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Full text of "Oeuvres complètes de Bourdaloue, de la Compagnie de Jésus"

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OEUVRES 

COMPLÈTES 


DE  BOURDALOUE, 

DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS. 


PREMIERE  PARTIE  DES  PENSEES, 


TOME  QUATORZIÈME. 


DE  L'IMPRIMERIE  DE  J.  B.  KIÏNDELEM. 


OEUVRES 

COMPLÈTES 


DE  BOURDALOUE, 

DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS; 

NOUVELLE  ÉDITION, 

AUGMENTÉE  D'UNE  NOTICE  SUR  SA  VIE  ET  SES  OUVRAGES, 
ET  D'UNE  TABLE  GÉNÉRALE  DES  MATIÈRES. 


enjeej. 


TOME  QUATORZIÈME. 


A  LYON, 

CHEZ  F.OIS  GUYOT,   LIER  AIRE  -  EDITEUR, 

RUE  MERCIÈRE,  K,°  39,  AUX  TROIS  VERTUS  THÉOLOGALES. 
I82I. 


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AVERTISSEMENT. 


Je  m'acquitte  de  la  parole  que  je  donnai  il  y  a  quelques  an- 
nées ,  lorsque  je  fis  paroître  les  Exhortations  et  les  Instruc- 
tions du  Père  Bourdaloue.  Dans  l'avertissement  qui  est  à  la 
tête  de  ces  deux  volumes  d'Instructions  et  d'Exhortations, 
je  m'engageai  à  nn  nouveau  travail ,  sans  savoir  bien  où  il 
me  conduiront,  ni  si  j'aurois  de  quoi  remplir  le  dessein  que 
je  m'e'tois  propose'.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  promis  de  faire 
une  nouvelle  révision  des  manuscrits  du  Père  Bourdaloue  , 
et  de  recueillir  tout  ce  que  j'y  trouverois  de  pense'es  déta- 
chées ,  de  réflexions ,  de  fragmens  qui  seroient  demeure's 
imparfaits ,  et  qu'il  n'auroit  point  employe's  dans  ses  sermons. 

Car  avant  que  de  composer  un  sermon  ,  le  Père  Bourda- 
loue faisoit  ce  que  font  communément  les  pre'dicateurs.  Il 
jetoit  d'abord  sur  le  papier  les  différentes  idées  qui  se  pré- 
sentoient  à  lui  touchant  la  matière  qu'il  avoit  en  vue  de 
traiter.  Il  marquoit  tout  confusément  et  sans  aucune  liaison. 
Mais  s'étant  ensuite  tracé  le  plan  de  son  discours  ,  il  choi- 
sissoit  ce  qui  lui  pouvoit  convenir  ,  et  laissoit  le  reste.  Ce 
reste  néanmoins  qu'il  laissoit  comme  superflu  ,  avoit  son 
prix  ,  et  c'est  de  quoi  il  m'a  paru  que  je  pouvois  former  un 
recueil  ,  sous  le  titre  général  de  Pensées  sur  divers  sujets  de 
Religion  et  de  Morale. 

Cependant  il  y  falloit  mettre  quelque  ordre,  et  tellement 
distribuer  ces  pensées  ,  que  celles  qui  ont  rapport  à  un 
même  sujet,  fussent  toutes  réunies  sous  un  titre  particulier. 
Cela  même  ne  sufnsoit  point  encore  :  mais  de  ces  pensées 
les  unes  étant  bien  plus  étendues  que  les  autres,  il  a  fallu 
faire  des  premières  comme  autant  d'articles  ou  de  paragra- 
phes ,  et  ranger  les  autres  indifféremment  et  sans  suite  , 
sous  le  simple  titre  de  Pensées  diverses.  Tout  cela,  comme 
on  le  juge  assez  ,  demandoit  que  l'éditeur  mît  un  peu  la 
main  à  l'œuvre  ,  pour  disposer  les  matières  ,  pour  les  lier 
ou  les  développer ,  pour  les  finir  et  leur  donner  une  cer- 


M  AVERTISSEMENT. 

laine  forme  :  mais  je  n'ai  rien  fait  à  l'e'gard  de  ce  recueil  de 
Pensées ,  que  je  n'eusse  déjà  fait  à  l'e'gard  des  Sennous  , 
Exhortations  ,  Instructions  ,  et  de  la  Retraite  spirituelle  du 
inêtne  auteur. 

Voila  tout  le  compte  que  j'ai  à  rendre  de  ces  opuscules  , 
qui  commencent  à  voir  le  jour.  Car  ce  ne  sont  ici  propre- 
ment que  des  opuscules,  mais  oh  il  me  semble  que  l'illustre 
auteur  dont  ils  portent  le  nom  ,  ne  sera  point  mëconnois- 
sable.  Les  hommes  d'un  géuie  supérieur  se  font  partout  re- 
connoître  ,  et  jusque  dans  les  moindres  choses  ils  gardent 
toujours  leur  caractère.  Le  public  en  jugera,  et  peut-être 
me  saura-t-il  gré  de  la  constance  avec  laquelle  je  me  suisi 
applique'  depuis  près  de  treDte  ans  à  lui  donner  une  éditioa 
complète  des  Œuvres  du  Père  Bourdaloue.  Il  n'y  avoitriea 
à  perdre  d'un  si  riebe  fonds  ;  et  c'est  beaucoup  pour  moi  , 
si  je  puis  penser  qu'il  n'ait  point  de'pe'ri  dans  mes  mains. 


SUJETS  ET  ARTICLES 

CONTENUS   DANS  CE   VOLUME. 

DU  SALUT. 

NÉCESSITÉ  du  Salut ,  et  V usage  que  nous  en  devons 

faire  contre  les  plus  dangereuses  tentations  de 

la  vie.  Page   i 

Estime  du  Salut ,   et  de  la  gloire  du  ciel ,  par  la 

vue  des  grandeurs  humaines.  1 3 

Désir  du  Salut ,  et  la  préférence  que  nous  lui  devons 

donner  au-dessus  de  tous  les  autres  biens.  2$ 
Incertitude  du  Salut ,  et  les  sentimens  quelle  doit 

nous  inspirer ,  opposés  à  une  fausse  sécurité.  35 
Volonté  générale  de  Dieu  ,  touchant  le  Salut  de 

tous  les  hommes.  43 

Possibilité  du  Salut  dans  toutes  les  conditions  du 

monde.  52 

Voie  étroite  du  Salut ,  et  ce  qui  peut  nous  engager 

plus  fortement  à  la  prendre.  63 

Soin  du  Salut ,  et  V extrême  négligence  avec  laquelle 

on  y  travaille  dans  le  monde.  7  3 

Substitution  des  grâces  du  Salut  :  les  vues  que  Dieu 

s'y  propose  ,  et  comme  il  y  exerce  sa  justice  et  sa 

miséricorde.  80 

Petit  nombre  des  Elus  ;  de  quelle  manière  il  faut 


Vin  TABLE. 

r entendre y  et  le  fruit  quon  peut  retirer  de  cette 

considération.  Page  93 

Pensées  diverses  sur  le  Salut»  106 

DE  LA  FOI ,  ET  DES  VICES  QUI  LUI  SONT  OPPOSÉS. 

Accord  de  la  Raison  et  de  la  Foi.  1 1 5 

La  Foi  sans  les  œuvres,   Foi  stérile  et  sans  fruit. 

i33 
Les  Œuvres  sans  la  Foi ,  œuvres  infructueuses  et 
sans  mérite  pour  la  vie  éternelle.  1 52 

La  Foi  victorieuse  du  monde.  166 

L 'Incrédule  convaincu  par  lui-même.  178 

Naissance  des  Hérésies  ,  et  leur  progrès.  191 

Pensées  diverses  sur  la  Foi ,  et  sur  les  Vices  opposés. 

2.02, 

DU  RETOUR  A  DIEU  ,  ET  DE  LA  PÉNITENCE. 


Bonté  infinie  de  Dieu  à  rappeler  le  pécheur  et  à 
le  recevoir.  21 4 

Sacrement  de  Pénitence.  Dispositions  qu'il  y  faut 
apporter  y  et  le  fruit  qu'on  en  doit  retirer.       221 

Pénitence  extérieure ,  ou  Mortif  cation  des  sens. 

267 

Pénitence  intérieure  ,ou  Mortification  des  passions. 

Pensées  diverses  sur  la  Pénitence  et  le  retour  à 
Dieu.  .299 


TABLE.  IX 

DE  LA  VRAIE  ET  DE  LA  FAUSSE  DÉVOTION. 

Règle  fondamentale  et  essentielle  delà  vraie  Dèvo- 
tion-  Page  3o9 

Saints  Désirs  d'une  ame  qui  aspire  à  une  vie  plus 
parfaite  ,  et  qui  veut  s'avancer  dans  les  voies  de 
la  piété.  3l8 

Injustice  du  monde  dans  le  mépris  qu'il  fait  des 
pratiques  de  Dévotion.  3^3 

Simplicité  évangélique ,  préférable  dans  la  Dévotion 
à  toutes  les  connoissances  humaines.  327 

Défauts  à  éviter  dans  la  Dévotion  ,  et  fausses  con- 
séquences que  le  libertinage  en  prétend  tirer.  333 

Alliance  de  la  Piété  et  de  la  Grandeur.  340 

Pensées  diverses  sur  la  Dévotion.  353 

DE  LA  PRIÈRE. 

Précepte  de  la  Prière.  on 

Sécheresses  et  aridités  dans  la  Prière.  Esprit  de 

Prière.  n,. 

067 

Recours  à  la  Prière  dans  les  afflictions  de  la  vie. 

375 

Prière  mentale,  ou  pratique  de  la  Méditation.  Son 
importance  à  V égard  des  gens  du  monde.       383 

Usage  des  Oraisons  jaculatoires  ou  des  fréquentes 
aspirations  vers  Dieu.  o 

Oraison  dominicale.  Cçmmmt  elle  nous  condamne 


fc  TABLEi 

de  la  manière  que  nous  la  récitons ,  et  dans  guet 

esprit  nous  la  devons  réciter*  Page  4°2 

Pensées  diverses  sur  la  Prière.  429 

DE  L'HUMILITÉ  ET  DE  L'ORGUEIL. 

Parabole  du  Pharisien  et  du  Publicain ,  ou  carac- 
tère de  l'Orgueil  et  de  l'Humilité  ,  et  les  effets  de 
l'un  et  de  l'autre.  4^8 

Caractère  de  l'Orgueil ,  et  ses  pernicieux  effets  dans 
le  Pharisien.  44a 

Caractère  de  l'Humilité ,  ci  ses  effets  salutaires  dans 
le  Publicain.  4-7  $ 

Solide  et  véritable  grandeur  de  l'Humilité  chré- 
tienne. 49  5 

Illusion  et  danger  d'une  grande  Réputation.     5i5 

Pensées  diverses  sur  l'Humilité  et  l'Orgueil.      5o3 


PENSEES 


PENSEES 

SUR  DIVERS  SUJETS 

DE  RELIGION  ET  DE  MORALE. 


DU  SALUT. 

Nécessité  du  Salut ,  et  l'usage  que  nous  en  devons 
faire  contre  les  plus  dangereuses  tentations  de 
la  vie» 

On  parle  du  salut  comme  d'une  affaire  souverai- 
nement importante  ,  et  on  a  raison  d'en  parler  de  la 
sorte.  Mais  c'est  trop  peu  dire  :  il  faut  ajouter  que 
c'est  une  affaire  absolument  nécessaire;  et  ce  fut 
l'idée  que  le  Sauveur  des  hommes  en  voulut  donner 
à  Marthe,  dans  celle  grande  leçon  qu'il  lui  fit: 
Marthe ,  vous  vous  inquiétez  et  vous  vous  embar- 
rassez de  bien  des  choses  ;  mais  une  seule  chose 
est  nécessaire  (i). 

Ce  n'est  donc  point  seulement  une  affaire  d'une 
importance  extrême  que  le  salut ,  mais  une  affaire 
d'une  absolue  nécessité.  Entre  l'un  et  l'autre  la  dif- 
férence est  essentielle.  Qu'on  me  fasse  entendre 
qu'une  affaire  m'est  importante  et  très-importante, 
je  conçois  précisément  par  là  que  je  perdrai  beau- 
coup en  la  perdant,  sans  qu'il  s'ensuive  néanmoins 
que  dès-lors  tout  sera  perdu  pour  moi ,  et  qu'il  ne 

(l)  Luc.  17. 

TOME   XIV.  I 


2  NÉCESSITÉ 

me  restera  plus  rien.  Mais  que  ce  soit  une  affaire 
absolument  nécessaire,  et  seule  nécessaire,  je  con- 
clus et  je  dois  conclure,  que  si  je  venois  à  la  per- 
dre, tout  me  seroit  enlevé,  et  que  ma  perte  seroit 
entière  et  sans  ressource  :  or  tel  est  le  saint. 

Affaire  nécessaire  ,    et   seule   nécessaire  :  néces- 
saire ,  puisque  je  ne  puis  me  passer  du  salut;  seule 
nécessaire,  puisque,  hors  le  salut ,  il  n'y  a  rien  dont 
je  ne  puisse  me  passer.  Je  dis  nécessaire,  puisque 
je  ne  puis  me  passer  du  salut:  car  c'est  dans  le  salut 
que  Dieu  a  renfermé  toutes  mes  espérances,  en  me 
le  proposant  comme  fin  dernière  ,  et  c'est  de  là  que 
dépend  mon  bonheur  pendant  toute  l'éternité.  Je 
dis  seule  nécessaire  ,  puisqu'il  n'y  a  rien ,  hors  le 
salut,  dont  je  ne  me  puisse  passer  :  car   je  puis  me 
passer  de  tout  ce  que  je  vois  dans  le  monde  ;  je  puis 
me  passer  des  richesses  du  monde ,  je  puis  me  pas- 
ser des  honneurs  et   des  grandeurs   du  monde ,  je 
puis  me  passer  des  aises  et  des  récréations  du  monde. 
Tout  cela,  il  est  vrai,   ou  une  partie  de  tout  cela 
peut  m'êt're   utile,   par  rapport  ù  la  vie  présente, 
suivant  l'état  et  la  condition  où  je  me  trouve  ;  mais 
ehfin  je  puis  me   passer    de  cette   vie  présente  et 
mortelle,  et   il  faudra  bien,  tôt  ou  tard,   que  je  la 
perde.  Par  conséquent,  je  n'ai  de  fond  à  faire  que 
sur  le  salut  :  c'est  iàque  je  dois  tendre  incessamment, 
uniquement ,  nécessairement,   ù  moins  que,  par  un 
àureux    désespoir  ,  je  ne  consente  à  être  imman- 
quablement, pleinement,  éternellement  malheureux. 
Terrible  alternative,  ou  un  malheur  éternel,  qui 
est  la  damnation,  ou  une  éternelle   béatitude,  qui 


DU   SALUT.  3 

est  îe  salui!  Voilà  sur  quoi  je  suis  obligé  de  me 
déterminer,  sans  qu'il  y  ait  aucun,  tempérament  à 
prendre.  Le  ciel  ou  l'enfer,  point  d'autre  destinée. 
Si  je  me  sauve ,  le  ciel  est  à  moi ,  et  il  ne  me  sera 
jamais  ravi;  si  je  me  damne,  l'enfer  devient  irré- 
missiblemenl  mon  partage  ,  et  jamais  je  ne  cesserai 
d'y  souffrir;  car  la  mort  n'est  point  pour  nous  un 
anéantissement  :  ce  n'est  point,  comme  pour  la  bête, 
une  destruction  totale.  Au  contraire  ,  l'homme  en, 
mourant  ne  fait  que  changer  de  vie  ;  d'une  vie  courte 
et  fragile,  il  passe  à  une  vie  immortelle  et  perma- 
nente; vie  qui  doit  être  pour  les  élus  le  comble  de 
la  félicité  et  le  souverain  bien  ;  et  vie  qui  sera  pour 
les  réprouvés  la  souveraine  misère  et  l'assemblage 
de  tous  les  maux.  Ainsi  Dieu  ,  dans  le  conseil  de  sa 
sagesse,  la-t-il  arrêté  ,  et  ses  décrets  sont  irrévo- 
cables. Voilà  ma  créance ,  voilà  ma  religion. 

De  là  même  ,  affaire  tellement  nécessaire ,  qu'il  ne 
m'est  jamais  permis,  en  quelque  rencontre  que  ce 
soit,  ni  pour  qui  que  ce  soit,  de  l'abandonner.  Un, 
père  peut  sacrifier  son  repos  et  sa  santé  pour  ses 
enfans;  un  ami  peut  renoncer  à  sa  fortune,  et  se 
dépouiller  de  tous  ses  biens  pour  son  ami;  bien  plus, 
il  peut,  en  faveur  de  cet  ami,  sacrifier  jusqu'à  sa 
vie.  Mais  s'agit-il  du  salut,  il  n'y  a  ni  lien  du  sang 
et  de  la  nature,  ni  tendresse  paternelle,  ni  amitié  si 
étroite  qui  puisse  nous  autoriser  à  faire  le  sacrifice 
d'un  bien  supérieur  à  toute  liaison  humaine  et  à 
toute  considération. 

Plutôt  que  de  consentir  à  la  perte  de  mon  ame  t 
je  devrois,  s'il  dépendoit  de  moi,  laisser  tomber  les 

I. 


4  NÉCESSITÉ 

royaumes  et  les  empires,  je  devrois  laisser  périr  le 
monde  entier.  Et  ce  n'est  point  encore  assez  :  car, 
selon  les  principes  de  la  morale  évangélique ,  et 
selon  la  loi  de  la  charité  que  je  me  dois  indispensa- 
blement  à  moi-même,  non-seulement  il  ne  m'est 
point  libre  de  sacrifier,  en  quelque  manière  que  ce 
puisse  être,  mon  salut,  mais  il  ne  m'est  pas  même 
permis  de  le  hasarder  et  de  l'exposer.  Le  seul  danger 
volontaire,  si  c'est  un  danger  prochain,  est  un 
crime  pour  moi  ;  et  quoiqu'il  m'en  pût  coûter,  ou 
pour  le  prévenir,  ou  pour  en  sortir,  je  ne  devrois 
rien  ménager  ni  rien  épargner  :  fallût-il  en  venir 
ù  toutes  les  extrémités;  f  -llût-il  quitter  père  ,  mère, 
frères,  sœurs;  fallût-il  m'arracher  l'œil  ou  me  cou- 
per le  bras:  pourquoi  cela?  toujours  par  cette  grande 
raison  de  la  nécessité  du  salut,  qui  prévaut  à  tout 
et  l'emporte  sur  tout. 

Allons  plus  loin ,  et  pour  nous  faire  mieux  en- 
tendre, réduisons  ceci  à  quelques  points  plus  mar- 
qués et  plus  ordinaires  dans  la  pratique.  Je  prétends 
donc  que  cette  nécessité  du  salut ,  bien  méditée  et 
bien  comprise,  est  avec  le  secours  de  la  grâce,  le 
plus  prompt  et  le  plus  puissant  préservatif  contre 
toutes  les  tentations  dont  nous  pouvons  être  assaillis, 
chacun  dans  notre  état.  Mais  sans  embrasser  trop  de 
choses,  et  sans  nous  engager  dans  un  détail  infini, 
bornons-nous  à  certaines  tentations  particulières, 
plus  communes,  plus  spécieuses,  plus  violentes, 
qui  naissent  de  la  nécessité  et  du  besoin  où  l'on  peut 
se  trouver  en  mille  occasions,  par  rapport  aux  biens 
temporels  et  aux  avantages  du  siècle:  je  m'explique. 


DU   SALUT.  5 

ïl  y  a  des  extrémités  fâcheuses  où  se  trouvent  ré- 
duites une  infinité  de  personnes  ;  et  que  fait  alors 
l'ennemi  de  notre  salut ,  ou ,  pour  mieux  dire  ,  que 
fait  la  nature  corrompue  ;  que  fait  la  passion  et 
l'amour-propre,  plus  à  craindre  mille  fois  pour  nous 
que  tous  les  démons  ?  C'est  dans  des  conjonctures  si 
critiques  et  si  périlleuses ,  que  tout  concourt  à  nous 
séduire  et  à  nous  corrompre.  Le  prétexte  de  la  né- 
cessité nous  devient  une  prétendue  raison  dont  il  est 
difficile  de  se  défendre  ,  et  la  conscience  n'a  point 
de  barrières  si  fortes ,  que  cette  nécessité  ne  puisse 
nous  faire  franchir.  Par  exemple ,  on  manque  de 
toutes  choses,  et  pourvu  qu'on  voulût  s'écarter  des 
voies  de  l'équité  et  de  la  bonne  foi ,  on  ne  man- 
queroit  de  rien;  on  auroit  non-seulement  le  néces- 
saire ,  mais  le  commode ,  et  on  l'auroit  abondam- 
ment. On  voit  déchoir  sa  famille  de  jour  en  jour, 
elle  est  sur  le  point  de  sa  ruine;  et  pourvu  qu'on 
voulût  entrer  dans  les  intrigues  criminelles  d'un 
grand,  et  seconder  ses  injustes  desseins,  on  s'en 
feroit  un  patron  qui  la  soutiendroit  etl'élèveroit.  On 
est  embarqué  dans  une  affaire  de  conséquence  ;  c'est 
un  procès  dont  la  perte  doit  causer  un  dommage 
irréparable  :  il  est  entre  les  mains  d'un  juge  accré- 
dité dans  sa  compagnie;  et  au  lieu  de  solliciter  ce 
juge  assez  inutilement,  si  l'on  vouloit,  aux  dépens 
de  la  vertu  ,  écouter  de  sa  part  d'autres  sollicitations 
et  y  condescendre  ,  on  pourroit  ainsi  se  procurer  un 
arrêt  favorable  et  un  gain  assuré.  On  a  un  ennemi 
dont  on  reçoit  mille  chagrins;  c'est  un  homme  sans 
raison  et  sans  modération,  qui  nous  butte  en  tout, 


G  NÉCESSITÉ 

qui  nous  persécute  ;  et  si  l'on  vouloit  user  contre 
lui  de  certains  moyens  qu'on  a  en  main ,  on  seroit 
bientôt  à  couvert  de  ses  atteintes.  Quel  empire  ne 
faut-il  pas  prendre  sur  soi  et  sur  les  monvemens  de 
son   cœur,   pour  ne  pas   succomber  à  de  pareilles 
tentations  et  pour  demeurer  ferme  dans  son  devoir? 
Car,    encore  une  fois,   de  quoi  n'est-on  pas  ca- 
pable, quand  la  nécessité  presse  ,  et  à  quoi  n'a-t-elle 
pas  porté  des  millions  de  gens  ,  qui  dn  reste  avoient 
d'assez   bonnes   dispositions ,   et   n'étoient  de  leur 
fonds  ni  vicieux   ni  médians  ?    De   combien  d'ini- 
quités ,  la  pauvreté  et  l'indigence  n'est-elîe  pas  tous 
les  jours  le  principe  ?  combien  a-t-elle  fait  de  scé- 
lérats, de  traîtres,  de  parjures,  d'impies,  d'impu- 
diques, de  ravisseurs  du  bien  d'autrui ,  et  de  meur- 
triers qui  sans  cela  ne  l'auroient  jamais  été,  qui  ne 
l'ont  été  en   quelque  manière  que    malgré  eux  et 
qu'avec  toutes  les  répugnances  possibles;  mais  enfin 
qui  l'ont   été,  parce  qu'ils  ont  cru  y  être  forcés? 
P<ïon-seulement  ils  l'ont  cru ,  mais  de  là  souvent  ils 
se  sont  persuadés  que  jusque  dans  leurs  crimes  ils 
étoient  excusables  ;  et  voilà  ce  qui  rend  encore  la 
nécessité  plus  dangereuse.  On  se  fait  aisément  de 
fausses  consciences,  on  étouffe  tous  les  remords  du 
péché,  on  se  dit  à  soi-même,  que  dans  la  situation 
où  l'on  est  et  dans  toutes  les  circonstances  qui  l'ac- 
compagnent ,  il  n'y  a  point  de  loi  ,  et  que  tout  est 
permis;  on  exagère  cet  état,  dont  on  veut  se  pré- 
valoir ,  et  l'on   prend  pour  dernière  extrémité  et 
pour  nécessité  absolue  ce   qui  n'est  que  difficulté, 
qu'incommodité,  que  l'effet  d'une  imagination  vive 


DU   SALUT.  7 

et  d'une  excessive  timidité.  Quoi  qu'il  en  soit  r  tout 
eela  mène  à  d'étranges  conséquences  ,  et  les  suiies 
en  sont  affreuses. 

Or  quel  est  pour  nous,  en  de  semblables  atta- 
ques, le  plus  solide  appui  et  le  soutien  le  plus  iné- 
branlable ?  le  voici.  C'est  de  se  retracer  fortement 
le  souvenir  de  cette  maxime  fondamentale  :  //  n  y 
a  qu'une  chose  nécessaire  (i);  c'est  de  s'armer  de 
cette  pensée,  selon  la  figure  de  l'Apôtre,  comme 
et  une  cuirasse ,  comme  d'un  casque  ,  comme  d  un 
houclier  qui  résiste  aux  traits  les  plus  enflammés  (2) 
de  l'esprit  tentateur,  et  que  rien  ne  peut  pénétrer. 
C'est ,  dis-je ,  d'opposer  nécessité  à  nécessité  ,  la 
nécessité  de  saUver  son  ame,  qui  est  une  nécessité 
capitale  et  souveraine,  à  la  nécessité  de  sauver  sa 
fortune  ,  de  sauver  ses  biens,  de  sauver  sa  vie. 

Car  je  dois  ainsi  raisonner  :  Il  est  vrai ,  je  pour- 
rois  rétablir  mes  affaires,  si  je  voulois  relâcher  quel- 
que chose  de  cette  intégrité  si  exacte  et  si  sévère , 
qui  n'est  guère  de  saison  dans  le  temps  où  nous 
sommes ,  et  qui  m'empêche  de  faire  les  mêmes  pro- 
fits que  tant  d'autres  :  mais  en  me  rétablissant  ainsi 
selon  le  monde,  je  me  perdrois  selon  Dieu  ,  je  per- 
drois  mon  ame  :  or  il  la  faut  sauver.  Il  est  vrai ,  si  je 
ne  me  rends  pas  à  telle  proposition  qu'on  me  fait, 
je  choquerai  le  maître  qui  m'emploie  ;  j'aliénerai  de 
moi  le  protecteur  qui  m'a  placé,  et  qui  peut  dans 
la  suite  me  faire  encore  monter  plus  haut;  je  serai 
obligé  de  me  retirer,  et  n'ayant  plus  personne  qui 
s'intéresse  pour  moi,  ni  qui  m'avance ,  je  resterai 
(1)  Luc  17.  —  (2)  Ephe«.  6, 


g  NÉCESSITÉ 

en  arrière;  et  que  deviendrai- je?  II  n'importe:  en 
acquiesçant  à  ce  qu'on  me  demande  ,  j'offenserois  un 
maître  bien  plus  puissant  que  tous  les  maîtres  et 
tous  les  potentats  de  la  terre,  et  pour  conserver  de 
vaines  espérances  ,  je  sacrifierois  un  héritage  éternel , 
je  sacrifierois  mon  ame  et  je  la  damnerois  :  or  il  la 
faut  sauver.  Il  est  vrai ,  l'occasion  est  belle  de  me 
tiner  de  l'oppression  où  je  suis,  et  d'abattre  cet 
homme  qui  ne  cesse  de  me  nuire  et  de  me  traverser; 
mais  en  me  délivrant  des  poursuites  d'un  ennemi 
qui,  malgré  toutes  ses  violences,  et  quoi  qu'il  en- 
treprenne contre  moi,  ne  peut  après  tout  me  faire 
qu'un  mal  passager,  je  me  ferois  un  autre  ennemi 
bien  plus  redoutable,  qui  est  mon  Dieu  ,  et  qui  de 
son  bras  vengeur,  peut  également  et  pour  toujours 
porter  ses  coups  sur  les  aines  comme  sur  les  corps. 
A  quoi  donc  exposerois-je  mon  ame?  or  il  la  faut 
sauver.  Il  est  vrai ,  ma  condition  est  dure  et  je  mène 
une  vie  bien  triste  ;  je  n'ai  rien  ,  et  je  ne  vois  point 
pour  moi  de  ressource.  On  méfait  les  offres  les  plus 
engageantes,  et  si  je  les  rejette,  me  voilà  dans  le 
dernier  abandonnement  et  dans  la  dernière  misère; 
mais  d'ailleurs  je  ne  les  puis  accepter  qu'au  préju- 
dice de  l'honneur,  et  surtout  qu'au  préjudice  de  mon 
ame  :  or  il  la  faut  sauver.  Oui ,  il  le  faut ,  et  à 
quelque  prix  que  ce  soit,  et  quelque  peine  qu'il  y  ait 
à  subir.  Il  le  faut,  et  quelque  infortune,  quelque 
décadence,  quelque  malheur  qui  en  doive  suivre 
par  rapport  aux  intérêts  humains.  Il  le  faut,  car  c'est 
là  le  seul  nécessaire ,  le  pur  nécessaire.  Encore  une 
fois,  je  dis  le  pur,  le  seul  nécessaire,  parce  qu'en 


DU    SAL15T.  9 

comparaison  de  ce  nécessaire ,  rien  n'est  propre- 
ment, ni  ne  doit  être  censé  nécessaire  ;  parce  que 
dès  qu'il  s'agit  de  ce  nécessaire  ,  toute  autre  chose 
qui  s'y  trouve  en  quelque  sorte  opposée,  cesse  dès- 
lors  d'être  nécessaire;  parce  que  c'est  à  ce  néces- 
saire que  doivent  se  rapporter ,  comme  à  la  règle 
primitive  et  invariable,  toutes  mes  délibérations, 
toutes  mes  résolutions,  toutes  mes  actions. 

Ce  fut  ainsi  que  raisonna  la  chaste  Susanne,  lors- 
qu'elle se  vit  attaquée  de  ces  deux  vieillards  qui 
voulurent  la  séduire  ,  et  qui  la  menaçoient  de  la  faire 
périr,  si  elle  ne  consentoit  à  leur  passion.  Que 
ferai-je  ,  dit-elle ,  dans  le  cruel  embarras  où  je  suis? 
quelque  parti  que  je  prenne,  je  ne  puis  éviter  la 
mort  :  mais  il  vaut  mieux  que  je  périsse  par  vos 
mains  ,  que  de  pécher  en  la  présence  de  mon  Dieu  , 
et  de  périr  éternellement  par  1  arrêt  de  sa  justice. 
Ce  fut  ainsi  que  raisonna  le  généreux  Eléazar, 
lorsque  de  faux  amis  le  sollicitoient  de  manger  des 
viandes  défendues  selon  la  loi ,  et  de  se  garantir  par 
là  de  la  colère  du  prince.  Ah  !  répondit  ce  zélé  dé- 
fenseur de  la  religion  de  ses  pères ,  en  obéissant  au 
prince  et  en  suivant  le  conseil  que  vous  me  donnez, 
je  pourrois ,  pour  le  temps  présent,  me  sauver  du 
supplice  où  je  suis  condamné  ,  et  prolonger  ma  vie 
de  quelques  années  ;  mais  vif  ou  mort ,  je  ne  me 
sauverai  pas  des  jugemens  formidables  du  Tout- 
puissant  ;  et  qu'y  a-t-il  de  si  rigoureux  que  je  ne 
doive  endurer,  plutôt  que  d'encourir  sa  haine,  et 
de  renoncer  à  ses  promesses  ?  C'est  ainsi  que  rai- 
sonnoit  saint  Paul ,  ce  vaisseau   d'élection  ,  et  ce 


10  NÉCESSITÉ 

docteur  des  nations.  Il  se  représentait  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  effrayant ,  de  plus  affligeant ,  de  plus 
désolant.  Il  supposoit  que  la  tribulation  vînt  fondre 
sur  lui  de  toutes  parts  ;  qu'il  fût  accablé  d'ennuis  , 
pressé  de  la  fa  ira ,  tourmenté  de  la  soif,  environné 
de  périls  ,  comblé  de  malheurs;  qu'il  fût  abandonné 
aux  persécutions  s  aux  croix  ,  aux  glaives  trancbans  ; 
que  dans  un  déchaînement  général ,  tout  l'univers 
se  soulevât  contre  lui,  la  terre,  la  mer,  toutes  les 
puissances  célestes,  toutes  les  puissances  infernales, 
toutes  les  puissances  humaines  :  il  le  supposoit ,  et 
à  la  vue  de  tout  cela,  il  s'écrioit  :  Qui  me  séparera 
de  la  charité  de  Jésus-Christ  ?  Il  alloit  plus  loin  ; 
et  par  la  force  de  la  grâce  qui  le  transportait ,  s'éle- 
vant  au-dessus  de  tous  les  événemens  ,  il  osoit  se 
répondre  de  lui-même ,  et  ajoutait  :  Je  le  sais ,  et 
j'en  suis  certain ,  que  ni  la  mort ,  ni  la  vie ,  ni  le? 
anges ,  ni  les  principautés  ,  ni  le  présent ,  ni  f  ave- 
nir ,  ni  ce  qu'il  y  a  déplus  haut ,  ni  ce  qu'il  y  a  de 
plus  has  y  ni  quelque  créature  que  ce  soit  3  ne  pourra 
me  détacher  de  V amour  de  Dieu ,  mon  Seigneur  et 
mon  Sauveur  (1).  Voilà  comment  parloit  ce  grand 
apôtre.  Et  d'où  lui  venoit  cette  constance  et  cette 
fermeté  insurmontable  ?  c'est  qu'il  concevoit  de  quel 
intérêt  et  de  quelle  nécessité  il  étoit  pour  lui  de 
sauver  son  ame ,  en  se  tenant  toujours  étroitement 
et  inséoarablement  attaché  au  Dieu  de  son  salut. 

Ce  sont  là ,  dit-on  ,  de  beaux  sentimens  ,  ce  sont 
de  belles  réflexions  ;  mais  après  tout ,  on  ne  vit  pas 
de  ces  sentimens  ni  de  ces  réflexions  ,  et  cppendant 

(i)  Rom.  8. 


DU    SALUT.  îî 

il  faut  vivre.  Avec  ces  réflexions  on  ne  fait  rien  ;  et 
toutefois  ,  il  faut  avoir  quelque  chose  ,  il  faut  faire 
quelque  chose  ,  il  faut  parvenir  à  quelque  chose. 
J'en  conviens  ,  on  ne  vit  pas  de  ces  réflexions  ;  mais 
de  ces  réflexions  on  apprend  à  mourir,  si  l'on  ne 
peut  vivre  sans  risquer  le  salut  de  son  ame.  Je 
l'avoue  ,  avec  ces  réflexions  on  ne  fait  rien  dans  le 
inonde  ,  on  n'amasse  rien,  on  ne  parvient  à  rien, 
niais  de  ces  réflexions  on  apprend  à  se  passer  de  tout, 
si  l'on  ne  peut  rien  faire  ,  ni  rien  amasser ,  ni  par- 
venir à  rien,  sans  exposer  le  salut  de  son  ame.  Disons 
mieux  ,  on  apprend  de  ces  réflexions  ,  que  cest 
tout  faire  que  de  faire  son  salut,  que  c'est  tout 
gagner  que  d'amasser  un  trésor  de  mérites  pour  le 
salut,  oue  c'est  parvenir  à  tout  que  de  parvenir  au 
terme  du  salut.  Voilà  ce  que  ces  réflexions  ont  ap- 
pris à  tant  de  chrétiens  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  : 
car,  malgré  la  corruption  dont  tous  les  états  du 
monde  ont  été  infectés ,  il  y  a  toujours  eu  dans 
chaque  état  des  fidèles  de  ce  caractère ,  prêts  à  quitter 
toutes  choses  pour  meure  en  sûreté  leur  salut  ;  il  y 
en  a  eu  ,  dis-je  ,  et  plaise  au  ciel ,  qu'il  y  en  ait  tou- 
jours !  La  nécessité  du  salut  étoit-elle  autre  chose 
pour  eux  que  pour  nous  ?  y  étoient-iîs  plus  intéressés 
que  nous?  Non ,  sans  doute  :  c'étoit  pour  eux  et  pour 
nous  la  même  nécessité  :  mais  ils  y  pensoient  beau- 
coup plus  que  nous;  et  en  y  pensant  plus  que  nous 
ils  la  comprenoient  aussi  beaucoup  mieux  que 
nous.  Pensons-y  comme  eux,  méditons-la  comme 
eux,  nous  la  comprendrons  comme  eux  ;  et  en  la 
comprenant  comme  ils  l'ont  comprise,  nous  en  fe- 


12  NÉCESSITÉ   DO   SALUT. 

rons  comme  eux  notre  affaire  essentielle  ,  et  nous 
y  adresserons  toutes  nos  prétentions  et  toutes  nos 
vues. 

Mais  hélas  !  où  les  portons  nous  ?  Quand  je  vois 
les  divers  mouvemens  dont  le  monde  est  agité  ,  et 
qui  sont  ce  qu'on  appelle  le  commerce  du  monde  ; 
quand  je  vois  cette  multitude  confuse  de  gens  qui 
vont  et  qui  viennent,  qui  s'empressent  et  qui  se 
tourmentent ,  toujours  occupés  de  leurs  desseins  , 
et  toujours  en  action  pour  y  réussir  et  les  conduire 
à  bout;  n'ayant  que  cela  dans  l'esprit,  ne  travaillant 
que  pour  cela,  n'aspirant  qu'à  cela  :  au  milieu  de  ce 
tumulte  j'irois  volontiers  leur  crier  avec  le  Sage: 
Hommes  dépourvus  de  sens  ,  et  aussi  peu  raison- 
nables que  des  enjans  à  peine  formés  et  sortis  du 
sein  de  leur  mère  (i)  ,  à  quoi  pensez-vous?  que 
faites-vous?  Hors  une  seule  chose  ,  tout  le  reste  n'est 
que  vanité  (2)  ;  et  par  une  espèce  d'ensorcellement , 
cette  vanité  vous  charme  ,  cette  vanité  vous  entraîne, 
cette  vanité  vous  possède  aux  dépens  de  l'unique 
nécessaire  !  je  le  dirois  aux  grands  et  aux  petits , 
aux  riches  et  aux  pauvres  ,  aux  savans  et  aux  igno- 
rans.  Malheur  à  quiconque  ne  m'écouteroit  pas  ;  et 
dès  à  présent ,  malheur  à  quiconque  demeure  là- 
dessus  dans  une  indillérence  et  un  oubli  qu'on  ne 
peut  assez  déplorer. 

(1)  Sap.  12.  —  (?)  Eccl.  1. 


ESTIME   DU    SALUT.  l3 


Estime  du  Salut ,  et  de  la  gloire  du  ciel  3  par  la 
vue  des  grandeurs  humaines. 

C'est  une  morale  ordinaire  aux  prédicateurs  , 
d'inspirer  du  mépris  pour  toutes  les  pompes  et 
toutes  les  grandeurs  du  monde.  Ils  en  font  les  pein- 
tures les  plus  propres  à  les  rabaisser  dans  notre 
estime  et  à  les  dégrader.  De  la  manière  qu'ils  en 
parlent  et  dans  les  termes  qu'ils  s'en  expliquent ,  ce 
ne  sont  que  de  vaines  apparences,  que  des  fantômes 
et  des  illusions  qui  nous  séduisent,  et  dont  nous 
devons  ,  autant  qu'il  est  possible  ,  détourner  nos 
regards.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  prétende  en  aucune 
sorte  déroger  à  la  vérité  et  à  la  sainteté  de  cette  mo- 
rale. Je  l'ai  prêchée  comme  les  autres  ,  en  plus  d'une 
rencontre,  et  je  suis  bien  éloigné  de  la  contredire  , 
puisque  ce  seroit  me  contredire  moi-même.  Mais 
après  tout ,  quoi  que  nous  en  puissions  dire ,  il  faut 
toujours  convenir  que  ces  grandeurs  et  ces  pompes 
humaines,  si  méprisables  d'ailleurs,  ne  laissent  pas 
d'avoir  quelque  chose  en  effet  de  pompeux  et  de 
brillant,  quelque  chose  de  grand  et  de  magnifique; 
et  c'est  par  où  il  me  semble,  non-seulement  qu'il 
est  permis  ,  mais  qu'il  peut  être  très-utile  à  un  chré- 
tien de  les  envisager  ,  pourvu  qu'on  les  envisage 
chrétiennement.  Donnons  jour  à  cette  pensée. 

Les  cieux ,  dit  le  Prophète  royal  (i),  nous  an- 
noncent la  gloire  de  Dieu ,  et  le  firmament ,  dont 
il  est  l'auteur ,  nous  fait  connaître  l'excellence  de 

(i)  Psaha.  18. 


ESTIME 


V ouvrier  qui  Va  jormè.  Aussi  est-ce  en  conséquence 
de  ce  principe ,  et  conformément  à  celle  parole  du 
du  prophète,  que  l'apôtre  saint  Paul  reprochoit  aux 
sages  de   L'antiquité,  de  n'avoir  pas  glorifié  Dieu 
selon  la  connoissance  qu'ils  en  avoient  par  ses  ou- 
vrages.  Car  tomes  les  choses  visibles  ,  ajoutoit  ce 
docteur  des  gentils  ,  tous  les  êtres  dont  nos  sens  sont 
frappés,  et  qui  se  présentent  à  nos  yeux  avec  leurs 
perfections,  nous  découvrent  les  perfections  invi- 
sibles du  souverain  maître  qui  les  a  créés  :  tellement 
que  les  philosophes  mêmes  du  paganisme  ont  été 
inexcusables  de  ne  pas  rendre  à  ces  perfections  di- 
vines qu'ils  ne  pouvoient  ignorer  ,  le  juste  tribut  de 
louanges  qui  leur  étoit  du.  Or  voilà  ,  par  proportion 
et  suivant  la  même  règle  ,  à  quoi  nous  peut  servir  la 
vue  de  ce  que  nous  appelons  grandeurs  et  pompes 
du  monde.  Ce  sont  des  images ,  quoique  imparfaites  , 
des  grandeurs  célestes  ,  et  de  cette  gloire  qui  nous 
est  promise  sous  le  terme  de  salut.  Ce  sont  des  ébau- 
ches où  nous  est  représenté,  quoique  très-légère- 
ment ,  ce  que  Dieu  prépare  à  ses  élus  dans  le  séjour 
de  la  béatitude.  Ce  sont ,  pour  ainsi  parler ,  comme 
des  essais  de  la  magnificence  du  Seigneur  ,  qui  nous 
donnent  à  juger  quelles  richesses  immenses  il  ver- 
sera dans  le  sein  de  ses  prédestinés  ,  de  quel  éclat  il 
les  couronnera  ,  de  quelles  délices,  et  de  quels  tor- 
rens  de  joie  il  les  enivrera  (1),  quand  il  lui  plaira 
de  les  retirer  de  cette  région   des  morts  ou  nous 
sommes ,  et  de  les  introduire  dans  la  terre  des  vivans  ; 
quand  il  les  fera  sortir  de  ce  désert  où  nous  pas- 

(i)Psal.  35. 


DU    SALUT.  l5 

sons  ,  et  qu'il  les  recevra  dans  la  bienheureuse  Jéru- 
salem ;  quand  il  fera  finir  pour  eux  cet  exil  où  nous 
languissons,  ei  qu'il  les  établira  dans  leur  glorieuse 
patrie;  quand  il  leur  ouvrira  ses  tabernacles  éter- 
nels, qu'il  en  étalera  à  leurs  yeux  toutes  les  beautés  , 
tous  les  trésors  ,  qu'il  les  revêtira  de  sa  divine  clarté 
et  les  élèvera  dans  les  splendeurs  des  saints  ;  enfin  , 
quand  il  les  mettra  en  possession  de  ce  salut,  qu'ils 
ne  voyoient  auparavant  que  sous  des  figures  énig- 
ma tiques  et  comme  dans  un  miroir  (i),  unis  dont 
ils  connoîiront  alors  le  prix  ,  parce  qu'ils  le  verront , 
et  qu'ils  commenceront  à  en  jouir. 

Voilà  ,  dis-je  3  de  quoi  les  pompes  et  les  grandeurs 
du  siècle  nous  tracent  quelque  idée,  et  une  idée 
assez  forte  pour  exciter  tout  notre  zèle  à  la  pour- 
suite du  salut,  et  à  la  conquête  du  royaume  de  Dieu. 
Car,  dîme  part,  considérant  ces  grandeurs  mor- 
telles, et  y  en  ajoutant  même  encore  de  nouvelles, 
autant  que  j'en  puis  imaginer  ;  et ,  d'autre  part,  con- 
sultant la  foi  et  méditant  ces  paroles  du  grand 
Apôtre  ,  que  l'œil  ri '#  jamais  rien  vu,  que  V oreille 
ri  a  jamais  rien  entendu ,  que  le  cœur  de  ï  homme 
ri  a  jamais  rien  pensé  ni  rien  compris  qui  égale  ce 
que  Dieu  destine  à  ceux  quil  aime  ,  et  dont  il  sera 
éternellement  aimé  (2)  ;  quelle  conséquence  dois-je 
tirer  de  l'un  et  de  l'autre?  Je  m'attache  au  raisonne- 
ment de  saint  Ghrysostôme,  et  je  dis:  Quelque  mé- 
pris que  je  fasse  de  la  terre  et  que  j'en  doive  faire  ,  il 
m'est  toutefois  évident  que  j'y  vois  des  choses  mer- 
veilleuses :  il  ne  m'est  pas  moins  évident  qu'on  m'en 

(i)  1.  Cor.  i3.  —  (2)  x.  Cor.  g. 


16  ESTIME 

rapporte  encore  d'autres  plus  surprenantes  et  plus 
admirables;  el  si  je  veux  laisser  agir  mon  imagina  lion 
et  lui  donner  l'essor,  que  n'est-elle  pas  capable  de  se 
figuier  au-dessus  même  ,  et  de  tout  ce  que  je  vois,  et 
de  tout  ce  que  j'entends?  Cependant  ni  tout  ce  que  je 
vois,  ni  tout  ce  que  j'entends  ,  ni  tout  ce  que  je  puis 
me  figurer  ,  non-seulemeut  selon  les  idées  naturelles 
et  raisonnables,  mais  par  les  fictions  les  plus  exces- 
sives et  les  plus  outrées,  n'approche  point  de  ce 
que  j'espère  après  cette  vie  ,  el  de  ce  que  Dieu  a  fait 
pour  moi  dans  un  autre  monde  que  celui-ci.  Quand 
je  vois  toul  cela,  quand  je  l'entends  ,  que  je  me  le 
figure,  j'en  suis  charmé  :   mais  tout  cela  néanmoins 
n'est  point  la  gloire  que  j'attends  ,  tout  cela  ne  peut 
être  mis  en  comparaison  avec  la  gloire  que  j'attends, 
toul  cela  n'est  rien  auprès  de  la  gloire  que  j'attends  ; 
el  si  je  multipliois  tout  cela ,  si  je  le  redoublois ,  si  je 
l'accumulois    sans    mesure  ,  après  y  avoir   épuisé 
toutes  les  puissances  de  mon  ame  et  toutes  les  forces 
de  mon  esprit ,  tout  cela  seroit  toujours  infiniment 
au-dessous  de  la  gloire  que  j'attends.  Qu'est-ce  donc 
mon  Dieu  ,  que  celte  gloire?  qu'est-ce  que  ce  salut? 
mais   en    même    temps,   Seigneur,    qu'est-ce    que 
l'homme?  et  à  qui   appartient-il  qu'à  un  Dieu  aussi 
libéral   et  aussi  bon  ,  aussi  puissant  et   aussi  grand 
que  vous  l'êtes  de  nous  récompenser  de  la  sorte  ,  et 

de  nous  glorifier  ,  non-seulement  au-delà  de   tous 

nos  mérites  ,  mais  au-delà  de   toutes  nos   connois- 

sances  et  de  toutes  nos  vues? 

C'est  ainsi  que  raisonnoil  saint  Chrysostôme,  et 

c'est  ainsi  que ,  par  la  vue  des  pompes  humaines  et 

des 


DU    SALUT;  ÏJ 

des  grandeurs  du  monde ,  j'acquiers  la  connoissance 
la  plus  sensible  et  la  plus  parfaite  que  je  puisse 
maintenant  avoir  du  salut  où  j'aspire  et  de  la  gloire 
qui  m'est  réservée  dans  le  ciel ,  si  je  suis  assez  heu- 
reux pour  v  parvenir.  Ne  pouvant  connoiire  présen- 
tement cette  gloire  par  ce  qu'elle  est ,  je  la  connois 
parce  qu'elle  n'est  pas;  et  la  connoissance  que  j'en 
ai  par  ce  qu'elle  n'est  pas ,  me  dispose  mieux  que 
toute  autre  à  la  connoissance  de  ce  qu'elle  est» 

Il  ne  s'agit  donc  point  ici  de  déployer  son  élo- 
quence en  de  vagues  et  de  longues  déclamations  sur 
le  néant  de  tout  ce  que  nous  voyons  en  ce  monde  ? 
et  de  toutes  les  grandeurs  dont  nos  yeux  sont  frappés. 
Avouons  que  ces  grandeurs ,  quoique  passagères, 
ont  du  reste  en  elles-mêmes  de  quoi  toucher  nos 
sens ,  de  quoi  attirer  nos  regards  ,  de  quoi  piquer 
notre  envie,  de  quoi  exciter  nos  désirs,  de  quoi 
allumer  nos  passions  :  avouons-le,  encore  une  fois, 
et reconnoissons-le;  mais  pourquoi?  afin  qu'ensuite 
montant  plus  haut ,  et  nous  disant  à  nous-mêmes  :  Ce 
n'est  point  encore  là  le  bonheur  qni  m'est  proposé, 
ce  n'est  point  encore  le  saint  héritage  où  je  pré" 
tends ,  nous  concevions  de  cet  héritage  céleste  et 
de  ce  bonheur  souverain  ,  une  idée  plus  noble  et 
plus  excellente.  Quand  saint  Augustin  voyoit  la 
cour  des  empereurs  de  Rome,  si  superbe  et  si 
florissante ,  quand  il  assisîoit  à  certaines  céré- 
monies où  ils  se  montfoient  avec  plus  d'appareil 
et  plus  de  splendeur  ,  il  ne  disoit  pas  avec  dédain 
ni  d'un  air  de  mépris  :  Qu'est-ce  que  ce  faste  et  cette 
abondance  ?  qu'est-ce  que  ce  luxe  et  cette  somptuo- 
TOME  xi  y 4  z 


î8  ESTIME 

silé?  qu'est-ce  que  cet  amas  prodigieux  de  biens  el 
de  richesses?  A  s'en  tenir  au  premier  aspect,  ce 
spectacle  lui  remplissent  l'esprit,  le  surprenoit ,  et 
l'attachoit;  mais  de  là  bientôt  passant  plus  avant  et 
s  élevant  à  Dieu  :  Si  tout  ceci ,  mon  Dieu,  s'écrioit- 
il ,  est  si  auguste  ,  qu'est-ce  de  vous-même?  et  si 
toute  cette  pompe  se  voit  hors  de  vous ,  que  verra- 
t-on  dans  vous  ?  Telle  devroit  être  la  méditation 
des  grands.  Il  n'y  a  personne  à  qui  elle  ne  con- 
vienne ;  mais  c'est  aux  grands  que  ce  sujet  est  spécia- 
lement propre  ,  parce  qu'il  leur  est  plus  présent.  Ils 
sont  beaucoup  plus  souvent  témoins  et  spectateurs 
do  la  grandeur  el  de  la  majesté  royale;  ils  la  voient 
de  plus  près  que  les  autres,  et  ils  la  voient  dans  tout 
son  lustre.  Or,  il  leur  seroit  si  utile  et  si  facile  tout 
ensemble  de  faire  ce  que  faisoit  Moïse  au  milieu  de 
la  cour  de  Pharaon.  Le  tumulte  et  le  bruit  du  monde, 
les  grandes  et  différentes  scènes  qui  luipassoient  con- 
tinuellement devant  les  yeux ,  ne  lui  firent  jamais 
perdre  de  vue  l'Invisible,  selon  l'expression  de  saint 
Paul;  mais  il  en  conserva  toujours  l'image  aussi  vi- 
vement empreinte  dans  son  esprit,  que  s'il  l'eût  vu 
en  effet,  ce  Dieu  d'Israël  qu'il  adoroit  au  fond 
de  son  cœur ,  et  vers  qui  il  tournoit  tous  ses  désirs 
comme  vers  la  source  de  tous  les  biens  ,  et  le  dis- 
pensateur de  tous  les  dons. 

O  qu'un  grand  ,  instruit  des  vérités  du  christia- 
nisme ,  et  jugeant  des  choses  selon  les  principes  de 
la  religion  ,  feroit  de  salutaires  et  de  solides  ré- 
flexions, quand,  dans  une  cour,  comme  sur  un 
théâtre  ouvert  de  toutes  parts,  il  voit  paroilre  tant 


DU   SALUT.  1Q 

«3e  personnages  et  de  toutes  les  sortes!  quand  il  voit 
tant  de  mondains  et  de  mondaines  que  l'ambition 
rassemble ,  et  qui ,  tous  à  l'envi ,  cherchent  à  se  mon- 
trer, à  se  signaler  par  la  somptuosité  et  la  dépense , 
à  tenir  les  plus  hauts  rangs,  à  jouer  les  plus  beaux 
rôles;  quand  il  voit  certaines  fortunes,  et  tout  ce 
qui  les  accompagne  ,  tout  ce  qui  les  décore;  surtout 
quand,  après  mille  intrigues  dont  il  ne  lui  est  pas 
difficile  de  suivre  les  traces ,  et  dont  les  ressorts  ne 
peuvent  être  si  secrets  qu'il  ne  les  aperçoive  bien  , 
il  voit  l'iniquité  dominante  ,  l'iniquité  triomphante, 
l'iniquité  honorée,  accréditée  ,  toute-puissante!  S'il 
avoit  alors  une  étincelle  de  foi,  ou  s'il  la  consulloit, 
cette  foi  où  il  a  été  élevé,  et  qu'il  n'a  peut-être  pas 
perdue,  que  penseroit-il?  que  diroit-il?  il  entreroit 
dans  le  sentiment  de  saint  Augustin;  il  admireroit 
la  libéralité  de  Dieu  jusques  envers  ses  ennemis  les 
plus  déclarés.  Mais  ,  mon  Dieu ,  concluroit-il ,  si 
c'est  là  sur  la  terre  le  partage  des  pécheurs,  lors 
même  qu'ils  se  tournent  contre  vous  ,  qu'avez-vous 
donc  préparé  dans  votre  royaume  pour  ces  bons  et 
fidèles  serviteurs  qui  ne  s'attachent  qu'à  vous?  Celte 
affluence ,  ce  crédit,  cette  autorité ,  ces  titres,  ces 
dignités,  ces  trésors:  voilà  ce  que  vous  abandonnez 
indifféremment  au  vice  et  au  libertinage  ;  voilà  ce 
que  vous  accordez  plus  souvent  qu'aux  autres  ,  et 
plus  abondamment,  à  des  réprouvés  et  à  des  vases 
de  colère;  voilà,  pour  m'exprimer  ainsi,  ce  que 
vous  livrez  en  proie  à  toutes  leurs  convoitises  et  à 
toutes  leurs  injustices  :  ah  !  mon  Dieu,  que  reste-l-* 
il  donc  pour  la  vertu?  que  reste-i-il,  ou  plutôt,  Sei- 

2, 


20  ESTIME 

gnenr,  que  ne  reste-t-il  point  pour  ces  prédestinés 
en  qui  vous  avez  mis  vos  complaisances,  et  que 
vous  avez  choisis  comme  des  vases  de  miséricorde  ? 

