LIBRARY OF
WELLESLEY COLLEGE
FROM THE FOND OF
EBEN NORTON HORSFORD
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
DIDEROT
BEAUX- \RTS
II
ARTS DU DESSIN
salons)
l'A 1US. - J. CLAYE, IMPRIMEUR
HUE SAINT-BENOIT
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
DIDEROT
REVUES SUR LES ÉDITIONS ORIGINALES
COMPRENANT CE QUI A ÉTÉ PUBLIÉ A DIVERSES ÉPOQUES
ET LES MANUSCRITS INEDITS
CONSERVÉS A LA BIBLIOTHÈQUE DE L'ERMITAQF
NOTICES, NOTES, TABLE ANALYTIQUE
ÉTUDE SUR DIDEROT
LE MOUVEMENT PHILOSOPHIQUE AU XVIII' SIÈCLE
i ,
PAR J.' ASSEZAT
TOME ONZIÈME
-fjjt?
*%•
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
0, RUE DES SAINTS-PÈUES, G
1876
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SALON DE 1767
Publié en 1798
XI.
SALON DE 1767
A MON AMI MONSIEUR GRIMM,
Ne vous attendez pas, mon ami, que je sois aussi riche,
aussi varié, aussi sage, aussi fou, aussi fécond cette fois que
j'ai pu l'être aux Salons précédents. Tout s'épuise. Les artistes
diversifieront leurs compositions à l'infini; mais les règles de
l'art, ses principes et leurs applications, resteront bornés.
Peut-être avec de nouvelles connaissances acquises, d'autres
secours, le choix d'une forme originale, réussirais-je à conser-
ver le charme de l'intérêt à une matière usée : mais je n'ai rien
acquis; j'ai perdu Falconet1; et la forme originale dépend d'un
moment qui n'est pas venu. Supposez-moi de retour d'un
voyage d'Italie, et l'imagination pleine des chefs-d'œuvre que
la peinture ancienne a produits dans cette contrée. Faites que
les ouvrages des écoles flamande et française me soient fami-
liers. Obtenez des personnes opulentes, auxquelles vous desti-
nez mes cahiers, l'ordre ou la permission de faire prendre des
esquisses de tous les morceaux dont j'aurai à les entretenir; et
je vous réponds d'un Salon tout nouveau. Les artistes des siè-
cles passés mieux connus, je rapporterais la manière et le faire
d'un moderne, au faire et à la manière de quelque ancien la
plus analogue à la sienne; et vous auriez tout de suite une idée
plus précise de la couleur, du style et du clair-obscur. S'il y
avait une ordonnance, des incidents, une figure, une tète, un
caractère, une expression empruntés de Raphaël, des Carraches,
1. Il venait de partir pour la Russie à la fin de décembre 17GG.
h SALON DE 1767.
du Titien, ou d'un autre, je reconnaîtrais le plagiat, et je vous
le dénoncerais. Une esquisse, je ne dis pas faite avec esprit, ce
qui serait mieux pourtant, mais un simple croquis, suffirait
pour vous indiquer la disposition générale, les lumières, les
ombres, la position des figures, leur action, les masses, les
groupes, cette ligne de liaison qui serpente et enchaîne les dif-
férentes parties de la composition; vous liriez ma description,
et vous auriez ce croquis sous les yeux ; il m'épargnerait beau-
coup de mots; et vous entendriez davantage. J'espère bien que
nous retirerons des greniers de notre ami ces immenses porte-
feuilles d'estampes, abandonnés aux rats, et que nous les feuil-
leterons encore quelquefois : mais qu'est-ce qu'une estampe en
comparaison d'un tableau? Connaît-on Virgile, Homère, quand
on a lu Desfontaines ou Bitaubé? Pour ce voyage d'Italie si
souvent projeté, il ne se fera jamais. Jamais, mon ami, nous
ne nous embrasserons dans cette demeure antique, silencieuse
et sacrée, où les hommes sont venus si souvent accuser leurs
erreurs ou exposer leurs besoins; sous ce Panthéon, sous ces
voûtes obscures où nos âmes devaient s'ouvrir sans réserve, et
verser toutes ces pensées retenues, tous ces sentiments secrets,
toutes ces actions dérobées, tous ces plaisirs cachés, toutes ces
peines dévorées, tous ces mystères de notre vie, dont l'honnê-
teté scrupuleuse interdit la confidence à l'amitié même la plus
intime et la moins réservée. Eh bien! mon ami, nous mourrons
donc sans nous être parfaitement connus; et vous n'aurez point
obtenu de moi toute la justice que vous méritiez. Consolez-vous;
j'aurais été vrai, et j'y aurais peut-être autant perdu que vous
y auriez gagné. Combien de côtés en moi que je craindrais de
montrer tout nus! Encore une fois, consolez-vous; il est plus
doux d'estimer infiniment son ami, que d'en être infiniment
estimé.
Une autre raison de la pauvreté de ce Salon-ci, c'est que
plusieurs artistes de réputation ne sont plus, et que d'autres
dont les bonnes et les mauvaises qualités m'auraient fourni une
récolte abondante d'observations, ne s'y sont pas montrés cette
année. 11 n'y avait rien ni d ■ Pierre, ni de Boucher, ni de La
Tour, ni de Bachelier, ni de Greuze. Ils ont dit, pour leurs rai-
sons, qu'ils étaient las de s'exposer aux bêtes, et d'être déchirés.
Quoi ! monsieur Boucher, vous à qui les progrès et la durée de
SALON DE 1767. 5
l'art devraient être spécialement à cœur, en qualité de premier
peintre du roi, c'est au moment où vous obtenez ce titre, que
vous donnez la première atteinte à une de nos plus utiles insti-
tutions, et cela par la crainte d'entendre une vérité dure? Vous
n'avez pas conçu quelle pouvait être la suite de votre exemple !
Si les grands maîtres se retirent, les subalternes se retireront,
ne fût-ce que pour se donner un air de grands maîtres; bientôt
les murs du Louvre seront tout nus, ou ne seront couverts que
du barbouillage de polissons, qui ne s'exposeront que parce
qu'ils n'ont rien à perdre à se laisser voir; et cette lutte
annuelle et publique des artistes venant à cesser, l'art s'aclie-
minera rapidement à sa décadence. Mais, à cette considération
la plus importante, il s'en joint une autre qui n'est pas à négli-
ger. Voici comment raisonnent la plupart des hommes opulents
qui occupent les grands artistes : « La somme que je vais mettre
en dessins de Boucher, en tableaux de Vernet, de Casanove, de
Loutherbourg, est placée au plus haut intérêt. Je jouirai toute
ma vie de la vue d'un excellent morceau. L'artiste mourra; et
mes enfants ou moi nous retirerons de ce morceau vingt fois le
prix de son premier achat. » Et c'est très-bien raisonné; et les
héritiers voient sans chagrin un pareil emploi de la richesse
qu'ils convoitent. Le cabinet de M. de Julienne a rendu à la
vente1 beaucoup au delà de ce qu'il avait coûté. J'ai à présent
sous mes yeux un paysage que Vernet fit à Rome pour un habit,
veste et culotte, et qui vient d'être acheté mille écus. Quel rap-
port y a-t-il entre le salaire qu'on accordait aux maîtres anciens,
et la valeur que nous mettons à leurs ouvrages? Us ont donné,
pour un morceau de pain, telle composition que nous offririons
inutilement de couvrir d'or. Le brocanteur ne vous lâchera pas
un tableau du Corrége pour un sac d'argent dix fois aussi lourd
que le sac de liards sous lequel un infâme cardinal le fit mourir2.
Mais à quoi cela revient-il? me direz-vous. Qu'est-ce que
l'histoire du Corrége et la vente des tableaux de M. de Julienne
1. Cette vente fut faite en 17G7. Le tableau de Vernet que cite Diderot est sans
doute les Travaux d'un port de mer, qui fut vendu 3,915 livres.
2. Antoine Allegri, dit Le Corrége, mourut en 1534, par suite d'une fièvre qu'il
gagna à son retour de Parme, où il était allé recevoir le prix d'un tableau pour le
dôme de la cathédrale. Le cbapitre, peu reconnaissant, le lui avait pa}é 200 livres
en monnaie de cuivre que Le Corrége eut l'empressement de porter à sa famille
pendant la plus grande chaleur de l'été. (Br.)
6 SALON DE 1707.
ont de commun avec l'exposition publique et le Salon? vous
allez l'entendre. L'homme habile, à qui l'homme riche demande
un morceau qu'il puisse laisser à son curant, à son héritier,
comme un effet précieux, ne sera plus arrêté par mon jugement,
par le vôtre, parle respect qu'il se portera à lui-même, par la
crainte de perdre sa réputation : ce n'est plus pour la nation,
c'est pour un particulier qu'il travaillera, et vous n'en obtien-
drez qu'un ouvrage médiocre, et de nulle valeur. On ne saurait
opposer trop de barrières à la paresse, à l'avidité, à l'infidélité;
et la censure publique est une des plus puissantes. Ce serrurier,
qui avait femme et enfants, qui n'avait ni vêtement ni pain à
leur donner, et qu'on ne put jamais résoudre, à quelque prix
que ce fût, à faire une mauvaise gâche, fui un enthousiaste très-
rare. Je voudrais donc que M. le directeur des académies obtînl
un ordre du roi, qui enjoignît, sous peine d'être exclu, à tout
artiste, d'envoyer au Salon deux morceaux au moins, au peintre
deux tableaux, au sculpteur une statue ou deux modèles. Mais
ces gens, qui se moquent de la gloire de la nation, des progrès
et de la durée de l'art, de l'instruction et de l'amusement
publics, n'entendent rien à leur propre intérêt. Combien de
tableaux seraient demeurés des années entières dans l'ombre de
l'atelier, s'ils n'avaient point été exposés? Tel particulier va
promener au Salon son désœuvrement et son ennui, qui y prend
ou reconnaît en lui le goût de la peinture. Tel autre qui en a
le goût, et n'y était allé chercher qu'un quart d'heure d'amuse-
ment, y laisse une somme de deux mille écus. Tel artiste
médiocre s'annonce en un instant à toute la ville pour un ha-
bile homme. C'est là que cette si belle chienne d'Oudry, qui
décore à droite notre synagogue1, attendait le baron notre ami.
Jusqu'à lui personne ne l'avait regardée; personne n'en a\ail
senti le mérite; et l'artiste était désolé. Mais, mon ami, ne nous
refusons pas au récit (\vs procédés honnêtes. Cela vaut encore
mieux que la critique ou l'éloge (Ywn tableau. Le baron voit
cette chienne, l'achète; et à l'instant voilà tous ces dédaigneux
amateurs furieux et jaloux. On vient; on l'obsède; on lui pro-
pose deux fois le prix de son tableau. Le baron va trouver
l'artiste, et lui demande la permission de céder sa chienne à
1. La maison du baron d'Holbach. (Bn.)
SALON DE 1767. 7
son profit1. « Non, monsieur; non, lui dit l'artiste. Je suis trop
heureux que mon meilleur ouvrage appartienne à un homme
qui en connaisse le prix. Je ne consens à rien, je n'accepterai
rien ; et ma chienne vous restera. »
Ah ! mon ami, la maudite race que celle des amateurs ! Il
faut que je m'en explique, et que je me soulage, puisque j'en
ai l'occasion. Elle commence à s'éteindre ici, où elle n'a que
trop duré et fait trop de mal. Ce sont ces gens-là qui décident
à tort et à travers des réputations ; qui ont pensé faije mourir
Greuze de douleur et de faim ; qui ont des galeries qui ne leur
coûtent guère; des lumières ou plutôt des prétentions qui ne
leur coûtent rien ; qui s'interposent entre l'homme opulent et
l'artiste indigent; qui font payer au talent la protection qu'ils
lui accordent; qui lui ouvrent ou ferment les portes; qui se
servent du besoin qu'il a d'eux pour disposer de son temps ; qui
le mettent à contribution ; qui lui arrachent à vil prix ses meil-
leures productions; qui sont à l'affût, embusqués derrière son
chevalet; qui l'ont condamné secrètement à la mendicité, pour
le tenir esclave et dépendant ; qui prêchent sans cesse la modi-
cité de fortune comme un aiguillon nécessaire à l'artiste et à
l'homme de lettres, parce que, si la fortune se réunissait une
fois aux talents et aux lumières, ils ne seraient plus rien; qui
décrient et ruinent le peintre et le statuaire, s'il a de la hauteur
et qu'il dédaigne leur protection ou leur conseil; qui le gênent,
le troublent dans son atelier, par l'importunité de leur présence
et l'ineptie de leurs conseils ; qui le découragent, qui l'éteignent,
et qui le tiennent tant qu'ils peuvent dans l'alternative cruelle
de sacrifier ou son génie, ou sa fierté, ou sa fortune. J'en ai
entendu, moi qui vous parle, un de ces hommes, le dos appuyé
contre la cheminée de l'artiste, le condamner impudemment,
lui et tous ses semblables, au travail et à l'indigence ; et croire
par la plus malhonnête compassion réparer les propos les plus
malhonnêtes, en promettant l'aumône aux enfants de l'artiste
qui l' écoutait*. Je me tus et je me reprocherai toute ma vie
mon silence et ma patience.
1. Ce trait de générosité du baron d'Holbach est à ajouter à ce qui est dit de
lui, t. III, p. 386, note. (Br.)
2. Quoiqu'il soit toujours dangereux de faire des suppositions, peut-être ne
nous éloignons-nous pas trop du vrai en supposant qu'il s'agit ici de M. Watelet
8 SALON DE 1767.
Ce seul inconvénient suffirait pour hâter la décadence de
l'art, surtout lorsque l'on considère que l'acharnement de ces
amateurs contre les grands artistes va quelquefois jusqu'à pro-
curer aux artistes médiocres le profit et l'honneur des ouvrages
publics. Mais comment voulez -vous que le talent résiste et
que l'art se conserve, si vous joignez à cette épidémie ver-
mineuse la multitude de sujets perdus pour les lettres et
pour les arts, par la juste répugnance des parents à aban-
donner leurs enfants à un état qui les menace d'indigence?
L'art demande une certaine éducation; et il n'y a que les
citoyens qui sont pauvres, qui n'ont presque aucune ressource,
qui manquent de toute perspective, qui permettent à leurs
enfants de prendre le crayon. Nos plus grands artistes sont
sortis des plus basses conditions. Il faut entendre les cris d'une
famille honnête, lorsqu'un enfant, entraîné par son goût, se
met à dessiner ou à faire des vers. Demandez à un père, dont
le fils donne dans l'un ou l'autre de ces travers : « Que fait votre
fils? — Ce qu'il fait? il est perdu; il dessine, il fait des vers. »
N'oubliez pas parmi les obstacles à la perfection et à la durée
des beaux-arts, je ne dis pas la richesse d'un peuple, mais ce
luxe qui dégrade les grands talents, en les assujettissant à de
petits ouvrages, et les grands sujets en les réduisant à la bam-
bochade; et pour vous en convaincre, voyez la Vérité, la Vertu,
la Justice, la llcligion ajustées par La Grenée, pour le boudoir
d'un financier. Ajoutez à ces causes la dépravation des mœurs,
ce goût effréné de galanterie universelle, qui ne peut supporter
que les ouvrages du vice, et qui condamnerait un artiste moderne
à la mendicité, au milieu de cent chefs-d'œuvre dont les sujets
auraient été empruntés de l'histoire grecque ou romaine. On lui
dira : « Oui ; cela est beau, mais cela est triste; un homme qui
tient sa main sur un brasier ardent, des chairs qui se con-
sument, du sang qui dégoutte : ah fi ! cela fait horreur; qui
voulez-vous qui regarde cela? » Cependant on n'en parle pas
moins chez ce peuple de l'imitation de la belle nature; et ces
gens qui parlent sans cesse de l'imitation de la belle nature,
et de Greuze. On sait combien Diderot fut fâché (Salon de 17Gj) du choix qui
avait été fait de Hoslin au détriment de Greuze, pour le tableau représentant la
Famille de La Rochefoucauld. 11 nous semble que la phrase qui va suivre rappelle
cet incident.
SALON DE 1767. 9
croient de bonne foi qu'il y a une belle nature subsistante,
qu'elle est, qu'on la voit quand on veut, et qu'il n'y a qu'à la
copier. Si vous leur disiez que c'est un être tout à fait idéal,
ils ouvriraient de grands yeux, ou ils vous riraient au nez; et
ces derniers seraient peut-être des artistes plus imbéciles que
les premiers, en ce qu'ils n'entendraient pas davantage qu'eux,
et qu'ils feraient les entendus.
Dussiez-vous, mon ami, me comparer à ces chiens de chasse
mal disciplinés, qui courent indistinctement tout le gibier qui
se lève devant eux; puisque le propos en est jeté, il faut que je
le suive et que je me mette aux prises avec un de nos artistes
les plus éclairés. Que cet artiste ironique hoche du nez quand
je me mêlerai du technique de son métier, à la bonne heure;
mais s'il me contredit, quand il s'agira de l'idéal de son art, il
pourrait bien me donner ma revanche. Je demanderai donc à
cet artiste : « Si vous aviez choisi pour modèle la plus belle
femme que vous connussiez, et que vous eussiez rendu avec le
plus grand scrupule tous les charmes de son visage, croiriez-
vous avoir représenté la beauté? Si vous me répondez que oui,
le dernier de vos élèves vous démentira, et vous dira que vous
avez fait un portrait. Mais s'il y a un portrait du visage, il y a
un portrait de l'œil, il y a un portrait du cou, de la gorge, du
ventre, du pied, de la main, de l'orteil, de l'ongle : car, qu'est-ce
qu'un portrait, sinon la représentation d'un être quelconque
individuel ? Et si vous ne reconnaissez pas aussi promptement,
aussi sûrement, à des caractères aussi certains, l'ongle portrait
que le visage portrait, ce n'est pas que la chose ne soit, c'est
que vous l'avez moins étudiée ; c'est qu'elle olïre moins d'éten-
due ; c'est que ses caractères d'individualité sont plus petits,
plus légers et plus fugitifs. Mais vous m'en imposez, vous vous
en imposez à vous-même, et vous en savez plus que vous ne
dites. Vous avez senti la différence de l'idée générale et de la
chose individuelle jusque dans les moindres parties, puisque
vous n'oseriez pas m' assurer, depuis le moment où vous prîtes
le pinceau jusqu'à ce jour, de vous être assujetti à l'imitation
rigoureuse d'un cheveu. Vous y avez ajouté, vous en avez sup-
primé; sans quoi vous n'eussiez pas fait une image première,
une copie de la vérité, mais un portrait ou une copie de copie,
<pavxa<;[/.aToç, où/. àXviOsiaç, le fantôme et non la chose; et vous
10 SALON DE 1767.
n'auriez été qu'au troisième rang, puisqu'entre la vérité et votre
ouvrage, il y aurait eu la vérité ou le prototype, son fantôme
subsistant qui vous sert de modèle, et la copie que vous faites
de cette ombre mal terminée de ce fantôme. Votre ligne n'eût
pas été la véritable ligne, la ligne de beauté, la ligne idéale,
mais une ligne quelconque altérée, déformée, portraitique,
individuelle; et Phidias aurait dit de vous : rpiTpç è<m à-ô t?,:
xoXtjç yvvaLw.bç xat àV/iôçîaç, vous n'êtes qu'au troisième rang après
la belle femme et la beauté; et il aurait d'il vrai : il y a entre
la \érité et son image, la belle fem iudi\ iduelle qu'il a choi-
sie pour modèle. — .Mais, me dira l'artiste qui réfléchit avant
que de contredire, où est donc le vrai modèle, s'il n'existe
ni en tout ni en partie dans la nature; et si l'on peut dire
de la plus petite et du meilleur choix, 'pavTaGfMCToç, oùx y.'/r-
8ew;? » A cela, je répliquerai : « El quand je ne pourrais pas
vous l'apprendre, en auriez-vous moins senti la vérité de ce
que je vous ai dit? En serait-il moins vrai que pour un œil
microscopique, l'imitation rigoureuse d'un ongle, d'un cheveu,
ne fût un portrait? Mais je vais vous montrer que vous avez cet
œil, et que vous vous en servez sans cesse. Ne convenez-vous
pas que tout être, surtout animé, a ses fonctions, ses passions
déterminées dans la vie; et qu'avec l'exercice et le temps, ces
fonctions ont dû répandre sur toute son organisation une alté-
ration si marquée quelquefois, qu'elle ferait deviner la fonction?
Ne convenez-vous pas que cette altération n'affecte pas seule-
ment la masse générale; mais qu'il est impossible qu'elle affecte
la masse générale, sans allècier chaque partie prise «(''pare-
ment? Ne convenez-vous pas que, quand vous avez rendu fidèle-
ment, et l'altération propre à la masse, et l'altération conséquente
de chacune de ses parties, vous avez fait le portrait? 11 y a donc
une chose qui n'esl pas celle que vous ave/ peinte, et une chose
que vous avez peinte qui esl entre le modèle premier et votre copie.
— Mais où est le modèle premier?
— Un moment, de grâce, et nous y viendrons peut-être. Ne
convenez-vous pas encore que les parties molles intérieures de
l'animal, les premières déxeloppées, disposent de la forme des
parties dures? Ne convenez-vous pas que cette influence est
générale sur tout le système? Ne convenez-vous pas qu'indé-
pendamment des fonctions journalières et habituelles qui
SALON DE 1767. 11
auraient bientôt gâté ce que Nature aurait supérieurement fait,
il est impossible d'imaginer, entre tant de causes qui agissent
et réagissent clans la formation, le développement, l'accroisse-
ment d'une machine aussi compliquée, un équilibre si rigou-
reux et si continu, que rien n'eût péché d'aucun côté, ni par
excès, ni par défaut? Convenez que, si vous n'êtes pas frappé de
ces observations, c'est que vous n'avez pas la première teinture
d'anatomie, de physiologie, la première notion de la nature.
Convenez du moins que, sur cette multitude de tètes dont les
allées de nos jardins fourmillent un beau jour, vous n'en trou-
verez pas une dont un des profils ressemble à l'autre profil ; pas
une dont un des côtés de la bouche ne diffère sensiblement de
l'autre côté; pas une qui, vue dans un miroir concave, ait un
seul point pareil à un autre point. Convenez qu'il parlait en
grand artiste et en homme de sens, ce Vernet, lorsqu'il disait aux
élèves de l'école occupés de la caricature ' : « Oui, ces plis sont
a grands, larges et beaux; mais songez que vous ne les reverrez
« plus. » Convenez donc qu'il n'y a et qu'il ne peut y avoir ni un
animal entier subsistant, ni aucune partie de l'animal subsis-
tant que vous puissiez prendre à la rigueur pour modèle premier.
•Convenez donc que ce modèle est purement idéal, et qu'il n'est
emprunté directement d'aucune image individuelle de Nature,
dont la copie scrupuleuse vous soit restée dans l'imagination, et
que vous puissiez appeler derechef, arrêter sous vos yeux et
recopier servilement, à moins que vous ne veuillez vous faire
portraitiste. Convenez donc que, quand vous faites beau, vous
ne faites rien de ce qui est, rien même de ce qui peut être.
Convenez donc que la différence du portraitiste et de vous,
homme de génie, consiste essentiellement en ce que le por-
traitiste rend fidèlement Nature comme elle est, et se fixe par
goût au troisième rang ; et que vous qui cherchez la vérité, le
premier modèle, votre effort continu est de vous élever au second.
— Vous m'embarrassez ; mais tout cela n'est que de la méta-
physique.
— Eh ! grosse bête, est-ce que ton art n'a pas sa métaphy-
1. A l'école, une fois la semaine, les élèves s'assemblent. Un d'eux sert de
modèle. Son camarade le pose et l'enveloppe ensuite d'une pièce d'étoffe blanche,
la drapant le mieux qu'il peut; et c'est là ce qu'on appelle faire la caricature. (D.)
12 SALON DE 17 67.
sique? Est-ce que cette métaphysique, qui a pour objet la nature,
la belle nature, la vérité, le premier modèle auquel tu te con-
formes sous peine de n'être qu'un portraitiste, n'est pas la plus
sublime métaphysique? Laisse là ce reproche que les sots, qui
ne pensent point, font aux hommes profonds qui pensent.
— Tenez, sans m'alambiquer tant l'esprit, quand je veux faire
une statue de belle femme, j'en fais déshabiller un grand nombre ;
toutes m'offrent de belles parties et des parties difformes ; je
prends de chacune ce qu'elles ont de beau.
— Et à quoi le reconnais-tu?
— Mais à la conformité avec l'antique, que j'ai beaucoup étudié.
— Et si l'antique n'était pas, comment t'y prendrais-tu?
Tu ne me réponds pas. Écoute-moi donc, car je vais tâcher de
t'expliquer comment les Anciens, qui n'avaient pas d'antiques,
s'y sont pris; comment tu es devenu ce que tu es, et la raison
d'une routine bonne ou mauvaise que tu suis sans en avoir
jamais recherché l'origine. Si ce que je te disais tout à l'heure
est vrai, le modèle le plus beau, le plus parfait d'un homme ou
d'une femme, serait un homme ou une femme supérieurement
propre à toutes les fonctions de la vie, et parvenu à l'âge du
plus entier développement, sans en avoir exercé aucune. Mais
comme la nature ne nous montre nulle part ce modèle, ni total
ni partiel ; comme elle produit tous ses ouvrages viciés; comme
les plus parfaits qui sortent de son ateltier ont été assujettis à
des conditions, des fonctions, des besoins qui les ont encore
déformés; comme, par la seule nécessité sauvage de se conser-
ver et de se reproduire, ils se sont éloignes de plus en plus de
la vérité, du modèle premier, de l'image intellectuelle, en sorte
qu'il n'\ a point, qu'il n'y eut jamais, et qu'il ne peut jamais
y avoir ni un tout, ni par conséquent une seule partie d'un
tout qui n'ait souffert ; sais-tu, mon ami, ce que tes plus anciens
prédécesseurs ont fait? Par une longue observation, par une
expérience consommée, par la comparaison des organes avec
leurs fonctions naturelles, par un tact exquis, par un goût, un
instinct, une sorte d'inspiration donnée à quelques rares génies,
peut-être par un projet, naturel à un idolâtre, d'élever l'homme
au-dessus de sa condition, et de lui imprimer un caractère divin,
un caractère exclusif de toutes les servitudes de notre vie ché-
tive, pauvre, mesquine et misérable, ils ont commencé par
SALON DE 1767. 13
sentir les grandes altérations, les difformités les plus grossières,
les grandes souffrances. Voilà le premier pas qui n'a propre-
ment réformé que la masse générale du système animal, ou
quelques-unes de ses portions principales. Avec le temps, par
une marche lente et pusillanime, par un long et pénible tâton-
nement, par une notion sourde, secrète, d'analogie, le résultat
d'une infinité d'observations successives dont la mémoire s'éteint
et dont l'effet reste, la réforme s'est étendue à de moindres par-
ties, de celles-ci à de moindres encore, et de ces dernières aux
plus petites, à l'ongle, à la paupière, aux cils, aux cheveux,
effaçant sans relâche et avec une circonspection étonnante les
altérations et difformités de Nature viciée, ou dans son origine,
ou par les nécessités de sa condition, s'éloignant sans cesse du
portrait, de la ligne fausse, pour s'élever au vrai modèle idéal
de la beauté, à la ligne vraie; ligne vraie, modèle idéal de la
beauté, qui n'exista nulle part que dans la tête des Agasias, des
Raphaël, des Poussin, des Puget, des Pigalle, des Falconet;
modèle idéal de la beauté, ligne vraie, dont les artistes subal-
ternes ne puisent des notions incorrectes, plus ou moins appro-
chées, que dans l'antique ou dans les ouvrages incorrects de la
nature ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, que ces grands
maîtres ne peuvent inspirer à leurs élèves aussi rigoureusement
qu'ils la conçoivent; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, au-
dessus de laquelle ils peuvent s'élancer en se jouant, pour pro-
duire le chimérique : le Sphinx, le Centaure, l'Hippogriffe, le
Faune, et toutes les natures mêlées; au-dessous de laquelle ils
peuvent descendre pour produire les différents portraits de la
vie, la charge, le monstre, le grotesque, selon la dose de men-
songe qu'exige leur composition et l'effet qu'ils ont à produire;
en sorte que c'est presque une question vide de sens, que de
chercher jusqu'où il faut se tenir approché ou éloigné du modèle
idéal de la beauté, de la ligne vraie ; modèle idéal de la beauté,
ligne vraie non traditionnelle, qui s'évanouit presque avec
l'homme de génie; qui forme pendant un temps l'esprit, le
caractère, le goût des ouvrages d'un peuple, d'un siècle, d'une
école ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, dont l'homme de
génie aura la notion plus ou moins rigoureuse, selon le climat
le gouvernement, les lois, les circonstances qui l'auront vu
naître; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, qui se corrompt,
\h SALON DE 1767.
qui se perd et qui ne se retrouverait peut-être parfaitement
chez un peuple, que par le retour à l'état de barbarie; car c'est
la seule condition où les hommes, convaincus de leur ignorance,
puissent se résoudre à la lenteur du tâtonnement; les autres
restent médiocres, précisément parce qu'ils naissent, pour ainsi
dire, savants. Serviles et presque stupides imitateurs de ceux
qui les ont précèdes, ils étudient la nature comme parfaite, et
non comme perfectible; ils vont la chercher, non pour appro-
cher du modèle idéal et de la ligne vraie, mais pour approcher
de plus près de la copie de ceux qui l'ont possédée. C'est du
plus habile d'entre eux, que le Poussin a dit qu'il était un ange
en comparaison des modernes, et un âne en comparaison des
Anciens. Les imitateurs scrupuleux de l'antique ont sans cesse
les yeux attaches sur le phénomène; mais aucun d'eux n'en a
la raison. Ils restent d'abord un peu au-dessous de leur modèle;
peu à peu ils s'en écartent davantage, du quatrième degré de
portraitiste, de copiste, ils se ravalent au centième. »
Mais, me direz-vous, il est donc impossible à nos artistes
d'égaler jamais les Anciens? Je le pense, du moins en suivant
la route qu'ils tiennent, en n'étudiant la nature, en ne la recher-
chant, en ne la trouvant belle que d'après des copies antiques,
quelque sublimes qu'elles soient, et quelque fidèle que puisse
être l'image qu'ils en ont. Réformer la nature sur l'antique,
c'est suivre la route in\ei>e des Anciens qui n'en avaient point;
c'est toujours travailler d'après une copie. Et puis, mon ami,
croyez-vous qu'il n'y ait aucune différence entre être de l'école
primitive et du secret, partager l'esprit national, être animé de
la chaleur, et pénétré des vues, des procédés, des moyens de
ceux qui ont fait la chose, et voir simplement la chose faite ?
croyez-\ons qu'il n'y ait aucune différence entre Pigalle et
l'alconet à Paris, devant le Gladiateur, et Pigalle et Falconet
dans Athènes, et devant Agasias? C'est un vieux conte, mon
ami, que pour former cette statue vraie ou imaginaire que les
Anciens appelaient la règle, et que j'appelle le modèle idéal ou
la ligne vraie, ils aient parcouru la nature, empruntant d'elle
dans une infinité d'individus les plus belles parties dont ils
composèrent un tout. Comment est-ce qu'ils auraient reconnu
la beauté de ces parties? De celles surtout qui, rarement expo-
sées à nos yeux, telles que le ventre, le haut des reins, Parti-
SALON DE 1767. 15
culalion des cuisses ou des bras, où le poco più et le poco mena
sont sentis par un si petit nombre d'artistes, ne tiennent pas le
nom de belles de l'opinion populaire, que l'artiste trouve établie
en naissant, et qui décide son jugement. Entre la beauté d'une
forme et sa difformité; il n'y a que l'épaisseur d'un cheveu;
comment avaient-ils acquis ce tact qu'il faut avoir, avant que
de rechercher les formes les plus belles éparses, pour en com-
poser un tout? Voilà ce dont il s'agit. Et quand ils eurent ren-
contré ces formes, par quel moyen incompréhensible les réuni-
rent-ils? Qu'est-ce qui leur inspira la véritable échelle à laquelle
il fallait les réduire? Avancer un pareil paradoxe, n'est-ce pas
prétendre que ces artistes avaient la connaissance la plus pro-
fonde de la beauté, étaient remontés à son vrai modèle idéal, à
la ligne de foi, avant que d'avoir fait une seule belle chose? Je
vous déclare donc que cette marche est impossible, absurde. Je
vous déclare que, s'ils avaient possédé le modèle idéal, la ligne
vraie, dans leur imagination, ils n'auraient trouvé aucune partie
qui les eût contentés à la rigueur. Je vous déclare qu'ils n'au-
raient été que portraitistes de celle qu'ils auraient servilement
copiée. Je vous déclare que ce n'est point à l'aide d'une infinité
de petits portraits isolés, qu'on s'élève au modèle original et
premier ni de la partie, ni de l'ensemble et du tout; qu'ils ont
suivi une autre voie, et que celle que je viens de prescrire est
celle de l'esprit humain dans toutes ses recherches.
Je ne dis pas qu'une nature grossièrement viciée ne leur ait
inspiré la première pensée de réforme, et qu'ils n'aient long-
temps pris pour parfaites des natures dont ils n'étaient pas en
état de sentir le vice léger, h moins qu'un génie rare et vio-
lent ne se soit élancé tout à coup du troisième rang, où il
tâtonnait avec la foule, au second. Mais je prétends que ce
génie s'est fait attendre, et qu'il n'a pu faire lui seul ce qui est
l'ouvrage du temps et d'une nation entière. Je prétends que
c'est dans cet intervalle du troisième rang, du rang de portrai-
tiste de la plus belle nature subsistante, soit en tout, soit en
partie, que sont renfermées toutes les manières possibles de
faire avec éloge et succès, toutes les nuances imperceptibles
du bien, du mieux et de l'excellent. Je prétends que tout ce
qui est au-dessus est chimérique, et que tout ce qui est au-
dessous est pauvre, mesquin, vicieux. Je prétends que, sans
16 SALON DE 1767.
recourir aux notions que je viens d'établir, on prononcera éter-
nellement les mots d'exagération, de pauvre nature, de nature
mesquine, sans en avoir d'idées nettes. Je prétends que la rai-
son principale pour laquelle les arts n'ont pu, dans aucun
siècle, chez aucune nation, atteindre au degré de perfection
qu'ils ont eu chez les Grecs, c'est que c'est le seul endroit
connu de la terre où ils ont été soumis au tâtonnement; c'est
que, grâce aux modèles qu'ils nous ont laissés, nous n'avons
jamais pu, comme eux, arriver successivement et lentement à
la beauté de ces modèles; c'est que nous nous en sommes ren-
dus plus ou moins servilement imitateurs, portraitistes, et que
nous n'avons jamais eu que d'emprunt, sourdement, obscuré-
ment le modèle idéal, la ligne vraie; c'est que, si ces modèles
avaient été anéantis, il y a tout à présumer qu'obligés comme
eux à nous traîner d'après une nature difforme, imparfaite,
viciée, nous serions arrivés comme eux à un modèle original et
premier, à une ligne vraie qui aurait été bien plus nôtre qu'elle
ne l'est et ne peut l'être; et, pour trancher le mot, c'est que
les chefs-d'œuvre des Anciens me semblent faits pour attester à
jamais la sublimité des artistes passés, et perpétuer à toute
éternité la médiocrité des artistes à venir. J'en suis fâché; mais
il faut que les lois inviolables de Nature s'exécutent; c'est que
Nature ne fait rien par saut, et que cela n'est pas moins vrai
dans les arts que dans l'univers.
Quelques conséquences que vous tirerez bien de là sans que
je m'en mêle, c'est l'impossibilité confirmée par l'expérience de
tous les temps et de tous les peuples, que les beaux-arts aient
chez un même peuple, plusieurs beaux siècles; c'est que ces
principes s'étendent également à l'éloquence, à la poésie, et
peut-être aux langues. Le célèbre Garrick disait au chevalier
de Ghastellux : « Quelque sensible que Nature ait pu vous for-
mer, si vous ne jouez que d'après vous-même, ou la nature
subsistante la plus parfaite que vous connaissiez, vous ne serez
que médiocre.
— Médiocre! et pourquoi cela?
— C'est qu'il y a pour vous, pour moi, pour le spectateur,
tel homme idéal possible qui. dans la position donnée, serait
bien autrement affecté que vous. Voilà l'être imaginaire que
vous devez prendre pour modèle. Plus fortement vous l'aurez
SALON DE 1767. 17
conçu, plus vous serez grand, rare, merveilleux et sublime.
— Vous n'êtes donc jamais vous?
— Je m'en garde bien. Ni moi, monsieur le chevalier, ni
rien que je connaisse précisément autour de moi. Lorsque je
m'arrache les entrailles, lorsque je pousse des cris inhumains,
ce ne sont pas mes entrailles, ce ne sont pas mes cris, ce sont
les entrailles, ce sont les cris d'un autre que j'ai conçu, et qui
n'existe pas. »
Or, il n'y a, mon ami, aucune espèce de poëte à qui la
leçon de Garrick ne convienne. Son propos bien réfléchi, bien
approfondi, contient le scciuidus a natura et le terlius ab idea
de Platon, le germe et la preuve de tout ce que j'ai dit. C'est
que les modèles, les grands modèles, si utiles aux hommes
médiocres, nuisent beaucoup aux hommes de génie.
Après cette excursion, à laquelle, vraie ou fausse, peu
d'autres que vous seront tentés de donner touie l'attention
qu'elle mérite, parce que peu saisiront la différence d'une
nation qu'on fait ou qui se fait d'elle-même, je passe au Salon
ou aux différentes productions que nos artistes y ont exposées
cette année. Je vous ai prévenu sur ma stérilité, ou plutôt sur
l'état d'épuisement où les Salons précédents m'ont réduit; mais
ce que vous perdrez du côté des écarts, des vues, des prin-
cipes, des réflexions, je tâcherai de vous le rendre par l'exac-
titude des descriptions, et l'équité des jugements. Entions
donc dans ce sanctuaire. Regardons, regardons longtemps; sen-
tons et jugeons. Surtout, mon ami, comme il faut que je me
taise ou que je parle selon la franchise de mon caractère, mon-
sieur le maître de la boutique du Houx toujours vert, obtenez
de vos pratiques le serment solennel de la réticence. Je ne
veux contrister personne ni l'être à mon tour. Je ne veux pas
ajouter à la nuée de mes ennemis une nuée de surnuméraires.
Dites que les artistes s'irritent facilement,
Genus irritabile vatum.
Hor.AT. EpistoL, lib. II, epist. n.
Dites que, dans leur colère, ils sont plus violents et plus
dangereux que les guêpes. Dites que je ne veux pas être exposé
aux guêpes. Dites que je manquerais à l'amitié et à la con-
xi. 2
18 SALON DE 1767.
fiance de la plupart d'entre eux. Dites que ces papiers me don-
neraient un air de méchanceté, de fausseté, de noirceur et
d'ingratitude. Dites que les préjugés nationaux n'étant pas plus
respectés dans mes lignes, que les mauvaises manières de
peindre; les vices des grands, que les défauts des artistes; les
extravagances de la société, que celles de l'Académie, il y a de
quoi perdre cent hommes mieux étayés que moi. Dites que,
s'il arrivait qu'un petit service, qui vous est rendu par l'amitié,
devînt pour moi la source de quelque grand chagrin, vous ne
vous en consoleriez jamais. Dites que, tout inconvénient à
part, il faut être fidèle au pacte qu'on a consenti. Présentez
mon très-humble respect à Mme la princesse de Nassau-Saar-
bruck, et envoyez-lui toujours des papiers qui l'amusent. La
première fois, mon ami, nous époussetterons Michel Van Loo.
Sine ira et studio quorum caussas procul habeo.
Taut. Annal, lib. I, cap. i.
Voici mes critiques et mes éloges. Je loue, je blâme, d'après
ma sensation particulière, qui ne fait pas loi. Dieu ne deman-
derait de nous que la sincérité avec nous-mêmes. Les artistes
voudront bien n'être pas plus exigeants. On a bientôt dit : « Cela
est beau; cela est mauvais; » mais la raison du plaisir ou du
dégoût se fait quelquefois attendre; et je suis commandé par
un diable d'homme, qui ne lui donne pas le temps de venir.
Priez Dieu pour la conversion de cet homme-là; et, le front
incliné devant la porte du Salon, faites amende honorable h
l'Académie des jugements inconsidérés que je vais porter.
MICHEL VAN LOO.
1. LA PEINTURE ET LA SCULPTURE1.
Ce n'est pas Carie, c'est Michel. Carie est mort. Il y a de
Michel deux ovales représentant, l'un la Peinture, l'autre la
Sculpture.
\. Deux tableaux ovales de 3 pieds 8 pouces de large sur 3 pieds 1 pouce de haut.
SALON DE 1767. 19
La Sculpture est assise. On la voit de face, la tête coiffée à
la romaine, le regard assuré, le bras droit retourné, et le dos
de la main appuyé sur la hanche ; l'autre bras posé sur la selle
à modeler, l'ébauchoir à la main. Il y a sur la selle un buste
commencé.
Pourquoi ce caractère de majesté? Pourquoi ce bras sur
la hanche? Cette attitude d'atelier cadre-t-elle bien avec l'air de
noblesse? Supprimez la selle, l'ébauchoir et le buste; et vous
prendrez la figure symbolique d'un art pour une impératrice.
Mais elle impose. — D'accord. — Mais ce bras retourné et
ce poignet appuyé sur la hanche donne de la noblesse, et
marque le repos. — Donne de la noblesse, si vous voulez.
Marque le repos, certainement. — Mais, cent fois le jour,
l'artiste prend cette position, soit que la lassitude suspende son
travail, soit qu'il s'en éloigne pour en juger l' effet. — Ce que
vous dites, je l'ai vu. Que s'ensuit-il? en est-il moins vrai que
tout symbole doit avoir un caractère propre et distinctif? que
si vous approuvez cette Sculpture impératrice, vous blâmerez
du moins cette Peinture bourgeoise, qui lui fait pendant? —
Cette première est de bonne couleur. — Peut-être un peu
sale. — Très-bien drapée, d'une grande correction de dessin,
d'un assez bon effet. — Passons, passons; mais n'oublions pas
que l'artiste qui traite ces sortes de sujets s'en tient à l'imitation
de Mature ou se jette dans l'emblème, et que ce dernier parti
lui impose la nécessité de trouver une expression de génie,
une physionomie unique, originale et d'état, l'image énergique
et forte d'une qualité individuelle. Voyez cette foule d'esprits
incoercibles et véloces sortis de la tête de Bouchardon et accou-
rant à la voix iï Ulysse qui évoque l'ombre de Tirêsius *; voyez
ces Naïades abandonnées, molles et Huantes de Jean Goujon.
Les eaux de la fontaine des Innocents ne coulent pas mieux.
Les symboles serpentent comme elles. Voyez un certain amour
de Van Dyck. C'est un enfant; mais quel enfant! c'est le maître
des hommes; c'est le maître des dieux. On dirait qu'il brave le
ciel et qu'il menace la terre. C'est le quos ego du poëte, rendu
pour la première fois.
Et puis, je vous le demande, n'aimeriez-vous pas mieux
J. Cet exemple, que Diderot a déjà cité et qu'il citera encore, est un dessin.
20 SALON DL 1767.
cette tête coiffée d'humeur, sa draperie lâche et moins arrangée,
et son regard attaché sur le buste?
La Peinture du Michel est assise devant son chevalet; ou la
voit de profil. Elle a la palette et le pinceau à la main. Elle
travaille; elle est commune d'expression. Rien de cette chaleur
du génie qui crée. Elle est grise ; elle est fade; la touche en est
molle, molle, molle.
Après ces deux morceaux viennent des portraits sans nom-
bre, à les compter tous; quelques portraits, à ne compter que
les bons.
Celui du Cardinal de Choiseid l est sage, ressemblant, bien
assis, bien de chair; on ne saurait mieux posé ni mieux habillé ;
c'est la nature et la vérité même. Ce sont ces vêtements-là qui
n'ont pas été mannequinés. Plus on a de goût et de vrai goût,
plus on regarde ce cardinal. 11 rappelle ces cardinaux et ces
papes de Jules Romain, de Raphaël et de Van Dyck, qu'on voit
dans les premières pièces du Palais-Royal 2. Sa fourrure n'est
pas autrement chez le fourreur.
3. l'abbé de breteuil.
L'Abbé de Breteuil tout aussi ressemblant, plus éclatant de
couleur : mais moins vigoureux, moins sage, moins harmonieux.
Du reste, l'air facile et dégagé d'un abbé grand seigneur et
paillard.
8. M. DIDEROT 3.
Moi. J'aime Michel ; mais j'aime encore mieux la vérité.
Assez ressemblant; il peut dire à ceux qui ne le reconnaissent
pas, comme le jardinier de l'opéra-comique : « C'est qu'il ne
m'a jamais vu sans perruque. » Très-vivant; c'esl sa douceur,
avec sa vivacité; mais trop jeune, tête trop petite, joli comme
une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la
bouche en cœur; rien de la sagesse de couleur du Cardinal de
Choiseulj et puis un luxe de \étement à ruiner le pauvre litté-
1. N°2.
2. Se voient aujourd'hui au Musée. (Bu.)
3. Gravé in-folio par Benriquez et reproduit en couleur par Alix. Ce tableau est
conservé dans la famille de Vandeul.
SALON DE 1767. 21
rateur, si le receveur de la capitation vient à l'imposer sur sa
robe de chambre l. L'écritoire, les livres, les accessoires aussi
bien qu'il est possible, quand on a voulu la couleur brillante et
qu'on veut être harmonieux. Pétillant de près, vigoureux de
loin, surtout les chairs. Du reste, de belles mains bien mode-
lées, excepté la gauche qui n'est pas dessinée. On le voit de
face; il a la tête nue; son toupei gris, avec sa mignardise, lui
donne l'air d'une vieille coquette qui fait encore l'aimable; la
position d'un secrétaire d'État et non d'un philosophe. La faus-
seté du premier moment a influé sur tout le reste. C'est cette
folle de madame Van Loo qui venait jaser avec lui, tandis qu'on
le peignait, qui lui a donné cet air-là, et qui a tout gâté. Si elle
s'était mise à son clavecin, et qu'elle eût préludé ou chanté,
Non ha ragione, ingrato,
Un core abbandonato,
ou quelque autre morceau du même genre, le philosophe sen-
sible eût pris un tout autre caractère ; et le portrait s'en serait
ressenti. Ou mieux encore, il fallait le laisser seul, et l'aban-
donner à sa rêverie. Alors sa bouche se serait entr' ouverte, ses
regards distraits se seraient portés au loin, le travail de sa tête,
fortement occupée, se serait peint sur son visage ; et Michel
eût fait une belle chose. Mon joli philosophe, vous me serez à
jamais un témoignage précieux de l'amitié d'un artiste, excel-
lent artiste, plus excellent homme. Mais que diront mes petits-
enfants, lorsqu'ils viendront à comparer mes tristes ouvrages
avec ce riant, mignon, efféminé, vieux^coquet-là? Mes enfants,
je vous préviens que ce n'est pas moi. J'avais en une journée
cent physionomies diverses, selon la chose dont j'étais affecté.
J'étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthou-
siaste; mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. J'avais
un grand front, des yeux très-vifs, d'assez grands traits, la tête
tout à fait du caractère d'un ancien orateur, une bonhomie qui
touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens
temps. Sans l'exagération de tous les traits clans la gravure
i. Sans doute celle dont il est question dans les Regrets sur ma vieille robe de
chambre, t. IV. La date paraît concorder avec celle du don fait par Mme Geoffrin
au philosophe.
22 SALON DE 17G7.
qu'on a faite d'après le crayon de Greuze l, je serais infiniment
mieux. J'ai un masque qui trompe l'artiste; soit qu'il y ait trop
de choses fondues ensemble ; soit que, les impressions de mon
âme se succédant très-rapidement et se peignant toutes sur
mon visage, l'œil du peintre ne me retrouvant pas le même d'un
instant à l'autre, sa tâche devienne beaucoup plus difficile qu'il
ne la croyait. Je n'ai jamais été bien fait que par un pauvre
diable appelé Garand 2, qui m'attrapa, comme il arrive à un sot
qui dit un bon mot. Celui qui voit mon portrait par Garand,
me voit. Ecco il vero Pulcinella3. M. Grimm l'a fait graver;
mais il ne le communique pas. Il attend toujours une inscrip-
tion 4 qu'il n'aura que quand j'aurai produit quelque chose qui
m'immortalise. — Et quand l'aura-t-il? — Quand? demain
peut-être ; et qui sait ce que je puis ? Je n'ai pas la conscience
d'avoir encore employé la moitié de mes forces. Jusqu'à présent
je n'ai que baguenaudé. J'oubliais parmi les bons portraits de
moi, le buste de mademoiselle Gollot, surtout le dernier 5, qui
1. Ce profil de Greuze au pastel, qui appartient aujourd'hui à M. Walferdii), a
été fort souvent grave. Diderot veut parler ici de la gravure qu'en a faite Saint-
Aubin en 1766.
2. Garand était membre de l'Académie de Saint-Luc. Le portrait qu'il a fait de
Diderot a été gravé par Chenu. C'est celui qui est reproduit dans notre édition.
Peut-être faut-il souscrire au jugement que porte Diderot sur son talent comme
peintre, mais il y a de lui quelques eaux-fortes, entre autres les portraits de l'abbé
de Lattaignant, de Marivaux, etc., qui prouvent qu'il n'était point maladroit dans
ce genre. Quand il ne gravait pas lui-même, c'était Chenu qui gravait d'après lui.
3. Vllusion à une anecdote souvent citée depuis que Diderot l'a rapportée dans
ses Lettres à MUe Voland : anecdote où un moine vénitien, pour détourner les
badauds amassés autour d'un polichinelle, leur crie en leur montrant le crucifix : «Le
polichinelle qui vous rassemble n'est qu'un sot, le seul, le vrai polichinelle, le voilà! »
4. 11 n'y eut jamais d'inscription ajoutée à ce portrait. L'exemplaire qu'en pos-
sède .M. Walferdin en porte cependant une, niais manuscrite, ainsi conçue :
11 eut de grands amis et quelques bas jaloux.
Le soleil plaît à l'aigle et blesse les hiboux.
Par le La Fontaine du xvme siècle.
Cette signature énigmatique peut désigner l'abbé Le Monnier; maison ne sau-
rait l'affirmer. Entre autres inscriptions proposées, en voici une tirée de la Décade
philosophique, et signée Boulard :
Romancier, philosophe, enthousiaste et fin,
Diderot d'gala Bacon et l'Arétin.
5. Le premier est à l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg. Nous renvoyons, pour les
autres portraits de Diderot, à la notice iconographique qui accompagnera notre
édition.
SALON DE 1767. 23
appartient à M. Grimm, mon ami. Il est bien, il est très-bien;
il a pris chez lui la place d'un autre, que son maître M. Fal-
conet avait fait, et qui n'était pas bien. Lorsque Falconet eut
vu le buste de son élève, il prit un marteau, et cassa le sien
devant elle. Cela est franc et courageux. Ce buste en tombant en
morceaux sous le coup de l'artiste, mit à découvert deux belles
oreilles qui s'étaient conservées entières sous une indigne per-
ruque dont madame Geoflïin m'avait fait affubler après coup.
M. Grimm n'avait jamais pu pardonner cette perruque à ma-
dame Geoffrin. Dieu merci, les voilà réconciliés; et ce Falconet,
cet artiste si peu jaloux de la réputation dans l'avenir, ce
contempteur si déterminé de l'immortalité, cet homme si dis-
respectueux de la postérité, délivré du souci de lui transmettre
un mauvais buste. Je dirai cependant de ce mauvais buste,
qu'on y voyait les traces d'une peine d'âme secrète dont j'étais
dévoré, lorsque l'artiste le fit. Comment se fait-il que l'artiste
manque les traits grossiers d'une physionomie qu'il a sous les
yeux, et fasse passer sur sa toile ou sur sa terre glaise les sen-
timents secrets, les impressions cachées au fond d'une came
qu'il ignore? La Tour avait fait le portrait d'un ami. On dit à
cet ami qu'on lui avait donné un teint brun qu'il n'avait pas.
L'ouvrage est rapporté dans l'atelier de l'artiste, et le jour pris
pour le retoucher. L'ami arrive à l'heure marquée. L'artiste
prend ses crayons. Il travaille, il gcâte tout ; il s'écrie : « J'ai
toutgcâté. Vous avez l'air d'un homme qui lutte contre le som-
meil ; » et c'était en effet l'action de son modèle, qui avait passé
la nuit à côté d'un parente indisposée.
h. MADAME LA PRINCESSE DE CHIMAY.
5. M. LE CHEVALIER DE FITZ-JAMES, SON FRERE.
"Vous êtes mauvais, parfaitement mauvais ; vous êtes plats,
mais parfaitement plats ; au garde-meuble ! Point de nuances,
point de passages, nulles teintes dans les chairs. Princesse,
dites-moi, ne sentez-vous pas combien ce rideau que vous tirez
est lourd? Il est difficile de dire lequel du frère et de la sœur
est le plus raide et le plus froid.
2lx SALON DE 1767.
10. NOTRE AMI GOGH IN.
Il est vu de profil. Si la figure était achevée, les jambes s'en
iraient sur le fond. Il a le bras passé sur le dos d'une chaise
de paille ; l'attitude est bien pittoresque; il est ressemblant ; il
est fin ; il va dire une ordure ou une malice. Si l'on compare ce
portrait de Van Loo, avec les portraits que Cochin a faits de lui-
même, on connaîtra la physionomie qu'on a, et celle qu'on
voudrait avoir. Du reste, celui-ci est assez bien peint, mais il
n'approche de près ni de loin du Cardinal de Choiseul.
Les autres portraits de Michel sont si médiocres, qu'on ne
les croirait pas du même maître. D'où vient cette inégalité qui,
dans un intervalle de temps assez court, touche les deux ex-
trêmes du bon et du mauvais? Le talent serait-il si journalier?
y aurait-il des figures ingrates? Je l'ignore. Ce que je sais, ce
que je vois, c'est qu'il n'y a guère de physionomies plus déplai-
santes, plus hideuses que celle de l'oculiste Demours, et que
La Tour n'a pas fait un plus beau portrait; c'est à faire détour-
ner la tête à une femme grosse, et à faire dire à une élégante :
« Ah l'horreur! » Je crois que la santé y entre pour beaucoup.
Le Petit jeune homme en pied, habillé à l'ancienne mode
d'Angleterre, est très-beau de draperie, de position naturelle
et aisée; charmant par sa simplicité, son ingénuité; d'une belle
palette; satin et bottes à ravir; étoiles qui ne sont pas plus
vraies dans le magasin de soieries. Très-beau morceau; tout
à fait à la manière de Van Dyck. Il est de quatre pieds sept
pouces de haut, sur deux pieds trois pouces de large.
Michel Van Loo est vraiment un artiste; il entend la grande
machine; témoin quelques tableaux de famille, où les ligures
sont grandes comme nature, et louables par toutes les parties
de la peinture. Celui-ci est bien l'inverse de La Grenée. Son
talent s'étend en raison de la grandeur de son cadre. Conve-
nons toutefois qu'il ne sait pas rendre la finesse de la peau des
femmes; que pour toute cette variété de teintes que nous y
voyons, il n'a que du blanc du rouge et du gris, et qu'il réus-
sit mieux aux portraits d'hommes. Je l'aime, parce qu'il est
simple et honnête, parce que c'est la douceur et la bienfaisance
personnifiées. Personne n'a plus que lui la physionomie de son
âme. Il avait un ami en Espagne. Il prit envie à cet ami d'équi-
SALON DE 1767. 25
per un vaisseau. Michel lui confia toute sa fortune. Le vaisseau
fait naufrage ; la fortune confiée fut perdue, et l'ami noyé. Mi-
chel apprend ce désastre, et le premier mot qui lui vient à la
bouche, c'est : J'ai perdu un bon ami. Cela vaut bien un bon
tableau.
Mais laissons là la peinture, mon ami; et faisons un peu de
morale. Pourquoi le récit de ces actions nous saisit-il l'âme
subitement, de la manière la plus forte et la moins réfléchie;
et pourquoi laissons-nous apercevoir aux autres toute l'impres-
sion que nous en recevons? Croire avec Hutcheson, Smith et
d'autres1, que nous ayons un sens moral propre à discerner le
bon et le beau, c'est une vision dont la poésie peut s'accom-
moder, mais que la philosophie rejette. Tout est expérimental
en nous. L'enfant voit de bonne heure que la politesse le rend
agréable aux autres; et il se plie à ses singeries. Dans un âge
plus avancé, il saura que ces démonstrations extérieures pro-
mettent de la bienfaisance et de l'humanité. Au récit d'une
grande action, notre âme s'embarrasse, notre cœur s'émeut, la
voix nous manque, nos larmes coulent. Quelle éloquence ! quel
éloge! On a excité notre admiration. On a mis en jeu notre sen-
sibilité; nous montrons cette sensibilité; c'est une si belle qua-
lité! Nous invitons fortement les autres à être grands; nous y
avons tant d'intérêt! Nous aimons mieux encore réciter une
belle action que la lire seul. Les larmes qu'elle arrache de nos
yeux, tombent sur les feuillets froids d'un livre; elles n'exhor-
tent personne; elles ne nous recommandent à personne ; il nous
faut des témoins vivants. Combien de motifs secrets et compli-
qués dans notre blâme et nos éloges! Le pauvre, qui ramasse
un louis, ne voit pas tout à coup tous les avantages de sa trou-
vaille; il n'en est pas moins vivement affecté. Nos habitudes
sont prises de si bonne heure, qu'on les appelle naturelles,
innées; mais il n'y a rien de naturel, rien d'inné que des fibres
plus flexibles, plus raides, plus ou moins mobiles, plus ou moins
disposées à osciller. Est-ce un bonheur? est-ce un malheur, que
de sentir vivement? Y a-t-il plus de biens que de maux clans la
vie? Sommes-nous plus malheureux par le mal, qu'heureux par
le bien? Toutes questions qui ne diffèrent que dans les termes.
1. Voyez Recherches philosophiques sur le beau, t. X.
26 SALON DE 17G7.
HALLE.
11 règne ici une secte de faiseurs de pointes, dont M. le
chevalier de Chastellux est un des premiers apôtres; elles sont
si mauvaises, que c'est presque un des caractères d'un bon
esprit que de ne pas les entendre. Un jour, Wilkes disait au che-
valier : « Chevalier, ô quantum est in rébus inane- le rébus est
une chose bien vide. » Le fils de Vernet1 est un des pointus les
plus redoutables; il entre au Salon; il voit deux tableaux : il
demande de qui ils sont : on lui répond, de Ilallé; et il ajoute,
vons-en. Allez-vous-en': cela est aussi bien jugé que mal dit. Je
vous le répète sans pointe, monsieur Halle, si vous n'en savez
pas faire davantage, allez- vous-en.
13. MINERVE CONDUISANT LA PAIX A i/HOTEL DE VILLE2.
Énorme composition, énorme sottise. Imaginez au milieu
d'une grande salle une table carrée. Sur cette table, une petite
écritoire de cabinet, et un petit portefeuille d'académie. Autour,
le Prévôt des marchands, ou une monstrueuse femme grosse
déguisée, tout l'échevinage, tout le gouvernement de la ville,
une multitude de longs rabats, de perruques effrayantes, de
volumineuses robes rouges et noires, tous ces gens debout,
parce qu'ils sont honnêtes, et tous les yeux tournés vers l'angle
supérieur droit de la scène, où Minerve descend accompagnée
d'une pelite Paix, que l'immensité du lieu et des autres person-
nages achève de rapetisser. Cette rapetissée et petite Paix laisse
tomber, d'une corne d'abondance, des fleurs sur quelques génies
des sciences et des arts, et sur leurs attributs.
Pour vaincre la platitude de tous ces personnages, il aurait
fallu l'idéal le plus étonnant, le faire le plus merveilleux; et
M. Ilallé n'a ni l'un ni l'autre. Aussi sa composition est-elle
aussi maussade qu'elle pouvaitl'être : c'est une véritable charge ;
c'est encore une esquisse tristement coloriée; c'est un tableau
1. Carie Vernet aurait donc commencé bien jeune sa carrière de joueur de
mots. Né en 17ÔS, il avait alors à peine neuf ans.
2. Ce tableau devait être placé dans la grande salle de l'IIotcl de ville ; il avait
14 pieds de large sur 10 pieds de haut.
SALON DE 1767. 27
à moitié peint, sur lequel on a passé un glacis. Toutes ces
figures vaporeuses, vagues, soufflées, ressemblent à celles que
le hasard ou notre imagination ébauche dans les nuées. Il n'y
a pas jusqu'à la salle et à son architecture grisâtre et nébu-
leuse, qui ne puisse se prendre pour un château en l'air. Ces
échevins ne sont que des sacs de laine, ou des colosses ridicules
de crème fouettée; ou, si vous l'aimez mieux, c'est comme si
l'artiste avait laissé, une nuit d'hiver, sa toile exposée dans sa
cour, et qu'il eût neigé dessus toute cette composition. Cela se
fondra au premier rayon du soleil ; cela se brouillera au pre-
mier coup de vent; cela va se dissiper par pièces, comme la
robe du commissaire de la Soirée des Boulevards l.
On dirait que M. le Prévôt des marchands invite Minerve et
la Paix à prendre du chocolat. Toutes les têtes de la même
touche, et coulées dans le même creux ; les robes rouges bien
symétriquement distribuées entre les robes noires; Minerve
crue de ton ; Génies d'un vert jaunâtre. Même couleur aux
fleurs; elles sont lourdement touchées, et sans finesse. Mono-
tonie si générale du reste, si insupportable, qu'on ne saurait y
tenir un peu de temps, sans avoir envie de bâiller. Autour de
la Minerve, ce n'est pas un nuage, c'est une petite fumée ou
vapeur gris de lin ; et les figures qu'elle soutient sont tournées,
contournées, mesquines, maniérées, sans noblesse. Ces fleu-
rettes jetées devant ces gros et lourds ventres de personnages,
rappellent, malgré qu'on en ait, le proverbe, margaritas unie
porcos. Et ces marmots à physionomie commune, mal groupés,
mal dessinés, vous les appelez des Génies? Ah! monsieur Halle,
vous n'en avez jamais vu. Les attributs dispersés sur le tapis
sont sans intelligence et sans goût.
Dans ce mauvais tableau, il y a pourtant de la perspective,
et les figures fuient bien du côté de la porte du fond. Il y a
un autre mérite, que peu d'artistes auraient eu, et que beau-
coup moins de spectateurs auraient senti; c'est dans une mul-
titude de figures, toutes debout, toutes vêtues de même, toutes
rangées autour d'une table carrée, toutes les yeux attachés vers
le même point de la toile, des positions naturelles, des mouve-
ments de bras, de jambes, de tête, de corps, si variés, si simples,
\. Comédie en un acte, de Favart.
28 SALON DE 1767.
si imperceptibles, que tout y contraste; mais de ce contraste,
inspiré par l'organisation particulière de chaque individu, par
sa place, par son ensemble; de ce contraste non étudié, non
académique; de ce contraste de nature : ces vilaines figures
ont je ne sais quoi de coulant, de Huant, depuis la tête aux
pieds, qui achève par sa vérité de faire sortir le ridicule des
grosses tètes, des grosses perruques et des gros ventres. C'est
le cérémonial et l'étiquette, qui fagotent ces gens-là comme
vous les voyez. Une ligne d'exagération de plus, et vous auriez
eu une assemblée de figures à Callot, qui vous auraient fait tenir
les côtés de rire. Rien ne serait plus aisé, avec un peu de verve,
que d'en faire une excellente chose en ce genre : tout s'y prête.
14. LA. FORCE DE L'UNION, OU LA FLÈCHE ROMPUE PAR
LES PLUS JEUNES DES ENFANTS DE SCILURUS; ET LE
FAISCEAU DE FLÈCHES RÉSISTANT A L'EFFORT DES
AÎNÉS RÉUNIS1.
Belle leçon du roi des Scythes expirant ! Jamais plus belle
leçon ne fut donnée; jamais plus mauvais tableau ne fut fait.
J'en suis fâché pour le roi de Pologne. Le meilleur des trois
tableaux qu'il a demandés à nos artistes est médiocre. Venons
à celui de Halle.
Mais, dites-moi, je vous prie, qui est cet homme maigre,
ignoble, sans expression, sans caractère, couché sous cette
tente? — C'est le roi Scilurus. — Cela, c'est un roi, c'est un
roi scythe? Où est la fierté, le sens, le jugement, la raison in-
disciplinée de l'homme sauvage? C'est un gueux. Et ces trois
maussades, hideuses, plates ligures emmaillottées dans leurs
draperies jusqu'au bout du nez, pourriez-vous m'apprendre si
ce sont des personnages réels de la scène, ou de mauvaises
estampes enluminées, comme nous en voyons sur nos quais,
dont ce pauvre diable a décoré le dedans de sa tente? Et vous
appellerez cela la femme, les filles de Scilurus? Et ces trois
autres figures nues, assises en dehors, à droite, en face de
l'homme couché, sont-ce trois galériens, trois roués, trois bri-
1. Tableau de 0 pieds 2 pouces de haut sur i pieds 8 pouces de large, apparte-
nant au roi de Pologne.
SALON DE 1767. 29
gands échappés de la Conciergerie? Ils sont affreux. Ils font
horreur. Quelles contorsions de corps! quelles grimaces dévi-
sages! Ils sont à la rame. Qu'on couvre le faisceau de flèches,
et je défie qu'on en juge autrement. Tableau détestable de tout
point, de dessin, de couleur, d'effet, de composition ; pauvre,
sale, mou de touche, papier barbouillé sous la presse de Gau-
tier; ce n'est que du jaune et du gris. Aucune différence entre
la couverture du lit et les chairs des enfants ; les jambes des
rameurs grêles à faire peur : à effacer avec la langue. Dans nos
campagnes les mieux ravagées par l'intendance et la ferme, dans
la plus misérable de nos provinces, la Champagne pouilleuse;
là, où l'impôt et la corvée ont exercé toute leur rage ; là, où le
pasteur, réduit à la portion congrue, n'a pas un liard à donner
à ses pauvres; à la porte de l'église ou du presbytère, sous la
chaumière où le malheureux manque de pain pour vivre, et de
paille pour se coucher, l'artiste aurait trouvé de meilleurs mo-
dèles.
Et vous croyez qu'on aura le front d'envoyer cela à un
roi? Je vous jure que si j'étais, je ne vous dis pas le ministre,
je ne vous dis pas le directeur de l'Académie, mais pur et
simple agréé, je protesterais pour l'honneur de mon corps et
de ma nation; et je protesterais si fortement, que M. Halle gar-
derait ce tableau pour faire peur à ses petits-enfants, s'il en a,
et qu'il en exécuterait un autre qui répondît mieux au bon
goût, aux intentions de Sa Majesté polonaise.
Son mauvais tableau de la Paix est excusable par l'ingra-
titude du sujet; mais que dire pour excuser le Scilurus qui
prête à l'art, et qui est infiniment plus mauvais? Mon ami, ce
pauvre Halle s'en va tant qu'il peut.
VIEN.
15. SAINT DENIS PRÊCHANT LA FOI EN FRANCE1.
Le public a été partagé entre ce tableau de Vien et celui de
Doyen, sur Y Épidémie des Ardents, destiné pour la même
1. Tableau cintré de 21 pieds 3 pouces de haut sur 12 pieds i pouces de large.
Pour une des chapelles de Saint-Roch, où il est encore.
30 SALON DE 1767.
église ; et il est certain que ce sont deux beaux tableaux, deux
grandes machines. Je vais décrire le premier; on trouvera la
description de l'autre à son rang.
A droite, c'est une fabrique d'architecture, la façade d'un
temple ancien, avec sa plate-forme au devant. Au-dessus de
quelques marches qui conduisent à cette plate-forme, vers
l'entrée du temple, on voit l'apôtre des Gaules prêchant.
Debout, derrière lui, quelques-uns de ses disciples ou prosé-
lytes; à ses pieds, en tournant de la droite de l'apôtre vers la
gauche du tableau, un peu sur le fond, quatre femmes age-
nouillées, assises, accroupies, dont l'une pleure, la seconde
écoute, la troisième médite, la quatrième regarde avec joie :
celle-ci retient devant elle son enfant qu'elle embrasse du bras
droit. Derrière ces femmes, debout, tout à fait sur le fond, trois
vieillards, dont deux conversent et semblent n'être pas d'ac-
cord. Continuant de tourner dans le même sens, une foule
d'auditeurs, hommes, femmes, enfants, assis, debout, proster-
nés, accroupis, agenouillés, faisant passer la même expression
par toutes ses différentes nuances, depuis l'incertitude qui
hésite, jusqu'à la persuasion qui admire ; depuis l'attention qui
pèse, jusqu'à l'étonnement qui se trouble; depuis la componc-
tion qui s'attendrit, jusqu'au repentir qui s'afflige.
Pour vous faire une idée de cette foule qui occupe le côté
gauche du tableau, imaginez, vue par le dos, accroupie sur les
dernières marches, une femme en admiration, les deux bras
tendus vers le saint. Derrière elle, sur une marche plus basse,
et un peu plus sur le fond, un homme agenouillé, écoutant,
incliné et acquiesçant de la tête, des bras, des épaules et
du dos. Tout à fait à gauche, deux grandes femmes debout.
Celle qui est sur le devant est attentive; l'autre est groupée
avec elle par son bras droit posé sur l'épaule gauche de la
première; elle regarde, elle montre du doigt un de ses frères
apparemment, parmi ce groupe de disciples ou de prosélytes
placés debout derrière le saint. Sur un plan, entre elles et les
deux figures qui occupent le devant, et qu'on voit par le dos, la
tête et les épaules d'un vieillard étonné, prosterné, admirant.
Le reste du corps de ce personnage est dérobé par un enfant,
vu par le dos, et appartenant à l'une des deux grandes femmes
qui sont debout. Derrière ces femmes, le reste des auditeurs
SALON DE 1767. 31
dont on n'aperçoit que les têtes. Au centre du tableau, sur le
fond, dans le lointain, une fabrique de pierre fort élevée, avec
différents personnages, hommes et femmes, appuyés sur le
parapet, et regardant ce qui se passe sur le devant. Au haut,
vers le ciel, sur des nuages, la Religion assise, un voile ramené
sur son visage, tenant un calice à la main. Au-dessous d'elle,
les ailes déployées, un grand ange qui descend avec une cou-
ronne qu'il se propose de placer sur la tête de Denis.
Voici donc le chemin de cette composition. La Religion,
l'ange, le saint, les femmes qui sont à ses pieds, les auditeurs
qui sont sur le fond, les deux grandes figures de femmes qui
sont debout, le vieillard incliné à leurs pieds, et les deux
figures, l'une d'homme, l'autre de femme, vues par le dos et
placées tout à fait sur le devant; ce chemin descendant molle-
ment et serpentant largement depuis la Religion jusqu'au fond
de la composition à gauche, où il se replie pour former circu-
lairement et à distance, autour du saint, une espèce d'enceinte
qui s'interrompt à la femme placée sur le devant, les bras
dirigés vers le saint, et découvre toute l'étendue intérieure de
la scène : ligne de liaison allant clairement, nettement, facile-
ment, chercher les objets principaux de la composition, dont
elle ne néglige que les fabriques de la droite et du fond, et les
vieillards indiscrets interrompant le saint, conversant entre eux
et disputant à l'écart.
Reprenons cette composition. L'apôtre est bien posé; il a le
bras droit étendu, la tête un peu portée en avant ; il parle.
Cette tête est ferme, tranquille, simple, noble, douce, d'un
caractère un peu rustique et vraiment apostolique. Voilà pour
l'expression. Quant au faire, elle est bien peinte, bien empâtée ;
la barbe large et touchée d'humeur. La draperie ou grande
aube blanche qui tombe en plis parallèles et étroits, est très-
belle. Si elle montre moins le nu qu'on ne désirerait, c'est
qu'il y a vêtement sur vêtement. La figure entière ramasse sur
elle toute la force, tout l'éclat de la lumière, et appelle la pre-
mière attention. Le ton général en est peut-être un peu gris et
trop égal.
Le jeune homme qui est derrière le saint, sur le devant,
est bien dessiné, bien peint; c'est une figure de Raphaël pour
la pureté, qui est merveilleuse pour la noblesse et pour le
32 SALON DE 1767.
caractère de tête qui est divin. 11 est très-fortement colorié. On
prétend que sa draperie est un peu lourde : cela se peut. Les
autres acolytes se soutiennent très-bien à côté de lui, et pour
la forme et pour la couleur.
Les femmes, accroupies aux pieds du saint, sont livides et
découpées. L'enfant, qu'une d'elles retient en l'embrassant, est
de cire.
Ces deux personnages, qui conversent sur le fond, sont
d'une couleur sale, mesquins de caractère, pauvres de drape-
rie ; du reste, assez bien ensemble.
Les femmes de la gauche, qui sont debout et qui font masse,
ont quelque chose de gêné dans leur tète. Leur vêtement vol-
tige à merveille sur le nu qu'il effleure.
La femme, assise sur les marches, avec les bras tendus
vers le saint, est fortement coloriée. La touche en est belle, et
sa vigueur renvoie le saint à une grande distance.
La figure d'homme, agenouillée derrière cette femme, n'est
ni moins belle ni moins vigoureuse ; ce qui l'amène bien en
devant.
On dit que ces deux dernières figures sont trop petites pour
le saint, et surtout pour les ligures qui sont debout à côté
d'elles : cela se peut.
On dit que la femme, aux bras tendus, a le bras droit trop
court; qu'elle blute, et qu'on ne sent pas le raccourci; cela se
peut encore.
Quant au fond, il est parfaitement d'accord avec le reste; ce
qui n'est ni commun ni facile.
Cette composition est vraiment le contraste de celle de
Doyen. Toutes les qualités qui manquent à l'un de ces artistes,
l'autre les a. Il règne ici la plus belle harmonie de couleur, une
paix, un silence qui charment; c'est toute la magie secrète de
l'art, sans apprêt, sans recherche, sans effort ; c'est un éloge
qu'on ne peut refuser à Vieil ; mais quand on tourne les yeux
sur Doyen, qu'on voit sombre, vigoureux, bouillant et chaud,
il faut s'avouer que, dans la Prédirai ion y tout ne se fait valoir
que par une faiblesse supérieurement entendue; faiblesse que
la force de Doyen fait sortir, mais faiblesse harmonieuse, qui
fait sortir à son tour toute la discordance de son rival. Ce sont
deux grands athlètes qui font un coup fourré. Les deux com-
SALON DE 1767. 33
positions sont l'une à l'autre, comme les caractères des deux
hommes. Vien est large, sage comme le Dominiquin; de belles
têtes, un dessin correct, de beaux pieds, de belles mains, des
draperies bien jetées, des expressions simples et naturelles;
rien de tourmenté, rien de recherché ni dans les détails ni
dans l'ordonnance; c'est le plus beau repos. Plus on le regarde,
plus on se plaît à le regarder; il tient à la fois du Dominiquin
et de Le Sueur. Le groupe de femmes, qui est à gauche, est
très-beau. Tous les caractères de têtes paraissent avoir été
étudiés d'après le premier de ces maîtres, et le groupe des
jeunes hommes, qui est à droite, et de bonne couleur, est dans
le goût de Le Sueur. Vien vous enchaîne et vous laisse tout le
temps de l'examiner. Doyen, d'un effet plus piquant pour l'œil,
semble lui dire de se dépêcher, de peur que, l'impression d'un
objet venant à détruire l'impression d'un autre, avant que
d'avoir embrassé le tout, le charme ne s'évanouisse. Vien a
toutes les parties qui caractérisent un grand faiseur; rien n'y
est négligé; un beau fond. C'est pour de jeunes gens une
source de bonnes études. Si j'étais professeur, je leur dirais :
« Allez à Saint-Roch, regardez la Prédication de Denis • laissez-
vous-en pénétrer; mais passez vite devant le tableau des
Ardents; c'est un jet sublime de tête, que vous n'êtes pas
encore en état d'imiter. » Vien n'a rien fait de mieux, si ce
n'est peut-être son morceau de réception. Vien, comme
Térence,
Liquidus, puroque simillimus amni.
Horat. Epistol. lib. II, epist. u, v. 120.
Doyen, comme Lucilius,
Cum flueret lutulentus, erat quod tollere velles.
Horat. Sermon, lib. I, sat. iv, v. 11.
C'est, si vous l'aimez mieux, Lucrèce et Virgile. Du reste,
remarquez pourtant, malgré le prestige de cette harmonie de
Vien, qu'il est gris, qu'il n'y a nulle variété dans ses carna-
tions, et que les chairs de ses hommes et de ses femmes sont
presque du même ton. Remarquez, à travers la plus grande
intelligence de l'art, qu'il est sans idéal, sans verve, sans poé-
sie, sans mouvement, sans incident, sans intérêt. Ceci n'est
xi. 3
3îi SALON DE 1767.
point une assemblée populaire ; c'est une famille, une même
famille. Ce n'est point une nation à laquelle on apporte une
religion nouvelle; c'est une nation toute convertie. Quoi donc!
est-ce qu'il n'y avait dans cette contrée ni magistrats, ni prê-
tres, ni citoyens instruits? Que vois-je? des femmes et des
enfants. Et quoi encore? des femmes et des enfants. C'est
comme à Saint-Roch, un jour de dimanche. De graves magis-
trats, s'ils y avaient été, auraient écouté et pesé ce que la doc-
trine nouvelle avait de conforme ou de contraire à la tranquil-
lité publique. Je les vois debout, attentifs, les sourcils baissés;
leur tète et leur menton appuyés sur leurs mains. Des prêtres
dont les dieux auraient été menacés, s'il y en avait eu, je les
aurais vus furieux et se mordant les lèvres de rage. Des
citoyens instruits, tels que vous et moi, s'il y en avait eu,
auraient hoché de la tète de dédain, et se seraient dit d'un
bout de la scène à l'autre : « Autres platitudes, qui ne valent
pas mieux que les nôtres. »
Mais croyez-vous qu'avec du génie il n'eût pas été possible
d'introduire dans cette scène le plus grand mouvement, les
incidents les plus violents et les plus variés ? — Dans une pré-
dication ? — Dans une prédication. — Sans choquer la vraisem-
blance ? — Sans la choquer. Changez seulement l'instant, et
prenez le discours de Denis à sa péroraison, lorsqu'il a embrasé
toute la populace de son fanatisme, lorsqu'il lui a inspiré le
plus grand mépris pour ses dieux. Alors vous verrez le saint
ardent, enllammé, transporté de zèle, encourageant ses audi-
teurs à briser leurs dieux et à renverser leurs autels. Vous
verrez ceux-ci suivre le torrent de son éloquence et de leur
persuasion, mettre la corde au cou à leurs divinités, et les tirer
de dessus leurs piédestaux. Vous en verrez les débris. Au milieu
de ces débris, vous verrez les magistrats s'interposant inutile-
ment, leurs personnes insultées et leur autorité méprisée. Vous
verrez toutes les fureurs de la superstition nouvelle se mêler à
celles de la superstition ancienne. Vous verrez des femmes rete-
nir leurs maris, qui s'élanceront sur l'apôtre pour l'égorger.
Vous verrez des archers conduire en prison quelques néophytes
tout fiers de souffrir. Vous verrez d'autres femmes embrasser
les pieds du saint, l'entourer et lui faire un rempart de leurs
corps; car, dans ces circonstances, les femmes ont bien une
SALON DE 1767. 35
autre violence que les hommes. Saint Jérôme disait aux sectaires
de son temps : « Adressez-vous aux femmes, si vous voulez que
votre doctrine prospère : Cito imbibunt, quia ignarœ; facile
nparguni, quia levés; diu retinent, quia pert inaces. »
Voilà la scène que j'aurais décrite, si j'avais été poëte; et
celle que j'aurais peinte, si j'avais été artiste.
Yien dessine bien, peint bien; mais il ne pense ni ne sent :
Doyen serait son écolier dans l'art; mais il serait son maître en
poésie. Avec de la patience et du temps, le peintre du tableau
des Ardents peut acquérir ce qui lui manque, l'intelligence de
la perspective, la distinction des plans, les vrais effets de
l'ombre et de la lumière; car il y a cent peintres décorateurs
pour un peintre de sentiment; mais on n'apprend jamais ce que
le peintre de la Prédication de Denis ignore. Pauvre d'idées,
il restera pauvre d'idées. Sans imagination, il n'en aura jamais.
Sans chaleur d'âme, toute sa vie il sera froid :
Lseva in parte mamillœ,
Nil salit Arcadico juveni.
Juvenal. Sat. VII, v. 159 et seq.
« Rien ne bat là au jeune Arcadien. » Mais justifions notre épi-
graphe, sine ira et studio, en rendant toute justice à quelques
autres parties de sa composition.
L'ange, qui s'élance des pieds de la Religion pour aller
couronner le saint, est on ne saurait plus beau; il est d'une
légèreté, d'une grâce, d'une élégance incroyables ; il a les
ailes déployées, il vole ; il ne pèse pas une once. Quoiqu'il ne
soit soutenu d'aucun nuage, je ne crains pas qu'il tombe; il est
bien étendu. Je vois devant et derrière lui un grand espace. Il
traverse le vague. Je le mesure du bout de son pied jusqu'à
l'extrémité de la main dont il tient la couronne. Mon œil tourne
tout autour de lui. Il donne une grande profondeur à la scène.
11 m'y fait discerner trois plans principaux très-marqués : le
plan de la Religion qu'il renvoie à une grande distance sur le
fond, celui qu'il occupe lui-même, et celui de la prédication
qu'il pousse en devant. D'ailleurs sa tête est belle; il est bien
drapé; ses membres sont bien cadencés; et il est merveilleux
d'action et de mouvement. La Religion est moins peinte que lui ;
36 SALON DE 1767.
il est moins peint que les figures inférieures; et cette dégrada-
tion est si juste, qu'on n'en est point frappé.
Cependant la Religion n'est pas encore assez aérienne; la
couleur en est un peu compacte. Du reste elle est Lien dessi-
née, et mieux encore ajustée. Rien d'équivoque dans les drape-
ries; elles sont parfaitement raisonnées ; on voit d'où elles
partent et où elles vont.
Le saint est très-grand ; et il le paraîtrait encore davantage,
s'il avait la tète moins forte. En général, les grosses tètes rac-
courcissent les figures. Ajoutez que, vêtu d'une aube lâche qui
ne touche point à son corps, les plis qui tombent longs et droits
augmentent son volume.
Depuis la clôture du Salon, les tableaux de Doyen et de
Vien sont à leur place dans l'église de Saint-Roch. Celui de
Vien a le plus bel effet, celui de Doyen paraît un peu noir; et
je vois un échafaud dressé vis-à-vis, qui m'annonce que l'artiste
le retouche.
Mon ami, lorsque vous aurez des tableaux à juger, allez les
voir à la chute du jour : c'est un instant très-critique. S'il y a
des trous, l'affaiblissement de la lumière les fera sentir. S'il y a
du papillotage, il en deviendra d'autant plus fort. Si l'harmonie
est entière, elle restera.
On accuse avec moi toute la composition de Yien d'être
froide; et elle l'est; mais ceux qui font ce reproche à l'artiste
en ignorent certainement la raison. Je leur déclare que, sans
rien changer à ce tableau, mais rien du tout qu'une seule et
unique chose, qui n'est ni de l'ordonnance, ni des incidents, ni
de la position et du caractère des figures, ni de la couleur, ni
des ombres et de la lumière, bientôt je les mettrais dans le cas
d'y demander encore, s'il se peut, plus de repos et de tranquil-
lité. J'en appelle de ce qui suit à ceux qui sont profonds dans
la pratique et dans la partie spéculative de l'art.
Je prétends qu'il faut d'autant moins de mouvement dans
une composition, tout étant égal d'ailleurs, que les personnages
sont plus graves, plus grands, d'un module plus exagéré, d'une
proportion plus forte, ou prise plus au delà de la nature com-
mune. Cette loi s'observe au moral et au physique : au physique,
c'est la loi des masses; au moral, c'est la loi des caractères.
Plus les masses sont considérables, plus elles ont d'inertie.
SALON DE 1767. 37
Dans les scènes les plus effrayantes, si les spectateurs sont des
personnages vénérables; si je vois sur leurs fronts ridés et sur
leurs têtes chauves les traces de l'âge et de l'expérience ; si les
femmes sont composées, grandes de forme et de caractère de
visage; si ce sont des natures patagonnes, je serais fort étonné
d'y voir beaucoup de mouvement. Les expressions, quelles
qu'elles soient, les passions et le mouvement diminuent à pro-
portion que les natures sont plus exagérées; et voilà pourquoi
nos demi-connaisseurs accusent Raphaël d'être froid, lorsqu'il
est vraiment sublime; lorsqu'en homme de génie il proportionne
les expressions, le mouvement, les passions, les actions à la
nature qu'il a imaginée et choisie. Conservez aux figures de
son tableau du Démoniaque les caractères qu'il leur a donnés;
introduisez-y plus de mouvement; et vous l'aurez gâté. Pareil-
lement, introduisez dans le tableau de Vien, sans rien y changer
du reste, la nature, le module de Raphaël; et peut-être alors
y trouverez-vous trop de mouvement. Je prescrirais donc le
principe suivant à l'artiste : si vous prenez des natures
énormes, que votre scène soit presque immobile. Si vous prenez
des natures petites, que votre scène soit tumultueuse et
troublée. Mais il y a un milieu entre le froid et l'extravagant;
et ce milieu, c'est le point où, relativement à l'action représen-
tée, le choix des natures se combine, pour le plus grand avan-
tage possible, avec la quantité du mouvement.
Quelle que soit la nature qu'on préfère, le mouvement suit
la raison inverse de l'âge, depuis la vieillesse jusqu'à l'enfance.
Quel que soit le module ou la proportion des ligures, le
mouvement suit la même raison inverse.
Voilà les éléments de la composition. C'est l'ignorance de
ces éléments qui a donné lieu à la diversité des jugements
qu'on porte de Raphaël. Ceux qui l'accusent d'être froid
demandent de sa grande nature ce qui ne convient qu'à une
petite nature telle que la leur. Ils ne sont pas du pays ; ce sont
des Athéniens qui font les raisonneurs à Lacédémone.
Les Spartiates n'étaient pas vraisemblablement d'une autre
stature que le reste des Grecs. Cependant il n'est personne qui,
sur leur caractère tranquille, ferme, immobile, grave, froid et
composé, ne les imagine beaucoup plus grands. La tranquillité,
la fermeté, l'immobilité, le repos, conduisent donc l'imagination
38 SALON DE 1767.
à la grandeur de stature. La grandeur de stature doit donc
réciproquement la ramener à la tranquillité, à l'immobilité, au
repos.
Les expressions, les passions, les actions, et par conséquent
les mouvements sont en raison inverse de l'expérience, et en
raison directe de la faiblesse. Donc une scène où toutes les
figures sont aréopagitiques ne saurait être troublée jusqu'à un
certain point. Or telles sont la plupart des figures de Raphaël.
Telles sont aussi les figures du statuaire. Le module du sta-
tuaire est communément grand; la nature du choix de cet art
est exagérée. Aussi sa composition comporte-t-elle moins de
mouvement. La mobilité convient à l'atome, et le" repos au
monde. L'assemblée des dieux ne sera pas tumultueuse comme
celle des hommes, ni celle des hommes faits comme celle des
enfants.
Un grand personnage sémillant est ridicule ; un petit per-
sonnage grave ne l'est pas moins.
On voit, parmi des ruines antiques, au-dessus des colonnes
d'un temple, une suite des travaux d'Hercule, représentés en
bas-reliefs. L'exécution du ciseau et le dessin en sont d'une
pureté merveilleuse; mais les figures sont sans mouvement,
sans action, sans expression. L'Hercule de ces bas-reliefs n'est
point un lutteur furieux qui étreint fortement et étouffe Antée;
c'est un homme vigoureux qui écrase la poitrine à un autre,
comme vous embrasseriez votre ami. Ce n'est point un chasseur
intrépide, qui s'est précipité sur un lion et qui le dépèce; c'est
un homme tranquille qui tient un lion entre ses jambes, comme
un pâtre y tiendrait le gardien de son troupeau. On prétend
que les arts ayant passé de l'Egypte en Grèce, ce froid symbo-
lique est un reste du goût de l'hiéroglyphe. C'est ce qui me
paraît difficile à croire; car, à juger des progrès de l'art par la
perfection de ces figures, il avait été poussé fort loin; et l'on a
de l'expression longtemps avant que d'avoir de l'exécution et du
dessin. En peinture, en sculpture, en littérature, la pureté de
style, la correction et l'harmonie sont les dernières choses
qu'on obtient. Ce n'est qu'un long temps, une longue pratique,
un travail opiniâtre, le concours d'un grand nombre d'hommes
successivement appliques, qui amènent ces qualités qui ne sont
pas du génie, qui l'enchaînent au contraire, et qui tendent
SALON DE 1767. 39
plutôt à tempérer et éteindre qu'à irriter et allumer la verve.
D'ailleurs, cette conjecture est réfutée par les mêmes sujets
tout autrement exécutés par des artistes antérieurs ou même
contemporains. Serait-ce que cette tranquillité du dieu, cette
facilité à faire de grandes choses, en caractériseraient mieux la
puissance? ou, ce que j'incline davantage à croire, ces mor-
ceaux n'étaient-ils que purement commômoratifs, un caté-
chisme d'autant plus utile aux peuples, qu'on n'avait guère
que ce moyen de tenir présentes à leur esprit et à leurs yeux,
et de graver dans leur mémoire les actions des dieux, la théo-
logie du temps? Au fronton d'un temple, il ne s'agissait pas de
montrer comment l'aigle avait enlevé Ganymède, ni comment
Hercule avait déchiré le lion ou étouffé Antée; mais de rappeler
au peuple, par un bas-relief hagiographe, et de lui conserver
le souvenir de ces faits. Si vous me dites que cette froideur
d'imitation était une manière de ces siècles, je vous demanderai
pourquoi cette manière n'était pas générale, pourquoi la figure
qu'on adorait au dedans du temple avait de l'expression, de la
passion, du mouvement; et pourquoi celle qu'on exécutait en
bas-relief au dehors en était privée; pourquoi ces statues qui
peuplaient le Portique, le Céramique, les jardins et autres
endroits publics, ne se recommandaient pas seulement par la
correction et la pureté du dessin ; et pourquoi elles se faisaient
encore admirer par leur expression. Voyez, adoptez quelques-
unes de ces opinions ; ou, si toutes vous déplaisent, mettez
quelque chose de mieux à leur place.
S'il était permis d'appliquer ici l'idée de l'abbé Galiani, que
l'histoire moderne n'est que l'histoire ancienne sous d'autres
noms, je vous dirais que ces bas-reliefs si purs, si corrects,
n'étaient que des copies de mauvais bas-reliefs anciens, dont
on avait gardé toute la platitude, pour leur conserver la véné-
ration des peuples. Chez nous, ce n'est pas la belle vierge des
Garmes-Déchaux qui fait des miracles1; c'est cet informe mor-
ceau de pierre noire qui est enfermé dans une boîte près du
Petit-Pont. C'est devant cet indigne fétiche, que des cierg^s
allumés brûlent sans cesse. Adieu toute la vénération, tou'e \&
1. Cette vierge a passé de l'église des Carmes-Déchaussés au Mv , , monu-
ments français, et de là à Notre-Dame où on la voit aujourd'hui. ù
(Bh.)
ÛO SALON DE 1767,
confiance de la populace, si l'on substitue à cette figure gothique
un chef-d'œuvre de Pigalle ou de Falconet. Le prêtre n'aura
qu'un moyen de perpétuer une portion de la superstition
lucrative, c'est d'exiger du statuaire d'approcher son image le
plus près qu'il pourra de l'image ancienne. C'est une chose
bien singulière, que le dieu qui fait des prodiges n'est jamais
une belle chose ni l'ouvrage d'un habile homme, mais toujours
quelque magot, tel qu'on en adore sur la côte du Malabar,
ou sous la feuillée du Caraïbe. Les hommes courent après
les vieilles idoles, et après les opinions nouvelles.
Je vous ai dit que le public avait été partagé sur la supé-
riorité des tableaux de Doyen et de Vien ; mais comme presque
tout le monde se connaît en poésie, et que très-peu de personnes
se connaissent en peinture, il m'a semblé que Doyen avait plus
d'admirateurs que Vien. Le mouvement frappe plus que le
repos. Il faut du mouvement aux enfants; et il y a beaucoup
d'enfants. On sent mieux un forcené qui se déchire le flanc de
ses propres mains, que la simplicité, la noblesse, la vérité, la
grâce d'une grande figure qui écoute en silence. Cependant
celle-ci est peut-être plus difficile «à imaginer; et imaginée,
plus difficile à rendre. Ce ne sont pas les morceaux de passion
violente qui marquent, dans l'acteur qui déclame, le talent
supérieur, ni le goût exquis dans le spectateur qui frappe des
mains.
Dans un de nos entretiens nocturnes, le contraste de ces
deux tableaux nous donna, à M. le prince de Galitzin et à moi,
occasion d'agiter quelques questions relatives à l'art , l'une
desquelles eut pour objet les groupes et les masses.
J'observai d'abord qu'on confondait à tout moment ces deux
expressions, grouper et faire masse, quoiqu'il mon avis il y eût
quelque différence.
De quelque manière que des objets inanimés soient ordon-
nés, je ne dirai jamais qu'ils groupent, mais je dirai qu'ils
font masse.
De quelque manière que des objets animés soient combinés,
ave ", des objets inanimés, je ne dirai jamais qu'ils groupent,
mais t ^u *'s *'ont masse-
jje -lelquc manière que ces objets animés soient disposés
3es uns à "^té c^es autres' Je ne (ura' qu'ils groupent que
SALON DE 1767. Z,l
quand ils seront liés ensemble par quelque fonction commune.
Exemple. Dans le tableau de la Manne du Poussin , les
trois figures qu'on voit à gauche, dont l'une ramasse de la
manne,> la seconde en ramasse aussi, et la troisième debout en
goûte, toutes les trois occupées à des actions diverses, isolées
les unes des autres, n'ayant qu'une proximité locale, ne grou-
pent point pour moi. Mais cette jeune femme assise à terre, qui
donne sa mamelle à teter à sa vieille mère, et qui console
d'une main son enfant qui pleure debout devant elle de la pri-
vation d'une nourriture que la nature lui a destinée, et que la
tendresse filiale, plus forte que la tendresse maternelle,
détourne; cette jeune femme groupe avec son fils et sa mère,
parce qu'il y a une action commune qui lie cette figure avec
les deux autres, et celles-ci avec elles.
Un groupe fait toujours masse; mais une masse ne fait pas
toujours groupe.
Dans le même tableau du Poussin, cet Israélite, qui ramasse
d'une main et qui en repousse un autre qui en veut au même
tas de manne, groupe avec lui.
Je remarquai que, dans la composition de Doyen, où il n'y
avait que quatorze figures principales, il y avait trois groupes,
et que dans celle de Vieil, où il y en avait trente-trois et peut-
être davantage, toutes étaient distribuées par masse, et qu'il
n'y avait proprement pas un groupe; que dans le tableau de
la Manne du Poussin il y avait plus de cent figures, et à peine
quatre groupes, chacun de ces groupes de deux ou trois figures
seulement; que dans le Jugement de Salomon*, du même
artiste, tout était par masse; et qu'à" l'exception du soldat qui
tient l'enfant et qui le menace de son glaive, il n'y avait pas
un groupe.
J'observai que, dans la plaine des Sablons, un jour de
revue que la curiosité badaude y rassemble cinquante mille
hommes, le nombre des masses y serait infini en comparaison
des groupes; qu'il en serait de même à l'église, le jour de
Pâques; à la promenade, une belle soirée d'été; au spectacle,
un jour de première représentation; dans les rues, un jour de
réjouissance publique; même au bal de l'Opéra, un jour de
\. Les tableaux de Poussin cités sont au Louvre.
/i2 SALON DE 1767.
lundi gras; et que, pour faire naître des groupes dans ces
nombreuses assemblées, il fallait supposer quelque événement
subit qui les menaçât. Si, au milieu d'une représentation, par
exemple, le feu prend à la salle, alors chacun songeant à son
salut, le préférant ou le sacrifiant au salut d'un autre, toutes
ces figures, un moment auparavant attentives, isolées et Iran-
quilles, s'agiteront, se précipiteront les unes sur les autres; des
femmes s'évanouiront entre les bras de leurs amants ou de
leurs époux; des Mlles secourront leurs mères ou seront secou-
rues par leurs pères; d'autres se précipiteront des loges dans
le parterre, où je vois des bras tendus pour les recevoir; il y
aura des hommes tués, étouffés, foulés aux pieds, une infinité
d'incidents et de groupes divers.
Tout étant égal d'ailleurs, c'est le mouvement, le tumulte
qui engendre les groupes.
Tout étant égal d'ailleurs, les natures exagérées prennent
moins aisément le mouvement que les natures faibles et com-
munes.
Tout étant égal d'ailleurs, il y aura moins de mouvement et
moins de groupes dans les compositions où les natures seront
exagérées.
D'où je conclus que le véritable imitateur de la nature,
l'artiste sage était économe de groupes, et que celui qui, sans
égard au mouvement et au sujet, sans égard au module et à
sa nature, cherchait à les multiplier dans sa composition,
ressemblait à un écolier de rhétorique, qui met tout son dis-
cours en apostrophes et en ligures; que l'art de grouper était
de la peinture perfectionnée; que la fureur de grouper était de
la peinture en décadence, des temps non de la véritable élo-
quence, mais des temps de la déclamation, qui succèdent tou-
jours aux premiers; qu'à l'origine de l'art le groupe devait être
rare dans les compositions; et que je n'étais pas éloigné de
croire que les sculpteurs, qui groupent presque nécessairement,
en avaient peut-être donne la première idée aux peintres.
Si mes pensées sont justes, vous les fortifierez de raisons
qui ne me viennent pas; et de conjecturales qu'elles sont, vous
les rendrez évidentes et démontrées. Si elles sont fausses, vous
les détruirez. Vraies ou fausses, le lecteur y gagnera toujours
quelque chose.
SALON DE 1767. tf
16. CÉSAR, DÉBARQUANT A CADIX, TROUVE DANS LE TEMPLE
D'HERCULE LA STATUE D'ALEXANDRE, ET GÉMIT D'ÊTRE
INCONNU A L'AGE OU CE HEROS S'ÉTAIT DEJA COUVERT
DE GLOIRE1.
Il était écrit au livre du destin, chapitre des peintres et des
rois, que trois bons peintres feraient un jour trois mauvais
tableaux pour un bon roi; et au chapitre suivant des Miscel-
lanées fatales, qu'un littérateur pusillanime épargnerait à ce
roi la critique de ces tableaux; qu'un philosophe s'en offense-
rait, et lui dirait : <c Quoi! vous n'avez pas de honte d'envoyer
aux souverains la satire de l'évidence; et vous n'osez leur
envoyer la satire d'un mauvais tableau? Vous aurez le front de
leur suggérer que les passions et l'intérêt particulier mènent ce
monde; que les philosophes s'occupent en vain à démontrer la
vérité et à démasquer l'erreur; que ce ne sont que des bavards
inutiles et importuns; et que le métier des Montesquieu est
au-dessous du métier de cordonnier; et vous n'oserez pas leur
dire : On vous a fait un sot tableau2? » Mais laissons cela; et
venons au César de Vien.
Au milieu d'une colonnade à gauche, on voit sur un pié-
destal un Alexandre de bronze. Cette statue imite bien le bronze;
mais elle est plate. Où est la noblesse? où est la fierté? c'est un
enfant. C'était la nature de Y Apollon du Belrt'dcre qu'il fallait
choisir ; et je ne sais quelle nature, on a prise. Fermez les yeux
sur le reste de la composition, et dites-moi si vous reconnaissez
là l'homme destiné à être le vainqueur et le maître du monde?
César à droite est debout. C'est César que cela? Ah! parbleu,
c'était bien un autre bougre que celui-ci. C'est un fesse-mathieu,
un pisse-froid, un morveux dont il n'y a rien à attendre de
grand. Ah! mon ami, qu'il est rare de trouver un artiste qui
entre profondément dans l'esprit de son sujet ! et, conséquem-
ment, nul enthousiasme, nulle idée, nulle convenance, nul effet;
ils ont des règles qui les tuent ; il faut que le tout pyramide ;
1. Tableau cintré de 8 pieds 9 pouces de haut sur 14 pieds 9 pouces de large,
appartenant au roi de Pologne.
2. Il est probable que Diderot répond ici à une intention courlisanesque,
comme disait Naigeon, manifestée par Grimm.
hh SALON DE 1767.
il faut une masse de lumière au centre; il faut de grandes
masses d'ombres sur les côtés ; il faut des demi-teintes sourdes,
fugitives, pas noires; il faut des figures qui contrastent; il faut
dans chaque figure de la cadence dans les membres; il faut...
s'aller faire foutre, quand on ne sait que cela. César a le bras
droit étendu, l'autre tombant, les regards attendris et tournés
vers le ciel. Il me semble, maître Vien, qu'appuyé contre le pié-
destal, les yeux attachés sur Alexandre, et pleins d'admiration et
de regrets; ou, si vous l'aimiez mieux, la tête penchée, humi-
liée, pensive, et les bras admiratifs, il eût mieux dit ce qu'il
avait à dire. La tête de César est donnée par mille antiques;
pourquoi en avoir fait une d'imagination qui n'est pas si belle,
et qui, sans l'inscription, rendrait le sujet inintelligible? Plus
sur la droite et sur le devant, on voit un vieillard, la main
droite posée sur le bras de César; l'autre, dans l'action d'un
homme qui parle. Que fait là cette espèce de cicérone? Qui est-
il? que dit-il? Maître Vien, est-ce que vous n'auriez pas dû
sentir que le César devait être isolé, et que ce bavard épiso-
dique détruit tout le sublime du moment? Sur le fond, derrière
ces deux figures, quelques soldats. Plus encore vers la droite,
dans le lointain, autres soldais à terre vus par le dos, avec un
vaisseau en rade et voiles déployées. Ces voiles déployées font
bien, d'accord; mais s'il vient un coup de vent de la mer, au
diable le vaisseau. A gauche, au pied de la statue, deux femmes
accroupies. La plus avancée sur le devant, vue par le dos, et le
visage de profil; l'autre, vue de profil, et attentive à la scène.
Elle a sur ses genoux un petit enfant qui tient une rose; la
première paraît lui imposer silence. Que font là ces femmes?
que signifie cet épisode du petit enfant à la rose? Quelle stéri-
lité ! quelle pauvreté ! et puis cet enfant est trop mignard, trop
fait, trop joli, trop petit; c'est un Lofant-Jésus. Tout à fait à
gauche, sur le fond, en tournant autour du piédestal, encore
des soldats. Autres défauts : ou je me trompe fort, ou la main
droite de César est trop petite, le pied de la femme accroupie
sur le devant, informe, surtout aux orteils, vilain pied de mo-
dèle ; le vêtement des cuisses de César, mince et sec comme du
papier bleu. Composition de tout point insignifiante. Sujet
d'expression, sujet grand, où tout est froid et petit ; tableau
sans aucun mérite que le technique. — Mais n'est-il pas har-
SALON DE 1767. 45
monieux et d'un pinceau spirituel ? — Je le veux. — Plus har-
monieux même et plus vigoureux que le Saint Denis. — Après?
— N'est-ce pas une jolie figure que César? — Eh ! oui, bour-
reau ; et c'est ce dont je me plains. — Cet ajustement n'est-il
pas riche et bien touché? cette broderie ne fait-elle pas bien
l'or? ce vieillard n'est-il pas bien drapé? sa tête n'est-elle pas
belle? celles des soldats interposés, mieux encore? celle surtout
qui est casquée, d'un esprit infini pour la forme et la touche?
ce piédestal, de bonne forme? cette architecture, grande? ces
femmes sur le devant, bien coloriées ? — Bien coloriées ! mais
ne faudrait-il pas qu'elles fussent coloriées plus fièrement, puis-
qu'elles sont au premier rang ? Voilà les propos des artistes :
intarissables sur le technique qu'on trouve partout, muets sur
l'idéal qu'on ne trouve nulle part. Ils font cas de la chose qu'ils
ont; ils dédaignent celle qui leur manque; cela est dans
l'ordre. Eh bien! gens de l'académie, c'est donc pour vous une
belle chose que ce tableau? — Très-belle; et pour vous? —
Pour moi, ce n'est rien ; c'est un morceau d'enfant, le prix d'un
écolier qui veut aller à Rome, et qui le mérite.
La tête de Pompée présentée à César; César aux pieds de
la statue d Alexandre , la Leçon de Scilurus à ses enfants;
trois tableaux à cogner le nez contre à ces maudits amateurs qui
mettent le génie des artistes en brassières. On avait demandé
à Boucher la Continence de Scipion; mais on y voulait ceci, on
y voulait cela, et cela encore ; on emmaillottait si bien mon
homme, qu'il a refusé de travailler. Il est excellent à entendre
là-dessus.
17. SAINT GRÉGOIRE, PAPE1.
Supposez, mon ami, devant ce tableau, un artiste et un
homme de goût. Le beau tableau ! dira le peintre. La pauvre
chose ! dira l'homme de lettres ; et ils auront raison tous les
deux.
Le Saint Grégoire est l'unique figure. Il est assis dans son
fauteuil, vêtu des habits pontificaux, la tiare sur la tête, la cha-
suble sur le surplis. 11 a devant lui un bureau soutenu par un
1. Tableau d'environ 9 pieds de haut sur 5 pieds de large, pour la sacristie de
l'église Saint-Louis, à Versailles.
Zi6 SALON DE 1767.
ange de bronze. Il y a sur cette table plume, encre, papier,
livres. On voit le saint de profil. 11 a le visage tranquille et
tourné vers une gloire, qui éclaire l'angle supérieur gauche de
la toile. Il y a dans cette gloire, dont la lumière tombe sur le
saint, quelques têtes de chérubins.
Il est certain que la figure est on ne peut plus naturelle et
simple de position et d'expression, quoique un peu fade ; qu'il
règne dans cette composition un calme qui plaît; que cette main
droite est bien dessinée, bien de chair, du ton de couleur le
plus vrai, et sort du tableau; et que, sans cette chape qui est
lourde, sans ce linge qui n'imite pas le linge, sous lequel le
vent s'enfournerait inutilement pour le séparer du corps, qui
n'a aucuns tons transparents, qui n'est pas soufflé comme il
devrait l'être, et qu'on prendrait facilement pour une étoffe
blanche épaisse; sans tout ce vêtement qui sent un peu le man-
nequin, celui qui s'en tient au technique et qui ne s'interroge
pas sur le reste, peut être content. — Belle tête, belle pâte, beau
dessin, bureau soutenu par un ange de bronze bien imité et de
bon goût. Tout le tableau bien colorié. — Oui, aussi bien qu'un
artiste qui ne connaît pas l'art des glacis peut faire. Une figure
n'acquiert de la vigueur qu'autant qu'on la reprend, cherchant
continûment à l'approcher de la nature, comme font Greuze et
Chardin. — Mais c'est un travail long; et un dessinateur s'y
résout difficilement, parce que ce technique nuit à la sévérité
du dessin; raison pour laquelle le dessin, la couleur et le clair-
obscur vont rarement ensemble. Doyen est coloriste; mais il
ignore les grands effets de lumière : si son morceau avait ce
mérite, ce serait un chef-d'œuvre. — Monsieur l'artiste, laissons
là Doyen ; nous en parlerons à son tour. Venons à ce Saint
Grégoire qui ne vous extasie que parce que vous n'avez pas vu
un certain Saint Bruno de Rubens, qui appartient à M. Watelet.
Mais moi, je l'ai vu, et je m'en souviens; et, lorsque je regarde
cette gloire, dont la lumière éclaire votre Suint Grégoire, nepuis-
jepas vous demander que fait cette figure? quel est sur cette tète
l'effet de la présence divine? Nul. Ne regarde-t-elle pas l'Esprit-
Saint aussi froidement qu'une araignée suspendue à l'angle de
son oratoire? Où est la chaleur d'âme, l'élan, le transport,
l'ivresse, que l'esprit vivifiant doit produire? Un autre que
moi ajoutera : Pourquoi ces habits pontificaux? le saint-père est
SALON DE 1767. 47
chez lui, dans son oratoire, tout me l'annonce : il me semble
que la convenance demandait un vêtement domestique; que la
tiare, la crosse et la croix fussent jetées dans un coin, à la
bonne heure. Carie Van-Loo s'est bien gardé de commettre
cette faute dans l'esquisse où le même saint dicte ses homélies
à son secrétaire 1. Mais, dit l'artiste, le tableau est pour une sa-
cristie. Mais, répond l'homme de goût, lorsqu'on portera le
tableau dans la sacristie, est-ce que le saint entrera tout seul?
est-ce que son oratoire restera à la porte? L'homme de lettres
aura donc raison de dire : « La pauvre chose! » et l'artiste : « La
belle chose que ce tableau! » Ils auront raison tous les deux.
Le livret annonce plusieurs autres tableaux de Vien sous un
même numéro. Cependant il n'y en a point, à moins qu'on ne
comprenne parmi les ouvrages du mari ceux de sa femme.
LA GRENEE.
Nimium ne crede colori.
Il me prend envie, mon ami, de vous démontrer que, sans
mentir, il est cependant bien rare que nous disions la vérité. Pour
cet effet, je prends l'objet le plus simple, un beau buste antique
de Socrate, d'Aristide, de Marc-Aurèle ou de Trajan, et je
place devant ce buste l'abbé Morellet, Marmontel et JNaigeon,
trois correspondants qui doivent le lendemain vous en écrire
leur pensée : vous aurez trois éloges très-différents; auquel
vous en tiendrez-vous? Sera-ce au mot froid de l'abbé, ou à la
sentence épigrammatique, à la phrase ingénieuse de l'académi-
cien, ou à la ligne brûlante du jeune homme? Autant d'hommes,
autant de jugements. Nous sommes tous diversement organisés.
Nous n'avons aucun la même dose de sensibilité. Nous nous
servons tous à notre manière d'un instrument vicieux en lui-
même, l'idiome qui rend toujours trop ou trop peu; et nous
adressons les sons de cet instrument à cent auditeurs qui écou-
tent, entendent, pensent et sentent diversement. La nature
nous départit à tous, par l'entremise des sens, une multitude
de petits cartons sur lesquels elle a tracé le profil de la vérité.
\. Voirie Salon de 17G5.
48 SALON DE 1767.
La découpure belle, rigoureuse et juste, serait celle qui sui-
vrait le trait délié dans tous ses points, et qui le diviserait en
deux. La découpure de l'homme d'un grand sens et d'un grand
goût en approche le plus. Celle de l'enthousiaste, de l'homme
sensible, de l'esprit chaud, prompt, violent, malintentionné,
jaloux, blesse le trait. Son ciseau, conduit par l'ignorance ou la
passion, vacille et se porte tantôt trop en dedans, tantôt trop en
dehors. Celui de l'envie taille en dedans du profil une image
qui ne ressemble à rien.
Or il ne s'agit pas ici, mon ami, d'un buste, d'une figure,
mais d'une scène où il y a quelquefois quatre, cinq, huit, dix,
vingt figures; et vous croyez que mon ciseau suivra rigoureu-
sement le contour délié de toutes ces figures? A d'autres! Cela
ne se peut. Dans un moment, l'œil est louche; dans un autre,
les lames du ciseau sont émoussées, ou la main n'est pas sûre ;
et puis jugez d'après cela de la confiance que vous devez à mes
découpures; et, que cela soit dit en passant, pour l'acquit de
ma conscience et la consolation de M. La Grenée.
Commençons par ses quatre tableaux de même grandeur,
représentant les quatre états : le Peuple, le Clergé, la Robe et
YEpée.
23. l'épée, ou bellone présentant a mars
les renes de ses chevaux1.
Qu'est-ce que cela signifie? Rien, ou pas grand'chose. On
voit à gauche un petit Mars de quinze ans, dont le casque
rabattu fort à propos dérobe la physionomie mesquine. Il est
renversé en arrière, comme s'il avait peur de Bellone ou de ses
chevaux. Il a le bras droit appuyé sur son bouclier, et l'autre
porté en avant, vers les rênes qui lui sont présentées. A gauche,
une grosse, lourde, massive, ignoble palefrenière de Bellone
se renverse en sens contraire de Mars, en sorte que les pieds
de ces deux figures prolongées venant à se rencontrer, elles
formeraient un grand Y consonne. Belle manière de grouper!
N'eût-il pas été mieux de laisser le Mars fièrement debout, et
de montrer la déesse violente s'élançant vers lui, et lui pré-
1. Tableau de 4 pieds de haut sur 2 1/2 de large.
SALON DE 1767. 49
sentant les rênes? Derrière Bellone, sur le fond, deux chevaux
de bois qui voudraient hennir, écumer de la bouche, vivre des
naseaux, mais qui ne le peuvent, parce qu'ils sont d'un bois
bien dur, bien poli, bien raide et bien lissé. Le morceau, du
reste, surtout le Mars, est très-vigoureux, et le tout d'une
touche plus décidée que de coutume. Mais où est le caractère
du dieu des batailles? où est celui de Bellone? où est la verve?
Gomment reconnaître dans ce morceau le dieu dont le cri est
comme celui de dix mille hommes! Comparez ce tableau avec
celui du poëte qui dit : « Sa tête sortait d'entre les nuées, ses
yeux étaient ardents, sa bouche était entr'ouverte, ses chevaux
soufflaient le feu de leurs narines, et le fer de sa lance perçait
la nue. » Et cette Bellone, est-ce la déesse horrible qui ne res-
pire que le sang et le carnage, dont les dieux retiennent les
bras retournés sur son dos, et chargés de chaînes, qu'elle
secoue sans cesse, et qui ne tombent que quand il plaît au ciel
irrité de châtier la terre? Bien n'est plus difficile à imaginer que
ces sortes de figures; il faut qu'elles soient de grand caractère;
il faut qu'elles soient belles, et cependant qu'elles inspirent
l'effroi. Peintres modernes, abandonnez ces symboles à la fureur
et au pinceau de Bubens. 11 n'y a cpie la force de son expres-
sion et de sa couleur qui puisse les faire supporter.
*2k. LA ROBE, OU LA JUSTICE QUE l'ïNNOCÉNCE DESARME,
ET A QUI LA PRUDENCE APPLAUDIT1.
Était-il possible d'imaginer rien de plus pauvre, de plus
froid, de plus plat? et si l'on n'écrit pas une légende au-des-
sous du tableau, qui est-ce qui en entendra le sujet? Au centre,
la Justice; si vous voulez, monsieur La Grenée; car vous ferez
de cette tête jeune et gracieuse tout ce qu'il vous plaira : une
vierge, la patronne de Nanterre, une nymphe, une bergère,
puisqu'il ne s'agit que de donner des noms. On la voit de face.
Elle tient de sa main gauche une balance suspendue, dont les
plats de niveau sont également chargés de lauriers. Un petit
Génie placé sur la droite, debout et sur le devant proche d'elle,
lui ùte son glaive des mains. A gauche, derrière la Justice, la
1. Mêmes dimensions que le précédent.
xi. U
50 SALON DE 1767.
Prudence étendue à terre, le corps appuyé sur le coude, son
miroir à la main, considère les deux autres figures avec satis-
faction ; et j'y consens, si elle se connaît en peinture; car tout y
est du plus beau l'aire; mais peu de caractère, mesquin, sans
jugement, sans idée. Cela parle aux yeux; mais cela ne dit pas
le mot à l'esprit ni au cœur. Si l'on pense, si l'on rêve à quel-
que chose, c'est à la beauté de la touche, aux draperies, aux
têtes, aux pieds, aux mains et à la froideur, à l'obscurité, à
l'ineptie de la composition. Je veux que le diable m'emporte
si je comprends rien à ce Génie, à ces lauriers, à cette épée.
Maudit maître à écrire, n'écriras-tu jamais une ligne qui
réponde à la beauté de ton écriture?
22. LE CLEKGÉ, OU LA RELIGION QUI CONVERSE
AVEC LA VÉRITÉ1.
C'est pis que jamais. Autre logogriphe plus froid, plus
impertinent, plus obscur encore que les précédents. Ces deux
figures rappellent la scène de Panurge et de l'Anglais qui
arguaient par signes en Sorbonne.
A droite, une petite Religionnette de treize à quatorze ans,
accroupie à terre, voilée, le bras gauche posé sur un livre
ouvert et plus grand qu'elle; l'autre bras pendant, et la main
sur le genou; l'index de cette main, je crois, dirigé vers le
livre. Devant elle une Vérité, son aînée de quelques aimées,
toute nue, sèche, blafarde, sans tétons; le corps nommasse, le
bras et l'index de la main droite dirigés vers le ciel; et ce bras
dont le raccourci n'est pas assez senti, de trois ou quatre ans
plus jeune que le reste de la ligure; derrière cette Vérité, un
petit Génie renversé sur un nuage. Eh bien, mon ami, y avez-
vous jamais rien compris? Ça, mettez votre esprit à la torture,
et dites-moi le sens qu'il y a là dedans. Je gage que La Grenée
n'en sait pas là-dessus plus que nous. Et puis, qui s'est jamais
avise de montrer la Religion, la Vérité, la Justice, les êtres les
plus vénérables, les êtres du monde les plus anciens, sous des
symboles aussi puérils? De bonne foi, sont-ce là leur caractère,
leur expression? Monsieur La Grenée, si un élève de l'école de
1. Mêmes dimensions que le précédent.
SALON DE 1767. 51
Raphaël ou des Carraches en avait fait autant, n'en aurait-il pas
eu les oreilles tirées d'un demi-pied; et le maître ne lui aurait-
il pas dit : « Petit bélître, à qui donneras-tu donc de la gran-
deur, de la solennité, de la majesté, si tu n'en donnes pas à la
Religion, à la Justice, à la Vérité? » Mais, me répond l'artiste,
vous ne savez donc pas que ces vertus sont des dessus de porte
pour un receveur général des finances? Je hausse les épaules, et
je me tais, après avoir avoir dit à M. de La Grenée un petit mot
sur le genre allégorique.
Une bonne fois pour toutes, sachez, monsieur de La Grenée,
qu'en général le symbole est froid, et qu'on ne peut lui ôter ce
froid insipide, mortel, que parla simplicité, la force, la subli-
mité de l'idée.
Sachez qu'en général le symbole est obscur, et qu'il n'y a
sorte de précaution qu'il ne faille prendre pour être clair.
Voulez-vous quelques exemples du genre allégorique, qui
soient ingénieux et piquants? je les prendrai dans le style sati-
rique et plaisant, parce que je m'ennuie d'être triste.
Imaginez un enfant qui vient de souffler une grosse bulle.
La bulle vole; l'enfant qui l'a soufflée tremble, baisse la tête;
il craint que la bulle ne l'écrase en tombant sur lui. Cela parle,
cela s'entend : c'est l'emblème du superstitieux.
Imaginez un autre enfant qui s'enfuit devant un essaim
d'abeilles dont il a frappé la ruche du pied, et qui le pour-
suivent. Cela parle, et cela s'entend : c'est l'emblème du
méchant.
Imaginez un atelier de sculpteur en bois ; il a le ciseau à la
main, il est devant son établi, il a ébauché un ibis dont on
commence à discerner le bec et les pattes. Sa femme est pro-
sternée devant l'oiseau informe, et contraint son enfant à fléchir
le genou comme elle. Cela parle, encore, et cela s'entend sans
dire le mot.
Imaginez un aigle qui cherche à s'élever dans les airs, et qui
est arrêté dans son essor par un soliveau; ou, si vous l'aimez
mieux, imaginez dans un pays où il y aurait une loi absurde
qui défendrait d'écrire sur la finance, au bout d'un pont, un
charlatan ayant derrière lui, au haut d'une perche, une pancarte
où on lirait : De par le roi et M. le contrôleur général, et
devant lui une petite table avec des gobelets entre deux flam-
52 SALON DE 1767.
beaux. Tandis qu'un grand nombre de spectateurs s'amusent à
lui voir faire ses tours, il souffle les bougies ; et au môme
instant tous les spectateurs mettent leurs mains sur leurs
poches.
Monsieur de La Grenée, sachez qu'une allégorie commune,
quoique neuve, est mauvaise ; et qu'une allégorie sublime
n'est bonne qu'une fois. C'est un bon mot usé, dès qu'il est
redit.
25. LE TIERS ÉTAT, OU l' AG R ICU LTU RE ET LE COMMERCE
QUI AMÈNENT L'ABONDANCE '.
Au contre, sur le fond, Mercure, le bras gauche jeté sur les
épaules de l'Abondance, l'autre bras tourné vers la même
figure, dans la position et l'action d'un protecteur qui la pré-
sente à l'Agriculture. Mercure tient son caducée de la main
gauche; il a aux deux côtés de sa tète deux ailes éployées,
d'assez mauvais goût. L'Abondance, sa corne sous son bras
gauche, s'avance vers l'Agriculture. Il tombe de cette corne
tous les signes de la richesse. A gauche du tableau, l'Agricul-
ture, la tète couronnée d'épis, offre ses bras ouverts à Mercure
et à sa compagne. Derrière l'Agriculture, c'est un enfant vu par
le dos, et chargé d'une gerbe qu'il emporte. Traduisons cette
composition. Voilà le Commerce qui présente l'Abondance à
l'Agriculture. Quel galimatias! Ce même galimatias pourrait
tout aussi bien être rendu par l'Abondance, qui présenterait le
Commerce à l'Agriculture, ou par l'Agriculture, qui présenterait
le Commerce à l'Abondance; en un mot, en autant de façons
qu'il y a de manières de combiner trois figures. Quelle pau-
vreté! quelle misère! Attendez-vous, mon ami, à la répétition
fréquente de cette exclamation. Du reste, tableau peint à mer-
veille. L'Agriculture est une figure charmante, mais tout à fait
charmante, et par la grâce de son contour, et par l'effet de la
demi-teinte. Tout le monde accourt : on admire; mais personne
ne se demande qu'est-ce que cela signifie? Ces quatre morceaux
sont d'un pinceau moelleux. Celui de la Religion et de la Vérité
est seulement, je ne puis pas dire sale, mais bien un peu gris.
1. Mêmes dimensions que le précédent.
SALON DE 1G77. 53
33. LE CHASTE JOSEPH1.
On voit à gauche la femme adultère, toute nue, assise sur
le bord de sa couche ; elle est belle, très-belle de visage et de
toute sa personne ; belles formes, belle peau, belles cuisses,
belle gorge, belles chairs, beaux bras, beaux pieds, belles mains,
de la jeunesse, de la fraîcheur, de la noblesse. Je ne sais, pour
moi, ce qu'il fallait au fils de Jacob; je n'en aurais pas demandé
davantage ; et je me suis quelquefois contenté de moins. 11 est
vrai que je n'ai pas l'honneur d'être fils d'un patriarche. Joseph
se sauve; il détourne ses regards des charmes qu'on lui offre?
non, c'est l'expression qu'il devrait avoir, et qu'il n'a point. Il
a horreur du crime qu'on lui propose? non, on ne sait ce qu'il
sent ; il ne sent rien. La femme le retient par le haut de son
vêtement. L'effort a déshabillé ce côté de la poitrine; et le dos
de la main de la femme touche à son sein. Cela est bien; cela,
c'est une idée voluptueuse. Monsieur de La Grenée, qui vous l'a
suggérée? Rien à dire, ni pour la couleur, ni pour le dessin, ni
pour le faire. Seulement la tête de cette femme est un peu
découpée, l'œil droit va tomber de son orbite ; la partie qui
attache en devant son bras gauche au tronc ou la distance de la
clavicule au-dessus de l'aisselle, prend trop d'espace ; le bras
ne se sépare pas assez là. Malgré ces petits défauts, cela est
beau, très-beau. Mais le Joseph est un sot; mais la femme est
froide, sans passion, sans chaleur d'âme, sans feu dans ses
regards, sans désir sur ses lèvres; c'est un guet-apens qu'elle
va commettre. Mon ami, tu es plein de grâce, tu peins, tu
dessines à merveille, mais tu n'as ni imagination ni esprit; tu
sais étudier la nature, mais tu ignores le cœur humain. Sans
l'excellence de ton faire, tu serais au dernier rang. Encore y
aurait-il bien à dire sur ce faire. Il est gras, empâté, séduisant;
mais en sortira-t-il jamais une vérité forte, un effet qui réponde
à celui du pinceau de Rubens, de Van Dyck? Fait-on de la
chair vivante, animée, sans glacis et sans transparents? je
l'ignore et je le demande.
1. Petit tableau de 13 pouces sur 9.
5!j SALON DE 1767.
32. LA CHASTE SUZANNE1.
Je ne sais, mon ami, si je ne vais pas me répéter, et si ce
qui suit ne se trouve pas déjà dans 'un de mes Salons précé-
dents 2.
Un peintre italien avait imaginé ce sujet d'une manière très-
ingénieuse ; il avait placé les deu\ vieillards à droite sur le
fond. La Suzanne était debout sur le devant; pour se dérober
aux regards des vieillards, elle avait porté toute sa draperie de
leur côté, et restait exposée toute nue aux yeux du spectateur
du tableau. Cette action de la Suzanne était si naturelle, qu'on
ne s'apercevait que de réflexion, de l'intention du peintre et de
l'indécence de la figure, si toutefois il y avait indécence. Une
scène représentée sur la toile, ou sur les planches, ne suppose
point de témoins. Une femme nue n'est point indécente; c'est
une femme troussée qui l'est. Supposez devant vous la Venus de
MédiciSy et dites-moi si sa nudité vous offensera. Mais chaussez
les pieds de cette Vénus de deux petites mules brodées; atta-
chez sur son genou, avec des jarretières couleur de rose, un bas
blanc bien tiré; ajustez sur sa tète un bout de cornette; et vous
sentirez fortement la différence du décent et de l'indécent; c'est
la différence d'une femme qu'on voit et d'une femme qui se
montre. Je crois vous avoir déjà dit tout cela; mais n'importe.
Dans la composition de La Grenée, les vieillards sont à
gauche debout, bien beaux, bien coloriés, bien drapés, bien
froids.
Tonl le monde connaît ici celle belle comtesse de Sabran,
qui a captivé si longtemps Philippe d'Orléans, régent. Elle avait
dissipé une fortune immense; et il y eut un temps où elle
n'avait plus rien cl devait à tonte la terre : à son boucher, à son
boulanger, à ses femmes, à ses \alets, à sa couturière, à son
cordonnier. Celui-ci vint un jour essayer d'en tirer quelque
chose. « Mon enfant, dit la comtesse, il y ;i longtemps (pie je
te dois, je le sais. Mais comment veux-tu que je fasse? Je suis
sans le sou : je suis toute nue, et si pauvre qu'on me voit le
1. ivtit tableau, pendant du précédent.
2. A propos de la Chaste Suzanne de Carie Van Loo, exposée au Salon de 1705.
(Bn.)
SALON DE 1767. 55
cul; » et, tout en parlant ainsi, elle troussait ses cotillons et
montrait son derrière à son cordonnier, qui, touché, attendri,
disait en s'en allant : « Ma foi, cela est vrai. » Le cordonnier
pleurait d'un côté; les femmes de la comtesse riaient de l'autre;
c'est que la comtesse, indécente pour ses femmes, était décente,
intéressante, pathétique même, pour son cordonnier.
Mais ce n'est pas là ce que je voulais dire. — Et que vou-
liez-vous donc dire? — Une autre sottise : on en dit tant, sans
le savoir, qu'il faut bien avoir quelquefois la conscience de
quelques-unes. Je voulais dire que dans un âge avancé la com-
tesse était forcée d'accepter le souper qu'on lui offrait; elle
fut invitée par le commissaire Le Comte ; elle se rendit à
l'heure. Le commissaire, qui était poli, descendit pour recevoir
la belle, pauvre et vieille comtesse; elle était accompagnée d'un
cavalier qui lui donnait la main. Ils montent. Le commissaire
les suit. La comtesse lui exposait, en montant, une jolie jambe,
et au-dessus de cette jambe, une croupe si rebondie, si bien
dessinée par ses jupons, si intéressante, que le commissaire,
succombant à la tentation , glisse doucement une main et
l'applique sur cette croupe. La comtesse, grande logicienne,
se retourne sans s'émouvoir, porte la main su;' le commissaire,
à l'endroit où elle espérait reconnaître la cause de son inso-
lence et son excuse; mais ne l'y trouvant point, elle lui détache
un bon soufflet1. Eh bien, mon ami, voilà comment la Suzanne
de La Grenée en aurait usé avec les vieillards, si elle avait eu la
même dialectique. Je ne sais ce qu'ils lui disent; mais je suis
sûr qu'elle les aurait fort embarrassés, si elle leur eût adressé
le propos d'une de nos femmes à un homme qui la recondui-
sait dans son équipage, et qui tenait, chemin faisant, un discours
dont le ton ne lui paraissait pas proportionné à la chose :
« Monsieur, prenez-y garde; je vais me rendre. » Les vieillards
sont donc froids et mauvais. Pour la Suzanne, elle est belle et
très-belle; elle ne manque pas d'expression; elle se couvre;
elle a les regards tournés vers le ciel; elle l'appelle à son
secours. Mais sa douleur et son effroi contrastent si bizarre-
ment avec la tranquillité des vieillards, que, si le sujet n'était
pas connu, on aurait peine à le deviner. On prendrait tout au
\. Quel joli conte! Il est pourtant vrai et très-vrai, je l'ai su dans son temps.
(Note manuscritetde Naigeon le jeune.)
50 SALON DE 176 7.
plus ces deux personnages pour deux parents de cette femme à
qui ils sont venus indiscrètement annoncer une fâcheuse nou-
velle. Du reste, toujours le plus beau faire, et toujours mal
employé. C'est une belle main qui trace des choses insigni-
fiantes, dans les plus beaux caractères; un bel exemple de
Rossignol ou de Royllet1.
Vous voyez, mon ami, que je deviens ordurier, comme tous
les vieillards. 11 vient un temps où la liberté du ton ne pouvant
plus rendre les mœurs suspectes, nous ne balançons pas à pré-
férer l'expression cynique qui est toujours la plus simple; c'est
du moins la raison que je rendais à des femmes, de la gros-
sièreté prétendue avec laquelle elles accusaient les premiers
chapitres de la Défense de mon onde- d'être écrits. Une d'entre
elles, que vous connaissez bien, satisfaite ou non de ma raison.
me dit : « Monsieur, n'insistez pas là-dessus davantage; car
vous me feriez croire que j'ai toujours été vieille. » C'est celle
qui fait tous les matins son oraison dans Montaigne, et qui a
appris de lui, bien ou mal à propos, à voir plus de malhon-
nêteté dans les choses que dans les mots.
31. l'amour rémouleur3.
Composition qui demandait delà finesse, de l'esprit, de la
grâce, de la gentillesse, en un mot, tout ce qui peut faire
valoir ces bagatelles. Eh bien! elle est lourde et maussade. La
scène se passe au devant d'un paysage. Ali! quel paysage! il est
pesant, les arbres comme ou les x oit au-dessus des portes du
pont Notre-Dame''; nul air entre leurs troncs et leurs branches;
nulle légèreté; nulle touche aux feuilles ; elles sont si fortement
collées les unes aux autres, que le plus violent ouragan n'en
enlèverait pas une. A droite, un Amour accroupi devant la
meule, et l'arrosant avec de l'eau qu'il puise avec le creux de
1. Fameux maîtres d'écriture. L'article Éciutire de l'Encyclopédie est du pre-
mier. (Bn.)
2. Brochure que Voltaire publia en 1707 en réponse à la critique de sa Philoso-
phie de (Histoire, que Larclior, répétiteur au collège Mazarin, venait de faire
paraître sous ce titre : Supplément à la Philosophie de l'Histoire. (Br.)
,i. Tableau de 14 pouces de large sur 11 pouces de haut.
4. Le pont Notre-Dame était encore, à cette époque, couvert de maisons.
SALON DE 1767. 57
sa main, dans une terrine placée devant lui. Ensuite, sur le
même plan, l'Amour rémouleur couché sur le ventre, sur ce
bâti de bois que les ouvriers appellent la planche, et aiguisant
une de ses flèches. A côté, au-dessous de lui, sur le devant, un
troisième Amour tourneur de roue, les mains appliquées à la
manivelle.
Cela est infiniment moins vrai, moins intéressant, moins en
mouvement que la même scène, si elle se passait dans la bou-
tique d'un coutelier, par ses bambins, un jour de dimanche,
dans l'absence du père, et de la mère. Je verrais la boutique,
la forge, les soufflets, les meules, les poulies suspendues, les
marteaux, les tenailles, les limes, avec tous les autres outils.
Je verrais un des enfants qui ferait le guet, à la porte. J'en ver-
rais un autre monté sur une escabelle, qui aurait mis le feu à
la forge et qui martellerait sur l'enclume; d'autres qui lime-
raient à l'étau, et tous ces petits bélîtres ébouriffés, guenilleux,
me plairaient infiniment plus que ces gros Amours froids, plats,
joufflus et nus. Mais celui qui a fait le premier de ces tableaux
n'aurait jamais fait le second; il faut un tout autre talent. Ma
composition serait pleine de vie, de variété , et de ce que les
artistes appellent ragoût. La sienne n'en a pas une miette;
mauvais tableau; et voilà l'effet de tous ces sujets allégoriques
empruntés de la mythologie païenne. Les peintres se jettent
dans cette mythologie; ils perdent le goût des événements
naturels de la vie; et il ne sort plus de leurs pinceaux que des
scènes indécentes, folles, extravagantes, idéales, ou tout au
moins vides d'intérêt; car, que m'importe toutes les aventures
malhonnêtes de Jupiter, de Vénus, d'flercule, d'Hébé, de Gany-
mède, et des autres divinités de la fable? Est-ce qu'un trait
comique pris dans nos mœurs, est-ce qu'un trait pathétique
pris dans notre histoire ne m'attachera pas autrement?... J'en
conviens, dites-vous; pourquoi donc, ajoutez-vous, l'art se
tourne-t-il si rarement de ce côté?... 11 y en a bien des rai-
sons, mon ami. La première, c'est que les sujets réels sont
infiniment plus difficiles à traiter, et qu'ils exigent un goût
étonnant de vérité. La seconde, c'est que les jeunes élèves pré-
fèrent et doivent préférer les scènes où ils peuvent transporter
les ligures d'après lesquelles ils ont fait leurs premières études.
La troisième, c'est que le nu est si beau dans la peinture et
58 SALON DR 1767.
dans la sculpture, et que le nu n'est pas dans notre costume.
La quatrième, c'est que rien n'est si mesquin, si pauvre, si
maussade, si ingrat que nos vêtements. La cinquième, c'est
que ces natures mythologiques, fabuleuses, sont plus grandes
et plus belles, ou, pour mieux dire, plus voisines des règles
conventionnelles du dessin. Mais une chose qui me surprendrait
si nous n'étions pas des pelotons de contradictions, c'est qu'on
accorde aux peintres une licence qu'on refuse aux poètes.
Greuze exposera demain sur la toile la mort de Henri IV; il
montrera le jacobin qui enfonce le couteau dans le ventre de
Henri III; et cela, sans qu'on s'en formalise; et on ne per-
mettra pas au poète de rien mettre de semblable en scène.
20. JUPITER ET JUNON, SU 15 LE MONT IDA,
ENDORMIS PAR MORPHEE1.
A droite, c'est un Morphée très- agréablement posé sur des
nuées; il déploie deux grandes ailes de chauve-souris à déses-
pérer notre ami Al. Le Romain, qui a pris les ailes en aversion.
Jupiter est assis; Morphée le touche de ses pavots, et sa tête
tombe en devant. Mais qu'est-ce que ces nuées lanugineuses
qui le ceignent? Sa chair est d'un jeune homme, et son carac-
tère d'un vieillard. Sa tète est d'un Silène, petite, courte, enlu-
minée ; les artistes diront bien peinte, mais laissez-les dire. La
couronne chancelle sur cette tète Junon , sur le devant, à
droite, a la main droite posée sur celle de Jupiter assoupi : le bras
gauche étendu sur ses propres cuisses, et la tête appuyée contre
la poitrine de son époux. Le bras gauche de Jupiter est passé
sur les reins de sa femme, et son bras droit est porté sur des
nuées vraiment assez solides pour le soutenir. Quoi! c'est là
cette tête majestueuse, cette fière Junon? Vous vous moquez,
monsieur de La (ïrenée. Je la connais; je l'ai vue cent fois chez
le vieux poète. La votre, c'est une Ilébé, c'est une Vestale, c'est
une Iphigénie, c'est tout ce qu'il vous plaira. Mais dites-moi
s'il y a du sens à l'avoir vêtue, et si modestement vêtue. Vous
ne savez donc pas ce qu'elle.est venue faire là? Elle devait être
1. Tableau cintre de 3 pieds 0 pouces de liant sur 3 pieds de large, pour la
chambre à coucher du roi à Bellevue.
SALON DE 1767. 59
nue, toute nue, vous dis— je ; sans autre ornement que la cein-
ture de Vénus qu'elle emprunta ce jour qu'elle avait le dessein
intéressé de plaire à son époux. (Bonne leçon pour vous, époux
de Paris, époux de tous les lieux du monde. Méfiez-vous de vos
femmes lorsqu'elles prendront la peine de se parer pour vous ;
gare la requête qui suivra.) Et vous appelez cela la jouissance
du souverain des dieux et de la première des déesses! Et ce
Jupiter-là, c'est celui qui ébranle l'Olympe du mouvement de
ses noirs sourcils? Est-ce que Morphée ne pouvait être mieux
désigné que par ses ailes de nuit? Et le lieu de la scène, où en
est le merveilleux et le sauvage? Où sont ces fleurs qui sortirent
subitement du sein de la terre pour former un lit à la déesse,
un lit voluptueux au milieu des frimas, de la glace et des tor-
rents? Où est ce nuage d'or d'où tombaient des gouttes argen-
tées, qui descendit sur eux, et qui les enveloppa? Vous allez me
faire relire l'endroit d'Homère; et vous n'y gagnerez pas.
a Le dieu qui rassemble les nuages dit à son épouse : « Ras-
« surez-vous ; un nuage d'or va vous envelopper, et le rayon le
<( plus perçant de l'astre du jour ne vous atteindra pas. » A
l'instant il jeta ses bras sacrés autour d'elle. La terre s'entr'ou-
vrit et se hâta de produire des fleurs. On vit descendre au-
dessus de leurs têtes le nuage d'or, d'où s'échappaient des
gouttes d'une rosée étincelante. Le père des hommes et des
dieux, enchaîné par l'Amour et vaincu par le Sommeil, s'endor-
mait ainsi sur la cime escarpée de l'Ida; et Morphée s'en
allait à tire-d'aile vers les vaisseaux des Grecs, . annoncer à
Neptune, qui ceint la terre, que Jupiter sommeillait. »
Le moment que l'artiste a choisi est donc celui où l'Amour
et le Sommeil ont disposé de Jupiter; et je demande si l'on
aperçoit dans toute sa composition le moindre vestige de cet
instant d'ivresse et de volupté. 0 Vénus ! c'est en vain que tu
as prêté ta ceinture à Junon. Cet artiste la lui a bien arrachée.
Je vois une jouissance dans le poëte. Je ne vois ici qu'une
jeune fille, qui repose ou qui fait semblant de reposer sur le
sein de son père. Et le faire? Oh ! toujours très-beau ; les étoffes
ici sont même plus rompues, moins entières que dans ses autres
compositions. Et cette tète de Jupiter dont j'ai très-mal parlé?
Vraiment bien peinte ; c'est un Jupiter bien colorié, bien vigou-
reux, bien chaud, barbe bien faite, oh ! pour cela bien empâtée!
60 SALON DE 1767.
Mais son grand front? mais ces cheveux qui se mirent une fois
à flotter sur la tête du dieu? mais ces os saillants et larges de
l'orbite, qui renfermaient ses grandes paupières et ses grands
yeux noirs? mais ces joues larges et tranquilles? mais l'en-
semble majestueux et imposant de son visage, où est-il? Dans
le poëte.
26. MERCURE, HERSÉ ET AU LAI RE JALOUSE DE SA SOEUR1.
Hersé, à gauche, est assise. Elle a la jambe droite étendue
et posée sur le genou gauche de Mercure. On la voit de profil.
Mercure, vu de face, est assis devant elle un peu plus bas et un
peu plus sur le fond. Tout à fait sur la droite, Aglaure, écar-
tant un rideau, regarde d'un œil de colère et jaloux le bonheur
de sa sœur. Les artistes vous diront peut-être que les figures
principales sont lourdes de dessin et de couleur, et sans pas-
sages de teintes. Je ne sais s'ils ont raison; mais, après m'ètre
rappelé la nature, je me suis écrié, en dépit d'eux et de leur
jugement : « 0 les belles chairs, les beaux pieds, les beaux bras,
les belles mains, la belle peau ! » La vie, le sang et son incarnat
transpirent à travers; je suis, sous cette enveloppe délicate et
sensible, le cours imperceptible et bleuâtre d('s \eines et des
artères. Je parle d'Herse et de Mercure. Les chairs de l'art lut-
tent contre les chairs de Nature. Approchez votre main de la
toile; et vous verrez que l'imitation est aussi forte que la réalité,
et qu'elle l'emporte sur elle par la beauté des formes. On ne se
lasse pas de parcourir le cou, les bras, la gorge, les pieds, les
mains, la tête d'Hersé. J'\ porte mes lèvres, et je couvre de
baisers tous ces charmes. 0 Mercure! que fais-tu? qu'attends-
tu ? Tu laisses reposer cette cuisse sur la tienne, et tu ne t'en
saisis pas, et tu ne la dévores pas? et tu ne vois pas l'ivresse
d'amour qui s'empare de cette jeune innocente; et tu n'ajoutes
pas au désordre de son âme et de ses sens le désordre de ses
vêtements? et tu ne t'élances pas sur elle, dieu des iiloux!...
Aux traits^ de la passion se joignent, sur le visage d'Hersé, la
candeur, l'ingénuité, la douceur et la simplicité. La tête de
Mercure est passionnée, attentive, fine, avec des vestiges bien
] . Tableau de 2 pieds '2 pouces de large sur 1 pied 9 pouces de haut.
SALON DE 1767. 61
marqués du caractère perfide et libertin du dieu. La chaleur
perce à travers les pores de ces deux figures. Oui, messieurs
de l'Académie, je persiste; c'est, à mon sens et au sentiment de
Le Moyne, le plus beau faire imaginable.
Je sentais toutes ces choses, et j'en étais transporté, lorsque,
m'étant un peu éloigné du tableau, je poussai un cri de douleur,
comme si j'avais été heurté d'un coup violent. C'était une incor-
rection, mais une si cruelle incorrection de dessin, quej'éprouvai
une peine mortelle de voir une des meilleures compositions du
Salon gâtée par un défaut énorme. Cette jambe d'Hersé, à l'ex-
trémité de laquelle il y a un si beau pied; cette jambe étendue
et posée sur le genou, sur ce si beau, si précieux genou de Mer-
cure, est de quatre grands doigts trop longue; en sorte que,
laissant ce beau pied à sa place, et raccourcissant cette jambe de
son excès, il s'en manquerait beaucoup, mais beaucoup, qu'elle
tint au corps; défaut qui en a entraîné un autre, c'est qu'en la
suivant sous la draperie, on ne sait où la rapporter. Certainement,
si Mercure n'a besoin que d'une cuisse, il peut emporter celle-ci
sous son bras, sans qu'Hersé puisse s'en douter. Le Mercure
est très-savant des bras, du cou, de la poitrine, des flancs;
mais on sent qu'il a été dessiné d'après la statue de Pigalle. Le
peintre lui a planté encore ici deux ailes à la tète, qui ne font
pas mieux qu'ailleurs. J'ai pensé ne vous rien dire d'Aglaure;
c'est qu'elle est froide, plate, mesquine, raide de position, faible
de couleur, nulle d'expression. Si vous pouvez pardonner à cet
ouvrage ce petit nombre de défauts, couvrez-le d'or sur la
parole de Le Moyne. La draperie d'Aglaure est large, simple et
juste. Elle dérobe en partie des jambes et des cuisses qu'on
aurait grand plaisir à voir. Le rideau du fond, si je m'en sou-
viens bien, fait assez mal, et n'imite pas trop l'étoffe de soie.
Je ne sais où l'artiste a pris l'expression niaise d'Hersé; elle
n'est point du tout commune; mais il la répétera tant dans ses
compositions futures, qu'elle le deviendra.
28. PERSKE, APRÈS AVOIR DÉLIVRÉ ANDROMEDE1.
A droite, dans des nuages, le cheval Pégase qui s'en
retourne.
1. Tableau de 2 pieds 3 pouces de large sur 1 pied 10 pouces de haut.
62 SALON DE 17 67.
Ces nuages, qui partent de l'angle supérieur droit de la
scène et du fond, s'étendent en serpentant et descendent jus-
qu'à l'angle inférieur gauche, où ils se boursoufllent à terre en
s'épaississant. Qu'est-ce que cela signifie? A quel propos cette
longue et lourde traînée nébuleuse? est-ce Pégase qui l'a laissée
après lui? Tout à fait à droite, et sur le devant au milieu des
eaux, le rocher auquel Andromède était attachée. Au pied de ce
rocher, en allant vers la gauche, un plat monstre d'un vert
sale, fait et peint h la manufacture de Nevers, la gueule béante,
la tète retournée, et regardant froidement la proie qui lui est
ravie; puis un espace de mer ou d'eaux ternes, mates, com-
pactes, qui s'étendent autour du rocher. Vers le fond et sur la
gauche, au-dessus de ces eaux, au-dessous de Pégase, sur la
traînée nébuleuse, un petit Amour tenant le bout d'une guirlande
de fleurs; fort au-dessous de cet Amour, plus sur le devant et
vers la gauche, Persée un pied sur le rivage, l'autre dans l'eau,
emportant entre ses bras Andromède, et l'emportant sans pas-
sion, sans chaleur, sans effort, quoiqu'il soit ou doive être
amoureux, et qu'Andromède, bien potelée, bien grasse, bien
nourrie, n'ayant rien perdu ni de ses chairs ni de son embon-
point dans sa chaîne et sur son rocher, soit très-lourde et très-
pesante. Nul désordre qui marque la conquête, pas le moindre
trait de conformité avec un rapt après un combat. C'est un
homme vigoureux, qui aide une femme à traverser un ruisseau.
Cette Andromède nue est blanche et froide comme le marbre.
A son expression et à sa longue chevelure blonde, lisse et
séparée sur le milieu du front, c'est une Madeleine qu'il en fera
quand il voudra. Ce peintre n'a que deux ou trois têtes qui
roulent dans la sienne, et qu'il fourre partout. Sur le rivage, à
quelque distance du groupe d'Andromède et de Persée, un
second Amour tient l'autre extrémité de la guirlande de fleurs
qui va serpentant par derrière les deux amants ; en sorte qu'il
semble que le projet des deux Amours soit de les enlacer.
Quand je me représente ce monstre de faïence et cette grosse,
épaisse fumée qui coupe la scène en diagonale, et qui s'arrondit
a terre en ballons sous les pieds d'Andromède, je ne saurais
m'empêcher d'en rire. Entre cet Amour et le groupe d'Andro-
mède et de Persée, tout à fait sur le devant, il y a un petit
\mour couché à terre, appuyé contre le casque et l'épée de
SALON DE 1767. 63
Per'séé, et regardant tranquillement l'enlèvement. Tout à fait
à gauche et sur le devant, la scène se termine par des arbres.
Persée a encore un pied dans l'eau ; à peine est-il vainqueur
du monstre, pourquoi donc son épée et son casque sont-ils à
terre ? est-ce ce petit Amour qui l'en a débarrassé ? Puen ne le
dit; et c'est une idée bien tirée par les cheveux; il faudrait
que cela fût évident pour n'être pas absurde, ridicule. J'ai vrai-
ment l'âme chagrine de voir un si beau faire, un moyen aussi
rare, aussi précieux, si propre à de grands effets, réduit à rien.
Le meilleur emploi que cet homme pourrait faire de son talent,
ce serait de peindre des tètes en petit nombre, beaucoup de
bras, des pieds et des mains, pour servir d'études aux élèves.
29. RETOUR n' ULYSSE ET DE TELEMAQUE
AUPUES DE PÉNÉLOPE1.
Si j'entreprends jamais le traité de l'art de ramper en pein-
ture, le bel exemple d'insipidité et de contre-sens !
À droite sur le fond, porté sur des nuées et renversé en
arrière, un bout de Mercure. Llysse tout nu, sur le devant, se
présentant à Pénélope assise au-dessus d'une estrade à laquelle
on monte par quelques degrés; il tend la main à Pénélope, et
il reçoit la sienne. Sur le fond, Télémaque à deux genoux devant
sa mère.
De cet Ulysse si fin, si rusé, d'un caractère si connu, et dans
un instant dont l'expression est si déterminée, savez-vous ce
qu'il en a fait? un rustre ignoble, sot et niais. Mettez-lui une
coquille à la main, et jetez-lui une peau de mouton sur les
épaules; et vous aurez un saint Jean prêt à baptiser le Christ.
Et pourquoi ce personnage est-il nu? Je ne sais ce que Pénélope
lui tracasse dans la main.
Ce Télémaque n'a pas quatre ans de moins que sa mère; et
puis il est froid, plat, sans caractère, sans expression, sans
grâce, sans noblesse, sans aucun mouvement; et cela, c'est
un fds qui revoit sa mère! c'est un enfant de bois; il ignore le
sentiment de la nature; il n'a ni âme ni entrailles.
Pénélope, vue de profil, regarde au loin et montre du doigt
quelque chose; elle ne voit ni son fils ni son époux; et voilà
1. Tableau de '2 pieds 3 pouces de large sur 1 pied 10 pouces de haut.
6Z» SALON DE 17 07.
ce qu'on appelle l'entrevue de trois personnes liées par les
rapports les plus doux, les plus violents, les plus sacrés de la
vie. C'est là un père! c'est là un (ils! c'est là une mère! un
fils qui a couru les plus grands périls pour retrouver son père!
un père qui, après avoir exposé cent fois sa vie pendant la durée
d'une guerre longue et cruelle, a été poursuivi sur les mers et
sur les terres par la colère des dieux qui s'étaient plu à mettre
sa constance à toutes les épreuves possibles! une mère, une
épouse qui croyait avoir perdu son fils et son époux, et qui avait
soulîèrt pendant son absence toutes les insolences d'une multi-
tude de princes voisins! Est-ce que cette femme ne devait pas
se trouver mal entre les bras de son fils et de son époux? Est-ce
que cet époux la soutenant ne devait pas me montrer la ten-
dresse, l'intérêt, la joie dans toute leur énergie? Est-ce que cet
enfant ne devait pas tenir une des mains de sa mère, la dévorer
et l'arroser de larmes? Ce tableau, mon ami, est le sceau de la
bêtise de La Grenée, sceau que rien ne rompra jamais. Trompé
par le charme de son pinceau et par son succès dans des petits
sujets tranquilles, où l'imagination est secourue par cent
modèles supérieurs, j'avais dit de lui ! : Magna- spes altéra
Romœ. .le me rétracte. Que les artistes se prosternent tant qu'ils
voudront devant son chevalet; pour nous, qui exigeons qu'une
scène aussi intéressante s'adresse à notre cœur, qu'elle nous
émeuve, qu'elle fasse couler nos larmes, nous cracherons sur la
toile. — Quoi! sur cette Pénélope? sur cette figure la plus
belle, peut-être, qu'il y ait au Salon? Voyez donc ce beau
caractère de tête, de noblesse, cette belle draperie, ces beaux
plis, voyez donc... — Je vois qu'en effaçant ces deux plates
figures qui sont à côté d'elle, l'asseyant sur un trépied, j'aurai
d'expression, d'attitude, d'action, d'ajustement, une sublime
pythonisse. Je vois qu'en laissant à côté d'elle ces deux figures,
niais leur donnant l'attention et le caractère qui conviennent
au moment, vous en ferez une sibylle qu'ils auront interrogée,
et qui leur montre du doigt dans le lointain les bonnes ou
mauvaises aventures qui les attendent. J'aimerais encore mieux
ce sujet travesti en ridicule, à la manière flamande : I l\sse,
vieux bonhomme, de retour de la campagne, en chapeau pointu
1. Salon de 170.").
SALON DE 1767. 65
sur la tête, l'épée pendue à sa boutonnière, et l'escopette accro-
chée sur l'épaule; Télémaque avec le tablier de garçon bras-
seur, et Pénélope dans une taverne à bière, que cette froide,
impertinente et absurde dignité.
27. RENAUD ET ARMIDE1.
A gauche du tableau, ou à droite du spectateur, un bout de
paysage, des arbres bien verts, d'un vert bien égal, bien lourd,
bien épais : on ne saurait plus mal touché. Au pied de ces vi-
lains arbres, un bout de roche. Sur ce bout de roche un riche
coussin, sur ce riche coussin Armide assise; elle est triste et
pensive; elle a pressenti l'inconstance de Renaud. Un de ses bras
tombe mollement sur le coussin ; l'autre est jeté sur les épaules
de Renaud, sa tête est penchée sur celle du guerrier volage :
on ne la voit que de profil. Renaud est à ses genoux : on le
voit de face. Sa main gauche va chercher celle d' Armide ; sa
main droite, s' approchant de sa poitrine, est clans la position
d'un homme qui fait un serment. Ses yeux sont attachés sur les
yeux d' Armide. La terre autour d'eux est jonchée de roses, de
jonquilles, de fleurs qui naissent et qui s'épanouissent. J'aurais
mieux aimé qu'elles fussent inclinées sur leur tige, et commen-
çassent à se faner; Greuze n'y aurait pas manqué. On voit aux
pieds de Renaud, plus vers la gauche, un jeune Amour debout,
son carquois sur le dos, ses ailes déployées, son bandeau relevé,
montrant à un de ses frères étendu à terre et désolé, la passion
de Renaud pour Armide. Tout à fait à gauche sur le fond, deux
autres Amours occupés, l'un debout, à soutenir le bouclier de
Renaud, l'autre juché sur un arbre, à le suspendre à des bran-
ches ; puis un autre bout de paysage, des arbres aussi mono-
tones, aussi lourds, aussi compactes que ceux de la droite. Au
delà de ces arbres, un peu dans le lointain, une portion du
palais d'Armide. J'enrage, mon ami, je crois que si ce maudit
La Grenée était là, je le battrais. Eh! chienne de bête, si tu n'as
pas d'idées, que n'en vas-tu chercher chez ceux qui en ont, qui
t'aiment, qui estiment ton talent, et qui t'en souilleraient? Je
sais bien qu'en peinture ainsi qu'en littérature, on ne tire pas
grand parti d'une idée d'emprunt; mais cela vaut encore mieux
1. Petit tableau de 2 pieds 3 pouces de large sur 1 pied 10 pouces de haut.
xi. 5
66 SALON DE 1767.
que rien. Froide, mauvaise, insignifiante composition. Renaud,
gros valet, joufflu, rebondi, sans grâce, sans finesse, sans autre
expression que celle de ces drôles, de ces gros réjouis, qui
rient par éclats, qui font tenir à nos fillettes les côtés de rire,
et qui les croquent tout en riant : Armide, à l'avenant. Terrasse
froide et dure, d'un vert tranchant qui blesse la vue ; arbres et
paysages détestables; scène insipide d'opéra; c'est Pillot et
M"8 Dubois1; ni esprit, ni dignité, ni passion, ni poésie, ni
mensonge, ni vérité. Çà, maître La Grenée, car je ne t'appe-
llerai jamais autrement, place-toi devant ton propre ouvrage,
et dis-moi ce que tu en penses. Est-ce là ce fier, ce terrible
Renaud, cet Achille de l'armée de Godefroy, ce charmant et
volage guerrier du Tasse? Est-ce là cette enchanteresse qui,
traversant le camp des chrétiens, y sème l'amour et la jalousie,
et divise toute une armée? Homme de glace, artiste de marbre,
c'est entre tes mains que la magicienne a bien perdu sa baguette !
Comme elle est sage ! comme elle est modeste ! comme elle est
bien enveloppée! Maître La Grenée, mais vous n'avez donc pas
la moindre idée de la coquetterie, des artifices d'une femme
perfide qui cherche à tromper, à séduire, à retenir, à réchauf-
fer un amant? vous n'avez donc jamais vu couler ces larmes de
crocodile... Eh! si bien, moi! Combien de fois2 une de ces
larmes arrachées de l'œil à force de le frotter m'en ont fait
répandre de vraies, et éteignirent les transports de la colère la
mieux méritée, et me renchaînèrent sous des liens que je détes-
tais! Que vous peignez mal, monsieur La Grenée; mais que
vous êtes heureux d'ignorer tout cela! Mon ami, faites des petits
Saint-Jean, des Enfant-Jésus et des Vierges; mais, croyez-moi,
laissez là les Renaud, les Armide, les Médor, les Angélique et
les Roland.
3Û-35. LA POÉSIE ET LA PHILOSOPHIE 3.
Ces deux petits tableaux m'appartiennent4; et l'on prétend
qu'ils sont très-jolis. C'est aussi mon avis.
1. V. sur Pillot le Paradoxe sur le comédien, t. VIII.
2. Diderot imite ici et traduit même à sa manière, c'est-à-dire assez librement
un beau passage de la première scène de Y Eunuque de Térence. (N.)
3. Deux petits tableaux de G pouces sur 5.
/*. Ils sont rappelés dans les Regrets sur ma vieille robe de chambre.
SALON DE 1767. 67
L'un montre une femme couronnée de lauriers, la tête et
les regards tournés vers le ciel, dans un accès de verve. A sa
droite est un bout de cheval Pégase assez mal touché.
L'autre représente une femme sérieuse, pensive, en médita-
tion, le coude posé sur un bureau, et la tète appuyée sur sa
main. Puisqu'il n'y a qu'un jugement sur ces deux morceaux, et
qu'ils sont à moi, il serait dans l'ordre que j'en ignorasse ou
que j'en celasse les défauts ; mais dans les arts, comme en
amour, un bonheur qui n'est fondé que sur l'illusion ne saurait
durer. Mes amis, faites comme moi, voyez votre maîtresse telle
qu'elle est. Voyez vos statues, vos tableaux, vos amis tels qu'ils
sont; et s'ils vous ont enchanté le premier jour, le charme du-
rera. Je me souviens qu'une femme, qui doutait un peu de la
bonté de mes yeux, me demanda son portrait que j'entamai
sur-le-champ, et qu'elle n'eut pas le courage de me laisser
finir; elle me ferma la bouche avec une de ses mains; cepen-
dant je l'aimais bien. Mes deux petits tableaux sont bien colo-
riés, surtout la Philosophie ; ils ne manquent pas d'expression,
surtout la Philosophie dont les accessoires, les livres, le bureau
et le reste sont encore précieusement finis. Mais le bras droit
de la Poésie, dont la main gauche est très-belle... — Eh bien, ce
bras droit?... — A quelque incorrection qui me blesse; et ceux
de la Philosophie sont d'une servante; et puis les deux figures,
surtout celle-ci, ont un caractère domestique et commun qui
ne convient guère à des natures idéales, abstraites, symbo-
liques, qui devraient être grandes, exagérées et d'un autre
monde Une femme qui compose «'est pas la Poésie-, une
femme qui médite n'est pas la Philosophie. Outre l'action propre
à l'état, il y a la physionomie. — Et ils vous plairont toujours
ces petits tableaux? — Je le crois. — Et cette amie qui vous
ferma la bouche, vous plaît-elle encore? — Plus que jamais.
30. une baigneuse'.
Sur le fond, un froid, lourd et vilain paysage collé. Les
enlumineuses du bas de la rue Saint-Jacques, à six liards la
feuille, ne font ni mieux ni plus mal. A droite, sur le fond, un
1. Petit tableau de 16 pouces sur 13.
68 SALON DE 1767.
Amour monotone, non aveugle, mais les yeux pochés; plat, de
bois découpé. A gauche, la baigneuse assise; elle est sortie de
l'eau; elle s'essuie. Comment une semblable ligure peut-elle
intéresser? Par la beauté des formes, par la volupté de la posi-
tion, par les charmes de toute la personne; et c'est une grosse,
grasse créature, sans élégance, sans attraits, lourde, épaisse;
et puis sur ses épaules, la répétition de la tête de la Suzanne
et de la Madeleine du dernier Salon ; elle est ceinte d'un gros
linge, elle a les jambes croisées, et au bout de ces jambes, deux
pieds ronges : pauvre, très-pauvre chose; baigneuse à fuir. Les
eaux du bain sont sur le devant, et ces eaux peintes comme à
l'ordinaire.
21. LA TÊTE DE POMPÉE PRESENTEE A CESAR1.
Je ne sais quel pape demanda à son camérier quel temps il
faisait. « Beau, » lui répondit le camérier, quoiqu'il plût cà
verse. Mon ami, je ne veux pas, si je vais jamais à Varsovie,
que Sa Majesté le roi de Pologne me prenne par une oreille
et, me conduisant devant ce tableau, me dise, comme le saint-
père dit à son camérier, en le menant à la fenêtre : « Vedi,
eoglione. » Que les souverains sont à plaindre! on n'ose pas seu-
lement leur dire qu'il plent, quand ils veulent du beau temps.
La forme de ce tableau est ingrate; il faut en convenir.
La scène se passe sur deux barques, aux environs du phare
d'Alexandrie. On voit ce phare cà gauche. Plus sur le fond, du
même côté, une pyramide. C'est à quelque distance du premier
de ces deux édifices que les barques se sont rencontrées. Vers
le milieu de celle qui est à gauche, sur le devant, un esclave
basané et presque nu tient d'une main la tête par les cheveux
et le linge qui l'enveloppait; de l'autre, il la porte en devant.
Le linge est ensanglanté. L'envoyé, placé un peu plus sur le
fond, et vers la pointe de la barque, la tète penchée, une main
rapprochée de la poitrine, et l'autre disposée à recouvrir la tête
de son voile. Je ne sais si, depuis que j'ai vu cette composition,
l'artiste n'a rien changé à l'action de cette figure. César est de-
1. Tableau cintré de 0 pieds 3 pouces de haut sur i pieds H pouces de large.
Pour Sa Majesté le roi de Pologne.
SALON DE 1767. 69
bout sur l'autre barque. Son expression est mêlée de douleur et
d'indignation. Une larme vraie ou fausse lui tombe de l'œil : il
interpose sa main droite entre ses regards et la tête de Pompée.
La raideur de son autre bras et son poing fermé répondent
fort bien à l'expression du reste de la figure. Il y a derrière
César un beau jeune chevalier romain assis; il a les yeux atta-
chés sur la tête. Debout, derrière César et ce chevalier, tout à
fait à droite, un vieux chef de légion regarde le même objet
avec une attention et une surprise mêlées de douleur. Dans
l'autre barque, autour de l'esclave, l'artiste a placé des vases
précieux et d'autres présents. Tout à fait à gauche, sur l'extré-
mité de la toile, dans la demi-teinte, un compagnon de Meno-
dote : il est debout, il écoute.
L'artiste a tant consulté, si changé, si tourmenté sa compo-
sition, que je ne sais plus ce qu'il en reste. Je la jugerai donc
telle qu'elle était, puisque j'ignore ce qu'elle est.
Le faire est de La Grenée, c'est-à-dire qu'en général il est
beau et très-beau. Cette tête de Pompée, qui devait être si
grande, si intéressante, si pathétique par son caractère, est
petite et mesquine. Je ne lui voudrais pas la bouche béante,
ce qui serait hideux; mais je ne la lui voudrais pas fermée,
parce que les muscles s'étant relâchés, elle a dû s'entr'ouvrir.
Lorsque j'objectai à La Grenée la petitesse et le mesquin de
cette tête, il me répondit qu'elle était plus grande que nature.
Que voulez-vous obtenir d'un artiste qui croit qu'une tête
grande c'est une grosse tête; et qui vous répond du volume
quand vous lui parlez du caractère?
L'esclave qui la présente est excellent de dessin et d'expres-
sion. 11 a les regards attachés sur César, dont l'indignation
pénètre d'effroi.
11 y a bien quelque embarras, quelque perplexité, mais trop
peu marqués, pour le mauvais accueil qu'on lui fait, sur le
visage de l'envoyé qui présente la tête. 11 regarde César; ce
qu'il ne devrait pas. 11 me semble que celui qui entend ces
mots : « Qui est votre maître, pour avoir osé un pareil atten-
tat? » doit avoir les yeux baissés. Je lui trouve l'air hypocrite
et faux. Du reste, il est très-bien drapé et très-bien peint; on
ne peut pas mieux.
Je n'ai rien à dire de César; et c'est peut-être en dire bien
70 SALON DE 17 67.
du mal. Il me semble un peu guindé et raide. La larme qui
coule sur sa joue est fausse. L'indignation ne pleure pas; et
d'ailleurs la sienne est un peu grimacière.
11 y a certainement des beautés dans ce morceau, mais de
technique, et par conséquent peu laites pour être senties, au
lieu que les défauts sont frappants.
Premièrement, rien n'y répond à l'importance de la scène.
11 n'y a nul intérêt. Tout est d'un caractère petit et commun.
Gela est muet et froid.
Secondement, et ce vice est surtout sensible, au côté droit
de la composition, le César est isolé; le jeune chevalier assis
est isolé; le vieux chef de légion est isolé. Rien ne fait groupe
ou masse, ce qui rend cette partie de la scène pauvre, vide et
maigre.
Troisièmement, toutes ces natures sont trop petites, trop
ordinaires; il me les fallait plus exagérées, moins comparables
à moi. Ce sont de petits personnages d'aujourd'hui.
Quatrièmement, on ne pouvait mettre trop de simplicité,
de silence et de repos dans cette scène. Autre raison pour en
exagérer davantage les caractères. Point de milieu, ou de
grandes figures, et peu d'action; ou beaucoup d'action, et des
ligures de proportion commune; et puis, il fallait penser que le
simple est sublime ou plat.
Une observation assez générale sur La Grenée, c'est que son
talent diminue en raison de l'étendue de sa toile. On a tout
mis en œuvre pour l'échauffer, lui agrandir la tête, lui inspi-
rer quelques concepts hauts. Peines perdues. Je disais à
Mme Geoiïrin qu'un jour Roland prit un capucin par la barbe,
et qu'après l'avoir bien fait tourner, il le jeta à deux milles de
là, où il ne tomba qu'un capucin.
Si La Grenée avait pensé à choisir des natures moins com-
munes; s'il avait pensé à donner plus de profondeur à sa
scène; s'il y avait eu plus de spectateurs, plus d'incidents, plus
de variété, quelques groupes ou masses, tout aurait été mieux.
Mais l'étendue de la toile le permettait-elle? On le verra à
l'article de Saint François de Sales agonisant, peint par
Durameau.
SALON DE 1767. 71
i9. LE DAUPHIN MOURANT, ENVIRONNÉ DE SA FAMILLE.
LE DUC DE BOURGOGNE LUI PRESENTE LA COURONNE
DE L'IMMORTALITÉ1.
Ah! mon ami, combien de beaux pieds, de belles mains, de
belles chairs, de belles draperies, de talent perdu! Qu'on me
porte cela sous les charniers des Innocents; ce sera le plus bel
ex-voto qu'on y ait jamais suspendu.
Un grand rideau s'est levé, et l'on a vu le Dauphin mori-
bond, étendu sur son lit, le corps à demi nu.
Cette idée du Dauphin derrière le rideau a fait fortune. Le
Dauphin a passé toute sa vie derrière un rideau, et un rideau
bien épais : c'est Thomas qui l'a dit en prose2; c'est moi qui
l'ai dit en vers3; c'est Cochin qui l'a dit en gravure; c'est La
Grenée qui le dit en peinture, d'après M. de La Vauguyon, qui
lui avait appris à se tenir là.
Sa femme est assise à côté de lui, dans un fauteuil.
La France, triste et pensive, est debout à son chevet.
Un des enfants, avec le cordon bleu, a la tête penchée dans
le giron de sa mère.
Un second, avec le cordon bleu, est debout au pied du lit.
Un troisième, avec le cordon bleu, est penché sur le pied
du lit.
Le petit duc de Bourgogne, tout nu, mais avec le cordon
bleu, suspendu dans les airs au centre de la toile, environné
de lumière, présente la couronne éternelle à son père.
Il n'y a certainement que son père qui l'aperçoive, car son
apparition ne fait pas la moindre sensation sur les autres.
Cette merveilleuse composition a été imaginée et comman-
dée par M. de La Vauguyon :
Rare et sublime effort d'une imaginative,
Qui ne le cède en rien à personne qui vive !
Molière, l'Étourdi, acte III, scène v.
1 . Tableau de 4 pieds de haut sur 3 pieds de large, composé et commande par
M. le duc de La Vauguyon. — Il était fini avant la mort de Mme la Dauphine. On
lit sur son visage la perte que la France allait faire de cette auguste princesse,
honorable victime de l'amour conjugal. {Note du livret.)
2. V. Sur l'Éloge du Dauphin, par Thomas, t. VI, p. 347.
3. V. la note de Grimm à l'article Cociiin, Salon île l~6'6, t. X, p. 448.
72 SALON DE 1767.
On s'était d'abord adressé à Greuze. Celui-ci répondit que
ce projet de tableau était fort beau, mais qu'il ne se sentait pas
le talent d'en faire quelque chose. La Grenée, plus avide
d'argent que Greuze, et c'est beaucoup dire, et moins jaloux
de gloire, s'en est chargé. Je m'en réjouis pour Greuze. Je
vois que l'argent n'est pourtant pas la chose qu'il estime le
plus.
Revenons au tableau que M. de La Vauguyon se propose
de consacrer cà la mémoire d'un prince qui lui fut cher, et qui
lui permet, en dépit de son père, d'empoisonner le cœur et
l'esprit de ses enfants de bigoterie, de jésuitisme, de fanatisme
et d'intolérance. A la bonne heure. Mais de quoi s'avise cette
tête d'oison-là, d'imaginer une composition et de vouloir com-
mander à un art qu'il n'entend pas mieux que celui d'instituer
un prince? Il ne se doute donc pas que rien n'est si difficile que
d'ordonner une composition en général, et que la difficulté
redouble lorsqu'il s'agit d'une scène de mœurs, d'une scène de
famille, d'une dernière scène de la vie, d'une scène pathétique.
11 a vu tous ses personnages sur la toile aussi plats qu'il les
aurait vus sur le théâtre du inonde, si bonne nature et si
bonne fortune ne s'y fussent opposées; et La Grenée l'a bien
secondé. Monsieur le duc, vous avez promis à l'artiste, com-
bien? mille écus? Donnez-en deux mille; et courez vous cacher
tous deux.
Il va peu d'hommes, même parmi les gens de lettres, qui
sachent ordonner un tableau. Demandez à Le Prince, chargé
par M. de Saint-Lambert, homme d'esprit certes s'il en fut, de
la composition des ligures qui doivent décorer son poème har-
monieux, monotone et froid des Saisons. C'est une foule de
petites idées fines qui ne peuvent se rendre, ou qui, rendues,
seraient sans effet. Ce sont des demandes, ou folles, ou ridi-
cules, ou incompatibles avec la beauté du technique. Cela sera
passable, écrit; détestable, peint; et c'est ce que mes confrères
ne sentent pas. Ils ont dans la tête,
L't piotura, poesiserit;
Uoiiat. de Arte poel., v. 289.
et ils ne se doutent pas qu'il est encore plus vrai que ut poesis
SALON DE 1767. 73
pictura non erit. Ce qui fait bien en peinture1 fait toujours
bien en poésie; mais cela n'est pas réciproque. J'en reviens
toujours au Neptune de Virgile,
. . . Suinraa placidum caput extulit unda.
Virgil. Mneid. Mb. I, v. 131.
Que le plus habile artiste, s' arrêtant strictement à l'image du
poëte, nous montre cette tète si belle, si noble, si sublime dans
Y Enéide; et vous verrez son effet sur la toile. 11 n'y a sur le
papier ni unité de temps, ni unité de lieu, ni unité d'action. Il
n'y a ni groupes déterminés, ni repos marqués, ni clair-obscur,
ni magie de lumière, ni intelligence d'ombres, ni teintes, ni
demi-teintes, ni perspective, ni plans. L'imagination passe
rapidement d'image en image ; son œil embrasse tout à la fois.
Si elle discerne des plans, elle ne les gradue ni ne les établit;
elle s'enfoncera tout à coup à des distances immenses; tout à
coup elle reviendra sur elle-même avec la même rapidité, et
pressera sur vous les objets. Elle ne sait ce que c'est qu'har-
monie, cadence, balance; elle entasse, elle confond, elle meut,
elle approche, elle éloigne, elle mêle, elle colore comme il lui
plaît. Il n'y a dans ses compositions ni monotonie, ni cacopho-
nie, ni vides, du moins à la manière dont la peinture l'entend.
Il n'en est pas ainsi d'un art où le moindre intervalle mal ménagé
fait un trou ; où une ligure trop éloignée ou trop rapprochée de
deux autres alourdit ou rompt une masse; où un bout de linge
chiffonné papillote ; où un faux pli casse un bras ou une jambe;
où un bout de draperie mal colorié désaccorde; où il ne s'agit
pas de dire : « Sa bouche était ouverte, ses cheveux se dressaient
sur son front, les yeux lui sortaient delatête, ses muscles se gon-
flaient sur ses joues, c'était la fureur; » mais où il faut rendre
toutes ces choses; où il ne s'agit pas de dire, mais où il faut
faire ce que le poëte dit; où tout doit être pressenti, préparé,
sauvé, montré, annoncé, et cela dans la composition la plus
nombreuse et la plus compliquée, la scène la plus variée et la
plus tumultueuse, au milieu du plus grand désordre. Dans une
1. Conférez ici ce que Diderot a dit sur le même sujet dans la Lettre sur les
Sourds et Muets, t. I, p. 386. (N.)
74 SALON DE 1767.
tempête, dans le tumulte d'un incendie, dans les horreurs d'une
bataille, l'étendue et la teinte de la nue, l'étendue et la teinte de
la poussière ou de la fumée, sont déterminées.
Chardin, La Grenée, Greuze et d'autres m'ont assuré (et les
artistes ne flattent point les littérateurs) que j'étais presque le
seul d'entre ceux-ci dont les images pouvaient passer sur la
toile, presque comme elles étaient ordonnées dans ma tète.
La Grenée me dit : « Donnez-moi un sujet pour la Paix, » et
je lui réponds : « Montrez-moi Mars couvert de sa cuirasse, les
reins ceints de son épée, sa tête belle, noble, fière, échevelée.
Placez debout à son coït'1 Vénus, mais Vénus nue, grande,
divine, voluptueuse ; jetez mollement un de ses bras autour des
épaules de son amant; et qu'en lui souriant d'un souris enchan-
teur, elle lui montre la seule pièce de son armure qui lui
manque, son casque, dans lequel ses pigeons ont fait leur nid.
— J'entends, dit le peintre ; on verra quelques brins de paille
sortir de dessous la femelle; le mâle, posé sur la visière, fera
sentinelle; et mon tableau sera fait. »
Greuze me dit : « Je voudrais bien peindre une femme toute
nue, sans blesser la pudeur; » et je lui réponds : « Faites le
Modèle honnête, asseyez devant vous une jeune fille toute nue;
que sa pauvre dépouille soit à terre à côté d'elle et indique la
misère; qu'elle ait la tête appuyée sur une de ses mains; que
de ses yeux baissés deux larmes coulent le long de ses belles
joues ; que son expression soit celle de l'innocence, de la pudeur
et de la modestie; que sa mère soit à côté d'elle; que de ses
mains et d'une des mains de sa fille elle se couvre le visage,
ou qu'elle se cache le visage de ses mains, et que celle de sa
fille soit posée sur son épaule; que le vêtement de cette mère
annonce aussi l'extrême indigence; et que l'artiste, témoin de
cette scène, attendri, touché, laisse tomber sa palette ou son
crayon. » Et Greuze dit : « Je vois mon tableau1. »
Cela vient apparemment de ce (pie mon imagination s'est
assujettie de longue main aux véritables règles de l'art, à force
d'en regarder les productions; que j'ai pris l'habitude d'arran-
ger mes figures dans ma tète, comme si elles étaient sur la
1. Cette donnée a servi à Baudouin et non à Greuze pour sa gouache le Modèle
honnële, gravé par Moreau le jeune. Voir Salua de 1769.
SALON DE 1767. 75
toile ; que peut-être je les y transporte, et que c'est sur un grand
mur que je regarde quand j'écris; qu'il y a longtemps que,
pour juger si une femme qui passe est bien ou mal ajustée, je
l'imagine peinte ; et que peu à peu j'ai vu des attitudes, des
groupes, des passions, des expressions, du mouvement, de la
profondeur, de la perspective, des plans dont l'art peut s'accom-
moder; en un mot, que la définition d'une imagination réglée
devrait se tirer de la facilité dont le peintre peut faire un beau
tableau de la chose que le littérateur a conçue.
Un troisième artiste me dit : « Donnez-moi un sujet d'his-
toire; » et je lui réponds : « Peignez la mort de Turenne; con-
sacrez à la postérité le patriotisme de M. de Saint-Hilaire. Placez
au fond de votre tableau les dehors d'une place assiégée; que
la partie supérieure de la fortification soit couverte d'une grande
vapeur ou fumée rougeâtre et épaisse; que cette fumée rou-
geâtre et enflammée commence à inspirer de la terreur; que je
voie à gauche un groupe de quatre figures; le maréchal mort
et prêt à être emporté par ses aides de camp, dont l'un passe
son bras droit sur les jambes du général, en détournant la tête;
l'autre soutient le général par-dessous les aisselles, et montre
toute sa désolation: le troisième, plus ferme, est à son action;
et son bras gauche va chercher le bras droit de son camarade ;
que le maréchal soit à demi soulevé, que ses jambes pendent,
et que sa tête soit renversée en arrière, échevelée ; qu'on voie
à droite M. de Saint-Hilaire et son fils; M. de Saint-Hilaire sur
le devant, son fils sur le fond ; que celui-ci tienne le bras fra-
cassé de son père ; que ce bras soit enveloppé de la manche
déchirée du vêtement; qu'on voie à cette manche des traces
de sang; qu'on en voie des gouttes à terre, et que le père dise
à son fils, en lui montrant le maréchal mort : « Ce n'est pas sur
« moi, mon fils, qu'il faut pleurer, c'est sur la perte que la
« France fait par la mort de cet homme. » Que le fils ait les
regards attachés sur le maréchal. Ce n'est pas tout. Arrangez,
par derrière ce groupe, un écuyer qui tient la bride de la jument
pie du maréchal ; qu'il regarde aussi son maître mort, et qu'il
tombe de grosses larmes de ses yeux. — C'est fait, dit l'ar-
tiste ; qu'on me donne un crayon, et que je jette bien vite sur du
papier gris l'esquisse de mon tableau. »
C'en est un quatrième qui a apparemment de l'amitié pour
76 SALON DE 1767.
moi, qui partage mon bonheur et ma reconnaissance, et qui me
propose d'éterniser les marques de bonté que j'ai reçues de la
grande souveraine; car c'est ainsi qu'on l'appelle, comme on
appelait, il y a quelques aimées, le roi de Prusse le grand roi;
et je lui réponds : « Élevez son buste ou sa statue sur un pié-
destal ; entrelacez autour de ce piédestal la corne d'abondance;
faites-en sortir tous les symboles de la richesse. Contre ce
piédestal appuyez mon épouse; qu'elle verse des larmes de
joie; qu'un de ses bras posé sur l'épaule de son enfant, elle
lui montre de l'autre notre bienfaitrice commune ; que cepen-
dant, la tête et la poitrine nues, comme c'est mon usage, l'on
me voie portant mes mains vers une vieille lyre suspendue à
la muraille; » et l'artiste ami dit : « Je vois à peu près mon
tableau '. »
Et celui du Dauphin mourant?... Encore un moment de
patience, et vous serez satisfait. 11 faut auparavant que je vous
montre comment un poëte, en quatre lignes, fait succéder plu-
sieurs instants différents; et croyant n'ordonner qu'un seul
tableau, il on accumule plusieurs. Lucrèce s'adresse à Vénus, et
la prie d'assoupir entre ses bras le dieu des batailles et de
rendre la paix aux Romains, le loisir à Meuimius; et voici ses
vers :
Effic'\ ut interea fera mœnera militia
Per maria ac terras omnes sopita quiescant;
Nain tu sola potes tranquilla pace juvare
Mortales; quoniara belli fera mœnera Mavors
Armipotens régit, in gremium qui saepe tuum se
Rejicit, aeterno devinctus volnere amoris :
Atque ita suspiciens, tereti cervice reposta,
Pascit amore avidos, inhians in te, dea, visus;
Eque tuo pendet resupini spiritus ore.
Ilunc tu, diva, tuo recubantem corpore sancto,
Circumfusa super, suaves ex ore loquelas
l'unde.
Lucretids, De rerum natura, lib. I, v. 30 et scq.
<( Fais cependant, ù Vénus ! que les fureurs de la guerre
cessent sur les terres, sur les mers, sur l'univers entier; car
c'est toi seule qui peux donner la paix aux mortels; car c'est
sur ton sein que le terrible dieu des batailles vient respirer de
I. Voir, dans la Correspondance, une lettre à M. " du 29 décembre 1707.
SALON DE 1767. 77
ses travaux; c'est clans tes bras qu'il se rejette et qu'il est
reténu par la blessure d'un trait éternel.
« Lorsqu'il a reposé sa tête sur tes genoux, ses yeux avides
s'attachent sur les tiens; il te regarde, il s'enivre; sa bouche
est entr'ouverte, et son âme reste comme suspendue à tes
bras.
a Dans ce moment où tes membres sacrés le soutiennent,
penche-toi tendrement sur lui et, l'enveloppant de ton céleste
corps, verse clans son cœur la douce persuasion. Parle, ô
déesse ! et que les Romains te doivent la paix et le repos. »
Premier instant, premier tableau, celui où Mars, las de car-
nage, se rejette entre les bras de Vénus.
Second instant, second tableau, celui où la tête du dieu
repose sur les genoux de la déesse, et où il puise l'ivresse dans
ses regards.
Troisième instant et troisième tableau, celui où la déesse,
penchée tendrement sur lui et l'enveloppant de son céleste
corps, lui parle et lui demande la paix.
Parlez, mon ami, cela n'est-il pas plus intéressant que de
m'entenclre dire : Cette composition de La Grenée a tout l'air et
toute la platitude d'un ex-voto? Draperies dures et crues, pas
une belle tête; mettez un bonnet de laine sur la tête ignoble de
ce dauphin, et vous aurez un malade de l'Hôtel-Dieu; et tous
ces bambins avec leur cordon bleu, sans en excepter le revenant
de l'autre monde avec son cordon bleu, et l'inadvertance de la
mère et des frères pour ce revenant, et le parti qu'on pouvait
tirer de ce revenant pour donner à la scène un peu d'intérêt et
de mouvement; et toute cette scène, qui n'en reste pas moins
immobile et muette, qu'en dites-vous? Ne voyez-vous pas que
la douleur de cette femme est fausse, hypocrite; qu'elle fait
tout ce qu'elle peut pour pleurer, et qu'elle ne fait que grima-
cer; que ce bout de draperie bleue, qui tombe à ses pieds, est
tout à fait discordant, et que cette sphère sur son pied, au
milieu de ces portefeuilles et de ces livres, occupe trop le
milieu, et déplaît?
Laissons cela; et pour nous soulager de la petitesse de cette
composition, vraiment digne et du personnage qui l'a com-
mandée et des personnages qui la composent, prouvons, par
un dernier exemple, que le plus grand tableau de poésie qu
78 SALON DE 1767.
je connaisse serait très-ingrat pour un peintre, même de pla-
fond on de galerie. Lucrèce a dit :
Eheadum genetrix, hominum divumque voluptas,
Aima Venus, cœli subter labentia signa,
Quse mare navigerum, quse terras frugiferentes
Concélébras.
Lucrbtius, De rerum natura, lib. I, v. i et seq.
u Mère des Romains, charme des hommes et des dieux; de
la région des cieux, où les astres roulent au-dessus de ta tête,
tu vois sous tes pieds les mers qui portent les navires, les
terres qui donnent les moissons; et tu répands la fécondité sur
elles. »
Il faudrait un mur, un édifice de cent pieds de haut, pour
conserver à ce tableau toute son immensité, toute sa grandeur,
que j'ose me flatter d'avoir sentie le premier. Croyez-vous que
l'artiste puisse rendre ce dais, cette couronne de globes
enflammés qui roulent autour de la tête de la déesse? Ces
globes deviendront des points lumineux, comme ils sont autour
de la tête d'une vierge dans une assomption ; et quelle compa-
raison entre ces globes du poëte et ces petites étoiles du pein-
tre ? Gomment rendra-t-il la majesté de la déesse? Que fera-t-il
de ces mers immenses qui portent les navires, et de ces contrées
fécondes qui donnent les moissons? Et comment la déesse ver-
sera-t-elle sur cet espace infini la fécondité et la vie ?
Chaque art a ses avantages. Lorsque la peinture attaquera
la poésie sur son palier, il faudra qu'elle cède; mais elle sera
sûrement la plus forte, si la poésie s'avise de l'attaquer sur le
sien.
Et voilà comment un mauvais tableau inspire quelquefois
une bonne page, et comment une bonne page n'inspirera quel-
quefois qu'un mauvais tableau; et comment une bonne page et
un mauvais tableau vous ruineront. Du reste, coupez, taillez,
tranchez, rognez et ne laissez de tout cela que ce qui vous duira.
Comptez bien, mon ami : le Dauphin mourant', Jupiter et
.1 iinon sur Vida: la Tête de Pompée présentée et César; les
Quatre États : Mercure et Hersé; Renaud et A nui de ; Persée et
Andromède ; le Retour d'Ulysse et de Téiémaque; la Baigneuse ;
V Amour rémouleur ; la Suzanne ; le Joseph; la Poésie et la Phi-
SALON DE 1767. 79
losophie; dix-sept tableaux en deux ans, sans compter ceux
qui n'ont pas été exposés; tandis que Greuze couve, pendant
des mois entiers, la composition d'un seul, et met quelquefois
un an à l'exécuter.
J'étais au Salon ; je parcourais les ouvrages de cet artiste,
lorsque j'aperçus Naigeon qui les examinait de son côté. Il haus-
sait les épaules, ou il détournait la tête, ou il regardait et sou-
riait ironiquement. Vous savez que Naigeon a dessiné plusieurs
années à l'Académie, modelé chez Le Moyne, peint chez Van
Loo, et passé, comme Socrate, de l'atelier des beaux-arts dans
l'école de la philosophie. « Bon, me dis-je à moi-même. Je
cherchais une occasion de vérifier mes jugements; la voici. » Je
m'approche donc de Naigeon ; et, lui frappant un petit coup sur
l'épaule : « Eh bien, lui dis-je, que pensez-vous de tout cela?
NAIGEON.
Rien.
DIDEROT.
Comment, rien !
NAIGEON.
Non, rien ; rien du tout. Est-ce que cela fait penser? »
Puis il allait, sans mot dire, d'une des compositions de La
Grenée à une autre. Ce n'était pas mon compte. Pour rompre ce
silence, je lui jetai un mot sur le faire de l'artiste. « Voyez
comme ce genou de la Dauphine est bien drapé et le nu bien
annoncé. Le bout de ce lit, sur le devant, n'est-il pas merveil-
leusement ajusté?
NAIGEON. ^
Je me soucie bien de son genou, de son bout de lit et de
son faire, s'il ne m'émeut point, s'il me laisse froid comme un
terme. Un peintre, vous le savez mieux que moi, c'est celui-là
seul...
. . . Meum qui pectus inaniter angit,
Irritât, mulcet, falsis terroribus implet,
Ut magus; et modo nie Thebis, modo ponit Athenis.
Hokat. Epistol. lib. II, cpist. i, v. 211 et seq.
Et vous croyez que cet homme produira ces effets terribles ou
délicieux? Jamais, jamais. Voyez ce Joseph et cette Putiphar;
point d'âme, point de goût, point de vie. Où est le désordre du
80 SALON DE 1767.
moment? où est la Iasciveté? Est-ce que je ne devrais pas lire
dans les yeux de cette femme le dépit, la colère, l'indignation,
le désir augmente par le refus? Vous voulez que je voie à
Armide un caractère de vierge; à Andromède une tête de
Madeleine; à Renaud l'encolure d'un jeune portefaix; au
Dauphin l'ignoble d'un gueux; à la Dauphine la grimace d'une
hypocrite; et que je n'entre pas en fureur?
DIDEROT.
Je veux, mon cher Naigeon, que vous réserviez votre bile et
votre fureur pour les dieux, pour les prêtres, pour les tyrans,
pour tous les imposteurs de ce monde.
NAIGEON.
J'en ai provision, et je ne puis me dispenser d'en répandre
une portion Lien méritée sur des gens ennemis des littérateurs
et des philosophes dont ils dédaignent les jugements, et dont
ils seraient longtemps les écoliers dans l'art d'imiter la nature.
J'en appelle à a os réflexions même sur la peinture. Je veux
mourir s'il y a dans toutes ces têtes-là le premier mot de la
métaphysique de leur art. Ce sont presque tous des manœuvres;
et encore quels manœuvres ! Demandez à ce La Grcnée la diffé-
rence d'une riche draperie et d'une étoile neuve; et vous verrez
ce qu'il vous dira. Voyez ce César; je vous jure que c'est la
première fois qu'il a mis cet habit. Voyez ce vaisseau, il vient
d'être lancé à l'eau, et sa proue dorée sort de chez Guibert. 11
ne sait pas que ces draperies chaudes et crues, jetées sur la
toile, fraîchement tirées de la chaudière, font d'abord un mau-
vais effet, un peu [tins mauvais avec le temps; il ne sait pas que
toute composition perd avec le temps, et que, ces draperies
dures ne perdant pas proportionnellement, les chairs, les fonds
s'éteignent; et qu'on n'aperçoit plus dans le tableau désaccordé
que de grandes plaques rouges, vertes et bleues. On dit que le
temps peint les beaux tableaux; premièrement, cela ne peut
s'entendre que des tableaux travailles si franchement et si har-
monieusement, que l'effet du temps se réduise à ôter à toutes
les couleurs leur chaleur trop éclatante et trop crue; seconde-
ment, cela ne doit s'entendre que d'un certain intervalle de
temps passé lequel toute composition, rongée par l'acide de
l'air, s'affaiblit et s'efface. Il serait peut-être à souhaiter que
l'affaiblissement fût proportionné sur tout l'espace coloré, et
SALON DE 1767. 81
que du moins l'harmonie subsistât; mais le cas le plus défavo-
rable est celui où la vigueur des draperies reste au milieu du
dépérissement général ; car cette vigueur des draperies achève
de tuer le tout. Harmonie perdue pour harmonie perdue, j'ai-
merais mieux que l'effet le plus violent du temps tombât sur les
étoffes, et que leur entière destruction fit valoir les chairs et
les autres parties essentielles, qui en reprendraient par compa-
raison une sorte de vie. Ainsi, comptez qu'aux compositions de
La Grenée, où les effets destructeurs de l'air et du temps pro-
duiront tout le contraire, on ne retrouvera plus que des
étoffes.
DIDEROT.
Fort bien. Voilà que vous commencez à vous calmer, et
qu'il y a plaisir à vous entendre. »
Cependant mon homme, incapable d'une modération qui
durât quelque temps, marchait à grands pas et jetait un mot
ironique en passant sur chacun des tableaux qu'il apercevait,
a Ce Renaud, disait-il, sort des mains de son perruquier et de
son tailleur... Regardez les cheveux de Persée, comme ils
sont bien frisés... Oh! oui, il faut en convenir, ce tableau du
Dauphin est d'un beau faire; mais l'accessoire est devenu le
principal; et le principal, l'accessoire; c'est une bagatelle.
DIDEROT.
Je ne vous entends pas.
NAIGEON.
Je veux dire que la vraie scène, c'était la scène de sépara-
tion du père, de la mère et des enfants; scène de désolation,
au milieu de laquelle je n'aurais pas désapprouvé que ce petit
revenant descendît du ciel par un angle de la toile, apportant
la couronne immortelle à son père.
DIDEROT.
Vous avez raison... Est-ce que vous n'approuvez pas l'inten-
tion de cette France, ou Minerve?
NAIGEON.
Et cet enfant qui attache le rideau?
DIDEROT.
J'avoue qu'il est insoutenable.
xi. 6
82 SALON DE 1707.
NAIGEON.
0 le Poussin! ô Le Sueur! quel trophée ces gens-là vous
élèvent! Chaque tableau qu'ils font est un laurier qu'ils
placent sur vos fronts, et un regret qu'ils nous arrachent. Que
vous êtes grands, éloquents, sublimes! et comme ils me le
disent! Mais voyez donc tous ces bambins, comme ils sont bien
peignés, bien ajustés! Est-ce à la dernière heure de leur père
qu'ils assistent, ou vont-ils à la noce d'une de leurs sœurs? Où
est le Testament d'Eudamidas1? Où est cette femme assise sur
le pied du lit et le dos tourné à son mari moribond, et qui me
désole? Où est cette fille étendue à terre, la tête penchée dans
le giron de sa mère, et qui me désole? Où est ce bouclier et
cette épée suspendus, qui m'apprennent que ce moribond est
un soldat, un citoyen qui a exposé sa vie pour la patrie, et
répandu son sang pour elle? O le Poussin ! ô Le Sueur! quelle
douleur que celle de cette Dauphine!
Uberibus semper lacrymis, semperque paratis
In statione sua, atque expectantibus illam,
Quo jubeat manare modo.
Juvénal, sat. M, v. 273 et scq.
N'est-ce pas encore une belle chose que cette Tête de Pom-
pée présentée à César? Froid, compassé, nul œstrum poeticum.
discordance de couleur, bras droit de César cassé, sa cuisse
droite allant je ne sais où; ou plutôt il n'en a point; tète sans
noblesse; Africain au lien d'être chaud et rougeâtre; sale; dra-
perie qui pend de la barque, mal jetée; ornements de cette
barque, lourds ; vagues de la nier, mal touchées ; mignon ,
petite tète, gris de couleur; ciel dur, qui achève de désaccor-
der; et toujours de la couleur dure et non rompue. Je vous dis,
mon ami, son faire est trop léché pour de grandes machines;
il ne convient qu'à de petites choses qu'on regarde de près et
par parties. On est toujours tenté de demander : a Où ce
peintre prend-il son beau rouge, un outremer aussi brillant?
et son jaune donc? Vous m'avouerez que cette Suzanne est une
copie de celle de Van Loo2? Cette figure symbolique de l'Agri-
1. Tableau du Poussin. (Bn.)
2. Salon de 1765.
SALON DE 1767. 83
culture est tout à fait intéressante; le linge qui lui couvre une
partie du bras, merveilleux; tout en est charmant, tout; mais
feuilletez le portefeuille de Piètre de Cortoune, et vous l'y
retrouverez en cinquante endroits. Mon ami, sortons d'ici : je
sens que l'ennui et l'humeur me gagnent. »
Nous sortîmes. Chemin faisant, il parlait tout seul, et il
disait : « La nature! la nature ! quelle différence entre celui qui
l'a vue chez elle, et celui qui ne l'a vue qu'en visite chez son
voisin! Et voilà pourquoi Chardin, Vernet et La Tour sont trois
hommes étonnants pour moi ; et voilà pourquoi Loutherbourg,
eût-il un faire aussi beau , aussi spirituel, aussi ragoûtant que
Vernet, lui serait encore fort inférieur, parce qu'il n'a pas vu la
nature chez elle. Tout ce qu'il fait est de réminiscence; il copie
Wouwermans et Berghem.
DIDEROT.
Loutherbourg copie Wouwermans et Berghem?
NAIGEON.
Oui, oui, oui1. »
1. Je dois avouer ici que cette conversation entre Diderot et moi n'est point
supposée : elle a eu lieu en effet telle qu'il la rapporte; et son imagination vive et
forte, qui se représente quelquefois les phénomènes les plus simples, non pas tels
qu'ils sont en nature, mais tels qu'ils se passent dans sa tète, n'a rien ajouté ici à
la vérité historique. Critiques justes ou injustes, sarcasmes, bonnes ou mauvaises
plaisanteries; tout cela a été fait et dit avec la même liberté, la même confiance,
la même étourderie et dans les mêmes termes \ Le lieu de la scène n'est pas
même changé. Mais, en convenant d'ailleurs que, sans blesser la vérité, sans être
même un juge moins sévère, j'aurais pu employer des expressions plus modérées,
moins dédaigneuses, et tempérant avec art l'amertume de mes critiques par l'éloge
du talent de l'artiste appliqué à d'autres sujets, porter dans son esprit une lumière
plus douce, et l'éclairer sur ses défauts sans choquer son amour-propre; en conve-
nant, dis-je, de tous ces faits, je prie le lecteur d'observer que j'étais jeune alors,
et qu'on doit avoir quelque indulgence pour les fautes d'un âge où, n'ayant la juste
mesure de rien, on la passe en tout ; où les passions les plus orageuses et les plus
violentes trouvant, pour ainsi dire, toutes les portes de notre âme ouvertes, la
livrent successivement à toutes les sortes d'illusions; en un mot, où, pour se con-
duire dans le sentier obscur et épineux de la vie, on n'a que la lueur faible et
vacillante d'une raison qui, même dans l'homme le plus heureusement né, le plus
réfléchi, ne se rectifie, ne s'étend et ne se perfectionne que par l'expérience et le
malheur, deux précepteurs qui, sans doute, ne manqueront jamais à l'espèce
humaine, mais dont les grandes et instructives leçons sont plus ou moins tardives
pour chacun de nous. (N.)
* Pourquoi Naigeon n'a-t-il pas gardé toujours cette vivacité d'allures? On ne le reconnaît
guère dans ce dialogue qu'à l'abus des citations.
84 SALON DE 17 67.
Là-dessus, il part comme un éclair; il enfile la rue du
Champ-Fleuri1 ; et moi je m'en vais droit à la synagogue de la
rue Royale, rêvant à part moi sur l'importance que nous met-
tons à des bagatelles, tandis que... Rassurez-vous. Je crains la
Bastille, et je m'arrêterai là tout court... Non, encore un mot
sur La Grenée. Pourriez-vous me dire pourquoi, quand on a vu
une fois les tableaux de La Grenée, on ne désire plus de les
revoir? Quand vous aurez répondu à cette question, vous trou-
verez qu'avec quelque sévérité que Naigeon et moi l'ayons
traité, nous avons été justes.
Mais quoi! me direz-vous, dans ce grand nombre de tableaux
peints par La Grenée il n'y en a pas un beau? Non, mon ami :
ils sont tous agréables pour moi; mais ils ne sont pas beaux.
Il n'y en a pas un où il n'y ait des choses de métier supérieure-
ment faites; pas un que je ne voulusse avoir; mais s'il fallait
ou les avoir tous ou n'en avoir aucun, j'aimerais mieux n'en
avoir aucun. Jugerons-nous de l'art comme la multitude? En
jugerons-nous comme d'un métier, comme d'un talent pure-
ment mécanique? L'appellerons-nous la routine de bien faire
des pieds et des mains, une bouche, un nez, un visage, une
figure entière, même de faire sortir cette figure de la toile?
Prendrons-nous les connaissances préliminaires de l'imitation
de nature, pour la véritable imitation de nature? ou rapporte-
rons-nous les productions du peintre à leur vrai but, à leur
vraie raison? Y a-l-il pour les peintres une indulgence qui
n'est ni pour les poètes ni pour les musiciens? En un mot, la
peinture est-elle l'art de parler aux yeux seulement? ou celui
de s'adresser au cœur et à l'esprit, de charmer l'un, d'émouvoir
l'autre par l'entremise des yeux? 0 mon ami! la plate chose que
des vers bien faits! la plate chose que de la musique bien laite !
la plate chose qu'un morceau de peinture bien fait, bien peint!
Concluez... concluez que La Grenée n'est pas le peintre, mais bien
maître La Grenée.
DIDEROT.
Est-ce que vous n'êtes pas las de tourner autour de cet
immense Salon? Pour moi, les jambes nie rentrent dans le
1. 11 y demeurait alors, et j'étais chez lui pendant ce temps. (\ole manuscrite
de Naigeon le jeune.)
SALON DE 1767. 85
corps : passons sous la galerie d'Apollon, où il n'y a personne;
nous nous reposerons là tout à notre aise, et je vous confierai
quelques idées qui me sont venues sur une question assez
importante.
grimm.
Et quelle est cette importante question?
DIDEROT.
L'influence du luxe sur les beaux-arts. Vous conviendrez
qu'ils ont tous merveilleusement embrouillé cette question.
GRIMM.
Merveilleusement.
DIDEROT.
Ils ont vu que les beaux-arts devaient leur naissance à l'a
richesse. Ils ont vu que la même cause qui les produisait, les
fortifiait, les conduisait à la perfection, finissait par les dégra-
der, les abâtardir et les détruire; et ils se sont divisés en diffé-
rents partis. Ceux-ci nous ont étalé les beaux-arts engendrés,
perfectionnés, surprenants; et en ont fait la défense du luxe,
que ceux-là ont attaqué par les beaux-arts abâtardis, dégradés,
appauvris, avilis.
GRIMM.
Tandis que d'autres se sont servis du luxe et de ses suites
pour décrier les beaux-arts; et ce ne sont pas les moins
absurdes.
DIDEROT.
Et dans cette nuit où ils s'entre-battaient...
GRIMM.
Les agresseurs et les défenseurs se sont porté des coups si
égaux, qu'on ne sait de quel côté l'avantage est resté.
DIDEROT.
C'est qu'ils n'ont connu qu'une sorte de luxe.
GRIMM.
Ah ! c'est de la politique que vous voulez faire.
DIDEROT.
Et pourquoi non? Supposons qu'un prince ait le bon esprit
de sentir que tout vient de la terre et que tout y retourne;
qu'il accorde sa faveur à l'agriculture, et qu'il cesse d'être le
père et le fauteur des grands usuriers.
86 SALON DE 1767.
GRIW M.
J'entends; qu'il supprime les fermiers généraux pour avoir
des peintres, des poètes, des sculpteurs, des musiciens. Est-ce
cela ?
ni de rot.
Oui, monsieur, et pour en avoir de bons, et les avoir tou-
jours bons. Si l'agriculture est la plus favorisée des conditions,
les hommes seront entraînés où leur plus grand intérêt les
poussera; et il n'y aura fantaisie, passion, préjugés, opinions
qui tiennent. La terre sera la mieux cultivée qu'il est possible;
ses productions diversifiées, abondantes, multipliées, amène-
ront la plus grande richesse, et la plus grande richesse engen-
drera le plus grand luxe : car si l'on ne mange pas l'or, à quoi
servira-t-il , si ce n'est à multiplier les jouissances ou les
moyens infinis d'être heureux, la poésie, la peinture, la sculp-
ture, la musique, les glaces, les tapisseries, les dorures, les
porcelaines et les magots? Les peintres, les poètes, les sculp-
teurs, les musiciens et la foule des arts adjacents naissent de
la terre. Ce sont aussi les enfants de la bonne Gérés; et je vous
réponds que partout où ils tireront leur origine de cette sorte
de luxe, ils fleuriront et fleuriront à jamais.
G RI MM.
Vous le croyez.
DIDEROT.
Je fais mieux, je le prouve; mais auparavant, permettez que
je fasse une petite imprécation , et que je dise ici du fond de
mon cœur : Maudit soit à jamais le premier qui rendit les
charges vénales.
G RI MM.
Et celui qui éleva le premier l'industrie sur les ruines de
l'agriculture.
DIDEROT.
Amen.
G R I M M .
Et celui qui, après avoir dégradé l'agriculture, embarrassa
les échanges par toutes sortes d'entraves.
DIDEROT.
Amen.
SALON DE 1767. 87
GRIMM.
Et celui qui créa le premier les grands exacteurs et toute
leur innombrable famille.
DIDEROT.
Amen.
GRIMM.
Et celui qui facilita aux souverains insensés et dissipateurs
les emprunts ruineux.
DIDEROT.
Amen.
GRIMM.
Et celui qui leur suggéra les moyens de rompre les liens les
plus sacrés qui les unissent, par l'appât irrésistible de doubler,
tripler, décupler leurs fortunes.
DIDEROT.
Amen. Amen. Amen. Au même moment où la nation fut
frappée de ces différents fléaux, les mamelles de la mère com-
mune se desséchèrent, une petite portion de la nation regorgea
de richesses, tandis que la portion nombreuse languit dans
l'indigence.
GRIMM.
L'éducation fut sans vue, sans aiguillon, sans base solide,
sans but général et public.
DIDEROT.
L'argent avec lequel on put se procurer tout devint la
mesure commune de tout. Il fallut avoir de l'argent; et quoi
encore? de l'argent. Quand on en manqua, il fallut en imposer
par les apparences et faire croire qu'on en avait.
GRIMM.
Et il naquit une ostentation insultante dans les uns, et une
espèce d'hypocrisie épidémique de fortune dans les autres.
DIDEROT.
C'est-à-dire une autre sorte de luxe; et c'est celui-là qui
dégrade et anéantit les beaux-arts, parce que les beaux-arts,
leur progrès et leur durée demandent une opulence réelle, et
que ce luxe-ci n'est que le, masque fatal d'une misère presque
générale, qu'il accélère et qu'il aggrave. C'est sous la tyrannie
88 SALON DE 1767.
de ce luxe que les talents restent enfouis, ou sont égarés. C'est
sous une pareille constitution que les beaux-arts n'ont que le
rebut des conditions subalternes ; c'est sous un ordre de choses
aussi extraordinaire, aussi pervers, qu'ils sont ou subordonnés
à la fantaisie et aux caprices d'une poignée d'hommes riches,
ennuyés, fastidieux, dont le goût est aussi corrompu que les
mœurs, ou abandonnés à la merci de la multitude indigente,
qui s'efforce, par de mauvaises productions en tout genre, de se
donner le crédit et le relief de la richesse. C'est dans ce siècle
et sous ce règne que la nation épuisée ne forme aucune grande
entreprise, aucuns grands travaux, rien qui soutienne les
esprits et élève les âmes. C'est alors que les grands artistes ne
naissent point, ou sont obligés de s'avilir sous peine de mou-
rir de faim. C'est alors qu'il y a cent tableaux de chevalet pour
une grande composition, mille portraits pour un morceau
d'histoire, que les artistes médiocres pullulent, et que la nation
en regorge.
GRIMM.
Que les Belle, les Bellengé, les Voiriot, les Brenet, sont
assis à côté des Chardin, des Vien et des Vernet.
DIDEROT.
Et que leurs plats ouvrages couvrent les murs d'un Salon.
GRIMM.
Et bénis soient les Belle, les Bellengé, les Voiriot, les Bre-
net, les mauvais poètes, les mauvais peintres, les mauvais sta-
tuaires, les brocanteurs, les bijoutiers et les filles de joie.
DIDEROT.
Fort bien, mon ami, parce que ce sont ces gens-là qui nous
vengent. C'est la vermine qui ronge et détruit nos vampires, et
qui nous reverse goutte à goutte le sang dont ils nous ont
épuisés.
G R I M M.
Et honni soit le ministre qui s'aviserait au centre d'un sol
immense et fécond de créer des lois somptuaires, d'anéantir le
luxe subsistant, au lieu d'en susciter un autre des entrailles de
la terre.
DIDEROT..
Et d'arrêter aux barrières les productions des arts, au lieu
SALON DE 1767. 89
d'engendrer des artistes. Ce n'est pas moi qui ai marché, c'est
vous qui m'avez conduit; et s'il y a un peu de bonne logique
dans ce qui précède, il s'ensuit, comme je le disais au com-
mencement, qu'il y a deux sortes de luxe : l'un qui naît de la
richesse et de l'aisance générale, l'autre de l'ostentation et de
la misère, et que le premier est aussi sûrement favorable à la
naissance et au progrès des beaux-arts, que le second leur est
nuisible; et là-dessus rentrons dans le Salon et revenons à
nos Belle, à nos Bellengé, à nos Brenet et à nos Voiriot.
SATIRE CONTRE LE LUXE1,
A LA MANIÈRE DE PERSE.
Vous jetez sur les diverses sociétés de l'espèce, humaine un
regard si chagrin, que je ne connais plus guère qu'un moyen de
vous contenter : c'est de ramener l'âge d'or. — Vous vous trom-
pez. Une vie consumée à soupirer aux pieds d'une bergère n'est
point du tout mon fait. Je veux que l'homme travaille. Je veux
qu'il soutire. Sous un état de nature qui irait au-devant de
tous ses vœux, où la branche se courberait pour approcher le
fruit de sa main, il serait fainéant; et, n'en déplaise aux poètes,
qui dit fainéant dit méchant. Et puis, des fleuves de miel et
de lait! Le lait ne va pas aux bilieux comme moi, et le miel
m'affadit. — Dépouillez-vous donc ; suivez le conseil de Jean-
Jacques, et faites-vous sauvage. — Ce serait bien le mieux. Là,
du moins, il n'y a d'inégalité que celle qu'il a plu à la nature
de mettre entre ses enfants ; et les forêts ne retentissent pas de
cette variété de plaintes, que des maux sans nombre arrachent
à l'homme dans ce bienheureux état de la société. — Mais quoi!
ces mœurs si vantées de Lacédémone ne trouveront pas grâce
auprès de vous? — Ne me parlez pas de ces moines armés. —
Mais là, cet or, ce luxe qui vous blesse, ces repas somptueux,
ces meubles recherchés... — Il n'y en a point, d'accord; mais
ces pauvres, ces malheureux ilotes, n'en avez-vous point pitié?
1. Cette amplification, dont Diderot a employé plusieurs fragments dans d'autres
occasions, n'est peut-être pas trop bien à sa place ici, mais nous avons dû suivre
Naigeon qui, nous le supposons, en l'insérant dans ce Salon, n'avait d'autre motif
.que de ne pas la laisser perdre, en quoi, au moins, il pensait sagement.
90 SALON DE 1767.
La tyrannie d'un colon d'Amérique est moins cruelle; la condi-
tion du nègre moins triste. — Qu'objecterez-vous au siècle de
Rome pauvre, à ce siècle où des hommes à jamais célèbres culti-
vaient la terre de leurs mains, prirent leurs noms des fruits,
des fonctions agrestes qu'ils avaient exercées, où le consul pres-
sait le bœuf de son aiguillon, où le casque et la lance étaient
déposés sur la borne du champ, et la couronne du triompha-
teur suspendue à la corne de la charrue? 0 le beau temps que
celui où la femme déguenillée du dictateur pressait le pis de ses
chèvres, tandis que ses robustes enfants, la cognée sur l'épaule,
allaient dans la forêt voisine couper des fagots pour l'hiver!...
Vous riez ; mais, à votre avis, la chaumière de Quintus n'est-elle
pas plus belle aux yeux de l'homme qui a quelque tact de la
vertu, (pie ces immenses galeries où l'infâme Verres exposait les
dépouilles de dix provinces ravagées? Allez vous enivrer chez
Lucullus. Applaudissez aux poëmes divins de Virgile ; prome-
nez-vous dans une ville immense, où les chefs-d'œuvre de la
peinture, de la sculpture et de l'architecture suspendront à
chaque pas vos regards d'admiration ; assistez aux jeux du
Cirque ; suivez la marche des triomphes ; voyez des rois en-
chaînés ; jouissez du doux spectacle de l'univers qui gémit sous
la tyrannie, et partagez tous les crimes, tous les désordres de
son opulent oppresseur. Ce n'est point là ma demeure. Je ne
sais plus en quel temps, sous quel siècle, en quel coin de la
terre vous placer. Mon ami, aimons notre patrie ; aimons nos
contemporains; soumettons-nous à un ordre de choses qui
pourrait par hasard être meilleur ou plus mauvais ; jouissons
des avantages de notre condition. Si nous y voyons des défauts,
et il y en a sans doute, attendons-en le remède de l'expérience
et de la sagesse de nos maîtres; et restons ici. — Kester ici,
moi! moi ! y reste celui qui peut voir avec patience un peuple
qui se prétend civilisé, et le plus civilisé de la terre, mettre à
l'encan l'exercice des fonctions civiles; mon cœur se gonfle, et
un jour de ma vie, non, un jour de ma vie, je ne le passe pas
sans charger d'imprécations celui qui rendit les charges vénales.
Car c'est de là, oui, c'est de là et de la situation des grands
exacteurs que sont découlés tous nos maux. Au moment où
l'on put arriver à tout avec de l'or, on voulut avoir de l'or; et
le mérite, qui ne conduisait à rien, ne fut rien. Il n'y eut plus
SALON DE 1767. 91
aucune émulation honnête. L'éducation resta sans aucune base
solide. Une mère, si elle l'osait, dirait à son fils : « Mon fils,
pourquoi consumer vos yeux sur des livres? Pourquoi votre
lampe a-t-elle brûlé toute la nuit? Conserve-toi, mon fils. Eh
bien, tu veux aussi remuer un jour l'urne qui contient le sort
de tes concitoyens ; tu la remueras. Cette urne est en argent
comptant au fond du coffre-fort de ton père. » Et où est l'enfant
qui l'ignore ? Au moment où une poignée de concussionnaires
publics regorgèrent de richesses, habitèrent des palais, firent
parade de leur honteuse opulence, toutes les conditions furent
confondues; il s'éleva une émulation funeste, une lutte insensée
et cruelle entre tous les ordres de la société. L'éléphant se gonfla
pour accroître sa taille, le bœuf imita l'éléphant ; la grenouille
eut la même manie, qui remonta d'elle à l'éléphant; et, dans ce
mouvement réciproque, les trois animaux périrent : triste, mais
image réelle d'une nation abandonnée à un luxe, symbole de la
richesse des uns, et masque de la misère générale du reste. Si
vous n'avez pas une âme de bronze, dites donc avec moi ; élevez
votre voix, dites : Maudit soit le premier qui rendit les fonc-
tions publiques vénales ; maudit soit celui qui rendit l'or l'idole
de la nation ; maudit soit celui qui créa la race détestable des
grands exacteurs; maudit soit celui qui engendra ce foyer d'où
sortirent cette ostentation insolente de richesse dans les uns, et
cette hypocrisie épidémique de fortune clans les autres ; maudit
soit celui qui condamna par contre-coup le mérite à l'obscurité,
et qui dévoua la vertu et les mœurs au mépris. De ce jour, voici
le mot, le mot funeste qui retentit d'un bout h l'autre de la
société : Soyons, ou paraissons riches. De ce jour, la montre d'or
pendit au côté de l'ouvrière, à qui son travail suffisait à peine
pour avoir du pain. Et quel fut le prix de cette montre? quel
fut le prix de ce vêtement de soie qui la couvre, et sous lequel
je la méconnais? Sa vertu ! sa vertu! ses mœurs! Et il en fut
ainsi de toutes les autres conditions. On rampa, on s'avilit, on se
prostitua dans toutes les conditions. Il n'y eut plus de distinc-
tion entre les moyens d'acquérir. Honnêtes, malhonnêtes, tous
furent bons. Il n'y eut plus de mesure dans les dépenses. Le
financier donna le ton, que le reste suivit. De là cette foule de
mésalliances que je ne blâme pas. Il était juste que des hommes,
ruinés par l'exemple des pères, allassent réparer chez eux leurs
92 SALON DE 1767.
fortunes, et se venger par le mépris de leurs filles. Mais ces
femmes méprisées, quelle fut leur conduite? Et ces époux, à
qui portèrent -ils la dot de leurs femmes? D'où vient cette
fureur générale de galanterie? Dites, dites, où a-t-elle pris sa
source? Les grands se sont ruinés par l'émulation du faste
financier. Le reste s'est perdu de débauche par l'imitation et
l'influence du libertinage des grands. Le luxe ruine le riche, et
redouble la misère des pauvres. De là la fausseté du crédit dans
tous les États. Confiez votre fortune à cet homme qui se fait
traîner dans un char doré, demain ses terres seront en décret;
demain cet homme si brillant, poursuivi par ses créanciers, ira
mettre pied à terre au For-1'Evêque *. — Mais ne vous réjouis-
sez-vous pas de voir la débauche, la dissipation, le faste,
écrouler ces masses énormes d'or? C'est par ce moyen qu'on
nous restitue goutte à goutte ce sang dont nous sommes épuisés.
11 nous revient par une foule de mains occupées. Ce luxe,
contre lequel vous vous récriez, n'est-ce pas lui qui soutient le
ciseau dans la main du statuaire, la palette au pouce du peintre,
la navette?... — Oui, beaucoup d'ouvrages, et beaucoup d'ou-
vrages médiocres. Si les mœurs sont corrompues, croyez-vous
que le goût puisse rester pur? Non, non, cela ne se peut; et si
vous le croyez, c'est que vous ignorez l'effet de la vertu sur les
beaux-arts. Et que m'importent vos Praxitèle et vos Phidias?
que m'importent vos Apelle? (pie m'importent vos poèmes divins?
que m'importent vos riches étoiles? si vous êtes méchants,
si vous êtes indigents, si vous êtes corrompus. 0 richesse,
mesure de tout mérite! ô luxe funeste, enfant de la richesse! tu
détruis tout, et le goût et les mœurs; tu arrêtes la pente la plus
douce de la nature. Le riche craint de multiplier ses enfants.
Le pauvre craint de multiplier les malheureux. Les villes se
dépeuplent. On laisse languir sa fille dans le célibat. Il fau-
drait sacrifier à sa dot un équipage, une table somptueuse. On
aliène sa fortune; pour doubler sou revenu on oublie ses pro-
ches. A-t-on cric dans les rues un édit qui promette un intérêt
décuple à un capital, l'enfant de la maison pâlit; l'héritier frémit
ou pleure; ces masses d'or qui lui étaient destinées vont se
perdre dans le fisc public, et avec elles l'espérance d'une opu-
1. Prison destinée aux détenus pour dettes. (Br.)
SALON DE 1767. 93
lence à venir. De là les hommes sont étrangers les uns aux
autres dans la même famille. Eh! pourquoi des enfants aime-
raient-ils, respecteraient-ils pendant leur vie, pleureraient-ils,
quand ils sont morts, des pères, des parents, des frères, des pro-
ches, des amis qui ont tout fait pour leur bien-être propre, rien
pour le leur? C'est bien dans ce moment, ô mes amis, qu'il n'y a
point d'amis ; ô pères, qu'il n'y a plus de pères ; ô frères et sœurs,
qu'il n'y a ni frères ni sœurs! — Voilà, sans doute, un luxe
pernicieux, et contre lequel je vous permets à vous et à nos
philosophes de se récrier. Mais n'en est-il pas un autre qui se
concilierait avec les mœurs, la richesse, l'aisance, la splendeur
et la force d'une nation ? — Peut-être. 0 Cérès, les peintres, les
poètes, les statuaires, les tapisseries, les porcelaines, et ces
magots même, goût ridicule, peuvent s'élever d'entre tes épis.
Maîtres des nations, tendez la main à Cérès ; relevez ses autels.
Cérès est la mère commune de tout. Maîtres des nations, faites
que vos campagnes soient fertiles; soulagez l'agriculteur du
poids qui l'écrase. Que celui qui vous nourrit puisse vivre ; que
celui qui donne du lait à vos enfants ait du pain ; que celui qui
vous vêtit ne soit pas nu. L'agriculture, voilà le fleuve qui ferti-
lisera votre empire. Faites que les échanges se multiplient en
cent manières diverses. Vous n'aurez plus une poignée de sujets
riches, vous aurez une nation riche. — Mais, dites-moi, à quoi
bon la richesse, sinon à multiplier nos jouissances? et ces jouis-
sances multipliées ne donneront-elles pas naissance à tous les
arts du luxe? — Mais ce luxe sera le signe d'une opulence
générale, et non le masque d'une misère commune. Maîtres des
nations, ôtez à l'or son caractère représentatif de tout mérite.
Abolissez la vénalité des charges. Que celui qui a de l'or puisse
avoir des palais, des jardins, des tableaux, des statues, des
vins délicieux, de belles femmes; mais qu'il ne puisse prétendre
sans mérite à aucune fonction honorable dans l'État ; et vous
aurez des citoyens éclairés, des sujets vertueux. Vous avez atta-
ché des peines aux crimes; attachez des récompenses à la vertu ;
et ne redoutez, pour la durée de vos empires, que le laps des
temps. Le destin qui règle le monde veut que tout passe. La
condition la plus heureuse d'un homme, d'un État, a son terme.
Tout porte en soi un germe secret de destruction. L'agriculture,
cette bienfaisante agriculture, engendre le commerce, l'indus-
9& SALON DE 17 G7.
trie et la richesse. La richesse engendre la population ;
l'extrême population divise les fortunes ; les fortunes divisées
restreignent les sciences et les arts à l'utile. Tout ce qui n'est
pas utile est dédaigné. L'emploi du temps est trop précieux
pour le perdre à des spéculations oisives. Partout où vous
verrez une poignée de terre recueillie dans la plaine, portée
dans un panier d'osier, aller couvrir la pointe nue d'un rocher,
et l'espérance d'un épi l'arrêter là par une claie, soyez sûr que
vous verrez peu de grands édifices, peu de statues, que vous
trouverez peu d'Orphées, que vous entendrez peu de poëmes
divins... Et que m'importent ces monuments fastueux? Est-ce là
le bonheur? La vertu, la vertu, la sagesse, les mœurs, l'amour
des enfants pour les pères, l'amour des pères pour les enfants,
la tendresse du souverain pour ses sujets, celle des sujets pour
le souverain, les bonnes lois, la bonne éducation, l'aisance
générale : voilà, voilà ce que j'ambitionne. Enseignez-moi la
contrée où l'on jouit de ces avantages, et j'y vais, fût-ce la
Chine. — Mais là... — Je vous entends. Astuce, mauvaise foi,
nulle grande vertu, nul héroïsme, une foule de petits vices,
enfants de l'esprit économique et de la vie contentieuse. Là, le
ministère sans cesse occupé à prévenir la perfidie des saisons;
là, le particulier à pourvoir de blé son grenier. Nulle chimère de
point d'honneur. — Il faut l'avouer. — Où irai-je donc? Où
trouverai-je un état de bonheur constant? Ici, un luxe qui
masque la misère; là, un luxe qui, né de l'abondance, ne produit
qu'une félicité passagère. Où faut-il que je naisse ou que je
vive? Où est la demeure qui me promette et à ma postérité un
bonheur durable? — Allez où les maux portés à l'extrême
vont amener un meilleur ordre de choses. Attendez que les
choses soient bien, et jouissez de ce moment. — Et ma posté-
rité?— Vous êtes un insensé. Vous voyez trop loin. Qu'étiez-
vous il y a quatre siècles pour vos aïeux? Rien. Regardez avec
le môme œil des êtres à venir qui sont à la même distance de
vous. Soyez heureux. Vos arrière-neveux deviendront ce qu'il
plaira au destin, qui dispose de tout. Dans l'empire, le ciel
suscite un maître qui amende ou qui détruit; dans le cycle des
races, un descendant qui relève ou qui renverse. Voilà l'arrêt
immuable de la nature. Soumettez-vous-v.
SALON DE 1767. 95
BELLE1.
36. L'ARCHANGE MICHEL, VAINQUEUR DES A^vGES REBELLES2.
Ce tableau n'y était pas, et tant mieux pour l'artiste et pour
nous. L'artiste Belle n'était pas bastant pour une composition
de cette nature, qui demande de la verve, de la chaleur, de
l'imagination, de la poésie. Belle, peintre de batailles célestes,
rival de Milton ! Il n'a pas dans sa tête le premier trait de la
figure de l'archange, ni son mouvement, ni le caractère angé-
lique, ni l'indignation fondue avec la noblesse, ni la grâce,
l'élégance et la force. Il y a longtemps qu'il n'est plus, celui
qui savait réunir toutes ces choses. C'est Raphaël. Et les anges
rebelles, comment les aurait-il désignés? surtout s'il n'avait pas
voulu en faire, à l'imitation de Rubens, des espèces de mons-
tres, moitié hommes, moitié serpents, vilains, absurdes, hideux,
dégoûtants. L'artiste ou le comité académique, en excluant du
Salon la composition de Belle, a fait sagement. Il y avait déjà
un assez bon nombre de mauvais tableaux sans celui-là. Ceux
qui ont été assez bêtes pour aller demander à Belle un mor-
ceau de cette importance seront vraisemblablement assez bêtes
pour admirer sa besogne. Laissons-les s'extasier en paix. Us
sont heureux, peut-être plus heureux devant le barbouillage
de Belle, que vous et moi devant le chef-d'œuvre du Guide et
du Titien. — C'est un mauvais rôle que celui d'ouvrir les yeux
à un amant sur les défauts de sa maîtresse. Jouissons plutôt du
ridicule de son ivresse. — Le comte de Creutz3, notre ami, se
met tous les matins à genoux devant Y Adonis de Taraval, et
Denis Diderot, votre ami, devant une Clèopâtre de madame
Therbouche. — Il faut en rire. — En rire, et pourquoi? Ma
Clèopâtre est vraiment fort belle, et je pense bien que le comte
1. Clément-Louis-Marie-Anne Belle, né'à Paris le 16 novembre 1722; élève de
Lemoine; académicien en 1761, professeur, puis recteur; il mourut, dit la Biogra-
phie générale, le 29 septembre 1800. Cependant M. Jal prétend, d'après un acte de
vente de deux tableaux de Lebrun, fait par Belle au roi Louis XVIII, qu'il vivait
encore en 1817.
2. Tableau de 9 pieds de haut sur 0 pieds de large, destiné pour une église de
Soissons.
3. Ministre plénipotentiaire du roi de Suède.
96 SALON DE 1767.
de Creutz en dit autant de son Adonis; tous les deux amusants
pour vous, nous le sommes encore, le comte et moi, l'un pour
l'autre. Si nous pouvions, par un tour de tête original, voir les
hommes en scène, prendre le monde pour ce qu'il est, un
théâtre, nous nous épargnerions bien des moments d'humeur.
BACHE LIE H.
37. PSYCHÉ ENLEVÉE hl ROCHER PAR LES ZÉPHIRS1.
Ce tableau n'y était pasnon plus; et je répéterai, tant mieux
pour l'artiste et pour nous.
Yoilà un assez bon artiste perdu sans ressource. Il a déposé
le titre et les fonctions d'académicien pour se faire maître
d'école2; il a préféré l'argent à l'honneur; il a dédaigné la
chose pour laquelle il avait du talent, et s'est entêté de celle
pour laquelle il n'en avait point. Ensuite il a dit : Je veux boire,
manger, dormir, avoir d'excellents vins, des vêtements de luxe,
de jolies femmes; je méprise la considération publique... Mais,
monsieur Bachelier, le sentiment de l'immortalité? — Qu'est-ce
que cela? je ne vous entends pas. — Le respect de la postérité? —
Le respect de ce qui n'est pas? je ne vous entends pas davantage.
— Monsieur Bachelier, vous avez raison, c'est moi qui suis un
sot. On ne donne pas ces idées à ceux qui ne les ont pas. C'est,
une manie qui n'est pas trop rare, que celle de repousser la
gloire qui se présente, pour courir après celle qui nous fuit. Le
philosophe veut faire des vers, et il en fait de mauvais. Le poëte
veut trancher du philosophe, et il fait hausser les épaules à
celui-ci. Le géomètre ambitionne la réputation de littérateur,
et il reste médiocre. L'homme de lettres s'occupe de la quadra-
ture du cercle, et il sent lui-même son ridicule. Falconet veut
savoir le latin comme moi. Je veux me connaître en peinture
comme lui; et de tous côtés on ne voit que l'adage asinus ad
lyram, ou des Bachelier à l'histoire.
1. Tableau de 4 pieds sur 3.
2.. Bachelier venait de fonder (17G0) l'École royale gratuite de dessin, sur
laquelle on trouvera d'intéressants renseignements à la lin de l'ouvrage de M. L.
Courajod : L'Ecole royale des élèves protégés, etc. Paris, Dumoulin, 1874, in-X".
SALON DE 1767. 97
CHARDIN.
38. DEUX TABLEAUX SOUS LE MÊME NUMERO REPRÉSENTANT
DIVERS INSTRUMENTS DE MUSIQUE1.
Commençons par dire le secret de celui-ci. Cette indiscré-
tion sera sans conséquence. Il place son tableau devant la Na-
ture, et il le juge mauvais, tant qu'il n'en soutient pas la pré-
sence.
Ces deux tableaux sont très-bien composés. Les instruments
y sont disposés avec goût. 11 y a, dans ce désordre qui les en-
tasse, une sorte de verve. Les effets de l'art y sont préparés à
ravir. Tout y est, pour la forme et pour la couleur, de la plus
grande vérité. C'est là qu'on apprend comment on peut allier
la vigueur avec l'harmonie. Je préfère celui où l'on voit des
timbales; soit que ces objets y forment de plus grandes masses,
soit que la disposition en soit plus piquante. L'autre passerait
pour un chef-d'œuvre, sans son pendant.
Je suis sûr que, lorsque le temps aura éteint l'éclat un peu
dur et cru des couleurs fraîches, ceux qui pensent que Chardin
faisait encore mieux autrefois changeront d'avis. Qu'ils aillent
revoir ces ouvrages lorsque le temps les aura peints. J'en dis
autant de Yernet, et de ceux qui préfèrent ses premiers tableaux
à ceux qui sortent de dessus sa palette.
Chardin et Vernet voient leurs ouvrages à douze ans du
moment où ils peignent; et ceux qui les jugent ont aussi peu
de raison que ces jeunes artistes qui s'en vont copier servile-
ment à Rome des tableaux faits il y a cent cinquante ans. Ne
soupçonnant pas l'altération que le temps a faite à la couleur,
ils ne soupçonnent pas davantage qu'ils ne verraient pas les
morceaux des Carraches, tels qu'ils les ont sous les yeux, s'ils
avaient été sur le chevalet des Carraches, tels qu'ils les voient.
Mais qui est-ce qui leur apprendra à apprécier les effets du
temps? Qui est-ce qui les garantira de la tentation de faire
demain de vieux tableaux, de la peinture du siècle passé? Le bon
sens et l'expérience.
1. Tableaux cintrés d'environ 4 pieds G pouces de large sur 3 pieds de haut.
Pour les appartements de Bellevue.
xi. 7
98 SALON DE 17G7.
Je n'ignore pas que les modèles de Chardin, les natures
inanimées qu'il imite, ne changent ni de place, ni de couleur,
ni de formes; et qu'à perfection égale, un portrait de La Tour
a plus de mérite qu'un morceau de genre de Chardin. Mais un
coup de l'aile du temps ne laissera rien qui justilie la réputa-
tion du premier. La poussière précieuse s'en ira de dessus la
toile, moitié dispersée dans les airs, moitié attachée aux longues
plumes du vieux Saturne. On parlera de La Tour, mais on verra
Chardin. 0 La Tour! mémento homo, quia pulvîs es et in pul-
veremreverteris. {Genèse, chap. ni, f. 19.)
On dit de celui-ci qu'il a un technique qui lui est propre,
et qu'il se sert autant de son pouce que de son pinceau. Je ne
sais ce qui en est. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je n'ai jamais
connu personne qui l'ait vu travailler; quoi qu'il en soit, ses
compositions appellent indistinctement l'ignorant et le connais-
seur. C'est une vigueur de couleur incroyable, une harmonie
générale, un effet piquant et vrai, de belles masses, une magie
de faire à désespérer, un ragoût dans l'assortiment et l'ordon-
nance. Éloignez-vous, approchez-vous, même illusion, point
de confusion, point de symétrie non plus, parce qu'il y a calme
et repos. On s'arrête devant un Chardin, comme d'instinct,
comme un voyageur fatigué de sa route va s'asseoir, sanspresque
s'en apercevoir, dans l'endroit qui lui offre un siège de verdure,
du silence, des eaux, de l'ombre et du frais.
39. VEP.NET1.
J'avais écrit le nom de cet artiste au haut de ma page, et
j'allais vous entretenir de ses ouvrages, lorsque je suis parti
pour une campagne voisine de la mer, et renommée par la
beauté de ses sites. Là, tandis que les uns perdaient autour
d'un tapis vert les plus belles heures du jour, les plus belles
journées, leur argent et leur gaieté; que d'autres, le fusil sur
l'épaule, s'excédaient de fatigue à suivre leurs chiens à travers
champs; que quelques-uns allaient s'égarer dans les détours
d'un parc, dont, heureusement pour les jeunes compagnes de
1. Le livret annonce seulement : Plusieurs tableaux sous le môme numéro.
SALON DE 1767. 99
leurs erreurs, les arbres sont fort discrets; que les graves per-
sonnages faisaient encore retentir cà sept heures du soir la salle
à manger de leurs cris tumultueux, sur les nouveaux principes
des économistes, l'utilité ou l'inutilité de la philosophie, la re-
ligion, les mœurs, les acteurs, les actrices, le gouvernement, la
préférence des deux musiques, les beaux-arts, les lettres et
autres questions importantes, dont ils cherchaient toujours la
solution au fond des bouteilles, et regagnaient, enroués, chan-
celants, le fond de leur appartement, dont ils avaient peine à
retrouver la porte, et se remettaient, dans un fauteuil, de la
chaleur et du zèle avec lesquels ils avaient sacrifié leurs pou-
mons, leur estomac et leur raison, pour introduire le plus bel
ordre possible dans toutes les branches de l'administration;
j'allais, accompagné de l'instituteur des enfants de la maison,
de ses deux élèves, de mon bâton et de mes tablettes, visiter
les plus beaux sites du monde. Mon projet est de vous les dé-
crire, et j'espère que ces tableaux en vaudront bieu d'autres.
Mon compagnon de promenades connaissait supérieurement la
topographie du pays, les heures favorables à chaque scène
champêtre, l'endroit qu'il fallait voir le matin ; celui qui rece-
vait son intérêt et ses charmes, ou du soleil levant ou du soleil
couchant ; l'asile qui nous prêterait de la fraîcheur et de l'ombre
pendant les heures brûlantes de la journée. C'était le cicérone
de la contrée. 11 en faisait les honneurs aux nouveaux venus;
et personne ne s'entendait mieux à ménager à son spectateur la
surprise du premier coup d'œil. Nous voilà partis. Nous cau-
sons. Nous marchons. J'allais la tête baissée, selon mon usage,
lorsque je me sens arrêté brusquement, et présenté au site que
voici.
Premier site. — A ma droite, dans le lointain, une montagne
élevait son sommet vers la nue. Dans cet instant, le hasard y
avait arrêté un voyageur debout et tranquille. Le bas de cette
montagne nous était dérobé par la masse interposée d'un ro-
cher. Le pied de ce rocher s'étendait en s'abaissant et en se
relevant, et séparait en deux la profondeur de la scène. Tout à
fait vers la droite, sur une saillie de ce rocher j'observai deux
figures que l'art n'aurait pas mieux placées pour l'effet. C'étaient
deux pêcheurs ; l'un assis et les jambes pendantes vers le bas
100 SALON DE 1767.
du rocher, tenait sa ligne qu'il avait jetée dans des eaux qui
baignaient cet endroit; l'autre, les épaules chargées de son
filet, et courbé vers le premier, s'entretenait avec lui. Sur l'es-
pèce de chaussée rocailleuse que le pied du rocher formait en
se prolongeant, dans un lieu où cette chaussée s'inclinait vers
le fond, une voiture couverte et conduite par un paysan des-
cendait vers un village situé au-dessous de cette chaussée.
C'était encore un incident que l'art aurait suggéré; mes regards,
rasant la crête de cette langue de rocaille, rencontraient le
sommet des maisons du village, et allaient s'enfoncer et se
perdre dans une campagne qui confinait avec le ciel.
« Quel est celui de vos artistes, me disait mon cicérone,
qui eût imaginé de rompre la continuité de cette chaussée ro-
cailleuse par une tourte d'arbres?
— Vernet, peut-être.
— A la bonne heure ; mais votre Vernet en aurait-il ima-
giné l'élégance et le charme? Aurait-il pu rendre l'effet chaud
et piquant de cette lumière qui joue entre leurs troncs et leurs
branches?
— Pourquoi non ?
— Rendre l'espace immense que votre œil découvre au delà?
— C'est ce qu'il a fait quelquefois. Vous ne connaissez pas
cet homme; jusqu'où les phénomènes de la nature lui sont fa-
miliers... »
Je répondais de distraction ; car mon attention était arrêtée
sur une masse de rochers couverte d'arbustes sauvages, que la
nature avait placés à l'autre extrémité du tertre rocailleux. Cette
masse était pareillement masquée par un rocher antérieur, qui,
se séparant du premier, formait un canal d'où se précipitaient
en torrent des eaux qui venaient, sur la fin de leur chute, se
briser en écumant contre des pierres détachées...
« Eh bien ! dis-je à mon cicérone, allez-vous-en au Salon,
et vous verrez qu'une imagination féconde, aidée d'une étude
profonde de la nature, a inspiré à un de nos artistes précisé-
ment ces rochers, cette cascade et ce coin de paysage.
— Et peut-être avec ce gros quartier de roche brute, et le
pêcheur assis qui relève son filet et les instruments de son mé-
tier épars à terre autour de lui, et sa femme debout, et cette
femme vue par le dos.
SALON DE 1767. 101
— Vous ne savez pas, l'abbé, combien vous êtes un mau-
vais plaisant... »
L'espace compris entre les rochers au torrent, la chaussée
rocailleuse et les montagnes de la gauche formaient un lac sur
les bords duquel nous nous promenions ; c'est de là que nous
contemplions toute cette scène merveilleuse ; cependant il s'était
élevé, vers la partie du ciel qu'on apercevait entre la touffe
d'arbres de la partie rocailleuse et les rochers aux deux pê-
cheurs, un nuage léger que le vent promenait à son gré
Lors me tournant vers l'abbé :
« En bonne foi, lui dis-je, croyez-vous qu'un artiste intelli-
gent eût pu se dispenser de placer ce nuage précisément où il
est? ne voyez-vous pas qu'il établit pour nos yeux un nouveau
plan; qu'il annonce un espace en deçà et au delà; qu'il recule
le ciel, et qu'il fait avancer les autres objets? Vernet aurait senti
tout cela. Les autres, en obscurcissant leurs ciels de nuages,
ne songent qu'à en rompre la monotonie. Vernet veut que les
siens aient le mouvement et la magie de* celui que nous voyons.
— Vous avez beau dire Vernet, Vernet, je ne quitterai point
la nature pour courir après son image. Quelque sublime que
soit l'homme, ce n'est pas Dieu.
— D'accord ; mais, si vous aviez un peu plus fréquenté l'ar-
tiste, il vous aurait peut-être appris à voir dans la nature ce
que vous n'y voyez pas. Combien de choses vous y trouveriez à
reprendre ! Combien l'art en supprimerait, qui gâtent l'ensemble
et nuisent à l'effet; combien il en rapprocherait, qui double-
raient notre enchantement!
— Quoi ! sérieusement vous croyez que Vernet aurait mieux
à faire que d'être le copiste rigoureux de cette scène?
— Je le crois.
— Dites-moi donc comment il s'y prendrait pour l'embellir.
— Je l'ignore, et si je le savais je serais plus grand poëte
et plus grand peintre que lui ; mais, si Vernet vous eût appris à
mieux voir la nature, la nature, de son côté, vous eût appris à
bien voir Vernet.
— Mais Vernet ne sera toujours que Vernet, un homme.
— Et, par cette raison, d'autant plus étonnant, et son
ouvrage d'autant plus digne d'admiration; c'est sans contredit
une grande chose que cet univers; mais, quand je le compare
102 SALON DE 1767.
avec l'énergie de la cause productrice, si j'avais à m'émerveil-
ler, c'est que son œuvre ne soit pas plus belle et plus parfaite
encore. C'est tout le contraire, lorsque je pense à la faiblesse de
l'homme, h ses pauvres moyens, aux embarras et à la courte
durée de sa vie, et à certaines choses qu'il a entreprises et
exécutées. L'abbé, pourrait-on vous faire une question? c'est:
d'une montagne dont le sommet paraît toucher et soutenir le
ciel, et d'une pyramide seulement de quelques lieues de base,
dont la cime finirait dans les nues; laquelle vous frapperait le
plus? Vous hésitez. C'est la pyramide, mon cher abbé; et la
raison, c'est que rien n'étonne de la part de Dieu, auteur de la
montagne, et que la pyramide est un phénomène incroyable de
la part de l'homme. »
Toute cette conversation se faisait d'une manière fort inter-
rompue. La beauté du site nous tenait alternativement suspen-
dus d'admiration. Je parlais sans trop m'entendrë; j'étais écouté
avec la même distraction. D'ailleurs, les jeunes disciples de
l'abbé couraient de droite et de gauche, gravissaient sur les
rochers, et leur instituteur craignait toujours, ou qu'ils ne
s'égarassent, ou qu'ils ne se précipitassent, ou qu'ils n'allassent
se noyer dans l'étang. Son avis était de les laisser la prochaine
fois à la maison; mais ce n'était pas le mien.
J'inclinais à demeurer dans cet endroit, et à y passer le reste
de la journée; mais l'abbé m' assurant que la contrée était assez
riche en pareils sites pour que nous pussions mettre un peu
moins d'économie dans nos plaisirs, je me laissai conduire
ailleurs ; mais ce ne fut pas sans retourner la tête de temps en
temps.
Les enfants précédaient leur instituteur, et moi je fermais la
marche. Nous allions par des sentiers étroits et tortueux, et je
m'en plaignais un peu à l'abbé; mais lui, se retournant, s'arrê-
tant subitement devant moi, et me regardant en face, me dit
avec exclamation :
« Monsieur, l'ouvrage de l'homme est quelquefois plus
admirable que l'ouvrage d'un Dieu?
— Monsieur l'abbé, lui répondis-je, avez-vous vu Y Antinous.
la Vénus de Médicis, la Vénus aux Bellcs-Fcsscs, et quelques
autres antiques?
— Oui.
SALON DE 1767. 103
— Avez-vous jamais rencontré dans la nature des figures
aussi belles, aussi parfaites que celles-là?
— Non, je l'avoue.
— Vos petits élèves ne vous ont-ils jamais dit un mot qui
vous ait causé plus d'admiration et de plaisir que la sentence la
plus profonde de Tacite?
— Cela est quelquefois arrivé.
— Et pourquoi cela?
— C'est que j'y prends un grand intérêt; c'est qu'ils m'an-
nonçaient par ce mot une grande sensibilité d'âme, une sorte de
pénétration, une justesse d'esprit au-dessus de leur âge.
— L'abbé, à l'application. Si j'avais là un boisseau de dés,
que je renversasse ce boisseau, et qu'ils se tournassent tous sur
le môme point, ce phénomène vous étonnerait-il beaucoup?
— Beaucoup.
— Et si tous ces dés étaient pipés, le phénomène vous éton-
nerait-il encore?
— Non.
— L'abbé, à l'application. Ce monde n'est qu'un amas de
molécules pipées en une infinité de manières diverses. 11 y a
une loi de nécessité qui s'exécute sans dessein, sans effort, sans
intelligence, sans progrès, sans résistance dans toutes les
œuvres de Nature. Si l'on inventait une machine qui produisît
des tableaux tels que ceux de Raphaël, ces tableaux continue-
raient-ils d'être beaux?
— Non.
— Et la machine? lorsqu'elle serait commune, elle ne serait
pas plus belle que les tableaux.
— ■ Mais, d'après vos principes, Raphaël n'est-il pas lui-
même cette machine à tableaux?...
— Il est vrai. Mais la machine Raphaël n'a jamais été com-
mune; mais les ouvrages de cette machine ne sont pas aussi
communs que les feuilles de chêne; mais, par une pente natu-
relle et presque invincible, nous supposons à cette machine une
volonté, une intelligence, un dessein, une liberté. Supposez
Raphaël éternel, immobile devant la toile, peignant nécessaire-
ment et sans cesse. Multipliez de toutes parts ces machines imi-
tatives. Faites naître les tableaux dans la nature, comme les
plantes, les arbres et les fruits qui leur serviraient de modèles:
m SALON DE 1767.
et dites-moi ce que deviendrait votre admiration. Ce bel ordre
qui vous enchante dans l'univers ne peut être autre qu'il est.
Vous n'en connaissez qu'un, et c'est celui que vous habitez;
vous le trouvez alternativement beau ou laid, selon que vous
coexistez avec lui d'une manière agréable ou pénible. 11 serait
tout autre, qu'il serait également beau ou laid pour ceux qui
coexisteraient d'une manière agréable ou pénible avec lui. Un
habitant de Saturne, transporté sur la terre, sentirait ses pou-
mons déchirés, et périrait en maudissant la nature. Un habitant
de la terre, transporté dans Saturne, se sentirait étouffé, snll'o-
qué, et périrait en maudissant la nature... »
J'en étais là, lorsqu'un vent d'ouest, balayant la campagne,
nous enveloppa d'un épais tourbillon de poussière. L'abbé en
demeura quelque temps aveuglé ; tandis qu'il se frottait les
paupières, j'ajoutai : « Ce tourbillon qui ne vous semble qu'un
chaos de molécules dispersées au hasard ; eh bien ! cher abbé,
ce tourbillon est tout aussi parfaitement ordonné que le monde; »
et j'allais lui en donner des preuves, qu'il n'était pas trop en
état de goûter, lorsqu'à l'aspect d'un nouveau site, non moins
admirable que le premier, ma voix coupée, mes idées confon-
dues, je restai stupéfait et muet.
Deuxième site. — C'était, à droite, des montagnes couvertes
d'arbres et d'arbustes sauvages, dans l'ombre, comme disent les
voyageurs; dans la demi-teinte, comme disent les artistes. Au
pied de ces montagnes, un passant que nous ne voyions que par
le dos, son bâton sur l'épaule, son sac suspendu à son bâton,
se hâtait vers la route même qui nous avait conduits. Il fallait
qu'il fût bien pressé d'arriver, car la beauté du lieu ne l'arrê-
tait pas. On avait pratiqué sur la rampe de ces montagnes une
espèce de chemin assez large. Nous ordonnâmes à nos enfants de
s'asseoir et de nous attendre. Le plus jeune eut pour tâche deux
fables de Phèdre à apprendre par cœur, et l'aîné l'explication
du premier livre des Géorgiques à préparer. Ensuite nous nous
mîmes à grimper par ce chemin difficile; vers le sommet, nous
aperçûmes un paysan avec une voiture couverte. Cette voiture
était attelée de bœufs. Il descendait, et ses animaux se prêtaient,
de crainte que la voiture ne s'accélérât sur eux. Nous les lais-
sâmes derrière nous, pour nous enfoncer dans un lointain, fort
SALON DE 1767. 105
au delà des montagnes que nous avions grimpées et qui nous
le dérobaient. Après une marche assez longue, nous nous trou-
vâmes sur une espèce de pont, une de ces fabriques de bois,
hardies, et telles que le génie, l'intrépidité et le besoin des
hommes en ont exécuté dans quelques pays montagneux.
Arrêtés là, je promenai mes regards autour de moi, et j'éprou-
vai un plaisir accompagné de frémissement. Comme mou con-
ducteur aurait joui de la violence de mon étonnement, sans la
douleur d'un de ses yeux qui était resté rouge et larmoyant!
Cependant il me dit d'un ton ironique : « Et Loutherbourg, et
Vernet, et Claude Lorrain?» Devant moi, comme du sommet
d'un précipice, j'apercevais les deux côtés, le milieu, toute la
scène imposante que je n'avais qu'entrevue du bas des monta-
gnes. J'avais à dos une campagne immense qui ne m'avait été
annoncée que par l'habitude d'apprécier les distances entre des
objets interposés. Ces arches, que j'avais en face il n'y a qu'un
moment, je les avais sous mes pieds. Sous ses arches descendait
à grand bruit un large torrent; ses eaux interrompues, accélé-
rées, se hâtaient vers la plage du site la plus profonde. Je ne
pouvais m'arracher à ce spectacle mêlé de plaisir et d'effroi.
Cependant je traverse cette longue fabrique, et me voilà sur la
cime d'une chaîne de montagnes parallèles aux premières. Si
j'ai le courage de descendre celles-là, elles me conduiront au
côté gauche de la scène, dont j'aurai fait tout le tour. 11 est
vrai que j'ai peu d'espace à traverser, pour éviter l'ardeur du
soleil et voyager dans l'ombre ; car la lumière vient d'au delà
de la chaîne de montagnes dont j'occupe le sommet, et qui for-
ment, avec celles que j'ai quittées, un, amphithéâtre en enton-
noir, dont le bord le plus éloigné, rompu, brisé, est remplacé
par la fabrique de bois qui unit les cimes des deux chaînes de
montagnes. Je vais, je descends, et après une route longue et
pénible à travers des ronces, des épines, des plantes et des
arbustes touffus, me voilà au côté gauche de la scène. Je
m'avance le long de la rive du lac formé par les eaux du tor-
rent, jusqu'au milieu de la distance qui sépare les deux chaînes;
je regarde, je vois le pont de bois à une hauteur et dans un
éloignement prodigieux. Je vois depuis ce pont les eaux du
torrent arrêtées dans leur cours par des espèces de terrasses
naturelles; je les vois tomber en autant de nappes qu'il y a de
106 SALON DE 1767.
terrasses, et former une merveilleuse cascade. Je les vois arri-
ver à mes pieds, s'étendre et remplir un vaste bassin. Un bruit
éclatant me fait regarder à ma gauche : c'est celui d'une chute
d'eaux qui s'échappent d'entre des plantes et des arbustes qui
couvrent le haut d'une roche voisine, et qui se mêlent, en tom-
bant, aux eaux stagnantes du torrent. Toutes ces masses de
roches, hérissées déplantes vers leurs sommets, sont tapissées
à leur penchant de la mousse la plus verte et la plus douce. Plus
près de moi, presque au pied des montagnes de la gauche,
s'ouvre une large caverne obscure. Mon imagination échauffée
place à l'entrée de cette caverne une jeune fille qui en sort avec
un jeune homme; elle a couvert ses yeux de sa main libre,
comme si elle craignait de revoir la lumière, et de rencontrer
les regards du jeune homme. Mais si ces personnages n'y
étaient pas, il y avait proche de moi, sur la rive du grand bassin,
une femme qui se reposait avec son chien à côté d'elle; en sui-
vant la même rive, à gauche, sur une petite plage plus élevée,
un groupe d'hommes et de femmes, tel qu'un peintre intelli-
gent l'aurait imaginé; plus loin, un paysan debout. Je le voyais
de face, et il me paraissait indiquer de la main la route à quel-
que habitant d'un canton éloigné. J'étais immobile, mes regards
erraient sans s'arrêter sur aucun objet; mes bras tombaient à
mes côtés. J'avais la bouche entr'ouverte. Mon conducteur res-
pectait mon admiration et mon silence. Il était aussi heureux,
aussi vain que s'il eût été le propriétaire ou même le créateur de
ces merveilles. Je ne vous dirai point quelle fut la durée de
mon enchantement. L'immobilité des êtres , la solitude d'un
lieu, son silence profond, suspendent le temps ; il n'y en a plus.
Rien ne le mesure; l'homme devient comme éternel. Cependant
par un tour de tête bizarre, comme j'en ai quelquefois, trans-
formant tout à coup l'œuvre de Nature en une production de
l'art, je m'écriai : « Que cela est beau, grand, varié, noble,
sage, harmonieux, vigoureusement colorié! Mille beautés éparses
dans l'univers ont été rassemblées sur cette toile, sans confu-
sion, sans effort, et liées par un goût exquis. C'est une vue
romanesque, dont on suppose la réalité quelque part. Si l'on
imagine un plan vertical élevé sur la_cime de ces deux chaînes
de montagnes, et assis sur le milieu de cette fabrique de bois,
on aura au delà de ce plan, vers le fond, toute la partie éclairée
SALON DE 1767. 107
de la composition ; en deçà, vers le devant, toute sa partie
obscure et de demi-teinte; on y voit les objets nets, distincts,
bien terminés; ils ne sont privés que de la grande lumière. Rien
n'est perdu pour moi, parce qu'à mesure que les ombres crois-
sent, les objets sont plus voisins de ma vue. Et ces nuages,
interposés entre le ciel et la fabrique de bois, quelle profondeur
ne donnent-ils pas à la scène! Il est inouï l'espace qu'on ima-
gine au delà de ce pont, l'objet le plus éloigné qu'on voie. Qu'il
est doux de goûter ici la fraîcheur de ces eaux, après avoir
éprouvé la chaleur qui brûle ce lointain! Que ces roches sont
majestueuses! que ces eaux sont belles et vraies! comment l'ar-
tiste en a-t-il obscurci la transparence!... » Jusque-là, le cher
abbé avait eu la patience de me laisser dire ; mais à ce mot d'ar-
tiste, me tirant par la manche :
« Est-ce que vous extravaguez? me dit-il.
— Non, pas tout à fait.
— Que parlez-vous de demi-teinte, de plan, de vigueur, de
coloris?
— Je substitue l'art à la nature, pour en bien juger.
■ — Si vous vous exercez souvent à ces substitutions, vous
aurez de la peine à trouver de beaux tableaux.
— Cela se peut ; mais convenez qu'après cette étude, le
petit nombre de ceux que j'admirerai en vaudront la peine.
— 11 est vrai. »
Tout en causant ainsi, et en suivant la rive du lac, nous
arrivâmes où nous avions laissé nos deux petits disciples. Le
jour commençait à tomber; nous ne laissions pas que d'avoir
du chemin à faire jusqu'au château; nous gagnâmes de ce
côté, l'abbé faisant réciter à l'un de ses élèves ses deux fables,
et à l'autre son explication de Virgile. ; et moi, me rappelant
les lieux dont je m'éloignais, et que je me proposais de vous
décrire à mon retour. Ma tâche fut plus tôt expédiée que celle
de l'abbé. A ces vers :
Vere novo, gelidus canis cum montibus humor
Liquitur, et Zephyro putris se gleba resolvit,
Virgil. Georg. lit». I, v. 43, 44.
je rêvai à la différence des charmes de la peinture et de la
poésie; à la difficulté de rendre d'une langue dans une autre
108 SALON DE 17 67.
les endroits qu'on entend le mieux. Sur ce, je racontai à l'abbé
que Jupiter un jour fut attaqué d'un grand mal de tête. Le
prie des dieux et des hommes passait les jours et les nuits le
Iront penché sur ses deux mains, et tirant de sa vaste poi-
trine un soupir profond. Les dieux et les hommes l'environ-
naient en silence, lorsque tout à coup il se releva, poussa un
grand cri, et l'on vit sortir de sa tête entr'ouverte une déesse
tout armée, toute vêtue. C'était Minerve. Tandis que les dieux
dispersés dans l'Olympe célébraient la délivrance de Jupiter et
la naissance de Minerve, les hommes s'occupaient à l'admirer.
Tous d'accord sur sa beauté, chacun trouvait à redire à son
vêtement. Le sauvage lui arrachait son casque et sa cuirasse,
et lui ceignait les reins d'un léger cordon de verdure. L'habi-
tant de l'Archipel la voulait toute nue; celui de l'Ausonie, plus
décente et plus couverte. L'Asiatique prétendait que les longs
plis d'une tunique qui moulerait ses membres, en descendant
mollement jusqu'à ses pieds, auraient infiniment plus de grâce.
Le bon, l'indulgent Jupiter lit essayer à sa fdle ces différents
vêtements; et les hommes reconnurent qu'aucun ne lui allait
aussi bien que celui sous lequel elle se montra au sortir de la
tête de son père. L'abbé n'eut pas grand'peine à saisir le sens
de ma fable. Quelques endroits de différents poètes anciens
nous donnèrent la torture à l'un et à l'autre; et nous con-
vînmes, de dépit, que la traduction de Tacite était infiniment
plus aisée que celle de Virgile. L'abbé de La Bletterie ne sera pas
de cet avis; quoi qu'il en soit, son Tacite n'en sera pas moins
mauvais, ni le Virgile de Desfontaines meilleur.
Nous allions. L'abbé, son œil malade couvert d'un mou-
choir, et l'âme pleine de scandale de la témérité avec laquelle
j'avais avancé qu'un tourbillon de poussière, que le vent élève
et qui nous aveugle, était tout aussi parfaitement ordonné que
l'univers. Le tourbillon lui paraissait une image passagère du
chaos, suscitée fortuitement au milieu de l'œuvre merveilleux
de la création. C'est ainsi qu'il s'en expliqua.
« Mon très-cher abbé, lui dis-je, oubliez pour un moment le
petit gravier qui picote votre cornée, et écoutez-moi. Pourquoi
l'univers vous paraît-il si bien ordonné? c'est que tout y est
enchaîné, k sa place, et qu'il n'y a pas un seul être qui n'ait
dans sa position, sa production, son effet, une raison suffisante,
SALON DE 1767. 109
ignorée ou connue. Est-ce qu'il y a une exception pour le vent
d'ouest? est-ce qu'il y a une exception pour les grains de sable?
une autre pour les tourbillons? Si toutes les forces qui ani-
maient chacune des molécules qui formaient celui qui nous a
enveloppés étaient données, un géomètre vous démontrerait
que celle qui est engagée entre votre œil et sa paupière est
précisément à sa place.
— Mais, dit l'abbé, je l'aimerais tout autant ailleurs; je
souffre, et le paysage que nous avons quitté me récréait la vue.
— Et qu'est-ce que cela fait à la nature ! est-ce qu'elle a
ordonné le paysage pour vous?
— Pourquoi non?
— C'est que si elle a ordonné le paysage pour vous, elle
aura aussi ordonné pour vous le tourbillon. Allons, mon ami,
faisons un peu moins les importants. Nous sommes dans la
nature; nous y sommes tantôt bien, tantôt mal; et croyez que
ceux qui louent la nature d'avoir au printemps tapissé la terre
de vert, couleur amie de nos yeux, sont des impertinents qui
oublient que cette nature, dont ils veulent retrouver en tout et
partout la bienfaisance, étend en hiver, sur nos campagnes,
une grande couverture blanche qui blesse nos yeux, nous fait
tournoyer la tête, et nous expose à mourir glacés. La nature
est bonne et belle, quand elle nous favorise; elle est laide et
méchante, quand elle nous afflige. C'est à nos efforts mêmes
qu'elle doit souvent une partie de ses charmes.
— Voilà des idées qui me mèneraient loin.
— Cela se peut.
— Et me conseilleriez-vous d'en faire le catéchisme de mes
élèves?
— - Pourquoi non ? je vous jure que je le crois plus vrai et
moins dangereux qu'un autre.
— Je consulterai là-dessus leurs parents.
— Leurs parents pensent bien, et vous ordonneront d'ap-
prendre à leurs enfants à penser mal.
— Mais pourquoi? Quel intérêt onl-ils à ce qu'on remplisse
la tète de ces pauvres petites créatures de sottises et de men-
songes?
— Aucun; mais ils sont inconséquents et pusillanimes. »
110 SALON DE 1767.
Troisième site. — Je commençais à ressentir de la lassi-
tude, lorsque je me trouvai sur la rive d'une espèce d'anse de
mer. Cette anse était formée, à gauche, par une langue de
terre, un terrain escarpé, des rochers couverts d'un paysage
tout à fait agreste et touffu. Ce paysage touchait d'un bout au
rivage, et de l'autre aux murs d'une terrasse qui s'élevait
au-dessus des eaux. Cette longue terrasse était parallèle au
rivage, et s'avançait fort loin dans la mer, qui, délivrée à son
extrémité de cette digue, prenait toute son étendue. Ce site
était encore embelli par nu château de structure militaire et
gothique. On l'apercevait au loin au bout de la terrasse. Ce
château était terminé dans sa plus grande hauteur par une
esplanade environnée de mâchicoulis; une petite tourelle ronde
occupait le centre de cette esplanade; et nous distinguions très-
bien le long de la terrasse, et autour de l'espace compris entre
la tourelle et les mâchicoulis, différentes personnes, les unes
appuyées sur le parapet de la terrasse, d'autres sur le haut des
mâchicoulis; ici, il y en avait qui se promenaient; là, d'arrêtées
debout qui semblaient converser. M'adressant à mon conduc-
teur :
« Voilà, lui clis-je, encore un assez beau coup d'oeil.
— Est-ce que vous ne reconnaissez pas ces lieux? me
répondit-il.
— Non.
— C'est notre château.
— Vous avez raison.
— Et tous ces gens-là, qui prennent le frais, à la chute du
jour, ce sont nos joueurs, nos joueuses, nos politiques et nos
galants.
— Cela se peut.
— Tenez, voilà la vieille comtesse qui continue d'arracher
les yeux à son partner, sur une invite qu'il n'a pas répondue.
Proche le château, ce groupe pourrait bien être de nos poli-
tiques dont les vapeurs se sont apaisées, et qui commencent à
s'entendre, et à raisonner plus sensément. Ceux qui tournent
deux à deux sur l'esplanade, autour de la tourelle, sont infail-
liblement les jeunes gens; car il faut avoir leurs jambes pour
grimper jusque-là. La jeune marquise et le petit comte en
SALON DE 1767. lli
descendront les derniers; car ils ont toujours quelques caresses
à se faire à la dérobée... »
Nous nous étions assis, nous nous reposions de notre
côté; et nos yeux suivant le rivage à droite, nous voyions
par le dos deux personnes, je ne sais quelles, assises et se
reposant aussi dans un endroit où le terrain s'enfonçait. Plus
loin, des gens de mer, occupés à charger ou décharger une
nacelle. Dans le lointain, sur les eaux, un vaisseau à la
voile; fort au delà, des montagnes vaporeuses et très-éloi-
gnées. J'étais un peu inquiet comment nous regagnerions le
château dont nous étions séparés par un espace d'eau assez con-
sidérable.
« Si nous suivons le rivage vers la droite, dis-je à l'abbé,
nous ferons le tour du globe avant que d'arriver au château;
et c'est bien du chemin pour ce soir. Si nous le suivons vers la
gauche, arrivés à ce paysage, nous trouverons apparemment
un sentier qui le traverse et qui conduit à quelque porte qui
s'ouvre sur la terrasse.
— Et vous voudriez bien, dit l'abbé, ne faire ni le tour du
globe, ni celui de l'anse?
— Il est vrai. Mais cela ne se peut.
— Vous vous trompez. Nous irons à ces mariniers qui nous
prendront dans leur nacelle, et qui nous déposeront au pied du
château. »
Ce qui fut dit fut fait; nous voilà embarqués, et vingt lor-
gnettes d'opéra braquées sur nous, et notre arrivée saluée par
des cris de joie qui partaient de la -terrasse et du sommet du
château : nous y répondîmes, selon l'usage. Le ciel était serein,
le vent soufflait du rivage vers le château, et nous fîmes le
trajet en un clin d'oeil. Je vous raconte simplement la chose.
Dans un moment plus poétique j'aurais déchaîné les vents,
soulevé les flots, montré la petite nacelle tantôt voisine des
nues, tantôt précipitée au fond des abîmes; vous auriez frémi
pour l'instituteur, ses jeunes élèves, et le vieux philosophe
votre ami. J'aurais porté, de la terrasse à vos oreilles, les cris
des femmes éplorées. Vous auriez vu sur l'esplanade du châ-
teau des mains levées vers le ciel ; mais il n'y aurait pas eu un
mot de vrai. Le fait est que nous n'éprouvâmes d'autre tem-
pête que celle du premier livre de Virgile, que l'un des élèves
112 SALON DE 1707.
do l'abbé nous récita par cœur; et telle fut la fin de notre pre-
mière sortie ou promenade.
J'étais las; mais j'avais vu de belles choses, respiré l'air le
plus pur, et fait un exercice très-sain. Je soupai d'appétit, et
j'eus la nuit la plus douce et la plus tranquille. Le lendemain,
en m'éveillant, je disais :
u Voilà la vraie vie, le vrai séjour de l'homme. Tous les
prestiges de la société ne purent jamais en éteindre le goût.
Enchaînés dans l'enceinte étroite des villes par des occupations
ennuyeuses et de tristes devoirs, si nous ne pouvons retourner
dans les forêts, notre premier asile, nous sacrifions une portion
de notre opulence à appeler les forêts autour de nos demeures.
Mais, là, elles ont perdu sous la main symétrique de l'art leur
silence, leur innocence, leur liberté, leur majesté, leur repos.
Là, nous allons contrefaire un moment le rôle du sauvage;
esclaves des usages, des passions, jouer la pantomime de
l'homme de, iNature. Dans l'impossibilité de nous livrer aux
fonctions et aux amusements de la vie champêtre, d'errer dans
une campagne, de suivre un troupeau, d'habiter une chau-
mière, nous invitons, à prix d'or et d'argent, le pinceau de
Wouwermans, de Berghem ou de Vernet, à nous retracer les
mœurs et l'histoire de nos anciens aïeux. Et les murs de nos
somptueuses et maussades demeures se couvrent des images
d'un bonheur que nous regrettons; et les animaux de Berghem
ou de Paul Potter paissent sous nos lambris, parqués dans une
riche bordure; et les toiles d'araignée d'Ostade sont suspendues
entre des crépines d'or, sur un damas cramoisi; et nous
sommes dévorés par l'ambition, la haine, la jalousie et l'amour;
et nous brûlons de la soif de l'honneur et de la richesse, au
milieu des scènes de l'innocence et de la pauvreté, s'il est per-
mis d'appeler pauvre celui à qui tout appartient. Nous sommes
des mal heureux autour desquels le bonheur est représenté sous
mille formes diverses.
0 rus! quando te aspiciam?
H or at. Sermonum lib. Il, sat. vx, v. 00.
disait le poète; et c'est un souhait qui s'élève cent fois au fond
de notre cœur. »
SALON DE 1767. 113
Quatrième site. — J'en étais là de ma rêverie, nonchalamment
étendu dans un fauteuil, laissant errer mon esprit à son gré,
état délicieux, où l'âme est honnête sans réflexion, l'esprit juste
et délicat sans effort; où l'idée, le sentiment semble naître en
nous de lui-même comme d'un sol heureux. Mes yeux étaient
attachés sur un paysage admirable, et je disais : « L'abbé a
raison; nos artistes n'y entendent rien, puisque le spectacle de
leurs plus belles productions ne m'a jamais fait éprouver le
délire que j'éprouve, le plaisir d'être à moi, le plaisir de me
reconnaître aussi bon que je le suis, le plaisir de me voir et de
me complaire, le plaisir plus doux encore de m'oublier. Où
suis-je dans ce moment? qu'est-ce qui m'environne? Je ne le
sais, je l'ignore. Que me manque-t-il ? Rien. Que dirai-je? Rien.
S'il est un Dieu, c'est ainsi qu'il est. Il jouit de lui-même. »
Un bruit entendu au loin, c'était le coup de battoir d'une blan-
chisseuse, frappa subitement mon oreille; et adieu mon exis-
tence divine. Mais s'il est doux d'exister à la façon de Dieu, il
est aussi quelquefois assez doux d'exister à la façon des hommes.
Qu'elle vienne ici seulement, qu'elle m'apparaisse, que je
revoie ses grands yeux, qu'elle pose doucement sa main sur
mon front, qu'elle me sourie... Que ce bouquet d'arbres vigou-
reux et touffu fait bien à droite ! Cette langue de terre ménagée
en pointe au devant de ces arbres, et descendant par une pente
facile vers la surface de ces eaux, est tout à fait pittoresque.
Que ces eaux qui rafraîchissent cette péninsule, en baignant
sa rive, sont belles ! Ami Vernet, prends tes crayons, et dépêche-
toi d'enrichir ton portefeuille de ce groupe de femmes. L'une,
penchée vers la surface de l'eau, y trempe son linge; l'autre,
accroupie, le tord; une troisième, debout, en a rempli le panier
qu'elle a posé sur sa tête. N'oublie pas ce jeune homme que tu
vois par le dos proche d'elles, courbé vers le fond, et s'occu-
pant du même travail. Hâte-toi, car ces figures prendront dans
un instant une autre position moins heureuse peut-être. Plus ta
copie sera fidèle, plus ton tableau sera beau. Je me trompe. Tu
donneras à ces femmes un peu plus de légèreté, tu les toucheras
moins lourdement, tu affaibliras le ton jaunâtre et sec de cette
terrasse. Ce pêcheur qui a jeté son filet vers la gauche, à l'en-
droit où les eaux prennent toute leur étendue, tu le laisseras
xi. 8
11/i SALON DE 1707.
tel qu'il est; tu n'imaginerais rien de mieux. "Vois son attitude;
comme elle est vraie! Place aussi son chien à côté de lui. Quelle
foule d'accessoires heureux à recueillir pour ton talent ! Et ce
bout de rocher qui est tout à fait à gauche; et proche de ce
rocher, sur le fond, ces bâtiments et ces hameaux; et entre
cette fabrique, ce hameau et la langue de terre aux blanchis-
seuses, ces eaux tranquilles et calmes dont la surface s'étend et
se perd dans le lointain ! Si, sur un plan correspondant à ces
femmes occupées, mais à une très-grande distance, tu places
dans une de tes compositions, comme la nature te l'indique ici,
des montagnes vaporeuses dont je n'aperçoive que le sommet,
l'horizon de la toile en sera renvoyé aussi loin que tu le voudras.
