en  croyez  rien,  j'y  ai  mis  du  temps;  mais  aussi  je  possède 
votre  première  succession  à  l'exécuter  en  causant  d'autre  chose... 
Essayons. . .  Allons,  parlez. . . 

LE    MAÎTRE. 

Mademoiselle,  vous  n'avez  pas  borné  toutes  vos  études  à  la 
musique? 

l'élève. 

Non  assurément...  Je  fais  des  ourlets,  du  tri...  Je  con- 
nais le  prix  des  choses...  J'ordonne  très-bien  un  dîner,  un 
souper. . .  Je  n'ai  besoin  de  personne  pour  me  coiffer. . .  pour 
veiller  cà  mon  linge,  à  mes  vêtements. . .  Qu'en  dites-vous?  En 
vais-je  moins  sûrement? 

LE     MAÎTRE. 

Non,  continuez. 

l'élève. 
Continuez  vous-même. 

LE     MAÎTRE. 

Voilà  ce  que  madame  votre  mère  a  dû  vous  apprendre;  mais 
monsieur  votre  père  n'a-t-il  pas  désiré  que  vous  sussiez  quelque 
langue? 

l'élevé. 

La  mienne,  et  c'est  assez...  Je  suis  ici  en  majeur  de  si  bémol.... 
Vous  riez? 

LE     MAÎTRE. 

Quoi!  point  d'italien;  point  de  mathématique;  point  de  phi- 
losophie ? 

l'élève. 

Rien  de  tout  cela. ...  Je  lis  de  la  morale  pour  me  conduire; 
de  la  poésie  pour  m'amuser;  et  je  fais  de  la  musique  pour  le 
plaisir  de  papa. ...  Et  deux  successions  d'expédiées. . .  passons 
à  la  troisième. . .  Mais  causez  donc! 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  305 

LE    MAÎTRE. 

Et  l'histoire?  Et  la  géographie? 

l'élève. 

L'histoire?  la  géographie!...  J'ai  lu  l'histoire  ancienne,  quel- 
ques histoires  particulières,  l'histoire  universelle  de  Voltaire, 
deux  fois,  trois  fois,  quatre  fois. . .  En  géographie. . .  l'abrégé 
de  Lenglet  du  Fresnoy  est  toute  ma  provision;  légère,  comme 
vous  voyez...  Les  batteries  me  coûtent  peu....  l'étude  des 
pièces  m'y  a  préparée....  Les  batailles  m'ennuient....  ces 
noms  de  villes,  de  montagnes,  de  rivières,  sont  une  pâture  bien 
sèche 

LE    MAÎTRE. 

C'est  que  les  batailles  et  les  noms  de  lieux  ne  sont  pas  les 
vrais  objets  de  l'histoire  et  de  la  géographie....  Egalement; 
allez  également. ...  Ce  sont  les  productions  de  la  terre  et  des 
eaux;  les  animaux  de  toutes  espèces. . .  Doucement,  plus  dou- 
cement... Les  hommes,  leurs  usages,  leurs  opinions,  leurs 
mœurs,  leurs  préjugés. . . . 

l'élève. 

Je  tâcherai  d'avoir  peu  de  besoin  des  productions  de  la  terre, 
les  animaux  me  sont  importuns  ;  et  vous  ne  voyez  autour  de 
moi  ni  chien,  ni  chat,  ni  singe,  ni  perroquet,  et  j'ai  des  jambes 
pour  marcher. . . .  Les  hommes  auront  été  et  sont  plus  insensés 
que  méchants,  comme  cela  se  pratique  aujourd'hui  ;  et  moi,  je 
fais  ce  que  je  puis,  et  souvent  mal,  comme  vous  voyez,  car  je 
ne  joue  pas  de  mesure. 

LE     MAÎTRE. 

Ne  vous  inquiétez  ni  de  mesure,  ni  de  tact,  vous  prendrez 
l'un  et  l'autre. 

l'élève. 
Vous  me  le  promettez? 

LE    MAÎTRE. 

Je  vous  le  promets. . . .  Vous  voilà  rentrée  en  majeur  d'ut..,. 
Les  notes  qui  composent  son  harmonie  sont  la  tonique  ut,  la 
tierce  mi  et  la  quinte  sol;  la  première  ou  tonique  est  la  note 
principale  ou  fondamentale  de  l'harmonie,  puisqu'elle  détermine 
les  deux  autres,  la  tierce  et  la  quinte.  Par  cette  raison  nous 
nommerons  cette  harmonie,  harmonie  consonnantede  la  tonique; 
xii.  20 


306  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

ce  qui  la  distinguera  de  toutes  les  autres  harmonies  conson- 
nantes  dans  la  même  octave. 

l'élève. 
Comment,  monsieur;  je  ne  connais  donc  pas  encore  toutes 
les  harmonies  consonnantesf 

LE     MAÎTRE. 

Pourriez-vous  me  dire  les  harmonies  consonnantes  qui  ne 
renferment  ni  dièses  ni  bémols? 

l'élève. 
Ce  sont  celles  du  majeur  d'ut,  et  du  mineur  de  la. 

LE     MAÎTRE. 

Et  sol,  si,  ré;  et  mi,  sol,  si,  et  fa,  la,  ut,  et  ré,  fa,  la?  quoi- 
qu'il y  ait  un  dièse  ou  un  bémol  dans  ces  modulations,  elles 
n'en  fournissent  pas  moins  des  harmonies  où  il  n'y  a  ni  dièses, 
ni  bémols. 

l'élève. 

Et  la  raison? 

LE     MAÎTRE. 

C'est  une  conséquence  de  ce  que  je  vous  ai  dit  des  dièses, 
des  bémols,  et  des  harmonies;  le  bémol  est  quarte  en  majeur, 
et  sixte  en  mineur;  le  dièse  est  sensible  en  majeur,  et  seconde 
en  mineur;  et  l'harmonie  consonnante,  tant  en  majeur  qu'en 
mineur,  est  tonique,  tierce  et  quinte. 

l'élève. 

Et  ces  harmonies  dont  les  notes  sont  naturelles,  qu'en  ferons- 
nous? 

LE    MAÎTRE. 

Nous  les  introduirons  dans  la  modulation  majeure  d'ut  ;  sol 
étant  quinte  ou  dominant  en  ut,  son  harmonie  sol,  si,  ré,  sera 
nommée  harmonie  consonnante  de  la  dominante;  par  la  même 
raison,  l'harmonie  de  fa  sera  nommée  harmonie  consonnante 
de  la  quarte,  et  ainsi  de  l'harmonie  de  la  sixte  la,  de  la  seconde 
ré  et  de  la  tierce  mi. 

D'où  vous  conclurez  qu'on  peut  pratiquer  dans  chaque  modu- 
lation majeure  encore  cinq  harmonies  consonnantes;  savoir  celles 
des  modulations  qui  ont  un  dièse  ou  un  bémol  déplus,  et  l'har- 
monie de  la  modulation  relative. 

Que  ces  harmonies  sont  les  consonnances  de  la  dominante, 
de  la  quarte,  de  la  sixte,  de  la  seconde  et  de  la  tierce. 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  307 

Et  que  pour  trouver  sans  peine  lesconsonnances  de  la  quarte, 
de  la  sixte,  de  la  seconde  et  de  la  tierce;  par  exemple,  de  la 
quarte  en  majeur  de  fa  dièse,  vous  direz,  comme  vous  avez  dit 
pour  la  tonique  ut,  deux  tierces  de  suite,  en  commençant  par  la 
note  qui  fait  quarte,  et  prenant  les  notes  de  la  gamme  ;  par  consé- 
quent, si,  ré  dièse,  fa  dièse. 

l'élève. 
Je  n'ai  que  faire  de  ce  circuit;  j'ai  tant  exercé  les  vingt- 
quatre  harmonies  consonnantes,  que  je  trouve  sur-le-champ  les 
deux  consonnances  de  chaque  touche  du  clavier  ;  par  exemple  en 
majeur  de  mi  bémol,  c'est  mi  bémol,  sol,  si  bémol  ;  en  mineur, 
mi  bémol,  sol  bémol,  si  bémol  :  je  les  jouerais  les  yeux  fermés. 
Mais  dites-moi,  pourquoi  cet  ordre  toujours  si  strictement  gardé, 
quinte,  quarte,  sixte,  seconde,  et  tierce?  il  me  semble  qu'il  serait 
plus  simple  de  dire  :  les  harmonies  qui  s'introduisent  dans  une 
octave  ou  gamme  quelconque  sont  celles  de  la  seconde  note,  de  la 
tierce,  de  la  quarte,  de  la  quinte  et  de  la  sixte,  et  ces  harmonies, 
avec  celles  de  la  tonique,  font  en  chaque  modulation  six  harmo- 
nies consonnantes. 

LE     MAÎTRE. 

Et  vous  feriez  un  raisonnement  doublement  vicieux  ;  pre- 
mièrement il  serait  trop  général  :  dire  six  consonnances  dans 
chaque  modulation,  ce  serait  y  comprendre  les  modulations 
mineures  dont  il  n'a  point  encore  été  question  ;  secondement,  ce 
serait  suivre  l'ordre  de  la  gamme  et  des  nombres,  un,  deux,  trois, 
quatre,  cinq,  six,  et  oublier  le  rang  et  l'importance  des  harmo- 
nies dans  une  modulation. 

l'élève. 
Je  saisis  cela.  Harmonie  de  la  tonique,  harmonie  principale; 
harmonie  de  la  dominante  qui  commande  aux  autres  et  qui  les 
amène  ;  harmonie  de  la  quarte  que  l'oreille  préoccupée  préfère 
à  celle  de  la  sixte;  et  harmonie  de  la  sixte,  tonique  du  relatif, 
qui  par  ses  sons  communs  s'associe  mieux  à  l'harmonie  princi- 
pale que  les  deux  restantes. 

LE    MAÎTRE. 

Que  je  vous  abandonne. 

l'élève. 
Et  que  je  vous  restitue  pour  le  moment;  quatre  harmonies 


308  LEÇONS    DE  CLAVECIN 

consonnantes  dans  chaque  modulation  me  paraissent  suffire  à 
bien  des  effets. 

LE  MAÎTRE. 

Cela   est  juste;   mais   quelque   chose  de  plus  précis   sur 
l'ordre  et  la  préférence  de  ces  consonnances. 

l'élève. 

Il  ne  me  vient  rien  do  plus.  La  tonique  est  la  note  fonda- 
mentale de  la  gamme,  je  l'ai  dit. 

L  E     M  A  î  T  R  E . 

La  tonique,  fort  bien.  Après? 

l'élève. 


La  dominante. 
Pourquoi? 


LE     MAITRE. 


L    ELEVE. 

Attendez;  c'est  de  la  physique  ici.  La  tonique  fait  résonner 
la  quinte  et  frémir  la  quarte.  Est-ce  cela? 

LE    MAÎTRE. 

Oui...  donc  prééminence  de  la  quinte  et  excellence  de  la 
quarte. 

l'élève 

Mais  d'après  cette  expérience,  la  tierce  serait  supérieure  à 
la  sixte;  et  peut-être  à  la  quarte.  Car  cette  tierce  ou  sa  réplique 
à  l'aigu  se  fait  entendre  entre  les  harmoniques  du  corps  sonore, 
avec  sa  quinte  ou  sa  réplique.  C'est  vous  qui  me  l'avez  appris. 
I .appelons  donc  la  consonnance  de  la  tierce,  et  que  celle  de  la 
sixte  au  moins  lui  cède  la  place. 

LE     MAÎTRE. 

Laissons  les  choses  comme  elles  sont;  et  faisons  des  quatre 
consonnances  quatre  mots,  dont  il  s'agisse  de  former  une  phrase, 
en  les  rangeant  de  manière  qu'après  avoir  ii\é  la  modulation 
par  la  consonnance  de  la  tonique,  les  autres  se  succèdent  en 
passant  toujours  d'une  plus  faible  à  une  plus  forte  ;  ce  qui  résul- 
tera de  l'ordre  qui  suit. 

Consonnance  de  la  tonique. 
Consonnance  de  la  sixte. 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


309 


Consonnance  de  la  quarte. 
Consonnance  de  la  quinte. 
Consonnance  de  la  tonique. 

l'élève. 
Permettez  que  j'exécute  cette  phrase  en  majeur  de  sol...  la 
marche,  sol,  mi,  ut,  ré,  sol...  Les  consonnance  s,  sol,  si,  ré.,. 
mi,  sol,   si...  ut,  mi,  sol...  ré,  fa  dièse,  la...  puis  sol,  si,  ré, 
pour  finir. 

LE    MAÎTRE. 

C'est  cela...  Allez...  Bien...  Les  positions,  les  positions. 

l'élève. 
L'ordre,  les  harmonies,   les  positions,  c'est  bien  du  monde 
à  la  fois. 

LE    MAÎTRE. 

Pour  vous  faciliter  cette  tâche,  je  vais  vous  écrire  la  même 
phrase  harmonique  de  quatre  consonnances  dans  les  douze  mo- 
dulations majeures;  et  de  crainte  de  vous  alourdir  la  main,  je  la 
varierai  par  différentes  batteries.  Si  l'imagination  m'en  suggère 
d'autres  que  celles  que  j'ai  précédemment  employées,  je  les 
préférerai  et  je  ferai  marcher  les  deux  mains  ensemble. 

Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances,  en  majeur  d'ut. 


$=8 


f 


S 


fc 


£ 


*: 


rj- 


P= 


P 


SE 


f- 


J'écris  deux  fois  les  harmonies  pour  compléter  la  mesure  ; 
et  je  distingue  toujours  les  notes  principales  ou  fondamentales 
par  des  noires. 

Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances,  en  majeur  de  sol. 

T-      th.    rrm.^, 


1 


TSH 


fc^? 


3^ 


P 


r 


f 


r 


:8t 


310 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 


Phrase  harmonique  de  quatre  consonnanecs,  en  majeur  de  ré. 


Phrase  harmonique  de  quatre  consonnanecs,  en  majeur  de  la. 


m 


fppg 


m 


u 


^SÉ 


m 


m 


a 


^E 


~XL 


ÏEz3 


Phrase  liarmonique  de  quatre  consonnanecs,  en  majeur  de  mi. 

0 — M m « o m tLi e_ 


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m 


m 


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<S      II 


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m 


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a 


^ri — 3 


V 


& 


I.   ELEVE. 

Voilà  une  nouvelle  batterie  si  compliquée,  que  je  ne  distingue 
plus  les  harmonies. 

LE     MAÎTRE. 

Ce  n'est  sûrement  pas  la  double  note  employée  dans  chaque 
harmonie  qui  les  obscurci  1. 

l'Élet  e. 

Non,  vous  m'avez  prévenue  que  cela  n'y  faisait  rien.  Mais  je 
ne  comprends  pas  la  seconde  mesure  où  le  troisième  temps  est 
mi,  mi,  au  lieu  de  l'harmonie  de  la  sixte  ut  dièse,  mi,  sol  dièse. 

LE    MAI  IRE. 

C'est  qu'il  ne  faut  pas  s'assujettir  si  strictement  aux  notes  de 
l'harmonie  consonnante  qu'on  craigne  d'en  omettre  aucune;  la 
variété  des  batteries  exige  cette  suppression. 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE. 


311 


L   ELEVE. 

Supprimez  donc  à  votre  aise. 

LE    MAÎTRE. 

Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances,  en  majeur  de  st. 


ï 


S 


i 


s*#=s 


i 


s 


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pp 


i 


9 


* 


TTT^ 


^ 


*<* 9 


^^it 


9     9     9 


5 


fc 


Cfegfe     7. 


aaa-a 


Trj;  4    1 


Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances,  en  majeur  de  fa  dièse. 


É 


£±S 


ï 


if  g    ■* 


-fi 


P tt  3     ^ 


^S3 


m 


m 


m 


i 


^ 


H=S 


^3 


Je  répète  souvent  la  consonnance  de  la  tonique  à  la  fin,  pour 
mieux  terminer  la  batterie. 


I 


Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances,  en  majeur  de  ré  bémol. 


as 


m 


m, 


i 


É 


Sè 


m  h  aa 


*^ff 


ééé    *é 


mmML 


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I 


BMW 


&+*- 


ff   1 


^ 


£=3: 


-F-fr 


^3 


Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances,  en  majeur  de  la  bémol. 


B  o  % 


m^£0 


i 


w 


m 


9  ra 


a 


■     -g 


w 


m 


^ 


312 


LEÇONS    DE    CLAVECIN 


Phrase  harmonique  de  quatre  consonnanees,  en  majeur  de  mi  hémol. 


m 


pw 


±k%: 


0  m 


E=±±L 


m 


3 


H 


t^_U U_L 


Ju 


t^TLCff 


Phrase  harmonique  de  quatre  consonnanees,  en  majeur  de  si  hémol. 


^ 


fï 


r 


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t2_ 


•—  9 


£ 


£ 


^^ë 


□ 


<s— 


a± 


g— ?- 


S 


ï=î 


a 


Phrase  harmonique  de  quatre  consonnanees,  en  majeur  do  fa. 


^ 


# 1» 


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m 


<»= 1» 


iwÇ 


il 


tPfff 


r — 9 


o- 


Voilà  de  quoi  vous  occuper  seule.  Passons  au\  modulations 
mineures.  Vous  connaissez  l'harmonie  consonnante  des  toniques, 
à  laquelle  nous  en  ajouterons  cinq  autres,  comme  en  majeur. 
Supposons-nous  en  la,  où  toutes  les  notes  sont  naturelles.  La 
consonnanec  de  la  tonique  sera  la,  ut.  mi  :  toutes  les  conson- 
nanees à  introduire  ici  ont  leurs  notes  naturelles.  Donc 
c'est  ici  la  même  règle  qu'en  majeur;  c'est-à-dire  qu'on  y  em- 
ploie toutes  les  harmonies  consonnantes  d'un  dièse  ou  d'un 
bémol  de  plus,  avec  celles  de  la  modulation  relative;  mais  en 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  313 

mineur,  les  harmonies  introduites  sont  celles  de  la  quinte,  de 
la  quarte,  de  la  sixte,  de  la  tierce  et  de  la  septième. 

l'élève. 

Quinte,  quarte,  sixte,  tierce,  septième...  Permettez  que  je 
les  nomme  selon  votre  ordre,  et  que  j'y  ajoute  leurs  sons  : 

Tonique,  la,  ut,  mi. 
Quinte,  mi,  sol,  si. 
Quarte,  ré,  fa,  la. 
Sixte,  fa,  la,  ut. 
Tierce,  ut,  mi,  sol. 
Septième,  sol,  si,  ré. 

LE   MAÎTRE. 

Tout  au  mieux.  Mais  afin  de  ne  point  trop  charger  les  phrases  ; 
et  de  traiter  le  mineur  comme  le  majeur,  nous  oublierons  poul- 
ie moment  les  consonnances  de  la  septième  sol,  si,  ré,  et  de  la 
tierce  ut,  mi,  sol',  nos  phrases  harmoniques  consonnantes  n'en- 
chaîneront que  celles  de  la  tonique,  delà  quinte,  de  la  quarte  et 
de  la  sixte;  et  pour  fortifier  la consonnance  de  la  quinte  mi,  sol, 
si,  et  la  faire  dominer  en  mineur  comme  en  majeur,  nous 
hausserons  le  sol  d'un  demi-ton  ;  ce  qui  donnera  le  sol  dièse 
sensible  de  la,  de  même  qu'en  ut,  dans  sol,  si,  ré;  si  est  sen- 
sible d'ut. 

l'élève. 

Mais  par  ce  moyen  vous  introduisez  un  dièse  dans  une  mo- 
dulation qui  a  toutes  ses  notes  naturelles. 

LE    MAÎTRE.. 

J'en  conviens  ;  mais  j'en  appelle  de  cette  licence,  si  c'en  est 
une,  au  jugement  de  votre  oreille...  Écoutez... 

l'élève. 
Refaites-moi  cela,  s'il  vous  plaît. 

LE    MAÎTRE. 

La,  ut,  mi,  consonnance  de  la  tonique...  fa,  la,  ut,  conson- 
nance de  la  sixte...  ré,  fa,  la,  consonnance  de  la  quarte...  mi, 
sol  dièse,  si,  consonnance  de  la  quinte...  la,  ut,  mi,  conson- 
nance de  la  tonique. 

l'élève. 

Même  ordre  qu'en    majeur;  mais  effet  plus  touchant,  c'est 


Mh  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

comme  dans  les  espèces  animales,  la  force  du  côté  du  mâle,  la 
douceur  du  côté  de  la  femelle. 

LE    MAÎTRE. 

Laissez-moi   arpéger   ces  quatre   consonnances  en  mineur 
de  fa. 

f  ÉLÈVE. 

Arpéger  !  Qu'est-ce  que  cela  ? 

LE    MAÎTRE. 

Au  lieu   de  frapper    toutes  les   notes   ensemble,  les   faire 
entendre  successivement,  comme  vous  les  voyez  écrites. 


S|RP 


Eg 


Ecoutez  mes  consonnances  en  mineur  de  fa. 

l'é  lève. 
J'écoute...  et  je  persiste;  ces  consonnances  m'affectent  plus 
qu'en  majeur...  Mais  il  me  semble  que  vous  n'observez  pas  en 
fa   le   même  ordre   qu'en  la,  et   que  vous    avez   observé  en 
majeur. 

LE    MAÎTRE. 

11  est  vrai.  J'ai  voulu  essayer  un  autre  ordre  pour  la  phrase 
en  mineur.  J'ai  commencé  par  la  consonnance  de  la  tonique, 
d'où  j'ai  passé  à  celle  de  la  dominante,  de  la  sixte,  de  la  quarte, 
après  laquelle  j'ai  répété  celle  de  la  dominante,  et  je  suis 
revenu  à  celle  de  la  tonique. 

l'élève. 
Ce  qui  fait  en  mineur  la',  la,  ut  mi. ..mi,  sol  dièse,  si...  fa, 
la,  ut...  ré,  fa,  la...  mi,  sol  dièse,  si...  la,  ut,  mi. 

LE    MAÎTRE. 

Précisément.  Pour  l'uniformité,  dans  les  phrases  dont  je  ne 
tarderai  pas  à  vous  donner  des  exemples  en  mineur,  j'enchaî- 
nerai les  quatre  consonnances  comme  en  majeur;  mais  n'oubliez 
pas  la  licence  que  vous  m'avez  accordée. 

l'élève. 
De  faire  l'harmonie  de  la  quinte  ou  dominante  en  mineur 


ET    PRINCIPES   D'HARMONIE.  315 

comme  en  majeur?  Fort  bien.  Mais  avant  de  nous  mettre  à  cette 
nouvelle  phrase,  vous  m'obligeriez  de  m'expliquer  un  effet  que 
je  viens  d'éprouver. 

LE    MAÎTRE. 

Quel? 

l'élève. 

C'est  que  l'enchaînement  de  ces  consonnances  m'a  plus 
affectée  en  mineur  de  fa  qu'en  mineur  de  la  ;  est-ce  une  sin- 
gularité personnelle  ou  passagère? 

LE    MAÎTRE. 

Non.  C'est  une  propriété  intrinsèque  de  la  modulation. 
Chacune  a  son  caractère  ;  il  y  en  a  de  si  pauvres  et  de  si  plates 
que  vous  aurez  peine  à  les  supporter.  Le  mineur  de  fa  est 
propre  au  chant  d'expression,  à  l'adagio;  un  bel  andante  en 
mineur  de  si  bémol  perdrait  beaucoup  en  sol;  les  majeurs  de  ré, 
de  mi  bémol  et  de  mi,  sont  majestueux.  Les  enterrements  se  font 
en  mineur  de  ré,  de  la,  ou  de  mi. 

l'élève. 

Et  ces  propriétés,  à  quoi  tiennent-elles?  La  raison? 

LE    MAÎTRE. 

Sur  le  violon,  à  la  différence  du  grave  à  l'aigu;  sur  le  cla- 
vecin, à  la  même  différence,  et  peut-être  au  tempérament...  La 
raison,  la  raison  est  une  belle  chose,  et  peut-être  le  savez- 
vous  mieux  que  moi. 

l'élève. 

Je  vous  demande  une  raison  et  vous  me  dites  une  fadeur; 
épargnez-moi  l'une,  si  vous  ignorez  l'autre.  Au  reste,  il  faut  que 
je  sache  les  différents  caractères  des  autres  modulations,  car  vous 
ne  m'avez  encore  parlé  que  de  dix. 

LE    MAÎTRE. 

Affaire  de  goût,  de  passion  ;  c'est  de  la  métaphysique,  et 
même  de  la  morale,  du  jargon  qui  me  déplaît. 

l'élève. 

La  morale,  ma  lecture  favorite,  du  jargon!  Quel  blasphème! 
Est-ce  que  vous  êtes  sans  morale? 

LE    MAÎTRE. 

Non.  J'en  ai  d'autant  plus  peut-être  que  j'en  parle  moins; 
et  cela,  parce  que  d'autres  me  semblent  en  avoir  d'autant  moins 
qu'ils  en  parlent  plus.  Quand  on  est  homme  de  bien,  on  l'est 


316  LEÇONS    DE  CLAVECIN 

sans   apprêt,  sans  fasle.    Votre  papa  se  tait,  mais  il   agit.  Peu 
de  discours,  mademoiselle,  et  beaucoup  d'actions. 

I. 'ÉLÈVE. 

Soit;  mais  La  Rochefoucauld! 

LE    MAÎTRE. 

Courtisan  janséniste;  calomniateur  de  la  nature  humaine. 

l'élève. 
Mais  La  Bruyère? 

LE     MAÎTRE. 

Portraitiste;  sublime  rosaire  de  maximes  ingénieuses  enfilées 
grain  à  grain.  Pour  l'utilité  et  peut-être  pour  l'agrément,  j'ai- 
merais un  raisonneur  bien  ferme  qui  me  démontrât  qu'à  tout 
prendre,  pour  être  heureux  dans  ce  monde,  le  moyen  le  plus 
sûr,  c'est  d'être  vertueux. 

l'élève. 

On  ne  démontre  que  ce  qui  est  vrai;  et  qui  vous  a  dit  que 
cela  l'était? 

LE    MAÎTRE. 

Votre  cœur,  mon  expérience,  celle  d'une  infinité  d'autres 
qui  ont  fait  le  bien  et  peu  parlé. 

l'élève. 

Mais  en  attendant  qu'on  vous  persuade  par  des  actions, 
comment  se  montrer  sage  et  raisonnable  à  vos  yeux? 

LE     MAÎTRE. 

Ltre,  ne  se  point  montrer,  et  me  laisser  écrire  la  phrase  har- 
monique de  quatre  consonnances  dans  les  modulations  mineures. 

l'élève. 

Écrivez,  monsieur,  écrivez.  Cependant  il  ne  serait  pas  mal 
de  me  dire  pourquoi  vous  préférez  l'harmonie  de  la  sixte  à 
celle  de  la  tierce;  je  vous  l'ai  passé  en  majeur;  mais  en  mineur, 
l'harmonie  de  la  tierce  est  la  consonnance  de  la  modulation  re- 
lative ;  la  tierce  est  une  note  fondamentale  de  la  gamme,  et  la 
tonique  la  détermine,  ainsi  que  la  quinte  et  la  quarte. 

LE  \i  \  î  i  11 1: 

Je  laisserai  la  consonnance  de  la  sixte  dans  la  phrase  que  je 
vais  écrire  en  mineur,  parce  qu'il  n'y  a  presque  pas  un  mot  de 
vrai  dans  tout  ce  que  vous  avez  dit...  et  la  tierce  mineure  est 
fondamentale  de  la  gamme?.,  et  la  tonique  détermine  la  tierce 
mineure?... 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE. 


317 


L    ELEVE. 

Pardon,  monsieur. 

LE    MAÎTRE. 

Voilà  ce  qui  arrive  quand  on  s'avise  de  bavarder  morale. 

Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances,  en  mineur  de  la. 


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dièses,  comme  il  est  arrivé  en  majeur,  en  commençant  par  ut. 

Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances,  en  mineur  de  mi. 


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318  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances,  eu  mineur  ù'nt  dièse. 


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ET   PRINCIPES   D'HARMOINME. 


319 


L    ELEVE. 

Qu'est-ce  que  toutes  ces  petites  notes  qui  ne  sont  pas  de 
l'harmonie?  Monsieur,  n'allons  pas  trop  vite.  Ceci  me  paraît 
moins  une  enfilade  de  consonnances  qu'un  bout  de  chant  ma- 
jestueux. 

LE    MAÎTRE. 

Point  de  terreur  panique.  C'est  toujours  la  phrase  harmonique 
en  mineur  de  ré  dièse  ;  ces  petites  notes  s'appellent  notes  de 
passage.  Leur  usage  est  de  lier  les  consonnances.  Cette  ma- 
nière de  varier  ne  vous  est  pas  désagréable,  tant  mieux  ;  cela 
m'enhardira  quelquefois  à  intercaler  entre  les  notes  d'harmonie 
les  sons  des  octaves  tant  diatonique  que  chromatique, 

l'élève. 

Je  vous  en  dispense.  Gardez  ces  gentillesses  pour  une  plus 
habile  que  moi.  Les  notes  d'harmonie  variées  ne  m'embarrassent 
déjà  que  trop  souvent;  j'en  perds  de  vue  les  consonnances  et 
les  modulations.  Écrivez  le  reste  uniment;  dans  quelque  temps, 
tout  à  votre  aise. 

LE    MAÎTRE. 

En  ce  cas,  tout  uniment. 

Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances,  en  mineur  de  la  dièse, 
ou  plutôt  de  si  bémol. 


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320  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances,  en  mineur  d'ut. 


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Et  voilà  de  l'ouvrage. 

l'élève. 
Beaucoup. 

LE    MAÎTRE. 

Exercez-vous  dans  ces  vingt-quatre  modulations;  ne  vous 
assujettissez  à  aucune  de  mes  batteries.  Substituez-en  d'autres; 
vous  ferez  mieux  que  moi,  je  vous  recommande  les  gammes  et 
leurs  enchaînements,  sans  négliger  les  trois  progressions  d'har- 
monies consonnantes  ;  et  puis  pour  nous  dégourdir  les  doigts  et 
nous  délasser  l'esprit,  quelques   pièces. 


l'élève. 


Un  moment  de  repos,  s'il  vous  plaît.  Vous  n'avez  peut-être 
jamais  remarqué  que  la  contention  de  l'esprit  qui  tourne  les 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  321 

yeux  au  dedans  de  la  tète,  ou  qui  les  fixe  sur  un  objet  que 
l'imagination  cherche  au  loin,  les  fatigue. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  avez  beaucoup  réfléchi  ? 

l'élève. 
Comme  toutes  les  jeunes  filles  de  mon  âge  qu'on  condamne 
au  silence. 

LE    MAÎTRE. 

Quel  auteur  prendrons-nous?  Voyons  de  l'Àlberti  :  il  est 
toujours  nouveau. 

l'élève. 
Et  toujours  difficile. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  vous  moquez,  cela  se  compare- t-il  à  Muthel,  aux  Bach, 
à  Beecke  où  vous  allez  tout  courant? 

l'élève. 

Alberti  veut  être  joué  avec  délicatesse  et  goût;  il  en  est  de 
même  des  pièces  de  mon  amie  M",e  Louis.  Les  autres  forts 
d'harmonie,  chargés  de  sons,  variés  de  modulations,  n'exigent 
que  de  la  précision  et  de  la  mesure.  Alberti  sera  ma  dernière 
lecture,  lorsque,  déchiffrant  tout  sans  peine,  je  voudrai  perfec- 
tionner quelque  chose.  Mais  dites-moi,  n'est-ce  pas  une  étrange 
malédiction  que  j'aie  la  mémoire  excellente  pour  tout  excepté 
pour  la  musique?  Je  ne  puis  rien  jouer  par  cœur.  Cela  est  bien 
déplaisant. 

LE     MAÎTRE. 

Hé  bien,  ne  retenant  rien  des  autres,  si  jamais  vous  com- 
posez; bon  ou  mauvais,  ce  que  vous  produirez  sera  vôtre.  Voilà 
le  pis-aller. 


FIN     DU     SIXIEME     DIALOGUE 
ET     DE     LA     SECONDE     LEÇON     D'HARMONIE. 


xii.  21 


SEPTIÈME     DIALOGUE 

ET 

TROISIÈME    LEÇON    D'HARMONIE. 


*■         i 


LE  MAITRE,  L'ELEVE. 

J.'  ÉLÈVE. 

Et  d'où  sortez-vous,  monsieur?  Il  y  aura  demain  huit  jours 
que  vous  n'êtes  apparu. 

LE   MAÎTRE. 

Je  me  suis  un  peu  fourvoyé;  et  qu'est-ce  qui  ne  se  fourvoie 
pas  un  peu  dans  ce  monde-ci? 

l'élèt  e. 

Vous  ne  vous  êtes  pas  douté  que  votre  absence  m'a  fort 
souciée. 

le   mai  ire. 
Je  n'ai  point  eu  cette  vanité-là. 

I.'  ÉLÈVE. 
Si  vous  saviez  les  idées  fâcheuses  qui  m'ont  passe  par  la 
tête.  Je  me  disais  :  mon  maître  est  mécontent.  Je  suis  une 
petite  cruche.  Je  n'avance  pas.  Il  m'aura  quittée.  L'extrême 
patience  avec  laquelle  vous  enseignez  achevait  d'étayer  mon 
soupçon.  J'ajoutais  :  il  ne  gronde  pas  comme  les  autres  ;  mais 
quand  cela  ne  va  pas  à  sa  fantaisie,  il  vous  plante  la  tout  dou- 
cement. 

I.  I.     M  A.ÎTRE. 

Vous  vous  êtes  dit  tout  cela? 

I.'  ÉLÈV  L. 

Ni  plus  ni  moins.  Je  n'en  ai  travaillé  que  plus  vivement. 
J'espérais,  si  vous  reparaissiez,  vous  rengager  par  quelque  lueur 
d'espérance. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  323 

LE    MAÎTRE. 

C'est  comme  à  l'ordinaire. 

l'élève. 
Quoi!  je  n'ai  rien  fait  encore? 

LE     MAÎTRE. 

Plus  un  élève  a  de  facilité,  moins  il  présume  de  lui.  Celui 
qui  s'applique  le  plus,  qui  conçoit  le  plus  aisément,  qui  sait  le 
mieux,  est  presque  toujours  celui  qui  craint  et  se  méfie. 

l'élève. 
Vrai,  vous  êtes  satisfait? 

LE     MAÎTRE. 

Très-satisfait.  On  ne  va  pas  plus  vite. 

l'élève. 
Mon  papa  avait  donc  raison  de  se  moquer  de  mon  inquié- 
tude? Mais  pourquoi  cette  éclipse? 

LE     MAÎTRE. 

Pour  vous  laisser  le  temps  de  digérer  ce  qui  précède,  avant 
que  de  vous  mettre  à  des  choses  nouvelles.  A  présent  que  les 
quatre  consonnances  dans  toutes  les  modulations  n'ont  rien  qui 
vous  arrête,  on  peut  vous  prononcer  le  mot  dissonance. 

l'  élève. 

Que  dites-vous?  Est-ce  que  la  discorde  se  mêle  aussi  dans 
l'harmonie? 

LE     MAÎTRE. 

Assurément;  et  elle  y  fait  le  même  rôle  que  dans  l'univers  ; 
c'est  la  peine  qui  rend  le  plaisir  piquant;  c'est  l'ombre  qui  fait 
valoir  la  lumière  ;  c'est  à  la  fatigue  que  la  jouissance  doit  sa 
douceur;  c'est  le  jour  nébuleux  qui  embellit  le  jour  serein; 
c'est  le  vice  qui  sert  de  fard  à  la  vertu;  c'est  la  laideur  qui 
relève  l'éclat  de  la  beauté  ;  c'est  par  l'opposition  que  les  carac- 
tères se  distinguent;  c'est  dans  le  clair-obscur  que  consiste  la 
magie  de  la  peinture;  les  poètes  d'un  goût  exquis  n'ont  guère 
manqué  de  jeter  une  idée  triste  au  milieu  des  images  les  plus 
riantes  ou  les  plus  voluptueuses;  celles-ci  en  deviennent  inté- 
ressantes; un  peu  de  bruit  lointain  prête  un  charme  inconcevable 
au  silence;  un  être  pensif  relégué  dans  le  coin  d'une  solitude 
ajoute  à  la  solitude.  Un  bonheur  que  rien  n'altère  devient  fade. 


32/i  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

I.'  ÉLÈV  E. 

Malgré  votre  tirade  poétique,  il  me  semble  que  dans  le  bien 
je  n'ai  jamais  désiré  l'assaisonnement  d'un  peu  de  mal. 

LE    MAÎTRE. 

On  ne  sent  le  prix  des  deux  plus  grands  biens  de  la  vie  que 
quand  on  les  a  perdus,  la  santé  et  la  liberté. 

L*  EL  EVE. 

Voilà  qui  est  bien  arrange  :  l'habitude  ôle  la  douceur  à  la 
possession  et  rend  la  privation  plus  amère;  et  là-dessus,  per- 
mettez que  je  vous  fasse  mon  compliment. 

LE    MAÎTRE. 

Sur  quoi? 

l'élève. 

Devinez. 

LE    MAÎTRE. 

Je  ne  sais. 

l'élève. 
Vous  ne  savez?  Mais  sur  votre  réconciliation  avec  l'amie  de 
mon  cœur. 

LE    MAÎTRE. 

Et  cette  amie  ? 

l'élève. 

C'est  la  morale.  C'est  de  la  morale  toute  pure,  tout  ce  que 

vous  venez  de  me  dire  là. 

LE    MAÎTRE,    avec  humeur. 

Mademoiselle,  mettez-vous  en  ut.  Après  ut,  mi,  sol,  faites 
sol,  si,  ré,  fa,  et  finissez  par  ut,  mi,  sol.  Comment  trouvez-vous 

cela? 

l'élève. 
J'y  trouve  à  la  fois  deux  exemples  de  vos  principes.  Ce  petit 
mouvement  d'humeur  a  fait  sortir  votre  douceur  naturelle,  et 
jamais  ut,  mi,  sol,  ne  m'a  tant  plu  :  sol,  si,  ré,  fa,  va  me 
réconcilier  avec  les  peines  passagères  ;  et  je  ne  haïrai  que  les 
longues  dissonances  de  la  vie  :  sol,  si,  ré,  fa,  est  donc  une  dis- 
sonance. 

LE    MAÎTRE. 

Oui,  mademoiselle.  L'harmonie  dissonante  est  composée  de 
trois  tierces,  sol,  si,  ré,  fa,  suivant  les  quatre  premiers  nombres 
impairs,  1,  3,  5,  7. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  325 

L'ÉLÈ  VE. 

En  ce  cas,  rien  de  plus  aisé  que  l'harmonie  dissonante.  Je 
sais  tout.  Elle  n'a  qu'une  note  de  plus  que  la  consonnante  qui  a 
deux  tierces  suivant  les  trois  premiers  nombres  impairs.  Il  y  a 
donc  vingt-quatre  dissonances;  laissez-moi  jouer;  je  vois,  je 
vois.  Il  ne  s'agit  que  d'ajouter  à  la  consonnance  une  tierce  à 
l'aigu.  Ce  n'est  pas  la  mer  à  boire. 

LE     MAÎTRE. 

Comme  vous  y  allez!  Les  harmonies  dissonantes  ne  peuvent 
subsister  seules.  Elles  mènent  aux  consonnances,  les  seuls  repos 
de  la  musique. 

l'élève. 

J'aurais  dû  m'en  douter. 

le  maître. 

L'harmonie  consonnante  de  la  tonique  est  le  principal  repos 
de  la  modulation.  Cherchons  une  dissonance  qui  y  conduise. 
La  consonnance  de  la  dominante  suit  bien  celle  de  la  tonique 
qui  lui  succède  bien  à  son  tour.  Vous  l'avez  éprouvé  dans  une 
phrase  harmonique  en  tous  les  tons. 

Vous  avez  dû  sentir  qu'ut,  mi,  sol,  satisfait  l'oreille  devant 
et  après  sol,  si,  ré,  fa. 

Or  qu'est-ce  que  sol,  si,  ré,  fa? 

l'élève. 
L'harmonie  dissonante  de  la  dominante  en  ut. 

LE    MAÎTRE. 

Sol  est  la  note  fondamentale  de  la  consonnance  de  la  domi- 
nante, et  c'est  aussi  la  note  fondamentale  de  la  dissonance. 

Sol,  si,  ré,  forment  la  consonnance  de  la  dominante;  donc 
la  note  fa,  surajoutée,  fait  seule  la  dissonance  ;  et  cela,  parce 
qu'elle  est  conjointe  avec  la  note  fondamentale  sol. 

Remarquez  que  le  si,  le  ré  et  le  fa  de  sol,  si,  ré,  fa,  sont 
dissonants  avec  la  consonnance  principale  ut,  mi,  sol;  le  si  avec 
X  ut;  le  ré  avec  Yut  et  le  mi;  le  fa  avec  le  mi  et  le  sol. 

Ces  dissonances  sont  les  vrais  indices,  les  vraies  voies  qui 
mènent  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  à  l'harmonie 
consonnante  de  la  tonique. 

Concluez  de  là  que  dans  la  phrase  harmonique  de  quatre 
consonnances,  ce  n'est  pas  arbitrairement  que  j'ai  suivi  l'ordre 


326  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

qui  y  règne  :  car  sol,  si,  ré,  quoique  harmonie  consonnante,  est 
pourtant  harmonie  dissonante  avec  ut,  mi,  sol,  consonnance 
principale  qui  doit  terminer  la  phrase. 

l'  éle\  e. 
Ces  conclusions-là  ne  sont  pas  autrement  évidentes. 

LE     MAÎTRE. 

Demandez  à  votre  papa  ;  il  vous  dira  que  dans  tous  les  beaux- 
ails  les  phénomènes  sont  subtils,  que  la  raison  des  phéno- 
mènes l'est  aussi,  et  que  l'homme  de  sens,  qui  sait  que  le 
moindre  motif  de  préférence  entraine  les  hommes  à  la  longue, 
et  qui  n'ignore  pas  que  ce  motif  est  souvent  très-secret,  même 
pour  celui  qu'il  détermine,  est  enchanté  de  l'avoir  découvert  et 
se  garde  bien  de  le  chicaner. 

r, '  ÉLÈVE. 

Ainsi  ré,  fa  dièse,  la,  ut,  l'harmonie  dissonante  de  la  domi- 
nante en  majeur  de  sol,  conduit  à  la  consonnance  de  la  tonique 
sol,  si,  ré. 

LE    MAÎTRE. 

11  était  inutile  de  dire  en  majeur  de  sol;  soit  en  majeur,  soi) 

en  mineur,  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  est  la  même, 

et  ré,  fa  dièse,  la,  ut,  conduit  aussi  bien  à  sol,  si  bémol,  ré, 

qu'à  sol,  si,  ré. 

l'i:  LÉ  v  E. 

Laissez-moi  aller  en  mineur  de  fa.  11   y  a  quatre  bémols: 

l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  v  est  donc  ut,  mi  bémol, 

sol,  si  bémol. 

LE     MAÎTRE. 

Ut,  mi,  sol,  si  bémol,  à  cause  de  la  sensible  qui  doit  tou- 
jours se  trouver  dans  la  dissonance  principale,  pour  être  sau- 
vée par  la  tonique  qui  sera  dans  la  consonnance  de  cette 
tonique. 

l'élève. 

Oui,  oui,  je  me  le  rappelle.  Je  vais  en  mineur  de  si  bémol, 
car  la  modulation  m'en  plaît;  et  je  suis  curieuse  d'entendre 
comment  sonneront  si  bémol,  ré  bémol,  fa,  après  l'harmonie 
dissonante  de  la  dominante  fa,  la,  ut,  mi  bémol. 

LE     MAÎTRE. 

Fort  bien.  Bravo.  Devineriez-vous  quelle  est  la  note  de  la 
gamme  la  plus  dissonante? 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  327 

l'élève. 

Non.  Toutes  me  paraissent  également  dissonantes  ou  con- 
sonnantes. 

LE    MAÎTRE. 

C'est  la  quarte.  En  ut,  fa  dissone  dans  l'harmonie  disso- 
nante de  la  dominante  ;  et  le  même  fa  dissone  avec  le  mi  et 
le  sol  de  la  consonnance  de  la  tonique  ut. 

l'élè  v  E. 
Mais  chaque  son  de  mon  instrument  pouvant  devenir  quarte 
à  son  tour,  chaque  son  peut  donc  être  la  note  la  plus  disso- 
nante? 

LE    MAÎTRE. 

Sans  doute.  La  sensible  même  peut  être  considérée  comme 
consonnante  et  comme  dissonante  clans  la  même  octave,  selon 
qu'elle  fait  partie  de  la  consonnance  de  la  dominante,  ou  qu'on 
la  compare  avec  la  consonnance  de  la  tonique. 

l'élève. 

J'entends.  Ordonnez  que  je  fasse  les  harmonies  dissonantes 
de  la  dominante  dans  toutes  les  modulations. 

le  maître. 

Faites.  Jouez  avec  les  deux  mains.  Observez  la  position  la 
plus  commode,  celle  qui  tient  le  milieu  entre  le  grave  et  l'aigu; 
mais  pour  épargner  à  votre  oreille  le  supplice  de  douze  disso- 
nances de  suite,  sauvez  chacune  par  l'harmonie  consonnante  de 
la  tonique,  en  majeur,  en  mineur,  comme  il  vous  plaira. 

l'élève. 

C'était  mon  projet...  ut,  mi,  .sol...  sol,  si,  ré,  fa...  et  puis 
ne  voilà-t-il  pas  que  je  rencontre  pour  les  positions  de  l'harmo- 
nie dissonante  le  même  chagrin  qu'aux  positions  de  l'harmonie 
consonnante? 

le  maître. 

Pas  tout  à  fait.  L'harmonie  dissonante  a  quatre  positions  : 
sol,  si,  ré,  fa;  si,  ré,  fa,  sol;  ré,  fa,  sol,  si;  fa,  sol,  si,  rc. 
Laquelle  préférerez -vous  dans  l'harmonie  dissonante  de  la 
dominante  en  fa? 

l'  élève. 

Que  sais-je?  Mais  vous,  quelle  position  prendriez-vous  dans 
l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  en  sol? 


328  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

LE     MAÎTRE. 

En  sol  majeur  il  y  a  un  dièse  :  c'est  le  fa;  ré  est  la  domi- 
nante. Son  harmonie  dissonante  est  ré,  fa  dièse,  la,  ut.  Pour  la 
main  droite,  je  m'en  tiendrais  à  la  première  position,  ré,  fa,  la, 
ut,  qui  n'est  ni  trop  aiguë  ni  trop  grave,  et  qui  réunit  à  cet  avan- 
tage la  facilité  de  passer  à  la  consonnance  de  la  tonique,  sol,  si, 
ré,  à  la  troisième  position,  ré,  sol,  si,  que  nous  avons  choisie 
dans  cette  octave. 

l'  élève. 

Attendez  à  présent,  lui  majeur  de  fa,  un  bémol,  sij  la  do- 
minante ut;  son  harmonie  dissonante  ut,  mi,  sol,  «bémol.  Pour 
la  main  droite,  je  prendrai...  Je  prendrai  la  première...  Souf- 
flez donc...  Je  prendrai  la  seconde,  mi,  sol,  si  bémol,  ut,  qui 
n'est  ni  trop  grave  ni  trop  aiguë,  et  qui  mène  commodément  à 
la  consonnance  de  la  tonique,  fa,  la,  ut,  en  s'en  tenant  à  sa 
première  position  fa,  la,  ut,  que  vous  avez  préférée  dans  l'oc- 
tave de  fa.  Je  suis,  comme  vous  voyez,  un  perroquet  merveil- 
leux. Mais  demain,  demain  j'aurai  étudié;  je  parlerai  de  moi- 
même,  sans  qu'il  soit  besoin  de  souffleur.  Quand  je  vous  ai 
demandé  la  position  de  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante 
en  sol,  vous  m'avez  répondu  en  sol  majeur;  qu'en  saviez-vous? 
Et  si  j'avais  été  sophiste  à  votre  manière? 

LE    MAÎTRE. 

Ma  réponse  demeurait  la  même,  ne  vous  ai-je  pas  dit... 

L  '  É  i.  È  v  i  : . 
Que  l'harmonie  tant  consonnante  que  dissonante  de  la  domi- 
nante était  la  même,  soit  en  majeur,  soit  en  mineur...  J'y  suis. 

Allez. 

le   MAÎTRE. 
Je  vais...  à  une  autre  harmonie  dissonante  qui  prépare  ou 
amène,  comme  vous  voudrez,  la  consonnance  de  la  dominante, 

second  repos. 

L  '  i  :  L  i  :  v  i . . 

Cherchez,  cherchez...  Je  reviens...  Hé  bien,  cette  seconde 

harmonie,  la  tenez-vous? 

LE    M  AÎ  I  R  E. 

Non.  Ce  n'est  pas  mon  affaire. 

l'  élè  \  t.. 
Vous  verrez  que  c'est  la  mienne. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  320 

LE    MAÎTRE. 

S'il  vous  plaît,  vous  aurez  pour  agréable  de  faire  cette 
découverte.  Soyons  en  majeur  d'ut.  Dans  cette  modulation,  fa 
est  la  dissonance  de  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  qui 
conduit  à  la  consonnance  de  la  tonique  avec  laquelle  ce  fa  est 
aussi  dissonant.  De  quoi  s'agit-il  donc? 

l'élève. 

De  trouver  dans  l'octave  ù'ul  la  note  dissonante  avec  sol, 
si,  ré,  comme  fa  est  dissonant  avec  ut,  mi,  sol...  C'est  ut;  mais 
après  ? 

LE    MAÎTRE. 

Après,  vous-même? 

l'élève. 

Il  faut  encore  chercher  l'harmonie  consonnante  avec  laquelle 
cet  ut  fasse  dissonance  de  la  même  manière  que  fa  dissone 
dans  l'harmonie  dissonante,  sol,  si,  rc,  fa...  Mais  ce  n'est  ni 
celle  de  la  tonique  ut,  mi,  sol...  ni  celle  de  la  quarte  fa,  la, 
ut,  ni  celle  de  la  quinte  sol,  si,  rc,  ni  celle  de  la  sixte  la,  ut, 
mi. 

LE    MAÎTRE. 

Voilà  bien  les  harmonies  consonnantes  que  vous  avez  em- 
ployées; mais  les  avez-vous  toutes  employées? 

l'élève. 

Non.  Nous  avons  mis  de  côté  les  harmonies  consonnantes 
de  la  seconde  et  de  la  tierce.  Celle  de  la  seconde  est  ré,  fa, 
la,  à  laquelle  surajoutant  ut,  j'aurai  ré,  fa,  la,  ut,  harmonie 
dissonante  assez  semblable  à  l'harmonie  dissonante  sol,  si,  rc, 
fa,  et  amenant  l'harmonie  consonnante  sol,  si,  ré,  comme 
l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  sol,  si,  ré,  fa,  amène 
l'harmonie  consonnante  de  la  tonique,  ut,  mi,  sol. 

LE     MAÎTRE. 

Avec  quelque  différence,  que  l'oreille  vous  apprendra. 
Jouez. 

l'élève. 

Je  la  sens...  ré,  fa,  la,  ut  n'appelle  pas  si  fortement  sol, 
si.  ré,  que  sol,  si,  ré,  fa  appelle  ut,  mi,  sol,  et  ce,  pourquoi? 

le    maître. 
Pour  que  les  peines  aiguisent  les  plaisirs,   il   ne  faut  pas 


330  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

qu'une  grande  peine  précède  un  petit  plaisir.  Il  y  aurait  plus  à 
perdre  qu'à  gagner. 

l'élève. 

Et  puis  une  autre  rechute  en  morale;  il  faut  pourtant  que 
ce  ne  soit  pas  une  trop  mauvaise  chose  que  cette  morale,  puis- 
qu'on y  revient  malgré  soi. 

LE     MAÎTRE. 

Le  repos  de  la  dominante  est  plus  faible  que  le  repos  de  la 
tonique,  et  c'est  aussi  une  moindre  dissonance  qui  y  conduit. 

l'élève. 
Et  pourquoi   ré,    fa,   la,   ut,    harmonie   dissonante    de    la 
seconde,  est-elle  plus  faible  que  sol,  si,  ré,  fa,  harmonie  disso- 
nante de  la  dominante? 

LE     MAÎTRE. 

Prenez  d'abord  sol,  si,  ré,  pour  consonnance  de  la  domi- 
nante en  ut;  préparez-la  par  l'harmonie  dissonante  de  la 
seconde  ré,  fa,  la,  ut;  prenez  ensuite  les  mêmes  sons,  sol,  si, 
ré,  pour  consonnance  de  la  tonique  en  majeur  de  soi;  préparez 
de  même  sol,  si,  ré,  par  l'harmonie  dissonante  de  la  domi- 
nante ré,  fa,  la,  ut...  écoutez... 

l'  élève. 

En  effet,  rî\  fa  dièse,  ta,  ut  se  repose  mieux  sur  soi,  si, 
ré,  que  ré,  fa,  la,  ut  sur  la  même  consonnance  sol,  si,  ré... 
voilà  pour  l'oreille. 

LE     MAÎTRE. 

Je  pourrais  m'en  tenir  là.  L'oreille  en  musique  et  l'usage 
dans  la  langue  sont  deux  arbitres  souverains.  Mais  voici  pour 
la  raison. 

La  note  fondamentale  du  repos  sol,  si,  ré  est  sol,  que  ce 
soi  soit  pris  pour  dominante  en  ut  ou  pour  tonique  en  sol. 

Dans  le  premier  cas,  le  repos  est  appelé  par  ré,  fa,  la,  ut, 
harmonie  dissonante  de  la  seconde  ;  le  fa  et  le  la  dissonent 
avec  le  sol,  note  fondamentale  du  repos,  et  tous  les  deux  en 
sont  éloignés  d'un  ton,  le  fa  au  grave,  le  la  à  l'aigu. 

Dans  le  second  cas,  le  repos  sol,  si,  ré... 

I.'  ÉLÈVE. 

Est  appelé  par  ré,  fa  dièse,  la,  ut,  harmonie  dissonante  de 
la  dominante  en  sol;  le  fa  dièse  et  le  la  sont  dissonance  avec 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  331 

le  sol,  note  fondamentale  du  repos,  et  tous  les  deux  en  sont 
éloignés,  le  la  d'un  ton  à  l'aigu,  le  fa  dièse  d'un  demi-ton  au 
grave.  Or... 

LE     MAÎTRE. 

Continuez. 

l'élève. 
Je  crains  de  dire  une  bêtise. 

le   maître. 
Si  c'est  la  première,  vous  avez  raison. 

l'élève. 
L'intervalle  fa  dièse,  sol,  est  bien  autrement  ingrat  à 
l'oreille  et  à  la  voix  que  l'intervalle  fa,  sol.  Plus  les  intervalles 
sont  petits,  moins  ils  sont  naturels,  plus  ils  sont  difficiles  à 
saisir,  à  apprécier  ;  c'est  une  de  vos  réflexions  sur  les  genres 
chromatique  et  enharmonique. 

le   maître. 
Concluez. 

l'élève. 
Qu'après  ré,  fa  dièse,  la,  ut,  le  repos  doit  être  plus  désiré 
sur  sol,  si,  ré,  qu'après  ré,  fa,  la,  ut.  Comme  il  arrive  à  la  lin 
de  la  journée,  plus  on  a  fatigué,  mieux  on  dort. 

le   maître. 
Et  quand  la  fatigue  a  été  extrême,  on  dort  mal.  Remarquez 
que  l'harmonie  dissonante  de  la  seconde  ne  diffère  de  l'har- 
monie dissonante  de  la  dominante  que  par  la  première  tierce... 

l'élève. 
Mineure,  ré,  fa,  dans  l'harmonie  dissonante  de  la  seconde; 
majeure,  ré,  fa  dièse,  dans  l'harmonie  dissonante  de  la  domi- 
nante. 

le    maître. 
Faites-moi  la   consonnance  fa,  la,  ut,  mais  préparée  par 
les  deux  harmonies  dissonantes,  successivement. 

l'élève. 
C'est  vous  qui  prendrez  ma  place  et  qui  me  jouerez  la  con- 
sonnance mi  bémol,  sol,  si  bémol,  préparée  successivement  par 
les  deux  harmonies  dissonantes  ;  je  voudrais  sentir  l'effet  des 
deux  repos  sur  cette  consonnance  majestueuse  ;  sans  compter 
que  la  tâche   me  parait  trop   difficile,  pour   une  connaissance 


332  LEÇONS  DE   CLAVECIN 

d'aussi  fraîche  date  que  la  mienne,  avec  les  harmonies  disso- 
nantes. 

LE    MAÎTRE. 

Très-volontiers.  Je  prendrai  d'abord  cette  consonnance  mi 
bémol,  sol,  si  bémol  pour  le  repos  de  la  dominante.  Je  suis 
donc... 

l'élève. 
En  la  bémol. 

LE     MAÎTRE. 

Je  le  savais. 

l'élève. 

Monsieur,  je  suis  une  impertinente. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  êtes  un  enfant  charmant,  et  moi  je  suis  un  mal  appris 
de  ne  vous  avoir  pas  dit  le  plus  petit  mot  honnête  sur  la  saga- 
cité avec  laquelle  vous  avez  rencontré  la  raison  de  la  différence 
des  deux  repos. 

l'élève. 

Vous  êtes  trop  bon. 

LE     MAÎTRE. 

Je  suis  en  la  bémol.  La  gamme  de  la  bémol  a  quatre  bémols; 
car  ne  connaissant  encore  que  la  dissonance  de  la  seconde  en 
majeur,  je  ne  présume  pas  que  vous  me  veuillez  en  mineur  de 
la  bémol. 

L'harmonie  de  la  seconde  est  donc  si\>,  ré\>,  fa,  lab. 

Ecoutez  bien  l'effet  de  ce  repos.  Je  prends  la  seconde  posi- 
tion ré  bémol,  fa,  la  bémol,  si  bémol,  afin  de  conserver  la  pre- 
mière position,  mi  bémol,  sol,  si  bémol,  que  nous  avons  adoptée 
pour  cette  consonnance. 

A  présent  je  prends  la  même  consonnance  pour  le  repos 
de  la  tonique.  Je  suis  donc  en  mi  bémol.  J'ai  donc  trois 
bémols. 

L'harmonie  dissonante  de  la  dominante  qui  y  conduit  est 
donc  si  bémol,  ré,  fa,  la  bémol...  écoutez  encore...  Je  vais 
vous  jouer  ces  deux  repos  différemment  amenés. 

l'élève. 

Je  sens  la  différence,  et  je  vois  qu'en  effet  elle  naît  de  celle 
des  intervalles  ré  bémol,  m i  bémol,  et  ré,  mi  bémol...  A  mon 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


333 


tour,  à  présent...  Je  vais  jouer  la  consonnance  fa,  la,  ut,  sui- 
vant ces  deux  repos.  Les  deux  harmonies  dissonantes  qui 
l'amènent,  l'appellent,  la  préparent,  cela  est  égal,  sont,  ut,  mi 
bémol,  sol,  si  bémol,  et  ut,  mi,  sol,  si  bémol...  Est-ce  cela? 

LE     MAÎTRE. 

Très-bien...  Mais  je  pense...  que  vous  êtes  en  état  de  vous 
exercer  seule  sur  les  deux  harmonies  dissonantes,  et  de  sentir 
la  différence  des  deux  repos...  et  que  mon  affaire  est  de  vous 
arranger  les  harmonies  consonnantes  et  dissonantes  ,  de 
manière  qu'il  en  résulte  une  phrase  harmonique  dans  chaque 
modulation. 

l'élève. 

Débutez  en  majeur  d'ut;  que  les  harmonies  soient  simple- 
ment frappées.  Je  serais  bien  fière,  si  je  devinais  l'ordre  et  la 
marche  de  la  phrase. 


A  la  bonne  heure. 


LE    .MAITRE. 


Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances  et  de  deux  harmonies 
dissonantes  en  majeur  d'ut. 


L  ÉLÈVE. 

Cela  est  clair;  mais  aussi  clair  que  le  jour.  Voici  votre 
narche.  Vous  faites  succéder  les  quatre  consonnances  suivant 
'ordre  des  nombres  1,  h,  5,  6.  Vous  pratiquez  ensuite  les  deux 
îarmonies  dissonantes ,  suivant  l'ordre  des  nombres  ,2,5; 
rous  sauvez  la  dissonance  de  la  dominante  par  le  repos  de  la 
onique.  Je  vous  prie  de  mejouer  cette  phrase,  afin  que  j'en  con- 
îaisse  l'effet.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  d'éclairer  l'esprit,  il 
aut  encore  former  l'oreille...  Cette  succession  est  plus  belle 
[ue  la  première,  cela  est  sûr...  Mais  vous  ne  sauvez  pas  l'har- 
Qonie  dissonante  de  la  seconde;  vous  lui  faites  succéder  tout 
le  suite  celle  de  la  dominante.  Vous  auriez  dû,  ce  me  semble, 
nterposer  sol,  si,  ré. 


33Zi  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

LE     M  \î  I  RE. 

Considérez  que  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  sol, 
si,  ré,  fa,  renferme  déjà  la  consonnance  sol,  si,  ré;  ainsi 
quand  je  fais  succéder  à  la  dissonance  de  seconde  la  disso- 
nance de  la  dominante,  je  sauve  la  première  en  même  temps 
que  je  prépare  au  repos  de  la  tonique  par  l'emploi  de  la  sui- 
vante. 

Je  vais  vous  écrire  cette  phrase,  dans  les  autres  modulations 

majeures. 

l'élève. 

Ces  exemples  me  seront  superflus  ;  je  ne  désespère  pas  de 
les  trouver  de  moi-même  et  d'y  appliquer  vos  batteries.  Dites- 
moi  plutôt  quelque  chose  des  modulations  mineures.  Première- 
ment, je  me  souviens  qu'en  mineur,  l'harmonie  dissonante 
de  la  quinte  est  la  même  qu'en  majeur;  de  sorte  que  sol,  si,  ré, 
fa,  va  tout  aussi  bien  h  ut,  mi  bémol,  sol,  qu'à  ut,  mi,  sol. 
L'harmonie  de  la  seconde  est-elle  aussi  la  même  dans  les  deux 
modes? 

LE     MAÎTRE. 

Non. 

I.'r  LÈVE. 

Tant  pis. 

LE     MAI  IRE. 

Vous  n'aimez  pas  les  nouveautés.  Elle  suit  les  notes  de  la 
gamme.  En  mineur  d'ut,  elle  devient  ré,  fa,  la  bémol,  ut. 

1.' LE  EVE. 

Vous  m'avez  dit  que  la  consonnance  de  la  dominante  était 
la  même  en  majeur  et  en  mineur;  donc  en  ///.  h'  repos  de  la 
dominante  sol,  si,  ré,  peut  être  amené  par  deux  dissonances, 
en  majeur  par  ré,  fa,  la,  ut;  en  mineur  par  ré,  fa,  la  bémol,  ut. 

LE     MAÎTRE. 

Cela  est  juste.  Faites  en  ut  ce  repos  doublement  amené... 
Qu'en  pensez-vous? 

l'élève. 

Ce  repos,  plus  fort  en  mineur  qu'en  majeur,  l'est  moins 
que  celui  de  la  tonique;  cependant  il  me  plaît  davantage,  car 
sa  tristesse  va  à  l'âme. 


ET  PRINCIPES   D'HARMON'IE.  335 

LE     MAÎTRE. 

Et  voyez-vous  pourquoi  il  est  plus  fort  en  mineur  qu'en 
majeur? 

l'élève. 

Sans  doute.  En  majeur,  la  dissone  avec  sol  note  principale 
du  repos;  en  mineur,  c'est  la  bémol  qui  fait  avec  sol  un  inter- 
valle plus  petit  :  je  soupçonne  l'intervalle  fa  dièse,  sol  d'être 
encore  plus  ingrat  que  celui  de  la  bémol  sol.  Il  s'agit  mainte- 
nant de  pratiquer  dans  toutes  les  octaves  la  consonnance  de  la 
dominante  amenée  par  les  deux  dissonances. 