Heureux  qui  sait  envisager  de  la  sorte  les  gran- 
deurs du  siècle  présent  ,  et  qui  de  là  apprend  à 
estimer  les  espérances  et  la  gloire  du  siècle  futur  ! 
Il  n'est  point  à  craindre  que  ce  présent  l'attache  , 
puisque  c'est  même  de  ce  présent  qu'il  tire  de  puis— 
sans  motifs  pour  porter  tous  ses  vœux  vers  l'avenir. 
Quelque  sensation  que  ce  présent  fasse  d'abord  sur 
son  cœur  ,  elle  ne  lui  peut  être  nuisible  ,  puisqu'au 
contraire  elle  ne  sert  qu'à  lui  donner  une  plus  grande 
idée  de  l'avenir  où  il  aspire  ,  et  où  il  ne  peut  arriver 
que  par  un  détachement  véritable  et  volontaire  de 
ce  présent.  Ainsi  ,  tout  ce  que  ce  présent  étale  à  sa 
vue  d'éclat ,  de  charmes  ,  d'attraits ,  bien  loin  de  le 
détourner  du  salut  ,  ne  contribue  qu'à  l'affermir 
davantage  dans  cette  maxime  capitale  :  Que  sert-il 
à  r homme' de  gagner  tout  le  monde  ,  s'il  vient  à  se 
perdre  lui-même  ,  et  miel  échange  pourra  le  dédom- 
mager de  la  perte  de  son  ame  (i)  ? 

Maxime  sortie  de  la  bouche  de  Jésus-Christ  même, 
qui  est  la  vérité  éternelle  ;  maxime  assez  connue  dans 
une  ceriaine  spéculation ,  mais  bien  peu  suivie  dans 
la  pratique.  Car  voici  l'énorme  renversement  dont 
uous  n'avons  que  trop  d'exemples  devant  les  yeux, 
et  qui  croît  de  jour  en  jour  dans  tous  les  élats  du 
christianisme.  Parce  que  les  sens,  tout  matériels  et 
tout  grossiers  ,  ne  sont  susceptibles  que  des  objets 
qu'ils  aperçoivent  et  qui  leur  sont  présens  ;  c'est  à 

(i)  Matth.  16. 


DU    SALUT.  ai 

ce  présent  que  nous  nous  arrêtons.  Au  lieu  de  dire  , 
comme  saint  Paul  :  Nous  ri  avons  point  ici  une  de-* 
meure  stable  et  permanente  3  mais  nous  en  attendons 
une  autre  dans  l'avenir  (i)  ,  à  peine  concevons- 
nous  qu'il  y  ait  un  avenir  au-delà  de  ce  cours  d'an- 
nées que  nous  passons  sur  la  terre  ,  et  dont  la  mort 
est  le  terme  ;  à  peine  nous  laissons-nous  persuader 
qu'il  y  ait  un  autre  bonheur  3  qu'il  y  ait  d'autres 
biens  et  d'autres  grandeurs  que  ces  grandeurs  et  ces 
biens  visibles  dont  nous  pouvons  jouir  dans  le  temps: 
d'où  il  arrive  que  nous  avons  si  peu  de  goût  pour 
les  choses  du  ciel ,  et  pour  tout  ce  qui  a  rapport  an 
salut.  On  nous  en  parle  ,  nous  en  parlons  nous- 
mêmes  :  mais  ce  qu'on  nous  en  dit ,  comment  l'écou- 
tons-nous,  et  nous-mêmes  comment  en  parlons- 
nous  ?  avec  le  même  froid  que  si  nous  n'y  prenions 
nul  intérêt.  Et  il  n'y  a  rien  en  cela  de  surprenant, 
puisque  Vliomme  sensuel  et  animal  ne  peut  s'élever 
au-dessus  de  lui-même  ,  ni  pénétrer  avec  des  yeux 
de  chair  dans  les  mystères  de  Dieu  (2). 

C'est  pour  cela  que  la  vue  du  monde  nous  devient 
si  dangereuse  et  si  pernicieuse.  Non-seulement  elle 
pourroit  nous  être  salutaire  ,  mais  elle  devroit  l'être 
dans  la  manière  que  je  l'ai  fait  entendre.  Elle  l'a  été  , 
et  elle  l'est  encore  pour  un  petit  nombre  de  chré- 
tiens ,  accoutumés  à  juger  de  tout  par  les  pures 
lumières  de  la  foi ,  et  non  par  l'aveugle  penchant 
de  la  nature.  Ils  voient  la  figure  de  ce  monde,  ils 
la  considèrent ,  mais  comme  une  figure  et  non  point 
autrement.   Car  ce   n'est  dans  leur  estime   qu'une 

(1)  Hebr.  iZ.  y.  i^.  —  (2)  1.  Cor.  2. 


22  ESTIME   DU    SALUT. 

ligure  ;  mais  de  cette  figure  ils  passent  à  la  vérité 
qu'elle  leur  annonce,  au  bien  réel  et  solide  qu'elle 
leur  découvre,  à  la  suprême  béatitude  dont  elle  leur 
trace  comme  un  léger  crayon.  Que  ne  regardons- 
nous  ainsi  le  inonde  !  que  ne  nous  attachons-nous 
à  contempler  dans  ce  miroir  ce  qu'il  nous  représente 
des  beautés  inestimables  et  ineffables  d'un  autre 
monde  où  sont  renfermées  toutes  nos  espérances  ! 
C'est  l'occupation  la  plus  ordinaire  de  ces  âmes  fidèles 
et  intérieures  que  l'esprit  de  Dieu  conduit ,  et  qui, 
sans  se  laisser  prendre  à  ces  dehors  trompeurs , 
tournent  à  bien  pour  leur  perfection  et  leur  sanc- 
tification ,  ce  qui  pervertit  le  commun  des  hommes. 
Car  voilà  quel  est  le  principe  de  ce  mortel  assou- 
pissement ,  et ,  si  je  l'ose  dire  ,  de  cette  stupide 
insensibilité  où  nous  vivons  à  l'égard  du  salut. 

Le  Prophète  reprochoit  aux  Juifs  qu  ils  n'avoient 
tenu  nul  compte  de  cette  terre  promise  que  le  Sei- 
gneur leur  deslinoit  ,  parce  que  dans  le  désert  où 
ils  marchoient ,  ils  n'étoient  attentifs  qu'à  ce  qu'ils 
renconlroient  sur  leur  route  ,  et  à  ce  qui  pouvoit 
satisfaire  leur  sensualité.  N'est-ce  pas  là  notre  état, 
et  surtout  n'est  -  ce  pas  là  l'état  d'une  infinité  de 
grands  et  d'opulens,  qui  semblent,  à  les  voir  agir, 
n'avoir  été  faits  que  pour  cette  vie  ,  et  y  avoir  établi 
leur  dernière  fin?  Ce  qui  les  occupe,  ce  n'est  guère 
leur  destinée  éternelle  ;  et  pourvu  que  ,  dans  la  voie 
qui  leur  est  ouverte  ,  rien  ne  leur  manque  de  tout 
ce  qu'ils  y  souhaitent ,  soit  richesses  ,  soit  honneurs, 
soit  douceurs  et  commodités,  ils  se  mettent  peu  en 
peine  au  terme  ou  ils  doivent  adresser   tous  leurs 


DÉSIR   DU    SALUT.  23 

pas .  Mais  quel  est-il  donc  ce  terme  ,  et  sommes-nous 
excusables  de  ne  le  pas  savoir  ,  quand  nous  le  pou- 
vons apprendre  de  tout  ce  qui  se  présente  à  nous  , 
et  qui  nous  environne  ?  Il  ne  faudroil  que  quelques 
réflexions  ;  mais  l'enchantement  de  la  bagatelle  dis- 
sipe tellement  nos  pensées  ,  que  dans  une  distraction 
habituelle  et  perpétuelle  ,  nous  oublions  sans  cesse 
le  seul  bien  digne  de  notre  souvenir.  L'heure  vien- 
dra ,  prenons  y  garde  ,  l'heure  viendra,  où  nous  en 
connoîtrons  l'excellence  et  la  valeur  infinie  ,  non. 
plus  par  des  conjectures  ni  des  comparaisons,  mais 
par  une  connoissance  expresse  et  directe.  Cette  con- 
noissance  claire  et  dégagée  des  illusions  qui  nous 
trompoient ,  réformera  dans  un  moment  toutes  nos 
idées  ;  mais  peut-être  ,  hélas  !  pour  exciter  en  même 
temps  tous  nos  regrets.  Regrets  d'autant  plus  vif;  , 
que  nous  commencerons  à  concevoir  une  plus  haute 
estime  du  salut  et  que  cette  estime  n'aura  d'autre 
effet  que  de  nous  en  faire  ressentir  plus  vivement 
la  perte. 


Désir  du  Salut ,  et  la  préférence  que  nous  lui  devons 
donner  au-dessus  de  tous  les  autres  biens. 

De  l'estime  naît  le  désir  ,  et  ce  désir  doit  croître 
selon  le  prix  du  bien  qui  nous  est  proposé,  et  suivant 
la  mesure  de  l'estime  que  nous  en  devons  faire. 

Je  dois  donc  ,  par  proportion  ,  désirer  le  salut  , 
comme  je  dois  aimer  Dieu.  Parce  que  Dieu  est  le 
souverain  bien ,  je  dois  l'aimer  souverainement  ,  et 
parce  que  le  salut  est  la  souveraine  béatitude  ,  je  lô 


^4  DÉSIR 

dois  souverainement  désirer.  Si,  dans  toute  l'étendue 
de  l'univers  ,  il  y  a  quelque  chose  que  j'aime  plus 
que  Dieu,  dès-là  je  suis  coupable  devant  Dieu; 
parce  que  je  déroge  à  la  souveraineté  de  son  être  , 
en  lui  préférant  un  être  créé  :  et  si  dans  tous  les 
biens  de  la  terre  ,  il  y  a  quelque  chose  que  je  désire 
plus  que  le  salut ,  dès-là  je  manque  à  la  charité  que 
je  me  dois  ,  et  je  me  rends  coupable  envers  moi- 
même  ;  parce  que  je  me  dégrade  moi-même  ,  et  que 
je  préfère  au  souverain  bonheur  de  mon  ame  une 
félicité  trompeuse  et  passagère.  Ce  n'est  pas  assez  : 
si  dans  tout  l'univers  il  y  a  même  quelque  chose  que 
j'aime  autant  que  Dieu  ,  je  l'offense  ,  je  lui  fais  ou- 
trage ,  et  je  n'accomplis  pas  le  précepte  de  l'amour 
de  Dieu  ;  parce  que  Dieu  étant  par  sa  nature  au- 
dessus  de  tout ,  rien  ne  peut  entrer  en  comparaison  , 
îii  ne  doit  être  mis  dans  un  degré  d'égalité  avec  ce 
premier  Etre,  cet  Etre  suprême:  et  si  dans  toute  la 
terre  il  y  a  quelque  chose  que  je  désire  autant  que 
le  salut,  c'est  un  renversement ,  c'est  un  désordre; 
parce  que  dans  mon  estime  et  dans  mon  cœur,  j'ôte 
pu  plus  grand  de  tous  les  biens  ce  caractère  de  supé- 
riorité et  d'excellence  qui  lui  est  essentiel ,  et  qui  ne 
se  trouve  ,  ni  ne  peut  se  trouver  dans  aucun  bien 
mortel  et  périssable. 

Ce  n'est  pas  tout  encore  ;  et  quand  je  n'aimerois 
rien  plus  que  Dieu,  rien  autant  que  D'un  ,  si  j'aime 
avec  Dieu  quelque  chose  que  je  n'aime  pas  pour 
Dieu,  je  n'ai  pas  celte  plénitude  d'amour  qui  est 
due  à  Dieu,  puisque  mon  amour  est  partagé;  et 
'cuis  eu  ce  que  j'aime  avec  Dieu  ,  sans  1,'aimer 


DU   SALUT.  a5 

pour  Dieu ,  je  n'honore  pas  Dieu  comme  fin  der- 
nière à  qui  tout  doit  être  rapporté.  De  même  quand 
je  ne  désirerois  rien  plus  que  le  salut  ,  rien  autant 
que  le  salut ,  si  je  désire  avec  le  salut  quelque  chose 
que  je  ne  désire  pas  pour  le  salut  et  en  vue  du  salut  9 
je  n'ai  pas  ce  désir  pur ,  ce  plein  désir  que  mérite 
un  bien  tel  que  le  salut  ;  c'est-à-dire ,  un  bien  que 
je  dois  proprement  regarder  comme  mon  unique 
bien  ,  puisque  tout  autre  bien  que  je  pourrois  pré- 
tendre en  ce  monde  ,  n'est  un  vrai  bien  pour  moi 
que  selon  qu'il  pourroit  m'aider  à  parvenir  au  salut » 
comme  au  seul  terme  de  mon  espérance  ,  et  au  seul 
comble  de  tous  les  biens. 

Mais  quoi  !  n'est-ce  pas  un  bien  qu'un  établisse- 
ment honnête  et  une  fortune  convenable  à  ma  con- 
dition ?  n'est  -  ce  pas  un  bien  que  tout  ce  qui  est 
nécessaire  à  l'entretien  de  la  vie  ,  et  ne  puis- je  pas 
désirer  tout  cela  ?  Oui ,  ce  sont  là  des  biens  ,  et  je 
puis  les  désirer  ;  mais  ce  ne  sont  que  des  biens 
subordonnés  au  premier  bien  ,  qui  est  le  salut;  d'où 
il  s'ensuit  que  je  ne  dois  les  désirer  qu'avec  celte 
subordination  ,  et  que  suivant  le  rapport  qu'ils 
peuvent  avoir  à  ce  bien  supérieur.  Or  ,  en  les  dési- 
rant de  la  sorte  ,  ce  ne  sont  point  absolument  ces 
biens  que  je  désire  ,  mais  c'est  le  salut  que  je  désire 
dans  ces  biens  et  par  ces  biens  ,  conformément  au 
bon  usage  que  je  suis  résolu  d'en  faire  ;  tellement 
qu'il  est  toujours  vrai  de  dire  alors  que  je  ne  désire 
que  le  salut,  et  que  je  ne  veux  rien  que  le  salut. 

Ainsi ,  il  n'y  a  que  le  salut  que  je  doive  désirer 
directement  ,  que  je  doive  désirer  formellement  et 


26  DESIR 

expressément,  que  je  doive  désirer  en  lui-même 
et  pour  lui-même.  Quand  je  demande  à  Dieu  tout 
le  reste ,  je  ne  dois  le  lui  demander  que  sous  con- 
dition, et  qu'avec  une  véritable  indifférence  sur  ce 
qu'il  lui  plaira  d'en  ordonner  ;  lui  témoignant  mon 
désir  ,  mais  du  reste  ,  me  soumettant  à  sa  sagesse 
et  à  sa  providence  pour  juger  si  c'est  un  bon  désir, 
si  c  est  un  désir  selon  ses  intentions  et  selon  ses 
vues  ,  s'il  m'est  utile  que  ce  désir  s'accomplisse  ,  et 
s'il  en  tirera  sa  gloire  :  renonçant  à  ce  désir  ,  si  tout 
cela  ne  s'y  rencontre  pas  ,  le  désavouant  de  cœur  , 
et  même  priant  Dieu,  que  bien  loin  de  l'exaucer  , 
il  fasse  tout  le  contraire  ,  supposé  que  sa  gloire  et 
mon  avantage  spirituel  y  soient  intéressés.  Mais 
quand  je  lui  demande  mon  salut ,  je  le  lui  demande  , 
ou  je  dois  le  lui  demander  de  toute  une  auire  ma- 
nière :  car  je  le  dois  demander  délerminémenl,  nom- 
mément ,  sans  toutes  ces  conditions  ,  puisqu'elles 
s'y  trouvent  déjà  ,  et  sans  nulle  indifférence  sur  le 
succès  de  ma  prière.  Expliquons-nous. 

Quand  je  demande  à  Dieu  mon  salut ,  je  ne  lui 
dis  pas  simplement  ,  ni  ne  dois  pas  lui  dire  :  Sei- 
gneur ,  donnez -moi  voire  royaume,  et  daignez 
écouler  là-dessus  mon  désir  ,  si  c'est  un  bon  désir  ; 
mais  je  lui  dis  ,  et  je  lui  dois  dire  :  Donnez  -  moi, 
Seigneur,  voire  royaume  ,  et  rendez-vous  là-dessus 
favorable  à  mon  désir,  parce  que  je  sais  que  c'est 
un  bon  désir.  Je  ne  lui  dis  pas  ,  ni  ne  dois  pas  lui 
dire  :  Seigneur,  donnez -moi  votre  royaume,  et 
daignez  écouler  là- dessus  mon  désir,  si  c'est  un 
désir  selon  vos  inienlions  et  selon  vos  vues;   mais 


DU   SALUT.  27 

je  lui  dis  ,  et  je  dois  lui  dire  :  Donnez-moi ,  Seigneur , 
voire  royaume  ,  et  rendez-vous  là-dessus  favorable 
à  mon  désir ,  parce  que  je  sais  que  c'est  un  désir 
selon  vos  vues  et  selon  vos  intentions.  Je  ne  lui  dis 
pas  ,  ni  ne  dois  pas  lui  dire  :  Seigneur  ,  donnez-moi 
votre  royaume  ,  et  daignez  écouter  là  -  dessus  mon 
désir  ,  s'il  m'est  utile  que  ce  désir  s'accomplisse  ,  et 
si  vous  en  devez  tirer  votre  gloire;  mais  je  lui  dis, 
et  je  dois  lui  dire  :  Donnez-moi ,  Seigneur  ,  votre 
royaume  ,  et  rendez-vous  là-dessus  favorable  à  mon 
désir  ,  parce  que  je  sais  qu'il  m'est  souverainement 
utile  que  ce  désir  s'accomplisse  ;  que  c'est  dans 
l'accomplissement  de  ce  désir  qu'est  renfermée  toute 
mon  espérance  ;  que  sans  l'accomplissement  de  ce 
désir ,  il  n'y  a  point  pour  moi  d'autre  bonheur  ;  et 
parce  que  je  sais  encore  que  vous  y  trouverez  votre 
gloire  ,  puisque  c'est  dans  le  salut  de  l'homme  que 
vous  la  faites  particulièrement  consister.  Enfin ,  je 
ne  lui  dis  pas  ,  ni  ne  dois  pas  lui  dire  seulement  : 
Seigneur  ,  sauvez-moi ,  si  c'est  votre  volonté  ;  mais 
je  lui  dis  ,  et  je  dois  lui  dire  :  Sauvez-moi ,  Seigneur  , 
et  je  vous  conjure,  ô  mon  Dieu  !  que  ce  soit  là  votre 
volonté  ,  une  volonté  spéciale  ,  une  volonté  efficace. 
Si  bien  qu'il  ne  m'est  jamais  permis  de  renoncer  à 
ce  désir  du  salut ,  comme  il  ne  m'est  jamais  permis 
de  renoncer  au  salut  même  ;  mais  bien  loin  de  laisser 
ce  désir  s'éteindre  dans  mon  coeur  ,  je  dois  sans  cesse 
l'y  entretenir  et  l'y  rallumer. 

Conséquemmenl  à  ce  désir,  Dieu  veut  donc  que 
j'aie  recours  à  lui.  Il  veut  que  je  frappe  continuelle- 
ment à  la  porte,  et  que  par  des  vœux  redoublés  je 


3t8  DÉSIR 

lui  fasse  une  espèce  de  violence  pour  l'engager  a 
m'ouvrir  et  à  me  recevoir.  Il  veut  que  ce  soit  là  le 
sujet  de  mes  prières  les  plus  fréquentes  et  les  plus 
ardentes.  Il  ne  me  défend  pas  de  lui  demander  d'autres 
biens  ;  mais  il  veut  que  je  ne  les  lui  demande  qu'autant 
qu'ils  ne  peuvent  préjudicierà  mon  salut ,  qu'autant 
qu'ils  peuvent  concourir  avec  mon  salut,  qu'autant 
que  ce  sont  des  moyens  pour  opérer  mon  salut.  Sans 
cela  il  rejette  toutes  mes  demandes  ,  parce  qu'elles 
ne  sont  ni  dignes  de  lui ,  qui  a  tout  fait  pour  le  salut 
de  ses  élus  ,  ni  dignes  de  moi,  qu'il  n'a  créé  et 
placé  dans  cette  région  des  morts,  que  pour  tendre 
â  la  terre  des  vivans  et  pour  obtenir  le  salut. 

C'est  par  le  sentiment  et  l'impression  de  ce  désir 
du  salut ,  que  le  saint  roi  David  s'écrioit  si  souvent, 
et  disoit  si  affectueusement  à  Dieu  :  Hé  !  Seigneur  , 
quand  sera-ce  !  quand  viendra  le  moment  que  j'irai 
à  vous  ,  que  je  vous  verrai ,  je  vous  posséderai ,  et 
je  goûterai  dans  votre  sein  les  pures  délices  de  la 
béatitude  céleste  (i).p  Tout  roi  qu'il  étoil,  assis  sur 
le  trône  de  Juda  ,  comblé  de  gloire  et  ne  manquant 
d'aucun  des  avantages  qui  peuvent  le  plus  contribuer 
au  bonheur  humain  ,  il  se  regardoit  en  ce  monde 
comme  dans  un  lieu  d'exil.  11  n'en  pouvoit  soutenir 
l'ennui ,  et  il  en  témoignoit  à  Dieu  sa  peine  :  Hélas  ! 
que  cet  exil  est  long  !  ne finira -t-il point ,  Seigneur? 
et  combien  de  temps  languirai-je  encore ,  avant  que 
mon  attente  et  mes  souhaits  soient  remplis  (2)  ?  Et 
de  là  aussi  ces  transports  de  joie  qui  le  ravissoient, 
dans  la  pensée  que  son  heure  approchoit ,   et  que 

(l)  Pial.  qi.  —  (2)  Pfial.  119. 


CU   SALUT.  rj) 

bientôt  il  sortirent  des  misères  de  cette  vie,  pour  passer 
à  l'heureux  séjour  après  lequel  il  sonpiroit  :  On  me 
ta  annoncé  >  et  ma  joie  en  est  extrême  :  f  irai  dans 
la  maison  de  mon  Seigneur  et  de  mon  Dieu  (i). 

C'est  de  la  même  impression  et  du  même  senti- 
ment de  ce  désir  du  salut  ,  qu'étoient  si  vivement 
touchés  ces  anciens  et  fameux  patriarches,  que  saint 
Paul  nous  représente  plutôt  comme  des  anges  habi- 
ta n  s  du  ciel,  que  des  hommes  vivant  sur  la  terre* 
Ils  y  étoient  comme  s'ils  n'y  eussent  point  été;  ils  y 
étoient  comme  des  étrangers  et  des  voyageurs  ;  tons 
leurs  regards  se  portoient  vers  leur  patrie  et  leur  éter- 
nelle demeure  ;  ils  la  saluoient  de  loin  ,  ils  s'y  élan- 
çoient  par  tous  les  mouvemens  de  leur  cœur ,  et 
rien  n'en  détournoit  leurs  yeux  ni  leur  attention. 

Désir  du  salut  qui ,  dans  les  saints  de  la  loi  nou- 
velle ,  n'a  pas  été  moins  vif  ni  moins  empressé  que 
dans  ceux  de  l'ancienne  loi.  Le  grand  Apôlre  en  est 
un  exemple  bien  mémorable  et  bien  touchant  :  la  vie 
n'éloit  pour  lui  qu'un  esclavage  et  une  triste  capti- 
vité ;  et  sans  en  accuser  la  Providence  ni  s'en  plaindre, 
il  ne  laissoit  pas  de  déplorer  son  sort  et  d'en  gémir  : 
Malheureux  que  je  suis  !  Quel  étoit  le  sujet  de  ces 
gémissemens  si  amers  et  tant  de  fois  réitérés?  c'est 
que  son  ame  ,  retenue  dans  un  corps  mortel ,  ne 
pouvoit  jouir  encore  de  sa  béatitude.  Qui  me  déli- 
vrera de  ce  corps  de  mort  (2)?  Qui  détruira  cette 
prison  et  qui  brisera  mes  liens  ,  afin  que  je  prenne 
mon  vol  vers  l'objet  de  tous  mes  vœux  et  le  centre 
de  mon  repos?  Dans  une  semblable  disposition  ,  il 

(1)  Ps.  îai.  —  (2.)  Piom.  7» 


3o  DÉSIR 

n'avoit  garde  de  s'abandonner  aux  horreurs  naturelles 
de  la  mort  ;  mais  par  la  force  du  désir  dont  il  étoit 
transporté  ,  il  savoit  bien  les  réprimer  et  les  surmon- 
ter. Bien  loin  que  la  mort  l'étonnâl,  il  l'envisageoit 
avec  une  sorte  de  complaisance  ;  et  bien  loin  de  la 
fuir,  il  s'y  présentoit  lui-même,  et  la  demandoit. 
Mourir  c'é  toit  un  gain  (i)  selon  son  estime,  parce 
que  cétoit  passer  dans  le  sein  de  Dieu ,  et  arriver 
au  terme  du  salut. 

Si  nous  comprenions  comme  ce  docteur  des  na- 
tions ,  et  comme  tant  d'autres  après  lui ,  ce  que  c'est 
qne  le  salut  ;  si  Dieu ,  pour  un  moment ,  daignoit 
faire  luire  à  nos  yeux  un  rayon  de  sa  gloire ,  et  de 
cette  gloire  qu'il  nous  prépare  à  nous-mêmes  ,  qui 
peut  exprimer  quelle  sainte  ardeur  ,  quel  feu  s'allu- 
meroit  dans  nos  cœurs?  Du  reste,  sans  avoir  encore 
cette  vue  claire  et  immédiate  qui  n'est  réservée  qu'aux 
bienheureux  dans  le  ciel ,  nous  avons  la  foi  pour  y 
suppléer.  Il  ne  tient  qu'à  moi  de  me  rendre  ,  avec 
cette  lumière  divine  qui  m'éclaire,  plus  attentif  aux 
grandes,  espérances  que  la  religion  me  donne ,  et  dont 
je  devrois  uniquement  m'occuper. 

Je  le  devrois  ;  mais  comment  est-ce  que  je  satisfais 
à  ce  devoir?  comment  est-ce  que  l'on  y  satisfait  dans 
tous  les  états  du  monde ,  et  du  monde  même  chré- 
tien ?  Piien  de  plus  rare  que  le  désir  du  salut  :  pour- 
quoi ?  parce  que  ce  désir  est  étouffé  presque  dans 
tous  les  cœurs  par  mille  autres  désirs  qui  n'ont  pour 
fin  que  la  vie  présente  et  que  ses  biens.  Non-seule- 
ment on  désire  les  biens  de  la  vie  avec  le  salut  sans 

(0  Philip.  1. 


DU    SALUT.  3l 

ïes  désirer  pour  le  salut  ;  non-seulement  on  les  dé- 
sire autant  que  le  salut,  non-seulement  même  on  les 
désire  plus  que  le  salut;  mais  le  dernier  degré  de 
l'aveuglement  et  du  désordre,  c'est  que  la  plupart 
ne  désirent  que  les  biens  de  la  vie  ,  ne  soupirent 
qu'après  les  biens  de  la  vie,  et  ne  pensent  pas  plus 
au  salut  que  s'ils  n'en  croyoient  point,  ou  n'en  espé- 
roient  point.  Est-ce  en  effet  par  un  libertinage  de 
créance  qu'ils  vivent  dans  une  telle  insensibilité  à 
l'égard  du  salut  ?  est-ce  par  une  espèce  d'enchan- 
tement et  d'ensorcellement  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  si 
je  considère  toute  la  face  du  christianisme  ,  qu'est-ce 
que  j'y  aperçois  ?  j'y  vois  des  gens  alFamés  de  ri- 
chesses ,  des  gens  affamés  d'honneurs ,  des  gens 
affamés  de  plaisirs ,  et  des  plaisirs  les  plus  grossiers. 
Voilà  où  s'étend  toute  la  sphère  de  leurs  désirs; 
voilà  les  bornes  où  ils  les  tiennent  renfermés  sans 
les  porter  plus  loin  ,  ni  les  élever  plus  haut. 

Ce  n'est  pas  que  quelquefois  dans  les  discours  on 
ne  reconnoisse  l'importance  du  salut  ;  ce  n'est  pas 
qu'on  ne  s'en  explique  en  certains  termes,  et  qu'on 
ne  convienne  qu'il  n'est  rien  de  plus  désirable  ni 
même  de  si  désirable.  Les  plus  mondains  savent  en 
parler  comme  les  autres  ,  et  souvent  mieux  que  les 
autres.  Mais  qu'est-ce  que  cela  ?  un  langage ,  des 
paroles  affectées  ,  et  rien  de  plus  :  car  sans  nous  en 
tenir  aux  paroles  et  aux  expressions  ,  mais  examinant 
la  chose  dans  la  vérité,  peut-on  dire  que  nous  dé- 
sirons le  salut,  lorsque  de  tous  les  sentimens  et  de 
tous  les  mouvemens  de  notre  cœur,  il  n'y  en  a  pas 
un  qui  tende  vers  le  salut?  Nous  aimons,  mais  quoi? 


3à  DÉ5IR 

est-ce  ce  qui  nous  conduit  au  salut  ?  nous  ha'isson.i  \ 
mais  quoi  ?  est-ce  ce  qui  nous  détourne  du  salut  f 
nous  nous  réjouissons  ,  mais  de  quoi?  est-ce  des  mé- 
rites que  nous  acquérons  pour  le  salut  ?  nous  nous 
affligeons  ,  mais  pourquoi?  est-ce  parce  que  nous 
avons  souffert  quelque  dommage  et  fait  quelque  perte 
qui  intéresse  le  salut?  Parcourons  ainsi  de  l'une  à 
l'autre  toutes  nos  passions  et  toutes  nos  affections  , 
laquelle  pourrons-nous  marquer  ,  quelle  qu'elle  soit, 
qui  ait  pour  terme  le  salut ,  et  où  il  ait  aucune  part? 
Je  ne  veux  pas  faire  entendre  par  là  que  nous  vivions 
dans  une  indolence  qui  ne  s'affectionne  à  rien  et  que 
rien  n'émeut:  au  contraire,  toute  notre  vie  se  passe 
en  désirs  ,  et  en  désirs  qui  nous  agitent ,  qui  nous 
troublent,  qui  nous  dévorent ,  qui  nous  consument  z 
car  telle  est  la  vie  de  l'homme  dans  le  monde  ,  et  telle 
est  souvent  même  la  vie  de  bien  des  hommes  jusque 
dans  la  retraite  ;  vie  de  désirs,  mais  de  quels  désirs? 
de  désirs  frivoles,  de  désirs  terrestres,  de  désirs  in- 
sensés ,  de  désirs  pernicieux  ,  de  ces  désirs  que 
formoient  les  Juifs  ,  et  que  Dieu  sembloit  écouter, 
quand  il  vouloit  punir  cette  nation  indocile  en  les 
abandonnant  à  eux-mêmes  et  à  la  perversité  de  leur 
cœur. 

Puissions-nous  amortir  tous  ces  désirs  qui  nous 
entraînent  dans  la  voie  de  perdition  !  Car  voilà, 
dit  l'Apôtre,  où  ils  nous  conduisent,  et  à  quoi  ils 
se  terminent.  Ils  nous  amusent  pendant  la  vie  ,  ils 
nous  tourmentent ,  ils  nous  trompent ,  et  par  une 
suite  immanquable  ,  ils  nous  damnent  :  effets  trop 
ordinaires  et  que  mille  gens  éprouvent  ,  sans  ap- 
prendra 


DU  SALUT*  33 

prendre  de  là  à  se  de'tromper  ;  désirs  qui  nous  amu- 
sent par  les  vains  objets  auxquels  nous  nous  attachons, 
et  les  vaines  espe'rances  dont  nous  nous  flattons  ;  ou 
ce  sont  des  biens  qui  nous  sont  refusés  et  que  nous 
n'obtenons  jamais  malgré  tous  les  soins  que  nous  y 
apportons  ;  ou  ,  si  nous  sommes  plus  favorisés  de  la 
fortune,  ce  sont  des  biens  dont  nous  découvrons 
bientôt,  comme  Salomon  ,  la  fausseté  et  la  vanité  : 
désirs  qui  nous  tourmentent  par  les  inquiétudes,  les 
craintes  ,  les  soupçons,  les  impatiences  ,  les  dépits  , 
les  mélancolies  et  les  chagrins  où  ils  nous  exposent. 
Interrogeons  là-dessus  une  multitude  innombrable 
de  mondains  ambitieux,  de  mondains  intéressés,  de 
mondains  voluptueux  ;  s'ils  sont  de  bonne  foi ,  ils 
conviendront  que  ce  qui  leur  ronge  plus  cruellement 
l'ame  ,  et  ce  qui  fait  leur  plus  grand  supplice  dans 
la  vie,  ce  sont  les  violens  désirs  que  leur  inspirent 
l'ambition  ,  la  cupidité,  l'amour  du  plaisir,  qui  les 
dominent  ;  désirs  qui  nous  corrompent  par  les  crimes 
où  ils  nous  précipitent  et  qu'ils  nous  font  commettre  : 
car  on  veut  les  contenter,  ces  désirs  déréglés  ;  et  sî 
l'on  ne  le  peut  par  les  voies  droites  ,  on  prend  les 
voies  détournées,  qui  sont  les  voies  de  l'iniquité  et 
de  l'injustice;  de  là  même  enfin,  désirs  qui  nous 
damnent  :  au  lieu  que,  par  des  avantages  tout  opposés, 
un  vrai  désir  du  salut  sert  à  nous  occuper  solidement 
à  nous  tranquilliser  dans  les  événemens  les  plus  fâ- 
cheux ,  et  dans  toutes  les  adversités  humaines,  à 
nous  sanctifier  et  à  nous  sauver. 

Ce  désir  du  salut  est ,  pour  une  ame  fidèle,  l'oc- 
cupation la  plus  solide.  Elle  s'entretient  de  sa  fin  der- 
tome  xiv.  3 


34  DÉ3IR   DU   SALUT. 

nière  ;  elle  y  fixe  toutes  ses  pensées  comme  a  soîi 
unique  Lien  ;  elle  en  goûte  par  avance  les  douceurs 
toutes  pures,  el  c'est  comme  un  pain  de  chaque  jour 
qui  la  nourrit.  Ce  même  désir  du  salut ,  en  dégageant 
l'ame  de  tous  les  désirs  du  siècle,  l'établit  dans  un 
repos  presque  inaltérable.  A  peine  s'aperçoit-elle  de 
tout  ce  qui  se  passe  dans  le  monde ,  tant  elle  y  prend 
peu  d'intérêt,  et  tant  elle  est  au-dessus  de  tous  les 
accidens  et  de  toutes  les  révolutions.  Elle  n'a  qu'un 
point  de  vue  ,  qui  est  le  ciel  :  hors  de  là  rien  ne  l'in- 
quiète, parce  que  hors  de  là  elle  ne  tient  à  rien  ni 
ne  veut  rien.  Par  une  conséquence  très-naturelle , 
autant  que  ce  désir  du  salut  contribue  au  repos  de 
l'ame  chrétienne  ,  autant  contribue-t-il  à  sa  sancti- 
fication :  car  si  c'est  un  désir  véritable  ,  et  tel  qu'il 
doit  être  ,  c'est  un  désir  efficace,  qui ,  dans  la  pra- 
tique ,  nous  fait  éviter  avec  un  soin  extrême  tout 
ce  qui  peut  nuire  ,  en  quelque  sorte  que  ce  soit,  à 
notre  salut,  et  nous  applique  sans  relâche  à  toutes 
les  oeuvres  capables  de  l'assurer  et  de  le  consommer. 
Or  ces  œuvres ,  ce  sont  des  œuvres  saintes  et  sanc- 
tifiantes ,  et  voilà  comment  le  désir  du  salut  nous 
sauve. 

Ilenou  vêlons- le  dans  nous,  ce  désir  si  salutaire; 
ne  cessons  point  de  le  réveiller,  de  le  ranimer  par 
la  fréquente  méditation  de  l'importance  infinie  du 
salut.  Que  désirons-nous  autre  chose  ,  et  où  devons- 
nous  aspirer  avec  plus  d'empressement  et  plus  de 
zèle  ,  qu'à  un  bien  qui  seul  nous  suffit ,  et  sans 
quoi  nul  autre  bien  ne  nous  peut  suffire  ? 


INCERTITUDE    DU    SALUT*  35 


Incertitude  du  Salut ,  et  les  sent/mens  au  elle  doit 
nous  inspirer ,  opposés  à  une  fausse  sécurité. 

Affreuse  incertitude  ,  Seigneur  ,  où  vous  me 
laissez  sur  mon  affaire  capitale  ,  sur  la  plus  esssen- 
tielle  et  même  la  seule  ailaire  qui  doive  m'inléres- 
ser  ,  sur  l'affaire  de  mon  salut  !  Je  suis  certain  que 
vous  voulez  me  sauver  ;  je  suis  certain  que  je  puis 
me  sauver  :  mais  me  sauverai-je  en  effet,  mais  se- 
rai-je  un  jour  dans  votre  royaume,  au  nombre  de 
vos  prédestinés,  mais  parviendrai-je  à  cette  éter- 
nité bienheureuse  pour  laquelle  vous  m'avez  créé, 
et  qui  est  mon  unique  lin?  Voilà,  mon  Dieu  ce 
qui  passe  toute  mon  intelligence;  voilà  ce  que  toute 
la  subtilité  de  l'esprit  humain ,  ce  que  tous  mes 
raisonnemens  ne  peuvent  découvrir  :  car  de  tous  les 
hommes  vivant  sur  la  terre  ,  eu  est-il  un  qui  sache 
s'il  est. digne  de  haine  ou  d'amour;  et  par  consé- 
quent ,  en  est-il  un  qui  sache  s'il  est  dans  une  voie 
de  salut  ou  dans  une  voie  de  damnation  ? 

Je  ne  puis  douter  ,  Seigneur  ,  que  je  n'aie 
péché  contre  vous  ,  et  péché  bien  des  fois,  et  péché 
en  bien  des  manières  ,  et  péché  jusqu'à  perdre 
votre  grâce  :  mais  puis-je  me  répondre  que  j'y  suis 
rentré,  dans  celte  grâce,  que  j'ai  fait  une  vraie  pé- 
nitence ,  et  que  vous  m'avez  pardonné  ?  en  suis-je 
assuré  ?  Quand  même  il  en  serait  ainsi  que  je  le 
désire,  et  quand  je  pourrois  me  flatter  de  l'avais 
tage  d'être  actuellement  et  parfaitement  réconcilié 
avec  vous,  suis-je  assuré  de  persévérer  dans   cet 

3, 


3S  INCERTITUDE 

état  ?  et  si  je  m'y  soutiens  quelque  temps  ,  suis-je 
assuré  d  y  persévérer  jusqu'au  dernier  moment  de 
ma  vie?  suis-je  assuré  d'y  mourir? 

Tout  cela  ,  mon  Dieu ,  ce  sont  pour  moi  d'épais- 
ses ténèbres  ,  ce  sont  des  abîmes  impénétrables. 
Dès  que  je  veux  entreprendre  de  les  sonder,  l'hor- 
reur me  saisit  et  je  demeure  sans  parole.  Et  qui 
n'en  seroit  pas  elFrayé  comme  moi  ,  pour  peu 
qu'on  vienne  à  considérer  l'importance  de  cette 
affaire  ,  dont  le  succès  est  si  incertain  ?  Car  de  quoi 
s'agit-il?  de  tout  l'homme  c'est-à-dire,  du  souve- 
rain bonheur  de  l'homme  ou  de  son  souverain  mal- 
heur. Il  s'agit,  par  rapport  à  moi,  d'être  mis  un 
jour  en  possession  d  une  félicité  éternelle,  ou  d'être 
condamné  à  un  tourment  éternel.  Quelle  sera  la 
décision  de  ce  jugement  formidable?  quel  sera  le 
terme  de  ma  course?  sera-ce  une  gloire  sans  me- 
sure, ou  une  réprobation  sans  ressource?  sera-ce 
le  ciel  ou  1  enfer  ?  Encore  une  fois,  djns  ces  pen- 
sées, mon  esprit  se  trouble,  mon  cœur  se  resserre, 
toute  ma  force  m'abandonne  ;  et  je  reste  interdit  et 
consterné. 

Ce  ne  sont  point  là  ,  Seigneur  ,  de  ces  craintes scru. 
puleuses ,  dont  les  aines  timorées  se  tourmentent  sans 
raison  ;  ce  ne  sont  point  de  vaines  terreurs  :  com- 
bien y  a-t-il  de  réprouvés  qui ,  pendant  un  long 
espace  de  temps,  avoient  mieux  vécu  que  moi  et 
paroissoient  être  plus  en  sûreté  que  moi?  Qui  l'eût 
'cru  ,  qu'éloignés  du  monde  et  retirés  dans  les  cloî- 
tres et  dans  les  déserts  ,  ils  y  dussent  jamais  faire 
es  chutes  déplorables  qui  les  ont  damnés?  Suis-je 


DU    SALUT.  3; 

snoins  en  danger  qu'ils  n'y  étoient,  et  ne  seroil-ce 
pas  la  plus  aveugle  présomption  ,  si  j'osois  me  pro- 
mettre que  ce  qui  leur  est  arrivé  ne  m'arrivera 
pas  à  moi-même  ?  Une  telle  témérité  suffiroit  pour 
arrêter  le  cours  de  vos  grâces  ,  et  mon  salut  alors 
se  trouveroit  d'autant  plus  exposé ,  que  j'en  seroiâ 
moins  en  peine  et  que  je  le  croirois  plus  à  couvert. 
Je  ne  vous  demande  point ,  ô  mon  Dieu  !  qu'il 
vous  plaise  de  me  révéler  l'avenir;  je  ne  vous  prie 
point  de  me  faire  voir  quel  doit  être  mon  sort, 
et  de  tirer  le  voile  qui  me  cache  cet  adorable  ,  mais 
redoutable  mystère  de  votre  providence.  G  est  un 
secret  où  il  ne  m'appartient  pas  de  m'ingérer  ,  et 
qui  n'est  réservé  qu  à  votre  sagesse.  En  le  dérobant 
à  ma  connoissance  ,  et  le  tenant  enseveli  dans  une 
si  profonde  obscurité  ,  vous  avez  vos  vues  toujours 
saintes  et  toujours  salutaires  ,  si  j'apprends  à  en 
profiter.  Vous  voulez  me  préserver  de  la  négligence 
où  je  tomberois  ,  si  j'avois  une  certitude  absolue 
de  ma  prédestination  ou  de  ma  réprobation.  Car 
l'un  et  l'autre  ,  ou  plutôt  l'assurance  de  l'un  et  de 
l'autre ,  me  porleroit  à  un  relâchement  entier.  Que 
dis-je  ?  l'assurance  même  de  ma  réprobation  me 
précipiteroit  dans  le  désespoir  et  dans  les  plus  grands 
désordres.  Vous  voulez  que  par  de  bonnes  œuvres  , 
suivant  l'avis  du  Prince  des  apôtres  ,  je  m  étudie 
de  plus  en  plus  à  rendre  sûre  ma  vocation  et  mon 
élection  ;  de  sorte  que  je  sois  pourvu  abondamment 
de  ce  qui  peut  me  donner  entrée  au  royaume  de 
Jésus-Christ  (i).  Vous  voulez   que  je  m  humilie 

(i)  V.  Petr.  1.  v.  10» 


38  INCERTITUDE 

sans  cesse  sous  votre  main  toute-puissante  ,  comme 
un  criminel  qui  attend  une  sentence  d'absolution 
ou  de  mort  ,  et  qui  ,  prosterné  aux  pieds  de  son 
juge  ,  n'omet  rien  pour  le  toucher  en  sa  faveur  et 
pour  obtenir  grâce.  Vous  voulez  que  je  vive  dans 
un  tremblement  continuel  ,  et  dans  une  défiance 
de  moi-même,  qui  m'accompagne  partout;  et  qui 
me  fasse  prendre  garde  à  tout.  Vous  le  voulez  , 
Seigneur  ,  et  c  est  cela  même  aussi  que  je  vous 
demande.  Par  là,  l'incertitude  où  je  suis  ,  toute  ef- 
frayante qu'elle  est  ,  bien  loin  de  m'être  nuisible  et 
dommageable  ,  me  deviendra  utile  et  profitable. 

Cependant ,  mon  Dieu,  je  ne  perdrai  rien  de  ma 
confiance  ,   et   je   n'oublierai    jamais  que   vous  êtes 
le  Dieu  de  mon  salut  (i).  Dieu  de  mon  salut  ,  parce 
que  je  ne  puis  me  sauver  sans  vous  et  que  par  vous. 
Dieu  dé  mon  salut  ,  parce  que  vous  voulez  que  je 
me  sauve,  et  que  vous-même  vous  voulez  me  sau- 
ver. Dieu  de  mon  salut ,  parce  que  pour  me  sauver 
vous  ne  me  refusez  aucun  des  secours  nécessaires, 
et  que  vous  me  mettez  dans  un  plein  pouvoir  d'en 
user.   Voilà ,  Seigneur  ,  ce  qui   me  rassure  ,   et   ce 
qui     calme    mes    inquiétudes.     Vous    m'ordonnez 
de  les  jeter  toutes  dans  votre  sein  ,   et  de  m'y  re- 
tirer moi-même  comme  dans  un  asile  toujours  ou- 
vert pour  me  recevoir.   De   là  ,  sans   présumer  de 
vos  miséricordes  ,  je  défierai  tous  les    ennemis   de 
mon  ame  ,  et  je  ne  cesserai  point  de  dire  avec  votre 
Prophète  :  Le  Seigneur  est  ma  lumière ,  //  est  ma 
défense  (2)  ,  de  quoi  dois-je  m'alarmer  ?  Quand  je 

!-  ':'•  —  C»)Psal.?.6. 


DU   SALUT.  39 

marche  rois  au  milieu  des  ombres  de  la  mort ,  mon. 
cœur  n'en  seroit  point  ébranlé  ,  parce  que  mon 
espérance  étant  dans  le  Seigneur  ,  il  est  auprès  de 
moi.  Je  ne  veux  de  lui  qu'une  seule  chose  ,  et  je  la 
chercherai ,  je  tâcherai  de  la  mériter  :  c'est  d'être 
avec  lui  pendant  tous  les  siècles  des  siècles  dans  sa 
sainte  maison  et  dans  le  séjour  de  sa  gloire.  C'est 
îà  que  se  portent  tous  mes  désirs  :  tout  le  reste  ne 
m'est  rien. 

Confiance  chrétienne  :  mais  qui ,  pour  être  chré- 
tienne ,  doit  avoir  ses  règles,  et  n'aller  point  au 
delà  des  bornes.  Car  il  est  certain  d'ailleurs  qu'il 
v  a  des  gens  d'une  sécurité  merveilleuse,  ou  plutôt 
d'une  présomption  énorme  touchant  le  salut.  Ce 
ne  sont  point,  il  est  vrai,  des  libertins  et  des  im- 
pies; ce  ne  sont  point  des  pécheurs  scandaleux  et 
plongés  dans  la  débauche;  ils  n'enlèvent  point  le 
bien  d'autrui ,  et  ne  font  tort  à  personne  ;  enfin  , 
je  le  veux  ,  ce  sont  de  fort  honnêtes  gens  selon 
le  monde.  Mais  sont-ce  des  apôtres  ?  bien  loin  de 
s'employer  au  salut  et  à  la  sanctification  du  pro- 
chain en  qualité  d'apôtres  ,  à  peine  pensent-ils  à 
leur  propre  sanctification,  et  à  leur  propre  salut  en 
qualité  de  chrétiens.  Sont-ce  des  hommes  d'oraison  , 
accoutumés  aux  ravissements  et  aux  extases?  jamais 
ils  n'eurent  nulle  connoissance  ni  le  moindre  usage 
de  ces  exercices  intérieurs  où  l'ame  s'élève  à  Dieu, 
et  s'entretient  affectueusement  avec  Dieu.  Quelques 
pratiques  communes  dont  ils  s'acquittent  avec  beau- 
coup de  négligence  et  de  tiédeur  ,  voilà  où  se  ré- 
duit tout  leur  christianisme.  Sont-ce  des  pénitens 


4o  INCERTITUDE 

ennemis  de  leur  chair  et  exténués  d'austérités  et  Je 
jeûnes?  ils  ont  toutes  leurs  commodités  ,  ou  du 
moins  ils  les  cherchent  ;  ils  mènent  une  vie  douce  9 
tranquille  et  agréable  ;  ils  écartent  tout  ce  qui  pour- 
roit  leur  être  pénible  et  onéreux  ,  et  ils  ne  se  re- 
fusent aucun  des  divertissemens  qui  se  présentent 
et  qui  leur  semblent  propres  de  leur  état.  Avec 
cela  ils  vivent  en  paix  ,  sans  crainte ,  sans  inquiétude 
sur  l'affaire  du  salut;  et  parce  qu'ils  ne  s'abandon- 
nent pas  à  certains  désordres ,  ils  ne  doutent  point 
que  Dieu,  selon  leur  expression,  ne  leur  fasse  mi- 
séricorde. Or  qu'ils  écoutent  un  apôtre  ,  et  un  des 
plus  grands  apôtres,  un  prédicateur  de  l'évangile 
et  le  docteur  des  nations.  Qu'ils  écoutent  un  saint 
ravi  jusqu'au  troisième  ciel,  et  qui,  dans  la  plus 
sublime  contemplation ,  avoit  appris  des  secrets  dont 
il  n'est  permis  à  nul  homme  de  parler.  Qu'ils  écou- 
tent un  pénitent  consumé  de  travaux  ,  crucifié  au 
monde  et  à  qui  le  monde  étoit  crucifié  :  c'est  saint 
Paul.  Que  dit-il  de  lui-même  ?  Je  châtie  mon  corps  , 
je  le  réduis  en  servitude  :  pourquoi  ?  de  peur  qu'après 
avoir  prêche  aux  autres ,  je  ne  sois  réprouvé  moi- 
même  (i). 

J'avoue  que  je  ne  lis  point ,  ou  n'entends  point 
ces  paroles  sans  frayeur.  Quel  langage  !  quel  sen- 
timent! cet  apôtre,  ce  maître  des  gentils,  ce  vais- 
seau  d'élection  ,  ce  pénitent,  Paul  tremble;  et  mille 
gens  dans  le  monde,  tout  au  plus  chrétiens,  et 
chrétiens  encore  très-imparfaits  ,  se  tiennent  en  as- 
surance !  Il  tremble  ,  et  que  craint-il?  Est-ce  seu- 

(i)  l.  Cor.  o.  v.  17. 


DU    SALUT.  4l 

îement  de  déchoir  en  quelque  chose  de  la  perfection 
apostolique,  et  de  ne   parvenir  pas  dans   le  ciel  à 
toute  la  gloire  où  il   aspire  ?  Ce  n'est  point  là  de 
quoi  il  est  question  :  mais  il  craint  pour  son  salut , 
il  craint  pour  son  ame  ,  il   craint  d'être  condamné 
el  rejeté  parmi  les  réprouvés  ;  et  tant  de  gens  dans 
le  monde  n'observant  qu'à  demi  les  commandemens 
de   la  loi  ,  bien  loin   de  tendre  à  sa  perfection  , 
n'ont  pas   le  moindre  trouble  sur  leur  disposition 
devant  Dieu,  et  se  mettent  comme  de  plein  droit 
au  rang  des  prédestinés!  Il  tremble,  el  où?  et  en 
quelles  conjonctures  ?  en  quel  ministère  ?  c'est  en 
prêchant  la  parole  de  Dieu  ;  c'est   en  répandant  la 
foi  dans   les  provinces    et  dans  les  empires  ;  c'est 
en  s'exposant  à  toutes  sortes  de  périls  et  de  souf- 
frances pour  le  nom  de  Jésus-Christ.  Au  milieu  de 
tout  cela  et  malgré   tout  cela,  il  est  en  peine  de 
son  sort  éternel  ;   et  une   infinité   de  gens  dans  le 
monde  ,  tout  occupés  des  affaires  du  monde  ,   en- 
gngés  dans  toutes  les  occasions  du  monde  ,  jouis- 
sant de  toutes  les  douceurs  du  monde  ,  sont  au  re- 
gard de  leur  éternité  dans  un  repos  que  rien  n'al- 
tère !  Il  faut ,  ou  que   saint   Paul   ait  été  dans  l'er- 
reur ,  ou  que  nous  y  soyons  :  c'est-à-dire ,  il  faut 
que  saint  Paul,  par  une    timidité   scrupuleuse,  et 
par  l'effet  d'une  imagination  trop  vive,   portât  la 
crainte  à  un  excès  hors  de  mesure  ,  ou  que ,  par 
une   aveugle  témérité  ,  nous   nous  laissions  flatter 
d'une  espérauce   ruineuse   et  mal   fondée.  Or,  de 
soupçonner  le  grand  Apôtre  ,  inspiré  de  l'esprit  de 
Dieu  ,  d'avoir  donné  dans  une  pareille  illusion  ,  ce 


INCERTITUDE   DU    SALUT, 
seroit  1111  crime.  C'est  donc  nous-mêmes  qui  nous 
nbusons ,   et  qu'esl-ce  de  se  tromper  dans  une  af- 
faire d'une  telle  conséquence  ? 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  tombe  dans  un  si  terrible 
égarement!  pour  m'en  garantir,  il  n'y  a  point  de 
vigilance  que  je  ne  doive  apporter,  ni  de  précau- 
tion que  je  ne  doive  prendre.  Car  ce  ne  sont  point 
là  de  ces  erreurs  qu'on  peut  aisément  réparer ,  ou 
dont  les  suites  ne  peuvent  causer  qu'un  léger  dom- 
mage. La  perte  pour  moi  seroit  sans  ressource;  el 
pendant  l'éternité  toute  entière,  il  ne  me  resleroit 
mil  moyen  de  m'en  relever.  C'est  donc  à  moi  d'être 
incessamment  sur  mes  gardes,  et  d'observer  tous 
mes  pas,  comme  un  homme  qui,  dans  une  nuit 
obscure,  marcheroit  à  travers  les  écueils  et  les  pré- 
cipices, et  se  trouveroit  à  chaque  moment  en  dan- 
ger de  faire  une  chute  mortelle  et  sans  retour.  Toute 
mon  attention  ne  suffira  pas  pour  me  mettre  dans 
une  pleine  assurance,  et  quoi  que  je  fasse,  j'aurai 
toujours  sujet  de  craindre  :  car  il  sera  toujours  vrai , 
mon  Dieu,  que  vos  voies  sont  incompréhensibles, 
^t  vos  jugemens  impénétrables.  Mais  après  tout  , 
vous  aurez  égard  aux  mesures  que  je  prendrai,  aux 
vœux  que  je  vous  présenterai,  aux  œuvres  que  je 
pratiquerai ,  à  tout  ce  que  pourra  me  suggérer  le 
zèle  de  mon  salut,  que  vous  avez  confié  à  mes  soins, 
et  que  vous  avez  fait  dépendre,  après  votre  grâce, 
de  ma  fidélité.  Si  ce  n'est  pas  assez  pour  m'ôier 
toute  défiance  de  moi-même  ,  c'est  assez  pour  af- 
fermir mon  espérance  en  votre  miséricorde,  et  pour 
la  soutenir.   Ce  sage    tempérament   de  défiance  et 


VOLONTÉ  DE  DIEU  SUR  LE  SALUT,  etc.  43 
fTespérance  me  servira  de  sauve-garde,  et  me  pré- 
servera de  deux  extrémités  que  je  dois  également 
éviter;  Tune  est  une  défiance  pusillanime  ,  et  l'autre 
une  espérance  présomptueuse.  Par  là  j'attirerai  sur 
moi  la  double  bénédiction  que  le  Prophète  a  pro- 
mise au  juste  qui,  tout  ensemble ,  craint  le  Seigneur, 
et  se  confie  dans  le  Seigneur. 