Mais comment feras-tu pour rendre, je ne dis pas la forme de
ces objets divers, ni même leur vraie couleur, mais la magique
harmonie qui les lie?... Pourquoi suis-je seul ici? Pourquoi per-
sonne ne partage-t-il avec moi le charme, la beauté de ce site ?
Il me semble que si elle était là, dans son vêtement néglige, que
je tinsse sa main, que son admiration se joignît à la mienne,
j'admirerais bien davantage. 11 me manque un sentiment que je
cherche, et qu'elle seule peut m'inspirer... Que fait le proprié-
taire de ce beau lieu? 11 dort.
Je vous appelais, j'appelais mon amie, lorsque le cher abbé
entra avec son mouchoir sur son œil. « Vos tourbillons de pous-
sière, me dit-il avec un peu d'humeur, qui sont aussi bien
ordonnés que le monde, m'ont fait passer une mauvaise nuit. »
Ses bambins étaient à leurs devoirs, et il venait causer avec
moi. L'émotion vive de l'âme laisse, même après qu'elle est pas-
sée, des traces sur le visage qu'il n'est pas diiîicile de recon-
naître. L'abbé ne s'y méprit pas. Il devina quelque chose de ce
qui s'était passé au fond de la mienne.
« J'arrive à contre-temps, me dit-il.
— Non, l'abbé.
— Une autre compagnie vous rendrait peut-être, en ce
moment, plus heureux que la mienne.
— Gela se peut.
— Je m'en vais doue.
— Non, restez. » Il resta. 11 m'invita à prolonger mon séjour,
et me promit autant de promenades telles que celles de la
veille, de tableaux tels que celui que j'avais sous les yeux, que
SALON DE 1767. 115
je lui accorderais de journées. Il était neuf heures du matin, et
tout donnait encore autour de nous. Entre un assez grand
nombre d'hommes aimables et de femmes charmantes que ce
séjour rassemblait, et qui tous s'étaient sauvés de la ville, à ce
qu'ils disaient, pour jouir des agréments, du bonheur de la cam-
pagne, aucun qui eût quitté son oreiller, qui voulût respirer la
première fraîcheur de l'air, entendre le premier chant des
oiseaux, sentir le charme de la nature ranimée par les vapeurs
de la nuit, recevoir le premier parfum des fleurs, des plantes et
des arbres. Ils semblaient ne s'être faits habitants des champs
que pour se livrer plus sûrement et plus continûment aux
ennuis de la ville. Si la compagnie de l'abbé n'était pas tout à
fait celle que j'aurais choisie, je m'aimais encore mieux avec lui
que seul. Un plaisir, qui n'est que pour moi, me touche faible-
ment et dure peu. C'est pour moi et mes amis que je lis, que
je réfléchis, que j'écris, que je médite, que j'entends, que je
regarde, que je sens. Dans leur absence, ma dévotion rapporte
tout à eux. Je songe sans cesse à leur bonheur. Une belle ligne
me frappe-t-elle, ils la sauront. Ai-je rencontré un beau trait,
je me promets de leur en faire part. Ai-je sous les yeux quelque
spectacle enchanteur, sans m'en apercevoir j'en médite le récit
pour eux. Je leur ai consacré l'usage de tous mes sens et de
toutes mes facultés ; et c'est peut-être la raison pour laquelle
tout s'exagère, tout s'enrichit un peu dans mon imagination et
dans mon discours ; ils m'en font quelquefois un reproche, les
ingrats !
L'abbé, placé à côté de moi, s'extasiait à son ordinaire sur
les charmes de la nature. 11 avait répété cent fois l'épithète de
beau, et je remarquais que cet éloge commun s'adressait à des
objets tous divers. « L'abbé, lui dis-je, cette roche escarpée,
vous l'appelez belle; la forêt sourcilleuse qui la couvre,
vous l'appelez belle ; le torrent qui blanchit de son écume le
rivage, et qui en fait frissonner le gravier, vous l'appelez beau;
le nom de beau, vous l'accordez, à ce que je vois, à l'homme,
à l'animal, à la plante, à la pierre, aux poissons, aux oiseaux,
aux métaux. Cependant vous m'avouerez qu'il n'y a aucune qua-
lité physique commune entre ces êtres. D'où vient donc l'attribut
commun?
— Je nesais, et vous m'y faites penser pour la première fois.
116 SALON DE 1767.
— C'est une chose toute simple. La généralité de votre
panégyrique vient, cher abbé, de quelques idées ou sensations
communes excitées dans votre âme par des qualités physiques
absolument différentes.
— J'entends, l'admiration.
— Ajoutez, et 1(3 plaisir. Si vous y regardez de près, vous
trouverez que les objets qui causent de l'étonnement ou de l'ad-
miration sans faire plaisir ne sont pas beaux ; et que ceux qui
font plaisir, sans causer de la surprise ou de l'admiration, ne le
sont pas davantage. Le spectacle de Paris en feu vous ferait hor-
reur ; au bout de quelque temps vous aimeriez à vous promener
sur les cendres. Vous éprouveriez un violent supplice à voir ex-
pirer votre amie ; au bout de quelque temps votre mélancolie
vous conduirait vers sa tombe, et vous vous y asseyeriez. Il y a
des sensations composées ; et c'est la raison pour laquelle il n'y a
de beaux que les objets de la vue et de l'ouïe. Écartez du son
toute idée accessoire et morale; et vous lui ôterez la beauté.
Arrêtez à la surface de l'œil une image; que l'impression n'en
passe ni à l'esprit ni au cœur; et elle n'aura plus rien de beau.
Il y a encore une autre distinction : c'est l'objet dans la nature,
et le même objet dans l'art ou l'imitation. Le terrible incendie,
au milieu duquel hommes, femmes, enfants, pères, mères, frères,
sœurs, amis, étrangers, concitoyens, tout périt, vous plonge
dans la consternation ; vous fuyez, vous détournez vos regards,
vous fermez vos oreilles aux cris. Spectateur désespéré d'un
malheur commun à tant d'êtres chéris, peut-être hasarderez-vous
votre vie, vous chercherez à les sauver ou à trouver dans les
ûammes le même sort qu'eux. Qu'on vous montre sur la toile
les incidents de cette calamité; et vos yeux s'y arrêteront avec
joie. Vous direz avec Enée :
En Priamus. Sunt hic etiam suapriumia laudî.
Viiigil. .Encid. lib. I, v. 4G5.
— Et je verserai des larmes?
— Je n'en doute pas.
— Mais puisque j'ai du plaisir, qu'ai-je à pleurer? Et si je
pleure, comment se fait-il que j'aie du plaisir ?
— Serait-il possible, l'abbé, que vous ne connussiez pas ces
larmes-là? Vous n'avez donc jamais été vain quand vous avez
SALON DE 1767. 117
cessé d'être fort ? Vous n'avez donc jamais arrêté vos regards
sur celle qui venait de vous faire le plus grand sacrifice qu'une
femme honnête puisse faire? Vous n'avez donc...
— Pardonnez-moi, j'ai... j'ai éprouvé la chose; mais je
n'en ai jamais su la raison, et je vous la demande.
— Quelle question vous me faites là, cher abbé! Nous y
serions encore demain; et tandis que nous passerions assez
agréablement notre temps, vos disciples perdraient le leur.
— Un mot seulement.
— Je ne saurais. Allez à votre thème et à votre version.
— Un mot.
— Non, non, pas une syllabe; mais prenez mes tablettes,
cherchez au verso du premier feuillet, et peut-être y trouverez-
vous quelques lignes qui mettront votre esprit en train. »
L'abbé prend les tablettes, et tandis que je m'habillais, il lut :
« La Rochefoucauld a dit que, dans les plus grands malheurs
« des personnes qui nous sont le plus chères, il y a toujours
« quelque chose qui ne nous déplaît pas*. »
<( Est-ce cela, me dit l'abbé ?
— Oui.
— Mais cela ne vient guère à la chose.
— Allez toujours. »
Et il continua.
a N'y aurait-il pas à cette idée un côté vrai et moins aflli-
« géant pour l'espèce humaine? Il est beau, il est doux de com-
« patir aux malheureux; il est beau, il est doux de se sacrifier
« pour eux. C'est à leur infortune que nous devons laconnais-
(( sance flatteuse de l'énergie de notre âme. Nous ne nous avouons
« pas aussi franchement à nous-mêmes qu'un certain chirurgien
« le disait à son ami : Je voudrais que vous eussiez une jambe
« cassée; et vous verriez ce que je sais faire. Mais tout ridi-
« cule que ce souhait paraisse, il est caché au fond de tous les
« cœurs; il est naturel, il est général. Qui est-ce qui ne dési-
1. Cette pensée de La Rochefoucauld : « Dans l'adversité de nos meilleurs amis
nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas, » était sous le
n° 99, dans l'édition de 16Gj ; mais l'auteur la retrancha dans les éditions posté-
rieures. Elle a cependant reparu dans les éditions modernes, sauf dans celle de
M. G. Duplessis [Bibliothèque elzevirienne), où elle n'est rappelée, comme cela doit
être, qu'en note.
118 SALON DE 170 7.
« rera pas sa maîtresse au milieu des flammes, s'il peut se pro-
« mettre de s'y précipiter comme Alcibiade, et de la sauver entre
« ses bras? Nous aimons mieux voir sur la scène l'homme de
« bien souffrant, que le méchant puni; et sur le théâtre du
<( monde, au contraire, le méchant puni que l'homme de bien
« souffrant. C'est un beau spectacle que celui de la vertu sous
<( les grandes épreuves. Les efforts les plus terribles tournés
a contre elle ne nous déplaisent pas. Nous nous associons volon-
(( tiers en idée au héros opprimé. L'homme le plus épris de la
'i fureur, de la tyrannie, laisse là le tyran, et le voit tomber
'( avec joie dans la coulisse, mort d'un coup de poignard. Le
« bel éloge de l'espèce humaine, que ce jugement impartial
<( du cœur en faveur de l'innocence! Une seule chose peut nous
« rapprocher du méchant; c'est la grandeur de ses vues, l'éten-
« due de son génie, le péril de son entreprise. Alors, si nous
« oublions sa méchanceté pour courir son sort; si nous conju-
« rons contre Venise avec le comte de Bedmar, c'est la vertu
« qui nous subjugue encore sous une autre face. »
— Cher abbé, observez en passant combien l'historien élo-
quent peut être dangereux; et continuez...
« . . . Nous allons au théâtre chercher de nous-mêmes une
« estime que nous ne méritons pas, prendre bonne opinion de
a nous; partager l'orgueil des grandes actions que nous ne ferons
« jamais ; ombres vaines des fameux personnages qu'on nous
<( montre. Là, prompts à embrasser, à serrer contre notre sein
« la vertu menacée, nous sommes bien sûrs de triompher avec
« elle, ou de la lâcher quand il en sera temps; nous la suivons
h jusqu'au pied de l'échafaud, mais pas plus loin; et personne
« n'a mis sa tête sur le billot à côté de celle du comte d'Essex l ;
(i aussi le parterre est-il plein, et les lieux de la misère réelle
« sont-ils vides. S'il fallait sérieusement subir la destinée du
« mal heureux mis en scène, les loges seraient désertes. Le
a poète, le peintre, le statuaire, le comédien, sont des char-
ci latans qui nous vendent à peu de frais la fermeté du vieil
« Horace, le patriotisme du vieux Caton, en un mot, le plus
<( séduisant des flatteurs. »
L'abbé en était là, lorsqu'un de ses élèves entra, sautant
1. Dans la tragédie de Thomas Corneille. (Br.)
SALON DE 1767. M9
de joie, son cahier à la main. L'abbé, qui préférait de causer
avec moi à aller à son devoir, car le devoir est une des choses
les plus déplaisantes de ce monde : c'est toujours caresser sa
femme et payer ses dettes; l'abbé renvoya l'enfant, me demanda
la lecture du paragraphe suivant. « Lisez, l'abbé; » et l'abbé lut :
« Un imitateur de nature rapportera toujours son ouvrage
« à quelque but important. Je ne prétends point que ce soit eu
« lui méthode, projet, réflexion; mais instinct, pente secrète,
« sensibilité naturelle, goût exquis et grand. Lorsqu'on présenta
« à Voltaire Benys le Tyran, première' et dernière tragédie de
« Marmontel1, le vieux poète dit : « Il ne fera jamais rien, il n'a
« pas le secret... »
— Le génie peut-être?
— Oui, l'abbé, le génie, et puis le bon choix des sujets;
l'homme de nature opposé à l'homme civilisé; l'homme sous
l'empire du despotisme; l'homme accablé sous le joug de la
tyrannie ; des pères, des mères, des époux, les liens les plus
sacrés, les plus doux, les plus violents, les plus généraux, les
maux de la société, la loi inévitable de la fatalité, les suites
des grandes passions; il est difficile d'être fortement ému d'un
péril qu'on n'éprouvera peut-être jamais. Moins la distance du
personnage à moi est grande, plus l'attraction est prompte; plus
l'adhésion est forte. On a dit :
Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi.
Horat. de Arte poet., v. 102 et 103.
Mais tu pleureras tout seul, sans que je sois tenté de mêler
une larme aux tiennes, si je ne puis me substituer à ta place :
il faut que je m'accroche à l'extrémité de la corde qui te tient
suspendu dans les airs, ou je ne frémirai pas.
— Ah! j'entends à présent.
— Quoi, l'abbé?
' — Je fais deux rôles, je suis double; je suis Le Couvreur,
et je reste moi. C'est le moi Le Couvreur qui frémit et qui
souffre, et c'est le moi tout court qui a du plaisir.
1. Lorsque Diderot écrivait ce passage, Marmontel avait cependant donné plu
sieurs autres tragédies : Aristomène en 1749, Cléopàtre en 1750, les Héradides en
1752, et Numitor qui n'a point été représenté; toutes pièces médiocres, et telle
est l'idée que veut exprimer le critique. (Bit.)
120 SALON DE 1707.
— Fort bien, l'abbé; et voilà la limite de l'imitateur de la
nature. Si je m'oublie trop et trop longtemps, la terreur est
trop forte: si je ne m'oublie point du tout, si je reste toujours
un. elle est trop faible : c'est ce juste tempérament qui fait
verser des larmes délicieuses.
On avait expose deux tableaux qui concouraient pour un
prix proposé : c'était un Saint Barthélémy sous le couteau des
bourreaux. Une paysanne âgée décida les juges incertains.
Celui-ci, dit la bonne femme, me fait grand plaisir; mais cet
autre me fait grand'peine. Le premier la laissait hors de la
toile: le second l'y faisait entrer. Nous aimons le plaisir en per-
sonne, et la douleur en peinture.
On prétend que la présence de la chose frappe plus que son
imitation : cependant on quittera Caton expirant sur la scène, pour
courir au supplice de Lally. Affaire de curiosité. Si Lally était
décapite tous les jours, on resterait à Caton: le théâtre est le
mont Tarpeien ; le parterre est le quai Pelletier des honnêtes gens.
> Le peuple cependant ne se lasse point d'exécutions: c'est
un autre principe. L'homme du coin devient au retour le
Démosthène de son quartier. Pendant huit jours il pérore, on
l'écoute, pendent ab ore loqueniis. Il est un personnage.
Si l'objet nous interesse en nature, l'art reunira le charme
de la chose au charme de l'imitation. Si l'objet vous répugne en
nature, il ne re>tera sur la toile, dans lepoëme. sur le marbre,
que le prestige de l'imitation. Celui donc qui se négligera sur le
choix du sujet, se privera de la meilleure partie de son avantage;
-t un magicien maladroit qui casse en deux sa baguette. »
Tandis que l'abbé s'amusait à causer, ses enfants s'amu-
- ient de leur coté à jouer. Le thème et la version avaient été faits
à la hâte. Le thème était rempli de solécisines: la version, de
contre-sens. L'abbé, en colère, prononçait qu'il n'y aurait point
de promenade. En effet, il n'y en eut point: et. selon l'usage,
les élevés et moi nous fûmes châties de la faute du maître:
car les enfants ne manquent guère à leurs devoirs que parce
que les maîtres ne sont pas au leur. Je pris donc le parti, privé
de mon < c et de sa galerie, de me prêter aux amuse-
ments du reste de la maison. Je jouai, je jouai mal: je fus
grondé, et je perdis mon argent. Je me mêlai à l'entretien de
nos philosophes, qui devinrent à la fin si brouillés, si bruyants,
SALON DE 1767. 121
que, n'étant plus d'âge aux promenades du parc, je pris furtive-
ment mon chapeau et mon bâton, et m'en allai seul à travers
champs, rêvant à la très-belle et très-importante question qu'ils
agitaient, et à laquelle ils étaient arrivés de fort loin.
II s'agissait d'abord de l'acception des mots, de la difficulté
de les circonscrire et de l'impossibilité de s'entendre sans ce
préliminaire.
Tous n'étant pas d'accord ni sur l'un ni sur l'autre point,
on choisit un exemple, et ce fut le mot vertu. On demanda :
« Qu'est-ce que la vertu? » et, chacun la définissant à sa
mode, la dispute changea d'objet; les uns prétendant que la
vertu était V habitude de conformer sa conduite à la loi, les
autres, que c'était l'habitude de conformer sa conduite à l'uti-
lité publique.
Les premiers disaient que la vertu définie : l'habitude de
conformer ses actions à l'utilité publique, était la vertu du
législateur ou du souverain, et non celle du sujet, du citoyen,
du peuple; car qui est-ce qui a des idées exactes de l'utilité
publique? c'est une notion si compliquée, dépendante de tant
d'expériences et de lumières, que les philosophes même en dis-
putaient entre eux. Si l'on abandonne les actions des hommes à
cette règle, le vicaire de Saint-Roch, qui croit son culte très-
essentiel au maintien de la société, tuera le philosophe, s'il
n'est prévenu par celui-ci, qui regarde toute institution reli-
gieuse comme contraire au bonheur de l'homme. L'ignorance
et l'intérêt, qui obscurcissent tout dans les têtes humaines,
montreront l'intérêt général où il n'est pas. Chacun ayant sa
vertu, la vie de l'homme se remplira de crimes. Le peuple,
ballotté par ses passions et par ses erreurs, n'aura point de
mœurs : car il n'y a de mœurs que là où les lois bonnes ou
mauvaises sont sacrées ; car c'est là seulement que la conduite
générale est uniforme. Pourquoi n'y a-t-il et ne peut-il y avoir
de mœurs dans aucune contrée de l'Europe? C'est que la loi
civile et la loi religieuse sont en contradiction avec la loi de
nature. Qu'en arrive-t-il? c'est que, toutes trois enfreintes et
observées alternativement, elles perdent toute sanction. On
n'y est ni religieux, ni citoyen, ni homme; on n'y est que ce
qui convient à l'intérêt du moment. D'ailleurs, si chacun
s'institue juge compétent de la conformité de la loi avec l'uti-
122 SALON DE 1767.
lité publique, l'effrénée liberté d'examiner, d'observer ou de
fouler aux pieds les mauvaises lois, conduira bientôt à l'exa-
men, au mépris et à l'infraction des bonnes.
Cinquième site. — J'allais devant moi, ruminant ces objec-
tions, qui me paraissaient fortes, lorsque je me trouvai entre
des arbres et des rochers, lieu sacré par son silence et son
obscurité. Je m'arrêtai là, et je m'assis. J'avais à ma droite un
phare, qui s'élevait du sommet des rochers. 11 allait se perdre
dans la nue; et la mer, en mugissant, venait se briser à ses
pieds. Au loin, des pêcheurs et des gens de mer étaient diver-
sement occupés. Toute l'étendue des eaux agitées s'ouvrait
devant moi; elle était couverte de bâtiments dispersés. J'en
voyais s'élever au-dessus des vagues, tandis que d'autres se
perdaient au-dessous, chacun, à l'aide de ses voiles et de sa
manœuvre, suivant des routes contraires, quoique poussé par un
même vent : image de l'homme et du bonheur, du philosophe
et de la vérité.
Nos philosophes auraient été d'accord sur leur définition de
la vertu, si la loi était toujours l'organe de l'utilité publique;
mais il s'en manquait beaucoup que cela fût, et il était dur
d'assujettir des hommes sensés, par le respect pour une mau-
vaise loi, mais bien évidemment mauvaise, à l'autoriser de leur
exemple, et à se souiller d'actions contre lesquelles leur âme
et leur conscience se révoltaient. Quoi donc! habitant de la côte
du Malabar, égorgerai-je mon enfant, le pilerai-je, me frotte-
rai-je de sa graisse pour me rendre invulnérable?... me plierai-
je à toutes les extravagances des nations? couperai-je ici les
testicules à mon fils? là, foulcrai-je aux pieds ma lille, pour la
faire avorter? ailleurs, immolerai-je des hommes mutilés, une
foule de femmes emprisonnées, à ma débauche et à ma jalou-
sie?... Pourquoi non? des usages aussi monstrueux ne peuvent
durer, et puis, s'il faut opter, être méchant homme ou bon
citoyen; puisque je suis membre d'une société, je serai bon
citoyen si je puis. Mes bonnes actions seront à moi; c'est à la
loi à répondre des mauvaises. Je me soumettrai à la loi, et je
réclamerai contre elle... Mais si cette réclamation, prohibée
par la loi même, est un crime capital?... Je me tairai ou je
m'éloignerai.... Socrate dira, lui : Ou je parlerai ou je périrai.
SALON DE 17 67. 123
L'apôtre de la vérité se montrera-t-il donc moins intrépide que
l'apôtre du mensonge? Le mensonge aura-t-il seul le privilège
de faire des martyrs? Pourquoi ne dirais-je pas : La loi l'or-
donne, mais la loi est mauvaise. Je n'en ferai rien. Je n'en veux
rien faire. J'aime mieux mourir... Mais Aristippe lui répondra :
Je sais tout aussi bien que toi, ô Socrate! que la loi est mau-
vaise; et je ne fais pas plus de cas de la vie qu'un autre.
Cependant je me soumettrai à la loi, de peur qu'en discutant,
de mon autorité privée, les mauvaises lois, je n'encourage par
mon exemple la multitude insensée à discuter les bonnes. Je ne
fuirai point les cours comme toi. Je saurai me vêtir de pourpre.
Je ferai ma cour aux maîtres du monde ; et peut-être en obtien-
drai-je ou l'abolition de la loi mauvaise, ou la grâce de l'homme
de bien qui l'aura enfreinte.
Je quittais cette question ; je la reprenais pour la quitter
encore. Le spectacle des eaux m'entraînait malgré moi. Je
regardais, je sentais, j'admirais, je ne raisonnais plus, je
m'écriais : « O profondeur des mers ! » Et je demeurais absorbé
dans diverses spéculations entre lesquelles mon esprit était
balancé, sans trouver d'ancre qui me fixât. Pourquoi, me disais-
je, les mots les plus généraux, les plus saints, les plus usités :
loi, goût, beau, bon, vrai, usage, mœurs, vice, vertu, instinct,
esprit, matière, grâce, beauté, laideur, si souvent prononcés,
s'entendent-ils si peu, se définissent-ils si diversement?...
Pourquoi ces mots, si souvent prononcés, si peu entendus, si
diversement définis, sont-ils employés avec la même précision
par le philosophe, par le peuple et par les enfants? L'enfant se
trompera sur la chose, mais non sur la valeur du mot. Il ne
sait ce qui est vraiment beau ou laid, bon ou mauvais, vrai ou
faux; mais il sait ce qu'il veut dire, tout aussi bien que moi.
11 approuve et désapprouve comme moi. Il a son admiration et
son dédain... Est-ce réflexion en moi? Est-ce habitude machi-
nale en lui?... Mais de son habitude machinale, ou de ma
réflexion, quel est le guide le plus sûr?... Il dit : « Voilà ma
sœur. » Moi, qui l'aime, j'ajoute : « Petit, vous avez raison ;
c'est sa taille élégante, sa démarche légère, son vêtement
simple et noble, le port de sa tête, le son de sa voix, de cette
voix qui fait toujours tressaillir mon cœur... » Y aurait-il dans
les choses quelque analogie nécessaire à notre bonheur?...
124 SALON DE 1767.
Cette analogie se reconnaîtrait-elle par l'expérience ? En aurais-
je un pressentiment secret?... Serait-ce à des expériences réité-
rées que je devrais cet attrait, cette répugnance, qui, réveillée
subitement, forme la rapidité de mes jugements?... Quel iné-
puisable fonds de recherches!... Dans cette recherche, quel est
le premier objet à connaître?... Moi... Que suis-je ?....
Qu'est-ce qu'un homme?... Un animal?... sans doute; mais le
chien est un animal aussi; le loup est un animal aussi. Mais
l'homme n'est ni un loup ni un chien... Quelle notion précise
peut-on avoir du bien et du mal, du beau et du laid, du bon
et du mauvais, du vrai et du faux, sans une notion préliminaire
de l'homme?... Mais si l'homme ne se peut définir... tout est
perdu... Combien de philosophes, faute de ces observations si
simples, ont fait à l'homme la morale des loups, aussi bêtes en
cela que s'ils avaient prescrit aux loups la morale de l'homme !...
Tout être tend à son bonheur; et le bonheur d'un être ne peut
être le bonheur d'un autre... La morale se renferme donc dans
l'enceinte de l'espèce... Qu'est-ce qu'une espèce?... Une mul-
titude d'individus organisés de la même manière... Quoi !
l'organisation serait la base de la morale !... Je le crois...
Mais Polyphème, qui n'eut presque rien de commun dans son
organisation avec les compagnons d'Ulysse, ne fut donc pas plus
atroce, en mangeant les compagnons d'Ulysse, que les compa-
gnons d'Ulysse en mangeant un lièvre ou un lapin?... Mais les
rois, mais Dieu, qui est le seul de son espèce?...
Le soleil, qui touchait à son horizon, disparut; la mer prit
tout à coup un aspect plus sombre et plus solennel. Le crépus-
cule, qui n'est d'abord ni le jour ni la nuit, image de nos faibles
pensées; image qui avertit le philosophe de s'arrêter dans ses
spéculations, avertit aussi le voyageur de ramener ses pas vers
son asile. Je m'en revenais donc, et je pensais que s'il y avait
une morale propre k une espèce, peut-être dans la même espèce
y avait-il une morale propre à dillérents individus, ou du moins
à différentes conditions ou collections d'individus semblables;
et pour ne pas vous scandaliser par un exemple trop sérieux,
une morale propre aux artistes, ou à l'art, et que cette morale
pourrait bien être au rebours de la morale usuelle. Oui, mon
ami, j'ai bien peur que l'homme n'aille droit au malheur par
la voie qui conduit l'imitateur de la nature au sublime. Se jeter
SALON DE 1767. 125
dans les extrêmes, voilà la règle du poëte. Garder en tout un
juste milieu, voilà la règle du bonheur. Il ne faut point faire
de poésie dans la vie. Les héros, les amants romanesques, les
grands patriotes, les magistrats inflexibles, les apôtres de reli-
gion, les philosophes à toute outrance, tous ces rares et divins
insensés font de la poésie dans la vie, de là leur malheur. Ce
sont eux qui fournissent après leur mort aux grands tableaux.
Ils sont excellents à peindre. Il est d'expérience que la nature
condamne au malheur celui à qui elle a départi le génie, et
celle qu'elle a douée de la beauté; c'est que ce sont des êtres
poétiques. Je me rappelais la foule des grands hommes et des
belles femmes, dont la qualité qui les avait distingués de leur
espèce avait fait le malheur. Je faisais en moi-même l'éloge de
la médiocrité qui met également à l'abri du blâme et de l'en-
vie; et je me demandais pourquoi, cependant, personne ne vou-
drait perdre de sa sensibilité et devenir médiocre? 0 vanité de
l'homme ! Je parcourais depuis les premiers personnages de la
Grèce et de Rome, jusqu'à ce vieil abbé qu'on voit dans nos
promenades, vêtu de noir, tête hérissée de cheveux blancs,
l'œil hagard, la main appuyée sur une petite canne, rêvant,
allant, clopinant. C'est l'abbé de Gua de Malves. C'est un pro-
fond géomètre, témoin son Traité des Courbes du troisième et
quatrième genre, et sa solution, ou plutôt démonstration de la
règle de Descartes sur les signes d'une équation. Cet homme,
placé devant sa table, enfermé dans son cabinet, peut combiner
une infinité de quantités ; il n'a pas le sens commun dans la rue.
Dans la même année, il embarrassera^ ses revenus de déléga-
tions; il perdra sa place de professeur au Collège royal; il
s'exclura de l'Académie, et achèvera sa ruine par la construc-
tion d'une machine à cribler le sable, et n'en séparera pas une
paillette d'or, il s'en reviendra pauvre et déshonoré; en s'en
revenant il passera sur une planche étroite ; il tombera et se
cassera une jambe l. Celui-ci est un imitateur sublime de
nature; voyez ce qu'il sait exécuter, soit avec l'ébauchoir, soit
avec le crayon, soit avec le pinceau; admirez son ouvrage
étonnant; eh bien, il n'a pas sitôt déposé l'instrument de son
1. Tout ceci est bien l'histoire de l'abbé de Gua de Malves. Il vécut misérable
jusqu'en 1788. On a prétendu que c'était lui qui avait suggéré à Diderot l'idée et
le plan de Y Encyclopédie.
126 SALON DE 1767.
métier, qu'il esl fou. Ce porte, que la sagesse parait inspirer,
et dont les écrits sont remplis de sentences à graver en lettres
d'or, dans un instant il ne sait plus ce qu'il dit, ce qu'il fait; il
est fou. Cet orateur, qui s'empare de nos âmes et de nos esprits,
qui en dispose à son gré, descendu de la chaire, il n'est plus
maître de lui; il est fou. Quelle différence ! m'écriai-je, du
génie et du sens commun de l'homme tranquille et de l'homme
passionné! Heureux, cent fois heureux, m'écriai-je encore,
M. Baliveau ', capitoul de Toulouse! c'est M. Baliveau, qui boit
bien, qui mange bien, qui digère bien, qui dort bien. C'est lui
qui prend son café le matin, qui fait la police au marché, qui
pérore dans sa petite famille, qui arrondit sa fortune, qui prêche
à ses enfants la fortune; qui vend à temps son avoine et son
blé; qui garde dans son cellier ses vins, jusqu'à ce que la gelée
des vignes en ait amené la cherté; qui sait placer sûrement ses
fonds ; qui se vante de n'avoir jamais été enveloppé dans aucune
faillite; qui vit ignoré; et pour qui le bonheur inutilement envié
d'Horace, le bonheur de mourir ignoré fut fait. M. Baliveau est
un homme fait pour son bonheur et pour le malheur des autres.
Son neveu, M. de l'Empirée 2, tout au contraire. On veut être
M. de l'Empirée à vingt ans, et M. Baliveau à cinquante. C'est
tout juste mon âge.
J'étais encore à quelque distance du château, lorsque
j'entendis sonner le souper. Je ne m'en pressai pas davantage;
je me mets quelquefois à table le soir, mais il est rare que je
mange. J'arrivai à temps pour recevoir quelques plaisanteries
sur mes courses, et faire la chouette à deux femmes qui
jouèrent les cinq à six premiers rois, d'un bonheur extraordi-
naire. La galerie, qui cherchait encore à les amuser à mes
dépens, tiou\ait qu'avec la ressource dont j'étais dans la
société, il ne fallait pas supporter plus longtemps ce goût
effréné pour les montagnes et les forêts; qu'on y perdrait trop.
On calcula ce que je devais a la compagnie à tant par partie, et
à tant de parties par jour. Cependant la chance tourna, et les
plaisants changèrent de cote. Il y a plusieurs petites observa-
tions, que j'ai presque toujours faites : c'est que les spectateur^
1. Personnage de la comédie de Piron intitulée la Metromanie. (Bn.)
2. Damis nu .]/. de l'Empirée, autre personnage de la Metromanie. (Bu.)
SALON DE 1767. 127
au jeu ne manquent guère de prendre parti pour le plus fort,
de se liguer avec la fortune, et de quitter des joueurs excel-
lents qui n'intéressaient pas leur jeu, pour s'attrouper autour
de pitoyables joueurs qui risquaient des masses d'or. Je ne
néglige point ces petits phénomènes lorsqu'ils sont constants,
parce qu'alors ils éclairent sur la nature humaine, que le même
ressort meut dans les grandes occasions et dans les frivoles.
Rien ne ressemble tant à un homme qu'un enfant. Combien le
silence est nécessaire, et combien il est rarement gardé autour
d'une table de jeu! Combien la plaisanterie qui trouble et con-
triste le perdant y est déplacée , et combien je ne sais quelle
sorte de plate commisération est plus insupportable encore!
S'il est rare de trouver un homme qui sache perdre, combien il
est plus rare d'en trouver un qui sache gagner! Pour des
femmes, il n'y en a point. Je n'en ai jamais vu une qui contînt
ni sa bonne humeur dans la prospérité, ni sa mauvaise humeur
dans l'adversité. La bizarrerie de certains hommes sérieusement
irrités de la prédilection aveugle du sort, joueurs infidèles ou
fâcheux par cette unique raison ! Un certain abbé de Magin-
ville, qui dépensait fort bien vingt louis à nous donner un
excellent dîner, nous volait au jeu un petit écu, qu'il abandon-
nait le soir à ses gens ! L'homme ambitionne la supériorité ,
même dans les plus petites choses. Jean-Jacques Rousseau,
qui me gagnait toujours aux échecs, me refusait un avantage
qui rendît la partie plus égale. « Souffrez-vous à perdre? me
disait-il. — Non, lui répondais-je ; mais je me défendrais mieux,
et vous en auriez plus de plaisir. — Cela se peut, répliquait-il;
laissons pourtant les choses comme elles sont. » Je ne doute
point que le premier président ne voulût savoir tenir un fleu-
ret et tirer des armes mieux que Motet; et l'abbesse deChelles,
mieux danser que la Guimard. On sauve sa médiocrité ou son
ignorance par du mépris.
11 était tard quand je me retirai; mais l'abbé me laissa dor-
mir la grasse matinée. Il ne m'apparut que sur les dix heures,
avec son bâton d'aubépine et son chapeau rabattu. Je l'attendais;
et nous voilà partis avec les deux petits compagnons de nos
pèlerinages, et précédés de deux valets, qui se relayaient à por-
ter un large panier. 11 y avait près d'une heure que nous mar-
chions en silence à travers les détours d'une longue forêt qui
128 SALON DE 1767.
nous dérobait à l'ardeur du soleil, lorsque tout à coup je me
trouvai placé en face du paysage qui suit. Je ne vous en dis
rien ; vous en jugerez.
Sixième site. — Imaginez à droite la cime d'un rocher qui se
perd dans la nue. Il était dans le lointain, à en juger par les
objets interposés, et la manière terne et grisâtre dont il était
éclairé. Proche de nous, toutes les couleurs se distinguent; au
loin, elles se confondent en s' éteignant; et leur confusion pro-
duit un blanc mat. Imaginez, au devant de ce rocher, et beau-
coup plus voisin, une fabrique de vieilles arcades, sur le
ceintre de ces arcades une plaie-forme qui conduisait à une
espèce de phare, au delà de ce phare, à une grande distance,
des monticules. Proche des arcades, mais tout à fait à notre
droite, un torrent qui .se précipitait d'une énorme hauteur, et
dont les eaux écumeuses étaient resserrées dans la crevasse
profonde d'un rocher, et brisées clans leur chute par des masses
informes de pierres; vers ces masses, quelques barques à flot;
à notre gauche, une langue de terre où des pêcheurs et autres
gens étaient occupés. Sur cette langue de terre un bout de
forêt éclairé par la lumière qui venait d'au delà; entre ce
paysage de la gauche, le rocher crevassé et la fabrique de
pierres, une échappée de mer qui s'étendait à l'infini, et sur
cette mer quelques bâtiments dispersés; adroite, les eaux de la
mer baignaient le pied du phare et d'une autre longue fabrique
adjacente, en retour d'équerre, qui s'enfuyait dans le lointain.
Si vous ne faites pas un effort pour vous bien représenter
ce site, vous me prendrez pour un fou, lorsque je vous dirai
que je poussai un cri d'admiration, et que' je restai immo-
bile et stupéfait. L'abbé jouit un moment de ma surprise; il
m'avoua qu'il s'était usé sur les beautés de nature, mais qu'il
était toujours neuf pour la surprise qu'elles causaient aux
autres, ce qui m'expliqua la chaleur avec laquelle les gens à
cabinet y appelaient les curieux. Il me laissa pour aller à ses
élèves qui étaient assis à terre, le dos appuyé contre des arbres,
leurs .livres épars sur l'herbe, et le couvercle du panier posé
sur leurs genoux, et leur servant de pupitre. A quelque dis-
lance, les valets fatigués se reposaient étendus, et moi, j'errais
incertain sous quel point je m'arrêterais et verrais. 0 [Nature!
SALON DE 1767. 129
que tu es grande! 0 Nature! que tu es imposante, majestueuse
et belle! C'est tout ce que je disais au fond de mon âme; mais
comment pourrais-je vous rendre la variété des sensations
délicieuses dont ces mots répétés en cent manières diverses
étaient accompagnés? On les aurait sans doute toutes lues sur
mon visage ; on les aurait distinguées aux accents de ma voix,
tantôt faibles, tantôt véhéments, tantôt coupés, tantôt continus.
Quelquefois mes yeux et mes bras s'élevaient vers le ciel ; quel-
quefois ils retombaient à mes côtés, comme entraînés de lassi-
tude. Je crois que je versai quelques larmes. Vous, mon ami,
qui connaissez si bien l'enthousiasme et son ivresse, dites-moi
quelle est la main qui s'était placée sur mon cœur, qui le ser-
rait, qui le rendait alternativement à son ressort, et suscitait
dans tout mon corps ce frémissement qui se fait sentir particu-
lièrement à la racine des cheveux, qui semblent alors s'animer
et se mouvoir!
Qui sait le temps que je passai dans cet état d'enchante-
ment? Je crois que j'y serais encore, sans un bruit confus de
voix qui m'appelaient : c'étaient celles de nos petits élèves et
de* leur instituteur. J'allai les rejoindre à regret, et j'eus tort.
Il était tard; j'étais épuisé; car toute sensation violente épuise ;
et je trouvai sur l'herbe des carafons de cristal remplis d'eau et
de vin, avec un énorme pâté qui, sans avoir l'aspect auguste et
sublime du site dont je m'étais arraché, n'était pourtant pas
déplaisant à voir. 0 rois de la terre! quelle différence de la
gaieté, de l'innocence et de la douceur de ce repas frugal et
sain, et de la triste magnificence de vos banquets! Les dieux,
assis à leur table, regardent aussi du haut de leurs célestes
demeures le même spectacle qui attache nos regards. Du moins,
les poètes du paganisme n'auraient pas manqué de le dire. 0
sauvages habitants des forêts, hommes libres qui vivez encore
dans l'état de nature, et que notre approche n'a point corrom-
pus, que vous êtes heureux, si l'habitude qui affaiblit toutes
les jouissances, et qui rend les privations plus amères, n'a
point altéré le bonheur de votre vie !
Nous abandonnâmes les débris de notre repas aux domesti-
ques qui nous avaient servis ; et, tandis que nos jeunes élèves se
livraient sans contrainte aux amusements de leur âge, leur insti-
tuteur et moi, sans cesse distraits par les beautés de la nature,
xi. 9
130 SALON DE 1767.
nous conversions moins que nous ne jetions des propos décousus.
« Mais pourquoi y a-t-il si peu d'hommes touchés des
charmes de la nature?
— C'est que la société leur a fait un goût et des beautés
factices.
— Il me semble que la logique de la raison a fait bien
d'autres progrès que la logique du goût.
— Aussi celle-ci est-elle si fine, si subtile, si délicate, sup-
pose une connaissance si profonde de l'esprit et du cœur
humain, de ses passions, de ses préjugés, de ses erreurs, de
ses goûts, de ses terreurs, que peu sont en état de l'entendre,
bien moins encore en état de la trouver. Il est bien plus aisé
de démêler le vice d'un raisonnement, que la raison d'une
beauté. D'ailleurs, l'une est bien plus vieille que l'autre. La
raison s'occupe des choses; le goût, de leur manière d'être. Il
faut avoir, c'est le point important; puis il faut avoir d'une
certaine manière; d'abord une caverne, un asile, un toit, une
chaumière, une maison; ensuite une certaine maison, un cer-
tain domicile; d'abord une femme, ensuite une certaine femme.
La nature demande la chose nécessaire. Il est fâcheux d'en être
privé. Le goût la demande avec des qualités accessoires qui la
rendent agréable.
— Combien de bizarreries, de diversités dans la recherche
et le choix raffiné de ces accessoires!
— De tout temps et partout le mal engendra le bien, le bien
inspira le mieux, le mieux produisit l'excellent; à l'excellent
succéda le bizarre, dont la famille fut innombrable... C'est qu'il
y a dans l'exercice de la raison, et même des sens, quelque
chose de commun à tous, et quelque chose de propre à chacun.
Cent têtes mal faites, pour une qui l'est bien. La chose com-
mune à tous est de l'espèce. La chose propre à chacun distingue
l'individu. S'il n'y avait rien de commun, les hommes dispute-
raient sans cesse, et n'en viendraient jamais aux mains. S'il n'y
avait rien de divers, ce serait tout le contraire. La nature a
distribue entre les individus de la même espèce assez de res-
semblance, assez de diversité pour faire le charme de l'entre-
tien, et aiguiser la pointe de l'émulation.
— Ce qui n'empêche pas qu'on ne s'injurie quelquefois, et
qu'on ne se tue.
SALON DE 1767. 131
— L'imagination et le jugement sont deux qualités com-
munes et presque opposées. L'imagination ne crée rien, elle
imite, elle compose, combine, exagère, agrandit, rapetisse. Elle
s'occupe sans cesse de ressemblances. Le jugement observe,
compare, et ne cherche que des différences. Le jugement est la
qualité dominante du philosophe; l'imagination, la qualité
dominante du poëte.
— L'esprit philosophique est-il favorable ou défavorable à
la poésie? Grande question presque décidée parce peu de mots.
— II est vrai. Plus de verve chez les peuples barbares que
chez les peuples policés ; plus de verve chez les Hébreux que
chez les Grecs; plus de verve chez les Grecs que chez les
Romains ; plus de verve chez les Romains que chez les Italiens
et les Français ; plus de verve chez les Anglais que chez ces
derniers. Partout décadence de la verve et de la poésie, à
mesure que l'esprit philosophique a fait des progrès : on cesse
de cultiver ce qu'on méprise. Platon chasse les poètes de sa cité.
L'esprit philosophique veut des comparaisons plus resserrées,
plus strictes, plus rigoureuses ; sa marche circonspecte est
ennemie du mouvement et des figures. Le règne des images
passe à mesure que celui des choses s'étend. Il s'introduit par
la raison une exactitude, une précision, une méthode, pardon-
nez-moi le mot, une sorte de pédanterie qui tue tout. Tous les
préjugés civils et religieux se dissipent; et il est incroyable
combien l'incrédulité ôte de ressources à la poésie. Les mœurs
se policent, les usages barbares, poétiques et pittoresques ces-
sent ; et il est incroyable le mal que cette monotone politesse
fait à la poésie. L'esprit philosophique amène le style sentencieux
et sec. Les expressions abstraites qui renferment un grand
nombre de phénomènes se multiplient et prennent la place des
expressions figurées. Les maximes de Sénèque et de Tacite suc-
cédèrent partout aux descriptions animées, aux tableaux de
Tite-Live et de Cicéron ; Fontenelle et La Motte à Bossuet et
Féuelon. Quelle est, à votre avis, l'espèce de poésie qui exige
le plus de verve? L'ode, sans contredit. Il y a longtemps qu'on
ne fait plus d'odes. Les Hébreux en ont fait, et ce sont les plus
fougueuses. Les Grecs en ont fait, mais déjà avec moins d'en-
thousiasme que les Hébreux. Le philosophe raisonne, l'enthou-
siaste sent. Le philosophe est sobre, l'enthousiaste est ivre. Les
132 SALON DE 1767.
Romains ont imité les Grecs dans le poème dont il s'agit; mais
leur délire n'est presque qu'une singerie. Allez à cinq heures
sous les arbres des Tuileries ; là, vous trouverez de froids dis-
coureurs placés parallèlement les uns à côté des autres, mesu-
rant d'un pas égal des allées parallèles; aussi compassés dans
leurs propos que dans leur allure; étrangers au tourment de
l'âme d'un poète, qu'ils n'éprouvèrent jamais; et vous entendrez
le dithyrambe de Pindare traité d'extravagance; et cet aigle
endormi sous le sceptre de Jupiter, qui se balance sur ses pieds,
et dont les plumes frissonnent aux accents de l'harmonie, mis au
rang des images puériles. Quand voit-on naître les critiques et
les grammairiens? tout juste après le siècle du génie et des
productions divines. Ce siècle s'éclipse pour ne plus reparaître;
ce n'est pas que Nature, qui produit des chênes aussi grands que
ceux d'autrefois, ne produise encore aujourd'hui des tètes
antiques; mais ces tètes étonnantes se rétrécissent en subissant
la loi générale d'un goût pusillanime cl régnant. 11 n'y a qu'un
moment heureux; c'est celui où il y a assez de verve et de
liberté pour être chaud, assez de jugement et de goût pour être
sage. Le génie crée les beautés; la critique remarque les défauts.
Il faut de l'imagination pour l'un, du jugement pour l'autre.
Si j'avais la critique à peindre, je la montrerais arrachant les
plumes à Pégase, et le pliant aux allures de l'académie. Il n'est
plus cet animal fougueux, qui hennit, gratte la terre du pied,
se cabre et déploie ses grandes ailes ; c'est une bête de somme,
la monture de l'abbé Morellet, prototype de la méthode. La disci-
pline militaire naît quand il n'y a plus de généraux; la méthode,
quand il n'y a plus de génie.
« Cher abbé, il y a longtemps que nous conversons; vous
m'avez entendu, compris, je crois?
— Très-bien.
— Et croyez-vous avoir entendu autre chose que des mots?
— Assurément.
— Eh bien, vous vous trompez; vous n'avez entendu que des
mots, et rien que des mots. 11 n'y a dans un discours que des
expressions abstraites qui désignent des idées, des vues plus ou
moins générales de l'esprit, et des expressions représentatives
qui désignent des êtres physiques. Quoi ! tandis que je parlais,
vous vous occupiez de rénumération des idées comprises sous
SALON DE 1767. 133
les mots abstraits; votre imagination travaillait à se peindre la
suite des images enchaînées de mon discours ; vous n'y pensez
pas, cher abbé; j'aurais été à la fin de mon oraison, que vous
en seriez encore au premier mot; à la fin de ma description, que
vous n'eussiez pas esquissé la première figure de mon tableau.
— Ma foi, vous pourriez bien avoir raison.
— Si je l'ai? j'en appelle à votre expérience. Écoutez-moi.
L'enfer s'émeut au bruit de Neptune en furie,
Pluton sort de son trône, il pâlit, il s'écrie;
Il a peur que le dieu dans cet affreux séjour
D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et par le centre ouvert de la terre ébranlée
Ne fasse voir du Styx la rive désolée;
Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
Abhorré des mortels, et craint même des dieux.
Boileau, traduction du Traité du Sublime de Longin, chap. vu. —
Homère, Iliade, liv. XX, v. 61.
Dites-moi ; vous avez vu, tandis que je récitais, les enfers, le Styx,
Neptune avec son trident, Pluton s'élançant d'effroi, le centre de
la terre entr'ouvert, les mortels, les dieux? Il n'en est rien.
— Voilà un mystère bien surprenant; car enfin, sans me
rappeler d'idées, sans me peindre d'images, j'ai pourtant
éprouvé toute l'impression de ce terrible et sublime morceau.
— C'est le mystère de la conversation journalière.
— Et vous m'expliquerez ce mystère?
— Si je puis. Nous avons été enfants, il y a malheureuse-
ment longtemps, cher abbé. Dans l'enfance on nous pronon-
çait des mots; ces mots se fixaient dans notre mémoire, et le
sens dans notre entendement, ou par une idée, ou par une
image ; et cette idée ou image était accompagnée d'aversion,
de haine, de plaisir, de terreur, de désir, d'indignation, de
mépris; pendant un assez grand nombre d'années, à chaque
mot prononcé, l'idée ou l'image nous revenait avec la sensa-
tion qui lui était propre ; mais à la longue nous en avons usé
avec les mots, comme avec les pièces de monnaie : nous ne
regardons plus à l'empreinte, à la légende, au cordon, pour en
connaître la valeur; nous les donnons et nous les recevons à la
forme et au poids : ainsi des mots, vous dis-je. Nous avons
laissé là de coté l'idée ou l'image, pour nous en tenir au son et
13/, SALON DE 1767.
à la sensation. Un discours prononcé n'est plus qu'une longue suite
de sons et de sensations primitivement excitées. Le cœur et les
oreilles sont enjeu, l'esprit n'y est plus; c'est à l'effet successif
de ces sensations, à leur violence, à leur somme, que nous nous
entendons et jugeons. Sans cette abréviation nous ne pourrions
converser ; il nous faudrait une journée pour dire et apprécier
une phrase un peu longue. Et que fait le philosophe qui pèse,
s'arrête, analyse, décompose? il revient par le soupçon, le
doute, à l'état de l'enfance. Pourquoi met-on si fortement
l'imagination de l'enfant en jeu, si difficilement celle de l'homme
fait? C'est que l'enfant, à chaque mot, recherche l'image,
l'idée; il regarde dans sa tête. L'homme fait a l'habitude de
cette monnaie; une longue période n'est plus pour lui qu'une
série de vieilles impressions, un calcul d'additions, de soustrac-
tions, un art combinatoire, les comptes faits de Barrême. De là
vient la rapidité de la conversation où tout s'expédie par formule
comme à l'Académie, ou comme à la Halle où l'on n'attache les
yeux sur une pièce, que quand on en suspecte la valeur; cas
rares, choses inouïes, non vues, rarement aperçues, rapports
subtils d'idées, images singulières et neuves. 11 faut alors
recourir à la nature, au premier modèle, à la première voie
d'institution. De là, le plaisir des ouvrages originaux, la fatigue
des livres qui font penser, la difficulté d'intéresser, soit en
parlant, soit en écrivant. Si je vous parle du Clair de lune de
Vernet, dans les premiers jours de septembre, je pense bien
qu'à ces mots vous vous rappellerez quelques traits principaux
de ce tableau, mais vous ne tarderez pas à vous dispenser de
cette fatigue; et bientôt vous n'approuverez l'éloge ou la cri-
tique que j'en ferai, que d'après la mémoire de la sensation
que vous en aurez primitivement éprouvée, et ainsi de tous les
morceaux de peinture du Salon, et de tous les objets de la
nature. Qui sont donc les hommes les plus faciles à émouvoir, à
troubler, à tromper? Peut-être ce sont ceux qui sont restés
enfants, et en qui l'habitude des signes n'a point ùté la facilité
de se représenter les choses. »
Après un instant de silence et de réflexion, saisissant l'abbé
par le bras, je lui dis : « L'abbé, l'étrange machine qu'une langue,
etjla machine plus étrange encore qu'une tète! Il n'y a rien
dans aucune des deux qui ne tienne par quelque coin ; point
SALON DE 1767. 135
de signes si disparates qui ne confinent, point d'idées si bizarres
qui ne se touchent. Combien de choses heureusement amenées
par la rime dans nos poètes ! »
Après un second instant de silence et de réflexion, j'ajoutai :
a Les philosophes disent que deux causes diverses ne peuvent
produire un effet identique; et s'il y a un axiome dans la
science qui soit vrai, c'est celui-là; et deux causes diverses en
nature, ce sont deux hommes... » Et l'abbé, dont la rêverie
allait apparemment le même chemin que la mienne, continua
en disant : « Cependant deux hommes ont la même pensée et
la rendent par les mêmes expressions; et deux poètes ont quel-
quefois fait deux mêmes vers sur un même sujet. Que devient
donc l'axiome?
— Ce qu'il devient ? il reste intact.
— Et comment cela, s'il vous plaît?
— Comment? C'est qu'il n'y a dans la même pensée rendue
par les mêmes expressions, dans les deux vers faits sur un
même sujet, qu'une identité de phénomène apparente; et c'est
la pauvreté de la langue qui occasionne cette apparence
d'identité.
— J'entrevois, dit l'$,bbé;à votre avis, les deux parleurs
qui ont dit la même chose dans les mêmes mots; les deux
poètes qui ont fait les deux mêmes vers sur le même sujet,
n'ont eu aucune sensation commune ; et si la langue avait été
assez féconde pour répondre à toute la variété de leurs sensa-
tions, ils se seraient exprimés tout diversement.
— Fort bien, l'abbé.
— Il n'y aurait pas eu un mot commun dans leurs discours.
— A merveille.
— Pas plus qu'il n'y a un accent commun dans leur ma-
nière de prononcer, une même lettre dans leur écriture.
— C'est cela ; et si vous n'y prenez garde, vous deviendrez
philosophe.
— C'est une maladie facile à gagner avec vous.
— Vraie maladie, mon cher abbé. C'est cette variété, d'ac-
cents, que vous avez très-bien remarquée, qui supplée à la
disette des mots, et qui détruit les identités si fréquentes d'ef-
fets produits par les mêmes causes. La quantité des mots est
bornée; celle des accents est infinie; c'est ainsi que chacun a
136 SALON DE 1707.
sa langue propre, individuelle, et parle comme il sent; est froid
ou chaud, rapide ou tranquille; est lui et n'est que lui, tandis
qu'à l'idée et à l'expression il paraît ressembler à un autre.
— J'ai, dit l'abbé, souvent été frappé de la disparate de la
chose et du ton.
— Et moi aussi; quoique cette langue d'accents soit infinie,
elle s'entend. C'est la langue de nature; c'est le modèle du
musicien ; c'est la source vraie du grand symphoniste. Je ne
sais quel auteur a dit : Musices seminarium accentua.
— C'est Capella. Jamais aussi vous n'avez entendu chanter
le même air, à peu près de la même manière, par deux chan-
teurs. Cependant, et les paroles et le chant, et la mesure et le
ton, autant d'entraves données, semblaient devoir concourir à
fortifier l'identité de l'effet. Il en arrive cependant tout le con-
traire; c'est qu'alors la langue du sentiment, la langue de
nature, l'idiome individuel était parlé en même temps que la
langue pauvre et commune. C'est que la variété de la première
de ces langues détruisait toutes les identités de la seconde, des
paroles, du ton, de la mesure et du chant. Jamais, depuis que
le monde est monde, deux amants n'ont dit identiquement, je
vous dime-, et dans l'éternité qui lui reste à durer, jamais deux
femmes ne répondront identiquement, vous êtes aimé. Depuis
que Zaïre est sur la scène, Orosmane n'a pas dit et ne dira pas
deux ibis identiquement : Zaïre, vous pleurez. Cela est dur à
avancer.
— Et à croire.
— Cela n'en est pas moins vrai. C'est la thèse des deux
grains de sable de Leibnitz.
— Et quel rapport, s'il vous plaît, entre cette bouffée de
métaphysique, vraie ou fausse, et l'effet de l'esprit philosophique
sur la poésie?
— C'est, cher abbé, ce que je vous laisse à chercher de
vous-même. Il faut bien que vous vous occupiez encore un peu
de moi, quand je n'y serai plus. Il y a dans la poésie toujours
un peu de mensonge. L'esprit philosophique nous habitue à le
discerner; et adieu l'illusion et l'effet. Les premiers des sau-
vages qui virent à la proue d'un vaisseau une image peinte, la
prirent pour un être réel et vivant; et ils y portèrent leurs
mains. Pourquoi les contes des fées font-ils tant d'impression
SALON DE 17G7. 137
aux enfants? C'est qu'ils ont moins de raison et d'expérience.
Attendez l'âge, et vous les verrez sourire de mépris à leur bonne.
C'est le rôle du philosophe et du poète. Il n'y a plus moyen de
faire des contes à nos gens.
« On s'accorde plus aisément sur une ressemblance que sur
une différence. On juge mieux d'une image que d'une idée. Le
jeune homme passionné n'est pas difficile dans ses goûts ; il veut
avoir. Le vieillard est moins pressé; il attend, il choisit. Le
jeune homme veut une femme, le sexe lui suffit : le vieillard la
veut belle. Une nation est vieille quand elle a du goût.
— Et vous voilà, après une assez longue excursion, revenu
au point d'où vous êtes parti.
— C'est que, dans la science, ainsi que dans la nature, tout
tient; et qu'une idée stérile et un phénomène isolé sont deux
impossibilités. »
Les ombres des montagnes commençaient à s'allonger, et
la fumée à s'élever au loin au-dessus des hameaux; ou en
langue moins poétique, il commençait cà se faire tard, lorsque
nous vîmes approcher une voiture. « C'est, dit l'abbé, le car-
rosse de la maison; il nous débarrassera de ces marmots, qui,
d'ailleurs, sont trop las pour s'en retourner à pied. Nous re-
viendrons, nous, au clair de la lune; et peut-être trouverez-
vous que la nuit a aussi sa beauté.
— Je n'en doute pas, et je n'aurais pas grand'peine à vous
en dire les raisons. »
Cependant le carrosse s'éloignait avec les deux petits enfants,
les ténèbres s'augmentaient, les bruits s'affaiblissaient dans la
campagne, la lune s'élevait dans l'horizon; la nature prenait un
aspect grave dans les lieux privés de la lumière, tendre dans les
plaines éclairées. Nous allions en silence, l'abbé me précédant,
moi le suivant, et m'attendant à chaque pas à quelque nouveau
coup de théâtre. Je ne me trompais pas. Mais comment vous en
rendre l'effet et la magie? Ce ciel orageux et obscur, ces nuées
épaisses et noires, toute la profondeur, toute la terreur qu'elles
donnaient à la scène ; la teinte qu'elles jetaient sur les eaux,
l'immensité de leur étendue ; la distance infinie de l'astre à
demi voilé, dont les rayons tremblaient à leur surface; la vérité
de cette nuit, la variété des objets et des scènes qu'on y discer-
nait, le bruit et le silence, le mouvement et le repos, l'esprit
138 SALON DE 17 07.
des incidents, la grâce, l'élégance, l'action des figures; la vi-
gueur de la couleur, la pureté du dessin, mais surtout l'har-
monie et le sortilège de l'ensemble : rien de négligé, rien de
confus; c'est la loi de la nature riche sans profusion, et pro-
duisant les plus grands phénomènes avec la moindre quantité
de dépense. Il y a des nuées; mais un ciel, qui devient ora-
geux ou qui va cesser de l'être, n'en assemble pas davantage.
Elles s'étendent ou se ramassent et se meuvent; mais c'est le
vrai mouvement, l'ondulation réelle qu'elles ont dans l'atmo-
sphère; elles obscurcissent; mais la mesure de cette obscu-
rité est juste. C'est ainsi que nous avons vu cent fois l'astre de
la nuit en percer l'épaisseur. C'est ainsi que nous avons vu sa
lumière affaiblie et pâle trembler et vaciller sur les eaux. Ce
n'est point un port de mer que l'artiste a voulu peindre.
« L'artiste!
— Oui, mon ami, l'artiste. Mon secret m'est échappé; et il
n'est plus temps de recourir après : entraîné par le charme du
Clair de lune de Vernet, j'ai oublié que je vous avais fait un
conte jusqu'à présent, et que je m'étais supposé devant la nature
(et l'illusion était bien facile), puis tout à coup je me suis re-
trouvé de la campagne au Salon.
— Quoi! me direz-vous, l'instituteur, ses deux petits élèves,
le déjeuner sur l'herbe, le pcàté, sont imaginés?
— E rero.
— Ces différents sites sont des tableaux de Vernet?
— Tu Vhai detto.
— Et c'est pour rompre l'ennui et la monotonie des descrip-
tions que vous en avez fait des paysages réels, et que vous avez
encadré des paysages dans des entretiens?
— A maraviglia; bravo; ben seniilo.Ce n'est donc plus de
la nature, c'est de l'art; ce n'est plus de Dieu, c'est de Vernet
que je vais vous parler. »
Ce n'est point, vous disais-je, un port de mer qu'il a voulu
peindre. On ne voit pas ici plus de bâtiments qu'il n'en faut
pour enrichir et animer la scène. C'est l'intelligence et le goût;
c'est l'art qui les a distribues pour l'effet; mais L'effet est pro-
duit sans que l'art s'aperçoive. Il y a des incidents, mais pas
plus que l'espace et le moment de la composition n'en exigent.
C'est, vous le répéterai-je, la richesse et la parcimonie de INa—
SALON DE 1767. 139
ture toujours économe, et jamais avare ni pauvre. Tout est vrai.
On le sent. On n'accuse, on ne désire rien, on jouit également
de tout. J'ai ouï dire à des personnes qui avaient fréquenté long-
temps les bords de la mer, qu'elles reconnaissaient sur cette
toile, ce ciel, ces nuées, ce temps, toute cette composition.
Septième tableau. — Ce n'est donc plus à l'abbé que je
m'adresse, c'est à vous. La lune élevée sur l'horizon est à demi
cachée dans des nuées épaisses et noires ; un ciel tout à fait orageux
et obscur occupe le centre de ce tableau, et teint de sa lumière
pâle et faible, et le rideau qui l'offusque, et la surface de la mer
qu'elle domine. On voit, à droite, une fabrique; proche de cette
fabrique, sur un plan plus avancé sur le devant, les débris d'un
pilotis ; un peu plus vers la gauche et le fond, une nacelle, à
la proue de laquelle un marinier tient une torche allumée; cette
nacelle vogue vers le pilotis; plus encore sur le fond, et presque
en pleine mer, un vaisseau à la voile, et faisant route vers la
fabrique; puis une étendue de mer obscure illimitée. Tout à
fait à gauche, des rochers escarpés ; au pied de ces rochers, un
massif de pierre, une espèce d'esplanade d'où l'on descend de
face et de côté, vers la mer ; sur l'espace qu'elle enceint à gauche
contre les rochers, une tente dressée; au dehors de cette tente,
une tonne, sur laquelle deux matelots, l'un assis par devant,
l'autre accoudé par derrière, et tous les deux regardant vers
un brasier allumé à terre, sur le milieu de l'esplanade. Sur ce
brasier, une marmite suspendue par des chaînes de fer à une
espèce de trépied. Devant cette marmite, un matelot accroupi
et vu par le dos; plus vers la gauche, une femme accroupie et
vue de profil. Contre le mur vertical qui forme le derrière de
la fontaine, debout, le dos appuyé contre ce mur, deux figures,
charmantes pour la grâce, le naturel, le caractère, la position,
la mollesse, l'une d'homme, l'autre de femme. C'est un époux,
peut-être, et sa jeune épouse; ce sont deux amants; un frère et
sa sœur. Yoilà à peu près toute cette prodigieuse composition.
Mais que signifient mes expressions exagérées et froides, mes
lignes sans chaleur et sans vie, ces lignes que je viens de tracer
les unes au-dessous des autres? Rien, mais rien du tout; il faut
voir la chose. Encore oubliais-je de dire que sur les degrés de
l'esplanade il y a des commerçants, des marins occupés à rouler,
UO SALON DE 17G7.
à porter, agissants, de repos; et, tout à fait sur la gauche et les
derniers degrés, des pêcheurs à leurs filets.
Je ne sais ce que je louerai de préférence dans ce morceau.
Est-ce le reflet de la lune sur ces eau\ ondulantes? Sont-ce ces
nuées sombres et chargées et leur mouvement? Est-ce ce vais-
seau qui passe au devant de l'astre de la nuit, et qui le renvoie
et l'attache à son immense éloignement? Est-ce la réflexion dans
le fluide de la petite torche que ce marin tient à l'extrémité de
la nacelle? Sont-ce les deux figures adossées à la fontaine?
Est-ce le brasier dont la lueur rougeâtre se propage sur tous
les objets environnants, sans détruire l'harmonie? Est-ce l'effet
total de cette nuit? Est-ce cette belle masse de lumière qui co-
lore les proéminences de cette roche, et dont la vapeur se mêle
à la partie des nuages auxquels elle se réunit?
On dit de ce tableau, que c'est le plus beau de Vernet, parce
que c'est toujours le dernier ouvrage de ce grand maître qu'on
appelle le plus beau ; mais, encore une fois, il faut le voir. L'effet
de ces deux lumières, ces lieux, ces nuées, ces ténèbres qui
couvrent tout, et laissent discerner tout; la terreur et la vérité
de cette scène auguste, tout cela se sent fortement, et ne se décrit
point.
Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que l'artiste se rappelle ces
effets à deux cents lieues de la nature, et qu'il n'a de modèle
présent que dans son imagination; c'est qu'il peint avec une
vitesse incroyable; c'est qu'il dit : Que la lumière se fasse, et
la lumière est faite; que la nuit succède au jour, et le jour aux
ténèbres, et il fait nuit, et il fait jour; c'est que son imagina-
tion, aussi juste que féconde, lui fournit toutes ces vérités; c'est
qu'elles sont telles, que celui qui en fut spectateur froid et
tranquille au bord de la mer, en est émerveillé sur la toile;
c'est qu'en effet ces compositions prêchent plus fortement la
grandeur, la puissance, la majesté de la nature, que la nature
même. 11 est écrit : Cœli enarrani gloriam Dei. Mais ce sont les
cieux de Vernet; c'est la gloire de Vernet. Que ne fait-il pas
avec excellence ! Figure humaine de tous les âges, de tous les
états, de toutes les nations ; arbres, animaux, paysages, marines,
perspectives; toute sorte de poésie, rochers imposants, mon-
tagnes, eaux dormantes, agitées, précipitées; torrents, mers
tranquilles, mers en fureur; sites variés à l'infini, fabriques
SALON DE 1767. Ul
grecques, romaines, gothiques ; architectures civile, militaire,
ancienne, moderne; ruines, palais, chaumières; constructions,
gréements, manœuvres, vaisseaux ; cieux, lointains, calme, temps
orageux, temps serein; ciel de diverses saisons, lumières de
diverses heures du jour; tempêtes, naufrages, situations déplo-
rables, victimes et scènes pathétiques de toute espèce; jour,
nuit, lumières naturelles, artificielles, effets séparés ou confon-
dus de ces lumières. Aucune de ses scènes accidentelles, qui ne
fît seule un tableau précieux. Oubliez toute la droite de son Clair
de lune, couvrez-la, et ne voyez que les rochers et l'esplanade
de la gauche, et vous aurez un beau tableau. Séparez la partie
de la mer et du ciel, d'où la lumière lunaire tombe sur les
eaux, et vous aurez un beau tableau. Ne considérez sur la toile
que le rocher de la gauche; et vous aurez vu une belle chose.
Contentez-vous de l'esplanade et de ce qui s'y passe; ne regar-
dez que les degrés avec les différentes manœuvres qui s'y exé-
cutent; et votre goût sera satisfait. Coupez seulement cette
fontaine avec les deux figures qui y sont adossées; et vous
emporterez sous votre bras un morceau de prix. Mais, si chaque
portion isolée vous affecte ainsi, quel ne doit pas être l'effet de
l'ensemble ! le mérite du tout !
Voilà vraiment le tableau de Yernet que je voudrais possé-
der. Un père, qui a des enfants et une fortune modique, serait
économe en l'acquérant. 11 en jouirait toute sa vie; et dans vingt
à trente ans d'ici, lorsqu'il n'y aura plus de Vernet, il aurait
encore placé son argent à un très-honnête intérêt; car lorsque
la mort aura brisé la palette de cet artiste, qui est-ce qui en
ramassera les débris ? Qui est-ce qui le restituera à nos neveux?
Qui est-ce qui payera ses ouvrages ?
Tout ce que je vous ai dit de la manière et du talent de Ver-
net, entendez-le des quatre premiers tableaux que je vous ai
décrits comme des sites naturels.
Le cinquième est un de ses premiers ouvrages. II le fit à
Rome pour un habit, veste et culotte. Il est très-beau, très-har-
monieux; et c'est aujourd'hui un morceau de prix.
En comparant les tableaux qui sortent tout frais de dessus
son chevalet, avec ceux qu'il a peints autrefois, on l'accuse
d'avoir outré sa couleur. Vernet dit qu'il laisse au temps le soin
de répondre à ce reproche, et démontrer à ses critiques combien
lt\2 SALON DE 1767.
ils jugent mal. 11 observait, à cette occasion, que la plupart des
jeunes élèves qui allaient à Rome copier d'après les anciens
maîtres, y apprenaient l'art de l'aire de vieux tableaux : ils ne
songeaient pas que, pour que leurs compositions gardassent au
bout de cent ans la vigueur de celles qu'ils prenaient pour mo-
dèles, il fallait savoir apprécier l'effet d'un ou de deux siècles, et
se précautionner contre l'action des causes qui détruisent.
Le sixième est bien un Vernet, mais un Yernet faible,
faible : '
. . . Aliquando bonus dormitat...
IIoiut. de Arte poet., v. 287.
Ce n'est pas un grand ouvrage, mais c'est l'ouvrage d'un grand
peintre; ce qu'on peut dire toujours des feuilles volantes de
Voltaire. On y trouve le signe caractéristique, l'ongle du lion.
Mais comment, me direz-vous, le poète, l'orateur, le peintre,
le sculpteur, peuvent-ils être si inégaux, si différents d'eux-
mêmes ? C'est l'affaire du moment, de l'état du corps, de l'état
de l'âme ; une petite querelle domestique ; une caresse faite le
matin à sa femme, avant que d'aller à l'atelier : deux gouttes de
fluide perdues et qui renfermaient tout le feu, toute la chaleur,
tout le génie; un enfant qui a dit ou fait une sottise; un ami
qui a manqué de délicatesse; une maîtresse qui aura accueilli
trop familièrement un indifférent; que sais-je? un lit trop froid
ou trop chaud, une couverture qui tombe la nuit, un oreiller
mal mis sur son chevet, un demi-verre de vin pris de trop, un
embarras d'estomac, des cheveux ébouriffés sous le bonnet; et
adieu la verve. 11 y a du hasard aux échecs et à tous les autres
jeux de l'esprit. Et pourquoi n'y en aurait-il pas? L'idée su-
blime qui se présente, où était-elle l'instant précédent? A quoi
tient-il qu'elle soit ou ne soit pas venue? Ce que je sais, c'est
qu'elle est tellement liée à l'ordre fatal de la vie du poëte et de
l'artiste, qu'elle n'a pas pu venir ni plus tôt ni plus tard, et qu'il
est absurde de la supposer précisément la môme dans un autre
être, dans une autre vie, dans un autre ordre de choses.
Le septième est un tableau de l'effet le plus piquant et le
plus grand. 11 semblerait que de concert Vernet et Louther-
bourg se seraient proposé de lutter, tant il y a de ressemblance
ci lire cette composition de l'un et une autre composition du
SALON DE 1767. 143
second ; même ordonnance, même sujet, presque même fabrique,
mais il n'y a pas à s'y tromper. De toute la scène de Vernet, ne
laissez apercevoir que les pêcheurs placés sur la langue de
terre, ou que la touffe d'arbres à gauche, plongés dans la demi-
teinte ou éclairés de la lumière du soleil couchant qui vient du
fond, et vous direz : « Voilà Vernet; » Loutherbourg n'en sait
pas encore jusque-là.
Ce Vernet, ce terrible Vernet, joint la plus grande modestie
au plus grand talent. 11 me disait un jour : « Me demandez-
vous si je fais les ciels comme tel maître, je vous répondrai que
non; les figures comme tel autre, je vous répondrai que non;
les arbres et le paysage comme celui-ci, même réponse; les
brouillards, les eaux, les vapeurs comme celui-là, même réponse
encore; inférieur à chacun d'eux dans une partie, je les sur-
passe tous dans toutes les autres : » et cela est vrai.
Bonsoir, mon ami, en voilà bien suffisamment sur Vernet.
Demain matin, si je me rappelle quelque chose que j'aie omis,
et qui vaille la peine de vous être dit, vous le saurez.
... J'ai passé la nuit la plus agitée. C'est un état bien singulier
que celui du rêve. Aucun philosophe que je connaisse n'a encore
assigné la vraie différence de la veille et du rêve. Veillé-je,
quand je crois rêver? rêvé-je, quand je crois veiller? Qui m'a
dit que le voile ne se déchirerait pas un jour, et que je ne res-
terais pas convaincu que j'ai rêvé tout ce que j'ai fait, et fait
réellement tout ce que j'ai rêvé? Les eaux, les arbres, les forêts
que j'ai vus en nature, m'ont certainement fait une impression
moins forte que les mêmes objets en rêve. J'ai vu, ou j'ai cru
voir, tout comme il vous plaira, une vaste étendue de mer
s'ouvrir devant moi. J'étais éperdu sur le rivage à l'aspect d'un
navire enflammé. J'ai vu la chaloupe s'approcher du navire, se
remplir d'hommes, et s'éloigner. J'ai vu les malheureux, que la
chaloupe n'avait pu recevoir, s'agiter, courir sur le tillac du
navire, pousser des cris. J'ai entendu leurs cris, je les ai vus se
précipiter dans les eaux, nager vers la chaloupe, s'y attacher.
J'ai vu la chaloupe prête à être submergée; elle l'aurait été, si
ceux qui l'occupaient, ô loi terrible de la nécessité! n'eussent
coupé les mains, fendu la tête, enfoncé le glaive dans la gorge et
dans la poitrine, tué, massacré impitoyablement leurs sem-
blables, les compagnons de leur voyage, qui leur tendaient en
llik SALON DE 1767.
vain, du milieu des Ilots, des bords de la chaloupe, des mains
suppliantes, et leur adressaient des prières qui n'étaienl point
entendues. J'en vois encore un de ces malheureux, je le vois,
il a reçu un coup mortel dans les flancs. Il est étendu à la sur-
face de la mer, sa longue chevelure est éparse, son sang coule
d'une large blessure; l'abîme va l'engloutir; je ne le vois plus.
J'ai vu un autre matelot entraîner après lui sa femme qu'il avait
ceinte d'un câble par le milieu du corps; ce même câble faisait
plusieurs tours sur un de ses bras ; il nageait, ses forces commen-
çaient à défaillir; sa femme le conjurait de se sauver et de la
laisser périr. Cependant la flamme du vaisseau éclairait les lieux
circonvoisins, et ce spectacle terrible avait attiré sur le rivage
et sur les rochers les habitants de la contrée, qui en détournaient
leurs regards.
Une scène plus douce et plus pathétique succéda à celle-là.
Un vaisseau avait été battu d'une affreuse tempête; je n'en
pouvais douter à ses mâts brisés, à ses voiles déchirées, à ses
lianes enfoncés, à la manœuvre des matelots qui ne cessaient de
travailler à la pompe. Ils étaient incertains, malgré leurs efforts,
s'ils ne couleraient point à fond, à la rive même qu'ils avaient
touchée; cependant il régnait encore sur les flots un murmure
sourd. L'eau blanchissait les rochers de son écume; les arbres
qui les couvraient, avaient été brisés, déracines. Je voyais de
toutes paris les ravages de la tempête; mais le spectacle qui
m'arrêta, ce fut celui des passagers qui, épars sur le rivage,
frappés du péril auquel ils avaient échappé, pleuraient, s'em-
brassaient, levaient leurs mains au ciel, posaient leurs fronts à
terre; je voyais des filles défaillantes entre les bras de leurs
mères, de jeunes épouses transies sur le sein de leurs époux; et,
au milieu de ce tumulte, un enfant qui sommeillait paisible-
ment dans son maillot. Je voyais sur la planche qui descendait
du navire au rivage, uwc mère qui tenait un petit enfant pressé
^ur son sein ; elle en portait un second sur ses épaules; celui-ci
lui baisait les joues. Cette femme était suivie de son mari, il
étail chargé de nippes et d'un troisième enfant qu'il conduisait
par >cs lisières. Sans doute ce père et cette mère avaient été
les derniers à sortir du \ aisseau, résolus à se sauver ou à périr
avec leurs enfants. Je \ oyais toutes ces scènes touchantes, et
j'en versais des larmes réelles. 0 mon ami! l'empire de la tête
SALON DE 1767. 145
sur les intestins est violent, sans doute; mais celui des intestins
sur la tête l' est-il moins ? Je veille, je vois, j'entends, je regarde,
je suis frappé de terreur. A l'instant la tête commande, agit,
dispose des autres organes. Je dors, les organes conçoivent
d'eux-mêmes la même agitation, le même mouvement, les
mêmes spasmes que la terreur leur avait imprimés ; et à l'in-
stant ces organes commandent à la tête, en disposent ; et je crois
voir, regarder, entendre. Notre vie se partage ainsi en deux
manières diverses de veiller et de sommeiller. Il y a la veille
de la tête, pendant laquelle les intestins obéissent, sont passifs ;
il y a la veille des intestins, où la tète est passive, obéissante,
commandée; où l'action descend de la tête aux viscères, aux
nerfs, aux intestins; et c'est ce que nous appelons veiller; où
l'action remonte des viscères, des nerfs, des intestins à la tête ;
et c'est ce que nous appelons rêver. Il peut arriver que cette
dernière action soit plus forte que la précédente ne l'a été et
n'a pu l'être; alors le rêve nous affecte plus vivement que la
réalité. Tel, peut-être, veille comme un sot, et rêve comme un
homme d'esprit. La variété des spasmes, que les. intestins peu-
vent concevoir d'eux-mêmes, correspond à toute la variété des
rêves et à toute la variété des délires; à toute la variété des
rêves de l'homme sain qui sommeille , à toute la variété des
délires de l'homme malade qui veille et qui n'est pas plus à lui.
Je suis au coin de mon foyer, tout prospère autour de moi ; je
suis dans une entière sécurité. Tout à coup il me semble que
les murs de mon appartement chancellent; je frissonne, je lève
les yeux à mon plafond, comme s'il menaçait de s'écrouler sur
ma tête. Je crois entendre la plainte de ma femme, les cris de
ma fille. Je me tâte le pouls ; c'est la fièvre que j'ai : c'est l'ac-
tion qui remonte des intestins à la tête, et qui en dispose.
Bientôt la cause de ces effets connue, la tête reprendra son
sceptre et son autorité, et tous les fantômes disparaîtront.
L'homme ne dort vraiment que quand il dort tout entier. Vous
voyez une belle femme; sa beauté vous frappe; vous êtes jeune;
aussitôt l'organe propre du plaisir prend son élasticité ; vous
dormez, et cet organe indocile s'agite ; aussitôt vous revoyez la
belle femme, et vous en jouissez plus voluptueusement peut-
être. Tout s'exécute dans un ordre contraire, si l'action des
intestins sur la tête est plus forte que . ne le peut être celle
XI. 10
146 SALON DE 1767.
des objets mêmes : un imbécile dans la fièvre, une fille hysté-
rique ou vaporeuse, sera grande, fière, haute, éloquente,
Nec mortale sonans...
Virgil. .Encid. lib. VI, v. 50.
La fièvre tombe, l'hystérisme cesse, et la sottise renaît. Vous
concevez maintenant ce que c'est que le fromage mou qui rem-
plit la capacité de votre crâne et du mien. C'est le corps d'une
araignée dont tous les filets nerveux sont les pattes ou la toile.
Chaque sens a son langage. Lui, il n'a point d'idiome propre ; il
ne voit point, il n'entend point, il ne sent même pas; mais c'est
un excellent truchement. Je mettrais à tout ce système plus de
vraisemblance ' et de clarté, si j'en avais le temps. Je vous
montrerais tantôt les pattes de l'araignée agissant sur le corps
de l'animal, tantôt le corps de l'animal mettant les pattes en
mouvement. Il me faudrait aussi un peu de pratique de méde-
cine; il me faudrait... du repos, s'il vous plaît, car j'en ai besoin.
Mais je vous vois froncer le sourcil. De quoi s'agit-il encore;
que me demandez-vous?... J'entends; vous ne laissez rien en
arrière. J'avais promis à l'abbé quelque radoterie sur les idées
accessoires des ténèbres et de l'obscurité. Allons, lirons-nous
vite cette dernière épine du pied ; et qu'il n'en soit plus ques-
tion.
Tout ce qui étonne l'âme, tout ce qui imprime un sentiment
de terreur conduit au sublime. Une vaste plaine n'étonne pas
comme l'océan, ni l'océan tranquille comme l'océan agité.
L'obscurité ajoute à la terreur. Les scènes de ténèbres sont
rares dans les compositions tragiques. La difficulté du technique
les rend encore plus rares dans la peinture, où d'ailleurs elles
sont ingrates, et d'un effet qui n'a de vrai juge que parmi les
maîtres. Allez à l'Académie, et proposez-y seulement ce sujet,
tout simple qu'il est; demandez qu'on vous montre l'Amour
volant au-dessus du globe pendant la nuit, tenant, secouant son
(lambeau, et faisant pleuvoir sur la terre, à travers le nuage
qui le porte, une rosée de gouttes de feu entremêlées de
flèches.
1. On reconnaît ici le germe du Dialogue avec d'Alembert (t. II), que Diderot
écrivit vers la même époque.
SALON DE 1767. U7
La nuit dérobe les formes, donne de l'horreur aux bruits ;
ne fût-ce que celui d'une feuille, au fond d'une forêt, il met
l'imagination en jeu ; l'imagination secoue vivement les
entrailles ; tout s'exagère. L'homme prudent entre en méfiance;
le lâche s'arrête, frémit ou s'enfuit ; le brave porte la main sur
la garde son épée.
Les temples sont obscurs. Les tyrans se montrent peu ; on ne
les voit point, et à leurs atrocités on les juge plus grands que
nature. Le sanctuaire de l'homme civilisé et de l'homme sauvage
est rempli de ténèbres. C'est de l'art de s'en imposer à soi-
même qu'on peut dire :
Quod latet arcana non enarrabile fibra.
A. Persu Flacci sat. V, v. 29.
Prêtres, placez vos autels, élevez vos édifices au fond des forêts.
Que les plaintes de vos victimes percent les ténèbres. Que vos
scènes mystérieuses, théurgiques, sanglantes, ne soient éclai-
rées que de la lueur funeste des torches. La clarté est bonne
pour convaincre; elle ne vaut rien pour émouvoir. La clarté,
de quelque manière qu'on l'entende, nuit à l'enthousiasme.
Poètes, parlez sans cesse d'éternité, d'infini, d'immensité, du
temps, de l'espace, de la divinité, des tombeaux, des mânes,
des enfers, d'un ciel obscur, des mers profondes, des forêts
obscures, du tonnerre, des éclairs qui déchirent la nue. Soyez
ténébreux. Les grands bruits ouïs au loin, la chute des eaux
qu'on entend sans les voir, le silence, la solitude, le désert, les
ruines, les cavernes, le bruit des tambours voilés, les coups de
baguette séparés par des intervalles, les coups d'une cloche
interrompus et qui se font attendre, le cri des oiseaux noc-
turnes, celui des bêtes féroces en hiver, pendant la nuit, sur-
tout s'il se mêle au murmure des vents, la plainte d'une femme
qui accouche , toute plainte qui cesse et qui reprend , qui
reprend avec éclat, et qui finit en s'éteignant ; il y a, dans
toutes ces choses, je ne sais quoi de terrible, de grand et
d'obscur.
Ce sont ces idées accessoires, nécessairement liées à la nuit
et aux ténèbres, qui achèvent de porter la terreur dans le cœur
d'une jeune fille qui s'achemine vers le bosquet obscur où elle
1/,8 SALON DE 17G7.
est attendue. Son cœur palpite ; elle s'arrête. La frayeur se
joint au trouble de sa passion ; elle succombe, ses genoux se
dérobent sous elle. Elle est trop heureuse de rencontrer les
bras de son amant, pour la recevoir et la soutenir; et ses pre-
miers mots sont : « Est-ce vous ? »
Je crois que les nègres sont moins beaux pour les nègres
mêmes, que les blancs pour les nègres et pour les blancs. Il
n'est pas en notre pouvoir de séparer des idées que Nature
associe. Je changerai d'avis, si l'on me dit que les nègres sont
plus touchés des ténèbres que de l'éclat d'un beau jour.
Les idées de puissance ont aussi leur sublimité ; mais la puis-
sance qui menace émeut plus que celle qui protège. Le taureau
est plus beau que le bœuf; le taureau écorné qui mugit, plus
beau que le taureau qui se promène et qui paît; le cheval en
liberté, dont la crinière flotte aux vents, que le cheval sous son
cavalier; l'onagre, que l'âne; le tyran que le roi; le crime, peut-
être, que la vertu; les dieux cruels que les dieux bons; et les
législateurs sacrés le savaient bien.
La saison du printemps ne convient point à une scène
auguste.
La magnificence n'est belle que dans le désordre. Entassez
des vases précieux; enveloppez ces vases entassés, renversés,
d'étoffes aussi précieuses : l'artiste ne voit là qu'un beau groupe,
de belles formes. Le philosophe remonte à un principe plus
secret. Quel est l'homme puissant, à qui ces choses appartien-
nent, et qui les abandonne à la merci du premier venu?
Les dimensions pures et abstraites de la matière ne sont pas
sans quelque expression. La ligne perpendiculaire, image de la
Stabilité, mesure de la profondeur, frappe plus que la ligne
oblique.
Adieu, mon ami. Bonsoir et bonne nuit. Et songez-y bien, soit
en vous endormant, soit en vous réveillant, et vous m'avouerez
que le traité du beau dans les arts est à faire, après tout ce
que j'en ai dit dans les Salons précédents, et tout ce que j'en
dirai dans celui-ci.
SALON DE 1767. H9
40-41. FRANCISQUE MILLET.
Celui-ci, et la kyrielle d'artistes médiocres qui vont suivre,
ne vous ruineront pas. On regrette le coup d'œil qu'on a jeté
sur leurs ouvrages, la ligne qu'on écrit d'eux.
La condition du mauvais peintre et du mauvais comédien
est pire que celle du mauvais littérateur. Le peintre entend de
ses propres oreilles le mépris de son talent; le bruit des sifflets
va droit à celles de l'acteur, au lieu que l'auteur a la consola-
tion de mourir sans presque s'en douter; et lorsque vous vous
écriez de dépit : « La bête, le sot, l'animal, » et que vous jetez
son livre loin de vous, il ne vous voit pas; peut-être, seul dans
son cabinet, se relisant avec complaisance, se félicite-t-il d'être
l'homme de tant de rares concepts.
Je ne me rappelle plus ce que M. Francisque a fait. C'est, je
crois , une Fuite en Egypte ; ce sont les Disciples allant à
Emmaûs l; c'est l'aventure de la Samaritaine2, cette femme dont
le fils de Dieu lisait, dans les décrets éternels de son père,
qu'elle avait fait sept fois son mari cocu. O altitudo divitiarum
et sapientiœ Dei ! C'est tout ce qu'il vous plaira d'imaginer de
froid, de maussade, de mal peint; couleur, lumières, figures,
arbres, eaux, montagnes, terrasses, tout est détestable. Mais
est-ce que ces gens-là n'ont jamais comparé leurs ouvrages à
ceux de Loulherbourg ou de Vernet? Est-ce qu'ils auraient la
bonté de faire sortir le mérite de ces derniers artistes par le
contraste de leur platitude? Est-ce pour servir de repoussoirs
qu'ils envoient au comité, et que le comité les admet au Salon?
Auraient-ils la bêtise de se croire quelque chose ? Est-ce qu'ils
n'ont pas entendu dire à leurs côtés : « Fi! cela est infâme? »
Il y a pourtant quinze à vingt ans qu'on leur fait cette avanie,
et qu'ils la digèrent. S'ils continuent de barbouiller de la toile
(comme la plupart de nos littérateurs continuent de barbouiller
du papier), sous peine de mourir de faim, je leur pardonne
1. N° 40. Deux tableaux de 2 pieds de large sur 1 pied 0 pouces do haut.
2. Compris parmi plusieurs autres tableaux de paysages sous le même
numéro 41.
150 SALON DE 1707.
aujourd'hui cette manie, connue je la leur pardonnais par le
passé; car enfin, il faut encore mieux faire de sots tableaux et
de sots livres, que de mourir : mais je ne le pardonnerai pas à
leurs parents, à leurs maîtres. Que n'en faisaient-ils autre chose?
S'il y a une autre vie, ils y seront certainement châtiés pour
cela ; ils y seront condamnés à voir ces tableaux, à les regarder
sans cesse, et à les trouver de plus en plus mauvais. La mère
de Jean-Marie Fréron lira ses feuilles à toute éternité. Quel
supplice! Cette idée des peines de l'autre monde m'amuse.
Savez-vous quelles seront celles d'une coquette? Elle sera
seule dans les ténèbres ; elle entendra autour d'elle les soupirs
de cent amants heureux; son cœur et ses sens s'enflammeront
des plus ardents désirs, elle appellera les malheureux à qui
elle a fait concevoir tant de fausses espérances; aucun d'eux
ne viendra; et elle aura les mains liées sur le dos. Et cette
Mlle de Sens, qui fait égorger, par son garde-chasse, un
pauvre paysan qui chaumait dans les champs un jour avant la
permission, elle verra à toute éternité couler sous ses yeux le
sang de ce malheureux. — À toute éternité, c'est bien long-
temps. — Vous avez raison. Les protestants furent des sots,
lorsqu'ils se défirent du purgatoire, et qu'ils gardèrent l'enfer.
Ils calomnièrent leur dieu, et renversèrent leur marmite.
Tous ces tableaux de Francisque Millet passeront du cabinet
chez le brocanteur; et ils resteront suspendus au coin de la rue,
jusqu'à ce que les éclaboussures des voitures les aient cou-
verts.
LUNDBERG1.
!\'l. PORTRAIT DU BARON DE BRETEUIL, EN PASTEL2.
Ma foi, je ne connais ni le baron ni son portrait. Tout ce que
je sais, c'est qu'il y avait cette année, au Salon, beaucoup de
portraits, peu de bons, comme cela doit être, et pas un pastel
1. On manque do détails précis sur Gustave Lundberg, pastelliste, ne à Stock-
holm en lt)9i. On sait qu'il passa quelque temps en Italie, étudiant sous Rosallia
Carriers avant de venir en France, où il entra dans l'atelier de Cazes. Reçu acadé-
micien en 1741, quoique calviniste, il retourna bientôt dans sa patrie, où il
mourut en 1780.
-• Tableau de '2 pieds G pouces de haut sur '2 pieds de large.
SALON DE 1767. 151
qu'on pût regarder, si vous en exceptez l'ébauche d'une tête
de femme dont on pouvait dire : ex ungue Iconcm1 ; le portrait
de l'oculiste Demours, figure hideuse, beau morceau de pein-
ture; et la ligure crapuleuse et basse de ce vilain abbé de Lat-
taignant. C'était lui-même passant sa tête à travers un petit
cadre de bois noir. C'est, certes, un grand mérite aux portraits
de La Tour de ressembler; mais ce n'est ni leur principal, ni
leur seul mérite. Toutes les parties de la peinture y sont
encore. Le savant, l'ignorant, les admire sans avoir jamais vu
les personnes; c'est que la chair et la vie y sont : mais pour-
quoi juge-t-on que ce sont des portraits, et cela sans s'y mé-
prendre? Quelle différence y a-t-il entre une tête de fantaisie
et une tête réelle? Comment dit-on d'une tête réelle qu'elle est
bien dessinée, tandis qu'un des coins de la bouche relève;
tandis que l'autre tombe; qu'un des yeux est plus petit et plus
bas que l'autre; et que toutes les règles conventionnelles du
dessin y sont enfreintes dans la position, les longueurs, la forme
et la proportion des parties? Dans les ouvrages de La Tour,
c'est la nature même, c'est le système de ses incorrections telles
qu'on les y voit tous les jours. Ce n'est pas de la poésie; ce
n'est que de la peinture. J'ai vu peindre La Tour; il est tran-
quille et froid; il ne se tourmente point; il ne souffre point; il
ne halète point; il ne fait aucune de ces contorsions du mode-
leur enthousiaste, sur le visage duquel on voit se succéder les
ouvrages qu'il se propose de rendre, et qui semblent passer de
son came sur son front, et de son front sur sa terre ou sur sa
toile. 11 n'imite point les gestes du furieux ; il n'a point le
sourcil relevé de l'homme qui dédaigne le regard de sa femme
qui s'attendrit; il ne s'extasie point; il ne sourit point à son
travail; il reste froid, et cependant son imitation est chaude.
Obtiendrait-on d'une étude opiniâtre et longue le mérite de
La Tour ? Ce peintre n'a jamais rien produit de verve; il a le
génie du technique ; c'est un machiniste merveilleux. Quand je
dis de La Tour qu'il est machiniste, c'est comme je le dis de
Vaucanson, et non comme je le dirais de Rubens. Voilà ma
pensée pour le moment, sauf à revenir de mon erreur, si c'en
est une. Lorsque le jeune Perroneau parut, La Tour en fut
1 . Ces portraits de La Tour ne sont point au livret.
152 SALON DE 1767.
inquiet; il craignit que le public ne pût sentir autrement que par
une comparaison directe l'intervalle qui les séparait. Que fit-il?
Il proposa son portrait à peindre à son rival, qui s'y refusa par
modestie ; c'est celui où il a le devant du chapeau rabattu, la
moitié du visage dans la demi-teinte, et le reste du corps
éclairé *. L'innocent artiste se laisse vaincre à force d'instances ;
et, tandis qu'il travaillait, l'artiste jaloux exécutait le même
ouvrage de son côté. Les deux tableaux furent achevés en même
temps, et exposés au même Salon ; ils montrèrent la différence
du maître et de l'écolier. Le tour est (in, et me déplaît. Homme
singulier, mais bon homme, mais galant homme, La Tour ne
ferait pas cela aujourd'hui; et puis il faut avoir quelque indul-
gence pour un artiste piqué de se voir rabaissé sur la ligne
d'un homme qui ne lui allait pas à la cheville du pied. Peut-
être n'aperçut-il dans cette espièglerie que la mortification du
public, et non celle d'un confrère trop habile pour ne pas sentir
son infériorité, et trop franc pour ne pas la reconnaître. Eh !
ami La Tour, n'était-ce pas assez que Perroneau te dit : « Tu
es le plus fort; » ne pouvais-tu être content, à moins que le
public ne te le dit aussi? Eh bien ! il fallait attendre un moment,
et ta vanité aurait été satisfaite, et tu n'aurais point humilié
ton confrère. À la longue, chacun a la place qu'il mérite. La
société, c'est la maison de Berlin ; un fat y prend le haut bout la
première fois qu'il s'y présente2, mais peu à peu il est repoussé
par les survenants; il l'ait le tour de la table; et il se trouve à
la dernière place au-dessus ou au-dessous de l'abbé de La Porte.
Encore un mot sur les portraits et portraitistes. Pourquoi un
peintre d'histoire est-il communément un mauvais portraitiste?
Pourquoi un .barbouilleur du pont Notre-Dame fera-t-il plus
ressemblant qu'un professeur de l'Académie? C'est que celui-ci
ne s'est jamais occupé de l'imitation rigoureuse de la nature;
c'est qu'il a l'habitude d'exagérer, d'affaiblir, de corriger son
modèle; c'est qu'il a la tète pleine de règles qui l'assujettissent
1. Le portrait de La Tour en surtout noir, par Perroneau, qui est actuellement
au musée de Saint-Quentin, est-il bien (lui qui fui exposé au Salon de 1750,
comme le croient .MM. de Concourt (l'Art du xviii* siècle)'! Il ne répond point
à l'indication que donne Diderot. Celui de La Tour, par lui-même, exposé au môme
Salon, reste aussi à déterminer. Ce qui augmente la confusion, c'est que La Tour
s'était peint précédemment (eu 1742 avec le chapeau rabattu.
■1. V. le Neveu de Rameau, t. V, p. 444.
SALON DE 1767. 153
et qui dirigent son pinceau, sans qu'il s'en aperçoive; c'est qu'il
a toujours altéré les formes d'après ces règles de goût, et qu'il
continue de les altérer; c'est qu'il fond, avec les traits qu'il a
sous les yeux et qu'il s'efforce en vain de copier rigoureusement,
des traits empruntés des antiques qu'il a étudiés, des tableaux
qu'il a vus et admirés et de ceux qu'il a faits ; c'est qu'il est
savant; c'est qu'il est libre, et qu'il ne peut se réduire à la
condition de l'esclave et de l'ignorant ; c'est qu'il a son faire,
son tic, sa couleur, auxquels il revient sans cesse; c'est qu'il
exécute une caricature en beau, et que le barbouilleur, au con-
traire, exécute une caricature en laid. Le portrait ressemblant
du barbouilleur meurt avec la personne ; celui de l'habile
homme reste à jamais. C'est d'après ce dernier, que nos neveux
se forment les images des grands hommes qui les ont précédés.
Lorsque le goût des beaux-arts est général chez une nation,
savez-vous ce qui arrive? C'est que l'œil du peuple se conforme
à l'œil du grand artiste, et que l'exagération laisse pour lui la
ressemblance entière. 11 ne s'avise point de chicaner, il ne dit
point : Cet œil est trop petit, trop grand ; ce muscle est exagéré,
ces formes ne sont pas justes ; cette paupière est trop saillante ;
ces os orbiculaires sont trop élevés : il fait abstraction de ce
que la connaissance du beau a introduit dans la copie. Il voit
le modèle, où il n'est pas à la rigueur ; et il s'écrie d'admira-
tion. Voltaire fait l'histoire comme les grands statuaires anciens
faisaient le buste; comme les peintres savants de nos jours
font le portrait. Il agrandit, il exagère, il corrige les formes;
a-t-il raison? a-t-il tort? Il a tort pour le pédant; il a raison
pour l'homme de goût. Tort ou raison, c'est la figure qu'il a
peinte qui restera dans la mémoire des hommes à venir.
LE BEL.
Z|3. PLUSIEURS PAYSAGES, SOUS LE MÊME NUMERO.
Je les ai tous vus, mais je n'en ai regardé aucun; ou, si je
les ai regardés, c'est comme l'homme du Bal1 à qui une femme
disait :
« M' a-t-il de ses gros yeux assez considérée?
1. Comédie de Regnard.
154 SALON DE 1767.
— Madame, lui répondit-il, je vous regarde, mais je ne vous
considère pas. »
Dans l'un de ces paysages, ce sont des femmes qui lavent à
la rivière; sur le fond, les arbres sont assez bien touches, assez
bien du moins par rapport au reste; car la misère générale
d'une composition en relève quelquefois un coin, et lui donne
un faux air d'excellence; cela est bon là, ailleurs ce serait mau-
vais. Monsieur Le Bel, en bonne foi, sont-ce là des eaux? C'est
un pré fané, ras et nouvellement fauché. Ces monticules sont
faibles et léchés; point de ciel. Au pied de ces vieux arbres,
petits objets, fleurettes de parterre qui papillotent. Figures
raides, mannequins de la foire Saint-Ovide, pantins à mouvoir
avec une ficelle; sur le devant, un gueux assis sur un bout de
roche. 0 le vilain gueux! il a le scorbut ou les humeurs froides;
j'en appelle à Bouvard1; mais vous me direz que Bouvard voit
cette maladie partout.
L'autre est une belle plaque de cuivre rouge; terrasses,
arbres, ciels, montagnes, lointain, campagne, tout est cuivre,
beau cuivre; si cela s'était fait de hasard, en coulant du four-
neau dans le câlin, ce serait un prodige.
VENEYAULT.
kh. APOTHÉOSE DU PRINCE DE CONDÉ2,
Sujet immense, digne de l'imagination grande et féconde,
et de la hardiesse de Rubens; et sujet fait en miniature par
Venevault. C'est, au centre, une pyramide, dont la base est
surchargée de trophées; c'est Minerve; c'est sur le bouclier de
la déesse l'effigie du héros; ce sont des génies lourds et bêtes;
c'est une campagne; c'est une montagne; c'est sur cette mon-
tagne le temple de la gloire; ce sont des savants et des artistes
qui y grimpent, mais entre lesquels on ne voit pas M. Vene-
vault. Froide et mauvaise miniature; mauvais salmis, qui n'en
vaut pas un de bécasses. Cela est petitement fait, mal agencé,
1. Médecin de d'Alembert; l'ennemi de Bordeu. Nous l'avons déjà rencontre.
2. Un tableau en miniature commandé par l'Académie des Sciences, Arts et
Belles-Lettres de Dijon, appartenant à S. A. S. M*r le prince de Coudé. {Xote du
livret, à la>|uelle est jointe une explication de l'allégorie.)
SALON DE 1767. 155
sec, dur, sans plan, sans liaison de lumières, platement peint,
obscur, en dépit de la longue description du livret.
PERRONEÀU.
kh. UN PORTRAIT DE FEMME1.
On en voit la tête de face, et le corps de deux tiers.
La figure est un peu raide et droite, fichée comme elle
l'aurait été parle maître à danser; position la plus maussade,
la plus insipide pour l'art, cà qui il faut un modèle simple,
naturel, vrai, nullement maniéré: une tête qui s'incline un peu,
des membres qui s'en aillent négligemment prendre la place
ordonnée par la pensée ou l'action de la personne; le maître
de grâces, le maître à danser détruisent le mouvement réel,
cet enchaînement si précieux des parties qui se commandent et
s'obéissent réciproquement les unes aux autres. Marcel cherche
à pallier les défauts; Van Loo cherche à rendre leur influence
sur toute la personne. Il faut que la figure soit une. Un mot
là-dessus suffit à qui sait entendre; une page de plus n'appren-
drait rien aux autres. C'est une chose à sentir; mais revenons
au portrait. L'épaule est prise si juste, qu'on la voit toute nue
à travers le vêtement, et ce vêtement est à tromper. C'est l'étoffe
même pour la couleur, la lumière, les plis et le reste; et la
gorge, il est impossible de la faire mieux : c'est comme nous la
voyons aux honnêtes femmes, ni trop cachée, ni trop montrée;
placée à merveille, et peinte, il faut voir!
Le portrait de Marmontel pourrait bien être du même
artiste. Il est ressemblant, mais il a l'air ivre, ivre de vin,
s'entend; et l'on jurerait qu'il lit quelques chants de sa ISeu-
vaine'1 à des filles. Le bleu fort de ce mouchoir de soie qui lui
ceint la tête, est un peu dur, et nuit à l'harmonie.
La plupart des portraits de Perroneau sont faits avec esprit.
Celui de Marmontel est de Roslin.
1. Portrait de Mn,e la marquise de ***, avec un déshabillé du matin; tableau de
4 pieds 6 pouces sur 3 pieds G pouces; la figure de proportion de demi- nature. —
Ce portrait était de Roslin. V. l'article suivant.
'2. La Neuvaine de Cythère, poème en neuf chants, composé vers 17G7, et resté
inédit jusqu'en 1820, époque à laquelle il a été publié par M. Marmontel fils, à
Paris, chez Verdière. (Br.)
15G SALON DE 1767.
ROSLIN, VALADE, ETC.
A6-53. PORTRAITS, ÉTUDES, TABLEAUX.
Entre tous ces portraits, aucun qui arrête. Un seul excepte'',
qui est de Roslin, et que je viens d'attribuer à Perroneau, c'est
celui de cette femme dont j'ai dit que la gorge était si vraie,
qu'on ne la croirait pas peinte; c'est à inviter la main comme
la chair; la tête est moins bien, quoique gracieuse et faisant
bien la ronde bosse; les yeux étincellent d'un feu humide; et
puis une multitude de passages fins et bien entendus, un beau
faire, une touche amoureuse.
Celui de Madame de Marigny est assez bien entendu pour
l'eflct, d'une couleur agréable; mais la touche en est molle; il
y a de l'incertitude de dessin ; la robe est bien faite; la tète est
tourmentée; la figure s'affaisse, s'en va, ne se soutient pas;
elle a l'air mannequiné ; les bras sont livides et les mains sans
forme; la gorge plate et grisâtre; et puis sur le visage un
ennui, une maussaderie, un air maladif qui nous affligent.
Les éludes de ces artistes montrent combien ils ont encore
besoin d'en faire.
Entre les tableaux, on ne voit que Y Allégorie en l'honneur
du maréchal de Belle-Isle1. C'est Minerve, c'est une Victoire
qui soutiennent le portrait du héros; c'est une Renommée
joufflue qui trompette ses vertus.
Et toujours Mars, Vénus, Minerve, Jupiter, Hébé, Junon :
sans les dieux du paganisme, ces gens-là ne sauraient rien
faire. Je voudrais bien leur ôter ce maudit catéchisme païen.
Cette allégorie de Valade choque les yeux par le discordant.
Elle est pesamment faite, sans aucune intelligence de lumière
et d'effet. Figures détestables de couleur et de dessin; nuage
dense à couper à la scie; femmes longues, maigres et raides;
grand mannequin en petit; énorme Minerve, bien corpulée,
bien lourde; et puis, il l'a ut voir les draperies, l'agencement de
tout ce fatras; les accessoires même ne sont pas faits.
1. Par Valade; n° 48. Tableau do 0 pieds sur -i, appartenant à S16r l'archevêque
de Toulouse.
SALON DE 1767. 157
Madame YIEN.
bh. UNE POULE HUPPÉE, VEILLANT SUR SES PETITS.
Très-beau petit tableau; bel oiseau, très-bel oiseau; belle
huppe, belle cravate bien hérissée, bec entrouvert et menaçant,
œil ardent, ouvert et saillant; caractère inquiet, querelleur et
fier. J'entends son cri. Elle a son aile pendante, elle est accrou-
pie; ses petits sont sous elle, à l'exception de quelques-uns
qui s'échappent ou vont s'échapper; elle est peinte d'une
grande vigueur et vérité de couleur; ses petits très-moelleuse-
ment; c'est leur duvet, leur innocence, leur étourderie poussi-
nière; tout est bien, jusqu'aux brins de paille dispersés autour
de la poule. Il y a des détails de nature à faire illusion.
L'artiste n'a pourtant pas remarqué qu'alors une poule, d'une
grosseur commune, prend un volume énorme, par l'étendue
qu'elle donne à toutes ses plumes ébouritïées. Mme Vien met
dans ses animaux de la vie et du mouvement. Je suis surpris
de sa poule; je ne croyais pas qu'elle en sût jusque-là.
55. COQ-FAISAN DORÉ DE LA CHINE1.
Il s'en manque bien que ce coq soit de la force de la poule.
Assez chaud de couleur, il est froid d'expression, sans vie; c'est
presque un oiseau de bois, tant il est raide, lisse et monotone.
J'aime mieux que l'oiseau ce petit massif de fleurs, de verdure
et d'arbustes, placé sur le fond, quoique ce ne soit pas mer-
veille.
Réparation à Mme Yien. J'ai dit que ce coq était sans mou-
vement et sans vie; et je viens d'apprendre qu'elle l'a peint
d'après un coq empaillé.
56. DES SERINS, DONT L'UN SORT DE SA CAGE
POUR ATTRAPER DES PAPILLONS.
La Poule huppée ne permet pas de regarder cela. Ces Serins
sont comme des petits morceaux de buis taillés en canaris, sans
1. Appartenait à l'impératrice de Russie.
158 SALON DE 1767.
légèreté, sans gentillesse, sans variété de tons, sans vie.
Madame Yien, vous avez fait ces serins-là toute seule; pour
votre Poule, votre mari pourrait bien l'avoir un peu coquetée.
50. 150UQUETS DE FLEURS1.
Celui qui représente des fleurs dans une carafe est à mer-
veille. Les racines filamenteuses des plantes sont parfaitemenl
imitées, et le tout est bien réfléchi sur la table qui soutient le
vase.
Les autres fleurs sont moins bien. Les Serins sont ingrats
par la monotonie de la couleur. Ah! la belle Poule!
DE MAGIIY.
57. LE PÉRISTYLE DU LOUVRE, ET LA DEMOLITION
DE L'HOTEL DE ROUILLÉ2.
Le péristyle est à droite; c'est sur cette partie que tombe la
forte lumière qui vient de quelque point pris à gauche; dans
l'intérieur du tableau, on ne voit que la colonnade. Des ruines
en arcades, placées sur le devant, et occupant tout l'espace de
la gauche à droite, dérobent le massif lourd et sans goût sur
lequel elle est élevée. Il y a de l'esprit à cela. La façade de ces
arcades, et toute la partie antérieure, est dans la demi-teinte; on
a fait d'une pierre deux coups : on s'est ménagé des effets de
lumières par le dessous de ces arcades; et l'on a masqué
l'unique défaut d'un des plus beaux morceaux d'architecture
qu'il y ait au monde.
Ce tableau n'est pas sans mérite. Cet assemblage d'architec-
ture et de ruines produit de l'intérêt. Le devant est bien com-
posé. Ce pan de mur, qu'on voit au coin gauche, fait un bon
effet. La ligure brisée avec l'ornement est d'excellent goût; ces
eaux, ramassées sur le devant, ont de la transparence; mais le
tout est gris; mais il est sec; mais il est dur; mais la lumière
forte est trop égale; mais son effet blesse les yeux; mais les
1. Deux tableaux.
2. Tableau de 4 pieds de large sur 2 pieds 9 pouces de haut.
SALON DE 1767. 159
figures sont mal dessinées; mais ce tableau, mis malignement à
côté de la Galerie antique de Robert, fait sentir l'énorme diffé-
rence d'une bonne chose ou d'une excellente. C'est notre ami
Chardin qui institue ces parallèles-là, aux dépens de qui il
appartiendra; peu lui importe, pourvu que l'œil du public
s'exerce, et que le mérite soit apprécié. Grand merci, monsieur
Chardin; sans vous, j'aurais peut-être admiré la Colonnade de
Machy, et sans le voisinage de la Galerie de Robert. C'est un
lambeau de Virgile mis à côté d'un lambeau de Lucain.
58. LE VESTIBULE NOUVEAU DU PALAIS-ROYAL. LA
DÉMOLITION DE L'ANCIEN. 59. LE PORTAIL DE
SAINT-EUSTACHE, ET UNE PARTIE DE LA NOUVELLE-
HALLE1. 60. l'intérieur DE LA NOUVELLE ÉGLISE
DE LA MADELEINE DE LA V ILLE-l' É VÈQUE 2.
Le premier morceau était faible de couleur, ces autres-ci
sont encore pis. Le Vestibule nouveau du Palais-Royal et la
Démolition de l'ancien sont très-fades.
La Madeleine, belle perspective , lumière bien dégradée,
grande précision.
En général, les morceaux de Machy sont gris, ou d'un jaune
de paille; ce sont des ruines toutes neuves. À parler rigoureuse-
ment, il ne peint pas ; c'est une estampe qu'il enlumine pré-
cieusement, avec un goût et une propreté exquis; aussi, ses
tableaux ont-ils toujours un œil dur et sec. Pour la perspec-
tive, il en est rigoureux observateur. Les objets font bien
l'effet qu'on en doit attendre. Je ne crois pas qu'il ait été bien
content des ouvrages de Robert. Cet homme est venu d'Italie,
pour dépouiller Machy de tous ses lauriers. Les ouvrages de
Robert affligeront Machy, sans le corriger. Il ne changera pas
son faire.
Son dessin de l'Intérieur de la Madeleine est très-bien
éclairé; c'est l'effet d'une lumière douce, rare, vague et blan-
châtre, comme on la remarque aux édifices nouvellement bâtis,
lorsqu'elle traverse des verres laiteux, ou qu'elle a été réfléchie
ï . Tableaux peints à gouache.
2. Dessin de 2 pieds de large sur 1 pied 9 pouces de haut.
160 SALON DI-: 1767.
par des murailles neuves. Il y a aussi la vapeur; mais la vapeur
claire des lieux frais, renfermés et blancs.
DROUAIS FILS.
61-62. PLUSIEURS PORTRAITS.
A l'ordinaire. La plus belle craie possible; mais dites-moi
ce que c'est que cette rage-là? Est-ce maladie d'esprit ou des
yeux? Imaginez des visages, des cheveux de crème fouettée, de
vieilles étoiles raides, retournées et remises à la calandre, un
chien d'ébène avec des yeux de jayet; et vous aurez un de ses
meilleurs morceaux1.
JULIART.
63. TROIS PAYSAGES, SOUS UN MÊME NUMERO.
Monsieur Juliart, vous croyez donc que pour être un paysa-
giste, il ne s'agit que de jeter çà et là des arbres, faire une
terrasse, élever une montagne, assembler des eaux, en inter-
rompre le cours par quelques pierres brutes, étendre une cam-
pagne le plus que vous pourrez, l'éclairer de la lumière du
soleil et de la lune, dessiner un pâtre, et autour de ce pâtre
quelques animaux? et vous ne songez pas que ces arbres doivent
être touchés fortement; qu'il y a une certaine poésie à les
imaginer, selon la nature du sujet, sveltes et élégants, ou
brisés, rompus, gercés, caducs, hideux; qu'ici, pressés et touf-
fus, il faut que la masse en soit grande et belle; que là, rares
et séparés, il faut que l'air et la lumière circulent entre leurs
branches et leurs troncs; que cette terrasse veut être chaude-
ment peinte; que ces eaux, imitant la limpidité des eaux natu-
relles, doivent me montrer, comme dans une glace, l'image
affaiblie de la scène environnante; que la lumière doit trembler
à leur surface; qu'elles doivent écumer et blanchir à la ren-
contre des obstacles; qu'il faut savoir rendre cette écume;
donner aux montagnes un aspect imposant; les entr'ouvrir, en
suspendre la cime ruineuse au-dessus de ma tête, y creuser des
1. Probablement le Portrait Je la comtesse de Brionne.
SALON DE 1767. 161
cavernes; les dépouiller dans cet endroit; dans cet autre, les
revêtir de mousse, hérisser leur sommet d'arbustes, y pratiquer
des inégalités poétiques; me rappeler, par elles, les ravages du
temps, l'instabilité des choses, et la vétusté du monde; que
l'effet de vos lumières doit être piquant ; que les campagnes
non bornées doivent, en se dégradant, s'étendre jusqu'où l'ho-
rizon confine avec le ciel, et l'horizon s'enfoncer à une distance
infinie? que les campagnes bornées ont aussi leur magie; que
les ruines doivent être solennelles; les fabriques déceler une
imagination pittoresque et féconde; les figures intéresser; les
animaux être vrais; et que chacune de ces choses n'est rien, si
l'ensemble n'est enchanteur; si, composés de plusieurs sites
épars et charmants dans la nature, il ne m'offre une vue roma-
nesque, telle qu'il y en a peut-être une possible sur la terre.
Vous ne savez pas qu'un paysage est plat ou sublime; qu'un
paysage, où l'intelligence delà lumière n'est pas supérieure, est
un très-mauvais tableau; qu'un paysage faible de couleur, et
par conséquent sans effet, est un très-mauvais tableau; qu'un
paysage qui ne dit rien à mon âme, qui n'est pas, dans les
détails, de la plus grande force, d'une vérité surprenante, est
un très-mauvais tableau ; qu'un paysage, où les animaux et les
autres figures sont maltraités, est un très-mauvais tableau, si
le reste, poussé au plus haut degré de perfection, ne rachète
ces défauts; qu'il faut y avoir égard, pour la lumière, la couleur,
les objets, les ciels, au moment du jour, au temps de la saison ;
qu'il faut s'entendre à peindre des ciels, à charger ces ciels de
nuages tantôt épais, tantôt légers; à couvrir l'atmosphère de
brouillards; à y perdre les objets; à teindre sa masse de la
lumière du soleil; à rendre tous les incidents de la nature,
toutes les scènes champêtres ; à susciter un orage ; à inonder
une campagne, à déraciner les arbres, à montrer la chaumière,
le troupeau, le berger entraînés par les eaux; à imaginer les
scènes de commisération analogues à ce ravage; à montrer les
pertes, les périls, les secours sous des formes intéressantes et
pathétiques. Voyez comme le Poussin est sublime et touchant,
lorsqu'à côté d'une scène champêtre, riante, il attache mes yeux
sur un tombeau où je lis : Et in Arcadia ego ' .' Voyez comme
1. Ce tableau, connu sous le nom des Bergers d'Arcadïe, est au musée du
Louvre. Il a été gravé par Ravenet et plusieurs autres. (Bn.)
XI. 11
162 SALON DE 1767.
il est terrible, lorsqu'il me montre dans une autre une femme
enveloppée d'un serpent qui l'entraîne au fond des eaux ! Si je
vous demandais une aurore, comment vous y prendriez-vous?
Moi, monsieur Juliart, dont ce n'est pas le métier, je montrerais
sur une colline les portes de Thèbes; on verrait au devant de ces
portes la statue de Memnon; autour de cette statue, des per-
sonnes de tout état, attirées par la curiosité d'entendre la statue
résonner aux premiers rayons du soleil. Des philosophes assis
traceraient sur le sable des figures astronomiques; des femmes,
des enfants seraient étendus et endormis, d'autres auraient les
yeux attachés sur le lieu du lever du soleil ; on en verrait, dans
le lointain,[qui hâteraient leur marche, de crainte d'arriver
trop tard. Voilà comment on caractérise historiquement un
moment du jour. Si vous aimez mieux des incidents plus sim-
ples, plus communs et moins grands, envoyez le bûcheron à la
forêt ; embusquez le chasseur ; ramenez les animaux sauvages
des campagnes vers leurs demeures; arrêtez-les à l'entrée de
la forêt; qu'ils retournent la tête vers les champs, dont l'ap-
proche du jour les chasse à regret; conduisez à la ville le
paysan avec son cheval chargé de denrées ; faites tomber
l'animal surchargé; occupez autour le paysan et sa femme
à le relever. Animez votre scène comme il vous plaira. Je ne
vous ai rien dit ni des fruits, ni des fleurs, ni des travaux rusti-
ques. Je n'aurais point fini. A présent, monsieur Juliart, dites-moi
si vous êtes un paysagiste. Un tableau que je décris n'est pas
toujours un bon tableau. Celui que je ne décris pas en est à coup
sûr un mauvais; pas un mot ici de ceux de M. Juliart... Mais,
me dirait-il, est-ce que celui où j'ai mis sur le devant une Fuite
en Egypte vous déplaît? Moins que les autres. Votre Vierge
est assez belle de draperie et de caractère ; mais elle est raide ;
et si je connaissais mieux les anciens peintres, je vous dirais à
qui vous l'avez prise. Votre saint Joseph est commun ; et, de
plus, long, long. Votre enfant Jésus a le ventre tendu comme
un ballon ; il est attaqué de la maladie que nos paysans appel-
lent le carreau.
SALON DE 1767. 163
VOIRIOT.
65. UN TABLEAU DE FAMILLE1.
A droite, le père et la mère à un balcon; au-dessous de ce
balcon, leurs petits enfants déguisés en marmottes et en mar-
mots. La mère leur jette de l'argent sans les regarder; elle
tourne la tête vers son mari et cette tête ne dit mot, non
plus que celle du père; déplus, ces deux figures muettes
sans caractère, sans expression, sont encore lourdes, courtes
et grises. Si le balcon était percé en dessous et qu'elles
fussent achevées, leurs jambes passeraient de beaucoup à
travers. Le reste ne vaut pas mieux. Mauvais tableau. C'est
Yoiriot; toujours Voiriot; autres pères, mères et maître à châ-
tier dans l'autre monde. Est-ce qu'au bout de six mois ou
d'un an, le maître n'a pas vu que L'art résistait à l'élève?
Cependant la foule s'attroupait autour de cette ineptie.
O vulgus insipiens et inficetum!
66. PLUSIEURS PORTRAITS SOUS LE MÊME NUMERO.
L'abbé de Pontigny est plat et sale.
Cet Homme, assis à son bureau, devant sa bibliothèque,
froid, gris et misérable.
Cailleau, assez ressemblant, moins mauvais, mais mauvais
encore; et quand il serait bon, comme je l'entends dire, ce
serait un moment de hasard : l'ode de Chapelain, l'épigramme
d'un sot, un couplet heureux comme tout le monde en
fait un.
Et voilà douze artistes expédiés en douze pages ; cela est
honnête. Et j'espère que vous ne vous plaindrez plus de la pro-
lixité de l'article Vernet.
1. Do 7 pieds de haut sur 5 pieds G pouces de large.
164 SALON DE 1767.
DOYEN.
Multoque, in rébus acerbis,
Acrius advertunt animos ad Kolligiuucui.
Lucret. De rcntm nat. lib. III, v. 53.
67. LE MIRACLE DES ARDENTS1.
Voici le fait ou plutôt le conte. L'an 1129, sous le règne de
Louis VI, un feu du ciel tomba sur la ville de Paris; il dévorait
les entrailles et l'on périssait de la mort la plus cruelle. Ce fléau
cessa tout à coup, par l'intercession de sainte Geneviève.
Il n'y a point de circonstances où les hommes soient plus
exposés à faire le sophisme Post hoc, ergo proptcr hoc, que
celles où les longues calamités et l'inutilité des secours humains
les contraignent de recourir au ciel.
Dans le tableau de Doyen, tout au haut de la toile à gau-
che, on voit la sainte à genoux, portée sur des nuages; elle a
les regards tournés vers un endroit du ciel éclairé au-dessus de
sa tête; le geste des bras dirigé vers la terre, elle supplie, elle
intercède. Je vous dirais bien le discours qu'elle tient à Dieu,
mais cela est inutile ici.
Au-dessous de la gloire, dont l'éclat frappe le visage de la
sainte, dans des nuages rougeâtres, l'artiste a placé deux
groupes d'anges et de chérubins, entre lesquels il y en a qui
semblent se disputer l'honneur de porter la houlette de la ber-
gère de Nanterre; petite idée gaie, qui va mal avec la tristesse
du sujet.
Vers la droite, au-dessus de la sainte et proche d'elle, autre
petit groupe de chérubins, autres nuages rougeâtres liés avec
les premiers. Ces imagos s'obscurcissent, s'épaississent, des-
cendent et vont couvrir le haut d'une fabrique qui occupe le
côté droit de la scène, s'enfonce dans le tableau et fait face au
côté gauche. C'est un hôpital, partie importante du local dont
il est difficile de se faire une idée nette, même en la voyant.
1. Tableau de 22 pieds de haut sur 12 pieds de large, pour la chapelle de Saint-
Roch. — Il y est encore. — Il a été gravé dans l'Histoire des Peintres de Al. Ch.
Blanc.
SALON DE 1767. . 165
Elle présente au spectateur, hors du tableau, la face latérale
d'une coupe verticale qui passe par le pied-droit de la porte de
cet édifice, laisse la porte entière, divise le parvis qui est au
devant et l'escalier qui descend dans la rue ; en sorte que ce
parvis et cet escalier divisés forment un grand massif à pic
au-dessus d'une terrasse qui règne sur toute la largeur du
tableau.
Ainsi le spectateur qui se proposerait de sortir de sa place,
d'aller à l'hôpital, monterait d'abord sur la terrasse; rencon-
trant ensuite la face verticale et à pic du massif, il tournerait à
gauche, trouverait l'escalier, monterait l'escalier, traverserait le
parvis et entrerait dans l'hôpital dont la porte a son seuil de
niveau avec ce parvis. On conçoit qu'un autre spectateur placé
dans l'enfoncement du tableau ferait le chemin opposé et qu'on
ne commencerait à l'apercevoir qu'à l'endroit où sa hauteur
surpasserait la hauteur verticale de l'escalier qui va toujours
en diminuant.
Le premier incident dont on est frappé, c'est un frénétique
qui s'élance hors de la porte de l'hôpital; sa tête ceinte d'un
lambeau et ses bras nus sont portés vers la sainte protectrice.
Deux hommes vigoureux et vus par le dos l'arrêtent et le sou-
tiennent.
A droite, sur le parvis, plus sur le devant, c'est un grand
cadavre qu'on ne voit que par le dos. Il est tout nu, ses deux
longs bras livides, sa tête et sa chevelure pendent vers le pied
du massif.
Au-dessous, au lieu le plus bas de la terrasse, à l'angle droit
du massif, s'ouvre un égout d'où sortent les deux pieds d'un
mort et les deux bouts d'un brancard.
Sur le milieu du parvis, devant la porte de l'hôpital, une
mère agenouillée, les bras et les regards tournés vers le ciel et
la sainte, la bouche entr'ouverte, l'air éploré, demande le salut
de son enfant. Elle a trois de ses femmes autour d'elle ; l'une
vue par le dos la soutient sous les bras et joint en même temps
ses regards et sa prière aux cris douloureux de sa maîtresse.
La seconde, plus sur le fond et vue de face, a la même action.
La troisième, accroupie tout à fait au bord du massif, les bras
élevés, les mains jointes, implore de son côté.
Derrière celle-ci, debout, l'époux de cette mère désolée,
1G6 . SALON DE 1767.
tenant son fils entre ses bras. L'enfant est dévoré par la dou-
leur. Le pèiv affligé a les \eux tournés vers le ciel, expectando
.si forte sit spes. La mère a saisi une des mains de son enfant :
ainsi la composition présente en cet endroit au centre sur le
massif, à quelque hauteur au-dessus de la terrasse qui forme
la partie antérieure et la plus basse du tableau, un groupe de
six figures; la mère éplorée, .soutenue par deux de ses femmes,
son enfant qu'elle tient par la main, son époux entre les bras
duquel l'enfant est tourmenté, et une troisième suivante
agenouillée aux pieds de sa maîtresse et de son maître.
Derrière ce groupe, un peu plus vers la gauche, sur le fond,
au pied du massif, à l'endroit où l'escalier descend et perd de
sa hauteur, les têtes suppliantes d'une foule d'habitants.
Tout à fait à la gauche du tableau sur la terrasse, au pied de
l'escalier et du massif, un homme vigoureux qui soutient par
dessous les bras un malade nu, un genou en terre, l'autre
jambe étendue, le corps renversé en arrière, la tête souffrante,
la face tournée vers le ciel, la bouche pleine de cris, se déchi-
rant le flanc de sa main droite. Celui qui secourt ce malade
convulsé est vu par le dos et le profil de sa tête; il a le cou
découvert, les épaules et la tête nues; il implore de la main
gauche et du regard.
Sur la terrasse encore, au pied du même massif, un peu
plus sur le fond que le groupe précédent, un femme morte, les
pieds étendus du côté de l'homme convulsé, la face tournée
vers le ciel, toute la partie supérieure de son corps nue, son
bras gauche étendu à terre et entouré d'un gros chapelet, ses
cheveux épars, sa tête touchant au massif. Elle est couchée sur
un traversin de coutil ; de la paille, quelques draperies et un
ustensile de ménage. On voit de profil, plus sur le fond, son
enfant penché et les regards attachés sur le visage de sa mère;
il est frappé d'horreur, ses cheveux se sont dressés sur son
front ; il cherche si sa mère vit encore, ou s'il n'a plus de
mère.
Au delà de cette femme, la terrasse s'affaisse, se rompt, et
va en descendant jusqu'à l'angle droit inférieur du massif, à
l'égout, à la caverne d'où l'on voit sortir les deux bouts du
brancard et les deux jambes du mort qu'on y a jeté.
Voilà la composition de Doyen; reprenons-la; elle a assez
SALON DE 1767. 167
de défauts et de beautés, pour mériter un examen détaillé et
sévère.
J'oubliais de dire que la partie la plus enfoncée montre
l'intérieur d'une ville et quelques édifices particuliers.
Au premier aspect, cette machine est grande, imposante,
appelle, arrête; elle pourrait inspirer la terreur ensemble et la
pitié. Elle n'inspire que la terreur; et c'est la faute de l'artiste,
qui n'a pas su rendre les incidents pathétiques qu'il avait ima-
ginés.
On a de la peine à se faire une idée nette de cet hôpital,
de cette fabrique, de ce massif. On ne sait à quoi tient ce louche
du local, si ce n'est peut-être au défaut de la perspective, à la
bizarrerie occasionnée par la difficulté d'agencer sur une même
scène des événements disparates. Dans les catastrophes publi-
ques, on voit des gueux aux environs des palais ; mais on ne
voit jamais les habitants des palais autour de la demeure des
gueux.
De cent personnes, même intelligentes, il n'y en a pas quatre
qui aient saisi le local. On aurait évité ce défaut, ou par les
avis d'un bon architecte, ou par une composition mieux digé-
rée, plus ensemble, plus une. Cette porte n'a point l'air d'une
porte; c'est, en dépit de l'inscription, une fenêtre par laquelle
on imagine au premier coup d'œil que ce malade s'élance.
Et puis, encore une fois, pourquoi la scène se passe-t-elle
à la porte d'un hôpital? Est-ce la place d'une femme importante?
car elle paraît telle à son caractère, au luxe de son vêtement,
à son cortège, aux marques d'honneurs de son mari. Je vous
devine, monsieur Doyen; vous avez imaginé des scènes de
terreur isolées, ensuite un local qui pût les réunir. 11 vous
fallait un massif à pic pour le cadavre que vous vouliez me
montrer la tête, les bras et les cheveux pendants. Il vous fallait
un égout pour en faire sortir les deux jambes de votre autre
cadavre. Je trouve fort bons, et l'hôpital, et le massif, et l' égout;
mais quand vous m'exposerez ensuite à la porte de cet hôpital,
sur ce parvis, dans le voisinage de cet égout, au milieu de la
plus vile populace, parmi les gueux, le gouverneur de la ville
richement vêtu, chamarré de cordons, sa femme en beau satin
blanc; je ne pourrai m' empêcher de vous dire : « Monsieur
Doyen, et les convenances, les convenances! »
168 SALON DE 1767.
Votre sainte Geneviève est bien posée, bien dessinée, bien
coloriée, bien drapée, bien en l'air; elle ne fatigue point ces
nuages qui la soutiennent; mais je la trouve, moi et beaucoup
d'autres, un peu maniérée. A son attitude contournée, à ses
bras jetés d'un côté et sa tète de l'autre, elle a l'air de regar-
der Dieu en arrière, et de lui dire par-dessus son épaule :
« Allons donc, faites finir cela, puisque vous le pouvez. C'est
un assez plat passe-temps que vous vous donnez là. » 11 est
certain qu'il n'y a pas le moindre vestige d'intérêt, de commi-
sération sur son visage, et qu'on en fera, quand on voudra, une
jolie Assomption, à la manière de Bouclier.
Cette guirlande de têtes de chérubins qu'elle a derrière elle
et sous ses pieds, forme un papillotage de ronds lumineux qui
me blessent; et puis ces anges sont des espèces de cupidons
soufflés et transparents. Tant qu'il sera de convention que ces
natures idéales sont de chair et d'os, il faudra les faire de chair
et d'os. C'était la même faute dans votre ancien tableau de
Diomède et Venus. La déesse ressemblait à une grande vessie,
sur laquelle on n'aurait pu s'appliquer avec un peu d'action,
sans l'exposer à crever avec explosion. Corrigez-vous de ce
faire-là; et songez que, quoique l'ambroisie dont les dieux du
paganisme s'enivraient fût une boisson très-légère, et que la
vision béatifique dont nos bienheureux se repaissent soit une
viande fort creuse, il n'en vient pas moins des êtres dodus,
charnus, gras, solides et potelés, et que les fesses de Ganymède
et les tétons de la Vierge Marie doivent être aussi bons à prendre
qu'à aucun Giton, qu'à aucune catin de ce monde pervers.
Du reste, le nuage épais qui s'étend sur le haut de vos
bâtiments est très-vaporeux ; et toute cette partie supérieure de
votre composition est affaiblie, éteinte, avec beaucoup d'intel-
ligence. Je ne saurais en conscience vous en dire autant des
nuages qui portent votre sainte. Les enfants enveloppés de ces
nuages sont légers et minces comme des bulles de savon, et
les nuages lourds comme des ballons serrés de laine, volants.
De ces deux anges qui sont immédiatement au-dessous de
la sainte, il y en a un qui regarde l'enfant qui souffre entre les
bras de son père, et qui le regarde avec un intérêt très-naturel
et très-ingénieusement imaginé. Cette idée est d'un homme
d'esprit : et l'ange et l'enfant sont deux morveux du même
SALON DE 1767. 169
âge. L'intérêt de l'ange est bien, parce que c'est un ange; mais
en toute autre circonstance, n'oubliez pas que l'enfant dort au
milieu de la tempête. J'ai vu au milieu de l'incendie d'un châ-
teau, les enfants de la maison se rouler dans des tas de blé. Un
palais qui s'embrase est moins, pour un enfant de quatre ans,
que la chute d'un château de cartes. C'est un trait de nature
que Saurin a bien saisi dans sa pièce du Joueur x ; et je lui en
fais compliment.
L'action et la tête de cet homme livide et brûlé de la fièvre,
qui s'élance par la fenêtre, ou, puisque vous le voulez, par la
porte de l'hôpital, sont on ne peut pas mieux. Ce malade a je
ne sais quoi d'égaré dans les yeux; il sourit d'une manière
effrayante; c'est sur son visage un mélange d'espérance, de
douleur et de joie qui me confond.
Ce malade donc, et les deux figures qui groupent avec lui,
font une belle masse, bien sévère, bien vigoureuse. La tête du
malade est du plus grand goût de dessin, de la plus rare
expression. Les bras sont dessinés comme les Carraches;
toute la figure, dans le style des premiers maîtres d'Italie. La
touche en est mâle et spirituelle; c'est la vraie couleur de ces
malades, que je n'ai jamais vue; mais n'importe. On prétend
que c'est une imitation de Mignard. Qu'est-ce que cela me
fait? Quisque suos patimur mânes, dit Rameau le fou 2. Pour
ces deux hommes qui le retiennent, je me trompe fort s'ils ne
sont d'une telle proportion, que si vous les acheviez, leurs
pieds descendraient au-dessous du massif sur lequel vous les
avez posés. Du reste, ils font bien ce qu'ils font; ils sont sage-
ment drapés, bien coloriés, seulement, je vous le répète, ils
semblent moins empêcher un malade de sortir par une porte
que de se jeter par une fenêtre : c'est l'effet d'un local bizarre.
J'en suis fâché, monsieur Doyen; mais la partie la plus inté-
ressante de votre composition, cette mère éplorée, ces suivantes
qui l'entourent, ce père qui tient son enfant, tout cela est man-
qué net.
Premièrement, ces trois femmes et leur maîtresse font un
amas confus de tètes, de bras, de jambes, de corps, un chaos
1. Beverley, dans la scène de la prison.
2. Le neveu.
170 SALON DE 1767.
où l'on se perd, et qu'on ne saurait regarder longtemps. La
tête de la mère qui implore pour son fils, bien coiffée, cheveux
bien ajustés, est désagréable de physionomie, sa couleur n'a
point assez de consistance; il n'y a point d'os sous cette peau ;
elle manque d'action, de mouvement, d'expression; elle a trop
peu de douleur, en dépit de la larme que vous lui faites verser.
Ses bras sont de verre colorié, ses jambes ne sont pas indiquées.
La draperie de satin, dont elle est vêtue, forme une grande
tache lumineuse. Vous avez eu beau l'éteindre après coup, elle
n'en est pas restée moins discordante. Son éclat n'en éteint
pas moins les chairs. Cette grande suivante que je vois par
le dos, et qui la soutient, est tournée, contournée de la
manière la plus déplaisante. Le bras dont elle embrasse sa
maîtresse est gourd; on ne sait sur quoi elle pose; et puis
c'est le plus énorme, le plus monstrueux cul de femme qu'on
ait jamais vu; ces effrayants culs de Bacchantes, que vous avez
faits pour M. Watelet, n'en approchent pas. Cependant la dra-
perie de cette maussade figure est bien jetée, et dessine bien le
nu; ce bras gourd est de bonne couleur et bien empâté; il est
seulement un peu équivoque et semble appartenir à la figure
verte qui est à côté. Celle-ci, qui aide la première dans ses
fonctions, bien sur son plan, est belle, tout à fait belle de
caractère et d'expression; mais il faut la restituer au Domini-
quin. Pour celle qui est accroupie, elle est ignoble; il y a pis,
elle ressemble en laid à sa maîtresse; et je gagerais qu'elles ont
été prises d'après le même modèle : et puis la couleur de la tète
en est aussi sans consistance. A la chute des reins, qu'est-ce que
cette petite lumière? Ne voyez-vous pas qu'elle nuit à l'effet, et
qu'il fallait l'éteindre ou l'étendre? Cet enfant est bien dans son
maillot; il se tourmente bien, il cric bien; seulement il grimace
un peu. Je ne demande pas à son père plus d'expression qu'il
n'en a; pour un peu plus de dignité, c'est autre chose; on pré-
tend qu'il a moins l'air de l'époux de cette femme que d'un de
ses serviteurs : c'est l'avis général. Pour moi, je lui trouve la
simplicité, l'espèce de rusticité, la bonhomie domestique des
gens de son temps. J'aime ses cheveux crépus, et j'en suis
content; sans compter qu'il a du caractère, et qu'il est on ne
saurait plus vigoureusement colorié, trop peut-être, ainsi que
l'enfant. Ce groupe, avançant excessivement, chasse la mère de
SALON DE 1767. 171
son plaii, de manière qu'on doute qu'elle puisse apercevoir la
sainte à laquelle elle s'adresse; et cette mère avec ses sui-
vantes, chassées en avant, font paraître les figures d'en bas
colossales.
11 n'y a qu'une voix sur votre malade qui se déchire le flanc;
c'est une ligure de l'école du Garrache, et pour la couleur, et
pour le dessin, et pour l'expression. Sa tête et son action font
frémir; mais sa tète est belle; c'est une douleur terrible, mais
qui n'a rien de hideux. 11 souffre, il souffre à l'excès, mais sans
grimacer. L'homme qui le soutient est très-beau; seulement le
sommet de sa tête, son chignon, son épaule, sont un peu de
cuivre; vous l'avez voulu chaud, et vous l'avez fait de brique.
Je crains encore que ce groupe ne vienne pas assez sur le
devant, ou que les autres ne s'enfoncent pas autant qu'ils le
devraient.
Pour cette femme étendue morte sur de la paille avec son
chapelet autour du bras, plus je la vois, plus je la trouve belle.
0 la belle, la grande, l'intéressante figure! Comme elle est
simple! comme elle est bien drapée! comme elle est bien morte!
quel grand caractère elle a, quoique renversée en arrière, et
son visage vu de raccourci ! comme elle conserve ce grand
caractère et sa beauté, et comme elle les conserve dans la posi-
tion la plus défavorable! Si cette figure vous appartenait, et
qu'il n'y eût que ce mérite clans tout votre tableau, vous ne
seriez pas un artiste commun. Elle est d'une belle pâte, d'une
bonne couleur; mais- sa draperie verte et forte ne contribue pas
peu à coller sa tête au pied du mur. Qn dit qu'elle est emprun-
tée de la Peste du Poussin l ; qu'est-ce que cela me fait encore?
Les pailles éparses autour d'elle, ces draperies, ce coussin de
coutil, tout cela est large et bien peint. Je ne sais ce qu'ils
entendent par une manière de faire lourde, qu'ils appellent
allemande; Faciuntne nimis inteliigendo, ut nihil inlelligant?
On ne donne pas plus d'expression, on ne montre pas mieux
l'incertitude et l'effroi, on ne peint pas avec plus de vigueur,
on ne fait rien de mieux que cet enfant qui est dans la demi-
teinte, penché sur elle. Ses cheveux hérissés sont beaux. Il est
bien dessiné, bien touché.
1. Les Philistins frappés de la peste; ce tableau se voit au Musée. 11 a été
gravé par Et. Picard. (Bn.)
172 SALON DE 17G7.
Lorsque je dis à Cochin : « Celle terrasse ne sérail pas plus
chaude, quand Loutherbourg ou quelque autre paysagiste de
profession l'aurait faite, » il me répond : « Il est vrai, mais c'est
tant pis. » Ami Cochin, vous pouvez avoir raison; mais je ne
vous entends pas.
C'est une belle idée, bien poétique, que ces deux grands
pieds nus qui sortent de la caverne ou de l'égout; d'ailleurs ils
sont beaux, bien dessinés, bien coloriés, bien vrais. Mais le haut
de la caverne est vide; et si l'on voulait me faire concevoir
qu'elle regorge de cadavres, il aurait fallu l'annoncer. II n'en
est pas de ces deux pieds comme des deux bras que le Rem-
brandt a élevés du fond de la tombe du Lazare. Les circonstances
sont différentes. Rembrandt est sublime, en ne me montrant
que deux bras; vous l'auriez été en me montrant plus de deux
pieds. Je ne saurais imaginer plein un lieu que je vois vide.
C'est encore une belle idée et bien poétique, que cet homme
dont la tête, les deux bras nus et la chevelure pendent le long
du massif. Je sais que quelques spectateurs pusillanimes en ont
détourné leurs regards dmorreur; mais qu'est-ce que cela me
fait à moi, qui ne le suis point, et qui me suis plu h voir dans
Homère des corneilles rassemblées autour d'un cadavre, lui
arracher les yeux de la tête en battant les ailes de joie ? Où
attendrai-je des scènes d'horreur, des images effrayantes, si ce
n'est dans une bataille, une famine, une peste, une épidémie !
Si vous eussiez consulté ces gens à petit goût raffiné, qui
craignent des sensations trop fortes, vous eussiez passé la brosse
sur votre frénétique qui s'élance de l'hôpital, sur ce malade qui
se déchire les flancs au pied de votre massif; et moi j'aurais
brûlé le reste de votre composition; j'en excepte toutefois la
femme au chapelet, à qui que ce soit qu'elle appartienne.
Mais, mon ami, quand nous laisserions là un moment le
peintre Doyen, pour nous entretenir d'autre chose, croyez-vous
qu'il y eût si grand mal? Tout en écrivant l'endroit du discours
de Diomède que je viens de citer, je recherchais la cause des
différents jugements que j'en ai entendu porter. Il présente à
l'imagination des cadavres, des yeux arrachés de la tête, des
corneilles qui battent leurs ailes de joie. Un cadavre n'a rien
qui dégoûte; la peinture en expose dans ses compositions sans
blesser la vue ; la poésie emploie ce mot sans fin. Pourvu que
SALON DE 1767. 173
les chairs ne se dissolvent point, que les parties putréfiées ne
se séparent point, qu'il ne fourmille point de vers, et qu'il
garde ses formes, le bon goût dans l'un et l'autre art ne rejettera
point cette image. Il n'en est pas ainsi des yeux arrachés de la
tête. Je ferme les miens, pour ne pas voir ces yeux tiraillés par
le bec d'une corneille, ces fibres sanglantes, purulentes, moitié
attachées à l'orbite de la tête du cadavre, moitié pendantes du
bec de l'oiseau vorace. Cet oiseau cruel, battant les ailes de
joie, est horriblement beau. Quel doit donc être l'effet de l'en-
semble d'un pareil tableau? Divers, selon l'endroit auquel l'ima-
gination s'arrêtera. Mais sur quel endroit ici l'imagination
doit-elle se reposer de préférence? sera-ce sur le cadavre? Non ;
c'est une image commune. Sur les yeux arrachés hors de la
tête du cadavre ? Non, puisqu'il y a une image plus rare, celle
de l'oiseau qui bat les ailes de joie. Aussi cette image est-elle
présentée la dernière; aussi, présentée la dernière, sauve-t-elle
le dégoût de l'image qui la précède ; aussi y a-t-il bien de la
différence entre ces images rangées dans l'ordre qui suit : Je
vois les corneilles qui battent les ailes autour cle ton cadavre et
qui t'arrachent les yeux de la tête ; ou rangées dans l'ordre du
poëte, je vois les corneilles rassemblées autour de ton cadavre,
t 'arracher les yeux de la tête, en battant les ailes de joie. Regar-
dez bien, mon ami ; et vous sentirez que c'est ce dernier phéno-
mène qui vous occupe et qui vous dérobe l'horreur du reste. 11
y a donc un art inspiré par le bon goût, dans la manière de
distribuer les images, dans le discours, et de sauver leurs
effets; un art de fixer l'œil de l'imagination à l'endroit où l'on
veut. C'est celui de limante, qui voile la tête d'Agamemnon.
C'est celui de Téniers, qui ne vous laisse apercevoir que la
tête d'un homme accroupi derrière une haie. C'était celui d'Ho-
mère dans le passage cité. Il ne consiste pas seulement dans la
succession des idées. Le choix des expressions y fait beaucoup,
d'expressions fortes ou faibles, simples ou figurées, lentes ou
rapides. C'est là, surtout, que la magie de la prosodie, qui
arrête ou précipite la déclamation, a son grand jeu. Oies pauvres
gens que la plupart de nos faiseurs cle Poétiques, sans en excep-
ter Marmontel !
Je trouve seulement le cadavre de Doyen d'un livide un peu
monotone; la putréfaction ne se fait pas d'une manière aussi
174 SALON DE 1767.
uniforme; elle est accompagnée d'une multitude d'accidents,
de taches, variés à l'infini; il lui fallait plus de relief; il est un
peu plat. C'est très-bien fait au peintre de l'avoir placé dans la
demi-teinte.
Je reviens sur son frénétique qui se déchire les flancs; la
convulsion y serpente de la tête aux pieds. On la voit et dans
les muscles du visage, et dans ceux du cou et de la poitrine, et
dans les bras, le ventre, le bas-ventre, les cuisses, les jambes,
les pieds; c'est une très-belle, très-parfaite imitation. Ils
accusent la jambe étendue et son pied d'être un peu trop forts.
Je n'en sais pas assez, pour être ou n'être pas de leur avis. Le
pied m'en paraît seulement informe.
Mais ce que j'estime surtout dans la composition de Doyen,
c'est qu'à travers son fracas, tout y est dirigé à un seul et même
but, avec une action et un mouvement propre à chaque figure ;
toutes ont un rapport commun à la sainte, rapport dont on
retrouve des vestiges, même dans les morts. Cette belle femme,
qui vient d'expirer au pied du massif, a expiré en invoquant. Le
cadavre effrayant, qui pend du massif, avait les bras élevés
vers le ciel quand il est tombé mort comme on le voit.
Malgré cela, je ne saurais me dissimuler que l'ouvrage de
Doyen n'ait l'air tourmenté, qu'il n'y ait ni naturel ni facilité
dans la distribution des figures et des incidents; et qu'on n'y
sente partout l'homme qui s'est battu les flancs. Je m'explique :
Il y a dans toute composition un chemin, une ligne qui
passe par les sommités des masses ou des groupes, traversant
différents plans, s' enfonçant ici dans la profondeur du tableau,
là s' avançant sur le devant. Si cette ligne, que j'appellerai ligne
de liaison, se plie, se replie, se tortille, se tourmente; si ses
convulsions sont petites, multipliées, rectilinéaires, anguleuses,
la composition sera louche, obscure; l'oeil irrégulièrement pro-
mené, égaré dans un labyrinthe, saisira difficilement la liaison.
Si au contraire elle ne serpente pas assez, si elle parcourt un
long espace sans trouver aucun objet qui la rompe, la compo-
sition sera rare et décousue : si elle s'arrête, la composition
laissera un vide, un trou. Si l'on sent ce défaut et qu'on rem-
plisse le vide ou trou d'un accessoire inutile, on remédiera à un
défaut par un autre.
Un exemple excellent à proposer aux élèves de la distribution
SALON DE 1767. 175
la plus plate et la plus vicieuse, de la ligne de liaison la plus
ridiculement rompue, c'est le tableau de l'Agonie de Jésus-
Christ au jardin des Oliviers', que Parrocel a exposé cette
année. Ses figures sont placées sur trois lignes parallèles, en
sorte qu'on pourrait dépecer son tableau en trois autres mauvais
tableaux.
Le Miracle des Ardents de Doyen n'est pas irrépréhensible
de ce côté. La ligne de liaison y est anfractueuse, pliée,
repliée, tortillée. On a de la peine à la suivre; elle est quel-
quefois équivoque; ou elle s'arrête tout court, ou il faut bien
de la complaisance à l'œil pour en poursuivre le chemin.
Une composition bien ordonnée n'aura jamais qu'une seule
vraie, unique ligne de liaison; et cette ligne conduira, et celui
qui la regarde, et celui qui tente de la décrire.
Autre défaut, et peut-être le plus considérable de tous;
c'est qu'on y désire une meilleure connaissance de la perspec-
tive, des plans plus distincts, plus de profondeur \ tout cela n'a
pas assez d'air et de champ, ne recule pas, n'avance pas assez.
Et le malade qui s'élance de l'hôpital, et la mère agenouillée
qui supplie, et les trois suivantes qui la servent, et le mari qui
tient l'enfant, tous ces objets forment un chaos, une masse
compacte de figures. Si, sur le fond, derrière le père, vous
imaginez un plan vertical, parallèle à la toile, et sur le devant
un autre plan parallèle au premier, vous formerez une boîte
qui n'aura pas six pieds de profondeur, dans laquelle toutes les
scènes de Doyen se passeront, et où ses malades, plus entassés
que dans nos hôpitaux, périront étouffés.
Ce qui achève d'augmenter la confusion, la discordance, la
fatigue de l'œil, ce sont des tons jaunâtres trop voisins et trop
répétés; les nuages sont jaunâtres; la carnation des hommes
jaunâtre; les draperies ou jaunes ou d'un rouge mêlé de teintes
jaunes; le manteau de la figure principale d'un beau jonquille ;
les ornements en sont d'or; il y a des écharpes tirant sur le
jaune; la grande suivante au derrière énorme est jaune. En
faisant tout participer de la même teinte, on évite la discor-
dance, et l'on tombe dans la monotonie. Il faut être bien mal-
heureux pour avoir ces deux défauts à la fois.
1. N° 116 de ce Salon.
176 SALON DE 1767.
S'il est vrai, comme on le reproche à Doyen, et comme il
aurait un peu de peine à s'en justifier, qu'il ait emprunté la
distribution, la marche générale de sa machine, d'une compo-
sition de Rubens, où l'on prétend que l'ordonnance est la
même, je ne suis plus surpris du défaut d'air et de plans; il
est presque inséparable de celte sorte de plagiat. L'estampe
vous donnera bien la position des masses, la distribution des
groupes, elle vous indiquera même le lieu des ombres et des
lumières, à peu près le moyen de séparer les objets; mais ce
moyen sera très-difficile à transporter sur la toile. C'est le
secret de l'inventeur; il n'a imaginé son ensemble, que d'après
un technique qui est le sien, et qui ne sera jamais bien le
vôtre. 11 est difficile d'exécuter un tableau d'après une des-
cription donnée et détaillée; il l'est peut-être encore davantage
de l'exécuter d'après une estampe; de là l'intelligence du
clair-obscur manquée ; rien qui s'éloigne, se rapproche, s'unisse,
se sépare, s'avance, se recule, se lie, se fuie; plus d'harmonie,
plus de netteté, plus d'effet, plus de magie. De là, des figures
poussées trop en devant seront trop grandes, et d'autres
repoussées trop en arrière seront trop petites; ou, plus com-
munément, toutes s'entassant les unes sur les autres, plus
d'étendue, plus d'air, plus de champ, nulle profondeur, con-
fusion d'objets découpés et artistement collés les uns sur les
autres, vingt scènes diverses se passant comme entre deux
planches, entre deux boiseries qui ne seront séparées que de
l'épaisseur de la toile et de la bordure. Ajoutez que, tandis que
le défaut d'air et de perspective porte les figures du devant
vers le fond et du fond vers le devant, par une seconde malé-
diction elles sembleront encore chassées de la gauche vers la
droite et de la droite vers la gauche, ou retenues comme par
force dans l'enceinte de la toile; en sorte que, cet obstacle
levé, on craindrait que tout n'échappât, et n'allât se disperser
dans l'espace environnant.
11 y a de la couleur; que dis-je? le tableau de Doyen est
même très-vigoureusement colorié ; mais il manque d'harmo-
nie; et quoiqu'il soit chaud de toute part, on ne saurait le
regarder longtemps sans être peiné; mais c'est principalement
au groupe des six figures placées sur le massif que cette peine
se l'ait sentir. C'est un grand papillolage insupportable; il n'en
SALON DE 1767. 177
est pas ainsi de la partie inférieure, ou de la terrasse, ni de la
partie vaporeuse et supérieure.
Autre défaut, c'est que la fabrique est d'architecture grecque
ou romaine, et que l'action se passe sous le règne de l'archi-
tecture gothique : licence inutile. Du reste, elle est d'un bon
ton de couleur.
Avec tout ce que je viens de reprendre dans le tableau de
Doyen, il est beau et très-beau; il est chaud, il est plein
d'imagination et de verve. 11 y a du dessin, de l'expression, du
mouvement; beaucoup, mais beaucoup de couleur; et il produit
un grand effet. L'artiste s'y montre un homme, et un homme
qu'on n'attendait pas : c'est sans contredit la meilleure de ses
productions; qu'on expose ce tableau en quelque endroit du
monde que ce soit; qu'on lui oppose quelque maître ancien ou
moderne qu'on voudra; la comparaison ne lui ôtera pas tout
mérite. Vous en direz tout ce qu'il vous plaira, monsieur le cheva-
lier Pierre. Si ce morceau n'est que d'un écolier, fort, à la vérité,
qu'êtes-vous? Est-ce que vous croyez que nous avons oublié la
platitude de ce Mercure et de cette Aglaure que vous refaisiez
sans cesse et qui était toujours à refaire; et ce Crucifiement
médiocre, toujours médiocre, quoique copié d'une des plus
sublimes compositions du Carrache? 11 y a des hommes d'une
jalousie bien impudente et bien basse. Monsieur le chevalier
Pierre, acquérez le droit d'être dédaigneux, et ne le soyez pas :
c'est le mieux.
Mais savez-vous, mon ami, la raison de cette rage de Greuze,
de ce déchaînement de Pierre, contre ce pauvre Doyen? c'est
que Michel1, qui tient l'École, laissera bientôt vacante une place
cà laquelle ils prétendent tous. Doyen a été suffisamment vengé
de ses critiques par le suffrage public, et le témoignage hono-
rable de son Académie qui, sur son tableau, l'a nommé adjoint
à professeur.
Je crois avoir déjà remarqué dans quelques-uns de mes
papiers, où je m'étais proposé de montrer qu'une nation ne
pouvait avoir qu'un beau siècle, et que, dans ce beau siècle,
un grand homme n'avait qu'un moment pour naître, que toute
belle composition, tout véritable talent en peinture, en sculp-
1. Michel Van Loo était le directeur de l'École royale des élèves protégés.
XI. 12
178 SALON DE 1767.
ture, en architecture, en éloquence, en poésie, supposait un
certain tempérament de raison et d'enthousiasme, de jugement
et de verve; tempérament rare et momentané, équilibre sans
lequel les compositions sont extravagantes ou froides. Il y a un
écueil à craindre pour Doyen; c'est qu'échauffé par son mor-
ceau du Miracle des Ardents, dont la poésie a plutôt fait le
succès que le technique (car, à trancher le mot, en peinture, ce
n'est qu'une très-magnifique ébauche), il ne passe la vraie
mesure; que sa tête ne s'exalte trop, et qu'il ne se jette dans
l'outré. Il est sur la ligne; un pas de travers de plus, et le
voilà dans le fracas, dans le désordre. Vous aimez encore
mieux, me direz-vous, l'extravagant que le plat; et moi aussi.
Mais il y a un milieu entre l'un et l'autre, qui nous convient à
tous les deux davantage.
J'ai vu l'artiste : vous ne le croiriez pas, il joue la modes-
tie à merveille; il fait tout ce qu'il peut pour réprimer la bouf-
fissure de l'orgueil qui le gagne; il reçoit l'éloge avec plaisir,
mais il a la force de le tempérer; il regrette sincèrement le
temps qu'il a perdu avec les grands et les femmes, ces deux
pestes du talent; il se propose d'étudier. Ce dont il aime sur-
tout à s'entendre louer, c'est de son faire, qui n'est d'aucun
atelier moderne. En effet, son style et son pinceau sont à lui; il
ne veut s'endetter qu'à Raphaël, le Guide, le Titien, le Domi-
niquin, Le Sueur, le Poussin, gens riches que nous lui permet-
trons d'interroger, de consulter, d'appeler à son secours, mais
non de voler. Qu'il apprenne de l'un à dessiner; de l'autre à
colorier; de celui-ci à ordonner sa scène, à établir ses plans,
à lier ses incidents, la magie de la lumière et des ombres,
l'effet de l'harmonie, la convenance, l'expression; à la bonne
heure.
Le public paraît avoir regardé le tableau de Doyen comme
le plus beau morceau du Salon ; et je n'en suis pas surpris. Lue
chose d'expression forte, un démoniaque qui se tord les bras,
qui écume de la bouche, dont les yeux sont égarés, sera mieux
senti de la multitude qu'une belle femme nue qui sommeille
tranquillement, et qui vous livre ses épaules et ses reins. La
multitude n'est pas faite pour recevoir toutes les chaînes imper-
ceptibles qui émanent de cette figure, en saisir la mollesse, le
naturel, la grâce, la volupté. C'est vous, c'est moi qui nous
SALON DE 1767. 179
laissons blesser, envelopper dans ces filets; c'est nous qu'ils
retiennent invinciblement :
jEterno devincti vulnere amoris.
T. Lbcret. Cari De rerum nat. lib. I, v. 35.
Mais est-il bien sûr qu'il n'y ait pas autant de verve dans la
première scène de Térence et dans Y Antinous que dans aucune
scène de Molière, dans aucun morceau de Michel-Ange? J'ai
prononcé là-dessus autrefois un peu légèrement. A tout moment
je donne dans l'erreur, parce que la langue ne me fournit pas
à propos l'expression de la vérité. J'abandonne une thèse, faute
de mots qui rendent bien mes raisons. J'ai au fond de mon
cœur une chose, et j'en dis une autre. Voilà l'avantage de
l'homme retiré dans la solitude. 11 se parle, il s'interroge, il
s'écoute, et s'écoute en silence. Sa sensation secrète se déve-
loppe peu à peu ; et il trouve les vraies voix qui dessillent les
yeux des autres, et qui les entraînent.
0 rus, quando ego te adspiciam?... •
Yien et Doyen ont retouché leurs tableaux en place. Je ne
les ai point vus; mais allez à Saint-Roch ; et quoi qu'ait pu faire
Doyen, je gage que son tableau, après vous avoir appelé par
une bonne couleur générale, vous repoussera toujours par la
discordance. Je gage que son effet vous fatiguera; qu'il n'y a
point de plans, mais point; rien de décidé; qu'on ne sait tou-
jours où posent les figures du parvis; que cette grosse suivante
à énorme derrière rouge, au lieu d'être large, continue d'être
monstrueuse et mal assise ; qu'il n'y a point de repos ; que vous
y ressentez partout la furia francese-, qu'à juger de la figure
qui tient le petit enfant, par le plan qu'on lui suppose, elle est
d'une grandeur colossale, et cœtera, et cœtera. Ces vices ne se
corrigent pas à la pointe du pinceau ; ma, comè ogni medaglia
ha il suo riverso, le bas de son tableau sera toujours beau; la
couleur en sera toujours chaude, vigoureuse et vraie. Le groupe
des deux figures, dont l'une se déchire les flancs (quoiqu'il y ait
peut-être dans Rubens, ou ailleurs, un possédé que Doyen ait
regardé), sera toujours d'un grand maître; que s'il a pris cette
180 SALON DE 1767.
figure, c'est ut condùor et non ni intcrpres ; et que ce Greuze
qui lui eu fait le reproche n'a qu'à se taire, car il ne serait pas
difiicile de lui cogner le nez sur certains tableaux flamands où
l'on retrouve des attitudes, des incidents, des expressions,
trente accessoires dont il a su profiter, sans que ses ouvrages
en perdent rien de' leur mérite
Le bas du tableau de Doyen annonce vraiment un grand
talent; qu'il mette un peu de plomb dans sa tête; que ses
compositions deviennent plus sages, plus décidées; que les
figures en soient mieux assises ; qu'il n'entasse plus tête sur
tête; qu'il étudie plus les grands maîtres; qu'il s'éprenne
davantage de la simplicité; qu'il soit plus harmonieux, plus
sévère, moins fougueux, moins éclatant; et vous verrez le coin
qu'il tiendra dans l'école française. Il a du feu, mais trop de
petits effets qui nuisent à l'ensemble. Il perd à être détaillé,
mais il sent, mais il sent fortement. C'est un grand point. Lais-
sez-le aller, vous dis-je.
Quoique la partie supérieure de son tableau n'aille pas de
pair avec l'inférieure, la gloire cependant est soignée, contre
l'usage, qui la néglige ordinairement, Hic quoque sunl superis
sua jura; et le tout rappelle bien mon épigraphe :
Multoque, in rébus acerbis,
Acrius advertunt animos ad Relligionem.
Le besoin que Doyen et Vieil ont senti de retoucher leurs
tableaux en place doit apprendre aux artistes à se ménager
dans l'atelier la même exposition, les mêmes lumières, le
même local qu'ils doivent occuper.
Vieil a moins perdu à Saint-Roch que Doyen : Vien y est
resté simple, sage et harmonieux; Doyen fatigant, papillotant,
inégal, vigoureux. Les figures du bas vous y paraîtront beau-
coup trop fortes pour les autres.
DonnezàVien la verve de Doyen, qui lui manque; donnez à
Doyen le faire de Vien, qu'il n'a pas; et vous aurez deux grands
artistes. Mais cela est peut-être impossible, du moins cette
alliance ne s'est point encore vue; et le premier de tous les pein-
tres a' est que le second, dans toutes les parties de la peinture1.
\. C'est le mot de Vernct sur lui-même rapporté ci-dessus.
SALON DE 1767. Î81
Allez voir le tableau de Doyen, le soir, en été, et voyez-le
de loin. Allez voir celui de Vien, le matin, dans la même sai-
son, et voyez-le de près ou de loin, comme il vous plaira; res-
tez-y jusqu'à la nuit close; et vous verrez la dégradation de
toutes les parties suivre exactement la dégradation de la lumière
naturelle, et la scène entière s'affaiblir comme la scène de
l'univers, lorsque l'astre qui l'éclairait a disparu; le crépuscule
naît dans sa composition, comme dans la nature.
GASANOVE.
Bon peintre de batailles, autant qu'on peut l'être sans en
avoir vu. Les anciens Scandinaves conduisaient leurs poètes à
la guerre.
Us les plaçaient au centre de leurs armées ; ils leur disaient :
u Venez nous voir combattre et mourir. Soyez les témoins ocu-
laires de notre valeur et de nos actions. Chantez de nous ce que
vous en aurez vu, que notre mémoire dure éternellement dans
notre patrie, et que ce soit la récompense du sang que nous
avons versé pour elle. » Ces hommes sacrés étaient également
respectés des deux partis. Après la bataille, ils montaient leurs
lyres, et ils en tiraient des sons de joie ou de deuil, selon
qu'elle avait été heureuse ou malheureuse. Leurs images
étaient simples, fortes et vraies. On dit qu'un vainqueur féroce
ayant fait égorger les Bardes ennemis, un seul, échappé au
glaive, monta sur une haute montagnes, chanta la défaite de ses
malheureux compatriotes, chargea d'imprécations leur barbare
vainqueur, lui prédit les malheurs qui l'attendaient, le dévoua,
lui et les siens, à l'oubli, et se précipita du rocher. C'était,
chez ces peuples, un devoir religieux que de célébrer par des
chants ceux qui avaient eu le bonheur de périr les armes à la
main. Ossian, chef, guerrier, poëte et musicien, entend frémir
pendant la nuit les arbres qui environnent sa demeure; il se
lève, il s'écrie : « Ames de mes amis, je vous entends; vous
me reprochez mon silence. » Il prend sa lyre, il chante; et
lorsqu'il a chanté, il dit : « Ames de mes amis, vous voilà
immortelles; soyez donc satisfaites, et laissez-moi reposer. »
Dans sa vieillesse, un Barde aveugle se fait conduire entre les
182 SALON DE 1767.
tombeaux de ses enfants; il s'assied, il pose ses deux mains sur
la pierre froide qui couvre leurs cendres, il les chante. Cepen-
dant l'air, ou plutôt les âmes errantes de ses enfants cares-
saient son visage, et agitaient sa longue barbe. 0 les belles
mœurs! ô la belle poésie! il faut avoir vu, soit qu'on peigne, soit
qu'on écrive. Dites-moi, monsieur Gasanove, avez-vous jamais
été présent à une bataille? Mon. Eh bien! quelque imagination
que vous ayez, vous resterez médiocre. Suivez les armées, allez,
voyez et peignez.
68. UN CAVALIER ESPAGNOL, VÊTU A L'ANCIENNE MODE1.
Très-beau petit tableau; je me trompe : grand et beau
tableau; belle composition, bien simple; mais quel goût il faut
avoir pour l'apprécier! Il n'y a ici ni éclat, ni tumulte, ni fra-
cas de couleur et de figure; rien de ce qui en impose à la mul-
titude; mais du repos, de la tranquillité, un art sévère. On
n'aperçoit qu'un cavalier sur son cheval, il vient à vous; et
l'homme, et l'animal docile, sont de la plus grande vérité. Ils
sont hors la toile, toute la lumière est rassemblée sur eux; le
reste est dans la demi-teinte. L'homme est merveilleusement
bien en selle. L'animal qui descend se piète. À droite, sur le
fond, ce sont des monticules; au delà de ces monticules défile
une troupe de soldats, dont on entrevoit les têtes par-dessous
le ventre du cheval. Hic equus non est omnium. Il faut un
faire, un naturel bien surprenant pour arrêter, pour intéresser
avec si peu de chose.
60. BATAILLE.
Belle et grande masse au centre; sur le devant, un com-
battant sur un cheval blanc. Au delà, plus sur le fond, un autre
combattant, puis un énorme cheval roux abattu. Sous les pieds
des premiers chevaux, soldats renversés, foulés, écrasés, étouf-
fés. Sur les ailes, mêlées particulières dérobées par le feu, la
poussière et la fumée, et s'enfonçant en s'éteignant dans la
profondeur du tableau, donnant à la scène de l'étendue et de
la vigueur à la masse principale. lîeau ciel, bien chaud, bien
\. Appartenait à M. Rueffier.
SALON DE 1767. 183
terrible, bien épais, bien enflammé d'une lumière rougeâtre.
Grande variété d'incidents; beau et effrayant désordre avec har-
monie. C'est tout ce que je puis dire. Mais quelle idée cela
laisse-t-il? Aucune. On composerait, d'après cette description,
cent autres tableaux différents entre eux, et de celui de Casa-
no ve.
69. UNE PETITE BATAILLE, ET SON PENDANT.
C'est un choc de cavalerie très-vif d'action, savamment
composé, figures d'hommes et de chevaux bien dessinées et
pleines d'expression. Joli morceau, auquel on ne peut repro-
cher qu'une couleur un peu trop brillante, ce qui donne un ton
de gaieté à un sujet qui doit remplir d'effroi. La vigueur et
l'éclat du coloris sont deux choses diverses. On est éclatant
sans vigueur, et vigoureux sans éclat; et peut-être est-on l'un
ou l'autre sans harmonie.
Je juge ce sujet sans le décrire. On ne décrit point une
bataille; il faut la voir.
Le pendant de ce morceau est un paysage avec figures, où
la couleur éclatante est plus convenable qu'à la bataille1.
70. DEUX PAYSAGES AVEC FIGURES2.
On voit au premier de ces paysages, à gauche, un grand
rocher, dont le pied est baigné par des eaux traversées par des
voyageurs, entre lesquels une femme portant un enfant sur son
dos; autour de cette femme, quelques ^moutons, puis une autre
femme à cheval, tenant un petit chien; ensuite son mari
arrêté, et faisant boire son cheval. A droite des eaux, d'autres
passagers et un lointain.
Les figures de la gauche, quoique très-agréables, sont un
peu collées au rocher, dont la face est coupée à pic, et égale de
forme et de ton. En changeant la forme et pratiquant à cette
surface des enfoncements, des saillies , les figures seraient
1. D'après le livret, les deux batailles, n° G9, se faisaient pendant, comme les
deux paysages, n" 70. S'il y avait un troisième paysage de Casanova au Salon, il
n'en est pas fait mention.
2. Tableaux de 3 pieds 1/2 de large sur 3 pieds 1/2 de haut. Appartenaient à
M. de La Fertc, intendant des Menus-Plaisirs.
18/i SALON DE 1767.
venues plus en devant; en laissant à cette masse son égalité
plane, il eût fallu varier le ton, et faire passer de l'air entre les
figures et le rocher.
Le second paysage dont je vais vous parler, est fort supé-
rieur à celui-ci. C'est un très-beau tableau, du moins pour
ceux qui savent le regarder. A droite, grande et large masse de
rochers. Ces rochers sont dans la demi-teinte, et couronnés
d'herbes, de plantes et d'arbustes sauvages. Ce ne sont pas
d'énormes pierres pelées, sèches, raides, hideuses. Une mousse
tendre, une verdure obscure, jaunâtre et chaude les revêt; ils
sont prolongés de la droite vers la gauche, et semblent diviser
le paysage en deux; des eaux en baignent le pied. A droite,
sur la rive de ces eaux, on voit deux pâtres sur leurs chevaux ;
plus sur le devant, entre eux, une chèvre; en s' avançant un peu
vers la gauche, une bergère assise à terre; non loin d'elle,
quelques moutons. Là, finissent les rochers, et s'ouvre une
échappée au loin. Vous voyez le ciel et des nuées. Vous voyez
ces nuées tourner autour de la masse des rochers, sur le fond,
l'en détacher, et annoncer derrière elle une campagne dont elle
dérobe l'aspect. Vis-à-vis de cette échappée, de l'espace le plus
antérieur du tableau on grimpe sur des éminences qui ne sont
que la continuité des rochers.
L'artiste a placé sur l'une des éminences un paysan avec un
cheval. Le côté gauche de cette scène champêtre est fermé par
deux grands arbres qui s'élèvent en s'inclinant vers la gauche,
d'entre de la rocaille et des quartiers de pierres brutes; ces
deux arbres peints avec vigueur sont encore très-poétiques. Le
ciel est si léger, qu'ayant pris ce morceau pour un ouvrage de
Loulherbourg, cette qualité, qui manque à'celui-ci, me fit sus-
pecter mon erreur. Ce paysage est beau, bien ordonné, bien
\ rai, d'un bel effet.
71. DEUX PETITS TABLEAUX, DONT L'UN REPRESENTE
UN MARÉCHAL, L'AUTRE UN CABARET.
Le Maréchal. Arcade ruinée à droite, fermée par en bas
d'une cloison à claire-voie, et couverte d'arbustes par en haut.
Du même côté, sur le devant, un soldat assis sur des porte-
manteaux. Plus vers la gauche, le fond et de face, un cavalier
SALON DE 1767. 185
sur un cheval brun, tenant par la bride un cheval qu'on ferre.
Le pied de ce cheval est passé dans la boucle d'une corde qui le
tient levé. Le maréchal qui ferre; autre maréchal accroupi der-
rière celui-ci; à gauche, la forge couverte d'une hotte de bois
tout cà fait pittoresque. Au bas de la forge, un panier à charbon
et des outils du métier. Toute cette partie du tableau est dans
la demi-teinte; ou plutôt il n'y a guère que la croupe du che-
val qu'on ferre qui soit frappée de la lumière qui tombe du
ciel.
Le Cabaret. Autre petit Wouwermans, à préférer au précé-
dent pour l'effet. A droite, le cabaret avec du bois, des bûches,
des paniers, des tonneaux à la porte; à quelque distance de la
porte, le cabaretier un verre plein dans une main, sa bouteille
de l'autre. Plu's sur la gauche et le fond, un valet qui vient de
poser à terre deux seaux d'eau pour les chevaux. Un de ces
chevaux est sans cavalier, il a un portemanteau sur la croupe,
une lanterne pendue à l'arçon de sa selle; il boit. L'autre che-
val est monté de son cavalier, qui a le verre à la main. Au de\k
du cabaret, sur le fond, petites fabriques ruinées. A gauche en
retour, les mêmes fabriques continuées; autour de ces masures,
poules, canards et autres volailles.
J'ai dit que c'étaient deux petits Wouwermans; et cela est
vrai pour les sujets, la manière, la couleur et l'effet. J'en
croyais le technique perdu; Casanove le retrouverait. Il y a des
connaisseurs d'un goût difficile qui prétendent que ce faire est
faux, sans aucun modèle approché dans la nature. Je ne saurais
le nier; car je ne me rappelle pas d'avoir jamais rien vu de
ressemblant à cette magie; mais elle est si douce, si harmo-
nieuse, si durable, si vigoureuse, que je regarde, admire et me
tais. Mais la nature étant une, comment concevez-vous, mon
ami, qu'il y ait tant de manières diverses de l'imiter, et qu'on
les approuve toutes? Cela ne viendrait-il pas de ce que, dans
l'impossibilité reconnue et peut-être heureuse de la rendre
avec une précison absolue, il y a une lisière de convention sur
laquelle on permet à l'art de se promener; de ce que, dans
toute production poétique, il y a toujours un peu de mensonge
dont la limite n'est et ne sera jamais déterminée? Laissez à l'art
la liberté d'un écart approuvé par les uns et proscrit par
d'autres. Quand on a une fois avoué que le soleil du peintre
18G SALON DE 17G7.
n'est pas celui de l'univers et ne saurait l'être, ne s'est-on pas
engagé dans un autre aveu dont il s'ensuit une infinité de cou-
séquences? la première, de ne pas demander à l'art an delà de
ses ressources; la seconde, de prononcer avec une extrême cir-
conspection de toute scène où tout est d'accord.
Au reste, voulez-vous bien sentir la différence de l'opaque,
du compacte, du monotone, du manque de tons, de passages
et de nuances, avec l'effet des qualités contraires à ces défauts?
Comparez la croupe du cheval blanc de Casanovc avec la
croupe d'un cheval blanc d'une des batailles de Louthcrbourg.
Ces comparaisons multipliées vous rendraient bien difficile.
72. PETIT TABLEAU REPRÉSENTANT UN CAVALIER
QUI RAJUSTE SA BOTTE.
A droite, un bout de rivière avec un lointain ; deux cavaliers
passent la rivière. Sur une terrasse assez élevée et assez large
au bord de la rivière, un cavalier sur son cheval, tenant la
bride de celui de son camarade, qu'on voit plus sur le fond et
sur la gauche, descendu à terre et rajustant sa botte.
Autre petit morceau de la même école flamande; mais je suis
bien lâché contre ce mot de pastiche qui marque du mépris, et
qui peut décourager les artistes de l'imitation des meilleurs
maîtres anciens. Quoi donc! s'il arrivait que l'on me présentât
un morceau si bien fait de tout point dans la manière de
Raphaël, de Rubens, du Titien, du Dominiquin, que moi et
tout autre s'y trompât, l'artiste n'aurait-il pas exécuté une
belle chose? 11 me semble qu'un littérateur serait assez content
de lui-même, s'il avait composé une page qu'on prit pour une
citation d'Horace, de Virgile, d'Homère, de Cicéron ou de
Démosthène; une vingtaine de vers qu'on fût tenté de resti-
tuer à Racine ou à Voltaire. N'avons-nous pas une infinité de
pièces dans le style marotique; et ces pièces, pour être de vrais
pastiches en poésie, en sont-elles moins estimables?
Casanove est vraiment un peintre de batailles; mais, encore
une fois, quelle est la description d'un tableau de bataille qui
puisse servir à un autre que celui qui la fait, les yeux devant
le tableau? Plus vous détaillerez, chaque petit détail ayant tou-
jours quelque chose de vague et d'indéterminé, plus vous coin-
SALON DE 1767. 187
pliquerez le problème pour l'imagination. 11 en est d'une
bataille, d'un paysage, ainsi que du portait d'une femme
absente; plus vous donnerez de ses traits à l'artiste, plus vous
le rendrez perplexe. Je dirai donc : à droite, des soldats renver-
sés ; sur le devant, au centre, un cavalier qui s'élance à toutes
jambes; par derrière celui-ci, plus sur le fond, un autre cavalier
dont le cheval est renversé ; autour de cette masse, des morts
et des mourants; et j'ajouterai : sur les ailes, petites mêlées
séparées; très-beau, très-large; et puis, que votre tète fasse de
cela ce qui lui conviendra; elle est d'autant plus à son aise,
qu'elle sait moins du faire et de l'ordonnance. Un homme de
lettres qui n'est pas sans mérite prétendait que les épithètes
générales et communes, telles que grand, magnifique, beau,
terrible, intéressant, hideux, captivant moins la pensée de
chaque lecteur, à qui cela laisse, pour ainsi dire, carte blanche,
étaient celles qu'il fallait toujours préférer. Je le laissai dire ;
mais tout bas je lui répondais, au dedans de moi-même : « Oui,
quand on est un pauvre diable comme toi, quand on ne se
peint que des images triviales. Mais quand on a de la verve, des
concepts rares, une manière d'apercevoir et de sentir originale
et forte, le grand tourment est de trouver l'expression singu-
lière, individuelle, unique, qui caractérise, qui distingue, qui
attache et qui frappe. Tu aurais dit d'un de tes combattants
qu'il avait reçu à la tête ou au cou une énorme blessure. Mais
le poëte dit : « La flèche l'atteignit au-dessus de l'oreille, entra,
« traversa les os du palais, brisa les dents de la mâchoire infe-
ct rieure, sortit par la bouche, et le sang qui coulait le long de
a son fer tombait à terre en distillant par la pointe. » Ces
épithètes générales sont d'autant plus misérables dans le style
français, que l'exagération nationale, les appliquant usuellement
à de petites choses, les a presque toutes décriées. »
BAUDOUIN.
Toujours petits tableaux, petites idées, compositions fri-
voles, propres au boudoir d'une petite-maîtresse, à la petite
maison d'un petit-maître ; faites pour de petits abbés, de petits
robins, de gros financiers ou autres personnages sans mœurs et
d'un petit goût.
188 SALON DE 17 67.
73. LE COUCHER DU LA MARIEE1.
Entrons dans cet appartement, et voyons cette scène. A
droite, cheminée et glace. Sur la cheminée et devant la glace,
flambeaux à plusieurs branches et allumés. Devant le foyer,
suivante accroupie qui couvre le feu. Derrière celle-ci, autre
suivante accroupie qui, l'éteignoir à la main, se dispose à étein-
dre les bougies des bras attachés à la boiserie. Au côté de la
cheminée, en s'avançant vers la gauche, troisième suivante
debout, tenant sa maîtresse sous les bras, et la pressant d'en-
trer dans la couche nuptiale. Cette couche, à moitié ouverte,
occupe le fond. La jeune mariée s'est laissé vaincre; elle a déjà
un genou sur la couche; elle est en déshabillé de nuit. Elle
pleure. Son époux, en robe de chambre, est à ses pieds, et la
conjure. On ne le voit que par le dos. Il y a au chevet du lit
une quatrième suivante qui a levé la couverture ; tout à fait à
gauche, sur un guéridon, un autre flambeau à branches; sur le
devant, du même côté, une table de nuit avec des linges.
Monsieur Baudouin, faites-moi le plaisir de me dire en quel
lieu du monde cette scène s'est passée? Certes, ce n'est pas en
France. Jamais on n'y a vu une jeune fille bien née, bien élevée,
à moitié nue, un genou sur le lit, sollicitée par son époux en
présence de ses femmes qui la tiraillaient. Lue innocente pro-
longe sans fin sa toilette de nuit; elle tremble, elle s'arrache
avec peine des bras de son père et de sa mère ; elle a les yeux
baissés, elle n'ose les lever sur ses femmes. Elle verse une larme.
Quand elle sort de sa toilette pour passer vers le lit nuptial, ses
genoux se dérobent sous elle, ses femmes sont retirées; elle est
seule, lorsqu'elle est abandonnée aux désirs, à l'impatience de
son jeune époux. Ce moment est faux. Il serait vrai, qu'il serait
d'un mauvais choix. Quel intérêt cet époux, cette épouse, ces
femmes de chambre, toute cette scène peut-elle avoir? Feu 2
notre ami Greuze n'eût pas manqué de prendre l'instant précé-
dent, celui où un père, une mère, envoient leur fille à son
époux. Quelle tendresse! quelle honnêteté ! quelle délicatesse!
\. A gouache. — Gravé par Simonet. Le tableau, de 10 pouces sur 15, a été
vendu 853 livres à la vente du marquis de Mcnars.
2. Greuze avait refusé d'exposer au Salou de cette année. De plus, il était en
froid avec Diderot qui dit plus loin : « Je n'aime plus Greuze. »
SALON DE 1767. 189
quelle variété d'actions et d'expressions dans les frères, les
sœurs, les parents, les amis, les amies ! quel pathétique n'y
aurait-il pas mis! Le pauvre homme, que celui qui n'ima-
gine, dans cette circonstance, qu'un troupeau de femmes de
chambre !
Le rôle de ces suivantes serait ici d'une indécence insup-
portable, sans les physionomies ignobles, basses et malhonnêtes
que l'artiste leur a données. La petite mine chiffonnée de la
mariée, l'action ardente et peu touchante du jeune époux vu
par le dos, ces indignes créatures qui entourent la couche, tout
me représente un mauvais lieu. Je ne vois qu'une courtisane
qui s'est mal trouvée des caresses d'un petit libertin, et qui
redoute le même péril, sur lequel quelques-unes de ses malheu-
reuses compagnes la rassurent. Il ne manque là qu'une vieille.
Rien ne prouve mieux que l'exemple de Baudouin combien
les mœurs sont essentielles au bon goût. Ce peintre choisit
mal ou son sujet ou son instant; il ne sait pas même être
voluptueux. Croit-il que le moment où tout le monde s'est
retiré, où la jeune épouse est seule avec son époux, n'eût pas
fourni une scène plus intéressante que la sienne?
Artistes, si vous êtes jaloux de la durée de vos ouvrages, je
vous conseille de vous en tenir aux sujets honnêtes. Tout ce qui
prêche aux hommes la dépravation est fait pour être détruit;
et d'autant plus sûrement détruit, que l'ouvrage sera plus par-
fait. Il ne subsiste presque plus aucune de ces infâmes et belles
estampes que le Jules Romain a composées d'après l'impur
Arétin. La probité, la vertu, l'honnêteté, le scrupule, le petit
scrupule superstitieux, font tôt ou tard main basse sur les pro-
ductions déshonnêtes. En effet, quel est celui d'entre nous qui,
possesssur d'un chef-d'œuvre de peinture ou de sculpture
capable d'inspirer la débauche, ne commence pas à en dérober
la vue. à sa femme, à sa fille, cà son fils? Quel est celui qui ne
pense que ce chef-d'œuvre ne puisse passer à un autre posses-
seur moins attentif à le serrer? Quel est celui qui ne prononce,
au fond de son cœur, que le talent pouvait être mieux employé,
un pareil ouvrage n'être pas fait, et qu'il y aurait quelque
mérite à le supprimer ? Quelle compensation y a-t-il entre un
tableau, une statue, si parfaite qu'on la suppose, et la corrup-
tion d'un cœur innocent? Et si ces pensées, qui ne sont pas tout
190 SALON DE 1767.
à fait ridicules, s'élèvent, je ne dis pas dans un bigot; mais
dans un homme de bien ; cl dans un homme de bien, je ne dis
pas religieux, mais esprit fort, mais athée, âgé, sur le point de
descendre au tombeau, que deviennent le beau tableau, la belle
statue, ce groupe du satyre qui jouit d'une chèvre, ce petit
Priape qu'on a tiré des ruines d'Herculanum ; ces deux mor-
ceaux les plus précieux que l'antiquité nous ait transmis, au
jugement du baron de Gleichen et de l'abbé Galiani, qui s'y
connaissent? Voilà donc, en un instant, le fruit des veilles du
talent le plus rare brisé, mis en pièces? Et qui de nous osera
blâmer la main honnête et barbare qui aura commis cette espèce
de sacrilège? Ce n'est pas moi, qui cependant n'ignore pas ce
qu'on peut m'objecter : le peu d'influence que les productions
des beaux-arts ont sur les mœurs générales; leur indépendance
même de la volonté et de l'exemple d'un souverain, des res-
sorts momentanés, tels que l'ambition, le péril, l'esprit patrio-
tique; je sais que celui qui supprime un mauvais livre, ou qui
détruit une statue voluptueuse, ressemble à un idiot qui crain-
drait de pisser dans un fleuve de peur qu'un homme ne s'y
noyât : mais laissons là l'effet de ces productions sur les mœurs
de la nation; restreignons-le aux mœurs particulières. Je ne
puis me dissimuler qu'un mauvais livre, une estampe malhon-
nête que le hasard offrirait à ma fille, suffirait pour la faire
rêver et la perdre. Ceux qui peuplent nos jardins publics des
images de la prostitution ne savent guère ce qu'ils font! Cepen-
dant tant d'inscriptions infâmes dont la statue de la Vénus aux
belles fesses est sans cesse barbouillée dans les bosquets de Ver-
sailles; tant d'actions dissolues avouées dans ces inscriptions,
tant d'insultes faites par la débauche même à ses propres
idoles; insultes qui marquent des imaginations perdues, un
mélange inexplicable de corruption et de barbarie, instruisent
assez de l'impression pernicieuse de ces sortes d'ouvrages.
Croit-on que les bustes de ceux qui ont bien mérité de la patrie,
les armes à la main, dans les tribunaux de la justice, aux con-
seils du souverain, dans la carrière des lettres et des beaux-
arts, ne donnassent pas une meilleure leçon ? Pourquoi donc ne
rencontrons-nous point les statues de Turenne et de Catinat?
c'est que tout ce qui s'est fait de bien chez un peuple se rap-
porte à un seul homme; c'est que cet homme, jaloux de toute
SALON DE 1767. 191
gloire, ne souffre pas qu'un autre soit honoré. C'est qu'il n'y a
que lui.
Encore, si le mauvais choix des tableaux de Baudouin était
racheté par le dessin, l'expression des caractères, un faire mer-
veilleux; mais non, toutes les parties de l'art y sont médiocres.
Dans le morceau dont il s'agit ici, la mariée est d'un joli ensem-
ble, la tète en est bien dessinée; mais le mari, vu par le dos,
a l'air d'un sac, sous lequel on ne ressent rien; sa robe de
chambre l'emmaillotte, la couleur en est terne. Point de nuit;
scène de nuit, peinte de jour. La nuit, les ombres sont fortes,
et par conséquent les clairs éclatants; et tout est gris. La sui-
vante qui lève la couverture n'est pas mal ajustée.
PETIT DIALOGUE.
« Mais, mon ami, à quoi pensez-vous? Il me semble que vous
n'êtes pas trop à ce que vous lisez.
— Il est vrai ; comme votre Baudouin ne m'intéresse aucu-
nement, je revenais malgré moi sur Casanove.
— Eh bien! Casanove... est donc un artiste bien merveil-
leux?
— Bien merveilleux! qui vous dit cela? Il est aux bons
peintres du siècle passé comme nos bons littérateurs aux écri-
vains du même siècle. Il a du dessin, des idées, de la chaleur,
de la couleur.
— Son tableau du Cavalier espagnol, dont vous faites tant
de cas, a-t-il le mérite d'un autre Cavalier du Salon précédent1?
— Non.
— N'est-il pas gris?
— Il est vrai.
— Même un peu sale?
— Cela se peut.
— Mollement dessiné?
— Vous êtes difficile.
— Et son cheval n'a-t-il pas l'air d'un cheval de louage?
— Vous n'aimez pas Casanove.
— Je ne l'aime ni ne le hais. Je ne le connais pas, et suis
1 . Voyez t. X, p-, 331.
192 SALON DE 1767.
tout à fait disposé à lui rendre justice ; et pour vous en convain-
cre, je trouve, par exemple, dans sa Bataille et son pendant, le
ciel de la plus grande beauté, les nuages légers et transparents.
En ce point, ainsi que par la variété et la finesse des tons,
comparable au Bourguignon, même plus vigoureux, et bien le
maître de Loutherbourg, et celui-ci bien l'écolier. 11 faut être
juste; dans cette petite composition, où vous avez loué un certain
cheval blanc, je conviens qu'il est d'une finesse de couleur éton-
nante; mais cou venez que la tête en est fort mauvaise. Dans une de
ces batailles, je me rappelle encore des soldats touchés avec force
et délicatesse, quoique ce ne soit pas le mérite ordinaire de ce
peintre; là, ou ailleurs (car, comme je compte sur vous, je par-
cours les choses un peu légèrement), sur le devant, un soldat
mort, un étendard, un tambour, une terrasse, peints avec beau-
coup de vigueur. Au Gué, qui l'ait le pendant, le ciel est joli,
et les ligures très-finies; mais il s'en manque un peu qu'au
Maréchal elles aient cet esprit-là. A la Botte rajustée, la cou-
leur est douce; mais n'est-elle pas un peu grise? Voyez.
— Je vois que vous seriez bien plus méchant que moi, si
vous le vouliez ; mais reprenons le Baudouin. »
1k. LE SENTIMENT DE L'AMOUR ET DE LA NATURE
CEDANT POUR UN TEMPS A LA NÉCESSITÉ1.
A droite, sur le devant, l'extrémité du lit qu'on appelle le
lit de misère. Plus sur le fond, un quidam, le nez enveloppé
d'un manteau, et recevant un nouveau-né emmaillotté. Un peu
plus sur le fond, et vers la gauche, en coiffure noire, en nian-
telet, en mitaines, une sage-femme qui présente l'enfant au
quidam, et prêle à sortir. Au centre, sur le devant, une jeune
fille assise sur une chaise, toute rajustée, dans la douleur, rete-
nant d'une main son enfant, qu'on lui enlève, et serrant de
l'autre la main du père. Placée un peu plus à gauche, sur un
tabouret, et vue par le dos, une amie, penchée vers l'accou-
chée, et la déterminant au sacrifice; tout à fait à gauche, devant
une petite table, un jeune talon rouge, vu par le dos, serrant
la main qu'on lui a tendue, la tête penchée sur son autre main,
1. À gouache; gravé sous le titre : le Fruit de l'amour caché.
SALON DE 1767. 193
ou renversée en arrière, je ne sais lequel des deux, et dans
l'attitude du désespoir. Il est proche d'une porte vitrée qui
éclaire la chambre de la sage-femme, où l'on voit des lits
numérotés.
J'ai déjà dit, au Salon précédent1, ce que je pensais de ce
morceau; j'ai dit que la scène placée dans un grenier où la
misère aurait relégué un pauvre père, une pauvre mère nou-
vellement accouchée, et réduite à abandonner son enfant, serait
infiniment plus favorable au technique. Ce ne sont pas des tuiles,
des chevrons, des toiles d'araignée qui sont vils, c'est un
mélange de luxe et de pauvreté. Un paysan en sabots, en guê-
tres, mouillé, crotté, vêtu de toile, un bâton à la main, la tête
couverte d'un méchant feutre, est bien. Un laquais, avec sa
livrée usée, ses bas gris, sa culotte de chamois, son chapeau
bordé, son vêtement taché, est dégoûtant. Quant aux mœurs de
celui de Baudouin et de celui que j'imagine, c'est la différence
des bonnes et des mauvaises. Composition froide, point de
vérité, exécution faible de tout point. — Mais les figures ont de
la proportion et du mouvement. — D'accord. — L'accouchée
est bien ajustée. — Trop bien ; est-ce qu'il ne devrait pas y
avoir dans sa coiffure, dans le désordre de ses cheveux et de
son vêtement, des vestiges de la scène qui a précédé? — 11 y a
de la douleur dans sa tête, et les bras en sont bien dessinés.
— Mais ses pieds ne sont-ils pas trop petits et décolorés par
la vigueur du coussin qui les supporte; et la tête de cet enfant
est-elle soutenue comme elle devrait l'être? Est-ce ainsi qu'on
porte et qu'on donne un nouveau-né ?. et ce lit de misère est-il
touché? Pourquoi cette sage-femme hors de son état? Je lui
aimerais bien mieux des restes de la fatigue de son métier. C'est
tout cet apprêt, qui fait le petit, le mauvais, qui chasse la
nature. C'est qu'il faut un goût plus original, un sentiment plus
vif du vrai, pour tirer parti de ces sortes de sujets; et puis le
tout est gris. Monsieur Baudouin, vous me rappelez l'abbé Cos-
sart, curé de Saint-Remy, à Dieppe. Un jour qu'il était monté •
à l'orgue de son église, il mit par hasard le pied sur une
pédale : l'instrument résonna; et le curé Cossart s'écria : « Ah!
ah! je joue de l'orgue! cela n'est pas si difficile que je croyais ».
\. V. t. X, p. 336.
XI. 13
194 SALON DE 1767.
Monsieur Baudouin, vous avez mis le pied sur la pédale, et
puis c'est tout.
75. HUIT PETITS MORCEAUX EN MINIATURE, REPRÉSENTANT
LA VIE DE LA VIERGE.
Celui de la Nativité n'est pas mal ; il est bien composé,
vigoureusement peint; mais c'est une imitation, pour ne pas
dire une copie réduite du même sujet, peint par notre beau-
père1, pour M'ne de Pompadour; même Vierge coquette, mêmes
anges libertins. 11 y a là du beau-père; ce n'est pas du Bau-
douin pur. — Maître Denis, de la douceur; il y a de l'eflet, la
couleur est jolie. La Vierge a de la candeur, de la finesse ; elle
est bien ajustée, l'enfant est lumineux et douillettement fait. Et
ces bergers, est-ce qu'ils ne vénèrent pas bien? Regardez bien
les autres morceaux; et vous les trouverez spirituellement tou-
chés. — Je regarde, et tout cela ne me parait que de beaux
écrans. — Même la Chaumière ou la Mire qui .surprend sa fille
sur une botte de paille? — J'en excepte celui-Là. Il est à gouache ;
mais les tons en sont si lumineux, qu'on le croirait à l'huile.
Je suis juste, comme vous voyez. Je ne demande pas mieux que
d'avoir à louer, surtout Baudouin, bon garçon, que j'aime, et à
qui je souhaite de la fortune et du succès.
Sa Chaumière est encore mieux peinte, et d'un meilleur efiet
que sa Crèche; peu s'en faut que ce ne soit une excellente
chose, car c'en est une très-bonne.
77. LA CHAUMIÈRE2.
A droite, grande porte de grange. Au-dessus, poutres, che-
vrons, espèce de fabrique, où voltigent des pigeons. Au bas,
escalier, d'où l'on descend dans la chaumière; autour de cet
escalier, sur le devant, une chèvre et des ustensiles de ménage
champêtre. Au centre de la toile et du tableau, une vieille, le
dos courbé, le visage allumé de colère, les poings sur les côtés,
gourmandant sa fille, étendue sur une botte de paille, qu'elle
partage avec un jeune paysan. Pauvre lit! mais que je troque-
1. Boucher.
2. Ce petit tableau n'est pas nommé au livret. Il a été gravé.
SALON DE 1767. 195
rais bien pour le mien, car la fille est jolie; elle n'y gagnerait
pas. Son ajustement n'a pas le sens commun; son élégance jure
avec le lieu et la condition des personnages. Les bottes de
paille, ce rustique théâtre du plaisir est au pied des murs de
quelques étables, dont la couverture descend en pente. Du fond,
vers le devant, tout à fait à gauche, espèce de retraite ou d'en-
foncement, où l'on a placé des outils de laboureur.
Je reviens sur mon premier jugement. Tout ceci bien peint,
mais très-bien peint, n'est qu'un amas de contradictions; point
de vérité, point de vrai goût. Je suis révolté de la bassesse de
cette vieille, de ces bottes de paille, de cette écurie, et de cette
élégante et de cet élégant qui la caresse. C'est du Fontenelle,
brouillé avec du Théocrite. C'est la composition d'une tête faible,
étroite et déréglée. Baudouin transportera la fausse gentillesse
de son beau-père, dont il est épris, les grâces de Boucher, dans
une grange, dans une cave, dans une prison, dans un cachot;
il fourrera partout la petite maison et le boudoir. Il n'entend
rien à la convenance. 11 ne sait pas qu'il faut que tout tienne.
Il ignore ce que les autres savent sans l'avoir appris, et prati-
quent de jugement naturel et d'instinct. Ce tact lui manque; j'en
suis fâché.
ROLAND DE LA PORTE.
78. UN CRUCIFIX DE BRONZE, SUR UN FOND
DE VELOURS BLEU IMITANT LE RELIEF*.
Je l'ai vu ce Crucifix tant vanté. Il est très-bien ; mais ces
sortes de morceaux ne sont pas la magie noire. C'est ce qu'igno-
rent ceux qu'ils attirent par l'illusion qu'ils font au sens de la
vue. Ils n'ont jamais connu cequ'Oudry exécutait dans ce genre;
ils n'ont jamais vu des barbouillages d'Allemagne qui ont le
même prestige. On a placé le tableau de Roland à une assez
grande distance; et les bas-reliefs d'Oudry, placés parmi les
sculptures, étaient si vrais qu'il n'y avait que le tact qui pût
détromper l'œil. Ce que je désirerais, c'est qu'on introduisît un
bas-relief d'une grande force dans une composition historique,
1 . Tableau de 2 pieds de haut sur 1 pied 3/4 de large.
196 SALON DE 1767.
et qu'on s'imposât ainsi la nécessité d'achever l'ouvrage avec la
même vérité et le même effet.
Ce peintre-ci ne manque pas de couleur, il peut aller loin ;
il faut s'y connaître pour concevoir cette espérance. Il a exposé
des fruits, des portraits ; les fruits sont beaux, les portraits sont
mauvais.
BELLENGÉ.
82. UN TABLEAU DE FLEURS ET DE FRUITS1.
C'est un grand vase plein de fleurs, sur son piédestal ; c'est
un ramage de verdure qui rampe avec une profusion tout à fait
pittoresque sur l'extérieur de ce vase et sur son piédestal ; ce
sont, autour de ce piédestal, des fleurs, des grenades, des rai-
sins, des pèches, un grand bassin rempli de la même richesse;
c'est, au centre et du côté droit, un grand rideau vert, partie
replié, partie tombant.
Il m'a semblé qu'il y avait du goût, même de la poésie,
dans cette composition; du luxe, de la couleur; qu'une urne,
dont je n'ai pas parlé, et qui est parmi les fruits, et que le vase
étaient bien peints; le vase de belle forme et de belle propor-
tion; le ramage de verdure jeté avec élégance; et les fleurs et
les fruits bien disposés pour l'effet. Maître Bachelier, voilà un
homme qui vous grimpe sur les épaules. On monte vers ce
vase par quelques degrés qui forment le devant du tableau.
Ces sortes de compositions, outre le technique général de
l'art, ont une poétique qui leur est particulière : on peut rendre
raison du profil élégant d'un vase, de la grâce d'une guir-
lande. L'art de dessiner une étoffe n'est pas plus arbitraire que
celui de dessiner la ligure; j'en trouve seulement les règles
plus cachées, plus secrètes. Pour les découvrir, il faudrait partir
des phénomènes les plus grossiers; par exemple, des serpents,
des oiseaux, des arbres, des maisons, des papillons. 11 est cer-
tain qu'un serpent, qu'un arbre, qu'une maison serait ridicule
sur le dos d'une femme. On passerait de là au sexe, à l'âge, à
la couleur de la peau, à l'état, à des convenances plus fines,
1. Tableau de 11 pieds 1/2 de haut sur 5 pieds 1/3 de large, appartenait à M. de
Monville.
SALON DE 1767. 197
d'où l'on parviendrait à démontrer qu'un dessin de robe est de
mauvais goût, et cela aussi sûrement que le dessin de quelque
autre objet que ce fût. Car enfin les mots de tact, d'instinct, ne
sont pas moins vides de sens clans ce cas qu'en tout autre, si
l'on fait abstraction de la raison, de l'usage des sens, des con-
venances et de l'expérience. Quoi qu'il en soit, rien n'est plus
rare qu'un bon dessinateur d'étoffes.
11 y a, du même artiste, sur un buffet de marbre, à droite,
un Vase de bronze, beau, élégant et bien peint; autour de ce
vase, de gros raisins noirs et blancs, et d'autres fruits. Le cep,
auquel ces raisins sont encore attachés, descend du haut d'un
vase de terre cuite, à large panse. Il y a, autour de ce second
vase, des pêches et des fruits. Chardin, oui, Chardin ne dédai-
gnerait pas ce morceau. Il est fortement colorié; les fruits sont
vrais. Le vase, blanchâtre, est admirable par la variété des tons
gris, rouges, noirs, jaunes, et autres accidents de la cuisson.
Sur la panse de ce vase, des enfants, qu'on a groupés, sont
très-bien; ils ont bien souffert du feu. Le tout imite à ravir la
poterie mal cuite, et son coup d'œil rare et frêle.
Voilà des hommes qui n'étaient rien autrefois, et qu'on
regarde aujourd'hui. Serait-ce que les bons ne sont plus?
Deshays, Van Loo, Boucher, Chardin, La Tour, Bachelier,
Greuze, n'y sont plus. Je ne nomme pas Pierre ; car il y a si
longtemps que cet artiste ne nuisait plus à personne !
Les autres tableaux de fleurs et de fruits de Bellengé étaient
au Salon incognito.
RÉPONSE A UNE LETTRE DE M. GRIMM.
Vous pensez donc que j'ai quelque tableau de Casanove?Je
n'en ai aucun; et quand j'en aurais, de ceux même qui sont
exposés au Salon, cela ne m'empêcherait pas d'en dire mon avis
sans partialité. Que je suis son ami intime? Je ne le connais
point; et quand je le connaîtrais, je ne l'en jugerais pas moins
sévèrement. Qu'il y a quelque raison pour l'avoir loué presque
sans restriction? La raison, je vais vous la dire : c'est que je
n'ai rien aperçu dans ses derniers ouvrages d'important à
reprendre. Quoi! me demandez-vous, son Cavalier espagnol n'est
pas gris, même un peu sale, mollement dessiné, et son cheval
198 SALON DE 1767.
une bête de somme? dans la Petite Bataille et son pendant, la
tète du cheval blanc n'est pas mauvaise? Les soldats qu'on voit
à droite sur le fond ont la finesse de touche ordinaire à ce
peintre? Au Maréchal, ses figures sont aussi spirituellement
dessinées qu'aux Berghem? A la Botte rajustée, la couleur n'est
pas un peu grise? Malgré ces observations, qui peuvent être
justes, je persiste a croire que les tableaux que ce peintre nous
a montrés cette année sont d'une grande beauté, et méritent
mon éloge. La couleur, la finesse de touche, l'effet, l'harmonie,
le ragoût, tout s'y trouve. Ses deux paysages avec figures sont
devrais Berghem pour le choix des sites, l'effet et le faire; sa
Petite Bataille et son pendant tout à fait dans le style de Wou-
wermans, fins comme les ouvrages de cet artiste. J'en dis autant
du Maréchal, du Cabaret, de la Hotte rajustée; ce sont tous
morceaux vraiment précieux. L'effet en est si piquant, la cou-
leur si vraie, la touche si vigoureuse, si spirituelle, l'harmonie
totale si séduisante, qu'ils peuvent aller de pair avec les Wou-
wermans, dont on voit avec plaisir que le goût n'est pas perdu.
11 ne manque au moderne que le cadre enfumé; la poussière,
quelques gerçures et les autres signes de vétusté, pour être
estimé, recherché et payé sa valeur ; car nos prétendus connais-
seurs fixent le prix sur l'ancienneté et la rareté. Martial les a
peints dans ces curieux de son temps, qui flairaient la pureté
du cuivre de Corinthe.
Consuluit nares an olerent sera Corinthum.
Maiit. Epigram. lib. IX; in Mamurram,Ep\g. i.x, v. 2.
Horace, dans l'insensé Damasippe, de brocanteur ruiné devenu
philosophe, dont la première folie était de rechercher les vieilles
cuvettes.
Quo vafer ille pedes lavisset Sisyphus œre.
Hoiiat. Sermon, lib. II, Sat. m, v. 21.
11 y avait telle statue qu'il poussait à l'odorat jusqu'à cent mille
sesterces.
Callidus huic signo ponebat millia centum.
Hobat. Sermon, lib. II, Sat. in, v. 23.
SALON DE 1767. 199
« Cela, deux cents talents? — Deux cents. — Vous me sur-
faites...
C'est vrai Corinthe au moins. Flairez-moi ces trépieds.
Son odorat subtil discernait les cuvettes,
Où le rusé Sisyphe avait lavé ses pieds. »
C'était à Rome comme à Paris, et pour la friponnerie des
brocanteurs, et pour la folie des hommes opulents.
Dans le Cavalier espagnol de Casanove, et le cheval, et la
figure, tout est beau. Le cavalier est bien ajusté, bien assis. On
lui remarque partout une aisance, une souplesse qui est tout à
fait vraie. Sa mine est bien torchée (passez-moi ce mot; il est
de l'art), largement peinte, et d'un faire très-ragoûtant. Le
cheval est un bon cheval de cavalerie, beau, bien dessiné, de
belle couleur; et quoiqu'il n'y ait dans tout le morceau que
deux figures, il est d'un effet grand et sévère. Je fais cas des
huit tableaux de Casanove; et j'avoue bonnement que je n'ai
que du bien à en dire. Il est plus fin, plus piquant, plus vrai,
moins cru, plus naturel, plus fait que Loutherbourg, à qui toute-
fois on ne saurait refuser un grand talent; et, à tout prendre,
je vois qu'il vaut encore mieux pour nos artistes qu'ils soient
tombés entre mes mains qu'entre les vôtres. Vous êtes plus diffi-
cile, et vous seriez plus méchant que moi.
LE PRINCE.
C'est une assez bonne méthode, pour décrire des tableaux,
surtout champêtres, que d'entrer sur le lieu de la scène par le
côté droit ou par le côté gauche, et, s'avançant sur la bordure
d'en bas, de décrire les objets à mesure qu'ils se présentent. Je
suis bien fâché de ne m'en être pas avisé plus tôt.
Je vous dirai donc : Marchez jusqu'à ce que vous trouviez à
votre droite de grandes roches ; sous ces roches, une espèce de
caverne, au-devant de laquelle on a laissé des légumes, une
cage à poulets et d'autres instruments de la campagne ; de là
vous apercevrez à quelque distance un berger assis, qui jouera
d'une mandoline à long manche. Ce berger est gros, lourd,
court, vêtu d'une étoffe toute bariolée; derrière lui, debout, une
20G SALON DE 1767.
ligure plus grosse encore, plus courte, embarrassée par le bas
dans un si gros volume de vêtements, que vous la croirez tortue
des cuisses et des jambes, ajustera des fleurs dans les cheveux
du musicien rustique. Poursuivez votre chemin; et lorsque vous
aurez perdu de vue ces enfants-là, vous vous trouverez parmi
des moutons et des chèvres, et vous arriverez à un grand arbre,
au pied duquel on a déposé un panier de fleurs. Donnez un
coup d'œil à votre droite, et vous me direz ce que vous pensez
du lointain et du paysage. Vous n'en êtes pas autrement récréé,
ni moi non plus. Vous retournez la tète, et vous cherchez d'où
vient le bruit qui vous frappe : c'est celui d'une large nappe
d'eau qui tombe du sommet d'un des rochers que vous avez
d'abord aperçus. On ne sait ce que deviennent ces eaux qui
auraient dû inonder tout le devant de la scène, et vous arrêter
dès le premier pas. Mais n'importe : voilà le premier morceau de
Le Prince.
85. UNE FILLE COURONNE DE FLEURS SON BERGER,
POUR PRIX DE SES CHANSONS1.
Dans cette composition, les objets sont si peu finis, si peu
terminés, qu'on n'entend rien au fond. Si Le Prince n'y prend
garde, s'il continue à se négliger sur le dessin, la couleur et les
détails, comme il ne tentera jamais aucun de ces sujets qui
attachent par l'action, les expressions et les caractères, il ne
sera plus rien, mais rien du tout ; et le mal est plus avancé qu'il
ne croit. Ne valait-il pas mieux avoir fini un tableau que d'en
avoir croqué une douzaine? C'est dommage pourtant, car dans
ces croquis coloriés tout est préparé pour l'eflet. Le Prince n'est
pas sans talent; et celui qui a su faire le Baptême russe' est
un artiste à regretter. Pourquoi sa couleur, si chaude dans son
morceau de réception, est-elle si sale et sans efiet? On répond
que ce tableau est destiné pour une manufacture en tapisserie.
11 fallait attendre, serrer les tableaux et exposer les tapisseries.
On n'en aurait pas dit autant de ceux que de Troy et les Van
Loo ont peints pour les Gobelins, ni de la Résurrection du
\. Tableau de 11 pieds de haut sur 7 pieds i pouces de lar^e.
2. V. le Salon de 1705, t. X, p. JS3.
SALON DE 4767. 201
Lazare, ni du Repas du Pharisien ', par Jouvenet, ni du Bap-
tême de Jésus-Christ par saint Jean, de Restout. Le moyen
qu'une copie, de quelque manière qu'elle se fasse, soit de grand
effet, c'est qu'il y en ait dans l'original plus que moins. Ainsi,
plate excuse que celle qu'on a cru devoir imprimer dans le
livret.
86. ON NE SAURAIT PENSER A TOUT.
Il y paraît par ce tableau, très-bien ordonné, très-mal peint.
Autre grande composition de onze pieds de haut sur sept
pieds quatre pouces de large.
Entrez, et vous verrez à droite, sur le fond, une espèce de
chaumière très-pittoresque ; elle est construite sur un terrain
en pente ; et du bas de son entrée, on descend sur le devant
par un grand escalier de bois ; au-dessous de cette habitation
rustique, une vache qui paît, des moutons, des œufs, des
légumes. Au côté de l'escalier, en allant vers la gauche, un
gros pilier de pierre, puis un second, tous les deux servant de
pieds-droits à une espèce de fermeture de bois qui occupe l'in-
tervalle qui les sépare. Au-devant de cette seconde fabrique, un
tréteau sur lequel est un grand vaisseau de bois. Près de
ce vaisseau, une grande paysanne assise, un bras appuyé sur
les bords du vaisseau, tenant de cette main un instrument de
laiterie; l'autre bras pendant, et dans la main un pot plein de
lait qui se répand, tandis que la paysanne s'amuse à considérer
les caresses de deux pigeons, qu'un pâtre, debout à côté d'elle,
lui montre sur une troisième fabrique de gros bois arrondis, et
formant une espèce de réservoir d'eau, une auge où un petit
courant est dirigé par un canal qu'on voit par derrière. A
gauche, du même côté, sur le fond, c'est une espèce singulière
de colombier imitant une grande cage en pain de sucre, avec
des rebords et des ouvertures tout autour, et soutenue sur cinq
ou six longues perches inclinées les unes vers les autres. Le
reste est du paysage.
Tout est bien imaginé, bien ordonné, les figures bien pla-
cées, les objets bien distribués, les effets de lumière tout
prêts à se produire ; mais point de peinture, point de magie ; il
1. Ces deux tableaux de Jouvenet sont au Louvre.
202 SALON DE 1767.
faut que l'artiste soit faible ou paresseux, et qu'il lui soit pénible
de finir. Cependant qu'est-ce qu'un paysage, sans le travail et
les ressources extrêmes de l'art? Otez à Téniers son faire ; et
qu'est-ce que Téniers? Il y a tel genre de littérature et tel genre
de peinture où la couleur fait le principal mérite. Pourquoi le
conte de la Clochette est-il charmant? c'est que le charme du
style y est. Otez ce charme, vous verrez.
O belles! évitez
Le fond des bois et leur vaste silence.
La Fonta^e, dans la Clochette.
Poètes, voilà ce qu'il faut savoir dire! Allez chezGaignat; voyez
la Foire1 de Teniers, peintres de paysages, et dites-vous à
vous-mêmes : « Voilà ce qu'il faut savoir faire. »
87. LA BONNE AVENTURE2.
L'artiste dit qu'il y a en Piussie des hordes de prétendus
sorciers qui vivent, comme ailleurs, de la crédulité des simples.
Ils errent et prédisent. Ils campent dans les forêts, où l'on va
acheter d'eux la connaissance de l'avenir, curiosité qui marque
fortement le mécontentement du présent, aussi fortement que
l'éloge du sommeil le mécontentement de la vie; préjugé des
Russes qui n'est ni moins naturel, ni moins absurde qu'une infi-
nité d'autres presque universellement établis chez des nations
qui se glorifient d'être policées, et où des charlatans d'une
autre espèce sont plus charlatans, plus honorés, plus crus et
mieux payés que les sorciers russes.
La scène est au fond d'une forêt, sous une espèce de tente
formée d'un grand voile soutenu par des branches d'arbre; on
voit un grand berceau, un lit ambulant monté sur des roues
et propre à être traîné par des chevaux. Plus sur le fond, der-
rière le lit roulant et les chevaux, quelques-uns de nos sor-
ciers. Hors de la tente, à droite, sur le devant et à terre, un
collier de cheval, des moutons, une cage à poulets. Au centre
1. Cette Kermesse de Teniers a été vendue 18,030 livres à la vente après décès
de Gai^nat, en 17GS.
2. Tableau de 11 pieds de large sur autant de haut, destiné, ainsi que les deux
précédents, pour être exécuté en tapisserie à la manufacture de Bcauvais.
SALON DE 1767. 203
de la toile, plus sur le fond, un Russe et sa femme debout. À
côté d'eux, une vieille accroupie qui leur dit la bonne aven-
ture. Derrière la vieille et plus sur le devant un enfant nu,
étendu sur ses langes et sa couverture; puis des volailles, des
ballots, du bagage. La scène se termine à gauche, par des
arbres, un lointain, de la forêt, du paysage.
Mêmes qualités et mêmes défauts qu'aux précédents; et
puis, où est l'intérêt de toute cette composition? Il faut que je
vous dédommage de cela par une aventure domestique. Ma
mère, jeune fille encore, allait à l'église ou en revenait, sa ser-
vante la conduisant par le bras. Deux bohémiennes l'accostent,
lui prennent la main, lui prédisent des enfants, et charmants,
comme vous le pensez bien ; un jeune mari qui l'aimera à la
folie, et qui n'aimera qu'elle, comme il arrive toujours; de la
fortune; il y avait une certaine ligne qui le disait et ne mentait
jamais ; une vie longue et heureuse, comme l'indiquait une
autre ligne aussi véridique que la première. Ma mère écoutait
ces belles choses avec un plaisir infini, et les croyait peut-être,
lorsque la Pythonisse lui dit : « Mademoiselle, approchez vos
yeux; voyez-vous bien ce petit trait? \k, celui qui coupe cet
autre. — Je le vois. — Eh bien, ce trait annonce... — Quoi ? —
Que si vous n'y prenez garde, un jour on vous volera. » Oh !
pour cette prédiction, elle fut accomplie. Ma bonne mère, de
retour à la maison, trouva qu'on lui avait coupé ses poches.
Montrez-moi une vieille rusée qui attache l'attention d'une
jeune innocente enchantée, tandis qu'une autre vieille lui vide
ou lui coupe ses poches ; et si chacune de ces figures a son
expression, vous aurez fait un tableau. Non pas, s'il vous plaît;
il y faudra encore bien d'autres choses. Ici, les têtes sont mal
touchées, et les vêtements lourds; ici, ou dans un autre mor-
ceau dont le sujet est le même.
88. LE BERCEAU, OU LE REVEIL DES PETITS ENFAiXTS *.
A droite, une chaumière assez pittoresque, faite de plan-
ches et de gros bois ronds serrés les uns contre les autres avec
t. Tableau ovale de 2 pieds 3 pouces de haut sur 1 pied 9 pouces de large. —
Il y a une gravure de ce tableau dans l' Histoire des Peintres.
20/» SALON DE 1767.
une espèce de petit balcon vers le haut, en saillie et soutenu
en dessous par deux chevrons et deux poutres debout. Sur ce
balcon, des domestiques occupés. Au pied de la chaumière, une
mère assise, sa quenouille dressée contre son épaule gauche, et
présentant de la main droite une pomme au plus petit de ses
marmots, dont le maillot est suspendu par une corde à la
branche d'un arbre élégant et léger. Derrière la mère, une
esclave penchée offrant au marmot qui se réveille le chat de la
maison. Le marmot sourit, laisse tomber la pomme que sa mère
lui offre, et tend ses petits bras vers le chat qui lui est présenté.
Sous ce hamac ou maillot, un autre enfant nu est étendu sur
ses langes. Miracle ! il y a de la chair, des passages, des tons
à cet enfant; il est très-joliment peint; mais, monsieur Le
Prince, puisque vous en savez jusque-là, pourquoi ne pas
le montrer plus souvent? Tout à fait sur le devant, à plat
ventre, la plante des pieds tournée vers la mère, la tête vers
l'enfant nu, un garçonnet qui dort. De l'autre côté du même
enfant, à l'opposite du petit dormeur, un autre garçonnet jouant
de la llûte. Voilà une première éducation gaie. J'aime cette
manière d'éveiller les enfants. Ce morceau est plus soigné que
les autres. En dépit d'un œil blanc, rougeâtre et cuivreux, la
touche en est moelleuse et spirituelle; il y règne un transpa-
rent, un suave de couleur qui dépite contre un artiste qui se
néglige. Cependant il est inférieur à celui que l'artiste exposa il
y a deux ans, et dont le sujet est précisément le même l. Mais
une chose dont je suis bien curieux, et que je saurai peut-être
un jour, c'est si ce luxe de vêtement est commun dans les cam-
pagnes de Russie. Si cela n'est pas, l'artiste est faux. Si cela
est, il n'y a donc point de pauvres? S'il n'y a point de pauvres,
et que les conditions les plus basses de la vie y soient aisées et
heureuses, que manque-t-il à ce gouvernement? Rien. Et qu'im-
porte qu'il n'y ait ni lettres ni artistes? Qu'importe qu'il soit
ignorant et grossier? Plus instruit, plus civil, qu'y gagnerait-il?
Ma foi, je n'en sais rien.
Je m'ennuie de faire, et vous, apparemment, de lire des des-
criptions de tableaux. Par pitié pour vous et pour moi, écoulez
un conte.
1. V. Salon de 1765, t. X, p. 380.
SALON DE 1767. 205
A l'endroit où la Seine sépare les Invalides des villages de
Chaillot et de Passy, il y avait autrefois deux peuples. Ceux du
côté du Gros-Caillou étaient des brigands; ceux du côté de
Chaillot, les uns étaient de bonnes gens qui cultivaient la
terre, d'autres des paresseux qui vivaient aux dépens de leurs
voisins ; mais de temps en temps les brigands de l'autre rive
passaient la rivière à la nage et en bateaux, tombaient sur nos
pauvres agriculteurs, enlevaient leurs femmes, leurs enfants,
leurs bestiaux, les troublaient dans leurs travaux, et faisaient
souvent la récolte pour eux. 11 y avait longtemps qu'ils souf-
fraient sous ce fléau, lorsqu'une troupe de ces oisifs du village
de Passy, leurs voisins, s'adressèrent à nos agriculteurs, et leur
dirent : « Donnez-nous ce que les habitants du Gros-Caillou vous
prennent, et nous vous défendrons. » L'accord fut fait, et tout
alla bien. Voilà, mon ami, l'ennemi, le soldat et le citoyen. Il
vint, avec le temps, une seconde horde d'oisifs de Passy, qui
dirent aux agriculteurs de Chaillot : « Vos travaux sont péni-
bles, nous savons jouer de la flûte et danser; donnez-nous
quelque chose, et nous vous amuserons ; vos journées vous en
paraîtront moins longues et moins dures. » On accepta leur offre,
et voilà les gens de lettres qui, dans la suite, firent respecter
leur emploi, parce que, sous prétexte d'amuser et de délasser le
peuple, ils l'instruisirent, ils chantèrent les lois, ils encouragè-
rent au travail et à l'amour de la patrie; ils célébrèrent les
vertus, ils inspirèrent aux pères de la tendresse pour leurs
enfants, aux enfants du respect pour leur père; et nos agricul-
teurs furent chargés de deux impôts, qu'ils supportèrent volon-
tiers, parce qu'ils leur restituaient autant qu'ils leur prenaient.
Sans les brigands du Gros-Caillou, les habitants de Chaillot se
seraient passés de soldats; si ces soldats leur avaient demandé
plus qu'ils ne leur économisaient, ils n'en auraient point voulu;
et à la rigueur, les Auteurs leur auraient été superflus, et on
les aurait envoyés jouer de la flûte et danser ailleurs, s'ils
avaient mis à trop haut prix leurs chansons. Elles sont pourtant
bien belles et bien utiles. Ce sont ces chansonniers qui distin-
guent un peuple barbare et féroce d'un peuple civilisé et doux.
206 SALON DE 1707.
89. l'oiseau retrouvé1.
A droite, paysage, bout de roche, masse informe de pierres,
dont la cime est couverte de plantes et d'arbustes. Sur ce
massif, c'est une cuvette soutenue par des enfants debout, et
dont les eaux sont reçues dans un bassin. Au-devant du massif,
jeune homme s' avançant bêtement vers une vieille qui le regarde
et semble lui dire : « C'est l'oiseau de ma fille. » Au pied du
bassin, vers la gauche, cette fille est étendue à terre, la tête et
la partie supérieure du corps tournées vers le porteur d'oiseau,
et le bras droit appuyé sur sa cage ouverte. On voit à ses pieds
un mouton et un panier de fleurs. Tout cela est insignifiant.
Ces enfants sont beaucoup trop grands pour une scène aussi
puérile, si elle est réelle; si c'est une allégorie, elle est plate. La
fille paraît avoir vingt ans passés, le jeune homme dix-huit à
dix-neuf ans : scène froide et mauvaise, où la misère de l'idéal
n'est point rachetée par le faire.
90. LE MUSICIEN CHAMPÊTRE2.
Je m'établis sur la bordure, et je vais de la droite à la
gauche. Ce sont d'abord de grands rochers assez près de moi.
Je les laisse. Sur la saillie d'un de ces rochers, j'aperçois un
paysan assis, et un peu au-dessous de ce paysan, une paysanne
assise aussi. Ils regardent l'un et l'autre vers le même côté;
ils semblent écouter, et ils écoutent en effet un jeune musicien
qui joue, à quelque distance, d'une espèce de mandoline. Le
paysan, la paysanne et le musicien ont quelques moutons autour
d'eux. Je continue mon chemin; je quitte à, regret le musicien,
parce que j'aime la musique, et que celui-ci a un air d'enthou-
siasme qui attache. 11 s'ouvre une percée, d'où mon œil s'égare
dans le lointain. Si j'allais plus loin, j'entrerais dans un bocage;
mais je suis arrêté par une large mare d'eaux qui me font sor-
tir de la toile.
Cela est froid, sans couleur, sans effet. Tous ces tableaux
de Le Prince n'offrent qu'un mélange désagréable d'ocre et de
1. Tableau de 2 pieds de haut sur 1 pied 2 pouces de large.
2. Tableau de 2 pieds de haut sur 1 pied 2 pouces de large.
SALON DE 1767. 207
cuivre. On ne dira pas que l'éloge me coûte, car j'en vais faire
un très-étendu du petit musicien. La tète en est charmante,
d'un caractère particulier et d'une expression rare. C'est l'ingé-
nuité des champs fondue avec la verve du talent. Cette belle
tète est un peu portée en avant. Les cheveux blonds, frisés,
ramenés sur son front, y forment une espèce de bourrelet ébou-
riffé, comme les Anciens l'ont fait au soleil et à quelques-unes
de leurs statues. Pour moi, qui ne retiens d'une composition
musicale qu'un beau passage, qu'un trait de chant ou d'har-
monie qui m'a fait frissonner; d'un ouvrage de littérature,
qu'une belle idée, grande, noble, profonde, tendre, fine, déli-
cate ou forte et sublime, selon le genre et le sujet; d'un orateur,
qu'un beau mouvement; d'un historien, qu'un fait que je ne
réciterais pas sans que mes yeux s'humectent et que ma voix
s'entrecoupe ; et qui oublie tout le reste, parce que je cherche
moins des exemples à éviter que des modèles à suivre; parce
que je jouis plus d'une belle ligne, que je ne suis dégoûté par
deux mauvaises pages; que je ne lis que pour m'amuser ou
m'instruire; que je rapporte tout à la perfection de mon cœur
et de mon esprit; et que, soit que je parle, réfléchisse, lise,
écrive ou agisse, mon but unique est de devenir meilleur; je
pardonne à Le Prince tout sou barbouillage jaune, dont je n'ai
plus d'idée, en faveur de la belle tête de ce Musicien cham-
pêtre. Je jure qu'elle est fixée pour jamais dans mon imagina-
tion, à côté de celle de V Amitié de Falconet. Aussi cette tête
est-elle celle qu'un habile sculpteur se serait félicité d'avoir
donnée à un Hésiode, à un Orphée qui descendrait des monts
de Thrace la lyre à la main, à un Apollon réfugié chez Admète ;
car je persiste toujours à croire qu'il faut à la sculpture quel-
que chose de plus un, de plus pur, de plus rare, de plus ori-
ginal qu'à la peinture. Eu effet, parmi tant de figures qui font
si bien sur la toile, combien s'en rappelle-t-on qui puissent
soutenir le marbre? Mais dites-moi, mon ami, où trouve-t-on
ces caractères de tête-là? Quel est le travail de l'imagination
qui les produit? Où en est l'idée? Viennent-elles tout entières à
la fois, ou est-ce le résultat successif du tâtonnement et de plu-
sieurs traits isolés? Comment l'artiste juge-t-il; comment
jugeons-nous nous-même de leur convenance avec la chose?
Pourquoi nous étonnent-elles? Qu'est-ce qui fait dire à l'artiste:
208 SALON DE 17G7.
C'est cela? Entre tant de physionomies caractéristiques de la
colère, de la fureur, de la tendresse, de l'innocence, de la
frayeur, de la fermeté, de la grandeur, de la décence, des vices,
des vertus, des passions, en un mot, de toutes les affections de
l'âme, y en aurait-il quelques-unes qui les désigneraient d'une
manière plus évidente et plus forte? Dans ces dernières, y
aurait-il certains traits fins, subtils et cachés, faciles à sentir
quand on les a sous les yeux, infiniment difficiles à retenir
quand on ne les voit plus, impossibles à rendre par le discours;
ou serait-ce de ces physionomies rares et des traits spécifiques
et particuliers de ces physionomies, que seraient empruntées
ces imitations qui nous confondent et qui nous l'ont appeler les
poètes, les peintres, les -musiciens, les statuaires du nom d'in-
spirés? Qu'est-ce donc que l'inspiration? L'art de lever un pan
du voile et de montrer aux hommes un coin ignoré, ou plutôt
oublié du monde qu'ils habitent. L'inspiré est lui-même incer-
tain quelquefois si la chose qu'il annonce est une réalité ou une
chimère, si elle exista jamais hors de lui. Il est alors sur la der-
nière limite de l'énergie de la nature de l'homme, et à l'extré-
mité des ressources de l'art. Mais comment se fait-il que les
esprits les plus communs sentent ces élans du génie, et con-
çoivent subitement ce que j'ai tant de peine à rendre? L'homme
le plus sujet aux accès de l'inspiration pourrait lui-même ne
rien concevoir à ce que j'écris du travail de son esprit et de
l'effort de son âme, s'il était de sang-froid, j'entends; car si son
démon venait à le saisir subitement, peut-être trouverait-il les
mêmes pensées que moi, peut-être les mêmes expressions; il
dirait, pour ainsi dire, ce qu'il n'a jamais su; et c'est de ce
moment seulement qu'il commencerait à m'entendre. Malgré
l'impulsion qui me presse, je n'ose me suivre plus loin, de peur
de m'enivrer et de tomber dans des choses tout à fait inintelli-
gibles. Si vous avez quelque soin de la réputation de votre ami,
et que vous ne vouliez pas qu'on le prenne pour un fou, je
vous prie de ne pas confier cette page à tout le monde. C'est
pourtant une de ces pages du moment, qui tiennent à un cer-
tain tour de tête qu'on n'a qu'une fois.
SALON DE 1767. 209
91. UNE FILLE CHARGE UNE VIEILLE DE REMETTRE
UNE LETTRE.
92. UN JEUNE HOMME RÉCOMPENSE LE ZELE DE LA VIEILLE1.
Au premier, la jeune fille est assise à gauche sur des car-
reaux, et on la voit de face, selon l'usage de l'artiste, parfaite-
ment bien agencée, quoique extraordinairement chamarrée de
perles et d'autres parures; mise tout à fait de goût, mais froide
de visage. J'en dis autant de la vieille. Quant à l'action, elle est
tout à fait équivoque. Est-ce la vieille qui apporte une lettre,
ou à qui l'on donne une lettre à porter? Il n'y a que vous,
monsieur Le Prince, qui le sachiez; car ces deux femmes
tiennent la lettre, sans que je puisse deviner celle qui la lâchera.
L'action, le mouvement, l'air empressé de la vieille pour partir,
me l'auraient peut-être appris; mais cela n'y est pas. La jeune
fille m'aurait tiré de perplexité en tenant sa lettre cachetée
d'une main, et de l'autre faisant sa leçon à la vieille; mais cela
n'y était pas. Vous avez pris le moment équivoque et le moment
insipide. Et puis une tête de jeune fille est si belle à peindre!
une tête de vieille prête tant à l'art! pourquoi ne s'en être pas
occupé? Comme cela est faible et monotone! Si vous n'entendez
que les étoffes et l'ajustement, quittez l'Académie, et faites-vous
lille de boutique aux Traits galants 2, ou maître tailleur à l'Opéra.
A vous parler sans déguisement, tous vos grands tableaux de
cette année sont à faire, et toutes vos petites compositions ne
sont que de riches écrans, de précieux- éventails. On n'a d'autre
intérêt à les regarder que celui qu'on prend à l'accoutrement
bizarre d'un étranger qui passe dans la rue, ou qui se montre
pour la première fois au Palais-Royal ou aux Tuileries. Quelque
bien ajustées que soient vos figures, si elles l'étaient à la fran-
çaise, on les passerait avec dédain.
Au second, à droite et de face, le jeune homme assis, tenant
sur ses genoux la lettre déployée, et donnant de l'autre main
une pièce d'or à la vieille. Même richesse d'ajustement, même
platitude de têtes qui voudraient être peintes, etqui ne le sont pas.
Si un Tartare, un Cosaque, un Piusse voyaient cela, ils diraient
1. Deux petits ovales faisant pendant.
2. Enseigne d'un magasin de modes de la rue Saint-Honoré.
xi. 14
210 SALON DE 1707.
à l'artiste : Tu as pillé toutes nos garde-robes ; mais tu n'as pas
connu une de nos passions. Autre moment mal choisi. 11 me
semble que celui où le jeune homme lit la lettre, où il s'atten-
drit, où le cœur lui bat, où il retient la vieille parle bras, où
le trouble et la joie se confondent sur son visage, où la vieille,
qui s'y connaît, l'observe malignement, valait beaucoup mieux
à rendre. Monsieur Le Prince, vous êtes sans idées, sans finesse
et sans âme. Vous pouvez, M. La Grenée et vous, vous prendre
par la main. Est-ce ainsi qu'on trace les passions? Est-ce que
ces gens du Nord ont le cœur et les sens glacés ? J'avais entendu
dire que non. Il faul que l'artiste soit encore plus malade cette
année qu'il y a deux ans. Cela est d'une négligence, d'une mol-
lesse de pinceau, d'une paresse de tète qui l'ait pitié.
03. UNE JEUNE FILLE ENDORMIE, SURPRISE PAR SON PliRE
ET SA MÈRE1.
La jeune fille est couchée; sa gorge est découverte; elle a
des couleurs. Sa tête repose sur deux oreillers couverts d'une
peau de mouton. Il paraît que ses cuisses sont séparées. Elle a
le bras gauche dans ce lit et le bras droit sur la couverture,
qui se plisse beaucoup à la séparation des deux cuisses, et la
main posée où la couverture se plisse. Son vieux père et sa
vieille mère sont debout au pied du lit, tout à fait dans l'ombre;
le père plus sur le fond; il impose silence à la mère qui veut
parler. A droite, sur le devant, c'est un panier d'œufs renversés
et cassés. Sur cette inscription qu'on lit dans le livret, Une
Jeune fille endormie, .surprise par son père et sa mère, on
cherche des traces d'un amant qui s'échappe ou qui s'est
échappé, et l'on n'en trouve point. On regarde l'impression du
prie et de la mère pour en tirer quelque indice, et ils n'en
révèlent rien. On s'arrête donc sur la petite fille. Que fait-elle?
qu'a-l-elle fait? On n'en sait rien. Elle dort. Se repose-t-ellc
d'une fatigue voluptueuse? cela se peut. Le père et la mère,
appelés par quelques soupirs aussi involontaires qu'indiscrets,
reconnaîtraient-ils aux couleurs vives de leur fille, au mouve-
ment de sa gorge, au désordre de sa couche, à la mollesse d'un
1. Tableau de 2 pieds 2 pouces de haut sur 1 pied 10 pouces de large.
SALON DE 1767. 211
de ses bras, à la position de l'autre, qu'il ne faut pas différer à
la marier? cela est vraisemblable. Ce panier d'œufs renversés
et cassés est-il hiéroglyphique? Quoi qu'il en soit, la dormeuse
est sans grâce et sans intérêt. La peau de mouton sur laquelle
sa tête repose est parfaitement traitée; le désordre des oreillers
et des couvertures, on ne saurait mieux. Mais comment se fait-
il que cette fille et son lit soient si fortement éclairés et que
les ténèbres les plus épaisses obscurcissent tout le reste de la
composition? Lorsque Rembrandt oppose des clairs du plus
grand éclat à des noirs tout à fait noirs, il n'y a pas à s'y
tromper, on voit que c'est l'effet nécessaire d'un local particulier
et de choix. Mais ici la lumière est diffuse. D'où vient cette
lumière? Comment se répand-elle sur certains objets, et s'éteint-
elle sur les autres? Pourquoi n'en aperçoit-on pas le moindre
reflet? D'où naît cette division du jour et de la nuit telle que
dans la nature même, au cercle terminateur de l'ombre et de la
lumière, elle n'existe pas aussi tranchée? 11 faut d'aussi bons
yeux pour voir le fond et découvrir le père et la mère, qui sont
toutefois au pied du lit et sur le devant, que de pénétration
pour deviner le sujet qui les amène ! Monsieur Le Prince, vous
avez cherché un effet piquant ; mais il faut d'abord être vrai dans
son technique et clair dans sa composition. Encore une fois le
père et la mère auraient-ils eu quelque suspicion de la conduite
de leur fille? Seraient-ils venus à dessein de la surprendre avec
un amant? Reconnaîtraient-ils, au désordre de la couche, qu'ils
étaient arrivés trop tard? Le père espérerait-il s'y prendre mieux
une autre fois, et serait-ce là le motif du geste qu'il fait à sa
femme? Voilà ce qui me vient à l'esprit, parce que je ne suis
plus malin. Mais d'autres ont d'autres idées. Tous ces plis,
l'endroit où ils se pressent;... eh bien, ces plis, cet endroit, cette
main; après? est-ce qu'une fille de cet âge-là n'est pas maî-
tresse d'user dans son lit de toutes ses lumières secrètes sans
que ses parents doivent s'en inquiéter? Ce n'est donc pas cela.
Qu'est-ce donc? Voyez, monsieur Le Prince, quand on est obscur,
combien on fait imaginer et dire de sottises ! J'ai dit que la tête
de la fille était maussade ; mais cela n'empêche pas qu'elle ne
soit, ainsi que sa gorge, de très-bonne couleur. J'ai dit que le
père et la mère étaient dans l'ombre sans qu'on sût pourquoi;
mais cela n'empêche pas qu'ils ne soient moelleusement tou-
212 SALON DE 1767.
chés et que ce morceau, à tout prendre, ne l'emporte sur les
autres du même artiste. Il est certainement plus soigné, mieux
peint et plus fini.
94. AUTRE BONNE AVENTURE1.
On voit la retraite d'un Russe, Tartare ou autre ; à droite,
le Tartare debout a la main appuyée sur une massue hérissée de
pointes. Quel est ici l'usage de cette massue? Ce personnage
est silencieux, grave et tranquille. Il a une physionomie sau-
vage, fière et imposante; figure supérieurement ajustée; drape-
ries bien raides et bien lourdes ; grands et longs plis bien
droits, comme les affectent toutes les étoffes d'or et d'argent.
Sa femme, vue de profil, est assise, en allant vers la gauche.
C'est une assez jolie mine; elle a de l'ingénuité et de la finesse
avec des traits qui ne sont pas les nôtres. Elle regarde fixement
la diseuse de bonne aventure en qui pareillement la coiffure,
les draperies, les vêtements sont à merveille. Celle-ci tient la
main de la jeune femme. Elle lui parle; mais elle n'a point le
caractère faux et rusé de son métier. C'est une vieille comme
une autre. Sur le fond, entre ces deux femmes, deux esclaves
froides et pauvres. Vers l'angle gauche, une cassolette sur son
pied. Entre la femme et le mari, sur le fond, un bouclier, un
faisceau de flèches, un drapeau déployé, le tout faisant masse ou
trophée. Il ne manque à cette composition que des têtes qui
soient peintes. Les figures plates ressemblent à de belles et
riches images collées sur toile. C'est une faiblesse de pinceau,
un négligé, un manque d'effet qui désespèrent. C'est dommage,
car tout est naturellement ordonné; les personnages, le Tartare
surtout, bien posés; les objets bien distribués; la femme tartare,
en fourrure rouge, a les pieds posés sur un coussin.
95. LE CONCERT 2.
Composition charmante, certes, un des plus jolis tableaux
du Salon si les tètes étaient plus vigoureuses. Mais pourquoi la
\. Tableau de 2 pieds 2 pouces de haut sur 1 pied 10 pouces de large.
2. Tableau de 2 pieds 2 pouces de baut sur I pied 10 pouces de large. — Il y
a un Concert russe de Le Prince au musée d'Angers.
SALON DE 1767. 213
monotonie de ces têtes ? pourquoi ces visages si plats, si plats,
si faibles, si faibles, qu'à peine y remarque-t-on du relief? Est-
ce que, n'ayant plus la même nature sous les yeux, l'artiste n'a
pu se servir de la nôtre pour suppléer les passages et les tons?
C'est du reste une élégance, une richesse, une variété d'ajuste-
ments qui étonne. On voit à gauche, assis à terre, un esclave
qui frappe avec des baguettes une espèce de tympanon. Au-
dessus de lui, plus sur le fond, un autre musicien qui pince les
cordes d'une espèce de mandoline. Au centre du tableau, une
portion de buffet, un personnage qui écoute. Cet homme assu-
rément aime fort la musique *. Debout, le coude gauche posé
sur l'extrémité du même meuble, une femme; ah ! quelle
femme! qu'elle est molle, qu'elle est voluptueuse et molle!
qu'elle est belle ! qu'elle est naturelle et vraie de position ! c'est
une élégance, une grâce de la tète aux pieds, qui enchantent.
On ne se lasse point de la voir. Plus vers la gauche, à côté
d'elle, nonchalamment étendu sur un bout de sopha, son mari
ou son amant. Les maris de ce pays-Là ressemblent peut-être
mieux qu'ici à des amants. Il a le corps et les jambes jetés vers
l'extrémité gauche du tableau ; il est appuyé sur un de ses
coudes et la tête avancée vers les concertants. On lui voit de
l'attention et du plaisir. Les têtes sont ici mieux touchées, mais
non de manière à se soutenir contre le reste. Ces têtes plates,
monotones et faibles, au-dessus de ces étoffes riches et vigou-
reuses, vous blessent. Il faut que l'artiste éteigne ses étoffes ou
fortifie ses têtes. S'il prend le premier parti, la composition sera
d'accord et tout à fait mauvaise; s'il prend le second, il y aura
harmonie, unité et beauté. Monsieur La Grenée, venez, regardez
les draperies de Doyen, de Yien et de Le Prince; et vous conce-
vrez la différence d'une belle étoffe et d'une étoffe neuve : l'une
récrée la vue; l'éclat dur et cru de l'autre la fatigue. Un bel
exemple, pour les élèves, du secret de désaccorder toute une
composition, c'est ce rideau vert et dur que Le Prince a tendu
au côté gauche de la sienne. Encore un mot, mon ami, sur cette
femme charmante. Vous la rappelez-vous? Elle est svelte; elle
est ajustée à ravir; la tète en est on ne peut plus gracieuse et
1. Cet homme assurément n'aime pas la musique.
Molière, Amphitryon, act. I, se. n.
21 H SALON DE 1767.
bien coiffée; et sa gorge, entourée de perles, est d'un ragoût
infini.
06. LE CABACK, OU ESPÈCE DE GUINGUETTE
AUX ENVIRONS DE MOSCOU.
Je n'ai jamais pu le découvrir.
97. PORTRAIT D'UNE JEUNE FILEE QUITTANT LES JOUETS
DE l'eNFANCK POUR SE LIVRER A L'ÉTUDE.
Tableau médiocre, mais excellente leçon pour un enfant.
08. PORTRAIT D'UNE FEMME QUI RRODE AU TAMBOUR.
Dur, sec et mauvais. Ce chien est un morceau d'épongé fine
trempée dans du blanc grisâtre. 11 a couru après l'ancien faire
de Chardin. Eh! oui, il l'attrapera !
09. PORTRAIT D'UNE FILLE QUI VIENT DE RECEVOIR
UNE LETTRE ET UN BOUQUET.
Je vous avais prédit, monsieur Le Prince, que vous n'aviez
plus qu'un pas à faire pour tomber au pont Notre-Dame ; et
vous y voilà. Quand il faut peindre à pleines couleurs, colorier,
arrondir, faire des chairs, Le Prince n'y est plus.
De tout ce qui précède, que s'ensuit-il? Que le principal
mérite de Le Prince est de bien habiller. On ne peut lui refuser
cet éloge; il n'y a pas un de ses tableaux où il n'y ait une ou
deux, figures bien habillées. Mais il colorie mal; ses tons sont
bis, couleur de pain d'épice et de brique. Sa manière de peindre
n'est ni faite ni décidée. Son dessin n'est pas correct. Ses carac-
tères de tête ne sont pas intéressants. Il règne dans tous ses
tableaux une monotonie déplaisante. On en a vu vingt, et l'on
croit que c'est toujours le même. La partie de l'effet y est tout
à l'ait négligée. On les regarde froidement; on les quitte
comme on les regarde. Sa touche est lourde ; sa manière de
faire est pénible et heurtée. Dans ses paysages, les feuilles des
arbres sont pesantes, matérielles, et faites sans ragoût, sans
verve. Il n'y a pas, dans tout ce qu'il a exposé, une étincelle de
feu, bien moins un trait de verve.
SALON DE 1767. 215
Qu'est-ce que ses trois grands tableaux, faits pour la tapis-
serie? Rien, ou médiocre, et d'une insupportable monotonie.
L'ennui et le bâillement vous prenaient en approchant du grand
pan de muraille qu'ils couvraient. Je bâille encore d'y penser.
Il y régnait un effet, un ton de couleur si identique, que les
trois n'en faisaient qu'un.
Otez du tableau du Réveil des enfants ce petit enfant nu,
qui est à terre ; le reste est mauvais.
Même jugement de YOiseau retrouvé, du Musicien cham-
pêtre, de la Fille endormie, du portrait de la Dame qui brode,
de celui de la Demoiselle qui vient de recevoir une lettre.
Le Concert est le meilleur. Il y a une figure de femme
charmante, bien habillée, bien" ajustée, et d'un caractère de tête
attrayant. Morceau très-agréable, s'il y avait plus d'effet; car il
est bien composé, et le faire en est meilleur qu'aux autres.
Les figures de la Bonne Aventure sont bien habillées; mais
la couleur n'y est pas.
Même mérite et même défaut à la Fille qui remet une lettre
à la vieille, et son pendant.
Si cet artiste n'eût pas pris ses sujets dans des mœurs et
des coutumes, dont la manière de se vêtir, les habillements,
ont une noblesse que les nôtres n'ont pas, et sont aussi pitto-
resques que les nôtres sont gothiques et plats, son mérite
s'évanouirait. Substituez aux figures de Le Prince des Fran-
çais ajustés à la mode de leur pays; et vous verrez combien les
mêmes tableaux, exécutés de la même manière, perdront de
leur prix, n'étant plus soutenus par des détails, des accessoires
aussi favorables à l'artiste et à l'art. A la jolie petite femme du
Concert substituez une de nos élégantes avec ses rubans, ses
pompons, ses falbalas, sa coiffure; et vous verrez le bel effet
que cela produira, combien ce tableau deviendra pauvre et de
petite manière. Tout le charme, tout l'intérêt sera détruit; et
l'on daignera à peine s'y arrêter.
En effet, quoi de plus mesquin, de plus barbare, de plus
mauvais goût que notre accoutrement français, et les robes de
nos femmes? Dites-moi; que peut-on faire de beau, en intro-
duisant dans une composition des poupées fagotées comme cela!
Cela serait, d'un bel effet, surtout dans une composition tragique.
Comment leur donner la moindre noblesse, la moindre gran-
216 SALON DE 1767.
(leur! Au contraire, l'habillement clés Orientaux, des Asiatiques,
des Grecs, des Romains, développe le talent du peintre habile,
et augmente celui du peintre médiocre.
A la place de cette figure de Tartare qui est à la droite dans
le tableau de la Bonne Aventure, et qui est si richement, si
noblement vêtue, imaginez un de nos Cent-Suisses; et vous
sentirez tout le plat, tout le ridicule de ce dernier personnage.
Oh! que nous sommes petits et mesquins! Quelle différence
de ce bonnet triangulaire, noir, dont nous sommes affublés, au
turban des Turcs, au bonnet des Chinois!
Mettez à César, Alexandre, Caton, notre chapeau et notre
perruque; et vous vous tiendrez les côtes de rire; si vous donnez
au contraire l'habit grec ou romain à Louis XV, vous ne rirez
pas. Le ridicule ne vient donc pas du vice de costume. 11 est le
même de part et d'autre.
Il n'y a point de tableau de grand maître qu'on ne dégra-
dât, en habillant les personnages, en les coiffant à la française,
quelque bien peint, quelque bien composé qu'il fût d'ailleurs.
On dirait que de grands événements, de grandes actions ne
soient pas faits pour un peuple aussi bizarrement vêtu; et que
les hommes dont l'habit est si ginguet ne puissent avoir de
grands intérêts à démêler. Il ne fait bien qu'aux marionnettes.
Une diète de ces marionnettes-Là ferait à merveille la parade
d'une assemblée consulaire. On n'imaginerait jamais un grain
de cervelle dans toutes ces têtes-là. Pour moi, plus je les regar-
derais, plus je leur verrais de petites ficelles attachées au haut
de leurs têtes.
Faites-y attention, et vous prononcerez qu'un caractère de
tête fier, noble, pathétique et terrible, ne va point sous votre
perruque ou votre chapeau. Vous ne pouvez être que de petits
furibonds. Vous ne pouvez que jouer la gravité, la majesté.
Si nos peintres et nos sculpteurs étaient forcés désormais de
puiser leurs sujets dans l'histoire de France moderne; je dis
moderne, car les premiers Francs avaient conservé dans leur
manière de se vêtir quelque chose de la simplicité du vêtement
antique; la peinture et la sculpture s'en iraient bientôt en
décadence.
Imaginez, en un tas à vos pieds, toute la dépouille d'un
Européen, ces bas, ces souliers, cette culotte, cette veste, cet
SALON DE 1767. 217
habit, ce chapeau, ce col, ces jarretières, cette chemise; c'est
une friperie. La dépouille d'une femme serait une boutique
entière. L'habit de nature, c'est la peau; plus on s'éloigne de
ce vêtement, plus on pèche contre le goût. Les Grecs si uniment
vêtus ne pouvaient même souffrir leurs vêtements dans les
arts. Ce n'était pourtant qu'une ou deux pièces d'étoffes négli-
gemment jetées sur le corps.
Je vous le répète, il ne faudrait qu'assujettir la peinture et
la sculpture à notre costume pour perdre ces deux arts si
agréables, si intéressants, si utiles même à plusieurs égards,
surtout si on ne les emploie pas à tenir constamment sous les
yeux des peuples ou des actions déshonnêtes ou des atrocités
de fanatisme, qui ne peuvent servir qu'à corrompre les mœurs
ou embéguiner les hommes, à les empoisonner des plus dange-
reux préjugés.
Je voudrais bien savoir ce que les artistes à venir, dans
quelques milliers d'années, pourront faire de nous; surtout si
des érudits sans esprit et sans goût les réduisent à l'observation
rigoureuse de notre costume.
Le tableau de la Paix, de M. Halle, vient ici très-bien à
l'appui de ce que je dis. Ce tableau fait rire. C'est en grand
une assemblée de médecins et d'apothicaires, dignes du théâtre
lorsqu'on y joue le Médecin malgré lui. Mais transportez la
scène de Paris à Rome; de l'Hôtel de Ville au milieu du sénat.
A ces foutus sacs rouges, noirs, emperruqués, en bas de soie
bien tirés, bien roulés sur le genou, en rabats, en souliers à
talons, substituez-moi de graves personnages à longues barbes,
à tête, bras et jambes nus, à poitrines découvertes, en longues,
fluentes et larges robes consulaires. Donnez ensuite le même
sujet au même peintre, tout médiocre qu'il est; et vous jugerez
de l'intérêt et du parti qu'il en tirera; à condition pourtant
qu'il ferait descendre autrement sa Paix. Celte Paix aurait tout
aussi bien fait de rester où elle était, que de s'en venir d'un air
aussi maussade, aussi dépourvue de grâce qu'elle l'est dans ce
plat tableau, soit dit en passant et par apostille.
J'avais déjà effleuré quelque part cette question de nos
vêtements l ; mais il me restait sur le cœur quelque chose dont
1. Dans les Entreliens sur la Poésie dramatique; t. VII, p. 375.
218 SALON DE 1767.
il fallait absolument que je me soulageasse. Voilà qui est fait;
et vous pouvez compter que je n'y reviendrai plus que par occa-
sion. La belle figure que ferait le buste de MM. Trudaine, de
Saint-Florentin ou de Glermont, à côté de celui de Massinissa!
GUERIN.
100. plusieurs petits tableaux peints a l'iiuile,
en miniature, dont plusieurs d'après l'école
d'italie.
Peu de chose, jolies images, bien précieuses, jolis dessus
de tabatières; trop bien pour l'hôtel de Jaback, pas assez bien
pour l'Académie. Cependant, comme cela a été fait d'après beau,
le premier coup d'œil vous en plaît. L'elTet de l'ensemble, l'in-
térêt de l'action, la position, le caractère, l'expression des
figures, la distribution, les groupes, l'entente des lumières,
quelque chose même du dessin et de la couleur sont restés.
Mais arrêtez, entrez dans les détails; il n'y a plus ni (inesse,
ni pureté, ni correction; vous prenez Guerin par l'oreille, vous
le mettez à genoux, et vous lui faites faire amende honorable à
de grands maîtres si maltraités.
Pour le Bureau de loterie et d'autres morceaux de même
grandeur, et de l'invention de l'artiste, ils ne seront pas décrits;
non, de par Dieu! ils ne le seront pas; et vous entendez de
reste ce que cela veut dire.
Bon soir, mon ami; à la prochaine fois Robert. Celui-ci me
donnera de l'ouvrage; mais quand une fois j'en serai quitte,
les autres ne me tiendront guère. Vale ilerum, et patiens esto.
ROBERT1.
C'est une belle chose, mon ami, que les voyages; mais il
faut avoir perdu son père, sa mère, ses enfants, ses amis, ou
1. Hubert Robert, né à Paris en 1733, mort darrs la môme ville le 15 avril 1808,
avait été reçu académicien le 2G juillet 17GG, à son retour de Rome. Ses ouvrages
ont été graves par Saint-Non, Châtelain, Janinet, Léonard, Martini, Maugain, Le
Veau, etc. Il a lui-même gravé. 11 serait intéressant de retrouver les décors qu'il
avait peints pour le théâtre de Voltaire, à Ferney.
SALON DE 1767. 210
n'en avoir jamais eu, pour errer, par état, sur la surface du
globe. Que diriez- vous du propriétaire d'un palais immense,
qui emploierait toute sa vie à monter et à descendre des caves
aux greniers, des greniers aux caves, au lieu de s'asseoir tran-
quillement au centre de sa famille? C'est l'image du voyageur.
Cet homme est sans morale, ou il est tourmenté par une espèce
d'inquiétude naturelle qui le promène malgré lui. Avec un fond
d'inertie plus ou moins considérable, Nature, qui veille à notre
conservation, nous a donné une portion d'énergie qui nous sol-
licite sans cesse au mouvement et à l'action. Il est rare que ces
deux forces se tempèrent si également, qu'on ne prenne pas
trop de repos et qu'on ne se donne pas trop de fatigue.
L'homme périt engourdi de mollesse ou exténué de lassitude.
Au milieu des forêts l'animal s'éveille, poursuit sa proie,
l'atteint, la dévore et s'endort. Dans les villes où une partie des
hommes sont sacrifiés à pourvoir aux besoins des autres,
l'énergie qui reste à ceux-ci se jette sur différents objets. Je
cours après une idée, parce qu'un misérable court après un
lièvre pour moi. Si dans un individu il y a disette d'inertie et
surabondance d'énergie, l'être est saisi de violence comme par
le milieu du corps, et jeté par une force innée sous la ligne ou
sous l'un des pôles : c'est Anquetil1, qui s'en va jusqu'au fond
1. Anquetil du Perron (Abraham-Hyacinthe), né à Paris le 7 décembre 1731, et
mort le 17 janvier 1805 : le hasard lui fait découvrir, dans les bibliothèques publi-
ques, quelques feuilles calquées sur un manuscrit zend du Vendidad-Sadé, et il
forme le projet de parcourir l'Inde pour découvrir les livres sacrés des Parses. On
préparait, en 175i, au port de Lorient, une expédition pour cette contrée. Le jeune
Anquetil, sans fortune, sans ressources, ne peut obtenir son passage gratuit, et
s'embarque en qualité de soldat; il apprend le persan moderne, le sanscrit; il par-
court un espace de douze cents lieues dans les déserts brûlants, et arrive à pied
à Surate, où il trouve enfin les prêtres qui possédaient les livres qu'il cherchait.
Mais la loi leur défend de donner connaissance des livres sacrés aux hommes
d'une autre religion ; et ce n'est qu'à force de persévérance qu'il parvient à vaincre
les scrupules d'un Destour (prêtre parse) du Guzarate, qui lui enseigne le zend
et le pehlevy. Il étudie avec tant d'ardeur, qu'en 1759 il termine la traduction du
vocabulaire de ces langues, du Vendidad-Sadé, etc. ; et il revient à Paris le
4 mai 1702 avec cent quatre-vingts manuscrits. Il publie successivement le Zend-
Avesta, recueil des livres sacrés des Parses; la Législation orientale; des Recher-
ches historiques sur l'Inde; Ylnde en rapport avec l'Europe, etc.; et peu do temps
avant sa mort, il donne la traduction, du persan en latin, des Oupnek'hat ou
secrets qu'il ne faut point révéler.
Anquetil ne fut pas moins remarquable par son instruction que par l'austérité
de ses mœurs et par un désintéressement dont on connaît peu d'exemples. 11 refusa
220 SALON DE 1767.
de l'Indoustan, étudier la langue sacrée du Brame. Voilà le cerf
qu'il eût poursuivi jusqu'à extinction de chaleur, s'il fût resté
dans l'état de Nature. Nous ignorons la cause secrète de nos efforts
les plus héroïques. Celui-ci vous dira qu'il est consumé du désir
de connaître; qu'il s'éloigne de sa patrie par zèle pour elle; et
que, s'il s'est arraché des bras d'un père et d'une mère, et s'en
va parcourir, à travers mille périls, des contrées lointaines,
c'est pour en revenir chargé de leurs utiles dépouilles. N'en
croyez rien. Surabondance d'énergie qui le tourmente. Le sau-
vage Moncacht-Apé répondra au chef d'une nation étrangère
qui lui demande : « Qui es-tu? d'où viens-tu? que cherches-tu
avec tes cheveux courts? — Je viens de la nation des Loutres. Je
cherche de la raison , et je te visite afin que tu m'en donnes.
Mes cheveux sont courts, pour n'en être pas embarrassé; mais
mon cœur est bon. Je ne te demande pas des vivres, j'en ai pour
aller plus loin; et quand j'en manquerais, mon arc et mes
flèches m'en fourniraient plus qu'il ne m'en faut. Pendant le
froid, je fais comme l'ours qui se met à couvert; et l'été
j'imite l'aigle qui se promène pour satisfaire sa curiosité.
Est-ce qu'un homme qui est seul et qui marche le jour doit te
faire peur? » Mon cher Apé, tout ce que tu dis là est fort beau;
mais crois que tu vas, parce que tu ne peux pas rester. Tu
surabondes en énergie, et tu décores cette force secrète qui te
meut, tandis que tes camarades dorment étendus sur la terre,
en Angleterre 30,000 livres de sa traduction du Zend-Avesta, et, quoique dans
la plus grande détresse, il rejeta constamment les secours qui lui furent
offerts.
Dans une lettre qu'il écrivit de Paris aux brames pour les engager à traduire
en persan les anciens livres de l'Inde, il décrit ainsi sa manière de vivre : « Du
pain avec du fromage, le tout valant 4 sous de France ou le douzième d'une roupie,
et de l'eau de puits, voilà ma nourriture journalière. Je vis sans feu, môme en
hiver; je couche sans draps, sans lit de plumes; mon linge de corps n'est ni
changé, ni lessivé; je subsiste de mes travaux littéraires, sans revenu, sans traite-
ment, sans places; je n'ai n-i femmes, ni enfants, ni domestiques. Privé de biens,
iv'inpt aussi des liens de ce monde, seul, absolument libre, mais très-ami de tous
les hommes et surtout des gens de probité, dans cet état, faisant rude guerre à mes
sens, je triomphe dos attraits du monde, ou je les méprise. »
Anquctil fut nommé membre de l'Institut lors de sa réorganisation; mais il
donna bientôt sa démission en refusant de prêter serment aux Constitutions de
l'Empire. On assure qu'il refusa la décoration de la Légion d'honneur, alléguant
que tout chef de gouvernement se rend coupable en établissant des distinctions
sociales, et tout citoyen en y participant. (Br.)
SALON DE 1767. 221
du nom le plus noble que tu peux imaginer. Eh! oui, grand
Ghoiseul, vous veillez pour le bonheur de la patrie! Bercez-
vous bien de cette idée-là. Vous veillez, parce que vous ne sau-
riez dormir. Quelquefois cette cruelle énergie bout au fond du
cœur de l'homme , et l'homme s'ennuie jusqu'à ce qu'il ait
aperçu l'objet de sa passion ou de son goût. Quelquefois il erre
soucieux, inquiet, promenant ses regards autour de lui, saisis-
sant tout, renonçant à tout, prenant, quittant toutes sortes
d'instruments et de vêtements, jusqu'à ce qu'il ait rencontré
celui qu'il cherche, et que l'énergie naturelle et secrète ne lui
désigne pas, car elle est aveugle. Il y en a, et malheureusement
c'est le grand nombre, qu'elle élance sur tout, et qui n'ont,
d'ailleurs, aucune aptitude à rien. Ces derniers sont condamnés
à se mouvoir sans cesse sans avancer d'un pas. Il arrive aussi
qu'un malheur, la perte d'un ami, la mort d'une maîtresse,
coupent le fil qui tenait le ressort tendu. Alors l'être part, et va
tant que ses pieds le peuvent porter. Tout coin de la terre lui
est égal. S'il reste, il périt à la place. Quand l'énergie de
Nature se replie sur elle-même, l'être malheureux, mélanco-
lique, pleure, gémit, sanglote, pousse des cris par intervalle,
se dévore et se consume. Si, distraite par des motifs également
puissants, elle tire l'homme en deux sens contraires, l'homme
suit une ligne moyenne, sur laquelle il s'arme d'un pistolet ou
d'un poignard; une direction intermédiaire, qui le conduit la
tête la première au fond d'une rivière ou d'un précipice. Ainsi
finit la lutte d'un cœur indomptable et d'un esprit inflexible. 0
bienheureux mortels, inertes, imbéciles, engourdis! vous buvez,
vous mangez, vous dormez, vous vieillissez, et vous mourez sans
avoir joui, sans avoir souffert, sans qu'aucune secousse ait fait
osciller le poids qui vous pressait sur le sol où vous êtes nés.
On ne sait où est la sépulture de l'être énergique. La vôtre est
toujours sous vos pieds.
Mais à quoi bon, me direz-vous, cet écart sur les voyageurs
et les voyages? Quel rapport de ces idées, vraies ou fausses,
avec les ruines de Robert? Gomme ces ruines sont en grand
nombre, mon dessein était de les enchâsser dans un cadre qui
palliât la monotonie des descriptions, de les supposer existantes
en quelque contrée, en Italie, par exemple, et d'en faire un
supplément à M. l'abbé Richard. Pour cet effet, il fallait lire son
2-22 SALON DE 17 67.
Voyage d'Italie** Je l'ai lu sans pouvoir y glaner une misé-
rable ligne qui me servît. De dépit, j'ai dit : « Oh! la belle
chose que les voyages! » et clans l'indignation que je ressens
encore du petit esprit superstitieux de cet auteur, vous ine per-
mettrez, s'il vous plaît, d'ajouter : « Dom Richard, est-ce que
tu l'imagines que ce tas d'impertinences qui forment ta Mytho-
logie obtiendra des hommes une croyance éternelle? Si ton
livre passe, ce n'était pas la peine de l'écrire; s'il dure, ne
vois-tu pas que lu te traduis à la postérité comme un sot; et
lorsque le temps aura brisé les statues, détruit les peintures,
amoncelé les édifices dont tu m'entretiens, quelle confiance
l'avenir accordera-t-il aux récits d'une tête rétrécie et embé-
guinée des notions les plus ridicules? »
Tout ce que j'ai recueilli de l'abbé Richard, c'est que, le
pied hors du temple, l'homme religieux disparaît, et que
l'homme se retrouve plus vicieux dans la rue.
C'est qu'il y a, dans une certaine contrée, des marchands de
bonnes actions qui cèdent à des coquins ce qu'ils en ont de
trop pour quelques pièces d'argent qu'ils en reçoivent; espèce
de commerce fort extraordinaire.
C'est qu'en Savoie, où toute imposition est assise sur les
fonds, la population est telle, que tout le pays ne semble qu'une
grande ville.
C'est qu'ici2 un sénateur fait adopter, par autorité du sénat,
un fils naturel, qui succède au nom, aux armes, à la fortune, à
tous les privilèges de la légitimité, et peut devenir doge.
C'est qu'ailleurs3 on peut aller se choisir un héritier à
l'hôpital même des Enfants-Trouvés; c'est que les noms des
grandes familles s'y perpétuent par le sort qui assigne à un
enfant du Conservatoire toutes les prérogatives d'un sénateur
décédé sans héritier immédiat.
« Et Robert?
— Piano, di (jrazia) Robert viendra tout à l'heure. »
C'est qu'au milieu des plus sublimes modèles en tout genre,
1. Description histuri<iue et critique de l'Italie; Dijon, 17G(5, G vol. in-12; ou
Paris, 1770, 0 vol. in-12.
2. A Gênes. (D.)
:j. A Bologne. (D.)
SALON DE 1767. 223
la peinture et la sculpture tombent en Italie. On y fait de belles
copies, aucun bon ouvrage.
C'est que Le Quesnoy répondit à un amateur éclairé qui le
regardait travailler, et qui craignait qu'il ne gâtât son ouvrage
pour le vouloir plus parfait : « Vous avez raison, vous qui ne
voyez que la copie; mais j'ai aussi raison ', moi qui poursuis
l'original qui est dans ma tête. » Ce qui est tout voisin de ce
qu'on raconte de Phidias, qui, projetant un Jupiter, ne contem-
plait aucun objet naturel qui l'aurait placé au-dessous de son
sujet : il avait dans l'imagination quelque chose d'ultérieur à
Mature. Deux faits qui viennent à l'appui de ce que je vous
écrivais dans le préambule de ce Salon ; et passons à présent à
Robert, si vous le voulez.
Robert est un jeune artiste qui se montre pour la première
fois. Il revient d'Italie, d'où il a rapporté de la facilité et de la
couleur. Il a exposé un grand nombre de morceaux, entre les-
quels il y en a d'excellents, quelques-uns médiocres, presque
pas un mauvais. Je les distribuerai en trois classes : les tableaux,
les esquisses et les dessins.
TABLEAUX.
103. UN GRAND PAYSAGE DANS LE GOUT
DES CAMPAGNES D'iTALIE 2.
Je voudrais revoir ce morceau hors du Salon. Je soupçonne
les compositions des artistes de souffrir autant du côté du
mérite, par le voisinage et l'opposition des unes aux autres,
que du côté de leurs dimensions, par l'étendue du lieu où elles
sont exposées. Un tableau tel que celui-ci, d'une grandeur con-
sidérable, n'y paraît qu'une toile ordinaire. J'avais jeté hors du
Salon des ouvrages que j'ai retrouvés seuls, isolés, et pour les-
quels il m'a semblé que j'avais eu trop de dédain. La Tête de
Pompée présentée à César 3 était quelque chose sur le chevalet
de l'artiste ; rien sur la muraille du Louvre. Nos yeux fatigués
1. V. le Paradoxe sur le Comédien, t. VIII, p. 3GG.
2. De 8 pieds 9 pouces de large sur 7 pieds 7 pouces de haut.
3. Par La Grenue; v. ci-dessus, p. 08.
224 SALON DE 1767.
éblouis par tant de faires différents, sont-ils mauvais juges?
Quelque composition vigoureusement coloriée et d'un grand
effet nous servirait-elle de règle? Y rapporterions-nous toutes
les autres, qui deviendraient pauvres et mesquines par la com-
paraison avec ce modèle? Ce qu'il y a de certain, c'est que si
je vous disais que ce marmouset de César de La Grenée était
plus grand que nature, vous n'en croiriez rien. Mais pourquoi
l'étendue du lieu ne produit-elle pas le même elïet sur tous les
tableaux indistinctement? Pourquoi, tandis qu'il y en a de
grands que je trouve petits, y en a-t-il de petits que je trouve
grands? Pourquoi, dans telle esquisse qui n'est guère plus
grande que ma main, les figures prennent-elles six, sept, huit,
neuf pieds de hauteur, et dans telle ou telle composition,
même estimée, des figures qui ont réellement cette proportion,
la perdent-elles et se réduisent-elles de moitié? 11 faut cher-
cher l'explication de ce phénomène, ou dans les ligures mêmes,
ou dans le rapport de ces figures avec les êtres environnants.
Dans tout tableau, l'orteil du Satyre endormi se mesure. Il y a
le pâtre, il y a la paille, sous cette forme ou sous une autre1.
Allez voir l'Offrande à V Amour de Greuze, et vous me direz ce
que sa figure principale devient à côté des arbres énormes qui
l'environnent2.
Dans ce grand ou petit tableau de Robert, on voit à droile un
bout d'ancienne architecture ruinée. A la face de cette ruine, qui
regarde le côté gauche, dans une grande niche, l'artiste a placé
une statue. Du piédestal de cette statue coule une fontaine dont
un bassin reçoit les eaux. Autour de ce bassin il y a quelques
figures d'hommes et d'animaux. Un pont jeté du côté droit au
côté gauche de la scène, et coupant en deux toute la composi-
tion, laisse en devant un assez grand espace, et dans la pro-
1. Cette allusion sera expliquée dans les Miscellanea artistiques (article sur un
livre de W'ebb sur la peinture).
2. Diderot se trompe sans doute en attribuant ce tableau à Greuze. La Pre-
mière Offrande à l'Amour, dont il a rendu compta dans le Salon de 1761, est de
Carie Van Loo. (Br.) — 11 s'agit bien d'un tableau de Greuze sous le titre : Une
jeune fille qui fait sa "prière nu pied de l'autel de l'amour, qui a appartenu au duc
de Cboiseul, puis au pi i ucc de Conti, et qui a fait en dernier lieu partie de la galerie
du marquis d'Hertford; il a été gravi'' deux fois, dans la galerie du duc de Clioiseul
et par Macret. L'observation de Diderot s'y rapporte évidemment. Il fait les mêmes
reproches qu'ici dans le Salon de 1769. Nous avons, en nous reportant à ce juge-
ment, remplacé aussi les « autres énormes » par les « arbres. »
SALON DE 1767. 223
fondeur du tableau, an loin, un beaucoup plus grand encore.
On voit couler les eaux d'une rivière sous ce pont; elles s'éten-
dent en venant à vous. La rive de ces eaux, ces eaux, et le pont
forment trois plans bien distincts et un espace déjà fort vaste.
Sur ces eaux, à gauche, au-devant du pont, on aperçoit un
bateau. Le fond est une campagne où l'œil va se promener et
se perdre. Le côté gauche, au delà du bateau, est terminé par
quelques arbres.
La fabrique de la droite, la statue, le bassin, la rive, en un
mot toute cette moitié de la composition est bien de couleur
et d'effet. Le reste, pauvre, terne, gris, effacé, l'ouvrage d'un
écolier qui a mal fini ce que le maître avait bien commencé.
Mais pour sentir combien le tout est faible, on n'a qu'à jeter
l'œil sur un Vernet, ou plutôt cela n'est pas nécessaire. Ce n'est
pas une de ces productions équivoques qu'on ne puisse juger
que par un modèle de comparaison.
Le redoutable voisin que ce Vernet! Il fait souffrir tout ce
qu'il approche, et rien ne le blesse. C'est celui-là, monsieur
Robert, qui sait, avec un art infini, entremêler le mouvement et
le repos, le jour et les ténèbres, le silence et le bruit! Une
seule de ces qualités, fortement prononcée, dans une composi-
tion, nous arrête et nous touche. Quel ne doit donc pas être
l'effet de leur réunion et de leur contraste? Et puis, sa main
docile à la variété, à la rapidité de son imagination, vous
dérobe toujours la fatigue. Tout est vigoureux comme dans la
nature, et rien ne se nuit comme dans la nature. Jamais il ne
paraît qu'on ait sacrifié un objet pour en faire valoir un autre.