LE     MAÎTRE. 

Observez  de  plus  que  l'harmonie  dissonante  de  la  seconde 
en  mineur  n'est  plus  faite  de  l'harmonie  consonnante  de  la 
seconde,  avec  une  tierce  surajoutée  à  l'aigu;  car  ré,  fa,  la 
bémol  n'est  point  une  consonnance;  le  la  bémol  en  fait  un  inter- 
valle de  fausse  quinte. 

l'élève. 

Cela  ne  nuit  à  rien,  et  je  n'en  ai  pas  moins  de  plaisir. 
L'impression  que  je  reçois  de  la  consonnance  de  la  dominante 
amenée  par  cette  dissonance  irrégulière  m'est  très- douce. 
Mais... 

LE     MAÎTRE. 

Quoi,  mais?...  Vous  vous  frottez  le  front  de  la  main. 

l'élève. 

C'est  que  j'en  ai  assez;  et  que,  si  quelque  rêve  fâcheux  ne 
trouble  point  mon  sommeil,  grâce  au  fa,  sol,  au  fa  dièse,  sol, 
au  la,  sol,  et  au  la  bémol,  sol  qui  m'ont  fortement  appliquée,  je 
dormirai  bien...  Jouons  bien  vite  une  ou  deux  sonates,  afin  que,' 
quand  papa  viendra  et  qu'il  dira  :  «  Hé  bien,  qu'avez-vous  fait?  » 
on  puisse  lui  répondre  :  «  de  l'harmonie...  et  des  pièces!... 
et  des  pièces  »...  Mais  point  de  critique,  s'il  vous  plaît;  j'irai 
bien,  j'irai  mal;  vous  n'y  ferez  nulle  attention...  Pour  une 
demi-heure,  vous  n'êtes  plus  mon  maître...  Vous  êtes  mon  con- 
ducteur, mon  admirateur. 

LE     MAÎTRE. 

A  la  bonne  heure  ;  mais  il  faut  que  je  vous  écrive  la  seconde 
phrase  harmonique  en  mineur  de  la;  cela  ne  différera  mon 
admiration  que  d'un  moment. 


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LEÇONS  DE   CLAVECIN 


L  ELEVE. 

Écrivez,  tandis  que  je  chercherai  dans  ce  gros  portefeuille 
quelque  chose  ou  de  très-facile  ou  de  très-difficile. 

LE     MAÎTRE. 

Phrase  harmonique  de  quatre  consonnances  et  de  deux  dissonances 

eu  mineur  de  lu. 


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FIN    DU     SEPTIEME     DIALOGUE 
ET     DE     LA      TROISIÈME      LEÇON     D'HARMONIE. 


HUITIÈME    DIALOGUE 


ET 


QUATRIÈME    LEÇON    D'HARMONIE. 


LE    MAITRE,    L'ELEVE    et    LE    PHILOSOPHE. 

LE     PHILOSOPHE. 

11  y  a  longtemps  que  je  ne  me  suis  assis  là. 

l'élève. 
Et  vous  avez  très-bien  fait,  papa. 

le   maître. 
Pourquoi  cela,  mademoiselle? 

l'élève. 
C'est  que  papa  ne  permet  jamais  qu'on  soit  bête;  qu'il 
exige,  ce  qui  ne  se  peut  guère,  qu'on  jouisse  de  son  esprit  à 
tout  moment,  et  que  s'il  arrive  à  la  raison  de  s'absenter,  il 
entre  clans  des  impatiences  qui  lui  font  mal.  En  vérité,  papa, 
pour  votre  santé  qui  m'est  chère,  et  pour  mes  aises  qui  me  le 
sont  aussi,  soit  que  vos  affaires  ne  vous  aient  pas  permis 
d'assister  à  nos  leçons,  soit  que  vous  ayez  imaginé  de  vous- 
même  que  vous  y  pourriez  être  de  trop,  vous  avez  fait  comme  si 
vous  m'eussiez  consultée. 

LE     PHILOSOPHE. 

C'est  me  dire  assez  crûment  de  passer  mon  chemin. 

LE     MAÎTRE. 

Non,  non,  monsieur  :  je  vous  garantis,  moi,  que  vous 
pouvez  rester  sans  conséquence  fâcheuse  pour  votre  bonne 
humeur  et  pour  la  nôtre. 

l'élève. 
A  la  condition  que  nous  ne  ferons  rien  de  nouveau;  tenez, 
xii  22 


338  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

papa,  il  y  a  peut-être  quelque  pauvre  diable  qui  vous  attend 
dans  votre  cabinet;  allez-y;  c'est  le  mieux. 

LE     PHILOSOPHE. 

Tu  crois? 

l'élève. 

J'en  suis  sûre.  Ou  nous  reviendrons  sur  ce  que  nous  avons 
déjà  dit  cent  fois,  et  cela  pourra  vous  ennuyer;  ou  nous  mar- 
cherons en  avant,  et  je  doute  que  cela  vous  amuse. 

LE    PHILOSOPHE. 

Bonjour. 

l'élève. 
Sans  me  baiser? 

LE     PHILOSOPHE. 

Je  ne  puis  savoir  si  tu  le  mérites. 

l'élève. 
Je  ne  serais  pas  fort  heureuse,  si  vous  y  regardiez  tous  les 
jours  de  si  près,  Ça,  baisez-moi  vite,  et  partez. 

le    maître. 
Hé  bien,  comment  gouvernez-vous  les  harmonies? 

l'élève. 
Ce  sont  elles  qui  me  gouvernent.  J'ai  été  ces  deux  jours-ci 
aux  progressions,  aux  phrases  harmoniques,  aux  repos  double- 
ment amenés,   aux   dissonances    doublement    sauvées,   et    le 
reste,  pour  tout  régime. 

LE     MAÎTRE. 

Ètes-vous  lasse?  Laissons  l'harmonie.  Jouons  quelque  chose. 

l'élève. 
L'Allemande  de  Schobert  ou  la  Chasse  de  la  Garde? 

LE     MAÎTRE. 

Plaisantez  tant  qu'il  vous  plaira,  mais  il  y  a  là  dedans  de  la 
gaieté,  de  la  facilité,  du  chant;  et  sur  sept  à  huit  cent  mille 
paires  d'oreilles,  plus  des  trois  quarts  préféreraient  ces  baga- 
telles à  la  plus  sublime  sonate  de  Schobert  ou  d'Eckard. 

l'élève. 

Et  la  première  vielleuse  du  boulevard,  à  Cramer. 

LE     MAÎTRE. 

Que  s'ensuit-il  de  là?  Que  la  musique  de  Cramer  est  faite 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  339 

pour  le  très-petit  nombre;  celle  que  j'aime  pour  la  multitude; 
et  c'est  toujours  l'instruction  ou  l'amusement  du  grand  nombre 
qu'il  faut  se  proposer. 

l'  élève. 

J'imaginais  tout  le  contraire.  Boileau  n'ambitionne  que  quel- 
ques lecteurs  de  goût  ;  un  grand  poëte  latin  se  contente  de  peu 
d'approbateurs  choisis;  et  si  l'on  suivait  votre  principe  jusqu'au 
bout,  nous  aurions  vraiment  de  beaux  tableaux,  de  belles  sta- 
tues, de  plaisantes  poésies,  une  singulière  éloquence,  d'étranges 
productions  en  tout  genre!  Si  le  sentiment  de  l'excellence  n'est 
pas  réservé  à  quelques  âmes  privilégiées,  ainsi  que  j'en  suis 
persuadée,  encore  vaudrait-il  mieux  amener  la  multitude  à  la 
connaissance  du  beau  que  de  s'arrêter  à  la  médiocrité  par  égard 
pour  elle. 

LE     MAÎTRE. 

Où  est  la  nécessité  que  l'homme  du  peuple  s'entende  en 
musique?  Vous  mettez  trop  d'importance  à  des  riens.  Avez-vous 
lu  un  certain  discours  qui  a  été  couronné  à  Dijon? 

l'élève. 

Oui  ;  beaucoup  de  sophismes  très-éloquents  dont  la  dernière 
conséquence  serait  de  casser  les  instruments  de  musique,  de 
brûler  les  tableaux,  de  briser  les  statues,  peut-être  de  déserter 
les  villes,  et  de  se  disperser  dans  les  forêts. 

LE     MAÎTRE. 

J'aimerais  mieux  les  hommes  épars  et  bons  que  rassemblés 
et  pervers. 

l'élève. 

Et  moi,  je  sens  ma  tète  un  peu  rafraîchie  ;  je  ne  veux  pas 
que  vous  fassiez  plus  longtemps  de  la  morale  qui  vous  déplaît, 
et  je  veux  faire  de  l'harmonie  qui  me  prépare  un  jour  à  moi- 
même  et  aux  autres  un  amusement  aussi  innocent  qu'agréable. 
De  quoi  s'agit-il  à  présent? 

LE     MAÎTRE. 

De  se  mettre  en  ut,  et  de  faire  avec  la  main  droite  l'harmonie 
consonnante   de  la  tonique,    en    lui   donnant   successivement 


3/jO  LEÇONS  DE    CLAVECIN 

pour  basse  les   notes   qui  la  composent,   comme  vous  voyez 


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L    ELEVE. 

C'est  fait.  Que  s'ensuit-il  ? 

LE     MAÎTRE. 

Trois  accords. 

L'  ELEVE. 

Qu'est-ce  qu'un  accord  ? 

LE     MAÎTRE. 

La  convenance  du  rapport  entre   la  base   et  les  notes  de 

l'harmonie. 

l'  élève. 

Quel  nom  donnez-vous  à  ces  trois  accords? 

LE     MAÎTRE. 

Le  premier,  où  l'harmonie  fait  avec  la  basse  ut,  tonique, 
unisson,  tierce  et  quinte,  s'appelle  accord  parfait. 

Le  second,  où  l'harmonie  fait  avec  la  basse  mi,  sixte,  unisson 
et  tierce,  s'appelle  tierce  et  sixte,  ou  simplement  sixte. 

Le  troisième,  où  l'harmonie  fait  avec  la  basse  sol,  quarte, 
sixte  et  unisson,  s'appelle  quarte  et  sixte. 

l'élève. 

Ainsi  chaque  harmonie  consonnante  produit  trois  accords  : 
l'accord  parfait,  la  sixte,  et  la  quarte  et  sixte.  Or  comme  il  y  a 
vingt-quatre  harmonies  consonnantes,  voilà,  de  bon  compte, 
soixante  et  douze  accords. 

La  consonnance  mi  bémol,  sol,  si  bémol  est  un  accord  par- 
fait, si  le  mi  bémol  est  à  la  basse. 

La  consonnance  fa  dièse,  la,  ut  dièse  donne  un  accord  de 
sixte,  si  la  basse  est  la. 

La  consonnance  mi,  sol,  si  produit  une  quarte  et  sixte,  sil  a 
basse  est  si.  J'entends. 

LE     MAÎTRE. 

Je  le  vois.  Enregistrons  d'abord  ces  trois  accords  dérivés  de 
l'harmonie  consonnante,  tels  que  ut,  mi,  sol,  et  la,  ut,  mi. 


Ace.  parf. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  3Zil 

sixte,     quarto  et  sixte.    Ace.  parf.         sixte,     quarte  et  sixte. 


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Vous  avez  très-bien  calculé  le  nombre  des  accords  produits 
par  les  vingt-quatre  harmonies  consonnantes.  Il  fallait  ajouter 
à  cela  que  les  quatre  consonnances  de  chaque  modulation  y 
engendraient  douze  accords,  quatre  accords  parfaits,  quatre 
sixtes  et  quatre  quartes  et  sixtes;  pourquoi  vous  ai-je  noté  les 
trois  accords  ù'ul,  mi,  sol,  et  les  trois  accords  de  la,  ut,  mi? 

l'élève. 

Peut-être  afin  que  je  remarquasse  que  les  basses  des  quatre 
accords  parfaits  de  chaque  modulation  sont  la  tonique,  la  quarte, 
la  quinte  et  la  sixte. 

Que  les  basses  des  quatre  sixtes  sont  la  tierce,  la  sixte,  la 
septième  et  l'octave. 

Et  que  les  basses  des  quatre  quartes  et  sixtes  sont  la  quinte, 
la  tonique,  la  seconde  et  la  tierce. 

Mais  je  ne  sens  pas  l'utilité  des  deux  exemples  notés. 

LE    MAÎTRE. 

Après  avoir  si  bien  reconnu  les  basses  des  accords  en  chaque 
modulation,  vous  auriez  pu  voir  que  les  basses  des  accords  par- 
faits sont  la  même  chose  que  les  notes  fondamentales  des  har- 
monies consonnantes;  de  sorte  qu'on  peut  dire  indistinctement 
l'accord  parfait  en  majeur  d'ut,  et  l'harmonie  consonnante  en 
majeur  d'ut;  l'accord  parfait  ou  l'harmonie  consonnante  en 
mineur  de  la. 

l'élève. 

Voilà  qui  est  dit.  Pourquoi  avoir  écrit  les  noms  au-dessus? 

LE     MAÎTRE. 

Afin  que  vous  les  retrouvassiez  s'ils  vous  échappaient,  et  que 
vous  distinguassiez  les  deux  espèces  d'accords,  tant  parfaits  que 
sixtes  et  six  quartes,  les  uns  produits  par  une  consonnance 
majeure,  ut,  mi,  sol,  les  autres  par  une  consonnance  mineure,  la, 
ut,  mi. 


542 


LEÇONS  DE  CLAVECIN 


L    KL  EVE. 

Et  quelle  différence  y  a-t-il  entre  eux?  11  me  semble... 

LE     MAÎTRE. 

Qu'en  la,  ut,  mi,  la  tierce  est  mineure;  qu'en  ut,  mi,  sol, 
elle  est  majeure. 

l'  élève. 

Je  suis  une  étourdie  pour  cette  fois  qui  ne  sera  pas  la  dernière. 
Laissez-moi  examiner  la  sixte  qui  naît  de  la  consonnancc  majeure 
ut,  mi,  sol,  et  la  sixte  qui  naît  de  la  consonnance  mineure 
la,  ut,  mi. 

En  ut,  mi,  sol,  avec  mi  à  la  basse,  la  tierce  sol  est  mineure, 
et  la  sixte  est  mineure  aussi. 

En  la,  ut,  mi,  avec  ut  à  la  basse,  la  tierce  et  la  sixte  au  con- 
traire sont  majeures. 

Dans  le  dernier  accord  de  chaque  consonnance,  la  quarte  est 
sixte;  en  ut,  mi,  sol,  la  sixte  est  majeure;  en  la,  ut,  mi,  la  sixte 
est  mineure.  Le  contraire  de  l'accord  de  sixte  qui  précède;  et 
voilà  tout  ce  qu'il  y  a  à  dire  sur  cet  article. 

LE    MAÎTRE. 

En  ajoutant  que  l'accord  parfait  suit  dans  la  dénomination  la 
nature  de  sa  tierce;  et  qu'il  faut  dire  accord  parfait  majeur, 
accord  parfait  mineur,  comme  on  dit  consonnance  majeure, 
consonnance  mineure. 

l'  élève. 

Que  je  rumine  un  peu  sur  cela...  Je  sais...  Avançons. 

LE     MAÎTRE. 

Jouez  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante,  avec  la  main 
droite,  toujours  en  ut;  donnez-lui  pour  basse  successivement  les 
notes  qui  la  composent;  à  ces  notes  de  basse  ajoutez  la  tonique, 
sa  tierce  majeure,  sa  tierce  mineure,  et  faites  pareillement  sur 
chacune  la  même  harmonie  dissonante  de  la  dominante,  comme 
il  est  écrit. 


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ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  3Zi3 

l'élève. 
Et  sept  nouveaux  accords.  Quelle  nuée?  et  vous  espérez  que 
je  les  retiendrai  ? 

LE    MAÎTRE. 

Vous  les  retiendrez  ou  vous  ne  les  retiendrez  pas;  parlons- 
en  toujours. 

l'élève. 
Et  ces  trois  derniers  qui  me  tombent  de  je  ne  sais  où  ? 

LE     MAÎTRE. 

Sept    accords   produits   par    l'harmonie    dissonante    de    la 
dominante. 

l'élève. 
Produits  !  Cela  vous  convient  ;  à  la  bonne  heure. 

le   maître. 
Je  vois  que  ces  trois  derniers  vous  chagrinent  ;  leurs  basses 
ne  sont  point  renfermées  dans  l'harmonie;  qu'importe,  s'ils 
font  bien? 

l'élève. 
J'en  doute. 

le   maître. 
Appelez- les  accords  par  .supposition;  ils  sont  durs,  il  est 
vrai ,  mais  la  consonnance  qu'ils  appellent  et  qui  les  sauve  en 
devient  un  repos  d'autant  plus  doux. 

l'  élève. 
Et  cette  bénigne  consonnance,  quelle  est-elle? 

le   maître.  - 
Ne  le  savez-vous  pas?  Où  mène  l'harmonie  dissonante  de 
la  dominante,  soit  en  majeur,  soit  en  mineur? 

l'élève. 
A  la  consonnance  de  la  tonique. 

LE     MAÎTRE. 

C'est  donc  elle  qui  sauve  aussi  les  accords  produits  par 
cette  dissonance,  vrais  ou  supposés. 

l'élève. 
11  faut  essayer  cela. 

LE    MAÎTRE. 

Cela  va.  Mais  au  lieu  de  sauver  toujours  par   l'harmonie 
consonnante  de  la  tonique,  pourquoi  ne  pas  employer  à  la  basse 


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LEÇONS   DE  CLAVECIN 


d'autres  sons  que  cette  tonique?  Pourquoi  n'y  pas  entremêler 
tantôt  la  sixte,  tantôt  la  quarte  et  sixte?  Pourquoi  ne  pas  varier 
quand  on  le  peut?  Je  vais  vous  écrire  ce  que  je  vous  prescris; 
car  il  y  a  pour  les  sons  de  la  basse  un  choix  qui  n'est  pas 
indifférent. 


L    ELEVE. 

Je  vois  ;  le  premier  et  le  second  accords  dissonants  sont 
sauvés  par  l'accord  parfait  de  la  tonique. 

Le  troisième  par  la  sixte  de  la  tierce,  ou  par  l'accord  parfait 
de  la  tonique. 

Le  quatrième  par  la  sixte  de  la  tierce. 

Le  cinquième  par  l'accord  parfait  de  la  tonique. 

Le  sixième  par  la  sixte  de  la  tierce  majeure. 

Le  septième  par  la  sixte  de  la  tirece  mineure. 

Mais  j'aimerais  mieux  nommer  les  trois  derniers  accords  par 
anticipation  :  car  il  me  semble  que  leurs  basses  anticipent  sur  la 
consonnance  qui  les  sauve  :  votre  supposition  ne  me  dit  rien. 

LE     MAÎTRE. 

Cela  est  juste.  Anticipez  encore  et  sauvez  les  cinq  premiers 
accords  par  la  consonnance  de  la  tonique  en  mineur. 

11  faut  à  présent  vous  expliquer  les  rapports  qui  régnent 
entre  les  basses  de  ces  accords  et  les  notes  de  l'harmonie  disso- 
nante qui  les  produit;  d'où  nous  déduirons  les  noms  qui  leur 
sont  propres. 

La  basse  du  premier  est  la  quinte  sol. 

L'harmonie  sol,  si.  ré,  fa  fait  avec  cette  basse  un  unisson, 
sol,  sol;  une  tierce  majeure,  sol,  si  ;  une  quinte  sol,  ré,  et  une; 
septième,  sol,  fa. 

On  devrait  donc  le  nommer  tierce,  quinte  et  septième  ;  on 
le  nomme  plus  simplement  accord  de  septième. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  3^5 

Observez  que  la  basse  sol  est  la  note  fondamentale  de  l'har- 
monie. 

La  basse  du  second  est  si. 

L'harmonie  sol,  si,  ré,  fa  fait  avec  cette  basse  une  sixte 
mineure,  si,  sol;  un  unisson  si,  si;  une  tierce  mineure  si,  ré, 
et  une  fausse  quinte,  si,  fa. 

On  devrait  donc  le  nommer  tierce,  fausse  quinte  et  sixte;  on 
le  nomme  plus  simplement  fausse  quinte. 

Observez  que  la  basse  si  est  la  note  sensible. 

La  basse  du  troisième  est  ré. 

L'harmonie  sol,  si,  ré,  fa  fait  avec  cette  basse  une  quarte, 
ré,  sol;  une  sixte  majeure,  ré,  si;  un  unisson,  ré,  ré;  une  tierce 
mineure,  ré,  fa. 

On  devrait  donc  le  nommer  tierce,  quarte  et  sixte  ;  on  le 
nomme  petite  sixte  majeure. 

Observez  que  sa  basse  ré  est  la  seconde  de  l'octave. 

La  basse  du  quatrième  est  fa. 

L'harmonie  sol,  si,  ré.  fa  fait  avec  cette  basse  une  seconde, 
fa,  sol;  une  quarte  superflue  ou  triton,  fa,  si  ;  une  sixte  majeure, 
fa,  ré,  et  un  unisson,  fa,  fa. 

On  devrait  donc  le  nommer  seconde,  triton  et  sixte;  on  le 
nomme  triton. 

Observez  que  la  basse  fa  est  la  quarte  de  l'octave. 

La  basse  du  cinquième  est  ut. 

L'harmonie  sol,  si,  ré,  fa  fait  avec  cette  basse  une  quinte, 
ut,  sol;  une  septième  superflue,  ut,  si;  une  neuvième  ou 
seconde,  ut,  ré;  une  onzième  ou  quarte,  ut,  fa. 

On  devrait  donc  le  nommer  seconde,  quarte,  quinte  et  sep- 
tième; on  le  nomme  septième  superflue. 

Observez  que  la  basse  ut  est  la  tonique  de  l'octave. 

La  basse  du  sixième  est  mi. 

L'harmonie  sol,  si,  ré,  fa  fait  avec  cette  basse  une  tierce 
mineure,  mi,  sol;  une  quinte,  mi,  si;  une  septième,  mi,  ré; 
une  neuvième  diminuée,  mi,  fa. 

On  devrait  donc  le  nommer  tierce,  quinte  et  neuvième;  on 
le  nomme  neuvième  diminuée  et  septième. 

Observez  que  la  basse  mi  est  la  tierce  majeure  du  ton. 

La  basse  du  septième  est  mi  bémol. 

L'harmonie  sol,  si,  ré,  fa  fait  avec  cette  basse  une  tierce 


3/)6  LEÇONS  DE   CLAVECIN 

majeure,  mi  bémol,  sol;  une  quinte  superflue,  mi  bémol,  si; 
une  septième  superflue,  mi  bémol,  ré,  et  une  neuvième  ou 
seconde,  mi  bémol,  fa. 

On  devrait  donc  le  nommer  seconde,  tierce,  quinte  superflue 
et  septième  superflue;  on  le  nomme  quinte  superflue. 

Observez  que  la  basse  mi  bémol  est  la  tierce  mineure  du  ton. 

l'élève. 
Voilà  bien  des  observations  et  des  noms  nouveaux;  mais 
heureusement  ils  seront  écrits.  Voyons  si  j'exécuterais  bien  une 
quinte  superflue  en  sol...  La  basse  est  la  tierce  mineure  de 
l'octave...  donc  c'est  si  bémol...  L'accord  est  produit  par  l'har- 
monie dissonante  de  la  dominante  ré,  fa  dièse,  la,  ut...  donc 
si  bémol  de  la  basse  et  de  la  main  gauche;  et  ré,  fa  dièse,  la,  at, 
au-dessus  et  de  la  main  droite...  si  bémol...  ré,  fa  dièse,  la, 
ut.  Oh!  que  cela  est  laid! 

LE     MAÎTRE. 

Sauvez  par  la  sixte  sur  la  môme  note  de  basse. 

l'élève. 

Il  faut  que  je  répète  cette  quinte  superflue  pour  mon  oreille... 
si  bémol,  tierce  mineure  de  l'octave,  à  la  basse...  ré,  fa  dièse, 
///,  ut,  harmonie  de  dominante  et  quinte  superflue  avec  la  basse... 
sol,  si  bémol,  ré,  sur  la  même  note  de  basse  si  bémol...  ce  der- 
nier accord  consonnant  soulage,  et  d'un  grand  chagrin. 

LE    MAÎTRE. 

Faites  le  triton  en  fa,  et  sauvez  en  mineur. 

1/ ELEVE. 

C'est,  si  je  m'en  souviens,  par  l'accord  de  sixte  sur  la  tierce 
qu'il  se  sauve.  Sa  basse,  si  je  ne  me  trompe,  est  la  quarte.  En 
fa,  ce  sera  donc -si  bémol  ;  et,  comme  il  provient  de  l'harmonie 
dissonante  de  la  dominante,  la  même  en  majeur  qu'en  mineur; 
ut,  mi,  sol,  si  bémol,  pour  la  main  droite;  la  sixte  qui  sauve 
ce  triton  aura  pour  basse  la  bémol,  comme  vous  le  voulez  en 
mineur;  donc  pour  la  main  droite,  fu,  la  bémol,  ut. 

LE     MAÎTRE. 

On  pourrait  en  demander  moins,  mais  on  n'en  saurait  attendre 
davantage.  Demain,  que  vous  aurez  un  peu  digéré  ce  qui  précède, 
je  vous  exercerai  dans  toutes  les  modulations  par  des  questions 
de  la  même  espèce. 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


367 


L    ELEVE. 

En  attendant,  que  ferons-nous? 

LE    MAÎTRE. 

Nous  avons  de  la  besogne  toute  prête  ;  et  l'harmonie  disso- 
nante de  la  seconde  donc?  Jouez-la  en  majeur  d'ut,  de  la  main 
droite,  et  donnez-lui  successivement  pour  basse  les  quatre  notes 
qui  la  composent  : 


J 


£ 


-©- 


-o- 


-<3- 


L    ELEVE. 

Autres  quatre  accords.  Cette  dissonance  est  moins  féconde 
que  celle  de  la  dominante,  et  je  présume  que  ces  quatre  accords 
dissonants  se  sauveront  par  les  trois  accords  produits  de  la 
consonnance  de  la  dominante;  car  c'est  à  cette  harmonie  que 
l'harmonie  qui  les  engendre  conduit,  à  ce  que  je  crois. 

LE    MAÎTRE. 

C'est  cela.  On  peut  les  sauver  de  la  manière  suivante. 


W 


i 


EL 


ÊÊ 


^ 


L    ELEVE. 

Je  vois;  le  premier  est  sauvé  par  la  quarte  et  sixte  sur  la 
même  basse.  Le  second  par  l'accord  parfait  de  la  dominante  ;  le 
troisième  et  le  quatrième  par  la  sixte  de  la  sensible. 

LE    MAÎTRE. 

La  basse  du  premier  est  ré. 

l'élève. 
L'harmonie  ré,  fa,  la,  ut  fait  avec  cette  basse  un  unisson,  ré, 
ré-,  une  tierce  mineure,  ré,  fa;  une  quinte,  ré,  la,  et  une  sep- 


348  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

tième,  ré,  ut...  On  devrait  donc  le  nommer  tierce,  quinte  et  sep- 
tième, et  on  le  nomme? 

LE    MAÎTRE. 

Simplement  accord  de  septième. 

Observez  que  la  basse  ré  est  la  seconde  de  l'octave,  et  que  la 
différence  de  cet  accord  et  de  l'accord  de  septième  qui  provient 
de  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  n'est  que  dans  la 
tierce. 

La  basse  du  second  est  fa. 

l'  élève. 
L'harmonie  dissonante  ré,  fa.  la,  al  fait  avec  cette  basse 
une  sixte  majeure,  fa,  ré-  un  unisson,/}/,  fa;  une  tierce  majeure, 
fa,  la,  et  une  quinte,  fa,  ut.  On  devrait  donc  lenommor  tierce, 
quinte  et  sixte;  et  on  le  nomme? 

LE     MAÎTRE. 

Quinte  et  sixte  ou  grande  sixte. 

Observez  que  sa  basse  fa  est  la  quarte  de  l'octave. 

La  basse  du  troisième  est  la. 

l'  élève. 

L'harmonie  ré,  fa,  la,  ut  fait  avec  cette  basse  une  quarte, 
la,  ré-,  une  sixte  mineure,  la,  fa-,  un  unisson,  la,  la,  et  une  tierce 
mineure,  la,  ut.  On  devrait  donc  le  nommer  tierce,  quarte  et 
sixte.  Et  on  le  nomme? 

LE     MAÎTRE. 

Petite  sixte. 

Observez  que  sa  basse  la  est  sixte  de  l'octave. 

La  basse  du  quatrième  est  ut. 

l'élève. 
L'harmonie  ré,  fa,  la,  ut  fait  avec  cette  basse  une  seconde, 
ut,  ré;  une  quarte,   ut,  fa;   une  sixte  majeure,   ut,  la,  et  un 
unisson,  ut,  ut.  On  devrait  donc  le  nommer  seconde,  quarte  et 
sixte;  et  on  le  nomme? 

le   maître. 
Seconde. 
Observez  que  sa  basse  ut  est  tonique  de  l'octave. 

l'élève. 

Si  je  me  proposais  de  faire  une  quinte  et  sixte  en  majeure 
de  sol,  m'en  tirerais-je  à  mon  honneur?...  Voyons...  sa  basse 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


3/)  9 


sera  ut...  la  dissonance  de  la  seconde  la,  ut,  mi,  sol,  et  pour 
sauver  cette  quinte  et  sixte...  L'accord  parfait  de  la  dominante. 

LE     MAÎTRE. 

Rien  de  mieux.  Frappez  la  dissonance  de  la  seconde  aussi 
en  mineur,  comme  vous  voyez  ci-dessous  : 


*F=B 


I 


i^=ff 


m 


-o- 


-©- 


-©- 


Ces  quatre  accords  se  nomment  en  majeur  comme  en  mineur, 
quoiqu'en  mineur  les  rapports  des  sons  soient  un  peu  différents. 

Au  premier,  ré,  fa,  la  bémol,  ut  fait  avec  la  basse  ré  un 
unisson,  ré,  ré;  une  tierce  mineure,  ré,  fa,  et  un  septième,  ré, 
ut,  comme  en  majeur;  mais  au  lieu  d'une  quinte,  ré,  la,  qui  a 
lieu  en  majeur,  on  a  en  mineur  une  fausse  quinte,  ré,  la  bémol. 

Dans  le  second,  la  tierce  fa,  la  bémol  est  mineure;  au  lieu 
qu'elle  est  majeure  en  majeur. 

Dans  le  quatrième,  la  sixte  ut,  la  bémol  est  mineure;  tandis 
qu'en  majeur,  c'est  ut,  la,  et  par  conséquent  majeure. 

Dans  le  troisième,  tout  varie;  la  tierce  la  bémol,  ut,  et  la 
sixte  la  bémol,  fa  sont  majeures  ;  et  la  quarte  la  bémol  ré  est 
superflue.  Cependant  on  évite  des  difficultés  en  laissant  à  cet 
accord  le  nom  de  petite  sixte. 

La  consonnance  de  la  dominante  étant  la  même  en  majeur 

et  en  mineur,  ces  accords  se  sauvent  de  la  même  manière  dans 

les  deux  modes. 

l'élève. 

J'y  consens  ;  mais  si  nous  récapituliions,  et  que  vous  prissiez 

sur  vous  cette  tâche. 

LE     MAÎTRE. 

Récapitulons.     Deux  espèces  d'harmonies  consonnantes; 

La  majeure,  ut,  mi,  sol;  la  mineure,  la,  ut,  mi. 
Deux  espèces    d'harmonies    dissonantes   de 

seconde. 
La  majeure,  ré,  fa,  la,  ut;  la  mineure  ré, 

fa,  lab,  ut. 


350  LEÇONS  DE   CLAVECIN 

Une  seule  espèce  d'harmonie  dissonante  de  la  dominante, 

sol,  si,  ré,  fa. 

l'élève. 

Donc  cinq  espèces  d'harmonies.  Leurs  produits? 

LE     MAÎTRE. 

Vingt  et  un  accords  dont  voici  les  noms  : 

Accord  parfait  majeur.  — Accord  par  fait  mineur.  — Sixle 
majeure.  —  Sixte  mineure.  —  Quarte  et  sixle  majeures.  — 
Quarte  et  sixte  mineures.  —  Septième  de  seconde  en  majeur.  — 
Septième  de  seconde  en  mineur.  —  Quinte  et  sixte  en  majeur. 
—  Quinte  et  sixte  en  mineur.  —  Petite  sixte  en  majeur.  — 
Petite  sixte  en  mineur.  —  Seconde  en  majeur.  —  Seconde  en 
mineur.  —  Septième  de  dominante.  —  Fausse  quinte.  —  Petite 
sixte  majeure.  —  Triton.  —  Septième  superflue.  —  Neuvième 
diminuée  et  septième.  —  Quinte  superflue. 

l'élève. 
Voilà  bien  des  accords;  mais  puisque  vous  les  avez  appris, 
un  autre,  avec  un  peu  plus  de  peine,  peut  les  apprendre  aussi. 

LE     MAÎTRE. 

Il  est  beau  de  ne  pas  désespérer.  A  présent  jouez-moi  la 
progression  des  consonnances  par  quarte.  Donnez  seulement  à 
la  basse  la  note  fondamentale,  et  cela  formera  une  chaîne  d'ac- 
cords parfaits. 

l'élève. 

11  faut  toujours  être  en  garde  contre  vos  demandes;  si  je 
choisis  le  majeur,  ce  sera  le  mineur  que  vous  aurez  voulu. 

LE     MAÎTRE. 

Cela  donne  de  la  justesse  à  l'esprit.  Le  majeur.  Frappez 
d'abord  l'accord  parfait  à'ut;  mais  avant  que  de  frapper  celui 
de  fa,  amenez-le  par  le  triton  et  la  fausse  quinte. 

l'élève. 
J'attends  que  cela  s'éclaircisse.  Que  la  lumière  se  fasse. 

le    maître. 
Amener,  préparer  l'accord  parfait  de  fa  par  le  triton,  c'est 
faire  le  triton  en  fa:  l'amener,  le  préparer  par  la  fausse  quinte, 
c'est  faire  en  fa  la  fausse  quinte. 

l'élève. 
Et  la  lumière  fut  faite.  Donc  point  de  triton  à  sauver,  puisque 
la  fausse  quinte  le  doit  suivre. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE. 


351 


LE     MAITRE. 

J'entendais  tout  au  contraire  que  le  triton  fût  sauvé  par  une 
consonnance  interposée  entre  les  deux  accords  dissonants;  et 
voici  ma  demande  écrite  : 


Progression  d'accords  parfaits  par  quarte  préparés  par  le  triton 
et  par  la  fausse  quinte. 


7    m    ~g 


t 


S 


m 


m 


à 


m 


B 


m 


t=± 


r 


r* 


^ 


m 


m 


:z=* 


gFr^f 


^^ 


0  \r*M 


H    6\ 


m 


ra 


r~W 


S 


m1 


F 


^ 


§S 


EC 


^^ 


£ 


i 


S 


3a 


F 


a 


iSS 


¥ 


^ 


as 


s 


¥ 


^s 


** 


ss 


i=fe=^ 


S 


** 


P 


£ 


^ 


r» 


P¥f^ 


fl 


p 


ê 


i 


$ 


ëa 


P 


22: 


L  ELEVE. 


Il  faut  transporter  cela  sur  le  clavier.  Ayez  pour  agréable  de 
me  jouer  cette  progression...  Elle  fait  bien...  Demain...  demain! 
C'est  bientôt,  c'est  peu  de  temps  pour  se  promettre  d'en  faire 
autant;  mais  j'y  travaillerai.  Je  comprends  tout. 


I  EÇONS    DE  Cl.W  ECIN 

LE    m  v  t  11;  i . 
Voici  le  même  exemple  avec  des  batteries. 

i  '  i  i  i  \  i . 
\  votre  aise;  faites  bien  des  vôtres.  Vousespérei  me  dérou- 
ter en  doublant  une  note  des  harmonies  tant  consonnantes  que 
dissonantes;  mais  croyei  que  sol,  si,  ré,  /!/.  et  ré,  fa,  sol,  si, 
.  ne  sont  pour  moi  que  l'harmonie  dissonante.  Vous  ne 
m'égarerai  pas  davantage  en  n'employant  que  trois  sons  de  cette 
harmonie.  Faites,  si  cela  nous  dit,  cinq  notes  à  la  basse  de  la 
main  gauche;  habituée  à  exécuter  les  consonnances  avec  la  main 
gauche,  vous  ne  m'étonnerei  point.  Savex-vous  qu'en  moins  do 
rien  je  saurais  frapper  toute  l'harmonie  à  la  basse. 

t  l      M  w  ru  F. 

1  ursque  la  fantaisie  vous  en  prendra,  ne  manque/  jamais  de 

doubler  la  note  de  la  basse;  et   si  nous  supprimez    de  la  main 

droite  une  note  de  l'harmonie,  que  ce  soit  toujours  l'unisson  de 

la  basse. 

i'i  i  i  \  t. 

J'entends:  mais  il  tant  écrire,  parce  qu'il  faut  se  souvenir 
de  ce  qu'on  a  entendu,  et  qu'on  ne  dispose  pas  de  sa  mémoire 
comme  de  son  jugement. 

t  t    ni  v  i  v  k  r . 
M     -  is,  et  quand  il  y  aura  ou  de  l'obscurité  ou  de 

-  lis  pas  là  pour  rien.  Maintenant... 
t'ri  t  \  t. 
meilleur  avis,  nous  jetterions  un  coup  d'œil  sur 
-  -,     -         ton  marque  les  différents  accords  que  \ous  m'avez 
- 

I  H     MAÎTRE. 

C  -  j'allai-        ts  proposer.  On  note  la  basse.  Quant 

à  l"i  \    uter  de  la  main  droite,  on  l'indique 

-  au-dessus  des  notes 
ss 

l'n  v  vf. 
El  s  signes,  .     :  les  sup- 

ig  ter. 

LE      MAÎTRE. 

-    ihaiter  qu'il  n'y  eût 
- 


ET  HABM 

qu'on  antre  pour  raccord  pariait  mineur'  il  n'en  est  oas  tant  â 
(ail  ainsi. 

accords  parfaits  majeur  et  mineur  .  -  ^  -    -^   ^ 

quarts  *r  ' 

5.    i.    A.    4. 

L  - 

i 

...... 

1 

!---••----, g  *%#,£. 

H      ; 

...  7 .  7 .  r 7.  7 

:     3. 

^     !       !      !     . 
! 

U  :r.:;i  par  •  ~-       *  .    - 

-     2       ? 

'-■"'""    ■-'  *   i.   6. 


Ianea-  ^epr*  par 


;       : 


accord!  Era 


:    ' 


Da  même  fonds  âne  le  chaos  des 


354  LEÇONS    DE    CLAVECIN 

confusion  des  maisons,  la  bizarrerie  de  l'orthographe.  C'est  que 
l'art  s'est  l'ait  peu  à  peu,  et  qu'il  n'y  a  point  eu  un  premier 
grand  législateur.  Mais  ce  que  je  viens  de  vous  écrire  n'est  rien 
en  comparaison  de  ce  que  je  recueillerais  des  auteurs,  si  je  me 
donnais  la  peine  de  les  feuilleter.  Les  Italiens  et  les  Allemands 
ne  l'ont  point  frapper  l'harmonie  complète  de  la  main  droite.  11 
faut  en  accompagnant  leurs  ouvrages  s'en  tenir  aux  sons  dési- 
gnes par  les  chiffres.  S'il  y  a  au-dessus  de  la  tonique  ut,  \  % 
cela  \ent  dire,  de  la  main  droite,  la  septième  superflue  si,  et  la 
neuvième  ré  seulement,  et  non  l'harmonie  entière  sol,  si,  ré,  fa 
d'où  provient  cet  accord.  Ainsi,  pour  cet  accompagnement,  tout 
le  savoir  se  réduit  à  bien  connaître  les  intervalles  de  l'octave 
chromatique.  Un  dièse  placé  devant  ou  après  le  chiffre  marque 
une  note  dièse,  ainsi  du  bémol  ;  £.">  sur  la  basse  si  signifie  quinte, 
fit  dièse;  le  même  signe  sur  ni,  quinte  superflue,  sol  dièse;  un 
bémol  devant  le  5,  tantôt  quinte,  tantôt  fausse  quinte. 

Entre  toutes  ces  méthodes,  si  l'on  peut  donner  ce  nom  aux 
caprices  des  auteurs,  j'ai  gardé  un  milieu  en  m'en  tenant  aux 
chiffres  d'usage,  aux  signes  connus,  sans  en  introduire  un  nou- 
veau, mais  simplifiant  autant  que  je  l'ai  pu.  Pour  éviter  toute 
ambiguïté,  le  3  ou  la  simple  +  après  le  chiffre  marque  le  super- 
flu;  les  mêmes  signes  devant  le  chiffre,  le  majeur;  ainsi  §6, 
petite  sixte  majeure,  et  7£  septième  superflue.  Jamais  devant 
2.  4,  5  et  S  ni  dièse  ni  bémol;  que  la  seconde,  la  quarte,  la 
quinte  et  l'octave  soient  notes  dièses  ou  bémols. 

i.  Toujours  quarte  superflue  ou  triton. 

è.  Toujours  fausse  quinte. 

7.  Toujours  septième  diminuée. 

N'employant  jamais  deux  chiffres  que  pour  distinguer  deux 
accords  qu'on  confondrait  sans  cette  précaution;  laissant  au 
goût  à  supprimer  de  l'harmonie  ce  qu'il  en  voudra  supprimer; 
recommandant  seulement  d'omettre  de  préférence  la  note  qui 
fait  unisson  avec  la  basse. 

i  '  ÉLÈVE. 
Voilà  îles  préceptes  dont  j'userai  sur  la  progression  que  vous 
venez  de  m' écrire.  Je  projette  encore  d'en  varier  les  harmonies 
par  toutes  sortes  de  batterie^;  Miment  la  main  droite  ne  fera  que 
deux  notes,  ce  qui  me  parait  surtout  convenir  à  l'adagio  et  à, 
l'amiante  qui  me  plaisent  entre  les  autres  mouvements.  Je  ne 


s 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  355 

suis  pas  indolente,  et  je  ne  me  refuse  pas  au  presto;  mais  je 
trouve  au  chant  grave  et  lent  plus  de  caractère,  plus  d'énergie, 
plus  d'expression;  et  si  j'avais  à  vous  demander  une  pièce,  je 
vous  la  demanderais  comme  le  père  Ganaye  demandait  un 
cheval  au  maréchal  d'Hoquincourt,  comme  il  me  convient  d'être. 

LE     MAÎTRE. 

Je  vous  conseille  de  ne  vous  gêner  sur  rien,  en  musique 
entend;  faites  à  votre  tête,  la  mienne  me  suggère  une  table  à 
trois  colonnes  où  vous  verrez  d'un  coup  d'oeil  les  noms  des 
accords,  leurs  signes  et  leurs  basses. 

TABLE 

DES     NOMS,    SIGNES     ET    BASSES     DES     ACCORDS. 

NOMS.  .SIGNES.  BASSES. 

Accord  parfait  majeur,  #,  3,  ^^,  ?3,  \\.  1,  !\,  5,  0. 

Accord  parfait  mineur,  '?,   :,  3,   ^3,  M>.  J,  Zj,  5,  0. 

Sivte  majeure,  ^<>,  G,  ?().  3,  6,  7,  8. 

Sixte  mineure,  ?6,  6,   £<}.  3,  6,  7,  8. 

«  6  26  ?<> 

Quarte  et  sixte  majeures,  h   -h    h  5'  8'  2'  3- 

6  ?<3  lie 

Quarte  et  sixte  mineures,  5,  8,  2,  3. 

Septième  de  seconde  en  majeur,  7  2 

7 
Septième  de  seconde  en  mineur.  2 

...  .  6  , 

Sixte  et  quinte  en  majeur,  .  /j 


Quinte  et  sixte  en  mineur,  5,  5  h 

? ,   3 

Petite  sixte  en  majeur,  tè  6 

«    .       .  .  0 

Petite  sixte  en  mineur,  ,  6 

Seconde  en  majeur,  2  8 

Seconde  en  mineur,  n    n  8 

Septième  de  dominante, 


.) 

6   . 

5 

G,  6 

5,  5 

i? ,  3 

0 

0 

4 

2 

b6,  6 

—1   — 

7,   7, 

7 

\ 

356  LEÇONS  DE   CLAVECIN 


NOMS. 


SIGNES. 

BASSES. 

5 

7 

P, 

+0 

2 

A 

Zi 

7Ï> 

7"*" 

1 

0 

7 

3  m  aj 

52 

3  min 

Fausse  quinte, 

Petite  sixte  majeure, 

Triton, 

Septième  superflue, 

Neuvième  diminuée  et  septième,  "n 

Quinte  superflue, 

l'élève. 

Pourquoi  marquez-vous  le  superflu  tantôt  par  un  dièse  après 
le  chiffre,  tantôt  par  une  simple  croix? 

LE     MAI  IRE. 

Lorsque  la  note  qui  fait  l'intervalle  superflu  est  en  même 
temps  dièse  comme  dans  l'octave  d'ut,  la  quinte  superflue,  sol 
dièse,  ou  comme  en  la,  la  quinte  superflue  sol  dièse,  sur  la 
tierce  ut,  je  le  désigne  par  le  dièse  après  le  chiffre. 

Au  contraire,  lorsque  la  note  qui  fait  l'intervalle  superflu  est 
naturelle,  comme  la  septième  superflue  si,  en  ut,  je  mets  une 
croix  après  le  chiffre. 

Il  faut  entendre  la  même  chose  du  dièse  et  de  la  croix  qui 
précèdent  le  chiffre  G,  avec  cette  différence  que  devant  le  chiffre 
ils  n'indiquent  que  la  sixte  majeure. 

l'élève. 

Et  l'accord  parfait  indiqué  par  deux  dièses? 

LE     MAÎTRE. 

C'est  l'accord  parfait  majeur  en  ré  dièse,  la  dièse  ou  les 
tierces  sont  double  dièse. 

l'élève. 

Si  votre  méthode  laisse  peu  de  travail  au  jugement,  elle  en 
donne  beaucoup  à  la  mémoire. 

LE     MAÎTRE. 

C'est  son  avantage.  De  quelque  autre  manière  qu'on  pré- 
tendit vous  instruire,  sans  soulager  la  mémoire  on  fatiguerait 
davantage  le  jugement.  Et  puis  comptez-vous  pour  rien  la  pré- 
sence du  maître?  C'est  à  lui  de  distribuer  la  tâche  et  de  con- 
duire l'élève  si  doucement  qu'il  se  familiarise  avec  les  harmo- 
nies, les  accords,  les  signes,  et  qu'il  ait  fait  de  très-grands 
progrès  avant  que  d'en  avoir  le  premier  soupçon.  Voici  une 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  357 

prédiction  que  j'ose  vous  faire,  c'est  qu'arrivée  à  la  fin,  vous  me 
direz  avec  surprise  :  «  Quoi  !  c'est  là  tout?  »  Eu  attendant,  mettons- 
nous  un  peu  en  majeur  d'ut,  faites  la  tonique  de  la  main  gauche, 
ajoutez  l'octave  afin  que  cela  sente  mieux  la  basse;  examinez 
ensuite  les  harmonies  de  la  modulation  où  Y  ut  est  renfermé. 

l'élève. 
Vous  ne  reconnaissez  encore  que  quatre  harmonies  conson- 
nantes  dans  chaque  modulation,  et  vous  ne  m'avez  parlé  que 
de  deux  harmonies  dissonantes  ;  la  réponse  à  votre  demande 
est  donc  contenue  en  six  harmonies. 

LE     MAÎTRE. 

Cela  est  juste.  Mais  la  tonique  est-elle  de  ces  six  harmonies? 

l'élève. 

Il  faut  voir.  En  ut  les  quatre  harmonies  consommantes  sont 
ut,  mi,  sol;  sol,  si,  ré;  fa,  la,  ut;  la,  ut,  mi.  L'ut  entre  donc 
dans  les  harmonies  consonnantes  de  la  tonique,  de  la  quarte  et 
de  la  sixte? 

Il  n'est  exclu  que  de  la  consonnance  de  la  quinte. 

Les  deux  harmonies  dissonantes  sont  ré,  fa,  la,  ut;  et  sol, 
si,  ré,  fa. 

Ici  je  ne  vois  à'ut  que  dans  la  dissonance  de  la  seconde. 

Voilà  donc  quatre  harmonies  qui  renferment  Yutî  Qu'en 
voulez-vous  faire? 

le    maître. 

Je  veux  que  vous  me  les  jouiez  successivement  avec  la  main 
droite  en  gardant  à  la  basse  Yut  qu'elles  accompagneront  diver- 
sement. 

l'élève. 

Et  l'ordre...  attendez...  ne  me  dites  rien...  Les  consonnances 
sauvent  les  harmonies  dissonantes...  Je  vais  donc  commen- 
cer?... 

le   maître. 

Par  la  consonnance  ut,  mi,  sol,  l'alpha  et  l'oméga  de  toute 
progression.  Elle  sera  suivie  de  celle  de  la,  la,  ut,  mi,  d'où  vous 
irez  à  celle  de  la  quarte  fa,  fa,  la,  ut;  à  l'harmonie  dissonante 
de  la  seconde,  ré,  fa,  la,  ut,  et  l'enchaînement  vous  plaira. 

l'élève. 

Je  vais  vous  le  dire.  11  faut  en  finissant  répéter  la  conson- 
nance de  la  tonique. 


358  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

LE     MAÎTRE. 

Après  la  dissonance  de  la  seconde  ré,  fa,  la,  ut,  il  faut 
frapper  L'harmonie  dissonante  de  la  dominante,  sol,  si,  ré,  fa, 
quoiqu'elle  ne  contienne  point  Y  ut;  elle  sauvera  la  dissonance 
de  la  seconde  et  préparera  en  même  temps  le  repos  final,  ut, 
mi,  sol. 

l'élève. 

J'exécute  et  j'écoute...  Fort  bien...  Voilà  une  phrase  dont 
mon  oreille  s'accommode. 

LE     MAÎTRE. 

Et  cela,  savez-vous  ce  que  c'est?...  La  succession  de  toutes 

les  harmonies  qui  peuvent   accompagner  la  tonique   tant  en 

majeur  qu'en  mineur. 

l'élève. 

Que  j'essaye  vite  en  mineur...  en  ut  mineur,  trois  bémols... 
Ma  basse  ne  change  point...  ni  ma  tonique  non  plus...  donc  ut, 
mi  bémol,  sol...  J'y  suis...  la  bémol,  ut,  mi  bémol...  bien...  fa, 
/«bémol,  ut,  très-bien...  ré,  fa,  la  bémol,  ut...  C'est  cela;  et 
puis...  et  puis  laissant  dans  l'harmonie  dissonante  de  la  domi- 
nante le  si  naturel  et  pour  cause...  sol,  si,  ré,  fa...  et  ut,  mi 
bémol,  sol...  da  capo...  ut,  mi  bémol,  sol...  la  bémol,  ut,  mi 
bémol...  fa,  la  bémol,  ut...  ri\  fa,  la  bémol,  ut...  sol,  si,  ré, 
fa...  ut,  mi  bémol,  sol,  et  pas  une  faute,  je  le  gage...  ordonnez, 
si  vous  l'osez,  la  même  phrase  dans  toutes  les  modulations,  et 
je  pars. 

LE    MAÎTRE. 

Peut-être  un  peu  légèrement.  Mais  nommez-moi  auparavant 
les  accords  que  toutes  ces  harmonies  font  avec  la  tonique. 

1.'  ÉLÈVE. 

J'aime  mieux  vous  écouter. 

LE    MAÎTRE. 

La  consonnance  de  la  tonique  fait  avec  la  tonique  accord 
parfait. 

La  consonnance  de  la  sixte,  la,  ut,  mi.  .  .  accord  de  sixte. 

La  consonnance  de  la  quarte  fa,  la,  ut.   .   .  quarte  et  sixte. 

L'harmonie  dissonante  de  la  seconde  ré,  fa,  la,  rit... 
seconde. 

L'harmonie  dissonante  de  la  dominante,  sol,  si,  rê,  fa... 
septième  superflue. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  359 

l'élève. 

Mais  je  savais  tout  cela;  je  savais  que  l'harmonie  conson- 
nante  fait  toujours  un  accord  parfait  avec  sa  première  note  à  la 
basse;  une  sixte,  avec  sa  seconde  note  à  la  basse;  une  quarte  et 
sixte  avec  sa  troisième  note  à  la  basse. 

Je  savais  que  l'harmonie  dissonante  de  la  seconde  fait  avec 
la  tonique  une  seconde. 

Et  que  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  fait  avec  la 
tonique  une  septième  superflue.  Je  savais  tout. 

LE    MAÎTRE. 

Que  ne  m'arrêtiez-vous? 

l'élève. 

Je  n'aime  pas  qu'on  m'interrompe. 

LE     MAÎTRE. 

Sans  vous  interrompre,  mettez-vous  en  majeur  d'ut}  la 
seconde  est  ré;  faites  ce  ré  de  la  main  gauche,  et  accompa- 
gnez-le successivement  de  la  main  droite,  de  toutes  les  har- 
monies de  la  modulation  d'ut  qui  renferment  le  ré. 

l'élève. 

Parmi  les  consonnances,  je  ne  vois  que  celle  de  la  domi- 
nante, sol,  si,  ré  qui  fait  avec  ré  un  accord  de  quarte  et  sixte; 
et  parmi  les  dissonances  que  celles  de  la  dominante,  sol,  si,  ré, 
fa,  et  de  la  seconde,  ré,  fa,  la,  ut;  celle  de  la  dominante,  sol, 
si,  ré,  fa,  faisant  avec  la  basse  ré  une  petite  sixte  majeure,  et 
celle  de  la  seconde,  ré,  fa,  la,  ut,  faisant  avec  le  même  ré  de 
la  basse  une  septième. 

le  maître. 

J'admire  votre  facilité  et  votre  mémoire.  Vous  me  gâtez. 

l'élève. 

Comment  cela? 

LE    MAÎTRE. 

Par  l'agrément  que  vous  me  faites  espérer  clans  mon  métier, 
et  que  je  n'y  trouverai  sûrement  pas. 

l'É  LÈVE. 

Vous  pensez  trop  mal  des  autres. 

LE     MAÎTRE. 

Faites  ces  trois  accords  sur  la  seconde  ré  du  majeur  d'ut; 


360  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

commencez  par  la  quarte  et  sixte,  et  passez  à  la  septième,  à  la 
petite  sixte  majeure...  Fort  bien.  Aussitôt  dit,  aussitôt  fait. 

i."  ÉLÈVE. 
Mais  le  dernier  accord  doit  être  sauvé,  car  il  n'est  pas  con- 
sonnant. 

LE    MAÎTRE. 

La  petite  sixte  majeure  dérive  de  l'harmonie  dissonante  de 
la  dominante,  sol,  si,  ré,  fa,  qui  appelle  la  consonnance  de  la 
tonique,  ut,  mi,  sol;  or  cette  harmonie  consonnante  ne  peut 
accompagner  le  ré;  changez  donc  de  basse  ;  faites  mi  à  la  basse; 
et  ce  mi  produisant  une  sixte  sur  la  tierce  sauvera  parfaitement 
la  petite  sixte  majeure. 

l'élève. 

Et  au  lieu  de  mi,  pourquoi  pas  ut,  et  l'accord  parfait  de  la 
tonique?  Pourquoi  pas  sol  et  l'accord  de  quarte  et  sixte?  Tout 
cela  me  paraît  égal,  la  consonnance  de  la  tonique  sauvant  en 
général  les  accords  dérivés  de  la  dissonance  de  la  dominante. 

LE    MAÎTRE. 

Qui  vous  le  nie? 

l'élève. 

Par  respect  pour  vous  et  pour  le  mi  de  votre  choix,  je  m'en 
tiendrai  à  la  sixte  sur  la  tierce,  à  condition  que  vous  trouverez 
bon  que  j'accompagne  la  seconde  la  en  mineur  de  sol,  avec  ces 
trois  accords,  car  j'imagine  que  la  phrase  a  lieu  dans  les  deux 
modes;  et  en  me  conformant  à  votre  marche,  qui  emploie 
d'abord  la  quarte  et  sixte,  j'aurai  pour  cette  quarte  et  sixte 
ré,  fa  dièse,  la;  pour  la  septième,  la,  ut,  mi  bémol,  sol;  et 
pour  la  petite  sixte  majeure,  ré,  fa  dièse,  la,  ut.  Voilà  ce  que 
c'est. 

LE    MAÎTRE. 

Avec  cette  petite  correction  pour  la  sixte  quarte,  de  faire 
plutôt  ré,  fa,  la.  que  ré,  fa  dièse,  la.  La  règle  d'introduire  dans 
l'harmonie  de  la  dominante  la  sensible  de  l'octave  n'est  indis- 
pensable que  dans  le  cas  de  son  accord  dissonant,  parce  qu'il 
conduit  au  repos  de  la  tonique.  Dans  les  autres  cas,  si  la  con- 
sonnance de  la  dominante  n'accompagne  pas  la  dominante 
même,  elle  peut  suivre  les  notes  de  la  gamme.  Eh  bien ,  qu'atten- 
dez-vous? Sauvez  donc  la  petite  sixte  majeure. 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  361 

l'élève. 
Votre  intention,  monsieur,  est-elle  que  je  profite? 

LE     MAÎTRE. 

Ce  n'est  pas  celle  de  tous  les  maîtres,  mais  c'est  la  mienne. 

l'élève. 
Accordez-moi  donc  le  temps  d'arranger  dans  ma  tête  vos 
règles,  vos  exceptions,  vos  observations. 

LE     MAÎTRE. 

Un  moyen  de  ne  rien  savoir  bien,  c'est  de  vouloir  tout  égale- 
ment retenir.  Prenez-en  d'abord  ce  que  vous  pourrez,  sans 
effort  et  sans  gêne  ;  le  reste  viendra,  et  peu  à  peu  vous  possé- 
derez le  tout;  pour  sauver  l'accord  dissonant  de  la  petite  sixte 
majeure  que  vous  venez  de  pratiquer  sur  la  seconde  note  la  de 
l'octave  en  mineur  de  sol,  il  faut... 

l'élève. 
Pratiquer  la  sixte  de  la  tierce  si  bémol. 

LE     MAÎTRE. 

Fort  bien  ;  et  puis  cédez-moi  la  place  ;  je  veux  accompagner 
la  tierce  mi  ou  mi  bémol,  tant  en  majeur  qu'en  mineur,  par  les 
harmonies  qui  la  renferment. 

l'élève. 
Vous  vous  passerez  de  dissonances,  si  cela  vous  est  agréable  ; 
car  il  n'y  a  point  de  mi,  ni  en  sol,  si,  ré  fa,  ni  en  ré,  fa,  la,  ut. 

LE     MAÎTRE. 

Il  est  vrai.  J'accompagne  en  majeur  d'ut  la  tierce  mi  par 
ut,  mi,  sol;  par  la,  ut,  mi;  par  sol ^ si,  ré,  fa;  et  je  reviens  à 
ut,  mi,  sol. 

La  première  harmonie  fait  avec  la  basse  mi  accord  de  sixte. 

La  seconde  harmonie.     .     .     .     accord  de  quarte  et  sixte. 

La  troisième  harmonie  .  .  .  accord  de  septième  et  de 
neuvième  diminuée. 

En  mineur,  j'accompagne  la  tierce  mi  bémol  par  ut,  mi 
bémol,  sol;  par  la  bémol,  ut,  mi  bémol;  par  sol,  si,  ré,  fa,  et 
je  finis  par  ut,  mi  bémol,  sol;  ce  qui  rend  en  accords  la  sixte, 
la  quarte  et  -sixte  et  la  quinte  superflue. 

l'élève. 

Vous  avez  raison.  Je  me  rappelle  que  vous  avez  donné  à 
l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  pour  basse  la  tonique, 


362 


LEÇONS    DE   CLAVECIN 


la  tierce  majeure,  la  tierce  mineure,  outre  les  notes  qui  la  com- 
posent. 

LE    MAÎTRE. 

La  quarte  fa  peut  toujours  être  accompagnée,  tant  en  majeur 
qu'en  mineur,  par  sa  propre  consonnance,  et  par  les  deux  disso- 
nances. 

La  quinte  sol,  par  sa  propre  consonnance,  par  la  conson- 
nance de  la  tonique,  et  par  sa  propre  dissonance. 

l'élève. 

Et  les  accords  que  ces  harmonies  produisent  avec  leurs 
basses  fa  et  sol,  comment  les  nommez-vous?  Et  l'ordre  à  suivre, 
la  manière  de  les  enchaîner,  vous  ne  m'en  parlez  pas? 

LE    MAÎTRE. 

Adagio.  Poursuivons  notre  tâche,  et  connaissons  les  harmo- 
nies qui  accompagnent  les  autres  notes  de  la  gamme  ;  puis  nous 
les  écrirons  tant  en  majeur  qu'en  mineur  d'ut  j  alors  vous  appren- 
drez l'ordre  et  la  marche,  et  les  signes  placés  au-dessus  de 
chaque  note  de  basse  vous  indiqueront  les  noms  des  accords. 

L'E  LEVE. 

Je  ne  sais  quel  poëte  a  dit  que  les  choses  que  l'on  voit 
frappent  plus  que  celles  qu'on  entend;  mais  ce  n'est  pas  en 
musique. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  verrez,  et  vous  entendrez. 

La  sixte  ou  sixième  note  s'accompagne  de  sa  propre  conson- 
nance, de  celle  de  la  quarte  et  de  l'harmonie  dissonante  de  la 
seconde. 

La  sensible  s'accompagne  de  la  consonnance  et  de  la  disso- 
nance de  la  dominante. 

En  mineur,  la  septième  ne  peut  s'accompagner  que  de  la 
consonnance  de  la  quinte;  sans  licence,  encore. 


Exemple  de  toutes  les  harmonies  qui  accompagnent  chaque  note  de  la  gamme  en 
majeur  û'ut,  avec  les  signes  dos  accords  que  produisent  ces  harmonies  avec 
eurs  nasses,  en  suivant  l'ordre  naturel. 


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ET  PRINCIPES   D'HARMONIE. 


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Les  chiffres  1,  2,  3,  Zi,  5,  6,  7,  que  j'ai  placés  au-dessous 
des  portées  de  la  basse,  désignent  le  rang  de  chaque  note  dans 


a  gamme. 


L'accord  qui  se  trouve  seul  entre  deux  lignes  perpendi- 
culaires ne  sert  qu'à  sauver  la  dernière  dissonance  de  chaque 
note  de  basse.  Je  ne  l'ai  point  chiffré,  parce  que  son  chiffre  et 
son  nom  se  trouvent  dans  le  courant  de  l'exemple. 

l'élève. 

Rien  d'obscur  là  dedans.  Le  premier,  accord  parfait  de  la 
tonique. 

Les  trois  suivants,  sixte  de  la  tierce. 

Le  quatrième,  accord  parfait  de  la  tonique. 

Celui  qui  sauve  l'accord  de  petite  sixte,  accord  de  sixte  sur 
la  sensible. 

Je  crois  démêler  la  raison  de  tout  cela. 

La  fausse  quinte,  par  exemple,  dérive  de  la  dissonance  de  la 
dominante  sol,  si,  ré,  fa;  donc  la  consonnance  ut,  mi,  sol  doit 
la  sauver.  Vous  lui  avez  choisi  la  basse  ut,  parce  qu'elle  est  plus 
proche  que  le  mi  ou  le  sol. 

LE     MAÎTRE. 

Il  faut  autant  qu'on  le  peut  faire  chanter  la  basse,  et  la 
conduire  par  des  intervalles  doux. 

Je  vais  vous  écrire  le  même  exemple  en  mineur  d'ut. 

l'élève. 

Un  mot  auparavant.  Que  voulez-vous  dire  avec  ces  signes  du 
doigt  sur  différents  endroits  de  mon  exemple? 

LE    MAÎTRE. 

Que  je  n'ai  pas  observé  les  positions,  et  que  les  harmonies 
font  des  sauts  considérables,  faute  que  je  n'ai  commise  que  pour 
me  rendre  clair  et  que  vous  ne  pouvez  sans  ingratitude  vous 
dispenser  de  corriger  sur  le  clavier. 