Volonté  générale  de  Dieu  ,  iouchanl  le  Salut 
de  tous  les  hommes. 

Dieu  veut-il  me  sauver?  ne  le  veut-il  pas?  Si  je 
m'attache  à  la  vraie  créance,  qui  est  celle  de  l'Eglise, 
je  décide  sans  hésiter  ,  que  Dieu  veut  mon  salut ,  et 
qu'il  le  veut  sincèrement,  parce  qu'il  veut  sincère- 
ment le  salut  de  tous  les  hommes. 

Est-il  rien  qui  nous  ait  été  marqué  en  des  termes 
plus  exprès  dans  les  divines  Ecritures?  et  qui  en 
croirons-nous  ,  si  nous  n'en  croyons  pas  Dieu  même  , 
lequel  s'en  est  expliqué  tant  de  fois  par  ses  sacrés 
organes  et  en  tant  de  manières  différentes?  Il  n'y 
a  qu'à  parcourir  ces  saintes  lettres  et  qu  à  les  lire, 
mais  sans  préjugé  et  sans  obstination  ,  mais  avec 
une  certaine  bonne  foi  et  une  certaine  simpli- 
cité de  cœur,  mais  dans  la  vue  de  s'instruire,  et 
non  point  dans  un  esprit  de  contradiction  et  de  dis- 
pute; voici  les  idées  que  nous  en  remporterons  et 
que  tout  d'un  coup  nous  nous  formerons  :  Que  Dieu 
ne  veut  pas  qu  aucun  homme  périsse  (i)  ;  mais  qu'il 
veut  au  contraire  que  tous  se  sauvent.  Que  c'est  pour 


44  VOLONTÉ    DE   DIEU 

cela  même  qu  il  use  de  patience  envers  les  pécheurs 
qui  s  égarent  de  la  voie  du  salut,  et  que  pour  les  y 
faire  rentrer,  il  les  appelle  tous  à  la  pénitence.  Qu'à 
la  vérité  il  y  aura  peu  d'élus,  c'est-à-dire,  qu'il  y 
en  aura  peu  rjui  parviendront  au  salut;  mais  que  le 
nombre  n'en  sera  si  petit,  que  parce  que  les  autres 
n'auront  pas  bien  usé,  comme  ils  le  pouvoient,  et 
comme  ils  le  dévoient ,  des  grâces  que  Dieu  ,  de 
toute  éternité  ,  leur  avoit  préparées ,  et  des  moyens 
qu'il  leur  avoit  fournis  dans  le  temps.  Qu'entre  les 
réprouvés  il  n'y  en  aura  donc  pas  un  seul  qui  puisse 
imputer  à  Dieu  sa  perte  ;  mais  qu'ils  seront  forcés  de 
se  l'imputer  à  eux-mêmes,  en  reconuoissant  qu'il  ne 
tenoit  qu'à  eux  de  se  sauver  ,  et  que  Dieu  ne  les  a 
point  laissé  manquer  des  secours  nécessaires  pour 
arriver  au  bienheureux  terme  où  il  vouloir  les  con- 
duire. Qu'il  a  envoyé  son  Fils  pour  être  le  média- 
teur, le  rédempteur,  le  Sauveur  de  tout  ce  qu'il  y 
a  eu  d'hommes  dans  le  monde,  et  de  tout  ce  qu'il 
y  en  aura  jusqu'à  la  fin  du  monde  :  si  bien  que  de 
même  qu'il  fait  luire  son  soleil  sur  les  bons  et  sur 
les  méchans,  ou  de  même  qu'il  fait  tomber  la  rosée 
du  ciel  sur  les  uns  et  sur  les  autres  ,  de  même  il  a 
voulu  que  le  sang  de  Jésus-Christ  se  répandît,  sans 
exception  de  personne  sur  tout  le  genre  humain  ,  et 
qu'il  eiïaçat  toutes  les  iniquités  de  la  terre. 

Voilà,  dis-je  ,  ce  que  nous  comprendrons  à  la 
simple  lecture  des  divins  oracles  du  Seigneur,  et 
des  saints  livres  où  ils  sont  exprimés.  Voilà  ce  qu'ils 
nous  feront  clairement  entendre,  quand  nous  les 
consulterons  et  que  nous  les  prendrons  dans  le  sens 


SUR   LE   SALUT   DE   TOUS   LES    HOMMES,         4^ 

naturel  qui  se  présente   de   lui-même.  Il  est  bien 
étrange  qu'il  se  trouve  des  gens  qui ,  sur  cela ,  de- 
viennent  ingénieux  contre  leur  propre  intérêt;  et 
qui  ,  par  de  vaines  subtilités  ,  cherchent  à  obscurcir 
des  témoignages  si  formels  et  d'ailleurs  si  favorables, 
Ne   raisonnons   point   tant,  ne   soyons  point  si 
curieux   d'innover  ,  ni  si  jaloux  de   soutenir  à  nos 
dépens   des    doctrines    particulières.   La  foi  de  nos 
pères  nous  suffit.  Ce  qu'ils  ont  cru  de  tout  temps  , 
nous  devons  le  croire  avec  la  même  certitude.  Car- 
ie moins  que  nous  puissions  penser  d'eux  et  en  dire , 
c'est  assurément  qu'ils  avoient  des  lumières  aussi  re- 
levées que  les  nôtres;  qu'ils  étoient  aussi  pénétrans 
que  nous,   aussi  instruits   que    nous,  aussi   versés 
dans  la  connoissance  des  mystères  de  Dieu  et  dans 
la  science  du  salut.  Or  voyant  dans  l'Ecriture,  sur- 
tout dans  l'évangile  et  dans  les  épîtres  des  apôtres, 
des  termes  si  précis  et  si  marqués  touchant  la  pré- 
destination divine  ,  et  le  dessein  que  Dieu  a  de  sauver 
tout  le  monde  ,  ils  se  sont  soumis  sans  résistance  à 
une  vérité  qui  leur  étoit  si  authentiquement  notifiée. 
Ils  n'ont  point  eu  recours  ,  pour  en  éluder  la  force, 
à  de  frivoles  distinctions.  Ils  n'ont  point  partagé  le 
inonde  en  deux  ordres  ;   l'un  de  ceux  que  Dieu  a 
choisis  et  favorisés ,  l'autre  de  ceux  qu'il  a  rejetés  et 
entièrement  délaissés.  Ils  auroient  cru ,  par  ce  partage , 
faire  injure  à  celte  miséricorde  infinie  qui  remplit 
tout  l'univers ,  et  en  mal  juger  ;  ils  auroient  cru  of- 
fenser le  Dieu  ,  le  Créateur ,  le  Père  commun  de  tous 
les  hommes  ;  ils  auroient  cru  se  rendre  homicides  de 
leurs  frères ,  en  leur  fermant  ce  sein  paternel  qui 


46  VOLONTÉ    DE   DIEU 

nous  est  ouvert,  et  d'où  personne  n'est  exclus  sî  lui- 
même  il  ne  s  en  sépare.  Suivons  des  guides  si  sûrs, 
et  entrons  dans  leurs  sentimens.  Au  lieu  de  nous  ar- 
rêter à  des  contestations  et  à  des  questions  sans  fin  ,  ne 
pensons  comme  eux  qu  à  profiter  du  don  de  Dieu» 
Goûtons-le  dans  le  silence  de  la  méditation  ;  nous  y 
trouverons  non-seulement  l'appui  le  plus  ferme  et 
la  ressource  la  plus  solide  ,  mais  encore  une  des  plus 
douces  et  des  plus  sensibles  consolations. 

Car ,  dans  la  vive  persuasion  où  je  suis  que  Dieu  a 
voulu  et  qu'il  veut  le  salut  de  tout  le  monde,  m'ap- 
pliquanl  à  moi-même  ce  grand  principe,  j  en  tire 
les  plus  heureuses  conséquences. 

J'adore  la  bonté  de  Dieu  ,  je  l'admire,  j'y  mets 
ma  confiance  ;  je  me  jette  ,  ou  pour  mieux  dire  ,  je 
m'abîme  dans  le  sein  de  cette  Providence  universelle 
qui  embrasse  toutes  les  nations,  toutes  les  conditions, 
tous  les  étals.  Je  vais  à  Dieu,  et  dans  un  sentiment 
d'amour  et  de  reconuoissance  ,  je  lui  dis  avec  le  Pro- 
phète :  O  mon  Dieu!  ù  ma  miséricorde  !  Je  mesure 
sa  chanté,  toute  immense  qu'elle  est,  ou  je  lâche  de 
la  mesurer.  J'en  prends,  pour  parler  de  la  sorie  après 
l'Apôtre,  toutes  les  dimensions.  Jeu  considère  la  hau- 
teur ,  la  profondeur  ,  la  largeur  ,  la  longueur.  Toutes 
ces  idées  me  confondent ,  et  je  ne  puis  assez  m'éton- 
ner  de  voir  que  cette  charité  divine  s'étend  jusqu'à 
moi  ;  jusqu'à  moi  vile  poussière ,  jusqu'à  moi  créature 
ingrate  et  rebelle,  jusqu'à  moi  pécheur  de  tant  d'an- 
nées ei  digne  des  plus  rigoureux  châtimens  du  ciel. 

Si  je  me  sens  assailli  de  la  tentation,   et  que  je 
tombe  dans  la  défiance  et  en  certains  doutes  qui  me 


SUR   LE    SALUT    DE    TOUS    LES    HOMMES.         4; 

troublent  au  sujet  de  ma  prédestination  éternelle  ,  je 
me  retrace  fortement  dans  l'esprit  ce  souvenir  si 
consolant  que  Dieu  veut  me  sauver  :  Et  pourquoi 
vous  affligez-vous  ,mon  ame,  me  dis-je  à  moi-même  , 
comme  David?  Pourquoi  vous  alarmez-vous  ?  Es- 
pérez en  Dieu  ;  vous  le  pouvez  :  car  c  est  votre  Dieu, 
et  il  n'a  pour  vous  que  des  pensées  de  paix  (1).  Si  le 
zèle  de  ma  perfection  s'allume  dans  moi ,  et  que  par 
la  pratique  des  bonnes  œuvres  je  travaille  à  m'en- 
richir  pour  le  ciel ,  ce  qui  redouble  ma  ferveur , 
c'est  de  savoir ,  ainsi  que  s'exprime  saint  Paul ,  que 
je  n  agis  ,  que  je  ne  combats  point  à  V aventure  ;  mais 
que  Dieu ,  qui  désire  mon  salut  plus  que  moi-même, 
accepte  tout  ce  que  je  fais ,  qu'il  l'agrée  ,  qu'il  l'écrit 
dans  le  livre  de  vie ,  et  qu'il  est  disposé  à  m'en  tenir 
un  compte  exact  et  fidèle. 

Si  les  remords  de  ma  conscience  me  reprochent  les 
désordres  de  ma  vie  ,  et  que  la  multitude  ,  la  grièveté 
de  mes  péchés  m'inspirent  un  secret  désespoir  d'en 
obtenir  le  pardon;  pour  me  rassurer,  je  repasse  cette 
parole  de  Jésus-Christ  même  :  Ce  ne  sont  point  les 
justes  que  je  suis  venu  appeler }  mais  les  pécheurs  (a). 
Touché  de  cette  promesse  ,  je  m'anime  ,  je  m'encou- 
rage à  entreprendre  l'oeuvre  de  ma  conversion. 
Quelque  difficile  qu'elle  me  paroisse ,  nul  obstacle 
ne  m'effraie ,  rien  ne  m'arrête  ,  parce  que  je  me  ré- 
ponds de  l'assistance  de  Dieu  qui ,  voulant  me  sauver , 
veut  par  conséquent  m'aider  de  sa  grâce,  et  me 
soutenir  dans  mon  retour  et  dans  toutes  les  rigueurs 
de  ma  pénitence.  Tels  sont  encore  une  fois  les  effets 

(i)Ps.  42.  —  (2)  Matth.  19. 


48  VOLONTÉ   DE   DIEU 

salutaires  de  l'assurance  où  je  dois  être  d'une  volonté 
réelle  et  véritable  dons  Dieu,  de  ma  sanctification 
et  de  mon  salut. 

Mais,  par  une  règle  toute  contraire  ,  du  moment 
que  ma  foi  viendra  à  chanceler  sur  ce  principe  in- 
contestable; du  moment  que  cette  volonté  de  Dieu 
touchant  mon  salut  ,  et  touchant  le  salut  de  tout 
autre  homme  ,  me  deviendra  douteuse  et  incertaine, 
où  en  serai-je  ?  Tout  mon  zèle  s'amortira,  toute  ma 
ferveur  s'éteindra  :  plus  de  pénitence ,  plus  de  bonnes 
œuvres:  et  pourquoi?  parce  que  je  ne  saurai  si  ma 
pénitence  et  toutes  mes  bonnes  œuvres  me  pourront 
être  de  quelque  avantage  et  de  quelque  fruit  devant 
Dieu. 

Est-il  rien  en  effet  qui  doive  plus  déconcerter  tout 
le  système  dune  vie  chrétienne,  que  cette  pensée? 
Dieu  peut-être  veut  me  sauver,  mais  peut-être  aussi 
ne  le  veut-il  pas.  On  m'exhortera  à  servir  Dieu ,  à 
m  acquitter  fidèlement  des  devoirs  de  la  religion  ; 
mais  moi  je  dirai  :  Que  sais-je  si  tous  les  soins  que 
je  me  donnerai  pour  cela  ,  si  toutes  les  violences  que 
je  me  ferai ,  si  toute  ma  fidélité  et  mon  exactitude  ne 
me  seront  point  inutiles,  puisque  je  ne  sais  si  Dieu 
veut  me  sauver  ?  On  me  représentera  la  gloire  du 
ciel ,  le  bonheur  des  saints  ,  leur  récompense  éter- 
nelle ;  mais  moi  je  dirai  :  Que  sais-je  si  je  suis  appelé 
à  cette  récompense ,  puisque  je  ne  sais  si  Dieu  veut 
me  sauver  ?  On  me  fera  une  peinture  terrible  des 
jugemens  de  Dieu  ,  de  ses  arrêts,  de  ses  vengeances, 
de  tous  les  tourmens  de  l'enfer;  mais  moi  je  dirai  : 
Que  sais-je  s'il  est  en  mon  pouvoir  de  l'éviter  ceî 

enfer  , 


SUR   LE   SALUT   DE   TOUS    LES   HOMMES.  49 

enfer  ,  et  si  mon  sort  n'est  pas  déjà  décidé ,  puisque 
je  ne  sais  si  Dieu  veut  me  sauver?  A  l'heure  de  ma 
mort,  on  me  montrera  le  crucifix  ,et  l'on  me  criera: 
Voilà,  mon  cher  frère,  voilà  votre  Sauveur,  con- 
fiez-vous en  ses  mérites  et  dans  la  vertu  de  son  sang  ; 
mais  moi  je  dirai:  Que  sais-je  si  ce  sang  divin,  ce 
précieux  sang  a  été  répandu  pour  moi  ?  que  sais-je 
si  c'est  le  prix  de  ma  rançon  ,  puisque  je  ne  sais  si 
Dieu  veut  me  sauver  ? 

Je  le  dirai,  ou  du  moins  je  le  penserai.  Or  quel 
goût  peut-on  alors  trouver  dans  toutes  les  pratiques 
du  christianisme?  Avec  quelle  ardeur  peut-on  s'y 
porter?  à  quelle  tentation  n'est-on  pas  exposé  de 
quitter  tout,  d'abandonner  tout  au  hasard,  et  de  se 
laisser  aller  à  sa  bonne  ou  à  sa  mauvaise  destinée? 
Hélas  !  de  ceux-là  même  qui  croient ,  comme  l'Eglise, 
la  vocation  générale  de  tous  les  hommes  au  salut, 
il  y  en  a  tant  néanmoins  qu'on  ne  sauroit  déterminer 
à  en  prendre  le  chemin ,  et  à  y  persévérer  :  que  sera- 
ce  de  ceux  qui  ne  voudront  pas  reconnoître  cette 
vocation,  et  qui  douteront  si  Dieu  s'est  souvenu 
d'eux,  ou  s'il  ne  les  a  point  oubliés  ? 

Non  ,  dit  le  Seigneur ,  je  n'ai  point  oublie  mort 
peuple  y  non  plus  au  une  mère  n'oublie  point  l'enfant 
au  elle  a  mis  au  monde,  et  à  qui  elle  a  donné  la  vie  (  1  ). 
Dieu  ne  dit  pas  en  particulier  qu'il  n'a  point  oublié 
celui-ci  ni  celui-là,  parmi  son  peuple;  mais  il 
marque  son  peuple  en  général.  Or ,  tout  indigne 
que  j'en  puis  être ,  je  suis  de  ce  peuple  de  Dieu  ;  je 
dis  même  de  ce  peuple  choisi  dont  Dieu  autrefois  , 

(1)  Isa».  49. 

TOME  XIY,  4 


5o  VOLONTÉ   DE   DIEU 

et  dans  un  sens  plus  étroit ,  disoit  :  Vous  serez  mon 
propre  peuple.  Les  Juifs  en  étoient  la  figure;  et  comme 
entre  tontes  les  nations  ils  furent  la  nation  spéciale- 
ment chérie  du  Seigneur,  et  appelée  à  la  terre  pro- 
mise par  une  préférence  de  prédilection  ,  c'est  ainsi 
que  Dteu  ,   par  une  faveur  singulière ,  a  formé  de 
nous  un  peuple  chrétien,  c'est-à-dire  un  peuple  qu'il 
a  distingué  de  tous  les  autres  peuples,  et  sur  qui  il 
paroît  avoir  des  vues  de  salut  plus  efficaces  et  plus 
expresses.  Quand  donc,  ce  qui  n'est  pas,  et  ce  que 
je  ne  pourrois  penser  que  par  une  erreur  grossière, 
quand,  dis-je,  il  y  auroit  quelque   lieu   de   douter 
que  Dieu  voulût  le  salut  de  tant  d'infidèles  qui  n'ont 
jamais  reçu  les  mêmes  lumières  ni  les  mêmes  dons 
que  moi;  dès-là  qu'il  a  plu  à  la  Providence  de  me 
faire  naître  de  parens  chrétiens,  et  comme  dans  le 
sein  de  la  foi;  dès-là  qu'au  moment  de  ma  naissance 
j'ai  eu  l'avantage,  par  la  grâce  du  baptême,  d'être 
régénéré  en  Jésus-Christ ,  et  que  je  suis  devenu  ,  par 
un  droit  spécial,  l'héritier  de  son  royaume;  dès-là 
même  que,  par  une  prérogative  qui  me  sépare  de 
tant  d'hérétiques,  sortis  de  la  voie  droite  et  engagés 
dans  une  voie  de  séduction  ,  je  me  trouve  au  milieu 
de  l'Eglise,  en  qui  seule  est  la  vérité,  la  vie,  le  salut: 
tout  cela  ne  sont-ce  pas  de  la  part  de  Dieu  des  témoi- 
gnages certains  d'une  volonté  bien   sincère  de  me 
sauver  ? 

Il  le  veut;  mais  ce  salut  si  important  pour  moi ,  le 
veux-je?  Il  est  bien  étrange  que  dans  une  affaire  qui 
me  touche  de  si  près,  et  qui  m'est  si  essentielle  ,  on 
puisse  être  en  doute  si  je  la  veux  véritablement,  ou 


SUR   LE   SALUT   DE   TOUS    LES   HOMMES.  5l 

si  je  n'y  suis  pas  insensible.  Quoi  qu'il  en  soit ,  parce 
que  Dieu  veut  mon  salut  et  le  salut  de  tous  les  hommes, 
que  n'a-t-il  pas  fait  pour  cela  ?  S'est-il  contenté  d'une 
volonté  de  simple  complaisance,  sans  agir  et  sans 
en  venir  aux  moyens  nécessaires?  Du  ciel  même,  et 
du  trône  de  sa  gloire ,  il  nous  a  envoyé  un  Rédemp- 
teur; ce  Fils  unique,  ce  Dieu-homme,  il  l'a  livré 
à  la  mort,  et  à  la  mort  de  la  croix.  Où  n'a-t-il  pas 
communiqué  les  mérites  infinis  de  cette  rédemption 
surabondante?  A  qui  a-t-il  refusé  le  sang  de  Jésus- 
Christ?  et  pour  descendre  encore  à  quelque  chose 
de  moins  commun  et  de  personnel  par  rapport  à  moi  ; 
dans  son  Eglise  où  il  m'a  adopté  et  dont  je  suis 
membre ,  quels  secours  ne  me  fournit-il  pas  ?  que 
d'enseignemens  pour  m'instruire,  que  de  ministres 
pour  me  diriger,  que  de  sacremens  pour  me  for- 
tifier, que  de  grâces  intérieures,  que  de  pieuses 
pratiques  pour  me  sanctifier  !  Voilà  comment  Dieu 

m'aaimé,  voilà  par  oùil  me  fait  évidemmentconnoître 
qu'il  veut  mon  salut ,  et  qu'il  le  veut  sincèrement.  Or , 
encore  une  fois,  est-ce  ainsi  que  je  le  veux?  je  n'en 
puis  mieux  juger  que  par  les  effets  :  car  si  je  le  veux 
comme  Dieu  le  veut ,  je  dois  par  proportion  y  tra- 
vailler comme  Dieu  y  travaille  ;  c'est-à-dire ,  que  je 
dois  user  de  tous  les  moyens  qu'il  me  présente  et 
n'en  omettre  aucun  ;  que  je  dois  éviter  tout  le  mal 
qu'il  me  défend ,  et  pratiquer  tout  le  bien  qu'il  me 
commande;  que  je  dois  être  dans  une  vigilance  et 
dans  une  action  continuelle  ,  pour  profiter  de  toutes 
ses  grâces  ,  et  pour  mériter  le  saint  héritage  qu'il  me 
destine  ,  non  point  seulement  comme  un  don  de  sa 

4* 


52  POSSIBILITÉ 

pure  libéralité,  mnis  encore  comme  la  récompense  de 
mes  œuvres.  Dire  sans  cela  que  je  veux  mon  salut  ,  c'est 
une  contradiction;  car  vouloir  le  salut,  et  ne  vouloir 
rien  faire  de  tout  ce  qu'on  sait  indispensablement  re- 
quis pour  parvenir  au  salut,  ne  sont-ce  pas  dans  une 
même  volonté,  deux  sentimens  incompatibles,  et 
qui  se  détruisent  l'un  l'autre?  Hé!  nous  tromperons- 
nous  toujours  nous-mêmes,  chercherons-nous  tou- 
jours à  rejeter  sur  Dieu  ce  que  nous  ne  devons  imputer 
qu'à  nous-mêmes ,  et  qu'à  la  plus  lâche  et  la  plus 
profonde  négligence? 

Possibilité  du  Salut  dans  toutes  les  conditions  du 
monde. 

Quand  un  homme  du  monde  dit  qu'il  ne  peut  se 
sauver  dans  son  état,  c'est  une  mauvaise  marque: 
car  un  des  premiers  principes  pour  s'y  sauver,  est 
de  croire  qu'on  le  peut.  Mais  c'est  encore  pis,  quand 
persuadé,  quoique  faussement,  que  dans  sa  condi- 
tion il  ne  peut  faire  son  salut,  il  y  demeure  néan- 
moins :  car  un  autre  principe,  non  moins  incon- 
testable ,  c  est  que  dès  qu'on  ne  croit  pas  pouvoir  se 
sauver  dans  un  état,  il  le  faut  quitter.  J'ai,  dites- 
vous,  des  engagemens  indispensables ,  qui  m'y  re- 
tiennent; et  moi  je  réponds  que  si  ce  sont  des 
engagemens  indispensables,  ils  peuvent  dès  lors 
s'accorder  avec  le  salut;  puisqu'étanl  indispensables 
pour  vous,  ils  sont  pour  vous  de  la  volonté  de 
Dieu  ,  et  que  Dieu,  qui  nous  veut  tous  sauver,  n'a 
point  prétendu  vous  engager  dans  une  condition  ou 


DU    SALUT.  53 

votre  salut  vous  devînt  impossible.  Développons 
cette  pensée;  elle  est  solide. 

C'est  un  langage  mille  fois  rebattu  dans  le  monde  , 
de  dire  qu'on  ne  s'y  peut  sauver  :  et  pourquoi  ?  parce 
qu'on  est ,  dit-on  ,  dans  un  état  qui  détourne  abso- 
lument du  salut.  Mais  comment  en  détourne-t-il? 
Est-ce  par  lui-même?  cela  ne  peut  être,  puisque 
c'est  un  état  établi  de  Dieu;  puisque  c'est  un  état 
de  la  vocation  de  Dieu  ;  puisque  c'est  un  état  où 
Dieu  veut  qu'on  se  sanctifie;  puisque  c'est  un  état 
OÙ  Dieu  ,  par  une  suite  immanquable  ,  donne  à 
chacun  des  grâces  de  salut  et  de  sanctification  ;  et 
non-seulement  des  grâces  communes  ,  mais  des 
grâces  propres  et  particulières  que  nous  appelons 
pour  cela  grâces  de  l'état;  enfin,  puisque  c'est  un 
état  où  un  nombre  infini  d'autres,  avant  nous,  ont 
vécu  très-régulièrement ,  très-chrétiennement ,  très- 
saintement,  et  où  ils  ont  consommé  ,  par  une  heu- 
reuse fin  ,  leur  prédestination  éternelle.  Reprenons, 
et  de  tous  ces  points,  comme  d'autant  de  vérités 
connues,  tirons  pour  notre  conviction  les  preuves 
les  plus  certaines  et  les  plus  sensibles. 

Un  état  que  Dieu  a  établi.  Car  le  premier  insti- 
tuteur de  tous  les  états  qui  partagent  le  monde  et  qui 
composent  la  société  humaine  ,  c'est  Dieu  même, 
c'est  sa  providence.  Il  a  été  de  la  divine  sagesse  ,  en 
les  instituant ,  d'y  attacher  des  fonctions  toutes  dif- 
férentes ;  et  de  là  vient  cette  diversité  de  conditions, 
qui  sert  à  entretenir  parmi  les  hommes ,  la  subor- 
dination, l'assistance  mutuelle,  la  règle  et  le  bon 
ordre.  Or  ,  Dieu  qui,  dans  toutes  ses  oeuvres,  envi- 


54  POSSIBILITÉ 

sage  sa  gloire  ,  n'a  point  assurément  été  ni  voulu 
être  l'auteur  d'une  condition  où  l'on  ne  pût  garder 
sa  loi,  où  l'on  ne  pûl  s'acquitter  envers  lui  des  de- 
voirs de  la  religion  ,  où  l'on  ne  pût  lui  rendre,  par 
une  pratique  fidèle  de  toutes  ses  volontés,  l' hom- 
mage et  le  culte  qu'il  mérite.  Et  comme  c'est  par  là 
qu'on  opère  son  salut,  il  faut  donc  conclure  qu'il  n'y 
a  point  d'état  qui,  de  lui-même,  y  soit  opposé,  ni 
qui  empoche  d'y  travailler  efficacement. 

Un  état  qui ,  établi  de  Dieu,  est  de  la  vocation  de 
Dieu.  C'est-à-dire  ,  qu'il  y  en  a  plusieurs  que  Dieu 
destine  à  cet  état ,  puisqu'il  veut ,  et  qu'il  est  du  bien 
public,  que  chaque  état  soit  rempli.  Que  serviroit-il 
en  effet  d'avoir  institué  des  professions,  des  minis- 
tères, des  emplois,  s'ils  dévoient  demeurer  vides, 
et  qu'il  ne  se  trouvât  personne  pour  y  vaquer  ?  Mais 
d'ailleurs,  comment  pourrions-nous  accorder,  avec 
l'infinie  bonté  de  Dieu  notre  créateur  et  notre  père  , 
de  nous  avoir  appelés  à  un  état  où  il  ne  nous  fût  pas 
possible  d'obtenir  la  souveraine  béatitude  pour  la- 
quelle il  nous  a  formés ,  ni  de  mettre  notre  ame  à 
couvert  d'une  éternelle  damnation? 

Un  état  où  Dieu  veut  qu'on  se  sanctifie  et  qu'on  se 
sauve.  C'est  le  même  commandement  pour  toutes 
les  conditions,  et  c'étoit  à  des  chrétiens  de  toutes 
les  conditions  que  saint  Paul  disoit,  sans  exception  : 
La  volonté  de  Dieu  est  que  vous  deveniez  saints  (y). 
Voilà  pourquoi  il  leur  recommandoit  à  tous  d'acqué- 
rir la  perfection  de  leur  état,  et  leurprometloit,  au 
nom  de  Dieu,  le  salut  comme  la  récompense  de  leur 


DU   SALUT.  55 

fidélité.  D'où  il  est  évident  que  Dieu  nous  ordonnant 
ainsi  de  nous  sanctifier  dans  notre  état ,  quel  qu  il 
soit ,  et  voulant  que  par  la  sainteté  de  nos  œuvres 
nous  nous  y  sauvions  ,  la  chose  est  en  notre  pouvoir, 
suivant  cette  grande  maxime,  que  Dieu  ne  nous 
ordonne  jamais  rien  qui  soit  au-dessus  de  nos  forces. 
Un  éial  aussi  où  Dieu  ne  manque  point  de  nous 
donner  des  grâces  de  salut  et  de  sanctification.  Grâces 
communes  et  grâces  particulières;  grâces  communes 
à  tous  les  étals;  grâces  particulières  et  conformes  à 
l'état  que  Dieu,  par  sa  vocation  ,  nous  a  spéciale- 
ment destiné  :  les  unes  et  les  autres  ,  capables  de 
nous  soutenir  dans  une  pratique  constante  des  obli- 
gations de  notre  état  ;  capables  de  nous  assurer  contre 
toutes  les  occasions ,  toutes  les  tentations,  tous  les 
dangers  où  peut  nous  exposer  notre  état:  capables 
de  nous  avancer,  de  nous  élever,  de  nous  perfec- 
tionner selon  notre  état.  De  sorte  que  partout  et  en 
toutes  conjonctures  ,  nous  pouvons  dire  ,  avec 
l'humble  et  ferme  confiance  de  l'Apôtre  :  Je  puis 
tout  par  le  secours  de  celui  qui  me  fortifie  { i  ). 

Un  état  enfin  où  mille  autres  avant  nous  se  sont 
sanctifiés  et  se  sont  sauvés.  Les  histoires  saintes  nous 
l'apprennent  :  nous  en  avons  encore  des  témoignages 
présens;  et  quoique  dans  ces  derniers  siècles  le  dé- 
règlement des  moeurs  soit  plus  général  que  jamais, 
etqu'il  croisse  tous  les  jours ,  il  est  certain  néanmoins 
que  si  Dieu  nous  faisoit  connoître  tout  ce  qu'il  y  a 
de  personnes  qui  vivent  actuellement  dans  la  même 
condition  que  nous,  nous  y  trouverions  un  assez 
(i)  Philip.  4. 


56  POSSIBILITÉ 

grand  nombre  de  gens  de  bien,  dont  la  vue  nous 
confondroit.  Il  est  difficile  que  nous  n'en  connois- 
sions  pas  quelques-uns  ,  ou  que  nous  n'en  ayons  pas 
entendu  parler.  Que  ne  faisons-nous  ce  qu'ils  font  ? 
que  n'agissons-nous  comme  ils  agissent?  que  ne 
nous  sauvons-nous  comme  ils  se  sauvent?  Sommes- 
nous  d'autres  hommes  qu'eux,  ou  sont-ils  d'autres 
hommes  que  nous?  Avons-nous  plus  d'obstacles  à 
vaincre,  ou  les  moyens  de  salut  nous  manquent-ils? 
Pieconnoissons-le  de  bonne  foi  :  l'essentielle  et  la 
plus  grande  différence  qu'il  y  a  entre  eux  et  nous  , 
n'est  ni  dans  l'état ,  ni  dans  les  obstacles  ,  ni  dans 
les  moyens ,  mais  dans  la  volonté.  Ils  veulent  se 
sauver,  et  nous  ne  le  voulons  pas. 

De  là  qu'arrive-t-il  ?  parce  qu'ils  veulent  se  sau- 
ver ,  et  qu  ils  le  veulent  bien  ,  ils  se  font ,  des  peines 
et  des  engagemens  de  leur  état,  autant  de  sujets  de 
mérite  pour  le  salut;  et  parce  que  nous  ne  voulons 
pas  nous  sauver  ou  que  nous  ne  le  voulons  qu'im- 
parfaitement ,  nous  nous  faisons,  de  ces  mêmes  enga- 
gemens et  de  ces  mêmes  peines,  autant  de  pré- 
textes pour  abandonner  le  soin  du  salut.  Je  sais  que 
pour  se  conduire  en  chrétien  dans  son  état,  que 
pour  n'y  pas  échouer,  et  pour  se  préserver  de  cer- 
tains écueils  qui  s'y  rencontrent  par  rapport  au 
salut,  on  a  besoin  de  réflexion  ,  d'attention  sur  soi- 
même  ,  de  fermeté  et  de  constance  :  or ,  c'est  ce  qui 
gêne  ,  et  ce  qu'on  voudroit  s'épargner.  Au  lieu  donc 
de  tout  cela  ,  on  pense  avoir  plutôt  fait  de  dire  qu'on 
ne  peut  se  sauver  dans  son  état;  on  tache  de  se  le 
persuader,  et  peut-être  en  vient-on  à  bout.  Mai» 


DU   SALUT.  57 

trompe-t-on  Dieu  ?  et  quand  un  jour  nous  paroi trons 
devant  son  tribunal ,  et  que  nous  lui  rendrons 
compte  de  notre  ame  ,  que  lui  répondrons-nous  , 
lorsqu'il  nous  fera  voir  que  cette  prétendue  impos- 
sibilité qui  nous  arrêtoit,  n'étoit  qu'une  impossi- 
bilité supposée  ,  qu'une  impossibilité  volontaire  , 
qu'une  lâcheté  criminelle  de  notre  part ,  qu'une  fai- 
blesse qui  dès  le  premier  choc  se  laissoit  abattre ,  et 
qui ,  bien  loin  de  nous  justifier  en  ce  jugement  re- 
doutable,  ne  doit  servir  qu'à  nous  condamner? 

Mais  pour  mieux  pénétrer  le  fond  de  la  chose,  je 
demande  pourquoi  nous  ne  pourrions  pas  allier  en- 
semble les  devoirs  de  notre  état  et  ceux  de  la  re- 
ligion. Notre  état ,  je  le  veux,  nous  engageai!  ser- 
vice du  monde;  mais  ce  service  du  monde,  autant 
qu'il  convient  à  notre  condition  ,  n'est  point  con- 
traire au  service  de  Dieu.  Car  quoi  que  nous  puissions 
alléguer,  trois  vérités  sont  indubitables.  1.  Que  les 
devoirs  du  monde  et  ceux  de  la  religion  ne  sont 
point  incompatibles.  2.  Qu'on  ne  s'acquitte  jamais 
mieux  des  devoirs  du  monde ,  qu'en  s'acquitlant 
bien  des  devoirs  de  la  religion.  3.  Qu'on  ne  peut 
môme  satisfaire  à  ceux  de  la  religion  sans  s'acquitter 
des  devoirs  du  monde  :  et  voilà  de  quelle  manière 
nous  pouvons  et  nous  devons  pratiquer  cette  ex- 
cellente leçon  du  Sauveur  des  hommes  :  Rendez  à 
César,  c'est-à-dire  au  monde,  ce  qui  est  à  César , 
et  rendez  à  Dieu  ce  qui  appartient  à  Dieu  (1). 
L'un  n'est  point  ici  séparé  de  l'autre.  Par  où  nous 
voyons ,  selon  la  pensée  et  l'oracle  de  notre  divin 

(1)  Matin.  22. 


58  POSSIBILITÉ 

maître ,  qu'il  n'est  donc  point  impossible  de  servir 
tout  à  la  fois  et  conformément  à  notre  étal ,  Dieu  et 
le  monde  ,  Dieu  pour  lui-même  ,  et  le  monde  en 
vue  de  Dieu. 

J'ai  ajouté  ,  et  c'est  une  vérité  fondée  sur  la  raison 
et  sur  l'expérience  ,  qu'on  ne  s'acquitte  jamais  mieux 
de  ce  qu'on  doit  à  son  étal  et  au  monde ,  qu'en  s'ac- 
quittant  bien  de  ce  qu'on  doit  à  Dieu,  parce  qu'alors 
tout  ce  qu'on  fait  pour  son  état  et  pour  le  monde  , 
on  le  fait  pour  Dieu  et  dans  l'esprit  de  Dieu  :  or  ,  le 
faisant  dans  l'esprit  de  Dieu  et  pour  Dieu,  on  le  fait 
avec  une  conscience  beaucoup  plus  droite,  avec  un 
zèle  plus  pur  et  plus  ardent  ,  avec  plus  d'assiduité,  de 
régularité  ,  de  probité.  Un  troisième  et  dernier  prin- 
cipe ,  non  moins  vrai  que  les  deux  autres,  c'est  qu'on 
ne  peut  même  s'acquitter  pleinement  de  ce  qu'on 
doit  à  Dieu  ,  si  l'on  ne  s'acquitte  de  ce  qu'on  doit 
à  son  état  et  au  monde  ,  puisque  dès  qu'on  le  doit 
au  monde  et  à  son  état ,  Dieu  veut  qu'on  y  satisfasse , 
et  que  c'est  là  une  partie  de  la  religion. 

De  tout  ceci ,  concluons  que  si  notre  état  nous  dé- 
tourne du  salut,  ce  n'est  point  par  lui-même,  mais 
par  notre  faute  :  car,  bien  loin  que  de  lui-même  ce 
soit  un  obstacle  au  salut ,  c'est ,  au  contraire  ,  la  voie 
du  salut  que  Dieu  nous  a  marquée.  Nous  devons 
tous  aspirer  au  même  terme,  mais  nous  n'y  devons 
pas  tous  arriver  par  la  même  voie.  Chacun  a  la 
sienne  :  or  la  nôtre  ,  c'est  l'état  que  Dieu  nous  a 
choisi  ;  et  en  nous  y  appelant ,  il  nous  dit  :  Voilà 
votre  chemin  ,  c  est  par  là  que  vous  mar  citerez  (i); 

(i)  Isaï.  3o. 


DU   SALUT.  59 

tout  autre   ne  seroit  point  si  sûr  pour  nous,  dès 
qu'il  seroit  de  notre  choix ,  sans  être  du  choix  de 

Dieu. 

Comment  donc  et  en  quel  sens  est-il  vrai  qu'on 
ne  peut  se  sauver  dans  son  état?  c'est  par  la  vie 
qu'on  y  mène  et  qu'on  y  veut  mener  ,  laquelle  ne 
peut  compatir  avec  le  salut:  maison  y  peut  vivre  au- 
trement ;  mais  on  y  doit  vivre  autrement;  mais  on 
peut  et  on  doit  autrement  s'y  comporter. 

Cet  état  expose  à  une  grande  dissipation  par  la 
multitude  d'affaires  qu'il  attire,  et  cette  dissipation 
fait  aisément  oublier  les  vérités  éternelles,  les  pra- 
tiques du  christianisme ,  le  soin  du  salut.  Le  re- 
mède,  ce  seroit  de  ménager  chaque  année,  chaque 
mois,  chaque  semaine,  et  même  chaque  jour ,  quel- 
que temps  pour  se  recueillir  et  pour  rentrer  en  soi- 
même.  Ce  temps  ne  manqueroit  pas ,  et  on  sauroit 
assez  le  trouver,  si  l'on  y  étoit  bien  résolu;  mais 
pour  cela,  il  faudroit  prendre  un  peu  sur  soi,  et 
c'est  à  quoi  on  ne  s'est  jamais  formé.  On  se  livre  à 
des  occupations  tout  humaines,  on  s'en  laisse  obséder 
et  posséder;  on  en  a  sans  cesse  la  tête  remplie,  le 
souvenir  de  Dieu  s'efface,  et  on  pense  à  tout,  hors  h 
se  sauver. 

Cet  état  donne  des  rapports  qui  obligent  de  voir 
le  monde ,  de  converser  avec  le  monde  ,  d'entretenir 
certaines  habitudes  ,  certaines  liaisons  parmi  le 
monde  :  et  personne  n'ignore  combien  pour  le  salut 
il  y  a  de  risques  à  courir  dans  le  commerce  du  monde. 
Le  préservatif  nécessaire,  ce  seroit  d'abord  de  re- 
trancher de  ces  liaisons  et  de  ce  commerce  du  monde 


6o  POSSIBILITÉ 

ce  qui  est  de  trop  ;  ensuite ,  de  se  renouveler  souvent  y 
et  de  se  fortifier  par  l'usage  de  la  prière  ,  de  la  con- 
fession,  de  la  communion,  de  la  lecture  des  bons 
livres  :  mais  on  ne  veut  point  de  toutes  ces  précau- 
tions, et  on  ne  s'en  accommode  point.  On  se  porte 
partout  indifféremment  et  sans  discernement  ;  tout 
foible  ,  et  tout  désarmé  ,  pour  ainsi  dire  ,  qu'on  est, 
on  va  affronter  l'ennemi  le  plus  puissant  et  le  plus  ar- 
tificieux; on  suit  le  train  du  monde,  on  est  de  toutes 
ses  compagnies,  on  en  prend  toutes  les  manières: 
et  est-il  surprenant  alors  que   dans   un  air  si  cor- 
rompu l'on  s'empoisonne ,  et  qu'au   milieu  de  tant 
de  scandales ,  on  fasse  des  chutes  grièves  et  mor- 
telles? Je  passe  bien  d'autres   exemples,  et  j'avoue 
qu'en  se  conduisant  de  la  sorte  dans  son  état,  il  n'est 
pas   possible   de  s'y   sauver;  mais  consultons-nous 
nous-mêmes,  et  rendons-nous  justice.  Qui  nous  em- 
pêche d'user  des  moyens  que  nous  avons  en.  main  , 
pour  mieux  régler  nos  démarches  et  mieux  assurer 
notre  salut?  Ne  le  pouvons-nous  pas?  or,  de   ne 
l'avoir  pas  fait  lorsqu'on  le  pouvoit,  lorsqu'on  le  de- 
voit,  lorsqu'il  s'agissoit  d'un  si  grand  intérêt  que  !e 
salut  ,  quel  titre  de  réprobation  ! 

11  n'est  donc  point  question  pour  nous  sauver  , 
de  changer  d'état  ;  et  souvent  même  ,  comme  nous 
l'avons  déjà  observé,  ce  changement  pourroit  pré- 
judicier  au  salut,  parce  que  le  nouvel  étal  qu'on 
embrasseroit  ne  seroil  point  proprement,  ni  selon 
Dieu  ,  notre  état  :  c'est-à-dire  ,  que  ce  ne  seroit  point 
l'état  qu'il  auroil  plu  à  Dieu  de  nous  assigner  dans 
le  conseil  de  sa  sagesse. 


DU   SALUT.  6l 

Il  n'est  point  question  du  renoncer  absolument  au 
monde ,  et  de  nous  ensevelir  tout  vivans  dans  des 
solitudes,  pour  n'être  occupés  que  des  choses  éter- 
nelles ,  et  pour  ne  vaquer  qu'aux  exercices  intérieurs 
de  l'ame.  Cela  est  bon  pour  un  petit  nombre  à  qui 
Dieu  inspire  celte  résolution  ,  et  à  qui  il  donne  la 
force  de  l'exécuter  :  mais  après  tout,  que  seroit-ce 
de  la  société  humaine  ,  si  chacun  prenoit  ce  parti? 
à  quoi  se  réduiroit  le  commerce  des  hommes  entre 
eux  ;  et  sans  ce  commerce,  comment  pourroit  sub- 
sister l'ordre  et  la  subordination  du  monde  ?  Ainsi , 
rien  de   plus  sage  ni  de    plus  raisonnable   que  la 
règle  de  saint  Paul ,  lorsque  écrivant  aux  premiers 
fidèles  nouvellement  convertis  ,  il  leur  disoit  :  Mes 
jfrèr  es  ,    demeurez   dans  les  mêmes  conditions  oit 
cous  étiez  quand  il  a  plu  à  Dieu  de  vous  appeler  (  i  )  ,* 
comme  s  il  leur  eût  dit  :  Dans  ces  conditions ,  vous 
pouvez  être  chrétiens ,  et  vivre  en  chrétiens  ;  car 
ce  n'est  point  précisément  à  la   condition  que  la 
qualité  de  chrétien  est  attachée.  Or,  vivant  en  chré- 
tiens et  pratiquant  dans  vos  conditions  l'évangile  de 
Jésus-Christ ,  vous  vous  sauverez  ,  puisque  c'est  de 
cette  vie  chrétienne  et  de  cette  fidèle  observation 
de  la  loi,  que  le  salut  dépend. 

Voilà  ce  qu'une  infinité  de  mondains  ne  veulent 
point  entendre,  parce  qu'ils  veulent  avoir  toujours 
de  quoi  s'autoriser  dans  leur  vie  mondaine ,  et  que 
pour  cela  ils  ne  veulent  jamais  se  persuader  qu'ils 
puissent  vivre  chrétiennement  dans  leurs  conditions. 
Ils  sont  merveilleux  dans  les  idées  qu'ils  se  forment , 

(1)  i.  Cor.  7. 


62  POSSIBILITÉ   DU   SALUT. 

et  dans  les  discours  qu'ils  tiennent  en  certaines  ren= 
contres.  Il  semble  qu'ils  aient  leur  salut  extrême- 
ment à  cœur  ,  et  qu'ils  soient  dans  la  meilleure  vo- 
lonté de  s'y  employer  ;  mais  bien  entendu  que  ce 
sera  toujours  dans  un  autre  état  que  celui  où  ils  se 
trouvent.  O  si  je  vivois  ,  disent-ils  ,  dans  la  retraite , 
et  que  je  n'eusse  à  penser  qu'à  moi-même  !  O  si  je 
ne  voyois  plus  tant  de  monde  ,  et  que  je  pusse  ne 
m'occuper  que  de  Dieu  1  mais  le  moyen  d'être  ,  au 
milieu  même  du  monde  ,  continuellement  en  guerre 
avec  le  monde,  pour  se  défendre  de  ses  attraits, 
pour  agir  contre  ses  maximes  ,    pour  se  soutenir 
contre  ses  exemples ,  pour  ne  se  laisser  pas  sur- 
prendre à  ses  illusions  ,  ni  emporter  par  le  torrent 
qui  en  entraîne  tant  d'autres  ?  Quel  moyen  ?  si  l'on 
me  le  demande  ,  je  répondrai  que  la  chose  est  diffi- 
cile ;  mais  j'ajouterai  qu'en  matière  de  salut,  à  rai- 
son de  son  importance ,  il  n'y  a  point  de  difficulté 
qui  puisse  nous  servir  de  légitime  excuse.  Je  dirai 
plus  :  car  ces  difficultés  à  vaincre  et  ces  efforts  à 
faire ,  ce  sont  les  moyens  de  salut  propres  de  notre 
état.  Chaque  condition  a  ses  peines,  et  la  Provi- 
dence l'a  ainsi  réglé ,  afin  que  dans  notre  condition 
nous  eussions  chacun  des  sujets  de  mérite ,  par  la 
pratique  de  cette  abnégation  évangélique  en  quoi 
consiste  le  vrai  christianisme  ,  et  par  conséquent  le 
salut. 


VOIE   ÉTROITE   DU   SALUT.  63 


Voie  étroite  du  Salut  3  et  ce  qui  peut  nous  engager 
plus  fortement  à  la  prendre. 

L'évangile  de  Jésus-Christ  est  au-dessus  de  la 
raison  ;  mais  on  peut  dire  en  même  temps  qu'il  n'est 
rien  de  plus  raisonnable  :  c'est  la  droiture  et  la  vé- 
rité même.  Il  ne  déguise  point ,  il  ne  flatte  point. 
Ce  qui  se  peut  faire  sans  peine  ,  il  le  représente  tout 
aussi  aisé  qu'il  l'est ,  et  ce  qui  porte  avec  soi  quelque 
difficulté ,  il  le  propose  comme  difficile ,  et  ne  cherche 
point  à  l'adoucir  par  de  faux  tempéramens. 

C'est  ce  que  nous  voyons  au  regard  du  salut  :  car 
au  lieu  que  dans  la  conduite  ordinaire  ,  on  ne  dé- 
couvre pas  d'abord  à  un  homme  tous  les  obstacles 
qui  pourroienl  le  détourner  d'une  entreprise,    et 
qu'au  contraire  on  lui  en  cache  une  partie,  afin  de 
ne  le  pas  étonner  dès  l'entrée  de  la  carrière,  et  de 
ne  lui  pas  abattre  le  cœur  ;  l'évangile  n'use  point 
de  ces  réserves  touchant  le  salut;  il  s'explique  sans 
ménagement ,  et  tout  d'un  coup  il  nous  déclare  que 
c'est  une  affaire  qui  demande  les  plus  grands  efforts. 
Le  Sauveur  des  hommes  n'a  rien  omis  pour  nous 
le  faire  entendre.  Il  a  mille  fois  insisté  sur  ce  point; 
et  de  toutes  les  vérités  évangéliques  ,  il  semble  que 
ce  soit  là  celle  dont  il  ait  eu  plus  à  cœur  que  nous 
fussions  instruits  ,  tant  il  l'a  souvent  répétée  ,  et  tant 
il  a  employé  de  termes,  de  figures,  de  tours  diffé- 
rens  à  l'exprimer  dans  toute  sa  force.  S'il  parle  de 
la  voie  du  salut ,  il  ne  se  contente  pas  de  dire  qu'elle 
est  étroite  ;  mais  par  une  exclamation  qui  marque 


64  VOIE   ÉTROITE 

jusque  dans  ce  Dieu -homme  une  espèce  d'étonne- 
ment ,  il  s'écrie  :  Que  cette  voie  est  étroite  !  S'il 
parle  du  royaume  que  son  Père  nous  a  préparé  ,  et 
dont  la  possession  n'est  autre  chose  que  le  salut,  il 
nous  avertit  qu'on  ne  /'emporte  que  par  violence» 

Si,  pour  nous  donner  de  ce  salut  des  idées  sen- 
sibles, il  use  de  comparaisons ,  il  nous  le  fait  conce- 
voir comme  un  somptueux  édifice ,  mais  qui  coûte 
des  frais  immenses  à  bâtir;  comme  un  trésor  caché 
mais  qu'on  ne  trouve  qu  à  force  de  remuer  la  terre  , 
et  de  creuser;  comme  une  pierre  précieuse,  mais  qu'on 
n'achète  qu'en  se  défaisant  de  tout  le  reste  et  le  ven- 
dant ;  comme  une  moisson  abondante  ,  mais  qu'on 
ne  recueille  que  dans  la  saison  des  fruits  ,  et  lorsque 
par  un  travail  assidu  on  a  cultivé  le  champ  du  père 
de  famille  ;  comme  un  riche  salaire,  mais  qu'on  ne 
reçoit  que  le  soir  ,  et  qu'après  avoir  porté  tout  le 
poids  de  la  chaleur  et  du  jour  ;  comme  une  ample 
récompense,  mais  de  quoi?  d'une  ferveur  dans  la 
pratique  de  la  justice  chrétienne  ,  et  d'un  zèle  sem- 
blable à  une  soif  et  à  une  faim  dévorante;  d'un  dé- 
tachement au-dessus  de  tout  intérêt  temporel  et 
humain  ;  d'une  pureté  dame  et  d'une  innocence  de 
mœurs  ,  exempte  des  moindres  taches  ;  d'une  péni- 
tence austère  ,  et  d'une  mortification  ennemie  de 
toutes  les  commodités  et  de  tous  les  plaisirs  des 
sens;  d'une  douceur  que  rien  n'émeut  ni  n'aigrit, 
dont  rien  ne  trouble  la  paix  ,  et  qui  s'applique  par- 
tout à  la  maintenir;  d'une  charité  bienfaisante  et 
toute  miséricordieuse  ,  toujours  prête  à  prévenir  le 
prochain,  ù  le  soulager  et  à  l'aider;  d'une  patience 

inaltérable 


DU    SALUT.  65 

inaltérable  dans  les  maux  de  la  vie,  et  même  au 
milieu  des  persécutions  et  des  malédictions  :  car 
voilà  le  précis  des  enseignemens  que  Jésus-Christ, 
notre  guide  et  notre  maître  ,  nous  a  tracés  ,  autant 
par  ses  exemples  que  par  ses  paroles ,  sur  l'afïaire  du 
salut  :  voilà  le  chemin  qu'il  nous  a  ouvert.  Il  n'y 
en  a  point  d'autre ,  ni  jamais  il  n'y  en  aura. 

Or  nous  ne  sentons  que  trop  de  combien  d'épines 
ce  chemin  est  semé ,  et  combien  il  est  rude  à  tenir  , 
surtout  dans  l'extrême  foiblesse  où  nous  sommes. 
C'est  pourquoi  le  même  Fils  de  Dieu  ne  nous  a  pas  dit 
simplement  :  Entrez  dans  ce  chemin  ,  mais ,  efforcez- 
vous  d'y  entrer y  mais  excitez-vous,  animez-vous, 
et  prenez  à  chaque  pas  un  courage  tout  nouveau 
pour  y  avancer  et  y  persévérer.  Les  Apôtres  n'en 
ont  point  autrement  parlé.  Dans  toutes  leurs  épîtres, 
ils  ne  nous  prêchent  que  la  fuite  du  monde  ,  que 
la  retraite,  que  le  recueillement  intérieur,  que  la 
défiance  de  nous-mêmes  ,  que  la  pénitence  ,  que 
l'abnégation  ,  qu'une  guerre  continuelle  de  l'esprit 
contre  la  chair,  que  la  mort  de  tous  les  appétits 
déréglés  et  de  tous  les  désirs  du  siècle.  La  nature 
a  beau  se  plaindre  et  murmurer  ,  les  élus  de  Dieu 
ne  se  sont  jamais  flattés  là-dessus  ,  et  n'ont  point 
imaginé  de  voie  plus  douce  par  où  ils  crussent  pou- 
voir atteindre  au  port  du  salut. 