Il règne partout une âme, un esprit, un souffle dont on pour-
rait dire, comme Virgile ou Lucrèce, de l'œuvre entière de la
création :
Deum namque ire per omnes
Terrasque, tractusque maris, cœlumque profundum :
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarura,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas.
Scilicet hue reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia; nec morti esse locum.
Virgil. Georg. lib. IV, v. 220 et seq.
« C'est la présence d'un Dieu qui se fait sentir sur la surface de
la terre, au fond des mers, dans la vaste étendue des cieux ;
xi. 15
22G SALON DE 1707.
c'est de là que les hommes, les animaux, les troupeaux, les
bêtes féroces reçoivent l'élément subtil de la vie. Tout s'y
résout, tout en émane, et la mort n'a lieu nulle part. »
Tout ce que vous rencontrerez dans les poètes du dévelop-
pement du chaos et de la naissance du monde lui conviendra.
Dites de lui :
Spiritus intus alit, totamque infusa per artus
Mens agitât molem, et magne- se corpore miscet.
Vinr.ii.. Mneid. lib. VI, v. 726, 727.
« C'est un esprit qui vit au dedans, qui se répand dans toute la
masse, qui la meut, et s'unit au grand tout. »
Et l'on n'en rabattra pas un mot.
101. UN PONT SOUS LEQUEL ON DECOUVRE
LES CAMPAGNES DE SABINE, A QUARANTE LIEUES DE ROME.
LES RUINES DU FAMEUX PORTIQUE DU TEMPLE DE RALREC,
A IIÉLIOPOLIS '.
Imaginez, sur deux grandes arches cintrées, un pont de
bois, d'une hauteur et d'une longueur prodigieuses. Il touche
d'un bout à l'autre de la composition, et occupe la partie la plus
élevée de la scène. Brisez la rampe de ce pont dans son milieu,
et ne vous effrayez pas, si vous le pouvez, pour les voilures qui
passent dans cet endroit. Descendez de là. Regardez sous les
arches, et voyez dans le lointain, à une grande distance de ce
premier pont, un second pont de pierre qui coupe la profondeur
de l'espace en deux, laissant entre l'une et l'autre fabrique une
énorme dislance. Portez vos yeux au-dessus de ce second pont,
et dites-moi, si vous le savez, quelle est l'étendue que vous
découvrez. Je ne vous parlerai point de l'effet de ce tableau. Je
vous demanderai seulement sur quelle toile vous le croyez peint.
11 est sur une très-petite toile, sur une toile d'un pied dix
pouces de large, sur un pied cinq pouces de haut.
Au pendant, c'est à droite une colonnade ruinée; un peu
1. Deux tableaux d'environ 1 pied 10 pouces de large sur 1 pied 5 pouces de
haut.
SALON DE 1767. 227
plus vers la gauche, et sur le devant, un obélisque entier; puis
la porte d'un temple. Au delà de cette porte, une partie symé-
trique à la première. Au-devant de la ruine entière, un grand
escalier qui règne sur toute sa longueur, et d'où l'on descend
de la porte du temple au bas de la composition. Faible, faible;
de peu d'effet. Le précédent est l'ouvrage de l'imagination.
Celui-ci est une copie de l'art. Ici on n'est arrêté que par l'idée
de la puissance éclipsée des peuples qui ont élevé de pareils
édifices. Ce n'est pas de la magie du pinceau, c'est des ravages
du temps que l'on s'entretient.
10*2. RUINE D'UN ARC DE TRIOMPHE,
ET AUTRES MONUMENTS1.
L'effet de ces compositions, bonnes ou mauvaises, c'est de
vous laisser dans une douce mélancolie. Nous attachons nos
regards sur les débris d'un arc de triomphe, d'un portique,
d'une pyramide, d'un temple, d'un palais, et nous revenons sur
nous-mêmes. Nous anticipons sur les ravages du temps, et notre
imagination disperse sur la terre les édifices mêmes que nous
habitons. A l'instant, la solitude et le silence régnent autour de
nous. Nous restons seuls de toute une nation qui n'est plus ; et
voilà la première ligne de la poétique des ruines.
A droite, c'est une grande fabrique étroite, dans le massif
de laquelle on a pratiqué une niche, occupée de sa statue. Il
reste de chaque côté de la niche une^ colonne sans chapiteau.
Plus sur la gauche, et vers le devant, un soldat est étendu à
plat ventre sur des quartiers de pierre, la plante des pieds
tournée vers la fabrique de la droite, la tête vers la gauche,
d'où s'avance à lui un autre soldat, avec une femme qui porte
entre ses bras un petit enfant. On voit au delà, sur le fond,
des eaux; au delà des eaux, vers la gauche, entre des arbres
et du paysage, le sommet d'un dôme ruiné; plus loin, du même
côté, une arcade tombant de vétusté; près de cette arcade, une
colonne sur son piédestal ; autour de cette colonne, des masses
de pierres informes; sous l'arcade, un escalier qui con-
\ . Tableau de i pieds 2 pouces de haut sur 4 pieds 3 pouces de large ; devait
être placé dans les appartements de Bellevue.
228 SALON DE 1767.
duit vers la rive du lac; au delà, un lointain, une campagne;
au pied de l'arcade, une figure; plus sur le devant, au bord des
eaux, une autre figure. Je ne caractérise point ces figures, si peu
soignées qu'on ne sait ce que c'est, hommes ou femmes, moins
encore ce qu'elles font. Ce n'est pourtant pas à cette condition
qu'on anime les ruines. Monsieur Robert, soignez vos figures.
Faites-en moins, et faites-les mieux. Surtout, étudiez l'esprit
de ce genre de figures, car elles en ont un qui leur est propre.
Une figure de ruine n'est pas la figure d'un antre site.
106. GRANDE GALERIE ECLAIREE DU FOND1.
0 les belles, les sublimes ruines ! Quelle fermeté, et en
même temps quelle légèreté, sûreté, facilité de pinceau! Quel
effet! quelle grandeur! quelle noblesse! Qu'on me dise à qui
ces ruines appartiennent, afin que je les vole: le seul moyen
d'acquérir quand on est indigent. Hélas! elles font peut-être si
peu de bonheur au riche stupide qui les possède ; et elles me
rendraient si heureux! Propriétaire indolent! époux aveugle !
quel tort te fais-je, lorsque je m'approprie des charmes que tu
ignores ou que tu négliges ! Avec quel étonnement, quelle sur-
prise je regarde cette voûte brisée, les masses surimposées à
cette voûte ! Les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-
ils? que sont-ils devenus? Dans quelle énorme profondeur
obscure et muette mon œil va-t-il s'égarer? A quelle prodi-
gieuse distance est renvoyée la portion du ciel que j'aperçois à
cette ouverture! L'étonnante dégradation de lumière! comme
elle s'affaiblit en descendant du haut de cette voûte, sur la lon-
gueur de ces colonnes! comme ces ténèbres sont pressées par
le jour de l'entrée et le jour du fond ! on ne se lasse point de
regarder. Le temps s'arrête pour celui qui admire. Que j'ai peu
vécu ! que ma jeunesse a peu dure !
C'est une grande galerie voûtée et enrichie intérieurement
d'une colonnade qui règne de droite et de gauche. Vers le
milieu de sa profondeur, la voûte s'est brisée, et montre au-
dessus de sa fracture les débris d'un édifice surimposé. Cette
1. Tableau de i pieds 3 pouces de large sur 3 pieds 1 pouce de haut- apparte-
nait au prince de Couti.
SALON DE 1767. 229
longue et vaste fabrique reçoit encore la lumière par son ouver-
ture du fond. On voit à gauche, en dehors, une fontaine; au-
dessus de cette fontaine, une statue antique assise; au-dessous
du piédestal de cette statue, un bassin élevé sur un massif de
pierre; autour de ce bassin, au-devant de la galerie, dans les
entre-colonnements, une foule de petites figures, de petits
groupes, de petites scènes très-variées. On puise de l'eau, on
se repose, on se promène, on converse. Voilà bien du mouve-
ment et du bruit. Je vous en dirai mon avis ailleurs, monsieur
Robert; tout h l'heure. Vous êtes un habile homme. Vous excel-
lerez, vous excellez dans votre genre. Mais étudiez Vernet.
Apprenez de lui à dessiner, à peindre, h rendre vos figures
intéressantes ; et puisque vous vous êtes voué à la peinture
des ruines, sachez que ce genre a sa poétique. Vous l'ignorez
absolument. Cherchez-la. Vous avez le faire, mais l'idéal vous
manque. Ne sentez-vous pas qu'il y a trop de figures ici; qu'il
en faut effacer les trois quarts? 11 n'en faut réserver que celles
qui ajouteront à la solitude et au silence. Un seul homme, qui
aurait erré dans ces ténèbres, les bras croisés sur la poitrine et
la tête penchée, m'aurait affecté davantage. L'obscurité seule, la
majesté de l'édifice, la grandeur de la fabrique, l'étendue, la
tranquillité, le retentissement sourd de l'espace m'aurait fait
frémir. Je n'aurais jamais pu me défendre d'aller rêver sous
cette voûte, de m'asseoir entre ces colonnes, d'entrer dans votre
tableau. Mais il y a trop d'importuns. Je m'arrête. Je regarde.
J'admire et je passe. Monsieur Robert, vous ne savez pas
encore pourquoi les ruines font tant" de plaisir, indépendam-
ment de la variété des accidents qu'elles montrent ; et je vais
vous en dire ce qui m'en viendra sur-le-champ.
Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes.
Tout s'anéantit, tout périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui
reste. 11 n'y a que le temps qui dure. Qu'il est vieux ce monde !
Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les
yeux, les objets qui m'entourent m'annoncent une fin et me
résignent à celle qui m'attend. Qu'est-ce que mon existence
éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s'affaisse,
de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces
masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s'ébranlent? Je
vois le marbre des tombeaux tomber en poussière; et je ne veux
230 SALON DE 1767.
pas mourir! et j'envie un faible tissu de fibres et de chair, à
une loi générale qui s'exécute sur le bronze ! Un torrent
entraîne les nations les unes sur les autres au fond d'un abîme
commun; moi, moi seul, je prétends m'arrêter sur le bord et
fendre le flot qui coule à mes côtés!
Si le lieu d'une ruine est périlleux, je frémis. Si je m'y pro-
mets le secret et la sécurité, je suis plus libre, plus seul, plus
à moi, plus près de moi. C'est là que j'appelle mon ami. C'est
là que je regrette mon amie. C'est là que nous jouirons de nous,
sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux. C'est là
que je sonde mon cœur. C'est là que j'interroge le sien, que je
m'alarme et me rassure. De ce lieu, jusqu'aux habitants des
villes, jusqu'aux demeures du tumulte, au séjour de l'intérêt,
des passions, des vices, des crimes, des préjugés, des erreurs,
il y a loin.
Si mon âme est prévenue d'un sentiment tendre, je m'y
livrerai sans gêne. Si mon cœur est calme, je goûterai toute la
douceur de son repos.
Dans cet asile désert, solitaire et vaste, je n'entends rien ;
j'ai rompu avec tous les embarras de la vie. Personne ne me
presse et ne m'écoute. Je puis me parler tout haut, ni'aflligcr,
verser des larmes sans contrainte.
Sous ces arcades obscures, la pudeur serait moins forte
dans une femme honnête ; l'entreprise d'un amant tendre et
timide, plus vive et plus courageuse. Nous aimons, sans nous
en douter, tout ce qui nous livre à nos penchants, nous séduit
et excuse notre faiblesse.
« Je quitterai le fond de cet antre et j'y laisserai la
mémoire importune du moment, » dit une femme, et elle ajoute :
« Si l'on m'a trompée et que la mélancolie m'y ramène, je
m'abandonnerai à toute ma douleur. La solitude retentira de
ma plainte. Je déchirerai le silence et l'obscurité de mes cris,
et lorsque mon âme sera rassasiée d'amertumes, j'essuierai mes
larmes de mes mains, je reviendrai parmi les hommes et ils ne
soupçonneront pas que j'ai pleuré. »
Si je te perdais jamais, idole de mon âme ; si une mort
inopinée, un malheur imprévu te séparait de moi, c'est ici que
je voudrais qu'on déposât ta cendre et que je viendrais converser
avec ton ombre.
SALON DE 1767. 231
Si l'absence nous tient éloignés, j'y viendrai rechercher la
même ivresse qui avait si entièrement, si délicieusement disposé
de nos sens; mon cœur palpitera de rechef; je rechercherai, je
retrouverai l'égarement voluptueux. Tu y seras, jusqu'à ce que
la douce langueur, la douce lassitude du plaisir soit passée.
Alors je me relèverai; je m'en reviendrai; mais je n'en revien-
drai pas sans m'arrêter, sans retourner la tête, sans fixer mes
regards sur l'endroit où je fus heureux avec toi et sans toi. Sans
toi! je me trompe; tu y étais encore; et à mon retour, les
hommes verront ma joie; mais ils n'en devineront pas la cause.
Que fais-tu à présent? où es-tu? n'y a-t-il aucun antre, aucune
forêt, aucun lieu secret, écarté, où tu puisses porter tes pas
et perdre aussi ta mélancolie?
0 censeur, qui réside au fond de mon cœur, tu m'as suivi
jusqu'ici! Je cherchais à me distraire de ton reproche, et c'est
ici que je t'entends plus fortement. Fuyons ces lieux. Est-ce le
séjour de l'innocence? est-ce celui du remords? C'est l'un et
l'autre, selon l'âme qu'on y porte. Le méchant fuit la solitude ;
l'homme juste la cherche. Il est si bien avec lui-même!
Les productions des artistes sont regardées d'un œil bien
différent, et par celui qui connaît les passions, et par celui qui
les ignore. Elles ne disent rien à celui-ci. Que ne disent-elles
point à moi? L'un n'entrera point dans cette caverne que je
cherchais ; il s'écartera de cette forêt où je me plais à m'enfon-
cer. Qu'y ferait-il? il s'y ennuierait.
S'il me reste quelque chose à dire sur la poésie des ruines,
Robert m'y ramènera.
Le morceau dont il s'agit ici est le plus beau de ceux qu'il
a exposés. L'air y est épais ; la lumière chargée de la vapeur des
lieux frais et des corpuscules que des ténèbres visibles nous y
font discerner; et puis cela est d'un pinceau si doux, si moel-
leux, si sûr! C'est un effet merveilleux produit sans effort. On
ne songe pas à l'art. On admire, et c'est de .l'admiration même
que l'on accorde à la nature.
109. INTÉRIEUR D'UNE GALERIE RUINÉE1.
A droite une colonnade; debout sur les débris ou restes
i . Petit ovale.
232 SALON DE 1767.
d'une voûte brisée, un homme enveloppé dans son manteau;
sur une assise inférieure de la même fabrique, au pied de cet
homme, une femme courbée qui se repose. Au bas, à l'angle,
vers l'intérieur de la galerie, groupe de paysans et de paysan-
nes entre lesquelles une qui porte une cruche sur sa tète. Au-
devant de ce groupe, dont on n'aperçoit que les têtes, femme
qui ramène un cheval. Le reste des ligures de ce côté est mas-
qué par un grand piédestal qui soutient une statue. De ce pié-
destal sort une fontaine dont les eaux tombent dans un vaste
bassin. Vers les bords de ce bassin, sur le fond, femme avec une
cruche à la main, une corbeille de linges mouillés sur sa tête
et s'en allant vers une arcade qui s'ouvre sur la scène et
l'éclairé. Sous cette arcade, paysan monté sur sa bête et faisant
son chemin. En tournant de là vers la gauche, fabriques ruinées,
colonnes qui tombent de vétusté et grand pan de vieux mur.
Le côté droit étant éclairé par la lumière qui vient de dessous
l'arcade, on pense bien que le côté gauche est tout entier dans
la demi-teinte. Au pied du grand pan de vieux mur, sur le
devant, paysan assis à terre et se reposant sur la gerbe qu'il a
glanée; et puis des masses de pierres détachées et autres acces-
soires communs à ce genre.
Ce qu'il y a de remarquable dans ce morceau, c'est la vapeur
ondulante et chaude qu'on voit au haut de l'arcade; effet de la
lumière arrêtée, brisée, réfléchie par la concavité de la voûte.
PETITE, TRÈS-PETITE RUINE1.
A droite, le toit en pente d'un hangar adossé h une muraille.
Sous ce hangar couvert de paille, des tonneaux, les uns pleins
apparemment et couchés, d'autres vides et debout. Au-dessus
du toit, l'excédant du mur dégradé et couvert de plantes para-
sites. A l'extrémité à gauche, au haut de ce mur, un bout de
balustrade à pilastres ruinés. Sur ce bout de balustrade, un
pot de Heurs. Utenant à cette fabrique, une ouverture ou espèce
de porte dont la fermeture, faite de poutrelles assemblées à
claire-voie, à demi ouverte, fait angle droit en devant, avec le
côté de la fabrique qui lui sert d'appui. Au delà de cette porte,
1. Comprise sans doute dans le numéro collectif 112.
SALON DE 1767. 233
ne autre fabrique de pierre, en ruine. Par derrière celle-ci,
une troisième fabrique; sur le fond, un escalier qui conduit à
une vaste étendue d'eaux qui se répandent et qu'on aperçoit par
l'ouverture qui sépare les deux fabriques. A. gauche, une qua-
trième fabrique de pierre faisant face à celle de la droite et en
retour avec celles du fond. A la façade de cette dernière, une
mauvaise figure de saint dans sa niche; au bas de la niche, la
goulotte d'une fontaine dont les eaux sont reçues dans une
auge. Sur l'escalier de bois qui descend à la rivière, une femme
avec sa cruche. A l'auge, une autre femme qui lave. La partie
supérieure de la fabrique de la gauche est aussi dégradée et
revêtue de plantes parasites. L'artiste a encore décoré son extré-
mité supérieure d'un autre pot de fleurs. Au-dessous de ce pot
il a ouvert une fenêtre et fiché dans le mur, aux deux côtés de
cette fenêtre, des perches sur lesquelles il a mis des draps à
sécher. Tout à fait à gauche, la porte d'une maison ; au dedans
de la maison, les bras appuyés sur le bas de la porte, une femme
qui regarde ce qui se passe dans la rue.
Très-bon petit tableau; mais exemple de la difficulté de
décrire et d'entendre une description. Plus on détaille, plus
l'image qu'on présente à l'esprit des autres diffère de celle qui
est sur la toile. D'abord l'étendue que notre imagination donne
aux objets est toujours proportionnée à l'énumération des par-
ties. 11 y a un moyen sûr de faire prendre à celui qui nous
écoute un puceron pour un éléphant; il ne s'agit que de pousser
à l'excès l'anatomie circonstanciée de l'atome vivant. Une habi-
tude mécanique très-naturelle, surtout aux bons esprits, c'est
de chercher à mettre de la clarté dans leurs idées; en sorte
qu'ils exagèrent et que le point dans leur esprit est un peu
plus gros que le point décrit, sans quoi ils ne l'apercevraient
pas plus au dedans d'eux-mêmes qu'au dehors. Le détail, dans
une description, produit à peu près le même effet que la tritu-
ration. Un corps remplit dix fois, cent fois moins d'espace ou
de volume en masse qu'en molécules. M. de Réaumur ne s'en
est pas douté; mais faites-vous lire quelques pages de son
Traité des insectes, et vous y démêlerez le même ridicule qu'à
mes descriptions. Sur celle qui précède, il n'y a personne qui
n'accordât plusieurs pieds en carré à une petite ruine grande
comme la main. Je crois avoir déjà quelque part déduit de là
234 SALON DE 1767.
une expérience qui déterminerait la grandeur relative des
images dans la tête de deux artistes ou dans la tête d'un même
artiste en différents temps. Ce serait de leur ordonner le dessin
net et distinct, et le plus petit qu'ils pourraient, d'un objet
susceptible d'une description détaillée. Je crois que l'œil et
l'imagination ont à peu près le même champ, ou peut-être, au
contraire, que le champ de l'imagination est en raison inverse
du champ de l'œil. Quoi qu'il en soit, il est impossible que le
presbyte et le myope, qui voient si diversement en nature,
voient de la même manière dans leurs tètes. Les poètes, pro-
phètes et presbytes, sont sujets à voir les mouches comme des
éléphants; les philosophes, myopes, à réduire les éléphants à
des mouches. La poésie et la philosophie sont les deux bouts
de la lunette.
108. GRAND ESCALIER QUI CONDUIT A UN ANCIEN
PORTIQUE1.
Sur le fond et dans le lointain, à droite, une pyramide, puis
l'escalier. Au côté droit de l'escalier, à sa partie supérieure, un
obélisque; au bas, sur le devant, deux hommes poussant un
tronçon de colonne, que quatre chevaux n'ébranleraient pas :
absurdité palpable. Sur les degrés, une figure d'homme qui
monte; vers le milieu, une figure de femme qui descend; au
haut, un petit groupe d'hommes et de femmes qui conversent.
A gauche, une grande fabrique, une colonnade, un péristyle
dont la façade s'enfonce dans le tableau. Les detrrés de l'esca-
■s O
lier aboutissent à cette façade. La partie inférieure de cette
fabrique est en niches. Ces niches sont remplies de statues. Des
groupes de figures, qu'on a peine à discerner, sont répandus
dans les entre-colonnements de la partie supérieure. On y entre-
voit un homme enveloppé dans son manteau, assis, et les jambes
pendantes en dehors. Derrière lui, debout, quelques autres
personnages. Au bas d'une petite façade, en retour de cette
colonnade, l'artiste a étendu à terre un passager, qui se repose
parmi des fragments de colonnes.
C'est bien un morceau de Robert, et ce n'est pas un des
1. Tableau de 4 pieds de haut sur 2 pieds 9 pouces de large.
SALON DE 1767. 235
moins bons. Je n'ajouterai rien de plus; car il faudrait revenir
sur les mêmes éloges, qui vous fatigueraient autant à lire que
moi à les écrire. Souvenez-vous seulement que toutes ces
figures, tous ces groupes insignifiants, prouvent évidemment
que la poétique des ruines est encore à faire.
110. LA CASCADE TOMBANT ENTRE DEUX TERRASSES,
AU MILIEU D'UNE COLONNADE. UNE VUE DE LA
VIGNE-MADAME, A ROME.
L.v cascade. Morceau froid, sans verve, sans invention, sans
effet; mauvaises eaux tombant en nappes par les vides d'ar-
cades formées sur un plan circulaire ; et ces nappes si uniformes,
si égales, si symétriques, si compassées sur l'espace qui leur
est ouvert, qu'on dirait qu'ainsi que les espaces, elles ont été
assujetties aux règles de l'architecture. Quoi! monsieur Robert,
de bonne foi, vous les avez vues comme cela? Il n'y avait pas
une seule pierre disjointe qui variât le cours et la chute de ces
eaux? pas le moindre fétu qui l'embarrassât? Je n'en crois rien;
et puis on ne sait ce que c'est que vos figures. Au sortir des
arcades, les eaux sont reçues dans un grand bassin. Derrière
cette fabrique il y a des arbres. Qu'ils sont lourds ces arbres,
épais, négligés, inélégants, maussades! et d'un vert de vessie
plus cru!... Les feuilles ressemblent à des taches vertes dentelées
par les bords. C'est pis qu'aux paysages du pont ou de la com-
munauté de Saint-Luc. Ils ne servent qu'à faire sentir que ceux
que vous avez desséchés à la gauche de' votre composition sont
beaucoup mieux, ou ceux-ci à rendre les premiers plus mau-
vais; comme on voudra. Mais vous, mon ami, convenez qu'à la
manière dont je juge un artiste que j'aime, que j'estime, et qui
montre vraiment un grand talent, même dans ce morceau, on
peut compter sur mon impartialité.
la vigne-madame. Mauvais, selon moi... — Mais cela est
en nature. — Cela n'est point en nature. Les arbres, les eaux,
les rochers sont en nature; les ruines y sont plus que les bâti-
ments, mais n'y sont pas tout à fait; et quand elles y seraient,
faut-il rendre servilement la nature? S'il s'agissait d'un dessin à
placer dans l'ouvrage d'un voyageur, il n'y aurait pas le mot à
dire ; il faut alors une exactitude rigoureuse. Imaginez à gauche
236 SALON DE 1767.
une longue suite d'arcades qui s'en vont en s'enfonçant dans la
toile parallèlement au cote droit, et en diminuant de hauteur
selon les lois de la perspective. Imaginez à droite une autre
enfilade d'arcades qui s'en vont du côté gauche, sur le devant,
diminuant pareillement de hauteur; en sorte que ces deux enfi-
lades ont l'air de deux grands triangles rectangles posés sur
leurs moyens cotés: efïet le plus ingrat à l'œil; effet dont il
était si aisé de déranger la symétrie. Les premières arcades
sont éclairées, et forment la partie supérieure et le fond du
tableau. Les autres sont dans la demi-teinte, et forment la
partie inférieure et le devant. Celles-ci soutiennent une large
chaussée qui conduit en montant, le long des premières, jus-
qu'au sommet des arcades inférieures du devant. Sous ces
arcades inférieures, ce sont des laveuses, d'autres femmes occu-
pées, des enfants, du feu; au-devant, à gauche, du linge étendu
sur des cordes. Là, tout à fait sur le devant, des eaux qui vien-
nent de dessous les arcades. Au bord de ces eaux rassemblées,
sur une langue de terre à gauche, d'autres figures d'hommes,
de femmes, d'enfants, de pêcheurs. Au haut de la chaussée pra-
tiquée sur les arcades inférieures, quelques groupes. Tout à fait
sur le fond, à droite au delà des arcades, du paysage; des
arbres; et Dieu sait quels arbres? Il manque encore bien des
choses, et de technique, et d'idéal à cet artiste, pour être excel-
lent; mais il a de la couleur et de la couleur vraie; mais il a
le pinceau hardi, facile et sûr. Il ne tient qu'à lui d'acquérir le
reste. Je lui dirais en deux mots, sur la poésie de son genre :
monsieur Robert, souvent on reste en admiration à l'entrée de
vos ruines; faites ou qu'on s'en éloigne avec effroi, ou qu'on s'y
promène avec plaisir.
107. LA COUR DU PALAIS ROMAIN, QU'ON INONDE DANS
LES GRANDES CHALEURS, POUR DONNER DE LA FRAl-
CHEUR AUX GALERIES QUI L'EN V 1 R ONN ENT ' .
On voit, par l'ouverture des arcades, les galeries tourner
autour de la cour du palais, que l'artiste a peinte inondée. Il
n'y a ici ni figures ni accessoires poétiques. C'est le bâtiment
1. Tableau de 4 pieds 3 pouces de large sur 3 pieds 1 pouce de haut.
SALON DE 1767. 237
pur et simple. On ne peut se tirer avec succès d'un pareil sujet
que par la magie de la peinture. Aussi Robert l'a-t-il fait. Son
tableau est très-beau et de très-grand effet. Le dessous des gale-
ries est très-vaporeux. Si j'osais hasarder une observation, je
dirais que la partie inférieure des voûtes, à gauche sur le devant,
m'a paru seulement un peu trop obscure, trop noire. J'y aurais
désiré quelque faible lueur d'une lumière réfléchie par les eaux
qui couvrent la cour. Mais c'est, comme on porte sa main sur
les vases sacrés, que j'aventure cette critique, en tremblant. A
une autre heure du jour, à une autre lumière, dans une autre
exposition, peut-être ferais-je amende honorable au peintre.
101. PORT DE ROME, ORNE DE DIFFERENTS MONUMENTS
D'ARCHITECTURE ANTIQUE ET MODERNE1.
C'est le morceau de réception de l'artiste, et une belle
chose. C'est un Yernet pour le faire et pour la couleur. Que
n'est-il encore un Yernet pour les figures et le ciel ! Les fabri-
ques sont de la touche la plus vraie; la couleur de chaque objet
est ce qu'elle doit être, soit réelle, soit locale. Les eaux ont de
la transparence. Toute la composition vous charme.
On voit, au centre du tableau, Ja rotonde isolée; de droite
et de gauche, sur le fond, des portions de palais; au-dessous
de ces palais, deux immenses escaliers qui conduisent à une
large esplanade pratiquée au devant de la rotonde, et de là à
un second terre-plein pratiqué au-dessous de l'esplanade.
L'esplanade prend dans son milieu une forme circulaire;
elle règne sur toute la largeur du tableau. Il en est de même
du terre-plein, au-dessous d'elle. Le terre-plein est fermé par
des bornes enchaînées. Au bas de la partie circulaire de l'es-
planade, au niveau du terre-plein, il y a une espèce d'enfonce-
ment ou de grotte. Du terre-plein on descend par quelques
marches à la mer ou au port, dont la forme est un carré oblong.
Les deux côtés longs de cet espace forment les deux grèves du
port, qui s'étendent depuis le bas des deux grands escaliers jus-
qu'au bord de la toile. Ces grèves sont comme deux grands parai -
1. Tableau de 4 pieds 7 pouces de large sur 3 pieds 2 pouces de haut. — Est
au Louvre sous le n" 484. Gravé dans Y Histoire des Peintres.
238 SALON DE 1767.
lélogrammes. On y voit des commerçants debout, assis, des bal-
lots, des marchandises. A gauche, il y a, parallèlement au côté
de la grève et du port, une façade de palais. Ce n'est pas tout;
l'artiste a élevé, à chaque extrémité de l'esplanade, deux grands
obélisques. On voit aussi ramper circulairement, contre la face
extérieure de cette esplanade, un petit escalier étroit, dont les
marches, contiguës aux marches du grand escalier, sont beau-
coup plus élevées, et forment un parapet singulier pour les
allants et les venants, qui peuvent descendre et remonter sans
gêner la liberté des grands escaliers.
Ce morceau est très-beau ; il est plein de grandeur et de
majesté; on l'admire, mais on n'en est pas plus ému; il ne fait
point rêver; ce n'est qu'une vue rare où tout est grand, mais
symétrique. Supposez un plan vertical qui coupe par leur milieu
la rotonde et le port, les deux portions qui seront de droite et
de gauche de ce plan montreront les mêmes objets répétés. Il
y a plus de poésie, plus d'accidents, je ne dis pas dans une
chaumière, mais dans un seul arbre qui a souffert des années et
des saisons, que dans toute la façade d'un palais. 11 faut ruiner
un palais pour en faire un objet d'intérêt. Tant il est vrai que,
quel que soit le faire, point de vraie beauté sans l'idéal. La
beauté de l'idéal frappe tous les hommes; la beauté du faire
n'arrête que le connaisseur. Si elle le fait rêver, c'est sur l'art
et l'artiste, et non sur la chose. Il reste toujours hors de la
scène; il n'y entre jamais. La véritable éloquence est celle qu'on
oublie. Si je m'aperçois que vous êtes éloquent, vous ne l'êtes
pas assez. Il y a entre le mérite du faire et le mérite de l'idéal,
la différence de ce qui attache les yeux et de ce qui attache l'âme.
105. ÉCURIE ET MAGASIN A FOIN, TEINTS
D'APRÈS NATURE, A ROME1.
Il est presque impossible de faire concevoir cette composi-
tion, et tout aussi malaisé d'en transmettre l'impression.
A gauche, c'est une voûte éclairée dans sa partie supérieure,
par une lumière qui vient d'arcades soutenues sur des colonnes
et chapiteaux corinthiens.
1. Tableau de 2 pieds 2 pouces de haut sur 1 pied 3 pouces de large.
SALON DE 1767. 239
La hauteur de cette voûte est coupée en deux; l'une éclai-
rée et l'autre obscure.
La partie éclairée et supérieure est un grenier à foin, sur
lequel on voit force bottes de paille et de foin, avec déjeunes
paysans et déjeunes paysannes occupés à les ranger. Par der-
rière ces travailleurs, des fourches, une échelle renversée, et
autres instruments, moitié enfoncés, moitié sortant de la paille
et du foin. Une autre échelle dressée porte, par son pied, sur
le devant du grenier, et par son extrémité supérieure, contre
une poutre qui fait la corde de l'arc de la voûte. A cette poutre
ou linteau, il y a une poulie avec sa corde et son crochet à
monter la paille et le foin.
C'est donc toute la partie concave de l'édifice qui forme le
grenier à foin ; et c'est le reste qui forme l'écurie.
L'écurie, ou toute la portion de l'édifice, depuis le linteau
qui forme la corde de l'arc de la voûte jusqu'au rez-de-chaussée,
est obscure, ou dans la demi-teinte.
11 y a, au côté droit, une forte fabrique de charpente à
claire-voie. C'est une espèce de fermeture commune à l'écurie
et à une partie du grenier à foin. Celte fermeture est entr'ou-
verte.
À droite, du côté où la fermeture s'entr'ouvre, en dehors,
un peu en deçà sur le devant, on voit deux paysans avec leurs
chiens. Ils reviennent des champs. Un de leurs bœufs est tombé
de lassitude. La charrue qui le masque n'en laisse voir que la
tête et les cornes.
Dans l'écurie, les objets communs -d'un pareil local, jetés
pêle-mêle, très-pittoresquement; dégradation de lumière si
parfaite; obscurité où tout se sépare, se discerne, se fait valoir.
Ce n'est pas le jour, c'est la nuit qui circule entre les choses. Il
y a, à l'entrée de l'écurie, deux chevaux de selle, avec un pale-
frenier.
Plus vers la gauche, c'est une voiture, attelée d'un cheval,
chargée de nouvelles bottes de paille ou de foin, et couverte
d'une grande toile. A côté de la voiture, son conducteur.
Une autre fabrique, faisant angle en retour avec la précé-
dente, montre une seconde arcade, seulement fermée par en bas
par un fort assemblage de charpente à claire-voie. Au dedans
de cette arcade, assez de lumière pour discerner de grandes
^0 SALON DE 1767.
ruines. On découvre, au mur latéral gauche, une statue colos-
sale dans une niche. Proche du pied-droit de cette arcade, à
terre, tout à fait à gauche, sur le devant, autour d'une paysanne
accroupie, l'artiste a dispersé des paniers, des cruches, une
cage à poulets.
Voilà un tableau du faire le plus facile et le plus vrai. C'est
une variété infinie d'objets pittoresques, sans confusion; c'est
une harmonie qui enchante; c'est une mélange sublime de
grandeur, d'opulence et de pauvreté; les objets agrestes de la
chaumière entre les débris d'un palais! le temple de Jupiter,
la demeure d'Auguste, transformée en écurie, en grenier à foin !
L'endroit où l'on décidait du sort des nations et des rois, où
des courtisans venaient en tremblant étudier le visage de leur
maître, où trois brigands, peut-être, échangèrent entre eux les
têtes de leurs amis, de leur père de leur mère, contre les têtes
de leurs ennemis, qu'est-ce à présent? Une auberge de cam-
pagne, une ferme.
Quantum est in rébus inane!
A. Persii Flacci. Sat. I, v. I.
Ce morceau est, ou je suis bien trompé, un des meilleurs
de l'artiste. La lumière du grenier à foin est ménagée de
manière à ne point trancher avec l'obscurité forte de l'écurie;
et l'arcade latérale n'est ni aussi éclairée que le grenier, ni
aussi sombre que le reste. 11 y a un grand art, une merveilleuse
intelligence de clair-obscur. Mais ce qui achève de confondre,
c'est d'apprendre que ce tableau a été l'ait en une demi-journée.
Regardez bien cela, monsieur Machy ; ei brisez vos pinceaux.
Un jour que je considérais ce tableau, la lumière du soleil
couchant venant à l'éclairer subitement par derrière, je vis
toute la partie supérieure du grenier à foin teinte de feu; effet
très-piquant, que l'artiste aurait certainement essayé d'imiter,
s'il en avait dé témoin. C'était comme le reflet d'un grand
incendie voisin, dont tout l'édifice étail menacé, .le dois ajouter
que cette lueur rougeàtre se mêlait si parfaitement avec les
lumières, les ombres et les objets du tableau, que je demeurai
persuadé qu'elle en était, jusqu'à ce que, le soleil venant à des-
cendre sous l'horizon, L'effet disparût.
SALON DE 1767. 2^1
10 II. CUISINE ITALIENNE1.
C'est une observation assez générale, qu'on devient rare-
ment grand écrivain, grand littérateur, homme d'un grand goût,
sans avoir fait connaissance étroite avec les Anciens. Il y a dans
Homère et Moïse une simplicité, dont il faut peut-être dire ce
que Gicéron disait du retour de Régulus à Garthage : Laus tcm-
porum, non hominis. G'est plus l'effet encore des mœurs que
du génie. Des peuples avec ces usages, ces vêtements, ces céré-
monies, ces lois, ces coutumes, ne pouvaient guère avoir un
autre ton. Mais il y est, ce ton qu'on n'imagine pas; et il faut
l'aller puiser là, pour le transporter à nos temps, qui, très-
corrompus, ou plutôt très-maniérés, n'en aiment pas moins la
simplicité. 11 faut parler des choses modernes à l'antique.
Pareillement, il est rare qu'un artiste excelle, sans avoir vu
l'Italie; et une observation qui n'est guère moins générale que
la première, c'est que les plus belles compositions des peintres,
les plus rares morceaux des statuaires, les plus simples, les
mieux dessinés, du plus beau caractère, de la couleur la plus
vigoureuse et la plus sévère, ont été faits à Rome, ou au retour
de Rome.
Prétendre, avec quelques-uns, que c'est l'influence d'un plus
beau ciel, d'une plus belle lumière, d'une plus belle nature,
c'est oublier que ce que je dis, c'est en général, sans en excepter
les bambochades, des tableaux de nuit et des temps de brouil-
lards et d'orages.
Le phénomène s'explique beaucoup mieux, ce me semble,
par l'inspiration des grands modèles, toujours présents en
Italie. Là, quelque part que vous alliez, vous trouvez sur votre
chemin Michel-Ange, Raphaël, le Guide, le Titien, le Corrége,
le Dominiquin, ou quelqu'un de la familles des Carraches.
Voilà les maîtres, dont on reçoit des leçons continuelles; et ce
sont de grands maîtres. Le Brun perdit sa couleur en moins de
trois ans. Peut-être faudrait-il exiger des jeunes artistes un
plus long séjour à Rome, afin de donner le temps au bon goût
de se fixer à demeure. La langue d'un enfant, qui fait un voyage
de province, se corrompt au bout de quelques semaines. Vol-
I. Tableau de 2 pieds 1 pouce de large sur 15 pouces de haut.
xi. 16
2Z|2 SALON DE 17G7.
taire, relégué sur les bords du lac de Genève, y conserve toute
la pureté, toute la force, toute l'élégance, toute la délicatesse
de la sienne. Précautionnons donc nos artistes par un long
séjour, par une habitude si invétérée, qu'ils ne puissent s'en
départir contre l'absence des grands modèles, la privation des
grands monuments, l'influence de nos petits usages, du nos
petites mœurs, de nos petits mannequins nationaux. Si tout
concourt à perfectionner, tout concourt à corrompre. Watt eau
fit bien de rester à Paris. Yernet ferait bien d'habiter les bords
de la mer; Lontherbourg de fréquenter les campagnes. Mais
que Boucher et Baudouin son gendre ne quittent point le quar-
tier du Palais-Royal. Je serai bien surpris, si les ruines pro-
chaines de Robert conservent le même caractère. Ce Boucher,
que je viens de renfermer dans nos ruelles et chez les courti-
sanes, a fait, au retour de Rome, des tableaux qu'il faut voir,
ainsi que les dessins qu'il a composés, lorsqu'il est revenu, de
caprice, à son premier style, qu'il a pris en dédain... Et tout cela
à la porte d'une cuisine.
Entrons dans cette cuisine; mais laissons d'abord monter
ou descendre cette servante qui nous tourne le dos, et faisons
place à ce bambin qui la suit avec peine; car ces degrés, de
grosses pierres brutes, sont bien hauts pour lui. S'il tombe,
voilà à sa gauche une petite barricade de bois qui sert de
rampe, et qui l'empêchera de se blesser. Du bas de cette porte,
je vois que cet endroit est carré, et que, pour en montrer
l'intérieur, on a abattu le mur de la gauche. Je marche sur les
débris de ce mur, et j'avance. Il vient, de l'entrée par laquelle
nous sommes descendus, un jour faible qui éclaire quelque
pièce adjacente. Tout ce côté, à cela près, est dans la demi-
teinte. Au-dessus de cette entrée, il y a un bout de planche
soutenu par des goussets, et sur cette planche des pots ventrus
de différente capacité. Le reste de ce mur est nu. Au milieu de
celui du fond, c'est la cheminée. Au côté droit de la cheminée,
une espèce de banquette ou de coussin sert d'appui à deux
enfants grandelets couchés sur le ventre, les coudes posés sur
le coussin, le dos tourné au spectateur, le visage au foyer, et
les pieds de l'un posés sur la dernière marche de l'entrée. On a
dressé contre l'extrémité gauche de la banquette ou du coussin
quelques ustensiles de cuisine. Trois marmites de terre de dif—
SALON DE 1767. 2/|3
férentes grandeurs sont au fond de l'âtre. La plus grande,
bouchée de son couvercle, soutenue sur un trépied, occupe
l'angle gauche. C'est sous celle-ci que le gros brasier est ramassé.
Les deux autres sont sur des cendres, et chauffent plus douce-
ment. Proche du même coin de la cheminée, assise sur un bil-
lot, la vieille cuisinière est devant son feu. Il y a, entre elle et
le mur du fond, un enfant debout. La hotte ou le manteau de
la cheminée fait saillie sur le mur. 11 fume dans cette cuisine;
cela est du moins à présumer à une grande couverture de laine
jetée sur le rebord de la cheminée. Cette couverture, relevée
vers la gauche, laisse de ce côté tout le fond de l'âtre décou-
vert, et pend vers la droite. C'est un chandelier de cuivre garni
de sa chandelle, avec une théière qui l'arrête sur le bord de la
cheminée, au milieu de laquelle il y a un petit miroir; et aux
pieds de la cuisinière, sur le devant, entre elle et les enfants
qui se chauffent, on voit un plat de terre, avec des raves1 éplu-
chées et rangées tout autour du plat. Au mur du fond, à
gauche, à côté de la cheminée, à une assez grande hauteur,
un enfoncement cintré, formant armoire, serre ou garde-man-
ger, renferme des vaisseaux, des pots, du linge, des serviettes,
dont un bout est pendant en dehors. Derrière la cuisine, sur le
devant, un grand chien debout, maigre, hargneux, le nez
presque en terre, de mauvaise humeur, la tête tournée et les
yeux attachés vers l'angle antérieur du mur de la gauche, est
tenté de chercher querelle k un chat dressé sur ses deux pattes
appuyées contre les bords d'un cuvier à anses percées, où l'animal
cherche s'il n'y a rien à escamoter. Ce mur latéral gauche est
ouvert proche du fond d'une grande porte ou fenêtre très-éclai-
rée. C'est de là que la cuisine tire son jour. On a pratiqué au
haut de cette porte une espèce de petite fenêtre vitrée.
L'effet général de ce petit tableau est charmant. Je me suis
complu aie décrire, parce que je me complaisais à me le rap-
peler. La lumière y est distribuée d'une manière tout à fait
piquante. Tout y est presque dans la demi-teinte, rien dans
les ténèbres. On y discerne sans fatigue les objets, même le
1. Naigeon et ses successeurs ont imprimé « saveurs »; nous ne nous croyons
pas trop hardi en proposant la correction « raves. » Il faudrait voir le tableau ; mais
où est-il?
2hk SALON DE 1767.
chat et le cuvier, qui, placés à l'angle antérieur du mur latéral
gauche, sont au lieu le plus opposé à la lumière, le plus éloi-
gné d'elle, et le plus sombre. Le jour fort qui vient de l'ouver-
ture faite au même mur frappe le chien, le pavé, le dos de la
cuisinière, l'enfant qui est debout proche d'elle, et la partie
voisine de la cheminée. Mais le soleil étant encore assez élevé
sur l'horizon, ce que l'on reconnaît à l'angle de ses rayons avec
le pavé, tout en éclairant vivement la sphère d'objets compris
dans la masse de sa lumière, laisse le reste dans une obscurité
qui s'accroît à proportion de la distance de ce foyer lumineux.
Cette pyramide de lumière, qui se discerne si bien dans tous
les lieux qui ne sont éclairés que par elle, et qui semble com-
prise entre des ténèbres en-deçà et au-delà d'elle, est supé-
rieurement imitée. On est dans l'ombre; on voit tout ombre
autour de soi; puis l'œil, rencontrant la pyramide lumineuse où
il discerne une infinité de corpuscules agités en tourbillons, la
traverse, rentre dans l'ombre, et retrouve des corps ombrés.
Comment cela se fait-il? car enfin la lumière n'est pas suspen-
due entre la toile et moi. Si elle tient à la toile, pourquoi cette
toile n'est-elle pas éclairée? Cette vieille cuisinière est tout à fait
ragoûtante d'elïet, de position et de vêtement. La lumière est
large sur son dos. La servante, que nous avons trouvée sur les
degrés de l'entrée, est on ne saurait plus naturelle et plus vrai ;
c'est une des figures de ces anciens petits tableaux de Chardin.
Ce grand chien n'est pas ami de la cuisinière; car il est
maigre. Tout est doux, facile, harmonieux, chaud et vigoureux
dans ce tableau, que l'artiste paraît avoir exécuté en se jouani.
11 a supposé le mur antérieur abattu, sans user de cette ouver-
ture pour éclairer. Ainsi, tout le devant de sa composition est
dans la demi-teinte. Il n'y a d'éclairé que l'espace étroit exposé
à la porte percée vers le fond, à l'angle intérieur du mur laté-
ral gauche. Ce morceau n'est pas fait pour arrêter le commun
des spectateurs. Il faut à l'œil vulgaire quelque chose de plus
fort et de plus ressenti. Ceci n'arrête que l'homme sensible au
vrai talent; et l'esclave d'Horace mériterait les étrivières,
lorsqu'il dit à son maître :
Vel cum Pausiaca torpes, insane, tabella,
Qui peccas minus atque ego, cum Fulvi, Rutubacque,
SALON DE 1767. 245
Aut Placidejani, contento poplite miror
Praelia, rubrica picta, aut carbone...
Horat. Sermon, lib. II, Sut. VII, v. 05, et scq.
« Lorsqu'un tableau de Pausias vous tient immobile et stu-
pide d'admiration, êtes-vous moins insensé que Dave, arrêté
de surprise devant une enseigne barbouillée de sanguine ou de
charbon, la lutte et le jarret tendu de Fulvius, de Rutuba ou de
Placidejanus? »
Son maître peut lui répondre : « Sot, tu admires une sottise,
et, cependant, tu manques à ton devoir. » Ce Dave est l'image
de la multitude. Un mauvais tableau de famille la tient bouche
béante; elle passe devant un chef-d'œuvre, à moins que l'éten-
due ne l'arrête. En peinture comme en littérature, les enfants,
et il y en a beaucoup, préféreront la Barbe-bleue à Virgile,
Richard-sans-Peur à Tacite. 11 faut apprendre à lire et à voir.
Des sauvages se précipitèrent sur la proue d'un vaisseau, et
furent bien surpris de ne trouver sous leurs mains qu'une sur-
face plate, au lieu d'une gorge bien ronde et bien ferme. Des
barbares, avec autant d'ignorance et plus de prétentions,
prirent pour le statuaire le manœuvre qui dégrossissait un bloc
à l'aide du cadre et des à-plombs.
112. ESQUISSES.
Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu'un beau
tableau? c'est qu'il y a plus de vie et moins de formes. A mesure
qu'on introduit les formes, la vie disparaît. Dans l'animal mort,
objet hideux à la vue, les formes y sont, la vie n'y est plus.
Dans les jeunes oiseaux, les petits chats, plusieurs autres ani-
maux, les formes sont encore enveloppées, et il y a tout plein
de vie. Aussi nous plaisent-ils beaucoup. Pourquoi un jeune
élève, incapable même de faire un tableau médiocre, fait-il une
esquisse merveilleuse; c'est que l'esquisse est l'ouvrage de la
chaleur et du génie; et le tableau, l'ouvrage du travail, de la
patience, des longues études, et d'une expérience consommée
de l'art. Qui est-ce qui sait, ce que nature même semble igno-
rer, introduire les formes de l'âge avancé et conserver la vie
de la jeunesse? Un conte vous fera mieux comprendre ce que je
pense des esquisses, qu'un long tissu de subtilités métaphy-
246 SALON DE 1707.
siques. Si vous envoyez ces fouilles à des femmes qui n'aient
pas les oreilles faites, avertissez-les d'arrêter là, ou de ne lire
ce qui suit que quand elles seront seules.
M. de Buffon et M. le président de Brosses ne sont plus
jeunes; mais ils l'ont été. Quand ils étaient jeunes, ils se met-
taient à table de bonne heure, et ils y restaient longtemps. Ils
aimaient le bon vin, et ils en buvaient beaucoup. Ils aimaient
les femmes; et quand ils étaient ivres, ils allaient voir des
filles. Un soir donc qu'ils étaient chez des fdles, et dans le
déshabillé d'un lieu de plaisir, le petit président, qui n'est guère
plus grand qu'un Lilliputien, dévoila à leurs yeux un mérite si
étonnant, si prodigieux, si inattendu, que toutes en jetèrent un
cri d'admiration. Mais quand on a beaucoup admiré, on réflé-
chit. Une d'entre elles, après avoir fait en silence plusieurs fois
le tour du merveilleux petit président, lui dit : « Monsieur,
voilà qui est beau, il en faut convenir; mais où est le cul qui
poussera cela'? » Mon ami, si l'on vous présente un canevas de
comédie ou de tragédie , faites quelques tours autour de
l'homme; et dites-lui, comme la fille de joie au président de
Brosses : Cela est beau, sans contredit; mais où est le cul? Si
c'est un projet de finance, demandez toujours où est le cul? A
une ébauche de roman, de harangue, où est le cul? A une
esquisse de tableau, où est le cul? L'esquisse ne nous attache
peut-être si fort, que parce qu'étant indéterminée, elle laisse
plus de liberté à notre imagination, qui y voit tout ce qu'il lui
plaît. C'est l'histoire des enfants qui regardent les nuées, et
nous le sommes tous plus ou moins. C'est le cas de la musique
vocale et de la musique instrumentale. Nous entendons ce que
dit celle-là; nous faisons dire à celle-ci ce que nous voulons.
Je crois que vous retrouverez, dans un de mes Salons précé-
dents2, cette comparaison plus détaillée, avec quelques
réflexions sur l'expression plus ou moins vague des beaux-arts.
Heureusement je ne sais plus ce que c'est, et je ne me répéterai
pas. Mais, en revanche, je regrette beaucoup l'occasion qui se
1. Coite anecdote a été publiée avant le Salon dans lequel elle se trouve. Un
pamphlet : V Espion dévalisé, de Baudouin de Guémadcuc (1783), la raconte en
la donnant comme un extrait d'une lettre de Diderot à l'impératrice de Russie; il
ajoute Montesquieu et Diderot à BufTon et au président de Brosses dans la scène
en question. Les Mémoires secrets ont, à leur tour, cité l'Espion dévalisé.
2. Dans V Essai sur la peinture à la suite du Salon de 1765.
SALON DE 1767. 2^7
présente, et que je manque bien malgré moi, de vous parler du
temps où nous aimions le vin, et où les plus honnêtes gens ne
rougissaient pas d'aller à la taverne. Voici, mon ami, des
esquisses de tableaux et des esquisses de descriptions.
RUINES.
A gauche, sous les arcades d'une grande fabrique, mar-
chandes d'herbes et de fruits. Au centre sur le fond, rotonde.
En face, plus sur le devant, obélisque et fontaine. Autour d'un
bassin, enceinte terminée par des bornes. Au dedans de
l'enceinte, femmes qui puisent de l'eau. Au dehors, sur le
devant, vers la droite, femmes qui font rôtir des marrons dans
une poêle, posée sur un fourneau très-élevé. Tout à fait à la
gauche, autre grande fabrique, sous laquelle autres marchandes
d'herbes et de fruits.
Pourquoi ne lit-on pas, en manière d'enseigne, au-dessus de
ces marchandes d'herbes,
Divo Augusto, divo Neroni1?
Pourquoi n'avoir pas gravé sur cet obélisque?
JOVI SEKVATORI, QIOD FELICITER PERICULUM EVASERIT, SïLLA2;
OU
Trigesies centenis millibus homindm c.esis, Pompeius 3.
Cette dernière inscription réveillerait en moi l'horreur que
je dois à un monstre qui se fait gloire d'avoir égorgé trois mil-
lions d'hommes. Ces ruines me parleraient. La précédente me
rappellerait l'adresse d'un fripon qui, après avoir ensanglanté
toutes les familles de Rome, se met à l'abri de la vengeance
sous le bouclier de Jupiter. Je m'entretiendrais de la vanité des
choses de ce monde, si je lisais au-dessus de la tête d'une mar-
chande d'herbes, au divin Auguste, au divin Néron, et de la
bassesse des hommes qui ont pu diviniser un lâche prescrip-
teur, un tigre couronné.
1. Au divin Auguste, au divin Néron.
2. A Jupiter conservateur, qui l'a préservé du danger, Sylla.
3. Après avoir égorge trois millions d'hommes, Pompée.
2/48 SALON DE 17G7.
Voyez le beau champ ouvert aux peintres de ruines, s'ils
s'avisaient d'avoir des idées, et de sentir la liaison de leur
genre avec la connaissance de l'histoire ! Quel édifice nous
attache autant, au milieu des superbes ruines d'Athènes, que le
petit temple de Démosthène?
Cela est gris, faible, et d'un effet commun; mais peint, il
faudrait voir ce que cela deviendrait; et qui le sait?
Voilà une description fort simple, une composition qui ne
l'est pas moins, et dont il est toutefois très-difficile de se faire
une juste idée, sans l'avoir vue. Malgré l'attention de ne rien
prononcer, d'être court et vague, d'après ce que j'ai dit, vingt
artistes feraient vingt tableaux où l'on trouverait les objets que
j'ai indiqués, et à peu près aux places que je leur ai marquées,
sans se ressembler entre eux, ni à l'esquisse de Robert. Qu'on
l'essaye, et que l'on convienne de la nécessité d'un croquis. Le
plus informe dira mieux et vite, du moins sur l'ordonnance
générale, que la description la plus rigoureuse et la plus soi-
gnée.
RUINE D'ESCALIER.
Cet escalier descend de droite à gauche. Vers le milieu de
sa hauteur, deux petites figures ; mère assise, avec son enfant
devant elle. A gauche, vieux vase sur son piédestal ; quartiers
de pierres informes dispersées, et autres accessoires. Pareils
accessoires de l'autre côté.
Cela est chaud, mais dur et cru. Figures bien disposées;
mais si croquées, qu'on a peine à les discerner.
INTÉRIEUR D'UN LIEU SOUTERRAIN, D'UNE CAVERNE
ÉCLAIRÉE PAR UNE PETITE FENÊTRE GRILLEE PLACEE AU
FOND DU TAI5LEAU, AU CENTRE DE LA COMPOSITION
QU'ELLE ECLAIRE.
Au bas de la caverne, sous un des pans, à l'angle droit, à
ras de terre, petit enfoncement où les habitants du triste domi-
cile ont allumé du feu, et font la cuisine. Au pan opposé, à
gauche, vers le milieu de la hauteur, espèce de cellier où l'on
voit des tonneaux, une échelle, quelques figures. Du même côté,
un peu vers la gauche, sous la concavité du souterrain, une
SALON DE 1767. 2/j9
fontaine attachée au mur, avec sa cuvette. Entre ces deux pans
de mur, escalier qui descend du fond sur le devant, et qui
occupe tout cet espace. Au-dessus de cet escalier, sur la plate-
forme, une foule de petites figures si barbouillées qu'on ne sait
ce que c'est, quoique elles soient frappées directement de la
lumière de la fenêtre grillée, qui est presque de niveau avec la.
plate-forme et les figures.
Si l'on n'exige, dans ces sortes de compositions, que les
effets de la perspective et de la lumière, on sera toujours plus
ou moins content de Robert. Mais, de bonne foi, que font ces
figures-là? Est-ce là une scène souterraine? J'aimerais bien
mieux y voir la joie infernale d'une troupe de Bohémiens ; le
repaire de quelques voleurs ; le spectacle de la misère d'une
famille paysanne ; les attributs et la personne d'une prétendue
sorcière ; quelque aventure de Clêveland ou de l'ancien Testa-
ment; l'asile de quelque illustre malheureux persécuté ; l'homme
qui jette à sa femme et à ses enfants affamés le pain qu'il s'est
procuré par un forfait; l'histoire de la Bergère des Alpes1; des
enfants qui viennent pleurer sur la cendre de leurs pères ; un
ermite en oraison ; quelque scène de tendresse. Que sais-je !
RUINES.
A gauche, colonnade avec une arcade qui éclaire le fond
obscur et voûté de la ruine. Au-delà de l'arcade, grand escalier
dégradé. Sur cet escalier, et autour -de la colonnade, petits
groupes de figures qui vont et viennent. Ce n'est rien que cela.
L'intéressant, j'ai presque dit le merveilleux, c'est que, le corps
lumineux étant supposé au delà de la toile, dans une direction
tout à fait oblique à l'arcade, cette arcade ne laisse passer, dans
l'intérieur de la ruine, qu'un rideau mince de clarté ; c'est que
ce rideau est comme tendu entre des ténèbres qui lui sont
antérieures, et des ténèbres qui lui sont postérieures; c'est que
l'éclat de ce rideau n'ôte point à celles-ci leur obscurité. Com-
ment montre-t-on de la lumière à travers une vapeur obscure?
Comment cette lumière, peinte sur la même surface que le fond,
ce fond n'est-il pas éclairé? Comment ces ténèbres, peintes sur
\. Conte de Marmontel.
250 SALON DE 1767.
la même surface que le fond, ce fond n'esl-il pas obscur? Par
quelle magie fait-on passer nia vue successivement par une
épaisseur de ténèbres, une pellicule de lumière, où je vois
voltiger (\vs atomes, et une seconde épaisseur de ténèbres? Je
n'y entends rien ; et il faut convenir que si la chose n'était pas
faite, on la jugerait impossible. Gela se conçoit en nature; mais
le conçoit-on dans l'art? Et ce n'est pas à des sauvages que je
m'adresse, mais à des hommes éclairés.
PARTIE D'UN TEMPLE.
A droite, un des côtés de cette fabrique, où l'on voit un
suisse près d'une porte grillée; sur le devant, une chaise de
paille; plus sur le devant encore et vers la gauche, une dévote
qui s'en va vers la grille ; contre un grand mur nu, obscur et
formant une portion du fond attenant à une arcade cintrée au
pied de laquelle règne une balustrade, trois moines blancs assis;
puis l'arcade cintrée d'où vient la lumière. Il y a sans doute
au-dessous de la balustrade une grande profondeur, et ce local
doit être une portion de ces péristyles élevés sur les bas côtés
d'une église. Contre la balustrade et aux environs, quelques
figures, parmi lesquelles une qui regarde en bas. Au-delà de
l'arcade qui éclaire de la manière la plus douce, et dont la
lumière est faible, pâle, comme celle qui a traversé des vitres,
autre portion de mur nu et obscur, où l'on voit debout quelques
moines noirs. Cela est tout à fait piquant, et d'un effet qu'on
reconnaît sur le champ. On s'oublie devant ce morceau. C'est
la plus forte magie de l'art. Ce n'est plus au Salon ou dans un
atelier qu'on est; c'est dans une église, sous une voûte ; il règne
là un calme, un silence qui touche, une fraîcheur délicieuse.
C'est bien dommage que les petites figures ne répondent pas à
la perfection du reste. Ces moines blancs et noirs, cette dévote,
sont des magots raides comme ceux qu'on étale à la foire Saint-
Ovide. C'est ce suisse surtout qu'il faut voir avec sa hallebarde;
c'est précisément comme ceux qu'on me donnait un jour de
l'an, quand j'étais petit. Monsieur Robert, votre talent est assez
rare, pour que vous y ajoutiez la perfection des figures ; et quand
vous les saurez dessiner facilement, savez-vous ce qui en résul-
tera? C'est que votre imagination n'étant plus captivée par cet
SALON DE 1767. 251
obstacle, elle vous suggérera une infinité de scènes intéres-
santes. Vous ne ferez plus des figures, pour faire des figures :
vous ferez des figures, pour rendre des actions et des incidents.
Vernet distribue aussi des figures dans ses compositions; mais
indépendamment de l'art qui les exigeait et de la place qu'il
leur donne, voyez comme il les emploie.
AUTRES RUINES.
Grande fabrique occupant la droite, la gauche et le fond de
l'esquisse. C'est un palais, ou plutôt c'en fut un. La dégradation
est si avancée, qu'on discerne à peine des vestiges de chapi-
teaux, de frontons et d'entablements. Le temps a réduit en
poudre la demeure d'un de ces maîtres du monde ; d'une de ces
bêtes farouches, qui dévoraient les rois qui dévorent les hommes.
Sous ces arcades qu'ils ont élevées, et où un Verres déposait
les dépouilles des nations, habitent à présent des marchands
d'herbes, des chevaux, des bœufs, des animaux; et dans
ces lieux, dont les hommes se sont éloignés, ce sont des tigres,
des serpents, d'autres voleurs. Contre cette façade, ici c'est un
hangar dont le toit s'avance en pente sur le devant; c'est une
fabrique pareille à ces sales remises appuyées aux superbes
murs du Louvre. Des paysans y ont renfermé les instruments de
leur métier. On voit à droite des charrettes, un tas de fumier ;
à gauche, des cavaliers à pied qui font ferrer leurs chevaux, un
maréchal agenouillé qui ferre, un de ses compagnons qui tient
le pied du cheval, un des valets des cavaliers qui le contient par
la bride.
Une autre chose qui ajouterait encore à l'effet des ruines,
c'est une forte image de la vicissitude. Eh bien ! ces puissants
de la terre, qui croyaient bâtir pour l'éternité, qui se sont fait
de si superbes demeures, et qui les destinaient dans leurs folles
pensées à une suite ininterrompue de descendants, héritiers de
leurs noms, de leurs titres et de leur opulence, il ne reste de
leurs travaux, de leurs énormes dépenses, de leurs grandes vues
que des débris qui servent d'asile à la partie la plus indigente,
la plus malheureuse de l'espèce humaine, plus utiles en ruines
qu'ils ne le furent dans leur première splendeur.
Peintres de ruines, si vous conservez un fragment de bas
252 SALON DE 17(37.
relief, qu'il soit du plus beau travail, et qu'il représente tou-
jours quelque action intéressante d'une date fort antérieure aux
temps florissants de la citée ruinée. Vous produirez ainsi deux
effets ; vous me ramènerez d'autant plus loin dans l'enfoncement
des temps, et vous m'inspirerez d'autant plus de vénération et
de regret pour un peuple qui avait possédé les beaux-arts à un
si haut degré de perfection. Si vous brisez la partie supérieure
d'une statue, que les jambes et les pieds qui en resteront sur la
base, soient du plus beau ciseau et du plus grand goût de dessin.
Que ce buste poudreux que vous me montrez à demi-enfoncé
dans la terre, parmi des ronces, ait un grand caractère, soit
l'image d'un personnage fameux. Que, votre architecture soit
riche, et que les ornements en soient purs. Que la partie subsis-
tante ne donne pas une idée commune du tout. Agrandissez la
ruine, et avec elle la nation qui n'est plus.
Parcourez toute la terre, mais que je sache toujours où vous
êtes; en Grèce, en Egypte, à Alexandrie, à Rome. Embrassez
tous les temps; mais que je ne puisse ignorer la date du monu-
ment. Montrez-moi tons les genres d'architecture et toutes les
sortes d'édifices; mais avec quelques caractères qui spécifient
les lieux, les mœurs, les temps, les usages et les personnes.
Qu'en ce sens vos ruines soient encore savantes.
RUINES.
Ce morceau est d'un grand effet. Le bas consiste en un mas-
sif où l'on voit toutes les traces de la vétusté. Sur ce massif,
était une fabrique dont les restes suffiraient à peine à un habile
homme pour restituer l'édifice. Ce sont des tronçons de colonnes,
des débris de fenêtres et de portes, des fragments de chapi-
teaux, des bouts d'entablements. Au pied du massif à droite,
deux chevaux. Proche de ces chevaux, deux soldats qui devisent.
Au centre du massif et de la composition, une grille, une herse
de fer brisée, au cintre d'une espèce de voûte, sous laquelle
une taverne et des gens à table. Tout à fait à gauche, au pied
du massif, autres gens à table. Au haut des ruines qui sub-
sistent encore sur le massif, un groupe d'hommes, de femmes
et d'enfants. Que font-ils là? Comment y sont-ils arrivés? Ils
sont de la plus grande sécurité, et le lieu qu'ils occupent est
SALON DE 1767. 253
prêt à s'écrouler sous leurs pieds! S'il n'y avait là que des
enfants, de jeunes fous; mais des pères, des mères, et des
mères avec leurs enfants, des gens sensés entre ces masses
entr'ouvertes, chancelantes, vermoulues! Ah! Monsieur Robert,
ces figures ne sont pas les seules ; il y en a d'autres dont il est
tout aussi difficile de se rendre compte. Cet homme n'a pas, je
crois, beaucoup d'imagination. Ses accessoires sont sans intérêt;
il prépare bien le lieu ; mais il ne trouve pas le sujet de la scène.
Comme ses figures ne lui coûtent guère, il n'en est pas éco-
nome ; il ne sait pas combien le grand effet en demande peu.
« Le prêtre d'Apollon s'en allait triste et pensif le long des
bords arides et solitaires de la mer, qui faisait grand bruit1. »
Élevez de l'autre côté des rochers; et voilà un tableau.
C'est la fureur des enfants de gravir. Que le peintre de ruines
m'en montre un accroché à une grande hauteur, dans un endroit
très-périlleux ; et qu'il en place deux autres au bas qui le
regardent tranquillement. Mais s'il ose faire survenir la mère,
et lui montrer son fils prêt à tomber et à se briser à ses pieds,
qu'il le fasse. Et pourquoi dans un autre morceau, n'en ver-
rais-je pas un qu'on reporte à ses parents? C'est que, pour
animer des ruines par de semblables incidents, il faudrait un
peintre d'histoire.
ESQUISSE COLORIÉE d\\PRÈS NATURE A ROME.
On voit à gauche un mur nu. Contre ce mur une espèce
d'auvent en cintre; sous cet auvent une fontaine; au-dessous
delà fontaine une auge ronde; debout, contre l'auge, un petit
paysan ; à quelque distance de là, vers la droite, mais à peu
près sur un même plan, un homme debout, une femme accroupie.
Pauvre de composition, sans effet; les deux figures mau-
vaises; cela n'a pas coûté une matinée à l'artiste, car il fait vite :
il valait mieux y mettre plus de temps, et faire bien. 11 faut
que Chardin soit ami de Robert. 11 a rassemblé autant qu'il a
pu, dans un même endroit, les morceaux dont il faisait cas; il
1. C'est la traduction de ce beau vers d'Homère :
BiJ a'&xc'uv isajà 6iva no^uoTioaSoio OaXàacrr,;.
lliud. chant I, v. 3-1. (Bu.)
25k SALON DE 1767.
a disperse les autres. Il a tué de Machy par la main de Robert.
Celui-ci nous a fait voir comment des ruines devaient être
peintes, et comme de Machy ne les peignait pas.
Au sortir des esquisses de Robert, encore un petit mot sur
les esquisess. Quatre lignes perpendiculaires, et voilà quatre
belles colonnes, et de la plus magnifique proportion. Un triangle
joignant le sommet de ces colonnes, et voilà un beau fronton ;
et le tout est un morceau d'architecture élégant et noble; les
vraies proportions sont données, l'imagination fait le reste. Deux
traits informes élancés en avant, et voilà deux bras ; deux autres
traits informes, et voilà deux jambes ; deux endroits pochés au
dedans d'un ovale, et voilà deux yeux; un ovale mal terminé,
et voilà une tète; et voilà une figure qui s'agite, qui court, qui
regarde, qui crie. Le mouvement, l'action, la passion même sont
indiqués par quelques traits caractéristiques; et mon imagina-
tion fait le reste. Je suis inspiré par le souille divin de l'artiste.
Agnosco veteris vestigia flammse.
VinciL. JSneid. lib. IV, v. 23.
C'est un mot qui réveille en moi une grande pensée. Dans les
transports violents de la passion, l'homme supprime les liaison^.
commence une phrase sans la finir, laisse échapper un mot,
pousse un cri, et se tait. Cependant j'ai tout entendu. C'est
l'esquisse d'un discours. La passion ne fait que des esquisses.
Que fait donc un poëte qui finit tout? Il tourne le dos à la nature.
— Mais Racine? — Racine! à ce nom, je me prosterne, et je
me tais. 11 y a un technique traditionnel, auquel l'homme de
génie se conforme. Ce n'est plus d'après la nature, c'est d'après
ce technique qu'on le juge. Aussitôt qu'on s'est accommodé
d'un certain style figure, d'une certaine langue qu'on appelle
poétique; aussitôt qu'on a fait parler des hommes en vers, et
en vers très-harmonieux; aussitôt qu'on s'est écarté de la vérité,
qui sait où l'on s'arrêtera? Le grand homme n'est pas celui qui
fait vrai, c'est celui qui sait le mieux concilier le mensonge avec
la vérité; c'est son succès qui fonde chez un peuple un système
dramatique, qui se perpétue par quelques grands traits de
Nature, jusqu'à ce qu'un philosophe, poëte, dépèce l'hippogriffe,
et tente de ramener ses contemporains à un meilleur goût. C'est
SALON DE 1767. 255
alors que les critiques, les petits esprits, les admirateurs du
temps passé, jettent les hauts cris, et prétendent que tout est
perdu.
DESSIN DE RUINE.
Très-beau dessin; excellente préparation à un grand tableau.
A droite, grande fabrique s' enfonçant bien dans la composition-
porte pratiquée à cette fabrique ; elle est entrouverte ; et L'on
voit au delà, hors de la fabrique, une laitière, son pot au lait
sur la tête, qui passe et qui regarde. En dedans, près cette porte,
chien couché à terre. On peut diviser la hauteur de la fabrique
en trois étages. Le rez-de-chaussée est un réduit de blanchis-
seuses. On y coule la lessive; les cuviers sont voisins du feu.
Vers la gauche, une servante récure des ustensiles de ménage.
Autour d'elle, une femme avec ses enfants; et une autre servante
accroupie, et récurant aussi. Par derrière ce groupe de ligures,
un très-grand vaisseau de bois. Sur un plancher, au-dessus du
rez-de-chaussée, des tonneaux entassés les uns sur les autres,
avec des intruments de campagne. L'otage supérieur est un gre-
nier à foin. Ce grenier est à moitié plein. Sur les tas de foin,
au haut, à droite, de jeunes filles et déjeunes garçons s'occu-
pant à l'arranger; autour d'eux une cage à poulets renversée,
un bout d'échelle à demi-enfoncée dans le foin; au-dessus de
leur tète, sous la toiture, une fabrique en bois, une espèce de
potence' tournant sur son pivot, avec sa poulie, sa corde et son
crochet.
Dans ce grand nombre de morceaux de Robert, il y en a,
comme vous voyez, qui méritent d'être distingués. Estimez sur-
tout les Ruines de l'arc de triomphe; la Cuisine italienne;
V Ecurie et le Magasina foin] la grande Galerie antique éclai-
rée, et la Cour du Palais romain qu'on inonde. Ces deux der-
niers sont du plus grand maître. Les trois lumières, dont l'une
vient du devant, l'autre du fond, et la troisième descend d'en
haut, font a celui-ci un eflèt aussi neuf que piquant et hardi.
Le Port de Rome est beau; mais il y a moins de génie. Machy
n'est qu'un bon peintre. Robert en est un excellent. Toutes les
ruines de Machy sont modernes. Celles de Robert, à travers
leurs débris rongés par le temps, conservent un caractère de
grandeur et de magnificence qui m'en impose. Machy est dur,
256 SALON DE 1767.
sec, monotone ; Robert est moelleux, doux, facile, harmonieux.
Machy copie bien ce qu'il a vu. Robert copie avec goût, verve et
chaleur. Je vois Machy, la règle à la main, tirant les cannelures
de ses colonnes. Robert a jeté tous ces instruments-là par la
fenêtre, et n'a gardé que son pinceau. Le morceau, où, par le
dessous d'un pont de bois, on voit sur le fond un autre pont, ne
lassera jamais celui qui le possède.
MADAME TllEUBOUCHE1.
113. UN HOMME, LE VERRE A LA MAIN,
ÉCLAIRÉ D'UNE BOUGIE".
C'est un gros réjoui, assis devant une table, le verre à la
main. 11 est éclairé par une bougie, dont il reçoit toute la
lumière. H y a sur la table un garde-vue, interposé entre le
spectateur et ce personnage. Aussi, tout ce qui est en deçà du
garde-vue est dans la demi-teinte. On voit autour de ce garde-
vue, sur la partie non éclairée de la table, une brochure, et une
tabatière ouverte.
Cela est vide et sec, dur et rouge. Cette lumière n'est pas
celle d'une bougie. C'est le reflet briqueté d'un grand incendie.
Rien de ce velouté noir, de ce doux, de ce faible harmonieux
des lumières artificielles. Point de vapeur entre le corps lumi-
neux et les objets; aucun de ces passages, point de ces demi-
teintes si légères, qui se multiplient à l'infini dans les tableaux
de nuit, et dont les tons, imperceptiblement variés, sont si
difficiles à rendre. Il faut qu'ils y soient et qu'ils n'y soient pas.
Ces chairs, ces étoffes n'ont rien retenu de leur couleur natu-
relle. Elles étaient rouges, avant que d'être éclairées. Je ne sens
rien là de ces ténèbres visibles avec lesquelles la lumière se
1. Anne Dorothée Lisiewska, femme Therbousch, née à Berlin en 1728, morte
au mois de novembre 17X2. Elle était d'une famille d'artistes. Reçue comme
peintre de genre à l'Académie en l"r>7. elle resta peu de temps à Paris et retourna
à Berlin, où elle fit (1772) le portrait de Frédéric II qui est à Versailles sous le
n" 450i. Elle fut peintre du roi de Prusse, de l'électeur palatin, et membre de
l'Académie de Bologne.
2. Tableau de nuit. Morceau de réception. De 3 pieds G pouces de haut, sur
3 pieds de large. — 11 est aujourd'hui au Louvre, n° 57G de l'École française.
SALON DE 1767. 257
mêle, et qu'elle rend presque lumineuses. Les plis de ce vête-
ment sont anguleux, petits et raides. Je n'ignore pas la cause
de ce défaut, c'est qu'elle a drapé sa figure comme pour être
peinte de jour. Cela n'est pourtant pas sans mérite pour une
femme. Les trois quarts des artistes de l'Académie n'en feraient
pas autant. Elle est autodidacte1; et son faire, tout à fait heurté
et mâle, le montre bien. Celle-ci a eu le courage d'appeler la
nature, et de la regarder. Elle s'est dit à elle-même : je veux
peindre; et elle se l'est Lien dit. Elle a pris des notions justes
de la pudeur. Elle s'est placée intrépidement devant le modèle
nu. Elle n'a pas cru que le vice eût le privilège exclusif de
déshabiller un homme. Elle a la fureur du métier. Elle est si
sensible au jugement qu'on porte de ses ouvrages, qu'un grand
succès la rendrait folle, ou la ferait mourir de plaisir. C'est un
enfant. Ce n'est pas le talent qui lui a manqué, pour faire la
sensation la plus forte dans ce pays-ci ; elle en avait de reste.
C'est la jeunesse, c'est la beauté, c'est la modestie, c'est la
coquetterie. Il fallait s'extasier sur le mérite de nos grands
artistes; prendre de leurs leçons, avoir des tétons et des fesses,
et les leur abandonner. Elle arrive. Elle présente à l'Académie
un premier tableau de nuit assez vigoureux. Les artistes ne sont
pas polis. On lui demande grossièrement s'il est d'elle. Elle
répond que oui. Un mauvais plaisant ajoute : a Et de votre tein-
turier ? » On lui explique ce mot de la farce de Patelin2, qu'elle
ne connaissait pas. Elle se pique. Elle peint celui-ci, qui vaut
mieux; et on la reçoit.
Cette femme pense qu'il faut imiter scrupuleusement la
nature ; et je ne doute point que, si son imitation était rigou-
reuse et forte, et sa nature d'un bon choix, cette servitude
même ne donnât à son ouvrage un caractère de vérité et d'ori-
ginalité peu commun. Il n'y a point de milieu : quand on s'en
tient à la nature telle qu'elle se présente, qu'on la prend avec
ses beautés et ses défauts, et qu'on dédaigne les règles de con-
vention pour s'assujétir à un système où, sous peine d'être ridi-
cule et choquant, il faut que la nécessité des difformités se
fasse sentir, on est pauvre, mesquin, plat, ou l'on est sublime ;
et madame Therbouche n'est pas sublime.
1. Elle s'instruit elle même; de aûtôç, soi-même; et S-.oàaxw, j'enseigne. (Br.)
2. Dans l'Avocat Patelin, comédie de Bruéys, acte I, scène vi. (Bn).
XI. 17
258 SALON DE 1767.
Elle avait préparé pour ce Salon, un Jupiter métamorphosé
en Pan, qui surprend Antiope endormie. Je vis ce tableau lors-
qu'il était presque fini. L'Antiope, à droite, était couchée toute
nue, la jambe et la cuisse gauche repliées, la jambe et la cuisse
droite étendues. La figure était ensemble et de chair; et c'est
quelque chose que d'avoir mis une grande figure de femme nue
ensemble; c'est quelque chose que d'avoir fait de la chair. J'en
connais plus d'un, bien fier de son talent, qui n'en ferait pas
autant. Mais il était évident, à son cou, à ses doigts courts, à
ses jambes grêles, à ses pieds, dont les orteils étaient difformes,
à son caractère ignoble, à une infinité d'autres défauts, qu'elle
avait été peinte d'après sa femme de chambre ou la servante
de l'auberge. La tête ne serait pas mal, si elle n'était pas vile.
Les bras, les cuisses, les jambes sont de chair; mais de chairs
si molles, si flasques; mais si flasques, mais si molles, qu'à la
place de Jupiter j'aurais regretté les frais de la métamorphose.
A côté de cette longue, longue et grêle Antiope, il y avait un
gros ange joufflu, clignotant, souriant, bêtement fin, tout à fait
à la manière de Coypel, avec toutes ses petites grimaces. Je lui
observai que l'Amour était une de ces natures violentes, sveltes,
despotes et méchantes, et que le sien me rappelait le poupard
épais, bien fait, bien conditionné, de quelque fermier cossu. Cet
Amour prétendu, caché dans la demi-teinte, levait précieuse-
ment un voile de gaze qui laissait Antiope exposée tout entière
aux regards de Jupiter. Ce Jupiter satyre n'était qu'un vigou-
reux portefaix à mine plate, dont elle avait allongé la barbe,
fendu le pied, et hérissé la cuisse. Il avait de la passion, mais
c'était une vilaine, hideuse, lubrique, malhonnête et basse pas-
sion. 11 s'extasiait, il admirait sottement, il souriait, il avait la
convulsion, il se pourléchait. Je pris la liberté de lui dire que
ce satyre était un satyre ordinaire, et non un Jupiter satyre ; et
qu'il me le fallait paillard et sacré. J'avais eu l'attention
d'adoucir l'amertume de ma critique en écartant de son chevalet
quelques personnes qui l'entouraient. Seul avec elle, j'ajoutai
que son Amour était monotone, faible de touche, mince au point
de ressembler à une vessie souillée, sans teintes, sans pas-
sages, sans nuances ; que sa nymphe n'était qu'un tas ignoble
de lys et de roses fondus ensemble, sans fermeté et sans con-
sistance; et son satyre, un bloc de brique bien rouge et bien
SALON DE 1765. 259
cuite, sans souplesse et sans mouvement. C'était tête à tête que
je lui débitais ces douceurs. Savez-vous ce qu'elle fit? elle
appela les témoins que j'avais écartés, et leur rendit mes obser-
vations avec une intrépidité qui m'arracha, en faveur de son
caractère, un éloge que je ne pouvais accorder à son ouvrage.
Sa composition, d'ailleurs, était sans intérêt, sans invention,
commune. Ce n'était pas plus l'aventure de Jupiter et d'An-
tiope, que celle d'une nymphe et d'un autre satyre. Je lui
disais : « Elfacez-moi tout cela; mettez-moi cet Amour en l'air;
qu'en emportant sur son dos le voile qui couvre la nymphe, il
saisisse le satyre par la corne, et le pousse sur elle. Étendez-
moi le front de ce satyre ; raccourcissez ce visage niais ;
recourbez ce nez ; étendez ces joues ; qu'à travers les traits qui
déguisent le maître des dieux, je le reconnaisse. » Ces idées ne
lui déplurent point, mais l'ouvrage était trop avancé pour en
profiter. Elle l'envoya au comité, qui le refusa. Elle en tomba
dans le désespoir. Elle se trouva mal. La fureur succéda à la
défaillance ; elle poussa des cris; elle s'arracha les cheveux ; elle
se roula par terre; elle tenait un couteau, incertaine si elle s'en
frapperait ou son tableau. Elle fit grâce à tous les deux. J'arrivai
au milieu de cette scène; elle embrassa mes genoux, me conju-
rant, au nom de Gellert, de Gessner, de Klopstock, et de tous
mes confrères en Apollon tudesques, de la servir. Je le lui
promis; et, en effet, je vis Chardin, Cochin, Le Moyne, Vernet,
Boucher, La Grenée : j'écrivis à d'autres, mais tous me répon-
dirent que le tableau était déshonnête, et j'entendis qu'ils le
jugeaient mauvais. Si la Nymphe eût été belle, l'Amour char-
mant, le Satyre de grand caractère, elle en eût fait ce qu'on en
pouvait faire de pis ou de mieux, que son tableau eût été
admis, sauf à le retirer sur la réclamation publique. Car enfin
n'avons-nous pas vu au Salon, il y a sept à huit ans, une femme
toute nue étendue sur des oreillers, jambe deçà, jambe delà,
offrant la tête la plus voluptueuse, le plus beau dos, les plus
belles fesses, invitant au plaisir, et y invitant par l'attitude la
plus facile, la plus commode, à ce qu'on dit même la plus natu-
relle, ou du moins la plus avantageuse. Je ne dis pas qu'on en
eût mieux fait d'admettre ce tableau, et que le comité n'eût pas
manqué de respect au public et outragé les bonnes mœurs. Je
dis que ces considérations l'arrêtent peu quand l'ouvrage est
260 SALON DE 1767.
bon. Je dis que nos académiciens se soucient bien autrement du
talent que de la décence. N'en déplaise à Boucher, qui n'avait
pas rougi de prostituer lui-même sa femme, d'après laquelle il
avait peint cette ligure voluptueuse, je dis que si j'avais eu voix
à ce chapitre-là, je n'aurais pas balancé à lui représenter que
si, grâce à ma caducité et à la sienne, ce tableau était innocent
pour nous, il était très-propre à envoyer mon fils, au sortir de
l'Académie, dans la rue Fromenteau, qui n'en est pas loin, et de
là chez Louis ou chez Kcyser ! ; ce qui ne me convenait nul-
lement.
Mmc Therbouche a joint à son tableau de réception une tête
de poëte, où il y a de la verve et de la couleur. Ses autres por-
traits sont froids, sans autre mérite que celui de la ressem-
blance, excepté le mien, qui ressemble2, où je suis nu jusqu'à
la ceinture, et qui, pour la fierté, les chairs, le faire, est fort
au-dessus de Roslin et d'aucun portraitiste de l'Académie. Je
l'ai placé vis-à-vis celui de Van Loo, à qui il jouait un mauvais
tour. Il était si frappant, que ma fille me disait qu'elle l'aurait
baisé cent fois pendant mon absence, si elle n'avait pas craint
de le gâter. La poitrine était peinte très-chaudement, avec des
passages et des méplats tout à fait vrais.
Lorsque la tête fut faite, il était question du cou, et le
haut de mon vêtement le cachait, ce qui dépitait un peu l'ar-
tiste. Pour faire cesser ce dépit, je passai derrière un rideau,
je me déshabillai, et je parus devant elle en modèle d'académie.
« Je n'aurais pas osé vous le proposer, me dit-elle, mais vous
avez bien fait, et je vous en remercie. » J'étais nu, mais tout
nu. Elle me peignait, et nous causions avec une simplicité et
une innocence digne des premiers siècles.
Comme, depuis le péché d'Adam, on ne commande pas à
toutes les parties de son corps comme à son bras; et qu'il y en
a qui veulent quand le fils d' \dam ne veut pas, et qui ne veu-
lent pas quand le fils d'Adam voudrait bien ; dans le cas de cet
accident, je me serais rappelé le mot de Diogène au jeune lut-
1. V. pour Kcyser une note du Salon de 17G5, t. X, p. 298. Il est question de
Louis dans les Éléments de physiologie, t. IX.
2. Ce portrait u été reproduit en émail par Pasquier et gravé par Bertonnier
pour l'édition Brière des OEuvres de Diderot. L'émail de Pasquier, qui appartenait
à M. Brière, a été offert par lui à AI. Guizot.
SALON DE 1767. 201
teur : « Mon fils, ne crains rien; je ne suis pas si méchant que
celui-là. »
Si cette femme s'est un peu promenée au Salon, elle aura
vu passer avec dédain devant des productions fort supérieures
aux siennes,
Et pueri nasum rhinocerontis habent;
Martial. Epig. lib. I, épig. IV, v. 0.
et elle s'en retournera un peu surprise de la sévérité de nos
jugements, plus sociable, plus habile, et moins vaine.
Sa fantaisie était de faire un tableau pour le roi. Je lui dis :
« Comment demander, en dépit de ce qu'en pourront penser les
artistes de ce pays, qui, à cet égard, en vaut bien un autre, de
l'ouvrage pour une étrangère, à des ministres qui refusent des
à-comptes sur celui qu'ils ont ordonné à des hommes du pre-
mier ordre? Ou vous serez refusée, ou vous ne serez pas
payée. »
En effet, ce n'était ni à moi, ni à mes amis, qui auraient
maladroitement décelé l'influence qu'ils ont sur les supérieurs,
à solliciter une espèce d'injustice. C'est l'affaire des grands de
la cour, c'est leur passe-temps journalier. 11 fallait que la dame
prussienne, débarquant à Paris, y fût précédée et soutenue des
éloges éclatants des ambassadeurs étrangers qui n'ont vu que
leur pays. Nos talons rouges n'auraient pas tardé à faire écho.
Conduite, célébrée, occupée à Versailles, elle aurait pu des-
cendre jusqu'au désir d'entrer à l'Académie, qui peut-être l'au-
rait refusée ; car volontiers Paris ne souscrit pas aux applaudis-
sements de Fontainebleau : mais alors le blâme et les cris du
monde courtisan seraient revenus sur la pauvre Académie. Voilà
le rôle plus avantageux qu'honnête qu'ont joué les Liotard 1 et
autres. On aurait donc clabaudé ; on aurait dit : « Ils n'en veu-
lent point, à la bonne heure; mais il faut que le roi ait un ou
plusieurs tableaux d'une femme aussi célèbre. » Alors Cochin,
sachant que son ami Diderot s'y intéresse, fausse un peu la
1. Liotard, peintre suisse sur lequel VAbecedario de Mariette, donne des détails
curieux, s'était fait bien venir à Vienne, au retour d'un voyage à Constantinople,
en se présentant avec la longue barbe et le costume d'un turc. A Paris, il eut moins
de succès, et les pastels du peintre turc, comme on l'appelait, furent vite appréciés
à leur valeur.
2G2 SALON DE 1767.
branche de la balance, appuie la demande : ce petit poids
détermine; les artistes crient; on leur répond : « Que diable,
la protection ! » Ils sont faits à ce mot; ils se taisent, et rient.
Bien conseillée, M"ie ïherbouche aurait continué sa route,
et, chemin faisant, se serait couverte des lauriers académiques
de l'Italie, plus aisés à cueillir et plus odoriférants en Alle-
magne que les nôtres. Mais on a voulu faire du bruit en France :
on s'était promis de faire du bruit en France. Les parents, les
amis, les grands, les petits, avaient dit en partant : « Quel
bruit vous allez faire en France! » On arrive; on s'adresse à des
hommes blasés sur le beau, qui vous accordent à peine un coup
d'oeil, un signe d'approbation. On s' opiniâtre; on couvre de cou-
leurs vingt toiles l'une après l'autre; on montre, on écoute, on
n'entend rien. Cependant un séjour dispendieux et long, la
honte d'appeler de chez soi de nouveaux secours, vous jettent
dans la plus fâcheuse détresse, et l'on s'en tire comme on peut,
avec le secours d'un pauvre philosophe, d'un ambassadeur
humain et bienfaisant, et d'une souveraine généreuse.
Le pauvre philosophe qui est sensible à la misère parce qu'il
l'a éprouvée ; le pauvre philosophe qui a besoin de son temps et
qui le donne au premier venu ; le pauvre philosophe s'est tour-
menté pendant neuf mois pour mendier de l'ouvrage à la Prus-
sienne. Le pauvre philosophe, dont on a mésinterprété la vivacité
de l'intérêt, a été calomnié et a passé pour avoir couché avec
une femme qui n'est pas jolie. Le pauvre philosophe s'est trouvé
dans l'alternative cruelle ou d'abandonner la malheureuse à
son mauvais sort, ou d'accréditer des soupçons déplaisants pour
lui, de la plus fâcheuse conséquence pour celle qu'il secourait.
Le pauvre philosophe s'en est rapporté à l'innocence de ses
démarches et a méprisé des propos qui auraient empêché un
autre que lui de faire le bien. Le pauvre philosophe a mis à
contribution les grands, les petits, les indifférents, ses amis, et
a fait gagner à l'artiste dissipatrice cinq à six cents louis, dont
il ne restait pas une épingle au bout de six mois. Le pauvre
philosophe a arrêté la Prussienne vingt fois sur le seuil du
For-1'Évèque. Le pauvre philosophe a calmé la furie des créan-
criers de la Prussienne attachés aux roues de sa chaise de
poste; le pauvre philosophe a garanti l'honnêteté de cette
femme. Qu'est-ce que le pauvre philosophe n'a pas fait pour
SALON DE 1767. 263
elle? et quelle est la récompense qu'il en a recueillie? — Mais
la satisfaction d'avoir fait le bien.. — Sans doute, mais rien
après que les marques de l'ingratitude la plus noire. L'indigne
Prussienne prétend à présent que j'ai renversé sa fortune en la
chassant de Paris au moment où elle touchait à la plus haute
considération. L'indigne Prussienne traite nos La Grenée, nos
Vien, nos Vernet, d'infâmes barbouilleurs. L'indigne Prussienne
oublie ses créanciers qui viennent sans cesse crier à ma porte.
L'indigne Prussienne doit ici des tableaux dont elle a touché le
prix et qu'elle ne fera point. L'indigne Prussienne insulte à ses
bienfaiteurs. L'indigne Prussienne... a la tête folle et le cœur
dépravé. L'indigne Prussienne a donné au pauvre philosophe
une bonne leçon dont il ne profitera pas ; car il restera bon et
bête comme Dieu l'a fait.
PARROCEL.
116. JÉSUS-CHRIST SUR LA MONTAGNE DES OLIVIERS1.
On a quelquefois besoin d'un exemple de platitude, de pla-
titude de composition, d'ordonnance, de couleur, de caractère,
d'expression. En voici un rare, un sublime dans son genre, à
moins qu'on ne veuille lui préférer le Bélisaire. Je les recom-
mande tous les deux à celui qui fera l'art de ramper en peinture.
On dit pourtant de ce tableau que c'est le meilleur que l'artiste
a fait.
Crimine ab uno
Disce omnes.
Virgil. JEneid. lib. II, v. 65, 06.
On voit en haut des anges qui jouent gaiement avec la
lance, la croix, le fouet et les autres instrument de la passion.
Au milieu, un grand ange debout, qui a l'air de dire à Jésus-
Christ : « Eh! que ne restiez-vous où vous étiez? vous étiez si
bien ! Pourquoi vous charger de payer pour les sottises d'au-
trui? Que ne déclariez-vous net à votre père que ce rôle ne vous
convenait pas? » Cet ange est tout à fait goguenard et le Christ
paraît assez convaincu de la justesse de sa remontrance. Ce
1. Tableau de 16 pieds de haut sur 7 pieds de large.
264 SALON DE 17G7.
n'est point ce Christ de l'Évangile, accablé, agonisant, trempé
d'une sueur de sang, repoussant le calice amer. Cette pusilla-
nimité a paru indigne de Dieu à M. Parrocel, qui s'est mis à
jouer l'esprit fort, quand il s'agissait d'être peintre. Nous savons
tout aussi bien que toi, mon ami, que cette fable est ridicule;
mais faut-il pour cela en faire un tableau insipide ?
Au bas, ce sont trois apôtres qui dorment de bon cœur et à
qui l'on ne saurait pourtant reprocher le peu d'intérêt qu'ils
prennent à leur maître; car le peintre ne l'a point fait inté-
ressant.
Vous sentez qu'il n'y a point de liaison là-dedans. Les anges
jouent en haut. Le Christ et l'ange s'entretiennent au milieu.
Les apôtres dorment en bas ; mais n'allez pas couper cette toile
en trois morceaux. J'aime encore moins trois mauvais tableaux
qu'un.
Bon, excellent pour un dessus d'autel de campagne; mais
pour un Salon. Ah ! messieurs du comité, quand on a admis cela,
on n'est pas en droit de refuser YAntiope de madame Ther-
bouche. Soyez sévères, j'y consens; mais soyez justes. Là,
messieurs, regardez-moi seulement cet ange couché dans de la
laine.
117. UNE ESQUISSE.
Une esquisse de Parrocel? cela doit être curieux. Voyons ce
que c'est.
C'est une Gloire. L'esquisse est au ciel. Au haut, petite cou-
ronne formée de chérubins enlacés par les ailes; au-dessous,
plus grande couronne de chérubins pareillement enlacés par les
ailes. Puis sous un baldaquin d'une forme circulaire, une
lumière divine, une vision béati Pique. Ce baldaquin est sou-
tenu par des consoles. De droite et de gauche des cordons ver-
ticaux et symétriques de chérubins enlacés par les ailes et
rangés en colonnes. Au-dessous de cette extravagante et mys-
tique composition, des anges, des archanges, des saints, des
saintes en extase.
Magnifique retable d'autel à tourner la tête à tout un petit
couvent de religieuses. Idée digne du onzième siècle, où toute la
science théologique se réduisait à ce que Denis l'Aréopagitc avait
rêvé de la suite du Père éternel et de l'orchestre de la Trinité.
SALON DE 1767. 265
BRENET.
118. JÉSUS-CHRIST ET LA S AM ARTTAINE i.
Brenet est un bon diable qui fait de son mieux et qui ferait
peut-être bien s'il était riche; mais il est pauvre. Il a la pra-
tique de tous les curés de village. Il leur en donne pour leur
argent. Il vit, sa femme a des cotillons, ses enfants ont des
souliers, et le talent se perd.
Haud facile emergunt, quorum virtutibus obstat
Res angusta domi; sed Romœ durior illis
Conatus
Ju vénal. Sat. III, v. 1G4 et seq.
Maxime vraie par toute la terre. Les besoins de la vie, qui dis-
posent impérieusement de nous, égarent les talents qu'ils
appliquent à des choses qui leur sont étrangères et dégradent
souvent ceux que le hasard a bien employés. C'est un des incon-
vénients de la société auquel je ne sais point de remède. Tenez,
mon ami, je suis tout prêt à croire que ce maudit lien conjugal
que vous prêchez, comme un certain fou de Genève prêche le
suicide, sans vous y empiéger, abaisse l'âme et l'esprit. Com-
bien de démarches auxquelles on se résout pour sa femme et
pour ses enfants et qu'on dédaignerait pour soi! On dirait avec
Le Clerc de Montmercy 2, qui ne veut devoir l'aisance à per-
sonne : « Un grabat dans un grenier, sous les tuiles, une cruche
d'eau, un morceau de pain dur et moisi et des livres, » et l'on
suivrait la pente de son goût. Mais est-il permis à un époux, à
un père d'avoir cette fierté et d'être sourd à la plainte, aveugle
sur la misère qui l'entoure? J'arrive à Paris. J'allais prendre la
fourrure et m'installer parmi les docteurs de Sorbonne. Je ren-
contre sur mon chemin une femme belle comme un ange ; je
veux coucher avec elle; j'y couche; j'en ai quatre enfants; et
1. Tableau de 12 pieds 6 pouces de haut sur 9 pieds 3 pouces de large.
2. Le Clerc de Montmercy est poëte, philosophe, avocat, géomètre, botaniste,
physicien, médecin, anatomiste ; il sait tout ce qu'on peut apprendre : il meurt de
faim, mais il est savant. (D.)
266 SALON DE 1767.
me voilà forcé d'abandonner les mathématiques que j'aimais,
Homère et Virgile que je portais toujours dans ma poche, le
théâtre pour lequel j'avais du goût ; trop heureux d'entreprendre
Y Encyclopédie, à laquelle j'aurai sacrifié vingt-cinq ans de
ma vie.
On voit à droite la Samaritaine appuyée sur le bord du
puits, à gauche le Christ assis et la dominant. Par derrière le
Christ, quelques apôtres scandalisés de leur divin maître, sur-
pris en conversation avec une femme qui faisait quelquefois
son mari cocu et révélant à cette femme ses petites fredaines qui
n'étaient ignorées de personne. La tète du Christ n'est pas mal;
mais le reste est mauvais. J'avais juré de ne décrire aucun
mauvais tableau. Je ne sais pourquoi je manque à ma parole
en faveur de M. Brenet que je ne connais point et à qui je ne
dois rien.
119. JÉSUS-CHRIST SUR LA MONTAGNE DES OLIVIERS1.
C'est un ange étendu à plat sur des nuages, qui a bien
plus l'air d'un messager de bonnes nouvelles, que d'un porteur
de calice amer. C'est un Christ si sec, si long, si ignoble, qu'on
le prendrait pour M. de Vaneck travesti 2.
Autre exemple de l'art de ramper en peinture.
Ce mauvais tableau a pensé faire répandre du sang. Un
jeune mousquetaire appelé Moret regardait avec attention un
homme assez plat, assis au café de Viseux à la môme table que
lui. Cet homme, si attentivement et si continuement regardé,
dit à Moret : « Monsieur, est-ce que vous m'auriez vu quelque
part? — Vous l'avez deviné. Tenez, monsieur, vous ressemblez
comme deux gouttes d'eau à un certain Christ, de Brenet, qui
est maintenant au Salon. » Et l'autre tout courroucé : a Parlez
donc, monsieur, est-ce que vous me prenez pour un jean-
foutre 3? » Et puis voilà la querelle engagée, des épées tirées,
la garde, le commissaire appelés; et le commissaire qui se tour-
1. Tableau de 12 piods 3 pouces de haut sur 7 pieds 10 pouces de large.
2. C'était l'envoyé de Liège; il était joueur outré et même un peu fripon. (Xole
manuscrite de Xaigeon le jeune.)
3. Cela est en effet arrivé, je l'ai su le môme jour; j'en ai ri comme un fou...
(Note manuscrite de Naigeon le jeune.)
SALON DE 1767. 267
mentait à persuader à ce quidam colérique qu'on n'en était pas
moins honnête homme pour ressemblera un Christ; et le quidam
qui répondait au commissaire : « Monsieur, cela vous plaît à
dire, mais vous n'avez pas vu celui de Brenet. Je ne veux point
ressembler à un Christ, et moins à celui-là qu'à un autre. » Et
le Moret : « Oh ! pardieu, vous y ressemblerez malgré vous, »
et cœtera. Je voudrais avoir fait ce conte ; mais ce n'en est
point un.
Bonsoir, mon ami : Semper frondesce et vale.
LOUTHERBOURG.
Ut pictura, pocsis erit.
Il en est de la poésie ainsi que de la peinture. Combien on
l'a dit de fois! Mais ni celui qui l'a dit le premier, ni la multi-
tude de ceux qui l'ont répété après lui, n'ont compris toute
l'étendue de cette maxime. Le poëte a sa palette, comme le
peintre ses nuances, ses passages, ses tons. Il a son pinceau et
son faire ; il est sec, il est dur, il est cru, il est tourmenté, il est
fort, il est vigoureux, il est doux, il est harmonieux et facile.
Sa langue lui offre toute les teintes imaginables; c'est à lui à
les bien choisir. Il a son clair-obscur, dont la source et les
règles sont au fond de son âme. Vous faites des vers? Vous le
croyez, parce que vous avez appris de Richelet à arranger des
mots et des syllabes dans un certain .ordre et selon certaines
conditions données ; parce que vous avez acquis la facilité de
terminer ces mots et ces syllabes ordonnées par des conson-
nances. Vous ne peignez pas ; à peine savez-vous calquer. Vous
n'avez pas, peut-être même êtes-vous incapable de prendre la
première notion du rhythme ; le poëte a dit :
Monte decurrens velut amnis, imbres
Quem super notas aluere ripas,
Fervet, immensusque ruit profundo
Pindarus ore.
Horat. Lyric. lib. IV, Od. II, v. 5 et scq.
« Qui est-ce qui ose imiter Pindare? C'est un torrent qui
2G8 SALON DE 1767.
roule ses eaux à grand bruit de la cime d'un rocher escarpé. Il
se gonfle, il bouillonne, il renverse, il franchit sa barrière, il
s'étend : c'est une mer qui tombe dans un gouffre profond.
Vous avez senti la beauté de l'imago, qui n'est rien : c'est le
rhythme qui est tout ici; c'est la magie prosodique de ce coin
du tableau, que vous ne sentirez peut-être jamais. Qu'est-ce
donc que le rhythme? me demandez-vous. C'est un choix parti-
culier d'expressions; c'est une certaine distribution de syllabes
longues ou brèves, dures ou douces, sourdes ou aigres, légères
ou pesantes, lentes ou rapides, plaintives ou gaies, ou un
enchaînement de petites onomatopées analogues aux idées qu'on
a, et dont on est fortement occupé; aux sensations qu'on res-
sent et qu'on veut exciter; aux phénomènes dont on cherche à
rendre les accidents; aux passions qu'on éprouve, et au cri ani-
mal qu'elles arracheraient; à la nature, au caractère, au mou-
vement des actions qu'on se propose de rendre; et cet art-là
n'est pas plus de convention que les effets de l'arc-en-ciel ; il
ne se prend point; il ne se communique point; il peut seule-
ment se perfectionner. Il est inspiré par un goût naturel, par la
mobilité de l'âme, par la sensibilité. C'est l'image même de
l'âme rendue par les inflexions de la voix, les nuances succes-
sives, les passages, les tons d'un discours accéléré, ralenti,
éclatant, étouffé, tempéré en cent manières diverses. Écoutez le
défi énergique et bref de cet enfant qui provoque son camarade.
Écoutez ce malade qui traîne ses accents douloureux et longs.
Ils ont rencontré l'un et l'autre le vrai rhythme, sans y penser.
Boileau le cherche et le trouve souvent. 11 semble venir au
devant de Racine. Sans ce mérite, un poëte ne vaut presque
pas la peine d'être lu; il est sans couleur. Le rhythme, pratiqué
de réflexion, a quelque chose d'apprêté et de fastidieux. C'est
une des principales différences d'Homère et de Virgile, de Vir-
gile et de Lucain, de l'Arioste et du Tasse. Le sentiment se plie
de lui-même à l'infinie variété du rhvthmc; la réflexion ne sau-
rait. L'étude, le goût acquis, la réflexion saisiront fort bien la
place d'un vers spondaïque; l'habitude dictera le choix d'une
expression, elle séchera des pleurs, elle laissera couler les
larmes; mais frapper mes yeux et mon oreille, porter à mon
imagination, par le seul prestige des sons, le fracas d'un tor-
rent qui se précipite, ses eaux gonflées, la plaine submergée,
SALON DE 1767. 269
son mouvement majestueux, et sa chute dans un gouffre pro-
fond, cela ne se peut. Entrelacer d'étude des syllabes sourdes
ou molles, entre des syllabes fortes, éclatantes ou dures, sus-
pendre, accélérer, heurter, briser, renverser; cela ne se peut.
C'est Nature, et Nature seule qui dicte la véritable harmonie
d'une période entière, d'un certain nombre de vers. C'est elle
qui fait dire à Quinault :
Au temps heureux où l'on sait plaire,
Qu'il est doux d'aimer tendrement!
Pourquoi dans les périls, avec empressement,
Chercher d'un vain honneur l'éclat imaginaire?
Pour une trompeuse chimère,
Faut-il quitter un bien charmant?
Au temps heureux où l'on sait plaire,
Qu'il est doux d'aimer tendrement.
Armide, acte II, scène IV.
C'est elle qui fait dire cà Voltaire :
Le moissonneur ardent, qui court avant l'aurore
Couper les blonds épis que l'été fait éclore,
S'arrête, s'inquiète et pousse des soupirs :
Son cœur est étonné de ses nouveaux désirs.
Il demeure enchanté dans ces belles retraites,
Et laisse, en soupirant, ses moissons imparfaites.
Henriade, chant IXe, v. 221-226.
Que reste-t-il de ces deux morceaux divins, si vous en ôtez
l'harmonie? Rien. C'est elle encore qui fait dire à Chaulieu :
Tel qu'un rocher, dont la tête
Égale le mont Athos,
Voit à ses pieds la tempête
Troubler le calme des flots :
La mer autour bruit et gronde ;
Malgré ses émotions,
Sur son front élevé règne une paix profonde
Que tant d'agitations,
Et que les fureurs de l'onde
Respectent à l'égal des nids des alcyons.
Épitre au chevalier de Bouillon, en 1713.
270 SALON DE 1767.
Il faut voir le tourment, l'inquiétude, le chagrin, le travail
du poète, lorsque cette harmonie se refuse. Ici, c'est une syllabe
de trop; là, c'est une syllabe de moins. L'accent tombe, quand
il doit être soutenu; il se soutient, quand il doit tomber. La
voix éclate où la chose la veut sourde; elle est sourde où la
chose la veut éclatante. Les sons glissent où le sens doit les
faire onduler, bouillonner. J'en appelle au petit nombre de ceux
qui ont éprouvé ce supplice. Toutefois, sans la facilité de trou-
ver ce chant, cette espèce de musique, on n'écrit ni en vers ni
en prose : je doute môme qu'on parle bien. Sans l'habitude de
la sentir ou de la rendre, on ne sait pas lire ; et qui est-ce qui
sait lire? Partout où cette musique se fait entendre, elle est
d'un charme si puissant, qu'elle entraîne, et le musicien qui
compose, au sacrifice du terme propre, et l'homme sensible qui
écoute, à l'oubli de ce sacrifice. C'est elle qui prête aux écrits
une grâce toujours nouvelle. On retient une pensée. On ne
retient point l'enchaînement des inflexions fugitives et délicates
de l'harmonie. Ce n'est pas à l'oreille seulement, c'est à l'âme
d'où elle est émanée, que la véritable harmonie s'adresse. Ne
dites pas d'un poëte sec, dur et barbare, qu'il n'a point
d'oreille; dites qu'il n'a pas assez d'âme. C'est de ce coté que
les langues anciennes avaient un avantage infini sur les langues
modernes. C'était un instrument à mille cordes, sous les doigts
du génie; et ces anciens savaient bien ce qu'ils disaient, lors-
qu'au grand scandale de nos froids penseurs du jour, ils assu-
raient que l'homme vraiment éloquent s'occupait moins de la
propriété rigoureuse que du lieu de l'expression. Ah! mon ami,
quels soins il faudrait donner encore à ces quatre pages, si elles
devaient être imprimées, et que je voulusse y mettre l'harmonie
dont elle sont susceptibles. Ce ne sont pas les idées qui me
coûtent; c'est le ton qui leur convient. Lu littérature comme
en peinture, ce n'est pas une petite affaire que de savoir con-
server son esquisse. Cela est bien pour ce que cela est; et
parlons de Loutherbourg. On peut réduire les compositions
qu'il a exposées sous quatre classes. Des batailles, des marines
et des tempêtes, des paysages, et des dessins.
SALON DE 1767. 271
BATAILLES.
121. UNE BATAILLE '.
A droite, tout à fait dans la demi-teinte, c'est un château
couvert de fumée. On n'en aperçoit que le haut, qu'on escalade,
et d'où les assiégeants sont précipités dans un fossé où on
les voit tomber pêle-mêle. En allant de ce fossé vers la gauche,
le terrain s'élève, et l'on voit à terre des drapeaux, des timbales,
des armes brisées, des cadavres, une mêlée de combattants
formant une grande masse où l'on discerne un cavalier blanc
à demi-renversé, mort, et tombant en arrière vers la croupe
de son cheval; plus, sur le fond, de profil, un cavalier brun,
dont le cheval se cabre, et qui meurt. A la fumée, et à la lueur
forte et rougeâtre qui colore cette fumée, on reconnaît l'effet
d'un coup de canon. Sur les deux ailes et sur le fond, ce sont
des combats particuliers, des actions moins ramassées, plus
éteintes, et faisant valoir la masse principale. Dans cette masse,
le cavalier blanc est vu par la croupe de son cheval. Sur le
devant, vers le centre du combat, morts, mourants, hommes
blessés et diversement étendus sur la terre. Je passe sur beau-
coup d'autres incidents.
Voilà un genre de peinture, où il n'y a proprement ni unité
de temps, ni unité d'action, ni unité de lieu. C'est un spectacle
d'incidents divers, qui n'impliquent aucune contradiction.
L'artiste est donc obligé d'y montrer d'autant plus de poésie,
de verve, d'invention, de génie, qu'if est moins gêné par les
règles. Il faut que je voie partout la variété, la fougue, le
tumulte extrême. Il ne peut y avoir d'autre intérêt. Il faut que
l'effroi et la commisération s'élancent à moi de tous les points
de la toile. Si l'on ne s'en tenait point à des actions communes
(et j'appelle actions communes toutes celles où un homme en
menace ou en tue un autre), mais qu'on imaginât quelque trait
de générosité, quelque sacrifice de la vie à la conservation d'un
autre, on élèverait mon âme, on la serrerait, peut-être même
m'arracherait-on des larmes. J'aime mieux une bataille tirée
de l'histoire qu'une bataille d'imagination. Il y a, dans la pre-
1. Tableau de 4 pieds de largeur sur 3 de hauteur.
272 SALON DE 1767.
première, des personnages principaux que je connais et que je
cherche.
Le genre bataille est celui de l'expression. Celle-ci est
belle, très-belle; elle est fortement coloriée; il y a une grande
intelligence de presque toutes les parties de l'art. Ce nuage
rougeâlre, qui occupe la partie supérieure du fond, est bien
vrai. Avec tout cela, il y a une ordonnance de routine qui
marque une stérilité presque incurable, et puis une uniformité
d'incidents, ou qui n'intéressent point, ou qui intéressent éga-
lement. J'aimerais bien mieux remarquer au milieu de ce fracas
un général tranquille, oubliant le danger qui l'environne de
toutes parts, pour assurer la gloire d'une grande journée; ayant
l'œil à tout, la tête lière, et donnant ses ordres sur un champ
de bataille comme dans son palais. J'aimerais bien mieux voir
quelques-uns de ses principaux officiers occupés à lui former de
leurs corps un bouclier. Je n'entends pas par une bataille, une
escarmouche de pandours ou de hussards : j'en ai une plus
grande idée.
. 12Ù. COMBAT SUR TERRE1.
Au centre, c'est une masse de combattants de la plus
grande force, du plus grand effet. On y discerne, on est frappé
par un cavalier vu par le dos et par la croupe de son cheval
blanc et vigoureux. Il porte un étendard, qu'un fantassin, qui
est à sa gauche, cherche à lui enlever avec la vie. Mais ce cava-
lier a saisi la garde de l'épée du fantassin, et lui va plonger la
sienne dans la gorge. L'étendard, élevé et déployé, fait un bel
effet. 11 marque un plan. Cependant le cavalier court un autre
danger non moins imminent; à droite, un autre fantassin s'est
emparé de la bride de son cheval; mais l'animal furieux lui
tient le bras entre ses dents, et lui arrache des cris. Sous ses
pieds, des chevaux; autour de ces combattants, des morts, des
mourants; de droite et de gauche, des mêlées séparées, des
corps particuliers de troupes engagés, s'éteignant, s'étendant sur
le fond, perdant insensiblement de la grandeur et de la lumière,
s'isolant de la masse principale, et la chassant en devant.
1. Tableau do 2 pieds G pouces de largeur sur 1 pied 10 pouces de hauteur, tiré
du cabinet de M. le comte de Crcutz.
SALON DE 17G7. 273
Il y a, comme on voit, deux manières d'ordonner une
bataille, ou en pyramidant par le centre de l'action ou de la
toile, auquel correspond le sommet de la pyramide, et d'où les
branches ou différents plans de cette pyramide vont en s'éten-
dant sur le fond, à mesure qu'ils s'enfoncent dans le tableau,
magie qui ne suppose qu'une intelligence commune de la per-
spective et de la distribution des ombres et clés lumières ; ou
en embrassant un grand espace, en regardant toute l'étendue de
sa toile comme un vaste champ de bataille, ménageant sur ce
champ des inégalités, y répandant les différents incidents, les
actions diverses, les masses, les groupes, liés par une longue
ligne qui serpente, ainsi qu'on le voit dans les compositions de
Le Brun. Je préfère cette manière; elle demande plus de fécon-
dité; elle fournit plus au génie; tout se déploie et se fait valoir :
c'est un instant d'une action générale; c'est un poëme; les
trois unités y sont. Au lieu qu'à la manière de Loutherbourg,
deux ou trois objets principaux, un ou deux énormes chevaux
couvrent le reste. Il semble qu'il n'y ait qu'un incident, qu'un
point remarquable : c'est le sommet de la pyramide, auquel on a
tout sacrifié pour le faire saillir.
12/j. COMBAT DE MER1.
L'ordonnance de ce combat de mer différera de peu de
l'ordonnance du combat de terre; tant ce technique, ou la
manière de pyramider du centre de la toile vers le fond est
bornée.
A droite, dans la demi-teinte, ainsi qu'à l'un des deux com-
bats précédents, vaisseau et combattants, dont les armes à feu
sont dirigées vers un autre bâtiment, qui fait le sommet de la
pyramide et la masse principale. Autour de ce dernier bâtiment,
foule d'hommes tombant ou précipités dans les eaux. Sur la
droite, un de ces précipités, isolé, et cherchant à se raccrocher
au bâtiment. A gauche, sur le fond, et faisant l'effet des petites
actions ou mêlées latérales aux deux combats de terre, autres
vaisseaux couverts de combattants, éloignés, éteints, et chassant
1. Tableau de même dimension que le précédent et tiré du cabinet du comte
de Creutz.
xi. 18
27/j SALON DE 1767.
en devant le bâtiment du milieu. J'aurais deviné d'avance cette
distribution. On a changé d'élément; mais c'est la même rou-
tine. D'ailleurs, celui-ci est moins beau. Comme on y a plus
encore affecté la vigueur, il y a plus de papillotage. L'action se
passe au milieu des Ilots agités et écumeux.
MARINES ET TEMPÊTES.
125. MARÉE MONTANTE1. — 126. DES ANIMAUX PASSANT
DANS UNE BARQUE ET DESCENDANT D'UNE MONTAGNE2.
1*27. PAYSAGE AVEC DES ANIMAUX.
Le paysage avec des animaux, appartenant à un homme de
mérite, mais un peu singulier, je ne suis point étonné qu'il
n'ait point été exposé. Cet honnête homme, honnête, et très-
lionnête, fait peu de cas du genre humain, et vit beaucoup pour
lui. Il est receveur général des finances. Il s'appelle Randon de
Boisset. Vous ne verrez pas ses tableaux ; mais vous saurez une
de ses actions, qui ne vous déplaira pas. Au bout de cinq à six
mois de son installation dans la place de fermier général,
lorsqu'il vit l'énorme masse d'argent qui lui revenait, il témoi-
gna le peu de rapport qu'il y avait entre son mince travail et
une aussi prodigieuse récompense; il regarda cette richesse si
subitement acquise comme un ,'vol, et s'en expliqua sur ce ton
à ses confrères, qui en haussèrent les épaules, ce qui ne
l'empêcha pas de renoncer à sa place. Il est très-instruit. Il
aime les sciences, les lettres et les arts. II a un très-beau cabi-
net de peinture, des statues, des vases, des porcelaines et des
livres. Sa bibliothèque est double. L'une, des plus belles édi-
tions qu'il respecte au point de ne les jamais ouvrir : il lui suffit
de les avoir et de les montrer. L'autre, d'éditions communes
qu'il lit, qu'il prête, et qu'on fatigue tant qu'on veut. On sait
ces bizarreries; mais on les pardonne à la probité, au bon
goût, et au vrai mérite. Je l'ai connu jeune; et il n'a pas tenu
à lui que je ne devinsse opulent3.
1. Tableau de 2 pieds 5 pouces de large sur 1 pied 11 pouces de haut du
cabinet de M. Wern,
2. Deux tableaux de 2 pieds 4 pouces de large sur 1 pied 10 pouces de haut.
3. Nous avons déjà dit, t. 1er, p. xxxiv, que c'était chez M. Randon de Boisset
que Diderot avait été un moment précepteur.
SALON DE 1767. 275
UNE MARINE.
On voit, à droite, un grand pan de murailles ruinées
au-dessus duquel, tout à fait de ce côté, une espèce de fabrique
voûtée. Au pied de cette fabrique, des masses de roches. Plus
vers la gauche, au-dessus du même mur, et un peu dans
l'enfoncement, une assez haute portion de tour gothique avec
l'éperon qui la soutient. Sur le devant, vers le sommet de la
fabrique, un passage étroit, avec une balustrade conduisant de
cette fabrique ruinée à une espèce de phare. Ce passage est
construit sur le cintre d'une arcade, d'où l'on descend à la mer
par un long escalier. Au pied du phare, sur le même plan, vers
la gauche, un vaisseau penché à la côte, comme pour être
radoubé et calfaté. Plus vers la gauche, un autre vaisseau. Tout
l'espace compris entre la fabrique de la droite et l'autre côté
de la toile est mer. Seulement, sur le devant, vers la gauche,
il y a une langue de terre, où des matelots boivent, fument et
se reposent.
Très-beau tableau, d'une grande vigueur. La fabrique à
droite bien variée, bien imaginée, de bel effet. Les figures, sur
la langue de terre, bien dessinées et coloriées à plaisir. Si l'on
voyait ce morceau seul, on ne pourrait s'empêcher de s'écrier :
« 0 la belle chose ! » mais on le compare malheureusement avec
un Vernet, qui en alourdit le ciel, qui fait sortir l'embarras et
le travail de la fabrique, qui accuse les eaux de fausseté, et qui
rend sensible aux moins connaisseurs la différence d'une figure
qui a du dessin et de la couleur, mais qui n'a que cela; la
différence d'un pinceau vigoureux, mais âpre et dur, et d'une
harmonie de nature ; d'un original et d'une belle imitation ; de
Virgile et de Lucain. Le Loutherbourg est fait et bien fait. Le
Vernet est créé.
1*23. UNE TEMPÊTE1.
On voit, à gauche, un grand rocher. Sur une longue saillie
de ce rocher s' élevant à pic au-dessus des eaux, un homme
agenouillé et courbé, qui tend une corde à un malheureux qui
1. Tableau de 4 pieds de largeur sur 3 pieds de hauteur.
276 SALON DE 1767.
se noie. Voilà qui est bien imaginé. Sur une avance, au pied du
rocher, un autre homme qui tourne le dos à la mer, qui se
dérobe avec les mains, dont il se couvre le visage, les horreurs
de la tempête; cela est bien encore. Sur le devant, du même
côté, un enfant noyé, étendu sur le rivage, et la mère qui se
désole sur son enfant. Monsieur Loutherbourg, cela est mieux,
mais ne vous appartient pas ; vous avez pris cet incident à Ver-
net. Au même endroit, plus vers la droite, un époux qui soutient
sous les bras sa femme nue et moribonde. Ni cela non plus,
monsieur Loutherbourg, autre incident emprunté de Vernet. Le
reste est une mer orageuse, des eaux agitées et couvertes
d'écume. Au-dessus des eaux un ciel obscur, qui se résout en
pluie.
Tableau cru, dur, sans mérite, sans effet, peint de réminis-
cence de plusieurs autres. Plagiat. Ces eaux de Loutherbourg
sont fausses, ou celles de Vernet. Ce ciel de Loutherbourg est
solide et pesant, ou les mêmes ciels de Vernet ont trop de
légèreté, de liquidité et de mouvement. Monsieur Loutherbourg,
allez voir la mer. Vous êtes entre des étables, et l'on s'en
aperçoit; mais vous n'avez jamais vu de tempêtes.
l'2ll. AUTRE TEMPÊTE1.
Adroite, roches formidables, dont les proéminences s'élancent
vers la mer, et sont suspendues en voûte au-dessus de la sur-
face des eaux. Sur ces roches, plus sur le devant, autres roches
moins considérables, mais plus avancées dans la mer. Dans une
espèce de détroit ou d'anse formée par ces dernières, une mer
qui s'y porte avec fureur. Sur leur penchant, dans la demi-
teinte, homme assis, soutenant par la tête une femme noyée,
qu'un autre, sur la pente en dessous, porte par les pieds. Sur
l'extrémité d'une de ces roches cintrées du fond, la plus isolée,
la plus loin jetée sur les Ilots, un spectateur, les bras étendus,
elïrayé, stupéfait, et regardant les flots en un endroit où vrai-
semblablement des malheureux viennent d'être brisés, submer-
gés. Autour de ces masses escarpées, hérissées, inégales, sur le
devant et dans le lointain, des Ilots soulevés et écumeux. Vers
I. Faisait partie d'une série de six tableaux sous le môme numéro 124, qui
appartenaient au comte de Greutz, et dont plusieurs ont été déjà décrits.
SALON DE 1767. 277
le fond, sur la gauche, un vaisseau battu de la tempête. Toute
cette scène obscure ne reçoit du jour que d'un endroit du ciel,
à gauche, où les nuées sont moins épaisses. Ces nuées vont,
en se condensant, en s'obscurcissant, sur toute l'étendue des
eaux. Elles sont comme palpables vers la gauche.
Les eaux sont dures et crues. Pour ces nuées, Yernet aurait
bien su les rendre aussi denses, sans les faire mates, lourdes,
immobiles et compactes. Si les ciels, les eaux, les nuées de Lou-
therbourg sont durs et crus, c'est la suite de sa vigueur affec-
tée, et de la difficulté de mettre d'accord, quand on a forcé de
couleur quelques objets.
PAYSAGES.
128. CASCADES.
A droite, masse de rochers. Cascade entre ces rochers. Mon-
tagnes sur le fond. Vers la gauche, au delà des eaux de la cas-
cade, sur une terrasse assez élevée, animaux et pâtre, une
vache couchée, une autre vache qui descend dans l'eau, une
troisième arrêtée, sur laquelle le pâtre, debout et vu par le dos,
a les bras appuyés. Tout à fait vers la gauche, le chien du
pâtre, ensuite des arbres et du paysage.
Arbres lourds, mauvais ciel, à l'ordinaire; pauvre paysage.
Cet artiste a communément le pinceau plus chaud. Mais, me
direz-vous, qu'est-ce que peindre chaudement? C'est conserver
sur la toile, aux objets imités, la couleur des êtres de la nature,
dans toute sa force, dans toute sa vérité, dans tous ses acci-
dents. Si vous exagérez, vous serez éclatant, mais dur, mais
cru. Si vous restez en deçà, vous serez peut-être doux, moel-
leux, harmonieux, mais faible. Dans l'un et l'autre cas, vous
serez faux, à vous juger à la rigueur.
AUTRE PAYSAGE.
J'aperçois des montagnes à ma droite; plus sur le fond, du
même côté, le clocher d'une église de village; sur le devant,
en m' avançant vers la gauche, un paysan assis sur un bout de
rocher, son chien dressé sur les pattes de derrière, et posé sur
ses genoux ; plus bas et plus à gauche, une laitière qui donne,
278 SALON DE 1767.
dans une écuelle, de son lait à boire au chien du berger. Quand
une laitière donne de son lait à boire au chien, je ne sais ce
qu'elle refuse au berger. Autour du berger, sur le devant, mou-
lons qui se reposent et qui paissent. Plus vers la gauche, et un
peu plus sur le fond, des bœufs, des vaches; puis une mare
d'eau. Tout cà fait à ma gauche, et sur le devant, chaumière,
maisonnette, petite fabrique, derrière laquelle des arbres et des
rochers qui terminent la scène champêtre, dont le centre pré-
sente des montagnes dispersées dans le lointain; montagnes
qui lui donnent de l'étendue et de la profondeur. La lumière
rougeâtre, dont elle est éclairée, est bien du soir; et il y a
quelque finesse dans l'idée du tableau.
AUTRE PAYSAGE.
Il y a un tableau de Yernet qui semble avoir été fait exprès
pour être comparé à celui-ci, et faire apprécier le mérite des
deux artistes. Je voudrais que ces rencontres fussent plus fré-
quentes. Quel progrès n'en ferions-nous pas dans la connais-
sance de la peinture? En Italie, plusieurs musiciens composent
sur les mêmes paroles. En Grèce, plusieurs poètes dramatiques
traitaient le même sujet. Si l'on instituait la même lutte entre
les peintres, avec quelle chaleur n'irions-nous pas au Salon !
quelles disputes ne s'élèveraient pas entre nous! Et chacun
s'appliquant à motiver sa préférence, quelles lumières, quelle
certitude de jugement n'acquerrions-nous pas ! D'ailleurs, croit-
on que la crainte de n'être que le second n'excitât pas de l'ému-
lation entre les artistes, et ne les portât pas cà quelques efforts
de plus?
Des particuliers, jaloux de la durée de l'art parmi nous,
avaient projeté une souscription, une loterie. Le prix des bil-
lets devait être employé à occuper les pinceaux de notre Aca-
démie. Les tableaux auraient été exposés et appréciés. S'il y
avait eu moins d'argent qu'il n'en fallait, on aurait augmenté
le prix du billet. Si le fond de la loterie avait excédé la valeur
des tableaux, le surplus aurait été reversé sur la loterie suivante.
Le gain du premier lot consistait à entrer le premier dans le
lieu de l'exposition, et à choisir le tableau qu'on aurait préféré.
Ainsi il n'y avait d'autre juge que le gagnant. Tant pis pour
SALON DE 1767. 279
lui, et tant mieux pour celui qui choisissait après lui, si, négli-
geant le jugement des artistes et du public, il s'en tenait à son
goût particulier. Ce projet n'a point eu lieu, parce qu'il était
embarrassé de différentes difficultés, qui disparaissent en sui-
vant la manière simple dont je l'ai conçu.
La scène montre à droite le sommet d'un vieux château au-
dessous des rochers. Dans ces rochers, trois arcades pratiquées.
Au long de ces arcades, un torrent, dont les eaux, resserrées
par une autre masse de roches qui s'avancent encore plus sur
le devant, viennent se briser, bondir, couvrir de leur écume
un gros quartier de pierre brute, et s'échappent ensuite en
petites nappes sur les côtés de cet obstacle. Ce torrent, ces
eaux, cette masse font un très-bel effet et bien pittoresque. Au
delà de ce poétique local, les eaux se répandent et forment un
étang. Au delà des arcades, un peu plus sur le fond et vers la
gauche, on découvre le sommet d'un nouveau rocher couvert
d'arbustes et de plantes sauvages. Au pied de ce rocher, un
voyageur conduit un cheval chargé de bagages ; il semble se
proposer de grimper vers les arcades par un sentier coupé dans
le roc, sur la rive du torrent. Il y a, entre son cheval et lui, une
chèvre. Au-dessous de ce voyageur, plus sur le devant et plus
sur la gauche, on rencontre une paysanne montée sur une
bourrique. L'ànon suit sa mère. Tout à fait sur le devant, au
bord de l'étang formé des eaux du torrent, sur un plan corres-
pondant à l'intervalle qui sépare le voyageur qui conduit son
cheval de la paysanne affourchée sui\son ânesse, c'est un pâtre
qui mène ses bestiaux à l'étang. La scène est fermée à gauche
par une haute masse de roches couvertes d'arbustes, et elle
reçoit sa profondeur des sommités de montagnes vaporeuses
qu'on a placées au loin, et qu'on découvre entre les roches de
la gauche et la fabrique de la droite.
Quand Vernet ne l'emporterait pas de très-loin sur Louther-
bourg par la facilité, l'effet, toutes les parties du technique, ses
compositions seraient encore plus intéressantes que celles de son
antagoniste. Celui-ci ne sait introduire dans ses compositions
que des pâtres et des animaux. Qu'y voit-on? Des pâtres et des ani-
maux; et toujours des pâtres et des animaux. L'autre y sème des
personnages et des incidents de toute espèce, et ces personnages
et ces incidents, quoique vrais, ne sont pas la nature commune
280 SALOiN DE 1767.
des champs. Cependant ce Vernet, tout ingénieux, tout fécond qu'il
est, reste encore bien en arrière du Poussin du côté de l'idéal.
Je ne vous parlerai point de YArcadie de celui-ci, ni de son
inscription sublime : El ego in Arcadia. « Je vivais aussi dans
la délicieuse Arcadie. » Mais voici ce qu'il a montré dans un
autre paysage plus sublime peut-être, et moins connu. C'est
celui-ci, qui sait aussi, quand il lui plaît, vous jeter du milieu
d'une scène champêtre l'épouvante et l'effroi ! La profondeur
de sa toile est occupée par un paysage noble, majestueux,
immense. 11 n'y a que des roches et des arbres; mais ils sont
imposants. Votre œil parcourt une multitude de plans différents
depuis le point le plus voisin de vous jusqu'au point de la
scène le plus enfoncé. Sur un de ces plans-ci, à gauche, tout à
fait au loin, sur le fond, c'est un groupe de voyageurs qui se
reposent, qui s'entretiennent, les uns assis, les autres couchés;
tous dans la plus parfaite sécurité. Sur un autre plan, plus sur
le devant, et occupant le centre de la toile, c'est une femme
qui lave son linge dans une rivière; elle écoute. Sur un troi-
sième plan, plus sur la gauche, et tout à fait sur le devant,
c'était un homme accroupi ; mais il commence à se lever et à
jeter ses regards mêlés d'inquiétude et de curiosité vers la
gauche et le devant de la scène ; il a entendu. Tout à fait à
droite et sur le devant, c'est un homme debout, transi de ter-
reur, et prêt à s'enfuir ; il a vu. Mais qui est-ce qui lui imprime
cette terreur? Qu'a-t-il vu? Il a vu, tout à fait sur la gauche et
sur le devant, une femme étendue à terre, enlacée d'un énorme
serpent qui la dévore et qui l'entraîne au fond des eaux, où ses
bras, sa tête et sa chevelure pendent déjà. Depuis les voyageurs
tranquilles du fond jusqu'à ce dernier spectacle de terreur,
quelle étendue immense, et sur cette étendue, quelle suite de
passions différentes, jusqu'à vous qui êtes le dernier objet, le
terme de la composition! Le beau tout! le bel ensemble! C'est
une seule et unique idée qui a engendré le tableau. Ce paysage,
ou je me trompe fort, est le pendant de Y Arcadie ; et l'on peut
écrire sous celui ci çoêoç (la crainte); et sous le précédent /.ai
&eôç (la pitié)1.
Voilà les scènes qu'il faut savoir imaginer, quand on se
Le Serpent a été- grave par Etienne Baudet.
SALON DE 1767. 281
mêle d'être un paysagiste. C'est à l'aide de ces fictions qu'une
scène champêtre devient autant et plus intéressante qu'un fait
historique. On y voit le charme de la nature avec les incidents
les plus doux ou les plus terribles de la vie. Il s'agit bien de
montrer ici un homme qui passe ; là, un pâtre qui conduit ses
bestiaux, ailleurs, un voyageur qui se repose ; en un autre
endroit, un pêcheur, sa ligne à la main, et les yeux attachés
sur les eaux. Qu'est-ce que cela signifie? Quelle sensation cela
peut-il exciter en moi? Quel esprit, quelle poésie y a-t-il là-
dedans? Sans imagination on peut trouver ces objets, à qui il
ne reste plus que le mérite d'être bien ou mal placés, bien ou
mal peints; c'est qu'avant de se livrer à un genre de peinture
quel qu'il soit, il faudrait avoir lu, réfléchi, pensé; c'est qu'il
faudrait s'être exercé à la peinture historique qui conduit à tout.
Tous les incidents du paysage du Poussin sont liés par une idée
commune, quoique isolés, distribués sur différents plans, et
séparés par de grands intervalles. Les plus exposés au péril, ce
sont ceux qui en sont les plus éloignés. Ils ne s'en doutent pas ;
ils sont tranquilles; ils sont heureux; ils s'entretiennent de leur
voyage. Hélas! parmi eux, il y a peut-être un époux que sa
femme attend avec impatience, et qu'elle ne reverra plus; un
fils unique que sa mère a perdu de vue depuis longtemps, et
dont elle soupire en vain le retour ; un père qui brûle du désir
de rentrer clans sa famille; et le monstre terrible qui veille dans
la contrée perfide, dont le charme les a invités au repos, va peut-
être tromper toutes ces espérances. On est tenté, à l'aspect de
cette scène, de crier à cet homme qui se lève d'inquiétude :
« Fuis » ; à cette femme qui lave son linge : « Quittez votre linge,
fuyez » ; à ces voyageurs qui se reposent : « Que faites-vous là ?
fuyez, mes amis, fuyez. » Est-ce que les habitants des campa-
gnes, au milieu des occupations qui leur sont propres, n'ont
pas leurs peines, leurs plaisirs, leurs passions : l'amour, la
jalousie, l'ambition? leurs fléaux : la grêle qui détruit leurs
moissons, et qui les désole; l'impôt qui déménage et vend leurs
ustensiles; la corvée qui dispose de leurs bestiaux, et les
emmène; l'indigence et la loi qui les conduisent dans les pri-
sons? jN'ont-ils pas aussi nos vices et nos vertus? Si, au sublime
du technique, l'artiste flamand avait réuni le sublime de l'idéal,
on lui élèverait des autels.
282 SALON DE 1767.
120. TABLEAU D'ANIMAUX1.
On voit, à droite, un bout de roche; sur cette roche, des
arbres; au pied, le pâtre assis. Il tend, en souriant, un morceau
de son pain à une vache blanche qui s'avance vers lui, et sous
laquelle l'artiste a accroupi une autre vache rousse. Celle-ci est
sur le devant, et couvre les pieds de la vache blanche. Autour
de ces deuxvaches, ce sont des moutons, des brebis, des béliers,
des boucs, des chèvres. Il y a une échappée de campagne. Sur
le fond, tout à fait sur la gauche, un âne s'avance de derrière
une autre fabrique de roche, vers des chardons parsemés autour
de cette masse qui ferme la scène du côté gauche.
Beau, très-beau tableau, très-vigoureusement et très-sage-
ment colorié. Animaux vrais, peints et éclairés largement. Les
brebis, les chèvres, les boucs, les béliers et l'âne sont surpre-
nants. Pour le pâtre et tout le côté droit du tableau, s'il paraît
un peu sourd, c'est peut-être le défaut de l'exposition, l'effet de
la demi-teinte, qui est forte. Le ciel est un des plus mauvais,
des plus lourds de l'artiste : c'est un gros quartier de lapis-
lazuli à couper avec le ciseau d'un tailleur de pierre. On peut
s'asseoir là-dessus, cela est solide. Jamais corps ne divisera
cette épaisseur en tombant. Point d'oiseau qui n'y périsse étouffé.
Il ne se meut point; il ne fuit point; il pèse sur ces pauvres
bêtes. Vernet nous a rendus difficiles sur les ciels. Les siens
sont si légers, si rares, si vaporeux, si liquides! Si Louther-
bourg en avait le secret, comme ils feraient valoir le reste de sa
composition! Les objets seraient isolés, hors de la toile; ce
serait une scène réelle. Jeune artiste, étudiez donc les ciels :
vous voulez être vigoureux, j'y consens; mais tâchez de n'être
pas dur. Ici, par exemple, vous avez évité l'un de ces défauts,
sans tomber clans l'autre; et le vieux Berghem aurait souri à vos
animaux.
129. DESSINS.
LE DEDANS D'UNE ÉTABLE, ECLAIREE DE LA LUMIÈRE
NATURELLE.
Deux bœufs couchés, l'un la tète tournée vers la gauche, et
1. De G pieds de largeur sur 3 pieds i pouces de hauteur.
SALON DE 1767. 283
sur le devant ; l'autre la tête tournée vers la droite, et le corps
presque entièrement couvert du premier. A gauche, sur le
devant, mouton couché et qui dort. Du même côté, sur le fond,
pâtre étendu à plat-ventre sur de la paille. La lumière natu-
relle entre par une fenêtre carrée ouverte au mur latéral de la
droite. Il faut voir la beauté et la vérité de ces animaux, l'effet
du rideau de lumière qui glisse sur eux; comme ils en sont
frappés, comme ils en sont largement éclairés, comme ils sont
dessinés! J'aime mieux un pareil dessin que dix tableaux com-
muns.
LE DEDANS D'UXE ÉTABLE, ECLAIREE DE LA LUMIERE
D'UNE LANTERNE DE CORNE.
En entrant dans cette étable par la gauche, on trouve des cru-
ches et autres ustensiles champêtres; puis la lanterne de corne
suspendue à un chevron de la toiture; au-dessous, un chien qui
dort; plus vers la droite, dormant aussi, le pâtre, le dos étendu
sur de belle paille; sous un râtelier, tout à fait. à la droite, un
ânon couché sur des gerbes. Je serais transporté de celui-ci, si
je n'avais pas vu le premier.
SCÈNE CHAMPÊTRE ÉCLAIRÉE PAR LA LUNE.
Imaginez à gauche une grande arcade; sous cette grande
arcade, des eaux; entre des nuages le disque de la lune, dont
la lumière faible et pâle frappe la partie supérieure de la voûte
ou arcade, et éclaire la scène. Au pied de la voûte, sur le devant,
une chèvre; en s'avançant vers la droite, toujours sur le devant,
des moutons et des vaches; depuis l'intérieur de la voûte, sur
toute la longueur du fond, une fabrique ruinée, dont le sommet
est couvert d'arbustes. Sur un plan qui partage à peu près en
deux la profondeur, un pâtre sur son âne. Au-dessous, un peu
plus sur la droite, un bélier et des moutons. Sur le devant, quel-
ques masses de pierres. Des roches couvertes d'arbustes ferment
la scène vers la droite. C'est encore un très-beau dessin.
L'artiste semble s'être proposé à peu près le même local et
les mêmes objets à éclairer de toutes les lumières différentes
qu'il s'agit de distinguer, avec du blanc, du brun et du bleu. Il
n'a oublié que le feu. Après de pareilles études, il ne tombera
284 SALON DE 17 6,.
pas dans le défaut si fréquent et si peu remarqué, je ne dis
pas dans les paysages, mais clans toutes les compositions, de
n'employer qu'un seul corps lumineux, et de peindre toutes les
sortes de lumières.
LE DEDANS D UNE ECURIE,
ÉCLAIRÉE D'UNE LANTERNE DE CORNE
PLACÉE SUR LE DEVANT.
On voit, à gauche, les têtes de quelques bêtes à cornes. Sur
le fond, un pâtre s'en allant vers la droite, avec une botte de
paille sous chaque bras. La lanterne, posée à terre sur le devant,
l'éclairé par le dos; plus à droite et au premier plan, un âne
debout, qui brait. Autour de l'animal importun, des moutons
couchés. Tout à fait à droite et sur le fond, un râtelier avec du
foin. Les précédents ne déparent ni celui-ci ni les suivants.
LE DEDANS D'UNE ÉCURIE, ÉCLATRÉE PAR UNE LAMPE.
A gauche, une petite séparation tout à fait dans l'ombre et
sur le devant, où l'on voit un pâtre assis sur un grabat, se frot-
tant les yeux, bâillant, s'éveillant. Au-dessus de sa tête, des
planches, sur lesquelles des pots et autres ustensiles. Au delà
de la couche du pâtre, en dedans de l'écurie, poteau d'où par-
tent plusieurs chevrons, à l'un desquels la lampe est suspendue.
Au pied de ce poteau, paniers et ustensiles. Proche la lampe,
plus sur le fond, des chevaux. Vis-à-vis ces chevaux, un bouc.
Sur un plan entre les chevaux et le bouc, un autre pâtre. Proche
de celui-ci, un ânon. Autour de l'ânon, en allant vers la droite,
quelques moutons. Au-dessus des moutons, sur le fond, vaches
s'acheminant avec le reste des animaux vers une grande porte
ouverte, à droite, à l'angle intérieur du mur latéral droit. Tout
à fait de ce côté, attenant à la porte sur le devant, fabrique de
bois. Au pied de cette fabrique, des sacs debout, un crible et
d'autres ustensiles.
AUTRE DEDANS D'ÉCURIE, ECLAIREE D'UNE LAMPE.
A gauche, fabrique de bois. Sur une planche attachée à un
SALON DE 1767. 285
poteau, lampe allumée. Au pied de ce poteau, pâtre endormi,
son chien à ses pieds. Puis un amas de foin, une grande vache
debout. Autour de celte vache, sur le devant, des moutons
couchés et un an on accroupi.
Fermez les yeux, prenez de ces six dessins le premier qui
vous tombera sous la main , et soyez sûr d'avoir une chose
précieuse. Je ne sais si, à tout prendre, ils ne sont pas plus
faits dans leur genre que les tableaux de l'artiste. Ici, il n'y a
rien à reprendre.
130. AUTRES DESSINS SUR DIFFERENTS PAPIERS.
C'est un berger à droite, assis à terre, le coude appuyé sur
un bout de roche; ses animaux se reposant devant lui. C'est un
souille, mais c'est le soulïle de la nature et de la vérité. Beau
dessin, crayon large, grands animaux, économie de travail
merveilleuse.
Le livret annonce d'autres morceaux sous le même nu-
méro 130; mais je ne me les rappelle pas. Je ne les regrette
pas pour vous ; la meilleure description dit si peu de chose !
mais bien pour moi qui les aurais vus.
Et vous voilà tiré de Loutherbourg, à qui certes on ne sau-
rait refuser un grand talent. C'est une belle chose que son
tableau d'animaux. Voyez cette vache blanche, comme elle est
grasse! plus vous la regarderez de près, plus le faire vous en
plaira; il est touché comme un ange. Le Combat sur terre, le
Combat sur mer, la Tempête, le Calme, le Midi, le Soir, six
morceaux qui appartiennent au comte de Creutz, sont tous fort
beaux et d'un bel effet. Il y a des terrasses, des roches, des
arbres, des eaux, imités à miracle, et d'un ton de couleur très-
chaud, très-piquant. Dans la Bataille sur terre, son morceau de
réception, le coup de canon, ou plutôt ce ciel, cette fumée
teinte d'un feu rougeâtre, est bien ; le cheval blanc dessiné à
ravir, belle croupe, tête pleine de vie. L'animal et le cavalier
vont tomber. Le cavalier se renverse en arrière; il a aban-
donné ses armes; son cheval est sur la croupe. Les armes sont
faites avec précision, et il y a là un tact tout particulier. Bou-
cher m'arrêta par le bras, et me dit : « Regardez bien ce mor-
ceau; c'est un homme que cela! » L'autre cavalier, sur le
286 SALON DE 1767.
fond, allonge le bras, en laissant tomber son sabre. Un des
blessés, sur le devant, a une épée passée à travers les flancs,
et tente inutilement de l'arracher. Il est bien dessiné, et son
expression est forte. La touche vigoureuse des soldats morts, le
brillant mat de l'acier donnent de la force au devant du tableau.
La terrasse est chaudement faite, heurtée, coloriée. A l'angle
droit, on escalade un fort. La teinte y est très-vaporeuse, les
soldats ajustés à la manière de Salvator Rosa; mais ce n'est
pas la touche hère de celui-ci. Si vous voulez bien savoir ce
que c'est que papilloter en grand, arrêtez-vous un moment
encore devant le Combat de mer; et vous sentirez votre œil
successivement attiré par différents objets séparément très-
lumineux, sans avoir le temps de s'arrêter, de se reposer sur
aucun. Les combattants n'y manquent pas d'action. Ce sont des
Turcs, d'un côté, de l'autre des soldats cuirassés. Ce tableau
est plus soigné et moins beau. A la Tempête, le local est trop
noir, les vagues lourdes, la pluie semblable à une trame de
toile, à un réseau à prendre des bécasses; il est monotone,
point de clair, pas la moindre lueur; les figures très-bien pen-
sées, très-maussadement coloriées. Le Calme est roussâtre et
sec. A cet instant, les objets sont comme abreuvés de lumière
effet très-difficile à rendre. On n'obtient de grandes lumières,
que par l'opposition des ombres; et à midi, tout est brillant,
tout est clair; à peine y a-t-il de l'ombre dans la compagne;
elle y est comme détruite par la vigueur des reflets. 11 n'en
reste qu'au fond des antres, dans les cavernes, où l'obscurité
est redoublée par l'éclat général. Faible à la lisière des forêts,
il faut s'y enfoncer pour l'y trouver forte. Le Soir est peint
chaudement : on voit que la terre est encore brûlante. Les
arbres ne sont pas mal feuilles. Loutherbourg en tout touche
fortement et spirituellement. Revenez sur le tableau d'ani-
maux. Regardez le cheval chargé de bagage, et son conducteur;
et dites-moi s'il était possible de faire cet animal avec plus de
finesse, et ce bagage avec plus de ragoût. Au morceau où la
laitière donne de son lait au chien de berger, le chien est de
bonne couleur, les ligures sont bien dessinées, et la dégrada-
tion de la lumière prolonge, du centre du tableau à une dis-
tance infinie, la campagne et le lointain. J'ajouterai, de ses
dessins, qu'il était impossible d'y montrer plus d'esprit, plus
SALON DE 1767. 287
d'intelligence. C'eût été bien dommage qu'une canne à pomme
d'or égarée dans sa maison eût privé l'Académie d'un aussi
grand artiste ; cependant peu s'en est fallu. Quand on éveille la
jalousie par un grand talent, il ne faut pas prêter le flanc du
côté des mœurs. La furie de ce jeune peintre se jette sur tout;
mais c'est dans les batailles surtout qu'elle se déploie. En lui
pardonnant sa manière de pyramider, sa disposition est bien
entendue, les groupes s'y multiplient sans confusion; sa couleur
est forte, les effets d'ombres et de lumières sont grands; ses
figures noblement et naturellement dessinées, leurs attitudes
variées; ses combattants bien en action; ses morts, ses mou-
rants, ses blessés bien jetés, bien entassés sous les pieds de ses
chevaux; ses animaux vrais et animés; ce sont des bataillons
rompus, des postes emportés, un feu perçant à travers les rou-
geâtres tourbillons de la poussière et de la fumée; du sang, du
carnage, un spectacle terrible. A l'une de ses tempêtes, sa mer
est trop agitée aux parties éloignées du tableau. La chaloupe
qui coule à fond, le mouvement de l'eau sont bien rendus, si ce
n'est qu'il est absurde que de frêles bâtiments tentent un abor-
dage par un gros temps, ou, comme disent les marins, par une
mer trop dure. Encore une fois, Loutherbourg a un talent pro-
digieux; il a beaucoup vu la nature, mais ce n'est pas chez
elle, c'est en visite chez Berghem, Wouwermans et Vernet. Il a
de la couleur. Il peint d'une manière ragoûtante et facile. Ses
effets sont piquants. Dans ses tableaux de paysages, il y a
quelquefois des figures qui visent un peu à l'éventail; j'en
appelle à l'un de ses tableaux du matin ou du soir, et à cette
petite femme qu'on y voit montée sur un cheval, avec un petit
chapeau de paille sur la tête, et noué d'un ruban sous son cou.
Avec cela, c'est un furieux garçon, et qui n'en restera pas où il
en est; surtout si, en s'assujettissant un peu plus à l'étude du
vrai, ses compositions viennent à perdre je ne sais quoi de
romanesque et de faux, qu'on y sent plus aisément qu'on ne le
peut dire. Son grand tableau de bataille l'a élevé au rang d'aca-
démicien; et c'est ma foi un beau titre. C'est le plus beau, celui
qui caractérise le mieux un grand maître. Des dix-huit mor-
ceaux qu'il a exposés, il n'y en a pas un où l'on ne découvre
des beautés. Ce qui lui manque peut s'acquérir. On n'acquiert
point ce qu'il a. Qu'il aille, qu'il regarde, et qu'il fasse provi-
288 SALON DE 1767.
sion de phénomènes. Si ces dessins sur papier blanc au crayon
rouge out moins d'elïet que ceux sur papier bleu, cela tient
certainement à la couleur du papier et du crayon. Un dessin
sur papier blanc et à la sanguine est nécessairement plus égal
de ton, de touche et d'effet; mais en général ils sont d'un prix
inestimable. Mon ami, y avez-vous bien pris garde? Avez-vous
observé combien ils sont fins et spirituels? Quel effet! quelle
touche! quel ragoût! quelle vérité! Ah! les beaux dessins!
Berghem ne les désavouerait pas. Au reste, n'oubliez pas que je
ne garantis ni mes descriptions, ni mon jugement sur rien ; mes
descriptions, parce qu'il n'y a aucune mémoire sous le ciel qui
puisse rapporter fidèlement autant de compositions diverses;
mon jugement, parce que je ne suis ni artiste, ni même ama-
teur. Je vous dis seulement ce que je pense; et je vous le dis
avec toute ma franchise. S'il m' arrive d'un moment à l'autre de
me contredire, c'est que d'un moment «à l'autre j'ai été diverse-
ment affecté, également impartial quand je loue et que je me
dédis d'un éloge, quand je blâme et que je me dépars de ma
critique. Donnez un signe d'approbation à mes remarques,
lorsqu'elles vous paraîtront solides, et laissez les autres pour ce
qu'elles sont. Chacun a sa manière de voir, de penser, de sen-
tir. Je ne priserai la mienne que quand elle se trouvera con-
forme à la vôtre; et cela bien dit une fois, je continue mon
chemin sans me soucier du reste, après avoir murmuré tout bas
à l'oreille de l'ami Loutherbourg : « Votre femme est jolie; on
le lui disait avant qu'elle vous appartint : qu'on continue à le
lui dire depuis qu'elle est à vous, à la bonne heure, si cela
vous convient autant qu'à elle ; mais faites en sorte qu'on puisse
oublier sans conséquence, sursoit lit ou le votre, son chapeau,
son épée ou sa canne à pomme d'or. Madame Vassé, et tant
d'autres moitiés d'artistes que je nommerais bien, ont aussi des
lits; mais on y retrouve tout ce qu'on y oublie. »
131. DE SU A Y S.
Les portraits de Deshays sont si mauvais de dessin, de cou-
leur et du reste, qu'ils ont l'air d'être faits en dépit de l'art et
SALON DE 1767. 289
du bon sens. Celui-ci ne vous ruinera pas en copie. Je ne res-
semble pas à l'usurier d'Horace :
Quanto perditior quisque est, tanto acrius urget.
Houat. Sermon, lib. I, Sat. II, v. 15.
Quand je blâme, je fronce le sourcil; et cela ne m'amuse
pas. Voici cinq ou six personnages qui vont me donner de
l'humeur. Si je ne me hâte pas de m'en débarrasser, je ne sais
plus quand vous aurez la suite.
LEPIGIE.
132. JÉSUS-CHRIST ORDONNE A SES DISCIPLES DE LAISSER
APPROCHER LES ENFANTS QU'ON LUI PRESENTE1.
De même hauteur et de la moitié de la largeur, à gauche
du précédent, saint Gharlemagne.
De même hauteur et de la moitié de la largeur du premier,
à droite et en regard avec saint Gharlemagne, saint Louis. Les
deux derniers cintrés comme le premier.
Avez-vous vu quelquefois, au coin des rues, de ces chapelles
que les pauvres habitants de Sainte-Reine- promènent sur leurs
épaules, de bourg en ville? c'est une espèce de boîte cintrée,
qui renferme un tableau principal, et dont les deux vantaux,
peints en dedans, montrent chacun l'image d'un saint, quand
la boîte ou chapelle portative est ouverte. Eh bien ! tout juste
de la même forme et de la même force, le tableau précédent
et les deux suivants. C'est la chapelle des gueux de Sainte-
Reine; et ce l'est si bien, qu'il n'y manque que les charnières,
que j'y aurais peintes furtivement, si j'avais été un des polis-
sons de l'école.
Au fond de la boîte, c'est le Christ, n'ordonnant pas à ses
disciples de laisser approcher les petits enfants , comme le
peintre le dit ; mais les recevant, les accueillant. Ainsi Lépicié
n'a suce qu'il faisait; et c'est le moindre défaut de son ouvrage.
1. Tableau cintré de 7 pieds 9 pouces de haut sur 7 pieds G pouces de large.
2. Alise-Sainte-Ueine, lieu de pèlerinage en Bourgogne, où le petit commerce
dont il est ici question s'est perpétué.
xi. 19
290 SALON DE 1767.
Le Christ est assis sous un palmier ; autour de lui, vers la gauche,
sont plusieurs petits enfants, filles et garçons, qui lui sont pré-
sentés par leurs mères, leurs frères, leurs grand'mères. A
droite, derrière le palmier, deux ou trois apôtres en mauvaise
humeur.
Sur le vantail à droite, saint Louis; sur le vantail à gauche,
saint Charlemagne.
Le tableau du milieu est cru, sec et dur, comme il les faut
pour appeler la populace aux carrefours. Figures rai des, décou-
pées, appliquées les unes sur les autres, sans plan, sans mou-
vements, fortes enluminures. Quel sujet, cependant, pour un
grand maître, par le charme et la variété des natures! Imaginez
ce Christ, ces apôtres, ces pères, ces mères, ces grand'mères,
ces petites filles, ces petits garçons, peints par un Raphaël.
Sans avoir vu le saint Louis, on ne devine pas combien il
est plat, ignoble, sot et bête. C'est à peu près comme nos
anciens sculpteurs nous le montrent en pierre, aux portails des
églises gothiques.
Le saint Charlemagne est un gros spadassin ; le ventre
tendu en devant, la tête ébouriffée et renversée en arrière, la
main gauche fièrement appuyée sur le pommeau de son épée.
Il est impossible de le regarder sans se rappeler la ligure du
feu Gros-Thomas *.
Si M. Lépicié veut placer ces trois tableaux en enseigne à sa
porte, je lui garantis la pratique de tous ces gens qui chantent
dans les rues, montés sur des escabeaux, la baguette à la main,
à côté d'une longue pancarte attachée à un grand bâton, et
montrant « comment le diable lui apparut pendant la nuit,
comment il se leva et s'en alla dans la chambre de sa femme
qui dormait. Le voilà qui va. Voilà le diable qui le pousse. Le
voilà dans la chambre de sa femme. Voilà sa femme qui don.
Comment son bon ange lui retient la main, lorsqu'il allait tuer
>a femme. Voilà le bon ange. Voilà le méchant époux avec son
couteau. Le voilà qui aie couteau le\é. Voilà le bon ange qui
lui relient la main, cl cœtera^ et cœtera. » Je lui garantis l'en-
treprise de toutes les chapelles de Sainte-Reine et autres lieux,
1. Le Gros ou le Grand-Thomas, arracheur de dents célèbre établi sur le Pont-
Neuf, en face le Cheval de bronze, en grande vogue vers 175Ô, et qui mérita le
surnom de Médecin des pauvres. Il a été portraituré et ebansonné.
SALON DE 1767. 291
tant en France qu'ailleurs, où les paysans malheureux aiment
mieux mendier dans les grandes villes que de rester dans leurs
villages à cultiver des terres où ils déposeraient leurs sueurs,
et qui ne rendraient pas un épi pour les nourrir; à moins qu'il
n'aime mieux exercer les deux métiers à la fois, faire la curio-
sité et la montrer.
133. LA CONVERSION DE SAINT PAUL1.
La lumière d'où se fit entendre la voix qui disait : Saule2,
Saule, quid me perse que ri h? part de l'angle supérieur gauche du
tableau. Cette gloire est bien lumineuse. Le saint, renversé dans
cette direction, est aussi bien renversé. Il est enveloppé de la
masse des rayons qui le frappent, mais qui ne le frappent pas
assez pittoresquement; il aurait fallu de la verve pour lui
donner un air de foudre, et Lépicié n'en a pas. Le casque s'est
séparé de la tête, et il est à terre au-dessous. Plus à droite, vu
par le dos, courbé en devant, et sortant du fond, un soldat
relève Saïil, le secourt, en appuyant une main entre ses épaules
et l'autre sur sa poitrine. Sur un plan plus enfoncé, et corres-
pondant au persécuteur terrassé, vu de face, un soldat sur son
cheval. Le cheval tranquille, et plus brave que l'homme qui
est fort effrayé, mais à la vérité d'un faux effroi, d'un effroi de
théâtre. Ce gros soldat joue la parade. Tout à fait sur le fond,
autour de ce grotesque personnage, et derrière son officieux
camarade, des têtes de satellites épouvantés. Tout à fait à gauche,
sous la lumière fulminante, abattu, troublé, effaré, le cheval de
Sai'il, dont les jambes sont embarrassées dans les siennes. Ce
cheval est beau, et sa crinière flotte bien. Tout cela n'est ni
mal entendu , ni mal ordonné. La Gloire m'a paru belle. La
lumière forte et vraie. Le cheval assez beau, mais faible de
touche et sans humeur. Le Saiïl a les yeux fermés, comme il
doit arriver à un homme ébloui; mais il est petit, chiffonné,
ignoble de caractère, plus mort que vif. Ce bras droit, qu'il tient
étendu en l'air, est vraiment hors de la toile ; l'autre bras, ainsi
1. Tableau de 2 pieds 1/2 de large sur 3 pieds 3 pouces de haut. — V. dans le
Salon de 176'.i le même sujet traité par Deshays. (Bn.)
2. Nous observerons en passant que le premier nom du converti de Damas est
Saul, et qu'on ne sait pas bien pourquoi il a pris le nom de Paul. (Br.)
292 SALON DE 1767.
que la main, sont bleuâtres : ce qui suppose, contre la vérité, de
la durée dans une position contrainte. Ces soldats du fond sont
assez bien effarouchés; et le tout est mieux dessiné, mieux
colorié qu'il n'appartient à Lépicié. Le cheval de son gros
Hollandais ventru qui l'ait la parade est de bois. Mais est-ce
que Lépicié voudrait devenir quelque chose? faire le second
tome de La Grenée? Je n'en crois rien.
134. UN TABLEAU DE FAMILLE *.
11 y a là de quoi désespérer tous les grands artistes, et leur
inspirer le plus parfait mépris pour le jugement du public. Si
vous en exceptez le Clair de lune de Vernet, que beaucoup de
gens ont admiré sur parole, il n'y en a peut-être pas un autre
qui ait arrêté autant de monde, et qu'on ait plus regardé que
celui-ci. C'est un vieux prêtre qui lit V Ancien ou le Nouveau
Testament au père, à la mère, aux enfants rassemblés. Il faut
voir le froid de tous ces personnages ; le peu d'esprit et d'idées
qu'on y a mis; la monotonie de cette scène; et puis cela est peint
gris et symétrisé. Ce prêtre parle de la main, et se tait de la
bouche. Sa raide soutane a dé exécutée sur lui par quelque
mauvais sculpteur en bois; elle n'est jamais sortie d'aucun
métier d'ourdissage. Ce n'est pas ainsi que notre Greuze se
retire de ces scènes-là, soit pour la composition, le dessin, les
incidents, les caractères, la couleur. Monsieur Lépicié, laissez là
ces sujets; ils exigent un tout autre goût de vérité que le
vôtre. Faites plutôt... rien2. Je ne vous décris pas ce tableau.
Je n'en ai pas le courage. J'aime mieux causer un moment avec
vous des jugements populaires dans les beaux-arts. Je serais
long, si je voulais; mais rassurez-vous, je serai court.
°Le mérite d'une esquisse, d'une étude, d'une ébauche, ne
peut être senti que par ceux qui ont un tact très-délicat, très-
fin, très-délié, soit naturel, soit développé et perfectionné par
la vue habituelle de différentes images du beau en ce genre, ou
par les gens mêmes de l'art. Avant que d'aller plus loin, vous
1. De 4 pieds G pouces de large sur 4 pieds 3 pouces de haut.
'2. Ce tableau est cependant le principal titre de Lépicié. Il fit une grande sen-
sation au Salon et l'on mit l'auteur en parallèle avec Greuze.
SALON DE 1767. 293
me demanderez ce que c'est que ce tact? Je vous l'ai déjà dit :
c'est une habitude de juger sûrement, préparée par des qua-
lités naturelles, et fondée sur des phénomènes et des expé-
riences dont la mémoire ne nous est pas présente. Si les
phénomènes nous étaient présents, nous pourrions sur-le-champ
rendre compte de notre jugement; et nous aurions la science.
La mémoire des expériences et des phénomènes ne nous étant
pas présente, nous n'en jugeons pas moins sûrement, nous en
jugeons même plus promptement; nous ignorons ce qui nous
détermine, et nous avons ce qu'on appelle tact, instinct, esprit
de la chose, goût naturel. S'il arrive qu'on demande à un
homme de goût la raison de son jugement, que fait-il? Il rêve;
il se promène; il se rappelle, ou les modèles qu'il a vus, ou les
phénomènes de la nature, ou les passions du cœur humain, en
un mot, les expériences qu'il a faites; c'est-à-dire qu'il devient
savant. Un même homme a le tact sur certains objets, et la
science sur d'autres. Ce tact est préparé par des qualités que la
nature seule donne. Parcourez toutes les fonctions de la vie,
toutes les sciences, tous les arts, la danse, la musique, la lutte,
la course; et vous reconnaîtrez dans les organes une aptitude
propre à ces fonctions ; et de même qu'il y a une organisation
de bras, de cuisses, de jambes, de corps, propre à l'état de
portefaix, soyez sûr qu'il y a une organisation de tête propre
à l'état de peintre, de poëte et d'orateur, organisation qui nous
est inconnue, mais qui n'en est pas moins réelle, et sans
laquelle on ne s'élève jamais au premier rang; c'est un boi-
teux qui veut être coureur. Rappelez-vous toutes les études,
toutes les connaissances nécessaires à un bon peintre, à un
peintre né, et vous sentirez combien il est difficile d'être un bon
juge, un juge-né en peinture. Tout le monde se croit compé-
tent sur ce point; presque tout le monde se trompe; il ne faut
que se promener une fois au Salon, et y écouter les jugements
divers qu'on y porte, pour se convaincre qu'en ce genre, comme
en littérature, le succès, le grand succès est assuré à la médio-
crité, l'heureuse médiocrité qui met le spectateur et l'artiste
commun de niveau. Il faut partager une nation en trois classes :
le gros de la nation qui forme les mœurs et le goût national ;
ceux qui s'élèvent au-dessus sont appelés des fous, des hommes
bizarres, des originaux; ceux qui descendent au-dessous sont
294 SALON DE 1767.
des plats, des espèces. Les progrès de l'esprit humain, chez un
peuple, rendent ce plan mobile. Tel homme vit quelquefois
trop longtemps pour sa réputation. Je vous laisse le soin d'ap-
pliquer ces principes à tous les genres, je m'en tiens à la pein-
ture. Je n'ai jamais entendu faire autant d'éloges d'aucun tableau
de Van Loo, de Vernet, de Chardin, que de. ce maudit tableau
de famille de Lépicié, ou d'un autre tableau de famille, plus
maudit encore, de Voiriot. Ces indignes croûtes ont entraîné le
suffrage public; et j'avais les oreilles rompues des exclamations
qu'elles excitaient. Je m'écriais : « 0 Vernet! ô Chardin ! ô Casa-
nove! ô Loutherbourg ! ô Robert! travaillez à présent; suez
sang et eau, étudiez la nature, épuisez-vous de fatigue, faites
des poëmes sublimes avec vos pinceaux; et pour qui? Pour une
petite poignée d'hommes de goût qui vous admireront en silence,
tandis que le stupide, l'ignorant vulgaire, jetant à peine un
coup d'oeil sur vos chefs-d'œuvre, ira se pâmer, s'extasier
devant une enseigne à bière, un tableau de guinguette. » Je
m'indignais et j'avais tort. Est-ce qu'il en pouvait être autre-
ment? Il faut que le chancelier Bacon reste ignoré pendant
cinquante ans; lui-même l'avait prédit de son propre ouvrage.
Il faut que le Traité du vrai Mérite, par Le Maître de Claville,
ait en deux ou trois ans de temps cinquante éditions. Celui qui
devance son siècle, celui qui s'élève au-dessus du plan général
des mœurs communes, doit s'attendre à peu de suffrages; il
doit se féliciter de l'oubli qui le dérobe à la persécution. Ceux
qui touchent au plan général et commun sont à la portée de la
main; ils sont persécutés. Ceux qui s'en élèvent à une grande
distance ne sont pas aperçus ; ils meurent oubliés et tranquilles,
ou comme tout le monde, ou très-loin de tout le monde. C'est
ma devise.
AMAND.
135. SOLIMAN II FAIT DÉSHABILLER DES ESCLAVES
EUROPÉENNES l.
Il n'y était pas, et je ne vous conseille pas de le regretter.
Je n'ai jamais vu d'Arnaud que des tableaux froids ou des
esquisses extravagantes.
1. Tableau de 2 pieds 6 pouces de largo sur 2 pieds de haut.
SALON DE 1767. 295
Plusieurs dessins, plusieurs mauvais dessins dont je ne par-
lerais pas, sans un de ces traits d'absurdité sur lesquels il faut
toujours arrêter les yeux des enfants. C'est une figure d'homme
vu par le dos, les mains appuyées à la manivelle coudée d'un
tambour de puits. H y a dans ces machines un moment où le
coude de la manivelle rend la position du bras de levier très-
haute. 11 faut alors, ou que l'homme abandonne la manivelle,
ou que ses bras puissent atteindre à cette hauteur, les poings
fermés, sans quoi la machine revient sur elle-même, et le poids
redescend. Or, on donnerait un demi-pied de plus au tourneur
d'Amand, qu'il ne serait pas encore assez grand; en sorte que,
dans son dessin, ce n'est plus un homme qui tourne, c'est un
homme qui arrête la manivelle à son point le plus bas, et qui
se repose dessus.
Si vous ne m'en croyez pas sur les dessins d'Amand, revoyez
celui où, au bas d'une fabrique à droite, il y a un groupe de
gens qui concertent; à gauche, une statue de Flore sur son
piédestal; à droite, un escalier; au-dessus de l'escalier, une
fabrique; plus vers la gauche, sur une partie du massif commun
de la fabrique, une cuvette soutenue par des figures; et au-
dessous de la cuvette, un bassin qui reçoit les eaux; revoyez
cela, et jugez si j'ai tort de dire que rien n'est plus bizarre,
plus dur et plus mauvais.
L'atelier de menuiserie ne serait qu'une passable vignette
pour notre recueil d'arts 1 ; pas davantage.
L'atelier de doreur, autre passable vignette pour le recueil
des arts, que nous faisons au milieu de tous les obstacles pos-
sibles; que l'Académie a commencé il y a soixante ans; qu'elle
n'a pas fait avec tous les secours imaginables du gouvernement;
qu'elle vient de reprendre par honte et par jalousie; et qu'elle
abandonnera par dégoût et par paresse.
Les deux paysages d'Amand sont froids, monotones, brouil-
lés; beaucoup d'objets entassés les uns sur les autres; et chaque
objet bien chargé de crayon, sans effet.
1. Les volumes de planches de V Encyclopédie.
296 SALON DE 1767.
FRAGONARD
Quantum mutatus ab illo.
Vikgil. Aincid. lib. II, v. 2"1.
137. TABLEAU OVALE REPRÉSENTANT DES GROUPES
D'ENFANTS DANS LE CIEL1.
C'est une belle et grande omelette d'enfants; il y en a par
centaines, tous entrelacés les uns dans les autres, têtes, cuisses,
jambes, corps, bras, avec un art tout particulier; mais cela est
sans force, sans couleur, sans profondeur, sans distinction de
plans. Comme ces enfants sont très-petits, ils ne sont pas faits
pour être vus à une grande distance; mais comme le tout res-
semble à un projet de plafond ou de coupole, il faudrait le sus-
pendre horizontalement au-dessus de sa tête, et le juger de
bas en haut. J'aurais attendu de cet artiste quelque effet piquant
de lumière; et il n'y en a point. Cela est plat, jaunâtre, d'une
teinte égale et monotone, et peint cotonneux. Ce mot n'a peut-
être pas encore été dit, mais il rend bien, et si bien, qu'on
prendrait cette composition pour un lambeau d'une belle toison
de brebis, bien propre, bien jaunâtre, dont les poils entremêlés
ont formé par hasard des guirlandes d'enfants. Les nuages
répandus entre eux sont pareillement jaunâtres et achèvent de
rendre la comparaison exacte. Monsieur Fragonard, cela est
diablement fade. Belle omelette, bien douillette, bien jaune et
bien brûlée.
138. UNE TÈTE DE VIEILLARD2.
Cela est faible, mou, jaunâtre, teintes variées, passages bien
entendus, mais point de vigueur. Ce vieillard regarde au loin;
sa barbe est un peu monotone, point touchée de verve; même
reproche aux cheveux, quoiqu'on ait voulu l'éviter. Couleur
fade. Cou sec et raide. Monsieur Fragonard, quand on s'est fait
un nom, il faut avoir un peu plus d'amour-propre. Quand, après
1. Tiré du cabinet do M. Bergcrct.
2. Tabeau de forme ronde.
SALON DE 1767. 297
une immense composition, qui a excité la plus forte sensation,
on ne présente au public qu'une tête, je vous demande à vous-
même ce qu'elle doit être.
139. PLUSIEURS DESSINS.
Pauvres choses! Le paysage est mauvais. L'homme appuyé
sur sa bêche ne vaut pas mieux. J'en dis autant de cette espèce
de brocanteur, assis devant sa table dans un fauteuil à bras.
La mine en est pourtant excellente.
MONNET.
141. UNE MADELEINE EN MEDITATION *.
140. UN CHRIST EXPIRANT SUR LA CROIX2.
Ce Christ n'est point au Salon. Monnet n'avait apparemment
pas eu le temps de l'expédier. Le Christ est malheureux en
France. Il est bafoué par nos philosophes, déshonoré par ses
prêtres, et maltraité par nos artistes. Au sortir des mains de
Pierre, il tomba dans celles de Bachelier, qui l'a livré cette
année à Parrocel, à Brenet, à Lépicié, à Monnet qui le tient à
présent.
La Madeleine de celui-ci est sans couleur, sans expression,
sans intérêt, sans caractère, sans chair; c'est une ombre, c'est
un morceau détestable de tout point. On voit, à droite, un
rocher. Devant ce rocher, une grande croix de bois. A genoux
et les bras croisés, la sainte pécheresse. Derrière elle, un autre
rocher. On ne sait ce que c'est que cela. C'est une image de
papier blanc, une découpure de Huber, mais mauvaise, sans
la précision des contours, seulement aussi mince, aussi plate,
et très-insipide, quoique nue. Au pont Notre-Dame, chez Trem-
blin, pourvu qu'il en veuille, car il est difficile. La religion
souffre ici de toute part.
Je ne sais ce que c'est que YErmile lisant. On dit qu'il n'est
1. Tableau ovale.
2. Tableau de 15 pieds 6 pouces de haut sur 4 pieds G pouces de large, destiné
à la cathédrale de Metz.
298 SALON DE 1767.
pas sans mérite. Chardin l'a pourtant caché. Pour les dessins et
les esquisses, malheureusement on les voit.
TARAVAL.
lllh. REPAS DE TANTALE1.
Je veux mourir, si, ni vous, ni moi, ni personne, eût jamais
deviné le sujet de ce tableau. A droite, un palais. Au devant de
la façade du palais, sur le fond, des femmes qui élancent de
joie leurs bras vers un enfant. Un peu plus vers la gauche, et
tout à fait sur le devant, une femme agenouillée, tendant aussi
le bras au même enfant, qu'elle se dispose à recevoir d'un
vieillard, qui le lui présente de côté, et sans la regarder. Ce
vieillard, c'est Jupiter. Je le reconnais à l'oiseau porte-foudre
qu'il a sous ses pieds. Sur le fond, une table couverte d'une
nappe. Au delà de cette table, des dieux et des déesses, portés
sur des nuages, comme dans une décoration d'opéra, et jetant
des regards d'indignation et de terreur sur ce qui se passe vers
la gauche. Voilà un double intérêt bien marqué. M'indignerai-je
avec ceux-ci, ou joindrai-je ma joie à celle des premiers? Au-
dessous de Jupiter sévère, je vois un scélérat qu'on se prépare
à lier. 11 est désespéré. Il regarde la terre. Il se frappe le front
du poing. A côté de ce brigand, car il en a bien l'air, un jeune
homme qui lui a saisi le bras, qui tient une chaîne de sa main
gauche, et qui serre si fort cette chaîne, qu'on dirait qu'il craint
plus qu'elle ne lui échappe que son coupable. Ce jeune homme,
c'est Mercure; je le reconnais aux ailes dont il est coiffé; ou
plutôt c'est un paysan ignoble, quelque satellite déguisé qui les
lui a volées.
Eh bien! mon ami, voilà ce qu'il plaît à l'artiste d'appeler
le Repas de Tantale. Il a beau dire, c'est l'instant où Jupiter,
s'apercevant qu'on lui a servi à manger l'enfant de la maison,
le ressuscite, le rend à sa mère et condamne le père aux fers.
Je lui répondrai toujours : ce sont trois instants et trois sujets
très-distingués. L'instant du repas n'est point celui de l'enfant
ressuscité. L'instant de l'enfant ressuscité n'est point celui de
1. Tableau de 4 pieds de large sur 3 pieds 9 pouces de haut, destiné pour
Bellevue.
SALON DE 1767. 299
l'enfant rendu ; et l'instant de l'enfant rendu n'est point celui
de la condamnation du père. Aussi, fatras de figures, d'effets et
de sensations contradictoires. Exemple excellent du défaut
d'unité. Ces gens sans verve et sans génie ne sont effrayés de
rien. Ils ne soupçonnent seulement pas la difficulté d'une com-
position. Voyez aussi comme ils s'en tirent. La mère de Pélops,
petite mine rechignée. Tantale, bas coquin, gibier de Grève.
Tout le terrible réduit à la flamme rougeâtre d'un pot à feu,
élevé à gauche sur un guéridon. Mais, me direz-vous, ces défauts
sont peut-être rachetés par un faire merveilleux ? Oh ! non.
Cependant, trouvez, si vous le voulez, le Tantale chaudement
colorié. Dites que le Jupiter est beau, que sa tête est noble;
ajoutez encore que le tout n'est pas sans effet, à la bonne heure.
145. VÉNUS ET ADONIS1.
Adonis est assis ; on le voit de face. Son chien est à côté de
lui. Iltientson arc de la main droite. Sa gauche est je ne sais où.
11 a sur ses genoux une peau de tigre. Sur un grand coussin
d'étoffe argentée, Vénus est étendue à ses pieds. On ne la voit
que par le dos. Ce dos est beau, et l'artiste le sait bien, car
c'est pour la seconde fois qu'il s'en sert. La tête d'Adonis est
empruntée d'un saint Jean de Raphaël, comme Raphaël emprun-
tait la tête antique d'un Adonis pour en faire un saint Jean.
Aussi cette tête est-elle bien coloriée. De la manière dont ce
sujet est composé, il ne peut guère y avoir que le mérite du
technique. La figure principale tourne le dos ; et un dos n'a pas
beaucoup d'expression. Voyez pourtant ce dos, car il en vaut
la peine, et la manière dont cette figure est assise sur son cous-
sin; la vérité des chairs et du coussin.
JEUNE FILLE AGAÇANT SON CHIEN DEVANT UN MIROIR.
La tête de la jeune fille et le chien ont de la vie, du dessin,
sans couleur.
147. UNE TÈTE DE BACCHANTE.
On la voit presque par le dos, la tête retournée. On prétend
1. Tableau de forme ovale appartenant à M. le comte de Creutz.
300 SALON DE 17G7.
qu'elle est d'un pinceau vigoureux. J'y consens. Son expression
est bien d'une femme enthousiaste ou ivre, mais souffrante, non
comme une Pythie qui se tourmente et qui cherche à exhaler
le Dieu qui l'agite, mais souffrante de douleur. L'enthousiasme,
l'ivresse et la souffrance affectent les mômes parties du visage;
et le passage de l'un de ces caractères contigus à l'autre est
facile.
148. HERCULE ENFANT, ÉTOUFFANT DES SEKPENTS,
AU BERCEAU1.
On voit à droite une suivante effrayée, puis Àlcmène et son
époux. Celui-ci saisit son enfant et l'enlève de son berceau.
Dans le berceau voisin, le jeune Hercule, assis, tient par le cou
un serpent de chaque main, et s'efforce des bras, du corps et
du visage, de les étouffer. Sur le fond ;ï gauche, au delà des
berceaux, des femmes tremblent pour lui. Tout à fait à gauche,
deux autres femmes debout : celles-ci sont assez tranquilles. De
ces deux femmes, celle qu'on voit par le dos montre le ciel de la
main, et semble dire à sa compagne : « Voilà le fils de Jupiter. »
Du même côté, colonnes. Dans l'entre-colonnement, grand
rideau qui, relevé par le plafond, vient faire un dais au-dessus
des berceaux. Beau sujet, digne d'un Raphaël, dette esquisse
est fortement coloriée, niais sans finesse de tons; et là-dessus,
mon ami, je vous renvoie à mon conte polisson sur les esquisses2.
Je ne dis pas que Taraval vaille mieux que Fragonard, ni
Fragonard mieux que Taraval; mais celui-ci me parait plus voi-
sin de la manière et du mauvais style. La fricassée d'anges de
Fragonard est une singerie de Coucher. Outre les dessins dont
j'ai parlé, il yen a d'autres de ce dernier artiste, à la sanguine
et sur papier bleu, qui sont jolis et d'un bon crayon. Il y a de
l'esprit et du caractère. En général Fragonard a l'étoffe d'un
habile homme; mais il ne l'est pas. Il est fougueux, incorrect,
et sa couleur est volatile. Il peut aussi facilement empirer
qu'amender; ce que je ne dirais pas de Taraval. 11 n'a pas assez
regardé les grands maîtres de l'école d'Italie. Il a rapport*' de
Rome le goût, la négligence et la manière de Boucher, qu'il y
1. Esquisse.
2. Ci-dessus, p. l2iti.
SALON DE 1767. 301
avait portés. Mauvais symptôme, mon ami! Il a conversé avec
les apôtres; et il ne s'est pas converti. Il a vu les miracles; et
il a persisté dans son endurcissement.
11 y a quelque temps que j'entrai par curiosité dans les ate-
liers de nos élèves : je vous jure qu'il y a des peintres à l'Aca-
démie à qui ces enfants-là ne céderaient pas la médaille. Il faut
voir ce qu'ils deviendront. Mais vous devriez bien conseiller à
ces souverains avec lesquels vous avez l'honneur de corres-
pondre, et qui ont à cœur la naissance et le progrès des beaux-
arts dans leur empire, de fonder une école à Paris, d'où les
élèves passeraient ensuite à une seconde école fondée à Rome.
Ce moyen serait bien plus sûr que d'appeler des artistes étran-
gers, qui périssent, transplantés, comme des plantes exotiques
dans des serres chaudes.
RESTOUT le fils.
1/19. LES PLAISIRS d'aNACRÉON1.
150. DIOGÈNE DEMANDANT L'AUMONE A UNE STATUE.
151. UN SAINT BRUNO.
Voyez au Salon précédent2 ce que je vous ai dit de ces trois
morceaux, et n'en rabattez pas un mot. 11 y a dans le morceau
d'Anacréon, couleur, entente de lumières, vigueur et transpa-
rence. Le tout est d'un ton vrai et suave. Le corps, la gorge et
les épaules de la courtisane sont de chair, et peints dans la
pâte à pleines couleurs. Le corps d'Anacréon est bien modelé;
le bras qui tient la coupe fin de touche, quoique défectueux de
dessin. Les étoiles étendues sur ses genoux sont belles. La jambe
droite, qui porte le pied en avant, sort du tableau. La casso-
lette et les vases, d'un faire recherché, sans attirer l'attention
aux dépens des figures. Mais je persiste : l'Anacréon est un
charretier ivre, tel qu'on en voit sortir sur les six heures du
soir des tavernes du faubourg Saint-Marceau. La courtisane est
une grenouille; si elle était debout à côté de l'Anacréon, son
front n'atteindrait pas au creux de son estomac : c'est accoupler
une Laponne avec un Patagon. Le site est tout à fait bizarre. Ah!
i. Tableau de 7 pieds 10 pouces de large sur G pieds 2 pouces de haut.
2. Article Restout fils à la fin du Salon de 176'6.
302 SALON DE 1767.
monsieur Restout, que dirait votre père s'il revenait au monde
et qu'il vît cela? Jusqu'à présent on ignorait que les pompons,
les étoffes de Lyon à fleurs d'argent, les cirsaxas', fussent en
usage chez les Grecs : où est le costume et la sévérité de l'art?
Votre Diogène* ressemble à un gueux qui tend la main de
bonne foi ; et puis il est sale de couleur.
Pour votre Saint Bruno, c'est un très-joli morceau, bien
dessiné, bien posé, tout à fait intéressant d'expression, large-
ment drapé, peint avec vigueur et liberté, bien éclairé, bien
colorié; on le prendrait pour un petit Chardin, quand celui-ci
faisait des ligures. Que ne suivez-vous ce genre?
Quand on expose une tête seule, il faut qu'elle soit très-
belle ; et celle de ce chanteur de rue, de ce gueux ivre, deman-
dait une exécution merveilleuse, pour en excuser le bas carac-
tère. Moins le sujet d'une composition est important, moins il
intéresse, moins il touche aux mœurs, plus il faut que le faire
en soit précieux. Qui est-ce qui regarderait les Téniers, les
Wouwermans, lesDerghem, tous les tableaux de l'école flamande,
la plupart de ces obscénités de l'école italienne, tous ces sujets
empruntés de la fable, qui ne montrent que des natures mépri-
sables, que des mœurs corrompues, si le talent ne rachetait le
dégoût de la chose? Les originaux sont d'un prix infini; on
ne fait nul cas des meilleures copies et c'est la difficulté de
discerner les originaux des copies, qui a fait tomber en France
les tableaux italiens. On ne dupe plus que les Anglais. Mon-
sieur Baudouin, lisez ce paragraphe, et profitez-en.
Monsieur Restout, je reviens à vous. Que pensez-vous du
contraste de cette tête ignoble d'Anacréon avec les vases précieux
qui l'entourent et les riches étoiles qui le couvrent? Jetez un
voile sur le reste de votre composition ; ne montrez que cette
tête, et dites-moi à qui elle appartient. Et votre Diognic, de
bonne foi, lui voit-on le moindre trait qui indique l'esprit de son
action? Où est l'ironie? où est la fierté cynique? Est-ce là cet
homme dont Sénèque a dit que celui qui doute de sa félicité peut
aussi douter de celle des dieux? Votre Saint Bruno est très-
bien, je ne m'en dédis pas ; mais n'y a-t-il point là de plagiat?
\. Ktofle des Indes, soie et coton, où il entre plus de coton que de soie. Nous
avons suivi l'orthographe de V Encyclopédie ; M. Littré écrit sirsakas.
2. Tableau de 3 pieds G pouces de haut sur i pieds 0 pouces de large.
SALON DU 1767. 303
Ce qui fâche, c'est que ces talents naissants, qui ont décoré
notre Salon cette année, iront en s'éteignant ; ce sont de pré-
tendus maîtres qui auraient grand besoin de retourner à l'école
sous des maîtres sévères qui les châtiassent.
JOLLAIN1.
152. l'amour enchaîné par LES GRACES2.
Imaginez l'Amour assis sur une petite éminence, au milieu
des trois Grâces accroupies; et ces Grâces n'en ayant ni dans
leurs attitudes, ni dans leurs caractères, maussadement grou-
pées, maussadement peintes ; la tête de l'Amour si féminisée,
qu'on s'y tromperait, même à jeun. Ni finesse, ni mouvement,
ni esprit. Trois filles pas trop belles, pas trop jeunes, passant
des guirlandes de fleurs autour des bras et des pieds d'un inno-
cent qui les laisse faire. Ni verve, ni originalité, ni pensée, ni
faire. Qu'est-ce donc que cela signifie? Bien. C'est barbouiller
de la toile et perdre de la couleur.
153. bélisaire 3.
Ce n'est pas un tableau, quoi qu'en dise le livret, c'est une
mauvaise ébauche. Cela est" si gris, si blafard, qu'on a peine à
discerner les figures, et que ma lorgnette de Passement, qui
colore les objets, a manqué son effet sur ce tableau. Qu'est-ce
que M. Jollain? C'est... c'est un mauvais peintre; c'est un sot,
qui ne sait pas que celui qui tente la scène de Bélisaire s'im-
pose la loi d'être sublime. 11 faut que la chose dise plus que
l'inscription, date obolum Brlisario, et cela n'est pas aisé. A
droite, presque au centre de la toile, Bélisaire assis. Du même
côté, étendue à terre, sa fille, la tête penchée sur le bras de son
père, qui lui serre la main. Au pied de Bélisaire, une levrette
qui dort. Tout à fait à droite, le dos tourné à son époux et à sa
fille, les yeux couverts de ses mains, et la tête posée contre un
mur, la femme de Bélisaire. A gauche, sur le fond, un jeune
1. Jollain, élève de Pierre, était alors agréé. Il fut reçu académicien en 1773.
2. Tableau de 6 pieds de large sur 4 de haut.
3. Tableau de 5 pieds de large sur 4 de haut.
304 SALON DE 1767.
homme qui demande l'aumône dans le casque du général
aveugle. Autour de ce jeune homme, des passagers, un soldat
les bras étendus et le visage étonné, une femme qui délie sa
bourse, quelques personnages qui conversent, parmi lesquels
on en remarque un qui, le doigt posé sur sa bouche, semble
recommander le silence aux autres. À gauche, un vestibule qui
conduit à des bâtiments; à droite et sur le fond, des murs, une
architecture; d'où l'on conjecture que la scène se passe dans la
cour d'un château, et que cette composition, qui ne vaut pas
les estampes de Gravelot, a été faite d'après une situation de
l'ouvrage, très-médiocre et beaucoup trop vanté, de Marmontel.
Le liélisaire est raide, ignoble et froid. La fille n'est pas mal
de position et de caractère; mais, et cette fille, et la mère qui
tourne le dos à la scène, sont prises du Testament d'Euda-
midas, où elles sont sublimes, on n'a fait que les séparer. Toutes
ces figures dispersées à droite ne disent rien, mais rien du tout.
L'enfant qui demande l'aumône dans le casque est une idée
commune, que l'artiste aurait rejetée s'il eût senti l'effet du
casque que Van Dyck a posé au pied de Bélisaire. Que fait là
ce chien qui dort? Quelle comparaison de l'étonnement de ce
soldat et du morne silence du soldat de Van Dyck, qui, la tête
penchée, les mains posées sur le pommeau de son épée, regarde
et pense! Quelle différence encore- dans le choix du local! Van
Dyck fut bien un autre homme, lorsqu'il assit son héros sur
une borne, le dos contre un arbre, son casque à ses pieds. C'est
qu'avec du génie, il est presque impossible de faire un bon
tableau d'après une situation romanesque, ou même une scène
dramatique. Ces modèles ne sont pas assez voisins de Nature.
Le tableau devient une imitation d'imitation.
Quand je vois des Jollain tenter ces sujets après un Van
Dyck, un Salvator Rosa, je voudrais bien savoir ce qui se passe
dans leurs tètes; car enfin, refaire Bélisaire après ces hommes
sublimes, c'est refaire Iphigênie après Racine, Mahomet après
Voltaire. Monsieur Jollain, cela n'est pas modeste. La composi-
tion, le dessin, l'expression générale, le caractère du principal
personnage, le clair-obscur, la couleur, l'effet, sont, je crois,
des parties sans lesquelles la peinture n'existe pas. Or, il n'y a
rien de tout cela dans le tableau de Jollain. Ce tableau est donc
nul. Ce Jollain m'a l'air d'un cousin de Cogé ou de Riballier.
SALON DE 1767. 305
Bélisaire, le pauvre Bélisaire ! Après avoir été chanté par Mar-
montel, proscrit par la Sorbonne1, il ne lui manquait pour der-
nière disgrâce que d'être peint par Jollain.
154. UN ERMITE2.
Je me le rappelle : il est froid, léché et mauvais. Mauvaises
mains, mauvaises et lourdes draperies, barbe monotone, livre
relié en parchemin, sans ton, sans illusion; tète faible de
touche. C'est Jollain, toujours Jollain.
ETAT ACTUEL DE L'ÉCOLE FRANÇAISE.
Voyons maintenant quel est l'état actuel de notre École, et
revenons un peu sur les peintres qui composent notre Aca-
démie.
Remarquez d'abord, mon ami, qu'il y a quelques savants,
quelques érudits, et même quelques poètes dans nos provinces :
aucun peintre, aucun sculpteur. Ils sont tous dans la grande
ville, le seul endroit du royaume où ils naissent et où ils soient
employés.
Miguel Van Loo, directeur de l'Ecole. — Il a du dessin, de la
couleur, de la sagesse et de la vérité. Il est excellent pour les
grands tableaux de famille. 11 fait les étoiles à merveille, et il y
a de bons portraits de lui.
Halle. — Pauvre homme.
Vien. — Sans contredit le premier peintre de l'École, pour
le technique, s'entend. Pour l'idéal et la poésie, c'est autre
chose. Il dessine, il colorie, il est sage, trop sage peut-être,
mais il règne clans toutes ses compositions, un faire, une har-
monie qui vous enchantent. Sapit antiquum. Il est, et pour les
tableaux de chevalet, et pour la grande machine.
L.\ Grenée. — Peintre froid, mais excellent dans les petits
1. Le Bélisaire de Marmontel a été censuré et condamné par la Sorbonne, en
1767. (Br.)
2. Tableau de 1 pied 6 pouces de large sur 1 pied 10 pouces de large.
XI. 20
306 SALON DE 1767.
sujets. C'est comme le Guide. Ses petites compositions se paye-
ront quelque jour au poids de l'or. Il dessine, il a de la cou-
leur. Mais plus sa toile s'étend, plus son talent diminue.
Belle. — Belle n'est rien.
Bachelier. — Fut autrefois bon peintre de fleurs et d'ani-
maux. Depuis qu'il s'est fait maître d'école, il n'est rien. Il y a,
dans nos maisons royales, des tableaux d'animaux de cet artiste,
peints avec beaucoup de vigueur.
Chardin. — Le plus grand magicien que nous ayons eu. Ses
anciens petits tableaux sont déjà recherchés, comme s'il n'était
plus. Excellent peintre de genre; mais il s'en va.
Vernet. — Homme excellent dans toutes les parties de la
peinture; grand peintre de marine et de paysage.
Millet. — Nul.
LUNDRERG. — Nul.
Le Bel. — Nul.
VÉNEVAULT. Nul.
Perroneau. — Fut quelque chose autrefois dans le pastel.
La Tour. — Excellent peintre en pastel. Grand magicien.
Roslin. — Assez bon portraitiste; mais il ne faut pas qu'il
sorte de là.
Valade. — Bien.
Madame Vien. — A nommer à la place de Mlle Basseporte '
au Jardin du Boi. Elle a de la couleur et de la vérité. Il y a de
bonnes choses d'elle en fleurs et en animaux.
Machy. — Bon peintre de bâtiments et de ruines modernes.
Drouais. — C'est Drouais avec son élégance et sa craie.
Julltart. — Bien.
Voiriot. — Comme Julliart.
Doyen. — Le second dans la grande machine; mais je
crains bien qu'il ne soit jamais le premier.
Casanove. — Bon, très-bon pour le paysage et les batailles.
Baudouin. — Notre ami Baudouin, peu de chose.
Roland de La Porte. — Pas sans mérite. Il y a quelques
tableaux de fruits et d'animaux, qu'on n'est pas en droit de
dédaigner.
1. Mu« Basseporte, élève de Robert, avait succédé à Aubriet comme dessinateur
du Jardin du Roi. Elle ne mourut qu'en 1180, à quatre-vingts ans.
SALON DE 1767. 307
Bellengé. — Comme Roland.
Amand. — Je n'en ai jamais rien vu qui vaille.
Le Prince. — Fait beaucoup. Bien, c'est autre chose.
Certes, il n'est pas sans talent ; mais il faut attendre.
Guérin. — Rien.
Roeert. — Excellent peintre de ruines antiques. Grand
artiste.
Madame Therrouciie. — Excellente, si elle avait en talent la
dixième partie de ce qu'elle a en vanité. On ne saurait lui
refuser de la couleur et de la chaleur. Tout contre le bien
qu'elle aurait atteint, si elle eût été jeune et docile. Son talent
n'est pas ordinaire pour une femme, et pour une femme qui
s'est faite toute seule.
Parrocel. — Rien; moins que rien.
Brenet. — Annulé par l'indigence.
Loutiierbourc. — Grand, très-grand artiste, presque en tout
genre. Il a fait un chemin immense, et l'on ne sait jusqu'où il
peut aller.
Boucher. — J'allais oublier celui-là. A peine laissera-t-il un
nom; et il eût été le premier de tous, s'il eût voulu.
Desiiays. — Mauvais.
LÉPiciÉ. — Pauvre artiste.
Fragonard. — Il a fait un très-beau tableau. En fera-t-il
un second? Je n'en sais rien.
Monnet. — Rien.
Taraval. — Bon peintre, et dont le talent est à peu près ce
qu'il sera. Il n'y aurait pas de mal qu'il fît quelques pas de
plus.
Restoct. — Il faut attendre. Peut-être quelque chose; peut-
être rien.
Jollain. — Bien décidément rien.
Durameau. — J'ai la plus haute opinion de celui-là; il peut
me tromper.
Ollivier. — A en juger par quelques petits morceaux que
j'ai vus, il n'est pas sans talent.
Renou. — Serviteur à M. Renou.
Caresme. — Je me rappelle de mauvais tableaux et de très-
bons dessins de celui-ci.
Beaufort. — Je ne le connais pas. Mauvais signe.
308 SALON DE 1767.
Comptez bien, mon ami; et vous trouverez encore une ving-
taine d'hommes à talents. Je ne dis pas à grand talent; c'est
plus qu'il n'y en a dans tout le reste de l'Europe.
Greuze. — Et Greuze donc, qui est certainement supérieur
dans son genre; qui dessine, qui imagine, qui colorie, qui a le
faire et l'idée.
Avec tout cela, je crois que l'École a beaucoup déchu et
qu'elle décheoira davantage. II n'y a presque plus aucune occa-
sion de faire de grands tableaux. Le luxe et les mauvaises
mœurs, qui distribuent les palais en petits réduits, anéantiront
les beaux-arts. A l'exception de Vernet, qui a des ouvrages
commandes pour plus de cent ans, le reste des grands artistes
chôme.
ÏS'ola bene que dans la liste précédente, quand je dis
qu'un artiste est excellent, c'est relativement à ses contempo-
rains, à une ou deux exceptions près, qui ne valent pas la
peine d'être désignées; et que quand je dis qu'il est mauvais,
c'est relativement au titre d'académicien dont il est décoré;
dans le vrai, il n'y en a aucun qui n'ait quelque talent, et en
comparaison de qui un homme du monde qui peint par amuse-
ment ou par goût, un peintre du pont Notre-Dame, même un
académicien de Saint-Luc, ne soit un barbouilleur.
Ce Parrocel que j'ai tant maltraité; ce Brenet sur lequel j'ai
un peu exercé ma gaieté, obtiendraient peut-être de vous et de
moi quelque éloge, si l'un, né chaud, bouillant, se chargeait
d'une décoration ou de quelques-uns de ces ouvrages éphé-
mères qui demandent beaucoup d'imagination et peu de faire;
et l'autre, d'un sujet historique, si les besoins domestiques ne
le pressaient point, et s'il n'entendait pas sans cesse à ses
oreilles le cri de la misère, qui lui demande du pain, des
jupons, un bonnet, des souliers.
Nous en sommes restés à Durameau, qui certes n'est pas un
artiste sans talent et sans espérance. Il pourra nous consoler un
jour de la perte d'un grand peintre, à moins que l'ennui du
malaise et l'amour du gain ne le prennent.
An, haec animos aerugo, et cura peculi
Quum semel imbuerit, spertunus carmina fingi
Posse ?
Hoiut. de Art. poct. v. 330 et seq.
SALON DE 1767. 309
L'amour du gain hâte le pinceau, et compte les heures;
l'amour de la gloire arrête la main, et fait oublier les semaines.
DU RAMEAU l.
TABLEAUX.
155. LE TRIOMPHE DE LA JUSTICE2.
On voit la Justice à droite, sur le fond. La lumière d'une
gloire l'environne : elle a autour d'elle, plus sur le fond, la
Prudence, la Concorde, la Force, la Charité, la Vigilance; elle
tient ses balances d'une main, une couronne de l'autre, et
s'avance assise sur un char traîné par des licornes fougueuses
qui s'élancent vers la gauche. Le char roule, et écrase des
monstres symboliques du méchant, du perturbateur de la société ;
la Fraude, qu'on reconnaît à son masque, et à qui l'étendard
de la Révolte est tombé des mains, s'est saisie d'une des rênes
du char. L'Envie et la Cruauté sont désignées par le serpent et
le loup ; l'Envie est renversée la tête en bas et les pieds en l'air,
et son serpent l'enveloppe dans ses circonvolutions. Elle est sur
le devant, à gauche, aux pieds des licornes. Tout à fait du
même côté, ses yeux hagards tournés sur la Justice, son loup
au-dessous d'elle, un poignard à la main, la Cruauté est étendue
sur des nuages qui la dérobent en partie. Toutes ces figures
occupent la partie inférieure du tableau, et sont jetées de droite
et de gauche, sur le devant, avec beaucoup de mouvement et
de chaleur. Proche du char de la Justice, en devant, l'Innocence
toute nue, les bras tendus et les regards tournés sur la Justice,
la suit portée sur des nuages : elle a son mouton derrière
elle.
L'effet général de ce tableau blesse les yeux. C'est un exemple
de l'art de papilloter en grand. Les lumières y sont distribuées
sans sagesse et sans harmonie. Ce sont ici et là comme des
1. Louis-Jean-Jacques Durameau était alors agréé. Il fut académicien en 1773.
Il était né à Paris en 1733. Il mourut à Versailles, en 1790, où il était gardien des
tableaux de la Couronne.
2. Tableau de 10 pieds 8 pouces de haut sur 14 de large. Il était destiné
pour la chambre criminelle de Rouen.
310 SALON DE 1707.
éclairs qui blessent. Cependan t cette composition n'est pas d'un
enfant ; il y a de la couleur, de la verve, même de la fougue.
La Justice est raide ; elle tient ses balances d'une manière
apprêtée : on dirait qu'elle les montre. La position de ses bras
est comme d'une danseuse de corde qui va faire le tour du cer-
ceau ; idée ridicule fortifiée par ce cercle verdâtre qu'elle tient
de la main gauche, et dont l'artiste a voulu faire une couronne.
L'Innocence, avec son long paquet de filasse jaune qui descend
de sa tête en guise de cheveux, est maigre, pâle, sèche, fade,
d'une expression de tête grimacière, pleureuse et désagréable.
Qu'a-t-elle à redouter à côté de la Justice? Tout ce cortège
d'êtres symboliques est trop monotone de lumière et de couleur,
et ne chasse point la Justice en devant. Oh ! la dégoûtante bête
que ce mouton ! Cette Envie, enveloppée du serpent et tom-
bant la tète en bas et les pieds en l'air, est belle, hardie et bien
dessinée. Les deux ligures précédentes ne pèchent pas non plus
par le dessin. La Cruauté, qu'on voit à gauche par le dos, est
très-chaude de couleur. La scène entière est ordonnée d'enthou-
siasme. Tout y est bien d'action et de position; rien n'y manque
que l'intelligence et le pinceau de Rubens, la magie de l'art, la
distinction des plans, de la profondeur. Les licornes s'élancent
bien ; mais ce qui me déplaît surtout, c'est ce mélange d'hommes,
de femmes, de dieux, de déesses, d'animaux, de loup, de mou-
ton, de serpent, de licornes. Premièrement, parce qu'en géné-
ral cela est froid et de peu d'intérêt. Secondement, parce que
cela est toujours obscur et souvent inintelligible. Troisièmement,
la ressource d'une tête pauvre et stérile; on fait de l'allégorie
tant qu'on veut : rien n'est si facile à imaginer. Quatrièmement,
parce qu'on ne sait que louer ou reprendre dans des êtres, dont
il n'y a aucun modèle rigoureux subsistant en nature. Quoi
donc ! est-ce que ce sujet de l'Innocence implorant le secours
de la Justice, n'était pas assez beau, assez simple, pour fournir
à une scène intéressante et pathétique ? Je donnerais tout ce
fatras pour le seul incident du tableau d'un peintre ancien, où
l'on voyait la Calomnie, les yeux hagards, s' avançant, une torche
ardente à la main, et traînant par les cheveux l'Innocence sous
la figure d'un jeune enfant éploré, qui portait ses regards et ses
mains vers le ciel. Si j'avais eu à composer un tableau pour
une chambre criminelle, espèce d'inquisition d'où le crime
SALON DE 1767. 311
intrépide, subtil, hardi, s'échappe quelquefois par les formes
qui immolent d'autres fois l'innocence timide, effrayée, alarmée;
au lieu d'inviter des hommes, devenus cruels par habitude, à
redoubler de férocité par le spectacle hideux des monstres qu'ils
ont à détruire, j'aurais feuilleté l'histoire ; au défaut de l'his-
toire, j'aurais creusé mon imagination jusqu'à ce que j'en eusse
tiré quelques traits capables de les inviter à la commisération,
à la méfiance; à faire sentir la faiblesse de l'homme, l'atrocité
des peines capitales, et le prix de la vie. Ah, mon ami ! le témoi-
gnage de deux hommes suffit pour conduire sur un échafaud.
Est-il donc si rare que deux méchants se concertent? que deux
hommes de bien se trompent ? M'y a-t-il aucun fait absurde,
faux, quoique attesté par une foule de témoins non concertés ?
M'y a-t-il pas des circonstances où le fait seul dépose, et où il
ne faut, pour ainsi dire, aucun témoin? N'y en a-t-il pas d'autres
dont un très-grand nombre de dépositions ne peut contre-balan-
cer l'invraisemblance ? Le premier pas de la justice criminelle
ne consisterait-il pas à décider sur la nature de l'action, du
nombre de témoins nécessaires pour constater le coupable? Ce
nombre ne doit-il pas être proportionné au temps, au lieu, au
caractère du fait, au caractère de l'accusé, au caractère des
accusateurs? M'en croirai-je pas Caton plus volontiers que la
moitié du peuple romain ? 0 Galas ! malheureux Calas ! tu vivrais
honoré au centre de ta famille, si tu avais été jugé par ces
règles ; et tu as péri, et tu étais innocent, bien que tu fusses et
que tu étais réputé coupable, et par tes juges, et par la multi-
tude de tes compatriotes. 0 juges! je. vous interpelle, et je vous
demande si le témoignage d'une servante catholique, qui avait
converti un des enfants de la maison, ne devait pas avoir plus
de poids dans votre balance que tous les cris d'une populace
aveugle et fanatique? 0 juges! je vous demande; ce père que
vous accusez de la mort de son fils, croyait-il un Dieu? n'en
croyait-il point? S'il n'en croyait point, il n'a pas tué son fils
pour cause de religion ; s'il en croyait un, au dernier moment
il n'a pu attester ce Dieu qu'il croyait, de son innocence, et lui
offrir sa vie en expiation des autres fautes qu'il avait commises.
Cela n'est ni de l'homme qui croit, ni de l'homme qui ne croit
rien, ni du fanatique, qui doit s'accuser lui-même de son crime
et s'en glorifier ; et ce peuple que vous écoutez, lorsqu'il se
312 SALON DE 1767.
trompe, lorsqu'il se laisse entraîner à sa fureur, à ses préven-
tions, est-ce qu'il a toujours été ce qu'il doit être? 0 mon ami!
la belle occasion que cet artiste a manquée, de montrer l'extra-
vagante barbarie de la question ! J'avoue toutefois que s'il fut
jamais permis à la peinture d'employer l'allégorie, c'est dans un
triomphe de la Justice, personnage allégorique ; à moins qu'on
ne poussât la sévérité jusqu'à proscrire ces sortes de sujets,
sévérité qui achèverait de restreindre les bornes de l'art, qui ne
sont déjà que trop étroites; de nous priver d'une infinité de
belles compositions à faire; et d'écarter nos yeux d'une multi-
tude d'autres qui sont sorties de la main des plus grands
maîtres; mais je prétends que celui qui se jette dans l'allégorie, .
s'impose la nécessité de trouver des idées si fortes,. si neuves,
si frappantes, si sublimes, que sans cette ressource, avec Pal las,
Minerve, les Grâces, l'Amour, la Discorde, les Furies, tournées
et retournées en cent façons diverses, on est froid, obscur, plat
et commun. Et que m'importe que vous sachiez faire de la chair,
du satin, du velours, comme Roslin? ordonner, dessiner, éclai-
rer une scène, produire un effet pittoresque, comme Vien?
Quand je vous aurai accordé ce mérite, tout sera dit : mais
n'ai-je à louer que ces qualités dans Le Sueur, le Poussin,
Raphaël et le Dominiquin?
Il en est de la peinture, ainsi que de la musique ; vous pos-
sédez les règles de la composition; vous connaissez tous les
accords et leurs renversements ; les modulations s'enchaînent à
votre gré sous vos doigts; vous avez l'art de lier, de rapprocher
les cordes les plus disparates; vous produisez, quand il vous
plaît, les effets d'harmonie les plus rares et les plus piquants.
C'est beaucoup. Mais ces chants terribles ou voluptueux, qui,
au moment même qu'ils étonnent ou charment mon oreille,
portent au fond de mon cœur l'amour ou la terreur, dissolvent
mes sens ou secouent mes entrailles, les savez-vous trouver?
Qu'est-ce que le plus beau faire sans idée? le mérite d'un
peintre. Qu'est-ce qu'une belle idée, sans le faire? le mérite
d'un poëte. Ayez d'abord la pensée; et vous aurez du style
après.
SALON DE 1767. 313
156. LE MARTYRE DE SAINT-CYR ET DE SAINTE JULITTE1.
Au centre de ia toile, au-dessus d'une estrade, d'où l'on peut
descendre par quelques degrés, vers le côté gauche de la toile,
sainte Julitte debout, entre les mains des bourreaux, dont un,
plus sur le fond et la gauche, lui tient les mains serrées de
liens; un second, placé derrière la Sainte, lui bat les épaules
d'un faisceau de cordes ; un troisième, à ses pieds, se penche
vers les degrés, pour ramasser d'autres fouets, parmi des instru-
ments de supplice. A gauche, sur les degrés, le cadavre de
saint Cyr, les pieds vers le fond, la tête sur le devant. A gauche
sur une espèce de tribune, le préteur ou juge, assis, le coude
appuyé sur la balustrade, et la tête posée sur sa main. Derrière
le préteur, des soldats de sa garde.
C'est comme au précédent : de la vigueur, du dessin ; mais
exemple de la mauvaise entente des lumières ; défaut qui choque
moins ici, parce que le morceau est moins fini. Les trois bour-
reaux sont bien caractérisés, bien dessinés; le premier est même
très-hardi. Le préteur est mauvais, ignoble; il a l'air d'un qua-
trième bourreau. Le saint Cyr est un morceau de glaise ver-
dâtre. La sainte Julitte est belle, bien dessinée, bien disposée,
intéressante, physionomie douce, tranquille, résignée, beau
caractère de tête, belles mains tremblantes, figure qui a du
pathétique et de la grâce; mais point de couleur. Le tout est
une belle ébauche, une belle préparation.
157. SAINT FRANÇOIS DE SALES AGONISANT, AU MOMENT
OU IL REÇOIT l'eXTRÈME-ONCTION 2.
Tableau d'une belle et hardie composition; modèle à pro-
poser à ceux qui ont des espaces ingrats, beaucoup de hauteur
sur peu de largeur.
On voit le Saint sur son lit; on le voit de face, le chevet au
fond de la toile, présentant la plante des pieds au spectateur,
1. Tableau do 10 pieds 5 pouces do haut sur 5 de large, destiné pour l'église
des dames de Saint-Cyr, près Versailles.
2. Tableau de 10 pieds 5 pouces de haut sur 5 pieds de large, pour l'église des
dames de Saint-Cyr, près Versailles.
3U SALON DE 1767.
et par conséquent tout en raccourci. Mais la figure entière est
si naturelle, si vraie, le raccourci si juste, si Lien pris, qu'entre
un grand nombre de personnes qui m'ont loué ce tableau, je
n'en ai pas trouvé une seule qui se soit aperçue de cette posi-
tion, qui montre, sur une surface plane, le Saint dans toute sa
longueur, toutes les parties de son corps également bien déve-
loppées, la tête et l'expression du visage clans toute sa beauté.
La partie supérieure de la figure est dans la demi-teinte. Le
reste est éclairé. A droite du lit, sur une petite estrade de bois,
la crosse, la tiare et l'élole. A gauche, deux prêtres, qui admi-
nistrent l'extrême-onction. Celui qui est sur le devant touche
de l'huile sainte les pieds du Saint moribond, qui sont décou-
verts. Il est de la plus grande vérité de caractère. C'est un per-
sonnage réel. Il est grand, sans être exagéré. Il est beau, quoi-
qu'il ait le nez gros et les joues creuses et décharnées, parce
qu'il a le caractère de son état, et l'expression de son ministère.
On croit avoir vu cent prêtres qui ressemblaient à celui-là.
C'est une des plus fortes preuves de la sottise des règles de con-
vention, et du moyen d'intéresser, en se renfermant presque
dans les bornes rigoureuses de la nature subsistante, choisie
avec un peu de jugement. J'en dis autant de l'autre prêtre, qui
esi au-dessus de celui-ci, plus sur le fond, et qui récite la
prière, le rituel à la main, tandis que son confrère administre.
Il y a derrière ces deux principales ligures, dont la position,
les vêtements, les draperies, les plis sont si justes, qu'on ne
songe pas à les vouloir autrement, un porte-dais, et quelques
autres ecclésiastiques assistants, avec des cierges, des llam-
beaux et la croix. C'est la chose même. C'est la scène réelle du
moment. Le Saint a la tête relevée sur son chevet, et les mains
jointes sur sa poitrine. Cette tête est de toute beauté. Le Saint
bien senti dans son lit, et les couvertures annoncent parfaite-
ment le nu.
A cette composition, si vraie dans toutes ses parties, il n'a
manqué, pour être la plus belle qu'il y eût au Salon, que d'être
peinte; car elle ne l'est pas. C'est partout un même ton de cou-
leur; un gris blanc à profusion; blanc dans les habits sacer-
dotaux; blanc dans les surplis et les aubes; blanc sale et fade
dans les carnations; blanc dans les draps et la couverture;
blanc de Tripoli, ou pierre à phàtre sur l'estrade; blanc soupe
SALON DE 1767. 315
de lait au bois de lit, l'estrade ou le parquet; blanc à la mitre.
C'est une magnifique ébauche, une sublime préparation. 11 fal-
lait encore éviter la ressemblance trop forte des deux prêtres
administrants, à moins que ce ne soient les deux frères, car ils
ont cet air de famille qui choque, surtout dans une composi-
tion où il y a si peu de figures, lorsqu'elle n'est pas historique.
11 fallait supprimer ce petit dais, qui a l'air d'un parasol chinois.
Il fallait rendre la demi-teinte, où l'on a tenu la tête du Saint,
peut-être un peu moins forte, parce qu'elle voile son expres-
sion.
Regardez bien ce tableau, monsieur de LaGrenée; et lorsque
je vous disais : Donnez de la profondeur à votre scène; réser-
vez-vous, sur le devant, un grand espace de rivage; que ce soit
sur cet espace que l'on présente à César la tête de Pompée1;
qu'on voie d'un côté, un genou fléchi, l'esclave qui porte la
tête; un peu plus sur le fond et vers la droite, Théodote, ses
compagnons, sa fuite; autour, et par derrière, les vases, les
étoffes, et les autres présents ; à droite, le César entouré de ses
principaux officiers; que le fond soit occupé par les deux bar-
ques et d'autres bâtiments, les uns arrivant d'Egypte, les autres
de la suite de César; que ces barques forment une espèce d'am-
phithéâtre couvert des spectateurs de la scène; que les. attitudes,
les expressions, les actions de ces spectateurs soient variées en
tant de manières qu'il vous plaira; que sur le bord de la barque
la plus à gauche, il y ait, par exemple, une femme assise, les
pieds pendants vers la mer, vue par le clos, la tête tournée, et
allaitant son enfant; car tout cela se peut, puisque j'imagine
votre toile devant moi, et que sur cette toile j'y vois la scène
peinte comme je vous l'ordonnais ainsi, vous aviez tort de m'ob-
jecter les limites de votre espace. Rien ne vous empêchait de
jeter d'une de ces barques à terre une planche qui eût marqué
la descente. Vous auriez eu des groupes, des masses, du mou-
vement, de la variété, du silence, de l'intérêt, une vaste scène;
votre composition n'aurait pas été décousue, maigre, petite et
froide. Sans compter que ces barques, mises en perspective sur
le fond, et ces spectateurs élevés en amphithéâtre sur ces bar-
ques, auraient ôté à votre toile une portion de cet espace en
1. Voyez l'article sur ce tableau, ci-dessus, p. 68.
316 SALON DE 1767.
hauteur qui reste vide; espace vide et nu, qui achève par com-
paraison de réduire vos figures à des marmousets. Et croyez-vous
que la scène d'un agonisant, à qui l'on donne l'extrême-onc-
tion, fût plus facile à arranger que la vôtre? Si Durameau n'avait
pas eu la hardiesse de placer la tête de son Saint au fond de
sa composition, et ses pieds au bord de sa toile, il serait tombé
dans le même défaut que vous. Mais, mon ami, y avez-vous
jamais rien compris? Et quand vous voyez ce Triomphe de la
Justice colorié avec tant de furie, croyez-vous que ce Saint
François de Sales, ce Saint Cyr, ces deux esquisses froides,
monotones et grises, soient du même artiste? Où avait-il ses
yeux ce jour-là?
158. UNE SAINTE FAMILLE1.
Composition libre, facile, vigoureuse et dans la manière
heurtée. A droite, presque de profil, la Vierge assise sur une
chaise, un oreiller de coutil sur ses genoux, et sur cet oreiller,
vu par le dos, l'enfant Jésus emmaillotté, qu'elle embrasse de
son bras gauche, et à qui elle présente de la main droite de la
soupe avec une cuiller. Tl y a devant elle une table ronde cou-
verte d'une nappe, et sur cette table une assiette ou écuelle.
Au côté opposé de la table, Joseph debout, le corps penché,
tenant une grande soupière par les anses, la pose sur le milieu
de la table. On voit derrière lui, sur le fond, la cheminée, l'àtre
avec la lueur des charbons ardents. Sur la corniche de la che-
minée, des pots, des tasses et autres vaisseaux de terre. Au
bout de la table, à gauche sur le devant, une bouteille avec
deux pains ronds; au mur de la droite, en haut, une espèce de
garde-manger cintré où sont un panier, des légumes, des usten-
siles domestiques. Cette chaumière est éclairée par une lampe
suspendue au-dessus de la table.
D'abord je voudrais bien que l'artiste me dît pourquoi cette
lampe, suspendue au fond de son tableau, éclaire fortement le
devant et laisse le fond obscur. Cet effet de lumière est piquant.
D'accord; mais est-il vrai? Il est certain que ce corps lumineux
1. Tableau de 1 pied 11 pouces de haut sur 2 pieds 3 pouces de large.
SALON DE 1767. 317
est plus près du fond que du devant. Il est certain encore que
je suis plus près du devant que du fond. Le fond perdrait-il
plus par la distance où j'en suis, qu'il ne gagnerait par le voi-
sinage du corps lumineux? La lumière forte ne devrait-elle pas
être sur le fond et sur le devant, plus forte sur le fond que sur
le devant, et les côtés dans la demi-teinte? N'est-ce pas la loi
des lumières divergentes? Est-ce bien encore là la teinte vraie des
lumières artificielles? Je ne prononce pas; je m'enquiers. Dans
un quart d'heure, ce serait une expérience faite, et je saurais à
quoi m'en tenir. En attendant, je me rappelle très-bien avoir
vu de l'obscurité où j'étais, des lieux éclairés par une lumière
soit naturelle, soit artificielle éloignée; et je me rappelle tout
aussi bien, que les objets voisins de la lumière étaient plus dis-
tincts pour moi que ceux qui me touchaient presque. Quoi qu'il
en soit, le lieu du corps lumineux étant donné, il faut que l'art
obéisse. Il n'en peut circonscrire, altérer ou changer la nature,
la direction, les reflets, la dégradation ou l'éclat. Il ne faut pas
traiter la lumière dont les rayons sont parallèles comme la
lumière dont les rayons sont divergents. Il faut savoir qu'à quatre
pieds, ceux-ci, seize fois plus rares, ou répandus sur un espace
seize fois plus grand, doivent éclairer seize fois moins.
La Vierge est de très-beau caractère. L'impression générale
de ce morceau est forte, et arrête surtout le connaisseur. Le
Joseph est de tête, d'action, de mouvement, de vêtement, un
bon vieux charpentier tout juste, sans presque d'autre exagé-
ration qu'un bon choix de nature; cependant on ne peut l'ac-
cuser d'être ignoble, mesquin ou petit. Les mœurs simples et
utiles, le caractère de la vertu, de l'honnêteté, du bon sens,
relèvent tout. Ce sont nos appartements, avec nos glaces, nos
buffets, nos magots précieux, qui sont vils, petits, bas et sans
vrai goût. J'ose vous l'avouer, il y a plus de grandeur réelle
dans un arbre brisé, une étable, un vieillard, une chaumière,
que dans un palais. Le palais me rappelle des tyrans, des dis-
solus, des fainéants, des esclaves; la chaumière, des hommes
simples, justes, occupés et libres. Il y a sur le devant, à gauche,
dans la demi-teinte, un vieux fauteuil à bras, faiblement peint,
touché sans humeur. Sur ce fauteuil, un chat qui n'est un chat
ni de près ni de loin. C'est une masse informe grisâtre, où l'on
ne discerne ni pieds, ni tête, ni queue, ni oreilles. Si le genre
318 SALON DE 1767.
facile et heurté comporte des négligences, des incorrections, il
ne comporte ni léché, ni faiblesse. Il est de verve et de fougue.
La vigueur de certaines parties fait sortir d'une manière insup-
portable le faible des autres ; il les vaut mieux non faites que
faibles. Le léché et le heurté sont deux opposés qui se repous-
sent. De près, on ne sait ce qu'on voit; tout semble gâché. De
loin, tout a son effet, et paraît fini. Il faut être un graveur de la
première force, pour graver d'après le genre heurté. Comme
presque tout y est indécis de près, le graveur ne sait où prendre
son trait. Au reste, ce tableau est très-bon; il a été fait à Rome,
et il y parait. Si l'on chassait ce morceau du Salon, il en fau-
drait exclure bien d'autres. Ce Durameau est un homme. Voyez
son Saint François de Sales; voyez la Sal pitrerie; et vous
direz avec moi : Oui, c'est, un homme. Ce qui doit inquiéter sur
son compte, c'est qu'il a beaucoup encore à acquérir, et qu'il est
d'expérience que nos artistes, transportés d'Italie, perdent d'an-
née en année. Mon avis serait donc qu'on renvoyât Durameau
à Rome, jusqu'à ce que son style fût tellement arrêté, qu'il pût
s'éloigner des grands modèles sans conséquence. Nos élèves res-
tent trois ans à la pension de Paris. C'est assez. De la pension,
ils passent à l'école de Rome, où on ne les garde que quatre
ans. C'est trop peu. Il faudrait les entretenir là d'ouvrages
qu'on leur payerait, et sur le prix desquels on retiendrait de
quoi les garder et les entretenir trois ou quatre années de plus,
sans que ce long séjour empêchât le môme nombre d'élèves
d'aller d'ici en Italie. Je trouve aussi l'objet de ces sortes d'in-
stitutions trop limité, un petit esprit de bienfaisance étroite dans
les fondateurs. 11 serait mieux qu'il n'y eût aucune distinction
d'étrangers et de regnicoles, et qu'un Anglais pût venir à Paris
étudier devant notre modèle, disputer la médaille, la gagner,
entrer à la pension, et passer à notre École française de Rome.
159. LE PORTRAIT DE BRIDAN, SCULPTEUR DU ROI.
Je ne me le remets pas; mais on dit qu'il est très-beau, bien
dessiné, bien ressenti, fait d'humeur, d'une bonne couleur,
d'un style large et mâle. On sent qu'il n'est pas d'un portrai-
tiste. Il n'est pas léché, propre et neuf comme ceux de ces
messieurs; mais il y a plus de verve; il est plus ragoûtant,
SALON DE 1767. 319
plus pittoresque, mieux torché. A l'égard de la ressemblance,
on l'assure parfaite.
160. DEUX TÈTES D'ENFANTS1.
Même éloge. Toutes deux très-belles, et peintes dans le
goût de Rubens; bonne couleur, bien dessinées, et d'une belle
manière.
161. UN PETIT JOUEUR DE BASSON.
Je l'ai vu. Gela n'est absolument que poché; mais charmant,
expressif et plein de vie. Cependant couvrez l'instrument; et
vous jugerez que c'est un fumeur. C'est un défaut.
162. LA DORMEUSE QUI TIENT SON CHAT.
Médiocre. Tête de femme sans grâce. Petit chat faiblement
touché. Cette femme dort bien, pourtant. Mais où est l'intérêt
d'une pareille composition? Si la femme était belle, je m'amu-
serais à la considérer dans son sommeil. Qu'elle le soit donc!
Qu'une exécution merveilleuse rachète la pauvreté du sujet.
Pour peu que le faire pèche, le morceau est maussade.
163. UNE TÈTE DE VIEILLARD.
Ce vieillard est embéguiné d'une culotte. Je n'en fais nul
cas; cela est gâcheux, vaporeux, vermoulu comme une pierre
qui se détruit. Pour mieux m' entendre, il faudrait que j'eusse
là un Portrait de Louis, peint par Chardin. On dirait d'un
amas de petits flocons de laine teinte, et artistement appliqués
les uns à côté des autres, sans lien ; en sorte que, quand le
portrait est debout, on est surpris que l'amas reste, que les
molécules coloriées ne se détachent pas, et que la toile ne reste
pas nue. La couleur est vigoureuse, les passages bien variés,
bien vrais; mais il n'y a nulle solidité; ce sont des têtes à
fondre au soleil comme de la neige. Je serais effrayé si je
voyais à un homme de pareilles joues. Je n'aime pas qu'on fasse
1. Ces deux tableaux et le précédent faisaient partie du cabinet de M. Massé,
peintre du roi et garde des tableaux de Sa Majesté.
320 SALON DE 1767.
épais, mat, compacte, comme quelquefois La Grence; mais je
veux que des chairs tiennent, et qu'on ne fasse pas rare, mou,
cotonneux, neigeux comme cela.
Voilà-t-il pas que je me rappelle ce portrait de Bridan; il y
a une extrême vérité, et des détails qui ne permettent pas de
douter de la ressemblance; mais j'oserai demander si c'est là
de la chair; et pour vous montrer combien je suis de bonne foi,
c'est que, si l'on me soutient qu'il y a de la finesse dans la
tête de la Dormeuse, et que la tète du Vieillard est d'un beau
faire, d'un bon caractère, barbe légère et mieux coloriée qu'il
ne lui appartient, je ne disputerai pas.
DESSINS.
164. UNE SALPÈTRERIE '.
Cette salpêtrerie, avec ses cuves, ses bassins, ses fourneaux
et ses fabriques, est une chose excellente; tous ces objets sont
vers la gauche. Du même côté, sur le devant, deux ouvriers
occupés à verser la lessive d'une chaudière dans une bassine.
Sur un massif de pierre, à droite, au-dessus des fourneaux,
ouvriers qui conduisent la cuisson. Puis, un assemblage de
poutres bien pittoresque occupant le haut du dessin. Le tout
éclairé d'une lumière vaporeuse et chaude, dont l'effet est on ne
saurait plus piquant.
165. CHUTE DES ANGES REBELLES.
Diables symétriquement enlacés : c'est le pendant de l'ome-
lette de chérubins de Fragonard. On dirait qu'ils se sont donné
le mot pour s'agencer ainsi, et que c'est une chute pour rire;
et puis ces diables sont de mauvais goût, insupportables de
ligures et de caractère. Ils forment une guirlande ovale, dont
l'intérieur est vide. Nulle masse d'ombre ni de lumière. La qua-
lité principale d'un sujet pareil serait un désordre effrayant; et
il n'y en a point. Fausse chaleur. Mauvaise chose.
1. Dessin à gouache.
SALON DE 17G7. 321
166. esquisse d'une bataille.
Je n'en dirai pas autant de celui-ci. C'est un beau, très-
beau dessin, plein de véritable grandeur, de chaleur et d'effet.
Tout m'en plaît, et cette mêlée de soldats perdus dans la fumée,
la poussière et la demi-teinte, et ces deux cavaliers qui, mas-
sant superbement sur le devant, s'élancent à toutes jambes, et
foulent aux pieds de leurs chevaux parallèles et les morts et
les mourants; et cette troupe de combattants renfermés dans
cette tour roulante, et les animaux qui traînent la tour, et les
hommes tués, renversés, écrasés sous les roues, et les chevaux
abattus. Mais où est celui qui poussera cela?
167. TÊTE D'ENFANT VUE DE PROFIL. TÈTE D'ENFANT
VUE DE FACE.
Je crois que c'est de ces deux têtes-là dont j'ai dit un mot
plus haut, parmi les tableaux.
Ce sont deux belles choses. Le premier enfant est sérieux,
attentif. Il a les yeux baissés, attachés sur quelque chose. Il
vit, il pense; et puis il faut voir comme ses cheveux sont arran-
gés et torchés. Si cette esquisse m'appartenait, je ne permet-
trais jamais à l'artiste de l'achever.
Le second est peint avec plus de vigueur et de verve encore.
11 est plein de chaleur. Sur le sommet de sa tête, ses cheveux
sont partagés en deux tresses relevées de la gauche; le reste
est en désordre. J'en aime moins l'expression que du précédent.
11 regarde, et puis c'est tout. Mais le faire en est incompara-
blement plus libre, plus fougueux, plus hardi, plus chaud et
plus beau. Plus de sagesse dans l'un, plus d'enthousiasme dans
l'autre. Ce sont deux tours de cervelle, deux moments de génie
tout à fait opposés. Les artistes préféreront le second; et ils
auront raison. Moi, j'aime mieux le premier.
167. AUTRE ESQUISSE.
Je ne sais ce que c'est, à moins que ce ne soit cet homme
debout qui fait une vilaine petite grimace hideuse, comme s'il
éventait au loin quelque odeur déplaisante.
xi. 21
322 SALON DE 1767.
167. FIGURE ACADÉMIQUE.
Homme nu à demi-couché sur une espèce de sopha, dont le
dossier est relevé. On le voit de face. Sa jambe droite est croi-
sée sur la gauche; et sa main droite posée sur sa jambe. Il est
appuyé du coude sur le sopha. Sa main embrasse son menton
et soutient sa tête. Gela est savant de détails, contours bien
sûrs, dessiné large, à ce que croit l'artiste ; c'est plutôt dessiné
gros. Grosses formes. Cela me rappelle un fait qu'on lit dans
Macrobe, et qui revient très-bien ici. Il rapporte que le panto-
mime Ilylas, dansant, un jour, un cantique dont le refrain
était : « Le grand Agamemnon! » rendit la chose par les gestes
d'une personne qui mesurait une grande taille, et que le panto-
mime Pylade, qui était présent au spectacle, lui cria : « Tu le
fais haut, et non pas grand1. » L'application est facile. Du
reste, grande économie de crayon, regards farouches, sourcils
froncés, caractère d'indignation très-propre à passer dans une
composition historique.
167. esquisse d'une femme assise, qui tient
son petit enfant sur ses genoux.
Ce n'est rien, et c'est beaucoup, comme de toutes les
esquisses. Je vous renverrai souvent à la fille de la rue Fro-
menteau2. Cette femme promet un beau caractère de tête. Sa
position est naturelle. Elle regarde son gros joufflu d'enfant
avec une complaisance vraiment maternelle. L'enfant dort sur
les genoux de sa mère, et dort bien. Une mauvaise esquisse
n'engendra jamais qu'un mauvais tableau; une bonne esquisse
n'en engendra pas toujours un bon. Une bonne esquisse peut
être la production d'un jeune homme plein de verve et de feu,
que rien ne captive, qui s'abandonne à sa fougue. Un bon
tableau n'est jamais que l'œuvre d'un maître qui a beaucoup
réfléchi, médité, travaillé. C'est le génie qui fait la bonne
esquisse, et le génie ne se donne pas. C'est le temps, la patience
et le travail qui donnent le beau faire, et le faire peut s'acqué-
1. Macrob. Saturnal., lil>. Il, cap. vu.
2. C'est-à-dire à l'anecdote sur les esquisses.
SALON DE 1767. 323
rir. Lorsque nous voyons les esquisses d'un grand maître,
nous regrettons la main qui a défailli au milieu d'un si beau
projet.
Et M. le chevalier Pierre, que j'avais oublié dans la liste de
nos artistes. Vous allez croire, mon ami, que je vous l'avais
réservé exprès pour nos menus plaisirs. 11 n'en est rien. A
juger Pierre par les premiers tableaux qu'il a faits au retour
d'Italie, et par sa galerie de Saint-Cloud, mais surtout par sa
coupole de Saint-Roch, c'est un grand peintre. 11 dessine bien,
mais sèchement; il ordonne assez bien une composition; et
certes il ne manque pas de couleur.
OLIVIER1.
168. LE MASSACRE DES INNOCENTS8.
Ce tableau, placé très-haut, et composé d'un grand nombre
de figures, se voyait difficilement. Je demandai à Boucher ce
que c'était. « Hélas! me dit-il, c'est un massacre. » Ce mot
aurait suffi pour arrêter ma curiosité; mais il me parut que
c'était un exemple rare de la différence du fracas et de l'action,
de l'intention du peintre et de son exécution, de la contradic-
tion du mouvement et de l'expression. Cela va devenir plus
clair. Si les termes propres me manquent, les choses y sup-
pléeront. Une femme a ses enfants égorgés à ses pieds, et elle
est assise, tranquille dans la position .et avec le caractère d'une
vierge qui médite sur les événements de la vie. Une autre femme
veut arracher les yeux à un soldat. Cachez la tête du soldat,
et vous croirez qu'on le caresse. Cachez la tête de la femme, et
découvrez celle du soldat, vous ne verrez plus à celle-ci que
la douleur et la résignation immobile d'un malade entre les
mains d'un oculiste qui lui fait une opération chirurgicale. Un
meurtrier tient suspendu par un pied l'enfant d'une mère, et
cette femme tend son tablier pour le recevoir, précisément
comme un chou qu'on lui mettrait dans son giron. Ici, une
1. Michel-Barthélémy Olivier (le livret écrit Ollivier), né à Marseille en 1712,
mort en 1784, à Paris, était alors agréé. Il eut le titre de peintre du prince de
Conti.
2. Tableau de 7 pieds de haut sur 10 de large.
324 SALON DE 1767.
mère, renversée à terre, sur le sein de laquelle un soldat écrase
du pied son enfant, le regarde faire sans s'émouvoir, sans jeter
un cri. Là un cheval cabré se précipite sur une autre femme,
menace de la fouler elle et ses enfants, et cette femme lui
oppose ses mains au poitrail si mollement, que, si l'on ne voyait
que cette ligure, on jurerait qu'elle colle une image sur une
muraille. C'est que le reste est ainsi, et qu'il n'en faut rien
rabattre. Tumulte aux yeux, repos à l'âme. Rien d'exécuté
comme Nature l'inspire; scènes atroces et personnages de sang-
froid. Et puis Olivier a cru qu'il n'y avait qu'à tuer, tuer, tuer
des enfants; et il ne s'est pas douté qu'un de ces enfants, qui
conserverait la vie par quelque instinct de la tendresse mater-
nelle, me toucherait plus qu'un cent qu'on aurait tués. Ce sont
les incidents singuliers et pathétiques qu'entraîne une pareille
scène, qu'il faut savoir imaginer. C'est l'art de montrer la
fureur et d'exciter la compassion, qu'il faut avoir. Les enfants
ne font ici que les seconds rôles. Ce sont les pères et les mères
qui doivent faire les premiers. Tout cela ne vaut pas ce soldat
de Le Brun, je crois, qui, d'une main, arrache un enfant à sa
mère, en poignarde un autre de l'autre main, et en tient des
dents un troisième suspendu par sa chemise. On voit à droite
la façade d'un péristyle, et dans les entre-colonncments une
foule de petites figures agitées qu'on ne distingue pas. Le
massacre s'exécute sur une place publique, au contre de
laquelle, sur un piédestal, une figure qui semble ordonner de
la main. Et le faire? comme d'une estampe précieusement enlu-
minée. Si ce peintre avait placé son tableau entre celui de
llubens et celui de Le Brun, je crois que nous ne l'aurions
pas vu.
169. UN PORTRAIT. — UNE FEMME SAVANTE.
Tous les deux bien coloriés, quoique; un peu roussàtres.
Vérités dans les étoiles. Détails bien ressentis. Incorrection de
dessin, quoique ensemble. Plus on regarde ces deux petits
tableaux, plus on les aime, parce qu'il y a de la simplicité et
du naturel. Ils sont peints, ainsi que le suivant, dans la manière
de Wouvermans.
SALON DE 1767. 325
170. UNE FAMILLE ESPAGNOLE1.
Les têtes du père et de la mère sont d'ivoire. Ici, les figures
pèchent par le dessin, mais ne sont pas ensemble. La naïade,
qu'on a placée au bord d'un bassin, est sèche comme de la
porcelaine. La couleur locale est charmante partout. Les robes
sont devrai satin. Le vêtement du père fait bien la soie. Le
petit enfant, placé devant ses parents, est à ravir; Wouwer-
mans ne l'aurait pas peint plus fin de couleur, ni plus spirituel
de touche. Il est bien posé. La lumière dégrade à merveille sur
lui. Cette figure est un effort de l'art. Il y a, à droite, une
petite forêt tout k fait précieuse. L'air circule entre les arbres;
et l'œil voit loin au travers. Il y a, à gauche, un escalier où les
enfants jouent. Ces enfants et le perron, sont à plusieurs toises
d'enfoncement, ce qui se fait admirer. Le ciel est bien d'accord
avec le tout; il est colorié, vigoureux et fuyant. L'eau, qui est
à gauche, sur le devant, n'a jamais été mieux imitée par per-
sonne, ni le fluide, ni l'herbe qui en sort. La naïade, statue
mauvaise d'exécution, fait bien pour l'ordonnance, et se peint
avec vérité dans le fond de l'eau.
Le livret annonce d'Olivier d'autres ouvrages2 que je n'ai
pas vus.
RENOU3.
172. JÉSUS-CHRIST, A L'AGE DE DOUZE ANS, CONVERSANT
AVEC LES DOCTEURS DE LA LOI4.
C'est un mauvais tableau, qui sent le bon temps et la bonne
école. C'est d'un mauvais artiste, qui en a connu de meilleurs
que lui. 11 est permis à un grand maître d'oublier quelquefois
qu'il y a des couleurs amies. Chardin jettera pêle-mêle des
objets rouges, noirs, blancs ; mais ces tours de force-là, il faut
que M. Renou les lui laisse faire.
1. Ovale de 16 pouces sur 14.
2. C'étaient des portraits.
3. Antoine Renou, né à Paris en 1731, mort en 1806, élève de Vien et de Pierre,
peintre du roi de Pologne, était agréé depuis 1706. 11 ne fut académicien qu'en
1781, et devint secrétaire perpétuel.
4. Tableau de 9 pieds de haut sur 6 pieds 6 pouces de large; pour l'église du
collège de Louis le Grand.
326 SALON DE 1767.
Le jeune enfant occupe le centre de la toile. Il est debout.
Il a le regard et la main droite tournes vers le ciel. Il a bien
l'air d'un petit enthousiaste, à qui ses parents ont tant répété
de fois qu'il étail charmant, qu'il avait de l'esprit comme un
ange, et qu'en vérité, il était le messie, le sauveur de sa nation,
qu'il n'en doute pas. A droite, deux Pharisiens l'écoutent
debout. On voit toute la figure de l'un, on ne voit que la tête de
l'autre entre le premier et la colonne du temple qui termine le
tableau de ce côté. Il y a, au pied de cette colonne, deux autres
pharisiens à terre, l'un prêtant l'oreille, et l'autre vérifiant
dans le livre saint les citations du petit quaker. A gauche, un
groupe de prêtres assis, et au-dessus de ceux-ci, sur le fond,
une femme, peut-être Anne, la diseuse de bonne aventure,
avec un pharisien debout.
Cela a l'air d'un tableau qu'on a suspendu dans une che-
minée, pour le rendre ancien. Le style en est gothique et
pauvre. Les figures courtes. Celles du devant rabougries. Il est
malproprement peint. L'enfant-Jésus est blafard, a la tète plate.
Les mains et les pieds n'y sont nullement dessinés. Effet mé-
diocre. Lumières sur l'enfant, trop faibles. Point de plans, point
de dégradation, point d'air entre les figures. Noir, sale et dis-
cordant pour être vigoureux. Voyez ces prêtres, ils semblent
affaissés sous le poids de leurs lourds vêtements. S'ils ont du
caractère, il est ignoble. Ce vieux Pharisien noir, à droite, a
été peint avec du charbon pilé. J'en dis autant de ces autres
prêtres enfumés sur le fond. Tout cela sont des mines gro-
tesques, ramassées dans Y Eloge de la Folie d'Erasme et les
figures de Holbein. Ce morceau serait le supplice de celui qui
aurait bien présent à l'imagination le style noble et grand des
Raphaël, des Poussin, des Carraches, et d'autres. C'est une
charge judaïque.
Et puis, le défaut d'harmonie. C'est un texte auquel je
reviens souvent, tantôt en peinture, tantôt en litiérature. Rien
ne la supplée, et son charme pallie une infinité de défauts.
Avez-vous vu quelquefois des tableaux du Napolitain Solimène1?
\. Franccsco Solimena était mort en 1 747. Diderot n*a pu le juger que sur de
fort rares échantillons, la plus grande partie de ses œuvres et les plus importantes
étant restées en Italie. Il n'y a que deux tableaux de lui au Louvre, provenant de
la collection de Louis XVI.
SALON DE 1767. 327
11 est plein d'invention, de chaleur, d'expression et de verve. Il
trouve les plus beaux caractères de tête. Sa scène est pleine de
mouvement ; mais il est sec, il est dur, il est discord ; et je ne
me soucierais pas de posséder un de ses tableaux. Je sens que
la vue continuelle m'en chagrinerait. Quand la versification est
harmonieuse, qui est-ce qui chicane la pensée? qui est-ce qui
s'aperçoit que les scènes sont exsangues? Le nombre de la
poésie relève une pensée commune. Si Boileau avait raison de
dire :
La plus belle pensée
Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée.
Art poétique, chant Ier, v. 111, 112.
jugez d'un chant sous lequel l'harmonie serait raboteuse et
dure, d'un tableau qui pèche par l'accord des couleurs et l'en-
tente des ombres et des lumières. Quelque vigueur qu'il y ait
d'ailleurs, cela sent toujours l'écolier. Le scrupule des Anciens
Là-dessus est inconcevable; et ce Panégyrique1, si vanté, de
l'abbé Séguy, ce morceau, qui lui a ouvert la porte de notre
Académie, aurait fait fuir tout un auditoire de Romains ou
d'Athéniens. Lorsque Denys d'Halicarnasse2 me tomba pour la
première fois dans les mains, j'étais bien jeune; j'avoue que ce
grand homme, ce rhéteur d'un goût si exquis, me parut un
insensé. J'ai bien changé d'avis depuis ce temps-là; l'oreille de
notre ami D'Alembert est restée la même. J'en demande pardon à
Marmontel ; mais je n'ai pu lire Lucain. Lorsque ce poëte fait
dire à un soldat de César :
Rheni mediis in fluctibus amnis
Dux erat; hic, socius. Facinus quos inquinat, œquat.
A. LtcAN. Phars. lib. V, v. 289, 290.
« Au milieu des flots du Rhin, c'était mon général ; ici, c'est
mon camarade. Le crime rend égaux ceux qu'il associe. » En
dépit de la sublimité de l'idée, à ce sifflement aigu de syllabes
1. Le Panégyrique de Saint-Louis, prononcé par l'abbé Séguy en 1729, devant
l'Académie.
2. Diderot veut parler ici, non des Antiquités romaines de cet auteur, mais de
son excellent traité de l'arrangement des mots. V. ce qu'il en dit à l'article Ency-
clopédie, dans le Dictionnaire encyclopédique. (N.)
328 SALON DE 1767.
liheni mediis in fluctibus amnis1, à ce rauque croassement de
grenouilles, quos inquinat, œquat, je me bouche les oreilles
et je jette le livre, deux qui ignorent les sensations que l'har-
monie porte à l'âme, diront que j'ai plus d'oreille que de
jugement. Ils seront plaisants, mais j'ouvrirai l'Enéide, et pour
réponse à leur mot, je lirai :
0 terque quaterque beati,
Oueis ante ora patrum, Trojae sub mœnibus altis,
Contigit oppetere!
Virgil. .Eneid. lib. I, v. 94.
Je porterai à leur organe le son de l'harmonie.
Ambrosiaoque comae divinum vertice odorem
Spiravêre; pedes vestis defluxit ad imos,
Et vera incessu patuit Dea.
Virgil. .Eneid. lib. I. v. 403 et seq.
0 mon ami ! la belle occasion de se fourvoyer, et de demander
aux poètes italiens, si, avec leurs sourcils d'ébène, leurs yeux
tendres et bleus, les lys du visage, l'albâtre de la gorgé, le corail
des lèvres, l'émail éclatant des dents, ces amours nichés en
cent endroits d'une figure, on donnera jamais une aussi grande-
idée de la beauté? Le vrai goût s'attache à un ou deux carac-
tères, et abandonne le reste à l'imagination. Les détails sont
petits, ingénieux et puérils. C'est lorsque Armide s'avance noble-
ment au milieu des rangs de l'armée de Godefroy, et que les
généraux commencent à se regarder avec des yeux jaloux,
qu' Armide est belle. C'est lorsque Hélène passe devant les vieil-
lards troyens, et qu'ils se récrient, qu'Hélène est belle. Et c'est
lorsque l'Arioste me décrit Angélique, je crois -, depuis le
sommet de sa tète jusqu'à l'extrémité de son pied, que malgré
la grâce, la facilité, la molle élégance de sa poésie, Angélique
1. Comme Diderot cite ici de mémoire, sa critique porte à faux pour le pre-
mier vers; elle est juste pour le second. 11 y a dans Lucain :
Rheni mihi Cœear in undis, utc. (N.)
2. Diderot avait raison de douter, car en effet ce n'est point Angélique, c'est
Alcine que l'Arioste décrit un peu longuement, il est vrai, et avec trop de détails,
mais en vers dont le nombre et l'harmonie charment une oreille sensible et exer-
cée, et font sinon oublier, au moins pardonner le défaut que Diderot critique ici
avec autant de justesse que de goût. (N.)
SALON DE 17G7. 329
n'est pas belle. 11 me montre tout; il ne me laisse rien à faire.
Il me fatigue, il m'impatiente. Si une ligure marche, peignez-
moi son port et sa légèreté : je me charge du reste. Si elle est
penchée, parlez-moi de ses bras seulement et de ses épaules :
je me charge du reste. Si vous faites quelque chose de plus, vous
confondez les genres; vous cessez d'être poëte, vous devenez
peintre ou sculpteur. Je sens vos détails, et je perds l'ensemble,
qu'un seul trait, tel que lèvera incessu de Virgile, m'aurait montré.
Dans le combat où le fils d'Ànchise est renversé de son
char, et Vénus, sa mère, blessée par le terrible Diomède, le
vieux poëte, où l'on trouve des modèles de tous les genres de
beauté, dit qu'au-dessus du voile que la déesse tenait inter-
posé entre le héros grec et son fils, on voyait sa tête divine et
ses beaux bras, et je peins le reste de la figure.
Tentez, dans le poëme galant, folâtre ou burlesque, ces des-
criptions détaillées; j'y consens. Ailleurs, elles seront puériles
et de mauvais goût.
Je suppose qu'en commençant la longue et minutieuse des-
cription de sa figure, le poëte en ait l'ensemble dans sa tête:
comment me fera-t-il passer cet ensemble? S'il me parle des
cheveux, je les vois ; s'il me parle du front, je le vois, mais ce
front ne va plus avec ces cheveux que j'ai vus. S'il me parle
des sourcils, du nez, de la bouche, des joues, du menton, du
cou, de la gorge, je les vois; mais chacune de ces parties qui
me sont successivement indiquées, ne s'accordant plus avec
l'ensemble des précédentes, il me force, soit à n'avoir dans mon
imagination qu'une figure incorrecte, soit à retoucher ma figure
à chaque nouveau trait qu'il m'annonce.
Un trait seul, un grand trait; abandonnez le reste à mon
imagination. Voilà le vrai goût, voilà le grand goût.
Ovide l'a quelquefois. 11 dit de la déesse des mers :
Nec brachia longo
Margine terrarum porrexerat Amphitrite.
Ovid. Metamorph. lib. I, v. 13, 14.
Quelle image! quels bras! quel prodigieux mouvement!
quelle terrible étendue! quelle figure! L'imagination, qui ne
connaît presque point de limites, la saisit à peine. Elle conçoit
330 SALON DE 17G7.
moins encore cette énorme Amphitrite, que cette Discorde dont
les pieds étaient sur la terre, et dont la tête allait se cacher dans
les cieux. Voilà le prestige du rhythme et de l'harmonie.
Malgré ma prédilection pour le poëte grec, l'Amphitrite du
poëte latin me paraît plus grande encore que sa Discorde, dont
le grand critique ancien a dit qu'elle était moins la mesure de
la déesse que celle de l'élévation du poëte. Homère ne me donne
que la hauteur de sa figure ; il me laisse la liberté de la voir si
menue qu'il me plaira. La terre et les cieux ne sont que deux
points qui marquent les extrémités d'un grand intervalle. Si la
grandeur du pied ou la grosseur de la tête m'avait été donnée,
aussitôt j'aurais achevé la figure d'après les règles de proportions
connues; mais le poëte ne m'indique que les deux bouts de son
colosse ; et leur distance est la seule chose que mon imagination
saisisse. Quand il aurait ajouté que ses deux bras allaient tou-
cher aux deux extrémités de l'horizon, aux deux endroits
opposés où le ciel confine avec la terre, il n'aurait presque rien
fait de plus. Pour donner une forme à ces bras, pour les voir
énormes, il eût fallu déterminer la portion du ciel qu'ils me
dérobaient; par exemple, la voie lactée. Alors j'aurais eu un
module; d'après ce module, mon imagination confondue aurait
inutilement cherché à achever la figure, et je me serais écrié :
« Quel épouvantable colosse ; » et c'est précisément ce qu'a fait
Ovide. Il me donne la mesure des deux bras de son Amphi-
trite, par l'immensité des rivages qu'ils embrassent; et, ces
deux bras une fois imaginés, d'après ce module, d'après le
rhythme énorme du poëte, d'après le cheminer de ce longo
margine lerrarum, ce porrexerat qui ne finit point, cet empha-
tique et majestueux spondaïque Amphitrite, sur lequel je me
repose, le reste de l'image s'étend au delà de la capacité de
ma tête.
Je dirai donc aux poètes : Ma tête, mon imagination ne peu-
vent embrasser qu'une certaine étendue, au delà de laquelle
l'objet se déforme et m'échappe. Épuisez donc toute leur force
sur une partie, en la déterminant par un module énorme; et
soyez sur que le tout en deviendra incommensurable, infini. Qui
est-ce qui imaginera la grandeur d'Apollon, qui enjambe de
montagne en montagne? la force de Neptune, qui secoue l'Etna,
et dont le trident entr'ouvre la terre jusqu'au centre, et montre
SALON DE 1767. 331
la rive désolée du Styx? la puissance de Jupiter, qui ébranle
l'Olympe du seul mouvement de ses noirs sourcils? Une action
énorme de la figure entière produira le même effet que l'énor-
mité d'une de ses parties.
Certainement le rhythme ne contribue pas médiocrement à
l'exagération, comme on le sentira dans le monstrum hor-
rendum, informe, ingens de Virgile, et surtout dans la dési-
nence longue et vague d'ingeiis. Que le poëte eût dit simple-
ment au lieu à' Amphitrite, la déesse de la mer, au lieu de
porrexerat, avait jeté; au lieu de ses longs bras, ses bras; au
lieu de longo margine terrarum, autour de la terre; qu'en se
servant des mêmes expressions, il les eut placées dans un ordre
différent; plus d'images; rien qui parlât à l'imagination; nul effet.
Mais si l'effet tient au choix et à l'ordre des mots, il tient
aussi au choix des syllabes. Indépendamment de tout module,
les sons pleins et vigoureux des mots brachia, longo, margine,
terrarum, porre.verat, Amphitrite, ne laissaient pas à l'imagi-
nation la liberté de donner à Amphitrite des bras maigres et
menus. Il ne faut pas une si grande ouverture de bouche pour
désigner une chose exiguë. La nature des sons augmente ou
affaiblit l'image; leur quantité la resserre ou l'étend. Quelle
n'est point la puissance du rhythme, de l'harmonie et des sons!
Homère a dit : « Autant l'œil mesure d'espace dans le vague
des airs, autant les célestes coursiers en franchissent d'un
saut; » et c'est moins la force de la comparaison, que la rapi-
dité des syllabes en franchissent cran saut, qui excite en moi
l'idée de la célérité des coursiers.
Lucrèce a dit que les mortels opprimés gémissaient sous
l'aspect menaçant de la religion.
Quae caput a cœli regionibus ostendebat.
Lucret. Cari, De Rerum Nat. lib. I, v. 65.
Changez le vers spondaïque en un vers ordinaire ; rétrécissez
le lieu de la scène, en substituant à regionibus une expression
petite et légère; au lieu de ostendebat, qui étend sans fin la
durée de la prononciation, et avec elle la mesure de la tête du
monstre, dites montrait; au lieu d'une tête isolée, peignez la
figure entière, et il n'y aura plus d'effet.
332 SALON DE 1767.
C'est cette force du rhythme, cette puissance des sons, qui
m'a fait penser que peut-être je prononçais un peu légèrement
entre l'image du poëte latin et l'image du porte grec; qu'il y
avait telle emphase d'expression, telle plénitude d'harmonie,
qui me forcerait de donner à la figure d'Homère une grosseur
proportionnée à sa hauteur; et je me suis dit à moi-même:
« Voyons, ouvrons son ouvrage, récitons ses vers, et rétrac-
tons-nous s'il le faut. J'aurai mal choisi mon exemple ; mais
les principes de ma poétique n'en seront pas moins vrais. Ce ne
sera pas sur la Discorde d'Homère, mais sur la mienne que
j'aurai donné la préférence à l'Amphitrite d'Ovide. »
Voici donc comment Homère s'est exprimé :
'H t' ô\vrr, u.àv ttjûtx y.ofûcacTat, oûràp stte'.tx
Oûpavû s'aryipi^s *âjr,, naï ztil jrôovî ëâivsi.
Homère, Iliade, chant îv, v. 442, Ui{.
u La Discorde, faible d'abord, s'élève et va appuyer sa tête
contre le ciel, et marche sur la terre. »
11 y a trois images dans ces deux vers; on voit la Discorde
s'accroître; on la voit appuyer sa tête contre le ciel ; on la voit
marcher rapidement sur la terre. L'harmonie est faible en com-
mençant : elle s'enlle à 7cpwTa; elle s'accélère par secousse à
jtopuGffeTai ; elle s'arrête et s'étend à oùpavw è<jT7ipi£e'xapYi, et elle
bondit à èwl yôovl.
Homère a peint trois phénomènes en deux vers. La rapidité
du premier donne de la majesté, du poids et du repos au com-
mencement du second ; et la majesté, le poids, le repos de ce
commencement, accélèrent la rapidité de la fin. Un petit
nombre de syllabes emphatiques et lentes lui ont suffi pour
étendre la tête de sa figure; cette tête est énorme lorsqu'elle
touche le ciel, il en faut convenir; et l'imagination a passé,
malgré qu'elle en ait, de l'image d'un enfant de quatre ans à
l'image d'un colosse épouvantable. Ovide a-t-il fait une figure
plus grande de son Amphitrite, en lui consacrant toute son har-
monie? je n'en sais plus rien. Tout ce que je sais, c'est que j'ai
bien fait de me méfier de mon jugement; c'est que Virgile a
tout gâté, lorsqu'il a traduit cet endroit par ces vers, où il ne
SALON DE 1767. 333
ooo
reste presque pas le moindre vestige de la poésie et des images
d'Homère :
Parva metu primo; mox sese adtollit in auras,
Ingrediturque solo, et caput inter nubila condit.
Virgil. .Enekl. lib. IV, v. I7G, 177.
J'aime mieux le plat latin du juif helléniste, qui a dit de
l'ange exterminateur des premiers nés de l'Egypte : Stans
replevit omnia morte, et usqne ad cœlum attingebat, .stans in
terra.
Ah! mon ami, le beau texte! s'il m'était venu plus tôt ou
que j'eusse eu le temps de m'espacer; mais j'écris à la hâte.
J'écris au milieu d'un troupeau d'importuns; ils me troublent :
ils m'empêchent de voir et de sentir; ils s'impatientent, et moi
aussi. Finissons donc, et disons à nos poètes et à nos peintres;
à nos poètes : une seule partie de la figure; cette partie exa-
gérée par un module qui épuise toute la capacité de mon ima-
gination; un choix d'expression, un rhythme, une harmonie
correspondante; et voilà le moyen de créer des êtres infinis,
incommensurables, qui excéderont les limites de ma tète, et qui
seront à peine circonscrits dans l'enceinte de l'univers1. Voilà
ce que les grands génies ont exécuté d'instinct; ce qu'aucun de
nos faiseurs de poétique n'a vu, et ce dont l'ami Marmontel, à
qui je demande pardon de la liberté grande, ne paraît pas même
se douter : mais il a fait le joli poème- de la Ncuvaine, et c'est
quelque chose, soit dit en passant.
A nos peintres : Certes, messieurs, l'idée qu'on prend de
l'ange du Livre de la Sagesse, n'est pas celle de vos petites
têtes joufflues et souillant des bouteilles, dont vous garnissez
vos petits tableaux, que je dis petits, parce qu'ils seraient tou-
jours petits, quand ils auraient cinquante pieds de long.
Et là-dessus, je vous souhaite le bonsoir, et à nos peintres
et à nos poêles, car il a fallu que j'achevasse mal ee soir ce que
j'aurais exécuté de verve ce malin, sans la cohue des impor-
tuns.
1. On a pu remarquer que Diderot a mis en usage ce précepte dans sa descrip-
tion de Neptune. V. la Poste de Kônigsberg à Memel, t. IX, p. 25.
334 SALON DE 1767.
ESQUISSE.
173. PROJET DE TARI.EAl ,
A LA GLOIRE DE SA MAJESTE LE ROI DE POLOGNE,
DUC DE LORRAINE.
On ne sait ce que c'est. Rien de fait; de la couleur gâchée,
spongieuse; des figures de bouillie; cela veut être heurté, et
cela n'est que barbouillé. Et puis la Pologne et la Lorraine qui
présentent le médaillon du roi à l'Immortalité. Au pied d'un
trône, un Temps, les ailes arrachées, la faulx brisée et chargée
de chaînes. Sur le dos de ce Temps, une table d'airain où on
lit : amor invertit, veritas sculpsit. Et puis des femmes, des
génies d'arts qui parent de fleurs un autel, y jettent de l'en-
cens, une Renommée qui prend son vol, un tapage à étourdir,
une allégorie enragée à faire devenir fous les Sphynx et les
OEdipes, avec ton noir et ton jaunâtre.
L7A. ÉTUDES DE TÈTES.
C'est Renou qui a fait le livret. Il a cru que nous lui donne-
rions au Salon autant d'attention qu'il occuperait d'espace sur
le catalogue. On dit même qu'il a l'ail une tragédie '. Vous
devez savoir cela, vous qui, depuis vingt ans, assistez aux der-
niers moments tous les poètes dramatiques.
Jeune homme vêtu d'un peignoir ou d'un surplis, et cou-
ronné de laurier, .le ne sais ce que cela signifie. Il a le sourcil
froncé, et l'air de l'humeur.
Vieillards vus de profil; plusieurs têtes sur une même toile.
Je lis dans un endroit de mon répertoire : a Bien coloriée-,
bien touchées, et de beau caractère » ; et dans un autre
endroit : « Barbe d'ébène, noire, compacte, cheveux de même;
boni de vêtement sec et raide. »
Le numéro sur lequel j'ai porté, ces différents jugements en
a menti. Il est impossible que j'aie jugé si diversement du même
tableau. Ah! mon ami, j'ai bien drs remords; je vous en dirai
un mot à la lin.
I. Renou avait peut-être alors en portefeuille une tragédie, niais il n'en fit jouer
une qu'en 1773. Elle est intitulée Térée et Philomèle, et fut composée à l'occasion
d'un déli qu'il porta à Le Mierre. Celui-ci soutenait la suprématie des poètes
SALON DE 1767. 335
CARESME1.
177. TABLEAU D'ANIMAUX2.
Mauvais animaux, secs et durs; mauvaises petites figures;
mauvaises montagnes, froides et monotones; tableau détestable.
Au Pont; chez Tremblin.
LE REPOS.
Je ne sais ce que c'est.
UN AMOUR.
Je ne sais ce que c'est non plus.
179. LA MÈRE QUI FAIT JOUER SON ENFANT 3.
Je me le rappelle. La mère n'en a nullement l'expression.
L'enfant ne mérite pas mieux, tant il est raide, maigre et sec.
Est-ce que l'artiste n'a pu se procurer un bel enfant nu?
Les portraits, l'échevin au rameau d'olivier, ont été inutile-
ment exposés ; on ne les a pas vus.
Mais parlons de ses tètes peintes, de ses études, et surtoul
de ses dessins coloriés et lavés; ils en valent par Dieu la peine.
Ils étaient accrochés au-dessous des morceaux de sculpture de
Le Moyne; et l'on était là plus courbé que debout. Ces dessins
sont charmants, et un grand maître ne les désapprouverait pas.
Ce sont des faunes, des satyres; c'est un petit sacrifice bien
pensé et bien touché. Peut-être ce Garesme peindra-t-il un
jour, je n'en sais rien ; mais s'il ne peut pas peindre, qu'il
dessine.
BEAUFORT4.
183. UNE FLAGELLATION5.
Le Christ est debout, vu par le dos, et de trois quarts do
sur les peintres: « Faites un tableau, lui dit Renou, et moi je m'engage à faire une
tragédie. » Sa pièce obtint du succès au Théâtre-Français.
1. Philippe Caresme, né en 1734, mort en 1796, fut élève de Coypel. Il obtint
le deuxième prix de peinture de l'Académie en 1701, fut agréé en 1760, et exclu en
1778 pour n'avoir pas fourni son morceau de réception.
2. Tableau de 11 pouces de haut sur 15 de large.
3. Petit ovale.
4. Jacques-Antoine Beaufort, né à Paris en 1721, mort à Rueil le 25 juin 1784.
Il venait d'être agréé par l'Académie en 1766. Il fut académicien en 1771.
5. Tableau de 9 pieds de haut sur 6 de large.
33G SALON DE 17 67.
face. Un bourreau courbé lui lie les pieds à la colonne. Celui-ci
est sur le devant. Un autre flagelle sur le fond. Ainsi l'exécu-
tion se fait avant que le patient soit préparé. « N'importe, dit
Naigeon ; frappez, frappez fort. Ce n'est guère que quelques
gouttes de sang, pour tout celui que sa maudite religion fera
verser. » Ce sont deux instants confondus. Le vêtement ronge
du fils de l'homme est jeté à droite, sur une balustrade qui
règne autour de la composition, et au delà de laquelle il y a
une foule de spectateurs hideux et cruels, dont on n'aperçoit
que les têtes. Le Christ est assez bien dessiné, le tableau pas
mal composé; mais la couleur en est sale et grise; mais cela
est monotone, vieux, passé, sans effet; mais cela ressemble à
une croûte qui s'est enfumée dans l'arrière-boulique du bro-
canteur ; mais cela est à demi-effacé, et le peintre a eu -tort de
s'arrêter à moitié chemin.
Voilà quelques tableaux qui ont été exposés sans numéro
pendant le cours du Salon.
UN TATÎLEAU D'ANIMAUX.
C'est une bécasse avec un hibou suspendus par les pattes à
un clou. Premièrement, où est le sens commun d'avoir accolé
ces deux oiseaux-là, l'un destiné pour la cuisine du maître,
l'autre pour la porte de son garde-chasse? Encore, si cela était
peint comme Oudry ! Mais Oudry aurait mis au croc un canard
avec une bécasse, un faisan avec une perdrix; c'est qu'il faut
d'abord avoir le sens commun, avec lequel on a à peu près ce
qu'il faut pour être un bon père, un bon mari, un bon mar-
chand, un bon homme, un mauvais orateur, un mauvais poêle,
un mauvais musicien, un mauvais peintre, un mauvais sculp-
teur, un plat amant.
BOUNIEU1.
LE JUGEMENT DE MIDAS*.
Voilà un sujet plaisamment choisi pour une réception, pour
1. Michel-Honoré Bounicu, né à Marseille en 1740, était élève do Pierre. Agrée
sur le vu du tableau dont il est ici question, il ne fut point académicien. Il est
mort à Paris en lSli. 11 a gravé.
'2. Tableau de réception; non porté au livret.
SALON DE 1767. 33
OOJ
une composition qu'on présente à des juges. C'est presque leur
dire : « Messieurs, prenez-y garde; si je vous déplais, c'est vous
que j'aurai peints : portez les mains sur vos oreilles, et voyez si
elles ne s'allongent pas. »
C'est le combat du chant entre Apollon et Pan, devant
Midas. La scène se passe sur le devant d'un grand paysage. On
voit, à droite, Midas de profil, assis, fort embarrassé de drape-
ries, ignoble, lourd et court. Debout, derrière lui, le dieu des
bois avec son instrument champêtre, ses cuisses velues, son
pied fourchu et sa mine de bouquin. 11 a l'air content. Midas a
déjà prononcé en lui-même ; il serre la main au Satyre, et les
oreilles commencent à lui pousser, Plus vers la gauche, presque
au centre de la toile, une grande figure de face, nue depuis la
ceinture, couronnée de pampre, bien barbue, bien raide, imi-
tant bien le fauteuil par les deux angles droits que ses jambes
font avec ses cuisses, et ses cuisses avec son corps; ses cuisses
maigres, maigres, ses jambes grêles, grêles. Elle est sur un
plan entre le Satyre et Midas. Elle écoute; mais elle est bien
froide, bien raide, bien immobile; bras, jambes et cuisses bien
parallèles, grand mannequin, malade pressé d'un besoin, qui
n'a eu que le temps de jeter autour de soi sa couverture, et de
gagner sa chaise percée, où il est. Plus vers la gauche, sur le
même plan que Midas, ou à peu près, Apollon de profil, sa lyre
à la main, et la pinçant. Entre Apollon et la figure précédente,
plus sur le fond, deux femmes, dont l'une écoute, et l'autre
fait signe à quelqu'un qui est au loin d'accourir pour entendre.
A une très-grande distance d'Apollon, tout à fait sur la gauche,
deux Muses accolées, et apportant des fleurs et des guirlandes.
Entre Apollon et ces deux Muses, sur le fond, assez proche
d'Apollon, et vu de face, un petit faune en admiration. Voilà la
scène ; voyons le fond.
C'est une grande forêt. Bien loin, à droite, un pâtre avec
une bergère accourent au signe que leur a fait une des deux
femmes placées entre Apollon et le grand mannequin nu. Du
même côté, plus encore sur le fond, un petit groupe de figures
sur un bout de roche, assises et attentives. Tout à fait dans
l'enfoncement, et terminant la scène de ce côté, une portion de
rotonde, un temple ouvert en arcades. Au loin, à gauche sur le
fond, par derrière le faune qui écoute Apollon, un voyageur
xi. 22
338 SALON DE 1767.
qui passe, et qui se soucie apparemment peu de musique.
Reprenons cette composition, que je ne méprise pas autant
que font beaucoup d'autres, qui n'en sentent pas mieux les
défauts que moi.
J'y vois d'abord deux scènes placées, pour ainsi dire, l'une
sur l'autre, mais deux scènes liées. La première, sur le devant;
et ce sont les principaux personnages de la querelle. La
seconde, entre celle-ci et la forêt, et ce sont les personnages
accessoires, attirés du fond par la curiosité, et tenant à la pre-
mière scène par cet intérêt subordonné. Ces deux scènes ne se
nuisent point, et servent très-naturellement, à la manière du
Poussin, à donner à toute la composition une profondeur, où,
par ce moyen, l'on distingue trois grands plans, celui des dis-
putants rivaux et des juges, celui des curieux que la dispute
appelle, et celui de la forêt ou du paysage. Sur ces trois grands
plans, des figures interposées ont aussi leurs places, leurs
plans particuliers nets et distincts : ce qui rend l'ensemble clair,
et en écarte la confusion.
Je sais bien que ces deux Muses sont raides et droites; je
sais bien que cet Apollon est droit et raide; je sais bien que
ces figures droites et isolées ont un air de jeu de quilles.
Je sais bien que toutes ces figures sont sans expression; je
sais bien que la composition entière est froide, blanchâtre, gri-
sâtre et sans couleur.
Je sais bien que cet Apollon est sans verve, sans enthou-
siasme; qu'il ne dispute pas; qu'il touche de sa lyre comme
par manière d'acquit; et qu'il est plus tranquille encore que
Y Antinous dont il est imité.
Je n'ignore pas qu'on ne sait quel rôle, ni quel nom don-
ner à la grande figure nue, au grand mannequin barbu. Je sais
bien que cette femme qui appelle son berger en est bien éloi-
gnée pour en être entendue ou vue; que le son d'un cor de
chasse parviendrait à peine à ce groupe qu'on a placé sur un
bout de rocher; car, en s'arrêtant quelque temps devant ce
morceau, on sent que la scène est très-étendue, très-profonde;
que toutes ces figures sont grises, et que le paysage est sans
vigueur. En ai-je dit assez? Eh bien! malgré tous ces défauts,
quoique assez chaud de mon naturel, et peu disposé à pardon-
ner le froid à une composition quelconque; quoiqu'il me
SALON DE 1767. 339
paraisse absurde d'avoir allongé les oreilles de Midas avant son
impertinente sentence, et que cet effet soit d'un instant posté-
rieur au moment où Apollon ayant cessé de jouer, la main
étendue, l'air indigné, il ordonne à ses oreilles de pousser ;
quoique ce morceau soit proscrit sans restriction, j'avouerai
qu'il y en a cent autres au Salon, qu'on regarde, qu'on loue, et
que je mets au-dessous.
Celui-ci a je ne sais quoi qui vous rappelle la manière
simple, non recherchée, isolée et tranquille de composer des
Anciens, manière où les figures restent comme le moment les a
placées, et ne sont vraiment liées que par la circonstance, le
fait et la sensation commune. Il me semble que je vois un bas-
relief antique. Cela a quelque chose d'imposant. Cela est tout
voisin du grand goût. Allez voir le Laocoon, tel que les sculp-
teurs l'ont exécuté, un père assis qui souffre; un enfant,
debout, déchiré, qui expire; un autre enfant debout, qui oublie
son péril, et qui regarde son père; trois figures non groupées;
trois figures isolées, liées par les seules convolutions d'un ser-
pent. Venez ensuite chez moi voir la première pensée de ces
artistes; c'est le Laocoon, tel qu'il est; mais un des enfants est
renversé sur sa cuisse, le cou embarrassé dans les plis du ser-
pent; mais l'autre enfant se rejette en arrière, et cherche à se
délivrer. Il y a bien plus d'action, plus de mouvement, plus de
groupe. Cela n'est que beau. La composition précédente est
sublime. Plus on est enfant, plus on aime les incidents entassés
les uns sur les autres; le strapassé, le groupe, la masse, le
tumulte, en peinture, en sculpture, au théâtre. 0 Guyard! ton
monument était simple1. Deux seules figures attachaient toute
l'attention, tout l'intérêt. Il régnait là un morne silence, une
grande solitude. Ce génie, qu'ils ont exigé de toi, est beau;
mais tout beau qu'il est, il fait nombre. Il me distrait. Je l'ai
dit, et je le répète, les groupes ne sont pas aussi fréquents en
nature qu'on le croirait. Ils sont presque absurdes dans les
sujets tranquilles. Pierre a dit qu'il n'y avait pas deux peintres,
dans toute l'Académie, capables de sentir le mérite de ce mor-
ceau ; et Pierre pourrait bien avoir raison. Celui qui sent le
1. Il s'agit ici du sculpteur chaumontois Laurent Guyard, dont il a été question
dans le Salon de 1765 , t. X, p. 441. 11 avait présenté en 1767 un Mars au repos
que Bouchardou, qui n'avait pas pardonné à son élève, fit exclure de l'Académie.