36/»  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

l'élè  ve. 

Je  ne  suis  pas  ingrate. 

LE     MAÎTRE. 

Exemple  des  harmonies  qui  accompagnent  les  notes  de  la  gamme  en  mineur  d'ut, 

suivant  l'ordre  naturel. 


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Comme  la  septième  note  si  bémol  ne  peut  être  accompagnée 
que  de  l'harmonie  consonnante  de  la  quinte,  sans  licence,  et 
par  conséquent  n'a  pas  besoin  de  consonnance  qui  sauve  son 
accord,  j'ai  repris  la  note  sensible  avec  les  accords  pour  revenir 
à  a(,  mi  bémol,  sol. 

L'É  LEVE. 

Peu  de  difficultés  nouvelles,  dans  cet  exemple;  quelques 
noms  d'accords  à  apprendre,  quelques  signes  à  connaître,  et 
puis  c'est  tout.  Faites-moi  sentir  l'effet  de  cette  succession  d'har- 
monies. 

LE     MAÎTRE. 

Voilà  le  majeur...  Voici  le  mineur...  Comparez. 

L'ÉLÈ  VE. 

Il  s'agit  de  mettre  ces  deux  suites  d'accords  dans  sa  tête  et 
dans  ses  doigts.  Elles  font  bien,  très-bien  à  l'oreille.  Il  faudrait 
les  posséder  dans  toutes  modulations  ;  ce  serait  un  assez  bon 
prélude,  avant  une  pièce. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  me  dispenserez  de  vous  écrire  ces  enchaînements  d'ac- 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  365 

cords  dans  les  autres  octaves;  vous  les  y  transporterez   sans 

peine. 

l'élève. 

Et  quand  j'y  en  trouverais,  tant  mieux.  On  ne  sait  bien... 

LE     MAÎTRE. 

Que  ce  qu'on  a  montré  aux  autres. 

l'élève. 
Que  ce  qu'on  a  appris  difficilement.  Le  travail  est  un  burin 
qui  grave  la  chose.  Mais  si  nous  enrayions. 

LE     MAÎTRE. 

Est-ce  votre  dernier  mot?  J'aurais  pourtant  encore  besoin 
d'un  moment  de  votre  attention,  pour  terminer  la  soirée  à  ma 

fantaisie. 

l'élève. 

A-t-on  rien  à  refuser  à  celui  qui  peut  commander  et  qui 
demande  aussi  honnêtement?  Dites. 

le    maître. 

Vous  venez  de  voir  que  chaque  note  de  la  gamme  peut  être 
accompagnée  par  plusieurs  accords.  11  s'agirait  à  présent  de 
choisir  entre  ces  accords  ceux  dont  on  pourrait  accompagner  la 
gamme,  en  majeur,  en  mineur,  en  montant,  en  descendant. 
Comme  vous  êtes  fatiguée,  il  faut  vous  épargner  ce  travail,  et 
vous  écrire  ces  deux  gammes  avec  leur  accompagnement. 


Gamme  en  majeur  d'ut,  accompagnée  en  montant  et  en  descendant. 


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LEÇONS   DE   CLAVECIN 


Gamme  en  mineur  d'ut,  accompagnée  en  montant  et  en  descendant. 


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L   ELEVE. 

Est-ce  tout  ? 

LE     MAÎTRE. 

Presque...  Il  faudrait  encore  distinguer  les  accords  et  les 

nommer. 

l'élève. 

Je  m'en  tirerais,  si  je  voulais  ou  pouvais  m' appliquer  ;  mais 
vous  êtes  honnête  et  compatissant. 

L  E    M  A  î  T  R  E . 

Vous  voyez  que  les  toniques,  les  octaves  et  les  dominantes 
sont  en  majeur  et  en  mineur,  accompagnées  par  l'accord  parfait. 
Les  secondes,  par  la  petite  sixte  majeure. 
Les  tierces,  par  l'accord  de  sixte. 
Les  quartes,  en  montant,  par  la  quinte  et  sixte. 
En  descendant,  par  le  triton. 
Les  septièmes,  en  montant,  par  la  fausse  quinte 
En  descendant,  par  la  sixte. 

1.'  ÉLÈVE. 
Cela  est  vu,  et  de  plus  qu'en  mineur  la  sixième  note  la 
bémol  est  toujours  accompagnée  de  l'harmonie  dissonante  de  la 
seconde  ré,  fa,  la  bémol,  ut;  mais  j'ignore  et  l'accord  que  pro- 
duit cette  dissonance  avec  la  sixième  note  et  son  signe  et  son 
nom. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  367 

LE    MAÎTRE. 

C'est  la  petite  sixte. 

l'élève. 

La  petite  sixte,  à  la  bonne  heure.  Autre  chose.  Voilà  qu'en 
majeur  la  sixième  note  la  est  accompagnée  en  montant  par  ré, 
fa,  la,  ut,  et  en  descendant  par  ré,  fa  dièse,  la,  ut;  je  n'entends 
rien  à  cela. 

LE    MAÎTRE. 

Bonne  observation,  et  qui  n'est  pas  d'une  tête  bien  lasse. 

l'élève. 
J'en  suis  fâchée  pour  la  bonne  observation,  mais  elle  ment. 

le  maître. 
La  dissonance  de  la  seconde  ré,  fa,  la,  ut,  qui  accompagne 
la  sixième  note  la  en  montant,  fait  avec  cette  note  une  petite 
sixte;  et  ré,  fa  dièse,  la,  ut,  qui  l'accompagne  en  descendant, 
change  la  modulation  et  conduit  en  sol.  Par  conséquent  l'accord 
sol,  si,  ré,  en  descendant,  n'est  plus  celui  de  la  quinte  d'ut,  mais 
bien  celui  de  la  tonique  sol;  et  l'accord  de  la  sixième  note  la, 
qui  prépare  ce  repos,  est  l'accord  de  la  seconde  note;  donc 
petite  sixte  majeure. 

l'élève. 
Sol  est  pris  pour  tonique  en  descendant  la  gamme,  et  pour 
quinte  en  montant;  comme  tonique,  la  dissonance  qui  doit  pré- 
parer le  repos  sol,  si,  ré  est  celle  de  la  dominante;  donc  ré,  fa 
dièse,  la,  ut;  et  puis  je  vous  accompagne  jusqu'à  la  porte,  et 
vous  dis  adieu. 

le    maître. 
Et  des  pièces? 

l'élève. 
Point  de  pièces  ce  soir  ;  je  ne  vois  goûte  ;  mais  en  revanche 
demain,  un  tour  de  force. 

le    maître. 
Je  vous  en  crois  capable. 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  quoi,  vous  vous  séparez  déjà  !  Je  rentrais  de  bonne  heure 
dans  l'espérance  de  vous  trouver  encore  à  l'ouvrage,  et  de  pro- 
liter  du  reste  de  la  leçon. 

LE    MAÎTRE. 

Mademoiselle  prétend  que  ce  qu'elle  en  a  lui  suffit. 


3G8  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

l'élève. 
Et  c'est  la  vérité. 

LE     PHILOSOPHE. 

Pas  le  moindre  petit  bout  de  sonate? 

l'élève. 

Non,  papa;  je  me  souviens  de  l'enfant  qui  ne  voulut  jamais 
dire  A  de  peur  qu'on  ne  lui  fît  dire  B.  Une  sonate  A  en  attirera 
une  autre  B,  celle-ci  une  troisième  C\  et  tout  un  alphabet  de 
sonates. 

LE     PHILOSOPHE. 

Mademoiselle,  tout  comme  il  vous  plaira. 

l'élève. 
Mademoiselle!  voilà  comme  on  dit  quand  on  veut  obtenir 
la  chose  et  vous  ôter  le  mérite  de  la  complaisance. 

LE     PHILOSOPHE. 

Eu  as-tu  vraiment  assez? 

l'élève. 
Papa,  en  pouvez-vous  douter? 

LE     PHILOSOPHE. 

Allons,  point  de  sonate;  je  n'en  veux  point;  mettons-nous  à 
table,  et  soupons  gaiement;  monsieur,  si  vous  vouliez  en  être? 

LE    MAÎTRE. 

Très-volontiers;  vous  êtes  si  rare  chez  vous,  qu'il  y  faut 
rester  quand  on  a  le  bonheur  de  vous  y  surprendre. 


FIN     DU     HUITIEME    DIALOGUE 
ET     DE     LA     QUATRIÈME    LEÇON    D'HARMONIE. 


NEUVIEME    DIALOGUE 


ET 


CINQUIÈME  LEÇON   D'HARMONIE. 


LE   MAITRE,    L'ÉLÈVE. 

l'élève. 
Monsieur,  je  vous  demande  un  instant...  Je  l'ai  si   bien 
serré,  ce  papier,  que  je  ne  sais  plus  où  il  est... 

LE     MAÎTRE. 

Vous  me  paraissez  inquiète. 

l'élève. 
Je  le  suis   aussi...  Monsieur,  voudriez-vous  bien  m' aider  à 
feuilleter  ces  livres  de  musique. 

LE     MAÎTRE. 

Tous?  c'est  de  l'ouvrage. 

l'élève. 
Commencez  par  Eckard...  Il  faut  qu'il  soit  là. 

LE     MAÎTRE. 

Voilà  quelque  chose  de  votre  écriture. 

l'élève. 
Donnez,  donnez  ;  c'est  cela...  Je  vous  avais  promis  un  tour 
de  force...  Un  tour  de  force,  si  vous  voulez;  et  le  voilà. 

LE    MAÎTRE. 

Ah!  ah!  c'est  l'enchaînement  des  modulations  et  l'enchaîne- 
ment des  accords  dans  chaque  modulation,  une  analyse  musi- 
cale raisonnée  d'une  pièce  d'Eckard...  Fort  bien...  fort  bien... 
Ici,  vous  vous  êtes  trompée;  mais  ce  n'est  pas  votre  faute,  il 
vous  était  impossible  d'expliquer  ce  qui  tenait  à  des  principes 
que  vous  ignorez...  En  jouant,  prenez  l'habitude  de  vous  rendre 
xii.  24 


370  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

compte  de  la  basse  et  du  dessus  ;  ce  sera  une  application  conti- 
nuelle de  nos  leçons. 

l'élève. 
Et  cette  application,  la  croyez-vous  toujours  facile? 

LE     MAÎTRE. 

Oui,  avec  un  peu  d'attention  et  beaucoup  d'habitude. 

l'élève. 

Quoi!  tout  en  exécutant  certains  morceaux  d'Emmanuel  Bach, 
vous  suivriez  sa  marche,  vous  rendriez  raison  de  ses  écarts? 

LE     MAÎTRE. 

Sans  doute;  incessamment  vous  en  serez  là;  et  s'il  arrivait 
qu'un  auteur  eût  mal  écrit  ce  que  son  génie  lui  aurait  bien 
dicté,  vous  le  remarqueriez. 

l'élève. 
Est-ce  que  cela  se  peut  ? 

LE     MAÎTRE. 

Si  cela  se  peut?  11  serait  donc  bien  extraordinaire  que  celui 
qui  ignore  la  théorie  et  qui  compose  d'oreille  tombât  dans  quel- 
que faute? 

l'élève. 

Quoi  !  la  règle  serait  en  contradiction  avec  l'organe ,  ou 
l'organe  avec  la  règle? 

LE     MAÎTRE. 

Je  l'ignore;  et  de  crainte  que  de  question  en  question  vous 
ne  m'embarquiez  dans  une  métaphysique  très-incertaine,  où 
nous  pourrions  nous  perdre,  nous  et  notre  temps,  je  vous 
demanderai  tout  de  suite  comment  vont  les  accords? 

l'élevé. 
Et  cette  méthode  vous  semble  bien  satisfaisante? 

LE     MAÎTRE. 

Très-satisfaisante  pour  le  maître  que  les  questions  embar- 
rassent, et  très-utile  pour  l'élève  dont  les  progrès  ne  sont  pas 
retardés;  en  conséquence,  mademoiselle,  comment  vont  les 
accords? 

l'élève. 

Mon  papa  dit  qu'ils  vont  bien.  Ce  matin,  je  l'ai  arrêté  au 
passage  de  sa  chambre  à  son  cabinet,  et  je  lui  ai  accompagné 
toutes  les  gammes.  J'ai  appris  ou  plutôt  répété  devant  lui  la  pro- 


ET    PRINCIPES   D'HARMONIE.  371 

gression  par  quarte  préparée  du  triton  et  de  la  fausse  quinte. 
J'ai  essayé  la  marche  des  accords  sur  chaque  note  de  la  gamme  ; 
il  me  l'a  fait  exécuter  dans  toutes  les  modulations,  et  je  ne  m'en 
suis  pas  mal  tirée. 

LE     MAÎTRE. 

Je  vous  en  fais  mon  compliment  ;  vous  êtes  bien  plus  habile 
que  vous  ne  pensez.  C'est  une  grande  affaire  que  d'en  être 
venue  où  vous  en  êtes.  Voyons.  Faites-moi  tous  les  accords  sur 
la  tonique  en  majeur  de  si. 

l'élève. 

Cela  est  aisé...  Je  frappe  avec  la  main  gauche  le  si  que  je 

double  pour  rendre  cette  basse  plus  forte.   Puis  de  la  main 

droite,  je   fais  la  consonnance  si,   ré  dièse,  fa   dièse   de  la 

tonique. 

Sol  dièse,  si,  ré  dièse...  sixte. 

Mi,  sol  dièse,  si...  quarte. 
De  là  je  passe  aux  dissonances. 

Ut  dièse,  mi,  sol  dièse,  si. 
Fa  dièse,  la  dièse,  ut  dièse,  mi. 

Et  pour  finir,  je  reprends  la  consonnance  de  la  tonique  si, 
ré  dièse,  fa  dièse.  Toutes  ces  harmonies  font  avec  la  tonique 
l'accord  parfait,  la  sixte,  la  quarte  et  sixte,  la  seconde,  la  sep- 
tième superflue  et  l'accord  parfait.  Demandez-moi  la  même 
chose   en   une   autre  modulation,    et   je  n'y  serai   pas   plus 

empruntée. 

le   maître. 

Brava,  bravissima.  Préparez  le  repos  de  la  tonique  par  la 

dissonance  qui  y  conduit,  en  majeur  de  la. 

l'élève. 
En  majeur  de  la,  trois  dièses.  Ce  repos  est  la,  ut  dièse,  mi. 
La   dissonance   qui    y  mène  est  l'harmonie    dissonante   de  la 
dominante  mi,  sol  dièse,  si,  ré...  avec  les  deux  mains,  mi,  sol 
dièse,  &ij  ré  ;  la,  ut  dièse,  mi. 

LE     MAÎTRE. 

Faites  la  sixte  et  quinte  en  mineur  de  mi. 

l'élève. 
En  mineur  de  mi,  un  dièse.  La  basse  de  la  sixte  quinte  est 
la  quarte  de  la  gamme.   La  main  droite  frappe  simplement  la 


372  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

dissonance  de  la  seconde.  Donc  la   à  la  basse,  et  pour  har- 
monie fa  dièse,  la,  ut,  mi. 

LE     MAÎTRE. 

'  C'est  cela  ;  mais  ce  n'est  pas  tout. 

l'élève. 
Vous  ne  me  donnez  pas  le  temps  d'achever;  et  comme  la 
dissonance  de  la  seconde  mène  au  repos  de  la  dominante,  je 
sauve  cette  quinte  et  sixte  par  l'accord  parfait  de  si  ;  par  con- 
séquent de  la  main  droite,  si,  rè  dièse,  fa  dièse  ;  je  dis  ré  dièse, 
à  cause  de  la  dominante.  Faut-il  arpéger  cet  accord,  au  lieu  de 
le  frapper?  J'omettrai  l'unisson  de  la  basse,  dans  l'harmonie,  si 
cela  vous  convient.  Oh!  je  me  suis  exercée.  J'ai  parcouru  six 
gammes  de  cette  manière,  en  présence  de  mon  papa...  Les 
accords  dissonants  avec  trois  notes  seulement  de  la  main 
droite  me  plaisent  beaucoup. 

LE     MAÎTRE. 

Je  vois  que  vous  m'expédieriez  tous  les  accords  et  toutes  les 
harmonies  dans  chaque  modulation,  et  cela  à  discrétion.  En 
allant  de  ce  train,  nous  ne  tarderons  pas  d'arriver. 

l'élève. 
Je  sauverais  aussi  les  dissonances,  sans  que  vous  me 
déterminassiez  les  consonnances.  Je  sais  que  la  même  disso- 
nance, par  exemple,  sol,  si,  ré,  fa,  peut  être  sauvée  par  les  deux 
consonnances  ut,  mi,  sol;  ou  ut,  mi  bémol,  sol.  J'ai  appris 
dans  la  dernière  leçon  qu'un  même  accord  dissonant  peut 
être  également  sauvé  par  plusieurs  accords  consonnants  ;  telle 
est  la  petite  sixte  majeure  à  laquelle  on  fait  succéder  à  volonté 
ou  la  sixte  de  la  tierce  ou  l'accord  parfait  de  la  tonique. 

LE     MAÎTRE. 

Encore  une  question,  et  je  confesse  que  vous  possédez  ces 
choses  aussi  bien  que  moi.  Faites-moi  un  triton  sur  mi  bémol. 

l'élève. 
Un  triton  en  mi  bémol? 

LE     MAÎTRE. 

Non  pas   un  triton  en  mi  bémol ,  mais  un   triton  sur  mi 

bémol. 

l'élève. 
J'entends.  Mi  bémol  est  notre  basse.  Donc  je  suis  en  si 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  373 

bémol;  car  la  basse  du  triton  est  la  quarte.  Jouant  de  la  main 
droite,  fa,  la,  ut,  mi  bémol,  cette  harmonie  fera  avec  la  basse 
mi  bémol,  le  triton  que  vous  demandez.  De  grâce,  un  moment, 
laissez-moi  sauver  ce  triton;  je  crois  qu'en  majeur  il  sera 
sauvé  par  si  bémol,  ré,  fa;  et  en  mineur,  par  si  bémol,  ré 
bémol,  fa.  Bien  entendu  que  je  donnerai  pour  basse  à  ces 
harmonies  la  tierce  de  la  gamme,  pour  avoir  un  accord  de  sixte 
qui  seul  sauve  le  triton...  Ensuite,  monsieur? 

LE    MAÎTRE. 

Ensuite...  Rien. 

l'élève. 
Rien? 

LE    MAÎTRE. 

Rien,  mais  rien  du  tout.  Il  faut  marcher. 

l'élève. 
Il  faut  s'arrêter,  s'il  vous  plaît. 

LE     MAÎTRE. 

Et  pourquoi? 

l'élève. 

Pour  me  rendre  raison  du  choix  et  de  l'ordre  des  accords 

dont  vous  accompagnez  la  gamme  en  montant  et  en  descendant, 

et  du  changement  de  modulation,  dans  ce  dernier  cas.  Ce  n'est 

pas  moi  qui  vous  fais  ces  questions,  je  n'ai  garde;  c'est  mon 

papa. 

LE    MAÎTRE. 

Contentez-vous  de  ce  qui  suit,  en  attendant  mieux. 

Je  commence  par  l'accord  parfait  sur  la  tonique,  accord  qui 
indique  la  modulation  que  j'achève  de  fixer  par  la  dissonance 
de  la  dominante  sur  la  seconde  note,  dissonance  que  je  sauve 
par  l'accord  de  sixte  sur  la  tierce;  et  nulle  incertitude  sur 
le  ton. 

En  pratiquant  la  quinte  et  sixte  sur  la  quarte,  je  m'achemine 
au  repos  de  la  dominante. 

Et  la  succession  de  deux  accords  dissonants ,  l'un  sur  la 
sixte  et  l'autre  sur  la  sensible,  donnera  d'autant  plus  de  dou- 
ceur et  de  force  au  repos  de  l'octave. 

Je  descends  de  Y  ut  au  si  par  un  intervalle  chromatique. 

l'élève. 
Et  fatigant. 


374  LEÇONS   DE    CLAVECIN 

LE     MAÎTRE. 

Et  c'est  par  cette  raison  que  j'accompagne  ce  si  de  l'accord 
de  sixte,  dérivé  d'un  repos. 

Je  pratique  la  dissonance  ré,  fa,  la,  ut  sur  la  sixième 
note  la-,  et  cette  dissonance  me  conduit  à  la  dominante  sol. 
Mais  le  fa  et  le  la  ne  dissonent  avec  la  dominante  sol  que  dia- 
toniquement,  je  rends  le  fa  dièse;  ré,  fa  dièse,  la,  ut... 

l'élève. 
Ensuite  sol,  si  ré.  Bon  repos.  Après  avoir  descendu  de  trois 
degrés,  il  s'agit  d'arriver  à  la  tonique. 

le  maître. 
Le  chemin  est  un  peu  long.  Aussi  me  délasserai-je  sur  la 
médiante  mi  que  j'accompagnerai  de  l'accord  de  sixte,  dérivé 
d'un  repos.  Le  triton  sur  la  quarte  préparera  cette  consonnance. 
Je  pratiquerai  la  forte  dissonance  de  la  dominante  sur  la 
seconde  note,  et  je  terminerai  ma  route  en  m'asseyant  finale- 
ment sur  la  tonique. 

l'élève. 

Comment  avez-vous  pu  vous  résoudre  à  monter  de  la  quinte 
à  l'octave,  par  deux  degrés, .sans  faire  une  petite  station? 

le  maître. 
Je  ne  l'ai  pu. 

l'élève. 

En  descendant  de  si  à  sol,  vous  ne  vous  êtes  pas  contenté 
de  la  dissonance  légère  qui  s'y  trouve  ;  il  vous  en  a  fallu  une 
plus  forte. 

LE     xMAÎTRE. 

C'est  que  je  ne  me  refuse  pas  à  un  petit  chagrin  quand  il  est 
compensé  par  un  grand  plaisir. 

1.' ELEVE. 

C'est  fort  bien  fait  dans  l'occasion. 

LE      MAÎTRE. 

En  descendant  en  mineur,  je  vais  mon  chemin  sans  détour. 

l'élève. 
La  bémol,  sol,  vous  repose  aussi  bien  que  fa  dièse,  sol. 

LE     MAÎTRE. 

Ou  presque  aussi  bien. 


ET    PRINCIPES    D'HARMONIE. 


375 


L  ELEVE. 

Est-ce  votre  usage  dans  la  vie  d'assaisonner  vos  plaisirs 
comme  en  musique? 

LE     MAÎTRE. 

Je  hais  les  gens  à  protocole,  et  je  n'en  ai  point.  Mais  s'il 
m'arrive  dans  la  journée  d'être  blessé  de  quelque  dissonance 
accidentelle,  le  soir  je  m'en  venge  en  les  bannissant  de  l'har- 
monie ,  et  je  me  mets  à  accompagner  toutes  les  notes  de  la 
gamme  d'accords  consonnants,  comme  vous  allez  voir. 


Manière  de  monter  la  gamme  avec  des  accords  consonnants,  en  majeur  d'ut. 


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Manière  de  monter  la  gamme  avec  des  accords  consonnants,  en  mineur  d'ut. 


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Autre  manière  d'accompagner  la  gamme  avec  des  accords  consonnants, 
toujours  en  majeur  d'ut. 


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376 


LEÇONS  DE  CLAVECIN 


Autre  manière  d'accompagner  la  gamme  avec  des  accords  consonnants, 
toujours  en  mineur  d'ut. 


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L  ELEVE. 

Cela  fait  très-bien;  et  bénie  soit  la  déplaisance  accidentelle 
de  la  journée  qui  vous  a  inspiré  le  soir  cet  enchaînement 
agréable!  Les  batteries  qu'on  y  peut  pratiquer  y  répandront  de 
la  gaieté...  Mais  il  me  semble  que  c'est  la  marche  de  la  pre- 
mière phrase  harmonique  :  la,  fa,  sol,  ut.  Vous  êtes  consé- 
quent dans  vos  principes.  Consonnance  ou  dissonance,  toujours 
la  forte  précédée  de  la  faible...  Pourquoi  accompagnez-vous 
la  sixte,  en  descendant,  de  l'accord  parfait  en  mineur  et  de 
l'accord  de  sixte  en  majeur? 

LE    MAÎTRE. 

Pourquoi?  c'est  que  cela  me  plaît  davantage,  et  qu'en 
musique... 

l'élève. 
Dites  dans  tous  les  beaux-arts,  tout  ce  qui  plaît  est  bien. 

LE     MAÎTRE. 

Et  puis  remettons-nous  en  ut...  Montez-en  l'octave  chroma- 
tiquement,  de  la  main  gauche. 

l'élève. 

C'est  fait. 

LE    MAÎTRE. 

Frappez  quatre  fois  la  première  note  ut,  et  accompagnez-la 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  377 

de  l'accord  parfait  majeur,   de  l'accord  parfait  mineur,  de  la 
sixte  et  de  la  fausse  quinte. 

l'élève. 
Ceci  se  complique.  En  ut,  accord  parfait  majeur,  ut,  mi,  sol; 
accord  parfait  mineur,  ut,  mi  bémol,  sol;  accord  de  sixte... 
L'accord  de  sixte...  Ne  m'interrompez  pas...  L'harmonie  con- 
sonnante  produit  un  accord  de  sixte,  en  mettant  sa  seconde 
note  à  la  basse...  Il  faut  ici  que  cette  seconde  note  soit  ut.,. 
Laissez-moi  chercher...  Mais  c'est  la,  ut,  mi. 

LE     MAÎTRE. 

Mademoiselle,  vous  venez  de  faire  l'accord  parfait  mineur 
d'ut;  ut,  mi  bémol,  sol;  vous  êtes  donc  dans  une  modulation  de 
trois  bémols,  et  voilà  que  vous  sautez  tout  de  suite  à  la,  ut, 
mi,  où  tout  est  naturel.  Voyez  du  moins  s'il  n'y  aurait  pas  un 
autre  accord  de  sixte  qui  me  convînt  mieux. 

l'élève. 

Je  ne  saurais  rien  faire  de  mieux  pour  votre  service,  quelque 
désir  que  j'en  aie. 

LE     MAÎTRE. 

Mais  la  bémol,  ut,  mi  bémol  fait  aussi  avec  ut  un  accord  de 
sixte;  et  vous  serez  en  la  bémol  où  il  y  a  quatre  bémols,  un  de 
plus  seulement  qu'en  mineur  d'ut. 

l'élève. 

Il  s'agit  à  présent  de  la  fausse  quinte  d'ut;  dans  cet  accord 
ut  est  sensible;  donc  je  suis  en  ré  bémol  où  j'ai  cinq  bémols  ; 
c'est  donc,  pour  la  main  droite,  l'harmonie  dissonante  de  la 
dominante,  /«bémol,  ut;  m?' bémol,  .«0/ bémol. 

LE    MAÎTRE. 

Sauvez. 

l'élève. 

L'accord  parfait  de  ré  bémol  fera  mon  affaire. 

le  maître. 
Bien,  très- bien.  Arrêtez-vous  un  moment,  et  voyez  que  voilà 
déjà  l'accord  parfait  majeur  sur  le  second  son  de  l'octave  chro- 
matique; savez-vous  ce  qu'il  faut  faire?  Continuer  par  l'accord 
parfait  mineur,  par  la  sixte,  la  fausse  quinte,  la  note  qui  sauve, 
et  traverser  ainsi  toute  l'échelle  des  douze  sons  de  l'octave 
chromatique. 


378  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

l'élève. 
Je  ne  désespérerais  pas  d'en  venir  à  bout;  mais  le  problème 
demande  de  la  réflexion,  et  j'en  réserve  la  solution  pour  un 
moment  de  ferveur. 

LE    MAÎTRE. 

Comment!  vous  parlez  la  langue  des  géomètres. 

l'élevé. 
C'est  que  leurs  expressions  ont  passé  dans  l'usage  commun. 

LE     MAÎTRE. 

Cherchons  à  monter  l'octave  chromatique  d'une  autre 
manière.  Essayez  sur  le  premier  son  ut  l'accord  parfait  mineur  ; 
sur  le  second  ré  bémol,  la  quinte  et  sixte  en  majeur  ;  sur  le 
troisième  ré,  la  fausse  quinte. 

l'élevé. 
L'accord  parfait  mineur  d'ut  est  ut,  mi  bémol,  sol...  La 
sixte  quinte  sur  rc  bémol  est...  Attendez...  Je  suis  en  la  bémol 
où  il  y  a  quatre  bémols...  La  dissonance  de  seconde  qui  pro- 
duit cet  accord  de  sixte  et  quinte  est  si  bémol,  ré  bémol,  fa,  la 
bémol...  reste  la  fausse  quinte  sur  rc...  La  fausse  quinte  sur  ré 
mène  en  mi  bémol;  l'harmonie  qui  produit  cet  accord  est  si 
bémol,  ré,  fa.  la  bémol...  et  puis  voilà  le  tout  mieux  exécuté. 

LE    MAÎTRE. 

Procédez  toujours  par  accord  parfait  mineur,  quinte  el  sixte. 
et  fausse  quinte  que  vous  sauverez. 

l'élève. 
Autre  tâche  à  remplir,   quand  je  serai  seule...   Mais  je  ne 
vois  point  ici  la  quinte  et  sixte  sauvée;  pourquoi  cela? 

le   maître. 

Ce  n'est  point  une  règle  générale  que  de  sauver  tout  de  suite 
une  dissonance.  Vous  en  verrez  plusieurs  se  succéder.  Descen- 
dons a  présent  la  môme  octave  chromatique. 

Accompagnez  la  première  note  ut,  de  l'accord  parfait  mi- 
neur. 

La  seconde  note  si,  de  la  sixte. 

La  troisième  si  bémol,  encore  de  la  sixte. 

La  quatrième  la,  de  la  petite  sixte  majeure. 

La  cinquième  la  bémol,  de  la  petite  sixte. 

La  sixième  sol,  de  l'accord  parfait  majeur. 


ET    PRINCIPES   D'HARMONIE. 


379 


L   ELEVE. 


Le  reste  de  l'octave? 


a    tonique,    selon 
.  Vous  secouez  la 


LE    MAITRE. 

En  descendant  diatoniquement  jusqu'à 
l'accompagnement  de  la  gamme  en  mineur 
tête? 

l'élève. 

Cette  marche  est  incomplète. 

LE     MAÎTRE. 

C'est-à-dire  que  vous  en  voulez  une  qui  parcoure  toute  l'oc- 
tave en  descendant.  Reprenez  votre  bonne  humeur;  la  voici. 

Sur  la  première  note  ?//,  accord  parfait  majeur. 

Sur  la  même  note,  le  triton. 

Sauvez  le  triton  sur  la  seconde  note  si. 

Sur  la  troisième  note  si  bémol,  la  sixte. 

Sur  la  même  note,  le  triton. 

Sauvez  ce  triton  sur  la  note  suivante,  et  continuez  jusqu'à 
la  tonique  sur  laquelle,  quarte  et  sixte  ;  puis  la  septième  super- 
flue à  sauver  par  l'accord  parfait. 

Et  pour  que  vous  puissiez  posséder  ces  différentes  manières 
d'accompagner  l'octave  chromatique,  tant  en  montant  qu'en 
descendant,  je  vais  vous  les  écrire  en  ut,  d'où  vous  les  appli- 
querez à  votre  aise  à  toutes  les  autres  modulations. 


'>'x  J  J 


Manière  de  monter  chromatiquement  l'octave. 
b.       bfi    -5r  3     b  6.    -5r        J \_ 


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380 


LEÇONS    DE   CLAVECIN 


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Autre  manière  de  monter  chromatiquement  l'octave. 


6 

5 


bb 


6 

5      -5- 


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6 


b 


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Manièrc  de  descendre  l'octave  chromatiquement,  jusqu'à  la  dominante, 
ensuite  diatoniquement  jusqu'à  la  tonique. 


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b 


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6       +■«- 


Autre  manière  de  descendre  l'octave  chromatiquement. 


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l'élève. 


Demain,  cela  sera  su  et  pratiqué  clans  toutes  les  octaves.  11 
ne  s'agit  que  de  retenir  la  marche. 

LE     MAÎTRE. 

Nous  avons  laissé  en  arrière  deux  accords  avec  lesquels  je 
vous  conseille  de  faire  connaissance  en  passant. 

Exécutez  l'accord  parfait  majeur  d'ut.  Supprimez  la  tierce 
mi;  substituez  à  cette  tierce  la  quarte  fa.  Frappez  ut,  fa,  sol, 
avec  la  basse  ut;  et  vous  aurez  ce  qu'on  appelle  accord  de 
quarte. 

l'élève. 

Il  semble  suspendre  le  repos  de  l'accord  parfait. 

LE     MAÎTRE. 

Aussi  l'appelle-t-on  accord  de  suspension.  On  lui  fait  suc- 
céder l'accord  parfait.  Dans  cet  accord  de  suspension,  vous  avez 
mis  à  la  place  de  la  tierce  que  vous  avez  supprimée,  la  quarte; 
n'est-il  pas  vrai?  Mais  il  en  est  un  antre  qui  suspend  égale- 
ment, et  qu'on  forme  en  substituant  la  seconde  ou  neuvième  à 
la  tonique.  Celui-ci  demande  pareillement  à  sa  suite  l'accord 
parfait. 


ET    PRINCIPES   D'HARMONIE. 


i81 


On  chiffre  le  premier  h. 
On  chiffre  le  second  9. 

Voici  un  exemple  de  l'emploi  de  ces  deux  accords  de  sus- 
pension. 

Exemple  des  deux  accords  de  suspension. 


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331 


L  ELEVE. 

Je  vois  ce  que  c'est. 

LE    MAÎTRE. 

Il  ne  reste  qu'à  vous  donner  quelques  progressions  de  basse 
à  débrouiller.  Elles  seront  accompagnées.  J'indiquerai  les 
accords  par  leurs  signes.  Je  ne  marquerai  plus  les  modulations, 
comme  je  l'ai  fait  aux  précédentes,  par  des  dièses  ou  des 
bémols;  ce  sera  votre  affaire  que  de  les  reconnaître  aux  accords 
qui  n'ont  lieu  que  sur  certaines  notes  de  la  gamme. 

l'élève. 

J'ai  peu  de  goût  en  général  pour  l'énigme  et  le  logogriphe  ; 
il  faudra  cependant  s'occuper  sérieusement  des  vôtres.  Puisque 
vous  me  proposez  cette  tâche,  vous  me  supposez  en  état  de  la 
remplir.  Écrivez.  Cependant,  je  vais  jouer  une  sonate  ou  lire 
quelques  pages  de  Y  Histoire  de  France  de  l'abbé  Velly,  qu'on 
m'a  dit  moins  triste  que  le  jésuite  Daniel. 


Première  progression  de  basse. 

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382 


LEÇONS   DE  CLAVECIN 


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ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 

Seconde  progression  de  basse. 


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384 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 


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Troisième  progression  de  basse. 


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ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


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LE     MAÎTRE. 

Voilà,  mademoiselle,  de  quoi  exercer  votre  tête  et  vos  mains. 
Si  vous  m'en  croyez,  vous  commencerez  par  méditer  un  peu  ces 
progressions.  Lorsqu'à  l'aide  des  notes  et  des  signes  vous  en 
aurez  bien  saisi  les  harmonies  et  leur  marche,  vous  vous  met- 
trez au  clavecin  ;  jouez,  arpégez  ;  variez  les  batteries  ;  employez 

25 


XII. 


380  LEÇONS   DE    CLAVECIN 

les  quatre  sons  des  harmonies  dissonantes;  supprimez-en  un, 
deux,  même  trois,  si  cela  vous  convient;  et  j'ai  l'honneur  de 
vous  souhaiter  le  bonsoir. 

l'élève. 
Jusqu'à  présent,  ce  Velly  ne  m'intéresse  pas  autrement.  11 
n'assure  rien  ;  il  va  sans  cesse  doutant.  S'il  ne  me  plaît  pas, 
c'est  ma  faute  sans  doute;  un  ouvrage  qui  a  obtenu  un  suffrage 
universel  peut  aisément  se  passer  du  mien.  C'est  que  j'ai  un 
redoutable  modèle  de  comparaison  dans  la  tête.  Ce  Voltaire,  que 
je  sais  par  cœur,  fait  bien  du  mal  aux  autres  historiens  que  je 
lis.  Quelquefois  je  voudrais  pouvoir  l'oublier,  et  je  ne  saurais. 
Lisons  pourtant  M.  Velly,  car  il  serait  honteux  de  savoir  l'his- 
toire ancienne  et  d'ignorer  celle  de  son  pays. 


FIN     DU      NEUVIÈME     DIALOGUE, 


DIXIÈME    DIALOGUE 


ET 


SUITE  DE  LA  CINQUIÈME  LEÇON  D'HARMONIE 


LE  MAITRE,    L'ÉLÈVE,    LE   PHILOSOPHE. 


LE     PHILOSOPHE. 

Vous  arrivez  à  propos,  monsieur,  pour  nous  juger. 

LE     MAÎTRE. 

La  chose  est  claire;  mademoiselle  a  tort. 

LE     PHILOSOPHE. 

Point  de  partialité...  Ma  fille,  exposez  vous-même  le  fait. 

l'élève. 

Mon  papa  prétend  que  j'en  sais  assez  pour  faire  toute  seule 
une  progression  de  basse,  et  que,  si  j'ai  le  courage  de  le  tenter, 
j'y  réussirai. 

LE     MAÎTRE. 

N'en  avez-vous  pas  joué  plusieurs?  Ne  les  entendez-vous 
pas?  Contiennent-elles  autre  chose  que  vos  leçons?  Prononcez. 

l'élève. 

Je  prononce  qu'au  mouvement  près,  et  à  la  valeur  des 
notes  que  je  puis  changer,  j'en  copierai  à  peu  près  une  des 
vôtres. 

LE     PHILOSOPHE. 

Quoi,  mademoiselle,  il  n'y  a  pas  d'autres  manières  de  com- 
biner les  modulations?  Dans  chacune,  vous  ne  pouvez  pas 
former  d'autres  chaînes  d'accords?  Il  n'y  a  donc  plus  de 
musique  à  faire? 

l'élève. 

Je  me  tâte  de  la  meilleure  foi  du  monde  ;  je  vous  obéirai 


388  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

certainement,  si  vous  ordonnez;  mais  je  proteste  qu'il  y  aura 
autant  de  sottises  que  de  mesures. 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  vous,  monsieur,  êtes-vous  de  cet  avis? 

LE     MAÎTRE. 

Je  suis  d'avis  que  nous  commencions  notre  leçon. 

LE    PHILOSOPHE. 

Je  n'empêche  rien. 

LE     MAÎTRE. 

Je  vous  demande  pardon,  monsieur;  vous  empêchez  tout. 
Votre  enfant  craint  de  faire  mal  devant  vous,  et  grâce  à  cette 
crainte,  elle  ne  sait  plus  ce  qu'elle  fait.  Nous  ne  voulons  nous 
montrer  à  notre  papa  que  quand  nous  serons  sublime. 

LE     PHILOSOPHE. 

Serais-je  plus  redoutable  ou  moins  indulgent  pour  elle  que 
M.  B...  C'est  un  homme  qui  a  été  maître  de  chapelle,  qui  a 
composé,  qui  a  écrit,  qui  a  pratiqué.  11  me  fit  une  visite,  il  y  a 
quelques  jours;  elle  était  au  clavecin.  Je  le  priai  de  l'entendre. 
Il  eut  cette  complaisance;  et  le  témoignage  qu'il  m'en  rendit 
aurait  été  aussi  agréable  pour  son  maître  qu'il  le  fut  pour  elle 
et  pour  moi. 

l'élève. 

M.  B...  me  comparait  à  la  multitude  des  écolières,  et  mon- 
sieur au  courant  des  maîtres. 

LE    MAÎTRE. 

Monsieur... 

LE     PHILOSOPHE. 

Je  vous  entends. 

l'élevé. 

A  présont  que  nous  voilà  seuls  et  que  je  puis  dire  et  faire  des 
bêtises  tout  à  mon  aise  sans  impatienter  personne,  car  on  ne 
vous  impatiente  jamais,  vous,  j'aurai  plus  de  hardiesse,  et,  pour 
ne  rien  celer,  moins  de  modestie.  Je  vous  confierai  que  j'accom- 
pagne les  treize  sons  de  l'octave  chromatique  en  montant,  en 
descendant. 

LE     MAÎTRE. 

Sans  broncher? 

l'élève. 

Suis  broncher  ;  que  vos  accords  de  suspension  n'ont  rien 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  389 

d'eflYayant  que  leur  nom  scientifique,  et  que  ces  trois  progres- 
sions de  basse  que  vous  m'avez  laissées  ne  m'embarrassent  que 
médiocrement. 

LE     MAÎTRE. 

11  y  en  avait  là  trois  fois  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  enchan- 
ter monsieur  votre  père. 

l'élève. 

Assurément,  si  j'avais  été  sûre  de  me  posséder.  Mon  papa 
est  le  meilleur  père  et  le  plus  mauvais  maître  qu'il  y  ait  au 
monde.  11  se  souvient  qu'il  a  été  jeune;  mais  il  ne  se  souvient 
point  du  tout  d'avoir  été  ignorant. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  auriez  expliqué  la  marche  de  ces  progressions ,  et  il 
aurait  vu... 

l'élève. 

Il  aurait  vu  que  je  me  trompais  souvent;  j'aurais  vu  qu'il 
souffrait;  et  vous  auriez  vu  que  je  me  serais  trompée  bien 
davantage,  et  que  j'aurais  fini  par  pleurer...  J'ai  joué  vos  pro- 
gressions. Tâchons  de  les  débrouiller. 

LE    MAÎTRE. 

Ce  n'est  pas  la  magie  noire.  La  première  est  à  deux  temps. 
J'ai  commencé  en  mineur  d'ul.  J'ai  accompagné  la  tonique 
successivement  de  tous  les  accords  consonnants,  de  l'harmonie 
de  la  seconde  note  que  j'ai  fait  suivre  de  la  fausse  quinte  dans 
la  même  octave. 

l'élève. 

Je  vois  cela  ;  et  cette  marche  vous  a  mené  jusqu'à  la  sixième 
mesure. 

LE    MAÎTRE. 

L'accord  de  neuvième  qui  accompagne  la  sixième  mesure 
suspend  la  consonnance  qui  doit  sauver  la  dissonance  de  la 
mesure  précédente. 

A  la  huitième  et  à  la  neuvième  mesure,  je  regarde  Y  ut  comme 
dominante. 

A  la  treizième  mesure,  je  prépare  un  changement  de  modu- 
lation par  la  fausse  quinte  qui  me  conduit  en  mineur  de  fa. 

l'élève. 
Mais  je  crois  que  la   petite  sixte  de  la  quinzième  mesure 


390  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

appelle  le  repos  de  la  dominante,  indiqué  à  la  seizième  ;  et  ces 
quatre  dernières  sont  en  mineur  de  /'</. 

A  la  dix-septième  mesure,  Y  ut  devient  tonique;  et  dans  les 
mesures  qui  suivent  vous  montez  la  gamme  à'ut,  chromatique- 
ment,  par  l'accord  parfait  majeur,  mineur,  la  sixte  et  la  fausse 
quinte  sur  chaque  son. 

\  la  vingt-cinquième  mesure,  vous  rompez  cette  marche  que 
vous  n'avez  suivie  que  jusqu'en  ré...  Arrêtons-nous  ici  un  mo- 
ment, et  sachons  pourquoi  dans  cette  marche  chromatique  vous 
avez  écrit  la  même  touche  du  clavier  :  celle,  par  exemple,  qui 
est  entre  Yut  et  le  ré,  d'abord  par  rè  bémol,  et  ensuite  par  ut 
dièse.  Cette  touche  a  ces  deux  noms  ;  mais  pourquoi  les  avez- 
vous  employés  tous  les  deux? 

LE    MAÎTRE. 

C'est  que  le  rè  bémol  est  la  basse  de  l'accord  qui  sauve  la 
fausse  quinte  sur  ut,  ut;  et  comme  je  veux  pratiquer  une  fausse 
quinte  sur  la  même  basse,  elle  devient  sensible  du  ton  qui  est 
ré;  or  la  sensible  de  ré  est  ut  dièse;  donc  la  même  touche  est 
nécessairement  rc  bémol,  comme  basse  de  l'accord  parfait  qui 
sauve  la  fausse  quinte,  et  ut  dièse,  comme  basse  de  la  fausse 
quinte  qui  ne  peut  être  sauvée  que  par  l'accord  parfait  de  ré. 

l'  élève. 

Autre  chose.  Dans  la  troisième  progression,  j'ai  rencontré 
des  mesures  de  huit  notes  qui  n'avaient  qu'un  seul  accord,  et 
d'autres  mesures  qui  n'en  avaient  point  du  tout.  Papa  m'a  dit 
de  faire  l'accord  parfait  sur  la  première  de  celles-ci. 

LE    MAÎTRE. 

Les  huit  notes  des  mesures  qui  n'ont  point  d'accord  sont 
toutes  renfermées  dans  la  même  harmonie;  par  conséquent  le 
même  accord  les  accompagne  toutes;  mais  si  l'on  frappait  l'har- 
monie pour  chaque  note,  le  chant  en  serait  étoufle;  il  faut  être 
avare  d'accords.  Il  est  rare  qu'un  accompagnement  qui  suit 
toutes  les  notes  fasse  un  bon  effet.  C'est  exprès  que  j'ai  omis  le 
signe  de  l'accord  en  quelques  mesures;  j'ai  voulu  savoir  si  vous 
trouveriez  de  vous-même  celui  qu'il  y  fallait  pratiquer. 

l'élève. 

Et  comment  cela  se  trouve-t-il ,  chaque  note  de  la  gamme 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  391 

pouvant  être  accompagnée  de  plusieurs  accords,  être  prise  pour 
tonique,  quarte,  quinte,  sensible,  tierce  majeure,  tierce 
mineure,  etc.,  selon  la  modulation? 

LE    MAÎTRE. 

La  modulation  est  déterminée  par  la  marche  de  la  basse,  et 
par  l'accord  qui  l'accompagne.  L'usage  vous  apprendra  le  pre- 
mier, et  le  second  vous  sera  connu  par  théorie.  Tombez-vous  sur 
quelques  mesures  sans  accord?  Tenez-vous-en  à  ceux  qui  accom- 
pagnent les  notes  de  la  gamme  en  montant  et  en  descendant.  En 
ut,  dans  les  mesures  qui  ont  précédé,  j'ai  supprimé  l'accord  sur 
le  sol.  La  modulation  une  fois  donnée  par  les  mesures  antécé- 
dentes, je  n'ai  point  chiffré  la  tonique. 

l'élève. 

Et  voilà  pourquoi  papa  me  conseillait  l'accord  parfait.  D'ici 
à  quelque  temps,  je  vous  prie,  marquez  tous  les  accords. 

LE    MAÎTRE. 

Et  vous  voilà  revenue  à  votre  pusillanimité  ;  un  peu  de  cet 
enthousiasme  intrépide  de  monsieur  M...  ne  vous  irait  pas  mal; 
il  lui  en  resterait  assez,  et  vous  en  auriez  ce  qu'il  vous  en  faut... 
Allons  qu'on  m'écrive  une  basse,  tout  à  l'heure;  et  qu'on  l'ac- 
compagne. 

l'élève. 

Dictez.  Je  copie  tout  ce  qu'on  veut,  prose,  vers,  musique. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  mettriez-vous  bien  en  majeur  d'ut? 

l'élève.  - 
Vous  plaisantez,  je  crois?. 

LE   MAÎTRE. 

Faites  toujours. 

l'élève. 

Voilà  l'accord  parfait  de  la  tonique.  Je  suis  forte  sur  l'accord 
parfait  et  sur  le  chemin  du  repos;  ut,  mi,  sol;  sol,  si,  ré;  ut, 
mi,  sol,  et  vous  appelez  cela  de  la  musique? 

le  maître. 
Pourquoi  non? 

l'élève. 
Voulez-vous  encore  les  deux  phrases  harmoniques,  etc.,  etc? 


392  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

LE    MAÎTRE. 

Non,  non.  Mais  en  quittant  la  modulation  majeure  d'ut,  où 
peut-on  aller? 

l'élève. 

On  peut  aller...  Soufflez,  souillez,  ou  je  m'en  vais  où  il  me 
plaira. 

LE   MAÎTRE. 

Quoi!  vous  ne  vous  rappelez  pas  qu'en  changeant  de  modu- 
lation, la  règle  la  plus  générale  est  de  passer  dans  les  modu- 
lations relatives? 

l'élève. 

Heureusement,  mon  papa  n'y  est  pas;  comme  il  crierait! 
Et  dans  celles  qui  ont  un  dièse  ou  un  bémol  de  plus;  et  du 
majeur  au  mineur,  et  du  mineur  au  majeur. 

LE    MAÎTRE. 

Convenez  entre  nous  qu'il  aurait  eu  un  peu  raison  de  crier. 

l'élève. 
Et  pourquoi  ne  criez-vous  pas,  vous? 

le  maître. 
C'est  qu'il  faut  que  chacun  fasse  son  métier,  et  que  le  mien 
est  de  ne  pas  crier. 

l'élève. 
J'étais  en  majeur  d'ut;  je  le  quitte  et  je  vais  en  majeur  de 
sol,  pour  avoir  affaire  à  un  dièse. 

le  maître. 
Et    par  combien  de  chemins  peut-on   aller  d'ut  en    sol  sa 
quinte? 

l'élève. 
Je   ne  vais  jamais   par  quatre;  je  prends,  toujours  le  plus 
court.  Écoutez  :  voilà    la  consonnance  du   majeur   d'ut;  je  la 
laisse,  et  je  m'arrête  tout  de  suite  au  repos  principal  du  majeur 
de  sol. 

LE    MAÎTRE. 

11  n'y  a  rien  à  dire;  mais  vous  pouvez  quitter  la  conson- 
nance ut,  ?)ri,  sol  de  trois  manières;  si  elle  fait  avec  la  basse 
ut  un  accord  parfait,  vous  sortez  par  le  principal  accord  de  la 
modulation;  si  elle  fait  avec  la  basse  mi  un  accord  de  sixte, 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  393 

vous  sortez  par  cet  accord  ;  si  elle  fait  avec  la  basse  sol  un 
accord  de  quarte  et  sixte,  vous  sortez  par  un  accord  de  quarte 
et  sixte.  Ces  trois  acccords  sont  trois  issues. 

l'élève. 
Entre  lesquelles  j'ai  choisi  l'accord  parfait,  et  jem'en  félicite. 

LE    MAÎTRE. 

Afin  qu'il  n'y  ait  point  de  jalousie;  quittez  la  modulation 
majeure  d'ut  par  la  sixte  sur  mi,  par  la  sixte  quarte  sur  sol. 
On  peut  aller  du  majeur  d'ut  au  majeur  de  sol  : 

1°  Simplement,  sans  préparer  la  principale  consonnance  sol, 
si,  ré  par  aucune  dissonance. 

2°  En  la  préparant  par  une  dissonance. 

3°  En  la  préparant  par  une  double  disssonance. 

l'élève. 
Entendons-nous...  aller  d'ut  en  sol  sans  préparer  la  prin- 
cipale consonnance  sol,  si,  ré,  c'est? 

LE    MAÎTRE. 

C'est  tout  de  suite,  après  avoir  mis  à  la  basse  une  des  notes 
de  l'harmonie  majeure  ut,  mi,  sol,  frapper  sol,  si,  ré,  en  met- 
tant à  la  basse  ou  le  sol,  ou  le  si,  ou  le  ré,  comme  vous  avez  fait. 

On  va  dans  le  même  ton  majeur  de  sol  en  faisant,  après  ut, 
mi,  sol,  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  ré,  fa  dièse 
la,  ut,  donnant  pour  basse  à  cette  harmonie  ou  le  ré,  ou  le  fa 
dièse,  ou  le  la,  ou  Xut,  ou  le  sol,  ou  le  si  et  sauvant  ensuite 
cette  dissonance  par  l'harmonie  sol,^  si,  ré,  ou  l'un  de  ses 
dérivés  selon  le  son  sol,  si,  ou  ré,  mis  à  la  basse. 

l'élève. 
Ré,  fa  dièse,  la,  ut,  harmonie  dissonante  de  la  dominante 
de  sol,  où  vous  allez  au  sortir  de  la  modulation  d'ut,  étant 
la  dissonance  principale  de  la  modulation  de  sol,  elle  conduit 
au  principal  repos  sol,  si,  ré.  Laissez-moi  faire  ;  je  veux  sortir 
ou  plutôt  entrer  par  toutes  ces  portes.  Je  prends  fa  dièse  pour 
basse  et  j'entre  par  la  fausse  quinte. 

LE    MAÎTRE. 

C'est  cela.  Allons  donc.  Voici  toutes  les  manières  d'aller  du 
majeur  d'ut  au  majeur  de  sol  par  l'harmonie  dissonante  de  la 
dominante  ré  : 


394 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 


3      »      3 


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Chaque  mesure  contient  une  manière.  La  différence  n'est  que 

dans  les  notes  de  basse.  Les  harmonies  restent  les  mêmes.  En 

écrivant   ces   harmonies,    j'ai  négligé   les   positions,  afin  que 

l'exemple  fût  plus  net. 

l'élève. 

Oh  !  j'y  suis,  et  je  suis  tout  étonnée  de  n'y  avoir  pas  été 

plus  tôt.  Je  puis  aller  du  majeur  d'ut  au  majeur  de  sol  par  tous 

les  accords  dérivés  de  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante 

de  sol,  h  l'exception  de  la  quinte  superflue  qui  n'a  pas  le  même 

privilège. 

LE    MAÎTRE. 

Non,  en  majeur  de  sol;  mais  en  mineur? 

l'élève. 

En  mineur  de  sol?  Attendez.  La  tierce  étant  mineure...  cette 
tierce  mise  à  la  basse  peut  y  produire...  oui,  la  quinte  superflue. 
Mais  vous  m'avez  prescrit,  en  changeant  de  modulation,  de 
n'avoir  qu'un  bémol  de  plus;  et  voilà  que  vous  me  permettez 
d'aller  du  majeur  d'ut  au  mineur  de  sol. 

LE    MAÎTRE. 

Mais  je  vous  ai  dit  aussi  qu'on  pouvait  avoir  un  bémol  de 
moins,  et  toujours  aller  du  majeur  au  mineur.  Allez  donc  du 
majeur  d'ut  au  mineur  d'ut;  quittez  le  mineur  d'ut  et  passez 
par  la  quinte  superflue  au  mineur  de  sol. 

l'élève. 
Pourquoi  quitter  toujours,  comme  vous  faites,  la  modulation 
d'ut}  par  l'accord  parfait,  tandis  que  je  sais  qu'on  en  peut  sortir 
ou  par  la  sixte  sur  la  tierce,  ou  par   la   sixte  et  quarte  sur  la 
quinte? 

LE  maître. 
Pour  que  vous  puissiez  plus  facilement  appliquer  ces  pas- 
sages à  d'autres  modulations.  Pas  d'autre  motif. 

l'élevé. 
Cela  ne  me  suffira  pas  pour  l'intervalle  de  cette  leçon  à  la 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  395 

suivante.  L'habitude  de  l'instrument  lève  bien  des  difficultés,  et 
je  vais  vite.  Si  vous  m'écriviez  à  présent  les  différentes  issues 
du  majeur  d'ut  au  majeur  de  sol,  en  préparant  le  repos  sol,  si, 
ré  par  une  double  dissonance?...  Je  prévois  d'avance  que 
l'autre  dissonance  sera  la,  ut,  mi,  sol,  celle  de  la  seconde  la, 
qui  précédera  celle  de  la  dominante  ré  que  vous  sauverez  par 
l'accord  parfait  sol,  si,  ré,  comme  dans  une  de  nos  phrases  har- 
moniques. 

LE    MAÎTRE. 

Gela  est  juste.  Les  harmonies  seront  ut,  mi,  sol,  que  je 
quitte  en  faisant  la,  ut,  mi,  sol;  ré,  fa  dièse,  la,  ut,  qui  appel- 
lent le  repos  principal  sol,  si,  ré,  de  la  nouvelle  modulation. 

Yoici  les  différents  passages  du  majeur  d'ut  au  majeur  de 
sol,  par  une  double  dissonance.  Dans  ces  exemples,  l'ut  n'aura 
toujours  que  l'accord  parfait. 

Passage  du  majeur  d'Hi  au  majeur  de  sol,  par  une  double  dissonance. 


irtp? 


m 


3,      7       » 


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"«.   "S.     3 


2      78     3 


-# — 0 


Vous  transposerez  cela  dans  toutes  les  modulations. 

l'élève. 
Cela  va  sans  dire. 

LE    MAÎTRE. 

Et  comme  la  pâture  n'est  pas  suffisante,  j'ajoute  à  ces 
exemples  les  manières  diverses  de  passer  du  majeur  d'ut  au 
majeur  de  fa,  sa  quarte;  et  du  majeur  d'ut  en  la,  sa  sixte  et  son 
relatif. 


Passage  du  majeur  d'ut  au  majeur  de  fa,  par  une  simple  dissonance. 


SÊ{EÏ$s±£ 


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3     3     3 


?^m 


-S-    3 


•r%    3 


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7 


0    » 


M 


396  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

Passage  du  majeur  d'ut  au  majeur  de  fa,  par  une  double  dissonance. 


3      7      3      3 


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Ê 


-4-     6 


"6-    S     3 


S 


2     7+3 


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-• — *- 


3ÉZ3Ë 


L    ELEVE. 

Et  le  passage  du  majeur  d'ut  au  mineur  de  fa? 

EE     MAÎTRE. 

Si  vous  voulez  aller  du  majeur  d'ut  au  mineur  de/Vz,  ce  seni 
la  même  marche,  observant  seulement  de  faire  succéder  la  con- 
sonnante  du  mineur  d'ut  à  la  consonnance  du  majeur  d'ut,  e 
de  pratiquer  la  quinte  superflue  à  la  place  de  la  neuvième  di- 
minuée et  septième. 

Passage  du  majeur  d'ut  au  mineur  de  fa,  par  une  simple  dissonance. 


P 


3    -f>    3 


S 


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58  r, 


S 


S 


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t*—*-*- 


■+-ÊT 


Passage  du  majeur  d'ut  au  mineur  de  fa,  par  une  double  dissonance. 


l'élève. 


Puisqu'on  peut  toujours  aller  dans  les  modulations  qui  on 
un  dièse  ou  un  bémol  de  plus  ou  de  moins,  je  passerai  donc 
s'il  me  plaît,  du  majeur  d'ut  ou  mineur  de  ré  ou  de  mi? 

LE    MAÎTRE. 

Assurément;  je  vous  en  donnerai  des  exemples  par  la  suite 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  397 

Quant  à  présent,  suivez  le  grand  chemin  ;  allez  du  majeur  d'ut 
en  fa,  et  de  fa  au  mineur  de  ré  son  relatif. 

l'élève. 
Mais  ces  passages  que  vous  m'avez  donnés  me  conduiraient 
tout  de  suite  au  mineur  de  ré? 

LE    MAÎTRE. 

Je  l'avoue  ;  mais  si  vous  passez  d'abord  par  le  majeur  de  fa, 
vous  ferez  mieux;  la  dissonance  principale  qui  amènerait  la 
modulation  de  ré  serait  celle  de  sa  dominante,  la,  ut  dièse,  mi, 
sol  ;  donc  en  allant  subitement  du  majeur  d'ut  en  ré,  outre  le 
bémol,  vous  faites  paraître  le  second  dièse;  or  ce  second  dièse 
suppose  le  premier,  ce  qui  rend  le  chant  abrupt.  En  allant 
d'abord  en  fa,  et  de  fa  en  mineur  de  ré,  rien  de  nouveau  que 
Y  ut  dièse. 

l'élève. 

Je  n'aime  pas  les  routes  communes  et  battues  ;  mais  puis- 
qu'il n'y  a  pas  moyen  de  faire  un  pas  de  plus  que  vous  ne 
l'avez  prononcé  dans  vos  décrets,  en  attendant  les  routes  immé- 
diates du  majeur  d'ut,  en  ré  et  en  mi,  que  vous  me  promettez, 
il  faudra  s'en  tenir  au  chemin  connu. 

LE     MAÎTRE. 

Et  ce  faisant,  vous  ferez  bien.  Si  vous  débutez  par  les  pas- 
sages en  mineur,  vous  prendrez  le  même  tour  pour  arriver  aux 
quartes  et  aux  quintes. 

Par  exemple,  pour  aller  du  mineur  de  la  au  mineur  de  ré, 
sa  quarte,  vous  suivrez  d'abord  les  passages  prescrits  en  fa,  et 
de  ce  majeur  de  fa  vous  irez  au  mineur  de  ré,  son  relatif. 

Pareillement,  pour  aller  du  mineur  de  la  au  mineur  de  mi, 
sa  quinte,  les  mêmes  passages  vous  mèneront  plus  doucement 
d'abord  au  majeur  de  sol,  et  de  là  au  mineur  de  mi,  son  relatif. 

Sachez  pourtant  que  cette  marche  n'est  pas  nécessaire,  sur- 
tout si  vous  allez,  par  exemple,  du  mineur  de  la  au  mineur  de 
ré,  simplement,  sans  préparer  la  consonnance  de  ré,  fa,  la  par 
aucune  dissonnance. 

Et  puis  dans  les  cas  difficiles  appelez  votre  papa. 

l'élève. 
J'ai  la  vanité  de  me  croire  plus  forte  que  lui.  Chacun  a  son 
lot.  11  me  trouvera  des  chants  tant  que  j'en  voudrai  ;  pour  des 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 

harmonies,  c'est  mon  affaire.  Avec  le  temps,  nous  ferons  à  nous 
deux  un  bon  musicien.  Ah  !  monsieur,  la  bonne  folie  que  de  pré] 
tendre  avec  certains  auteurs  que  c'est  l'harmonie  qui  inspira 
[i  -  chants!  C'est  le  génie,  le  goût,  le  sentiment,  la  passion  qui 
inspire  le  chant;  c'est  l'étude  qui  rend  profond  harmoniste. 
Celui  qui  cherche  la  mélodie  dans  son  cœur  est  un  homme  sen- 
sible  :  celui  qui  la  cherche -dans  son  oreille  est  un  automate  bien 
organisé.  Je  me  trompe  fort,  ou  des  chants  qui  n'émaneraient 
pas  de  l'âme  qu'on  ne  donne  point,  mais  qui  résulteraient  d'une 
combinaison  d'accords,  seraient  souvent  plats,  décousus,  maus- 
sades, bizarres,  vides  de  sens,  bons  pour  des  tympans,  mauvais 
pour  des  entrailles.  Les  sons  retournent  d'où  ils  viennent,  de 
l'organe  à  l'organe,  du  cœur  au  cœur. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  pourriez  bien  avoir  raison;  et  si  vous  avez  besoin  d'un 
exemple  qui  appuie  votre  opinion,  je  ne  vous  conseille  pas  de 
l'aller  chercher  bien  loin. 

l'élève. 

Est-ce  de  vous  ou  de  moi  que  vous  parlez? 

LE     MAÎTRE. 

De  moi,  mademoiselle? 

l'élevé. 
De  vous?  Avez-vous  tenté? 

LE      MAÎTRE. 

Rarement;  et  c'est  une  des  bonnes  preuves  que  j'en  aie. 

l'élève. 

C'est-à-dire  que  vous  ressemblez  à  celui  qui  tenait  dans  ses 
mains  un  Crémone,  à  qui  l'on  demandait  s'il  savait  jouer  de  cet 
instrument,  et  qui  répondait  :  «  Je  n'en  sais  rien;  je  n'ai  jamais 
essayé.  » 

LE     MAÎTRE. 