On  me  dira  que  celle  morale  est  bien  sévère  : 
hé  !  qui  en  doute  ?  nous  en  convenons  ;  nous  ne 
prenons  point,  en  l'annonçant  ,  de  circuit  ni  de 
détour;  nous  sommes  prêts,  ainsi  qu'il  nous  est 
ordonné,  delà  publier  sur  les  toits.  Mais  du  reste, 
tome  xiv.  5 


66  VOIE    ÉTROITE 

avec  toute  sa  sévérité,  cette  morale  subsiste  toujours 
telle  que  nous  l'avons  reçue  ,  et  toujours  elle  sub- 
sistera. Tout  cela  est  rigoureux ,  il  est  vrai  ;  mais  ii 
n'est  pas  moins  vrai ,  quelque  rigoureux  que  tout 
cela  soit ,  qu'il  ne  nous  est  pas  permis  d'en  rien 
retrancher  ;  il  n'est  pas  moins  vrai  que  quiconque 
refuse  de  s'assujettir  à  tout  cela  ,  est  dans  la  voie 
de  perdition ,  et  qu'il  n'y  a  point  de  salut  pour 
lui;  il  n'est  pas  moins  vrai  que  de  prétendre  mo- 
dérer tout  cela  ,  expliquer  tout  cela  par  des  inter- 
prétations favorables  à  la  cupidité  de  l'homme  et  à 
nos  inclinations  sensuelles  ,  c'est  se  tromper  soi- 
même,  et  tromper  ceux  qu'on  entraîne  dans  la  même 
erreur  ;  et  qu'en  se  trompant  ainsi  soi-même  et  trom- 
pant les  autres  ,  on  se  damne  et  on  les  damne  avec 
soi.  Voilà  ce  qui  ne  peut  être  contesté ,  dès  qu'on 
a  quelque  teinture  de  la  morale  chrétienne;  et  comme 
les  portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  jamais  contre 
l'Eglise  de  Jésus-Christ ,  je  puis  ajouter  que  jamais 
tous  les  artifices  ni  tous  les  prétextes  de  notre  amour- 
propre  ne  prévaudront  contre  ces  principes  évan- 
géliques ,  et  contre  les  obligations  étroites  qu'ils 
nous  imposent.  Le  ciel  et  la  terre  passeront,  mais 
la  parole  du  Seigneur  ne  passera  point.  Or  ,  il  nous 
a  dit  en  venant  parmi  nous  :  Ce  ri  est  point  la  paix 
ni  un  repos  oisif  que  je  vous  apporte  ;  mais  je  viens 
cous  mettre  le  glaive  à  la  main  (i)  ;  je  viens  vous 
apprendre  à  vaincre  tous  les  ennemis  de  votre  salut, 
et  surtout  à  vous  vaincre  vous-mêmes.  N'espérons 
pas  de  changer  cet  ordre  de   la  divine  sagesse  ;  mais. 

(1)  Matth.  10. 


DU    SALUT.  67 

sie  pensons ,  pour  nous  y  conformer ,  qu'à  nous 
changer  nous-mêmes. 

On  me  demandera,  qui  pourra  donc  se  sauver? 
Qui  le  pourra?  ceux  qui  pratiqueront  1  évangile.  Ou 
ira  plus  loin,  et  on  me  demandera  qui  le  pourra 
pratiquer  ,  cet  évangile  dont  la  morale  est  si  pure  , 
et  la  perfection  si  relevée.  Qui  le  pourra  ?  ceux  qui , 
par  une  volonté  ferme  et  inébranlable  ,  aidée  de  la 
grâce  ,  s'y  seront  fortement  déterminés.  Mais  on  ne 
s'en  tiendra  pas  encore  là  ,  et  l'on  me  demandera 
enfui,  qui  pourra  se  déterminer  à  une  vie  aussi  ré- 
gulière, et  aussi  laborieuse  que  l'évangile  nous  la 
prescrit.  Qui  le  pourra?  ceiiK  qui,  par  une  solide 
et  fréquente  réflexion  se  seront  bien  rempli  l'esprit 
et  bien  convaincus  de  l'importance  du  salut.  Car 
quoique  je  l'aie  déjà  remarqué  plus  d'une  fois,  je  le 
redis  et  je  ne  puis  trop  le  redire,  c'est  de  là  que 
tout  dépend  ;  c'est-à-dire  ,  de  cette  vive  persuasion  , 
de  cette  vue  toujours  présente  ,  de  cette  idée  du 
salut  comme  de  l'affaire  capitale  ,  comme  de  l'unique 
affaire ,  comme  d'une  affaire  qui  seule,  ou  par  son 
succès,  doit  faire  notre  bonheur  souverain,  ou  par 
sa  perte  notre  souverain  malheur.  Voilà  le  ressort 
qui  remuera  toutes  les  puissances  de  notre  ame  ; 
voilà ,  après  la  grâce  du  Seigneur  ,  le  premier  mo- 
bile d'où  nous  recevrons  ces  grandes  impressions 
auxquelles  rien  ne  résiste.  Tellement  que  quelques 
combats  qu'il  y  ait  à  soutenir ,  et  quelques  nœuds 
qu'il  y  ail  à  rompre  ,  quelques  charmes  que  le  monde 
présente  à  nos  yeux  pour  nous  attirer  et  nous  atta- 
cher ?    rien  désormais  ne  nous  touchera  ,  ne  nous 

5. 


68  VOIE    ÉTROITE 

ébranlera,  ne  nous  retiendra  :  pourquoi?  parce  que 
dans  notre  estime,  nous  ne  mettrons  rien  en  paral- 
lèle avec  le  salut. 

Expliquons  ceci  par  un  exemple  familier  :  la  com- 
paraison est  très-naturelle.  Le  feu  prend  dans  une 
maison,  il  s'allume  de  toutes  parts,  il  se  communique, 
il  croît,  l'embrasement  est  général;  chacun  pense  à 
soi,  tous  prennent  la  fuite  ,  on  se  sauve  par  où  Ton 
peut  et  comme  l'on  peut.  Cependant  un  homme  pro- 
fondément endormi ,  ne  sent  pas  le  péril  où  il  est 
d'être  consumé  par  les  flammes  et  d  y  périr  ;  on  court 
à  lui,  on  l'éveille,  il  ouvre  les  yeux  ,  il  voit  tout 
en  feu.  A  ce  moment  que  fait-il?  délibère-t-il  à  se 
sauver? prend-il  garde  s'il  lui  sera  facile  de  s'échap- 
per? un  premier  mouvement  l'emporte,  et  ne  lui 
donne  pas  le  loisir  de  rien  examiner.  S'il  faut  grim- 
per sur  un  mur ,  s'il  faut  se  précipiter  d'un  lieu 
élevé,  s'il  faut  passer  à  travers  la  flamme,  point 
de  moyen  qu'il  ne  tente.  Pour  éviter  un  danger, 
il  se  jette  dans  un  autre  ,  et  pour  se  garantir  de  la 
mort  qui  le  menace,  il  s'expose  sans  hésiter  à  mille 
morts.  D'où  lui  vient  cette  ardeur  ,  cette  agitation , 
cette  résolution  ?  c'est  qu'il  y  va  de  la  vie  ,  et  que  de 
tous  les  biens  de  ce  monde  nul  ne  lui  est  si  cher  que 
la  vie,  parce  qu'il  sait  que  le  fondement  de  tous  les 
Liens  de  cette  vie  ,  c'est  la  vie  même. 

Belle  image  d'un  chrétien  qui  revient  de  l'assou- 
pissement où  il  étoit  à  l'égard  du  salut,  et  qui  com- 
mence à  bien  connoître  la  conséquence  infinie  d'une 
telle  affaire,  après  en  avoir  mûrement  considéré  le 
fond,  le  danger,  les  obstacles,  toutes  les  suites.  Il 


DU   SALUT.  69 

se  voit  au  milieu  du  monde  comme  au  milieu  du  feu  : 
passions  ardentes  qui  dévorent  les  cœurs,  fausses 
maximes  qui  corrompent  les  esprits,  objets  flatteurs 
qui  fascinent  les  yeux,  sales  plaisirs  qui  amollissent 
les  sens,  exemples  qui  entraînent,  occasions  qui 
surprennent,  discours  libertins 3  scandales  publics, 
intérêts  sordides ,  injustices  criantes ,  engagemens  de 
la  coutume,  esclavage  du  respect  humain,  excès  de 
la  débauche ,  profanation  des  plus  saints  lieux  ,  abus  , 
sacrilèges  et  impiétés  :  que  dirai-je?  et  peut-on  avoir 
assez  peu  de  connoissance  pour  ne  savoir  pas  com- 
bien le  monde  est  perverti ,  et  combien  il  est  capable 
de  nous  pervertir  nous-mêmes? 

Comment  se  défendre  de  cette  contagion  répandue 
partout,  et  comment  se  mettre  à  couvert  de  ses 
atteintes?  comment,  assailli  de  tous  côtés,  et  assiégé 
de  tant  d  ennemis,  leur  faire  face  et  en  triompher  ? 
comment  repousser  leurs  attaques,  éviter  leurs  sur- 
prises, parer  à  tous  leurs  traits?  en  un  mot,  sur  le 
penchant  d'une  ruine  toujours  prochaine  ,  comment 
assurer  tous  ses  pas,  et  sauver  son  ame ?  Comment? 
laissez  agir  ce  chrétien  éclairé  de  la  lumière  de  Dieu 
et  fortifié  de  sa  grâce.  C'est  assez ,  qu'il  se  soit  bien 
imprimé  dans  le  souvenir  l'excellence  du  salut  ;  c'est 
assez  qu'il  en  ait  connu  le  prix  ;  tant  que  cetle  pensée 
l'occupera ,  qu'elle  le  frappera ,  et  que  pour  la  con- 
server, il  la  renouvellera  souvent  et  la  rappellera, 
j'ose  dire  qu'alors  il  sera  comme  invulnérable  et 
comme  invincible.  Il  réprimera  les  passions  les  plus 
violentes ,  il  détruira  les  habitudes  les  plus  enracinées , 
il  se  roidira  contre  toute  considération  humaine  3 


;0  VOIE   ÉTROITE 

contre  le  torrent  de  la  coutume ,  contre  la  chair  et 
le  sang,  contre  les  objets  les  plus  corrupteurs  et  les 
attraits  des  plaisirs  les  plus  séduisans.  Il  s'adon- 
nera aux  exercices  de  la  religion ,  sans  en  négliger 
aucun  ,  ni  par  mépris  ,  ni  par  délicatesse  ,  ni  par  une 
vaine  crainte  des  raisonnemens  du  public.  Il  les  prati- 
quera fidèlement ,  exactement ,  constamment  ;  et 
parce  que  cette  assiduité  est  un  joug ,  et  pour  plu- 
sieurs même  ,  en  mille  conjonctures  ,  un  joug  très- 
pesant ,  il  se  captivera,  il  se  surmontera s  il  s'élè- 
vera au-dessus  de  lui-même  ;  jamais  la  peine  ne 
l'étonnera. 

A-t-elle  étonné  tant  de  solitaires ,  quand  ils  se 
sont  confinés  dans  les  déserts  et  retirés  dans  les  plus 
sombres  cavernes?  A-t-elle  étonné,  tant  de  reli- 
gieux, quand  il  se  sont  cachés  dans  lobscurité  du 
cloître  et  soumis  à  toutes  ses  austérités  ?  A-t-elle 
étonné  tant  de  vierges  chrétiennes  ,  quand  elles  ont 
sacrifié  tous  les  agrémens  de  leur  sexe  ,  et  qu'elles 
ont  porté  sur  leur  corps  toutes  les  mortifications  de 
Jésus-Christ  ?  A-t-elle  étonné  tant  de  martyrs  , 
quand  ils  se  sont  immolés  comme  des  victimes  , 
et  livrés  aux  plus  cruels  tourmens  ?  Il  s'agit  pour 
nous  du  même  salut ,  dont  l'espérance  leur  donnoit 
cette  force  supérieure  et  victorieuse.  Fallût-il  donc 
l'acheter  par  les  mêmes  supplices  ,  par  les  mêmes 
sacrifices  ,  nous  y  devons  être  disposés.  Mais  le 
sommes-nous  en  effet  ;  et  quoi  que  nous  en  disions, 
peui-on  nous  en  croire ,  lorsqu'on  nous  voit  céder 
honteusement  et  si  vile  aux  moindres  difficultés  ? 
Car  le  christianisme,  aussi-bien  que  le  monde,  est 


DU     SALUT  71 

plein  de  ces  faux  braves  qui ,  loin  du  péril  témoi- 
gnent une  assurance  merveilleuse,  et  à  qui  tout  fait 
peur  dans  l'occasion. 

Bizarre  contradiction  de  notre  siècle  !  jamais  dans 
les  entretiens  ,  dans  les  paroles  ,  dans  les  leçons  de 
morale,  on  n'a  plus  rétréci  le  chemin  du  salut,  parce 
que  les  leçons  et  les  paroles  n'engagent  à  rien  ;  et 
jamais  en  même  temps  on  ne  la  plus  élargi  dans 
la  pratique  et  dans  les  œuvres  ,  parce  que  ce  sont 
les  oeuvres  qui  coûtent  et  que  c'est  la  pratique  qui 
mortifie.  Ne  cherchons,  ni  par  une  rigueur  outrée 
à  le  rétrécir  jusqu'à  le  rendre  impraticable  ,  ni  par 
tin  relâchement  trop  facile  ,  à  l'aplanir  et  à  l'élargir 
jusqu'à  lui  ôter  toute  sa  sévérité  et  tout  son  mérite. 
L'un  nous  conduiroit  au  désespoir  ,  et  l'autre  nous 
perdroit  par  une  trompeuse  confiance. 

Prenons  le  juste  milieu  de  l'évangile  ,  et  sans 
donner  dans  aucune  extrémité  ,  souvenons-nous  que 
la  voie  du  ciel  n'est  point  si  étroite  qu'on  n'y  puisse 
marcher;  mais  aussi  qu'elle  lest  assez  pour  deman- 
der toute  notre  constance ,  et  pour  exercer  toute 
notre  vertu. 

Cependant ,  pour  la  consolation  de  ceux  à  qui  le 
zèle  de  leur  salut  inspire  de  suivre  cette  voie  et  d'y 
avancer ,  voici  ce  que  j  ajoute ,  et  ce  que  je  pins  appeler 
le  miracle  de  la  grâce.  Car  une  expérience  de  tous 
les  siècles  depuis  Jésus-Cbrist,  l'auteur  et  le  consom- 
mateur de  notre  foi ,  a  fait  connoître  que  cette  voie 
toute  épineuse  qu'elle  est ,  devient  d'autant  plus  douce 
qu'on  y  cherche  moins  de  douceurs,  et  qu'on  s'assu- 
jettit avec  moins  de  ménagemens  et  moins  de  réserves 


J2  VOIE   ÉTROITE   DU   SALUT. 

à  ses  austérités  les  plus  mortifiantes.  Comment  cela 
se  fait-il?  c'est  aux  âmes  qui  l'éprouvent  à  nous  en 
instruire  ,  ou  plutôt ,  c'est  un  de  ces  secrets  dont  saint 
Paul  disoit  ,  qu'il  n'est  permis  à  nul  homme  de  les 
expliquer.  Mais  tout  impénétrable  qu'est  ce  mystère  , 
il  n'en  est  pas  moins  réel  ni  moins  véritable.  Car  de 
quelque  manière  que  ce  puisse  être ,  et  en  quelque 
sens  que  nous  puissions  l'entendre ,  il  faut  que  la 
parole  de  Jésus-Christ  s'accomplisse  :  c'est  une  pa- 
role divine  ,  et  par  conséquent  infaillible.  Or  cet 
adorable  maître  nous  a  dit  que  son  joug  est  doux  et 
son  fardeau  léger  ;  et  en  nous  invitant  à  le  prendre 
il  nous  a  promis  que  nous  y  trouverons  la  paix. 
Ces  termes  de  joug  de  fardeau  marquent  de  la  dif- 
ficulté et  de  la  pesanteur;  mais  avec  tome  sa  pe- 
santeur ,  ce  fardeau  devient  léger,  et  ce  joug  devient 
doux  ,  dès  que  c'est  le  joug  et  le  fardeau  du  Sei- 
gneur :  pourquoi  ?  parce  que  la  grâce  y  répand  toute 
son  onction  ,  et  qu'il  n'est  rien  de  si  pesant  ou  de 
si  amer  dont  cette  onction  céleste  n'adoucisse  l'amer- 
tume ,  et  qu'elle  ne  fasse  porter  avec  une  sainte  al- 
légresse. 

On  en  est  surpris  ;  et,  pour  ainsi  dire  ,  on  ne  se 
comprend  pas  soi-même  ,  tant  on  se  trouve  différent 
de  soi-même.  Au  premier  aspect  de  la  voie  étroite 
du  salut,  tous  les  sens  s'étoient  révoltés,  et  à  peine 
se  persuadoit-on  qu'on  y  pût  faire  quelques  pas  ; 
mais  du  moment  qu'on  y  est  entré  avec  une  ferme 
confiance  ,  les  épines  ,  si  j'ose  user  de  ces  ligures , 
se  changent  en  fleurs  ,  et  les  chemins  les  plus  rabo- 
teux s'aplanissent.  Ah  !  Seigneur  ,  s'écrioit  un  grand 


SOIN    DU    SALUT.  7  5 

saint,  vous  m'avez  heureusement  trompé.  En  m'en- 
rôlant  dans  votre  milice  ,  je  m'allendois,  selon  les 
principes  de  votre  évangile  ,  à  des  assauts  et  à  une 
guerre  où  je  craignois  que  ma  foiblesse  ne  succom- 
bât. Je  me  figurois  une  vie  triste,  pénible  ,  ennuyeu- 
se ,  sans  repos  ,  sans  goût;  et  jamais  mon  cœur  ne 
fut  plus  contenl ,  ni  mon  esprit  plus  calme  et  plus 
libre.  Combien  d'autres  ont  rendu  le  même  témoi- 
gnage ?  mais  le  mal  est  qu'on  ne  les  en  croit  pas , 
et  qu'on  ne  veut  pas  se  convaincre  par  une  épreuve 
personnelle  et  par  son  propre  sentiment. 

Soin  du  Salut ,  et  V extrême  négligence  avec  laquelle 
on  y  travaille  dans  le  monde, 

CHERCHEZ  premièrement  le  royaume  de  Dieu  et 
sa  justice  (1).  En  ce  peu  de  paroles,  le  Sauveur 
du  monde  nous  donne  une  juste  idée  de  la  conduite 
que  nous  devons  tenir  â  l'égard  du  salut.  Ce  salut, 
ce  royaume  de  Dieu  ,  c'est  dans  l'éternité  que  nous 
le  devons  posséder,  c'est  à  la  mort  que  nous  le  de- 
vons trouver  ;  mais  c'est  dans  la  vie  que  nous  le  devons 
chercher.  Si  donc  je  ne  le  cherche  pas  dans  la  vie , 
je  ne  le  trouverai  pas  à  la  mort;  et  si  j'ai  le  malheur 
de  ne  le  pas  trouver  à  la  mort ,  je  ne  le  trouverai 
jamais ,  et  dans  l'éternité  j'aurai  l'affreux  désespoir 
d'avoir  pu  le  posséder,  et  de  ne  le  pouvoir  plus. 

C'est ,  dis-je  ,  dans  la  vie  qu'il  le  faut  chercher  : 
car  l'unique  voie  pour  y  arriver  et  pour  le  trouver , 
ce  sont  les  bonnes  œuvres,  c'est  la  sainteté.  Or  ces 

(1)  Luc.  12. 


74  soin 

bonnes  œuvres,  où  les  peut-on  pratiquer?  en  cette 
vie  et  non  en  l'autre.  Cette  sainteté,  où  la  peut-on 
acquérir  ?  dans  le  temps  présent  et  non  dans  l'éter- 
nité, sur  la  terre  non  dans  le  ciel.  En  effet,  il  y 
a  cette  différence  à  remarquer  entre  le  ciel  et  la 
terre  :  la  terre  fait  les  saints,  mais  elle  ne  fait  pas 
les  bienheureux  ;  et  au  contraire  ,  le  ciel  fait  les 
bienheureux  ,  mais  il  ne  fait  pas  les  saints.  Supposez 
de  tous  les  saints  celui  que  Dieu  aura  élevé  au  plus 
haut  point  de  gloire  dans  le  ciel,  tout  l'éclat  de  sa 
gloire  n'ajoutera  pas  un  seul  degré  à  sa  sainteté.  Cet 
état  dp  gloire  couronnera  sa  sainteté  ,  confirmera  sa 
sainteté  ,  consommera  sa  sainteté;  mais  il  ne  l'aug- 
mentera pas.  Il  la  rendra  plus  durable,  puisqu'il  la 
rendra  éternelle  ,  mais  il  ne  la  rendra  ni  plus  mé- 
ritoire ,  ni  plus  parfaite. 

C  est  donc  dès  maintenant  et  sans  différer  .,  que 
nous  devons  donner  nos  soins  à  chercher  le  royaume 
de  Dieu  :  mais  encore  ,  comment  le  faut-il  chercher? 
Premièrement ';  c'est-à-dire  que  nous  devons  faire 
du  salut  notre  première  affaire  :  pourquoi  ?  parce 
que  c'est  notre  plus  grande  affaire.  Règle  divine, 
puisque  c'est  le  Fils  même  de  Dieu  qui  nous  l'a  tra- 
cer; règle  la  plus  droite,  la  plus  équitable  ,  puis- 
qu'elle est  fondée  sur  la  nature  des  choses,  et  qu'il 
est  bien  juste  que  le  principal  l'emporte  snr  l'acces- 
soire ;  règle  ftxe  et  inviolable  ,  puisque  c'est  une  loi 
émanée  d'en  haut  ,  et  un  ordre  que  Dieu  a  établi 
et  qu'il  ne  changera  jamais.  Mais  nous  ,  toutefois  , 
nous  prétendons  renverser  cet  ordre  ,  nous  entre- 
prenons de  contredire  cette  loi ,  nous  voulons  subs- 


DU   SALUT.  75 

tituer  à  cette  règle  une  règle  toute  opposée.  Car  Jé- 
sus-Christ nous  dit  :  Cherchez  d'abord  le  royaume 
de  Dieu  ,  et  pour  ce  qui  est  du  vêtement ,  de  la  nour- 
riture ,  des  biens  de  la  vie ,  n'en  soyez  point  en  peine . 
Vous  pouvez  vous  en  reposer  sur  votre  Père  céleste 
qui  vous  aime ,  et  qui  vous  donnera  toutes  ces  cho- 
ses par  surcroît  (1).  Mais  nous  ,  au  contraire  ,  nous 
disons  :  Cherchons  d'abord  les  biens  de  la  vie,  et 
pour  ce  qui  regarde  les  biens  de  l'éternité  ,  le  royau- 
me de  Dieu,  le  salut ,  n'en  soyons  point  en  peine, 
mais  confions-nous  en  la  miséricorde  du  Seigneur  : 
il  est  bon  ,  il  ne  nous  abandonnera  pas. 

Nous  le  disons  ,  sinon  de  bouche  ,  du  moins  en 
pratique  ,  et  c'est  ainsi  que  raisonnèrent  les  conviés 
de  l'évangile.  Ils  étoient  invités  à  un  grand  repas  ; 
il  falloit ,  pour  y  assister,  certains  habits  de  cérémo- 
nie, certains  préparatifs;  mais  eux,  tout  occupés  de 
leurs  affaires  temporelles  ,  ils  crurent  qu'ils  y  dé- 
voient vaquer  préférablement  à  l'invitation  qu'on 
leur  avoit  faite.  Ils  ne  doutèrent  point  qu'ils  n'eussent 
sur  cela  de  bonnes  raisons  pour  s'excuser;  et  plein 
de  confiance,  l'un  dit:  Je  me  marie,  et  il  faut  que 
j'aille  célébrer  les  noces  ;  l'autre  dit  :  J'ai  acheté  une 
terre  ,  et  je  ne  puis  me  dispenser  de  l'aller  voir  ;  un 
autre  dit  :  J'ai  à  faire  l'essai  de  cinq  paires  de  bœufs 
qu'on  m'a  vendues.  Tous  conclurent  enfin  qu'ils 
avoient  des  choses  plus  pressées  que  ce  repas  dont  il 
s'agissoit ,  et  répondirent  que  ce  seroit  pour  une  autre 
fois. Or  , qu'est-ce  que  ce  grand  repas?  dans  le  lan- 
gage de  l'Ecriture,  c'est  le  salut.  Dieu  nous  y  ap- 

(1)  Luc.  12. 


;G  SOIN 

pelle ,  et  nous  y  appelle  tous.  Il  ne  se  contente  pas , 
pour  nous  y  convier  ,  de  nous  envoyer  ses  minis- 
tres et  ses  serviteurs  :  mais  il  nous  a  même  envoyé 
son  Fils  unique.  On  nous  avertit  que  de  la  part  du 
maître  tout  est  prêt ,  et  qu'il  ne  reste  plus  que  de 
nous  préparer  nous-mêmes,  et  de  nous  mettre  en 
état  d'être  reçus  au  festin.  Mais  que  répondons-nous? 
J'ai  d'autres  affaires  présentement  ,  dit  un  mondain  ; 
et  quelles  sont-elles  ces  autres  affaires  ?  l'affaire  de 
mon  établissement ,   ajoute-t-il ,  l'affaire    de    mon 
agrandissement ,  les  affaires  de  ma  maison  ;  en  un 
mot ,   tout  ce  qui  regarde  ma  fortune  temporelle. 
Pour  ces  affaires  humaines  ,  que  ne  fait-on  pas  ! 
et  cette  fortune  temporelle  ,  à  quel  prix  ne  l'achète- 
t-on  pas  !  Est-il  moyen  qu'on  n'imagine ,  est-il  moyen, 
quelque  pénible  et  quelque  fatigant  qu'il  soit ,  qu'on 
ne  mette  en  œuvre  pour  se  pousser  ,  pour  s'avancer, 
pour  se  distinguer,  pour  s'enrichir,  pour  se  main- 
tenir ,  soit  à  la  cour ,  soit  à  la  ville  ?  Il  semble  que 
le  monde  ait  alors  la  vertu  de  faire  des   miracles , 
et  de  rendre  possible  ce  qui  de  soi-même  paroî- 
troit  avoir  des    difficultés  insurmontables  ,  et  être 
au-dessus  des  forces  de  l'homme.  Il  donne  de  la 
santé  aux  foibles ,  et  leur  fait  soutenir  des  travaux, 
des  veilles,  des  contentions  d'esprit  capables  de  rui- 
ner les  tempéramens  les  plus  robustes.  Il  donne  de 
l'activité  aux   paresseux ,  et  leur  inspire  un  feu  et 
une  vivacité  qui  les  porte  partout  ,  et  que  rien  ne 
ralentit.  Il  donne  du  courage  aux  lâches,  et  malgré 
les  horreurs  naturelles  de  la   mort ,  il  les  expose  à 
tous  les  orages  de  la  mer  ,  et  à  tous  les  périls  de 


DU    SALUT.  77 

ia  guerre.  Il  donne  de  l'industrie  aux  simples  et 
leur  suggère  les  tours  ,  les  artifices  ,  les  intrigues 
les  mesures  les  plus  efficaces  pour  parvenir  à  leurs 
fins  et  pour  réussir  dans  leurs  entreprises.  Voilà 
comment  on  cherche  les  biens  du  monde  ,  et  com- 
ment on  croit  les  devoir  chercher.  De  sorte  que  si 
l'on  vient  à  bout  de  ses  desseins  ,  quoi  qu'il  en  ait 
coulé ,  on  s'estime  heureux  ,  et  l'on  ne  pense  point 
à  se  plaindre  de  tous  les  pas  qu'il  a  fallu  faire;  et 
que  si  les  desseins  qu'on  avoit  formés  échouent,  ce 
n'est  point  de  toutes  les  fatigues  qu'on  a  essuyées  , 
que  Ion  gémit ,  mais  du  mauvais  succès  où  elles  se 
sont  terminées.  Tant  on  est  persuadé  de  celte  fausse 
et  dangereuse  maxime  ,  que  pour  les  affaires  du 
monde  on  ne  doit  rien  épargner  ,  et  qu'elles  deman- 
dent toute  notre  application. 

Cependant  que  fait-on  pour  le  salut  ;  et  quand  il 
s'agit  du  royaume  de  Dieu ,  à  quoi  se  tient-on  obligé, 
et  quelle  diligence  y  apporte- t- on  ?  Les  uns  en 
laissent  tout  à  fait  le  soin  ;  et  tout  le  soin  que  les 
autres  en  prennent ,  se  réduit  à  quelque  extérieur 
de  religion ,  pratiqué  fort  à  la  hâte  ,  et  très-impar- 
faitement. On  ne  s'en  inquiète  pas  davantage  :  comme 
si  cela  suffisoit ,  et  que  Dieu  dût  suppléer  au  reste. 
En  vérité  ,  est-ce  ainsi  que  le  Sauveur  des  hommes 
nous  a  avertis  de  chercher  ce  royaume  fermé  depuis 
tant  de  siècles  ,  et  dont  il  est  venu  nous  tracer  le 
chemin  et  nous  ouvrir  l'entrée  ?  Il  veut  que  nous 
le  cherchions  comme  un  trésor  :  or  ,  avec  quelle 
ardeur  agit  un  homme  qui  se  propose  d  amasser  un 
trésor  ?  on  est  attentif  à  la  moindre  espérance  du 


78  SOIN 

gain  ,  sensible  à  la  plus  petite  perte  ,  prudent  pour 
discerner  tout  ce  qui  peut  nous  servir  ou  nous  nuire  ; 
courageux  pour  supporter  tout  le  travail  qui  se  pré- 
sente ;  tempérant  pour  s'interdire  tout  divertisse- 
ment ,  toute  dépense  qui  pourroit  arrêter  nos  pro- 
jets ,  et.  diminuer  nos  profits.  Il  veut  que  nous  le 
cherchions  comme  une  perle  précieuse  :  or  ,  cet 
homme  de  1  évangile  qui  a  découvert  une  belle 
perle ,  ne  perd  point  de  temps  ,  court  dans  sa  maison  , 
vend  tout  ce  qu'il  a  ,  se  défait  de  tout  pour  acheter 
celte  perle  dont  il  connoît  le  prix  ,  et  qu'il  craint 
de  manquer.  11  veut  que  nous  le  cherchions  comme 
notre  conquête  :  or,  à  quels  frais  ,  à  quels  hasards  , 
à  quels  eftoi  ts  n  engage  pas  la  poursuite  et  la  con- 
quête d'un  royaume  ?  Il  veut  que  nous  le  cherchions 
comme  notre  fin  et  notre  dernière  fin  :  or  ,  en  toutes 
choses  la  lin  ,  et  surtout  la  fin  dernière  ,  doit  toujours 
être  la  première  dans  l'intention  ;  on  ne  doit  viser 
que  là  ,  aspirer  que  là  ,  agir  que  pour  arriver  là. 

Et  voilà  pourquoi  notre  adorable  maure  ne  nous 
a  pas  seulement  dit  :  Cherchez  le  royaume  de  Dieu  ; 
mais  il  ajoute  :  et  sa  justice.  Qu'est  -  ce  que  cette 
justice ,  sinon  ces  œuvres  chréiieunes  ,  cette  sainteté 
de  vie  sans  quoi  l'on  ne  peut  prétendre  au  royaume 
éternel.  Car  je  viens  de  le  dire  ,  et  je  ne  puis  trop 
le  répéter,  ce  royaume  n'est  que  pour  les  saints.  Il 
n'est  ,  ni  pour  les  grands  ,  ni  pour  les  nobles  ,  ni 
pour  les  riches ,  ni  pour  les  savans  :  disons  mieux , 
il  est ,  ei  pour  les  grands  ,  et  pour  les  nobles  ,  et 
pour  les  riches  ,  et  pour  les  savans,  et  pour  tous  les 
autres ,  pourvu  qu'à  la  grandeur  ,  qu'à  la  noblesse, 


DU   SALUT.  79 

qu'à  l'opulence  ,  qu'à  la  science  ,  qu'à  tous  les  avan- 
tages qu'ils  possèdent ,  ils  joignent  la  sainteté.  Tous 
ces  avantages  sans  la  sainteté  ,  seront  réprouvés  de 
Dieu  ,  et  la  sainteté  sans  aucun  de  ces  avantages  , 
sera  couronnée  de  Dieu. 

Mais  cette  justice  ,  cette  sainteté  de  vie ,  ce  mérite 
des  œuvres ,  c'est  ce  qui  ne  nous  accomode  pas  ,  et 
ce  que  nous  mettons,  dans  le  plan  de  notre  conduite , 
au  dernier  rang.  Du  moment  qu'on  veut  nous  en 
parler  ,  une  foule  de  prétextes  se  présentent  pour 
nous  tenir  lieu  d'excuses,  ou  de  prétendues  excuses: 
on  est  trop  occupé  ,  on  n'a  pas  le  temps  ,  on  a  des 
engagemens  indispensables  et  à  quoi  l'on  peut  à 
peine  suffire  ,  on  est  incommodé  ,  on  est  d'une  com- 
plexion  délicate,  on  est  dans  le  feu  de  la  jeunesse, 
on  est  dans  le  déclin  de  l'âge  ;  en  un  mot ,  on  a  mille 
raisons,  toutes  aussi  spécieuses,  mais  en  même  temps 
aussi  fausses  les  unes  que  les  autres. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  déplorable ,  c'est  qu'on  se  croit 
par  là  bien  justifié  devant  Dieu  ,  lorsqu'on  ne  l'est 
pas.  Ces  conviés  qui  s'excusèrent  ,  ne  doutèrent 
point  que  le  maître  qui  les  avoit  invités  ,  ne  fut  très- 
content  d'eux  et  de  ce  qu'ils  lui  alléguoient  pour  ne 
se  pas  trouver  à  son  repas.  Mais  il  en  jugea  tout  au- 
trement :  il  en  fut  indigné  ,  et  déclara  sur  l'heure  , 
que  jamais  aucun  de  ces  gens-là  ne paroitioit  à  sa 
table  {i).  Tel  est  de  la  part  de  Dieu  le  jugement  qui 
nous  attend.  Dès  que  nous  refusons  de  travailler  à 
notre  salut,  et  d'y  travailler  solidement,  il  nous  re- 
jette par  une  réprobation  anticipée  ,  et  nous  exclut 

(1)  Luc.  12. 


80  SUBSTITUTION   DES    GRACES 

de  son  royaume.  Quel  arrêt  !  quelle  condamnation  ! 

Malheur  à  l'homme  qui  s'y  expose.  Ah  !  nous  avons 

des  affaires  :  mais  du  moins  ,  pour  ne  rien  dire  de 

plus  ,  comptons  le  salut  au  nombre  de  ces  affaires , 

et  regardons  -  le  comme  une  occupation  digne  de 

nous. 

Non-seulement  elle  en  est  digne  ,  mais  ,  par  com- 
paraison avec  celle-là  ,  nulle  ne  mérite  nos  soins  , 
et  tout  ce  que  nous  donnons  de  temps  à  toute  autre 
affaire  ,  au  préjudice  de  celle-là  s  ou  indépendam- 
ment de  celle-là  ,  ne  peut  être  qu'un  temps  perdu. 
Je  ne  dis  pas  que  c'est  toujours  un  temps  perdu 
pour  le  monde,  mais  pour  le  salut:  or ,  étant  perdu 
pour  le  salut,  tout  autre  emploi  que  nous  en  faisons 
n'est  plus  qu'un  amusement  frivole  ,  et  tout  autre 
fruit  que  nous  en  retirons  n'est  que  vanité  et  illusion. 

Substitution  des  grâces  du  Salut  ;  les  vues  que  Dieu 
s'y  propose  ,  et  comme  il  y  exerce  sa  justice  et  sa 
miséricorde. 

Dans  Tordre  du  salut ,  il  y  a  de  la  part  de  Dieu 
des  substitutions  terribles;  c'est-à-dire,  que  Dieu 
abandonne  les  uns,  et  qu'il  appelle  les  autres  ;  que 
Dieu  dépouille  les  uns,  et  qu'il  enrichit  les  autres; 
que  Dieu  ôte  aux  uns  les  grâces  du  salut  ,  et  qu'il 
les  transporte  aux  autres.  Mystère  de  prédestination 
certain  et  incontestable.  Mystère  qui ,  tout  rigoureux 
qu'il  paroît  et  qu'il  est  en  effet ,  ne  s'accomplit  néan- 
moins que  selon  les  lois  de  la  plus  droite  justice  ,  et 
que  par  le  jugement  de  Dieu  le  plus  équitable.  Enfin , 

mystère 


DU    SALUT.  8ï 

mystère  où  Dieu  fait  tellement  éclater  la  sévérité  de 
sa  justice  ,  qu'il  nous  découvre  en  même-temps  tous 
les  trésors  de  sa  miséricorde  ,  et  les  ressources  iné- 
puisables de  sa  providence  :  de  sorte  qu'à  la  vue  de 
ce  grand  mystère  ,  je  puis  bien  dire  comme  le  Pro- 
phète. Le  Seigneur  a  parlé  ,  et  voici  deux  choses 
que  j'ai  entendues  tout  à  la  fois  (i)  ;  savoir  ,  que 
le  Dieu  que  j'adore  est  également  redoutable  par 
son  infinie  puissance ,  et  aimable  par  sa  souveraine 
bonté. 

I.  Mystère  certain  et  incontestable  ,  mystère  de 
foi.  Toute  l'Ecriture,  surtout  l'évangile,  les  épîtres 
des  apôtres  ,  nous  annoncent  cette  vérité  ,  et  les 
exemples  les  plus  mémorables  l'ont  confirmée  jusque 
dans  ces  derniers  siècles.  Le  royaume  de  Dieu  vous 
sera  enlevé ,  disoit  le  Sauveur  du  monde  aux  Juifs, 
et  il  sera  donné  à  un  peuple  qui  en  produira  les 
fruits  (2).  Le  même  Sauveur,  et  au  même  endroit, 
en  proposant  la  parabole  de  la  vigne  ,  ajoutoit  :  Que 
fera  le  maître  à  ces  vignerons  qui  se  sont  révoltés 
contre  lui  ?  Il  fera  périr  misérablement  ces  misé- 
rables ;  et  il  louera  sa  vigne  à  d'autres  ,  qui  la 
cultiveront  et  prendront  soin  de  la  faire  valoir  (3). 
N'est-  ce  pas  aussi  selon  celte  conduite  de  Dieu  , 
que  saint  Paul  et  saint  Barnabe  eurent  ordre  d'aller 
prêcher  l'évangile  aux  Gentils  ,  et  qu'ils  se  retirèrent 
de  la  Judée  en  prononçant  cette  espèce  de  malédic- 
tion :  Puisque  vous  rejetez  la  parole  du  salut ,  et 
que  vous  vous  jugez  indignes  de  la  vie  éternelle  r 

(1)  Psal.  6t.  —  (2)  Matth.  21.  —  (3)  Ibid. 

TOME    XIV,  6 


82  SUBSTITUTION   DES    GRACES 

voilà  que  nous  nous  tournons  vers  les  nations  ;  car 

le  Seigneur  nous  Va  ainsi  ordonné  (i). 

Il  y  auroit  cent  autres  témoignages  â  produire  les 
plus  évidens,  et  qui  nous  marquent  deux  sortes  de 
substitutions  :  substitutions  générales  ,  et  substitu- 
tions particulières.  Substitutions  générales  d'une  na- 
tion à  une  autre  nation.  Les  Gentils  ont  pris  la  place 
des  Juifs  :    Ceux  qui  étoient   enveloppés   des  plus 
épaisses  ténèbres  et  assis  à  l'ombre  de  la  mort ,  ont 
vu  s'élever  sur  eux  le  plus  grand  jour  ,   et  ont  été 
éclairés  de  la  plus  brillante  lumière  (2.)  ;  tandis  que 
le  peuple  choisi  de  Dieu  ,  que  les  en  fans  de  la  pro- 
messe sont  tombés  dans  l'aveuglement  le  plus  pro- 
fond ,  et  dans  un  abandonnement  qui  s'est  perpétué 
de  génération  en  génération  ,   et  d'où  ils  ne  sont 
jamais  revenus.  Vengeance  divine  dont  nous  n'avons 
pas  seulement  la  preuve  dans  celte  nation  réprou- 
vée ,  mais  ailleurs.    On  a   vu   des  provinces  ,    des 
rovaumes  ,  des  empires  ,  où  la  vraie  Eglise  de  Jésus- 
Christ  dominoit ,  et-où  la  plus  pure  et  la  plus  fer-, 
vente  catholicité  lormoit  des  milliers  de  saints ,  perdre 
tout  à  coup  la  foi  de  leurs  pères  ,   et  se  précipiter 
dans  tous  les  abîmes  où  l'esprit  de  mensonge  les  a 
conduits  ;  pendant  que  celte  même  foi ,  proscrite  et 
bannie  ,  passoit  au-delà  des  mers  ,  et  portoit  le  salut 
à  des  sauvages  et  à  des  infidèles.  Voilà  ,  dis-je  ,  ce 
que  l'on  a  vu  ,  et  de  quoi  nous  avons  encore  devant 
les  yeux  les  tristes  monumens.  Plaise  au  ciel  de  ne 
nous  pas  enlever  un  si  riche  talent,  et  que  nous  ne 

(1)  Act.  i3. — (2)  Isaï.  >y. 


du  Salut.  83 

servions  pas  d'exemple  à  ceux  qui  viendront  après 
nous ,  comme  nous  en  servent  ceux  qui  nous  ont 
précédés.  Le  danger  est  plus  à  craindre  et  plus  pres- 
sant que  nous  ne  le  croyons.  Puissions  -  nous  y 
prendre  garde.  Substitutions  particulières  ,  d'un 
homme  à  un  autre  homme.  Dans  l'ancienne  loi  , 
Jacob  eut  la  bénédiction  qui ,  par  le  droit  d'aînesse , 
appartenoit  à  son  frère  Esaù  :  figure  si  familière  à 
l'apôtre  saint  Paul ,  et  qu'il  met  si  souvent  en  œuvre. 
Dans  la  loi  nouvelle.  Saint  Matthias  succéda  à  Judas , 
déchu  de  l'apostolat.  Entre  quarante  martyrs  sur  le 
point  de  consommer  leur  sacrifice  ,  un  fut  vaincu  et 
manqua  de  constance  ;  mais  dans  le  moment  même 
un  autre  fil  le  quarantième  ,  et  emporta  la  couronne. 
Ce  n'est  pas  pour  une  fois  que  des  solitaires  ,  que 
des  pénitens  ,  que  des  justes  se  sont  pervertis  ,  et 
qu'en  même  temps  des  mondains  ,  des  pécheurs 
scandaleux  ,  des  impies  ont  été  touchés  ,  ont  ouvert 
les  yeux  ;  non-seulement  sont  revenus  à  Dieu  ,  mais 
se  sont  élevés  à  la  plus  haute  sainteté.  On  est  encore 
quelquefois  témoin  de  certaines  chutes  qui  étonnent, 
et  d'autre  part  on  entend  aussi  parler  de  certaines 
conversions  qui  neparoissentpas  moins  surprenantes. 
Chacun  en  juge  selon  sa  pensée,  et  chacun  prétend 
en  connoître  les  véritables  causes  ;  mais  si  nous 
pouvions  approfondir  les  secrets  de  Dieu  ,  nous 
trouverions  souvent  que  cela  s'est  fait  par  un  trans- 
port de  grâces  que  celui-là  a  rejetées ,  et  dont  celui-ci 
a  profité. 

Quoi  qu'il  en  soit  ,   n'oublions  jamais  l'avis  que 
saint  Paul  donnoit  aux  Romains  ,    de  ne  se  laisser 

6. 


84  SUBSTITUTION   DES   GRACES 

point  enfler  des  dons  qu'ils  avoient  reçus  ;  mais  de 
se  tenir  toujours  dans  une  crainte  humble  et  salu- 
taire. Si  nous  pouvons  croire  avec  quelque  confiance 
que  nous  marchons  dans  le  chemin  du  salut  et  de 
la  perfection  chrétienne  ,  humilions-nous  à  la  vue 
de  tant  d'autres  ,  qui ,  après  y  avoir  passé  de  longues 
années,  et  y  avoir  fait  incomparablement  plus  de 
progrès  que  nous  ,  ont  eu  le  malheur  d'en  sortir  , 
et  de  s'engager  dans  la  voie  de  perdition  ,  où  ils 
ont  péri.  El  si  nous  voyons  un  pécheur  plongé  dans 
toutes  les  abominations  du  vice  et  du  libertinage, 
ne  pensons  point  avoir  droit  de  le  mépriser;  mais 
humilions  -  nous  encore  à  la  vue  de  tant  d'autres 
aussi  corrompus,  et,  pour  ainsi  dire,  aussi  perdus 
que  lui ,  qui  ont  eu  le  bonheur  de  se  reconnoître , 
de  se  relever,  d'acquérir,  par  la  ferveur  de  leur 
pénitence ,  un  fonds  de  mérites  que  nous  n'avons 
pas  ,  et  de  parvenir  dans  le  ciel  à  un  point  de  gloire 
où  nous  ne  pouvons  guère  espérer  d'atteindre. 
Voilà  le  grand  sentiment  que  nous  avons  à  prendre, 
et  dont  nous  ne  devons  point  nous  départir.  Mais 
avançons. 

II.  Mystère  qui ,  tout  rigoureux  qu'il  paroît  ,  et 
qu'il  est  en  effet ,  ne  s'accomplit  néanmoins  que  se- 
lon les  lois  de  la  plus  droite  justice,  et  que  par  le 
jugement  de  Dieu  le  plus  équitable.  Quand  dans  une 
cour  on  voit  la  décadence  d'un  grand  que  le  prince 
éloigne  de  sa  personne,  qu'il  bannit  de  sa  présence, 
qu'il  dégrade  de  tous  les  titres  d'honneur  qui  l'illus- 
troient  et  le  distinguoient ,  ce  renversement  de  for- 
tune, celte  disgrâce  répand  daus  les  cœurs  une  ter- 


nu  salut.  85 

reur  secrète.  On  se  regarde  l'un  l'autre;  et  dans  la 
surprise  où  l'on  se  trouve  ,  on  mesure  toutes  ses 
paroles ,  et  l'on  n'ose  d'abord  s'expliquer.  Mais  si  l'on 
apprend  ensuite  les  justes  sujets  qu'a  eus  le  maître 
de  frapper  de  son  indignation  ce  favori ,  ce  courti- 
san ,  et  de  retirer  de  lui  ses  dons,  on  revient  alors 
de  l'élonnement  où  l'on  étoil ,  on  impute  à  la  per- 
sonne son  propre  malheur,  et  l'on  traite  la  conduite 
du  prince,  non  point  de  sévérité,  mais  de  punition 
légitime  et  raisonnable. 

Image  parfaite  de  ce  qui  se  passe  entre  Dieu  et 
l'homme.  Quand  on  nous  dit  que  Dieu  délaisse  une 
ame,  et  qu'il  ne  lui  donne  plus,  comme  autrefois, 
ses  soins  paternels  ;  qu'il  ne  fait  plus  descendre  sur 
cette  terre  stérile  et  déserte  ,  ni  la  rosée  du  ciel  pour 
l'amollir ,  ni  les  rayons  du  soleil  pour  1  éclairer  ;  qu'il 
n'y  croît  plus  que  des  ronces  et  des  épines;  quand 
nous  entendons  cette  affreuse  malédiction  que  Dieu 
lance  contre  son  peuple  :  Vous  ne  serez  plus  mon, 
peuple  ,  et  je  ne  serai  plus  votre  Dieu  (i)  ;  quand 
nous  lisons  au  livre  des  rois  cette  triste  parole  de 
Samuel  à  Saùl,  le  Seigneur  vous  a  renoncé  (2)  ,  et 
que  là  même  nous  voyons  comment  l'esprit  de 
Dieu  sort  de  ce  prince  malheureux  ,  et  va  susciter 
David  pour  occuper  le  trône  d'Israël.  Quand  nous 
pensons  à  cette  menace  prononcée  par  le  Fils  de 
Dieu  :  Plusieurs  viendront  de  l'orient  et  de  l'occi- 
dent ,  et  tout  étrangers  qu'ils  sont,  ils  auront  place 
au  festin  avec  Abraham  ,   ïsaac  et  Jacob  dans  le 

(1)  Osée.  1.  —  (2)  1.  Reg.  25. 


8»B  SUBSTITUTION   DES    GRACES 

toyaume  des  cieux  ;  mais  les  enfans  du  royaume 
seront  jetés  dehors  dans  les  ténèbres  (i).  Et  quand 
enfin  tout  cela  se  vérifie  à  nos  yeux  ,  c'est-à-dire  , 
quand  nous  sommes  témoins  de  la  corruption  et  du 
débordement  des  mœurs  où  se  sont  précipités  des 
gens  dont  la  vie,  il  y  a  quelques  années  étoit  très- 
régulière  ,  très-chrétienne  ,  très-édifiante;  et  que  nous 
faisons  cette  réflexion  ,  qu'il  a  fallu  pour  en  venir  à 
de  telles  extrémités  ,  qu'ils  aient  été   étrangement 
abandonnés  de  Dieu,  ces  idées  nous  effraient.  Nous 
nous  figurons  Dieu  comme  un  juge  formidable  ,  nous 
tremblons  sous  sa  main  toute-puissante  ,  nous  ado- 
rons ses  jugemens;  mais  autant  que  nous  les  révérons, 
autant  nous  les  redoutons.  On  ne  peut  disconvenir 
qu'ils  ne  soient  à  craindre  ,  et  il  est  bon  même  que 
nous  soyons  touchés  de  cette  crainte  salutaire  dont  le 
Prophète  royal  souhaitoit  d'être  pénétré  jusque  dans 
3a  moelle  de  ses  os.  Mais  après  tout  ,    nous  avons 
d'ailleurs  de  quoi  nous  rassurer  ;  et  voici  comment. 
Car ,  suivant  les  principes  de  la  religion  ,  cette  sous- 
traction de  grâces  ne  vient  pas  de  Dieu  primitive- 
ment ,  pour  m'exprimer  de  la  sorte,  mais  de  nous- 
mêmes.  Que  veut  dire  cela  ?  c'est  que  Dieu  ne  soustrait 
à  l'homme  la  grâce  ,  qu'après  que  l'homme  par  sa 
résistance  s'en  est  rendu  formellement  indigne  ;  c'est 
que  Dieu  ne  cesse  de  communiquer  à  l'homme  son 
esprit ,  qu'après  que  l'homme  ,  par  une  obstination 
volontaire  et  libre  ,  lui  a  fermé  l'entrée  de  son  cœur  ; 
c'est  que  Dieu  n'abandonne  l'homme  et  ne  le  retranche 

(i)Matth.  8. 


DU    SALUT.  87 

du  nombre  des  justes,  qu'après  que  l'homme  a  lui- 
même  abandonné  Dieu  ,  et  qu'il  s'est  livré  à  son  sens 
réprouvé  et  aux  ennemis  de  son  salut. 

Il  ne  tenoit  qu'à  cet  homme  d'écouter  la  voix  de 
Dieu ,  de  suivre  la  grâce  de  Dieu  ,  d'être  fidèle  aux 
inspirations  de  l'esprit  Dieu  ,    de  demeurer  ,  avec 
l'assistance  d'en  haut,  inviolablement attaché  à  Dieu; 
et  Dieu  alors  l'eût  toujours  soutenu  ,  lui  eût  toujours 
été   présent  par  une  protection   constante ,  lui  eût 
toujours  fourni  de  nouveaux  secours  :  car  ne  plaise 
au  ciel  que  jamais  nous  donnions  dans  cette  erreur 
si  hautement  condamnée  par  l'Eglise  ,  savoir  ,  qu  il 
y  ait  des  justes  que  Dieu  laisse  manquer  de  grâces 
nécessaires  ,  lors  même  qu'ils  veulent  agir  ,  et  qu'ils 
s'efforcent  d'obéir  à  ses  divines  volontés  ,  selon  i'état 
et  le  pouvoir  actuel  où  ils  se  trouvent  !  Si  donc  Dieu 
interrompt  ,  à  notre  égard  ,   le  cours  de  sa  provi- 
dence spirituelle  ,  et  laisse  tarir  pour  nous  les  sources 
du  salut  ,  nous   n'en    pouvons   accuser    que   nous- 
mêmes.  Il  a  abandonné  les  Juifs  ;  mais  n'avoit-il  pas , 
auparavant ,  recherché  mi41e  fois  cette  ingrate  nation , 
et  n'avoit-il  pas  employé  mille  moyens  pour  vaincre 
leur  opiniâtreté  ,  et  pour  amollir  la  dureté  de  leur 
cœur  ?  Jérusalem  ,  Jérusalem  ,  toi  qui  verses  le 
sang  des  prophètes  ,  et  qui  lapides  ceux  qui  te  sont 
envoyés ,  combien  de  fois  ai-je  voulu  rassembler  tes 
enfans  comme  sous  mes  ailes  ,  et  tu  ne  Vas  pas 
voulu  !   Voilà  que  votre  maison  va  être  déserte  (1). 
Sans  insister  sur  bien  d'autres  exemples  assez  connus, 
quoiqu'éloignésde  nous,  il  abandonne  tous  les  jours 

Ci)  Luc.  a3. 


88  SUBSTITUTION    DES    GRACES 

une  infinité  de  pécheurs  ;  mais  si  nous  pouvions  pé- 
nétrer dans  le  secret  de  leurs  âmes  ,  nous  verrions 
combien  ,  avant  que  d'en  venir  là  ,  il  fait  d'efforts 
pour  les  attirer  à  lui  et  pour  les  gagner  :  Je  vous  ai 
appelés ,  et  vous  vous  êtes  rendus  sourds  à  ma  pa- 
role ;  je  vous  ai  tendu  les  bras  ,  et  vous  avez  né- 
gligé de  vous  rendre  à   mes  invitations  ;  vous  avez 
méprisé  mes  conseils ,  et  vous  n'avez  tenu  nul  compte 
de  mes  avertissemens  ni  de  mes  menaces  :  c'est 
pourquoi  je  vous  méprise  moi-même  (1).  Or,  qu'y 
a-l-il  en  cela  de  la  part  de  Dieu  que  de  raisonnable? 
La  conséquence  que  nous  en  devons  tirer  ,  c'est  de 
prendre  bien  garde  à  nous,    de  redoubler  chaque 
jour  notre  attention  ,  de  conserver  chèrement  le  don 
de  Dieu  si  nous  l'avons  ;   de  ne  nous  mettre  jamais 
au  hasard  de  perdre  un  talent  si  précieux  ;  de  nous 
souvenir  que  nous  le  portons  dans  des  vases  très- 
fragiles  ,    et   que   c'est  néanmoins    toute  notre   ri- 
chesse et  tout  notre  salut.  Allons  encore  plus  loin  ,  et 
achevons. 

III.  Mystère  où  Dieu  fait  tellement  éclater  la  sé- 
vérité de  sa  justice  ,  qu'il  nous  découvre  en  même 
temps  tous  les  trésors  de  sa  miséricorde  ,  et  les  res- 
sources inépuisables  de  sa  providence.  Car  je  l'ai  déjà 
dit ,  et  c'est  à  quoi  nous  devons  faire  présentement 
une  réflexion  toute  nouvelle  :  il  n'en  est  pas  de  notre 
Dieu  comme  de  ces  maîtres  intéressés  qui  reprennent 
leurs  dons  pour  les  avoir  et  pour  les  garder.  Ce  qu  il 
enlève  d'une  part ,  il  le  rend  de  l'autre;  mais  à  qui 
le  rend-il  ?  à  ceux  que  sa  miséricorde  choisit  pour 

{ 1 1  Pror.  1 . 