3/jO SALON DE 1767.
mérite de ce morceau est plus avancé que celui qui en aperçoit
les défauts. La sculpture ne l'aurait guère ordonné autrement.
Les figures ne tiennent pas davantage dans le Jugement de
Salomon1 du Poussin. Elles sont presque aussi isolées dans
plusieurs compositions de Raphaël. C'est un tableau d'élève,
qui me promet plus que celui de Restout. Je conseillerais
presque à Rounieu de se jeter du côté de la sculpture. Qu'on
modèle son tableau, et l'on en jugera. 11 y a une certaine
sagesse, qu'il n'est donné qu'à peu de gens de posséder et de
sentir. Je ne proscris pas les groupes; il s'en manque beaucoup.
Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de se passer de
masses. Sans masses, point d'effet. Mais les groupes, qui mul-
tiplient communément les actions particulières, doivent aussi
communément distraire de la scène principale. Avec un peu
d'imagination et de fécondité, il s'en présente de si heureux,
qu'on ne saurait y renoncer. Qu'arrive-t-il alors? c'est qu'une
idée accessoire donne la loi à l'ensemble, au lieu de la recevoir.
Quand on a le courage de faire le sacrifice de ces épisodes inté-
ressants, on est vraiment un grand maître, un homme d'un
jugement profond; on s'attache à la scène générale, qui en
devient tout autrement énergique, naturelle, grande, impo-
sante et forte. J'avoue que la tâche n'en est pas pour cela plus
facile. Une chose qu'on ne remarque guère, c'est qu'on papil-
lote à l'esprit par la multiplicité des incidents, aussi cruelle-
ment qu'aux yeux par la mauvaise distribution des lumières;
et que, si le papillotage de lumières détruit l'harmonie, le
papillotage d'actions partage l'intérêt, et détruit l'unité.
Je ne vous citerai point en ma faveur la multitude des bas-
reliefs antiques ; je suis de bonne foi ; et je persiste à croire que,
si l'on y remarque un dessin si pur, un art si avancé, et si peu
d'action, c'est que ces ouvrages sont autant d'articles du caté-
chisme payen. Il ne s'agit pas dans ce morceau de montrer au
peuple comment Persée vainquit le dragon et lui ravit Andro-
mède, mais de fixer ce point de religion dans sa mémoire. Aussi,
voyez ce sujet que je vous ai fait dessiner exprès, d'après un
marbre antique. Persée a l'air de donner la main à Andromède
pour descendre. Andromède, plus obligée aux dieux de sa déli-
1. Ce tableau est au Louvre; il a été gravé par Château et Baudet. (Br.)
SALON DE 1767. 341
vrance qu'à Persée, qu'elle ne regarde pas, droite, presque sans
action, sans passion, sans mouvement, les regards et les mains
levés vers le ciel, touchée, en action de grâces, est debout sur
une petite éminence qui ne ressemble guère à un rocher, et ce
méchant petit dragon mort n'est là que pour désigner le fait.
Si ce n'est pas là un tableau d'église, je n'y entends rien.
Le petit faune, placé debout derrière Apollon, est très-beau.
S'il y avait eu de l'effet, de la couleur, de l'expression ; si, sans
rien changer à l'ordonnance, à la position des figures, l'artiste
avait su leur donner seulement ce contour mou et fluant, cette
variété d'attitudes naturelles, faciles, aisées, qui tient à l'âge,
au caractère, à l'action, à la sympathie des membres, à l'orga-
nisation, on aurait, après cela, jugé de ce morceau. Je gage que
l'esquisse en était très-belle.
Voici comment l'on prétend que Bounieu ordonne sur sa
toile. Il place d'abord une figure, et la finit; il en place ensuite
une seconde, qu'il peint et finit de même; puis une troisième,
une quatrième, jusqu'à fin de paiement. Si ce n'est pas une
mauvaise plaisanterie, Bounieu est un artiste sans tète et sans
ressource.
ANONYMES.
FIGURES ET FRUITS.
On voit, sur un piédestal, deux petits Amours en marbre.
Us sont debout. Celui qui est à gauche porte un carquois sur
son dos. On aperçoit entre les jambes de l'autre une urne ren-
versée. Ils se battent. Celui qui est à gauche égratigne son
camarade à la joue, et lui arrache des fruits. Il ne. manque pas
d'expression. Autour du piédestal, on en voit d'autres en bas-
relief, tournés, contournés, de la manière la plus déplaisante.
Ce sont des morceaux 'de pâte molle, pétris entre les doigts, de
la sculpture comme Carie Van Loo disait qu'il en savait faire.
Le tout est placé sous une arcade, d'où pend une guirlande de
fleurs, à laquelle un panier de fleurs est suspendu. L'artiste a
répandu, autour de sa statue, un vase riche et doré, un pot de
porcelaine bleue couvert, des fruits sur un bassin, des raisins,
un tambour de basque. Voulez-vous sentir la misère de cela?
allez à Marly, voir ces enfants de Sarrazin, qui font brouter des
3^2 SALON DE 1767.
feuilles de vigne à une chèvre. Regardez bien le caractère inno-
cent, champêtre, fin, original et de verve, des enfants. Si vous
aimez la richesse, et la richesse à profusion, voyez ce cep et ces
raisins qui décorent le piédestal ; et quand vous aurez jeté un
coup d'oeil sur l'ouvrage du sculpteur, vous cracherez sur celui
du peintre.
AUTRES TABLEAUX SANS NUMEROS ET SANS NOMS.
Je vous reconnais, beau masque. C'est de vous, cela,
monsieur Descamps ; cela ne peut être que de vous. Je vous
avais conseillé, il y a deux ans1, de ne plus peindre; un
peintre, de son côté, vous avait conseillé de ne plus écrire.
Puisque vous avez pu suivre un de ces conseils, pourquoi n'avez-
vous pas pu suivre l'autre? Je me connais en tableaux, presque
aussi bien qu'un artiste en littérature.
Que signifie cette femme de chambre cauchoise avec sa
cafetière et sa lettre? Cela est plat. La maîtresse ne dit pas
davantage. Vous n'avez pas une idée dans la tête.
Cette petite fille, qui joue avec son chat, est misérable. Vous
n'en trouverez pas, sur le pont, le prix de la toile. Cela est
raide, sans couleur, sans expression, sans esprit; ni linge, ni
étoffe, ni dessin.
Est-ce que vous n'avez pas autour de vous une femme, un
enfant, un ami qui puisse vous dire : « Ne peignez plus? »
AUTRES TABLEAUX SANS NUMEROS ET SANS NOMS.
Monsieur Descamps, c'est vous encore. A la platitude, à la
mauvaise couleur grise, au défaut d'esprit, d'expression, et de
toutes les parties de la peinture, c'est vous. Le bon Chardin
que vous connaissez me prend par la main, me mène devant ces
tableaux, et me dit, avec le nez et la lèvre que vous savez :
« Tenez, voilà de l'ouvrage de littérateur. » Il ne tenait qu'à
moi de tirer certains papiers de ma poche, et de lui dire :
« Tenez, voila de l'ouvrage depeintre. » Le bon Chardin ne sait
pas que si j'avais seulement en peinture les connaissances de
Descamps, tout pauvre artiste qu'il est, ou que M. Descamps
eût mon talent chétif en littérature, il désolerait l'Académie,
1. V. Salon de 176b, t. X, p. 310.
SALON DE 1767. 3^3
sans en excepter le bon Chardin. Ils sont trop heureux, les
faquins, que celui qui sait raisonner, écrire, ne sache ni dessi-
ner, ni peindre, ni colorier. Combien de défauts dans leurs
ouvrages qui m'échappent, faute d'avoir pratiqué; et comme je
les leur remontrerais !
M. Descamps, pauvre peintre, littérateur ignoré, a mis
devant une table à café, où l'on voit une serviette étalée, une
cafetière, une tasse avec sa soucoupe, une petite chambrière de
campagne, assise, le coude appuyé sur la table, la tête penchée
sur sa main, rêvant tristement. Cela n'est pas mal de position ;
c'est une imitalion de la Pleureuse de Greuze ; mais quelle
imitation! Point de grâce, point de chair, point de couleur;
cou, bras, mains noires et desséchées ; le bras qui soutient la
tête, paralytique et décharné; vêtements grossiers et raides; et
le tout si pâle, si pâle, si gris, qu'on dirait que l'artiste n'avait
pas vingt-quatre sous dans sa poche pour avoir six vessies.
Grande tache de blanc sale ; figure comme Gautier prétend que
le sperme rendu chaud en engendre dans l'eau froide : et puis
il faut voir le faire de ces vaisseaux épars sur la table. Fi, li,
monsieur Descamps !
Le pendant, ou la Nourrice placée devant le berceau de son
nourrisson, et recommandant le silence, du doigt : on ne le
croirait pas, plus mauvais encore. On voit le petit dormeur dans
sa manne d'osier. Sa tête n'est pas mal, en comparaison du
reste, c'est celle d'un joli petit ange, ou d'un petit amour, tant
les traits en sont formés. M. Descamps ignore qu'on peut donner
aux anges, aux amours, aux chérubins, aux génies, des ligures
charmantes et aussi développées qu'on veut, parce que tels ils
sont, tels ils ont été, tels ils seront. Ce sont des êtres symbo-
liques et éternels. Encore s'écarte-t~on quelquefois de cette
règle, et leur conserve-t-on le joufllu, le chiffonné, le gras,
l'informe, le potelé de nos marmots. Mais il n'en est pas de
même de ceux-ci ; ce ne sont pas des natures sveltes; ils ont un
caractère dont on ne saurait s'affranchir sans pécher contre la
vérité; des chairs molles, je ne sais quoi de non développé qui
est de leur âge. D'un de nos poupards on en fera, si on veut,
un génie, mais d'un joli génie, on n'en fait point un de nos
poupards. La nourrice cauchoise est plate, sotte, bête, grise,
raide, vide d'expression, à mille lieues de Greuze débutant, et
3/,4 SALON DE 1767.
à dix mille de Chardin, qui travaillait autrefois dans ce genre.
Je ne doute pas qu'il n'y ait encore quelque part d'autres
Descamps qui vous reviendront. Je ne vous ferai grâce de rien
cette année.
MICHEL YAN L00.
UN CONCERT ESPAGNOL.
C'est un très-beau tableau, sage sans être froid ; une grande
variété de figures charmantes, toutes aussi vraies, aussi soignées
que des portraits, et des draperies qu'il faut voir.
MADAME THERBOUCHE.
UNE FEMME DE DISTINCTION QUI SECOURT
LA PEINTURE DÉCOURAGÉE.
UN GRAND SEIGNEUR QUI NE DÉDAIGNE PAS D'ENTRER
DANS LA CHAUMIÈRE DU PAYSAN MALHEUREUX.
Ces deux tableaux, de madame Therbouche, sont ce qu'elle a
fait de mieux. Il y a de la couleur et de l'expression. La tête
et la poitrine de la Peinture sont comme d'un ancien maître.
ANONYME.
UN SAINT LOUIS.
Encore un saint Louis, et tout aussi plat que le premier. Il
y a des physionomies malheureuses en peinture; le Christ et
saint Louis ont tous les deux été porteurs de ces physionomies-
là. Celle du Saint est donnée par ses portraits multipliés à
l'infini, portraits auxquels l'artiste est forcé de se conformer.
Celle du Christ est traditionnelle. C'est la même entrave, à peu
de chose près.
Webb, écrivain élégant et homme de goût, dit dans ses
Ré flexions sur la peinture*, que les sujets tirés des livres saints
ou du Martyrologe, ne peuvent jamais fournir un beau tableau.
1. V. plus loin, t. XII, le compte que Diderot rend de l'ouvrage de Webb.
SALON DE 17G7. 3Zi 5
Cet homme n'a vu ni le Massacre des Innocents par Le Brun,
ni le même Massacre par Rubens, ni la Descente de croix
d'Annibal Carrache, ni Saint Paul prêchant à Athènes par
Le Sueur1, ni je ne sais quel apôtre ou disciple se déchirant les
vêtements sur la poitrine à l'aspect d'un sacrifice païen, ni la
Madeleine essuyant les pieds du Sauveur de ses beaux cheveux,
ni la même Sainte si voluptueusement étendue à terre dans sa
caverne, par le Corrège, ni une foule de saintes familles plus
touchantes, plus belles, plus simples, plus nobles, plus inté-
ressantes les unes que les autres, ni ma Vierge du Barroche,
tenant sur ses genoux l'enfant Jésus debout et tout nu. Cet écri-
vain n'a pas prévu qu'on lui demanderait pourquoi Hercule
étouffant le lion de Némée serait beau en peinture, et Samson
faisant la même action déplairait? Pourquoi on peut peindre
Marsyas écorché, et non saint Barthélémy? Pourquoi le Christ,
écrivant du doigt sur le sable l'absolution de la femme adultère,
au milieu des Pharisiens honteux, ne serait pas un beau tableau,
aussi beau que Phryné, accusée d'impiété devant l'Aréopage?
Notre abbé Galiani, que j'aime autant écouter quand il soutient
un paradoxe que quand il prouve une vérité, pense comme
Webb; et il ajoute que Michel-Ange l'avait bien senti; qu'il
avait réprouvé les cheveux plats, les barbes à la juive, les phy-
sionomies pâles, maigres, mesquines, communes et tradition-
nelles des apôtres; qu'il leur avait substitué le caractère antique,
et qu'il avait envoyé à des religieux qui lui avaient demandé
une statue de Jésus-Christ, l'Hercule Farnèse la croix à la main;
que, dans d'autres morceaux, notre bon Sauveur est Jupiter
foudroyant; saint Jean, Ganymède; les apôtres, Bacchus, Mars,
Mercure, Apollon, et cœtcra -. Je demanderai d'abord : le fait
est-il vrai? quels sont précisément ces morceaux? où les voit-
on? Ensuite je chercherai si Michel-Ange a pu, avec quelque
jugement, mettre la ligure de l'homme en contradiction avec
ses mœurs, son histoire et sa vie. Est-ce que les proportions,
les caractères, les figures des dieux païens n'étaient pas déter-
minés par leurs fonctions? Et Jésus-Christ, pauvre, triste, chétif,
1. Ce tableau, peint pour l'église Notre-Dame de Paris, se voit aujourd'hui au
musée du Louvre. Il a été gravé par Picart le Romain. (Br.)
'2. On sait que le Saint Pierre, dont on va baiser les pieds au Vatican, et qui
est coitl'é d'une tiare précieuse, est un ancien Jupiter Olympien. (Bit.)
340 SALON DE 1767.
jeûnant, priant, veillant, souffrant, battu, fouetté, bafoué, souf-
fleté, a-t-il jamais pu être taillé d'après un brigand nerveux
qui avait débuté par étouffer des serpents au berceau, et
employé le reste de sa vie à courir les grands chemins, une
massue à la main, écrasant des monstres et dépucelant des filles?
Je ne puis permettre la métamorphose d'Apollon en saint Jean
sans permettre de montrer la Vierge avec des lèvres rebordées,
des yeux languissants de luxure, une gorge charmante, le cou,
les bras, les pieds, les mains, les épaules et les cuisses de Vénus.
La Vierge Marie, Vénus aux belles fesses, cela ne me convient
pas. Mais voici ce qu'a fait le Poussin; il a tâché d'ennoblir les
caractères; il s'est assujetti selon les convenances de l'âge aux
proportions de l'antique ; il a fondu avec un tel art la Bible
avec le paganisme, les dieux de la fable antique avec les per-
sonnages de la mythologie moderne, qu'il n'y a que les yeux
savants et expérimentés qui s'en aperçoivent, et que le reste en
est satisfait. Voilà le parti sage. C'est celui de Raphaël; et je ne
doute point que ce n'ait été celui de Michel-Ange. Est-ce là ce
qu'a voulu dire l'abbé Galiani? Nous sommes d'accord. Pronon-
cer que la superstition régnante soit aussi ingrate pour l'art
que Webb le prétend, c'est ignorer l'art et l'histoire de la reli-
gion ; c'est n'avoir jamais vu la sainte Thérèse du Bernin, c'est
n'avoir jamais vu cette Vierge, le sein découvert, à qui son petit,
tout nu sur ses genoux, pince en se jouant le bout du téton ;
c'est n'avoir aucune idée de la fierté avec laquelle certains chré-
tiens fanatiques se sont présentés au pied des tribunaux des
préteurs, de la majesté prétoriale, de la férocité froide et tran-
quille des prêtres, et de la leçon que je reçois de ces composi-
tions, qui m'instruisent bien mieux que tous les philosophes du
monde de ce que peut l'homme possédé de cette sorte de
démon. Le patriotisme et la théophobie sont les sources de
grandes tragédies et de tableaux elfrayants. Quoi! le chrétien
interrompant un sacrifice, renversant des autels, brisant des
dieux, insultant le pontife, bravant le magistrat, n'offre pas un
grand spectacle! Tout cela m»1 parait aperçu avec les petites
besicles de l'anticomanie. Serviteur à M. Webb et à l'abbé Galiani.
On voit, dans une chapelle à gauche, au pied d'un autel,
un benêt de saint Louis... Mais j'ai juré de ne décrire aucun
mauvais tableau; et j'allais commettre un énorme parjure. Mon
SALON DE 1767. 3^7
ami, c'est du Parrocel, c'est du Brenet, c'est pis encore, si vous
voulez. Il serait plaisant que cette grosse, matérielle, lourde,
ignoble figure, fût de l'un ou de l'autre, devenu, comme par
miracle, plus mauvais que lui-même.
LES SCULPTEURS.
Avant de passer aux sculpteurs, il faut, mon ami, que je
vous entretienne un moment d'un tableau que Yien a exécuté
pour la grande impératrice. Je ne parle pas de celle qui dit son
rosaire, qui fait de sa cour un couvent, et qui n'est pourtant pas
une petite femme1 ; mais de celle qui donne des lois à son pays
qui n'en avait point; qui appelle autour d'elle les sciences et
les arts; qui fonde les établissements les plus utiles; qui a su
se faire considérer dans toutes les cours de l'Europe, contenir
les unes, dominer les autres ; qui finira par amener le Polonais
fanatique à la tolérance ; qui aurait pu ouvrir la porte de son
Empire à cinquante mille Polonais, et qui a mieux aimé avoir
cinquante mille sujets en Pologne ; car, vous le savez tout aussi
bien que moi, mon ami, ces dissidents persécutés deviendront
persécuteurs, lorsqu'ils seront les plus forts, et n'en seront pas
moins alors protégés par les Russes. Tout cela n'a peut-être
pas le sens commun, mais qu'importe ? .Voici le sujet du tableau
de Yien. Il y avait longtemps que Mars reposait entre les bras
de Vénus, lorsqu'il se sentit gagner par l'ennui. Vous ne con-
cevez pas comment on peut s'ennuyer entre les bras d'une
déesse; c'est que vous n'êtes pas un dieu. L'envie de tuer le
tourmente; il se lève; il demande ses armes. Voici le moment
de la composition. On voit la déesse toute nue, un bras jeté
mollement sur les épaules de Mars, et lui montrant de l'autre
main ses pigeons qui ont fait leur nid dans son casque. Le dieu
regarde et sourit. Que la déesse est belle, voluptueuse et noble!
Que la poitrine du dieu est chaude, et vigoureuse! J'aime son
1. Marie-Thérèse d'Autriche.
3Z|8 SALON DE 1767.
caractère, parce qu'il est simple et non maniéré. On tourne
autour de ces deux ligures ; elles sont debout, d'aplomb et non
raides. A droite, c'est une colonnade. A gauche, un grand
arbre; au pied de cet arbre, deux Amours tapis sous un bou-
clier d'or. C'est un très-beau coin du tableau; et celui du casque,
de la cuirasse et des deux pigeons ne lui cède guère; et puis
l'harmonie générale du tout. L'artiste n'a rien fait de mieux; et
j'espère que ma souveraine en sera un peu plus satisfaite que
le roi de Pologne. C'est que je m'en suis moins inquiété. J'ai
dit à Vien : « Voilà le sujet, voilà comme je le conçois : faites; »
et je ne suis point entré dans son atelier qu'il n'eût fait; et
venons à nos sculpteurs.
Oh! qu'ils sont pauvres, cette année! Pigalle est riche, et
de grands monuments l'occupent. Falconet est absent.
LE MOYNE.
1S4. BUSTE DE M. TRDDAINE1.
Il est ressemblant. Les détails y sont même larges ; mais la
chair avec sa mollesse n'y est pas. Du reste, modèle du mauvais
goût de nos vêtements. 11 faut voir l'ellêt de celte lourde, dense,
impénétrable, énorme masse de cheveux. On ne saura jamais
par quelle bizarrerie nous nous surchargeons la tête d'un pareil
fardeau. Qu'en pensera la postérité? Un sauvage prendrait cela
pour les têtes d'une douzaine d'ennemis appliquées l'une sur
l'autre. 11 faut voir l'effet de cette large cravate autour du cou,
et de ces deux longs bouts de toile, plats, raides, empesés,
plissés bien strictement, et places sur le milieu de la poitrine ;
le contraste du volume avec cette rangée de petits boutons.
Sans exagérer, c'est un quartier de roche auquel on s'est amusé
à donner une figure grotesque. Cela fait frissonner d'horreur ou
soulever le cœur de dégoût, à celui qui a le moindre sentiment
de l'élégance, de la noblesse, de la grâce. On ferme les yeux,
on se sauve; et lorsque cette vilaine, hideuse chose revient à
1. Monument de reconnaissance de la Faculté de droit de Paris, qui doit être
placé dans l'intérieur de ses nouvelles écoles. — Il s'agit de Daniel-Charles Tru-
dainc, né en 1703, mort en 1769, conseiller au Parlement, intendant d'Auvergne,
puis intendant des finances et directeur des ponts et chaussées.
SALON DE 1767. 349
l'imagination, on est persécuté, poursuivi par une image impor-
tune.
185. BUSTE DE MONTESQUIEU1.
Si vous voulez sentir tout l'ignoble, tout le barbare du Tru-
daine, jetez les yeux sur le Montesquieu. 11 est nu-tête. On lui
voit le cou et une partie de la poitrine. Voilà du goût. Celui-ci
ressemble aussi; mêmes qualités et mêmes défauts pour le faire
qu'au précédent. J'aime mieux l'ancien médaillon; il y a plus
d'élégance, plus de noblesse, plus de finesse et plus de vie.
186. BUSTE DE L'AVOCAT GERBIER.
Je ne me le rappelle pas. Tant pis. Est-ce pour le buste?
11 y avait encore de Le Moyne un autre buste en terre cuite,
d'une femme; il était très-élégant, très-vivant, très-fin ; le cou
cependant maigre et sec, et la distance du menton au cou, la
profondeur de la mâchoire, énorme. La guirlande de fleurs qui
descendait d'une épaule, jolie, mais peu selon la sévérité de
l'art; la coiffure moitié antique, moitié moderne.
En général, les terres cuites de Le Moyne valent mieux que
ses marbres. 11 faut qu'il ne le sache pas travailler.
Il y avait à côté de Trudaine une autre espèce de magot,
et, qui pis est, de magot sans verve. Si le premier n'était pas de
chair, bien moins celui-ci. Je ne sais qui c'était2. Mais de tous
ces pauvres cordons qu'on voit dans nos rues traîner leur misère
et l'ingratitude de la nation, je n'ai pas de mémoire d'en avoir
vu un plus plat de physionomie. C'est quelque mauvais plaisant
qui a conseillé à cette tête de chou de se faire mettre en marbre,
cette matière, cet art qui est si grave, si sévère, qui demande
tant de caractère et de noblesse. C'était un moyen de montrer
avec force le ridicule, l'ignoble de ces grosses joues boursou-
flées, de cette boule, de ce petit nez serré entre deux vessies,
de ce front étroit. Connaissez-vous un livre d'Hogarth3, intitule
1. Présent fait par le prince de Beauveau à l'Académie de Bordeaux.
2. Il n'est point au livret.
3. Hogarth (William), peintre anglais, né à Londres en 1698, mort en octobre
1761. Son ouvrage ayant pour titre Analyse de la beauté, a été traduit en plusieurs
langues, et entre autres en français par M. Janson, 2 vol. in-8°, 1805. (Bn.)
350 SALON DE 1767.
la Ligne de Beauté ? C'est une des figures hétéroclites de cet
ouvrage; et puis un jabot et des manchettes brodés, un gothique
Saint-Esprit sur la poitrine. Puisse, pour l'honneur du siècle,
ce hideux morceau aller frapper rudement le ïrudaine, et le
ministre1 mettre en pièce l'intendant des finances; en sorte
qu'il ne reste de l'un et de l'autre que des fragments trop petits
pour déposer dans l'avenir de notre insipidité.
ALLEGRAIN2.
187. UNE BAIGNEUSE3.
Belle, belle, sublime ligure; ils disent même la plus belle,
la plus parfaite figure de femme que les modernes aient faite*.
Il est sûr que la critique la plus sévère est restée muette devant
elle. Ce n'est qu'après un long silence adiniratif, qu'elle a dit
tout bas que la perfection de la tète ne répondait pas tout à fait
à celle du corps. Cette tête est belle pourtant, ajoutait-elle,
beaux enchâssements d'yeux, belle forme, belle bouche, le nez
beau, quoiqu'il pût être plus fin. Elle était tentée d'accuser le
cou d'être un peu court; mais elle se reprenait, en considérant
que la tête était inclinée. A son avis, le goût de la coiffure pou-
vait être plus grand; mais lorsque l'œil s'arrêta sur les épaules,
elle ne put s'empêcher de s'écrier : les belles épaules! qu'elles
sont belles! comme ce dos est potelé! quelle forme de bras !
quelles précieuses, quelles miraculeuses vérités de nature dans
toutes ces parties! comment a-t-il imaginé ce pli au bras
gauche? Il ne l'a point imaginé; il l'a vu : mais comment
l'a-t-il rendu si juste? Ce sont des détails sans fin, mais si
doux, qu'ils n'ôtent rien au tout, qu'ils n'attachent point aux
dépens de la masse; ils y sont, et ils n'y sont pas ; comme ce
bras qu'elle allonge est modelé grassement! qu'il s'emmanche
1. (le mot fait supposer que Diderot en savait plus sur le personnage qu'il n'en
voulait dire. C'était, en effet, d'après les Mémoires secrets, le comte de Saint-
Florentin, qui « par modestie » n'avait pas voulu être nommé.
2. Christophe-Gabriel Allcgrain, né à Paris le 11 octobre 1710, académicien en
1751, adjoint à professeur en 1752, professeur en 1759, adjoint à recteur en 1781
et recteur en 1783, mort à Paris le 17 avril 1795.
3. Figure en marbre de 5 pieds 10 pouces de proportion; actuellement au
Louvre après avoir été à Choisy.
SALON DE 1767. 351
bien avec l'épaule ! que le coude en est finement dessiné !
comme la main sort bien du poignet! que cette main est belle!
que ces doigts un peu allongés par le bout sont délicieux et
délicats! que de choses que l'on sent et qu'on ne peut rendre!
On a dit qu'une femme avait la gorge ferme comme le marbre ;
celle-ci a la gorge élastique comme la chair. Quelle souplesse
de peau ! 11 en faut convenir, toute cette figure est parsemée
de charmes imperceptibles, pour lesquels il y a des yeux, mais
il n'y a pas de mots. En descendant au-dessous de cette gorge,
quelle belle et grande plaine! là, même beauté, même élasticité,
même finesse de détails. Mais c'est aux épaules surtout que
l'art semble s'être épuisé; combien il a fallu d'études, de
séances et de longues séances, de modèles et même de connais-
sance anatomique du dessous de la peau ! comme tout cela
s'élève, s'affaisse, se fuit insensiblement! et ces reins! et ces
fesses! et ces cuisses! ces genoux! ces jambes! Comme ces
genoux sont modelés ! ces jambes sont légères sans être ni
maigres ni grêles ! La critique était arrivée aux pieds, sans avoir
rien remarqué qui la consolât. Ah! pour ces pieds, dit-elle, ces
pieds sont un peu négligés. Les amateurs, dont il ne faut ni
surfaire ni dépriser le jugement, les artistes, les seuls vrais
juges, mettent la figure d'Allegrain sur la ligne même du Mer-
cure de Pigalle. Lorsque celui-ci vit l'ouvrage de son parent1
(c'est lui-même qui me l'a dit), il resta stupéfait. J'ajouterai
que cette Baigneuse est si naturellement posée, tous ses
membres répondent si parfaitement à sa position, cette sym-
pathie qui les entraîne et qui les lie, est si générale, qu'on croit
qu'elle vient à l'instant de s'arranger comme elle l'est, et qu'on
s'attend toujours à la voir se mouvoir. J'ai dit que la sculpture,
cette année, était pauvre. Je me suis trompé. Quand elle a
produit une pareille figure, elle est riche. Elle est pour le roi.
Comme on avait une assez mince opinion du savoir faire de
l'artiste, on ne lui laissa pas le choix du bloc, et le ciseau d'où
le chef-d'œuvre devait sortir, fut employé sur un marbre taché.
Le courage et le mérite de l'artiste en redoublent à mes yeux.
La belle vengeance d'un mépris déplacé! elle durera éternelle-
ment. On demandera à jamais : « Qui est-ce qui disposait des
1. Allegrain était beau-frère de Pigalle.
352 SALON DE 1767.
marbres du souverain? » A la place de Marigny, j'entendrais sans
cesse cette question, et je rougirais.
VASSE.
Je n'aime pas Vassé; c'est un vilain. Mais rappelons-nous
notre épigraphe : Sine ira et studio. Soyons justes, et louons
ce qui le mérite, sans acception de personne.
188. UNE MINERVE APPUYÉE SUR SON BOUCLIER,
ET PRÊTE A DONNER UNE COURONNE1!
Elle est assise et de repos; la jambe droite croisée sur la
jambe gauche, le bras gauche nu, tombant mollement, et la
main allant se poser sur le bord de son bouclier; le bras droit
aussi nu, amené avec le même naturel, la même grâce, la
même mollesse et presque parallèlement au premier, vers la
cuisse où la main tient négligemment une couronne. Elle a
son casque et sa cuirasse; elle regarde au loin, comme si elle y
cherchait un vainqueur à couronner. La draperie simple, à
grands plis, marque bien le nu aux cuisses et aux jambes. Elle
est sévère de caractère, belle, mais plus belle de face que de
profil; le profil est petit. Plus on s'y arrête, plus on aime cette
ligure. Il y a de la souplesse dans les membres. Elle est peut-
être un peu trop ajustée. Une Minerve plus simple de vêtement
en serait encore plus noble. C'est un beau morceau, sage et
non froid, excellent, à mon gré, de position. La position en
général étant donnée, il y a un certain enchaînement dans le
mouvement de toutes les parties, une certaine loi qu'elles s'im-
posent les unes aux autres, qui les régit et qui les coordonne,
qu'il est plus aisé de sentir que de rendre. La Minerve de
Vassé, la Baigneuse d'Allegrain ont supérieurement ce mérite,
dont je ne pense pas qu'un morceau de sculpture puisse se
passer, et dont plusieurs artistes n'ont pas la première idée.
C'est la nécessité de cette sympathie générale des membres qui
fait qu'une femme assise l'est de la tête, du cou, des bras, des
1. Figure de 6 pieds de proportion.
SALON DE 1767. 353
cuisses, des jambes, de tous les points du corps et sous tous
les aspects; ainsi d'une figure debout, d'une figure nue, d'une
figure occupée de quelque manière que ce soit. Cette Minerve
est svelte, sa tête est bien coilïée, et son casque de bonne
forme.
1S9. LA COMÉDIE.
Figure petite, faite avec peu de soin et d'expression.
190. UNE NYMPHE ENDORMIE1.
Très-médiocre.
Je n'ai point aperçu ces deux morceaux; c'est mauvais
signe.
191. LE PORTRAIT EN RAS-RELIEF
DE FEU L'IMPÉRATRICE DE RUSSIE, ELISABETH2.
192. LE COMTE DE CAYLUS EN MÉDAILLON3.
Le Comte de Caylus est beau, vigoureux, noble, fait avec
hardiesse, bien modelé, bien ressenti, chair, beaux méplats, le
trait pur, les peaux, les rides, les accidents de la vieillesse à
merveille. La nature a été exagérée, mais avec tant de discré-
tion, que la ressemblance n'a rien souffert de la dignité qu'on a
surajoutée. Il reste encore dans les longs plis, dans ces peaux
qui pendent sous le menton des vieillards, une sorte de mol-
lesse. Ce n'est pas du bois, c'est encore de la chair. C'est dom-
mage que Vassé n'en ait pas fait la remarque.
Le médaillon à' Elisabeth est moins beau; mais il était aussi
plus ingrat. Le ciseau y est un peu sec; les cheveux sont bien
attachés sur sa tête, qui n'est pas sans majesté. Mais, pour en
dire mon avis, ce vêtement qui étale et fait bouffer cette énorme
paire de tétons, aura toujours à mes yeux un air barbare et de
mauvais goût. Eh! qu'on les laisse se soutenir d'eux-mêmes
dans la jeunesse, ou s'en aller librement dans l'âge avancé.
1. Petite figure en marbre.
2. Appartenant à M. le comte de Schuvaloff.
3. Appartenant à l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres.
xi. 23
354 SALON DE 17G7.
Nature, Nature, c'est la contrainte, qu'on te fait souflïir pour le
montrer comme tu n'es pas, qui gâte tout. Vérité de costume,
fausseté de nature. La bordure de ce médaillon d'Elisabeth est
un chef-d'œuvre de grand goût de dessin, et d'excellente exé-
cution.
PAJOU.
193. LES BUSTES DU FEU DAUPHIN1. — 19/1. DU DAUPHIN
SON FIES. 195. DU COMTE DE PlïOVENCE. — 19(5. DU
COMTE D'ARTOIS2.
PI us plats, plus ignobles, plus bêtes que je ne saurais vous
le dire. 0 la sotte famille... en sculpture! Le grand-père est si
noble, a une si belle tête, si majestueuse, si douce pourtant et
si lière !
197. LE BUSTE DU MARECHAL DE CLERMONT-TONNERRE.
Maïs quelle fureur d'éterniser sa physionomie, quand on a
celle d'un sot! Il me semble que, quand on a la fantaisie
d'occuper de sa personne un art imitatif, il faudrait avoir
d'abord la vanité d'examiner ce que cet art en pourra faire, et
si j'étais artiste et qu'on m'apportât un aussi plat visage, je
tournerais tant, que je le ferais entendre, non à la façon du
Puget ou de Falconet, mais à la mienne; et le plat visage
parti, je me frotterais les mains d'aise, et je me dirais à moi-
même : « Dieu soit loué, je ne nie déplairai pas six mois
devant mon ouvrage. » Il y a pourtant un ciseau, des beautés,
de la peau, de la chair, dans cette insipide ligure. Elle est
faite largement; il y a de la souplesse, du sentiment, de la vie.
Pour Dieu, mon ami, détournez-vous de ce coin; ne regardez
ni ces Enfants de M. de Voyer (198), ni M. de Sainscey (199),
ni cette figure de la Magnificence, dont Pajou n'a pas la pre-
mière idée, ni cette Sagesse3. Tout cela est d'une insuppor-
table médiocrité. Cependant Pajou en sait trop dans son art
1. Buste ou marbre appartenant à M. le duc de La Vauguyon, ainsi que les
trois suivants.
2. Ces trois derniers portraits étaient en terre cuite.
3. Ces deux esquisses en plâtre devaient être exécutées en grand pour le Palais-
Royal.
SALON DE 1767. 355
pour ignorer que la sculpture veut être plus grande, plus
piquante, plus originale, et. en même temps plus simple dans le
choix de ses caractères et de son expression, que la peinture;
et qu'en sculpture point de milieu, sublime ou plat; ou, comme
disait au Salon un homme du peuple : « Tout ce qui n'est pas
de la sculpture est de la sculpterie. » Pajou nous a fait cette
année beaucoup de sculpterie.
203. DESSIN DE LA MORT DE PÉLOPIDAS.
Ou le voit expirant clans sa tente. Sur le fond, au bord de
son lit, des soldats affligés, les regards attachés sur lui,
tiennent sa couverture levée. A droite, à son chevet, c'est un
groupe de soldats debout; ils sont consternés. Sur le devant,
vers la gauche, assis à terre, un autre soldat la tète penchée
sur ses mains. Tout à fait à gauche, sur le devant, un troisième
qui tient la cuirasse du général et qui la présente à ses cama-
rades, qui forment un groupe devant lui.
Gela peut être d'un grand effet général pour le technique.
Je vois que ces soldats placés sur le fond, qui tiennent la cou-
verture levée, feront une belle masse. Ils attendent sans doute
que Pélopidas soit expiré, pour la lui jeter sur le visage ; et je
ne nie pas que cette idée ne soit simple et sublime. Mais, du
reste, où est l'incident remarquable? Entre tous ces soldats, où
est le caractère d'un regret singulier? Que font-ils pour Pélopi-
das, qu'ils ne feraient pour tout autre? Où sont ces hommes
qui ont pris le parti de se laisser mourir? Une douleur capable
de ce projet extrême est muette, tranquille, silencieuse, presque
sans mouvement, et n'en est que plus profonde. C'est ce que
vous n'avez pas conçu. Vous me feriez presque penser que le
génie vous manque. Croyez-vous que , quand vous auriez
assemblé quelques-uns de ces soldats autour de la cuirasse
brisée de Pélopidas, les yeux attachés sur elle, cela n'aurait pas
parlé davantage? Quelle comparaison entre votre composition
et celle du Testament d'Eudamidasl Cependant vous ne per-
suaderez à personne que votre sujet ne fût ni aussi grand, ni
aussi pathétique, ni aussi fécond que celui du Poussin. Je ne
vous dirai pas que les tètes penchées sur les mains sont bien
usées. Tant qu'elles seront en nature, on aura le droit de les
356 SALON DE 1767.
employer clans l'art. Mais que fait votre Pélopidas? Il expire, et
puis c'est tout; et cela n'eût pas été mal, si la résolution de ne
pas lui survivre eût été caractérisée dans les siens par l' inac-
tion, le silence et l'abandon. Vous n'y avez pas pensé, et vous
m'autorisez à vous demander : « Quoi ! dans cette foule le géné-
ral thébain n'avait pas un ami particulier? Il n'y avait pas là un
seul homme qui songeât à la porte que faisait la patrie, et qui
parût tourner ses yeux, ses bras, ses regrets vers elle? » Je ne
sais ce que j'aurais produit à votre place; je me serais renfermé
longtemps clans les ténèbres; j'aurais assisté à la mort de Pélo-
pidas ; et je crois que j'y aurais vu autre chose. En général, la
multitude des acteurs nuit à reflet de la scène. Cette abondance
est vraiment stérile. On n'y a recours que pour suppléer à une
idée forte qui manque. Pigalle, jetez-moi à bas et ce squelette,
et cet Hercule, tout beau qu'il est, et cette France qui inter-
cède1. Etendez le maréchal clans sa dernière demeure, et que je
voie seulement ces deux grenadiers affilant leurs sabres contre
la pierre de sa tombe. Gela est plus beau, plus simple, plus
énergique et plus neuf que tout votre fatras, moitié histoire,
moitié allégorie.
Pajou a écrit à sa porte, pour devise, la maxime de Petit-
Jean : « Sans argent, sans argent, l'honneur n'est qu'une mala-
die2. » De tout ce qu'il a exposé, je n'en estime rien. J'ai suivi
cette longue enfilade de bustes, cherchant toujours inutilement
quelque chose à louer. Voilà ce que c'est que de courir après le
lucre. Je vois sortir de la bouche de cet artiste, en légende :
De contemnenda gloria; écrit en rouleau autour de son ébau-
choir : De pane luerando; et sur la frange de son habit : Fi de
la gloire, et vivent les écusl II n'a l'ait qu'une bonne chose
depuis son retour de Rome. C'est un talent écrasé sous le sac
d'or. Qu'il y reste. Vous verrez qu'il aura lu ma dispute avec
son confrère sur le sentiment de l'immortalité et le respect de
la postérité; et qu'il aura trouvé que je n'avais pas le sens
commun3.
1. C'est le Mausolée du maréchal de Saxe que désigne ici Diderot.
2. Mais, sans argent, l'honneur n'est qu'une maladie.
Racine, les Plaideur s, acte I, scène i. (Bu.)
3. Il courait des copies de la Correspondance de Diderot avec Falconet sur ce sujet.
SALON DE 1767. 357
GAFFIERI.
204. l'innocence1.
L' Innocence! cela Y Innocence? cela vous plaît à dire, mon-
sieur Caffieri. Elle regarde en coulisse; elle sourit malignement;
elle se lave les mains clans un bassin placé devant elle sur un
trépied. V Innocence, qui est sans la moindre souillure, n'a pas
besoin d'ablution. Elle semble s'applaudir d'une malice qu'elle
a mise sur le compte d'un autre. La recherche et le luxe de
son vêtement réclament encore contre son prétendu caractère.
L Innocence est simple en tout. Du reste, figure charmante, bien
composée, bien drapée; le linge qui dérobe sa cuisse et sa
jambe, à miracle; jolis pieds, jolies mains, jolie tête. Permettez
que j'efface ce mot, Y Innocence, et tout sera bien. Vous n'avez
pas fait ce que vous vouliez faire, mais qu'importe? ce que
vous avez fait est précieux.
205. LA VESTALE TARPEÏA2.
Elle est debout; elle est sage, bien drapée, d'un caractère
de tête extrêmement sévère. C'est bien la supérieure de ce
couvent. J'aime beaucoup cette ligure; elle imprime le respect.
On lui voit neuf pieds de haut.
206. L'AMITIÉ QUI PLEURE SUR UN TOMBEAU.
On voit à gauche une cassolette où brûlent des parfums; la
vapeur odoriférante se répand sur un cube qui soutient une
urne ; il s'élève de derrière le cube quelques branches de cyprès
recourbées sur l'urne. A droite, éplorée, étendue à terre, un
bras appuyé sur le dais, la tête posée sur son bras, l'autre
bras tombant mollement sur une de ses cuisses, la figure de
l'Amitié.
Ce modèle de tombeau est simple et beau. L'ensemble en
est pittoresque; et l'on ne désire rien à la figure de l'Amitié
1. Figure en marbre de 2 pieds 4 pouces de proportion.
2. De 2 pieds 2 pouces de proportion.
35S SALON DE 1767.
de tout ce qui tient aux parties de l'art. La position, l'expres-
sion, le dessin, la draperie, sont bien. Mais qu'est-ce qui désigne
l'Amitié plutôt qu'une autre vertu?
207. LE PORTRAIT DU PEINTRE HALLE.
Je ne me le rappelle pas.
208. LE PORTRAIT DU MEDECIN EORIE1.
Ressemblant à faire mourir de peur un malade.
Tout ce que Caffieri a exposé celte année est digne d'éloge.
Certes cela ne manque pas de ce que vous savez. Je crois que
cet artiste est mort il y a quelques mois. Un an plus tôt, on
ne l'aurait pas regretté.
BERRUER.
209. l'annonciation en ras-relief; aux deux côtés
du ras-relief la foi et l'humilité2.
Grand morceau, dont on a exposé le modèle sur la moitié
de sa grandeur.
Hors du bas-relief, à droite, contre un pilastre, une figure
de ronde-bosse, tenant une balle dans la main, foulant du pied
une couronne, son autre bras ramené sur son ventre, y soute-
nant sa draperie, ce qui lui donne l'air d'une fille grosse; et je
ne voudrais pas jurer qu'il n'en fût quelque chose, car elle est
triste. Je n'entends rien à ces symboles. Qu'est-ce que cette
balle? Eh! l'Orgueil foule encore mieux aux pieds les couronnes
que l'Humilité.
A gauche, adossée au pilastre correspondant, une autre
figure de ronde-bosse, un calice à la main, ce calice surmonté
d'une hostie, l'autre main montrant le vase sacré. Figure hié-
roglyphique, paquet de draperies.
Entre ces deux pilastres, dans un enfoncement, formant
l'intérieur d'une chambre, Y Annonciation. La Vierge est à
1. Les quatre derniers morceaux cités étaient en terre cuite.
2. Modèle en plâtre. Ce morceau devait être exécuté du double de sa grandeur
pour être placé dans l'église cathédrale de Chartres.
SALON DE 1767. 359
droite, à genoux, le corps incliné, en devant s'entend, et se
soumettant au fiât] elle est aussi de ronde-bosse. Ses bras
étendus, ouverts, rendent bien sa résignation. Il n'y a, du reste,
ni bien ni mal à en dire; c'est de position, de draperie, de
caractère, une Vierge comme une autre. A gauche, en l'air et
de bas-relief, l'Ange annonciateur. Ce n'est pas celui de Saint—
Roch. Celui-ci eût tenté la Vierge, fait cocu Joseph, et l'Esprit-
Saint camus. Dernier, ou Dieu le père, l'a choisi cette fois
maigre, long, élancé et d'un caractère de tête ordinaire. Il fait
son compliment, et montre l'Esprit-Saint de ronde-bosse, à l'angle
supérieur droit de la chambre, à la pointe du faisceau lumineux
et fécondant qui passe sur la tête de la Vierge, et forme des
sillons de bas-relief sur le fond. Ouvrage commun dans toutes ses
parties. Ces figures des côtés en détruiraient le silence, s'il y
en avait. Ne nous arrêtons pas davantage à ce qui n'a arrêté
personne.
210. hébé1.
Ah! quelle Hébé! Nulle grâce. C'est la déesse de la jeunesse,
et elle a vingt-quatre ans au moins. C'est celle qui verse aux
dieux l'ambroisie, ce breuvage qui allume dans les âmes divines
une joie éternelle; et elle est ennuyée et triste. L'artiste aura
choisi le jour où Ganymède fut admis au rang des dieux. Les
bras de cette Hébé ne finissent point.
211. UN BUSTE EN TERRE CUITE.
Je ne sais de qui, et placé je ne sais où. Berruer a du talent
qu'il a bien caché cette année.
212. GOIS2.
212. ARISTÉE DÉSESPÉRÉ DE LA PERTE DE SES ABEILLES3.
Qui est ce désespéré renversé sur une ruche, au dedans de
1. Modèle en terre cuite. Cette figure est exécutée en marbre.
2. Étienne-René-Adrien Gois, né à Paris le 14 février 1731, mort dans la même
ville le 3 février 1823; élève de Michel-Ange Slodtz. Premier grand prix en 1757,
agréé en 1705, académicien en 1770.
3. Modèle en plâtre.
360 SALON DE 17G7.
laquelle on voit des rayons de miel? Comme ses cheveux pen-
dent! comme il se tord les bras! comme il crie! A-t-il perdu
son père, sa mère, sa sœur ou sa fille, son ami ou sa maîtresse?
Non, c'est Aristée qui a perdu ses mouches. Quand l'idée est
absurde, j'ai peine à parler du l'aire. Cette figure est bien
modelée, et il y a, certes, de très-belles parties et du ciseau.
213. l'image de la douleur '.
On dit que cela est beau, que cette tête est touchante, que
l'expression en est belle, et le marbre bien travaillé. Je dis
moi, contre le sentiment général, que cette douleur n'est que
celle d'une Vierge au pied de la croix; qu'elle est unie, mono-
tone, sans inégalités, sans passages ; que c'est une vessie souf-
flée; que, si l'on appliquait un peu fortement les mains sur ses
joues, elles feraient la plus belle explosion. La douleur donne
de la bouffissure, mais non jusque-là. C'est une infiltration
aqueuse la plus complète.
214. BUSTE EN TERRE CUITE.
Je ne sais de qui; mais vrai, savant, parlant, original. Je
gage qu'il ressemble.
215. PLUSIEURS DESSINS LAVES.
Avant que d'en parler, soyons de bonne foi. C'est peut-être
le poëte qui a inspiré au statuaire ce désespéré d' Aristée. 11 n'en
est rien; le poëte dit simplement :
Tristis ad extremi sacrum caput adstitit aranis,
Multa querens.
Virgil. Geonj. lib. IV, v. 319, 320.
C'est un fils qui s'adresse à sa mère, dans Virgile; dans le
statuaire, c'est un enrage qui charge les dieux d'imprécations.
Les dessins lavés au bistre et à, l'encre de la Chine sont
sublimes, tout à fait dans le goût des grands maîtres. Rien de
\. Buste en marbre.
SALON DE 1767. 361
maniéré, de petit, ni de moderne, soit pour la composition, soit
pour les caractères, soit pour la touche. Il n'y a rien de fini.
Ce sont des jets de tètes, mais beaux, mais grands, mais neufs,
et d'un pittoresque!... Un homme qui sent, ne passe pas là-
devant sans être tiré par la manche. Cet artiste a de l'idée.
MOUCHY1.
216. LE REPOS D'UN BERGER2.
Il est assis; il a les mains appuyées sur un bâton qui sou-
tient ses bras; le reste du corps est assez mollement jeté de la
droite à la gauche; il regarde; il respire; il vit. Il aperçoit au
loin quelque objet qui l'intéresse. Il est voluptueux d'attitude
mais non de repos. Le repos ici a précédé la fatigue. L'homme
qui se repose se soulage d'un malaise; on le voit sur son visage,
dans l'affaissement, l'abandon de ses membres; et ces carac-
tères manquent à ce berger. Je dirai de celui-ci et de celui qui
a fait X Innocence : pourquoi avoir écrit votre intention au bas
de votre figure? C'est une sottise. Avez-vous craint que nous
ignorassions que vous n'avez rien entendu à ce que vous faisiez?
Falconet a-t-il eu besoin de graver au pied de son Amitié:
1' Amitié? Eh! laissez à notre imagination le soin de baptiser
vos ouvrages. Elle s'en acquittera bien. Hâtez-vous donc d'effa-
cer ces ridicules inscriptions. Je l'ai revue, cette Innocence pré-
tendue; elle a la tête penchée vers la droite, et la gorge nue
de ce côté. Si vous la considérez quelque temps, vous croirez
qu'elle sourit en elle-même de l'impression que cette gorge a
faite sur quelqu'un qui la regarde furtivement et dont elle peut
ignorer la présence, et qu'elle dit en elle-même : « Cela vous
plaît! » Je le crois bien; aussi n'est-il pas mal, ce téton. Quand
à la tête du Berger de repos, c'est la copie assez fidèle de la
première figure qu'on trouve à gauche, aux Tuileries, en
entrant par le Pont-Royal 3.
1. Louis-Philippe Mouchy, né àParis le 31 mars 1734, mort le 10 décembre 1801.
Il fut élève do Pigalle. Il était agréé en 1767 et devint académicien en 1708.
'2. Morceau de réception de l'artiste; aujourd'hui au Louvre.
3. Cette statue était un Chasseur au repos, par Coustou l'aîné.
362 SALON DE 1707.
217. DEUX ENFANTS DESTINES POUR UNE CHAPELLE.
Cela des enfants! Ce sont deux gros boudins étranglés par
le bout, pour y pratiquer une tête.
218. DEUX MÉDAILLONS.
Je ne les ai point vus, Dieu merci !
Lorsque Mouchy demanda à Pigalle sa nièce en mariage, il
lui mit un ébauchoir à la main, et lui présentant de la terre
glaise, il lui dit : a Fcris-moi là ta demande. » Falconet en
aurait fait autant; seulement il aurait dit : « Écrivez. » Mouchy
disait à un jeune Suisse de ses amis : a Pourquoi ne te fais-tu
pas recevoir? — Diable, lui répondit le Suisse, lu en parles
bien à ton aise. Je n'ai point d'oncle, moi. »
FRANCIN1.
218. UN CHRIST A LA COLONNE2.
11 attend la fessée. Figure commune, plate de caractère et
d'expression, sans aucun mérite qui la distingue. Morceau de
réception, morceau d'exclusion.
LES GRAVEURS.
219. COCI11N.
Plusieurs dessins allégoriques, sur les règnes des rois de
France3. J'aime Cochin ; mais j'aime plus la vérité. Les dessins
de Cochin sont de très-bons tableaux d'histoire, bien composés,
1. Claude-Clair Francin, né à Strasbourg le ."> juin 1702, mort le 18 mars 1773.
2. Cette statue n'est point au livret. Francin fut reçu par l'Académie sur sa
présentation. Elle est aujourd'hui au Louvre, Sculpture moderne, n°'291.
3. Ces dessins devaient servir et ont servi en elTct à l'ornement de l'Abrégé
chronologique de l'histoire de France par le président Hénault, édition de 17G8.
SALON DE 1767. 363
bien dessinés, figures bien groupées, costumes bien rigoureuse-
ment observés, et dans les armes et dans les vêtements, et dans
les caractères. Mais il n'y a point d'air entre les figures, point
de plans. Sa composition n'a que l'épaisseur du papier. C'est
comme une plante qu'un botaniste met h sécher dans un livre.
Elles sont aplaties, collées les unes sur les autres. Il ne sait pas
peindre; la magie des lumières et des ombres lui est inconnue;
rien n'avance, rien ne recule; et puis, comparé à Bouchardon,
à d'autres grands dessinateurs, je trouve qu'il emploie trop de
crayon, ce qui ôte h son faire de la facilité, sans lui donner plus
de force. Je ne saurais m'empêcher d'insister sur un autre défaut,
qui n'est pas celui de l'artiste. C'est que la barbarie et le mau-
vais goût des vêtements donnent à ces compositions un aspect
bas, ignoble, un faux air de bambochades. Il faudrait un génie
rare, un talent extraordinaire, une force d'expression peu com-
mune, une grande manière de traiter de plats vêtements pour
conserver aux actions de la dignité.
Un de ses meilleurs dessins est celui où le fougueux Ber-
nard entraîne à la croisade son monarque1, en dépit du sage
Suger. Le monarque a l'épée nue à la main. Bernard l'a saisi
par cette main armée. Suger le tient de l'autre, parle, repré-
sente, prie, sollicite, et sollicite en vain. Le moine est très-
impérieux, très-beau; l'abbé, très-afïligé, très-suppliant.
Autre vice de ces compositions, c'est qu'il y a trop d'idées,
trop de poésie, de l'allégorie fourrée partout, gâtant tout, brouil-
lant tout, une obscurité presque «à l'épreuve des légendes. Je
ne m'y ferai jamais. Jamais je ne cesserai de regarder l'allé-
gorie comme la ressource d'une tête stérile, faible, incapable de
tirer parti de la réalité, et appelant l'hiéroglyphe à son secours;
d'où il résulte un galimatias de personnes vraies et d'êtres ima-
ginaires qui me choque, compositions dignes des temps gothi-
ques, et non des nôtres. Quelle folie de chercher à caractériser
autour d'un fait, d'un instant individuel, l'intervalle d'un règne!
Eh! rends-moi bien cet instant; laisse là tous ces monstres
symboliques; surtout donne de la profondeur à ta scène; que
tes figures ne soient pas à mes yeux des cartons découpés, et
tu seras simple, clair, grand et beau.
1. Louis VII. (Br.)
364 SALON DE 17G7.
Avec tout cela, les dessins de Cochin sont faits avec un esprit
infini, d'un goût exquis; il y a de la verve, du tact, du ragoût,
du caractère, de l'expression. Cependant, arrangés de pratique.
Il compte pour rien la nature. Cela est de son âge. Il l'a tant
vue, qu'il croit sérieusement, comme son ami Boucher, qu'il
n'a plus rien à y voir. Eh! enragées bêtes que vous êtes, je ne
l'exige pas de vous pour faire un nez, une bouche, un œil, mais
bien pour saisir, dans l'action d'une figure, cette loi de sym-
pathie qui dispose de toutes ces parties, et qui en dispose d'une
manière qui sera toujours nouvelle pour l'artiste, eût-il été
doué de la plus incroyable imagination, eût-il par devers lui
mille ans d'étude.
220. UN DESSIN REPRÉSENTANT UNE ÉCOLE DE MODÈLE1.
Autour duquel les élèves travaillent pour le prix de l'ex-
pression. Cette figure élevée sur l'estrade, joue bien la dignité;
ces élèves sont très-bien posés; mais l'école n'a pas un pouce
de profondeur. Il faut être bien maladroit, pour ne savoir pas
étendre la scène avec une estrade, une figure, des rangs de
bancs concentriques, et des élèves dispersés sur ces bancs. Il
n'y a point ici de sortilège; ce n'est qu'une affaire linéaire
et de perspective. Cela me dépite. Cochin est paresseux, et
compte trop sur sa facilité.
LE BAS et COCHIN.
221. DEUX ESTAMPES
DE LA QUATRIÈME SUITE DES PORTS DE FRANCE,
PEINTS PAR VER NET.
Gravures médiocres, faites en commun par deux habiles
gens, dont l'un aime trop l'argent, et l'autre trop le plaisir. Ce
n'est pas seulement à Vernct, c'est à eux-mêmes que ces artistes
sont inférieurs ; l'un a fait les ligures par-dessous jambe, et Le
Bas les ciels.
1. Dans l'instant où les jeunes gens concourent pour le prix d'expression fondé
par feu M. le comte de Caylus. (Complément de la note du livret.)
SALON DE 1767. 365
WILLE.
222. l'instruction paternelle, d'après terburg.
223. l'observateur distrait, d'après mieris.
Il faut saisir tout ce qui sortira du burin de celui-ci. Il est
habile et travaille d'après habiles. Il a excellé dans de grands
morceaux, et il est précieux dans les petits sujets. Avec tout
cela, les graveurs se multiplient à l'infini, et la gravure s'en va.
Wille a le burin net, et d'une sûreté propre à l'artiste ; la tête
de l'Observateur précieusement finie, et bien dans l'effet.
FLIPART.
22/1. LE PARALYTIQUE, D'APRÈS GREUZE.
225. LA JEUNE FILLE QUI PLEURE SON OISEAU,
d'après LE MÊME.
Celui qui ne connaîtra ces deux morceaux que d'après la gra-
vure, sera bien éloigné de compte. Le Paralytique est sec, dur
et noir. La Jeune Fille a perdu sa finesse et sa grâce; elle a un
œil poché, et cette guirlande qui l'encadre l'alourdit. Le Para-
lytique, estampe charbonnée, caractères manques, rien de l'effet
du tableau; ponsif noir, étalé sur un morceau de fer-blanc.
LEMPEREUIi.
226. LE PORTRAIT de m. AVATELET1.
227. l'apothéose de m. de belloy2.
Je ne connais pas le Portrait de M. Watelet; quant à l'Apo-
théose de M. de Belloy, tant que Voltaire n'aura pas vingt sta-
tues en bronze et autant en marbre, il faut que j'ignore cette
1. D'après le dessin de Cochin.
2. D'après le tableau de Jollain et gravé sous les ordres de M. le duc de Cha-
rost, gouverneur de Calais.
366 SALON DE 1767.
impertinence. C'est un médaillon présenté au Génie de la Poésie,
pour être attaché à la pyramide de l'Immortalité. Attache,
attache tant que tu voudras, pauvre Génie si vilement employé;
je te réponds que le clou manquera, et que le médaillon tom-
bera dans la boue. Une Apothéose! et pourquoi? Pour une
mauvaise tragédie1, sur un des plus beaux sujets et des plus
féconds, d'un style boursouflé et barbare, morte à n'en jamais
revenir. Cela fait hausser les épaules. On dit le Watelet assez
bien. Pour le De Belloy, mauvais de tout point. J'en suis bien
aise.
M OIT TE.
2*28. LE PORTRAIT DE DUHAMEL DU MONCEAU.
Celui à qui Maupertuis disait : « Convenez, qu'excepté vous,
tous les physiciens de l'Académie ne sont que des sots » ; et
qui répondait ingénument à Maupertuis : « Je sais bien, mon-
sieur, que la politesse excepte toujours celui à qui l'on parle. »
Ce Duhamel a inventé une infinité de machines qui ne servent
à rien'2; écrit et traduit une infinité de livres sur l'agriculture,
qu'on ne connaît plus; fait toute sa vie des expériences dont
on attend encore quelque résultat utile ; c'est un chien qui suit
à vue le gibier que les chiens qui ont du nez font lever, qui le
fait abandonner aux autres, et qui ne le prend jamais. Au reste,
son portrait est d'un burin moelleux et qui sait donner aux
chairs de la souplesse.
MELL1NI.
229. Un portrait à moi inconnu 3.
BEAUVARLET.
230. M. LE COMTE d'aBTOIS ET MADAME,
d'après DROUAIS.
Autres morceaux à moi inconnus.
I. Le Siège de Calais, représenté le 13 février 17Ga. (Bn.) — V. l'article de
Diderot sur cette pièce, t. VIII, p. 452.
"1. V. sur une certaine machine la Lettre sur l'abbé Galiani, t. VI, p. 441.
3. Le livret dit : d'après feu M. Alard.
SALON DIS 1767. 367
Pour ses dessins de Mercure et tVAglaure, et de la Fête de
campagne, l'un d'après La Hire, et l'autre d'après Teniers, tous
les deux destinés pour le burin, ils sont faciles et bien.
232. ALLIAMET ET STRANGE.
Lorsqu'un Ancien Port de Gênes, d'après Berghem ; un
Abraham répudiant Agar, et une Esthcr devant Assuêrus,
d'après le Guerchin ; une Vierge avec son enfant, un Amour
endormi, d'après le Guide, ne font pas sensation, ils doivent
être bien médiocres. Il faut avouer aussi qu'à côté de la pein-
ture, le rôle de la gravure est bien froid; on la laisse toute
seule dans les embrasures des croisées, où il est d'usage de la
reléguer.
235-243. DEMARTEAU1.
Je me suis expliqué ailleurs sur l'allégorie de Cochin, rela-
tive à la vie et à la Mort de M. le Dauphin.
La Justice protégeant les Arts, Noire-Seigneur au tombeau,
les deux premiers d'après le Caravage, le second d'après le
Cortone, tous les trois dessinés par Cochin, et gravés par Demar-
teau, sont à s'y tromper. Ce sont de vrais dessins au crayon. La
belle, l'utile invention que cette manière de graver!
Le Groupe cV enfants, la Tête de femme, les deux petites
Têtes, la Femme qui dort avec son enfant-, gravés au crayon,
mais à plusieurs crayons, sont d'un effet vraiment surprenant.
J'en dis autant de l'Académie du satyre Marsyas d'après
Carie Van Loo. Les deux Enfants en l'air, sortant de dessous
un lambeau de draperie, sont d'une finesse et d'une légèreté
étonnantes; cette Femme, qui regarde ironiquement par-dessus
son épaule, est d'une grâce et d'une expression peu communes.
Je loue Boucher, quand il le mérite.
Et fin des Graveurs, et du Salon de 1767.
Dieu soit béni. J'étais las de louer et de blâmer. 11 ne me
1. Gilles Demarteau était né à Liège on 1720. Il mourut à Paris en 1 77G. Il était
alors agréé. Diderot a parlé, dans son Salon de 1765, de son procédé de gravure
imitant le crayon. V. t. X, p. 447.
2. Tous ces dessins d'après Boucher.
368 SALON DE 1767.
reste plus qu'à vous faire l'histoire de la distribution des prix
de cette année, de l'injustice et de la honte de l'Académie, et
du ressentiment et de la vengeance des élèves. Ce sera pour le
feuillet suivant, le seul que je voudrais que l'on publiât et
qu'on affichât à la porte de l'Académie et dans tous les carre-
fours, afin qu'un pareil événement n'eût jamais lieu. En atten-
dant ce feuillet, permettez, pour le soulagement de ma con-
science tourmentée de remords, que je réclame ici contre tout
ce que j'ai dit, soit en bien, soit en mal. Je ne réponds que
d'une chose, c'est de n'avoir écouté dans aucun endroit ni
l'amitié ni la haine. Mais quand je pense que j'ai moins
employé de temps à examiner deux cents morceaux, qu'il n'en
faudrait accorder à trois ou quatre pour en bien juger; quand
j'apprécie scrupuleusement la petite dose de mon expérience et
de mes lumières avec la témérité dont je prononce; et surtout
lorsque je vois que, moins ignorant d'un Salon à un autre, je
suis plus réservé, plus timide, et que je présume avec raison
qu'il ne me manque peut-être que d'avoir vu davantage pour
être plus juste, je me frappe la poitrine, et je demande pardon
à Dieu, aux hommes et à vous, mon père, et de mes critiques
hasardées, et de mes éloges inconsidérés.
DE LA MANIERE.
Sujet difficile, trop difficile peut-être, pour celui qui n'en
sait pas plus que moi; matière à réflexions fines et profondes,
qui demande une grande étendue de connaissances, et surtout
une liberté d'esprit que je n'ai pas. Depuis la perte de notre
ami commun *, mon âme a beau s'agiter, elle reste enveloppée
de ténèbres, au milieu desquelles une longue suite de scènes
douloureuses se renouvellent. Au moment où je vous parle, je
suis à côté de son lit; je le vois, j'entends sa plainte, je touche
1. Le Dr Roux, chimiste et auteur du Journal de médecine. (Note manuscrite
de Xaifjeon le jeune.)
SALON DE 1767. 369
ses genoux froids; je pense qu'un jour... Ah! Grimm, dispen-
sez-moi d'écrire, ou du moins laissez-moi pleurer un moment.
La manière est un vice commun à tous les beaux-arts. Ses
sources sont plus secrètes encore que celles de la beauté. Elle a
je ne sais quoi d'original qui séduit les enfants, qui frappe la
multitude, et qui corrompt quelquefois toute une nation ; mais
elle est plus insupportable à l'homme de goût que la laideur;
car la laideur est naturelle, et n'annonce par elle-même aucune
prétention, aucun ridicule, aucun travers d'esprit.
Un sauvage maniéré, un paysan, un pâtre, un artisan
maniérés, sont des espèces de monstres qu'on n'imagine pas en
nature; cependant ils peuvent l'être en imitation. La manière
est dans les arts ce qu'est la corruption des mœurs chez un
peuple.
11 me semblerait donc premièrement que la manière, soit
dans les mœurs, soit dans le discours, soit dans les arts, est un
vice de société policée.
A l'origine des sociétés, on trouve les arts bruts, le discours
barbare, les mœurs agrestes; mais ces choses tendent d'un
même pas à la perfection, jusqu'à ce que le grand goût naisse ;
mais ce grand goût est comme le tranchant d'un rasoir, sur
lequel il est difficile de se tenir. Bientôt les mœurs se dépra-
vent; l'empire de la raison s'étend; le discours devient épi—
grammatique, ingénieux, laconique, sentencieux;. les arts se
corrompent par le raffinement. On trouve les anciennes routes
occupées par des modèles sublimes qu'on désespère d'égaler.
On écrit des poétiques; on imagine de nouveaux genres; on
devient singulier, bizarre, maniéré; d'où il parait que la
manière est un vice d'une société policée, où le bon goût tend à
la décadence.
Lorsque le bon goût a été porté chez une nation à son plus
haut point de perfection, on dispute sur le mérite des Anciens,
qu'on lit moins que jamais. La petite portion du peuple qui
médite, qui réfléchit, qui pense, qui prend pour unique mesure de
son estime le vrai, le bon, l'utile, pour trancher le mot, les philo-
sophes dédaignent les fictions, la poésie, l'harmonie, l'antiquité.
Ceux qui sentent, qui sont frappés d'une belle image, qui ont
une oreille fine et délicate, crient au blasphème, à l'impiété.
Plus on méprise leur idole, plus ils s'inclinent devant elle. S'il
xi. 1k
370 SALON DE 1767.
se rencontre alors quelque homme original, d'un esprit subtil,
discutant, analysant, décomposant, corrompant la poésie par la
philosophie, et la philosophie par quelques bluettes de poésie,
il naît une manière qui entraîne la nation. De là une foule
d'insipides imitateurs d'un modèle bizarre, imitateurs dont on
pourrait dire, comme le médecin Procope disait : « Eux, bossus!
vous vous moquez; ils ne sont que mal faits. »
Ces copistes d'un modèle bizarre sont insipides, parce que
leur bizarrerie est d'emprunt; leur vice ne leur appartient pas ;
ce sont des singes de Sénèque, de Fontenelle et de Boucher.
Le mot manière se prend en bonne et en mauvaise part ;
mais presque toujours en mauvaise part, quand il est seul. On
dit : Avoir de la manière, être maniéré, et c'est un vice; mais
on dit aussi : Sa manière est grande; c'est la manière du Pous-
sin, de Le Sueur, du Guide, de Raphaël, des Carrache.
Je ne cite ici que des peintres ; mais la manière a lieu dans
tous les genres, en sculpture, en musique, en littérature.
Il y a un modèle primitif qui n'est point en Nature, et qui
n'est que vaguement, confusément dans l'entendement de l'ar-
tiste. Il y a entre l'être de Nature le plus parfait et ce modèle
primitif et vague une latitude sur laquelle les artistes se dis-
persent. De là les différentes manières propres aux diverses
écoles, et à quelques maîtres distingués de la même école :
manière de dessiner, d'éclairer, de draper, d'ordonner, d'expri-
mer; toutes sont bonnes, toutes sont plus ou moins voisines du
modèle idéal. La Vénus de Médicis est belle. La statue du Pyg-
malion de Falconet est belle. Il semble seulement que ce soient
deux espèces diverses de belle femme.
J'aime mieux la belle femme des Anciens que la belle femme
des modernes, parce qu'elle est plus femme. Car qu'est-ce que
la femme? Le premier domicile de l'homme. Faites donc que
j'aperçoive ce caractère dans la largeur des hanches et des
reins. Si vous cherchez l'élégance, le svelte aux dépens de ce
caractère, votre élégance sera fausse, vous serez maniéré.
Il y a une manière nationale dont il est difficile de se
départir. On est tenté de prendre pour la belle nature celle
qu'on a toujours vue : cependant le modèle primitif n'est
d'aucun siècle, d'aucun pays. Plus la manière nationale s'en
rapprochera, moins elle sera vicieuse. Au lieu de me montrer le
SALON DE 1767. 371
premier domicile de l'homme, vous me montrez celui du
plaisir.
Qui est-ce qui a gâté presque toutes les compositions de
Rubens, si ce n'est cette vilaine et matérielle nature flamande,
qu'il a imitée? Dans des sujets flamands, peut-être serait-elle
moins répréhensible ; peut-être la constitution lâche, molle et
replète, étant bien d'un Silène, d'une Bacchante et d'autres
êtres crapuleux, conviendrait-elle tout à fait dans une Bac-
chanale.
C'est que toute incorrection n'est pas vicieuse; c'est qu'il y
a des difformités d'âge et de condition. L'enfant |est une masse
de chair non développée; le vieillard est décharné, sec et voûté.
Il y a des incorrections locales. Le Chinois a ses yeux petits et
obliques; la Flamande, ses grosses fesses et ses lourdes
mamelles; le Nègre, son nez épaté, ses grosses lèvres et ses
cheveux crépus. C'est en s'assujettissant à ces incorrections
qu'on éviterait la manière, loin d'y tomber.
Si la manière est une affectation, quelle est la partie de la
peinture qui ne puisse pécher par ce défaut !
Le dessin? Mais il y en a qui dessinent rond; il y en a qui
dessinent carré. Les uns font leurs figures longues et sveltes;
d'autres les font courtes et lourdes; ou les parties sont trop
ressenties, ou elles ne le sont point du tout. Celui qui a étudié
l'écorché voit et rend toujours le dessous de la peau. Certains
artistes stériles n'ont qu'un petit nombre de positions de corps,
qu'un pied, une main, un bras, un dos, une jambe, une tête,
qu'on retrouve partout. Ici, je reconnais l'esclave de la nature ;
là l'esclave de l'antique.
Le clair-obscur? Mais qu'est-ce que cette affectation de ras-
sembler toute la lumière sur un seul objet, et de jeter le reste
de la composition dans l'ombre? Il semble que ces artistes n'ont
jamais rien vu que par un trou. D'autres étendront davantage
leurs lumières et leurs ombres; mais ils retombent sans cesse
dans la même distribution, leur soleil est immobile. Si vous
avez jamais observé les petits ronds éclairés de la lumière réflé-
chie d'un canal au plafond d'une galerie, vous aurez une juste
idée du papillotage.
La couleur? Mais le soleil de l'art n'étant pas le même que
le soleil de la nature; la lumière du peintre, celle du ciel; la
372 SALON DE 1767.
chair de la palette, la mienne; l'œil d'un artiste, celui d'un
autre ; comment n'y aurait-il point de manière dans la couleur?
Comment l'un ne serait-il pas trop éclatant, l'autre trop gris, un
troisième tout à fait terne ou sombre? Comment n'y aurait-il
pas un vice de technique, résultant des faux mélanges; un vice
de l'école ou de maître; un vice de l'organe, si les différentes
couleurs ne l'affectent pas proportionnellement?
L'expression? Mais c'est elle qu'on accuse principalement
d'être maniérée. En effet l'expression est maniérée en cent
façons diverses. Il y a clans l'art, comme dans la société, les
fausses grâces, la minauderie, l'afféterie, le précieux, l'ignoble,
la fausse dignité ou la morgue, la fausse gravité ou la pédan-
terie la fausse douleur, la fausse piété; on fait grimacer tous
les vices, toutes les vertus, toutes les passions; ces grimaces
sont quelquefois dans la nature; mais elles déplaisent toujours
dans l'imitation; nous exigeons qu'on soit homme, même au
milieu des plus violents supplices.
11 est rare qu'un être qui n'est pas tout entier à son action
ne soit pas manière.
Tout personnage qui semble vous dire : « Voyez comme je
pleure bien, comme je me fâche bien, comme je supplie
bien », est faux et maniéré.
Tout personnage qui s'écarte des justes convenances de son
état ou de son caractère, un magistrat élégant, une femme qui
se désole et qui cadence ses bras, un homme qui marche et qui
fait la belle jambe, est faux et maniéré.
J'ai dit quelque part que le célèbre Marcel manierait ses
élèves et je ne m'en dédis pas. Les mouvements souples, gra-
cieux 'délicats qu'il donnait aux membres, écartaient l'animal
des actions simples, réelles, de la nature, auxquelles il substi-
tuait des attitudes de convention, qu'il entendait mieux que
personne au monde. Mais Marcel ne savait rien de l'allure
franche du sauvage. Mais à Constantinople, ayant à montrer à
marcher à se présenter, à danser à un Turc, Marcel se serait
fait d'autres règles. Qu'on prétende que son élève exécutait a
merveille la singerie française du respect, j'y consentirai ; mais
eue cet élève sût mieux qu'un autre se désoler de la mort ou de
^infidélité d'une maîtresse, se jeter aux pieds d'un père irrite,
je n'en crois rien. Tout L'art de Marcel se réduisait à la science
SALON DE 1767. 373
d'un certain nombre d'évolutions de société; il n'en savait pas
assez pour former même un médiocre acteur; et le plus insi-
pide modèle qu'un artiste eût pu choisir, c'eût été son élève.
Puisqu'il y a des groupes de commande, des masses de con-
vention, des attitudes parasites, une distribution asservie au
technique, souvent en dépit de la nature du sujet, de faux con-
trastes entre les figures, des contrastes tout aussi faux entre
les membres d'une figure, il y a donc de la manière dans la
composition, dans l'ordonnance d'un tableau.
Réfléchissez-y, et vous concevrez que le pauvre, le mesquin,
le petit, le maniéré, a lieu même dans la draperie.
L'imitation rigoureuse de Nature rendra l'art pauvre, petit,
mesquin, mais jamais faux ou maniéré.
C'est de l'imitation de Nature, soit exagérée, soit embellie,
que sortiront le beau et le vrai, le maniéré et le faux; parce
qu'alors l'artiste est abandonné à sa propre imagination : il reste
sans aucun modèle précis.
Tout ce qui est romanesque est faux et maniéré. Mais toute
nature exagérée, agrandie, embellie au delà de ce qu'elle nous
présente dans les individus les plus parfaits n'est -elle pas
romanesque? Non. Quelle différence mettez-vous donc entre
le romanesque et l'exagéré? Voyez-le dans le préambule de ce
Salon.
La différence de Y Iliade à un roman est celle de ce monde
tel qu'il est à un monde tout semblable, mais où les êtres, et
par conséquent tous les phénomènes physiques et moraux,
seraient beaucoup plus grands ; moyen sûr d'exciter l'admiration
d'un pygmée tel que moi.
Mais je me lasse, je m'ennuie moi-même, et je finis, de peur
de vous ennuyer aussi. Je ne suis pas autrement satisfait de ce
morceau, que je brûlerais si ce n'était sous peine de le refaire.
374 SALON DE 1767.
LES DEUX ACADÉMIES1
Mon ami, faisons toujours des contes. Tandis qu'on fait un
conte, on est gai; on ne songe à rien de fâcheux. Le temps se
passe ; le conte de la vie s'achève, sans qu'on s'en aperçoive.
J'avais deux Anglais à promener. Ils s'en sont retournés,
après avoir tout vu; et je trouve qu'ils me manquent beaucoup.
Ceux-là n'étaient pas enthousiastes de leur pays. Ils remar-
quaient que notre langue s'était perfectionnée, tandis que la
leur était restée presque barbare... « C'est, leur dis-je, que
personne ne se mêle de la vôtre, et que nous avons quarante
oies qui gardent le Capitole » ; comparaison qui leur parut
d'autant plus juste qu'ainsi que les oies romaines, les nôtres
gardent le Capitole et ne le défendent pas.
Les quarante oies viennent de couronner une mauvaise pièce
d'un petit Sabatin Langeac2, pièce plus jeune encore que
l'auteur, pièce dont on fait honneur à Marmontel, qui pourrait
dire comme le paysan de M"" de Sévigné accusé par une
fille de lui avoir fait un enfant : « Je ne l'ai pas fait; mais il est
vrai que je n'y ai pas nui »; pièce que Marmontel a lue à l'assem-
blée publique, sans que la séduction de sa déclamation en ait
pu dérober la pauvreté; pièce qui a ôté le prix à un certain
M. de Rulhières, qui avait envoyé au concours une excellente
satire sur l'Inutilité des disputes, excellente pour le ton et poul-
ies choses, et qu'on a cru devoir exclure pour cause de person-
nalités; et tout cela n'est pas un conte, ni ce qui suit non plus.
Ce jugement des oies a donné lieu à une scène assez vive
entre Marmontel et un jeune poète appelé Champfort, d'une
\. Ce morceau est reproduit presque textuellement dans la lettre à M,lc Voland,
du 10 septembre 1768. A cette date, Diderot écrivait : « Je ne fais rien, mais rien
du tout, pas même ce Salon (de 1 707), dont j'espère que ni Grimm ni moi ne ver-
rons la fin. » Nous avons déjà vu dans les notes de 1765 que Diderot ne l'avait
écrit qu'en 1760. 11 faut en conclure qu'il mettait près d'un an d'intervalle entre sa
visite au Salon et ses comptes rendus; ce qui explique quelques oublis et certaines
inexactitudes.
2. Lettre d'un fils parvenu à son père laboureur, Paris, VTe Regnard, 1768,
in-8°, fig.
' SALON DE 1767. 375
figure très-aimable, avec assez de talent, les plus belles appa-
rences de modestie, et la suffisance la mieux conditionnée. C'est
un petit ballon dont une piqûre d'épingle fait sortir un vent
violent. Voici le début du petit ballon.
CHAMPFORT.
Il faut, messieurs, que la pièce que vous avez préférée soit
excellente.
MARMONTEL.
Et pourquoi cela?
CHAMPFORT.
C'est qu'elle vaut mieux que celle de La Harpe.
MARMONTEL.
Elle pourrait valoir mieux que celle que vous citez et ne
valoir pas grand'chose.
CHAMPFORT.
Mais j'ai vu celle-ci.
MARMONTEL.
Et vous l'avez trouvée bonne?
CHAMPFORT.
Très-bonne.
MARMONTEL.
C'est que vous ne vous y connaissez pas.
CHAMPFORT.
Mais si celle de La Harpe est mauvaise, et si pourtant elle
est meilleure que celle du petit Sabatin, celle-ci est donc détes-
table?
MARMONTEL.
Cela se peut.
CHAMPFORT.
Et pourquoi couronner une pièce détestable?
MARMONTEL.
Et pourquoi n'avoir pas fait cette question-là quand on a
couronné la vôtre? etc., etc.
C'est ainsi que Marmontel fouettait le petit ballon Champfort,
tandis que de son côté le public n'épargnait pas le derrière de
l'Académie.
Voilà l'histoire de la honte de l'Académie française, et voici
l'histoire de la honte de l'Académie de peinture.
376 SALON DE 1767.
Vous savez que nous avons ici une Ecole de peinture, de
sculpture et d'architecture1 dont les places sont au concours,
comme devraient y être toutes celles de la nation, si l'on était
aussi curieux d'avoir de grands magistrats que l'on est curieux
d'avoir de grands artistes. On demeure trois ans dans cette
Ecole; on y est logé, nourri, chauffé, éclairé, instruit et gratifié
de trois cents livres tous les ans. Quand on a fini son triennat,
on passe à Rome, où nous avons une autre Ecole. Les élèves y
jouissent des mêmes prérogatives qu'à Paris, et ils y ont cent
francs de plus par an. 11 sort tous les ans de l'École de Paris
trois élèves qui vont à l'Ecole de Rome, et qui font place ici à
trois nouveaux entrants. Songez, mon ami, de quelle impor-
tance sont ces places pour des enfants, dont communément les
parents sont pauvres, qui ont beaucoup dépensé à ces pauvres
parents, qui ont travaillé de longues années, et à qui l'on fait
une injustice, certes très-criminelle, lorsque c'est la partialité
des juges, et non le mérite des concurrents, qui dispose de ces
places.
Tout élève, fort ou faible, peut mettre au prix. L'Académie
donne le sujet. Cette .année, c'était le Triomphe de David après
la défaite du Philistin Goliath. Chaque élève fait son esquisse,
au bas de laquelle il écrit son nom. Le premier jugement de
l'Académie consiste à choisir entre ces esquisses celles qui sont
dignes de concourir : elles se réduisent ordinairement à sept
ou huit. Les jeunes auteurs de ces esquisses, peintres ou sculp-
teurs, sont obligés de conformer leurs tableaux ou bas-reliefs
aux esquisses sur lesquelles ils ont été admis. Alors on les ren-
ferme chacun séparément, et ils travaillent à leurs morceaux.
Ces morceaux faits sont exposés au public pendant plusieurs
jours; et l'Académie adjuge le prix, ou l'entrée à la pension, le
samedi qui suit le jour de la Saint-Louis.
Ce jour, la place du Louvre est couverte d'artistes, d'élèves
et de citoyens de tous les ordres. On y attend en silence la
nomination de P Académie.
Le prix de peinture fut accordé à un jeune homme appelé
Vincent. Aussitôt il se fit un bruit d'acclamations et d'applau-
\. L'École royale des élèves protégés, fait remarquer M. L. Courajod, qui a parlé
de l'épisode dans son livre, ne comptait point d'élèves architectes.
SALON DE 1767. 377
dissements. Le mérite, en effet, avait été récompensé. Le vain-
queur, élevé sur les épaules de ses camarades, fut promené
autour de la place ; et après avoir joui des honneurs de cette
espèce d'ovation, il fut déposé à la pension. C'est une cérémonie
d'usage qui me plaît.
Cela fait, on attendit en silence la nomination du prix de
sculpture. Il y avait trois bas-reliefs de la première force. Les
jeunes élèves qui les avaient faits, et qui ne doutaient point que
le prix n'allât à l'un d'eux, se disaient amicalement : « J'ai fait
une assez bonne chose ; mais tu en as fait une belle, et si tu as
le prix, je m'en consolerai. » Eh bien! mon ami, ils en ont été
privés tous les trois. La cabale l'a adjugé à un nommé Moitte,
élève de Pigalle. Notre ami Pigalle et son ami Le Moyne se sont
un peu déshonorés. Pigalle disait à Le Moyne : « Si l'on ne
couronne pas mon élève, je quitterai l'Académie ; » et Le Moyne
n'a jamais eu le courage de lui répondre : « S'il faut que l'Aca-
démie fasse une injustice pour vous conserver, il y aura de
l'honneur pour elle à vous perdre. » Mais revenons à nos assis-
tants sur la place du Louvre.
C'était une consternation muette. L'élève appelé Millot1, à
qui le public, la partie saine de l'Académie et ses camarades
avaient décerné le prix, se trouva mal. Alors il s'éleva un mur-
mure, puis des cris, des invectives, des huées, de la fureur ; ce
fut un tumulte effroyable. Le premier qui se présenta pour
sortir ce fut le bel abbé Pommyer, conseiller au Parlement et
membre honoraire de l'Académie. La porte était obsédée ; il
demanda qu'on lui fît passage. La foule s'ouvrit, et tandis qu'il
la traversait, on lui criait : a Passe, foutu âne. » L'élève injus-
tement couronné parut ensuite. Les plus échauffés des jeunes
élèves s'attachent à ses vêtements, et lui disent : « Croûte,
croûte abominable, infâme croûte, tu n'entreras pas; nous t'as-
sommerons plutôt; » et puis c'était un redoublement de .cris et
de huées à ne pas s'entendre. Le Moitte tremblant, déconcerté,
disait : « Messieurs, ce n'est pas moi, c'est l'Académie; » et on
lui répondait : « Si tu n'es pas un indigne, comme ceux qui
t'ont nommé, remonte, et va leur dire que tu ne veux pas
entrer. » Il s'éleva dans ces entrefaites une voix qui criait :
1. René Millot, élève de Le Moyne. Il obtint le prix en 1770.
378 SALON DE 1767.
« Mettons-le à quatre pattes, et promenons-le autour de la
place avec Millot sur son dos; » et peu s'en fallut que cela ne
s'exécutât. Cependant les académiciens, qui s'attendaient à être
siffles, honnis, bafoués, n'osaient se montrer. Ils ne se trom-
paient pas. Ils le furent en effet avec le plus grand éclat pos-
sible. Gochin avait beau crier : « Que les mécontents viennent
s'inscrire chez moi » ; on ne l'écoutait pas, on sifflait, on hon-
nissait, on bafouait. Pigalle, le chapeau sur la tête et de son ton
rustre que vous lui connaissez, s'adressa à un particulier qu'il
prit pour un artiste et qui ne l'était pas, et lui demanda s'il
était en état de juger mieux que lui. Ce particulier, enfonçant
son chapeau sur sa tête, lui répondit qu'il ne s'entendait point
en bas-reliefs, mais qu'il se connaissait en insolents, et qu'il en
était un. Vous croyez peut-être que la nuit survint, et que tout
s'apaisa ; pas tout à fait.
Les élèves, indignés, s'attroupèrent, et concertèrent, pour le
jour prochain d'assemblée, une avanie nouvelle. Ils s'informè-
rent exactement qui est-ce qui avait voté pour Millot, qui est-
ce qui avait voté pour Moitte, et s'assemblèrent tous le samedi
suivant sur la place du Louvre, avec tous les instruments d'un
charivari, et bonne résolution de les employer; mais ce projet
ne tint pas contre la crainte du guet et du Chàtelet. Ils se con-
tentèrent de former deux fdes, entre lesquelles tous leurs maî-
tres seraient obligés de passer. Boucher, Dumont, Van Loo, et
quelques autres défenseurs du mérite se présentèrent les pre-
miers; et les voilà entourés, accueillis, embrassés, applaudis.
Arrive Pigalle; et lorsqu'il est engagé entre les files, on crie :
« Du dos • » il se fait de droite et de gauche un demi-tour de
conversion ; et Pigalle passe entre deux longues rangées de dos ;
même salut et mêmes honneurs à Cochin, à M. et Mme Vien, et
aux autres.
Les académiciens ont fait casser tous les bas-reliefs, afin
qu'il ne restât aucune preuve de leur injustice. Vous ne serez
peut-être pas fâché de connaître celui de Millot, et je vais vous
le décrire.
A droite ce sont trois grands Philistins, bien contrits, bien
humiliés; l'un, les bras liés sur le dos; un jeune Israélite est
occupé à lier les bras des deux autres. Ensuite David est porté
sur son char par des femmes, dont une, prosternée, embrasse
SALON DE 1767. 379
ses jambes ; d'autres l'élèvent, une troisième sur le fond le cou-
ronne. Son char est attelé de deux chevaux fougueux ; à la tête
de ces chevaux, un écuyer les contient par la bride et se dis-
pose à remettre les rênes au triomphateur. Sur le devant, un
vigoureux Israélite, tout nu, enfonce la pique dans la tête de
Goliath, qu'on voit énorme, renversée, effroyable, les cheveux
épars sur la terre. Plus loin, à gauche, ce sont des femmes qui
dansent, qui chantent, qui accordent leurs instruments. Parmi
celles qui dansent, il y a une espèce de Bacchante frappant du
tambour, déployée avec une légèreté et une grâce infinies,
jambes et bras en l'air. Elle a la tète tournée vers le spectateur
qui la voit du reste par le dos; sur le devant, une autre dan-
seuse qui tient son enfant par la main. L'enfant danse aussi;
mais il a les yeux attachés sur l'horrible tête; et son action est
mêlée de terreur et de joie. Sur le fond, des hommes, des
femmes, la bouche ouverte, les bras levés, et en acclamations.
Ils ont dit que ce n'était pas là le sujet, et on leur a répondu
qu'ils reprochaient à l'élève d'avoir eu du génie. Ils ont repris
le char qui n'est pas même une licence. Cochin, plus adroit,
m'a écrit que chacun jugeait par ses yeux, et que l'ouvrage
qu'il avait couronné lui montrait plus de talent; discours d'un
homme sans goût et de peu de bonne foi l. D'autres ont avoué
que le bas-relief de Millot était excellent à la vérité, mais que
Moitte était plus habile; et on leur a demandé à quoi bon le
concours, si l'on jugeait la personne et non l'ouvrage.
Mais écoutez une singulière rencontre de circonstances;
c'est qu'au moment même où le pauvre Millot venait d'être
dépouillé par l'Académie, Falconet m'écrivait : « J'ai vu chez
Le Moyne un élève appelé Millot, qui m'a paru avoir du talent
et de l'honnêteté; tâchez de me l'envoyer, je vous laisse le
1. Dans une lettre à M. de Marigny, Cochin, après avoir rendu compte des trou-
bles de cette journée et demandé comme punition pour les élèves l'interdiction de
porter l'épée, lui explique les raisons déterminantes du choix de Moitte : « 1° II est
fils d'académicien, et dans le cas où la balance est égale, ce poids la détermine ;
2° voilà trois années qu'il met au prix, les deux premières avec un applaudissement
général et l'on convient qu'il eût dû avoir le premier prix de l'année passée ; 3" quoi-
que son prix de cette année ne soit pas aussi bon à plusieurs égards qu'on avait lieu
de l'attendre, plusieurs personnes (dont je suis du nombre) prétendent y voir des
preuves qu'il est plus avancé pour le talent que l'autre, etc. » V. L'École royale
des élèves protégés, par L. Courajod, p. 75.
380 SALON DE 1767.
maître des conditions. » Je cours chez Le Moyne. Je lui fais
part de ma commission. Le Moyne lève les mains au ciel, et
s'écrie : « La Providence! la Providence! » Et moi, d'un ton
bourru, je reprends: « La Providence! la Providence! est-ce
que tu crois qu'elle est faite pour réparer vos sottises? » Millot
survint. Je l'invitai à me venir voir. Le lendemain il était chez
moi. Ce jeune homme était pâle, défait comme après une longue
maladie. 11 avait les yeux rouges et gonflés ; et il me disait
d'un ton à me déchirer : « Ah! monsieur, après avoir été à
charge à mes pauvres parents pendant dix-sept ans ! Au moment
où j'espérais! Après avoir travaillé dix-sept ans, depuis la
pointe du jour jusqu'à la nuit! Je suis perdu. Encore, si j'avais
espérance de gagner le prix l'an prochain; mais il y a là un
Stouf, un Foucou! » Ce sont les noms de ses deux concur-
rents de cette année. Je lui proposai le voyage de Russie. 11 me
demanda le reste de la journée pour en délibérer avec lui-
même et ses amis. 11 revint il y a quelques jours, et voici sa
réponse : « Monsieur, on ne saurait être plus sensible à vos
offres; j'en connais tout l'avantage; mais on ne suit pas notre
talent par intérêt. Il faut présenter à l'Académie l'occasion de
réparer son injustice, aller à Rome, ou mourir. » Et voilà, mon
ami, comme on décourage, comme on désole le mérite, comme
on se déshonore soi-même et son corps ; comme on fait le mal-
heur d'un élève et le malheur d'un autre à qui ses camarades
jetteront au nez, sept ans de suite, la honte de sa réception ; et
comme il y a quelquefois du sang répandu.
L'Académie inclinait à décimer les élèves. Boucher, doyen
de l'Académie, refusa d'assister à cette délibération. Van Loo,
chef de l'école, représenta qu'ils étaient tous innocents ou cou-
pables ; que leur code n'était pas militaire ; et qu'il ne répon-
dait pas des suites. En effet, si ce projet avait passé, les décimés
étaient bien résolus de cribler Cochin de coups d'épée. Cochin,
plus en faveur, plus envié et plus haï, a supporté la plus forte
part de l'indignation des élèves et du blâme général. J'écrivais
à celui-ci, il y a quelques jours : « Eh bien! vous avez donc été
bien berné par vos élèves! il est possible qu'ils aient tort, mais
il y a cent à parier contre un qu'ils ont raison. Ces enfants-là
ont des yeux, et ce serait la première fois qu'ils se seraient
trompés. » A peine les prix sont-ils exposés, qu'ils sont jugés
SALON DE 1767. 381
et bien jugés par les élèves. Ils disent : « "Voilà le meilleur », et
c'est le meilleur.
J'ai appris, à cette occasion, un trait singulier de Falconet.
Il a un fils né avec l'étoffe d'un habile homme, mais à qui il a
malheureusement appris à aimer le repos et à mépriser la
gloire. Le jeune Falconet avait concouru ; les prix étaient expo-
sés, et le sien n'était pas bon. Son père le prit par la main, le
conduisit au Salon, et lui dit : « Tiens, vois, et juge-toi toi-
même. » L'enfant avait la tête baissée et restait immobile.
Alors, le père se tournant vers les académiciens, ses confrères,
leur dit : « Il a fait un sot ouvrage, et il n'a pas le courage de
le retirer. Ce n'est pas lui, messieurs, qui l'emporte; c'est
moi. » Puis il mit le tableau de son fils sous son bras et s'en
alla. Ah ! si ce Brutus-là, qui juge son fils si sévèrement, qui
estime le talent de Pigalle, mais qui n'aime pas l'homme, avait
été présent à la séance de l'Académie, lorsqu'on y prononça
sur les prix!
Moitte, honteux de son élection, a été un mois entier sans
entrer à la pension ; et il a bien fait de laisser à la haine de ses
camarades le temps de tomber.
Je serais au désespoir qu'on publiât une ligne de ce que je
vous écris, excepté ce dernier morceau que je voudrais qu'on
imprimât et qu'on affichât à la porte de l'Académie et aux coins
des rues.
N'allez pas inférer de cette histoire que, si la vénalité des
charges est mauvaise, le concours ne vaut guère mieux, et que
tout est bien comme il est. Moitte est un bon élève; et si le
concours est sujet à l'erreur et à l'injustice, ce n'est jamais au
point d'exclure l'homme de génie, et de donner la préférence
à un sot décidé sur un habile homme. Il y a une pudeur qui
retient.
Et Dieu soit loué, m'en voilà sorti. Et vous, quand aurez-
vous le bonheur d'en dire autant? quand serez-vous remis du
désordre que cet aimable, doux, honnête et timide prince de
Saxe-Gotha * a jeté dans votre commerce ?
1. Ce fut en 1768 que le prince héréditaire de Saxe-Gotha vint à Paris. Grimm
parle en ces termes de cette visite dans sa lettre du 15 décembre :
« Dieu, dont la prévision est tous les jours démontrée en Sorbonne, a prévu
entre autres choses que tous les princes héréditaires qui viendraient à Paris
382 SALON DE 1767.
iraient visiter la retraite de Denis Diderot, dit le philosophe. On peut se rappeler
la visite qu'il reçut du prince héréditaire de Brunswick-Wolfenbuttel ; il vient d'en
recevoir une pareille du prince héréditaire de Saxe-Gotha. J'avais été l'introduc-
teur du premier de ces princes ; il n'était pas possible do faire ce rôle une
seconde fois sans trahir le secret qu'on voulait dérober au philosophe. Ainsi le
prince héréditaire de Saxe-Gotha s'y présenta en compagnie d'un autre voyageur
de Strasbourg de sa connaissance, et sous le nom de M. Ehrlich, jeune homme de
Suisse. Le philosophe le reçut avec sa bonhomie ordinaire, et eut un plaisir infini
à causer avec lui. Au bout de quelques jours, il trouva M. Ehrlich dans la maison
de M. le baron d'Holbach, à dîner; il alla à lui les bras ouverts, l'embrassa de
toutes ses forces, et lui dit : « Eh! qui vous aurait cherché dans la Synagogue? »
Pendant le dîner il me demanda si je connaissais ce jeune homme. Je lui dis
froidement : « Un peu. — C'est, nie dit-il, un enfant charmant. En vérité, continua-
t-il, il me vient de votre pays des jeunes gens si aimables, si instruits, si modestes
et si sages qu'ils me rendent la jeunesse de ce pays-ci absolument insupportable.
Ce n'est pas, ajouta-t-il, le premier ni le seul jeune homme de ce mérite et de
cette modestie qui me vienne de ce pays-là, j'en ai reçu plus d'un. » Après le
dîner on lui apprit le véritable nom de M. Ehrlich, et le philosophe trouva que
cela ne changeait en rien les sentiments qu'il avait pris pour lui. »
SALON DE 1769
Publié partiellement en 1819. — Complété en 1857.
SALON DE 1769
A MON AMI MONSIEUR GRIMM.
PREMIERE LETTRE.
Le pauvre Salon que nous avons eu cette année! Presque
aucun morceau d'histoire, aucune grande composition, rien,
mon ami, qui valût la peine d'accélérer votre retour. Ce n'est
pas que nos artistes aient chômé : ils ont travaillé, et beaucoup ;
mais ou leurs ouvrages ont passé en pays étranger, ou ils ont
été retenus dans des cabinets d'apprentis amateurs qui en sont
encore à la première fureur d'une jouissance qu'ils ne veulent
partager avec personne.
Vernet avait exécuté pour M. de Laborde huit grands
tableaux. Par un travers de tête auquel on n'entend rien,
l'homme riche, en les lui commandant, a exigé que ces
tableaux, une fois placés dans sa galerie, n'en sortiraient plus.
Aussi n'en sont-ils pas sortis ; le de Laborde a fermé l'oreille
au cri public. Que dites-vous de cet abus cruel de la nécessité
où se trouve l'artiste de sacrifier la ressource de son talent ou
sa gloire? Le moderne Midas, qui ne connaît que l'argent, s'est
imaginé que l'argent était la portion la plus précieuse de l'hono-
raire d'un homme qui doit avoir l'âme grande et. le caractère
libéral. Que ne l'interrogeait-il? Que ne lui disait-il : « Vernet,
lequel des deux préférerais-tu, ou d'avoir fait pour rien un
ouvrage sublime, ou d'en avoir fait un plat qu'on t'eût payé
au poids de l'or?... » Il aurait vu si l'artiste eût balancé dans
xi. 25
386 SALON DE 1769.
son choix. — Mais c'est ma condition. — Votre condition, mon-
sieur de Laborde, est injuste, antipatriotique et malhonnête. Vous
auriez mérité que l'artiste vous en eût donné pour votre argent.
De quel front auriez-vous exigé qu'il retrouvât un talent que
vous priviez de l'aiguillon le plus puissant? Croyez-vous qu'il
n'y ait aucune différence entre l'homme qui travaille pour un
peuple immense qui doit le juger, et l'homme qui travaille pour
un petit particulier qui^condamne ses productions à n'arrêter
que deux yeux stupides?... Mais, mon ami, pesez les suites de
cet exemple bizarre, s'il était fait pour avoir des imitateurs.
Plus de Salon, plus de modèles pour les élèves, plus de
comparaison d'un faire à un autre; ces enfants n'entendront
plus ni le jugement des maîtres, ni la critique des amateurs
et des gens de lettres, ni la voix de ce public qu'ils auront un
jour à satisfaire.
Le sot homme, le vil personnage que celui qui envie à la
jeunesse son instruction, à toute une nation son amusement!
Mais il y a pis.
Je ne sais comment cela se fait, mais il est rare que la foule
se forme devant une composition médiocre, presque aussi rare
qu'à notre folle jeunesse de s'attrouper aux Tuileries autour
d'une femme laide. Elle a un instinct qui la guide.
Plus de Salon; et le peuple, privé d'un spectacle annuel où
il venait perfectionner son goût, en restera où il en est. Or,
vous savez mieux que moi quelle est l'influence du goût national
sur le progrès de l'art. L'art reste misérable chez un peuple
imbécile. Il marche avec rapidité chez un peuple instruit. Et
pourquoi, chez le peuple imbécile, l'artiste s'épuiserait-il de
fatigue et d'étude pour des applaudissements qu'il peut obtenir
à moins de frais? 11 se dira : « Je réussis, cela me suffit. »
Plus de Salon, plus de concurrence entre les maîtres, plus
de cette rivalité qui produit de si grands efforts, plus de cette
frayeur du blâme public. Si l'artiste parvient à tromper le par-
ticulier ignorant qui l'emploie, son affaire est faite.
J'ai vu, grâce à M. de Laborde, le moment où, faute de
tableaux, nous n'aurions point d'exposition cette année.
A la place du ministre, j'aurais pensé que le soutien des
arts en France tenait à la durée de cette institution ; j'aurais
pensé que son extinction en avancerait la décadence de cent
SALON DE 1769. 387
ans; je n'aurais pas souffert qu'une lubie en occasionnât l'inter-
ruption; j'en aurais fait dire un mot au particulier qui se pré-
férait insolemment à tout un peuple. Peut-être auriez-vous
appelé cet avis un acte de despotisme, peut-être y auriez-vous
vu une première atteinte à la liberté et à la propriété; peu
m'eût importé.
Après cette sortie préliminaire1 qui m'a vraiment soulagé,
je vais passer à l'examen des morceaux dont il nous a été per-
mis de jouir. Vous désirez que je sois court. Je suis devenu
vieux et paresseux; j'ai vidé mon sac; ce qui me reste d'obser-
vations à faire sur l'art est si peu de chose qu'il me sera facile
de vous contenter.
A la prochaine fois, M. le premier peintre du roi, Boucher,
et M. le directeur de notre école, Michel Van Loo.
DEUXIEME LETTRE.
BOUCHER.
1. MARCHE DE BOHEMIENS.
Le vieil athlète n'a pas voulu mourir2 sans se montrer
encore une fois sur l'arène; c'est Boucher que je veux dire. Il
y avait de cet artiste une Marche de Bohémiens ou une Caravane
dans le goût de Benedetto di Gastiglione, morceau de 9 pieds
de large sur 6 pieds 6 pouces de haut.
On y remarquait encore de la fécondité, de la facilité, de
la fougue; j'ai même été surpris qu'il n'y en eût pas davantage,
car la vieillesse des hommes sensés dégénère en radotage, en
1. Cette sortie, comme le fait remarquer M. Léon Lagrange dans son livre
Joseph Vernet et la Peinture au xvme siècle, n'est sans doute que l'écho des
doléances de Vernet lui-même. C'est un mot d'ordre dans toutes les brochures sur
le Salon de 1709 que cette plainte contre le banquier de Laborde.
2. Boucher mourut en 1770. Nous avons déjà vu que Diderot écrivait son Salon
dans le courant de Tannée qui suivait l'exposition.
388 SALON DE 1769.
platitude, en imbécillité, et la vieillesse des fous penche de plus
en plus vers la violence, l'extravagance et le délire. 0 l'insup-
portable vieillard (pie je serai, si Dieu me prête vie !
On aurait dû placer au bas de ce tableau un de ces polis-
sons qu'on voit à l'entrée des jeux de la foire ; il aurait crié :
« Approchez, messieurs, c'est ici qu'on voit le grand tapageur...»
Viniez-vous les figures? Il y en avait à profusion ; il y avait aussi
des chevaux, des ânes, des mulets, des chiens, des oiseaux,
des troupeaux, des montagnes, des fabriques, une multitude
d'accessoires, une variété prodigieuse d'actions, de mouvements,
de draperies et d'ajustements. C'était la plus belle cohue que
vous ayez vue de votre vie.
Mais cette cohue formait une belle composition pittoresque.
Les groupes y étaient liés et distribués avec intelligence; il
régnait entre eux une chaîne de lumière bien entendue; les
accessoires y étaient répandus adroitement et faits de bon goût;
rien n'y sentait la peine; la touche était hardie et spirituelle;
on discernait partout le grand maître; le ciel surtout, chaud,
léger, vrai, était d'enthousiasme et sublime.
Si mon ami trouve quelqu'un qui lui dise que la Caravane
de Boucher était un des meilleurs tableaux du Salon, qu'il ne
le contredise pas; s'il trouve quelqu'un qui lui dise que la Cara-
vane de Boucher était un des plus mauvais tableaux du Salon,
qu'il le contredise encore moins. Je vais, pour vous amuser,
vous mettre ces deux personnages en scène.
a Disputez-vous au tableau de Boucheries qualités que je lui
trouve?
— Non; mais y trouvez-vous de la couleur?
— Non ; il est faible et monotone.
— Et l'illusion?
— 11 n'y en a point.
— Et la magie qui donne de la profondeur à la toile, qui
avance et recule les objets, qui les distribue sur différents plans,
qui met de l'intervalle entre les plans, qui fait circuler l'air
entre les ligures?
— D'accord, elle y manque; c'est une boîte mince où la
caravane est renfermée, pressée, étouffée.
— Et la perspective, qui donne à tout sa dégradation réelle?
— Il n'y en a point.
SALON DE\ 1760. 389
— Et ces figures placées derrière cet âne, au troisième plan,
qu'en pensez-vous?
— Qu'elles sont trop fortes.
— Et de cet homme qui court sur le devant?
— Qu'il est trop petit pour le lieu qu'il occupe.
— - Et de la figure principale?
— Laquelle? Cette femme assise sur son cheval?
— Précisément.
— Que, quoique sa chemise soit un peu trop ample, elle est
bien ajustée, bien coiffée, que sa tête est d'un caractère agréable
et qu'on ne peut, sans humeur, refuser le même éloge à celles
qui l'entourent sur le fond.
— Oui ; mais le ton des chairs?
— Oh ! j'en conviens, il est gris et plombé.
— Le Bourdon a tiré bon parti de ces gris-là; Boucher les
connaît, mais en abuse. Il manque à ce morceau des masses
d'ombre plus décidées, des tons plus résolus dans les groupes
du premier plan. Je ne sais pourquoi je distingue des plans
dans ce morceau; il n'y en a point. Les reflets trop multipliés
y divisent les masses et en détruisent l'effet. Et cette femme assise
sur le devant, croyez-vous qu'elle y fasse bien, de la même
couleur que celle du milieu? Doutez- vous qu'en cet endroit une
figure plus coloriée et d'un caractère plus mâle n'eût pas con-
trasté plus fortement avec les autres et ne les eût pas fait valoir
davantage?
— Je ne puis me refuser à vos observations; mais en
revanche, vous accorderez à ce morceau d'être généralement
bien dessiné.
— Avec un peu de manière.
— Que des artistes à qui il ait été donné de se soutenir
aussi longtemps sont rares! Avoir, à soixante-huit ans passés,
toute la chaleur d'un jeune homme!
— Mais quel cas voulez-vous que je fasse d'une chaleur qui
me laisse froid? Qu'est-ce que tout cela dit à mon cœur, à mon
esprit? Dans cet amas d'incidents, où est celui qui m'attache,
me pique, m'émeut, m'intéresse?
— Voilà précisément les critiques que je faisais à Chardin,
qui s'est moqué de moi.
— Laissez dire Chardin ; cela est mauvais, et Chardin le
390 SALON DE 1769.
sait bien. Le Castiglione est vigoureux et ce tableau est
fade. »
Ces interlocuteurs ont raison tous les deux. Passons à Michel
Y an Loo.
MICHEL VAN LOO.
2. LES PORTRAITS DE M. ET Mme DE MARIGNY1.
Il y a du soin et de la vérité dans les ouvrages de ce maître.
Les portraits de M. et M",e de Marigny sont un morceau pré-
cieux, malgré leurs défauts. Les étoiles en sont bien, surtout la
robe et le peignoir de madame, quoique la robe pût être encore
plus soyeuse. Je n'en puis pas louer les chairs, elles sont mau-
vaises. Nulle finesse de tons, nulles demi-teintes; des ombres
presque toujours noires et lourdes. Les mains de la femme sans
grâce et d'un pinceau timide; elles devraient être plus san-
guines que la gorge, surtout à l'extrémité des doigts; sa gorge
est de plâtre. Le mari est froid, son habit est ginguet; l'en-
semble de la figure d'un dessin raide et sans goût. On prétend
encore que Mmc de Marigny est mieux en nature, que l'artiste
lui a fait le front trop petit, la bouche trop grande, et rien de
cette douce langueur qui la caractérise. Le public a trouvé que
la composition en général avait l'air d'une scène domestique
fâcheuse où un mari soucieux questionne sa femme et cherche
à démêler dans ses regards la vérité ou la fausseté de ses
réponses, et où la femme joue supérieurement l'intrépidité. Un
mauvais conte qui s'était, peu de temps auparavant, répandu
par la ville, a montré dans ce tableau ce qu'on n'y aurait peut-
être pas aperçu sans cela2. Quoi qu'il en soit, Michel a laissé
Roslin8 bien en arrière de lui.
Mais je m'aperçois que cinq ou six autres morceaux de Van
Loo, dont il me reste à vous entretenir, allongeraient beaucoup
1. Tableau de 4 pieds de hauteur sur 3 de largeur.
2. M. de Marigny avait épousé la fille atnée de Mme Filleul, la bonne amie du
financier Bouret. Cette union fut troublée par le caractère ombrageux du ministre,
mais nous ne savons à quel conte il est fait allusion ici.
3. Roslin avait fait le portrait du même personnage. V. Salon de 1761.
SALON DE 1769. 391
cette lettre. Renvoyons-les, si vous y consentez, à demain ou
après- demain.
TROISIEME LETTRE.
3. UNE ALLEMANDE JOUANT DE LA HARPE'.
Vous, mon ami, qui revenez tout frais d'Allemagne, et qui,
avec vos mauvais yeux, ne vous êtes pas fait faute de regarder
les femmes, dites-moi, y sont-elles jolies? Michel Van Loo nous
en a montré une jouant de la harpe, qui n'a ni vie ni expres-
sion, la tête grosse, les bras maigres et d'un dessin pauvre, les
susdits bras maigres n'appartenant guère au corps qui est long,
dans une attitude fausse; les jambes et les cuisses mal drapées,
le pied ne s'emmanchant point avec la jambe: ceux qui l'envi-
ronnent pas plus satisfaits de l'entendre que moi. de la voir; ils
ne s'ennuient pas, ils ne s'amusent pas, ils sont froids; le vêtu
de bleu avait beau dire : « Je me trouve bien », je n'en pouvais
rien croire; sa tête n'était pas ensemble, le caractère en était
ignoble, le raccourci mal senti. Ce que j'en ai trouvé de mieux,
c'est l'habit violet appuyé sur la chaise de la musicienne; il y
avait de la vigueur, la draperie en était à merveille. En général
il régnait dans ce tableau un accord assez agréable; le coloris
en était brillant. Le fond ou le lieu de la scène m'en a déplu :
a-t-on jamais choisi pour un concert un appartement dont la
porte donne sur une rue?
h. UNE ESPAGNOLE JOUANT DE LA GUITARE2.
Tenez, voici une Espagnole que je préférerais à votre payse.
Sa tête n'est pourtant ni belle ni gracieuse; elle n'a pas plus
d'expression que la joueuse de harpe; son caractère est ignoble;
ses mains sont trop petites et dessinées avec aridité et séche-
1. Tableau de 3 pieds 7 pouces de haut sur 2 pieds 9 pouces de large.
2. Même dimension que le précédent.
392 SALON DE 17 69.
resse; il aurait fallu la disposer de manière à esquiver le rac-
courci des deux bras, car les raccourcis difficiles sont presque
toujours ingrats ; mais elle est bien agencée et son satin blanc
est d'une extrême vérité; même mérite à un manteau de velours
rouge d'un personnage placé sur le devant. Celui qui est der-
rière est trop court : il manque d'une tète, quoiqu'on lui en ait
fait une fort grosse; mais qui sait les raisons de l'artiste? Qui
sait, comme disait une petite fille de son perroquet, ce qui se
passe dans la tête des gens? Peut-être, en ne donnant que
six têtes à cette figure, Michel s'est-il proposé de rendre les
autres plus nobles et plus sveltes. Au reste, les Espagnols de
ce tableau n'aiment pas plus la musique que les Allemands du
précédent. Si la femme joue mal, encore fallait-il ménagera ces
pauvres gens la ressource des yeux. L'éloge de ce morceau est
un rendu précieux, des objets bien en perspective, un accord
tranquille, quoique avec éclat, et puis les plus belles draperies.
Il y avait, sur un pan de rideau, un petit chien avec lequel il
n'y avait pas à badiner, car il était mauvais.
5. l'éducation de l'amour1.
Eh! de quoi diable vous mêlez-vous, homme de glace?
Ah! mon ami, comme cette Education est fagotée! L'Amour
tourne le cul ; il a la tête presque de profil et tout entière, on
peu s'en faut, dans l'ombre; c'est cependant le personnage
principal, et une tête de l'Amour n'est pas ingrate a faire. Je
soupçonne l'artiste de n'avoir guère vu ce dieu ni d'un côté ni
de l'autre. Et Vénus? On n'est pas bien avec la mère quand on
est mal avec le fils. Elle a les membres maigres et raides ; son
teint est noir et opaque, sa position froide et sans grâce; ce
serait un jeune homme, assez désagréable même, au besoin.
Cependant l'ensemble de la composition n'est pas mal conçu;
mais il fallait peindre mieux. La jambe de Vénus, la tête et les
pieds de Mercure sont misérablement dessinés; le coloris est
lourd, les ombres sont noires : morceau médiocre. Et puis ce
grand lambeau de satin répandu sur la déesse est tout à fait
ridicule; mais que voulez-vous? nous savons faire du satin.
1 . Même dimension que le précédent.
SALON DE 1769. 39'3
o
Sujet traité d'une manière pauvre; rien de ce qui devait le
caractériser. Voilà bien un jeune homme, une femme, un
enfant, mais ce n'est ni la belle Vénus, ni le rusé Mercure, ni le
charmant Amour. Mon ami, une Vénus petite, niaise, inno-
cente, novice : une sainte Geneviève immodeste; un Mercure
paysan, lourd et maussade; un Amour sans physionomie, car
on n'en a guère du côté qu'il présente. Et dites après cela que
je ne sais pas être méchant quand je veux m'en mêler!
0. UNE FEMME REPRÉSENTANT L'ÉTUDE1.
Cela a été grandement conçu. Figure heureuse et bien ajus-
tée, accessoires bien ordonnés, mais un caractère de tête bas ;
un nez trop près des yeux, une distance de ce nez au menton
qui ne finit point, des chairs de couleur de chamois, un dessin
pauvre et aride. Et ce sont des cheveux que cela? Vous vous
moquez, monsieur Michel, c'est de la belle et bonne filasse,
bien jaune. Est-ce que la grave, sérieuse, contemplative, mélan-
colique Étude sourit? Otez ce gros livre, et vous ne verrez plus
dans votre figure qu'une femme qui lit une brochure de Cré-
billon. Ces gens-là ne pensent pas; leur ouvrage est fini avant
qu'ils se soient demandé ce qu'ils voulaient faire. Si j'imagine
un jour la physionomie vraie de l'Étude, ce ne sera pas celle-là.
Ce genou couvert d'une draperie bleue est très-bien senti, cette
draperie est bien. Il y a là, malheureusement, une manche qui
s'y tient par enchantement. Il n'y avait qu'à annoncer plus de
linge et en tirer encore davantage pour cacher le dessous de ce
teton droit, qui n'est rien moins qu'agréable à voir. Le bras qui
tient le livre n'est-il pas un peu cassé? Monsieur Michel, je vous
le demande.
7. PLUSIEURS PORTRAITS.
Les Portraits de Michel sont ressemblants. Je regrette que
vous n'ayez pas vu ceux de Vernet et de Ménageot, mais ce
dernier surtout; vous y auriez trouvé une belle pâte de cou-
leur, de la vigueur et du dessin. Peut-être auriez-vous désiré
1. Tableau de 3 pieds 10 pouces de haut sur 3 pieds 1 pouce de large.
394 SALON DE 1769.
plus de transparence aux ombres et un faire qu'on ne met pas
à tout.
Vous voyez, mon ami, que je vous fais grâce des descrip-
tions, la partie qui m'amusait et qui prêtait à mon imagination.
M. JEAURAT.
8. UN PRESSOIR DE BOURGOGNE. — 9. UNE VEILLEE
DE PAYSANNES.
C'est du Jeaurat, toujours Jeaurat. Quand on fait choix de
ces sujets et de ces natures-là, il faut être un Van Ostade ou un
Teniers et ne pas être un Jeaurat. Cependant, si ces deux mor-
ceaux ne sont pas trop bons, on ne saurait dire qu'ils soient
bien mauvais. L'artiste est un bonhomme dont on n'attend pas
davantage. Si je vous disais qu'il a les meilleures vignes et le
meilleur vin de Bourgogne, vous me répondriez : « Allons à sa
cave et laissons là son atelier » ; et vous auriez raison. 11 me
semble que je vous vois avec l'artiste : « Eh bien, monsieur
Grimm, comment trouvez-vous mon Pressoir? — Ah ! monsieur
Jeaurat, vous avez là du bon vin. — D'accord; mais mon
Pressoir ? — Buvons d'abord de votre bon vin et nous parle-
rons après de votre tableau. »
10. UNE FEMME CONVALESCENTE.
Cela, c'est une femme convalescente ! Ah ! monsieur Jeaurat,
vous ne connaissez pas tout le péril de son état; elle est bien
plus mal que vous ne pensez?
Incessamment nous verrons le rôle d'Ulysse conduit par
Halle à la cour de Lycomède. Mais ne consentez-vous pas
qu'Achille passe encore une nuit avec Déidamie et que j'aille me
coucher seul? Bonsoir.
SALON DE 17 69. 395
QUATRIEME LETTRE.
HALLE.
11. ULYSSE OUI RECONNAIT ACHILLE AU MILIEU
DES FILLES DE LYCOMEDE1.
0 le beau sujet, mon ami ! C'est Ulysse qui reconnaît Achille
au milieu des filles de Lycomède par la ruse que vous savez.
Vous imaginez un troupeau de jeunes folles que la curiosité
précipite sur les bijoux que le faux marchand leur étale; entre
elles vous en discernez une plus svelte qui, oubliant les vête-
ments de femme sous lesquels le vieux Pelée, son père, s'était
proposé de tromper la recherche des Grecs, et, n'écoutant que
son courage et son penchant naturel, s'est saisie d'un cimeterre,
le tire à demi de son fourreau et prend subitement une attitude
martiale. Vous voyez Déidamie attacher sur elle des regards
mêlés d'inquiétude et de surprise. Vous voyez le rusé Ulysse, la
tête appuyée sur sa main, la regarder en souriant et se dire en
lui-même : « Voilà celui que je cherche... » Eh bien, mon
ami, vous voyez dans votre tête je ne sais combien de belles
choses dont il n'y a pas le moindre vestige sur la toile de
Halle. Malgré cela, c'est pourtant un des bons tableaux du
Salon et un des meilleurs que l'artiste ait faits de sa vie.
L'éloge n'est pas outré, me direz-vous> D'accord. Les plans en
sont nets et décidés, les figures merveilleusement en perspec-
tive, bien dégradées selon les distances, la scène tranquille,
plus à la vérité qu'elle ne devrait l'être, mais grande, quoique
un peu symétriquement ordonnée. L'œil se promène aisément
entre les figures et les groupes. Il est vrai qu'en examinant ces
figures et ces groupes on trouve que toutes les têtes se res-
semblent, sont d'un même dessin et ont été prises d'après un
même modèle; qu'Ulysse n'a ni l'expression, ni le caractère, ni
l'attitude qui lui convenaient. Le poëte dit à la vérité qu'il
avait la taille courte, la tête grosse et les épaules larges ; mais
1. Tableau de 15 pieds de long sur 10 pieds de haut. Destine à être exécuté
en tapisserie à la manufacture royale des Gobelins.
396 SALON DE 17G9.
voilà précisément un de ces cas où le peintre devait laisser là
le poëte, et sentir que ce qui faisait à merveille dans ses vers
ne ferait rien qui vaille au bout du pinceau. Il fallait lui serrer
davantage les hanches et lui donner des cuisses et des jambes
plus grêles et plus formées. Mais un défaut général de la com-
position, c'est que les figures, mesurées à l'étendue immense de
la toile, sont de beaucoup trop petites et ressemblent à des
fantochins. On croirait que c'est un morceau de paysage ou
d'architecture dont le sujet historique n'est que l'accessoire.
Déidamie est d'une indifférence la plus maussade, car elle ne
savait que trop bien à quoi s'en tenir sur le sexe d'Achille;
elle est d'un froid tout à fait choquant. Le peintre l'a faite
d'une grandeur démesurée, ce qui achève de rapetisser une
figure qui est sur le devant et qui est déjà mesquine. On aurait
pu dire à Halle ce que l'on dit autrefois au pantomime qui jouait
Agamemnon et qui, pour le montrer grand, se hissait sur la
pointe de ses pieds. Et puis nul style clans ce tableau. Vous me
demanderez peut-être ce que j'entends par le style en peinture.
Voilà une question bien imprudente pour un homme qui m'a
recommandé d'être court; mais rassurez-vous, vous en serez
quitte pour la peur. Le style, dans un sujet sacré ou profane,
historique ou fabuleux, consiste à trouver des physionomies,
des caractères de tête, des vêtements analogues aux mœurs,
aux coutumes, aux usages du temps. Le tableau de Halle est
trop également éclairé; ses draperies, d'une même étoffe, se
disputent entre elles. J'aurais souhaité des masses d'ombre
plus étendues et plus fermes, des airs de tête plus grands, des
draperies plus variées. Son dessin est mou et maniéré. Ses
arbres sont bleus ; le vert et le bleu poussent à travers toutes
ses couleurs. Pour des pieds et des mains, en qualité de peintre
d'histoire, il a trouvé au-dessous de lui d'en faire. L'Académie
devrait bien, par un bon règlement ad hoc, ordonner à ses
peintres d'histoire de faire des pieds et des mains, s'ils en
savent faire, ou d'apprendre à en faire, s'ils ne le savent pas.
Vous rappelleriez-vous par hasard un certain tableau de
Scilurus moribond* qui donne un assez bon conseil à ses
1. V. Salon de 1767. Le dessin exposé (n° i2) avait 3 pieds de haut sur 2 pieds
de large.
SALON DE 1769. 397
enfants? eh bien, ce maudit Halle n'a pas voulu que nous
accordassions à ce tableau l'oubli qu'il sollicitait et qu'il méri-
tait d'obtenir. Ne nous a-t-il pas remis sous les yeux ces trois
galériens, prétendus fils de roi, rompant le faisceau, aussi
ignobles, aussi infâmes, aussi hideux dans son dessin de cette
année qu'ils l'étaient dans son tableau il y a deux ans ! D'où je
conclus q&e cet homme est de la vanité la plus intrépide, puis-
qu'il s'entête de ses propres ouvrages au point de les défendre
contre l'improbation générale. Encore si, au lieu d'un faisceau
à rompre, il eut mis sous la main de ces trois indignes figures
une longue rame à mouvoir!...
VIEN.
13. l'inauguration de la statue de LOUIS XV1.
Vien ne nous a exposé qu'un seul tableau, c'est Y Inaugura-
tion de la statue de Louis XV. On voyait sur le fond la statue
équestre et sur le devant le gouverneur de la ville, le prévôt
des marchands, les échevins et leur suite faisant leur tournée
autour de la statue : sujet froid, que le froid artiste n'était
guère propre à réchauffer. Je serais assez porté à croire qu'il
en est du peintre ainsi que du comédien, et que celui d'entre
eux qui ne saura pas rendre la scène tranquille ne sera jamais
que médiocre. Il règne un accord assez doux dans la composi-
tion de Vien; les détails en sont bien, mais nul effet; c'est un
morceau à regarder de près, quoiqu'il y ait des choses molles,
et, ce qui vous surprendra, assez bon nombre de fautes de des-
sin. Ce pauvre M. de Ghevreuse me faisait pitié avec sa jambe
et son bras de bois; toutes ces figures étaient d'un gauche
burlesque, toutes à cheval comme des échevins sur la monture
du père Canaye. Le cheval de bronze hennissait, vivait, en
comparaison de ces grosses vilaines bêtes de somme. Et puis des
physionomies plus ressemblantes entre elles qu'aux originaux,
tant elles étaient plates et la palette dont elles avaient été
peintes opaque et lourde. Et pour tout épisode deux ou trois
1. Tableau destiné pour l'Hùtel de Ville de Paris, de 14 pieds 0 pouces de lar-
geur sur 10 pieds de hauteur.
398 SALON DE 1769.
Savoyards qui se roulaient à terre pour ramasser quelques
pièces d'argent :
Rare et sublime effort d'une imaginative
Qui ne le cède en rien à nulle autre qui vive.
Est-il donc si difficile de penser que des peuples repoussés
par des soldats, que des spectateurs renversés en arrière par
l'effroi d'un cheval qui se cabre, auraient été aussi vrais et plus
nobles? Cela, c'est une procession d'un froid et d'un symétrique
à faire bâiller. Que cet artiste n'allait-il voir un Van der Meu-
len? il aurait appris à grouper trois ou quatre cavaliers et à se
ménager de l'espace pour des incidents, s'il en avait su imagi-
ner. Encore une fois, nul effet; morceau cà voir de près pour les
étoffes, les broderies et le reste; tout y est rendu ; tout le mérite
d'un tableau de genre, rien de celui d'un tableau d'histoire.
Voulez-vous savoir une nouvelle assez agréable? c'est que le
morceau de cet artiste où il a peint Vénus qui montre à Mars
ses pigeons qui ont fait leur nid dans son casque et que nous
avons envoyé en Russie n'y a point du tout réussi1. D'où je
conclus que le goût des beaux-arts y a fait des progrès surpre-
nants, et que dans le seul pays où l'on sache encore peindre, il
n'y a pas un artiste digne de travailler pour cette cour. Ceci,
mon ami, est une mauvaise plaisanterie. Il y a en Russie des
gens de sens et de grand goût, et j'en appelle sur ce tableau ei
sur celui de Casanove à l'impératrice, au général Betzky et au
comte Orloff. Les autres faciunt ne nimis intelligendo ut nihil
irdelligant.
CINQUIEME LETTRE.
LA GRENÉE.
.Miséricorde! quelle multitude de tableaux de M. La Grenée !
Mon ami, pour peu que je m'en occupe, vous êtes ruiné! C'est
1. On se rappelle que l'idée de ce tableau avait été donnée par Diderot.
SALON DE 1769. 399
(1/j) Cêrès qui enseigne V agriculture à Triptoléme et qui nour-
rit son fils1. (15) Mars et Vénus surpris par Vulcain. (16) Psyché
qui visite l'Amour endormi2. (17) Télémaque chez Calypso, qui
caresse V Amour et qui prend de l'amour pour Eucharis.
(18) Alphée qui poursuit Arélhuse, et Diane qui change l'un en
fleuve et l'autre en fontaine. (19) Clytie abandonnée par Apol-
lon3. (20) Bacchus et Ariane. (21) Diane et Endymionk.
(26) Hercule et Omphale. (27) Calysto au sortir du bain*.
(28) Les Grâces : Euphrosine, Thalie et Aglaé6. (22) L'Union
de la Peinture et de la Sculpture7 . Et puis des Vierges et des
enfants Jésus. (23) Une Vierge aux Angess. (25) Une Vierge
qui fait jouer l'enfant Jésus et saint Jean avec un mouton9.
Sans compter peut-être cinq ou six tableaux qui n'auront
pas été exposés.
Voilà bien de la besogne, et de la mauvaise besogne. Est-ce
qu'on fait une trentaine de chefs-d'œuvre en deux ans? Cet
homme se perd; s'il n'y prend garde, il n'aura plus ni dessin,
ni grâces, ni couleur. Auri sacra famés, quid non mortalia pec-
tora cogisl Monsieur de La Grenée, je n'en doute point, vous
avez quatre ou cinq cents louis de plus dans votre bourse, mais
de l'honneur, pas un grain. Autrefois on ne regardait que vous
au Salon; vous y veniez recueillir des éloges que vous méri-
tiez; Greuze en était jaloux. Un connaisseur s'était-il arrêté
devant une de vos compositions, vous alliez vous placer dou-
cement derrière lui, vous l'entendiez s'écrier. « Oh! que cela est
beau! » Et vous vous en retourniez à votre atelier ou chez vous
l'âme pleine de joie; votre femme vous en était plus chère, vous
en caressiez vos enfants davantage. Aujourd'hui vous vous éloi-
gnez de vos propres productions, vous vous mettez à table avec
1. Tableau de 9 pieds 4 pouces de haut sur 7 pieds 4 pouces de large, et des-
tine à décorer la salle à manger du nouveau pavillon de Trianon.
2. Ces 2 tableaux faisaient partie de la décoration de la chambre à coucher du
roi, au château de Belle-Vue.
3. Ces 3 tableaux sont de 2 pieds 3 pouces de large sur 1 pied 10 pouces de
haut.
4. Ces 2 tableaux ont 15 pouces de haut sur 13 pouces de large.
5. Ces 2 tableaux ont 3 pieds de haut sur 2 pieds 6 pouces de large.
G. Tableau de 17 pieds de haut sur 13 de large.
7. Tableau ovale.
8. Tableau de 9 pouces de large sur 7 pouces de haut.
9. Tableau de 15 pouces de haut sur 12 pouces de large.
400 SALON DE 1769.
de l'humeur; votre petit garçon dit à sa mère : « Papa a l'air
fâché... » Et sa mère, qui sait à quoi cela tient, lui impose
silence du bout du doigt, ou lui répond : « Paix, petit garçon,
taisez-vous... » Sachez donc une fois pour toutes que l'or ne
fait pas le bonheur, qu'un grand homme comblé de gloire et
couvert de guenilles est plus heureux que vous. Travaillez moins
et travaillez mieux ; ayez moins d'argent et plus de louanges,
ou plutôt^ entendez mieux vos intérêts; courez après la réputa-
tion et vous attraperez l'argent.
14. CÉRÈS ET TRIPTOLÈME.
Je voudrais, mon ami, que vous eussiez vu tous ces tableaux-
là. On ne saurait refuser quelque mérite à celui de Cérès et
Triptolcme; il est peint d'une manière franche et nette; les
draperies en sont bien rendues et d'un pinceau ferme, les tètes
bien coiffées, et quelques-unes, rares à la vérité, d'un assez
beau caractère; mais toutes se ressemblent : c'est la môme
physionomie, ce sont les mêmes bras, les mêmes mains répétés,
c'est la redite d'un seul modèle qu'on a trouvé beau et qu'on a
mis à toutes sauces; c'est une monotonie indigente, un ton rou-
geâtre et de brique qui choque de tous côtés; c'est un Tripto-
lème estropié d'une jambe, avec de petites mains de femme; ce
sont des tètes sans aucune expression, des choses bien faites et
point de génie, du talent sans verve et sans idées ; pas plus
d'effet que d'harmonie; une maussade égalité de lumières, nulles
teintes rompues dans les ombres; en conséquence, des étoffes
crues et monotones. M. La Grenée devrait se rappeler ce qu'il
prêche toute la journée à ses élèves, que l'ombre ne donne point
de couleur. Le paysage qui est là serait assez bien, s'il y avait
«les masses d'ombres et s'il n'était pas d'un même vert. Voilà,
mon ami, ce que les maîtres auront pensé et ce que les amateurs
et le public n'auront pas manque de dire; mais le grand défaut,
à mon avis, c'est le manque de style. Ce qui me choque dans
un pareil sujet, ce sont des natures enfantines; oui, j'aimerais
mieux des paysans, des paysannes avec toute leur rusticité, que
cette race bâtarde qui n'est d'aucun état, d'aucun temps et
d'aucun pays: que cette Cérès qui, au lieu de me montrer dans
son caractère, son action, son vêtement, le désordre et la sim-
SALON DE 1769. Z4OI
plicité de sa coiffure je ne sais quoi de grand, de vigoureux, de
champêtre et de divin, n'est qu'une petite nymphe bocagère,
une nourrice du faubourg avec du beau linge fin et sans tétons ;
que ce Triptolème qui, loin d'être nerveux, basané, à demi nu,
ardent, fier et noble, sa tête ébourilTée ceinte d'une bandelette
royale, n'est qu'un morveux de dix-huit ans, un petit efféminé,
bien ajusté comme au jour de la consécration; que ces faux habi-
tants des champs qui n'ont rien de leur condition. C'est cette
mignardise qui m'affadit, qui ôte à la composition sa vérité, sa
date, sa force, son caractère, et qui réduit une scène importante
à rien, à un bel et magnifique éventail. Cet homme ignore le
but de son art; il ne sait pas que c'est une poésie; il ne sait
pas que toute poésie exagère le vrai ; il ne sait pas ce que c'est
que le vrai; il enjolive Cérès et Triptolème, deux êtres aussi
vieux que le monde. Voilà ce qui aurait fait froncer le sourcil
à l'un des Carrache, ce qui leur aurait fait effacer à grands
coups de brosse une scène si grande et si mesquinement traitée,
si elle leur avait été présentée par un élève. Il me semble que
je les entends; mais je vous fais grâce de leur discours. Peut-
être auraient-ils épargné cet essaim d'Amours voltigeant entre
les branches de cet arbre, car ils sont charmants ; ils en seraient
convenus, mais ils auraient ajouté : a A quoi bon cela? »
15. MARS ET VÉNUS SURPRIS PAR VULCAIN.
Mars et Vénus surpris par Vulcain sont assurément ce que
LaGrenée a fait de mieux cette année. Il y a plus d'effet; le ton
général est plus supportable; la Vénus est bien dessinée, j'en
excepte sa jambe trop fine par le bas et d'un contour raide; le
Mars ne pose sur rien, et puis, quel Mars! c'est une femme de
quarante ans déguisée en homme et estropiée de l'épaule droite;
ce n'est point un amant passionné, c'est un insolent; il est vrai
que celle qui est à ses côtés n'est pas la déesse de la volupté,
mais une catin. Quelle comparaison de cette Vénus à celle de
Lucrèce! quelle comparaison de ce Vulcain à celui d'Homère!
Monsieur LaGrenée, vous en avez fait un sot comme il convient;
mais vous en avez fait un petit sot comme il ne convient pas. Sa
bêtise et sa laideur n'ont rien d'original : c'est un cocu mes-
quin. Et puis, les bras de ces deux figures bien cadencés, bien
xi. 26
k02 SALON DE 1769.
symétriques, bien méthodiques, selon l'art. Où est le désordre?
où est la chaleur de la passion? Cet homme de neige a la fureur
de peindre des sujets de feu. Le lit de Vénus, un vilain lit de
serge! Mais ce n'est pas le lit de la déesse, c'est celui de l'époux,
dira~t-on; les draps sales, une chambre triste, rien qui sente la
volupté; c'est un rideau vert qui occupe les deux tiers de l'es-
pace, et c'est encore un tapis vert qu'on a étendu à terre. Cela
est beau, à la bonne heure; mais qu'on m'ôte cela et que je ne
le revoie pas davantage.
1(5. psyché qui visite l'amour endormi.
N'avons-nous pas lu dans Ovide, dans La Fontaine, dans
tous les poètes anciens et modernes, que Psyché était belle? Eh
bien, il a plu à l'artiste de la faire noire et de l'enlaidir en diable.
C'est une figure mal conçue, mal dessinée; le seul bras qu'on
lui voit est mal emmanché avec le corps; un grand Amour
jaune, un de ces vilains Savoyards qui se lavent l'été au bas du
Pont-Neuf, lui tourne le derrière. Une bonne femme de la halle
disait en regardant ce tableau : « C'est un enfant de Savoie
qui a une bile répandue; voilà sa garde qui épie le moment
qu'il se réveillera pour lui donner un clystère. » Il vous est
impossible de sentir comme moi toute la vérité de ce propos.
Il n'y a dans ce morceau ni grâce ni invention. Vous auriez désiré
qu'on eût endormi sur un lit bien mollet nn jeune homme nu
et d'une beauté excellente; vous auriez désiré que Psyché, en
chemise, le cœur palpitant d'amour et de frayeur, fût arrivée sur
la pointe du pied; vous auriez désiré qu'elle eût tenu sa lampe
d'une main, et qu'interposant sa main entre la lumière de sa
lampe et le visage du jeune dormeur, elle eût mis sa tête dans
la demi-teinte et le reste du corps dans la lumière éclatante.
Et moi aussi j'aurais désiré tout cela. 11 y aurait eu de l'expres-
sion, du charme, du mystère. Autre absurdité de l'artiste, c'est
une scène de nuit peinte de jour. Voilà bien une lampe allumée;
mais où est son effet! Et puis une couleur détestable, des dra-
peries rouges et vertes à côté des chairs. Si ces chairs paraissent
noires entre ces draperies acres et dures, je vous laisse à penser
ce qu'elles seraient devenues touchées par des linges fins qui
s'accordent si bien avec la belle carnation.
SALON DE 1769.
/j03
Si nous eussions été tous les deux devant ce Télèmaque
enchanté de la nymphe Eucharis en caressant l'Amour, après
un moment d'attention et de silence, voici les questions que
vous m'auriez faites, j'en suis sûr : Ce Télèmaque a-t-il bien la
tête ensemble? Ne lui vois-je pas un œil plus haut que l'autre?
Est-ce là le fils d'Ulysse ou une espèce de saint Jean frisé, mou-
tonné à la manière de Y Antinous et de Raphaël? Pourquoi cette
nymphe a-t-elle l'air pleureur? Serait-ce de cette mauvaise épaule
que le peintre lui a faite, aussi mal dessinée que mal peinte?
Et ce vieillard, est-ce un Mentor ou un gros saint Joseph, gras
comme un bernardin, masse de chair sans os? Si l'on coupait
les ailes à cet Amour d'un dessin rond et mou, hésiterait-on à
le prendre pour un enfant Jésus? Tout cela n'est donc qu'une
Sainte Famille débaptisée et paganisée, une composition sans
effet, sans talent, sans harmonie; toutes les carnations d'une
même teinte, toutes les figures sur un même plan, d'un ton cru
et pauvre d'invention. Ceux qui ont été curieux d'avoir quelque
chose de bon de La Grenée ont bien fait de s'y prendre plus tôt.
Mais voyez l'indulgence que j'ai pour l'artiste et pour vous;
vous m'en remerciez, vous; mais l'ingrat artiste n'en fera rien',
lui. Je vous laisserai ignorer son Alphée et Aréthuse, et l'incor-
rection de l' Alphée, et le gigantesque de ces figures relativement
aux objets qui les environnent, et ce ballon de laine qu'il leur a
fourré entre les jambes.
Sa Clytie délaissée par Apollon n'est pas une belle chose;
elle n'est pourtant pas assez mauvaise pour faire pendant à
Y Alphée. Il y a du mérite dans la ligure de Clytie; le haut sur-
tout en est assez bien ; son linge est d'une touche franche et
d'un ton agréable. Pour l'Apollon, il est mauvais. Que signifie
cette main droite placée sur sa poitrine? Quelle est son action?
11 me semble que les extrémités d'une figure passionnée ont
aussi leur expression.
Les mains de la haine et de la vengeance ne sont pas celles
de la compassion, de la surprise, de l'admiration, de la douleur
et du désir. Pourquoi ce petit criard, au lieu de nous montrer
son gros ventre, ne s'élance-t-il pas à la tête des chevaux du
Soleil? Ces chevaux sont bien, ils ont de la vie, de la fougue;
mais pourquoi les avoir faits bis et de couleur de pierre? Si ce
tableau vous tombe jamais sous les yeux et que vous accusiez
Z,0/| SALON DE 1769.
la jambe droite de Clytie de mauvais choix et d'incorrection, je
ne vous en dédirai pas.
« Si l'on mettait à l'encan toute cette boutique-là de M. La
Grenée, que me conseilleriez-vous de prendre?
— Rien!
— Je veux acheter, dites-vous.
— devenons sur tout cela et voyons. Tenez, puisque vous
avez de l'argent à mettre en peinture mauvaise ou médiocre,
je m'en tiendrais, oui, je m'en tiendrais à ce Bacchus et Ariane,
ou à cette Diane et Endymion.
— Mais il n'y a ni vie ni expression.
— Est-ce que La Grenée ne vous a pas encore appris à vous
en passer?
— Mais regardez donc ce bras gauche d'Ariane, il est d'un
raide insupportable. Elle a le visage noir et sans passages. Le
Bacchus vise au saint Jean. Et cet Amour, que fait-il là? On
dirait que l'artiste, n'ayant pas su mettre l'Amour en eux, l'a
mis à côté d'eux.
— N'achetez pas.
— Cependant ces deux petits morceaux sont mieux peints
que les autres; la couleur m'en paraît plus agréable, ils sont
d'une palette plus grasse, et j'aime à la folie cet Endymion qui
me semble peint et dessiné à ravir.
— Achetez donc.
— Mais vous ne me dites rien de cette Union de la Peinture
et de la Sculpture.
— Ce sont deux ligures bien groupées.
— Si je prenais celui-ci?
— Prenez-le.
— Mais ces deux figures sont d'une même couleur; les
têtes en sont ignobles; elles n'ont pas plus de caractère et de
style que si elles n'en avaient pas été susceptibles; l'une est si
parfaitement l'autre, de couleur surtout, la touche en est si
égale, que les chairs se confondent en plusieurs endroits; il faut
de l'union, mais pas tant.
— Ne les prenez pas.
— Mais je veux que... vous ne me parliez plus de La
Grenée ; j'en ai assez.
— Cela vous plaît à dire. Les jambes me seront rentrées
SALON DE 1769. ^05
dans le corps, j'aurai sacrifié mes yeux et perdu mon temps
devant des tableaux qui ne faisaient aucune distraction à ma
lassitude, et lorsque je voudrai en parler, vous en serez quitte
pour me dire : « Je ne veux pas entendre!... » Il n'en sera
rien. Vous saurez donc...
— Je ne veux rien savoir.
— Vous saurez donc qu'il y a une très-modique Vierge aux
Anges- tête de Vierge d'un petit caractère.
— Je n'entends pas.
— Enfant Jésus de vingt ans.
— Je n'entends pas.
— Point assez de masse, et partant point d'effet. Vous
avez beau courir, je vous suivrai. Vous saurez donc qu'à ce
Bain de l'enfant Jésus (*2/i), la Vierge est manquée, que la
position en est mauvaise, qu'elle a la tête et les bras d'une
paysanne; que, de la tête aux pieds, son enfant est un mor-
ceau de brique, d'un dessin lourd et d'une brique très-égale...
Vous bouchez vos oreilles? Je crierai. Sachez qu'à la Vierge qui
fait jouer son enfant et saint Jean avec un mouton, il n'y a
rien, ni grands défauts, ni grandes beautés; qu'on le prendrait
pour un morceau d'émail, et qu'en général tous les morceaux
de La Grenée en tiennent un peu...
— Vous vous taisez ; Dieu merci, vous avez tout dit.
— Pardonnez-moi; dans Y Enfant Jésus au bain, il y a un
petit ange tenant une couverture qui est on ne saurait plus joli...
Vrai, mon ami, vous êtes injuste. Vous vous en allez au diable;
en partant vous me ceignez votre tablier, vous me remettez vos
outils, je travaille; et quand vous êtes de retour, vous ne
voulez pas jeter l'œil sur ma besogne. Il y a un Hercule et une
Omphale.
— Encore de La Grenée V
— Mais oui; et puis Trois Grâces, Thalie, Euphrosine et
Aglaé. Je n'aurai pas la cruauté de vous montrer ce que j'aurais
conseillé à l'artiste de cacher.
— Voilà qui est honnête.
— Cependant il y a des choses dessinées dans ces Grâces
que nos jeunes libertins ne dédaignaient pas de regarder,
quoique nues. En dépit de Naigeon, celle qui tient une cou-
ronne de fleurs est jolie; joli caractère de tête, contour pré-
606 SALON DE 1769.
cieux. Je ne hais pas même celle qui tourne le clos. Ah! pour
la troisième qui occupe le milieu, elle est un peu maussade, et
il faut que je l'abandonne à tout ce qu'on en voudra dire et
faire; les membres sont raides, sa tête est d'une Madeleine, et
le tout...
— Et le tout?
— Ah ! vous voulez que je parle à présent, et moi, je ne
veux plus rien dire.
— Allons, achevez, vous en mourez d'envie.
— Le tout est d'un pinceau sec, d'une couleur lourde, d'un
rouge brun, d'une égalité fade; nuls passages, nulles demi-
teintes. »
Ce La Grenée est un homme pauvre au milieu de sa
richesse; il peint bien, d'une manière franche et nette, il des-
sine sveltement, sa touche est agréable, mais il ne pense ni ne
sent; il n'a point de style, il ne sait peut-être pas ce que c'est;
c'est un copiste de nature, froid et monotone ; il est avare d'ar-
gent et d'idées; toujours les mêmes figures et toujours ressem-
blantes à deux ou trois modèles connus; il en est là et il ne
saurait s'en tirer. Ce peintre ne pourrait-il pas faire du bleu
sans bleu, du rouge sans rouge, et rompre ses couleurs davan-
tage? La peau de ses femmes est mate, jamais de sang par des-
sous, pas une goutte, pas un filet. C'est un excellent maître
d'écriture, mais quand il écrit vite, il écrit mal.
Ne vous elfrayez pas de la longueur de cette lettre ; les
autres seront plus courtes ou renfermeront un plus grand
nombre de sujets.
Eh bien, vous avez vu notre amie? Toute cette prétendue
brouillerie n'était que dans votre tète, qui n'est pas toujours
aussi bonne que vous croyez. Lui avez-vous parlé? Veut-elle que
je l'aime et que je ne fasse que cela? Cela me convient on ne
peut davantage; car c'est, à mon avis, une chose bien douce
que de faire son propre bonheur et celui de la plus honnête
créature du inonde qui en est a la première goutte de plaisir
pur. Veut-elle que je travaille? Je travaillerai. Tout ce qu'elle
voudra, je le voudrai; cela est bien sûr.
SALON DE 1769. {,07
SIXIEME LETTRE.
AMÉDÉE VAN LOO.
29. LE PORTRAIT DU ROI DE PRUSSE EN PIED1.
Et vous croyez donc, mon ami, avoir eu tout seul le plaisir
de le voir, ce bipède sublime et rare! Détrompez-vous. Tandis
que vous causiez avec lui à Potsdam et que, la main sur la con-
science, vous lui juriez que nous n'avons nulle antipathie pour
la poésie, mais qu'un certain esprit philosophique qui ne se
contentait plus de meringues nous avait rendus fort difficiles,
nous le contemplions ici tout à notre aise d'après un tableau
d'Amédée Van Loo. Voici comme il m'a semblé :
Le corps un peu trop gros pour la tête et pour les jambes,
qui m'ont paru grêles; cependant bien d'aplomb; les yeux
beaux, mais ardents et sévères; la bouche petite, mais quelque
chose de celle du tigre ; il fait peur ; on n'est pas tenté de l'ap-
procher. Quant au tableau, certes, ce n'est pas un ouvrage sans
mérite. Il est bien composé, bien d'accord, d'un coloris vigou-
reux et sage; la figure est dessinée, cependant un peu de mol-
lesse dans l'attitude; on l'imagine plus noble, plus ferme, plus
lière, plus décidée. Le fond trop clair, des tons plus rompus
auraient mieux amené la figure en devant, et des touches de
lumière sur l'habit plus vives et plus larges en auraient ôté des
taches noires qu'on y remarque et qui nuisent à la rondeur de
la figure.
30. l'hymen veut allumer son flambeau
a celui de l'amour 2.
Sujet allégorique et obscur. 0 quel Hymen! il est maigre,
sec, fluet, épuisé, menu comme une épingle; il sortait des
mains de Keyser. Puisque de deux maux il faut choisir le
moindre, j'aime mieux le petit Amour qui est à côté. L'artiste
1. Tableau de 7 pieds de hauteur sur 5 de large.
2. Tableau de 4 pieds 6 pouces do haut sur 3 pieds G pouces de large.
408 SALON DE 1769.
ne s'est pas douté que le lieu de la scène devait être délicieux,
le jour pur et serein, les plantes fleuries, les arbres frais; c'est
qu'on laisse toujours la chose qu'on sait et qu'on ferait bien pour
celle qu'on ignore, qu'on ne sent pas et qu'on fait mal.
CHARDIN.
Je devrais vous indiquer les morceaux de Chardin et vous
renvoyer à ce que j'ai dit de cet artiste dans les Salons précé-
dents; mais j'aime à me répéter quand je loue : je cède à ma
pente naturelle. Le bien en général m'affecte beaucoup plus que
le mal. Le mal, au premier moment, me fait sauter aux solives;
mais c'est un transport qui passe. L'admiration du bien me
dure. Chardin n'est pas un peintre d'histoire, mais c'est un
grand homme. C'est le maître à tous pour l'harmonie, cette
partie si rare dont tout le monde parle et que très-peu connais-
sent. Arrêtez-vous longtemps devant un beau Teniers ou un
beau Chardin; fixez-en bien dans votre imagination l'effet; rap-
portez ensuite à ce modèle tout ce que vous verrez, et soyez sûr
que vous aurez trouvé le secret d'être rarement satisfait.
31. LES ATTRIBUTS DES ARTS
ET LES RÉCOMPENSES QUI LEUR SONT ACCORDEES1.
Tous voient la nature, mais Chardin la voit bien et s'épuise
à la rendre comme il la voit; son morceau des Attributs des
Arts en est une preuve. Comme la perspective y est observée!
comme les objets y reflètent les uns sur les autres! comme les
masses y sont décidées! On ne sait où est le prestige, parce
qu'il est partout. On cherche des obscurs et des clairs, et il faut
bien qu'il y en ait, mais ils ne frappent dans aucun endroit; les
objets se séparent sans apprêt.
Prenez le plus petit tableau de cet artiste, une pêche, un
raisin, une poire, une noix, une tasse, une soucoupe, un lapin,
une perdrix, et vous y trouverez le grand et profond coloriste.
1. Tableau de 5 pieds de large sur i pieds de haut. R -pétition avec change-
ments de celui fait pour l'impératrice de Russie. 11 appartenait à l'abbé Pommyer,
conseiller à la grand'chambre du Parlement, honoraire associé libre de l'Académie.
SALON DE 1769. Ù09
En regardant ses Attributs des Arts, l'œil récréé reste satisfait
et tranquille. Quand on a regardé longtemps ce morceau, les
autres paraissent froids, découpés, plats, crus et désaccordés.
Chardin est entre la nature et l'art; il relègue les autres imita-
lions au troisième rang. Il n'y a rien en lui qui sente la palette.
C'est une harmonie au delà de laquelle on ne songe pas à
désirer; elle serpente imperceptiblement dans sa composition,
toute sous chaque partie de l'étendue de sa toile; c'est, comme
les théologiens disent de l'esprit, sensible dans le tout et secret
en chaque point. Mais comme il faut être juste, c'est-à-dire sin-
cère avec soi-même, le Mercure, symbole de la sculpture, m'en
a semblé d'un dessin un peu maigre, tant soit peu trop clair et
trop dominant sur le reste; il ne fait pas toute l'illusion pos-
sible. C'est qu'il ne fallait pas prendre pour modèle un plâtre
neuf; c'est qu'un plâtre plus poudreux aurait été d'une lumière
plus sourde, et plus heureux par les accidents; c'est qu'il y a si
longtemps que nous n'avons dessiné une académie, que nous
n'y sommes plus, et qu'en sus le dessin de cette figure n'est pas
pur. Chardin est un vieux magicien à qui l'âge n'a pas encore
ôté sa baguette. Ce tableau des Attributs des Arts est la répé-
tition de celui qu'il a exécuté pour l'impératrice de Russie et
qui lui est préférable. Chardin se copie volontiers, ce qui me
ferait penser que ses ouvrages lui coûtent beaucoup.
32. UNE FEMME QUI REVIENT DU MARCHE1.
Cette cuisinière qui revient du marché est encore la redite
d'un morceau peint il y a quarante ans. C'est une belle petite
chose que ce tableau. Si Chardin a un défaut, comme il tient à
son faire particulier, vous le retrouverez partout; par la même
raison, ce qu'il a de parfait, il ne le perd jamais. Il est ici éga-
lement harmonieux; c'est la même entente des reflets, la même
vérité d'effets, chose rare; car il est facile d'avoir de l'effet
quand on se permet des licences, lorsqu'on établit une masse
d'ombres sans se soucier de ce qui la produit. Mais être chaud
et principié, esclave de la nature et maître de l'art, avoir du
1. Répétition avec changements appartenant à M. Silvestre, maître à dessiner
des Enfants de France.
410 SALON DE 1769.
génie et de la raison, c'est le diable à confesser. C'est dommage
que Chardin mette sa manière à tout, et qu'en passant d'un
objet à un autre elle devienne quelquefois lourde et pesante.
Elle se conciliera à merveille avec l'opaque, le mat, le solide
des objets inanimés ; elle jurera avec le vivant, la délicatesse des
objets sensibles. Voyez-la, ici, dans un réchaud, des pains et
autres accessoires, et jugez si elle fait également bien au visage
et aux bras de cette servante, qui me paraît d'ailleurs un peu
colossale de proportion et maniérée d'attitude.
Chardin est un si vigoureux imitateur de nature, un juge si
sévère de lui-même, que j'ai vu de lui un tableau de Gibier
qu'il n'a jamais achevé, parce que de petits lapins d'après les-
quels il travaillait étant venus à se pourrir, il désespéra
d'atteindre avec d'autres à l'harmonie dont il avait l'idée. Tous
ceux qu'on lui apporta étaient ou trop bruns ou trop clairs.
Zll. DEUX BAS-RELIEFS.
Les modèles de ses deux petits Bas-reliefs sont d'un mau-
vais choix, c'est de la médiocre sculpture ; malgré cela, ils me
jettent dans l'admiration. On y voit qu'on peut être harmonieux
et coloriste dans les objets qui le comportent le moins. Ils sont
blancs, et il n'y a ni noir ni blanc; pas deux tons qui se res-
semblent, et cependant le plus parfait accord. Ce Chardin avait
bien raison de dire à un de ses confrères, peintre de routine :
« Est-ce qu'on peint avec des couleurs? — Avec quoi donc? —
Avec quoi? Avec le sentiment... » C'est lui qui voit ondoyer la
lumière et les reflets à la surface des corps; c'est lui qui les
saisit et qui rend, avec je ne sais quoi, leur inconcevable con-
fusion.
33. UNE HURE DE SAiXGLIER1.
Voilà une Hure de sanglier de sa façon qui ne me tente pas.
Les masses y sont bien, mais la touche en est lourde, les détails
y manquent, et les faces de l'animal n'ont ni la facilité, ni la
verve que j'y veux.
1. Tableau de 3 pieds de large sur 2 pieds 6 pouces de haut, tiré du cabinet
de monseigneur le chancelier (de Maupcou, le fils).
SALON DE 1769. fcll
35. DEUX TABLEAUX DE FRUITS.
Ses deux tableaux de Fruits sont très-jolis. Il ne faut à Char-
din qu'une poire, une grappe de raisin pour signer son nom
ex ungue leonem. Et malheur à celui qui ne sait pas reconnaître
l'animal à sa griffe.
37. DEUX TABLEAUX DE GIBIER.
Qu'est-ce que cette perdrix? Ne le voyez-vous pas? c'est une
perdrix1. Et celle-là? C'en est une encore.
Voilà, mon ami, six lettres et huit peintres d'expédiés. Et
dites après cela que je ne suis pas homme de parole!
SEPTIEME LETTRE.
LA TOUR.
Je sortais du Salon, j'étais fatigué; je suis entré chez La Tour,
cet homme singulier qui apprend le latin à cinquante-cinq ans,
et qui a abandonné l'art dans lequel il excelle pour s'enfoncer
dans les profondeurs de la métaphysique qui achèvera de lui
déranger la tête. Je l'ai trouvé payant un tribut à la mémoire
de Restout, dont il peignait le portrait d'après un autre de lui
dont il n'était pas satisfait. « Oh! le beau jeu que je joue ! me
dit-il. Je ne saurais que gagner. Si je réussis, j'aurai l'éloge
d'un bon artiste; si je ne réussis pas, il me restera celui de
mon ami. » Il m'avoua qu'il devait infiniment aux conseils de
Restout, le seul homme du même talent qui lui ait paru vrai-
ment communicatif ; que c'était ce peintre qui lui avait appris à
faire tourner une tête et à faire circuler l'air entre la figure et
1. Une toile analogue a fait partie de la collection de M. le duc de Morny.
La phrase de Diderot a été rappelée à ce propos dans le catalogue de Y Exposition
de 1800 au profit de la caisse de secours des artistes; mais Chardin faisait déjà
des perdrix en 1753.
Û12 SALON DE 1769.
le fond en reflétant le côté éclairé sur le fond, et le fond sur le
côté ombré; que, soit la faute de Restout, soit la sienne, il avait
eu toutes les peines du monde à saisir ce principe, malgré sa
simplicité; que, lorsque le reflet est trop fort ou trop faible, en
général vous ne rendez pas la nature, vous peignez ; que vous
êtes faible ou dur, et que vous n'êtes plus ni vrai ni harmonieux.
La Tour travaillait, je me reposais. En me reposant, je
l'interrogeais et il me répondait. Je lui demandai pourquoi,
dans un morceau aussi parfait que la Petite Fille au chien noir
de Greuze1, où l'on voyait le talent difficile des chairs porté au
suprême degré, l'artiste n'avait pas su faire du linge, car le
bout de chemise qui couvre un des bras de la ligure est un mor-
ceau de pierre sillonné en forme de plis. « L'origine de ce défaut,
me dit-il, l'est aussi d'une infinité d'autres plus essentiels. Cela
vient de ce qu'on prêche de trop bonne heure aux enfants
d'embellir la nature, au lieu de la rendre d'abord scrupuleuse-
ment. Ils se livrent à ce prétendu embellissement avant de savoir
ce que c'est ; en sorte que, quand il s'agit d'imiter servilement,
comme il faut s'y résoudre dans les petites choses, ils ne savent
plus où ils en sont. »
Je voulus savoir ce qu'il entendait, lui, par embellir lanature}
et j'eus la satisfaction de voir qu'un homme qui avait vaincu une
nature ingrate qui s'opposait à ses progrès, et qui n'avait excellé
qu'à force de travail et de réflexion, était précisément dans les
mêmes idées que moi.
a Les professeurs de notre école, me dit-il, font deux fautes
graves : la première, c'est de parler trop tôt aux enfants de ce
principe; la seconde, c'est de le leur proposer sans y attacher
aucune idée; d'où il arrive qu'entre ces enfants, les uns s'assu-
jettissent en esclaves aux proportions de l'antique, à la règle
et aux compas, d'où ils ne se tirent plus et sont à jamais faux
et froids; et que les autres s'abandonnent à un libertinage
d'imagination qui les jette dans le faux et le maniéré, d'où ils
ne se tirent pas davantage.
« Voici donc ce que j'entends, continua-t-il, par embellir la
nature. 11 n'y a dans la nature, ni par conséquent dans l'art,
aucun être oisif. Mais tout être a dû souffrir plus ou moins de
\. Voir l'article Gueize, même Salon, quatorzième lettre.
SALON DE 1769. /»13
la fatigue de son état ; il en porte une empreinte plus ou moins
marquée. Le premier point est de bien saisir cette empreinte,
en sorte que s'il s'agit de peindre un roi, un général d'armée,
un ministre, un magistrat, un prêtre, un philosophe, un porte-
faix, ces personnages soient le plus de leur condition qu'il est
possible; mais comme toute altération d'une partie a plus ou
moins d'influence sur les autres, le second point est de donner
à chacune la juste proportion d'altération qui lui convient; en
sorte que le roi, le magistrat, le prêtre ne soient pas seulement
roi, magistrat, prêtre de la tête ou de caractère, mais soient
de leur état depuis la tête jusqu'aux pieds. Ajoutez à cette étude
longue, pénible, difficile, à ce goût, qui n'est pas si déterminé
qu'il ne laisse à la fantaisie de l'artiste une assez grande marge,
un peu d'exagération, assez pour que la scène et les personnages
qui la composent soient merveilleux, et l'on dira de vos figures,
comme de celles de Raphaël, que, quoiqu'elles n'existent peut-
être nulle part, il semble pourtant qu'on les ait toujours vues...»
Vous voyez que c'est là exactement ce que j'établissais dans
mon préambule du Salon de 1767.
Mais il ne faut vous rien celer. Il me confia que la fureur
d'embellir et d'exagérer la nature s'affaiblissait à mesure qu'on
acquérait plus d'expérience et d'habileté, et qu'il venait un temps
où on la trouvait si belle, si une, si liée, même dans ses défauts,
qu'on penchait à la rendre telle qu'on la voyait, penchant dont
on n'était détourné que par l'habitude contraire, et par l'extrême
difficulté qu'on trouvait à être assez vrai pour plaire en suivant
cette route... Autre principe qui, comme vous savez, m'était
venu d'instinct, comme vous vous en assurerez en relisant le
premier chapitre de mon petit Traité de peinture.
Mais venons aux morceaux de cet artiste.
37. PLUSIEURS TÈTES.
Savez-vous ce que c'était? Quatre chefs-d'œuvre renfermés
dans un châssis de sapin, quatre portraits. Ah! mon ami, quels
portraits, mais surtout celui d'un abbé! C'était une vérité et une
simplicité dont je ne crois pas avoir encore vu d'exemples : pas
l'ombre de manière, la nature toute pure et sans art, nulle pré-
tention dans la touche, nulle affectation de contraste dans la
k\k SALON DE 1769.
couleur, nulle gêne dans la position. C'est devant ce morceau
de toile grand comme la main que l'homme. instruit qui réflé-
chissait s'écriait : « Que la peinture est un art difficile!... » et
que l'homme instruit qui n'y pensait pas s'écriait : « Oh! que
cela est beau ! »
C'est évidemment pour faire acte de suzeraineté qu'il avait
exposé ces têtes ; c'était pour nous montrer l'énorme distance
de l'excellent au bien, et il est sur qu'au sortir du coin où on
l'avait relégué, il était difficile de regarder d'autres ouvrages du
même genre.
Mais, puisqu'il me reste du temps et de l'espace, il faut que
je me débarrasse, et vous aussi, d'une demi-douzaine de pauvres
diables qui ne valent pas ensemble une ligne d'écriture :
D'un Millet Francisque, fort -honnête homme, à ce qu'on
dit, mais mauvais paysagiste;
D'un Antoine Le Bel, autre bon homme et autre mauvais
paysagiste;
D'un Hutin1, dont il y avait deux Servantes saxonnes (49)
qui n'étaient pas grand'chose, même avec le mérite de venir
de loin ;
D'un Perroneau, qui semblait autrefois vouloir être quelque
chose, et qui a bien changé d'avis, comme il paraît par trois ou
quatre pastels, faibles de couleur, fades et sans effet;
D'un Vala.de, dont je n'ai jamais pu découvrir les tableaux,
ce qui n'est pas le pis qui me pouvait arriver; qui n'est pas un
peintre pauvre, mais un bien pauvre peintre, parce qu'on ne
saurait faire deux métiers à la fois;
D'un Desportes, le neveu, qui n'a pas jugé à propos de
marcher sur les traces de son oncle, qui était un très-habile
homme ;
D'un Jiltart, qui est bien malheureux de voir la nature
comme il la voit, car il est privé d'un grand plaisir, et il fait
de bien mauvais ouvrage.
Avec quelque vitesse que j'aie passé sur le ventre à ces gens-
là, j'en suis las, mais je vais avoir de quoi me dédommager
avec Loutherbourg, Vernet et Casanove. Priez Dieu que le jour
1. Académicien, directeur de l'Académie de peinture de S. A. S. M. l'Électeur
de Saxe.
SALON DE 1769. 415
où je vous en entretiendrai je ne sois pas en verve. Bonsoir.
Tandis que je vous écris, on mange mon souper sans moi, et je
sens que j'ai de l'appétit.
HUITIEME LETTRE.
VERNET.
Il semble que tous nos artistes se soient cette année donné
le mot pour dégénérer. Les excellents ne sont que bons, les
bons sont médiocres et les mauvais sont détestables. Vous aurez
de la peine à deviner à propos de qui je fais cette observation ;
c'est à propos de Vernet, oui, de ce Vernet que j'aime, à qui je
dois de la reconnaissance et que je me plais tant à louer, parce
que je satisfais mon penchant sans tomber dans l'adulation.
38. PLUSIEURS TABLEAUX DE MARINE ET DE PAYSAGES.
Entre ses compositions vous vous seriez arrêté de préférence
devant une Tempête et un Brouillard. Tous les deux sont d'un
faire précieux, d'une extrême vérité et d'un meilleur ton de
couleur que les autres, peut-être parce qu'ils ont l'avantage
d'avoir été peints par le temps, comme il arrive aux ouvrages
des grands coloristes. Vernet est bien avec le temps, qui fait
tant de mal à ses confrères. Le reste n'est pas de la force des
morceaux dont je vous entretiens, h beaucoup près. Il y a de la
mollesse de pinceau et un ton de couleur cru ; les figures,
d'une touche toujours légère, y sont quelquefois d'un dessin
négligé, les roches d'une même forme ; on y sent la pratique.
Ce n'est pas qu'il n'y ait un mérite réel aies avoir faits; si
c'étaient les premiers qu'on vît on en aurait la tête tournée,
mais on le compare à lui-même, et c'est lui qui se blesse. Il est
bien de peindre facilement, mais il faut celer la routine qui
donne aux productions en tout genre un air de manufacture. Ce
n'est pas à Vernet seul que je m'adresse, c'est à Saint-Lambert,
à Voltaire, à d'Àlembert, à Rousseau, à l'abbé Morellet, à moi.
/»16 SALON DE 1769.
Vernet ne se montre guère sans un Clair de lune; il y en
avait donc un, et c'était une belle chose. La vérité la plus par-
laite, bien que je n'en crusse rien; le contraste et le mélange
des lumières de l'astre et du feu merveilleusement entendus;
une profondeur de scène! une dégradation! une justesse de
ton dans la couleur! Il y avait peu de morceaux aussi parfaits.
Si vous y eussiez exigé une touche plus ferme et moins de qua-
lité dans le faire, celui à qui vous l'eussiez dit à l'oreille, qui
vous eût entendu et senti, aurait été un homme de l'art, parce
qu'il n'y a qu'un homme de l'art qui eut osé hasarder ce
souhait.
Écoutez un fait, mais un fait vrai à la lettre. Il était nuit,
tout donnait autour de moi; j'avais passé la matinée au Salon.
Je me recordais le soir ce que j'avais vu. J'avais pris la plume,
j'allais écrire; j'allais écrire que le Clair de lune de Vernet était
un peu sec et que les nuées m'en avaient paru trop noires et
pas assez profondes, lorsque tout à coup je vis à travers mes
vitres la lune entre des nuées, au ciel, la chose même que
l'artiste avait imitée sur sa toile. Jugez de ma surprise lorsque,
me rappelant le tableau, je n'y remarquai aucune différence
avec le phénomène que j'avais sous les yeux : même noir en
nature, même sécheresse. J'allais calomnier l'art et blasphémer
la nature. Je m'arrêtai et je me dis à moi-même qu'il ne fallait
pas accuser Vernet de fausseté sans y avoir bien regardé.
Le Clair de lune avait pour pendant un Soleil nébuleux et
couchant que je choisirais par goût. Il est d'un accord étonnant,
c'est le plus beau site; aune certaine distance, c'est l'illusion
la plus parfaite; cependant, même forme h toutes les roches; la
nature n'a point cette uniformité : elle place de petites choses
à coté des grandes; ce sont en elle des formes bizares, irrégu-
lières tant de couleur que d'effet. C'est à regret que j'insiste sur
ces minuties; je ne devrais pas les apercevoir devant cette
sublime harmonie qui nous enchantait; mais je n'y suis plus,
sa magie n'agit pas, et l'absence du charme me rend à toute
mon impartialité.
Il y a peu d'artistes qui sachent comme celui-ci disposer
des figures dans un paysage et les faire aussi bien; elles sont
presque toujours telles que dans les premiers morceaux dont
je vous ai parlé, grandes et belles encore dans les autres.
SALON DE 1769. U7
Venons à présent au tableau dont je vous ai déjà entretenu
et que je tiens de son amitié. La reconnaissance a eu son
moment, il faut que l'équité ait le sien *. Je persiste; le ciel, les
eaux, l'arbre déchiré, les nues sont de la plus grande beauté,
mais je ne m'en impose pas sur le reste. En dépit des attraits
de la propriété, je ne suis pas aussi content des roches, de la
terrasse et des figures. Les figures sont un peu colossales, je le
sens, et il n'y a pas assez de liaison entre elles, elles ne font
pas masse; peut-être le moment choisi ne le voulait-il pas. Ce
sont des passagers qui s'échappent les uns après les autres
d'un vaisseau qui vient d'échouer; les matelots qui sont sur le
devant pourraient être sinon plus beaux, plus agissants du
moins, occupés à une fonction plus décidée. Après cela j'espère
que vous m'en croirez, si je vous dis que le malheureux qui
ramasse les débris de ses effets et cet autre qui jette au ciel des
regards furieux sont de la vigueur de Rubens. Un autre trouvera
la terrasse blanchâtre, trop égale de lumière et de couleur, aux
pierres une même forme carrée et le ton du bois pourri. Sans
prévention, je suis sûr que le temps, en éteignant l'éclat de la
terrasse, lui donnera toute la vigueur qu'on y désire à présent.
Je ne puis souscrire à la critique sur la forme et le ton des
pierres, parce que c'est l'imitation d'une nature que j'ai tant
vue et qu'on ne connaît pas quand on n'a pas habité une contrée
de montagnes et de marécages. Ah! si les figures étaient un
peu moins fortes! Il n'y a point de remède à cela; mais heu-
reusement je m'accommode à ce défaut.
N'oubliez pas qu'il nous manque huit énormes compositions
de Vernet dont ce vilain M. de Laborde nous a privés.
Mais où en suis-je de nos artistes? C'est, je crois, à Roslin.
ROSLIN.
Cet artiste a de la fermeté de pinceau et de la couleur,
mais ses attitudes sont guindées, ses têtes sans âme, ses acces-
1. M. Léon Lagrange (Joseph Vernet, p. 451) croit pouvoir attribuer le con-
traste entre ces lignes du Salon de 1709 et le fragment enthousiaste des Regrets
à cette meution du Livre de liaison. « Le 10 décembre 1708, j'ai reçu pour un
tableau que j'ai fait pour M. Diderot, 000 livres. » Si l'on veut bien se reporter à
XI. '27
&18 SALON DE 1709.
soires placés gauchement et faits sans goût, et pas infini-
ment d'accord avec le tout. Son Portrait de Va relier S que de
Reims* (39) est beau, très-vigoureux; c'a été un ouvrage de
grande patience; mais c'est surtout à celui de M. Berlin, mi-
nistre 2 (40) qu'on sentie temps, le travail et la peine. Les détails
en sont soignés et rendus avec la plus grande exactitude, mais
point d'effet, et sublime pour le raide, l'empesé, la manière
dont l'homme se compose devant l'artiste, se compose de la
tète, des yeux, de la bouche, du corps, des jambes, des bras et
des mains; à proposer comme modèle à éviter aux élèves, à
placer devant eux à côté d'un Van Dyck, leçon la plus forte
qu'on pût leur donner de la différence de la belle et simple
nature et du précieux ridicule. Un autre grand tableau de trois
ligures, où l'on voit une Femme, son Beau-frère et son Mari :1
(41) groupés par l'art au lieu de l'être par une action com-
mune, est un des médiocres de Roslin; point de masses et
d'effet, les parties éloignées comme les parties voisines de l'œil ;
mêmes ombres, mêmes lumières et par conséquent nulle pro-
fondeur. L'homme appuyé sur le dos de la chaise de la femme,
colossal, mal ensemble; sa tête n'est pas sur ses épaules; les
regards de ces figures dispersés; le beau-frère regardant vers
la droite, l'homme au gros ventre vers la gauche, et la femme
entre deux, ce qui est très-ridicule. Ces personnages ne savent
ce qu'ils font : la femme presse d'une main les touches d'un
clavecin, sans s'écouter ni être écoutée. Meaucoup d'autres por-
traits du même peintre dont il faut se taire, parce qu'ils sont
d'une même manière, d'attitudes prises évidemment d'après le
mannequin; on a prêté cinq ou six fois son visage à l'artiste
qui a fini le reste comme il a pu; ni vérité, ni simplicité, ni
accord. Un des meilleurs est une jeune fille, la moitié de la
tête dérobée par un voile, ce qui lui donne un air très-piquant;
l'avis qui précède ce morceau, t. IV. p. ">, on s'assurera que c'est Diderot qui a
voulu payer Vernet, ce qui ne permet pas de penser que ce motif ait été pour
quelque clisse dans son retour à un sentiment plus juste des beautés et des
défauts de li peinture de Vernet.
1. Tableau de (i pieds de haut sur l pieds de large.
'2. Tableau d ■ i pieds li pouces de liant sur :> pieds G pouces de large.
.'{. Tableau de i pieds 0 pouces de liant sur S pieds 6 pouces de large. Le
beau-frère, M. le chevalier Gennings, est seul nommé au livret.
SALON DE 1769. [,19
mais c'est moins par ce mérite qu'il vaut que par l'agrément de
la couleur, la franchise du pinceau, un peu d'harmonie. On
dirait ici que Roslin a tenté au-dessus de ses forces; car ce
voile bien imaginé, au lieu de laisser de l'espace et de l'air
autour de la tête, fait tache sur la toile et s'y colle.
Il y avait encore du même peintre deux Morceaux dans le
genre historique (45, 46), deux Têtes ou Eludes de caractère,
avec un Buste ou bas-relief en bronze de feu l'abbé Gougenot;
tout cela assez médiocre; c'est qu'il faudrait que chacun se
mêlât de ses affaires : laissez le bas-relief à faire à de la Porte
ou Chardin, et les études et morceaux historiques à Vien.
DROUAIS.
Il semble qu'après Roslin on devrait se dispenser de parler
de Drouais. Le Portrait de la princesse de Carignan (59) n'est
pas ce qu'il a fait de plus mal; mais ce qu'il a fait de mieux,
c'est celui de V Archevêque de Rouen et de Mademoiselle de
Langeac l. Le premier, l'auriez-vous cru? est une très-belle
chose, une chose à rappeler le temps de Largillière; bien peint,
bien drapé, bien dessiné; rien, mais rien de cette couleur fade
et blanchâtre dont l'artiste est prodigue; un ton de couleur
très-résolu, avec beaucoup d'harmonie. Toutes ces autres Têtes
sont de grosses pêches ; lumières blafardes, hommes, femmes,
enfants, pétris d'une pâte de chanoines, d'un même teint, d'une
même chair, d'une même forme. Si je^vous dis un mot de ses
deux Portraits, l'un en homme, l'autre en femme, de M'"e du
Jturry2 (60), c'est que l'original était, il n'y a qu'un instant,
la fable de Paris. L'on disait, et c'étaient les gens du monde,
qu'ils ne ressemblaient pas et que Mme du Barry était mieux ;
les artistes ajoutaient qu'il y avait de quoi faire une figure pi us
agréable; qu'il y avait au Portrait en liomme une gêne dans
1. Ces portraits étaient, avec d'autres, compris sous le numéro 01.
2. A propos de ces deux portraits, le continuateur de Bachaiimont, qui ne les
trouve pas réussis, dit : « Ceux qui ont l'honneur de la connaître (Mme du Barry)
savent que bien loin de la flatter, comme c'est l'usage, il ne l'a pas rendue dans
toute la vérité de ses charmes. Des deux côtés il lui donne également un regard
minaudier, appelé par les petits maîtres regard en coulisse, qui n'est point du tout
relui de cette dame, très-net, très-franc, très-ouvert... Les femmes aiment mieux
Z*20 SALON DE 1769.
l'attitude qu'on peinait à voir, nul ensemble, une tête qui n'ap-
partient pas au corps; et sous ce vêtement, un corps mince,
effilé, évidé. L'artiste ne doutait pas que ces deux Portraits ne
fussent de tous les tableaux du Salon les plus regardés. Il y a
donc mis tout son savoir-l'aire, et s'ils sont mauvais, cela prouve
qu'il n'est pas toujours au pouvoir de l'artiste de réussir; les
efforts qu'il fait alors, la tâche qu'il s'impose d'avance, sont
très-capables d'embarrasser sa tête et de mettre de l'incertitude
dans son pinceau : c'est ce qui est certainement arrivé à Drouais,
et ce qui aurait pu arriver à un plus grand maître que lui. Cela
ne me déplaît pas; c'est un des petits avantages que nous
avons sur les grands de la terre ; ils gênent les talents qui
jouissent avec nous de toute leur liberté. Je suis sur que si je
cède jamais au désir de La Tour, il fera mieux mon portrait
qu'il n'a jamais fait celui du roi.
NEUVIEME LETTRE.
CASANOVE.
Si l'on vous dit que ceux qui se tuent sont fous, n'en croyez
rien. Je vous proteste que ce pauvre Desbrosses se possédait,
ou jamais homme ne s'est possédé; Caton n'y a pas apporté plus
de sang-froid. 11 a écrit cà plusieurs personnes, et ses lettres ont
le caractère qu'elles devaient avoir, selon les personnes aux-
quelles elles étaient adressées. Comme un homme sage qui
part pour un long voyage, il a pourvu «à tout ; c'est un chef-
d'œuvre que le tableau qu'il a laissé de ses affaires.
Le samedi, il s'en vient chez moi, il s'assied et me dit :
en gênerai le portrait en homme, l'autre plaît davantage aux femmes; ce qui a
donné lieu aux vers suivants :
Sur ton double portrait, 1» s]> . I ..) . ■ n r | > rplexe,
Charmante du Barry, veut t'admirer partout;
A ses yeux changes-tu de sexe,
Il ne fait que changer de goût :
S'il te voit en femme, dans l'ànie,
D'être homme il sent tout le plaisir;
Tu deviens homme, et d'être femme
Soudain il aurait le désir. »
SALON DE 1769. /|2t
« Vous m'aviez prophétisé que mon insensé de frère me préci-
piterait dans un abîme d'où je ne me tirerais pas. Votre prédic-
tion est accomplie ; me voilà donc entre le déshonneur et la
mort, et vous pensez bien qu'il n'y a pas à choisir. »
S'il eût parlé de la position d'un autre, il n'aurait eu ni plus
de tranquillité ni plus de flegme; son visage ne montrait pas le
moindre signe d'altération. Et pourquoi celui qui s'est persuadé de
loin que la vie est un mauvais présent, que la mort n'est rien et
que le passage se fait sans douleur, éprouverait-il quelque trouble?
Je lui répondis que s'il était affligé de quelque maladie
cruelle à laquelle il n'y eût point de remède, nous changerions
sur-le-champ de propos, mais que je ne croirais jamais qu'un
homme de tête comme lui prît congé pour une affaire d'argent
et pour un mal d'opinion. <i Quel âge avez-vous? lui demandai-
je. — Trente et un ans. — Comment! vous êtes tout jeune,
vous avez une connaissance consommée du monde, une activité
incroyable, une tète de fer , et vous ignorez la valeur de ces
effets qui vous restent? » Vous voyez, mon ami, que je traitais
de sa vie comme d'un papier de banque. Je lui représentai que
Samuel Bernard, âgé de quatre-vingts ans, était prêt à se dé-
pouiller de toute sa fortune et à être exposé nu dans la rue, au
milieu de l'hiver, à la condition de recouvrer sa jeunesse, sûr
d'acquérir en peu de temps une richesse double de la sienne.
« Il faut, monsieur, ajoutai-je, soustraire à vos créanciers une
somme modique, se jeter dans une chaise de poste et s'en aller
ailleurs chercher une autre fortune. Vous la trouverez, et dans
dix ans vous aurez satisfait à tous vos engagements passés, vous
serez riche et vous rendrez grâce au hasard qui vous aura con-
duit chez moi pour y perdre une idée funeste. » Je lui citai
l'exemple d'un homme de ma connaissance qui avait été ruiné
trois fois; il sourit, et nous causâmes de choses tout à fait
étrangères à sa position, et lui avec autant de jugement et de
sang-froid que moi. On m'avertit qu'on a servi; je l'invite, il
me refuse; nous nous séparons, et j'apprends à l'instant qu'il
s'est cassé la tête d'un coup de pistolet. La mienne en était
tout à fait dérangée ce matin ; mais je viens de me tranquilliser
un peu sur l'assurance qu'on m'a donnée qu'il était tombé mort
sur le coup. On l'a trouvé la tête penchée sur sa table, devant
un portrait du roi de Prusse.
422 SALON DE 1769.
Oh! les pauvres machines que nous sommes! C'est Casanove
qui le dit. Un Dieu tient notre destinée cachée dans une nuit
obscure : Caliginosa nocte premit Deus et ridet. Le beau passe-
temps pour un être bienfaisant! Un jour cet artiste, sortant de
table avec ses amis, se soulageait d'un petit besoin dans un
coin; un des convives, pressé du même besoin, lui demande
place, il se range; une cheminée tombe et écrase celui à qui il
avait cétlé la place qu'il occupait ; ce qui lui a appris à se mo-
quer de l'avenir et surtout, à être poli. En vérité cette philoso-
phie est presque aussi bonne que ses tableaux, qui étaient
pourtant merveilleux cette année. Le nombre n'en était pas
grand : deux sujets de chasse1 (<Ak); un grand paysage- (65)
et trois petits2 (0(5), et voilà tout.
Tenez, mon ami, mon gros épicurien Casanove est un grand
peintre, un homme étonnant. Ce n'est pas tout à l'ait le senti-
ment de notre ami de la cour de Marsan, qui s'y connaît mieux
que moi, mais qui n'a pas vu ses tableaux de ce dernier Salon.
Si vous rencontrez jamais les deux Sa jets de citasse, ne les
quittez pas ; regardez-les, regardez-les longtemps, et lorsque
vous croirez avoir assez accordé à votre admiration, vous vous
serez trompé et vous y reviendrez. Comme l'œil s'y repose
agréablement, surtout après s'être si fatigué et si déplu ailleurs !
Si ces deux tableaux m'appartenaient et que l'indigence disposât
de mes effets, les deux Casanove déménageraient les derniers.
Écoutez-moi bien et gardez-vous de hocher du nez : il n'y a ni
peintres présents ni peintres passés qui colorient mieux, qui
sentent mieux l'harmonie et les beaux effets. Je n'ai jamais
rien vu, niais rien qui m'ait (tins attaché que le ciel de son
Soleil couchant. Comme il est chaud et doré, sans être ni rouge
ni jaune! Il régnait dans l'autre, qui est un Ciel dn malin, un
ton argentin et léger que vous ne verrez que là. Ses figures
sont heureusement disposées et d'une touche, d'un esprit fort
supérieurs à son élève.
Approche, Loutherbourg, et dis-nous à présent, si tu l'oses,
1. Tableaux de ."> pieds de large sur 3 pieds 6 pouces do lia ut, appartenante
M""' la marquise de Langeac.
2. Talileau de 3 pieds de liant sur 2 pieds de large.
3. Tableaux de S pouces de haut sur 1 pied de large, appartenant à M. De Selle.
trésorier de la marine.
SALON DE 1769. £,23
que ton maître te devait le mérite de ses compositions. Casa-
nove, c'est ainsi qu'il convient d'humilier l'envie. Cache-toi,
Loutherbourg! Tu nous as montré de très-belles choses assu-
rément; mais, à ta place, je serais moins vain de ta dernière
Tempête, quelque sublime qu'elle soit, que honteux d'une
calomnie aussi fortement repoussée. Sous ces deux Casanove on
avait placé deux Loutherbourg, et l'on disait : a Voilà le maître,
voilà l'écolier! » Sois satisfait, Casanove, jouis ; il fallait que le
moment de ta vengeance arrivât, et il est venu.
Loutherbourg a un grand talent, je ne lui refuse pas même
du génie; mais voyez et comparez. Si vous vous attachez à la
couleur et au faire, l'un vous paraîtra sec et lourd, l'autre gras
et léger; le premier, opaque, gris et également fait partout; le
second, transparent, varié, d'une touche franche et large, et
négligé quand il faut. Loutherbourg, que murmures-tu entre
tes dents? Je t'entends, tu t'adresses à ces terrasses, tu les
trouves brunes, un peu trop monotones; tu demandes à ces
arbres plus de mouvement et de profondeur ; tu voudrais que
ces masses qui doivent saillir en devant fussent plus éclairées,
et que celles-ci, qui doivent s'enfuir vers le fond, fussent plus
sourdes. D'accord ; mais, médecin, guéris-loi toi-même; homme,
pardonne à l'ouvrage de l'homme une imperfection, et ne cor-
romps pas la pureté de mon plaisir par tes observations amères
et jalouses. Nous souffrons tous les deux, mais ton malaise n'est
pas le mien.
Le grand Paysage de Casanove est bon, mais je ne le mets
pas sur la ligne des deux précédents; les arbres en sont d'un
vert trop égal ; la tète d'une femme qu'on voit auprès d'une
vache est mauvaise; mais, en revanche, les figures du fond et
le lointain sont admirables.
Le paysage en hauteur est de la plus belle couleur et d'un
faire très-spirituel.
Je ne vous dis rien de deux petits restes de palette qui ne
sont pas de l'étendue des précédents, mais qui n'en valent pas
moins.
Ce peintre est un de ceux qui se soutiennent le mieux, et il
fait peu de choses médiocres.
Allons, mon ami, gagnons pays; passons à un autre artiste,
à Roland de la Porte.
Ii2h SALON DE 1769.
ROLAND DE LA TORTE.
70. DÉSORDRE D'UN CABINET1.
Dans son .Desordre d'un cabinet, il y a dos choses bien
rendues; on y trouve de la vérité. C'est, une malheureuse
victime de Chardin. Ceux qui ont bien vu celui-ci sont très-
difficiles; ils disent à Roland de la Porte : « Vous vous croyez
tout contre et vous avez raison: mais vous ne franchirez peut-
être jamais ce maudit petit échelon. Votre façon de peindre est
encore mesquine; vous n'êtes pas harmonieux, vous n'imitez
pas de génie, on sent la fatigue de votre pinceau. Votre tableau
au paie et au gigot- est attrayant pour un peuple qui a faim:
mais votre gigot n'est pas mortifié, les chairs n'en sont pas
affaissées, la graisse flétrie : il vient d'être détaché du crochet
de la boucherie. Un gourmand vous dira qu'il est dur; des gens
affamés n'y regardent pas de si près; mais nous avons bien
dîné, et nous trouvons que ce morceau tant regardé manque
d'effet. »
Encore un p3u de courage, mon ami. Après Baudouin je vous
fais grâce.
DIXIEME LETTRE.
BAUDOUIN
Il y avait de cet artiste une suite de Feuillets d'un livre
d'é pitres et d'évangiles pour la chapelle du roi (67), un tableau
intitulé : le Modèle honnête (68), et quelques morceaux à
gouache (69).
L'ami Baudouin, vous regardez trop votre beau-père, je
vous l'ai déjà dit, et ce beau-père est le plus dangereux des
modèles; c'est une chose que je vous ai dite encore; mais
vous ne tenez aucun compte de mes avis. On peut se ren-
1. Tableau de l pieds de haut sur 3 pieds de large.
'J. N° 71. Plusieurs tableaux sous le même numéro.
SALON DE 1769. ^25
contrer, dites-vous, mais non pas sans cesse et toujours nez à
nez. A votre place, j'aimerais mieux être un pauvre petit original
qu'un grand copiste ; c'est ma fantaisie et ce n'est peut-être pas
la vôtre : maître clans ma chaumière plutôt qu'esclave dans
un palais. Vous n'êtes pas sans éclat, vos Feuillets d 'évangiles
ne manquent pas de couleur; mais il n'y a dans vos figures ni
ensemble ni dessin, pas une qui n'ait quelque membre disloqué
et qui n'invoque Botentuyt 1 ; ce sont ici des têtes trop grosses,
là des cuisses trop courtes; votre style est plat comme votre
toile. Et puis votre couleur, qui appelle d'abord, paraît ensuite
dure et sèche. Ce Modèle honnête est plus vôtre, il y a plus de
correction, mais la couleur en est fade. Le linge dont cette fille
s'enveloppe étend très-bien la lumière, mais pourquoi ne l'avoir
pas 'fait plus grand et plus de goût? Vous courez à toutes
jambes après l'expression, que vous n'atteignez pas; vous êtes
minaudier, maniéré, et puis c'est tout. Pour s'allonger, on n'est
pas grand. Et puis ce sujet, de la manière dont vous l'avez
traité, est obscur; cette femme n'est pas une mère 2, c'est une
ignoble créature qui fait quelque vilain commerce. On n'entend
rien à tout ce mouvement dans une scène pathétique et de
repos. Une jeune fille toute nue, assise sur la sellette de l'artiste,
la tête penchée sur une de ses mains, laissant échapper de ses
yeux baissés deux larmes, son autre bras posé sur les épaules
de sa mère, ses haillons épars en désordre à côté d'elle, cette
mère honnête et déguenillée se cachant le visage de son tablier,
le peintre suspendant son ouvrage et attachant ses regards
attendris sur ces deux figures, et tout était dit. Croyez-moi,
abandonnez ces sortes de sujets à Greuze.
Je ne sais, mon ami, quelle teinte aura cette lettre. Ce
malheureux Desbrosses ne m'est pas sorti de devant les yeux, je
le vois encore et j'en frémis. Je l'ai connu chezM,T"' Therbouche;
il fut le héros d'une certaine mystification que vous devez
savoir. L'artiste prussienne et lui s'étaient rencontrés dans une
cour d'Allemagne. 11 nous l'avait amenée après avoir circulé
1. Chirurgien célèbre.
2. Voir le conseil donne à Greuze, Salon de 1767, ci-dessus, p. 74. Ce tableau
a été retiré de la vente Testard (I77G) à 1,750 livres. 11 a été gravé par Moreau le
jeune.
Z|2G SALON DE 1769.
dans plusieurs Etats où il avait montré beaucoup de capacité ;
il s'était fait agent de change par intérêt pour sa famille et par
tendresse pour quatre sœurs qu'il soutenait avec décence. Comme
le besoin était urgent, il s'était associé une douzaine d'hommes
qu'il appelait ses apôtres. Ces apôtres-là étaient des gens de rien
qu'il avait répandus en différentes places où il leur avait créé
le fantôme d'un grand crédit. À l'aide du mystère le plus pro-
fond, on s'adressait à ces apôtres-là pour savoir qui était leur
maître et au maître pour savoir qui étaient ces apôtres; ils
répondaient les uns des autres, ils en imposaient tous par
l'image du faste. Il leur envoyait de son papier afin qu'il
lui revînt par des intermédiaires, et il y faisait toujours
honneur. Cette manœuvre lui coûtait quelques milliers d'écus
qu'il retrouvait au double et au triple sur le crédit qu'il se
faisait à lui-même et à ses sous-agents. « J'étais en chemin
d'une fortune immense fondée sur rien, me disait-il deux jours
avant sa mort; mon frère, mon insensé de frère a tout ren-
versé. » Il n'était pas sans inquiétude sur le sort de sesapôfrcs.
La Prussienne, dont le comte de Schullembourg et vous m'aviez
embâté, lui a coûté un argent infini. Sa mort l'aura soulagée
d'une dette assez considérable. J'ai de lui une lettre où vous
trouverez des vues d'une politique machiavélienné et profonde;
quelque jour je vous en ferai part. Il était noble, grand, géné-
reux. Un peu obscur dans son expression, il était vaste dans
son coup d'oeil. Il était connu de notre ministère, qui le crai-
gnait; on avait empêché de violence son expatriation.
Bonsoir, mon ami. Mille remerciments de ma part pour la
pacotille de musique, sans préjudice des actions de grâces de
ma fille. Je lui ai lu votre billet, et elle en a été touchée autant
que le dérangement de sa santé le lui a permis. Kl le est très-
pressée de vous rendre le témoin de ses progrès dans la science
de l'harmonie1; les suffrages qu'elle ambitionne, ce sont ceux
qu'on obtient difficilement. Bonsoir encore. Quoique je sois
fatigué, je m'attends à une mauvaise nuit.
I. Elle recevait à ce moment les leçons de Bemetzricder que nous lirons plus
loin, t. XII, rédigées par Diderot.
SALON DE 1769. 427
ONZIÈME LETTRE.
BELLENGÉ.
Lorsque je vois des enfants entraînés par une pente invin-
cible, en dépit de l'indigence, des distractions d'un autre état,
de la sévérité des maîtres, de la répugnance des parents, vers
une science ou vers un art dans lequel ils ne sont à la fin que
des hommes médiocres, je me demande : « Qu'est-ce donc que
le génie? à quels caractères le reconnaît-on? » Je suis tenté de
croire que ces êtres-là étaient destinés à donner naissance à la
chose, quoique incapables de la porter à un certain degré de
perfection. Nés quelques siècles plus tôt, ils auraient laissé un
nom célèbre, le nom d'inventeurs; aujourd'hui ils vivent et
meurent ignorés. C'est qu'il est peut-être plus difficile, quoique
moins glorieux, de porter à un pas plus loin une science qu'une
longue suite d'hommes ont cultivée que de lui faire faire le
premier pas, et cela, sans entrer dans l'examen des causes
accidentelles qui l'ont suggéré et qu'on doit plutôt regarder
comme un bonheur que comme un mérite. Concluez de là que
la célébrité dépend beaucoup du moment où l'on parait sur la
scène du monde, et que l'homme de génie et l'inventeur sont
deux hommes très-différents. D'Alembert n'eût peut-être jamais
fait les Eléments d'Euclide. Euclide n'eût peut-être jamais
entendu les ouvrages de d'Alembert. Dibutade n'eût peut-être
jamais dessiné une académie comme Van Loo. Van Loo n'eût
peut-être jamais pensé, comme Dibutade, à suivre les limites
d'une ombre. Et ne confondons jamais l'attrait avec le talent.
On a rarement du talent sans attrait, et il y a mille exemples
de l'attrait le plus violent et du plus mince talent. J'en appelle
à tous ces hommes qui forcent les portes de nos Académies par
un premier morceau qui promet, et qui sont arrêtés tout court.
Tel est le peintre Bellengé; prenez son mauvais tableau de
mauvais Fruits passés1 (7*2), et comparez-le à son tableau de
réception.
i. Tableau de 3 pieds 7 pouces de haut sur 2 pieds 8 pouces de large.
Zj28 SALON DE 1709.
LE PRINCE.
Tel est Le Prince même, dont, à vous parler vrai, je n'ai vu
jusqu'à présent d'autre composition estimable que son Baptême
russe. Qu'est-ce que ce Cabuk ou espèce de guinguette aux envi-
rons de Moscou1 (7Zi). Beaucoup de mouvement, beaucoup
d'objets, beaucoup de scènes diverses, une multitude infinie de
figures; mais tout est croqué; nulle image; le plus grand et le
plus bel hymne qu'on put chanter à l'honneur de Teniers. Que
seraient-ce que les tableaux si vantés de ce dernier sans le
mérite de l'exécution? Rien ou fort peu de chose. Sachez donc,
monsieur Le Prince, que quand on fait un Cabuk il faut le finir.
Voilà un Drogman du roi de France'2 (75) et Une Russe qui joue
de lu guitare3 (7(5) que Juliart dédaignerait : or, je vous laisse
à penser ce que c'est qu'un tableau dédaigné par Juliart. Tout
est ébauché et faible dans la Danse russe (77) et la Balançoire
à la manière de ces peuples (78). Le Prince a son papier bleu
ou sa toile devant lui ; il prend son crayon ou son pinceau et il
se dit : « Que ferai-je? Ma foi, je n'en sais rien... » Et tout en
se faisant ce monologue il exécute les premiers linéaments d'une
figure, il en place une seconde à côté de celle-là, puis une
troisième ; il résulte de là je ne sais quoi qui vaudrait peut-être
quelque chose si l'artiste s'en donnait la peine; mais le cou-
rage lui manque, et après avoir usé beaucoup de couleurs et
employé beaucoup de toile, il n'a rien fait.
On cherchait depuis longtemps un moyen d'imiter le lavis,
soit au bistre, soit à l'encre de la Chine. Le Prince y a singu-
lièrement réussi, et les vingt-neuf estampes4 (79) qu'il a expo-
sées sont à faire illusion, on ne les prendrai! jamais pour un
effet de la gravure et d'un procédé particulier.
1. La situation de cette grande ville présente souvent la variété de nations et
d'ajustements que l'on peut remarquer dans ce tableau. (Xote du Livret.)
2. Tableau de 1 pied de baut sur 10 pouces de large.
3. Tableau de 1 pied de baut sur 10 pouces de large.
4. Ce procédé de gravure a été employé par Le Prince, pour un album de types
russes fort curieux. 11 a servi aussi à l'illustration de divers ouvrages.
SALON DE 1769. 429
GUERI N.
J'espère que vous me permettrez bien de compter Guérin
parmi les dupes malheureuses de cette impulsion fausse ou
vraie de la nature qui jette les hommes dans une profession où
il n'y a nul honneur et très-peu de profit à faire pour eux.
Les deux sujets de fantaisie1 (80) qu'il a peints pour votre
chancelier, l'abbé de Breteuil, ne sont que des jolis riens. Je me
tais sur son Concert'2 (81) et sur ce Jeune homme qui parle
science avec une demoiselle (82). Je ne conçois pas comment
M. Dutartre, qui a, dit-on, de très-beaux tableaux et la préten-
tion de s'y connaître, garde cela dans son cabinet. Le Portrait
de je ne sais quelle femme en Diane accompagnée de ses nym-
phes et chassant le cerf aux abois (83) est mauvais.
ROBERT.
Si je vous faisais passer en revue toutes les compositions de
Robert je ne finirais pas. C'est un peintre assurément que ce
Robert; mais il fait trop facilement, ses morceaux sentent la
détrempe; leur mérite principal est d'offrir des points de vue et
des fabriques antiques. Il n'excelle pas pour la figure; ses
arbres sont lourds, et en général le choix de ses accessoires
pourrait être meilleur. Négligez, s'il vous convient, son Port orné
d'architecture3 (84), quoiqu'il appartienne à un ministre qui peut
se procurer de belles choses sans s'appauvrir; passez devant
son imitation des Portiques, galeries et jardins, tels qu'on en
voit autour de Rome* (85), parce que ce tableau appartient à
un autre ministre qui ne mérite pas mieux que cela; devant sa
Cascade du belvédère Pamphile à Frascuti* (86), parce que
1. Tableaux d'environ 15 pouces do hauteur, appartenant à M. l'abbé de Bre-
teuil.
2. Tableau de 14 pouces de haut sur 10 pouces de large.
3. Tableau de 4 pieds de large sur 3 pieds de haut appartenant à M. le duc
de Choiseul.
4. Tableau de 7 pieds 6 pouces de large sur 5 pieds G pouces de haut, appar-
tenant à M. le comte de Saint-Florentin.
5. Tableau de 15 pouces de haut sur 1 pied de large, appartenant à M. le mar-
quis de Seran.
Zi30 SALON DE 1769.
je La trouve froidement touchée. Mais regardez avec attention
les Restes d'un escalier antique1 (87), les Haines du vestibule
d'un temple'1 (88), la Pièce et eau environnée de galeries2 (89),
la Maison de campagne du prince Mattei* (92), le Paysage avec
des monuments (93) % ma foi, la plupart des autres parce qu'ils
sont beaux. Les dessins coloriés de paysages, de jardins, de
temples et autres édifices antiques et modernes de Rome (98)
ont de l'effet, de la verve, et sont très-précieux.
J'allais entamer Loutherbourg, mais je n'en ai ni le temps ni
la place. Un bout de page n'est pas assez pour celui-ci; et ma
fille, qui se trouvera mal tout à l'heure, de son dîner, ne veut
pas attendre plus longtemps. Mais après dîner? me direz-vous.
Après dîner je vais chez Briasson pour tâcher d'accommoder le
procès de Luneau de Boisjermain avec les libraires, et empêcher
que cet homme, dans les affaires duquel ils ont mis le feu, ne
mette à son tour le feu dans les leurs. Savez-vous bien que ce
diable d'homme vient de faire un tableau de frais, dépenses et
conditions de V Encyclopédie dont le résultat est que les libraires
ont volé 17/i livres à chaque souscripteur, somme pour laquelle
ils vont être assignés, ce qui les mènerait à une restitution
générale d'environ six cent mille francs? Je n'aime pas ces gens-
là; malgré cela, je désire de tout mon cœur de les engager à quel-
que accommodement qui leur épargne une dernière fâcheuse
affaire. Je vous dirai demain quel aura été le fruit de ma mission0.
1. Tableau do la mémo dimension que le précédent, et appartenant à M. le
marquis de Seran.
2. Tableau de 20 pouces de haut sur 10 de large, appartenant à RI. Hennin,
résident de France à Cenève.
3. Tableau de la môme dimension que le précédent, et appartenant au môme
personnage.
i. Tableau de 2 pieds 3 pouces de large sur 18 pouces de haut.
5. Tableau de 2 pieds 3 pouces de large sur is pouces de haut.
6. Cette affaire dura plus longtemps (pic ne le supposait Diderot, qui eut à subir
à cette occasion, quoiqu'il no fûl pas mis eu cause directement, bien des tracasse-
ries. On l'accusa d'avoir trahi les intérêts des libraires, en fournissant des armes
à Luneau de Boisjermain, puis de s'être retourné contre celui-ci, moyennant une
bonne somme d'argent paye par les libraires. On trouvera un écho de ces disputes
dans si Cotres ndance.
SALON DE 1769. 431
DOUZIÈME LETTRE.
LOUTHERBOURG.
Malgré la sortie vigoureuse que j'ai faite contre Louther-
bourg à l'article Gasanove, cela ne m'empêchera pas de convenir
que c'est un grand artiste. Voulez-vous que je vous dise bien
franchement ce que je pense du démêlé de ces deux peintres?
Casanove est un gros épicurien, un peu libertin, aimant le repos
et l'argent; il avait dans son atelier un élève dont il connaissait
l'habileté et à qui il confiait le soin de finir ses tableaux. L'élève,
jeune, étourdi et vain, sorti de dessous l'aile de son maître,
enflé de ses premiers succès, reçu à l'Académie, applaudi au
Salon, laissa croire des secours qu'il donnait à Casanove tout ce
qu'on voulut.
Loutherbourg travaille avec une célérité inconcevable et
travaille bien. Son Mistral ou Marine par un vent frais1 (101),
sa Tempête1 (100), sa Carène et Entrée d'un port" (99), son
Paysage au soleil couchant (103), sa Grande Tempête en pleine
mer (102), sa Marine au soleil couchant'1 (105), sa Tempête
arec un coup de tonnerre (104), son autre Tempête par un grain
de vent* (107), ses Bergers arec un troupeau poursuivis par
des maraudeurs* (10(5), ses Pèlerins d'Emmaus1 (108), son
Matin et son Soir8 (110), son autre Soir et son autre Matin9
(109), ses Paysages avec animaux" (112), son Paysage au soleil
1. Tableau de 2 pieds 6 pouces de large sur 21 pouces de haut, appartenant à
M. le duc de Piquigny.
2. Tableau de la même dimension que le précédent, et appartenant au même
pers innage.
3. Tableau de 2 pieds 6 pouces de large sur 21 pouces de haut, appartenant à
M. le duc de Piquigny.
4. Ces 3 tableaux sont de 2 pieds 6 pouces de large sur 21 pouces de haut,
o. Ces 2 tableaux ont 2 pieds 6 pouces de large sur 2! pouces de haut.
6. lableau de 29 pouces de large sur 23 pouces de haut.
7. Tableau de 22 pouces de large sur 10 pouces de haut.
5. Tableau de 13 pouces de large sur 9 pouces de haut.
9. Tableau de 22 pouces de large sur 19 pouces de haut,
10. Tableau de 25 pouces de large sur 22 pouces de hauteur.
432 SALON DE 1769.
couchant (LU), le Goûter des deux amis au retour de la chasse l
(113), son Départ pour la chasse au vol* (114), tout cela est fort
beau; il n'y a que du plus ou moins. En général il n'est pas
aussi harmonieux que Casanove, ni aussi facile et aussi vrai
que Vernet; il outre pour être \igourcux; il n'y a pas assez
d'air entre ses ligures, mais tout cela est racheté par tant
d'autres qualités! Le Salon tirait à sa fin, il avait recueilli une
assez bonne provision d'éloges, lorsqu'on vit paraître sur le
chevalet une dernière composition, ou qui n'était pas encore
achevée lorsque l'exposition s'ouvrit, ou qu'il avait mise en
réserve par politique, afin de nous rassembler tous autour de
lui lorsque nous serions las de regarder les autres. C'était une
Tempête; ah! mon ami, quelle tempête! Rien de plus beau que
des rochers placés à la gauche, entre lesquels les flots allaient se
briser en écumant ; au milieu de ces eaux agitées, on voyait
les deux pieds d'un malheureux qui se noyait attaché aux
débris du vaisseau, et l'on frémissait; ailleurs le cadavre flot-
tant d'une femme enveloppée dans sa draperie, et l'on frémis-
sait; dans un autre endroit, un homme qui luttait contre les
vagues qui l'emportaient contre les rochers, et l'on frémissait ;
sur ces rochers, des spectateurs peignant bien la terreur, surtout
le groupe ménagé sur la pointe du rocher le plus avancé dans
la mer. Je ne vous dirai pas que ces figures fussent aussi vigou-
reuses, aussi correctes, aussi grandes que celles de Vernet, mais
elles étaient belles. Pour le ciel, nia foi, c'était à s'y tromper
pour la verve et la légèreté. Ce Loulherbourg est le meilleur que
j'aie vu; c'est, je crois, vous on direassez de bien. Ah! si jamais
cet artiste voyage et qu'il se détermine avoir la nature!...
Feu AMAM).
Il m'a pris ici une bonne fantaisie, c'est de sauter tout de
suite à (ireuze, de vous dire un mut de nos sculpteurs et de vous
souhaiter le bonsoir; mais je me suis ravisé, je ne sais trop
pourquoi. Je me sui> rappelé un Magon, frère d'Annibal, après
la bataille de Cannes, demandant de nouveaux secours au sénat
1. Tableau de 24 pouces de large sur 43 pouces de liant.
2. Tableau de 3 pieds de large sur 2 pieds 0 pouces de hauteur.
SALON DE 1769. 433
de Carllmge1 (115), morceau d'un bon style, bien composé; on
enfonçait dans la scène; il y avait de l'expression dans les figures,
de l'air, mais un air épais qui donnait à la composition un carac-
tère de vétusté ; la lumière tombait juste sur les objets, mais ne
les pénétrait pas. Ce tableau était d'Amand, artiste à regretter,
à ce qu'ils disent, quoique je n'aie jamais rien vu de lui que des
choses qui annonçaient une chaleur mal réglée.
BRIARD.
Je me suis rappelé une Naissance, de Vénus'2 (116) de Briard,
et il me semble que je la vois encore, cette Vénus. Miséricorde !
quel ventre! quelle hanche! et l'énorme derrière, et les cuisses
exostosées d'une autre figure de femme posée sur des nuages
qui avaient la complaisance de la porter! Et puis un ton faux et
rougeâtre de couleur. Une Mort d'Adonis3 (117), plate, froide et
léchée comme une miniature, et une Madeleine pénitente" (118)
peinte avec de l'ocre, la plus insipide pénitente qu'on pût ima-
giner.
B RENE T.
Je me suis rappelé une grande et lourde Vérité* (119) de
Brenet, dévoilée par un petit Temps tout jeune, qui n'était pas
âgé de huit ans. Une Etude qui visitait le Génie pendant la nuit,
sujet sublime où il y avait sur le devant, dans la demi-teinte,
un très-beau marmot bien peint. L'Etude était maigre, sèche,
longue et mauvaise; la figure du Génie était bien éclairée;
en général, ce morceau m'a paru fort au-dessus de l'artiste,
d'un faire tout voisin d'un grand maître; le conseil d'un
ami était presque la seule chose qui y manquât. Je me
suis rappelé, et tout de suite, un petit Anachorète en mèdi-
1. Ce tableau est son morceau de réception à l'Académie. — L'esquisse avait été
exposée au Salon précédent.
2. Tableau de 0 pieds 2 pouces de haut sur 8 pieds 3 pouces de large.
3. Tableau de 4 pieds de haut sur 3 pieds de large.
4. Tableau de 22 pouces de haut sur 18 pouces de large,
5. Tableau de 13 pieds 8 pouces de haut sur G pieds 3 pouces de large, des-
tiné à l'une des chambres du Parlement de Douai.
XI. 28
/,3/j SALON DE 1769.
talion* (120), sentant d'une lieue à la ronde le séjour d'Italie,
bien dessiné, colorié avec une extrême vigueur, très-beau et
digne de Van Loo ou de tout autre maître même plus fort; à
cela près que la tête en était un peu faible. Une .Ethra mon-
trant à .son fils Thésée le lien où son père avait caché ses armes*
(122), suavement fait, harmonieux; l'/Ethra, noble de position,
bien drapée, belle, malgré le mauvais choix de ses bras; le
Thésée très-beau, quoiqu'un peu incorrect de dessin ; morceau
de réception qui en valait bien un autre.
LÉPICIÉ.
Je ne me suis rien rappelé de Lépicié; mais je lis sur mon
livret : 123. Adonis changé en anémone par l 'émis3, et vis-à-
vis : « Vénus mesquine, singulièrement contournée, et Adonis
livide, dont on aurait pu dire comme de Lazare : Jam fœtcl. »
12/i. Achille instruit dans la musique par le centaure (hi-
ronk, et vis-à-vis : « Que diable tout cela veut-il dire? Quelle
foule de figures insignifiantes! Qui a jamais fait un centaure
blanc comme un poulet? Il a certainement les cuisses cassées;
il est vrai que Cochin dit que c'est une peccadille qui ne vaut
pas la peine d'être relevée.»
125. Une Peinture"0 et (120) une Architecture* 3 et vis-à-vis :
« Que j'aime mieux à Cochin qu'à moi, quoique le ton de la
couleur en soit assez agréable. »
127. Une ligure de YEtude1; et vis-à-vis : « Rien.»
128. Une Visitation*, et \is-à-vis : « Excellente esquisse. »
1. Tableau ovale de 14 pouces de liant sur 1G pouces de large.
2. Tableau de 5 pieds do large sur 4 pieds de haut. — Est aujourd'hui au
Louvre, n° 51 de l'École française.
3. Tableau de i pieds de large sur 2 pieds 0 pouces de haut; destiné à décorer
le nouveau pavillon de Trianon.
4. Tableau de .'> pieds de large sur 4 pieds 0 pouces de haut; morceau de récep-
tion à l'Académie.
5. Tableau peinl sur bois de 4 pieds 3 pouces de haut sur 2 pieds et demi de
large, appartenant à M. Cochin, secrétaire de l'Académie.
0. Tableau de môme dimension que le précédent, et appartenant au môme
personnage.
7. Tableau de 17 pouces de haut sur li pouces de large.
8. Tabhau do 21 pouces do huit sur 1 pied de large, exécuté en grand dans
le chœur de la cathédrale de Buyonne.
SALON DE 1769. ^35
129. Deux Études de tête, l'une d'une jeune fille, l'autre
d'une paysanne, et vis-à-vis de la première : « Rien »; vis-à-vis
de la seconde : « Planche de bois barbouillée sèchement et rouge. »
430. Un Repos de soldais, et vis-à-vis : « Bon à garnir
l 'entre-deux des croisées et autres endroits obscurs. »
Il faut être vrai, mon ami, et vous donner en même lemps
un excellent exemple de la manière dont on est diversement
affecté d'un même morceau en différents instants. Relisez les
lignes qui précèdent sur la Naissance de Venus de Briard; j'en
dis le diable : c'est le jugement d'un de mes livrets; et voici le
jugement d'un autre de mes livrets : « Assez agréable, quoique
la composition en soit arrangée; la Vénus d'un dessin assez
fin... » D'un dessin assez fin ! voilà ce qui me confond, car il est
écrit ainsi, et je ne me trompe pas. 11 y a ensuite : « Mais d'une
attitude académique et recherchée... » Et puis ayez quelque
confiance dans mes connaissances dans l'art, et prêchez-moi, si
vous l'osez, de publier mes réflexions. Il faut pourtant vous
expliquer la contradiction très-réelle de ces deux jugements:
c'est qu'il y avait un point de vue sous lequel la Vénus de Briard
avait tous les défauts que je lui reproche, et un autre point de
vue sous lequel elle ne les avait plus. Ainsi, cette figure était-
elle bonne, était-elle mauvaise? Ma foi, je n'en sais rien. Ce
qu'il y a de certain, c'est qu'il y a pour les objets les plus
agréables en nature des aspects tout à fait ingrats; en serait-il
de même pour ces objets imités par l'art? Tout ce dont je puis
vous répondre c'est que mes deux livrets disent vrai tous les
deux et que, dans un certain point, la Vénus de Briard avait un
ventre et une hanche énormes : la droite; et que dans un autre
point ce ventre et la même hanche étaient très-bien. De quel
point la fallait-il juger? C'est ce que j'ignore. Pour être irré-
prochable, une figure doit-elle l'être de tout côté? Un meilleur
connaisseur de Nature ne m'aurait-il pas dit que pour être pure-
ment et finement dessinée il fallait que, de l'endroit où je la
regardais, cette Vénus eût les défauts que je lui reprochais,
parce que si de là elle n'avait pas ces défauts, elle manquerait
de la belle et de la juste conformation que je lui trouvais, regar-
dée d'ailleurs? Ah! mon ami, quelle question! Il n'y a qu'un
grand artiste ou mon expérience sur un grand nombre de
tableaux qui puisse m'en tirer.
436 SALON DE 1769.
0 la sotte condition des hommes ! Mariez-vous, vous courez
le risque d'une vie malheureuse; ne vous mariez pas, vous êtes
sûr d'une vie dissolue et d'une vieillesse triste. Ayez des en-
fants, ils sont plats, sots, méchants, et vous commencez par vous
en affliger et finissez par ne plus vous en soucier. N'en ayez
point, vous en désirez. Ayez-en d'aimables, le moindre accident
qui leur survient vous trouble la tête ; vous vous levez du matin,
vous vous asseyez à votre bureau pour travailler, rien ne vous
vient; et voilà précisément le rôle que je fais. Voyons pourtant.
TARAVAL.
131. LE TRIOMPHE DE BA.CCHUS1.
L'Académie de peinture, trop étroitement logée, ne savait
plus où placer ses tableaux et ses statues; elle a sollicité l'im-
mense galerie d'Apollon, cette galerie où, malgré la perte de la
couleur et le désaccord général, les Batailles d'Alexandre,
peintes par Le Brun, sont encore les plus beaux tableaux que
nous ayons. Il restait au plafond de cette galerie quelques
places qui attendaient la décoration qui leur était destinée.
M. Taraval en a rempli une par le Triomphe de Bacchus, que
l'Académie a accepté pour son morceau de réception. C'est un
tableau d'une grande étendue : on y voit le dieu des raisins avec
une femme, Ariane, si vous voulez, sur son char traîné par des
tigres; ce char, précédé et suivi de bacchants et de bacchantes;
le reste de l'espace occupé par une grande cuve et d'autres
accessoires analogues. Il y a certainement du grand dans les
formes, quoique ces formes soient mauvaises; un bel effet, mais
des caractères bas et ignobles. Vous en jugerez vous-même.
Ne regrettez pas son Eve présentant la pomme à Adam
(132) ; c'était bien une des plus insipides compositions qu'on
pût faire d'après ce sujet dont je pense, ainsi que du Jugement
de Paris, que dans l'un et l'autre le paysage doit être la partie
principale et l'historique ne doit être que l'accessoire; en con-
séquence, j'en renvoie l'exécution au Poussin ou à son succes-
seur, lorsqu'il existera. Il y avait encore du même artiste une
1. Ce tableau est encore à la même place, dans la partie latérale à droite de la
galerie d'Apollon.
SALON DE 1769. /,37
Baigneuse1 (133)., que je ne me rappelle pas, et une figure aca-
démique d'homme que je ne me mêle pas de juger; je n'en sais
pas assez pour cela.
HUET2.
Voici un M. Huet qui occupe une grande page et plus du
livret. 135, c'est un Dogue qui se jette sur des Oies*, un dogue
aussi furieux que s'il avait affaire à un loup, et qui se jette sur
des oies bien mal dessinées; 136, d'autres Bogues qui se jettent
sur d'autres animaux 4; 137, une Caravane5 qui n'est pas sans
mérite, mieux peinte que celle de Boucher, quoique en général
d'un ton rougeâtre; 138, un Renard qui fait fracas dafis un
poulailler6; 139, un tableau d'Oiseaux étrangers1 ; 140, la vue
d'un Four banal9, ; 141, une Laitière*; 142, un Clair de lunei0;
143, un Petit Chien'11 sans verve et sans humeur; 144,
un Paysage avec des animaux12; 145, des Têtes d'animaux
où il y a de la vie; 140, une Perdrix; 147, l'esquisse d'une
Chasse au lion;l&8< un dessin de la Naissance de, Jésus annoncée
aux bergers, avec d'autres dessins et d'autres esquisses (149).
Eh bien, mon ami, sur tout cela il n'y a qu'un mot à dire,
c'est qu'il n'y a pas assez de dessin, et que cela est d'une
discordance que la vigueur du pinceau rend d'autant plus cho-
quante. Sans harmonie, point de salut; l'harmonie est en pein-
ture ce que le nombre est en poésie : le grand charme, le pres-
tige qui sauve une infinité de défauts, et que les qualités les
plus rares ont bien de la peine à suppléer. Si vous n'êtes pas
1. Tableau ovale.
2. Jean-Baptiste Huet, né au Louvre le 18 octobre 1745. Il fut élève de Le Prince.
C'est la Famille d'oies du Salon de 1709 qui le fit recevoir par l'Académie. Il mourut
à Paris, le 27 août 1811. Il a beaucoup gravé.
3. Tableau de 5 pieds de large sur 4 pieds de haut; ouvrage fait pour sa récep-
tion à l'Académie.
4. Tableau de 8 pieds sur G.
5. Tableau carré de 6 pieds.
6. Tableau de 4 pieds sur 3.
7. Tableau de 4 pieds sur 3.
8. Tableau de 3 pieds sur 2.
'.). Tableau de 3 pieds sur 1 pied 10 pouces.
10. Tableau de 2 pieds 6 pouces sur 1 pied 8 pouces.
11. Tableau de 22 pouces sur 18, appartenant à M. Bergeret.
12. Tableau de 18 pouces sur 13 pouces.
438 SALON DE 1769.
un homme de l'art, vous aimerez mieux dans votre cabinet un
joli morceau bien doux, bien suave, bien harmonieux, qu'un
morceau sublime du Poussin, de Raphaël même, que le temps
aura désaccordé.
Et puis me voilà arrivé à Greuze, pour lequel il faut com-
mencer alinéa; il mérite bien qu'on tire une barre entre lui et
ceux qui le précèdent.
TREIZIEME LETTRE
GREUZE.
^ i
Yous savez, mon ami, qu'on a relégué dans la classe des
peintres de genre les artistes qui s'en tiennent à l'imitation de
la nature subalterne et aux scènes champêtres, bourgeoises et
domestiques, et qu'il n'y a que les peintres d'histoire composant
l'autre classe qui puissent prétendre aux places de professeur
et autres fonctions honorifiques de l'Académie.
Cet artiste, qui ne manque pas d'amour-propre et en qui
il est très-bien fondé, s'était proposé de faire un tableau histo-
rique et d'acquérir le droit à tous les honneurs de son corps. Il
avait choisi pour sujet :
151. SEPTIME SÉVÈRE REPROCHE
A SON FILS CARACALLÂ I)' A VOIR ATTENTE A SA VIE
DANS LES OKEILÉS D'ECOSSE.
Son moment est celui où Septime, ayant fait appeler son fils,
lui dit : Si tu désires ma mort, ordonne à Papinien de me la
donner. Nous avons vu, mon ami, dans son atelier, ce sujet
ébauché, et vous conviendrez que cette ébauche promettait un
beau tableau. Quoiqu'il ait changé de toile, sa composition est
restée la même. La scène se passe le matin ; Septime s'est relevé
sur son lit, il est sur son séant, à moitié nu; il parle à Cara-
1. C'est ici que commence la partie de ce Salon publiée en 1819.
SALON DE 1769. 439
calla. Sa main gauche est d'un homme qui ordonne ; sa droite,
dirigée vers un glaive posé sur une table de nuit, à côté du lit,
explique le sens du discours. Papinien et un sénateur sont au
chevet du lit, derrière l'empereur. Caracalla est au pied. Ces
trois figures sont debout. Caracalla a le caractère d'un méchant
plus honteux que contrit; Septime parle avec force et gravité;
Papinien a l'air profondément affligé ; le sénateur paraît étonné,
Le jour vint où ce tableau, achevé avec le plus grand soin,
prôné par l'artiste même comme un morceau à lutter contre ce
que le Poussin avait fait de mieux, vu par le directeur et quel-
ques commissaires, fut présenté à l'Académie. Vous vous doutez
bien qu'il ne fut pas examiné avec les yeux de la bienveillance;
Greuze avait montré depuis si longtemps un mépris si franc et
si net pour ses confrères et leurs ouvrages !
Voici comment la chose se passe dans ces circonstances.
L'Académie s'assemble; le tableau est exposé sur un chevalet
au milieu de la salle; les académiciens l'examinent; cependant
l'agréé, seul, dans une autre pièce, se promène ou reste assis,
en attendant son jugement : Greuze, ou je me trompe fort,
n'était pas fort inquiet de son arrêt.
Au bout d'une heure les deux battants s'ouvrirent, Greuze
entra; le directeur lui dit : « Monsieur, l'Académie vous reçoit;
approchez, et prêtez serment. » Greuze, enchanté, satisfait à
toutes les cérémonies de la réception. Lorsqu'elle est finie, le
directeur lui dit : « Monsieur, l'Académie vous a reçu, mais c'est
comme peintre de genre1 ; elle a eu égard à vos anciennes pro-
ductions, qui sont excellentes, et elle a fermé les yeux sur
celle-ci, qui n'est digne ni d'elle ni de vous. »
Dans cet instant, Greuze, déchu de son espérance, perdit la
tête, s'amusa comme un enfant à soutenir l'excellence de son
tableau, et l'on vit le moment où La Grenée tirait son crayon de
sa poche, afin de lui marquer sur sa toile même les incorrections
de ses figures.
Qu'aurait fait un autre? me direz-vous. Un autre, moi par
1. Cette décision, d'après une note communiquée par M. Duvivier de l'École
des beaux-arts à MM. de Goncourt, a été signée en marge du registre par Lemoine,
directeur, Boucher et Dumont le Romain, recteurs, et Allegrain, professeur. D'or-
dinaire ces renvois étaient simplement paraphés par Cochin (Voir L'Art du
xvme siècle, t. I, p. 400).
HO SALON DE 1769.
exemple, aurait tiré son couteau de sa poche et aurait mis le
tableau en pièces : ensuite il aurait passé la bordure autour de
son cou, et, l'emportant avec lui, il aurait dit à l'Académie qu'il
ne voulait être ni peintre de genre ni peintre d'histoire : il serait
rentré chez lui pour y encadrer les tètes merveilleuses de Papi-
nien et du sénateur, qu'il aurait épargnées au milieu de la des-
truction du reste, et aurait laissé l'Académie confondue et désho-
norée. Oui, mon ami, déshonorée : car le tableau de Greuze,
avant que d'être présenté, passait pour un chef-d'œuvre, et les
débris qu'il en aurait conservés auraient perpétué ce préjugé à
jamais ; ces débris superbes auraient fait présumer la beauté
du reste, et le premier amateur les aurait acquis au poids de l'or.
Greuze, au contraire, demeura convaincu du mérite de son
ouvrage et de l'injustice de l'Académie, s'en revint chez lui
essuyer les reproches emportés de la femme la plus violente,
laissa exposer son tableau au Salon, et donna le temps à ses
défenseurs de revenir de leur erreur, et de reconnaître qu'il
avait maladroitement offert à ses confrères irrités l'occasion la
plus éclatante de lui rembourser en un instant, et sans blesser
les lois de l'équité, tout le mépris qu'il leur avait marqué.
Voilà le précis de l'aventure de Greuze, qui a fait ici beau-
coup de bruit. Si vous ne voulez pas vous en tenir à ce que je
vous dirai de son tableau dans ma prochaine lettre, vous pourrez
l'aller voir dans les salles de l'Académie, d'où ses rivaux triom-
phants ne le laisseraient pas sortir pour tout l'or du monde. A
la place de Greuze, je voudrais avoir nia revanche.
Je n'aime plus Greuze; malgré cela j'ai été vraiment fâché
de la scène mortifiante qu'il a essuyée; et je me disposais à
l'aller consoler, lorsque j'en fus empêché par un soupçon qui me
déplut en lui.
Je devais dîner aujourd'hui avec vous, et vous remettre cette
lettre; j'ai été retenu par ma femme, qui croit que ma présence
soulage sa fille de son indisposition qui dure. Bonjour.
SALON DE 1769. ^\
QUATORZIÈME LETTRE.
Je vous ai promis, mon ami, de vous parler du morceau de
réception de Greuze, et de vous en parler sans partialité; je vais
vous tenir parole.
Il faut que vous sachiez d'abord que les tableaux de cet
artiste faisant dans le monde et au Salon la sensation la plus
forte, l'Académie souffrit avec peine qu'un homme aussi habile
et aussi justement admiré n'eût que le titre d'agréé1. Elle désira
qu'il fut incessamment décoré de celui d'académicien; ce désir
et la lettre que le secrétaire de l'Académie, Cochin, fut chargé
de lui écrire en conséquence sont un bel éloge de Greuze. J'ai
vu la lettre, qui est un modèle d'honnêteté et d'estime; j'ai vu
la réponse de Greuze, qui est un modèle de vanité et d'imper-
tinence : il fallait appuyer cela d'un chef-d'œuvre, et c'est ce
que Greuze n'a pas fait.
Le Septime Sévère est ignoble de caractère, il a la peau noire
et basanée d'un forçat; son action est équivoque. Jl est mal
dessiné. 11 a le poignet cassé. La distance du cou au sternum
est démesurée. On ne sait où va ni à quoi appartient le genou
de la cuisse droite, qui fait relever la couverture.
Le Caracalla est plus ignoble encore que son père; c'est un
vil et bas coquin ; l'artiste n'a pas eu l'art d'allier la méchanceté
avec la noblesse. C'est d'ailleurs une figure de bois, sans mou-
vement et sans souplesse; c'est Y Antinous affublé d'un habit
romain; j'en suis aussi sûr que si l'artiste m'en avait fait confi-
dence.
Mais, me direz-vous, si le Caracalla est fait d'après Y Anti-
nous, ce doit être une belle figure? Réponse. Faites dessiner
Y Antinous par Raphaël, et vous aurez un chef-d'œuvre; faites
calquer Y Antinous au voile par un ignorant, et vous aurez un
dessin froid et misérable. — Mais Greuze n'est pas un ignorant!
— Le plus habile homme du monde est un ignorant, lorsqu'il
tente une chose qu'il n'a jamais faite. Greuze est sorti de son
1. Greuze était agréé depuis dix ans et il avait été mis en demeure ou de pré-
senter son tableau de réception pour devenir académicien ou de se voir fermer la
porte des expositions subséquentes. C'était la cause de son absence du Salon de 1 767.
M2 SALON DE 17 69.
genre : imitateur scrupuleux de la nature, il n'a pas su s'élever
à la sorte d'exagération qu'exige la peinture historique. Son
Caracalla irait à merveille dans une scène champêtre et domes-
tique; ce serait, dans un besoin, le mauvais frère de ce grand
garçon qui écoute debout ce vieillard qui fait la lecture à ses
enfants.
Concluez de ce qui procède que celui qui n'a vu les belles
statues antiques que d'après des plâtres, quelque parfaits qu'ils
fussent, ne les a pas vues.
La tête du Papinien est très-belle; mais elle n'est pas du
reste du corps. Cette tête est faite pour être grande, et le corps
pour rester petit. Il en est de cette tête au corps comme d'un
Teniers à un Wouwermans. Prenez le plus petit Teniers, por-
tez-le chez un peintre de copie, et demandez-lui de vous en
faire une grande composition, une composition de six pieds de
large sur cinq pieds de haut ; l'artiste divisera sa grande toile
par petits carrés; chacun de ces petits carrés contiendra une
partie proportionnée du petit tableau; et .si votre copiste a
quelque talent, soyez sûr d'avoir une bonne chose. Ne lui
demandez pas la même opération sur Wouwermans; le Wouwer-
mans est fait pour être copié de la grandeur précise de l'origi-
nal. Achetez donc un Wouwermans comme on achète un dia-
mant précieux, mais achetez un Teniers comme un connaisseur
<'ii peinture.
La tête du sénateur, placée sur le fond, est peut-être encore
plus belle que celle de Papinien.
Le linge et les couvertures du lit de l'empereur sont du
plus mauvais goût de couleur et de plis.
Mais ce n'est pas là le pis; c'est qu'il n'y a dans le tout
aucun principe de l'art. Le fond du tableau touche au rideau du
lit de Sévère, le rideau touche aux figures : tout cela n'a nulle
profondeur, nulle magie. Il semble que l'artiste ait été privé,
comme par un sortilège, de la partie du talent qu'on ne saurait
perdre; Chardin m'a dit vingt fois que c'était pour lui un phé-
nomène inexplicable. Point de couleur, nulles vérités de détail,
rien de fait; tableau d'élève, trop bien pour laisser l'espoir de
mieux. Nulle harmonie; tout est terne, dur et cru. Prenez cette
critique, portez-la devant le tableau, et vous trouverez peut-
être qu'on y peut ajouter, mais qu'on n'en peut rien rabattre.
SALON DE 1769. ft/,3
Le livret annonce (152) la Mère bien-aimée1, caressée par
ses enfants; mais ce morceau, dont j'ai entendu dire monts et
merveilles, n'a point été exposé 2.
Je suis obligé en conscience de rétracter une bonne partie
du bien que je vous ai dit autrefois de la Jeune Fille qui envoie
un baiser par la fenêtre, et qui brise des fleurs sans s'en aperce-
voir 3 (154). C'est une figure maniérée; c'est une ombre légère,
mince comme une feuille de papier, et soufflée sur une toile.
La tête de la Jeune fille qui fait la prière au pied de V autel
de V Amour 4 (153), est charmante; mais cette tête est d'un âge,
et le reste de la figure est d'un autre. L'épaule est trop petite. La
jambe droite est de mauvaise forme. Le pied est trop gros. La
figure est mal drapée. Le paysage est lourd et fatigué. Les acces-
soires sont négligés. Les pigeons apportés en offrande sont si
lisses, qu'on ne sait s'ils ont de la plume. La petite statue de
l'Amour est bien modelée et de bonne couleur; mais, clans la
crainte de le maniérer, on en a l'ait un petit Savoyard bien laid,
un petit magot. Greuze connaît le beau idéal dans son style;
mais il ne le connaît pas dans celui-ci. Si les mains de la jeune
fille avaient été mieux coloriées, elles se détacheraient davan-
tage de dessus sa gorge. Si le paysage avait été moins fort, les
figures paraîtraient moins mesquines; ces énormes troncs
d'arbres auxquels on les rapporte les écrasent. Au reste, pour
ces figures-ci, elles sont peintes, et l'on n'en peut pas dire
comme de la Jeune Fille au baiser jeté, que ce n'est qu'une
vapeur. On vous dira de celle-ci qu'elle a de l'expression, de la
1. Tableau ce 4 pieds de large sur 3 pieds de haut.
2. Ce tableau est conforme au dessin de Greuze dont Diderot a rendu compte
dans le Salon de t76o, tome X, page 351.
Grimm rapporte que Mme Geoffrin, qui avait une aversion marquée pour les
mariages et pour les familles nombreuses, prit ce tableau en grippe. Elle dit à
M. de La Borde, pour qui le tableau avait été fait, qu'elle ne pouvait souffrir cette
fricassée d'enfants qui entouraient la Mère bien-airnée. Greuze ayant su ce mot,
vint furieux chez Grimm : «De quoi s'avise-t-elle , lui dit-il, de parler d'un
ouvrage de l'art? qu'elle tremble que je ne l'immortalise ! je la peindrai en mai-
tresse d'école, le fouet à la main, et elle fera peur à tous les enfants présents et à
naître. » (Br.)
3. Tableau de 4 pieds de haut sur 3 pieds 6 pouces de large, appartenant au
duc de Choiseul. V. fin du Salon de 1765.
4. Tableau de 5 pieds de haut sur 4 pieds 6 pouces de large, appartenant au
duc de Choiseul. — Gravé. V. ci-dessus, p. 22 i, note.
hhh SALON DE 1769.
volupté, de la lasciveté même si l'on veut; mais n'en faites
nulle comparaison avec celle qui fait sa prière à l'Amour. J'au-
rais pu vous ajouter de la première que les teintes de sa gorge
sont grises, même sales; qu'on ne sait si cette gorge est éclai-
rée ou si elle ne l'est point; que sa draperie est un amas de
petits plis; et que celui des tétons qu'on voit est trop bas et
trop écarté. Je m'appesantis plus volontiers sur l'éloge que sur
la critique, comme vous allez voir.
155. LA TETITE FILLE EN CAMISOLE,
QUI TIENT ENTRE SES GENOUX UN CHIEN NOIR
AVEC LEQUEL ELLE JOUE1,
Est sans contredit le morceau le plus parfait qu'il y eût au
Salon; depuis le rétablissement de la peinture, on n'a rien fait de
mieux que la tête et le genou de cet enfant; ce sont les artistes
même qui le disent t c'est le chef-d'œuvre de Greuze. La tête est
pleine de vie ; c'est de la peau ; c'est de la chair ; c'est du sang sous
cette peau; ce sont les demi-teintes les plus fines, les transpa-
rents les plus vrais. Ces yeux-là voient; on y remarque le gras
et l'humide propres à cet organe ; c'est dans les angles l'ombre
ou l'éclat d'après nature. Et ce chien noir, il est tout aussi beau
que l'enfant; il est vivant; il a les yeux éraillés de la vieillesse;
c'est le luisant vrai du poil de ces animaux; la camisole est
médiocrement imitée. Le bout de chemise qui est sur le bras
est un morceau de pierre sillonné; je vous en ai dit la raison
d'après La Tour. La tête tournerait encore davantage, si les
bords du béguin étaient plus éclairés, ou si les teintes en
étaient plus rompues sur le fond. Mais je me reprocherais de
în'être tù sur les mains de cette enfant : ce sont bien les deux
plus jolies menottes qu'il soit possible de faire.
Que vous dirais-je de votre portrait de cet aimable Prince
héréditaire de Saxc-Golha - (156), de celui du peintre Jeaurat
t. Tableau de 2 pieds (I'' hauteur sur 1 piod 0 pouces de large. — Gravé par
Porporati, par Ingouf, dans la galerie de Choiseul par de Launay, et dans VIJistoirc
des Peintres. Ce tableau appartenait il y a quelques années à M. John Cote. Il
s'est vendu à la vente du duc de Choiseul, on 1772, 7,200 francs, et en 1832,
14,750 francs.
2. «Ce portrait est très-bien peint : Greuze lui a seulement donné un air ren-
frogné et sombre qui s'accorde mal avec la sérénité ordinaire de son âme; mais
SALON DE 1769. ^5
et d'un autre encore? Qu'ils sont beaux, mais d'un faire un
peu mat.
Et des dessins? Que c'est là vraiment que Greuze s'est mon-
tré un homme de génie! Celui surtout de la Mort d'un père
de famille regretté de ses enfants (160) est beau de composi-
tion, d'expression et d'effet : quand on entend un peu l'art, on
le voit peint. Mais qu'on m'en ôte ce chandelier d'église et ce
bénitier avec le buis qui sert de goupillon : ces accessoires
sont faux; cet homme n'est pas mort, et le prêtre ne s'en est
pas encore emparé.
Que vous dirais-je enfin de ses Trois Tètes d'enfants (159)?
Qu'il y en a deux d'une beauté exquise, et que la troisième est
un pastiche de Rubens dont il fallait faire présent à un ami,
et qu'il ne fallait pas montrer au public.
Sans ce Septime Sévère, Greuze aurait eu lieu d'être satis-
fait cette année; mais ce maudit Septime a tout gâté.
Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce.
La Fontaine, Fables, liv. IV, fab. v.
QUINZIEME LETTRE.
Ce tapissier Chardin est un espiègle de la première force,
il est enchanté quand il a fait quelques bonnes malices; il est
vrai qu'elles tournent toutes au profit des artistes et du public :
du public, qu'il met à portée de s'éclairer par des comparai-
sons rapprochées; des artistes, entre lesquels il établit une
lutte tout à fait périlleuse. Il a joué cette année un tour pen-
dable à Greuze, en plaçant Y Enfant qui joue avec le chien noir
entre la Jeune Fille qui fait la. prière èi l'Amour, et celle qui
envoie un baiser; il a trouvé le moyen, avec un tableau de
enfin, puisque ce prince est appelé à faire le métier de souverain, et que ce métier
n'est pas plaisant, je pardonne à l'artiste. » Grimm, Correspondance. — Tableau
de 1 pied G pouces de baut sur 1 pied 3 pouces de large.
M6 SALON DE 17 09.
l'artiste, d'en tuer deux autres. C'est une bonne leçon, mais elle
est cruelle. En nous montrant deux Louthcrbourg au-dessous
de deux Gasanove, il n'a sûrement pas consulté le premier; en
opposant face à face les pastels de La Tour à ceux de Perro-
neau, il a interdit à celui-ci l'entrée du Salon.
La Tour poursuit son portrait de Restout avec une chaleur
incroyable; c'est que le motif qui lui a mis les crayons à la
main est honnête. Les méchants ont un premier élan qui est
violent, mais il n'y a que les bons qui aient de la tenue. C'est
une suite nécessaire de la nature de l'homme, qui aime le plai-
sir et qui hait la peine, et de la nature de la méchanceté, qui
donne toujours de la peine, et de la nature de la bonté dont
l'exercice est toujours accompagné de plaisir.
Je demandais à La Tour pourquoi les portraits étaient si
difficiles à faire. « C'est,... » me répondit-il. Voulez-vous, mon
ami, que je continue, ou voulez-vous que je m'arrête? En
attendant votre réponse je vais vous expédier le pelit nombre
de peintres dont H me reste à vous parler. Italiaml Italiaml
166. DESIIAYS.
D'abord les portraits de Deshays, que personne ne connaît
que ceux d'après lesquels ils ont été faits. C'est à propos de ces
portraits que j'interrogeai La Tour.
167-171. JOLLAIN.
Des sujets historiques ou plutôt mythologiques de Jollain,
tous mauvais, mais si mauvais que je ne croirai pas qu'il soil
l'auteur du Refuge, à moins qu'accompagné de deux témoins il
ne m'en fasse le serment sur le saint Évangile, s'il y croit.
"260. LE REFUGE1.
Écoutez ce que c'est que le Refuge. C'est un tableau de
douze pieds de haut sur six pieds six pouces de large. On y
1. Ce tableau est porté en supplément au livret.
SALON DE 1769. 447
voit Elisabeth de Ranfin, fondatrice de l'institut de Notre-Dame
du Refuge, des vierges et filles pénitentes de l'ordre de saint
Augustin. Elle a à ses côtés ses trois filles. Elle implore Tinter-
cession de la Vierge pour le pardon de ces pauvres créatures à
qui nous avons fait plaisir et qui nous l'ont rendu. La Vierge
offre leur repentir au Père Éternel ; le Père Éternel arrête l'ange
exterminateur prêt à frapper ces jolies désolées, et une des
filles de la fondatrice leur présente en même temps l'habit de
l'ordre.
Je sais un grand gré à ce Jollain d'avoir agenouillé ces
trois filles sans autre contraste entre elles que celui de leur
forme particulière; Le Sueur n'aurait pas pensé plus sagement.
Celle du milieu est charmante de position, d'ajustement et de
caractère. Le Père Éternel est fort beau. Je ne saurais en dire
autant de la Vierge; mais en général ce morceau a de l'effet.
11 y a de la couleur, des plans et même de l'harmonie, surtout
dans la partie inférieure; et c'est une grande machine dont je
ne connais guère que Vien qui se fut mieux tiré.
17-2-17/i. OLLIVIER.
Ollivier promettait, il y avait au dernier Salon des choses
précieuses de sa façon; il n'a rien fait qui vaille, cette année.
175-177. RENOU.
Je ne connais pas M. Renou. C'est apparemment un de ces
nouveaux enfants que l'Académie a reçus dans son giron, et
qui ont excité quelques murmures contre son indulgence. Si
elle se relâche de sa sévérité, elle est perdue. Qu'est-ce qui
peut faire ambitionner le titre d'académicien à un habile
homme, si ce titre le confond avec une foule de barbouilleurs?
178-181. CARESME.
1
Caresme n'est pas un artiste sans talent, il dessine très-
bien. Mais qu'est-ce que cela est devenu? Ma foi je n'en sais
rien. Il est très-difficile ici à un homme sans fortune de se per-
M8 SALON DE 1769.
fectionner; la misère le condamne à la médiocrité. Les hono-
raires seraient de quelque utilité dans une Académie : une
somme annuelle servirait à sauver quelques pauvres artistes de
la tyrannie du pont Notre-Dame.
BEAUFORT.
18*2. UN CHRIST EXPIRANT SUR LA CROIX1.
11 y a de Beaufort un Christ expirant sur la croi.r. C'est un
tableau destiné pour la salle de la Compagnie des Indes à Pon-
dichéry. Il est assez bon pour ce pays-là, et c'est un symbole
de la Compagnie exécuté à ses frais par le maître des hautes
œuvres Boutin et son valet l'abbé Morellet -.
BOUNIEU.
186. UN ENFANT ENDORMI SOUS LA GARDE I)'UN CHIEN3.
Monsieur le marquis de Seran , vous êtes tout à fait
aimable ; je ne demanderais pas mieux que de dire du bien
de votre protégé Bounieu et de son Enfant endormi sous la
garde d'un chien; mais tout ce que je puis faire pour vous c'est
de m'en taire. Cet enfant a été beaucoup regardé, ce qui prouve
1. Tableau de 7 pieds de haut sur G pieds de large.
2. La Compagnie des Indes subissait à ce moment une crise, peu agréable pour
les actionnaires, mais qui paraissait un bon sujet de plaisanteries aux pamphlé-
taires el aux caricaturistes. On vit paraître alors un Mémoire, de Morellet, Sur la
situation actuelle île la Compagnie '/«'.s- Indes, 1769, in-4°; puis une Réponse, par
Necker; puis un Examen île celle réponse par l'abbé; et, sous le manteau, Prospectus
de la pompe funèbre île feue très-haute et très-puissante, très-excellente princesse
madame la Compagnie des Indes, gouverneur de la 'presqu'île de l'Inde et ci-devant
des (les de France, de Bourbon et du Port île l'Orient, dirigée parles soins de M. le
duc de Duras... syndic de ladite dame et exécutée sur les dessins de M. Boutin,
intendanl des finances. Une gravure représentant l'assemblée générale des action-
naires fut aussi distribuée : on y voyait le contrôleur général présider, ayant à sa
gauche M. Boutin. Celui-ci avait à ses pieds un gros dogue d'Angleterre, les yeux
enflammés, la gueule ouverte, prêt à dévorer les actionnaires sur lesquels il
s'élançait. Son maître l'excitait en disant : Mords-les, « pitoyable et cruelle allu-
sion au nom de l'auteur du Mémoire [Morellet) » comme le fait remarquer l'au-
teur dis Mémoires secrets qui nous fournit ces renseignements.
3. Tableau de '2 pieds de haut sur 1 pied 0 pouces de Lirge.
SALON DE 1769. ^9
le mauvais goût et la bonté dame du peuple, et ce qui doit
apprendre à tout artiste que le choix du sujet n'est pas indiffé-
rent au succès.
DUPLESSIS1.
DES PORTRAITS.
Voici un peintre appelé Duplessis, qui s'est tenu caché
pendant une dizaine d'années, et qui se montre tout à coup
avec trois ou quatre portraits vraiment beaux : celui de cet
abbé Arnaud 2 (191), qui perd sa vie à faire la Gazette de France
avec notre ami Suard; celui de l'avocat Gerbier3 (193) qui se
croirait volontiers un Démosthène si nous le lui disions une ou
deux fois par jour ; celui de M. Le Ras-de-Michel 4 (194), blanc
de cheveux et de peau, vêtu de blanc, et cependant sortant de
la toile.
Je reviens sur le portrait de l'abbé Arnaud; c'est en
vérité une belle chose pour la ressemblance, le caractère et la
vigueur du pinceau. Voyez-le, s'il est chez lui; mais attendez
que l'abbé n'y soit pas : entre un assez grand nombre d'hommes
de mérite c'est un de ceux que je n'aime pas, quoiqu'il ne cesse
de dire du bien de moi.
PASQUIER5.
189. PORTRAIT DE DIDEROT.
11 y a un petit Pasquier, peintre en émail, qui a jusqu'à
présent plus de philosophie que de talent ; mais il est jeune,
1. Joseph Siffrein Duplessis, né à Carpentras le 6 avril 1725, élève de frère
Imbert et de E. Subleyras; académicien en 1774, mort à Versailles le 1er avril 1802,
conservateur du Musée. Son portrait, peint par lui-même, est à la bibliothèque
publique de Carpentras. La plupart des biographes le nomment Siffrède, mais la
cathédrale de sa ville natale, Carpentras, étant sous le vocable de saint Siffrein,
il ne nous semble pas qu'on puisse hésiter.
2. Tableau de 2 pieds 6 pouces de haut sur 2 pieds 3 pouces de large.
3. Tableau ovale de 2 pieds 6 pouces de haut sur 2 pieds de large, y compris
la bordure.
4. Portrait de 2 pieds G pouces de haut sur 2 pieds de large.
5. Pierre Pasquier, né à Villefranche-sur-Saône (Rhône) en 1731, mort en
1806, était alors agréé; il fut académicien.
xi. 29
Û50 SALON DE 1769.
et nous avons du temps par devers nous avant que de pro-
noncer sur lui. 11 m'a peint d'après un certain tableau de
madame Therbouchc, et l'on m'a dit que je n'étais pas mal1.
HALL2.
200. PORTRAITS DU DAUPHIN. — 201. DU COMTE DE
PROVENCE. — 202. DU COMTE D'ARTOIS. — 203. DE
M. DE SAINT-FLORENTIN.
Les portraits du Dauphin, du comte de Provence, du comte
d'Artois, de M. de Saint-Florentin, par un Hall, Suédois. Je
gagerais que celui-ci est un protégé de la cour; j'en jurerais
par le nom de ceux qui l'ont employé. D'après cette idée je pro-
noncerais sur son mérite, et j'aurais tort. Je vous parlerai de ce
Hall la prochaine fois.
J'ai bien peur, mon ami, que la prédiction du grand chan-
celier d'Angleterre ne soit sur le point de s'accomplir en
France ; c'est que la philosophie, la poésie, les sciences et les
beaux-arts tendent à leur déclin du moment où, chez un peuple,
les têtes, tournées vers les objets d'intérêt, s'occupent d' admi-
nistration, de commerce, d'agriculture, d'importation, d'expor-
tation et de finance. Votre ami l'abbé Raynal pourra se vanter
d'avoir été le héros de la révolution :
Stope sinistra cava praedixit ab ilice cornix.
Vikgil. liucol. Eclog. I, vers 18.
Au milieu de cet esprit de calcul, le goût de l'aisance se
répand et l'enthousiasme se perd. J'aurai vu changer les goûts et
les mœurs trois ou quatre fois en France, et je n'aurai pas vécu
longtemps. Le goût des beaux-arts suppose un certain mépris
de la fortune, je ne sais quelle incurie des affaires domestiques,
un certain dérangement de cervelle, une folie qui diminue de
1. C'est cet émail, avons-nous dit (Salon de 1767), qui a appartenu à M. Brière,
puis à M. Guizot.
2. Pierro-Adolplie Hall, né à Boras (Suède), le 23 janvier 1739, élève d'Eckard
et de Beicliard, peintres allemands. Patronné on France par son compatriote Roslin,
il devint peintre de la famille royale. Ayant suivi La Fayette en Flandre, il mourut
pauvre à Liège eu 1791. On l'a surnommé le Van Dyck de la miniature.
SALON DE 1769. 451
jour en jour. On devient sage et plat, on fait l'éloge du présent,
on rapporte tout au petit moment de son existence et de sa
durée; le sentiment de l'immortalité, le respect de la postérité
sont des mots vides de sens qui font sourire de pitié; on veut
jouir; après soi le déluge. On disserte, on examine, on sent peu,
on raisonne beaucoup, on mesure tout au niveau scrupuleux de
la logique, de la méthode et même de la vérité ; et que voulez-
vous que des arts, qui ont tous pour base l'exagération et le
mensonge, deviennent parmi des hommes sans cesse occupés
de réalités et ennemis par état des fantômes de l'imagination,
que leur soufïle fait disparaître ? C'est une belle chose que la
science économique; mais elle nous abrutira. Il me semble que
je vois déjà nos neveux le barème en poche et le portefeuille
de finance sous le bras. Regardez-y bien, et vous verrez que
le torrent qui nous entraîne n'est pas celui du génie.
SEIZIÈME LETTRE.
Avant que d'entamer les Sculpteurs, il faut que je vous dise
encore quelque chose de ce Hall, le dernier des peintres dont je
vous aie parlé et qu'on ait reçu à l'Académie. Il est estimé de
La Tour et de Yernet, dont le suffrage ne s'obtient pas à bon
marché; il faut donc que ce soit un habile homme.
Puisqu'il est dit qu'on cherchera quelquefois dans ces Salons
ce qui devrait y être et qui n'y est pas, et qu'en revanche on y
trouvera aussi quelquefois ce qui devrait n'y pas être et qu'on
n'y cherchera pas, écoutez ce qui lui est arrivé, à ce Hall, dans
une cour de l'Europe. Il y fut appelé pour peindre les jeunes
princes. Il avait apporté avec lui divers portraits en miniature.
Tandis qu'il peignait l'un des princes, l'autre s'occupait à
regarder ces portraits, parmi lesquels il y en eut un qui le
frappa; c'était celui d'une petite paysanne charmante. « La
jolie personne, s'écria le prince !
— Il est vrai, dit l'artiste; aussi ai-je eu grand plaisir à la
peindre.
/,52 SALON DE 1769.
— Elle vous a donc donné bien de l'argent? (N'êtes-vous
pas émerveillé de cette belle réflexion, mon ami?)
— Non, monseigneur, elle n'était pas en état de me payer;
c'est moi qui l'ai payée d'avoir bien voulu se prêter à la fan-
taisie que j'avais de la peindre.
— Ce portrait vous fait donc grand plaisir?
— Un plaisir infini, monseigneur... »
A cette réponse, savez-vous ce que l'ait monseigneur? Il prend
le portrait et le met en pièces... oui, en pièces. Mais ce qui
me confond, c'est moins cet acte de méchanceté <pie le silence
du gouverneur, qui était là, debout, appuyé sur sa canne.
Qu'eussiez-vous l'ait à sa place? me dites-vous. Rien; car si cet
enfant avait été mon élève, il n'eût point commis cette action.
Vous insistez?... Mais enfin s'il l'avait commise?... J'en aurais
été désole. On donne, je crois, chaque mois, des bourses à ces
enfants : six mois de suite j'aurais envoyé à l'artiste la bourse
de. cet enfant méchant et mal ne. Jamais miniature n'aurait
été pins chèrement payée; cent fois le jour je l'aurais regardé
avec des yeux d'indignation et de mépris. Quand il m'aurait
parle, je n'aurais pas daigne lui répondre. J'aurais fait chasser
de la cour le premier infâme courtisan qui aurait ose l'ex-
cuser. 11 n'y a sortes de mortifications que je ne lui eusse
données. Je n'aurais pas manqué de lui faire entendre que
l'artiste pouvait mettre au portrait, qu'il avait brisé un tel
intérêt qu'il n'y avait somme d'argent qui put acquitter la
peine qu'il lui avait causée. Dites-moi, à votre tour, si avec
le temps ces enfants-là décèlent des monstres, est-ce leur
faute, ou la faute de ceux qui les élèvent? Si ce prince,
devenu souverain , fait le malheur de plusieurs millions
d'hommes, est-ce à lui ou à son indigne gouverneur qu'il faudra
s'en prendre? Si les maîtres du momie sont condamnés à une
pareille éducation, les maîtres du monde sont plus à plaindre
que les derniers de leurs sujets. Ah! mon ami, n'envions ni
leur naissance ni leur rang. Aimons, respectons nos bons, nos
honnêtes parents qui ont tout mis en œuvre pour que nous leur
ressemblassions, et réconcilions-nous avec notre médiocrité.
Disons à Dieu : « 0 Dieu, prends pitié des méchants! Je ne te
demande rien pour moi ni pour mes amis; tu leur donnas tout
quand tu les lis bons. »
SALON DE 1769. Z,53
Un maître de musique donnait leçon aux mêmes princes. Ils
chantaient mal. Le maître les arrêta et leur dit : « C'est ainsi
qu'il fout chanter. » Un d'eux se retournant lui dit : « // faut ? »
Et le plat maître n'eut pas le courage de lui répliquer : « Oui,
monseigneur, il faut. Est-ce que vous croyez que la gamme
dépend de vous? Il y a bien d'autres choses plus importantes
qui n'en dépendent pas davantage ; et si vous n'avez pas affaire
à des âmes de boue, vous entendrez souvent : // faut. »
Qu'attendre dans un âge plus avancé d'hommes à qui, dans
leur enfance, on a inspiré une aussi extravagante idée de leur
puissance? Je regrette l'enfer pour les abominables corrupteurs
de ces enfants -là. Il n'est donc que trop vrai qu'il n'y a pas un
lieu de supplice pour eux après cette vie souillée de leurs for-
faits et trempée de nos larmes! Us nous auront fait pleurer, et
ils ne pleureront point! Je souffre mortellement de ne pouvoir
croire en Dieu. Ah Dieu ! souffrirais-tu et les monstres qui nous
dominent et ceux qui les ont formés, si tu étais quelque chose
de plus qu'un vain épouvantail des nations !
LES SCULPTEURS.
LE MO Y NE.
20/j. UN BUSTE EN MARBRE DU CHANCELIER MAUPEOU
LE PÈRE. 205. LE PORTRAIT DE LA COMTESSE
D'EGMONT, FILLE DU MARÉCHAL DE RICHELIEU,
AUSSI EN MARBHE.
Parlons de nos sculpteurs. Il y a de Le Moyne un Buste en
marbre du chancelier Maupcou le père, et le Portrait de la
comtesse d'Egmont, fille du maréchal de Richelieu, aussi en
marbre. Le chancelier est beau, c'est de la chair; arrachez-moi
de dessus ses épaules ce vêtement barbare et gothique, et
j'admire et je me tais. La comtesse d'Egmont n'est pas mieux
qu'une ébauche.
hbk SALON DE 1769.
ALLEGRAIN.
20(5. LE SOMMEIL. — LE MATIN1.
Deux bas-reliefs. Figures de femmes; l'une représentant le
Sommeil, et l'autre le Matin-, celle-ci vue par devant, celle-là
vue par le dos; elles sont d'Allegrain. Celle qui s'endort est
charmante, celle qui se réveille est maussade, c'est un mauvais
choix de nature : cependant il y a dans l'une et l'autre des
vérités, de la chair, des pieds surtout. On trouve de beaux dos
de femmes, et ces dos sont séduisants, avantageux à modeler ;
il n'en est pas ainsi du revers. La gorge tombe, le ventre
s'élève, s'affaisse ou se plisse, les genoux rentrent en dedans.
En tout, les devants, moins charnus, moins fermes, moins mus-
culeux, ne se soutiennent pas comme les derrières. Leurs for-
mes, plus variées, plus décidées, moins enchaînées, plus molles,
plus saillantes, moins attachées, s'altèrent plus vite, et présen-
tent des difformités plus sensibles. Un beau modèle de devant
doit être presque impossible à trouver.
PAJOU.
'208. TOMBEAU POUR LE FEU ROI STANISLAS DE POLOGNE.
209. UN AMOUR DOMINATEUR DES ÉLÉMENTS".
Feu noire Reine ("207), avec différents symboles pieux et
moraux ; une esquisse de Tombeau pour le feu roi Stanislas,
de Pologne ; un Amour dominateur des éléments, par Pajou :
sans compter quatre grandes figures 3 du même artiste, pla-
cées sur la corniche de l'avant-corps neuf du Palais-Royal du
cote du jardin, et représentant Mars, la Prudence, la Libé-
ralité et Apollon. Le morceau de la Reine ne me déplaît pas,
quoiqu'on en trouve la ligure principale un peu mesquine :
1. De 4 pieds de proportion, destine pour la chambre à coucher de M. le comte
de Brancas.
2. Cette figure, de grandeur naturelle, est exécutée en plomb pour Mme la
duchesse de Mazarin.
3. De neuf pieds de proportion.
SALON DE 1769. Z|55
ces deux orphelins enveloppés sous son manteau sont bien
imaginés. Stanislas, sur le bord du tombeau, est soutenu
par l'Immortalité, qui le couronne; près d'expirer, il recom-
mande la Lorraine au génie de la France. Cette composition
n'est pas mauvaise. Il ne tenait qu'à l'artiste de la lier davan-
tage, en plaçant la main droite du Génie sur le genou du Roi, et
la main du Roi sur le bras du Génie ; le moribond n'en eût été
que plus pathétique : d'ailleurs, amené plus en devant, l'Im-
mortalité qui est derrière lui se serait mieux détachée du fond,
et en allégeant les nuages, qui sont lourds, il y aurait eu plus
d'ensemble et cependant plus d'air entre les figures. Cette
Lorraine et ce Génie de la France isolés font mal. On est trompé
par la forme de ce tombeau, qu'on prendrait plutôt pour le
bassin d'une fontaine à laquelle chacune de ces figures s'est
rendue de son côté.
Quoi, monsieur Pajou, ce gros enfant lourd et ventru, parce
qu'il tient un poisson sous son bras, des oiseaux dans sa main,
et qu'il est debout sur une tortue, c'est un dominateur des
éléments? Je voudrais bien que vous eussiez vu celui de Van
Dyck; la fierté qu'il a dans son air, dans son regard, dans son
attitude ; comme il tient sa flèche, comme il menace le ciel, la
terre et les enfers; jamais le quos ego du poëte ne fut aussi bien
rendu.
CAFF1ERI .
210. LE PACTE DE FAMILLE1. — 211. UNE ESPERANCE
QUI NOURRIT L'AMOUR. — 211. LE PORTRAIT DU
CHIRURGIEN DE LA FAYE.
Le Pacte de famille, mauvais groupe ; figure du Roi mes-
quine, mal exécutée, sans esprit et sans goût. Je ne me soucie
pas davantage de cette femme qui se presse le sein et qui lance
du lait dans la bouche de cet enfant.
i. Groupe de 2 pieds 9 pouces de proportion, exécuté de la môme grandeur
pour le cabinet de M. le duc de Choiseul.
&56 SALON DE 1769.
D'HUEZ.
212. UNE VÉNUS QUI DEMANDE DES ARMES POUR SON FILS1.
Sujet qu'on ne devinerait jamais, et c'est son moindre
défaut; un enfant qui court, et qui est de la force de ces figures
de porcelaine ou de sucre qui décorent nos surtouts; l'esquisse
d'une fontaine; des Grâces que je ne me rappelle pas.
MOUCHY.
215. UN BERGER QUI SE REPOSE.
C'est celui dont vous vîtes le modèle au Salon, il y a deux
ans, qui est mou de forme et d'exécution, et qui ne se repose
pas mieux en marbre qu'il ne se reposait en plâtre \
DUMONT3.
216. UN MILON DE CROTONE QUI ESSAIE SES FORCES
EN OUVRANT UN TRONC D'ARRRE4.
C'est une figure académique dont j'abandonne le jugement
aux maîtres, aux yeux desquels le ciseau et le dessin pourront
faire tout le mérite. Mais qu'en disent les maîtres? Que cela
n'est ni franc, ni pur; que c'est un emprunt fait de droite et de
gauche; que la position est mauvaise ; que cela n'excelle ni par
les formes ni par le sentiment, et que le marbre est coupé dure-
ment, surtout aux rotules.
1. Modèle de 26 pouces de proportion.
2. Voyez le Salon de 17(17, ci-dessus, p. 361. — Au Louvre, Sculpture mo-
derne, n° 292.
3. Edmo Dumont, né en 1720, fils de F. Dumont, élève do Bouchardon, mort
le 10 novembre 1775, avait été reçu à l'Académie sur la présentation du morceau
cité, le 29 octobre 17GS.
4. Figure de marbre de 2 pieds de bauteur. — Morceau de réception de l'au-
teur à l'Académie ; aujourd'hui au Louvre, Sculpture moderne, n° 293. Il y a
cependant une différence entre les dimensions données à cette statue par le livret
de 17G9 et le catalogue du Louvre (2 pieds d'une part, 0"',810 de l'autre).
SALON DE 1769. 457
BERRUER.
217. DEUX PORTRAITS EN MEDAILLON.
Deux figures hideuses, deux magots d'Holbein. Comment
diable ne sent-on pas l'incompatibilité de pareilles mines gro-
tesques avec l'art et le marbre.
GOIS.
221. UN SAINT BRUNO EN MÉDITATION.
De Gois, entre plusieurs morceaux qui ne valent pas la peine
d'être regardés, un Saint Bruno en méditation, sublime de
vérité, d'expression, de simplicité, de componction. C'est la vie
même : plus on le regarde, plus il saisit, plus il étonne, plus
on l'admire. Morceau d'un maître de premier ordre.
LE COMTE1.
Cinq morceaux de Le Comte : 224. Un Esclave accablé de
douleur'1; mauvais de dessin et de caractère, douleur grima-
cière. 225. Le Sacrement de la Confirmation 3, en bas-relief,
digne de Rossi4, noble, beau, sage, excellemment ordonné;
magnifique tableau ; les groupes, les caractères, l'ordonnance,
les draperies, comme de Le Sueur. 226. Un Repos de la
Vierge0: Vierge belle; anges descendant avec des couronnes,
d'un esprit, d'une légèreté, d'une activité incroyables. 227.
Offrande au dieu Pan 6, trop croquée pour être jugée soit en
bien, soit en mal. 228. Une Tête d'enfant d'après nature, que
j'aurais demain sur ma cheminée si j'étais riche ou sans dettes.
1. Félix Le Comte, né à Paris en 1737, académicien en 1771, mort à Paris
en 1817.
2. Figure de 2 pieds 6 pouces de proportion.
3. Bas-relief en terre cuite de 2 pieds 5 pouces de large sur 1 pied 8 pouces
de haut.
4. Properzia de Rossi (1400-1530), l'une des femmes artistes les plus remar-
quables de l'Italie. Diderot ne pouvait connaître ses bas-reliefs que par la gravure.
5. Bas-relief ovale de 15 pouces de haut sur 15 de large.
6. Esquisse en terre cuite de 18 pouces de haut.
(,58 SALON DE 17 69.
MONOT1.
De Monot, 229. Un Amour décochant ses traits1, mou, sans
chaleur, singulièrement contourné, tirant de l'arc comme on
défaillit; point de vie, bras raides, jambes sèches, mauvaise
nature, bout de draperie tortillée comme une corde. 230. Une
Jardinière grecque*, de bon style. 231. Une assez bonne Tête
de baccchantek. Le reste ne vaut pas la peine d'en parler,
excepté pourtant le Portrait de l'avocat Target (232), où la
reconnaissance a suppléé le talent. J'aime bien que le cœur ait
exécuté ce que le talent seul n'aurait su faire.
Me voilà tiré des sculpteurs. On s'est bien aperçu que Pigalle
était occupé de la place de Louis XV, et Falconet absent.
Encore une ligne sur les dessinateurs. Le dessin est la base
de la peinture, de la sculpture et de la gravure, et le dessin se
soutient parmi nous.
235. COGHIN.
Tous ces dessins allégoriques de Cochin 5, sur les règnes des
rois de France, sont beaux assurément. 11 y a du mouvement,
de l'expression, du caractère, de l'esprit, de l'invention, du cos-
tume, des draperies ; mais il y a aussi trop de figures, elles sont
trop entassées; d'ailleurs point d'air, point de plans.
On fera, quand on voudra, un excellent tableau d'après une
esquisse de Greuze; je défie le plus habile peintre de rien faire
de passable en s'assujettissant rigoureusement à ces précieux
dessins de Cochin.
Et puis, mon ami, une foule de graveurs qui travaillent
beaucoup et bien.
Et deux morceaux des Gobelins, le portrait du Roi et celui
1. Martin-Claude Monot, élève do Vassé, était alors agréé. Il fut académicien
en 1779.
2. Modèle i;n plâtre de i pieds 3 pouces, qui doit ùtre exécuté en marbre pour
le salon de M. le baron de Besenval.
't. Modèle de plâtre de la bauteur de 2 pieds 8 pouces.
i. En marbre, de grandeur naturelle.
5. Destinés à être gravés pour l'ornement de V Abrégé chronologique de l'His-
toire de France, par M. le président Ilénault.
SALON DE 1769. Z|59
de la Reine, qu'on prendrait sans balourdise pour de la pein-
ture '. Cela est si merveilleux, que le Pline moderne qui en par-
lera sera traité de menteur par ceux qui nous succéderont dans
quelque trentaine de siècles.
VASSE.
Vassé, qui a bien autant de talent que Pajou, et qui est plus
leste que lui, lui a soufflé l'entreprise du tombeau du roi
Stanislas. Le baron de Gleichen, qui s'y connaît, fait grand cas
de sa composition.
GOUSTOU 2.
Je n'oserais vous dire le jugement du môme baron sur la
Vénus exécutée en marbre par Goustou, pour le roi de Prusse,
et qu'on peut voir dans l'atelier de l'artiste. Cette Vénus a le
corps penché en devant, je ne sais quoi de souffrant sur le
visage, et la tète un peu retournée en arrière.
Le baron est monstrueux dans sa façon de voir et de dire.
9
J'avoue que la position de cette Vénus est singulière ; que l'ex-
pression du désir qu'on a voulu lui donner touche à la douleur;
que les muscles de ses bras sont trop articulés; que son carac-
tère de tête n'est pas divin à beaucoup près ; que c'est plus la
nature d'un jeune homme que d'une femme, etc., etc., etc. Avec
tout cela les côtés sont très-beaux; et si la figure se brise, et
qu'on n'en trouve un jour que les jambes, on dira qu'en sculp-
ture nos artistes ne l'ont cédé à aucun statuaire des temps
passés.
Il y a pour pendant à cette Vénus un Mars trop mauvais
pour en dire du mal. Il a l'air d'un pâtre, ou plutôt d'un
manant.
Bonsoir. A deux ans d'ici s'il me reste des yeux, et s'il vous
reste des pratiques.
1. N08 258, 2M, exécutés sous la direction de Cozette.
2. Guillaume Coustou, fils de Guillaume et neveu de Nicolas Coustou, né à
Paris le 19 mars 171G, était académicien depuis 1742. Il mourut garde des sculp-
tures du Louvre, le 13 juillet 1777. Son morceau de réception, un Vulcain, est au
Musée.
^GO SALON DE 1769.
DIX-SEPTIÈME LETTRE.
Prenez-y garde, mon ami, c'est vous qui me rengagez. On
ne sait jamais, avec les tètes comme la mienne, ce que la ques-
tion la plus stérile peut amener : d'abord une ligne, puis une
autre, une page, deux pages, un livre. Vous en serez quitte
cette fois-ci pour la peur.
Vous me demandez l'explication de ce que je vous ai dit, à
propos du tableau de Greuze : qu'il fallait acheter un Wouwer-
mans comme on achète un diamant; qu'il fallait acheter un
Teniers comme on achète un tableau; que le Wouwermans ne
pouvait guère être copié que sur une toile de même grandeur,
et qu'au contraire on réussirait à étendre le plus petit Teniers
sur la plus grande toile.
Je vais tâcher de vous éclaircir ma pensée, que je crois fort
juste.