Votre  conte  est  bon;  cependant  je  persiste.  Celui  qui  a  du 
génieesl  entraîné  à  la  chose  dont  il  a  le  génie;  soyez  sûre  que 
ce  Hasse  que  nous  accompagnons,  et  tant  d'autres,  ont  chanté, 
malgré  qu'ils  en  eussent,  comme  le  rossignol  dans  la  forêt;  et 
>i  le  génie  me  vient  jamais,  je  dirai  avec  le  poëte  ridicule  de 
la  Mélromanie  : 

Dans  ma  tète  un  beau  jour  ce  talent  se  trouva, 
Et  j'avais  quarante  ans,  quand  cela  m'arriva. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  399 

En  attendant  cette  bonne  fortune,  amusons-nous  un  peu 
des  chefs-d'œuvre  de  ces  hommes  merveilleux;  ou  pour  nous 
délier  les  doigts,  commençons  par  les  enchaînements  de  gam- 
mes... brava...  Lorsque  je  vous  occupai  de  ces  enchaînements, 
dites  vrai,  en  conçutes-vous  l'importance? 

l'élève. 

Non. 

LE     MAÎTRE. 

A  présent? 

l'élevé. 

Je  vois  que  cet  exercice  m'a  aplani  la  moitié  des  difficultés; 
aucune  gamme  qui  ne  me  soit  devenue  tout  à  fait  familière; 
plus  de  tâtonnement;  oreille  prompte  à  discerner  les  différentes 
modulations.  Tenez,  faisons  une  expérience;  je  vais  dans  l'ap- 
partement voisin,  vous  presserez  la  touche  de  mon  clavecin  qu'il 
vous  plaira;  et  sur-le-champ  je  la  nomme.  Vous  parcourrez  en 
majeur  ou  en  mineur  la  première  octave  qui  vous  passera  par  la 
tête,  et  je  n'en  serai  pas  plus  incertaine. 

LE     MAÎTRE. 

Voyons. 

l'élève. 

C'est  la  bémol  ou  sol  dièse...  fa  dièse  ou  sol  bémol...  la 

gamme  en  mineur  de  si  bémol  ou  de  la  dièse. 

le   maître. 
Vous  avez  deviné. 

l'élevé. 

Mais  cette  oreille  qui  connaît  si  bien  le  clavier  devient  imbé- 

cille,  si  l'on  chante,  ou  si  l'on  joue  d'un  autre  instrument. 

LE     MAÎTRE. 

Défaut  d'exercice;  autre  idiome  qui  lui  est  étranger. 

l'élève. 
Cet  organe-là  que  j'ai  aux  deux  côtés  de  ma  tête  a  quelque 
chose  de  bizarre. 

LE     MAÎTRE. 

Qu'importe. 


FIN     DU     DIXIÈME     DIALOGUE     ET     DE     LA.     CINQUIÈME     LEÇON. 


ONZIÈME    DIALOGUE 


ET 


SIXIÈME     LEÇON     D'HARMONIE. 


LE   MAITRE,    L'ELEVE. 

LE    .MAITRE,    debout,    en  silence,   derrière  son  élève  qui  ne  l'aperçoit  pas. 

(A  part.) 

Fort  bien...  Voyons  comme  elle  se  tirera  de  là...  A  mer- 
veille... (Haut)...  Brava...  brava... 

l'élève. 
Al)  !  vous  voilà! 

LE    MAÎTRE. 

Continuez.  Je  n'y  suis  pas. 

l'élève. 
Y  a-t-il  longtemps  que  vous  m'écoutez? 

LE      MAÎTRE. 

Je  ne  vous  ai  point  écoutée,  je  ne  vous  écoute  point. 

1,' ELEVE. 

Vos  passages  d'harmonie  me  tourmentent. 

LE     MAÎTRE. 

Pas  trop,  à  ce  qu'il  me  parait. 

L'  ELEVE. 

Je  suis  pourtant  parvenue  à  les  exécuter  en  plusieurs  modu- 
lations. 

LE    MAÎTRE. 

Et  vous  n'avez  pas  choisi  les  plus  faciles. 

i.'  eley  i:. 
Qu'en  pensez-vous? 


LEÇONS  DE  CLAVECIN  401 

LE     MAÎTRE. 

Je   pense  que  c'est  à  présent  que  votre  papa  peut   vous 
demander  une  progression  de  basse,  et  que  vous  auriez  tort  de 
la  lui  refuser.  Tout  est  prêt.  Vous  possédez  les  phrases  harmo- 
niques dans  toutes  les  modulations;  vous  accompagnez  les  huit 
notes  de  la  gamme,  tant  en  montant  qu'en  descendant;  vous 
disposez  de  chacune   d'elles  à  discrétion  ;  vous  parcourez  les 
gammes  diatoniquement,  pratiquant  sur  chaque  note  plusieurs 
accords  tant  consonnants  que  dissonants  ;  vous  pouvez  suivre 
du  grave  à  l'aigu  et  de  l'aigu  au  grave  l'échelle  chromatique 
en  deux  ou  trois  manières;  vous  savez  changer  de  modulation, 
et  passer  de  plusieurs  façons  dans  la  quarte,  la  quinte  et  le 
relatif;  faire  alternativement  le  majeur  et  le  mineur,  le  mineur 
et  le  majeur;  qu'est-ce  qui  vous  manque?  Les  clefs,  les  notes, 
leur  valeur,  les  signes  des  accords,  tout  ce  que  la  lecture  et 
l'exécution  de  la  musique  supposent,  vous   le  connaissez  ;  et 
quand  vous  l'ignoreriez... 

l'élève. 

Dirigez-moi.  Dictez.  Je  jouerai,  en  donnant  une  mesure  à 
chaque  accord  que  je  pratiquerai.  J'arpégerai  l'harmonie.  L'oi- 
seau niais  est  sur  le  bord  du  nid  ;  mais  il  n'a  pas  l'aile  assez 
forte  pour  prendre  son  vol  ;  il  faut  le  pousser  et  le  soutenir. 

LE     MAÎTRE. 

J'y  consens.  Débutons  en  mineur  de  fa. 

Faites  l'accord  parfait  sur  la  tonique. 

Faites-en  autant  sur  la  quarte. 

Préparez  le  repos  de  la  dominante  par  la  septième 

Faites  succéder  à  ce  repos  la  sixte  sur  la  tierce  la  bémol. 

Préparez  le  repos  de  la  tonique  par  la  fausse  quinte. 

Préparez  le  repos  de  la  dominante  par  la  petite  sixte. 

Faites  succéder  à  cette  consonnance  majeure  d'ut  la  con- 
sonnance  mineure. 

De  Vut,  descendez  chromatiquement  à  la,  par  les  deux  sixtes 
et  le  triton  que  la  sixte  sur  la  sauvera. 

Par  ce  moyen,  vous  voilà  en  majeur  de  fa. 

Préparez  le  repos  de  la  tonique  par  la  fausse  quinte. 

Allez  au  relatif,  simplement,  sans  changer  de  basse. 

Préparez  le  repos  de  la  tonique  par  la  petite  sixte  majeure. 

Et  puisque  vous  voilà  en  mineur  d'un  bémol,  allez  au  mineur 
xii.  2G 


402  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

de  deux  bémols;  mais  observez  de  passer  par  la  majeure  de  si 
bémol,  afin  de  rendre  la  marche  plus  douce. 

l'élève. 
Du  mineur  de  ré,  j'irai  simplement  en  si  bémol,  sans  chan- 
ger de  basse;  j'aurai  l'accord  de  sixte  sur  ré. 

LE     MAI  IRE. 

C'est  cela.  Préparez  encore  le  repos  de  la  tonique  par  la 
petite  sixte  majeure,  afin  d'y  rester  un  peu. 

Allez  à  présent  en  mineur  de  sol  par  le  même  chemin. 

l'élève. 
Cette  basse  me  plaît...  fa,  mi,  ré;  ré,  ut, si  bémol;  si  bémol, 
la,  sol...  Ne  suis-je  pas  la  maîtresse  de  faire  le  ré  quinte  de  sol 
(pie  j'accompagnerais  de  l'accord  parfait?  Ce  repos  m'invite. 
J'en  frappe  simplement  l'harmonie. 

LE     MAÎTRE. 

Très-bien  imaginé.  Regardez  ce  repos  comme  principal,  et 
vous  serez  en  majeur  de  rè  avec  deux  dièses...  Allez  dans  sa 
quinte  et  vous  aurez  trois  dièses. 

l'élève. 
Laissez-moi  faire,  l'oiseau  est  parti.  Je  mêle  ensemble  deux 
passages.  D'abord  je  vais  simplement  par  la  sixte  et  quarte.  Je 
m'engage  dans  le  passage  de  la  double  dissonance  qui  s'ouvre 
par  la  petite  sixte.  J'ai  donc  pour  basse  mi,  fa  dièse,  sol  dièse, 
la. 

LE     MAÎTRE. 

Je  vois  qu'il  est  temps  de  vous  révéler  les  mystères.  Sache/ 
donc  qu'il  y  a  deux  nouvelles  harmonies. 

l'élève. 

Quelles? 

LE    MAÎTRE. 

L'harmonie  ^emprunt  et  l'harmonie  superflue. 

Ces  deux  harmonies  produisent  sept  accords  dans  les  modu- 
lations mineures. 

L'harmonie  d'emprunt  fournit  des  passages  sublimes,  et 
change  la  modulation  d'une  manière  aussi  brusque,  aussi  simple 
que  surprenante. 

Jugez  combien  ces  sept  accords  doivent  donner  de  variété 
et  de  charme  aux  progressions. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  403 

l'élève. 
Je  le  conçois.  Mais  vous  me  conduisez  en  majeur  de  la,  et 
vous  m'y  laissez  !  Gela  ne  me  convient  pas.  Je  suis  partie  du 
mineur  de  fa,  et  il  n'y  a  harmonie  d'emprunt  qui  tienne;  il 
faut  que  je  revienne  en  mineur  de  fa.  Ce  mineur  de  fa  par  où 
j'ai  débuté  occupe  mon  oreille  qu'il  faut  satisfaire,  si  vous  voulez 
jouir  de  ma  raison. 

LE     MAÎTRE. 

De  la  douceur;  vous  irez  toute  seule;  et  ce  sont  les  deux 
nouvelles  harmonies  que  je  viens  de  vous  annoncer  qui  vous  y 
conduiront. 

Si  vous  n'êtes  pas  à  votre  aise  en  majeur  de  la,  mettez-vous 
tout  de  suite  en  mineur  delà...  C'est  cela...  Frappez  l'harmonie 
dissonante  de  la  dominante...  Voilà  qui  est  bien...  Haussez  la 
première  note  mi  de  cette  dissonance  d'un  demi-ton...  Juste- 
ment... Hé  bien,  ce  que  vous  faites  là  s'appelle  harmonie  d'em- 
prunt... Cette  harmonie  est  composée,  comme  vous  voyez,  de 
trois  tierces  mineures,  du  moins  en  apparence;  car  fa,  sol  dièse 
est  une  seconde  superflue,  même  intervalle  qu'une  tierce 
mineure. 

l'élève. 

C'est  presque  la  même  chose  que  l'harmonie  dissonante  de 
la  dominante. 

LE     MAÎTRE. 

A  cette  seule  différence  près,  que  la  dominante  est  haussée 
d'un  demi-ton. 

l'élève.  - 
Et  où  mène  cette  harmonie?  quel  repos  a-t-elle  ou  prépare- 
t-elle? 

LE   maître. 
Le  repos  de  la  consonnance  mineure  de  la  tonique. 

l'élève. 
Et  son  nom  d'harmonie  d'emprunt,  d'où  lui  vient- il? 

le    maître. 
Il  vient,  si  l'on  en  croit  Rameau,  de  ce  qu'on  y  substitue  la 
sixte   mineure  à  la  dominante  qui  est  note   fondamentale  de 
toute  dissonance   qui  mène  au  repos  de  la  tonique,   tant  en 
majeur  qu'en  mineur. 


404  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

l'élève. 

Nulle  difficulté  à  trouver  ces  harmonies  d'emprunt.  Je  frappe 
sur-le-champ  toutes  les  harmonies  dissonantes  de  la  dominante; 
en  ut,  par  exemple,  l'harmonie  de  la  dominante  est  sol,  si,  ré, 
fa;  donc  l'harmonie  d'emprunt  est  la  bémol,  si,  ré,  fa. 

Il  me  fâche  que  l'harmonie  d'emprunt  ne  mène  pas  égale- 
ment à  ut,  mi,  sol,  et  à  ut,  mi  bémol,  sol;  comme  c'est  le  pri- 
vilège de  la  dissonance  de  la  dominante  sol,  si,  ré,  fa. 

Permettez  que  je  cherche  l'harmonie  d'emprunt  en  la  bémol. 
La  dissonance  de  la  dominante  est  mi  bémol,  sol,  si  bémol,  ré 
bémol  ;  donc  l'emprunt  est  dans  cette  octave,  mi,  sol,  si  bémol, 
ré  bémol. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  vous  trompez. 

I.'  ÉLÈVE. 

Je  me  trompe! 

LE    MAÎTRE. 

Oui.  Vous  haussez  bien  la  dominante  d'un  semi-ton,  mais 
vous  ne  lui  substituez  pas  la  sixte  mineure. 

l'élève. 

Je  fais  ce  qui  m'est  prescrit  ;  je  ne  change  rien  à  la  disso- 
nance de  la  dominante  que  la  première  note  que  j'altère  selon 
la  règle  de  l'emprunt. 

LE    MAÎTRE. 

Et  que  vous  nommez  mal.  Vous  êtes  en  la  bémol  ;  quelle  est 
la  sixte  mineure  de  la  bémol? 

l'élève. 
C'est  fa  bémol. 

LE    MAÎTRE. 

Dites  donc  fa  bémol,  et  non  pas  mi.  Ces  deux  touches  sont 
1rs  mêmes  sur  le  clavier.  Nulle  différence  pour  celui  qui  joue; 
différence  pour  celui  qui  écrit,  de  l'homme  qui  sait  ce  qu'il  fait 
à  celui  qui  l'ignore. 

l'élève. 

Ce  n'est  point  un  dièse  à  mettre  à  côté  de  la  dominante; 
c'est  la  note  même  à  supprimer,  pour  y  substituer  la  sixte  mi- 
neure du  ton.  Voilà  qui  est  dit  pour  toujours. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  êtes  en  fa;  cherchez-moi  l'harmonie  d'emprunt. 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  ft05 

l'élève. 
La  dissonante  de  la  dominante  est  ut,  mi,  sol,  si  bémol. 
Donc  l'harmonie  d'emprunt,  ré  bémol,  mi,  sol,  si,  bémol. 

LE    MAÎTRE. 

En  ré. 

l'élève. 
Un  moment...  Si  bémol,  ut  dièse,  mi,  sol. 

LE    MAÎTRE. 

En  si. 

l'élève. 

En  si?  C'est  sol,  la  dièse,  ut  dièse,  mi.  Mais  j'aperçois  une 
chose  singulière  :  c'est  que  pour  les  quatre  harmonies  d'em- 
prunt que  vous  m'avez  demandées ,  j'ai  frappé  les  mêmes 
touches. 

•    LE     MAÎTRE. 

C'est  la  vérité.  Vous  avez  frappé  les  mêmes  touches,  mais  ce 
n'est  pas  la  même  chose.  Tenez,  les  voilà  écrites  les  unes  au- 
dessous  des  autres...  Jugez-en  : 

En  la  bémol...  fa  bémol,  sol,  si  bémol,  ré  bémol. 

En  fa ré  bémol,  mi,  sol,  si  bémol. 

En  ré si  bémol,  ut  dièse,  mi,  sol. 

En  si sol,  la  dièse,  ut  dièse,  mi. 

l'élève. 

Chaque  harmonie  d'emprunt  sur  mon  instrument  sert-elle 
pour  quatre  modulations  ? 

LE    MAÎTRE. 

Oui,  mademoiselle,  et  c'est  la  raison  pour  laquelle  vous  n'y 

pouvez  pratiquer  que  trois  différentes  harmonies  d'emprunt. 

Douze  modulations  mineures,  c'est  une  harmonie   d'emprunt 

pour  quatre  modulations,  et  trois  harmonies  d'emprunt  pour 

douze  modulations. 

l'élève. 

Je  saisis  cela.  Vous  avez  dit  que  l'harmonie  d'emprunt  était 

composée  de  trois  tierces  mineures.  En  commençant  par  ut,  par 

mi  bémol,  par  fa  dièse  ou  par  \a,  les  trois  tierces  mineures 

tombent  également  sur  les  mêmes  touches.  11  en  sera  de  même 

que  je  commence  par  ré  bémol,   par   mi,   par  sol,   ou  par  si 

bémol;  de  même  encore,  en  commençant  par  ré,  par  fa,  par  la 

bémol  ou  par  si. 


m  LEÇONS    DE  CLAVECIN 

LE    MAÎTRE. 

C'est  très-bien  raisonné  ;  mais  le  principe  par  lequel  douze 
harmonies  d'emprunt  se  réduisent  à  trois,  sur  le  clavecin. 

l'élève. 

Je  vais  le  savoir,  parce  que  vous  me  le  direz.  A  quoi  bon  me 
creuser  la  tète  à  le  chercher? 

LE     MAÎTRE. 

A  vous  le  rendre  propre,  à  l'entendre  mieux  et  à  le  retenir 
plus  facilement.  C'est  le  prix  de  la  réflexion.  Il  n'y  a  sur  le  cla- 
vecin que  douze  touches  différentes.  L'harmonie  d'emprunt  en 
emploie  quatre  à  la  fois  et  à  égale  distance.  Entre  chaque  deux 
touches  employées,  il  y  en  a  deux  de  laissées;  ainsi  quelle  que 
soit  celle  par  laquelle  on  commence,  il  est  évident  qu'après  trois 
harmonies  d'emprunt,  on  a  frappé  les  douze  touches  différentes, 
car  trois  fois  quatre  font  douze. 

Dans  les  modulations  mineures,  la  même  touche  a  quelque- 
fois deux  noms;  d'où  il  arrive  que  les  douze  harmonies  d'em- 
prunt sont  toutes  différenciées  au  moins  par  le  nom  de  quelques 
notes,  et  peuvent  ainsi  se  reconnaître  et  se  rapporter  à  leur 
vraie  modulation. 

l'élève. 

Tandis  que  vous  vous  adressez  à  ma  raison,  mon  clavier 
s'adresse  à  mes  yeux.  Je  frappe  les  touches,  je  regarde,  et  je 
vois  qu'après  trois  harmonies  d'emprunt,  j'ai  parcouru  les 
douze  touches  différentes,  par  conséquent  les  douze  modula- 
tions, et  qu'à  la  quatrième  fois,  je  reviendrais  sur  les  quatre 
premières  touches. 

J'assurerais  bien  que  les  harmonies  d'emprunt  se  reposent 
sur  la  consonnance  mineure  de  la  tonique. 

LE    MAÎTRE. 

Et  sur  quoi  fondé? 

l'élève. 
Premièrement,  sur  ce  que  vous  me  l'avez  dit,  je  crois. 

L  E    MAÎTRE. 

Ce  n'est  qu'une  autorité  qui  prouve  peu  en  matière  d'art  ou 
de  science. 

l'élève. 

Secondement,  sur  ce  qu'en  ut,  l'harmonie  d'emprunt  est  la 
bémol,  si,  ré,  fa,  dont  trois,  la  sensible  si,  le  ré  et  le  fa,  dis- 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  ^07 

sonent  avec  la  consonnance  cle  la  tonique  du  mineur  d'ut.  Donc 
si  vous  avez  bien  raisonné  jusqu'ici,  je  raisonne  bien  quand  je 
dis  que  cette  consonnance  doit  succéder  à  ces  dissonances  pour 
les  sauver;  et  puisque  l'harmonie  d'emprunt  renferme  le  la 
bémol,  j'en  conclus  encore  que  je  suis  en  mineur  d'ut;  donc 
cette  tonique  est  celle  du  mineur  d'ut}  donc  après  l'emprunt, 
la  bémol,  si,  ré,  fa,  je  frapperai  ut,  mi  bémol,  sol. 

LE    MAÎTRE. 

Gela  vaut  mieux  que  ma  parole,  et  voilà  ce  qu'on  appelle 
aller  seule,  aller  bien,  et  prendre  son  maître  par  les  épaules  et 
le  chasser. 

l'élève. 

J'aperçois  quelquefois  à  faire  plaisir  ;  plus  souvent  je  suis 
bête  à  faire  pitié.  Ainsi  vous  resterez  là. 

le  maître. 
Jouez  encore  une  fois  cette  harmonie  d'emprunt  avec   la 
main  droite.  Donnez-lui  successivement  pour  basse  les  notes  qui 
la  composent,  la  bémol,  si,  ré,  fa. 

l'élève. 
Et  quatre  nouveaux  accords. 

le  maître. 
Sauvez-les. 

l'élève. 
L'harmonie  ut,   mi   bémol,  sol  renferme    assurément  les 
accords  qui  les  sauvent;  mais  chacun  d'eux  en  a  certainement 
un  qui  lui  succède  mieux  qu'un  autre,  et  je  ne  sais  lequel. 

LE    MAÎTRE. 

Un  mot  suffit  pour  vous  tirer  de  là.  Prenez  dans  ut,  mi 
bémol,  sol,  pour  l'accord  préféré,  celui  dont  la  note  mise  à  la 
basse  sera  la  plus  voisine  de  la  basse  cle  l'accord  d'emprunt  que 
vous  aurez  à  sauver. 

l'élève. 

Ainsi  après  avoir  fait  entendre  l'harmonie  d'emprunt  la 
bémol,  si,  ré,  fa,  avec  sa  première  note  la  bémol  à  la  basse, 
je  ferai  la  quarte  et  sixte  sur  sol. 

Après  avoir  fait  entendre  l'harmonie  d'emprunt  avec  sa 
seconde  note  si  à  la  basse,  je  frapperai  l'accord  parfait  de  la 
tonique. 


4U8  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

Après  avoir  fait  entendre  l'harmonie  d'emprunt  avec  sa  troi- 
sième note  ré  à  la  basse,  je  pratiquerai  la  sixte  sur  mi  bémol, 
ou  l'accord  parfait. 

Je  sauverai  pareillement  le  quatrième  accord  de  l'harmonie 
d'emprunt,  ou  par  la  sixte  et  quarte,  ou  par  la  sixte;  sol  et  mi 
bémol  étant  également  éloignés  de  fa.  Est-ce  cela? 

LE    MAÎTRE. 

Plus  nous  avançons,  plus  je  me  persuade  que  quand  l'élève 
n'apprend  rien,  c'est  la  faute  du  maître. 

l'élève. 

Plus  nous  avançons,  plus  je  me  persuade  que  quand  l'élève 
n'apprend  rien,  c'est  la  faute  de  l'élève. 

LE    MAÎTRE. 

Ce  que  vous  me  répondez  est  aussi  poli  et  moins  vrai  que  ce 
que  je  vous  disais. 

On  peut  encore  donner  deux  autres  basses  à  l'harmonie 
d'emprunt,  la  tonique  et  la  tierce  mineure. 

l'élève. 
Et  cette  harmonie  dissonante  produit  six  accords... 

LE    MAÎTRE. 

Que  je  vais  vous  écrire,  avec  les  consonnantes  qui  les  sau- 
vent... 

l'élève. 
Que  je  vais  exécuter  à  mesure  que  vous  les  écrirez. 

LE    MAÎTRE. 


Accords  d'emprunt  sauvés. 


m 


* 

^ 


te 


3j 


U 


_-_ :i 


=S=3t 


^ 


1 !" 


1 — h 


l  j;i  i,\  e. 
Six  accords...  basses  de  ces  six  accords,  la  sixte  mineure,  la 
sensible,  la  seconde,  la  quarte,  la  tonique  et  la  tierce  mineure... 
Aucune  incertitude  sur  ceux  qui  les  sauvent;  voilà  les  chiffres 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  409 

qui  les  désignent...  Et  les  noms  de  ces  six  produits  de  l'har- 
monie d'emprunt? 

LE   MAÎTRE. 

C'est  pour  me  convaincre  que  je  vous  suis  bon  à  quelque 
chose;  la  question  est  honnête. 

L'harmonie  d'emprunt  fait  avec  la  sixte  mineure  un  unis- 
son, la\>,  la  !>  ;  une  seconde  superflue,  la  bémol,  si;  une  quarte 
superflue,  la  bémol,  ré;  une  sixte  majeure,  la  bémol,  fa;  et  on 
nomme  ce  premier  accord  seconde  superflue. 

L'harmonie  d'emprunt  fait  avec  la  sensible  si  une  septième 
diminuée,  si,  la  bémol  ;  un  unisson,  si,  si;  une  tierce  mineure, 
si,  ré;  une  fausse  quinte,  si,  fa;  et  on  nomme  ce  second  accord 
d'emprunt  septième  diminuée  jointe  à  la  fausse  quinte. 

L'harmonie  d'emprunt  fait  avec  la  seconde  ré  une  fausse 
quinte,  ré,  la  bémol;  une  sixte  majeure,  ré,  si;  un  unisson,  ré, 
ré;  une  tierce  mineure,  ré,  fa;  et  l'on  nomme  ce  troisième 
accord  d'emprunt  fausse  quinte  jointe  à  la  sixte  majeure. 

L'harmonie  d'emprunt  fait  avec  la  quarte  fa  une  tierce 
mineure,  fa,  la  bémol  ;  un  triton,  fa,  si;  une  sixte  majeure,  fa, 
ré;  un  unisson,  fa,  fa;  et  l'on  nomme  ce  quatrième  accord 
d'emprunt  tierce  mineure  jointe  au  triton. 

L'harmonie  d'emprunt  fait  avec  la  tonique  nt  une  sixte  mi- 
neure,  ut,  la  bémol;  une  septième  superflue,  ut,  si;  une 
seconde  ou  neuvième,  ut,  ré;  une  quarte  ou  onzième,  îit,  fa; 
et  l'on  nomme  ce  cinquième  accord  d'emprunt  sixte  mineure 
jointe  à  la  septième  superflue. 

L'harmonie  d'emprunt  fait  avec  la  tierce  mineure  mi  bémol 
une  quarte,  mi  bémol,  la  bémol;  une  quinte  superflue,  mi 
bémol,  si;  une  septième  superflue  mi  bémol,  ré;  une  seconde 
ou  neuvième,  mi  bémol,  fa;  et  l'on  appelle  ce  sixième  et  der- 
nier accord  d'emprunt  quarte  jointe  à  la  quinte  superflue. 

Quant  à  la  manière  de  chiffrer  ces  accords,  voici  celle  que 
je  préférerais  : 

La  seconde  superflue 2#ou2+. 

La  septième  diminuée  jointe  à  la  fausse  quinte. 

T     c  ......  .  -(3  ou  +6. 

La  musse  quinte  jointe  a  la  sixte  majeure 


4t0  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

....  4  ou  4. 

La  tierce1  mineure  jointe  au  triton 

.  ■        .  ,  .-,  fl  7zOu7+. 

La  sixte  mineure  jointe  a  la  septième  superflue.        . 

o        ?o. 

.  .        ,  ,         .                 n  5#ou5+. 

La  quarte  jointe  a  la  quinte  superflue f 

Vous  rêvez,  mademoiselle. 

L'  liLÈVE. 

Oui,  monsieur,  et  très-sérieusement. 

LE     MAÎTRE. 

Et  cette  très-sérieuse  rêverie? 

l'élève. 

C'est  que  quand  vous  m'avez  dit  que  la  science  de  l'harmonie 
n'était  rien,  vous  m'avez  dit  le  mensonge  le  plus  mensonge  que 
j'aie  encore  entendu  ;  savez-vous  que  pour  oui  ou  non,  je  lais- 
serais tout  là? 

LE     MAÎTRE. 

Combien  y  a-t-il  de  temps  que  nous  nous  occupons  d'har- 
monie? 

l'  élève. 
Mais,  quatre  à  cinq  mois. 

LE    MAÎTRE. 

El  pourriez-vous  me  nommer  une  science,  un  art,  un  métier, 
si  chétif  qu'il  soit,  qui  ne  demande  infiniment  plus  de  temps 
et  d'application  ? 

l'élève. 

Pour  plus  de  temps,  je  le  passe;  plus  d'application,  je  le  nie. 

LE     MAÎTRE. 

L'architecture,  la  peinture,  la  sculpture,  les  lettres  con- 
somment une  grande  partie  de  la  vie;  l'exécution  sur  le  moindre 
instrument  ne  finit  point;  combien  avez-vous  eu  les  mains  sur 
les  touches  du  clavecin  avant  que  de  lire  et  d'exécuter  passable- 
ment une  sonate? 

l'élève. 

Qui  le  sait',  six  ans,  sept  ans,  peut-être.  Cela  est  venu  peu 
à  peu. 

LE    M  VÎTRE. 

Comment!  vous  aviez  des  dispositions,  et  avec  ces  disposi- 
tions il  vous  a  fallu  un  travail  opiniâtre  de  six  à  sept  ans  avant 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  411 

que  de  déchiffrer  un  peu  lestement  un  adagio,  un  andante,  un 
allegro,  encore  vous  reste-t-il  des  difficultés  ;  et  vous  vous  plai- 
gnez !  Combien  croyez-vous  que  ces  savants  hommes  dont  vous 
admirez  les  ouvrages  avaient  de  pratique  avant  que  d'en  être 
venus  où  ils  en  sont  ? 

l'élève. 
Dix  ans  ?  douze  ans  ? 

LE    MAÎTRE. 

Dites  quinze,  vingt,  trente;  et  croyez  que  la  plupart  en  sont 
réduits  à  une  routine  aveugle  et  bornée,  qui  tient  et  qui  tien- 
dra toute  leur  vie  leur  génie  en  lisière,  et  qui,  rétrécissant 
l'étendue  naturelle  de  leur  tête,  les  arrêtera  dans  l'ignorance  de 
ce  qu'ils  auraient  pu  faire,  s'ils  avaient  été  mieux  pourvus  de 
principes.  Savez-vous  ce  que  je  vois,  c'est  que  votre  tête  com- 
mence à  se  lasser  ;  et  mon  avis  serait  de  vous  tenir  ici  quelque 

temps. 

l'élève. 

Piien   de  cela,   s'il  vous  plaît.   Je  n'ai  pas  un   moment  à 

perdre...  à  nos  harmonies  d'emprunt,  vite,  vite. 

LE    MAÎTRE. 


Vous  le  voulez? 
Certainement. 


L   ELEVE. 


LE    MAITRE. 


Et  si  le  dégoût  revient? 

l'élève. 

Il  s'en  retournera...  Allons...  allons...   De  quoi  riez-vous? 

LE    MAÎTRE. 

De  ce  que  vous  regardez  en  arrière,  lorsque  nous  touchons 

au  bout  de  la  carrière. 

l'élève. 

C'est  le  moment  de  la  lassitude. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  êtes  pleine  d'esprit  et  de  sens. 

Observez  que  tous  les  accords  d'emprunt,  excepté  la  seconde 
superflue,  naissent  de  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante; 
c'est  la  fausse  quinte,  la  sixte  majeure,  le  triton,  la  septième 
superflue,  la  quinte  superflue,  et  la  petite  sixte  mineure  de  la 
modulation  intruse. 


412 


LIXONS   DE  CLAVECIN. 


Le  la  bémol  dans  le  second  accord  fait  la  septième  diminuée. 

Dans  le  troisième  accord,  la  fausse  quinte. 

Dans  le  quatrième,  la  tierce  mineure. 

Dans  le  cinquième,  la  sixte  mineure. 

Dans  le  sixième,  la  quarte. 

Observez  encore  que  l'usage  de  ces  accords  d'emprunt  et 
composés  est  le  même  que  celui  des  accords  simples;  par 
exemple  la  septième  diminuée  jointe  à  la  fausse  quinte  a  la 
même  fonction  et  la  même  basse  que  la  simple  fausse  quinte. 

Apprenez  de  plus,  en  passant,  que  les  deux  derniers  s'ap- 
pellent accords  d'emprunt  et  de  supposition. 

l'élève. 

Et  j'ajouterai  de  mon  chef  que  l'harmonie  superflue  ne  pro- 
duit qu'un  accord.  Vous  m'avez  dit  que  les  deux  nouvelles  har- 
monies ne  produisaient  que  sept  accords;  il  en  dérive  six  de 
l'harmonie  d'emprunt;  qui  de  sept  paye  six,  reste  un. 

LE     MAÎTRE. 

Savante  arithmétique  !  Jouez  en  mineur  d'ul...  Faites  l'har- 
monie dissonante  de  la  seconde,  avec  la  main  droite...  brava... 
Haussez  d'un  semi-ton  sa  seconde  note  fa...  c'est  cela,  et  vous 
avez  l'harmonie  superflue;  sauvez-la  par  sol,  si,  ré;  car  elle 
mène  à  la  dominante  ainsi  que  l'harmonie  de  seconde  d'où 
elle  est  dérivée...  répétez...  Donnez  pour  basse  à  cette  har- 
monie la  sixte  mineure  la  bémol,  et  vous  introduirez  ainsi  la 
petite  sixte  superflue,  seul  accord  que  produise  l'harmonie 
superflue  que  vous  sauverez  par  l'accord  parfait  de  la  domi- 
nante. 

l'élève. 

Et  vous  allez  m' écrire  cela? 

LE     MAÎTRE. 

Sans  doute. 

La  petite  sixte  superflue,  notée,  chiffrée,  sauvée. 


ET   PRINCIPES   D-HARMONIE.  &13 

Je  chiffrerais  cet  accord  quelquefois...       " 

4 

l'élève. 
Je  soupçonne  la  raison  et  le  nom  du  signe  de  cet  accord 
dérivé  de  l'harmonie  superflue  qui  me  semble  faire  avec  la 
sixte  mineure  la  bémol  une  quarte  superflue  ou  triton,  la 
bémol,  ré;  une  sixte  superflue,  la  bémol,  fa  dièse;  un  unisson, 
la\>,  la\>,  et  une  tierce  majeure,  la  bémol,  ut. 

LE     MAÎTRE. 

C'est  précisément  ce  que  j'allais  vous  dire,  quand  vous 
m'avez  prévenu;  mais  n'oubliez  pas  une  distinction  qu'il 
importe  de  faire  :  c'est  que  dans  l'harmonie  superflue,  on  hausse 
la  seconde  note  de  la  dissonance  de  seconde  d'un  semi-ton  ; 
en  mineur  d'ut,  par  exemple,  de  ré,  fa,  on  fait  ré,  fa  dièse, 
sans  changer  le  nom  de  la  note  altérée;  au  lieu  que  dans 
l'harmonie  d'emprunt,  le  nom  de  la  note  disparaît,  pour  faire 
place  à  celui  de  la  sixte  mineure,  en  sorte  que  de  sol,  si,  ré, 
fa,  on  fait  la  bémol,  si,  ré,  fa. 

l'élève. 
Est-ce  là  tout? 

LE     MAÎTRE. 

En  avez-vous  assez? 

l'élève. 

Oui,  de  ces  emprunts  et  de  ce  superflu...  Mais  ma  progres- 
sion de  basse  en  mineur  de  fa,  commencée  et  laissée  je  ne  sais 
où,  est-ce  que  vous  croyez  que  je  n'y  pense  plus? 

LE     MAÎTRE. 

Nous  y  reviendrons;  mais  auparavant  il  faudrait  un  peu 
appliquer  ces  nouveaux  accords.  A  quoi  bon  les  avoir  décou- 
verts, s'ils  restent  stériles?  Peut-être  nous  aideront-ils  à 
monter  et  descendre  l'octave,  tant  diatonique  que  chromatique  ; 
voyons  quels  passages  ils  pourront  nous  fournir,  et  s'ils  ajoute- 
ront quelque  chose  à  notre  richesse? 

Manière  de  monter  diatoniquement  l'octave  en  mineur  d'ut. 

i        ,    br,  i    br>     7+  1,6     7   +r> 

b<i      b     4     \      b     0      t>     y   b(5       7-    b 


t><;      b>     4     4      b     9      t»     2  bG       7-    b  1-5.-5.  -6 

-<4:,|,  I      11       1  I       I     I  

^V\,      ëé    éàëddmÀàd        0000 


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LEÇONS   DE  CLAVECIN. 


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Manière  de  descendre  l'octave  chromatiquement  jusqu'à  la  quinte, 
puis  diatoniquement  jusqu'à  la  tonique. 


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2+      *»  "        r,     +-l      b, 

£  r  i  r  r  r  J  ' 


Manière  de  descendre  l'octave  entière  cliromatiquement. 

b  o     .  r.  a  r.    i  r.  r. 

i   1  1«  3     «    %      b      «2»      !,      g      ag        j      [,     Q  + 

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4      b      «2=        '.    ."    2  +       4     b     23         4      3      28       \       b     2» 


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b       7*b 


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Autre  manière  de  descendre  l'octave  chromatiquement. 


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ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


615 


Passages  d'ut  en  mineur  de  mi.  —  D'»f  en  mineur  de  ré  bémol  ou  en  mineur  d'ut 
dièse.  —  D'mS  en  mineur  de  si  bémol.  —  D'wf  en  mineur  de  sol.  Par  le 
moyen  de  l'harmonie  d'emprunt. 

'5       b     n    4  3      t>     ^       ^  ! J.     t     ! 

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ou 

bien 


b      b 


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JJJb*|JJJl^ 


J  J  g  B 


L  ELEVE. 

A  exercer  dans  toutes  les  modulations. 

LE     MAÎTRE. 

Ces  passages  sont  aussi  utiles  que  beaux.  Sur  chaque 
tonique  vous  pourrez  faire  succéder  la  consonnance  mineure  à 
la  majeure  et  pratiquer  ensuite  l'emprunt  qui  renferme  cette 
tonique.  L'harmonie  d'emprunt  vous  offrira  sur-le-champ  ses 
quatre  modulations ,  selon  que  vous  prendrez  l'accord  pour 
seconde  superflue,  ou  pour  septième  diminuée  et  fausse  quinte, 
ou  pour  tierce  mineure  et  triton,  ou  pour  fausse  quinte  et  sixte 
majeure. 

l'élève. 

Voilà  qui  est  fort  bien;  mais  cette  progression  où  vous 
m'avez  conduite  en  mineur  de  ht,  je  crois,  est-ce  pour  m'y 
laisser  éternellement? 

LE     MAÎTRE. 

Un  peu  de  patience.  Dites-moi  :  si  de  toute  cette  théorie 
d'harmonies  et  d'accords  il  nous  était  possible  de  déduire 
quelque  nouvelle  progression  de  basse,  en  conscience  pour- 
rions-nous nous  en  dispenser? 

l'élève. 
Très-bien;   à  moins  que  vous  n'ayez  résolu  de  filer   vos 
leçons  d'harmonie  à  la  manière  des  chants  de  l'Arioste. 

LE     MAÎTRE. 

C'est-à-dire  entamer  une  progression ,  l'interrompre  pou 
en  entamer  une  seconde,  que  je  laisserai  pour  en  commencer  une 
troisième  et  n'en  terminer  aucune;   ne  craignez  pas  cela...  Je 
ne  sais  si  cette  méthode  ajoute  à  l'intérêt  dans  un  ouvrage  de 
littérature... 


MO 


LEÇONS   DE  CLAVECIN 


L  ELEVE. 

Nullement;  elle  impatiente,  et  l'intérêt  n'est  pas  de  l'impa- 
tience. 

LE     MAÎTRE. 

Mais  elle  est  tout  à  fait  contraire  à  la  clarté  dans  un  ouvrage 
didactique. 

i.'i;i.k\  E. 

Je  puis  donc  me  flatter  que  nous  mettrons  à  bonne  fin  ma 
triste  et  délaissée  progression  en  fa. 

LE    MAÎTRE. 


Progression  de  basse. 
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ET  PRINCIPES   D'HARMONIE. 

8  l>6 


417 


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1:     t. 


Autre  progression  de  basse. 
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XII. 


27 


M8 


LEÇONS  DE  CLAVECIN 


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L  ELEVE. 

Deux  progressions  !  Si  vous  n'avez  pas  interrompu  la  pre- 
mière, vous  en  avez  fait  une  seconde;  et  c'est  toujours 
tromper. 

LE     MAÎTRE. 

Voilà  de  l'ouvrage;  et  vous  vous  exercerez  là-dessus  toute 
seule. 

l'élève. 

Et  ma  progression?  Attendez-vous  sans  cesse  à  ce  refrain; 
jusqu'à  ce  qu'excédée  de  vos  délais,  je  vous  crie  sans  interrup- 
tion :  h  Ma  progression,  ma  progression.  » 

LE     MAÎTRE. 

Où  en  étions-nous  de  cette  progression  qui  vous  tient  tant 


a  cœur< 


L  ELEVE. 


En  mineur  de  la. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  &19 

LE    MAÎTR  E. 

Faites  la  septième  diminuée  jointe  à  la  fausse  quinte  sur 
ce  la. 

l'élève. 

Bon.  Accord  d'emprunt  qui  me  mène  en  mineur  de  si  bémol. 
Qu'est-ce  qui  sauvera  cet  emprunt?...  Si  j'y  faisais  la  petite 
sixte  majeure  sauvée  par  la  sixte...  Mais  de  cette  modulation 
où  j'ai  cinq  bémols,  avec  un  peu  de  complaisance  vous  m'au- 
riez bientôt  remise  en  mineur  de  fit,  d'où  je  suis  partie. 

le   maître. 
Vous  êtes  trop  pressée. 

l'élève. 
C'est  que  je  me  méfie  de  vous. 

le   maître. 
Regardez  votre  dernière  note   de  basse   comme   ut  dièse  ; 
faites  sur  cet  ut  dièse  la  fausse  quinte  jointe  à  la  sixte  majeure. 

l'élevé. 
Et  me  voilà  en  mineur  de  si. 

LE    MAÎTRE. 

Sauvez  cette  dissonance  par  l'accord  parfait. 

Faites  la  petite  sixte  majeure  que  vous  sauverez  par  la  sixte 
sur  la  tierce  ré. 

l'élève. 

Et  me  voilà  en  deux  dièses.  Permettez  que  je  passe  en 
majeur  de  sol  où  je  n'en  aurai  plus  qu'un. 

LE     MAÎTRE, 

J'y  consens;  mais  allez-y  simplement,  par  l'accord  de  sixte 
et  sans  vous  y  arrêter.  Faites  l'harmonie  d'emprunt  qui  ren- 
ferme votre  basse  si. 

l'élève. 

C'est  fait;  et  que  vais-je  devenir? 

LE     MAÎTRE. 

Ce  qu'il  vous  plaira. 

l'élève. 
Pcrfulo,  tradilore...  Je  m'en  doutais...  Monsieur,  monsieur... 

le   maître. 
Je  ne  saurais. 


420  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

l'élève. 

In  moment,  rien  qu'un  moment. 

l'élève,  seule. 

Il  s'en  va...  Hé  bien,  qu'il  s'en  aille...  Qui  sait  si  je  ne 
pourrai  pas  me  passer  de  lui?,..  Essayons...  De  cette  note  de 
basse  si,  sur  laquelle  il  me  laisse,  que  puis-je  faire?...  C'est 
un  accord  d'emprunt;  il  est  donc  susceptible  de  quatre  noms... 
Si  je  le  regardais  comme  seconde  superflue,  j'irais  en  mineur 
de  ré  dièse...  Cette  modulation  a  sa  difficulté...  Voyons  si  je  ne 
pourrais  pas  y  pratiquer  seule  quelques  accords...  Oui-da... 
cela  va...  Dans  le  vrai,  ils  ont  raison  tous  les  deux,  et  il  ne 
tiendrait  qu'à  moi  de  faire  une  progression...  Il  faut  le  tenter  à 
leur  insu...  Demain  je  suis  ici  de  grand  matin...  Personne  ne 
sera  levé:  on  ne  me  soupçonnera  de  rien...  Si  je  réussis,  je  mon- 
trerai mon  ouvrage...  Si  je  ne  réussis  pas,  j'en  serai  quitte 
pour  me  taire...  Préparons  l'encre  et  le  papier... 


FIN    DU    ONZIEME     DIALOGUE 
ET     DE    LA     SIXIÈME     LEÇON    D'HARMONIE. 


DOUZIÈME    DIALOGUE 

ET 

SEPTIÈME    LEÇON     D'HARMONIE. 


LE   MAITRE,    L'ÉLÈVE,    LE    PHILOSOPHE. 


l'élève. 


Arrivez,  traître,  arrivez. 

LE    MAÎTRE. 

Hé  bien  qu'avez-vous  fait  de  votre  harmonie  d'emprunt? 

l'élève. 
Je  ne  veux  pas  vous  le  dire. 

LE     MAÎTRE. 

Et  moi  je  ne  veux  plus  le  savoir.  Je  vois  par  votre  réponse 
que  vous  n'en  êtes  pas  restée  là,  et  cela  me  suffit. 

l'élève. 

De  ce  si}  note  de  basse  sur  laquelle  vous  m'avez  laissée 
sans  pitié,  j'en  ai  fait  une  seconde  superflue  que  j'ai  sauvée. 

Ensuite  je  suis  descendue  à  la  tierce  par  le  triton  que  j'ai 
fait  suivre  de  la  quinte  superflue,  pour  sauver  à  la  fois  ses  deux 
dissonances. 

J'ai  répété  la  sixte. 

J'ai  continué  de  descendre  jusqu'à  la  tonique  par  la  fausse 
quinte  jointe  à  la  sixte  majeure  que  j'ai  fait  succéder  de  la 
septième  superflue,  et  après  avoir  sauvé  les  deux  accords 
dissonants. 

J'ai  préparé  le  repos  de  la  dominante  par  la  sixte,  la  petite 
sixte  et  la  petite  sixte  superflue  sur  le  si. 

Là  j'ai  changé  de  modulation,  en  regardant  le  la  dièse 
comme  si  bémol. 


/,22  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

Faisant  succéder  h  l'accord  parfait  de  la  dièse  l'accord 
parfait  de  si  bémol,  je  me  suis  vue  au  milieu  de  cinq  bémols. 

Et  tout  de  suite  rentrée  en  mineur  de  fa  par  le  triton. 

Et  pour  finir,  j'ai  fait  bien  vite  la  sixte  quinte  sur  si  bémol  ; 
et  la  sixte  quarte  et  septième  sur  la  dominante,  pour  aller  me 
reposer  sur  fa,  la  bémol  al,  où  je  me  suis  trouvée  fort  à  mon 
aise. 

LE     MAÎTRE. 

Et  vous  n'avez  pas  écrit  cela? 

l'élève. 
Pardonnez-moi. 

LE     MAÎTRE. 

Et  cette  écriture,  ne  peut-on  pas  la  voir? 

l'élève. 
Non,  je  suis  un  peu  trop  vaine  pour  l'avoir  gardée  ;  cela  était 
à  faire  mal  au  cœur. 

LE     MAÎTRE. 

Dans  le  monde,  on  ne  fait  rien  quand  on  ne  se  résout  pas 
à  commencer  par  peu  de  chose. 


l'élève. 


Et  voilà  de  la  morale,  et  de  la  bonne. 

le   maître. 
Et   dans  les  arts,  on  ne  fait  jamais  bien,  quand  on  ne  se 
résout  pas  à  faire  mal...  vous  souriez... 

l'élève. 
C'est  de  réminiscence...  Mais  dites-moi  votre  avis  sur  ce 
bout   de   progression   que  j'ai   imaginé  de  moi-même...  Vous 
souriez  à  votre  tour... 

LE     MAÎTRE. 

C'est  aussi  de  réminiscence... 

l'élève. 
Cela  ne  vaut  rien;  n'est-ce  pas? 

le   maître. 
Les  règles  sont  parfaitement  observées;  vos  accords  se  suc- 
cèdent  très-finement;   votre  basse   fait   un    chant   marqué  et 
expressif;  et  je  vois  que  vous  avez  de  la  tête,  et  plus  que  moi. 

l."  ÉLÈVE. 

Permettez  que  j'éloigne  ma  banquette  et  que  je  vous  fasse 
une  belle  révérence. 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


/j23 


LE     MAITRE. 

J'aimerais  mieux  que  vous  me  fissiez  tant  d'accords  que 
vous  pourriez,  sur  une  même  note  de  basse  prise  successive- 
ment pour  tonique,  dominante,  seconde,  etc.,  et  pendant  ce 
temps,  j'écrirais  la  succession  d'accords  que  nous  avons  com- 
mencée ensemble  et  que  vous  avez  finie  toute  seule... 

l'élève. 
Sans  déparer  vos  leçons? 

LE    MAÎTRE. 

Non,  certes. 

l'élève. 

Je  choisis  la  pour  note  de  basse,  et  je  commence...  par 
regarder  comment  vous  faites  pour  copier  aussi  bien. 

LE     MAÎTRE. 

Quand  on  a  des  pensées  sublimes,  encore  ne  faut-il  pas  les 
gâter  par  une  mauvaise  écriture. 

l'élève. 

Monsieur  se  moque  de  moi...  Vous  vous  y  prenez  mieux  que 
je  n'ai  fait. 

LE    MAÎTRE. 

Voilà  toute  votre  progression. 

l'élève. 
Dites  la  nôtre. 

le    maître. 

Je  ne  craindrais  point  de  l'avouer. 


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Progression  de  basse. 
K       fc»        5         \> 


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LEÇONS  DE   CLAVECIN 


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=4-1 

Ha!  ha!  sans  la  conclusion  de  cette  progression,  je  n'y 
aurais  peut-être  pas  pense. 

l'élève. 

A  quoi? 

LE     .MAÎTRE. 

Regardez  ces  quatre  dernières  mesures. 

l'élève. 
Je  n'y  vois  rien  d'extraordinaire.  La  seconde  de  ces  quatre 
mesures  est  la  consonnance  de  la  tonique  fa,  la  h,  ut. 

LE     MAÎTRE. 

Oui;  mais  préparée  par  une  cadence  irrégulière. 

l'élevé. 
Régulière,  irrégulière;  qu'importe  que  j'aie  fait  comme  le 
Bourgeois-Gentilhomme  de  la  prose  sans  le  savoir,  pourvu  que 
ma  prose  soit  bonne. 

LE     MAÎTRE. 

Aller,  comme  vous  l'avez  pratiqué  là,  à  la  tonique  fa}  la 
bémol,  ut,  par  la  sixte  quinte  qui  dérive  de  la  dissonance  de 
la  seconde,  c'est  faire  une  cadence  irrégulière. 

l'élève. 

Et  c'est  une  faute.  11  faut  supprimer  la  sixte  quinte. 

LE   maître. 

Laissez,  laissez  cela  comme  il  est;  après  la  sixte  quinte,  la 
sixte  quarte  sur  la  dominante  va  à  merveille,  si  elle  est  suivie 
de  l'accord  de  septième  de  dominante,  comme  vous  l'avez 
observé. 

Répétez-vous  sans  cesse  que  la  dissonance  de  la  seconde 
mène  au  repos  de  la  dominante,  et  la  dissonance  de  la  domi- 
nante au  repos  de  la  tonique;  mais  que  cela  ne  vous  empêche 
pas  d'employer  quelquefois  la  cadence  irrégulière,  en  plaçant  la 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  Zj23 

consonnance  de  la  tonique  entre  la  dissonance  de  la  seconde,  et 
la  consonnance  ou  la  dissonance  de  la  dominante;  et  revenons 
à  la  note  de  basse  sur  laquelle  je  vous  ai  proposé  de  faire  tous 
les  accords  possibles. 

l'élève. 

J'ai  pris  lu  pour  note  de  basse. 

Je  commence  par  l'accompagner  de  son  accord  parfait 
mineur,  lu,  ut,  mi',  ^e  ^  Je  va^s  au  niajeur. 

Après  quoi  je  l'accompagne  de  lu,  ut  dièse,  mi,  sol,  que  je 
sauve  par  la  sixte  quarte  ré,  fa,  la. 

LE     MAÎTRE. 

C'est-à-dire  que  vous  allez  du  mineur  de  la,  où  toutes  les 
notes  sont  naturelles,  à  trois  dièses;  puis  tout  de  suite  en 
mineur  de  ré,  où  il  y  a  un  bémol,  par  la  septième  de  domi- 
nante. Il  me  semble  que  passant  d'abord  en  majeur  de  ré,  vous 
auriez  seulement  eflàcé  un  dièse,  et  qu'ensuite  vous  auriez  pu 
aller  du  majeur  au  mineur. 

l'élève. 
J'ai  omis  le  majeur,  pour  m'aflranchir  de  la  servitude  d'un 
ordre   prescrit.  J'ai  même  eu  la  fantaisie  d'entasser  plusieurs 
accords  dissonants  de  suite  sur  la  même  note,  sans  me  soucier 
de  les  sauver  tous.  Je  veux  être  et  paraître  savante. 

LE     MAÎTRE. 

C'est  la  manie  des  commençants.  Quand  vous  en  saurez 
davantage,  vous  voudrez  être  facile,  agréable  et  chanter. 

l'  élève. 

Je  reviens  en  mineur  de  la,  par  la  septième  superflue  : 

Et  comme  vous  exigez  beaucoup  d'accords  sur  la  même 
note,  je  continue  d'accompagner  mon  la 

De  la  septième  superflue, 

Puis  de  la  septième  dominante. 

Le  regardant  ensuite  comme  seconde,  je  l'accompagne  de  la 
petite  sixte  majeure  ; 

Ensuite  de  la  sixte  mineure  jointe  à  la  septième  superflue, 
dissonance  que  je  sauve  enfin  par  la,  ut,  mi. 

Je  continue  de  faire  sur  la  même  basse  la 

La  consonnance  fa,  la,  ut,  pour  l'accompagner  de  la  sixte. 

Puis  de  la  petite  sixte  qui  me  met  en  majeur  d'ut  ; 


&26 


LEÇONS    DE   CLAVECIN 


De  la  seconde  superflue  qui  me  jette  en  mineur  d'ut  dièse.  Je 
ne  sauve  point  cette  dissonance;  mais  je  m'en  vais  en  mineur 
de  fa  dièse  par  la  quinte  superflue. 

Je  continue  d'accompagner  le  même  la 

De  la  sixte  et  quarte;  et  je  frappe  ré}  fa  dièse,  la,  cette  fois 
pour  passer  de  trois  dièses  à  deux;  et  pour  rentrer  en  la,  par 
où  j'ai  débuté,  j'accompagne  mon  éternel  la 

De  la  seconde. 

Et  pour  suivre  l'ordre,  je  joue  si,  ré,  fa  dièse,  la,  que  je  fais 
succéder  de  mi,  sol  dièse,  si,  ré,  qui  formera  avec  ma  basse 

l  ne  septième  superflue,  que  je  sauve  par  la,  ut,  mi,  pour 
finir. 

LE    MAÎTRE. 

Parfaitement.  Vous  entendez  à  merveille  les  accords  et  les 
passages;  et  vos  tournures  aussi  hardies  que  neuves  m'étonnent. 

l'élève. 

Et  les  vôtres,  si  vous  n'y  prenez  garde,  me  tourneront  la 
tête  de  vanité,  vice  auquel  il  ne  faut  pas  nous  pousser  bien  fort. 

LE    MAÎTRE. 

Ce  que  vous  venez  de  faire  sur  la  note  de  basse  la,  le  refe- 
riez-vous? 

l'élève. 

Pourquoi  non?  Je  ne  vais  point  au  hasard.  Quand  je  pra- 
tique un  accord,  j'en  sais  et  j'en  dis  la  raison. 


Refaites  donc. 
Volontiers. 
Pas  si  vite. 


LE    MAITRE. 


I.  ELEVE. 


LE    MAITRE. 


L  ELEVE. 

Vous  m'écrivez,  je  crois  ;  voici  qui  est  bien  d'une  autre  galan- 


terie. 


=>  S 


Suite  d'accords  sur  la  même  note  de  basse  la. 

7  f. 

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7 

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ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


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78 


XL 


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XL 


Permettez  que  je  voie. 

LE    MAÎTRE. 

Quoi? 

l'élève. 
Si  vous  avez  écrit  exactement  ce  que  j'ai  joué...  Oui...  Fort 
bien...  Bravo... 

LE    MAÎTRE. 

Vos  éloges,  mademoiselle ,  me  seront  toujours  agréables, 
quand  je  pourrai  me  flatter  de  les  avoir  mérités. 

Je  crois  qu'il  est  temps  d'aller  en  avant;  de  revenir  en 
arrière,  je  voulais  dire.  Vous  rappelleriez-vous  deux  conson- 
nances  que  nous  avons  laissées  stériles? 

l'élève. 

Quand  je  ne  me  les  rappellerais  pas,  je  les  aurais  bientôt 
retrouvées. 

LE    MAÎTRE. 

En  majeur,  nous  avons  eu  les  consonnances  de  la  tonique,  de 
la  quinte,  de  la  quarte,  de  la  sixte,  même  celles  de  la  seconde 
et  de  la  tierce;  en  mineur,  nous  avons  renvoyé  à  un  autre 
moment  la  consonnance  de  la  tierce  et  celle  de  la  septième. 

En  les  récapitulant  toutes,  nous  avons  compté  six  conson- 
nances dans  chaque  modulation  ;  et  en  majeur  d'ut,  par  exemple, 
ces  six  consonnances  sont  celles  : 

De  la  tonique ut,  mi,  sol. 

De  la  dominante sol,  si.  ré. 

De  la  quarte fa,  la,  ut. 

De  la  sixte la,  ut,  mi. 

De  la  seconde ré,  fa,  la. 

De  la  tierce mi,  sol,  si. 

Et  les  mêmes  consonnances  en  mineur  de  la  sont  celles  : 

De  la  tonique la,  ut,  mi. 

De  la  dominante mi,  sol,  si. 

De  la  quarte rê,  fa,  la. 

De  la  sixte fa,  la,  ut. 


428 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 


De  la  tierce ut,  mi,  sol. 

De  la  septième sol,  si,  ré. 

Pour  avoir  une  troisième  phrase  harmonique,  nous  pouvons 
disposer  de  la  manière  suivante  les  six  consonnances  en  majeur 
d'ut  : 


S 


S 


g 


~ZZ 


at 


s 


gs^ 


i 


P 


-(©- 


n 


La  consonnance  de  la  tonique,  ?</,  mi,  sol,  celle  de  la  quarte 
el  celle  de  la  dominante,  répétées  deux  fois,  commencent  et 
finissent  la  phrase. 

lui  mineur,  les  six  consonnances  peuvent  se  succéder,  comme 
vous  voyez  ■ 

4— r-0 , 1—--- l 


■p r- 


B=g: 


rr 


n 


2Ek 


M 


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^ 


3T 


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3± 


h&- 


ZZ 


~T1 


I.  ELEVE. 

El  les  deux  harmonies consonnantes  que  vous  rappelez  vont, 
selon  toute  apparence,  produire  aussi  trois  accords  consonnants, 
comme  celle  de  la  tonique  et  les  autres  les  ont  produits. 

LE    MAÎTRE. 

Oui,  mademoiselle;  chacune  fournit  son  accord  parfait,  la 
sixte  et  la  quarte  et  sixte  qui  ont  les  mêmes  fonctions  et  les 
mêmes  signes  que  les  pareils  accords  dérivés  des  autres  con- 

vl ances;  mais  ce  n'esl  pas  tout,  il  faut  encore  préparer  chaque 

consonnance  par  une  harmonie  dissonante  qui  l'appelle. 

Nous  avons  déjà  deux  dissonances  qui  mènent  à  la  conson- 
nance de  la  tonique,  savoir  l'harmonie  dissonante  de  la  domi- 
nante, sol,  si,  ré,  fa,  et  l'harmonie  d'emprunt  la  bémol,  si, 
ré,  fa. 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  429 

Nous  avons  trois  dissonances  qui  mènent  à  la  consonnance 
de  la  dominante,  l'harmonie  dissonante  de  la  seconde,  en  majeur, 
ré,  fa,  la,  ut  ;  l'harmonie  dissonante  de  la  seconde,  en  mineur, 
ré,  fa,  la  bémol,  ut,  et  l'harmonie  superflue,  ré,  fa  dièse,  la 
bémol,  ut. 

Examinons  à  présent  les  quatre  autres  consonnances,  et 
cherchons  des  harmonies  dissonantes  qui  les  préparent;  il  faut 
qu'il  y  en  ait  au  moins  une  pour  chaque  consonnance. 

l'élève. 
Tâchez  de  les  trouver,  c'est  votre  affaire;  la  mienne,  de  les 
retenir. 

LE     MAÎTRE. 

Mais  cette  découverte  ne  serait-elle  pas  à  votre  portée  ? 

l'élève. 
A  ma  portée  ou  non,  je  ne  m'en  mêle  pas. 

LE     MAÎTRE. 

Considérez  un  moment  l'harmonie  dissonante  sol,  si ,  rc, 
fa,  qui  conduit  à  la  consonnance  ut,  mi,  sol,  et  ressouvenez-vous 
que  la  dissonance  qui  appelle  une  consonnance  doit  offrir  tous 
les  sons  dissonants  avec  les  sons  de  la  consonnance. 

l'élève. 

Je  vois  que,  dans  votre  exemple  qui  représente  tous  les  cas, 
le  dernier  son  de  la  consonnance  est  le  fondamental  de  la  dis- 
sonance qui  précède,  et  je  n'ai  pas  oublié  que  l'harmonie  dis- 
sonante renferme  trois  tierces  de  suite  ;  donc  la,  ut,  mi,  sol  est 
l'harmonie  dissonante  qui  mène  ou  appelle  la  consonnance  de  la 
seconde,  ré,  fa,  la. 

LE    MAÎTRE. 

Fort  bien.  Supposez-vous  toujours  en  majeur  d'ut,  et  voyez 
que  cette  dissonance  renferme  les  notes  ut,  mi,  sol,  dissonantes 
avec  ré,  fa,  la. 

l'élève. 

Et  par  la  même  analogie,  mi,  sol,  si,  ré  mènera  à  la  con- 
sonnance de  la  sixte,  la,  ut,  mi;  et  la  dissonances/,  ré,  fa,  la 
mènera  à  la  consonnance  mi,  sol,  si. 

L  E     M  A  î  I  R  E . 

C'est-à-dire  que  voilà  tous  les  repos  ou  toutes  les  harmonies 
:onsonnantes  préparées,  excepté  celle  de  la  quarte,  fa,  là,  ut. 


(,30  LEÇONS    DE  CLAVECIN 

l'élève. 
Qui,  suivant  votre  règle,  sera  amenée  par  ut.  mi,  sol,  si, 
dissonance  cruellement  dissonante. 

I.  E    M  A  î  T  R  E . 

Cette  «ruelle  dissonance  est  composée  d'une  tierce  mineure, 
mi,  soi  comprise  entre  deux  majeures,  ut,  mi,  et  sol,  si;  de 
plus,  la  dernière  note  de  cette  harmonie  dissonante  est  éloignée 
de  la  première  ou  fondamentale  d'un  intervalle  de  septième 
superflue;  tandis  que  dans  les  autres  dissonances  cet  intervalle 
est  de  septième. 

I.'  ÉLÈVE. 

D'où  il  s'ensuivra  que  la  consonnance  fa,  la,  ut  la  suivra 
très-mal. 

LE    MAÎTRE. 

Mais  si  au  lieu  de  lui  faire  succéder  fa,  la,  ut,  on  lui  faisait 
succéder  fa,  la,  ut,  mi,  peut-être  vous  en  accommoderiez-vous 
mieux;  et  vous  auriez  deux  dissonances  analogues  l'une  à 
l'autre  dans  toute  modulation  majeure. 

l'élève. 

Il  serait  plaisant  de  guérir  d'un  mal  par  un  autre...  voyons... 
Il  estcertainque  frappées  séparément  elles  effarouchent  l'oreille... 
Et  il  ne  l'est  pas  moins  qu'elles  sont  plus  douces  quand  elles  se 
succèdent;  mais  il  faut  sauver  la  dernière,  fa,  la,  ut.  mi. 

L  E     M  AÎ  T  R  E . 

Fit.  la,  ut,  mi  appellerait  le  repos  si,  ré,  fa.  si  c'en  était 
un.  mais  la  sensible  n'a  point  de  consonnance;  si,  ré,  fa  n'est 
pas  un  repos,  c'est  une  fausse  quinte.  Que  faire  donc?...  ajouter 
une  tierce  à  l'aigu,  à  si,  ré,  fa,  et  en  faire  si,  ré,  fa,  la. 

L-  E  L  e  v  e  . 
Autre  dissonance,  qui  appellera  la  consonnance  de  la  tierce 
mi,  sol,  si;  cette  consonnance  de  la  tierce  prend  bien  de  l'im- 
portance par  cette  triple  dissonance  qui  y  conduit. 

LL    MAÎTRE. 