DU   SALUT.  89 

faire  valoir  ce  que  d'autres  possédoient  inutilement 
et  ce  qu'ils  dissipoient.  De  sorte  que  les  dons  de 
Dieu,  si  je  l'ose  dire  ainsi ,  ne  font  que  changer  de 
mains.  Substitution  où  nous  ne  pouvons  assez  ad- 
mirer, ni  les  adorables  conseils  de  sa  sagesse  ,  ni 
les  soins  paternels  de  son  amour.  Et  d'abord  ,  c'est 
par  de  telles  substitutions  qu'il  remplit  le  nombre  de 
ses  élus  :  car  il  veut  que  ce  nombre  soit  complet  ;  et 
faudra-t-il donc ,  disoit  l'Apôtre  ,  parce  que  quel- 
ques-uns ont  été  incrédules ,  que  par  leur  obstination 
la  parole  de  Dieu  demeure  sans  effet  (i).p  Faudra- 
t-il  que  les  favorables  desseins  qu'il  a  plu  à  son  in- 
finie bonté  de  former  sur  le  salut  des  hommes,  soient 
arrêtés  et  renversés  ?  non ,  sans  doute  ;  mais  au  défaut 
de  l'un  ,  il  appellera  l'autre  ;  l'étranger  deviendra 
1  héritier  ,  et  l'esclave  succédera  au  fils  ,  lequel  étoit 
né  libre.  Quand  le  père  de  famille  apprend  que  ceux 
qu'il  avoit  invités  â  son  festin  ont  refusé  d'y  venir , 
il  ne  veut  pas  pour  cela  que  tous  les  apprêts  qu'il  a 
faits  soient  perdus;  mais  il  ordonne  sur  l'heure  ,  à 
son  serviteur,  d'aller  dans  toutes  les  rues  de  la  ville, 
et  de  lui  amener  les  pauvres  ,  les  paralytiques,  les 
aveugles  ,  les  boiteux  ;  et  quand  ,  malgré  tout  ce 
qu'on  a  pu  ramasser  de  monde,  on  lui  rapporte  en- 
core qu'il  y  a  des  places  qui  restent,  il  donne  un 
nouvel  ordre  qu'on  cherche  hors  de  la  ville  ,  dans 
les  chemins  et  le  long  des  haies  ,  et  qu'on  presse  les 
gens  d'entrer  :  pourquoi?  Afin,  dit-il,  que  ma 
maison  se  remplisse  (2).  C'est  ainsi  que  les  anges 
rebelles  ayant  laissé  ,  par  leur  chute  ,   comme  un 

(i)Rora.  3.  —  (2)  Luc.  5. 


^)0  SUBSTITUTION   DES    GRACES 

grand  vide  dans  le  ciel ,  Dieu  leur  a  substitué  les 
hommes  ;  ne  voulant  pas  que  la  damnation  de  ces 
esprits  réprouvés  interrompît  le  cours  de  ses  largesses, 
ni  qu  elle  mît  des  bornes  à  sa  miséricorde.  Or  ,  ce 
qui  est  vrai  des  anges  à  l'égard  des  hommes  ,  l'est 
pareillement  d'un  homme  â  l'égard  d'un  autre 
homme. 

De  plus  ,  c'est  par  ces  mêmes  substitutions  que 
Dieu  tourne  le  mal  à  bien  ,  et  que  le  péché  sert 
au  salut  des  pécheurs  et  à  leur  sanctification.  Ce 
pécheur  abusoit  de  telle  grâce,  et  Dieu  l'a  transpor- 
tée à  cet  autre  ,  aussi  pécheur  ,  peut-être  même  plus 
pécheur  que  lui ,  mais  qui ,  dans  l'heureux  moment 
où  la  grâce  vient  tout  de  nouveau  le  solliciter,  cède 
enfin  à  l'attrait  et  le  suit ,  se  reconnoît ,  se  convertit , 
comble  de  consolation  toutes  les  personnes  qui  s'in- 
téressent à  son  salut.  Cet  olivier  sauvage,  enté  sur 
l'olivier  franc  dont  les  branches  ont  été  rompues  , 
produit  des  fruits  au  centuple  ,  et  d'excellens  fruits. 
Ce  pénitent  efface  tout  le  passé  par  \a  ferveur  de  sa 
pénitence;  il  s'avance,  il  se  perfectionne ,  il  se  fait 
un  saint:  voilà  l'œuvre  du  Seigneur,  voilà  le  mi- 
racle de  sa  droite,  voilà  ce  qui  répand  l'édification 
sur  la  terre  ,  et  la  joie  dans  toute  la  cour  céleste. 
Ajoutez  que  souvent  dans  ces  substitutions,  la  perle 
d'un  petit  nombre  de  pécheurs  est  plus  que  suffisam- 
ment, et  même  plus  qu'abondamment  compensée 
par  le  grand  nombre  des  autres  que  Dieu  prend  de 
là  occasion  de  sauver.  Qu'étoil-ce  que  le  peuple  juif 
en  comparaison  de  toutes  les  nations  du  monde  ?  Or 
parce  que  cette  petite  contrée  n'a  pas   reçu  la  loi 


DU    SALUT.  91 

évangélique  ,  à  quelles  nations  el  en  quels  lieux  les 
apôtres  ne  Vont-ils  pas  prêchée  ?  Ils  se  sont  disperse's 
dans  le  monde  entier;  ils  y  ont  fait  retentir  le  nom 
de  Jésus-Christ  ;  ils  y  ont  procuré  le  salut  d'une 
multitude  innombrable  d'élus.  Maison  d'Israël,  ouvre 
les  yeux  ,  et  vois  en  quelle  solitude  lu  es  restée  ;  il 
n'y  a  plus  pour  toi  ni  temple  ,  ni  autel ,  ni  prophète  : 
mais  du  levant  au  couchant ,  du  midi  au  septentrion  , 
que  de  prédicateurs  ont  été  envoyés,  que  de  mi- 
nistres ont  été  consacrés ,  que  d'autels  ont  été  érigés, 
que  de  temples  ont  été  construits  en  l'honneur  du 
Dieu  immortel  !  Quelle  moisson,  quelle  récotte,  que 
tant  d'ames  qui  l'ont  connu  ,  qui  l'ont  glorifié  ,  qui 
se  sont  dévouées  à  lui  et  à  son  Fils  unique ,  leur 
Messie  el  leur  Sauveur  !  Tant  il  est  vrai ,  et  tant  le 
Prophète  a  eu  sujet  de  dire,  que  les  miséricordes 
du  Seigneur  sont  au-dessus  de  ses  jugemens. 

Mais  ce  n'est  pas  encore  tout;  et  il  me  semble  que 
dans  les  substitutions  dont  je  parle ,  et  dont  je  tâche 
autant  qu'il  m'est  permis,  de  dévrîopper  le  profond 
mystère ,  je  découvre  quelques  traits  de  la  miséri- 
corde divine  à  l'égard  même  du  pécheur  que  Dieu 
prive  de  certaines  grâces  pour  les  répandre  ailleurs. 
Car  ces  grâces  ,  par  l'abus  que  ce  pécheur  en  faisoit , 
ne  servoient  qu'à  le  rendre  plus  criminel  et  plus  rede- 
vable à  la  justice  de  Dieu  :  si  bien  que  dans  un  sens  , 
il  vaut  mieux  pour  lui  de  ne  les  point  avoir,  que  de 
les  tourner  à  sa  ruine  et  à  sa  condamnation.  Don- 
nons à  Dieu  la  gloire  qui  lui  est  due  ;  reconnoissons 
en  toutes  choses  la  droiture  et  la  sainteté  de  ses  voies. 
Si ,  dans  la  vue  des  déréglemens  de  notre  vie,  nous 


92  SUBSTITUTION   DES    GRACES    DU   SALUT. 

craignons  qu'il  ne  nous  ait  abandonnés  ,  ne  nous 
abandonnons  point  nous-mêmes  ;  c'est-à-dire  ,  ne 
nous  persuadons  point  qu'il  n'y  ait  plus  de  retour  à 
çspérer,  ni  de  Dieu  à  nous,  ni  de  nous  à  Dieu. 
Tant  que  nous  vivons  en  ce  monde,  il  y  a  toujours 
un  fonds  de  grâces  dont  nous  pouvons  user.  Avec  ce 
fonds  de  grâces ,  tout  petit  qu'il  est ,  nous  pouvons 
gémir  ,  prier ,  réclamer  la  bonté  divine  ;  et  pourquoi 
le  Seigneur  ne  nous  écouleroil-il  pas?  Heureux  le 
fidèle  qui  met  toute  son  étude  et  toute  son  applica- 
tion à  se  pourvoir  pour  le  salut  ;  qui  ne  peut  souffrir 
sur  cela  le  moindre  déchet;  qui  ,  bien  loin  de  se 
laisser  ravir  ce  qu'il  possède  ,  le  fait  croître  chaque 
jour,  et  ajoute  mérites  sur  mérites.  Il  doit  souhaiter 
le  salut  de  tous  les  hommes,  il  le  doit  demander  à 
Dieu  ,  et  c'est  ce  que  la  charité  nous  inspire  ;  mais 
avant  le  salut  des  autres ,  il  doit  demander  le  sien  , 
et  le  souhaiter  par  préférence  :  car,  en  matière  de 
salut,  voilà  le  premier  objet  de  notre  charité. 

Ah  !  quel  sera  le  mortel  dépit ,  quelle  sera  la 
consternation  de  tant  de  réprouvés  au  jugement  de 
Dieu,  quand  il  leur  montrera  les  places  qu'il  leur 
destinoit ,  et  dont  ils  seront  éternellement  exclus  ! 
Quand,  dis— je ,  un  ecclésiastique  verra  en  sa  place 
un  laïque;  quand  un  religieux  verra  en  sa  place  un 
homme  du  siècle;  quand  un  chrétien  verra  en  sa 
place  un  infidèle.  Nous  sommes  si  jaloux  de  garder 
chacun  nos  droits  et  nos  rangs  dans  le  monde  ; 
soyons-le  mille  fois  encore  plus  de  les  pouvoir  gar- 
der un  jour  dans  le  ciel. 


PETIT   NOMBRE   DES   ÉLUS.  98 


Petit  nombre  des  Elus  ;  de  quelle  manière  il  faut 
l'entendre,  et  le  fruit  au  on  peut  retirer  de  cette 
considération. 

Il  est  constant  que  le  nombre  des  élus  sera  le  plus 
petit ,  et  qu'il  y  aura  incomparablement  plus  de  ré- 
prouvés. Or  c'est  une  question  que  font  les  prédi- 
cateurs, savoir,  s'il  est  à  propos  d'expliquer  aux 
peuples  cette  vérité,  et  de  la  traiter  dans  la  chaire, 
parce  qu'elle  est  capable  de  troubler  les  âmes,  et  de 
les  jeter  dans  le  découragement.  J'aimerois  autant 
qu'on  me  demandât  s  il  est  bon  d'expliquer  aux 
peuples  l'évangile ,  e^de  le  prêcher  dans  la  chaire. 
Hé  !  qu'y  a-t-il  en  effet  de  plus  marqué  dans  l'évan- 
gile ,  que  ce  petit  nombre  des  élus  ?  qu'y  a-t-il  que 
le  Sauveur  du  monde  dans  ses  divines  instructions 
nous  ait  déclaré  plus  authentiquement,  nous  ait  ré- 
pété plus  souvent,  nous  ait  fait  plus  formellement 
et  plus  clairement  entendre  ?  Beaucoup  sont  appelés , 
mais  peu  sont  élus.  (1):  c'est  ainsi  qu'il  conclut 
quelques-unes  de  ses  paraboles  !  Le  chemin  qni  mène 
à  la  perdition,  est  large  et  spacieux,  dit-il  ail- 
leurs :  le  grand  nombre  va  là.  Mais  que  la  voie  qui 
conduit  à  la  vie  est  étroite  !  il  y  en  a  peu  qui  y 
marchent.  Faites  effort  pour  y  entrer  (2).  Est-il 
rien  de  plus  précis  que  ces  paroles?  Voilà  ce  que 
le  Fils  de  Dieu  enseignoit  publiquement  ;  voilà  ce 
qu'il  inculquoit  à  ses  disciples ,  ce  qu'il  représentoit 
sous  différentes  figures,  qu'il  seroit  trop  long  derap- 

(1)  Matth.  a.  —  (-i)  Mattb.  7. 


9-£  PETIT    NOMBRE 

porter.  Sommes-nous  mieux  instruits  que  lui  de  ce 
qu'il  convient  ou  ne  convient  pas  d'annoncer  aux 
fidèles  ?  Prêchons  l'évangile  ,  et  prêchons-le  sans  en 
rien  retrancher  ni  en  rien  adoucir;  prêchons-le  dans 
toute  son  étendue,  dans  toute,  sa  pureté,  dans  toute 
sa  sévérité ,  dans  toute  sa  force.  Malheur  à  qui- 
conque s'en  scandalisera;  il  portera  lui-même,  et  lui 
seul ,  la  peiue  de  son  scandale. 

On  dit  :  Ce  petit  nombre  d'élus  ,  cette  vérité  fait 
trembler;  mais  aussi  l'Apôtre  veut-il  qne  nous  opé- 
rions notre  salut  avec  crainte  et  avec  tremblement. 
On  dit:  C'est  une  matière  qui  trouble  les  consciences; 
mais  aussi  est-il  bon  de  les  troubler  quelquefois ,  et 
il  vaut  mieux  les  réveiller  en  jies  troublant,  que  de 
les  laisser  s'endormir  dans  un  repos  oisif  et  trom- 
peur. Enfin  ,  dit-on  ,  l'idée  d'un  si  petit  nombre 
d'élus  décourage  et  désespère  :  oui?  cette  idée  peut 
décourager  et  peut  même  désespérer  quand  elle  est 
mal  conçue ,  quand  elle  est  mal  proposée ,  quand 
elle  est  portée  trop  loin  ,  et  surtout  quand  elle  est 
établie  sur  de  faux  principes  et  sur  des  opinions 
erronées.  Mais  qu'on  la  conçoive  selon  la  vérité  de 
la  chose  ;  qu'on  la  propose  telle  qu'elle  est  dans  son 
fond  ,  et  non  point  telle  que  nous  l'imaginons  ;  qu'on 
la  renferme  en  de  justes  bornes  ,  hors  desquelles 
un  zèle  outré  et  une  sévérité  mal  réglée  peuvent  la 
porter  ;  qu'on  l'établisse  sur  de  bons  principes  ,  sur 
des  maximes  constantes,  sur  des  vérités  connues 
dans  le  christianisme  :  bien  loin  alors  qu'elle  jette 
dans  le .  découragement ,  rien  n'est  plus  capable 
nous  émouvoir,  de  nous  exciter,   d'allumer  toute 


ite 


DÉS   ÉLUS.  g  5 

notre  ardeur,  et  de  nous  engager  à  faire  les  derniers 
efforts  pour  assurer  notre  salut ,  et  pour  avoir  place 
parmi  la  troupe  bienheureuse  des  prédestinés.  Il 
s'agit  donc  présentement  de  voir  comment  ce  sujet 
doit  être  touché  ,  quels  écueils  il  y  faut  éviter,  eî 
selon  quels  principes  il  y  faut  raisonner ,  afin  de  le 
rendre  utile  et  profitable. 

Je  l'avoue  d'abord  ,  et  je  m'en  suis  assez  expliqué 
ailleurs,  il  y  a  certaines  doctrines  suivant  lesquelles 
on  ne  peut  prêcher  le  petit  nombre  des  élus  sans 
ruiner  l'espérance  chrétienne  ,  et  sans  mettre  ses 
auditeurs  au  désespoir.  Par  exemple,  dire  qu'il  y 
aura  peu  d'élus  parce  que  Dieu  ne  veut  pas  le  salut 
de  tous  les  hommes;  parce  que  Jésus-Christ  Fils  de 
Dieu  ,  n'a  pas  répandu  son  sang  ni  offert  sa  morE 
pour  le  salut  de  tous  les  hommes;  parce  qu'il  ne 
donne  pas  sa  grâce,  ni  ne  fournit  pas  les  moyens  de 
salut  à  tous  les  hommes  ;  parce  qu'il  réserve  à  quel- 
ques-uns ses  bénédictions,  qu'il  épanche  sur  eux 
avec  profusion  toutes  ses  richesses  et  toutes  ses  mi- 
séricordes,  tandis  qu'il  laisse  tomber  sur  les  autres 
toute  la  malédiction  attachée  à  ce  péché  d'origine 
qu'ils  ont  apporté  en  naissant  :  je  le  sais  ,  encore 
nue  fois,  et  j'en  conviens,  débiter  dans  une  chaire 
chrétienne  de  pareilles  propositions,  et  s'appuyer 
sur  de  semblables  preuves,  pour  conclure  précisé- 
ment de  là,  que  très-peu  entreront  dans  l'héritage 
céleste,  et  parviendront  à  la  vie  éternelle,  c'est 
scandaliser  tout  un  auditoire,  et  ralentir  toute  sa 
ferveur  en  renversant  toutes  ses  prétentions  au 
royaume  de  Dieu.  Chacun   dira  ce  que  les  apôtres 


96  PETIT   NOMBRE 

dirent  au  Sauveur  du  monde ,  et  le  dira  avec  bien 
plus  de  sujet  qu'eux  :  Si  cela  est  de  la  sorte ,  qui 
est-ce  qui  pourra  être  sauvé  (1)  ?  Aussi  l'Eglise  a- 
t-elle  foudroyé  de  si  pernicieuses  erreurs,  et  a-t-elle 
cru  devoir  prévenir  par  ses  anathèmes  de  si  funestes 
conséquences. 

Pour  ne  pas  donner  dans  ces  extrémités,  et  pour 
prendre  le  point  juste  où  l'on  doit  s'en  tenir  ,  si 
j'entreprenois  de  faire  un  discours  sur  le  petit  nombre 
des  élus,  voici ,  ce  me  semble,  quel  en  devroit  être 
le  fond.  Je  poserois  avant  toutes  choses  les  prin- 
cipes suivans. 

1.  Que  nous  avons  tous  droit  d'espérer  que  nous 
serons  du  nombre  des  élus.  Droit  fondé  sur  la  bonté 
et  sur  la  miséricorde  de  Dieu ,  qui  nous  aime  tous 
comme  son  ouvrage,  et  dont  la  providence  prend 
soin  de  tous  les  êtres  que  sa  puissance  a  créés;  droit 
fondé  sur  les  promesses  de  Dieu,  qui  nous  regar- 
dent tous  s  surtout  comme  chrétiens  :  car  c'est  à  nous , 
aussi  bien    qu'aux   fidèles  de  Corinthe ,    que  saint 
Paul  disoit  :  Ayant  donc  ,  mes  très-cher  s  frères ,  de 
telles  promesses  de  la  part  du  Seigneur,  purifions- 
nous  de  toute  souillure ,  et  achevons  de  nous  sanc- 
tifier dans  la  crainte  de  Dieu  (2).  Droit  fondé  sur 
les  mérites  infinis  de  Jésus-Christ ,  auxquels  nous 
participons  tous  ,  et  en  vertu  desquels  nous  pouvons 
et   nous  devons  tous  le  reconnoître  comme   notre 
Sauveur;  droit  fondé  sur  la  grâce  de  notre  adoption, 
puisque  nous  tous  qui  avons  été  baptisés  en  Jésus- 
Christ  ,  nous  avons  acquis  un  pouvoir  spécial  de 

(1)  Matlh.  19.  —  (2)  2.  Cor.  1. 

devenir 


DES    ÉLUS.  97 

devenir  enfans  de  Dieu  (i).  Or  tous  les  enfans  ont 
droit  à  l'héritage  du  père,  et  par  conséquent,  en 
qualité  d'enfans  de  Dieu,  nous  avons  tous  droit  à 
l'héritage  de  Dieu. 

2.  Que  non-seulement  nous  sommes  tous  en 
droit ,  mais  dans  une  obligation  indispensable,  d'es- 
pérer que  nous  serons  du  nombre  des  élus.  Com- 
ment cela  ?  c'est  que  Dieu  nous  commande  à  tous 
d'espérer  en  lui ,  de  même  qu'il  nous  commande  à, 
tous  de  croire  en  lui  et  de  l'aimer.  L'espérance  en 
Dieu  est  donc  pour  nous  d'une  obligation  aussi  étroite, 
que  la  foi  et  que  l'amour  de  Dieu.  Or,  être  obligé 
d'espérer  en  Dieu ,  c'est  être  obligé  d'espérer  le 
royaume  de  Dieu  ,  la  possession  éternelle  de  Dieu , 
la  gloire  et  le  bonheur  des  élus  de  Dieu  :  de  sorte 
qu'il  ne  nous  est  jamais  permis ,  tant  que  nous 
vivons  sur  la  terre  ,  de  nous  entretenir  volontaire- 
ment dans  la  pensée  et  la  créance  formelle  que  nous 
serons  du  nombre  des  réprouvés  :  pourquoi?  parce 
que  dès-lors  nous  ne  pourrions  plus  pratiquer  la 
vertu  d'espérance ,  ni  en  accomplir  le  commande- 
ment. 

3.  Qu'il  n'y  a  point  même  de  pécheur  qui  ne 
doive  conserver  cette  espérance;  qui  ne  commette 
un  nouveau  péché,  quand  il  vient  à  perdre  cette 
espérance  ;  qui  ne  se  rende  coupable  du  péché  le 
plus  énorme,  ou  plutôt  qui  ne  mette  le  comble  à 
tous  ses  péchés,  quand  il  renonce  tout  à  fait  à  cette 
espérance  ,  et  qu'il  l'abandonne.  Car  ,  comme  je  l'ai 
déjà  fait  remarquer,  on  peut  être  actuellement  pé- 

(i)  Jonn.  I. 

TOME  XIV.  7 


98  PETIT    N OMB HE 

cheur  el  être  un  jour  au  nombre  des  élus  ;  témoin 
saint  Pierre,  témoin  saint  Paul,  témoin  Ma^de- 
ieine.  Ce  n'est  pas,  à  Dieu  ne  plaise  ,  en  demeurant 
toujours  pécheur ,  mais  en  se  convertissant.  Or  il 
n'y  a  point  de  pécheur  dont  Dieu  ne  veuille  la 
conversion  :  Ce  ri  est  point  la  mort  des  pécheurs  que 
je  demande  ;  mais  je  veux  qu'ils  se  convertissent  et 
qu'ils  vivent  (i).  Il  n'y  a  point  de  pécheur  que 
Jésus-Christ  ne  soit  venu  chercher  et  racheter  : 
Lorsque  nous  étions  encore  pécheurs  et  ennemis  de 
Dieu,  nous  avons  été  réconciliés  par  son  Fils  (2). 
Il  n'y  a  point  de  pécheur  qui  ne  doive  réparer  ses 
péchés  par  une  vie  pénitente  :  Si  vous  ne  faites 
pénitence,  vous  périrez  tous  (3).  Donc  tout  cela 
étant  essentiellement  lié  avec  l'espérance  en  Dieu, 
il  n'y  a  point  de  pécheur  qui  ne  la  doive  toujours 
garder  dans  son  cœur,  quelque  pécheur  qu'il  soit 
du  reste  ,  et  en  quelque  abîme  qu'il  se  trouve 
plongé. 

Ces  principes  supposés  comme  autant  de  maximes 
incontestables,  j'examinerois  ensuite,  non  point  s'il 
y  aura  peu  d'élus,  puisque  Jésus-Christ  nous  l'a  lui- 
même  marqué  expressément  dans  son  évangile, 
mais  pourquoi  il  y  en  aura  peu  ;  et  il  ne  me  seroit 
pas  difficile  d'en  donner  la  raison,  savoir,  qu'il  y  en 
a  peu  et  fort  peu  qui  marchent  dans  la  voie  du  sa- 
lut, et  qui  veuillent  y  marcher.  Je  ne  dis  pas  qu'il 
y  en  a  peu  qui  puissent  y  marcher  :  car  une  autre 
vérité  fondamentale  que  j'établirois,  c'est  que  nous 
le  pouvons  tous  avec  la  grâce  divine,  qui  ne  nous 

(1)  Ezecli.  55. —  (2)  Rom.  5.  —  (•"•)  Luc.  iô. 


DES   ÉLUS.  99 

est  point  pour  cela  refusée;  que  tons,  dis-je  ,  nous 
pouvons  ,  chacun  dans  notre  état  3  accomplir  ce  qui 
nous  est  prescrit  de  la  part  de  Dieu  pour  mériter  la 
couronne  ,  et  pour  assurer  notre  salut.  Sur  quoi  je 
reprendrois  et  je  conclurois  ,  que  si  le  nombre  des 
élus  sera  petit,  même  dans  le  christianisme,  c'est 
par  la  faute  et  la  négligence  du  grand  nombre  des 
chrétiens  ;  que  c'est  par  leur  conduite  toute  mon- 
daine ,  toute  païenne,  toute  contraire  à  la  loi  qu'ils 
ont  embrassée  ,  et  à  la  religion  qu'ils  professent. 

De  là ,  prenant  l'évangile  et  entrant  dans  le  dé- 
tail ,  je  dirois  :  A  qui  est-ce  que  le  salut  est  promis? 
à  ceux  qui  se  font  violence  :  Depuis  le  temps  de 
Jean-Baptiste  jusques  à  présent ,  le  royaume  des 
deux  se  prend  par  force ,  et  ceux  qui  y  emploient 
la  force  ,  le  ravissent  (1)  ;  à  ceux  qui  se  renoncent 
eux-mêmes,  qui  portent  leur  croix,  qui  la  portent 
chaque  jour,  et  qui  consentent  à  la  porter  :  Si  quel- 
qu'un veut  venir  après  moi  ,  qu'il  renonce  à  soi- 
même  ,  qu'il  prenne  sa  croix  ,  qu'il  la  porte  tous  les 
jours  et  qu  il  me  suive  (2);  à  ceux  qui  observent 
les  commandemens ,  surtout  les  deux  commande- 
mens  les  plus  essentiels,  qui  sont  l'amour  de  Dieu  et 
la  charité  du  procrunn  :  Vous  aimerez  le  Seigneur 
voire  Dieu  de  tout  votre  cœur ,  et  votre  prochain 
comme  vous-même  ;  faites  cela ,  et  vous  vivrez  (3); 
à  ceux  qui  travaillent  pour  Dieu  ,  qui  agissent  selon 
Dieu,  qui  pratiquent  les  bonnes  œuvres,  et  font  en 
toutes  choses  la  volonté  de  Dieu  :  Ceux  qui  me  di- 
sent :  Seigneur ,  Seigneur ,  n'entreront  pas  tous  dans 

(1)  Matth.  1 1.  —  (2)  Matth.  »6.  —  (3)  Luc.  10, 

r- 


IOO  PETIT    NOMBRE 

le  royaume  des  cieux  :  mais  celui  qui  fera  la  vo- 
lonté de  mon  Père  céleste ,  celui-là  entrera  dans  le 
royaume  des  cieux  (i);  à  ceux  qui  mortifient  leurs 
passions,  qui  surmontent  les  tentations,  qui  s'éloi- 
gnent des  voies  du  monde  et  de  ses  scandales  ,  qui 
se  préservent  du  péché ,  qui  se  maintiennent  dans 
l'ordre  ,  dans  la  règle,  dans  l'innocence,  ou  qui  se 
relèvent  au  moins  par  la  pénitence,  et  y  persévè- 
rent jusqu'à  la  mort.  Voilà  le  caractère  des  élus; 
mais  sans  cela  ce  seroient  immanquablement  des  ré- 
prouvés. Or,  y  en  a-t-il  beaucoup  parmi  les  chré- 
tiens mêmes,  à  qui  ces  caractères  conviennent  ?  Là- 
dessus  je  renverrois  à  l'expérience  :  c'est  la  preuve 
la  plus  sensible  et  la  plus  convaincante.  Sans  juger 
mal  de  personne  en  particulier  ,  ni  damner  per- 
sonne ,  il  suffit  de  jeter  les  yeux  autour  de  nous ,  et 
de  parcourir  toutes  les  conditions  du  monde  ,  pour 
voir  combien  il  y  en  a  peu  qui  fassent  quelque 
chose  pour  gagner  le  ciel;  peu  qui  sachent  profiter 
des  croix  de  la  vie,  et  qui  les  reçoivent  avec  sou- 
mission ;  peu  qui  donnent  à  Dieu  ce  qui  lui  est  dû  , 
qui  l'aiment  véritablement ,  qui  le  servent  fidèle- 
ment, qui  cherchent  à  lui  plaire  en  accomplissant 
ses  saintes  volontés;  peu  qui  s'acquittent  envers  le 
prochain  des  devoirs  de  la  charité,  qui  en  aient 
dans  le  cœur  les  senlimens,  et  qui  dans  la  pratique 
e-n  exercent  les  œuvres;  peu  qui  veillant  sur  eux- 
mêmes ,  qui  fuient  les  occasions  dangereuses ,  qui 
combattent  leurs  passions,  qui  résistent  à  la  tenta- 
tion de  l'intérêt,  à  la  tentation  de  l'ambition  ,  à  la 

(i)  Matlh,  7. 


DES   ÉLUS.  ICI 

tentation  du  plaisir,  à  la  tentation  de  la  vengeance  , 
à  la  tentation  de  l'envie,  à  tontes  les  autres,  et  qui 
ne  tombent,  en  y  succombant ,  dans  mille  péchés  > 
peu  qui  reviennent  de  leurs  égaremens  ,  qui  se  dé- 
gagent de  leurs  habitudes  vicieuses  ,  qui  fassent, 
après  leurs  désordres  passés,  une  pénitence  solide, 
efficace ,  durable.  Et  quel  est  aussi  le  langage  ordi- 
naire sur  la  corruption  des  mœurs?  ce  ne  sont  point 
seulement  les  gens  de  bien,  mais  les  plus  libertins 
qui  en  parlent  hautement.  IN  entend-on  pas  dire 
sans  cesse  que  tout  est  renversé  dans  le  monde  ; 
que  le  dérèglement  y  est  général  ;  qu'il  n'y  a  ni  âge , 
ni  sexe ,  ni  état ,  qui  en  soit  exempt  ;  qu'on  ne 
trouve  presque  nulle  part  ni  religion,  ni  crainte  de 
Dieu  ,  ni  probité  ,  ni  droiture,  ni  bonne  foi,  ni  jus- 
lice,  ni  chanté,  ni  honnêteté,  ni  pudeur;  que  ce 
n'est  partout,  ou  presque  partout,  que  libertinage, 
que  dissolution  ,  que  mensonge  ,  que  tromperies, 
qu'envie  de  s'agrandir  et  de  dominer,  qu'avarice, 
qu'usure  ,  que  concussions ,  que  médisances  ,  qu'un 
monstrueux  assemblage  de  toutes  les  iniquités?  Voilà 
comment  on  nous  représente  le  monde;  voilà  quelle 
peinture  on  en  fait,  et  comment  on  s'en  explique. 
Or,  parler  de  la  sorte,  n'est-ce  pas  rendie  un  té- 
moignage évident  du  petit  nombre  des  élus  ? 

Et  si  l'on  se  retranchoit  à  me  dire  que  c'est  la 
mort,  après  tout,  qui  décide  du  sort  éternel  des 
hommes;  que  ce  n'est  ni  du  commencement ,  ni 
même  du  cours  de  la  vie,  que  dépend  absolument 
le  salut ,  mais  de  la  fin  ,  et  que  tout  consiste  à  mourir 
dans  des  dispositions  chrétiennes  :  il  est  vrai,  ré- 


102  PETIT   NOMBRE 

poïidrois-je ;  maison  ne  peut  guère  espérer  de  mou- 
rir dans  ces  dispositions  chrétiennes  ,  qu'après  y 
avoir  vécu;  et  puisqu'il  y  en  a  très-peu  qui  y  vi- 
vent, je  conclurais  qu'il  y  en  a  très-peu  qui  y  meu- 
rent. Car  il  me  seroit  aisé  de  détruire  la  fausse  opi- 
nion des  mondains  ,  qui  se  persuadent  que  pour  bien 
finir  et  pour  mourir  chrétiennement,  il  n'est  question 
que  de  recevoir  dans  l'extrémité  de  la  maladie  les 
derniers  sacremens  de  l'Eglise ,  et  de  donner  cer- 
tains signes  de  repentir.  Ah  !  qu  il  y  a  là-dessus 
d'illusions  !  A  peine  oserois-je  déclarer  tout  ce  que 
j'en  pense. 

Non,  certes,  il  ne  s'agit  point  seulement  de   les 
recevoir  ces  sacremens  si  saints  en  eux-mêmes  et  si 
salutaires  :  mais  il  faut  les  recevoir  saintement,  c'est- 
àdire,  qu'il  faut  les  recevoir  avec  une  véritable  con- 
version de  coeur,  et  voilà  le  point  de  la.  difficulté.  Je 
n'entreprendrais  pas  d'approfondir  ce  terrible  mys- 
tère ,  et  j'en  laisserais  à  Dieu  le  jugement.  Mais  du 
reste ,  n'ignorant  pas  à  quoi  se  réduisent  la  plupart  de 
ces  conversions  de  la  mort ,  de  ces  conversions  préci- 
pitées, de  ces  conversions  commencées,  exécutées, 
consommées  dans  l'espace  de  quelques  momens  où  l'on 
ne  connoît  plus  guère  ce  que  l'on  fait;  de  ces  con- 
versions qui  seraient  autant  de  miracles  ,  si  c'étoient 
de  bonnes  et  de  vraies  conversions  :  et  sachant  com- 
bien il  y  entre  souvent  de  politique  ,  de  sagesse  mon- 
daine ,  de  cérémonie,  de  respect  humain ,  de  com- 
plaisance pour  des  amis  ou  des  païens  ,  de  crainte  ser- 
vile  et  toute  naturelle  ,  de  demi-christianisme,  je  m'en 
tiendrais  au  sentiment  de  saint  Augustin,  ou  plutôt  à 


DES   ÉLUS.  lo3 

celui  de  tous  les  Pères,  et  je  dirois  en  général, 
qu'il  est  bien  à  craindre  que  la  pénitence  d'un  mou- 
rant,  qui  n  est  pénitent  qu  à  la  mort,  ne  meure  avec 
lui,  et  que  ce  ne  soit  une  pénitence  réprouvée.  A  ce 
nombre,  presque  infini  de  faux  pénitens  à  la  mort, 
j'ajouterois  encore  le  nombre  très-considérable  de 
tant  d'autres  que  la  mort  surprend  ,  qu'elle  enlève 
tout  d'un  coup  ,  qui  meurent  sans  sacremens  ,  sans 
secours,  sans  connoissance,  sans  aucune  vue  ni  au- 
cun sentiment  de  Dieu.  Et  de  tout  cela ,  je  viendrois  , 
sans  hésiter  ,  après  le  Sauveur  du  monde ,  à  cette 
affreuse  conséquence  :  Beaucoup  cï appelés  3  et  peu 
d'élus  (i). 

Cette  importante  matière,  traitée  de  la  sorte,  ne 
doit  produire  aucun  mauvais  effet,  et  en  peut  pro- 
duire de  très-bons.  Elle  ne  doit  désespérer  personne , 
puisqu'il  n'y  a  personne  qui  ne  puisse  être  du  petit 
nombre  des  élus.  Je  dis  plus  ,  et  quand  il  y  en  auroit 
quelques-uns  que  ce  sujet  désespérât,  qui  sont-ils? 
ceux  qui  ne  veulent  pas  bien  leur  salut;  ceux  qui  ne 
sont  pas  déterminés  comme  il  le  faut  être,  à  tout 
entreprendre  et  à  tout  faire  pour  leur  salut;  ceux  qui 
prétendent  concilier  ensemble  et  accorder  une  vie 
molle,  sensuelle,  commode,  et  le  salut;  une  vie 
sans  œuvres ,  sans  gêne  ,  sans  pénitence  ,  et  le  salut  ; 
l'amour  du  monde  ,  et  le  salut;  les  passions  ,  les  in- 
clinations naturelles  ,  et  le  salut  :  ceux  qui  cherchent 
à  élargir ,  autant  qu'ils  peuvent ,  le  chemin  du  salut , 
et  qui  ne  sauroient  souffrir  qu'on  le  leur  propose 
aussi  étroit  qu'il  l'est ,  parce  qu'ils  ne  sauroient  se 

(1)  Matih.  22. 


10^  PETIT   NOMBRE 

résoudre  à  tenir  une  route  si  difficile.  Ceux-là,  j'en 
conviens  ,  à  l'exemple  de  ce  jeune  homme  qui  vint 
consulter  le  Fils  de  Dieu,  s'en  retourneront  tout 
tristes  et  tout  abattus  :  mais  cette  tristesse ,  cet  abat- 
tement ,  ils  ne  pourront  l'attribuer  qu'à  eux-mêmes  , 
qu'à  leur  foiblesse  volontaire  ,  qu'à  leur  lâcheté;  et 
tout  bien  examiné  ,  il  vaudrait  mieux  ,  si  je  l'ose 
dire  ,  les  désespérer  ainsi  pour  quelque  temps ,  que 
de  les  laisser  dans  leur  aveuglement  et  leurs  fausses 
préventions  sur  l'affaire  la  plus  essentielle  ,  qui  est  le 
salut. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  tout  auditeur  sage  et  chrétien 
profitera  de  cette  pensée  du  petit  nombre  des  élus ,  et 
saisi  d'une  juste  frayeur,  il  apprendra:  i.  à  redou- 
bler sa  vigilance,  et  à  se  prémunir  plus  que  jamais 
contre  tous  les  dangers  où  peut  l'exposer  le  com- 
merce de  la  vie  ;  2.  à  ne  pas  demeurer  lin  seul  jour 
dans  l'état  du  péché  mortel ,  s'il  lui  arrive  quelque- 
fois d'y  tomber  ;  mais  à  courir  incessamment  au  re- 
mède ,  et  à  se  relever  par  un  prompt  retour;  3.  à  se 
séparer  de  la  multitude ,  et  par  conséquent  du  monde  ; 
à  s'en  séparer,  dis-je,  sinon  d'effet  (car  tous  ne  le 
peuvent  pas)  au  moins  d'esprit,  de  cœur,  de  maxi- 
mes,  de  sentimens,  de   pratiques  ;  4-  à  suivre  le 
petit  nombre  des  chrétiens  vraiment  chrétiens,  c'est- 
à-dire  ,  des  chrétiens  réglés  dans  toute  leur  conduite  , 
fidèles  à  tous  leurs   devoirs,  assidus   au  service  de 
Dieu,  charitables  envers  le  prochain,  soigneux  de 
se  perfectionner  et  de  s'avoncer  par  un  continuel 
exercice  des  vertus  ,  dégagés  de  tout  intérêt  humain  , 
de  toute  ambition ,  de  tout  attachement  profane  ,  de 


DES   ÉLUS.  I05 

tout  ressentiment ,  de  toute  fraude,  de  toute  injus- 
tice, de  tout  ce  qui  peut  blesser  la  conscience  et  la 
corrompre;  5.  à  prendre  résolument  et  généreuse- 
ment la  voie  étroite  ,  puisque  c'est  l'unique  voie  que 
Jésus-Christ  est  venu  nous  enseigner;  à  s'efforcer, 
selon  la  parole  du  même  Sauveur ,  et  à  se  roidir 
contre  tous  les  obstacles,  soit  du  dedans,  soit  du 
dehors ,  contre  le  penchant  de  la  nature  ,  contre 
l'empire  des  sens,  contre  le  torrent  de  la  coutume, 
contre  l'attrait  des  compagnies  ,  contre  les  impres- 
sions $e  l'exemple  ,  contre  les  discours  et  les  juge- 
mens  du  public  ;  n'ayant  en  vue  que  de  se  sauver ,  ne 
voulant  que  cela  ,  ne  cherchant  que  cela ,  n'étant  en 
peine  que  de  cela  ;  6.  enfin  ,  à  réclamer  sans  cesse  la 
grâce  du  ciel ,  à  recommander  sans  cesse  son  ame  à 
Dieu  ,  et  à  lui  faire  chaque  jour  l'excellente  prière 
de  Salomon  :  Dieu  de  miséricorde  ,  Seigneur  ,  don- 
nez-moi la  vraie  sagesse ,  qui  est  la  science  du  salut , 
et  ne  me  rejetez  jamais  du  nombre  de  vos  enfans  (  1  )  , 
qui  sont  vos  élus.  Oui,  mon  Dieu,  souvenez-vous 
de  mon  ame  ;  souvenez- vous  du  sang  qu'elle  a  coûté. 
Elle  vous  doit  être  précieuse  par  là.  Sauvez  -  la , 
Seigneur  ,  ne  la  perdez  pas,  ou  ne  permettez  pas  que 
je  la  perde  moi-même  :  car  si  jamais  elle  étoit  perdue , 
c'est  de  moi-même  que  viendroit  sa  perte.  Je  la 
mets,  mon  Dieu,  sous  votre  protection  toute-puis- 
sante ,  mais  en  même  temps ,  je  veux  ,  à  quelque 
prix  que  ce  soit,  la  conserver  :  je  redoublerai  pour 
cela  tous  mes  efforts  ;  je  n'y  épargnerai  rien.  Telle 
est  ma  résolution  ,  Seigneur  ;  et  puisque  c'est  vous 
(0  SaP.  9. 


106  PENSÉES   DIVERSES 

qui  me  l'inspirez ,  c'est  par  vous  que  je  l'accom- 
plirai. 

Heureux  ie  prédicateur  qui  renvoie  ses  auditeurs 
en  de  si  saintes  dispositions  !  Son  travail  est  bien 
employé,  et  tout  sujet  qui  fait  naître  de  pareils  sen- 
timens ,  ne  peut  être  que  très-solide  et  très-utile. 

Pensées  diverses  sur  le  Salut» 

J'entends  dire  assez  communément  dans  le  monde, 
au  sujet  d'un  homme  qui ,  après  avoir  passé  toute  sa 
vie  dans  les  alïaires  humaines ,  quitte  une  charge,  se 
démet  d'un  emploi,  et  se  retire://  n'a  plus  rien 
maintenafit  qui  l  occupe  ;  il  va  penser  à  son  salut. 
Il  y  va  penser?  Hé  quoi!  il  n'y  a  donc  point  encore 
pensé?  il  a  donc  attendu  jusqu'à  présent  à  y  penser? 
il  a  donc  vécu  depuis  tant  d'années  dans  un  danger 
continuel  de  mourir  sans  avoir  pris  soin  d'y  penser? 
le  salut  étoit  donc  pour  lui  une  de  ces  affaires  aux- 
quelles on  ne  pense  que  lorsqu'il  ne  reste  plus  rien 
autre  chose  à  quoi  penser?  Quel  aveuglement!  Quel 
renversement! 

Il  fera  bien  néanmoins  d'y  penser  ;  car  il  vaut 
mieux  ,  après  tout ,  y  penser  tard ,  que  de  n'y  penser 
jamais  :  mais  en  y  pensant,  qu'il  commence  par  se 
confondre  devant  Dieu,  de  n'y  avoir  pas  pensé  plus 
tôt.  Qu'il  tienne  pour  perdu  le  temps  où  il  n'y  a  pas 
pensé,  l'eût-il  employé  dans  les  plus  grands  minis- 
tères, et  eût-il  paru  dans  le  plus  grand  éclat.  Qu'il 
comprenne  que,  si  les  autres  affaires  ont  leur  temps 
particulier,  l'affaire  du  salut  est  de  tous  les  temps, 


SUR   LE   SALUT.  107 

et  que  tout  âge  est  mûr  pour  le  ciel.  Qu'il  admire  la 
patience  de  Dieu  ,  qui  ne  s'est  point  lassé  de  ses  retar- 
demens.  Surtout  qu'il  agisse  désormais,  qu'il  redouble 
le  pas,  et  qu'il  se  souvienne  que  la  nuit  approche  (1), 
et  que  plus  le  jour  baisse,  plus  il  doit  hâter  sa  marche. 
Ce  ne  sera  pas  en  vain  :  le  juste ,  dont  parle  le  Sage  , 
dans  l'étroit  espace  d'une  première  jeunesse  ,  fournit 
une  ample  carrière  et  anticipe  un  long  avenir  (2)  ; 
pourquoi  le  mondain  revenu  du  monde  ,  en  reprenant 
la  voie  du  salut,  quoique  dans  une  vieillesse  déjà 
avancée,  ne  pourroit-il  pas,  selon  le  même  sens, 
rappeler  tout  le  chemin  qu'il  n'a  pas  fait? 

Il  est  de  la  foi  que  nous  ne  serons  jamais  damnés 
que  pour  n'avoir  pas  voulu  notre  salut,  et  que  pour 
ne  l'avoir  pas  voulu  de  la  manière  dont  nous  pouvions 
le  vouloir.  Tellement  que  Dieu  aura  le  plus  juste  sujet 
de  nous  reprocher  ce  défaut  de  volonté  ,  et  d'en  faire 
contre  nous  un  titre  de  condamnation.  N'est-ce  pas, 
en  effet,  se  rendre  digne  de  toutes  les  vengeances 
divines,  que  de  perdre  un  si  grand  bien,  lorsqu'il 
n'y  a  qu'à  le  vouloir  pour  se  l'assurer?  Mais  est-il 
donc  possible  qu'il  y  ait  un  homme  assez  ennemi  de 
lui-même  et  assez  perdu  de  sens  ,  pour  ne  vouloir 
pas  être  sauvé?  Il  est  vrai ,  nous  voulons  être  sauvés  , 
mais  nous  ne  voulons  pas  nous  sauver.  Or,  Dieu  qui 
veut  notre  salut,  et  qui  nous  ordonne  de  le  vou- 
loir, ne  veut  pas  simplement  que  par  sa  grâce  nous 
soyons  sauvés,  mais  qu'avec  sa  grâce  nous  nous 
sauvions. 

(1)  Jota.  9.  —  (»)  Sapient.  4. 


lO(3  PENSÉES    DIVERSES 

Fausse  ressource  du  mondain  :  Dieu  ne  ma  pas 
fait  pour  me  damner.  Non  ,  sans  doute  ;  mais  aussi 
Dieu  ne  vous  a  pas  fait  pour  l'offenser.  Vous  ren- 
versez toutes  ses  vues  :  de  quoi  vous  plaignez-vous 
s'il  change  à  voire  égard  tout  l'ordre  de  sa  provi- 
dence? Quoiqu'il  ne  vous  ait  pas  fait  pour  l'offenser, 
vous  l'offensez;  ne  vous  étonnez  plus  que  quoi- 
qu'il ne  vous  ait  pas  fait  pour  vous  damner,  il  vous 
damne. 

Ce  n'est  point  un  paradoxe,  mais  une  vérité  cer- 
taine ,  que  nous  n'avons  point  d'ennemi  plus  à 
craindre  que  nous-mêmes  :  comment  cela  ?  parce 
que  nul  ennemi ,  quel  qu'il  soit ,  ne  nous  peut  faire 
autant  de  mal,  ni  causer  autant  de  dommage,  que 
nous  le  pouvons  nous-mêmes.  Que  toutes  les  puis- 
sances des  ténèbres  se  liguent  contre  moi;  que  tous 
les  potentats  de  la  terre  conjurent  ma  ruine  :  ils  pour- 
ront me  ravir  mes  biens ,  ils  pourront  tourmenter 
mon  corps,  ils  pourront  m'enlever  la  vie,  et  là- 
dessus  je  ne  serai  pas  en  état  de  leur  résister  :  mais 
jamais  ils  ne  m'enlèveront  malgré  moi  ce  que  j'ai 
de  plus  précieux,  qui  est  mon  ame.  Ils  auront  beau 
s'armer,  m'attaquer,  fondre  sur  moi  de  toutes  parts 
et  m'accabler,  je  la  conserverai ,  si  je  veux  :  et  indé- 
pendamment de  toutes  leurs  violences,  aidé  du  se- 
cours de  Dieu ,  je  la  sauverai.  Car  il  n'y  a  que  moi 
qui  puisse  la  perdre  :  d'où  il  s'ensuit  que  je  suis  donc 
plus  redoutable  pour  moi  que  tout  le  reste  du  monde, 
puisqu'il  ne  tient  qu'à  moi  de  donner  la  mort  à  mou 
ame  ,  et  de  l'exclure  du  royaume  de  Dieu. 


SUR   LE   SALUT.  109 

D'autant  plus  redoutable,  que  je  me  suis  toujours 
présenta  moi-même,  parce  que  je  me  porte  partout 
moi-même  et  avec  moi  toutes  mes  passions,  toutes 
mes  convoitises,  tontes  mes  habitudes  et  mes  mau- 
vaises inclinations.  Aussi,  quand  je  demande  à  Dieu 
qu'il  me  défende  de  mes  ennemis ,  je  lui  demande , 
ou  je  dois  surtout  lui  demander  qu'il  me  défende  de 
moi-même.  Et  de  ma  part ,  pour  me  mettre  moi- 
même  en  défense,  autant  qu'il  m'est  possible,  je 
dois  me  comporter  envers  moi ,  comme  je  me  com- 
porterois  envers  un  ennemi  que  j'aurois  sans  cesse  à 
mes  côtés ,  et  dont  je  ne  détournerois  jamais  la  vue, 
dont  j'observerois  jusqu'aux  moindres  mouvemens, 
sur  qui  je  tâcherois  de  prendre  toujours  l'avantage, 
sachant  qu'il  n'attend  que  le  moment  de  me  frapper 
d'un  coup  mortel.  Celui  qui  hait  son  ame  dans  la 
vie  présente ,  disoit  en  ce  sens  le  Fils  de  Dieu,  la 
gardera  pour  la  vie  éternelle  (1).  Triste,  mais  salu- 
taire condition  de  l'homme  ,  d'être  ainsi  obligé  de  se 
tourner  contre  soi-même  ,  et  de  ne  pouvoir  se  sau- 
ver que  par  une  guerre  perpétuelle  avec  soi-même  > 
que  par  la  haine  de  soi-même  ! 

Nous  disons  quelquefois  à  Dieu  dans  l'ardeur  de  la 
prière  :  Seigneur ,  ayez  pitié  de  mon  ame.  Les  plus 
grands  pécheurs  le  disent  à  certains  inomens,  où  les 
pensées  et  les  sentimens  de  la  religion  se  réveillent 
dans  eux ,  et  où  ils  voient  le  danger  et  l'horreur  de 
leur  état  :  Ah!  Seigneur,  ayez  pitié  de  mon  ame. 
Mais  Dieu,  par  la  parole  du  Saint-Esprit,  et  par  la 

(1)  Joan.  12. 


ÎÎO  PENSÉES    DIVERSES 

bouche  du  Sage,  nous  répond  :  Ayez-en  pitié  vous- 
même  de  cette  ame  que  j'ai  confiée  à  vos  soins  ,  et  qui 
est  votre  ame  (i).  Je  l'ai  formée  à  mon  image  ,  je  l'ai 
rachetée  de  mon  sang,  je  l'ai  enrichie  des  dons  de 
ma  grâce ,  je  l'ai  appelée  à  ma  gloire  ,  je  veux  la 
sauver;  et  si  elle  s'écarte  de  mes  voies,  des  voies  de 
ce  salut  éternel  que  je  lui  ai  proposé  comme  sa  fin 
dernière  et  le  terme  de  ses  espérances ,  je  n'omets 
rien  pour  la  ramener  de  ses  égaremens,  pour  la 
relever  de  ses  chutes  ,  pour  la  purifier  de  ses  taches , 
pour  la  guérir  de  ses  blessures ,  pour  la  ressusciter  par 
la  pénitence ,  et  pour  lui  rendre  la  vie.  N'est-ce  pas  là 
l'aimer?  n'est-ce  pas  en  avoir  pitié?  Mais  vous,  vous 
la  défigurez  ,  vous  la  profanez ,  vous  la  sacrifiez  à 
vos  passions,  vous  la  perdez,  et  tout  cela  par  le  pé- 
ché. N  est-ce  donc  pas  à  vous-même  qu'on  doit  dire  : 
Ayez  pitié  de  votre  ame.  Ayez-en  pitié,  d'autant  plus 
que  c'est  la  vôtre.  Quand  ce  seroit  l'ame  d'un  étranger, 
lame  d'un  infidèle  et  d'un  païen ,  l'ame  de  votre  enne- 
mi ,  vous  devriez  être  sensible  à  sa  perte ,  et  vous  sou- 
venir que  c'est  une  ame  pour  qui  Jésus-Christ  est 
mort.  Mais  outre  cette  raison  générale,  il  y  en  a  une 
beaucoup  plus  particulière  à  votre  égard ,  dès  que 
c'est  de  votre  ame,  que  c'est  de  vous-même  qu'il 
s'agit.  Est-il  rien  de  plus  misérable  qu'un  misérable 
qui  n'est  pas  touché  de  sa  misère  ,  et  qui  n'a  nulle 
pitié  de  lui-même  (2)  ? 

Un  courtisan  veut  s'avancer,  faire  son  chemin  , 
§'élever  à  une  fortune  après  laquelle  il  court  et  où 

(1)  31'isercre  an'uncc  tucv.  Eccli.  3o.  —  (2)  Quid  miscrius  misère 
non  miserante  scipsuni  !  Aug, 


SUR   LE   SALUT.  IIÏ 

il  a  porté  ses  vues  ;  il  ne  s'embarrasse  guère  si  les 
autres  se  poussent  et  s'ils  réussissent  dans  leurs  pro- 
jets. C'est  leur  affaire  ,  dit  -  il  ,  et  non  la  mienne  ; 
chacun  y  est  pour  soi.  Voilà  comment  on  parle  ,  au 
regard  de  mille  affaires ,  comment  on  pense  ,  et  ce 
n'est  pas  toujours  sans  raison  :  car  dans  une  infinité 
de  choses ,  c'est  à  chacun  en  effet  de  penser  à  soi  9 
et  les  intérêts  sont  personnels.  Or  ,  si  cela  est  vrai 
dans  les  affaires  humaines  ,  combien  l'est -il  plus 
dans  l'affaire  du  salut?  Chacun  y  est  pour  soi.  C'est- 
à-dire  ,  qu'à  l'égard  du  salut  chacun  gagne  ou  perd 
pour  soi-même  ,  et  ne  gagne  ou  ne  perd  que  pour 
soi-même  ,  indépendamment  de  tous  les  autres.  Si 
je  me  sauve  ,  quand  tout  le  monde ,  hors  moi ,  se 
damneroit ,  je  n'en  serois  pas  moins  heureux  ;  et  si 
je  me  damne  ,  quand  tout  le  monde  ,  hors  moi ,  se 
sauveroit  ,  je  n'en  serois  pas  moins  malheureux. 
Non  pas  que  nous  ne  puissions  et  que  nous  ne  de- 
vions ,  par  une  charité  et  des  secours  mutuels  ,  con- 
tribuer au  salut  les  uns  des  autres;  mais  dans  le  fond , 
ce  qui  nous  sauvera  ,  ce  ne  sont  ni  les  prières  ,  ni 
les  soins ,  ni  les  mérites  d'autrui ,  mais  nos  propres 
mérites  unis  aux  mérites  de  Jésus  -  Christ.  Qu'on 
m'oppose  donc  ,  tant  qu'on  voudra ,  la  multitude  , 
la  coutume  ,  l'exemple  ;  qu'on  me  dise  :  C'est  -  là 
l'usage  du  monde ,  c'est  ainsi  que  le  monde  vit  et 
qu'il  agit  ;  ne  pouvant  réformer  le  monde  ,  je  le 
laisserai  vivre  comme  il  vit ,  et  agir  comme  il  agit; 
mais  moi  j'agirai ,  et  je  vivrai  comme  il  me  semblera 
plus  convenable  au  salut  de  mon  ame ,  et  sans  égard 


112  PENSÉES   DIVERSES 

à  tous  les  discours  ,  je  me  contenterai  de  répondre 

en  deux  mots  :  Chacun  y  est  pour  soi. 