Un diamant a d'autant plus de prix que l'eau en est plus
limpide, la forme plus belle, la couleur plus rare, et surtout
qu'il est plus gros. Tout étant égal d'ailleurs, un Wouwermans
est d'autant plus précieux qu'il est plus grand.
Ajoutez à cela que la composition de Wouwermans, poé-
tique, pittoresque, imaginaire, a, dans toutes les parties de la
peinture, quelque chose d'arbitraire dont la petite étendue de
sa toile ne permet pas de discerner le mensonge, au lieu que
Teniers s'assujettit à une imitation beaucoup plus rigoureuse ;
Wouwermans s'arrange une nature ; Teniers la rend telle qu'elle
est.
Imaginez un grand espace de nature, ramassé sur un très-
petit par l'effet de la chambre obscure; voilà le tableau de
Teniers; tout est, sur la petite toile, réduit comme dans la
grande scène de nature. Prenez ce petit tableau réduit, faites-le
projeter sur une toile aussi vaste que l'espace de nature qu'il
embrassait, rien ne sera faux, il vous sera impossible de l'ac-
cuser dans un seul point : même dégradation d'objets, mêmes
lumières, mêmes reflets; tout sera exact dans le petit et dans le
grand, dans le grand et dans le petit.
11 n'en est pas ainsi de Wouwermans ni de toute autre corn-
SALON DE 1769. 461
position ordonnée de fantaisie ou d'après les lois du technique :
l'exagération en fera sortir toutes les licences : pour peu qu'il
y ait de fausseté en petit dans les dégradations, les reflets, la
couleur, les plans, cette fausseté deviendra énorme, choquante,
insupportable, à proportion que vous agrandirez le tableau.
Un artiste vous en dirait peut-être davantage; pour moi,
voilà tout ce que j'en sais.
Vous êtes-vous donné la peine d'aller, dans les salles de
l'Académie , vérifier vis-à-vis du tableau de Greuze le juge-
ment sévère que j'en ai porté, et en êtes-vous revenu convaincu
que ce n'était tout au plus qu'un médiocre bas-relief?
Vous ai-je dit que notre pauvre Académie de peinture a été
sur le point de fermer son école? Michel Van Loo n'est pas payé S
les professeurs ne sont pas payés, le modèle n'est pas payé, et
aurait cessé de se présenter aux élèves, si des particuliers, qu'un
sentiment d'honneur anime encore, n'avaient pas pris dans leur
bourse de quoi satisfaire à ses gages. Les petits profits du
livret, qui se vend douze sous à la porte du Salon, font depuis
quelques années tout le revenu de l'Académie. A la vue d'un
désordre, d'une indigence et d'un avilissement aussi profond,
je ne saurais m' empêcher de soupirer.
1. Il prenait sur ses deniers pour entretenir cette École, dont il était le direc-
teur.
SALON DE 1771
Publié en 1857
En tête de ce Salon, M. Walferdin, qui Ta publié le premier, a placé
les lignes suivantes :
« Diderot, dans sa dernière lettre sur le Salon de 1769, écrivait à
Grimm : « Adieu, à deux ans d'ici, s'il me reste des yeux et s'il vous
« reste des pratiques. » Mais des changements sont survenus dans le
mode de transmission de la Correspondance de Grimm, en ce qui con-
cerne les Salons. C'est à un ami des beaux-arts que celui de 1771 est
adressé directement par Diderot; et, comme ce Salon est en définitive
destiné à revenir aux mains de son ami, Diderot lui réserve pour quel-
ques articles un second jugement qui diffère quelquefois du premier et
qui est souvent résumé avec plus de vigueur et de liberté1. »
Nous ne savons quel est cet ami des beaux-arts dont parle M. Wal-
ferdin; dans tous les cas il est certain que le Salon de 1771 n'a pu lui
être adressé dans l'état où il se trouve ici. Nous aimons mieux penser
que Diderot, pressé par Grimm, lui a envoyé tout à la fois les parties
écrites de son compte rendu et les notes dont il avait l'intention de
faire usage s'il avait eu le temps d'y revenir. Tel qu'il est, ce Salon
nous fait bien comprendre les fréquentes reprises du sujet qu'on a pu
remarquer dans les deux grands Salons de 1765 et de 1767, et, à ce
point de vue, il présente un intérêt particulier.
1. C'est celui qui est renfermé entre deux parenthèses.
SALON DE 1771
A MON AMI MONSIEUR GRIMM.
Vous êtes heureux, monsieur, de n'avoir point encore vu le
Salon. Comme tout n'est que comparaison dans ce monde, je ne
cloute pas que la grande quantité de tableaux qui s'y trouvent
ne vous eût embarrassé beaucoup. 11 faut, je l'avoue, une vue
habituée et sûre pour ne pas laisser surprendre son jugement
par des compositions médiocres, mais vigoureuses, qui se
trouvent être voisines de tableaux aussi faibles, mais qui leur
disputent par d'autres parties. On trouve encore des morceaux
où il y a du dessin, de la couleur; pas un où il y ait de la poésie,
de l'imagination, de la pensée. Dans le-dessein de vous épar-
gner de l'incertitude, vous avez exigé démon amitié que je vous
ferais part de tout ce que j'y verrais, et que je joindrais à ce
récit mon sentiment sur chaque ouvrage; je vous l'ai promis,
et je me fais un plaisir et un devoir de vous tenir parole, quoique
l'étendue de ma promesse passe de beaucoup celle de mes
lumières. Je vais donc entrer en matière et commencer par
l'article des tableaux; je suivrai, pour votre plus grande facilité,
l'ordre des numéros selon qu'ils se trouvent rangés dans le livre
du Salon que vous devez avoir.
xi. 30
A66 SALON DE 1771.
PEINTURE.
M. HALLE.
1. SILÈNE DANS SA GROTTE, BARBOUILLÉ DE MURES
PAR ÉGLÉ1.
Ce tableau est composé de quatre figures principales.
L'ordonnance en est simple et facile. Silène est entre Églé et
Pan. La jeune nymphe tient des mûres dont elle lui point une
joue. Pan, spectateur de cette espèce de toilette, est appuyé sur
une cruche, qui verse du vin. Derrière Eglé est un Sylvain ou
satyre qui semble admirer la malice d'Eglé. Sur le devant, deux
enfants jouent avec une chèvre. La scène est sur le bord d'une
grotte taillée dans le roc, ornée de pampres et de raisins, et à
l'extrémité d'un bois voisin d'où sort une troupe de sylvains et
de bacchantes qui paraissent de bonne humeur. Ce tableau est
fait pour être exécuté en tapisserie aux Gobelins; il a douze
pieds de long. En général, le coloris en est faible ; il est maigre
de couleur et tient trop de l'ébauche. Le genre des tapisseries,
qui demande du brillant, aurait dû échauffer davantage le pin-
ceau de M. Ilallé et l'engager à empâter plus chaudement ses
ligures. Le nourricier de Bacchus a l'air d'un jeune homme à
barbe blanche; il en a le coloris ; sa jambe droite est d'un rac-
courci mal dessiné. Pan, quoique imité du Pan antique, a une
figure basse. L'autre satyre, qui parait d'une assez bonne cou-
leur, a la main droite et le bras beaucoup trop lourds. Églé est
une figure agréable, bien dessinée; il serait à souhaiter que par
sa pose elle fût plus liée avec le groupe. La grotte, beaucoup
trop claire et trop faible de coloris, nuit à l'effet des figures,
qui sont elles-mêmes trop faiblement coloriées. Les enfants et
la chèvre sont encore plus faibles, quoique sur le devant du
tableau. Je ne puis m'empêcher de blâmer le bleu général qui
règne dans ce tableau ; l'eau, les plantes aquatiques, le gazon, etc.,
1. Tableau de 12 pieds de long sur 10 pieds de haut.
SALON DE 1771. 467
tout tient du bleu, et manque de cette variété si agréable dans
le paysage.
(Le satyre qui est à gauche tient les bras du Silène. La
caverne creusée dans le roc est sans effet. Plus fortement colo-
riées, les figures auraient plus ressorti, mais l'harmonie aurait
été détruite; cette correction aurait entraîné une retouche totale.
Chèvre-pied, à droite, vieux, sec et hideux. Arbre, à droite,
raide, dépouillé et de mauvais choix. Du reste, composition
assez bien ordonnée. La tête du Silène prise de Coypel. Sujet
tiré des Eglogues de Virgile :
Solvite me, pueri, satis est potuisse videri;
Carmina quae vultis cognoscite; carmina vobis;
Huic aliud mercedis erit.
Virg. Eclog. vi, vers 24 et suiv.
C'est assez de m'avoir surpris
Enfants, déliez-moi; vous voulez que je chante,
Je vais chanter pour vous ; quant à cette méchante,
Je lui réserve un autre prix.
Eglé mal dessinée, attitude guindée. Ciel, arbres, eaux à
l'amidon. Mauvaise chèvre.)
2. l'adoration des bergers1.
Ce sujet, déjà traité de mille manières différentes, devient
neuf ici. La Vierge, assise sur la crèche et tenant l'enfant Jésus
sur ses genoux, est dans une attitude convenable. La simplicité
de l'ordonnance de ce tableau a du mérite ; il est cependant cer-
tain qu'en sacrifiant un peu de la vénération générale à l'activité
des figures, M. Halle eût gagné du côté de la composition et de
l'effet du tout ensemble. La lumière, moins éparpillée, eût été
plus piquante, moins monotone, et eût produit des reflets plus
sensibles et plus vigoureux; l'action dans les figures aurait jeté
un tout autre intérêt sur la scène et évité ces figures droites
qui ont l'air moins empressé qu'ébahi.
Les têtes, en général, ont du caractère, surtout celle du pâtre
à genoux sur le devant du tableau.
1. Tableau de 9 pieds 6 pouces de haut sur 4 pieds 8 pouces de large, apparte-
nant au chapitre royal de Roye.
668 SALON DE 1771.
(Couleur grisâtre, violet pâle; nuages plaqués, comme les
anges. Triste de couleur comme les panneaux d'un carrosse de
médecin. La lumière part de l'enfant Jésus et n'éclaire rien. Le
saint Joseph, debout à gauche, a l'air d'un charlatan qui montre
la curiosité. La Vierge a un caractère de fierté théâtrale; il faut
voir la manière dont elle montre l'enfant! J'en aime mieux
l'esquisse1 (3). Le berger sur le devant est rustique et bien.)
LA. GREVÉE.
h. SAINT GERMAIN DONNE A SAINTE GENEVIÈVE
UNE MÉDAILLE
OU EST EMPREINTE L'iMAGE DE LA CROIX 2, ETC.
C'est un bon tableau, monsieur, que celui-ci, et un des
meilleurs sortis des mains de M. La Grenée. La composition en
est sage, raisonnée, le dessin correct et ferme, et nous rappelle
Le Sueur et Bourdon ; le coloris a beaucoup de ces deux maîtres.
Je désirerais seulement un peu plus de chaleur dans la tête de
la jeune sainte et plus de caractère.
(Si l'évêque se lève, il se cassera la tète contre la corniche...
Morceau d'un habile homme : sagesse, harmonie. Beau. D'autant
plus étonnant qu'il est rare qu'il ait son talent quand sa toile
s'étend. Sa touche est légère et sa couleur très-agréable; mais il
me semble que j'ai dans la tète une autre manière de colorier
ces sujets-là.)
5. l'insomnie3.
Une jeune fille agitée toute la nuit, sans doute par l'amour,
se lève d'impatience et ouvre les rideaux de son lit, sous lequel
le fripon d'Amour, auteur de son insomnie, est caché et l'observe
d'un rire malin. Ce petit tableau est d'un fini précieux, comme
la plupart des petits tableaux du même auteur. La figure est
d'un dessin pur et coulant; on voit qu'il consulte assidûment la
1. En pastel.
'2. Tableau de 5 pieds 1 pouces de haut sur 3 pieds 7 pouces de large, destiné ;'i
la décoration d'une des chapelles de l'église de l'Oratoire de Paris.
3. Tableau de - pieds 3 pouces de haut sur 1 pied 8 pouces de large, apparte-
nant à Monseigneur le duc de Chartres
SALON DE 1771. Z,69
nature. Peut-être qu'avec un peu plus de réflexion sur les beautés
de l'antique, il prêterait à ses modèles ce qui leur manque, je
veux dire ces formes moins allongées, plus pleines de chair,
sans perdre de leur ondoyant. La Vénus de Mcdicis exprime
mieux tout cela que je ne puis vous le dire, et son dos est un
argument à celui de la Belle Éveillée, de M. La Grenée, surtout
son épaule gauche. On lui a reproché quelque temps le trop de
rouge dans ses carnations, et l'on a eu tort; il s'en fût corrigé
peu à peu et se serait arrêté au point fixe, au lieu que cette cor-
rection trop subite l'a jeté dans l'erreur opposée. Joignez-y
l'extrême fini, qui, en tourmentant l'harmonie des teintes, les
fatigue et les noie au point de ne plus former qu'un coloris gris
ou une carnation malade; de là, plus de chaleur, et la figure
tient plutôt de l'ivoire que de la chair. Les draperies et les linges
de ce tableau sont d'un pinceau gras et ferme, quoique tou-
chées d'un peu trop de noir dans les dessous; ses couleurs
locales pleines et justes. Voilà en bref, monsieur, ce que je pense
de ce tableau, qui d'ailleurs est piquant. Désirons, pour la
gloire de M. La Grenée, qu'il veuille redessiner le pied droit de
la jeune fille, qui n'est sûrement pas fait d'après nature.
(C'est une fille, vue par le dos, qui tire les rideaux de son
lit. Cela est beau; mais qu'est-ce que cela signifie? Il fallait
l'asseoir et la faire rêver. Pourquoi nue? Que dit-elle? Je n'en
sais rien, ni La Grenée non plus. Le coussin est de satin et non
de toile. C'est une belle académie, belle, encore si vous voulez;
ce n'est pas là mon genre de beauté en femmes. Rideau lourd.)
6. UNE NYMPHE QUI SE MIRE DANS L'EAU1.
Cette figure, dont le coloris n'est pas celui que la chair
acquiert dans l'eau, semble plutôt prendre ce bain par ordon-
nance que pour son plaisir, et sa curiosité ne doit pas être satis-
faite à son avantage. Le ton généralement gris de cette figure,
sa pose trop commune et ses contours tâtonnes, en font un mor-
ceau bien inférieur à son pendant, qui est le tableau précé-
dent.
1 . Tableau de 2 pieds 3 pouces de haut sur 1 pied 8 pouces de large, apparte-
nant a Monseigneur le duc de Chartres.
Z|70 SALON DE 1771.
7. UNE SAINTE FAMILLE1; — 8. LOTII ENIVRÉ
PAR SES FILLES2.
Vous connaissez, monsieur, les saintes Familles de M. La
Grenée; je ne vous dirai rien de celle-ci, non plus que du Lotit
enivré par ses filles, différent de celui du Feli, que vous con-
naissez.
(Suave, fini, précieux, dessin correct, digne des grands
maîtres... Beau, très-beau et d'un autre faire. Filles de Lotli,
filles sans expression. Nul désir ni clans le père, ni dans les en-
fants; on ne sait d'où est venue la corruption. Lemoyne s'en
est tiré bien autrement; il en a fait un morceau plein de
volupté : l'une baise les mains de son père; l'autre a une cuisse
passée sous la sienne ; le vieillard est renversé sur des matelas,
et s'enivre au milieu du désordre d'un déménagement précipité.)
9. UNE BAIGNEUSE QUI REGARDE DEUX COLOMBES
SE CARESSER1.
Cette jeune fille est assise nonchalamment, une jambe sur
l'autre, et dans une attitude qui caractérise le repos plutôt que
la langueur, que sans doute l'auteur a eu l'intention de lui
donner. Elle détourne la tête pour considérer deux tourte-
relles ou colombes qui se caressent. Le caractère de sa tête
n'est ni beau ni expressif; la figure est un peu longue et forte,
sans que ses contours soient pleins. D'ailleurs, est-ce bien là
la contenance d'une fille jeune qui se baigne et considère atten-
tivement de semblables objets? J'en appelle à ceux qui, obser-
\aiit la nature avec de bons yeux, la prennent souvent sur le
fait. Quant au coloris, il est ici plus vigoureux, plus frais, quoi-
que toujours trop égal de ton. Le pinceau en est gras et fondu.
Quel dommage qu'une petite réminiscence du faire du Titien
n'ait pas présidé à ce travail !
Je ne vous dis rien de David qui aperçoit Belhsabée dans le
bain(\Q).
1. Tableau de l"i pouces de liant sur 12 pouces de large.
2. Tableau de lô pouces de haut sur 12 pouces de large.
3. Tableau de 2 pieds 9 pouces de large sur 2 pieds 2 pouces de haut, du cabinet
de M. le baron de Bczenval.
SALON DE 1771. !p\
(Sans compter que la tête vaporeuse n'est pas assez solide-
ment peinte pour le reste du corps : cuisse gonflée; teinte ver-
dâtre le long du dos; faux reflets des arbres, qui en sont à
vingt pieds.)
11. MARS ET VÉNUS, ALLEGORIE SUR LA PAIX1.
Vénus, endormie dans un lit, a la tête appuyée sur le bras
gauche; Mars, qui est ici placé dans la ruelle, et qui, par cette
raison, n'est vu qu'à mi-corps, est clans l'attitude d'ouvrir le
rideau pour considérer cette mère des Amours. Sur le devant
du tableau, on voit une colombe placée ou nichée dans le casque
de Mars; elle paraît effectivement disposée à y faire son nid, et
c'est son galant qui sans doute lui apporte dans son bec un
brin de paille. Cette idée, tout ingénieuse2 qu'elle est, n'a pu,
je vous l'avoue, m'apprendre le fond de l'allégorie de ce
tableau. La guerre et l'amour, ou la beauté et la fécondité dési-
gnées par ces colombes, tout cela ne parle point à mon esprit,
et cette composition est un mystère pour moi. Quant au des-
sin, si votre œil suppose le reste du corps du dieu Mars qui se
trouve derrière le lit, vous verrez que cette ligure doit être de
beaucoup trop courte; peut-être aussi y a-t-il une allégorie
dans le bas de ce corps. Du reste, ce terrible dieu de la guerre
est ici dépouillé de son air martial ; vous le prendrez plutôt pour
un des apprentis de l'atelier du mari de Vénus. Son caractère
de tête annonce qu'il est débonnaire; son nez rond, court, ainsi
que celui de sa maîtresse (et de presque toutes les têtes de l'au-
teur), marque leur bonhomie ; enfin c'est un jouvenceau qui fait
ici sa première campagne. Sa maîtresse dort ou ne dort point,
couchée sur le côté, de crainte d'asthme; la main gauche, sur
laquelle sa tête repose, n'est pas d'un choix avantageux, et la
droite, appuyée sur l'oreiller, met ici le proverbe en défaut ; car
elle n'a pas les grâces jmques au bout des doigts. Le coloris de
cette déesse n'est guère celui du sommeil, et il est bien au-des-
sous de la Baigneuse dont je viens de parler. Le tableau, en
général, est d'une très-bonne pâte de couleur, fondue avec art
1. Tableau do 2 pieds de haut sur 1 pied 8 pouces de large.
2. Voir Salon de 1767, ci-dessus, p. 7i, où Diderot offre cette idée à La Grenée.
Nous avons vu dans le Salon de 1769 qu'elle avait été aussi traitée par Vieu.
&72 SALON DE 1771.
et d'un pinceau net et sûr; mais je le répéterai encore, plus de
touches spirituelles, plus de variété dans le ton général, moins
de fermeté dure et un peu plus de choix dans la nature, et sur-
tout d'examen ; car je ne puis m'empêcher de faire remarquer
à M. La Grcnée ce qu'il sait cependant mieux que moi, que les
intestins mobiles et contenus dans le bas-ventre suivent ordi-
nairement la pente que le corps leur donne; qu'ainsi, Vénus
couchée du côté gauche, la partie droite de son ventre doit
paraître aplatie, puisque la gauche est censée remplie. Un
plâtre peut présenter ce mauvais effet; mais la nature bien
observée dit et montre le contraire.
(Vénus, cela! c'est une jolie catin. Cela un Mars! c'est un
beau Savoyard. Et puis, que dit-il? que fait-il? que regarde-t-
il? ce n'est ni sa compagne ni les pigeons. Beau insignifiant).
11. LA MÉTAMORPHOSE d'aLPIIEE ET d'aRETHUSE1.
On ne peut s'empêcher de reprocher quelquefois à l'auteur
de manquer d'expression ; et quelques incorrections ou négli-
gences souvent répétées nuisent toujours au succès, même du
meilleur tableau. Celui-ci est dans le cas. Le chasseur Alphée
est un gros garçon à barbe blanche sous la forme du fleuve
Alphée; à son attitude on est incertain s'il en veut sérieusement
à Aréthuse, qui néanmoins se présente à lui d'assez bonne grâce.
La chaste déesse, qui sait qu'entre l'arbre et l'écorce il ne faut
pas mettre le doigt, ne se met guère eu frais pour les séparer;
et d'ailleurs la taille ou la corpulence d'Alphéc rassure contre
la vivacité de son entreprise sur la prétendue beauté d' Aréthuse.
11 y a cependant du pinceau dans ce tableau; niais il manque
d'étude et de composition plus (pie de couleur.
(Quelle figure strapassée! c'est une convulsive. Quel écart de
cuisse! quelle raideur de corps! Draperie mal amenée.)
13. DIANE SURPRISE AU RAIN PAR ACTÉON2.
C'est ici un de ces sujets composés de deux figures (par
abréviation), à peu près comme font certains peintres de batailles
qui nous représentent un combat avec deux cavaliers, un troi-
1. Tableau de 14 pouces de haut sur 11 pouces de large.
2. Tableau de 13 pouces de large sur 9 pouces et demi de haut.
SALON DE 1771. Z,73
sième renversé, et beaucoup de fumée qui remplit le table.au.
Diane n'a ici qu'une seule nymphe à opposer aux prétentions
dangereuses d'Actéon, qui ne pense point à elle. La nymphe est
d'une bonne couleur.
lll. JUPITER, SOUS LA FORME DE DIANE,
SÉDUIT CALISTO1.
La composition en est neuve et ingénieuse. La figure de
Calisto, d'une bonne couleur et d'une touche agréable et spiri-
tuelle, ne sert point avantageusement l'Aréthuse du tableau
précédent. Ce tableau-ci est d'un dessin plus pur et plus correct.
(Le dos de Jupiter est de la plus grande beauté, et Jupiter
en Diane est une des plus belles figures que La Grenée ait faites
cette année et les autres. Autre chose, c'est qu'il s'est corrigé
de ses draperies crues et dures comme au sortir de la cuve du
teinturier.
C'est de la chair, c'est à prendre, k toucher, à baiser. La
nymphe qui sert Diane n'est pas noire, quoique dans l'ombre;
il y a un moyen, c'est d'éclairer une partie, comme ici tout le
côté gauche; ce ton de couleur domine l'imagination et lui fait
voir blanc le reste de la figure. Belle figure que celle de Diane.)
15. APOLLON CHANTE LA GLOIRE DES GRANDS HOMMES2.
Ce petit tableau a du mérite. Peut-être demande-t-il un peu
plus d'élégance, témoin le Pythien antique, etje crois que cette
figure ferait mieux un Orphée à tous égards. Quant à ce qu'il
chante, je l'ignore, et je ne sais même s'il pince sa lyre ou s'il
la touche ; du moins il y met peu de grâce.
16. VÉNUS ET L'AMOUR ENDORMIS3.
Voici encore un sommeil de Vénus ou de M. La Grenée, et
je crains de vous en parler.
(Vénus grenouille.)
1. Tableau de 9 pouces et demi de haut sur 13 pouces de large, pendant du
précédent.
2. Tableau de 8 pouces de haut sur 5 pouces et demi de large.
3. Tableau de 8 pouces et demi de large sur 7 pouces de haut, pendant du
suivant.
klh SALON DE 1771.
17. LI.DA1.
Il y a de l'invention et du coloris dans ce tableau. La femme
de Tyndare, qui n'était point novice en amour, le prouve par
les moyens qu'elle emploie pour sa défense, et le maître des
dieux ne prend point le change. Le dessin de ce tableau est plus
agréable que dans beaucoup d'autres du même auteur.
(L'expression de Léda est fine ; ce cygne qui tire le linge
avec son bec est ingénieux.)
18. LA NYMPHE ÉCHO AMOUREUSE DE NARCISSE2.
(Sale, vilain, vieux. Femme ajustée de la tête aux pieds du
plus mauvais goût. Ah quel cul! Il est plus gros que ce bai-
gneur, et les eaux d'un bleu! C'est Y Abbé Vert* en action... au
bleu. Au sortir de là il sera teint en bleu...)
10. ÉGLÉ, JEUNE NYMPHE4.
Malo me Galathea petit, lasciva puella
Et fugit ad salices et se cupit ante videri.
(La fille a de la malice. Le berger est rêveur.)
20. RAPPORTE CE BOUCLIER
OU QUE CE ROUCLIER TE RAPPORTE.
Discours d'une Lacédémonienne à son fils (Phttarqitc). — Ce
morceau a beaucoup de mérite ; il est composé en homme in-
struit, ce qu'on ne peut refuser à son auteur. Il est bien dessine
et bien peint, la couleur en est bonne et sage. La tète du jeune
1. Même dimension que le précédent.
2. Tableau de 8 pouces et demi de large sur 7 pouces de haut, tableau pendant
du suivant.
if. Vax 1713, l'abbé lun Bernard de Fortia, surpris en conversation criminelle
avec la femme d'un teinturier, fut plongé par celui-ci, aidé do deux de ses carrons,
dans une cuve de teinture verte, bon teint. On ne l'appela plus que Vabbé Vert.
M. d'Argenson, à qui il se plaignit, ne fit que rire de sa mésaventure, elle devint
publique et lui occasionna de tels ennuis qu'il se retira en Provence Où il mourut
de chagrin.
•i. Même dimension que le précédent.
SALON DE 1771. 47 5
Grec demanderait un peu plus d'expression; il doit marquer
l'ardeur de se signaler, mouvement naturel à son âge, plutôt
que cet air docile aux avis de sa mère.
(Quoi ! c'est là un Spartiate ! c'est là un Lacédémonien ! Sup-
primez le bouclier et. vous ne verrez plus qu'un jeune homme
qui fait des protestations aune femme qui n'est pas de son âge.
La Grenée est le plus beau pinceau et la tête la plus vide d'ima-
gination que je connaisse.)
21. TÉLÉMAQUE RENCONTRE TEIUIOSIRIS, GRAND PRÊTRE
d'apollon, qui lui enseigne l'art d'être heureux
dans l'esclavage, et lui donne des leçons de
poésie pastorale1.
Comme ces deux arts très-difficiles, je crois, ne peuvent
guère s'apprendre en courant les champs, vous conviendrez,
monsieur, que ce sujet ne peut être rendu en peinture avec
quelque effet sensible, et qu'en voyant ces deux, voyageurs se
rencontrer et se parler, je ne puis deviner de quoi ils s'entre-
tiennent, surtout un vieillard grand prêtre avec un marmot. C'est
donc se faire tort que d'entreprendre de tels sujets.
(Comme cela est froid! Et ces arbres, quels arbres! Quel
caractère de Termosiris ! Il n'y avait qu'à en lire le portrait
dans Télémaque.)
BELLE.
22. LE COMBAT DE SAINT MICHEL2.
L'archange est ici un cuirassier qui se bat sans tirer
l'épée, quoiqu'il la porte à son côté, ni sans pouvoir se servir
du céleste carreau qu'il tient en main et qui se détourne de
son but ; enfin, il est contraint de jouer des pieds sur l'ab-
domen de son gros adversaire, qui en étend les bras d'impa-
tience. D'autres masques de démons se présentent d'un côté'
pour l'intimider; mais il en a bien vu d'autres dans Rubens,
et piétine encore. Laissons -le, croyez-moi, fouler Satan, et
voyons Psyché du même auteur.
1. Tableau de 3 pieds 6 pouces de haut sur 2 pieds 8 pouces de large.
2. Tableau de 9 pieds de haut sur G de large.
/|76 SALON DE 1771.
(Sa jambe gauche est de bois; sa draperie l'enculotte. Ce
Satan renversé, la tête en bas et les pieds en l'air, n'est qu'une
académie; cependant assez chaud de couleur. Mais pourquoi
l'avoir enchaîné? Il ne faut battre personne à terre, pas même
un diable : c'est une lâcheté. Ce foudre dont l'ange est armé,
un paquet de soie parfilée; cet ange sans passion, sans indigna-
tion, bien froid. Qu'est-ce que je vois sur la gauche? ces deux
petites tètes de diables, parmi lesquelles celle qui regarde en
haut a l'air bonhomme, et celui qui, renversé sur le ventre, a
la tête échevelée, est d'une mollesse de chair à pétrir comme
de la pâle. Que signifie cette vilaine bête qu'il prend par le haut
de la tête? Et puis, il fallait donner à ces démons une teinte de
leur séjour. Il faut être bien hardi pour faire ce sujet après
Raphaël. J'en suis bien aise, et je voudrais que ce fui un plus
habile homme qui l'eûttenté, comme Phèdre après Racine. Point
de noblesse à l'ange. Figure du diable, mauvais raccourci.)
23. PSYCHÉ ET L'AMOUR ENDORMI1.
On avertit que ce tableau sera exécuté en tapisserie, et qu'il
est dans le costume du théâtre.
Vous savez, monsieur, l'aventure de Psyché et de la lampe;
c'est ce moment que l'on dépeint ici, et selon le costume théâ-
tral; ainsi point de chicane sur l'ordonnance; tout y devient
possible; il l'est même qu'à l'aide d'une seule lampe la scène
soit éclairée comme du plus beau jour, que tout soit de la plus
grande magnificence dans ce palais; mais ce qui ne l'est pas,
c'est que l'Amour ne soit pas beau comme l'Amour, même en
dormant, et que Psyché, destinée à partager le lit de l'Amour
cette même nuit, n'ait point encore commencé sa toilette du
soir, tandis que son mari a déjà fait un bon somme. Peut-être
fut-elle du nombre de nos traîneuses le soir de ce beau jour.
Du reste, la richesse de l'ordonnance et des accessoires ne dis-
pute rien dans ce tableau, et Psyché aura moins de regret quand
ce palais-ci sera détruit; la perte n'en sera pas si considérable
que La Fontaine nous Ta dite. Et puis, croyez aux poètes!
1. Tableau de 11 pieds i pouces de haut sur 7 pieds 9 pouces de large; est
destine à faire suite à une tenture de feu M. Charles Coypel, dont les sujets sont
tirés de divers opéras et traités dans le costume du théâtre.
SALON DE 1771. £77
(Deux anges d'oere, cariatides relevant les rid'eaux d'un lit
en baldaquin, précisément comme ceux qu'on accole aux deux
côtés de l'Ecu de France. Et cette Psyché en habit de cour! Vase
rempli de vase, comme on en peint en enseigne. Amour sans
finesse, fausse grâce à la Coypel. Le fils de Vénus sur un lit de
sultane. Vilain lit. Psyché, pied estropié. Amour mal couché.
Fleurs de carrosse. Lampe sans lumière. Triste effet des rideaux
rouges et jaunes.)
VAN LOO fils'.
24. VÉNUS ET L'AMOUR COURONNÉ PAR LES GRACES2.
Vous vous rappelez, monsieur, d'avoir vu, il y a quelques
années3, le beau tableau des Grâces, de 7 pieds et demi, de
Carie Van Loo; celui-ci est plus considérable par le sujet et
l'étendue. Vénus et son fils occupent le milieu du tableau,
placés sur un nuage, car la scène est au ciel, et les Grâces,
réparties des deux côtés, remplissent l'espace. Si je ne m'étais
pas engagé à vous dire naïvement mon sentiment sur la plus
grande partie de ce que je verrais au Salon, c'est ici que je
serais excusable de m'arrêter. Le nom de Van Loo semblerait
l'exiger et les mânes de Carie l'ordonner ; mais la vérité est une.
D'ailleurs, les Carrache furent-ils égaux entre eux? Je pour-
suis donc, et j'oublie en ce moment les hommes pour ne parler
que de leurs ouvrages. L'Amour, debout et appuyé sur son arc,
occupe le premier plan devant sa mère, qui est presque assise
et dans une pose de modèle mille fois répétée ; à sa droite et
loin d'elle, deux des Grâces posées presque debout et comme
sur le penchant d'un roc àpic d'où elles auraient peur de tomber,
et serrées l'une contre l'autre; elles étendent chacune un bras,
très-raide, pour parvenir à placer sur la tête de la déesse une
couronne très-lourde et très-verte, ce que je doute qu'elles
parviennent à faire sans tomber, à moins qu'elles ne fassent un
pas en avant. Il est bon de vous faire observer que c'est une
espèce de manie académique que ces longs bras couronnants et
1. Jules-César Denis Van Loo, fils de Carie, né en 1743. Académicien en 1784.
2. Tableau de 8 pieds 6 pouces de haut sur G pieds 8 pouces de large.
3. Salon de 17G5.
478 SALON DE 1771.
très -cl oignes du corps qui leur appartient. On veut supposer du
difficile où il ne faut que du naturel. La troisième des Grâces,
beaucoup plus tranquille et qui redoute les mouvements péni-
bles (dans la vue de conserver son embonpoint), se contente de
porter la main droite vers la couronne, au cas qu'une force
majeure soit nécessaire; elle tient de l'autre main la fatale
pomme d'or que la beauté de Vénus arracha des mains de Paris,
modestement occupée de sa gloire. Voilà en bref la composition
de ce tableau. Quant à la partie du dessin, c'est bien ici le
moment de dire : «0 Carie! prête-nous ton crayon, ou viens ici
soutenir la gloire de ton nom. Remontre-nous encore ces beaux
contours si naturels, si coulants, si gras sans être lourds, et si
faciles en apparence. » Inutiles regrets! Le groupe des deux
Grâces est ici dessiné académiquement. On ne sent que le modèle
non choisi qui fatigue le peintre et qui est fatigué lui-même.
Quoi! tant de chefs-d'œuvre des anciens et des modernes que
nous avons sous les yeux, de si longues études, un travail con-
tinuel, de tout cela ne peut-il résulter une habitude de voir avec
des yeux qui sachent comparer, et d'exécuter avec une main
sûre et toujours conduite par ces mêmes yeux? Non; le juge-
ment fait tout, et la main gâte tout.
La troisième des Grâces est une réchauffée de Rubens, d'un
dessin lourd et dur. La mère des Amours n'est ni debout, ni
assise, et dans une attitude commune; la cuisse et la jambe
droite sont hors du tronc; les pieds mal posés, etc. Je passe à
l'Amour, dont la pose ne contraste guère avec la Grâce placée à
sa gauche; sa raideur y met obstacle. Rubens, Rubens est sous
les yeux, pourquoi l'oublier? Il enseigne à faire des Amours, et
à les bien faire. Je ne vous parle point de ce paquet de linge que
l'une des Grâces tient devant elle et qui est d'un style bas, sur-
tout pour les Grâces ; ni des nuages trop pesants, ni du ciel, qui
n'esl poinl l'empyrée, ni du coloris, qui, en général, est comme
le dessin, ce serait enfin vous ennuyer; je ne me suis déjà que
trop étendu sur ce morceau, qui occupe une belle place.
La troisième Grâce, à droite, bacchante ignoble, cul énorme;
vilaine. Vénus, ligure maussade, froide, immobile. Les deux
autres Grâces, à la Bouclier. Pinceau moite. Cheveux verts à
Venu-; il n'\ a de grasses que les fesses de celle-ci. Grâce vue
par le dos, mauvaise hanche; cerceau au lieu de couronne,
SALON DE 1771. &79
empoigné durement et maussadement. Nuages, pans de murs
recrépis. Amour, physionomie d'ange.)
25. UNE EXPÉRIENCE PHYSIQUE D'UN OISEAU PRIVÉ D'AIR
A LA MACHINE PNEUMATIQUE1.
(Dormîebat Homerus. Expérience où aucun des spectateurs
n'est à ce qu'il fait. Belle palette.)
26. DEUX PORTRAITS EN OVALE2.
11 y a du mérite dans ces deux portraits, et ce genre ne
devrait pas lui être indifférent.
(Bien mieux; la chair y est avec sa morbidesse.)
LÉPIGIÉ.
27. SAINTE ELISARETII ET SAINT JEAN3.
L'auteur mérite sans doute de l'encouragement. Le saint Jean
est assez bien dessiné. Un peu plus des souvenirs des ouvrages
du Carrache et de sa chaleur dans le faire ne nuiraient pas à
M. Lépicié, que l'on voit qui étudie sérieusement.
(Il ne me déplaît en rien, ni le Joachim, ni le saint Jean, ni
la sainte Anne; mais le mouton est de bois de buis; mais ce
chat maigre est d'émail, sa patte de derrière est d'un singe ou
d'un chien. Et le sujet, qui le devinera? Imaginez à droite
Joachim debout, à gauche Anne assise, entre ses jambes le petit
Jean regardant son père : y entendez-vous quelque chose?)
28. LE MARTYRE DE SAINT ANDRE4.
Ce tableau, plus considérable que le précédent, demandait
aussi plus de talent, et c'est où l'auteur a manqué de force. La
composition pèche par le manque d'intérêt à l'action, malgré
celui que doit produire le sujet. Le bourreau qui tend le dos
pour soulever le martyr fait de grands efforts pour ne rien sup-
porter, car le corps du Saint ne le touche pas; c'est le bourreau
1. Tableau de 3 pieds 7 pouces de haut sur 2 pieds 6 pouces de large.
2. Tableau de 1 1 pouces de haut sur 1 pied 8 pouces de large.
3. Tableau de 8 pieds de haut sur 4 pieds G pouces de large.
4. Tableau de 6 pieds 8 pouces de haut sur 4 pieds 2 pouces de large.
f|80 SALON DE 1771.
de la droite, tenant les pieds du Saint, qui porte toute la charge.
Le troisième bourreau n'est point occupé assez essentiellement
et ne sert point à l'effet. Vous savez, monsieur, qu'Horace nous
dit que tout doit courir à l'action principale; tout doit être eu
mouvement pour y concourir ; rien d'inutile. Bourdon le prouve
bien dans son tableau du Martyre de saint Pierre : quelle unité,
quelle vigueur ! Le coloris de ce tableau-ci est au contraire
faible et donnant dans le grand clair, ce qui ôte à son auteur
les moyens d'être vigoureux.
(Mauvaise composition, strapassée. Bourreau qui grimace,
c'est celui qui attache le Saint ; celui qui tient les jambes est
droit, froid, sans mouvement, sans action ; tout est sur celui
qui porte le Saint sur son dos. Mais pourquoi cet échafaudage-là
pour mettre un homme sur la croix de saint André? Stérilité de
tête; artiste qui a multiplié les ligures parce qu'il ne se sentait
pas en état d'en faire une belle ; poëte qui crée des tumultes, des
allées et des venues quand il ne sait pas faire parler. Pauvre idéal.
Le Sueur, les Carrache n'auraient pas fait ainsi, Raphaël bien
moins.)
29. LE MARTYRE DE SAINT DENIS1.
(Tout est gris, cela ressemble à des ébauches fort avancées.
Dans le Martyre de saint Denis, le bourreau est froid, mais non
de ce froid qui marque l'atrocité. Le Saint est ignoble et même
sans résignation, sans expression; il prierait avec plus d'onction
qu'il ne meurt. Ses mains sont liées à présenter une confusion
de doigts où l'œil se perd.)
30. NARCISSE CHANGÉ EN FLEUR2.
Ce Narcisse ressemble à une mauvaise Madeleine.
31. AUTRE NARCISSE CHANGÉ EN FLEUR3.
32. ADONIS changé en lnémone4.
(Mauvais.)
1. Tableau de 5 pieds de haut sur 3 pieds 6 pouces de large.
2. Tableau de 4 pieds 1 pouces de large; destiné à orner le nouveau pavillon de
Trianon.
II. Tableau pendant du suivant, ayant 17 pouces de large sur 1 pied de haut.
4. Tableau pendant du précédent, ayant 17 pouces de large sur 1 pied de haut.
SALON DE 1771. £,81
33. LA SCULPTURE1.
Ce tableau a des parties qui méritent.
(Expression plus vraie, sujetplusheureux. Mauvaisedraperie.)
3/l. LA COLÈRE DE NEPTUNE2.
(Ce Neptune a l'attitude et la physionomie d'un Christ qui
monte au ciel. 11 a un groupe de vents sur la gauche, très-bur-
lesque et très-ridicule. Cette tritonne de la droite a le plus
monstrueux cul qu'il soit possible d'imaginer, devant ou après
celui d'une des Grâces de L>renet.)
35. LE DÉJEUNER FRUGAL3.
Est d'une assez bonne touche, mais faible.
36. LA RÉCRÉATION UTILE4.
37. PLUSIEURS PORTRAITS.
Dont quelques-uns ont de la couleur et de la vérité.
CHAUD IN.
Un tableau représentant un bas-relief :
38. jeux d'enfants.
On reconnaît le grand homme en tout temps. M. Chardin
Emploie ici une magie différente; ce morceau est beaucoup
moins fini que ses ouvrages précédents, et a néanmoins autant
l'effet et de vérité que tout ce qui sort de son pinceau; l'illusion
f est de la plus grande force, et j'ai vu plus d'une personne y
3tre trompée. Il me semble qu'on pourrait dire de M. Chardin
3t de M. de Buffon que la nature les a mis dans sa confidence.
39. TROIS TETES D'ÉTUDE AU PASTEL.
C'est toujours la même main sûre et libre et les mêmes yeux
1. Tableau point sur bois de 4 pieds 3 pouces de haut sur 2 pieds 6 pouces de large.
2. Tableau de 20 pouces de large sur 1 1 do haut.
3. Tableau de 17 pouces de haut sur 14 pouces de large.
4. Tableau peint sur cuivre de 15 pouces de haut sur 1 pied de large.
xi. 31
Zj82 SALON DK 1771.
accoutumés à voir la nature, mais à la bien voir et à démêler
la magie de ses effets.
\ ERNET.
hO. UNE TEMPÊTE AVEC LE NAUFRAGE l>'u\ VAISSEAU1.
C'est encore un chef-d'œuvre de M. Vernet. Un vaisseau
brisé par la tempête contre un vaste rocher est coule bas; on
n'eu aperçoit que les agrès. L'orage, à peine éloigné, tient
encore le ciel en désordre; les éclairs brillent au loin et la
foudre tombe. Ici le précepte d'Horace est bien observé en
maître : tout est tiré du sujet, tout court à l'action. Là, des
matelots secourent un malheureux sans vêtements, qui, luttant
contre la mort, attrape et grimpe le long d'un cordage qu'on
lui tend pour gagner le mât, son unique espoir. Ici, une femme
échappée à la fureur des Ilots est entraînée loin d'eux par des
matelots secourables; enfin on n'aperçoit que de funesies effets
de la rage de ce cruel élément. Loin de se relâcher, M. Vernet
s'est, je crois, surpassé dans ce morceau, qui est du plus grand
effet et de la plus grande vérité. Il règne dans tout ce tableau
un certain air humide qui prouve qu'en peinture chaque genre
a sa magie propre pour rendre la nature dans tous ses points de
vérité.
(Quel ciel! quelles eaux! quelles roches! quelle profondeur!
Comme cette lumière éclaire ces eaux! Il se répète un peu dan-
ses scènes de naufrage; mêmes figures, monotonie d'attitude
et de situations. Perdu clans les petits sujets; alors paysages
sans âme et sans vérité, arbres sans ions ni nuances.)
/il. UN PAYSAGE ET MARINE, Al COUCHER DU SOLEIL2.
Ce morceau est au moins de la force du précédent, s'il ne
le surpasse, vu la difficulté. Le Lorrain n'est certainement pas
plus vrai ni plus chaud; peut-être est-il moins franc de touche
et d'un génie moins abondant pour les beaux sites que \|. Ver-
1. Tableau de 5 pieds de large sur :s pieds 6 pouces de haut, appartenant à
l'Électeur palatin.
'j. Ce tableau, appartenant à l'Électeur palatin, a la même dimension que le
précédent.
SALON DE 1771. ^83
net, qui joint à cette supériorité celle de faire les figures, talent
que Claude n'avait pas.
Il'2. UNE MARINE AL CLAIR DE LA LUNE1.
Vous connaissez, monsieur, le grand talent de l'auteur à
savoir opposer la lumière du feu pendant la nuit à celle de la
lune. Ces deux contrastes font un effet merveilleux dans ce
tableau, et, par un mystère qui tient à la force de l'art, ils
s'entr'aident mutuellement. Les effets qui résultent de ces deux
lumières sont séduisants par leur extrême vérité.
(Frais, vrai; silence de la nuit; reflet, ondulations de la
lumière argentées; feu artificiel contrastant avec la lumière de
la lune et surtout avec les masses noires du ciel, contraste
pittoresque et frappant.)
Z|3. UNE MARINE AVEC DES BAIGNEUSES2.
kh. UN PAYSAGE AU SOLEIL COUCHANT3.
11 y a encore quelques autres tableaux de la même main
dans le Salon, tels qu'une Marine avec clés baigneuses, morceau
fort agréable et piquant.
(Mauvais arbres, à la Marine avec des baigneuses. Soleil
couchant aussi beau que jamais.)
ROSLIN.
Û5. GUSTAVE, 1101 DE SUÈDE, DANS SON CABINET D'ÉTUDE,
s'eNTRETENANT SUR DES PLANS DE FORTIFICATIONS
AVEC LES PRINCES CHARLES ET ADOLPHE, SES FRERES4.
Il est sans doute bien flatteur pour M. Roslin d'emporter un
suffrage universel, et son tableau prouve de quels efforts un
artiste est capable lorsque, encouragé par son prince, l'amour
et le génie viennent encore se joindre au talent. M. Roslin n'a
rien fait de plus beau ni d'aussi beau. Il égale Rigaud et va
1. Tableau do ô pieds de large sur 3 pieds de haut.
'_>. L'Heure du jour est le matin : tableau de 3 pieds de large sur 2 pieds de haut.
3. Tableau de 3 pieds de large sur l2 pieds de haut.
4. Tableau de G pieds G pouces de large sur 5 pieds de haut.
484 SALON DE 1771.
plus loin. C'est une ordonnance noble et sans fracas, une com-
position simple, sage et majestueuse; un dessin correct et facile ;
une ressemblance fidèle sans exagérai ion ; un pinceau plein, gras
et Irais, qui conserve toujours sa fermeté et malgré cela sa
liberté. Enfin l'effet général est d'une force et d'un piquant qui
étonne, et les étoffes sont rendues avec une vérité et une force
que je ne puis vous comparer qu'à la nature. Je ne connais point
de tableau dans ce genre qui me fasse autant de plaisir. Je me
donne, monsieur, une douce satisfaction en rendant cette jus-
tice à un étranger aimable qui possède tant de talent. Fasse le
ciel que mon exemple soit ici suivi de bonne foi!
(Une conversation? cela vous plaît à dire; ils se montrent et
regardent. Tète du roi mal coupée en deux parties : l'une claire,
l'autre obscure. Dos de la cbaise fait de manière que le prince
ne peut être assis. Il ne sait pas mettre plusieurs têtes dans un
même cadre avec harmonie. Ils ont tous l'air d'avoir entendu
quelque bruit subit qui a attiré leur attention et suspendu leur
entretien; ils sont ébahis. Tout est beau, têtes, étoiles; mais
aucune des figures n'est à l'action. Celui qui est assis parle au
roi et me regarde; le roi prend une distance sur la carte et me
regarde, ce qui est contre le bon sens : qu'il pose son compas
sur la carte et sa main sur son compas, et qu'il me regarde
après cela. Mais il fallait faire une composition de trois tètes
prises séparément, et je ne sais si l'artiste du plus grand génie
s'en serait tiré, et Roslin n'est pas cet homme-là. Us se mon-
trent et n'agissent point, ils ne sont à rien; vu sous ce coup
d'œil, comme cela est ridicule! Les artistes qui sont tout au
faire ne sentent pas cela; le mérite du faire leur ùte le sens
commun.)
FRANCISQUE MILLET.
/il). C\ PAYSAGE ni; m: DE FIGURES ET D ' ANIMAUX *. —
47. IN FAISAIS ÉTRANGER, PEINT D'APRÈS NATURE*. —
'|S. PLI SIEURS PET1 rS TABLEAUX Su us LE MÊME NUMÉRO.
Ces petits ouvrages sont aujourd'hui le fruit des loisirs de
1. Tableau de i pieds 6 pouces de large sur :i pieds 7 pouces de haut.
•2. Tableau de "2 pieds 0 pouces de haut sur '2 pieds de large.
SALON DE 1771. Zj85
M. Millet Francisque; comme ils sont sans prétention, on doit
toujours lui savoir gré de les avoir exposés.
(Le premier, terne et sans effet; les autres, croûtes.)
BOIZOT.
Û9. l'odorat1. — 50. l'ouïe2.
Mauvais.
VENEVAULT.
Un tableau en miniature en forme d'oratoire, représentant
51. l'annongiation a la sainte vierge.
Je ne puis rien vous dire sur ce petit morceau, qui me
parait moitié lavis et moitié gouache. La composition m'en a
paru égale au dessin, au faire et au coloris. Comme j'ai beau-
coup vu de tableaux en miniature des célèbres maîtres d'Italie,
je ne trouve plus de conformité dans le genre de peindre, et
moins encore dans la vigueur et les autres parties.
(Vierge qui culbute sur sa chaise. Ange long, droit, sec et
froid. Figures germaniques, carrées et blafardes.)
DESPORTES le neveu.
52. UNE CUISINE 3.
Il y a beaucoup de nature dans ce tableau, et M. Desportes
court h grands pas sur les traces de son oncle, si célèbre dans
ce genre. Ce morceau est d'un bon effet en général; peut-être
que quelques objets de plus et plus susceptibles de lumière et
de reflets, étant liés à la masse principale, auraient donné plus
de grandeur et plus de piquant. M. Chardin vous en dirait plus
que moi là-dessus.
(Cru, vigoureux et dur. Plus d'harmonie, plus d'accord. Le
point est d'allier l'harmonie avec l'accord.)
1 . Tableau de 2 pieds 5 pouces de large sur 2 pieds 2 pouces de haut.
2. Même dimension que le précédent.
3. Tableau de 4 pieds G pouces de haut sur 3 pieds 0 pouces de large.
480 SALON DE 1771.
DE M A G II Y.
5 3. U N T A BLE A II I)' A I! CUITE C TDRE l.
5/|. VUE DE LA DÉMOLITION DU CHATEAU DE CLAGNY â.
55. QUATRE PETITS TABLEAUX DE RUINES3.
Je ne m'arrêterai point, monsieur, à vous détailler le mérite
de ces tableaux de M. de Machy, qui a du talent el qui le pour-
rait étendre. Ces petits morceaux ne nous offrenl rien de neuf
en ce genre, non plus que plusieurs autres tableaux en minia-
ture qui représentent aussi des Ruines '' (56) ; ces sortes de
petits lavis sont agréables en ce qu'ils ne tiennent point de
place ou très-peu, et que du moins on a des tableaux; c'est le
goût du siècle : on possède sans posséder.
(Robert imite mieux la pierre, le marbre que Machy ; Machy
entend mieux la perspective, est plus riche. Figures collées.)
DROUAIS.
58. PORTRAIT DE Mme LA COMTESSE DE PROVENCE s.
Il est d'une touche facile et ressemble bien.
(Bien de tête et de buste; mauvais bras; main dans la
poche. Il y a bien de la craie dans tout cela.)
59. M. DE CLERMONT6.
Droit, bien sur les pieds, très-détaché du fond, qui n'est
pourtant pas noir; vigoureusement peint. Broderie lourde et
mate parce qu'elle est monotone. 11 fallait toucher ces bottines
d'humeur, et ces chausses et ces vêtements. Avec tout cela, très
à louer.
1. Tableau de 11 pouces de haut sur 1 pied 2 pouces de large, appartenant à
M. Souihet, de Lyon.
2. Tableau ovale de 1 pied 6 pouces de haut sur 1 pied 2 pouces de large.
3. Tableaux de 7 pouces de haut sur 6 pouces et demi de large.
4. Tous ces petits morceaux portent le même numéro.
o. Tableau ovale de 2 pieds 2 pouces de haut sur 2 pieds 0 pouces do large.
6. Tableau de 7 pieds 2 pouces de haut sur ■> pieds 3 pouces de lai g1; actuelle-
ment à Versailles, n° 3760,
SALON DE 1771. 487
(H). PORTRAIT EX PIED DE Mme LA COMTESSE DU RARRV,
REPRÉSENTANT UNE MUSE '.
(Beau fond; vapeur de cassolette bien; figure bien assise;
belles chairs, bien imitées; genou droit un peu long. Ligne au-
dessous du cou qui sépare la tête du corps. Fleurs d'Italie. Trop
fait. Il est incertain si quelques-uns de ces portraits-là sont plus
vilains que les originaux.)
Parmi plusieurs autres portraits (01) du même auteur, il y
en a d'une très-bonne pâte de couleur, et d'autres beaucoup
plus légèrement traités. On est cependant fâché de voir que
M. Drouais néglige trop souvent le relief et le sacrifie à la cou-
leur aimable, et qu'il oublie ces belles transparences de Van
Dyck qui donnent tant de vie à la chair; il peut ce qu'il voudra
fortement, ces tableaux nous l'indiquent.
VOIRIOT.
62. PLUSIEURS PORTRAITS.
Mauvais portraits, sans vigueur; ils pourraient ressembler,
mais Voiriot peint mal et ne fait pas ressemblant; c'est pis
qu'au pont Notre-Dame, car la ressemb'ance y est, au pont.
Mauvais; chair de brique, surplis de faïence.)
FAVRAY.
63. AUDIENCE DONNÉE A M. I.E CHEVALIER DE SAINT-
PRTEST, AMBASSADEUR A LA PORTE, PAR LE GRAND
SEIGNEUR 2.
Il y a de l'effet dans ce petit tableau, dont le principal
mérite est l'exactitude; il avait d'ailleurs ses difficultés à sur-
monter. Au surplus, il a de la couleur.
(Mauvaise composition.)
1. Tableau de 6 pieds 5 pouces de haut sur 4 pieds 5 pouces de large.
"I. Tableau de 4 pieds de large sur 3 pieds de haut. La description du cérémo-
nial de cette audience remplit une page du livret.
m SALON DE 1771.
CASANOVE.
64. PREMIER DES TROIS COMBATS DE FRIBOURG, DONNE
LE 3 AOUT Lo7|/j, COMM WDÉ PAR M. LE DUC d'eNGHIEN,
ET L'ARMÉE DES BAVAROIS AUX ORDRES DU GENERAL DE
MET. CY1.
Voici, monsieur, un de ces tableaux capitaux qui, dans ce
genre, décident ordinairement des talents de l'auteur. Je ne
vous fais point l'histoire de ce morceau, puisque vous avez le
livre du Salon entre les mains; je m'arrête à la partie du
peintre. Ce sujet était d'autant plus difficile à traiter qu'il y a
complication d'action. Il paraît qu'il était nécessaire que le com-
positeur exposât les débris de l'action précédente (de l'abatis
des arbres); c'est d'abord une victoire de plus pour notre
général, et qui démontre les obstacles qu'il lui a fallu surmonter
pour être en état (Yen vaincre de plus grands. L'action princi-
pale est le moment où le prince, ayant mis pied à terre, jette
son bâton de commandement dans les retranchements de l'en-
nemi, environné de plusieurs généraux; moment terrible pour
l'ennemi, moment de valeur insigne et de gloire pour notre
général; c'est le panache d'Henri le Grand aux plaines d'Ivry. 11
fallait d'ailleurs nous montrer les Bavarois victimes de ce coup
de valeur, enfoncés, fuyants, éperdus, mais qui pouvaient être
soutenus par l'armée en bataille que le général Mercy comman-
dait au delà de la montagne. Quel sujet, monsieur, et quelle
ordonnance difficile à diriger, surtout aux approches de la nuit,
heure à laquelle les ombres, en s'allongeant, se multiplient sur
tant d'objets! Ajoutez-y l'obscurité des bois, de la montagne; la
poussière, la fumée qui s'élèvent, tout concourt à obscurcir
encore le peu de joui' qui reste au général ainsi qu'au peintre.
Toutes eus difficultés n'ont point arrête .M. Casanove; il cou-
serve l'imite de temps, de lieu et d'action pour l'ceil du specta-
teur. En elfet, la vue, qui se porte naturellement sur le premier
plan d'un tableau, aperçoit ici les débris de l'action passée. En
se portant plus haut, c'est le prince qui se présente où l'action
1. Tableau de H pieds de large sur 12 pieds de haut. — Il est aujourd'hui au
musée du Louvre, u" 91 de l'École frauraise.
SALON DE 1771. 489
commence, et le spectateur, en avançant, marche toujours avec
elle et sur le même terrain jusqu'à l'armée ennemie. Cette dis-
position des plans est claire et se développe aisément. M. Casa-
nove, à l'aide d'une fumée claire, détache habilement son
général de l'obscurité du lieu sur lequel il se trouve interposé.
Malgré les difficultés dans l'ordonnance de ce tableau, les dif-
férentes masses de groupes sont bien distribuées; l'effet s'y
trouve sans nuire à la précision de l'action; car il était difficile
de rendre tout visible sans avoir de lumière principale que celle
des devants du tableau, laquelle, prise à l'heure de sept ou huit
heures, pouvait jeter beaucoup d'obscurité; mais le peintre a su
proliter de l'avantage que lui présentait la montagne. J'ignore,
monsieur, le sentiment du public sur ce tableau, mais, quel
qu'il soit, la magie que M. Casanove a employée me semble
celle d'un habile homme qui mérite qu'on lui passe quelques
incorrections dans le dessin, quelques négligences qui échap-
pent toujours dans des morceaux d'un aussi grand détail.
J'avoue qu'il pourrait être plus terminé, plus étudié sur ses
devants. Le Bourguignon, Parrocel étaient vigoureux; mais le
premier surtout était fini, et Van der Meulen semble exciter, par
ses ouvrages, M. Casanove à donner plus de légèreté à ses
arbres. Peut-être voudrais-je un peu plus de génie et de
recherche dans la scène de l'abatis des arbres, un mouvement
plus distinct dans l'attaque sur les Bavarois.
(On lui reproche de n'avoir pas donné à son héros le carac-
tère impétueux et violent qui convient à un général qui jette son
bâton de commandement au milieu des ennemis; de faire ridi-
culement politiquer des officiers derrière le prince dans un mo-
ment aussi chaud. Chevaux lourds et massifs; hommes, dos trop
large. N'a ni la pureté, ni la netteté de Van der Meulen. Détails
obscurs. Paysages crus ; n'ont pas la vivacité et le coloris des
paysages de Loutherbourg; mais ceux de Loutherbourg ne sont-
ils pas aussi outrés de couleur rouge et trop chauds?)
Zi90 SALON DE 1771,
(>Ô. BATAILLE DE LENS PAR M. LE PRINCE DE CONDE
CONTRE L'ARMÉE ESPAGNOLE, COMMANDEE PAU L'AR-
CHIDUC LÉOPOLD, LE MATIN DU '20 AOUT 16481.
Dansce second tableau, si l'auteur a eu un obstacle de moins
contre lui. je veux dire l'heure du jour, la complication d'action
ne s'y trouve pas moins que dans l'autre. L'infanterie ennemie,
qui met bas les armes et qui demande la vie; la prise du géné-
ral Beck, la cavalerie française poursuivant l'ennemi, et l'archi-
duc ramassant les débris de son armée fuyant; l'ordonnance de
ce morceau est grande et belle, on voit et l'on aperçoit tout ;
l'action principale domine et marche bien ; toutes les masses se
développent aisément et les premiers plans commandent avec
chaleur aux autres. La couleur en est bonne et tient beaucoup
de Van (1er Meulen. En général ce morceau, qui demandait
beaucoup de détails, paraît plus soigné que l'autre. La ligure
du prince est bien dessinée, noble et d'un bon effet ; son cheval
est fier et tient de la valeur de celui qu'il porte. Celui qui le suit
ne lui cède en rien, surtout pour le dessin et la couleur; le
Bourguignon ne l'eût pas désavoué. Les ciels de l'un et l'autre
tableau sont d'une grande vérité et d'une bonne couleur. Au
surplus, je répéterai ici ce rpte j'ai dit pour l'autre morceau a
l'égard des devants du tableau . et j'ajouterai que ces deux
grands ouvrages, quelque chose que la critique y puisse trou-
ver, feront toujours un monument solide à la gloire de M. Casa-
nove, dont je ne connais que le nom et les ouvrages.
(Les batailles de Loutheibourg approchent des siennes et ses
paysages valent mieux. Voyez la Bataille des cuirassiers1 .
Grande exécution ; très-beau faire à tout par la dégradation
des lumières, les lointains, les détails. Ton de couleur de cara-
mel, rouge vif qui blesse... Deux glandes omelettes au beurre
noir.)
1. Tableaux de li pieds de large mu- 12 pieds de tuait. Donné connue le pn
denl au musée du Louvre par le roi Louis-Philippe. Ils provenaient d'une collec-
tion faite par Le prince de Condé.
i. A l'article Lootherbourg, ci-après, p. » '. » 7 .
SALON DE 1771. Z,91
()(). DEUX PAYSAGES SOUS LE MEME NUMERO1.
Il y a beaucoup de vigueur et de couleur dans ces deux
tableaux, et les animaux y sont bien rendus. Je ne vous parle
point du choix des sites : vous savez que l'auteur semble avoir
adopté le goût du Berghem dans ce genre, si ce n'est qu'il est
moins gai que ce Hollandais et qu'il affecte une répétition de
tons roux et obscurs que Berghem n'avait pas et qui nuisent à
la fraîcheur que demande le paysage. D'ailleurs la légèreté du
feuille n'est plus la même; ici les arbres sont presque toujours
impénétrables à la lumière par leur extrême touffu.
(Lourds.)
ROLAND DE L/V PORTE.
67. TABLEAU D'INSTRUMENTS DE MUSIQUE2.
Le beau désordre n'est pas ici un effet de l'art; chaque objet
y est mis en sûreté, et il est à croire que ces instruments, s'ils
sont à l'auteur, appartiennent à un maître très-rangé.
68. FIGURE DE BRONZE DE LA FLORE ANTIQUE3.
Ce morceau a beaucoup d'art; il est d'une grande vérité et
séduit au premier coup d'oeil.
69. PLUSIEURS TABLEAUX DE FLEURS ET FRUITS.
Parmi ces objets, il y en a quelques-uns qui sont d'une
touche facile et rendus avec toute la précision possible, ce qui
ne suffit pas encore. La magie, la magie de l'air que les
Hollandais rendent si bien et que Chardin nous a souvent fait
obsener dans ses ouvrages.
1. Chacun de 8 pieds de large sur G pieds de liaut, y compris la bordure.
2. Tableau de 2 pieds G pouces de haut sur '2 pieds de large.
3. Tableau de 2 pieds 3 pouces de haut sur 1 pied 10 pouces de large.
A92 SALON DE 1771,
BELLENGE.
70. UNE CORBEILLE DE FLEURS1. — 71. UN VASE
CONTENANT DES FLEURS2.
11 y a certainement du mérite dans ces tableaux; mais je
répète ce que j'ai dit ci-dessus : il règne un certain cru dans
cette imitation de la nature qui rassasie l'œil, parce qu'il se
croit toujours trop près de l'objet, ce qui vient de ce que le
peintre nous le représente aussi vigoureux et aussi détaillé qu'il
l'a observé lui-même, en étant placé de trop près.
LE PRINCE.
72. UN MEDECIN3.
Ce tableau démontre le génie gai et facile de M. Le Prince ;
en soutenant toujours le genre qu'il a adopté (M qui lui fournit
un costume favorable à la richesse et à la variété des étoiles, il
réussit à faire un tableau très-agréable d'un sujet simple. Un
médecin, debout près d'une fenêtre, tient une fiole et observe
l'urine d'une jeune fdle qui est dans un lit. La mère, assise près
du lit, regarde le médecin avec inquiétude. La fdle, peut-être
plus inquiète, regarde aussi le médecin et ne laisse pas de
glisser sa main vers la ruelle du lit, où est un galant sans
doute qui la tient et la baise avec transport. Une chambrière
est au pied du lit, qui, officieusement, tient les rideaux de ce
côté fermés, a le doigt sur la bouche, et d'un rire malin semble
dire que ni la mère ni le médecin ne sont point au fait de la
maladie ni de sa cause, etc. Voilà en bief, monsieur, l'invention
de ce tableau, qui, d'ailleurs, est d'une touche libre et agréable,
d'un dessin correct. Le coloris est vrai. La ligure du médecin
est une des bonnes que M. Le Prince ait faites; la tête a beau-
coup de caractère et la figure bien dessinée. Je désirerais, à la
Ï3
I. Tableau de 3 pieds i) pouces de large sur 2 pieds 8 pouces de haut.
"2. Tableau de :t pieds 3 pouces de large sur 2 pieds 1 1 pouces de liant.
3. Tableau du cabinet de M. le duc de Praslin, do 2 pieds 10 pouces de haut
sur 2 pieds 2 pouces de large.
SALON DE 1771. 493
vérité, un peu plus d'expression dans les tètes de la mère et
de la fille, surtout dans celle-ci. Du reste, c'est un tableau fort
remarquable et qui fera toujours honneur à son auteur.
(Très-joli tableau. La fille couchée, pas assez vigoureuse;
tout ce côté flou ; il est de deux faires, ce qui présente deux
imitations de nature et déplaît. Manque de finesse dans l'expres-
sion. Figures ressemblantes ; même visage à des hommes, à
des femmes, à des enfants, à la maîtresse, à la servante ; mêmes
traits, mêmes yeux.)
t
. 73. UN GÉOMÈTRE 1.
Cette demi-figure, dans le style de Rembrandt, est dessinée
d'un bon goût et est d'un pinceau libre et d'une touche spiri-
tuelle, quoique finie ; la couleur en est suave. Que vous dirai-je,
monsieur? la tête est d'une grande beauté ainsi que sa barbe,
mais Rembrandt est inébranlable à son poste.
"h. l'intérieur d'un cabaret2.
(l'est une petite taverne fort agréable pour ce genre; on
y reconnaît toujours la touche fine de M. Le Prince. Ce morceau
est très-chaud de couleur. La jeune fille qu'un buveur veut
attirer à lui est d'un bon goût ainsi que le buveur; ses cama-
rades ne sont pas indignes du pinceau de Teniers.
(Il y a une teinte monotone un peu jaune. Je n'aime ni la
suie ni la bile délayée.)
75. PLUSIEURS FEMMES AU BAIN3.
Il y a certainement bien du piquant dans ce tableau, qui est
d'un style aimable et galant; mais plus un homme a de la célé-
brité, plus il a de talent, et moins on est disposé à lui passer
de certaines fautes que l'on voit ne pouvoir pas être émanées
d'ignorance, mais bien plutôt de la négligence à consulter la
nature. Quelques incorrections, trop visibles dans des figures
1 . Tableau de 1 pied 3 pouces de haut sur I pied de large.
2. Tableau de 1 pied 7 pouces de haut sur 1 pied :i pouces de large.
3. Tableau de 1 pied 3 pouces de haut sur 1 pied de large.
/M SALON DE 17 71.
de ce morceau sont de ces lâches qu'on est sincèrement fâché
de trouver dans des ouvrages de M. Le Prince.
(Éventail ; joli, précieux éventail de figure et de ton de
couleur.)
7(). LE PORTRAIT l>'u\ ENFANT1. — 77. PLUS I E U 11 S
BAMBOCHADES Sois LE MÊME NUMERO.
Parmi ces bambochades il y en a de très-ingénieuses et
d'une touche fine et spirituelle.
78. PLUSIEURS ESTAMPES SOUS LE MÊME NUMERO.
/
Gravées par son procédé, procédé qui fait honneur à son
génie et à son zèle pour l'avancement des arts, qui en ont tanl
besoin.
GLÉRIN.
79. PLUSIEURS TABLEAUX SOUS LE MÊME NUMERO.
11 y a sans doute beaucoup de mérite dans tous ces petits
tableaux; mais je ne puis, monsieur, raisonner qu'en consé-
quence de mes lumières; ce qui fait que je ne vous en parlerai
point, crainte de me tromper dans le jugement que j'en por-
terais.
RORERT.
80. MONUMENTS ET ÉDIFICES DE ROME ANCIENNE
E T Mon E R N I . ' .
81. VUE DE LA FOUET DE CAPRAROLE.
LE PONT DE TIVOLI 3.
Par ces deux tableaux. AI. Robert démontre visiblement
combien il est plus difficile de peindre le paysage; d'après
nature que de peindre des pierres et des colonnes dans
1. Tableau de 2 pieds 10 pouces de haut sur 2 pieds 2 pouces de large.
2. Deux tableaux, chacun de 9 pieds G pouces de haut sur 1 pieds 6 pouces de
large.
3. Deux tableaux, chacun de ù pieds de haut sur 3 pieds de large.
SALON DE 1771. 495
son cabinet, d'après des dessins, et les colorier. Ils ne sont
cependant pas sans mérite.
8*2. UNE FONTAINE ANTIQUE, AU MILIEU DES CAMPAGNES
DE ROME *.
Ce morceau confirme ce que je viens de dire ci-dessus. La
partie la plus essentielle de ce tableau est l'architecture, et elle
est bien rendue et d'un bon ton de couleur. Le paysage, qui
n'y est qu'accessoire et lointain, est plus vrai et mieux traité.
83. INCENDIE DANS LES PRINCIPAUX EDIFICES DE ROME.
RUINES D'ARCHITECTURE 2.
Le premier a beaucoup d'effet et est vigoureux de couleur;
il est dommage qu'il ne soit pas traité plus en grand, l'illusion
y ajouterait. Le second est d'un bon choix et la couleur vraie.
84. VIE DES JARDINS DU PRINCE RORGHÈSE A ROME3.
Le point de vue est choisi avec discernement et produit un
effet agréable. Les figures qui servent à l'égayer sont d'une
touche légère et bien coloriées; mais Watteau était peintre aussi '.
85. UNE VUE DES JARDINS BARBERINI.
MONTAGNES DE SORA ENTRE ROME ET NAPLES4.
86. FONTAINE DES JARDINS PAMPIIILE A FRASCASTI5.
Je regrette, monsieur, que l'auteur ne se soit point attaché
à terminer ces trois tableaux, dont il aurait pu faire des mor-
ceaux fort agréables. Quelle est donc cette manie de ne vouloir
que croquer du paysage? de se faire un mérite d'expédier sans
se soucier comment?
1. Tableau de 5 pieds G pouces de haut sur 3 pieds de large.
2. Deux tab'eaux ayant chacun 3 pieds de large sur i pieds 6 pouces de haut, et
appartenant à Mn,L' la marquise de Langeac.
3. Tableau de 1 pied 10 pouces de haut sur 1 pied 5 pouces de large.
4. Deux tableaux portant le même numéro et ayant chacun 1 pieds 6 pouces
de large sur 1 pied 8 pouces de haut.
5. Tableau ovale de 1 pied '2 pouces de haut sur 10 pouces de large.
/j(.)6 SALON DE 1771.
87. I \ E PARTIE DES PORTIQUES DE L'ANCIEN PALAIS
I>1 PAPE JULES A ROME1.
C'est une l'oit jolie esquisse et. dont M. Robert pouvait se
faire un mérite réel, si, moins expéditif, inoins croquant, il eût
voulu traiter ce morceau plusen grand et le traiter sérieusement.
Panini en eût fait un tableau admirable. Mais aujourd'hui il nous
faut des petits tableaux: on ne les examine guère, mais on les
compte, et l'artiste y gagne.
88. DEUX DESSINS FAITS D'APRES NATURE AU G HATE Al
D'AMBOISE. — 89. PLUSIEURS AUTRES DESSINS COLORIÉS
DE DIFFÉRENTES VUES ET MONUMENTS 1)' ITALIE.
Kncore des idées multipliées et point de tableaux. Eh! mes
amis, dirais-je à ces messieurs les croqueurs, gardez vos des-
sins et croquis, bistrés, coloriés, et tout comme il vous plaira,
dans vos portefeuilles, et qu'ils ne paraissent à nos yeux qu'en
tableaux bien rendus et bien linis. On court après les dessins de
Raphaël, de Rubens, etc., parce qu'on n'a pas de leurs tableaux
autant qu'on en désire, et que tout ce qui vientd'eux est marqué
au coin de l'homme savant, du grand homme. Mais vos progé-
nitures si promptement mises au jour décèlent la quantité de
vos idées, il est vrai; sont-elles grandes et sublimes?...
(Un mot sur Robert. Si cet artiste continue à esquisser, il
perdra l'habitude de finir; sa tête et sa main deviendront liber-
tines. Il ébauche jeune, que fera-t-il donc lorsqu'il vieillira? Il
\ «-ut gagner ses dix louis dans la matinée; il est fastueux, sa
femme est une élégante, il faut faire vite; mais on perd son
talent, et né, pour être grand, on reste médiocre. Finissez, mon-
sieur Robert: prenez l'habitude de finir, monsieur Robert, et
quand vous l'aurez prise, monsieur Robert, il ne vous en coû-
tera presque pas plus pour faire un tableau qu'une esquisse.)
1. Tableau ovale de lô pouces de haut sur 11 pouces de large.
SALON DE 1771. 497
LOUTHERBOURG.
90. UNE MARINE AU SOLEIL COUCHANT1.
Vous savez, monsieur, que tout ce qui sort de la palette de
M. Loutherbourg porte l'empreinte de l'homme qui sait, qui a
bien vu, et qui exécute librement; mais soyez juste et impar-
tial; plus un artiste expédie promptement, moins il est sûr d'être
toujours égal. Cette Marine est certainement un bon tableau,
malgré que l'égalité de ton y domine trop : on serait tenté de
croire qu'il a été couvert en entier d'un vernis jaune. La nature
est variée.
91. LE REPAS D'ABRAHAM. LA LUTTE DE JACOB".
Je suis fâché et très-marri pour M. Loutherbourg que son
groupe de Jacob se trouve être éclairé à faux; l'habitude d'éclairer
presque toujours les figures d'un même côté lui a fait oublier
que son principe de lumière ici n'est point où il le suppose.
92. AGAR REGARDANT BOIRE SON FILS APRES LA DECOU-
VEBTE DE LA SOURCE. JACOB CARDANT LES TROU-
PEAUX3.
Le premier est toujours du pinceau coulant de l'auleur,
quoique d'une composition faible, et la tête d'Agar n'est pas d'un
heureux choix ni d'un coloris agréable.
Le second, charmant pour la simplicité de la composition,
est d'une vigueur surprenante ; le coloris franc et d'un bon ton;
la figure bien dessinée, et les animaux d'une vérité et d'une
finesse de touche admirables. C'est un agréable morceau.
1. Tableau de 3 pieds 1 pouces de largo sur 2 pieds 6 pouces de haut.
2. Ces deux tableaux, portant le même numéro, avaient chacun 2 pieds 0 pouces
le large sur 1 pied 10 pouces de haut.
3. Ces deux tableaux, portant le même numéro, avaient chacun 1 pied de large
sur 8 pouces de haut.
XI. 32
&98 SALON DE 1771.
93. l'action de gra.ce de noé et de sa famille
au sortir de l'arche1.
C'esl h h petit morceau compost' de peu du choses; il a beau-
coup d'effet, du caractère; mais j'avoue que j'ignore pourquoi
M. Loutherbourg affecte dans les principales tètes de ce tableau
un rouge qui ne tient en rien à la nature. Serait-ce pour les tirer
davantage du ton général et pour les rendre plus piquantes ou
plus vives? L'intention peut être bonne, mais ne suffit pas; nous
ne sommes point prévenus et nous pouvons l'interpréter mal
9h. UN ORAGE SUR TERRE, ET LE RETOUR
DES TROUPEAUX2.
Voici, monsieur, un très-beau morceau; tout y est rendu
avec soin : ciel, paysages, figures, animaux, terrains, tout fait
son effet, tout est raisonné, dessiné, colorié, et les effets de la
nature sont saisis admirablement; enfin, c'est un tableau de
main de maître.
95. UN ORAGE SUR UN GRAND CHEMIN
AVEC UN ARC-EN-CIEL3.
Ce tableau n'est pas moins piquant que le précédent et d'une
fonte aussi agréable.
96. L'A M A NT Cl I! [El X ''.
Que vous dire, monsieur, de ce petit tableau? Dormiebat
Homerus.
(Uouge. Séduit les yeux et sort de la nature.)
97. LE MOUTON CHÉRI5.
bien différenl de son pendant ci-dessus.
1. Tableau de I pied 6 pouces de haut sur 1 pied i pouces de large.
2. Tableau de 2 pieds 6 pouces d • large sur 1 pied 10 pouces d^ liant.
:f. Tableau de li pouces de large sur 11 pouces de haut.
4. Tableau de 1 pied de large sur 8 p mees de liant.
5. Même dimension que le précédent.
SALON DE 1771. 499
Ce morceau-ci est d'une finesse et d'une légèreté de dessin
et de touche qui charment; le coloris en est piquant et agréable.
C'est un joli tableau qui ne sert pas avantageusement l'Amant
curieux; car celui-ci prouve qu'on ne peut être ni amant ni
curieux de certains objets.
98. UN ORAGE. — UN VENT FRAIS1.
Ce sont encore deux tableaux frappés au coin de M. Louther-
bourg. Outre les ciels et l'eau, qui sont d'une vérité et d'une
finesse de touche surprenantes, les figures y sont dessinées avec
la plus grande légèreté et pleines d'esprit et de caractère; la
couleur en est admirable. Ce sont deux beaux pendants.
(L'une est un camaïeu peint; l'autre est belle.)
99. UN BERGER OUI GARDE SON TROUPEAU2.
Tableau qui soutient le mérite de son auteur. Il faudrait
être peintre, monsieur, et bon peintre, pour entreprendre de
vous décrire en détail tous les sujets de ces tableaux, et de
m'arrêter cà chaque partie qui mérite un examen : un volume
n'y suffirait pas; mais je ne me suis engagé qu'à vous donner
une idée légère du tout et d'y joindre mon sentiment, bon ou
mauvais.
(Charmant.)
100. MARINE REPRÉSENTANT UN SOLEIL COUCHANT, AVEC
UN EMBARQUEMENT POUR UN REGAL A BORD D'UN
VAISSEAU DE GUERRE3.
Quelle chaleur de ciel ! quel air embrasé ! On respire à peine
à la vue de ce tableau; tout s'y ressent de la chaleur d'un
grand jour d'été; je n'en excepte même pas les principales
ligures, qui, par malheur, portent encore sur leurs visages ce
cruel rouge dont j'ai parlé ci-devant; quel dommage! car elles
sont pleines de vie, d'esprit et bien dessinées. Le paysage y est
1. Ces deux tableaux, portant le même numéro, avaient chacun 2 pieds 6 pouces
de large sur 1 pied 10 pouces de haut.
2. Tableau de 14 pouces de large sur 11 pouces de haut.
3. Tableau de !5 pieds de large sur 2 pieds G pouces de huât.
500 SALON DE 1771.
d'un fini et d'un ton de vérité qui charment. Enfin, c'est un
très-beau tableau où il y a peu à désirer.
101. LA PETITE LAITIÈRE. — LA. MANGEUSE DE CERISES1.
Tous deux très-piquants par la manière dont ils sont traités.
Le premier enchante par sa composition simple, mais gaie, fine
et spirituelle. Les figures sont admirablement bien dessinées et
coloriées, et les animaux d'une vérité singulière. Le second n'a
pas moins de mérite et est au moins aussi agréable pour la
composition.
(Mêmes qualités, mêmes défauts; trop rouges, outrés de
couleur. Défaut d'expression, ressemblant à toutes les autres
figures du même peintre.)
10*2. UN PAYSAGE '.
Fort bon.
103. UNE VUE DES ALPES AVEC ANIMAUX ET FIGURES1.
C'est un des riches tableaux de ce maître, pour le coloris, le
genre du feuille et le fini. Le ciel en est beau et pur de touche.
10A. UN SOLEIL COUCHANT SUR MER,
AVEC EMBARQUEMENT D'ANIMAUX4.
L'architecture de ce tableau est peinte par AI. de Machy.
105. UNE TEMPÊTE A LA VUE D'UN PORT'.
L'architecture peinte par M. de Machy.
(Tableau vigoureux. Voyez surtout le mouvement de ce
groupe, à gauche, d'hommes el de femmes occupés à secourir
une moribonde : comme il est chaud et vrai! Je l'aurais pris
pour un Vernet, sans l'excès de vigueur et de chaleur.)
1. Ces doux tableaux, portant le même numéro, avaient chacun 1 pied G pouces
de large sur 1 pied de baut.
2. Tableau de 1 1 pouces de haut sur 8 pouces de large.
3. Tableau de 1 pied 9 pouces de haut sur 1 pied •_» pouces de large.
4. Tableau de 2 pieds -i pouces de large sur 1 pied 1 1 pouces de haut.
5. Tableau de i pieds de large sur 3 pieds de haut.
SALON DE 1771. 501
106. LE DINER INTERROMPU1.
Chaud, mais rouge, mais monotone, mais papillotant, mais
outré. Et puis ces pâtres et ces animaux jetés pêle-mêle font de
la confusion; ce n'est pas grouper, c'est brouiller.
J07. LE PARTAGE DE LA PÈCHE 2.
108. VUE d'un PORT DE MER3.
Ces deux tableaux, qui font pendants, sont charmants; le
coloris en est vrai et la légèreté admirable; ils sont séduisants
pour l'ellét.
109. UNE BATAILLE DE CUIRASSIERS CONTRE LES TURCS4.
Il y a beaucoup de chaleur, monsieur, dans ce morceau, et
la couleur en est belle et variée. Je ne puis cependant m' empê-
cher de supprimer les louanges à l'égard du dessin. M. Lou-
therbourg, qui dessine avec tant de légèreté des matelots, des
pâtres, etc., et même toutes autres figures, se montre ici un
peu lourd et court jusque dans ses chevaux. Ses cuirassiers,
quoique chargés de vêtements et de cuirasses, paraissent des
hommes de la plus petite taille, et d'une lourdeur singulière ;
les chevaux tiennent de leurs cavaliers, et sont pour le moins
soufflés du ventre et raccourcis de l'encolure. D'ailleurs
M. Loutherbourg ne devrait pas ignorer qne, quoique le galop
du cheval soit faux par lui-même, lorsque le cavalier porte per-
pendiculairement sur un coté, le cheval remonte ce côté :
or dans le combat de ce tableau, le^ cuirassier qui monte un
cheval blanc se jette sur sa droite pour lâcher son coup de pis-
tolet à l'ennemi; ce cheval devrait donc aussi remonter de la
droite, mais il fait le contraire. J'avoue que cette observation
ne peut faire de tort à un tableau qui est bon d'ailleurs; mais
comme ce peintre est jaloux ou doit l'être de ne nous point
présenter de tons faux ou de figures estropiées, il doit avoir la
même délicatesse pour conserver l'élégance, les proportions, le
1 . Tableau de 1 pieds 6 pouces de large sur 1 pied 10 pouces de haut.
'2. Tableau de 1 i pouces de large sur 1 1 pouces de haut.
3. Même grandeur que le précédent.
4. Tableau de 2 pieds 6 pouces de large sur 1 pied II) pouces de haut.
502 SALON DE 1771.
costume et la convenance. C'est ce qui sépare la grande pra-
tique d'avec le jugement.
(Louthcrbourg, homme étonnant, homme à tout. Qu'il a vu
avec plaisir les deux grandes Batailles de Casanove!)
i 10. UN NAUFRAGE '.
('/est un des tableaux de ce maître qui m'a fail le pins de
plaisir par sa composition, son bon goût de dessin et sa couleur
charmante. Sur le coin d'un rocher, et à peine échappée à la
fureur des flots, une femme est sans connaissance; un de ses
compagnons d'infortune est occupé à lui verser dans la bouche
quelque liqueur pour la rappeler à la vie; un autre (son mari
sans doute) la tient à bras-le-corps et dans l'attitude du déses-
poir; il semble la croire perdue pour lui; un troisième se
cramponne à un morceau de roche pour échapper à la violence
de la tempête. Ce sujet est pathétique et plein de naturel; il
parle à l'âme. Le ciel et l'eau sont rendus avec, une vérité qui
l'ait illusion et qui attache en effrayant.
(Il y a un de ces tableaux de Loutherbourg où le ciel est si
ardent, si chaud à l'horizon, que cela ressemble plutôt à un
incendie qu'à un soleil couchant; on est tenté de crier a, cette
bergère assise : « Fuyez, si vous ne voulez être brûlée. » )
BRENET.
111. S VINT SÉBASTIEN 2.
Le peintre saisit le moment où une femme tire une des flèches
du corps de saint Sébastien. La composition de ce tableau est
une preuve ou plutôt une répétition de ce que nous voyons tous
les jours parmi nos jeunes artistes : leur sujet est tract'1 sur la
toile bien avant que de l'avoir pensé ou médité, et très-souvent
même plusieurs figures que l'on a dessein ou que l'on croit pou-
voir faire entrer dans le tableau sont composées d'avance, lors-
qu'on n'a point encore pensé à l'ordonnance du tableau. Dans
celui-ci le Saint est placé debout et se repose seulement sur une
1. Tableau do 1 pied I pouce de haut sur 1 pied do large.
2. Tableau de 5 pieds a pouces de haut sur 3 pieds G pouces de large.
SALON DE 1771. 503
jambe, ce qui indique qu'il est là depuis longtemps et qu'il
commence à s'ennuyer de la cérémonie. Je ne pense pas cepen-
dant que ce soient des bourreaux qui l'aient placé devant cet
arbre, car il semble n'y faire que le rôle d'un modèle que l'on a
dessein d'observer à son aise, et des bourreaux n'auraient point
eu d'égard à la pose; ils l'eussent garrotté, sans observer la
pondération ni le contraste, au lieu que M. Brenet paraît l'avoir
mis là pour son bien. La sainte femme qui est à genoux et qui
veut lui tirer une des flèches dehors n'est guère au fait des
pansements, et je doute qu'elle en vînt à bout tant qu'elle sera
à genoux; du moins en suivant la direction de son bras, si elle
parvient à l'arracher, il est à croire que ce ne sera pas pour le
bien du Saint. Je suis fâché sincèrement de l'air gauche de cette
jeune personne, qui a des grâces d'ailleurs et qui est dessinée
d'assez bon goût ; sa première vocation n'a sûrement pas été pour
ce tableau, mais ainsi va le monde; il faut suivre sa destinée.
(Ton de couleur gris et blanc, sans expression. Cachez le
Saint, et je vous défie de deviner l'action de cette femme. Et
puis quelle vilaine vieille derrière elle ! On prendrait ces deux
créatures pour du mauvais train. C'est une ébauche pour la
couleur.
112. JUPITER ET ANTIOPE1.
Pourquoi ne pas consulter ses forces? Pourquoi, selon le
précepte d'Horace, ne : pas savoir quid valeant humer i? Mais vou-
loir s'attacher à traiter des sujets qui l'ont été cent et cent fois
par nos plus grands maîtres et avec succès! JN'y aurait-il plus
de sujets à prendre dans l'histoire ou dans la nature? Ou bien
l'amour-propre persuade-t-il que l'on réussira mieux que nos
anciens? Quid rides?
(Quelle masse de chair! quel foire! quelle couleur, misé-
ricorde ! )
113. l\ FAUNE JOUANT AVEC DES ENFANTS2.
11 est certain, monsieur, que si les faunes, les sylvains, les
égipans même ont existé, c'étaient des monstres, puisque, selon
1. Tableau ovale de 2 pieds de haut sur 1 pied 8 pouces de large.
■1. Tableau de 2 pieds de haut sur i pied 8 pouces de large.
504 SALON DE 1771.
que les poètes les dépeignent, ils n'avaient qu'une fausse confi-
guration relativement à nous. Or, ce faune est bien dans l'es-
pèce, à quelques égards; très-court, très- lourd et très-mal fait;
mais il joint à ces avantages celui de s'être humanisé beaucoup
plus que ses confrères. M. Brenet, qui veut sans doute que ses
tableaux plaisent aux daines, leur a sauvé ce que la figure d'un
faune a de moins agréable pour elles : je veux dire les cuisses
velues et les jambes de chèvre, et môme les cornes. Il lui a
donné la peau d'un enfant vermillonné et qui le dispute de
fraîcheur aux enfants qui jouent avec lui, lesquels ne sont pas
des Quesnoy. Ce sujet, bon en lui-même, pouvait faire un
agréable tableau s'il eût été traité, peint et fini, c'est-à-dire s'il
eut eu de la composition, du dessin, du coloris vrai et de la
touche (et une autre expression; il a l'air non d'un homme ivre,
mais d'un personnage souffrant. Et puis cette petite échappée
en carré de peau de tigre fait un mauvais effet. Ne souffrez pas
qu'il se lève, car, je me trompe fort, ou il s'en manquerait d'un
demi-pied que sa jambe droite ne touchât à terre, tant la jambe
et la cuisse gauches sont longues).
ll/i. \ éni s1.
C'est une figure de ferame, je crois, qu'un fatal souvenir de
la Vénus de M. Boucher a fait éclore; souvenir fatal en effet.
L'écart qu'elle fait pour s'éloigner, ou plutôt pour éviter de res-
sembler à cette autre Vénus, lui contorsionne les membres et
le \i^a<_re au point qu'elle semble tourmentée des douleurs delà
colique. Un enfant, très-raccourci, et placé à côté d'elle, mais
qu'elle ne regarde pas, lui montre très-spirituellement qu'il
tieui une flèche et que cette llèche a une pointe : allégorie très-
fine et très-neuve! Le coloris de ce tableau ne le cède en rien
au dessin ci, ;i l'ordonnance.
[Vénus qui sanglote, fâchée d'être si mal peinte. Prodige
d'ocre, creux qui font un vilain effet, cuisse droite incorrecte.)
115. DIANE2.
C'est le pendant du précédent et de la même force de génie.
1. Tableau ovale do 1 pied S pouces de liant sur 1 pied 4 pouces de large.
2. Tableau ovale de I pied 8 pouces de haut sur 1 pied 4 pouces de large.
SALON DE 1771. 505
La chaste déesse, que le sommeil et la fatigue accablent, a
choisi, pour mieux s'étendre et se délasser, l'attitude à peu près
d'un homme étendu sur un gibet. Elle présente au spectateur
son large sternum, construit aux dépens de ses chastes entrailles
qui en demeurent très-aplaties ; cette espèce de marasme inilue
jusque sur les cuisses et les jambes de la déesse, lesquelles,
déjà très-carrées, ne promettent pas de prendre nourriture en
restant dans une position si contrainte. Enfin, monsieur, c'est
un modèle; on lèsent, on le voit, mais un modèle que l'on n'a
pas su poser et dont on n'a point vu le bon parti qui s'en pou-
vait tirer, faute de connaître la nature. Malgré toute la peine
que M. Brenet a prise pour colorier cette figure, les beautés de
la nature lui ont échappé; il a vu les bras d'un autre modèle
plus grand et plus gros que celui-ci. Les jambes du modèle
académique se sont présentées à sa mémoire, et il a oublié qu'il
peignait Diane et la nature.
(Détestable, froid, monotone, sans effet, offusqué de vapeurs.
Tableau mauvais sur le chevalet, effacé par le temps et pas
assez effacé par le temps, chairs peintes avec du fromage mou,
un bras de Diane mal dessiné, et puis, troupeau de gens ébahis
qui ne disent rien ; ni tète, ni bras, ni corps, ni ensemble.)
116. APOLLON AVEC LE GÉNIE DES ARTS1.
Quel Génie, monsieur! et quel Apollon! Que celui-là ne nous
inspire jamais, et ne montons jamais le cheval de celui-ci; l'un
et l'autre ont trop mal servi M. Brenet, dans le temps même
qu'il suait pour les célébrer.
(Génie, Apollon n'ont ni grâces ni figures.)
117. UNE TÈTE DANS LE COSTUME ASIATIQUE2.
J'ignore le temps de ce costume, et je pense que l'auteur
l'ignore aussi.
1. Tableau de '2 pieds de haut sur 1 pied 8 pouces de largv.
2. Tableau ovale de 1 pied de haut sur 10 pouces de large.
506 SALON DE 1771.
II CET.
L19. UN LOUP PERCÉ D'UNE LANCE1.
(Nature outrée ; trop de fougue.)
L20. UN REPOS DE CHASSE2.
Ce son! plusieurs pièces de gibier groupées ensemble. Le
poil et la plume y sont bien rendus. La composition d'ailleurs
n'a rien de neuf ni dépiquant.
(Hou tableau de gibier, assez vigoureux, vrai. Il tue tout ce
qui est autour.)
L21. LA FERMIÈRE3, — \'2'1. DEUX PAYSAGES4.
Ce n'est pas la partie principale de l'auteur.
L23. UNE CARAVANE5. — 1*2/|. PLUSIEURS DESSINS, CARA-
VANES, PAYSAGES, ANIMAUX, DONT QUELQUES-UNS
SONT PEINTS A L'HUILE SOIS LE MEME NUMERO.
L'intention de M. IIuci est sans doute de nous faire oublier
la perte des Desportes, des Oudry ; mais ce n'est point sans des
efforts extraordinaires de génie que l'on peut nous en consoler ;
ils sont encore en possession du sceptre en ce genre. On se
souviendra toujours qu'ils ont eu le talent supérieur de rendre,
avec une vérité frappante, les formes, les couleurs et la vie
même des animaux, indépendamment de l'art avec lequel ils
nous les présentaient. M. IIuci a beaucoup de talent et est labo-
rieux; ce n^est donc point l'envie de le dépriser qui me fait faire
ces réflexions, mais j'aime à être juste. Je vous crois de mon
sentiment, monsieur, ce ne sont point ces louanges outrées et
multipliées dans des journaux et ailleurs qui encouragent les
1. Tableau de 6 pieds sur i pieds.
2. Tableau il" ï pieds sur 2 pieds, appartenant à M. de Fontaine.
:}. Tableau de •! pieds de large sur I pied lo pouces dr haut.
i. Tableaux portant !c même numéro, de chacun 14 pouces de large sur
12 pouces de haut.
.'>. Es (iiisse de 3 pieds 0 pouces de large sur i> pieds G pouces de haut.
SALON DE 1771. 507
artistes. Le connaisseur éclairé aperçoit aisément le piège ou
l'ignorance; et l'artiste qui ne sera point en garde contre
l'amour-propre fera la grenouille et crèvera tout en se croyant
un phénix. Nous n'avons malheureusement que trop d'exemples
récents de cette vérité. Parmi ces différents dessins de M. Iluet
il y a des études d'animaux qui sont assez bonnes; la nature y
est copiée; j'y voudrais aussi la physionomie de ranimai, la
vie, car, ainsi que parmi les peintres de portraits, il est assez
ordinaire de voir les traits fidèlement copiés, la couleur bien
vraie ; mais la physionomie ne s'y rencontre pas, et c'est là la
vraie ressemblance. A l'égard des caravanes, qui est-ce qui n'en
fait point et sans en avoir jamais vu?
PASQUIER.
125. ARM IDE ET RENAUD. — 126. ANGELIQUE ET MEDOR.
127. PORTRAIT DU ROI, EN MINIATURE.
(Le roi n'est pas ressemblant).
128. PORTRAIT DE Mme LA DAUPIIIXE, EN EMAIL.
(Ressemblance sans âme.)
129. PORTRAIT DE M. DE VOLTAIRE,
PEINT A FERNEY EN 1771.
(Voltaire sans caractère.)
130. PORTRAIT DE M. COCHIN. — 131. PORTRAIT DE
Mme TELLES SON. 132. Mme NERVO, DE LYON. —
133. Mine DLGAS DE BOIS- SAINT- JUST , DE LYON. —
134'. M. ET Mme TERRASSE, DE LYON. — 13ô. PLUSIEURS
AUTRES PORTRAITS EN EMAIL ET EN MINIATURE.
M. Pasquier a de la finesse et de la légèreté dans le pinceau,
mais il a des voisins dans ces deux genres dont les ouvrages
ne le servent point en frères.
(Ouvrages pointillés, pointillés, recherchés et froids.)
508 SALON DE 17 71
RESTOUT.
136. LA PRÉSENTATION AU TEMPLE AU MOMENT
OU SIMÉON PRONONCE LE NUNC DIMITIS.
Le nom de Restout, monsieur, semble toujours annoncer
de grandes machines; elles sont comme dévolues de droit à
l'atelier de ce nom, et celle dont je vais vous rendre compte est
de 25 pieds de large sur 13 pieds 6 pouces de haut. Quel vaste
champ propre à exercer le génie d'un artiste! Héritier de deux
grands noms (Jouvenet et Restout), il semble que leur génie
aurait pu inspirer M. Restout dans l'ordonnance et l'exécution de
ce grand tableau, dont le sujet a été tant de fois traité et par
tant d'habiles maîtres; mais les grands exemples ne sont pas
toujours des leçons suffisantes. Pour être poëte, il faut :
Que notre astre en naissant nous ait formé poëte :
«
at pictura poesis.
La Vierge et Siméon occupent le milieu de cette composition ;
quelques ligures accompagnent ce groupe, et quelques autres
personnages semés çà et là, et dont on ne devine pas aisément
les intentions, occupent le reste du tableau. Dans le haut, on
voit un ciel ouvert, une Gloire, quelques petits anges et un groupe
principal de trois grands anges qui apportent des fleurs.
Sur le second plan, à gauche, un homme porte le devant
d'un brancard sur lequel sont des vases qui, selon l'apparence,
viennent d'une sacristie hors du temple. Voilà, en bref, l'ordon-
nance; je reviens à la composition.
Siméon, qui est ici l'objet le plus apparent, est une grande
figure entièrement penchée sur le côté gauche et qui plafonne
pour observer peut-être mieux le dedans du ciel; la tête, qui
est aussi de plafond, est basse et d'un mauvais goût de dessin.
La draperie blanche, qui semble copiée d'après des linges
mouillés ou de vieux marbres roux, est, malgré cela, raide et
maigre, et sans mouvement ni intelligence du clair-obscur. La
\ierge est de profil et à genoux devant Siméon; elle tient
l'enfant sur ses bras; c'est tout au plus un souvenir des Vierges
de Vouet et qui manque de caractère. Le groupe de figures qui
SALON DE 1771. 509
soutient celui-ci est sans effet comme sans intention. Sur le
devant de ce groupe est un homme (qui peut être Joseph), des-
siné, drapé, colorié pesamment; il porte une espèce de mue,
mais à sa démarche rompue et à son air indifférent, on ne devine
point à qui il destine sa volaille. Sur la droite de Siméon, sur
le même plan, est une grande figure de femme (serait-ce sainte
Anne?) aux longs bras et à la démarche raide, laquelle semble
parler des mains; mais on ne voit pas à qui elle peut en vou-
loir. Cette figure, d'âge décrépit et d'une figure ignoble, a la
tête couverte de haillons et drapée de même. Près d'elle et plus
loin sont quelques autres figures de femmes placées indifférem-
ment, et qui, par leur démarche raide, ressemblent très-bien à
ces quilles de paysages ou à des ombres errantes aux champs
Élyséens. Sur le premier plan, une femme et son enfant sont
assis sur les degrés et ne s'inquiètent guère de ce qui se passe.
Sur ce même plan, de l'autre côté, M. Restout a voulu former
un groupe grand et vigoureux pour servir de repoussoir à son
quatrième plan ; il l'avait imaginé au moins de deux figures ;
mais pour éviter la confusion et les détails, il n'en a conservé
qu'une et la moitié de l'autre; le reste a été renvoyé dans la
bordure. L'arrivée des trois anges avec leur corbeille de fleurs
n'est pas trop fêtée dans ce temple du Seigneur,- personne
n'aperçoit ces messagers célestes. Un d'entre eux a beau se ré-
clamer du grand plafond de Lemoyne, les autres du grand-
oncle de M. Restout, rien : on ne voit là que des incrédules. Le
ciel et les nuages, qui ne se réclament de personne, attirent au
moins les regards de Siméon, qui n'en avait pas encore vu de
semblables, quoique vieillard très-expert. Je ne vous parlerai
point de l'architecture; vous n'y reconnaîtriez pas la richesse
de ce fameux temple. Quant à la couleur de ce tableau, c'est un
ramassis bizarre de palette avec lequel on a cru pouvoir imiter
la variété et l'harmonie des tons de Jouvenet; c'est un (on
général de couleurs sales et fausses qui ne tendent à aucun
effet. Nulles draperies jetées avec art et peintes de couleurs
vraies et largement; nulle entente du clair-obscur, nulle har-
monie de reflets...
0 mânes des Rubens, des Roullongne, des Le Brun, des
Jouvenet, etc., vos immortels ouvrages sont sous les yeux, mais
de qui? des idoles des gentils : Oculos hubent et non videbunt.
510 SALON DE 1771.
On ne peut pas, me dira M. Restout, être habile homme si
promptement... Vous avez raison, mon ami, mais vous avez tort
d'entreprendre au delà de nos forces. Trois ou quatre ligures
bien méditées, bien compassées, correctement dessinées, peintes
(1*11110 bonne pâte de couleur, avec chaleur, enthousiasme, har-
monie, tout cela peut faire un très-bon tableau, et, en vous for-
mant peu à peu à de plus grands ouvrages, vous ferait un
honneur infini ; au lieu qu'une grande machine mal rendue vous
met à côté de Phaéton; car, de ce que votre grand-oncle aura
excellé dans les grandes machines, il ne s'ensuit pas que son
petit-newii doive y exceller de môme. Nous n'avons que trop
de preuves de la fausseté de pareilles conséquences.
(Ses ligures sont de toutes sortes de nations : il y en a
d'arabes, de juives et de françaises. Les deux jeunes hommes
de la gauche, à l'extrémité de la toile, sont deux élégants fran-
çais; à l'extrémité de la toile, à gauche, c'est un Turc. J)ans le
ciel, c'est un grand ange bien allongé, bien sec; il jette des
fleurs; allongez-lui les mamelles, mettez-lui une torche à la
main et ce sera la Discorde. Sa composition est éparse, ses ligures
sont raides et isolées et minces comme du papier; apparent rarœ
liantes in gurgite vaslo; sa couleur est faible; l'ensemble est
monotone. L'enthousiasme de Siméon est sans noblesse, ou plutôt
il n'y en a point ; la tète est d'un homme qui prie; son corps
plafonne et n'est pas en équilibre, il va tomber sur les degrés.
L'architecture est vaporeuse. Derrière le Joseph, quelques
pauvres qui ressemblent à des sacs à charbon. Monsieur Restout,
est-ce que l'ombre noircit? Une blonde est blonde dans l'ombre,
une femme blanche est blanche dans l'ombre. Mais comment
faire? Comme ttubens. Cependant c'est \\\\v, grande machine, et
Restout est jeune. Cette fois-ci il a fait une tentative au-dessus
de ses forces; une autre fois ses forces seront au niveau de sa
tentative.)
137. LE SOMMEIL1.
Figure d'étude, mais qui n'a pas été étudiée d'après un
modèle posé naturellement.
(Dormeur ignoble, mine de supplicié; sans vigueur, sans
i. Tableau de i pieds de large sur 3 pieds de haut.
SALON DE 1771. 511
dessin; on ne sait ce que c'est. Oh! la vilaine tète! n'est-il pas
vrai, monsieur Houdon? Je gage que vous chassez cela de l'Aca-
démie et du Salon à coups de pied.)
138. S AI N T J É ROME1.
J'ai peine à me persuader qu'il soit réellement de M. Res-
tout, et si l'Académie l'avait reçu pour ce morceau, je dirais
que le proverbe est bien juste : Ce qui est au jugement des
hommes est incertain. Le tableau suivant ne me dément pas.
139. JUPITER CHEZ PHILÉMON ET BAUGIS2.
Faible de couleur, sans harmonie, sans intérêt. Un Mercure
ignoble, un Jupiter court du corps avec de mauvais bras d'enfant ;
trop sévère; Mercure croqué; mauvais fond.
4&0. PLUSIEURS DESSINS ET PORTRAITS DU MÊME,
SOUS LE MEME NUMERO.
Mademoiselle VALLAYER3.
l/|:l. DES INSTRUMENTS DE MUSIQUE MILITAIRE4.
Quelle vérité, monsieur, et quelle vigueur dans ce tableau!
Mlle Vallayer nous étonne autant qu'elle nous enchante. C'est la
nature rendue ici avec une force de vérité inconcevable et en
même temps une harmonie de couleur qui séduit. Tout y est
bien vu, bien senti; chaque objet a-la touche du caractère qui
lui est propre; enfin nul de l'école française n'a atteint la force
du coloris de M1,e Vallayer ni son fini sans être tâtonné. Elle con-
serve partout la fraîcheur des tons et la belle harmonie. Quel
succès à cet âge ! et pourquoi faut-il que ses grands talents
soient autant de reproches que son âge et son sexe font à notre
1. Tableau de "2 pieds de haut sur 1 pied 0 pouces de large.
2. C'est ce tableau qui était le morceau de réception de Restout fils à l'Académie.
.'{. M"1' Aune Vallayer, plus tard Mme Coster, était née h Paris le 21 décem-
bre 17 ii; reçue académicienne en 1770, sur la présentation de deux tableaux cités
dans cet article (n° 149), elle mourut à Paris le 27 février 1818.
4. Tableau de 5 pieds sur 4 pieds.
512 SALON DE 1771.
faiblesse? Elle est d'ailleurs faite pour nous en inspirer une
bien plus pardonnable.
(Surprenant.)
142. UNE JEUNE ARABE EN PIED1.
Portrait d'autant mieux rendu qu'il était difficile d'en faire
un bon tableau.
(Loué comme plein de vérité, de vie et de grâce.)
143. UNE JATTE2.
Elle est accompagnée d'un morceau de pain qui est vrai et
comme la nature, mais sans crudité, et vu comme il faut voir
pour bien peindre.
lh!i. DES FRUITS ET DES LEGUMES3.
C'est toujours la même vigueur de pinceau et la même fidé-
lité à rendre la nature dans son caractère.
145. DIVERS MORCEAUX D'HISTOIRE NATURELLE4.
Deux tableaux.
Je ne puis que répéter ce que j'ai dit plus haut; j'ajouterai
que ces objets-ci, beaucoup plus variés dans leurs couleurs et
leurs formes, tels que les madrépores, les coraux, les mines et
minéraux, etc., étant pour la plupart des corps polis, augmen-
tent la difficulté d'en former des groupes favorables au bon effet.
Rien n'a arrêté M"e Vallayer ; chaque objet y est lui-même rendu,
fini et contribuant à l'effet des autres. Ce sont des chefs-
d'œuvre en ce genre.
(Magie d'imitation.)
l'ili. IN BAS-RELIEF IMITÉ : JEUX D'ENFANTS 5.
Il fait illusion.
1. Tableau de ■"> pieds sur :t pieds 0 pouces.
2. Tableau de - pieds ti pouces sur 2 pieds.
:(. Tableau de 2 pieds !) pouces sur 2 pieds 2 pouces.
4. Ces deux tableaux, portant le même numéro, avaient chacun i pieds sur
3pieds.
5. Tableau de 2 pieds 2 pouces sur 1 pie tj pouces.
SALON DE 1771. 513
147. UN PANIER DE PRUNES1.
II le dispute à la nature.
4 48. UN LAPIN2.
Également vrai.
149. ATTRIBUTS DE LA PEINTURE, LA SCULPTURE
ET L'ARCHITECTURE. — INSTRUMENTS DE MUSIQUE.
Ces deux morceaux sont ceux qu'elle a donnés pour sa
réception à l'Académie.
Il est certain, monsieur, que si tous les récipiendaires se
présentaient comme Mlle Vallayer et s'y soutenaient avec autant
d'égalité, le Salon serait autrement meublé.
(Excellents, vigoureux, harmonieux; ce n'est pas Chardin,
pourtant ; mais au-dessous de ce maître cela est fort au-dessus
d'une femme. Mais si MUe Vallayer en sait jusque-là toute seule,
pourquoi est-elle si mesquine ailleurs? Un jour cela se décou-
vrira.
Celui du toisé moins harmonieux ; le toisé est trop clair.)
M",e ROSLIN3.
150. M. PIC ALLE, ADJOINT A RECTEUR, DE l' ACADEMIE
ROYALE DE PEINTURE ET DE -SCULPTURE, EN HABIT
DE CHEVALIER DE L'ORDRE DE SAINT- MICHEL.
C'est un bon portrait, bien ressemblant et qui fait honneur
à M'"e Roslin ; la couleur en est belle et vigoureuse. Et
d'ailleurs, indépendamment de la bonté du tableau, quand il
n'aurait que l'avantage de nous conserver les traits de M. Pigalle,
ce morceau devrait toujours être cher aux amateurs ainsi
1. Tableau do 1 pied 4 pouces suri pied 1 pouce.
2. Tableau de 1 pied 8 pouces sur 1 pied 4 pouces.
3. Marie-Suzanne Giroust, femme Roslin, élève de son mari, née à Paris le
9 mai 1734, morte dans la même ville le 31 avril 1772, l'année qui suivit sa récep-
tion à l'Académie comme peintre en pastel.
XI. 33
5U SALON DE 1771.
qu'aux artistes. M'"1' Roslin a donné ce tableau pour sa réception
à l'Académie.
151. PLUSIEURS AUTRES PORTRAITS.
Ils sont d'une touche fine et d'un pinceau digue de son
habile maître.
(Notre ami l'abbé Lemonnier; c'est sa physionomie, sa sim-
plicité, sa rusticité, sa vivacité, et même le reste de son apoplexie
à la bouche. Très-vigoureux. Courage, madame Roslin! ce
n'est pas encore La Tour; il est aussi grand coloriste et il est
plus harmonieux.)
BEAUFORT
152. BRUTUS LUCRÉTIUS, PÈRE DE LUCRÈCE, ET COLLA-
TINUS, SON MARI, JURENT SUR LE POIGNARD DONT
ELLE S'EST TUÉE DE VENGER SA MORT ET DE CHASSER
LES TARQU1NS DE ROME1.
Yoici encore un tableau de réception, monsieur, et qui porte
un sujet grand et fier; il faut croire que M. Beaufort l'a bien
traité, puisque ses juges l'ont reçu pour tel, ou bien donc il
faudrait penser qu'il en est de l'usage de ce corps comme de
celui de quelques couvents de religieux qui ne reçoivent que des
sujets très-jeunes, dans l'espérance qu'ils se formeront et
deviendront de grands hommes. La possession me paraîtrait
plus assurée en les prenant tout formés; plus d'un exemple
justifie mon opinion.
Ce tableau, monsieur, peut passer pour un de ceux que les
jeunes élèves l'ont pour le prix tous les ans. La composition en
est faible et d'un homme qui n'a pu transporter son imagination
à Collatie, y voir Lucrèce poignardée, et, Romain pour ce
moment, s'échaulfer le génie de fureur contre les Tarquins,
jurer leur ruine et de venger la mort de Lucrèce. Bien saisi de
cet enthousiasme, M. Beaufort eût fait un tableau composé, plein
de génie, de chaleur et de vérité. Mais ici je ne vois que des
figures raides et forcées d'un compositeur qui se bat les flancs
pour se mettre en colère. C'est un Collatinus (car ce doit être
lui) à qui il semble que l'on ait serré le cou pour lui faire
1. Tableau de o pieds 2 pouces de large sur i pieds de haut.
SALON DE 1771. 515
monter le sang au visage : visage d'un style commun et sans
vérité dans le caractère. Son attitude est raide dans tous ses
membres et fait une mauvaise pose académique ; son bras droit
mal dessiné d'après nature ; enfin tous les membres tendus sans
effet. Brutus, à qui il s'adresse (je pense du moins que c'est lui
qu'on a voulu faire), est ici un vrai don Quichotte à qui il ne
manque que l'armet de Mambrin. Le peintre, qui n'a pu dans
le moment se faire lui-même ni Romain ni Brutus, n'a point
senti ce que c'est que d'être Brutus et de voir un Tarquin sur le
trône. Celui-ci est une longue figure, raide dans son mouvement,
et dont le visage, dessiné mesquinement, est celui d'un malade
qui, rassasié de séné, en a de l'humeur; son bras, raide et
tendu, est d'un mauvais choix, mal dessiné, ainsi que la main.
D'ailleurs, si M. Beaufort eût raisonné, il se serait aperçu que
les Romains n'étant point au Chàtelet de Paris assignés pour
y lever la main en témoignage, leur usage en fait de serment
est tout différent. Mutius Scévola ne mit point les doigts dans
le feu, mais le poing, pour exprimer la force de son serment.
Ici, Brutus et son voisin Lucrétius ont grand soin de faire la
belle main et de bien étendre les doigts. Le Brutus, avec l'air
plus grave et plus recueilli, étend la main avec réflexion et
dignité ; c'est le don Quichotte qui reçoit Sancho chevalier et
lui impose les mains. A l'égard de Lucrétius, je ne vous en dis
rien de plus, ainsi que d'une espèce de centurion qui se trouve
derrière Brutus, peut-être pour accoter sa grande figure ou
pour l'espionner. Quant à Lucrèce, qui est étendue sur son lit
assez nonchalamment et comme si elle venait de subir une
descente des experts, ce n'est point une figure de main de
maître ; la nature n'y est ni consultée ni imitée. Pour le coloris
de ce tableau, c'est encore un problème pour l'auteur. Il aurait
pu se dispenser aussi d'enrichir ce morceau d'une petite
burette de vermeil et de flacons posés sur une console au devant
de son tableau : outre que cet accessoire n'est pas du style
romain, le tout est petit et pauvre, de même que la mauvaise
draperie au bas. Enfin, monsieur, c'est un tableau broché.
Est-il possible (je le répéterai sans cesse) qu'avec tant de
moyens de s'instruire et à la vue de tant de chefs-d'œuvre
réunis dans cette capitale, on conserve la tète froide? 11 me
semble qu'un seul tableau de Rubens devrait donner la fièvre
516 SALON DE 1771.
d'enthousiasme à un artiste et le porter au delà même de sa
sphère : mais non; il faut du ciel l'influence secrète, ditBoileau.
(0 la vilaine Lucrèce! meilleure à tuer qu'à violer. Ce n'est
pas dessus, c'est dessous le poignard qu'ils jurent. Beau
Brutus; bras de Lucrétius estropié.)
153. esquisse d'une coupole, dont le sujet
est l'assomption de la sainte vierge1.
Je suis dispensé de vous en parler.
DE WAILLY-.
15/j. MODÈLE D'UN ESCALIER QUI DOIT ÊTRE EXECUTE
A MONT-MUSART.
Quoique nous ne soyons pas accoutumés à voir an Salon des
ouvrages d'architectes non peintres, comme ceux-ci se trouvent
placés et inscrits dans le livret, je dois vous en parler. Ce
modèle, fort proprement rendu, a, dit-on, un mérite de plus
dans sa composition, celui d'être romain.
(Pauvre chose. Figures athéniennes... à un escalier de la
Comédie française.)
DESSINS.
155. VUE DE MONT-MUSART, DU CÔTÉ DE LA VILLE. —
156. PLAFOND DE L'ÉGLISE DE JESUS, A ROME.
157. FONTAINE DE LA PLACE NAVONE. — CHAIRE DE
SAINT-PIERRE. — TOMBEAU DE LA COMTESSE MATHILDE3.
158. — INTÉRIEUR DE LA ROTONDE. — INTERIEUR
DE SAINT-PIERRE DE ROME4. — 151». LES THERMES DE
DIOCLÉTIEN AVEC DES NOTES QUI INDIQUENT I.'USAGE
DE CLS ANCIENS ÉDIFICES.
C'est sans doute très-bien fait à M. de Wailly de nous
1. Tableau de *j pieds sur i pieds.
"J. Charles de Wailly, frère du grammairien, né à Paris le 9 novembre 1 729,
mort dans la même ville le ~1 novembre 1 7 '. » s . n étail membre de l'Académie d'ar-
chitecture depuis 1707. Il fut membre de l'Académie de peinture ù l'occasion de
cette exposition de 1771.
:î. Trois dessins portant le même numéro.
4. Deux dessins portant le mémo numéro.
SALON DE 1771. 517
redonner les dessins de ces beaux morceaux que nous connais-
sons déjà beaucoup et dont la plupart ont paru sous tant de
formes différentes. Eu cela, il a ménagé les frais de son génie.
160. DEUX COLONNES TORSES.
C'est nous dispenser d'ouvrir Vitruve ou Vignole.
161. SIX PETITES VUES DE ROME.
Place du Peuple ; Place Colonne; Place de Saint-Pierre;
Place Navone ; Place de la Rotonde; Place de Sainte-Marie-
Majeure que nous avons déjà, gravées.
162. LE DÉLUGE ET LE TEMPLE DE SALOMON.
Ce déluge, lavé au bistre, est un bien petit réchauffe de celui
du Poussin pour l'idée. A l'égard du dessin, en est-ce un? Du
moins il n'est pas fait en peintre.
Pour le temple de Salomon, c'est un dessin d'architecte,
c'est-à-dire fait au compas et à la règle ; très-sec, et qui res-
semble plutôt à une copie d'après quelque modèle de bois ou
de plâtre imité servilement, qu'à un dessin fait par un peintre
architecte.
164. DÉCORATIONS DE THEATRE. ARC DE TRIOMPHE.
UNE FONTAINE SUR DES ROCHERS. 165. PALAIS
CÉLESTE : LE PANDÉMONIUM.
Tous dessins fort jolis dans le portefeuille d'un amateur de
ces sortes de croquis. Le Salon demande autre chose.
166. l'intérieur d'un escalier1.
Le dessin en est assez proprement fait. Je ne doute point
qu'il ne pût être bâti solidement; pour agréablement, je n'en
décide point.
1. L'un des morceaux de réception de l'auteur à l'Académie.
518 SALON DE 1771.
PARROGEL.
1()7. ASSOMPTION DE LA SAINTE VIERGE1.
La Vierge est placée au plus haut du tableau, une jambe en
l'air et dans un écart, ou plutôt une attitude si fatigante pour
elle, qu'un petit ange esc obligé de lui supporter un bras, faible
secours pour cette attitude pénible. Du reste, elle n'est point
importunée de chérubins, d'archanges, de séraphins et de toute
la troupe céleste; seulement un grand séraphin est sur un nuage
au bas du tableau, et dans l'attitude d'une sainte Thérèse qui
reçoit avec résignation la flèche de l'ange dans son chaste cœur.
La couleur du tableau est d'ailleurs celle ordinaire à l'auteur.
DESHAYS.
168. PORTRAIT DE MONSEIGNEUR i/ÉVÊQUE DE POITIERS.
169. PORTRAIT DE MADAME DE LA POPELINIERE.
170. PLUSIEURS AUTRES PORTRAITS.
Il est sans doute difficile à M. Deshays de se soutenir contre
plusieurs ouvrages de ses confrères, et qui lui font d'admirables
leçons dont il faut espérer qu'il profitera.
MONNET.
171. FEU MONSEIGNEUR LE DAUPHIN ET FEU MADAME
LA DAUPUINE OCCUPÉS DE l' ÉDUCATION DES TROIS
PRINCES LEURS ENFANTS, ET PARTAGEANT LES SOINS
DE MONSIEUR LE DUC DE LA VAUG1 'M > N ET DE MON-
SEIGNEUR L'ANCIEN ÉVÈQUE DE LIMOGES, LEURS
GOUVERNEUR ET PRÉCEPTEUR, PRESENTS A CETTE
INSTRUCTION *.
(Toutes figures sur le même plan, toutes figures bêtes; on
ne sait ce que c'est. D'une médiocrité faite pour la cour; 6
comme cela aura été bien payé!... Sans âme, sans chaleur;
1. Ce tableau est destiné pour l'Abbaye des bénédictins, à Tonnerre.
2. Appartenant à M. le duc de La Vauguyon.
SALON DE 1771. 519
expression froide et dure ; ennuyeux comme une assemblée du
monde; la chose la plus difficile à peindre par la monotonie qui
y règne; sublime ou plat. Il n'y a là ni père, ni mère, ni
enfants ; ce sont des indifférents en rond. Buste du roi sur un
poêle de faïence. Couleur grise du fond.)
172. l'amour1.
Deux tableaux de forme ovale représentant Y Amour; dans
l'un, il lance ses traits; dans l'autre, il caresse une colombe.
— Je n'ai point aperçu ces deux tableaux.
173. UN ENFANT EN PIERROT2. — Mk. UN PLAFOND,
ESQUISSE REPRÉSENTANT L'AURORE QUI CHASSE LA
NUIT. 175. PLUSIEURS DESSINS, SUJETS TIRES DE
TKLÉMAQUE ET AUTRES, SOUS LE MÊME NUMERO.
Que vous en dire?
JOLLÀIN.
176. L'ENTRÉE DE JÉSUS-CHRIST DANS JERUSALEM3.
La plume me tombe des mains, monsieur, quand je pense
que je me suis engagé à vous décrire jusqu'à ce tableau-ci.
J'espère que du moins vous me saurez gré de ma complai-
sance sur cet article.
Je ne puis vous faire comprendre l'ordonnance de ce tableau,
parce qu'il paraît que l'auteur a placé ses figures selon qu'il
les a trouvées dans son portefeuille et à mesure qu'elles se sont
présentées, si l'on peut supposer qu'il ait fait des études. Le
Christ est placé sur l'ânesse, au milieu du tableau; les bras
étendus, je ne sais pourquoi. Saint Pierre, je crois, est à sa
droite et en avant, dans l'attitude d'ordonner la marche. Plu-
sieurs autres figures ou apôtres sont aux environs, çà et là. Sur
le devant, à gauche, plusieurs femmes apportent leurs vête-
ments pour les étendre où le Christ ne passera vraisemblable-
1. Deux tableaux de chacun 2 pieds de haut sur 1 pied 6 pouces de large.
2. Tableau rond de 8 pouces de diamètre.
3. Tableau de 12 pieds 9 pouces de large sur 6 pieds 3 pouces de haut.
520 SALON DE 1771.
ment point; une d'entre elles y étend sa jupe de noces, faîte
d'une étoffe de Lyon ou de Gênes. A droite et sur ce même
plan est un groupe de deux ou trois figures, dont la plus appa-
rente ou choquante est un gros personnage à face ronde et
joulllue qui est, je crois, un docteur de la loi; car M. Jollain l'a
muni d'un papier en main que ce gros garçon apporte en ce
lieu tout exprès, crainte d'équivoque sur son état ; malgré cette
précaution de l'auteur, il est permis cependant d'en douter, à
son habillement d'Arménien et à sa coiffure de fantaisie. Mais
M. Jollain n'était point versé parmi les Juifs; il n'est permis
qu'aux Rubens, aux Jordaens, etc., de s'amuser à ces vétilles
de costume; d'ailleurs les modes changent, dit-on.
Enfin, monsieur, c'est assez exiger de ma complaisance et je
ne puis passer outre. Le dessin, le coloris, bref, tous les ressorts
de la peinture sont ici de la même force que la composition.
J'ai cru d'abord ce tableau être encore un morceau de récep-
tion comme les précédents; mais le livret m'apprend que cette
bonne fortune échappe à L'Académie et qu'il est destiné à la
Chartreuse de Paris.
(Peint précisément comme un grand éventail, même mérite
de tout point. Tableau à colporter par les villages et les carre-
fours des villes dans une boîte. Mais c'est une femme, sur la
gauche, qui présente vers le Christ un grand enfant, et qui n'y
met non plus d'effort que si elle portait une plume ou présen-
tait une palme. Cette femme est à faire rire. Toutes les figures
sont sur un même plan. Et puis le mesquin de tout cela! le
froid! le pauvre! le petit! la couleur! Coloris : un grand mor-
ceau de marbre moucheté de couleurs. De l'exagération poé-
tique, oh! il n'y en a point; en quatre coups de pinceau on
en ferait une parade.)
177. JUPITER SOTS LA FORME DE DIANE SÉDUIT CALISTO1.
Cette Calisto ne m'eût point séduit, car j'aime le dessin et
la bonne couleur; et si j'eusse été Calisto, Jupiter, sous cette
forme, ne m'aurait point occasionné de faiblesse.
(Diane mal dessinée, sein tombant sous le coude jusqu'à la
ceinture.)
1. Tableau de 2 pieds de large sur i pied 8 pouces de haut.
SALON DE 1771. 521
178. LE SOMMEIL DANGEREUX1.
Je ne sais pourquoi il pourrait l'être.
(Dormez, dormez, maussade créature. Je vous jure qu'on
ne vous fera rien, avec vos jambes grêles et votre visage long
d'une aune.)
179. Mlle *** EN DRYADE2.
Elle peut rester seule aux bois.
OLIVIER.
181. LA MORT DE CLEOPATRE3.
(Mauvais. Cléopàtre mal dessinée; Auguste, expression de
soldat.)
TARLEAUX.
182. Deux tableaux représentant des Conversations espa-
gnoles 4. 183. Trois tableaux de même genre que les précé-
dents5. 18/i. Un Espagnol tenant la guitare et écoutant une
femme qui lui parle6. 185. Un sujet tiré de la comédie des
Jardiniers, acte ri, scène T, où l'amant de Colette paraît sous
l'habit de dragon. 186. Deux tableaux : l'un, un Homme avec
une bouteille et un verre; l'autre, un Homme qui joue clé la
flûte clans une compagnie de femmes7. 187. Un portrait.
Je me crois dispensé, monsieur, de m'étendre sur chaque
tableau de M. Olivier; la plupart sont des conversations espa-
gnoles dans le goût de Watteau et non dans sa manière. Je
pense que l'auteur est encore incertain de celle qu'il devrait
prendre ; la meilleure serait de n'en avoir point, mais d'étudier
beaucoup les grands maîtres.
(Figures aimables, à ce qu'il dit, et bien groupées.)
I. Tableau de 1 pied 3 pouces de large sur 1 pied de haut.
•2. Tableau de 1 pied de haut sur 10 pouces de large.
3. Tableau de 5 pieds de large sur 4 pieds de haut.
4. De 15 pouces de haut sur 12 pouces de large.
5. De même grandeur que les précédents.
6. Tableau de 9 pouces de haut sur 7 pouces de large.
7. Chacun de 9 pouces de haut sur 7 pouces de large.
522 SALON DE 17 71.
RENOU.
188. SAINTE ANGÈLE] PRÉSENTANT A SAINTE URSULE LES
RELIGIEUSES URSULINES QU'ELLE A RASSEMBLEES SOUS
SON NOM ET SOUMISES A LA RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN1.
189. PLUSIEURS TABLEAUX SOUS LE MEME NUMERO.
Je ne les ai point vus.
GARESME.
Je prends la même liberté pour cet article. M. Garesme, qui
plie son génie à plus d'un genre, nous offre ici un grand
nonibre.de petits tableaux; un volume ne suffirait pas pour
vous détailler les sujets plus ou moins ingénieusement imaginés
des uns et pour interpréter les autres. 11 est abondant en idées
heureuses comme il est grand dans le dessin et le coloris. Au
surplus, je suis persuadé qu'en expédiant facilement tous ces
petits tableaux, il se met par là en exercice et qu'il pelote,
comme on dit, en attendant partie; c'est-à-dire que cet exer-
cice de pur badinage ne le disposera que mieux à nous donner
un beau tableau de réception. Je ne doute point que l'Aca-
démie n'en accepte l'augure.
L90. I NE VUE DE JARDIN, ET SUR LE DEVANT UN ESPA-
GNOL REPOUSSÉ PAU UNE JEUNE DEMOISELLE A QUI II.
P R É SENTE UN B O U Q (JET 2.
(Ce petit bouquet de roses, joli.)
TABLEAUX.
Deux tableaux de paysages et animaux, dont l'un (191)
représente le Matin, désigné par une femme qui va au mar-
ché, et l'autre, le Soir, désigné par une femme qui revient
1. Tableau cintré d'environ 10 pieds do. haut sur G pieds de large, destiné à
décorer le monastère des Ursulines de Lyon.
2. Tableau de 1 pied 9 pouces de large sur 1 pied G pouces de haut.
SALON DE 1771. 523
chez elle avec son mari1. 192. Une Femme sur un lit repoussant
V Amour qui lui demande pardon2. 193. Deux petits tableaux
représentant des Buveurs flamands. 194 Deux paysages : l'un,
une Voyageuse qui demande son chemin, l'heure du jour est
le matin ; l'autre, une Femme occupée à traire une chèvre,
l'heure du jour est le soir3. 195. Un tableau représentant
des Maquereaux i .
(Qu'est-ce que ce petit plat de maquereaux? il faut le voir.)
196. PLUSIEURS PORTRAITS SOUS LE MÊME NUMERO.
197. UNE TÈTE AU PASTEL3.
Caresme affecte le coloris de Loutherbourg. Mauvais fond,
mauvais arbres, mauvais animaux, peu vrais. Femmes à larges
figures et déplaisantes.
BOUNIEU.
198. LA PEINTURE, LA SCULPTURE ET LA GRAVURE6.
199. LA POÉSIE, LA MUSIQUE ET l'aRCHITEC TURE 7.
Chaque peintre a assez ordinairement sa manie, ou, comme
l'on dit honnêtement, sa manière, et M. Bounieu semble avoir
pris la sienne de Santerre ; mais celui-ci, qui n'est point aisé
à deviner dans la magie de sa couleur, n'a malheureusement
fait de M. Bounieu qu'un copiste qui peint et tâtonne et repeint
encore. De là cette dureté et ce noir qui régnent dans ces deux
tableaux, tandis que Santerre excellait pour cette rareté de ton,
cette belle harmonie et ces transparences heureuses de cou-
leurs qui font le séduisant de la peinture. Ici, point de fonte
agréable, tout tranche du grand clair au noir; point de cette
magie de la peinture (le clair-obscur). Je ne parle point de
1. Ces deux tableaux ont chacun 1 pied 8 pouces de large sur 1 pied 5 pouce-
de haut.
2. Tableau de 1 pied S pouces de large sur 1 pied 2 pouces de haut.
3. Ces deux tableaux ont chacun 1 pied 4 pouces de large sur 1 pied 1 pouce
de haut.
4. Tableau de 1 pied 4 pouces de large sur 1 pied 1 pouce de haut.
5. Tableau de 14 pouces de haut sur 12 pouces de large.
0. Tableau de 4 pieds de haut sur 5 pieds 4 pouces de large.
7. Même dimension que le précédent.
524 SALON DE 1771.
la composition, l'auteur ne s'en pique pas, non plus que de la
grande correction de dessin et des contours gracieux.
(Dessus de porte barbouillés.)
•200. JUPITER ET K) '.
(le tableau a un peu moins de noir, mais la composition n'y
gagne rien.
(Au feu! sans harmonie.)
201. NEPTUNE ET A. MP HIT RITE *.
0 Amphitrite ! si vous eussiez été semblable à ce portrait,
le dieu de la mer vous eût-il, par excès d'amour, envoyé
prendre par des dauphins jusqu'au pied du mont Atlas? Non,
certes, et nos goujons mêmes auraient refusé l'ambassade.
(Neptune à tète de Faune. Amphitrite enfumée, à bras plats,
à chairs molles, comme si elles avaient été macérées dans l'eau
de mer. Enfant qui présente je ne sais quoi. Composition insi-
gnifiante.)
20*2. PLUTON ET PROSERPINE3.
Ce tableau est encore dans la même couleur que les pré-
cédents. Le Pluton est un homme vigoureux, ou plutôt il
montre bien qu'il a la force d'un dieu, en tenant d'un seul bras
la fille de Cérès qui se tourmente le plus qu'elle peut pour lui
échapper; mais elle a tort; il est envers elle comme la plupart
de nos jeunes gens du bel air, qui tiennent plusieurs maîtresses
et ne s'occupent sérieusement que de leurs chevaux.
203. UNE DAME FAISANT FAIRE SON PORTRAIT4.
Ce sujet, déjà traite de bien des façons, est neuf ici par
deux raisons : 1° c'est le peintre qui est le principal objet, car
la dame est vue à peine de profil; 2° M. Bounieu n'y a point
voulu suivre le costume français, ou plutôt la politesse fran-
1. Tableau de •> pi<-<l- i pouces de large mu- l pieds de haut.
2. Tableau de i pieds de haut sur o pieds i pouces de large.
3. Tableau de l pieds de haut sur :. pieds \ pouces de large.
4. Tahleau de 1 pied 5 pouces sur 1 pied 2 pouces.
SALON DE 1771. 525
çaise. Ce peintre, en effet, travaille couvert devant la dame
qu'il peint. Peut-être est-ce une licence pittoresque.
(Quatre figures raides; rien de fini. Le chevalet cache au
peintre la femme à peindre qu'il ne peut voir, à moins que sa
toile ne soit transparente.)
204. UNE LAITIÈRE. — UNE RAVAUDECSE1.
M. Bounieu a des confrères qui s'acquittent trop bien de ce
genre pour prétendre y exceller.
205. VUE DU MONT VALERIEN, PRISE DE NEUILLY2.
'20(5. VUE DU COLOMBIER DE SAINT-FAL, EX CHAM-
PAGNE3. — 207. VUE DE GHAILLOT, PRISE DE LA
l'LACE DE LOUIS XV 4.
Ce n'est pas encore le genre de l'auteur, et ce serait le
chicaner que de lui demander d'être passable dans ce genre.
(Affectation de l'antique dans ses bas-reliefs ; figures isolées.
11 faut en ce genre être sublime ou plat, bounieu est-il sublime?
Non.)
DUPLESSIS.
208. LE PORTRAIT DE M. LE MARQUIS DE L'HOPITAL.
C'est un bon portrait en lui-même, il est d'un ton de cou-
leur vrai et d'une bonne touche; la ressemblance s'y trouve
fidèle, et c'est la partie la plus nécessaire. Par un peu plus de
commerce avec Van Dyck, M. Duplessis ferait un grand peintre
dans ce genre.
(Ressemblance, expression, caractère, vérité, sans regarder
les passants.)
210. LE PORTRAIT DE M. CAFFIERI.
La tête en est bonne et ressemblante; mais l'auteur en pou-
1. Ces deux tableaux, qui portent le même numéro, ont chacun 11 pouces sur
1 i pouces.
2. Tableau de 1 pied 10 pouces sur 2 pieds 2 pouces.
3. Tableau de 15 pouces sur 12 pouces.
4. Même dimension que le précédent.
526 SALON DE 1771.
vait tirer meilleur parti ; plus de vigueur, plus d'effet et plus
d'harmonie, en la piquant davantage de lumière principale.
212. PLUSIEURS PORTRAITS.
Il y a de très-bons portraits parmi ceux-ci et qui doivent
être frappants de ressemblance; ceux que je connais m'ont paru
tels. Quand on se présente avec les talents de M. Duplessis,
l'acquisition n'est du moins pas incertaine pour l'Académie.
HALL.
'213. PLUSIEURS PORTRAITS ET OUVRAGES EN MINIATURE.
M. Hall est sans contredit un redoutable voisin au Salon
pour ceux qui peignent en miniature; ses portraits doivent être
pour eux des arguments ad hominem. 11 dessine bien sans
charger; sa couleur est pure et vraie; sa touche est légère,
moelleuse, sans être trop fine ; il n'est jamais sec, ni cru, ni
ègratignè dans ses contours. Point de ces tons d'éventail : il est
harmonieux partout et conserve sa force avec un art intelli-
gent. 11 ne se contente point de ces petits lavis pointillés par-
dessus et que l'on nomme gratuitement miniatures; il peint, et
ses ouvrages sont réellement de la miniature dans la vérité du
mot. Enfin, monsieur, je le regarde comme un Van Dyck clans
son genre, à quelque peu de chose près qu'il lui est facile d'ac-
quérir, et que l'âge et la nature qu'il consulte toujours lui
donneront sans peine.
LA GRENÉE le jei ne1.
214. SAINT PAUL PRÊCHANT DANS L'AREOPAGE 2.
Nous ne voyons, monsieur, que trop de Phaétons en pein-
ture et qui ne prévoienl aucunement le danger attaché à leurs
vastes entreprises. Si M. La (irenée eût eu la force de prendre
1. Jean-J;v'qucs La Grcm'e. dit le jeune, né en 1740, élève de son frère, fut
académicien en 177'), professeur en 1781, attaché à la manufacture de Sèvres et
mourut en 1821.
2. Tableau de li pieds de haut sur 10 pieds de large.
SALON DE 1771. 527
son vol jusqu'à Athènes, que son génie s'y fût échauffé de
celui des Grecs, alors, bien pénétré de son sujet, il eût pu le
rendre avec force et netteté, car, comme nous dit Horace,
Nec facundia deseret hune, nec lucidus ordo.
L'ordonnance de ce tableau est au contraire gigantesque,
sans effet réel. La composition s'y embarrasse, comme exprès,
tandis qu'elle pouvait se développer tout clairement.
Le côté gauche du tableau, au second plan, représente une
extrémité du lieu où siégeaient les aréopagites; on en voit
effectivement deux, quoiqu'un plus grand nombre y eût fait un
bon effet. Ces deux sénateurs ne sont ni d'un bon goût de
dessin, ni d'une couleur vraie. Saint Paul, vu de côté, se trouve
en face d'eux, mais dans l'attitude d'un homme qui marche à
grands pas pour passer un gué, car il tient une très-ample
partie de ses vêtements retroussés autour de lui, ce qui ajoute
encore à sa taille courte et lourde. Dans l'impossibilité où il se
voit apparemment de se faire entendre par des gens placés si
haut, quoiqu'il se trouve au-dessous, il tient la face très-élevée
ainsi que le bras droit, et l'index de la main crochu, de manière
qu'il ressemble plutôt à un moine qui court après des papillons
qu'à l'apôtre des Gentils, animé de l'esprit divin, qui reproche
aux Athéniens leur idolâtrie. Derrière saint Paul on voit quel-
ques figures que l'on dit être de clair-obscur, et qui n'ont pas
l'air de se douter du sujet qui les amène dans cette petite
assemblée, à juger de leur caractère et de leur attitude. Sur le
premier plan vous vous attendez de trouver du moins des audi-
teurs, des Juifs, des étrangers curieux, des femmes, des Thes-
saloniciens, des Béroéens, etc. Tous ces gens-ci, monsieur,
sont des canailles qui n'auraient pu que jeter de la confusion
dans la grande machine de M. La Grenée le jeune. J'avoue que
cette canaille y aurait pu jeter aussi de la variété, du mouve-
ment, des caractères, de la couleur, etc.; mais c'était multiplier
les embarras : il eût fallu méditer, raisonner, étudier, des-
siner, colorier, etc. M. La Grenée s'en tire bien plus facilement
avec deux ou trois figures ou demi-figures de dos, et qui com-
posent une bonne grosse masse. Il vous repousse, repousse
tout le reste de l'aréopage à vingt pas plus loin : il n'y a pas
528 SALON DE 1771.
jusqu'à saint Paul qui ne soit ébranlé de la secousse; les
repousseurs seuls restent tranquilles. Je ne le serais point si je
me trouvais placé sous ce terrible amas d'étoffes que je vois
suspendues au-dessus des sénateurs et qui semblent menacer
leurs tètes parleur extrême pesanteur, lui réfléchissant sur ce
danger, je trouve (pie M. La Grenée a sagement l'ait de n'avoir
point admis dans son aréopage toute cette canaille dont j'ai
parlé plus haut. On dit que les coupoles ne sont point sans
danger; ici il deviendrait plus certain encore, si l'on jette les
yeux sur la voûte de cet édifice, laquelle, malgré sa prétendue
perspective, ne semble point atteindre les aplombs des colonnes
qui la soutiennent: tous ses gros enjolivements de symétrie ne
la sauveraient pas de sa ruine; ni son Hercule Farnèse, ni ses
autres belles statues ne pourraient empêcher une multitude de
ces circoncis, aréopagites, chrétiens, etc., d'être écrasés dessous
comme des raisins au pressoir, et ce serait grand dommage. Je
regretterais surtout ce bâtiment tout neuf et entretenu si propre-
ment que je ne sache point en avoir vu d'aussi élégant, si ce
n'est dans quelques ouvrages des Lemoyne, des Rubens, Jou-
venet, Cazes et quelques autres peintres modernes, qui le dispu-
teraient presque à M. La Grenée le jeune.
(Saint Paul est un paysan ignoble, gros et court; ainsi de
toutes les autres figures. Tableau de martyr; rien qui désigne
le sujet. Où est l'aréopage? non peint; grisâtre. Énorme paquet
de draperie mal plissée qu'on nous donne pour un rideau
relevé au-dessus de la tête des aréopagites. Hercule dans un
entre-colon n ornent, Hercule de porcelaine. Mauvais tableau,
sans expression, sans ombre de génie; quelques grosses tètes
de Juifs plutôt (pie de philosophes et qu'on voit partout.)
'21 Ô. LA PRÉSENTATION AI TEMPLE1.
Il mi' faudrail plus de talent que je n'en ai pour vous rendre
fidèlement l'ordonnance de ce tableau. C'est un mystère pour
moi; il passe de beaucoup mes lumières.
Qu'il vous suffise donc de savoir que vers le milieu du
tableau, derrière une colonne qui dépend d'un vestibule très-
bas et mal éclaire, le grand prêtre se trouve placé sur une
1. De 11 pieds de large sur 0 pieds de haut. Destiné pour les Chartreux.
SALON DE 1771. 529
espèce de chaise longue, les jambes presque croisées et à peu
près comme les Asiatiques sur le tandour lorsqu'ils fument ou
prennent le cahuè (ou café). La Vierge, à genoux devant lui,
présente l'enfant qu'elle tient entre ses bras et que sa propre
splendeur efface au point de ne l'apercevoir qu'à peine. En
deçà de la Vierge est un panier sur lequel deux pigeons, non
sans tache, s'ébattent. A gauche, derrière une colonne de ce
vestibule, est une figure curieuse qui veut bien voir sans être
aperçue. Le reste est un composé de quelques personnages pla-
cés sans ambition de préséance ni de l'effet total de ce mor-
ceau, qui d'ailleurs est, pour la composition, le dessin, le colo-
ris et les autres parties de la peinture, à peu près de la même
force que l'autre.
(La Vierge va au temple pour se purifier avec l'enfant et son
mari. Siméon prend l'enfant, le reconnaît pour le Shiloh
attendu. Anne accourt et se met à prophétiser. Assistants, père
et mère ébahis. Siméon n'était point prêtre. Oh! pour le coup,
il faut avouer que les peintres ont bien barbouillé ce sujet!
Arrivée de Siméon et d'Anne, faits purement accidentels,
antérieurs à la purification. Les prêtres ne portaient l'habit
sacerdotal qu'en exercice. Toute cette aventure est plus domes-
tique que religieuse. Le respect de la Vierge pour Siméon est
absurde; c'est un quidam. Anne est une femme ordinaire.)
"216. UN JEUNE HOMME FAISANT UNE LIBATION A BAGCHUS1.
UN SATYRE JOUANT AVEC UN ENFANT2.
Deux académies.
Le jeune homme est au moins d'après un vieux modèle.
Le satyre montre un dos qui n'a pas coutume de prendre le
grand air.
(Mauvaises académies. Détails sur les côtés et sur la poi-
trine faux ou vrais, il n'importe, ils tuent la masse; fausse
science. Cuisse gauche déboitée.
11 manque une fesse au jeune homme qui fait la libation à
Bacchus.
1. Tableau de \i pieds sur i pieds.
2. Deux tableaux de 4 pieds 7 pouces de large sur 2 pieds G pouces de baut.
xi. 3Z|
530 SALON DE 1771.
Vilaine attitude du satyre, croupion pointu; deux vents con-
traires, cheveux du satyre poussés d'un coté, ceux de l'enfant
de l'autre. L'enfant a l'air de l'ombre d'un enfant.)
217. UNE ESQUISSE REPRÉSENTANT L'HIVER1. — 218. PLU-
SIE1 RS DESSINS SOUS LE MÊME NUMERO.
Tous ces morceaux ne sont plus que des badinages du pin-
ceau de l'auteur, qui se délasse en se jouant.
COURTOIS-.
219. TETES EN ÉMAIL ET EN MINIATURE, d' APRES PLl-
SIEURS MAITRES. — 220. PLUSIEURS PORTRAITS D'APRÈS
NATURE.
On s'en aperçoit aisément dans ceux-ci par le dessin, la
touche et la couleur. Les autres se ressentent du moins un peu
des maîtres qui leur ont servi de modèle.
MARTIN.
221. UXE DESCENTE DE CROIX.
Avec plus d'étude, moins de manière, plus de réflexion sur
les ouvrages du Titien, de Véronèse, du Carràche, M. Martin
aurait pu faire un très-bon ouvrage de ce tableau. Par ce moyen
il aurait évité cette étendue de longs bras; ces tours et ces
draperies maniérés; il n'aurait point soull'ert que l'une des
trois femmes se tint au pied de la croix dans l'attitude d'une
femme qui harangue les passants plutôt que de s'occuper à
déplorer la perte qu'elle a faite. Enfin, à l'aide des lumières que
lui auraient fournies ces grands hommes, il aurait certainement
fait un tableau bien différent à plus d'un égard. Je prophétise-
rais presque qu'il prendra ce parti.
(Empalé patient dans son supplice; corps du Christ un peu
étroit. Il y a du pinceau.)
t. Cette <'M[uisse devait être, exécutée en grand pour la galerie d'Apollon au
Louvre. Le tableau fut exposé en 1775. Voir ce Salon, t. XII.
'J. Nicolas-André Courtois, peintre émailleur, né à Paris eu 173i, agrée à
l'Académie en 1770, a exposé jusqu'en 1777.
SALON DE 1771. 531
222. UN SOLDAT RENVERSÉ, FIGURE ACADEMIQUE1.
(Autre mauvaise académie de bois, raide comme un manne-
quin. 11 y a un bouclier en haut et un casque en bas, au côté
opposé. Etude d'un peintre de bataille qui nous menace de
quelque grande bêtise.)
2*23. DEMI-FIGURES d'ÉVÊQUES.
Deux tableaux de grandeur naturelle. (Pùen. Mitre mono-
tone, comme les enfants s'en font avec du parchemin; crosse
monotone; mauvais caractère de tête. Cela est un évêque? C'est
donc le fougueux Ambroise, le scélérat Cyrille ou quelque
autre brigand!)
AUBRY2.
224. PORTRA.IT DE M. LE MARQUIS DE LA BILLARDERIE.
- 225. PORTRAIT DE M. LE COMTE D ' A X GE V ILLER.
226. PORTRAIT DE M. JEAURAT, PEINTRE DU ROI.
227. PLI SIEURS PORTRAITS, MÊME NUMERO.
M. Aubry marche à grands pas clans sa carrière; ses por-
traits sont des garants des succès qu'il peut se promettre de
jour en jour. M. Jeaurat est vivant; et beaucoup d'autres ne lui
cèdent point en force, en couleur et en ressemblance. C'est un
agréé qui vaut plus d'un agréant.
{Jeaurat, excellent tableau.)
SCULPTURE.
Je n'ai fait, monsieur, que vous croquer une idée des mor-
ceaux de peinture exposés au Salon. Il est vrai qu'il en manque
beaucoup encore; je veux parler de ceux qui se sont dispensés
1. Tableau de 5 pieds 6 pouces de large sur 4 pieds de haut.
2. Etienne Aubry, ne à Versailles en 1745, membre de l'Académie en 1774,
mort à Rome en 1781.
532 SALON DE 1771.
d'y exposer leurs ouvrages, tels que MM. Briard, Greuze, Tara-
val, etc.; mais sans entrer dans les raisons qu'ils peuvent donner
de leur dispense, je crois que vous n'y perdez pas. Je ne doute
point cependant que plusieurs de nos journaux ne regrettent
amèrement de se voir privés des chefs-d'œuvre inimitables dont
ces grands hommes nous auraient galantisès ; car c'est le ton et
le style louangeur qui règne aujourd'hui dans ces fastes admira-
bles de nos grands succès. Quoi qu'il en soit, je reprends mes
petites observations sur la sculpture et la gravure.
(La sculpture se soutient et la gravure tombe.)
LE MOYNE.
228. M",e J.A COMTESSE d'eGMONT1.
Buste en marbre ; c'est un portrait d'une élégance char-
mante; la ressemblance y est exacte et sans flatterie; M. Le
Moyne y a rendu les grâces de M",e d'Egmont dans le vrai, et
c'est la plus belle cause de son succès ; la légèreté et le moel-
leux de son ciseau ont fait le reste.
(Ma foi, il est médiocre; peu d'expression, cou sec, massif
par bas.)
Au sujet de ce morceau, je ne puis cependant m'empêcher
de remarquer l'abus que certains artistes commettent en voulant
enchérir sur l'élégance de la nature. Dans cette vue, ils affec-
tent d'outrer les contours coulants qui partent du cou pour se
réunir à l'emmanchement des épaules; l'angle qu'ils forment
devient alors si serré, que les épaules, se trouvant forcées d'être
placées à trois pouces au-dessous du niveau des clavicules, il
en résulte que le sein de la femme (qui naturellement suit le
mouvement interne de l'épaule) est obligé de la suivre par cet
abus el de se placer sur les dernières côtes vraies pour conserver
toujours sa distance proportionnelle. De là cet air d'affaisse-
ment que la gorge prend dans ces sortes de portraits, qui sacri-
fient tout à l'elegance du cou et des épaules; et les femmes y
perdent cependanl beaucoup, puisque c'est négliger ou plutôt
dépriser les objets précieux de nos hommages les plus ardents
ou de notre reconnaissance la plus juste.
1. Il était au dernier Salon (D.)
SALON DE 1771. 533
229. UNE JEUNE FILLE REPRESENTANT LA CRAINTE1.
Cette figure est d'une grande légèreté d'ébauchoir; la pose
en est aisée et simple; mais je trouve qu'elle exprime plutôt
l'admiration ou la surprise que la crainte. D'ailleurs la colombe
qu'elle tient n'est point l'emblème de la crainte; le lièvre est le
véritable.
(Peur de rien, peur avec mine riante; absurde.)
230. QUELQUES TÈTES SOUS LE MEME NUMERO.
Elles se ressentent de la touche et du savoir du grand
maître.
VASSÉ.
231. UN DESSIN REPRÉSENTANT LE MAUSOLÉE DU ROI
STANISLAS, TEL QU'lL s'EXÉCUTE AUJOURD'HUI EN
MARRRE DANS L'ATELIER DE CET ARTISTE, POUR
ÊTRE PLACÉ A NANCY DANS L'ÉGLISE DE BON-SECOURS,
EN FACE DE CELUI DE LA REINE DE POLOGNE.
La composition m'en paraît sage, nette et propre à rendre
clairement la pensée de l'auteur.
(Composition maigre. Trois figures formant un triangle de
mauvais effet.)
232. UNE STATUE DE SEPT PIEDS DE PROPORTION.
C'est une femme couchée sur les socles du tombeau et désolée
de la perte de ce bon prince2. Bonne statue.
233. UN MODÈLE EN PETIT D'UN MONUMENT RELATIF AU
COEUR DE LA FEUE REINE, QUI DOIT ÊTRE PLACÉ A
NANCY, DANS L'ÉGLISE DE BON- SEC OURS 3.
Très-bien.
\ . Modèle en terre cuite.
2. Cette statue fait partie du dessin représentant le mausolée du roi Stanislas.
3. Cet ouvrage s'exécute en marbre.
534 SALON DE 1771.
234. une tête de minerve.
Etude faite pour une statue de marbre de six pieds. Elle est
d'un bon goût de caractère et d'un dessin fier et grand.
"235. PETIT TOMBEAU.
L'on voit une femme pleurant, appuyée sur un cube servant
de base à une urne supposée renfermer les cendres de feu M. de
Brou, garde des sceaux. Son médaillon est au bas du monu-
ment'. Cette figure est d'un grand goût de dessin. La tête est
pleine d'un caractère vrai et elle est d'une expression singulière.
On s'afflige avec elle en l'admirant.
(Tète de magistrat affublée d'une énorme perruque et coiffée
par-dessus d'un voile de crêpe; ton ridicule à la tète, à faire
rire devant un tombeau.)
236. UN BUSTE DE Mme LA. MARQUISE DE***, EN MARBBE.
Les linges en sont trop lourds, et la tête est de manière.
PAJOU.
240. VÉNUS, OU LA BEAUTE QUI ENCHAINE L'AMOUR.
VENUS RECEVANT DE L'AMOUR LE PRIX DE LA BEAUTÉ.
— HÉBÉ DÉESSE DE LA JEUNESSE2.
L'idée de Vénus qui enchaîne l'Amour est une idée ingé-
nieuseetline; car il parait, par lu groupe, que si elle l'enchaîne,
ce n'est point qu'il veuille s'échapper, mais seulement pour pré-
venir le désir qui pourrait lui en venir, puisqu'il ne semble pas
faire d'effort pour s'opposer à son esclavage. Vénus qui reçoit
de l'Amour le prix de la beauté offre une pose agréable, quoique
l'idée n'en soit pas neuve; et la jeune Hébé démontre bien, par
sa pose légère, qu'elle est toujours prête à servir le maître des
dieux.
(Esquisses jolies.)
1. Cet ouvrage exécuté en marbre se voyait dans l'atelier de M. Vassé.
•j. Parmi ces trois esquisses qui portaient le même numéro, la dernière, ou
Hébé déesse de la jeunesse, devait être exécutée en marbre de grandeur naturelle,
pour M"" la comtesse du Barry.
SALON DE 1771. 535
241. DEUX TÈTES DE FEMMES.
Deux bonnes Études en terre cuite. Pas trop finies.
242. UNE TÈTE DE SATYRE.
Elle est forte de caractère et d'une touche libre.
243. UN DESSIN, ESQUISSE LAVEE A L'ENCRE DE CHINE :
CAMILLUS ASSIÉGEANT LA VILLE DE VEIES EN TOS-
CANE, ETC.
Il y a beaucoup d'invention dans ce dessin, et l'idée en est
grande et bien riche.
244. UN DESSIN, ESQUISSE A l/ENCRE DE CHINE.
C'est un projet de pendule.
CAFFIERI.
245. QUINAULT. — 246. LLLLI. 247. RAMEAU.
Ces trois bustes, destinés pour le foyer de l'Opéra, ont une
vérité admirable et sont d'un ciseau savant; ils rendront M. Caf-
iieri participant de leur immortalité.
(Ces trois têtes sont fort bien.)
248. UNE TÈTE DE JEUNE FILLE, EN MARBRE.
C'est une belle tête et rendue avec toutes les grâces du bel
âge.
249. UNE NAÏADE REPRESENTANT L'EAU1.
Elle est debout et un peu penchée vers son urne. D'ailleurs,
admirablement bien dessinée : les contours en sont coulants, les
formes belles et soutenues ; le solide de la chair s'y fait sentii
sans dureté; bref, c'est une figure qui m'a fait beaucoup de plai-
sir. Peut-être est-elle un peu longue; il est vrai que c'est un
1. Figure en terre cuite, qui devait être exécutée en pierre, de la proportion
de 6 pieds, pour décorer une des façades de l'Hôtel royal des monnaies, du coté
de la rue Guénégaud. — Elle est encore en place aujourd'hui.
53G SALON DE 17 71.
défaut de mode qui règne ici depuis plus de vingt ans. La plu-
part de nos artistes ont oublié que les plus belles figures de
femmes antiques, les Grecques surtout, ont de l'élégance; mais
ce n'est jamais aux dépens des proportions que la nature semble
avoir assignées à ce sexe, fait pour plaire aux yeux comme au
cœur. Je puis ajouter que la manie de l'élégance ne s'en est
pas tenue à cet abus de l'élongation de la taille; elle a voulu,
comme je l'ai dit plus haut, s'étendre sur le cou, que l'on fait en
conséquence fort long, ce qui empêche la tète de former avec
lui des emmanchements agréables : l'un ne paraît plus fait pour
l'autre.
(Naïade qui ne dit rien.)
251. OMNIÂ VINCIT AVIOR1.
Malgré que le livret du Salon nous expose nettement les
idées que l'on doit prendre sur le dieu Pan, que l'on connaît
déjà, je doute qu'au premier coup d'œil on devine aisément
l'emblème enveloppé dans ce sujet. Je n'y vois que l'Amour qui
pose sa main sur la tête de ce dieu des forêts, et celui-ci qui le
tient embrassé d'une main. Je ne vois point par cette action que
l'Amour triomphe de tout; un sujet n'est pas clair, s'il faut de
la peine pour le trouver :
Ce que l'on conçoit bien s'exprime clairement.
Le groupe est d'ailleurs, comme la plupart des ouvrages de
M. Caffieri, d'un ébauchoir facile et savant.
(Mauvaise allégorie, mauvais Amour.)
DHUEZ.
"252. LE MODÈLE D'UN FRONTON : LA FRANCE, SOUS LA
FIGURE DE MINERVE, PREND SOUS SA PROTECTION LES
.11.1 M S KEI.VES OE 1,'ÉCOLE MILITAIRE. d'UNCOTÉ EST
LA ISOBLESSE QUI LES LUI PRESENTE; ET DE L'AUTRE
LA BON 1 11, CARACTÉRISÉE PAR LE PELICAN.
Ce sujet est grand sans doute et intéresse véritablement.
M. Dhuez est bien entré dans son sujet en donnant à Minerve
1. Groupe en terre cuite.
SALON DE 1771. 537
un bouclier qu'elle étend sur les jeunes élèves et dont elle les
couvre ; par cette action, l'idée s'explique bien ; elle est juste. La
Noblesse, qui est à sa gauche, et désignée par la lance qu'elle
tient et les couronnes, etc., pourrait avoir plus d'action dans son
attitude et prendre plus d'intérêt à l'action principale; car ce
n'est point une figure simplement accessoire comme la Bonté,
elle est fondée en droit; son action doit être ferme et noble;
elle doit sembler porter la parole pour ses enfants et dire en
leur place : Nos pères n'ont donné que la moitié (le leur sang
■pour la patrie, nous sommes Vautre moitié de ce sang, nous vous
l'offrons encore.
Il me semble que ces enfants, si chers à la patrie, eussent été
mieux et plus convenablement nus et le casque en tête, que
vêtus de cette espèce de chemise; ce qui n'est pas d'un style
élevé, comme le sujet le demande.
Je ne sais si la Bonté serait le véritable accessoire dans ce
sujet et si l'on n'eût pas trouvé mieux.
Quant à l'exécution, les figures sont d'un bon goût de dessin,
les têtes en sont agréables et d'un bon choix.
(Bien dessiné,
253. UN MODÈLE OÙ EST UN CADRAN ACCOMPAGNÉ
DE DEUX FIGURES, L'ÉTUDE ET LA VIGILANCE.
Deux bonnes figures. Le coq devrait être ajouté à la lampe
pour que l'emblème fût plus net.
254. VENUS DEMANDE DES ARMES POUR SON FILS ÉNEE.
Je me doute bien, monsieur, que dans l'exécution en
marbre, cette figure sera encore bien plus soignée et recherchée
d'après la nature, comme dans la partie de la hanche droite
que l'on appelle membraneuse, et de quelques autres qui
demandent plus de rondeur, mais que le plâtre n'a peut-être
pas pu rendre. La figure est d'ailleurs agréable et légère.
(Vénus louée.)
255. PORTRAIT DE M. DE LA CONDAMINE.
Il est très-ressemblant et d'un style hardi et facile.
538 SALON DE 1771.
MOUCHY.
250. UN MODÈLE DES ARMES DU ROI, POUR UN FRONTON
nu l'école militaire.
257. DEUX FIGURES EN PLATRE POUR LE MÊME HÔTEL :
l'une, l'amour de la patrie; l'autre, LA N Olï LE S SE.
Je n'ai vu que cette dernière, qui me parait bien rendue,
si ce n'est que je voudrais plus de caractère dans la tête.
DUMONT.
260. DIANE, CONDUITE PAR L'AMOUR, CONTEMPLE
LE RERGER ENDÏMION PENDANT SON SOMMEIL1.
L'attitude d'Endymion est simple et naturelle, bien dessinée;
mais je la voudrais moins du style d'un modèle ordinaire.
Quelle apparence que, pour une -première passion, la chaste
déesse se fût éprise pour un homme aussi formé que celui-ci?
Elle ignorait certainement que les beaux hommes eussent été
faits comme des modèles académiques; ce fut la fraîcheur de la
jeunesse qui la séduisit. La figure de cette déesse me paraît au
surplus trop de petite manière; la tête est d'un style commun
ainsi que les draperies, et la main droite d'un mauvais choix, etc.
BERRUER.
261. LA El DÉLITÉ2.
C'est une très-belle figure, monsieur, que cette Fidélité; elle
es) dessinée d'un bon goût, a beaucoup d'élégance, et les formes
en sont séduisantes. La figure pose noblement et est souple et
aisée dans ses mouvements.
202. SAINTE HÉLÈNE'.
C'est encore une très-bonne ligure, bien composée, drapée
1. Groupe de 2 pieds 0 pouces de haut.
2. Modèle en plâtre de ■_' pinls G pouces de haut.
3. Cette figure est exécutée en grand, à la nouvelle église de Montreuil, près
Versailles.
SALON DE 1771. 539
largement et de bon goût ; sa tête a de l'expression ainsi que sa
pose. M. Berruer me semble prétendre à devenir un grand
homme, et je crois ses prétentions fondées.
263. PROJET DU MAUSOLÉE DU FEU COMTE d' II A RCOURT1.
11 y a de l'invention, de la noblesse et du goût dans cette
composition. Je conviens que l'action de la mort n'est pas une
idée neuve ici; mais la mort n'a malheureusement qu'un seul
but, et elle y atteint toujours.
(Pauvre.)
GOIS.
264. LA FIDÉLITÉ ET l'a R ON DAN CE DES RICHESSES,
SERVANT DE SUPPORT AUX ARMES DU ROI2*
266. PORTRAIT DE M. BELLOT, DOCTEUR-MEDECIN.
(Il est ressemblant.)
267. PLUSIEURS DESSINS3.
LE COMTE.
268. OEDIPE DÉTACHÉ PAR UN BERGER DE l'ARBRE
OU IL AVAIT ÉTÉ EXPOSÉ4.
Groupe en marbre de trois pieds de haut, pour la réceptiou
de l'auteur à l'Académie.
La ligure du berger est belle et bien dessinée, peut-être un
peu trop svelte ; mais la pose en est naturelle, les contours élé-
gants; je les voudrais à la vérité plus nourris, indépendamment
de l'action pénible de toute la figure, dont presque tous les mus-
cles sont en contraction.
(Tout cela est vrai, mais le sens commun y manque. Tu
1. Ce mausolée est à Notre-Dame de Paris.
2. Ce modèle est exécuté en grand, en pierre de Conflans, au couronnement du
nouvel Ilùtel des monnaies.
3. Ces dessins portent le même numéro, seulement au bas de chacun d'eux le
sujet est expliqué.
4. Ce morceau est au Louvre, Sculpture moderne, n° 303 ter.
540 SALON DE 1771.
décrochés cet enfant sans le soutenir; ne l'entends-tu pas qui te
crie que tu es une bête?)
Celui qui sait faire une belle figure idéale fera quand il vou-
dra une ligure avec les incorrections de la nature, et non vice
versa.
Quelle doit être la nature de cel homme-là? A pou prèscelle
du gladiateur. Et point du tout : c'est un paysan de la Cham-
pagne pouilleuse, dont les graisses sont, fondues, les chairs
émanées. 1rs peaux collées sur les os comme aux oreilles, et les
muscles saillants, llasqurs. mis où il n'y en a point, et ceux
qui y sont déplacés. S'il tombe à terre, il s'y plaquera, il se
cassera une côte ou se rompra le cou. Ses pieds sont déformés,
il a porté des sabots; ses bras sont tortueux,
Le désespérant de cela, c'est qu'il n'y a qu'une voix là-
dessus, tout le monde crie, d'après Pigalle et Le iMoyne : « Cela
est beau...» et le jeune artiste, qui voit et sent les défauts et qui
a une autre idée de son art dans la tète, s'émeut, se décourage
ou se mord les lèvres de rage, incertain s'il pliera son talent à
l'éloge, ou s'il continuera de bien faire, au hasard d'être peu
loué, ou s'il jettera l'ébauchoir loin de lui.)
*269. UNE ESQUISSE D'UNE BACCHANALE D'ENFANTS1.
C'est un morceau fort gai et très-joli; ce ne sont point des
François Flamand , mais on peut faire bien sans atteindre le
talent unique de Qucsnoy.
'270. LES SEPT SACREMENTS2.
Ces sept bas-reliefs m'ont fait grand plaisir, monsieur; je
reconnais en eux un artiste qui a du génie, laborieux, et qui
aime le naturel. Ces morceaux sont, pour la plupart, composés
avec sagesse el intelligence, et convenablement à la gran-
deur et à la simplicité des sujets : partout ML Le Comte y des-
sine avec espril et il y est fort d'expression. Enfin ce sont de
"1. Ce morceau, quia été exécuté à Lucienncs pour M'"e la comtesse du Barry, a
22 pieds de long sur 2 pieds 10 pouces de haut.
k2. Bas-reliefs en terre cuite. Esquisses de - pieds 5 pouces de large sur 1 pied
9 pouces de haut.
SALON DE 1771. 541
très-bons morceaux et qui me donnent de grandes idées du génie
de l'auteur.
271. LE TRIOMPHE DE TER P S I G IIO RE l.
Elle pince de la harpe, assise sur un char traîné par les
Amours avec des guirlandes de fleurs. Des bacchantes précèdent
la marche en dansant ; les Grâces et la Musique, inséparables de
la danse, marchent sur ses traces; deux satyres, par leur action,
désignent la danse de caractère.
Il y a assurément beaucoup de génie dans la composition
de ce morceau; elle est très-agréablement ordonnée. Je ne puis
cependant m'empècher de croire que Terpsichore n'eût été
beaucoup mieux debout qu'assise, car je ne pense pas qu'aucun
talent d'exercice puisse se caractériser par une figure assise.
M. Le Comte peut m'objecter qu'elle pince de la harpe. Je
réponds qu'en ce cas il faut opter : ou elle y est prise particu-
lièrement pour la Musique ou bien pour la danse; si c'est ici
le dernier cas, ce qui me parait vraisemblable, la harpe ne doit
être que l'attribut du premier de ces deux talents, et il faut
qu'elle se caractérise et se montre tout entière au second, qui est
la Danse; or, sa pose naturelle alors ne sera point d'être assise.
Malgré les licences que l'art du bas-relief se permet, même
trop souvent, je trouve qu'il est impossible que la dernière des
trois Grâces, vue de dos, puisse porter sa main gauche sur
l'épaule droite de celle qui la précède; c'est, tandis que l'on
peut faire mieux, contorsionner la nature gratis. A peu près le
même vice se retrouve dans l'entrelacement des bras de deux
des bacchantes qui précédent la marche. Vous allez, monsieur,
trouver que je suis difficile, mais je vous ai promis de vous dire
naïvement mon sentiment. J'aime la vérité. Si je vous instruis
de ce que je trouve de beau, pourquoi vous cacherais-je le
faible? J'observe encore que la seconde des trois Grâces, et qui
se présente de face, ne peut avoir, en marchant, la cuisse et la
jambe en dedans (quoique cela soit plus de bas-relief). La
nature, qui n'entend rien à tout cela, dit que cette pose n'est
point de son aveu. Il faut donc, pour que cette Grâce ait des
grâces en marchant, que son genou, une partie de sa cuisse et
1. Esquisse d'un bas-relief de 22 pieds, exécuté à la maison de M1Ie Guiniard.
542 SALON DE 1771.
sa jambe soient de ronde bosse, sans quoi la figure est tortillée
et porte à faux. Si vous ne m'en croyez pas, j'en appelle à
M. Le Comte lui-même, que je ne connais point, mais que je
me représente au-dessus de ces petitesses que l'orgueil ou
l'amour-propre mal entendus suggèrent. Toutes ces réflexions
n'empêcheront point que ce bas-relief ne soit un très-joli bas-
relief. Soyons juste; le soleil a des taches; et l'auteur est en état
de bien réparer ses fautes quand il voudra.
MONOT.
273. LE GÉNIE DU PRINTEMPS OUI ENCHAINE DE FLEURS
UN SIGNE DU ZODIAQUE1.
On fourre les génies partout, souvent même où ils ne peu-
vent aborder. Je n'ai point vu cette terrible guirlande, ni ce
fortuné zodiaque.
274. PORTRAIT EN MARBRE DE M'"e LA MARQUISE DE SÉGUR.
Il ressemble.
277. PORTRAIT DE M. VASSE, SCULPTEUR DU ROI.
Il est fort ressemblant, et pourrait être plus ferme et moins
tàté. Peut-être la présence de M. Vassé n'a-t-elle pas rassuré la
main de l'artiste.
IIOUDON2.
•279. MORPHÉE, L'UN DES ENFANTS ET MINISTRES
DU DIEU DU SOMMEIL3.
C'est encore une figure malheureusement trop académique.
Cette manie subjugue toujours l'artiste et absorbe sa raison;
elle l'attache strictement aux règles habituelles de son art et
éloigne de lui I»1 souvenir des beautés de l'antique et de l'étroite
observation des anciens sur l'âge et l'état des personnes. Mor-
1. Modèle de 2 pieds 8 pouces qui doit être exécuté en grand pour M. Doutin.
2. Jean-Antoine Houdon, né à Versailles le 20 mars 17 il, académicien en 1777.
mort à Paris le 15 juillet 1828.
3. Modèle de grandeur naturelle.
SALON DE 1771. 5^3
phée est fils et ministre du sommeil ; c'est un jeune homme,
mais qui ne peut être formé comme uti homme de quarante ans.
Le Bacchus antique, le Lantùi, etc., ne sont point des acadé-
mies modernes. Ce Morphèe qui dort ne se ressent point de la
mollesse que le sommeil prête aux chairs; ses jambes sont trop
maîtresses de la position qu'elles tiennent, etc. D'ailleurs pour-
quoi dort-il? Il est Morphée, mais il n'est pas le sommeil ; il
n'est que son ministre, c'est-à-dire toujours prêt à se porter
partout et sous tel déguisement que le maître l'ordonne. Cette
idée devait seule fournir à l'auteur une figure d'une composi-
tion ingénieuse, que les ailes et le pavot suffisaient à éclairer. La
figure est d'ailleurs bien dessinée.
280. PORTRAITS DE M. ET M,ne RIGNON.
11 y a beaucoup de vérité dans ces deux portraits.
281. PORTRAIT DE M. DIDEROT.
Très-ressemblant *.
282. PORTRAIT DE Mme DE MAILLY,
ÉPOUSE DU PEINTRE EN EMAIL DE CE NOM.
Je doute que nos neveux adoptent la coiffure à la grecque
dans les bustes.
283. TÈTE D'ALEXANDRE, EN MÉDAILLON1.
Elle est d'un beau caractère.
1. On nous saura gré sans doute de suppléer au laconisme de Diderot sur
cette terre cuite qui, pour la finesse et la hardiesse d'exécution, pour l'animation et
pour le caractère do vérité, ne le cède en rien aux portraits de Washington, de
Franklin, de Chénier, de Lalandc, de Mirabeau, dont Houdon nous a également
laissé les terres cuites, ces conceptions de premier jet cent fois plus palpitantes
que le bronze et le marbre, qui n'étaient pas destinées, comme cela se fait aujour-
d'bui, à disparaître après le moulage.
Houdon les conservait toutes avec le plus grand soin dans son atelier, où nous
avons pu les admirer de son vivant, et les recueillir après lui. {Note de M. Wal-
ferdin.)
2. Médaillon plus grand que le naturel, pour faire pendant à une tète antique
de Minerve, de même grandeur et de même relief.
5U SALON DE 1771.
284. DEUX TÈTES HE JEUNES HOMMES : L'UNE, COURONNEE
DE MYRTE; L'AUTRE, CEINTE d'un RUBAN*.
Je n'ai vu que celle couronner de myrte, et qui m'a paru
d'un bon goût de dessin. Elle est de ronde bosse et de grandeur
naturelle.
DESSIN ET GRAVURE
GOCHIN.
"285. un dessin destiné a recevoir les diverses in-
scriptions relatives a l'établissement de l'école
militaire. on y voit les armes du roi; la mé-
daille frappée a l'occasion de cet édifice; sir
les côtés, les figures allégoriques de mars et
de l'étude; et en ras, quelques-uns des exer-
cices DES ÉLÈVES.
Je suis sincèrement fâché, monsieur, pour la gloire de
M. Gochin, cet ingénieux et savant dessinateur (le Mercure nous
le désigne tel), qu'il ait permis que l'on expose ses dessins au
Salon avant qu'il ait eu le temps de les revoir, lui qui s'est tou-
jours établi le rigoureux appréciateur des ouvrages mêmes de
nos anciens maîtres-. Je présume que ses grandes entreprises
ne lui en auront pas laissé le temps, car autrement il n'eut pas
laissé subsister quelques négligences qui se trouvent dans ses
dessins; telles que sa figure représentant, dit-on, l'Etude, dont
la tète se trouve mal sur le cou et n'est pas coilïee historique-
ment ; les épaules trop étroites ainsi que le corps, eu égard à
la tète qui esl forte, mais >ans choix; l'avant-bras droit trop
court, ainsi que le gauche, dont la main ressemble un peu trop
à une palette ou main de poupée, (le même inconvénient du
temps l'a également empêché de revoir sa figure de Mars, dont
la tête ressemble à un barbon goguenard, et paraît affublée du
casque d'un entant; les bras, mal dessinés, s'emmanchent mal
a\ecles mains, et l'attitude ne [tarait pas devoir être celle du
1. De ronde 1"^- el de grandeur naturelle.
2. Voyez son Voyage pittoresque d'Italie, .i vol. in-8°. Paris 1756.
SALON DE 1771. 5^5
dieu de la guerre. 11 aurait certainement retouché aussi les
enfants adultes qui sont autour des armes de France. A l'égard
des exercices des élèves, que l'on voit en bas, quelle apparence
que M. Gochin ait eu le temps d'aller trouver un maître d'armes
pour apprendre de lui que, de deux hommes qui s'escriment à
l'épée, celui qui tire a, dans ce moment, la tête à l'aplomb de
son genou droit, qui se trouve en avant; que cette tête, le dos
et la jambe gauche, ne font que la même ligne, et que, lors-
qu'on tire un coup d'épée, le corps ne peut rester debout, etc.?
Il est permis d'ignorer tout cela.
286. PLUSIEURS DESSINS QUI ONT ÉTÉ GRAVÉS POUR SER-
VIR A L'ORNEMENT DE LA TRADUCTION DE TÉRENCE,
PAR M. L'ABBÉ LE MONNIER, LE FRONTISPICE DE SA
TRADUCTION DE PERSE ET AUTRES.
Les mêmes fautes, monsieur, se sont également glissées
dans ces dessins que M. Cochin n'a pas eu le temps de revoir.
Des figures lourdes et beaucoup trop courtes, des têtes trop
fortes et sans caractère, d'un choix commun ; des draperies
mesquines; des bras et des mains comme ci-dessus. Enfin,
monsieur, je ne vous rends compte de toutes ces négligences
que pour vous montrer de quel dommage il est que M. Cochin
n'ait pas revu ses dessins avant leur exposition au Salon. Les
hommes d'un génie rare sont peut-être exposés à ces sortes de
négligences, emportés par le feu de la composition.
J'imagine que du moins ils les réparent bien, et qu'ils en
ont le temps plus que M. Cochin, puisque nous n'en apercevons
point de telles dans leurs dessins.
LE BAS.
287. TROIS ESTAMPES FAISANT PARTIE DES SEIZE QUI
SONT GRAVÉES A PARIS POUR L'EMPEREUR DE LA
CHINE, ET QUI REPRÉSENTENT SES CONQUÊTES OU DES
CÉRÉMONIES CHINOISES1.
Ce sont trois admirables estampes, et qui ont d'autant plus
I. Ces estampes ont chacune '2 pieds 9 pouces de haut sur 1 pied 7 pouces de
large.
XI. 35
5/iG SALON DE 1771.
de mérite qu'elles étaient plus difficiles à rendre dans l'effet,
vu la multiplicité des objets, comme éparpillés dans les unes et
trop isolés dans les autres. M. Le Bas a su jeter de la lumière
dans cette confusion, en tendant toujours à l'effet général,
sans s'effrayer de la quantité des plans ; il n'a point perdu de
vue le caractère propre, et c'est avoir beaucoup fait dans ce
genre neuf pour nous. Au reste, la réputation que M. Le Bas
s'est acquise depuis longtemps me dispense de vous parler ici
des charmants morceaux dont vous avez les numéros sous les
yeux, et qui sont d'après les maîtres célèbres, tels que Teniers,
Yernet, Berghem, etc.
288. LA. REVUE DE LA MAISON DU ROI AU TROU D'ENFER.
(Trop noir. Où est le roi?)
296. WILLE.
LES OFFRES RÉCIPROQUES, D'APRÈS LE TARLEAU
DE M. DIETRICY.
Vous connaissez la beauté du burin de M. Wille; que vous
dirai-je de plus? c'est connaître la beauté de cette estampe.
(Pas si bien que de coutume, pourtant.)
HOETTIERS fils.
297. UN CADRE RENFERMANT PLUSIEURS MÉDAILLES
ET JETONS.
J'en ai trou\é quelques-unes d'assez bien, de même que
parmi les jetons.
DEMARTEAU.
298. i. \ FRANCE TÉMOIGNE SON AFFECTION A LA VILLE DL
LIÈGE. — 299. l NE FIGURE D'ÉTUDE, D'APRÈS NATURE.
Sa gravure imite on ne peut mieux le crayon, elle est très-
nette et fait illusion. Je crois que personne ne peut en cela le
disputer à M. Demarteau.
SALON DE 1771. 5^7
300. UNE TÈTE DE VIEILLARD, D'APRÈS BOUCHARDON. —
301. UNE TÈTE DE VIEILLARD, D'APRES DOYEN.
Elles sont très-bien traitées, et il a conservé la beauté et la
correction de dessin de ses originaux.
LEVASSEUR1.
302. DIANE ET ENDYMION, D'APRES J.-B. VAN LOO.
C'est le morceau de réception de M. Levasseur à l'Académie.
MOITTE.
303. LE PORTRAIT DE FEU MONSIEUR RESTOUT.
L'auteur se formera en consultant les Drevet.
Je ne vous parlerai point, monsieur, de MM. Flipart, Mel-
lini, Beauvarlet, Aliamet et de Saint-Aubin, dont vous connais-
sez déjà le burin et les ouvrages. Et d'ailleurs vous serez à portée
de retrouver ceux qui vont être gravés; il n'en est pas de même
des tableaux et des sculptures.
3. Jean-Charles Levasseur, né à Abbeville en 1734, mort à Paris en 1804,
a gravé surtout d'après Greuze, Bouclier, Van Loo, Ilestout, etc.
FIN DU TOME ONZIÈME.
TABLE
DU TOME ONZIÈME.
Pages.
SALON DE 1767 1
A MO\ AMI M. Grimm 3
Michel Van Loo (.17. Diderot) 18
Halle 26
Vien {Saint Denis préchant la foi en France) 29
La Grence 47
Dialogue entre Diderot et Naigeon 79
Satire contre le luxe à la manière de Perse 89
Belle 95
Bachelier 90
Chardin 97
Vernet 98
Francisque Millet -. 149
Lundberg 150
Le Bel 153
Venevault 154
Perroneau 155
Roslin, Valade, etc 150
Mn,e Vien 157
De Machy 158
Drouais fils; Juliart 100
Voiriot 103
Doyen {le Miracle des Ardents) 164
Casanove 181
Baudouin {le Coucher de la mariée) 187
Petit dialogue 191
Roland de La Porte 195
550 TABLE.
Tagos.
Bellengé 190
Réponse à une lettre île Crimm 197
Le Prince (le Berceau) 199
Guérin; Robert [Grande galerie éclairée du fond) 2i8
Mmt' Therbouche 256
Parrocel 263
Brenet 265
Louthcrbonrg 267
Deshays 288
Lépicié un Tableau de famille) 289
Amaii.l 294
Fragonard. ... 290
Monnet 297
Taraval 208
Restout le fils 301
Jollain 303
Étal actuel île l'École française 305
Durameau 309
Olivier 323
Renou 325
Caresme ; Beaufort • 335
Bounieu 336
Anonymes (Descamps, Michel Van Loo, M",e Therbouche .... 341
Les Sci'lptf.uhs 347
Le Moyne 348
Allegrain (une Baigneuse) 350
\ assé 352
Pajou 354
Caffieri 351
Berrucr 358
Gois 359
Moucliy '101
Francin 362
Les Gn.wEiRs 362
Cochin 362
Le Bas et Cochin 36i
Wïlle; Flipart; Lempereur 365
Moitte; Mellini; Beauvarlet 366
Alliamet et Strange; Demarteau 367
De la Manière 308
Les deux Académies 374
SALON DE 1769 383
Première lettre 385
Deuxième lettre (Boucher; Michel Van Loo) 387
TABLE. 551
Pages.
Troisième lettre (Michel Van Loo (fin); Jeaurat) 391
Quatrième lettre (Halle; Vien) 395
Cinquième lettre (La Grenée) 398
Sixième lettre (Amédée Van Loo ; Chardin) 407
Septième lettre (La Tour) 411
Huitième lettre (Vernet; Roslin; Drouais) 415
Neuvième lettre (Casanove ; Roland de La Porte) 420
Dixième lettre (Baudouin) 424
Onzième lettre (Bellcngé; Le Prince; Guéri n; Robert) 427
Douzième lettre (Loutherbourg; feu Amand; Briard; Brenet; Lépi-
cié; Tara val; Huet) 431
Treizième lettre (Greuze; sa réception à l'Académie) 438
Quatorzième lettre (Greuze; fin) 441
Quinzième lettre (Deshays; Jollain; Olivier; Renou; Caresme; Beau-
fort; Bounieu; Duplessis; Pasquier; Hall) 445
Seizième lettre (les sculpteurs Le Moyne; Allegrain; Pajou; Caffieri;
Dhuez; Mouchy; Dumont; Berruer; Gois; Le Comte; Monot;
Le dessinateur Cochin; les sculpteurs Vassé et Couston) .... 451
Dix-septième lettre 400
SALON DE 1771 403
A mon ami M. Grimm 465
Halle • : 466
La Grenée 468
Belle 475
Van Loo fils 477
Lépicié 479
Chardin 481
Vernet 482
Roslin 483
Francisque Millet 484
Boizot; Vcnevault; Desportes le neveu. . ." i85
De Machy; Drouais 486
Voiriot; Favray i87
Casanove 488
Roland de La Porte 491
Bellengé; Le Prince 402
Guérin; Robert 494
Loutherbourg 497
Brenet 5U2
Huet 506
Pasquier 507
Restout 508
Mlle Vallayer 511
M",e Roslin 513
Beaufort 511
552 TABLE.
Pages.
De Wailly 516
Parrocel; Deshays; Monnet 518
Jollain 519
Olivier 521
Renou ; Caresme 522
Bonnieu 523
Duplessis 525
Hall; La Grenée le jeune 526
Courtois; Martin 530
Aubry 531
SCILPTURK 531
Le Moyne 532
Vassé 533
Pajou 534
Caffieri 535
Dhuez 536
Mouchy; Duinont; Berruer 538
Gois; Le Comte 539
Monot; Iloudon 5i2
Dessin et Git-AVURE. Cocliin 544
Le Bas 545
Wille; Boetticrs fils; Demartcau 546
Levassent-; Moitte 547
FIN DE LA T.HII.K DU TOME ONZIÈME.
TARIS. — J. CLAYE, IMPRIMEUR, 7, RUE SAINT-BENOIT. — [23GG]
ŒUVRES COMPLÈTES
ni:
DIDEROT
BEAUX -ARTS
III
ARTS ne DESSIN
( salons)
MUSIQUE
PARIS. - J. CLAYE, IMPRIMEUR
nUE SAINT-BENOIT
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
DIDEROT
REVUES SUR "LES ÉDITIONS ORIGINALES
COMPRENANT CE QUI A ÉTÉ PUBLIÉ A DIVERSES ÉPOQUES
ET LES MANUSCRITS INEDITS
CONSERVÉS A LA BIBLIOTHÈQUE DE L'ERMITAGE
NOTICES, NOTES, TABLE ANALYTIQUE
ÉTUDE SUR DIDEROT
LE MOUVEMENT 'PHILOSOPHIQUE AU XVIIIe SIÈCLE
PAR J. ASSEZAT
TOME DOUZIÈME
*t|r*
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
0, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6
1876
SALON DE 1775
Publié en 1857
xir.
Nous n'aurions rien à dire sur ce très-court Salon, s'il n'amenait en
scène un nouveau personnage, le peintre Saint-Quentin, qui sert d'in-
terlocuteur à Diderot. Il n'est pas possible d'affirmer que le dialogue
entre ces deux hommes ait été tenu; mais Saint-Quentin, quoiqu'il n'ait
pas laissé de traces dans les biographies, n'est point un être de raison.
Il s'appelait Jacques-Philippe Joseph et était né en 1738. Élève de Bou-
cher, il entra en 1762 à l'École royale des élèves protégés, et en sortit
en 1755. Il alla à Rome, en revint et mourut ou se fit oublier..
SALON DE 1775
A MON AMI MONSIEUR GRIMM.
PEINTURE.
Sous la protection spéciale du concierge, M. Phelipot, j'étais
entré de bonne heure au Salon. Je m'y croyais seul, et je me
disposais à examiner tranquillement les chefs-d'œuvre que nos
artistes avaient exposés cette année ; mais il n'en fut pas tout
ainsi que je l'avais espéré. J'avais été précédé par un jeune
homme fougueux jetant sur tout un coup d'œil rapide et sévère,
et très-résolu de ne rien approuver. A parler franchement, il
en avait quelques raisons : il était récemment de retour de
Rome ; il avait présenté à l'Académie successivement trois ou
quatre tableaux d'agrément et ils avaient été tous rejetés,
quoiqu'il eût été comblé d'éloges et qu'il se fut assuré des suf-
frages de ceux qui donnent le ton dans l'école. Il m'aborde,
car je ne lui étais pas inconnu. « Vous venez ici pour admirer,
me dit-il, mais vous aurez peu de chose à faire.
DIDEROT.
Pourquoi cela, s'il vous plaît? Ce Salon-ci me parait aussi
riche que les années précédentes, et je ne suis pas devenu plus
difficile.
SAINT-QUENTIN.
11 est détestable.
DIDEROT.
Détestable! C'est bientôt dit.
h SALON DE 1775.
SA 1 NT -QUENTIN.
Et plus facile encore à prouver, \oulez-vous que nous en
fassions essai sur quelques-uns des morceaux même les plus
estimés?
DIDEROT.
Très-volontiers.
HÀLLÉ.
S AIN T - Q UE N TI N .
Commençons par ce Christ qui fait approcher de lui les petits
enfants pour les bénir1 (1). Où est la douceur et la noblesse
qu'il aurait fallu fondre ensemble sur ce visage?
DIDEROT.
Si ces qualités ne s'y rencontrent jamais et si cette figure
est traditionnelle?
SAINT-OIE NT IN.
C'est-à-dire qu'il fallait continuer de la rendre ignoble,
imbécile et plate, parce qu'il est d'usage de la faire ainsi! Et
puis la couleur en est fausse, le dessin lourd, la draperie de
réminiscence et sans goût, et cette grimace hideuse est à effrayer
les petits enfants. C'est le tableau le plus français que je
connaisse; il est jaune, il est rouge, il est violet. Mais il faut
espérer qu'un long séjour dans le pays des grands maîtres le
corrigera. Ainsi soit-il.
VIEN.
DIDEROT.
Que trouvez-vous à redire à ce Saint Thibault 2i3)? A votre
avis, n'est-il pas noblement et sagement composé? N'est-il pas
vigoureux de couleur et d'effet, et les détails n'en sont-ils pas
di ssinés avec justesse et vérité?
SAI NT -QUENTIN.
Et c'est là tout ce que vous y voyez?
1. Tableau de 1" pieds 6 pouces de haut sur 7 de large, fait pour décorer la
ipelle du collège des Grassins.
2. Tableau de 8 pieds t> pouces de haut sur 5 pieds 9 pouces de large, des-
tiné à être placé dans la chapelle du Nouveau Trianon.
SALON DE 1775. 5
DIDEROT.
Pardonnez-moi, j'en trouve encore les têtes nobles et faites
d'après nature, ce qui n'est pas trop commun.
SAINT-QUENTIN.
Et cette reine de Provence n'est-elle pas bien décemment
nichée dans un coin ? C'est un objet principal qu'il ne convenait,
ce me semble, de montrer ni de profil ni comme une figure
accessoire. Cela n'a pas le sens commun. On lui a fait la tête
trop petite; et cette mine chiffonnée, qu'en dites-vous? Est-ce
là l'idée que nous nous faisons d'une reine? Et ces autres figures,
qui paraissent avoir été jetées dans un même moule, et l'effet
général du tableau, tout cela n'est-il pas bien admirable?
DIDEROT.
Il y a des parties qui viennent trop en avant, je suis forcé
d'en convenir.
SAINT-QUENTIN.
Et le ton de la couleur vous plaît-il? Et la composition?
DIDEROT.
Piano, di grazia.
SAINT-QUENTIN.
Il n'y a ni piano ni grazia qui tiennent! L'art ne pardonne
rien, et je suis intraitable comme l'art. Sa Madeleine1 (5), qu'on
nous avait annoncée comme supérieure à celle de Le Brun et
même à celle du Guide, eh bien ! c'est un tableau médiocre,
mais très-médiocre. Les éloges déplacés sont quelquefois plus
cruels que les critiques. La tête en est perdue dans une énorme
draperie, la figure est commune et sans expression. Cela est
pensé à la diable; l'harmonie en souffre; point de couleur, nulle
composition, pauvre de tout point; et à vous parler vrai, je
vous dirai tout bas que ce triste et maigre Vien s'en va. Quand
on a pris son pli, on a beau regarder les grands modèles, on
dit comme Médée : Je vois le bien, je l'approuve, et je fais
le mal.
DIDEROT.
En vérité, sa Vénus blessée par Diomède 2 {h) ne me semble
point du tout sans mérite.
1. Tableau de 0 pieds sur 4, pour une chapelle de la cathédrale de Verdun.
2. Tableau de G pieds 6 pouces de large sur 5 pieds de haut.
6 SALON DE 1775.
SAINT-QUENTIN.
Ni à moi non plus, parbleu! Il y a de l'accord, de l'har-
monie...
DIDEROT.
Finissez; qu'est-ce qu'il y a?
SAINT-QUENTIN.
Ce n'est rien, presque rien. Sa jambe...
DIDEROT.
Sa jambe... après?
SAINT-QUENTIN.
N'est que d'un bon pouce trop courte et son pied est trop
petit. Son Mars ressemble à un Savoyard; cela, c'est le dieu de
la guerre? Ce l'est comme j'ai l'air d'un moulin à vent. Et ces
chevaux? Ma foi, on les appellera des ânes, des mulets, comme
on voudra; mais qu'on en fasse des animaux d'une autre
espèce.
DIDEROT.
Vous n'êtes pas doux.
SAINT-QUENTIN.
Quand on est passionné et qu'on a raison...
DIDEROT.
Ce qui n'est pas ordinaire...
SAINT- QUENTIN.
Rien ne vous résiste.
1)1 DEROT.
Mais à quoi cela vous sert-il? Quand vous aurez bien dénigré
les tableaux des autres, les vôtres n'en deviendront pas
meilleurs.
SAINT-QUENTIN.
Mais on deviendra peut-être plus indulgent, quand on verra
les meilleurs maîtres tomber dans des fautes d'écoliers.
1)1 DEROT.
Voilà pourtant un, deux, trois morceaux qui, je l'espère,
trouveront grâce à vos yeux.
SAINT- QUENTIN.
Quels sont-ils?... Mais non, ne me les nommez pas, je ne
veux pas les connaître ; ce sont des mauvaises et non des bonnes
choses que je cherche.
SALON DE 1775. 7
DIDEROT.
Ce sont ces petits La Grenée.
LA GRENÉE l'aîné.
SAINT-QUENTIN.
Mais oui, ils ne sont pas mal. 11 y a peu de chose à reprendre
dans sa Diane et Endymion (9) et sa Fidélité (10). Peut-être
on en pourrait trouver les tètes trop grosses, ce qui rend ces
ligures trop courtes ; elles ne sont pas non plus d'un bel ovale.
Armide désespérée de n'avoir pu se venger de Renaud 1 (6) est
assez bien composée, et c'est la mieux coloriée de ce maître,
quoique fort inférieur en ce point au dernier Salon. Je vous prie
de m'apprendre l'âge des figures principales; ont-elles beaucoup
plus de douze ans? Je ne le crois pas. Cependant l'une est un
jeune homme qui n'en a guère moins de vingt; il est beau,
mais il a de la vigueur et paraît en avoir bien davantage. Au
reste, l'artiste a craint de dessiner les pieds de ses chevaux, car
il les a cachés sans besoin. Et d'ailleurs des chairs toutes peintes
de réminiscence, nulle variété de ton...
DIDEROT.
Monsieur Saint-Quentin...
SAINT-QUENTIN.
La nature a plus de finesse.
DIDEROT.
Monsieur Saint-Quentin...
SAINT-QUENTIN.
Elle dégrade mieux. Cela ressemble à un camaïeu rouge. Ce
n'est pas ainsi que faisait Van Dyck.
DIDEROT.
Mais qui est-ce qui a peint comme Van Dyck?
SAINT-QUENTIN.
Cette Diane, cet Endymion que vous m'avez cités comme
deux belles choses...
DIDEROT.
Elles ne le sont pas, croyez-vous?
1. Ce tableau appartenait à M. le chevalier de Luxembourg.
8 SALON DE 1775.
SAINT- QUE NT IN.
Elles sont abominables décomposition; une carnation de
pain d'épice; mémo couleur d'homme et de femme; même
modèle dont on a fait deux pondants. El cet Amour qui console
Psyché1 (12) vaut-il beaucoup mieux? Cet homme se plaît à
faire des carnations de cuir bouilli. Et cela, c'est l'Amour? Et
cela, c'est cette Psyché si jeune et si fraîche? On s'attend à des
contours élégants; rien de cela; le dessin est pauvre et sans
goût... Mais j'entends du bruit. C'est la reine qui vient au Salon ;
retirons-nous. »
AMÉDÉE VAN LOO.
En nous en allant, je lui fis quelques questions sur le
professeur Van Loo. Il ne me dit rien, mais il se mit à rire sur
la Toilette d'une sultane - (15), sur la Sultane servie par des
eunuques noirs et des eunuques blancs9 (16), sur la Sultane qui
commande des ouvrages aux odalisques 4 (17), sur la Fête
champêtre donnée par les odalisques en présence du sultan et
de la sultane s (18). Au lieu de me répondre, il se mita rire
plus haut, et nous renvoyâmes notre séance au lendemain.
Ma première envie fut de manquer au rendez-vous. En gé-
néral la critique me déplaît, elle suppose si peu de talent!
Gependanl je me ravisai; je pensai qu'en réduisant à la moi-
tié, aux trois quarts le mal qu'il disail de nos artistes, je
pourrais recueillir quelques bonnes observations qui lui échap-
paient, ou qu'opposant des éloges mérités ou non mérités aux
Ilots amers de sa bile, j'aurais du moins, sans qu'il s'en aper-
çût, l'avantage de lui rendre son rôle pénible. Ainsi je vainquis
ma répugnance et je retournai au Salon, où il m'avait précédé.
Il avait l'air triomphant, et autant il remarquait d'imperfec-
tion dans les compositions d'autrni, autant il paraisait trans-
porter de béantes dans les siennes; avec un peu d'adulation
1. Ce tableau appartenait à M. le comte de Merle.
->. Tableau de 12 pieds de large sur 10 pieds de haut.
3. Tableau de 15 pieds de large sur 10 pieds de liant.
4. Tableau de 10 pieds de haut sur 10 pieds de large.
5. Tableau de K> pieds de large sur 10 pieds de haut. Tous ces tableaux de
Van Loo étaient pour le roi et destinés à être exécutes en tapisserie.
SALON DE 1775. 9
et de finesse, je crois qu'il m'aurait avoué, avec le plus de
modestie qu'il aurait pu, qu'à tout prendre ses ouvrages
n'étaient pas inférieurs à ceux sur lesquels on s'extasiait ici.
«Eh bien, monsieur de Saint-Quentin, lui dis-je, êtes-vous
aujourd'hui aussi méchant qu'hier?
SAINT- QUENTIN.
Est-ce être méchant que d'être juste?
DIDEROT.
Dites la vérité : si vos juges avaient été moins sévères avec
vous, vous l'auriez été moins avec eux.
SAINT-QUENTIN.
Je ne sais, mais ou j'aurais parlé comme je pense, ou je me
serais tu.
LÉPICIÉ.
DIDEROT.
Quelle sera votre première victime?
SAINT-QUENTIN.
Ce sera, si vous voulez, cette Vierge si mal élevée1.
DIDEROT.
Mal élevée ! et pourquoi ? Cette composition est dans le style
familier; c'est tout bonnement une mère qui apprend h lire à
sa fille.
SAINT-QUENTIN.
Ah! ah! ce n'est donc pas une sainte Anne, ce n'est pas la
mère d'un Dieu, ce n'est pas un saint Joachim ; tous ces person-
nages ne sont pas d'origine céleste?
DIDEROT.
Mais quelle dignité pouvait-on leur donner?
SAINT-QUENTIN.
Je me suis trompé; j'ai cru que d'une sainte famille il ne
fallait pas faire des êtres communs. Passons donc au faire. Le
dessin vous en paraît-il excellent? La composition montre-t-elle
quelque génie? Le fond en est-il piquant? La couleur n'a- t-elle
1. V Education de la Vierge. Tableau de G pieds sur 4 pieds; n° 19.
10 SALON DE 1775.
rien de fade? Et le peintre n'a-t-il pas tenu ses fenêtres ouvertes
pour ménager une entrée à ses nuages ?
DIDEROT.
Mais il me semble qu'en général il est vrai que sa touche
est légère, spirituelle et qu'elle tient beaucoup de la couleur
argentine de Teniers.
SAINT-QUENTIN.
Et pour ne rien laisser désirer à son éloge, ajoutez qu'il
est harmonieux et coloriste, que ses masses ne sont ni trop lu-
mineuses ni trop blanches, que tout est d'accord et nous tient
dans un doux repos, et que personne ne sait mieux observer les
nuances particulières qui arrondissent les objets. Ah ! les amis,
les amis! Moi, je n'entends rien à ces ménagements; je dis ma
pensée sans tourner, et lorsque je vois le Duc de Chartres
regardant son enfant1, dont il tient le rideau levé, je dis : « Et
c'est l'intérêt d'un père? Et ce sont les larmes que sa tendresse
fait couler de ses yeux? Non, cela est froidement composé, cela
est mal dessiné, cela ne ressemble ni au prince ni au père. » Au
reste, la palette du peintre était furieusement chargée de laque.
Yoilà un Atelier de menuisier* (21) dont la composition me
plaît; cela est dans la vérité. Je vois qu'il travaille d'après na-
ture; l'efTet en est piquant. Je me serais seulement bien gardé
de mettre cet ouvrier en linge blanc.
DIDEROT.
Cette observation est minitieuse.
s Al nt-qi i:\tin.
Est-ce qu'on en fait d'autres sur les beaux-arts? Un chef-
d'œuvre ne diffère presque en rien d'une belle composition que
par des minuties. J'aurais fait le contraire; ma figure en aurait
été rejetée plus en arrière. Elle est trop saillante pour le plan
qu'elle occupe; il y a trop peu d'espace entre elle et les
autres ligures. Sa pose est vraie, mais elle est mal choisie.
Et puis ton jouis une couleur fade et farineuse; jamais il ne
se corrigera de ce défaut. Son dessin n'est pas merveilleux.
Je trouve à son n° 22 [les Accords3) de l'expression et plus
1. Le dur de Valois au berceau, n°20. Tableau peint sur bois ; de 18 pouces sur
15 pouces.
2. Tableau de 2 pieds 0 pouces de large sur 2 pieds de haut.
3. Tableau ovale de 1 pied 10 pouces de large sur 1 pied G pouces de haut.
SALON DE 1775. 11
de correction. 11 y a des plis qui sont bien touchés et d'une
couleur assez vraie; mais n'en déplaise à M. Cochin, cela est
bien loin de Teniers. Que ne fait-il comme Le Prince? On dit
de ses tableaux qu'ils ressemblent à des Ruysdaël ; je n'en suis
point surpris; c'est qu'il en a de fort beaux et qu'il les regarde
souvent.
Ah! voici encore un Lépicié; c'est (23) Y Intérieur d'une
douane1 fait entièrement d'après nature. La principale figure est
un portrait, celui du peintre. Encore s'il y avait de la ressem-
blance et de la vérité! Il a placé sa tête sur les épaules d'un
autre. Ce morceau n'a pas le droit de me plaire, et je ne crois
pas qu'il captive aucun amateur; cependant on en fait grand
bruit. 11 y a réuni, dit-on, tous les talents qu'on lui connaît :
composition naturelle et ingénieuse, dessin correct et fin, cou-
leur lumineuse et vraie, accord harmonieux. Ainsi soit-il!
DIDEROT.
C'est la raison pour laquelle vous le louez?
SAINT-QUENTIN.
Cela se peut. On ne risque rien quand on médit, on est un
sot quand on loue mal à propos. Mais je vous trouve plaisant,
vous qui trouvez, avec votre mine hypocrite, autant de plaisir
à entendre des méchancetés que moi à vous les dire. Si j'assure
du bien de Brenet, par exemple, vous vous moquerez de moi ;
si j'en parle mal, vous me trouverez caustique.
BRENET. -
DIDEROT.
De quel tableau de Brenet parlez-vous?
SAINT -QUENTIN.
De sa Résurrection. (27)-. Quoi qu'en dise M. Naigeon, je ne
puis être de son avis. C'est un tableau tout au plus médiocre;
il est mal composé et d'une couleur fausse, tout d'une demi-
teinte sans effet, sans oppositions. Est-ce là la couleur éclatante
t. Tableau de 5 pieds de large sur 3 pieds de haut.
2. Tableau de 9 pieds 10 pouces de haut sur G pieds de large; il devait être
placé dans l'église de Mon treuil, près de Versailles.
12 SALON DE 1775.
et lumineuse d'un Dieu qui sort de son tombeau vainqueur de
la mort et du poché?
Cependant cela est bien dessiné. La tète du Christ n'ost pas
belle et n'a rien de la dignité du personnage. En tout, cel ar-
tiste est fort inférieur au Salon précédent, et son Assomption
(-25), son Saint Pierre et sain! Paul1 (26) sont fort inférieurs à
sa Résurrection.
0 1 DEROT.
Gochin a fait sur ce dernier une réflexion qui m'a paru
juste : c'est que le Christ a L'air de s'élancer. Il croit que des
jambes qui suivraient négligemment le corps et s'élèveraient
sans effort feraient beaucoup mieux.
SAINT-QUENTIN.
Cela est juste. Quand un effet est surnaturel, il faut lui lais-
ser ce qu'il a de merveilleux.
Voici un Caius Furius Cressinus* (28). Tableau médiocre;
toutes les têtes ressemblantes et d'un caractère si pauvre, si
mesquin! On les a faites d'après un même modèle. Je le par-
donnerais à un élève ; mais à M. Brenet, à un homme fait et très-
fait! Des figures sans élégance, courtes et lourdes de dessin ; il
leur manque au moins une tète et demie.
DIDEROT.
Une tête et demie !
SAINT-QUENTIX.
Du moins une demi-tête. Ah! cet ouvrage n'est pas d'un
artiste à prétention !
DIDEROT.
Où avez-vous pris que Brenet a quelque prétention? C'est un
bon diable et qui fait de son mieux.
SAINT-QUENTIN.
Je sais ce que je dis et j'en crois à sa narine crispée.
DIDEROT.
11 a paru se surpasser il y a deux ans.
1. Ces deux tableaux, de 9 pieds de liant sur ï pieds 10 pouces de large, ordonnés
par le roi, étaient destinés à être placés dans l'église de Saint-Jacques, à Coni-
piègne.
■1. Tableau de 3 pieds de haut sur 5 pieds de large.
SALON DE 177 5. 13
SAINT-QUENTIN.
Grâce aux croûtes qui l'entouraient. Son tableau est ordi-
nairement relevé par de plus mauvais.
DIDEROT.
J'aime Brenet et je vous demande grâce pour lui ; il la mé-
ritera peut-être un jour.
CHARDIN.
SAINT-QUENTIN.
Voilà des Études1 (29) de Chardin qui ont de la sensibilité,
la couleur en est un peu maniérée. En général, j'aime mieux ses
tableaux de genre.
DIDEROT.
Pourquoi passez-vous si vite?
VERNET.
SAINT-QUENTIN.
C'est que j'enrage. Voyez-vous ce Paysage montueiix avec
ce commencement d'orage* (30) ? Le voyez-vous?
DIDEROT.
Eh bien ! qu'est-ce qu'il y a à dire? Rien.
SAINT-QUENTIN.
Et vraiment non, il n'y a rien à dire, c'est ce qui me désole.
Je ne pourrai donc pas me venger d'un homme faux qui s'est
montré mon plus cruel ennemi? 11 faut, malgré moi, que j'en
dise du bien. Celui qui montre la Construction d'un grand che-
min (31) est un peu violâtre; ses chevaux sont mauvais, mal des-
sinés, d'une autre espèce d'animaux; mais les Abords de cette
foire*, plus je les regarde, plus ils me plaisent. Peu s'en faut
que ces tableaux ne soient comparables à ceux qu'il a faits en
1. Trois tètes d'étude au pastel.
2. Tableau de 8 pieds de large sur 5 pieds de haut, appartenant à milord Schel-
burn.
3. Ce tableau et le précédent, sous le même numéro, avaient chacun 5 pieds de
large sur 3 pieds de haut.
ik SALON DE 1775.
Italie; s'ils leur sont inférieurs, c'est qu'alors il copiait la nature
et qu'aujourd'hui il copie sa chambre.
DIDEROT.
Mais il me semble que Yernet n'a pas trop à se louer de
vous.
SAINT-QUENTIN.
Je suis bien loin d'avoir à me louer de lui. Si vous saviez le
mal qu'il m'a l'ait! 11 m'a cassé le cou. Quand je le consultai
sur mes tableaux, il n'avait qu'à me dire, car je sais entendre
la vérité : « Cela est mauvais, je ne présenterais pas cela ; vous
vous exposerez à un refus... » J'aurais suivi son conseil et je
l'aurais embrassé. Mais me trahir ! mais m'immoler à des plai-
santeries! C'est que cet homme, habile d'ailleurs, est sans
caractère, et que, pour me distraire de son mauvais procédé, il
faut que je m'arrête sur une belle chose,
LE PRINCE.
DIDEROT.
Sur l' Avare1 de Le Prince?
SAINT-QUENTIN.
La couleur en est charmante; cela est très-harmonieux. La
tête de l'avare est d'un beau caractère, d'une touche fine et
gracieuse, et ses ajustements sont tous d'un excellent goût.
Quoiqu'on ne puisse compter ce morceau parmi les capitaux, il
fera beaucoup d'honneur au peintre.
ni DEROT.
Et son Jaloux- donc?
SAINT-QUENTIN.
11 n'est pas à beaucoup près aussi bien; l'effet en est mo-
notone. A la vérité, ses figures sont gracieuses et bien dessinées,
et son tableau en tout aurait été plus piquant s'il l'eût voulu.
Mais est-on toujours en train? N'a-t-on point de caprice? Ne finit-
on jamais mal ce qu'on a bien préparé?
1. N° 34. Tableau de 2 pieds 0 pouces de haut sur 2 pieds de large, apparte-
nant à M. Bergcret, honoraire-amateur de l'Académie.
2. N° 35. Tableau de 3 pieds de large sur 2 pieds 4 pouces.
SALON DE 1775. 15
DIDEROT.
Et son Nécromancien1?
SAINT-QUENTIN.
Divin, divin; la tête m'en tourne; c'est encore à désoler;
c'est la couleur la plus séduisante. Et sa petite femme, voyez
donc sa mine! En concevez-vous une plus gracieuse? Il n'y a
que sa Dormeuse d'il y a deux ans que je lui préférasse; tout y
était, composition, dessin, expression, caractère; elle avait l'air
de fermer les yeux, mais elle était heureuse de son sommeil;
elle n'aurait point été fâchée qu'on la réveillât. II est bien éton-
nant que Le Prince n'ait pas donné à son Nécromancien un plus
beau caractère; si ce tableau m'appartenait, il ne laisserait pas
cette petite tache dans un si bel ouvrage. Il y a encore l'Extérieur
d'un cabaret de village2 (37); il y a des paysans placés les
uns au-dessous des autres ; autant de compositions charmantes,
et les petites figures peintes avec esprit, peut-être avec trop
d'éclat. N'oublions pas ces Paysages (41), qui ne le cèdent point
aux autres; on ne peut rien de plus harmonieux, quoique moins
fini que les précédents. Ces ciels sont trop bleus, l'artiste les
a peints d'après Ruysdaël. Le Prince tient sans contredit le
premier rang : c'est un très-habile homme. Mais revenons sur
nos pas; peut-être avons-nous oublié quelques-unes de ses com-
positions; arrêtons-nous devant cette Vue d'après nature* (33).
DIDEROT.
Peinte dans l'antichambre de Le Prince?
SAINT- QUENTIN.
Vous l'avez dit. S'il n'avait pas mieux fait il y a deux ans,
cela serait passable. Ses petits tableaux sont supérieurs. Cepen-
dant il affecte à présent une manière de traiter les ciels; je lui
conseille de revenir à celle qu'il a quittée; la nature du ciel
n'est pas ordinairement anguleuse. 11 faut bien étudier les Fla-
mands, mais tout n'en est pas bon à imiter. Le Prince est dans
la vraie route, il ne risque qu'à s'égarer en lâchant de faire
mieux. Pourquoi se tourmenter? Que cherche-t-il ? Je cause
1. Tableau de 2 pieds G pouces de haut sur 2 pieds de large. — Ce tableau
et le précédent appartenaient à M. le marquis de Poyanne.
2. Tableau de 2 pieds de large sur 18 pouces de haut; appartenant à Madame
Adélaïde.
3. Tableau de 5 pieds G pouces de large sur 4 pieds G pouces de haut.
16 SALON DE 17 75.
avec franchise avec lui, parce qu'il est trop au-dessus de la cri-
tique pours'en offenser. En général, remarquez bien nos artistes:
ce sont ceux qui sont ies plus prompts à se fâcher qui en ont
moins le droit.
DR OU AI S.
DIDEROT.
Voici le Portrait de M. et de Mme la comtesse d'Artois1.
Monsieur est en pied et en grand habit de l'ordre. Le beau
sujet! Quelle vérité d'étoffes! Des gazes, des dentelles, des
broderies, des draperies, tous ornements qui, traités d'après
nature, pouvaient être du meilleur goût et du plus bel effet.
SAINT-QUENTIN.
Au lieu de ces ressources, qu'il a entièrement négligées, il
a posé sa figure dans une attitude gênée, sans grâce, sans
mouvement. Gela est dessiné comme un écolier, et ce qui doit
surprendre de lui, c'est qu'il se tire assez bien d'une académie
d'après nature; mais tout s'oublie. La couleur de la tète est bla-
farde et farineuse; sans lui faire injure, l'on peut dire que
l'ensemble n'est pas médiocrement mauvais. Les pieds de sa
figure sont de quatre pouces trop longs au moins ; elle n'a point
de ressemblance. Pour M",e la comtesse d'Artois, il l'a faite pire,
et il faut être bien sot ou bien courageux pour exposer cela.
Madame Clolilde ihh) est un peu plus ressemblante, si ce n'était
que sa bouche rit et que le reste pleure. Mais en voilà assez; la
meilleure critique qu'on en ferait, ce serait de n'en rien dire.
MILLET FRANCISQUE.
DIDEROT.
El Millet Francisque?
SAINT-QUENT] \.
Deux Pansages (47); au pont Notre-Dame. Je vous dis cela
à ^ix basse, j'ai bien assez d'ennemis.
1. Le portrait de Monsieur (4'2), sur une toile de 7 pieds 5 pouces de haut el
de 5 pied-- 3 pouces de large, est aujourd'hui à Versailles sous le n° 397 i. L<- por-
trait de Mme la comtesse (43) était un buste de forme ovale. Le portrait 3975 du
Musée de Versailles peut être une copie du tableau de Drouais. Celui de Madame
Clotilde, actuellement au même Musée, y porte le n° 3002.
SALON DE 1775. 17
MACHY.
DIDEROT.
Et Machy?
S A IiNT -QUENTIN.
Cette Vue d'après nature de la nouvelle Monnaie1 (A 8), ne
voyez-vous pas, sans que je vous en avertisse, que cela est
maigre, sans effet et d'une petite manière? Cependant elle est
correcte et bien en perspective. Il y a une douzaine d'années
qu'il faisait mieux. Trois choses lui seraient nécessaires : faire
un tour d'Italie, ne pas abandonner la détrempe et donner ses
figures à peindre à quelqu'un qui s'en acquittât mieux. Je me
rappellerai toujours avec plaisir les ouvrages qu'ils ont peints
à frais communs, Loutherbourg et lui; c'étaient des composi-
tions charmantes, et cette association avait triplé les forces de
Machy.
BELLENGË
DIDEROT.
SAINT-QUENTIN.
Et Bellengé2?
A brûler devant le plus mauvais Van Huysum.
GUÉRIN.
DIDEROT.
Et Guérin?
SAINT-QUENTIN.
Son Lever et son Coucher du soleil ((59) 3 sont de jolies choses.
ROBERT.
Ah! monsieur Robert, que ce Dlcintrement du pont de
1. Tableau de 2 pieds 5 pouces de large sur 1 pied 9 pouces do haut.
2. N° 68; un Tableau de /leurs.
3. Ces deux tableaux, ovales, avaient chacun 2 pieds de haut sur 2 pieds
7 pouces de large.
XII. o
18
SALON DE 1775.
Neuilly* (70) est pauvre, mal colorié, sans effet! Les mauvaises
ligures!- Vous destinez là un beau cadeau à M. de Trudaine!
Vos Bestiaux qui pussent cuire des ruines2 (71) sont un peu
meilleurs; j'en excepte cependant les figures, qui ne sont pas
des chefs-d'œuvre. Mais, Robert, il y a si longtemps que vous
faites des ébauches, ne pourriez-vous faire un tableau fini?
TAIUVAL.
DIDEROT.
Et cette Assomption de la Vierge" (77) de Taraval?
SAINT-QÏ ENTIN.
Sujet rebattu et qu'il fallait abandonner ou dont il fallait
tirer meilleur parti. Gela est sans elï'et, mal composé et mal
colorir.
DIDEROT.
Et Cochin ajoute qu'il n'est pas assez fait, qu'il y a des par-
ties de draperies sans souplesse et toutes plates, un ton jaune
qui sent la manière, et des incorrections de dessin qui achèvent
de gâterie tout. La figure de la Vierge ne parait pasbien ensemble
sous son vêtement, et le contour inférieur du corps paraît ren-
trer en dedans pour aller s'attacher aux cuisses. Dans sa
Sainte Famille (78), la position des jambes est désagréable et
paraît forcée.
SAINT- QUENTIN.
Cet artiste s'achemine à grands pas, et encore une douzaine
d'années, je l'attends au pont...
H CET.
Demandez à M. Phelipot de vous introduire dans la galerie
d'Apollon; là, vous verrez le tableau de réception de Huet. Le
sujel n'en esl pas fort important : ce ne sont ni des dieux, ni des
dresses, mais c'est un gros chien franchissant une barrière et
semant la terreur parmi des chiens plus petits. L'action est
1 Tableau de 7 pieds de largeur; appartenait à M. de Trudaine.
'2*. Ce morceau de 7 pieds de haut sur 3 pieds G pouces de large appartenait à
M. de Frouville. . . .
:<. Tableau de 10 pieds sur 7, pour l'église de Saint-Louis, rue Saint-Antoine.
SALON DE 1775. 19
charmante et la composition d'une grande vérité; tous les
charmes de l'art sont réunis; c'est un morceau inappréciable.
La plupart des artistes de ce genre ne lui vont pas à la cheville
du pied.
DIDEROT.
Vous n'en exceptez pas Oudry?
SAINT-QUENTIN.
Je n'en excepte pas Oudry. Mais il serait bon de savoir com-
ment Iluet a fait une chose excellente après en avoir fait de si
pauvres ; on ne sait pas comment ce morceau et les précédents
sont sortis d'un même pinceau. Il a quitté les animaux, il s'est
jeté à corps perdu dans l'histoire et le paysage; il s'est gâté.
Devineriez-vous d'après quel maître il fait ses études? D'après
Bouclier; c'est-à-dire qu'il a pris pour modèle un peintre ini-
mitable même dans ses défauts et qui n'a jamais fait que de
mauvaises copies. Il peint à présent d'une couleur acre, rouge,
sauvage et barbare; il n'a plus de dessin.
Mademoiselle VALLAYER.
DIDEROT.
Ah
! voici une femme ; peut-être serez-vous un peu plus
galant avec elle.
SAINT-QUENTIN.
Il ne m'en coûtera rien. Je suis très-satisfait de ses Fruits (98),
de son Urne et de son Homard1, elle se soutient, elle a de la
vérité. Je n'aime pas son genre; mais cela ne m'empêche pas
d'être juste et d'envoyer M. Bellengé à-ses leçons.
CLERISSEAU 2.
Quant à ces Compositions d'architecture dans le style ancien
(91), elles sont à gouache et d'une couleur terreuse; la touche
en est lourde et sans esprit. Cet homme gonllé de son mérite
1. Tableau de G pieds sur 4; appartenait à M. Montullé, associé libre de l'Aca-
démie.
2. Cbarles-Louis Clérisseau, peintre et architecte, né à Paris en 1722, acadé-
micien en 17G9, mort à Auteuil, le 19 janvier 1820. Il a travaillé avec de Macliy;
il y a de ses dessins au Louvre et au musée d'Orléans.
20 SALON DE 1775.
n'a jamais rien fait d'après nature. A sa place, je dessinerais et
je copierais d'excellents tableaux ; il apprendrait, car c'est ainsi
que Le Prince et d'autres ont appris.
BEAEFORT.
DIDEROT.
Et cette Incrédulité de .suint Thomas1 (103), n'est-elle pas
ingénieusement composée? Ses têtes n'en sont-elles pas belles?
SAINT-QUENTIN.
Oui-dà, cela est assez joli; ordinairement il ne fait pas si
bien. Sa petite Madeleine au désert- (104) n'est pas une mer-
veille, mais elle est fort supérieure à celle de La Grenée. Je
laisse ses deux Femmes grecques* (105) à louer à ceux qui en
ont la manie.
DIDEROT.
Ce n'est pas trop la vôtre.
SAINT-QUENTIN.
Non, pour aujourd'hui.
JOLLA1N.
DIDEROT.
Et .loi lai n?
SAINT-QUENTIN.
Qu'il accompagne M. Bellengé.
1)1 DE ROT.
El Pérignon?
PÉR1GN01N4.
S \ I NI -OIE -NT IX.
Ptrignon est du commun des martyrs. 11 peint «à gouache;
cela n'est pas absolument sans mérite, mais de tout ce mérite-là
1. Tableau de 17 pouces sur H pouces.
2. Tableau de 20 pouces sur 17 pouces.
3. Tab eau de l"> pouces mu- 12.
4. Nicolas Périgoôn, né à Nancy eu 17-JG, académicien en 177i, mort à Pau
en 17H'2. 11 a gravé.
SALON DE 1775. 21
on ne peut composer un académicien. Sa couleur est fade, sa
touche est maigre, ses figures trop allongées et d'une carnation,
d'un dessin mou et pauvre de contour. Je ne lui conseillerais
pas de tenter quelques grandes compositions, sous peine de se
rompre le cou. Le suivant en vaut bien un autre.
DIDEROT.
Duplessis?
DUPLESSIS.
SAINT- QUENTIN.
Il est vrai, mais il n'est pas sans reproche. Le portrait cC Aile-
grain* (127), sculpteur du roi, est une chose admirable pour la
tête et la ressemblance; mais un seul défaut dépare toute sa
composition : c'est son froid. Au lieu de le faire violâtre, pour-
quoi ne lui avoir pas donné une autre couleur? Je ne comprends
pas cette bévue de la part d'un aussi habile homme. Ses autres
portraits sont de toute beauté; M. l'abbé de Véri'1 (125) d'une
ressemblance incroyable; mais, disons tout, cette main du
chevalier Gluck3 (126) n'est pas digne de lui.
DURAMEAU.
DIDEROT.
La Cérès ou l'Été de Durameau 4 (129) ne remplit-elle pas
bien sa toile? Le coloris n'en est-il pas harmonieux et suave; la
composition ingénieuse, de grand caractère et bien de plafond ;
les têtes de femmes belles, nobles, bien dessinées et bien peintes?
SAINT-QUENTIN.
Fi! allez vous coucher, insigne flagorneur. Cérès et ses
compagnes implorent le Soleil et attendent pour moissonner
que l'astre, entrant dans le signe de la Vierge, leur en donne le
conseil. La Canicule vomit des vapeurs enflammées et pestilen-
tielles; les Zéphyrs, par leurs douces haleines, tempèrent son
1. Tableau de 2 pieds 10 pouces sur 2 pieds 3 pouces.
2. Tableau de 2 pieds sur 1 pied 8 pouces.
3. Tableau de 3 pieds 2 pouces sur 2 pieds 0 pouces.
4. Tableau de 18 pieds de large sur 9 pieds 6 pouces de haut; morceau de
réception de l'auteur. 11 est toujours dans la galerie d'Apollon, partie latérale à
gauche, pour laquelle il était destiné.
22 SALON DE 1775.
ardeur et purifient l'air. Cette composition n'a rien de merveil-
leux que sa singularité. Le peintre a furieusement tiré à l'éco-
nomie des ligures; le petit nombre qu'il en a jeté est mal des-
siné; elles n'ont pas de cheveux, ornement de tête dont il est
difficile de les priver; d'ailleurs point d'expression, point de
caractère, couleur d'omelette, et d'un fade !...
Son Plafond d'Opéra est beaucoup mieux, quoique à la
détrempe; c'est qu'il marie fort bien la détrempe avec son tein-
turier.
Son Bélisaire l (130) est mauvais et d'une couleur blan-
châtre, comme si on avait peint les objets au clair de lune; sa
couleur est lourde, gâcheuse et sale. Le jeune Justinien et la
femme de Bélisaire ont un même caractère de tête. Ce Salon ne
fera pas honneur à Duraineau ; il s'en consolera avec beaucoup
d'autres... Mais j'en ai suffisamment, et cela commence à m'en-
nuyer.
DIDEROT.
Je vous croyais en fonds.
LA GRENÉE le jeune.
SAINT- QUENTIN.
Faisons donc encore un effort. Eole a déchaîné les vents,
les montagnes sont couvertes de neige, les fleuves sont glacés,
la végétation est suspendue : voilà Y Hiver2 (132) de La Gre-
néc. Gela n'est pas assez bien composé; le premier coup d'œil
en impose: mais, à l'examen, il faut en rabattre. On ne s'est pas
même servi de modèles; cependant il ne fallait pas s'épargner
des études pour un morceau de réception.
Quant à l'Homme placé cidre le vice cl la vertu3 (133)
mauvais, mauvais, mal composé, pitoyablement dessiné; à
oublier dans l'atelier.
Ses Esquisses sur papier bleu rehaussées de blanc sont fort
bien.
1. Tableau de 2 pieds 5 pouces de haut sur 2 pieds 2 pouces de large, appar-
tenant à M. le comte d'Angivillier, directeur et ordonnateur général des bâtiments
du roi.
2. Tableau de 18 pieds de large sur 9 pieds 6 pouces de haut, destiné à orner
la galerie d'Apollon. — S'y trouve encore; partie latérale à gauche.
3. Tableau de 17 pouces de haut sur 20 pouces de large.
SALON DE 1775. 23
MONNET.
DIDEROT.
Et Monnet?
SAINT-QUENTIN.
Monnet, toujours agréé et jamais reçu... Borée et Orylhie1
(143), dessus de porte pour le roi; deux belles et bonnes
croûtes, ce qu'il y a de plus mauvais en histoire.
De petits Dessins un peu mieux, mais fort médiocres.
RENOU.
DIDEROT.
Et Renou?
S /VINT-QUENTIN.
La Présentation au Temple'1 ( 1 Zi 5 ) et l'Annonciation* (146)
de Renou, mauvais rêve après un trop bon souper. L'ange est
liché comme un piquet et d'une longueur démesurée; il est
raide à faire plaisir. Ce serait à n'en point finir s'il fallait faire
une énuméralion de toutes les sottises...
GARESME.
DIDEROT.
Et Garesme?
SAINT - QUENTIN.
La nymphe Menthe métamorphosée^ (148), tableau pour le
roi. Tant pis pour lui. Cette Proserpine assise sur son char est
singulièrement agencée; le char est sans goût et d'une mauvaise
forme. Ce peintre a quelque idée de couleur, mais il dessine
comme un fiacre. Son tableau est sans harmonie. Sa Proserpine
est faite d'après une vieille femme grasse, molle et étalant des
formes désagréables. Sa nymphe est passable.
1. Dessus de porte de 0 pieds de large sur 2 pieds 9 pouces do haut.
2. Tableau de 10 pieds de haut sur 5 pieds de large; destiné à décorer la cha-
pelle de la congrégation de Saint-Germain-en-Laye.
3. Tableau de 10 pieds de haut sur 5 de large; destiné à décorer la chapelle
de la congrégation .do Saint-Germain-en-Laye.
4. Tableau de 4 pieds 9 pouces de large sur 4 pieds 5 pouces de haut; est
destiné pour le Nouveau Trianon.
1h SALON DE 1775.
BOUNIEU.
SAINT-QUENTIN.
Bounieu, petit peintre pour tableau; c'est M. le Chevalier
qui l'apporta à l'Académie. Sa manière est maigre , son style
pauvre, sa composition insipide, sa couleur sale et noire, ses
tableaux sans génie, quoiqu'il s'épuise sur la nature. Son Pan
lié par des nymphes (158) est beaucoup mieux; il est assez
piquant d'effet.
HALL.
SAINT -QUENTIN.
Hall, agréé, a fait le Portrait de Robert1 (170); il est d'une
ressemblance étonnante, superbe, grand comme nature, d'une
manière large, d'une couleur vraie. Et puis venez me dire que
je vois tout en noir! Son portrait, à lui, ne ressemble pas moins.
Celui de Y abbé de Saint- Non"1 est charmant, touché en peintre
d'histoire; rien du petit de la miniature.
MARTIN.
SAINT- QUENTIN.
Martin a été agréé pour des tableaux qu'il n'a pas faits.
Peintre médiocre. Sa Madeleine mourante* (173) et sa Famille
espagnole 4 (17/t) sont sans dessin et sans couleur.
AUBRY.
SAINT-QUENTIN.
L 'Amour paternel* (175), tableau travaillé scrupuleusement
d'après nature. La composition m'en a plu; la couleur en est
suave et sans manière. Je lui sais gré d'avoir adopté ce genre
1. Le peintre Hubert Robert. Tableau en pastel de 2 pieds sur 1 pied 8 pouces.
2. L'abbé de Saint-Non, graveur et protecteur de Robert.
3. Tableau de 8 pieds sur 5 pieds.
i. Tableau de 3 pieds 8 pouces de large sur 3 pieds de haut.
5. Tableau de 3 pieds sur 2 pieds (5 pouces, appartenant à M. le comte d'Angi-
villier.
SALON DE 1775. 25
moral, qui lui a très-bien réussi. Il sait dessiner une académie;
la preuve, c'est le nombre de médailles qu'il a remportées. La
Bonne femme qui tire des cartes* (176) est un très-bon tableau;
la Bergère des Alpes2 (177) est charmante; le Petit garçon
qui demande pardon à sa nu're3 (178), délicieux.
ROBIN4.
SAINT-QUENTIN.
181. La Fureur d'Atys5, mal ordonné, d'une couleur sin-
gulière et fausse; la nature n'a sûrement pas été consultée. Il
faudrait renvoyer cet artiste pour cinq à six ans à l'Académie;
il ferait de bonnes études d'après le modèle, puis il reviendrait
à la palette, car enfin il faut savoir lire avant que de lire.
18*2. Les Enfants de M. le maréchal de Mouchy jouant
avec des raisins6, mauvais, mauvais; pont Notre-Dame à ne pas
trouver un acquéreur... Mais... mais j'en ai suffisamment : je
n'y tiens plus. Adieu.
DIDEROT.
Encore un mot.
SAINT -QUENTIN.
Non; ceux dont je n'ai point parlé me sauront gré du
silence... »
Là-dessus, mon homme s'est enfui et je n'ai jamais pu le
rejoindre.
t. Tableau de 3 pieds sur 2 pieds G pouces.
2. Tableau de 2 pieds de large sur 18 pouces de haut.
3. Petit tableau ovale, appartenant à M. l'abbé de Breteuil.
4. J.-B.-Cl. Robin, agréé en 1772.
5. Tableau de 15 pieds de large sur 10 pieds de haut.
0. Tableau de i pieds 6 pouces de large sur 3 pieds 3 pouces de haut, destiné
pour le cabinet de Mme la maréchale.
SALON DE 1781
Publié en 1857.
SALON DE 1781
A MON AMI MONSIEUR GRIMM
PEINTURE.
VIEN.
1. BRISEIS EMMENÉE DE LA TEXTE D'ACHILLE1.
(Tableau pour le roi.) — Ce tableau est assez bien ordonné,
quoique au premier plan il y ait peu de mouvement et de con-
traste entre les figures. Toutes les têtes sont muettes et sans
expression ; nul intérêt. Le ton est local; mais point d'effet; celui
où l'horizon se termine est trop vigoureux relativement au ton
du premier plan ; les parties de masses ne sont point assez fran-
ches. Les deux principales figures, Achille et Briséis, sont plates
et mal d'aplomb; si vous les coudoyez un peu rudement vous
les jetterez à terre; nulle flexibilité dans l'emmanchement des
pieds ; ils ne servent qu'à soutenir les figures debout. Le
dessin est exact, mais raide. Briséis est bien la plus maussade
ligure qu'on puisse imaginer; elle se laisse saisir sans résis-
tance et sans douleur. Je suis un peu plus content que le
public d'Achille, dont personne ne m'a paru entendre l'action,
quoiqu'elle soit évidente; il a la main droite posée sur son
casque, la gauche sur le fourreau de son sabre ; il a l'air sévère
et penseur : laissera-t-il enlever sa maîtresse, ou mettra-t-il en
pièces tous ces envoyés d'Agamemnon? Voilà le sentiment qui
1. Tableau de 13 pieds de large sur 30 pieds de haut.
30 SALON DE 1781.
bouillonne au fond do son cœur, qui agite sa tète; il a le
regard tourné vers le ciel. S'il était plus élégant, plus noble,
plus fier, il serait très-beau.
Si Vien avait eu quelque chaleur, les envoyés se seraient
emparés de Briséis, ils l'auraient entraînée, elle aurait eu la tête
et les bras tournés vers Achille Achille, furieux, aurait eu son
sabre à moitié levé et prêt à fondre sur les envoyés d'Agamem-
non ; ses officiers l'en auraient empêché, ou il en eût été désolé
et il aurait enveloppé sa tête dans ses bras pour ne point aper-
cevoir l'action touchante de Briséis. On aurait pu le laisser isolé
ou pencher sa tête sur le sein de Patrocle. C'est à cette der-
nière pensée que le peintre se serait arrêté sans doute, s'il
avait eu assez de génie pour concevoir l'Achille d'Homère.
« Les deux hérauts d'Agamemnon (dit le poëte) marchent
d'un pas tardif le long du rivage de la mer; ils arrivent enfin
aux tentes des Thessaliens. Achille était assis à l'entrée de la
sienne; sou cœur se serre à leur aspect; eux-mêmes tremblent
à sa vue; ils s'arrêtent d'un air respectueux et n'osent lui par-
ler. Lui, trop sur du motif qui les amène : « Je vous salue,
« dit-il, hérauts, ministres de Jupiter et des mortels. Appro-
« chez, ce n'est point vous que j'accuse; c'est Againemnon seul
« qui m'outrage, c'est lui qui par vos mains me ravit ma Briséis ;
« va, Patrocle, conduis hors de ma tente cette jeune captive,
« qu'ils l'emmènent... » Il dit. Fidèle à ses ordres, Patrocle
amène la belle Briséis, et la remet aux deux hérauts. Us repren-
nent leur route; la jeune captive, morne, la tête baissée,
marche à regret avec eux. Achille, les yeux baignés de larmes,
va, loin de ses guerriers, s'asseoir sur le bord de la mer; là,
les regards attachés sur les flots et les bras étendus, il implore
la déesse qui lui donna le jour. »
Tout simple qu'il est, ce récit n'offrait-il pas le sujet de
deux <ni trois tableaux infiniment mieux ordonnés, infiniment
plus intéressants que celui de M. Vien?
LA GBENKE l'aîné.
2. PRÉPARATIFS DU COMBAT DE PARIS ET DE UENELAS.
Ce tableau, de 10 pieds carrés, est pour le roi.
Paris ayant proposé un combat singulier contre Ménélas,
SALON DE 1781. 31
Priam et Agamemnon se réunissent, et, par des sacrifices et des
serments, jurent à l'autel de Jupiter d'être fidèles à remplir les
conditions du traité par lequel Hélène et toutes ses richesses
appartiendront au vainqueur.
Ce tableau m'a paru très-bien composé; il y a du mouve-
ment et de l'action. L'Agamemnon debout, l'un de ses pieds
posés sur une des marches qui conduit à la statue de Jupiter et
l'autre sur la marche la plus élevée, est fier; il tient son sabre
d'une main et fait son serment de l'autre. On eût désiré que
Priam, au lieu d'appuver sa main sur son cœur, l'eût aussi
étendue; on croit que son action en eût été mieux caractérisée
et que ce n'était pas le moment de contraster les figures. Je ne
suis pas de cet avis : Agamemnon s'adresse à Jupiter, Priam à
Agamemnon. Le dessin m'a paru exact, mais souvent pauvre et
froid. L'effet n'est pas piquant, quoique aimable et doux ; la
couleur n'a pas la vigueur que l'on désirerait : elle est faible et
monotone.
3. AXNIBAL AYANT TROUVÉ LE CORPS DE MARCELLUS
PARMI LES MORTS, APRES AVOIR PRIS SON ANNEAU-,
LUI FAIT DONNER LA SEPULTURE.
Bien composé; couleur pas trop belle, mais aimable; vide
d'expression ; du raide dans le dessin ; un tas d'incorrections
dans les mains, les pieds et les bras; effets mal entendus, contre
la vérité. Marcellus est porté par des soldats, groupe qui ne
jette à terre aucune masse d'ombre; casque si éclairé que le
panache est aussi brillant que les figures ; linge d'une petite
manière. Le tout agréable, quoique froid.
h. l'amour des arts console la peinture
DES ÉCRITS RIDICULES ET ENVENIMES DE SES ENNEMIS '.
La Peinture est assez dans le caractère : mais pourquoi son
corps est-il maigre et sa couleur grise?
Bien composé, mais vous y verrez des touches sèches.
1. Au marquis de Poyanno.
32 SALON DE 1781.
5. LAÏS '.
Cette belle courtisane clans Athènes ne l'est pas ici. Vide
d'expression, elle lit le billet doux avec indifférence, sans curio-
sité ni surprise : elle était faite à en recevoir. Elle n'est pas
d'une belle nature; il y a des maigreurs; mauvaises tètes. On
regarde les compositions de ce maître sans aucune émotion ; le
spectateur qui les regarde reste aussi glacé que le peintre qui
les a faites.
Ci. ALCIB1ADE REÇU AVEC MEPRIS DE SA MAITRESSE, PARCE
S
QU'AYANT El DIX GUERRIERS V COMBATTRE, IL Vav.UT
TRIOMPHE QUE DE NEUF2.
Cet Alcibiade, c'est un benêt à genoux; sa tête froide ne dit
rien. Sa maîtresse est maigre et ne sent pas plus que lui. Le
dessin et la couleur sont les mêmes partout. La composition n'a
que l'agrément du pinceau; ce pinceau qui va en déclinant n'a
plus ni la même force, ni la même vérité, ni la même grâce
qu'autrefois.
7. VISITATION DE LA VIERGE \
Celui-ci m'a fait plus de plaisir que les précédents; les
figures m'ont paru bien posées, mieux dessinées; les plis des
draperies plus larges et mieux pinces, et puis beaucoup d'har-
monie.
10. SARA, FEMME d'aBRAIIAM, \'aVA\T POINT D'ENFANTS,
PRESENTE A CE PATRIARCHE SA SERVANTE AGAR.
Bien compose: des incorrections en plusieurs endroits. Ce
froid Abraham reçoil Agar aussi indifféremment que s'il igno-
rait ce dont il s'agit. Si la présence de Sara le contient, les
charmes d'Agar devraient l'émouvoir. Agar, à la vérité, n'est
pas jolie, mais les détails sont bien.
1. Au marquis de Poyanne.
'2. Au marquis de Poyanne.
:{. Ce tableau provenait du cabinet de M. le marquis de Sérant, gouverneur de
M-'1 le duc d'Angoulème.
SALON DE 1781. 33
8. HERCULE ET OMPHALE1.
La composition de ce tableau est jolie. Hercule sans expres-
sion. Omphale de môme, vilaine figure, corps trop caractérisé.
Jolis enfants. Ton de couleur sans variété; mais elle est locale
et agréable. Paysage froid, mais d'un bon effet.
Il y a encore plusieurs autres tableaux (12) de La Grenée
l'aîné, tous agréables, mais froids, mais gris, mais secs en bien
des endroits.
Amédée VAN L00.
13. madeleine pémtente aux pieds de JÉSUS,
CHEZ SIMON LE PHARISIEN".
Je crois ce tableau mal dessiné; je m'en rapporte sur ce
point à ceux qui en savent là-dessus plus que moi. Et les
emmanchements des extrémités ne sont -ils pas mauvais?
Cependant il y a dans la composition quelque chose d'agréable.
ll\. LE PHARISIEN INTERROGEANT' JESUS-CHRIST 3.
Ce tableau n'est pas meilleur que le précédent.
15. UNE SAINTE FAMILLE4.
Celui-ci n'est pas mal composé, c'est tout ce qu'on peut en
dire : le reste est mauvais, du dernier mauvais.
DOYEN.
19. MARS VAINCU PAR MINERVE5.
Encore un sujet tiré de Y Iliade.
1. Ce tableau appartenait à M. Clos, lieutenant général de la prévôté de l'hôtel.
2. Tableau de forme ovale de 7 pieds 3 pouces de haut sur 4 pieds et demi de
large, destiné à décorer la chapelle de Fontainebleau.
3. Même dimension que le précédent, et destiné pour le même endroit.
i. Tableau de 5 pieds 7 pouces de haut sur 4 pieds 2 pouces de large.
5. Tableau de 13 pieds de large sur 10 de haut.
xii. 3
■dk SALON DE 1781.
Minerve monte sur le char de Diomède, exerce ses coursiers
et fond sur le dieu de la guerre an moment où il immolait le
fils d'Ochésius, le gigantesque Périphas, un des héros de L'Etolie.
La déesse conduit le javelot du fils de Tydée, l'enfonce dans le
liane de l'immortel et l'en retire abreuvé de sang. Mars pousse
un cri de douleur; on croit entendre deux armées qui se char-
gent et s'égorgent.
Ce tableau blesse les yeux tant il papillote ; c'est un amas
tumultueux et confus de figures. Quand on a le courage de l'étu-
dier et d'en débrouiller le chaos, on trouve de l'expression dans
les têtes, des choses bien rendues et avec sentiment; mais nulle
distinction de plans, nulle dégradation entre eux. La couleur
est factice. Les chevaux qui traînent le char sont mal dessinés,
ils ont le cou aussi long que le corps, la croupe en cerceau et
sans mouvement. C'est un mauvais tableau où il y a de très-
beaux détails.
« Cette toile découpée d'une certaine manière, disait quel-
qu'un, on en prendrait volontiers les lambeaux pour l'ouvrage
de nos plus grands maîtres. — Ah! répondit un amateur fort
instruit, cela est d'autant plus probable que presque toutes les
figures qui composent ce tableau sont prises d'après Rubens et
Le Brun. »
LÉPICIÉ.
20. PIÉTÉ DE FABIUS DORSO1.
Pendant le siège du Capitule par les Gaulois, Fabius Dorso,
pour ne pas manquer à un sacrifice institué par sa famille,
sortit de cette forteresse emportant les choses nécessaires à la
cérémonie, et passa au milieu du camp des ennemis pour aller
au mont Quirinal; là il sacrifia et retourna au Capitule, après
avoir inspiré le respect et l'admiration aux Romains et aux Gau-
lois. Le retour au Capitule est le moment du tableau.
L'ordonnance de cette" composition n'attache point. Les ligures
placées au premier plan, qu'on ne voit qu'à moitié, semblent
estropiées; elles sont d'un ton sans variété, d'une couleur jaune
et sale, d'un dessin lourd, d'une mauvaise forme. Dites tant qu'il
1. Tableau de 10 pieds carrés; pour le roi.
SALON DE 1781
35
vous plaira que la figure principale est bien ensemble, sa dra-
perie bien jetée, sa tète belle et noble, moi, je ne sais si c'est
un homme ou une femme; c'est un long manche à balai; rien
qui caractérise l'action qui l'occupe; elle porte ses dieux comme
si elle les portait d'un appartement dans un autre. Aucune
figure qui ait l'ombre de l'expression; les soldats voient sortir
ou rentrer Fabius sans émotion, comme s'ils n'étaient pour rien
dans cette afïaire.
21. UNE RÉSURRECTION1.
Je ne conçois rien de si pauvre, de si froid, de si misérable
que ce tableau. Quand on a vu les Résurrections d'une multi-
tude de grands maîtres, fait-on un Christ aussi sec, aussi fluet,
aussi ignoble? Est-ce là un Dieu triomphant du péché, de la
mort et des enfers? La partie supérieure du côté fuyant est
écrasée, le deltoïde est aplati. Et puis de trop petits détails;
deux soldats mal groupés, des bras lourds de dessin. On ne sait
où se passe la scène, et. tout cela peint d'une couleur jaune et
terreuse. Cachez cela, monsieur Lépicié.
22. DEPART D'UN BRACONNIER2.
La tète du braconnier a du caractère, mais cette manière de
faire ne me plaît pas. Les habillements sont du môme ton de
la tète aux pieds; les sabots dont il est chaussé sont de la même
étoffe que l'habit; le petit garçon qu'il tient par la main a le
même défaut. 11 y a de l'esprit dans la tête de cet enfant. Le
chien qui est auprès de lui n'est point naturel ni de ton ni de
forme. Cependant ce petit tableau a de l'effet et arrête les yeux.
J'oubliais que la main gauche du braconnier est sans forme.
23. IN VIEILLARD LISANT3.
Rien d'étonnant là-dedans; petite manière de faire; rien de
bien terminé qu'un tapis.
1. Tableau cintré de 13 pieds de haut sur 8 pieds 10 pouces de large, qui devait
être place dans le fond du chœur de la cathédrale de Chalon-sur-Saône.
2. Tableau de 2 pieds et demi de haut sur 2 pieds de large.
3. Tableau sur bois de 30 pouces de large sur 13 pouccs"de haut.
36 SALON DE 17.81.
24. LE JEU DE LA FOSSETTE l.
25. LE JEU DE CARTES 2.
Très-médiocres partout. Peu d'esprit dans les têtes. Habits
assez bien.
BRENET.
26. COMBAT DES GRECS ET DES TROYENS
SUR LE CORl'S DE PATROCLE8.
Pour le roi.
Pendant le combat des Grecs et des Troyens pour la posses-
sion du corps de Patrocle, Achille, couvert de l'égide de Pallas,
se montre désarmé sur le bord du camp des Grecs; sa présence
et sa voix effrayent les Troyens, qui prennent la fuite. Sujet tiré
du XVIIIe chant de Y Iliade.
Ce tableau est sans harmonie; il y a des choses sèches
et sans liaison. On serait tenté d'y trouver de l'expression,
quoique les têtes soient laides; dans plusieurs figures, les
yeux sont prêts à tomber de leurs orbites. Le dessin est vrai,
mais pauvre. H y a des détails soignés. Ce soldat qui tient
une énorme masse de pierre élevée au-dessus de sa tête est
maniéré.
Dans une critique du Salon en vaudevilles, intitulée Réflexions
joyeuses d'un garçon de bonne humeur sur les tableaux exposés
au Salon en 1781\ on dit assez plaisamment de ce tableau :
Sur l'air : De tous les capucins du monde.
Messieurs, gardez-vous bien de croire
Qu'en abandonnant la victoire
Ces gens de poltrons soient traités;
Si dans leur fureur implacable
Les Troyens sont épouvantés,
C'est qu'Achille est épouvantable.
1. Tableau sur bois de 8 pouces de large sur 10 pouces de haut.
2. Même dimension que le précédent.
3. Tableau de 13 pieds de long sur 10.
4. Par M. R"*. C'était un ancien élève de l'Académie.
SALON DE 1781. 37
27. ADOPTION D'OEDIPE PAR LA REINE DE CORINTIIE1.
Mauvais tableau, point de dessin, point d'expression; mau-
vaise couleur, draperie de bois. Un peu de composition.
28. FAUSTULE PORTANT REMUS ET ROJIULUS A SA FEMME
LAURENTIA2.
Pas meilleur que le précédent, excepté des figures pas mal
groupées, et voilà tout.
29. JEUNE FILLE HABILLEE A LESPAGNOLE, PRENANT
DES FLEURS DANS UN VASE3.
Du dernier mauvais; toutes les couleurs sont viciées, les
draperies lourdes, la figure laide, mal ensemble, mal composée.
Passez vite.
LA GRENÉE le jeune.
30. BAPTÊME DE JES US- C II RIST PAR SAINT JEAN4.
La tête du saint Jean ne m'a pas paru bien belle; le corps
m'a semblé trop articulé pour une attitude simple. Le Christ est
beau. La couleur du tableau est faible, mais d'accord.
31. NOCES DE GANA5.
Il y a beaucoup d'harmonie dans ce tableau; la composition
en est agréable. Je n'aime pas la ligure du Christ; la tête en est
commune, la position sans majesté, et les draperies en général
d'un mauvais choix.
1. Tableau do 2 pieds G pouces do large sur 2 de haut, tiré du cabinet
de M.***.
2. Tableau do 2 pieds C pouces de haut sur 2 pieds de large.
3. Tableau sur bois de 2 pieds de haut sur 1 pied 4 pouces de large.
4. Tableau ovale de 7 pieds de haut sur 4 1/2 de large, destiné pour la chapelle
de Fontainebleau.
5. Tableau ovale, pendant du précédent, de 4 pieds 1/2 de large sur 7 de
haut, pour la chapelle de Fontainebleau.
38 SALON DE 1781.
32. MARTYRE DE SAINT ETIENNE1.
Ce tableau est. bien dessiné et bien composé; mais les mus-
cles n'en sont-ils pas trop sentis? les figures n'en sont-elles
pas maigres dans certaines parties? les visages d'une petite
forme? l'effet n'en est-il pas indécis et les jambes trop fortes
pour les corps? Mais voyez l'important, et certes je ne me
trompe pas sur ce point : le Saint a-t-il l'enthousiasme qui con-
vient à un homme qui voit les cieux ouverts? Il est froid, il est
pauvre, il a l'air de demander grâce. Quel rapport entre ce carac-
tère et celui qu'il devait avoir : le caractère du sauvage dans la
mort?
33. LA. CONVERSION DE SAINT PAUL2.
L'homme, le cheval, le Saint, l'écuyer forment un paquet
brouillé. Le Paul est sans expression. Je désirerais de plus
grandes parties et plus distinctes dans ce tableau; les muscles
y sont trop petits, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas dans leurs
grandes masses. Les figures m'ont paru bien ensemble. Les
jambes du cheval sont celles d'un limonier; les nuages petiis
de forme. La couleur est locale.
34. LES FILS DE TARQUIN ADMIRANT LA VERTU
DE LUCRÈCE3.
Cette composition est assez agréable. La couleur n'est pas
trop belle. La tête de Lucrèce manque d'expression; mais doit-
elle en avoir? On loue celle de Collatin, mari de Lucrèce, et j'y
consens. Pour celle du second Tarquin, elle est théâtrale et ma-
niérée. Toutes les femmes qui environnent Lucrèce sont ignobles
et laides; les draperies sont indécises, elles n'ont ni franchise ni
noblesse. Dans l'architecture, il y a nu rang de colonnes qui
n'esi pas d'aplomb; il a l'air d'avoir reçu un coup de vent.
Ce peintre prend facilement des ligures entières de Piètre de
Cortone; tous ses tableaux en sont remplis.
1. Tableau de 12 pieds de haut sur 8 pieds de large, destiné pour la char-
treuse de Montmerle.
2. Tahleau de 12 pieds de haut sur 8 de large, pour la chartreuse de Mont-
merle.
3. Tahleau de 6 pieds de large sur 4 pieds de haut.
SALON DE 1781. 39
35. moïse sauvé des eaux.
36. ulysse secouru pau nausicaa; pendants1.
Jolies compositions et d'un ton assez vigoureux, esquisses
terminées.
37. DAVID INSULTANT A GOLIATH APRÈS L'AVOIR VAINCU2.
La tête de David est mesquine; sa position, d'un joli dan-
seur. Le dessin est naturel, mais pauvre. L'idée de ne montrer
que les pieds de Goliath est singulière.
38. ANNONCIATION3.
Rien de beau; multitude de défauts, mauvais dessin, mau-
vaise couleur. Passez, passez.
39. MERCURE REPRÉSENTANT LE COMMERCE OUI FLEURIT
ÉGALEMENT PENDANT LA PAIX ET PENDANT LA GUERRE.
DANS LE LOINTAIN ON APERÇOIT DES VAISSEAUX MAR-
CHANDS ESCORTÉS PAR UN VAISSEAU DE GUERRE4.
(Dieu sait comme et Kempenfeld aussi!) Figure bien des-
sinée, excepté les pieds et les mains, que je trouve mauvais;
les doigts delà main gauche sont trop longs et ne sont pas d'une
belle forme. Mauvais détails, couleur qui n'est pas belle.
40. ADORATION DES ROIS. kl. SAINT BERNARD5.
kl. PLUSIEURS DESSINS.
Manière sèche. Il y a quelques-uns des dessins qui font plai-
sir; mais les draperies sont sans forme, les plis ressemblent à
des brins de paille, et par conséquent de peu d'eiïet.
1. Tableaux de 13 pouces de large sur 0 pouces de haut.
2. Tableau do 6 pieds de haut sur 4 pieds de lar^o.
3. Tableau de 5 pieds de haut sur 3 pieds 1/2 de large, pour le maître autel
de l'église de Couches, eu Brie.
i. Tableau de 5 pieds i pouces de haut sur 3 pieds S pouces de large, destiné
pour la salle d'assemblée du corps des drapiers-merciers.
5. Ces deux morceaux ont été exécutés en grand pour l'abbaye de Vauclair.
40 SALON DE 1781.
TARAVAL.
48. LA SYBILLE DE CUMES '. — 49. UNE NATIVITÉ2. —
50. TRIOMPHE d'aMPHITRITE3. — 51. DIANE AU BAIN
SURPRISE PAR ACTÉON4. — TÉLEMAQUE CHEZ CALYPSO5.
— 53. esquisse d'un TARLEAU PROJETÉ POUR REPRÉ-
SENTER L'ÉVÉNEMENT ARRIVÉ A STOCKHOLM LE 10 AOl T
1772, ETC.6
Quand vous aurez dit de tous ces tableaux qu'il y a un peu
de composition, ajoutez que le reste est du dernier mauvais, et
passez.
Il faut avoir sous les yeux la figure de Calypso pour sentir
toute la vérité du couplet dont l'a gratifiée l'auteur des Réflexions
joyeuses :
Sur l'air : // n'est point de bonne fiHe.
Prends garde, Télémaque,
On veut t'enlever ton cœur;
Retourne dans Ithaque,
Écoute ton précepteur;
Si tu te laissais séduire
Par ce minois féminin,
Il pourrait fort bien t'en cuire
Le lendemain.
YEI1NET.
54. QUATRE TABLEAUX DE MARINE7.
55. PLUSIEURS TABLEAUX SOUS LE MEME NUMÉRO.
Tous très-beaux, mais [tas également; cependant on n'en
1. Tableau de forme ovale de 7 pieds 4 pouces de haut sur i pieds 6 pouces de
large, destiné à décorer la chapelle de Fontainebleau.
'2. Même dimension que le précédent et pour le même endroit.
3. Tableau de 4 pieds de haut sur 3 de large. — Actuellement au Louvre, n" .">70;
désigné au catalogue comme ayant été exposé en 1777.
i. Même grandeur que le précédent.
5. Tableau de '2 pieds 0 pouces sur 3 pieds 1 pouce.
6. Les ligures allégoriques introduites dans cette composition sont : la Vigi-
lance, la Prudence, la Clémence, la Force et la Fidélité.
7. Ces quatre tableaux avaient chacun i pieds G pouces de large sur .*> pieds de
haut, et appartenaient à M. Girardot de Marigny.
SALON DE 1781. &1
revoit aucun sans un nouveau plaisir : c'est toujours Vernet.
On reprochait jadis, dit une de nos critiques, on reprochait
jadis à M. Vernet de toujours se répéter; on se plaint aujour-
d'hui de ce qu'il n'est plus le môme.
ROSLIN.
56. PLUSIEURS PORTRAITS SOUS LE MÊME NUMERO.
Tous ces portraits de femmes m'ont paru du même ton et
d'une mauvaise couleur; mais les étoffes en sont superbes. Dans
les portraits d'hommes, les chairs valent mieux; les cheveux ont
l'air d'un corps solide; ils sont découpés dans les extrémités, ce
qui nuit à l'harmonie. Les fonds sont gris d'un côté et noirs de
l'autre; point d'air autour de l'objet.
LE PRINCE.
Cet estimable artiste n'est plus; il est mort le 30 septembre
dernier des suites d'une maladie cruelle dont il fut atteint pen-
dant son séjour en Russie, et dont il n'avait jamais été bien
guéri. Ses tableaux sont remplis des études qu'il fit dans les
contrées du Nord; ils intéressent par la variété des usages et
des costumes. Sises compositions manquent souvent de sagesse
et de régularité, elles se distinguent presque toutes par un
caractère original et spirituel ; sa touche brillante et légère a
un charme qui ne permet pas d'en apercevoir les défauts ou
qui les fait pardonner. « Il a su, comme l'observe M. Renou
dans Y Éloge qu'il a fait de lui, il a su répandre sur ses ouvrages
l'heureux don qu'il avait de se faire aimer dans sa personne. »
On lui doit la découverte du secret de rendre les dessins lavés
à l'encre de la Chine ou au bistre, sur le cuivre de la même
manière que sur le papier. Il a laissé ce secret à sa nièce.
57. JOUEURS DE ROULE1. — 58. PLUSIEURS TARLEAUX
SOUS LE MEME NUMERO.
Très-jolis, d'une belle couleur. Le Ménage ambulant vous
\. Tableau do '21 pouces de large sur 19 de haut, appartenant à M"*.
hl SALON DE 1781.
plaira plus que son pendait/, où je n'ai pas trouvé que le pre-
mier plan fût d'un e 11 c t assez tranquille; multitude de petites
choses qui pétillent, quelquefois des figures qui pourraient être
mieux dessinées. Les Joueurs de boule, charmants autant que
le sujet le comporte.
DE MAC II Y.
59. vue ni port saint-paul.
Ce tableau esl beau, d'une belle couleur, d'un effet piquant ;
mais que ce mérite ne vous empêche pas d'apercevoir le mau-
vais dessin et la mauvaise couleur de ses figures et de ses ani-
maux.
<}(). VUE DE LA NOUVELLE ÉCOLE OH CHIRURGIE1.
D'un bel effet, d'une belle couleur; figures mal dessinées.
(57. l'ancien portique ne LOUVRE; les ANCIENNES
CUISINES I)U PALAIS-ROYAL2.
Ces deux tableaux m'ont arrêté avec plaisir, bien que je n'en
aime ni les limires ni les animaux.
'&>
DUPLESSIS.
7h. PORTRAITS DE M. THOMAS, — 73. DE Mme II U,
— 7(>. DE L'AUTEUR, ETC.
Les portraits de celui-ci sont très-beaux, surtout ceux
d'hommes. Il l'ait quelquefois les femmes grises; mais ne
regardez pas légèrement les accessoires.
Le plus étonnant de ces portraits est celui de Thomas, dont
la tête est si commune, les traits naturellement si embrouillés,
la physionomie si peu sensible ; et l'artiste a trouvé le secret de
saisir cette physionomie, de caractériser ces traits, de donner à
1. Tableau de 1 pied K po ss de large sur 1 pied 2 pouces de liant.
•1. Ces doux tableaux pendants avaient chacun 1 pied 3 pouces de haut sur
1 pied de large.
SALON DE 1781. Z,3
cette tête une expression noble, élevée, et de la rendre en même
temps fort ressemblante; c'est Thomas, mais c'est lui tel qu'on
le voit dans la société après l'avoir vu dans ses ouvrages.
RENOU.
78. CASTOR ou l'étoile du matin1.
Plafond ovale destiné à décorer la galerie d'Apollon.
Ce tableau n'est pas beau. La figure du cheval mal dessi-
née, la tête ne dit mot; on ne voit qu'une jambe qui l'ait le
cerceau, et d'une mauvaise couleur; le cheval, bien qu'aérien,
est une grosse, vilaine, lourde bête qui n'a jamais existé que
dans la tête de l'artiste. Les choses sont-elles bien placées? je
n'en sais rien; comme l'attitude n'est pas ordinaire, pour en
juger il faudrait consulter la nature et l'écuyer. Le ciel est dur
et cru.
7t>. LA SAMARITAINE2.
Le Christ n'est pas beau; les muscles mastoïdes forment
deux cordes qui ont l'air de soutenir la tête avec effort. Drape-
rie de mauvais choix et ne montrant pas le nu; les mains ne
valent rien. La Samaritaine a les mêmes défauts.
VALADE.
-PORTRAITS3.
Vérité, et d'une bonne couleur. Le pastel du même n'est que
gris et bleu.
1. De 12 pieds 8 pouces de large sur 8 pieds 8 pouces de haut; a été ordonné à
l'auteur pour son morceau de réception. II décore aujourd'hui la galerie d'Apollon,
partie centrale.
2. Tableau de forme ovale de 7 pieds 4 pouces de haut sur 4 pieds G pouces de
large. Pour la chapelle de Fontainebleau.
3. 81. Portrait de M. Raulin, conseiller, médecin ordinaire du roi; 82. Por-
trait de M. Cadet, chirurgien de l'Ecole royale de Saint-Côme ; 83. Portrait de
M"1' Barbereux.
hh SALON DE 1781.
JDLIART.
Sll. TROIS PAYSAGES DANS L'UN DESQUELS ON VOIT
UNE FÊTE DE VILLAGE.
Ne flattez pas M. Juliart et dites-lui que ses paysages sont
très-mauvais, sans couleur, d'un ton dur et cru, et ses figures
mal faites.
CASANOVE.
85. UN CLAIR DE LUNE1.
On y voit sur le devant du tableau une femme qui vend des
canards à des passagers, et qui tient à la main un flambeau
dont tout le groupe est éclairé.
C'est un superbe tableau ; la couleur et l'effet s'y trouvent
réunis. Sans être bien correct, le dessin est spirituel. 11 me
semble que ce qui est placé dans l'éloignement est trop du même
ton ; je parle du ciel, des arbres et de l'eau. On désirerait plus
de fermeté de touche; on a désiré aussi très-généralement plus
de vérité dans le coloris.
8(3. SOLEIL LEVANT2.
Certes, celui-ci n'est pas inférieur au précédent ; l'effet, la
couleur, tout y est également bien entendu. On y remarque
une vapeur admirable; mais ne serait-il pas à souhaiter que la
ruine la plus élevée ne fût pas tant du" ton de la partie du ciel
qui éclaire le tableau? La vache qui occupe le devant est digne
de Berghem.
90. PAYSAGE ORNÉ DE FIGURES ET D'ANIMAUX3.
Ce tableau est on ne peut plus agréable; c'est partout la
touche du sentiment; tout y est traité convenablement. Cette
1. Tableau de 9 pieds i pouces de haut sur 9 pieds de large.
2. Même grandeur que le précédent.
3. Tableau de 4 pieds de large sur 2 pieds G pouces de haut.
SALON DE 1781. £,5
troupe d'animaux mêlée de cavaliers qui traverse un espace
d'eau fait le plus grand plaisir; mais il me faut dans le dessin
un peu plus de correction.
88. UN BERGER ITALIEN DORMANT AU PIED D'UNE RUINE1.
Ce tableau, ainsi que tous ceux de ce maître, est d'une
bonne couleur, d'un bel effet : pardonnez-lui, je vous prie, son
incorrection de dessin.
ROBERT.
Qh. l'incendie de l'opéra, vu d'une croisée de l'aca-
démie DE PEINTURE PLACE DU LOUVRE. INTERIEUR
DE LA SALLE LE LENDEMAIN DE L'INCENDIE2.
L'éruption de l'incendie de l'Opéra fait de l'effet ; mais cet
effet est dur et sec; il n'y a pas assez d'air, et les figures n'en
sont pas très-bien dessinées.
L'intérieur de la salle incendiée me plaît davantage ; je le
trouve mieux d'accord, mais je n'en aime pas les figures. Du
reste, ces figures sont bien groupées.
95. LES RUINES DU COLYSEE DE ROME3.
Me paraissent égales de ton ; les masses y sont, et produi-
sent de l'effet; j'y voudrais seulement une variété qui ne détrui-
sît pas cet effet; cela donnerait de l'harmonie et ajouterait à la
magie pittoresque.
96. LAVOIR AU MILIEU d'un JARDIN. UN CASIN ITALIEN4.
Très-agréables, mais crus de couleur, avec des sécheresses
que je n'aime pas, surtout aux laveuses. Arbres fort lourds,
surtout à leurs cimes.
1. Tableau de 2 pieds 8 pouces de haut sur 2 pieds de large.
2. Ces deux morceaux avaient chacun G pieds de large sur 4 pieds 1/2 de haut,
et appartenaient à M. Girardot de Marigny.
3. Tableau de 6 pieds de large sur 4 pieds 1/2 de haut.
4. Ces deux tableaux avaient chacun 3 pieds de haut sur 2 pieds 1/2 de large.
46 SALON DE 17 81.
97. NEUF DESSINS COLORIÉS DES PLUS CÉLÈBRES MONU-
MENTS D'ARCHITECTURE ET DE SCULPTURE DE l'aX-
Cl ENNE ROME1.
Ces dessins sont fort beaux, mais les figures mal dessinées.
Ils appartiennent à M. le chevalier de Coigny.
II LI ET.
99. PAYSAGE ORNÉ DE FIGURÉS ET D'ANIMAUX2.
II y a des choses à louer dans ce tableau; figures dessinées,
animaux moins bien; paysage cru, mais site assez agréable.
GUÉRIN.
93. PLUSIEURS TABLEAUX SOIS LE MÊME NUMERO.
Quelques têtes où il y a de l'esprit; mais nul effet, nulle
couleur, point de dessin.
PASQUIER.
101. portrait du roi (en miniature).
Ce portrait n'est ni ressemblant ni d'une belle couleur.
L02. l'amour, d'après le corrége3.
Monsieur Pasquier, vous ne me persuaderez pas que le Cor-
rége n'a pas mis plus d'esprit dans son tableau qu'on n'en voit
dans votre copie.
Toutes ces autres tètes du même artiste, rien qui vaille.
1. Suite formant un tableau de 30 pouces de haut sur 24 pouces de large.
2. Tableau à gouache de 4 pieds sur 2 pieds 1/2, appartenant à M. Laitier,
ingénieur en chef à Lyon.
'i. Ces tableaux sont peints eu émail.
SALON DE 1781. /,7
Madame VALLAYER-GOSTER.
103. PORTRAIT DE MADAME SOPHIE DE FRANCE1.
Composition agréable, mais nul effet; point de parties de
masses; manière de faire mesquine; couleur fade. La tête ne
ressemble pas, et tant mieux. Détails faits avec intelligence et
vérité.
107. PORTRAIT D'UNE FEMME ARRANGEANT DES FLEURS
DANS UN VASE2.
Tête agréable, coiffée avec goût, tresses légèrement faites.
La couleur est locale, mais faible. Gela ressemble à un tableau
que l'on s'est promis de retoucher.
105. PETITS TABLEAUX OVALES DE FLEURS
ET DE FRUITS.
Il y a de la vérité; mais la touche est molle et froide ; rien
de la iinesse particulière de dessin et de pinceau que ce genre
exige. La corbeille de raisins est égale de ton et sans effet.
BEALFORT.
108. LA MORT DE RAYARI)3.
C'est le moment où le marquis de Pescaire le rencontre
mourant sous un chêne.
Composition et couleur agréables. 11 me faut plus de senti-
ment dans le dessin et dans les têtes; dessin rond et raide
tenant un peu du bois. Il ne fallait pas oublier dans quelques
ligures qu'elles devaient jeter une ombre à terre. L'artiste n'a
pas cherché à produire de beaux effets par de grandes parties
de masses, quoique son sujet l'y conviât.
1. Tableau de 6 pieds de haut sur 5 pieds 10 pouces de large.
2. Tableau de 3 pieds 2 pouces de haut sur 5 pieds 10 pouces de large.
5. Tableau de 10 pieds carrés pour le roi.
h§ SALON DE 1781.
DE WAILLY.
109. DESSINS DU NOUVEAU PORT DE VENDUES
EN ROUSSILLON.
Compositions bien faites et produisant de l'effet, mais les
ligures pas trop bien dessinées.
1 14. MODÈLE DE LA COUPE D'UN ESCALIER A DOURLE
RAMPE TOURNANT SUR SON NOYAU QUE L'ON OUVRE
ET FERME FACILEMENT PAR LE MOYEN DES CONTRE-
POIDS, LES MARCHES ÉTANT EN EQUILIBRE.
Cet escalier doit être exécuté au centre d'un pavillon pour
monter au temple d'Apollon, au milieu du bosquet du Parnasse,
dans le parc d'Enghien, appartenant à M. le duc d'Arenberg.
Combinaison ingénieuse, mais dont l'utilité ne paraît pas
répondre à la difficulté de l'exécution.
JOLLAIN.
119. JÉSUS PRÉSENTÉ AU TEMPLE1.
Bien composé; draperies bien jetées, mais lourdes; couleur
locale sans être piquante d'effet. Le tableau étant très-haut, je
n'ai rien vu des détails sur le dessin ; point de faute grossière,
autant que j'en ai pu juger.
121. l'humanité voulant arrêter la fureur
1)1 démon de la guerre5.
Il y a du caractère dans la tête de la femme. La partie infé-
rieure du démon est peut-être trop forte; il est mieux de cou-
leur que la femme. Perspective mal observée pour le ton ; le
fond m'a paru venir trop en avant.
1. Tableau do forme ovale de 7 pieds 1/2 de haut sur 4 pieds 1,2 de large,
pour la chapelle de Fontainebleau.
2. Tableau de G pieds d^ haut sur 8 pieds de large.
SALON DE 1781. 49
123. AGAR ET SON FILS DANS LE DESERT, MOURANT DE
SOIF ET CONSOLÉE PAR L'ANGE, QUI LUI INDIQUE
UNE SOURCE1.
Pas trop bon ; quelque intention dans les tètes, mais faible
de couleur et de dessin.
Est-ce la peine de dire que dans tous ces tableaux de Jésus,
d'Endymion, d'Agar, de l'Humanité, etc., par Jollain, on ne
trouve absolument rien de bon?
PËR1GN0N.
127. VUE DU TEMPLE DE LA SYBILLE A TIVOLI2.
Ruine bien faite et d'un bon effet, couleur charmante, mais
les arbres trop lourds et trop verts.
128. VUE DU TEMPLE DE MINERVA MEDICA.
VUE DU TEMPLE DE VESTA3.
Bien faites, effets harmonieux, détails bien naturels.
Feu AUBRY.
134. LES ADIEUX DE CORIOLAN A SA FEMME.
Tableau plus agréable de loin que de près. Point de cou-
leur, point d'expression; têtes de femmes laides et pas trop bien
dessinées; raide dans les figures; cependant le tout, l'en-
semble n'est pas sans effet.
1. Tableau de 20 pouces sur 17 pouces.
2. Tableau à gouache de 1 pied 10 pouces de haut sur 2 pieds 6 pouces de large.
3. Ces deux vues ont chacune 1 pied de haut sur 1 pied 6 pouces de large.
XII.
50 SALON DE 1781.
WEYLER1
135. GUSTAVE-ADOLPHE. 13(5. TURENNE.
138. CATINAT, ETC.
Beaux émaux, touches avec esprit, et d'une couleur vigou-
reuse et chaude.
SUVÉE2.