Voyez  qu'en  majeur  chaque  note  de  l'octave  peut  être  fon- 
damentale, d'une  harmonie  dissonante,  et  que  chacune,  excepté 
la  sensible,  le  peut  être  encore  d'une  harmonie  consonnante. 

l'élève. 

Je  suis  perdue,  si  ces  cinq  nouvelles  dissonances  sont  aussi 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE. 


Ul 


fécondes  en  accords  que  celles  de  la  seconde  et  de  la  domi- 
nante. 

LE     MAÎTRE. 

Point  de  frayeurs  précipitées.  11  n'y  aura  ni  signes  ni  accords 
nouveaux. 

En  mineur,  la  seconde  manque  de  consonnance.  Les  deux 
dissonances  fâcheuses  sont  celles  de  la  tierce  et  de  la  sixte, 
qu'on  adoucit  par  la  dissonance  de  la  seconde  qui  leur  succède. 

l'élève. 

Et  qui  mène  au  repos  de  la  dominante. 
Savez-vous  ce  qu'il  me  faudrait  V  Une  phrase  qui  m'exposât 
clairement  toutes  ces  harmonies. 


LE     MAITRE. 


La  voici. 


f 


y-  7,    „ 


Phrase  harmonique  en  majeur  d'ut 

m 


o  . 


-o- 


3X 


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-©- 


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Je  n'ai  employé  à  la  basse  que  les  premières  notes  de  l'har- 
monie, les  fondamentales;  et  j'ai  répété  au  commencement  la 
consonnance  de  la  tonique,  afin  de  mieux  enchaîner;  et  à  la  fin, 
afin  de  mieux  terminer. 

Et  la  pareille  phrase  en  mineur,  il  faut  vous  épargner  la 
peine  de  la  demander. 

Je  vais  vous  l'écrire  en  mineur  de  la. 


1,32 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 
Phrase  harmonique  on  mineur  de  la. 


Dans  cette  phrase  harmonique  en  mineur,  vous  trouverez  la 
consonnance  de  la  quinte  une  fois  en  dominante,  c'est-à-dire 
avec  la  licence  ou  le  dièse  qui  introduit  la  sensible,  bien  qu'en 
mineur,  et  une  fois  simplement  suivant  les  notes  de  la  gamme. 

l'élève. 

La  consonnance  de  la  quinte  mi,  sol,  si  me  paraît  plus  triste 
que  la  même  consonnance  avec  la  sensible  mi,  sol  dièse,  si.  Je 
m'en  servirai  et  avec  la  licence  el  sans  la  licence;  mais  ne  nous 
écartons  pas  de  nos  nouvelles  dissonances,  et  sachons  si  elles 
produisent  des  accords. 

Je  vois  que  vous  avez  donné  à  chacune  pour  basse  sa  pre- 
mière unie,  et  je  présume  que  l'accord  qui  en  [('suite  s'appelle 
septième. 

LE     MAÎTRE. 

En  majeur,  l'harmonie  dissonante  de  la  tierce  mi,  sol,  si, 
ré,  el  celle  de  la  sixte  la,  ut,  mi.  sol,  font  les  mêmes  accords 
que  l'harmonie  dissonante  de  la  seconde  rr.  fa,  la.  ni.  La  dis- 
sonance si,  ré,  fit.  la  de  la  sensible  fournit  les  mêmes  accords 
(jue  celle  <\r  la  seconde  en  mineur. 

En  mineur,  les  dissonances  ht.  ut.  mi.  sol  et  ré,  f<i.  la. 
ut  donnent  également  une  .septième,  une  quinte  et  sixte,  une 
petite  sixte  ei  une  seconde,  comme  la  dissonance  de  la  seconde 
en  majeur.  La  dissonance  de  la  septième  sol,  si.  ré,  fa  en 
mineur  produit  les  mêmes  accords  que  l'harmonie  dissonante 
de  la  dominante  en  majeur. 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  Zj33 

Mais  les  harmonies  dissonantes  ut,  mi,  sol,  si  et  fa,  la,  ut, 
mi  étant  d'une  autre  nature  que  les  dissonances  de  la  seconde 
et  de  la  dominante,  ont  des  produits  réellement  différents;  car 
en  supposant  pour  basse  à  la  première  sa  première  note  ut, 
qui,  en  majeur  iïut  est  tonique  et  tierce  en  mineur  de  ///,  cette 
harmonie  dissonante  engendrera  avec  la  basse  ut  un  unisson, 
ut,  ut,  une  tierce  majeure,  ut,  mi,  une  quinte,  ut,  sol,  et  une 
septième  superflue,  ut,  si.  Cet  accord  nommé  septième  et  chiffré 
7  est  donc  mal   nommé  et  mal  chiffré.   Nous   le  désignerons, 

nous,  par    *  ou  par  ^    et  nous  le  nommerons  septième  super- 
flue jointe  h  l'accord  parfait  majeur. 

En  supposant  pour  basse  de  la  même  dissonance  sa  seconde 
note  mi,  qui  fait  en  majeur  d'ut,  tierce,  et  en  mineur  de  In, 
quinte,  l'harmonie  produira  avec  la  basse  une  sixte  mineure,  mi, 
ut,  un  unisson,  mi,  mi,  une  tierce  mineure,  mi,  sol,  et  une 
quinte,  mi,  si.  On  peut  nommer  cet  accord  quinte  et  sixte, 
pourvu  qu'on  ne  le  confonde  pas  avec  la  quinte  et  sixte  pro- 
duite pat-  dissonance  de  la  seconde  qui  a  toujours  sa  sixte 
majeure,  tandis  que  celui-ci  l'a  toujours  mineure. 

En  supposant  pour  basse  de  la  même  dissonance  sa  troi- 
sième note  sol  qui  est  quinte  en  majeur  et  septième  en  mineur, 
l'harmonie  fera  avec  la  basse  une  quarte,  sol,  ut,  une  sixte  ma- 
jeure, sol,  mi,  un  unisson,  sol,  sol,  et  une  tierce  majeure,  sol 
si;  cet  accord  peut  donc  se  nommer  petite  sixte  majeure;  mais 
cette  petite  sixte  majeure  diffère  de  l'accord  de  même  nom  pro- 
duit par  la  dissonance  de  la  dominante,  en  ce  que  la  tierce,  qui 
est  mineure  dans  ce  dernier  accord,  est  majeure  dans  l'autre. 

En  supposant  pour  basse  de  la  même  dissonance  sa  der- 
nière note  si,  l'harmonie  fera  avec  cette  basse  une  seconde  ou 
neuvième  diminuée,  si,  ut,  une  quarte,  si,  mi,  une  sixte  mi- 
neure, si,  sol,  et  un  unisson,  si,  si.  Cet  accord  peut  donc  retenir 
le  nom  de  seconde,  quoiqu'il  diffère  de  l'accord  de  seconde  pro- 
duit par  la  dissonance  de  la  seconde,  dans  la  note  qui  fait 
l'intervalle  de  seconde. 

On  peut  regarder  cette  harmonie  dissonante  comme  une 
fausse  harmonie  de  dominante,  et  lui  donner  pour  basse  le  fa 
ou  le  la,  qui  en  formera  une  espèce  d'accord  de  septième  super- 
flue et  de  neuvième  et  septième. 

xii.  28 


wu 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 


Mais  le  plus  court  est  de  vous  écrire  tous  ces  accords  pro- 
duits des  nouvelles  harmonies  dissonantes;  les  notes  sur  les 
portées  vous  parleront  plus  clairement  que  moi.  Je  prendrai 
pour  exemples  les  deux  harmonies  ut,  mi,  sol,  si  et  fa,  la,  ut, 
mi;  ce  sera  votre  afîaire  que  de  les  employer  ensuite  dans  la 
modulation  majeur  <ïut,  et  dans  la  mineure  de  la.  Pratiquées 
aisément  en  ut  et  en  la.  ces  dissonances  vous  coûteront  peu 
dans  les  autres  modulations. 


JP 


Accords  produits  par  la  dissonance  ut,  mi,  sol,  si. 


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— «*- 

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33: 


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Accords  produits  par  la  dissonance  fa,  la,  ut,  mi. 


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\  ou  .\ 


9 

7 


3X 


-O- 


TT 


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IEE 


-o- 


A  proprement  parler,  la  dissonance  fa,  la,  ut,  mi  ne  fait 
point  un  accord  de  septième  superflue  avec  la  basse  si,  aussi 

l'ai -je  chiffrée  '.  ou  .' 

J  h       h. 

Tous  ces  accords  sont  fort  irréguliers,  et  l'usage  en  est  rare 
et  demande  de  la  circonspection. 

l'élève. 

Cependant  je  suis  bien  aise  de  les  connaître,  premièrement 
pour  connaître  tout;  secondement  pour  n'être  pas  déroutée 
quand  je  les  rencontrerai  dans  les  auteurs.  Je  les  admettrais 
plus  volontiers  dans  la  fougue  du  prélude  ou  de  la  fantaisie  que 
dans  une  pièce  sage  et  travaillée. 

LE     MAÎTRE. 

Quelques  exemples  que  je  vais  vous  écrire  et  sur  lesquels 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE. 


Z»35 


vous  jetterez  un  coup  d'oeil  vous  en  apprendront  l'emploi.  Cepen- 
dant occupez-vous  un  peu  de  la  dernière  phrase  harmonique,  et 
essayez  quelle  difficulté  ou  quelle  facilité  vous  aurez  à  la  trans- 
porter en  d'autres  modulations. 

l'élève. 
J'aime  mieux  ne  rien  faire,  ou  reprendre  mon  Velly. 

LE     MAÎTRE. 

Lisez;  reposez- vous;  faites  ce  qu'il  vous  plaira;  pour  moi, 
je  vais  monter  la  gamme  tant  en  majeur  qu'en  mineur  avec  le 
projet  d'employer  les  accords  de  toutes  les  harmonies,  et  cela 
fait... 

l'élève. 

Et  cela  fait? 

LE     MAÎTRE. 

Tout  sera  fait. 


Manière   d'accompagner  les  huit  notes  de  la  gamme,  en  montant  par  les  accords 
dérivés  des  si*  harmonies  consonnantes  et  des  sept  harmonies  dissonantes. 

En  majeur  d'ut. 


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Pipi! 


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3     fi     4     5     fi    -6-   1     7+  3 


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4    3     3    2     7     74-TS. 


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6     A- 


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fi  "9- 

3     5     -6-    "9.    7      7     6 


7+  7-r-fi.    fi 
-4.3-4.5-4.6     3     6 


0 
3     6     5 


-y-y 


r*    f  I    f  T  T  f  f 


f  T  f  f  1    f  f  f 


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2     3     3    4 


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-fi.  -s- 


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£££#£ 


/,:;,-,  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

!.'  ÉLÈ  \ '!•:. 

D'après  ce  modèle,  j'oserais  presque  essayer  d'arranger  les 
accords  de  l'octave  de  ///. 

LE     MAÎTRE. 

Point  de  milieu,  pusillanime  ou  téméraire. 

l'  élève. 

C'est  connue  l'Espagnol  qui  fut  brave  ce  jour  là;  et  cet  Es- 
pagnol-là, c'est  vous,  c'est  moi,  c'est  tout  le  monde. 

LE     MAÎTRE. 

I  h  autre  vous  prendrait  au  mot;  je  vous  demanderai  seule- 
ment de  m' expliquer  ces  accords. 

l'élève. 

D'après  les  harmonies  notées?  Pauvre  petite  tâche. 

LE     MAÎTRE. 

Et  sans  ce  secours? 

l'élève. 

Ce  serait  autre  chose.  L'accord  ne  m'indiquerait  plus  la  mo- 
dulation •.  je  verrais  autant  de  quintes  et  sixtes,  autant  de  petites 
sixtes,  autant  de  secondes,  autant  de  septièmes  que  de  disso- 
nances ;  une  grêle  de  septièmes  et  neuvièmes. 

L  i:     M  A  î  T  R  E 

Écoutez-moi.  Ce  sont  principalement  les  accords  qui  dérivent 
de  la  dissonance  de  la  dominante  qui  marquent  les  change- 
ments de  modulations;  et  pour  trouver  facilement  les  quintes  et 
sixtes,  les  petites  sixtes,  les  secondes,  les  neuvièmes  et  septièmes 
et  autres,  arrêtez-vous  un  peu  sur  ces  accords  en  majeur  d'ut, 
avec  la  dissonance  ré,  fa,  lu.  ut,  et  la  dissonance  sol,  si,  ré, 
fa,  et  remarque/,  que  l'accord  de  septième  a  pour  basse  la  même 
oote  qui  ''-t  la  fondamentale  de  l'harmonie;  et  que  la  note  fon- 
damentale de  la  dissonance  qui  produit  la  quinte  et  sixte  est 
d'une  tierce  mineure  plus  grave  que  la  basse  de  ce  même 
accord. 

En  examinant  la  petite  sixte  sur  la  sixième  note  la,  voyez  la 
note  fondamentale  ré  d'une  quarte  plus  aiguë  que  la  basse  la. 

Et  dans  la  seconde,  la   note  fondamendale  ré  de  la  disso- 
nance qui  la  produit  est  d'une  seconde  plus  aiguë  que  la  basse  ut. 
is  la  neuvième  et  septième  sur  la  tierce  mi,  la  note  fon- 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  Z|37 

damentale  sol  de  la  dissonance  qui  produit  cet  accord  devient 
d'une  tierce  plus  aiguë  que  la  basse  mi. 

Il  ne  faut  pourtant  pas  confondre  les  quintes  et  sixtes  pro- 
duites par  les  grandes  dissonances  ut,  mi,  sol,  si  et  fa,  la, 
ut,  mi  avec  celles  qui  naissent  des  autres  dissonances  ;  dans 
les  premières  les  quintes  et  sixtes  ont  la  note  fondamentale  d'une 
tierce  majeure  plus  grave,  et  dans  celles-ci  elles  l'ont  seulement 
plus  grave  d'une  tierce  mineure. 

C'est  la  même  distinction  pour  l'accord  de  seconde. 

l'élève. 

Et  à  débrouiller  par  l'exercice  et  la  réflexion.  En  attendant, 
je  vois  qu'une  petite  sixte  sur  mi  vient  de  la  dissonance  la,  ut, 
mi,  sol-,  qu'une  sixte  et  quinte  sur  sol  vient  de  la  dissonance 
mi,  sol,  si,  rc,  etc.,  etc. 

LE     MAÎTRE. 

Et  les  grandes  dissonances  qui  produisent  les  mêmes 
accords... 

l'élève. 

Je  ne  me  soucie  pas  d'en  entendre  parler.  Ce  n'est  pas  que 
je  ne  parvinsse  peut-être  à  démêler  les  deux  quintes  et  sixtes 
sur  chaque  note  ;  car  je  sais  qu'il  y  a  deux  espèces  de  disso- 
nances qui  produisent  ces  accords,  mêmes  de  signes  et  de  nom. 
Vous  m'avez  expliqué  la  différence  qu'il  y  a  entre  ces  quintes  et 
sixtes,  ces  secondes,  ces  septièmes  superflues  et  autres,  et  les 
produits  de  la  seconde  et  de  la  dominante.  Je  m'en  tiens  là 
pour  le  moment,  sauf  à  obtenir  plus.de  lumière  et  de  sûreté  du 
pelit  travail  secret  de  ma  tète  et  de  l'étude  de  mes  grandes 
matinées. 

LE     MAÎTRE. 

Qu'est-ce  que  ces  grandes  matinées? 

l'élève. 
Celles  qui  commencent  deux  heures  avant  le  réveil  général. 

LE     MAÎTRE. 

Je  voudrais  pourtant  bien... 

l'élève. 
M'écrire   la  gamme  en  mineur   accompagnée  par  tous  les 
accords,  et  ce  sera  bien  fait...  Écrivez  et  je  continue  de  lire. 


E|38 


LEÇONS    DE   CLAVECIN 


LE     MAÎTRE. 

Ce  n'est  plus  le  Velly? 

l'élève. 

Son  lie ure  est  passée. 

LE     MAÎTRE. 

Qui  est-ce  qui  lui  a  succède? 

l'élève. 

Rien  qui  vaille,  un  de  ces  livres  odieux  de  morale  qu'on 
appelle  Considérations  sur  les  mœurs...  Qu'avez-vous?  Vous 
vous  dépitez. 

LE     MAÎTRE. 

J'ai...  Ce  qui  ne  m'arrive  jamais...  J'ai  sauté  une  mesure. 

l'élève. 
C'est  ce  mot  de  morale  indiscrètement  prononcé  qui  vous  a 
porte  malheur. 

LE     MAÎTRE 

Je  le  croirais  bien...  J'espère  qu'à  force  d'en  lire... 

I.'  ELEVE. 

Je  n'en  aurai  point...  Est-ce  là  ce  que  vous  voulez  dire? 

LE     MAÎTRE. 

Oh!  non...  Mais  que  vous  en  saurez  beaucoup...  Si  je  cor- 
rige, cela  fera  du  barbouillage...  Il  vaut  mieux  recommencer. 


Manière   d'accompagner  les  huit  notes  do.  la  gamme,  en   montant  par  les  accords 
produits  des  six  harmonies  consonnantes  et  des  neuf  harmonies  dissonantes. 

En  mineur  de  la. 


(PPP#P 


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G     78 


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374636-6.2752    78  8 

i     i     i     i     i     i     i     i     i     i     i=r=] 


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86     6  9    " 


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ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


4:59 


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•ft.  7+7       6  b     "6.    -6-S 

-£    •*.     -4-     3      5     i-     5|    4     i-    *     It 


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3        3        4        3 


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1      .  1 


§3=g3 


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■*       -5. 


fel  II  p    M 


g 


3 


L  ELEVE. 

Permettez-vous  qu'on  examine?  vous  avez  eu  raison  de  vous 
moquer  de  ma  présomption.  Je  n'aurais  jamais  trouvé  cet 
accompagnement  en  mineur,  même  avec  l'exemple  en  majeur... 
voilà  une  forêt  de  chiffres  à  effrayer. 

LE    MAÎTRE. 

Pour  mettre  fin  à  ces  leçons  et  vous  faciliter  le  prélude,  il 
ne  serait  pas  mal  de  vous  écrire  quelque  chose  à  part  sur  ces 
accords.  Qu'en  pensez-vous? 

l'élève. 
Comme  vous  voudrez...  Mais  sérieusement,  nous  pouvons 
nous  écrier  :  Terre,  Terre? 

LE     MAÎTRE. 

A  votre  avis,  n'y  a-t-il  pas  assez  de  temps  que  nous  voya- 
geons? 

l'élève. 
Point  de  supercherie,  je  vous  prie.  Rien  n'est  plus  chagrinant 


MO 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 


pour  le  voyageur  que  de  se  trouver  éloigné  du  gîte  lorsqu'il 
croyail  y  toucher. 

LE     MAÎTRE. 

Pour  cette  fois-ci,  c'est  la  vérité. 

Usage  do  toutes  les  septièmes,  en  majeur  d'ut. 


H-H+ft 


* 


-»r 


7+7+7  7 

333-5-7773 


^S 


SP 


-©- 


^ 


3X 


Usage  de  toutes  les  septièmes,  en  mineur  de  la. 


^ 


I 


£ 


n 


7       7^    7+   7        7 
3        77333-5-8 


gj^i 


T  j  '  j  J  r 


JO- 


Passages  d'ut  à  son  relatif  la  par  une  quadruple  dissonance. 


^M 


È 


m 


* 


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E 


J 


-«* — *- 


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7-  7*  7      7 
3     3    "5-    *J     3 


7++$    7 
3     3     3    "5-  fc"&    3 


r,     6 
3  .*$.    5     2    7$   5 


S 


in 


Tr-ar 


? 


P 


•*~g-y 


4— + 


j  j  ;  v 


Passages  d'uf  à  son  relatif  la  par  sept  dissonances. 


pfejijzte 


Ffff 


-6  7+-ïv       5  G 

3,5        2       7+333-4-4 


^^^^^ 


« 


~n~ 


,        0        '        6        7+    §        7 

K  3  S         «  *  -M 


*-^r-f-r-r=Êi 


3       3        «        3 


PP 


xc 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


Ml 


l'élève. 
Qu'est-ce  que  cette  seconde  basse? 

LE     MAÎTRE. 

C'en  est  une  de  la  multitude  de  celles  qu'on  petit  faire.  Le 
dessus  étant  donné,  ou  les  harmonies  placées  sur  la  première 
portée,  il  n'y  a  aucune  des  notes  dont  elles  sont  composées 
qu'on  ne  puisse  mettre  à  la  basse;  jugez  du  nombre  de  com- 
binaisons différentes  qui  en  résulteraient  s'il  n'était  pas  un  peu 
limité  par  la  loi  de  préparer  et  de  sauver,  comme  l'art  et 
l'oreille  avec  le  goût  le  prescrivent. 

l'  é  l  è  v  e  . 

Ainsi  le  choix  entre  ces  combinaisons  n'est  pas  indifférent. 

L  E     M  A  ÎTR  E 

Aucunement.  En  général,  vous  préférerez  celles  qui  font 
marcher  la  basse  par  des  intervalles,  qui  ont  du  caractère,  de  la 
force,  et  qui  forment  un  chant. 

Passages  d'ut  en  fa,  sa  quarte,  par  une  triple  dissonance. 


frh  p-^f^i-p 


3       4        2       "S-      "S      3 


j± 


FPÉ 


Passages  d'ut  en  soi,  sa  quinte,  par  une  sextuple  dissonance. 


El 


ï 


-m- 


i 


7+  ■+•&       5 
3        3       3        3        2      -6.      "S- 


^U-J- 


ppp 


m 


3 
331 


Passages  du  mineur  de  la  en  son  relatif  ut  par  une  quintuple  dissonance. 


WTJJ1 

6  6 

3        2       -6-        5 

')■     \     \    j    j 

m     m — g — E 


7+ 


33C 


M2  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

Mais  vous  me  laisseriez  aller  à  l'infini  si  je  ne  m'arrêtais  pas 
de  moi-môme.  Ce  que  je  pourrais  ajouter  ne  serait  que  des 
dites.  Tout  ce  que  j'avais  à  vous  apprendre  est  renfermé  dans 
les  sepl  leçons  qui  forment  ce  petit  traité  que  je  n'ai  écrit  qu'à 
la  sollicitation  de  monsieur  votre  père  et  pour  votre  seul  usage. 
J'ai  gardé  la  forme  du  dialogue  parce  que  le  maître  et  l'élève 
dialoguant  sans  cesse,  c'est  la  plus  vraie;  parce  qu'en  permet- 
tant des  écarts  qui  délassent,  elle  assujettit  a  la  méthode  la 
plus  rigoureuse.  J'ai  conservé  les  caractères  des  interlocuteurs, 
el  vous  \  reconnaîtrez  partout  vos  propres  discours  et  les  miens. 
Nous  avons  été  libres  et  gais  en  étudiant,  j'ai  tâché  d'être  libre 
et  gai  en  écrivant.  J'ai  cherché  à  pallier  autant  que  j'ai  pu  la 
sécheresse  de  la  matière  en  imitant  votre  ton  et  en  me  rappelant 
vos  idées. 

Monsieur  votre  père  a  été  à  portée  de  juger  de  ma  manière 
d'enseigner  en  assistant  à  quelques-unes  de  nos  séances;  il  l'a 
approuvée;  et  son  éloge,  qu'il  ne  prodigue  pas,  parce  qu'il  est 
vrai,  joint  à  la  rapidité  de  vos  progrès,  m'a  persuadé  que  j'en- 
seignais bien. 

Les  principes  et  leurs  applications  vous  sont  si  présents,  que 
je  doute  (pie  \ons  feuilletiez  beaucoup  mes  cahiers.  La  néces- 
sité d'être  clair,  de  se  rendre  raison  de  tout,  d'ordonner  les 
choses  selon  leur  enchaînement  le  plus  naturel,  m'aura  plus 
servi  et  sera  plus  utile  aux  autres  élèves  que  je  formerai  qu'à 
vous.  La  science  harmonique  était  bien  dans  ma  tète,  mais  elle 
\  «tait  vague,  indigeste,  confuse.  Je  savais  assez  bien  pour  moi, 
niais  je  ne  savais  pas  assez  bien  pour  les  autres.  Il  a  fallu 
débrouiller  ce  chaos  ;  c'est  une  obligation  que  j'aurai  à  monsieur 
votre  père  et  a  vous. 

1.'  ÉLÈV  E. 

A  moi? 

LE     MAÎTRE. 

Oui,  mademoiselle,  à  vous.  Pendant  les  trois  ou  quatre  pre- 
miers mois,  -i  nous  vouliez  être  sincère,  vous  avoueriez  que  ce 
n'était  pas  sans  peine  que  vous  m'entendiez. 

t.'  1:1  i.\  e. 

J'en  conviens. 

LE     MAÎTRE. 

Ce  n'était  pas  votre  faute,  c'était  la  mienne.  Oui,  la  mienne. 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  hho 

C'est  qu'alors  mon  chaos  se  débrouillait.  Cent  fois  vos  questions 
embarrassantes  m'ont  fait  rêver  en  vous  quittant  et  trouver  des 
choses  auxquelles  je  n'aurais  peut-être  jamais  pensé.  Plus  sou- 
vent encore  vous  m'avez  fait  apercevoir  que  j'en  disais  qui  ne 
devaient  pas  être  encore  dites,  et  que  je  n'en  disais  pas  d'autres 
que  l'ordre  véritable  demandait  que  vous  sussiez.  Je  me  per- 
fectionnais à  vos  dépens.  Les  difficultés,  presque  toujours  bien 
fondées,  que  vous  aviez  h  saisir  un  principe  me  prouvaient 
qu'il  pouvait  être  mieux  présenté,  et  que  l'obscurité  naissait  de 
moi,  non  de  la  chose,  moins  encore  de  votre  manque  d'intelli- 
gence ;  en  un  mot  j'ai  beaucoup  appris  en  vous  montrant,  et 
vous  aurez  épargné  et  du  temps  et  de  la  peine  à  ceux  que  je 
montrerai  après  vous. 

I.'  ÉLÈVE. 

D'où  il  s'ensuit  que  c'est  à  vous  de  me  remercier. 

LE    MAÎTRE. 

Et  c'est  ce  que  j'ai  fait.  Je  n'ai  pas  la  vanité  de  croire  que 
personne  n'eût  pu  vous  rendre  le  service  que  je  vous  ai  rendu; 
mais  je  serais  ingrat  si  je  me  dissimulais  l'obligation  que  je 
vous  ai,  et  que  peut-être  je  n'aurais  eue  à  aucun  autre  élève. 

l'élève. 

Je  ne  demanderais  pas  mieux  que  d'être  de  votre  avis,  mais 
je  ne  saurais.  Quand  je  supposerais  avec  vous  que  vous  n'eus- 
siez pas  aisément  rencontré  dans  un  autre  les  dispositions, 
l'intelligence,  l'application  dont  il  vous  plaisait  de  me  louer 
quelquefois  pour  m'encourager,  plus  un  élève  aurait  eu  l'esprit 
borné,  la  conception  difficile ,  plus  vous  eussiez  fait  d'efforts 
contre  ces  obstacles  naturels  ;  plus  vous  vous  seriez  rendu  simple, 
clair,  net  et  précis,  et  plus  votre  chaos  se  serait  bien  débrouillé. 
Plus  idiote,  je  vous  aurais  mieux  servi,  et  j'en  aurais  plus  de 
droit  à  votre  reconnaissance.  Ainsi  prenez-y  garde,  vous  m'allez 
dire,  le  plus  honnêtement  qu'il  est  possible,  que  je  suis  suffi- 
samment bête. 

LE     MAÎTRE. 

Vous  faites  de  votre  mieux  pour  vous  surfaire  le  prix  de 
mes  soins;  mais  vous  ne  m'empêcherez  pas  d'être  juste,  quelque 
conclusion  que  vous  en  puissiez  tirer  à  votre  désavantage  per- 
sonnel. Une  élève  ordinaire  qui  n'est  ni  une  imbécile,  ni  vous, 
telle  en  un  mot  que  le  hasard  devait  me  l'offrir,  se  serait  laissé 


y,',  LEÇONS  DE   CLAVECIN 

conduire,  aurait  ou  n'aurait  rien  compris,  n'aurait  fait  aucune 
question,  aurait  appris  ce  qu'elle  aurait  pu  et  m'aurait  laissé  ce 
que  j'étais.  Cela  ne  m'a  pas  été  possible  avec  vous.  J'aurais  dit 
avec  elle,  comme  les  maîtres  disent,  je  vais  donner  leçon;  et  il 
s'esl  trouvé  qu'en  venant  ici,  je  venais  prendre  leçon,  bien  que 

je  ne  me  le  fusse  pas  dit. 

i.'iii.i:  v  E. 
Voilà  qui  est  fort  bien;  mais  je  ne  puis  ni   ignorer  ce  que 
vous  avez  fait  pour  moi,  ni  savoir  ce  que  j'ai  fait  pour  vous;  et 
je  suis  sûre  que  toutes  vos  belles  raisons  ne  seront  pas  plus  du 
goût  de  mon  papa  que  du  mien.  Tenez  le  voilà  qui  arrive. 

le    PHILOSOPHE. 

Je  crois  que  vous  disputez. 

LE     M  AIT  HE. 

Voilà,  monsieur,  le  Traité  d'harmonie  que  vous  m'avez 
demandé,  que  je  n'aurais  peut-être  jamais  fait  sans  vous,  et 
qu'assurément  je  n'aurais  pas  aussi  bien  fait  sans  mademoiselle. 
11  est  bon  ou  mauvais.  S'il  est  mauvais,  votre  enfant  a  raison; 
je  ne  puis  vous  être  obligé  d'avoir  fait  un  mauvais  ouvrage. 
Mais  s'il  est  bon,  comme  je  le  dois  croire,  et  moi  qui  l'ai  écrit 
et  ceux  à  qui  il  sera  de  quelque  utilité  vous  en  doivent  de  la 
reconnaissance. 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  ma  fille  n'est  pas  de  cet  avis-là?  Elle  a  tort...  Elle  est 
jeune,  elle  connaîtra  mieux  un  jour  le  prix  d'un  bon  conseil... 
D'ailleurs,  qui  peut  douter  (pie  l'homme  bienfaisantne  soitobligé 
à  l'indigent  de  l'occasion  d'exercer  sa  bienfaisance'.'  Voilà  le 
service  que  nia  fille  vous  a  rendu;  vous  pouvez  le  lui  avouer, 
'lie  peut  se  l'autuer  à  elle-même,  sans  risquer  d'être  ingrate. 
Mais  où  en  est-elle?  il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  assisté  à  vos 
leçons.  Vous  me  vouliez,  quand  je  ne  pouvais  pas;  et  quand  je 
pouvais,  vous  ne  me  vouliez  pas...  Faut-il  que  je  reste?  Faut-il 
<pie  je  m'en  aille? 

I.'  ÉLÈVE. 

Vous  pouvez  rester. 

LE    PHILOSOPHE. 

'l'n  le  permets? 

l'élève. 

Je  le  permets. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  hhro 

LE     PHILOSOPHE. 

Où  en  sommes-nous?  Sommes-nous   un   peu  satisfaite  de 


nous-mème? 


l'élève. 


Dans  les  choses  de  mœurs,  point  de  suffrages  que  je  préfère 
au  mien.  C'est  celui  de  mon  cœur  qu'il  me  faut  d'abord.  En 
affaires  de  sciences,  et  même  de  goût,  sans  votre  éloge,  j'aurais 
peu  de  confiance  en  celui  que  je  m'accorderais.  Monsieur  Bemeiz... 

LE    MAÎTRE. 

Je  ne  vous  entends  pas.  Parlez  net.  De  quoi  s'agit-il? 

l'élève. 
Mon    papa,    auriez-vous   une    bonne   demi-heure   à   nous 
accorder  ? 

LE    PHILOSOPHE. 

Une  heure,  deux,  trois,  s'il  le  faut. 

L  '  É  L  È  V  E . 

Mon  papa,  tout  est  fini.  Tout.  Monsieur  prétend  qu'il  n'a 
plus  rien  à  m' apprendre,  mais  rien  ;  et  il  ne  serait  pas  fâché,  ni 
moi  non  plus,  que  vous  jugeassiez  par  vous-même  du  chemin 
que  nous  avons  fait. 

LE    PII  il  os  or  LIE. 

En  une  demi-heure? 

LE     MAÎTRE. 

Oui,  monsieur;  nous  irons  vite;  nous  ne  toucherons  que  les 

sommités. 

l'élève. 

Monsieur  m'interrogerait;  je  répondrais,  j'exécuterais,  et  je 

serais  sûre  d'être  embrassée  tant  qu'il  me  plairait. 

LE    PHILOSOPHE. 

Je  ne  demande  pas  mieux.  Monsieur,  est-ce  votre  avis? 

l'élève. 
Si  c'est  son  avis?  Voyez  comme  il  est  fier  de  moi!  Comme  il 
est  radieux  ! 

LE    PHILOSOPHE. 

Me  voilà  prêt  et  vous  pouvez  commencer. 

LE     MAÎTRE. 

C'est  vous,  monsieur,  s'il  vous  plaît,  qui  ferez  la  première 
question. 


/,.',(-,  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

LE     PHILOSOPHE. 

Vous  n'y  pensez  pas?  Je  demanderais  au  commencement  ce 
qu'il  ne  faudrait  demander  qu'à  la  fin. 

LE     MAÎTRE. 

Qu'importe?  si  vous  faites  la  dernière  question,  nous  pal- 
liions de  là  pour  remonter  à  la  première.  Si  vous  rencontrez 
la  première,  nous  n'aurons  qu'à  la  suivre  pour  arriver  à  la 
dernière. 

LE    PHILOSOPHE. 

Que  veux-tu? 

l'élève. 
Je  sonna  pour  qu'on  vous  apporte  votre  robe  de  chambre,  et 
qu'on  dise  qu'il  n'y  a  personne. 


PREMIÈRE     SUITE 

DU    DOUZIÈME    DIALOGUE 


E  T 


DE    LA    SEPTIÈME    LEÇON    D'HARMONIE. 


RECAPITULATION 

DES  LEÇONS  PRÉCÉDENTES. 


LE  MAITRE,  L'ÉLÈVE,  LE  PHILOSOPHE. 

LE     PHILOSOPHE. 

Qu'est-ce  qu'une  quinte  superflue? 

l'élève. 
C'est  un  intervalle  de  quatre  tons. 

le   philosophe. 
Ut,  la  bémol  est  donc  une  quinte  superflue? 

l'élève. 
Mon  papa,  vous  êtes  captieux.  Ut}  la  bémol  est  une  sixte 
mineure  qui  a  la  même  étendue  que  la  quinte  superflue.  C'est  la 
même  touche  de  l'instrument  qui  fait  la  quinte  superflue  et  la 
sixte  mineure.  Si  elle  retient  le  nom  de  sixte,  elle  est  sixte 
mineure.  Si  elle  prend  ou  garde  celui  de  quinte,  elle  est  quinte 
superflue.  Dans  l'octave  d'ut,  ut  sol  dièse  est  la  quinte  super- 
flue, et  ut,  la  bémol  la  sixte  mineure. 

LE    PHILOSOPHE. 

Quelle  est  la  quinte  superflue  en  la  bémol? 

l'élève. 
La  bémol,  mi. 

LE    maître. 

M'y  a-t-ilpas  aussi  un  accord  qui  se  nomme  quinte  superflue? 


V,s  LF.ÇONS    DE   CLAVECIN 

[.  '  i;  LÈVE. 
L'accord  de  ce  nom  dérive  de  la  dissonance  de  la  dominante 
cl  accompagne  la  tierce  mineure  de  la  gamme.  Dans  l'octave 
d'ut,  par  exemple,  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante,  sol, 
si.  ré,  fa,  fait  une  quinte  superflue  avec  la  basse  mi  bémol, 
tierce  mineure  de  la  gamme. 

LE     M  HTKE. 

Quelle  est  la  note  de  l'harmonie  qui  fait  précisément  quinte 
superflue  avec  la  note  de  basse  mi  bémol? 

l'  e  i.kv  e. 
Le  si;  les  autres  sol,  ré,  fa,  qui  font  avec  la  même  basse 
tierce  majeure,  septième  superflue  et  neuvième,  sont  accom- 
pagnement de  l'accord. 

le     \i  \  IIP.  E. 
Et  par  conséquent  moins  essentielles  à  l'accord  qu'on  n'alté- 
rera pas  par  l'omission  d'un  et  même  de  deux  sons. 

LE    PHILOSOPHE. 

Comment  chiflVe-t-on  cet  accord? 

e'eee v  e. 
Par  un  cinq  suivi  d'une  croix,  comme  vous  voyez  5  +. 

EE     MAITRE. 

Dites-moi  l'accord  de  quinte  superflue  en  sol. 

l'élève. 

lui  sol.  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante,  ré,  fa  dièse, 
la,  ut,  fait  une  quinte  superflue  avec  la  basse  si  bémol  tierce 
mineure  de  la  gamme.  Le  fa  dièse  de  l'harmonie  faitaussi  quinte 
superflue  avec  la  même  basse  si  bémol,  et  cet  accord  se  chiffre 
par  un  cinq  suivi  d'un  dièse,  en  cette  manière  5  -. 

El  puni-  nous  épargner  une  question,  je  chiffré  en  sol  la 
quint''  superflue  par  le  cinq  suivi  d'un  dièse,  et  en  ut  par  lecinq 
suivi  d'une  croix;  par  la  raison  qu'en  sol,  la  note  qui  fait  quinte 
superflue  avec  la  basse  si  bémol  est  une  note  dièse,  fa  dièse, 

m'en  ut,  la  note  qui  l'ait  quinte  superflue  avec,  la  basse  mi 
bémol  esl  une  note  naturelle  si.  On  indique,  quand  je  dis  ou, 
c'esl  vous,  par  un  dièse  ou  par  une  croix  après  le  chiffre;  par 
nu  dièse  si  la  non-  qui  fait  avec  la  basse  l'intervalle  superflu  est 
dièse;  par  une  croix,  si  cette  note  est  naturelle. 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE. 


U9 


LE     MAÎTRE. 

Vous  entendez  très-bien  ce  que  vous  dites,  et  vous  pouvez 
faire  des  quintes  superflues  tant  qu'il  vous  plaira;  vous  tirerez- 
vous  aussi  lestement  des  modulations  que  des  intervalles?  Com- 
bien y  a-t-il  de  modulations  diatoniques,  et  clans  chacune, 
combien  de  dièses  et  de  bémols? 

l'élève. 

Terrible  question  !  11  y  a  deux  sortes  de  mode,  le  majeur  et 
le  mineur.  Je  me  tais  du  mixte  que  vous  avez  réformé. 

La  gamme  diatonique  renferme  sept  sons  et  sept  notes  diffé- 
rentes; ou  huit,  en  répétant  la  première  après  la  septième. 

Chaque  note  peut  être  prise  pour  naturelle,  pour  dièse  et 
pour  bémol,  ce  qui  donne  vingt  et  une  toniques. 

LE     MAÎTRE. 

Savoir  : 


L   ELEVE. 

Ut 

naturel 

Ut 

dièse 

Ut 

bémol. 

Ré 

naturel 

Ré 

dièse 

Ré 

bémol. 

Mi 

naturel 

Mi 

dièse 

Mi 

bémol. 

Fa 

naturel 

Fa 

dièse 

Fa 

bémol. 

Sol  naturel 

Sol 

dièse 

Sol  bémol. 

La 

naturel 

La 

dièse 

La 

bémol. 

Si 

naturel 

Si 

dièse 

Si 

bémol. 

Dans  chacune  de  ces  octaves,  il  y  a  deux  modulations,  la 
majeure  et  la  mineure,  ce  qui  fait,  si  je  calcule  bien,  quarante- 
deux  modulations,  vingt  et  une  majeures,  et  vingt  et  une 
mineures. 

En  majeur  d'ut,  toutes  les  notes  sont  naturelles;  en  mineur 
d'ut,  il  y  a  trois  bémols. 

En  majeur  d'ut  dièse,  il  y  a  sept  dièses  ;  en  mineur  d'ut 
dièse,  il  y  a  quatre  dièses. 

En  majeur  d'ut  bémol ,  il  y  a  sept  bémols  ;  en  mineur  d'ut 
bémol,  il  y  a  dix  bémols,  et  par  conséquent  le  si,  le  mi  et  le  la 
sont  doubles  bémols. 

En  majeur  de  ré,  deux  dièses;  en  mineur  de  ré,  un  bémol. 

En  majeur  de  ré  dièse,  neuf  dièses;  en  mineur  de  ré  dièse, 
six  dièses. 

En  majeur  de  rè  bémol,  cinq  bémols  ;  en  mineur  de  ré  bémol, 
huit  bémols. 


XII. 


29 


,l5u  LEÇONS    DE  CLAVECIN 

En  majeur  de  mi,  quatre  dièses;  en  mineur  demi,  un  dièse. 
En  majeur  de  mi  dièse,  onze  dièses;  en  mineur  de  mi  dièse, 

huit  dièses. 

En  majeur  de  mi  bémol,  trois  bémols;  en   mineur  de  mi 

bémol,  six  bémols. 

En  majeur  de  fa,  un  bémol  ;  en  mineur  de  fa,  quatre  bémols, 
lui  majeur  de  fa  dièse,  six  dièses;  en  mineur  de  fa  dièse, 

trois  dièses. 

En  majeur  de  fa  bémol,  huit  bémols;  en  mineur  de  fa  bémol, 

onze  bémols. 

En  majeur  de  sol,  un  dièse  ;  en  mineur  de  sol,  deux  bémols. 

En  majeur  de  sol  dièse,  huit  dièses;  en  mineur  de  sol  dièse, 
cinq  dièses. 

En  majeur  de  sol  bémol,  six  bémols  ;  en  mineur  desol  bémol, 
neuf  bémols. 

En  majeur  de  la,  trois  dièses;  en  mineur  de  la,  tout  naturel. 

En  majeur  de  la  dièse,  dix  dièses;  en  mineur  de  la  dièse, 
sept  dièses. 

En  majeur  de  la  bémol,  quatre  bémols;  en  mineur  de  la 
bémol,  sept  bémols. 

En  majeur  de  si,  cinq  dièses  ;  en  mineur  de  si,  deux  dièses. 

lui  majeur  de  si  dièse,  douze  dièses;  en  mineur  de  si  dièse, 
neuf  dièses. 

Eo  majeur  de. si  bémol,  deux  bémols;  en  mineur  de  m  bémol, 
cinq  bémols. 

C'est  cela,  je  crois,  messieurs? 

LE     MAÎTRE. 

Sans  la  moindre  erreur. 

l'élève. 
Je  n'ai  pourtant  pas  tout  dit;  ces  quarante-deux  modulations 
se  réduisent  à  vingt-quatre. 

L'octave  d'ut  dièse  est  la  même  que  celle  de  ré  bémol. 
L'octave  de  ré  dièse  est  la  même  que  celle  de  mi  bémol. 
L'octave  de  fa  dièse  esl  la  même  que  celle  de  sol  bémol. 
L'octave  «le  sol  dièse  est  la  même  que  celle  de  la  bémol. 
L'octave  de  lu  dièse  est  la  même  que  celle  de  si  bémol. 
L'octave  de  mi  est  la  même  que  celle  de  fa  bémol. 
L'octave  de  fa  est  la  même  que  celle  de  mi  dièse. 
L'octave  de  si  est  la  même  que  celle  d'ut  bémol. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  /,51 

L'octave  d'îit  est  la  même  que  celle  de  si  dièse. 

Il  ne  reste  donc  vraiment  que  douze  octaves,  et  par  consé- 
quent vingt-quatre  modulations;  mais  cela  m'est  égal,  et  j'aime 
autant  jouer  en  majeur  de  la  dièse  avec  dix  dièses,  qu'en  majeur 
de  fi  bémol  avec  deux  bémols.  La  consonnance  de  la  tonique 
sera  la  dièse,  ut  double  dièse,  mi  dièse,  au  lieu  de  si  bémol, 
ré,  fa;  et  la  dissonance  de  la  dominante  mi  dièse,  sol  double 
dièse,  si  dièse,  ré  dièse,  ne  me  coûtera  pas  plus  à  faire  que  la 
même  harmonie  fa,  la,  ut,  mi  bémol. 

LE     PHILOSOPHE. 

Comment  avez-vous  fait  entrer  dans  cette  petite  tête-là  tous 
ces  dièses  et  ces  bémols? 

LE    MAÎTRE. 

Ce  n'est  pas  à  moi  à  répondre. 

l'élève. 
Par  les  rapports  nécessaires  qui  existent  entre  les  modula- 
tions, et  par  l'habitude. 

LE     PHILOSOPHE. 

Je  serais  bien  aise  de  connaître  ces  rapports. 

l'élève. 

Il  faut  vous  faire  bien  aise.  Je  sais  : 

1°  Qu'en  mineur,  il  y  a  toujours  trois  bémols  de  plus  qu'en 
majeur;  en  majeur,  trois  dièses  de  plus  qu'en  mineur; 

2°  Que  l'ordre  des  dièses  va  par  quinte,  fa,  ut,  sol,  ré,  la, 
mi,  si,  etc.  ; 

3°  Que  l'ordre  des  bémols  va  par  quarte,  si,  mi,  la,  ré,  sol, 
ut,  fa,  etc.  ; 

Zi°  Qu'en  sortant  d'une  modulation  pour  entrer  dans  la 
modulation  de  la  quinte,  j'ai  un  dièse  de  plus; 

5°  Qu'en  sortant  d'une  modulation  pour  entrer  dans  la 
modulation  de  la  quarte,  j'ai  un  bémol  de  plus. 

Qu'en  général ,  si  je  suis  dans  une  modulation  de  quatre 
dièses,  et  que  je  passe  à  la  modulation  de  sa  quinte,  j'aurai 
cinq  dièses; 

Que  si  je  suis  dans  une  modulation  de  six  bémols,  et  que  je 
passe  à  la  modulation  de  sa  quarte,  j'aurai  sept  bémols  ; 

Qu'en  majeur,  dans  l'ordre  des  dièses,  le  dernier  est  sur  la 
note  sensible. 

Qu'en  mineur,  il  est  sur  la  seconde; 


<4y2  leçons  de  clavecin 

Qu'en  majeur,  dans  l'ordre  des  bémols,  le  dernier  est  sur  la 

quarte; 

Qu'en  mineur,  il  est  sur  la  sixte. 

D'où  je  conclus  qu'une  modulation  majeure  étant  connue,  la 
modulation  mineure  se  trouve  tout  de  suite  avec  la  modulation 
relative;  car  à  l'imitation  d'ut  et  de  la,  les  modulations  rela- 
tives sont  distantes  d'une  tierce  mineure,  et  la  modulation 
majeure  est  à  droite,  la  mineure  à  gauche. 

Je  sais,  par  exemple,  qu'en  majeur  de  fa,  il  y  a  un  bémol, 
parce  que  ce  fa  est  la  première  quarte  qui  s'offre  en  montant 
d'ut;  je  dis  donc  en  mineur  de  fa,  quatre  bémols;  donc  la 
modulation  relative  de  quatre  bémols  est  la  bémol,  modulation 
majeure;  donc  la  mineure  relative  d'un  bémol  est  la  mineure 
de  ré;  donc  en  mineur  de  la  bémol  il  y  a  sept  bémols;  donc 
en  majeur  de  ré,  il  y  a  un  bémol  et  trois  dièses  ou  deux  dièses. 

Je  sais  de  plus  que  le  nombre  des  dièses  et  des  bémols  de 
deux  modulations  majeures  ou  mineures,  qui  ne  diffèrent  que 
de  noms,  est  toujours  douze. 

Je  viens  de  vous  dire  qu'en  majeur  de  la  bémol ,  il  y  a 
quatre  bémols;  donc  par  la  loi  de  succession  de  quarte  en 
quarte,  il  y  aura  cinq  bémols  en  majeur  de  ré  bémol  ;  donc,  si 
je  prends  ce  ré  bémol  pour  ut  dièse,  il  y  aura  sept  dièses. 

Je  viens  de  vous  dire  qu'en  mineur  de  la  bémol,  il  y  a  sept 
bémols  ;  donc  en  mineur  de  sol  dièse  il  y  aura  cinq  dièses. 

D'où  je  vois  tout  de  suite  qu'en  majeur  de  si,  il  y  a  aussi  cinq 
dièses;  car  le  majeur  de  si  est  le  relatif  du  mineur  de  sol 
dièse;  et  qu'en  mineur  de  si,  il  y  a  deux  dièses  comme  en 
majeur  de  ré}  son  relatif. 

Et  c'est  ainsi 'qu'une  modulation  déterminée  conduit  très- 
promptement  et  très-sûrement  à  plusieurs  autres. 

Le  nombre  sept  est  aussi  une  jolie  propriété  en  musique; 
en  majeur  de  si,  il  y  a  cinq  dièses;  en  majeur  de  si  bémol,  il  y 
en  a  deux. 

La  somme  des  bémols  et  des  dièses  de  deux  modulations 
majeures  ou  mineures  d'une  même  dénomination  éloignée 
l'une  de  l'autre  d'un  demi-ton  est  toujourssept;  ce  qui  m'aurait 
indiqué  tout  de  suite  cinq  bémols  en  majeur  de  ré  bémol,  car 
j'avais  trouvé  deux  dièses  en  majeur  de  ré. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  453 

LE    MAÎTRE. 

Un  autre  moyen  commode  pour  la  recherche  des  dièses  et 
des  bémols,  moyen  qui  vient  de  se  présenter  à  mon  esprit  en 
vous  écoutant,  c'est  de  parcourir  l'octave  par  ton. 

l'élève. 

D'où  il  arrivera? 

LE     MAÎTRE. 

De  trouver  toujours  deux  dièses  de  plus,  allant  de  majeur 
en  majeur,  ou  de  mineur  en  mineur. 

l'élève. 

A  vérifier  sur  le  clavier.  En  ut,  tout  est  naturel  ;  en  ré,  deux 
dièses;  en  mi}  quatre  dièses;  en  fa  dièse,  six  dièses;  en  sol 
dièse,  huit  dièses;  en  la  dièse,  dix  dièses;  en  si  dièse,  douze 
dièses. 

Fort  bien. 

LE     MAÎTRE. 

Partez  de  sol,  montez  d'un  ton,  ce  sera  la  même  chose. 

l'élève. 
Cela  est  évident.  Sol,  un  dièse;  la,  trois;  si,  cinq;  ut  dièse, 
sept;  ré  dièse,  neuf;  mi  dièse,  onze. 

LE     MAÎTRE. 

A  présent,  descendez  l'octave  par  ton,  en  partant  d'îtf,  et 
remarquez  les  bémols. 

l'élève. 

En  ut,  rien  ;  en  ««"bémol,  deux  bémols  ;  en  la  bémol,  quatre 
bémols;  en  sol  bémol,  six;  en  fa  bémol,  huit;  en  mi  double 
bémol,  dix;  en  ré  double  bémol,  douze. 

LE     MAÎTRE. 

Descendez  en  commençant  par  fa. 

l'élève. 
Même  résultat,  1,  3,  5,  7,  9,  11  bémols.  Cette  nouvelle  vue 
ne  m'aurait  pas  été  inutile  si  vous  l'eussiez  eue  plutôt. 

LE    MAÎTRE. 

Partez  du  mineur  de  la,  et  vous  aurez  des  modulations 
mineures,  suivant  la  même  progression. 

LE     PHILOSOPHE. 

Une  autre  voie  très-courte ,  ce  me  semble ,  de  trouver  les 
dièses  ou  les  bémols  des  modulations  dont  la  tonique  est  dièse 


/,.y,  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

ou  bémol,  c'est  d'ajouter  sept  aux  dièses  ou  bémols  de  la  même 
modulation  naturelle;  en  majeur  de  ré,  deux  dièses;  en  majeur 
de  rè#  deux  et  sept  ou  neuf;  en  mineur  de  sol,  deux  bémols; 
en  mineur  de  sol  bémol,  neuf  bémols...  Je  ne  sais  même,  mon- 
sieur, si  en  combinant  votre  règle  dernière  et  la  mienne,  et 
descendant  et  montant  l'octave  par  semi-tons,  il  n'en  résulte- 
rail  pas  la  solution  générale  du  nombre  des  dièses  et  des 
bémols,  en  toute  modulation. 

LE     MAÎTRE. 

Elle  est  toute  trouvée  ;  vous  venez  de  la  dire  ;  sept  dièses  de 
plus  en  montant  d'un  demi-ton;  sept  bémols  en  descendant. 

LE     PHILOSOPHE. 

Tu  ne  nous  écoutes  pas. 

l'élève. 

Je  vous  écoute;  j'ajoute,  à  cause  du  nombre  douze,  cinq 
bémols  de  plus  en  montant  par  semi-ton;  cinq  dièses  déplus 
en  descendant;  et  je  fais  des  roulades. 

LE     PHILOSOPHE. 

El  les  harmonies? 

l'élèv  e. 
11  y  a  dans  chaque  modulation  six  harmonies  consonnantes. 

LE     PHILOSOPHE. 

Pourquoi  pas  sept,  puisqu'il  y  a  sept  notes? 

l'élève. 
C'est  qu'en   majeur,  la  sensible,   et  en  mineur  la  seconde 
manquent  de  consonnance. 

LE     PHILOSOPHE. 

Ulons;  à  l'emploi  de  ces  six  consonnances. 

l'élève. 
J'ordonne  les  consonnances  de  la  tonique,  de  la  quarte,  de 
la  quinte  et  de  la  sixte,  de  manière  à  en  faire  une  belle  phrase 
harmonique  que  je  vais  vous  jouer  dans  les  vingt-quatre  modu- 
lations; je  ne  frappe  pas  seulemenl  ensemble  toutes  les  notes 
des  consonnances.  Les  batteries  dont  je  varie  ma  phrase  vous 
nnoncent  des  doigts.  Je  tire  de  chaque  harmonie  consonnante 
trois  accords,  l'accord  parfait,  l'accord  de  sixte,  l'accord  de 
quarte  <n  sixte;  et  lorsqu'il  eu  sera  temps,  je  me  servirai  de  ces 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  Zj55 

consonnances  pour  sauver  les  harmonies  dissonantes;  ou,  si 
vous  aimez  mieux  la  manière  de  dire  de  monsieur,  je  me  ser- 
virai des  harmonies  dissonantes  pour  préparer  ou  appeler  ces 
harmonies  consonnantes  ou  repos. 

LE      PHILOSOPHE. 

Et  combien  pratiquez-vous  d'harmonies  dissonantes  dans 
chaque  modulation? 

l'élève. 

Sept,  en  majeur;  en  mineur,  outre  la  dissonance  de  chaque 
note  de  la  gamme,  j'ai  déplus  l'harmonie  superflue  et  l'harmonie 
d'emprunt. 

LE     PHILOSOPHE. 

Faites-moi  entendre  l'harmonie  d'emprunt,  en  mi  bémol. 

l'élève. 
Rien  de  plus  aisé.  Les  quatre  notes  qui  la  composent  sont 
ut  bémol,  ré,  fa,  la  bémol.  La  voilà  frappée  avec  les  deux 
mains;  et  la  voilà  sauvée  par  mi  bémol,  sol  bémol,  si  bémol; 
car  cette  harmonie  conduit  au  repos  de  la  tonique,  surtout  en 
mineur;  quoique  j'aie  mémoire  de  passages  d'auteurs  où  elle 
est  sauvée  par  l'harmonie  consonnante  de  la  tonique  en  majeur. 

LE     MAÎTRE. 

Je  vous  demanderais  volontiers  l'harmonie  d'emprunt  clans 
la  même  octave,  prise  pour  ré  dièse. 

l'élève. 
Alors  les  mêmes  touches  se  nommeront  si,  ut  double  dièse, 
mi  dièse,  sol  dièse,  et  l'harmonie  consonnante  invitée  par  cette 
dissonance  s'appellera  ré  dièse,  fa  dièse,  la  dièse. 

le   maître. 

Quel  parti  tirez-vous  de  toutes  ces  dissonances? 

l'élève. 

Sans  fin.  1°  Des  dissonances  de  la  seconde  et  de  la  domi- 
nante, entrelacées  avec  art  parmi  les  consonnances  de  la 
tonique,  de  la  quarte,  de  la  quinte,  de  la  sixte,  je  forme  une 
phrase  harmonique  que  je  pratique  dans  toutes  les  modulations  ; 

2°  Je  distribue  les  sept  harmonies  dissonantes  entre  les  six 
consonnantes,  et  j'en  obtiens  une  autre  phrase  harmonique; 

3°  Avec  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  et  l'harmonie 
d'emprunt,  j'appelle  le  repos  ou  la  consonnance  de  la  tonique. 


&56  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

Avec  la  dissonance  de  la  seconde  et  l'harmonie  superflue, 
je  vais  au  repos  de  la  dominante. 

\\n-  la  dissonance  de  la  sixte,  je  vais  à  la  consonnance  de 

la  seconde. 

Avec  la  dissonance  de  la  septième,  je  hâte  la  consonnance 
de  la  tierce; 

h"  De  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante,  je  tire  sept 
accords  :  la  septième,  la  fausse  quinte,  la  petite  sixte  majeure, 
le  triton,  la  septième  superflue,  la  neuvième  et  septième,  et  la 
quinte  superflue; 

5°  L'harmonie  d'emprunt  me  fournit  six  accords  :  la  seconde 
superflue,  la  septième  diminuée,  la  fausse  quinte  jointe  à  la 
sixte  majeure,  la  tierce  mineure  jointe  au  triton,  la  sixte 
mineure  jointe  à  la  septième  superflue,  et  la  quarte  jointe  à  la 
quinte  superflue. 

LE    MAÎTRE,    bas. 

Courage,  mademoiselle;  monsieur  votre  père  ne  se  contient 
pas  de  joie,  ni  moi  non  plus. 

l'élève. 

(i°  L'harmonie  dissonante  de  la  seconde  me  fournit  quatre 
accords:  la  septième,  la  sixte  et  quinte,  la  petite  sixte  et  la 
seconde  ; 

7°  De  l'harmonie  superflue,  je  tire  l'accord  de  petite  sixte 
superflue; 

8°  Entre  ces  accords  principaux,  j'ai  le  choix  de  l'accord 
parlait  :  de  la  sixte,  de  la  petite  sixte  majeure,  du  triton,  de  la 
fausse  quinte,  de  la  quinte  et  sixte,  de  la  petite  sixte;  j'en 
accompagne  les  huit  notes  de  la  gamme  en  montant  et  en  des- 
cendant; et  c'est  ce  dont  je  vais  vous  régaler  dans  toutes  les 
modulations.  Écoutez  bien. 

l-E     PHILOSOPHE. 

Ah!  monsieur,  quel  travail  pour  elle  et  pour  vous! 

i.'i;i.i:\  e. 
I  Mitez-moi.  Je  varie  les  batteries.  J'omets  les  unissons  aux 
accords  dissonants.  Je  vais  adagio  clans  les  modulations  tristes. 
Si  la  gauche  travaille,  la  droite  ne  reste  pas  oisive.  Je  remplis 
la  basse  avec  les  notes  des  harmonies...  Vous  ne  vous  extasiez 
pas?...  Il  n'y  a  pas  de  plaisir  à  bien  faire  (levant  des  gens  froids 
comme  vous. 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE.  &57 

LE     PHILOSOPHE. 

Ah!  mon  enfant!... 

LE     MAÎTRE. 

Est-ce  que  vous  ne  faites  le  bien  que  pour  en  être  louée? 

l'élève. 

Cette  récompense  ne  nuit  à  rien.  L'éloge  de  ceux  qu'on  aime 
et  qu'on  estime  est  doux.  Si  vous  n'êtes  pas  satisfaits,  j'ai 
perdu  mon  temps  et  ma  peine;  si  vous  l'êtes,  comment  le 
saurai-je,  si  vous  ne  m'en  témoignez  rien?...  Louez-moi  donc... 
Papa,  embrassez-moi... 

LE     PHILOSOPHE. 

Je  suis  plus  content  que  je  ne  saurais  te  le  dire.  Viens,  mon 
enfant,  que  je  t'embrasse. 

LE    MAÎTRE. 

On  n'a  pas  toutes  les  modulations  aussi  présentes,  sans 
s'être  prodigieusement  exercée.  Est-ce  là  tout  ce  que  vous 
sachiez  faire  de  ces  accords? 

l'élève. 

Parce  que  je  me  suis  arrêtée  un  moment  pour  reprendre 
haleine,  vous  avez  pensé  que  j'étais  au  bout  de  mon  savoir. 
Attendez,  attendez  : 

9°  Je  me  rappelle  tous  les  accords  consonnants  et  disso- 
nants. J'y  ajoute  les  deux  accords  de  suspension  de  l'accord 
parfait  :  savoir  la  quarte  et  la  neuvième;  et  je  monte  la  gamme 
de  la  main  gauche,  m'arrêtant  sur  chaque  note  que  j'accom- 
pagne de  la  main  droite,  de  tous  les  accords  qu'elle  peut 
porter,  répétant  quelquefois  un  accord  consonnant,  appelé  par 
les  dissonances. 

Je  veux  parcourir  ainsi  l'octave  tant  en  majeur  qu'en  mineur, 
et  cela  dans  la  modulation  d'ut  dièse.  J'arpégerai  les  accords. 
Mon  papa,  point  de  distraction,  s'il  vous  plait.  Arrêtez  votre  tête 
qui  est  sujette  à  s'envoler  je  ne  sais  où.  Vous  nous  avez  promis 
d'être  ici,  soyez-y.  Tâchez  de  vous  occuper  de  cette  marche  qui 
est  très-belle,  qui  vous  fera  éprouver  une  sensation  forte  et  à 
laquelle  il  ne  tiendra  qu'à  vous  de  faire  dire  des  choses 
sublimes...  La  voilà.  Eh  bien,  qu'en  pensez-vous? 

le   philosophe. 
Oui,  cela  est  vraiment  beau  ;  et  il  faut  que  cela  le  soit,  pour 


/,58  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

avoir  captive'  mon  oreille,  dans  l'état  singulier  où  mon  âme  se 
troiiM'. 

l'élève. 

Ces  contributions  ne  sont  pas  toutes  celles  que  j'exige  do 
nos  harmonies  : 

10"  J'impose  en  majeur  à  quatre  accords,  chacune  des  har- 
monies dissonantes  do  la  tierce,  de  la  sixte  et  de  la  sensible  ; 
savoir,  à  une  septième,  à  une  quinte  et  sixte,  à  une  petite  sixte 
et  à  une  seconde,  que  je  prétends  m' être  fournies  par  elles, 
sans  aucun  délai. 

.l'en  use  de  même  en  mineur,  avec  les  dissonances  de  la 
tonique  et  de  la  quarte. 

Pour  suivre  mon  rôle  de  souveraine  qui  impose  ses  sujets, 
je  lève  sur  la  dissonance  de  la  septième,  en  mineur,  autant  d'ac- 
cords  que  sur  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante. 

Si  je  ne  tire  de  la  dissonance  de  la  tonique  et  de  celle  de  la 
quarto  en  majeur,  et  des  dissonances  de  la  tierce  et  de  la  sixte 
en  mineur,  qu'un  seul  accord  de  septième,  ce  n'est  pas  que 
j'ignore  la  richesse  de  ce  fonds,  et  tout  ce  que  je  pourrais  y 
puiser  au  besoin;  mais  ce  sont  ressources  extraordinaires, 
dont  je  n'use  que  dans  la  succession  des  accords  de  septième, 
et  lorsqu'il  me  plaît  quelquefois,  en  majeur,  d'appeler  la  con- 
sonnance  de  la  tierce  par  une  triple  dissonance,  ou  d'amener 
par  la  même  voie  la  consonnance  de  la  dominante  en  mineur. 

J'espère  que  vous  me  dispenserez  l'un  et  l'autre  des 
exemples  de  ces  harmonies  bizarres;  vous,  mon  papa,  parce 
quVlles  sont  bizarres;  vous,  monsieur,  parce  que  vous  devez  en 
avoir  assez  de  ce  que  nous  en  avons  pratiqué  dans  notre,  der- 
nière leçon;  et  moi,  parce  que  j'ai  besoin  de  ce  qui  me  reste  de 
tète  pour  des  choses  plus  importantes. 