Nous  sommes  admirables ,  quand  nous  prétendons 
rendre  un  grand  service  à  Dieu  de  nous  appliquer 
à  l'affaire  de  notre  salut,  et  d'y  donner  nos  soins.  Il 
semble  que  Dieu  nous  en  soit  bien  redevable  :  comme 
si  c'étoit  son  intérêt ,  et  non  pas  le  nôtre.  Hé  !  mon 
Dieu,  pour  qui  donc  est-ce  que  je  travaille  ,  en  tra- 
vaillant à  me  sauver  ?  n'est-ce  pas  pour  moi-même? 
et  à  qui  en  revient  tout  l'avantage?  n'est  -  ce  pas  à 
moi-même?  Car  ,  qu'est-ce  devant  vous  ,  Seigneur  , 
et  pour  vous  ,  qu'une  aussi  vile  créature  que  moi  ? 
qu'est-ce  que  tout  l'univers  avec  moi  ?  Depuis  que 
vous  avez  précipité  du  ciel  des  légions  d'anges,  et 
qu'ils  sont  devenus  des  démons  ;  depuis  que  vous 
avez  frappé  de  vos  anathèmes  tant  de  pécheurs  qui 
brûlent  actuellement  dans  l'enfer,  et  qui  doivent  y 
brûler  éternellement,  en  êtes -vous  moins  grand  , 
ô  mon  Dieu  !  en  êtes-vons  moins  glorieux  et  moins 
puissant?  Et  quand  le  monde  entier  seroit  détruit, 
et  que  je  me  trouverois  enseveli  dans  ses  ruines  ; 
quand  ,  par  un  juste  jugement  ,  vous  lanceriez  sur 
tout  ce  qu'il  y  a  d'hommes  ,  et  sur  moi  comme  sur 
les  autres  ,  toutes  vos  malédictions  ,  l'éclat  qui  vous 
environne  en  recevroit-il  la  plus  légère  atteinte,  et 
enseriez-vous  moins  riche  ,  moins  heureux?  O  bonté 
souveraine  !  sans  avoir  nul  besoin  de  moi  ,  vous  ne 
voulez  pas  que  je  me  perde  ;  et  vous  me  faites  de  la 
charité  que  je  me  dois  à  moi-même  ,  un  comman- 
dement 


SUR    LE    SALUT,  I  i3 

dément  exprès  ;  vous  m'en  faites  un  mérite  ,  et  un 
sujet  de  récompense. 

On  est  si  jaloux  dans  la  vie,   suïiout  à  la  cour, 
de   certaines  distinctions  ;    on   veut   être  du  petit 
nombre  ,  du  nombre  des  favoris  ,  du  nombre   des 
élus  du  monde  ,  et  moins  il  y  a  de  gens  qui  s'élèvent 
à  certains  rangs  et  à  certaines  places,  plus  on  ambi- 
tionne ces  degrés  d'élévation  ,  et  plus  on  fait   d'ef- 
forts pour  y  atteindre.  Si  le  grand  nombre  y  par- 
venoit ,  on  n'y  trouveroit  plus  rien  qui  distinguât  ; 
et  cet  attrait  manquant ,  on  n'uuroit  plus  tant  d'ardeur 
pour  les  obtenir  ,  et   l'on  rabattroit   infiniment  de 
l'idée  qu'on  en  avoit  conçue.  Il  faut  du  choix,  de 
la  singularité  ,  pour  attirer  notre  estime  ,  et  pour 
exciter  notre  envie.  Chose   étrange  !   il  n'y  a  que 
l'affaire  du  salut  où  nous  pensions  ,  et  où  nous  agis- 
sions tout  autrement.  Car   à  l'égard  du  salut ,  il  y 
a  le  grand  nombre  et  le  petit  nombre.   Le  grand 
nombre,  exprimé  par  ces  paroles  du  Fils  de  Dieu, 
Plusieurs  sont  appelés  ;  le  petit  nombre  ,  marqué 
dans  ces  autres  paroles  du  même  Sauveur  ,  peu  sont 
élus.  Le  grand  nombre  ,  c'est-à-dire  ,  tous  les  hommes 
en  général ,  que  Dieu  appelle  au   salut,  et  à  qui  il 
fournit  pour  cela  les  moyens  nécessaires  ;  mais  dont 
la  plupart  ne  répondent  pas  à  cette  vocation  divine  , 
et  ne  cherchent  que  les  biens  visibles  et  présens.  Le 
petit  nombre  ,  c'est-à-dire  ,  en  particulier  les  vrais 
chrétiens  et  les  gens  de  bien  ,  qui  se  séparent  de  la 
multitude ,  renoncent  aux  pompes  et  aux  vanités  du 
siècle  ,-  et  par  l'innocence  de  leurs  moeurs  ,   par  la 
TOME  xiv.  $ 


i  i  4  PENSÉES    DIVERSES    SUR   LE    SÀLUT. 

sainteté  de  leur  vie,  tendent  sans  cesse  vers  le  sou- 
verain bonheur  ,  et  travaillent  à  le  mériter.  En  deux 
mots,  le  grand  nombre  ,  qui  sont  les  pécheurs  et  les 
réprouvés;  le  petit  nombre,  qui  sont  les  justes  et 
les  prédestinés.  Mais  voici  le  désordre  :  au  lieu 
d'aspirer  continuellement  à  être  de  ce  petit  nombre 
des  amis  de  Dieu  ,  de  ses  élus  et  de  ses  saints  ,  nous 
vivons  sans  peine ,  et  nous  demeurons  d'un  plein 
gré  ,  parmi  le  grand  nombre  des  pécheurs  et  des 
réprouvés  de  Dieu.  Nous  pensons  comme  le  grand 
nombre  ,  nous  parlons  comme  le  grand  nombre  , 
nous  agissons  comme  le  grand  nombre  ;  et  la  seule 
chose  où  il  nous  est  non  -  seulement  permis  ,  mais 
expressément  enjoint  de  travailler  à  nous  distinguer, 
est  justement  celle  où  nous  voulons  être  confondus 
dans  la  troupe  et  suivre  le  train  ordinaire. 

O  homme  si  jaloux  des  vains  honneurs  du  siècle! 
apprenez  à  mieux  connoître  le  véritable  honneur  , 
et  à  chercher  une  distinction  digne  de  vous  !  Le 
salut ,  le  rang  de  prédestiné  ,  voilà  pour  vous  le 
seul  objet  d'une  solide  et  sainte  ambition. 


DE  LA  FOI, 


ET  DES  VICES 


QUI  LUI  SONT  OPPOSES. 


Accord  de  la  Raison  et  de  la  Foi* 

Un  homme  du  monde  qui  fait  profession  de  chris- 
tianisme ,  et  à  qui  l'on  demande  compte  de  sa  foi , 
dit  :  Je  ne  raisonne  point  ;  mais  je  veux  croire.  Ce 
langage  bien  entendu  peut  être  bon  ;  mais  dans  un 
sens  assez  ordinaire,  il  marque  peu  de  foi ,  et  même 
«ne  secrète  disposition  à  l'incrédulité.  Car,  qu'est-ce 
à  dire  ,  je  ne  raisonne  point?  Si  ce  prétendu  chré- 
tien savoit  bien  là-dessus  démêler  les  véritables  sen- 
timens  de  son  cœur  ,  ou  s'il  les  vouloit  nettement 
déclarer,  il  reconnoîlroit  que  souvent  cela  sigtsifie  : 
Je  ne  raisonne  point  ,  parce  que  si  je  raisonuois, 
je  ne  croirois  rien;  je  ne  raisonne  point,  parce  que 
si  je  raisonnois  ,  ma  raison  ne  trouveroit  rien  qui  la 

!    déterminât  à  croire  ;  je  ne  raisonne  point ,  parce  que 
si  je  raisonnois  ,  ma  raison  même  m'opposeroit  des 
dillicultés  qui    me    détourneroient    absolument    de 
croire.  Or  ,  penser  de  la  sorte  et  être  ainsi  déposé, 
c'est  manquer  de  foi  :  car  la  foi  ,  je  dis  la  foi  chré- 
I    tienne  ,  n'est  point  un  pur  acquiescement  à  croire, 
(   ni  une  simple  soumission  de  l'esprit  ,    mais  un  ac- 
|  cruiescement  et  une  soumission  raisonnable  ;   et  si 

y. 


ï  I  6  ACCORD    DE    LA   RAISON 

cette  soumission  ,  si  cet  acquiescement  n'étoit  pas 
raisonnable  ,  ce  ne  seroit  plus  une  vertu.  Mais  com- 
ment sera-ce  un  acquiescement ,  une  soumission 
raisonnable,  si- la  raison  n'y  a  point  de  part  (1)? 

Il  faut  donc  raisonner,  mais  jusqu'à  certain  point 
et  non  au-delà.  Il  faut  examiner  ,  mais  sans  passer 
les  bornes  que  l'Apôtre  marquoit  aux  premiers 
fidèles  quand  il  leur  disoit  :  Mes  frères  >  en  vertu 
de  la  grâce  qui  m'a  été  donnée  ,  je  vous  avertis  tous 
sans  exception  de  ne  porter  point  trop  loin  vos  re- 
cherches dans  les  matières  de  la  Joi  ,  mais  d'user 
sur  cela  d'une  grande  retenue  ,  et  de  ri  y  toucher 
que  très  -  sobrement  (2).  Quelles  preuves  ,  quels 
motifs  me  rendent  la  religion  que  je  professe  ,  et 
conséquemment  tous  les  mystères  qu'elle  m'enseigne, 
évidemment  croyables  ?  voilà  ce  que  je  dois  tâcher 
d'approfondir  ,  voilà  ce  que  je  dois  étudier  avec  soin 
et  bien  pénétrer  ,  voilà  où  je  dois  faire  usage  de 
ma  raison  ,  et  sur  quoi  il  ne  m'est  pas  permis  de 
dire  :  Je  ne  raisonne  point.  Car  sans  cet  examen  et 
celte  discussion  exacte  ,  je  ne  puis  avoir  qu'une  foi 
incertaine  et  chancelante  ,  qu'une  foi  vague  ,  sans 
principes  et  sans  consistance.  Aussi  est-ce  pourquoi 
le  Prince  des  apôtres ,  saint  Pierre ,  nous  ordonne 
de  nous  tenir  toujours  prêts  à  satisfaire  ceux  qui 
nous  demanderont  raison  de  ce  que  nous  croyons 
et  de  ce  que  nous  espérons  (3).  Il  veut  que  nous 
soyons  toujours  là-dessus  en  état  de  répondre ,  de 
justifier  le  sage  parti  que  nous  suivons  ,  de  faire 

(1)  Rationahile  obsequium  vcstrum.  Rom.  12.  —  (2)  Rom.  »3.  — 
(3)  i.  Petr.  3. 


ET   DE   LA   FOI.  117 

'Voir  qu'il  n'en  est  point  de  mieux  établi  ,  et  de  pro- 
duire les  titres  légitimes  qui  nous  y  autorisent  et 
nous  y  attachent  inviolablement. 

Mais  quel  est  le  fond  de  ces  grands  mystères , 
que  la  religion  me  révèle,  et  qui  nous  sont  annon- 
cés dans  l'évangile?  en  quoi  consistent- ils?  com- 
ment s'accomplissent-ils  ?  c'est  là  que  la  raison  doit 
s'arrêter ,  qu'elle  doit  réprimer  sa  curiosité  natu- 
relle ,  et  qu'il  ne  m'est  plus  seulement  permis  ,  mais 
expressément  enjoint  de  dire  :  Je  ne  raisonne  point, 
je  crois.  En  effet ,  il  me  suffit  de  savoir  que  je  dois 
croire  tout  cela  ,  que  je  crois  prudemment  tout  cela, 
que  je  serois  déraisonnable  et  criminel  de  ne  pas 
croire  tout  cela  :  m'étant  enseigné  par  une  religion 
dont  les  plus  forts  raisonnemens  ,  et  les  argumens 
les  plus  sensibles  me  font  connoître  l'incontestable 
vérité.  C'est-là ,  dis  -  je  ,  tout  ce  qu'il  me  faut  ;  et 
si  je  voulois  aller  plus  avant,  si ,  par  une  présomp- 
tion semblable  à  celle  de  saint  Thomas  dans  le  temps 
de  son  incrédulité,  je  disois  comme  lui  :  A  moins 
que  je  ne  voie  ,  je  ne  croirai  point  (1)  ,  dès-lors  je 
perdrois  la  foi ,  je  l'anéantirois  ,  et  j'en  détruirois 
tout  le  mérite.  Je  l'anéantirois  :  pourquoi  ?  parce 
qu'il  est  essentiel  à  la  foi  de  ne  pas  voir  ,  et  de  croire 
ce  qu'on  ne  voit  pas.  J'en  détruirois  tout  le  mérite  : 
pourquoi  ?  parce  qu'il  n'y  a  point  de  mérite  à  croire 
ce  qu'on  a  sous  les  yeux  ,  ce  qui  nous  est  présent  et 
qui  nous  frappe  les  sens,  ce  qu'on  voit  clairement 
et  distinctement.  On  n'est  point  libre  sur  cela;  on 
n'est  point  maître  de  sa  créance  pour  la  donner  ,  ou 

(1)  Joan.  20. 


Il8  ACCORD   DE   LA   RAISON 

pour  la  refuser  ;  on  est  persuadé  malgré  soi  ;  on  est 
convaincu  sans  qu'il  en  coûte  ni  eiïort ,  ni  sacrifice. 
El  c'est  en  ce  sens  que  le  Sauveur  des  hommes  a  dit  : 
Heureux  ceux  qui  n'ont  point  vu  ,  et  qui  ont  cru  (i  ). 
Tel  est  donc  l'accord  que  nous  devons  faire  de  la 
raison  et  de  la  religion.  La  raison  éclairée  d'en  haut , 
fait  comme  les  premiers   pas  ,   ou  met   comme  les 
préliminaires  en   nous  convaincant   que   la   religion 
•vient  de  Dieu  :  que  de  tous  les  articles  qu'elle  con- 
tient,  il  n  yen  a  pas  un  qui  n'ait  été  révélé  de  Dieu  , 
soit  dans  l'Ecriture  ,  soit  dans  la  tradition  expliquée 
et  proposée  par  l'Eglise  ;  que  Dieu  étant  absolument 
incapable  d'erreur  ou  de  mensonge  ,  il  s  ensuit  que 
tout  ce  qu'il  a  prononcé  est   souverainement  vrai  ; 
enfin  ,  que  la  religion  ne  nous  annonçant  que  la  pa- 
Tole  de  Dieu  ,  et  ne  nous  l'annonçant  qu'au  nom  de 
Dieu,  elle  esi  par  conséquent   également  vraie,    et 
demande  une  adhésion  parfaite  de  notre  esprit  et  de 
notre  cœur.  Voilà  où  la  raison  agit,  et  ce  que  nous 
découvrons  à  la  faveur   de   ses   lumières.    Mais  ce 
principe  posé  en  général ,  la  religion  prend  ensuite 
le  dessus;  elle  propose  ses  vérités  particulières  :  et 
toutes  cachées  qu'elles  sont ,  elle  y  soumet  la  raison, 
sans  lui   laisser   la  liberté  d'en   percer   les  ombres 
mystérieuses.  Si  par  son  indocilité  naturelle  et  par 
son  orgueil  la  raison  y  répugne  ,  la  religion  ,  par  le 
poids  de  son  autorité  et  par  un  commandement  ex- 
près, la  réduit  sous  le  joug  et  la  lient  captive.  Si  la 
raison  ose  dire  :  Comment  ceci,  ou,  comment  cela? 
C'est   assez,  lui  répond  la  religion,  d'être  instruit 

(1)  Joan.  20. 


ET   DE   LA    FOI.  IlQ 

qne  ceci  ou  cela  est ,  et  de  n'en  pouvoir  douter  se- 
lon les  règles  de  la  prudence.  Or  on  n'en  peut  dou- 
ter prudemment,  puisque,  selon  les  règles  de  la 
prudence ,  on  ne  peut  douter  que  Dieu  ne  l'ait  ainsi 
déclaré.  Cette  réponse  ,  ce  silence  imposé  à  la  rai- 
son, l'humilie;  mais  c'est  une  humiliation  salutaire, 
qui  empêche  la  raison  de  s'égarer,  de  s'émanciper , 
de  tourner,  suivant  l'expression  de  saint  Paul  ,  à 
tout  vent  de  doctrine,  et  qui  la  contient  dans  les 
justes  limites  où  elle  doit  être  resserrée,  et  d'où  elle 
ne  doit  jamais  sortir.  De  cette  sorte,  notre  foi  est 
ferme,  sans  rien  perdre  néanmoins  de  son  obscu- 
rité ;  et  elle  est  obscure  ,  sans  rien  perdre  non  plus 
de  sa  fermeté. 

II.  Développons  encore  la  chose  ,  et  pour  la  ren- 
dre plus  intelligible  et  lui  donner  un  nouveau  jour, 
mettons-la  dans  une  espèce  de  pratique.  Je  suppose 
un  chrétien  surpris  d'une  de  ces"  tentations  qui  atta- 
quent la  foi ,  et  dont  les  âmes  les  plus  religieuses  et 
les  plus  fidèles  ne  sont  pas  exemptes  elles-mêmes 
à  certains  momens.  Car  il  y  a  des  momens  où  une 
ame  ,  quoique  chrétienne,  est  intérieurement  aussi 
agitée  par  rapport  à  la  foi  ,  que  le  fut  saint  Pierre 
sur  les  eaux  de  la  mer  ,  quand  Jésus-Christ  lui  dit  : 
Homme  de  peu  de  foi ,  pourquoi  avez-vous  douté  (  i)  /*" 
Cependant  on  ne  doute  pas  :  on  croit,  mais  d'une 
foi  troublée,  d'une  foi  presque  chancelante  ;  et  l'im- 
pression est  si  vive  en  quelques  rencontres,  qu'il 
semble  qu'on  ne  croit  rien  ,  et  qu'on  ne  tient  à  rien. 
Epreuve  difficile  à  soutenir,  mais  que  Dieu  permet 

^  )Matth.  14. 


120  ACCORD   DE   LA  RAISON 

pour  épurer  notre  foi  même  et  pour  la  perfection-^ 
ner/Il  a  ses  vues  en  cela  ;  et  bien  qu'il  paroisse  nous 
délaisser  ,  ce  sont  pour  nous  des  vues  de  salut ,  parce 
qu'il  sait  que  tout  contribue  à  la  sanctification  de 
ses  élus,  et  qu'au  lieu  de  dégénérer  et  de  tomber, 
c'est  dans  une  foiblesse  apparente  que  la  vertu  se 
déploie  avec  plus  de  force  et  qu'elle  s'avance. 

Or  en  de  pareilles  conjonctures  ,  dans  lesquelles 
je  puis  me  trouver  aussi  bien  que  les  autres ,  que 
fais-je ,  ou  que  dois-je  faire?  Après  avoir  imploré 
l'assistance  divine  ;  après  m'être  écrié  comme  le 
Prince  des  apôtres  en  levant  les  mains  au  ciel  :  Sei- 
gneur ,  sauvez-nous  ,  autrement  nous  allons  pé- 
rir (i)  ,  je  fais  un  retour  sur  moi-même,  et  pour 
me  fortifier  ,  j  appelle  tout  ensemble  à  mon  secours  , 
et  ma  raison  et  ma  religion.  L'une  et  l'autre  me  prê- 
tent ,  pour  ainsi  dire  ,  la  main  ,  et  concourent  à  cal- 
mer mes  inquiétudes  et  à  me  rassurer. 

Ma  raison  me  rappelle  ces  grands  motifs  qui  m'ont 
toujours  déterminé  à  croire  ,  et  m'ont  paru  jusqu'à 
présent  les  plus  propres  à  m'affermir  dans  la  foi  où 
j'ai  été  élevé.  Par  exemple  ,  elle  me  représente  ce 
vaste  univers,  et  cette  multitude  innombrable  d'êtres 
visibles  qui  le  composent.  Elle  m'en  fait  admirer  la 
diversité  ,  la  beauté  ,  l'immense  étendue  ,  l'arran- 
gement ,  l'ordre  ,  la  liaison  ,  la  dépendance  mutuelle , 
l'utilité  ,  la  durée  depuis  tant  de  siècles  et  leur  per- 
pétuité. Elle  me  fait  contempler  les  cieux  qui  rou- 
lent sur  nos  têtes  ,  et  dont  les  mouvemens  si  rapides 
sont  toujours  si  réglés  :  ces  astres  qui  nous  éclairent , 
(0  Mattb.  14. 


ET   DE   LA   FOI.  121 

ce  nombre  prodigieux  d'étoiles  qui  brillent  dans  le 
firmament  ,  cette  variété  de  saisons  qui ,  par  des  ré- 
solutions si  constantes  et  si  merveilleuses  ,  se  suc- 
cèdent tour  à  tour  et  partagent  le  cours  des  temps. 
Elle  me  fait  parcourir  de  la  pensée  ,  plutôt  que  de 
la  vue ,  ces  longs  espaces  de  terres  et  de  mers  ,  qui 
sont  comme  le  monde  inférieur  au-dessous  du  monde 
céleste.  Que  de  richesses  j'y  aperçois  !  que  de  pro- 
ductions différentes  ,  et  de  toutes  les  espèces  !  quelle 
fécondité  !  quelle  abondance  !  Y  manque-t-il  rien 
de  tout  ce  qui  peut  servir  ,  non-seulement  à  l'entre- 
tien nécessaire  ou  commode  ,  mais  à  la  splendeur  et 
à  l'éclat ,  mais  à  la  somptuosité  et  à  la  magnificence  , 
mais  aux  douceurs  et  aux  délices  de  la  vie  ?  Sans  égard 
à  bien  d'autres  preuves  que  je  passe  ,  et  sur  lesquelles 
ma  raison  pourroit  insister,  en  voilà  d'abord  autant 
qu'il  faut  pour  m'attacher  à  la  foi  d'un  Dieu  toujours 
existant   et  toujours  vivant,    l'Etre  souverain,  le 
principe  de   toutes  choses ,  et   l'auteur  de  tant  de 
merveilles.  Car  discourant  en  moi-même  ,  et  jugeant 
selon  les  règles  d'une  droite  raison  et  selon  le  sens 
ordinaire  et  le  plus  universel ,  j'observe  d'un  pre- 
mier coup-d'œil  ,  qu'un  ouvrage  si  bien  assorti  dans 
toutes  ses  parties ,  et  d'une  structure  au-dessus  de 
tout  l'artifice  humain  ,  ne  peut  être  le  pur  effet  du 
hasard.  Que  ce  firmament ,  ces  cieux ,  ces  astres  , 
cette  terre ,  ces  mers ,  que  tout  cela  et  tout  ce  que 
nous  voyons ,  ne  s'est  point  fait  de  soi-même  ,  ne 
s'est    point    arrangé   de  soi-même,  ne  se    remue 
point  de  soi-même  ,  ne  subsiste  point  par  soi-mê- 
me ,  sans  qu'aucune  intelligence  supérieure   y  pré- 


122  ACCORD   DE    LA   RAISON 

side  ,  ni  jamais  y  ait  préside.  Le  sentiment  qui  me 
Tient  donc  là-dessus  et  qui  me  touche  ,  pour  peu 
que  j'y  fasse  attention  „  est  de  reconnoîire  une  pre- 
mière cause, et  un  premier  moteur,  un  ouvrier  par 
excellence  ,  une  puissance  suprême  de  qui  tout  est 
émané  et  qui  ordonne  tout  ,  qui  dispose  tout,  qui 
donne  à  tout  l'impression  ,  qui  anime  et  sou  lient 
tout.  Or  cet  excellent  ouvrier,  cette  puissance  pri- 
mitive, essentielle,  indépendante,  toujours  subsis- 
tante ,  c'est  ce  que  nous  appelons  Dieu  ,  et  ce  que 
nous  devons  honorer  comme  Dieu. 

Je  dis  honorer  comme  Dieu  ;  et  de  degré  en  de- 
gré, la  même  raison  qui  me  guide  me  porte  plus 
avant,  et  me  fait  passer.de  la  connoissance  de  Dieu 
à  la  connoissance  du  culte  que  je  lui  dois  rendre, 
et  qu'il  a  droit  d'exiger  de  moi.  Culte  religieux  :  et 
qu'y  a-t-il  de  plus  raisonnable  ,  soit  dans  le  Créa- 
teur, que  d'attendre  de  ses  créatures  les  justes  hom- 
mages qui  lui  appartiennent ,  et  de  les  leur  deman- 
der ;  soit  dans  les  créatures  ,  que  de  glorifier,  selon 
qu'elles  en  sont  capables,  le  Créateur  de  qui  elles 
ont  reçu  l'être;  que  d'ajouter  foi  à  ses  oracles,  de 
se  conformer  à  ses  volontés  ,  de  pratiquer  sa  loi ,  de 
lui  offrir  leur  encens,  et  de  se  dévouer  pleinement 
à  son  service?  En  cela  consiste  la  religion  :  mais 
parce  que  dans  la  multiplicité  des  religions,  qui, 
par  l'égarement  des  esprits  ,  se  sont  introduites  parmi 
les  hommes,  il  yen  a  nécessairement  de  fausses  ,  et 
que  Dieu  réprouve,  puisqu'elles  se  contredisent  les 
unes  les  autres  ;  il  est  question  d'en  chercher  une 
véritable  ,  et  d'examiner  de  plus  si  celle  -  là  même 


ET   DE   LA   FOI.  123 

n'est  pas  l'unique  véritable.  Or  entre  celles  qui 
régnent  actuellement  clans  le  monde  ,  je  trouve  la 
religion  chrétienne ,  et  à  la  lueur  de  ma  seule  raison  , 
j'y  découvre  des  caractères  de  vérité  si  marqués  , 
qu'ils  doivent  convaincre  tout  esprit  sensé  ,  solide  , 
docile  ,  qui  ne  s'obstine  point  à  imaginer  des  diffi- 
cultés ,  nia  faire  naître  de  vaines  disputes. 

Quand  il  n'y  auroit  point  d'autre  témoignage  que 
celui  des  miracles  de  Jésus-Christ,  ce  seroit  une 
preuve  plus  que  suffisante.  Ce  nouveau  législateur 
paroît  sur  la  terre  ;  il  y  prêche  son  évangile,  qui  est 
la  loi  chrétienne  ,  et  pour  autoriser  sa  prédication  , 
il  se  dit  envoyé  de  Dieu.  Il  est  évident  que  si  c  est 
Dieu  qui  l'envoie  ,  et  que  ce  soit  au  nom  de  Dieu 
qu  il  parle  ,  tout  ce  qu'il  enseigne  est  vrai ,  et  que 
nous  sommes  obligés  de  souscrire  à  sa  doctrine.  Car 
il  faudroit  ne  pas  avoir  la  plus  légère  notion  de 
Dieu  ,  pour  se  persuader  qu'il  pût  attester  le  men- 
songe et  le  confirmer.  Ce  qui  reste  donc  à  Jésus- 
Christ  ,  c'est  de  prouver  sa  mission  ;  mais  comment 
lentreprend-il?  par  les  miracles  qu'il  opère.  Les 
choses  que  je  fais  ,  dit-il,  rendent  témoignage  de 
moi  ;  si  vous  ne  rnen  croyez  pas  sur  ma  parole , 
croyez-en  mes  œuvres  (i).  Et  il  est  encore  certain 
que  ces  œuvres  miraculeuses  étant  au-dessus  des 
forces  de  la  nature  ,  et  ne  pouvant  procéder  que  de 
la  vertu  d'en  haut ,  si  Jésus-Christ  a  fait  réellement 
des  miracles ,  surtout  certains  miracles ,  et  qu'il  les 
ait  faits  pour  affirmer  qu'il  est  le  Messie  ,  on  ne  peut 
plus  lui  contester  cette  qualité,  ni  douter  qu'il  ne 

(1)  Joan.  ia< 


t2£  ACCORD   DE   LA   RAISON 

soit  venu  de  la  part  de  Dieu.  Autrement  Dieu  seroit 
l'auteur  de  l'imposture  ,  en  lui  communiquant  un 
pouvoir  dont  il  se  seroit  prévalu  pour  tromper  les 
peuples  ,  et  abuser  de  leur  crédulité. 

Or,  que  Jésus-Christ  ait  fait  des  miracles  ,  et  des 
miracles  du  premier  ordre  ,  et  des  miracles  en  très- 
grand  nombre  ,  et  des  miracles  des  plus  éclatans  ,  et 
des  miracles  dont  la  fin  principale  étoit  de  se  faire 
conuoîlre  comme  l'envoyé  de  Dieu  ;  qu'il  ait  chassé 
des  corps  les  démons  et  délivré  les  possédés;  qu'il 
ait  exercé  sur  les  élémens  un  empire  absolu ,  et  qu'ils 
aient  obéi  à  sa  voix;  qu'il  ait  commandé  à  la  mer, 
apaisé  ses  flots,  calmé  les  tempêtes;  qu'il  ait  guéri 
toutes  sortes  de  maladies ,  rendu  la  vue  aux  aveugles , 
l'ouïe  aux  sourds  ,  l'usage  de  la  langue  aux  muets,  le 
sentiment  et  le  mouvement  aux  paralytiques;  la  vie 
aux  morts  ;  enfin  que  par  le  prodige  le  plus  singulier 
et  le  plus  inouï ,  il  se  soit  ressuscité  lui-même  après 
avoir  été  mis  à  mort  et  enfermé  dans  le  tombeau , 
c'est  de  quoi  une  raison  éclairée  et  dégagée  de  tout 
préjugé  ne  peut  refuser  de  convenir.  11  n'y  a  qu'à 
considérer  mûrement  et  par  ordre  toutes  les  circons- 
tances dont  ces  faits  se  trouvent  revêtus  ,  leur  va- 
riété ,  leur  éclat ,  le  temps ,  les  occasions ,  les  lieux  , 
les  campagnes,  les  places  publiques  où  ils  se  sont 
passés;  la  multitude  de  gens  qui  en  ont  été  specta- 
teurs ,  ou   qui,   sur  le  récit  qu'ils  en  entendoient 
comme  de  miracles  avérés  et  tout  récens  ,  embras- 
soient  la  foi  ei  formoient  ces  troupes  de  chrétiens  si 
célèbres  par  leur  zèle  et  leur  sainteté;  les  qualités  ir- 
réprochables des  témoins,  qui  les  ont  vus,  qui  le* 


ET    DE    LA    FOI.  123 

t>nt  rapportés ,  qui  les  ont  publiés  jusqu'aux  extrémités 
de  la  terre  ,  qui  les  ont  transmis  à  la  postérité  dans 
leurs  évangiles  ,  qui  les  ont  soutenus  sans  se  démentir 
jamais  ,  et  en  ont  défendu  la  vérité  aux  dépens  de 
leur  fortune ,  de  leur  repos  ,  de  leur  vie.  Il  n'y  a  , 
dis-je  ,  qu'à  faire  une  discussion  exacte  de  chacun  de 
ces  points  ,  et  d'autres  que  je  n'ajoute  pas  ;  il  n'y  a 
qu'à  les  bien  peser  ,  et  on  avouera  que  de  tous  les 
faits  historiques  ,  nuls  ne  sont  plus  solidement  ap- 
puyés, ni  plus  à  couvert  de  la  censure.  Mais  encore 
une  fuis  cette  perquisition  ,  à  qui  doit-elle  appar- 
tenir,  et  du  ressort  de  qui  est-elle,  si  ce  n'est  du 
ressort  de  la  raison  ?  C'est  à  la  raison  d'éclaircir 
d'abord  tout  cela  ,  de  le  vérifier  ,  et  d'en  tirer  des 
preuves  authentiques  en  faveur  de  la  religion. 

III.  Cependant ,  après  m'être  convaincu  par  là , 
et  par  cent  autres  motifs  ,  que  je  dois  m'en  tenir  à 
la  loi  de  Jésus  -  Christ  ;  après  m'étre,  pour  ainsi 
dire,  démontré  à  moi-même  ,  par  la  voie  du  rai- 
sonnement ,  que  c'est  une  loi  divine  ,  une  loi  que 
l'esprit  de  vérité  ,  qui  est  l'esprit  de  Dieu  ,  a  dictée; 
après  avoir  conclu  en  général  et  par  une  consé- 
quence nécessaire,  que  cette  loi  ne  peut  donc  me 
tromper  ,  et  que  je  ne  puis  m'égarer  en  la  suivant; 
que  tout  ce  que  celte  loi  m'enseigne  ,  est  donc  tel  en 
effet  qu'elle  me  l'enseigne  ,  et  que  tout  ce  qu'elle  me 
propose  de  dogmes  à  croire,  sont  autant  d'articles 
de  foi  auxquels  je  suis  indispensablement  obligé 
d'adhérer  ;  que  de  vaciller  là-dessus  ,  et  de  demeurer 
un  moment  dans  une  suspension  volontaire ,  ce 
seroit  donc  un  crime  et  une  infidélité  digne  de  la 


126  ACCORD   DE   LA    RAISON 

damnation  éternelle  :  enfin  ,  après  avoir  bien  com- 
pris le  grand  oracle  du  Prince  des  apôtres,  que  cette 
loi  ayant  été  donnée  aux  hommes  pour  être  la  seule 
règle  et  de  notre  créance  et  de  nos  mœurs  ,  il  n  est 
point  sous  le  ciel  d'autre  nom  en  vertu  duquel  nous 
puissions  être  sauvés,  que  le  nom  de  Jésus-Christ  (  1  )  ,• 
du  reste,  si  ma  raison  veut  aller  plus  loin  ,  et  qu'elle 
prétende  percer  l'abîme  des  impénétrables  mystères 
que  la  religion  nous  a  révélés  ,  mais  dont  elle  nous 
a  caché  le  fond  ,  c'est  là  que  la  foi  prend  le-dessus, 
qu'elle  s'élève,  qu'elle  défend  ses  droits,  qu'elle 
me  met  un  voile  sur  les  yeux  ,  et  me  condamne  à 
ne  plus  marcher  que  dans  les  ténèbres. 

La  raison  a  beau  se  récrier ,  celte  raison  égale- 
ment curieuse  et  présomptueuse  :  elle  a  beau  de- 
mander :  Mais  qu'est-ce  que  le  mystère  d'un  Dieu 
en  trois  personnes  ,  et  de  trois  personnes  dans  un 
seul  Dieu  ?  mais  qu'est-ce  que  le  mystère  d'un  Dieu 
fait  homme  sans  cesser  d'être  Dieu,  mortel  et  im- 
mortel tout  ensemble  ,  passible  et  impassible  ,  réu- 
nissant dans  une  même  personne  toute  la  gloire  de 
la  divinité  ,  et  toutes  les  misères  de  notre  humanité  ? 
mais  qu'est-ce  que  le  mystère  d'un  Dieu -homme, 
réellement  présent  sous  les  espèces  du  pain  et  du 
vin  dans  le  sacrement  de  nos  autels?  qu'est-ce  que 
tout  le  reste?  Là-dessus  la  foi  lui  dit  ce  que  Dieu 
dit  à  la  mer  :  Tu  viendras  jusque-là ,  mais  c'est  là 
même  que  tu  t'arrêteras  ;  c'est  là  que  tu  briseras 
tes  Jlots  ,  et  que  tu  abaisseras  les  enflures  de  ton 
orgueil  (2).  Arrêt  absolu  ,  contre  lequel  une  raison 

(0  Act.  4.  —  (2)  Job.  38. 


ET    DE    LA   FOI.  127 

chrétienne  n'a  rien  à  opposer  ni  à  répliquer.  Elle 
y  trouve  même  des  avantages  infinis:  car  c'est  ainsi 
que- l'homme,  en  faisant  à  Dieu  le  sacrifice  de  son 
corps  par  la  pénitence  ,  le  sacrifice  de  son  cœur  par 
1  amour ,  lui  fait  encore  le  sacrifice  de  son  esprit  par 
la  foi.  En  sacrifiant  à  Dieu  son  corps  par  la  péni- 
tence ,  il  honore  Dieu  comme  souverainement  équi- 
table ;  en  sacrifiant  à  Dieu  son  cœur  par  l'amour  , 
il  honore  Dieu  comme  souverainement  aimable  ;  et 
en  sacrifiant  a  Dieu  son  esprit  par  la  foi  ;  il  honore 
Dieu  comme  souverainement  infaillible  et  véritable. 
Avantages  par  rapport  à  Dieu  :  mais  de  plus  ,  à 
prendre  la  chose  par  rapport  à  l'homme  et  à  sa  tran- 
quillité ,  il  ne  lui  doit  pas  être  moins  avantageux 
d'avoir  une  règle  qui  seule  arrête  les  vicissitudes 
perpétuelles  de  sa  raison,  lorsqu'elle  est  abandonnée 
à  elle-même.  Or  cette  règle ,  c'est  la  foi.  En  effet , 
sans  une  foi  soumise  ,  toutes  les  lumières  de  ma 
raison  ,  au  lieu  de  me  rassurer  dans  le  choix  d'un 
parti ,  et  de  me  mettre4'esprit  en  repos ,  ne  serviront 
au  contraire  qu'à  me  jeter  chaque  jour  dans  de  nou- 
veaux embarras ,  et  à  me  causer  de  nouvelles  a»ita- 
tions.  Car  on  sait  combien  la  raison  humaine  ,  dès 
qu'on  lui  donne  l'essor,  est  variable  dans  ses  vues, 
et  combien  elle  est  féconde  en  idées  toujours  nou- 
velles que  l'imagination  lui  suggère.  De  sorte  qu'au- 
jourd'hui nous  pensons  d'une  façon  et  demain  d'une 
autre;  qu'aujourd'hui  un  sentiment  nous  plaît,  et 
que  demain  nous  le  rejetons;  qu'aujourd'hui  une 
difficulté  nous  fait  de  la  peine,  et  qu'elle  n'est  pas 
plutôt  résolue ,   tju'un  autre  doute  vient   bientôt 


128  ACCORD   DE   LA   RAISON 

après  nous  troubler  :  ce  qui  est  surtout  vrai  en  ma- 
tière de  religion  ,  et  ce  qui  est  encore  plus  commun 
aux  esprits  vifs  et  pénétrans  ,  aux  prétendus  sages 
et  aux  savans  du  siècle  ,  qu'à  des  esprits  simples  et 
bornés.  D'où  il  arrive  que  nous  demeurons  dans 
une  perplexité  où  l'on  se  prête  à  tout  ce  qui  se  pré- 
sente, et  l'on  ne  tient  à  rien.  Saint  Augustin  nous 
le  témoigne  assez  en  parlant  de  lui-même.  Il  cher- 
choit  la  vérité,  il  en  faisoit  son  étude,  il  y  employoit 
toute  sa  philosophie  :  mais  après  bien  des  recherches, 
et  après  être  tombé  dans  les  erreurs  les  plus  gros- 
sières,  il  étoit  toujours  flottant  et  incertain  ,  et  ne 
trouvoit  rien  où  il  crût  pouvoir  se  reposer  :  pour- 
quoi ?  parce  qu'il  ne  prenoit  point  d'autre  guide 
que  sa  raison  ,  et  qu'elle  ne  lui  suffisoit  pas  pour 
tenir  son  esprit  en  arrêt ,  et  pour  le  guérir  de  ses 
inquiétudes.  De  là  tant  de  changemens ,  tant  de 
mouvemens  inutiles,  tant  de  systèmes  dillerens  dont 
il  se  laissa  préoccuper,  et  dont  il  ne  revint  que 
lorsqu'il  pensa  sérieusement  à  se  convertir  et  à  em- 
biasser  la  foi.  En  quels  termes  s'explique-t-il  là- 
dessus  dans  ses  confessions ,  et  déplore-t-il  l'aveu- 
glement où  il  avoil  vécu  pendant  plusieurs  années! 
Quelles  actions  de  grâces  rend  -  il  à  Dieu ,  d'avoir 
rompu  le  charme  d'une  science  profane  qui  lui  fas- 
cinoit  les  yeux ,  et  de  l'avoir  réduit  à  la  sainte  igno- 
rance d'une  foi  souple  et  docile  ! 

Car  si  la  raison  se  soumet  à  la  foi  ;  si ,  dans  une' 
parfaite  intelligence,  elles  se  donnent  mutuellement 
le  secours  qu'elles  doivent  recevoir  l'une  de  l'autre  , 
voilà  le  moyen  prompt  et  immanquable  de  pacifier 

mon 


ET  DE   LA   FOI*  129 

mon  ame  et  de  me  prémunir  Contre  toutes  les  at- 
taques dont  je  puis  être  assailli  au  sujet  de  la  reli- 
gion. De  quelque  doute  que  je  sois  combattu  malgré 
moi  ,  soit  par  la  malice  de  l'esprit  tentateur ,  soit 
par  les  discours  d'une  troupe  de  libertins,  soit  par 
les  révoltes  involontaires  de  ma  raison  et  son  in- 
docilité naturelle,  je  n'ai  point  de  réplique  plu* 
courte  ni  plus  décisive  à  faire  ,  que  celle  de  Jésus- 
Christ  même  au  démon  qui  le  vint  tenter  dans  le 
désert  :  77  est  écrit.  Oui ,  il  est  écrit  qu'il  y  a  un 
premier  Etre  ,  et  qu'il  n'y  en  a  qu'un  ,  éternel ,  invi- 
sible ,  tout-puissant,  par  qui  le  monde  a  été  créé, 
et  par  qui  il  est  conservé  et  gouverné.  Il  est  écrit 
que ,  dans  cet  Etre  adorable  et  celle  suprême  divi- 
nité, il  y  a  tout  à  la  fois,  et  sans  confusion  ,  une 
unité  de  substance,  et  une  tri  ni  té  de  personnes.il 
est  écrit  que  ,  de  cette  trinité  de  personnes,  Père, 
Fils,  et  Saint-Esprit ,  le  Fils  égal  à  son  Père  et  en- 
voyé de  son  Père ,  est  venu  sur  la  terre  pour  la  ré- 
demption des  hommes  ;  que  ,  tout  Dieu  qu'il  est  et 
qu'il  n'a  jamais  cessé  d'être  ,  il  s'est  fait  homme  lui- 
même  ,  il  a  vécu  parmi  nous,  il  est  mort  sur  une 
croix  ,  il  est  ressuscité  et  monté  au  ciel.  Il  est  écrit 
que  ce  nouveau  législateur  et  ce  sauveur,  voulant 
demeurer  avec  nous  jusqu'à  la  consommation  des 
siècles,  nous  a  laissé  sa  chair  sacrée  et  son  précieux 
sang  sous  les  apparences  du  pain  et  du  vin  ;  que 
nous  offrons  l'un  et  l'autre  en  sacrifice,  et  que  l'un 
et  l'autre  ,  pour  le  soutien  de  nos  âmes  ,  nous  sert , 
comme  sacrement,  de  nourriture  et  de  breuvage.  Il 
est  écrit  qu'il  y  aura  un   jugement  où  nous  serons 

TOME    XIV,  fj 


î3o  ACCORD   DE    LA   RAISON 

lotis  appelés,  el  que,  dès  maintenant,  il  y  a  une 
béatitude  céleste  ,  où  les  bons  seront  à  jamais  récom- 
pensés ,  et  un  enfer  où  les  pécheurs  seront  condam- 
nés à  un  tourment  sans  mesure  et  sans  fin.  Ainsi 
des  autres  articles  qui  me  sont  proposés  comme  des 
points  de  créance.  Or ,  du  moment  que  tout  cela 
est  écrit ,  c'est-à-dire  ,  que  tout  cela  m'est  révélé  de 
Dieu  ou  de  la  part  de  Dieu ,  et  que  cette  révélation 
m'est  tellement  notifiée  par  des  motifs  de  crédibi- 
lité ,  qu'il  seroit  contre  le  bon  sens  de  n'en  vouloir 
pas  convenir ,  je  ne  demande  rien  de  plus.  Je  rends 
à  la  foi  par  mon  obéissance  l'hommage  qui  lui  est 
dû  ;  je  lui  laisse  prendre  l'ascendant  et  exercer  son 
empire.  Dès  qu'elle  parle  ,  je  l'écoute  ,  je  me  tais  , 
je  crois ,  parce  que  je  me  sens  assuré  de  tout  ce 
qu'elle  me  dit.  Autant  qu'il  me  vient  à  l'esprit  de 
questions  /d'objections  ,  de  raisonnemens  où  je  me 
me  perds  et  que  je  ne  puis  démêler,  autant  de  fois 
que  j'ai  recours  au  sentiment  de  l'Apôtre  ,  et  je  me 
contente  avec  lui  de  m'écrier  :  0  profondeur  de  la 
sagesse  et  de  la  science  de  Dieu  !  que  ses  jugemens 
sont  incompréhensibles  ,  et  que  ses  voies  sont  au- 
dessus  de  ce  qu'on  en  peut  découvrir  !  car  qui  a 
pénétré  dans  les  pensées  du  Seigneur  ,  el  qui  est 
entré  dans  son  conseil  (î)-?  Suivant  ces  principes 
et  y  demeurant  ferme  ,  je  résous  dans  un  mot  toutes 
les  diflicultés  ,  je  dissipe  tous  les  doutes  ,  je  me  dé- 
barrasse de  mille  réflexions  dangereuses  el  perni- 
cieuses ,  du  moins  très-importunes  et  inutiles  ,  j'agis 
en  paix ,  et  n'ai  d'autre  soin  que  de  vivre  chrétien- 

(i)  Ruiu.  ii, 


ET  DE   LÀ  FOI.  î3l 

cernent  selon  les  maximes  et  sous  la  direction  de 
Ja  foi. 

Mais  comment  croire  ce  que  Ton  ne  comprend 
pas?  Esprit  humain,  ne  te  feras-tu  point  justice? 
ne  connoîlras-tu  point  ta  foiblesse ,  et  pour  la  con- 
noître ,  ne  te  consulteras- lu  point  toi-même  et  ta 
propre  raison?  Car,  à  ne  consulter  même  que  la 
raison  ,  qui  ne  voit  pas  ,  à  moins  qu'on  ne  soit  dé- 
pourvu de  toute  lumière  ,  combien  il  est  déraison- 
nable et  peu  soutenable  de  ne  vouloir  pas  croire 
«ne  chose ,  parce  qu'elle  est  au-dessus  de  nos  con- 
naissances ,  et  qu'on  ne  la  peut  comprendre  ?  Hé  ! 
combien  de  choses  existent  dans  toute  l'étendue  de 
l'univers  ,  combien  se  passent  sous  nos  yeux  et  nous 
sont  certaines ,  sans  que  nous  les  comprenions  ? 
Parce  que  nous  ne  les  comprenons  pas,  en  sont- 
^Iles  moins  vraies  ?  Parce  qu'on  n'a  pas  compris 
jusqu'à  présent  comme  se  fait  le  flux  et  le  reflux 
de  la  mer ,  est-il  un  homme  assez  insensé  pour 
douter  de  ce  mouvement  des  eaux  si  régulier  et  si 
constant  ?  Comprenons -nous  bien  les  ouvrages  de 
la  nature,  et  combien  y  en  a-t-il  qui  échappent  à 
nos  prétendues  découvertes  et  à  toute  notre  péné- 
tration ?  Jugeons  de  là  si  nous  devons  être  surpris 
que  les  mystères  de  Dieu  soient  hors  de  notre  portée, 
et  que  nous  ne  puissions  y  atteindre;  et  jugeons 
encore  de  là  même  si  c'est  une  juste  conséquence 
de  dire  :  Je  ne  dois  point  croire  que  cela  soit,  puisque 
je  n'y  conçois  ri^n. 

A   Dieu  ne  plaise  que  je  pense   de  la  sorte  ,  ni 
que  j'ose  ,  Seigneur ,  m'ingérer  dans  des  secrets  qui 

o. 


l32  ACCORD  DE  LA  RAISON  LT  DE  LA  FOI. 
me  sont  présentement  inconnus.  Ce  seroit  une  pré- 
somption; et  selon  la  menace  de  votre  Saint-Esprit, 
en  voulant  contempler  de  trop  près  votre  majesté', 
je  m'exposerois  à  être  accablé  de  votre  gloire.  Le 
jour  viendra,  je  l'espère  ainsi  de  votre  miséricorde, 
il  viendra  cet  heureux  jour  où  j'entrerai  dans  votre 
sanctuaire  éternel  ,  où  vous  vous  montrerez  à  moi 
dans  tout  votre  éclat,  où  je  vous  verrai  face  à  face. 
D'une  foi  ténébreuse,  vous  me  ferez  passer  à  une 
clarté  sans  nuage  et  toute  lumineuse.  Mais  jusque- 
là,  jusqu'à  ce  jour  de  la  grande  révélation  ,  vous  me 
mettez  à  l'épreuve ,  et  vous  voulez  que  je  vous 
cherche  dans  la  nuit  et  par  des  voies  sombres.  Ce 
n'est  pas,  Seigneur,  que  vous  réprouviez  les  lu- 
mières de  ma  raison;  au  contraire,  vous  me  l'avez 
donnée  comme  un  flambeau  pour  me  guider  :  mais 
après  en  avoir  fait  l'usage  convenable,  vous  m'or- 
donnez  de  lui  fermer  les  yeux,  de  la  réprimer  ,  de 
l'assujettir,  et  de  l'accorder  par  cette  sujétion  même 
avec  la  foi,  qui  doit  avoir  toujours  la  supériorité  sur 
elle  et  la  dominer.  Vous  l'avez  ainsi  réglé,  Seigneur, 
et  pour  l'honneur  de  votre  parole,  et  pour  mon 
salut.  De  bon  cœur  ,  j'y  consens.  Je  crois  ce  qu'il 
vous  a  plu  de  me  faire  annoncer  ,  et  je  le  crois  pré- 
cisément, parce  que  vous  me  l'avez  dit  :  Je  crois , 
mon  Dieu  ,  mais  en  même  temps  j'ajoute,  comme 
ce  père  de  l' évangile ,  fortifiez  mon  peu  de  foi  (i); 
car  il  me  semble,  en  certaines  conjonctures  ,  qu'elle 
est  bien  foible  cette  foi,  pour  laquelle  néanmoins  je 
dois  être  en  disposition  de  répandre  mon  sang.  Vous 

(i)  Marc.  9. 


LA    FOI    SANS    LES    ŒUVRES.  1 33 

la  soutiendrez,  on  vous  me  soutiendrez  moi-même 
contre  les  plus  violens  assauts,  et  vous  ne  permet- 
trez pas  qu'un  fonds  si  nécessaire  et  si  précieux  me 
soit  enlevé. 


La  Foi  sans  les  œuvres ,  foi  stérile  et  sans  fruit» 

I.  Sommes-nous  chrétiens?  ne  le  sommes-nous 
pas?  Si  nous  ne  le  sommes  pas  ,  pourquoi  affectons- 
nous  de  le  paroître  ,  pourquoi  en  portons-nous  le 
nom  ?  c'est  une  hypocrisie  et  un  mensonge.  Mais  si 
nous  le  sommes  ,  que  n'en  pratiquons  -  nous  les 
œuvres?  et  n'est-ce  pas  une  contradiction  énorme, 
d'être  chrétien  dans  la  créance  ,  et  païen  ou  plus 
que  païen  dans  les  mœurs? 

Voilà  le  triste  état  du  christianisme  :  en  voilà  le 
désordre  le  plus  universel.  Je  dis  le  plus  universel; 
et  pour  en  venir  à  la  preuve,  toute  fondée  sur  l'ex- 
périence, nous  devons  distinguer  trois  sortes  de 
chrétiens  :  des  chrétiens  seulement  de  nom  ,  des 
chrétiens  de  pure  spéculation  ,  et  des  chrétiens  tout 
à  la  fois  de  créance  et  d'action.  Chrétiens  seulement 
de  nom ,  et  rien  de  plus  :  c'est  un  certain  nombre  de 
libertins  qui  ,  dans  le  sein  même  de  la  religion, 
vivent  sans  religion,  renonçant  au  baptême  où  ils 
ont  été  régénérés,  et  à  la  foi  qu'ils  y  ont  reçue. 
Non  pas  qu'ils  s'en  déclarent  hautement,  ni  qu'ils 
fassent  une  profession  ouverte  d'impiété  :  ils  gar- 
dent toujours  quelques  dehors;  ils  ne  produisent 
leurs  sentimens  qu'en  termes  équivoques  ,  ou  qu'en 
présence  de  quelques  libertins  comme  eux;  leur 


l3^  LA   FOI 

apostasie  est  secrète  ;  mais  enfin ,  par  la  corruption 
de  leur  cœur,  ils  en  sont  venus  à  douter  de  tout  et 
à  ne  rien  croire  :  Ils  ont  encore  l'apparence  d'hom- 
mes vivans,  et  ils  sont  morts  (i).  Chrétiens  de  pure 
spéculation ,  autre  caractère  :  c'est-à-dire ,  qu'ils  n'ont 
pas  perdu  l'habitude  et  le  don  de  la  foi  ;  ils  ne  con- 
testent aucune  de  ses  vérités ,  et  ils  les  respectent 
toutes;   ils   pensent  bien  :  mais  s'il  faut  passer  à  la 
pratique ,  c'est  là  que  leur  foi  se  dément ,  ou  qu'ils 
la  démentent  eux-mêmes  par  l'inutilité  de  leur  vie, 
et  souvent  même  par  les  plus  honteux  déréglemens. 
Enfin  ,  chrétiens  de  créance  et  d'action  :  ce  sont  les 
vrais  chrétiens,  d'autant  plus  chrétiens  que  l'esprit 
de  la  foi  dont  ils  sont  remplis ,  les  porte  à  une  pra- 
tique plus  excellente  et  plus  constante  de  tous  leurs 
devoirs  ;  et  par  un  heureux  retour,  d'autant  plus 
animés  et  plus  touchés  de  cet  esprit  de  foi ,  qu'ils 
le  mettent  plus  constamment  et  plus  excellemment 
en  œuvre,  et  qu'ils  s'adonnent  avec  plus  de  soin  à 
tous  les  exercices  d'une  piété  agissante  et  fervente  t 
car  ,  de  même  que  la  foi  vivifie  les  œuvres,  on  peut 
dire  que  les  œuvres  vivifient  la  foi.  Ils  croient ,  et 
pour  cela  ils  agissent  ;  et  parce  qu'ils  agissent ,  leur 
foi  croît  à  mesure  ,  et  devient  toujours  plus  ferme 
et  plus  vive. 

Or ,  de  ces  trois  espèces  de  chrétiens  ,  il  est  évi- 
dent que  le  plus  grand  nombre  est  de  ceux  que  j'ai 
appelés  chrétiens  de  spéculation ,  et  qui  tiennent  le 
milieu  entre  les  premiers  et  les  derniers.  Il  est  vrai 
qu'il  y  a  dans  le  monde ,  et  parmi  nous  des  impies 

(i)  Apoc.  5. 