145. LA VESTALE QUI RALLUME LE FEU SACRÉ.
La plus ancienne des vestales ayant confié lé soin du feu
sacré à une des plus jeunes qui le laissa éteindre, toute la ville
fut dans la consternation. On crut qu'une vestale impure avait
approché du foyer sacré. Emilie, sur qui tombait le soupçon,
s'avance vers l'autel en présence des vestales, des pontifes et
du peuple, prend le ciel et la déesse à témoin de son innocence
en jetant son voile sur les cendres froides, et aussitôt les
flammes renaissent.
Ce tableau est, mais pourrait être plus intéressant et plus
agréable. Il est bien dessiné. La ligure d'Emilie n'a pas l'en-
thousiasme qui convient au moment. Pour faire connaître que
c'est son voile qu'elle a jeté sur les cendres froides, il faudrait
l'écrire au bas, tant la portion qu'on en voit est petite et tant
la vestale en est séparée. L'expression des têtes est faible; les
draperies sont belles et les extrémités bien dessinées. Quant à
la couleur, elle tombe dans le gris; l'effet n'est pas piquant, la
composition en est trop rare, les figures trop isolées, et le tout
glace le spectateur.
\kh. TABLEAU ALLÉGORIQUE SUR LA LIBERTÉ ACCORDÉE AUX
ARTS, PAR ÉDIT DU MOIS DE MARS 1777. ORDONNÉ
PAR L'ACADÉMIE POUR LA RÉCEPTION DE L'AUTEUR*.
L'Étude, délivrée des entraves dont elle était accablée,
\. Jean-Baptiste Weyler, né à Strasbourg vers 1745, mort à Paris le 2.'> juil-
let 1191. Cette suite de personnages célèbres lui avait été commandée par le surin-
tendant des Beaux-Arts, M. d'Angivillier.
2. Josepb-Benoit Suvcc, né à Bruges en 1743, mort directeur de l'École de
Rome en 1807, élève de Bachelier, agréé en 1779, académicien en 1780.
3. Tableau de 7 pieds de haut sur G de large.
SALON DE 1781. 51
médite déplus grands efforts; la Peinture lui montre l'édit qui
constate cette heureuse révolution et que la Renommée publie
dans les airs. La Sculpture presse contre son sein le portrait du
roi, l'Architecture montre à une foule de jeunes élèves la route
du Temple de Mémoire. L'encens fume sur l'autel de la Liberté ;
l'Amour des arts jonche de fleurs le chemin qui conduit à
l'Immortalité.
Cette composition plaît ; mais on en désirerait les caractères
plus variés. L'effet est faible, mais agréable; il manque de
vigueur dans les masses d'ombre et dans la touche. Trop fini
pour une ébauche, il ne l'est pas assez pour un tableau ; c'est
une ébauche bien préparée. On n'oserait poser un ton vigou-
reux dans l'ombre la plus épaisse du tableau sans être noir et
sans faire un trou.
*
1/|6. VISITATION DE LA SAINTE VIERGE1.
Les artistes disent que ce tableau est d'une meilleure cou-
leur que les autres, que les figures en sont bien dessinées, et
qu'ils désireraient seulement que dans celle de sainte Anne on
sentît mieux la vie. D'accord; mais qu'ils conviennent du moins
que la Vierge n'est pas belle, et que la sainte Anne est presque
aussi hideuse qu'une vieille femme de Teniers.
CALLET2.
147. LE PRINTEMPS3.
C'est un plafond destiné à décorer la galerie d'Apollon.
Zépbire et Flore accourent pour couronner Cybèle, représen-
tant la Terre; les vents doux renaissent, les amours reprennent
leur activité, et les habitants de la terre, par leurs danses et
leurs jeux, célèbrent le retour du Printemps.
1. Tableau de 12 pieds de haut sur 6 pieds de large, destiné pour l'église nou-
velle des dames de la Visitation de la rue Saint-Jacques.
2. Antoine-François Callct, ne à Paris en 1741, agrée en 1779, académicien
en 1780, mort en 1823.
3. Ce morceau, qui avait été ordonné à l'auteur pour sa réception, a 19 pieds de
long sur 10 de haut. — Il est encore aujourd'hui dans la galerie d'Apollon, partie
latérale à droite.
52 SALON DE 1781.
J'avoue que ce tableau m'a fait un très-grand plaisir; la
scène est bien représentée, il est plein d'harmonie. La tête de
Flore pourrait être plus agréable, la couleur plus vraie, plus
vigoureuse ; mais le charme du tout ne laisse guère la liberté
d'être sévère. C'est une bonne chose.
OlS. HERCULE SUR LE BUCHER '.
L'Hercule m'a paru bien posé ; la tête a de l'expression ; les
pieds sont froids; il est bien dessiné; la lumière qui tombe sur
l'estomac est par parties trop petite ; la couleur n'est pas vraie,
mais elle est locale. La scène est peut-être resserrée clans un
trop petit espace relativement à la force de la figure.
150. PORTRAIT DE SI. DE VERGENNES2.
Je ne sais si ce portrait ressemble (oui, tout platement), mais
l'effet en est agréable, sans grande vigueur. La main gauche
est engorgée. Les détails, sans être très-vrais, sont bien faits.
1Û9. DEUX CARIATIDES, HOMME ET FEMME3.
Ces deux cariatides, du même, ne sont belles ni de couleur
ni de dessin.
MÉNAGEOT4.
151. LÉONARD DE VINCI5.
Pour le roi.
Léonard de Vinci, peintre florentin, appelé à la cour de
François Ier, ce prince le logea dans son château, à Fontaine-
bleau. 11 l'aimait tant, que Léonard étant tombé malade, il allait
le visiter souvent. Un jour, comme le roi entrait chez lui,
1. Tableau do 2 piods 1/2 de large sur 2 pieds de haut. Étude.
2. Tableau de 5 pieds de haut sur 4 pieds de large.
3. Tableau do 2 pieds 2 pouces de haut sur 1 pied de large.
4. François-Guillaume Méuageot, né à Londres le 9 juillet 1744, élève d'Au-
gustin, de Deshays, de Boucher et de Vien, académicien en 1780, directeur de
l'École de Rome, membre de l'Institut en 1809, mort à Paris le 4 octobre 181G.
5. Tableau de 10 pieds carrés.
SALON DE 1781. 53
Léonard de Vinci, voulant se soulever pour lui témoigner sa
reconnaissance, tomba en faiblesse ; le roi voulut le soutenir, et
cet artiste expira dans ses bras.
Très-beau tableau, surtout d'une magie d'effet et de couleur
étonnante l. On ne regarde pas la tête du moribond sans être
touché. Le François Ier est fin, noble, spirituel ; le médecin est
très-beau; j'en dis autant de la garde qui porte un bouillon.
Mais n'y a-t-il rien à reprendre? La figure de cette garde n'est-
elle pas beaucoup trop longue? Les mains de Vinci sont-elles
de proportion? Ces jambes blanches des pages et du roi ne font-
elles pas un mauvais effet? Les carnations, quoique locales,
sont-elles assez riches de ton? Et ces personnages accessoires
de la suite du roi, que signifient-ils? que disent-ils? Rien.
Était-il donc si difficile de leur donner de l'expression ? Et ce
lit est-il en perspective? Et cette couverture dans le bas, n'exige-
t-elle pas quelques plis?
152. l'étude qui veut arrêter le temts2.
Ce tableau, de sept pieds de haut sur six de large, est le
morceau de réception de l'auteur.
L'Étude assise, entourée de ses attributs, regarde avec
regret le Temps qui fuit, et cherche à l'arrêter en saisissant
d'une main la draperie qui le couvre. Deux Génies, prosternés
aux pieds de l'agile vieillard, le supplient de ralentir sa course.
On a dit que l'effet de ce tableau était intéressant ; mais des
gens dédaigneux en accusent la couleur. Ils accordent un carac-
tère agréable à la femme, mais ils la trouvent faible de ton et
de vérité ; le Temps leur paraît monotone de la tête aux pieds,
sans détails de nature. Quant à l'allégorie, ils la trouvent
gauche; moi, je la trouve ingénieuse dans un tableau de récep-
tion où l'élève dit à ses maîtres que le temps s'écoulera toujours
trop vite pour ce qui lui reste à apprendre.
1. Nous possédons l'esquisse de ce tableau; elle est, comme la grande compo-
sition dont parle Diderot, d'une couleur qu'on retrouve rarement dans les autres
toiles de Ménagcot . {Note de M. Walferdin.)
2. Aujourd'hui au Louvre, n° 340.
bk SALON DE 1781.
BERTHELLEMY '.
153. APOLLON ORDONNE AU SOMMEIL ET A LA MORT
DE PORTER LE CORPS DE SARPÉDON EN LYC1E.
Ce tableau, de six pieds de large sur sept de haut, est le
morceau de réception de l'auteur.
La jambe d'Apollon, celle qui vient en avant, n'est-elle pas
trop forte pour le corps ? Je fais la même question sur les pieds.
Le tableau, du reste, est bien composé et d'un effet agréable.
La couleur est fausse, mais locale; le Fleuve est maniéré, ainsi
que quelques extrémités des figures ; le ciel est un peu égal
de ton.
YAN SPAENDONGK2.
TABLEAU REPRÉSENTANT UN VASE SCULPTÉ EN RAS-
RELIEF ET REMPLI DE FLEURS ET DE FRUITS, SE
DÉTACHANT SUR UN FOND D' ARCHITECTURE.
De la plus grande beauté, rien à désirer... peut-être y
aurait-il quelques observations à faire sur les parties qui sont
dans l'ombre.
On a dit de ces fleurs, et la critique a paru du moins ingé-
nieuse, que toutes belles qu'elles étaient, on pourrait bien leur
reprocher de manquer d'odeur. Rien n'égale en effet l'éclat ci
la vivacité de leur coloris; mais y trouve-t-on ce léger duvet,
cette espèce de vapeur qui pourrait seule rappeler à la vue
l'idée des doux parfums qu'elles exilaient?
Le duc d'Enghien, un enfant de huit à neuf ans, demeurait
enchante devant ce beau ^ase de fleurs ; on lui présenta l'artiste.
« Ah! monsieur, lui dit le jeune prince a\cc wwe ingénuité
pleine d'esprit et de grâce, voudriez-vous bien me permettre
d'en prendre une 3? »
1. Jean-Simon Berthellcmy, no à Laon le 5 mars 1743, élève de Halle, reçu aca-
démicien en 1781, mort à Paris en 1811. A peint des plafonds pour les palais de
Fontainebleau et du Luxembourg. Le tableau cité se trouve à l'École des Beaux-Arts.
2. Girard Van Spaendonck, né à Tilbourg (Hollande), le 23 mars 1740 ; est
mort à Paris le 11 mai 1822.
3. C'est cet enfant devenu homme que Bonaparte a fait fusiller la nuit dans les
fossés de Vincennes. (iYoïe do M. Walferdin.)
SALON DE 1781. 55
155. QUATRE DESSINS DE FLEURS ET DE FRUITS,
PEINTS A GOUACHE ET A L'AQUARELLE.
Ces quatre dessins sont parfaits de tout point.
PARROCEL.
157. PÈCHE MIRACULEUSE1.
Cette esquisse n'est pas merveilleuse; elle est sans effet,
d'une couleur rouge et viciée.
MONNET.
158. VÉNUS SORTANT DU BAIN2. — 160. PLUSIEURS
PORTRAITS.
Passez, passez.
HALL.
161. PORTRAITS DE Mme LA PRINCESSE DE LAMBALLE.
163. DE LA FAMILLE DE M. LE COMTE DE SCIIOU-
WALOF. 16ZI. DE LALLY-TOLLEXDAL, ETC.
Toutes ces miniatures sont belles. Cet artiste a du senti-
ment dans la touche et dans la couleur. Je voudrais que la touche
des fonds ne ressemblât pas tant à celle des cheveux. Dans ses
fonds de paysages, la quantité de tons près les uns des autres,
joints à la touche, font l'effet de ces pierres brutes de différentes
couleurs. Ses plaques en émail sont très-bien.
MARTIN.
165. SACRIFICE o'iPIIIGÉNIE3.
Quelque mérite de composition et puis c'est tout; nul intérêt
t. Esquisse de 2 pieds de large sur 21 pouces do haut. Le tableau, de 22 pieds
de large sur 8 pieds de haut, fut exécuté en même temps pour le réfectoire des
bénédictins de la Couture au Mans.
2. Tableau ovale do 2 pieds 1/2 de haut sur I pied H pouces de large.
3. Esquisse terminée de 4 pieds de haut sur 5 de large. Devait être exécutée
en grand.
56 SALON DE 1781.
d'ailleurs, ni ensemble, ni couleur, deux qualités essen-
tielles.
106. PORTRAITS DE FEMMES EN PIED l.
Oh! les mauvais portraits!
ROBIN.
167. TRANSFIGURATION 2.
Détestable de tout point. Passez.
WILLE LE FILS.
160. LA DOUBLE RECOMPENSE DU MERITE3.
La croix de Saint-Louis et la main d'une jeune personne
données à un dragon qui s'est distingué (apparemment au siège
de la Grenade), par son officier général.
Assez bien composé, détails assez bien faits ; mauvais plis.
Ces figures sont-elles idéales ou réelles? Si elles sont idéales,
le choix en est mauvais dans les têtes de femme. La lumière
qui brille sur la joue de la femme éclaire également et le cou
et le front, sans différence de ton. Caractères maniérés à la
fille et à la mère ; têtes d'hommes vieux ; cheveux mal traités
à toutes les figures, petits rouleaux de coton. LlolTesbien faites;
attitude du dragon gênée.
IIOUEL4.
170. VUE DU VOLCW DE STRQMBOLI. — 171. VUE DU
CRATÈRE DE LA BOUCHE DU MONT ETNA, ETC.,
A l'huile et à gouache.
Sites bizarres. Quant au faire, gouaches médiocres tant pour
1. Portraits de 30 pouces de haut sur 24 pouces de large.
2. Tableau ovale d'environ 7 pieds 1/2 sur 4 pieds 1,2 de large, pour la cha-
pelle de Fontainebleau.
3. Tableau de 5 pieds de haut sur 4 pieds de large.
4. .Ican-Pierre-Louis-Laurent Houcl, né à Rouen en 1735, mort en 1813. Il fut
élève de Casanova et ami de Diderot.
SALON DE 1781. 57
la couleur que pour l'effet... Il est quelquefois monotone, mais
il a des choses qui plaisent. Le vêtement de ces Femmes alba-
naises (176) est léger, leur attitude gracieuse. Les figures, dans
cet autre tableau des Femmes grecques (177), sont bien. Cette
marche, dans celui de l'Entrée de la ville de Païenne où se
voit le char de sainte Rosalie (178), cette marche est contrastée
par des accidents qui rendent la scène intéressante ; mais je
n'ai pas trouvé que cette gouache fût assez riche de ton ni
assez terminée; de même que dans cette Vue des Écueils des
Cy dopes, à la Trizza, pris d'Iaci (180); les masses sont bien
indiquées, mais elles ne sont ni assez larges ni assez vigoureuses ;
le tableau ne produit qu'un effet faible ; serait-ce que la gouache
ne peut avoir la vigueur de l'huile?
VINCENT1.
103. COMBAT DES ROMAINS ET DES SABINS INTERROMPU
PAU LES FEMMES SABINES.
Tableau de 13 pieds de large sur 10 de haut. Pour le roi.
Il est dans le caractère du sujet; les figures sont bien des-
sinées, les draperies bien jetées, de beaux plis touchés avec
finesse et sentiment; mais il est faible de couleur, il papillote;
c'est, avec celui de Doyen, un luxe de couleur qui ferait fuir du
Salon. C'est là qu'un beau désordre devait être l'effet de l'art, et
qu'une scène tumultueuse est renfermée dans la profondeur
d'un pied et demi. Si l'on se place parmi ces personnages, on
craindra d'en être étouffé. Les chairs tiennent du parchemin ;
les parties de masses ne sont ni assez grandes ni assez séparées ;
point d'effet, une manière de faire sèche, mais du sentiment
partout. Quand je dis que les figures sont bien dessinées, cela
n'empêchera pas un spectateur scrupuleux d'y découvrir des
incorrections.
« On vous reprochait, lui dit l'auteur du Pourquoi -, d'être
noir et dur; vous voilà brillant et cru. Heureusement ce ne
1. François-André Vincent, né le 30 décembre 1747, à Paris, mort dans la
môme ville le 4 août 1810.
2. Le Pourquoi ou VAmi des artistes, une des plus modestes et des plus rai-
sonnables critiques du Salon. (Noie de M. Walferdin.)
58 SALON DE 1781.
sont que vos draperies. Vos femmes sont toutes blondes et trop
blanches. Pourquoi ce choix ? Des femmes assez hardies pour
se mettre entre deux armées doivent avoir l'âme forte. Je sais
que le courage se trouve dans les blondes comme dans les
brunes, même dans les corps faibles ; mais la peinture parle
aux yeux, il faut annoncer la force de l'âme par celle du phy-
sique, et il me semble que des femmes qui, sans être moins
belles, eussent été moins jolies, auraient mieux rempli votre
objet. »
CARDIN '.
196. ADORATION DES MAGES2.
Assez bien composé. Vous n'en trouverez pas la couleur
bien belle. L'effet est harmonieux. Je ne dirai rien sur les
détails du dessin, le tableau étant hors de la portée de mes
yeux.
DE CORT3.
198. VUE DE CHANTILLY, PRISE DU COTE DE LA PELOUSE.
Très-agréable, bien d'accord, mais pourtant un peu vert ;
arbres qui ne sont pas feuilles assez légèrement; figures mal
dessinées; la touche molle et froide. Les détails qui sont au
premier plan, bien faits; le ciel léger et les nuages de belle
forme.
L99. AUTRE VUE DE CHANTILLY, P P. I S E AU-DESSUS DU
GRAND BASSIN DU CANAL; ON Y VOIT A DROITE LE
VILLAGE DE CHANTILLY4.
Celui-ci n'est pas inférieur au précédent. Même défaut à la
façon de faire.
1. Jean Bardin, né à Montbard en 1732, mort à Orléans en 1809.
2. Tableau ovale de 7 pieds 3 pouces de haut sur 4 pieds 1/2 de large, pour la
chapelle de Fontainebleau.
3. Quoique le livrât écrive de Corte, il s'agit ici du peintre hollandais Henri de
Cort, né à Anvers en 1742, mort en 1810. Il était en 1781 agréé de l'Académie et
peintre de S. A. S. M6r le prince de Condé.
4. Ces tableaux appartenaient à S. A. S. Msr le prince de Condé.
SALON DE 1781. 50
200. VUE DU CHATEAU DE BERNY, PRES DE PERONNE1.
Ce tableau m'a fait plaisir; il y a des choses agréables et
bien faites. Les arbres ne sont pas assez variés de ton et trop
lourds ; le ciel est léger.
LE BARBIER l'aîné2.
201. LE SIEGE DE BEAU VAIS3.
Cette ville, assiégée par le duc de Bourgogne en 1472, dut
son salut au courage des habitants, et particulièrement à la
valeur d'une femme nommée Jeanne Hachette, qui, à la tête
d'une troupe de femmes comme elle, se présenta sur la muraille
et y enleva un drapeau de l'ennemi. Les assiégés n'avaient
d'autres armes que des fagots embrasés, des pierres, de l'huile
et de l'eau bouillante. Le site du tableau est pris sur les lieux
mêmes. Un des plus beaux endroits du poëme des Mois*" paraît
en avoir donné l'idée.
La composition est belle, la scène pleine de mouvement. Ce
tableau produit de l'effet, mais on en attaque le dessin; on le
trouve maniéré, les têtes pauvres de forme et de caractère, la
couleur agréable sans être vraie; des détails heureux.
202. UN CANADIEN ET SA FEMME PLEURANT
SUR LE TOMBEAU DE LEUR ENFANT5.
Les Canadiens aiment si fort leurs enfants, que l'on a vu
quelquefois deux époux, six mois après la mort de leur enfant,
aller pleurer sur son tombeau, et la mère y faire couler le lait
de ses mamelles.
1. Ce tableau do 18 pouces de haut sur 27 de large provenait du cabinet de
M. le comte de Saint-Simon.
2. Jean-Jacques-François Le Barbier, né à Rouen en 1738, élève de Pierre,
académicien en 1785, mort le 7 juin 1826. Est surtout connu par dus illustrations
d'Ovide, de Racine, de llousseau, etc. Il fut membre de l'Institut à la formation
de ce corps.
3. Tableau de 12 pieds de long sur 9 pieds de haut.
4. Par Loucher.
5. Tableau de 2 pieds 1 2 de haut sur 2 pieds de large. — Il a été gravé.
CO SALON DE 1781.
Sec et cru; bien de composition, dessin correct; la touche
n'est pas grande, la couleur n'est ni mauvaise ni bonne. Il n'y
a point d'harmonie dans le tout.
203. CRILLON RECEVANT LA FAMEUSE LETTRE o' HENRI IV :
« PENDS-TOI, BRAVE CRILLON, NOUS AVONS COMBATTU
A ARQUES, ET TU n'ï ÉTAIS PAS1. »
Celui-ci est plus d'accord. La tête de Grillon n'est pas très-
fine d'expression. Les figures m'ont paru bien dessinées et bien
drapées.
20Ù. LE MARQUIS D'ESTAMPES RECEVANT UN ORDRE DE
LA PART DU GÉNÉRAL, DEVANT LE SIÈGE DE CASSEL,
ÉTANT OCCUPÉ A POINTER UNE CARTE DU PAYS2.
Assez bien dessiné, mais sec, et la figure principale mes-
quine.
HUE3.
209. VUE DE ROUEN, PRISE DANS u'iLE DE LA CROIX,
AU SOLEIL COUCHANT4.
11 y a dans ce tableau des détails fort bien faits ; il est en
général très-joli pour le ton de couleur; il a de l'effet. Les]
figures n'en sont pas corectes, et l'on désirerait à sa touche plus
de fermeté.
210. RUINES DU CHATEAU DE DAMMARTIN5.
Joli, fort joli; la ruine bien faite; harmonieux, effet bien
amené, couleur vraie. L'ensemble pourrait être plus piquant.
1. Tableau do 2 pieds 1/2 de haut sur 2 pieds de large.
2. Môme grandeur que le précédent.
3. J.-F. Hue, né en 1751 à Suint-Arnould-cn-Iveline (Scinc-ct-Oisc) ; académi-
cien en 1782, mort en 1823.
4. Tableau de 30 pouces de large sur 20 de haut.
5. Tableau de 2 pieds de large sur 18 pouces de haut.
SALON DE 1781. 61
211. VUE PRISE DANS LE BOIS DE SATORY, A VERSAILLES1.
Joli, très-joli; composition agréable. Figures mal dessinées;
arbres touchés avec esprit, mais trop verts. Je désirerais des
tons plus doux, surtout aux arbres placés aux premiers plans.
213. VUE D'UN PETIT JARDIN 2.
Joli, mais un peu égal de ton, surtout en vert.
2U. VUE D'UN BOIS DU COTÉ DE DAMMARTIN '.
Ce paysage est fort beau ; on ne peut lui reprocher que
d'être un peu vert. Il y a des détails bien faits.
215. VUE DES ENVIRONS DE CHAILLOT,
AU CLAIR DE LA LUNE4.
Harmonieux ; lointains mieux que les premiers plans ; cou-
leur bonne, touche molle; figures mal dessinées.
D'ARAYNES5.
216. UNE SAINTE FAMILLE 6.
Assez bien composé, sauf le vieillard qui est par derrière,
dont on pourrait se passer. Le saint Joseph et l'autre vieil-
lard se ressemblent; les autres tètes sont laides; l'Enfant Jésus
est affreux. Il y a du large dans les draperies; la couleur est
grise. La figure de sainte Anne est d'après le Poussin.
1. Tableau de 18 pouces de large sur 10 pouces de haut.
2. Tableau de 2 pieds de large sur 18 pouces de haut.
3. Tableau de 3 pieds 2 pouces de large sur 2 pieds 2 pouces de haut.
4. Tableau de 4 pieds 9 pouces de large sur 2 pieds 10 pouces de haut.
5. Jean-François-Marie d'Araynes, reçu agréé s*ur la présentation du tableau
cité ici, ne devint pas académicien. On manque de renseignements sur sa vie.
G. Tableau de 11 pieds de haut sur 7 pieds de large.
62 SALON DE 1781.
DE BUCOURT1.
217. LE GENTILHOMME BIENFAISANT2.
Tableau très-agréable, d'un bel effet; figures bien dessinées,
de l'intérêt. Pas assez de noblesse dans le visage du gentil-
homme; il a l'air d'être fâché contre je ne sais qui; d'ailleurs,
la figure est bien posée et les habillements bien faits.
219. LE JUGE DE VILLAGE3.
Fort joli, effet très-piquant, bonne couleur sans être très-
vraie; figures bien dessinées; composition bien entendue, dra-
peries faites largement et avec esprit. 11 y a des choses qui
pourraient être plus vraies, mais les têtes sont spirituelles.
220. LA CONSULTATION REDOUTÉE4.
Ce tableau est d'un joli effet, quoique les figures ne le
soient pas et qu'elles soient bien dessinées; les habillements
sont faits avec esprit; l'ensemble est vigoureux, les carnations
un peu grises, dans le genre des petits tableaux flamands de
Mieris; plus d'effet peut-être, moins défini.
SAUVAGE K
222. TABLEAU REPRÉSENTANT UNE TABLE GARNIE D'UN
TAPIS DE TURQUIE, SUR LEQUEL SiiM PLACÉS UNE
'I' È TE DE MARBRE. U N Y A S ! ; J • N B R 0 N Z I . Y \ I I Q l E , ETC.6
Beaucoup de vérité, d'accord, et (Yu.no belle couleur.
1. Louis-Philibert de Bucourt, né à Paris le 13 février 175.'», élève de Vien,
agréé en 1781, mort en 1832, le 22 septembre. 11 est plus connu pour ses gravures
aujourd'hui si recherchées.
2. Tableau de 20 pouces de large sur 17 pouces de haut.
3. Tahleau de 15 pouces de large sur 12 pouces de haut.
4. Tableau de 13 pouces sur 1 1 pouces.
5. PiaWoseph Sauvage, né à Tournay en 1744, élève de Renier Malaine et
de Geeraerts; étail alors agréé. Il fut académicien. De retour dans sa ville natale,
il y organisa l'enseignement du dessin et y mourut en 1818. Van Spaendonck
peignit souvent les fleurs dans ses tableaux ; il y a de ses travaux au musée de
Montpellier et des grisailles de sa main à la préfecture de Toulouse.
(3. Tableau de 3 pieds 7 pouces de large sur 2 pieds 9 pouces de haut.
SALON DE 1781. 63
223. BAS-RELIEF IMITANT LA TERRE CUITE,
D'APRÈS FRANÇOIS FLAMAND '.
Mieux colorié que dessiné.
22/j. AUTRE BAS-RELIEF IMITANT LE BRONZE, EN FORME
DE FRISE, DONT LE SUJET ALLEGORIQUE EST L'ENTREE
DE LA PRINCESSE DE S AXE - TESCHEN ET DU PRINCE
SON ÉPOUX A BRUXELLES2.
L'illusion toujours est surprenante et prouve au moins la
plus grande intelligence dans la disposition des ombres et des
lumières.
DAVID3.
311. bélisaire reconnu par un soldat qui avait servi
sous lui, au moment qu'une femme lui fait
l'aumone 4.
. . . . Tous les jours je le vois
Et crois toujours le voir pour la première fois.
Ce jeune homme montre de la grande manière dans la con-
duite de son ouvrage; il a de l'âme; ses têtes ont de l'expres-
sion sans affectation; ses attitudes sont nobles et naturelles; il
dessine; il sait jeter une draperie et faire de beaux plis; sacou-
1. Bas-relief de 3 pieds 7 pouces de long sur 18 pouces de haut.
2. Bas-relief de 3 pieds 9 pouces de long sur 1G pouces de haut.
3. Jacques-Louis David, né à Paris, le 30 août 1748, élève de Vien, agréé par
son tableau de Bélisaire membre de l'Institut à la création, premier peintre de
l'empereur; proscrit comme régicide en 1815, mort à Bruxelles le 29 décem-
bre 1825.
4. Tableau de 10 pieds carrés. C'est la réduction de ce tableau que possède le
musée du Louvre; elle a été exécutée par Favre et Girodet, puis retouchée par
David, qui la signa et l'exposa en 1785. David a composé le Bélisaire à son retour
de Rome. Il y revint depuis; mais lorsque, après la Restauration, chassé de France
par les Bourbons, il demanda un asile à la patrie des beaux-arts, le séjour de
Rome lui fut impitoyablement interdit, et il dut réclamer de la Belgique le refuge
que l'Italie lui avait refusé. (Note de M. Walferdin.) — Le tableau original fut
acheté par l'électeur de Trêves. Pris pendant la guerre, il servit à couvrir un
caisson; reconnu, il fut racheté et revendu à Louis Bonaparte. 11 est actuelle-
ment au musée de Lille.
64 SALON DE 1781.
leur est belle sans être brillante. Je désirerais qu'il y eût moins
de raideur dans ses chairs ; ses muscles n'ont pas assez de flexi-
bilité clans quelques endroits. Rendez par la pensée son archi-
tecture plus sourde et peut-être que cela fera mieux. Si je par-
lais de l'admiration du soldat, de la femme qui donne l'aumône,
de ces bras qui se croisent, je gâterais mon plaisir et j'afllige-
rais l'artiste, mais je ne saurais me dispenser de lui dire :
« Est-ce que tu ne trouves pas Bélisaire assez humilié de rece-
voir l'aumône! fallait-il encore la lui faire demander? Passe ce
bras élevé autour de l'enfant ou lève-le vers le ciel, qu'il accu-
sera de sa rigueur. »
312. SAINT ROCII INTERCÉDANT LA VIERGE
POUR LA GUÉRISON DES PESTIFERES1.
. Belle composition; figures pleines d'expression, belles par-
ties de masses, belles draperies marquant bien le nu; bien des-
siné. Peut-être y aurait-il quelque chose à désirer dans les
mains du Saint, peut-être cet énorme et effrayant pestiféré, ce
grand saint Roch rendent-ils la Vierge bien petite. Tâchez de
regarder longtemps, si vous pouvez, ce jeune malade qui a
perdu la tête et qui semble être devenu furieux; vous fuirez ce
tableau d'horreur, mais vous y serez ramené par le goût de
l'art et par votre admiration pour l'artiste.
31A. LES FUNÉRAILLES DE PATROCLE.
Superbe esquisse, belle d'effet, pleine de sentiment.
313. LE PORTRAIT DE M. LE COMTE DE POTOCKI, A CHEVAL2.
Superbe tableau, d'une couleur moins sombre que les
autres; mais la jambe droite du cheval n'a-t-ellc pas un peu de
raideur?
316. UNE FEMME ALLAITANT SON EXFANT.
Cette femme et cet enfant sont bien groupés, et l'effet en
1. Tableau de 8 pieds de haut sur G de large. — A la Santé de Marseille.
2. D'environ 9 pieds de haut sur 7 de large.
SALON DE 1781
65
est très-beau. Je voudrais un fond moins noir, j'y voudrais plus
de transparence. Le tableau est bien dessiné et d'une belle
forme.
315. TROIS FIGURES ACADEMIQUES,
DONT UNE REPRÉSENTE SAINT JEROME.
Figures belles, bien dessinées et d'un grand effet.
SCULPTURE.
PAJOU.
227. RLAISE PASCAL1.
Pour le roi.
Pascal paraît occupé de la cycloïde, tracée sur une table
qu'il tient de la main gauche; à ses pieds sont des feuilles
éparses contenant ses pensées; à droite un livre ouvert, où sont
Ises lettres.
Cette figure m'a paru avoir le caractère qui lui convient.
Draperies un peu lourdes, les mains pas trop belles. Et la tête,
est-elle bien sur les épaules? S'il ôte la main qui la soutient,'
je crains qu'elle ne tombe. En le regardant par devant, on le
croirait bossu.
228. LE BUSTE DE GRETRY
DEMANDÉ A L'ARTISTE PAR LES ETATS DE LIEGE
PATRIE DE CE CÉLÈBRE MUSICIEN.
Il doit être placé sur le théâtre de la ville.
Ce buste est fait avec esprit. Aux yeux, touches sèches et
égales, cheveux lourds. Mêmes défauts à tous les bustes de ce
naître; ils semblent travaillés d'habitude. Je n'aime pas ces
-ayons aux yeux.
1. Statue de 6 pieds de proportion. •
XII. e
66 SALON DE 1781.
BRIDAN.
239. VULCAIX PRÉSEXTANT LES ARMES QU'lL A FORGEES1.
Pour le roi.
Cette statue m'a paru belle et d'un beau dessin. Je n'aime
pas la tête; le visage est bourru, soit, mais il y a des maigreurs.
CAFFIEKI.
233. POQUELIN DE MOLIÈRE; — 234. MESMER;
— 235. MADEMOISELLE LUZI, ETC.
Tous ces bustes maniérés de forme et d'une touche sèche et
maigre. Celui du charlatan Mesmer est le moins mal.
*o'
MOUCHY.
240. LE DUC DE MONTADSIER,
GOUVERNEUR DES ENFANTS DE FRANCE SOIS LOUIS XIV.
Modèle en plâtre, de six pieds de proportion, qui doit être
exécuté en marbre de même grandeur. Pour le roi.
Bien posé; extrémités faites avec esprit; corps un peu
raide; plis d'une belle forme, mais pas assez finis. \ refaire
pour la tète. Est-ce là un misanthrope? Ce personnage sévère
devrait regarder les courtisans, ces empoisonneurs des rois,
avec indignation, avec mépris, et leur cracher au visage. Cette
dernière circonstance n'eût pas été sans doute très-facile à rendre
en sculpture; mais ce qui était plus indispensable, c'était de
donner au héros de la vertu des traits d'une nature moins
commune, un caractère plus austère et plus élevé.
BERRDER.
241. LA FORCE.
Modèle en plâtre d'une figure qui s'exécute en grand pour
4. Statue en marbre de 6 pieds de proportion.
SALON DE 1781. 67
le nouveau bâtiment du Palais, de la proportion de huit pieds.
Mal dessiné, d'une mauvaise forme, figure mal ensemble.
243. NÉRIGAULT DESTOUCHES.
Buste en marbre pour le foyer de la Comédie française.
Détestable. Le visage n'est pas de chair tant les parties en sont
anguleuses, sèches et maigres.
Vyl. MODÈLE EN PLATRE DU COURONNEMENT DE LA PRIN-
CIPALE ENTRÉE DE SAINT-BARTHELEMY, REPRÉSENTANT
LA FOI ET LA CHARITÉ.
Ce modèle n'est pas mieux que les précédents.
LE COMTE.
244. DEUX FIGURES EN TALC, REPRÉSENTANT L'UNE LA
JUSTICE, ET L'AUTRE LA PRUDENCE, POUR LE NOU-
VEAU BATIMENT DU PALAIS1.
Mauvaises figures.
246. PORTRAIT EN MÉDAILLON DU CARDINAL
DE LA ROCHEFOUCAULT".
11 est mieux; fait avec esprit; la draperie et les cheveux
sont légers.
HOUDON.
251. LE MARÉCHAL DE TOUBVILLE3.
Pour le roi.
11 est représenté au moment où il fait voir au conseil de
guerre la lettre du roi qui lui ordonne de combattre les enne-
mis, forts ou faibles, ordre qui décida le combat de la Ilogue,
ce combat si malheureux, mais qui n'en fut pas moins le moment
le plus glorieux de la vie de Tourville. Prêt à donner le signal
1. Ces deux figures, qui portent le même numéro, ont chacune 3 pieds 2 pouces
de proportion.
2. Exécuté en marbre pour M. l'Evèque de Consorans.
3. Statue en marbre de 0 pieds de proportion.
68 SALON DE 1781.
d'ordre de bataille, il montre avec son épée la lettre qui doit
en justifier le succès, et son regard exprime un dévouement
plein de courage et de fierté. Le vent qui agite ses cheveux et
son vêtement, les attributs de marine qui servent de soutien à
la figure, indiquent l'élément sur lequel il va combattre.
Cette ligure a du mouvement; le moment choisi est sublime ;
ce n'est pas de la sculpture, c'est de la peinture; c'est un beau
Van Dyck. On a dit que l'attitude tenait un peu de Scapin; cette
critique a plus de malignité que de raison. La tête est trop
encapuchonnée; il y a du luxe dans les vêtements, mais le cos-
tume est exact et l'est avec élégance. ïourville était beau ; on l'a
pris souvent pour une femme. Étalez ce visage, déployez-le en
diminuant ces deux touflês de cheveux et ce haut bord de cha-
peau, et l'on verra ce beau visage et d'un beau caractère, et sa
beauté se raccordera avec le luxe des vêtements. Les détails
sont bien faits. On dit encore que l'attitude n'est pas assez déci-
dée, et que la partie supérieure penchant d'un côté, la hanche
du côté opposé devrait avoir plus de saillie; et peut-être a-t-on
raison. On demande si les plis du haut-de-chausses ne sont pas
trop égaux et s'ils ne manquent pas de souplesse.
252. LA STATUE DE M. OE VOLTAIRE.
Cette statue en marbre devait être placée à l'Académie
française; mais elle est destinée à présent, M,ne Denis Duvivier
s'étant brouillée, depuis son mariage, avec messieurs les Qua-
rante, à décorer la nouvelle salle de la Comédie, rue de Comté '.
Cette figure a du caractère. On n'en trouve pas l'attitude
heureuse; c'est qu'on n'est pas assez touché de sa simplicité.
On lui aimerait mieux une robe de chambre que cette volumi-
neuse draperie; mais aurait-elle été aussi propre à dissimuler
les maigreurs d'un vieillard de quatre-vingt-quatre ans? Pour-
quoi ces souliers sont-ils carrés? Quand on accuse les rides du
visage et leurs formes d'être peu vraies, on oublie que c'est un
portrait. On voudrait plus de finesse encore dans le dessin; une
ride grande ou petite devient imperceptible à son extrémité; on
1. Elle décore aujourd'hui le vestibule du Théâtre-Français. Celle qu'on voit ;\
l'entrée de la bibliothèque de l'Institut est de Pigalle; on se rappelle que Voltaire
disait à l'occasion de cette statue, où il est représenté sans draperie aucune, quo
Pigalle l'avait babillé en singe. [Note de M. Walferdin.)
SALON DE 1781. 69
serait porté à croire que toutes celles de ce visage sont un peu
de pratique. Les mains sont très-bien.
254. BUSTE EN MARBRE DU MEDECIN TRONCHIN.
Bon portrait, bien fait, à l'exception de quelques touches
dans le visage qui m'ont paru maigres ; mais si elles sont maigres
dans l'original, comment faut-il faire?
255. buste d'un enfant de huit a neuf ans1.
Ce buste fait plaisir; le visage est moelleux et touché avec
finesse; les cheveux sont très-légers.
IÎ0IZ0T FILS.
265. BUSTE DE LA REINE, EXECUTE EN MARBRE POUR
LE DÉPARTEMENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
Ce buste est mesquin de forme, les yeux faits sans esprit.
Quelques détails à louer.
267. BAPTÊME DE JESUS-CHRIST PAR SAINT JEAN,
BAS-RELIEF EN PLATRE2.
Ce saint Jean est gêné ; il veut se donner de la grâce et quitte
son attitude naturelle; les formes sont maniérées; point de
finesse dans les touches.
JULIEN3.
268. figure d'érigone, en marbre4.
Sans expression, mal dessinée; le corps est ce qu'il y a de
moins mal.
1. Ce buste appartenait à M. Girardot de Marigny.
2. De 5 pieds de haut sur 2 pieds G pouces de large ; il a été exécuté de la gran-
deur de 10 pieds de haut sur 8 pieds de large, en pierre de Tonnerre, dans la
nouvelle chapelle des fonts, à Saint-Sulpice.
3. Pierre Julien, né en 1731 à Saint-Paulien (Haute-Loire), élève de G. Coustou ;
reçu académicien en 1779, sur sa figure du Gladiateur mourant, qui est au
Louvre; membre de l'Institut; mort le 17 décembre 180i.
4. De 2 pieds de proportion, appartenait à M. de Duplaa, président à mortier
du Parlement de Pau en Bcarn.
70 SALON DE 1781.
269. TÈTE DE VESTALE1.
Les louches qui y sont, dures et sèches; point de noblesse.
DEJOUX2.
270. LE MARÉCHAL DE GATINAT.
Pour le roi. Figure de (5 pieds de proportion; elle doit être
exécutée en marbre.
L'artiste a prétendu saisir le moment où Catinat, étant aux
plaines de Marsailles, trace à la hàtc sur le sable son projet
d'attaque, etc.; mais sans cette explication du livret, on pour-
rait fort bien le prendre tout platement pour un homme qui
saigne du nez, ce qui n'est pas fort convenable sans doute, ainsi
qu'on l'observe dans le Pique-Nique3, la veille d'un jour de
bataille.
Froid d'attitude et de caractère; manière de faire sèche et
maigre; cela ressemble à une ébauche. Les mains sont assez
bien.
MONOT.
272. UNE .TA RDI M ÈRE \
En marbre; bien posée, bien drapée; une tête muette;
extrémités négligées; formes pas assez arrêtées.
273. UNE TETE DE L' AMOUR.
Pauvre, maigre, mauvaise. Passez.
27<). UNE TÈTE DE FAUNE, FAISANT TENDANT
A UNE TÊTE DE BACCHANTE.
Le caractère de la tête est guindé, formes assez naturelles.
i. En marbre de 2 pieds de proportion ; appartenait à M'**.
2. Claude Dejoux, Dé à Vadana Jura), en 1731, académicien en 1779, membre
de l'Institut, mort le 18 octobre 1X10.
3. C'est le titre d'une des critiques du Salon de cette année. (Note de M. Wa l-
ferdin.)
4. De 2 pieds 1 2 de proportion.
SALON DE 1781. 71
LE MOMENT OU PSYCHE VIENT VOIR L'AMOUR1.
Deux figures en marbre de grandeur naturelle. Ces figures
sont destinées à orner le lit de M. le prince de Deux-Ponts.
L'attitude de Psyché agréable et convenable à la scène; beau
visage, mais qui ne dit mot, ni désir, ni joie, ni étonnement ;
extrémités pas assez faites; raideur dans le tout. Amour bien
posé, extrémités pas trop bien dessinées, et le corps sans sou-
plesse.
DESSINS
COCHIN.
286. l'enlèvement des sabines.
Dessin fait avec esprit, mais d'un eifet égal.
287. les nymphes de calyl'so. 288. les dessins
destinés a l'édition de l'émile de j.-j. rousseau.
Charmants; cependant toutes les têtes un peu ressemblantes.
MOREAU LE jeune'.
299. cérémonie du sacre de louis xvi. — 309. arrivée
de j.-j. rousseau au séjour des grands homme s.
Dessins spirituels et bien composés; ses têtes en pastel, ni
belles, ni bien peintes.
1. Ce morceau n'était pas au Salon, mais dans l'atelier de l'artiste, cour du
Louvre.
'2. Jean-Michel Moreau, dit le Jeune, né à Paris en 1741, élève du peintre
Louis Le Lorrain, puis du graveur Le Bas. Il remplaça Cocliin comme dessinateur
des Menus-Plaisirs et aussi dans la faveur du public. Le Salon de 1781 fut pour
lui un triomphe. Il mourut à Paris, le 30 novembre 1814.
PENSÉES DÉTACHÉES
SUR
LA PEINTURE, LA SCULPTURE, L'ARCHITECTURE
ET LA POÉSIE
POUR SERVIR DE SUITE AUX SALONS
Publié en 1798.
PENSÉES DÉTACHÉES
SUR
LA PEINTURE, LA SCULPTURE, L'ARCHITECTURE
ET LA POÉSIE
POUR SERVIR DE SUITE AUX SALONS
DU GOUT.
On retrouve les poètes dans les peintres, et les peintres dans
les poètes. La vue des tableaux des grands maîtres est aussi
utile à un auteur, que la lecture des grands ouvrages à un
artiste.
Il ne suffit pas d'avoir du talent, il faut y joindre le goût.
Je reconnais le talent dans presque tous les tableaux flamands;
pour le goût, je l'y cherche inutilement.
■*
Le talent imite la nature; le goût en inspire le choix ; cepen-
dant j'aime mieux la rusticité que la mignardise; et je donne-
rais dix Watteau pour un Teniers. J'aime mieux Virgile que
Fontenelle, et je préférerais volontiers Théocrite à tous les deux;
s'il n'a pas l'élégance de l'un, il est plus vrai, et bien loin de
l'afféterie de l'autre.
Question qui n'est pas aussi ridicule qu'elle le paraîtra :
Peut-on avoir le goût pur, quand on a le cœur corrompu?
*
N'y a-t-il aucune différence entre le goût que l'on tient de
l'éducation ou de l'habitude du grand monde, et celui qui naît
70 PENSÉES DÉTACHÉES
du sentiment de l'honnête? Le premier n'a-t-il pas ses caprices?
N'a-t-il pas eu un législateur? Et ce législateur quel est-il?
Le sentiment du beau est le résultat d'une longue suite
d'observations; et ces observations, quand les a-t-on faites? lui
tout temps, à tout instant. Ce sont ces observations qui dis-
pensent de l'analyse. Le goût a prononcé longtemps avant que
de connaître le motif de son jugement; il le cherche quelquefois
sans le trouver, et cependant il persiste.
Je me souviens de m'être promené dans les jardins de Tria-
non. C'était au coucher du soleil ; l'air était embaumé du
parfum des fleurs. Je me disais : Les Tuileries sont belles; mais
il est plus doux d'être ici.
*
La nature commune fut le premier modèle de l'art. Le suc-
cès de l'imitation d'une nature moins commune lit sentir l'avan-
tage du choix; et le choix le plus rigoureux conduisit à la
nécessité d'embellir ou de rassembler dans un seul objet les
beautés que la nature ne montrait éparses que dans un grand
nombre. Mais comment établit-on l'unité entre tant de parties
empruntées de différents modèles? Ce fut l'ouvrage du temps.
Tous disent que le goût est antérieur à toutes les règles;
peu savent le pourquoi. Le goût, le bon goût est aussi vieux
que le monde, l'homme et la vertu; les siècles ne l'ont que per-
fectionné.
*
J'en demande pardon à Aristote; mais c'est une critique
vicieuse que de déduire des règles exclusives des ouvrages les
plus parfaits, comme si les moyens de plaire n'étaient pas infi-
nis. Il n'y a presque aucune de ces règles que le génie ne
puisse enfreindre avec succès. Il est vrai que la troupe des
esclaves, tout en admirant, crie au sacrilège.
Les règles ont fait de l'art une routine ; et je ne sais si elles
SUR LA PEINTURE. 77
n'ont pas été plus nuisibles qu'utiles. Entendons-nous : elle
ont servi à l'homme ordinaire; elles ont nui à l'homme de
génie.
Les pygmées de Longin, vains de leur petitesse, arrêtaient
leur croissance par des ligatures. De te fabula narratur, homme
pusillanime qui crains de penser.
Je suis sûr que lorsque Polygnote de Thasos et Myron
d'Athènes quittèrent le camaïeu, et se mirent à peindre avec
quatre couleurs, les anciens admirateurs de la peinture trai-
tèrent leurs tentatives de libertinage.
•
Je crois que nous avons plus d'idées que de mots. Combien
de choses senties, et qui ne sont pas nommées ! De ces choses,
il y en a sans nombre dans la morale, sans nombre dans la
poésie, sans nombre dans les beaux-arts. J'avoue que je n'ai
jamais su dire ce que j'ai senti dans YAndrienne de Térence et
dans la Vénus de Médicis. C'est peut-être la raison pour laquelle
ces ouvrages me sont toujours nouveaux. On ne retient presque
rien sans le secours des mots, et les mots ne suffisent presque
jamais pour rendre précisément ce que l'on sent.
On regarde ce que l'on sent et ce que l'on ne saurait rendre,
comme son secret.
Rien n'est si aisé que de reconnaître l'homme qui sent bien
et qui parle mal, de l'homme qui parle bien et qui ne sent
pas. Le premier est quelquefois dans les rues, le second est
souvent à la cour.
*
Le sentiment est difficile sur l'expression ; il la cherche, et
cependant, ou il balbutie, ou il produit d'impatience un éclair
de génie. Cependant cet éclair n'est pas la chose qu'il sent; mais
on l'aperçoit à sa lueur.
*
Un mauvais mot, une expression bizarre m'en a quelquefois
plus appris que dix belles phrases.
78 PENSÉES DÉTACHÉES
*
Rien n'est plus ridicule el plus ordinaire dans la société
qu'un sot qui veut tirer d'embarras un homme de génie. Eh!
pauvre idiot, laisse-le se tourmenter, le mot lui viendra; et
quand il l'aura dit, tu ne l'entendras pas.
DE LA CRITIQI E.
Je voudrais bien savoir où est l'école où l'on apprend à
sentir.
11 en est une autre où j'enverrais bien des élèves, c'est celle
où l'on apprendrait à voir le bien et à fermer les yeux sur le
mal. Eh! n'as-tu vu dans Homère que l'endroit où le poëte
peint les puérilités dégoûtantes du jeune Achille? Tu remues le
sable d'un fleuve qui roule des paillettes d'or, et tu reviens les
mains pleines de sable, et tu laisses les paillettes!
*
Je disais à un jeune homme : «Pourquoi blâmes-tu toujours,
et ne loues-tu jamais? — C'est, me répondit-il, que mon
blâme déplacé ne peut faire du mal qu'à un autre...» Si je ne
l'avais connu pour un bon enfant, combien il se serait trompé!
On est plus jaloux de passer pour un homme d'esprit, que
l'on ne craint de passer pour un méchant. N'est-ce donc pas
assez des inconvénients de l'esprit sans y joindre ceux de la
méchanceté? Tous les sots redoutent l'homme d'esprit; tout le
monde redoute le méchant, sans en excepter les méchants.
*
Il est peu, très-peu d'hommes, qui se réjouissent franche-
ment du succès de celui qui court la même carrière; c'est un
des phénomènes les plus rares de la nature.
L'ambition de César est bien plus commune qu'on ne pense:
le cœur ne propose pas même l'alternative, il ne dit pas : aut
t'asar, aut nihil.
SUR LA PEINTURE. 79
*
Il est une certaine subtilité d'esprit très-pernicieuse; elle sème
le doute et l'incertitude. Ces amasseurs de nuages me déplai-
sent spécialement ; ils ressemblent au vent qui remplit les yeux
de poussière.
11 y a bien de la différence entre un raisonneur et un homme
raisonnable. L'homme raisonnable se tait souvent, le raisonneur
ne déparle pas.
Le poëte a dit :
. . . Trahit sua quemque voluptas.
Virgil. Ducol. Eclog. n, v. 65.
Si l'observation de la nature n'est pas le goût dominant du
littérateur ou de l'artiste, n'en attendez rien qui vaille ; et lui
reconnaîtriez-vous ce goût dès sa plus tendre jeunesse, sus-
pendez encore votre jugement. Les muses sont femmes, elles
n'accordent pas toujours leurs faveurs à ceux qui les sollicitent
le plus opiniâtrement. Combien elles ont fait d'amants malheu-
reux, et combien elles en feront encore ! Et pour l'amant favo-
risé, encore y a-t-il l'heure du berger.
La sotte occupation que celle de nous empêcher sans cesse
de prendre du plaisir, ou de nous faire rougir de celui que
nous avons pris!... C'est celle du critique.
Plutarque dit qu'il y eut, une fois, un homme si parfaite-
ment beau, que, dans un temps où les arts ilorissaient, il mit
en défaut toutes les ressources de la peinture et de la sculp-
ture. Mais cet homme était un prince, il s'appelait Bèmétrius
Poliorcète. 11 n'y avait peut-être pas une seule partie dans cet
homme que l'art ne pût encore embellir ; la flatterie n'en
doutait pas, mais elle se gardait bien de le dire.
Un peintre ancien a dit qu'il était plus agréable de peindre
que d'avoir peint. 11 y a un fait moderne qui le prouve : c'est
80 PENSÉES DÉTACHÉES
celui d'un artiste qui abandonne à un voleur un tableau fini
pour une ébauche.
Il y a une fausse délicatesse, sinon funeste à l'art, au moins
affligeante pour l'artiste. Un amateur qui reçoit ces juges dédai-
gneux dans sa galerie les arrête inutilement devant les mor-
ceaux les plus précieux: à peine obtiennent-ils un regard dis-
trait. Ils sont là comme le rat de ville à la table du rat des
champs.
. . . Tangentis maie singula dente superbo.
Horat. Sermon, lib. II, Sot. vi, vers. 87.
Cela est fort beau; mais cela est toujours fort au-dessous de
ce qu'ils ont vu ailleurs. Si c'est là le motif qui ferme la porte de
ton cabinet, Randon de Boisset1, je te loue.
Quel que soit votre succès, attendez-vous à la critique. Si
vous êtes un peu délicat, vous serez moins blessé de l'attaque
de vos ennemis que de la défense de vos amis.
DE LA COMPOSITION, ET DU CHOIX DLS SUJETS.
Rien n'est beau sans unité; et il n'y a point d'unité sans
subordination. Cela semble contradictoire; mais cela ne l'est pas.
*
L'unité du tout naît de la subordination des parties: cl de
cette subordination naît l'harmonie qui supppose la variété.
Il y a entre l'unité et l'uniformité la différence d'une belle
mélodie à un son continu.
•
La symétrie est K égalité (\^ parties correspondantes dans
un tout. La symétrie, essentielle dans l'architecture, est bannie
de tout genre de peinture. La symétrie des parties de l'homme
1. Voyez ce que Diderot dit de ce fermier général, tome XI, p. 271.
SUR LA PEINTURE. 81
y est toujours détruite par la variété des actions et des positions;
elle n'existe pas même dans une figure vue de face et qui pré-
sente ses deux bras étendus. La vie et l'action d'une figure sont
deux choses différentes. La vie est dans une figure en repos. Les
artistes ont attaché au mot de mouvement une acception parti-
culière. Ils disent d'une figure en repos, qu'elle a du mouvement,
c'est-à-dire qu'elle est prête à se mouvoir.
L'harmonie du plus beau tableau n'est qu'une bien faible
imitation de l'harmonie de la nature. Le plus grand effort de
l'art consiste souvent à sauver la difficulté.
C'est cet effet1 qui caractérise en grande partie le technique
ou le faire de chaque maître.
Celui qui demande un tableau, plus il détaille le sujet, plus
il est sûr d'avoir un mauvais tableau. Il ignore combien dans
le maître le plus habile l'art est borné.
Que m'importe que le Laocoon des statuaires soit antérieur
ou non au Laocoon du poëte? Il est certain que l'un a servi de
modèle à l'autre.
*
Tout étant égal d'ailleurs, j'aime mieux l'histoire que les fic-
tions.
La tête d'un homme sur le corps d'un cheval nous plaît; la
tête d'un cheval sur le corps d'un homme nous déplaira. C'est
au goût à créer des monstres. Je me précipiterai peut-être entre
Jes bras d'une syrène; mais si la partie qui est femme était
poisson, et celle qui est poisson était femme, je détournerais
mes regards.
Je crois qu'un grand artiste peut me montrer avec succès
I. Effort (?)
XII. G
82 PENSÉES DÉTACHÉES
les serpents repliés sur la tête des Euménides. Que Méduse soit
belle, mais que son caractère m'inspire l'effroi : cela se peut;
c'est une femme que j'aime à voir, mais dont je crains de m' ap-
procher.
Ovide, dans ses Métamorphoses, fournira à la peinture (U^
sujets bizarres; Homère les fournira grands.
Pourquoi l'Hippogriffe, qui me plaît tanl dans le poème.
me déplairait-il sur la toile? J'en vais dire une raison bonne ou
mauvaise. L'image, dans mon imagination, n'est qu'une ombre
passagère. La toile fixe l'objet sons mes yeux et m'en inculque
la difformité. Il y a, entre ces deux imitations, la différence d'il
}>cut Cire à il est.
*
La fable des habitants de l'île de Délos métamorphosés en
grenouilles est un sujet propre pour une grande pièce d'eau.
Jamais un peintre de goût n'occupera son pinceau des com-
pagnons d'Ulysse changés en pourceaux. Le Carrache l'a fait
pourtant au palais Farnèse.
Ne me représentez jamais le Pô, ou ùtez-lui sa tête de tau-
reau.
Lucien parle d'une contrée où les habitants avaienl le mal-
heureux avautage de détacher leurs yeux de leurs tètes, et d'em-
prunter ceux de leurs voisins quand ils avaient ('■garé les leurs.
— Où est cette contrée? — Et vous qui me faites cette question,
de quel pays êtes-vous?
Horace a dit :
Nec pueros coram populo Medea trucidet.
HoitAT. de Art. poet., vers. lb!j.
et Rubens m'a montré Judith sciant la tête d'Holopherne. Ou
Horace a dit, ou Rubens a fait une sottise.
SUR LA PEINTURE.
83
Soyez terrible, j'y consens; mais que la terreur que vous
m inspirez soit tempérée par quelque grande idée morale.
*
Si tous les tableaux de martyrs, que nos grands maîtres ont
si subhmement peints, passaient à une postérité reculée pour
qui nous prendrait-elle? Pour des bêtes féroces ou des anthro-
pophages.
•
Pourquoi est-ce que les ouvrages des Anciens ont un si
grand caractère? C'est qu'ils avaient tous fréquenté les écoles
des philosophes.
Tout morceau de sculpture ou de peinture doit être l'ex
pression d'une grande maxime, une leçon pour le spectateur-
sans quoi il est muet.
*
Deux qualités essentielles à l'artiste, la morale et la per-
spective. i
La plus belle pensée ne peut plaire à l'esprit si l'oreille
est blessée1. De là, la nécessité du dessin et de la couleur.
*
Dans toute imitation de la nature, il y a le technique et le
moral. Le jugement du moral appartient à tous les hommes de
goût; celui du technique n'appartient qu'aux artistes.
*
Quel que soit le coin de la nature que vous regardiez sau-
vage ou cultivé, pauvre ou riche, désert ou peuplé, vous y
trouverez toujours deux qualités enchanteresses, la vérité et
1 harmonie.
*
Transportez Salvator fiosa dans les régions glacées voisines
du pôle; et son génie les embellira.
La plus noble pensée
Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée.
Boileai, Art poétique, vers 111 et 112. (Bn.)
8^ PENSÉES DÉTACHÉES
N'inventez de nouveaux personnages allégoriques qu'avec
sobriété, sous peine d'être énigmatique.
*
Préférez, autant qu'il vous sera possible, les personnages
réels aux êtres symboliques.
•
L'allégorie, rarement sublime, est presque toujours froide
et obscure.
La nature est plus intéressante pour 1" artiste que pour moi ;
pour moi ce n'est qu'un spectacle, pour lui c'est encore un
modèle.
*
11 y a des licences accordées au dessin, et peut-être au bas-
relief, qu'on refuse à la peinture. La vigueur du coloris fait
sortir la fausseté, ouïe hideux, ou le dégoûtant de l'objet.
*
L'artiste moderne vous montrera le fils d'Achille adressant
la parole à la malheureuse Polixène; et il sera froid. L'artiste
antique vous le montrera saisissant la chevelure de sa victime
et prêt à la frapper; et il sera chaud. L'instant où il lui enfon-
cerait son glaive dans la poitrine inspirerait de l'horreur.
Je ne suis pas un capucin; j'avoue cependant que je sacri-
fierais volontiers le plaisir de voir de belles nudités, si je pou-
vais hâter le moment où la peinture et la sculpture, plus
décentes et plus morales, songeront à concourir, avec les autres
beaux-arts, à inspirer la vertu et a épur< r les mœurs. 11 me
semble que j'ai assez vu de tétons el «I*1 fesses ; ces objets sédui-
sants contrarient l'émotion de l'âme, par le trouble qu'ils jettent
dans les sens.
Je regarde Suzanne; el loin de ressentir de l'horreur pour
les vieillards, peut-être ai-je désiré d'être à leur place.
*
Monsieur de La Harpe, vous avez beau dire, il faut agiter,
SUR LA PEINTURE. 85
menter, émouvoir. On a écrit au-dessous de la muse tragique :
<poëoç xal ilebç ; et vous ne m'inspirerez ni la terreur, ni la pitié,
si vous manquez de chaleur, pas plus que vous n'élèverez mon
âme, si la vôtre est vide de noblesse.
Longin conseille aux orateurs de se nourrir de pensées
grandes et nobles. Je ne dédaigne pas ce conseil; mais le lâche
se bat inutilement les flancs pour être brave : il faut l'être
d'abord, et se fortifier seulement avec le commerce de ceux qui
le sont. Il faut reconnaître son cœur, quand on les lit ou qu'on
les écoute ; en être étonné c'est s'avouer incapable de parler,
de penser et d'agir comme eux. Heureux celui qui, parcourant la
vie des grands hommes, les approuve et ne les admire point, et
dit : ed anch' io son piitore1!
Il faut sacrifier aux grâces, même dans la peinture de la
mauvaise humeur et du souci.
Rien de plus piquant qu'un accessoire mélancolique dans un
sujet badin.
i
Yivamus, mea Lesbia, atque amemus,
Rumoresque senun severiorum
Omnes unius aestimemus assis.
Soles, occidere, et redire possunt.
Nobis, quum semel occidit brevis lux,
Nox est perpétua una dormienda.
Da mihi basia, mille, deinde centum.
Val. Catilli, Carmina, ad. Lesbiam. Car. v, vers 1 et seq.
Quelque talent qu'il y ait dans un ouvrage malhonnête, il
est destiné à périr, ou par la main de l'homme sévère, ou par
la main de l'homme superstitieux ou dévot.
« Quoi ! vous seriez assez barbare pour briser la Venus aux
belles fesses ?
1. Et moi aussi je suis peintre! Exclamation du Corrcge en voyant un tableau
de Raphaël. (Br.)
86 PENSÉES DÉTACHÉES
— Si je surprenais mon fils se polluant aux pieds de cette
statue, je n'y manquerais pas. » J';ii vu une fois une clef de
montre imprimée sur les cuisses d'un plâtre voluptueux.
Un tableau, une statue licencieuse est peut-être plus dan-
gereuse qu'un mauvais livre; la première de ces imitations est
plus voisine de la chose. Dites-moi, littérateurs, artistes, répon-
dez-moi; si une jeune innocente avait été écartée du chemin
de la vertu par quelques-unes de vos productions, n'en seriez-
vous pas désolés; et son père vous pardonnerait-il, et sa mère
n'en mourrait-elle pas de douleur? Que vous ont l'ait tes parents
honnêtes, pour vous jouer de la vertu de leurs enfants et de
leur bonheur l?
*
Je voudrais que le remords eut son symbole, et qu'il fui
placé dans tous les ateliers.
La sérénité n'habite que dans l'âme de l'homme de bien ; il
fait nuit dans celle du méchant.
Je n'aime pas qu'Apollon, poursuivant Daphné, soit respec-
tueux. Il est nu ; et la nymphe qu'il poursuit est nue. S'il retire
son bras en arrière, s'il craint de la toucher, c'est un sot; s'il
la touche, l'artiste est un indécent. La touchât-il avec le revers
de la main, comme on le voit dans le tableau de Lairesse, le
spectateur dira : « Seigneur Apollon, vous ne l'arrêterez pas
comme cela; si vous craignez qu'elle ne s'enfuie pas assez vite,
vous vous y prenez fort bien... — Mais peut-être que le dieu
avait la peau du dessus de la main douce, et celle du dedans
rude. — Laissez-moi en repos: vous o'êtes qu'un mauvais plai-
sant. »
Vous entrez dans un appartement, el vous dites : « Il y a
bien du monde; » ou : « On étouffe ici; » ou : « Il n'y a per-
Voyez Salon de 1767, t. XI, p. !
SUR LA PEINTURE. 87
sonne. » Eh bien ! si vous avez ce tact, qui n'est pas rare, votre
toile ne sera ni vide ni surchargée.
Vous entrez dans un appartement, et vous dites : « Qu'est-
ce qui les a tous entassés dans cet endroit? » ou : « Je les
trouve bien isolés les uns des autres. » Eh bien, si vous avez ce
tact, qui n'est pas rare, il y aura de l'air entre vos figures, et
elles ne seront ni trop pressées ni trop éloignées.
Si l'intérêt mesure la distance de chacune à l'objet prin-
cipal, elles seront à leur véritable place.
Si l'intérêt varie leur position, elles auront leur véritable
attitude.
Si l'intérêt varie leur expression, elles auront leur véritable
caractère.
Si l'intérêt varie la distribution des ombres et des lumières,
et que chaque figure prenne de la masse générale la portion
relative à son importance, votre scène sera naturellement
éclairée.
Si vos lumières et vos ombres sont larges, et que le passage
des unes aux autres soit imperceptible et doux, vous serez har-
monieux.
11 y a des espaces arides dans la nature, et il peut y en avoir
dans l'imitation.
Quelquefois la nature est sèche, et jamais l'art ne le doit
être.
Ce sont les limites étroites de l'art, sa pauvreté, qui a dis-
tingué les couleurs en couleurs amies et en couleurs ennemies. Il
y a des coloristes hardis qui ont négligé cette distinction. Il est
dangereux de les imiter, et de braver le jugement du goût fondé
sur la nature de l'œil.
Eclairez vos objets selon votre soleil, qui n'est pas celui de
la nature; soyez le disciple de l'arc-en-ciel, mais n'en soyez pas
l'esclave.
Si vous savez oter aux passions leurs grimaces, vous ne
88 PENSÉES DÉTACHÉES
pécherez pas en les portant à l'extrême, relativement au sujet de
votre tableau; alors toute votre scène sera aussi animée qu'elle
peut et doit l'être.
•
Je sais que l'art a ses règles qui tempèrent toutes les pré-
cédentes; mais il est rare que le moral doive être sacrifié au
technique. Ce n'est ni à Van Huysum ni à Chardin que je
m'adresse; dans la peinture de genre il faut tout immoler à
l'effet.
La peinture de genre n'est pas sans enthousiasme ; c'est
qu'il y a deux sortes d'enthousiasme : l'enthousiasme d'âme et
celui du métier. Sans l'un, le concept est froid; sans l'autre, l'exé-
cution est faible; c'est leur union qui rend l'ouvrage sublime.
Le grand paysagiste a son enthousiasme particulier; c'est
une espèce d'horreur sacrée. Ses antres sont ténébreux ot pro-
fonds; ses rochers escarpés menacent le ciel; les torrents en
descendent avec fracas, ils rompent au loin le silence auguste
de ses forêts. L'homme passe à travers de la demeure des
démons et des dieux. C'est là que l'amant a détourné sa bien-
aimée, c'est là que son soupir n'est entendu que d'elle. C'est là
que le philosophe, assis ou marchant à pas lents, s'enfonce en
lui-même. Si j'arrête mon regard sur cette mystérieuse imita-
tion de la nature, je frissonne.
Si le peintre de ruines ne me ramène pas aux vicissitudes
de la vie et à la vanité des travaux de l'homme, il n'a l'ait
qu'un amas informe de pierres. Entendez-vous, monsieur
Machy?
11 faut réunir à une imagination grande et forte un pinceau
ferme, suret facile; la tète de Deshays à la main de son beau-
père ! .
Toute composition digne d'éloge est en tout et partout d'ac-
1. Boucher.
SUR LA PEINTURE. 89
cord avec la nature; il faut que je puisse dire : « Je n'ai pas
vu ce phénomène, mais il est. »
Comme la poésie dramatique, l'art a ses trois unités : de
temps, c'est au lever ou au coucher du soleil ; de lieu, c'est
dans un temple, dans une chaumière, au coin d'une forêt ou
sur une place publique ; d'action, c'est ou le Christ s' achemi-
nant sous le poids d'une croix au lieu de son supplice, ou sor-
tant du tombeau vainqueur des enfers, ou se montrant aux
pèlerins d'Emmaùs.
L'unité de temps est encore plus rigoureuse pour le
peintre que pour le poëte ; celui-là n'a qu'un instant presque
indivisible.
*
Les instants se succèdent dans la description du poëte, elle
fournirait à une longue galerie de peinture. Que de sujets depuis
l'instant où la iille de Jephté vient au-devant de son père, jus-
qu'à celui où ce père cruel lui enfonce un poignard dans le
sein !
Ces principes sont rebattus; où est le peintre qui les ignore?
Où est le peintre qui les observe? On a tout dit sur le costume,
et il n'y a peut-être aucun artiste qui n'ait fait quelque faute
plus ou moins lourde contre le costume.
Avez-vous vu la sublime composition où Raphaël lève avec
la main de la Vierge le voile qui couvre l'Enfant Jésus, et l'ex-
pose à l'adoration du petit saint Jean qui est agenouillé à côté
d'elle '? Je disais à une femme du peuple :
« Comment trouvez-vous cela?
— Fort mal.
— Comment, fort mal? mais c'est un Raphaël.
— Eh bien, votre Raphaël n'est qu'un âne.
— Et pourquoi, s'il vous plaît?
1. Ce tableau se trouve au Musée; il a été gravé par A. Boucher, Desnoyers, et
F. Poilly. (Br.)
90 PENSÉES DÉTACHÉES
— C'est la Vierge que celte femme-là?
— Oui, voilà l'Enfant- Jésus?
— Cela est clair. Et celui-là?
— C'est saint Jean.
— Cela l'est encore. Ouel âge donnez-vous àcet Enfant-Jésus?
— Mais, quinze à dix-huit mois.
— Et à ce saint Jean ?
— Au moins quatre à cinq ans.
— Eh bien, ajouta cette femme, les mères étaient grosses en
même temps... »
Je u'invente point un conte; je dis un fait. Un autre fait,
c'est que la composition n'en fut pas moins belle pour moi.
La même femme trouvait Y Enfant du Silence \ du Car-
rache, énorme, monstrueux; et elle avait raison. Elle était cho-
quée de la disproportion de cet enfant avec sa mère délicate; et
elle avait encore raison.
C'est qu'il ne faut pas mettre la nature exagérée à côté de
la nature vraie, sous peine de contradiction. Si les hommes
d'Homère lancent des quartiers de roche, ses dieux enjambent
les montagnes.
J'ai dit que l'artiste n'avait qu'un instant; mais cet instant
peut subsister avec des traces de l'instant qui a précédé, et des
annonces de celui qui suivra. On n'égorge pas encore Iphi-
génie; mais je vois approcher le victimaire avec le large bassin
qui doit recevoir son sang, et cet accessoire me fait frémir.
*
A mesure que le lieu de la scène s'éloigne, l'angle visuel
s'étend, et le champ du tableau peut s'accroître. Quelle est la
plus grande quantité de cet angle au fond de l'œil? Quatre-
vingt-dix degrés; au delà de cette mesure, on me montre pins
d'espace que je n'en puis embrasser. De là la nécessité d'étendre
les espaces situés au dehors de ces lignes.
Les compositions seraient monotones, si l'action principale
1. Ce tableau d'Annibal Carrache se voit au Musée du Louvre; c'est la Vierge
qui recommande le silence à saint Jean, pour ne pas troubler le repos de Jésus.
Il a été gravé par lit. Picart en 1GS1. vBn.)
SUR LA PEINTURE. 91
devait rigoureusement occuper le milieu de la scène. On peut,
on doit peut-être s'écarter de ce centre, mais avec sobriété.
Qu'est-ce qu'on entend par la balance de la composition?
J'en ai peut-être une idée fausse; c'est de regarder la largeur
du tableau comme un levier, regarder pour nulle la pesanteur
des figures placées sur le point d'appui, établir l'équilibre
entre les figures placées sur les bras, et diminuer ou augmen-
ter les efforts de part et d'autre, en raison inverse des éloigne-
ments. Peu de figures, si le sujet l'exige, et beaucoup d'acces-
soires ; ou beaucoup de figures et peu d'accessoires.
•
Pourquoi l'art s'accommode-t-il si aisément des sujets fabu-
leux, malgré leur invraisemblance? C'est par la même raison
que les spectacles s'accommodent mieux des lumières artifi-
cielles que du jour. L'art et ces lumières sont un commence-
ment d'illusion et de prestige. Je penserais volontiers que les
scènes nocturnes auraient sur la toile plus d'effet que les scènes
du jour, si l'imitation en était aussi facile. Voyez à Saint-Nico-
las-des-Champs Jouvenet ressuscitant le Lazare1, à la lueur
des flambeaux. Voyez sous le cloître des Chartreux saint Bruno
expirant2, à des lumières artificielles. J'avoue qu'il y a une
convenance secrète entre la mort et la nuit, qui nous touche sans
que nous nous en doutions. La résurrection en est plus mer-
veilleuse, la mort en est plus lugubre.
Je ne dispute guère contre les actions héroïques; j'aime à
croire qu'elles se sont faites. J'adopte volontiers les systèmes
qui embellissent les objets. Je préfère la chronologie de Newton
à celle des autres historiographes, parce que, si Newton a bien
calculé, Enée et Diclon seront contemporains.
*
Il ne faut quelquefois qu'un trait pour montrer toute une
ligure.
1. Il faudrait peut-être ici Jésus ressuscitant le Lazare. Ce tableau de Jouvenet
est aujourd'hui au Musée du Louvre. (Brt.)
2. Ce tableau se voit au Musée; c'est le dernier de la galerie de Le Sueur. (Br.)
92 PENSÉES DÉTACHÉES
Et vera incessu patuit Dca...
Virgil. .Eneid. lil). I, v. 404.
Il ne faut quelquefois qu'un mot pour faire un grand éloge.
Alexandre épousa Roxane. Qui était cette Roxane qu'Alexandre
épousa? Apparemment la plus grande et la plus belle femme de
son temps.
Les erreurs consacrées par de grands artistes deviennent
avec le temps des vérités populaires. S'il existait plusieurs
tableaux de X Enfant Jésus modelant cl animant des oiseaux
d'argile, nous y croirions.
*
Beau sujet de tableau, c'est Phrynê l rainée devant l'aréo-
page pour cause d'impiété, et absoute à la rue de son beau
sein : preuve, entre beaucoup d'autres, du cas que les Grecs
faisaient de la beauté, ou des modèles qui servaient pour leurs
dieux et leurs déesses.
Baudouin a traité ce sujet trop au-dessus de ses forces. 11
n'a pas senti que les juges devaient occuper le coté gauche de
la scène, et que la courtisane et son avocat devaient être à
droite, l'avocat plus sur le fond, la courtisane plus voisine de
moi. 11 n'a pas su leur donner de l'expression ; l'action de l'avo-
cat au moment où il arrache la tunique de Phryné n'a ni l'en-
thousiasme, ni la noblesse qu'elle exigeait. Les juges, dont il
était si naturel de varier les mouvements, sont immobiles et
froids. Je ne me rappelle pas qu'il y eût aucun concours d'as-
sistants; cependant on allait entendre les causes singulières
dans Athènes comme dans Paris. Mais, c'est la courtisane sur-
tout qu'il était difficile de rendre; aussi ne l'a-t-il pas rendue.
Sumite materiam vestris, qui scribitis, œquam
\ i ri bus; et versate diu quid ferre récusent,
Quid valeant humeri.
IIohat. de Art. poet., vers 38-iO.
Un petit peintre d'historiettes tantôt ordinaires, tantôt
galantes, ne pouvait que faire un pauvre rôle devant un aréo-
page : ce qui est arrivé à Baudouin. Il est mort épuisé de
débauches. Je n'en parlerais pas ainsi, je n'en parlerais point
SUR LA PEINTURE. 93
du tout, s'il vivait. Deshays, l'autre gendre de Boucher, avait
les mêmes mœurs, et a eu le même sort que Baudouin.
*
Quelque habile que soit un artiste, il est facile de discerner
s'il a appelé le modèle ou travaillé de pratique; l'absence de
certaines vérités de nature décèle ou son avarice ou sa vanité.
— Mais, quand on a beaucoup imité cette nature, ne peut-on
pas s'en passer? — Non. — Et pourquoi? — C'est que le
mouvement du corps le plus imperceptible change toute la posi-
tion des muscles, et produit des rondeurs où il y avait des
méplats, des méplats où il y avait des rondeurs ; toute la
figure est voisine du vrai, et tout y est faux.
*
Ce contraste entre les figures, si sottement recommandé et
plus sottement encore comparé à celui des personnages dra-
matiques, entendu comme il l'est par les écrivains et peut-être
par les artistes, donnerait aux compositions un air d'apprêt
insupportable. Allez aux Chartreux, voyez là quarante moines
rangés sur deux files parallèles; tous font la même chose, aucun
ne se ressemble; l'un a la tête renversée en arrière et les yeux
fermés; l'autre l'a penchée et renfoncée dans son capuchon; et
ainsi du reste de leurs membres. Je ne connais pas d'autre con-
traste que celui-lcà.
Quoi donc! faut-il que l'un parle, quand un autre se tait;
que l'un crie, quand un autre parle; que l'un se redresse, quand
un autre se courbe; que l'un soit triste, quand un autre est
gai; que l'un soit extravagant, quand un autre est sage? Cela
serait trop ridicule.
Le contraste est une affaire de règle, dites-vous. Je n'en
crois rien. Si l'action demande que deux figures se penchent
vers la terre, qu'elles soient penchées toutes deux; et si vous les
imitez d'après nature, ne craignez pas qu'elles se ressemblent.
Le contraste n'est pas plus une affaire de hasard que de
règle. C'est par une nécessité dont il est impossible de s'affran-
chir sans être faux que deux figures différentes, ou d'âge, ou
de sexe, ou de caractère, font diversement une même chose.
*
Une composition doit être ordonnée de manière à me per-
94 PENSÉES DÉTACHÉES
suader qu'elle n'a pu s'ordonner autrement; une figure doit
agir ou se reposer, de manière à me persuader qu'elle n'a pu
agir autrement.
Allez encore aux Chartreux ; voyez hi Distribution des
aumônes de Bruno à cent pauvres qui se présentent autour de
lui1. Tous sont debout, tous demandent, tous tendent les mains
pour recevoir; et dites-moi où est le contraste entre ces figures.
Je ne sais si le contraste technique a embelli quelques com-
positions; mais je suis sûr qu'il en a beaucoup gâte.
Le contraste que vous recommandez se sent; celui qui me
plait ne se sent pas.
Ne croyez pas qu'on puisse conserver la même action, et
tourner et retourner sa figure en cent diverses manières; il n'y
en a qu'une qui soit bien, parfaitement bien; et ce n'est jamais
que notre ignorance qui laisse à l'artiste le choix entre plusieurs.
«Mais quoi! me direz-vous, un homme qui ramasse une pièce
d'argent à terre, un de ces mendiants de Le Sueur, par exemple,
ne la peut ramasser que d'une façon, ne peut se courber plus
ou moins?
— i la rigueur, non.
— Ne peut avoir ses deux jambes parallèles, ou l'une placée
en avant et l'autre reculée en arrière?
— Non.
— Prendre d'une main et appuyer, ou ne pas appuyer de
l'autre à terre?
— Non, non.
— Se précipiter avec rapidité ou ramasser avec nonchalance?
— Non, non, vous dis-je.
— Mais m l'artiste n'était pas le maître de varier à sa fan-
taisie la position de ses figures, il faudrait qu'il renonçât à son
talent, ou qu'à l'occasion d'une tète, d'un pied, d'une main,
d'un doigt, il bouleversât toute son ordonnance.
— Cela paraît ainsi; mais cela n'est pas. Heureusement
1. La scène est à Grenoble; ce tableau de Le Sueur, l'un des vingt-deux qu'il
peignit sur bois pour les Chartreux de Paris, et qui ont été transportés sur toile,
ujourd'hui au M usée du Louvre. Il a été gravé par Fr. Chauveau. (Bit.)
SUR LA PEINTURE. °5
pour l'artiste, nous n'en savons pas assez pour sentir et accu-
ser ses négligences. Daignez m'écouter encore un moment.
L'artiste veut rendre d'après nature une action; il appelle le
modèle, il lui dit : Faites telle chose : le modèle obéit et fait la
chose de la manière apparemment qui lui est la plus commode :
c'est l'organisation qui lui est propre, qui dispose de tous ses
membres. Gela est si vrai,- que, si l'artiste se sert d'un autre
modèle, plus svelte ou plus lourd, plus jeune ou plus âgé, à qui
il ordonne la même action, ce second modèle l'exécutera diver-
sement. Que fait donc l'artiste qui lui relève ou baisse la tête, qui
lui avance ou retire une jambe, ou qui lui pousse une main en avant,
ou qui lui repousse l'autre en arrière? N'est-il pas évident qu'il con-
trarie l'organisation de cet homme, et qu'il le gêne plus ou moins?
— Eh! que m'importe, pourvu que cette gêne m'échappe,
et que l'ensemble en soit plus parfait ?
— Vous avez raison ; mais convenez qu'il y a à cet agence-
ment artificiel d'une figure des limites assez étroites, et qu'un
peu trop de licence lui donnerait un air académique ou gêné,
tout à fait maussade. »
Voulez-vous que je vous raconte un fait qui m'est personnel?
Vous connaissez ou vous ne connaissez pas la statue de Louis XV
placée dans une des cours de l'École-Militaire ; elle est de
Le Moyne. Cet artiste faisait, un jour, mon portrait. L'ouvrage
était avancé. Il était debout, immobile, entre son ouvrage et
moi, la jambe droite pliée et la main gauche appuyée sur la
hanche, non du même côté, du côté -gauche. « Mais, lui dis-je,
monsieur Le Moyne, êtes-vous bien?
— Fort bien, me répondit-il.
— Et pourquoi votre main n'est-elle pas sur la hanche du
côté de votre jambe pliée?
— C'est que par sa pression je risquerais de me renverser;
il faut que l'appui soit du côté qui porte toute ma personne.
— A votre avis, le contraire serait absurde?
— Très-absurde.
— Pourquoi donc l'avez-vous fait à votre Louis XV de
l'École-Militaire ?... »
A ce mot, Le Moyne resta stupéfait et muet. J'ajoutai :
« Avez-vous eu le modèle pour cette figure?
96 PENSÉES DÉTACHÉES
— Assurément.
— Avez-vous ordonné cette position à votre modèle?
— Sans doute.
— Et comment s'cst-il placé? est-ce comme vous l'êtes à
présent, ou comme votre statue?
— Gomme je suis.
— C'est donc vous qui l'avez arrangé autrement?
— Oui, c'est moi, j'en conviens.
— Et pourquoi?
— C'est que j'y ai trouvé plus de grâce... »
J'aurais pu ajouter : « Et vous croyez que la grâce est compa-
tible avec l'absurdité? » Mais je me tus par pitié; je m'accusai
même de dureté; car pourquoi montrer à l'artiste les défauts
de son ouvrage, quand il n'y a plus de remède? C'est le con-
trister bien en pure perte, surtout quand il n'est plus d'âge à
se corriger... A présent je reviens à vous, et je vous demande
si Le Moyne, au lieu d'agencer sa ligure comme nous la voyons,
n'aurait pas mieux fait de la rendre à peu près strictement
d'après le modèle? Je dis à peu près; car, le modèle le plus
parfait n'étant qu'un à peu près de la ligure que l'artiste se pro-
posait d'exécuter, son action ne pouvait être qu'un à peu près
de l'action qu'il se proposait de lui donner.
— Mais les fautes sont rarement aussi grossières.
— D'accord. Cependant vous entendrez souvent dire des
compositions d'un artiste : il y a je ne sais quoi de contraint dans
ses ligures; et savez-vous d'oii naît cette contrainte? Delà liberté
qu'il a prise de réduire l'action naturelle de son modèle aux
maudites règles du technique; car convenez qu'une imitation
rigoureuse, si elle avait quelque vice, ce ne serait pas celui-là.
— Mais s'il arrive que le modèle soit gauche, que faire?
— Sans balancer, en prendre un autre qui ne le soit pas.
Tenter de corriger sa gaucherie, c'est s'exposer à tout gâter. Nous
vrillons bien qu'un modèle se tient mal; mais dans les actions
h m peu extraordinaires, savons-nous ce qui lui manque pour
se bien tenir, et le savons-nous avec cette précision que le
scrupule de l'art exige? Les Flamands et les Hollandais, qui
semblent avoir dédaigné le choix des natures, sont merveilleux
sur ce point. Vous verrez, dans une Kermesse de Teniers, un
nombre prodigieux de figures toutes occupées à différentes
SUR LA PEINTURE. 97
actions; les uns boivent, les autres, ou dansent, ou conversent,
se querellent, ou se battent, ou s'en retournent en chancelant
d'ivresse, ou poursuivent des femmes qui s'enfuient, soit en
riant, soit en criant; parmi tant de scènes diverses, pas une
position, pas un mouvement, pas une action qui ne vous semble
èlre de la nature.
— Mais comment font les peintres de batailles?
— Il faut montrer le tableau au maréchal de Broglio? et lui
demander ce qu'il en pense; ou plutôt conserver pour ce genre
de peinture toute notre indulgence accoutumée. Comment vou-
lez-vous qu'un modèle puisse montrer, avec quelque vérité, ou
le soldat furieux qui s'élance, ou un soldat pusillanime qui se
sauve avec effroi, et toute la variété des actions d'une journée
sanglante? Le morceau produit-il une impression profonde? ne
pouvez-vous ni en détacher, ni lui continuer vos regards? Tout
est bien. N'entrons dans aucun détail minutieux. Avec des pieds
négligés et des mains estropiées ou informes, une belle bataille
est toujours un prodige d'imagination et d'art. Et puis, com-
ment accuser de contrainte des mouvements au milieu d'une
mêlée, où chaque individu entouré de toutes parts de menaces
et de perd a la mort à droite, à gauche, par devant, par der-
rière, et ne sait où trouver de la sécurité? On sent qu'alors la
position doit être vacillante, incertaine et tourmentée, excepté
dans celui que la fureur emporte, et qui va s'enfoncer lui-même
dans la poitrine le glaive de son ennemi. Il a dit : Vaincre ou
mourir; et, en conséquence de cette résolution, son mouvement
est franc, son action décidée, et sa position ne souffre de gène
que par les obstacles qu'il rencontre. "
*
J'ai dit quelque part que les mœurs anciennes étaient plus
poétiques et plus pittoresques que les nôtres; j'en dis autant
ici de leurs batailles. Quelle comparaison du plus beau Van der
Meulen avec un tableau de Le Brun, tel que le Passage du Gra-
nîque ! Les mœurs en s'adoucissant, l'art militaire en se perfec-
tionnant, ont presque anéanti les beaux-arts.
La peinture est tellement ennemie de la symétrie, que, si
l'artiste introduit une façade dans son tableau, il ne manquera
xii. 7
98 PENSEES DÉTACHÉES
pas d'en rompre la monotonie par quelque artifice, ne fût-ce
que par l'ombre de quelque corps, ou par l'incidence oblique
de la lumière. La partie éclairée semble s'avancer vers l'œil, et
la partie ombrée s'en éloigner.
•
La proportion produit l'idée de force et de solidité.
L'artiste évitera les lignes parallèles, les triangles, les carrés,
et tout ce qui approche des ligures géoméiriques, parce qu'entre
mille cas où le hasard dispose des objets, il n'y en a qu'un seul
où il rencontre ces figures. Pour les angles aigus, c'est l'ingra-
titude et la pauvreté de leurs formes qui les proscrit.
•
11 y a une loi pour la peinture de genre et pour les groupes
d'objets pêle-mêle entassés. 11 faudrait leur supposer de la vie,
et les distribuer comme s'ils s'étaient arrangés d'eux-mêmes,
c'est-à-dire avec le moins de gène et le plus d'avantage pour
chacun d'eux.
*
Celui qui fait la statue dans le Festin de Pierre se tient
raide, prend une attitude contrainte, imite le bloc de marbre de
son mieux: mais c'est donc une mauvaise statue qu'il veut imi-
ter? Et pourquoi n'en imiterait-il pas une bonne? En ce cas, il
doit s'arranger d'après son rôle comme une statue de grand
maître, avoir de l'expression, de la vie, de la noblesse, de la
grâce. La seule qualité qui lui soit propre avec l'ouvrage de
l'art, c'est l'immobilité, qui ne contredit pas le mouvement.
Est-ce que Sisyphe, qui pousse la roche vers le haut du rocher,
ne se meut pas?
•
Il ne tant pas croire que les êtres inanimés soient sans carac-
tères. Les métaux et les pierres ont les leurs. Entre les arbres,
qui n'a pas obsené la llexibilil.é du saule, l'originalité du peu-
plier, la raideur du sapin, la majesté du chêne? Entre les
(leurs, la eu [uetterie de la rose, la pudeur du bouton, l'orgueil
du lis, l'humilité de la violette, la nonchalance du pavot? Len-
tove papavera eollo.
*
La ligne ondoyante est le symbole du mouvement et de
SUR LA PEINTURE. 99
la vie; la ligne droite est le symbole de l'inertie ou de l'immo-
bilité. C'est le serpent qui vit, ou le serpent glacé.
*
^ Un sujet sur lequel je proposerais à un compositeur de
s exercer, c'est celui de Joseph expliquant son songe à ses frères
rangés autour de lui, et l'écoutant en silence. C'est là qu'il
apprendrait à ordonner, à contraster et à varier les positions et
les expressions. J'en ai vu le dessin, d'après Raphaël.
Les quatre chevaux d'un quadrige ne se ressemblent pas.
*
Les groupes se lient dans toute la composition, comme
chaque ligure dans le groupe.
*
Les chevaux de l'Aurore, ceux qui emportent le char du
Soleil, s'acheminent vers un terme donné. La fougue irrégulière
ne leur convient donc pas.
*
Carie Van Loo modelait en argile les figures de ses groupes
afin de les éclairer de la manière la plus vraie et la plus piquante'
Lairesse peignait ses figures, les découpait et les assemblait de
la manière la plus avantageuse pour le groupe. J'approuve l'ex-
pédient de Van Loo; j'aime cale voir promener sa lumière autour
de son groupe d'argile. Je craindrais que le moyen de Lairesse
ne rendit l'ensemble, sinon maniéré, du moins froid.
*
C'est une action commune à plusieurs figures qui forme le
groupe; les ombres et la lumière achèvent la liaison, mais ne
la font pas.
Si l'on veut définir par l'effet le manque de repos dans un
tableau, c'est une prétention égale de toutes les figures à mon
attention. C'est une compagnie de beaux esprits qui parlent tous
a la fois sans s'entendre, qui me fatiguent et qui me font fuir
quoiqu'ils disent d'excellentes choses.
100 PENSÉES DÉTACHÉES
*
11 y a le repos de l'esprit dont je viens de parler, et le repos
des couleurs et des ombres, des couleurs ternes ou brillantes, le
repos de l'œil.
*
Dans la description d'un tableau, j'indique d'abord le sujet;
je passe au principal personnage, de là aux personnages subor-
donnés dans le même groupe; aux groupes liés avec le premier,
me laissant conduire par leur enchaînement; aux expressions
aux caractères, aux draperies, au coloris, à, la distribution des
ombres et des lumières, aux accessoires, enfin à l'impression de
l'ensemble. Si je suis un autre ordre, c'est que ma description
est mal faite, ou le tableau mal ordonné.
11 faut bien de l'art pour faire couper avec grâce une figure
par la bordure. Cette ligure ne sort jamais; elle rentre toujours
dans le lieu de la scène.
•
Teniers a fait la satire la plus forte des repoussoirs. II y en
a sans doute dans ses tableaux; mais on ne sait où ils sont. Il
ewiite une composition à trente ou quarante personnages,
comme le Guide, le Gorrége ou le Titien font une Vénus toute
nue. Les teintes, qui discernent et arrondissent les formes, se
fondent les unes dans les autres si imperceptiblement, que l'œil
croit n'en apercevoir qu'une seule du même blanc. De même,
dans Teniers, le spectateur cherche ce qui donne de la profon-
deur à la scène, ce qui sépare cette profondeur en nue infinité
de plans, ce qui fait avancer et reculer ses figures, ce qui l'ait
circuler l'air autour d'elles et il ne le trouve pas.
C'esl qu'il en doit être d'un tableau comme d'un arbre ou
de tout antre objet isolé dans la nature, où tout se sert récipro-
quement de repoussoir.
*
Deux discours à prononcer, l'un dans une académie, l'autre
dans une place publique, sont comme les deux Minerves, l'une
de Phidias, et l'autre d'Alcamène. Les traits de l'une seraient
trop délicats et trop lins pour être vus de loin; les traits de
l'aulie trop informes,, trop grossiers pour être vus de près.
SUR LA PEINTURE. 101
Heureux le littérateur ou l'artiste qui plaît à toutes les dis-
tances!
On peut donner à un paysage l'apparence concave ou l'ap-
parence convexe. Celle-ci, s'il y a un sujet qui occupe le devant
de la scène; alors le fond se terminera en un espace vaste et
presque illimité. Celle-là, si le paysage est le sujet principal ;
l'espace nu est alors sur le devant, le paysage occupe et ter-
mine le fond. Je fais abstraction des percées que l'auteur se
sera ménagées.
Rubens et le Corrége ont employé ces deux formes. La Nuit
du Corrége est concave; son Saint George est convexe.
L'apparence concave disperse et étend les objets sur le fond;
l'apparence convexe les rassemble sur le devant. L'une convient
donc au paysage historique, et l'autre au paysage pur et simple.
•
Lairesse prétend qu'il est permis à l'artiste de faire entrer
le spectateur dans la scène de son tableau. Je n'en crois rien;
et il y a si peu d'exceptions, que je ferais volontiers une règle
générale du contraire. Cela me semblerait d'aussi mauvais
goût que le jeu d'un acteur qui s'adresserait au parterre. La
toile renferme tout l'espace, et il n'y a personne au delà. Lorsque
Suzanne s'expose nue à mes regards, en opposant aux regards
des vieillards tous les voiles qui l'enveloppaient, Suzanne est
chaste et le peintre aussi: ni l'un ni l'autre ne me savaient là'.
*
Il ne faut jamais interrompre de grandes masses par de
petits détails; ces détails les rapetissent en m'en donnant la
mesure. Les tours de Notre-Dame seraient bien plus hautes, si
elles étaient tout unies.
Je ne crois pas qu'il puisse y avoir plus d'une percée dans
un paysage; deux couperaient la composition et rendraient
l'œil aussi perplexe qu'un voyageur à l'entrée de deux chemins.
*
La composition la plus étendue ne comporte qu'un très-petit
I. Voir le Salon de 1707, t. XI, et celui de 1 7G j, t. X.
102 PENSÉES DÉTACHÉES
nombre de divisions capitales, une, deux, trois tout au plus.
Autour de ces divisions quelques figures isolées, quelques
groupes de deux ou trois ligures font un très-bel effet.
•
Le silence accompagne la majesté. Le silence est quelquefois
dans la foule des spectateurs ; et le fracas est sur la scène. C'est
en silence que nous sommes arrêtés devant les Batailles de
Le Brun. Quelquefois il est sur la scène; et le spectateur se met
le doigt sur les lèvres, et craint de le rompre.
•
En général, la scène silencieuse nous plaît plus que la scène
bruyante. Le Christ au jardin des Oliviers, l'âme triste jusqu'à
la mort, délaissé de ses disciples endormis autour de lui, m'af-
fecte bien autrement que le même personnage flagellé, couronné
d'épines, et abandonne aux risées, aux outrages et à la criail-
lerie de la canaille juive.
•
Otcz aux tableaux flamands et hollandais la magie de l'art ,
et ce seront des croûtes abominables. Le Poussin aura perdu
toute son harmonie; et le Testament d 'Eudamidas restera une
chose sublime.
Que voit-on dans ce tableau d'Eudamidas? Le moribond sur
la couche; h côté, le médecin qui lui tàte le pouls ; le notaire
qui reçoit ses dernières volontés; sur les pieds du lit, la femme
d'Eudamidas assise, et le dos tourné à son mari: sa fille, cou-
chée à terre entre les genoux de sa mère et la tête penchée
dans sou giron. Il n'y a point la de cohue. La multiplicité ou
la foule est bien voisine du désordre. El quels sont ici les
accessoires? pas d'autres que l'épée et le bouclier du principal
personnage. ;iitaches a la muraille du fond. Le grand nombre
d'accessoires est bien voisin de la pauvreté. Cela s'appelle dc^
bouche-trous en peinture et des frères-chapeaux en poésie.
•
Le silence, la majesté, la dignité d i la scène sont des choses
peu senties par le commun des spectateurs. Presque toutes les
Suintes Familles de Raphaël, du moins les plus belles, sont
placées dans des lieux agrestes, solitaires et sauvages; et quand
il a choisi de pareils sites, il savait bien ce qu'il faisait.
SUR LA PEINTURE. 103
Toutes les scènes délicieuses d'amour, d'amitié, de bienfai-
sance, de générosité, d'effusion de cœur se passent au bout du
monde.
•
Peindre comme on parlait à Sparte.
En poésie dramatique et en peinture, le moins de person-
nages qu'il est possible.
*
La toile comme la salle à manger de Vairon, jamais plus de
neuf convives.
*
Les peintres sont encore plus sujets au plagiat que les litté-
rateurs. Mais les premiers ont ceci de particulier, c'est de décrier
et le maître et le tableau qu'ils ont copié. N'est-il pas vrai,
monsieur Pierre?
*
Je regardais la cascade de Saint-Gloud , et je me disais :
a Quelle énorme dépense pour faire une jolie chose, tandis qu'il
en aurait coûté la moitié moins pour faire une belle chose!
Qu'est-ce que tous ces petits jets d'eau, toutes ces petites
chutes de gradins en gradins, en comparaison d'une grande
nappe s'échappant de l'ouverture d'un rocher ou d'une caverne
sombre, descendant avec fracas, rompue dans sa chute par des
énormes pierres brutes, les blanchissant de son écume, formant
dans son cours de profondes et larges ondes ; les niasses rus-
tiques du haut, tapissées de mousse, et couvertes, ainsi que
les côtés, d'arbres et de broussailles distribués avec toute l'hor-
reur de la nature sauvage? Qu'on place un artiste en face de
cette cascade, qu'en fera-t-il? Rien. Qu'on lui montre celle-ci ,
et aussitôt il tirera son crayon. »
Cet exemple n'est pas le seul où, pour s'assurer si l'ouvrage
de l'art est de bon ou de mauvais goût, de grand goût ou de
petit goût, il ne s'agit que d'en faire le sujet de l'imitation de
la peinture. S'il est beau sur la toile, dites qu'il est beau en
lui-même.
104 PENSÉES DETACHEES
Le poëte dit :
Il n'est point. de monstre odieux,
Qui, par l'art imité, ne puis>e plaire aux yeux.
ïo liai:, Art poét., chant in, vers 1 et 2.
J'en excepte les tètes de nos jeunes femmes, coiffées comme
elles le sont à présent.
Elzheimer, victime de la manière finie et précieuse, mais
lente et peu lucrative, mourut consumé de chagrin et accablé
de misère, presque au sortir de la' prison où ses dettes l'avaient
conduit. Le prix actuel de trois de ses tableaux l'aurait enrichi.
Dans toute composition en général, l'œil cherche le centre,
et aime à s'arrêter sur le plan du milieu.
Les artistes appellent réveillons, des accidents de lumières
qui rompent la monotonie d'un endroit de la toile. Tous ces
réveillons sont faux. On dirait qu'il en est d'un tableau comme
d'un ragoût, auquel on peut toujours ôter ou donner une pointe
de sel.
Quand on a bien choisi la nature, il est difficile de s'y con-
former trop rigoureusement; autant de coups de pinceau
donnés pour l'embellir, autant d'efforts malheureux pour lui
ôter son originalité. 11 y a une teinte de rusticité qui convient
singulièrement aux ouvrages d'imitation, en quelque genre que
ce soit, parce que la nature la conserve dans ses ouvrages, à
moins qu'elle n'en ait été effacée par la main de l'homme. La
nature ne fait point d'arbres en boule; c'est le ciseau du jardi-
nier, commandé par le goût gothique de son maître ; et les
arbres en boule vous plaisent-ils beaucoup? L'arbre des forêts
le plus régulier a toujours quelques branches extravagantes;
gardez-vous de les supprimer, vous en feriez un arbre de
jardin.
SUR LA PEINTURE. 105
DU COLORIS, DE L INTELLIGENCE DES LUMIERES,
ET DU CLAIR-OBSCUR.
Est- il vrai qu'il y ait plus de dessinateurs que de coloristes?
Si cela est vrai, quelle en est la raison?
*
11 y a plus de logiciens que d'hommes éloquents, j'entends
vraiment éloquents. L'éloquence n'est que l'art d'embellir la
logique.
11 y a plus de gens de sens que d'hommes d'esprit;
j'entends le vraiment bel esprit. L'esprit n'est que l'art d'ha-
biller la raison.
Le chancelier Bacon et Corneille ont démontré que le bel
esprit n'était pas incompatible avec le génie. Ce sont des mon-
tagnes au pied desquelles croissent des marguerites.
Nous avons notre clair-obscur comme les peintres, si son
principal effet est d'empêcher l'œil de s'égarer, en le fixant sur
certains 'objets.
Faute d'une lumière large, nos ouvrages papillotent comme
les leurs.
Voulez-vous savoir ce que c'est que papilloter? opposez
YEsther devant Assuèrus au Paralytique de Greuze, Cicéron à
Sénèque.
Tacite est le Rembrandt delà littérature : des ombres fortes
et des clairs éblouissants.
Faites comme le Tintoret, qui, pour soutenir sa couleur,
plaçait à côté de son chevalet quelque morceau du Schiavone.
Un jeune élève suivit ce conseil, et ne peignit plus.
Ennius n'avait vu que l'ombre d'Homère.
100 PENSÉES DÉTACHÉES
Ah ! si le Tilicn eûtdessiné et composé comme Raphaël ! Ah !
si Raphaël eut colorié comme le Titien I ... C'est ainsi qu'on
rabaisse deux grands hommes.
Je l'ai vu ce Ganymède de Rembrandt : il est ignoble; la
crainte a relâché le sphincter de sa vessie; il est polisson :
l'aigle qui l'enlève par sa jaquette met son derrière à nu; niais
ce petit tableau éteint tout ce qui l'environne. Avec quelle
vigueur de pinceau et quelle furie de caractère cet aigle > e
peint !
Je vous entends : il fallait penser comme Léocharès, et
peindre comme Rembrandt... Oui, il fallait être sublime de tout
point.
Il faut que la lumière soit naturelle, soit artificielle, soit
une; des compositions éclairées en même temps par des
lumières différentes sont très-communes.
On ramène toute la magie du clair-obscur à la grappe de
raisin; et c'est une idée très-belle, et qui peut être simplifiée.
La scène la plus vaste n'est qu'un grain de la grappe; fixez le
point de l'œil, et dégradez les ombres et les lumières comme
vous le verrez sur ce grain. Tracez sur votre toile le cercle ter-
minateur de la lumière et de l'ombre.
\ulieii de votre principal groupe, mettez en perspective un
prisme de la grandeur de votre première figure ; continuez les
lignes de ce prisme à tous les points qui terminent votre toile;
et soyez sur de ne pécher ni .outre l'entente des lumières, ni
contre la véritable diminution des objets.
Je ne prétends point donner des règles au génie. Je dis
à l'artiste : « Faites ces choses »; comme je lui dirais: «Si
vous voulez peindre, ayez d'abord une toile. »
SUR LA PEINTURE. 107
Ainsi trois sortes de lignes préliminaires : la ligne termina-
trice de la lumière, la ligne de la balance des figures et les
lignes de la perspective.
La pratique des couleurs réelles et des couleurs locales ne
peut s'obtenir que d'une longue expérience.
Combien de choses l'artiste doit avoir vues, combinées,
agencées dans son imagination, avant que de passer le pouce
dans sa palette, et cela sous peine de peindre et de repeindre
sans cesse !
Le maître tâtonne moins que son élève; mais il tâtonne
aussi.
Combien de beautés et de défauts inattendus naissent ou
disparaissent sous le pinceau!
Je sais ce que cela deviendra, est un mot qui n'est que d'un
musicien, d'un littérateur, ou d'un artiste consommé.
Le vrai de la nature est la base du vraisemblable de l'art.
C'est la couleur qui attire, c'est l'action qui attache; ce sont
ces deux qualités qui font pardonner à l'artiste les légères incor-
rections du dessin; je dis à l'artiste peintre, et non à l'artiste
sculpteur. Le dessin est de rigueur en sculpture; un membre,
même faiblement estropié, ôte à une statue presque tout
son prix.
Les mains deDaphné, dont les doigts poussent des feuilles
de laurier sous le pinceau de Lemoyne, sont pleines de grâces;
il y a dans la distribution de ces feuilles une élégance que je
ne puis décrire. Je doute qu'il eût jamais rien fait de Lycaon
métamorphosé en loup. Les cornes naissantes sur la tète
108 PENSÉES DÉTACHÉES
d'Actéon auraient été moins ingrates. La différence de ces sujets
se sent mieux qu'elle ne s'explique.
*
Lairesse donne le nom de seconde couleur à la demi-teinte
placée sur la partie claire du côté du contour, procédé qui fait
fuir vers le tond les parties convexes des corps, et qui leur
donne de la rondeur.
*
Il y a les teintes de clair et les demi-teintes de clair; les
teintes d'ombre et les demi-teintes d'ombre : système com-
pris sous la dénomination générale de dégradation de la
lumière, depuis le plus grand clair jusqu'à l'ombre la plus forte.
Il y a plusieurs moyens techniques pour affaiblir et forti-
fier, hâter ou retarder cette dégradation sur sa route.
Par les ombres accidentelles, par les reflets, par les ombres
passagères, par les corps interposés ; mais quel que soit celui
des moyens qu'on emploie, la dégradation n'en subsiste pas
moins, soit qu'on la fortifie, soit qu'on l'affaiblisse; soit qu'on
la retarde, soit qu'on l'accélère. Dans l'art, ainsi que dans la
nature, rien par saut; nihil per saltum; et cela sous peine de
faire ou des trous d'ombre, ou des ronds de clair, et d'être
découpé.
Ces trous d'ombre et ces ronds de clair ne se trouvent-ils
pas dans la nature? je le crois. Mais qui vous a prescrit d'être
l'imitateur rigoureux de la nature?
Qu'est-ce qu'un fond? C'est, ou un espace sans bornes où
toutes les couleurs des objets se confondent au loin, finissent
par produire la sensation d'un blanc grisâtre ; ou c'est un plan
vertical qui reçoit la lumière ou directe ou glissante, et qui
dans l'un et l'autre cas est assujetti aux règles de la dégradation.
Ainsi qu'on l'a dit de la lumière et des ombres, les termes
de teintes et de demi-teintes se «lisent d'une même couleur.
La teinte, qui sert de passage de la lumière à l'ombre, ou le
SUR LA PEINTURE. 109
dernier terme de la dégradation de la lumière, est plus large
que celle de la lumière couchée vers le contour dans la partie
claire. Lairesse l'appelle demi-teinte.
*
Tous ces préceptes ne peuvent être bien entendus que par
l'artiste, qui devrait en marquer la pratique, la baguette à la
main, dans une galerie, sur différents ouvrages.
C'est un artifice fort adroit que d'emprunter d'un reilet cette
demi-teinte, qui semble entraîner l'œil au delà de la partie
visible du contour. C'est bien alors une magie; car le specta-
teur sent l'effet, sans en pouvoir deviner la cause.
Rien n'est plus sûr : l'habitude perpétuelle de regarder les
objets éloignés et voisins, d'en mesurer l'intervalle par la vue,
a établi dans notre organe une échelle enharmonique de tons,
de semi-tons, de quarts de tons, tout autrement étendue et tout
aussi rigoureuse que celle de la musique par l'oreille, et l'on
peint faux pour l'œil, comme l'on chante faux pour l'oreille.
L'entente des reflets dans une grande composition, ou l'ac-
tion et la réaction des corps éclairés les uns sur les autres, me
semble d'une difficulté incompréhensible, tant pour la multitude
que pour la mesure de ces causes. Je crois que, sur ce point,
le plus grand peintre doit beaucoup à notre ignorance.
C'est aux reflets que l'ombre doit sa clarté et son plus ou
moins de clarté.
Il me semble que Rembrandt aurait dû écrire au bas de
toutes ses compositions : Per foramen vidit et pin.vit; sans
quoi on n'entend pas comment des ombres aussi fortes peuvent
entourer une figure aussi vigoureusement éclairée.
Mais les objets sont-ils faits pour être vus par des trous? Si
la lumière forte descend brusquement et perce les ténèbres
110 PENSEES DÉTACHÉES
d'une caverne, c'est un accident dont je permets l'imitation à
l'artiste; mais je ne souffrirai jamais qu'il s'en fasse une règle.
Par les reflets, la lumière primitive peut se replier sur elle-
même et devenir plus forte par accident. Exemple : en même
temps que la lumière primitive tombe sur un objet, cet objet
peut encore recevoir le rellet d'un mur blanc. Je demande si
l'objet ne doit pas avoir alors plus d'éclat que la lumière primi-
tive? 11 peut donc, et il doit donc arriver par accident, que la
lumière primitive ne soit pas la plus forte lumière de la com-
position.
On n'a peut-être jamais dit aux élèves, dans aucune école,
que l'angle de réflexion de la lumière, ainsi que des autres
corps, était égal à l'angle d'incidence.
Le point lumineux étant donné, et l'ordonnance du tableau,
je vois dans ma tète une multitude de rayons réfléchis qui se
croisent entre eux et qui croisent la lumière directe. Comment
l'artiste réussit-il à débrouiller toute cette confusion? S'il ne
s'en soucie pas, comment sa composition me plaît-elle?
Qu'a de commun la lumière, et même la couleur d'un corps
isolé et exposé à la lumière directe du soleil, avec la lumière et
la couleur du même corps assailli de tous côtés par les rellets
plus ou moins forts d'une multitude d'autres corps diversement
('■claires et colores? franchement je m'y perds; et j'imagine
quelquefois qu'il n'y a de beaux tableaux que ceux de la nature.
Qu'est-ce qu'un corps rouge? .Newton vous répondra : « C'est
un corps qui absorbe tous les autres rayons, et qui ne vous ren-
voie que les rouges. »
Que resulie-t-il du mélange de deux couleurs? une troi-
sième qui n'est ni l'une ni l'autre. Le vert est le résultat du
bleu et du jaune.
SUR LA PEINTURE. 111
Comment concilier la pratique de ces faits physiques avec
la théorie des reflets qui combinent une multitude de diverses
couleurs à la fois? Je m'y perds encore, et reviens à la même
conclusion, que j'oublierai au premier coup d'oeil que je jetterai
sur mon Vernet; mais ce ne sera pas sans me dire : « Ce Vernet
si harmonieux n'a peut-être pas sur toute sa surface un seul
point qui, rigoureusement parlant, ne soit faux. » Cela m'af-
flige; mais il faut oublier la richesse de la nature et l'indigence
de l'art, ou s'affliger.
Je me lève avant l'astre du jour. Je promène mes regards
sur un paysage varié par des montagnes tapissées de verdure;
de grands arbres touffus s'élèvent sur leurs sommets; de vastes
prairies sont étendues à leurs pieds; ces prairies sont coupées
par les détours d'une rivière qui serpente. Là, c'est un château;
ici, c'est une chaumière. Je vois arriver de loin le pâtre avec
ses troupeaux; il sort à peine du hameau, et la poussière me
dérobe encore la vue de ses animaux. Toute cette scène silen-
cieuse et presque monotone a sa couleur terne et réelle. Cepen-
dant l'astre du jour a paru, et tout a changé par une multitude
innombrable et subite de prêts et d'emprunts; c'est un autre
tableau, où il ne reste pas une feuille, pas un brin d'herbe, pas
un point du premier. Mets la main sur la conscience, Vernet, et
réponds-moi : Es-tu le rival du soleil? Et ce prodige est-il aussi
au bout de ton pinceau?
Les reliants sont des effets nécessaires du reflet, ou ils sont
faux.
Vénus est plus blanche au milieu des trois Grâces que seule;
mais cet éclat qu'elle en reçoit, elle le leur rend.
*
Les reflets d'un corps obscur sont moins sensibles que les
reflets d'un corps éclairé; et le corps éclairé est moins sensible
aux rellets que le corps obscur.
*
L'air et la lumière circulent et jouent entre les poils hérissés
112 PENSÉES DÉTACHÉES
de la hure d'un sanglier, entre les flocons touffus de la toison de
la brebis, entre les inégalités de l'étoffe velue, entre les grains
d'une terrasse sablonneuse. C'est l'absence de ce jeu qui donne
le mat aux clairs du satin, une sorte de crudité à ses ombres et
à celles de toutes les étoiles glacées.
Les nuances diversement sensibles résultantes de la palette
complète d'un artiste se comptent; elles ne vont pas au delà de
huit cent dix-neuf.
On dit que le rouge et le blanc sont antipathiques. Mais
est-ce Van Huysum qui le dit? Si Chardin me l'assure, je le
croirai.
Santerre, dont le colons était tendre et vrai, n'employait que
cinq couleurs. Les Anciens n'en ont employé (pie quatre, le
rouge, le jaune, le blanc et le noir. Peut-être faut-il y joindre
le bleu, et le vert donné par le mélange du bleu et du jaune.
Le peintre est puni de la multiplicité de ses couleurs par le
désaccord plus ou moins prompt de son tableau, suite néces-
saire de l'action et de la réaction des matières les unes sur les
autres. Le même châtiment est réservé au coloriste perplexe qui
tourmente sa palette.
Le Giorgione, grand coloriste, selon le témoignage de De
Piles, tirait toutes ses carnations, quelle que fut la dillérence
d'âge et de sexe, de quatre couleurs principales.
Si de sculpteur, et de grand sculpteur qu'il est, Falconel
eût été peintre, il eût, je crois, été peu soucieux du choix de
ses couleurs; il aurait dit, s'il eût été conséquent : « Eh! que
m'importe que mon tableau reste harmonieux, s'il ne se désac-
corde que quand je n'y serai plus? »
Ces yeux d'email, ces cheveux dorés et tous ces riches orne-
ments des statues anciennes me paraissent une invention de
SUR LA PEINTURE. 113
prêtres sans goût; invention qui est sortie des temples pour
infecter la société.
Néron fit dorer et gâter la statue d'Alexandre. Cela ne me
déplaît pas; j'aime qu'un monstre soit sans goût. La richesse
est toujours gothique.
Les connaisseurs font grand cas des eaux-fortes des peintres ;
et ils ont raison.
Quoique toute ma réflexion soit tournée vers les principes
spéculatifs de l'art, cependant, lorsque je rencontre quelques
procédés qui tiennent à sa magie pratique, je ne puis m'empê-
cher d'en faire note. Voyez ce que dit Lairesse, ce maître plus
jaloux, à ce qu'il m'a semblé, de la perpétuité de son art que
de sa propre réputation : « Ce bleuâtre qu'on appelle le tendre,
le délicat, ne doit point être mis sur la toile quand on empâte
le tableau; mais noyé dans les teintes à la dernière main. On
ne le fera point de bleu mélangé de gris et de blanc; mais on
le répandra en trempant la pointe du pinceau dans le spalte
tempéré et dans l'outremer... C'est le même faire pour les
rellets ou réflexions de la lumière. »
Voulez-vous faire des progrès sûrs dans la connaissance si
difficile du technique de l'art? Promenez-vous dans une galerie
avec un artiste, et faites-vous expliquer et montrer sur la toile
l'exemple des mots techniques ; sans cela, vous n'aurez jamais
que des notions confuses de contours coulants, de belles cou-
leurs locales, de teintes vierges, de touche franche, de pinceau
libre, facile, hardi, moelleux; faits avec amour, de ces laissés
ou négligences heureuses. Il faut voir et revoir la qualité à côté
du défaut; un coup d'œil supplée à cent pages de discours.
*
Les traités élémentaires de peinture, au rebours des traités
élémentaires des autres sciences, ne sont intelligibles que pour
les maîtres.
Un artiste, qui n'était pas sans talent, fit le portrait d'un
xii. 8
114 PENSÉES DÉTACHÉES
général d'armée ; le bâton de commandant qu'il tenait dans sa
main était si vif de lumières, qu'on avait beau fixer ses yeux sur
la ligure, le bâton les rappelait toujours.
Sans l'harmonie, ou, ce qui esl la môme chose, sans la
subordination, il n'est pas possible de voir l'ensemble; l'œil est
forcé de sautiller sur la toile.
DE L'ANTIQUE.
Les exercices de la gymnastique produisaient deux effets :
ils embellissaient les corps, et rendaient le sentiment de la
beauté populaire.
Rubens faisait un cas infini des Anciens, qu'il n'imita jamais.
Comment un si grand maître s'en tint-il toujours aux formes
grossières de son pays? Cela ne s'entend pas.
*
Partout où il est honteux de servir de modèle à l'art, l'artiste
fera rarement de belles choses. On n'aime pas assez la musique,
tant qu'on est scrupuleux sur les paroles.
*
Les jeunes Lacédémoniennes dansaient toutes nues, et les
Athéniennes les appelaient montre-cul. Elles le montraient bien
en pure perte pour les beaux-arts, qui n'étaient exercés à Sparte
que par des étrangers ou des esclaves.
*
Question. Il est certain que, plus les parties fatiguent, plus
les muscles se gonflent et se détachent. Le lutteur de profession
n'a pas le bras droit aus>i arrondi, aussi coulant que le bras
gauche. Si vous peignez un lutteur, corrigerez-vous ce défaut?
*
L'Hercule de Glycon a le cou très-fort, relativement à la
tête et aux jambes.
Ces belles antiques, vous les voyez, mais vous n'avez jamais
SUR LA PEINTURE. 115
entendu le maître; vous ne l'avez point vu le ciseau à la main;
mais l'esprit de l'école est perdu pour vous ; mais vous n'avez
pas sous vos yeux l'histoire en bronze ou en marbre des pro-
grès successifs de l'art, depuis son origine grossière jusqu'au
moment de sa perfection. Vous êtes, relativement à ces chefs-
d'œuvre, ce que le physicien est relativement aux phénomènes
de la nature.
*
L'étude profonde de l'anatomie a plus gâté d'artistes qu'elle
n'en a perfectionnés. En peinture comme en morale, il est bien
dangereux de voir sous la peau.
Qu'apprendre de l'antique? A discerner la belle nature.
Négliger l'étude des grands modèles, c'est se placer à l'origine
de l'art, et aspirer à la gloire de créateur.
*
Le choix de la nature est indifférent à Pigalle ; il a cepen-
dant fait une fois un Mercure et une Vénus dignes des Anciens.
Estime-t-il, n'estime-t-il pas ces ouvrages !
Sa Vierge de Saint-Sulpice a les narines serrées et les autres
défauts du visage de sa femme.
Si je demandais à un artiste : « Lorsque tu fais succéder
dans ton atelier tant de modèles, que cherches-tu? » Je ne
serais ni choqué, ni surpris, s'il me répondait : « Je cherche
une antique. »
Antoine Coypel était certainement un homme d'esprit, lors-
qu'il a dit aux artistes : « Faisons, s'il se peut, que les figures
de nos tableaux soient plutôt les modèles vivants des statues
antiques, que ces statues les originaux des figures que nous
peignons. » On peut donner le même conseil aux littérateurs.
On a reproché au Poussin de copier l'antique ; cela peut
être vrai du dessin et des draperies, mais non des passions. En
ce cas, a-t-il mal fait?
116 PENSÉES DÉTACHÉES
*
Ceux qui désapprouvent la tète de la Vénus aux belles fesses
ne savent pas ce qu'elle fait.
Sur soixante mille statues antiques qu'on trouve à Rome et
aux environs, une centaine de belles, une vingtaine d'exquises.
Le Laocoon et Y Apollon ont tous deux la jambe gauche
plus longue que la droite ; le premier, de quatre minutes, ou
un tiers do partie; le second, de [très de neuf minutes. La Venus
de Médicis a la jambe qui ploie près d'une partie trois minutes
de plus que la jambe qui porte. La jambe droite du plus grand
des enfants du Laocoon a presque neuf minutes de plus que la
gauche. On explique cela par l'endroit d'où ces figures devraient
être vues. Ces parties paraissant de là en raccourci auraient
semblé défectueuses. L'altération de la nature est bien hardie
et cette explication d'Audran sujette à bien des difficultés.
Cependant il n'est pas à présumer que les auteurs de ces incom-
parables morceaux se soient trompés d'inadvertance. Quel esl
l'artiste de nos jours qui oserait en faire autant? Quel est celui
qui l'aurait osé, sans être blâmé? Que nous serions heureux,
si nos contemporains voulaient nous juger comme si nous
étions morts il y a trois mille ans!
Ceux qui ont attaqué la tète de la Vénus de Médicis n'ont
pas, ce me semble, saisi l'esprit de la figure. Le caractère d'une
femme qui se dérobe à des regards indiscrets peut-il être trop
sévère? Commenl appelez-vous cette Vénus? — Vénus pudique.
— Eh bien! tout est dit.
Le peintre Timanthe, d'après le poète Euripide, a voilé la
tête d'Agamemnon. C'est bien fait; mais cet artifice ingénieux
l'ut use des la première fuis; et il n'y faut pas revenir.
Ils ne veulent pas que Vénus s'arrache les cheveux sur le
trirps d'Adonis, ni moi non plus. Cependant le poète a dit :
SUR LA PEINTURE. 117
Inornatos laniavit Diva capillos;
Et repetita suis percussit pectora palmis.
Ovid. Métamorph. V, vers 472.
D'où vient cela, si ce n'est que les coups qu'on imagine
blessent moins que ceux qu'on voit?
Ce qui m'affecte spécialement clans ce fameux groupe du
Laocoon et de ses enfants, c'est la dignité de l'homme, con-
servée au milieu de la profonde douleur. Moins l'homme qui
souffre se plaint, plus il me touche. Quel spectacle que celui
de la femme forte dans les tourments!
Falconet s'est bien moqué du Paris d'Euphranor, où l'on
reconnaissait l'arbitre de trois déesses, l'amant d'Hélène et le
meurtrier d'Achille. Quoi donc! est-ce que cette figure ne pou-
vait pas réunir la finesse dans le regard, la volupté dans
l'attitude, et quelques traits caractéristiques de la perfidie?
Quand je le regarde, lui, j'y vois bien plus de choses; je vois,
dans sa physionomie, l'esprit, l'ironie, le cynisme, la brus-
querie, la fausse douceur, l'envie, l'hypocrisie, la fausseté ; et
s'il fallait entrer dans le détail, je désignerais chaque trait de
sa personne anologue h chacune de ces passions. Ce qui me
conduit à croire que, si l'on cherchait une figure qui n'eût qu'un
seul et unique caractère, peut-être ne la trouverait-on pas.
Le point important de 1 artiste, c'est de me montrer la
passion dominante si fortemen rendue, que je n'aie pas la
tentation d'y en démêler d'autres qui y sont pourtant. Les
yeux disent une chose, la bouche en dit une autre, et l'ensemble
de la physionomie une troisième.
Et puis, l'artiste n'a-t-il aucun droit h compter sur mon
imagination? Et lorsqu'on nous a prononcé le nom d'un homme
connu par ses bonnes ou ses mauvaises mœurs, ne lisons-nous
pas tout courant sur son visage l'histoire de sa vie?
118 RENSÉES DÉTACHÉES
Falconet, qui chicane Pline, aurait-il été plus indulgent pour
Gomazzo, qui dit d'une maquette du Christ enfant de Léonard
de Vinci, que « Nella si vide la simplicità e purità del Fanciullo
accompagnata da un certo che, che dimostra sapienza, intelletto
emaesta; e l'aria che pure è di Fanciullo tenero e pare haver
del vecchio savio, cosa veramente eccellente. »
Croyez-vous qu'il fût indifférent pour le Jupiter de Phidias
que le spectateur ignorât ou connut les beaux vers d'Homère :
« 11 consent du mouvement de ses noirs sourcils; sa divine
chevelure s'agite sur sa tète immortelle, et tout l'Olympe est
ébranlé1? » On voyait tout cela dans le Jupiter de Phidias.
La colère du Saint Michel du Guide est aussi noble, aussi
belle que la douleur du Laocoon.
*
Qu'est-ce que le Dieu du peintre? c'est le vieillard le plus
majestueux que nous puissions imaginer. Si le modèle nous en
est inconnu dans la nature, c'est vraiment Dieu.
Qui est-ce qui a vu Dieu? c'est Raphaël, c'est le Guide.
Qui est-ce qui a vu Moïse? c'est Michel -Ange.
Si vous en exceptez quelques-unes, presque toutes les
figures antiques ont la tète un peu surbaissée. C'est le caractère
de la réflexion ou de la qualité propre à l'homme; l'homme
est l'animal réfléchissant.
Je crois qu'il faut plus de temps pour apprendre à regarder
un tableau qu'à sentir un morceau de poésie. Peut-être en faut-il
davantage pour bien juger une gravure.
\. 'il, xaî xuavÉïQffiv èit * ôçpûffi veûae Kpovitov
WufMT.y.: Bi' âpa y-xl-v.: ÈTte^ffavxo cox/.to;
Xporcôî à-' àOavàTOto- piyav 5i' iX&iÇex 0/v;-.ov.
Homère, Iliad. liv. i, vers 528-530. (Bk.)
SUR LA PEINTURE. 119
DE LA GRACE, DE LA NEGLIGENCE,
ET DE LA SIMPLICITÉ.
La grâce n'appartient guère qu'aux natures délicates et
faibles. Omphale a de la grâce, Hercule n'en a pas. La rose,
l'œillet, le calice de la tulipe ont de la grâce; le vieux chêne,
dont la cime se perd dans la nue, n'en a point; sa branche ou
sa feuille en a peut-être.
L'enfant a de la grâce; il la conserve dans l'âge adulte; elle
s'affaiblit dans l'âge viril, elle se perd dans la vieillesse.
•
Il y a la grâce de la personne, et la grâce de l'action. Ce
Dupré, qui dansait avec tant de grâce, n'en avait plus en mar-
chant.
Tout ce qui est commun est simple; mais tout ce qui est
simple n'est pas commun. La simplicité est un des principaux
caractères de la beauté ; elle est essentielle au sublime.
*
Horace a dit : Je veux être concis, et je deviens obscur*. On
pourrait ajouter : Je veux être simple, et je deviens plat.
L'originalité n'exclut pas la simplicité.
Une composition est pauvre avec beaucoup de figures, et une
autre est riche avec quelques-unes.
*
Le peiné est l'opposé du facile ; le facile a cependant coûté
quelquefois bien de la peine.
.... Suclet multum, frustraque laboret
Ausus idem*.
1. ... Brevis esse laboro,
Obscurus fio.
Horat. Art. poet., v. 25-26. (B't.)
2. Jd ïbid, vers 248-249. (Bit.)
120 PENSÉES DÉTACHÉES
La nature n'est jamais peinée; son imitation l'est souvent.
Boileau compose, Horace écrit; Virgile compose, Homère
écrit.
Les raccourcis sont savants; ils sont rarement agréables.
Le négligé d'une composition ressemble au déshabillé du
matin d'une jolie femme; dans un instant, la toilette aura tout
gâté.
Il y a des grâces nonchalantes, et des nonchalances sans
grâce.
La nonchalance embellit une petite chose, et en gâte tou-
ours une grande.
*
Au temps chaud, les êtres animés sont dans la nonchalance.
C'est alors que la condition du moissonneur parait dure.
Les beaux paysages nous apprennent à connaître la nature,
comme un portraitiste habile nous apprend à connaître le visage
de notre ami.
Gicéron dit à l'orateur Marcus Brutus : Sed quœdam etiam
negligentia est diligens. Ce passage, commenté par un homme
de goût, serait un ouvrage plein de délicatesse. Ces négligences
ont lieu dans tous les beaux-arts ou tous les genres d'imitation.
« Et la nature, leur modèle, n'en a-t-elle point?
— Mais en quoi consistent-elles? »
Qu'est-ce qu'un poëte négligé? c'est celui qui sème de temps
en temps de la'prose lâche et molle à travers de beaux vers; il
est semi-jwctn. Cette prose lâche et molle ajoute de l'énergie à
la poésie qui la touche. C'est un valet dont l'habit mesquin
SUR LA PEINTURE. 121
relève le riche vêtement de son maître. Le maître marche
devant, son valet le suit.
J'ai vu de près le Styx, j'ai vu les Euménides ;
Déjà venaient frapper mes oreilles timides
Les affreux cris du chien de l'empire des morts.
Chadlieu, Épître à La Fare.
Pourquoi la nature n'est-elle jamais négligée? C'est que,
quel que soit l'objet qu'elle présente à nos yeux, à quelque
distance qu'il soit placé, sous quelque aspect qu'il soit aperçu,
il est comme il doit être, le résultat des causes dont il a éprouvé
les actions.
DU NAÏF ET DE LA FLATTERIE.
Pour dire ce que je sens, il faut que je fasse un mot, ou du
moins que j'étende l'acception d'un mot déjà fait; c'est naïf.
Outre la simplicité qu'il exprimait, il y faut joindre l'innocence,
la vérité et l'originalité d'une enfance heureuse qui n'a point été
contrainte ; et alors le naïf sera essentiel à toute production des
beaux-arts ; le naïf se discernera dans tous les points d'une toile
de Raphaël; le naïf sera tout voisin du sublime; le naïf se
retrouvera dans tout ce qui sera très-beau ; dans une attitude,
dans un mouvement, dans une draperie, dans une expression.
C'est la chose, mais la chose pure, sans la moindre altération.
L'art n'y est plus.
Tout ce qui est vrai n'est pas naïf, mais tout ce qui est naïf
est vrai, mais d'une vérité piquante, originale et rare. Presque
toutes les figures du Poussin sont naïves, c'est-à-dire parfaite-
ment et purement ce qu'elles doivent être. Presque tous les
vieillards de Raphaël, ses femmes, ses enfants, ses anges, sont
naïfs, c'est-à-dire qu'ils ont une certaine originalité de nature,
une grâce avec laquelle ils sont nés, que l'institution ne leur a
point donnée.
*
La manière est dans les beaux-arts ce que l'hypocrisie est
dans les mœurs. Boucher est le plus grand hypocrite que je con-
122 PENSEES DÉTACHÉES
naisse; il n'y a pas une de ses figures à laquelle on ne pût
dire : « Tu veux être vraie, mais tu ne Tes pas. » La naïveté est
de tous les états : on est naïvement héros, naïvemenl scélérat,
naïvement dévot, naïvement beau, naïvement orateur, naïve-
ment philosophe. Sans naïveté, point de vraie beauté. On est un
arbre, une fleur, une piaule, un animal naïvement. Je dirais
presque que de l'eau est naïvement de l'eau, sans quoi elle
visera à l'acier poli ou au cristal. La naïveté est une grande
ressemblance de l'imitation avec la chose, accompagnée d'une
grande facilité de faire : c'est de l'eau prise dans le ruisseau, et
jetée sur la toile.
J'ai dit trop de mal de Boucher; je me rétracte. Il me
semble avoir vu de lui des enfants bien naïvement enfants.
Le naïf, selon mon sens, est dans les passions violentes
comme dans les passions tranquilles, dans l'action comme dans
le repos. 11 tient à presque rien; souvent l'artiste en est tout
près; mais il n'y est pas.
Ce qui sauve du dédain les Teniers et presque toutes les
compositions des écoles hollandaise et flamande, outre la magie
de l'art, c'est que les ligures ignobles en sont bien naïvement
ignobles.
C'est à Dusseldorf ou à Dresde que j'ai vu un Saut/lia- de
Snyders. 11 est en fureur; le sang et la lumière se mêlent dans
ses yeux, son poil est hérisse, l'écume tombe de sa gueule; je
n'ai jamais vu une plus effrayante et plus vraie imitation. Le
peintre n'aurait jamais fait que cet animal, qu'il serait compté
parmi les savants artistes.
En quelque genre que ce soit, il faut encore mieux être
extravagant que froid.
J'ai vu à Dusseldorf le Saltimbanque de Gérard Dow. C'est
un tableau qu'il faut voir, et dont il est impossible de parler.
Ce n'est point une imitation, c'est la chose, mais avec une
SUR LA PEINTURE. 123
vérité dont on n'a pas d'idée, avec un goût infini. Il y a clans
ses figures des traits si fins, qu'on les chercherait inutilement
dans un genre plus élevé. Je n'ai jamais vu la vie plus fortement
rendue.
II n'est pas étonnant que presque tous les tableaux hollan-
dais et flamands soient petits; ils ont été faits pour leurs
demeures.
Est-ce que la distribution intérieure de nos appartements
n'a pas fait tomber de nos jours la grande peinture? La sculp-
ture se soutient, parce que son ciseau ne coupe guère le marbre
que pour des temples et des palais.
Les corrections qu'un maître fait à ses premières idées, les
Italiens les appellent pentimenli, expression qui me plaît.
Les pentimenli de Rembrandt ont enflé son œuvre de plu-
sieurs volumes in-folio.
*
Je voudrais bien que l'on m'expliquât pourquoi les revers
des plus belles médailles anciennes sont presque tous négligés.
Serait-ce une flatterie? A-t-on voulu que rien ne luttât contre
l'image du prince?
Il y a aussi la flatterie de la peinture ; elle séduit au premier
coup d'œil; mais on s'en dégoûte bientôt.
J'ai parlé de la flatterie relativement au faire. Il y en a une
autre relative au moral ; l'allégorie est sa ressource. On fait une
allégorie à la louange de celui dont on n'a rien à dire de
précis. C'est une espèce de mensonge, que son obscurité sauve
du mépris.
Il est bien singulier que tous nos petits littérateurs répètent
tous les jours le seul hémistiche d'Horace qu'ils sachent :
124 PENSÉES DÉTACHÉES
Ut pictura, poesis erit...
lion vr. de Art. Poet., vers. 289.
qu'ils admirent tous les jours le drame en peinture, et qu'ils le
chassent de la scène.
0 imitatores, servum pecus.
Hoiut. Epistol. )il>. I, Epist. \i\, vers. 19.
Celui qui passa du tragique au comique fit bien une autre
enjambée.
Il est du galimatias en peinture ainsi qu'en poésie. Voyez le
Tombeau du maréchal d' Harcourt à .Notre-Dame '.
Vénus avec la tortue, c'est Vénus sédentaire ot chaste; avec
le dauphin ou les colombes, c'est Vénus libertine.
Il y a plusieurs tableaux de Lairesse, précieux par leur
beauté, mais si obscurs, que personne n'a pu encore en expli-
quer le sujet.
DE LA BEAUTÉ.
Au moment où l'artiste pense à l'argent, il perd le sen li-
mon t du beau.
Tout ce que l'on a dit des lignes elliptiques, circulaires, ser-
pentines, ondoyantes,, est absurde. Chaque partie a sa ligne de
beauté, et celle de l'œil n'est point celle du genou.
Et quand la ligne ondoyante serait la ligne de beauté du
corps humain, entre mille lignes qui ondoient, laquelle faut-il
préférer?
On dit : « Que votre contour soit franc»; on ajoute : « Soyez
vaporeux dans vos contours. » Cela se contredit-il? Non; mais
cela ne se concilie que sur le tableau.
1. Ouvrage de Pigalle qui représente en action un rêve prophétique de la
duchesse d'Harcourt. Seulement, c'est du galimatias en sculpture.
SUR LA PEINTURE. 123
Les Italiens désignent ce vaporeux par l'expression sfumato;
et il m'a semblé que par le sfumalo l'œil tournait autour de la
partie dessinée, et que l'art indiquait ce qu'on est obligé de
cacher, mais si fortement, que, sans voir, on croyait voir au delà
du contour. Si je me trompe dans la définition d'une chose de
pratique, j'espère que les artistes se rappelleront que je suis
littérateur et non peintre. J'ai dit ce que j'ai vu: que, là, les
contours me semblaient noyés dans une vapeur légère.
*
Deux phénomènes bien voisins : c'est que la peinture cherche
à montrer les objets sous un aspect un peu poudreux, et que
les eaux-fortes nous plaisent souvent plus que les morceaux
exécutés d'un burin ferme. Cela est vrai, surtout des paysages.
Rien n'est plus piquant qu'un beau visage sous une gaze légère.
*
Supposez-vous devant une sphère. L'endroit où vous cessez
de voir est vague, indécis ; ce n'est point une ligne tranchée,
nette, que celle de la vision. Cette limite varie selon la forme
du corps; elle a plus d'étendue au bras rond d'une femme
qu'au bras nerveux et musclé d'un porte-faix. Le contour ici en
est plus ressenti ; là, plus fuyant. Je m'amuse à employer les
termes de l'art, du moins comme je les entends.
*
La beauté n'a qu'une forme.
*
Le beau n'est que le vrai, relevé par des circonstances pos-
sibles, mais rares et merveilleuses. S'il y a des dieux, il y a
des diables: et pourquoi ne s'opérerait-il pas des miracles par
l'entremise des uns et des autres !
Le bon n'est que l'utile, relevé par des circonstances possi-
bles et merveilleuses.
C'est le plus ou moins de possibilité qui fait la vraisem-
blance. Ce sont les circonstances communes qui font la possi-
bilité.
126 PENSEES DETACHEES
*
L'art est de mêler des circonstances communes dans les
choses les plus merveilleuses, et des circonstances merveil-
leuses dans les sujets les plus communs.
Ici les termes merveilleux et extraordinaire sont syno-
nymes. Ainsi, il y a le merveilleux qui lait rire ou pleurer; son
caractère est de produire l'étonnement ou la surprise.
Causez quelquefois avec l'érudit; mais consultez l'homme
délicat et sensible.
DES FORMES BIZARRES.
Quand je sais que presque tous les peuples de la terre ont
passé par l'esclavage, pourquoi serais-je rebuté des Cariatides?
Mon semblable me choque moins, la tête courbée sous le poids
d'un entablement, que baisant la poussière sous les pas d'un
tyran.
Je ne suis blessé ni des colonnes accouplées qui fortifient en
moi l'idée de sécurité, ni des colonnes cannelées qui renflent ou
qui allègent à la volonté de l'artiste et selon le choix de la can-
nelure.
*
Pour les gaines, je vous les abandonnerais volontiers, s'il
ne m'était arrivé cent fois de n'apercevoir que la moitié d'une
ligure. Ce sont des ornements d'assez bon goût, dans un bos-
quet touffu, qui n'en laisse apercevoir que la partie supérieure.
DU COSTUME.
Lorsque le vêtement d'un peuple est mesquin, l'art doit
laisser là le costume. Que voulez-vous que fasse un statuaire
de vos vestes, de vos culottes et de vos rangées de boutons?
SUR LA PEINTURE. 127
*
N'est-ce pas encore une belle chose à imiter qu'une per-
ruque de palais ou de faculté?
Il est une Vénus dont M. Larcher1, ni, je crois, l'abbé de
Lachau2 n'ont parlé; c'est Vénus mammosa, la Vénus aux
grosses mamelles, la seule à laquelle les écoles flamande et hol-
landaise ont sacrifié.
*
Les Grâces compagnes de Vénus Uranie sont vêtues ; les
Grâces compagnes de Vénus déesse de la volupté sont nues.
*
Vêtement de trois sortes de femmes romaines : La slola
blanche pour les femmes distinguées, la slola noire pour les
affranchies, et la robe bigarrée pour les femmes du commun. Je
ne ferai jamais un grand reproche à l'artiste d'ignorer ou de
négliger ces distinctions gênantes.
DIFFÉRENTS CARACTÈRES DES PEINTRES.
Kniphergen 3, Van Goyen, paysagistes, et Percellis, peintre
de marine, gagèrent à qui ferait le mieux un tableau dans la
journée, au jugement de leurs amis présents à cette espèce de
lutte.
Kniphergen place la toile sur le chevalet, et semble prendre
sur sa palette des deux, des lointains, des rochers, des ruis-
seaux, des arbres tout faits.
Van Goyen jette sur la sienne du clair, du brun, et forme
un chaos d'où l'où voit sortir avec une célérité incroyable
une rivière, un rivage, remplis de bestiaux et de différentes
ligures.
'o'
1. Larcher (Pierre-Henri), traducteur d'Hérodote, né en 1720 et mort le
22 décembre 1812, composa, pendant une grave maladie, un Mémoire sur Vénus,
qu'il envoya en 1775 au concours de l'Académie des Belles-Lettres, qui le cou-
ronna. (Br.)
2. Lachau (l'abbé Géraud de), a publié à Paris en 1776 une Dissertation sur
les attributs de Vénus. (Br.)
3. François Van Knibberch ou Knibbergen (école flamande du xvu' siècle).
128 PENSEES DETACHEES
Cependant Percellis demeurait immobile et pensif, mais l'on
ut bientôt que le temps de la méditation n'avait pas été perdu.
Il exécuta une marine qui enleva les suffrages. Ses rivaux
n'avaient pensé qu'en faisant ; Percellis avait pensé avant que de
faire. J'ai lu ce trait dans Hagedorn.
Et je suis sur que nos artistes diront que ces trois peintres
firent trois mauvais tableaux. Cependant Cicéron fit, ex abrupto,
une très-belle oraison, ce qui est bien aussi surprenant que
l'exécution d'un tableau.
Voici le jugement de Vernet sur lui-même : « J'ai, dans
mon genre, un artiste qui m'est supérieur dans chaque partie;
mais je suis le second dans toutes. »
*
Chaque peintre a son genre. Un amateur demandait un lion
à un peintre de fleurs, a Volontiers, lui dit l'artiste, mais
comptez sur un lion qui ressemblera à une rose comme deux
gouttes d'eau. >>
Chaque graveur a son peintre; ne le tirez pas de là, ou
comptez sur un Rembrandt qui ressemblera à un Titien comme
deux gouttes d'eau.
Cependant Wille est Rigaud avec Rigaud, Netscher avec
Vtscher. Mais y a-t-il beaucoup d'artistes qui, tels que Cochin,
aient saisi les règles générales de tous les genres de peinture,
et qui ne se soient égarés dans aucune école?
Quoiqu'il n'y ait qu'une nature, et qu'il ne puisse y avoir
qu'une bonne manière de l'imiter, celle qui la rend avec le plus
de force et de vérité, cependant on laisse à chaque artiste son
faire; on n'est intraitable que sur le dessin. — 11 n'y a qu'une
bonne manière de l'imiter. Est-ce que chaque écrivain n'a
pas son style? — D'accord. — Est-ce <pie ce style n'est pas une
imitation? — J'en conviens; mais celle imitation, où en est le
modèle? dans l'âme, dans l'esprit, dans l'imagination plus ou
moins vive, dans le cœur plus ou moins chaud de l'auteur. 11 ne
faut donc pas confondre un modèle intérieur avec un modèle
SUR LA PEINTURE. 129
extérieur. — Mais n'arrive-t-il pas aussi quelquefois que le litté-
rateur ait à peindre un site de nature, une bataille; alors son
modèle n'est-il pas extérieur? — Il l'est; mais son expression
n'est pas physiquement de la couleur; ce n'est ni du bleu, ni
du vert, ni du gris, ni du jaune; sans quoi l'expression ne
serait aucunement à son choix; sans quoi, si la richesse de la
langue s'y prêtait, et qu'elle possédât huit cent dix-neuf mots
correspondant aux huit cent dix-neuf teintes de la palette, il
faudrait qu'il employât le seul qui rendrait précisément la teinte
de l'objet, sous peine d'être faux. Le peintre est précis; le dis-
cours qui peint est toujours vague. Je ne puis rien ajouter à
l'imitation de l'artiste ; mon œil ne peut y voir que ce qui y est ;
mais dans le tableau du littérateur, quelque fini qu'il puisse
être, tout est à faire pour l'artiste qui se proposerait de le trans-
porter de son discours sur la toile. Quelque vrai que soit
Homère dans une de ses descriptions, quelque circonstancié que
soit Ovide dans une de ses métamorphoses, ni l'un ni l'autre ne
fournit à l'artiste un seul coup de pinceau, une seule teinte,
même lorsqu'il spécifie la couleur. Le peintre n'est-il pas bien
avancé du côté du faire, lorsqu'il a lu dans Ovide que les che-
veux d'Atalante, noirs comme l'ébène, flottaient sur ses épaules
blanches comme l'ivoire1 ? Le poète commande au peintre, mais
l'ordre qu'il lui donne ne peut être exécuté que par l'expé-
rience, l'étude de longues années et le génie. Le poète a dit :
Quos ego!... sed motos praestat componere fluctus;
Virgil. Mntid. lib. I, vers. 135.
et voilà son tableau fait. Reste à faire celui de Rubens.
Il est des tableaux dont la première ébauche est faite d'un
pinceau si chaud, qu'ils ne supportent pas plus l'analyse que
certains morceaux lyriques.
!• Tergaque jactantur crines per eburnea, quœque
Poplitibus suberant picta genualia limbo ;
Inque puellari corpus candore ruborem
Texerat.
Ovid. Metam., vers 592 et seq. (Br.)
xii. 9
130 PENSEES DETACHEES
Le portrait est si difficile, que Pigalle m'a dit n'en avoir
jamais fait aucun sans être tenté d'y renoncer. En effet, c'est
sur le visage que réside spécialement la vie, le caractère et la
physionomie.
Faire le portrait à la lampe, on sent mieux les éminences et
les méplats. L'ombre est plus forte aux méplats; la lumière plus
vive aux éminences.
*
C'est l'exécution des détails qui apprend si les masses sont
ou ne sont pas justes. Si les masses sont trop grandes, il y a
trop d'espace pour les détails; si elles sont trop petites, l'es-
pace manque aux détails.
*
Un peintre se connaît-il en sculpture? Un sculpteur se
connaît-il en peinture? Sans doute; mais le peintre ignore ce
qui reste à faire au sculpteur, et le sculpteur ce qui reste à faire
au peintre. Ils sont mauvais juges du point qu'on atteint dans
l'art et de l'espérance qu'on peut concevoir de l'artiste.
DEFINITIONS.
ACCIDENT.
Le mot d'accident ne se dit guère que de la lumière. On
l'emploie pour faire valoir un objet, une partie d'objet. L'acci-
dent a sa raison dans le tableau; sinon, il est faux.
ACCESSOIRES.
C'est un grand art de savoir négliger les accessoires. La
nécessité de ces négligences montre l'indigence de l'art. La
nature est quelquefois ingrate, jamais négligée.
Les accessoires trop soignés rompent la subordination.
Dans toutes les médailles antiques les revers sont négligés.
SUR LA PEINTURE. 131
*
11 est plus permis de négliger les accessoires clans les grandes
compositions que dans les petites.
Le Poussin rapportait des campagnes voisines du Tibre
des cailloux, de la mousse, des fleurs, etc., et il disait : « Cela
trouvera sa place. »
ACCORD.
L'accord d'un tableau se dit de la lumière et des couleurs.
OMISSIONS.
DU GOUT.
Presque aucun des arts de luxe qui puisse atteindre à quelque
degré de perfection sans la pratique et des écoles publiques de
dessin. Il n'en faut pas une, il en faut un grand nombre. Une
nation où l'on apprendrait à dessiner comme on apprend à
écrire l'emporterait bientôt sur les autres dans tous les arts
de goût.
Quel nom donner à un inventeur? le nom d'homme de
génie. Quel nom reste-t-il pour ceux qui portent les inventions
grossières à ce point de perfection qui nous étonne? Le même.
C'est ainsi que l'écho des siècles va répétant successivement
l'épithète sublime, qui ne convient peut-être pas même au der-
nier instant.
Minerve, d'âge en âge, jette sa flûte; et il est toujours un
Marsyas qui la ramasse. Le premier de ce nom fut écorché.
DE LA COMPOSITION.
Mylius, jeune peintre, tenait l'école de Gérard Dow dans sa
vieillesse. Il enseignait pour le vieillard, et lui donnait le prix
des leçons. Pendant la dernière guerre, il était allé porter des
médicaments au père d'un de ses amis. Le père était malade
13o PENSÉES DÉTACHÉES
aux environs de Leipsick. Le fils l'était à Leipsick. Mylius fut
pris par les Prussiens comme espion, et jeté clans un cachot, au
sortir duquel il mourut.
Quelle multitude de beaux sujets fourniraient à la peinture
les atrocités des Prussiens en Saxe, en Pologne, partout ou ils
se sont rendus maîtres !
*
Il est difficile de concilier dans une figure de femme la grâce
avec la grandeur de la taille, et avec la force dans l'homme.
*
N'excéder jamais sans nécessité la grandeur de huit têtes.
*
Les attachements solides des membres sont de l'âge viril ;
les attachements las et lâches sont de la vieillesse. On ne les
voit point dans les enfants.
•
Ki trop de fougue, ni trop de timidité. La fougue strapasse,
la timidité tâtonne. La connaissance préliminaire de ce qu'on
tente donne de la hardiesse et de la facilité.
*
Toutes les parties du corps ont leur expression. Je recom-
mande aux artistes celle des mains. L'expression, comme le
sang et les fibres nerveuses, serpente et se manifeste dans toute
une figure.
Il faut copier d'après Michel-Ange, et corriger son dessin
d'après Raphaël.
Que la tête soit tournée vers l'épaule la plus haute, me
parait un principe de mécanique. Je n'en excepte que l'homme
moribond. L'artiste peut, à sa fantaisie, jeter sa tête en avant,
en arrière, du côté qui lui conviendra le mieux.
*
Je me trompe : je crois qu'il faut en excepter l'homme occupé
à certaines fonctions. Je ne sais si le Flûteur des Tuileries n'a
SUR LA PEINTURE. 133
pas la tête penchée sur l'épaule la plus basse1. Je vérifierai
ce fait.
*
Qu'une femme soit poursuivie par un ravisseur, et qu'elle
ait son bras droit élevé et porté en avant, certainement l'épaule
de ce côté sera plus haute que de l'autre; et c'est précisément
par cette raison que, si la crainte lui fait tourner la tête pour
voir si l'homme qui la poursuit est proche d'elle ou en est éloi-
gné, elle regardera par-dessus son épaule gauche.
Un artiste qui aura la théorie des muscles sera plus sûr,
dans l'action d'un muscle, de bien rendre le mouvement de son
antagoniste.
1. 11 en est en effet ainsi dans cette statue qui est de Goysevox. Elle n'est
plus dans le jardin des Tuileries, mais dans les salles de la sculpture moderne
au Louvre, depuis 1870.
BEAUX-ARTS
DEUXIÈME PARTIE
(musique )
NOTICE PRELIMINAIRE
On a beaucoup disputé, au xvme siècle, sur la musique. A deux
reprises, le combat a été vif et le nombre des combattants considérable.
En 1753, à la venue d'une troupe de chanteurs d'Italie, commença la
Querelle des Bouffons, et l'on discuta passionnément à laquelle des deux
musiques, la française ou l'italienne, appartenait la supériorité. En 177Zi,
à la venue de Gluck à Paris , on recommença en mettant en parallèle
l'Allemand Gluck et l'Italien Piccini. Ces querelles, la première surtout,
ont laissé une trace assez brillante, non-seulement dans l'histoire de la
musique, mais aussi dans l'histoire de la société de cotte époque. Bien
des écrivains sont revenus, de notre temps, sur tous les détails de la lutte
et ont cru être en droit de juger, à un siècle de distance, la valeur des
arguments employés alors et le mérite des hommes qui les employaient.
C'est un procédé trop usité par la critique, procédé qui ne donnerait
de bons résultats que s'il était démontré, sans crainte de contradic-
tion, que le temps où l'on vit et où l'on écrit est supérieur au temps
dont on parle. Or il en est fort rarement ainsi, et le plus souvent ce
qu'on croit le fait définitif n'est qu'une phase de la mode.
C'est surtout à propos de musique qu'on ne saura jamais ce qui est
beau de toute beauté, et ce qui n'est beau que par comparaison et dans
un moment donné. Est-ce que nous n'en sommes pas, aujourd'hui
encore, à nous demander qui doit prétendre à nous charmer le plus,
de Rossini ou de Wagner? de la musique du passé ou de celle de
l'avenir? Ne vaut-il pas mieux juger la querelle d'après des sensations
que d'après des théories, et convenir, une fois pour toutes, que le
plaisir que la musique procure est surtout une affaire d'habitude et
d'éducation, et que ses effets dépendent de nous bien plus que d'elle?
C'est parce que les partisans de la musique italienne, les hommes
du Coin de la Reine, jugeaient d'après ce principe, qu'ils ont été si sou-
vent accusés de parler de la musique sans la connaître, et, parfois
même, de manquer de patriotisme.
138 NOTICE PRÉLIMINAIRE.
Nmis n'avons pas l'intention de pousser bien loin l'examen de cette
question : il nous suffira de dire que les coryphées du Coin de la Reine
étaient Grimm, Diderot, d'Alembert, d'Holbach et Rousseau, et que tous
ont donné des preuves d'une éducation musicale qu'il serait souhai-
table de rencontrer chez tous les critiques de nos jours. Le Devin du
village n'est peut-être pas de la très-grande musique, mais encore
fallait-il que l'auteur eût de suffisantes notions de l'art pour réussir à
intéresser le public. Voilà donc déjà Rousseau déchargé de l'accusation
portée contre tous ses amis, en bloc, à moins qu'on ne prouve qu'il n'était
pas l'auteur de son opéra. Pour d'Alembert, on doit aussi le rayer de
cette liste de juges incompétents. M. Adolphe Jullien [La Musique el
les Philosophes au xvme siècle) dit que « sans avoir composé le Devin
du village, d'Alembert avait en théorie et en science musicale des con-
naissances autrement solides que l'auteur iïÉmile ». Et il en donne des
preuves.
Nous ne les reproduirons pas ici; mais nous ne voulons pas laisser
passer sans quelque protestation cette autre phrase du même écrivain
spécialiste : « En dehors de Rousseau et de d'Alembert, tous leurs amis
ou ennemis — en matière musicale s'entend — n'avaient pour se pro-
noncer sur des questions si complexes que leur goût propre, qui était
souvent assez médiocre et toujours très-mobile. » Nous demandons si,
quand il s'agit de cinq hommes qui se voient tous les jours, comme
le faisaient alors ceux que nous avons nommés plus haut, les opi-
nions de deux d'entre eux étant données comme valables etraisonnées,
celles des trois autres peuvent être considérées comme sans valeur,
alors que l'opinion du groupe est une1? Nous demanderons ensuite
si l'on est bien sûr, pour Diderot nommément, d'avoir son opinion
et, par suite, la preuve de son incompétence quand on se borne à
chercher son dernier mot dans le Neveu de Rameau?
Le Xeveude Rameau est un chef-d'œuvre, mais c'est comme satire
de mœurs et comme peinture de caractères. Vouloir ne le considérer
qu'au point de vue des doctrines musicales qui y sont exposées par les
deux interlocuteurs, c'est en réduire un peu trop la portée. La musique
n'est là que ce que Diderot demande aux peintres et cherche dans les
tableaux un peu compliqués : la ligne qui mène d'un groupe à l'autre,
les relie et produit l'unité du tout. Et, d'ailleurs, pourquoi reconnaître
l'opinion de Diderot dans ce que dit Rameau le neveu plutôt que dans
ce qu'il dit lui-même ?
1. Dans ses Confessions, IIe partie, livre VIII, Rousseau dit des deux Coins : « L'un (celui
du Roi), plus puissant, plus nombreux, composé des grands, des riches et des femmes, soute-
nait la musique française : l'autre, plus vif, plus fier, plus enthousiaste, était composé des vrais
connaisseurs, des gens à talents, des hommes de génie. » Il parle pour lui, sans doute, mais
un peu aussi pour les autres, ses amis.
NOTICE PRÉLIMINAIRE. 139
11 nous semble que Diderot reste beaucoup en deçà de son interlo-
cuteur dans son enthousiasme pour la musique italienne, et dans le
dénigrement de l'oncle Rameau. Quand, dans la Religieuse, il fait chan-
ter à l'héroïne des morceaux expressifs en rapport avec la situation de
son âme, ce sont des morceaux de Rameau. Campra et Lulli ne sont
jamais cités par lui avec des épithètes méprisantes. Il a loué Duni, peut-
être trop, mais il y avait entre eux une liaison d'amitié qui excuse un
peu ce sentiment d'admiration que nous ne comprenons plus guère
aujourd'hui, tant la musique, comme l'éloquence, est difficile à juger à
distance. Mais ce qui nous paraît dominer dans l'ensemble des travaux de
Diderot sur la musique, c'est un éclectisme qui pouvait déplaire à
Grimm, plus cassant, plus décidé, mais qui nous plaît à nous, parce que
nous y trouvons la preuve que, n'ayant point traité ces sujets en pam-
phlétaire, il ne les a pas non plus traités en ignorant.
Tout ce qui va suivre est pour la première fois réuni aux Œuvres de
Diderot, et nous comprenons qu'on n'ait pas pensé à s'y reporter quand il
s'est agi de prononcer sur sa compétence musicale. Maison aurait pu se
rappeler que ses premiers Mémoires sur les Mathématiques étaient con-
sacrés en partie à des questions d'acoustique, et que, par suite, il pouvait
être considéré comme sachant de la musique mathématique ce qu'en
savait son ami d'Alembert. C'est déjà un assez bon fonds. Rameau n'est
pas là trop maltraité. Quand vint la querelle des Rouffons et qu'il dut,
poussé par Grimm, y prendre part, le voyons-nous aller aux extrêmes?
Non, il prend le rôle de conciliateur, rôle qui était si peu dans son
tempérament qu'il faut lui en tenir grand compte, et qu'on pourrait
peut-être même le lui reprocher; car la lutte entre les deux musiques
n'a pas nui, tant s'en faut, aux progrès de la musique française.
Mais il est évident pour nous qu'alors il hésitait à prendre parti, et
quand nous lui verrons écrire en 1771 : « J'ai étudié la composition sous
le grand Rameau, sous Philidor, sous Rlafnville, et ces habiles maîtres
ne m'ont rien appris1, » nous comprendrons mieux la réserve avec la-
quelle il traita d'abord ces questions et la sorte de neutralité qu'il
affecta.
Pendant la durée de la querelle des Rouffons, Diderot a écrit au
moins trois brochures, ce qui ne veut pas dire qu'il n'ait pas participé à
d'autres, lancées par ses amis Grimm et d'Holbach, mais bien qu'il en
est trois qui sont certainement de lui.
Ce sont, dans l'ordre chronologique :
Arrêt rendu à l'amphithéâtre de l'Opéra, etc., 16 pages in-8°, 5. I.
n. d., et sans nom d'imprimeur.
1. V. un article sur les Leçons de clavecin, de Bemetzrieder, à la fin de cet ouvrage et de
ce volume.
140 NOTICE PRÉLIMINAIRE.
Au Petit Prophète de Doehmischbroda, etc., 13 pages in-8°, 5. v.d. I.
ni d'impr., daté in fine, 21 février 1753 ;
Les Trois Chapitres, etc., 36 pages in-8°, 5. I. s. d., et sans nom
d'imprimeur.
Nous établissons cet ordre sur ce que, dans le premier de ces opus-
cules, l'opéra de Titon et V Aurore est cité comme une nouveauté dont
le librettiste était encore mal connu, ce qui nous reporte aux premiers
jours de février, et sur ce que le troisième étant un compte rendu du
Devin du village, il doit être reporté aux premiers jours de mars, l'ou-
vrage de Rousseau n'ayant été joué que le 1er mars 1753, en plein car-
naval.
La seconde et la troisième de ces pièces sont bien de Diderot. Elles
existent dans la collection de ses manuscrits à l'Ermitage, et M. Tasche-
reau a déjà reproduit les Trois Chapitres dans la Revue rétrospective ,
t. VI. Il pouvait rester quelque hésitation ausujetde la première, attri-
buée généralement jusqu'ici au baron d'Holbach; mais une découverte
récente de M. A. P.-Malassis a résolu définitivement la question.
Dans une brochure qu'il a publiée récemment1, M. Malassis a raconté
la bonne fortune — ces bonnes fortunes n'arrivent pas à tous ceux
qui les cherchent, mais seulement à ceux qui les méritent — qui l'a
mis en possession d'un recueil formé par Rousseau, pour sa biblio-
thèque, des brochures de ses amis d'alors et de lui-même sur la
querelle des Bouffons. Or, les trois pièces mentionnées ci-dessus se
trouvent dans ce recueil, et à chacune d'elles Rousseau a ajouté, de sa
main, au titre: Par M.Diderot. Il est impossible de ne pas tenircompte
du témoignage, absolument désintéressé, d'un homme qui ne soupçon-
nait pas encore, en 1753, qu'il allait, quelques années plus tard, changer
et d'opinions (même d'opinions musicales) et d'amis.
L'attribution au baron d'Holbachest de Barbier, c'est-à-dire qu'elle n'a
paru que plus d'un demi-siècle après la publication de la brochure. Pour
toutcequi concernait les faits et gestes de la société d'Holbach, Barbier
était bien informé, et, à défaut de l'affirmation de Rousseau, la sienne
aurait une valeur exceptionnelle. C'est en effet de Naigeon que Barbier
tenait ses renseignements; mais, en 1753, iNaigeon, né en 1738, était
trop jeune. Il n'a pu voir les choses de près que beaucoup plus tard, et
celle-ci étant dans les infiniment petites, il a pu négliger de s'en expli-
quer avec Diderot ou d'Holbach, et, à l'inspection seule de la pièce,
déclarer qu'elle n'était pas du premier.
On n'y reconnaîtra pas, en effet, la marque que Diderot met d'habi-
tude à tout ce qu'il touche. On n'y trouvera cependant rien non plus
1. La querelle des Bouffons, Paris, Baur ; in-8° de 21 p., tiré à 100 exempt.
NOTICE PRÉLIMINAIRE. 1Z,1
qui empêche de croire qu'il ait participé à cette facétie en style de
procureur. Nous pencherions à croire que YÀrrêl rendu s'est fait en
soupant, après l'Opéra, et que Grimm et d'Holbach, les plus intéressés
à se défendre, comme Allemands , persiflés pour leur prétention
d'avoir retrouvé le bon goût qui s'était perdu un soir sur la place
du Palais-Royal, ont appelé à la rescousse les géomètres Diderot et
d'Alembert, déclarés incompétents en musique pour cause de compé-
tence en mathématiques, et que de cette coalition est sorti le plan d'un
opuscule sans prétention que personne n'aurait voulu signer, quand
même c'eût été la mode, à ce moment, de signer ces choses-là; que
Diderot, ainsi qu'il l'a fait tant d'autres fois, l'a rédigé précipitamment
comme secrétaire plutôt que comme auteur, l'a porté à l'imprimerie
et lancé dans le public sans plus s'en inquiéter jamais.
Au moment où parut cet Arrêt, une autre brochure : Déclaration
du publie au sujet des contestations qui se sont élevées sur la musique,
le jugeait ainsi :
« L'auteur nous a caché son nom, mais nous avons reconnu :
« 1° Au dispositif de son Arrêt, que c'est au moins un clerc de pro-
cureur ;
« 2° A l'article IX, qu'il est très-savant dans la grammaire ;
« 3° Aux termes offensants avec lesquels il repousse les politesses du
second écrivain (l'auteur de la Lettre du Coin du Roi), qu'il n'a jamais
été à cet amphithéâtre dont il veut être l'organe;
« Zi° A certains tours de critique surannés, qu'il a de cet esprit que
tout le monde sait par cœur;
« 5° Aux phrases qui terminent les articles de son Arrêt, qu'il aurait
bien envie de faire des épigrammes.
« Nous n'avons pas eu la force de pousser plus loin cet examen;
mais ayant voulu recueillir ce qu'il y a d'amusant ou de solide dans, cet
écrit, nous n'y avons rien trouvé. »
On nous dispensera d'entrer plus avant dans cette histoire de la que-
relle des deux musiques et dans l'examen de la valeur des opinions des
membres du Coin de la Reine ; nous ne rappellerons même pas l'aveu de
Grétry (v. t. V, p. Z|59, note), qui prouve au moins que Diderot était
parfois bon à consulter; mais avant déterminer, nous croyons devoir
placer ici une inscription-épigramme rappelée ainsi dans la Correspon-
dance de Grimm, 15 août 1 753 :
« Inscription pour la nouvelle toile qu'on suppose quon doit faire
au théâtre de l'Opéra :
HIC MARSYAS APOLLINEM
H2 NOTICE PRÉLIMINAIRE.
« Cette inscription est de M. Diderot. On l'a mise depuis en ces
vers :
« O Pergolèse inimitable,
Quand notre orchestre impitoyable,
T'immole sous son violon,
Je crois qu'au rebours do la fable,
Marsyas écorche Apollon. »
Rousseau, dans sa Lettre d'un Symphoniste de l'Académie royale de
musique à ses camarades de V orchestre, a rapporté ces mêmes vers
comme ayant été trouvés par ledit symphoniste dans la poche d'un
« faux frère ». 11 n'y a qu'une variante au troisième vers, que Rousseau
écrit :
Te fait crier sous son lourd violon.
C'est par cette épigramme que Diderot a clos , pour sa part, le
débat entre les deux Coins.
ARRET RENDU
A L'AMPHITHÉÂTRE DE L'OPÉRA
SLR
LA PLAINTE DU MILIEU DU PARTERRE
INTERVENANT
DANS LA QUERELLE DES DEUX COINS
ri r n
1 bo
Nous commissaires nommés et constitués juges du diflé-
reud qui s'est élevé entre le Coin du côlê du roi et le Coin du
côté de la reine: ouï la plainte du Milieu du parterre; ouï
l'avocat du Coin du roi; le reconnaissant et l'admettant pour
tel, malgré son extrême jeunesse et l'immaturité de jugement
dont son plaidoyer fait foi ; le Coin du côté de la reine ne com-
paraissant ni en personne, ni par procuration, et partant jugé
par contumace; après avoir mûrement réfléchi, examiné, pon-
déré et repondéré le pour et le contre de cette affaire impor-
tante; avons rendu et prononcé, rendons et prononçons du
tribunal sublime, où nous sommes assis, le présent arrêt défi-
nitif entre les deux Coins ; avons enjoint et ordonné, enjoignons
et ordonnons que cet arrêt soit publié et affiché aux portes de
l'Opéra, et en outre distribué et vendu par le portier qui a dis-
tribué et vendu la Réponse du Coin du roi; à raison de trois
sols le rôle, monnaie courante; le tout au profit dudit portier,
les frais de l'impression prélevés.
I.
Le Coin du côté de la reine n'ayant ni parlé, ni comparu, et
Nous ayant instruit la contumace, demandons d'abord au jeune
avocat pourquoi il a nommé son plaidoyer Une Réponse du
ihk ARRET RENDU
Coin du roi au Coin de la reine: lui apprenons qu'on ne peut
pas répondre à qui n'a point parlé, et lui conseillons, en atten-
dant ses raisons, de ne jamais répondre à l'avenir, ni de bouche
ni par écrit, quand on ne lui parlera pas.
II.
Approuvons dans le jeune homme d'avoir suivi l'usage de
ses confrères, en commençant son plaidoyer par une sentence
d'un auteur moderne; mais comme il serait possible qu'il n'y
eut pas d'autre différence entre les titres qu'on a et les titres
qu'on prend, sinon qu'on a ceux-là et qu'on prend ceux-ci, lui
enjoignons d'indiquer les autres différences qu'il y trouve, et lui
accordons, pour l'indication d'icelles, le terme de deux mois.
III.
Condamnons hautement l'impiété avec laquelle le jeune
téméraire a parlé des Prophéties1 ; la lui reprochons publique-
ment, et lui renvoyons ses propres paroles, savoir, qu'on est
impie sans principes, pour faire croire qu'on a la tête forte.
Dans quel temps en effet a-t-il osé attaquer l'inspiration du
petit prophète? dans le temps que les arrêts de la voix qui a
parlé s'accomplissent de plus en plus, que l'œuvre d'iniquité se
consomme, et qu'il est évident, même pour les enfants, que la
mission du serviteur Manelli8 sera aussi infructueuse que les
précédentes, et que les malheurs prédits vont tomber sur nos
têtes. Partant, l'admonestons charitablement de se repentir
dans le fond de son âme, d'écouter le cri de sa conscience
timorée, et de se rétracter, tandis qu'il est en santé. Enjoignons
en outre à notre procureur général d'écrire de par le parterre
de l'Opéra, aux RK. PP. jésuites de II Diversité de Prague pour
1. C'est-à-dire de la brochure deGrimm : Le Petit Prophète de Boehmischbroda
el celle de l'anonyme qui y avait répondu en prenant, le nom de directeur de
l'Opéra comique : Le Grand Prophète Monet. Le Peùii Prophète, qui était beaucoup
plus spirituel que le Grand Projiliète, a été aussi plus souvent réimprimé. On
peut le lire, si l'on n'en a point une édition du temps, dans le quinzième volume
de la Correspondance de Grimm, édition Taschereau.
"2. L'un des chanteurs italiens. Ce terme de serviteur est pris du Petit Pro-
phèle.
A L'AMPHITHÉÂTRE DE L'OPÉRA. H5
que par eux soit constatée l'authenticité du petit prophète de
Boehmischbroda.
IV.
Louons publiquement l'ingénieux parallèle du jeune avocat
entre Armide et la Doua Superba, et lui enjoignons de faire (et
ce dans l'espace de deux mois) le parallèle du Médecin malgré
lui et de Polyeiirtc, et en outre celui de Pourceaugnac avec
At/u/lic; le tout afin de prouver que les farces de Molière sont
mauvaises, parce que les tragédies de Corneille et de Racine
sont bonnes.
V.
enjoignons au jeune avocat d'attendre la maturité de son
jugement, qui ne manquera pas de venir avec l'âge, avant que
de hasarder des décisions. Lui conseillons de ne prendre que
les causes qu'il entendra, au moyen de quoi il ne se verra
jamais surchargé d'affaires. Partant, tenons ce qu'il a avancé
sur les musiques française et italienne, pour non dit et non
/crit. Défendons en outre au Coin de la reine de molester en
aucune façon le Coin du roi par des reproches d'ignorance aux-
quels la partie musicale du plaidoyer du jeune avocat a mala-
droitement exposé ledit Coin du roi.
VI.
Piéitérons le même conseil au jeune^ avocat h l'égard de ce
qu'il dit sur le merveilleux, et lui remontrons que ce n'est pas
le tonnerre qui produit le grand effet de la scène de Thétis et
Pelée, prédisant au jeune homme que, quand l'âge aura mûri
son jugement et l'aura rendu capable de réflexion, il trouvera
que l'effet de cette scène vient de la situation intéressante que
le poëte a trouvée, cà laquelle le bruit du tonnerre n'ajoute
rien, attendu que l'arrivée d'un rival redoutable par sa puis-
sance et par sa jalousie aurait produit le môme effet sans
éclairs et sans tonnerre, et épargné en outre cà la pauvre Aca-
démie de musique les journées du manœuvre qui le fait gronder.
Enjoignons aux quidams qui osent proscrire le merveilleux, de
xii. 10
l/,6 ARRÊT RENDI
quelque Coin qu'ils soient, de plaider leur cause en forme et
d'alléguer leurs griefs contre ledit merveilleux, et ce dans l'es-
pace de deux mois.
VII.
Enjoignons au jeune avocat de déclarer par quelle raison il
prend le sylphe pour une espèce de directeur, et de publier le
bien que ledit sylphe a fait à son âme; attendu qu'on doit taire
le mal. el publier le bien, suivant le précepte du sage.
VIII.
Louons le jeune homme publiquement de la curiosité qu il
a eue de se glisser dans le Coin du côté de la reine, attendu
que la curiosité est pour la jeunesse un moyen de s'instruire:
partant, enjoignons au jeune homme d'être toujours curieux.
IX.
applaudissons à l'imagination surprenante du jeune avocat.
d'avoir trouve, lui tout seul, le dialogue entre lui jeune homme
et un Vllemand du Coin de la reine. Défendons expressément a
nos Boulions de revendiquer ledit dialogue comme leur appar-
tenant, et le jugeons en entier de l'invention du jeune avocat.
Mais après avoir loué le neuf et le fin de la plaisanterie du jeune
homme, lui rappelons l'axiome d'un auteur moderne : savoir
que ce n'est pas tout d'être plaisant bon ou mauvais, qu'il faut
encore être poli. Partant, lui conseillons amicalement de parler
avec plus de circonspection des gens de mérite que l'immaturité
de son âge et de son jugement l'empêcheront de connaître ; lui
enjoignons principalement d'apprendre le français, avanl que
de le faire parler aux Ulemands; et pour l'aider à y parvenir,
lui observons : primo, qu'on ne peut pas dire des prophéties
cet homme-là, attendu que la prophétie n'est pas un homme;
item que quand les habitants du Coin de la reine lui répètent
sans Cesse que cela est misérable, il faut leur dire et non pas
lui dire tout ce qu'il jugera à propos; lui conseillons en outre
de recourir a son dictionnaire français pour \ lire que senlinelh
A L'AMPHITHÉÂTRE DE L'OPÉRA. 147
est un substantif féminin, et de porter une autre fois ses plai-
doyers à l'Allemand qu'il fait parler, pour qu'il en corrige les
solécismes.
X.
Enjoignons à notre procureur général de se transporter au
collège de ... et de réprimander le professeur sous lequel le
jeune homme a fait sa rhétorique, du peu de liaison, d'ordre et
de justesse qui règne dans ses idées ; afin que ce professeur
modère dans ses écoliers la fureur des métaphores, et fasse
châtier sévèrement ceux à qui il arrivera d'en faire de contra-
dictoires sur un même sujet, comme de se transporter dans une
république, et d'y voir des despotes détrônés. Il est du bon
ordre d'empêcher que la jeunesse ne s'accoutume au galimatias.
XI.
Recommandons au jeune avocat de noter sur ses tablettes ce
que dit un philosophe de nos jours des succès passagers et
tumultueux [Essai sur la Société des grands et des gens de
lettres); lui enjoignons de demander pardon à l'auteur de Tito»
et V Aurore1, des éloges maladroits qu'il adonnés à son opéra.
Défendons au Coin du côté de la reine de se prévaloir des sus-
dits éloges maladroits; et enjoignons à ce Coin de reconnaître
en tout ceci l'innocence du Coin du roi, et de respecter dans la
décrépitude de Titon, l'auteur du Verdie exultemus. Recom-
mandons au jeune avocat, selon le précepte du susdit philo-
sophe, d'apprendre l 'art d'écouter quand l'âge aura formé son
oreille: et lui conseillons de se demander sérieusement à lui-
même s'il peut se promettre de comprendre un jour ce que
c'est que peinture en musique; et clans le cas de l'affirmatif,
lui conseillons d'étudier les œuvres du serviteur Rameau, et
surtout Nais, Zaïs et Zoroaslre, pour savoir comment on s'y
prend pour peindre le Matin, annoncer des Esprits de feu, etc.
Enjoignons en outre à l'auteur des Amours de Tempe de prêter
les airs de violon qu'il peut avoir de reste à l'auteur de Titon
1. L'auteur de la musique de cet opéra, pour le succès duquel la Cour fit les
plus grands efforts, était Mondon ville, celui des paroles était l'abbé de La Marre.
US ARRÊT RENDU
et l'Aurore, le tout pour ('tôlier et réchauffer un peu ledit Tilon
sur ses vieux jours. Conseillons à Éole de poser sa niasse de
bedeau pendant l'exécution du chœur des Vents, afin d'avoir les
bras libres, le tout pour le plus grand effet de ce chœur laineux
qui n'en a fait aucun jusqu'à ce jour. Ordonnons au jeune
homme d'expliquer dans l'espace de deux mois ce que c'est
(\\\un chœur bienséant. Trouvons avec le jeune homme le mono-
logue du troisième acte un morceau de génie; observons seu-
lement que c'est dommage qu'on s'y soit proposé d'imiter la
voix du vieux bonhomme qui ne lui ressemble nullement, et
non les bêlements monotones d'un troupeau de chèvres, qu'il
aurait admirablement rendus. Accordons au jeune homme que
le duo est agréable, mais non qu'il soit dans un genre neuf;
partant, l'admonestons d'être à l'avenir plus exact dans ses
expressions. Déclarons en outre que nous u' avons trouvé de
vraiment neuf dans cet opéra que les habits des acteurs.
XII.
Soupçonnons le jeune avocat d'être auteur des paroles de
Tilou et l'Aurore', et pour justifier ce soupçon, observons que
le jeune homme, après avoir fait un éloge magnifique des
poëmes des Bouffons, n'a rien dit du poème de Tilon et l'Au-
rore, qui les vaut bien tous. Partant, louons sa modestie, et
l'encourageons à continuer de nous donner de tels poëmes.
XIII.
Renvoyons le jeune homme, du Coin de la reine, où il esl
déplacé, à quelque professeur de l'Université, pour prendre
clans son école un ou deux grains de logique, si moyen il y a,
et se convaincre par les règles du syllogisme que, quand même
on pourrait trouver des gens pour doubler M. Manelli, il ne
serait pas plus certain pour cela (pie Titon et l'Aurore pût sou-
tenir les doubles.
XIV.
Laissons à M. le prévôt des marchands à reconnaître l'éloge
que le jeune avocat a su lui glisser finement. Reprochons au
A L'AMPHITHÉÂTRE DE L'OPÉRA. U9
jeune homme son penchant à la flatterie; et faisons observer au
Coin du roi qu'il n'est pas honnête de chercher à triompher sur
le Coin opposé par des éloges bassement prodigués aux chefs de
l'Académie royale de musique. Observons la même lâcheté dans
la Lettre à une dame d'un certain âge, dont l'auteur, membre
sans doute du Coin du roi, a prétendu, par adulation pure,
qu'il fallait appeler les petits violons, grands. Partant, louons
le Coin du côté de la reine de ce qu'il ne loue ou ne blâme que
la bonne ou mauvaise musique, que la bonne ou mauvaise
poésie, et quelquefois les jambes des danseuses.
XV.
Prescrivons au jeune avocat l'espace de deux mois pour pro-
duire les raisons qu'il a eues d'allonger sa prétendue réponse
de l'épisode de l'abbé de la Marre. Lui reprochons son impru-
dence de faire imprimer ses meilleurs contes, comme celui de la
et non du sentinelle; partant, de se priver delà ressource à la
mode de les conter et répéter sans cesse en société. Revendi-
quons en outre sur la production du jeune homme le droit ina-
liénable de prolixité, pour notre présent arrêt, et pour tous nos
arrêts à venir, attendu que nous sommes payés pour être
longs.
XVI.
Item, sur les remontrances qui nous ont été faites par des
personnes sages et bien informées, que les jeunes gens étaient
sujets dans ce temps-ci à s'arroger des productions sur lesquelles
on ne les avait pas seulement consultés, défendons au jeune
avocat, sous telles peines qu'il conviendra, de se faire honneur
deYAvis au publie1, sans avoir avant tout fourni la preuve que
ce morceau singulier lui appartient en propre, et non à quel-
qu'un de ses amis. Ordonnons aux deux Allemands de rendre
compte dans l'espace de deux mois de ce qu'ils ont trouvé sur
la place du Palais-Royal 2. Enjoignons au jeune homme de dire la
1. Autre brochure sur le mémo sujet.
'2. Nous avons dit dans notre notice qu'il s'agissait du goût qui, selon le Petit
Prophète, avait été perdu un soir sur cette place, où se trouvait alors le théâtre
de l'Opéra. Les deux Allemands sont Grimm et d'Holbach.
150 ARRET RENDU
raison pour laquelle le goût s'est perdu plutôt dans cette place
que dans une autre. Lui ordonnons en outre de le chercher avec
les deux Allemands, à la condition de partager ensemble ce
qu'ils auront trouvé ; et pour favoriser le jeune avocat du Coin
du roi, autant qu'il est en notre pouvoir, enjoignons à qui-
conque aura le bonheur de découvrir la clef des phrases sui-
vantes, qui s'est égarée : « ... C'est une pièce de crédit dont on
ne pourrait trouver la monnaie... On voit des femmes froides
qui se mettent au jeu sans avoir de dépense à faire... Ils sont
priés de le rendre, lorsqu'on leur aura demandé compte de ce
qu'ils ont cru trouver », de remettre sans différer ladite clef au
jeune auteur de ces jolies phrases. Exhortons ce jeune avocat,
une fois pour toutes, de corriger son style avec soin et de
parler français, si moyen il y a; l'admonestant, en outre, de
purger son âme préférablement à son style, de reconnaître la
vérité de ce qui a été prédit, dans les prodiges qui s'opèrent
sous nos yeux; et de confesser que la voix qui a annoncé la
mission du serviteur Manelli comme un miracle fort étrange,
pourrait bien, par un miracle plus étrange encore, avoir fait
trouver le goût de la musique par deux Ulemands; le tout
selon la profondeur de ses décrets, pour la satisfaction de sa
justice, et pour l'humiliation de son peuple. Livrons et remet-
Ions au surplus le jeune avocat enlre les mains de son direc-
teur, et laissons à icelui le soin de lui prescrire les pénitences
et les macérations qu'il jugera nécessaires pour expier la com-
paraison scandaleuse de Guerrieri avec M"e Labathe.
XVII.
Ordonnons au Coin du côté de la reine de députer vers
M. Francœur, inspecteur de l'Académie royale de musique,
pour le remercier des soins qu'il s'est donnés aux représenta-
tions de la Gouvernante) et exhortons ceux de l'orchestre qui
méritent notre attention de seconder le zèle d'un de leurs
chefs par leur bonne volonté, et de se souvenir que l'exécution
de cette musique ne peut que leur faire de l'honneur, cl former
insensiblement le goût de ceux d'entre eux qui ont du talent.
A L'AMPHITHÉÂTRE DE L'OPÉRA. 151
XVIII.
Et pour conclure et prononcer définitivement dans cette
affaire, ordonnons au Coin du roi de déguerpir, dans l'espace
de vingt-quatre heures, du Coin de la reine ; remettons en pos-
session d'icelui- ses anciens habitants; attestons le fait avancé
par le jeune avocat, savoir qu'on a vu dans ces derniers temps
lesdits habitants tristes et dispersés; et les avons trouvés très-
bien comparés au peuple juif, après la ruine de Jérusalem;
quant au Colloque cuire le jeune homme et V habitant du Coin,
c'est une calomnie misérable; la déclarons telle; et partant,
louons le jeune homme dans ce qu'il a bien dit, et le blâmons
dans ce qu'il a mal dit. Mettons, pour le restant, les deux
Coins hors de Cour ; tenons leur affaire pour discutée, ter-
minée et finie; les condamnons au silence, le Coin du côté de
la reine, pour n'avoir pas parlé, et le Coin du côté du roi, pour
avoir, parlé; leur enjoignons de se tenir tranquilles, chacun de
son côté, d'applaudir et de siffler, suivant que bon leur sem-
blera; et ordonnons au père de Tilon et V Aurore de se cacher
moins visiblement, afin que le tout se passe dorénavant sans
cabales, sans bruit et sans poussière.
AU PETIT
PROPHÈTE DE BOEHMISCHBRODA
AU GRAND
PROPHÈTE MONET
A TOUS CEUX QUI LES ONT PRÉCÉDÉS ET SUIVIS
ET A TOUS CEUX QUI LES SUIVHOXT
SALUT
1753
Scmper ego auditOT tantum?
J'ai lu, messieurs, tous vos petits écrits, et la seule chose
qu'ils m'auraient apprise, si je l'avais ignorée, c'est que vous
avez beaucoup d'esprit et beaucoup plus de méchanceté. Ce
jugement vous paraîtra sévère, j'en suis sûr; mais je le suis
bien davantage que vous n'en serez point oiïensés. Ne vous
accordé-je pas le titre important pour votre vanité, le titre par
excellence, le titre que rien ne remplace et qui supplée ;ï tout,
l'unique qualité dont il me semble que vous vous souciiez! Mais
après vous avoir laissé faire les beaux esprits el les inspires
tant qu'il vous a plu, pourrait-on vous inviter à descendre de
la sublimité du bon mot et à vous abaisser jusqu'au niveau du
sens commun.
Nous avons reçu de vous toutes les instructions, toute la
lumière qu'il était possible de tirer de l'ironie et même de l'in-
vective. Vous nous avez suggéré des règles fort utiles sur la
manière dont il convient aux gens de lettres de se traiter, sui-
te respect qu'ils se doivent et dont ils ont raison de donner
l'exemple aux gens du monde, et sur le rôle indécent qu'ils
joueraient si, semblables aux animaux féroces que les anciens
AU PETIT PROPHÈTE DE BOEHMISCH BRODA 153
exposaient dans leurs amphithéâtres, ils s'entre-déchiraient im-
pitoyablement pour servir de passe-temps et de risée à ceux
qu'ils devraient instruire, ou peut-être mépriser. Mais ces règles
ne font rien à l'état de la question présente.
II s'agissait de savoir quelle est des musiques italienne et
française celle qui l'emporte par la force, la vérité, la variété,
les ressources, l'intelligence, etc., et depuis deux mois que vous
vous piquotez, de quoi s'agit-il encore? De la même chose. Con-
tinuez, messieurs, sur ce ton pendant deux ans, pendant dix : les
oisifs auront beaucoup ri, vous vous en détesterez infiniment
davantage, et la vérité n'en aura pas avancé d'un pas.
Je sais que des espèces d'écrivains qui n'ont ni philosophie
dans l'esprit, ni connaissance de la musique, tels qu'il y en a
malheureusement plusieurs parmi vous, ne feraient jamais rien
pour elle. Mais n'y a-t-il pas assez longtemps que ceux qui ne
valent rien du tout et ceux qui valent infiniment sont à peu
près sur la même ligne? Jusques h quand faudra-t-il que dure
l'honneur usurpé des uns, la sorte de dégradation des autres
et le ridicule d'une querelle ménagée si maladroitement, qu'il y
a tout à perdre pour les raisonneurs, et tout à gagner pour de
méchants petits plaisants?
Que les insectes cachés dans la poussière soient enfin dis-
persés par un combat plus sérieux, et ne soient aperçus dans la
suite qu'aux efforts qu'ils feront peut-être encore pour piquer
les pieds des lutteurs. Songez que ce n'est ni à l'aiguillon, ni au
bourdonnement, mais à l'ouvrage, qu'on reconnaîtra parmi vous
qui sont les guêpes et qui sont les abeilles. Je m'adresserai donc
à celles-ci, de quelque Coin qu'elles soient, et je leur dirai :
Voulez-vous qu'on vous distingue? fuites du miel.
Si vous n'attendiez que l'occasion, je vous la présente. Voici
deux grands morceaux; l'un est français, l'autre est italien :
tous deux sont dans le genre tragique. La musique du morceau
français est du divin Lulli; la musique du morceau italien n'est
ni de YAltilla, ni du Porpora, ni de Rinaldo, ni de Léo, ni de
Buranelli) ni de Vinci, ni du divin Pergolèse. L'un comprend
les trois dernières scènes du second acte de l'opéra d'Annide :
Plus j'observe ces lieux et plus je les admire... Au temps heu-
reux où ion sait plaire... avec le fameux monologue Enfin il
est en ma puissance... L'autre est composé du même nombre
154 AL PETÎT PROPHETE BOEHMISCHBRODA.
de scènes. Les scènes sont belles el dignes, j'ose le dire, d'en-
trer en comparaison avec ce que nous avons de plus vigoureux
et de plus- pathétique. Elles se suivent, et la première esl
connue par ces mots : Solitudini amené, ombre gradiiei qui
per pochi momenti lusingale pielose imieitormenli... Les situa-
tions des héroïnes sont aussi semblables dans ces deux mor-
ceaux qu'il esl possible de le désirer. Celui d'Armide commence
par le sommeil de Renaud; celui de Nilocris par le sommeil de
Sésoslris. Armide a à punir la défaite de ses guerriers, la perte
de ses captifs et le mépris de ses charmes. Yilocris a à venger
la mort d'un fils et d'un époux. Toutes les deux ont le poignard
levé el n'ont qu'un coup à frapper pour faire passer leur ennemi
du sommeil au trépas; et il s'élève dans le cœur de l'une et de
l'autre un combat violent de différentes passions opposées, au
milieu duquel le poignard leur tombe de la main.
L'opéra d'Armide est le chef-d'œuvre de Lulli, et le mono-
logue d'Armide est le chef-d'œuvre de cet opéra. Les défenseurs
de la musique française seront, je l'espère, très-satisfaits de
mon choix; cependant, ou j'ai mal compris les enthousiastes de
la musique italienne, ou ils auront l'ait un pas en arrière s'ils
ne nous démontrent que les scènes Cl Armide ne sont en com-
paraison de celles de Nilocris qu'une psalmodie languissante,
qu'une mélodie sans feu, sans âme, sans force et sans génie;
que le musicien de la France doit tout à son poète, qu'au con-
traire le poète de l'Italie doit tout à son musicien.
Courage, messieurs les ultramontains, picciol giro, ma largo
campo al rnlor vostro, ramassez toutes vos forces; comparez
un tout à l'autre, des parties semblables «à des parties sem-
blables; suivez ces morceaux mesure à mesure, temps à temps,
note à note, s'il le faut. Et vous, mes compatriotes, prenez
garde. N'allez pas dire que la musique d'Armide est la meilleure
qu'on puisse composer sur des paroles françaises. Loin de
défendre notre mélodie dans ce retranchement, ce serait aban-
donner notre langue. Il faut s'attacher ici rigoureusement aux
sons. 11 ne s'agit pas de commettre Quinault avec le Métastase.
Les transfuges du parti français ne sont déjà que trop persuades
que ce Quinault est leur ennemi le plus redoutable. Il s'agit
d'opposer Lulli à Terradellas, Lulli, le grand Lulli, et cela
dans l'endroit où son rival même, le jaloux Hameau, l'a trouvé
AU GRAND PROPHÈTE MONET. 155
sublime. Peut-être le morceau de Nitorris n'a-t-il pas, comme
celui d'Afmide, le suffrage des premiers maîtres d'une nation:
mais n'importe, je connais les défenseurs de la musique ita-
lienne, ils se croiront assez forts pour négliger ce desavan-
tage.
Si le défi est accepté d'un coté avec la même franchise qu'il
est proposé de l'autre, j'espère que bientôt la face du combat
changera, que les raisons succéderont aux personnalités, le sens
commun à l'épigramme, et la lumière rus. prophéties. C'est alors
que le public, devant qui les titres auront été comparés sans
indulgence et sans partialité, pourra décider avec connaissance
et sans injustice.
Si du milieu du parterre, d'où j'élève ma voix, j'étais assez
heureux pour être écouté des deux Coins et que la dispute s'en-
gageât avec les armes que je propose, peut-être y prenclrais-je
quelque part1. Je communiquerais sans vanité et sans prétention
ce que je puis avoir de connaissance de la langue italienne, de
la mienne, de la musique et des beaux-arts. Je dirais ma pensée
quand je la croirais juste, tout prêt à rendre grâce à celui qui
me démontrerait qu'elle ne l'est pas. Eh ! qu'avons-nous de
mieux à faire que de chercher la vérité et que d'aimer celui qui
nous l'enseigne? S'il a de la dureté dans le caractère, comme il
arrive quelquefois, pardonnons-lui ce défaut quand il nous en
dédommagera par des observations sensées et par des vues pro-
fondes. La nature ne nous présente la plus belle des fleurs
qu'environnée d'épines, et le plus délicieux des fruits qu'hérissé
de feuilles aiguës. Ceci est une leçon que je me fais d'avance à
moi-même, afin que si quelqu'un se croit offensé par cet écrit
et me répond avec aigreur, rien ne m'empêche de profiter de
ses raisons.
Au reste, messieurs, vos brochures étant toutes anonymes,
j'ai parlé jusqu'à présent sans avoir personne en vue. Pour
inviter à se taire, s'il est possible, ceux d'entre vous qui ignorent
les deux langues et qui ont h peine une teinture de musique, il
n'était pas nécessaire que je m'exposasse à commettre la double
1. Ceci semblerait donner quelque force à notre opinion que Diderot n'a été
que le rédacteur et non l'auteur du précédent pamphlet. Tout ce qui suit est bien
plus dans le ton qu'il affectionnait.
156 AL" PETIT PROPHÈTE DE BOEHMISGHBRODA.
injustice d'attribuer à quelqu'un en particulier un ouvrage qu'il
rougirait peut-être d'avoir fait, ou de lui en ùter un dont il se
félicite sans doute d'être l'auteur. Je n'ai qu'un but, et j'y aurai
atteint si, par hasard, cette mauvaise lettre occasionnait un bon
ouvrage.
Je suis, etc.
Messieurs,
Votre, etc.
A Paris, ce 21 février 1753.
LES
TROIS CHAPITRES
ou
LA VISION DE LA NUIT DU MARDI-GRAS
AU MERCREDI DES GENDRES
1753
CHAPITRE PREMIER.
I. Et la nuit du mardi-gras au mercredi des Cendres, j'eus
une vision. Je fus transporté en esprit dans le faubourg de \A is-
cherade ; je vis le Petit Prophète de Boehmischbroda1, j'entendis
la voix qui lui parlait pour la seconde fois et la voix était véhé-
mente, et celle du Petit Prophète aussi, et il se faisait un grand
bruit dans son grenier. J'y entrai, et je vis le Petit Prophète.
11 bridait l'huile de la navette et il était triste comme s'il eut
fait de la philosophie; il avait la tète plus basse encore qu'il ne
la porte naturellement; la douleur était peinte sur son visage,
et le désespoir était dans ses yeux. Il avait été à la Redoute de
Prague, où il avait joué du violon pour gagner de quoi manger
son pain et boire son eau ; il avait joué d'autres menuets que
les siens, il avait entendu crier : « Oh ! les beaux menuets ! oh !
qu'ils sont beaux! » Son cœur avait été déchiré par la louange
qui n'était pas pour lui, et il s'était retiré dans son grenier pour
y pleurer en liberté.
IL Et quand il avait été libre dans son grenier, ses yeux
s'étaient remplis de larmes, et il s'était écrié dans l'amertume
de sa douleur :
« Pourquoi la voix m'a-t-elle envoyé? pourquoi m'a-t-elle
envoyé?
1. 11 faut absolument se reporter à la brochure de Grimm, si l'on veut com-
prendre toutes les allusions qui vont suivre.
158 LES TROIS CHAPITRES
« 0 voix, dis-moi, qu'avais-je fait avant que de naître? et
pourquoi m'as-tu frappé si durement?
« Où linirai-je? où me cacherai-je dans la confusion dont tu
m'as couvert?
« Je te conjure de retirer mon âme de mon corps, parce que
la mort me sera meilleure que la vie. Exauce-moi, exauce-moi. »
Kl la voix lui répondit : « Crois-tu, mon fils, que ta dou-
leur soit raisonnable.» Et il répondit à la voix : « Je le crois, et
je souhaite de mourir, parce que la mort me sera meilleure que
la vie. Exauce-moi, exauce-moi. »
III. Et il recommença incontinent àse désespérer davantage.
son esprit se troubla, et dans le trouble de son esprit il prit son
violon et il le brisa contre la terre; il prit les papiers de mu-
sique qui couvraient sa table, et il les déchira; il prit l'archet
dont la tige était d'ébène et le bec d'ivoire, qu'il avait reçu
des mains de son père, lorsqu'il était allé à la Redoute pour la
première fois, et qu'il devait laisser en mourant à son fils, et
il le rompit sur son genou.
11 rompit son archet et il jura : « Parce que je ne rentrerai
plus dans la grande ville, parce que je ne verrai plus la chose
qui fait faire de mauvais menuets à ceux qui l'ont vue », mais
il en devait être autrement.
IV. Car à l'instant la \oiv l'appela par son nom, et lui dit :
« Tu te trompes, mon fils Jean Népomucénus, tu te trompes;
tu iras, car je veux que tu ailles, car on joue le Devin du
village, et souviens-toi qu'avant qu'il soit achevé, trois fois tu
regretteras ton archet et ton violon. » Et le Petit Prophète répon-
dit à la voix : « Tu te trompes, et tu te trompes, car je n'irai
point, encore qu'on joue le Devin du village j cl qu'ai-je à faire
du Devin du village? Et pourquoi regretterai-je mon archel et
mon \ iolon? L'enseigne du I iolon Rouge n'a-t-elleplus derenom
dans toute la Bohême? Et Joseph-Eustache , mon père, qui
m'avait donné l'archet à tige d'ébène et à bec d'ivoire, nie
laissera-t-il manquer d'archet et de violon quand je pourrai
faire de bons menuets. »
El la voix lui dit encore : « Crois-moi, mon fils Jean Népo-
mucénus, crois-moi, tu iras, car je veux que tu ailles. Tu iras,
et ce peuple t'aimera malgré qu'il en ait, et bien que de son
OU LA VISION DE LA NUIT DU MARDI-GRAS. 150
naturel il haïsse ceux qui lui disent la vérité. Tu iras, car c'est
chez lui que j'ai résolu de te combler de richesses. Je lui inspi-
rerai de faire pour toi une souscription qui t'ôte de la mémoire
tes mauvais menuets. Ce ne sera point une de celles dont j'ai
dit dans mon indignation : parce qu'elles ne se rempliront
point. Ta souscription se remplira, car je suis le maître, car
c'est moi qui tourne les volontés comme il me plait. Et voici
comment la chose arrivera. On ira de maison en maison, on
criera : « C'est pour Jean Népomucénus, c'est pour le Petit Pro-
« phète de Boehmischbroda, c'est pour lui. » Je toucherai leurs
cœurs de compassion, ils ouvriront leurs coffres-forts, et dans
huit jours tu seras riche et tu ne sauras que faire de toute ta
richesse. »
Y. Aussitôt que le Petit Prophète eut entendu ces mots de
la voix, il se leva, il redressa sa tête, il devint rouge comme la
magicienne, quand elle chante, ses yeux étincelèrent, il enfonça
son chapeau et il répondit en faisant des bras :
« 0 voix, pourquoi insultes-tu à ma misère? Comment suis-
je devenu assez vil à tes yeux pour que tu m'aies proposé la
souscription? Le talent ne fait-il plus mépriser les trésors, et
ne sais-tu pas que j'ai toujours préféré la gloire du bon menuet
et les applaudissements de la Piedoute à toute la richesse du
monde ?
« Je jouais du violon encore que mon manteau fût usé; et
j'étais content.
» Je faisais de la musique l'hiver, encore que je fusse sans
feu; et j'étais content.
« Je n'avais rien de précieux dans mon grenier que le ruban
que m'a donné celle que j'appellerai toute ma vie la souveraine
de mon âme ; et j'étais content.
« Sans leur boutique et sans toi, j'aurais fait les menuets
pour le carnaval; on se serait écrié: « Oh! les beaux menuets!
« oh! qu'ils sont beaux! » Celle qui n'a l'œil gai et le cœur
tendre que pour moi l'aurait entendu, son âme en aurait tres-
sailli de joie; et j'aurais été content. 0 voix! ô voix! »
Et tandis que le Petit Prophète disait douloureusement : « O
voix! 6 voix!» il fut saisi par les cheveux, il fut transporté
dans les airs, et je l'entendis comme dans un grand éloigne-
160 LES TROIS CHAPITRES
ment qui criait: « Non, je n'irai point, non. Retire plutôt
mon âme de mon corps, parce que la mort me sera meilleure
que la vie, et que les portes de l'enfer me sont moins odieuses
que la souscription. »
CHAPITRE IL
I. Et le Petit Prophète se retrouva une seconde fois dans la
boutique de leur Opéra, car c'est ainsi qu'on l'appela depuis la
première fois qu'il y vint jusqu'à ce jour. Son âme fut dans la
détresse, ses veux se tournèrent sur le Coin, il vit tous les mal-
heurs qui devaient tomber un jour sur le Coin, il n'y vit plus
ceux qui disaient le mot et la chose, et il commença sa lamen-
tation ainsi :
« Que sont devenus tous tes habitants? Comment as-tu été
changé en une solitude? 0 Coin, où est ta gloire et ta splendeur?
Tes chefs sont errants, tes habitants sont dispersés, tes doc-
teurs sont muets.
« Loges grandes et petites, écoutez ce que je vais annoncer;
et vous, portes de l'amphithéâtre, désolez-vous!
« La sainteté du pacte a été foulée aux pieds. Ceux que la
voix avait appelés d'au delà des montagnes ont bu les amer-
tumes de l'injustice et de l'ignominie.
« Leurs cœurs se sont flétris, ils ont repris leurs bâtons à
leurs mains, ils ont secoué la poussière de leurs pieds, ils se
sont éloignés en frappant leur poitrine et en disant : « Malheur,
« malheur au peuple injuste qui foule aux pieds la sainteté du
'( pacte, et qui porte à la bouche de l'innocent la coupe de
« l'ignominie. »
« OCoin, ceux que la voix t'avait envoyés d'au delà des mon-
tagnes ont été chassés; ton œil les cherche; ton cœur soupire
après leurs chants; ils ne sonl plus, ils ne sont plus.
« Qu'as-tu fait, ô Coin, pour être châtié de la sorte? tes
fautes ont-elles égalé ta tribulation?
« 0 vous tous qui passez par les escaliers et par les corri-
dors, considérez et voyez. L'étranger s'est emparé du séjour de
mes serviteurs. L'onagre a dispersé mes enfants.
OU LA VISION DE LA NUIT DU MARDI-GRAS. 161
« A qui te comparerai-je, Coin malheureux! A quoi dirai-je
que tu ressembles? et comment te consolerai-je?
a Tous ceux qui ont passé par les corridors et par les esca-
liers ont frappé des mains en te voyant. Us ont sifflé les chefs-
d'œuvre que tu chérissais, et ils ont dit en branlant la tète :
« Est-ce là cette musique si vantée? sont-ce là ces chants qui
<( font l'admiration de la terre? »
« Tous tes ennemis ont ouvert la bouche contre toi. Us ont
sifflé, ils ont grincé les dents, et ils ont dit : « Nous les détrui-
« rons; voici le jour. Nous l'avons vu. »
« C'est pourquoi mes yeux se rempliront de larmes. 0 Coin.
je pleurerai sur toi nuit et jour, et je dirai à la voix : « Voix,
« considère quel est le peuple que tu as livré aux tribulations. »
II. Tandis que le Petit Prophète se lamentait ainsi sur les
malheurs qui devaient tomber un jour sur le Coin, il entendit
jouer l'ouverture du Devin du village, et il regretta son archet
et son violon pour la première fois, car il eût voulu jouer avec
l'orchestre.
La toile se leva ; Colette parut; il la reconnut aussitôt pour la
bergère aux yeux noirs dont il était écrit au chapitre v de la
Prophétie, qu'elle chantait bien des chants qui n'étaient pas bien,
et encore que pour cette fois le poëte eut dit clans ses vers : Non,
non, Colette n'est point trompeuse, et qu'il eût dit vrai, cepen-
dant le Petit Prophète n'en voulait rien croire.
Colette était dans une grande affliction, des pleurs ne ces-
saient de couler de ses yeux, elle les recevait sur un coin de son
tablier, elle sanglotait, l'orchestre sanglotait avec elle, et le
Petit Prophète lui disait : « Colette, ma mie, pourquoi pleures-tu
tant? Dis-moi ta peine, afin que je te console si je puis. »
Colette ne répondait ni à lui ni à son voisin, ni à moi ni à
mon voisin, elle se désolait vis-à-vis d'elle-même de ce qu'elle
était délaissée par Colin, et le Petit Prophète disait à part lui :
« Colin est un bon garçon, il n'en faut pas douter puisqu'il est
aimé de Colette; pourquoi donc l'a-t-il délaissée, elle qui est si
gentille?... Ah ! je vois... c'est ce panier qui lui a mis martel en
tête... Colin est un garçon de jugement qui a pensé mal d'une
Colette en panier, il n'en veut plus, et je trouve qu'il a raison. »
Quand l'orchestre se fut bien désolé et Colette avec lui, elle
XII. il
102 LES TROIS CHAPITRES
jura qu'elle haïrait Colin à son tour; et quand elle eut juré de
le haïr, elle voulait l'aimer, et puis elle ne le voulait plus, et
puis elle ne savait plus ce qu'elle voulait; et le Petit Prophète
vit que Colette était fort amoureuse de Colin, il comprit cela
clairement quoique Colette assurât le contraire; il s'aperçut
encore qu'il n'en était pas cette ibis comme la première; que le
récitatif était autre chose que les airs; il distingua très-bien l'un
de l'autre, parce que le musicien les avait distingués et il en
fut tout surpris.
III. Alors le Devin que Colette était venue consulter parut.
Le Petit Prophète le prit pour une contre-épreuve d'un démon de
grand Opéra, car il était tout rouge, et il lui cria : « Monsieur
le Devin, garde-toi de venir dans la forêt deBoehniischbroda, car
le procureur fiscal pourrait bien te faire griller pour t'apprendreà
t'habiller autrement. >
Colette se mit à compter son argent et l'orchestre avec elle;
elle craignait d'approcher du Devin, et l'orchestre peignait sa
crainte; cependant elle s'enhardit, elle présenta son argent au
Devin, et le Devin lui apprit ce que tout le village savait, excepté
Colette, que Colin l'avait délaissée pour la dame du village,
parce qu'il aimait à être brave. Colette fut piquée, et elle chanta
une chanson qui disait qu'elle ne s'en était pas laissé conter par
les galants de la ville, parce qu'elle avait mieux aimé n'avoir ni
rubans ni dentelles et être toute à son Colin ; et le Petit Pro-
phète lui dit : « C'est bien faità toi, Colette, ma mie, c'est bien
fait; voilà comme je t'aime, et si une autre qui pense comme
toi n'était pas la souveraine de mon âme, tu la serais tout sur-
le-champ. »
Le Devin réprimanda Colette d'avoir montré trop d'amour à
son berger; il lui conseilla de faire un peu la renchérie pour le
ramener et le rendre constant, et il lui donna cet avis sur un air
et dans un chant si bien fait et si beau que le Petit Prophète
regretta son archet et son violon pour la seconde fois, car il
l'aurait mieux joué qu'il ne l'était par l'orchestre et il vit que
le musicien savait faire des accompagnements et non du bruit.
IV. Tandis que Colette était allée s'attifer comme le Devin l'en
avait avisée, Colin arriva et le Petit Prophète dit : a Vh ! c'est celui
OU LA VISION DE LA NUIT DU MARDI-GRAS. 163
qu'ils appellent le Dieu du chant1 ; tant mieux, je suis bien aise
qu'il soit le Colin de ma Colette... Bonjour, Colin, puisque c'est
toi, bonjour. Approche, mon ami; va, je te promets de faire ta
paix... J'aime Colin, j'aime Colette, parce qu'ils chantent bien
tous deux... Je dirai son fait à Colin, je prierai Colette de lui
pardonner, et puis ils chanteront pour moi tant que je voudrai. »
Colin dit au Devin qu'il ne voulait plus aimer que Colette ;
le Petit Prophète lui dit : « Tu feras bien. » Le Devin lui dit qu'il
était trop tard et qu'il n'y avait plus de Colette pour lui; et le
Petit Prophète allait lui dire que le Devin mentait et qu'il était
toujours aimé de Colette, car il craignait que le mensonge du
Devin ne donnât de la tristesse à Colin, car le poëte l'avait dit
comme cela. Et point du tout ; Colin se mit à faire le joli cœur,
à hausser les épaules et à chanter en ricanant : Non, non, Colette
n'est point trompeuse; et le Petit Prophète, qui s'intéressaitàlui,
se mita lui crier : « Eh ! Colin, mon ami, ne sois pas si fat, le
poëte et le musicien ne l'ont pas dit comme cela; Colin, mon
fils, tu te perds; je t'avertis que Colette ne te pardonnera pas
si tu continues, parce qu'elle n'aime pas les petits infidèles qui
font les petits agréables. »
Le Petit Prophète lavait toujours la tête à Colin, et toujours
il était interrompu par un charme que faisait le Devin pour
deviner ce qu'il savait. L'orchestre fit le charme avec lui, le
Petit Prophète vit que le musicien s'entendait à faire de la
musique, il regretta son archet et son violon pour la troisième
fois, et il se ressouvint de la parole qui lui avait été dite par la
voix : « Car on joue le Devin du village, et souviens-toi que trois
fois tu regretteras ton archet et ton violon avant qu'il soit
achevén; il s'en ressouvint, et il fut frappé d'étonnement, et il
révéra la voix dont la parole s'accomplissait sur lui d'une façon
si merveilleuse.
Le charme fait, le Devin dit à Colin d'attendre Colette, d'être
tendre et de paraître bien fâché, s'il voulait qu'on lui pardonnât;
et le Petit Prophète ajouta de son chef : « Colin, mon fils, te voilà
bien averti; si tu fais toujours le niais et l'avantageux, et que
ta Colette ne te pardonne pas, tu n'auras plus à t'en prendre
qu'à toi. »
1. Jelyotte.
164 LES TROIS CHAPITRES.
En attendant Colette, Colin se mit à chanter un air qui dit,
comme tout le monde sait : Je vais revoir ma charmante Colette,
et un autre qui dit, comme tout le monde sait encore : Quand
on sait aimer et plaire; et le Petit Prophète s'écria: «Ah traître!
Colette t'aimera toujours, car tu chantes trop bien, et nous la
prierons tous pour toi; mais tu n'aurais pas besoin de nous, si
tu voulais ne pas gâter ton affaire pat- la fatuité. »
V. Alors Colin aperçut Colette qui venait, et Colette aperçut
Colin; elle était toute émue, le cœur lui battait, Colin ne savait
où il en était, et Colette non plus ; le poëte avait dit tout cela et
le musicien l'avait entrecoupé d'une ritournelle que le Petit Pro-
phète appela ritournelle encluinleresse, parce qu'en effet il en
fut enchanté. C'était entre Colette et Colin à qui ne parlerait pas
le premier. Ce fut Colin qui commença. Il demanda à Colette
si elle était fâchée, et il lui dit qu'il était Colin, et elle lui dit
qu'il n'était, pas Colin, et il lui dil qu'il était Colin et toujours
Colin, et elle lui ditqu'elle ne l'aimait plus, et l'on voyait qu'elle
lui mentait, qu'elle s'efforçait d'être fausse, et que cela lui
allait mal, parce qu'elle n'était pas coutumière du fait, car à
tout moment elle oubliait son rôle et l'avis du Devin, et quand
elle disait à Colin : Non, Colin, je ne t'aime plus , le Petit Pro-
phète disait : « Ah! la trompeuse! car elle l'aime, car j'y vois
clair, malgré tout ce qu'elle fait pour que nous n'y voyions
goutte ni moi, ni Colin. »
Et finalement, Colin disait qu'il voulait mourir, mais il le
disait comme quelqu'un qui ne s'embarrassait guère qu'on le
crut, et qui ne se souciait ni de Colette, ni du poëte, ni du mu-
sicien, ni du Petit Prophète, ni de moi, ni d'aucun de nos voi-
sins, ni d'aucun de leurs voisins, et il continua d'être avanta-
geux et fat, et le Petit Prophète acheva de se fâcher, car il vil
que Colin faisait tout autrement que le poëte et le musicien ne
l'avaient commandé, et il dit à Colin dans sa colère : «Tu crois
qu'on te pardonnera tout cela et que tu poux faire le fier tant
qu'il te plaît, parce que tu es le seul Colin de ton \illage, et que
les autres ne sont que des Colas; tu te trompes, Colin, mon ami,
tu te trompes, et je t'avertis une bonne fois pour toutes que
Colette ne voudra point de toi, et qu'elle aimera mieux se passer
d'amoureux que de prendre un garçon si mal appris; et si tu
OU LA VISION DE LA NUIT DU MARDI-GRAS. 165
ne te soucies pas de moi, je t'avertis encore une bonne fois pour
toutes que je ne me soucie pas davantage de toi. Je ne voulais
pas venir dans ta boutique, c'est la voix qui m'y a traîné. Crois-
tu que je ne me passerai pas bien de ton chant, moi qui ai
entendu chanter le serviteur Salimbeni, le serviteur Cafïarelli,
le serviteur Cicielo et cinquante autres serviteurs qui ont la voix
légère de leur naturel et qui chantent sans nazilloner et sans
mâcher leur chant? »
Cependant Colette pardonnait à Colin, encore qu'il fît tou-
jours l'avantageux, et le Petit Prophète disait à Colin : « Au moins
ce n'est pas parce que tu le mérites ; c'est que Colette est bonne,
qu'elle ne fait pas comme toi, qu'elle obéit, elle, au poëte et
au musicien, et qu'eux, ils ont voulu qu'elle te pardonnât. » Et
Colin et Colette chantèrent ensemble, et le Petit Prophète prit
grand plaisir à les entendre, car les chants étaient bien faits
et beaux, et les accompagnements étaient beaux et bien faits
comme les chants; il y trouva de la délicatesse et du goût, et il
jugea que le musicien devait être content du poëte, et que le
poëte devait être content du musicien, parce qu'il était content
de tous les deux, encore qu'il ne soit pas facile à contenter.
VI. Et la voix qui s'était tue pendant toute la pièce dit au
Petit Prophète : « Mon fils, Jean Népomucénus, je vois que tu
penches vers la colère, à cause de Colin qui ne s'est pas rendu
digne de sa Colette, ni de chanter ce que le poëte et le musicien
ont bien dit, ni d'être applaudi par toi qui es mon fils. Viens,
retournons dans le faubourg de Wischerade. — Et la fête? dit le
Petit Prophète. — Tu ne verras point la fête, lui répondit la
voix, car la joie n'y est pas; il ne faut pas que tu te fâches
davantage et que tu fasses toujours de mauvais menuets, car tu
es colère de ton naturel, et tu n'aimes pas à faire de mauvais
menuets. »
Et à l'instant il fut saisi par les cheveux et emporté par les
ans, et je l'entendis encore dans l'éloignement qui disait à la
voix en pleurant comme l'enfant que l'on a gâté : a La fête, la fête,
je veux voir la fête, moi, je veux voir la fête. »
166 • LES TROIS CHAPITRES.
CHAPITRE III.
I. Et l'œil de mon entendemenl continua d'être ouvert; je
vis un château, des chaumières, un clocher, des habitants de
la campagne rassemblés sous des arbres, il me sembla que
j'avais été porté de la boutique de leur Opéra dans un village; et
c'était en effet un village que je voyais, car il n'y avait point
la symétrie qu'ils mettent dans leurs décorations, et il y avait la
vérité qu'ils n'y mettent point; le serviteur Teniers eût fait de
beaux tableaux de ce que je voyais et de ce que je vis encore par
après, et ni le serviteur Teniers ni aucun autre serviteur en
peinture n'en eût jamais pu faire que de mauvais de ce qu'ils
montrent dans leur boutique et qu'ils appellent décorations,
encore que ce n'en soient point; c'était un village que je voyais,
et c'était fête au village.
J'entendis quelqu'un sous les arbres qui disait : Venez, jeunes
(/arçons, venez, aimables filles, et mon cœur fut ému de joie,
car les jeunes garçons me font plaisir à voir, et j'aime les ai-
mables iilles. Ce quelqu'un était le Devin, mais il n'avait plus
l'habit rouge.
II. Les jeunes garçons et les aimables filles accouraient; ils
s'attroupèrent autour du Devin, et ils lui demandèrent, ou des
violons pour eux, car ils faisaient les signes, mais c'étaient des
violons qui parlaient, et ils lui demandèrent : « Qu'y a-t-il, mon-
sieur le Devin? Qu'y a-t-il de nouveau? INous voilà, nous voilà
tous, nous voilà tous prêts à sauter et à danser»; et ils avaient la
joie dans les yeux et la légèreté dans les pieds, et ils sautaient
devant le Devin coin nie des gens qui ont grande envie d'être
encore plus joyeux et de sauter davantage.
Et il y avait dans un coin un jeune garçon et une jeune fille
qui se faisaient des caresses, le Devin les leur montra, et sitôt
qu'ils les aperçurent ils s'écrièrent avec surprise, ou plutôt les
violons pour eux, car ils ne faisaient tous que des signes, et
c'étaient les violons qui parlaient : « Eh! vraiment oui! et c'est
Colin ! et c'est Colette! » et ils furent beaucoup plus joyeux, et ils
OU LA VISION DE LA NUIT DU MARDI-GRAS. 167
se mirent à sauter et à danser tout à fait; et pendant qu'ils
sautaient, Colin et Colette se caressaient, car c'étaient eux,
ainsi que les jeunes garçons et les aimables filles l'avaient dit,
mais Colette n'avait plus de panier, mais Colin ne faisait plus
l'agréable, et l'on dansait et l'on chantait à leur sujet et l'on
disait en chantant : Colin revient à sa bergère; célébrons un
retour si beau.
III. Cependant le Devin avait disparu, et j'entendis incontinent
au loin un bruit de hautbois, de musettes et d'autres instru-
ments champêtres ; ce bruit interrompit le chant et la danse
tout dans le milieu ; les chanteurs et les danseurs se mirent à
écouter, chacun dans l'attitude qu'ils avaient quand le hautbois
et les musettes avaient interrompu le chant et la danse, et
Colin dit à Colette, ou les violons pour lui : «Qu'est-ce que cela,
bergère? qu'est-ce que cela?» Et Colette dit vivement à Colin :
« Voyons, voyons. »
Et ils s'avancèrent tous les deux pour entendre et pour voir;
le bruit des hautbois, des musettes et des instruments cham-
pêtres recommença plus fort, et ils virent que c'était le Devin
qui revenait avec les ménétriers du village ; il était suivi du
père de Colin et de la mère de Colette, à qui tout le monde fit
une grande révérence, car l'un était un vieux bon homme et
l'autre une vieille bonne femme ; car ils avaient tous deux l'air
honnête et les cheveux gris ; et ils étaient suivis du lieutenant,
du procureur-fiscal, du greffier, des marguilliers, de tous les
notables de la paroisse.
IV. Et aussitôt que Colette eut aperçu sa mère, elle pâlit, elle
rougit, le cœur lui palpita, et cela est vrai, car les violons me
le dirent; et elle courut se jeter entre les bras de sa mère, et
elle embrassait sa mère et sa mère l'embrassait, et elle demeu-
rait entre ses bras, et elles pleurèrent toutes deux, et tout le
monde fut attendri.
Et Colin fut fort étonné; et il se fit autour de la mère et de
la fille un combat des jeunes garçons et des aimables filles : les
aimables filles voulaient retenir Colette parmi elles, les jeunes
garçons voulaient l'enlever pour la rendre à Colin. Cependant
Colin parlait vivement à son père, et le Devin plaçait les méné-
triers dans un endroit qui leur était destiné. Le combat des
1G8 LES TROIS CHAPITRES.
jeunes garçons et des aimables filles cessa, Colette resta entre
les bras de sa mère et au milieu de ses bonnes amies, elles
étaient environnées des bons amis à Colin, et l'on voyait bien
à leur air qu'ils n'avaient pas encore perdu l'espérance de ravoir
Colette.
V. Et Colin et son bon vieux père s'avancèrent dans le
milieu; j'entendis aux violons que sou père lui disait : « Tu
l'aimes donc toujours? Tu en es donc toujours aimé? Elle t'a
donc pardonné?...» Et j'entendis aux violons que Colin lui répon-
dait : «Mon père, n'en doutez pas, n'en doutez p;is... — Ah! que
j'ensuis content! reprenait le père; mais qui me garantira
cela? qui me garantira...» Le bon homme n'achevail pas, mais
il montrait à son fils les fenêtres du château. « Il n'en est
plus question, lui répondait Colin; tenez, mon père, voilà mon-
sieur le Devin, demandez-lui plutôt... » Le Devin s'approcha,
les jeunes garçons s'étaient déjà approchés pour écouter, car
les jeunes gens sont curieux; et Colin disait au Devin: « N'est-il
pas vrai que nous nous aimons toujours, Colette et moi? N'est-il
pas vrai que ce beau ruban, c'est elle qui me l'a donné? —
Rien n'est plus vrai, disait le Devin, rien n'est plus vrai. —
Et le château? » disait le père, en en montrant encore les fenê-
tres au Devin. — Et le devin lui répondait aussi : « Il n'en est
plus question, il n'en est plus question. »
J'entendis tout cela à leurs signes et aux violons, les jeunes
garçons l'entendirent tout comme moi, et ils virent que le père
et le fils étaient fort joyeux, car ils s'embrassaient, et le bon
vieux homme s'attendrissait déjà sur son fils. Les jeunes gar-
çons tentèrent encore une fois d'enlever Colette aux aimables
filles, et les aimables filles firent avec une vitesse incroyable
trois ou quatre tours en rond autour de Colette et de sa mère,
le visage tourné aux jeunes garçons; et les jeunes garçons, le
visage tourné aux aimables filles, firent autour d'elles et quand
et quand elles, trois ou quatre tours en rond, sans pouvoir
aucunement les déranger et arriver jusqu'à Colette.
VI. Cependant le père de Colin prit son fils par la main et
le mena vers Colette et vers sa mère, les rangs des jeunes gar-
çons et les rangs des aimables filles s'ouvrirent devant eux; les
jeunes garçons restèrent placés en rond derrière les aimables
OU LA VISION DE LA NUIT DU MARDI-GRAS. 169
filles, ils avancèrent seulement leurs tètes entre les têtes des
aimables filles, pour entendre ce qui se disait entre le père, la
mère et les deux enfants, et voici ce qui s'entendit très-bien à
leurs signes et aux violons; ce fut le père de Colin qui com-
mença, il ôta son chapeau, il lit la révérence à la mère de
Colette qui le lui rendit bien honnêtement, et il dit : « Voilà Colin
qui aime votre fille, et voilà votre fille qui aime Colin; nous
savons bien que Colette est une fille bonne, sage et gentille qui
nous convient; ce n'est pas parce que Colin est là et qu'il est
mon enfant, mais c'est un bon garçon qui vous convient; marions-
les afin qu'ils soient heureux et nous aussi... »
Et la mère regardait sa fille et il semblait qu'elle lui disait :
«Qu'en penses-tu, Colette?... » Et Colette baissait les yeux,
faisait la révérence, et cela s'entendait. Et la mère prit la main
de la fille et elle la mit dans la main de Colin ; et Colin et
Colette allèrent s'asseoir à côté l'un de l'autre bien joyeux, et
les jeunes garçons et les amis et les filles et les notables du
village l'étaient beaucoup aussi, et on le vit bien, car ils se
mirent à danser tous pêle-mêle.
VII. Et pendant qu'ils dansaient, une des aimables filles alla
chercher un chapeau de fleurs, et un des jeunes garçons alla
chercher des livrées * ; le jeune garçon et l'aimable fille appor-
tèrent ensemble l'une le chapeau de fleurs, l'autre les livrées,
il y en avait de rouges, de blanches, de toutes couleurs. Les
aimables filles attachèrent le chapeau de fleurs sur la tête de
Colette, et les violons me dirent et je vis à l'air des aimables
filles qu'elles étaient un peu affligées, les unes de l'envie qu'elles
portaient au sort de Colette, les autres du regret qu'elles avaient
de perdre Colette leur compagne, et elles embrassèrent Colette
et Colette les embrassa, et leurs adieux furent fort tendres, et
ils ne s'achevèrent pas sans verser des larmes, et Colette pleura
sur ses bonnes amies, et ses bonnes amies pleurèrent sur elle,
et les violons pleurèrent aussi.
Cependant les jeunes garçons distribuèrent les belles livrées
à tout le monde et premièrement aux jeunes accordés, et puis
à la mère de Colette, et puis au père de Colin; le bon vieux
1. Nœuds de rubans.
170 LES TROIS CHAPITRES.
homme et la bonne vieille femme rajeunirent de plus de dix
années; ils se mirent à danser d'abord ensemble, et puis avec
tout le monde, et quoiqu'ils dansassent à la mode de leur temps
qui était passée, ils faisaient grand plaisir à voir.
Et Colin chanta pour Colette une chanson touchante qui
disait en commençant connue cela : Dans ma. cabane obscure
toujours soucis nouveaux. Le Devin, qui ne savait pas danser,
donna pour sa part une chanson nouvelle, et la chanson plut
beaucoup, parce qu'elle ci ait délicate; et le père de Colin et la
mère de Colette, qui s'étaient approchés pour l'entendre, l'écou-
tèrent avec grand plaisir, parce qu'ils remarquèrent qu'il y avait
de l'honnêteté et du bon sens, et qu'ils aimaient en tout le bon
sens et l'honnêteté.
VIII. Et quand la chanson fut finie, on pensa à mener Colin et
Colette à l'église où j'entrevis M. le curé qui les attendait sur
la porte. Ce fut le Devin qui régla l'ordre et la marche : il se
mit à la tête et les ménétriers du village le suivaient, et Colin
et Colette suivaient les ménétriers, et le père et la mère sui-
vaient leurs enfants, et les notables de la paroisse suivaient le
père et la mère de Colin et de Colette, et les jeunes garçons
et les aimables filles suivaient en dansant les notables de la
paroisse, et ils s'en allèrent tous, et je ne vis plus personne,
et je m'endormis, et ce fut la lin de la vision que j'eus la nuit
du mardi-gras au mercredi des Cendres.
LEÇONS
DE CLAVECIN
ET
PRINCIPES D'HARMONIE
PAR M. BEMETZRIEDER
PARIS
Chez Bluet, Libraire, Pont Saint-Michel
M 1)CC L X X I
Avec Approbation et Privilège du Roi.
NOTICE PRELIMINAIRE
Au risque d'attirer sur notre tète les anathèmes posthumes de Dide-
rot, nous ne pouvions nous dispenser de reproduire ici les Leçons de
clavecin,, de Bemetzrieder. Le philosophe a beau protester qu'il n'est
pour rien dans ce livre, personne ne l'a cru et personne ne le croira.
Admettons même qu'il ne s'agisse que d'une traduction d'un français
tudesque en bon français; c'est au moins une de ces traductions libres
dans lesquelles le véritable auteur disparaît et laisse toute la place et
tout l'honneur à celui qui lui rend le service de le faire lire. Or, ici,
bien évidemment, si bon musicien qu'on sache Bemetzrieder, on ne
peut un seul instant supposer qu'il ait écrit ces dialogues si vifs, si
pittoresques, qui nous font si bien entrer de plain-pied dans l'intérieur
de cette simple et « digne famille Diderot», comme le dit le profes-
seur dans la dédicace finale par laquelle il oblige le philosophe à se
découvrir.
Certes, le service qu'a rendu Diderot au musicien, il l'a rendu à tant
d'autres, que s'il fallait réclamer en son nom ce qu'il donnait si généreu-
sement, la collection de ses Œuvres risquerait de prendre des propor-
tions trop considérables. 11 ne peut être question de réimprimer autre
chose que des fragments de YHistoire philosophique du commerce dans
les deux Indes, de Raynal. Il faut bien laisser à l'abbé Galiani, qui en jouit
depuis un siècle, l'honneur non-seulement d'avoir conçu, mais d'avoir
rédigé les Dialogues sur le commerce des blés. 11 s'agit là d'attributions
sur lesquelles on sait à quoi s'en tenir et d'oeuvres qui ont été assez
répandues et assez louées pour ne jamais devenir introuvables. Il n'en
est pas de même de ces Leçons. Elles ont eu du succès en leur temps,
et il n'est pas un des acquéreurs de l'ouvrage qui n'ait su faire à
chacun des deux auteurs sa part légitime et qui n'ait écrit, à côté du
nom de Bemetzrieder, celui de Diderot, mais combien elles ont été
oubliées depuis que le clavecin est devenu un instrument préhisto-
rique!
17/i NOTICE PRÉLIMINAIRE.
Quand, quelques années plus tard, le professeur de musique voulut
voler de ses propres ailes, il ne réussit qu'à montrer plus encore
qu'un peu d'aide fait grand bien1. En 1776, il dédia en effet un Traité de
Musique à .M-r le duc de Chartres. Grimm dit à ce propos : « L'auteur,
sans doute un peu fâché d'avoir eu à partager avec M. Diderot le succès
de son premier ouvrage, a grand soin de nous avertir, dans sa Préface,
que celui-ci lui appartient tout entier, jusqu'aux fautes d'orthographe;
et son style est beaucoup trop sauvage, beaucoup trop franchement
tudesque pour nous laisser aucun doute à ce sujet. Heureusement, ce
n'est pas le style qui doit faire le mérite de son livre... »
Ici, c'est le style, c'est la forme, c'est Diderot que nous cherchons,
que nous trouvons. Sans le mettre au-dessus de son collaborateur, ce
qui nous attirerait « le plus souverain mépris » de sa part, nous tenons
à ce qu'aujourd'hui, comme lorsque parut l'ouvrage, la gloire soit équi-
tablement partagée et que l'écrivain et le musicien aillent de pair.
C'est pourquoi nous n'avons rien retranché de ce qui appartient à
chacun d'eux, quoique nous soyons bien sûrs d'avoir plus de lecteurs
pour la prose de Diderot que pour la musique de « M. Bemetz, » comme
l'appelait sa jeune élève.
1. Galiani disait en relisant ses Dialogues revus et corrigés par Diderot : « J'y ai trouvé
peu de changements; mais co peu fait un très-grand effet : un rien pare un homme, i
L'ÉDITEUR1
Les Interlocuteurs de ces Dialogues sont des personnages
réels, à qui l'on a tâché de conserver leurs caractères.
M. Bemetzrieder, l'auteur de l'ouvrage, y paraît sous le nom du
Maître, ma fille sous celui de Y Elève, et moi, sous un titre
honorable '" que je liens de l'indulgence de quelques amis, et
qui, restreint à son étymologie, peut me convenir ainsi qu'à
tout homme de bien. Il y a peu de sages ; mais qui est-ce qui
n'est pas épris de la sagesse?
Je conseillerais volontiers aux parents d'assister aux leçons
qu'on donne à leurs enfants. Elles en seraient moins tristes et
plus utiles; et ils en pourraient profiter eux-mêmes, ainsi qu'il
m'est arrivé. J'entends fort peu la pratique de l'harmonie; mais
quelque assiduité auprès du clavecin, entre le maître et son
élève, m'en a rendu la théorie familière, et les productions de
l'art m'en sont devenues plus intéressantes.
Je m'étais proposé de parler ici de ce qui a donné lieu à
M. Bemetzrieder de composer cet ouvrage, et de m'étendre sur
le caractère, la sûreté et les succès de sa méthode. Mais de ces
choses, l'expérience a démontré les unes; et les autres, expo-
sées dans le courant de ces Dialogues, ne seraient ici que des
redites.
On s'est conformé à la vérité jusque dans les moindres
détails ; et ce fut, comme on l'a dit3, une après-dinée, à l'Étoile,
1. M. Diderot.
2. Le Philosophe.
3. Troisième suite du dernier dialogue.
176 L'ÉDITEUR.
que M. Bemetzrieder nous développa ses principes spéculatifs
de mélodie el d'harmonie.
La séance avait duré; la nuit approchait; le serein commen-
çait à tomber, et nous reprenions le chemin de la ville à pied,
nous entretenant des dégoûts qui attendenl celui qui débute
dans la carrière dos arts. Ce texte avait amené des réflexions
moitié sérieuses, moitié plaisantes, sm l'injustice des hommes
envers ceux qui se sont occupés ou de leur instruction, ou de
leur amusement. Je disais qu'un poëte ancien avail fait leur
épitaphe commune, lorsqu'il écrivait, peut-être après l'avoir
éprouvé :
Ploravere suis non respondere favorem
Speratum meritis.
et M. Bemetzrieder répondait à cela que jusqu'à présent, il
n'avait pas à se plaindre, et qu'il avait été récompense de son
travail fort au delà de ses espérances, par le nombre, le rang
distingué, les talents, l'honnêteté, et surtout les progrès de ses
('•levés.
Une petite partie de cet éloge pouvait s'adresser à ma fille;
elle l'en remercia, et ce fui la fin des entretiens suivants.
Puissent ceux qui les étudieront en tirer la même utilité
qu'elle!
I n témoignage que je dois et que je rends de tout mon
cœur à M. Bemetzrieder, c'est que ses leçons, telles ici presque
mot a mot qu'il les a données à ma fille, l'ont mise au-dessus
de toutes difficultés, dans un intervalle de sept a huit mois, et
au jugement des maîtres de l'art.
La pièce imprimée sous son nom, au commencement de la
deuxième suite du douzième dialogue, bonne ou mauvaise, est
d'elle; dessus, basse et chiffres. L'ouvrage de .M. Bemetzrieder
conduit jusque-là; et tout élève qui le possédera peut se pro-
tire d'aller plus loin, s'il a de la tète et du génie; mais sur-
tout s'il se résout a marcher pas à pas. et a, ne pas négliger des
pages qui lui paraîtront peut-être moins Importantes qu'elles ne
le sont.
I n autre lait <[iie j'attesterai aussi fermement, parce qu'il
est également vrai: c'esl qu'il n\ a rien dans cet ouvrage, mais
rien du tout qui m'appartienne, ni pour le fond, ni pour la
L'EDITEUR. 177
forme, ni pour la méthode, ni pour les idées. Tout est de l'au-
teur, M. Bemetzrieder.
Je n'ai été que le correcteur de son français tudesque, mince
reconnaissance des soins qu'il a donnés à mon enfant.
Si M. Bemelzrieder était né dans la capitale, ou si cet
ouvrage ne devait tomber qu'entre les mains de ses élèves,
j'aurais été bien dispensé de cette protestation. Et ceux qui
prennent, et ceux qui prendront de ses leçons, y auraient aisé-
ment reconnu ces Dialogues ; avec cette seule différence,
qu'ayant médité plus profondément son objet, ses leçons d'au-
jourd'hui doivent être plus parfaites que son ouvrage.
S'il arrivait donc à quelques personnes mal instruites ou mal
intentionnées de flétrir mon cœur et de blesser la justice en
m'attribuant la moindre partie du travail d'autrui, je les relègue
dans la classe de ces ingrats qui cherchent à contrister ceux qui
les éclairent, et je leur réserve le plus souverain mépris. Je n'ai
rendu à M. Bemetzrieder que le service que tout auteur peut
recevoir d'un censeur bienveillant. Et je ne revendique que les
fautes de langue et d'impression.
xii. 12
LEÇONS DE CLAVECIN
ET
PRINCIPES D'HARMONIE
EN DIALOGUES
PREMIER DIALOGUE
ET
PREMIÈRE LEÇON
LE MAITRE, LE DISCIPLE et UN AMI.
LE DISCIPLE.
Quelle expression ! quelle légèreté! quel tact! que vous êtes
heureux, monsieur, de jouer si bien d'un instrument aussi dif-
ficile!
LE MAÎTRE.
C'est un bonheur que j'ai peu senti, et que je ne sens plus.
LE DISCIPLE.
Et pourquoi?
LE MAÎTRE.
C'est qu'il y a des pédants en tout genre : en politique, en
littérature, en musique. J'ai été mal montré, et au moment où
j'aurais pu jouir du fruit de mon travail, des circonstances mal-
heureuses...
LE DISCIPLE.
J'entends; le soir, lorsque vous rentrez, vous êtes si ennuyé,
si las, vous avez un si pressant besoin de repos, que vous êtes
peu tenté de vous mettre au clavecin.
LE MAÎTRE.
Cela m' arrive pourtant quelquefois.
180 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
N'y aurait-il point d'indiscrétion à vous demander une cer-
taine pièce de Schobert? C'est un si beau morceau de musique!
LE MAÎTRE.
Laquelle? Serait-ce la troisième sonate en symphonie de
son neuvième œuvre, en majeur de fit, ou le trio de son œuvre
sixième, en majeur de mi bémol?
LE DISC II* LE.
Je ne sais ce que c'est que majeur de fa, ni majeur de mi
bémol ; mais je vais vous chanter les premières mesures de la
pièce que je VeUX. (Le Disciple chante.)
LE .MAÎTRE.
Vous avez la voix juste. C'est la sonate en symphonie. (Le
Maître joue.)
LE DISCIPLE.
Que cela est beau et bien exécuté! je donnerais, je crois,
dix ans de ma vie pour en savoir faire autant.
LE MAÎTRE.
Que Schobert?
LE DISCIPLE.
Que vous.
LE MAÎTRE.
On peut devenir plus habile à moins de frais.
LE DISCIPLE.
Comment cela?
LE MAÎTRE.
En apprenant.
LE DISCIPLE.
A mon âge? V trente ans! D'un instrument qu'il faut com-
mencer à cinq, et sur lequel souvent on n'est que médiocre
après quinze années d'exercice? Vous plaisantez. Si je pouvais
me promettre seulement de lire une basse et de connaître l'har-
monie et la science des accords.
LE MAÎTRE.
Toute votre ambition se borne la?
LE DISCIPLE.
Et cela vous semble peu de chose?
LE MAÎTRE.
Très-peu de chose; mais à une condition.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 181
LE DISCIPLE.
Et cette condition?
LE MAÎTRE.
De me prendre pour maître.
LE DISCIPLE.
Quoi! vous m'accepteriez pour élève ! Vous! Quelle obligation
je vous aurais! vous ne le savez pas; vous ne le concevrez
jamais; c'est que la musique est ma folie, ma vie, mon exis-
tence, mon être... (a un ami qui entre.) Bonjour, mon ami; voyez-
vous ce galant homme-là? Eh bien, il dit, il promet, il jure...
l'ami.
Je le permets.
LE DISCIPLE.
Que je serai, quand il me plaira... Mais cela ne se peut, il
me trompe, il se moque.
l'ami.
J'y consens.
LE MAÎTRE.
Un virtuose, entendez-vous, un virtuose, un harmoniste de
la première volée.
l'ami.
A soixante ans.
LE DISCIPLE.
Non, dans six mois, dans huit mois, dans un an.
l'ami.
Allez toujours.
LE DISCIPLE, au maître.
A quand ma première leçon?
L E M A I T R E.
11 ne faut pas différer l'œuvre de son bonheur; à l'instant.
LE DISCIPLE.
Soit... Que je vais être heureux!... Asseyons-nous... Mon
ami, VOUS permettez... (En pressant les touches du clavecin.) 11 est d'aC-
cord... J'ai la tête un peu dure, je vous en préviens; pour les
doigts, ils ont déjà tracassé les touches, et ils ne sont pas tout
à fait raides.
LE MAÎTRE.
Je m'en aperçois. Rien de plus simple que la théorie de la
musique; si vous ne la comprenez pas, ce sera ma faute. Quant
à la pratique...
182 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
C'est autre chose.
LE MAÎTRE.
Mais j'ai un secret qui la rend aisée.
l'a .\ir.
Un secret! Je vous en félicite pour monsieur que voilà, pour
vous et pour moi.
LE M \ÎTRE.
Seriez-vous aussi tenté d'entrer dans mon école?
i .' \.\ii.
Dieu m'en préserve! Moi, je me clouerais des journées
entières sur un tabouret, devant un clavier?
LE MAÎTRE.
Qui vous le propose?
l'ami.
Vous apparemment ; est-ce que vous ne recommandez pas
d'exercer beaucoup ?
LE M \ 11" RE.
Point du tout.
L ' A M I .
Vous serez excellent pour ma pupille.
LE MAÎTRE.
Monsieur a une pupille?
l' \ MI.
Oui, et qui touche du clavecin, six heures par jour, depuis
six ans et qui ne sait rien.
LE MAÎTRE.
Elle doit détester la musique.
I,' A M I.
Je vous assure qu'elle en est folle; c'est elle qui me l'a dit,
non pas une fofe, mais cent.
LE MAÎTRE.
Ne vous a-t-elle pas dit aussi qu'elle aimait l'arabe et
l'hébreu?
l'a mi.
Ma pupille a de la franchise, et je ne la gène sur rien.
LE MAÎTRE.
Je pense bien (pie vous ne lui avez jamais dit : « Je veux
que vous sachiez jouer du clavecin; je le veux, et vous périrez
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 183
d'ennui, ou vous saurez jouer du clavecin. » On ne parle pas
comme cela; mais un jour, dépité de son peu de progrès, con-
tenant votre impatience et prenant un ton modéré, vous lui
aurez dit : « Mademoiselle, mademoiselle, vous ne jouez point...
Vous ne vous exercez pas... Si la musique vous déplaît, il n'y a
qu'à la quitter. Dites, je paie le maître, je déchire les livres; je
mets l'instrument en morceaux, et il n'en sera plus question. »
Et votre pupille vous aura répondu : « Mon cher tuteur, je vous
jure que j'aime la musique... que mon clavecin fait... le bon-
heur de ma vie... Oh! oui, le bonheur de ma vie... Je serais au
désespoir d'y renoncer. »... Vous vous en serez allé visiter vos
serres, et elle se sera mise à jouer en versant un torrent de
larmes.
LE DISCIPLE, à son ami.
Cela ressemble.
l'ami.
Que cela ressemble ou non; tant il y a, monsieur, que vous
avez un secret, et qu'il consiste à empêcher vos élèves de s'exer-
cer. Allez, si vous avez le sens commun, tous les autres ne
l'ont pas.
LE MAÎTRE.
Cela se peut.
LE DISCIPLE.
Voilà qui est fort bien; mais tandis que vous disputez, je
ne prends pas ma leçon... Commençons... Jouons un air.
LE MAÎTRE.
Un air! je le veux. En voilà un. Jouez-le.
LE DISCIPLE.
Comment l 'appelez-vous ?
LE MAÎTRE.
Je n'en sais rien.
LE DISCIPLE.
Ni moi non plus.
l'ami.
Fort bien. C'est une Musette. La Musette a été condamnée
de tout temps à être estropiée par les commençants.
LE MAÎTRE.
Et c'est par là que votre pupille a débuté?
184 LEÇONS DE CLAVECIN
l'ami.
Certainement; et de la Musette, elle devait aller à l'Allégro,
à l'Andante, à l'Adagio, au Presto, au diable.
LE MAÎTRE.
D'abord une Musette, et puis des Allégros, des Andantes,
des Adagios, des Prestos : voilà une étrange base à des leçons
de clavecin !
l'ami.
Parbleu, monsieur, encore vaut-il mieux commencer par
une Musette que par un air dont on ne sait pas le nom.
LE MAÎTRE.
Et qui est l'ignorant qui a commencé par un air dont il ne
savait pas le nom?
l'a mi.
Mais vous, ce me semble.
LE MAÎTRE.
Moi ! et qui vous l'a dit ?
l'a. MI.
Je le vois, je l'entends.
le maître.
Vous vous trompez; c'est monsieur qui veut jouer un air, et
en voilà un qui s'appelle, je ne sais comment. Je ne commençai
jamais mes leçons par des airs.
l'ami.
Et par quoi donc ? Par des danses peut-être.
le maître.
Quelquefois la danse égaie, calme la bile...
le ni scir I.E.
M'avez-vous entendu? Ai-je delà disposition?
le maître.
Vous êtes mon disciple, et vous en doutez? Sachez, monsieur,
que pour vous conduire à ce qu'il y a de plus sublime dans la
science de L'harmonie et des accords, je n'exige qu'autant
d'intelligence qu'il en faut pour concevoir que deux et trois
font cinq, qu'entre les trois barres d'une grille il n'y a que deux
intervalles, et que vous deviendrez un virtuose si vous avez
deux mains, cinq doigts à chacune, deux yeux, deux oreilles et
un pied, encore le pied est-il de trop.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 185
LE DISCIPLE.
C'est un luxe en musique.
l'ami.
Ainsi mon fils ne pourrait apprendre à jouer du clavecin
s'il était sourd d'une oreille ?
LE MAÎTRE.
Du moins je ne m'en chargerais pas.
l'ami.
Et pourquoi ?
LE MAÎTRE.
C'est que, si vous aviez la fantaisie d'assister à mes leçons,
et que par hasard vous vous emparassiez de la bonne oreille
par vos réprimandes, il ne lui en resterait plus pour m'écouter.
LE DISCIPLE, à part.
Ils sont hargneux l'un et l'autre.
l'ami.
Adieu, mon ami; faites de grands progrès, et surtout ne vous
exercez point.
LE DISCIPLE.
Avez-vous de la patience?
LE MAÎTRE.
Et beaucoup d'autres rares qualités sans lesquelles je serais
un mauvais maître. Il faut qu'un bon maître sache ce qu'il veut
montrer; il faut qu'il sache montrer ce qu'il sait; il faut qu'il
sache varier sa méthode selon le tour de tête de ses élèves ; il
faut qu'il soit clair; il faut qu'il soit exact; il faut qu'il soit
honnête et désintéressé; il faut surtout qu'il soit gai.
LE DISCIPLE.
Vous êtes tout cela ?
LE MAÎTRE.
Sans doute.
LE DISCIPLE.
Et nous rirons, et j'apprendrai ?
LE MAÎTRE.
Assurément.
LE DISCIPLE.
Et je jouerai, et je saurai l'harmonie?
LE MAÎTRE.
Je vous en réponds.
186 LKÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Et vous croyez qu'un jour, qu'avec le temps, je pourrais
composer? Composer, la belle chose!
LE M AIT HE.
Et par malheur, la seule qui ne s'enseigne pas : c'est l'affaire
du génie.
LE DISCIPLE.
11 y a pourtant ici vingt, trente maîtres décomposition.
LE MAÎTRE.
Je ne sais ce que ces maîtres font, ni ce qu'on fait avec eux :
pour moi, je vous enseignerai l'harmonie, ou l'art d'enchaîner
des accords; je vous en faciliterai la lecture et l'exécution; et
si vous avez du génie, vous trouverez des chants.
LE DISCIPLE.
Et qu'est-ce qu'un chant?
LE MAITRE.
C'est une succession de sons agréables, parce qu'ils réveillent
en nous quelques sentiments de l'âme ou quelques phénomènes
de la nature. Toute musique qui ne peint ni ne parle est mau-
vaise, et vous en ferez sans génie. Vous coudrez de mémoire des
lambeaux empruntés avec plus ou moins de goût des auteurs
qui vous seront familiers. Je vous fournirai le fd et l'aiguille;
vous ferez un œuvre à la tête duquel on lira au centre d'un
beau cartouche, en lettres grises : duos, trios, quatuors, sonates,
symphonies, concertos, opéra même, si la manie vous en
prend, par M. M...; et vous grossirez la foule de ceux que
j'appelle des fripiers en musique.
LE DISCIPLE.
Je deviendrai ce que je deviendrai : allons toujours, et sur-
tout, commençons par le commencement.
LE MAÎTRE.
Cela me convient... Cet instrument, c'est un clavecin.
LE DISCIPLE.
Je le savais.
LE MAÎTRE.
Et ces languettes mobiles, noires, blanches, ce sont des
touches.
LE DISCIPLE.
Ha ! monsieur !
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 187
LE MAÎTRE.
Ces touches, pressées de l'extrémité des doigts, font rendre
à l'instrument des sons plus aigus à mesure qu'on monte vers
la droite, et des sons plus graves à mesure qu'on descend vers
la gauche. Remarquez une touche noire placée entre deux touches
blanches, précédées et suivies chacune d'une touche noire.
LE DISCIPLE.
Je la remarque.
LE MAÎTRE.
Cette touche noire s'appelle ré.
LE DISCIPLE, pressant la touche.
Ré, ré. Ainsi sur toute la longueur du clavier il y a cinq ré.
LE MAÎTRE.
"Voyez-vous ces touches blanches qui vont trois à trois et
qui sont séparées et renfermées par des touches noires, deux
touches noires qui les séparent, deux autres touches noires qui
les renferment1 ?
LE DISCIPLE.
Je les vois.
LE MAÎTRE.
Celle des touches noires qui les renferme à gauche s'appelle
fa, et celle qui les renferme à droite s'appelle si.
LE DISCIPLE.
11 y a donc aussi cinq fa et cinq si. Je me trompe, il y a six fa.
L E M A î T R E .
Fort bien. La touche la plus grave et la touche la plus aiguë
de votre clavier sont deux fa.
LE DISCIPLE.
Fa, fa. Quoique ces deux fa soient l'un très-aigu et l'autre
très-grave, je n'en entends qu'un.
LE MAÎTRE.
C'est ce qu'on appelle unisson. Les fa, les ré, les si, eil
1. Les touches du clavecin sont noires et blanches; les noires sont ordinaire-
ment les plus longues et les blanches sont plus courtes. C'est pourquoi, ici, il faut
appliquer aux grandes touches tout ce qu'on y dit des touches noires, et aux
petites tout ce qu'on y dit des touches blanches.
Nota. Ceci est pour les claviers à la française. Les touches des claviers à l'ita-
lienne étant, au contraire, blanches et noires, il faut, à leur égard, appliquer aux
touches blanches ce qui est dit ici des touches noires et aux touches noires ce qui
y est dit des touches blanches. LXote manuscrite du temps.)
188 LEÇONS DE CLAVECIN
5
général toutes les touches de même nom sont à l'unisson; et
l'intervalle de l'une à l'autre s'appelle octave. Ainsi l'étendue
entière de votre clavier est de cinq octaves.
LE DISCIPLE.
Cinq octaves de fa ; mais seulement quatre de ré, quatre de
si. Je comprends.
LE MAÎTRE.
A merveille.
LE DISCIPLE.
Mais il nous reste encore bien des touches à nommer. Com-
ment appelle-t-on les deux noires qui séparent les trois blanches?
LE MAÎTRE.
La première s'appelle sol, la seconde la.
le ni sciple.
Et les deux noires qui emprisonnent les deux blanches?
LE MAÎTRE.
La première ou celle de la gauche s'appelle ut, et la seconde mi.
LE DISCIPLE.
Me voilà savant : je connais l'octave. Ecoutez-moi.
Des touches blanches qui vont deux à deux.
D'autres touches blanches qui vont trois à trois.
Les touches blanches qui vont deux à deux, renfermées
entre deux noires, dont la première ou celle de la gauche s'ap-
pelle at, et celle de la droite mi, et séparées par une touche
noire qui s'appelle ré.
Les touches blanches qui vont trois à trois, renfermées
entre deux noires, dont la première s'appelle fa et l'autre si,
et séparées par deux noires dont la première s'appelle sol, et la
seconde la.
Et en les nommant tout de suite en montant selon l'ordre
du clavier, ut, ré, mi, fa, sol, la, si, et en descendant, si. la,
sol, fa, mi, ré, ut.
LE M AÎTRE.
Très-bien, très-bien. Il ne vous en aurait guère coûté
davantage pour aller du si à Y ut suivant, et vous eussiez par-
couru l'octave d'ut.
II. DISCIPLE.
Il est vrai. Et toutes ces touches blanches dont nous n'avons
rien dit, comment les baptiserons-nous?
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 189
LE MAÎTRE.
Gomme celles qui les précèdent ou qui les suivent. Par
exemple, la touche blanche qui est à droite de ré s'appelle ré
dièse, et celle qui est à gauche ré bémol. La touche blanche
qui est à droite de fa, fa dièse , et celle qui est à gauche de
si, si bémol. Vous savez, sans doute, ce que signifient les mots
dièse et bémol?
LE DISCIPLE.
Mes yeux et mon oreille m'apprennent que le dièse rend le son
plus aigu, et que le bémol le rend plus grave ; mais de combien?
LE MAÎTRE.
D'un demi-ton; je suis un étourdi, je vous ai répondu trop
vite, et je vous défends expressément de me demander ce que
c'est qu'un ton et uu demi-ton.
LE DISCIPLE.
Pourquoi cette défense?
LE MAÎTRE.
C'est que la question en entraînerait une multitude d'autres
dont nous ne sortirions plus.
LE DISCIPLE.
Je m'y soumets... J'aime les bémols, et je suis fâché qu'on
n'ait pas appelé bémol toutes les touches blanches... Il me
semble que je connais assez bien les touches de mon clavier,
et que j'exécuterais un air dont vous me nommeriez les sons.
LE MAÎTRE.
Puisque vous vous croyez si habile, essayons cette alle-
mande qui VOUS plaît tant... Ut, Ut, Ut, SOI. (Le maître chante.)
LE DISCIPLE,
De quelle main voulez-vous que je me serve?
LE MAÎTRE.
Cela m'est égal, de la droite. Mais si je vous permets de
jouer d'une main, souvenez-vous bien que c'est pour cette fois-
ci, sans tirer à conséquence... ut, ut, ut, sol.
LE DISCIPLE.
Vous chantez trop vite, et quel ut choisirai-je? Allons, ce
premier, le plus grave de tous... ut, ut, ut, sol.
LE MAI IRE.
Il n'y a rien à dire, sinon que la main droite a été sur les
brisées de la gauche.
190 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Que voulez-vous dire?
LE MAÎTRE.
Que les sons graves appartiennent à la basse et ne doivent
être joues que par la main gauche; et que les sons aigus,
depuis ['ut du milieu du clavier, doivent être joués par la main
droite.
LE nisc. i iM.i:.
Et si j'avais touché trois ut différents, pour les trois ut que
vous m'avez nommés?
LE M VÎTRE.
Vous auriez t'aii une faute, puisque je ne vous ai chanté qu'un
même son. L'ut qu'il fallait préférer est le quatrième du clavier.
en allant de la gauche à la droite.
autrefois les clavecins ne renfermaient que quatre octaves
d'ut, auxquelles on a successivement ajoute, à gauche, les sepl
touches si, si bémol. ///. lu bémol, sol, sol bémol et fa; à
droite, les cinq touches ut dièse, ri'\ ré dièse, mi, fa. En sorte
que les clavecins d'aujourd'hui les plus étendus ont cinq octaves
de /'//, ou quatre octaves d'ut précédé à gauche de sept touches
e1 surs i a droite de cinq. On les appelle clavecins à grand rava-
lement.
LE DISCIPLE.
El les clavecins à ravalement simple, car il y en a de cette
mm te, à ce que je crois?...
i. r. \i a i t i; !..
Ce sont en général tons ceux qui on1 plus de quatre octaves
d'ut, et moins de cinq octa\es de fa.
Examinons maintenant le nombre des touches différentes
du clavier. Combien y en a-t-il ?
LE DISCIPLE.
Il n'\ a qu'à les compter.
I I M AÎTK 1 .
Je vous en dispense. Il n'y en a <pie douze.
LE DISCrPLE.
J'en vois plu- de cinquante.
LE \i \ i i i; i .
Vous en voyez tout juste soixante el unv. mais plusieurs
portent le même nom; par exemple, il \ a six fa, cinq ré,
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 101
cinq si, cinq ut. Prenez une octave, celle de fa, et vous n'y
trouverez que douze touches différentes; la treizième est, un fa
à l'unisson de la première, la quatorzième un fa dièse à l'unis-
son de la seconde; et ainsi des suivantes qui donneront toutes
les unissons des touches de l'octave que vous aurez prise pour
modèle.
LE DISCIPLE.
Dans toute la musique qu'on a faite, qu'on fait et qu'on fera,
il n'y a donc que douze sons différents?
LE MAÎTRE.
Point de réponse à cela. Si j'allais vous dire qu'on obtient
du violon vingt-quatre sons différents, je tendrais un piège à
votre curiosité. Pour ce moment, contentez-vous de savoir que
le clavecin n'est pas le plus riche des instruments, et qu'un
grand violon fait des merveilles impossibles au virtuose clave-
ciniste.
LE DISCIPLE.
Un mot, et je ne questionne plus. La voix...
LE MAÎTRE.
Je vous entends. Il y a peu, très-peu de chanteurs capables
de faire ces vingt-quatre sons de suite.
LE DISCIPLE.
Mais il y en a. Vingt-quatre sons différents avec la voix!
Vingt-quatre sons avec le violon! Mon avis serait de laisser là
le clavier, et de prendre l'archet...
LE MAÎTRE.
Ou le maître de chant; je ne m'y oppose pas; mais occu-
pons-nous en attendant des douze que nous avons sous les
doigts; peut-être ne nous donneront-ils que trop d'ouvrage, et
vous m'obligerez de me les nommer en les exécutant.
LE DISCIPLE.
Ut, ré bémol, ré, ré dièse, mi, fa, fa dièse, sol, la bémol, la,
si bémol, si. Ha, ha! il n'y a point de touche blanche ni pour
mi, ni pour si.' d'où vient cette singularité?
LE MAÎTRE.
Ce n'en est point une. Il n'y a qu'un demi-ton de mi à fa
non plus que de si à ut ; tandis que toutes les autres touches
noires sont séparées de l'intervalle d'un ton.
192 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Pourquoi ces demi-tons se trouvent-ils là? Qui est-ce qui les
y a placés?
LE MAÎTRE.
Toujours des questions, toujours des écarts. Prenons l'échelle
des sons telle que nous l'avons; sachons nous en servir, et si
nous avons du temps de reste, nous chercherons si l'on pouvait
l'ordonner autrement. Revenons aux noms que vous avez don-
nés aux touches de l'octave d'ut, et à la manière dont vous
l'avez doigtée : vous avez trop fatigue l'index, et les autres
doigts n'ont rien fait. Il y a bien aussi quelque chose à redire
va votre dénomination ; mais laissons cela.
I.E DISCIPLE.
Quoi! ce n'est pas ut, ré bémol, ré, ré dièse?
LE MAÎTRE.
Qui vous le dispute? Mais moi, j'aurais dit ut, ut dièse,
ré, ré dièse, mi, fa, fa dièse, sol, sol dièse, la, la dièse, si.
Vous en êtes pour les bémols ; moi pour les dièses : voulez-vous
m'ôter mon goût? Et pour distribuer le travail entre mes doigts,
j'aurais employé d'abord les deux premiers, puis les trois pre-
miers, ensuite les quatre premiers, et finalement les cinq.
LE DISCIPLE.
Attendez que j'essaye... Vous avez raison... Cela va mieux...
.Mais voilà un petit doigt qui reste oisif et qui n'en est pas plus
content.
LE MAÎTRE.
On ne saurait contenter tout le monde.
LE DISCIPLE.
Je le sais. En vous sacrifiant en partie ma folie pour les
bémols et vous accordant deux touches blanches dièses, ai-je
pu réussir à vous satisfaire?
LE MAÎTRE.
Je suis plus accommodant que vous ne pensez. Tenez, voici
comme je nomme les douze sons différents de l'octave.
Ut, si, si bémol, la, la bémol, sol, sol bémol, fa, vu', mi
bémol, ré, ré bémol.
LE DISCIPLE.
Cette complaisance-là ne sera pas gratuite, je gage.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 193
LE MAÎTRE.
J'en suis pour les bémols quand je descends, et pour les
dièses quand je monte ; je me conforme à leur caractère.
LE DISCIPLE.
Et point du tout à mon goût : je m'en doutais.
LE MAÎTRE.
Que faites-vous là?
LE DISCIPLE.
J'essaye l'octave en montant et nommant les sons dièses; et
je la descends en les nommant bémols. Voyez si je doigte à
votre gré.
Utj ut dièse, ré, ré dièse, mi, fa, fa dièse, sol, sol dièse,
la, la dièse, si, ut. Ut, si, s? bémol, la, la bémol, sol, sol bémol,
fa, mi, mi bémol, ré, ré bémol, at.
Mais si dans l'octave diésée, j'avais dit mi, mi dièse, ou fa ;
si, si dièse, ou at ; et dans l'octave bémolisée, si j'avais dit
at, at bémol, ou si; fa, fa bémol, ou mi; qu'en aurait-il été?
LE MAÎTRE.
Piien, sinon que vous eussiez empiété sur ce que j'ai à vous
dire par la suite.
LE DISCIPLE.
Et quel inconvénient à cela?
LE MAÎTRE.
De rompre l'ordre des connaissances, et de savoir mal pour
vouloir trop apprendre à la fois; comme il arrive aux hommes
faits. Aussi ne sont-ils jamais aussi sûrs que les enfants qui se
laissent mener, et dans la tète desquels les choses n'entrent
qu'à temps. Rien ne s'y entasse, ne s'y brouille ; tout s'y place
à l'aise. Ils sont sans impatience; leur ignorance fait leur doci-
lité. Vive les enfants pour un maître qui possède son affaire,
et qui a de la méthode : avec eux pas un moment de perdu.
L'homme, qui réfléchit sans cesse , au contraire vous détourne
de votre route par des questions anticipées. Un enfant , par
exemple , saurait à présent qu'on pouvait mieux doigter l'oc-
tave. /Vu lieu de bavarder, comme nous venons de faire, je lui
aurais dit, après avoir employé en descendant les quatre pre-
miers doigts, prenez deux fois les deux premiers, puis les trois
premiers, ensuite les deux premiers, et finissez avec le pouce,
xn. 13
194 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
En revanche, il ne se sérail pas avisé d'exécuter la chose à
mesure que vous l'auriez dite, comme je viens défaire.
r. e MAÎTRE.
Je m'en serais avisé pour lui.
LE DISCIPLE.
Me permettriez-vous de l'aire les deux octaves en fa?
LE MAÎTRE.
Non; vous nommerez bien les sons, je n'en doute pas; mais
vous voudrez doigter comme en ut, et vous doigterez mal.
Croyez-moi, restons encore un peu dans l'octave d'ut.
LE DISCIPLE.
Je m'y résous; mais aune condition.
LE MAÎTRE.
Quelle?
LE DISCIPLE.
Que, pour me délasser, vous me direz d'où naît la difficulté
pour les chanteurs d'exécuter de suite tous les sons, de l'oc-
tave; je les distingue si bien à l'oreille.
LE MAÎTRE.
C'est que l'organe est forcé de se prêter successivement à
un resserrement en montant, et à une dilatation imperceptible
en descendant, ce qui demande un long exercice.
LE DISCIPLE.
A ce compte, il devrait être plus difficile de descendre que
de monter d'ut à si ; il me semble pourtant que cela n'est pas.
LE M v in; i:.
Vous avez raison. C'est qu'à la construction de l'organe, il
faut joindre des principes physiques sur la résonnance des
corps; avoir égard à la distinction du son et du bruit. Si VOUS
écoutez attentivement un instrument, une voix, vous apercevrez
qu'il en est du son comme de la lumière; et qu'un son, ainsi
qu'un rayon, est un faisceau d'autres sons qu'on appelle ses
harmoniques, entre lesquels il y en a qui affectent l'oreille
plus fortement, que l'expérience journalière nous a rendus plus
familiers, à notre insu, et qui déterminent l'organe à les en-
tonner après le son principal dont ils sont les harmoniques et
qu'on appelle le générateur, le fondamental.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 105
LE DISCIPLE.
Quels sont les harmoniques d'ut ?
LE MAÎTRE.
C'est son octave ut, sa quinte sol, sa tierce mi, sa quarte
fa, ou plutôt des répliques ou octaves aiguës de ces sons.
LE DISCIPLE.
Mais si n'est pas plus l'harmonique d'ut en descendant
qu'en montant?
LE MAÎTRE.
11 est vrai ; mais dans l'explication de ces phénomènes déli-
cats, il ne faut rien négliger; et vous voyez ici que pour
remonter d'ut à si, l'organe est forcé de passer rapidement de
•son état naturel à un état de contraction considérable, au lieu
qu'en descendant d'ut à si, il suffit qu'il se prête mollement à
une dilatation légère qui le soulage.
LE DISCIPLE.
En conséquence, se soulageant de dilatations légères en dila-
tations légères, on devrait se plaire à descendre les douze éche-
lons de l'octave, car pourquoi serait-il plus pénible de se
laisser aller d'ut à si, que de si bémol à la, que de la
bémol à sol?
LE MAÎTRE.
La peine vient des repos; éprouvez et vous sentirez que
l'organe veut se dilater plus promptement, et plus que la peti-
tesse des intervalles ne le comporte. Mais en voilà assez et trop
sur cette question qui n'a rien de commun avec le but de nos
leçons. Concluez seulement de ce qufprécède qu'en général les
petits intervalles sont plus difficiles à faire que les grands, sur-
tout de suite. Concluez de votre propre expérience que si l'in-
tonation interrompue des douze sons de l'octave vous a coûté,
combien il vous en aurait coûté davantage pour chanter en la
divisant en vingt-quatre sons moindres de la moitié; concluez
qu'il faut plus d'exercice pour les entonner en montant qu'en
descendant, ne fût-ce que par la raison qu'en montant, l'organe
passe à un état forcé, et qu'en descendant il revient à un état
naturel ; et remarquez que les douze intervalles égaux de l'oc-
tave qu'on appelle semi-tons se réduisent à un seul intervalle
de six tons, et n'oubliez pas que de tous les intervalles de l'oc-
116 LEÇONS DE CLAVECIN.
tave ou gamme, c'est celui auquel la voix se prête le plus aisé-
ment.
LE DISC i pli:.
La Gamme! qu'est-ce que ce mot?
LE MAÎTRE.
C'est celui par lequel on désigne la succession des huit notes
soit en montant, soit en descendant. Ainsi, ut, ré, mi, fa, sol,
la, si, at ; ou ut, si, la, sol, fa, mi, rc, at, est la gamme dans
l'octave d'ut.
LE DISCTPLE.
Et sol, la, si, ut, ré, mi, fa, sol; sol, fa, mi, ré, at, si, la,
sol, est la gamme de sol.
LE MAÎTRE.
Tout doucement. Si au lieu de vous occuper de questions
oiseuses sur le son et sur sa nature, vous eussiez examiné la
gamine d'ut de plus près, vous ne m'auriez pas donné sol, la,
si, at, rc, mi, fa, sol, pour la gamme de sol. Est-ce que vous
ne voyez pas?... Mais je vois que le jour tombe, qu'il est tard,
et qu'il faut que je vous quitte.
LE DISCIPLE.
Encore un moment.
LE MAÎTRE.
Adieu, adieu. A demain.
LE DISCIPLE.
A demain donc.
FIN DE LA PREMIÈRE LEÇON.
DEUXIEME DIALOGUE
ET
DEUXIÈME LEÇON.
LE MAITRE ET LE DISCIPLE.
LE DISCIPLE.
En dépit de votre précepte, je me suis beaucoup exercé.
LE MAÎTRE.
Et je vous en loue. Quand je montre à des enfants, j'emporte
dans ma poche la clef du clavecin ; mais je la laisse aux hommes
de votre âge. Vous croyez donc que nous sortirons aujourd'hui
de l'octave d'ut.
LE DISCIPLE.
Je l'espère un peu. Je nomme très-bien les treize sons qui
la composent; je les exécute assez lestement, soit en montant,
soit en descendant ; et je le prouve.
LE MAÎTRE.
A merveille. Savez-vous ce que vous faites là? Du Chroma-
tique.
le disciple.
Du chromatique, ma sœur !
le maître.
Le genre chromatique est celui qui procède par semi-tons.
le disciple.
Faites-moi faire du chromatique : je le trouve aisé.
LE MAÎTRE.
Si vous vous rappeliez ce que nous avons dit des intervalles
plus ou moins difficiles à exécuter, vous n'en parleriez pas ainsi;
vous concevriez au contraire que la voix doit le redouter, et
l'oreille s'en effaroucher; que l'emploi n'en peut être que rare,
et qu'il exige une grande délicatesse de goût.
198 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Si je me dépars du chromatique, je ne saurai plus à quel
genre de musique vous me mettrez.
LE MAÎTRE.
A aucun. Nous nous occuperons auparavant des huit notes
de notre gamme.
LE DISCIPLE.
Attendez un moment.
LE MAI TUE.
De quoi s'agit-il?
LE DISCIPLE.
D'une petite question que j'avais à vous faire, et qui me
revient.
LE MAÎTRE.
Point de question, je vous en supplie.
LE DISCIPLE.
Ce n'est rien, presque rien ; et nous retournerons tout de
suite à nos moutons. Ces huit notes n'ont que sept noms qui
leur sont communs avec d'autres sons tout à fait différents :
par exemple, il y a trois ut. Un ut, comment dirai-je?
LE MAÎTRE.
Naturel.
LE DISCIPLE.
Un ut naturel, un ut dièse, un ut bémol : pourquoi ces trois
ut n'ont-ils pas trois noms?
I. E M A î I R L: .
Je n'en sais rien.
LE DISCUTE.
Vous ne voulez pas nie l'apprendre?
LE MAÎTRE.
Cela se peut.
LE DISCIPLE.
\llons, dites-le moi.
LE MAÎTRE.
Vous m'impatienteriez, si cela se pouvait. C'est que l'octave
s'est formée peu à peu, qu'elle s'est enrichie d'un son dans un
temps, d'un autre son dans un autre, cl que quand elle a eu
ses sept sons naturels, par respect pour l'antiquité, on a mieux
aimé inventer deux signes que dix nouveaux noms.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 199
LE DISCIPLE.
La commodité de l'art y a peut-être fait autant et plus que
le respect de l'antiquité.
LE MAÎTRE.
Comme il vous plaira. Est-ce là tout?
LE DISCIPLE.
Oui.
LE MAÎTRE.
Je puis donc continuer. Nous sommes dans l'octave d'ut.
LE DISCIPLE.
Vous vous vengez : toujours en ut.
LE MAÎTRE.
Outre les noms particuliers de chaque note, il y en a d'autres
qui marquent leur distance de la première note de l'octave ou
de la gamme, et quelquefois leurs caractères ou propriétés...
Doucement... Paix... Point de question.
La première note ut de l'octave ou gamme ut s'appelle Tonique.
La seconde ré s'appelle Seconde.
La troisième mi Tierce ou médianle.
La quatrième fa Quarte ou sous- dominante.
La cinquième sol Quinte ou dominante.
La sixième la Sixte.
La septième si Septième ou sensible.
La huitième ut Octave.
LE DISCIPLE.
Je meurs d'envie de vous demander la raison de ces nou-
velles dénominations?
LE MAÎTRE*
Et quand on écrit de la musique, on désigne encore ces huit
notes par les chiffres 1, "2, 3, 4, 5, (5, 7, 8 qu'on emploie tous,
excepté le chiffre 1 qui indique la tonique, et qu'on supplée par
le chiffre 8; en revanche l'unisson à l'octave de la seconde ré
se marque par le chiffre 9.
LE DISCIPLE.
Et ainsi de suite apparemment?
LE MAÎTRE.
Et comme ce son ré est en même temps seconde de la pre-
mière octave, et neuvième de l'octave qui suit, on confond
souvent la seconde avec la neuvième.