LE     MAÎTRE. 

Point  de  dédain  déplace  mademoiselle;  vous  sautez  légère- 
ment par-dessus  une  source  détournée,  à  laquelle  le  temps, 
l'exercice,  plus  d'usage  de  l'harmonie  vous  ramèneront.  Sou- 
venez-vous  du  proverbe  qui  défend  de  dire:  Fontaine,  je  ne 
boirai  point  de  ton  enu. 

\!\:A,\.\  e. 

En  attendant  que  la  soif  m'en  vienne,  je  passe  à  d'autres 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  459 

choses;  j'économise  les  accords,  et  je  parcours  toutes  les  modu- 
lations, tant  en  majeur  qu'en  mineur,  avec  l'accord  parfait 

1°  En  allant  par  quinte  et  introduisant  successivement  un 
nouveau  dièse  dans  la  modulation; 

2°  En  allant  par  quarte  et  introduisant  successivement  un 
nouveau  bémol  dans  la  modulation  ; 

3°  En  allant  encore  par  quarte,  mais  passant  à  chaque  fois 
par  le  relatif  mineur. 

Que  vous  semble  de  cet  enchaînement  d'accords  parfaits? 

LE     MAÎTRE. 

Ne  pourriez-vous  pas  vous  mettre  un  peu  plus  en  dépense, 
vous  servir  de  l'accord  parfait,  de  la  sixte,  du  triton  et  de  la 
fausse  quinte ,  et  traverser  avec  ce  cortège  les  vingt-quatre 
modulations,  en  commençant  par  les  majeures? 

l'élève. 
A  votre  aise,  monsieur,  ne  vous  gênez  pas...  Voilà  ce  que 
vous  avez  demandé...  Eh  bien,  papa,  cela  va,  je  crois...  Vous- 
souriez...  Et  vous,  monsieur,  point  d'humeur;  si  j'escamote  ici 
la  fausse  quinte,  là  le  triton,  je  vous  en  dédommage  par  la  sep- 
tième diminuée  et  la  tierce  mineure  jointe  au  triton. 

le  philosophe. 
Halte-là...  Où  en  es-tu? 

l'élève. 
Où  j'en  suis?  En  mineur  de  si  bémol.  J'ai  affaire  à  cinq 
bémols,  et  je  pratique  la  septième  diminuée  que  voilà  sauvée... 
Je  sais  mon  chemin...  Cette  modulation  vous  plaît-elle?  Vous 
sentez-vous  quelque  pente  à  la  tendresse,  j'y  resterai;  je  vous  y 
égarerai  par  un  labyrinthe  d'accords;  j'ai,  comme  vous  savez, 
neuf  dissonances  et  six  consonnances  à  mon  service. 

LE      MAÎTRE. 

Doucement,  doucement;  que  faites-vous  là? 

l'élève. 

Je  fais  succéder  à  la  petite  sixte  superflue  la  petite  sixte 
majeure,  sur  une  basse  d'un  semi-ton  plus  aigu,  et  je  sauve 
l'une  et  l'autre  par  la  même  consonnance,  fa,  la,  ut. 

LE     MAÎTRE. 

Où  avez-vous  pris  cette  marche-là? 


£60  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

I.'  ÉLÈTE. 

Je  pourrais  vous  dire  clans  mon  oreille  et  sur  mon  clavier; 
mais  je  ne  me  ferai  jamais  honneur  du  bien  d'autrui.  Je  l'ai 
retenue  d'un  bel  adagio  de  Walther,  en  mineur  de  mi  bémol  : 
il  y  a  un  passage  où  il  appelle  la  consonnance  ré  bémol,  fa,  la 
bémol  par  l'harmonie  superflue  la  bémol,  ut,  mi  double  bémol, 
sol  bémol,  en  sol  bémol,  el  par  la  dissonance  de  la  dominante 
la  bémol,  ut,  mi  bémol,  sol  bémol,  en  ré  bémol. 

LE     MAÎTRE. 

Voyons  cette  pièce? 

l'élève. 

La  voilà.  Ce  passage  est  dans  la  seconde  partie.  L'auteur 
même  y  revient,  pour  préparer  la  consonnance  mi  bémol,  sol, 
si  bémol. 

LE      PHILOSOPHE. 

Mais  je  crois  qu'il  y  a  neuf  bémols  à  la  clef. 

l'élève. 
Tout  autant.  Petite  ostentation  de  science. 

LE     MAÎTRE. 

Piano,  piano,  mademoiselle.  L'adagio  est  correctement  écrit  ; 
le  chant  en  est  noble.  Le  compositeur  s'est  embarqué  dans  plu- 
sieurs modulations  très-compliquées.  11  y  va  jusqu'en  mineur 
(Y ut  bémol,  avec  dix  bémols.  Tenez,  regardez  cet  endroit.  Comptez 
que  plus  d'un  maître  aurait  écrit  la  septième  par  la,  au  lieu  de 
l'écrire  par  si  double  bémol  ;  et  la  sixte  par  sol,  au  lieu  de 
l'écrire  par  la  double  bémol. 

l'  élève. 
Vous  croyez  cela  ! 

LE     MAÎTRE. 

Combien  je  vous  en  citerais  d'exemples,  si  je  ne  craignais 
d'offenser. 

I.' ÉLÈVE. 

11  ne  faut  offenser  ni  ennuyer,  si  l'on  peut;  c'est  pourquoi 
je  laisse  le  mineur  de  si  bémol  pour... 

LE     MAÎTRE. 

Monter  l'octave  chromatiquement,  accompagnant  chaque  son 
de  l'accord  parfait,  de  la  sixte  et  de  la  fausse  quinte. 


ET  PRINCIPES   D-'HARMONIE.  Z|G1 

l'élève. 
En  quelle  octave?...  Allons,  en  l'octave  d'ut  dièse,  en  faveur 
de  papa  à  qui  le  difficile  ne  déplaît  pas  toujours. 

LE     PHILOSOPHE. 

Toutes  les  fois  que  la  chose  ne  peut  avoir  que  ce  mérite. 

l'élève. 

Voici  une  autre  manière  de  parcourir  en  montant  l'octave 
chromatique,  en  n'employant  que  l'accord  parfait,  la  quinte  et 
sixte,  la  fausse  quinte.  Je  la  descends  de  plusieurs  manières. 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  comment  t'y  prends-tu  pour  changer  de  modulations? 

l'élève. 

Je  quitte  celle  où  je  suis,  en  pratiquant  ou  un  accord  conson- 
nant  ou  un  accord  dissonant  qui  me  conduise  à  une  modula- 
tion d'un  dièse  de  plus  ou  d'un  dièse  de  moins.  S'il  me  convient 
d'entrer  dans  une  modulation  qui  ait  un  bémol  de  plus  ou  de 
moins,  il  me  suffit  d'un  accord  consonnant  pratiqué  dans  cette 
modulation.  Préféré-je  un  chemin  plus  escarpé?  je  m'achemine 
par  une,  deux,  trois  et  même  sept  dissonances.  Arrivée,  je 
me  répose,  peu,  car  je  n'aime  pas  entendre  chanter  longtemps 
sur  la  même  gamme.  Je  vais  d'une  modulation  à  sa  relative.  Je 
laisse  le  majeur  pour  prendre  le  mineur.  Les  accords  conson- 
nants  sont  l'asile  où  l'on  se  réfugie  par  les  dissonants. 

LE     MAÎTRE. 

Ne  vous  reste-t-il  plus  rien? 

l'élève. 

Piano,  à  votre  tour.  Si  je  dis  tout  aujourd'hui,  demain  il 
faudra  se  taire  ou  se  répéter. 

LE     PHILOSOPHE. 

Deux  terribles  inconvénients! 

l'élève. 

Oui-da;  et  pour  éviter  l'un,  sans  cesse  on  s'expose  à  tomber 
dans  l'autre.  A  tout  hasard,  je  vais  vous  entretenir  de  l'harmonie 
d'emprunt  que  je  m'étais  réservée  pour  une  autre  fois. 

A  presque  tous  les  accords  tant  consonnants  que  dissonants, 
je  fais  subitement  succéder  une  harmonie  d'emprunt  qui  con- 
tienne la  basse  de  mon  dernier  accord.  Je  regarde  cette  har- 
monie d'emprunt  ou  comme  accord  de  seconde  superflue,  ou 


/,62  LEÇONS  DE   CLAVECIN 

comme  septième  diminuée,  ou  comme  fausse  quinte  jointe  à  la 
sixte  majeure,  ou  comme  tierce  mineurejointe  au  triton,  comme 
il  me  plaît,  comme  il  plaît  à  monsieur  qui  me  commande  selon 
son  idée,  comme  il  plaît  au  chant  ou  à  l'expression,  et  me  voilà 
tout  à  coup  jetée  dans  un  pays  lointain,  dans  la  région  des  dièses 
on  des  bémols. 

LE    PHILOSOPHE. 

Quelque  exemple...  Qu'est-ce  qui  se  passe  entre  vous?... 
Vous  vous  faites  des  signes? 

1."  ÉLÈVE. 

C'est  que  monsieur  se  meurt  de  vous  dire... 

LE     PHILOSOPHE. 

Quoi? 

l'elè\  e. 

Que  souvent  je  me  moque  de  toutes  ces  règles,  de  cette 
marche  compassée;  que  je  me  mets  à  faire  des  gambades,  tout 
au  travers  des  modulations,  et  qu'on  me  trouve  en  un  instant 
où  l'on  ne  m'attendait  guère. 

LE      PHILOSOPHE. 

Ce  n'est  pas  cela.  Ne  mens  jamais,  parce  qu'il  ne  faut  jamais 
mentir;  et  puis  tu  mens  mal,  et  je  t'en  félicite. 

LE     MAÎTRE. 

Ces  écarts  sont  quelquefois  très-heureux;  mais  il  en  faut 
être  avare;  réitérés  dans  une  pièce,  ils  lui  donneraient  un  carac- 
tère sauvage.  11  faut  même  user  avec  sobriété  des  passages 
d'emprunt. 

Voilà,  monsieur,  un  court  abrégé  de  nos  leçons.  Quand  l'art 
aurait  été  plus  étendu,  c'eût  été  tout  ce  que  mademoiselle  en 
pouvait  apprendre  dans  le  court  intervalle  de  temps  que  vous 
me  l'avez  confiée. 

LE     PHILOSOPHE. 

Je  serais  bien  injuste  ou  bien  ignorant,  si  d'après  ce  que  je 
viens  d'entendre  j'appréciais  mal  la  valeur  de  son  travail  et 
de  vos  soins.  Je  ne  sais  duquel  des  deux  je  dois  être  le  plus 
étonné. 

I.i;    PHILOSOPHE,    à    un   domestique. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a?...  J'avais  défendu  qu'on  laissât  entrer. 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  463 

LE     DOMESTIQUE. 

C'est  un  vieux  prêtre  qui  s'en  retourne  à  la  campagne  où  il 
demeure,  et  qui  dit  que  vous  lui  avez  donné  rendez-vous. 

LE     PHILOSOPHE. 

Je  l'avais  oublié...  Je  vais  et  je  reviens. 

l'élève. 
Mon  papa,  ne  vous  pressez  pas  trop  ;  je  vous  promets  pour 
demain  ou  pour  après-demain  au  plus  tard  les  exemples  que 
vous  me  demandez  ce  soir;  soyez  sûr  que  vous  n'y  perdrez  rien 
pour  avoir  attendu;  et  voilà  le  sujet  du  petit  mystère  que  je 
vous  ai  fait...  (au  maître).  Monsieur,  ètes-vous  fou? 

LE    MAÎTRE. 

Non. 

l'élève. 

C'est  après-demain  la  fête  de  mon  papa.  Je  lui  ai  préparé  son 

bouquet;  c'est   un  nouveau  prélude  que  j'ai  composé  à  votre 

insu;  dites-moi,  ce  bouquet  n'aurait-il  pas  été  bien  piquant,  si, 

comme  vous  le  désiriez,  je  lui  en  avais  joué  un  des  anciens;  car 

c'est  là,  je  crois,  ce  que  vous  me  proposiez  par  ces  signes  qui 

ont  amené  une  petite  fausseté,  la  chose  qui  me  déplaît  le  plus 

et  à  mon  papa. 

le  maître. 

J'ignorais  votre  dessein,  et  j'avais  oublié  que  demain  vous 

aviez  concert;  oublié  net. 

l'élève. 

Bonne  tête  !  Ainsi  vous  ne  seriez  pas  venu  ? 

LE      MAÎTRE. 

Ma  foi,  je  n'ose  en  répondre. 

l'élève. 
Et  la  fête  se  serait  passée  sans  vous?  Ça,  allez  à  vos  affaires, 
et  souvenez-vous  que  demain...  Demain,  demain,  au  soir,  il  faut 
être  ici  entre  six  et  sept.  Le  concert  nous  mènera  jusqu'à  dix. 
Nous  ne  sortirons  pas  de  table  avant  une  heure  après  minuit. 
Je  n'aurai  peut-être  plus  l'occasion  de  vous  dire  un  mot...  Sou- 
venez-vous que  demain,  demain  vous  faites  la  quinte,  et  qu'a- 
près-demain, il  faut  être  ici  de  bonne  heure.  Je  serai  levée  la 
première;  mon  papa  traversera  le  salon  pour  aller  à  son  cabi- 
net. J'irai  à  lui;  je  lui  ferai  mon  compliment;  je  l'embrasserai, 


&6û  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

et  je  le  prierai  de  m'entendre.  Vous  concevez  combien  il  m'im- 
porte que  vous  y  soyez.  Ne  manquez  donc  pas. 

LE     MAÎTRE. 

Demain,  le  soir,  entre  six  et  sept;  après-demain,  le  matin, 
entre  sept  et  huit. 

l'élève. 
Précisément,  ni  plus  tôt,  ni  plus  tard. 

LE     MAÎTRE. 

Mais  ce  prélude  clandestin,  ne  pourrait-on  pas  le  voir? 

l'élève. 

Non.  11  est  beaucoup  plus  soigné  que  les  autres,  et,  par  cette 
raison-là,  peut-être  moins  bon;  cependant  il  ne  me  déplaît  pas. 
Je  l'ai  joué  et  rejoué  plusieurs  fois.  Mais  bon  ou  mauvais,  il  faut 
(ju'il  reste  tel  qu'il  est.  Mon  papa  ne  manquera  pas  de  demander 
s'il  est  de  moi,  et  je  veux  pouvoir  lui  répondre  sans  biaiser  que 
vous  ne  l'avez  pas  même  vu.  Allez,  partez;  et  ne  vous  faites 
attendre  ni  demain  au  soir,  ni  après-demain  matin. 


SECONDE    SUITE 

DU    DOUZIÈME    DIALOGUE 


ET 


DE     LA     SEPTIÈME     LEÇON     D'HARMONIE. 


MONOLOGUE. 

L  ELEVE,   seule. 

Rien  ne  s'arrange  à  ma  fantaisie...  Il  ne  vient  pas...  Et  mon 
papa  est  levé  depuis  deux  heures...  Quoiqu'il  se  soit  retiré  tard, 
et  que  pour  inspirer  de  la  gaieté  h  ses  convives,  il  se  soit  tout 
à  fait  livré  au  plaisir  de  la  table...  au  point  de  nous  inquiéter... 
non  sur  sa  raison,  car  le  vin  ne  la  lui  ôte  jamais,  mais  sur  sa 
santé...  il  y  a  deux  heures  qu'il  est  dans  son  cabinet,  et  l'autre 
dort  peut-être  encore...  Il  faut  que  j'y  envoie...  Jetons  encore 
un  coup  d'oeil  sur  ce  prélude...  Il  n'est  pas  mal  pour  le  chant... 
pour  les  chiffres,  ce  n'est  pas  la  peine  d'y  regarder...  Mais  il  me 
semble  qu'on  sonne...  C'est  lui  apparemment... 


LE    MAITRE,   L'ÉLÈVE   et  LE    PHILOSOPHE. 

LE    PHILOSOPHE,    sortant  de  son    cabinet. 

Que  fais-tu  là  de  si  bonne  heure? 

l'élève. 
Je  repasse  quelque  chose  que  je  veux  savoir  supérieure- 
ment... Votre  nuit  a-t-elle  été  bonne? 

LE     PHILOSOPHE. 

Bonne. 

l'élève. 
Point  incommodé? 

xn.  30 


£,GG  LEÇONS    DE   CLAVECIN 

LE    PHILOSOPHE. 

Non  :  mais  je  crains  qu'il  n'en  soit  pas  de  même  de  M.  Bemetz 
qui  a  nouIu  faire  les  honneurs  de  ma  table  et  de  son  pays... 
Mais  le  voilà. 

l'élève. 

Arrivez  donc. 

LE     PHILOSOPHE. 

Bonjour,  monsieur,  comment  va  la  tête? 

LE     MAÎTRE. 

Mal,  très-mal.  Me  voilà  brouillé  avec  le  Champagne  mous- 
seux, et  pour  longtemps. 

LE     PHILOSOPHE. 

Pourquoi  donc?  Vous  avez  le  vin  charmant. 

LE     MAÎTRE. 

Mais  le  lendemain  je  suis  très-maussade...  Ce  sont  ces  trois 
rasades  que  l'on  m'a  versées  après  le  café  qui  m'ont  perdu. 

LE     PHILOSOPHE. 

N'en  dites  point  de  mal  ;  ce  sont  elles  aussi  qui  vous  ont  tiré 

de  votre  sérieux. 

l'  élève. 

Oh  !  pour  cela,  vous  avez  été  bien  fou  ! 

LE    MAÎTRE. 

Tant  pis. 

LE      PHILOSOPHE. 

Tant  mieux. 

l'élève. 
Vous  avez  dit  à  madame  ***  des  choses  tout  à  fait  honnêtes 
et  galantes,  et  que  j'écoutais  avec  le  plus  grand  plaisir. 

LE    MAÎTRE. 

Cela  était  si  aisé  et  si  naturel  avec  une  femme  pleine  d'es- 
prit, de  douceur,  de  grâces,  de  modestie  et  de  talents. 

LE     PHILOSOPHE. 

Va  croyez-vous  qu'aujourd'hui  elle  vous  laissât  baiser  ses 
mains  comme  hier?  Le  vin  a  ses  privilèges. 

l  '  ÉLÈVE, 
Où  allez-vous,  mon  papa? 

LE     PHILOSOPHE. 

Ordonner  du  thé  pour  monsieur  et  pour  moi. 


ET   PRINCIPES    D   HARMONIE.  £67 

l'élève. 
Auparavant,  permettez  que  je  vous  embrasse...  Le  concert 
d'hier  fut  le  bouquet  commun  de  tous  nos  amis... 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  le  tien. 

l'élève. 

Assurément;  mais  voici  celui  de  votre  enfant...  Decetenfant... 

LE     PHILOSOPHE. 

Qu'as-tu?  Tu  pleures. 

l'élève. 

C'est  de  plaisir;  c'est  de  joie...  Je  voudrais  vous  dire...  Et 
voilà  que  je  ne  saurais  parler. 

LE     PHILOSOPHE. 

Tu  n'as  jamais  mieux  dit...  J'ai  tout  entendu. 

l'élève. 
Excepté  mon  prélude...  J'ai  fait  de  mon  mieux...  Je  voudrais 
qu'il  vous  plût;  je  voudrais  qu'il  fût... 

LE      PHILOSOPHE. 

Il  sera  bien...  Remets-toi...  Joue...  J'écoute. 

LE    MAÎTRE. 

Adagio...  C'est  un  adagio...  En  majeur  de  sol  dièse...  Huit 
dièses.  • 

LE     PHILOSOPHE. 

Est-ce  que  vous  ne  le  connaissez  pas? 

LE     MAÎTRE     ET     L'ÉLEVÉ. 

Non,  monsieur...  Non,  mon  papa. 

LE     PHILOSOPHE. 

Tant  mieux. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  tremblez...  Vous  avez  peur. 

l'élève. 
Vous  vous  trompez,  monsieur.  Ce  n'est  pas  cela...  Je  n'y 
étais  pas.  Il  faut  que  je  recommence. 

LE      PHILOSOPHE. 

Fort  bien...  Cela  est  grave  et  noble... 

LE      MAÎTRE. 

Comme  doit  être  le  bouquet  d'un  philosophe. 

LE     PHILOSOPHE. 

Quelquefois  un  peu  brusqué. 


V,s 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 


LE    MAITRE. 

l'as  trop...  Recommencez... 

l'élève. 

LE   TRÉLUDE   DE   L'ÉLÈVE. 


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le    philosophe. 
Il  était  impossible,  ma  fille,  que  vous  me  présentassiez  un 
bouquet  qui  me  fût  plus  agréable.  Je  suis  on  ne  saurait  plus 
satisl'ait  de  vous. 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  471 

l'élève. 

Et  vous,  monsieur? 

LE     MAÎTRE. 

Je  désire  quelque  chose  de  plus.  C'est  la  raison  de  ce  que 
vous  avez  écrit. 

l'élève. 

Tenez,  mon  papa,  je  vais  vous  dire  son  secret.  Il  ne  prétend 
pas  m' embarrasser.  Je  n'aurais  pas  fait  la  première  mesure  de 
ce  prélude,  sans  la  connaissance  des  principes,  et  il  le  sait  bien. 
Sa  demande  n'est  qu'une  petite  ruse  pour  me  faire  valoir,  et  j'y 
acquiesce  d'autant  plus  volontiers  qu'il  y  gagnera  plus  que  moi. 

J'ai  écrit  en  majeur  de  sol  dièse;  et  j'ai  débuté  par  l'accord 
parfait  de  la  tonique,  l'accord  parfait  de  la  dominante,  le  triton 
sur  la  quarte  que  j'ai  sauvé  par  la  sixte  sur  la  tierce...  Ici  c'est 
la  fausse  quinte  à  laquelle  j'ai  fait  succéder  l'accord  parfait  de 
la  tonique...  Que  regardez-vous? 

le    maître. 

Les  chiffres...  Ils  sont  bien. 

l'élève. 

Sixte,  sixte  quinte,  septième  de  dominante,  repos  de  la 
tonique. 

Cadence  qui  prend  la  place  de  la  basse  ;  main  gauche  qui 
fait  l'harmonie. 

Sixte,  septième  de  seconde,  septième  de  dominante,  sep- 
tième de  la  sensible,  et  j'en  ai  assez  en  majeur. 

Fausse  quinte  jointe  à  la  sixte  majeure  pour  passer  en  mi- 
neur de  sol  dièse. 

Et  pour  sauver  cet  accord  d'emprunt,  sixte  sur  la  tierce 
mineure  si. 

Autre  emprunt  qui  donne  deux  mesures,  dont  l'une  est 
remplie  de  la  tierce  mineure  jointe  au  triton,  l'autre  de  la  sep- 
tième diminuée  que  je  sauve  par  le  repos  mineur;  cela  sent  un 
peu  la  paresse,  mais  je  ne  m'endors  pas  là.  Je  vais  en  majeur 
de  mi,  je  vais  en  la  par  la  fausse  quinte. 

Dissonance  de  la  seconde,  harmonie  superflue  et  modu- 
lation mineure  de  la;  plus  d'emprunt,  j'en  ai  suffisamment  du 
ton  de  la. 

Une  seconde  superflue  sur  ut  me  conduit  en  mineur  de  mi. 
J'y  reste.  Dissonance  de  la  dominante.  Piepos  de  la  tonique. 


/,72  LEÇONS   DE   CLAVECIN 

Dissonance  de  la  dominante,  consonnance  de  la  Ionique, 
dissonance  de  la  seconde,  repos  de  la  dominante,  et  trêve  de 
la  modulation  de  mi. 

Je  passe  en  majeur  d'ut  sans  grande  cérémonie  et  je  me 
délivre  des  dièses. 

Consonnance  de  la  tonique.  Consonnance  de  la  dominante. 
Consonnance  de  la  sixième  note.  Consonnance  de  la  quarte. 
Consonnance  de  la  seconde.  L'on  m'attendra  sûrement  en  ré-, 
et  moi,  par  la  seconde  superflue,  je  m'en  vais  en  mineur  de  fa. 
Et  puis  zeste,  me  voilà  en  mineur  de  sol.  Mon  papa,  c'est  du 
chromatique.  Cela  vous  blesse-t-il? 

LE     PHILOSOPHE. 

Non.  Mais  à  présent,  où  es-tn? 

l'élève. 

En  majeur  de  si  bémol;  accord  parfait  de  la  tonique;  quarte 
et  sixte  sur  la  tonique;  septième  superflue  sur  la  tonique;  accord 
parfait  de  la  tonique. 

Deux  bémols,  ce  n'est  guère.  J'en  veux  quatre,  et  me  voilà 
en  mineur  de  fa  par  le  triton. 

Encore  un  petit  bémol,  et  me  voilà  en  mineur  de  si  bémol 
par  la  fausse  quinte. 

Consonnance  de  la  tonique,  consonnance  de  la  quarte,  con- 
sonnance de  la  tonique.  Consonnance  de  la  quarte,  consonnance 
de  la  dominante,  consonnance  de  la  sixième  note,  et  me  voilà 
partie.  L'emprunt  me  mènera  où  je  veux;  pour  cette  fois  c'est 
en  mineur  de  fa  dièse;  trois  dièses  vous  déménagent  bien  vite 
tous  ces  bémols. 

Sixte  et  quarte;  tierce  mineure  jointe  au  triton  sauvé  par  la 
sixte  sur  la  tierce  mineure  la;  sur  la  seconde  sol  dièse,  la  fausse 
quinte  jointe  à  la  sixte  majeure. 

Et  pour  mettre  à  profil  cet  accord  d'emprunt,  escamotage 
de  la  sixte  majeure  ta  seule  fausse  quinte  laissée  afin  que  ma 
seconde  note  sol  dièse  devienne  sensible,  et  que  je  sois  en  ma- 
jeur de  la,  où  me  voilà. 

Accord  parfait,  trois  mesures;  consonnance  de  la  dominante; 
dissonance  de  la  dominante;  repos  de  la  tonique  dont  je 
m'éveille  tout  de  suite  par  le  triton  sur  la  même  basse,  accord 
qui  me  conduit  en  mi,  et  me  voilà  avec  quatre  dièses. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  473 

Je  m'achemine  tout  doucement  vers  mes  huit  dièses,  et  si 
je  sais  bien  compter,  en  voilà  déjà  sept. 

Mais  je  me  presse  trop,  revenons  un  peu  sur  nos  pas;  sep- 
tième sur  ut  dièse,  pour  n'être  qu'en  fa  dièse.  Fausse  quinte 
jointe  à  la  septième  diminuée  sur  le  fa  double  dièse.  Je  suis  en 
mineur  de  sol  dièse,  et  j'ai  cinq  dièses. 

Accord  parfait,  sixte  et  quinte...  à  laquelle  je  fais  succéder 
la  consonnance  de  la  tonique. 

LE     MAÎTRE. 

Pour  être  irrégulière. 

l'élève. 

Il  est  vrai.  Consonnance  de  la  dominante. 

LE     MAÎTRE. 

Pour  finir  ? 

l'élève. 

Non;  pour  suspendre  notre  course  par  la  consonnance  de  la 
sixième  note  mi,  et  puis  je  vais  par  la  consonnance  de  la  tonique, 
la  dissonance  de  la  seconde,  la  consonnance  de  la  tonique,  la 
dissonance  de  la  dominante,  au  repos. 

LE     MAÎTRE. 

Final  ? 

l'élève. 

Cela  ne  se  peut;  vous  ne  pensez  donc  pas  que  j'ai  com- 
mencé en  majeur  de  huit  dièses. 

J'introduis  vite  trois  dièses.  Accord  parfait,  sixte  et  quarte. 
Accord  parfait. 

Dissonance  de  la  seconde,  dissonance  de  la  dominante,  con- 
sonnance de  la  tonique. 

Consonnance  de  la  quarte;  consonnance  de  la  tonique;  dis- 
sonance de  la  dominante  ;  sol  dièse,  si  dièsa,  ré  dièse,  et  m'en 
voilà  tirée. 

Eh  bien,  papa? 

LE     PHILOSOPHE. 

Il  serait  bien  mal  à  moi  de  te  chicaner;  chicaner  sur  l'arran- 
gement des  fleurs  et  les  nuances  d'un  bouquet! 

l'élève. 

Faites  toujours. 

LE     PHILOSOPHE. 

Tu  le  veux.  Je  trouve  par-ci  par-là  ta  marche  extraordinaire 


klk  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

et  brusque  ;  par  exemple,  de  l'accord  parfait  majeur  de  si  tu  vas 
droit  en  majeur  d'ut. 

l'élève. 
Là  je  regarde  l'accord  parlait  majeur  de  si  comme  repos  de 
la  dominante  en  mineur  de  mi  où  il  n'y  a  qu'un  dièse,  d'où  je 
passe  subitement  en  ut,  n'effaçant  qu'un  dièse;  c'est  le  moins 
qu'on  puisse  faire. 

LE     PHILOSOPHE. 

Je  ne  dis  pas  que  cela  soit  mal,  ni  même  que  l'effet  soit  mau- 
vais. Est-ce  là  ton  premier  essai? 

LE     MAÎTRE. 

Non,  monsieur.  Le  morceau  que  vous  venez  d'entendre  est 
une  des  douze  progressions  de  basse  que  mademoiselle  a  com- 
posées, écrites  et  chiffrées  dans  tous  les  ions;  entre  ces  progres- 
sions, il  y  en  a  une  où  tous  les  accords  sont  pratiqués  et  presque 
toutes  les  modulations  enchaînées,  même  très-adroitement,  et 
à  chaque  instant  des  écarts  vraiment  expressifs  et  des  tour- 
nures tout  à  fait  neuves. 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  ces  préludes,  où  sont-ils? 

l'élève. 
Les  voici. 

le   philosophe. 

Comment?  mais  c'est  un  travail  considérable. 

l'  va.y.\  e. 

Et  nécessaire.  Songez,  mon  papa,  que  ce  moyen  était  le  seul 
de  fixer  dans  ma  mémoire  les  dièses  et  les  bémols  en  chaque 
modulation,  l'enchaînement  et  la  succession  des  harmonies,  la 
variété  des  passages  de  l'une  à  l'autre,  la  nature  des  accords, 
la  manière  de  les  chiffrer,  en  un  mot,  la  multitude  des  choses 
qu'il  faut  avoir  présentes  lorsqu'on  se  propose  de  préluder. 

LE     MAÎTRE. 

Je  conseille  à  mes  élèves  d'en  faire  autant  que  vous  en  avez 
l'ait,  et  à  vous,  mademoiselle,  de  vaincre  votre  répugnance  à 
prendre  la  plume  et  de  revenir  à  un  exercice  qui  vous  donnera 
de  la  facilite 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  des  idées.  11  en  naît  sous  les  doigts  de  fortuites,  qui 
viennent  on  ne  sait  d'où,  et  qui  n'en  sont  pas  moins  précieuses. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  475 

l'élève. 

Je  n'écrirai  jamais  de  la  musique,  peut-être  même  quand 
je  pourrais  me  promettre  de  l'écrire  excellente. 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  pourquoi? 

l'élève. 

C'est  que  j'aime  mieux  lire  et  penser  que  de  combiner  des 

sons. 

LE     PHILOSOPHE. 

Tu  vas  dire  qu'on  n'est  jamais  quitte  de  moi;  je  voudrais 
bien  t'en  tendre  préluder  de  tête. 

l'élève. 
C'est  ce  que  je  souhaitais. 

LE     PHILOSOPHE. 

Un  moment...  (a  un  domestique.)  Non,  point  de  thé,  il  est  trop 
tard. 

LE     MAÎTRE. 

Mademoiselle,  mettez-vous  dans  un  ton...  il  n'importe 
lequel...  Frappez  les  accords,  arpégez-les,  faites  du  chant 
au-dessus,  à  la  basse.  Ne  vous  assujettissez  à  aucun  mouve- 
ment; n'écoutez  que  votre  cœur,  votre  imagination  et  votre 
oreille,  et  cependant  allez  de  mesure. 

l'élève. 
Papa,  donnez  le  ton. 

LE     PHILOSOPHE. 

En  majeur  de  «bémol. 

L'ÉLÈVE  prélude. 
LE     PHILOSOPHE. 

Fort  bien,  fort  bien.  Il  ne  te  reste  plus  qu'à  entendre  de  la 

bonne  musique. 

l'élève. 

C'est  l'affaire  de  M.  le  baron  de  B...1. 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  de  l'accompagnement,  où  en  sommes-nous? 

LE    MAÎTRE. 

L'accompagnement  est  une  espèce  de  lecture  que  la  connais- 

1.  Le  baron  de  Baggc.   Il   est  question   de   ses   concerts  dans    le    Neveu   de 
Rameau. 


V7G  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

sance  (le  l'harmonie  éclaire  et  facilite,  niais  qui  demande  de  l'ha- 
bitude et  du  temps.  M.  Grimm  nous  envoie  les  ouvrages  des 
premiers  maîtres;  nous  en  avons  déjà  parcouru  plusieurs,  et 
cela  va. 

LE    PHILOSOPHE. 

Je  comprends  que  l'usage  des  modulations,  la  pratique  con- 
tinue des  accords,  la  facilité  de  les  rapporter  à  certaines  notes 
de  la  gamme  auxquelles  ils  appartiennent,  l'exercice  de  l'oreille, 
peuvent  dispenser  quelquefois  des  chiffres,  mais  toujours?  mais 
accompagner  bien  et  sans  chiffres? 

LE     MAÎTRE. 

Quelque  versé  que  l'on  soit  dans  la  théorie  et  la  pratique  de 
l'art,  vous  n'imaginez  pas  qu'entre  tant  de  combinaisons  diffé- 
rentes dont  une  basse  peut  être  accompagnée,  il  soit  facile  de 
rencontrer  tout  de  suite  celle  qui  convient  à  l'harmonie  pure 
et  à  l'esprit  de  la  pièce,  et  vous  avez  raison.  Cependant  on 
accompagne  très-bien,  sans  chiffres,  une  basse  dont  on  voit  le 
chant.  J'ai  même  remarqué  que  mes  élèves  sont  plus  sûrement 
conduits  par  le  chant  que  par  des  chiffres  équivoques.  Le  chant 
et  la  basse  suffisent  pour  leur  indiquer  l'enchaînement  des 
modulations,  les  harmonies  et  les  accords,  et  il  n'en  faut  pas 
davantage.  Le  goût  fait  le  reste,  et  le  goût  vient  avec  le  temps. 

LE    PHILOSOPHE. 

Ma  fille,  puisque  vous  faites  assez  de  cas  des  hommes  pour 
ambitionner  leur  éloge,  disposition  que  j'approuve  et  que  je 
vous  conseille  de  garder,  et  (pie  la  louange  de  ceux  que  vous 
estimez  et  que  vous  aimez  vous  est  douce,  recevez  la  mienne. 
Travaillez,  exercez-vous;  occupez-vous  sérieusement  d'un  art  où 
vous  êtes  déjà  fort  avancée  et  qui  deviendra  un  jour  la  plus 
puissante  consolation  des  peines  qui  vous  attendent;  car  nul 
n'en  est  exempt  sous  le  ciel,  et  il  est  heureux  d'avoir  un  ami 
sûr  toujours  à  portée  de  soi. 

I  '  l  LÈVE. 

Il  me  sera  d'autant  plus  facile  de  vous  obéir,  que  j'aime 
inliniment  mieux  suivre  mes  idées  que  de  lire  les  idées  des 
autres.  Mon  papa,  la  science  de  l'harmonie  dégoûte  beaucoup 
des  pièces. 

LE    PHILOSOPHE. 

Je  n'en   suis  pas  surpris.   Cependant  il  ne  faut  pas  qu'un 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  477 

talent  nuise  à  l'autre.  Peu  sont  en  état  d'apprécier  un  beau  pré- 
lude, bien  conduit,  bien  varié,  bien  savant;  tous  sentent  le 
mérite  d'une  pièce  bien  faite  et  bien  jouée. 

l'élève. 
Parce  qu'il  y  a  plus  d'oreilles  que  d'âmes. 

LE     PHILOSOPHE. 

C'est  le  contraire  que  tu  veux  dire. 

l'élève. 

Non,  non;  je  m'entends  bien,  et  quelque  jour  je  m'expli- 
querai avec  vous  là-dessus.  Quoiqu'il  en  soit,  si  j'étais  long- 
temps sans  approcher  de  mon  instrument,  il  pourrait  m' arriver 
de  perdre  de  la  facilité  que  j'ai  à  lire  et  à  exécuter.  Quant  à  la 
science  de  l'harmonie,  je  crois  que  je  ne  l'oublierai  jamais,  et 
que  c'est  un  moyen  très-sûr  de  vous  rappeler,  monsieur,  à  mon 
souvenir  tant  que  je  vivrai. 

UN     DOMESTIQUE. 

Le  thé  est... 

LE     PHILOSOPHE. 

Plus  de  thé,  vous  dis-je.  J'espère,  monsieur,  que  vous  vou- 
drez bien  m' accorder  un  demi  quart  d'heure  de  votre  temps 
demain  clans  la  matinée. 

LE    MAÎTRE. 

Très-volontiers,  monsieur. 

l'élève. 
Papa... 

LE     PHILOSOPHE. 

Que  veux-tu? 

l'élève. 
Que  vous  disiez  à  maman  que  vous  êtes  un  peu  content 
de  moi. 

LE     PHILOSOPHE. 

Je  t'aime  à  la  folie,  (au  maître.)  Vous  passez  le  reste  de  la 
journée  avec  nous,  sans  doute?  Le  temps  est  doux,  nous  sorti- 
rons après  dîner.  Un  peu  d'air  nous  fera  du  bien  à  tous  les 
trois. 


TROISIÈME    SUITE 

DU    DOUZIÈME    DIALOGUE 


HT 


DE    LA     SEPTIÈME    LEÇON     D'HARMONIE. 


PRINCIPES    ÉLÉMENTAIRES    ET    GÉNÉRAUX 

DE  THÉORIE 


LE    MAITRE,    L'ELEVE,    LE    PHILOSOPHE. 

Nous  dînâmes  gaiement,  parce  que  nous  étions  tous  satis- 
faits les  uns  des  autres;  le  maître,  de  son  élève;  moi,  de  tous 
les  deux.  La  journée  était  assez  belle  pour  la  saison.  Nous  avions 
quitté  table  de  bonne  heure.  Je  proposai  une  longue  prome- 
nade à  pied.  On  accepta  la  proposition,  et  nous  allâmes  à 
l'Étoile.  Arrivés  là,  nous  nous  retirâmes  à  l'extrémité  d'une  des 
allées  qui  sont  ouvertes  au  midi,  où  l'œil  se  promène  sur  un 
assez  grand  espace  de  la  campagne,  et  où  l'on  jouit  du  soleil 
depuis  le  moment  où  il  s'élève  au-dessus  des  édifices  de  la 
ville  jusqu'à  son  coucher.  L'ombre  du  dôme  des  Invalides 
n'était  pas  encore  fort  allongée.  Son  hémisphère  éclairée  était 
à  peu  près  sud-ouest.  M.  Remetz...  s'assit,  le  dos  appuyé 
contre  un  arbre.  Nous  nous  plaçâmes  négligeamment  à  terre, 
ma  fille  et  moi,  et  nous  continuâmes  la  conversation  que  nous 
avions  commencée  en  chemin.  11  s'agissait  des  différents  sys- 
tèmes de  musique,  de  la  basse  fondamenlale  de  Rameau,  de  la 
résonnance  du  son  intermédiaire  de  Tarlini  et  de  l'ancienne 
règle  de  l'octave.  Ma  fille  remarqua  qu'il  y  avait  dans  ses  leçons 
beaucoup  d'exemples  et  peu  de  théorie,  et  que  c'était  moins 
aux  principes  qu'à  la  méthode  qu'elle  devait  ses  progrès.  M.  Re- 


LEÇONS  DE  CLAVECIN  /j79 

inetz...  son  maître,  lui  répondit  que  l'art  musical  avait  aussi  les 
siens  auxquels  on  s'était  k  peu  près  conformé  sans  les  bien 
connaître.  «  Et  qui  est-ce  qui  ne  connaît  pas  la  basse  fondamen- 
tale? lui  dis-je. —  Et  qui  est-ce  qui  vous  a  dit  que  ce  système 
était  vrai  oufaux?  »  me  répliqua-t-il.  M.  Bemetz...  avait  quelque 
répugnance  à  s'expliquer.  «  INous  étions  venus  ici  prendre  l'air 
et  non  disputer.  La  chose  n'avait  pas  encore  dans  sa  tête  toute 
la  clarté  et  toute  l'étendue  dont  elle  était  susceptible.  Il  valait 
mieux  se  taire  que  de  débiter  des  idées  incohérentes  et  indi- 
gestes, surtout  à  ceux  qui  n'étaient  pas  gens  à  s'en  contenter.  » 
A  ces  prétextes  il  en  ajouta  d'autres.  Nous  insistâmes,  et  ce  ne 
fut  pas  sans  peine  qu'il  tira  de  sa  poche  trois  petits  cahiers  qu'il 
nous  lut,  à  une  condition  qui  fut  agréée  :  c'est  que  nous  l'écou- 
terions  sans  l'interrompre,  à  moins  qu'il  ne  le  permît  expres- 
sément. 

§  1. 

LE    MAÎTRE. 

C'est  une  belle  découverte  que  celle  de  la  résonnance  du 
corps  sonore.  Combien  de  conséquences  on  en  pouvait  tirer! 
Tout  corps  sonore,  outre  un  son  principal  et  fondamental,  fait 
entendre  sa  tierce  majeure  et  sa  quinte,  ou  les  répliques  à 
l'aigu  de  ces  harmoniques. 

l'élève. 

Mais  ce  phénomène  est-il  bien  constaté? 

LE    MAÎTRE. 

Mademoiselle,  vous  manquez  à  la.  condition. 

l'élève. 
Parlez,  monsieur;  je  me  tais. 

LE    MAÎTRE. 

Un  corps  sonore  ut  fait  entendre  ut,  mi,  sol;  mais  la  quinte 
sol  plus  fortement  que  la  tierce  mi;  un  autre  corps  sonore  sol, 
dont  l'oreille  est  préoccupée,  fait  entendre  sol,  si,  ré;  un  troi- 
sième ré,  donne  ré,  fa  dièse,  la;  un  quatrième  îa}  la,  ut  dièse, 
mi  ;  et  de  corps  sonores  en  corps  sonores  pris  les  uns  à  la  quinte 
des  autres,  on  a  pu  former  les  octaves  diatoniques  et  chroma- 
tiques ;  et  c'est  peut-être  la  raison  pour  laquelle  les  gammes, 
plus  ou  moins  complètes  clans  les  temps  passés  et  chez  toutes 


/j80  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

les  nations,  ont  été  universellement  ordonnées  par  des  inter- 
valles qui  indiquent  quelque  loi  de  nature  qui  dirigeait  l'organe. 

Si  cela  est,  la  gamme  sera  un  produit  commun  de  la 
nature  et  de  l'art;  de  la  nature  qui  ;i  fourni  les  trois  sons  du 
corps  sonore,  ut,  par  exemple;  de  l'art  qui  s'est  servi  de  diffé- 
rents corps  sonores  et  de  leurs  harmoniques  si,  ré,  fa,  la,  et 
qui  les  a  intercalés;  entre  les  trois  sons  d'un  premier,  pour  en 
former  la  gamme  ut,  ré,  mi,  fa,  sol,  la,  si,  ut. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  l'affaire  de  Rameau,  et  non  la 
mienne.  Je  suis  venu;  j'ai  trouvé  sept  sons  ordonnés  comme  les 
voilà  ;  et  cela  me  suffit. 

l'élève. 

L'octave  chromatique,  ut,  ut  dièse... 

LE    MAÎTRE. 

Oui,  mademoiselle,  n'est  ni  plus  ni  moins  naturelle  que 
l'octave  diatonique  ;  et  d'après  cela...  je  resserre  mes  papiers. 

l'élève. 

Pardon,  monsieur;  plus  d'interruption;  plus;  je  vous  le 
promets. 

LE   maître. 
L'oreille  ne    s'accommode  guère  des  treize  sons  de  cette 
octave  chromatique;  et  je  doute  que  leur  succession  ait  jamais 
fondé  et  fonde  jamais  un  genre  musical.  En  attendant,  je  m'en 
tiens  à  l'octave 

ut,  ré,  mi,  fa,  sol,  la,  si,  ut. 

ou 
la,  si,  ut,  ré,  mi,  fa,  sol,  la. 

Sauf  mon  recours  aux  cinq  autres  sons,  lorsqu'il  me  plaira  de 
passer  d'un  intervalle  diatonique  à  un  autre,  par  des  teintes  ou 
nuances. 

J'appelle  mode  majeur  la  succession  des  huit  sons,  ut,  ré,  mi, 
fa,  sol,  la,  si,  ut,  ou  la  succession  de  tous  autres  sons  ordon- 
nés de  la  même  manière. 

J'appelle  mode  mineur  la  succession  des  huit  sons,  la,  si, 
ut,  ré,  mi,  fa,  sol,  la,  ou  la  succession  de  tous  autres  sons  or- 
donnés de  la  même  manière. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  481 

Je  nomme  clans  la  mélodie  et  l'harmonie  les  sons  ut,  mi,  soU 
produits  du  corps  sonore,  sons  naturels  ou  appelés. 

Je  nomme  dans  la  mélodie  et  dans  l'harmonie  les  sons  si, 
ré,  fa,  la,  intercalés  entre  les  sons  naturels  ut,  mi,  sol,  appels. 

Ainsi,  en  majeur  d'ut  dièse,  les  sons  naturels  sont  ut  dièse, 
mi  dièse,  sol  dièse;  et  les  appels  sont  si  dièse,  ré  dièse,  fa 
dièse,  la  dièse. 

Et  je  me  servirai  des  mêmes  expressions  tant  en  majeur  qu'en 
mineur,  quoiqu'elles  n'aient  pas  la  même  exactitude  en  mineur, 
mode  dont  l'origine  n'est  pas  encore  bien  connue. 

Cela  posé,  j'observe...  J'observe  que  mademoiselle  a  quelque 
chose  à  dire.  Dites,  je  le  permets. 

l'élève. 

J'observe  de  mon  côté  que  vous  allez  revenir  sur  des  choses 
qui  me  sont  familières. 

LE    MAÎTRE. 

Mais  qui  nous  conduiront,  je  crois,  à  d'autres  qui  vous  se- 
ront nouvelles.  J'observe  donc  : 

1°  Que  les  huit  sons  de  l'octave  du  genre  diatonique  sont 
séparés  par  sept  intervalles,  dont  cinq  d'un  ton  et  deux  seule- 
ment d'un  demi-ton. 

2°  Que  les  deux  demi-tons  ou  intervalles  chromatiques  sont 
placés  en  majeur,  l'un  entre  la  tierce  et  la  quarte;  l'autre  entre 
la  septième  et  la  huitième. 

Qu'en  mineur,  ces  deux  intervalles  chromatiques  sont  placés, 
l'un  entre  la  seconde  et  la  tierce,  l'autre  entre  la  quinte  et  la 
sixte  de  l'octave. 

3°  Qu'on  nomme  la  première  note  de  l'octave,  tonique,  et 
que  des  treize  sons  de  l'octave  chromatique,  il  y  en  a  douze  qui 
peuvent  devenir,  chacun,  la  tonique  d'une  octave  diatonique; 
mais  qu'il  faut  ordonner  les  octaves  de  ces  sons  sur  le  modèle 
du  majeur  d'ut  et  sur  le  modèle  du  mineur  de  la. 

D'où  je  conclus  qu'il  y  a  vingt-quatre  modulations  diatoni- 
ques, douze  majeures  et  douze  mineures. 

h"  Que  dans  chaque  modulation,  on  peut  composer  deux 
sortes  de  musique,  des  successions  de  sons  qu'on  appelle 
mélodie,  et  des  sons  frappés  ensemble  qu'on  appelle  harmonie. 

5°  Qu'une  succession   uniforme  et  constante  de  huit   sons 
ordonnés  sur  les  modèles  ut  ou  de  la  s'appelle  gamme, 
xn.  31 


482  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

D'où  je  conclus  que  l'une  et  l'autre  musique  exigent  une 
connaissance  familière  des  vingt-quatre  modulations. 

6°  Qu'en  ordonnant  ces  vingt-quatre  modulations  sur  les 
modèles  d'ut  et  de  la,  il  faut  recourir  aux  dièses  et  aux  bémols, 
afin  de  donner  aux  intervalles  leur  véritable  étendue. 

7°  Qu'il  règne  entre  les  modulations  un  rapport  qui  déter- 
mine l'ordre  et  le  nombre  des  dièses  et  des  bémols,  et  qui  faci- 
lite la  connaissance  essentielle  des  vingt-quatre  modulations. 

8°  Qu'en  partant  d'ut,  en  montant  de  quinte  en  quinte,  et  en 
prenant  chacune  de  ces  quintes  pour  une  tonique,  on  trouve  1rs 
dièses  placés  dans  l'ordre  suivant  : 
Fa,  ut,  sol,  ré}  lu,  mi,  si. 

Qu'en  partant  d'ut,  en  montant  de  quarte  en  quarte,  et  en 
prenant  chacune  de  ces  quartes  pour  une  tonique,  on  trouve  les 
bémols  placés  dans  l'ordre  suivant  : 
Si,  mi,  lu,  ré,  sol,  ut,  fa. 

Et  qu'en  comparant  ces  deux  ordres,  l'un  de  dièses  et  l'autre 
de  bémols,  ils  sont  inverses,  l'un  commençant  par  fa  et  finis- 
sant par  si;  l'autre  commençant  par  si,  et  finissant  par  fa. 

9°  Que  le  majeur  et  le  mineur,  dans  la  même  octave,  ne  dif- 
fèrent que  dans  leurs  troisièmes,  sixièmes  et  septièmes  notes, 
qui  sont  chacune  d'un  demi-ton  plus  aiguë  en  majeur  qu'en 
mineur,  ou  d'un  demi-ton  chacune  plus  grave  en  mineur  qu'en 
majeur. 

i.'  É  r.  È  VE. 

Donc  dans  la  même  octave... 

LE     PHILOSOPHE. 

Paix. 

§  3. 

LE     MAÎTRE. 

Donc,  dans  la  môme  octave  trois  dièses  de  plus  en  majeur 
qu'en  mineur. 

Donc,  trois  bémols  de  plus  en  mineur  qu'en  majeur. 

Les  trois  dièses  du  majeur  et  les  trois  bémols  du  mineur, 
tombant  exactement  sur  les  mêmes  notes  de  l'octave,  se  détrui- 
ront, s'ils  se  rencontrent. 

Les  deux   modèles,  le   majeur  en  ut  et  le  mineur  en  la, 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  ^83 

formés  des  mêmes  notes,   sont  appelés   modulations  relatives. 

Donc,  il  y  a  toujours  deux  modulations  relatives;  c'est-à- 
dire  d'un  même  nombre  de  dièses  et  de  bémols;  la  majeure  à 
droite,  plus  aiguë  d'une  tierce  mineure  ;  la  mineure  à  gauche, 
plus  grave  de  la  même  tierce  :  la,  ut. 

Donc  la  modulation  majeure  étant  donnée,  on  trouvera  la 
mineure  dans  la  même  octave,  en  ajoutant  trois  bémols;  et  la 
mineure  relative  à  la  majeure  sera  d'une  tierce  mineure  plus 
grave. 

Donc  la  modulation  mineure  décide  la  majeure  de  la  même 
octave,  par  l'addition  de  trois  dièses;  et  la  majeure  relative  en 
sera  distante  d'une  tierce  mineure  à  l'aigu. 

En  changeant  de  modulations,  on  trouve  un  dièse  de  plus 
en  allant  à  la  quinte  en  montant,  et  un  bémol  déplus  en  allant 
à  la  quarte  en  montant...  Eh  bien,  mademoiselle,  qu'est-ce 
qu'il  y  a? 

l'élève. 
Jusque-là,  c'est  une  récapitulation  de  ma  récapitulation,  et 
je  vois  que  vous  savez  ces  choses-là  aussi  bien  que  moi. 

LE     PHILOSOPHE. 

Silence. 

LE    MAÎTRE. 

En  montant  d'un  ton,  deux  dièses  de  plus. 

En  descendant  d'un  ton,  deux  bémols  de  plus. 

En  montant  d'un  demi-ton,  sept  dièses  de  plus. 

En  descendant  d'un  demi-ton,  sept  bémols  de  plus. 

Sept  dièses  ou  cinq  bémols  ;  même  chose. 

Sept  bémols  ou  cinq  dièses;  même  chose. 

Les  dièses  et  les  bémols  forment  toujours  ensemble  le  nombre 
douze. 

Le  dernier  dans  l'ordre  des  dièses  est  sensible  en  majeur,  et 
seconde  note  en  mineur. 

Le  dernier  dans  l'ordre  des  bémols  est  quarte  en  majeur,  et 
sixième  note  en  mineur. 

Les  dièses  et  les  bémols  de  deux  modulations  distantes  d'un 
demi-ton  font  toujours  ensemble  le  nombre  sept.  En  mi, 
quatre  dièses;  en  mi  bémol,  trois  bémols.  Quatre  et  trois  font 
sept. 


484  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

LE    PHILOSOPHE,  bas  à  sa  fille. 

Point  d'impatience,  je  te  prie. 

LE   MAÎTRE. 

De  tout  ce  qui  précède,  je  conclus  : 

1°  Pour  les  majeurs,  qu'en  ut;  rien; 

En  sol,  un  dièse,  fa; 

En  fa,  un  bémol,  si  ; 

En  rê,  deux  dièses,  fa,  ut  ; 

En  si  bémol,  deux  bémols,  si,  mi; 

En  ut  dièse,  sept  dièses;  ou  cinq  bémols,  en  ri  bémol; 

En  ut  bémol,  sept  bémols  ;  ou  cinq  dièses,  en  si. 

2°  Pour  les  mineurs,  en  la;  rien  ; 

En  mi,  un  dièse,  fa; 

En  ré,  un  bémol,  si^ 

En  si,  deux  dièses,  fa,  ut; 

En  sol,  deux  bémols,  si,  mi; 

En  la  dièse,  sept  dièses;  ou  cinq  bémols,  en  si  bémol; 

En  la  bémol,  sept  bémols  ;  ou  cinq  dièses,  en  sol  dièse. 

3°  En  majeur  d'ut}   rien.  En  mineur  d'ut,  trois  bémols,  si, 
mi,  la. 

h°  En  mineur  de  la;  rien.  En  majeur  de  la,  trois  dièses,  fa, 
ut,  sol. 

5°  Trois  dièses,  fa,  ut,  sol,  donc  en  la,  pour  le  mineur. 

Donc  en  fa  dièse,  pour  le  mineur. 

6°  Trois  bémols,  si,  mi,  la,  donc  en  mi  bémol,  pour  le  ma- 
jeur. 
Donc  en  ut,  pour  le  mineur. 

C'est  ainsi  qu'on  détermine  les  vingt-quatre  modulations. 

Voici  comment  on  les  enchaîne  : 

L  ELEVE,  bas. 

Cela  va  prendre  couleur,  apparemment. 

§  5. 

LE    MAÎTRE. 

1°  On  enchaîne  les  douze  modulations  majeures,  par  quinte 
ou  par  quarte. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  485 

Par  cette  marche,  on  n'introduit  qu'un  dièse  ou  qu'un 
bémol  à  la  fois. 

2"  On  enchaîne  les  vingt-quatre  modulations,  par  quarte, 
en  passant  de  chaque  modulation  majeure  à  son  relatif  mineur. 

3°  On  enchaîne  les  vingt-quatre  modulations  par  quinte,  en 
faisant  succéder  le  mineur  au  majeur,  ou  le  majeur  au  mineur 
dans  la  même  octave. 

Par  cette  dernière  marche,  on  introduit  trois  dièses,  ou  trois 
bémols  à  la  fois. 

L'oreille  s'accommode  de  ce  saut,  parce  qu'on  reste  dans  la 
même  octave,  et  qu'on  n'en  altère  qu'un  des  sons  essentiels,  la 
tierce;  les  deux  autres  dièses  ou  bémols  n'affectent  que  la 
sixième  et  la  septième  note  de  l'octave,  sons  bien  moins  impor- 
tants dans  la  gamme,  comme  je  ne  tarderai  pas  de  le  prouver. 

h°  On  enchaîne  les  modulations  par  des  marches  rompues, 
mais    fondées    sur   des    issues   immédiates. 

Ces  issues  immédiates  d'une  modulation  majeure  quelconque 
sont  : 

La  mineure  de  la  même  octave; 

La  mineure  relative  ; 

Les  deux  modulations  d'un  dièse  de  plus; 

Les  deux  modulations  d'un  dièse  de  moins. 

Ou  : 

Les  deux  modulations  d'un  bémol  de  plus; 

Et  les  deux  modulations  d'un  bémol  de  moins. 

Donc  du  majeur  d'ut,  on  peut  aller  immédiatement  : 

Au  mineur  d'ut.  —  Au  mineur  de  la.  —  Au  majeur  de  sol. 
—  Au  mineur  de  mi.  — Au  majeur  de  fa.  —  Au  mineur  de  ré. 

Donc  du  majeur  de  si  bémol,  on  peut  aller  immédiatement  : 

Au  mineur  de  si  bémol.  —  Au  mineur  de  sol.  —  Au  majeur 
de  mi  bémol.  —  Au  mineur  d'ut.  —  Au  majeur  de  fat  —  Au 
mineur  de  ré. 

Donc  du  majeur  de  mi,  on  peut  aller  immédiatement  : 

Au  mineur  de  mi.  —  Au  mineur  d'ut  dièse.  —  Au  majeur  de 
si.  — Au  mineur  de  sol  dièse.  —  Au  majeur  delà.  —  Au  mineur 
de  fa  dièse. 


^86  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

Ces  issues  immédiates  sont  autant  de  portes  qui  conduisent 
à  de  nouvelles  modulations. 

Du  mineur  d'ut,  une  des  issues  immédiates,  on  va  au 
majeur  de  la  bémol. 

Du  mineur  de  la,  on  va  au  majeur  de  la. 

Du  mineur  de  mi,  on  va  au  majeur  de  mi. 

Du  majeur  de  fa,  on  va  au  mineur  de  fa.  Et  ainsi  du  reste. 

Les  issues  immédiates  d'une  modulation  mineure  sont  : 

La  majeure  de  la  même  octave.  —  La  relative  majeure.  — 
Les  modulations  d'un  dièse  ou  d'un  bémol  de  plus.  —  Les 
modulations  d'un  dièse  ou  d'un  bémol  de  moins. 

Donc  on  peut  aller  immédiatement  du  mineur  de  la  : 

Au  majeur  de  la.  —  Au  majeur  d'ut.  —  Au  majeur  de  sol.  — 
Au  mineur  de  mi.  —  Au  majeur  de  fa.  —  Au  mineur  de  rè. 

Et  par  exception,  du  mineur  au  majeur  de  la  quinte. 

Par  exemple,  du  mineur  de  la  au  majeur  de  mi. 

Cette  licence  introduit  quatre  dièses  à  la  fois,  et  cela  sans 
blesser  l'oreille.  Car  : 

Le  majeur  de  /«peut  succéder  immédiatement  au  mineur  delà. 

Le  majeur  de  mi  peut  succéder  au  majeur  de  la,  donc  le 
majeur  de  mi  peut  succéder  médiatement  au  mineur  de  la  :  d'au- 
tant plus  qu'en  mineur  de  la  on  est  déjà  familiarisé  avec  le  troi- 
sième dièse,  sol  dièse. 

D'où  Ton  peut  conclure,  en  général,  qu'on  va  bien  du 
mineur  au  mineur,  et  au  majeur  de  sa  quinte;  c'est-à-dire  du 
mineur  de  la  au  majeur  et  au  mineur  de  mi. 

L'ÉLÈVE,  bas. 

Cela  n'est  pas  nouveau;  mais  il  est  bon  de  l'avoir  entendu 
plus  d'une  fois. 

§  7. 

LE     MAÎTRE. 

Les  issues  immédiates  et  médiates  du  mineur  sont  autant 
d'autres  portes  à  de  nouvelles  modulations. 

Les  issues  immédiates  et  médiates  du  majeur  et  du  mineur 
combinés  ensemble  donnent  au  génie  tout  son  essor,  pour  fran- 
chir l'espace  qui  lui  convient,  et  s'élancer  d'une  modulation  à 
une  autre  modulation  quelconque. 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  fc87 

Qu'il  se  propose,  par  exemple,  d'aller  d'ut  à  ut  dièse.  Il  ira 
immédiatement  : 

Tînt  au  mineur  de  la; 

Du  mineur  de  la  au  majeur  de  sa  quinte; 

C'est-à-dire  au  majeur  de  mi,  qui  ouvre  la  porte  de  son 
mineur  relatif  ut  dièse. 

D'où  l'on  passera  immédiatement  au  majeur  d'ut  dièse, 

Le  terme  proposé. 

On  peut  regarder  cet  ul  dièse  comme  ré  bémol. 

Et  dans  ce  cas,  partant  d'ut  pour  aller  en  ré  bémol,  il  s'agit 
de  produire  cinq  bémols;  ce  qu'on  exécutera  en  passant  par  la 
porte  du  mineur  d'ut  qui  conduira  au  majeur  de  la  bémol  où  il 
y  a  quatre  bémols;  d'où  l'on  entrera  immédiatement  en  ré 
bémol. 

Si  l'on  se  propose  de  revenir  au  majeur  d'ut,  on  suivra  le 
même  chemin;  ou  si  l'on  est  pressé  et  qu'on  en  désire  un  plus 
court,  on  ira  immédiatement  du  majeur  de  ré  bémol  au  mineur 
de  fa,  où  il  n'y  a  plus  que  quatre  bémols,  d'où  l'on  sautera 
tout  de  suite,  par  la  licence,  au  majeur  d'ut  détruisant  quatre 
bémols  à  la  fois. 

A  l'aide  de  ces  deux  marches,  on  pourra  toujours  monter  ou 
descendre  dans  les  modulations  majeures,  éloignées  l'une  de 
l'autre  d'un  demi-ton. 

En  conséquence,  du  majeur  d'ut  j'entre  en  majeur  de  si,  en 
passant  par  le  mineur  de  mi,  d'où  je  vais  tout  de  suite  au 
majeur  de  sa  quinte  si. 

Du  majeur  de  la  bémol,  où  il  y  a  quatre  bémols,  quoi  de 
plus  aisé  que  d'aller  au  majeur  de  mi,  où  il  y  a  quatre  dièses  ? 
Faisons  de  la  bémol  un  sol  dièse,  et  quatre  dièses  à  écarter  ;  le 
mineur  de  sol  dièse  en  supprimera  trois,  et  nous  jettera  subite- 
ment en  majeur  de  mi,  le  terme  proposé. 

Oii  combinera  de  cette  manière  toutes  les  modulations. 

L'ÉLÈVE,  bas. 

Fort  bien.  Cela  m'est  plus  connu  que  le  chemin  des  églises 
voisines. 

Mais  une  chose  sur  laquelle  il  me  resterait  un  scrupule, 
c'est  cette  liberté  de  faire  changer  à  discrétion  de  nom  à  une 
note  dièse  ou  bémol,  prenant  le   bémol  d'au-dessus   pour  le 


/t88  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

dièse  d'au-dessous,  ou  le  dièse  d'au-dessous  pour  le  bémol 
d'au-dessus. 

S  8. 

LE    MAÎTRE. 

Ce  soir,  lorsque  nous"  serons  de  retour,  vous  vous  mettrez 
au  clavecin;  vous  exécuterez  les  deux  passages  à'ut  à  ré  bémol. 
d'ut  à  ut  dièse;  et  votre  papa  et  vous  serez  bien  surpris  l'un  et 
l'autre  de  l'effet  différent  des  mêmes  sons  ré  bémol,  fa,  la  bémol 
et  ut  dièse,  mi  dièse,  sol  dièse;  et  vous  pardonnerez  aux  musi- 
ciens leur  opiniâtreté  à  distinguer  le  ré  bémol  de  Vut  dièse. 
Leur  organe  est  diversement  affecté;  et  le  violon  a  deux  doigtés 
pour  ces  deux  sons.  Cependant  ce  double  passage  les  forcera  de 
convenir  que  la  différence  n'est  que  dans  l'illusion  de  l'oreille 
préoccupée  d'une  marche  par  dièse  ou  d'une  marche  par  bémol  ; 
et  de  cet  aveu,  vous  en  conclurez  contre  eux  que  le  clavecin 
n'est  pas  un  instrument  plus  faux  qu'un  autre,  mais  que  l'ac- 
cord en  est  très-difficile. 

l'élève. 