SANS   LES    ŒUVRES.  l35 

en  qui  la  foi   est  absolument  éteinte.    Bien   loin 
d'avoir  aucun  sentiment  de  Dieu ,  ils  ne  reconnois- 
sent  ni  Dieu  ni  loi;  ou  si  l'aveuglement  dans  lequel 
ils  sont  plongés,  n'a  pu  effacer  de  leur  esprit  loute 
idée  d'un  Dieu  premier  moteur  de  l'univers ,  du 
moins ,  à  l'exemple  de  ces  philosophes  dont   parle 
saint  Paul ,  ne  le  glorifient-ils  pas  comme  Dieu,  et 
traitent-ils  de  superstition  populaire  l'obéissance  et 
le  sacré  culte  que   nous  lui  rendons  selon  l'évangile 
et  les  enseignemens  de  Jésus-Christ.  Mais  il  faut , 
après  tout,  convenir  que  ce  n'est  point  là  l'état  le 
plus  commun.  Il  n'y  en  a  toujours  que  trop ,  je  le 
sais ,  hélas  !  et  j'en  gémis  :  mais  du  reste ,  ce  liber- 
tinage entier  et  complet,  n'est  répandu  que  dans 
une  petite  troupe  de  gens  qui  n'osent  même  le  dé- 
couvrir, ou  qui  tombent  dans  le  mépris,  et  se  dif- 
fament en  le  laissant  apercevoir.  Il  est  vrai,  d'ail- 
leurs ,  que  la  foi  n'est  point  non  plus  tellement  affoi- 
blie ,  ni  altérée  dans  tout  le  christianisme ,  qu'il  n'y 
ait  encore ,   jusqu'au  milieu  du   siècle  ,  de  parfaits 
chrétiens  qui,  par  la  divine  miséricorde,  et  le  se- 
cours de  la  grâce ,   soutiennent  dignement  la  sain- 
teté de  leur  profession  :  aussi  fidèles  et  aussi  reli- 
gieux dans  la  conduite ,  qu'ils  le  sont  dans  la  doc- 
trine ;   remplissant    avec  une   régularité    édifiante 
toutes  leurs  obligations  ,  et  confessant  Jésus-Christ 
par  leur  bonne  vie  et  leurs  exemples ,  comme  ils  le 
confessent  de  cœur  par  leurs  sentimens  ,  et  de  bou- 
che par  leurs  paroles.  Nous  en  devons  bénir  Dieu  -, 
mais  ce  qu'on  ne  sauroit  en  même  temps  assez  dé- 
plorer, c'est  que  les  chrétiens  de  ce  caractère  soient 


iOD  LÀ    FUI 

si  raies  ,  et  qu  à  peine  nous  en  puissions  compter 
un  entre  mille.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  cette 
décadence  a  commencé  dans  l'Eglise;  mais  pour  peu 
qu'on  ait  de  zèle ,  on  ne  peut  voir  sans  une  amère 
douleur  combien  le  mal  augmente  tous  les  jours, 
çt  combien  la  charité  de  ces  derniers  siècles  se 
refroidit  d'un  temps  à  l'autre. 

Reste  donc   de  conclure,  que  la  foi  de  la  plus 
grande   partie  des  chrétiens  se  réduit  toute   à  un 
simple  acquiescement  de  l'esprit,   sans  effets ,  sans 
fruits,  et  que  c'est  là  le  renversement  le  plus  gé- 
néral. Car  quelques  plaintes  que  forment ,  au  sujet 
de  la  foi,  les  personnes  zélées,  et  de  quelque  ma- 
nière que   s'énoncent  les  prédicateurs   dans    leurs 
discours,  quand  ils  s'écrient  qu'il  n'y  a  plus  de  foi 
sur  la  terre,  et  qu'elle  y  est  abolie;  quand  ils  s'adres- 
sent à   Dieu  comme  le  Prophète  ,  et  qu'ils  lui  de- 
mandent :  Seigneur,  qui  est-ce  qui  croit  à  la  parole 
que  nous  annonçons,  et  où  trouve-t-on  de  la  foi? 
quand  à  la  vue  de  ce  déluge  de  vices  qui  se  sont 
débordés    de   toutes  parts  ,    et  qui   infectent   tant 
d'ames  ;  du  moins  à  la  vue  de  l'extrême  tiédeur  et 
de  l'atlreuse  inutilité  où  s'écoulent,  jusqu'à  la  mort, 
tontes  nos  années  ,  ils  en  attribuent  la  cause  à  un 
défaut  absolu  de  foi  :  ces  expressions,  qu'une  sainte 
ardeur    inspire,  ne  doivent  point    être  prises  à  la 
lettre  ni  dans  toute  la  rigueur  de  leur  sens.  Ce  se- 
roit  outrer  la  chose;  et  pour  ne  rien  exagérer  ,  il 
me  semble   que  tout  ce  qu'il  y  a  de    réel  en  tout 
cela  ,  c'est  que  la  foi  subsistant  encore  dans  le  fond, 
ce  n'est  plus,  par  la  dépravation  et  le  malheur  des 


SANS   LES    ŒUVRES.  1  87 

temps,  qu'une  racine  infructueuse;  et  que  ce  sacié 
germe,  dont  les  productions  autrefois  éloient  si  mer- 
veilleuses ,  si  promptes ,  si  abondantes  ,  n'opère  plus 
ou  presque  plus  :  pourquoi?  parce  que  ce  n'est  plus 
qu'une  foi  languissante  ou  comme  endormie  ;  parce 
que  nous  ne  la  faisons  entrer  ,  ni  dans  nos  délibé- 
rations, ni  dans  nos  résolutions,  ni  dans  nos  actions; 
parce  que  ,  sans  l'effacer  de  notre  cœur ,  nous  l'effa- 
çons de  notre  souvenir,  et  que  ses  vérités,  quelque 
importantes  et  quelque  touchantes  qu'elles  soient , 
ne  nous  étant  jamais  présentes  à  la  pensée ,  elles  ne 
doivent  faire  sur  nous  nulle  impression.  D'où  il  ar- 
rive que  dans  le  plan  de  notre  vie  ,  elles  ne  ser- 
vent ni  à  nous  détourner  du  mal,  ni  à  nous  porter 
au  bien ,  quoiqu'elles  nous  aient  été  surtout  révélées» 
pour  l'un  et  pour  l'autre. 

II.  Je  dis  que  c'est  pour  nous  détourner  du  mal 
et  pour  nous  porter  au  bien,  que  nous  ont  été  ré- 
vélées les  vérités  de  la  foi.  Car  si  Dieu  nous  a  donné 
la  foi,  ce  n'est  point  seulement  afin  que  notre  foi 
soit  pour  nous  une  règle  de  créance  ,  mais  une  règle 
de  conduite.  Avant  même  la  création  du  monde, 
dit  l'Apôtre  :  Dieu  nous  a  choisis  en  Jésus-Christ , 
et  il  nous  a  appelés  ,  afin  que  nous  fussions  saints 
et  sans  tache  devant  ses  yeux  (1).  Voilà  ce  peuple 
parfait  que  le  divin  précurseur  vint  d'abord,  selon 
la  parole  de  Zacharie,  préparer  au  Seigneur,  et  à 
qui  le  Seigneur  lui-même  a  voulu  mettre  ensuite 
les  derniers  traits.  De  là  ces  grandes  maximes  et  ces 

(0  Ephes.  î. 


l38  LA  FOI 

principes  de  morale  dont  toute  la  loi  évangéliqne 
est  composée.  Notre  adorable  maître  ne  s'est  pas 
contenlé  de  les  enseigner  aux  hommes  et  de  nous 
les  expliquer ,  mais  il  a  voulu  ,  pour  notre  exemple, 
les  pratiquer.  Que  dis-je?  il  a  plus  fait;  et  pour 
nous  montrer  combien  il  avoit  à  cœur  cette  pra- 
tique, et  combien  il  la  jugeoil  essentielle  dans  la 
religion,  avant  que  d'enseigner,  il  a  commencé  par 
pratiquer.  De  là  même ,  ces  leçons  si  fréquentes , 
ces  exhortations  des  apôtres,  lorsqu'ils  instrui- 
soient  les  fidèles  ,  et  qu'ils  les  formoient  au  christia- 
nisme. De  quoi  leur  parloient-ils  plus  souvent?  des 
bonnes  oeuvres.  Que  leur  recommandoient-ils  plus 
fortement  ?  les  bonnes  oeuvres.  Que  leur  repro- 
choient-ilsplus  vivement?  leurs  négligences  et  leurs 
relâchemens  dans  les  bonnes  oeuvres  :  c'étoit  -  là 
presque  l'unique  sujet  de  leurs  épitres  et  de  leurs 
prédications.  Car  sans  rapporter  en  particulier  tous 
les  points  dont  ils  leur  enjoignoient  une  pratique 
journalière  et  assidue  ,  voilà,  dans  une  vue  générale, 
ce  qu'ils  prétendoienlleur  marquer  en  les  conjurant 
de  se  comporter  toujours  d'une  manière  digne  de 
leur  vocation ,  de  chercher  en  toutes  choses  le  bon 
plaisir  de  Dieu,  d'achevsr  l'ouvrage  que  la  grâce 
avoit  commencé  dans  eux  ,  et  de  faire  en  sorte  que 
rien  ne  manquât  à  leur  perfection  et  à  leur  sancti- 
fication ,  afin  que  rien  ne  manquât  à  leur  salut  éter- 
nel et  à  leur  gloire.  Tels  étoient  les  enseignemens 
de  ces  premiers  prédicateurs  de  la  foi;  pleinement 
instruits  des  intentions  du  Fils  de  Dieu,  et  suivant 


SANS   LES   ŒUVRES.  l3$ 

ïe  même  esprit ,  ils  réprouvoient  une  foi  lâche  et 
nonchalante ,  et  ne  canonisoient  qu'une  foi  vigilante, 
entreprenante ,  édifiante. 

Et  certes  comment  l'entendons-nous,  si  nous  nous 
flattons  d'obtenir  la  vie  bienheureuse  par  la  foi  sans 
les  œuvres  de  la  foi?  Est-ce  à  la  foi  seule  que  Jésus- 
Christ  a  promis  son  royaume  ?  Est-ce  la  foi  seule  qui 
nous  justifie?  La  foi  est  le  fondement  de  la  sainteté 
chrétienne ,  et  les  œuvres  en  doivent  être  le  com- 
plément :  ôtez  donc  les  œuvres,  je  suis  en  droit  de 
vous  dire  comme  l'apôtre  saint  Jacques  :  Si  quelqu'un 
a  la  foi  et  qu'il  n'ait  point  les  œuvres  ,  de  quoi  cela 
lui  servira-t-il?  est-ce  que  la  foi  le  pourra  sau~ 
ver  (i)  .p 

On  m'opposera  la  parole  de  saint  Paul,  et  l'exemple 
d'Abraham  tiré  du  quinzième  chapitre  de  la  Genèse, 
où  il  est  dit  qu'Abraham  crut ,  et  que  sa  foi  lui 
fut  imputée  à  justice.  11  est  vrai,  Abraham  et  tant 
d'autres .,  soit  patriarches ,  soitprophètes  de  l'ancienne 
loi ,  se  sont  rendus  par  la  foi  recommandables  auprès 
de  Dieu  ;  mais  par  quelle  foi  ?  consultons  le  même 
saint  Paul ,  et  il  nous  l'apprendra  ;  c'est  au  chapitre 
onzième  de  son  épître  aux  Hébreux ,  où  il  décrit 
avec  une  éloquence  toute  divine,  ce  que  la  foi  ins- 
pira de  plus  héroïque  et  de  plus  grand  à  ces  hommes 
incomparables. 

En  eiïet ,  sans  vouloir  ici  les  nommer  tous ,  et 
sans  en  faire  un  dénombrement  trop  étendu  ,  quelle 
fut  la  foi  d'Abraham  ?  11  crut  :  mais  il  ne  se  borna 
pas  à  croire  ;  ou  plutôt ,  parce  qu'il  crut  et  qu'il  crut 

(i)  Jac  2. 


l^O  LA   FOI 

^iïïcacement  et  d'une  foi  parfaite,  ii  quitta  sa  patrie 
ainsi  qu'il  lui  étoit  ordonné,  il  s'éloigna  de  ses  proches, 
il  offrit  son  fils  unique ,  il  se  mit  en  devoir  de  l'im- 
moler, et  ne  ménagea  rien  pour  rendre  hommage  à 
Dieu  et  lui  témoigner  son  obéissance.  Quelle  fut  la 
foi  de  Moïse?  Il  crut  :  mais  il  ne  se  contenta  pas  de 
croire  ,  ou  plutôt ,  parce  qu'il  crut  et  qu'il  crut  vive- 
ment et  d'une  foi  pratique,  il  renonça  à  toutes  les 
espérances  humaines ,  il  sacrifia  dans  une  cour  étran- 
gère les  litres  les  plus  pompeux  et  la  plus  riche  for- 
tune, il  se  réduisit  dans  une  condition  humble  et 
dans  un  état  de  souffrances,  s'estimant  plus  heureux 
d'être  affligé  avec  le  peuple  de  Dieu  que  de  goûter 
les  fausses  douceurs  du  péché  parmi  les  idolâtres. 
Quelle  fut  la  foi  d'un  Gédéou  ,  d'un  Jephté,  d'un 
David,  de  tant  de  glorieux  combattans  et  de  zélés 
Israélites?  Ils  crurent:  mais  il  ne  s'estimèrent  pas 
quittes  de  tout  en  croyant,  ou  plniot ,  parce  qu'ils 
crurent,  et  qu'ils  crurent  bien  et  d'une  foi  courageuse, 
les  uns  s'exposèrent  à  mille  périls  pour  la  cause  du 
Seigneur,  lui  soumirent  les  nations  ennemies,  et 
subjuguèrent  les  royaumes;  les  autres  passèrent  par 
les  plus  rudes  épreuves,  endurèrent  pour  le  Dieu 
de  leurs  pères  et  pour  sa  loi  les  plus  rigoureux  trai- 
temens,  et  périrent  par  le  tranchant  de  l'épée;  d'au- 
tres séparés  du  monde,  confinés  dans  des  déserts, 
cachés  dans  de  sombres  cavernes,  menèrent  la  vie  la 
plus  austère  ,  et  ressentirent  toutes  les  misères  de  la 
pauvreté  et  de  l'indigence  :  tous  se  regardant  sur  la 
terre  comme  des  étrangers ,  et  n'ayant  nulle  pré- 
tention ,  nul  intérêt  temporel  qui  les  attachât,  ne 


SANS   LES   ŒUVRES.  i£é 

s'employèrent  qu'à  chercher  sans  cesse ,  el  par  1rs 
vœux  de  leur  cœur ,  et  par  le  mérite  de  leurs  œuvres  „ 
cette  cité  céleste  que  la  foi  leur  faisoit  entrevoir  de 
loin  et  où  elle  les  appeloit.  Car  telle  est  en  abrégé  la 
peinture  que  l'Apôtre  nous  a  tracée  de  ces  saints  de 
la  première  alliance.  C'est  ainsi  que  la  foi  agissoit  dans 
eux  ,  ou  qu'ils  agissoient  par  la  foi,  persuadés  qu'ils 
ne  pouvoient  sans  cela  espérer  l'accomplissement  des 
promesses  qui  leur  avoient  été  faites ,  ni  entrer  en 
possession  de  l'héritage  qui  leur  étoit  destiné. 

Les  saints  de  la  loi  nouvelle  en  ont-ils  jugé  autre- 
ment à  l'égard  d'eux-mêmes?  ont-ils  pensé  que  cette 
loi  de  grâce  leur  donnât  un  privilège  particulier,  et 
qu'indépendamment  des  œuvres,  la  qualité  de  chré- 
tien leur  fût  un  titre  suffisant  pour  être  admis  au  rang 
des  élus?  Si  c'étoit  là  leur  inorale,  et  s'ils  ne  comp- 
toient  que  sur  la  foi,  pourquoi  se  consumoient-ils  de 
veilles  el  de  travaux  ?  Pourquoi  s'exténuoient-iis 
d'abstinences,  de  jeûnes,  de  mortifications?  Pourquoi 
se  refusoient-ils  tous  les  plaisirs  des  sens,  etfaisoienl- 
ils  à  leur  corps  une  guerre  si  cruelle?  Qu'étoit-il  né- 
cessaire qu'ils  s'exerçassent  continuellement  en  des 
pratiques  d'humilité,  de  patience,  de  charité?  Que 
leur  importoit-il  d'être  si  assidus  à  la  prière  et  à  l'orai- 
son et  d'y  passer  presque  les  journées  entières  et  les 
miils?Quenesortoient-i!sde  leurs  retraites?  Que  ne  se 
répandoienl-ils  dans  le  monde?  Que  ne  se  donnoient- 
ils  plus  de  relâche  et  plus  de  repos?  Mais  encore 
après  tant  d'œuvres  saintes,  après  s'être  épuisés  pour 
la  gloire  de  Dieu  ,  pour  le  service  du  prochain  ,  pour 
leur  propre  sanctification  et  leur  progrès  personnel; 


i42  tA  For 

après  avoir  amassé  d'immenses  trésors ,  comment 
ne  se  qualifioient-ils  que  de  serviteurs  inutiles? 
comment,  à  les  en  croire,  setrouvoient-ils  lesmains 
vides,  et  déploroient-ils  avec  autant  de  confusion 
que  d  amertume  de  cœur  leurs  besoins  spirituels  et 
leur  dénûment  extrême?  D'où  leur  venoit  ce  trem- 
blement dont  ils  étoient  saisis  au  sujet  de  leur  salut, 
et  au  souvenir  des  arrêts  du  ciel  ?  Ils  avoient  tout 
entrepris  ,  tout  exécuté ,  tout  soutenu  ,  et  il  sembloit 
néanmoins  qu'ils  n'eussent  rien  fait.  Ne  nous  en 
étonnons  pas:  c'est  qu'ils  étoient  convaincus  de  l'in- 
dispensable nécessité  des  œuvres  pour  rendre  leur  foi 
salutaire  ,  et  qu'ils  craignoient  de  ne  pas  remplir  sur 
cela  toute  la  mesure  qui  leur  éioit  prescrite. 

Avons-nous  moins  à  craindre  qu'eux  ,  et  sommes- 
nous  moins  exposés  à  cette  malédiction  dont  le  Fils 
de  Dieu  frappa  le  figuier  stérile  ?  Il  s'approcha  de  ce 
figuier  ,  il  y  chercha  des  fruits  ,  mais  n'y  voyant  que 
des  feuilles  :  Que  jamais  ,  dit-il  ,  tu  ne  portes  de 
fruit ,  et  que  personne  jamais  ne  mange  rien  qui 
vienne  de  toi (i).  L'effet  suivit  de  près  1  anathème  : 
le  figuier  dans  l'instant  même  perdit  tout  son  suc  ,  et 
sécha  jusque  dans  ses  racines.  Ce  ne  fut  plus  qu'un 
bois  mort  et  propre  à  brûler.  Figure  terrible  !  Quand 
le  souverain  juge  viendra  ,  ou  qu'il  nous  appellera  à 
lui  pour  décider  de  notre  éternité,  ce  qu'il  exami- 
nera dans  nous,  ce  qu'il  y  cherchera  ,  ce  ne  sera  pas 
seulement  la  foi  que  nous  aurons  conservée  ,  mais 
les  œuvres  qui  l'auront  accompagnée.  Ainsi  nous  le 
déclare  le  grand  Apôtre  dans  les  termes  les  plus  ex- 

(i)  Mutlh.  21. 


SANS   LES   ŒUVRES.  Î0 

près  :  Nous  paraîtrons  tous  devant  le  tribunal  de 
Jésus-Christ ,  afin  que  chacun  reçoive  selon  le  bien 
qu  il  aura  pratiqué ,  ou  selon  le  mal  qu  il  aura  com- 
mis (i).  L'Apôtre  ne  dit  pas  précisément  que  nous 
recevrons  selon  que  nous  aurons  cru  on  que  nous 
n'aurons  pas  cru  ;  mais  selon  que  nous  aurons  agi , 
ou  que  nous  n'aurons  pas  agi  conformément  à  notre 
croyance. 

Et  n'est-ce  pas  aussi  ce  que  nous  voyons  clairement 
exprimé  dans  la  sentence  ou  de  salut  ou  de  damna- 
tion ,  que  prononcera  le  Fils  de  Dieu ,  soit  à  l'avan- 
tage des  justes  en  les  glorifiant ,  soit  à  la  ruine  des 
pécheurs  en  les  réprouvant?  Que  dira-t-il  aux  uns  ? 
Venez  ,  vous  qui  êtes  bénis  de  mon  Père ,  possédez 
le  royaume  qui  cous  a  été  préparé  dès  le  commen- 
cernent  du  monde  :  car  f  ai  eu  faim  ,  et  vous  m'avez 
donné  à  manger ,  et  le  reste.  Que  dira-t-il  aux  autres? 
Retirez-vous  ,  maudits ,  et  allez  au  feu  éternel , 
parce  que  /'ai  été  pressé  de  la  faim  ,  et  que  vous 
n  avez  pas  eu  soin  de  me  nourrir  (2).  Il  n'est  point 
îà  parlé  de  la  foi;  non  pas  qu'elle  ne  soit  supposée, 
et  que  dans  le  jugement  qui  sera  porté,  ou  en 
notre  faveur  ou  contre  nous,  elle  ne  doive  avoir  toute 
la  part  qu'elle  mérite  :  mais  enfin  il  n'en  est  point 
fait  mention.  II  n'est  point  dit  aux  prédestinés ,  Vous 
êtes  bénis  de  mon  Père  ,  parce  que  vous  avez  été 
soumis  aux  vérités  de  mon  évangile;  comme  il  n'est 
point  dit  aux  réprouvés,  Allez  ,  maudits,  au  feu 
éternel ,  parce  que  vous  avez  été  incrédules  :  mais 
il  semble  que  tous  les  motifs  de  ce  double  jugement 

(0  2.  Cor.  1.  —  (2)  MattL.  25. 


i44  LA  F0Ï 

ne  soient  pris  que  de  la  pratique,  ou  de  l'omission 
des  œuvres  chrétiennes.  J'ai  eu  soif  ^  et  vous  m  avez 
donné ,  ou  ne  m  avez  pas  donné  à  boire  ;  je  n'avois 
point  de  logement ,  et  vous  m'avez  recueilli  ,  ou  ne 
m'avez  pas  recueilli  chez  vous  ;  j'ètois  malade  ,  et 
vous  m  avez  ,  ou  ne  m'avez  pas  assisté  (i).  Tout  cela 
ne  regarde  en  a  pparence  que  les  œuvres  de  miséri- 
corde, mais  comprend  en  général  toutes  les  autres 
qui  y  sont  sous-entendues. 

En  vain  donc  je  pourrai  dire  alors  à  Dieu  :  Sei- 
gneur ,  j'étois  chrétien  et  j'avois  la  foi  ,  si  je  ne  puis 
ajouter  que  j'ai  mis  en  œuvre  celte  foi,  que  j'ai  pro- 
fité de  cette  foi ,  que  cette  foi  m'a  servi  à  exciter  et 
à  entretenir  ma  ferveur  dans  l'exercice  de  toutes  les 
vertus  ;  qu'avec  cette  foi ,  et  par  les  grandes  consi- 
dérations que  cette  foi  présentoit  continuellement  k 
mon  esprit  ,  je  me  suis  détaché  du  monde  ,  j'ai  com- 
battu mes  passions,  j'ai  mortifié  mes  sens,  j'ai  jeûné, 
j'ai  prié,  j'ai  fait  l'aumône,  je  n'ai  rien  omis  de  tous 
mes  devoirs  ;  si ,  dis-je  ,  ces  mérites  de  l'action  me 
manquent,  Dieu  produisant  contre  moi  cette  foi 
même  que  j'ai  reçue  sur  les  sacrés  fonts ,  et  que  j'ai 
professée  ,  n'aura  de  sa  part  point  d'autre  réponse 
à  me  faire  ,  que  celle  de  ce  maître  de  l'évangile  au 
serviteur  paresseux  :  Méchant  serviteur  ,  pourquoi 
n'avez-vous  pas  employé  votre  talent  ?  pourquoi 
î'avez-vous  gardé  inutilement  dans  vos  mains ,  au  lient 
de  le  mettre  à  profit ,  afin  qu'à  mon  retour  j'en  reti- 
rasse quelque^intérét  ? 

Qu'est-ce  que  ce  talent ,  sinon  la  foi?  qu'est-ce  que 

(0  Matth.  s5, 

ce 


SANS   LES   ŒUVRES.  1^5 

ce  serviteur  paresseux  ,  sinon  un  de  ces  chrétiens 
oisifs  et  négligens,  qui  tiennent  leur  foi  comme  en- 
sevelie ,  et  en  qui  elle  paroît  morte?  Ce  serviteur  pa- 
resseux ,  quoique  seulement  paresseux  et  sans  avoir 
dissipé  son  talent ,  fut  traité  de  méchant  serviteur , 
et  par  cette  raison  seule  ,  il  fut  condamné  et  rejeté 
du  maître;  et  ce  chrétien  négligent  et  oisif,  quoique 
seulement  oisif  et  négligent ,  sans  s'être  écarté  de  la 
foi ,  sera  traité  de  mauvais  chrétien  ,  et  par  ce  titre 
seul ,  Dieu  le  jugera  coupable  et  le  renoncera.  Cou- 
pable ,  parce  que  la  foi  dans  les  vérités  qu'elle  nous 
révèle,  lui  fournissant  les  plus  puissans  motifs  pour 
allumer  tout  son  zèle  et  pour  l'engager  à  une  vie  toute 
sainte,  il  y  aura  été  insensible  et  n'y  aura  pas  fait 
l'attention  la  plus  légère.  Coupable ,  parce  que  la 
foi  lui  dictant  elle-même  qu'exclusivement  aux 
œuvres  ,  elle  n'étoit  pas  suffisante  pour  lui  assurer 
un  droit  à  l'héritage  céleste  t  il  ne  l'aura  point  écou- 
tée sur  un  article  aussi  important  que  celui-là ,  et  n'en 
aura  tenu  nul  compte.  Coupable  ,  parce  que  la  foi 
étant  une  grâce,  et  l'une  des  grâces  les  plus  précieuses, 
il  en  falloit  user  ,  puisque  les  grâces  divines  ne  nous 
sont  point  données  à  d'autre  fin  ;  et  que  n'en  ayant 
fait  aucun  emploi ,  il  ne  se  sera  pas  conformé  aux; 
vues  de  Dieu  sur  lui,  et  n'aura  pas  rempli  ses  des- 
seins. Coupable  ,  parce  qu'ayant  eu  la  foi  dans  le 
cœur ,  et  l'ayant  même  confessée  de  bouche ,  il  l'aura 
démentie  dans  la  pratique  ;  qu'il  l'aura  contredite  et 
tenue  dans  une  espèce  de  servitude  ;  qu'il  aura  ré- 
sisté à  ses  connoissances  et  à  ses  lumières;  qu'il 
l'aura  déshonorée ,  en  la  dépouillant  de  sa  plus  belle 
TOME  xiv.  *o 


lùfi  LÀ   FOI 

gloire,  qui  est  la  sainteté  des  œuvres;  qu'il  l'aura 
scandalisée  devant  les  libertins,  en  leur  faisant  dire 
que  ,  pour  être  chrétien ,  on  n'en  est  pas  plus  homme 
de  bien.  Enfin  coupable ,  par  comparaison  avec  tout 
ce  qu'il  y  aura  eu  avant  lui  et  après  lui  de  chrétiens 
fervens,  appliqués,  laborieux,  qui  n'avoient  pas 
pourtant  une  autre  foi  que  la  sienne;  et  même  cou- 
pable par  comparaison  avec  une  multitude  innom- 
brable d'infidèles  et  d'idolâtres  en  qui  la  foi  eût  fruc- 
tifié au  centuple  et  dont  elle  eût  fait  autant  de  saints  , 
s'ils  eussent  été  éclairés  comme  lui  de  l'évangile. 

Voilà  pourquoi  Dieu  le  réprouvera  ,  et  lui  fera 
entendre  cette  désolante  parole  :  Je  ne  vous  connois 
point.  Non  pas  qu  à  l'égard  des  chrétiens  il  en  soit  tout 
à  fait  de  même  qu'à  l'égard  du  serviteur  paresseux.  Le 
maître,  en  condamnant  ce  serviteur  inutile,  lui  fit 
enlever  le  talent  qu'il  lui  avoit  confié  ;  mais  en  ré- 
prouvant ce  lâche  chrétien  ,  Dieu  lui  laissera  l'excel- 
lent caractère  dont  il  l'avoit  honoré.  Jusque  dans 
l'enfer  ,  ce  sera  toujours  un  chrétien  ;  mais  il  ne  le 
sera  plus  que  pour  sa  honte  ,  que  pour  son  supplice , 
que  pour  son  désespoir.  Cette  glorieuse  qualité  de 
chrétien  qu'il  aura  si  long-temps  oubliée,  quand  il 
étoit  pour  lui  d'un  souverain  intérêt  d'y  penser  ,  il 
ne  l'oubliera  jamais  ,  lorsqu'il  en  voudroit  perdre 
l'idée  ,  et  que  le  souvenir  qu'il  en  conservera  ne 
pourra  plus  servir  qu'à  le  tourmenter.  Quels  regrets 
fera-t-elle  naître  dans  son  cœur  ,  quand  elle  lui  re- 
mettra les  prétentions  qu'elle  lui  donnoitau  royaume 
de  Dieu  ,  et  que  par  une  indolence  molle  où  il  se  sera 
endormi,  il  se  verra  déchu  de  toutes  ses  espérances? 


SANS   LES    ŒUVRES.  J^J 

A  quels  reproches  l'exposera-t-elle  de  la  part  de  tant 
de  gentils  réprouvés  comme  lui ,  mais  sans  avoir  été 
revêtus  du  même  caractère  ,  ni  avoir  eu  le  même 
avantage  que  lui  ?  Hé  quoi  !  vous  êtes  devenu  sem- 
blable à  nous  !  vous  avez  encouru  le  même  sort  !  Que 
vous  demandoit-on  de  si  difficile?  et  comment  avez- 
vous  perdu  un  bien  dont  votre  foi  vous  découvroit 
le  prix  inestimable  ,  et  que  vous  pouviez  acquérir  à 
si  peu  de  frais  ? 

III.  Que  peuvent  dire  à  cela  ces  honnêtes  gens 
du  siècle  ,  qui  passent  pour  chrétiens ,  et  qui  le  sont 
en  efï'et,  mais  dont  la  foi,  toute  renfermée  au-de- 
dans  ,  ne  se  produit  presque  jamais  au-dehors 
par  aucun  acte  de  christianisme,  ni  aucune  des  œu- 
vres les  plus  ordinaires  de  la  religion  ?  Car  voilà  où 
la  foi  en  est  réduite  ,  même  parmi  ceux  qui ,  dans 
le  monde,  ont  une  réputation  mieux  établie  ,  et  font 
voir  dans  leur  conduite  plus  de  régularité  et  plus 
de  probité.  Telle  est  la  vie  de  tant  de  femmes,  en 
qui  je  conviens  qu'il  n'y  a  rien  à  reprendre  par  rap- 
port à  la  sagesse  et  à  l'honneur  de  leur  sexe.  Telle 
est  la  vie  de  tant  d'hommes  ,  qui,  dans  l'estime  pu- 
blique ,  sont  réputés  hommes  d'ordre  et  de  raison  , 
droits,  intègres  ,  ennemis  du  vice,  et  ne  se  portant 
à  nul  excès.  Je  veux  bien  là-dessus  leur  rendre  toute 
la  justice  qu'ils  méritent  ;  je  ne  formerai  point  contre 
eux  des  accusations  fausses  et  mal  fondées;  je  ne  leur 
imputerai  ni  libertinage,  ni  débauche,  ni  passions 
honteuses,  ni  commerces  défendus,  ni  colères,  ni 
emportemens,  ni  fraudes,  ni  usurpations  ,  ni  con- 
cussions. Que  sur  tous  ces  sujets  et  sur  d'autres  ils 

10. 


ï-48  LA  roi 

soient  hors  d'atteinte  ,  j'y  consens  ;  mais  je  ne  les 
liens  pas  dès-lors  assurés  de  leur  salut.  Si  d'une  part 
j'ai  de  quoi  espérer  pour  eux,  je  ne  vois  d'ailleurs 
que  trop  à  craindre ,  et  en  voici  la  raison  :  car  ne 
nous  laissons  point  abuser  d'une  erreur  d'autant  plus 
dangereuse,  qu'elle  est  plus  apparente  et  plus  spé- 
cieuse ;  et  ne  pensons  point  que  tout  le  mérite  abso- 
lument requis  pour  le  salut,  consiste  à  éviter  certains 
péchés.  Dieu  dans  sa  loi  ne  nous  a  pas  dit  seulement  : 
Abstenez-vous  de  ceci  ou  de  cela  ,  mais  il  nous  a 
dit  de  plus ,  faites  ceci  et  faites  cela.  Le  père  de  fa- 
mille ne  reprit  d'aucune  action  mauvaise  ces  ouvriers 
qu  il  trouva  dans  la  place  publique;  mais  il  les  blâma 
de  perdre  leur  temps,  et  de  demeurer  là  sans  occu- 
pation. Allez  ,  leur  dit-il,  dans  ma  vigne  (i),  et 
travaillez-y:  car  sans  travail  vous  ne  gagnerez  rien, 
et  vous  ne  devez  être  récompensés  que  selon  la  me- 
sure de  votre  ouvrage.  Tellement  que  nous  ne  serons 
pas  moins  responsables  à  Dieu  du  bien  que  nous  au- 
rons omis  ,  que  du  mal  que  nous  aurons  commis. 
Or,  qu'on  me  dise  quel  bien  pratiquent  la  plupart 
des  chrétiens,  et  même  de  ces  chrétiens  que  je  re- 
connois  volontiers  pour  gens  d'honneur  ,  et  à  qui 
j'accorde  sans  peine  la  louange  qui  leur  appartient. 
Ils  sont  de  bonnes  mœurs,  ils  s'en  félicitent ,  ils  en 
font  gloire  ;  mais  ces  bonnes  mœurs  ,  à  quoi  vont- 
elles ,  et  où  se  réduisent-elles?  Sont -ce  des  gens 
pieux  et  religieux  ,  qui  s'adonnent ,  autant  que  leur 
état  leur  permet ,  à  la  prière  ,  qui  assistent  aux  of- 
fices divins  ,  qui  se  rendent  assidus  au  sacrifice  de 

(i)  Matth.  20. 


SANS   LES    ŒUVRES.  ï^9 

nos  autels ,  qui  fréquentent  les  sacremens  ,  qui  se 
nourrissent  de  saintes  lectures,  qui  écoutent  la  pa- 
role de  Dieu  ,  qui  chaque  jour  se  rendent  compte  à 
eux-mêmes  de  la  disposition  de  leur  conscience ,  et 
qui  après  certaines  distractions    indispensables    et 
certaines  affaires  où  leur  condition  les  engage  ,  aient 
leur  temps  marqué  pour  se  recueillir  et  pour  vaquer 
au  soin  de  leur  ame  ?  Sont-ce  des  gens  charitables, 
qui  par  un  esprit  de  religion  s'intéressent  aux  mi- 
sères et  aux  besoins  d'autrui ,  et  soient  même  pour 
cela  disposés  à  relâcher  tout  ce  qu'ils  peuvent  de 
leurs  intérêts  propres  ;   qui   suivant  la  maxime  de 
l'Apôtre  ,  pleurent  avec  ceux  qui  pleurent ,  et  sans 
se  piquer  d'une  maligne  jalousie  ,  se  réjouissent  avec 
ceux  qui  ont  sujet  de  se  réjouir  (i)  ;  qui  selon  leurs 
facultés  contribuent  au  soulagement  des  pauvres  et 
à  la  consolation  des  affligés  ,  s'appliquent  à  les  con- 
naître ,  se  faisant  instruire  de  ce  qu'ils  sourirent    et 
de  ce  qui  leur  manque  ,   les  visitant  eux  -  mêmes 
autant  qu'il  convient ,  et  ne  dédaignant  pas  dans  les 
rencontres  de  leur  porter  les  secours   nécessaires  ; 
qui ,  dans  toutes  leurs  paroles  et  dans  toutes  leurs 
manières  d'agir  ,  prennent  soigneusement  garde  à 
n'offenser  personne  ,  et  du  reste  ne  pensent  aux 
injures  qu'on  leur  fait  que  pour  les  pardonner  :  doux  , 
humbles ,  patiens  ,  affables  à  tout  le  monde  ,  et  ne 
cherchant  à  l'égard  de  tout  le  monde  ,  que  les  sujets 
de  faire  plaisir  et  d'obliger  ?  Sonl-ce  des  gens  mor- 
tifiés et  détachés  d'eux-mêmes  ,  qui  répriment  leurs 
désirs ,  qui  captivent  leurs  sens,  qui  crucifient  leur 

(1)  Rom.  12, 


l5o  LA   FOI 

chair  ,  qui  par  un  sentiment  de  pénitence  et  en  vue 
de  cette  abnégation  évangélique  ,  dont  le  Fils  de 
Dieu  a  fait  le  point  capital  et  comme  le  fondement 
de  sa  loi,  renoncent  aux  commodités  et  aux  aises  de 
la  vie,  se  retranchent  tout  superflu,  et  se  bornent 
précisément  au  nécessaire? 

Hé!  que  dis-je?  connoissent-ils  cette  morale?  la 
comprennent-ils?  en  ont- ils  même  quelque  tein- 
ture? Que  je  la  leur  propose,  et  que  j'entreprenne 
de  les  y  assujettir  ,  ils  me  prendront  pour  un  homme 
outré  ,  pour  un  zélé  indiscret ,  pour  un  homme  sau- 
vage venu  du  désert.  C'est  néanmoins  la  morale  de 
Jésus-Christ,  et  c'est  à  cette  morale  que  le  salut  est 
promis.  Il  n'est  point  promis  à  une  vie  douce  et  toute 
humaine,  quelque  innocente  au  dehors  qu'elle  pa- 
roisse. Je  consulte  l'évangile,  et  voici  ce  que  je  lis: 
Entrez  par  la  porte  étroite,faites  effort.  Le  royaume 
de  Dieu  ne  s'emporte  que  par  violence  ;  il  n'y  a  que 
ceux  qui  emploient  la  force  qui  le  ravissent.  Mar- 
chez ,  c'esi-à-dire  ,  agissez,  tandis  que  le  jour  cous 
éclaire.  V  arbre  qui  ne  produit  point  de  bons  fruits , 
sera  coupé  et  jeté  au  feu.  Enfin  ,  celui  qui  ne  porte 
pas  sa  croix ,  et  ne  la  porte  pas  tous  les  jours ,  ne 
peut  être  mon  disciple  ni  digne  de  moi  :  tout  cela 
est  court ,  précis  ,  décisif.  C'est  Jésus  -  Christ  qui 
parle,  et  qui  nous  donne  des  règles  infaillibles  pour 
juger  si  nous  serons  sauvés  ou  réprouvés.  Toute  vie 
conforme  à  ces  principes,  est  une  vie  de  salut  ;  mais 
toute  vie  aussi  qui  leur  est  opposée ,  doit  être  une 
vie  de  réprobation. 

Et  qu'on  ne  me  demande  point  en  quoi  cette  vie 


SANS   LES    ŒUVRES.  i5i 

est  criminelle  ,  et  pourquoi ,  sans  être  une  vie  licen- 
cieuse et  vicieuse  ,  c'est  toutefois  une  vie  réprouve'e 
de  Dieu.  Je  ne  m'engagerai  point  ici  dans  un  long 
détail ,  ni  en  des  questions  subtiles  et  abstraites  :  je 
n'ai  en  général  autre  chose  à  répondre ,  sinon  que 
cette  vie  dont  on  fait  consister  la  prétendue  inno- 
cence à  s'abstenir  de  certains  excès  et  de  certains 
désordres  scandaleux  ,  n'a  point  précisément  par  là 
les  caractères  de  prédestination  marqués  dans  les 
textes  incontestables  et  irréprochables  que  je  viens 
de  rapporter.  Vivre  de  la  sorte  ,  ce  n'est  certaine- 
ment point  entrer  par  la  porte  étroite,  ni  tenir  un 
chemin  rude  et  difficile.  Ce  n'est  point  avoir  de 
grands  efforts  à  faire  pour  gagner  le  ciel ,  ni  user  de 
grandes  violences.  Ce  n'est  point  profiter  du  temps 
que  Dieu  nous  donne  ,  ni  faire  de  nos  années  un 
emploi  tel  que  Dieu  le  veut  pour  notre  avancement 
dans  ses  voies  et  notre  perfection.  Ce  n'est  point  être 
de  ces  bons  arbres  qui  s'enrichissent  de  fruits  ,  et 
remplissent  par  leur  fertilité  les  espérances  du  maître. 
En  un  mot,  ce  n'est  point  vivre  selon  l'évangile, 
puisque  ce  n'est  ni  se  renoncer  soi-même,  ni  porter 
sa  croix  ,  ni  suivre  Jésus-Christ.  Or ,  quiconque  ne 
vit  pas  selon  l'évangile  ,  ne  peut  arriver  au  terme 
où  l'évangile  nous  appelle  ;  et  je  conclus  sans  hé- 
siter ,  qu  il  est  hors  de  la  route  ,  qu'il  s'égare,  qu'il 
se  damne.  Ce  raisonnement  me  suffit,  et  je  n'en  dis 
pas  davantage.  Malgré  toutes  les  justifications  qu'on 
peut  imaginer  ,  je  ne  me  départirai  jamais  de  ce  prin- 
cipe fondamental  et  inébranlable.  Si  tant  de  chré- 
tiens du  siècle   et  de  chrétiennes  n'en  sont  point 


l52  LES    ŒUVRES 

troublés  ,  leur  fausse  confiance  ne  m'empêche  point 
de  trembler  pour  eux  et  de  trembler  pour  moi-même. 
Qu'ils  raisonnent  comme  il  leur  plaira  :  s'ils  n'ouvrent 
pas  les  yeux  ,  et  qu'ils  s'obstinent  à  ne  vouloir  pas 
reconnoître  la  fatale  illusion  qui  les  séduit ,  j'aurai 
piné  de  leur  aveuglement;  mais  je  ne  cesserai  point 
de  prier  en  même  temps  le  Seigneur  qu'il  me  garde 
bien  d'y  tomber. 

Les  Œuvres  sans  la  Foi  ,  œuvres  infructueuses  et 
sans  mérite  pour  la  vie  éternelle. 

L'apôtre  saint  Jacques  a  dit  :  Faites-moi  voir  vos 
œuvres ,  et  je  jugerai  par  là  de  votre  foi  ;  mais  sans 
blesser  le  respect  dû  à  la  parole  du  saint  apôtre,  ne 
pourroit  -  on  pas  en  quelque  manière  renverser  la 
proposition  ,  et  dire  aussi  :  Faites  -  moi  voir  votre 
foi ,  et  je  jugerai  par  là  de  vos  œuvres  ;  c'est-à-dire  , 
que  je  connoîtrai,  par  le  caractère  de  votre  foi,  si 
les  œuvres  que  vous  pratiquez  sont  véritablement  de 
bonnes  œuvres  ,  si  ce  sont  des  œuvres  chrétiennes, 
des  œuvres  saintes  devant  Dieu  ,  des  œuvres  que 
vous  puissiez  présenter  à  Dieu  ,  et  qui  vous  tiennent 
lieu  de  mérites  auprès  de  Dieu. 

Car  il  ne  faut  point  considérer  nos  œuvres  préci- 
sément en  elles  -  mêmes ,  pour  savoir  si  elles  sont 
bonnes  ou  mauvaises  ,  si  elles  sont  utiles  ou  infruc- 
tueuses ,  si  Dieu  les  accepte  ,  ou  s'il  les  méprise  et 
les  rejette  ;  mais  pour  faire  cette  distinction  ,  on  eu 
doit  examiner  le  principe.  Or  ,  le  principe  de  toutes 
bonnes  œuvres ,  de  toutes  œuvres  méritoires  et  rece- 


SANS   LA   FOI.  l53 

vables  au  tribunal  de  Dieu ,  c'est  la  foi ,  puisque  la 
foi ,  selon  l'expresse  décision  du  concile  de  Trente  , 
est  la  racine  de  toute  justice  :  d'où  il  s'ensuit  que 
cette  racine  étant  altérée  et  gâtée  ,  les  fruits  qu'elle 
produit  doivent  s'en  ressentir  ,  et  que  ce  ne  peuvent 
être  de  bons  fruits. 

Gardons-nous  toutefois  de  donner  dans  une  erreur 
condamnée  par  l'Eglise,  et  en  eiFet  très  -  condam- 
nable ,  qui  est  de  traiter  de  péché  tout  ce  qui  ne 
vient  pas  de  la  foi.  Ce  seroit  outrer  la  matière  et 
s'engager  dans  des  conséquences  hors  de  raison. 
Non-seulement  les  œuvres  des  infidèles  n'ont  pas 
toutes  été  des  péchés  ,  mais  plusieurs  ont  été  de 
vrais  actes  de  vertu  ,  et  ont  mérité  même  de  la  part 
de  Dieu  quelque  récompense.  Leurs  vertus  n'étoient 
que  des  vertus  morales  ;  mais  après  tout ,  c'étaient 
des  vertus.  Dieu  ne  les  récompensoit  que  par  des 
grâces  temporelles  ;  mais  enfin  ces  grâces  tempo- 
relles étoient  des  récompenses  ,  et  Dieu  ne  récom- 
pense point  le  péché.  Leurs  œuvres  pouvoient  donc 
être  moralement  bonnes  sans  la  foi  ;  mais  elles  ne 
Fétoient  ni  ne  pouvoient  l'être  de  cette  bonté  sur- 
naturelle qui  nous  rend  héritiers  du  royaume  de 
Dieu  et  cohéritiers  de  Jésus-Christ.  Or  ,  c'est  de  ce 
genre  de  mérite  que  je  parle  ,  quand  je  dis  que  sans 
la  foi  il  n'y  a  point  de  bonnes  œuvres. 

Ainsi  ,  comme  les  œuvres  sont  d'une  part  les 
preuves  les  plus  sensibles  de  la  foi ,  de  même  est-il 
vrai  d'autre  part  que  c'est  la  foi  qui  fait  le  discer- 
nement des  œuvres  :  tellement  que  toutes  bonnes 
qu'elles  peuvent  être  de  leur  fond  et  devant  les 


l54  LES    ŒUVRES 

hommes,  elles  ne  le  sont  auprès  de  Dieu  et  par 
rapport  à  la  vie  éternelle  qu'il  nous  a  promise  , 
qu'autant  qu'elles  procèdent  d'une  foi  pure  ,  simple 
et  entière.  Car  selon  le  témoignage  de  l'Apôtre ,  il 
n'est  pas  possible  de  plaire  à  Dieu  sans  la  foi  ;  et  la 
disposition  nécessaire  pour  approcher  de  Dieu ,  est , 
avant  toutes  choses  ,  de  croire  qu'il  y  a  un  Dieu  , 
et  de  se  soumettre  à  tout  ce  qu'il  nous  a  révélé  ou  par 
lui-même  ,  ou  par  son  Eglise. 

De  là  il  est  aisé  de  juger  si  c'est  toujours  raison- 
ner juste  que  de  dire  :  Ces  gens  -  là  sont  gens  de 
bonnes  œuvres,  réglés  dans  leurs  mœurs  ,  irrépro- 
chables  dans  leur  conduite  ,  de  la  morale  la  plus 
sévère ,  n'ayant  autre  chose  dans  la  bouche  ,  et  ne 
prêchant  autre  chose  :  par  conséquent ,  ce  sont  des 
hommes  de  Dieu  ,  ce  sont  des  gens  parfaits  selon 
Dieu.  Tout  cela  est  beau  ,  ou  plutôt  tout  cela  est 
spécieux  et  apparent  ;  mais  après  tout  ,  les  héré- 
tiques ont  été  tout  cela  ,  ou  ont  affecté  de  le  pa- 
roître  :  témoin  un  Arius  ,  témoin  un  Pelage  et  tant 
d'autres.  On  relevoit  leur  sainteté  ,  on  canonisoit 
leurs  actions  ,  on  les  proposoit  comme  de  grands 
modèles  ;  mais  avec  tout  cela  ,  ce  n'étoient  certai- 
nement pas  des  hommes  de  Dieu  ,  parce  qu'avec 
tout  cela  c  étoient  des  gens  révoltés  contre  l'Eglise, 
attachés  à  leur  sens,  entêtés  de  leurs  opinions;  en 
un  mot ,  des  gens  corrompus  dans  leur  foi. 

On  a  néanmoins  de  la  peine  à  se  persuader  que 
des  hommes  qui  vivent  bien  ne  pensent  pas  bien  , 
et  qu'étant  si  réguliers  dans  toute  leur  manière 
d'agir  ,  ils  s'égarent  dans  leur  créance  ;  mais  voilà 


SANS    LA   FOI.  l55 

justement  un  des  pièges  les  plus  ordinaires  et  les 
plus  dangereux  dont  les  hérésiarques  et  leurs  fauteurs 
se  soient  servis,  pour  inspirer  le  venin  de  leurs  hé- 
résies et  pour  s'attirer  des  sectateurs.  Piège  que  saint 
Bernard  ,  sans  remonter  plus  haut ,  nous  a  si  natu- 
rellement et  si  vivement  représenté  dans  la  personne 
de  quelques  hérétiques  de  son  temps.  Que  disoit-il 
d'Abailard  ?  C'est  un  homme  tout  ambigu  y  et  dont 
la  vie  est  une  contradiction  perpétuelle.  Au-dehors 
c'est  un  Jean-Baptiste,  mais  au-dedans  c'est  un 
Hêrode  (i).  Que  disoit-il  d'Arnaud  de  Bresse  ?  Plût 
à  Dieu  que  sa  doctrine  fût  aussi  saine  que  sa  vie 
est  austère  !  Il  ne  mange  ni  ne  boit ,  et  il  est  de 
ces  gens  que  l'Apôtre  nous  a  marqués  ,  lesquels  ont 
tout  l'extérieur  de  la  piété ,  mais  qui  ri' en  ont  pas 
le  fond  ni  les  sentimens  (2).  Ses  paroles  ,  ajoutoit 
le  même  saint  docteur  en  parlant  du  même  Arnaud , 
ses  paroles  coulent  comme  l'huile  ,  et  en  ont ,  ce 
semble ,  ï onction  ;  mais  ce  sont  des  traits  empoi- 
sonnés :  car  ce  qu'il  prétend  par  des  discours  si 
polis  et  de  si  belles  apparences  de  vertu  ;  c'est  de 
s'insinuer  dans  les  esprits  et  de  les  gagner  à  son 
parti.  Que  disoit-il  de  Henri ,  écrivant  à  un  homme 
de  qualité  ?  Ne  vous  étonnez  pas  qu'il  vous  ait  sur- 
pris. C'est  un  serpent  adroit  et  subtil.  A  le  voir  , 
il  ne  paroit  rien  en  lui  que  et  édifiant  ;  mais  ce  n'est 
là  qu'une  vaine  montre  ,  et  dans  l'intérieur  il  n'y 
a  point  de  religion  (3). 

Ces  exemples  suffisent    pour    nous  faire    com- 

(1)  Bcrn.  epist.  ad  Magistrum.  —  (2)  Idem  epist.  ad  Episcopuni 
constantiensem.  —  (3)  Idem  epist.  ad  HUdefonsum. 


l56  LES    ŒUVRES 

prendre  combien  on  doit  peu  compter  sur  certaines 
œuvres  d'éclat  et  sur  certaine  réputation  de  sainteté, 
qui  souvent  ne  sont  que  des  signes  équivoques,  et 
d'où   l'on  ne  peut  conclure  avec  assurance  qu'un 
homme  marche    dans   la  voie  droite  ,  ni    que   ce 
soit  un  bon   guide  en  matière  de  foi.  Aussi  est-ce 
encore  l'avis  que  donnoit  saint  Bernard  au  peuple 
de  Toulouse.  G'étoit  un  temps  de  ténèbres,  où  1  hé- 
résie cherchoit  à  se   répandre  ;  mais  pour  les  pré- 
server d'une  peste  si  contagieuse,  il  leur  enjoignoit 
de  ne  pas  recevoir  indifféremment  toute   sorte  de 
prédicateurs,  et  de  n'en  admettre  chez  eux  aucun 
qu'ils  ne  connussent.  Car  ne  vous  y  fiez  pas  :  Ne 
vous  en  tenez  précisément ,  ni  à  ce  qu'ils  vous  diront , 
ni  au  zèle  quils  vous  témoigneront ,  ni  à  la  haute 
perfection  de  la  morale  quils  vous  prêcheront.  Ils 
vous  tiendront   un   langage  tout  divin  ,  et  ils  vous 
parleront  comme  des  anges  venus  du  ciel  :  mais  de 
même  qu'on  mêle  secrètement  le  poison   dans  les 
plus  douces  liqueurs ,  avec  les  expressions  les  plus 
chrétiennes  9  ils  feront  couler  leurs  nouveautés ,  et 
ils  vous  les  présenteront  sous  des  termes  enveloppés 
et  pleins  d'artifice.  Faux  prophètes  ^loupsravissans 
déguisés  en  brebis  (i). 

Cependant  les  simples  se  laissent  surprendre.  Ils 
voient  des  hommes,  quant  ù  l'extérieur,  recueillis  , 
modestes  ,  zélés  ,  laborieux  ,  charitables  ,  fidèles  à 
leurs  devoirs ,  et  rigides  observateurs  de  la  discipline 
la  plus  étroite.  Cette  régularité  les  charme  ,  et  ils  se 
feroient  scrupule  d'entrer  là-dessus  en  quelque  dé- 

(i)  Boni,  epist-  ad  TolosuiiQS' 


SANS    LA   FOI.  iSj 

fiance ,  et  de  former  le  moindre  soupçon  désavan- 
tageux. On  a  beau  leur  dire  que  ce  n'e^t  pas  là  l'es- 
sentiel ;  que  c'est  la  fui  qui  en  doit  décider;  que  si 
la  foi  manque,  ou  qu'elle  ne  soit  pas  telle  qu'elle 
doit  être,  tout  le  reste  n'est  rien  ;  ils  prennent  ce 
qu'on  leur  dit  pour  des  calomnies  ,  pour  des  jalou- 
sies de  parti  ,  pour  des  préventions  et  de  faux  juge- 
mens.  Ainsi  le  Sauveur  du  monde  s'élevoit  contre 
les  pharisiens  et  démasquoit  leur  hypocrisie  ;  mais 
en  vain  :  le  peuple  touché  de  leur  air  pénitent  et 
dévot ,  de  leurs  longues  prières ,  de  leurs  absti- 
nences ,  de  leur  exactitude  aux  plus  légères  prati- 
ques de  la  loi,  s'attachoit  à  eux  ,  les  admiroit,  les 
révéroit  ,  les  ccmbloit  d'éloges  ,  et  malgré  tous  les 
avertissemens  du  Fils  de  Dieu ,  ne  vouloit  point 
d'autres  maîtres  ni  d'autres  conducteurs. 