200 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Sans inconvénient?
LE MAÎTRE.
M'avez- vous compris?
LE DISCIPLE.
Je le crois. Dans la gamme d'ut, mi est tierce, sol esl quinte,
fa est quarte, la est sixte, si est septième ou sensible, ré est
seconde ou neuvième, et ?*/ est tunique ou octave de la tonique.
Mais la raison de ces noms?
LE MAÎTRE.
Ces huit notes de la gamme sont séparées par sept inter-
valles, qu'on appelle tons ou semi-tons. L'intervalle de la tierce
mi à la quarte fa, et celui de la septième si à l'octave ut, sont
de semi-ton; les cinq autres d'ut à ré, de ré à mi, de fa à sol,
de sol à la, de la ksi, sont d'un ton, me suivez-vous?
LE DISCIPLE.
Sans peine.
LE MAÎTRE.
Eh bien, monter et descendre par ces intervalles de tons et
de semi-tons, c'est faire de la musique ou du chant dans le genre
Diatonique.
LE DISCIPLE.
Et ces mots Dialoniqae, Chromatique ?
LE MAÎTRE.
Vous les retiendriez plus aisément, si vous en saviez la
valeur.
LE DISCIPLE.
11 est vrai.
LE MAI T R !" .
On appelle dans la gamme d'il/, la note principale, la pre-
mière, celle qui règle les autres, celle à laquelle on les rapporte,
tonique ou note du ton.
LE DISCIPLE.
Ainsi je vois que le mot ton a deux acceptions : il signifie
un intervalle tel que celui d'il/ à rè ou de fa à sol, et il est de
plus synonyme à gamme. Je vois encore une autre chose.
LE MAÎTRE.
Quelle est-elle?
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 201
LE DISCIPLE.
C'est que pour me dégoûter des questions, vous avez pris le
parti de répondre à celles que je ne fais pas, et de ne pas
répondre à celles que je fais.
LE MAÎTRE.
Peut-être que oui. Dans la gamme d'ut, on appelle la quinte
sol, dominante, parce qu'entre les sons harmoniques du corps
sonore, c'est le dominant, celui qu'on discerne le plus aisément;
la tierce mi, médiante, parce que ce son est moyen entre la
dominante et la tonique; la septième si, sensible, parce qu'elle
indique, fait sentir, prononce le ton.
LE DISCIPLE.
Et chromatique? et diatonique?
LE MAÎTRE.
J'allais vous l'apprendre, si vous ne me l'eussiez pas demandé.
LE DISCIPLE.
Vous êtes cruel et ingrat, car vous ne sauriez croire combien
de questions je vous sacrifie; par exemple, comment est-ce que
la sensible prononce le ton ?
LE MAÎTRE.
Diatonique, c'est-à-dire qui procède en suivant l'échelle ou
la gamme dos tons et des semi-tons ; chromatique, c'est-à-dire
qui procède par teintes ou nuances.
LE DISCIPLE.
J'entends; c'est une métaphore empruntée de la peinture. On
a pensé que dans ce genre de musique, les semi-tons étaient ce
que les nuances ou teintes rompues étaient en peinture.
LE M A î T R E .
Je suis de votre avis. A présent êtes-vous satisfait, et pour-
riez-vous parcourir les huit notes de la gamme diatonique, tant
en montant qu'en descendant?
LE DISCIPLE exécute cette gamme, et dit :
Est-ce cela?
LE MAÎTRE.
Oui; mais vous doigtez mal. Arrangez-vous de manière que
le mouvement des mains et des doigts soit commode et facile;
et songez que la tonique ut doit être pour le pouce, et l'octave
de cet ut pour le petit doigt.
202 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Je trouve qu'en employant les trois premiers doigts, ensuite
tous les cinq, cela ne va pas mal.
LE MAÎTRE.
Dans l'octave d'ut, où vous descendrez tout aussi commo-
dément, en faisant aux cinq doigts succéder les trois premiers.
LE 1)1 s Cil' LE.
J'ai fait travailler la main droite ; il s'agit de faire travailler
la main gauche.
LE MAÎTRE.
Non, non. Arrêtez. Le doigté de l'une n'est pas celui de
l'autre.
LE DISCIPLE.
Et la différence de ces doigtés, quelle est-elle?
LE .MAÎTRE.
Voilà deux divisions de l'octave constituant deux genres de
musique; l'une fournit des tons entremêlés de semi-tons, pour
le diatonique.
LE DISCIPLE.
\ous avez un singulier tic! aimer mieux revenir sur ce que
je sais, que de m'apprendre ce que j'ignore!
LE MAI IRE.
L'autre formée de semi-tons, pour le genre chromatique;
mais ne pourrait-on pas supposer l'octave divisée en vingt-
quatre parties ou quarts de tons, et obtenir un troisième genre?
LE DISCIPLE.
Je ne m'en soucie pas. L'usage du chromatique doit être
rare et délicat, à ce que vous m'avez dit; que ferais-je de cet
autre? et puis il me faudrait un clavecin où les moindres inter-
valles fussent d'un quart de ton.
LE MAÎTRE.
Quoi! vous dédaignez le genre enharmonique ï Pensez un
moment à retendue qu'il donnerait à la musique et à la multi-
tude de nuances ou teintes qu'il fournirait au chant.
LE DISCIPLE
Et que m'importent ces avantages, si les difficultés croissent
en proportion !
I.E MAÎTRE.
Ce genre n'est pas seulement difficile; il est impossible.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 203
C'est une affaire de pure spéculation; et rien n'est plus incer-
tain que les anciens, qui ont connu l'enharmonique, l'aient
jamais pratiqué.
LE DISCIPLE.
Ah ! monsieur, ces anciens ont été de terribles gens; et de ce
que nous ne pouvons employer l'enharmonique, je n'oserais pas
en conclure qu'ils ne l'ont pas fait.
LE MAÎTRE.
11 n'est pas question dans la pratique d'apprécier le quart
de ton; il faut encore apprécier les intervalles d'un quart de
ton à un autre quart de ton quelconque.
le disciple.
11 est vrai ; mais laissons cet enharmonique, puisqu'il est
inusité, et apprenez-moi à faire la gamme diatonique de la main
gauche, afin que je puisse essayer un air.
LE MAITRE.
En quel ton? En ut?
LE DISCIPLE.
Franchement, vous m'obligerez de me tirer de ce ton d'ut.
LE MAÎTRE.
Beaucoup?
LE DISCIPLE.
Beaucoup.
LE MAÎTRE. «
Sachez donc que, s'il y a trois genres de musique, il y a
aussi trois modes dans le genre diatonique.
LE DISCIPLE.
Et qu'est-ce qu'un mode?
LE MAÎTRE.
Une manière d'être.
LE DISCIPLE.
Quoi ! il y aurait trois manières d'être en ut. Miséricorde,
je n'en sortirai jamais!
LE MAÎTRE.
Il faut avoir pitié de vous. Mettez-vous en la, et faites-moi la
gamme..., avec le même doigté, en commençant par lu... C'est
cela... Observez que les semi-tons on changé de place. En ut, ils
étaient de la tierce à la quarte, et de la septième à l'octave ; ici,
ils sont de la seconde à la tierce, et de la quinte à la sixte.
20/» LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Il est vrai.
LE MAÎTRE.
Conservons notre doigté, et changeons encore une fois de
tonique. Faites la gamine, en commençant par le mi... Fort bien.
LE ois CI PL E.
Autre déplacement des semi-tons, doni l'un se trouve de la
tonique à la seconde, mi, fu, et l'autre, de la quinte à la sixte,
si, ut.
LE MAÎTRE.
Ces trois manières d'être, ces trois gammes, ces trois ordres
ou successions des mêmes sons constituent trois modes diffé-
rents qu'on appelle majeur, mineur, mixte.
LE DISCIPLE.
Je commence à me brouiller avec le genre diatonique.
LE MAÎTRE.
Pourquoi cela? .l'en serais fâché, car c'est la source la plus
féconde des chants.
LE DISCIPLE.
J'ignore ses prérogatives : mais je vois qu'avec les semi-tons
entrelacés avec des tons, il complique l'art; il engendre ces
trois modes qui me chiffonnent par la multitude des difficultés
qu'ils me promettent; au lieu que dans l'octave ou gamme par-
tagée eu douze semi-tons égaux, quel que soit le son que je
prenne pour tonique, tout reste comme il était; mais ce qui esl
fait est fait, et mon souci ne changera rien à la chose. Revenons
donc sur ce que vous venez de me dire... Dans le genre diato-
nique trois modes... Gamme eu ut, mode majeur... Gamme en la,
mode mineur... Gamme en mi, mode mixte. ..Gamme en ut et ma-
jeure où des deux semi-tons l'un est placé de la tierce à la quarte,
et l'autre de la septième à l'octave... Gamme en la et mineure, où
des deux semi-tons l'un est placé de la seconde à la tierce, et
l'autre de la quinte à la sixte... Gamme en mi et mixte, où des
deux semi-tons l'un est place de la première ou tonique à la
seconde, et l'autre de la quinte à la sixte... Le chromatique n'a
pas cette incommode famille. Mais à ce que je vois, nous ne
fatiguerons guère les touches blanches qui n'entrent que dans
ce dernier genre.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 205
LE MAÎTRE.
Vous êtes prompt dans vos goûts, dans vos dégoûts et dans
vos jugements.
LE DISCIPLE.
Pas trop; au reste je suis conséquent. Tenez, me voilà dans
le mode majeur de si. Si, ut, ré, mi, fa, sol, la, si, en mon-
tant; si, la, sol, fa, mi, ré, ut, si; à quoi m'ont servi les tou-
ches blanches?
LE MAÎTRE.
A rien.
LE DISCIPLE.
Convenez donc qu'à moins d'y fourrer du chromatique, elles
resteront oisives.
LE M A î T R E .
Vous plairait-il de comparer cette gamme en majeur de si,
telle que vous venez de me la jouer, avec la gamme en majeur
Cl ut, telle que vous la connaissez?
LE DISCIPLE.
Pardon, monsieur, pardon. Je suis un idiot. Dans le mode
majeur, l'ordre des sons est un ton de la première ou tonique à
la seconde; un ton de la seconde à la troisième ou tierce; un
semi-ton de la troisième ou tierce à la quatrième ou quarte ;
donc, en majeur de si, il faut si, ut dièse, ré dièse, mi.
LE MAÎTRE.
Continuez.
LE DISCIPLE.
En majeur d'ut, un ton de la quatrième ou quarte à la cin-
quième, ou quinte, ou dominante; un ton de la cinquième, ou
quinte, ou dominante à la sixième ou sixte; un ton de la sixième
ou sixte à la septième ou sensible; un semi-ton de la septième
ou sensible à la huitième ou octave. Donc en majeur de si, fa
dièse, sol dièse, la dièse, et si, et l'octave ou gamme en majeur
de si...
LE MAÎTRE.
En majeur de si, dans le mode majeur de si, dans la modu-
lation majeure de si, est très-bien dit, et non en si majeur,
comme disent communément et mal les musiciens, car si, ni
aucune autre note n'est majeure ou mineure.
20G LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
La modulation majeure en si, est si, nt dièse, ré dièse, mi,
fa dièse, sol dièse, la dièse, si. Cinq dièses ou touches blan-
ches, et réparation au genre diatonique et aux touches blanches.
Je tacherai dorénavant de penser avant que de parler.
LE MAÎTRE.
C'est le mieux, quoique ce ne soit guère l'usage.
LE DISCIPLE.
Monsieur... Un air... Un petit air en majeur de si, avec un
peu de chromatique, afin que je m'exerce aussi sur les touches
noires ut, ré, fa, sol, lu.
LE MAÎTRE.
Je le veux; mais choisissez le mode.
LE DISCIPLE.
Dans le mixte... Oui, dans le mixte : J'aime le mélange.
LE MAÎTRE.
Tandis que je vais rêver à votre air; de votre côté, pratiquez
ce que vous avez appris.
LE DISCIPLE.
Allons... Je suis en majeur de si... C'est en montant, si, ut
dièse, ré dièse, mi, fa dièse, sol dièse, lu dièse, si. C'est en
descendant, si, lu dièse, sol dièse, fu dièse, mi, ré dièse, ul
dièse, si.
LE MAÎTRE.
Fort bien. Vous me demandez un air dans le mode mixte,
et vous occupez mon oreille du mode majeur.
LE DISCIPLE.
Apaisez-vous. Me voici dans la modulation mixte de si'...
Mais voyons d'abord l'ordre et la marche de ce mode... lu
semi-ton... Un ton... Un ton... Un semi-ton... Un ton... I n
ton... Un ton... mi, /</, sol, la, si, ut, ré, mi.., Si, ut, ré, mi,
fa dièse, sol, lu, si. C'est cela.
LE MAI IRE.
Toutes les notes en majeur d'ut, en mineur de la, en mixte
de mi, naturelles.
LE DISCIPLE.
Vous appelez les touches noires, notes naturelles?
LE MAÎTRE.
Non. J'appelle notes naturelles toutes celles qui ne sont
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 207
affectées ni d'un dièse, ni d'un bémol. Exemple : mi dièse
devient pour la touche un fa; ce fa, touche noire, n'est plus une
note naturelle ; c'est une note dièse. Ut bémol devient pour la
touche un si; ce si, touche noire, n'est plus une note natu-
relle; c'est une note bémol.
LE DISCIPLE.
Voilà qui est fort bien ; mais mon air ne se fait pas, et je
ne sais plus ou j'en suis de ma gamme... Recommençons... En
montant, si, ut, ré, mi, fa dièse, sol, la, si ; en descendant, si,
la, sol, fa dièse, mi, ré, ut, si... Une seule touche blanche...
Mes doigts ont plus de prise sur les touches noires... Monsieur,
écoutez comme je me tire de cette gamme en mixte de si.
LE MAÎTRE.
Vous m'interrompez. Répétez ces modulations, ce qui sera
beaucoup mieux que de vous entêter de la fantaisie de jouer un
air.
LE DISCIPLE.
Cherchez toujours mon air, tandis que je m'exercerai sur le
petit clavier, afin de vous faire moins de bruit... En si mixte;
non en mixte de si, les semi-tons entre la première et la seconde,
et entre la quinte et la sixte... En majeur d'ut, les semi-tons
entre la tierce et la quarte, et entre la septième et l'octave... En
mineur de la, entre la seconde et la tierce, et entre la quinte
et la sixte... Oui, entre la quinte et la sixte; je ne me trompe
pas, cela fera dans la modulation mineure d'ut; ut, ré, ré dièse.
LE MAÎTRE.
Point de ré dièse; mais mi bémol.
LE DISCIPLE.
La raison?
LE MAÎTRE.
C'est que dans l'ordre diatonique, il ne faut ni omettre une
note dans la gamme, ni répéter la même.
LE DISCIPLE.
Vous m'écoutez, vous n'êtes donc pas à mon air?
LE MAÎTRE.
Non, non; point d'air; je n'y ai pas même pensé. Mais je
me suis promis de vous tirer aujourd'hui d'ut, et il faut que je
me tienne parole. Suivez votre modulation mineure d'ut.
208 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Si les autres me coûtent autant que ce maudit ut, je ne suis
pas à la fin de mes peines... Ut, ré, mi bémol, fa, sol; et
puis... Et puis, la, si, ut ; et voilà ma gamme trouvée... Mais
vous hochez de la tête. Est-ce que ce n'est pas cela?... Non, il
fautque la quinte ne soit distante de la sixte que d'un semi -ton...
C'est en montant, ut, ré, mi bémol, fit, sol, sol dièse; non, lu
bémol, si bémol, ut. Et en descendant, ut, si bémol, lu bémol,
soL fa, mi bémol, ré, ut. El vous allez voir comme je vous expé-
dierai cette gamme.
LE MAÎTRE.
Doucement, doucement... Comparons un peu la modulation
majeure avec la modulation mineure: qui sait si nous n'en
déduirons pas quelque propriété générale qui nous servira?
LE DISCIPLE.
J'écoute. Voici du nouveau.
LE MAÎTRE.
La tonique ut, la seconde ré, la quarto fa, la quinte sol et
l'octave ut ne changent point dans les deux modulations. La
tierce, la sixte et la septième suivent seules la loi du mode auquel
elles appartiennent. Ainsi dans la modulation majeure d'ut, la
tierce est mi; dans la modulation mineure, mi bémol. En majeur
la sixte est la; en mineur, la bémol. En majeur la septième est
si; en mineur, si bémol; c'est-à-dire, ces trois intervalles d'un
semi-ton plus grave en mineur qu'en majeur, lirez vous-même
la conclusion.
LE DISCIPLE.
Je vous ai prévenu que j'étais un peu obtus; et la preuve
c'est que je ne conclus rien.
LE MAÎTRE.
Cependant il s'ensuit évidemmenl qu'il y a trois bémols de
plus en mineur qu'en majeur.
LE DISCIPLE.
Sans exception?
LE MAÎTRE.
Sans exception.
LE DISCIPLE.
Et s'il y a cinq bémols dans une modulation majeure, il y
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 209
en aura huit dans la même modulation mineure? Celanese peut,
il n'y a que sept notes.
LE MAÎTRE.
Après? Est-ce qu'une de ces notes ne peut pas être double
bémol ?
LE DISCIPLE.
Un exemple, s'il vous plaît.
LE MAÎTRE.
En voici un fort simple. Vous conviendrez, je crois, qu'en
majeur d'ut bémol, toutes les notes de l'octave ou gamme sont
bémols.
LE DISCIPLE.
Sans doute ; car puisqu'on suppose la tonique ut baissée d'un
semi-ton, il faut, pour que la gamme reste la même, que les
six autres notes soient baissées d'un semi-ton.
LE MAÎTRE.
Nous aurons donc en majeur d'ut bémol, sept bémols.
Ut bémol, ré bémol, mi bémol, fa bémol, sol bémol, la
bémol, si bémol , ut bémol. Et en mineur d'ut bémol ?
LE DISCIPLE.
Vous avez raison; la tierce, la sixte et la septième seront
double bémol.
LE MAÎTRE.
Donc : ut bé, ré bé, mi bb, fa b, sol b, la bb, si bb; dix
bémols.
LE DISCIPLE.
Monsieur.
LE MAÎTRE.
Qu'est-ce qu'il va?
LE DISCIPLE.
Je crois que nous ferions bien de fermer le clavecin , et d'en
rester où nous en sommes.
LE MAÎTRE.
Pourquoi?
LE DISCIPLE.
C'est que cet art excède de beaucoup l'étendue de mon
esprit. Comment? Si l'on me propose de préluder en majeur d'ut
double bémol, me voilà embarqué dans quatorze bémols; et en
XII. \k
210 LEÇONS DE CLAVECIN
mineur d'ut double bémol, dans dix-sepl bémols; quelle tète
pourrait y su (lire?
LE MAÎTRE.
La vôtre.
LE DISCIPLE.
Vous lui faites trop d'honneur.
LE MAÎTRE.
11 y a un petit escamotage, qui n'est rien; dont je vous
instruirai, quand il en sera temps, et qui vous débarrassera de
tout ce fatras de dièses et de bémols. Vous pourriez le deviner.
LE 01 SC II' LE.
J'entends passablement ce qu'on me dit; mais je ne devine
rien.
LE MAÎTRE.
Continuons donc.
LE DISCIPLE.
J'y consens; mais vous me promettez...
LE MAÎTRE.
Oui, je vous promets, je vous jure tout ce qu'il vous plaira.
Mais retenez que dans l'octave ou la gamme, la tierce, la sixte
et la septième sont majeures ou mineures; et sachez que la sep-
tième en majeure s'appelle aussi septième .superflue, et en
mineur, simplement septième.
LE DISCIPLE.
Et qu'est-ce d'être majeur ou mineur?
LE MAÎTRE.
De quoi parlez-vous? Du ton? Je vous l'ai dit. Des inter-
valles? Un intervalle est majeur, lorsque dans une gamme il ;i
la même étendue que dans la modulation majeure d'ut • il est
mineur, lorsqu'il a un semi-ton de moins que dans la même
gamme majeure d'ut.
LE DISCIPLE.
Et s'il avait un semi-ton de plus, ou deux semi-tons de moins
que dans cette modulation, comment l'appellerait-on?
LE MAÎTRE.
Et voilà les questions qui reviennent. Ainsi l'intervalle d'une
tierce majeure est de deux tons, ut mi ; d'une tierce mineure,
d'un ton et demi, ut mi bémol; d'une sixte majeure, de quatre
tons et demi, ut la; d'une sixte mineure, de trois tons et de deux
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 211
semi-tons, ou de quatre tons, ut la bémol; d'une septième
majeure ou superflue, de cinq tons et demi,wZ si; d'une septième
mineure ou simple, de quatre tons et deux semi-tons, ou cinq
tons, ut si bémol. De la sensible à l'octave, il n'y a jamais qu'un
semi-ton. A présent, vous pouvez examiner seul la -modulation
mixte.
LE DISCIPLE.
D'abord il faut se la rappeler; mi, fa, sol, la, si, ut, ré, mi.
Un demi-ton, trois tons, un demi-ton, deux tons; et en ui, ut,
ut dièse... Non, il ne faut pas nommer deux fois la même note
dans le genre diatonique... Ut, ré bémol, mi bémol, fa, sol...
Je vais d'abord jusqu'à la quinte; là, je reprends haleine...
Ensuite, la bémol, si bémol, ut... Et la gamme entière, ut, rè
bémol, mi bémol, fa, sol, la bémol, si bémol, ut, en montant;
ut, si bémol, la bémol, sol, fa, mi bémol, ré bémol, ut, en des-
cendant.
LE MAÎTRE.
Ainsi la tonique ut, la quarte fa, la quinte sol, et l'octave
ut, immuables en mixte, comme en majeur et en mineur. La
tierce, la sixte et la septième, comme en mineur ; la seconde
seule, en ne s'éloignant de la tonique que d'un semi-ton, le
caractérise et le distingue du majeur et du mineur. La seconde
en mixte, étant d'un semi-ton plus grave qu'en majeur et en
mineur, concluez.
LE DISCIPLE.
Que je conclue? à tout hasard, je conclus que... une gamme,
un ton, une modulation quelconque ayant trois bémols de plus
en mineur qu'en majeur, la modulation mixte en aura quatre de
plus qu'en majeur.
LE MAÎTRE.
C'est cela. Récapitulons. Vous savez parcourir l'octave d'ut
chromatique et son octave diatonique suivant les trois modes,
majeur, mineur et mixte. La différence de ces trois manières de
moduler vous est connue. Les dénominations différentes des huit
notes de la gamme vous sont familières. Il me reste à vous parler
des noms qu'on donne aux treize sons de l'octave chromatique.
De ces treize sons, il y en a huit de communs à l'échelle dia-
tonique, et à celle-là; et on les appelle de même.
212 LEÇONS DE CLAVECIN
Dans l'octave chromatique d'ut, le son qui est au-dessus de
la tonique ou le ré bémol, s'appelle neuvième diminuée.
Le son qui est au-dessus de la seconde rê, s'appelle seconde
superflue, s'il est pris pour ré dièse ; et tierce mineure, s'il est
pris pour mi bémol.
Le son qui est au-dessus de la quarte, s'appelle quarte super-
flue ou triton, s'il est pris pour /'// dièse; et fausse-quinte, s'il
est pris pour sol bémol.
Le son qui est au-dessus de la quinte, s'appelle quinte super-
flue, s'il est pris pour sol dièse; et sixte mineure, s'il est pris
pour la bémol.
Le son qui est au-dessus de la sixte, s'appelle sixte super-
fluc, s'il est pris pour la dièse; et septième, s'il est pris pour
si bémol.
La sixte la se prend aussi pour si double bémol ; et alors ce
son double bémol s'appelle septième diminuer.
Je vous ai dit comment on indiquait par des chiffres les huit
notes de la gamme diatonique ; je vais vous dire à présent...
LE DISCIPLE.
Un moment, s'il vous plaît. Pourquoi le son qui est au-dessus
de la tonique ///, qui peut être ut dièse ou rê bémol, n'a-t-il
pas aussi deux noms?
LE MAÎTRE.
Voilà une demande faite à propos, et qui sera répondue. En
quelle octave sommes-nous?
LE DISCIPLE.
En ut.
LE MAÎTRE.
Si cet ut pouvait être dièse, nous n'y serions plus ; donc il
ne peut avoir deux dénominations.
LE DISCIPLE.
Cela est juste.
LE M \ ÊTRE.
Voici les caractères et les chiffres dont on se sert pour dési-
gner les treize sons de la gamme chromatique.
Le premier se désigne par un J ou par un S 1 ou 8.
Le second par un 9 barré ;>.
Le troisième par un 2 ou par un 9 2 ou 0.
Le septième
Le neuvième
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 213
1 par un 2 suivi d'un dièse. . .
par un 2 suivi d'une croix. . .
par un 3
Le qutarième ( par un 3 précédé d'un bémol. .
par un 3 précédé d'un bécarre.
par un bémol
par un bécarre
!par un 3
par un 3 précédé d'un dièse. .
par un dièse
Le sixième par un h
par un h suivi d'un dièse. . .
par un h suivi d'une croix . .
par un h barré
par un 5 barré
Le huitième par un 5
par un 5 suivi d'un dièse.. . .
par un 5 suivi d'une croix. . .
par un 6
par un 6 précédé d'un bémol. .
par un 6
par un 6 précédé d'un dièse. .
par un 6 précédé d'une croix .
par un 7 barré
par un 6 suivi d'un dièse. . .
par un 6 suivi d'une croix. . .
par un 7
par un 7 précédé d'un bémol .
( par un 7 suivi d'un dièse . .
( par un 7 suivi d'une croix ... 7 +
Le treizième par un 8 8
LE DISCIPLE.
Quelle forêt de signes! Quand me seront-ils familiers?
LE MAÎTRE.
J'expose les difficultés; c'est la pratique et le temps qui les
lèvent. Tous les sons qui font avec la tonique des intervalles
superflus sont suivis d'un dièse ou d'une croix; d'un dièse, s'ils
sont en même temps notes dièses ; comme clans l'octave chro-
matique d'ut, la quinte superflue sol dièse; d'une croix, s'ils
Le dixième
Le onzième
Le douzième
28
2+
3
b3
3
S
h
4#
4
5
5
5*
5+
6
t>6
6
36
+6
7
63
6+
7
ï>7
n
214 LEÇONS DE CLAVECIN
sont notes naturelles ; comme la septième superflue si, dans la
même octave.
LE DISCIPLE.
Pourquoi tant de signes pour treize sons? Treize n'auraient-
ils pas été suffisants?
LE MAÎTRE.
Non. Ce nombre, qu'on pourrait à la vérité diminuer, est la
suite nécessaire du double emploi d'un même son. Dans l'oc-
tave chromatique d'ut, le son, qui est au-dessus de la quarte,
peut-être ou fa dièse ou sol bémol.
LE DISCIPLE.
Qu'importe, puisque c'est la même touche de mon clavier,
le même son.
LE MAÎTRE.
11 importe si fort que, selon le nom qu'on lui donne, il
appartient à telle ou telle modulation, il dérive de telle ou telle
harmonie; l'accord qu'il portera sera différent; il sera le con-
ducteur à certaines routes, et que c'est à ce nom que je recon-
naîtrai le compositeur par principe et le compositeur de routine :
mais vous m'avez fait enfreindre un serment.
LE DISCIPLE.
Un serment!
LE MAÎTRE.
Oui ; celui de ne jamais dire à mon élève ce qu'il n'est pas
en état d'entendre. Avez-vous compris quelque chose à ce que je
viens de vous répondre? Non? Il était donc inutile que je vous
répondisse. Revenons à la raison des autres signes. Le quatrième
son de l'octave chromatique en a sept.
LE DISCIPLE.
Enrayons ici, de grâce; ma pauvre tète se perd là-dedans.
Je m'en tiendrai pour le momenl à exécuter ces treize sons
chromatiques, de la main droite ; à moins que vous ne fussiez
assez honnête pour m'en apprendre le doigté de la main
gauche.
LE MAÎTRE.
Si j'ai cette complaisance, j'eu exigerai une autre.
LE DISCIPLE.
Dites?
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 215
LE MAÎTRE.
C'est de faire avec moi une petite tournée dans les octaves
de la et de mi.
LE DISCIPLE.
Volontiers.
LE MAÎTRE.
Remarquez que les notes de la modulation mineure en la
sont toutes naturelles, ainsi que celles de la modulation majeure
en at.
Que les huit notes de la modulation mixte en mi sont aussi
toutes naturelles.
Que cette qualité commune à ces trois modulations les a
fait appeler relatives.
Que la modulation mineure en la est d'un ton et demi, ou
d'une tierce mineure plus grave que sa relative majeure ut.
Que la modulation mixte en mi est de deux tons, ou d'une
tierce majeure plus aiguë que sa relative majeure ut.
Que les relatives, mineure la et mixte mi, sont éloignées
d'un intervalle de quinte; car mi est la dominante de la.
Que vous n'avez exécuté en la que la modulation mineure
et que ce son a ses modulations majeure et mixte.
LE DISCIPLE.
Je conçois; et ce sont ces deux dernières modulations en la
que vous me demandez ; il est aisé de vous contenter.
En majeur d'ut, deux tons, un demi-ton, un ton ; donc en
majeur de la; la, si, ut dièse, ré, mi.
En majeur d'ut, depuis la quinte jusqu'à l'octave, deux tons
et un semi-ton. Donc, en majeur de la, fa dièse, sol dièse, la.
Et en montant, la, si, ut dièse, ré, mi, fa dièse, sol dièse, la.
En descendant, la, sol dièse, fa dièse, mi, ré, ut dièse, si, là.
Pas plus d'embarras pour la modulation mixte en la.
En montant, la, si bémol, ut, ré, mi, fa, sol, la.
En descendant, la, sol, fa, mi, ré, ut, si bémol, la.
LE MAÎTRE.
Et cela ne vous dit-il rien?
LE DISCIPLE.
Attendez... Oui... Cela me dit que la modulation majeure a
trois dièses déplus que la modulation mineure ; cela est évident,
216 LEÇONS DE CLAVECIN
puisque la tierce, la sixte et la septième sont d'un demi-ton
plus aiguës en majeur qu'en mineur.
LE MAÎTRE.
Bien vu.
LE DISCIPLE.
Laissez-moi aller en mi\ la modulation mineure en mon-
tant est mi, fa dièse, sol, la, si, ut, ré, mi; en descendant,
mi, ré, ut, si, la, sol, /«dièse, mi.
Sa gamme majeure est mi, fa dièse, sol dièse, la, si, ni
dièse, ré dièse, mi, en montant ; mi, ré dièse, nt dièse, si, la,
sol dièse, fa dièse, mi, en descendant.
Donc, la modulation mineure a un dièse de plus que la mixte.
LE MAÎTRE.
Donc, la mixte enchérit sur la mineure en bémols, et la mi-
neure en dièses sur la mixte. Donc, si la modulation majeure a
un bémol, la mineure du même son en aura quatre, et la
mixte cinq.
LE DISCIPLE.
Donc, si la modulation mixte a un dièse, la modulation mi-
neure du même son en aura deux, et la majeure cinq. Qu'en
dites-vous?
LE MAÎTRE.
Que vous vous arrêtez tout court, ou que vous galoppez.
Puisque vous voilà parti, faites-moi la modulation majeure
de sol.
LE DISCIPLE.
Sol, la, si, ut, ré, mi, fa dièse, sol, en montant.
Sol, fa dièse, mi, ré, ut, si, la, sol, en descendant.
J'aime cette modulation : elle n'a qu'un dièse, qu'une touche
blanche.
LE MAÎTRE.
Et qu'aura-t-elle en mineur, cette modulation qui vous
plaît? Des dièses? Des bémols? Et combien?
LE DISCIPLE.
Attendez, il faut que je raisonne... Toute modulation mineure
a trois bémols de plus que la majeure du même nom... Ces trois
bémols tombent sur la tierce, la sixte et la septième... Il s'agit
de sol... La tierce si sera bémol, la sixte mi sera bémol, la sep-
tième fa sera bémol... Mais en majeur, ce fa est dièse... Le
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 217
bémol détruira le dièse. Le fa deviendra naturel; et en sol
mineur, il y aura deux bémols; donc en sol mixte, trois.
LE MAÎTRE.
Grand logicien !
LE DISCIPLE.
Ne plaisantez pas ; je vous assure que ces combinaisons-là
ont leur difficulté. Sept notes naturelles, sept notes dièses, sept
notes bémols; et trois modes.
LE MAÎTRE.
Et la modulation mineure, la modulation mixte relatives à la
majeure de sol, quelles sont-elles?
LE DISCIPLE.
Nous savons que la mineure est d'une tierce mineure plus
grave que la majeure: donc la modulation mineure relative de
la majeure de sol est celle de mi, qui n'aura qu'un dièse, non
plus que la majeure de sol : nous savons que la mixte relative
est d'une tierce majeure plus aiguë que la majeure ; donc cette
mixte sera si. En vérité, je prends courage.
LE MAÎTRE.
Jusqu'à la première difficulté qui se présentera.
LE DISCIPLE.
Déjà je connais trois modulations relatives naturelles ; trois
modulations relatives avec un dièse; je parcours l'octave d'ut
diatoniquement suivant les trois modes; je suis sublime dans
les octaves de ///, de sol et de si; je me tire des modulations
majeure et mixte; ce que j'exécute dans quelques octaves, je
puis l'exécuter en toutes. Je ne parle pas de l'octave chroma-
tique d'ut; vous en penserez de mon caractère ce qu'il vous
plaira, mais j'ai pris en dédain un genre hérissé de noms et de
signes. Par quelle octave voulez-vous à présent que je poursuive
mes excursions diatoniques?
LE MAÎTRE.
Voilà une belle ardeur dont il faut se presser de profiter.
LE DISCIPLE.
Se presser n'est pas obligeant.
LE MAÎTRE.
Ne vous fâchez pas d'une plaisanterie qui sera suivie d'un
service important. Soyez soulagé du mode mixte.
218 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Ha, ce pauvre mode mixte !
LE MAÎTRE.
Oui, je le supprime; et pour que le mode mineur n'ait rien
de commun avec ce monstre moderne, je donne une note sen-
sible au premier... Mais sérieusement, est-ce que vous boudez?
LE DISCIPLE.
Et mon temps, et ma peine...
LE MAÎTRE.
Et la mienne que je ne regrette pas? Comment! vous vous
révoltez contre le genre chromatique, et vous ne pouvez souffrir
que je fasse main basse sur le mode mixte!
F. E DISCIPLE.
La modulation mineure de la sera donc en montant, la, si,
ut, rl\ mi, fa, sol dièse, la; et en descendant?
LE MAÎTRE.
Tous les sons naturels, et vous direz, la, sol, fa mi, ré, vl,
si, la.
LE DISCIPLE.
Cette marche du mineur en montant est-elle bien selon la
loi du genre diatonique? Au lieu d'aller par tons et semi-tons.
sauter à la sensible par un ton et demi; cela est singulier. Et la
raison de cette singularité?
LE MAÎTRE.
La meilleure que je sache, c'est que l'organe s'en accom-
mode, et qu'il y a quelque principe physique de son indulgence
qu'on découvrira peut-être un jour. Le croyez-vous plus secret
que celui de l'intonation naturelle de la quinte, de la tierce et
de la quarte de l'octave?
LE DISCIPLE.
Vous m'avez déjà, dit quelque chose de cette prédilection de
la voix ; mais je ne m'en rappelle plus rien ; un mot seulement
qui me reinette sur la voie.
LE MAÎTRE.
Tout corps sonore, outre son propre son, en fait encore
résonner sensiblement deux autres plus aigus, l'un à la quinte
au-dessus de son octave; l'autre à la tierce majeure au-dessus
de sa double octave.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 219
LE DISCIPLE.
Qu'on appelle ses harmoniques.
LE MAÎTRE.
Le premier fait une douzième, et l'autre une dix-septième
avec le corps sonore.
LE DISCIPLE.
Quoi! quand je touche le second ut de mon clavier, le qua-
trième sol et le quatrième mi résonnent?
LE MAÎTRE.
Et en rapprochant ces deux sons de leur générateur, en les
prenant au grave, on a la quinte et la tierce, deux sons que la
tonique détermine, et qui préoccupent presque en naissant nos
oreilles.
Le même ut fait frémir sa quinte au grave, et cette quinte,
prise à l'aigu et rapprochée du générateur, est la quarte fa.
Ainsi dans ce cortège de sons, que la nature associe à la
résonnance de tout corps, et qui l'accompagnent à plus ou
moins de distance...
LE DISCIPLE.
Les plus familiers pour l'oreille et les plus faciles pour la
voix sont l'octave ut ut, la quinte ut sol, la tierce ut mi, la
quarte ut fa.
LE MAÎTRE.
D'où il s'ensuit que toutes les notes naturelles, ut, ré, mi,
fa, sol, la, excepté si, produisent pour leur quinte des notes
naturelles.
LE DISCIPLE.
Pourvu que cela soit aussi vrai que facile à entendre. La
quinte de si est le fa dièse.
LE MAÎTRE.
Que toutes les notes naturelles, excepté le fa, ont aussi des
notes naturelles pour quarte.
LE DISCIPLE.
En effet la quarte de fa est le si bémol.
LE MAÎTRE.
Que le fa dièse a pour quinte Yut dièse.
Que Yut dièse a pour quinte le sol dièse.
Le sol dièse pour quinte le ré dièse.
Le ré dièse pour quinte le la dièse.
220 LEÇONS DE CLAVECIN
Le la dièse pour quinte le mi dièse.
Le mi dièse pour quinte le si dièse.
Le si dièse pour quinte le fa double dièse.
Que i'ut dièse suppose le fa dièse dans une modulation
quelconque.
LE DISCIPLE.
Que le sol dièse y suppose le fa et Yut dièses.
Que \zrè dièse y suppose le fa, Yut et le sol dièses.
Que le la dièse y suppose le fa, Yut, le sol et le ré dièses.
Que le mi dièse y suppose le fa, Yut, le sol, le ré et le la
dièses.
Que le si dièse y suppose le fa, Yut, le sol, le ré, le la et le
?m dièses, et ainsi de suite.
LE MAÎTRE.
Donc, s'il n'y a qu'un dièse dans une modulation, il doit
être sur le fa.
S'il y en a deux, ils seront sur le fa et Yut.
S'il y en a trois, ils seront sur le fa, Yut et le sol.
S'il y en a quatre, ils seront sur le fa, Yut, le sol et le ré.
S'il y en a cinq, ils seront sur le fa, Yut, le sol, le ré et
le la.
LE DISCIPL E.
S'il y en a six, ils seront sur le fa, Yut, le sol, le ré, le la
et le mi; et ainsi de suite; et même raisonnement sur les
bémols. Les dièses s'engendrent en montant de quinte en quinte,
et les bémols en montant de quarte en quarte.
LE MAÎTRE.
Et comment cela?
LE DISCIPLE.
Comment?... Un peu de patience.
Le fa a pour quarte en moulant ou pour quinte en descen-
dant le si bémol.
Le si bémol pour quarte le mi bémol.
Le mi bémol pour quarte le la bémol.
Le la bémol pour quarte le ré bémol.
Le ré bémol pour quarte le sol bémol.
Le sol bémol pour quarte Yut bémol, etc.
Donc, dans une modulation quelconque, le mi bémol sup-
pose le si bémol.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 221
Le la bémol y suppose le si et le mi bémols.
Le ré bémol y suppose le si, le mi et le la bémols.
Le sol bémol y suppose le si, le mi, le la et le ré bémols.
L'ut bémol y suppose le si, le mi, le la, le ré et le sol
bémols.
Le fa bémol y suppose le si, le mi, le la, le ré, le sol et l'?</
bémols, etc.
Donc, toutes les notes de l'octave sont bémols en ut bémol.
Donc, s'il n'y a dans une modulation qu'un bémol, c'est le si.
S'il y en a deux, ce sont le si et le mi.
S'il y en a trois, ce sont le si, le mi et le la.
S'il y en a quatre, ce sont le si, le mi, le la et le ré.
S'il y en a cinq, ce sont le si, le mi, le la, le ré et le sol.
S'il y en a six, ce sont le si, le mi, le la, le ré, le sol et lW.
S'il y en a sept, ce sont le si, le mi, le la, le rr, le «0/, Y ut
et le /*«.
Ce qui me ramène à la première conclusion que j'avais
tirée sur l'octave ou gamme de fa.
LE MAÎTRE.
Bravo, bravissimo.
LE DISCIPLE.
11 n'y a pas tant à se récrier sur ma pénétration ; je n'ai fait
que répéter mot pour mot sur les bémols ce que vous avez dit
sur les dièses.
LE MAÎTRE.
Voici donc l'ordre des notes naturelles : Ut, ré, mi, fa, sol.
la, si.
L'ordre nécessaire des dièses, selon moi : Fa, ut, sol, ré,
la, mi, si.
L'ordre nécessaire des bémols, selon vous : Si, mi, la, ré,
sol, ut, fa.
D'où vous voyez que l'ordre des dièses est l'inverse des
bémols, et que le dernier dièse est le premier bémol et le pre-
mier dièse le dernier bémol... X quoi rêvez-vous?... Vous ne
m'écoutez pas.
LE DISCIPLE.
Je calcule... Sept notes naturelles... Sept notes dièses...
Sept notes bémols... De bon compte vingt et un sons; et l'octave
chromatique, qui renferme tous les sons, n'en a que treize,
222 LEÇONS DE CLAVECIN
même en y comprenant les deux unissons. Comment accordez-
vous cela?
LE MAÎTRE.
Vous avez donc oublié que le ré dièse et le mi bémol...
LE DISCIPLE.
Je suis un imbécile... Je trouve que nous avons beaucoup
dit et peu exercé. Quelle est la modulation majeure de sept
bémols?
LE MAÎTRE.
Combien y a-t-il de notes dans une gamme?
LE DISCIPLE.
Sept.
LE MAÎTRE.
Toutes les notes en majeur d'ut ne sont-elles pas naturelles ?
LE DISCIPLE.
Toujours un imbécile. C'est le majeur d'ut bémol. . . Voyons
comment je m'en démêlerai. . . Cette modulation est commode;
point d'intervalles à combiner. . . Tout est bémol. . , Ut bémol,
ré bémol, mi bémol, fa bémol. . . Mais c'est, je crois, la même
chose que la modulation majeure de si... Oui... Maison
majeur de si, il y a cinq dièses. . . Ne me serait-il pas plus aisé
de jouer avec cinq dièses qu'avec sept bémols?
LE MAÎTRE.
Et vous laisseriez là vos chers bémols?
LE DISCIPLE.
Je prends mes aises où je les trouve.
LE MAÎTRE.
Voudricz-vous me chercher la modulation majeure en ut
dièse?
LE DISCIPLE.
Belle difficulté! toutes notes naturelles en ut; toutes dièses
en ut dièse.
LE MAÎTRE.
Puisque vous dédaignez les choses faciles, dites-moi lamodu-
lation majeure en ré bémol.
LE Dlscin.E.
Deux tons, un semi-ton. un ton. . . Ré bémol, mi bémol, fa,
sol bémol, la bémol... En voici bien d'une autre; ce sont les
mêmes touches qu'en majeur d'ut dièse.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 223
LE MAI T R E .
Et vous voilà revenu avec vos bons amis les bémols; car il
y a sept dièses en majeur d'ut dièse, et il n'y a que cinq bémols
en majeur de ré bémol.
LE DISCIPLE.
Vous vous jouez de mon ignorance.
LE MAÎTRE.
Nous nous amusons l'un et l'autre. Nous trompons par un
peu de gaieté la sécheresse de la matière. Mais puisque nous en
sommes sur les dièses et les bémols, ne ferions-nous pas bien
de les couler à fond?
Dans la succession nécessaire des dièses fa, ut, sol, ré, la,
mi, si, ne voyez-vous pas que le dernier est toujours note sen-
sible, en majeur?
LE DISCIPLE.
Pas trop.
LE MAÎTRE.
Quel est l'intervalle de la sensible à l'octave?
LE DISCIPLE.
Un semi-ton.
LE MAÎTRE.
Donc, en sol, c'est fa dièse; en ré, c'est ut dièse.
LE DISCIPLE.
J'y suis. En sol, c'est le fa dièse, et il est seul : mais en ré,
c'est Y ut dièse avec le fa dièse; en la, c'est le sol dièse avec le
fa dièse et Y ut dièse... Voilà sur les dièses une belle propriété!
pourquoi ne me l'avoir pas indiquée tout de suite? Vous m'eus-
siez épargné bien de la peine, que je me suis donnée à les cher-
cher.
LE MAÎTRE.
Et vous eussiez ignoré bien des choses que vous avez apprises
en les trouvant.
LE DISCIPLE.
Hélas! je ne sais rien, et le mois s'écoulera sans avoir eu la
douceur de jouer un malheureux petit air.
LE .MAÎTRE.
C'est votre faute, c'est la faute de votre ami; nous allions
débuter par l'air : Je n'en sais rien. Je vous solfiais la belle alle-
mande qui vous plaît; lorsque tout à coup vous faites des ques-
22li LEÇONS DE CLAVECIN
tions, il vous faut des principes, vous courez après l'érudition
musicale, vous vous livrez à toutes sortes d'écarts; et nous arri-
vons où nous en sommes, au lieu d'aller où vous vouliez.
LE DISCIPLE.
Malgré votre haine pour les questionneurs et les questions,
il faut pourtant (pie je vous demande si le dernier dièse est
aussi la sensible en modulation mineure.
LE M A lïRE.
Non. Vous voyez bien qu'en mineur de mi, fa dièse, le pre-
mier des dièses est la seconde de celte octave.
LE DISCIPLE.
C'est peut-être le dernier bémol.
LE MAÎTRE.
Et pourquoi?
LE DISCIPLE.
Pourquoi? Parce que les bémols vont au rebours des dièses.
LE MAÎTRE.
Méfiez-vous de ces analogies-là ; et en général de toute ana-
logie. Quel est le septième bémol dans la succession des bémols?
LE DISCIPLE.
Fa bémol.
LE MAÎTRE.
Quelle est la modulation de sept bémols?
LE DISC 11' LE.
Ut bémol.
LE M LÎTRE.
Donc, le dernier bémol est quarte de la gamme.
LE DISCIPLE.
Mais en sol mineur; je sais qu'il y a deux bémols, dont le
dernier est mi, qui n'est pas la quarte de sol; donc, votre règle
n'est pas générale.
LE \1 \iï P. E.
Vous parlez du mineur, et moi je parle du majeur; et ce
mi, qu'est-il dans la gamme de sol?
LE DISC II' LE.
Sixte.
LE MAITRE.
Concluez donc que le dernier bémol est quarte en majeur, et
sixte en mineur, et non la note sensible.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 225
Dites-moi à présent quelle est la modulation majeure d'un
bémol ?
LE DISCIPLE.
Puisqu'il n'y a qu'un bémol, ce bémol est si. Ce si est la
quarte de la gamme. Donc la modulation est la majeure de
fa.
LE MAÎTRE.
Vous voyez....
LE DISCIPLE.
Ce que je veux voir à présent, c'est si tous vos principes
s'accordent. Un seul bémol si; modulation en majeur de fa...
Mais la modulation mineure a trois bémols de plus que la
majeure, vous me l'avez dit. Donc en mineur de fa, quatre
bémols, si, mi, la, ré... Mais le dernier est la sixte, vous venez
de me le dire... Le dernier est ré; en effet, sixte de fa... Tout
tient, vous pouvez continuer.
LE MAÎTRE.
Vous voyez que la modulation majeure d'ut a toutes ses
notes naturelles ; que la modulation majeure de sa quinte sol a
un dièse, et que la modulation majeure de sa quarte fa a un
bémol. Concluez.
LE DISCIPLE.
Je conclus à jouer, soit en ut, parce que le naturel me plaît,
soit en fa, parce que j'aime le bémol.
LE MAÎTRE.
Et moi, qu'en général si vous passez de la modulation d'un
son à la modulation de sa quinte, vous aurez un dièse déplus,
et à la modulation de sa quarte, un bémol de plus.
LE DISCIPLE.
Comme il vous plaira; mais je n'y vois plus rien... Je
mens; je vois que votre conclusion est juste. Je sais qu'en
majeur de la, il y a trois dièses, et qu'en majeur de mi, quinte
de la, il y en a quatre. Donc, en majeur de si quinte de mi,
il y en aura cinq ; en majeur de fa dièse, quinte de si, il y en
aura six; en majeur à'ut dièse, quinte de fa dièse, il y en aura
sept; ce qui est évident; et ce qui ne l'est pas moins, c'est que
le si dièse sera la note sensible, de même que dans la modula-
tion majeure de six dièses, ou de fa dièse, le mi dièse sera
pareillement la note sensible.
xii. 15
226 LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
Et la modulation majeure de six bémols?
LE DISCIPLE.
Succession des bémols, si, mi, la, ré, sol, ut... Le dernier
ut est la quarte.... Donc la modulation majeure de six bémols
est sol et sol bémol.... Rien à gagner.
LE MAÎTRE.
Que dites-vous?
LE DISCIPLE.
Que le fa dièse peut être pris pour le sol bémol, ou le sol
bémol pour le fa dièse; mais qu'il y a six dièses d'un côté, et
six bémols de l'autre.
LE MAÎTRE.
Je prends cette tonique pour fa dièse, lorsque j'y suis con-
duit par des dièses; pour sol bémol, lorsque j'y arrive par des
bémols; et vous serez de mon avis dans la suite. A présent,
écoutez.
LE DISCIPLE.
Si je puis.
LE MAÎTRE.
La modulation majeure de fa dièse a six dièses, et la modu-
lation majeure de sol bémol a six bémols; six et six font douze.
La modulation majeure d'ut dièse a sept dièses, et la modu-
lation majeure de rê bémol a cinq bémols. Sept et cinq font
douze.
La modulation mineure de sol dièse a cinq dièses, et la mo-
dulation mineure de la bémol a sept bémols. Cinq et sept font
douze.
Donc toujours douze pour la somme des dièses et des bémols
de deux modulations majeures ou mineures, qui ont l'une et
l'autre pour tonique la même touche, sous deux noms différents.
LE DISCIPLE.
Je m'en réjouis pour le nombre douze. Mais je suis telle-
ment excédé de dièses et de bémols, que je n'aurais pas la
force d'exécuter une gamme, pas même le courage de vous de-
mander un air.
LE MAÎTRE.
Je ne vous ai cependant entretenu que de sept dièses et
sept bémols.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 227
LE DISCIPLE.
Est-ce qu'il y en a davantage ?
LE MAÎTRE.
Mais le fa, Yut et le sol deviennent souvent des doubles
dièses ; et le si, le mi et le la, doubles bémols.
LE DISCIPLE.
Et vous espérez m'engager dans ces doubles-là?
LE MAÎTRE.
Non ; ce sera pour une autre fois ; mais il y a une belle
propriété du nombre sept, et très-analogue à celle du nombre
douze.
LE DISCIPLE.
Je m'en moque.
LE MAÎTRE.
Celle du nombre douze est relative à deux modulations ma-
jeures, ou à deux modulations mineures, prises dans une même
octave...
LE DISCIPLE.
Je n'écoute plus.
LE MAÎTRE.
Celle du nombre sept est relative à deux modulations ma-
jeures, ou à deux mineures, prises dans deux octaves éloignées
l'une de l'autre d'un demi-ton.
LE DISCIPLE.
Je n'entends plus. Je suis sourd.
LE MAÎTRE.
La somme des dièses et des bémols de ces deux modula-
tions est toujours sept.
LE DISCIPLE.
Sept?
LE MAÎTRE.
Oui, sept.
LE DISCIPLE.
Malgré ma lassitude, vous m'entraînez.
En majeur de fa, un bémol ; en majeur de fa dièse, six
dièses. Six et un font sept.
En majeur de sol, un dièse; en majeur de sol bémol, six
bémols. Six et un font sept.
228 LEÇONS DE CLAVECIN
En majeur de la bémol, quatre bémols; en majeur de la,
trois dièses. Quatre et trois l'ont sept.
En majeur de mi bémol, trois bémols; en majeur de mi,
quatre dièses. Trois et quatre font sept.
En majeur de si bémol , deux bémols ; en majeur de si,
cinq dièses. Deux et cinq font sept.
... Toujours sept... Non, cela n'est pas vrai: car en ma-
jeur de sol un dièse; et en majeur de sol dièse, huit dièses, à
cause du fa double dièse. Huit et un font neuf.
LE MAÎTRE.
Oui, neuf dièses. Mais vous ai-je dit qu'il fallait prendre la
somme des dièses ou des bémols des deux modulations, ou la
somme de leurs dièses et de leurs bémols? Si l'une donne des
dièses, ne faut-il pas, selon ma règle, que l'autre donne des
bémols ? Votre exemple la laisse donc intacte.
LE DISCIPLE.
11 est vrai. C'est que je n'y suis plus. Ça, finissons. Parlez-
moi du beau temps, de la pluie... Je crois que les saisons sont
dérangées ; il y a dix ans qu'on n'a vu de printemps ; et les
étés, on ne sait ce qu'ils sont devenus... Ah ! qu'est-ce que ce
bruit aigu ?
LE MAÎTRE.
Ce n'est rien. C'est une corde de votre instrument qui vient
de se casser; c'est l'effet de l'atmosphère qui relâche ou tend
les cordes.
LE DISCIPLE.
Et il en arrive....
LE MAÎTRE.
Qu'elles se prêtent à cette tension, et rendent un son plus
aigu, ou qu'elles s'y refusent et se cassent. Dans les temps secs
et froids, elles se tendent et rendent un son plus aigu ; au con-
traire, dans les temps chauds, humides et pluvieux, elles se
relâchent et rendent un son plus grave.
LE DISCIPLE.
El cette tension, ce relâchement se fait-il proportionnelle-
ment sur toutes les cordes?
LE MAÎTRE.
Nullement.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 229
LE DISCIPLE.
Mon instrument n'est donc jamais d'accord, les cordes étant
soumises à la loi de l'atmosphère qui est dans une vicissitude
continuelle?
LE MAÎTRE.
Non, à la rigueur. Il y a des instruments qui tiennent bien
l'accord ; il y en a d'autres où la caisse travaille sans cesse et
qui le perdent facilement. Dans tous, les vieilles cordes sont
moins sujettes à se tendre et à se relâcher que les neuves.
LE DISCIPLE.
Quelle multitude de cordes, grosses, petites, longues et
courtes ! Il y en a... ma foi, je n'en sais rien; et moins encore
la raison de leurs elïets.
LE MAÎTRE.
Elle est toute simple. Si l'on pince une corde tendue, elle
rend un son ; plus elle est grosse ou longue, plus le son est
grave; plus elle est courte et menue, plus le son est aigu.
LE DISCIPLE.
Mais il ne s'agit pas seulement de la faire résonner grave ou
aigu; il faut qu'elle résonne à un certain intervalle, soit au
grave, soit à l'aigu, d'une autre corde; et comment obtenir cet
intervalle?
LE MAÎTRE.
L'art et l'oreille ont résolu ce problème. Ayez une corde
tendue qui rende, par exemple, le son ut ; coupez-la par moitié ;
et cette moitié rendra encore un uty mais à l'octave aiguë du
premier.
Prenez les deux tiers de la même corde entière ; ces deux
tiers rendront la quinte aiguë.
Prenez les quatre cinquièmes; et ces quatre cinquièmes
rendront à tierce majeure.
Ainsi de divisions en divisions, vous formerez tous les sons
de l'octave h l'aide d'un monocorde, ou d'une seule longue
corde tendue entre deux chevalets fixes, sous laquelle vous
promènerez à votre gré un chevalet mobile.
LE DISCIPLE.
Et voilà le principe de la construction de tous les instru-
ments connus. Je ne serais pas fâché d'en trouver un nouveau.
230 LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
Moi, je m'en soucierais assez peu ; il y en a déjà tant et de
si parfaits.
LE DISCIPLE.
J'en voudrais du moins connaître l'étendue, comme je con-
nais celle de mon clavecin.
LE MAÎTRE.
Vous connaissez donc bien votre clavecin ?
LE DISCIPLE.
Je le crois.
LE MAÎTRE.
De combien de cordes est-il monté?
LE DISCIPLE.
Soixante-un sons; soixante et une touches; donc soixante et
une cordes.
LE MAÎTRE.
Belle conséquence! Votre clavecin a cent quatre-vingt-trois
cordes, dont on n'obtient que soixante et un sons; et le violon
n'a que quatre cordes dont on tire près de cinquante sons chro-
matiques. Levez la barre qui couvre les sautereaux, et voyez.
LE DISCIPLE.
Le clavecin est une machine plus compliquée que je ne
pensais. On a fait de la musique longtemps avant la découverte
de cet instrument ?
LE MAÎTRE.
Assurément. Les premiers instruments étaient simples et de
peu d'étendue. Chez les anciens Grecs, la lyre de Mercure n'a-
vait que quatre cordes qui rendaient les sons de l'octave qui
correspondent à si, mi, la, mi. L'octave des Chinois est de deux
sons plus riche... Je crois que vous avez quelque chose à me
dire?
LE DISCIPLE.
Je veux vous dire que je vous prends en défaut à mon tour.
Et parce que les anciens Grecs n'avaient à leur lyre que les
quatre cordes si, mi, ///, mi; donc ils n'en tiraient que ces trois
sons. Belle conséquence !
LE MAITRE.
C'est un fait. Leur gamme n'était pas encore formée.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 231
LE DISCIPLE.
Tremblez.
LE MAÎTRE.
De quoi?
LE DISCIPLE.
De la foule de questions qui me viennent : mais je ne veux
pas vous arrêter. Quelles sont les six cordes des Chinois *?
LE MAÎTRE.
Elles répondent à nos six sons, si, mi, la, ré, sol, si.
Les Grecs continuèrent à perfectionner leur octave et eurent
un heptacorde, ou instrument à sept cordes, dont les sons étaient
correspondants aux sons de notre gamme si, mi, la, ré, sol, ut,
si ; puis un octocorde dont les cordes résonnèrent nos sons si,
mi, la, ré, sol, ut, fa, si. Enfin le célèbre, le grand, le fameux
Pythagore composa son système qui comprit les sons suivants
de notre gamme, si, mi, la, ré, sol, ut, fa, si bémol, si.
Les cordes de la lyre de Mercure étaient dans cet ordre mi,
la, si, mi.
Les cordes de l'heptacorde, dans l'ordre mi, sol, la, si, ut,
ré, mi.
Les cordes de l'octocorde, dans l'ordre mi, fa, sol, la, si, ut,
ré, mi.
Les cordes du système de Pythagore, dans l'ordre qui suit :
la, si, ut, ré, mi, fa, sol, la, si bémol, si, ut, ré, mi, fa,
sol, la.
Les cordes de l'instrument des Chinois, dans l'ordre mi, sol,
la, si, ré, mi.
LE DISCIPLE.
Pourquoi les Grecs laissèrent-ils à Pythagore l'honneur d'in-
troduire dans l'octave le si bémol ? car l'art et l'oreille le leur
inspiraient, l'art qui procédait par quinte tant en montant qu'en
descendant. Cette fausse quinte si fa, ou ce triton fa si de
l'octocorde m'interloque ; car leur oreille frappée des harmo-
niques du corps sonore devait se porter naturellement au si
bémol.
1. Rapprochez ces détails de ceux qui sont donnes dans l'article sur les Sys-
tèmes de musique des anciens peuples, t. IX, p. 443.
232 LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
Vous avez raison ; mais je n'en sais pas assez pour vous
expliquer cette bizarrerie.
LE DISCIPLE.
Et les autres bémols qui complétèrent l'octave chromatique,
mi bémol, la bémol, ré bémol, sol bémol, quand les trouva-
t-on ?
LE MAÎTRE.
Je l'ignore. Le savant abbé Roussier prétend que la décou-
verte en est très-ancienne, et que le grand système de Pytha-
gore et celui des Chinois dont les cordes sont bémols, formant
ensemble l'octave chromatique complète, il y a toute appa-
rence que cette octave existait chez quelque peuple que les
Grecs et les Chinois, ignorants et fripons, ont dépouille ; cha-
cun emportant une pièce de la richesse étrangère dans son
pays. Quoi qu'il en soit, on voit d'un coup d'oeil les échelons de
ces différentes gammes se multiplier dans l'ordre des quintes,
si, mi, la, ré, sol, ut, fa, si\>, mi \>, lal>, rc'\>, sol\>.
LE DISCIPLE.
Ce qui inclinerait à penser qu'en effet les premiers hommes
ont été entraînés par le plus sensible des harmoniques du
corps sonore à procéder de cette manière.
LE MAÎTRE.
Cela se peut.
LE DISCIPLE.
Pythagore chez les Grecs, ou un autre chez les Egyptiens ou
ailleurs, à l'aide d'un grand monocorde, aura tâtonné d'oreille
jusqu'à ce qu'il ait eu un son à la quinte de la corde entière ;
puis comparant la longueur qui résonnait la quinte avec la lon-
gueur de la corde entière, il aura vu, comme vous me l'avez
dit, que l'une était les deux tiers de l'autre ; il aura fait sur ces
deux tiers ce qu'il avait fait sur la corde entière, et il aura eu
la quinte de ces deux tiers, et ainsi de suite. Prenant donc la
corde entière pour fa, et la divisant par deux tiers, et par tiers
de deux tiers, il aura trouvé :
Fa, ut, sol, ré, la, mi, si, fa§, ul§, sol#, rè§, la#, ?)ii#.
si#, faffi.
LE MAITRE.
Et en continuant, une longue suite de sons qui, rapprochés,
El' PRINCIPES D'HARMONIE. 233
se succédaient par des degrés imperceptibles, un genre enhar-
monique, qui a existé du moins dans la théorie; quand vous
auriez lu Y Histoire de la Mimique, vous n'auriez pas mieux dit.
11 ne vous restait plus qu'une chose à apercevoir.
LE DISCIl'LE.
Quelle est-elle?
LE MAÎTRE.
Cela nous mènera loin.
LE DISCIPLE.
N'importe. J'aime l'érudition, et j'ai la tète fraîche pour tout
ce qu'il vous plaira, excepté les dièses et les bémols.
LE MAÎTRE.
Quel est le rapport de la corde entière avec sa portion qui
rendrait la tierce majeure?
LE DISCIPLE.
C'est, je crois, ses quatre cinquièmes.
LE MAÎTRE.
Comment vous y prendriez-vous pour avoir l'octave d'un
son?
LE DISCIPLE.
Son octave grave? ou son octave aiguë? Je couperais la
corde par moitié pour celle-ci; je doublerais sa longueur pour
■celle-là.
LE MAÎTRE.
Fort bien. Soit la corde entière ut. Les quatre cinquièmes
de cette corde résonneront mi; les deux cinquièmes encore mi;
son cinquième, encore mi; son dixième, encore mi; son
vingtième, encore mi; son quarantième, encore mi; et son
quatre-vingtième, encore mi. M'avez-vous compris?
LE DISCIPLE.
A merveille ; et tous ces mi seront à l'octave aiguë les uns
des autres.
LE MAÎTRE.
Me permettez-vous une autre question?
LE DISCIPLE.
Oui; que je puisse y répondre ou non.
LE MAÎTRE.
Quelle est la portion d'une corde ut, qui résonnerait sa
quinte sol?
23/t LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Les deux tiers.
LE MAÎTRE.
Et que résonnera la moitié de ces deux tiers, ou le tiers?
LE DISCIPLE.
11 résonnera sol; et le tiers de ce tiers, ré; et le tiers de ce
neuvième, ou le vingt-septième, la; et le tiers de ce vingt-
septième, ou le quatre-vingt-unième, mi; et le tiers de ce
quatre-vingt-unième...
LE MAÎTRE.
Halte-là. Quoi! rien ne vous choque dans tout cela?
LE DISCIPLE.
Non.
LE MAÎTRE.
En procédant par le rapport de la corde entière à sa tierce
majeure...
LE DISCIPLE.
Je vois, je vois; j'y suis; j'ai trouvé (pie son quatre-vingtième
sonnerait un mi; et en procédant par le rapport de la même
corde entière à sa quinte, j'ai trouve que le son mi serait le
produit de son quatre-vingt-unième. Eh bien, savez-vous ce
qu'il s'ensuit?
LE MAÎTRE.
Qu'à votre avis, il y a une des deux règles fausse; ce qui
n'est pas.
LE DISCIPLE.
Ce qui n'est pas?
LE MAÎTRE.
Non. On a apprécié le mi tierce majeure (Y ut, à quatre cin-
quièmes, en se conformant peut-être à la résonnance du corps
sonore; et le même mi quinte de la, en se conformant à la
division des cordes.
LE DISCIPLE.
Voilà donc deux lois contradictoires.
LE MAÎTRE.
Point du tout: mais il y a une loi pour la résonnance des
corps sonores, et une loi pour la division des cordes vibrantes.
LE DISCIPLE.
Est-ce qu'une corde vibrante n'est pas un corps sonore?
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 235
LE MAÎTRE.
D'accord ; mais deux expériences diverses ont donné deux
■ésultats différents, en conséquence desquels il a fallu tempérer
.es instruments à touches fixes, comme le clavecin, fortifiant ou
affaiblissant certains sons, de manière que le mi qui ferait la
quinte de la fit aussi la tierce majeure d'ut.
LE DISCIPLE.
Comment? Tous les intervalles de mon clavecin sont altérés?
LE MAÎTRE.
Ou à peu près.
LE DISCIPLE.
Fi, le vilain instrument; ne m'en parlez plus, et vive le
violon, où l'on promène ses doigts le long des cordes, et où
l'on forme des intervalles aussi justes qu'il plaît à l'oreille. Je
veux chanter.
LE MAÎTRE.
Chanter! j'y consens. La voix est sans contredit le plus beau
des instruments ; la musique vocale la plus belle musique ; la
musique instrumentale la plus parfaite n'est qu'une imitation
inarticulée du cri animal. Je vous conseille de chanter. Mais
avez-vous une voix?
LE DISCIPLE.
Belle demande? Chacun a la sienne; et j'ai la mienne comme
un autre.
LE MAÎTRE.
Et quelle est la vôtre?
LE DISCIPLE.
Mais, c'est une voix.
LE MAÎTRE.
Une basse-taille, une taille, une haute-contre, un premier,
un second dessus.
LE DISCIPLE.
Je ne sais ce que c'est que tout cela.
LE MAÎTRE.
Eh bien, la première fois, nous fermerons le clavecin, et
nous chercherons quelle voix vous avez.
LE DISCIPLE.
En attendant, un air, s'il vous plaît; je veux essayer un air.
236 LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
Si vous chantez, que vous servira-t-il de savoir jouer un air?
LE DISCIPLE.
De rien, peut-être. Mais si je n'ai pas une voix, je ne chan-
terai pas et il faudra que je joue. Ainsi à tout hasard, un air :
il y a assez longtemps que je soupire après.
LE MAÎTRE.
Je vous l'enverrai ce soir.
LE DISCIPLE.
N'y manquez pas, je vous en prie; faites aussi qu'il ne soit
pas difficile.
FIN DL SECOND DIALOGUE ET DE LA SECONDE LEÇON,
TROISIÈME DIALOGUE
ET
TROISIÈME LEÇON.
LE MAITRE ET LE DISCIPLE.
LE MAÎTRE.
Eh bien, l'air que je vous ai envoyé, comment le trouvez-
/ous? C'est un menuet de Filtz : il est charmant et facile; et
/ous devez le jouer à ravir..: Vous vous taisez... Allons. Jouez
lonc... Qu'est-ce qu'il y a... Est-ce qu'il vous est arrivé quelque
:hose de déplaisant?
LE DISCIPLE.
Très-déplaisant.
LE MAÎTRE.
Peut-on, sans indiscrétion, demander ce que c'est.
LE DISCIPLE.
C'est de tourner le papier en tout sens, de n'y voir que des
lignes horizontales coupées de petites barres perpendiculaires
et parsemées de taches rondes h queue, et d'une quantité d'autres
figures et signes dont vous auriez bien dû m'expliquer la valeur.
LE MAÎTRE.
Vous ne savez donc pas lire la musique?
LE DISCIPLE.
Non.
LE MAÎTRE. '
Et que diable ne le disiez-vous !
LE DISCIPLE.
Vous ne me l'avez pas demandé, et je pensais que vous vous
en apercevriez de reste.
LE MAÎTRE.
J'aurais pu vous montrer toute la science théorique et pra-
238 LEÇONS DE CLAVECIN
tique de l'harmonie sans m'en douter; cependant, pour suivre
la route commune, au lieu de vous tourmenter sur les dièses,
les bémols, les gammes, etc., j'aurais commencé par vous faire
connaître les lettres, et vous apprendre à épeler; car la musique
est une langue, et ces caractères dont vous dites que mon
papier est barbouillé sont des lettres, une écriture ; et l'air est
une sorte de discours.
LE DISCIPLE.
Ne vous fâchez ni contre vous, ni contre moi. Tout ce que
nous avons dit jusqu'à présent ne supposait que du bon sens,
et pouvait s'entendre sans aucune connaissance pratique de la
musique, et sans vous donner le moindre soupçon de mon igno-
rance. Ne regrettez ni votre temps, ni votre peine : car ce qui
est appris n'est plus à apprendre; et un peu plus tôt, un peu
plus tard, il aurait toujours fallu y venir : d'ailleurs quand j'au-
rais quelque plaisir à lire la musique, je préfère de beaucoup
la théorie de l'art à l'exécution.
LE MAÎTRE.
Je ne vous demanderai pas si vous persistez dans votre
dédain du clavecin ; ce que j'ai à vous dire ce matin vous ser-
vira également et pour la voix, si vous en avez une, et pour
tout instrument.
LE DISCIPLE.
Si j'en ai une! mais je me rappelle, lorsque je vous chantai
les premières mesures de la sonate en symphonie de Schobert,
que vous me dîtes que je l'avais juste; pour avoir la voix juste,
il faut avoir une voix.
LE MAÎTRE.
L'expérience a prouvé que l'étendue ordinaire et franche de
la voix n'excédait pas une octave et trois notes. C'est apparem-
ment ce qui a déterminé les premiers instituteurs de l'art à se
borner à cinq lignes horizontales. Elles leur suffisaient pour
écrire les onze notes de la voix, cinq sur les lignes, quatre dans
leurs intervalles, une au-dessus de la plus haute, une au-dessous
de la plus basse. Ils ont distingué sept sortes de voix, depuis la
plus grave jusqu'à la plus aiguë; et ils ont employé des signes
qu'on appelle clefs} qui changeassent à discrétion le nom et la
gravite du son écrit sur chaque ligne; et voilà ce que l'on peut
appeler la croix de par Dieu de la musique.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 239
LE DISCIPLE.
Je ne rougis point d'en être là. L'homme ignore avant que de
savoir. Ignorer, apprendre et savoir; voilà la condition de
tout âge.
LE MAÎTRE.
La voix la plus grave s'appelle basse, et son étendue est du
second fa de votre clavier jusqu'au si inclusivement de l'octave
suivante. Et c'est ce que l'on désigne par le signe que vous
voyez sur la quatrième ligne, qu'on appelle clef de fa sur la
quatrième ligne. Toutes les notes placées sur la ligne de cette
clef se nomment fa; et par conséquent, la note écrite au-dessous
de la plus basse est un fa; et la note écrite au-dessus de la
plus haute est un si.
si.
' <•)'• BASSE.
FA.
La seconde voix s'appelle basse-taille, et son étendue est du
second la de votre clavecin jusqu'au ré inclusivement de l'oc-
tave suivante ; et c'est ainsi que cela s'écrit.
RE.
g| BASSE-TAILLE.
LA.
LE DISCIPLE.
La même clef de fa est descendue de la quatrième ligne sur
la troisième; et toutes les notes placées sur cette troisième ligne
vont apparemment s'appeler fa; et en montant de là, fa, sol, la,
si, ut, ré; en descendant de la même ligne, fa, mi, rc, ut, si, la.
LE MAÎTRE.
La troisième voix s'appelle taille, et son étendue est du
second ut de votre clavier jusqu'au fa de l'octave suivante.
LE DISCIPLE.
Permettez que j'écrive cela de moi-même; ut au-dessous de
la première ligne; en partant de là, ut, rc, mi, fa; et par con-
séquent, la clef de fa placée sur la seconde ligne, et descendue
de la troisième qu'elle occupait.
2/jO LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
Vous avez dû conjecturer ainsi ; mais la chose est autrement.
On a imaginé le nouveau silène que vous voyez sur la quatrième
ligne. I) s'appelle clef d'ut sur la quatrième ligne; toutes les
notes écrites sur cette ligne sont des ?</; et par conséquent la
note qui est au-dessus de la dernière des cinq est un fa\ et
celle qui est au-dessous de la première, un ut.
FA.
: TAILLE.
UT.
La quatrième voix s'appelle liante-contre, et son étendue est
du second mi de votre clavier jusqu'au quatrième la ou le la de
l'octave suivante; et c'est ce qu'on écrit ainsi :
LA.
= HAUTE-CONTRE.
MI.
LE DISCIPLE.
Je vois; la clef d'ut descendue de la quatrième ligne sur la
troisième, comme il est avenu à la clef de fa. Mais je persiste
dans ma remarque. Au lieu de cette clef d'ut, on pouvait encore
se servir de la clef de fa sur la première ligne. On n'aurait eu
qu'une clef pour ces quatre voix; clef qu'on aurait fait passer
successivement de la quatrième ligne à la troisième, à la seconde,
à la première.
LE MAÎTRE.
La cinquième voix s'appelle troisième dessus, et son étendue
est du troisième sol de votre clavier jusqu'à Vut de l'octave qui
suit. Ce qui se désigne ainsi :
UT.
=EÏ=EEEEEE==L TROISIÈME DESSUS.
m
SOL.
La sixième voix s'appelle second dessus, et son étendue es t
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 241
du troisième si de votre clavier jusqu'au mi de l'octave au-
dessus ; comme vous le voyez marqué.
MI.
===== SECOND DESSUS.
f
SI.
L'étendue delà septième voix ou de laplus aiguë est du troi-
sième ré de votre clavier jusqu'au sol de l'octave suivante inclu-
sivement; ce que vous reconnaîtrez à ce qui suit :
f
SOL.
PREMIER DESSUS.
HE.
LE DISCIPLE.
Et le signe placé sur la seconde ligne se nomme clef de sol
sur la seconde ligne, et toutes les notes de cette ligne sont
autant de sol.
LE MAÎTRE.
L'étendue des sept voix est donc renfermée entre le second
fa de votre clavier et le cinquième sol; ce qui forme trois
octaves et une note, ou deux octaves à'ut précédées de quatre
notes plus graves, et suivies de quatre notes plus aiguës.
LE DISCIPLE.
Sachons à présent si j'ai une voix, et quelle elle est.
LE MAÎTRE.
Chantez, car votre voix de conversation n'est pas votre voix
de chant. Faites le son le plus grave ou le plus aigu que vous
pourrez. Essayez de vous mettre à l'unisson avec Yut du milieu
de votre clavier... Vous êtes bien à l'unisson d'un ut; mais cet
at est d'une octave plus grave, et il est si net et si plein, que je
crois que vous pouvez descendre à la quarte sol.
LE DISCIPLE.
Sol) sol. Je crois que je peux encore descendre d'un ton.
Oui. Fa, fa. J'ai donc une voix de basse; tant mieux; c'est une
voix mâle.
LE MAÎTRE.
Vous faites le fa, mais il est sourd et maigre ; votre sol est
xii. 16
2&2 LEÇONS DE CLAVECIN
même un peu peiné, et je vous rangerais plutôt parmi les
basses-tailles que parmi les basses. Entonnez le la.
LE DISCIPLE.
La, la.
LE MAÎTRE.
11 est bon. Vous faites le son le plus grave de la basse-taille ;
mais cela ne suffit pas pour décider votre voix ; montez au sol...
Allez au la... Ce la est déjà faible... Faites le si... Vous ne
chantez plus, vous criez; vous n'avez donc pas une octave. Pour
être basse-taille, il faudrait aller au r<\ et vous en êtes éloigné
d'une quinte.
LE DISCI I' LE.
lié bien?
LE MAÎTRE.
Hé mal. Vous avez une voix h. parler mais non h chanter.
LE DISCIPLE.
Et serviteur à la musique vocale. J'en suis un peu consolé,
ma poitrine se fatigue aisément. Mais croyez-vous que tous les
chanteurs 'de ce inonde aient une étendue de voix de onze notes?
LE MAÎTRE.
Je crois que la plupart n'ont pas huit sons nets et pleins. Ils
s'imaginent aller à deux octaves, mais ils comptent les sons
faibles, maigres ou faussets, les sons peines; ils chantent avec
plusieurs voix. D'autres, riches en étendue, ont les sons si durs,
si secs, si désagréables, qu'ils font plutôt du bruit que du
chant.
LE DISCIPLE.
C'est dommage que je manque d'étendue, car j'ai du timbre.
LE MAÎTRE.
Oui, mais la poitrine...
LE DISC i pli:.
Serait meilleure si la voix était plus étendue.
LE MAÎTRE.
Erreur. Vous avez la voix dix fois plus sonore et deux fois
plus étendue et plus forte que moi, et ma poitrine est excellente.
Mais faites comme moi; jouez du clavecin. Les doigts ne sont
pas sujets au rhume.
LE DISCIPLE.
Allons, revenons donc à la musique instrumentale, et fami-
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 2/j3
liarisez-moi promptement avec la clef de fa sur la troisième
ligne, afin de faire d'une pierre deux coups, connaître une clef
dont j'aurai besoin pour l'instrument et pour ma voix dont vous
approuvez les sons dans le bas.
LE MAÎTRE.
Quelle est la première note de votre voix?
LE DISCIPLE.
Dites de ma portion de voix; c'est le la, et sur la première
ligne, le si, et sur les cinq lignes en montant, si, ré, fa, la, ut.
Les notes sur les lignes montent et descendent par tierces.
LE MAÎTRE.
Et celles qui occupent les intervalles?
LE DISCIPLE.
Pareillement, la, ut, mi, sol, si, ré.
LE MAÎTRE.
Vous venez de les faire sur le clavier; mais de la main
droite, et c'est de la gauche qu'il fallait se servir.
LE DISCIPLE.
Il est vrai, je m'en souviens. Ah ça, je connais les clefs, les
notes des lignes, celles de leurs intervalles, et rien n'empêche
que je ne joue un petit air.
LE MAÎTRE.
Mais les sons d'un air ne sont pas tous d'une égale durée;
cette inégalité de durée se marque par des notes de différentes
formes et valeurs, des rondes, des blanches, des noires, des
croches, des doubles, triples, quadruples, quintuples croches;
un air ne se chante pas toujours d'un chant continu, il y a des
pauses d'une, de deux, de trois, de quatre, de cinq mesures,
d'un soupir, d'un demi, un quart, un huitième, un seizième de
soupir; ces silences ont leurs durées et leurs signes; les con-
naissez-vous? Toute la durée d'un air se partage en parties
égales qu'on appelle mesures, et la durée de chaque mesure se
sous-clivise en d'autres moindres parties égales qu'on appelle
temps. Connaissez-vous la diversité des mesures et leurs carac-
tères, et la variété des temps propres à chaque mesure? Un air
se chante sur une gamme ou sur une autre gamme; il est dans
la modulation d'ut, ou la modulation de ré. Connaissez-vous
les signes de chaque modulation? Sa modulation est majeure
2hh LEÇONS DE CLAVECIN
ou mineure ? Comment la distinguerez-vous ? Il marche avec plus
ou moins de vitesse ; il a son caractère particulier, son expression ;
il est doux, tendre, pathétique, gai, affectueux. Qu'est-ce qui
vous apprendra à discerner son mouvement, et le reste?
LE DISCIPLE.
Et vous me ferez avaler tout cela; il faudra que je digère
tout ce détail avant que déjouer un air.
LE MAÎTRE.
Si vous pouvez vous en dispenser, j'y consens.
LE DISCIPLE.
Armons-nous de patience.
LE MAÎTRE.
Vous connaissez les clefs; les premiers signes qu'on voit
après la clef, lorsqu'il y en a, indiquent la modulation; ils s'ap-
pellent dièses ou bémols, et ils ont cette figure #, k La première
est le dièse; la seconde est le bémol; et si le musicien veut que
la note dièse ou bémol cesse de l'être, il en avertit par ce
caractère^, qu'on appelle bécarre.
LE DISCIPLE.
Ainsi des vingt-quatre modulations dont douze sont majeures
et douze mineures; si le musicien a choisi la majeure de la ou
la mineure de fa dièse, il y aura trois dièses après la clef; mais
qui m'indiquera que c'est la mineure de fa dièse, et non la
majeure de la?
LE MAÎTRE.
La première mesure de l'air, et plus sûrement la dernière de
la basse.
LE DISCIPLE.
Passons à la mesure ; car c'est le signe qui suit apparem-
ment celui de la modulation.
LE MAÎTRE.
Il est vrai; mais vous ne le comprendrez bien que par la
valeur des notes. Nos ancêtres s'imaginèrent...
LE DISCIPLE.
Voici de l'érudition. C'est mon autre folie.
LE MAÎTRE.
Qu'aucun son de la musique ne pouvait durer plus d'une
seconde ou pulsation du pouls; et ils désignèrent ce plus long
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 2^5
de leurs sons par la figure qui suit, et qu'ils appelèrent une
ronde q
Ils partagèrent la durée de ce son en deux moitiés égales,
d'une demi-pulsation chacune qu'ils nommèrent une blanche,
et qu'ils figurèrent comme vous le voyez q
Dans la suite, on divisa des sons de moindre durée; aujour-
d'hui on passe jusqu'à soixante-quatre sons et plus dans une
pulsation.
La note d'un quart de pulsation, dont la durée est la moitié
de la blanche, comme la durée de la blanche est la moitié de la
ronde, qu'on nomme quart de note, s'appelle noire, et voici sa
figure ©
La moitié de la noire s'appelle croche, et vous voyez une
croche jpf^
A mesure que l'art fit des progrès, et que le gosier et les
doigts s'exercèrent, on employa des sons de moindre durée, et
l'on sous-divisa la croche en deux parties égales, qu'on appela
doubles croches: la double croche en deux parties égales, qu'on
appela triples croches; la triple croche en deux parties égales,
qu'on appela quadruples croches; et il fallut autant de figures
diiïérentes qu'on fit de divisions et de sous- divisions.
Voici la figure de la double croche ^j
Celle de la triple croche ^H
Celle de la quatruple croche gjr
Si vous comparez la quadruple croche à la ronde ou note
d'une pulsation, vous verrez qu'elle équivaut à un soixante-
quatrième de la première, ou qu'il faut passer soixante-quatre
quadruples croches dans une seconde.
Mais on n'a plus d'égard à ces durées fixes et absolues; c'est
la mesure, le mouvement et le caractère de la pièce qui dis-
posent de la valeur des sons.
LE DISCIPLE.
Le goût est le vrai chronomètre.
LE MAÎTRE.
Autrefois on indiquait la mesure et le mouvement par les
notes mêmes écrites après la clef; le nombre des temps par le
nombre des notes; la durée de la mesure par la qualité de la
2/i6 LEÇONS DE CLAVECIN
note. Ainsi pour une pièce à deux temps, après la clef, il y avait
ou deux rondes, ou deux blanches, ou deux noires; et de même
pour les autres mesures et leurs durées. Dans la suite, on sub-
stitua des chiffres et d'autres caractères aux notes.
On marqua la mesure à deux temps par "2.
Ou par le signe suivant (*n
Ou par un f.
Ce f est plus expressif que les autres signes. Le 2 qui est
au-dessus de la ligne marque le nombre des notes de la mesure,
et le h qui est au-dessous en marque la qualité. Ainsi la mesure f-
est de deux sons, dont chacun est le quart de la ronde ou une
noire.
Même méthode des anciens pour la mesure à trois temps;
c'étaient après la clef, ou trois rondes, ou trois blanches, ou
trois noires.
Même réforme des modernes. Ils ont désigné la mesure à
trois temps par un 3.
Ou par un . . |.
Ou par un
3
Ce | dit aussi qu'il- y a trois notes dans la mesure, et que
chacune de ces notes est le quart de la ronde ou une noire.
Voulut-on que la mesure fût à quatre temps, et chaque
temps de la durée d'une noire, on se servit du signe que vous
voyez. Q_/
Le nombre de nos mesures tant à deux qu'à trois et quatre
temps s'est fort accru.
Nous avons à deux temps, comme les anciens, le *2 et le
Cpet-I
à trois temps, comme eux le 3 et le f et f
à quatre temps, leur i^j/
Et de plus qu'eux, à deux temps ... le §
à trois temps, le f le ■— le f le -\ et le f
à quatre temps. . . le ^-.
Et au lieu de cette durée de la mesure fixée par le pendule
ou la pulsation du pouls, nous écrivons au-dessus ou au-des-
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 2/*7
sous des cinq lignes : Largo, Adagio, Andante, Andantino, Alle-
gro, Presto assai, Molto, Poco, Prestissimo, Minuetto, Giga,
Allemanda, etc., et pour l'expression : Cantabile, Vivace, Gra-
ziozo, AITettuoso, Triste, Lamentabile, etc.. Ce qui n'obvie
pas à l'arbitraire du goût, mais ce qui le restreint clans des
limites assez étroites pour que tout musicien expérimenté ait une
notion assez juste de l'Adagio pour ne pas le confondre avec
l' Andante, de l' Andante pour ne pas le jouer Allegro; et ainsi
des autres mouvements.
Ce n'est pas tout; on met des points après les notes, et ces
points en augmentent la durée de moitié; ainsi la durée de la
ronde pointée §. équivaut à une ronde et une blanche ^J.
On accélère la durée des sons en les renfermant sous un arc,
et en écrivant le chiffre 3 sous l'arc en cette manière f f T
ou sans chiffre en cette manière f f f .
La durée de ces trois sons se réduit à la durée de deux sons
de la même espèce. Pareillement les six notes ainsi liées 'fffff,
avec le chiffre ou sans le chiffre, n'en durent que quatre de
la môme espèce [JJj
L'arc qui embrasse deux notes prescrit aussi quelquefois de
ne chanter que la première dont on traîne la durée d'autant
qu'on en aurait donné à la seconde. C'est ce que vous obser-
verez dans les mesures suivantes :
S'il arrive que le chant soit interrompu dans le courant d'une
mesure, soit par goût, soit par disette d'imagination, ou quelque
règle de l'art, on a des signes pour la durée de ces silences ou
repos.
Si la durée du silence est d'une noire, voici son signe * , et
on l'appelle soupir.
D'unecroche, on l'appelle demi-soupir et on le marque ainsi 1 .
2Zt8
LEÇONS DE CLAVECIN
D'une double croche, on l'appelle quart de soupir, et voilà
son signe }
D'une triple croche, on l'appelle huitième de soupir, et voilà
son signe ^
D'une quadruple croche, c'est un seizième de soupir qu'on
désigne ainsi §
Si sa durée est d'une blanche, on écrit deux soupirs; d'une
ronde, quatre; d'une demi-mesure quelconque, voilà comme
on le désigne -„ -
d'une mesure entière; comme vous voyez \
de deux mesures; en cette manière -:=■
Voici la manière de marquer les pauses de trois, quatre, cinq,
six, sept, huit mesures
3
5
8
3EEE
S
T
:î-
'-!
:!=
Mais vous me laisseriez parler jusqu'à demain, si je n'avais
envie de pauser. A présent, voulez-vous essayer un air?
LE DISCIPLE.
Pourquoi non! Voilà bien des choses à pratiquer, mais qu'im-
porte? il faut en passer par là.
LE MAÎTRE.
Votre intrépidité marque du feu, de l'imagination, peut-être
du génie. Qui suit si je ne brise pas la coque d'où sortira un
compositeur de la première volée? Combien j'en serais fier! Un
jour, je diiais : C'est moi qui lui ai appris ce que c'était qu'une
ronde, une noire, un soupir; car tout père se glorifie <\o^ vertus
de son fils; tout ami, des grands talents de son ami; toutmaître,
des prodiges de son élève; tout soullleur d'orgue, du jeu de
son organiste. Mais pour écrire vos futures mélodies sublimes,
il faudrait savoir lire et écrire la basse, la haute-contre, les pre-
miers et second dessus, et les autres voix.
LE DISCIPLE.
Soit fait ainsi qu'il est requis, et que la postérité reçoive
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 249
mes œuvres et les admire; que ma nation me nomme, et se
vante de moi. Les Pergolèse et les Hasse en ont été où j'en
suis; partis du même point que moi, pourquoi n'irais-je pas aussi
loin qu'eux ? J'en accepte l'augure, et les difficultés disparaissent. ..
Où en étions-nous?
LE MAÎTRE.
A lire et à écrire les voix. La basse-taille est plus aiguë
que la basse...
LE DISCIPLE.
Et même d'une tierce; bref, si j'ai bien compris ce que
vous m'avez dit de l'étendue des voix, la basse-taille est d'une
tierce plus aiguë que la basse; la taille d'une tierce plus aiguë
que la basse-taille; la haute-contre d'une tierce plus aiguë
que la taille ; le troisième dessus d'une tierce plus aigu que
la haute-contre; le second dessus d'une tierce plus aigu que
le troisième, et le premier d'une tierce plus aigu que le second...
LE MAÎTRE.
Donc les cinq lignes...
LE DISCIPLE.
Laissez-moi aller ; ne refroidissez pas mon enthousiasme.
Vous avez dit assez longtemps, et j'écoutais. Il faut que vous
écoutiez à votre tour, et que je dise :
Donc les cinq lignes de basse sont sol, si, ré, fa, la.
Les cinq lignes de basse-taille, si, ré, fa, la, ut.
Les cinq lignes de taille, ré, fa, la, ut, mi.
Les cinq lignes de haute-contre,. fa, la, ut, mi, sol.
Les cinq lignes du troisième dessus, la, ut, mi, sol, si.
Les cinq lignes du second dessus, ut, mi, sol, si, ré.
Les cinq lignes du premier dessus, mi, sol, si, ré, fa.
Puisque je connais les notes placées sur les lignes, je connais
aussi celles qui occupent leurs intervalles, et j'avais bien retenu
la note la plus grave et la plus aiguë de chaque voix.
LE MAÎTRE.
Ajoutez que, pour jouer les voix plus commodément sur le
clavecin, il faut retenir encore que le fa de la clef est toujours
le troisième fa du clavier ; Yul de la clef, toujours le troisième
ut du clavier, ou celui du milieu, et le sol de la clef, toujours le
quatrième sol du clavier.
250 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Cela sera retenu, et même une autre chose que l'instrument
me montre : c'est que la seconde ligne de la basse est la première
de la basse-taille; la seconde de la basse-taille, la première de
la taille; la seconde de la taille, la première de la haute-contre;
la seconde de la haute-contre, la première du troisième dessus ;
la seconde du troisième dessus, la première du second dessus; la
seconde du second dessus, la première du premier dessus.
LE MAÎTRE.
Et conséquemment que les premières lignes des sept voix,
en partant de la basse, sont sol, si, ré, fa, la, ut, mi.
LE DISCIPLE.
Je l'aurais deviné; et les cinquièmes lignes des sept voix, la,
ut, mi, sol, si, ré, fa.
Je ne serais pas plus embarrassé de vous nommer les notes
les plus graves de chaque voix. En partant du deuxième fa, le
sou le plus grave de la basse, et en allant vers l'aigu du clavecin
par tierces, ce sont fa, la, ut, mi, sol, si, ré; et leurs notes les plus
aiguës, si, ré, fa, la, ut, mi, sol. Ainsi plus de difficulté sur les
lignes, les clefs et l'étendue des voix; je n'en chanterais pas
les airs, car je pense qu'il faut une longue habitude pour former
juste les différents intervalles des gammes ; mais je les jouerais.
LE MAÎTRE.
Quelque habitude que vous eussiez, vous chanteriez tout au
plus certains airs de basse-taille; mais votre voix ne se mettrai!
jamais à l'unisson vrai de la première ligne du second dessus.
Voyez ce que vous pourriez faire? les notes des quatre dernières
lignes de la basse; celles des trois premières de la taille; celles
des deux premières de la haute-contre; la première ou la plus
grave du troisième dessus ; néanl du second dessus et du premier,
sous peine de l'aligner votre poitrine el d'écorcher nos oreilles.
LE DISCIPLE.
Mais sur mon instrument, avec mes doigts?
LE MAÎTRE.
Vous trouverez certainement les sons de toutes les voix;
mais les jouer, c'est autre chose; il faut de l'application, du
travail et du temps.
1.1. DISCIPLE.
J'ai peu de temps; mais j'en étendrai la durée par l'appli-
ET PRINCIPES D"HARMONME.
251
cation et le travail. Avoir peu de temps, et travailler beaucoup ;
avoir beaucoup de temps, et en travailler d'autant moins, c'est
presque la même chose.
LE MAÎTRE.
C'est-à-dire que vous proposez d'aller en raison composée
de la directe du travail et de l'inverse du temps; tant mieux.
Et le doigté?
LE DISCIPLE.
Le doigté des gammes de vingt-quatre modulations, de la
main droite, de la main gauche, je conçois que c'est une affaire,
et même une affaire qui ne se fera pas.
LE MAÎTRE.
La raison ?
LE DISCIPLE.
C'est que si je vous les demande, je ne les aurai pas, et que
je ne les aurai pas davantage si je ne vous les demande pas.
On ne sait comment faire pour obtenir quelque chose de vous.
On s'y prend toujours trop tôt ou trop tard.
LE MAÎTRE.
Modérez-vous, je vais vous les écrire à l'instant ; je débuterai
par les gammes de l'octave d'ut, et je continuerai par quintes.
Gamme eu majeur d'ut, doigtée pour la main droite.
^
i
-c-
& a
3C
IH 1 2 3 1 U 3 4 5 5 4 3 2 1
Gamme en majeur d'ut, doigtée pour la main gaucho.
'1 1
m
m f il É ■
i
f 0
P
±=à
Gamme en mineur d'ut, doigtée pour la main droite.
i
\\m f 11 f=ë
i
s
f
?=*=
*=*
12 3 12 3 4 5 5 4 3 2 13
Gamme en mineur d'ut, doigtée pour la main gauche.
^U-^J ï r r 'f g
2 1
g
-4-
4 3^13 21
1<231 2345
Voyez, lisez, exécutez.
252 LEÇONS DE CLAVECIN
LE DISCIPLE.
Tout de suite, et sans difficulté. Pour la main droite, clef
d'ut sur la première ligne, clef du second dessus, et les notes
des cinq lignes, ?</, mi, sol, si, ré.
Pour la main gauche, ciel' de fa sur la troisième ligne, clef
de basse-taille, et les notes des cinq lignes, si, ré, fa, la, ut.
Pour la mesure, il n'y a pas à s'y tromper, ce sont toutes
noires; mais après la clef, point de signe qui m'indique si c'est
à deux, à trois ou à quatre temps.
Quant aux chiffres écrits au-dessous des notes, c'est le
doigté.
LE MAÎTRE.
Le chiffre 1 marque le pouce et le chiffre 5 le petit doigt.
Je n'ai point déterminé de mesure; allez seulement avec retenue
et égalité, et je serai content.
LE DISCIPLE.
Occupons-nous de ces gammes... La main droite, le pouce
sur l'ut du milieu du clavier; car c'est Yut de la clef... La main
gauche, le petit doigt sur le deuxième ut du clavier, et le fa de
la clef tombera sur le troisième fa... Je vais bien; votre visage
riant me le dit... Mais pourquoi les signes et les clefs de la
musique vocale employés ta de la musique instrumentale, à la
leçon d'un instrument qui a une étendue de trente-six notes,
dont dix-huit pour chaque main? 11 me semble que ces dix-huit
notes exigeaient neuf lignes.
LE MAI IRE.
J'en conviens; mais vous avez voulu chanter: vous avez
voulu jouer; vous avez crié comme un enfant, après un air;
vous n'avez eu ni cesse ni repos que je ne vous eusse doigté des
gammes. Je me suis tant hâté, que je n'ai pu penser à tout. Il
faut, pour le moment, que vous vous en teniez à la clef du pre-
mier et du second dessus pour la main droite; pour la gauche,
dans la suite, j'userai de la clef de fa sur la quatrième ligne...
II. DISCIPLE.
Clef et ligne de la basse.
Il M \ÎTRK.
Et s'il se rencontre des notes plus graves ou plus aiguës que
celles des cinq lignes, je les porterai sur d'autres lignes au-dessus
et au-dessous de celles-ci. Passons aux gammes en sol.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
253
LE DISCIPLE.
Un dièse à la clef et sur le fa, pour le majeur; deux bémols
pour le mineur, l'un sur le si, l'autre sur le mi.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de sol, doigtée pour la main droite
y J J r r r r r
^
3C=*=
12 3 1 Si 3 4 5 5 4 3 2 13 2 1
Gamme en majeur de sol, doigtée pour la main gauche.
y
^
zsn
w—f
g a
£
^=*
I
4 3 2 13 2 1
Gamme en mineur de sol, doigtée pour la main droite.
3*=^
£
5 4 3 2 13 2 1
Gamme en mineur de sol, doigtée pour la main gauche.
S
É
$* f y f=ë-
T.
Ï
^$
rai
3 2 1
12 3 1
LE DISCIPLE.
Qu'est-ce que ces deux barres qui séparent la gamme qui
monte de la gamme qui descend? Et ces notes? aux unes
pourquoi la tête en haut, aux autres la queue?
LE MAÎTRE.
Les deux barres, vous l'avez dit, me servent qu'a séparer les
gammes. Quant aux notes dont les têtes et les queues sont
tournées tantôt en haut, tantôt eu bas, ce n'est que pour la
netteté de l'écriture. Gammes en ré.
LE DISCIPLE.
En majeur de ré, deux dièses à la clef, l'un sur le fa, l'autre
sur Y ut; en mineur, un bémol sur le si.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de ré, doigtée pour la main droite.
m
e=BI
É
* a
J * "
g
4 3 2 13 2 1
25^
LEÇONS DE CLAVECIN
Gamme en majeur de ré, doigtée pour la main gauche.
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Gamme en mineur de ré, doigtée pour la main droite.
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2 3 4 5
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5 4 3 2 13 2 1
Gamme en mineur de ré, doigtée pour la main gauche.
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3 a 13 y i
1 <2
1 2 3
LE DISCIPLE.
Je suis perdu. Je ne sais plus ce que c'est que ces deux
premières notes de la première gamme, plus graves que l'étendue
des cinq lignes de la basse.
LE MAÎTRE.
Si les notes montent et descendent de tierce sur les lignes,
la note placée sur la ligne la plus basse étant un sol, descendez
d'une tierce, et vous aurez mi sur la ligne surajoutée : ou plus
brièvement, vous êtes en ré, donc la première note, celle que
j'ai écrite au-dessous de la ligne surajoutée, est un ré. Vous
vous effrayez beaucoup de peu de chose.
LE DISCIPLE.
C'est la tournure de mon caractère. Que voulez-vous? je
suis inégal, et je ne m'en estime pas moins. Je vois qu'au-
dessous du sol grave, il serait possible de tirer quatre autres
lignes, mi. ut. lu. fa. Mon embarras durera plus que ma crainte,
je le prévois. Pourriez-vous me dire pourquoi, dans les gammes
en mineur, ce dièse avant la septième note en montant, et point
à la clef?
LE MAÎTRE.
C'est qu'il est accidentel. Son effet est de corriger par la
sensible l'âpreté du mineur, en montant. En descendant, je l'ai
supprimé. Mis après la clef, il eût régné sur toute la gamme.
Gammes en lu.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
LE DISCIPLE.
255
En majeur de la, trois dièses, fa, ut, sol; en mineur de la,
ni bémol, ni dièse, excepté celui de la sensible sol, en montant.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de la, doigtée pour la main droite.
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12 31 2 3 4 5
5 4 3 2 13 2 1
Gamme en majeur de la, doigtée pour la main gauche.
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Gamme en mineur de la, doigtée pour la main droite.
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Gamme en mineur de la, doigtée pour la main gauche.
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4 3 2 13 2 1
12 3 1 2 3 4
N'avez-vous eu aucune peur de cette ligne surajoutée au-
dessus, en majeur de la?
LE DISCIPLE.
Nulle... sol, si, ré, fa, la... c'est un la sur lequel on pour-
rait faire grimper ut et mi par deux autres lignes plus élevées.
Mais pourquoi ce doigté de la main gauche au rebours du
doigté de la main droite? et puis un exemple ne suffisait-il pas
pour les gammes ut, sol, ré, la, où tout se ressemble ?
LE MAÎTRE.
Si cette uniformité vous ennuie, consolez-vous, elle ne durera
pas. Gammes en mi.
LE DISCIPLE.
En majeur de mi, quatre dièses, fa, ut, sol, ré; un dièse,
fa, en mineur de mi.
25G
LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAITRE.
Gamme en majeur de mi, doigtée pour la main droite.
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Gamme en majeur de mi, doigtée pour la main gauche.
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Gamme en mineur de mi, doigtée pour la main droite.
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Gamme en mineur de mi, doigtée pour la main gauche
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Gammes en m.
LE DISCIPLE.
En majeur de si, cinq dièses, fa, ut, sol, ré, la; en mineur
de si, deux dièses.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de si, doigtée pour la main droite.
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Gamme en majeur de si, doigtée pour la main gauche.
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4 3 '214321 1 ^ 3 4 1 >2 3 4
Gamme en mineur de si, doigtée pour la main droite.
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5 4 3 2 13 2 1
Gamme en mineur de si, doigtée pour la main gauche.
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4 3 2 1 4 3 2 1
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1 l2 3 4 12 3 4
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
257
LE DISCIPLE.
M. le doigté change à la basse, pour la main gauche, tant
au majeur qu'au mineur.
LE MAÎTRE.
Gammes en fa dièse.
LE DISCIPLE.
En majeur de fa dièse, six dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi; en
mineur de fa dièse, trois dièses.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de fa dièse, doigtée pour la main droite.
m j J J r r r r r i r r r r r J J
2 3 4 12 3 12 2 13 2 14 3 2
Gamme en majeur de fa dièse, doigtée pour la main gauche.
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4 3 2 1 3 2 1 2
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2 1 2 3 12 3 4
Gamme en mineur de fa dièse, [doigtée pour la main droite.
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23 123123 3 2 13 2 1 3 <2
Gamme en mineur de fa dièse, doigtée pour la main gauche.
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4 3 2 13 2 12 2123123 4
LE DISCIPLE.
Le doigté change encore ici.; et peut-être changera-t-il aussi
en at dièse où nous allons. La pratique se complique diablement.
LE MAITRE.
Gammes en ut dièse.
LE DISCIPLE.
En majeur d'ut dièse, sept dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi, si,
en mineur d'ut dièse, quatre, fa, ut, sol, ré.
xn. 17
258 LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur d'ui dièse, doigtée pour la main droite.
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2 3 12 3 4 12 ¥14 3 2 13
Gamme en majeur <ïut dièse, doigtée pour la main gauche.
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3 2 14 3 2 12 2 12 3 4 12 3
Gamme en mineur d'ut dièse, doigtée pour la main droite.
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2 3 12 3 12 3 3 2 13 2 13 2
Gamme en mineur d'ut dièse, doigtée pour la main gauche.
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3 2 14 3 2 12 2 1 '2 3 4 1 2 3
Gammes en soZ dièse.
LE DISCIPLE.
En majeur de sol dièse, huit dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi,
si; fa double dièse. En mineur de sol dièse, cinq dièses, fa, ut,
sol, ré, la.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de sol dièse, doigtée pour la main droite.
23123123 32i32l3y.
Gamme en majeur de sol dièse, doigtée pour la main gauche.
m
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32143212 21^34123
Gamme en mineur de sol dièse, doigtée pour la main droite.
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2 3 12 3 12 3
2 13 2 1 3 ^
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
Gamme en mineur de sol dièse, doigtée pour la main gauche.
259
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3 2 14 3 2 12 2 3 12 3 12 3
Gammes en r^ dièse.
LE DISCIPLE.
En majeur de ré dièse, neuf dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi,
si; fa et ut doubles dièses ; en mineur, six, fa, ut, sol, ré, la, mi.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de ré dièse, doigtée pour la main droite.
W-
é
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£=*
£
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2123 4*25 3214 3212
Gamme en majeur de ré dièse, doigtée pour la main gauche.
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212 21234L23
Gamme en mineur de ré dièse, doigtée pour la main droite.
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Gamme en mineur de ré dièse, doigtée pour la main gauche.
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21432132-23 1234 12
Gammes en fo dièse.
LE DISCIPLE.
En majeur de la dièse, dix dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi, si;
fa double dièse, ut double dièse, sol double dièse; en mineur de
la dièse, sept dièses, fa, ut, sol, ré, la, mi, si.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de la dièse, doigtée pour la main droite.
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2123123 4 43 213212
260
LEÇONS DE CLAVECIN
Gamme en majeur de la dièse, doigtée pour la main gauche.
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Gamme en mineur de la dièse, doigtée pour la main droite.
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Gamme en mineur de /a dièse, doigtée pour la main gauche.
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2 13 2 13 12 234123 12
Gammes en fa.
LE DISCIPLE.
En majeur de /*/, un bémol si • en mineur de fa, quatre
bémols si, mi, la, ré.
L E M A î T R E .
Gamme en majeur de fa, doigtée pour la main droite.
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4 3 2 1 4 3^1
Gamme en majeur de fa, doigtée pour la main gauche.
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Gamme en mineur de /"a, doigtée pour la main droite.
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Gamme en mineur de fa. doigtée pour la main gauche.
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1 2 3 12 3 4 5
Gammes en si bémol.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
261
LE DISCIPLE.
En majeur de si bémol, deux bémols, si, mi; en mineur de
si bémol, cinq bémols, si, mi, la, ré, sol.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de si bémol, doigtée pour la main droite.
I
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2 1 2 3 v 1 2 3 A
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Gamne on majeur de si bémol, doigtée pour la main gauche.
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Gamme en mineur de si bémol, doigtée pour la main droite.
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Gamme en mineur de si bémol, doigtée pour la main gauche.
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Gammes en mi bémol.
LE DISCIPLE.
En majeur de mi bémol, trois bémols, si, mi, la; en mineur
de mi bémol, six bémols, si, mi, la, rc, sol, ut.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de mi bémol, doigtée roar la main droite.
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Gamme en majeur de mi bémol, doigtée pour la main gauche.
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262
LEÇONS DE CLAVECIN
Gamme en mineur de mi bémol, doigtée pour la main droite.
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Gamme en mineur de mt bémol, doigtée pour la main gauche
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2 14 3 2 13 2 2 3 12 3 4 12
Gammes en la bémol.
LE DISCIPLE.
En majeur de la bémol, quatre bémols, si, mi, la, ré; en
mineur de la bémol, sept bémols, si, mi, la, ré, sol, al, fa.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de la bémol, doigtée nour la main droite.
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Gamme en majeur de la bémol, doigtée pour la main gaucbe.
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Gamme en mineur du /a bémcjl. doigtée pour la main droite
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Gamme en mineur de ht bémol, doigtée pour la main gauche.
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Gammes en ré bémol.
LE DISCIPLE.
En majeur de ré bémol, cinq bémols, si, mi, la, ré, sol; en
mineur de ré bémol, huit bémols, si, mi, la, ré, sol, ut, fa- si
double bémol.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
263
LE MAITRE.
Gamme eu majeur de ré bémol, doigtée pour la main droite.
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2 1 \ 3 2 1 3 2
Gamme en majeur de ré bémol, doigtée pour la main gauche.
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2 1 2 3 4 12
Gamme en mineur de ré bémol, doigtée pour la main droite.
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Gamme en mineur de ré bémol, doigtée pour la main gauche.
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Gammes en .<?£>/ bémol.
2 1 2 3 4 12 3
LE DISCIPLE.
En majeur de sof bémol, six bémols, si, mi, la, ré, sol, ut;
en mineur de sol bémol, neuf bémols, si, mi, la, ré, sol, ut, fa ;
si double bémol ; mi double bémol.
LE MAÎTRE.
Gamme en majeur de sol bémol, doigtée pour la main droite.
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Gamme en majeur de sol bémol, doigtée pour la main gauche.
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Gamme en mineur de sol bémol, doigtée pour la main droite.
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26/i LEÇONS DE CLAVECIN
Gamme en mineur de sol bémol, doigtée pour la main gauche.
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Gammes en m/ bémol.
LE DISC] PLE.
En majeur d'ut bémol, sept bémols, si, mi, la, ré, sol, ut,
fa', en mineur d'ut bémol, dix bémols, si, mi, la, ré, sol, ut,
fa', si double bémol, mi double bémol, la double bémol.
LE MAÎTRE.
Gamme eu majeur d'ut bémol, doigtée pour la main droite.
ss
ïU^rrr nrrrJ^ J
m
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12-312345 5 4 3 2 13 2 1
Gamme en majeur d'ut bémol, doigtée pour la main gauche.
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Gamme en mineur d'ut bémol, doigtée pour la main droite.
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12 3 12 3 4 5
4 3 2 15 2 1
Gamme en mineur d'ul bémo', doigtée pour la main gauche.
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g^
4 3 2 1 4 3 2 1
12 3 4 12 3 4
LE DISCIPLE.
Monsieur, monsieur...
LE MAÎTRE.
Qu'est-ce qu'il y a?
LE DISCIPLE.
Je crois que vous écrivez de distraction.
LE MAÎTRE.
Sur quoi le croyez-vous?
LE DISCIPLE.
Sur les doubles emplois que vous faites. Arrivé à dix bémols,
rien ne vous empêche d'aller à cent, si cela vous convient.
ET PRINCIPES DHARMONIE. 265
LE MAÎTRE.
Est-ce que vous m'auriez suivi jusqu'ici?
LE DISCIPLE.
Assurément ; je me suis même occupé à vous dicter tout
bas les bémols et les dièses; et je ne vous aurais pas trompé
une seule fois.
LE MAÎTRE.
Vous avez fait de vous-même ce que j'aurais dû vous pres-
crire.
LE DISCIPLE.
Et j'ai remarqué que vous avez écrit les gammes d'ut bémol,
de la dièse, de ré dièse, de sol dièse ; et il m'a semblé que
c'était peine perdue.
LE MAÎTRE.
Pourquoi ?
LE DISCIPLE.
C'est que je ne passerai jamais par la. Le plus court est
d'aller par si, si bémol, mi bémol, la bémol.
LE MAÎTRE.
J'approuve ce chemin ; mais ces gammes qui vous ont paru
superflues, ne vous ont-elles rien présenté de nouveau?
LE DISCIPLE.
Peu de chose... Seulement, j'ai vu un bécarre devant la
septième note en mineur.
LE MAÎTRE.
Vous savez que le bécarre supprime le dièse ou le bémol.
S'il arrive donc que la note qu'il précède soit affectée ou d'un
double dièse ou d'un double bémol, ce signe n'en laissera sub-
sister qu'un.
LE DISCIPLE.
Dans cette éternelle suite de gammes, n'avez-vous pas aban-
donné l'ordre que vous vous étiez proposé de suivre? ne deviez-
vous pas aller de quinte en quinte, en partant d'utj pourquoi
n'en avez-vous rien fait?
LE MAÎTRE.
J'ai voulu épuiser les bémols, après avoir épuisé les dièses.
Croyez-moi, ne dédaignez pas ces gammes. Vous les avez sous
vos yeux ; exercez-les beaucoup; ce travail fixera dans votre
206
LEÇONS DE CLAVECIN
mémoire le nombre de dièses et de bémols qui appartiennent à
chaque modulation, vous familiarisera avec le clavier, déliera
vos doigts, vous donnera le doigté, et vous disposera à de?
progrès rapides et faciles. Je ne cherche point à gagner du
temps et à vous amuser. Si vous pouviez savoir aujourd'hui
tout ce qu'il me reste à vous apprendre, demain vous n'auriez
point de leçon. Je vais à présent vous enchaîner les modula-
tions relatives.
LE 1) IS CI I' LE.
Tous les jours nous avançons d'un pas.
LE MAÎTRE.
Et c'est ainsi qu'on finit la route la plus longue, sans se
fatiguer.
Modulations relatives, majeure d'wî et mineure de la, doigtées pour la main droite.
J Jr r_r_r_r JJ^
s
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12312345 432132154
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2132 12 1231234
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Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche.
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4 32 132123 1234
1 1 3
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12 3 12 3.21 3 y. 1 3 «2 1 <2 i
Modulations relative- d'un dièse, majeure de soi et mineure de mi,
doigtées pour 1 1 main droite.
^-^-^f^^^^^^^p
1 2 3 1 <2 3 4 5 4 3 y 1 • 3 2 1
4 3
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2 1 3 2 1 "2 1 2 3 1 2
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ET PRINCIPES D'HARMONIE.
Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche.
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41231213214321245
Modulations relatives de deux dièses, majeure de ré et mineure de si,
doigtées pour la main droite.
lf=f
r r r m I J r
:*=*
1231 23454321 32 1543
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gfe=*
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21 32 12 12 3 1 234
3 2 1
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Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche.
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it=m
5432132123 1234 5 1, y 3
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41231213214 321245''
Modulations relatives de trois dièses, majeure de la et mineure de /a dièse,
doigtées pour la main droite.
m
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1 2 3 1 2 3 4 5 4 3 2 1 321321
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t=m
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32 13-2 1 231231 34 2 2
Les mêmes modulations, doigtées cour la main gauche.
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2 3 4 5 2 12
2G8
LEÇONS DE CLAVECIN
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3 123 4 543 2.1 321.24 13
Modulations relatives de quatre dièses, majeure «le mi et mineure d'«/ dièse.
doigtées po-'ir ta ma'n droite.
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3213212312 3 124 2 12
Les mômes modulations, doigtées pour la main gauche.
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Modulations relatives de cinq dièses, majeure de si et mineure de sol dièse,
doigtées pour la main droite.
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123123 4 543 2132 1321
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Les mômes modulations, doigtées pour la main gauche.
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2 3 1 2 3 4 3 2 1 ', 3 2 1 '2 4 | 3
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
269
Modulations relatives de six dièses, majeure de fa dièse et mineure de ré dièse,
doigtées pour la main droite.
M j J J j r rf-f r r r î J J j
23 4 12312 1321432
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Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche.
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2 3 4 1 2 3 2 14 3 2 1 2 1 2 4 5
Modulations relatives de cinq bémols, majeure de ré bémol et mineure de si bémol,
doigtées pour la main droite.
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Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche.
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12 3 1 2 3 2 1 3 '2 1 3 12 12 4
Modulations relatives de quatre bémols, majeur de la bémol et mineure de fa,
doigtées pour la main droite.
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2 3 12 3 1 2 3 2 1
2 13 2
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3 2
270
LEÇONS DE CLAVECIN
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1 /, 3 2181834 18 4 5381
Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche.
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Modulations relatives de trois bémols, majeure do nu bémol et mineure d'ut,
doigtées pour la main droite.
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213 818183183 4538 1
Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche.
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32 14321212 34 123183
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^Jiijajii^W^
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3 2 1 3 2 1 "2 4
Modulations relatives de deux bémols, majeure de si bémol et mineure de sol,
doigtées pour la main droite.
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1 i 1 - ' I I \ \—T-
2123123432 1321 25 4 3
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2132 121^3123 43321
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
Les mômes modulations, doigtées pour la main gauche.
271
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3214 32 1212 3412 3 1 2 3
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y3123 213^13 «21 2 4 5
Modulations relatives d'un bémol, majeure de fa et mineure de ré,
doigtées pour la main droite.
S
S
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1234 1234 3214 321543
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Les mêmes modulations, doigtées pour la main gauche.
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1 2 3
gt^j^g^^r^t^q
1 y 3 ï 2 3 SJ132 13 21 24 5
J'ai des égards ; je m'arrête où commenceraient les octaves
qui vous déplaisent. Examinez celles-ci, et voyez s'il n'y a rien
qui soit matière à question.
LE DISCIPLE.
Non, rien... ce dièse est accidentel ; ce bécarre contremarque
la septième en mineur... Vous débutez par le majeur, vous
finissez par le relatif mineur... L'exécution de ces gammes ne me
paraît pas même difficile... Permettez que j'essaye... cela vise
à du chant.
LE MAÎTRE.
Ne négligez pas les gammes qui précèdent ces petits enchaî-
nements de modulations relatives que je vais vous écrire sous
272
LEÇONS DE CLAVECIN
une autre forme, allant seulement à la quinte du majeur et du
mineur; et continuant par quarte, marche qui produira tout de
suite les bémols, et qui rompra un peu la monotonie de ce
détail.
Modulations relatives naturelles, doigtées pour la main droite.
ÉÉSÉ
m
§É
rrrrrrr'^
12 3 4 54 3 2 12 3 4 543 «2 12 1235
Les mûmes, doigtées pour la main gauche.
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'. 32_1_2l2 34 3 2 12 3 1 2 3 | 3 '2 1
Modulations relatives d'un bémol, doigtées pour la main droite.
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1234543212 3 454 3 2 1 y 1 '2 3 5
Les mêmes, doigtées pour la main gauche.
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543212 1234321231 231321
Modulations relatives de deux bémols, doigtées pour la main droit»
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2123432132345 4 3212123j
Les mêmes, doigtées pour la main gauche.
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3 2 1 3 2 3 1 2 3 4 3 2 1 '1 3 » 2 3 1 3 2 1
Modulations relatives de trois bémols, doigtées pour la main droite.
* 1 2 3 4 3 2 1 3 2 3 4 5 4 3 2 1 *Z * « 3
3 ï 3 4 5 4 52121235
Les mêmes, doigtées pour la main gauche.
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32 13 2312 343^ 12 3 12 3 13 2 1
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 273
Modulations relatives de quatre bémols, doigtées pour la main droite.
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1 3 2 1 3 4 5 4 3 '2 1 n y 1 î
1 "i. 3 2
l2 3 5
Les mêmes, doigtées pour la main gauche.
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3213231 234 321231 2 n 3 1 3 2 1
Modulations relatives de cinq bémols, doigtées pour la main droite.
*^ n 1 1 <l *ï O «TQ'lOTiC'ThiO » O 1 4 4
2312321321234321212314
Les mômes, doigtées pour la main gauche.
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rrrri"'J'>rrr'iJgpÉg
*=£
^
3213231234321 2 313 4 321<2
Modulations relatives de six bémols, doigtées pour la main droite.
P JJJn'rJJjgÉÉg
2341214321234321 3^2 3 1 2
W
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Les mêmes, doigtées pour la main gauche.
^^jjj^jjjpp?
ps
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tt
43313 133454323413 4 3313
Modulations relatives de cinq dièses, doigtées pour la main droite.
ffirrrrrrrfJJJrrHJJ,JJ-'rr
^ ^23131 321 2 1<2 32132 12124
Les mêmes, doigtées pour la main gauche.
*\\ JJ*r^rJJJ^Jj^
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• 3212 1 2312132312343132
Xll. 18
274 LEÇONS DE CLAVECIN
Modulations relatives de quatre dièses, doigtées pour la main droite.
v_j j J r rr J j j j j^j
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54 32121 2321 3 21 21 24
Les mômes, doigtées pour la main gauche.
u^rfrrrrrrTrTrfrrrrt^s
*
43212341Ô132312343132
Modulations relatives de trois dièses, doigtées pour la main droite.
^j,,rifrJjJJJ, JJ^nyil
*-' - . -, - . n ■ h - ci ■ T ■> I U I O /.
I<i34:. 43«tî123Si3¥»«i24
Les mêmes, doigtées pour la main gauche.
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5 4 3 ^ 1 y 3 1 2 3 <2 t 1 1 2 3 4 5 4 1 ri '2
Modulations relatives de deux dièses, doigtées pour la main droite.
^jJ^r^JjjjJJ^rjôT^
:, t o y 1 2 1 (2 3
Les mômes, doigtées pour la main gauche.
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3 2 1 y 3 1 <2 3 '2 1 2 1 2 3 1 l2 1 3 2 1
Modulations relatives d'un dièse, doigtées pour la main droite.
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113434 31I1U 34
3 2 1 'i I S 3 5
Les mêmes, doigtées pour la mai» gauche.
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212 1234 3 2 1553 4 l" 2 13 2 1
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Ecoutez. Je vais vous jouer ces dernières modulations rela-
tives... que vous ensemble?
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
275
LE DISCIPLE.
Cela dit quelque chose; mais ces exemples sont et plus
courts et plus aisés que les précédents. Je voudrais montrer un
peu plus d'habileté. J'aime le savant.
LE MAÎTRE.
Ou ce qui en a l'air, à la bonne heure ; quoique la parade
ne soit pas de mon goût, je vais vous satisfaire par une rou-
lade qui enchaînera les modulations relatives, et qui, exécutée
lestement tant de la main droite que de la main gauche, en im-
posera. Vous aurez parcouru toutes les modulations; et pour
achever d'éblouir, nous donnerons à cela une mesure.
Enchaînement de modulations relatives, par quarte, doigtées pour la main droite.
En Majeur d'ut. En mineur de la. En Majeur, de fa. En m. de ré.
m
m^<jpsm
éÀ\é*m*è
12 3 4 5 4 3 2 12 3 4 5 4 3 2 1 2 2 3 4 3 2 1 3 2 3 4 5 4 3 2 1 * <T
En M. de si bémol. En m. de sol. En M. de mi bémol. En m. d'ut.
13 4 3 2 13 2 3 4 5 4 3 2 12 13 4 3 2 1
4 5 4 3 2 1 2
En M. de la bémol. Enm. de fa.
12 3 12 3 4 T2 3 12 3 4 12 3 2 1321 3 4 5 4 3 2 1 2
En M. de ré bém. En m. de si bém. En M. de sol bém. En m. de mi bém.
^N^JjL^Jj,yg
1 23 21321 2343213 2
31214321 234 3213 2
En M. de si.
En m. de soi dièse.
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a rTflirrrr^
i
3fi
312 13 2 12 1 2312 3 1 1 231234
12 3 2 1 3 2*?
270 LEÇONS DE CLAVECIN
En M. de mi. En ni. iVut dièse. En M. de ht. En m. de fa dièse.
j ^MTtogflgfl^
5454321a 1 2 s a i s s ■ 1
En M. de ré
3 4 54 3212 J 2 32 132 1
En m. de st.
3 4 5 4 3 2 12 12 3 12 3 4 1 2 3 12 3 4 12 3 2 14 3 2
En ni. de mi
En M. d'ut.
3 4 5 4 3 2 12 3 4 5 4 3 2 12 3 4 5 4 3 2 12
LE DISCIPLE.
Je vois que la roulade est finie, par le signe placé après la
ronde ut, et par l'éclipsé totale de dièses ; mais ces clefs de la
main droite, de la main gauche jetées pêle-mêle, qu'est-ce que
cela signifie?
LE MAI IRE.
Le mélange des clefs était nécessaire; si je n'en avais em-
ployé qu'une, il eût fallu monter au-dessus de la dernière ligne
et descendre au-dessous de la première, au moins d'une demie
douzaine d'autres lignes, et la lecture serait devenue difficile.
Si la main droite empiète par-ci par-là sur le domaine de la
gauche ; cela est bien réciproque. Ces perpendiculaires si
souvent répétées séparent les mesures; les notes renfermées
entre deux de ces barres font une mesure; toutes les mesures
sont complètes, excepté la première; car on peut commencer un
chant en levant, ou par une portion de mesure, dont la dernière
est le complément.
LE DISCIPLE.
J'entends. Le signe qui suit la clef me dit (pie la mesure est
à deux temps. La roulade commence par un quart de mesure;
chaque temps a quatre croches ou la valeur d'une blanche ; et
le mouvement est... Je n'en sais rien... Est-ce adagio, andante,
allegro, presto?
LE MAÎTRE.
Ce sera prestissimo, si vous voulez ou si vous pouvez ; mon
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
77
avis, à moi, est que ce soit d'abord largo, adagio, andante,
afin d'aller d'un mouvement égal et prendre l'habitude de
jouer rondement, qualité essentielle qui n'est si rare que parce
qu'on a commencé par jouer trop vite.
LE DISCIPLE.
Gomme mes doigts sont déjà dégourdis, je vais essayer
allegro.
LE MAÎTRE.
Est-ce que vous savez ce que c'est qu'allegro? Je ne croyais
pas la durée des mouvements déjà fixée dans votre tète.
LE DISCIPLE.
Point de dispute; ce que je crois allegro...
LE MAÎTRE.
Moins vile... vous barbouillez... si vous n'y prenez garde,
vous vous accoutumerez à barbouiller... Sagement, clairement,
nettement, lentement, lentement... comme cela... fort bien...
mais afin que la main gauche ne chôme pas., tandis que la
droite s'exerce, je vais vous écrire le même enchaînement de
modulations relatives pour la gauche.
Enchaînement de modulations relatives, par quarte,
doigtées pour la main gauche.
En Majeur d'ut. En mineur de la. En M. de fa. En m. de ré.
5 4 3 2 12 1234 3 21231 2*? 13231234 3212312 3
En M. de si bémol. En m. de sol.
En M. de mi bémol. En m. A'ut.
m rrrrfiïl
m
13 2 3 1234 32123t23 13231234 321231 y^
En M. de la bémol. En m. de fa.
-+ \ 3 2' l 4 3 2 1 3 2 1 3 2 1
3 2 3 12 3 \ 3 2 123123
278 LEÇONS DE CLAVECIN
En M. de ré béni. En m. de si bém. En M. de soi bém. En m. de mi bém.
p
g
s-
noi îosi 3919319 3 91919345 43934l9"i
En M. de st.
En m. de soi dièse.
JJAE6'4jJj?ji'^
4J9 I 393 193 4
1
2 19 19 3 1 5 1 3
En M. de »u. En m. d Mi dièse. En M. de la. En m. do /*« dièse
^5:
39193-11^ 1393193 4 39193193 919193/, ^
En M. de ré.
En m. de si.
3 9 19 3 1 |f* ^139139 13914 39 13 9 3 1^34
En M. de sol.
En m. de mi.
39193123 1393193 4 3 9 19 3 19 3 9
Voilà du travail pour la main gauche.
LE DISCIPLE.
Vous m'avez arrêté dans le plus beau chemin. Je tenais la
première roulade presque jusqu'aux dièses. Allez votre train, et
laissez-moi aller le mien.
LE MAÎTRE.
Voilà une ferveur, mais une si admirable ferveur, que je
souhaite plus que je n'espère qu'elle dure.
LE DISCIPLE.
Elle durera.
LE MAÎTRE.
Tant mieux... tandis que vous étudiez, je continue à vous
tailler de la besogne... Autre roulade.
ET PRINCIPES D'HARMONIE
279
LE DISCIPLE.
Faites-en deux... dans un instant, je suis quitte des précé-
dentes. A quoi pensez-vous?
LE MAÎTRE.
A vous arranger les mêmes modulations relatives, mais en-
chaînées par quinte, afin de produire d'abord les dièses.
LE DISCIPLE.
Souvenez-vous que j'ai deux mains.
LE MAÎTRE.
Enchaînement de modulations relatives, par quinte, doigtées pour la main droite.
En M. d'ut. En m. de la. En M. de sol. En m. de mi.
^WrrrrXl}\iïhm
tr
1 2 3 4 5 4 3 2 1 2 34 5 4 3 2 1 2 f~2 3 4 5 2 1 3 2 3 4 5 4 3 (2 ■ y
En M. de ré. En m. de si. En M. de to. En m. de fa dièse.
nopene
123 4 32132 3 4 54 3 2 1*?
En M. de mi.
1 2 343 2 132 12 321321
En m. d'ut dièse.
2 34 54 32 1 2 1 23 12 34
1 2 3 H 3 4 1232 1 32 1
En M. de si.
Lftl
En m. de soZ dièse. En- M. de fa dièse. En m. de ré dièse.
234 54 32 12 1232132 1
2 3 1214 3 21 2 3 4 3 2'
En M. de ré bémol. En m. de si bémol. En M. de la bémol. En m. de fa.
^ gjgB^MlÉ^g
3 1 2321 321 2343 213
Passage chromatique.
31 232 1321 34 54 32 1 2
^rtrr?
*■
12 3 4 123 1234 1231
rt^f
12 3 4 12 3
2 3
280 LEÇONS DE CLAVECIN
En M. de mi bémol. En m. iVut. En M. de si bémol. En m. de sol.
3432132 34 54 32 12 12 3 4 3 2 132 3154321 2
1 2343
En M. de fa.
En m. de ré.
En M. d'«/.
,R Ï-SÎ3 2*32 34 54321 2 12343213?
?
i 3
12 34 3
Et d'un ; passons à l'autre.
Enchaînement de modulations relatives, par quinte, doigtées pour la main gauche.
En Majeur d'ut. ■ En mineur de la. En M. de sol. En m. de mi.
54 3 212 1234 32 12312*? 1 32 1 2 1234 3212 34 1 S
En M. de ré
1 mPmtfm
-
En m. de su En M. de la. En m. de fa dièse
B0M
t 3 2 1 2 3123 2121 2 3 12 13 2 12 3 12 3 2124234*?
En M. de mi.
En m. d'wt dièse.
4 3 21 23 4 1? 1 32 1432 1321432 H 1 3 2 3 1 2 3 4
En M. de si. En m. de sol dièse. En M. de fa dièse. En m. do ré dièse.
ffllf J^"£^
msfcNSiïg*
p
321212312 1323123 4 321212345 4 3 234123
En M. de ré bém. En m. de si béni. En M. de la bém. En m. de fa
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21323 1234 32123123 2 13251234 3 2 12 3 12 3
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ET PRINCIPES D'HARMONIE.
Passage chromatique.
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281
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En M. de mi bémol. En m. d'ut. En M. de si bémol. En m. de so/
jh'J^limiQjHl^pij.y
143231234 3212312 3 13212123 4 32123
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En M. de fa.
En m. de ré.
En M. d'Ht.
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13 2 12123 4 3212 3123 13212123 4
Voilà ma tâche faite, et la vôtre préparée.
LE DISCIPLE.
Il a raison... oui, c'est ainsi...
LE MAÎTRE.
Je vous l'ai dit, et je vous le répéterai souvent encore, il
faut d'abord faire mal, pour faire bien.
le disciple.
Je le tiens à la fin, ce maudit passage de six bémols... oui,
c'est cela! A celui de sept... Point. 11 a mieux aimé écrire cinq
dièses... Vous vous levez; vous me quittez dans un moment
brillant... Savez-vous qu'il faut aux hommes un approbateur?
LE MAÎTRE.
Demain, je suis aux ordres de votre vanité. L'heure me
presse; tandis que je chercherai ma canne et mon chapeau,
jetez un coup d'œil sur ces dernières roulades ; voyez s'il n'y a
rien qui vous soit étranger, et vous reprendrez ensuite.
LE DISCIPLE.
Enchaînement de modulations par quinte... c'est l'inverse
de ce que j'étudie... Qu'est-ce que c'est que ces petites notes?
LE MAÎTRE.
Un passage chromatique non mesuré ; il m'a servi à remon-
ter le clavier de deux octaves. Vous vous en tirerez comme vous
pourrez; le point important pour cette fois et pour toutes les
282 LEÇONS DE CLAVECIN.
autres, c'est de faire les notes bien ('gales, quels que soient le
mouvement et la mesure que vous choisissiez.
LE DISCIPLE.
Qui est-ce qui vient m'interrompre... Ah! c'est une invita-
tion d'aller passer quelques jours à la campagne... Dites que je
ne saurais... J'aime mieux rester... Trois jours!... Au bout de
trois jours, j'aurai tout désappris.
LE MAÎTRE.
N'y aurait-il pas un clavecin à cette campagne?
LE DISCIPLE.
Oui, mauvais, désaccordé ; et je n'en perdrai pas moins trois
leçons... Dites que je ne saurais.
LE MAÎTRE.
Si pendant ces trois jours vous vous exerciez au point
d'exécuter un peu couramment ce que je vous laisse, je serais
content, et vous auriez raison de l'être.
LE DISCIPLE.
J'irai donc... Mais priez votre maître de ma part de faire
accorder le clavecin, entendez-vous?... Non, non; ne lui dites
rien... 11 vaut mieux que j'écrive; c'est le plus sûr... 11 n'au-
rait qu'à oublier ma commission ou la faire de travers, comme
c'est leur usage, il y aurait de quoi me désespérer.
LE MAÎTRE.
11 fait beau. Amusez-vous bien. Fatiguez le plus que vous
pourrez vos pieds et vos mains. Promenez-vous beaucoup, et
jouez d'aulant.
C'est mon projet.
Après les fêtes.
Après les fêtes.
LE DISCIPLE.
LE MAITRE.
LE DISCIPLE.
FIN DU TROISIÈME DIALOGUE ET DE LA TROISIÈME LEÇON.
QUATRIÈME DIALOGUE
ET
QUATRIÈME LEÇON.
LE MAITRE, LE DISCIPLE et LE PHILOSOPHE.
LE MAÎTRE.
Hé bien, comment vous trouvez-vous de votre campagne?
LE DISCIPLE.
A merveille. Liberté, gaieté, bonnes gens, bon vin, jolies
femmes, et belles promenades.
LE MAÎTRE.
Et par conséquent, nos gammes et nos modulations relatives
bien oubliées.
LE DISCIPLE.
Vous vous trompez.
LE MAÎTRE.
Tant pis pour vous. Nous sommes donc fort habile?
LE DISCIPLE.
Les mains vont assez bien ; mais la tête va mal.
LE MAÎTRE.
Qu'est-il arrivé à cette chère tête? En effet vous paraissez
triste.
LE DISCIPLE.
C'est que je le suis ; mais laissons cela, et parlons d'autre
chose. J'exécute la première roulade presque allegro de la main
droite; pour la gauche...
LE MAÎTRE.
Un peu andante. Faites-moi entendre cela ?
LE DISCIPLE.
Volontiers. Je ne regarde pas le livre.
f>8Zi LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
Mais vous regardez le clavier, ce qui est pis... Bravo... Un
peu trop vite. Ne vous pressez pas... Encore une fois, allez
lentement, sans quoi vous n'irez jamais également.
LE DISCIPLE.
Je fais mieux quand je suis seul, parce que j'ai moins de
prétention. Hier, je jouai cinq à six fois de suite la bonne par-
tie des leçons précédentes devant un ami, et je jouai à ravir...
Tenez, le voilà qui entre; vous lui demanderez.
LE PHILOSOPHE.
Il est vrai... Mais le voyage va diablement retarder vos pro-
grès. Quand partez-vous ?
LE DISCIPLE.
Ce soir, et je m'en vais peut-être pour six mois. C'est une
sœur que je n'ai pas vue depuis longtemps, qui habite une
province éloignée, et qui s'avise de se marier à quarante ans.
Qui sait quand je pourrai me tirer de là ? Cela me contriste
plus que vous ne sauriez croire.
LE MAÎTRE.
Vous êtes bien singulier, si une noce ne vous amuse pas plus
que des leçons de clavecin.
I. E DISCIPLE.
Je déteste les noces, et j'ai pour la musique un attrait, mais
un attrait!... C'est un charme, mais un charme !...
LE PHILOSOPHE.
Qu'on ne peut rendre; tant la langue est indigente dans les
grandes passions !
I.E DISCIPLE.
Pauvre clavecin! que vas-tu devenir?... Vous riez... Mon
ami, voyez-vous cet homme-là avec son air ironique; personne
n'entend mieux la théorie de la musique; il joue du clavecin
comme un ange ; deux mois d'exercice le mettraient sur la ligne
des virtuoses ; eh bien, il n'en veut rien faire. Y comprenez-vous
quelque chose ?
LE PHILOSOPHE.
Sans doute. C'est que l'enthousiasme que vous avez pour la
musique, il l'a pour un autre objet.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 285
LE MAÎTRE.
Il est vrai.
LE DISCIPLE.
Mais on n'en vient pas où il en est sans avoir beaucoup
réfléchi, beaucoup travaillé. Gomment donne-t-on tant de temps
et de soins à un art qu'on n'aime pas?
LE MAÎTRE.
Et qui vous a dit que je ne l'aimais pas ? A la vérité, je n'en
suis pas fou.
LE DISCIPLE.
On ne l'aime pas, quand on n'en est pas fou.
LE MAÎTRE.
Mais en revanche, je le suis de géographie, d'histoire, de
mathématiques.
LE DISCIPLE.
Écoutez-moi donc, philosophe... Comme je vais!... Quel
regret de s'arrêter en si beau chemin!... Maudits soient les
mariages !
LE PHILOSOPHE.
Bizarres.
LE DISCIPLE.
Non, tous.
LE PHILOSOPHE.
Il est certain que vos progrès n'ont nulle proportion avec le
peu de temps que vous avez donné à cette étude... C'est qu'indé-
pendamment de votre goût et de vos dispositions naturelles, la
méthode de monsieur est excellente.
LE DISCIPLE.
Merveilleuse.
LE PHILOSOPHE.
Monsieur, vous allez perdre un élève; je vous en offre un
autre, si cela vous convient.
LE MAÎTRE.
Vous, monsieur, peut-être?
LE PHILOSOPHE.
Non; mais ma fille. Elle se tire passablement d'IIonavre,
d'Eckart, de Schobert, de Wagenseil, et des autres; mais je la
crois tout à fait neuve dans la théorie.
286 LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
La fille de monsieur... d'un homme aussi distingué ! Quel
honneur pour un maître dont les succès répondraient au nom
du père et aux talents de l'enfant.
LE PHILOSOPHE.
Elle conçoit facilement.
LE MAÎTRE.
Elle en sait peut-être plus que moi.
LE PHILOSOPHE.
Rassurez-vous... Autrefois j'ai été tenté d'apprendre l'har-
monie. J'ai connu Rameau; j'ai parcouru ses ouvrages; et je
suis resté convaincu que les vrais éléments étaient encore à
faire... Ces notions préliminaires qui remplissent vos premières
leçons, ma fille les ignore... Quant à son jeu, si vous acceptiez
mon souper, ce soir vous en jugeriez.
LE DISCIPLE.
Tout cela peut s'arranger. Nous dînerons ensemble. Monsieur
nous parlera musique; nous le rembourserons en politique,
morale, poésie; vous m'étourdirez un peu l'un et l'autre sur la
peine que je souffre à vous quitter, et à six heures, je vous fais
mes adieux... Philosophe, allons; point de refus, point de mau-
vaises défaites. Nous vous tenons, et possession vaut titre.
LE PHILOSOPHE.
Je souscris à votre principe de droit, quoique l'usage ordi-
naire en soit moins honnête que licite...
LE DISCIPLE.
Et vous ?
LE MAÎTRE.
Moi, j'ai des huîtres et du vin blanc qui m'attendent.
LE DISCIPLE.
Vous vous moquez; est-ce que nous ne valons pas mieux que
des huîtres, nous les plus graves philosophes de l'Europe? Pour
du vin blanc, on peut vous en trouver de bon. Qu'en dites-
vous, Philosophe?
LE PHILOSOPHE.
Une cloyère d'huîtres deMarennesI... des entretiens philo-
sophiques!... Ma foi, au hasard de vous scandaliser... c'est une
bonne chose qu'une cloyère d'huîtres.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 287
LE MAÎTRE.
Et vous êtes d'avis qu'on tienne parole.
LE PHILOSOPHE.
Môme aux huîtres.
LE MAÎTRE.
Permettez donc, monsieur, que je vous embrasse, et que je
vous souhaite un bon voyage et un prompt retour.
LE DISCIPLE.
Vous, Philosophe; vous me restez?
LE PHILOSOPHE.
Je VOUS reste. (Le Philosophe et son ami dînèrent ensemble. M. B... alla
à son rendez-vous, d'où il vint chez le Philosophe qui n'était pas encore rentré;
mais il trouva sa fille qui le reçut.
LE MAITRE, L'ÉLÈVE ET LE PHILOSOPHE.
l'élève.
Monsieur, mon papa est absent.
LE MAÎTRE.
J'attendrai, si vous le permettez.
l'élève.
Vous pourrez attendre un peu longtemps.
LE MAÎTRE.
S'il vous plaisait de vous mettre à ce clavecin, peut-être,
mademoiselle, m'apercevrais-je moins de l'absence de M. votre
père?
l'élève.
Avec plaisir, monsieur, si cela peut vous désennuyer ; mais
je vous préviens que je ne suis pas très-forte. Mon papa m'aime;
et il parle souvent de moi, non comme je suis, mais comme il
me voudrait. Les talents ne sont pas héréditaires. Mais, mon-
sieur, par hasard seriez-vous M. B...?
LE MAÎTRE.
Oui, mademoiselle.
l'élève.
J'en suis fort aise. Rien de moins indulgent que les igno-
rants.
288 LEÇONS DE CLAVECIN.
LE MAÎTRE.
Et pourquoi, s'il vous plaît ?
l'élève.
C'est qu'ils n'ont aucune idée des difficultés.
LE MAÎTRE.
Et moins encore de la perfection. On les contente à si peu de
frais.
l'élève.
Cela se peut; mais ils louent et reprennent à tort et à tra-
vers; et ils offensent également et par leur éloge et par leur
critique; inconvénient que je n'encourrrai point avec vous. Mon
clavecin est bon ; j'ai de l'excellente musique; il ne me manque
que des doigts dociles, telle joue).
LE MAÎTRE.
Ces doigts-là en valent bien d'autres... La pièce est belle,
et à peu près jouée.
l'élève.
Je ne débute pas avec vous par ce que je fais de plus mal.
LE MAÎTRE.
Da capo... Bravo... Ce passage-là, bien, bien; et il n'est pas
trop aisé.
l'élève.
C'est le mérite de mon doigté.
LE MAÎTRE.
Vous connaissez l'harmonie, sans doute; vous préludez; vous
accompagnez?
l'élève.
Je ne sais ce que c'est qu'harmonie; je ne prélude point;
j'ignore ce que c'est qu'accompagner. Tout mon savoir se réduit
à àuonner, comme vous voyez, presque tous les auteurs.
LE MAÎTRE.
C'est bien quelque chose. Qui est-ce qui vous a montrée?
l'élève.
I ue femme charmante dans laquelle on ne sait quoi louer
de préférence, l'esprit, le caractère, les mœurs ou le talent.
Tenez, il faut que je vous joue une de ses pièces... Ne convenez-
vous pas que sa composition a de la facilité, de l'expression, de
la grâce, du chant...
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 289
LE PHILOSOPHE, en rentrant.
Ah ! ah! vous voilà à l'ouvrage : j'en suis charmé : vous êtes
homme de parole, et cela me convient. Asseyez-vous, monsieur
point de cérémonie; vous êtes ici chez vous, et vous m'obligerez
dagir en conséquence. Continuez : si vous le permettez, j'irai
me mettre à l'aise, et puis je vous reviens. Ma fille, joue à mon-
sieur cette pièce d'Emmanuel Bach...
l'élève.
Elle est très-difficile.
LE MAÎTRE.
Eh bien, vous la jouerez mal; la première chose qu'il faut
que je connaisse, ce sont vos défauts. J'en ai déjà remamué
quelques-uns. H
l'élève.
Ne vous lassez pas.
LE MAÎTRE.
Egalement, mademoiselle, également... Et pourquoi sauter
comme vous faites, sur votre banquette? cela est déplaisant
Bien cela, bien, très-bien... Moins d'application; moins de con-
tention. Il faut aux choses de pur agrément, de l'aisance, de la
aciJite, de la grâce. L'ombre de la peine dépare le plaisir : et
I on souffre du tourment d'un virtuose...
LE PHILOSOPHE.
#j Vous l'avez entendue, qu'en dites-vous? Parlez-moi net
J aime la vérité, et je l'écoute avec autant de plaisir que je là
dis. Je mets beaucoup d'importance à la droiture de l'esprit, à
la bonté du cœur, aux connaissances utiles; médiocrement aux
talents agréables. Lorsque je trouverai mon enfant avec un bon
livre a la main, jamais je ne lui dirai pourquoi n'êtes-vous pas
a votre clavecin ; il y a peu de grandes musiciennes, et peut-être
encore moins d'excellentes mères de famille, surtout dans la
capitale; et soyez persuadé que ma fille ne me sera pas moins
chère, quand vous m'aurez appris qu'elle ne sait rien, et qu'elle
ne saura jamais rien en musique.
LE MAÎTRE.
La pièce que Mademoiselle vient d'exécuter est belle et diffi-
cile; elle a les mains très-bien placées; il ne tiendra qu'à elle
1 exceller. Sa physionomie vive annonce de la pénétration. Je
ie sais si elle composera jamais ; mais si elle compose, ce sera
xii. 19
200 LEÇONS DE CLAVECIN
de la musique forte; car je vois que son goût la préfère à la
musique fine et délicate.
l'élève.
C'est peut-être que je trouve celle-ci d'une exécution plus
difficile.
le mai tue.
Son intelligence, son énonciation aisée promettent beaucoup
d'agrément à un maître; et il ne dépendra pas de moi qu'elle
n'acquière incessamment ce qui lui manque.
LE PHILOSOPHE.
Si l'on voit tant de femmes reléguer dans le garde-meuble
l'instrument sur lequel elles ont eu si longtemps les mains étant
filles, c'est qu'elles n'étaient pas assez avancées; et je pense
que ce qu'elles ont abandonné ne valait pas la peine d'être
conservé : voici donc une question à laquelle j'espère que vous
répondrez sans détour. Croyez-vous qu'en s'appliquant, ma fille
puisse se mettre au-dessus de toute difficulté?
LE MAÎTRE.
Au-dessus de toute difficulté? Il n'y a peut-être personne
qui en soit venu là; mais voici ce que j'ose vous assurer : c'est
qu'elle resterait où elle en est, que son instrument fera l'amuse-
ment de sa vie ; qu'il y a très-peu de musiciens qui lisent et
exécutent avec la même promptitude qu'elle, et que moi-même...
l'élève.
Tous pouvez, monsieur, me faire grâce des compliments;
c'est la chose dont je sais me passer le plus aisément.
LE MAÎTRE.
Vous y êtes faite.
l'élève.
Tout ce que je puis vous dire, c'est que je recevrai vos leçons
avec le plus grand désir d'en profiter, et que si mes progrès ne
répondent pas à vos soins, cène sera ni faute d'application, m
manque de bonne volonté. Ce que je veux, je le veux bien.
Voyons, monsieur ; par où commencerons-nous?
LE PHILOSOPHE.
Mon avis serait, monsieur, que vous lui écrivissiez les leçons
que vous avez données à notre voyageur; elle les lirait. Je ne
serais pas fâché moi-même de les lire : vous compteriez pour
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 291
rien ou peu de chose ce qu'elle sait, et elle aurait l'avantage de
commencer parle commencement ; ce qui lui faciliterait extrême-
ment l'intelligence du reste.
LE MAÎTRE.
Je ne me refuse point à cette tâche, quoique j'en sente très-
bien la difficulté. Je vais m' engager clans une étude de la
musique beaucoup plus réfléchie que je ne l'ai fait jusqu'à pré-
sent; il faudra que j'ordonne mes idées; que je cherche un plan,
une méthode ; mais ce travail que j'entreprendrai en faveur de
mademoiselle, utile à moi-même, servira beaucoup aux autres
élèves que j'aurai. Je rédigerai d'abord les trois premières
leçons que j'ai données à votre ami : si mademoiselle y trouve
des choses qui lui soient familières, elle les omettra.
LE PHILOSOPHE.
Non, non, elle n'omettra rien; on saisit mal un tout, quand
on en néglige quelques parties.
LE MAÎTRE.
Nous passerons de là aux principes de l'harmonie ; et lorsque
nous aurons fini, j'espère, de mon côté, que vous ne me refuse-
rez pas quelques-uns de ces moments dont vous êtes si pro-
digue envers les autres, pour revoir l'ouvrage entier.
l'élève.
C'est un service que vous obtiendriez de mon papa, quand il
n'aurait aucunement l'avantage de vous connaître.
LE PHILOSOPHE.
Je m'y engage, et je vous remercie d'avance du moyen
simple que vous m'offrez de vous marquer une petite partie de
ma reconnaissance.
l'élève.
Il est clone convenu que monsieur écrira, que je lirai, que
vous, mon papa, vous reverrez; que je suis déjà fort habile, et
que je ne tarderai pas à l'être bien davantage, et là-dessus,
allons nous mettre à table, car on a servi; d'ailleurs il ne sera
pas mal que vous présentiez monsieur à maman qu'il n'a point
encore vue.
LE PHILOSOPHE.
Tu as raison. Passons là dedans.
FIN DU QUATRIÈME DIALOGUE ET DE LA QUATRIÈME LEÇON.
CINQUIÈME DIALOGUE
!• T
PREMIERE LEÇON D'HARMONIE.
LE MAITRE, L'ÉLEVÉ et LE PHILOSOPHE.
LE PHILOSOPHE.
Je ne sais, monsieur, si vous êtes satisfait de ma fille; mais
depuis que vous lui avez remis vos premières leçons, c'est la
plus belle diligence, l'application la plus suivie que je con-
naisse. Aujourd'hui levée entre cinq et six, elle avait deux
bonnes heures d'étude avant mon réveil : gammes et roulades
le matin, gammes et roulades l'après-dîner, gamines et rou-
lades le soir. Que vous dirai-je? Sa mère, qui n'entend rien à
cela et qui aimerait mieux une pièce bien jouée, en a presque
pris de l'humeur.
LE MAÎTRE.
Il m'a paru que le temps avait été bien employé : mademoi-
selle exécute très-lestement les gammes et les enchaînements;
elle parcourt diatoniquement et chromatiquement son clavier,
comme si elle n'avait jamais fait autre chose; elle est aussi
commodément en fa dièze qu'en ul naturel; et nous allons en-
tamer l'harmonie.
LE PHILOSOPHE.
Fort bien. Mais ne négligeons pas l'exécution et la lecture
des pièces ; faisons marcher toutes les parties de l'art de front ;
et puis, mon enfant, de la mesure, de la précision, du goût;
l'aplomb, entends-tu, l'aplomb. Monsieur, vous avez le tact
excellent; voulez-vous qu'elle le prenne? mettez-vous sur la
banquette; jouez, et qu'elle vous écoute.
LE MAÎTRE.
C'est mon dessein.
LEÇONS DE CLAVECIN. 293
l'élève.
Quand je parle, s'il m'arrive de dire quelque chose de bien,
c'est pour avoir entendu mon papa.
LE PHILOSOPHE.
Je vous laisse à votre affaire, et je vais à la mienne.
LE MAÎTRE.
Avant de nous occuper de la chose, faisons connaissance
avec le mot. La succession des notes, soit du genre diatonique,
soit du genre chromatique, se nomme chant ou mélodie; et
l'ensemble de plusieurs sons qui s'accordent forme Y har-
monie. Ainsi la tonique, la tierce et la quinte frappées en même
temps, ut, mi, sol, par exemple, font une harmonie qu'on
appelle consonnante.
l'élève.
Et ré, fa, la; mi, sol, si ; fa, la, ut; sol, si, ré; la, ut, mi;
si, ré, fa, sont autant d'harmonies consonnantes.
LE maître.
Comment avez-vous fait pour trouver .si vite des conson-
nances ?
l'élève.
J'ai pris pour modèle l'harmonie consonnante ut, mi, sol,
qui me présente deux tierces de suite.
LE MAÎTRE.
Oui ; mais de ces deux tierces, l'une est majeure, l'autre
mineure ; ainsi vous rayerez, s'il vous plaît, si, ré, fa, d'entre
les harmonies consonnantes.
Vous connaissez les douze modulations majeures et les douze
modulations mineures?
l'élève.
Je les connais.
LE MAÎTRE.
Prenez de chacune la tonique, la tierce et la quinte, et vous
aurez les vingt-quatre harmonies consonnantes de la musique.
l'élève.
J'entends. Je vais les jouer ; et, pour me conformer à l'ordre
que vous avez suivi dans les gammes, je commence en ut ; j'en
fais l'harmonie consonnante en majeur et en mineur; puis je
passe à la quinte sol.
294 LEÇONS DE CLAVECIN
L E MAÎTRE.
Voyons comment vous vous en tirerez.
l'élève.
En majeur d'ut: ut, mi, sol; en mineur d'ut: ut, ???ibémo\,sol.
En majeur de sol : sol, si, ré; enmineur de sol: sol, si bém., ré.
En maj. de ré : ré, fa dièse, la ; en mineur, de ré : ré, fa, lu.
En maj. de la: la, ut dièse, mi; en mineur de la : la, ut, mi.
En maj. de mi:mi,sol dièse, si; en mineur de mi: mi, sol, si.
En maj. deM.*«,rr dièse, /</d. ; en mineur de si: si, r^, /"«dièse.
Je vais lentement, ne vous impatientez pas.
LE MAÎTRE.
Je ne m'impatiente jamais.
l'élève.
Demain, cela ira tout courant.
En majeur de fa dièse: fa %, la %, ut $; en mineur fa #:
fa $, la $, ut $. Ces deux harmonies sont presque les mêmes.
LE MAÎTRE.
C'est qu'en majeur et en mineur, la tonique et la quinte
restent ; et comme elles rentrent toutes deux dans l'harmonie
consonnante, les deux tiers de l'harmonie consonnante sont les
mêmes de part et d'aune. Continuez.
l'élève.
La quinte de fa dièse est ut dièse. Je prendrai, si vous le
permettez, cet ut dièse pour ré bémol, et je dirai :
En majeur de ré bémol : ré \>, fa, lab ; en mineur de ré ),:
ré b, fa b, la t\
LE MAÎTRE.
Et en mineur de ré bémol, combien aurez-vous de bémols?
l'élève.
J'en aurai... J'en aurai huit.
LE MAÎTRE.
Et qu'aurez-vous gagné à changer votre tonique ut dièse en
ré bémol? Rien. Croyez-moi; pour éviter les huit bémols du
mineur de ré bémol, gardez votre tonique ut dièse.
l'élève.
Soit. En majeur d'ut £: îtf #, mi$t sol #; en mineur d'ut #:
ut £, mi, soli. Ce sont les mêmes touches. La quinte d'ut dièse
est sol dièse; afin d'éviter les huit dièses de sol dièse, pour
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 295
l'octave suivante, je métamorphose sol dièse en la bémol ; et
les harmonies consonnantes seront :
En maj. de la bém. : la \>, ut, mi\>; en mineur de la h: la \>, ut v, mi\>.
En maj. de mi: mi\>, sol, si\,; en mineur de mi\>:miï,sol\>, si1?.
En maj. de «bém. : s\ \>, ré, fa; en min. de si bém. : si h, rèV, fa.
En majeur de fa: fa, la, ut; en mineur de fa: fa, la^, ut.
Et la quinte de fa étant ut, me voilà revenue où j'ai com-
mencé. J'étudierai bien ces vingt-quatre harmonies conson-
nantes ; vous en serez émerveillé. Gela ira d'un leste ! vous
verrez ; si mon tâtonnement vous ennuie, soyez sûr qu'il ne
vous ennuiera pas seul.
LE MAÎTRE.
Lorsque ces harmonies seront bien suivies, bien de mesure,
et sans sauts, comptez qu'elles ne vous déplairont pas.
l'élè ve.
Qu'est-ce à dire, sans sauts?
LE MAÎTRE.
Yous faites en majeur d'ut : ut, mi, sol; en mineur, ut, mi
bémol, sol; ensuite pour aller à l'harmonie, sol, si, ré, vous
déplacez la main ; cela choque l'œil et l'oreille.
l'élève.
Et comment éviter ce défaut?
LE MAÎTRE.
Le voici. En majeur d'ut, par exemple, l'harmonie conson-
nante est ut, mi, sol ; mais cette harmonie n'exige pas la sou-
mission à l'ordre de tonique, tierce et quinte; pourvu que les
trois sons soient faits, il n'importe de frapper ut, mi, sol; mi,
sol, ut; sol, ut, mi; pareillement en majeur de sol, les trois
sons et les trois positions sont sol, si, ré ; si, ré, sol; ré, sol, si,
et toutes rendront également bien l'harmonie consonnante : de
quoi s'agit-il donc? C'est, en passant d'une harmonie conson-
nante à une autre, d'ordonner la position de la seconde har-
monie sur la première de manière à rapprocher les sons. Ainsi,
recommencez vos harmonies, suivant le même ordre des modu-
lations, ut, mi, sol : ut, mi bémol, sol... Attendez, à présent...
au lieu d'aller en sol, par sol, si, ré, allez-y par si, ré, sol...
Fort bien... Sentez l'effet.
29G
LEÇONS DE CLAVECIN
L ELEVE.
Ut, mi, sol; ut, mi bémol, sol', si, ré, sol... Vous avez rai-
son... cela brouillera un peu les harmonies dans ma tête; mais
il faut avouer que cela fait mieux pour l'œil, et que cela est
plus doux à l'oreille.
LE MAÎTRE.
Pour obvier au dérangement de votre tête par trois positions
différentes de chaque harmonie, nommez toujours ut, mi, sol,
quoique vous exécutiez mi, sol, ut, ou sol, ut, mi, et ayez la
même attention pour toutes les autres modulations : autre chose,
ne manquez pas de choisir pour la main la position qui n'est
ni trop grave ni trop aiguë ; en ut, par exemple, jouez mi, sol,
ut; en /«Jouez fa, lu, ut ; en sol, jouez ré, sol, si ; votre oreille
et vos doigts se trouveront bien de cette règle ; et pour vous
habituer aux choix de ces positions, il me prend envie de vous
écrire les vingt-quatre harmonies consonnantes, selon l'ordre
que vous avez adopté.
Succession des vingt-quatre harmonies consonnantes, par quinte,
pour la main droite.
En ut.
En sol.
Eu ré.
En la.
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Afin que vous distinguassiez mieux les toniques, je les ai
faites noires. J'ai écrit quelques harmonies doubles, afin de pou-
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
297
voir remonter, et de n'être pas obligé de noter la suivante, d'une
position trop grave : et j'ai fini par ut, mi, sol, ut, pour vous montrer
qu'on peut ajouter un unisson à l'harmonie sans rien gâter.
l'élève.
Cela est conçu, mais non su. Et la main gauche?
LE MAÎTRE.
Les mêmes positions seront trop aiguës pour la basse ; c'est
un autre exemple à vous noter.
Succession des vingt-quatre harmonies consonnantes, par quinte,
pour la main gauche.
En ut. En sol. En ré. En la.
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En mi.
En si.
En fa dièse.
En ut dièse.
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Je me ferai à ces harmonies, en dépit des sons à frapper et
des positions à garder ; mais je crains qu'elles ne m'alourdissent
les mains que je n'ai déjà pas assez légères.
LE MAÎTRE.
Donnez-leur une mesure; faites des batteries, et jouez-les
comme vous les vovez ci-dessous.
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<2 F g — g P _ H— O -_|g-.
208
LEÇONS DE CLAVECIN
Je vous multiplierais ces variations sans fin; mais vous ne
tarderez pas à en trouver de vous-même, et de plus agréables.
l'élète.
Si j'en viens au point de lire et d'exécuter facilement les
idées des autres, cela suffira à l'amusement de mon papa et à
mes vues. Ne pourrait-on pas entrelacer ces batteries de la ma-
nière qui suit : ut, .sol, mi, ut; et mi, sol, ut, mi?
LE MAÎTRE.
Bravo. Deux batteries délicates, si on les joue an clan te. Écri-
vons-les.
ojrnxp
L ELEVE.
11 ne s'agit plus que de se mettre cela clans les doigts ; et
c'est mon affaire, à moi; vous n'y pouvez rien.
LE MAÎTRE.
Si vous tentiez avec les deux mains à la fois la succession
des harmonies consonnantes qui précèdent, tant simples que
variées ?
l'élève.
Presto? Je ne m'y engage pas.
LE MAÎTRE.
Comme vous pourrez ; et si les harmonies vous fatiguent,
laissez-les ; nous y reviendrons ; ce que j'exigerais, c'est qu'en
partant d'ut, vous allassiez par quarte, et que vous me fissiez
les harmonies consonnantes en majeur.
l'élève.
Je les nomme ; c'est le moyen de ne me pas tromper.
Ut, mi, sol... fa, la, ut... si b, ré, fa... mib, sol, siK
Je continuerai avec la même facilité : mais les jouer sans
pécher contre les vraies positions, c'est autre chose.
LE MAÎTRE.
La succession de ces douze harmonies n'est pas sans agré-
ment, il faut écrire selon les positions les plus commodes et lier
ensemble les deux mains qu'en jouant vous séparerez à discré-
tion.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 299
Succession des douze harmonies consonnantes, par quarte, pour les deux mains.
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L ELEVE.
Je voudrais Lien entendre cette succession avec les deux
mains à la fois ; je n'ai aucune idée de son effet.
LE 31 AIT RE.
Il faut vous en donner le plaisir; je la varierai de batteries;
je ferai même travailler les mains alternativement : tandis que
l'une frappera l'harmonie sèchement, l'autre s'amusera des
sons ; c'est la variété qui sauve du dégoût.
l'élève.
Cela me plaît plus, peut-être, qu'une pièce. L'oreille est sa-
tisfaite, et l'âme met du sens, et le sens qu'elle veut, à cet
enchaînement; je brûle d'en savoir faire autant.
LE MAÎTRE.
Les principes dépendent de moi ; la pratique de vous; c'est
vous-même qui l'avez dit. Je ne vous lanternerai pas ; et afin
que vous en soyez persuadée, voici une autre succession d'har-
monies consonnantes, où la droite exécutera une batterie con-
tinue, tandis que la gauche ne frappera que les harmonies. Je
choisis la mesure à deux temps. A chaque mesure, je fais deux
fois la même harmonie, et je parcours les vingt-quatre modula-
tions avec les harmonies consonnantes, par quarte, en passant
par les modulations relatives.
300 LEÇONS DE CLAVECIN
Succession des vingt-quatre harmonies consonnantes, par sixte à l'aigu,
ou par tierce au grave, suivant les modulations relatives.
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Suivez cette succession, elle vous flattera; si toujours la
même liasse fatigue, substituez-en une autre; variez aussi les
harmonies selon votre goût; intercalez une mesure différente;
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 301
ne vous attachez pas davantage au mouvement; allez tantôt
andante, tantôt allegro; vous ne gâterez rien, pourvu que vous
vous assujettissiez à la marche des harmonies; car si par hasard
il vous venait dans la fantaisie d'employer les harmonies en ut
dièse après avoir pratiqué celles en ut, vous effaroucheriez
l'oreille qui veut que la variété qu'elle désire lui soit offerte
avec douceur.
Dans les dernières successions, j'introduis d'abord un bémol,
puis deux, trois; j'use des dièses, avec la même économie;
engagé dans les dièses et les bémols, je m'en démêle avec la
même circonspection.
Je vais plus hardiment dans la première succession; je fais
paraître à la fois trois bémols et disparaître trois dièses; il n'en
pouvait être autrement, le mineur succédant au majeur dans
la même octave; la tonique, la quarte et la quinte restant les
mêmes, l'oreille s'accommode de ce passage.
l'élève.
Si l'on veut donc changer de modulation, on pourra toujours
aller du majeur au mineur dans la même octave.
LE MAÎTRE.
Et du mineur, à son relatif majeur; à la quinte où l'on n'aura
qu'un dièse de plus, ou qu'un bémol de moins ; avec un nou-
veau bémol, ou avec un dièse de moins, on entrera dans la
modulation de la quarte.
l'élève.
Si je me hasardais hors des marches de successions que vous
m'avez prescrites, je me croirais perdue. Substituer des batte-
ries aux harmonies frappées, passe pour cela; au reste, j'y
mettrai tout mon savoir; et puis, si demain vous ne me trouvez
pas bien merveilleuse, j'espère que vous n'en serez pas fort
étonné.
LE MAÎTRE.
Ne vous tourmentez de rien; cela viendra sans que vous
vous en doutiez.
l'élève.
Quand je pense au temps que j'ai donné à la musique; à ce
que j'en sais, à ce qui me reste à apprendre. . .
302 LEÇONS DE CLAVECIN.
LE MAÎTRE.
Ce reste n'est pas si considérable que vous le croyez; vous
excellerez dans l'exécution des pièces et dans la connaissance de
l'harmonie, et cela avant qu'il soit peu; c'est moi qui vous en
réponds.
l'élève.
Si j'étais bien sûre que mon garant ne me flattât pas! En
attendant, puisque je sais lire, et que l'intention de mon papa
est que je m'occupe des pièces, jouons... Qui? Àbel, Alberli,
Emmanuel, Jean Bach. . . Dites. . .
le maître.
Un concerto de Muthel. Mais auparavant, faites-moi les
gammes majeures et mineures dans toutes les octaves, et les
enchaînements des modulations relatives; il est essentiel d'être
inébranlable là-dessus.
l'élève.
Je le veux.
FIN Dl CINQUIEME DIALOGUE
ET DE LA IMiEUIÈRE LEÇON D'HARMONIE.
SIXIÈME DIALOGUE
KT
DEUXIÈME LEÇON D'HARMONIE.
LE MAITRE, L'ÉLÈVE.
L' ÉLÈVE.
Vos harmonies sont plus difficiles que je ne croyais. Je vais
vous jouer les trois successions. . . Tenez, les voilà travaillées
à ma façon. . . je n'en ai rien pu faire de mieux.
LE MAÎTRE.
Fort bien. Seulement le mouvement un peu plus égal, et
lorsque vous en changez, exprimez-le davantage.
l'élève.
J'y ferai attention.
le maître.
Me nommeriez-vous la première harmonie consonnante qu'il
me plairait de vous demander? Par exemple, l'harmonie conson-
nante en mineur de fa dièse?
l'élève.
Je le crois. . . En mineur de fa dièse, trois dièses. . . Donc
les notes de l'harmonie, /^ dièse, la, ut dièse... Quoi! vous
vous êtes imaginé que je ne connaissais les harmonies que dans
l'ordre de vos successions? qu'interrogée sur l'harmonie d'une
modulation prise dans le courant de la succession, je n'y serais
plus? Je veux vous faire voir que je sais mieux. . . En majeur
de la bémol, les harmonies sont la bémol, ut, mi bémol. . . Et
les voilà jouées selon les trois positions... Et je vous ajou-
terais que la troisième position, mi bémol, la bémol, ut, me
30/i LEÇONS DE CLAVECIN
plaît le plus pour la main droite ; car elle n'est ni trop grave,
ni trop aiguë. Hé bien!
LE .MAÎTRE.
Hé bien, je vois que vous allez et que vous allez vite sans
vous fatiguer.
l'élève.
N'en croyez rien, j'y ai mis du temps; mais aussi je possède
votre première succession à l'exécuter en causant d'autre chose...
Essayons. . . Allons, parlez. . .
LE MAÎTRE.
Mademoiselle, vous n'avez pas borné toutes vos études à la
musique?
l'élève.
Non assurément... Je fais des ourlets, du tri... Je con-
nais le prix des choses... J'ordonne très-bien un dîner, un
souper. . . Je n'ai besoin de personne pour me coiffer. . . pour
veiller cà mon linge, à mes vêtements. . . Qu'en dites-vous? En
vais-je moins sûrement?
LE MAÎTRE.
Non, continuez.
l'élève.
Continuez vous-même.
LE MAÎTRE.
Voilà ce que madame votre mère a dû vous apprendre; mais
monsieur votre père n'a-t-il pas désiré que vous sussiez quelque
langue?
l'élevé.
La mienne, et c'est assez... Je suis ici en majeur de si bémol....
Vous riez?
LE MAÎTRE.
Quoi! point d'italien; point de mathématique; point de phi-
losophie ?
l'élève.
Rien de tout cela. ... Je lis de la morale pour me conduire;
de la poésie pour m'amuser; et je fais de la musique pour le
plaisir de papa. ... Et deux successions d'expédiées. . . passons
à la troisième. . . Mais causez donc!
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 305
LE MAÎTRE.
Et l'histoire? Et la géographie?
l'élève.
L'histoire? la géographie!... J'ai lu l'histoire ancienne, quel-
ques histoires particulières, l'histoire universelle de Voltaire,
deux fois, trois fois, quatre fois. . . En géographie. . . l'abrégé
de Lenglet du Fresnoy est toute ma provision; légère, comme
vous voyez... Les batteries me coûtent peu.... l'étude des
pièces m'y a préparée.... Les batailles m'ennuient.... ces
noms de villes, de montagnes, de rivières, sont une pâture bien
sèche
LE MAÎTRE.
C'est que les batailles et les noms de lieux ne sont pas les
vrais objets de l'histoire et de la géographie.... Egalement;
allez également. ... Ce sont les productions de la terre et des
eaux; les animaux de toutes espèces. . . Doucement, plus dou-
cement... Les hommes, leurs usages, leurs opinions, leurs
mœurs, leurs préjugés. . . .
l'élève.
Je tâcherai d'avoir peu de besoin des productions de la terre,
les animaux me sont importuns ; et vous ne voyez autour de
moi ni chien, ni chat, ni singe, ni perroquet, et j'ai des jambes
pour marcher. . . . Les hommes auront été et sont plus insensés
que méchants, comme cela se pratique aujourd'hui ; et moi, je
fais ce que je puis, et souvent mal, comme vous voyez, car je
ne joue pas de mesure.
LE MAÎTRE.
Ne vous inquiétez ni de mesure, ni de tact, vous prendrez
l'un et l'autre.
l'élève.
Vous me le promettez?
LE MAÎTRE.
Je vous le promets. . . . Vous voilà rentrée en majeur d'ut..,.
Les notes qui composent son harmonie sont la tonique ut, la
tierce mi et la quinte sol; la première ou tonique est la note
principale ou fondamentale de l'harmonie, puisqu'elle détermine
les deux autres, la tierce et la quinte. Par cette raison nous
nommerons cette harmonie, harmonie consonnantede la tonique;
xii. 20
306 LEÇONS DE CLAVECIN
ce qui la distinguera de toutes les autres harmonies conson-
nantes dans la même octave.
l'élève.
Comment, monsieur; je ne connais donc pas encore toutes
les harmonies consonnantesf
LE MAÎTRE.
Pourriez-vous me dire les harmonies consonnantes qui ne
renferment ni dièses ni bémols?
l'élève.
Ce sont celles du majeur d'ut, et du mineur de la.
LE MAÎTRE.
Et sol, si, ré; et mi, sol, si, et fa, la, ut, et ré, fa, la? quoi-
qu'il y ait un dièse ou un bémol dans ces modulations, elles
n'en fournissent pas moins des harmonies où il n'y a ni dièses,
ni bémols.
l'élève.
Et la raison?
LE MAÎTRE.
C'est une conséquence de ce que je vous ai dit des dièses,
des bémols, et des harmonies; le bémol est quarte en majeur,
et sixte en mineur; le dièse est sensible en majeur, et seconde
en mineur; et l'harmonie consonnante, tant en majeur qu'en
mineur, est tonique, tierce et quinte.
l'élève.
Et ces harmonies dont les notes sont naturelles, qu'en ferons-
nous?
LE MAÎTRE.
Nous les introduirons dans la modulation majeure d'ut ; sol
étant quinte ou dominant en ut, son harmonie sol, si, ré, sera
nommée harmonie consonnante de la dominante; par la même
raison, l'harmonie de fa sera nommée harmonie consonnante
de la quarte, et ainsi de l'harmonie de la sixte la, de la seconde
ré et de la tierce mi.
D'où vous conclurez qu'on peut pratiquer dans chaque modu-
lation majeure encore cinq harmonies consonnantes; savoir celles
des modulations qui ont un dièse ou un bémol déplus, et l'har-
monie de la modulation relative.
Que ces harmonies sont les consonnances de la dominante,
de la quarte, de la sixte, de la seconde et de la tierce.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 307
Et que pour trouver sans peine lesconsonnances de la quarte,
de la sixte, de la seconde et de la tierce; par exemple, de la
quarte en majeur de fa dièse, vous direz, comme vous avez dit
pour la tonique ut, deux tierces de suite, en commençant par la
note qui fait quarte, et prenant les notes de la gamme ; par consé-
quent, si, ré dièse, fa dièse.
l'élève.
Je n'ai que faire de ce circuit; j'ai tant exercé les vingt-
quatre harmonies consonnantes, que je trouve sur-le-champ les
deux consonnances de chaque touche du clavier ; par exemple en
majeur de mi bémol, c'est mi bémol, sol, si bémol ; en mineur,
mi bémol, sol bémol, si bémol : je les jouerais les yeux fermés.
Mais dites-moi, pourquoi cet ordre toujours si strictement gardé,
quinte, quarte, sixte, seconde, et tierce? il me semble qu'il serait
plus simple de dire : les harmonies qui s'introduisent dans une
octave ou gamme quelconque sont celles de la seconde note, de la
tierce, de la quarte, de la quinte et de la sixte, et ces harmonies,
avec celles de la tonique, font en chaque modulation six harmo-
nies consonnantes.
LE MAÎTRE.
Et vous feriez un raisonnement doublement vicieux ; pre-
mièrement il serait trop général : dire six consonnances dans
chaque modulation, ce serait y comprendre les modulations
mineures dont il n'a point encore été question ; secondement, ce
serait suivre l'ordre de la gamme et des nombres, un, deux, trois,
quatre, cinq, six, et oublier le rang et l'importance des harmo-
nies dans une modulation.
l'élève.
Je saisis cela. Harmonie de la tonique, harmonie principale;
harmonie de la dominante qui commande aux autres et qui les
amène ; harmonie de la quarte que l'oreille préoccupée préfère
à celle de la sixte; et harmonie de la sixte, tonique du relatif,
qui par ses sons communs s'associe mieux à l'harmonie princi-
pale que les deux restantes.
LE MAÎTRE.
Que je vous abandonne.
l'élève.
Et que je vous restitue pour le moment; quatre harmonies
308 LEÇONS DE CLAVECIN
consonnantes dans chaque modulation me paraissent suffire à
bien des effets.
LE MAÎTRE.
Cela est juste; mais quelque chose de plus précis sur
l'ordre et la préférence de ces consonnances.
l'élève.
Il ne me vient rien do plus. La tonique est la note fonda-
mentale de la gamme, je l'ai dit.
L E M A î T R E .
La tonique, fort bien. Après?
l'élève.
La dominante.
Pourquoi?
LE MAITRE.
L ELEVE.
Attendez; c'est de la physique ici. La tonique fait résonner
la quinte et frémir la quarte. Est-ce cela?
LE MAÎTRE.
Oui... donc prééminence de la quinte et excellence de la
quarte.
l'élève
Mais d'après cette expérience, la tierce serait supérieure à
la sixte; et peut-être à la quarte. Car cette tierce ou sa réplique
à l'aigu se fait entendre entre les harmoniques du corps sonore,
avec sa quinte ou sa réplique. C'est vous qui me l'avez appris.
I .appelons donc la consonnance de la tierce, et que celle de la
sixte au moins lui cède la place.
LE MAÎTRE.
Laissons les choses comme elles sont; et faisons des quatre
consonnances quatre mots, dont il s'agisse de former une phrase,
en les rangeant de manière qu'après avoir ii\é la modulation
par la consonnance de la tonique, les autres se succèdent en
passant toujours d'une plus faible à une plus forte ; ce qui résul-
tera de l'ordre qui suit.
Consonnance de la tonique.
Consonnance de la sixte.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
309
Consonnance de la quarte.
Consonnance de la quinte.
Consonnance de la tonique.
l'élève.
Permettez que j'exécute cette phrase en majeur de sol... la
marche, sol, mi, ut, ré, sol... Les consonnance s, sol, si, ré.,.
mi, sol, si... ut, mi, sol... ré, fa dièse, la... puis sol, si, ré,
pour finir.
LE MAÎTRE.
C'est cela... Allez... Bien... Les positions, les positions.
l'élève.
L'ordre, les harmonies, les positions, c'est bien du monde
à la fois.
LE MAÎTRE.
Pour vous faciliter cette tâche, je vais vous écrire la même
phrase harmonique de quatre consonnances dans les douze mo-
dulations majeures; et de crainte de vous alourdir la main, je la
varierai par différentes batteries. Si l'imagination m'en suggère
d'autres que celles que j'ai précédemment employées, je les
préférerai et je ferai marcher les deux mains ensemble.
Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur d'ut.
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J'écris deux fois les harmonies pour compléter la mesure ;
et je distingue toujours les notes principales ou fondamentales
par des noires.
Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur de sol.
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310
LEÇONS DE CLAVECIN
Phrase harmonique de quatre consonnanecs, en majeur de ré.
Phrase harmonique de quatre consonnanecs, en majeur de la.
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Phrase liarmonique de quatre consonnanecs, en majeur de mi.
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I. ELEVE.
Voilà une nouvelle batterie si compliquée, que je ne distingue
plus les harmonies.
LE MAÎTRE.
Ce n'est sûrement pas la double note employée dans chaque
harmonie qui les obscurci 1.
l'Élet e.
Non, vous m'avez prévenue que cela n'y faisait rien. Mais je
ne comprends pas la seconde mesure où le troisième temps est
mi, mi, au lieu de l'harmonie de la sixte ut dièse, mi, sol dièse.
LE MAI IRE.
C'est qu'il ne faut pas s'assujettir si strictement aux notes de
l'harmonie consonnante qu'on craigne d'en omettre aucune; la
variété des batteries exige cette suppression.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
311
L ELEVE.
Supprimez donc à votre aise.
LE MAÎTRE.
Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur de st.
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Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur de fa dièse.
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Je répète souvent la consonnance de la tonique à la fin, pour
mieux terminer la batterie.
I
Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur de ré bémol.
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Phrase harmonique de quatre consonnances, en majeur de la bémol.
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312
LEÇONS DE CLAVECIN
Phrase harmonique de quatre consonnanees, en majeur de mi hémol.
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Phrase harmonique de quatre consonnanees, en majeur de si hémol.
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Phrase harmonique de quatre consonnanees, en majeur do fa.
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o-
Voilà de quoi vous occuper seule. Passons au\ modulations
mineures. Vous connaissez l'harmonie consonnante des toniques,
à laquelle nous en ajouterons cinq autres, comme en majeur.
Supposons-nous en la, où toutes les notes sont naturelles. La
consonnanec de la tonique sera la, ut. mi : toutes les conson-
nanees à introduire ici ont leurs notes naturelles. Donc
c'est ici la même règle qu'en majeur; c'est-à-dire qu'on y em-
ploie toutes les harmonies consonnantes d'un dièse ou d'un
bémol de plus, avec celles de la modulation relative; mais en
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 313
mineur, les harmonies introduites sont celles de la quinte, de
la quarte, de la sixte, de la tierce et de la septième.
l'élève.
Quinte, quarte, sixte, tierce, septième... Permettez que je
les nomme selon votre ordre, et que j'y ajoute leurs sons :
Tonique, la, ut, mi.
Quinte, mi, sol, si.
Quarte, ré, fa, la.
Sixte, fa, la, ut.
Tierce, ut, mi, sol.
Septième, sol, si, ré.
LE MAÎTRE.
Tout au mieux. Mais afin de ne point trop charger les phrases ;
et de traiter le mineur comme le majeur, nous oublierons poul-
ie moment les consonnances de la septième sol, si, ré, et de la
tierce ut, mi, sol', nos phrases harmoniques consonnantes n'en-
chaîneront que celles de la tonique, delà quinte, de la quarte et
de la sixte; et pour fortifier la consonnance de la quinte mi, sol,
si, et la faire dominer en mineur comme en majeur, nous
hausserons le sol d'un demi-ton ; ce qui donnera le sol dièse
sensible de la, de même qu'en ut, dans sol, si, ré; si est sen-
sible d'ut.
l'élève.
Mais par ce moyen vous introduisez un dièse dans une mo-
dulation qui a toutes ses notes naturelles.
LE MAÎTRE..
J'en conviens ; mais j'en appelle de cette licence, si c'en est
une, au jugement de votre oreille... Écoutez...
l'élève.
Refaites-moi cela, s'il vous plaît.
LE MAÎTRE.
La, ut, mi, consonnance de la tonique... fa, la, ut, conson-
nance de la sixte... ré, fa, la, consonnance de la quarte... mi,
sol dièse, si, consonnance de la quinte... la, ut, mi, conson-
nance de la tonique.
l'élève.
Même ordre qu'en majeur; mais effet plus touchant, c'est
Mh LEÇONS DE CLAVECIN
comme dans les espèces animales, la force du côté du mâle, la
douceur du côté de la femelle.
LE MAÎTRE.
Laissez-moi arpéger ces quatre consonnances en mineur
de fa.
f ÉLÈVE.
Arpéger ! Qu'est-ce que cela ?
LE MAÎTRE.
Au lieu de frapper toutes les notes ensemble, les faire
entendre successivement, comme vous les voyez écrites.
S|RP
Eg
Ecoutez mes consonnances en mineur de fa.
l'é lève.
J'écoute... et je persiste; ces consonnances m'affectent plus
qu'en majeur... Mais il me semble que vous n'observez pas en
fa le même ordre qu'en la, et que vous avez observé en
majeur.
LE MAÎTRE.
11 est vrai. J'ai voulu essayer un autre ordre pour la phrase
en mineur. J'ai commencé par la consonnance de la tonique,
d'où j'ai passé à celle de la dominante, de la sixte, de la quarte,
après laquelle j'ai répété celle de la dominante, et je suis
revenu à celle de la tonique.
l'élève.
Ce qui fait en mineur la', la, ut mi. ..mi, sol dièse, si... fa,
la, ut... ré, fa, la... mi, sol dièse, si... la, ut, mi.
LE MAÎTRE.
Précisément. Pour l'uniformité, dans les phrases dont je ne
tarderai pas à vous donner des exemples en mineur, j'enchaî-
nerai les quatre consonnances comme en majeur; mais n'oubliez
pas la licence que vous m'avez accordée.
l'élève.
De faire l'harmonie de la quinte ou dominante en mineur
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 315
comme en majeur? Fort bien. Mais avant de nous mettre à cette
nouvelle phrase, vous m'obligeriez de m'expliquer un effet que
je viens d'éprouver.
LE MAÎTRE.
Quel?
l'élève.
C'est que l'enchaînement de ces consonnances m'a plus
affectée en mineur de fa qu'en mineur de la ; est-ce une sin-
gularité personnelle ou passagère?
LE MAÎTRE.
Non. C'est une propriété intrinsèque de la modulation.
Chacune a son caractère ; il y en a de si pauvres et de si plates
que vous aurez peine à les supporter. Le mineur de fa est
propre au chant d'expression, à l'adagio; un bel andante en
mineur de si bémol perdrait beaucoup en sol; les majeurs de ré,
de mi bémol et de mi, sont majestueux. Les enterrements se font
en mineur de ré, de la, ou de mi.
l'élève.
Et ces propriétés, à quoi tiennent-elles? La raison?
LE MAÎTRE.
Sur le violon, à la différence du grave à l'aigu; sur le cla-
vecin, à la même différence, et peut-être au tempérament... La
raison, la raison est une belle chose, et peut-être le savez-
vous mieux que moi.
l'élève.
Je vous demande une raison et vous me dites une fadeur;
épargnez-moi l'une, si vous ignorez l'autre. Au reste, il faut que
je sache les différents caractères des autres modulations, car vous
ne m'avez encore parlé que de dix.
LE MAÎTRE.
Affaire de goût, de passion ; c'est de la métaphysique, et
même de la morale, du jargon qui me déplaît.
l'élève.
La morale, ma lecture favorite, du jargon! Quel blasphème!
Est-ce que vous êtes sans morale?
LE MAÎTRE.
Non. J'en ai d'autant plus peut-être que j'en parle moins;
et cela, parce que d'autres me semblent en avoir d'autant moins
qu'ils en parlent plus. Quand on est homme de bien, on l'est
316 LEÇONS DE CLAVECIN
sans apprêt, sans fasle. Votre papa se tait, mais il agit. Peu
de discours, mademoiselle, et beaucoup d'actions.
I. 'ÉLÈVE.
Soit; mais La Rochefoucauld!
LE MAÎTRE.
Courtisan janséniste; calomniateur de la nature humaine.
l'élève.
Mais La Bruyère?
LE MAÎTRE.
Portraitiste; sublime rosaire de maximes ingénieuses enfilées
grain à grain. Pour l'utilité et peut-être pour l'agrément, j'ai-
merais un raisonneur bien ferme qui me démontrât qu'à tout
prendre, pour être heureux dans ce monde, le moyen le plus
sûr, c'est d'être vertueux.
l'élève.
On ne démontre que ce qui est vrai; et qui vous a dit que
cela l'était?
LE MAÎTRE.
Votre cœur, mon expérience, celle d'une infinité d'autres
qui ont fait le bien et peu parlé.
l'élève.
Mais en attendant qu'on vous persuade par des actions,
comment se montrer sage et raisonnable à vos yeux?
LE MAÎTRE.
Ltre, ne se point montrer, et me laisser écrire la phrase har-
monique de quatre consonnances dans les modulations mineures.
l'élève.
Écrivez, monsieur, écrivez. Cependant il ne serait pas mal
de me dire pourquoi vous préférez l'harmonie de la sixte à
celle de la tierce; je vous l'ai passé en majeur; mais en mineur,
l'harmonie de la tierce est la consonnance de la modulation re-
lative ; la tierce est une note fondamentale de la gamme, et la
tonique la détermine, ainsi que la quinte et la quarte.
LE \i \ î i 11 1:
Je laisserai la consonnance de la sixte dans la phrase que je
vais écrire en mineur, parce qu'il n'y a presque pas un mot de
vrai dans tout ce que vous avez dit... et la tierce mineure est
fondamentale de la gamme?., et la tonique détermine la tierce
mineure?...
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
317
L ELEVE.
Pardon, monsieur.
LE MAÎTRE.
Voilà ce qui arrive quand on s'avise de bavarder morale.
Phrase harmonique de quatre consonnances, en mineur de la.
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dièses, comme il est arrivé en majeur, en commençant par ut.
Phrase harmonique de quatre consonnances, en mineur de mi.
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318 LEÇONS DE CLAVECIN
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ET PRINCIPES D'HARMOINME.
319
L ELEVE.
Qu'est-ce que toutes ces petites notes qui ne sont pas de
l'harmonie? Monsieur, n'allons pas trop vite. Ceci me paraît
moins une enfilade de consonnances qu'un bout de chant ma-
jestueux.
LE MAÎTRE.
Point de terreur panique. C'est toujours la phrase harmonique
en mineur de ré dièse ; ces petites notes s'appellent notes de
passage. Leur usage est de lier les consonnances. Cette ma-
nière de varier ne vous est pas désagréable, tant mieux ; cela
m'enhardira quelquefois à intercaler entre les notes d'harmonie
les sons des octaves tant diatonique que chromatique,
l'élève.
Je vous en dispense. Gardez ces gentillesses pour une plus
habile que moi. Les notes d'harmonie variées ne m'embarrassent
déjà que trop souvent; j'en perds de vue les consonnances et
les modulations. Écrivez le reste uniment; dans quelque temps,
tout à votre aise.
LE MAÎTRE.
En ce cas, tout uniment.
Phrase harmonique de quatre consonnances, en mineur de la dièse,
ou plutôt de si bémol.
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320 LEÇONS DE CLAVECIN
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Et voilà de l'ouvrage.
l'élève.
Beaucoup.
LE MAÎTRE.
Exercez-vous dans ces vingt-quatre modulations; ne vous
assujettissez à aucune de mes batteries. Substituez-en d'autres;
vous ferez mieux que moi, je vous recommande les gammes et
leurs enchaînements, sans négliger les trois progressions d'har-
monies consonnantes ; et puis pour nous dégourdir les doigts et
nous délasser l'esprit, quelques pièces.
l'élève.
Un moment de repos, s'il vous plaît. Vous n'avez peut-être
jamais remarqué que la contention de l'esprit qui tourne les
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 321
yeux au dedans de la tète, ou qui les fixe sur un objet que
l'imagination cherche au loin, les fatigue.
LE MAÎTRE.
Vous avez beaucoup réfléchi ?
l'élève.
Comme toutes les jeunes filles de mon âge qu'on condamne
au silence.
LE MAÎTRE.
Quel auteur prendrons-nous? Voyons de l'Àlberti : il est
toujours nouveau.
l'élève.
Et toujours difficile.
LE MAÎTRE.
Vous vous moquez, cela se compare- t-il à Muthel, aux Bach,
à Beecke où vous allez tout courant?
l'élève.
Alberti veut être joué avec délicatesse et goût; il en est de
même des pièces de mon amie M",e Louis. Les autres forts
d'harmonie, chargés de sons, variés de modulations, n'exigent
que de la précision et de la mesure. Alberti sera ma dernière
lecture, lorsque, déchiffrant tout sans peine, je voudrai perfec-
tionner quelque chose. Mais dites-moi, n'est-ce pas une étrange
malédiction que j'aie la mémoire excellente pour tout excepté
pour la musique? Je ne puis rien jouer par cœur. Cela est bien
déplaisant.
LE MAÎTRE.
Hé bien, ne retenant rien des autres, si jamais vous com-
posez; bon ou mauvais, ce que vous produirez sera vôtre. Voilà
le pis-aller.
FIN DU SIXIEME DIALOGUE
ET DE LA SECONDE LEÇON D'HARMONIE.
xii. 21
SEPTIÈME DIALOGUE
ET
TROISIÈME LEÇON D'HARMONIE.
*■ i
LE MAITRE, L'ELEVE.
J.' ÉLÈVE.
Et d'où sortez-vous, monsieur? Il y aura demain huit jours
que vous n'êtes apparu.
LE MAÎTRE.
Je me suis un peu fourvoyé; et qu'est-ce qui ne se fourvoie
pas un peu dans ce monde-ci?
l'élèt e.
Vous ne vous êtes pas douté que votre absence m'a fort
souciée.
le mai ire.
Je n'ai point eu cette vanité-là.
I.' ÉLÈVE.
Si vous saviez les idées fâcheuses qui m'ont passe par la
tête. Je me disais : mon maître est mécontent. Je suis une
petite cruche. Je n'avance pas. Il m'aura quittée. L'extrême
patience avec laquelle vous enseignez achevait d'étayer mon
soupçon. J'ajoutais : il ne gronde pas comme les autres ; mais
quand cela ne va pas à sa fantaisie, il vous plante la tout dou-
cement.
I. I. M A.ÎTRE.
Vous vous êtes dit tout cela?
I.' ÉLÈV L.
Ni plus ni moins. Je n'en ai travaillé que plus vivement.
J'espérais, si vous reparaissiez, vous rengager par quelque lueur
d'espérance.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 323
LE MAÎTRE.
C'est comme à l'ordinaire.
l'élève.
Quoi! je n'ai rien fait encore?
LE MAÎTRE.
Plus un élève a de facilité, moins il présume de lui. Celui
qui s'applique le plus, qui conçoit le plus aisément, qui sait le
mieux, est presque toujours celui qui craint et se méfie.
l'élève.
Vrai, vous êtes satisfait?
LE MAÎTRE.
Très-satisfait. On ne va pas plus vite.
l'élève.
Mon papa avait donc raison de se moquer de mon inquié-
tude? Mais pourquoi cette éclipse?
LE MAÎTRE.
Pour vous laisser le temps de digérer ce qui précède, avant
que de vous mettre à des choses nouvelles. A présent que les
quatre consonnances dans toutes les modulations n'ont rien qui
vous arrête, on peut vous prononcer le mot dissonance.
l' élève.
Que dites-vous? Est-ce que la discorde se mêle aussi dans
l'harmonie?
LE MAÎTRE.
Assurément; et elle y fait le même rôle que dans l'univers ;
c'est la peine qui rend le plaisir piquant; c'est l'ombre qui fait
valoir la lumière ; c'est à la fatigue que la jouissance doit sa
douceur; c'est le jour nébuleux qui embellit le jour serein;
c'est le vice qui sert de fard à la vertu; c'est la laideur qui
relève l'éclat de la beauté ; c'est par l'opposition que les carac-
tères se distinguent; c'est dans le clair-obscur que consiste la
magie de la peinture; les poètes d'un goût exquis n'ont guère
manqué de jeter une idée triste au milieu des images les plus
riantes ou les plus voluptueuses; celles-ci en deviennent inté-
ressantes; un peu de bruit lointain prête un charme inconcevable
au silence; un être pensif relégué dans le coin d'une solitude
ajoute à la solitude. Un bonheur que rien n'altère devient fade.
32/i LEÇONS DE CLAVECIN
I.' ÉLÈV E.
Malgré votre tirade poétique, il me semble que dans le bien
je n'ai jamais désiré l'assaisonnement d'un peu de mal.
LE MAÎTRE.
On ne sent le prix des deux plus grands biens de la vie que
quand on les a perdus, la santé et la liberté.
L* EL EVE.
Voilà qui est bien arrange : l'habitude ôle la douceur à la
possession et rend la privation plus amère; et là-dessus, per-
mettez que je vous fasse mon compliment.
LE MAÎTRE.
Sur quoi?
l'élève.
Devinez.
LE MAÎTRE.
Je ne sais.
l'élève.
Vous ne savez? Mais sur votre réconciliation avec l'amie de
mon cœur.
LE MAÎTRE.
Et cette amie ?
l'élève.
C'est la morale. C'est de la morale toute pure, tout ce que
vous venez de me dire là.
LE MAÎTRE, avec humeur.
Mademoiselle, mettez-vous en ut. Après ut, mi, sol, faites
sol, si, ré, fa, et finissez par ut, mi, sol. Comment trouvez-vous
cela?
l'élève.
J'y trouve à la fois deux exemples de vos principes. Ce petit
mouvement d'humeur a fait sortir votre douceur naturelle, et
jamais ut, mi, sol, ne m'a tant plu : sol, si, ré, fa, va me
réconcilier avec les peines passagères ; et je ne haïrai que les
longues dissonances de la vie : sol, si, ré, fa, est donc une dis-
sonance.
LE MAÎTRE.
Oui, mademoiselle. L'harmonie dissonante est composée de
trois tierces, sol, si, ré, fa, suivant les quatre premiers nombres
impairs, 1, 3, 5, 7.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 325
L'ÉLÈ VE.
En ce cas, rien de plus aisé que l'harmonie dissonante. Je
sais tout. Elle n'a qu'une note de plus que la consonnante qui a
deux tierces suivant les trois premiers nombres impairs. Il y a
donc vingt-quatre dissonances; laissez-moi jouer; je vois, je
vois. Il ne s'agit que d'ajouter à la consonnance une tierce à
l'aigu. Ce n'est pas la mer à boire.
LE MAÎTRE.
Comme vous y allez! Les harmonies dissonantes ne peuvent
subsister seules. Elles mènent aux consonnances, les seuls repos
de la musique.
l'élève.
J'aurais dû m'en douter.
le maître.
L'harmonie consonnante de la tonique est le principal repos
de la modulation. Cherchons une dissonance qui y conduise.
La consonnance de la dominante suit bien celle de la tonique
qui lui succède bien à son tour. Vous l'avez éprouvé dans une
phrase harmonique en tous les tons.
Vous avez dû sentir qu'ut, mi, sol, satisfait l'oreille devant
et après sol, si, ré, fa.
Or qu'est-ce que sol, si, ré, fa?
l'élève.
L'harmonie dissonante de la dominante en ut.
LE MAÎTRE.
Sol est la note fondamentale de la consonnance de la domi-
nante, et c'est aussi la note fondamentale de la dissonance.
Sol, si, ré, forment la consonnance de la dominante; donc
la note fa, surajoutée, fait seule la dissonance ; et cela, parce
qu'elle est conjointe avec la note fondamentale sol.
Remarquez que le si, le ré et le fa de sol, si, ré, fa, sont
dissonants avec la consonnance principale ut, mi, sol; le si avec
X ut; le ré avec Yut et le mi; le fa avec le mi et le sol.
Ces dissonances sont les vrais indices, les vraies voies qui
mènent l'harmonie dissonante de la dominante à l'harmonie
consonnante de la tonique.
Concluez de là que dans la phrase harmonique de quatre
consonnances, ce n'est pas arbitrairement que j'ai suivi l'ordre
326 LEÇONS DE CLAVECIN
qui y règne : car sol, si, ré, quoique harmonie consonnante, est
pourtant harmonie dissonante avec ut, mi, sol, consonnance
principale qui doit terminer la phrase.
l' éle\ e.
Ces conclusions-là ne sont pas autrement évidentes.
LE MAÎTRE.
Demandez à votre papa ; il vous dira que dans tous les beaux-
ails les phénomènes sont subtils, que la raison des phéno-
mènes l'est aussi, et que l'homme de sens, qui sait que le
moindre motif de préférence entraine les hommes à la longue,
et qui n'ignore pas que ce motif est souvent très-secret, même
pour celui qu'il détermine, est enchanté de l'avoir découvert et
se garde bien de le chicaner.
r, ' ÉLÈVE.
Ainsi ré, fa dièse, la, ut, l'harmonie dissonante de la domi-
nante en majeur de sol, conduit à la consonnance de la tonique
sol, si, ré.
LE MAÎTRE.
11 était inutile de dire en majeur de sol; soit en majeur, soi)
en mineur, l'harmonie dissonante de la dominante est la même,
et ré, fa dièse, la, ut, conduit aussi bien à sol, si bémol, ré,
qu'à sol, si, ré.
l'i: LÉ v E.
Laissez-moi aller en mineur de fa. 11 y a quatre bémols:
l'harmonie dissonante de la dominante v est donc ut, mi bémol,
sol, si bémol.
LE MAÎTRE.
Ut, mi, sol, si bémol, à cause de la sensible qui doit tou-
jours se trouver dans la dissonance principale, pour être sau-
vée par la tonique qui sera dans la consonnance de cette
tonique.
l'élève.
Oui, oui, je me le rappelle. Je vais en mineur de si bémol,
car la modulation m'en plaît; et je suis curieuse d'entendre
comment sonneront si bémol, ré bémol, fa, après l'harmonie
dissonante de la dominante fa, la, ut, mi bémol.
LE MAÎTRE.
Fort bien. Bravo. Devineriez-vous quelle est la note de la
gamme la plus dissonante?
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 327
l'élève.
Non. Toutes me paraissent également dissonantes ou con-
sonnantes.
LE MAÎTRE.
C'est la quarte. En ut, fa dissone dans l'harmonie disso-
nante de la dominante ; et le même fa dissone avec le mi et
le sol de la consonnance de la tonique ut.
l'élè v E.
Mais chaque son de mon instrument pouvant devenir quarte
à son tour, chaque son peut donc être la note la plus disso-
nante?
LE MAÎTRE.
Sans doute. La sensible même peut être considérée comme
consonnante et comme dissonante clans la même octave, selon
qu'elle fait partie de la consonnance de la dominante, ou qu'on
la compare avec la consonnance de la tonique.
l'élève.
J'entends. Ordonnez que je fasse les harmonies dissonantes
de la dominante dans toutes les modulations.
le maître.
Faites. Jouez avec les deux mains. Observez la position la
plus commode, celle qui tient le milieu entre le grave et l'aigu;
mais pour épargner à votre oreille le supplice de douze disso-
nances de suite, sauvez chacune par l'harmonie consonnante de
la tonique, en majeur, en mineur, comme il vous plaira.
l'élève.
C'était mon projet... ut, mi, .sol... sol, si, ré, fa... et puis
ne voilà-t-il pas que je rencontre pour les positions de l'harmo-
nie dissonante le même chagrin qu'aux positions de l'harmonie
consonnante?
le maître.
Pas tout à fait. L'harmonie dissonante a quatre positions :
sol, si, ré, fa; si, ré, fa, sol; ré, fa, sol, si; fa, sol, si, rc.
Laquelle préférerez -vous dans l'harmonie dissonante de la
dominante en fa?
l' élève.
Que sais-je? Mais vous, quelle position prendriez-vous dans
l'harmonie dissonante de la dominante en sol?
328 LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
En sol majeur il y a un dièse : c'est le fa; ré est la domi-
nante. Son harmonie dissonante est ré, fa dièse, la, ut. Pour la
main droite, je m'en tiendrais à la première position, ré, fa, la,
ut, qui n'est ni trop aiguë ni trop grave, et qui réunit à cet avan-
tage la facilité de passer à la consonnance de la tonique, sol, si,
ré, à la troisième position, ré, sol, si, que nous avons choisie
dans cette octave.
l' élève.
Attendez à présent, lui majeur de fa, un bémol, sij la do-
minante ut; son harmonie dissonante ut, mi, sol, «bémol. Pour
la main droite, je prendrai... Je prendrai la première... Souf-
flez donc... Je prendrai la seconde, mi, sol, si bémol, ut, qui
n'est ni trop grave ni trop aiguë, et qui mène commodément à
la consonnance de la tonique, fa, la, ut, en s'en tenant à sa
première position fa, la, ut, que vous avez préférée dans l'oc-
tave de fa. Je suis, comme vous voyez, un perroquet merveil-
leux. Mais demain, demain j'aurai étudié; je parlerai de moi-
même, sans qu'il soit besoin de souffleur. Quand je vous ai
demandé la position de l'harmonie dissonante de la dominante
en sol, vous m'avez répondu en sol majeur; qu'en saviez-vous?
Et si j'avais été sophiste à votre manière?
LE MAÎTRE.
Ma réponse demeurait la même, ne vous ai-je pas dit...
L ' É i. È v i : .
Que l'harmonie tant consonnante que dissonante de la domi-
nante était la même, soit en majeur, soit en mineur... J'y suis.
Allez.
le MAÎTRE.
Je vais... à une autre harmonie dissonante qui prépare ou
amène, comme vous voudrez, la consonnance de la dominante,
second repos.
L ' i : L i : v i . .
Cherchez, cherchez... Je reviens... Hé bien, cette seconde
harmonie, la tenez-vous?
LE M AÎ I R E.
Non. Ce n'est pas mon affaire.
l' élè \ t..
Vous verrez que c'est la mienne.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 320
LE MAÎTRE.
S'il vous plaît, vous aurez pour agréable de faire cette
découverte. Soyons en majeur d'ut. Dans cette modulation, fa
est la dissonance de l'harmonie dissonante de la dominante qui
conduit à la consonnance de la tonique avec laquelle ce fa est
aussi dissonant. De quoi s'agit-il donc?
l'élève.
De trouver dans l'octave ù'ul la note dissonante avec sol,
si, ré, comme fa est dissonant avec ut, mi, sol... C'est ut; mais
après ?
LE MAÎTRE.
Après, vous-même?
l'élève.
Il faut encore chercher l'harmonie consonnante avec laquelle
cet ut fasse dissonance de la même manière que fa dissone
dans l'harmonie dissonante, sol, si, rc, fa... Mais ce n'est ni
celle de la tonique ut, mi, sol... ni celle de la quarte fa, la,
ut, ni celle de la quinte sol, si, rc, ni celle de la sixte la, ut,
mi.
LE MAÎTRE.
Voilà bien les harmonies consonnantes que vous avez em-
ployées; mais les avez-vous toutes employées?
l'élève.
Non. Nous avons mis de côté les harmonies consonnantes
de la seconde et de la tierce. Celle de la seconde est ré, fa,
la, à laquelle surajoutant ut, j'aurai ré, fa, la, ut, harmonie
dissonante assez semblable à l'harmonie dissonante sol, si, rc,
fa, et amenant l'harmonie consonnante sol, si, ré, comme
l'harmonie dissonante de la dominante sol, si, ré, fa, amène
l'harmonie consonnante de la tonique, ut, mi, sol.
LE MAÎTRE.
Avec quelque différence, que l'oreille vous apprendra.
Jouez.
l'élève.
Je la sens... ré, fa, la, ut n'appelle pas si fortement sol,
si. ré, que sol, si, ré, fa appelle ut, mi, sol, et ce, pourquoi?
le maître.
Pour que les peines aiguisent les plaisirs, il ne faut pas
330 LEÇONS DE CLAVECIN
qu'une grande peine précède un petit plaisir. Il y aurait plus à
perdre qu'à gagner.
l'élève.
Et puis une autre rechute en morale; il faut pourtant que
ce ne soit pas une trop mauvaise chose que cette morale, puis-
qu'on y revient malgré soi.
LE MAÎTRE.
Le repos de la dominante est plus faible que le repos de la
tonique, et c'est aussi une moindre dissonance qui y conduit.
l'élève.
Et pourquoi ré, fa, la, ut, harmonie dissonante de la
seconde, est-elle plus faible que sol, si, ré, fa, harmonie disso-
nante de la dominante?
LE MAÎTRE.
Prenez d'abord sol, si, ré, pour consonnance de la domi-
nante en ut; préparez-la par l'harmonie dissonante de la
seconde ré, fa, la, ut; prenez ensuite les mêmes sons, sol, si,
ré, pour consonnance de la tonique en majeur de soi; préparez
de même sol, si, ré, par l'harmonie dissonante de la domi-
nante ré, fa, la, ut... écoutez...
l' élève.
En effet, rî\ fa dièse, ta, ut se repose mieux sur soi, si,
ré, que ré, fa, la, ut sur la même consonnance sol, si, ré...
voilà pour l'oreille.
LE MAÎTRE.
Je pourrais m'en tenir là. L'oreille en musique et l'usage
dans la langue sont deux arbitres souverains. Mais voici pour
la raison.
La note fondamentale du repos sol, si, ré est sol, que ce
soi soit pris pour dominante en ut ou pour tonique en sol.
Dans le premier cas, le repos est appelé par ré, fa, la, ut,
harmonie dissonante de la seconde ; le fa et le la dissonent
avec le sol, note fondamentale du repos, et tous les deux en
sont éloignés d'un ton, le fa au grave, le la à l'aigu.
Dans le second cas, le repos sol, si, ré...
I.' ÉLÈVE.
Est appelé par ré, fa dièse, la, ut, harmonie dissonante de
la dominante en sol; le fa dièse et le la sont dissonance avec
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 331
le sol, note fondamentale du repos, et tous les deux en sont
éloignés, le la d'un ton à l'aigu, le fa dièse d'un demi-ton au
grave. Or...
LE MAÎTRE.
Continuez.
l'élève.
Je crains de dire une bêtise.
le maître.
Si c'est la première, vous avez raison.
l'élève.
L'intervalle fa dièse, sol, est bien autrement ingrat à
l'oreille et à la voix que l'intervalle fa, sol. Plus les intervalles
sont petits, moins ils sont naturels, plus ils sont difficiles à
saisir, à apprécier ; c'est une de vos réflexions sur les genres
chromatique et enharmonique.
le maître.
Concluez.
l'élève.
Qu'après ré, fa dièse, la, ut, le repos doit être plus désiré
sur sol, si, ré, qu'après ré, fa, la, ut. Comme il arrive à la lin
de la journée, plus on a fatigué, mieux on dort.
le maître.
Et quand la fatigue a été extrême, on dort mal. Remarquez
que l'harmonie dissonante de la seconde ne diffère de l'har-
monie dissonante de la dominante que par la première tierce...
l'élève.
Mineure, ré, fa, dans l'harmonie dissonante de la seconde;
majeure, ré, fa dièse, dans l'harmonie dissonante de la domi-
nante.
le maître.
Faites-moi la consonnance fa, la, ut, mais préparée par
les deux harmonies dissonantes, successivement.
l'élève.
C'est vous qui prendrez ma place et qui me jouerez la con-
sonnance mi bémol, sol, si bémol, préparée successivement par
les deux harmonies dissonantes ; je voudrais sentir l'effet des
deux repos sur cette consonnance majestueuse ; sans compter
que la tâche me parait trop difficile, pour une connaissance
332 LEÇONS DE CLAVECIN
d'aussi fraîche date que la mienne, avec les harmonies disso-
nantes.
LE MAÎTRE.
Très-volontiers. Je prendrai d'abord cette consonnance mi
bémol, sol, si bémol pour le repos de la dominante. Je suis
donc...
l'élève.
En la bémol.
LE MAÎTRE.
Je le savais.
l'élève.
Monsieur, je suis une impertinente.
LE MAÎTRE.
Vous êtes un enfant charmant, et moi je suis un mal appris
de ne vous avoir pas dit le plus petit mot honnête sur la saga-
cité avec laquelle vous avez rencontré la raison de la différence
des deux repos.
l'élève.
Vous êtes trop bon.
LE MAÎTRE.
Je suis en la bémol. La gamme de la bémol a quatre bémols;
car ne connaissant encore que la dissonance de la seconde en
majeur, je ne présume pas que vous me veuillez en mineur de
la bémol.
L'harmonie de la seconde est donc si\>, ré\>, fa, lab.
Ecoutez bien l'effet de ce repos. Je prends la seconde posi-
tion ré bémol, fa, la bémol, si bémol, afin de conserver la pre-
mière position, mi bémol, sol, si bémol, que nous avons adoptée
pour cette consonnance.
A présent je prends la même consonnance pour le repos
de la tonique. Je suis donc en mi bémol. J'ai donc trois
bémols.
L'harmonie dissonante de la dominante qui y conduit est
donc si bémol, ré, fa, la bémol... écoutez encore... Je vais
vous jouer ces deux repos différemment amenés.
l'élève.
Je sens la différence, et je vois qu'en effet elle naît de celle
des intervalles ré bémol, m i bémol, et ré, mi bémol... A mon
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
333
tour, à présent... Je vais jouer la consonnance fa, la, ut, sui-
vant ces deux repos. Les deux harmonies dissonantes qui
l'amènent, l'appellent, la préparent, cela est égal, sont, ut, mi
bémol, sol, si bémol, et ut, mi, sol, si bémol... Est-ce cela?
LE MAÎTRE.
Très-bien... Mais je pense... que vous êtes en état de vous
exercer seule sur les deux harmonies dissonantes, et de sentir
la différence des deux repos... et que mon affaire est de vous
arranger les harmonies consonnantes et dissonantes , de
manière qu'il en résulte une phrase harmonique dans chaque
modulation.
l'élève.
Débutez en majeur d'ut; que les harmonies soient simple-
ment frappées. Je serais bien fière, si je devinais l'ordre et la
marche de la phrase.
A la bonne heure.
LE .MAITRE.
Phrase harmonique de quatre consonnances et de deux harmonies
dissonantes en majeur d'ut.
L ÉLÈVE.
Cela est clair; mais aussi clair que le jour. Voici votre
narche. Vous faites succéder les quatre consonnances suivant
'ordre des nombres 1, h, 5, 6. Vous pratiquez ensuite les deux
îarmonies dissonantes , suivant l'ordre des nombres ,2,5;
rous sauvez la dissonance de la dominante par le repos de la
onique. Je vous prie de mejouer cette phrase, afin que j'en con-
îaisse l'effet. Il ne s'agit pas seulement d'éclairer l'esprit, il
aut encore former l'oreille... Cette succession est plus belle
[ue la première, cela est sûr... Mais vous ne sauvez pas l'har-
Qonie dissonante de la seconde; vous lui faites succéder tout
le suite celle de la dominante. Vous auriez dû, ce me semble,
nterposer sol, si, ré.
33Zi LEÇONS DE CLAVECIN
LE M \î I RE.
Considérez que l'harmonie dissonante de la dominante sol,
si, ré, fa, renferme déjà la consonnance sol, si, ré; ainsi
quand je fais succéder à la dissonance de seconde la disso-
nance de la dominante, je sauve la première en même temps
que je prépare au repos de la tonique par l'emploi de la sui-
vante.
Je vais vous écrire cette phrase, dans les autres modulations
majeures.
l'élève.
Ces exemples me seront superflus ; je ne désespère pas de
les trouver de moi-même et d'y appliquer vos batteries. Dites-
moi plutôt quelque chose des modulations mineures. Première-
ment, je me souviens qu'en mineur, l'harmonie dissonante
de la quinte est la même qu'en majeur; de sorte que sol, si, ré,
fa, va tout aussi bien h ut, mi bémol, sol, qu'à ut, mi, sol.
L'harmonie de la seconde est-elle aussi la même dans les deux
modes?
LE MAÎTRE.
Non.
I.'r LÈVE.
Tant pis.
LE MAI IRE.
Vous n'aimez pas les nouveautés. Elle suit les notes de la
gamme. En mineur d'ut, elle devient ré, fa, la bémol, ut.
1.' LE EVE.
Vous m'avez dit que la consonnance de la dominante était
la même en majeur et en mineur; donc en ///. h' repos de la
dominante sol, si, ré, peut être amené par deux dissonances,
en majeur par ré, fa, la, ut; en mineur par ré, fa, la bémol, ut.
LE MAÎTRE.
Cela est juste. Faites en ut ce repos doublement amené...
Qu'en pensez-vous?
l'élève.
Ce repos, plus fort en mineur qu'en majeur, l'est moins
que celui de la tonique; cependant il me plaît davantage, car
sa tristesse va à l'âme.
ET PRINCIPES D'HARMON'IE. 335
LE MAÎTRE.
Et voyez-vous pourquoi il est plus fort en mineur qu'en
majeur?
l'élève.
Sans doute. En majeur, la dissone avec sol note principale
du repos; en mineur, c'est la bémol qui fait avec sol un inter-
valle plus petit : je soupçonne l'intervalle fa dièse, sol d'être
encore plus ingrat que celui de la bémol sol. Il s'agit mainte-
nant de pratiquer dans toutes les octaves la consonnance de la
dominante amenée par les deux dissonances.
LE MAÎTRE.
Observez de plus que l'harmonie dissonante de la seconde
en mineur n'est plus faite de l'harmonie consonnante de la
seconde, avec une tierce surajoutée à l'aigu; car ré, fa, la
bémol n'est point une consonnance; le la bémol en fait un inter-
valle de fausse quinte.
l'élève.
Cela ne nuit à rien, et je n'en ai pas moins de plaisir.
L'impression que je reçois de la consonnance de la dominante
amenée par cette dissonance irrégulière m'est très- douce.
Mais...
LE MAÎTRE.
Quoi, mais?... Vous vous frottez le front de la main.
l'élève.
C'est que j'en ai assez; et que, si quelque rêve fâcheux ne
trouble point mon sommeil, grâce au fa, sol, au fa dièse, sol,
au la, sol, et au la bémol, sol qui m'ont fortement appliquée, je
dormirai bien... Jouons bien vite une ou deux sonates, afin que,'
quand papa viendra et qu'il dira : « Hé bien, qu'avez-vous fait? »
on puisse lui répondre : « de l'harmonie... et des pièces!...
et des pièces »... Mais point de critique, s'il vous plaît; j'irai
bien, j'irai mal; vous n'y ferez nulle attention... Pour une
demi-heure, vous n'êtes plus mon maître... Vous êtes mon con-
ducteur, mon admirateur.
LE MAÎTRE.
A la bonne heure ; mais il faut que je vous écrive la seconde
phrase harmonique en mineur de la; cela ne différera mon
admiration que d'un moment.
<-> O /?
oo(3
LEÇONS DE CLAVECIN
L ELEVE.
Écrivez, tandis que je chercherai dans ce gros portefeuille
quelque chose ou de très-facile ou de très-difficile.
LE MAÎTRE.
Phrase harmonique de quatre consonnances et de deux dissonances
eu mineur de lu.
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FIN DU SEPTIEME DIALOGUE
ET DE LA TROISIÈME LEÇON D'HARMONIE.
HUITIÈME DIALOGUE
ET
QUATRIÈME LEÇON D'HARMONIE.
LE MAITRE, L'ELEVE et LE PHILOSOPHE.
LE PHILOSOPHE.
11 y a longtemps que je ne me suis assis là.
l'élève.
Et vous avez très-bien fait, papa.
le maître.
Pourquoi cela, mademoiselle?
l'élève.
C'est que papa ne permet jamais qu'on soit bête; qu'il
exige, ce qui ne se peut guère, qu'on jouisse de son esprit à
tout moment, et que s'il arrive à la raison de s'absenter, il
entre clans des impatiences qui lui font mal. En vérité, papa,
pour votre santé qui m'est chère, et pour mes aises qui me le
sont aussi, soit que vos affaires ne vous aient pas permis
d'assister à nos leçons, soit que vous ayez imaginé de vous-
même que vous y pourriez être de trop, vous avez fait comme si
vous m'eussiez consultée.
LE PHILOSOPHE.
C'est me dire assez crûment de passer mon chemin.
LE MAÎTRE.
Non, non, monsieur : je vous garantis, moi, que vous
pouvez rester sans conséquence fâcheuse pour votre bonne
humeur et pour la nôtre.
l'élève.
A la condition que nous ne ferons rien de nouveau; tenez,
xii 22
338 LEÇONS DE CLAVECIN
papa, il y a peut-être quelque pauvre diable qui vous attend
dans votre cabinet; allez-y; c'est le mieux.
LE PHILOSOPHE.
Tu crois?
l'élève.
J'en suis sûre. Ou nous reviendrons sur ce que nous avons
déjà dit cent fois, et cela pourra vous ennuyer; ou nous mar-
cherons en avant, et je doute que cela vous amuse.
LE PHILOSOPHE.
Bonjour.
l'élève.
Sans me baiser?
LE PHILOSOPHE.
Je ne puis savoir si tu le mérites.
l'élève.
Je ne serais pas fort heureuse, si vous y regardiez tous les
jours de si près, Ça, baisez-moi vite, et partez.
le maître.
Hé bien, comment gouvernez-vous les harmonies?
l'élève.
Ce sont elles qui me gouvernent. J'ai été ces deux jours-ci
aux progressions, aux phrases harmoniques, aux repos double-
ment amenés, aux dissonances doublement sauvées, et le
reste, pour tout régime.
LE MAÎTRE.
Ètes-vous lasse? Laissons l'harmonie. Jouons quelque chose.
l'élève.
L'Allemande de Schobert ou la Chasse de la Garde?
LE MAÎTRE.
Plaisantez tant qu'il vous plaira, mais il y a là dedans de la
gaieté, de la facilité, du chant; et sur sept à huit cent mille
paires d'oreilles, plus des trois quarts préféreraient ces baga-
telles à la plus sublime sonate de Schobert ou d'Eckard.
l'élève.
Et la première vielleuse du boulevard, à Cramer.
LE MAÎTRE.
Que s'ensuit-il de là? Que la musique de Cramer est faite
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 339
pour le très-petit nombre; celle que j'aime pour la multitude;
et c'est toujours l'instruction ou l'amusement du grand nombre
qu'il faut se proposer.
l' élève.
J'imaginais tout le contraire. Boileau n'ambitionne que quel-
ques lecteurs de goût ; un grand poëte latin se contente de peu
d'approbateurs choisis; et si l'on suivait votre principe jusqu'au
bout, nous aurions vraiment de beaux tableaux, de belles sta-
tues, de plaisantes poésies, une singulière éloquence, d'étranges
productions en tout genre! Si le sentiment de l'excellence n'est
pas réservé à quelques âmes privilégiées, ainsi que j'en suis
persuadée, encore vaudrait-il mieux amener la multitude à la
connaissance du beau que de s'arrêter à la médiocrité par égard
pour elle.
LE MAÎTRE.
Où est la nécessité que l'homme du peuple s'entende en
musique? Vous mettez trop d'importance à des riens. Avez-vous
lu un certain discours qui a été couronné à Dijon?
l'élève.
Oui ; beaucoup de sophismes très-éloquents dont la dernière
conséquence serait de casser les instruments de musique, de
brûler les tableaux, de briser les statues, peut-être de déserter
les villes, et de se disperser dans les forêts.
LE MAÎTRE.
J'aimerais mieux les hommes épars et bons que rassemblés
et pervers.
l'élève.
Et moi, je sens ma tète un peu rafraîchie ; je ne veux pas
que vous fassiez plus longtemps de la morale qui vous déplaît,
et je veux faire de l'harmonie qui me prépare un jour à moi-
même et aux autres un amusement aussi innocent qu'agréable.
De quoi s'agit-il à présent?
LE MAÎTRE.
De se mettre en ut, et de faire avec la main droite l'harmonie
consonnante de la tonique, en lui donnant successivement
3/jO LEÇONS DE CLAVECIN
pour basse les notes qui la composent, comme vous voyez
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L ELEVE.
C'est fait. Que s'ensuit-il ?
LE MAÎTRE.
Trois accords.
L' ELEVE.
Qu'est-ce qu'un accord ?
LE MAÎTRE.
La convenance du rapport entre la base et les notes de
l'harmonie.
l' élève.
Quel nom donnez-vous à ces trois accords?
LE MAÎTRE.
Le premier, où l'harmonie fait avec la basse ut, tonique,
unisson, tierce et quinte, s'appelle accord parfait.
Le second, où l'harmonie fait avec la basse mi, sixte, unisson
et tierce, s'appelle tierce et sixte, ou simplement sixte.
Le troisième, où l'harmonie fait avec la basse sol, quarte,
sixte et unisson, s'appelle quarte et sixte.
l'élève.
Ainsi chaque harmonie consonnante produit trois accords :
l'accord parfait, la sixte, et la quarte et sixte. Or comme il y a
vingt-quatre harmonies consonnantes, voilà, de bon compte,
soixante et douze accords.
La consonnance mi bémol, sol, si bémol est un accord par-
fait, si le mi bémol est à la basse.
La consonnance fa dièse, la, ut dièse donne un accord de
sixte, si la basse est la.
La consonnance mi, sol, si produit une quarte et sixte, sil a
basse est si. J'entends.
LE MAÎTRE.
Je le vois. Enregistrons d'abord ces trois accords dérivés de
l'harmonie consonnante, tels que ut, mi, sol, et la, ut, mi.
Ace. parf.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 3Zil
sixte, quarto et sixte. Ace. parf. sixte, quarte et sixte.
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Vous avez très-bien calculé le nombre des accords produits
par les vingt-quatre harmonies consonnantes. Il fallait ajouter
à cela que les quatre consonnances de chaque modulation y
engendraient douze accords, quatre accords parfaits, quatre
sixtes et quatre quartes et sixtes; pourquoi vous ai-je noté les
trois accords ù'ul, mi, sol, et les trois accords de la, ut, mi?
l'élève.
Peut-être afin que je remarquasse que les basses des quatre
accords parfaits de chaque modulation sont la tonique, la quarte,
la quinte et la sixte.
Que les basses des quatre sixtes sont la tierce, la sixte, la
septième et l'octave.
Et que les basses des quatre quartes et sixtes sont la quinte,
la tonique, la seconde et la tierce.
Mais je ne sens pas l'utilité des deux exemples notés.
LE MAÎTRE.
Après avoir si bien reconnu les basses des accords en chaque
modulation, vous auriez pu voir que les basses des accords par-
faits sont la même chose que les notes fondamentales des har-
monies consonnantes; de sorte qu'on peut dire indistinctement
l'accord parfait en majeur d'ut, et l'harmonie consonnante en
majeur d'ut; l'accord parfait ou l'harmonie consonnante en
mineur de la.
l'élève.
Voilà qui est dit. Pourquoi avoir écrit les noms au-dessus?
LE MAÎTRE.
Afin que vous les retrouvassiez s'ils vous échappaient, et que
vous distinguassiez les deux espèces d'accords, tant parfaits que
sixtes et six quartes, les uns produits par une consonnance
majeure, ut, mi, sol, les autres par une consonnance mineure, la,
ut, mi.
542
LEÇONS DE CLAVECIN
L KL EVE.
Et quelle différence y a-t-il entre eux? 11 me semble...
LE MAÎTRE.
Qu'en la, ut, mi, la tierce est mineure; qu'en ut, mi, sol,
elle est majeure.
l' élève.
Je suis une étourdie pour cette fois qui ne sera pas la dernière.
Laissez-moi examiner la sixte qui naît de la consonnancc majeure
ut, mi, sol, et la sixte qui naît de la consonnance mineure
la, ut, mi.
En ut, mi, sol, avec mi à la basse, la tierce sol est mineure,
et la sixte est mineure aussi.
En la, ut, mi, avec ut à la basse, la tierce et la sixte au con-
traire sont majeures.
Dans le dernier accord de chaque consonnance, la quarte est
sixte; en ut, mi, sol, la sixte est majeure; en la, ut, mi, la sixte
est mineure. Le contraire de l'accord de sixte qui précède; et
voilà tout ce qu'il y a à dire sur cet article.
LE MAÎTRE.
En ajoutant que l'accord parfait suit dans la dénomination la
nature de sa tierce; et qu'il faut dire accord parfait majeur,
accord parfait mineur, comme on dit consonnance majeure,
consonnance mineure.
l' élève.
Que je rumine un peu sur cela... Je sais... Avançons.
LE MAÎTRE.
Jouez l'harmonie dissonante de la dominante, avec la main
droite, toujours en ut; donnez-lui pour basse successivement les
notes qui la composent; à ces notes de basse ajoutez la tonique,
sa tierce majeure, sa tierce mineure, et faites pareillement sur
chacune la même harmonie dissonante de la dominante, comme
il est écrit.
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3X
ZOI
31
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 3Zi3
l'élève.
Et sept nouveaux accords. Quelle nuée? et vous espérez que
je les retiendrai ?
LE MAÎTRE.
Vous les retiendrez ou vous ne les retiendrez pas; parlons-
en toujours.
l'élève.
Et ces trois derniers qui me tombent de je ne sais où ?
LE MAÎTRE.
Sept accords produits par l'harmonie dissonante de la
dominante.
l'élève.
Produits ! Cela vous convient ; à la bonne heure.
le maître.
Je vois que ces trois derniers vous chagrinent ; leurs basses
ne sont point renfermées dans l'harmonie; qu'importe, s'ils
font bien?
l'élève.
J'en doute.
le maître.
Appelez- les accords par .supposition; ils sont durs, il est
vrai , mais la consonnance qu'ils appellent et qui les sauve en
devient un repos d'autant plus doux.
l' élève.
Et cette bénigne consonnance, quelle est-elle?
le maître. -
Ne le savez-vous pas? Où mène l'harmonie dissonante de
la dominante, soit en majeur, soit en mineur?
l'élève.
A la consonnance de la tonique.
LE MAÎTRE.
C'est donc elle qui sauve aussi les accords produits par
cette dissonance, vrais ou supposés.
l'élève.
11 faut essayer cela.
LE MAÎTRE.
Cela va. Mais au lieu de sauver toujours par l'harmonie
consonnante de la tonique, pourquoi ne pas employer à la basse
m
LEÇONS DE CLAVECIN
d'autres sons que cette tonique? Pourquoi n'y pas entremêler
tantôt la sixte, tantôt la quarte et sixte? Pourquoi ne pas varier
quand on le peut? Je vais vous écrire ce que je vous prescris;
car il y a pour les sons de la basse un choix qui n'est pas
indifférent.
L ELEVE.
Je vois ; le premier et le second accords dissonants sont
sauvés par l'accord parfait de la tonique.
Le troisième par la sixte de la tierce, ou par l'accord parfait
de la tonique.
Le quatrième par la sixte de la tierce.
Le cinquième par l'accord parfait de la tonique.
Le sixième par la sixte de la tierce majeure.
Le septième par la sixte de la tirece mineure.
Mais j'aimerais mieux nommer les trois derniers accords par
anticipation : car il me semble que leurs basses anticipent sur la
consonnance qui les sauve : votre supposition ne me dit rien.
LE MAÎTRE.
Cela est juste. Anticipez encore et sauvez les cinq premiers
accords par la consonnance de la tonique en mineur.
11 faut à présent vous expliquer les rapports qui régnent
entre les basses de ces accords et les notes de l'harmonie disso-
nante qui les produit; d'où nous déduirons les noms qui leur
sont propres.
La basse du premier est la quinte sol.
L'harmonie sol, si. ré, fa fait avec cette basse un unisson,
sol, sol; une tierce majeure, sol, si ; une quinte sol, ré, et une;
septième, sol, fa.
On devrait donc le nommer tierce, quinte et septième ; on
le nomme plus simplement accord de septième.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 3^5
Observez que la basse sol est la note fondamentale de l'har-
monie.
La basse du second est si.
L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse une sixte
mineure, si, sol; un unisson si, si; une tierce mineure si, ré,
et une fausse quinte, si, fa.
On devrait donc le nommer tierce, fausse quinte et sixte; on
le nomme plus simplement fausse quinte.
Observez que la basse si est la note sensible.
La basse du troisième est ré.
L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse une quarte,
ré, sol; une sixte majeure, ré, si; un unisson, ré, ré; une tierce
mineure, ré, fa.
On devrait donc le nommer tierce, quarte et sixte ; on le
nomme petite sixte majeure.
Observez que sa basse ré est la seconde de l'octave.
La basse du quatrième est fa.
L'harmonie sol, si, ré. fa fait avec cette basse une seconde,
fa, sol; une quarte superflue ou triton, fa, si ; une sixte majeure,
fa, ré, et un unisson, fa, fa.
On devrait donc le nommer seconde, triton et sixte; on le
nomme triton.
Observez que la basse fa est la quarte de l'octave.
La basse du cinquième est ut.
L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse une quinte,
ut, sol; une septième superflue, ut, si; une neuvième ou
seconde, ut, ré; une onzième ou quarte, ut, fa.
On devrait donc le nommer seconde, quarte, quinte et sep-
tième; on le nomme septième superflue.
Observez que la basse ut est la tonique de l'octave.
La basse du sixième est mi.
L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse une tierce
mineure, mi, sol; une quinte, mi, si; une septième, mi, ré;
une neuvième diminuée, mi, fa.
On devrait donc le nommer tierce, quinte et neuvième; on
le nomme neuvième diminuée et septième.
Observez que la basse mi est la tierce majeure du ton.
La basse du septième est mi bémol.
L'harmonie sol, si, ré, fa fait avec cette basse une tierce
3/)6 LEÇONS DE CLAVECIN
majeure, mi bémol, sol; une quinte superflue, mi bémol, si;
une septième superflue, mi bémol, ré, et une neuvième ou
seconde, mi bémol, fa.
On devrait donc le nommer seconde, tierce, quinte superflue
et septième superflue; on le nomme quinte superflue.
Observez que la basse mi bémol est la tierce mineure du ton.
l'élève.
Voilà bien des observations et des noms nouveaux; mais
heureusement ils seront écrits. Voyons si j'exécuterais bien une
quinte superflue en sol... La basse est la tierce mineure de
l'octave... donc c'est si bémol... L'accord est produit par l'har-
monie dissonante de la dominante ré, fa dièse, la, ut... donc
si bémol de la basse et de la main gauche; et ré, fa dièse, la, at,
au-dessus et de la main droite... si bémol... ré, fa dièse, la,
ut. Oh! que cela est laid!
LE MAÎTRE.
Sauvez par la sixte sur la môme note de basse.
l'élève.
Il faut que je répète cette quinte superflue pour mon oreille...
si bémol, tierce mineure de l'octave, à la basse... ré, fa dièse,
///, ut, harmonie de dominante et quinte superflue avec la basse...
sol, si bémol, ré, sur la même note de basse si bémol... ce der-
nier accord consonnant soulage, et d'un grand chagrin.
LE MAÎTRE.
Faites le triton en fa, et sauvez en mineur.
1/ ELEVE.
C'est, si je m'en souviens, par l'accord de sixte sur la tierce
qu'il se sauve. Sa basse, si je ne me trompe, est la quarte. En
fa, ce sera donc -si bémol ; et, comme il provient de l'harmonie
dissonante de la dominante, la même en majeur qu'en mineur;
ut, mi, sol, si bémol, pour la main droite; la sixte qui sauve
ce triton aura pour basse la bémol, comme vous le voulez en
mineur; donc pour la main droite, fu, la bémol, ut.
LE MAÎTRE.
On pourrait en demander moins, mais on n'en saurait attendre
davantage. Demain, que vous aurez un peu digéré ce qui précède,
je vous exercerai dans toutes les modulations par des questions
de la même espèce.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
367
L ELEVE.
En attendant, que ferons-nous?
LE MAÎTRE.
Nous avons de la besogne toute prête ; et l'harmonie disso-
nante de la seconde donc? Jouez-la en majeur d'ut, de la main
droite, et donnez-lui successivement pour basse les quatre notes
qui la composent :
J
£
-©-
-o-
-<3-
L ELEVE.
Autres quatre accords. Cette dissonance est moins féconde
que celle de la dominante, et je présume que ces quatre accords
dissonants se sauveront par les trois accords produits de la
consonnance de la dominante; car c'est à cette harmonie que
l'harmonie qui les engendre conduit, à ce que je crois.
LE MAÎTRE.
C'est cela. On peut les sauver de la manière suivante.
W
i
EL
ÊÊ
^
L ELEVE.
Je vois; le premier est sauvé par la quarte et sixte sur la
même basse. Le second par l'accord parfait de la dominante ; le
troisième et le quatrième par la sixte de la sensible.
LE MAÎTRE.
La basse du premier est ré.
l'élève.
L'harmonie ré, fa, la, ut fait avec cette basse un unisson, ré,
ré-, une tierce mineure, ré, fa; une quinte, ré, la, et une sep-
348 LEÇONS DE CLAVECIN
tième, ré, ut... On devrait donc le nommer tierce, quinte et sep-
tième, et on le nomme?
LE MAÎTRE.
Simplement accord de septième.
Observez que la basse ré est la seconde de l'octave, et que la
différence de cet accord et de l'accord de septième qui provient
de l'harmonie dissonante de la dominante n'est que dans la
tierce.
La basse du second est fa.
l' élève.
L'harmonie dissonante ré, fa. la, al fait avec cette basse
une sixte majeure, fa, ré- un unisson,/}/, fa; une tierce majeure,
fa, la, et une quinte, fa, ut. On devrait donc lenommor tierce,
quinte et sixte; et on le nomme?
LE MAÎTRE.
Quinte et sixte ou grande sixte.
Observez que sa basse fa est la quarte de l'octave.
La basse du troisième est la.
l' élève.
L'harmonie ré, fa, la, ut fait avec cette basse une quarte,
la, ré-, une sixte mineure, la, fa-, un unisson, la, la, et une tierce
mineure, la, ut. On devrait donc le nommer tierce, quarte et
sixte. Et on le nomme?
LE MAÎTRE.
Petite sixte.
Observez que sa basse la est sixte de l'octave.
La basse du quatrième est ut.
l'élève.
L'harmonie ré, fa, la, ut fait avec cette basse une seconde,
ut, ré; une quarte, ut, fa; une sixte majeure, ut, la, et un
unisson, ut, ut. On devrait donc le nommer seconde, quarte et
sixte; et on le nomme?
le maître.
Seconde.
Observez que sa basse ut est tonique de l'octave.
l'élève.
Si je me proposais de faire une quinte et sixte en majeure
de sol, m'en tirerais-je à mon honneur?... Voyons... sa basse
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
3/) 9
sera ut... la dissonance de la seconde la, ut, mi, sol, et pour
sauver cette quinte et sixte... L'accord parfait de la dominante.
LE MAÎTRE.
Rien de mieux. Frappez la dissonance de la seconde aussi
en mineur, comme vous voyez ci-dessous :
*F=B
I
i^=ff
m
-o-
-©-
-©-
Ces quatre accords se nomment en majeur comme en mineur,
quoiqu'en mineur les rapports des sons soient un peu différents.
Au premier, ré, fa, la bémol, ut fait avec la basse ré un
unisson, ré, ré; une tierce mineure, ré, fa, et un septième, ré,
ut, comme en majeur; mais au lieu d'une quinte, ré, la, qui a
lieu en majeur, on a en mineur une fausse quinte, ré, la bémol.
Dans le second, la tierce fa, la bémol est mineure; au lieu
qu'elle est majeure en majeur.
Dans le quatrième, la sixte ut, la bémol est mineure; tandis
qu'en majeur, c'est ut, la, et par conséquent majeure.
Dans le troisième, tout varie; la tierce la bémol, ut, et la
sixte la bémol, fa sont majeures ; et la quarte la bémol ré est
superflue. Cependant on évite des difficultés en laissant à cet
accord le nom de petite sixte.
La consonnance de la dominante étant la même en majeur
et en mineur, ces accords se sauvent de la même manière dans
les deux modes.
l'élève.
J'y consens ; mais si nous récapituliions, et que vous prissiez
sur vous cette tâche.
LE MAÎTRE.
Récapitulons. Deux espèces d'harmonies consonnantes;
La majeure, ut, mi, sol; la mineure, la, ut, mi.
Deux espèces d'harmonies dissonantes de
seconde.
La majeure, ré, fa, la, ut; la mineure ré,
fa, lab, ut.
350 LEÇONS DE CLAVECIN
Une seule espèce d'harmonie dissonante de la dominante,
sol, si, ré, fa.
l'élève.
Donc cinq espèces d'harmonies. Leurs produits?
LE MAÎTRE.
Vingt et un accords dont voici les noms :
Accord parfait majeur. — Accord par fait mineur. — Sixle
majeure. — Sixte mineure. — Quarte et sixle majeures. —
Quarte et sixte mineures. — Septième de seconde en majeur. —
Septième de seconde en mineur. — Quinte et sixte en majeur.
— Quinte et sixte en mineur. — Petite sixte en majeur. —
Petite sixte en mineur. — Seconde en majeur. — Seconde en
mineur. — Septième de dominante. — Fausse quinte. — Petite
sixte majeure. — Triton. — Septième superflue. — Neuvième
diminuée et septième. — Quinte superflue.
l'élève.
Voilà bien des accords; mais puisque vous les avez appris,
un autre, avec un peu plus de peine, peut les apprendre aussi.
LE MAÎTRE.
Il est beau de ne pas désespérer. A présent jouez-moi la
progression des consonnances par quarte. Donnez seulement à
la basse la note fondamentale, et cela formera une chaîne d'ac-
cords parfaits.
l'élève.
11 faut toujours être en garde contre vos demandes; si je
choisis le majeur, ce sera le mineur que vous aurez voulu.
LE MAÎTRE.
Cela donne de la justesse à l'esprit. Le majeur. Frappez
d'abord l'accord parfait à'ut; mais avant que de frapper celui
de fa, amenez-le par le triton et la fausse quinte.
l'élève.
J'attends que cela s'éclaircisse. Que la lumière se fasse.
le maître.
Amener, préparer l'accord parfait de fa par le triton, c'est
faire le triton en fa: l'amener, le préparer par la fausse quinte,
c'est faire en fa la fausse quinte.
l'élève.
Et la lumière fut faite. Donc point de triton à sauver, puisque
la fausse quinte le doit suivre.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
351
LE MAITRE.
J'entendais tout au contraire que le triton fût sauvé par une
consonnance interposée entre les deux accords dissonants; et
voici ma demande écrite :
Progression d'accords parfaits par quarte préparés par le triton
et par la fausse quinte.
7 m ~g
t
S
m
m
à
m
B
m
t=±
r
r*
^
m
m
:z=*
gFr^f
^^
0 \r*M
H 6\
m
ra
r~W
S
m1
F
^
§S
EC
^^
£
i
S
3a
F
a
iSS
¥
^
as
s
¥
^s
**
ss
i=fe=^
S
**
P
£
^
r»
P¥f^
fl
p
ê
i
$
ëa
P
22:
L ELEVE.
Il faut transporter cela sur le clavier. Ayez pour agréable de
me jouer cette progression... Elle fait bien... Demain... demain!
C'est bientôt, c'est peu de temps pour se promettre d'en faire
autant; mais j'y travaillerai. Je comprends tout.
I EÇONS DE Cl.W ECIN
LE m v t 11; i .
Voici le même exemple avec des batteries.
i ' i i i \ i .
\ votre aise; faites bien des vôtres. Vousespérei me dérou-
ter en doublant une note des harmonies tant consonnantes que
dissonantes; mais croyei que sol, si, ré, /!/. et ré, fa, sol, si,
. ne sont pour moi que l'harmonie dissonante. Vous ne
m'égarerai pas davantage en n'employant que trois sons de cette
harmonie. Faites, si cela nous dit, cinq notes à la basse de la
main gauche; habituée à exécuter les consonnances avec la main
gauche, vous ne m'étonnerei point. Savex-vous qu'en moins do
rien je saurais frapper toute l'harmonie à la basse.
t l M w ru F.
1 ursque la fantaisie vous en prendra, ne manque/ jamais de
doubler la note de la basse; et si nous supprimez de la main
droite une note de l'harmonie, que ce soit toujours l'unisson de
la basse.
i'i i i \ t.
J'entends: mais il tant écrire, parce qu'il faut se souvenir
de ce qu'on a entendu, et qu'on ne dispose pas de sa mémoire
comme de son jugement.
t t ni v i v k r .
M - is, et quand il y aura ou de l'obscurité ou de
- lis pas là pour rien. Maintenant...
t'ri t \ t.
meilleur avis, nous jetterions un coup d'œil sur
- -, - ton marque les différents accords que \ous m'avez
-
I H MAÎTRE.
C - j'allai- ts proposer. On note la basse. Quant
à l"i \ uter de la main droite, on l'indique
- au-dessus des notes
ss
l'n v vf.
El s signes, . : les sup-
ig ter.
LE MAÎTRE.
- ihaiter qu'il n'y eût
-
ET HABM
qu'on antre pour raccord pariait mineur' il n'en est oas tant â
(ail ainsi.
accords parfaits majeur et mineur . - ^ - -^ ^
quarts *r '
5. i. A. 4.
L -
i
......
1
!---••----, g *%#,£.
H ;
... 7 . 7 . r 7. 7
: 3.
^ ! ! ! .
!
U :r.:;i par • ~- * . -
- 2 ?
'-■"'"" ■-' * i. 6.
Ianea- ^epr* par
; :
accord! Era
: '
Da même fonds âne le chaos des
354 LEÇONS DE CLAVECIN
confusion des maisons, la bizarrerie de l'orthographe. C'est que
l'art s'est l'ait peu à peu, et qu'il n'y a point eu un premier
grand législateur. Mais ce que je viens de vous écrire n'est rien
en comparaison de ce que je recueillerais des auteurs, si je me
donnais la peine de les feuilleter. Les Italiens et les Allemands
ne l'ont point frapper l'harmonie complète de la main droite. 11
faut en accompagnant leurs ouvrages s'en tenir aux sons dési-
gnes par les chiffres. S'il y a au-dessus de la tonique ut, \ %
cela \ent dire, de la main droite, la septième superflue si, et la
neuvième ré seulement, et non l'harmonie entière sol, si, ré, fa
d'où provient cet accord. Ainsi, pour cet accompagnement, tout
le savoir se réduit à bien connaître les intervalles de l'octave
chromatique. Un dièse placé devant ou après le chiffre marque
une note dièse, ainsi du bémol ; £."> sur la basse si signifie quinte,
fit dièse; le même signe sur ni, quinte superflue, sol dièse; un
bémol devant le 5, tantôt quinte, tantôt fausse quinte.
Entre toutes ces méthodes, si l'on peut donner ce nom aux
caprices des auteurs, j'ai gardé un milieu en m'en tenant aux
chiffres d'usage, aux signes connus, sans en introduire un nou-
veau, mais simplifiant autant que je l'ai pu. Pour éviter toute
ambiguïté, le 3 ou la simple + après le chiffre marque le super-
flu; les mêmes signes devant le chiffre, le majeur; ainsi §6,
petite sixte majeure, et 7£ septième superflue. Jamais devant
2. 4, 5 et S ni dièse ni bémol; que la seconde, la quarte, la
quinte et l'octave soient notes dièses ou bémols.
i. Toujours quarte superflue ou triton.
è. Toujours fausse quinte.
7. Toujours septième diminuée.
N'employant jamais deux chiffres que pour distinguer deux
accords qu'on confondrait sans cette précaution; laissant au
goût à supprimer de l'harmonie ce qu'il en voudra supprimer;
recommandant seulement d'omettre de préférence la note qui
fait unisson avec la basse.
i ' ÉLÈVE.
Voilà îles préceptes dont j'userai sur la progression que vous
venez de m' écrire. Je projette encore d'en varier les harmonies
par toutes sortes de batterie^; Miment la main droite ne fera que
deux notes, ce qui me parait surtout convenir à l'adagio et à,
l'amiante qui me plaisent entre les autres mouvements. Je ne
s
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 355
suis pas indolente, et je ne me refuse pas au presto; mais je
trouve au chant grave et lent plus de caractère, plus d'énergie,
plus d'expression; et si j'avais à vous demander une pièce, je
vous la demanderais comme le père Ganaye demandait un
cheval au maréchal d'Hoquincourt, comme il me convient d'être.
LE MAÎTRE.
Je vous conseille de ne vous gêner sur rien, en musique
entend; faites à votre tête, la mienne me suggère une table à
trois colonnes où vous verrez d'un coup d'oeil les noms des
accords, leurs signes et leurs basses.
TABLE
DES NOMS, SIGNES ET BASSES DES ACCORDS.
NOMS. .SIGNES. BASSES.
Accord parfait majeur, #, 3, ^^, ?3, \\. 1, !\, 5, 0.
Accord parfait mineur, '?, :, 3, ^3, M>. J, Zj, 5, 0.
Sivte majeure, ^<>, G, ?(). 3, 6, 7, 8.
Sixte mineure, ?6, 6, £<}. 3, 6, 7, 8.
« 6 26 ?<>
Quarte et sixte majeures, h -h h 5' 8' 2' 3-
6 ?<3 lie
Quarte et sixte mineures, 5, 8, 2, 3.
Septième de seconde en majeur, 7 2
7
Septième de seconde en mineur. 2
... . 6 ,
Sixte et quinte en majeur, . /j
Quinte et sixte en mineur, 5, 5 h
? , 3
Petite sixte en majeur, tè 6
« . . . 0
Petite sixte en mineur, , 6
Seconde en majeur, 2 8
Seconde en mineur, n n 8
Septième de dominante,
.)
6 .
5
G, 6
5, 5
i? , 3
0
0
4
2
b6, 6
—1 —
7, 7,
7
\
356 LEÇONS DE CLAVECIN
NOMS.
SIGNES.
BASSES.
5
7
P,
+0
2
A
Zi
7Ï>
7"*"
1
0
7
3 m aj
52
3 min
Fausse quinte,
Petite sixte majeure,
Triton,
Septième superflue,
Neuvième diminuée et septième, "n
Quinte superflue,
l'élève.
Pourquoi marquez-vous le superflu tantôt par un dièse après
le chiffre, tantôt par une simple croix?
LE MAI IRE.
Lorsque la note qui fait l'intervalle superflu est en même
temps dièse comme dans l'octave d'ut, la quinte superflue, sol
dièse, ou comme en la, la quinte superflue sol dièse, sur la
tierce ut, je le désigne par le dièse après le chiffre.
Au contraire, lorsque la note qui fait l'intervalle superflu est
naturelle, comme la septième superflue si, en ut, je mets une
croix après le chiffre.
Il faut entendre la même chose du dièse et de la croix qui
précèdent le chiffre G, avec cette différence que devant le chiffre
ils n'indiquent que la sixte majeure.
l'élève.
Et l'accord parfait indiqué par deux dièses?
LE MAÎTRE.
C'est l'accord parfait majeur en ré dièse, la dièse ou les
tierces sont double dièse.
l'élève.
Si votre méthode laisse peu de travail au jugement, elle en
donne beaucoup à la mémoire.
LE MAÎTRE.
C'est son avantage. De quelque autre manière qu'on pré-
tendit vous instruire, sans soulager la mémoire on fatiguerait
davantage le jugement. Et puis comptez-vous pour rien la pré-
sence du maître? C'est à lui de distribuer la tâche et de con-
duire l'élève si doucement qu'il se familiarise avec les harmo-
nies, les accords, les signes, et qu'il ait fait de très-grands
progrès avant que d'en avoir le premier soupçon. Voici une
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 357
prédiction que j'ose vous faire, c'est qu'arrivée à la fin, vous me
direz avec surprise : « Quoi ! c'est là tout? » Eu attendant, mettons-
nous un peu en majeur d'ut, faites la tonique de la main gauche,
ajoutez l'octave afin que cela sente mieux la basse; examinez
ensuite les harmonies de la modulation où Y ut est renfermé.
l'élève.
Vous ne reconnaissez encore que quatre harmonies conson-
nantes dans chaque modulation, et vous ne m'avez parlé que
de deux harmonies dissonantes ; la réponse à votre demande
est donc contenue en six harmonies.
LE MAÎTRE.
Cela est juste. Mais la tonique est-elle de ces six harmonies?
l'élève.
Il faut voir. En ut les quatre harmonies consommantes sont
ut, mi, sol; sol, si, ré; fa, la, ut; la, ut, mi. L'ut entre donc
dans les harmonies consonnantes de la tonique, de la quarte et
de la sixte?
Il n'est exclu que de la consonnance de la quinte.
Les deux harmonies dissonantes sont ré, fa, la, ut; et sol,
si, ré, fa.
Ici je ne vois à'ut que dans la dissonance de la seconde.
Voilà donc quatre harmonies qui renferment Yutî Qu'en
voulez-vous faire?
le maître.
Je veux que vous me les jouiez successivement avec la main
droite en gardant à la basse Yut qu'elles accompagneront diver-
sement.
l'élève.
Et l'ordre... attendez... ne me dites rien... Les consonnances
sauvent les harmonies dissonantes... Je vais donc commen-
cer?...
le maître.
Par la consonnance ut, mi, sol, l'alpha et l'oméga de toute
progression. Elle sera suivie de celle de la, la, ut, mi, d'où vous
irez à celle de la quarte fa, fa, la, ut; à l'harmonie dissonante
de la seconde, ré, fa, la, ut, et l'enchaînement vous plaira.
l'élève.
Je vais vous le dire. 11 faut en finissant répéter la conson-
nance de la tonique.
358 LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
Après la dissonance de la seconde ré, fa, la, ut, il faut
frapper L'harmonie dissonante de la dominante, sol, si, ré, fa,
quoiqu'elle ne contienne point Y ut; elle sauvera la dissonance
de la seconde et préparera en même temps le repos final, ut,
mi, sol.
l'élève.
J'exécute et j'écoute... Fort bien... Voilà une phrase dont
mon oreille s'accommode.
LE MAÎTRE.
Et cela, savez-vous ce que c'est?... La succession de toutes
les harmonies qui peuvent accompagner la tonique tant en
majeur qu'en mineur.
l'élève.
Que j'essaye vite en mineur... en ut mineur, trois bémols...
Ma basse ne change point... ni ma tonique non plus... donc ut,
mi bémol, sol... J'y suis... la bémol, ut, mi bémol... bien... fa,
/«bémol, ut, très-bien... ré, fa, la bémol, ut... C'est cela; et
puis... et puis laissant dans l'harmonie dissonante de la domi-
nante le si naturel et pour cause... sol, si, ré, fa... et ut, mi
bémol, sol... da capo... ut, mi bémol, sol... la bémol, ut, mi
bémol... fa, la bémol, ut... ri\ fa, la bémol, ut... sol, si, ré,
fa... ut, mi bémol, sol, et pas une faute, je le gage... ordonnez,
si vous l'osez, la même phrase dans toutes les modulations, et
je pars.
LE MAÎTRE.
Peut-être un peu légèrement. Mais nommez-moi auparavant
les accords que toutes ces harmonies font avec la tonique.
1.' ÉLÈVE.
J'aime mieux vous écouter.
LE MAÎTRE.
La consonnance de la tonique fait avec la tonique accord
parfait.
La consonnance de la sixte, la, ut, mi. . . accord de sixte.
La consonnance de la quarte fa, la, ut. . . quarte et sixte.
L'harmonie dissonante de la seconde ré, fa, la, rit...
seconde.
L'harmonie dissonante de la dominante, sol, si, rê, fa...
septième superflue.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 359
l'élève.
Mais je savais tout cela; je savais que l'harmonie conson-
nante fait toujours un accord parfait avec sa première note à la
basse; une sixte, avec sa seconde note à la basse; une quarte et
sixte avec sa troisième note à la basse.
Je savais que l'harmonie dissonante de la seconde fait avec
la tonique une seconde.
Et que l'harmonie dissonante de la dominante fait avec la
tonique une septième superflue. Je savais tout.
LE MAÎTRE.
Que ne m'arrêtiez-vous?
l'élève.
Je n'aime pas qu'on m'interrompe.
LE MAÎTRE.
Sans vous interrompre, mettez-vous en majeur d'ut} la
seconde est ré; faites ce ré de la main gauche, et accompa-
gnez-le successivement de la main droite, de toutes les har-
monies de la modulation d'ut qui renferment le ré.
l'élève.
Parmi les consonnances, je ne vois que celle de la domi-
nante, sol, si, ré qui fait avec ré un accord de quarte et sixte;
et parmi les dissonances que celles de la dominante, sol, si, ré,
fa, et de la seconde, ré, fa, la, ut; celle de la dominante, sol,
si, ré, fa, faisant avec la basse ré une petite sixte majeure, et
celle de la seconde, ré, fa, la, ut, faisant avec le même ré de
la basse une septième.
le maître.
J'admire votre facilité et votre mémoire. Vous me gâtez.
l'élève.
Comment cela?
LE MAÎTRE.
Par l'agrément que vous me faites espérer clans mon métier,
et que je n'y trouverai sûrement pas.
l'É LÈVE.
Vous pensez trop mal des autres.
LE MAÎTRE.
Faites ces trois accords sur la seconde ré du majeur d'ut;
360 LEÇONS DE CLAVECIN
commencez par la quarte et sixte, et passez à la septième, à la
petite sixte majeure... Fort bien. Aussitôt dit, aussitôt fait.
i." ÉLÈVE.
Mais le dernier accord doit être sauvé, car il n'est pas con-
sonnant.
LE MAÎTRE.
La petite sixte majeure dérive de l'harmonie dissonante de
la dominante, sol, si, ré, fa, qui appelle la consonnance de la
tonique, ut, mi, sol; or cette harmonie consonnante ne peut
accompagner le ré; changez donc de basse ; faites mi à la basse;
et ce mi produisant une sixte sur la tierce sauvera parfaitement
la petite sixte majeure.
l'élève.
Et au lieu de mi, pourquoi pas ut, et l'accord parfait de la
tonique? Pourquoi pas sol et l'accord de quarte et sixte? Tout
cela me paraît égal, la consonnance de la tonique sauvant en
général les accords dérivés de la dissonance de la dominante.
LE MAÎTRE.
Qui vous le nie?
l'élève.
Par respect pour vous et pour le mi de votre choix, je m'en
tiendrai à la sixte sur la tierce, à condition que vous trouverez
bon que j'accompagne la seconde la en mineur de sol, avec ces
trois accords, car j'imagine que la phrase a lieu dans les deux
modes; et en me conformant à votre marche, qui emploie
d'abord la quarte et sixte, j'aurai pour cette quarte et sixte
ré, fa dièse, la; pour la septième, la, ut, mi bémol, sol; et
pour la petite sixte majeure, ré, fa dièse, la, ut. Voilà ce que
c'est.
LE MAÎTRE.
Avec cette petite correction pour la sixte quarte, de faire
plutôt ré, fa, la. que ré, fa dièse, la. La règle d'introduire dans
l'harmonie de la dominante la sensible de l'octave n'est indis-
pensable que dans le cas de son accord dissonant, parce qu'il
conduit au repos de la tonique. Dans les autres cas, si la con-
sonnance de la dominante n'accompagne pas la dominante
même, elle peut suivre les notes de la gamme. Eh bien , qu'atten-
dez-vous? Sauvez donc la petite sixte majeure.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 361
l'élève.
Votre intention, monsieur, est-elle que je profite?
LE MAÎTRE.
Ce n'est pas celle de tous les maîtres, mais c'est la mienne.
l'élève.
Accordez-moi donc le temps d'arranger dans ma tête vos
règles, vos exceptions, vos observations.
LE MAÎTRE.
Un moyen de ne rien savoir bien, c'est de vouloir tout égale-
ment retenir. Prenez-en d'abord ce que vous pourrez, sans
effort et sans gêne ; le reste viendra, et peu à peu vous possé-
derez le tout; pour sauver l'accord dissonant de la petite sixte
majeure que vous venez de pratiquer sur la seconde note la de
l'octave en mineur de sol, il faut...
l'élève.
Pratiquer la sixte de la tierce si bémol.
LE MAÎTRE.
Fort bien ; et puis cédez-moi la place ; je veux accompagner
la tierce mi ou mi bémol, tant en majeur qu'en mineur, par les
harmonies qui la renferment.
l'élève.
Vous vous passerez de dissonances, si cela vous est agréable ;
car il n'y a point de mi, ni en sol, si, ré fa, ni en ré, fa, la, ut.
LE MAÎTRE.
Il est vrai. J'accompagne en majeur d'ut la tierce mi par
ut, mi, sol; par la, ut, mi; par sol ^ si, ré, fa; et je reviens à
ut, mi, sol.
La première harmonie fait avec la basse mi accord de sixte.
La seconde harmonie. . . . accord de quarte et sixte.
La troisième harmonie . . . accord de septième et de
neuvième diminuée.
En mineur, j'accompagne la tierce mi bémol par ut, mi
bémol, sol; par la bémol, ut, mi bémol; par sol, si, ré, fa, et
je finis par ut, mi bémol, sol; ce qui rend en accords la sixte,
la quarte et -sixte et la quinte superflue.
l'élève.
Vous avez raison. Je me rappelle que vous avez donné à
l'harmonie dissonante de la dominante pour basse la tonique,
362
LEÇONS DE CLAVECIN
la tierce majeure, la tierce mineure, outre les notes qui la com-
posent.
LE MAÎTRE.
La quarte fa peut toujours être accompagnée, tant en majeur
qu'en mineur, par sa propre consonnance, et par les deux disso-
nances.
La quinte sol, par sa propre consonnance, par la conson-
nance de la tonique, et par sa propre dissonance.
l'élève.
Et les accords que ces harmonies produisent avec leurs
basses fa et sol, comment les nommez-vous? Et l'ordre à suivre,
la manière de les enchaîner, vous ne m'en parlez pas?
LE MAÎTRE.
Adagio. Poursuivons notre tâche, et connaissons les harmo-
nies qui accompagnent les autres notes de la gamme ; puis nous
les écrirons tant en majeur qu'en mineur d'ut j alors vous appren-
drez l'ordre et la marche, et les signes placés au-dessus de
chaque note de basse vous indiqueront les noms des accords.
L'E LEVE.
Je ne sais quel poëte a dit que les choses que l'on voit
frappent plus que celles qu'on entend; mais ce n'est pas en
musique.
LE MAÎTRE.
Vous verrez, et vous entendrez.
La sixte ou sixième note s'accompagne de sa propre conson-
nance, de celle de la quarte et de l'harmonie dissonante de la
seconde.
La sensible s'accompagne de la consonnance et de la disso-
nance de la dominante.
En mineur, la septième ne peut s'accompagner que de la
consonnance de la quinte; sans licence, encore.
Exemple de toutes les harmonies qui accompagnent chaque note de la gamme en
majeur û'ut, avec les signes dos accords que produisent ces harmonies avec
eurs nasses, en suivant l'ordre naturel.
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Les chiffres 1, 2, 3, Zi, 5, 6, 7, que j'ai placés au-dessous
des portées de la basse, désignent le rang de chaque note dans
a gamme.
L'accord qui se trouve seul entre deux lignes perpendi-
culaires ne sert qu'à sauver la dernière dissonance de chaque
note de basse. Je ne l'ai point chiffré, parce que son chiffre et
son nom se trouvent dans le courant de l'exemple.
l'élève.
Rien d'obscur là dedans. Le premier, accord parfait de la
tonique.
Les trois suivants, sixte de la tierce.
Le quatrième, accord parfait de la tonique.
Celui qui sauve l'accord de petite sixte, accord de sixte sur
la sensible.
Je crois démêler la raison de tout cela.
La fausse quinte, par exemple, dérive de la dissonance de la
dominante sol, si, ré, fa; donc la consonnance ut, mi, sol doit
la sauver. Vous lui avez choisi la basse ut, parce qu'elle est plus
proche que le mi ou le sol.
LE MAÎTRE.
Il faut autant qu'on le peut faire chanter la basse, et la
conduire par des intervalles doux.
Je vais vous écrire le même exemple en mineur d'ut.
l'élève.
Un mot auparavant. Que voulez-vous dire avec ces signes du
doigt sur différents endroits de mon exemple?
LE MAÎTRE.
Que je n'ai pas observé les positions, et que les harmonies
font des sauts considérables, faute que je n'ai commise que pour
me rendre clair et que vous ne pouvez sans ingratitude vous
dispenser de corriger sur le clavier.
36/» LEÇONS DE CLAVECIN
l'élè ve.
Je ne suis pas ingrate.
LE MAÎTRE.
Exemple des harmonies qui accompagnent les notes de la gamme en mineur d'ut,
suivant l'ordre naturel.
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Comme la septième note si bémol ne peut être accompagnée
que de l'harmonie consonnante de la quinte, sans licence, et
par conséquent n'a pas besoin de consonnance qui sauve son
accord, j'ai repris la note sensible avec les accords pour revenir
à a(, mi bémol, sol.
L'É LEVE.
Peu de difficultés nouvelles, dans cet exemple; quelques
noms d'accords à apprendre, quelques signes à connaître, et
puis c'est tout. Faites-moi sentir l'effet de cette succession d'har-
monies.
LE MAÎTRE.
Voilà le majeur... Voici le mineur... Comparez.
L'ÉLÈ VE.
Il s'agit de mettre ces deux suites d'accords dans sa tête et
dans ses doigts. Elles font bien, très-bien à l'oreille. Il faudrait
les posséder dans toutes modulations ; ce serait un assez bon
prélude, avant une pièce.
LE MAÎTRE.
Vous me dispenserez de vous écrire ces enchaînements d'ac-
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 365
cords dans les autres octaves; vous les y transporterez sans
peine.
l'élève.
Et quand j'y en trouverais, tant mieux. On ne sait bien...
LE MAÎTRE.
Que ce qu'on a montré aux autres.
l'élève.
Que ce qu'on a appris difficilement. Le travail est un burin
qui grave la chose. Mais si nous enrayions.
LE MAÎTRE.
Est-ce votre dernier mot? J'aurais pourtant encore besoin
d'un moment de votre attention, pour terminer la soirée à ma
fantaisie.
l'élève.
A-t-on rien à refuser à celui qui peut commander et qui
demande aussi honnêtement? Dites.
le maître.
Vous venez de voir que chaque note de la gamme peut être
accompagnée par plusieurs accords. 11 s'agirait à présent de
choisir entre ces accords ceux dont on pourrait accompagner la
gamme, en majeur, en mineur, en montant, en descendant.
Comme vous êtes fatiguée, il faut vous épargner ce travail, et
vous écrire ces deux gammes avec leur accompagnement.
Gamme en majeur d'ut, accompagnée en montant et en descendant.
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LEÇONS DE CLAVECIN
Gamme en mineur d'ut, accompagnée en montant et en descendant.
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L ELEVE.
Est-ce tout ?
LE MAÎTRE.
Presque... Il faudrait encore distinguer les accords et les
nommer.
l'élève.
Je m'en tirerais, si je voulais ou pouvais m' appliquer ; mais
vous êtes honnête et compatissant.
L E M A î T R E .
Vous voyez que les toniques, les octaves et les dominantes
sont en majeur et en mineur, accompagnées par l'accord parfait.
Les secondes, par la petite sixte majeure.
Les tierces, par l'accord de sixte.
Les quartes, en montant, par la quinte et sixte.
En descendant, par le triton.
Les septièmes, en montant, par la fausse quinte
En descendant, par la sixte.
1.' ÉLÈVE.
Cela est vu, et de plus qu'en mineur la sixième note la
bémol est toujours accompagnée de l'harmonie dissonante de la
seconde ré, fa, la bémol, ut; mais j'ignore et l'accord que pro-
duit cette dissonance avec la sixième note et son signe et son
nom.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 367
LE MAÎTRE.
C'est la petite sixte.
l'élève.
La petite sixte, à la bonne heure. Autre chose. Voilà qu'en
majeur la sixième note la est accompagnée en montant par ré,
fa, la, ut, et en descendant par ré, fa dièse, la, ut; je n'entends
rien à cela.
LE MAÎTRE.
Bonne observation, et qui n'est pas d'une tête bien lasse.
l'élève.
J'en suis fâchée pour la bonne observation, mais elle ment.
le maître.
La dissonance de la seconde ré, fa, la, ut, qui accompagne
la sixième note la en montant, fait avec cette note une petite
sixte; et ré, fa dièse, la, ut, qui l'accompagne en descendant,
change la modulation et conduit en sol. Par conséquent l'accord
sol, si, ré, en descendant, n'est plus celui de la quinte d'ut, mais
bien celui de la tonique sol; et l'accord de la sixième note la,
qui prépare ce repos, est l'accord de la seconde note; donc
petite sixte majeure.
l'élève.
Sol est pris pour tonique en descendant la gamme, et pour
quinte en montant; comme tonique, la dissonance qui doit pré-
parer le repos sol, si, ré est celle de la dominante; donc ré, fa
dièse, la, ut; et puis je vous accompagne jusqu'à la porte, et
vous dis adieu.
le maître.
Et des pièces?
l'élève.
Point de pièces ce soir ; je ne vois goûte ; mais en revanche
demain, un tour de force.
le maître.
Je vous en crois capable.
LE PHILOSOPHE.
Et quoi, vous vous séparez déjà ! Je rentrais de bonne heure
dans l'espérance de vous trouver encore à l'ouvrage, et de pro-
liter du reste de la leçon.
LE MAÎTRE.
Mademoiselle prétend que ce qu'elle en a lui suffit.
3G8 LEÇONS DE CLAVECIN
l'élève.
Et c'est la vérité.
LE PHILOSOPHE.
Pas le moindre petit bout de sonate?
l'élève.
Non, papa; je me souviens de l'enfant qui ne voulut jamais
dire A de peur qu'on ne lui fît dire B. Une sonate A en attirera
une autre B, celle-ci une troisième C\ et tout un alphabet de
sonates.
LE PHILOSOPHE.
Mademoiselle, tout comme il vous plaira.
l'élève.
Mademoiselle! voilà comme on dit quand on veut obtenir
la chose et vous ôter le mérite de la complaisance.
LE PHILOSOPHE.
Eu as-tu vraiment assez?
l'élève.
Papa, en pouvez-vous douter?
LE PHILOSOPHE.
Allons, point de sonate; je n'en veux point; mettons-nous à
table, et soupons gaiement; monsieur, si vous vouliez en être?
LE MAÎTRE.
Très-volontiers; vous êtes si rare chez vous, qu'il y faut
rester quand on a le bonheur de vous y surprendre.
FIN DU HUITIEME DIALOGUE
ET DE LA QUATRIÈME LEÇON D'HARMONIE.
NEUVIEME DIALOGUE
ET
CINQUIÈME LEÇON D'HARMONIE.
LE MAITRE, L'ÉLÈVE.
l'élève.
Monsieur, je vous demande un instant... Je l'ai si bien
serré, ce papier, que je ne sais plus où il est...
LE MAÎTRE.
Vous me paraissez inquiète.
l'élève.
Je le suis aussi... Monsieur, voudriez-vous bien m' aider à
feuilleter ces livres de musique.
LE MAÎTRE.
Tous? c'est de l'ouvrage.
l'élève.
Commencez par Eckard... Il faut qu'il soit là.
LE MAÎTRE.
Voilà quelque chose de votre écriture.
l'élève.
Donnez, donnez ; c'est cela... Je vous avais promis un tour
de force... Un tour de force, si vous voulez; et le voilà.
LE MAÎTRE.
Ah! ah! c'est l'enchaînement des modulations et l'enchaîne-
ment des accords dans chaque modulation, une analyse musi-
cale raisonnée d'une pièce d'Eckard... Fort bien... fort bien...
Ici, vous vous êtes trompée; mais ce n'est pas votre faute, il
vous était impossible d'expliquer ce qui tenait à des principes
que vous ignorez... En jouant, prenez l'habitude de vous rendre
xii. 24
370 LEÇONS DE CLAVECIN
compte de la basse et du dessus ; ce sera une application conti-
nuelle de nos leçons.
l'élève.
Et cette application, la croyez-vous toujours facile?
LE MAÎTRE.
Oui, avec un peu d'attention et beaucoup d'habitude.
l'élève.
Quoi! tout en exécutant certains morceaux d'Emmanuel Bach,
vous suivriez sa marche, vous rendriez raison de ses écarts?
LE MAÎTRE.
Sans doute; incessamment vous en serez là; et s'il arrivait
qu'un auteur eût mal écrit ce que son génie lui aurait bien
dicté, vous le remarqueriez.
l'élève.
Est-ce que cela se peut ?
LE MAÎTRE.
Si cela se peut? 11 serait donc bien extraordinaire que celui
qui ignore la théorie et qui compose d'oreille tombât dans quel-
que faute?
l'élève.
Quoi ! la règle serait en contradiction avec l'organe , ou
l'organe avec la règle?
LE MAÎTRE.
Je l'ignore; et de crainte que de question en question vous
ne m'embarquiez dans une métaphysique très-incertaine, où
nous pourrions nous perdre, nous et notre temps, je vous
demanderai tout de suite comment vont les accords?
l'élevé.
Et cette méthode vous semble bien satisfaisante?
LE MAÎTRE.
Très-satisfaisante pour le maître que les questions embar-
rassent, et très-utile pour l'élève dont les progrès ne sont pas
retardés; en conséquence, mademoiselle, comment vont les
accords?
l'élève.
Mon papa dit qu'ils vont bien. Ce matin, je l'ai arrêté au
passage de sa chambre à son cabinet, et je lui ai accompagné
toutes les gammes. J'ai appris ou plutôt répété devant lui la pro-
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 371
gression par quarte préparée du triton et de la fausse quinte.
J'ai essayé la marche des accords sur chaque note de la gamme ;
il me l'a fait exécuter dans toutes les modulations, et je ne m'en
suis pas mal tirée.
LE MAÎTRE.
Je vous en fais mon compliment ; vous êtes bien plus habile
que vous ne pensez. C'est une grande affaire que d'en être
venue où vous en êtes. Voyons. Faites-moi tous les accords sur
la tonique en majeur de si.
l'élève.
Cela est aisé... Je frappe avec la main gauche le si que je
double pour rendre cette basse plus forte. Puis de la main
droite, je fais la consonnance si, ré dièse, fa dièse de la
tonique.