Je  me  réjouis  de  ce  que  vous  me  dites  là.  Lorsque  de  pré- 
tendus connaisseurs  délicats,  comme  j'en  ai  trouvé,  viendront  me 
dire  dédaigneusement  du  clavecin  :  «  Mauvais  instrument! 
Instrument  faux!  »  j'en  serai  quitte  pour  hausser  les  épaules, 
sans  leur  répondre. 

LE    MAÎTRE. 

Vous  ferez  bien  et  mieux  encore  d'en  user  de  la  môme 
manière  avec  cette  espèce  de  sourds  qui  traiteront  la  musique, 
le  plus  ingénieux  et  peut-être  le  plus  violent  des  beaux-arts, 
d'une  pure  combinaison  de  sons. 

l'élève. 

J'aurais  été  bien  surprise,  si  ce  mot  m'était  échappé  sans 
conséquence. 

LE    MAÎTRE. 

Quelle  est  l'harmonie  la  plus  simple? 

I.'  ÉLÈVE. 

Celle  du  corps  sonore. 

LE    MAÎT1ÎE. 

Croiriez-vous  qu'il  peut  résulter  d'une  succession  de  diffé- 
rents corps  sonores  les  effets  les  plus  surprenants? 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  489 

l'élève. 
Oui,  d'après  un  exemple. 

LE    MAÎTRE. 

Eh  bien,  cet  exemple  que  vous  demandez,  le  voici. 

Promenez-vous  à  travers  les  modulations,  en  suivant  la 
marche  que  je  vais  vous  prescrire.  Ne  vous  arrêtez  nulle  part. 
Faites  entendre  partout  le  corps  sonore  ou  l'harmonie  naturelle. 
N'employez  même  que  la  main  droite,  si  cela  vous  convient. 
Assujettissez-vous  seulement  au  mouvement  que  je  vous  indi- 
querai, et  que  le  goût  vous  eût  peut-être  inspiré. 

Asseyez-vous  en  idée  à  votre  clavecin,  et  tâchez  de  me 
suivre  d'oreille,  si  vous  le  pouvez. 

Du  corps  sonore  ut,  frappé  deux  fois  andante, 

Passez  au  mineur  de  fa, 

Revenez  en  ut- 

Allez  au  majeur  de  sol. 

Revenez  en  ut. 

Allez  au  mineur  de  la,  au  mineur  de  mi  ;  du  même  mouve- 
ment, et  le  corps  sonore  toujours  frappé  deux  fois. 

Du  mineur  de  mi,  allez  au  majeur  de  si,  où  vous  vous  arrê- 
terez un  peu,  frappant  si}  ré  dièse,  fa  dièse,  une  seule  fois. 

D'un  mouvement  moins  décidé,  passez  en  mineur  de  sol 
dièse,  en  sol  dièse  ou  la  bémol  majeur;  en  mineur  de  fa,  en 
majeur  de  fa  et  en  ut,  où  vous  vous  arrêterez,  n'ayant  frappé  les 
quatre  derniers  corps  sonores  qu'une  seule  fois,  et  du  mouve- 
ment indiqué. 

Ici,  précipitez  un  peu  vos  pas;  allez  de  quinte  en  quinte 
par  les  majeurs  jusqu'à  fa  dièse  inclusivement.  Là,  vous  vous 
arrêterez  encore;  vous  n'aurez  frappé  qu'une  seule  fois  chaque 
corps  sonore,  mais  assez  vite  et  ferme. 

Continuez  cette  marche  de  quinte  en  quinte,  reprenant  le 
majeur  de  fa  dièse,  faisant  succéder  le  mineur  à  chaque  majeur, 
et  appuyant  toujours  un  peu  sur  le  mineur. 

Arrivée  en  majeur  d'ut,  mais  fatiguée,  mais  surprise,  refrap- 
pez trois  fois  le  corps  sonore  lentement,  et  changeant  à  chaque 
fois  de  position  vers  l'aigu;  car  la  marche  précédente  vous  aura 
conduite  au  bas  du  clavier. 

Traversez  ensuite  tristement  et  plaintivement  les  modula- 


&90  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

tions  mineures  par  quarte,  en  partant  du  mineur  d'uL  et  frap- 
pant lentement  trois  fois  chaque  corps  sonore. 

Parvenue  en  mineur  de  ré  bémol,  rompez  cette  marche  lan- 
goureuse, portez  à  l'oreille  étonnée  deux  fois  le  corps  sonore  en 
majeur  de  ré  bémol  ;  hâtez  la  première  intonation  ;  restez  un  peu 
sur  la  seconde;  puis  glissez  doucement  en  mineur  de  fa,  d'où 
vous  rentrerez  en  ut M'avez-vous  entendu? 

l'élève. 

Je  le  crois. 

L  E     MAÎTRE. 

Ai-je  employé  autre  chose  que  les  ressorts  les  plus  simples 

de  la  magie  musicale? 

l'élève. 

Non. 

LE    MAÎTRE. 

Cependant,  si  vous  avez  un  peu  d'imagination,  si  vous 
sentez,  si  les  sons  captivent  votre  âme,  si  vous  êtes  née  avec  des 
entrailles  mobiles,  si  la  nature  vous  a  signée  pour  éprouver 
vous-même  et  transmettre  aux  autres  de  l'enthousiasme,  que 
vous  sera-t-il  arrivé?  De  voir  un  homme  qui  s'éveille  au  centre 
d'un  labyrinthe.  Le  voilà  qui  cherche  de  droite  et  de  gauche  une 
issue;  un  moment  il  a  cru  toucher  à  la  fin  de  ses  erreurs;  il 
s'arrête,  il  suit  d'un  pas  incertain  et  tremblant  la  route,  perfide 
peut-être,  qui  s'ouvre  devant  lui;  le  voilà  derechef  égaré:  il 
marche,  et  après  quelques  tours  et  quelques  retours,  l'endroit 
d'où  il  est  parti  est  celui  où  il  se  retrouve.  Là,  il  tourne  les  yeux 
autour  de  lui;  il  aperçoit  une  route  plus  droite,  il  s'y  jette;  il 
imagine  une  place  libre  au  delà  d'une  forêt  qu'il  se  propose  de 
franchir;  il  court,  il  se  repose,  il  court  encore;  il  grimpe,  il 
grimpe,  il  a  atteint  le  sommet  d'une  colline  ;  il  en  descend, 
il  tombe,  il  se  relève;  froissé  de  chutes  et  de  rechutes,  il  va, 
il  arrive,  il  regarde,  et  reconnaît  le  lieu  même  de  son  réveil. 

L'inquiétude  et  la  douleur  se  sont  emparées  de  son  âme;  il 
se  plaint;  sa  plainte  fait  retentir  les  échos  d'alentour;  que 
deviendra-t-il?  Il  l'ignore;  il  s'abandonne  à  son  destin  qui  lui 
promet  une  issue  et  qui  le  trompe.  A  peine  a-t-il  fait  quelques 
pas  qu'il  est  ramené  au  premier  lieu  de  son  départ. 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  c'est  là  ce  qui  s'appelle  enchaîner  des  sons  dont  la  suc- 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  491 

cession  fasse  penser;  savoir  parler  à  l'âme  et  à  l'oreille  et  con- 
naître les  sources  du  chant  et  de  la  mélodie,  dont  le  vrai  type 
est  au  fond  du  cœur,  entendez-vous,  ma  fille?  Pénétrez-vous 
d'une  première  idée;  suivez-la,  jusqu'à  ce  qu'elle  en  appelle  une 
seconde,  celle-ci  une  troisième,  et  tenez  pour  certain  que  vos 
successions,  interprétées  diversement  par  chacun  de  vos  audi- 
teurs, ne  seront  vides  de  sens  pour  aucun. 

LE    MAURE. 

Je  ne  dis  pas  que  l'image  qui  s'est  offerte  à  mon  esprit  soit 
la  seule  qu'on  pût  attacher  à  la  même  succession  d'harmonie.  Il 
en  est  des  sons  comme  des  mots  abstraits  dont  la  définition  se 
résout  en  dernier  lieu,  en  une  infinité  d'exemples  différents  qui 
se  touchent  tous  par  des  points  communs.  Tel  est  le  privilège  et 
la  fécondité  de  l'expression  indéterminée  et  vague  de  notre  art 
que  chacun  dispose  de  nos  chants  selon  l'état  actuel  de  son  âme, 
et  c'est  ainsi  qu'une  même  cause  devient  la  source  d'une  infinité 
de  plaisirs  ou  de  peines  diverses. 

Quelle  étonnante  variété  de  sensations  momentanées  et  fugi- 
tives n'aurais-je  pas  excitée,  si  j'avais  entrelacé  les  harmonies 
dissonantes  aux  harmonies  consonnantes  et  mis  en  œuvre  toute 
la  puissance  de  l'art?  Demandez  à  monsieur  votre  père  ce  qui 
se  passe  au  dedans  de  lui,  lorsqu'il  est  assis,  les  yeux  fermés, 
à  l'extrémité  du  clavecin,  et  qu'il  s'abandonne  à  la  discrétion  de 
l'artiste  sensible  qui  sait  enchaîner  des  accords.  Le  génie  musi- 
cal a  sur  sa  palette  des  teintes  pour  tous  les  phénomènes  de 
la  nature  et  toutes  les  passions  de  l'homme  ;  il  sait  peindre  et  le 
lever  du  soleil  et  la  chute  du  jour,  et  la  tristesse  de  la  méchan- 
ceté et  la  sérénité  de  l'innocence  ;  mais  son  trait  est  si  délié, 
que  si  l'excellente  musique  a  peu  de  compositeurs,  elle  n'a 
guère  de  vrais  auditeurs. 

Après  vous  avoir  égarés  dans  les  détours  d'un  labyrinthe,  à 
l'aide  des  seules  harmonies  principales  des  vingt-quatre  modu- 
lations, s'il  m'avait  plu  d'y  appeler  le  silence  avec  les  ténèbres, 
le  silence  et  les  ténèbres  se  seraient  faits.  S'il  m'avait  plu  de 
déchirer  tout  à  coup  ce  silence  et  ces  ténèbres  par  des  cris,  la 
plainte  et  les  cris  redoublés  étaient  sous  ma  main.  Si  je  m'étais 
proposé  d'accroître  la  tristesse  de  la  solitude  par  l'horreur  de  la 
nuit,  d'ouvrir  des  tombeaux,  d'en  évoquer  les  mânes  et  de  vous 
effrayer  de  leur  murmure,  vous  les  auriez  entendus  à  vos  côtés  ; 


492  LEÇONS    DE  CLAVECIN 

vous  en  auriez  frémi;  vous  vous  seriez  écriés  :  «  Ames  de  mes 
pères,  parlez;  âmes  en  peine,  que  voulez-vous  de  moi?  »  Puis 
tout  à  coup,  dérangeant  un  seul  de  mes  doigts,  le  jour  aurait 
reparu,  tous  les  tristes  fantômes  se  seraient  dissipés;  et  si  la 
fantaisie  m'en  était  venue,  j'aurais  été  le  maître  de  leur  faire 
succéder  le  cortège  du  plaisir,  les  ris,  les  jeux,  les  amours,  la  ten- 
dresse et  la  volupté.  Quelle  foule  de  tableaux  divers  s'entassent 
quelquefois  dans  un  seul  récitatif  obligé!  Le  cœur  s'émeut,  la 
touche  est  pressée,  et  le  sentiment  est  rendu. 

Et  voilà  ce  qu'il  a  plu  à  mademoiselle  d'appeler  une  combi- 
naison ;  c'en  est  une,  sans  doute,  mais  à  qui  a-t-il  été  réservé 
de  la  faire? 

LE    PHILOSOPHE. 

A  Hasse  et  à  Pergolèse,  à  Philidor  et  à  Grétry,  et  à  quelques 
autres  qui  m'ont  appris  que  le  musicien,  sa  lyre  à  la  main,  pou- 
vait s'avancer  sur  la  ligne  du  Puget,  de  Le  Sueur,  de  Voltaire  et 
de  Bossuet,  et  dire  :  «Et  moi  aussi,  je  sais  maîtriser  les  âmes.  » 

l'élève. 
Mais  un  défaut  assez  commun,  c'est  de  dépriser  les  talents 
qu'on  désespère  d'acquérir;  j'ai  commis  cette  petite  bêtise,  et  je 
ne  saurais  m'en  repentir,  puisque  vous  en  avez  pris  occasion  de 
relever  si  bien  l'excellence  de  votre  art. 

LE    MAÎTRE. 

Les  modulations  diatoniques  connues  et  leurs  enchaînements 
démontrés,  l'art  procède  à  la  recherche  de  ce  qu'on  peut  obte- 
nir de  chacune. 

Revenons  un  moment  sur  nos  pas.  On  formera  des  succes- 
sions de  sons  ou  de  la  mélodie.  On  frappera  les  sons  ensemble, 
et  l'on  produira  de  l'harmonie. 


§  9. 

Le  corps  sonore  nous  offre  le  modèle  d'un  ensemble. 

11  détermine  en  majeur  trois  sons  correspondants  aux  trois 
premiers  termes  impairs  de  la  gamme  1,  3,  5,  tonique,  tierce  et 
quinte. 

On  imitera  donc  la  nature  si,  en  majeur  d'ut,  on  frappe 
ensemble  ut,  mi,  sol,  ^^^.  C'est  le  corps  sonore  de  la  gamme,  l'har- 


ET  PRINCIPES  D'HARMON\E. 


!i93 


monie  principale,  la  première  consonnance.  Ces  sons  ut,  mi,  sol, 
ut  sont  vraiment  naturels. 

Le  si,  voisin  d'un  semi-ton  du  principal  son  naturel,  le  heurte 
chromatiquement,  c'est-à-dire  du  choc  le  plus  fort  clans  le  genre 
diatonique. 

Le  si  est  donc  la  voix  la  plus  énergique,  entre  celles  qui  rap- 
pellent le  corps  sonore.  Aussi  l'a-t-on  appelé  sensible,  sans 
trop  savoir  pourquoi. 

Le  ré  dissone  diatoniquement  avec  les  deux  premiers  pro- 
duits naturels  du  corps  sonore,  et  les  sollicite  par  conséquent 
l'un  et  l'autre. 

Le  fa  appelle  le  mi  et  le  sol. 

Le  la  n'appelle  que  le  sol  et  l'appelle  diatoniquement. 

Le  la  est  donc,  de  tous  les  appels  du  corps  sonore,  le  plus 
faible. 

Ces  appels,  si,  ré,  fa,  la,  dissonent  avec  les  sons  naturels 
ou  appelés  ut,  mi,  sol,  par  leurs  approches  immédiates  ou  con- 
jonctions diatoniques  ou  chromatiques. 

LE    PHILOSOPHE. 

Et  c'est  d'un  principe  aussi  simple  que  vous  déduirez  tous 
les  phénomènes? 

LE     MAÎTRE. 

Je  l'espère...  Approchez-vous  pour  voir  les  exemples. 

Sons  dissonants  ou  appels  des  sons  naturels. 


:FF= 


3 


3 


f—r 


Les  sons  naturels  ou  appelés  sont  désignés  par  des  blanches. 

L'exemple  présente  deux  fois  fa,  mi,  et  ré,  ut. 

Le  fa  appelle  le  mi  et  le  sol,  mais  plus  fortement  le  mi  que 
le  sol. 

l'élève. 

Qu'il  choque  diatoniquement,  tandis  que  son  choc  avec  le 
mi  est  chromatique. 

le  maître. 

C'est  cela.  Le  ré  appelle  le  mi  et  Y  ut;  mais  Y  ut  de  préfé- 
rence, quoique  son  choc  avec  l'un  et  l'autre  soit  diatonique. 


k%  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

l'  É  l  i:  v  e . 
Mais  son  choc  avec  L'til  est  avec  le  son  principal  donne  par 
là  nature. 

LE     MAÎTRE. 

C'est  cela. 

l'élève. 

Et  c'est  aussi  la  raison,  je  crois,  pour  laquelle  des  deux 
appels  si,  ut  et  fa,  mi,  le  premier  esl  le  plus  pressant. 

LE     MAÎTRE. 

assurément.  Vous  pensez,  monsieur? 

LE     PHILOSOPHE. 

Oui,  je  pense  que  plus  un  homme  aura  l'esprit  juste  et  bon, 
plus  cette  petite  ligne  de  notes  sera  démonstrative  pour  lui.  Ce 
n'est  pas  là  une  chose  à  discuter;  c'est  une  chose  a  sentir: 
comme  le  sont  la  plupart  des  causes  secrètes  qui  exercenl  un  si 
prodigieux  empire  dans  tous  les  cas  d'un  usage  journalier.  La 
prépondérance  la  plus  légère  détermine  à  la  longue,  lorsqu'elle 
ne  cesse  point  d'agir.  Les  langues  seules  m'en  fourniraient  des 
exemples  sans  nombre;  et  il  n'y  a  pas  un  seul  des  beaux-ans 
qui  ne  les  appuyât  de  quelque  autorité.  Plus  un  homme  aura 
d'esprit,  de  lumières,  de  goût  naturel,  plus  vous  en  ferez  aisé- 
ment un  prosélyte. 

S  10. 

LE    MAÎTRE. 

Les  sons  naturels  ut,  mi,  sol  sont  toujours  le  terme  du 
repos.  Lorsque  le  corps  sonore  s'est  emparé  de  nos  oreilles,  les 
autres  sons  ou  les  appels  si,  ré,  fa,  la  nous  fatiguent  et  font 
souhaiter  le  retour  de  la  nature. 

La  mélodie  et  l'harmonie  ne  nous  offrent  sans  cesse  qu'un 
enchaînement  d'écarts  plus  ou  moins  longs,  qu'une  suite  de 
petits  chocs  plus  ou  moins  durs,  qu'une  répétition  d'appels  plus 
ou  moins  énergiques  à  la  nature  que  nous  regrettons  tout  en  la 
quittant,  et  que  nous  ne  quittons  que  pour  la  retrouver  avec 
plus  de  plaisir.  Chantez  le  premier  air  qui  vous  viendra,  et  con- 
sultez votre  propre  sensation. 

Qu'est-ce  donc  que  la  musique?  On  s'élèvera  contre  mon 
opinion  ;  mais  l'expérience  se  réunira  avec  moi  pour  la  définir  : 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE.  493 

l'art  de  choquer  les  sons  naturels  pour  en  vendre  le  retour  plus 
agréable.  Qu'on  s'écarte  de  cette  règle  dans  la  pratique;  plus 
de  mélodie,  plus  d'harmonie. 

l'  é  l  i:  v  e  . 
Et  voilà   pourquoi   il  y  a   des    phrases    trop   longues   en 
musique. 

LE    PHILOSOPHE. 

Et  d'autres  phrases  qui  ont  tous  les  défauts  du  style. 
Yoilà  une    définition  aussi  singulière  que   neuve.    J'en    ai 
d'abord  admis  la  vérité,  et  j'en  pressens  à  présent  la  fécondité. 


11. 


LE     MAITRE. 

Mais  toute  dissonance,  tout  choc,  tout  appel  n'est  pas  de 
l'objet  de  la  musique;  puisque  tout  appel,  tout  choc,  toute  dis- 
sonance ou  ne  sollicite  point,  ou  ne  rend  pas  agréable  le  retour 
du  corps  sonore. 

l'élève. 

Comme  une  douleur  qui  ôterait  la  connaissance,  ne  laissant 
plus  de  comparaison  entre  le  malaise  et  le  bien-être...  mais  je 
vous  interromps. 

LE     MAÎTRE. 

Interrompez-moi  toujours  de  même...  Si  l'on  faisait  entendre 
à  la  fois  le  corps  sonore,  ses  harmoniques,  avec  les  quatre  sons 
dissonants,  qu'en  résulterait-il?  Une  multitude  de  chocs,  une 
dissonance  extrême  qui  détruirait  tout  rapport  avec  le  corps 
sonore. 

LE     PHILOSOPHE. 

Il  en  serait  de  ce  mélange  comme  de  celui  de  tous  les  rayons 
qui  ne  donne  plus  de  couleur. 

LE    MAÎTRE. 

Cela  est  juste.  Il  en  résulte  du  blanc  ou  de  la  lumière  qui 
éclaire  tout  et  ne  colore  rien.  Si  l'harmonie  naturelle  ut,  mi, 
sol  me  présente,  ensemble  et  sans  confusion,  les  sons  ut,  mi, 
sol  ;  mi,  sol  dièse,  si  ;  sol,  si,  ré,  les  dissonants  sont  trop  aigus 
et  trop  faibles  pour  blesser  l'oreille. 


h% 


LEÇONS   DE  CLAVECIN 


§  12. 

On  peut  s'écarter  de  l'harmonie  naturelle,  choquer,  altérer 
la  résonnance  du  corps  sonore  de  plusieurs  manières. 

On  dissone  avec  lui,  on  appelle  son  retour  en  frappant  un, 
deux,  trois  ou  même  quatre  sons  dissonants. 

l'élève. 

Allez  doucement,  monsieur;  ceci  demande  de  l'attention. 

LE     MAÎTRE. 

Pour  laisser  du  rapport  entre  les  dissonances  et  le  corps 
sonore,  entre  les  appels  et  les  appelés,  vous  pensez,  sans  doute, 
qu'il  serait  bien  de  conserver  toujours  un  ou  deux  sons  naturels. 
Cela  n'est  pourtant  pas  nécessaire,  et  c'est  de  cette  expérience 
que  je  déduirai  les  distinctions  qui  vont  suivre. 


S  13. 

Je  nommerai  premières  dissonances,  celles  où  un,  deux  sons 
du  corps  sonore  conservés,  sont  entendus  avec  les  dissonances 
employées. 

Si,  par  le  plus  petit  choc,  par  l'écart  le  plus  léger  de  la 
nature,  on  supprime  un  seul  son  du  corps  sonore,  et  qu'on  lui 
substitue  le  son  dissonant  qui  le  rappelle,  on  pratiquera  la 
plus  faible  des  dissonances. 

Ainsi,  supprimez  la  quinte  sol',  substituez-lui  la  sixte  la  ou 
la  quarte  fa  qui  la  rappelle  toutes  deux; 

Supprimez  la  tierce  mi,  et  substituez-lui  les  dissonants  fa 
ou  ri  ; 

Supprimez  la  tonique  ut,  et  substituez-lui  des  appels  ou 
voix  les  plus  énergiques  si  ou  ré; 

Et  vous  aurez,  ainsi  qu'il  est  indiqué  dans  l'exemple  qui 
suit,  différents  écarts  du  corps  sonore,  avec  le  retour  de  ce 
corps  après  chaque  appel. 


^m 


^s= 


HÈ 


:8=te-4r^E| 


m 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  497 

§  14. 

Parmi  les  harmonies  dissonantes,  il  y  en  a  qui  sont  disso- 
nantes en  elles-mêmes,  et  dissonantes  avec  le  corps  sonore, 
telles  que  ut,  fa,  sol. 

Il  y  en  a  qui  sont  consonnantes  en  elles-mêmes,  et  disso- 
nantes avec  le  corps  sonore,  telles  que  ut,  mi,  la. 

Une  harmonie  est  donc  consonnante  en  elle-même,  lorsque 
tous  les  sons  qui  la  forment  sont  disjoints. 

Une  harmonie  est  donc  dissonante,  lorsque  entre  les  sons 
qui  la  forment  il  y  en  a  de  conjoints. 

Le  si  et  le  ré  sont  dissonants  avec  le  son  naturel  ut,  parce 
qu'ils  lui  sont  contigus  ou  conjoints,  l'un  chromatiquement, 
l'autre  dialoniquement. 

g  15. 

Parmi  les  harmonies  dissonantes,  il  y  en  a  de  régulières, 
telles  que  ut,  mi,  la  et  si,  mi,  sol;  et  il  y  en  a  d'irrégulières. 

Ces  deux  sont  régulières,  parce  qu'elles  peuvent  se  réduire 
à  l'ordre  naturel  1,  3,  5;  car  ut,  mi,  la  est  la  même  chose  que 
la,  ut,  mi  et  si,  ?ni,  sol,  la  même  chose  que  mi,  sol,  si; 
1,  3,  5. 

Pour  distinguer  ces  deux  espèces  d'harmonies,  je  nommerai 
la  première  harmonie  consonnante  de  la  sixième  note  de  la 
gamme,  regardant  le  son  la  comme  le  principal  de  la  conson- 
nance  ;  et  la  seconde,  mi,  sol,  si,  harmonie  consonnante  de  la 
tierce. 

La  force  de  ces  deux  harmonies  n'a  pas  l'énergie  de  la  con- 
sonnance  du  corps  sonore  ut,  mi,  sol,  quoiqu'elles  suivent 
l'ordre  1,  3,  5. 

L'organe  et  la  raison  conviennent  sur  ce  point.  L'organe,  il 
n'est  personne  qui  ne  le  sente.  La  raison,  c'est  que  la  première 
tierce  du  corps  sonore  en  ut  est  majeure  et  telle  que  la  nature 
nous  en  a  préoccupés  depuis  que  nous  sommes  nés  ;  au  lieu  que 
la  première  tierce  des  deux  autres  sons  la  et  mi  est  mineure. 

Ces  consonnances  ne  sont  donc  que  les  écarts  les  plus  fai- 
bles de  la  loi  de  nature;  elles  n'en  sollicitent  pas  moins  le 
retour  du  corps  sonore,  mais  elles  ne  le  sollicitent  que  comme 
xii.  32 


498  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

le  repos  le  plus  parfait,  qu'elles  ne  font,  pour  ainsi  dire,  qu'em- 
pêcher et  suspendre  par  un  choc  léger. 

l'élève. 
Avec  la  permission  de  monsieur,  je  serais  tentée  de  dériver 
de  la  consonnance  ut,  mi,  la  ou  la,  ut,  mi,  de  ce  choc  si  léger, 
l'origine  si  inutilement  cherchée  du  mode  mineur,  et  de  la  con- 
sonnance si,  mi,  sol,  ou  mi,  sol,  si,  l'origine  du  mode  mixte  si 
dédaigneusement  accueilli. 

§  16. 

LE     MAÎTRE. 

Je  passerai  sous  silence  les  harmonies  dissonantes  irrégu- 
lières de  cette  première  classe,  pour  m'occuper  des  harmonies 
produites  par  la  suppression  de  deux  sons  du  corps  sonore,  et 
la  substitution  de  deux  dissonants  qui  les  rappellent. 

En  conservant  la  tonique  du  corps  sonore  ut,  et  supprimant 
les  deux  harmoniques  mi  et  sol,  auxquels  je  substitue  les  doux 
appels  fa  et  la,  j'ai  ut,  fa,  la,  ou  fa,  la,  ut,  harmonie  conson- 
nante  presque  de  la  force  de  celle  du  corps  sonore,  que  je 
nommerai  harmonie  consonnante  ou  simplement  consonnance 
de  la  quarte.  Elle  appelle  le  corps  sonore  qu'elle  choque  dans 
sa  tierce  et  dans  sa  quinte. 

En  conservant  la  dominante  sol  du  corps  sonore  en  ut,  et 
substituant  à  la  tonique  ut  et  à  l'harmonique  mi,  que  je  sup- 
prime, les  sons  dissonants  si,  ré,  je  produis  une  nouvelle  har- 
monie consonnante  si,  ré,  sol,  ou  sol,  si,  ré,  que  je  nomme 
harmonie  consonnante  de  la  quinte,  appel  du  corps  sonore  plus 
énergique  qu'aucun  des  précédents,  par  le  si  et  le  ré,  les  voix 
les  plus  urgentes  qu'on  puisse  employer. 

Vous  voyez  ces  deux  harmonies  notées,  et  chaque  appel 
suivi  des  sons  du  corps  sonore  appelés. 


f 


Si  l'on  joint  à  ces  deux  harmonies  ou  appels  l'harmonie  de 
la  sixième  note,  la,  ut,  mi,  on  formera  une  phrase  harmonique 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  ^99 

où  le  corps  sonore  est  appelé  par  trois  voix  harmoniques,  qui 
croîtront  en  énergie  selon  une  proportion  naturelle. 

Exemple  du  corps  sonore  appelé  par  trois  voix  consonnantes. 


fl 


^ 


^=% 


En  conservant  le  son  principal  du  corps  sonore,  la  tonique 
ut,  on  pourrait  encore  substituer  à  ses  deux  harmoniques  sup- 
primés mi  et  sol,  les  dissonants,  appels  ou  chocs  ré  et  fa. 

Les  mêmes  appels  ou  chocs  ré  et  fa  pourraient  aussi  rem- 
placer les  chocs  ou  appels  si  et  ré,  substitués  à  ut  et  mi  dans 
la  formation  de  l'harmonie  consonnante  de  la  quinte  ;  ce  que 
j'ai  pratiqué  dans  l'exemple  qui  suit. 


au  lieu  de  m      ~  et  g°         au  lieu  de  S* 

— e *      -  m 


■p — "° —  — ^ 

Mais  ces  dernières  harmonies  sont  encore  du  nombre  de 
celles  que  j'ai  appelées  irrégulières  et  qui  dissonent  en  elles- 
mêmes;  et  je  n'en  parlerai  qu'après  avoir  parcouru  les  harmo- 
nies régulières,  celles  dont  les  sons  peuvent  s'ordonner  suivant 
les  nombres  1,  3,  5. 

l'élève. 

Avec  la  permission  de  monsieur,  ne  pourrait-on  pas  aussi 
conserver  la  tierce  mi  du  corps  sonore  ut... 

LE    PHILOSOPHE. 

Oui  ;  mais  il  vaudrait  mieux  se  taire  et  tenir  la  parole  qu'on 
a  donnée. 

LE    MAÎTRE. 

Si  l'on  substituait,  comme  vous  le  proposez,  aux  harmoni- 
ques ut  et  soi,  des  dissonants,  savez-vous  ce  qui  en  arrive- 
verait? 

l'élève. 

Puisque  vous  interrogez,  il  est  honnête  de  vous  répondre. 
Le  mi  qui  resterait  étant  le  plus  faible  des  harmoniques  du 
corps  sonore,  les  harmonies  qui  en  résulteraient... 

LE    MAÎTRE. 

Ou  trop  vagues,  ou  trop  dissonantes  n'auraient  plus  avec  le 


500  LEÇONS  DE   CLAVECIN 

corps  sonore  assez  de  rapport  pour  le  [rappeler.  Ce  que  je  vais 
vous  prouver  par  un  exemple  de  ces  deux  harmonies  bizarres. 
Chantons-les  ensemble;  consultons  l'organe  et  jugeons. 


-** 


LE    PHILOSOPHE. 

Elles  me  déplaisent. 

l'élève. 
Et  à  moi  aussi. 

LE    MAÎTRE. 

Abandonnons-les  donc  pour  aller  aux  harmonies  résultantes 
de  la  substitution  de  trois  sons  dissonants  à  deux  des  sons  natu- 
rels supprimés. 

§   17. 

En  conservant  la  tonique  ut  je  substitue  aux  harmoniques 
mi  et  sol,  que  je  supprime,  les  trois  sons  dissonants,  ou  les 
appels  les  plus  faibles,  ré,  fa  et  la. 

En  conservant  la  quinte  sol,  je  substitue  aux  sons  naturels 
ut  et  mi,  que  je  supprime,  les  trois  sons  dissonants,  ou  les 
appels  les  plus  forts,  si,  ré,  fa. 

Et  je  nomme  la  première  combinaison  dissonance  de  la 
seconde  note  de  la  gamme  ;  et  la  seconde,  dissonance  de  la 
dominante. 

Ces  deux  harmonies  appellent  le  corps  sonore  ou  le  repos, 
en  ce  qu'elles  le  choquent,  et  qu'en  même  temps  elles  disso- 
nent  en  elles-mêmes  par  les  conjoints  qu'elles  renferment.  Les 
deux  sons  conjoints  de  la  première  sont  ut,  ré,  ou  ré,  ut.  Les 
deux  sons  conjoints  de  la  seconde  sont  sol,  fa,  ou  fa,  sol. 

Voilà  la  raison  qui  me  les  fait  nommer  dissonantes. 

Je  regarde  l'une  comme  dissonance  de  la  seconde  note,  et 
l'autre  comme  dissonance  de  la  cinquième  ou  dominante.  Car  si 
l'on  ordonne  la  première  par  la  seconde  note  de  la  gamme,  ré, 
on  aura  ré,  fa,  la,  ut;  et  si  l'on  ordonne  la  seconde  par  la  cin- 
quième note  de  la  gamme,  sol,  on  aura  sol,  si,  ré,  fa,  ou  1,  3, 
5,  7,  autre  ordre  naturel  indiqué  par  les  appels  si,  ré,  fa,  la. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  501 

J'ai   noté  ci-dessous  ces  deux   harmonies    dissonantes,   et 
montré  chaque  appel  suivi  du  retour  du  corps  sonore  appelé. 


3X 


-cr 


-©- 


-O- 


Si  l'on  voulait  faire  désirer  le  retour  du  corps  sonore,  un 
peu  davantage,  on  n'aurait  qu'à  le  différer,  en  interposant  le 
double  appel  des  deux  dissonances  ;  comme  vous  le  voyez  : 


3t 


TT 


On  peut  employer  ces  deux  dissonances,  chacune  suivant 
ses  quatre  positions;  la  première,  par  exemple,  suivant  les 
positions  ré,  fa,  la,  ut-  fa,  la,  ut,  ré;  la,  ut,  ré,  fa;  ut,  ré,  fa, 
la  ;  pourvu  qu'on  fasse  paraître  ensuite  le  corps  sonore  et  ses 
harmoniques  où  ils  sont  appelés. 

Les  quatre  positions  de  ces  harmonies  dissonantes  rendent  le 
retour  du  corps  sonore  également  agréable;  et  la  raison  en  est, 
peut-être,  qu'un  des  sons  conjoints  de  l'harmonie  dissonante 
lui  est  commun  avec  le  corps  sonore. 

Si  j'ai  rejeté  les  harmonies  où  il  ne  reste  que  la  tierce  du 
corps  sonore  associée  à  deux  sons  substitués  à  la  tonique  et  à 
la  quinte,  ce  n'est  pas  pour  admettre  les  harmonies  où  il  ne 
resterait  que  cette  même  tierce  associée  à  trois  dissonants.  On 
éprouve  en  efiét  qu'elles  égarent  ^si  bien  l'organe,  qu'il  ne 
désire  aucunement  le  retour  du  corps  sonore.  Elles  perdent  la 
fonction  importante,  la  fonction  d'appel. 

l'élevé. 

Combien  cette  théorie  est  délicate  et  épineuse! 

LE     PHILOSOPHE. 

Celle  des  autres  beaux-arts  l'est-elle  moins?  Les  principes 
et  les  effets  de  l'harmonie  dans  le  style  sont-ils  moins  déliés? 

g  18. 

LE    MAÎTRE. 

Une  troisième  classe  de  dissonances  est  celle  où  l'on  s'écarte 


502  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

entièrement  du  corps  sonore,  ne  conservant  ni  le  son  principal, 
ni  ses  harmoniques.  Tout  est  supprimé,  tout  est  remplacé  par 
des  appels  ou  sons  dissonants.  Il  y  en  a  quatre. 

De  ces  quatre  appels  ou  sons  dissonants  frappés  ensemble, 
il  résulte  une  harmonie  dans  l'ordre  1,  3,  5,  7,  une  grande  dis- 
sonance, l'harmonie  dissonante  de  la  sensible,  si,  ré,  fa,  la, 
l'appel  le  plus  énergique  du  corps  sonore,  ut,  mi,  sol,  sur 
lequel  il  se  repose  avec  un  agrément  particulier. 

Ces  appels,  cette  harmonie  dissonante  ne  souffre  point 
d'autre  position  que  la  naturelle  et  directe  si,  ré,  fa,  la  ;  1,  3, 
5,  7. 

Et  le  corps  sonore,  de  son  côté,  ne  peut  lui  succéder  que 
dans  l'ordre  naturel  et  direct  du  son  principal  et  de  ses  har- 
moniques, ut,  mi,  sol-,  1,  3,  5. 

l'élève. 

Avec  la  permission  de  monsieur,  la  raison  de  cet  étrange 
phénomène  ? 

LE    PHILOSOPHE. 

C'est  peut-être  qu'il  ne  reste  aucun  son  commun  au  corps 
sonore  et  à  la  dissonance,  et  qu'il  faut  aller  au  repos  le  plus 
simplement  qu'il  est  possible,  et  le  présenter  avec  ses  harmo- 
niques, comme  la  nature  les  a  ordonnés. 

La  sensible  sera  donc  au  grave,  et  la  sixte  ou  le  son  le  moins 
dissonant  à  l'aigu. 

LE    MAÎTRE. 

Mais  avant  que  d'entamer  le  détail  des  autres  dissonances, 
résultantes  de  la  combinaison  des  appels  ou  autres  sons  disso- 
nants, il  faut  que  j'expose  l'usage  de  celle-ci...  Eh  bien,  made- 
moiselle, vous  êtes  sur  le  gril  ?  Qu'avez-vous  à  dire?  Parlez. 

l'élèi  e. 

Après  avoir  rejeté  comme  vagues,  comme  trop  dissonantes, 
comme  égarant  l'oreille,  des  harmonies  ou  combinaisons  de  sons 
dissonants,  où  il  s'en  trouverait  trois  ou  seulement  deux  d'as- 
sociés avec  la  tierce  du  corps  sonore  qu'on  aurait  dépouille  des 
deux  autres  sons  naturels,  vous  admettez  ici,  et  même  avec 
complaisance,  une  harmonie  composée  de  quatre  sons  disso- 
nants, entre  lesquels  pas  un  des  sons  naturels  du  corps  sonore; 
et  la  raison  de  cette  différence,  s'il  vous  plaît? 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  503 

LE    MAÎTRE. 

Premièrement,  c'est  que  le  juge  suprême,  l'organe  dont  il 
n'y  a  point  d'appel,  le  prononce  ainsi. 

l'élève. 

Ce  que  je  demande,  c'est  la  raison  de  son  indulgence  aussi 
bizarre  que  son  dédain. 

LE     PHILOSOPHE. 

C'est  qu'apparemment  ce  son  naturel  du  corps  sonore  est 
trop  faible  pour  le  représenter,  et  assez  fort  pour  causer  de  la 
confusion.  Dans  cette  grande  dissonance  de  la  sensible,  suivie 
du  corps  sonore  avec  tous  ses  harmoniques,  on  offre  d'abord  à 
mon  oreille  tous  les  dissonants  de  la  gamme,  purs  et  sans 
mélange  ;  puis  le  corps  sonore  avec  son  cortège,  et  les  uns  et 
les  autres  dans  leur  position  naturelle  ;  la  gamme  partagée 
rigoureusement  en  deux  portions  ;  d'un  côté  ce  que  la  nature  a 
produit,  de  l'autre  ce  que  l'art  a  imaginé  pour  la  faire  valoir  et 
désirer;  pas  la  moindre  distraction,  ni  là,  ni  ici. 

S  19. 

LE     MAÎTRE. 

On  peut  à  discrétion  employer  à  la  basse  les  trois  sons  du 
corps  sonore;  et  de  ce  triple  emploi,  il  résultera  trois  rapports, 
et  trois  accords. 

L'emploi  du  son  principal,  1,  à  la  basse,  outre  l'unisson, 
donnera  l'accord  3,  5,  ou  l'accord  parfait. 

L'emploi  du  second  son,  3,  ou  de  la  tierce,  à  la  basse,  don- 
nera l'accord  3,  6,  8,  ou  l'accord  de  tierce  et  sixte. 

L'emploi  du  troisième  son  ou  de  la  quinte  5,  donnera  l'ac- 
cord k,  6,  8,  ou  l'accord  de  sixte  et  quarte. 

Les  autres  harmonies  consonnantes  qui  appellent  le  corps 
sonore  par  leurs  sons  dissonants  avec  les  siens  produisent  les 
mêmes  accords,  par  le  même  emploi  de  leurs  sons  à  la  basse. 

L'harmonie  qui  appelle  contraint  le  retour  du  corps  sonore. 
La  basse  qu'on  donne  à  cette  harmonie  détermine  la  basse  de 
l'accord  appelé,  et  la  forme  sous  laquelle  les  sons  du  corps 
sonore  doivent  se  présenter. 

Exemple.    Si  je   donne  à  l'harmonie   consommante    de   la 


504  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

sixième  note,  la,  ut,  mi,  pour  basse  la  sixième  la,  il  faut  que 
je  donne  aux  sons  du  corps  sonore  appelé  la  forme  sol,  ut,  mi, 
ou  la  troisième  note  est  à  la  basse.  Car  le  son  la  dissonant  avec 
la  quinte  sol  appelle  ce  dernier  son,  et  n'en  appelle  pas  un 
autre. 

L'ordre  ou  la  forme  sous  laquelle  les  sons  du  corps  sonore 
doivent  paraître,  quand  ils  sont  appelés,  est  déterminée  parla 
forme  des  appels. 

Ai-je  appelé  le  corps  sonore  par  l'harmonie  consonnante  de 
la  sixte  la,  ut,  mi,  employée  suivant  sa  seconde  position,  ou 
sous  la  forme  ut,  mi,  la?  il  faut  que  j'emploie  les  sons  du  corps 
sonore  sous  la  forme  et  sous  la  seule  forme  ut,  mi,  sol. 

Si  après  avoir  employé  les  sons  du  corps  sonore  sous  la 
forme  mi,  sol,  ut,  je  quitte  la  modulation  d'ut  pour  passer  à 
celle  de  sa  quinte  sol,  je  suis  forcé  d'employer  les  sons  sol,  si, 
ré  de  ce  nouveau  corps  sonore  sous  la  forme  de  ré,  sol,  si. 
Toute  autre  position  ferait  mal;  car  les  sons  du  corps  sonore 
?//,  mi,  sol,  que  j'enlève  à  la  modulation  d'ut,  et  que  j'attribue 
à  la  modulation  de  sol,  sous  la  forme  de  mi,  sol,  ut,  harmonie 
de  la  quatrième  note  de  la  gamme  sol  où  je  me  suppose,  déter- 
minent, en  qualité  d'appels,  la  forme  des  sons  appelés.  Le  mi 
et  Y  ut  sont  devenus  sixième  et  quatrième  notes  de  la  gamme  de 
sol  et  sollicitent  l'un  la  quinte  ré  et  l'autre  la  tierce  si.  Il  faut 
donc  écrire... 

l'élève. 

Que  cela  est  beau  et  général  !  Je  ne  sais  jusqu'où  ne  mène- 
rait pas  ce  petit  nombre  de  lignes  bien  méditées. 

LE     MAÎTRE. 

11  faut  donc  écrire  : 


...     g     J      -  »     | 

te    i    z  = e«  p"ni     p  F 


Voici  un  exemple  de  la  préférence  de  la  basse  du  corps 
sonore  déterminée  par  la  basse  de  l'harmonie  dissonante  des 
appels  : 


ET   PRINCIPES   D'HARMONIE 


50ô 


à 


I 


£ 


* 


P^E 


et    point 


ni 


g 


1 


JE 


Écoutez-moi  bien.  Les  musiciens  qui  se  presseront  de  pro- 
noncer avant  que  de  m'avoir  compris  crieront  à  l'hérésie,  au 
blasphème;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ce  n'est  ni  le 
goût,  ni  le  génie  qui  fixent  de  préférence  le  son  de  la  basse  et 
la  position  des  harmonies;  c'est  l'ordre  et  la  nature  des  sons 
qui  font  appels;  et  comme  ce  qui  était  appelé  devient  d'un 
temps  à  un  autre  appel,  et  que  ce  qui  était  appel  devient  au 
même  instant,  appelé,  il  s'ensuit  une  chaîne  ininterrompue, 
nécessaire,  qui  pourrait  être  infinie,  sans  que  rien  pût  la  briser, 
qu'au  mépris  des  règles  éternelles  de  l'art.  La  sixième  note 
appelle  et  force  le  retour  de  la  cinquième;  la  septième  note 
appelle  et  force  le  retour  de  la  huitième.  On  n'a  pas  même  le 
choix  d'un  unisson  de  cette  huitième  note. 

l'élève. 

Quel  rigorisme!  Voilà  un  jansénisme  musical  que  vous 
n'aviez  pas  en  m'enseignant  le  catéchisme. 

LE    MAÎTRE. 

On  ne  révèle  pas  toute  l'austérité  de  la  doctrine  aux  néo- 
phytes. Cela  les  effaroucherait  et  retarderait  leur  initiation.  A 
quelques  termes  près,  c'était  cependant  le  même  fonds.  Je  vous 
disais  :  Observez  les  positions  ;  et  je  vous  dis  à  présent  :  Sou- 
mettez-vous à  la  loi  des  appels. 


§  20. 

L'harmonie  de  la  quinte  ou  dominante,  dissonant  avec  celle 
du  corps  sonore,  en  est  par  conséquent  un  appel.  Cependant  on 
en  peut  faire  un  repos. 

L'harmonie  dissonante  de  la  seconde  note  de  l'octave  ré,  fa, 
la,  ut,  dissonant  avec  celle  du  corps  sonore  ut,  mi,  sol,  en  est 
par  conséquent  un  appel.  Cependant  elle  peut  inviter  au  repos 


506  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

de  la  quinte  ou  dominante.  Car  si  ré,  fa,  la  appellent  ul,  mi, 
sol;  fa,  la,  at  appellent  également  sol,  si.  ré. 

Pareillement  l'harmonie  consonnante  de  la  tierce  mi,  sol, 
si,  sollicite  le  repos  de  la  dominante  par  le  mi,  et  le  retour  du 
corps  sonore  par  le  si.  Son  appel  à  la  dominante  est  même 
plus  agréable  et  plus  usité. 

On  peut  donner  pour  basse  à  la  dissonance  de  la  seconde 
les  quatre  sons  qui  la  composent.  On  a  donc  ici  quatre  rapports 
différents,  et  quatre  accords  dont  les  noms  vous  sont  connus. 

L'harmonie  dissonante  de  la  dominante  admet  pour  basse, 
outre  les  sons  qui  la  composent,  les  sons  mêmes  du  corps  sonore 
qui  sauvent  par  anticipation  les  dissonances  de  cet  appel,  et 
forment  des  rapports  et  des  accords  qui  vous  sont  connus. 

l'élève. 
rermettez-vous? 

LE     MAITRE,    faisant  un  signe  de   tète. 

l'élève. 

Vous  permettez  à  la  façon  de  Jupiter...  et  voilà  la  tierce 
majeure,  même  mineure,  cette  tierce  qui  fourvoie,  qui  brouille, 
qui  égare,  introduite  parmi  les  sons  dissonants  de  l'harmonie  de 
la  dominante;  et  s'il  me  prenait  envie  d'omettre  dans  l'harmo- 
nie le  sol  et  le  si,  il  me  resterait  mi,  ré,  fa,  précisément  une  de 
celles  que  vous  avez  proscrites  dans  un  de  vos  précédents  para- 
graphes. 

LE    MAÎTRE. 

Et  qui  est-ce  qui  vous  a  dit  que  vous  puissiez  bannir  sans 
conséquence  les  sons  que  vous  supprimez  de  cet  accord?  Mais 
c'est  à  monsieur  votre  père  à  repondre  à  cette  difficulté  qui 
attaque  les  raisons  qu'il  vous  a  données  du  vice  des  harmonies 
où  l'on  ne  conserve  que  la  tierce  du  corps  sonore. 

LE    PHILOSOPHE. 

Dites,  une  des  raisons. 

LE     M  V  î  I  RE. 

Et  ajoutez  que  ceci  est  moins  un  traité  de  l'art,  qu'un  som- 
maire des  chapitres  à  remplir. 

La  grande  dissonance  ne  fait  bien  que  sa  première  note,  la 
sensible,  à  la  basse.  L'accord  qui  en  résulte... 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE. 


507 


L   ELEVE. 

Est  tierce,  fausse  quinte  et  septième,  ou  simplement  fausse 
quinte  et  septième. 

LE    MAÎTRE. 

Et  voilà  l'abus  des  permissions  légèrement  accordées. 

§  21. 

Quoique  chacune  de  ces  harmonies  appelle  le  corps  sonore 
et  fasse  désirer  son  retour,  et  par  des  sons  qui  dissonent  en 
elles-mêmes,  et  par  des  sons  qui  dissonent  avec  les  sons  natu- 
rels du  corps  sonore,  cela  n'empêche  point  que  ce  corps,  avant  de 
se  montrer,  ne  se  fasse  solliciter  par  plusieurs  voix  successives. 

Voici  deux  exemples  où  il  ne  cède  qu'à  la  quatrième  ou  cin- 
quième sommation  : 

H 


i 


i 


à 


t 


S 


S 


nx 


iq: 


J'estime  l'énergie  des  appels  du  corps  sonore,  selon  l'ordre 
qui  suit,  à  une  exception  près  : 

Premier  appel  du  corps  sonore,  le  plus  faible,  harmonie  de 
la  sixte. 

Second  appel  du  corps  sonore,  harmonie  de  la  quarte. 

Troisième  appel  du  corps  sonore,  harmonie  consonnante  de 
la  quinte. 

Quatrième  appel  du  corps  sonore,  harmonie  dissonante  de 
la  seconde. 

Cinquième  appel  du  corps  sonore,  harmonie  dissonante  de 
la  dominante. 

Sixième  appel  du  corps  sonore,  la  grande  dissonance. 

De  ces  appels  le  troisième  est  plus  fort  que  le  quatrième, 
quoiqu'il  ne  renferme  que  deux  sons  dissonants,  et  qu'il  y  en 
ait  trois  dans  le  quatrième.  Mais  ces  deux  voix  du  troisième 
appel  sont  plus  pressantes  que  les  trois  voix  du  quatrième.  Sou- 
vent aussi  ou  je  conclurais  après  ce  troisième  appel  ou  je  sus- 
pendrais, en  lui  substituant  le  premier  appel,  celui  de  la  sixte, 
l'écart  le  plus  léger  de  la  nature,  et  le  moins  dissonant  possible 
avec  le  corps  sonore.  Aussi  pour  mieux  indiquer  la  suspension, 
dans  la  dernière  phrase,  où  j'appelle  cinq  fois  le  corps  sonore, 


508  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

j'ai  fait  une  pause  après  ce  premier  appel  qui  est  le  troisième 
dans  la  phrase. 

LE    PHILOSOPHE. 

Plus  vous  avancez,  plus  vos  principes  se  fortifient.  Ou  je  me 
trompe  fort,  oujevois  éclore  les  vrais  germes  du  goût  en  musique. 

LE    MAÎTRE. 

Je  regarde  l'harmonie  de  la  tierce  comme  le  premier  appel 
au  repos  de  la  quinte.  Je  laisse  en  arrière  les  difficultés  qu'on 
pourrait  me  proposer,  et  je  jette  en  passant  des  vérités  dont  je 
donnerai  la  démonstration  dans  des  éléments  complets. 

Je  regarde  l'harmonie  dissonante  de  la  seconde,  dans  son 
second  emploi,  comme  seconde  route  vers  le  repos  de  la  quinte. 

S  22. 

11  est  naturel  de  faire  entendre  au  commencement  d'une 
mesure  le  corps  sonore  appelé.  Ce  serait  presque  un  contre-sens 
que  de  placer  le  repos  ailleurs. 

J'ai  peut-être  un  peu  négligé  cette  règle  dans  les  leçons  de 
pratique  que  je  vous  ai  données;  mais  alors  il  n'était  pas  ques- 
tion de  ponctuation. 

l'élève. 

De  la  ponctuation,  en  musique!  J'aime  cette  expression,  et 
je  ne  saurais  vous  dire  combien  j'en  sens  la  justesse.  Je  ne  com- 
mence à  bien  jouer  que  quand  j'ai  saisi  les  membres  de  la 
phrase  musicale  ;  et  j'ai  toute  la  peine  du  monde  à  lire  et  entendre 
ceux  qui  ponctuent  mal. 

LE    MAÎTRE. 

Et  il  y  en  a  beaucoup  qui  tombent  dans  ce  défaut,  sans  s'en 
douter. 

l'élève. 
Et  beaucoup  plus  qui  l'évitent,  par  instinct. 

LE     MAÎTRE. 

Les  appels  ne  sont  pas  tous  également  pénibles  et  urgents. 
Ils  renferment  plus  ou  moins  de  dissonances.  Les  sons  disso- 
nants se  heurtent  plus  ou  moins  durement  entre  eux,  ou  cho- 
quent plus  ou  moins  fortement  les  sons  du  corps  sonore,  selon 
que  les  intervalles  de  leurs  sons  passent  diatoniquement  ou 
chromatiquement  à  ceux  du  corps  sonore.  Le  corps  sonore 
même  prendra  plus  ou  moins  de  temps,  selon  qu'il  aura  été 
plus  ou  moins  laborieusement  sollicité. 


(fi 

( 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  509 

Les  exemples  qui  suivent  éclairciront  ma  pensée  : 


à 


BE 


m 


U 


é 


à 


±± 


± 


I 


T=* 


+% 


1= 


^^ 


1 


E 


W 


i± 


0    m 


É 


Après  un  peu  de  fatigue,  un  soupir  vers  le  repos,  je  me 
repose  sur  la  dominante.  Là  je  reprends  haleine  ;  et  pour  mieux 
goûter  le  repos  final,  je  m'y  traîne  par  trois  dissonances  consé- 
cutives. La  basse  du  dernier  accord  ou  appel,  étant  un  son 
naturel  qui  n'appelle  rien,  me  laisse  la  liberté  de  choisir  au 
corps  sonore  une  basse,  et  je  donne  la  préférence  à  la  tonique, 
pour  finir  avec  l'accord  parfait. 

Voici  un  autre  modèle  de  ponctuation,  où  les  appels  sont 
ordonnés  relativement  à  leurs  énergies.  Je  me  suis  contenté 
d'indiquer  les  harmonies  par  les  chiffres  : 


(3 
4     3 


0 

i 


«^  "  *  3  "*^-  3  ^  ■*      3       fi       a 


Adagio. 


7 


,      ~*-        i      6T     3  i        6   ■     +* 

i4j.iJ.irjrirJfirte 


i^S 


22: 


fi  6  '  i  6 

6     3      4   "S-      33     4"5- 


P 


Mr  JiJr 


zt: 


-#-!»■ 


3 


1 


g  ■ 


ê 


3 


51Q  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

Dans  cet  exemple,  le  corps  sonore,  docile  à  la  voix,  répond 
à  chaque  appel  particulier.  Il  y  est  précédé  de  deux,  de  trois, 
de  quatre,  de  cinq  appel-. 

L'harmonie  de  la  tierce  et  la  dissonance  de  la  seconde  note 
y  font  bien  leur  devoir  d'acheminer  vers  le  repos  de  la  dominante. 

Plusieurs  fois,  je  laisse  le  corps  sonore,  pour  m'arréter  sur 
cette  dominante.  Il  est  Mai  que  ce  corps  sonore,  considéré 
relativement  à  la  consonnance  de  la  quinte,  forme  lui-même 
un  appel. 

LE    PHILOSOPHE. 

Mademoiselle,  voilà  un  exemple  court  à  la  vérité,  mais  qui 
bien  médite  vous  apprendra  ce  que  c'est  que  la  pureté  du  style 
et  du  goût. 

LE     MAÎTRE. 

Et  vous  indiquera  la  source  d'où  sont  découlées  les  diffé- 
rent  -  -  «tes  de  mesure*. 

La  phrase  harmonique  formée  d'un  double  ou  quintuple 
appel  consécutif  peut  être  con-idérée  comme  la  source  ou  le 
modèle  de  la  mesure  à  deux  temps. 

La  phrase  harmonique  de  quatre  appels  consécutifs,  comme 
la  source  ou  le  modèle  de  la  mesure  à  quatre  temps. 

Les  simples  appels  suivis  du  corps  sonore,  comme  la  source 
ou  le  modèle  de  la  mesure  à  trois  temj  -. 

La  phrase  harmonique  de  trois  appels  consécutif-,  comme 
la  source  ou  le  modèle  des  pièces  qui  commencent  par  une 
portion  de  mesure  en  levant. 

LE     PHILOSOPHE. 

E-  si  le  là  qu'il  faut  déduire  l'explication  d'un  phénomène 
dont  j'ai  >..»uvent  et  inutilement  demande  la  raison,  de  la  mesure 
battue  a  temps  vrai  ou  à  temps  faux;  je  disais  :  Qu'importe  que 
la  main  soit  en  l'air,  ou  soit  baissée,  pourvu  que  la  durée  de 
chaque  mesure  et  de  chaque  portion  de  mesure  soit  rigoureuse. 
L'instinct,  la  raison,  l'organe  demandaient  le  repos  et  l'aplomb 
de  la  main,  au  moment  même  du  repos  de  l'organe. 

l'élevé. 

La  main  se  baisse  en  musique,  comme  l'intonation  tombe 
eu  éloquence,  au  point,  à  la  lin  de  la  phrase. 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  511 

LE     MAÎTRE. 

Le  petit  exemple  de  trois  appels  suivis  du  corps  sonore 
marque  l'origine  des  pauses. 

Car  des  appels  d'énergies  différentes,  une  fois  désignés  par 
des  notes  de  diverses  durées,  il  a  fallu  des  pauses  pour  con- 
server à  chaque  appel  son  véritable  caractère,  et  compléter  la 
mesure  ;  et  ces  pauses  ont  été  d'autant  plus  nécessaires  qu'on 
se  sentait  porté  naturellement  à  faire  entendre  le  corps  sonore 
au  commencement  de  la  mesure. 

Si  cet  exemple  montre  l'observation  de  cette  loi  de  nature, 
il  en  montre  aussi  l'infraction  adroite,  lorsque  le  corps  sonore 
devenant  lui-même  un  appel,  prolonge  la  phrase,  trompe 
l'attente,  conduit  au  repos  de  la  quinte,  et  lie  la  dernière  partie 
de  la  mesure  avec  la  suivante. 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  les  syncopes? 

LE    MAÎTRE. 

Et  tant  d'autres  phénomènes  que  j'omets? 

LE     PHILOSOPHE. 

Combien  la  force  aveugle  de  nature  a  inspiré  de  choses  aux 
hommes  de  génie  ! 

LE     MAÎTRE. 

En  musique  et  dans  tous  les  beaux-arts,  les  grands  ouvrages 
ont  été  faits;  ensuite  sont  venus  les  critiques  dont  toute  la 
science  s'est  réduite  à  prouver  que  les  hommes  de  génie  s'étaient 
conformés,  sans  s'en  douter,  à  l'inspiration  de  nature. 

LE    PHILOSOPHE. 

De  là  l'imbécillité  des  critiques  qui,  ne  connaissant  pas  la 
variété  infinie  de  cette  inspiration,  ont  restreint  les  arts,  par 
des  règles  fondées  sur  un  petit  nombre  d'exemples. 

LE     MAÎTRE. 

On  peut  transporter  l'exemple  précédent  en  mineur,  observant 
que  l'harmonie,  tant  dissonante  que  consonnante  de  la  quinte, 
varie  par  la  licence  et  l'introduction  de  la  sensible.  Quelle  qu'en 
soit  la  raison,  il  est  sûr  que  l'organe  ne  s'accommode  point  des 
huit  sons  consécutifs  et  non  altérés  de  l'octave  mineure. 

LE     PHILOSOPHE. 

C'est  un  phénomène  dont  la  raison  est  cachée  dans  la  con- 


512 


LEÇONS    DE   CLAVECIN 


formation  de  l'organe  de  la  voix  qui  a  appris  ensuite  à  l'oreille 
à  rejeter  ce  qui  la  peinait. 


S  23. 


LE     MAÎTRE. 

La  grande  dissonance,  outre  qu'elle  appelle  le  corps  sonore, 
peut  encore  être  regardée  comme  harmonie  dissonante  de  la 
seconde,  en  mineur  de  la,  relatif  d'ut.  Par  cette  métamorphose, 
elle  appellera  le  corps  sonore  en  ut,  celui  du  mineur  de  la,  son 
relatif,  le  repos  de  sa  quinte,  avec  et  sans  la  licence  comme 
vous  voyez  : 


i  \i  tiJ  Vi  I 


s 


TT 


La  grande  dissonance  de  chaque  modulation  sollicite  donc 
à  la  lois  et  le  corps  sonore,  et  le  repos  principal  du  mineur 
relatif,  et  les  deux  repos  de  la  dominante  dans  le  même  mineur. 

J'aimerais  mieux  nommer  la  principale  consonnance  en 
mineur  :  principal  repos,  que  corps  sonore  en  mineur. 

l'élève. 

Premièrement,  parce  que  c'est  parler  peu  correctement 
puisqu'il  n'y  a  point  de  corps  sonore  en  mineur. 

LE     .MAÎTRE. 

Celui  dont  il  s'agit  ici  n'est  autre  chose  que  le  premier 
appel  au  majeur  relatif. 

La  grande  dissonance  en  mineur  admettant,  par  licence,  la 
sensible  au  lieu  de  la  septième,  s'étend  bien  davantage. 

Ses  quatre  sons  n'ayant  entre  eux  ni  conjonction  chroma- 
tique, ni  conjonction  diatonique,  elle  peut  se  pratiquer  selon 
toutes  ses  positions.  Pas  un  de  ses  sons  qui  ne  fasse  bien  à  la 
basse.  Elle  fournit  donc  quatre  rapports  et  par  conséquent 
quatre  accords  qui  vous  sont  familiers;  car  cette  grande  disso- 
nance en  mineur  n'est  autre  chose  que  ce  que  nous  avons 
appelé  harmonie  d'emprunt. 

l'élève. 

C'est  sans  doute  ici  que  vous  allez  vous  acquitter. 


ET  PRINCIPES   D'HARMONIE.  513 

LE     MAÎTRE. 

De  quelle  promesse? 

l'élève. 

De  me  dire  quelque  chose  de  mieux  sur  cette  harmonie 
d'emprunt. 

le   maître. 

Je  m'en  souviens  ;  et  chose  promise,  chose  due. 

Cette  grande  dissonance  accompagne  encore  les  sons  du 
corps  sonore,  et  les  accords  des  deux  premiers  vous  sont  connus. 

Mais  par  la  raison  qu'elle  accompagne  la  tonique  et  sa  tierce. 
par  anticipation,  et  non  par  supposition,  comme  on  a  dit  jusqu'à 
présent,  elle  peut  accompagner  la  dominante  avec  laquelle  elle 
fait  tierce  majeure,  septième  et  neuvième  diminuée;  accord 
loyal,  et  employé  par  d'habiles  compositeurs. 

Mais  ce  qui  ajoute  singulièrement  à  la  fécondité  de  cette 
harmonie,  c'est  la  propriété  de  ses  quatre  sons  d'être  en  même 
temps  les  quatre  dissonants  de  quatre  modulations  différentes 
dont  elle  appelle  indistinctement  le  corps  sonore. 

En  mineur  d'ut,  par  exemple,  cette  grande  dissonance  est 
si,  ré,  fa,  la  bémol. 

Mais  en  mineur  de  mi  bémol,  la  grande  dissonance  est  ré, 
fa,  la  bémol,  ut  bémol. 

En  mineur  de  fa  dièse,  la  grande  dissonance  est  mi  dièse, 
sol  dièse,  si,  ré. 

En  mineur  de  la,  la  grande  dissonance  est  sol  dièse,  si, 
ré,  fa. 

Or,  tous  ces  sons  sont  les  mêmes  sous  différents  noms. 

Donc  il  est  vrai,  comme  je  l'ai  dit,  qu'elle  forme  appel  à  la 
fois  à  quatre  corps  sonores  en  mineur,  si  mademoiselle  permet 
de  s'exprimer  ainsi. 

Donc  chacun  de  ses  sons  peut  devenir  sensible;  et  cette 
conséquence  désigne  clairement  les  quatre  corps  sonores  invités. 

Si  l'on  observe  de  plus  que  ces  quatre  sons  sont  séparés  par 
tierces,  il  sera  facile  de  frapper  une  grande  dissonance  en  une 
modulation  quelconque  mineure;  puisque  ces  quatre  sons  sont 
les  dissonants  de  l'octave,  la  septième  ou  sensible  par  exception, 
la  seconde,  la  quarte  et  la  sixte,  ou  les  trois  premiers  sons  qui 
répondent  dans  l'octave  diatonique  aux  trois  premiers  nombres 
pairs  avec  la  sensible. 

xii.  33 


51  Zt 


LEÇONS   DE   CLAVECIN 


Voici  la  grande  dissonance  en  mineur  de  ré,  avec  le  retour 
des  quatre  corps  sonores  qu'elle  appelle  en   même  temps  : 


m  a 


m 


ï 


$ 


à 


& 


f 


m 


& 


y§ 


fe 


% 


n. 


77. 


!■ 


J'en  ai  fait  deux  exemples  ;  un  premier  pour  qu'on  vît  clai- 
rement que  les  quatre  sons  qui  la  forment  sont  les  mêmes. 

Un  second  où  j'ai  placé  ces  quatre  sons  dans  leur  ordre 
naturel,  afin  de  faciliter  la  connaissance  de  la  modulation. 

A  présent,  monsieur,  je  vous  demanderai  quel  jugement  vous 
portez  de  la  basse  fondamentale  ;  si  vous  la  croyez  bien  propre  à 
dévoiler  les  vrais  ressorts  de  la  marche  musicale. 

L'harmonie  dissonante  sol,  si,  ré,  fu  doit  être  sauvée  par 
l'harmonie  consonnante  ut,  mi,  sol.  Et  pourquoi  cela?  pourquoi? 
C'est  que  la  basse  fondamentale  sol  de  la  première  demande  à 
retourner  à  la  basse  fondamentale  ut  de  la  seconde?  Et  pourquoi 
cela?  pourquoi?  C'est  que  la  basse  fondamentale  sol  est  le  pro- 
duit d'ut,  et  que  le  produit  recherche  son  générateur.  Voilà  bien 
des  fondements,  bien  des  tours,  bien  des  retours.  En  bonne  foi. 
monsieur,  est-ce  là  de  la  physique?  Est-ce  là  de  la  théorie,  ou 
un  vain  étalage  de  mots? 

Mais  les  accords  si  fréquemment  dispersés  dans  les  compo- 
sitions musicales  où  l'on  ne  trouve  que  la  sensible,  la  seconde, 
la  quarte  et  la  sixte  mineure  présentaient  bien  un  autre  embarras 
à  la  basse  fondamentale  et  à  son  inventeur.  Que  fait  un  bon 
logicien?  que  fait  un  bon  physicien,  lorsqu'il  rencontre  un  phé- 
nomène qui  contredit  son  hypothèse?  Il  y  renonce.  Que  fait  un 
systématique?  Il  force,  il  tord  si  bien  les  faits,  que,  bon  gré. 
malgré,  il  les  ajuste  avec  ses  idées  ;  et  c'est  ce  qu'a  fait  Rameau. 

Demandez-lui  pourquoi  l'accord  ut,  mi  bémol,  sol  sauve 
tous  ces  accords;  c'est,  vous  répondra-t-il,  que  la  basse  fonda- 
mentale sol,  de  tout  accord  qui  conduit  à  la  consonnance  de  la 
tonique,  est  sous-entendue  ;  c'est  que  le  lu  bémol  emprunte  a 
pris  sa  place   et  agi  sous  son   nom.  Si  ce  verbiage  explique 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  515 

quelque  chose,  il  n'y  a  plus  rien  d'obscur,  ni  en  musique,  ni 
en  aucune  science,  ni  en  aucun  art;  car  où  est  la  question  à 
laquelle  on  ne  puisse  imaginer  sans  effort  une  réponse  équivalente 
à  celle  de  Rameau?  Supposez  que  le  phénomène  à  expliquer  soit 
l'opposé,  et  qu'ut,  mi  bémol,  sol,  ne  puisse  plus  sauver  les 
accords  dont  il  s'agit;  Rameau  n'aura  d'autre  chose  à  faire  qu'à 
rendre  ses  réponses  négatives,  et  elles  iront  tout  aussi  bien,  et 
même  mieux...  Mais,  monsieur,  vous  ne  me  dites  rien? 

LE     PHILOSOPHE. 

Que  voulez-vous  que  je  vous  dise?  11  y  a  longtemps  que  ce 
vice  du  système  de  Rameau  m'avait  frappé,  moi  et  beaucoup 
d'autres.  Mais  le  moyen  de  s'élever  contre  une  grande  autorité 
fondée  sur  de  grands  ouvrages?  Et  puis  j'étais  enchanté  d'une 
doctrine  appuyée  sur  un  phénomène  naturel  qui  présentait  une 
base  solide  à  un  art  où  l'on  n'avait  eu  jusqu'alors  d'autres 
guides  que  la  routine  et  le  génie.  Je  me  serais  reproché  la 
moindre  objection  contre  une  méthode  qui  abrégeait  le  temps  et 
l'étude;  et  lorsque  je  rencontrais  quelques  détracteurs  de  la 
basse  fondamentale,  surtout  étrangers,  Allemands  ou  Italiens, 
j'attribuais  leur  dédain  à  jalousie  de  métier;  ou  je  me  disais: 
Notre  musique  nationale  est  plate,  insipide,  et  le  mépris  de  nos 
productions  a  passé  à  nos  connaissances  théoriques. 

L  É  L  \i  V  E . 

Gomme  si  l'on  n'avait  pas  l'expérience  journalière  qu'on  peut 
trouver  de  beaux  chants  et  ignorer  parfaitement  les  principes  de 
l'harmonie;  et  connaître  à  fondées  principes,  et  ne  produire 
que  de  mauvais  chants. 

LE      MAÎTRE. 

L'harmonie  dissonante  de  la  seconde  en  mineur  peut  être 
fortifiée  dans  sa  pente  vers  le  repos  de  la  dominante. 

Exemple.  En  mineur  d'ut,  au  lieu  de  faire  ré,  fa,  la  bémol. 
ut;  sol,  si,  ré;  écrivez  ré,  fa  dièse,  la  bémol,  ut  ;  sol,  si,  ré, 
et  vous  aurez  un  appel  vers  la  dominante  beaucoup  plus  éner- 
gique. 


eu 


H         et  mieux     ~lTjl 


ZZZ 


iî6 


LEÇONS    DE    CLAVECIN 


Cette  dissonance  en  mineur,  ainsi  fortifiée,  se  nomme  har- 
monie superflue,  et  appelle  sol,  si,  ré  comme  repos  de  la  domi- 
nante et  comme  corps  sonore;  comme  repos,  par  la  bémol,  sol  : 
comme  corps  sonore,  par  fa  dièse,  sol. 

Cette  harmonie  superflue,  n'étant  plus  régulière,  ne  fait 
bien  qu'avec  la  sixte  mineure  pour  basse,  et  donne  une  quarte 
superflue,  une  sixte  superflue,  et  une  tierce  majeure;  c'est 
pourquoi  on  la  nomme  sixte  superflue. 

Si  elle  est  pauvre  en  accords,  sa  stérilité  est  bien  réparée 
par  son  aptitude  à  devenir  à  la  fois  superflue  en  deux  modula- 
tions, faisant  un  égal  appel  à  deux  dominantes  distantes  l'une 
de  l'autre  d'une  fausse  quinte  ou  d'un  triton. 

Les  mêmes  sons  exprimés  par  ré,  fa  dièse,  la  bémol,  ut,  et 
soi  dièse,  si  dièse,  ré,  fa  dièse,  sollicitent  sol,  .si,  ré,  et  ut 
dièse,  mi  dièse,  sol  dièse,  ou  le  repos  de  la  dominante  en  ut 
et  en  fa  dièse. 

Voyez  l'exemple  qui  suit  : 

ta— 


f 


m 


m 


a 


É 


J* 


1 


S 


;2: 


ê& 


t& 


tgL 


La  portée  inférieure  montre  ces  harmonies  superflues  dans 
leur  ordre  naturel,  et  laisse  distinguer  facilement  la  modula- 
tion et  l'ordre  des  sons  de  la  dissonance  de  seconde. 

La  supérieure  montre  plus  nettement  l'identité  des  sons  des 
deux  harmonies  superflues...  Que  regardez-vous,  mademoiselle? 

].'  Kl.KN  E. 

Le  soleil  qui  touche  à  l'horizon. 

LE     MAÎTRE. 

Nous  achèverons  en  même  temps  notre  tâche. 

S  24. 


Entièrement  écarté  de   la  nature  par  la  suppression  totale 
du  corps  sonore   et  de   ses  harmoniques,  on  peut,  outre  la 


ET   PRINCIPES  D'HARMONIE. 


517 


grande  dissonance,  former  encore  d'autres  appels,  en  combinant 
trois  à  trois,  deux  à  deux,  des  sons  dissonants. 

En  frappant  ensemble  les  trois  sons  dissonants  les  plus 
faibles,  ré,  fa,  la,  on  produit  l'harmonie  consonnante  de  la 
seconde  note  de  la  gamme  qui  appelle  aussi  le  corps  sonore  et 
produit  comme  ses  semblables,  avec  ses  trois  notes  à  la  basse, 
trois  accords  consonnants,  et  de  plus,  sur  la  tonique,  un  accord 
de  seconde. 

Les  trois  sons  dissonants  les  plus  forts,  frappés  ensemble, 
font  aussi  un  appel  du  corps  sonore.  L'harmonie  n'en  est  en 
elle-même  ni  consonnante  ni  dissonante,  mais  elle  peut  accom- 
pagner les  mêmes  basses  que  l'harmonie  dissonante  de  la  domi- 
nante, et  on  en  obtient  les  mêmes  accords. 

En  combinant  les  sons  dissonants  deux  à  deux,  on  engendre 
quatre  autres  appels  :  fa,  la;  ré,  fa;  si,  ré;  si,  fa,  qui  solli- 
citent le  retour  de  deux  sons  du  corps  sonore,  comme  un  seul 
son  dissonant  sollicite  le  retour  d'un  seul  des  sons  du  corps 
sonore. 

Voici  un  exemple  de  deux  sons  naturels  diversement  appelés 
par  des  sons  dissonants  qui  se  succèdent  ;  car  les  appels  ont 
lieu  dans  la  mélodie  comme  dans  l'harmonie  : 


m 


E*  r  ir 


C'est   là  le   canevas   d'un    bout  de  chant  qu'un   musicien 
italien  broderait  de  la  manière  suivante  : 


Pour  lier  ensemble  les  sons  principaux,  il  emploierait 
d'autres  sons  tant  diatoniques  que  chromatiques;  mais  il  se 
garderait  bien  de  traiter  ces  sons  de  passage,  qui  servent  de 
teintes  et  de  nuances  entre  les  diatoniques,  comme  des  sen- 
sibles de  nouvelles  modulations. 

Un  musicien  français  aimerait  mieux  fredonner  sur  tous  les 
sons    tant   naturels  que  dissonants;  sacrifier   même  le  goût, 


518  LEÇONS   DE  CLAVECIN 

l'expression,  le  mouvement  et  la  mesure,  à  la  cadence,  si  par 
hasard  il  réussit  à  la  bien  grelotter,  et  disposer  du  précédent 
canevas,  comme  vous  vovez: 


Il  ne  serait  pas  difficile  de  s'étendre  davantage  sur  la  combi- 
naison des  sons  dissonants,  sur  les  accords  qui  en  émanent,  selon 
les  basses  différentes  qu'on  peut  leur  donner,  sur  les  appels  au 
corps  sonore  et  sur  son  retour;  mais  à  quoi  bon  entrer  dans  des 
détails  que  tout  élève  qui  réfléchit  suppléera  de  lui-même? 
C'est  assez  d'avoir  ouvert  la  voie  à  l'entrée  de  laquelle  la  nature 
a  tracé  ces  mots:  «  Il  n'y  a  que  trois  sons  naturels,  ut,  mi,  sol  », 
et  le  doigt  de  l'art  a  écrit  au-dessous  :  «  Et  quatre  sons,  si,  ré, 
i'a,  i.a,  qui  joignent  et  choquent  les  trois  sons  naturels,  et  for- 
mentpar  ces  chocs  pénibles  la  variété  des  appels  au  corps  sonore 
et  à  ses  harmoniques;  toute  la  mélodie  et  toute  l'harmonie.  » 

Une  science  physique  ou  morale  est  bien  avancée,  lorsque 
la  première  intonation  de  nature  est  connue.  Les  autres 
marches  n'en  sont  que  des  écarts  qui,  par  leur  gêne  et  leur 
dissonance,  en  pressent  plus  ou  moins  le  retour,  et  le  ramènent 
plus  utile  et  plus  agréable. 

Et  c'est  ce  qui  me  restait  à.  vous  dire,  afin  que  les  règles  de 
pratique  que  je  vous  ai  prescrites  ne  continuassent  pas  à  vous 
paraître  arbitraires. 

l'élève. 

Et  l'on  peut  à  présent  s'expliquer  sans  vous  interrompre. 

LE      MAÎTRE. 

Assurément. 

i.'  i;li:v  e. 

Et  ces  harmonies  qui  ne  peuvent  se  réduire  à  l'ordre  natu- 
rel des  nombres  impairs  1,  3,  5,  ou  I,  3,  5,  7,  et  que  par  cette 
considération  vous  avez  appelées  irrégulières? 

LE     MAÎTRE. 

Je  n'y  pensais  plus. 


ET  PRINCIPES    D'HARMONIE.  519 

L'ÉLÈVE. 

Ut,  fa,  sol  est,  si  je  ne  me  trompe,  une  des  premières  que 
vous  nous  ayez  citées. 

LE     MAÎTRE. 

Je  n'ai  qu'un  mot  à  vous  en  dire.  Ces  sortes  d'appels  ne  se 
supportent  guère  qu'au-dessus  de  la  tonique.  J'en  dis  autant  de 
ces  fameux  accords  de  suspension  qui  semblent  comme  tombés 
des  nues  dans  tous  les  systèmes  de  musique,  et  qui  ne  sont  que 
des  corollaires  naturels  et  simples  du  mien. 

Mais  c'est  assez  parler  musique;  employons  le  peu  d'instants 
qui  nous  restent  à  gagner  de  l'appétit  par  l'exercice. 

l'élève. 
C'est-à-dire  que  nous  vous  aurons  à  souper. 

le    philosophe. 
J'y  comptais. 

Après  quelques  tours  de  promenade,  le  philosophe,  s'adres- 
sant  à  M.  Berne tz...,  lui  demanda  par  quel  motif  il  n'avait  pas 
ordonné  ses  leçons  de  pratique  d'après  ses  principes  spéculatifs? 
C'est,  lui  répondit  M.  Bemetz...  avec  une  franchise  qui  n'est  pas 
ordinaire,  qu'ils  n'étaient  pas  alors  suffisamment  développés,  et 
que  quand  ils  l'auraient  été  davantage,  peut-être  eût-il  encore 
été  mieux  d'écrire  son  traité  comme  il  avait  fait. 

LE     PHILOSOPHE. 

Et  la  raison?  Il  me  semble  que,  tout  à  fait  neuf,  il  en  eût 
été  plus  original  et  plus  piquant. 

LE    MAÎTRE. 

Et  peut-être  moins  lu,  moins  entendu  et  moins  utile.  Ce 
n'est  pas  en  heurtant  violemment  les  préjugés  qu'on  en  vient  à 
bout.  Je  ne  prononce  rien  sur  l'orthodoxie  de  ces  missionnaires 
accommodants,  qui  sollicitaient  auprès  des  idolâtres  la  permis- 
sion, pour  leur  Dieu,  de  partager  le  piédestal  avec  le  Dieu  du 
pays.  Quant  à  leur  politique,  je  vous  jure  qu'elle  était  bonne. 
Peu  à  peu,  le  nouveau  venu  poussait  son  camarade;  peu  à  peu 
la  place  du  piédestal  se  rétrécissait  pour  celui-ci,  jusqu'à  ce 
qu'il  ne  lui  en  restât  plus,  et  qu'il  fût  obligé  de  tomber  à  terre. 

C'est  ce  que  j'ai  fait.  J'ai  tâché  de  mettre  sur  le  piédestal 
les  chocs  et  les  appels   à  côté  de  la  basse  fondamentale.  Le 


520  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

temps,  si  j'ai  raison,  fera  le  reste.  Cependant  j'en  avais  assez  dit 
par-ci,  par-là,  pour  que  les  infidèles  fussent  préparés  à  recevoir 
ma  doctrine,  quand  il  me  plairait  de  la  révéler. 

l'élè\  l;. 
Et  c'est  ce  que  vous  venez  de  faire. 

LE     MAÎTRE. 

Bien  malgré  moi,  cela  n'est  pas  encore  mûr. 

l'élève. 

Il  vaut  encore  mieux  cueillir  son  fruit  vert  que  de  l'aban- 
donner au  pillage. 

LE     MAÎTRE. 

Mon  jardin  était  ouvert  à  tant  de  monde,  que  j'ai  craint  que 
cela  ne  m'arrivât. 

LE     PHILOSOPHE; 

Le  contenu  de  ces  trois  petits  cahiers  que  vous  venez  de 
nous  lire,  étendu  à  toutes  les  conséquences  qu'on  en  pourrait 
tirer,  fournira,  quand  vous  en  aurez  le  temps,  un  traité  complet 
qui  laissera  bien  peu  d'arbitraire  dans  l'art  musical.  Il  serait  si 
facile  et  si  clair  qu'à  l'aide  d'un  bon  guide  et  do  sept  à  huit 
mois  d'application  suivie,  sans  la  moindre  connaissance  préli- 
minaire de  la  musique,  sans  savoir  ce  que  c'est  qu'une  croche, 
je  ne  doute  nullement  qu'on  ne  se  rendit  maître  de  l'harmonie: 
que  cette  science  ne  devint  une  partie  de  l'éducation  aussi 
générale  et  aussi  commune  que  la  lecture,  l'écriture  et  l'arith- 
métique, et  qu'avant  un  petit  nombre  d'années,  il  n'y  eût  dans 
le  parterre  de  nos  spectacles  lyriques  un  certain  nombre 
d'auditeurs  assez  musiciens  pour  suivre  la  facture  d'une  pièce 
et  la  juger. 

LE     MAÎTRE. 

Je  le  crois,  et  je  me  suis  convaincu  par  différents  essais 
que  mes  leçons,  telles  que  je  les  publie,  suffisent  pour  ce  que 
vous  désirez.  A  présent  même,  j'ai  des  ('levés  qui  ont  commencé 
les  uns  fort  jeunes,  les  autres  dans  un  âge  assez  avancé,  et  qui 
préludent  avec  une  hardiesse  et  une  variété  qui  ne  se  conçoit 
pas,  bien  qu'il  y  en  ait  quelques-uns  parmi  eux  incapables  de 
lire  et  d'exécuter  un  menuet.  Et  quelle  merveille  y  a-t-il  à 
cela,  s'il  vous  plaît?  La  musique  est  une  langue;  ne  faut-il  pas 
savoir  parler  avant  que  d'apprendre  à  lire  et  à  écrire?  Le  cla- 


ET   PRINCIPES    D'HARMONIE.  521 

vier,  c'est  l'alphabet;  les  touches,  ce  sont  les  lettres.  Avec  ces 
lettres,  on  forme  des  syllabes;  avec  ces  syllabes,  des  mots,  avec 
ces  mots,  des  phrases;  avec  ces  phrases,  un  discours.  Je  ne 
quitte  mes  élèves  que  quand  ils  en  sont  là;  et  comme  vous 
savez,  je  ne  les  garde  pas  longtemps.  Il  vient  un  moment  où  je 
leur  dis  :  Parlez,  et  ils  parlent.  Je  les  écoute  quelques  mois,  au 
bout  desquels  je  leur  dis  :  Voulez-vous  à  présent  savoir  lire? 
Prenez  un  maître  à  lire.  Voulez-vous  savoir  écrire?  Ecrivez. 
L'exécution  des  pièces,  l'accompagnement  n'est  qu'une  lecture 
dont  je  ne  me  mêle  pas.  Quand  vous  saurez  lire,  si  vous  avez 
de  la  patience,  vous  n'aurez  besoin  de  personne  pour  vous 
apprendre  à  accompagner.  Vous  entendrez  votre  auteur  en 
l'accompagnant;  au  lieu  que  si  vous  ignorez  l'harmonie,  vous 
l'accompagnerez  sans  l'entendre;  précisément  comme  celui 
qui  lit  du  grec,  sans  savoir  le  grec.  Vous  voyez  bien  ces 
touches,  leur  combinaison  représente  toute  la  musique  qu'on  a 
faite  et  qu'on  fera;  il  y  a  des  caractères  à  l'aide  desquels  on 
les  transporte  sur  le  papier.  Étudiez  ces  caractères.  L'étude  en 
est  longue,  difficile  et  pénible;  mais  à  la  fin  de  cette  étude, 
vous  saurez  tout.  Vous  saurez  rendre  vos  pensées;  vous  saurez 
encore  lire  et  rendre  les  pensées  des  autres.  Si  vous  vous  sou- 
ciez peu  de  ce  dernier  talent,  eh  bien,  vous  ressemblerez  à 
beaucoup  d'honnêtes  gens  qui  parlent  bien  sans  savoir  ni 
ni  écrire,  ni  lire. 

l'élève. 
Tout  ce  que  vous  dites  est  vrai,  et  vrai  à  la  lettre.  Qui  le 
sait  mieux  que  moi?  Avec  tout  cela,  il  se  passera  du  temps,  et 
l'on  aura  entendu  grand  nombre  de  vos  élèves,  avant  qu'on  cesse 
de  regarder  comme  le  plus  étrange  paradoxe  qu'on  ait  jamais 
avancé  la  possibilité  d'apprendre  l'harmonie  sans  connaître 
une  note  de  musique. 

LE    PHILOSOPHE. 

Quoiqu'il  y  ait  des  nations  où  les  gens  du  peuple,  où  les 
habitants  de  la  campagne  chantent  en  parties  sans  la  moindre 
étude  pratique  de  l'art,  chantent  comme  ils  parlent,  aussi 
ignorants  en  musique  qu'ils  le  sont  en  grammaire,  on  niera 
qu'on  puisse  faire  ici  par  institution  ce  qui  se  fait  ailleurs  par 
habitude. 

Mais  il  faut  que  je  vous  annonce  une  autre  affliction  à  laquelle 


522  LEÇONS  DE  CLAVECIN 

il  serait  bien  extraordinaire  que  vous  échappassiez.  On  n'oblige 
pas  les  hommes;  on  n'obtient  pas  impunément  de  la  célébrité, 
méritée  ou  non  méritée.  Mais  les  peines  auxquelles  on  s'est 
attendu  en  deviennent  moins  cuisantes;  attendez-vous  donc 
qu'au  moment  où  votre  ouvrage  paraîtra,  il  sera  dédaigné  par 
des  ignorants  hors  d'état,  je  ne  dis  pas  de  vous  entendre,  mais 
de  vous  lire;  que  d'autres  plus  éclairés,  mais  aussi  jaloux,  aussi 
méchants  s'occuperont  à  décrier  vos  principes  qu'ils  étudieront 
secrètement  pour  les  montrer  à  d'autres;  et  qu'après  cette  ten- 
tative infructueuse,  ils  s'épuiseront  en  recherches  pour  vous 
dépouiller  de  vos  idées  et  en  faire  honneur  à  quelque  ancien 
ou  à  quelque  moderne,  sur  un  mot  jeté  au  hasard  dont  l'auteur 
n'aura  connu  ni  la  valeur,  ni  la  portée. 

l'élève. 

Et  si  cela  vous  arrive,  que  ferez-vous  ? 

LE   MAÎTRE. 

Je  me  tairai. 

l'élève. 
C'est  le  parti  le  plus  sage  ;  et  j'aime  de  tout  mon  cœur  quel- 
qu'un qui  se  félicite  tous  les  jours  de  l'avoir  pris. 

LE    MAÎTRE. 

Mais  d'où  vient  cette  fureur  d'anéantir  la  gloire  d'un  inven- 
teur, ou  de  l'affaiblir  en  la  distribuant  à  ceux  qui  n'y  ont  pas 
le  moindre  droit?  Qu'y  gagnent-ils? 

l'élève. 

Ce  qu'ils  y  gagnent?  De  vous  enlever  votre  manteau  pour  le 
jeter  sur  les  épaules  d'un  homme  qui  est  bien  loin,  ou  qui  n'est 
plus. 

LE     PHILOSOPHE. 

Ce  qu'ils  y  gagnent?  De  dépecer  le  manteau  en  tant  de 
petits  morceaux  qu'on  n'en  puisse  revêtir  personne,  et  qu'on 
reste  aussi  nu  qu'eux. 

le  m  \  î  i  i:  e. 
Efforts  inutiles  !  ce  qui  est  vrai  est  vrai. 

LE    PHILOSOPHE. 

Quant  à  moi,  j'atteste... 


ET  PRINCIPES  D'HARMONIE.  523 

LE    MAÎTRE. 

J'atteste  que  vous  avez  promis  au  libraire  Bluet  une  belle 
préface.  J'atteste  que  vous  m'avez  permis  de  dédier  mon  ouvrage 
à  mademoiselle  votre  fille,  ma  première  élève  en  harmonie. 

LE    PHILOSOPHE. 

Je  satisferai  M.  Bluet  avec  un  mot  dont  j'ai  le  privilège  en 
qualité  d'éditeur.  Pour  la  dédicace,  je  crois  qu'il  est  aussi  sage 
à  elle  et  à  moi  de  s'y  refuser,  qu'il  est  bien  à  vous  d'y  avoir 
pensé.  L'obscurité  est  de  l'apanage  d'une  petite  particulière  et 
peut-être  de  toutes  les  femmes.  Les  plus  ignorées  sont  commu- 
nément les  plus  estimables.  Dans  ce  moment  même,  j'éprouve 
à  parler  de  mon  enfant  une  sorte  de  pusillanimité  qui  m'est 
toute  nouvelle.  Mais  il  y  aurait  un  moyen  de  concilier  votre 
souhait  avec  notre  répugnance.  Ce  serait  de  dédier  à  tous  vos 
élèves  un  ouvrage  à  la  perfection  duquel  ils  ont  tous  plus  ou 
moins  contribué.  Il  y  aurait  de  la  justice  à  distribuer  ainsi 
votre  hommage,  et  je  n'y  vois  nul  inconvénient. 

LE     MAÎTRE. 

Ah!  monsieur! 

l'élève. 

Monsieur  Bemetz...  vous  êtes  trop  raisonnable  pour  n'être 
pas  de  l'avis  de  mon  papa.  Il  est  impossible  qu'un  parti  que 
tous  les  gens  sensés  approuveront,  et  qui  n'offensera  personne, 
ne  soit  pas  le  meilleur  à  suivre. 

LE    MAÎTRE. 

Mademoiselle, 

Je  n'aurais  peut-être  jamais  rien  composé  sur  l'harmonie, 
sans  vous.  C'est  pour  votre  instruction  que  j'ai  écrit  ces  leçons; 
je  les  ai  perfectionnées  en  vous  enseignant.  C'est  par  le  con- 
seil de  M.  votre  père  que  je  leur  ai  donné  la  forme  de  dialogues  ; 
c'est  sa  présence  qui  autorise  la  liberté  et  la  gaieté  qui  y  régnent, 
et  son  approbation  qui  m'enhardit  à  les  publier.  Je  serais  in- 
grat envers  l'un  et  l'autre,  si  on  ne  lisait  au  commencement  ou 
à  la  fin  votre  nom  ou  le  sien.  Je  n'aurai  point  la  fausse  modes- 
tie de  dépriser  mon  talent  et  mon  ouvrage.  Mon  ouvrage  est 
excellent;  et  il  faut  bien  qu'il  le  soit,  à  en  juger  par  la  célérité 
de  vos  progrès.  Mon  talent  ne  peut  être  médiocre,  puisque  tous 


Ô2k  LEÇONS    DE  CLAVECIN 

mes  élèves,  grands  seigneurs,  hommes  et  femmes  du  monde, 
littérateurs  et  philosophes  en  sont,  je  dirais,  presque  enthou- 
siastes. I  ne  dédicace  ne  va  pas  sans  encens;  et  vous  n'en  vou- 
lez point:  à  la  bonne  heure,  je  le  prends  pour  moi. 

1."  ÉLÈVE. 

Mais  tout  en  plaisantant,  vous  dédiez. 

LE    MAÎTRE. 

Assurément,  je  dédie. 

Je  veux  qu'on  sache  que  M.  votre  père  et  M'ne  votre  mère  ont 
eu  de  l'amitié  pour  moi.  Je  veux  qu'on  sache  que  j'ai  obtenu 
de  l'héritière  de  leur  aine  honnête  et  bienfaisante  la  même 
estime  qu'ils  m'ont  accordée.  Je  veux  qu'on  sache  que  je  suis 
voué  pour  toute  ma  vie  à  la  digne  famille  Diderot.  Je  veux 
qu'on  sache  que  je  suis  avec  respect, 

Mademoiselle, 

Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur, 

Bemetzrieder. 

Et  voilà,  monsieur,  malgré  vous,  malgré  mademoiselle,  une 
dédicace  faite  dans  toutes  les  formes  et  qui  restera:  à  moins 
que  mon  étoile  ne  m'ait  destiné  à  être  le  premier  homme  que 
vous  avez  affligé. 

LE    PHILOSOPHE. 

Quelle  tète! 

LE    MAÎTRE. 

Pour  cette  fois,  je  suis  sur  qu'elle  est  bonne.  Après  cela, 
monsieur,  vous  direz  dans  votre  préface  tout  ce  qu'il  vous  plaira. 


Fl»     DL     DOUZIEME     DIALOf.  LE,     DE     LA      SEPTIEME    LEÇON     D    HARMONIE 

ET     DE     L'OUVRAGE. 


SUR 

* 

LES    LEÇONS   DE   CLAVECIN 


ET 


PRINCIPES   D'HARMONIE 

PAR    BEMETZRIEDER1 

177  1 


Voici,  si  je  ne  me  trompe,  un  ouvrage  essentiel  clans  son 
genre;  j'ai  étudié  la  composition  sous  le  grand  Rameau,  sous 
Philidor,  sous  Blainville,  et  ces  habiles  maîtres  ne  m'ont  rien 
appris.  J'ai  lu  presque  tous  les  ouvrages  qui  ont  paru  sur  la 
théorie  et  la  pratique  de  l'art  musical,  et  ils  ne  m'ont  rien 
appris.  Pourquoi  cela?  C'est  que  personne  jusqu'ici  n'avait 
assujetti  la  science  de  l'harmonie  à  une  méthode  fixe,  et  c'est  le 
principal  mérite  de  l'ouvrage  de  M.  Bemetzrieder.  Ce  jeune 
homme  me  fut  adressé  comme  beaucoup  d'autres  ;  je  lui 
demandai  ce  qu'il  savait.  «  Je  sais,  me  répondit-il,  les  mathé- 
matiques. —  Avec  les  mathématiques,  vous  vous  fatiguerez 
beaucoup,  et  vous  gagnerez  peu  de  chose.  —  Je  sais  l'histoire 
et  la  géographie.  —  Si  les  parents  se  proposaient  de  donner  une 
éducation  solide  à  leurs  enfants,  vous  pourriez  tirer  parti  de 
ces  connaissances  utiles  ;  mais  il  n'y  a  pas  de  l'eau  à  boire.  — 
J'ai  fait  mon  droit  et  j'ai  étudié  les  lois.  —  Avec  le  mérite  de 
Grotius,  on  pourrait  ici  mourir  de  faim  au  coin  d'une  borne. — 
Je  sais  encore  une  chose  que  personne  n'ignore  dans  mon  pays, 
la  musique;  je  touche  passablement  du  clavecin,  et  je  crois 
entendre  l'harmonie  mieux  que  la  plupart  de  ceux  qui  l'ensei- 

1.  Article  tiré  de  la  Correspondance  de  Grimm. 


526       SUR  LES  LEÇONS  DE  CLAVECIN. 

gnent. —  Eh  !  que  ne  le  disiez-vous  donc?  Chez  un  peuple  frivole 
comme  celui-ci,  les  bonnes  études  ne  mènent  à  rien  ;  avec  les 
arts  d'agrément  on  arrive  à  tout.  Monsieur,  vous  viendrez  tous 
les  soirs  à  six  heures  et  demie;  vous  montrerez  à  ma  lille  un 
peu  de  géographie  et  d'histoire  :  le  reste  du  temps  sera  employé 
au  clavecin  et  cà  l'harmonie.  Vous  trouverez  votre  couvert  mis 
tous  les  jours  et  à  tous  les  repas;  et  comme  il  ne  suffit  pas 
d'être  nourri,  qu'il  faut  encore  être  logé  et  vêtu,  je  vous  don- 
nerai cinq  cents  livres  par  an  ;  c'est  tout  ce  que  je  puis  faire1.  » 
Voilà  mon  premier  entretien  avec  M.  Bemetzrieder. 

Au  bout  de  huit  mois,  dont  les  trois  premiers  s'étaient 
passés  à  essayer  ses  forces,  ma  lille  s'est  trouvée  rompue  dans 
la  science  des  accords  et  dans  l'art  du  prélude.  Comme  il  m'ar- 
rivait  souvent  d'assister  aux  leçons,  j'y  remarquais  un  enchaî- 
nement, une  suite,  qui  ne  pouvaient  manquer  de  conduire  au 
but.  Je  conseillai  à  M.  Bemetzrieder  d'écrire  ces  leçons  pom- 
ma lille  et  pour  moi.  Quand  elles  furent  écrites,  je  jugeai 
qu'elles  pouvaient  être  d'une  utilité  générale;  elles  étaient  en 
mauvais  français  tudesque  ;  je  les  traduisis  dans  ma  langue 
avec  le  plus  de  simplicité  et  d'élégance  qu'il  me  lut  possible. 
Je  leur  conservai  la  forme  de  dialogues  que  l'auteur  leur  avait 
donnée,  et  je  voulus  que  dans  ces  dialogues  les  interlocuteurs 
gardassent  leur  caractère.  Voici  en  abrégé  la  méthode  de  l'au- 
teur, qui  ne  suppose  pas  la  première  idée  de  musique  dans  son 
élève. 

Connaître  les  touches  de  l'instrument;  discerner  les  treize 
sons  de  l'octave  et  les  douze  intervalles  qui  les  séparent;  ne 
considérer  pour  le  moment,  de  ces  treize  sons,  que  ceux  qui  ser- 
vent à  former  les  huit  sons  de  l'octave  diatonique;  s'instruire 
de  la  nature  des  sept  intervalles  que  forment  entre  eux  ces  huit 
sons;  distinguer  deux  inodes,  le  majeur  et  le  mineur,  et  la, 
marche  des  huit  sons  de  l'octave,  tant  en  montant  qu'en  des- 
cendant dans  l'un  et  l'autre  mode;  prendre  chacun  des  douze 
sons  de  l'octave  chromatique  pour  tonique  d'une  nouvelle 
octave;  faire  succéder,  à  chacune  de  ces  toniques,  huit  sons  sui- 
vant les  modèles  du  majeur  et  du  mineur;  reconnaître  vingt- 
quatre  tons,  douze  majeurs  ei  douze  mineurs;    s'occuper   des 

1.  On  reconnaîtra  ici  un  passage  que  nous   avons   signalé  dans  le  Xeveu  dr 
Henni' au. 


SUR   LES   LEÇONS   DE    CLAVECIN.  527 

rapports  qui  régissent  et  qui  rapprochent  ces  tons,  et  se  familia- 
riser ainsi  avec  le  nombre  des  dièses,  des  bémols,  et  des  notes 
naturelles  qui  leur  sont  propres;  s'exercer  dans  ces  vingt-quatre 
tons;  les  posséder  tous  également;  jouer  la  gamme  de  chaque 
ton  avec  les  deux  mains  ;  former  différents  enchaînements  de 
gamme  dans  les  tons  relatifs  ;  parcourir  tous  ces  tons  à  l'aide 
de  différentes  portions  de  gamme  ;  se  faire  une  idée  nette  des 
clefs,  des  notes,  de  leur  valeur,  des  mesures  et  des  pauses, 
étude  superflue  pour  ceux  qui  ne  veulent  ni  lire  ni  écrire: 
sentir  qu'on  peut,  dans  chaque  ton,  créer  de  la  mélodie  et  de 
l'harmonie;  la  mélodie  qu'on  ne  tient  que  du  génie  et  non  d'un 
maître,  mise  à  part,  produire  l'harmonie  naturelle  du  corps 
sonore  dans  tous  les  tons;  enchaîner  ces  tons  par  quinte,  par 
quarte,  représentant  chaque  ton  par  sa  gamme  ou  par  une  por- 
tion de  sa  gamine  ;  frapper  cette  harmonie  principale  indistinc- 
tement avec  les  deux  mains  ;  s'assurer  par  des  exemples  qu'on 
n'altère  point  l'harmonie,  en  employant  les  sons  qui  la  compo- 
sent alternativement  et  sous  diverses  positions  ;  préoccuper  tel- 
lement l'organe  du  corps  sonore  de  chaque  ton,  que  le  ton,  sa 
gamme  et  son  corps  sonore  se  présentent  à  la  fois  à  la  tète  et 
aux  doigts  ;  accoutumer  insensiblement  l'oreille  aux  change- 
ments de  ton,  par  la  succession  des  tons  donnés  par  la  nature  ; 
travailler  jusqu'à  ce  que  le  corps  sonore  de  chaque  ton  ait  fixé 
son  harmonie  dans  l'oreille  ;  avoir  les  vingt-quatre  tons  si  fami- 
liers que  l'on  puisse  dire,  au  milieu  d'une  marche,  sans  savoir 
le  clavecin,  c'est  tel  ou  tel  son;  un  ton  nommé  à  discrétion,  en 
exécuter  sur-le-champ  la  gamme,  et  parcourir  toute  l'étendue 
du  clavier  par  une  succession  de  gammes,  à  l'imitation  du  corps 
sonore  ou  de  l'harmonie  consonnante  de  la  tonique;  intro- 
duire dans  chaque  ton  cinq  autres  consonnantes,  celle  de 
seconde,  tierce,  quatrième,  cinquième  et  sixième  notes;  en 
former  dans  tous  les  tons  une  phrase  harmonique  ;  mettre  des 
harmonies  consonnantes  par  la  pratique  de  la  même  phrase 
dans  tous  les  tons  ;  saisir  les  caractères  propres  aux  vingt- 
quatre  tons. 

Deux  harmonies  dissonantes  introduites  dans  chaque  ton. 
entrelacer  ces  harmonies  avec  les  harmonies  consonnantes  de  la 
tonique,  de  la  quatrième,  de  la  cinquième  et  de  la  sixième 
note,  et  en  former  une  nouvelle  phrase  harmonique  à  exercer 


528  SUR   LES   LEÇONS   DE   CLAVECIN. 

dans  tous  les  tons  ;  apprendre  à  connaître  les  accords  que  pro- 
duisent les  harmonies  qu'on  connaît,  avec  les  basses  qu'elles 
peuvent  accompagner;  donner  successivement  pour  basse  à 
chaque  harmonie  les  notes  qui  la  composent;  compter  les  rap- 
ports (pie  ces  harmonies  font  avec  leurs  basses,  et  déterminer 
ainsi  la  dénomination  de  ces  accords  par  leur  propre  nature  ; 
retenir  que  chaque  harmonie  consonnante  fournit  trois  accords; 
que  chaque  harmonie  dissonante  en  fournit  quatre,  et  qu'il  y 
en  a  trois  autres  produits  par  l'harmonie  dissonante  de  la 
dominante,  accompagnant  la  tonique  et  les  tierce  majeure  et 
mineure;  remarquer  la  place  que  tient  dans  la  gamme  la  basse 
de  chaque  accord,  afin  qu'on  en  puisse  dire  comme,  par 
exemple,  de  la  fausse  quinte  :  la  basse  de  cet  accord  est  sensible 
de  l'octave,  l'harmonie  qui  la  produit  est  la  dissonance  de  la 
dominante,  donc  pour  faire  un  accord  de  fausse  quinte  en  sol 
bémol  majeur,  il  faut  frapper  pour  basse  la  sensible  fa  de  la 
main  gauche,  et  de  la  droite  exécuter  l'harmonie  dissonante 
de  la  dominante  ré  bémol,  fa,  la  bémol,  ut  bémol  ;  donc  je  suis 
en  si  bémol,  si  la  fausse  quinte  est  sur  ///,  et  l'harmonie  qui 
produit  cet  accord  est  fa,  la,  a(,  mi  bémol;  et  ainsi  de  tous  les 
autres  accords  et  dans  tous  les  tons. 

Une  note  de  basse  étant  donnée,  accompagner  chaque  note 
de  la  gamme  par  toutes  les  harmonies  qui  renferment  cette 
basse,  et  assigner  à  chaque  note  de  la  gamme  les  accords  qui 
lui  sont  propres;  choisir  un  seul  accord  à  chaque  note,  et 
accompagner  la  gamme  avec  la  fausse  quinte,  le  triton,  l'accord 
parfait  de  la  tonique,  l'accord  de  sixte  sur  la  tierce,  et  tra- 
verser tous  les  tons  majeurs;  connaître  les  signes  indicatifs  des 
accords  sur  les  notes  de  basse,  étude  particulière  à  ceux  qui  se 
proposent  de  lire  et  d'écrire,  inutile  aux  autres;  parcourir  la 
gamme  avec  des  accords  dissonants  seuls;  parcourir  l'octave 
chromatiquement  de  la  main  gauche,  l'accompagner  de  sa 
droite  de  plusieurs  manières;  savoir  ce  que  c'est  que  les 
accords  de  suspension;  employer  tous  les  accords  spécifiés 
jusqu'ici  en  accompagnement  à  des  progressions  de  basse  qui 
promènent  dans  tous  les  tous;  se  faire  aux  différentes  ma- 
nières d'entrer  dans  un  ton  et  d'en  sortir;  passer  à  l'harmonie 
d'emprunt,  à  l'harmonie  superflue,  et  aux  accords  qui  en 
émanent. 


SUR   LES   LEÇONS    DE   CLAVECIN.  529 

Familiarisé  avec  ces  deux  nouvelles  harmonies  et  avec  leurs 
accords,  parcourir  de  nouveau  la  gamme  et  en  accompagner 
chaque  note  de  toutes  les  harmonies  qui  la  renferment,  assi- 
gnant derechef  à  chaque  note  tous  les  accords  qu'elle  peut  sup- 
porter; revenir  à  l'octave  chromatique,  et  la  parcourir  à  l'aide 
de  quelques  accords  d'emprunt  et  superflus  ;  s'exercer  à  de  nou- 
veaux passages  d'un  ton  à  un  autre,  fournis  par  l'harmonie 
d'emprunt;  traverser  avec  tous  ces  accords  toutes  les  modula- 
tions par  de  nouvelles  progressions  de  basse;  savoir  former 
soi-même  une  progression  et  pratiquer  beaucoup  d'accords  sur 
la  même  basse,  sans  même  la  changer;  reprendre  les  six  har- 
monies con son nantes,  en  former  deux  nouvelles  phrases  har- 
moniques, Tune  pour  les  tons  majeurs,  l'autre  pour  les  tons 
mineurs. 

Introduire  dans  chaque  ton  cinq  nouvelles  harmonies  dis- 
sonantes, les  lier  aux  six  harmonies  consommantes  et  aux  deux 
premières  harmonies  dissonantes,  et  en  former  une  nouvelle 
phrase  harmonique  pour  tous  les  tons  majeurs  et  une  autre 
pour  les  tons  mineurs;  discuter  les  accords  produits  par  ces 
nouvelles  harmonies;  accompagner  chaque  note  de  la  gamme 
en  majeur  avec  tous  les  accords  résultant  des  six  harmonies 
consonnantes  et  des  sept  harmonies  dissonantes;  accompagner 
chaque  note  de  la  gamme  en  mineur  avec  tous  les  accords 
résultant  des  six  harmonies  consonnantes  et  des  neuf  harmo- 
nies dissonantes;  connaître  par  quelques  exemples  l'usage  des 
accords  de  septième;  s'occuper  de  quelques  nouveaux  passages 
d'un  ton  dans  un  autre,  et  y  entrer  par  trois,  quatre,  cinq,  six 
ou  sept  dissonantes. 

Récapituler  soigneusement  tout  ce  qui  précède,  ou  se  rendre 
compte  des  dièses  ou  des  bémols  appartenant  à  chaque  ton,  des 
rapports  qui  existent  entre  les  différents  tons  ;  revenir  sur  les 
six  harmonies  consonnantes,  les  sept  harmonies  dissonantes  en 
majeur,  les  neuf  harmonies  dissonantes  en  mineur;  appro- 
fondir par  pratique  et  par  réflexion  toute  la  fécondité  de  cette 
richesse  ;  frapper  subitement  un  accord  quelconque  dans  un  ton 
donné,  en  accompagner  une  basse  donnée,  parcourir  tous  les 
tons,  se  rompre  dans  tous  les  changements  de  tons,  et  préluder 
comme  l'élève  le  fait  à  la  fin  de  l'ouvrage  de  M.  Bemetzrieder, 
et  comme  peuvent  le  faire  plusieurs  de  ses  écoliers  qui  possè- 
xii.  34 


530       SUR  LES  LEÇONS  DE  CLAVECIN. 

dent  tout  ce  qui  précède,  qui  l'exécutent,  et  qui  rendent 
compte  de  leur  marche,  les  uns  sans  être  capables  de  jouer 
un  menuet,  d'autres,  même  sans  connaître  une  note  de 
musique. 

Cela  paraît  incroyable  au  premier  coup;  le  fait  n'en  est  pas 
moins  vrai,  et  il  y  en  a  nombre  d'expériences  entre  lesquelles  je 
puis  nommer  ma  fille,  qui  n'a  pas  encore  dix-huit  ans,  qui  ne 
s'est  point  fatiguée,  et  qui  est  sortie  de  cette  étude  dans  l'es- 
pace de  huit  mois,  avec  la  certitude  qu'elle  n'oublierait  jamais 
ce  qu'elle  avait  appris,  et  l'attestation  de  nos  premiers  maî- 
tres, qu'elle  pourrait,  au  besoin,  disputer  un  orgue  au  con- 
cours. 

Telle  est  l'analyse  de  la  partie  pratique  de  l'ouvrage  de 
M.  Bemetzrieder,  partie  pratique  indépendante  de  toute  idée 
systématique. 

La  science  de  l'harmonie  n'est  donc  plus  une  affaire  de 
longue  routine;  c'est  donc  une  connaissance  que  l'on  peut 
acquérir  en  très-peu  de  temps,  et  avec  une  dose  d'étude  et 
d'intelligence  médiocre  :  on  en  peut  donc  faire  une  partie  de 
l'éducation;  et  tout  enfant  qu'on  y  aura  appliqué,  pendant  une 
année  au  plus,  pourra  se  vanter  d'en  savoir  là-dessus  autant  et 
plus  qu'aucun  virtuose. 

Au  sortir  des  leçons  de  M.  Bemetzrieder,  un  élève  suit  sans 
peine  la  marche  de  la  pièce  de  musique  la  plus  fougueuse  et  la 
plus  variée;  et  toute  la  science  de  l'accompagnement  se  réduit 
à  une  lecture  qu'on  peut  apprendre  sans  maître. 

Sa  théorie  n'occupe  que  les  dernières  pages  de  son  ouvrage  ; 
ce  sont,  certes,  les  vues  d'un  homme  de  génie,  ébauchées  à  la 
vérité. 

Sans  s'inquiéter  beaucoup  comment  les  treize  sons  de 
l'octave  nous  sont  venus,  il  en  forme  vingL-quatre  tons  dont 
chacun  renferme  huit  sons. 

De  ces  huit  sons  quatre  sont  donnés  par  la  nature  du  corps 
sonore,  savoir  ceux  qui  correspondent  aux  nombres  \ ,  3,  5,  8, 
ou  le  corps  sonore,  la  tierce,  la  quinte  et  l'octave. 

Entre  ces  quatre  sons  primitifs,  l'art  en  a  intercalé  quatre 
autres  destinés  à  appeler  le  retour  des  quatre  sons  naturels. 
Ces  quatre  appels  correspondent  aux  nombres  7,  2,  l\,  (5,  ou  la 
septième,  la  seconde,  la  quarte  et  la  sixte. 


SUR  LES  LEÇONS  DE  CLAVECIN.        531 

Toute  musique,  soit  mélodie,  soit  harmonie,  est  fondée  sur 
la  nature  des  appels. 

En  ut;  ut,  mi,  sol,  ut;  voilà  les  sons  donnés  par  la  nature 
où  la  résonnance  du  corps  sonore;  ce  sont  les  termes  du  repos. 
Les  appels  ou  les  sons  dissonants  avec  les  sons  naturels;  en 
ut,  sont  si,  ré,  fa,  la. 

Faire  de  la  mélodie  ou  de  l'harmonie,  c'est  faire  succéder 
les  tons  naturels  aux  appels  ;  s'écarter  de  la  nature  et  y  revenir; 
se  fatiguer  et  se  reposer. 

On  peut  s'écarter  du  corps  sonore,  le  choquer,  l'appeler  de 
plusieurs  manières. 

Un  son  en  lui-même  n'est  ni  consonnant,  ni  dissonant;  il 
ne  l'est  que  relativement  à  d'autres  ;  ainsi  en  ut,  dans  le  chant, 
si,  ut,  le  si  choque,  appelle  le  son  naturel  et  primitif  ut,  dis- 
sone  avec  ce  son. 

Un  son  n'est  en  lui-même  ni  son  naturel,  ni  appel,  ni 
appelé,  ni  tonique,  ni  sensible;  il  peut  devenir  tout  ce  qu'il 
plaît  d'en  faire,  selon  qu'on  le  rapporte  à  tel  ou  tel  autre  son, 
ou  à  telle  ou  telle  autre  gamine. 

En  ut,  dans  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante  sol,  si, 
ré,  fa,  les  sons  fa,  sol,  conjoints,  forment  la  dissonance;  les 
sons  si  et  rc  sont  des  intervalles  disjoints  et  consonnants  en 
eux-mêmes;  mais  chacun  d'eux  rapporté  à  la  résonnance  du 
corps  sonore  en  choque  les  sons  naturels,  dissone  avec  eux, 
fait  désirer  le  retour  de  ce  corps,  tandis  que  le  fa  sollicite 
le  mi. 

Les  appels  ont  différentes  énergies;  ce  sont  elles  qui 
déterminent  et  la  chaîne  des  sons  naturels  et  le  choix  des 
basses. 

Les  mêmes  appels  peuvent  inviter  différents  corps  sonores. 

Les  appels  s'ordonnent  dans  la  phrase  harmonique  selon 
leur  énergie,  et  chacun  a  sa  place  déterminée.  Le  corps  sonore 
ne  peut  répondre  qu'à  deux,  trois,  quatre  appels  ou  sollicitations 
successives. 

De  l'ordre  successif  des  appels  naissent  la  diversité  de 
mesures,  la  place  et  la  durée  des  sons  appelés.  Idée  bien  vraie 
et  bien  neuve. 

L'harmonie  résultante  de  l'harmonie  dissonante  de  la  sen- 
sible, ou  le  sixième  écart  de  la  nature  dans  l'ordre  des  appels 


532  SUR   LES   LEÇONS   DE  CLAVECIN. 

en  majeur,  est  la  même  chose  que  l'appel  de  la  dissonance 
de  seconde  en  mineur  relatif,  ou  le  quatrième  écart  de  la  nature 
selon  l'ordre  des  appels  dans  ce  mode. 

La  même  grande  dissonance,  ou  le  sixième  écart  de  la  nature 
dans  l'ordre  des  appels  en  mineur,  sollicite  en  même  temps  le 
corps  sonore  des  quatre  tons  mineurs. 

L'harmonie  superflue  appelle  où  conduit  à  deux  tons  diffé- 
rents, éloignés  l'un  de  l'autre  d'un  intervalle  de  fause  quinte  ou 
de  triton. 

La  douceur  du  repos  étant  limitée  par  la  nature,  l'énergie 
des  appels  l'est  aussi  ;  et  tant  qu'on  ne  trouvera  pas  le  moyen 
d'augmenter  cette  douceur,  il  ne  sera  pas  permis  d'accroître  à 
discrétion  le  nombre  et  la  durée  des  appels;  et  voilà  la  seule 
règle  d'admission  ou  d'exclusion  d'un  appel  quelconque. 

La  théorie  des  appels  satisfait  à  tous  les  phénomènes  de  la 
musique  ;  elle  est  donc  préférable  à  la  basse  fondamentale. 

On  déduit  de  cette  théorie  tout  le  ressort  de  la  marche 
musicale  sans  effort  et  sans  exception. 

On  a  fait  quelques  questions  et  quelques  objections  à  l'au- 
teur. 

On  lui  a  demandé  la  formation  de  la  gamme  dans  ses  prin- 
cipes, et  il  l'a  donnée  plus  simple,  plus  vraie,  et  avec  bien  moins 
de  prétention  que  les  auteurs  qui  l'ont  précédé,  regardant  sa 
conjecture  et  les  autres  comme  des  frivolités  plus  nuisibles 
qu'utiles  à  la  science  pratique  de  l'art. 

11  a  prétendu  que  toute  cette  distinction  scientifique  des 
tons  majeurs  et  mineurs  dans  une  même  gamme  n'était  qu'une 
impertinence,  et  il  le  prouve  par  le  jugement  de  l'organe,  la  pra- 
tique de  la  musique,  les  principes  de  l'harmonie  reçue,  la  facture 
des  instruments,  et  des  expériences  qu'il  a  faites,  et  qu'on  peut 
refaire  aisément,  comme  de  donner  à  deux  concertants  leurs 
parties,  l'une  notée  en  ut  dièse,  et  l'autre  en  ré  bémol,  sans 
qu'ils  soupçonnent,  en  exécutant,  la  supercherie  qu'on  leur  a 
faite. 

II  rapporte  les  différents  caractères  des  modulations  à  la 
préoccupation  de  l'oreille  par  un  nouveau  corps  sonore,  à  la 
différence  du  grave  à  l'aigu,  à  la  résonnance  plus  ou  moins 
forte  d'une  tonique  et  d'une  autre,  à  la  facture  de  l'instrument, 
à  son  accord  et  à  d'autres  causes  physiques. 


SUR   LES    LEÇONS    DE    CLAVECIN.  533 

Il  regarde  le  mode  mineur  comme  le  produit  de  l'écart  le 
plus  faible  de  la  nature. 

A  mon  avis,  s'il  y  a  un  bon  livre  original  et  utile,  c'est  celui 
de  M.  Bemetzrieder;  c'est  celui-ci  qui  coupe  bien  franchement  les 
lisières  au  génie;  et  tant  que  ses  antagonistes  n'auront  pas 
trouvé  le  secret  d'empêcher  le  progrès  de  ses  élèves,  ils  peuvent 
se  taire. 

M.  Bemetzrieder  compte  parmi  ses  élèves  des  hommes  et  des 
femmes  du  premier  rang,  des  musiciens  par  état,  des  hommes 
de  lettres,  des  philosophes,  des  jeunes  personnes,  des  personnes 
âgées  (car  l'âge  et  l'ignorance  de  la  pratique  de  la  musique  n'y 
font  rien),  des  gens  qui  ont  pris  leçons  pendant  des  années 
entières  d'autres  compositeurs,  et  qui  n'ont  rien  appris  ;  et  tous 
conviennent  que  sa  méthode  conduit  au  but.  Un  des  premiers 
maîtres  d'accompagnement  l'a  adoptée  et  s'y  conforme  dans  ses 
leçons;  il  a  même  eu  la  franchise  de  dire  que,  s'il  en  eût  été 
l'inventeur,  il  se  serait  bien  gardé  de  la  publier. 

Mais  les  nouvelles  doctrines  ne  s'établissent  jamais  sans 
quelque  opposition  de  la  part  de  la  vanité,  de  l'ignorance  et  de 
l'intérêt.  L'intérêt  et  la  vanité  craignent  qu'on  ne  les  dépouille. 
L'ignorance  ne  veut  rien  apprendre,  ou  parce  qu'elle  croit  tout 
savoir,  ou  parce  qu'elle  est  paresseuse.  A  cette  occasion  je  vais 
raconter  un  fait  de  la  plus  grande  certitude.  Dans  une  univer- 
sité étrangère,  mais  qui  n'est  pas  éloignée  de  Paris,  un  jeune 
professeur,  plein  de  lumières  et  de  zèle,  proposa  de  composer 
et  d'imprimer  un  cours  à  l'usage  de  tous  les  collèges;  et  son 
motif,  très-solide  et  très-louable,  était  d'épargner  un  temps 
précieux  qu'on  perdait  à  dicter  dès  cahiers  ;  il  laissait  à  chaque 
professeur  la  liberté  de  contredire  le  cours  imprimé,  lorsqu'il 
aurait  des  opinions  qui  lui  paraîtraient  vraisemblables.  Il  confie 
son  idée  à  quelques  amis,  on  l'approuve;  il  cherche  à  se  faire 
des  partisans;  il  visite  ses  confrères,  parmi  lesquels  il  se  trouva 
un  vieux  cartésien  qui  lui  tint  ce  discours,  dont  il  faut  au 
moins  approuver  la  sincérité  :  «  Mon  cher  confrère,  tu  es  jeune 
et  je  suis  vieux.  Le  temps  de  travailler,  qui  est  présent  pour 
toi,  est  passé  pour  moi.  Je  n'entends  rien  à  votre  nouvelle 
doctrine;  jamais  je  ne  la  posséderais  assez  bien  pour  n'être 
pas  à  tout  moment  embarrassé  par  mes  écoliers.  Cela  est 
déplaisant;  au  lieu  que  je  me  tire  toujours  d'affaire  avec  le 


53/i  SUR   LES   LEÇONS    DE  CLAVECIN. 

distinguo.  »  Et  puis  voilà  mon  vieillard  qui  prend  sa  robe  de 
professeur  par  les  deux  coins  et  qui  se  met  à  danser  en  chan- 
tant : 

Il  y  a  trente  ans  que  mon  cotillon  traîne; 
Il  y  a  trente  ans  que  mon  cotillon  pend  '. 

Son  jeune  confrère  se  mit  à  rire,  s'en  alla,  et  abandonna  un 
projet  excellent  qui  n'a  point  eu  lieu. 

Les  exemples  sont  imprimés  dans  l'ouvrage  de-  M.  Bemetz- 
rieder,  le  premier  de  quelque  importance  dans  ce  genre  de 
typographie.  C'est  un  volume  in-à°  de  360  pages. 

1.  Defrain  d'une  vieille  chanson. 


FIN     DU     TOME     DOUZIEME. 


TABLE 


DU     TOME      DOUZIÈME. 


Tages. 

SALON  DE  1775 3 

Halle;  Vien 4 

La  Grenée  l'aîné 7 

Amédée  Van  Loo S 

Lépicié 9 

Brenct 11 

Chardin;  Vernet 13 

Le  Prince :   .  14 

Drouais;  Millet  Francisque 16 

DeMachy;  Bellengé;  Guérin;  Robert 17 

Taraval;  Huct 18 

M"e  Vallaycr;    Clérisseau 19 

Bcaufort;  Jollain;  Pcrignon 20 

Duplessis;  Durameau 21 

La  Grenée  le  jeune 22 

Monnet;  Renou;  Caresme 23 

Bounieu;  Hall;  Martin;  Aubry 24 

Robin 25 

SALON  DE  1781 27 

Peinture.  Vien 29 

La  Grenée  l'aîné , 30 

Amédée  Van  Loo  ;  Doyen 33 

Lépicié 34 

Brenct 30 


536  TABLE. 

Pages. 

La  Grenée  le  jeune 37 

Taraval 40 

Roslin  ;   Le  Prince 41 

De  Macliy;  Duplessis 42 

Renou;  Valade 43 

Juliart;  Casanova 44 

Robert 45 

Muet  ;  Guérin;  Pasquier 40 

M"'e  Vallayer-Costor;  Beaufort 47 

De  Wailly;  Jollain 48 

Pérignon;  feu  Aubry 40 

Weyler;  Suvéc 50 

Callet 51 

Ménageot 52 

Bertlielk-my;  Van  Spaendonck 54 

Parrocel;  Monnet;  Hall;  Martin 55 

Robin;  Wille  le  fils;  Houel 50 

Vinrent 57 

Bardin;  de  Cort 58 

Le  Barbier    l'aîné 59 

Hue 60 

D'Araynes 61 

De  Bucourt;  Sauvage 02 

David 63 

Sculpture.  Pajou 05 

Bridan  ;  Caffieri  ;  Mouchy  ;  Berruer 60 

Le  Comte;  Houdon 67 

Boizot  fils  ;  Julien 09 

Dejoux;  Monot 70 

Dessins.  Cocliin;  Moreau  le  jeune 71 

PENSÉES    DÉTACHÉES   sur    la    peinture,    la     sculpture, 

l'architecture  et  la   poésie,  pour  servir  de  suite  aux  Salons.  73 

Du  goût 75 

Du  la  critique 78 

De  la  composition  et  du  choix  des  sujets 80 

Du  coloris,  de  l'intelligence  des  lumières  et  du  clair  obscur    ....  105 

De  l'antique 114 

De  la  grâce,  de  la  négligence  et  de  la  simplicité 119 

Du  naïf  et  de  la  flatterie 121 

De  la  beauté 124 

Des  formes    bizarres;    du  epstume 12G 

Différents  caractères  des  peintres 127 

Définitions  (accidents,  accessoires,  accord) 130 

Omissions  [du  goût:  de  la  composition) 131 


TABLE.  537 
BEAUX-ARTS. 

DEUXIÈME     PAP.TIE. 

Pages. 

MUSIQUE 135 

Notice  préliminaire 137 

Arrêt  rendu  a  l'amphithéâtre  de  l'Opéra 143 

al   petit  prophète    de    boe  h  mi  schbr  od  a  ,   au  grand     pro- 
phète  monet 152 

Les    TROIS    CHAPITRES    ou   la   vision   de   LA   nuit   du    mardi- 
gras  AU  mercredi  des  cendres 157 

LEÇONS   DE    CLAVECIN  ET  PRINCIPES  D'HARMONIE,  par 

M.  Bemetzrieder 171 

Notice  préliminaire 173 

L'éditeur 175 

Premier  dialogue  et  première  leçon 179 

Deuxième  dialogue  et  deuxième  leçon 197 

Troisième  dialogue  et  troisième  leçon 237 

Quatrième  dialogue  et  quatrième  leçon 283 

Cinquième  dialogue  et  première  leçon  d'harmonie 292 

Sixième  dialogue  et  deuxième  leçon  d'harmonie 303 

Septième  dialogue  et  troisième  leçon  d'harmonie 322 

Huitième  dialogue  et  quatrième  leçon  d'harmonie 337 

Neuvième  dialogue  et  cinquième  leçon  d'harmonie 369 

Dixième  dialogue  et  suite  de  la  cinquième  leçon  d'harmonie  ....  387 

Onzième  dialogue  et  sixième  leçon   d'harmonie 400 

Douzième  dialogue  et  septième  leçon  d'harmonie 421 

Première  suite  du  douzième  dialogue 447 

Seconde  suite  du  douzième  dialogue 465 

Troisième  suite   du  douzième    dialogue  :  principes  élémentaires  et 

généraux  de  théorie -. 478 

Sur    les    leçons   de   clavecin    et  principes  d'harmonie,  par 

M.  Bemetzrieder 525 


fin  de  la  table  du  tome  douzième. 


PARIS.    —      J.     CLAYE,    IMPRIMEUR,     RUE       SAISI-BENOIT.     —     [1J 


DATE  DUE 

CATLOKO 

«i»IIO(«u.l.». 

oc 


WELLESLEY  COLLEGE  LIBRARY 


3  5002  03113  3700 


B  2012  . A2  1875  11-12 

Diderot,  Denis,  1713-1784- 

Oeuvres  complfîetes  de 
Diderot 


B  2012  . A2  1875  11-12 


Diderot,  Denis,  1713-1784, 


Oeuvres  complfîetes  de 
Diderot