Sol dièse, si, ré dièse... sixte.
Mi, sol dièse, si... quarte.
De là je passe aux dissonances.
Ut dièse, mi, sol dièse, si.
Fa dièse, la dièse, ut dièse, mi.
Et pour finir, je reprends la consonnance de la tonique si,
ré dièse, fa dièse. Toutes ces harmonies font avec la tonique
l'accord parfait, la sixte, la quarte et sixte, la seconde, la sep-
tième superflue et l'accord parfait. Demandez-moi la même
chose en une autre modulation, et je n'y serai pas plus
empruntée.
le maître.
Brava, bravissima. Préparez le repos de la tonique par la
dissonance qui y conduit, en majeur de la.
l'élève.
En majeur de la, trois dièses. Ce repos est la, ut dièse, mi.
La dissonance qui y mène est l'harmonie dissonante de la
dominante mi, sol dièse, si, ré... avec les deux mains, mi, sol
dièse, &ij ré ; la, ut dièse, mi.
LE MAÎTRE.
Faites la sixte et quinte en mineur de mi.
l'élève.
En mineur de mi, un dièse. La basse de la sixte quinte est
la quarte de la gamme. La main droite frappe simplement la
372 LEÇONS DE CLAVECIN
dissonance de la seconde. Donc la à la basse, et pour har-
monie fa dièse, la, ut, mi.
LE MAÎTRE.
' C'est cela ; mais ce n'est pas tout.
l'élève.
Vous ne me donnez pas le temps d'achever; et comme la
dissonance de la seconde mène au repos de la dominante, je
sauve cette quinte et sixte par l'accord parfait de si ; par con-
séquent de la main droite, si, rè dièse, fa dièse ; je dis ré dièse,
à cause de la dominante. Faut-il arpéger cet accord, au lieu de
le frapper? J'omettrai l'unisson de la basse, dans l'harmonie, si
cela vous convient. Oh! je me suis exercée. J'ai parcouru six
gammes de cette manière, en présence de mon papa... Les
accords dissonants avec trois notes seulement de la main
droite me plaisent beaucoup.
LE MAÎTRE.
Je vois que vous m'expédieriez tous les accords et toutes les
harmonies dans chaque modulation, et cela à discrétion. En
allant de ce train, nous ne tarderons pas d'arriver.
l'élève.
Je sauverais aussi les dissonances, sans que vous me
déterminassiez les consonnances. Je sais que la même disso-
nance, par exemple, sol, si, ré, fa, peut être sauvée par les deux
consonnances ut, mi, sol; ou ut, mi bémol, sol. J'ai appris
dans la dernière leçon qu'un même accord dissonant peut
être également sauvé par plusieurs accords consonnants ; telle
est la petite sixte majeure à laquelle on fait succéder à volonté
ou la sixte de la tierce ou l'accord parfait de la tonique.
LE MAÎTRE.
Encore une question, et je confesse que vous possédez ces
choses aussi bien que moi. Faites-moi un triton sur mi bémol.
l'élève.
Un triton en mi bémol?
LE MAÎTRE.
Non pas un triton en mi bémol , mais un triton sur mi
bémol.
l'élève.
J'entends. Mi bémol est notre basse. Donc je suis en si
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 373
bémol; car la basse du triton est la quarte. Jouant de la main
droite, fa, la, ut, mi bémol, cette harmonie fera avec la basse
mi bémol, le triton que vous demandez. De grâce, un moment,
laissez-moi sauver ce triton; je crois qu'en majeur il sera
sauvé par si bémol, ré, fa; et en mineur, par si bémol, ré
bémol, fa. Bien entendu que je donnerai pour basse à ces
harmonies la tierce de la gamme, pour avoir un accord de sixte
qui seul sauve le triton... Ensuite, monsieur?
LE MAÎTRE.
Ensuite... Rien.
l'élève.
Rien?
LE MAÎTRE.
Rien, mais rien du tout. Il faut marcher.
l'élève.
Il faut s'arrêter, s'il vous plaît.
LE MAÎTRE.
Et pourquoi?
l'élève.
Pour me rendre raison du choix et de l'ordre des accords
dont vous accompagnez la gamme en montant et en descendant,
et du changement de modulation, dans ce dernier cas. Ce n'est
pas moi qui vous fais ces questions, je n'ai garde; c'est mon
papa.
LE MAÎTRE.
Contentez-vous de ce qui suit, en attendant mieux.
Je commence par l'accord parfait sur la tonique, accord qui
indique la modulation que j'achève de fixer par la dissonance
de la dominante sur la seconde note, dissonance que je sauve
par l'accord de sixte sur la tierce; et nulle incertitude sur
le ton.
En pratiquant la quinte et sixte sur la quarte, je m'achemine
au repos de la dominante.
Et la succession de deux accords dissonants , l'un sur la
sixte et l'autre sur la sensible, donnera d'autant plus de dou-
ceur et de force au repos de l'octave.
Je descends de Y ut au si par un intervalle chromatique.
l'élève.
Et fatigant.
374 LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
Et c'est par cette raison que j'accompagne ce si de l'accord
de sixte, dérivé d'un repos.
Je pratique la dissonance ré, fa, la, ut sur la sixième
note la-, et cette dissonance me conduit à la dominante sol.
Mais le fa et le la ne dissonent avec la dominante sol que dia-
toniquement, je rends le fa dièse; ré, fa dièse, la, ut...
l'élève.
Ensuite sol, si ré. Bon repos. Après avoir descendu de trois
degrés, il s'agit d'arriver à la tonique.
le maître.
Le chemin est un peu long. Aussi me délasserai-je sur la
médiante mi que j'accompagnerai de l'accord de sixte, dérivé
d'un repos. Le triton sur la quarte préparera cette consonnance.
Je pratiquerai la forte dissonance de la dominante sur la
seconde note, et je terminerai ma route en m'asseyant finale-
ment sur la tonique.
l'élève.
Comment avez-vous pu vous résoudre à monter de la quinte
à l'octave, par deux degrés, .sans faire une petite station?
le maître.
Je ne l'ai pu.
l'élève.
En descendant de si à sol, vous ne vous êtes pas contenté
de la dissonance légère qui s'y trouve ; il vous en a fallu une
plus forte.
LE xMAÎTRE.
C'est que je ne me refuse pas à un petit chagrin quand il est
compensé par un grand plaisir.
1.' ELEVE.
C'est fort bien fait dans l'occasion.
LE MAÎTRE.
En descendant en mineur, je vais mon chemin sans détour.
l'élève.
La bémol, sol, vous repose aussi bien que fa dièse, sol.
LE MAÎTRE.
Ou presque aussi bien.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
375
L ELEVE.
Est-ce votre usage dans la vie d'assaisonner vos plaisirs
comme en musique?
LE MAÎTRE.
Je hais les gens à protocole, et je n'en ai point. Mais s'il
m'arrive dans la journée d'être blessé de quelque dissonance
accidentelle, le soir je m'en venge en les bannissant de l'har-
monie , et je me mets à accompagner toutes les notes de la
gamme d'accords consonnants, comme vous allez voir.
Manière de monter la gamme avec des accords consonnants, en majeur d'ut.
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toujours en majeur d'ut.
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LEÇONS DE CLAVECIN
Autre manière d'accompagner la gamme avec des accords consonnants,
toujours en mineur d'ut.
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L ELEVE.
Cela fait très-bien; et bénie soit la déplaisance accidentelle
de la journée qui vous a inspiré le soir cet enchaînement
agréable! Les batteries qu'on y peut pratiquer y répandront de
la gaieté... Mais il me semble que c'est la marche de la pre-
mière phrase harmonique : la, fa, sol, ut. Vous êtes consé-
quent dans vos principes. Consonnance ou dissonance, toujours
la forte précédée de la faible... Pourquoi accompagnez-vous
la sixte, en descendant, de l'accord parfait en mineur et de
l'accord de sixte en majeur?
LE MAÎTRE.
Pourquoi? c'est que cela me plaît davantage, et qu'en
musique...
l'élève.
Dites dans tous les beaux-arts, tout ce qui plaît est bien.
LE MAÎTRE.
Et puis remettons-nous en ut... Montez-en l'octave chroma-
tiquement, de la main gauche.
l'élève.
C'est fait.
LE MAÎTRE.
Frappez quatre fois la première note ut, et accompagnez-la
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 377
de l'accord parfait majeur, de l'accord parfait mineur, de la
sixte et de la fausse quinte.
l'élève.
Ceci se complique. En ut, accord parfait majeur, ut, mi, sol;
accord parfait mineur, ut, mi bémol, sol; accord de sixte...
L'accord de sixte... Ne m'interrompez pas... L'harmonie con-
sonnante produit un accord de sixte, en mettant sa seconde
note à la basse... Il faut ici que cette seconde note soit ut.,.
Laissez-moi chercher... Mais c'est la, ut, mi.
LE MAÎTRE.
Mademoiselle, vous venez de faire l'accord parfait mineur
d'ut; ut, mi bémol, sol; vous êtes donc dans une modulation de
trois bémols, et voilà que vous sautez tout de suite à la, ut,
mi, où tout est naturel. Voyez du moins s'il n'y aurait pas un
autre accord de sixte qui me convînt mieux.
l'élève.
Je ne saurais rien faire de mieux pour votre service, quelque
désir que j'en aie.
LE MAÎTRE.
Mais la bémol, ut, mi bémol fait aussi avec ut un accord de
sixte; et vous serez en la bémol où il y a quatre bémols, un de
plus seulement qu'en mineur d'ut.
l'élève.
Il s'agit à présent de la fausse quinte d'ut; dans cet accord
ut est sensible; donc je suis en ré bémol où j'ai cinq bémols ;
c'est donc, pour la main droite, l'harmonie dissonante de la
dominante, /«bémol, ut; m?' bémol, .«0/ bémol.
LE MAÎTRE.
Sauvez.
l'élève.
L'accord parfait de ré bémol fera mon affaire.
le maître.
Bien, très- bien. Arrêtez-vous un moment, et voyez que voilà
déjà l'accord parfait majeur sur le second son de l'octave chro-
matique; savez-vous ce qu'il faut faire? Continuer par l'accord
parfait mineur, par la sixte, la fausse quinte, la note qui sauve,
et traverser ainsi toute l'échelle des douze sons de l'octave
chromatique.
378 LEÇONS DE CLAVECIN
l'élève.
Je ne désespérerais pas d'en venir à bout; mais le problème
demande de la réflexion, et j'en réserve la solution pour un
moment de ferveur.
LE MAÎTRE.
Comment! vous parlez la langue des géomètres.
l'élevé.
C'est que leurs expressions ont passé dans l'usage commun.
LE MAÎTRE.
Cherchons à monter l'octave chromatique d'une autre
manière. Essayez sur le premier son ut l'accord parfait mineur ;
sur le second ré bémol, la quinte et sixte en majeur ; sur le
troisième ré, la fausse quinte.
l'élevé.
L'accord parfait mineur d'ut est ut, mi bémol, sol... La
sixte quinte sur rc bémol est... Attendez... Je suis en la bémol
où il y a quatre bémols... La dissonance de seconde qui pro-
duit cet accord de sixte et quinte est si bémol, ré bémol, fa, la
bémol... reste la fausse quinte sur rc... La fausse quinte sur ré
mène en mi bémol; l'harmonie qui produit cet accord est si
bémol, ré, fa. la bémol... et puis voilà le tout mieux exécuté.
LE MAÎTRE.
Procédez toujours par accord parfait mineur, quinte el sixte.
et fausse quinte que vous sauverez.
l'élève.
Autre tâche à remplir, quand je serai seule... Mais je ne
vois point ici la quinte et sixte sauvée; pourquoi cela?
le maître.
Ce n'est point une règle générale que de sauver tout de suite
une dissonance. Vous en verrez plusieurs se succéder. Descen-
dons a présent la môme octave chromatique.
Accompagnez la première note ut, de l'accord parfait mi-
neur.
La seconde note si, de la sixte.
La troisième si bémol, encore de la sixte.
La quatrième la, de la petite sixte majeure.
La cinquième la bémol, de la petite sixte.
La sixième sol, de l'accord parfait majeur.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
379
L ELEVE.
Le reste de l'octave?
a tonique, selon
. Vous secouez la
LE MAITRE.
En descendant diatoniquement jusqu'à
l'accompagnement de la gamme en mineur
tête?
l'élève.
Cette marche est incomplète.
LE MAÎTRE.
C'est-à-dire que vous en voulez une qui parcoure toute l'oc-
tave en descendant. Reprenez votre bonne humeur; la voici.
Sur la première note ?//, accord parfait majeur.
Sur la même note, le triton.
Sauvez le triton sur la seconde note si.
Sur la troisième note si bémol, la sixte.
Sur la même note, le triton.
Sauvez ce triton sur la note suivante, et continuez jusqu'à
la tonique sur laquelle, quarte et sixte ; puis la septième super-
flue à sauver par l'accord parfait.
Et pour que vous puissiez posséder ces différentes manières
d'accompagner l'octave chromatique, tant en montant qu'en
descendant, je vais vous les écrire en ut, d'où vous les appli-
querez à votre aise à toutes les autres modulations.
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Manière de monter chromatiquement l'octave.
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LEÇONS DE CLAVECIN
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Manièrc de descendre l'octave chromatiquement, jusqu'à la dominante,
ensuite diatoniquement jusqu'à la tonique.
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l'élève.
Demain, cela sera su et pratiqué clans toutes les octaves. 11
ne s'agit que de retenir la marche.
LE MAÎTRE.
Nous avons laissé en arrière deux accords avec lesquels je
vous conseille de faire connaissance en passant.
Exécutez l'accord parfait majeur d'ut. Supprimez la tierce
mi; substituez à cette tierce la quarte fa. Frappez ut, fa, sol,
avec la basse ut; et vous aurez ce qu'on appelle accord de
quarte.
l'élève.
Il semble suspendre le repos de l'accord parfait.
LE MAÎTRE.
Aussi l'appelle-t-on accord de suspension. On lui fait suc-
céder l'accord parfait. Dans cet accord de suspension, vous avez
mis à la place de la tierce que vous avez supprimée, la quarte;
n'est-il pas vrai? Mais il en est un antre qui suspend égale-
ment, et qu'on forme en substituant la seconde ou neuvième à
la tonique. Celui-ci demande pareillement à sa suite l'accord
parfait.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
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On chiffre le premier h.
On chiffre le second 9.
Voici un exemple de l'emploi de ces deux accords de sus-
pension.
Exemple des deux accords de suspension.
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L ELEVE.
Je vois ce que c'est.
LE MAÎTRE.
Il ne reste qu'à vous donner quelques progressions de basse
à débrouiller. Elles seront accompagnées. J'indiquerai les
accords par leurs signes. Je ne marquerai plus les modulations,
comme je l'ai fait aux précédentes, par des dièses ou des
bémols; ce sera votre affaire que de les reconnaître aux accords
qui n'ont lieu que sur certaines notes de la gamme.
l'élève.
J'ai peu de goût en général pour l'énigme et le logogriphe ;
il faudra cependant s'occuper sérieusement des vôtres. Puisque
vous me proposez cette tâche, vous me supposez en état de la
remplir. Écrivez. Cependant, je vais jouer une sonate ou lire
quelques pages de Y Histoire de France de l'abbé Velly, qu'on
m'a dit moins triste que le jésuite Daniel.
Première progression de basse.
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Seconde progression de basse.
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LEÇONS DE CLAVECIN
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Troisième progression de basse.
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LE MAÎTRE.
Voilà, mademoiselle, de quoi exercer votre tête et vos mains.
Si vous m'en croyez, vous commencerez par méditer un peu ces
progressions. Lorsqu'à l'aide des notes et des signes vous en
aurez bien saisi les harmonies et leur marche, vous vous met-
trez au clavecin ; jouez, arpégez ; variez les batteries ; employez
25
XII.
380 LEÇONS DE CLAVECIN
les quatre sons des harmonies dissonantes; supprimez-en un,
deux, même trois, si cela vous convient; et j'ai l'honneur de
vous souhaiter le bonsoir.
l'élève.
Jusqu'à présent, ce Velly ne m'intéresse pas autrement. 11
n'assure rien ; il va sans cesse doutant. S'il ne me plaît pas,
c'est ma faute sans doute; un ouvrage qui a obtenu un suffrage
universel peut aisément se passer du mien. C'est que j'ai un
redoutable modèle de comparaison dans la tête. Ce Voltaire, que
je sais par cœur, fait bien du mal aux autres historiens que je
lis. Quelquefois je voudrais pouvoir l'oublier, et je ne saurais.
Lisons pourtant M. Velly, car il serait honteux de savoir l'his-
toire ancienne et d'ignorer celle de son pays.
FIN DU NEUVIÈME DIALOGUE,
DIXIÈME DIALOGUE
ET
SUITE DE LA CINQUIÈME LEÇON D'HARMONIE
LE MAITRE, L'ÉLÈVE, LE PHILOSOPHE.
LE PHILOSOPHE.
Vous arrivez à propos, monsieur, pour nous juger.
LE MAÎTRE.
La chose est claire; mademoiselle a tort.
LE PHILOSOPHE.
Point de partialité... Ma fille, exposez vous-même le fait.
l'élève.
Mon papa prétend que j'en sais assez pour faire toute seule
une progression de basse, et que, si j'ai le courage de le tenter,
j'y réussirai.
LE MAÎTRE.
N'en avez-vous pas joué plusieurs? Ne les entendez-vous
pas? Contiennent-elles autre chose que vos leçons? Prononcez.
l'élève.
Je prononce qu'au mouvement près, et à la valeur des
notes que je puis changer, j'en copierai à peu près une des
vôtres.
LE PHILOSOPHE.
Quoi, mademoiselle, il n'y a pas d'autres manières de com-
biner les modulations? Dans chacune, vous ne pouvez pas
former d'autres chaînes d'accords? Il n'y a donc plus de
musique à faire?
l'élève.
Je me tâte de la meilleure foi du monde ; je vous obéirai
388 LEÇONS DE CLAVECIN
certainement, si vous ordonnez; mais je proteste qu'il y aura
autant de sottises que de mesures.
LE PHILOSOPHE.
Et vous, monsieur, êtes-vous de cet avis?
LE MAÎTRE.
Je suis d'avis que nous commencions notre leçon.
LE PHILOSOPHE.
Je n'empêche rien.
LE MAÎTRE.
Je vous demande pardon, monsieur; vous empêchez tout.
Votre enfant craint de faire mal devant vous, et grâce à cette
crainte, elle ne sait plus ce qu'elle fait. Nous ne voulons nous
montrer à notre papa que quand nous serons sublime.
LE PHILOSOPHE.
Serais-je plus redoutable ou moins indulgent pour elle que
M. B... C'est un homme qui a été maître de chapelle, qui a
composé, qui a écrit, qui a pratiqué. 11 me fit une visite, il y a
quelques jours; elle était au clavecin. Je le priai de l'entendre.
Il eut cette complaisance; et le témoignage qu'il m'en rendit
aurait été aussi agréable pour son maître qu'il le fut pour elle
et pour moi.
l'élève.
M. B... me comparait à la multitude des écolières, et mon-
sieur au courant des maîtres.
LE MAÎTRE.
Monsieur...
LE PHILOSOPHE.
Je vous entends.
l'élevé.
A présont que nous voilà seuls et que je puis dire et faire des
bêtises tout à mon aise sans impatienter personne, car on ne
vous impatiente jamais, vous, j'aurai plus de hardiesse, et, pour
ne rien celer, moins de modestie. Je vous confierai que j'accom-
pagne les treize sons de l'octave chromatique en montant, en
descendant.
LE MAÎTRE.
Sans broncher?
l'élève.
Suis broncher ; que vos accords de suspension n'ont rien
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 389
d'eflYayant que leur nom scientifique, et que ces trois progres-
sions de basse que vous m'avez laissées ne m'embarrassent que
médiocrement.
LE MAÎTRE.
11 y en avait là trois fois plus qu'il n'en fallait pour enchan-
ter monsieur votre père.
l'élève.
Assurément, si j'avais été sûre de me posséder. Mon papa
est le meilleur père et le plus mauvais maître qu'il y ait au
monde. 11 se souvient qu'il a été jeune; mais il ne se souvient
point du tout d'avoir été ignorant.
LE MAÎTRE.
Vous auriez expliqué la marche de ces progressions , et il
aurait vu...
l'élève.
Il aurait vu que je me trompais souvent; j'aurais vu qu'il
souffrait; et vous auriez vu que je me serais trompée bien
davantage, et que j'aurais fini par pleurer... J'ai joué vos pro-
gressions. Tâchons de les débrouiller.
LE MAÎTRE.
Ce n'est pas la magie noire. La première est à deux temps.
J'ai commencé en mineur d'ul. J'ai accompagné la tonique
successivement de tous les accords consonnants, de l'harmonie
de la seconde note que j'ai fait suivre de la fausse quinte dans
la même octave.
l'élève.
Je vois cela ; et cette marche vous a mené jusqu'à la sixième
mesure.
LE MAÎTRE.
L'accord de neuvième qui accompagne la sixième mesure
suspend la consonnance qui doit sauver la dissonance de la
mesure précédente.
A la huitième et à la neuvième mesure, je regarde Y ut comme
dominante.
A la treizième mesure, je prépare un changement de modu-
lation par la fausse quinte qui me conduit en mineur de fa.
l'élève.
Mais je crois que la petite sixte de la quinzième mesure
390 LEÇONS DE CLAVECIN
appelle le repos de la dominante, indiqué à la seizième ; et ces
quatre dernières sont en mineur de /'</.
A la dix-septième mesure, Y ut devient tonique; et dans les
mesures qui suivent vous montez la gamme à'ut, chromatique-
ment, par l'accord parfait majeur, mineur, la sixte et la fausse
quinte sur chaque son.
\ la vingt-cinquième mesure, vous rompez cette marche que
vous n'avez suivie que jusqu'en ré... Arrêtons-nous ici un mo-
ment, et sachons pourquoi dans cette marche chromatique vous
avez écrit la même touche du clavier : celle, par exemple, qui
est entre Yut et le ré, d'abord par rè bémol, et ensuite par ut
dièse. Cette touche a ces deux noms ; mais pourquoi les avez-
vous employés tous les deux?
LE MAÎTRE.
C'est que le rè bémol est la basse de l'accord qui sauve la
fausse quinte sur ut, ut; et comme je veux pratiquer une fausse
quinte sur la même basse, elle devient sensible du ton qui est
ré; or la sensible de ré est ut dièse; donc la même touche est
nécessairement rc bémol, comme basse de l'accord parfait qui
sauve la fausse quinte, et ut dièse, comme basse de la fausse
quinte qui ne peut être sauvée que par l'accord parfait de ré.
l' élève.
Autre chose. Dans la troisième progression, j'ai rencontré
des mesures de huit notes qui n'avaient qu'un seul accord, et
d'autres mesures qui n'en avaient point du tout. Papa m'a dit
de faire l'accord parfait sur la première de celles-ci.
LE MAÎTRE.
Les huit notes des mesures qui n'ont point d'accord sont
toutes renfermées dans la même harmonie; par conséquent le
même accord les accompagne toutes; mais si l'on frappait l'har-
monie pour chaque note, le chant en serait étoufle; il faut être
avare d'accords. Il est rare qu'un accompagnement qui suit
toutes les notes fasse un bon effet. C'est exprès que j'ai omis le
signe de l'accord en quelques mesures; j'ai voulu savoir si vous
trouveriez de vous-même celui qu'il y fallait pratiquer.
l'élève.
Et comment cela se trouve-t-il , chaque note de la gamme
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 391
pouvant être accompagnée de plusieurs accords, être prise pour
tonique, quarte, quinte, sensible, tierce majeure, tierce
mineure, etc., selon la modulation?
LE MAÎTRE.
La modulation est déterminée par la marche de la basse, et
par l'accord qui l'accompagne. L'usage vous apprendra le pre-
mier, et le second vous sera connu par théorie. Tombez-vous sur
quelques mesures sans accord? Tenez-vous-en à ceux qui accom-
pagnent les notes de la gamme en montant et en descendant. En
ut, dans les mesures qui ont précédé, j'ai supprimé l'accord sur
le sol. La modulation une fois donnée par les mesures antécé-
dentes, je n'ai point chiffré la tonique.
l'élève.
Et voilà pourquoi papa me conseillait l'accord parfait. D'ici
à quelque temps, je vous prie, marquez tous les accords.
LE MAÎTRE.
Et vous voilà revenue à votre pusillanimité ; un peu de cet
enthousiasme intrépide de monsieur M... ne vous irait pas mal;
il lui en resterait assez, et vous en auriez ce qu'il vous en faut...
Allons qu'on m'écrive une basse, tout à l'heure; et qu'on l'ac-
compagne.
l'élève.
Dictez. Je copie tout ce qu'on veut, prose, vers, musique.
LE MAÎTRE.
Vous mettriez-vous bien en majeur d'ut?
l'élève. -
Vous plaisantez, je crois?.
LE MAÎTRE.
Faites toujours.
l'élève.
Voilà l'accord parfait de la tonique. Je suis forte sur l'accord
parfait et sur le chemin du repos; ut, mi, sol; sol, si, ré; ut,
mi, sol, et vous appelez cela de la musique?
le maître.
Pourquoi non?
l'élève.
Voulez-vous encore les deux phrases harmoniques, etc., etc?
392 LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
Non, non. Mais en quittant la modulation majeure d'ut, où
peut-on aller?
l'élève.
On peut aller... Soufflez, souillez, ou je m'en vais où il me
plaira.
LE MAÎTRE.
Quoi! vous ne vous rappelez pas qu'en changeant de modu-
lation, la règle la plus générale est de passer dans les modu-
lations relatives?
l'élève.
Heureusement, mon papa n'y est pas; comme il crierait!
Et dans celles qui ont un dièse ou un bémol de plus; et du
majeur au mineur, et du mineur au majeur.
LE MAÎTRE.
Convenez entre nous qu'il aurait eu un peu raison de crier.
l'élève.
Et pourquoi ne criez-vous pas, vous?
le maître.
C'est qu'il faut que chacun fasse son métier, et que le mien
est de ne pas crier.
l'élève.
J'étais en majeur d'ut; je le quitte et je vais en majeur de
sol, pour avoir affaire à un dièse.
le maître.
Et par combien de chemins peut-on aller d'ut en sol sa
quinte?
l'élève.
Je ne vais jamais par quatre; je prends, toujours le plus
court. Écoutez : voilà la consonnance du majeur d'ut; je la
laisse, et je m'arrête tout de suite au repos principal du majeur
de sol.
LE MAÎTRE.
11 n'y a rien à dire; mais vous pouvez quitter la conson-
nance ut, ?)ri, sol de trois manières; si elle fait avec la basse
ut un accord parfait, vous sortez par le principal accord de la
modulation; si elle fait avec la basse mi un accord de sixte,
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 393
vous sortez par cet accord ; si elle fait avec la basse sol un
accord de quarte et sixte, vous sortez par un accord de quarte
et sixte. Ces trois acccords sont trois issues.
l'élève.
Entre lesquelles j'ai choisi l'accord parfait, et jem'en félicite.
LE MAÎTRE.
Afin qu'il n'y ait point de jalousie; quittez la modulation
majeure d'ut par la sixte sur mi, par la sixte quarte sur sol.
On peut aller du majeur d'ut au majeur de sol :
1° Simplement, sans préparer la principale consonnance sol,
si, ré par aucune dissonance.
2° En la préparant par une dissonance.
3° En la préparant par une double disssonance.
l'élève.
Entendons-nous... aller d'ut en sol sans préparer la prin-
cipale consonnance sol, si, ré, c'est?
LE MAÎTRE.
C'est tout de suite, après avoir mis à la basse une des notes
de l'harmonie majeure ut, mi, sol, frapper sol, si, ré, en met-
tant à la basse ou le sol, ou le si, ou le ré, comme vous avez fait.
On va dans le même ton majeur de sol en faisant, après ut,
mi, sol, l'harmonie dissonante de la dominante ré, fa dièse
la, ut, donnant pour basse à cette harmonie ou le ré, ou le fa
dièse, ou le la, ou Xut, ou le sol, ou le si et sauvant ensuite
cette dissonance par l'harmonie sol,^ si, ré, ou l'un de ses
dérivés selon le son sol, si, ou ré, mis à la basse.
l'élève.
Ré, fa dièse, la, ut, harmonie dissonante de la dominante
de sol, où vous allez au sortir de la modulation d'ut, étant
la dissonance principale de la modulation de sol, elle conduit
au principal repos sol, si, ré. Laissez-moi faire ; je veux sortir
ou plutôt entrer par toutes ces portes. Je prends fa dièse pour
basse et j'entre par la fausse quinte.
LE MAÎTRE.
C'est cela. Allons donc. Voici toutes les manières d'aller du
majeur d'ut au majeur de sol par l'harmonie dissonante de la
dominante ré :
394
LEÇONS DE CLAVECIN
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Chaque mesure contient une manière. La différence n'est que
dans les notes de basse. Les harmonies restent les mêmes. En
écrivant ces harmonies, j'ai négligé les positions, afin que
l'exemple fût plus net.
l'élève.
Oh ! j'y suis, et je suis tout étonnée de n'y avoir pas été
plus tôt. Je puis aller du majeur d'ut au majeur de sol par tous
les accords dérivés de l'harmonie dissonante de la dominante
de sol, h l'exception de la quinte superflue qui n'a pas le même
privilège.
LE MAÎTRE.
Non, en majeur de sol; mais en mineur?
l'élève.
En mineur de sol? Attendez. La tierce étant mineure... cette
tierce mise à la basse peut y produire... oui, la quinte superflue.
Mais vous m'avez prescrit, en changeant de modulation, de
n'avoir qu'un bémol de plus; et voilà que vous me permettez
d'aller du majeur d'ut au mineur de sol.
LE MAÎTRE.
Mais je vous ai dit aussi qu'on pouvait avoir un bémol de
moins, et toujours aller du majeur au mineur. Allez donc du
majeur d'ut au mineur d'ut; quittez le mineur d'ut et passez
par la quinte superflue au mineur de sol.
l'élève.
Pourquoi quitter toujours, comme vous faites, la modulation
d'ut} par l'accord parfait, tandis que je sais qu'on en peut sortir
ou par la sixte sur la tierce, ou par la sixte et quarte sur la
quinte?
LE maître.
Pour que vous puissiez plus facilement appliquer ces pas-
sages à d'autres modulations. Pas d'autre motif.
l'élevé.
Cela ne me suffira pas pour l'intervalle de cette leçon à la
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 395
suivante. L'habitude de l'instrument lève bien des difficultés, et
je vais vite. Si vous m'écriviez à présent les différentes issues
du majeur d'ut au majeur de sol, en préparant le repos sol, si,
ré par une double dissonance?... Je prévois d'avance que
l'autre dissonance sera la, ut, mi, sol, celle de la seconde la,
qui précédera celle de la dominante ré que vous sauverez par
l'accord parfait sol, si, ré, comme dans une de nos phrases har-
moniques.
LE MAÎTRE.
Gela est juste. Les harmonies seront ut, mi, sol, que je
quitte en faisant la, ut, mi, sol; ré, fa dièse, la, ut, qui appel-
lent le repos principal sol, si, ré, de la nouvelle modulation.
Yoici les différents passages du majeur d'ut au majeur de
sol, par une double dissonance. Dans ces exemples, l'ut n'aura
toujours que l'accord parfait.
Passage du majeur d'Hi au majeur de sol, par une double dissonance.
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Vous transposerez cela dans toutes les modulations.
l'élève.
Cela va sans dire.
LE MAÎTRE.
Et comme la pâture n'est pas suffisante, j'ajoute à ces
exemples les manières diverses de passer du majeur d'ut au
majeur de fa, sa quarte; et du majeur d'ut en la, sa sixte et son
relatif.
Passage du majeur d'ut au majeur de fa, par une simple dissonance.
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Passage du majeur d'ut au majeur de fa, par une double dissonance.
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Et le passage du majeur d'ut au mineur de fa?
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Si vous voulez aller du majeur d'ut au mineur de/Vz, ce seni
la même marche, observant seulement de faire succéder la con-
sonnante du mineur d'ut à la consonnance du majeur d'ut, e
de pratiquer la quinte superflue à la place de la neuvième di-
minuée et septième.
Passage du majeur d'ut au mineur de fa, par une simple dissonance.
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Passage du majeur d'ut au mineur de fa, par une double dissonance.
l'élève.
Puisqu'on peut toujours aller dans les modulations qui on
un dièse ou un bémol de plus ou de moins, je passerai donc
s'il me plaît, du majeur d'ut ou mineur de ré ou de mi?
LE MAÎTRE.
Assurément; je vous en donnerai des exemples par la suite
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 397
Quant à présent, suivez le grand chemin ; allez du majeur d'ut
en fa, et de fa au mineur de ré son relatif.
l'élève.
Mais ces passages que vous m'avez donnés me conduiraient
tout de suite au mineur de ré?
LE MAÎTRE.
Je l'avoue ; mais si vous passez d'abord par le majeur de fa,
vous ferez mieux; la dissonance principale qui amènerait la
modulation de ré serait celle de sa dominante, la, ut dièse, mi,
sol ; donc en allant subitement du majeur d'ut en ré, outre le
bémol, vous faites paraître le second dièse; or ce second dièse
suppose le premier, ce qui rend le chant abrupt. En allant
d'abord en fa, et de fa en mineur de ré, rien de nouveau que
Y ut dièse.
l'élève.
Je n'aime pas les routes communes et battues ; mais puis-
qu'il n'y a pas moyen de faire un pas de plus que vous ne
l'avez prononcé dans vos décrets, en attendant les routes immé-
diates du majeur d'ut, en ré et en mi, que vous me promettez,
il faudra s'en tenir au chemin connu.
LE MAÎTRE.
Et ce faisant, vous ferez bien. Si vous débutez par les pas-
sages en mineur, vous prendrez le même tour pour arriver aux
quartes et aux quintes.
Par exemple, pour aller du mineur de la au mineur de ré,
sa quarte, vous suivrez d'abord les passages prescrits en fa, et
de ce majeur de fa vous irez au mineur de ré, son relatif.
Pareillement, pour aller du mineur de la au mineur de mi,
sa quinte, les mêmes passages vous mèneront plus doucement
d'abord au majeur de sol, et de là au mineur de mi, son relatif.
Sachez pourtant que cette marche n'est pas nécessaire, sur-
tout si vous allez, par exemple, du mineur de la au mineur de
ré, simplement, sans préparer la consonnance de ré, fa, la par
aucune dissonnance.
Et puis dans les cas difficiles appelez votre papa.
l'élève.
J'ai la vanité de me croire plus forte que lui. Chacun a son
lot. 11 me trouvera des chants tant que j'en voudrai ; pour des
LEÇONS DE CLAVECIN
harmonies, c'est mon affaire. Avec le temps, nous ferons à nous
deux un bon musicien. Ah ! monsieur, la bonne folie que de pré]
tendre avec certains auteurs que c'est l'harmonie qui inspira
[i - chants! C'est le génie, le goût, le sentiment, la passion qui
inspire le chant; c'est l'étude qui rend profond harmoniste.
Celui qui cherche la mélodie dans son cœur est un homme sen-
sible : celui qui la cherche -dans son oreille est un automate bien
organisé. Je me trompe fort, ou des chants qui n'émaneraient
pas de l'âme qu'on ne donne point, mais qui résulteraient d'une
combinaison d'accords, seraient souvent plats, décousus, maus-
sades, bizarres, vides de sens, bons pour des tympans, mauvais
pour des entrailles. Les sons retournent d'où ils viennent, de
l'organe à l'organe, du cœur au cœur.
LE MAÎTRE.
Vous pourriez bien avoir raison; et si vous avez besoin d'un
exemple qui appuie votre opinion, je ne vous conseille pas de
l'aller chercher bien loin.
l'élève.
Est-ce de vous ou de moi que vous parlez?
LE MAÎTRE.
De moi, mademoiselle?
l'élevé.
De vous? Avez-vous tenté?
LE MAÎTRE.
Rarement; et c'est une des bonnes preuves que j'en aie.
l'élève.
C'est-à-dire que vous ressemblez à celui qui tenait dans ses
mains un Crémone, à qui l'on demandait s'il savait jouer de cet
instrument, et qui répondait : « Je n'en sais rien; je n'ai jamais
essayé. »
LE MAÎTRE.
Votre conte est bon; cependant je persiste. Celui qui a du
génieesl entraîné à la chose dont il a le génie; soyez sûre que
ce Hasse que nous accompagnons, et tant d'autres, ont chanté,
malgré qu'ils en eussent, comme le rossignol dans la forêt; et
>i le génie me vient jamais, je dirai avec le poëte ridicule de
la Mélromanie :
Dans ma tète un beau jour ce talent se trouva,
Et j'avais quarante ans, quand cela m'arriva.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 399
En attendant cette bonne fortune, amusons-nous un peu
des chefs-d'œuvre de ces hommes merveilleux; ou pour nous
délier les doigts, commençons par les enchaînements de gam-
mes... brava... Lorsque je vous occupai de ces enchaînements,
dites vrai, en conçutes-vous l'importance?
l'élève.
Non.
LE MAÎTRE.
A présent?
l'élevé.
Je vois que cet exercice m'a aplani la moitié des difficultés;
aucune gamme qui ne me soit devenue tout à fait familière;
plus de tâtonnement; oreille prompte à discerner les différentes
modulations. Tenez, faisons une expérience; je vais dans l'ap-
partement voisin, vous presserez la touche de mon clavecin qu'il
vous plaira; et sur-le-champ je la nomme. Vous parcourrez en
majeur ou en mineur la première octave qui vous passera par la
tête, et je n'en serai pas plus incertaine.
LE MAÎTRE.
Voyons.
l'élève.
C'est la bémol ou sol dièse... fa dièse ou sol bémol... la
gamme en mineur de si bémol ou de la dièse.
le maître.
Vous avez deviné.
l'élevé.
Mais cette oreille qui connaît si bien le clavier devient imbé-
cille, si l'on chante, ou si l'on joue d'un autre instrument.
LE MAÎTRE.
Défaut d'exercice; autre idiome qui lui est étranger.
l'élève.
Cet organe-là que j'ai aux deux côtés de ma tête a quelque
chose de bizarre.
LE MAÎTRE.
Qu'importe.
FIN DU DIXIÈME DIALOGUE ET DE LA. CINQUIÈME LEÇON.
ONZIÈME DIALOGUE
ET
SIXIÈME LEÇON D'HARMONIE.
LE MAITRE, L'ELEVE.
LE .MAITRE, debout, en silence, derrière son élève qui ne l'aperçoit pas.
(A part.)
Fort bien... Voyons comme elle se tirera de là... A mer-
veille... (Haut)... Brava... brava...
l'élève.
Al) ! vous voilà!
LE MAÎTRE.
Continuez. Je n'y suis pas.
l'élève.
Y a-t-il longtemps que vous m'écoutez?
LE MAÎTRE.
Je ne vous ai point écoutée, je ne vous écoute point.
1,' ELEVE.
Vos passages d'harmonie me tourmentent.
LE MAÎTRE.
Pas trop, à ce qu'il me parait.
L' ELEVE.
Je suis pourtant parvenue à les exécuter en plusieurs modu-
lations.
LE MAÎTRE.
Et vous n'avez pas choisi les plus faciles.
i.' eley i:.
Qu'en pensez-vous?
LEÇONS DE CLAVECIN 401
LE MAÎTRE.
Je pense que c'est à présent que votre papa peut vous
demander une progression de basse, et que vous auriez tort de
la lui refuser. Tout est prêt. Vous possédez les phrases harmo-
niques dans toutes les modulations; vous accompagnez les huit
notes de la gamme, tant en montant qu'en descendant; vous
disposez de chacune d'elles à discrétion ; vous parcourez les
gammes diatoniquement, pratiquant sur chaque note plusieurs
accords tant consonnants que dissonants ; vous pouvez suivre
du grave à l'aigu et de l'aigu au grave l'échelle chromatique
en deux ou trois manières; vous savez changer de modulation,
et passer de plusieurs façons dans la quarte, la quinte et le
relatif; faire alternativement le majeur et le mineur, le mineur
et le majeur; qu'est-ce qui vous manque? Les clefs, les notes,
leur valeur, les signes des accords, tout ce que la lecture et
l'exécution de la musique supposent, vous le connaissez ; et
quand vous l'ignoreriez...
l'élève.
Dirigez-moi. Dictez. Je jouerai, en donnant une mesure à
chaque accord que je pratiquerai. J'arpégerai l'harmonie. L'oi-
seau niais est sur le bord du nid ; mais il n'a pas l'aile assez
forte pour prendre son vol ; il faut le pousser et le soutenir.
LE MAÎTRE.
J'y consens. Débutons en mineur de fa.
Faites l'accord parfait sur la tonique.
Faites-en autant sur la quarte.
Préparez le repos de la dominante par la septième
Faites succéder à ce repos la sixte sur la tierce la bémol.
Préparez le repos de la tonique par la fausse quinte.
Préparez le repos de la dominante par la petite sixte.
Faites succéder à cette consonnance majeure d'ut la con-
sonnance mineure.
De Vut, descendez chromatiquement à la, par les deux sixtes
et le triton que la sixte sur la sauvera.
Par ce moyen, vous voilà en majeur de fa.
Préparez le repos de la tonique par la fausse quinte.
Allez au relatif, simplement, sans changer de basse.
Préparez le repos de la tonique par la petite sixte majeure.
Et puisque vous voilà en mineur d'un bémol, allez au mineur
xii. 2G
402 LEÇONS DE CLAVECIN
de deux bémols; mais observez de passer par la majeure de si
bémol, afin de rendre la marche plus douce.
l'élève.
Du mineur de ré, j'irai simplement en si bémol, sans chan-
ger de basse; j'aurai l'accord de sixte sur ré.
LE MAI IRE.
C'est cela. Préparez encore le repos de la tonique par la
petite sixte majeure, afin d'y rester un peu.
Allez à présent en mineur de sol par le même chemin.
l'élève.
Cette basse me plaît... fa, mi, ré; ré, ut, si bémol; si bémol,
la, sol... Ne suis-je pas la maîtresse de faire le ré quinte de sol
(pie j'accompagnerais de l'accord parfait? Ce repos m'invite.
J'en frappe simplement l'harmonie.
LE MAÎTRE.
Très-bien imaginé. Regardez ce repos comme principal, et
vous serez en majeur de rè avec deux dièses... Allez dans sa
quinte et vous aurez trois dièses.
l'élève.
Laissez-moi faire, l'oiseau est parti. Je mêle ensemble deux
passages. D'abord je vais simplement par la sixte et quarte. Je
m'engage dans le passage de la double dissonance qui s'ouvre
par la petite sixte. J'ai donc pour basse mi, fa dièse, sol dièse,
la.
LE MAÎTRE.
Je vois qu'il est temps de vous révéler les mystères. Sache/
donc qu'il y a deux nouvelles harmonies.
l'élève.
Quelles?
LE MAÎTRE.
L'harmonie ^emprunt et l'harmonie superflue.
Ces deux harmonies produisent sept accords dans les modu-
lations mineures.
L'harmonie d'emprunt fournit des passages sublimes, et
change la modulation d'une manière aussi brusque, aussi simple
que surprenante.
Jugez combien ces sept accords doivent donner de variété
et de charme aux progressions.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 403
l'élève.
Je le conçois. Mais vous me conduisez en majeur de la, et
vous m'y laissez ! Gela ne me convient pas. Je suis partie du
mineur de fa, et il n'y a harmonie d'emprunt qui tienne; il
faut que je revienne en mineur de fa. Ce mineur de fa par où
j'ai débuté occupe mon oreille qu'il faut satisfaire, si vous voulez
jouir de ma raison.
LE MAÎTRE.
De la douceur; vous irez toute seule; et ce sont les deux
nouvelles harmonies que je viens de vous annoncer qui vous y
conduiront.
Si vous n'êtes pas à votre aise en majeur de la, mettez-vous
tout de suite en mineur delà... C'est cela... Frappez l'harmonie
dissonante de la dominante... Voilà qui est bien... Haussez la
première note mi de cette dissonance d'un demi-ton... Juste-
ment... Hé bien, ce que vous faites là s'appelle harmonie d'em-
prunt... Cette harmonie est composée, comme vous voyez, de
trois tierces mineures, du moins en apparence; car fa, sol dièse
est une seconde superflue, même intervalle qu'une tierce
mineure.
l'élève.
C'est presque la même chose que l'harmonie dissonante de
la dominante.
LE MAÎTRE.
A cette seule différence près, que la dominante est haussée
d'un demi-ton.
l'élève. -
Et où mène cette harmonie? quel repos a-t-elle ou prépare-
t-elle?
LE maître.
Le repos de la consonnance mineure de la tonique.
l'élève.
Et son nom d'harmonie d'emprunt, d'où lui vient- il?
le maître.
Il vient, si l'on en croit Rameau, de ce qu'on y substitue la
sixte mineure à la dominante qui est note fondamentale de
toute dissonance qui mène au repos de la tonique, tant en
majeur qu'en mineur.
404 LEÇONS DE CLAVECIN
l'élève.
Nulle difficulté à trouver ces harmonies d'emprunt. Je frappe
sur-le-champ toutes les harmonies dissonantes de la dominante;
en ut, par exemple, l'harmonie de la dominante est sol, si, ré,
fa; donc l'harmonie d'emprunt est la bémol, si, ré, fa.
Il me fâche que l'harmonie d'emprunt ne mène pas égale-
ment à ut, mi, sol, et à ut, mi bémol, sol; comme c'est le pri-
vilège de la dissonance de la dominante sol, si, ré, fa.
Permettez que je cherche l'harmonie d'emprunt en la bémol.
La dissonance de la dominante est mi bémol, sol, si bémol, ré
bémol ; donc l'emprunt est dans cette octave, mi, sol, si bémol,
ré bémol.
LE MAÎTRE.
Vous vous trompez.
I.' ÉLÈVE.
Je me trompe!
LE MAÎTRE.
Oui. Vous haussez bien la dominante d'un semi-ton, mais
vous ne lui substituez pas la sixte mineure.
l'élève.
Je fais ce qui m'est prescrit ; je ne change rien à la disso-
nance de la dominante que la première note que j'altère selon
la règle de l'emprunt.
LE MAÎTRE.
Et que vous nommez mal. Vous êtes en la bémol ; quelle est
la sixte mineure de la bémol?
l'élève.
C'est fa bémol.
LE MAÎTRE.
Dites donc fa bémol, et non pas mi. Ces deux touches sont
1rs mêmes sur le clavier. Nulle différence pour celui qui joue;
différence pour celui qui écrit, de l'homme qui sait ce qu'il fait
à celui qui l'ignore.
l'élève.
Ce n'est point un dièse à mettre à côté de la dominante;
c'est la note même à supprimer, pour y substituer la sixte mi-
neure du ton. Voilà qui est dit pour toujours.
LE MAÎTRE.
Vous êtes en fa; cherchez-moi l'harmonie d'emprunt.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. ft05
l'élève.
La dissonante de la dominante est ut, mi, sol, si bémol.
Donc l'harmonie d'emprunt, ré bémol, mi, sol, si, bémol.
LE MAÎTRE.
En ré.
l'élève.
Un moment... Si bémol, ut dièse, mi, sol.
LE MAÎTRE.
En si.
l'élève.
En si? C'est sol, la dièse, ut dièse, mi. Mais j'aperçois une
chose singulière : c'est que pour les quatre harmonies d'em-
prunt que vous m'avez demandées , j'ai frappé les mêmes
touches.
• LE MAÎTRE.
C'est la vérité. Vous avez frappé les mêmes touches, mais ce
n'est pas la même chose. Tenez, les voilà écrites les unes au-
dessous des autres... Jugez-en :
En la bémol... fa bémol, sol, si bémol, ré bémol.
En fa ré bémol, mi, sol, si bémol.
En ré si bémol, ut dièse, mi, sol.
En si sol, la dièse, ut dièse, mi.
l'élève.
Chaque harmonie d'emprunt sur mon instrument sert-elle
pour quatre modulations ?
LE MAÎTRE.
Oui, mademoiselle, et c'est la raison pour laquelle vous n'y
pouvez pratiquer que trois différentes harmonies d'emprunt.
Douze modulations mineures, c'est une harmonie d'emprunt
pour quatre modulations, et trois harmonies d'emprunt pour
douze modulations.
l'élève.
Je saisis cela. Vous avez dit que l'harmonie d'emprunt était
composée de trois tierces mineures. En commençant par ut, par
mi bémol, par fa dièse ou par \a, les trois tierces mineures
tombent également sur les mêmes touches. 11 en sera de même
que je commence par ré bémol, par mi, par sol, ou par si
bémol; de même encore, en commençant par ré, par fa, par la
bémol ou par si.
m LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
C'est très-bien raisonné ; mais le principe par lequel douze
harmonies d'emprunt se réduisent à trois, sur le clavecin.
l'élève.
Je vais le savoir, parce que vous me le direz. A quoi bon me
creuser la tète à le chercher?
LE MAÎTRE.
A vous le rendre propre, à l'entendre mieux et à le retenir
plus facilement. C'est le prix de la réflexion. Il n'y a sur le cla-
vecin que douze touches différentes. L'harmonie d'emprunt en
emploie quatre à la fois et à égale distance. Entre chaque deux
touches employées, il y en a deux de laissées; ainsi quelle que
soit celle par laquelle on commence, il est évident qu'après trois
harmonies d'emprunt, on a frappé les douze touches différentes,
car trois fois quatre font douze.
Dans les modulations mineures, la même touche a quelque-
fois deux noms; d'où il arrive que les douze harmonies d'em-
prunt sont toutes différenciées au moins par le nom de quelques
notes, et peuvent ainsi se reconnaître et se rapporter à leur
vraie modulation.
l'élève.
Tandis que vous vous adressez à ma raison, mon clavier
s'adresse à mes yeux. Je frappe les touches, je regarde, et je
vois qu'après trois harmonies d'emprunt, j'ai parcouru les
douze touches différentes, par conséquent les douze modula-
tions, et qu'à la quatrième fois, je reviendrais sur les quatre
premières touches.
J'assurerais bien que les harmonies d'emprunt se reposent
sur la consonnance mineure de la tonique.
LE MAÎTRE.
Et sur quoi fondé?
l'élève.
Premièrement, sur ce que vous me l'avez dit, je crois.
L E MAÎTRE.
Ce n'est qu'une autorité qui prouve peu en matière d'art ou
de science.
l'élève.
Secondement, sur ce qu'en ut, l'harmonie d'emprunt est la
bémol, si, ré, fa, dont trois, la sensible si, le ré et le fa, dis-
ET PRINCIPES D'HARMONIE. ^07
sonent avec la consonnance cle la tonique du mineur d'ut. Donc
si vous avez bien raisonné jusqu'ici, je raisonne bien quand je
dis que cette consonnance doit succéder à ces dissonances pour
les sauver; et puisque l'harmonie d'emprunt renferme le la
bémol, j'en conclus encore que je suis en mineur d'ut; donc
cette tonique est celle du mineur d'ut} donc après l'emprunt,
la bémol, si, ré, fa, je frapperai ut, mi bémol, sol.
LE MAÎTRE.
Gela vaut mieux que ma parole, et voilà ce qu'on appelle
aller seule, aller bien, et prendre son maître par les épaules et
le chasser.
l'élève.
J'aperçois quelquefois à faire plaisir ; plus souvent je suis
bête à faire pitié. Ainsi vous resterez là.
le maître.
Jouez encore une fois cette harmonie d'emprunt avec la
main droite. Donnez-lui successivement pour basse les notes qui
la composent, la bémol, si, ré, fa.
l'élève.
Et quatre nouveaux accords.
le maître.
Sauvez-les.
l'élève.
L'harmonie ut, mi bémol, sol renferme assurément les
accords qui les sauvent; mais chacun d'eux en a certainement
un qui lui succède mieux qu'un autre, et je ne sais lequel.
LE MAÎTRE.
Un mot suffit pour vous tirer de là. Prenez dans ut, mi
bémol, sol, pour l'accord préféré, celui dont la note mise à la
basse sera la plus voisine de la basse cle l'accord d'emprunt que
vous aurez à sauver.
l'élève.
Ainsi après avoir fait entendre l'harmonie d'emprunt la
bémol, si, ré, fa, avec sa première note la bémol à la basse,
je ferai la quarte et sixte sur sol.
Après avoir fait entendre l'harmonie d'emprunt avec sa
seconde note si à la basse, je frapperai l'accord parfait de la
tonique.
4U8 LEÇONS DE CLAVECIN
Après avoir fait entendre l'harmonie d'emprunt avec sa troi-
sième note ré à la basse, je pratiquerai la sixte sur mi bémol,
ou l'accord parfait.
Je sauverai pareillement le quatrième accord de l'harmonie
d'emprunt, ou par la sixte et quarte, ou par la sixte; sol et mi
bémol étant également éloignés de fa. Est-ce cela?
LE MAÎTRE.
Plus nous avançons, plus je me persuade que quand l'élève
n'apprend rien, c'est la faute du maître.
l'élève.
Plus nous avançons, plus je me persuade que quand l'élève
n'apprend rien, c'est la faute de l'élève.
LE MAÎTRE.
Ce que vous me répondez est aussi poli et moins vrai que ce
que je vous disais.
On peut encore donner deux autres basses à l'harmonie
d'emprunt, la tonique et la tierce mineure.
l'élève.
Et cette harmonie dissonante produit six accords...
LE MAÎTRE.
Que je vais vous écrire, avec les consonnantes qui les sau-
vent...
l'élève.
Que je vais exécuter à mesure que vous les écrirez.
LE MAÎTRE.
Accords d'emprunt sauvés.
m
*
^
te
3j
U
_-_ :i
=S=3t
^
1 !"
1 — h
l j;i i,\ e.
Six accords... basses de ces six accords, la sixte mineure, la
sensible, la seconde, la quarte, la tonique et la tierce mineure...
Aucune incertitude sur ceux qui les sauvent; voilà les chiffres
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 409
qui les désignent... Et les noms de ces six produits de l'har-
monie d'emprunt?
LE MAÎTRE.
C'est pour me convaincre que je vous suis bon à quelque
chose; la question est honnête.
L'harmonie d'emprunt fait avec la sixte mineure un unis-
son, la\>, la !> ; une seconde superflue, la bémol, si; une quarte
superflue, la bémol, ré; une sixte majeure, la bémol, fa; et on
nomme ce premier accord seconde superflue.
L'harmonie d'emprunt fait avec la sensible si une septième
diminuée, si, la bémol ; un unisson, si, si; une tierce mineure,
si, ré; une fausse quinte, si, fa; et on nomme ce second accord
d'emprunt septième diminuée jointe à la fausse quinte.
L'harmonie d'emprunt fait avec la seconde ré une fausse
quinte, ré, la bémol; une sixte majeure, ré, si; un unisson, ré,
ré; une tierce mineure, ré, fa; et l'on nomme ce troisième
accord d'emprunt fausse quinte jointe à la sixte majeure.
L'harmonie d'emprunt fait avec la quarte fa une tierce
mineure, fa, la bémol ; un triton, fa, si; une sixte majeure, fa,
ré; un unisson, fa, fa; et l'on nomme ce quatrième accord
d'emprunt tierce mineure jointe au triton.
L'harmonie d'emprunt fait avec la tonique nt une sixte mi-
neure, ut, la bémol; une septième superflue, ut, si; une
seconde ou neuvième, ut, ré; une quarte ou onzième, îit, fa;
et l'on nomme ce cinquième accord d'emprunt sixte mineure
jointe à la septième superflue.
L'harmonie d'emprunt fait avec la tierce mineure mi bémol
une quarte, mi bémol, la bémol; une quinte superflue, mi
bémol, si; une septième superflue mi bémol, ré; une seconde
ou neuvième, mi bémol, fa; et l'on appelle ce sixième et der-
nier accord d'emprunt quarte jointe à la quinte superflue.
Quant à la manière de chiffrer ces accords, voici celle que
je préférerais :
La seconde superflue 2#ou2+.
La septième diminuée jointe à la fausse quinte.
T c ...... . -(3 ou +6.
La musse quinte jointe a la sixte majeure
4t0 LEÇONS DE CLAVECIN
.... 4 ou 4.
La tierce1 mineure jointe au triton
. ■ . , .-, fl 7zOu7+.
La sixte mineure jointe a la septième superflue. .
o ?o.
. . , , . n 5#ou5+.
La quarte jointe a la quinte superflue f
Vous rêvez, mademoiselle.
L' liLÈVE.
Oui, monsieur, et très-sérieusement.
LE MAÎTRE.
Et cette très-sérieuse rêverie?
l'élève.
C'est que quand vous m'avez dit que la science de l'harmonie
n'était rien, vous m'avez dit le mensonge le plus mensonge que
j'aie encore entendu ; savez-vous que pour oui ou non, je lais-
serais tout là?
LE MAÎTRE.
Combien y a-t-il de temps que nous nous occupons d'har-
monie?
l' élève.
Mais, quatre à cinq mois.
LE MAÎTRE.
El pourriez-vous me nommer une science, un art, un métier,
si chétif qu'il soit, qui ne demande infiniment plus de temps
et d'application ?
l'élève.
Pour plus de temps, je le passe; plus d'application, je le nie.
LE MAÎTRE.
L'architecture, la peinture, la sculpture, les lettres con-
somment une grande partie de la vie; l'exécution sur le moindre
instrument ne finit point; combien avez-vous eu les mains sur
les touches du clavecin avant que de lire et d'exécuter passable-
ment une sonate?
l'élève.
Qui le sait', six ans, sept ans, peut-être. Cela est venu peu
à peu.
LE M VÎTRE.
Comment! vous aviez des dispositions, et avec ces disposi-
tions il vous a fallu un travail opiniâtre de six à sept ans avant
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 411
que de déchiffrer un peu lestement un adagio, un andante, un
allegro, encore vous reste-t-il des difficultés ; et vous vous plai-
gnez ! Combien croyez-vous que ces savants hommes dont vous
admirez les ouvrages avaient de pratique avant que d'en être
venus où ils en sont ?
l'élève.
Dix ans ? douze ans ?
LE MAÎTRE.
Dites quinze, vingt, trente; et croyez que la plupart en sont
réduits à une routine aveugle et bornée, qui tient et qui tien-
dra toute leur vie leur génie en lisière, et qui, rétrécissant
l'étendue naturelle de leur tête, les arrêtera dans l'ignorance de
ce qu'ils auraient pu faire, s'ils avaient été mieux pourvus de
principes. Savez-vous ce que je vois, c'est que votre tête com-
mence à se lasser ; et mon avis serait de vous tenir ici quelque
temps.
l'élève.
Piien de cela, s'il vous plaît. Je n'ai pas un moment à
perdre... à nos harmonies d'emprunt, vite, vite.
LE MAÎTRE.
Vous le voulez?
Certainement.
L ELEVE.
LE MAITRE.
Et si le dégoût revient?
l'élève.
Il s'en retournera... Allons... allons... De quoi riez-vous?
LE MAÎTRE.
De ce que vous regardez en arrière, lorsque nous touchons
au bout de la carrière.
l'élève.
C'est le moment de la lassitude.
LE MAÎTRE.
Vous êtes pleine d'esprit et de sens.
Observez que tous les accords d'emprunt, excepté la seconde
superflue, naissent de l'harmonie dissonante de la dominante;
c'est la fausse quinte, la sixte majeure, le triton, la septième
superflue, la quinte superflue, et la petite sixte mineure de la
modulation intruse.
412
LIXONS DE CLAVECIN.
Le la bémol dans le second accord fait la septième diminuée.
Dans le troisième accord, la fausse quinte.
Dans le quatrième, la tierce mineure.
Dans le cinquième, la sixte mineure.
Dans le sixième, la quarte.
Observez encore que l'usage de ces accords d'emprunt et
composés est le même que celui des accords simples; par
exemple la septième diminuée jointe à la fausse quinte a la
même fonction et la même basse que la simple fausse quinte.
Apprenez de plus, en passant, que les deux derniers s'ap-
pellent accords d'emprunt et de supposition.
l'élève.
Et j'ajouterai de mon chef que l'harmonie superflue ne pro-
duit qu'un accord. Vous m'avez dit que les deux nouvelles har-
monies ne produisaient que sept accords; il en dérive six de
l'harmonie d'emprunt; qui de sept paye six, reste un.
LE MAÎTRE.
Savante arithmétique ! Jouez en mineur d'ul... Faites l'har-
monie dissonante de la seconde, avec la main droite... brava...
Haussez d'un semi-ton sa seconde note fa... c'est cela, et vous
avez l'harmonie superflue; sauvez-la par sol, si, ré; car elle
mène à la dominante ainsi que l'harmonie de seconde d'où
elle est dérivée... répétez... Donnez pour basse à cette har-
monie la sixte mineure la bémol, et vous introduirez ainsi la
petite sixte superflue, seul accord que produise l'harmonie
superflue que vous sauverez par l'accord parfait de la domi-
nante.
l'élève.
Et vous allez m' écrire cela?
LE MAÎTRE.
Sans doute.
La petite sixte superflue, notée, chiffrée, sauvée.
ET PRINCIPES D-HARMONIE. &13
Je chiffrerais cet accord quelquefois... "
4
l'élève.
Je soupçonne la raison et le nom du signe de cet accord
dérivé de l'harmonie superflue qui me semble faire avec la
sixte mineure la bémol une quarte superflue ou triton, la
bémol, ré; une sixte superflue, la bémol, fa dièse; un unisson,
la\>, la\>, et une tierce majeure, la bémol, ut.
LE MAÎTRE.
C'est précisément ce que j'allais vous dire, quand vous
m'avez prévenu; mais n'oubliez pas une distinction qu'il
importe de faire : c'est que dans l'harmonie superflue, on hausse
la seconde note de la dissonance de seconde d'un semi-ton ;
en mineur d'ut, par exemple, de ré, fa, on fait ré, fa dièse,
sans changer le nom de la note altérée; au lieu que dans
l'harmonie d'emprunt, le nom de la note disparaît, pour faire
place à celui de la sixte mineure, en sorte que de sol, si, ré,
fa, on fait la bémol, si, ré, fa.
l'élève.
Est-ce là tout?
LE MAÎTRE.
En avez-vous assez?
l'élève.
Oui, de ces emprunts et de ce superflu... Mais ma progres-
sion de basse en mineur de fa, commencée et laissée je ne sais
où, est-ce que vous croyez que je n'y pense plus?
LE MAÎTRE.
Nous y reviendrons; mais auparavant il faudrait un peu
appliquer ces nouveaux accords. A quoi bon les avoir décou-
verts, s'ils restent stériles? Peut-être nous aideront-ils à
monter et descendre l'octave, tant diatonique que chromatique ;
voyons quels passages ils pourront nous fournir, et s'ils ajoute-
ront quelque chose à notre richesse?
Manière de monter diatoniquement l'octave en mineur d'ut.
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Manière de descendre l'octave chromatiquement jusqu'à la quinte,
puis diatoniquement jusqu'à la tonique.
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Manière de descendre l'octave entière cliromatiquement.
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ET PRINCIPES D'HARMONIE.
615
Passages d'ut en mineur de mi. — D'»f en mineur de ré bémol ou en mineur d'ut
dièse. — D'mS en mineur de si bémol. — D'wf en mineur de sol. Par le
moyen de l'harmonie d'emprunt.
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L ELEVE.
A exercer dans toutes les modulations.
LE MAÎTRE.
Ces passages sont aussi utiles que beaux. Sur chaque
tonique vous pourrez faire succéder la consonnance mineure à
la majeure et pratiquer ensuite l'emprunt qui renferme cette
tonique. L'harmonie d'emprunt vous offrira sur-le-champ ses
quatre modulations , selon que vous prendrez l'accord pour
seconde superflue, ou pour septième diminuée et fausse quinte,
ou pour tierce mineure et triton, ou pour fausse quinte et sixte
majeure.
l'élève.
Voilà qui est fort bien; mais cette progression où vous
m'avez conduite en mineur de ht, je crois, est-ce pour m'y
laisser éternellement?
LE MAÎTRE.
Un peu de patience. Dites-moi : si de toute cette théorie
d'harmonies et d'accords il nous était possible de déduire
quelque nouvelle progression de basse, en conscience pour-
rions-nous nous en dispenser?
l'élève.
Très-bien; à moins que vous n'ayez résolu de filer vos
leçons d'harmonie à la manière des chants de l'Arioste.
LE MAÎTRE.
C'est-à-dire entamer une progression , l'interrompre pou
en entamer une seconde, que je laisserai pour en commencer une
troisième et n'en terminer aucune; ne craignez pas cela... Je
ne sais si cette méthode ajoute à l'intérêt dans un ouvrage de
littérature...
MO
LEÇONS DE CLAVECIN
L ELEVE.
Nullement; elle impatiente, et l'intérêt n'est pas de l'impa-
tience.
LE MAÎTRE.
Mais elle est tout à fait contraire à la clarté dans un ouvrage
didactique.
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Je puis donc me flatter que nous mettrons à bonne fin ma
triste et délaissée progression en fa.
LE MAÎTRE.
Progression de basse.
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L ELEVE.
Deux progressions ! Si vous n'avez pas interrompu la pre-
mière, vous en avez fait une seconde; et c'est toujours
tromper.
LE MAÎTRE.
Voilà de l'ouvrage; et vous vous exercerez là-dessus toute
seule.
l'élève.
Et ma progression? Attendez-vous sans cesse à ce refrain;
jusqu'à ce qu'excédée de vos délais, je vous crie sans interrup-
tion : h Ma progression, ma progression. »
LE MAÎTRE.
Où en étions-nous de cette progression qui vous tient tant
a cœur<
L ELEVE.
En mineur de la.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. &19
LE MAÎTR E.
Faites la septième diminuée jointe à la fausse quinte sur
ce la.
l'élève.
Bon. Accord d'emprunt qui me mène en mineur de si bémol.
Qu'est-ce qui sauvera cet emprunt?... Si j'y faisais la petite
sixte majeure sauvée par la sixte... Mais de cette modulation
où j'ai cinq bémols, avec un peu de complaisance vous m'au-
riez bientôt remise en mineur de fit, d'où je suis partie.
le maître.
Vous êtes trop pressée.
l'élève.
C'est que je me méfie de vous.
le maître.
Regardez votre dernière note de basse comme ut dièse ;
faites sur cet ut dièse la fausse quinte jointe à la sixte majeure.
l'élevé.
Et me voilà en mineur de si.
LE MAÎTRE.
Sauvez cette dissonance par l'accord parfait.
Faites la petite sixte majeure que vous sauverez par la sixte
sur la tierce ré.
l'élève.
Et me voilà en deux dièses. Permettez que je passe en
majeur de sol où je n'en aurai plus qu'un.
LE MAÎTRE,
J'y consens; mais allez-y simplement, par l'accord de sixte
et sans vous y arrêter. Faites l'harmonie d'emprunt qui ren-
ferme votre basse si.
l'élève.
C'est fait; et que vais-je devenir?
LE MAÎTRE.
Ce qu'il vous plaira.
l'élève.
Pcrfulo, tradilore... Je m'en doutais... Monsieur, monsieur...
le maître.
Je ne saurais.
420 LEÇONS DE CLAVECIN
l'élève.
In moment, rien qu'un moment.
l'élève, seule.
Il s'en va... Hé bien, qu'il s'en aille... Qui sait si je ne
pourrai pas me passer de lui?,.. Essayons... De cette note de
basse si, sur laquelle il me laisse, que puis-je faire?... C'est
un accord d'emprunt; il est donc susceptible de quatre noms...
Si je le regardais comme seconde superflue, j'irais en mineur
de ré dièse... Cette modulation a sa difficulté... Voyons si je ne
pourrais pas y pratiquer seule quelques accords... Oui-da...
cela va... Dans le vrai, ils ont raison tous les deux, et il ne
tiendrait qu'à moi de faire une progression... Il faut le tenter à
leur insu... Demain je suis ici de grand matin... Personne ne
sera levé: on ne me soupçonnera de rien... Si je réussis, je mon-
trerai mon ouvrage... Si je ne réussis pas, j'en serai quitte
pour me taire... Préparons l'encre et le papier...
FIN DU ONZIEME DIALOGUE
ET DE LA SIXIÈME LEÇON D'HARMONIE.
DOUZIÈME DIALOGUE
ET
SEPTIÈME LEÇON D'HARMONIE.
LE MAITRE, L'ÉLÈVE, LE PHILOSOPHE.
l'élève.
Arrivez, traître, arrivez.
LE MAÎTRE.
Hé bien qu'avez-vous fait de votre harmonie d'emprunt?
l'élève.
Je ne veux pas vous le dire.
LE MAÎTRE.
Et moi je ne veux plus le savoir. Je vois par votre réponse
que vous n'en êtes pas restée là, et cela me suffit.
l'élève.
De ce si} note de basse sur laquelle vous m'avez laissée
sans pitié, j'en ai fait une seconde superflue que j'ai sauvée.
Ensuite je suis descendue à la tierce par le triton que j'ai
fait suivre de la quinte superflue, pour sauver à la fois ses deux
dissonances.
J'ai répété la sixte.
J'ai continué de descendre jusqu'à la tonique par la fausse
quinte jointe à la sixte majeure que j'ai fait succéder de la
septième superflue, et après avoir sauvé les deux accords
dissonants.
J'ai préparé le repos de la dominante par la sixte, la petite
sixte et la petite sixte superflue sur le si.
Là j'ai changé de modulation, en regardant le la dièse
comme si bémol.
/,22 LEÇONS DE CLAVECIN
Faisant succéder h l'accord parfait de la dièse l'accord
parfait de si bémol, je me suis vue au milieu de cinq bémols.
Et tout de suite rentrée en mineur de fa par le triton.
Et pour finir, j'ai fait bien vite la sixte quinte sur si bémol ;
et la sixte quarte et septième sur la dominante, pour aller me
reposer sur fa, la bémol al, où je me suis trouvée fort à mon
aise.
LE MAÎTRE.
Et vous n'avez pas écrit cela?
l'élève.
Pardonnez-moi.
LE MAÎTRE.
Et cette écriture, ne peut-on pas la voir?
l'élève.
Non, je suis un peu trop vaine pour l'avoir gardée ; cela était
à faire mal au cœur.
LE MAÎTRE.
Dans le monde, on ne fait rien quand on ne se résout pas
à commencer par peu de chose.
l'élève.
Et voilà de la morale, et de la bonne.
le maître.
Et dans les arts, on ne fait jamais bien, quand on ne se
résout pas à faire mal... vous souriez...
l'élève.
C'est de réminiscence... Mais dites-moi votre avis sur ce
bout de progression que j'ai imaginé de moi-même... Vous
souriez à votre tour...
LE MAÎTRE.
C'est aussi de réminiscence...
l'élève.
Cela ne vaut rien; n'est-ce pas?
le maître.
Les règles sont parfaitement observées; vos accords se suc-
cèdent très-finement; votre basse fait un chant marqué et
expressif; et je vois que vous avez de la tête, et plus que moi.
l." ÉLÈVE.
Permettez que j'éloigne ma banquette et que je vous fasse
une belle révérence.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
/j23
LE MAITRE.
J'aimerais mieux que vous me fissiez tant d'accords que
vous pourriez, sur une même note de basse prise successive-
ment pour tonique, dominante, seconde, etc., et pendant ce
temps, j'écrirais la succession d'accords que nous avons com-
mencée ensemble et que vous avez finie toute seule...
l'élève.
Sans déparer vos leçons?
LE MAÎTRE.
Non, certes.
l'élève.
Je choisis la pour note de basse, et je commence... par
regarder comment vous faites pour copier aussi bien.
LE MAÎTRE.
Quand on a des pensées sublimes, encore ne faut-il pas les
gâter par une mauvaise écriture.
l'élève.
Monsieur se moque de moi... Vous vous y prenez mieux que
je n'ai fait.
LE MAÎTRE.
Voilà toute votre progression.
l'élève.
Dites la nôtre.
le maître.
Je ne craindrais point de l'avouer.
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Progression de basse.
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Ha! ha! sans la conclusion de cette progression, je n'y
aurais peut-être pas pense.
l'élève.
A quoi?
LE .MAÎTRE.
Regardez ces quatre dernières mesures.
l'élève.
Je n'y vois rien d'extraordinaire. La seconde de ces quatre
mesures est la consonnance de la tonique fa, la h, ut.
LE MAÎTRE.
Oui; mais préparée par une cadence irrégulière.
l'élevé.
Régulière, irrégulière; qu'importe que j'aie fait comme le
Bourgeois-Gentilhomme de la prose sans le savoir, pourvu que
ma prose soit bonne.
LE MAÎTRE.
Aller, comme vous l'avez pratiqué là, à la tonique fa} la
bémol, ut, par la sixte quinte qui dérive de la dissonance de
la seconde, c'est faire une cadence irrégulière.
l'élève.
Et c'est une faute. 11 faut supprimer la sixte quinte.
LE maître.
Laissez, laissez cela comme il est; après la sixte quinte, la
sixte quarte sur la dominante va à merveille, si elle est suivie
de l'accord de septième de dominante, comme vous l'avez
observé.
Répétez-vous sans cesse que la dissonance de la seconde
mène au repos de la dominante, et la dissonance de la domi-
nante au repos de la tonique; mais que cela ne vous empêche
pas d'employer quelquefois la cadence irrégulière, en plaçant la
ET PRINCIPES D'HARMONIE. Zj23
consonnance de la tonique entre la dissonance de la seconde, et
la consonnance ou la dissonance de la dominante; et revenons
à la note de basse sur laquelle je vous ai proposé de faire tous
les accords possibles.
l'élève.
J'ai pris lu pour note de basse.
Je commence par l'accompagner de son accord parfait
mineur, lu, ut, mi', ^e ^ Je va^s au niajeur.
Après quoi je l'accompagne de lu, ut dièse, mi, sol, que je
sauve par la sixte quarte ré, fa, la.
LE MAÎTRE.
C'est-à-dire que vous allez du mineur de la, où toutes les
notes sont naturelles, à trois dièses; puis tout de suite en
mineur de ré, où il y a un bémol, par la septième de domi-
nante. Il me semble que passant d'abord en majeur de ré, vous
auriez seulement eflàcé un dièse, et qu'ensuite vous auriez pu
aller du majeur au mineur.
l'élève.
J'ai omis le majeur, pour m'aflranchir de la servitude d'un
ordre prescrit. J'ai même eu la fantaisie d'entasser plusieurs
accords dissonants de suite sur la même note, sans me soucier
de les sauver tous. Je veux être et paraître savante.
LE MAÎTRE.
C'est la manie des commençants. Quand vous en saurez
davantage, vous voudrez être facile, agréable et chanter.
l' élève.
Je reviens en mineur de la, par la septième superflue :
Et comme vous exigez beaucoup d'accords sur la même
note, je continue d'accompagner mon la
De la septième superflue,
Puis de la septième dominante.
Le regardant ensuite comme seconde, je l'accompagne de la
petite sixte majeure ;
Ensuite de la sixte mineure jointe à la septième superflue,
dissonance que je sauve enfin par la, ut, mi.
Je continue de faire sur la même basse la
La consonnance fa, la, ut, pour l'accompagner de la sixte.
Puis de la petite sixte qui me met en majeur d'ut ;
&26
LEÇONS DE CLAVECIN
De la seconde superflue qui me jette en mineur d'ut dièse. Je
ne sauve point cette dissonance; mais je m'en vais en mineur
de fa dièse par la quinte superflue.
Je continue d'accompagner le même la
De la sixte et quarte; et je frappe ré} fa dièse, la, cette fois
pour passer de trois dièses à deux; et pour rentrer en la, par
où j'ai débuté, j'accompagne mon éternel la
De la seconde.
Et pour suivre l'ordre, je joue si, ré, fa dièse, la, que je fais
succéder de mi, sol dièse, si, ré, qui formera avec ma basse
l ne septième superflue, que je sauve par la, ut, mi, pour
finir.
LE MAÎTRE.
Parfaitement. Vous entendez à merveille les accords et les
passages; et vos tournures aussi hardies que neuves m'étonnent.
l'élève.
Et les vôtres, si vous n'y prenez garde, me tourneront la
tête de vanité, vice auquel il ne faut pas nous pousser bien fort.
LE MAÎTRE.
Ce que vous venez de faire sur la note de basse la, le refe-
riez-vous?
l'élève.
Pourquoi non? Je ne vais point au hasard. Quand je pra-
tique un accord, j'en sais et j'en dis la raison.
Refaites donc.
Volontiers.
Pas si vite.
LE MAITRE.
I. ELEVE.
LE MAITRE.
L ELEVE.
Vous m'écrivez, je crois ; voici qui est bien d'une autre galan-
terie.
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Suite d'accords sur la même note de basse la.
7 f.
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ET PRINCIPES D'HARMONIE.
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Permettez que je voie.
LE MAÎTRE.
Quoi?
l'élève.
Si vous avez écrit exactement ce que j'ai joué... Oui... Fort
bien... Bravo...
LE MAÎTRE.
Vos éloges, mademoiselle , me seront toujours agréables,
quand je pourrai me flatter de les avoir mérités.
Je crois qu'il est temps d'aller en avant; de revenir en
arrière, je voulais dire. Vous rappelleriez-vous deux conson-
nances que nous avons laissées stériles?
l'élève.
Quand je ne me les rappellerais pas, je les aurais bientôt
retrouvées.
LE MAÎTRE.
En majeur, nous avons eu les consonnances de la tonique, de
la quinte, de la quarte, de la sixte, même celles de la seconde
et de la tierce; en mineur, nous avons renvoyé à un autre
moment la consonnance de la tierce et celle de la septième.
En les récapitulant toutes, nous avons compté six conson-
nances dans chaque modulation ; et en majeur d'ut, par exemple,
ces six consonnances sont celles :
De la tonique ut, mi, sol.
De la dominante sol, si. ré.
De la quarte fa, la, ut.
De la sixte la, ut, mi.
De la seconde ré, fa, la.
De la tierce mi, sol, si.
Et les mêmes consonnances en mineur de la sont celles :
De la tonique la, ut, mi.
De la dominante mi, sol, si.
De la quarte rê, fa, la.
De la sixte fa, la, ut.
428
LEÇONS DE CLAVECIN
De la tierce ut, mi, sol.
De la septième sol, si, ré.
Pour avoir une troisième phrase harmonique, nous pouvons
disposer de la manière suivante les six consonnances en majeur
d'ut :
S
S
g
~ZZ
at
s
gs^
i
P
-(©-
n
La consonnance de la tonique, ?</, mi, sol, celle de la quarte
el celle de la dominante, répétées deux fois, commencent et
finissent la phrase.
lui mineur, les six consonnances peuvent se succéder, comme
vous voyez ■
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M
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I. ELEVE.
El les deux harmonies consonnantes que vous rappelez vont,
selon toute apparence, produire aussi trois accords consonnants,
comme celle de la tonique et les autres les ont produits.
LE MAÎTRE.
Oui, mademoiselle; chacune fournit son accord parfait, la
sixte et la quarte et sixte qui ont les mêmes fonctions et les
mêmes signes que les pareils accords dérivés des autres con-
vl ances; mais ce n'esl pas tout, il faut encore préparer chaque
consonnance par une harmonie dissonante qui l'appelle.
Nous avons déjà deux dissonances qui mènent à la conson-
nance de la tonique, savoir l'harmonie dissonante de la domi-
nante, sol, si, ré, fa, et l'harmonie d'emprunt la bémol, si,
ré, fa.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 429
Nous avons trois dissonances qui mènent à la consonnance
de la dominante, l'harmonie dissonante de la seconde, en majeur,
ré, fa, la, ut ; l'harmonie dissonante de la seconde, en mineur,
ré, fa, la bémol, ut, et l'harmonie superflue, ré, fa dièse, la
bémol, ut.
Examinons à présent les quatre autres consonnances, et
cherchons des harmonies dissonantes qui les préparent; il faut
qu'il y en ait au moins une pour chaque consonnance.
l'élève.
Tâchez de les trouver, c'est votre affaire; la mienne, de les
retenir.
LE MAÎTRE.
Mais cette découverte ne serait-elle pas à votre portée ?
l'élève.
A ma portée ou non, je ne m'en mêle pas.
LE MAÎTRE.
Considérez un moment l'harmonie dissonante sol, si , rc,
fa, qui conduit à la consonnance ut, mi, sol, et ressouvenez-vous
que la dissonance qui appelle une consonnance doit offrir tous
les sons dissonants avec les sons de la consonnance.
l'élève.
Je vois que, dans votre exemple qui représente tous les cas,
le dernier son de la consonnance est le fondamental de la dis-
sonance qui précède, et je n'ai pas oublié que l'harmonie dis-
sonante renferme trois tierces de suite ; donc la, ut, mi, sol est
l'harmonie dissonante qui mène ou appelle la consonnance de la
seconde, ré, fa, la.
LE MAÎTRE.
Fort bien. Supposez-vous toujours en majeur d'ut, et voyez
que cette dissonance renferme les notes ut, mi, sol, dissonantes
avec ré, fa, la.
l'élève.
Et par la même analogie, mi, sol, si, ré mènera à la con-
sonnance de la sixte, la, ut, mi; et la dissonances/, ré, fa, la
mènera à la consonnance mi, sol, si.
L E M A î I R E .
C'est-à-dire que voilà tous les repos ou toutes les harmonies
:onsonnantes préparées, excepté celle de la quarte, fa, là, ut.
(,30 LEÇONS DE CLAVECIN
l'élève.
Qui, suivant votre règle, sera amenée par ut. mi, sol, si,
dissonance cruellement dissonante.
I. E M A î T R E .
Cette «ruelle dissonance est composée d'une tierce mineure,
mi, soi comprise entre deux majeures, ut, mi, et sol, si; de
plus, la dernière note de cette harmonie dissonante est éloignée
de la première ou fondamentale d'un intervalle de septième
superflue; tandis que dans les autres dissonances cet intervalle
est de septième.
I.' ÉLÈVE.
D'où il s'ensuivra que la consonnance fa, la, ut la suivra
très-mal.
LE MAÎTRE.
Mais si au lieu de lui faire succéder fa, la, ut, on lui faisait
succéder fa, la, ut, mi, peut-être vous en accommoderiez-vous
mieux; et vous auriez deux dissonances analogues l'une à
l'autre dans toute modulation majeure.
l'élève.
Il serait plaisant de guérir d'un mal par un autre... voyons...
Il estcertainque frappées séparément elles effarouchent l'oreille...
Et il ne l'est pas moins qu'elles sont plus douces quand elles se
succèdent; mais il faut sauver la dernière, fa, la, ut. mi.
L E M AÎ T R E .
Fit. la, ut, mi appellerait le repos si, ré, fa. si c'en était
un. mais la sensible n'a point de consonnance; si, ré, fa n'est
pas un repos, c'est une fausse quinte. Que faire donc?... ajouter
une tierce à l'aigu, à si, ré, fa, et en faire si, ré, fa, la.
L- E L e v e .
Autre dissonance, qui appellera la consonnance de la tierce
mi, sol, si; cette consonnance de la tierce prend bien de l'im-
portance par cette triple dissonance qui y conduit.
LL MAÎTRE.
Voyez qu'en majeur chaque note de l'octave peut être fon-
damentale, d'une harmonie dissonante, et que chacune, excepté
la sensible, le peut être encore d'une harmonie consonnante.
l'élève.
Je suis perdue, si ces cinq nouvelles dissonances sont aussi
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
Ul
fécondes en accords que celles de la seconde et de la domi-
nante.
LE MAÎTRE.
Point de frayeurs précipitées. 11 n'y aura ni signes ni accords
nouveaux.
En mineur, la seconde manque de consonnance. Les deux
dissonances fâcheuses sont celles de la tierce et de la sixte,
qu'on adoucit par la dissonance de la seconde qui leur succède.
l'élève.
Et qui mène au repos de la dominante.
Savez-vous ce qu'il me faudrait V Une phrase qui m'exposât
clairement toutes ces harmonies.
LE MAITRE.
La voici.
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Phrase harmonique en majeur d'ut
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Je n'ai employé à la basse que les premières notes de l'har-
monie, les fondamentales; et j'ai répété au commencement la
consonnance de la tonique, afin de mieux enchaîner; et à la fin,
afin de mieux terminer.
Et la pareille phrase en mineur, il faut vous épargner la
peine de la demander.
Je vais vous l'écrire en mineur de la.
1,32
LEÇONS DE CLAVECIN
Phrase harmonique on mineur de la.
Dans cette phrase harmonique en mineur, vous trouverez la
consonnance de la quinte une fois en dominante, c'est-à-dire
avec la licence ou le dièse qui introduit la sensible, bien qu'en
mineur, et une fois simplement suivant les notes de la gamme.
l'élève.
La consonnance de la quinte mi, sol, si me paraît plus triste
que la même consonnance avec la sensible mi, sol dièse, si. Je
m'en servirai et avec la licence el sans la licence; mais ne nous
écartons pas de nos nouvelles dissonances, et sachons si elles
produisent des accords.
Je vois que vous avez donné à chacune pour basse sa pre-
mière unie, et je présume que l'accord qui en [('suite s'appelle
septième.
LE MAÎTRE.
En majeur, l'harmonie dissonante de la tierce mi, sol, si,
ré, el celle de la sixte la, ut, mi. sol, font les mêmes accords
que l'harmonie dissonante de la seconde rr. fa, la. ni. La dis-
sonance si, ré, fit. la de la sensible fournit les mêmes accords
(jue celle <\r la seconde en mineur.
En mineur, les dissonances ht. ut. mi. sol et ré, f<i. la.
ut donnent également une .septième, une quinte et sixte, une
petite sixte ei une seconde, comme la dissonance de la seconde
en majeur. La dissonance de la septième sol, si. ré, fa en
mineur produit les mêmes accords que l'harmonie dissonante
de la dominante en majeur.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. Zj33
Mais les harmonies dissonantes ut, mi, sol, si et fa, la, ut,
mi étant d'une autre nature que les dissonances de la seconde
et de la dominante, ont des produits réellement différents; car
en supposant pour basse à la première sa première note ut,
qui, en majeur iïut est tonique et tierce en mineur de ///, cette
harmonie dissonante engendrera avec la basse ut un unisson,
ut, ut, une tierce majeure, ut, mi, une quinte, ut, sol, et une
septième superflue, ut, si. Cet accord nommé septième et chiffré
7 est donc mal nommé et mal chiffré. Nous le désignerons,
nous, par * ou par ^ et nous le nommerons septième super-
flue jointe h l'accord parfait majeur.
En supposant pour basse de la même dissonance sa seconde
note mi, qui fait en majeur d'ut, tierce, et en mineur de In,
quinte, l'harmonie produira avec la basse une sixte mineure, mi,
ut, un unisson, mi, mi, une tierce mineure, mi, sol, et une
quinte, mi, si. On peut nommer cet accord quinte et sixte,
pourvu qu'on ne le confonde pas avec la quinte et sixte pro-
duite pat- dissonance de la seconde qui a toujours sa sixte
majeure, tandis que celui-ci l'a toujours mineure.
En supposant pour basse de la même dissonance sa troi-
sième note sol qui est quinte en majeur et septième en mineur,
l'harmonie fera avec la basse une quarte, sol, ut, une sixte ma-
jeure, sol, mi, un unisson, sol, sol, et une tierce majeure, sol
si; cet accord peut donc se nommer petite sixte majeure; mais
cette petite sixte majeure diffère de l'accord de même nom pro-
duit par la dissonance de la dominante, en ce que la tierce, qui
est mineure dans ce dernier accord, est majeure dans l'autre.
En supposant pour basse de la même dissonance sa der-
nière note si, l'harmonie fera avec cette basse une seconde ou
neuvième diminuée, si, ut, une quarte, si, mi, une sixte mi-
neure, si, sol, et un unisson, si, si. Cet accord peut donc retenir
le nom de seconde, quoiqu'il diffère de l'accord de seconde pro-
duit par la dissonance de la seconde, dans la note qui fait
l'intervalle de seconde.
On peut regarder cette harmonie dissonante comme une
fausse harmonie de dominante, et lui donner pour basse le fa
ou le la, qui en formera une espèce d'accord de septième super-
flue et de neuvième et septième.
xii. 28
wu
LEÇONS DE CLAVECIN
Mais le plus court est de vous écrire tous ces accords pro-
duits des nouvelles harmonies dissonantes; les notes sur les
portées vous parleront plus clairement que moi. Je prendrai
pour exemples les deux harmonies ut, mi, sol, si et fa, la, ut,
mi; ce sera votre afîaire que de les employer ensuite dans la
modulation majeur <ïut, et dans la mineure de la. Pratiquées
aisément en ut et en la. ces dissonances vous coûteront peu
dans les autres modulations.
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Accords produits par la dissonance ut, mi, sol, si.
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Accords produits par la dissonance fa, la, ut, mi.
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A proprement parler, la dissonance fa, la, ut, mi ne fait
point un accord de septième superflue avec la basse si, aussi
l'ai -je chiffrée '. ou .'
J h h.
Tous ces accords sont fort irréguliers, et l'usage en est rare
et demande de la circonspection.
l'élève.
Cependant je suis bien aise de les connaître, premièrement
pour connaître tout; secondement pour n'être pas déroutée
quand je les rencontrerai dans les auteurs. Je les admettrais
plus volontiers dans la fougue du prélude ou de la fantaisie que
dans une pièce sage et travaillée.
LE MAÎTRE.
Quelques exemples que je vais vous écrire et sur lesquels
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
Z»35
vous jetterez un coup d'oeil vous en apprendront l'emploi. Cepen-
dant occupez-vous un peu de la dernière phrase harmonique, et
essayez quelle difficulté ou quelle facilité vous aurez à la trans-
porter en d'autres modulations.
l'élève.
J'aime mieux ne rien faire, ou reprendre mon Velly.
LE MAÎTRE.
Lisez; reposez- vous; faites ce qu'il vous plaira; pour moi,
je vais monter la gamme tant en majeur qu'en mineur avec le
projet d'employer les accords de toutes les harmonies, et cela
fait...
l'élève.
Et cela fait?
LE MAÎTRE.
Tout sera fait.
Manière d'accompagner les huit notes de la gamme, en montant par les accords
dérivés des si* harmonies consonnantes et des sept harmonies dissonantes.
En majeur d'ut.
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D'après ce modèle, j'oserais presque essayer d'arranger les
accords de l'octave de ///.
LE MAÎTRE.
Point de milieu, pusillanime ou téméraire.
l' élève.
C'est connue l'Espagnol qui fut brave ce jour là; et cet Es-
pagnol-là, c'est vous, c'est moi, c'est tout le monde.
LE MAÎTRE.
I h autre vous prendrait au mot; je vous demanderai seule-
ment de m' expliquer ces accords.
l'élève.
D'après les harmonies notées? Pauvre petite tâche.
LE MAÎTRE.
Et sans ce secours?
l'élève.
Ce serait autre chose. L'accord ne m'indiquerait plus la mo-
dulation •. je verrais autant de quintes et sixtes, autant de petites
sixtes, autant de secondes, autant de septièmes que de disso-
nances ; une grêle de septièmes et neuvièmes.
L i: M A î T R E
Écoutez-moi. Ce sont principalement les accords qui dérivent
de la dissonance de la dominante qui marquent les change-
ments de modulations; et pour trouver facilement les quintes et
sixtes, les petites sixtes, les secondes, les neuvièmes et septièmes
et autres, arrêtez-vous un peu sur ces accords en majeur d'ut,
avec la dissonance ré, fa, lu. ut, et la dissonance sol, si, ré,
fa, et remarque/, que l'accord de septième a pour basse la même
oote qui ''-t la fondamentale de l'harmonie; et que la note fon-
damentale de la dissonance qui produit la quinte et sixte est
d'une tierce mineure plus grave que la basse de ce même
accord.
En examinant la petite sixte sur la sixième note la, voyez la
note fondamentale ré d'une quarte plus aiguë que la basse la.
Et dans la seconde, la note fondamendale ré de la disso-
nance qui la produit est d'une seconde plus aiguë que la basse ut.
is la neuvième et septième sur la tierce mi, la note fon-
ET PRINCIPES D'HARMONIE. Z|37
damentale sol de la dissonance qui produit cet accord devient
d'une tierce plus aiguë que la basse mi.
Il ne faut pourtant pas confondre les quintes et sixtes pro-
duites par les grandes dissonances ut, mi, sol, si et fa, la,
ut, mi avec celles qui naissent des autres dissonances ; dans
les premières les quintes et sixtes ont la note fondamentale d'une
tierce majeure plus grave, et dans celles-ci elles l'ont seulement
plus grave d'une tierce mineure.
C'est la même distinction pour l'accord de seconde.
l'élève.
Et à débrouiller par l'exercice et la réflexion. En attendant,
je vois qu'une petite sixte sur mi vient de la dissonance la, ut,
mi, sol-, qu'une sixte et quinte sur sol vient de la dissonance
mi, sol, si, rc, etc., etc.
LE MAÎTRE.
Et les grandes dissonances qui produisent les mêmes
accords...
l'élève.
Je ne me soucie pas d'en entendre parler. Ce n'est pas que
je ne parvinsse peut-être à démêler les deux quintes et sixtes
sur chaque note ; car je sais qu'il y a deux espèces de disso-
nances qui produisent ces accords, mêmes de signes et de nom.
Vous m'avez expliqué la différence qu'il y a entre ces quintes et
sixtes, ces secondes, ces septièmes superflues et autres, et les
produits de la seconde et de la dominante. Je m'en tiens là
pour le moment, sauf à obtenir plus.de lumière et de sûreté du
pelit travail secret de ma tète et de l'étude de mes grandes
matinées.
LE MAÎTRE.
Qu'est-ce que ces grandes matinées?
l'élève.
Celles qui commencent deux heures avant le réveil général.
LE MAÎTRE.
Je voudrais pourtant bien...
l'élève.
M'écrire la gamme en mineur accompagnée par tous les
accords, et ce sera bien fait... Écrivez et je continue de lire.
E|38
LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAÎTRE.
Ce n'est plus le Velly?
l'élève.
Son lie ure est passée.
LE MAÎTRE.
Qui est-ce qui lui a succède?
l'élève.
Rien qui vaille, un de ces livres odieux de morale qu'on
appelle Considérations sur les mœurs... Qu'avez-vous? Vous
vous dépitez.
LE MAÎTRE.
J'ai... Ce qui ne m'arrive jamais... J'ai sauté une mesure.
l'élève.
C'est ce mot de morale indiscrètement prononcé qui vous a
porte malheur.
LE MAÎTRE
Je le croirais bien... J'espère qu'à force d'en lire...
I.' ELEVE.
Je n'en aurai point... Est-ce là ce que vous voulez dire?
LE MAÎTRE.
Oh! non... Mais que vous en saurez beaucoup... Si je cor-
rige, cela fera du barbouillage... Il vaut mieux recommencer.
Manière d'accompagner les huit notes do. la gamme, en montant par les accords
produits des six harmonies consonnantes et des neuf harmonies dissonantes.
En mineur de la.
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ET PRINCIPES D'HARMONIE.
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L ELEVE.
Permettez-vous qu'on examine? vous avez eu raison de vous
moquer de ma présomption. Je n'aurais jamais trouvé cet
accompagnement en mineur, même avec l'exemple en majeur...
voilà une forêt de chiffres à effrayer.
LE MAÎTRE.
Pour mettre fin à ces leçons et vous faciliter le prélude, il
ne serait pas mal de vous écrire quelque chose à part sur ces
accords. Qu'en pensez-vous?
l'élève.
Comme vous voudrez... Mais sérieusement, nous pouvons
nous écrier : Terre, Terre?
LE MAÎTRE.
A votre avis, n'y a-t-il pas assez de temps que nous voya-
geons?
l'élève.
Point de supercherie, je vous prie. Rien n'est plus chagrinant
MO
LEÇONS DE CLAVECIN
pour le voyageur que de se trouver éloigné du gîte lorsqu'il
croyail y toucher.
LE MAÎTRE.
Pour cette fois-ci, c'est la vérité.
Usage do toutes les septièmes, en majeur d'ut.
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Usage de toutes les septièmes, en mineur de la.
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Passages d'ut à son relatif la par une quadruple dissonance.
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Passages d'uf à son relatif la par sept dissonances.
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ET PRINCIPES D'HARMONIE.
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l'élève.
Qu'est-ce que cette seconde basse?
LE MAÎTRE.
C'en est une de la multitude de celles qu'on petit faire. Le
dessus étant donné, ou les harmonies placées sur la première
portée, il n'y a aucune des notes dont elles sont composées
qu'on ne puisse mettre à la basse; jugez du nombre de com-
binaisons différentes qui en résulteraient s'il n'était pas un peu
limité par la loi de préparer et de sauver, comme l'art et
l'oreille avec le goût le prescrivent.
l' é l è v e .
Ainsi le choix entre ces combinaisons n'est pas indifférent.
L E M A ÎTR E
Aucunement. En général, vous préférerez celles qui font
marcher la basse par des intervalles, qui ont du caractère, de la
force, et qui forment un chant.
Passages d'ut en fa, sa quarte, par une triple dissonance.
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Passages d'ut en soi, sa quinte, par une sextuple dissonance.
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Passages du mineur de la en son relatif ut par une quintuple dissonance.
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')■ \ \ j j
m m — g — E
7+
33C
M2 LEÇONS DE CLAVECIN
Mais vous me laisseriez aller à l'infini si je ne m'arrêtais pas
de moi-môme. Ce que je pourrais ajouter ne serait que des
dites. Tout ce que j'avais à vous apprendre est renfermé dans
les sepl leçons qui forment ce petit traité que je n'ai écrit qu'à
la sollicitation de monsieur votre père et pour votre seul usage.
J'ai gardé la forme du dialogue parce que le maître et l'élève
dialoguant sans cesse, c'est la plus vraie; parce qu'en permet-
tant des écarts qui délassent, elle assujettit a la méthode la
plus rigoureuse. J'ai conservé les caractères des interlocuteurs,
el vous \ reconnaîtrez partout vos propres discours et les miens.
Nous avons été libres et gais en étudiant, j'ai tâché d'être libre
et gai en écrivant. J'ai cherché à pallier autant que j'ai pu la
sécheresse de la matière en imitant votre ton et en me rappelant
vos idées.
Monsieur votre père a été à portée de juger de ma manière
d'enseigner en assistant à quelques-unes de nos séances; il l'a
approuvée; et son éloge, qu'il ne prodigue pas, parce qu'il est
vrai, joint à la rapidité de vos progrès, m'a persuadé que j'en-
seignais bien.
Les principes et leurs applications vous sont si présents, que
je doute (pie \ons feuilletiez beaucoup mes cahiers. La néces-
sité d'être clair, de se rendre raison de tout, d'ordonner les
choses selon leur enchaînement le plus naturel, m'aura plus
servi et sera plus utile aux autres élèves que je formerai qu'à
vous. La science harmonique était bien dans ma tète, mais elle
\ «tait vague, indigeste, confuse. Je savais assez bien pour moi,
niais je ne savais pas assez bien pour les autres. Il a fallu
débrouiller ce chaos ; c'est une obligation que j'aurai à monsieur
votre père et a vous.
1.' ÉLÈV E.
A moi?
LE MAÎTRE.
Oui, mademoiselle, à vous. Pendant les trois ou quatre pre-
miers mois, -i nous vouliez être sincère, vous avoueriez que ce
n'était pas sans peine que vous m'entendiez.
t.' 1:1 i.\ e.
J'en conviens.
LE MAÎTRE.
Ce n'était pas votre faute, c'était la mienne. Oui, la mienne.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. hho
C'est qu'alors mon chaos se débrouillait. Cent fois vos questions
embarrassantes m'ont fait rêver en vous quittant et trouver des
choses auxquelles je n'aurais peut-être jamais pensé. Plus sou-
vent encore vous m'avez fait apercevoir que j'en disais qui ne
devaient pas être encore dites, et que je n'en disais pas d'autres
que l'ordre véritable demandait que vous sussiez. Je me per-
fectionnais à vos dépens. Les difficultés, presque toujours bien
fondées, que vous aviez h saisir un principe me prouvaient
qu'il pouvait être mieux présenté, et que l'obscurité naissait de
moi, non de la chose, moins encore de votre manque d'intelli-
gence ; en un mot j'ai beaucoup appris en vous montrant, et
vous aurez épargné et du temps et de la peine à ceux que je
montrerai après vous.
I.' ÉLÈVE.
D'où il s'ensuit que c'est à vous de me remercier.
LE MAÎTRE.
Et c'est ce que j'ai fait. Je n'ai pas la vanité de croire que
personne n'eût pu vous rendre le service que je vous ai rendu;
mais je serais ingrat si je me dissimulais l'obligation que je
vous ai, et que peut-être je n'aurais eue à aucun autre élève.
l'élève.
Je ne demanderais pas mieux que d'être de votre avis, mais
je ne saurais. Quand je supposerais avec vous que vous n'eus-
siez pas aisément rencontré dans un autre les dispositions,
l'intelligence, l'application dont il vous plaisait de me louer
quelquefois pour m'encourager, plus un élève aurait eu l'esprit
borné, la conception difficile , plus vous eussiez fait d'efforts
contre ces obstacles naturels ; plus vous vous seriez rendu simple,
clair, net et précis, et plus votre chaos se serait bien débrouillé.
Plus idiote, je vous aurais mieux servi, et j'en aurais plus de
droit à votre reconnaissance. Ainsi prenez-y garde, vous m'allez
dire, le plus honnêtement qu'il est possible, que je suis suffi-
samment bête.
LE MAÎTRE.
Vous faites de votre mieux pour vous surfaire le prix de
mes soins; mais vous ne m'empêcherez pas d'être juste, quelque
conclusion que vous en puissiez tirer à votre désavantage per-
sonnel. Une élève ordinaire qui n'est ni une imbécile, ni vous,
telle en un mot que le hasard devait me l'offrir, se serait laissé
y,', LEÇONS DE CLAVECIN
conduire, aurait ou n'aurait rien compris, n'aurait fait aucune
question, aurait appris ce qu'elle aurait pu et m'aurait laissé ce
que j'étais. Cela ne m'a pas été possible avec vous. J'aurais dit
avec elle, comme les maîtres disent, je vais donner leçon; et il
s'esl trouvé qu'en venant ici, je venais prendre leçon, bien que
je ne me le fusse pas dit.
i.'iii.i: v E.
Voilà qui est fort bien; mais je ne puis ni ignorer ce que
vous avez fait pour moi, ni savoir ce que j'ai fait pour vous; et
je suis sûre que toutes vos belles raisons ne seront pas plus du
goût de mon papa que du mien. Tenez le voilà qui arrive.
le PHILOSOPHE.
Je crois que vous disputez.
LE M AIT HE.
Voilà, monsieur, le Traité d'harmonie que vous m'avez
demandé, que je n'aurais peut-être jamais fait sans vous, et
qu'assurément je n'aurais pas aussi bien fait sans mademoiselle.
11 est bon ou mauvais. S'il est mauvais, votre enfant a raison;
je ne puis vous être obligé d'avoir fait un mauvais ouvrage.
Mais s'il est bon, comme je le dois croire, et moi qui l'ai écrit
et ceux à qui il sera de quelque utilité vous en doivent de la
reconnaissance.
LE PHILOSOPHE.
Et ma fille n'est pas de cet avis-là? Elle a tort... Elle est
jeune, elle connaîtra mieux un jour le prix d'un bon conseil...
D'ailleurs, qui peut douter (pie l'homme bienfaisantne soitobligé
à l'indigent de l'occasion d'exercer sa bienfaisance'.' Voilà le
service que nia fille vous a rendu; vous pouvez le lui avouer,
'lie peut se l'autuer à elle-même, sans risquer d'être ingrate.
Mais où en est-elle? il y a longtemps que je n'ai assisté à vos
leçons. Vous me vouliez, quand je ne pouvais pas; et quand je
pouvais, vous ne me vouliez pas... Faut-il que je reste? Faut-il
<pie je m'en aille?
I.' ÉLÈVE.
Vous pouvez rester.
LE PHILOSOPHE.
'l'n le permets?
l'élève.
Je le permets.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. hhro
LE PHILOSOPHE.
Où en sommes-nous? Sommes-nous un peu satisfaite de
nous-mème?
l'élève.
Dans les choses de mœurs, point de suffrages que je préfère
au mien. C'est celui de mon cœur qu'il me faut d'abord. En
affaires de sciences, et même de goût, sans votre éloge, j'aurais
peu de confiance en celui que je m'accorderais. Monsieur Bemeiz...
LE MAÎTRE.
Je ne vous entends pas. Parlez net. De quoi s'agit-il?
l'élève.
Mon papa, auriez-vous une bonne demi-heure à nous
accorder ?
LE PHILOSOPHE.
Une heure, deux, trois, s'il le faut.
L ' É L È V E .
Mon papa, tout est fini. Tout. Monsieur prétend qu'il n'a
plus rien à m' apprendre, mais rien ; et il ne serait pas fâché, ni
moi non plus, que vous jugeassiez par vous-même du chemin
que nous avons fait.
LE PII il os or LIE.
En une demi-heure?
LE MAÎTRE.
Oui, monsieur; nous irons vite; nous ne toucherons que les
sommités.
l'élève.
Monsieur m'interrogerait; je répondrais, j'exécuterais, et je
serais sûre d'être embrassée tant qu'il me plairait.
LE PHILOSOPHE.
Je ne demande pas mieux. Monsieur, est-ce votre avis?
l'élève.
Si c'est son avis? Voyez comme il est fier de moi! Comme il
est radieux !
LE PHILOSOPHE.
Me voilà prêt et vous pouvez commencer.
LE MAÎTRE.
C'est vous, monsieur, s'il vous plaît, qui ferez la première
question.
/,.',(-, LEÇONS DE CLAVECIN
LE PHILOSOPHE.
Vous n'y pensez pas? Je demanderais au commencement ce
qu'il ne faudrait demander qu'à la fin.
LE MAÎTRE.
Qu'importe? si vous faites la dernière question, nous pal-
liions de là pour remonter à la première. Si vous rencontrez
la première, nous n'aurons qu'à la suivre pour arriver à la
dernière.
LE PHILOSOPHE.
Que veux-tu?
l'élève.
Je sonna pour qu'on vous apporte votre robe de chambre, et
qu'on dise qu'il n'y a personne.
PREMIÈRE SUITE
DU DOUZIÈME DIALOGUE
E T
DE LA SEPTIÈME LEÇON D'HARMONIE.
RECAPITULATION
DES LEÇONS PRÉCÉDENTES.
LE MAITRE, L'ÉLÈVE, LE PHILOSOPHE.
LE PHILOSOPHE.
Qu'est-ce qu'une quinte superflue?
l'élève.
C'est un intervalle de quatre tons.
le philosophe.
Ut, la bémol est donc une quinte superflue?
l'élève.
Mon papa, vous êtes captieux. Ut} la bémol est une sixte
mineure qui a la même étendue que la quinte superflue. C'est la
même touche de l'instrument qui fait la quinte superflue et la
sixte mineure. Si elle retient le nom de sixte, elle est sixte
mineure. Si elle prend ou garde celui de quinte, elle est quinte
superflue. Dans l'octave d'ut, ut sol dièse est la quinte super-
flue, et ut, la bémol la sixte mineure.
LE PHILOSOPHE.
Quelle est la quinte superflue en la bémol?
l'élève.
La bémol, mi.
LE maître.
M'y a-t-ilpas aussi un accord qui se nomme quinte superflue?
V,s LF.ÇONS DE CLAVECIN
[. ' i; LÈVE.
L'accord de ce nom dérive de la dissonance de la dominante
cl accompagne la tierce mineure de la gamme. Dans l'octave
d'ut, par exemple, l'harmonie dissonante de la dominante, sol,
si. ré, fa, fait une quinte superflue avec la basse mi bémol,
tierce mineure de la gamme.
LE M HTKE.
Quelle est la note de l'harmonie qui fait précisément quinte
superflue avec la note de basse mi bémol?
l' e i.kv e.
Le si; les autres sol, ré, fa, qui font avec la même basse
tierce majeure, septième superflue et neuvième, sont accom-
pagnement de l'accord.
le \i \ IIP. E.
Et par conséquent moins essentielles à l'accord qu'on n'alté-
rera pas par l'omission d'un et même de deux sons.
LE PHILOSOPHE.
Comment chiflVe-t-on cet accord?
e'eee v e.
Par un cinq suivi d'une croix, comme vous voyez 5 +.
EE MAITRE.
Dites-moi l'accord de quinte superflue en sol.
l'élève.
lui sol. l'harmonie dissonante de la dominante, ré, fa dièse,
la, ut, fait une quinte superflue avec la basse si bémol tierce
mineure de la gamme. Le fa dièse de l'harmonie faitaussi quinte
superflue avec la même basse si bémol, et cet accord se chiffre
par un cinq suivi d'un dièse, en cette manière 5 -.
El puni- nous épargner une question, je chiffré en sol la
quint'' superflue par le cinq suivi d'un dièse, et en ut par lecinq
suivi d'une croix; par la raison qu'en sol, la note qui fait quinte
superflue avec la basse si bémol est une note dièse, fa dièse,
m'en ut, la note qui l'ait quinte superflue avec, la basse mi
bémol esl une note naturelle si. On indique, quand je dis ou,
c'esl vous, par un dièse ou par une croix après le chiffre; par
nu dièse si la non- qui fait avec la basse l'intervalle superflu est
dièse; par une croix, si cette note est naturelle.
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
U9
LE MAÎTRE.
Vous entendez très-bien ce que vous dites, et vous pouvez
faire des quintes superflues tant qu'il vous plaira; vous tirerez-
vous aussi lestement des modulations que des intervalles? Com-
bien y a-t-il de modulations diatoniques, et clans chacune,
combien de dièses et de bémols?
l'élève.
Terrible question ! 11 y a deux sortes de mode, le majeur et
le mineur. Je me tais du mixte que vous avez réformé.
La gamme diatonique renferme sept sons et sept notes diffé-
rentes; ou huit, en répétant la première après la septième.
Chaque note peut être prise pour naturelle, pour dièse et
pour bémol, ce qui donne vingt et une toniques.
LE MAÎTRE.
Savoir :
L ELEVE.
Ut
naturel
Ut
dièse
Ut
bémol.
Ré
naturel
Ré
dièse
Ré
bémol.
Mi
naturel
Mi
dièse
Mi
bémol.
Fa
naturel
Fa
dièse
Fa
bémol.
Sol naturel
Sol
dièse
Sol bémol.
La
naturel
La
dièse
La
bémol.
Si
naturel
Si
dièse
Si
bémol.
Dans chacune de ces octaves, il y a deux modulations, la
majeure et la mineure, ce qui fait, si je calcule bien, quarante-
deux modulations, vingt et une majeures, et vingt et une
mineures.
En majeur d'ut, toutes les notes sont naturelles; en mineur
d'ut, il y a trois bémols.
En majeur d'ut dièse, il y a sept dièses ; en mineur d'ut
dièse, il y a quatre dièses.
En majeur d'ut bémol , il y a sept bémols ; en mineur d'ut
bémol, il y a dix bémols, et par conséquent le si, le mi et le la
sont doubles bémols.
En majeur de ré, deux dièses; en mineur de ré, un bémol.
En majeur de ré dièse, neuf dièses; en mineur de ré dièse,
six dièses.
En majeur de rè bémol, cinq bémols ; en mineur de ré bémol,
huit bémols.
XII.
29
,l5u LEÇONS DE CLAVECIN
En majeur de mi, quatre dièses; en mineur demi, un dièse.
En majeur de mi dièse, onze dièses; en mineur de mi dièse,
huit dièses.
En majeur de mi bémol, trois bémols; en mineur de mi
bémol, six bémols.
En majeur de fa, un bémol ; en mineur de fa, quatre bémols,
lui majeur de fa dièse, six dièses; en mineur de fa dièse,
trois dièses.
En majeur de fa bémol, huit bémols; en mineur de fa bémol,
onze bémols.
En majeur de sol, un dièse ; en mineur de sol, deux bémols.
En majeur de sol dièse, huit dièses; en mineur de sol dièse,
cinq dièses.
En majeur de sol bémol, six bémols ; en mineur desol bémol,
neuf bémols.
En majeur de la, trois dièses; en mineur de la, tout naturel.
En majeur de la dièse, dix dièses; en mineur de la dièse,
sept dièses.
En majeur de la bémol, quatre bémols; en mineur de la
bémol, sept bémols.
En majeur de si, cinq dièses ; en mineur de si, deux dièses.
lui majeur de si dièse, douze dièses; en mineur de si dièse,
neuf dièses.
Eo majeur de. si bémol, deux bémols; en mineur de m bémol,
cinq bémols.
C'est cela, je crois, messieurs?
LE MAÎTRE.
Sans la moindre erreur.
l'élève.
Je n'ai pourtant pas tout dit; ces quarante-deux modulations
se réduisent à vingt-quatre.
L'octave d'ut dièse est la même que celle de ré bémol.
L'octave de ré dièse est la même que celle de mi bémol.
L'octave de fa dièse esl la même que celle de sol bémol.
L'octave «le sol dièse est la même que celle de la bémol.
L'octave de lu dièse est la même que celle de si bémol.
L'octave de mi est la même que celle de fa bémol.
L'octave de fa est la même que celle de mi dièse.
L'octave de si est la même que celle d'ut bémol.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. /,51
L'octave d'îit est la même que celle de si dièse.
Il ne reste donc vraiment que douze octaves, et par consé-
quent vingt-quatre modulations; mais cela m'est égal, et j'aime
autant jouer en majeur de la dièse avec dix dièses, qu'en majeur
de fi bémol avec deux bémols. La consonnance de la tonique
sera la dièse, ut double dièse, mi dièse, au lieu de si bémol,
ré, fa; et la dissonance de la dominante mi dièse, sol double
dièse, si dièse, ré dièse, ne me coûtera pas plus à faire que la
même harmonie fa, la, ut, mi bémol.
LE PHILOSOPHE.
Comment avez-vous fait entrer dans cette petite tête-là tous
ces dièses et ces bémols?
LE MAÎTRE.
Ce n'est pas à moi à répondre.
l'élève.
Par les rapports nécessaires qui existent entre les modula-
tions, et par l'habitude.
LE PHILOSOPHE.
Je serais bien aise de connaître ces rapports.
l'élève.
Il faut vous faire bien aise. Je sais :
1° Qu'en mineur, il y a toujours trois bémols de plus qu'en
majeur; en majeur, trois dièses de plus qu'en mineur;
2° Que l'ordre des dièses va par quinte, fa, ut, sol, ré, la,
mi, si, etc. ;
3° Que l'ordre des bémols va par quarte, si, mi, la, ré, sol,
ut, fa, etc. ;
Zi° Qu'en sortant d'une modulation pour entrer dans la
modulation de la quinte, j'ai un dièse de plus;
5° Qu'en sortant d'une modulation pour entrer dans la
modulation de la quarte, j'ai un bémol de plus.
Qu'en général , si je suis dans une modulation de quatre
dièses, et que je passe à la modulation de sa quinte, j'aurai
cinq dièses;
Que si je suis dans une modulation de six bémols, et que je
passe à la modulation de sa quarte, j'aurai sept bémols ;
Qu'en majeur, dans l'ordre des dièses, le dernier est sur la
note sensible.
Qu'en mineur, il est sur la seconde;
<4y2 leçons de clavecin
Qu'en majeur, dans l'ordre des bémols, le dernier est sur la
quarte;
Qu'en mineur, il est sur la sixte.
D'où je conclus qu'une modulation majeure étant connue, la
modulation mineure se trouve tout de suite avec la modulation
relative; car à l'imitation d'ut et de la, les modulations rela-
tives sont distantes d'une tierce mineure, et la modulation
majeure est à droite, la mineure à gauche.
Je sais, par exemple, qu'en majeur de fa, il y a un bémol,
parce que ce fa est la première quarte qui s'offre en montant
d'ut; je dis donc en mineur de fa, quatre bémols; donc la
modulation relative de quatre bémols est la bémol, modulation
majeure; donc la mineure relative d'un bémol est la mineure
de ré; donc en mineur de la bémol il y a sept bémols; donc
en majeur de ré, il y a un bémol et trois dièses ou deux dièses.
Je sais de plus que le nombre des dièses et des bémols de
deux modulations majeures ou mineures, qui ne diffèrent que
de noms, est toujours douze.
Je viens de vous dire qu'en majeur de la bémol , il y a
quatre bémols; donc par la loi de succession de quarte en
quarte, il y aura cinq bémols en majeur de ré bémol ; donc, si
je prends ce ré bémol pour ut dièse, il y aura sept dièses.
Je viens de vous dire qu'en mineur de la bémol, il y a sept
bémols ; donc en mineur de sol dièse il y aura cinq dièses.
D'où je vois tout de suite qu'en majeur de si, il y a aussi cinq
dièses; car le majeur de si est le relatif du mineur de sol
dièse; et qu'en mineur de si, il y a deux dièses comme en
majeur de ré} son relatif.
Et c'est ainsi 'qu'une modulation déterminée conduit très-
promptement et très-sûrement à plusieurs autres.
Le nombre sept est aussi une jolie propriété en musique;
en majeur de si, il y a cinq dièses; en majeur de si bémol, il y
en a deux.
La somme des bémols et des dièses de deux modulations
majeures ou mineures d'une même dénomination éloignée
l'une de l'autre d'un demi-ton est toujourssept; ce qui m'aurait
indiqué tout de suite cinq bémols en majeur de ré bémol, car
j'avais trouvé deux dièses en majeur de ré.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 453
LE MAÎTRE.
Un autre moyen commode pour la recherche des dièses et
des bémols, moyen qui vient de se présenter à mon esprit en
vous écoutant, c'est de parcourir l'octave par ton.
l'élève.
D'où il arrivera?
LE MAÎTRE.
De trouver toujours deux dièses de plus, allant de majeur
en majeur, ou de mineur en mineur.
l'élève.
A vérifier sur le clavier. En ut, tout est naturel ; en ré, deux
dièses; en mi} quatre dièses; en fa dièse, six dièses; en sol
dièse, huit dièses; en la dièse, dix dièses; en si dièse, douze
dièses.
Fort bien.
LE MAÎTRE.
Partez de sol, montez d'un ton, ce sera la même chose.
l'élève.
Cela est évident. Sol, un dièse; la, trois; si, cinq; ut dièse,
sept; ré dièse, neuf; mi dièse, onze.
LE MAÎTRE.
A présent, descendez l'octave par ton, en partant d'îtf, et
remarquez les bémols.
l'élève.
En ut, rien ; en ««"bémol, deux bémols ; en la bémol, quatre
bémols; en sol bémol, six; en fa bémol, huit; en mi double
bémol, dix; en ré double bémol, douze.
LE MAÎTRE.
Descendez en commençant par fa.
l'élève.
Même résultat, 1, 3, 5, 7, 9, 11 bémols. Cette nouvelle vue
ne m'aurait pas été inutile si vous l'eussiez eue plutôt.
LE MAÎTRE.
Partez du mineur de la, et vous aurez des modulations
mineures, suivant la même progression.
LE PHILOSOPHE.
Une autre voie très-courte , ce me semble , de trouver les
dièses ou les bémols des modulations dont la tonique est dièse
/,.y, LEÇONS DE CLAVECIN
ou bémol, c'est d'ajouter sept aux dièses ou bémols de la même
modulation naturelle; en majeur de ré, deux dièses; en majeur
de rè# deux et sept ou neuf; en mineur de sol, deux bémols;
en mineur de sol bémol, neuf bémols... Je ne sais même, mon-
sieur, si en combinant votre règle dernière et la mienne, et
descendant et montant l'octave par semi-tons, il n'en résulte-
rail pas la solution générale du nombre des dièses et des
bémols, en toute modulation.
LE MAÎTRE.
Elle est toute trouvée ; vous venez de la dire ; sept dièses de
plus en montant d'un demi-ton; sept bémols en descendant.
LE PHILOSOPHE.
Tu ne nous écoutes pas.
l'élève.
Je vous écoute; j'ajoute, à cause du nombre douze, cinq
bémols de plus en montant par semi-ton; cinq dièses déplus
en descendant; et je fais des roulades.
LE PHILOSOPHE.
El les harmonies?
l'élèv e.
11 y a dans chaque modulation six harmonies consonnantes.
LE PHILOSOPHE.
Pourquoi pas sept, puisqu'il y a sept notes?
l'élève.
C'est qu'en majeur, la sensible, et en mineur la seconde
manquent de consonnance.
LE PHILOSOPHE.
Ulons; à l'emploi de ces six consonnances.
l'élève.
J'ordonne les consonnances de la tonique, de la quarte, de
la quinte et de la sixte, de manière à en faire une belle phrase
harmonique que je vais vous jouer dans les vingt-quatre modu-
lations; je ne frappe pas seulemenl ensemble toutes les notes
des consonnances. Les batteries dont je varie ma phrase vous
nnoncent des doigts. Je tire de chaque harmonie consonnante
trois accords, l'accord parfait, l'accord de sixte, l'accord de
quarte <n sixte; et lorsqu'il eu sera temps, je me servirai de ces
ET PRINCIPES D'HARMONIE. Zj55
consonnances pour sauver les harmonies dissonantes; ou, si
vous aimez mieux la manière de dire de monsieur, je me ser-
virai des harmonies dissonantes pour préparer ou appeler ces
harmonies consonnantes ou repos.
LE PHILOSOPHE.
Et combien pratiquez-vous d'harmonies dissonantes dans
chaque modulation?
l'élève.
Sept, en majeur; en mineur, outre la dissonance de chaque
note de la gamme, j'ai déplus l'harmonie superflue et l'harmonie
d'emprunt.
LE PHILOSOPHE.
Faites-moi entendre l'harmonie d'emprunt, en mi bémol.
l'élève.
Rien de plus aisé. Les quatre notes qui la composent sont
ut bémol, ré, fa, la bémol. La voilà frappée avec les deux
mains; et la voilà sauvée par mi bémol, sol bémol, si bémol;
car cette harmonie conduit au repos de la tonique, surtout en
mineur; quoique j'aie mémoire de passages d'auteurs où elle
est sauvée par l'harmonie consonnante de la tonique en majeur.
LE MAÎTRE.
Je vous demanderais volontiers l'harmonie d'emprunt clans
la même octave, prise pour ré dièse.
l'élève.
Alors les mêmes touches se nommeront si, ut double dièse,
mi dièse, sol dièse, et l'harmonie consonnante invitée par cette
dissonance s'appellera ré dièse, fa dièse, la dièse.
le maître.
Quel parti tirez-vous de toutes ces dissonances?
l'élève.
Sans fin. 1° Des dissonances de la seconde et de la domi-
nante, entrelacées avec art parmi les consonnances de la
tonique, de la quarte, de la quinte, de la sixte, je forme une
phrase harmonique que je pratique dans toutes les modulations ;
2° Je distribue les sept harmonies dissonantes entre les six
consonnantes, et j'en obtiens une autre phrase harmonique;
3° Avec l'harmonie dissonante de la dominante et l'harmonie
d'emprunt, j'appelle le repos ou la consonnance de la tonique.
&56 LEÇONS DE CLAVECIN
Avec la dissonance de la seconde et l'harmonie superflue,
je vais au repos de la dominante.
\\n- la dissonance de la sixte, je vais à la consonnance de
la seconde.
Avec la dissonance de la septième, je hâte la consonnance
de la tierce;
h" De l'harmonie dissonante de la dominante, je tire sept
accords : la septième, la fausse quinte, la petite sixte majeure,
le triton, la septième superflue, la neuvième et septième, et la
quinte superflue;
5° L'harmonie d'emprunt me fournit six accords : la seconde
superflue, la septième diminuée, la fausse quinte jointe à la
sixte majeure, la tierce mineure jointe au triton, la sixte
mineure jointe à la septième superflue, et la quarte jointe à la
quinte superflue.
LE MAÎTRE, bas.
Courage, mademoiselle; monsieur votre père ne se contient
pas de joie, ni moi non plus.
l'élève.
(i° L'harmonie dissonante de la seconde me fournit quatre
accords: la septième, la sixte et quinte, la petite sixte et la
seconde ;
7° De l'harmonie superflue, je tire l'accord de petite sixte
superflue;
8° Entre ces accords principaux, j'ai le choix de l'accord
parlait : de la sixte, de la petite sixte majeure, du triton, de la
fausse quinte, de la quinte et sixte, de la petite sixte; j'en
accompagne les huit notes de la gamme en montant et en des-
cendant; et c'est ce dont je vais vous régaler dans toutes les
modulations. Écoutez bien.
l-E PHILOSOPHE.
Ah! monsieur, quel travail pour elle et pour vous!
i.'i;i.i:\ e.
I Mitez-moi. Je varie les batteries. J'omets les unissons aux
accords dissonants. Je vais adagio clans les modulations tristes.
Si la gauche travaille, la droite ne reste pas oisive. Je remplis
la basse avec les notes des harmonies... Vous ne vous extasiez
pas?... Il n'y a pas de plaisir à bien faire (levant des gens froids
comme vous.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. &57
LE PHILOSOPHE.
Ah! mon enfant!...
LE MAÎTRE.
Est-ce que vous ne faites le bien que pour en être louée?
l'élève.
Cette récompense ne nuit à rien. L'éloge de ceux qu'on aime
et qu'on estime est doux. Si vous n'êtes pas satisfaits, j'ai
perdu mon temps et ma peine; si vous l'êtes, comment le
saurai-je, si vous ne m'en témoignez rien?... Louez-moi donc...
Papa, embrassez-moi...
LE PHILOSOPHE.
Je suis plus content que je ne saurais te le dire. Viens, mon
enfant, que je t'embrasse.
LE MAÎTRE.
On n'a pas toutes les modulations aussi présentes, sans
s'être prodigieusement exercée. Est-ce là tout ce que vous
sachiez faire de ces accords?
l'élève.
Parce que je me suis arrêtée un moment pour reprendre
haleine, vous avez pensé que j'étais au bout de mon savoir.
Attendez, attendez :
9° Je me rappelle tous les accords consonnants et disso-
nants. J'y ajoute les deux accords de suspension de l'accord
parfait : savoir la quarte et la neuvième; et je monte la gamme
de la main gauche, m'arrêtant sur chaque note que j'accom-
pagne de la main droite, de tous les accords qu'elle peut
porter, répétant quelquefois un accord consonnant, appelé par
les dissonances.
Je veux parcourir ainsi l'octave tant en majeur qu'en mineur,
et cela dans la modulation d'ut dièse. J'arpégerai les accords.
Mon papa, point de distraction, s'il vous plait. Arrêtez votre tête
qui est sujette à s'envoler je ne sais où. Vous nous avez promis
d'être ici, soyez-y. Tâchez de vous occuper de cette marche qui
est très-belle, qui vous fera éprouver une sensation forte et à
laquelle il ne tiendra qu'à vous de faire dire des choses
sublimes... La voilà. Eh bien, qu'en pensez-vous?
le philosophe.
Oui, cela est vraiment beau ; et il faut que cela le soit, pour
/,58 LEÇONS DE CLAVECIN
avoir captive' mon oreille, dans l'état singulier où mon âme se
troiiM'.
l'élève.
Ces contributions ne sont pas toutes celles que j'exige do
nos harmonies :
10" J'impose en majeur à quatre accords, chacune des har-
monies dissonantes do la tierce, de la sixte et de la sensible ;
savoir, à une septième, à une quinte et sixte, à une petite sixte
et à une seconde, que je prétends m' être fournies par elles,
sans aucun délai.
.l'en use de même en mineur, avec les dissonances de la
tonique et de la quarte.
Pour suivre mon rôle de souveraine qui impose ses sujets,
je lève sur la dissonance de la septième, en mineur, autant d'ac-
cords que sur l'harmonie dissonante de la dominante.
Si je ne tire de la dissonance de la tonique et de celle de la
quarto en majeur, et des dissonances de la tierce et de la sixte
en mineur, qu'un seul accord de septième, ce n'est pas que
j'ignore la richesse de ce fonds, et tout ce que je pourrais y
puiser au besoin; mais ce sont ressources extraordinaires,
dont je n'use que dans la succession des accords de septième,
et lorsqu'il me plaît quelquefois, en majeur, d'appeler la con-
sonnance de la tierce par une triple dissonance, ou d'amener
par la même voie la consonnance de la dominante en mineur.
J'espère que vous me dispenserez l'un et l'autre des
exemples de ces harmonies bizarres; vous, mon papa, parce
quVlles sont bizarres; vous, monsieur, parce que vous devez en
avoir assez de ce que nous en avons pratiqué dans notre, der-
nière leçon; et moi, parce que j'ai besoin de ce qui me reste de
tète pour des choses plus importantes.
LE MAÎTRE.
Point de dédain déplace mademoiselle; vous sautez légère-
ment par-dessus une source détournée, à laquelle le temps,
l'exercice, plus d'usage de l'harmonie vous ramèneront. Sou-
venez-vous du proverbe qui défend de dire: Fontaine, je ne
boirai point de ton enu.
\!\:A,\.\ e.
En attendant que la soif m'en vienne, je passe à d'autres
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 459
choses; j'économise les accords, et je parcours toutes les modu-
lations, tant en majeur qu'en mineur, avec l'accord parfait
1° En allant par quinte et introduisant successivement un
nouveau dièse dans la modulation;
2° En allant par quarte et introduisant successivement un
nouveau bémol dans la modulation ;
3° En allant encore par quarte, mais passant à chaque fois
par le relatif mineur.
Que vous semble de cet enchaînement d'accords parfaits?
LE MAÎTRE.
Ne pourriez-vous pas vous mettre un peu plus en dépense,
vous servir de l'accord parfait, de la sixte, du triton et de la
fausse quinte , et traverser avec ce cortège les vingt-quatre
modulations, en commençant par les majeures?
l'élève.
A votre aise, monsieur, ne vous gênez pas... Voilà ce que
vous avez demandé... Eh bien, papa, cela va, je crois... Vous-
souriez... Et vous, monsieur, point d'humeur; si j'escamote ici
la fausse quinte, là le triton, je vous en dédommage par la sep-
tième diminuée et la tierce mineure jointe au triton.
le philosophe.
Halte-là... Où en es-tu?
l'élève.
Où j'en suis? En mineur de si bémol. J'ai affaire à cinq
bémols, et je pratique la septième diminuée que voilà sauvée...
Je sais mon chemin... Cette modulation vous plaît-elle? Vous
sentez-vous quelque pente à la tendresse, j'y resterai; je vous y
égarerai par un labyrinthe d'accords; j'ai, comme vous savez,
neuf dissonances et six consonnances à mon service.
LE MAÎTRE.
Doucement, doucement; que faites-vous là?
l'élève.
Je fais succéder à la petite sixte superflue la petite sixte
majeure, sur une basse d'un semi-ton plus aigu, et je sauve
l'une et l'autre par la même consonnance, fa, la, ut.
LE MAÎTRE.
Où avez-vous pris cette marche-là?
£60 LEÇONS DE CLAVECIN
I.' ÉLÈTE.
Je pourrais vous dire clans mon oreille et sur mon clavier;
mais je ne me ferai jamais honneur du bien d'autrui. Je l'ai
retenue d'un bel adagio de Walther, en mineur de mi bémol :
il y a un passage où il appelle la consonnance ré bémol, fa, la
bémol par l'harmonie superflue la bémol, ut, mi double bémol,
sol bémol, en sol bémol, el par la dissonance de la dominante
la bémol, ut, mi bémol, sol bémol, en ré bémol.
LE MAÎTRE.
Voyons cette pièce?
l'élève.
La voilà. Ce passage est dans la seconde partie. L'auteur
même y revient, pour préparer la consonnance mi bémol, sol,
si bémol.
LE PHILOSOPHE.
Mais je crois qu'il y a neuf bémols à la clef.
l'élève.
Tout autant. Petite ostentation de science.
LE MAÎTRE.
Piano, piano, mademoiselle. L'adagio est correctement écrit ;
le chant en est noble. Le compositeur s'est embarqué dans plu-
sieurs modulations très-compliquées. 11 y va jusqu'en mineur
(Y ut bémol, avec dix bémols. Tenez, regardez cet endroit. Comptez
que plus d'un maître aurait écrit la septième par la, au lieu de
l'écrire par si double bémol ; et la sixte par sol, au lieu de
l'écrire par la double bémol.
l' élève.
Vous croyez cela !
LE MAÎTRE.
Combien je vous en citerais d'exemples, si je ne craignais
d'offenser.
I.' ÉLÈVE.
11 ne faut offenser ni ennuyer, si l'on peut; c'est pourquoi
je laisse le mineur de si bémol pour...
LE MAÎTRE.
Monter l'octave chromatiquement, accompagnant chaque son
de l'accord parfait, de la sixte et de la fausse quinte.
ET PRINCIPES D-'HARMONIE. Z|G1
l'élève.
En quelle octave?... Allons, en l'octave d'ut dièse, en faveur
de papa à qui le difficile ne déplaît pas toujours.
LE PHILOSOPHE.
Toutes les fois que la chose ne peut avoir que ce mérite.
l'élève.
Voici une autre manière de parcourir en montant l'octave
chromatique, en n'employant que l'accord parfait, la quinte et
sixte, la fausse quinte. Je la descends de plusieurs manières.
LE PHILOSOPHE.
Et comment t'y prends-tu pour changer de modulations?
l'élève.
Je quitte celle où je suis, en pratiquant ou un accord conson-
nant ou un accord dissonant qui me conduise à une modula-
tion d'un dièse de plus ou d'un dièse de moins. S'il me convient
d'entrer dans une modulation qui ait un bémol de plus ou de
moins, il me suffit d'un accord consonnant pratiqué dans cette
modulation. Préféré-je un chemin plus escarpé? je m'achemine
par une, deux, trois et même sept dissonances. Arrivée, je
me répose, peu, car je n'aime pas entendre chanter longtemps
sur la même gamme. Je vais d'une modulation à sa relative. Je
laisse le majeur pour prendre le mineur. Les accords conson-
nants sont l'asile où l'on se réfugie par les dissonants.
LE MAÎTRE.
Ne vous reste-t-il plus rien?
l'élève.
Piano, à votre tour. Si je dis tout aujourd'hui, demain il
faudra se taire ou se répéter.
LE PHILOSOPHE.
Deux terribles inconvénients!
l'élève.
Oui-da; et pour éviter l'un, sans cesse on s'expose à tomber
dans l'autre. A tout hasard, je vais vous entretenir de l'harmonie
d'emprunt que je m'étais réservée pour une autre fois.
A presque tous les accords tant consonnants que dissonants,
je fais subitement succéder une harmonie d'emprunt qui con-
tienne la basse de mon dernier accord. Je regarde cette har-
monie d'emprunt ou comme accord de seconde superflue, ou
/,62 LEÇONS DE CLAVECIN
comme septième diminuée, ou comme fausse quinte jointe à la
sixte majeure, ou comme tierce mineurejointe au triton, comme
il me plaît, comme il plaît à monsieur qui me commande selon
son idée, comme il plaît au chant ou à l'expression, et me voilà
tout à coup jetée dans un pays lointain, dans la région des dièses
on des bémols.
LE PHILOSOPHE.
Quelque exemple... Qu'est-ce qui se passe entre vous?...
Vous vous faites des signes?
1." ÉLÈVE.
C'est que monsieur se meurt de vous dire...
LE PHILOSOPHE.
Quoi?
l'elè\ e.
Que souvent je me moque de toutes ces règles, de cette
marche compassée; que je me mets à faire des gambades, tout
au travers des modulations, et qu'on me trouve en un instant
où l'on ne m'attendait guère.
LE PHILOSOPHE.
Ce n'est pas cela. Ne mens jamais, parce qu'il ne faut jamais
mentir; et puis tu mens mal, et je t'en félicite.
LE MAÎTRE.
Ces écarts sont quelquefois très-heureux; mais il en faut
être avare; réitérés dans une pièce, ils lui donneraient un carac-
tère sauvage. 11 faut même user avec sobriété des passages
d'emprunt.
Voilà, monsieur, un court abrégé de nos leçons. Quand l'art
aurait été plus étendu, c'eût été tout ce que mademoiselle en
pouvait apprendre dans le court intervalle de temps que vous
me l'avez confiée.
LE PHILOSOPHE.
Je serais bien injuste ou bien ignorant, si d'après ce que je
viens d'entendre j'appréciais mal la valeur de son travail et
de vos soins. Je ne sais duquel des deux je dois être le plus
étonné.
I.i; PHILOSOPHE, à un domestique.
Qu'est-ce qu'il y a?... J'avais défendu qu'on laissât entrer.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 463
LE DOMESTIQUE.
C'est un vieux prêtre qui s'en retourne à la campagne où il
demeure, et qui dit que vous lui avez donné rendez-vous.
LE PHILOSOPHE.
Je l'avais oublié... Je vais et je reviens.
l'élève.
Mon papa, ne vous pressez pas trop ; je vous promets pour
demain ou pour après-demain au plus tard les exemples que
vous me demandez ce soir; soyez sûr que vous n'y perdrez rien
pour avoir attendu; et voilà le sujet du petit mystère que je
vous ai fait... (au maître). Monsieur, ètes-vous fou?
LE MAÎTRE.
Non.
l'élève.
C'est après-demain la fête de mon papa. Je lui ai préparé son
bouquet; c'est un nouveau prélude que j'ai composé à votre
insu; dites-moi, ce bouquet n'aurait-il pas été bien piquant, si,
comme vous le désiriez, je lui en avais joué un des anciens; car
c'est là, je crois, ce que vous me proposiez par ces signes qui
ont amené une petite fausseté, la chose qui me déplaît le plus
et à mon papa.
le maître.
J'ignorais votre dessein, et j'avais oublié que demain vous
aviez concert; oublié net.
l'élève.
Bonne tête ! Ainsi vous ne seriez pas venu ?
LE MAÎTRE.
Ma foi, je n'ose en répondre.
l'élève.
Et la fête se serait passée sans vous? Ça, allez à vos affaires,
et souvenez-vous que demain... Demain, demain, au soir, il faut
être ici entre six et sept. Le concert nous mènera jusqu'à dix.
Nous ne sortirons pas de table avant une heure après minuit.
Je n'aurai peut-être plus l'occasion de vous dire un mot... Sou-
venez-vous que demain, demain vous faites la quinte, et qu'a-
près-demain, il faut être ici de bonne heure. Je serai levée la
première; mon papa traversera le salon pour aller à son cabi-
net. J'irai à lui; je lui ferai mon compliment; je l'embrasserai,
&6û LEÇONS DE CLAVECIN
et je le prierai de m'entendre. Vous concevez combien il m'im-
porte que vous y soyez. Ne manquez donc pas.
LE MAÎTRE.
Demain, le soir, entre six et sept; après-demain, le matin,
entre sept et huit.
l'élève.
Précisément, ni plus tôt, ni plus tard.
LE MAÎTRE.
Mais ce prélude clandestin, ne pourrait-on pas le voir?
l'élève.
Non. 11 est beaucoup plus soigné que les autres, et, par cette
raison-là, peut-être moins bon; cependant il ne me déplaît pas.
Je l'ai joué et rejoué plusieurs fois. Mais bon ou mauvais, il faut
(ju'il reste tel qu'il est. Mon papa ne manquera pas de demander
s'il est de moi, et je veux pouvoir lui répondre sans biaiser que
vous ne l'avez pas même vu. Allez, partez; et ne vous faites
attendre ni demain au soir, ni après-demain matin.
SECONDE SUITE
DU DOUZIÈME DIALOGUE
ET
DE LA SEPTIÈME LEÇON D'HARMONIE.
MONOLOGUE.
L ELEVE, seule.
Rien ne s'arrange à ma fantaisie... Il ne vient pas... Et mon
papa est levé depuis deux heures... Quoiqu'il se soit retiré tard,
et que pour inspirer de la gaieté h ses convives, il se soit tout
à fait livré au plaisir de la table... au point de nous inquiéter...
non sur sa raison, car le vin ne la lui ôte jamais, mais sur sa
santé... il y a deux heures qu'il est dans son cabinet, et l'autre
dort peut-être encore... Il faut que j'y envoie... Jetons encore
un coup d'oeil sur ce prélude... Il n'est pas mal pour le chant...
pour les chiffres, ce n'est pas la peine d'y regarder... Mais il me
semble qu'on sonne... C'est lui apparemment...
LE MAITRE, L'ÉLÈVE et LE PHILOSOPHE.
LE PHILOSOPHE, sortant de son cabinet.
Que fais-tu là de si bonne heure?
l'élève.
Je repasse quelque chose que je veux savoir supérieure-
ment... Votre nuit a-t-elle été bonne?
LE PHILOSOPHE.
Bonne.
l'élève.
Point incommodé?
xn. 30
£,GG LEÇONS DE CLAVECIN
LE PHILOSOPHE.
Non : mais je crains qu'il n'en soit pas de même de M. Bemetz
qui a nouIu faire les honneurs de ma table et de son pays...
Mais le voilà.
l'élève.
Arrivez donc.
LE PHILOSOPHE.
Bonjour, monsieur, comment va la tête?
LE MAÎTRE.
Mal, très-mal. Me voilà brouillé avec le Champagne mous-
seux, et pour longtemps.
LE PHILOSOPHE.
Pourquoi donc? Vous avez le vin charmant.
LE MAÎTRE.
Mais le lendemain je suis très-maussade... Ce sont ces trois
rasades que l'on m'a versées après le café qui m'ont perdu.
LE PHILOSOPHE.
N'en dites point de mal ; ce sont elles aussi qui vous ont tiré
de votre sérieux.
l' élève.
Oh ! pour cela, vous avez été bien fou !
LE MAÎTRE.
Tant pis.
LE PHILOSOPHE.
Tant mieux.
l'élève.
Vous avez dit à madame *** des choses tout à fait honnêtes
et galantes, et que j'écoutais avec le plus grand plaisir.
LE MAÎTRE.
Cela était si aisé et si naturel avec une femme pleine d'es-
prit, de douceur, de grâces, de modestie et de talents.
LE PHILOSOPHE.
Va croyez-vous qu'aujourd'hui elle vous laissât baiser ses
mains comme hier? Le vin a ses privilèges.
l ' ÉLÈVE,
Où allez-vous, mon papa?
LE PHILOSOPHE.
Ordonner du thé pour monsieur et pour moi.
ET PRINCIPES D HARMONIE. £67
l'élève.
Auparavant, permettez que je vous embrasse... Le concert
d'hier fut le bouquet commun de tous nos amis...
LE PHILOSOPHE.
Et le tien.
l'élève.
Assurément; mais voici celui de votre enfant... Decetenfant...
LE PHILOSOPHE.
Qu'as-tu? Tu pleures.
l'élève.
C'est de plaisir; c'est de joie... Je voudrais vous dire... Et
voilà que je ne saurais parler.
LE PHILOSOPHE.
Tu n'as jamais mieux dit... J'ai tout entendu.
l'élève.
Excepté mon prélude... J'ai fait de mon mieux... Je voudrais
qu'il vous plût; je voudrais qu'il fût...
LE PHILOSOPHE.
Il sera bien... Remets-toi... Joue... J'écoute.
LE MAÎTRE.
Adagio... C'est un adagio... En majeur de sol dièse... Huit
dièses. •
LE PHILOSOPHE.
Est-ce que vous ne le connaissez pas?
LE MAÎTRE ET L'ÉLEVÉ.
Non, monsieur... Non, mon papa.
LE PHILOSOPHE.
Tant mieux.
LE MAÎTRE.
Vous tremblez... Vous avez peur.
l'élève.
Vous vous trompez, monsieur. Ce n'est pas cela... Je n'y
étais pas. Il faut que je recommence.
LE PHILOSOPHE.
Fort bien... Cela est grave et noble...
LE MAÎTRE.
Comme doit être le bouquet d'un philosophe.
LE PHILOSOPHE.
Quelquefois un peu brusqué.
V,s
LEÇONS DE CLAVECIN
LE MAITRE.
l'as trop... Recommencez...
l'élève.
LE TRÉLUDE DE L'ÉLÈVE.
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le philosophe.
Il était impossible, ma fille, que vous me présentassiez un
bouquet qui me fût plus agréable. Je suis on ne saurait plus
satisl'ait de vous.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 471
l'élève.
Et vous, monsieur?
LE MAÎTRE.
Je désire quelque chose de plus. C'est la raison de ce que
vous avez écrit.
l'élève.
Tenez, mon papa, je vais vous dire son secret. Il ne prétend
pas m' embarrasser. Je n'aurais pas fait la première mesure de
ce prélude, sans la connaissance des principes, et il le sait bien.
Sa demande n'est qu'une petite ruse pour me faire valoir, et j'y
acquiesce d'autant plus volontiers qu'il y gagnera plus que moi.
J'ai écrit en majeur de sol dièse; et j'ai débuté par l'accord
parfait de la tonique, l'accord parfait de la dominante, le triton
sur la quarte que j'ai sauvé par la sixte sur la tierce... Ici c'est
la fausse quinte à laquelle j'ai fait succéder l'accord parfait de
la tonique... Que regardez-vous?
le maître.
Les chiffres... Ils sont bien.
l'élève.
Sixte, sixte quinte, septième de dominante, repos de la
tonique.
Cadence qui prend la place de la basse ; main gauche qui
fait l'harmonie.
Sixte, septième de seconde, septième de dominante, sep-
tième de la sensible, et j'en ai assez en majeur.
Fausse quinte jointe à la sixte majeure pour passer en mi-
neur de sol dièse.
Et pour sauver cet accord d'emprunt, sixte sur la tierce
mineure si.
Autre emprunt qui donne deux mesures, dont l'une est
remplie de la tierce mineure jointe au triton, l'autre de la sep-
tième diminuée que je sauve par le repos mineur; cela sent un
peu la paresse, mais je ne m'endors pas là. Je vais en majeur
de mi, je vais en la par la fausse quinte.
Dissonance de la seconde, harmonie superflue et modu-
lation mineure de la; plus d'emprunt, j'en ai suffisamment du
ton de la.
Une seconde superflue sur ut me conduit en mineur de mi.
J'y reste. Dissonance de la dominante. Piepos de la tonique.
/,72 LEÇONS DE CLAVECIN
Dissonance de la dominante, consonnance de la Ionique,
dissonance de la seconde, repos de la dominante, et trêve de
la modulation de mi.
Je passe en majeur d'ut sans grande cérémonie et je me
délivre des dièses.
Consonnance de la tonique. Consonnance de la dominante.
Consonnance de la sixième note. Consonnance de la quarte.
Consonnance de la seconde. L'on m'attendra sûrement en ré-,
et moi, par la seconde superflue, je m'en vais en mineur de fa.
Et puis zeste, me voilà en mineur de sol. Mon papa, c'est du
chromatique. Cela vous blesse-t-il?
LE PHILOSOPHE.
Non. Mais à présent, où es-tn?
l'élève.
En majeur de si bémol; accord parfait de la tonique; quarte
et sixte sur la tonique; septième superflue sur la tonique; accord
parfait de la tonique.
Deux bémols, ce n'est guère. J'en veux quatre, et me voilà
en mineur de fa par le triton.
Encore un petit bémol, et me voilà en mineur de si bémol
par la fausse quinte.
Consonnance de la tonique, consonnance de la quarte, con-
sonnance de la tonique. Consonnance de la quarte, consonnance
de la dominante, consonnance de la sixième note, et me voilà
partie. L'emprunt me mènera où je veux; pour cette fois c'est
en mineur de fa dièse; trois dièses vous déménagent bien vite
tous ces bémols.
Sixte et quarte; tierce mineure jointe au triton sauvé par la
sixte sur la tierce mineure la; sur la seconde sol dièse, la fausse
quinte jointe à la sixte majeure.
Et pour mettre à profil cet accord d'emprunt, escamotage
de la sixte majeure ta seule fausse quinte laissée afin que ma
seconde note sol dièse devienne sensible, et que je sois en ma-
jeur de la, où me voilà.
Accord parfait, trois mesures; consonnance de la dominante;
dissonance de la dominante; repos de la tonique dont je
m'éveille tout de suite par le triton sur la même basse, accord
qui me conduit en mi, et me voilà avec quatre dièses.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 473
Je m'achemine tout doucement vers mes huit dièses, et si
je sais bien compter, en voilà déjà sept.
Mais je me presse trop, revenons un peu sur nos pas; sep-
tième sur ut dièse, pour n'être qu'en fa dièse. Fausse quinte
jointe à la septième diminuée sur le fa double dièse. Je suis en
mineur de sol dièse, et j'ai cinq dièses.
Accord parfait, sixte et quinte... à laquelle je fais succéder
la consonnance de la tonique.
LE MAÎTRE.
Pour être irrégulière.
l'élève.
Il est vrai. Consonnance de la dominante.
LE MAÎTRE.
Pour finir ?
l'élève.
Non; pour suspendre notre course par la consonnance de la
sixième note mi, et puis je vais par la consonnance de la tonique,
la dissonance de la seconde, la consonnance de la tonique, la
dissonance de la dominante, au repos.
LE MAÎTRE.
Final ?
l'élève.
Cela ne se peut; vous ne pensez donc pas que j'ai com-
mencé en majeur de huit dièses.
J'introduis vite trois dièses. Accord parfait, sixte et quarte.
Accord parfait.
Dissonance de la seconde, dissonance de la dominante, con-
sonnance de la tonique.
Consonnance de la quarte; consonnance de la tonique; dis-
sonance de la dominante ; sol dièse, si dièsa, ré dièse, et m'en
voilà tirée.
Eh bien, papa?
LE PHILOSOPHE.
Il serait bien mal à moi de te chicaner; chicaner sur l'arran-
gement des fleurs et les nuances d'un bouquet!
l'élève.
Faites toujours.
LE PHILOSOPHE.
Tu le veux. Je trouve par-ci par-là ta marche extraordinaire
klk LEÇONS DE CLAVECIN
et brusque ; par exemple, de l'accord parfait majeur de si tu vas
droit en majeur d'ut.
l'élève.
Là je regarde l'accord parlait majeur de si comme repos de
la dominante en mineur de mi où il n'y a qu'un dièse, d'où je
passe subitement en ut, n'effaçant qu'un dièse; c'est le moins
qu'on puisse faire.
LE PHILOSOPHE.
Je ne dis pas que cela soit mal, ni même que l'effet soit mau-
vais. Est-ce là ton premier essai?
LE MAÎTRE.
Non, monsieur. Le morceau que vous venez d'entendre est
une des douze progressions de basse que mademoiselle a com-
posées, écrites et chiffrées dans tous les ions; entre ces progres-
sions, il y en a une où tous les accords sont pratiqués et presque
toutes les modulations enchaînées, même très-adroitement, et
à chaque instant des écarts vraiment expressifs et des tour-
nures tout à fait neuves.
LE PHILOSOPHE.
Et ces préludes, où sont-ils?
l'élève.
Les voici.
le philosophe.
Comment? mais c'est un travail considérable.
l' va.y.\ e.
Et nécessaire. Songez, mon papa, que ce moyen était le seul
de fixer dans ma mémoire les dièses et les bémols en chaque
modulation, l'enchaînement et la succession des harmonies, la
variété des passages de l'une à l'autre, la nature des accords,
la manière de les chiffrer, en un mot, la multitude des choses
qu'il faut avoir présentes lorsqu'on se propose de préluder.
LE MAÎTRE.
Je conseille à mes élèves d'en faire autant que vous en avez
l'ait, et à vous, mademoiselle, de vaincre votre répugnance à
prendre la plume et de revenir à un exercice qui vous donnera
de la facilite
LE PHILOSOPHE.
Et des idées. 11 en naît sous les doigts de fortuites, qui
viennent on ne sait d'où, et qui n'en sont pas moins précieuses.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 475
l'élève.
Je n'écrirai jamais de la musique, peut-être même quand
je pourrais me promettre de l'écrire excellente.
LE PHILOSOPHE.
Et pourquoi?
l'élève.
C'est que j'aime mieux lire et penser que de combiner des
sons.
LE PHILOSOPHE.
Tu vas dire qu'on n'est jamais quitte de moi; je voudrais
bien t'en tendre préluder de tête.
l'élève.
C'est ce que je souhaitais.
LE PHILOSOPHE.
Un moment... (a un domestique.) Non, point de thé, il est trop
tard.
LE MAÎTRE.
Mademoiselle, mettez-vous dans un ton... il n'importe
lequel... Frappez les accords, arpégez-les, faites du chant
au-dessus, à la basse. Ne vous assujettissez à aucun mouve-
ment; n'écoutez que votre cœur, votre imagination et votre
oreille, et cependant allez de mesure.
l'élève.
Papa, donnez le ton.
LE PHILOSOPHE.
En majeur de «bémol.
L'ÉLÈVE prélude.
LE PHILOSOPHE.
Fort bien, fort bien. Il ne te reste plus qu'à entendre de la
bonne musique.
l'élève.
C'est l'affaire de M. le baron de B...1.
LE PHILOSOPHE.
Et de l'accompagnement, où en sommes-nous?
LE MAÎTRE.
L'accompagnement est une espèce de lecture que la connais-
1. Le baron de Baggc. Il est question de ses concerts dans le Neveu de
Rameau.
V7G LEÇONS DE CLAVECIN
sance (le l'harmonie éclaire et facilite, niais qui demande de l'ha-
bitude et du temps. M. Grimm nous envoie les ouvrages des
premiers maîtres; nous en avons déjà parcouru plusieurs, et
cela va.
LE PHILOSOPHE.
Je comprends que l'usage des modulations, la pratique con-
tinue des accords, la facilité de les rapporter à certaines notes
de la gamme auxquelles ils appartiennent, l'exercice de l'oreille,
peuvent dispenser quelquefois des chiffres, mais toujours? mais
accompagner bien et sans chiffres?
LE MAÎTRE.
Quelque versé que l'on soit dans la théorie et la pratique de
l'art, vous n'imaginez pas qu'entre tant de combinaisons diffé-
rentes dont une basse peut être accompagnée, il soit facile de
rencontrer tout de suite celle qui convient à l'harmonie pure
et à l'esprit de la pièce, et vous avez raison. Cependant on
accompagne très-bien, sans chiffres, une basse dont on voit le
chant. J'ai même remarqué que mes élèves sont plus sûrement
conduits par le chant que par des chiffres équivoques. Le chant
et la basse suffisent pour leur indiquer l'enchaînement des
modulations, les harmonies et les accords, et il n'en faut pas
davantage. Le goût fait le reste, et le goût vient avec le temps.
LE PHILOSOPHE.
Ma fille, puisque vous faites assez de cas des hommes pour
ambitionner leur éloge, disposition que j'approuve et que je
vous conseille de garder, et (pie la louange de ceux que vous
estimez et que vous aimez vous est douce, recevez la mienne.
Travaillez, exercez-vous; occupez-vous sérieusement d'un art où
vous êtes déjà fort avancée et qui deviendra un jour la plus
puissante consolation des peines qui vous attendent; car nul
n'en est exempt sous le ciel, et il est heureux d'avoir un ami
sûr toujours à portée de soi.
I ' l LÈVE.
Il me sera d'autant plus facile de vous obéir, que j'aime
inliniment mieux suivre mes idées que de lire les idées des
autres. Mon papa, la science de l'harmonie dégoûte beaucoup
des pièces.
LE PHILOSOPHE.
Je n'en suis pas surpris. Cependant il ne faut pas qu'un
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 477
talent nuise à l'autre. Peu sont en état d'apprécier un beau pré-
lude, bien conduit, bien varié, bien savant; tous sentent le
mérite d'une pièce bien faite et bien jouée.
l'élève.
Parce qu'il y a plus d'oreilles que d'âmes.
LE PHILOSOPHE.
C'est le contraire que tu veux dire.
l'élève.
Non, non; je m'entends bien, et quelque jour je m'expli-
querai avec vous là-dessus. Quoiqu'il en soit, si j'étais long-
temps sans approcher de mon instrument, il pourrait m' arriver
de perdre de la facilité que j'ai à lire et à exécuter. Quant à la
science de l'harmonie, je crois que je ne l'oublierai jamais, et
que c'est un moyen très-sûr de vous rappeler, monsieur, à mon
souvenir tant que je vivrai.
UN DOMESTIQUE.
Le thé est...
LE PHILOSOPHE.
Plus de thé, vous dis-je. J'espère, monsieur, que vous vou-
drez bien m' accorder un demi quart d'heure de votre temps
demain clans la matinée.
LE MAÎTRE.
Très-volontiers, monsieur.
l'élève.
Papa...
LE PHILOSOPHE.
Que veux-tu?
l'élève.
Que vous disiez à maman que vous êtes un peu content
de moi.
LE PHILOSOPHE.
Je t'aime à la folie, (au maître.) Vous passez le reste de la
journée avec nous, sans doute? Le temps est doux, nous sorti-
rons après dîner. Un peu d'air nous fera du bien à tous les
trois.
TROISIÈME SUITE
DU DOUZIÈME DIALOGUE
HT
DE LA SEPTIÈME LEÇON D'HARMONIE.
PRINCIPES ÉLÉMENTAIRES ET GÉNÉRAUX
DE THÉORIE
LE MAITRE, L'ELEVE, LE PHILOSOPHE.
Nous dînâmes gaiement, parce que nous étions tous satis-
faits les uns des autres; le maître, de son élève; moi, de tous
les deux. La journée était assez belle pour la saison. Nous avions
quitté table de bonne heure. Je proposai une longue prome-
nade à pied. On accepta la proposition, et nous allâmes à
l'Étoile. Arrivés là, nous nous retirâmes à l'extrémité d'une des
allées qui sont ouvertes au midi, où l'œil se promène sur un
assez grand espace de la campagne, et où l'on jouit du soleil
depuis le moment où il s'élève au-dessus des édifices de la
ville jusqu'à son coucher. L'ombre du dôme des Invalides
n'était pas encore fort allongée. Son hémisphère éclairée était
à peu près sud-ouest. M. Remetz... s'assit, le dos appuyé
contre un arbre. Nous nous plaçâmes négligeamment à terre,
ma fille et moi, et nous continuâmes la conversation que nous
avions commencée en chemin. 11 s'agissait des différents sys-
tèmes de musique, de la basse fondamenlale de Rameau, de la
résonnance du son intermédiaire de Tarlini et de l'ancienne
règle de l'octave. Ma fille remarqua qu'il y avait dans ses leçons
beaucoup d'exemples et peu de théorie, et que c'était moins
aux principes qu'à la méthode qu'elle devait ses progrès. M. Re-
LEÇONS DE CLAVECIN /j79
inetz... son maître, lui répondit que l'art musical avait aussi les
siens auxquels on s'était k peu près conformé sans les bien
connaître. « Et qui est-ce qui ne connaît pas la basse fondamen-
tale? lui dis-je. — Et qui est-ce qui vous a dit que ce système
était vrai oufaux? » me répliqua-t-il. M. Bemetz... avait quelque
répugnance à s'expliquer. « INous étions venus ici prendre l'air
et non disputer. La chose n'avait pas encore dans sa tête toute
la clarté et toute l'étendue dont elle était susceptible. Il valait
mieux se taire que de débiter des idées incohérentes et indi-
gestes, surtout à ceux qui n'étaient pas gens à s'en contenter. »
A ces prétextes il en ajouta d'autres. Nous insistâmes, et ce ne
fut pas sans peine qu'il tira de sa poche trois petits cahiers qu'il
nous lut, à une condition qui fut agréée : c'est que nous l'écou-
terions sans l'interrompre, à moins qu'il ne le permît expres-
sément.
§ 1.
LE MAÎTRE.
C'est une belle découverte que celle de la résonnance du
corps sonore. Combien de conséquences on en pouvait tirer!
Tout corps sonore, outre un son principal et fondamental, fait
entendre sa tierce majeure et sa quinte, ou les répliques à
l'aigu de ces harmoniques.
l'élève.
Mais ce phénomène est-il bien constaté?
LE MAÎTRE.
Mademoiselle, vous manquez à la. condition.
l'élève.
Parlez, monsieur; je me tais.
LE MAÎTRE.
Un corps sonore ut fait entendre ut, mi, sol; mais la quinte
sol plus fortement que la tierce mi; un autre corps sonore sol,
dont l'oreille est préoccupée, fait entendre sol, si, ré; un troi-
sième ré, donne ré, fa dièse, la; un quatrième îa} la, ut dièse,
mi ; et de corps sonores en corps sonores pris les uns à la quinte
des autres, on a pu former les octaves diatoniques et chroma-
tiques ; et c'est peut-être la raison pour laquelle les gammes,
plus ou moins complètes clans les temps passés et chez toutes
/j80 LEÇONS DE CLAVECIN
les nations, ont été universellement ordonnées par des inter-
valles qui indiquent quelque loi de nature qui dirigeait l'organe.
Si cela est, la gamme sera un produit commun de la
nature et de l'art; de la nature qui ;i fourni les trois sons du
corps sonore, ut, par exemple; de l'art qui s'est servi de diffé-
rents corps sonores et de leurs harmoniques si, ré, fa, la, et
qui les a intercalés; entre les trois sons d'un premier, pour en
former la gamme ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut.
Quoi qu'il en soit, c'est l'affaire de Rameau, et non la
mienne. Je suis venu; j'ai trouvé sept sons ordonnés comme les
voilà ; et cela me suffit.
l'élève.
L'octave chromatique, ut, ut dièse...
LE MAÎTRE.
Oui, mademoiselle, n'est ni plus ni moins naturelle que
l'octave diatonique ; et d'après cela... je resserre mes papiers.
l'élève.
Pardon, monsieur; plus d'interruption; plus; je vous le
promets.
LE maître.
L'oreille ne s'accommode guère des treize sons de cette
octave chromatique; et je doute que leur succession ait jamais
fondé et fonde jamais un genre musical. En attendant, je m'en
tiens à l'octave
ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut.
ou
la, si, ut, ré, mi, fa, sol, la.
Sauf mon recours aux cinq autres sons, lorsqu'il me plaira de
passer d'un intervalle diatonique à un autre, par des teintes ou
nuances.
J'appelle mode majeur la succession des huit sons, ut, ré, mi,
fa, sol, la, si, ut, ou la succession de tous autres sons ordon-
nés de la même manière.
J'appelle mode mineur la succession des huit sons, la, si,
ut, ré, mi, fa, sol, la, ou la succession de tous autres sons or-
donnés de la même manière.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 481
Je nomme clans la mélodie et l'harmonie les sons ut, mi, soU
produits du corps sonore, sons naturels ou appelés.
Je nomme dans la mélodie et dans l'harmonie les sons si,
ré, fa, la, intercalés entre les sons naturels ut, mi, sol, appels.
Ainsi, en majeur d'ut dièse, les sons naturels sont ut dièse,
mi dièse, sol dièse; et les appels sont si dièse, ré dièse, fa
dièse, la dièse.
Et je me servirai des mêmes expressions tant en majeur qu'en
mineur, quoiqu'elles n'aient pas la même exactitude en mineur,
mode dont l'origine n'est pas encore bien connue.
Cela posé, j'observe... J'observe que mademoiselle a quelque
chose à dire. Dites, je le permets.
l'élève.
J'observe de mon côté que vous allez revenir sur des choses
qui me sont familières.
LE MAÎTRE.
Mais qui nous conduiront, je crois, à d'autres qui vous se-
ront nouvelles. J'observe donc :
1° Que les huit sons de l'octave du genre diatonique sont
séparés par sept intervalles, dont cinq d'un ton et deux seule-
ment d'un demi-ton.
2° Que les deux demi-tons ou intervalles chromatiques sont
placés en majeur, l'un entre la tierce et la quarte; l'autre entre
la septième et la huitième.
Qu'en mineur, ces deux intervalles chromatiques sont placés,
l'un entre la seconde et la tierce, l'autre entre la quinte et la
sixte de l'octave.
3° Qu'on nomme la première note de l'octave, tonique, et
que des treize sons de l'octave chromatique, il y en a douze qui
peuvent devenir, chacun, la tonique d'une octave diatonique;
mais qu'il faut ordonner les octaves de ces sons sur le modèle
du majeur d'ut et sur le modèle du mineur de la.
D'où je conclus qu'il y a vingt-quatre modulations diatoni-
ques, douze majeures et douze mineures.
h" Que dans chaque modulation, on peut composer deux
sortes de musique, des successions de sons qu'on appelle
mélodie, et des sons frappés ensemble qu'on appelle harmonie.
5° Qu'une succession uniforme et constante de huit sons
ordonnés sur les modèles ut ou de la s'appelle gamme,
xn. 31
482 LEÇONS DE CLAVECIN
D'où je conclus que l'une et l'autre musique exigent une
connaissance familière des vingt-quatre modulations.
6° Qu'en ordonnant ces vingt-quatre modulations sur les
modèles d'ut et de la, il faut recourir aux dièses et aux bémols,
afin de donner aux intervalles leur véritable étendue.
7° Qu'il règne entre les modulations un rapport qui déter-
mine l'ordre et le nombre des dièses et des bémols, et qui faci-
lite la connaissance essentielle des vingt-quatre modulations.
8° Qu'en partant d'ut, en montant de quinte en quinte, et en
prenant chacune de ces quintes pour une tonique, on trouve 1rs
dièses placés dans l'ordre suivant :
Fa, ut, sol, ré} lu, mi, si.
Qu'en partant d'ut, en montant de quarte en quarte, et en
prenant chacune de ces quartes pour une tonique, on trouve les
bémols placés dans l'ordre suivant :
Si, mi, lu, ré, sol, ut, fa.
Et qu'en comparant ces deux ordres, l'un de dièses et l'autre
de bémols, ils sont inverses, l'un commençant par fa et finis-
sant par si; l'autre commençant par si, et finissant par fa.
9° Que le majeur et le mineur, dans la même octave, ne dif-
fèrent que dans leurs troisièmes, sixièmes et septièmes notes,
qui sont chacune d'un demi-ton plus aiguë en majeur qu'en
mineur, ou d'un demi-ton chacune plus grave en mineur qu'en
majeur.
i.' É r. È VE.
Donc dans la même octave...
LE PHILOSOPHE.
Paix.
§ 3.
LE MAÎTRE.
Donc, dans la môme octave trois dièses de plus en majeur
qu'en mineur.
Donc, trois bémols de plus en mineur qu'en majeur.
Les trois dièses du majeur et les trois bémols du mineur,
tombant exactement sur les mêmes notes de l'octave, se détrui-
ront, s'ils se rencontrent.
Les deux modèles, le majeur en ut et le mineur en la,
ET PRINCIPES D'HARMONIE. ^83
formés des mêmes notes, sont appelés modulations relatives.
Donc, il y a toujours deux modulations relatives; c'est-à-
dire d'un même nombre de dièses et de bémols; la majeure à
droite, plus aiguë d'une tierce mineure ; la mineure à gauche,
plus grave de la même tierce : la, ut.
Donc la modulation majeure étant donnée, on trouvera la
mineure dans la même octave, en ajoutant trois bémols; et la
mineure relative à la majeure sera d'une tierce mineure plus
grave.
Donc la modulation mineure décide la majeure de la même
octave, par l'addition de trois dièses; et la majeure relative en
sera distante d'une tierce mineure à l'aigu.
En changeant de modulations, on trouve un dièse de plus
en allant à la quinte en montant, et un bémol déplus en allant
à la quarte en montant... Eh bien, mademoiselle, qu'est-ce
qu'il y a?
l'élève.
Jusque-là, c'est une récapitulation de ma récapitulation, et
je vois que vous savez ces choses-là aussi bien que moi.
LE PHILOSOPHE.
Silence.
LE MAÎTRE.
En montant d'un ton, deux dièses de plus.
En descendant d'un ton, deux bémols de plus.
En montant d'un demi-ton, sept dièses de plus.
En descendant d'un demi-ton, sept bémols de plus.
Sept dièses ou cinq bémols ; même chose.
Sept bémols ou cinq dièses; même chose.
Les dièses et les bémols forment toujours ensemble le nombre
douze.
Le dernier dans l'ordre des dièses est sensible en majeur, et
seconde note en mineur.
Le dernier dans l'ordre des bémols est quarte en majeur, et
sixième note en mineur.
Les dièses et les bémols de deux modulations distantes d'un
demi-ton font toujours ensemble le nombre sept. En mi,
quatre dièses; en mi bémol, trois bémols. Quatre et trois font
sept.
484 LEÇONS DE CLAVECIN
LE PHILOSOPHE, bas à sa fille.
Point d'impatience, je te prie.
LE MAÎTRE.
De tout ce qui précède, je conclus :
1° Pour les majeurs, qu'en ut; rien;
En sol, un dièse, fa;
En fa, un bémol, si ;
En rê, deux dièses, fa, ut ;
En si bémol, deux bémols, si, mi;
En ut dièse, sept dièses; ou cinq bémols, en ri bémol;
En ut bémol, sept bémols ; ou cinq dièses, en si.
2° Pour les mineurs, en la; rien ;
En mi, un dièse, fa;
En ré, un bémol, si^
En si, deux dièses, fa, ut;
En sol, deux bémols, si, mi;
En la dièse, sept dièses; ou cinq bémols, en si bémol;
En la bémol, sept bémols ; ou cinq dièses, en sol dièse.
3° En majeur d'ut} rien. En mineur d'ut, trois bémols, si,
mi, la.
h° En mineur de la; rien. En majeur de la, trois dièses, fa,
ut, sol.
5° Trois dièses, fa, ut, sol, donc en la, pour le mineur.
Donc en fa dièse, pour le mineur.
6° Trois bémols, si, mi, la, donc en mi bémol, pour le ma-
jeur.
Donc en ut, pour le mineur.
C'est ainsi qu'on détermine les vingt-quatre modulations.
Voici comment on les enchaîne :
L ELEVE, bas.
Cela va prendre couleur, apparemment.
§ 5.
LE MAÎTRE.
1° On enchaîne les douze modulations majeures, par quinte
ou par quarte.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 485
Par cette marche, on n'introduit qu'un dièse ou qu'un
bémol à la fois.
2" On enchaîne les vingt-quatre modulations, par quarte,
en passant de chaque modulation majeure à son relatif mineur.
3° On enchaîne les vingt-quatre modulations par quinte, en
faisant succéder le mineur au majeur, ou le majeur au mineur
dans la même octave.
Par cette dernière marche, on introduit trois dièses, ou trois
bémols à la fois.
L'oreille s'accommode de ce saut, parce qu'on reste dans la
même octave, et qu'on n'en altère qu'un des sons essentiels, la
tierce; les deux autres dièses ou bémols n'affectent que la
sixième et la septième note de l'octave, sons bien moins impor-
tants dans la gamme, comme je ne tarderai pas de le prouver.
h° On enchaîne les modulations par des marches rompues,
mais fondées sur des issues immédiates.
Ces issues immédiates d'une modulation majeure quelconque
sont :
La mineure de la même octave;
La mineure relative ;
Les deux modulations d'un dièse de plus;
Les deux modulations d'un dièse de moins.
Ou :
Les deux modulations d'un bémol de plus;
Et les deux modulations d'un bémol de moins.
Donc du majeur d'ut, on peut aller immédiatement :
Au mineur d'ut. — Au mineur de la. — Au majeur de sol.
— Au mineur de mi. — Au majeur de fa. — Au mineur de ré.
Donc du majeur de si bémol, on peut aller immédiatement :
Au mineur de si bémol. — Au mineur de sol. — Au majeur
de mi bémol. — Au mineur d'ut. — Au majeur de fat — Au
mineur de ré.
Donc du majeur de mi, on peut aller immédiatement :
Au mineur de mi. — Au mineur d'ut dièse. — Au majeur de
si. — Au mineur de sol dièse. — Au majeur delà. — Au mineur
de fa dièse.
^86 LEÇONS DE CLAVECIN
Ces issues immédiates sont autant de portes qui conduisent
à de nouvelles modulations.
Du mineur d'ut, une des issues immédiates, on va au
majeur de la bémol.
Du mineur de la, on va au majeur de la.
Du mineur de mi, on va au majeur de mi.
Du majeur de fa, on va au mineur de fa. Et ainsi du reste.
Les issues immédiates d'une modulation mineure sont :
La majeure de la même octave. — La relative majeure. —
Les modulations d'un dièse ou d'un bémol de plus. — Les
modulations d'un dièse ou d'un bémol de moins.
Donc on peut aller immédiatement du mineur de la :
Au majeur de la. — Au majeur d'ut. — Au majeur de sol. —
Au mineur de mi. — Au majeur de fa. — Au mineur de rè.
Et par exception, du mineur au majeur de la quinte.
Par exemple, du mineur de la au majeur de mi.
Cette licence introduit quatre dièses à la fois, et cela sans
blesser l'oreille. Car :
Le majeur de /«peut succéder immédiatement au mineur delà.
Le majeur de mi peut succéder au majeur de la, donc le
majeur de mi peut succéder médiatement au mineur de la : d'au-
tant plus qu'en mineur de la on est déjà familiarisé avec le troi-
sième dièse, sol dièse.
D'où Ton peut conclure, en général, qu'on va bien du
mineur au mineur, et au majeur de sa quinte; c'est-à-dire du
mineur de la au majeur et au mineur de mi.
L'ÉLÈVE, bas.
Cela n'est pas nouveau; mais il est bon de l'avoir entendu
plus d'une fois.
§ 7.
LE MAÎTRE.
Les issues immédiates et médiates du mineur sont autant
d'autres portes à de nouvelles modulations.
Les issues immédiates et médiates du majeur et du mineur
combinés ensemble donnent au génie tout son essor, pour fran-
chir l'espace qui lui convient, et s'élancer d'une modulation à
une autre modulation quelconque.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. fc87
Qu'il se propose, par exemple, d'aller d'ut à ut dièse. Il ira
immédiatement :
Tînt au mineur de la;
Du mineur de la au majeur de sa quinte;
C'est-à-dire au majeur de mi, qui ouvre la porte de son
mineur relatif ut dièse.
D'où l'on passera immédiatement au majeur d'ut dièse,
Le terme proposé.
On peut regarder cet ul dièse comme ré bémol.
Et dans ce cas, partant d'ut pour aller en ré bémol, il s'agit
de produire cinq bémols; ce qu'on exécutera en passant par la
porte du mineur d'ut qui conduira au majeur de la bémol où il
y a quatre bémols; d'où l'on entrera immédiatement en ré
bémol.
Si l'on se propose de revenir au majeur d'ut, on suivra le
même chemin; ou si l'on est pressé et qu'on en désire un plus
court, on ira immédiatement du majeur de ré bémol au mineur
de fa, où il n'y a plus que quatre bémols, d'où l'on sautera
tout de suite, par la licence, au majeur d'ut détruisant quatre
bémols à la fois.
A l'aide de ces deux marches, on pourra toujours monter ou
descendre dans les modulations majeures, éloignées l'une de
l'autre d'un demi-ton.
En conséquence, du majeur d'ut j'entre en majeur de si, en
passant par le mineur de mi, d'où je vais tout de suite au
majeur de sa quinte si.
Du majeur de la bémol, où il y a quatre bémols, quoi de
plus aisé que d'aller au majeur de mi, où il y a quatre dièses ?
Faisons de la bémol un sol dièse, et quatre dièses à écarter ; le
mineur de sol dièse en supprimera trois, et nous jettera subite-
ment en majeur de mi, le terme proposé.
Oii combinera de cette manière toutes les modulations.
L'ÉLÈVE, bas.
Fort bien. Cela m'est plus connu que le chemin des églises
voisines.
Mais une chose sur laquelle il me resterait un scrupule,
c'est cette liberté de faire changer à discrétion de nom à une
note dièse ou bémol, prenant le bémol d'au-dessus pour le
/t88 LEÇONS DE CLAVECIN
dièse d'au-dessous, ou le dièse d'au-dessous pour le bémol
d'au-dessus.
S 8.
LE MAÎTRE.
Ce soir, lorsque nous" serons de retour, vous vous mettrez
au clavecin; vous exécuterez les deux passages à'ut à ré bémol.
d'ut à ut dièse; et votre papa et vous serez bien surpris l'un et
l'autre de l'effet différent des mêmes sons ré bémol, fa, la bémol
et ut dièse, mi dièse, sol dièse; et vous pardonnerez aux musi-
ciens leur opiniâtreté à distinguer le ré bémol de Vut dièse.
Leur organe est diversement affecté; et le violon a deux doigtés
pour ces deux sons. Cependant ce double passage les forcera de
convenir que la différence n'est que dans l'illusion de l'oreille
préoccupée d'une marche par dièse ou d'une marche par bémol ;
et de cet aveu, vous en conclurez contre eux que le clavecin
n'est pas un instrument plus faux qu'un autre, mais que l'ac-
cord en est très-difficile.
l'élève.
Je me réjouis de ce que vous me dites là. Lorsque de pré-
tendus connaisseurs délicats, comme j'en ai trouvé, viendront me
dire dédaigneusement du clavecin : « Mauvais instrument!
Instrument faux! » j'en serai quitte pour hausser les épaules,
sans leur répondre.
LE MAÎTRE.
Vous ferez bien et mieux encore d'en user de la môme
manière avec cette espèce de sourds qui traiteront la musique,
le plus ingénieux et peut-être le plus violent des beaux-arts,
d'une pure combinaison de sons.
l'élève.
J'aurais été bien surprise, si ce mot m'était échappé sans
conséquence.
LE MAÎTRE.
Quelle est l'harmonie la plus simple?
I.' ÉLÈVE.
Celle du corps sonore.
LE MAÎT1ÎE.
Croiriez-vous qu'il peut résulter d'une succession de diffé-
rents corps sonores les effets les plus surprenants?
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 489
l'élève.
Oui, d'après un exemple.
LE MAÎTRE.
Eh bien, cet exemple que vous demandez, le voici.
Promenez-vous à travers les modulations, en suivant la
marche que je vais vous prescrire. Ne vous arrêtez nulle part.
Faites entendre partout le corps sonore ou l'harmonie naturelle.
N'employez même que la main droite, si cela vous convient.
Assujettissez-vous seulement au mouvement que je vous indi-
querai, et que le goût vous eût peut-être inspiré.
Asseyez-vous en idée à votre clavecin, et tâchez de me
suivre d'oreille, si vous le pouvez.
Du corps sonore ut, frappé deux fois andante,
Passez au mineur de fa,
Revenez en ut-
Allez au majeur de sol.
Revenez en ut.
Allez au mineur de la, au mineur de mi ; du même mouve-
ment, et le corps sonore toujours frappé deux fois.
Du mineur de mi, allez au majeur de si, où vous vous arrê-
terez un peu, frappant si} ré dièse, fa dièse, une seule fois.
D'un mouvement moins décidé, passez en mineur de sol
dièse, en sol dièse ou la bémol majeur; en mineur de fa, en
majeur de fa et en ut, où vous vous arrêterez, n'ayant frappé les
quatre derniers corps sonores qu'une seule fois, et du mouve-
ment indiqué.
Ici, précipitez un peu vos pas; allez de quinte en quinte
par les majeurs jusqu'à fa dièse inclusivement. Là, vous vous
arrêterez encore; vous n'aurez frappé qu'une seule fois chaque
corps sonore, mais assez vite et ferme.
Continuez cette marche de quinte en quinte, reprenant le
majeur de fa dièse, faisant succéder le mineur à chaque majeur,
et appuyant toujours un peu sur le mineur.
Arrivée en majeur d'ut, mais fatiguée, mais surprise, refrap-
pez trois fois le corps sonore lentement, et changeant à chaque
fois de position vers l'aigu; car la marche précédente vous aura
conduite au bas du clavier.
Traversez ensuite tristement et plaintivement les modula-
&90 LEÇONS DE CLAVECIN
tions mineures par quarte, en partant du mineur d'uL et frap-
pant lentement trois fois chaque corps sonore.
Parvenue en mineur de ré bémol, rompez cette marche lan-
goureuse, portez à l'oreille étonnée deux fois le corps sonore en
majeur de ré bémol ; hâtez la première intonation ; restez un peu
sur la seconde; puis glissez doucement en mineur de fa, d'où
vous rentrerez en ut M'avez-vous entendu?
l'élève.
Je le crois.
L E MAÎTRE.
Ai-je employé autre chose que les ressorts les plus simples
de la magie musicale?
l'élève.
Non.
LE MAÎTRE.
Cependant, si vous avez un peu d'imagination, si vous
sentez, si les sons captivent votre âme, si vous êtes née avec des
entrailles mobiles, si la nature vous a signée pour éprouver
vous-même et transmettre aux autres de l'enthousiasme, que
vous sera-t-il arrivé? De voir un homme qui s'éveille au centre
d'un labyrinthe. Le voilà qui cherche de droite et de gauche une
issue; un moment il a cru toucher à la fin de ses erreurs; il
s'arrête, il suit d'un pas incertain et tremblant la route, perfide
peut-être, qui s'ouvre devant lui; le voilà derechef égaré: il
marche, et après quelques tours et quelques retours, l'endroit
d'où il est parti est celui où il se retrouve. Là, il tourne les yeux
autour de lui; il aperçoit une route plus droite, il s'y jette; il
imagine une place libre au delà d'une forêt qu'il se propose de
franchir; il court, il se repose, il court encore; il grimpe, il
grimpe, il a atteint le sommet d'une colline ; il en descend,
il tombe, il se relève; froissé de chutes et de rechutes, il va,
il arrive, il regarde, et reconnaît le lieu même de son réveil.
L'inquiétude et la douleur se sont emparées de son âme; il
se plaint; sa plainte fait retentir les échos d'alentour; que
deviendra-t-il? Il l'ignore; il s'abandonne à son destin qui lui
promet une issue et qui le trompe. A peine a-t-il fait quelques
pas qu'il est ramené au premier lieu de son départ.
LE PHILOSOPHE.
Et c'est là ce qui s'appelle enchaîner des sons dont la suc-
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 491
cession fasse penser; savoir parler à l'âme et à l'oreille et con-
naître les sources du chant et de la mélodie, dont le vrai type
est au fond du cœur, entendez-vous, ma fille? Pénétrez-vous
d'une première idée; suivez-la, jusqu'à ce qu'elle en appelle une
seconde, celle-ci une troisième, et tenez pour certain que vos
successions, interprétées diversement par chacun de vos audi-
teurs, ne seront vides de sens pour aucun.
LE MAURE.
Je ne dis pas que l'image qui s'est offerte à mon esprit soit
la seule qu'on pût attacher à la même succession d'harmonie. Il
en est des sons comme des mots abstraits dont la définition se
résout en dernier lieu, en une infinité d'exemples différents qui
se touchent tous par des points communs. Tel est le privilège et
la fécondité de l'expression indéterminée et vague de notre art
que chacun dispose de nos chants selon l'état actuel de son âme,
et c'est ainsi qu'une même cause devient la source d'une infinité
de plaisirs ou de peines diverses.
Quelle étonnante variété de sensations momentanées et fugi-
tives n'aurais-je pas excitée, si j'avais entrelacé les harmonies
dissonantes aux harmonies consonnantes et mis en œuvre toute
la puissance de l'art? Demandez à monsieur votre père ce qui
se passe au dedans de lui, lorsqu'il est assis, les yeux fermés,
à l'extrémité du clavecin, et qu'il s'abandonne à la discrétion de
l'artiste sensible qui sait enchaîner des accords. Le génie musi-
cal a sur sa palette des teintes pour tous les phénomènes de
la nature et toutes les passions de l'homme ; il sait peindre et le
lever du soleil et la chute du jour, et la tristesse de la méchan-
ceté et la sérénité de l'innocence ; mais son trait est si délié,
que si l'excellente musique a peu de compositeurs, elle n'a
guère de vrais auditeurs.
Après vous avoir égarés dans les détours d'un labyrinthe, à
l'aide des seules harmonies principales des vingt-quatre modu-
lations, s'il m'avait plu d'y appeler le silence avec les ténèbres,
le silence et les ténèbres se seraient faits. S'il m'avait plu de
déchirer tout à coup ce silence et ces ténèbres par des cris, la
plainte et les cris redoublés étaient sous ma main. Si je m'étais
proposé d'accroître la tristesse de la solitude par l'horreur de la
nuit, d'ouvrir des tombeaux, d'en évoquer les mânes et de vous
effrayer de leur murmure, vous les auriez entendus à vos côtés ;
492 LEÇONS DE CLAVECIN
vous en auriez frémi; vous vous seriez écriés : « Ames de mes
pères, parlez; âmes en peine, que voulez-vous de moi? » Puis
tout à coup, dérangeant un seul de mes doigts, le jour aurait
reparu, tous les tristes fantômes se seraient dissipés; et si la
fantaisie m'en était venue, j'aurais été le maître de leur faire
succéder le cortège du plaisir, les ris, les jeux, les amours, la ten-
dresse et la volupté. Quelle foule de tableaux divers s'entassent
quelquefois dans un seul récitatif obligé! Le cœur s'émeut, la
touche est pressée, et le sentiment est rendu.
Et voilà ce qu'il a plu à mademoiselle d'appeler une combi-
naison ; c'en est une, sans doute, mais à qui a-t-il été réservé
de la faire?
LE PHILOSOPHE.
A Hasse et à Pergolèse, à Philidor et à Grétry, et à quelques
autres qui m'ont appris que le musicien, sa lyre à la main, pou-
vait s'avancer sur la ligne du Puget, de Le Sueur, de Voltaire et
de Bossuet, et dire : «Et moi aussi, je sais maîtriser les âmes. »
l'élève.
Mais un défaut assez commun, c'est de dépriser les talents
qu'on désespère d'acquérir; j'ai commis cette petite bêtise, et je
ne saurais m'en repentir, puisque vous en avez pris occasion de
relever si bien l'excellence de votre art.
LE MAÎTRE.
Les modulations diatoniques connues et leurs enchaînements
démontrés, l'art procède à la recherche de ce qu'on peut obte-
nir de chacune.
Revenons un moment sur nos pas. On formera des succes-
sions de sons ou de la mélodie. On frappera les sons ensemble,
et l'on produira de l'harmonie.
§ 9.
Le corps sonore nous offre le modèle d'un ensemble.
11 détermine en majeur trois sons correspondants aux trois
premiers termes impairs de la gamme 1, 3, 5, tonique, tierce et
quinte.
On imitera donc la nature si, en majeur d'ut, on frappe
ensemble ut, mi, sol, ^^^. C'est le corps sonore de la gamme, l'har-
ET PRINCIPES D'HARMON\E.
!i93
monie principale, la première consonnance. Ces sons ut, mi, sol,
ut sont vraiment naturels.
Le si, voisin d'un semi-ton du principal son naturel, le heurte
chromatiquement, c'est-à-dire du choc le plus fort clans le genre
diatonique.
Le si est donc la voix la plus énergique, entre celles qui rap-
pellent le corps sonore. Aussi l'a-t-on appelé sensible, sans
trop savoir pourquoi.
Le ré dissone diatoniquement avec les deux premiers pro-
duits naturels du corps sonore, et les sollicite par conséquent
l'un et l'autre.
Le fa appelle le mi et le sol.
Le la n'appelle que le sol et l'appelle diatoniquement.
Le la est donc, de tous les appels du corps sonore, le plus
faible.
Ces appels, si, ré, fa, la, dissonent avec les sons naturels
ou appelés ut, mi, sol, par leurs approches immédiates ou con-
jonctions diatoniques ou chromatiques.
LE PHILOSOPHE.
Et c'est d'un principe aussi simple que vous déduirez tous
les phénomènes?
LE MAÎTRE.
Je l'espère... Approchez-vous pour voir les exemples.
Sons dissonants ou appels des sons naturels.
:FF=
3
3
f—r
Les sons naturels ou appelés sont désignés par des blanches.
L'exemple présente deux fois fa, mi, et ré, ut.
Le fa appelle le mi et le sol, mais plus fortement le mi que
le sol.
l'élève.
Qu'il choque diatoniquement, tandis que son choc avec le
mi est chromatique.
le maître.
C'est cela. Le ré appelle le mi et Y ut; mais Y ut de préfé-
rence, quoique son choc avec l'un et l'autre soit diatonique.
k% LEÇONS DE CLAVECIN
l' É l i: v e .
Mais son choc avec L'til est avec le son principal donne par
là nature.
LE MAÎTRE.
C'est cela.
l'élève.
Et c'est aussi la raison, je crois, pour laquelle des deux
appels si, ut et fa, mi, le premier esl le plus pressant.
LE MAÎTRE.
assurément. Vous pensez, monsieur?
LE PHILOSOPHE.
Oui, je pense que plus un homme aura l'esprit juste et bon,
plus cette petite ligne de notes sera démonstrative pour lui. Ce
n'est pas là une chose à discuter; c'est une chose a sentir:
comme le sont la plupart des causes secrètes qui exercenl un si
prodigieux empire dans tous les cas d'un usage journalier. La
prépondérance la plus légère détermine à la longue, lorsqu'elle
ne cesse point d'agir. Les langues seules m'en fourniraient des
exemples sans nombre; et il n'y a pas un seul des beaux-ans
qui ne les appuyât de quelque autorité. Plus un homme aura
d'esprit, de lumières, de goût naturel, plus vous en ferez aisé-
ment un prosélyte.
S 10.
LE MAÎTRE.
Les sons naturels ut, mi, sol sont toujours le terme du
repos. Lorsque le corps sonore s'est emparé de nos oreilles, les
autres sons ou les appels si, ré, fa, la nous fatiguent et font
souhaiter le retour de la nature.
La mélodie et l'harmonie ne nous offrent sans cesse qu'un
enchaînement d'écarts plus ou moins longs, qu'une suite de
petits chocs plus ou moins durs, qu'une répétition d'appels plus
ou moins énergiques à la nature que nous regrettons tout en la
quittant, et que nous ne quittons que pour la retrouver avec
plus de plaisir. Chantez le premier air qui vous viendra, et con-
sultez votre propre sensation.
Qu'est-ce donc que la musique? On s'élèvera contre mon
opinion ; mais l'expérience se réunira avec moi pour la définir :
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 493
l'art de choquer les sons naturels pour en vendre le retour plus
agréable. Qu'on s'écarte de cette règle dans la pratique; plus
de mélodie, plus d'harmonie.
l' é l i: v e .
Et voilà pourquoi il y a des phrases trop longues en
musique.
LE PHILOSOPHE.
Et d'autres phrases qui ont tous les défauts du style.
Yoilà une définition aussi singulière que neuve. J'en ai
d'abord admis la vérité, et j'en pressens à présent la fécondité.
11.
LE MAITRE.
Mais toute dissonance, tout choc, tout appel n'est pas de
l'objet de la musique; puisque tout appel, tout choc, toute dis-
sonance ou ne sollicite point, ou ne rend pas agréable le retour
du corps sonore.
l'élève.
Comme une douleur qui ôterait la connaissance, ne laissant
plus de comparaison entre le malaise et le bien-être... mais je
vous interromps.
LE MAÎTRE.
Interrompez-moi toujours de même... Si l'on faisait entendre
à la fois le corps sonore, ses harmoniques, avec les quatre sons
dissonants, qu'en résulterait-il? Une multitude de chocs, une
dissonance extrême qui détruirait tout rapport avec le corps
sonore.
LE PHILOSOPHE.
Il en serait de ce mélange comme de celui de tous les rayons
qui ne donne plus de couleur.
LE MAÎTRE.
Cela est juste. Il en résulte du blanc ou de la lumière qui
éclaire tout et ne colore rien. Si l'harmonie naturelle ut, mi,
sol me présente, ensemble et sans confusion, les sons ut, mi,
sol ; mi, sol dièse, si ; sol, si, ré, les dissonants sont trop aigus
et trop faibles pour blesser l'oreille.
h%
LEÇONS DE CLAVECIN
§ 12.
On peut s'écarter de l'harmonie naturelle, choquer, altérer
la résonnance du corps sonore de plusieurs manières.
On dissone avec lui, on appelle son retour en frappant un,
deux, trois ou même quatre sons dissonants.
l'élève.
Allez doucement, monsieur; ceci demande de l'attention.
LE MAÎTRE.
Pour laisser du rapport entre les dissonances et le corps
sonore, entre les appels et les appelés, vous pensez, sans doute,
qu'il serait bien de conserver toujours un ou deux sons naturels.
Cela n'est pourtant pas nécessaire, et c'est de cette expérience
que je déduirai les distinctions qui vont suivre.
S 13.
Je nommerai premières dissonances, celles où un, deux sons
du corps sonore conservés, sont entendus avec les dissonances
employées.
Si, par le plus petit choc, par l'écart le plus léger de la
nature, on supprime un seul son du corps sonore, et qu'on lui
substitue le son dissonant qui le rappelle, on pratiquera la
plus faible des dissonances.
Ainsi, supprimez la quinte sol', substituez-lui la sixte la ou
la quarte fa qui la rappelle toutes deux;
Supprimez la tierce mi, et substituez-lui les dissonants fa
ou ri ;
Supprimez la tonique ut, et substituez-lui des appels ou
voix les plus énergiques si ou ré;
Et vous aurez, ainsi qu'il est indiqué dans l'exemple qui
suit, différents écarts du corps sonore, avec le retour de ce
corps après chaque appel.
^m
^s=
HÈ
:8=te-4r^E|
m
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 497
§ 14.
Parmi les harmonies dissonantes, il y en a qui sont disso-
nantes en elles-mêmes, et dissonantes avec le corps sonore,
telles que ut, fa, sol.
Il y en a qui sont consonnantes en elles-mêmes, et disso-
nantes avec le corps sonore, telles que ut, mi, la.
Une harmonie est donc consonnante en elle-même, lorsque
tous les sons qui la forment sont disjoints.
Une harmonie est donc dissonante, lorsque entre les sons
qui la forment il y en a de conjoints.
Le si et le ré sont dissonants avec le son naturel ut, parce
qu'ils lui sont contigus ou conjoints, l'un chromatiquement,
l'autre dialoniquement.
g 15.
Parmi les harmonies dissonantes, il y en a de régulières,
telles que ut, mi, la et si, mi, sol; et il y en a d'irrégulières.
Ces deux sont régulières, parce qu'elles peuvent se réduire
à l'ordre naturel 1, 3, 5; car ut, mi, la est la même chose que
la, ut, mi et si, ?ni, sol, la même chose que mi, sol, si;
1, 3, 5.
Pour distinguer ces deux espèces d'harmonies, je nommerai
la première harmonie consonnante de la sixième note de la
gamme, regardant le son la comme le principal de la conson-
nance ; et la seconde, mi, sol, si, harmonie consonnante de la
tierce.
La force de ces deux harmonies n'a pas l'énergie de la con-
sonnance du corps sonore ut, mi, sol, quoiqu'elles suivent
l'ordre 1, 3, 5.
L'organe et la raison conviennent sur ce point. L'organe, il
n'est personne qui ne le sente. La raison, c'est que la première
tierce du corps sonore en ut est majeure et telle que la nature
nous en a préoccupés depuis que nous sommes nés ; au lieu que
la première tierce des deux autres sons la et mi est mineure.
Ces consonnances ne sont donc que les écarts les plus fai-
bles de la loi de nature; elles n'en sollicitent pas moins le
retour du corps sonore, mais elles ne le sollicitent que comme
xii. 32
498 LEÇONS DE CLAVECIN
le repos le plus parfait, qu'elles ne font, pour ainsi dire, qu'em-
pêcher et suspendre par un choc léger.
l'élève.
Avec la permission de monsieur, je serais tentée de dériver
de la consonnance ut, mi, la ou la, ut, mi, de ce choc si léger,
l'origine si inutilement cherchée du mode mineur, et de la con-
sonnance si, mi, sol, ou mi, sol, si, l'origine du mode mixte si
dédaigneusement accueilli.
§ 16.
LE MAÎTRE.
Je passerai sous silence les harmonies dissonantes irrégu-
lières de cette première classe, pour m'occuper des harmonies
produites par la suppression de deux sons du corps sonore, et
la substitution de deux dissonants qui les rappellent.
En conservant la tonique du corps sonore ut, et supprimant
les deux harmoniques mi et sol, auxquels je substitue les doux
appels fa et la, j'ai ut, fa, la, ou fa, la, ut, harmonie conson-
nante presque de la force de celle du corps sonore, que je
nommerai harmonie consonnante ou simplement consonnance
de la quarte. Elle appelle le corps sonore qu'elle choque dans
sa tierce et dans sa quinte.
En conservant la dominante sol du corps sonore en ut, et
substituant à la tonique ut et à l'harmonique mi, que je sup-
prime, les sons dissonants si, ré, je produis une nouvelle har-
monie consonnante si, ré, sol, ou sol, si, ré, que je nomme
harmonie consonnante de la quinte, appel du corps sonore plus
énergique qu'aucun des précédents, par le si et le ré, les voix
les plus urgentes qu'on puisse employer.
Vous voyez ces deux harmonies notées, et chaque appel
suivi des sons du corps sonore appelés.
f
Si l'on joint à ces deux harmonies ou appels l'harmonie de
la sixième note, la, ut, mi, on formera une phrase harmonique
ET PRINCIPES D'HARMONIE. ^99
où le corps sonore est appelé par trois voix harmoniques, qui
croîtront en énergie selon une proportion naturelle.
Exemple du corps sonore appelé par trois voix consonnantes.
fl
^
^=%
En conservant le son principal du corps sonore, la tonique
ut, on pourrait encore substituer à ses deux harmoniques sup-
primés mi et sol, les dissonants, appels ou chocs ré et fa.
Les mêmes appels ou chocs ré et fa pourraient aussi rem-
placer les chocs ou appels si et ré, substitués à ut et mi dans
la formation de l'harmonie consonnante de la quinte ; ce que
j'ai pratiqué dans l'exemple qui suit.
au lieu de m ~ et g° au lieu de S*
— e * - m
■p — "° — — ^
Mais ces dernières harmonies sont encore du nombre de
celles que j'ai appelées irrégulières et qui dissonent en elles-
mêmes; et je n'en parlerai qu'après avoir parcouru les harmo-
nies régulières, celles dont les sons peuvent s'ordonner suivant
les nombres 1, 3, 5.
l'élève.
Avec la permission de monsieur, ne pourrait-on pas aussi
conserver la tierce mi du corps sonore ut...
LE PHILOSOPHE.
Oui ; mais il vaudrait mieux se taire et tenir la parole qu'on
a donnée.
LE MAÎTRE.
Si l'on substituait, comme vous le proposez, aux harmoni-
ques ut et soi, des dissonants, savez-vous ce qui en arrive-
verait?
l'élève.
Puisque vous interrogez, il est honnête de vous répondre.
Le mi qui resterait étant le plus faible des harmoniques du
corps sonore, les harmonies qui en résulteraient...
LE MAÎTRE.
Ou trop vagues, ou trop dissonantes n'auraient plus avec le
500 LEÇONS DE CLAVECIN
corps sonore assez de rapport pour le [rappeler. Ce que je vais
vous prouver par un exemple de ces deux harmonies bizarres.
Chantons-les ensemble; consultons l'organe et jugeons.
-**
LE PHILOSOPHE.
Elles me déplaisent.
l'élève.
Et à moi aussi.
LE MAÎTRE.
Abandonnons-les donc pour aller aux harmonies résultantes
de la substitution de trois sons dissonants à deux des sons natu-
rels supprimés.
§ 17.
En conservant la tonique ut je substitue aux harmoniques
mi et sol, que je supprime, les trois sons dissonants, ou les
appels les plus faibles, ré, fa et la.
En conservant la quinte sol, je substitue aux sons naturels
ut et mi, que je supprime, les trois sons dissonants, ou les
appels les plus forts, si, ré, fa.
Et je nomme la première combinaison dissonance de la
seconde note de la gamme ; et la seconde, dissonance de la
dominante.
Ces deux harmonies appellent le corps sonore ou le repos,
en ce qu'elles le choquent, et qu'en même temps elles disso-
nent en elles-mêmes par les conjoints qu'elles renferment. Les
deux sons conjoints de la première sont ut, ré, ou ré, ut. Les
deux sons conjoints de la seconde sont sol, fa, ou fa, sol.
Voilà la raison qui me les fait nommer dissonantes.
Je regarde l'une comme dissonance de la seconde note, et
l'autre comme dissonance de la cinquième ou dominante. Car si
l'on ordonne la première par la seconde note de la gamme, ré,
on aura ré, fa, la, ut; et si l'on ordonne la seconde par la cin-
quième note de la gamme, sol, on aura sol, si, ré, fa, ou 1, 3,
5, 7, autre ordre naturel indiqué par les appels si, ré, fa, la.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 501
J'ai noté ci-dessous ces deux harmonies dissonantes, et
montré chaque appel suivi du retour du corps sonore appelé.
3X
-cr
-©-
-O-
Si l'on voulait faire désirer le retour du corps sonore, un
peu davantage, on n'aurait qu'à le différer, en interposant le
double appel des deux dissonances ; comme vous le voyez :
3t
TT
On peut employer ces deux dissonances, chacune suivant
ses quatre positions; la première, par exemple, suivant les
positions ré, fa, la, ut- fa, la, ut, ré; la, ut, ré, fa; ut, ré, fa,
la ; pourvu qu'on fasse paraître ensuite le corps sonore et ses
harmoniques où ils sont appelés.
Les quatre positions de ces harmonies dissonantes rendent le
retour du corps sonore également agréable; et la raison en est,
peut-être, qu'un des sons conjoints de l'harmonie dissonante
lui est commun avec le corps sonore.
Si j'ai rejeté les harmonies où il ne reste que la tierce du
corps sonore associée à deux sons substitués à la tonique et à
la quinte, ce n'est pas pour admettre les harmonies où il ne
resterait que cette même tierce associée à trois dissonants. On
éprouve en efiét qu'elles égarent ^si bien l'organe, qu'il ne
désire aucunement le retour du corps sonore. Elles perdent la
fonction importante, la fonction d'appel.
l'élevé.
Combien cette théorie est délicate et épineuse!
LE PHILOSOPHE.
Celle des autres beaux-arts l'est-elle moins? Les principes
et les effets de l'harmonie dans le style sont-ils moins déliés?
g 18.
LE MAÎTRE.
Une troisième classe de dissonances est celle où l'on s'écarte
502 LEÇONS DE CLAVECIN
entièrement du corps sonore, ne conservant ni le son principal,
ni ses harmoniques. Tout est supprimé, tout est remplacé par
des appels ou sons dissonants. Il y en a quatre.
De ces quatre appels ou sons dissonants frappés ensemble,
il résulte une harmonie dans l'ordre 1, 3, 5, 7, une grande dis-
sonance, l'harmonie dissonante de la sensible, si, ré, fa, la,
l'appel le plus énergique du corps sonore, ut, mi, sol, sur
lequel il se repose avec un agrément particulier.
Ces appels, cette harmonie dissonante ne souffre point
d'autre position que la naturelle et directe si, ré, fa, la ; 1, 3,
5, 7.
Et le corps sonore, de son côté, ne peut lui succéder que
dans l'ordre naturel et direct du son principal et de ses har-
moniques, ut, mi, sol-, 1, 3, 5.
l'élève.
Avec la permission de monsieur, la raison de cet étrange
phénomène ?
LE PHILOSOPHE.
C'est peut-être qu'il ne reste aucun son commun au corps
sonore et à la dissonance, et qu'il faut aller au repos le plus
simplement qu'il est possible, et le présenter avec ses harmo-
niques, comme la nature les a ordonnés.
La sensible sera donc au grave, et la sixte ou le son le moins
dissonant à l'aigu.
LE MAÎTRE.
Mais avant que d'entamer le détail des autres dissonances,
résultantes de la combinaison des appels ou autres sons disso-
nants, il faut que j'expose l'usage de celle-ci... Eh bien, made-
moiselle, vous êtes sur le gril ? Qu'avez-vous à dire? Parlez.
l'élèi e.
Après avoir rejeté comme vagues, comme trop dissonantes,
comme égarant l'oreille, des harmonies ou combinaisons de sons
dissonants, où il s'en trouverait trois ou seulement deux d'as-
sociés avec la tierce du corps sonore qu'on aurait dépouille des
deux autres sons naturels, vous admettez ici, et même avec
complaisance, une harmonie composée de quatre sons disso-
nants, entre lesquels pas un des sons naturels du corps sonore;
et la raison de cette différence, s'il vous plaît?
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 503
LE MAÎTRE.
Premièrement, c'est que le juge suprême, l'organe dont il
n'y a point d'appel, le prononce ainsi.
l'élève.
Ce que je demande, c'est la raison de son indulgence aussi
bizarre que son dédain.
LE PHILOSOPHE.
C'est qu'apparemment ce son naturel du corps sonore est
trop faible pour le représenter, et assez fort pour causer de la
confusion. Dans cette grande dissonance de la sensible, suivie
du corps sonore avec tous ses harmoniques, on offre d'abord à
mon oreille tous les dissonants de la gamme, purs et sans
mélange ; puis le corps sonore avec son cortège, et les uns et
les autres dans leur position naturelle ; la gamme partagée
rigoureusement en deux portions ; d'un côté ce que la nature a
produit, de l'autre ce que l'art a imaginé pour la faire valoir et
désirer; pas la moindre distraction, ni là, ni ici.
S 19.
LE MAÎTRE.
On peut à discrétion employer à la basse les trois sons du
corps sonore; et de ce triple emploi, il résultera trois rapports,
et trois accords.
L'emploi du son principal, 1, à la basse, outre l'unisson,
donnera l'accord 3, 5, ou l'accord parfait.
L'emploi du second son, 3, ou de la tierce, à la basse, don-
nera l'accord 3, 6, 8, ou l'accord de tierce et sixte.
L'emploi du troisième son ou de la quinte 5, donnera l'ac-
cord k, 6, 8, ou l'accord de sixte et quarte.
Les autres harmonies consonnantes qui appellent le corps
sonore par leurs sons dissonants avec les siens produisent les
mêmes accords, par le même emploi de leurs sons à la basse.
L'harmonie qui appelle contraint le retour du corps sonore.
La basse qu'on donne à cette harmonie détermine la basse de
l'accord appelé, et la forme sous laquelle les sons du corps
sonore doivent se présenter.
Exemple. Si je donne à l'harmonie consommante de la
504 LEÇONS DE CLAVECIN
sixième note, la, ut, mi, pour basse la sixième la, il faut que
je donne aux sons du corps sonore appelé la forme sol, ut, mi,
ou la troisième note est à la basse. Car le son la dissonant avec
la quinte sol appelle ce dernier son, et n'en appelle pas un
autre.
L'ordre ou la forme sous laquelle les sons du corps sonore
doivent paraître, quand ils sont appelés, est déterminée parla
forme des appels.
Ai-je appelé le corps sonore par l'harmonie consonnante de
la sixte la, ut, mi, employée suivant sa seconde position, ou
sous la forme ut, mi, la? il faut que j'emploie les sons du corps
sonore sous la forme et sous la seule forme ut, mi, sol.
Si après avoir employé les sons du corps sonore sous la
forme mi, sol, ut, je quitte la modulation d'ut pour passer à
celle de sa quinte sol, je suis forcé d'employer les sons sol, si,
ré de ce nouveau corps sonore sous la forme de ré, sol, si.
Toute autre position ferait mal; car les sons du corps sonore
?//, mi, sol, que j'enlève à la modulation d'ut, et que j'attribue
à la modulation de sol, sous la forme de mi, sol, ut, harmonie
de la quatrième note de la gamme sol où je me suppose, déter-
minent, en qualité d'appels, la forme des sons appelés. Le mi
et Y ut sont devenus sixième et quatrième notes de la gamme de
sol et sollicitent l'un la quinte ré et l'autre la tierce si. Il faut
donc écrire...
l'élève.
Que cela est beau et général ! Je ne sais jusqu'où ne mène-
rait pas ce petit nombre de lignes bien méditées.
LE MAÎTRE.
11 faut donc écrire :
... g J - » |
te i z = e« p"ni p F
Voici un exemple de la préférence de la basse du corps
sonore déterminée par la basse de l'harmonie dissonante des
appels :
ET PRINCIPES D'HARMONIE
50ô
à
I
£
*
P^E
et point
ni
g
1
JE
Écoutez-moi bien. Les musiciens qui se presseront de pro-
noncer avant que de m'avoir compris crieront à l'hérésie, au
blasphème; mais il n'en est pas moins vrai que ce n'est ni le
goût, ni le génie qui fixent de préférence le son de la basse et
la position des harmonies; c'est l'ordre et la nature des sons
qui font appels; et comme ce qui était appelé devient d'un
temps à un autre appel, et que ce qui était appel devient au
même instant, appelé, il s'ensuit une chaîne ininterrompue,
nécessaire, qui pourrait être infinie, sans que rien pût la briser,
qu'au mépris des règles éternelles de l'art. La sixième note
appelle et force le retour de la cinquième; la septième note
appelle et force le retour de la huitième. On n'a pas même le
choix d'un unisson de cette huitième note.
l'élève.
Quel rigorisme! Voilà un jansénisme musical que vous
n'aviez pas en m'enseignant le catéchisme.
LE MAÎTRE.
On ne révèle pas toute l'austérité de la doctrine aux néo-
phytes. Cela les effaroucherait et retarderait leur initiation. A
quelques termes près, c'était cependant le même fonds. Je vous
disais : Observez les positions ; et je vous dis à présent : Sou-
mettez-vous à la loi des appels.
§ 20.
L'harmonie de la quinte ou dominante, dissonant avec celle
du corps sonore, en est par conséquent un appel. Cependant on
en peut faire un repos.
L'harmonie dissonante de la seconde note de l'octave ré, fa,
la, ut, dissonant avec celle du corps sonore ut, mi, sol, en est
par conséquent un appel. Cependant elle peut inviter au repos
506 LEÇONS DE CLAVECIN
de la quinte ou dominante. Car si ré, fa, la appellent ul, mi,
sol; fa, la, at appellent également sol, si. ré.
Pareillement l'harmonie consonnante de la tierce mi, sol,
si, sollicite le repos de la dominante par le mi, et le retour du
corps sonore par le si. Son appel à la dominante est même
plus agréable et plus usité.
On peut donner pour basse à la dissonance de la seconde
les quatre sons qui la composent. On a donc ici quatre rapports
différents, et quatre accords dont les noms vous sont connus.
L'harmonie dissonante de la dominante admet pour basse,
outre les sons qui la composent, les sons mêmes du corps sonore
qui sauvent par anticipation les dissonances de cet appel, et
forment des rapports et des accords qui vous sont connus.
l'élève.
rermettez-vous?
LE MAITRE, faisant un signe de tète.
l'élève.
Vous permettez à la façon de Jupiter... et voilà la tierce
majeure, même mineure, cette tierce qui fourvoie, qui brouille,
qui égare, introduite parmi les sons dissonants de l'harmonie de
la dominante; et s'il me prenait envie d'omettre dans l'harmo-
nie le sol et le si, il me resterait mi, ré, fa, précisément une de
celles que vous avez proscrites dans un de vos précédents para-
graphes.
LE MAÎTRE.
Et qui est-ce qui vous a dit que vous puissiez bannir sans
conséquence les sons que vous supprimez de cet accord? Mais
c'est à monsieur votre père à repondre à cette difficulté qui
attaque les raisons qu'il vous a données du vice des harmonies
où l'on ne conserve que la tierce du corps sonore.
LE PHILOSOPHE.
Dites, une des raisons.
LE M V î I RE.
Et ajoutez que ceci est moins un traité de l'art, qu'un som-
maire des chapitres à remplir.
La grande dissonance ne fait bien que sa première note, la
sensible, à la basse. L'accord qui en résulte...
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
507
L ELEVE.
Est tierce, fausse quinte et septième, ou simplement fausse
quinte et septième.
LE MAÎTRE.
Et voilà l'abus des permissions légèrement accordées.
§ 21.
Quoique chacune de ces harmonies appelle le corps sonore
et fasse désirer son retour, et par des sons qui dissonent en
elles-mêmes, et par des sons qui dissonent avec les sons natu-
rels du corps sonore, cela n'empêche point que ce corps, avant de
se montrer, ne se fasse solliciter par plusieurs voix successives.
Voici deux exemples où il ne cède qu'à la quatrième ou cin-
quième sommation :
H
i
i
à
t
S
S
nx
iq:
J'estime l'énergie des appels du corps sonore, selon l'ordre
qui suit, à une exception près :
Premier appel du corps sonore, le plus faible, harmonie de
la sixte.
Second appel du corps sonore, harmonie de la quarte.
Troisième appel du corps sonore, harmonie consonnante de
la quinte.
Quatrième appel du corps sonore, harmonie dissonante de
la seconde.
Cinquième appel du corps sonore, harmonie dissonante de
la dominante.
Sixième appel du corps sonore, la grande dissonance.
De ces appels le troisième est plus fort que le quatrième,
quoiqu'il ne renferme que deux sons dissonants, et qu'il y en
ait trois dans le quatrième. Mais ces deux voix du troisième
appel sont plus pressantes que les trois voix du quatrième. Sou-
vent aussi ou je conclurais après ce troisième appel ou je sus-
pendrais, en lui substituant le premier appel, celui de la sixte,
l'écart le plus léger de la nature, et le moins dissonant possible
avec le corps sonore. Aussi pour mieux indiquer la suspension,
dans la dernière phrase, où j'appelle cinq fois le corps sonore,
508 LEÇONS DE CLAVECIN
j'ai fait une pause après ce premier appel qui est le troisième
dans la phrase.
LE PHILOSOPHE.
Plus vous avancez, plus vos principes se fortifient. Ou je me
trompe fort, oujevois éclore les vrais germes du goût en musique.
LE MAÎTRE.
Je regarde l'harmonie de la tierce comme le premier appel
au repos de la quinte. Je laisse en arrière les difficultés qu'on
pourrait me proposer, et je jette en passant des vérités dont je
donnerai la démonstration dans des éléments complets.
Je regarde l'harmonie dissonante de la seconde, dans son
second emploi, comme seconde route vers le repos de la quinte.
S 22.
11 est naturel de faire entendre au commencement d'une
mesure le corps sonore appelé. Ce serait presque un contre-sens
que de placer le repos ailleurs.
J'ai peut-être un peu négligé cette règle dans les leçons de
pratique que je vous ai données; mais alors il n'était pas ques-
tion de ponctuation.
l'élève.
De la ponctuation, en musique! J'aime cette expression, et
je ne saurais vous dire combien j'en sens la justesse. Je ne com-
mence à bien jouer que quand j'ai saisi les membres de la
phrase musicale ; et j'ai toute la peine du monde à lire et entendre
ceux qui ponctuent mal.
LE MAÎTRE.
Et il y en a beaucoup qui tombent dans ce défaut, sans s'en
douter.
l'élève.
Et beaucoup plus qui l'évitent, par instinct.
LE MAÎTRE.
Les appels ne sont pas tous également pénibles et urgents.
Ils renferment plus ou moins de dissonances. Les sons disso-
nants se heurtent plus ou moins durement entre eux, ou cho-
quent plus ou moins fortement les sons du corps sonore, selon
que les intervalles de leurs sons passent diatoniquement ou
chromatiquement à ceux du corps sonore. Le corps sonore
même prendra plus ou moins de temps, selon qu'il aura été
plus ou moins laborieusement sollicité.
(fi
(
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 509
Les exemples qui suivent éclairciront ma pensée :
à
BE
m
U
é
à
±±
±
I
T=*
+%
1=
^^
1
E
W
i±
0 m
É
Après un peu de fatigue, un soupir vers le repos, je me
repose sur la dominante. Là je reprends haleine ; et pour mieux
goûter le repos final, je m'y traîne par trois dissonances consé-
cutives. La basse du dernier accord ou appel, étant un son
naturel qui n'appelle rien, me laisse la liberté de choisir au
corps sonore une basse, et je donne la préférence à la tonique,
pour finir avec l'accord parfait.
Voici un autre modèle de ponctuation, où les appels sont
ordonnés relativement à leurs énergies. Je me suis contenté
d'indiquer les harmonies par les chiffres :
(3
4 3
0
i
«^ " * 3 "*^- 3 ^ ■* 3 fi a
Adagio.
7
, ~*- i 6T 3 i 6 ■ +*
i4j.iJ.irjrirJfirte
i^S
22:
fi 6 ' i 6
6 3 4 "S- 33 4"5-
P
Mr JiJr
zt:
-#-!»■
3
1
g ■
ê
3
51Q LEÇONS DE CLAVECIN
Dans cet exemple, le corps sonore, docile à la voix, répond
à chaque appel particulier. Il y est précédé de deux, de trois,
de quatre, de cinq appel-.
L'harmonie de la tierce et la dissonance de la seconde note
y font bien leur devoir d'acheminer vers le repos de la dominante.
Plusieurs fois, je laisse le corps sonore, pour m'arréter sur
cette dominante. Il est Mai que ce corps sonore, considéré
relativement à la consonnance de la quinte, forme lui-même
un appel.
LE PHILOSOPHE.
Mademoiselle, voilà un exemple court à la vérité, mais qui
bien médite vous apprendra ce que c'est que la pureté du style
et du goût.
LE MAÎTRE.
Et vous indiquera la source d'où sont découlées les diffé-
rent - - «tes de mesure*.
La phrase harmonique formée d'un double ou quintuple
appel consécutif peut être con-idérée comme la source ou le
modèle de la mesure à deux temps.
La phrase harmonique de quatre appels consécutifs, comme
la source ou le modèle de la mesure à quatre temps.
Les simples appels suivis du corps sonore, comme la source
ou le modèle de la mesure à trois temj -.
La phrase harmonique de trois appels consécutif-, comme
la source ou le modèle des pièces qui commencent par une
portion de mesure en levant.
LE PHILOSOPHE.
E- si le là qu'il faut déduire l'explication d'un phénomène
dont j'ai >..»uvent et inutilement demande la raison, de la mesure
battue a temps vrai ou à temps faux; je disais : Qu'importe que
la main soit en l'air, ou soit baissée, pourvu que la durée de
chaque mesure et de chaque portion de mesure soit rigoureuse.
L'instinct, la raison, l'organe demandaient le repos et l'aplomb
de la main, au moment même du repos de l'organe.
l'élevé.
La main se baisse en musique, comme l'intonation tombe
eu éloquence, au point, à la lin de la phrase.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 511
LE MAÎTRE.
Le petit exemple de trois appels suivis du corps sonore
marque l'origine des pauses.
Car des appels d'énergies différentes, une fois désignés par
des notes de diverses durées, il a fallu des pauses pour con-
server à chaque appel son véritable caractère, et compléter la
mesure ; et ces pauses ont été d'autant plus nécessaires qu'on
se sentait porté naturellement à faire entendre le corps sonore
au commencement de la mesure.
Si cet exemple montre l'observation de cette loi de nature,
il en montre aussi l'infraction adroite, lorsque le corps sonore
devenant lui-même un appel, prolonge la phrase, trompe
l'attente, conduit au repos de la quinte, et lie la dernière partie
de la mesure avec la suivante.
LE PHILOSOPHE.
Et les syncopes?
LE MAÎTRE.
Et tant d'autres phénomènes que j'omets?
LE PHILOSOPHE.
Combien la force aveugle de nature a inspiré de choses aux
hommes de génie !
LE MAÎTRE.
En musique et dans tous les beaux-arts, les grands ouvrages
ont été faits; ensuite sont venus les critiques dont toute la
science s'est réduite à prouver que les hommes de génie s'étaient
conformés, sans s'en douter, à l'inspiration de nature.
LE PHILOSOPHE.
De là l'imbécillité des critiques qui, ne connaissant pas la
variété infinie de cette inspiration, ont restreint les arts, par
des règles fondées sur un petit nombre d'exemples.
LE MAÎTRE.
On peut transporter l'exemple précédent en mineur, observant
que l'harmonie, tant dissonante que consonnante de la quinte,
varie par la licence et l'introduction de la sensible. Quelle qu'en
soit la raison, il est sûr que l'organe ne s'accommode point des
huit sons consécutifs et non altérés de l'octave mineure.
LE PHILOSOPHE.
C'est un phénomène dont la raison est cachée dans la con-
512
LEÇONS DE CLAVECIN
formation de l'organe de la voix qui a appris ensuite à l'oreille
à rejeter ce qui la peinait.
S 23.
LE MAÎTRE.
La grande dissonance, outre qu'elle appelle le corps sonore,
peut encore être regardée comme harmonie dissonante de la
seconde, en mineur de la, relatif d'ut. Par cette métamorphose,
elle appellera le corps sonore en ut, celui du mineur de la, son
relatif, le repos de sa quinte, avec et sans la licence comme
vous voyez :
i \i tiJ Vi I
s
TT
La grande dissonance de chaque modulation sollicite donc
à la lois et le corps sonore, et le repos principal du mineur
relatif, et les deux repos de la dominante dans le même mineur.
J'aimerais mieux nommer la principale consonnance en
mineur : principal repos, que corps sonore en mineur.
l'élève.
Premièrement, parce que c'est parler peu correctement
puisqu'il n'y a point de corps sonore en mineur.
LE .MAÎTRE.
Celui dont il s'agit ici n'est autre chose que le premier
appel au majeur relatif.
La grande dissonance en mineur admettant, par licence, la
sensible au lieu de la septième, s'étend bien davantage.
Ses quatre sons n'ayant entre eux ni conjonction chroma-
tique, ni conjonction diatonique, elle peut se pratiquer selon
toutes ses positions. Pas un de ses sons qui ne fasse bien à la
basse. Elle fournit donc quatre rapports et par conséquent
quatre accords qui vous sont familiers; car cette grande disso-
nance en mineur n'est autre chose que ce que nous avons
appelé harmonie d'emprunt.
l'élève.
C'est sans doute ici que vous allez vous acquitter.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 513
LE MAÎTRE.
De quelle promesse?
l'élève.
De me dire quelque chose de mieux sur cette harmonie
d'emprunt.
le maître.
Je m'en souviens ; et chose promise, chose due.
Cette grande dissonance accompagne encore les sons du
corps sonore, et les accords des deux premiers vous sont connus.
Mais par la raison qu'elle accompagne la tonique et sa tierce.
par anticipation, et non par supposition, comme on a dit jusqu'à
présent, elle peut accompagner la dominante avec laquelle elle
fait tierce majeure, septième et neuvième diminuée; accord
loyal, et employé par d'habiles compositeurs.
Mais ce qui ajoute singulièrement à la fécondité de cette
harmonie, c'est la propriété de ses quatre sons d'être en même
temps les quatre dissonants de quatre modulations différentes
dont elle appelle indistinctement le corps sonore.
En mineur d'ut, par exemple, cette grande dissonance est
si, ré, fa, la bémol.
Mais en mineur de mi bémol, la grande dissonance est ré,
fa, la bémol, ut bémol.
En mineur de fa dièse, la grande dissonance est mi dièse,
sol dièse, si, ré.
En mineur de la, la grande dissonance est sol dièse, si,
ré, fa.
Or, tous ces sons sont les mêmes sous différents noms.
Donc il est vrai, comme je l'ai dit, qu'elle forme appel à la
fois à quatre corps sonores en mineur, si mademoiselle permet
de s'exprimer ainsi.
Donc chacun de ses sons peut devenir sensible; et cette
conséquence désigne clairement les quatre corps sonores invités.
Si l'on observe de plus que ces quatre sons sont séparés par
tierces, il sera facile de frapper une grande dissonance en une
modulation quelconque mineure; puisque ces quatre sons sont
les dissonants de l'octave, la septième ou sensible par exception,
la seconde, la quarte et la sixte, ou les trois premiers sons qui
répondent dans l'octave diatonique aux trois premiers nombres
pairs avec la sensible.
xii. 33
51 Zt
LEÇONS DE CLAVECIN
Voici la grande dissonance en mineur de ré, avec le retour
des quatre corps sonores qu'elle appelle en même temps :
m a
m
ï
$
à
&
f
m
&
y§
fe
%
n.
77.
!■
J'en ai fait deux exemples ; un premier pour qu'on vît clai-
rement que les quatre sons qui la forment sont les mêmes.
Un second où j'ai placé ces quatre sons dans leur ordre
naturel, afin de faciliter la connaissance de la modulation.
A présent, monsieur, je vous demanderai quel jugement vous
portez de la basse fondamentale ; si vous la croyez bien propre à
dévoiler les vrais ressorts de la marche musicale.
L'harmonie dissonante sol, si, ré, fu doit être sauvée par
l'harmonie consonnante ut, mi, sol. Et pourquoi cela? pourquoi?
C'est que la basse fondamentale sol de la première demande à
retourner à la basse fondamentale ut de la seconde? Et pourquoi
cela? pourquoi? C'est que la basse fondamentale sol est le pro-
duit d'ut, et que le produit recherche son générateur. Voilà bien
des fondements, bien des tours, bien des retours. En bonne foi.
monsieur, est-ce là de la physique? Est-ce là de la théorie, ou
un vain étalage de mots?
Mais les accords si fréquemment dispersés dans les compo-
sitions musicales où l'on ne trouve que la sensible, la seconde,
la quarte et la sixte mineure présentaient bien un autre embarras
à la basse fondamentale et à son inventeur. Que fait un bon
logicien? que fait un bon physicien, lorsqu'il rencontre un phé-
nomène qui contredit son hypothèse? Il y renonce. Que fait un
systématique? Il force, il tord si bien les faits, que, bon gré.
malgré, il les ajuste avec ses idées ; et c'est ce qu'a fait Rameau.
Demandez-lui pourquoi l'accord ut, mi bémol, sol sauve
tous ces accords; c'est, vous répondra-t-il, que la basse fonda-
mentale sol, de tout accord qui conduit à la consonnance de la
tonique, est sous-entendue ; c'est que le lu bémol emprunte a
pris sa place et agi sous son nom. Si ce verbiage explique
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 515
quelque chose, il n'y a plus rien d'obscur, ni en musique, ni
en aucune science, ni en aucun art; car où est la question à
laquelle on ne puisse imaginer sans effort une réponse équivalente
à celle de Rameau? Supposez que le phénomène à expliquer soit
l'opposé, et qu'ut, mi bémol, sol, ne puisse plus sauver les
accords dont il s'agit; Rameau n'aura d'autre chose à faire qu'à
rendre ses réponses négatives, et elles iront tout aussi bien, et
même mieux... Mais, monsieur, vous ne me dites rien?
LE PHILOSOPHE.
Que voulez-vous que je vous dise? 11 y a longtemps que ce
vice du système de Rameau m'avait frappé, moi et beaucoup
d'autres. Mais le moyen de s'élever contre une grande autorité
fondée sur de grands ouvrages? Et puis j'étais enchanté d'une
doctrine appuyée sur un phénomène naturel qui présentait une
base solide à un art où l'on n'avait eu jusqu'alors d'autres
guides que la routine et le génie. Je me serais reproché la
moindre objection contre une méthode qui abrégeait le temps et
l'étude; et lorsque je rencontrais quelques détracteurs de la
basse fondamentale, surtout étrangers, Allemands ou Italiens,
j'attribuais leur dédain à jalousie de métier; ou je me disais:
Notre musique nationale est plate, insipide, et le mépris de nos
productions a passé à nos connaissances théoriques.
L É L \i V E .
Gomme si l'on n'avait pas l'expérience journalière qu'on peut
trouver de beaux chants et ignorer parfaitement les principes de
l'harmonie; et connaître à fondées principes, et ne produire
que de mauvais chants.
LE MAÎTRE.
L'harmonie dissonante de la seconde en mineur peut être
fortifiée dans sa pente vers le repos de la dominante.
Exemple. En mineur d'ut, au lieu de faire ré, fa, la bémol.
ut; sol, si, ré; écrivez ré, fa dièse, la bémol, ut ; sol, si, ré,
et vous aurez un appel vers la dominante beaucoup plus éner-
gique.
eu
H et mieux ~lTjl
ZZZ
iî6
LEÇONS DE CLAVECIN
Cette dissonance en mineur, ainsi fortifiée, se nomme har-
monie superflue, et appelle sol, si, ré comme repos de la domi-
nante et comme corps sonore; comme repos, par la bémol, sol :
comme corps sonore, par fa dièse, sol.
Cette harmonie superflue, n'étant plus régulière, ne fait
bien qu'avec la sixte mineure pour basse, et donne une quarte
superflue, une sixte superflue, et une tierce majeure; c'est
pourquoi on la nomme sixte superflue.
Si elle est pauvre en accords, sa stérilité est bien réparée
par son aptitude à devenir à la fois superflue en deux modula-
tions, faisant un égal appel à deux dominantes distantes l'une
de l'autre d'une fausse quinte ou d'un triton.
Les mêmes sons exprimés par ré, fa dièse, la bémol, ut, et
soi dièse, si dièse, ré, fa dièse, sollicitent sol, .si, ré, et ut
dièse, mi dièse, sol dièse, ou le repos de la dominante en ut
et en fa dièse.
Voyez l'exemple qui suit :
ta—
f
m
m
a
É
J*
1
S
;2:
ê&
t&
tgL
La portée inférieure montre ces harmonies superflues dans
leur ordre naturel, et laisse distinguer facilement la modula-
tion et l'ordre des sons de la dissonance de seconde.
La supérieure montre plus nettement l'identité des sons des
deux harmonies superflues... Que regardez-vous, mademoiselle?
].' Kl.KN E.
Le soleil qui touche à l'horizon.
LE MAÎTRE.
Nous achèverons en même temps notre tâche.
S 24.
Entièrement écarté de la nature par la suppression totale
du corps sonore et de ses harmoniques, on peut, outre la
ET PRINCIPES D'HARMONIE.
517
grande dissonance, former encore d'autres appels, en combinant
trois à trois, deux à deux, des sons dissonants.
En frappant ensemble les trois sons dissonants les plus
faibles, ré, fa, la, on produit l'harmonie consonnante de la
seconde note de la gamme qui appelle aussi le corps sonore et
produit comme ses semblables, avec ses trois notes à la basse,
trois accords consonnants, et de plus, sur la tonique, un accord
de seconde.
Les trois sons dissonants les plus forts, frappés ensemble,
font aussi un appel du corps sonore. L'harmonie n'en est en
elle-même ni consonnante ni dissonante, mais elle peut accom-
pagner les mêmes basses que l'harmonie dissonante de la domi-
nante, et on en obtient les mêmes accords.
En combinant les sons dissonants deux à deux, on engendre
quatre autres appels : fa, la; ré, fa; si, ré; si, fa, qui solli-
citent le retour de deux sons du corps sonore, comme un seul
son dissonant sollicite le retour d'un seul des sons du corps
sonore.
Voici un exemple de deux sons naturels diversement appelés
par des sons dissonants qui se succèdent ; car les appels ont
lieu dans la mélodie comme dans l'harmonie :
m
E* r ir
C'est là le canevas d'un bout de chant qu'un musicien
italien broderait de la manière suivante :
Pour lier ensemble les sons principaux, il emploierait
d'autres sons tant diatoniques que chromatiques; mais il se
garderait bien de traiter ces sons de passage, qui servent de
teintes et de nuances entre les diatoniques, comme des sen-
sibles de nouvelles modulations.
Un musicien français aimerait mieux fredonner sur tous les
sons tant naturels que dissonants; sacrifier même le goût,
518 LEÇONS DE CLAVECIN
l'expression, le mouvement et la mesure, à la cadence, si par
hasard il réussit à la bien grelotter, et disposer du précédent
canevas, comme vous vovez:
Il ne serait pas difficile de s'étendre davantage sur la combi-
naison des sons dissonants, sur les accords qui en émanent, selon
les basses différentes qu'on peut leur donner, sur les appels au
corps sonore et sur son retour; mais à quoi bon entrer dans des
détails que tout élève qui réfléchit suppléera de lui-même?
C'est assez d'avoir ouvert la voie à l'entrée de laquelle la nature
a tracé ces mots: « Il n'y a que trois sons naturels, ut, mi, sol »,
et le doigt de l'art a écrit au-dessous : « Et quatre sons, si, ré,
i'a, i.a, qui joignent et choquent les trois sons naturels, et for-
mentpar ces chocs pénibles la variété des appels au corps sonore
et à ses harmoniques; toute la mélodie et toute l'harmonie. »
Une science physique ou morale est bien avancée, lorsque
la première intonation de nature est connue. Les autres
marches n'en sont que des écarts qui, par leur gêne et leur
dissonance, en pressent plus ou moins le retour, et le ramènent
plus utile et plus agréable.
Et c'est ce qui me restait à. vous dire, afin que les règles de
pratique que je vous ai prescrites ne continuassent pas à vous
paraître arbitraires.
l'élève.
Et l'on peut à présent s'expliquer sans vous interrompre.
LE MAÎTRE.
Assurément.
i.' i;li:v e.
Et ces harmonies qui ne peuvent se réduire à l'ordre natu-
rel des nombres impairs 1, 3, 5, ou I, 3, 5, 7, et que par cette
considération vous avez appelées irrégulières?
LE MAÎTRE.
Je n'y pensais plus.
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 519
L'ÉLÈVE.
Ut, fa, sol est, si je ne me trompe, une des premières que
vous nous ayez citées.
LE MAÎTRE.
Je n'ai qu'un mot à vous en dire. Ces sortes d'appels ne se
supportent guère qu'au-dessus de la tonique. J'en dis autant de
ces fameux accords de suspension qui semblent comme tombés
des nues dans tous les systèmes de musique, et qui ne sont que
des corollaires naturels et simples du mien.
Mais c'est assez parler musique; employons le peu d'instants
qui nous restent à gagner de l'appétit par l'exercice.
l'élève.
C'est-à-dire que nous vous aurons à souper.
le philosophe.
J'y comptais.
Après quelques tours de promenade, le philosophe, s'adres-
sant à M. Berne tz..., lui demanda par quel motif il n'avait pas
ordonné ses leçons de pratique d'après ses principes spéculatifs?
C'est, lui répondit M. Bemetz... avec une franchise qui n'est pas
ordinaire, qu'ils n'étaient pas alors suffisamment développés, et
que quand ils l'auraient été davantage, peut-être eût-il encore
été mieux d'écrire son traité comme il avait fait.
LE PHILOSOPHE.
Et la raison? Il me semble que, tout à fait neuf, il en eût
été plus original et plus piquant.
LE MAÎTRE.
Et peut-être moins lu, moins entendu et moins utile. Ce
n'est pas en heurtant violemment les préjugés qu'on en vient à
bout. Je ne prononce rien sur l'orthodoxie de ces missionnaires
accommodants, qui sollicitaient auprès des idolâtres la permis-
sion, pour leur Dieu, de partager le piédestal avec le Dieu du
pays. Quant à leur politique, je vous jure qu'elle était bonne.
Peu à peu, le nouveau venu poussait son camarade; peu à peu
la place du piédestal se rétrécissait pour celui-ci, jusqu'à ce
qu'il ne lui en restât plus, et qu'il fût obligé de tomber à terre.
C'est ce que j'ai fait. J'ai tâché de mettre sur le piédestal
les chocs et les appels à côté de la basse fondamentale. Le
520 LEÇONS DE CLAVECIN
temps, si j'ai raison, fera le reste. Cependant j'en avais assez dit
par-ci, par-là, pour que les infidèles fussent préparés à recevoir
ma doctrine, quand il me plairait de la révéler.
l'élè\ l;.
Et c'est ce que vous venez de faire.
LE MAÎTRE.
Bien malgré moi, cela n'est pas encore mûr.
l'élève.
Il vaut encore mieux cueillir son fruit vert que de l'aban-
donner au pillage.
LE MAÎTRE.
Mon jardin était ouvert à tant de monde, que j'ai craint que
cela ne m'arrivât.
LE PHILOSOPHE;
Le contenu de ces trois petits cahiers que vous venez de
nous lire, étendu à toutes les conséquences qu'on en pourrait
tirer, fournira, quand vous en aurez le temps, un traité complet
qui laissera bien peu d'arbitraire dans l'art musical. Il serait si
facile et si clair qu'à l'aide d'un bon guide et do sept à huit
mois d'application suivie, sans la moindre connaissance préli-
minaire de la musique, sans savoir ce que c'est qu'une croche,
je ne doute nullement qu'on ne se rendit maître de l'harmonie:
que cette science ne devint une partie de l'éducation aussi
générale et aussi commune que la lecture, l'écriture et l'arith-
métique, et qu'avant un petit nombre d'années, il n'y eût dans
le parterre de nos spectacles lyriques un certain nombre
d'auditeurs assez musiciens pour suivre la facture d'une pièce
et la juger.
LE MAÎTRE.
Je le crois, et je me suis convaincu par différents essais
que mes leçons, telles que je les publie, suffisent pour ce que
vous désirez. A présent même, j'ai des ('levés qui ont commencé
les uns fort jeunes, les autres dans un âge assez avancé, et qui
préludent avec une hardiesse et une variété qui ne se conçoit
pas, bien qu'il y en ait quelques-uns parmi eux incapables de
lire et d'exécuter un menuet. Et quelle merveille y a-t-il à
cela, s'il vous plaît? La musique est une langue; ne faut-il pas
savoir parler avant que d'apprendre à lire et à écrire? Le cla-
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 521
vier, c'est l'alphabet; les touches, ce sont les lettres. Avec ces
lettres, on forme des syllabes; avec ces syllabes, des mots, avec
ces mots, des phrases; avec ces phrases, un discours. Je ne
quitte mes élèves que quand ils en sont là; et comme vous
savez, je ne les garde pas longtemps. Il vient un moment où je
leur dis : Parlez, et ils parlent. Je les écoute quelques mois, au
bout desquels je leur dis : Voulez-vous à présent savoir lire?
Prenez un maître à lire. Voulez-vous savoir écrire? Ecrivez.
L'exécution des pièces, l'accompagnement n'est qu'une lecture
dont je ne me mêle pas. Quand vous saurez lire, si vous avez
de la patience, vous n'aurez besoin de personne pour vous
apprendre à accompagner. Vous entendrez votre auteur en
l'accompagnant; au lieu que si vous ignorez l'harmonie, vous
l'accompagnerez sans l'entendre; précisément comme celui
qui lit du grec, sans savoir le grec. Vous voyez bien ces
touches, leur combinaison représente toute la musique qu'on a
faite et qu'on fera; il y a des caractères à l'aide desquels on
les transporte sur le papier. Étudiez ces caractères. L'étude en
est longue, difficile et pénible; mais à la fin de cette étude,
vous saurez tout. Vous saurez rendre vos pensées; vous saurez
encore lire et rendre les pensées des autres. Si vous vous sou-
ciez peu de ce dernier talent, eh bien, vous ressemblerez à
beaucoup d'honnêtes gens qui parlent bien sans savoir ni
ni écrire, ni lire.
l'élève.
Tout ce que vous dites est vrai, et vrai à la lettre. Qui le
sait mieux que moi? Avec tout cela, il se passera du temps, et
l'on aura entendu grand nombre de vos élèves, avant qu'on cesse
de regarder comme le plus étrange paradoxe qu'on ait jamais
avancé la possibilité d'apprendre l'harmonie sans connaître
une note de musique.
LE PHILOSOPHE.
Quoiqu'il y ait des nations où les gens du peuple, où les
habitants de la campagne chantent en parties sans la moindre
étude pratique de l'art, chantent comme ils parlent, aussi
ignorants en musique qu'ils le sont en grammaire, on niera
qu'on puisse faire ici par institution ce qui se fait ailleurs par
habitude.
Mais il faut que je vous annonce une autre affliction à laquelle
522 LEÇONS DE CLAVECIN
il serait bien extraordinaire que vous échappassiez. On n'oblige
pas les hommes; on n'obtient pas impunément de la célébrité,
méritée ou non méritée. Mais les peines auxquelles on s'est
attendu en deviennent moins cuisantes; attendez-vous donc
qu'au moment où votre ouvrage paraîtra, il sera dédaigné par
des ignorants hors d'état, je ne dis pas de vous entendre, mais
de vous lire; que d'autres plus éclairés, mais aussi jaloux, aussi
méchants s'occuperont à décrier vos principes qu'ils étudieront
secrètement pour les montrer à d'autres; et qu'après cette ten-
tative infructueuse, ils s'épuiseront en recherches pour vous
dépouiller de vos idées et en faire honneur à quelque ancien
ou à quelque moderne, sur un mot jeté au hasard dont l'auteur
n'aura connu ni la valeur, ni la portée.
l'élève.
Et si cela vous arrive, que ferez-vous ?
LE MAÎTRE.
Je me tairai.
l'élève.
C'est le parti le plus sage ; et j'aime de tout mon cœur quel-
qu'un qui se félicite tous les jours de l'avoir pris.
LE MAÎTRE.
Mais d'où vient cette fureur d'anéantir la gloire d'un inven-
teur, ou de l'affaiblir en la distribuant à ceux qui n'y ont pas
le moindre droit? Qu'y gagnent-ils?
l'élève.
Ce qu'ils y gagnent? De vous enlever votre manteau pour le
jeter sur les épaules d'un homme qui est bien loin, ou qui n'est
plus.
LE PHILOSOPHE.
Ce qu'ils y gagnent? De dépecer le manteau en tant de
petits morceaux qu'on n'en puisse revêtir personne, et qu'on
reste aussi nu qu'eux.
le m \ î i i: e.
Efforts inutiles ! ce qui est vrai est vrai.
LE PHILOSOPHE.
Quant à moi, j'atteste...
ET PRINCIPES D'HARMONIE. 523
LE MAÎTRE.
J'atteste que vous avez promis au libraire Bluet une belle
préface. J'atteste que vous m'avez permis de dédier mon ouvrage
à mademoiselle votre fille, ma première élève en harmonie.
LE PHILOSOPHE.
Je satisferai M. Bluet avec un mot dont j'ai le privilège en
qualité d'éditeur. Pour la dédicace, je crois qu'il est aussi sage
à elle et à moi de s'y refuser, qu'il est bien à vous d'y avoir
pensé. L'obscurité est de l'apanage d'une petite particulière et
peut-être de toutes les femmes. Les plus ignorées sont commu-
nément les plus estimables. Dans ce moment même, j'éprouve
à parler de mon enfant une sorte de pusillanimité qui m'est
toute nouvelle. Mais il y aurait un moyen de concilier votre
souhait avec notre répugnance. Ce serait de dédier à tous vos
élèves un ouvrage à la perfection duquel ils ont tous plus ou
moins contribué. Il y aurait de la justice à distribuer ainsi
votre hommage, et je n'y vois nul inconvénient.
LE MAÎTRE.
Ah! monsieur!
l'élève.
Monsieur Bemetz... vous êtes trop raisonnable pour n'être
pas de l'avis de mon papa. Il est impossible qu'un parti que
tous les gens sensés approuveront, et qui n'offensera personne,
ne soit pas le meilleur à suivre.
LE MAÎTRE.
Mademoiselle,
Je n'aurais peut-être jamais rien composé sur l'harmonie,
sans vous. C'est pour votre instruction que j'ai écrit ces leçons;
je les ai perfectionnées en vous enseignant. C'est par le con-
seil de M. votre père que je leur ai donné la forme de dialogues ;
c'est sa présence qui autorise la liberté et la gaieté qui y régnent,
et son approbation qui m'enhardit à les publier. Je serais in-
grat envers l'un et l'autre, si on ne lisait au commencement ou
à la fin votre nom ou le sien. Je n'aurai point la fausse modes-
tie de dépriser mon talent et mon ouvrage. Mon ouvrage est
excellent; et il faut bien qu'il le soit, à en juger par la célérité
de vos progrès. Mon talent ne peut être médiocre, puisque tous
Ô2k LEÇONS DE CLAVECIN
mes élèves, grands seigneurs, hommes et femmes du monde,
littérateurs et philosophes en sont, je dirais, presque enthou-
siastes. I ne dédicace ne va pas sans encens; et vous n'en vou-
lez point: à la bonne heure, je le prends pour moi.
1." ÉLÈVE.
Mais tout en plaisantant, vous dédiez.
LE MAÎTRE.
Assurément, je dédie.
Je veux qu'on sache que M. votre père et M'ne votre mère ont
eu de l'amitié pour moi. Je veux qu'on sache que j'ai obtenu
de l'héritière de leur aine honnête et bienfaisante la même
estime qu'ils m'ont accordée. Je veux qu'on sache que je suis
voué pour toute ma vie à la digne famille Diderot. Je veux
qu'on sache que je suis avec respect,
Mademoiselle,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Bemetzrieder.
Et voilà, monsieur, malgré vous, malgré mademoiselle, une
dédicace faite dans toutes les formes et qui restera: à moins
que mon étoile ne m'ait destiné à être le premier homme que
vous avez affligé.
LE PHILOSOPHE.
Quelle tète!
LE MAÎTRE.
Pour cette fois, je suis sur qu'elle est bonne. Après cela,
monsieur, vous direz dans votre préface tout ce qu'il vous plaira.
Fl» DL DOUZIEME DIALOf. LE, DE LA SEPTIEME LEÇON D HARMONIE
ET DE L'OUVRAGE.
SUR
*
LES LEÇONS DE CLAVECIN
ET
PRINCIPES D'HARMONIE
PAR BEMETZRIEDER1
177 1
Voici, si je ne me trompe, un ouvrage essentiel clans son
genre; j'ai étudié la composition sous le grand Rameau, sous
Philidor, sous Blainville, et ces habiles maîtres ne m'ont rien
appris. J'ai lu presque tous les ouvrages qui ont paru sur la
théorie et la pratique de l'art musical, et ils ne m'ont rien
appris. Pourquoi cela? C'est que personne jusqu'ici n'avait
assujetti la science de l'harmonie à une méthode fixe, et c'est le
principal mérite de l'ouvrage de M. Bemetzrieder. Ce jeune
homme me fut adressé comme beaucoup d'autres ; je lui
demandai ce qu'il savait. « Je sais, me répondit-il, les mathé-
matiques. — Avec les mathématiques, vous vous fatiguerez
beaucoup, et vous gagnerez peu de chose. — Je sais l'histoire
et la géographie. — Si les parents se proposaient de donner une
éducation solide à leurs enfants, vous pourriez tirer parti de
ces connaissances utiles ; mais il n'y a pas de l'eau à boire. —
J'ai fait mon droit et j'ai étudié les lois. — Avec le mérite de
Grotius, on pourrait ici mourir de faim au coin d'une borne. —
Je sais encore une chose que personne n'ignore dans mon pays,
la musique; je touche passablement du clavecin, et je crois
entendre l'harmonie mieux que la plupart de ceux qui l'ensei-
1. Article tiré de la Correspondance de Grimm.
526 SUR LES LEÇONS DE CLAVECIN.
gnent. — Eh ! que ne le disiez-vous donc? Chez un peuple frivole
comme celui-ci, les bonnes études ne mènent à rien ; avec les
arts d'agrément on arrive à tout. Monsieur, vous viendrez tous
les soirs à six heures et demie; vous montrerez à ma lille un
peu de géographie et d'histoire : le reste du temps sera employé
au clavecin et cà l'harmonie. Vous trouverez votre couvert mis
tous les jours et à tous les repas; et comme il ne suffit pas
d'être nourri, qu'il faut encore être logé et vêtu, je vous don-
nerai cinq cents livres par an ; c'est tout ce que je puis faire1. »
Voilà mon premier entretien avec M. Bemetzrieder.
Au bout de huit mois, dont les trois premiers s'étaient
passés à essayer ses forces, ma lille s'est trouvée rompue dans
la science des accords et dans l'art du prélude. Comme il m'ar-
rivait souvent d'assister aux leçons, j'y remarquais un enchaî-
nement, une suite, qui ne pouvaient manquer de conduire au
but. Je conseillai à M. Bemetzrieder d'écrire ces leçons pom-
ma lille et pour moi. Quand elles furent écrites, je jugeai
qu'elles pouvaient être d'une utilité générale; elles étaient en
mauvais français tudesque ; je les traduisis dans ma langue
avec le plus de simplicité et d'élégance qu'il me lut possible.
Je leur conservai la forme de dialogues que l'auteur leur avait
donnée, et je voulus que dans ces dialogues les interlocuteurs
gardassent leur caractère. Voici en abrégé la méthode de l'au-
teur, qui ne suppose pas la première idée de musique dans son
élève.
Connaître les touches de l'instrument; discerner les treize
sons de l'octave et les douze intervalles qui les séparent; ne
considérer pour le moment, de ces treize sons, que ceux qui ser-
vent à former les huit sons de l'octave diatonique; s'instruire
de la nature des sept intervalles que forment entre eux ces huit
sons; distinguer deux inodes, le majeur et le mineur, et la,
marche des huit sons de l'octave, tant en montant qu'en des-
cendant dans l'un et l'autre mode; prendre chacun des douze
sons de l'octave chromatique pour tonique d'une nouvelle
octave; faire succéder, à chacune de ces toniques, huit sons sui-
vant les modèles du majeur et du mineur; reconnaître vingt-
quatre tons, douze majeurs ei douze mineurs; s'occuper des
1. On reconnaîtra ici un passage que nous avons signalé dans le Xeveu dr
Henni' au.
SUR LES LEÇONS DE CLAVECIN. 527
rapports qui régissent et qui rapprochent ces tons, et se familia-
riser ainsi avec le nombre des dièses, des bémols, et des notes
naturelles qui leur sont propres; s'exercer dans ces vingt-quatre
tons; les posséder tous également; jouer la gamme de chaque
ton avec les deux mains ; former différents enchaînements de
gamme dans les tons relatifs ; parcourir tous ces tons à l'aide
de différentes portions de gamme ; se faire une idée nette des
clefs, des notes, de leur valeur, des mesures et des pauses,
étude superflue pour ceux qui ne veulent ni lire ni écrire:
sentir qu'on peut, dans chaque ton, créer de la mélodie et de
l'harmonie; la mélodie qu'on ne tient que du génie et non d'un
maître, mise à part, produire l'harmonie naturelle du corps
sonore dans tous les tons; enchaîner ces tons par quinte, par
quarte, représentant chaque ton par sa gamme ou par une por-
tion de sa gamine ; frapper cette harmonie principale indistinc-
tement avec les deux mains ; s'assurer par des exemples qu'on
n'altère point l'harmonie, en employant les sons qui la compo-
sent alternativement et sous diverses positions ; préoccuper tel-
lement l'organe du corps sonore de chaque ton, que le ton, sa
gamme et son corps sonore se présentent à la fois à la tète et
aux doigts ; accoutumer insensiblement l'oreille aux change-
ments de ton, par la succession des tons donnés par la nature ;
travailler jusqu'à ce que le corps sonore de chaque ton ait fixé
son harmonie dans l'oreille ; avoir les vingt-quatre tons si fami-
liers que l'on puisse dire, au milieu d'une marche, sans savoir
le clavecin, c'est tel ou tel son; un ton nommé à discrétion, en
exécuter sur-le-champ la gamme, et parcourir toute l'étendue
du clavier par une succession de gammes, à l'imitation du corps
sonore ou de l'harmonie consonnante de la tonique; intro-
duire dans chaque ton cinq autres consonnantes, celle de
seconde, tierce, quatrième, cinquième et sixième notes; en
former dans tous les tons une phrase harmonique ; mettre des
harmonies consonnantes par la pratique de la même phrase
dans tous les tons ; saisir les caractères propres aux vingt-
quatre tons.
Deux harmonies dissonantes introduites dans chaque ton.
entrelacer ces harmonies avec les harmonies consonnantes de la
tonique, de la quatrième, de la cinquième et de la sixième
note, et en former une nouvelle phrase harmonique à exercer
528 SUR LES LEÇONS DE CLAVECIN.
dans tous les tons ; apprendre à connaître les accords que pro-
duisent les harmonies qu'on connaît, avec les basses qu'elles
peuvent accompagner; donner successivement pour basse à
chaque harmonie les notes qui la composent; compter les rap-
ports (pie ces harmonies font avec leurs basses, et déterminer
ainsi la dénomination de ces accords par leur propre nature ;
retenir que chaque harmonie consonnante fournit trois accords;
que chaque harmonie dissonante en fournit quatre, et qu'il y
en a trois autres produits par l'harmonie dissonante de la
dominante, accompagnant la tonique et les tierce majeure et
mineure; remarquer la place que tient dans la gamme la basse
de chaque accord, afin qu'on en puisse dire comme, par
exemple, de la fausse quinte : la basse de cet accord est sensible
de l'octave, l'harmonie qui la produit est la dissonance de la
dominante, donc pour faire un accord de fausse quinte en sol
bémol majeur, il faut frapper pour basse la sensible fa de la
main gauche, et de la droite exécuter l'harmonie dissonante
de la dominante ré bémol, fa, la bémol, ut bémol ; donc je suis
en si bémol, si la fausse quinte est sur ///, et l'harmonie qui
produit cet accord est fa, la, a(, mi bémol; et ainsi de tous les
autres accords et dans tous les tons.
Une note de basse étant donnée, accompagner chaque note
de la gamme par toutes les harmonies qui renferment cette
basse, et assigner à chaque note de la gamme les accords qui
lui sont propres; choisir un seul accord à chaque note, et
accompagner la gamme avec la fausse quinte, le triton, l'accord
parfait de la tonique, l'accord de sixte sur la tierce, et tra-
verser tous les tons majeurs; connaître les signes indicatifs des
accords sur les notes de basse, étude particulière à ceux qui se
proposent de lire et d'écrire, inutile aux autres; parcourir la
gamme avec des accords dissonants seuls; parcourir l'octave
chromatiquement de la main gauche, l'accompagner de sa
droite de plusieurs manières; savoir ce que c'est que les
accords de suspension; employer tous les accords spécifiés
jusqu'ici en accompagnement à des progressions de basse qui
promènent dans tous les tous; se faire aux différentes ma-
nières d'entrer dans un ton et d'en sortir; passer à l'harmonie
d'emprunt, à l'harmonie superflue, et aux accords qui en
émanent.
SUR LES LEÇONS DE CLAVECIN. 529
Familiarisé avec ces deux nouvelles harmonies et avec leurs
accords, parcourir de nouveau la gamme et en accompagner
chaque note de toutes les harmonies qui la renferment, assi-
gnant derechef à chaque note tous les accords qu'elle peut sup-
porter; revenir à l'octave chromatique, et la parcourir à l'aide
de quelques accords d'emprunt et superflus ; s'exercer à de nou-
veaux passages d'un ton à un autre, fournis par l'harmonie
d'emprunt; traverser avec tous ces accords toutes les modula-
tions par de nouvelles progressions de basse; savoir former
soi-même une progression et pratiquer beaucoup d'accords sur
la même basse, sans même la changer; reprendre les six har-
monies con son nantes, en former deux nouvelles phrases har-
moniques, Tune pour les tons majeurs, l'autre pour les tons
mineurs.
Introduire dans chaque ton cinq nouvelles harmonies dis-
sonantes, les lier aux six harmonies consommantes et aux deux
premières harmonies dissonantes, et en former une nouvelle
phrase harmonique pour tous les tons majeurs et une autre
pour les tons mineurs; discuter les accords produits par ces
nouvelles harmonies; accompagner chaque note de la gamme
en majeur avec tous les accords résultant des six harmonies
consonnantes et des sept harmonies dissonantes; accompagner
chaque note de la gamme en mineur avec tous les accords
résultant des six harmonies consonnantes et des neuf harmo-
nies dissonantes; connaître par quelques exemples l'usage des
accords de septième; s'occuper de quelques nouveaux passages
d'un ton dans un autre, et y entrer par trois, quatre, cinq, six
ou sept dissonantes.
Récapituler soigneusement tout ce qui précède, ou se rendre
compte des dièses ou des bémols appartenant à chaque ton, des
rapports qui existent entre les différents tons ; revenir sur les
six harmonies consonnantes, les sept harmonies dissonantes en
majeur, les neuf harmonies dissonantes en mineur; appro-
fondir par pratique et par réflexion toute la fécondité de cette
richesse ; frapper subitement un accord quelconque dans un ton
donné, en accompagner une basse donnée, parcourir tous les
tons, se rompre dans tous les changements de tons, et préluder
comme l'élève le fait à la fin de l'ouvrage de M. Bemetzrieder,
et comme peuvent le faire plusieurs de ses écoliers qui possè-
xii. 34
530 SUR LES LEÇONS DE CLAVECIN.
dent tout ce qui précède, qui l'exécutent, et qui rendent
compte de leur marche, les uns sans être capables de jouer
un menuet, d'autres, même sans connaître une note de
musique.
Cela paraît incroyable au premier coup; le fait n'en est pas
moins vrai, et il y en a nombre d'expériences entre lesquelles je
puis nommer ma fille, qui n'a pas encore dix-huit ans, qui ne
s'est point fatiguée, et qui est sortie de cette étude dans l'es-
pace de huit mois, avec la certitude qu'elle n'oublierait jamais
ce qu'elle avait appris, et l'attestation de nos premiers maî-
tres, qu'elle pourrait, au besoin, disputer un orgue au con-
cours.
Telle est l'analyse de la partie pratique de l'ouvrage de
M. Bemetzrieder, partie pratique indépendante de toute idée
systématique.
La science de l'harmonie n'est donc plus une affaire de
longue routine; c'est donc une connaissance que l'on peut
acquérir en très-peu de temps, et avec une dose d'étude et
d'intelligence médiocre : on en peut donc faire une partie de
l'éducation; et tout enfant qu'on y aura appliqué, pendant une
année au plus, pourra se vanter d'en savoir là-dessus autant et
plus qu'aucun virtuose.
Au sortir des leçons de M. Bemetzrieder, un élève suit sans
peine la marche de la pièce de musique la plus fougueuse et la
plus variée; et toute la science de l'accompagnement se réduit
à une lecture qu'on peut apprendre sans maître.
Sa théorie n'occupe que les dernières pages de son ouvrage ;
ce sont, certes, les vues d'un homme de génie, ébauchées à la
vérité.
Sans s'inquiéter beaucoup comment les treize sons de
l'octave nous sont venus, il en forme vingL-quatre tons dont
chacun renferme huit sons.
De ces huit sons quatre sont donnés par la nature du corps
sonore, savoir ceux qui correspondent aux nombres \ , 3, 5, 8,
ou le corps sonore, la tierce, la quinte et l'octave.
Entre ces quatre sons primitifs, l'art en a intercalé quatre
autres destinés à appeler le retour des quatre sons naturels.
Ces quatre appels correspondent aux nombres 7, 2, l\, (5, ou la
septième, la seconde, la quarte et la sixte.
SUR LES LEÇONS DE CLAVECIN. 531
Toute musique, soit mélodie, soit harmonie, est fondée sur
la nature des appels.
En ut; ut, mi, sol, ut; voilà les sons donnés par la nature
où la résonnance du corps sonore; ce sont les termes du repos.
Les appels ou les sons dissonants avec les sons naturels; en
ut, sont si, ré, fa, la.
Faire de la mélodie ou de l'harmonie, c'est faire succéder
les tons naturels aux appels ; s'écarter de la nature et y revenir;
se fatiguer et se reposer.
On peut s'écarter du corps sonore, le choquer, l'appeler de
plusieurs manières.
Un son en lui-même n'est ni consonnant, ni dissonant; il
ne l'est que relativement à d'autres ; ainsi en ut, dans le chant,
si, ut, le si choque, appelle le son naturel et primitif ut, dis-
sone avec ce son.
Un son n'est en lui-même ni son naturel, ni appel, ni
appelé, ni tonique, ni sensible; il peut devenir tout ce qu'il
plaît d'en faire, selon qu'on le rapporte à tel ou tel autre son,
ou à telle ou telle autre gamine.
En ut, dans l'harmonie dissonante de la dominante sol, si,
ré, fa, les sons fa, sol, conjoints, forment la dissonance; les
sons si et rc sont des intervalles disjoints et consonnants en
eux-mêmes; mais chacun d'eux rapporté à la résonnance du
corps sonore en choque les sons naturels, dissone avec eux,
fait désirer le retour de ce corps, tandis que le fa sollicite
le mi.
Les appels ont différentes énergies; ce sont elles qui
déterminent et la chaîne des sons naturels et le choix des
basses.
Les mêmes appels peuvent inviter différents corps sonores.
Les appels s'ordonnent dans la phrase harmonique selon
leur énergie, et chacun a sa place déterminée. Le corps sonore
ne peut répondre qu'à deux, trois, quatre appels ou sollicitations
successives.
De l'ordre successif des appels naissent la diversité de
mesures, la place et la durée des sons appelés. Idée bien vraie
et bien neuve.
L'harmonie résultante de l'harmonie dissonante de la sen-
sible, ou le sixième écart de la nature dans l'ordre des appels
532 SUR LES LEÇONS DE CLAVECIN.
en majeur, est la même chose que l'appel de la dissonance
de seconde en mineur relatif, ou le quatrième écart de la nature
selon l'ordre des appels dans ce mode.
La même grande dissonance, ou le sixième écart de la nature
dans l'ordre des appels en mineur, sollicite en même temps le
corps sonore des quatre tons mineurs.
L'harmonie superflue appelle où conduit à deux tons diffé-
rents, éloignés l'un de l'autre d'un intervalle de fause quinte ou
de triton.
La douceur du repos étant limitée par la nature, l'énergie
des appels l'est aussi ; et tant qu'on ne trouvera pas le moyen
d'augmenter cette douceur, il ne sera pas permis d'accroître à
discrétion le nombre et la durée des appels; et voilà la seule
règle d'admission ou d'exclusion d'un appel quelconque.
La théorie des appels satisfait à tous les phénomènes de la
musique ; elle est donc préférable à la basse fondamentale.
On déduit de cette théorie tout le ressort de la marche
musicale sans effort et sans exception.
On a fait quelques questions et quelques objections à l'au-
teur.
On lui a demandé la formation de la gamme dans ses prin-
cipes, et il l'a donnée plus simple, plus vraie, et avec bien moins
de prétention que les auteurs qui l'ont précédé, regardant sa
conjecture et les autres comme des frivolités plus nuisibles
qu'utiles à la science pratique de l'art.
11 a prétendu que toute cette distinction scientifique des
tons majeurs et mineurs dans une même gamme n'était qu'une
impertinence, et il le prouve par le jugement de l'organe, la pra-
tique de la musique, les principes de l'harmonie reçue, la facture
des instruments, et des expériences qu'il a faites, et qu'on peut
refaire aisément, comme de donner à deux concertants leurs
parties, l'une notée en ut dièse, et l'autre en ré bémol, sans
qu'ils soupçonnent, en exécutant, la supercherie qu'on leur a
faite.
II rapporte les différents caractères des modulations à la
préoccupation de l'oreille par un nouveau corps sonore, à la
différence du grave à l'aigu, à la résonnance plus ou moins
forte d'une tonique et d'une autre, à la facture de l'instrument,
à son accord et à d'autres causes physiques.
SUR LES LEÇONS DE CLAVECIN. 533
Il regarde le mode mineur comme le produit de l'écart le
plus faible de la nature.
A mon avis, s'il y a un bon livre original et utile, c'est celui
de M. Bemetzrieder; c'est celui-ci qui coupe bien franchement les
lisières au génie; et tant que ses antagonistes n'auront pas
trouvé le secret d'empêcher le progrès de ses élèves, ils peuvent
se taire.
M. Bemetzrieder compte parmi ses élèves des hommes et des
femmes du premier rang, des musiciens par état, des hommes
de lettres, des philosophes, des jeunes personnes, des personnes
âgées (car l'âge et l'ignorance de la pratique de la musique n'y
font rien), des gens qui ont pris leçons pendant des années
entières d'autres compositeurs, et qui n'ont rien appris ; et tous
conviennent que sa méthode conduit au but. Un des premiers
maîtres d'accompagnement l'a adoptée et s'y conforme dans ses
leçons; il a même eu la franchise de dire que, s'il en eût été
l'inventeur, il se serait bien gardé de la publier.
Mais les nouvelles doctrines ne s'établissent jamais sans
quelque opposition de la part de la vanité, de l'ignorance et de
l'intérêt. L'intérêt et la vanité craignent qu'on ne les dépouille.
L'ignorance ne veut rien apprendre, ou parce qu'elle croit tout
savoir, ou parce qu'elle est paresseuse. A cette occasion je vais
raconter un fait de la plus grande certitude. Dans une univer-
sité étrangère, mais qui n'est pas éloignée de Paris, un jeune
professeur, plein de lumières et de zèle, proposa de composer
et d'imprimer un cours à l'usage de tous les collèges; et son
motif, très-solide et très-louable, était d'épargner un temps
précieux qu'on perdait à dicter dès cahiers ; il laissait à chaque
professeur la liberté de contredire le cours imprimé, lorsqu'il
aurait des opinions qui lui paraîtraient vraisemblables. Il confie
son idée à quelques amis, on l'approuve; il cherche à se faire
des partisans; il visite ses confrères, parmi lesquels il se trouva
un vieux cartésien qui lui tint ce discours, dont il faut au
moins approuver la sincérité : « Mon cher confrère, tu es jeune
et je suis vieux. Le temps de travailler, qui est présent pour
toi, est passé pour moi. Je n'entends rien à votre nouvelle
doctrine; jamais je ne la posséderais assez bien pour n'être
pas à tout moment embarrassé par mes écoliers. Cela est
déplaisant; au lieu que je me tire toujours d'affaire avec le
53/i SUR LES LEÇONS DE CLAVECIN.
distinguo. » Et puis voilà mon vieillard qui prend sa robe de
professeur par les deux coins et qui se met à danser en chan-
tant :
Il y a trente ans que mon cotillon traîne;
Il y a trente ans que mon cotillon pend '.
Son jeune confrère se mit à rire, s'en alla, et abandonna un
projet excellent qui n'a point eu lieu.
Les exemples sont imprimés dans l'ouvrage de- M. Bemetz-
rieder, le premier de quelque importance dans ce genre de
typographie. C'est un volume in-à° de 360 pages.
1. Defrain d'une vieille chanson.
FIN DU TOME DOUZIEME.
TABLE
DU TOME DOUZIÈME.
Tages.
SALON DE 1775 3
Halle; Vien 4
La Grenée l'aîné 7
Amédée Van Loo S
Lépicié 9
Brenct 11
Chardin; Vernet 13
Le Prince : . 14
Drouais; Millet Francisque 16
DeMachy; Bellengé; Guérin; Robert 17
Taraval; Huct 18
M"e Vallaycr; Clérisseau 19
Bcaufort; Jollain; Pcrignon 20
Duplessis; Durameau 21
La Grenée le jeune 22
Monnet; Renou; Caresme 23
Bounieu; Hall; Martin; Aubry 24
Robin 25
SALON DE 1781 27
Peinture. Vien 29
La Grenée l'aîné , 30
Amédée Van Loo ; Doyen 33
Lépicié 34
Brenct 30
536 TABLE.
Pages.
La Grenée le jeune 37
Taraval 40
Roslin ; Le Prince 41
De Macliy; Duplessis 42
Renou; Valade 43
Juliart; Casanova 44
Robert 45
Muet ; Guérin; Pasquier 40
M"'e Vallayer-Costor; Beaufort 47
De Wailly; Jollain 48
Pérignon; feu Aubry 40
Weyler; Suvéc 50
Callet 51
Ménageot 52
Bertlielk-my; Van Spaendonck 54
Parrocel; Monnet; Hall; Martin 55
Robin; Wille le fils; Houel 50
Vinrent 57
Bardin; de Cort 58
Le Barbier l'aîné 59
Hue 60
D'Araynes 61
De Bucourt; Sauvage 02
David 63
Sculpture. Pajou 05
Bridan ; Caffieri ; Mouchy ; Berruer 60
Le Comte; Houdon 67
Boizot fils ; Julien 09
Dejoux; Monot 70
Dessins. Cocliin; Moreau le jeune 71
PENSÉES DÉTACHÉES sur la peinture, la sculpture,
l'architecture et la poésie, pour servir de suite aux Salons. 73
Du goût 75
Du la critique 78
De la composition et du choix des sujets 80
Du coloris, de l'intelligence des lumières et du clair obscur .... 105
De l'antique 114
De la grâce, de la négligence et de la simplicité 119
Du naïf et de la flatterie 121
De la beauté 124
Des formes bizarres; du epstume 12G
Différents caractères des peintres 127
Définitions (accidents, accessoires, accord) 130
Omissions [du goût: de la composition) 131
TABLE. 537
BEAUX-ARTS.
DEUXIÈME PAP.TIE.
Pages.
MUSIQUE 135
Notice préliminaire 137
Arrêt rendu a l'amphithéâtre de l'Opéra 143
al petit prophète de boe h mi schbr od a , au grand pro-
phète monet 152
Les TROIS CHAPITRES ou la vision de LA nuit du mardi-
gras AU mercredi des cendres 157
LEÇONS DE CLAVECIN ET PRINCIPES D'HARMONIE, par
M. Bemetzrieder 171
Notice préliminaire 173
L'éditeur 175
Premier dialogue et première leçon 179
Deuxième dialogue et deuxième leçon 197
Troisième dialogue et troisième leçon 237
Quatrième dialogue et quatrième leçon 283
Cinquième dialogue et première leçon d'harmonie 292
Sixième dialogue et deuxième leçon d'harmonie 303
Septième dialogue et troisième leçon d'harmonie 322
Huitième dialogue et quatrième leçon d'harmonie 337
Neuvième dialogue et cinquième leçon d'harmonie 369
Dixième dialogue et suite de la cinquième leçon d'harmonie .... 387
Onzième dialogue et sixième leçon d'harmonie 400
Douzième dialogue et septième leçon d'harmonie 421
Première suite du douzième dialogue 447
Seconde suite du douzième dialogue 465
Troisième suite du douzième dialogue : principes élémentaires et
généraux de théorie -. 478
Sur les leçons de clavecin et principes d'harmonie, par
M. Bemetzrieder 525
fin de la table du tome douzième.
PARIS. — J. CLAYE, IMPRIMEUR, RUE SAISI-BENOIT. — [1J
DATE DUE
CATLOKO
«i»IIO(«u.l.».
oc
WELLESLEY COLLEGE LIBRARY
3 5002 03113 3700
B 2012 . A2 1875 11-12
Diderot, Denis, 1713-1784-
Oeuvres complfîetes de
Diderot
B 2012 . A2 1875 11-12
Diderot, Denis, 1713-1784,
Oeuvres complfîetes de
Diderot