Mais  après  tout,  celte  vie  exemplaire  ne  fait-elle 
pas  honneur  à  la  religion  ,  et  ce  zèle  des  bonnes  œu- 
vres n'est-il  pas  utile  à  l'Eglise  ?  A  cela ,  je  fais  une 
réponse  qui  paroî'ra  d'abord  avoir  quelque  chose  de 
paradoxe ,  mais  dont  on  reconnoitra  bientôt  la  soli- 
dité et  l'incontestable  vérité ,  pour  peu  qu'on  entende 
ma  pensée.  Car  je  soutiens  qu'il  y  a  des  personnes  , 
et  en  assez  grand  nombre  ,  qui  dans  un  sens  feroient 
beaucoup  moins  de  mal  à  la  religion ,  et  s'en  feroient 
beaucoup  moins  à  eux-mêmes,  par  une  vie  licen- 
cieuse et  scandaleuse ,  que  par  leur  sainteté  pré- 
tendue et  par  l'éclat  de  leur  zèle.  Beaucoup  moins 
de  mal  à  la  religion  :  pourquoi  ?  parce  que  dès  qu'on 
les  verroit  sujets  à  des  désordres  grossiers ,  on  per- 
droit  en  eux  toute  confiance ,  et  qu'ils  se  trouveraient 


I  58  LIS    ŒUVRES 

par  là  moins  en  état  de  séduire  les  esprits,  et  d'éta- 
blir leurs  dogmes  erronés.  Au  lieu  de  les  suivre ,  on 
s'éloigneroit  d'eux  ;  et  le  mépris  où  ils  tomberoient 
les  décréditeroil  absolument ,  et  leur  ôteroit  toute 
autorité  pour  appuyer  le  mensonge.  Beaucoup  moins 
de  mal  à  eux-mêmes  :  comment?  Parce  que  tôt  on 
tard ,  l'horreur  de  leurs  désordres  pourroit  les  tou- 
cher, les  réveiller,  leur  inspirer  des  senlimens  de 
repentir  et  les  ramener.  Les  exemples  en  sont  assez 
communs.  De  grands  pécheurs  ouvrent  les  yeux, 
écoutent  les  remontrances  qu'on  leur  fait ,  revien- 
nent de  leurs  égaremens  ;  et  plus  même  ils  sont 
grands  pécheurs  ,  plus  il  est  quelquefois  aisé  de  les 
émouvoir ,  en  leur  représentant  les  excès  où  ils  se 
sont  abandonnés  ,  et  les  abîmes  où  la  passion  les  a 
emportés. 

Mais  des  gens  au  contraire  dont  la  vie  est  exempte 
de  certains  vices,  et  qui  d'ailleurs  s'adonnent  à  mille 
pratiques  très-chrétiennes  en  elles-mêmes  ,  et  très- 
pieuses  :  voilà  ceux  auxquels  il  est  plus  difficile  de 
se  détromper  et  d'apercevoir  l'illusion  qui  les  aveugle 
et  qui  les  perd.  A  force  de  s'entendre  canoniser,  ils 
se  persuadent  sans  peine  qu'ils  sont  tels  en  effet 
qu'on  les  vante  de  tous  côtés.  Cette  bonne  idée 
qu'ils  conçoivent  d'eux-mêmes,  les  entretient  dans  la 
fausse  idée  dont  ils  se  sont  laissé  prévenir,  que  sur  la 
doctrine  ils  ont  les  vues  les  plus  justes,  et  qu'ils  sont 
les  défenseurs  de  la  vérité.  Ils  se  regardent  comme 
les  appuis  de  la  foi ,  et  ils  croient  rendre  service  à 
Dieu,  en  tenant  ferme  contre  l'Eglise  même  de 
Dieu  ,  contre  toute  autorité  et  toute  puissance  supé- 


SANS  LA  Fei.  l59 

rîeure ,  soit  laïque ,  soit  ecclésiastique.    De    cette 
sorte,  ils  s'obstinent  dans  un  schisme  dont  ils  sont 
les  principaux  agens ,  ils  y  vivent  en  paix ,  et  ils 
meurent  dans  une  opiniâtreté  insurmontable  ;  d'au- 
tant plus  malheureux  qu'il  leur  en  coûte  plus  pour  se 
perdre,  et  qu'ils  se  damnent  à  plus  grands  frais.  Ce 
qui  leur  manque,  ce  ne  sont  pas  les  oeuvres,  mais  la 
foi.  Ils  font  tout  ce  qu'il  faut  faire  pour  se  sanctifier, 
mais  n'ayant  pas  le  fondement  de  toute  la  sainteté, 
qui  est  la  foi,  je  veux  dire  l'obéissance,  la  docilité, 
la  pureté  de  la  foi,  avec  tout  ce  qu'ils  font,  ils  ne 
se  sanctifient  pas.  Ils  ne  bâtissent  que  sur  le  sable, 
ou,  selon   la   figure   de   saint  Paul ,  l'édifice   qu'ils 
construisent  n'est  qu'un  édifice  de   paille.  De  sorte 
qu'au  jour  du  Seigneur  ils  seront  de  ces  prophètes 
dont  il  est  parlé  dans  l'évangile  ,  et  qui ,  se  présen- 
tant à  Dieu  pour  être   jugés ,  lui  diront  :  Seigneur  , 
ri  avons-nous  pas  prophétisé  en  cotre  nom  ?  n'avons- 
nous  pas  chassé  en  votre  nom  les  démons  ?  ri  avons- 
nous  pas  fait  des  miracles  ?  mais  à  qui  Dieu  ré- 
pondra :  Je  ne  vous  connois  point  ;  retirez-vous  de 
moi ,  mauvais  ouvriers  ,  ouvriers  d'iniquité  (i). 

II.  H  y  a  encore  d'autres  oeuvres  faites  sans  la 
foi,  quoique  faites  avec  la  foi.  Je  m'explique.  Œu- 
vres faites  avec  la  foi  :  car  dans  le  fond  on  est  chré- 
tien ,  on  est  catholique,  on  est  uni  de  croyance  avec 
l'Eglise,  on  ne  rejette  aucune  de  ses  décisions,  et 
on  les  reçoit  toutes  purement  et  simplement.  Mais 
d'ailleurs  ,  œuvres  faites  sans  la  foi ,  parce  que  la  foi 
n'y  a  point  de  part,  que  la  foi  n'y  entre  point ,  que 

(1)  Matth.  7. 


160  LES    ŒUVRES 

ce  n'est  point  la  foi  qui  les  inspire,  qui  les  dirige  , 
qui  les  anime.  Tout  chrétien  qu'on  est,  on  agit  en 
païen  ,  je  ne  dis  pas  en  païen  sujet  aux  vices  et  au 
dérèglement  des  mœurs  où  conduisoit  de  lui-même 
Je  paganisme  ;  mais  je  dis  en  honnête  et  sage  païen. 
C'est-à-dire  qu'on  agit,  non  point  parla  foi,  ni  par 
des  vues  de  religion  ,  mais  par  la  seule  raison  ,  mais 
par  une  probité  naturelle  ,  mais  par  un  respect  tout 
humain ,  mais  par  la  coutume,  l'habitude,  l'éduca- 
tion ,  mais  par  le  tempérament ,  l'inclination  ,  le 
penchant. 

On  rend  la  justice,  par  ce  qu'on  est  droit  natu- 
rellement et  équitable  ;  on  sert  le  prochain  ,  parce 
qu'on  est  naturellement  officieux  et  bienfaisant  ;  on 
assiste  les  pauvres,  parce  que  naturellement  on  est 
sensible  aux  misères  d'autrui ,  et  qu'on  a  le  cœur 
tendre  et  afiectueux  ;  on  prend  soin  d'un  ménage ,  et 
on  s'applique  à  bien  conduire  une  maison  ,  parce  que 
naturellement  on  est  rangé  et  qu'on  aime  l'ordre;  on 
remplit  toutes  les  fonctions  de  son  ministère,  de 
son  emploi,  de  sa  charge,  parce  que  l'honneur  le 
demande ,  parce  que  la  repu tation  y  est  engagée ,  parce 
qu'on  veut  toujours  se  maintenir  en  crédit  et  sur 
un  certain  pied;  on  s'occupe  d'une  étude  ,  on  passe 
les  journées  et  souvent  même  les  nuits  dans  un  travail 
continuel ,  parce  qu'on  veut  s'instruire  et  savoir , 
qu'on  veut  réussir  et  paroîlre,  qu'on  veut  s'avancer 
et  parvenir  :  ainsi  du  reste ,  dont  le  détail  seroit  in- 
fini. 

Tout  cela  est  bon  en  soi;  mais  dans  le  motif,  tout 
cela  est  défectueux.  Il  est  bon  de   rendre  à  chacun 

ce 


SANS    LA   FOI.  l6*L 

ce  qui  lui  est  dû,  de  protéger  l'innocence  et  de  gar- 
der en  toutes  choses  une  parfaite  équité.  Il  est  bon 
de  se  prêter  la  main  les  uns  aux  autres ,  de  se  pré- 
venir par  des  offices  mutuels,  et  d'obliger  autant 
qu'on  peut  tout  le  monde.  Il  est  bon  de  consoler 
les  affligés  ,  de  compatir  à  leurs  peines  et  de  les 
secourir  dans  leurs  besoins.  Il  est  bon  de  veillée 
sur  des  enfans  ,  sur  des  domestiques  ,  sur  tonte 
une  famille  ,  d'en  administrer  les  biens  et  d  en 
ménager  les  intérêts.  Il  est  bon,  dans  une  dignité, 
dans  une  magistrature,  dans  un  négoce,  de  vaquer 
à  ses  devoirs ,  et  de  s'y  adonner  avec  une  assiduité 
infatigable.  Que  dirai-je  de  plus?  Il  est  bon  de  cul- 
tiver ses  talens ,  de  devenir  habile  dans  sa  profes- 
sion,  de  travailler  à  enrichir  son  esprit  de  nouvelles 
connoissances  :  encore  une  fois  ,  il  n'y  a  rien  là  que 
de  louable  ;  mais  voici  le  défaut  capital  :  c'est  qu'il 
n'y  a  lien  là  qui  soit  marqué  du  sceau  de  la  foi,  ni 
par  conséquent  du  sceau  de  Dieu.  Or  ,  le  sceau  de 
Dieu,  le  sceau  de  la  foi  ne  s'y  trouvant  point,  ce  ne 
peut  être,  pour  m'exprimer  ainsi  ,  qu'une  monnoie 
fausse  dans  l'estime  de  Dieu  ,  et  de  nulle  valeur  par 
rapporta  l'éternité.  Car  on  peut  nous  dire  alors  ce  que 
disoit  le  Sauveur  des  hommes  :  Qu'attendez- vous 
dans  le  royaume  du  ciel,  et  quelle  récompense  mé- 
ritez-vous ?  Hé  ,  les  païens  ne  Jai soient-ils  pas  tout 
ce  que  vous  jaites  (i)  ?  qu'avez- vous  au-dessus 
d'eux  ,  puisque  vous  n'agissez  point  autrement 
qu'eux,   ni  par  des  principes  plus  relevés? 

En  effet,  il  y  a  eu  dans  le  paganisme,  comme 

(1)  Matth.  S. 

TOME   XIV.  1 1 


ï6a  LES   ŒUVRES 

parmi  nous  ,  des  juges  intègres  ,  déclarés,  sans  ac-» 
ception  de  personne ,  en  faveur  du  bon  droit,  et 
assez  généreux  pour  le  défendre  aux  dépens  de  leur 
fortune  et  même  au  péril  de  leur  vie.  II  y  a  en  d'heu- 
reux naturels,  toujours  disposés  à  faire  plaisir  et  ne 
refusant  jamais  leurs  service?.  Il  y  a  eu  des  âmes 
compatisssantes,  qui,  par  un  sentiment  de  miséri- 
corde, s'attendrissoient  sur  toutes  les  calamités,  ou 
publiques,  ou  particulières  ,  et  pour  y  subvenir, 
répandoient  leurs  dons  avec  abondance.  Il  y  a  eu 
des  hommes  dune  droiture  inflexible  ,  d'une  fermeté 
inébranlable ,  d'un  désintéressement  à  toute  épreuve , 
d'un  courage  que  rien  n'élonnoit . ,  d'une  patience 
que  rien  n'altéroit,  d'une  application  que  rien  ne 
lassoit  ,  d'une  attention  et  d'une  vigilance  à  quoi 
rien  n'échappoit.  Il  3'  a  eu  des  femmes  d'une  régu- 
larité parfaite  et  d'une  conduite  irrépréhensible.  Que 
de  vertus!  mais  quelles  vertus?  vertus  morales  ,  et 
rien  au-delà.  Elles  méritaient  les  louanges  du  pu- 
blic, elles  méritoient  même  de  la  part  de  Dieu, 
quelques  récompenses  temporelles  ,  et  les  obtenoient; 
elles  étoient  bonnes  pour  cette  vie,  mois  sans  être 
d'aucun  prix  pour  l'autre  ,  parce  que  la  foi  ne  les  véri- 
fioit  pas  ,  ne  les  sanctifioit  pas,  ne  les  ronsacroit  pas. 
Telles  sont  les  vertus  d'une  infinité  de  chrétiens, 
telles  sont  leurs  œuvres.  Leur  voix  est  la  voix  de 
Jacob;  mais  leurs  mains  sont  les  mains  d'Esaii  : 
c'est-à-dire  qu  ils  ont  la  foi ,  mais  comme  s'ils  ne 
l'avoient  point,  puisque  dans  tomes  leurs  actions  ils 
ne  font  nul  usage  de  leur  foi.  A  considérer  dans  la 
substance  les  oeuvres  qu'ils  pratiquent,  ce  sont  des 


SANS    LA   FOÎ.  l63 

teuvres  dignesde la  foiqu'ils  professent  ,etce  seroient 
des  œuvres  dignes  de  Dieu  ,  si  la  foi  les  rapportoit  à 
Dieu  ;  mais  c'est  à  quoi  ils  ne  pensent  en  aucune 
sorte.  Ils  consultent,  ils  délibèrent,  ils  forment  des 
desseins ,  ils  prennent  des  résolutions ,  ils  les  exé- 
cutent; dans  le  plan  de  vie  où  leur  condition  les 
engage  ,  ils  se  trouvent  chargés  d'une  multitude 
d'affaires ,  et  pour  y  suffire  ils  se  donnent  mille  mou- 
vemens,  mille  soins  ,  mille  peines  ;  ils  ont ,  selon  le 
cours  des  choses  humaines  et  selon  les  conjonc- 
tures ,  leurs  contradictions,  leurs  traverses  à  es- 
suyer; ils  ont  leurs  chagrins,  leurs  ennuis,  leurs 
dégoûts ,  leurs  adversités  ,  leurs  souffrances  à  porter. 
Aai[»le  matière  ,  riche  fonds  de  mérites  auprès  de 
Dieu,  si  la  foi ,  comme  un  bon  levain  ,  y  répandoit 
sa  vertu  :  si,  dis-je  ,  toutes  ces  délibérations  et  tous 
ces  desseins  étoient  dirigés  par  des  maximes  de  foi; 
si  toutes  ces  fatigues  et  tous  ces  mouvemens  étoient 
soutenus  par  des  considérations  divines  et  de  foi  ;  si 
toutesc.es  souffrances  et  toutes  ces  afflictions  étoient 
prises,  acceptées,  offertes  en  sacrifice  ,  et  présentées 
par  un  esprit  de  foi.  Tout  profiteroit  alors  pour  la 
vie  éternelle  ,  et  rien  ne  seroit  perdu. 

Je  dis  rien,  quelque  peu  de  chose  que  ce  soit: 
car  voilà  quel  est  le  propre  et  l'efficace  de  la  foi, 
quand  elle  opère  par  la  charité  et  par  une  intention 
pure  et  chrétienne.  On  ne  peut  mieux  la  comparer 
qu'à  ce  grain  évangélique  ,  qui  de  tous  les  légumes 
est  le  plus  petit,  mais  qui,  semé  dans  une  bonne 
terre,  croît,  s'élève,  pousse  des  branches,  se  cou- 
vre de  feuilles  et  devient  arbre.  Partout  où  la  foi  se 

lit 


l64  LES    ŒUVRES 

communique  ,  étant   accompngnée  de   la  grâce  ,  el 
partout  où  elle  agit,  elle  y  imprime  un  caractère  de 
sainteté  ,  et  attache  aux  moindres  effets  qu'elle  pro- 
duit un  droit  spécial  à   l'héritage  céleste.  Ne  fut-ce 
qu'un  verre  d'eau  donné  au  nom  de  Jésus-Christ , 
c'est  assez  pour  obtenir  dans  l'éternité  une  couronne 
de  gloire.  Les  apôtres   passèrent   toute  une  nuit  à 
pécher,  et  ils  ne  prirent  rien  :  pourquoi?  parce  que 
Jésus-Christ  n'étoit  pas  avec  eux  ;  mais  du  moment 
que  cet  homme-Dieu  parut  sur  le  rivage,  et  que  par 
son  ordre  et  en  sa  présence   ils  se  remirent  au  tra- 
vail ,   la  pêche   qu'ils  firent  fut  si  abondante ,  que 
leurs  filets   se  rompoient   de  toutes  parts,  et  qu'ils 
eurent  beaucoup  de  peine  à  la  recueillir.  Image  sen- 
sible où   nous   devons   également  reconnoître,    et 
l'inutilité  de  toutes  nos  oeuvres  pour  le  salut ,  si  la 
foi,   animée  de  la  charité  et  de  la  grâce,    n'en  est 
pas   le   principe  et  comme   le  premier  moteur;  et 
leur  excellence,  si  ce  sont  les  fruits  d'une  foi  vive 
et  agissante ,  et  si  c'est  par  l'impression  de  la  foi  que 
nous  sommes  excités  à  les  pratiquer. 

Etrange  aveuglement  que  le  nôtre,  quand  nous 
suivons  d'autres  règles  en  agissant ,  el  que  nous  nous 
conduisons  uniquement  par  la  politique  du  siècle  et 
par  la  prudence  de  la  chair  !  Combien  vois-je  tous 
les  jours  de  personnes  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  de 
tout  âge  et  de  tout  état,  qui,  dans  les  occupations 
et  les  embarras  dont  ils  sont  sans  cesse  agités ,  ne  se 
donnent  ni  repos  ni  relâche;  qui,  du  matin  au  soir, 
obligés  d'aller,  de  venir,  de  parler,  d'écouter,  de 
répondre,  de  veiller  à  tout  ce  qui  est  de  leur  inté- 


SANS    LA    FOI.  l65 

rêt  propre  on  de  leur  devoir,  mènent  une  vie  très- 
fatigante;  qui  dans  le  commerce  du  monde  sont 
exposés  à  des  déboires  très-amers ,  à  des  contre- 
tenips  très  désagréables,  à  des  revers  très-fàcheux , 
à  des  coups  et  à  des  événemens  capables  de  décon- 
certer toute  la  fermeté  de  leur  ame  ;  qui ,  par  la  dé- 
licatesse de  leur  complexion  ,  ou  le  dérangement  de 
leur  santé,  sont  affligés  de  fréquentes  maladies, 
d'infirmités  habituelles  ,  souvent  même  de  douleurs 
très-aigiies  ?  Or  en  quoi  ils  me  paroissent  tous  plus 
à  plaindre,  et  ce  qu'il  y  a  pour  eux  sans  contredit 
de  plus  déplorable,  c'est  que  tant  de  pas,  de  courses, 
de  veilles,  d'inquiétudes,  de  tourmens  d'esprit; 
que  tant  d  exercices  du  corps  très-pénibles  ,  et  quel- 
quefois accablans  ,  que  tant  d'accidens  ,  d'infortunes, 
de  mauvais  succès,  de  pertes  ,  de  contrariétés,  de 
tribulations,  d'humiliations,  de  désolations,  de  foi- 
blesses  et  de  langueurs  :  que  tout  cela,  dis-îe,  et 
mille  autres  choses,  qui  leur  deviendroient  salu- 
taires avec  le  secours  de  la  foi,  ne  leur  soient,  au 
regard  du  salut,  d'aucun  profit,  parce  que  tout 
abîmés  dans  les  sens  ,  ils  ne  savent  point  user  de  leur 
foi,  et  qu'ils  ne  la  mettent  jamais  en  oeuvre.  Sans 
rien  faire  plus  qu'ils  ne  font,  et  sans  rien  souffrir 
au-delà  de  ce  qu'ils  souffrent,  ils  ponrroient,  par 
îe  moyen  de  cette  foi  bien  épurée  et  bien  employée, 
amasser  d'immenses  richesses  pour  un  autre  monde 
que  celui-ci,  et  grossir  chaque  jour  leur  trésor;  au 
lieu  que  se  bornant  aux  vues  profanes  d'une  nature 
aveugle ,  et  aux  vains  raisonnemens  d'une  sèche 
philosophie  ,    toutes   leurs  années  s'écoulent  sans 


lG6  LA   FOI 

fruit,  et  qu'à  la  fin  de  leurs  jours  ils  n'ont  rien  dans 
les  mains  dont  ils  puissent  tirer  devant  Dieu  quel- 
que asranlage.  Heureux  donc  le  chrétien  qui  fait  tou- 
jours la  sainte  alliance,  et  des  œuvres  avec  la  foi, 
et  de  la  foi  avec  les  œuvres  ! 


La  Foi  victorieuse  du  monde* 

Ne  craignez  point,  disoit  Jésus -Christ  à  ses 
apôtres  :  fai  vaincu  le  monde  (i).  II  l'a  en  effet 
■vaincu  :  et  par  où?  par  la  foi  qu'il  est  venu  nous 
enseigner,  et  par  la  sainte  religion  qu'il  a  établie 
sur  la  terre.  Aussi ,  écrivoit  saint  Jean  aux  pre- 
miers fidèles,  quelle  est ,  mes  frères,  cette  victoire 
qui  nous  a  fait  triompher  du  monde  ?  c'est  notre 
foi  (2).  Pour  bien  entendre  ceci,  il  faut,  selon  la 
belle  observation  de  saint  Augustin  ,  distinguer  dans 
le  monde  trois  choses  qui  nous  perdent  :  ses  er- 
reurs, ses  douceurs  et  ses  rigueurs.  Les  erreurs  du 
monde  nous  séduisent  ,  ses  douceurs  nous  cor- 
rompent, et  ses  ligueurs  ou  ses  persécutions  nous 
inspirent  une  crainte  lâche ,  et  nous  tyrannisent 
par  un  respect  humain  dont  nous  ne  pouvons  pres- 
que nous  défendre.  Or  la  religion,  je  dis  la  vraie 
religion,  qui  est  la  religion  chrétienne,  nous  élève 
au-dessus  de  tout  cela,  et  nous  eu  rend  victorieux. 
Elle  nous  détrompe  des  erreurs  du  monde,  elle 
nous  dégoûte  des  douceurs  du  monde,  elle  nous 
fortifie  contre  les  rigueurs  du  monde. 

I.  Le  monde  est  rempli  d'erreurs ,  et  même  d'er- 

(1)  Joan.  1G.  —  (a)  1.  Joan.  5. 


VICTORIEUSE   DU    MONDE.  1  67 

reurs  les  plus  sensibles  et  les  plus  grossières.  Ce 
sont  mille  fausses  maximes  dont  il  se  fait  autant  de 
vérités  prétendues,  et  autant  de  principes  incon- 
testables. Quelles  sont ,  par  exemple  ,  les  maximes 
de  tant  de  mondains  ambitieux,  qui  mettent  la  for- 
tune à  la  tête  de  tout,  et  qui,  se  la  proposant  comme 
leur  fin  ,  concluent  qu'il  y  faut  parvenir  à  quelque 
prix  que  ce  puisse  être?  Quelles  sont  les  maximes 
de  tant  de  mondains  intéressés,  qui  se  font  de  leurs 
richesses  une  divinité ,  et  qui ,  pensant  ne  valoir 
dans  la  vie  qu'à  proportion  de  ce  qu'ils  possèdent , 
regardent  le  soin  d'amasser  et  de  grossir  leurs  re- 
venus ,  comme  une  affaire  capitale  à  laquelle  toutes 
les  autres  doivent  céder?  Quelles  sont  les  maximes 
de  tant  de  mondains  abandonnés  à  leurs  plaisirs, 
qui  s'imaginent  n'être  sur  la  terre  que  pour  se  di- 
vertir et  pour  flatter  leurs  sens,  et  qui  ,  livrés  à  des 
passions  honteuses  ,  ne  connoissent  point  de  plus 
grand  bonheur  que  de  les  contenter  en  toutes  les 
manières  et  de  vivre  au  gré  de  leurs  désirs?  Mais 
surtout  à  quelles  maximes  la  prudence  humaine  et 
la  politique  n'a- 1- elle  pas  donné  cours?  Voilà  les 
règles  de  conduite  que  suit  le  monde,  et  où  il  se 
croit  bien  fondé.  Qui  voudroit  en  appeler  et  les 
contredire,  passeroit  pour  un  esprit  foible ,  sans 
connoissance,  et,  si  je  l'ose  dire,  pour  un  imbé- 
cille  qui  n'est  bon  à  rien  ,  pour  un  insensé.  Ce  sont 
néanmoins  des  règles  ,  ce  sont  des  maximes  où  l'on 
ne  voit,  à  les  bien  examiner,  ni  saine  raison,  ni 
humanité  ,  ni  charité  ,  ni  honnêteté  ,  ni  probité  ,  ni 
bonne  foi ,  ni  justice,  ni  équilé.  Or  la  religion  nous 


l68  LA   FOI 

détrompe  de    toutes    ces   erreurs  :  comment   cela? 
parce  que  raisonnant  sur  des  principes  tout  opposés  à 
ceux  dont  le  monde  se  laisse  prévenir  etaveugltr,  elle  en 
tire  des  conséquences  et  des  maximes  toutescontraires. 
Car  sur  quels  principes  sont  établies  tant  de  ma- 
ximes erronées  et  absolument  fausses  dont  le  monde 
est  infatué?  sur  l'amour  de  soi-même,  sur  l'attache- 
ment aux  plaisirs ,  sur  la  cupidité  ,  la  sensualité ,  sur 
l'intérêt,  l'ambition,  la  politique  ,  sur  toutes  les  in- 
clinations de  la  nature  corrompue  et  toutes  les  pas- 
sions du  cœur.  De  telles  racines,  il  n'est  pas  surpre- 
nant qu'il  vienne  des  fruits  infectés  et  gâtés;  et  du 
mensonge,   que  peut-il  naître  autre   chose  que   le 
mensonge  ?  Mais  la  religion  a  des  vues  bien  dilïé- 
renies,  et  appuie  ses  raisonnemens  et  ses  décisions 
sur  des  principes  bien  plus  solides  et  plus  révélés, 
qui  sont  :  un  attachement  inviolable  à  Dieu  et  à  la 
loi  de    Dieu;  l'amour  du  prochain,  et  même  des 
ennemis,  le  renoncement  à  soi-même  et  au  monde; 
le  désintéressement,  la  fidélité,  la  droiture  du  coeur, 
la   mortification  des   sens  ,  la  sanctiikation  de  son 
ame  et  le  zèle  de  son  salut.  De  cette  opposition  de 
principes  suit  une  opposition  entière  de  maximes  et 
de  règles  de  vie.  Ainsi  un  chrétien ,  c'est  un  homme 
qui  juge  des  choses  et  qui  en  pense  tout  autrement 
que  le  monde;  et  voilà  la  première  victoire  que  la 
religion  a  remportée  ,  et  qu'elle  remporte  tous  les 
jours  ,  en  faisant  revenir  une  infinité  de  mondains 
des  opinions  du  monde  ,  et  leur  en  découvrant  l'illu- 
sion et  le  danger.  Le  inonde  se  récrie  contre  ces  vé- 
rites,  et  les  rejette  comme  de  vaincs  imaginations: 


VICTORIEUSE    DU    MONDE.  169 

mais  un  chrétien  instruit  de  sa  religion,  s'en  tient 
à  l'oracle  de  saint  Paul  :  quil  a  plu  à  Dieu  de  sau- 
ver les  hommes  par  cela  même  qui  par  oit  au  monde 
égarement  et  folie  (1). 

Je  dis  par  cela  même  qui  paroit  égarement  d'es- 
prit, mais  qui,  bien  loin  de  l'être  ,  est  plutôt  la  sou- 
veraine sagesse.  Car  à  bien  examiner  tous  les  prin- 
cipes et  toutes  les   maximes  de  1  évangile ,  on  n'y 
trouvera  rien  que  de  conforme  à  la  raison  la  plus 
éclairée  et  la  plus  juste  dans  ses  vues.  Aussi  voyons- 
nous  que  dès  que  le  feu  de  la  passion  commence  à 
s'amortir  dans  un  homme,  et  qu'il  est  plus  en  état 
de  discerner  le  bien  et  le  mal,  le  vrai  et  le  faux, 
parce  qu'il  a  les  yeux  plus  ouverts  a  et  qu'il  consi- 
dère les  objets  d'un  sens  plus  rassis,  c'est  alors  que 
ces   maximes  et  ces  principes  évangéliques  contre 
lesquels  il  se  récrioit  tant,  lui  semblent  beaucoup 
mieux  fondés   qu'il  ne  vouloit  se   le  persuader.  La 
foi  qui  se  réveille  dans  son  cœur  ,  les  lui   repré- 
sente   dans   un  jour  tout  nouveau  pour  lui.  Plus  il 
s'applique  à  en  rechercher  les  motifs,  à  en  suivre  les 
conséquences,   à  en  observer  les  salutaires  effets, 
plus  il  y   découvre  de  solidité   et  de  vérité.  Il  est 
surpris    de  l'aveuglement  où   il   étoit  ;  du  moins  il 
commence  à  se  défier  de  ses  anciens  préjugés;  et 
la   lumière   dont  il  aperçoit   les  premiers   rayons , 
perçant  peu  à  peu  au  travers  des  nuages  qui  l'obs- 
curcissoient ,  et  se  répandant  avec  plus  de  clarté, 
cet  homme  enfin,  par  un  changement  qu'on  ne  peut 
attribuer  qu'à  la  vertu  de  la  foi  et  de  la  grâce  qui 

(1)  1.  Cor.  1. 


57©  LA   FOI 

l'accompagne ,  se  déclare,  comme  saint  Paul ,  un 
des  plus  zélés  défenseurs  des  vérités  mêmes  qu'il 
altaquoit  auparavant,  et  qu'il  combattoit  avec  plus 
d'obstination.  Triomphe  qui  honore  la  religion ,  et 
dont  elle  profite  pour  faire  d'autres  conquêtes  et 
pour  convaincre  les  plus  incrédules  et  les  soumettre. 
Ainsi  l'exemple  de  Saul  élevé  dans  le  judaïsme  et 
l'un  des  plus  ardens  persécuteurs  de  1  Eglise,  mais 
devenu ,  par  une  conversion  éclatante ,  apôtre  de 
Jésus-Christ  et  le  docteur  des  gentils  ,  étoit  un  argu- 
ment sensible  contre  les  Juifs  ,  et  leur  faisoit  admirer 
malgré  eux  l'efficace  et  le  pouvoir  de  la  foi  chrétienne. 
II.  Comme  le  monde  par  ses  erreurs  aveugle  l'es- 
prit ,  c'est  par  ses  douceurs  qu'il  gagne  et  qu'il  per- 
vertit le  cœur.  Dans  l'un  il  agit  par  voie  de  séduc- 
tion ,  et  dans  l'autre  par  voie  d'attrait  et  de  cor- 
ruption. Ce  que  nous  appelons  douceurs  du  monde, 
c'est  ce  que  saint  Jean  appelle  concupiscence  des 
yeux ,  concupiscence  de  la  chair  ,  et  orgueil  de  la 
vie;  c'est-à-dire,  que  sous  ce  terme  nous  compre- 
nons tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  monde  qui  peut 
éblouir  les  yeux,  charmer  les  sens,  piquer  la  cu- 
riosité ,  nourrir  lamour-propre  ,  rendre  la  vie  aisée, 
commode,  agréable,  molle  et  délicieuse.  Voilà  par 
où  le  monde,  dans  tous  les  temps,  s'est  acquis  un 
empire  si  absolu  sur  les  cœurs  des  hommes;  voilà 
par  où  il  nous  attire,  ou  plu  lot  par  où  il  nous  en- 
chante et  nous  entraine.  Ce  n'est  pas  que  souvent 
on  ne  connoisse  la  bagatelle  et  le  néant  de  tout 
cela  :  on  en  est  détrompé  selon  les  vues  de  l'esprit  ; 
mais  par  une  espèce   d'ensorcellement ,   tout    dé- 


VICTORIEUSE   DU   MONDE.  171 

trompé  qu'on  est  de  ces  fausses  douceurs  du  monde, 
on  y  trouve  toujours  un  certain  goût  dont  on  a 
toutes  les  peines  imaginables  à  se  déprendre.  En 
vain  la  raison  veut-elle  venir  au  secours  :  nous  avons 
beau  raisonner  et  faire  les  plus  belles  réflexions, 
toutes  nos  réflexions  et  tous  nos  raisonnemens  n'em- 
pêchent pas  que  ce  goût  ne  se  fasse  sentir  ,  et  qu'il 
ne  nous  emporte  par  une  espèce  de  violence. 

Il  n'y  a  que  la  religion  à  qui  il  soit  réservé  de  le 
bannir  de  notre  cœur  ,  ou  de  l'y  étouffer.  Comment 
cela?  1.  par  l'esprit  de  pénitence  qu'elle  nous  ins- 
pire. Car  elle  nous  fait  souvenir  sans  cesse  que  nous 
sommes  pécheurs  ,  et  cette  vue  fréquente  de  nos 
péchés,  et  des  justes  châtimens  qui  leur  sont  dus, 
nous  remplit  d'une  sainte  haine  de  nous-mêmes,  et 
nous  donne  ainsi  du  dégoût  pour  tout  ce  qui  flatte 
notre  sensualité ,  comme  étant  peu  convenable  à 
des  pénitens.  2.  Par  l'estime  des  biens  éternels  ,  où 
elle  nous  fait  porter  toutes  nos  prétentions  et  tous 
nos  désirs.  Le  cœur  occupé  de  la  haute  idée  que  nous 
concevons  de  cette  béatitude  qui  nous  est  promise  , 
se  dégage  peu  à  peu  de  tous  les  objets  mortels  ,  et 
devient  comme  insensible  à  tout  ce  que  le  monde 
peut  lui  offrir  de  plus  attrayant.  Que  tout  ce  que  je 
vois  sur  la  terre ,  me  parolt  méprisable  et  insipide , 
s'écrioit  un  grand  saint  ,  quand  je  levé  les  yeux  au 
ciel  (1)  /  Bien  d'autres  avant  lui  1  avoient  pensé  de 
même  ,  et  bien  d'autres  l'ont  pensé  après  lui.  6.  Par 
les  consolations  divines  que  l'esprit  de  religion  ré- 
pand dans  les  âmes  vraiment  chréiiennes.  Consola- 

(i)  S.  Ignat. 


172  .LA   FOI 

lions  cachées  aux  mondains  ,  parce  que  l'homme 
sensuel,  dit  le  grand  Apôtre,  ne  peut  comprendre 
ce  qui  est  de  Dieu.  Consolations  spirituelles  d'autant 
plus  relevées  au-dessus  de  tous  les  plaisirs  des  sens , 
que  l'esprit  est  pins  noble  que  le  corps.  Consolations 
si  douces  et  si  abondantes  que  le  coeur  en  est  quel- 
quefois comme  inondé  et  enivré.  A  peine  les  saints 
les  pouvoient-ils  soutenir,  tant  ils  en  étoient  com- 
blés et  transportés.  Saint  François  Xavier  s'ecrioit  en 
s'adressant  à  Dieu  :  C'est  assez ,  Seigneur  ,  c'est 
assez.  Sainte  Thérèse  tenoit  le  même  langage ,  et  de- 
mandoit  que  Dieu  interrompît  pour  quelque  temps  le 
cours  de  ces  douceurs  célestes  dont  elle  étoit  toute 
pénétrée.  D'autres  en  tomboient  dans  des  extases  et 
des  défaillances  où  ils  demeuroient  les  heures  en- 
tières ,  et  qui  les  ravissoient  hors  d'eux-mêmes.  Le 
monde  en  jugera  tout  ce  qu'il  lui  plaira.  Ce  qui  est 
de  certain ,  c'est  qu'avec  tous  ses  agrémens  et  tous 
ses  charmes ,  il  n'a  rien  de  comparable  à  ces  saintes 
délices  et  à  ces  joies  secrètes  que  la  religion  nous  fait 
goûter.  Une  ame  qui  les  a  une  fois  ressenties  ,  ne 
sent  plus  rien  de  tout  le  reste. 

C'est  la  merveille  qu'on  a  vue  dans  tous  les  temps, 
et  dont  nous  sommes  encore  témoins.  On  a  vu  une 
multitude  innombrable  de  personnes  de  tout  sexe, 
de  tout  âge  ,  de  tout  état,  renoncer  aux  plaisirs  du 
monde  les  plus  engageant  et  les  plus  touchans. 
C'étoient  de  jeunes  vierges  à  qui  le  monde  présen- 
toit  dans  un  long  cours  d'années  la  fortune  la  plus 
riante.  C'étoient  des  ricins  du  siècle,  des  hommes 
opulens,  des  grands  qui  dans  leur  grandeur  et  leur 


VICTORIEUSE    DU    MONDE.  17^ 

opulence,  jouissoient  ou  pouvoient  jouir  de  toutes 
les  aises   de  la  vie.    Mais  par  quel  prodige   ont-ils 
méprisé  tout  cela,  ont-ils  quitté  tout  cela,  se  sont- 
ils  volontairement  dépouillés   de  tout  cela?  A  ces 
richesses  dont  le  monde  est  si  avide  ,  et  où  il   fait 
presque   consister  tout  son  bonheur  parce  qu'il  y 
trouve  de  quoi  satisfaire  toutes  ses  convoitises ,  ils 
ont  préféré  une  pauvreté  qui  leur  accordoit  à  peine 
le  nécessaire ,  ou  pour  la  nourriture  ,  ou  pour  le 
vêtement ,  ou  pour  la  demeure.  A  cet  éclat  et  à  ces 
honneurs  dont  le  monde  est  si   jaloux  ,  et  dont  il 
cherche  à  repaître  si  agréablement  son  orgueil ,  ils 
ont  préféré  l'obscurité  de  la  retraite ,  si  opposée  à 
l'ambition  naturelle  ,  et  se  sont  condamnés  à  vivre 
inconnus  et  dans  l'oubli.  A  toutes  les  délicatesses  et 
toutes  les  commodités  du  monde,  ils  ont  préféré  la 
pénitence  du  cloître  et  les  plus  dures  pratiques  de 
la  mortification  religieuse  :  aussi  ennemis  d'eux-mê- 
mes et  de  leur  chair  ,  qu'on  en  est  communément 
esclave   et  idolâtre.  Qui  leur  a  inspiré  ce  renonce- 
ment ,ce  détachement ,  et  qui  les  a  soutenus  dans 
un  genre  de  vie  si  contraire  au  penchant  de  la  nature 
et  à  l'esprit  du  monde  ?  c'est  la  foi  dont  ils  étoient 
remplis  et  dont  ils  suivoient  les  divines  impressions. 
En  vain  le  monde  étaloil-il  devant  eux  ses  pompes 
les  plus  brillantes  ,  et  eu  vain  pour  les   attirer  leur 
faisoit-il  voir  une  carrière  semée  de   fleurs:  la  foi 
dissipoit  tous  ces  prestiges ,  et  rien  ne  les  touchoit 
que  le  grand  sentiment  de  l'Apôtre  :  Pour  moi,  Dieu 
me  garde  de  me  glorifier  jamais  en  aucune  autre 
.chose ,  que  dans  la  croix  de  notre  Seigneur  Jésus- 


174  Ï«A  FOI 

Christ ,  /wr  <jr«/  A?  monde  m  est  crucifié  et  je  suis 
crucifié  au  monde  (i). 

III.  Outre  ses  erreurs  et  ses  douceurs  ,  le  monde 
a  encore  ses  rigueurs.  Ce  sont  ces  persécutions  qu'il 
suscite  à  la  vertu  ,  et  où  elle  a  besoin  d'une  force 
supérieure.  Car  l'Apôtre  a  bien  eu  raison  de  dire  , 
que  ceux  qui  veulent  vivre  saintement  selon  Jésus- 
Christ  doivent  s'attendre  à  de  rudes  combats.  On 
a  des  railleries  à  essuyer  ,  et  mille  respects  humains 
à  surmonter.  On  refroidit  un  ami  et  on  l'indispose, 
en  refusant  d'entrer  dans  ses  intrigues,  et  de  s'en- 
gager dans  ses  entreprises  criminelles.  On  devient  un 
objet  de  contradiction  pour  toute  une  famille  ,  pour 
toute  une  société,  pour  tout  un  pays,  parce  qu'on 
veut  y  établir  la  règle,  y  maintenir  l'ordre  ,  y  ren- 
dre la  justice.  Ainsi  de  tant  d'autres  sujets.  Voilà  ce 
qui  fait  un  des  plus  grands  dangers  du  monde,  et 
ce  qui  cause  dans  la  vie  humaine  tant  de  désordres. 
Car  il  est  difficile  de  tenir  ferme  en  de  pareilles  ren- 
contres ,  et  nous  voyons  aussi  qu'on  y  succombe 
tous  les  jours  et  presque  malgré  soi.  Un  homme  gé- 
mit de  l'esclavage  où  il  est  ;  et  un  fonds  d'équité  , 
de  droiture  ,  de  conscience  qu'il  a  dans  l'ame ,  lui 
fait  désirer  cent  fois  de  secouer  le  joug  et  de  s'af- 
franchir d'une  telle  tyrannie  ;  mais  le  courage  lui 
manque  ,  et  quand  il  en  faut  venii  à  l'exécution  , 
toutes  ses  résolutions  l'abandonnent.  Or  qui  peut  le 
déterminer,  l'affermir  ,  le  mettre  à  toute  épreuve  ? 
c'est  la  religion.  Avec  les  armes  de  la  foi,  il  pare  ;\ 
tous  les  coups  ,  il  résiste  à  toutes  les   attaques  ,  il 

(i)  Galat.  6. 


VICTORIEUSE   DU   MONDE.  1^5 

est  invincible.  Il  n'y  a  ni  amitié  qu'il  ne  rompe  ,  ni 
société  dont  il  ne  s'éloigne,  ni  menaces  qu  il  ne 
méprise,  ni  espérances ,  ni  intérêts ,  ni  avantages 
qu'il  ne  sacrifie  à  Dieu  et  à  son  devoir. 

Telles  sont,  dis-je,  les  dispositions  d'un  homme 
animé  de  l'esprit  du  christianisme  et  soutenu  de  la  foi 
qu'il  professe.  G'estainsiqu'il  pense,  et  c'eslainsi  qu'il 
agit.  La  raison  est,  qu'étant  chrétien,  il  ne  reconnoît 
point,  à  proprement  parler  ,  d'autre  maître  que  Dieu; 
ou  que  ,  reconnoissant  d'autres  puissances,  il  ne  les 
regarde  que  comme  des  puissances  subordonnées  au 
Tout-puissant,  lequel  doit  être  mis  au-dessus  de  tout 
sans  exception.  Ce  sentiment  sans  doute  est  généreux , 
mais  il  ne  faut  pas  se  persuader  que  ce  soit  un  pur 
sentiment ,  ni  une  spéculation  sans  conséquence  et 
sans  effet.  Il  n'y  a  rien  là  à  quoi  la  pratique  n'ait 
répondu ,  et  dont  elle  n'ait  confirmé  mille  fois  la 
vérité.  Combien  de  discours  et  de  jugemens  ,  com- 
bien de  mépris  et  d'outrages  ont  essuyés  tant  de 
vrais  serviteurs  et  de  vraies  servantes  de  Dieu  ,  plutôt 
que  de  se  départir  de  la  vie  régulière  qu  ils  avoient 
embrassée ,  et  des  saintes  observances  qu'ils  s'y  étoient 
prescrites?  Combien  d'efforts,  de  reproches,  d'op- 
positions, ont  surmontés  de  tendres  enfans  ,  et  avec 
quelle  constance  ont-ils  résisté  à  des  pères  et  à  des 
mères  qui  leur  tendoient  les  bras  pour  les  retenir 
dans  le  monde,  et  les  détourner  de  l'état  religieux  £ 
A  combien  de  disgrâces  ,  de  haines,  d'animosités , 
de  revers  ,  se  sont  exposés,  ou  de  f-ages  vierges 
qu'on  n'a  pu  gagner  par  les  plus  pressantes  sollici- 
cilations  f  ou  des  juges  intègres  qu'on  n'a  pu  résou- 


176  LA   FOI 

dre  par  les  plus  fortes  instances  à  vendre  le   bon 
droit,  ou  de  vertueux  officiers  ,  des  subalternes, 
des  domestiques  que  nulle  autorité  n'a  pu  corrom- 
pre ,  ni  retirer  des  voies  d'une  exacte  probité  ?  Quels 
tourmens  ont  endurés  des  millions  de  martyrs  ?  Rien 
ne  les  a  étonnés  :  ni  les  arrêts  des  magistrats  ,  ni  la 
fureur  des  tyrans  ,  ni  la  rage  des  bourreaux  ,  ni  l'obs- 
curité des  prisons  ,  ni  les  roues  ,  ni  les  chevalets  ,  ni 
le  fer  ,  ni  le  feu.  Que  l'antiquité  nous  vante  ses  héros  ; 
jamais  ces  héros  que  le  paganisme  a  tant  exaltés  ,  et 
dont  il  a  consacré  la  mémoire ,  firent-ils  voir  une  telle 
force?  Or ,  d'où  venoit-elle?  d'où  venoit,  dis-je,  à 
ces  glorieux  soldats  de  Jésus-Christ  cette   fermeté 
inébranlable,  si  ce  n'est  de  la  religion,  qu'ils  portoient 
vivement  empreinte  dans  le  cœur  ?  Elle  les  accompa- 
gnoil  partout:  partout  elle  leur  servoit  de  bouclier  et 
de  sauve-garde  :  miracle  dont  les  ennemis  même  de  la 
foi  chrétienne  etsespersécuteursétoient  frappés.  Mais 
nous,  de  tout  ceci,  que  devons-nous  conclure  à  notre 
confusion?  la  conséquence  ,  hélas!  n'est   que   trop 
évidente,  et  que  trop  aisée  à  tirer.  C'est   qu'étant 
si  préoccupés  des  erreurs  du  monde  ,  si  épris  des 
douceurs  du  monde  ,  si  timides  et  si  foibles  contre 
les  respects  et  les  considérations  du  monde,  il  faut, 
ou  que  nous  ayons  bien  peu  de  foi ,  ou  que  notre 
foi  même  soit  tout  à  fait  morte. 

Car  le  moyen  d  allier  ensemble  dans  un  même  sujet 
deux  choses  aussi  peu  compatibles  entre  elles,  que 
le  sont  une  foi  vive  qui  nous  détrompe  de  toutes  les 
erreurs  du  monde  ,  et  cependant  ces  mêmes  er- 
reurs, tellement  imprimées  dans  nos  esprits  qu'elles 

deviennent 


VICTORIEUSE   DU   MONDE.  Ï77 

deviennent  la  règle  de  tous  nos  jngemenset  de  toute 
notre  conduite  ?  Gomment ,  avec  une  foi  qui ,  dans 
sa  morale  ,  ne  tend  qu'au  crucifiement  de  la  chair 
et  à  l'abnégation  de  soi-même  ,  accorder  une  recher- 
che perpétuelle  des  douceurs  du  monde  ,  de  ses 
fausses  joies ,  et  de  ses  voluptés  même  les  plus  cri- 
minelles ?  Enfin  ,  par  quel  assemblage  une  foi  qui 
nous  apprend  à  tenir  ferme  pour  la  cause  de  Dieu  , 
contre  tous  les  raisonnemens  du  monde  ,  contre 
tous  ses  mépris  et  tous  ses  efforts,  peut-elle  con- 
venir avec  une  crainte  pusillanime  qui  cède  à  la 
moindre  parole  .  et  qui  asservit  la  conscience  à  de 
vains  égards  et  à  des  intérêts  tout  profanes  ?  Sont-ce 
là  ces  victoires  que  la  foi  a  remportées  avec  tant 
d'éclat  dans  les  premiers  siècles  de  l'Eglise  ?  a-t-elle 
changé  dans  la  suite  des  temps  ;  et  si  elle  est  tou- 
jours la  même  ,  'pourquoi  n'opère-t-elle  pas  les  mê- 
mes miracles  ?  Car  au  lieu  que  la  foi  étoit  alors  vic- 
torieuse du  monde  ,  il  n'est  maintenant  que  trop 
ordinaire  au  monde  de  l'emporter  sur  la  foi ,  d'im- 
poser silence  à  la  foi ,  de  triompher  de  la  foi.  Nous 
n'en  pouvons  imaginer  d'autre  cause  ,  sinon  que  la 
foi  s'est  affoiblie  à  mesure  que  l'iniquité  s'est  forti- 
fiée ;  et  parce  que  l'iniquité  jamais  ne  fut  plus  abon- 
dante qu'elle  l'est,  ni  plus  dominante,  de  là  vient 
aussi  que  la  foi  jamais  ne  fut  plus  languissante  ,  ni 
moins  agissante.  Encore ,  combien  y  en  a-t-il  chez 
qui  elle  est  absolument  éteinte  !  et  doit-on  s'étonner 
après  cela,  que  cette  foi  qui  produisoit  autrefois  de 
si  beaux  fruits  de  sainteté  ,  soit  si  stérile  parmi  nous  ? 
Prions  le  Seigneur  qu'il  la  ranime,  qu'il  la  ressus-» 
TOME  xiy.  13 


178  l'incrédule 

cite,  et  qu'il  lui  fasse  reprendre  dans  nous  sa  pre- 
mière vertu.  Travaillons  nous-mêmes  à  la  réveiller 
par  de  fréquentes  et  de  solides  réflexions.  Confon- 
dons-nous de  toutes  nos  foiblesses,  et  reprochons- 
nous  amèrement  devant  Dieu  l'ascendant  que  nous 
avons  laissé  prendre  sur  nous  au  monde  ,  lorsqu'avec 
une  étincelle  de  foi  nous  pouvions  résister  à  ses 
plus  violens  assauts  ,  et  repousser  tous  ses  traits.  Le 
Fils  de  Dieu  rendant  raison  à  ses  disciples  pourquoi 
ils  navoient  pu  chasser  un  démon  ,  ni  guérir  un  en- 
fant qui  en  étoit  possédé ,  leur  disoit  :  C'est  à  cause 
de  votre  incrédulité  (i);  puis,  usant  dune  compa- 
raison assez  singulière  :  Si  votre  foi ,  ajoutoit  le'même 
Sauveur  ,  égalait  seulement  un  grain  de  sénevé  , 
quelque  petite  quelle  fût,  elle  vous  suffirait  pour 
transporter  les  montagnes  d'un  lieu  à  un  autre  ,  et 
tout  vous  deviendrait  possible.  Que  seroit-ce  donc  , 
si  nous  avions  une  foi  parfaite,  et  de  quoi  ne  vien- 
droil-on  pas  à  bout  ? 

L'Incrédule  convaincu  par  lui-même. 

L'impie  ne  peut  se  résoudre  à  croire  les  vérités 
de  l'évangile,  tant  elles  lui  semblent  choquer  le  bon 
sens  et  la  raison,  il  les  rejette  avec  le  dernier  mé- 
pris ,  et  ne  craint  point  de  les  traiter  d'inventions 
humaines  et  de  pures  imaginations  :  car  son  impiété 
va  jusque-là  ,  et  s'il  garde  au-dehors  certaines  me- 
sures, et  que  dans  les  compagnies  il  n'ose  pas  s'ex- 
pliquer si  ouvertement  ni  en  des  termes  si  forts,  il 

(1)  Matth.  17. 


CONVAINCU    PAU   LUI-MÊME.  179 

sait  bien  dans  les  entretiens  particuliers  se  dédom- 
mager de  son  silence  ;  et  l'on  n'est  pas  assez  peu 
instruit  pour  ignorer  quels  sont  ses  discours  devant 
d'autres  libertins  comme  lui,  dont  la  présence  l'ex- 
cite ,  bien  loin  de  l'arrêter.  A  l'entendre,  toute  la 
religion  n'est  que  chimère  ;  et  tout  ce  qu'elle  nous 
révèle  ne  sont  que  des  visions.  Il  y  trouve ,  à  ce 
qu'il  prétend  ,  des  difficultés  invincibles ,  des  con- 
tradictions évidentes  ,  des  impossibilités  absolues. 
En  un  mot,  dit-il  d'un  ton  décisif,  tous  ces  mys- 
tères sont  incroyables.  Il  le  dit ,  mais  en  le  disant , 
il  ne  remarque  pas,  cet  esprit  rare,  que  par- là  il 
fournit  des  armes  contre  lui-même  ,  et  que  de  là  il 
doit  tirer  pour  sa  conviction  propre  un  argument 
personnel  et  des  plus  sensibles.  Plus  nos  mystères 
lui  semblent  hors  de  toute  croyance,  plus  il  doit 
concevoir  quel  étonnant  prodige  ça  été  dans  le 
monde  ,  que  des  mystères ,  selon  lui  si  incroyables  , 
aient  été  crus  néanmoins  si  universellement  et  qu'ils 
le  soient  encore. 

Ceci  ne  suffit  pas;  mais  pour  mieux  convaincre 
l'impie  par  ses  sentimens  mêmes,  et  pour  lui  faire 
mieux  sentir  l'avantage  qu'il  me  donne  et  l'embarras 
où  il  s'engage  lorsqu'il  parle  si  indignement  des  plus 
saints  mystères  de  notre  foi ,  comme  s'ils  étoient 
opposés  à  toute  la  lumière  naturelle,  je  veux  rai- 
sonner quelque  temps  avec  lui ,  et  entrer  dans  le 
détail  de  certaines  circonstances  qui  serviront  à  for- 
tifier la  preuve  qu'il  me  présente  pour  le  combattre. 
Car  encore  une  fois  je  ne  veux  le  combattre  que 
par  lui-même;  et  peut-être  apprendra-t-il  à  devenir 

12. 


i8o  l'incrédule 

plus  réservé  dans   ses   paroles,   et  à   en  craindre, 
plus  qu'il  ne  fait,  les  conséquences. 

Je  lui  permets  donc  d'abord  de  former  sur  les 
mystères  de  la  religion  ,  toutes  les  difficultés  qu'il 
lui  plaira,  et  de  les  grossir,  de  les  exagérer.  J'irai 
même,  s'il  est  besoin  ,  jusqu'à  tolérer  ses  mauvaises 
plaisanteries;  je  les  laisserai  passer,  et  là-dessus  je 
n'entreprendrai  point  de  lui  fermer  la  bouche  ;  je 
consens  qu'avec  ses  grandes  exclamations  ,  ou  avec 
ses  airs  moqueurs,  il  me  redise  ce  qu'il  a  dit  cent 
fois:  Hé!  qu'est-ce  qu'un  seul  Dieu  en  trois  per- 
sonnes ,  et  que  ces  trois  personnes  dans  un  seul 
Dieu?  Hé  !  qui  peut  s'imaginer  un  Dieu  tout  esprit 
de  sa  nature  et  comme  Dieu,  mais  revêtu  de  notre 
chair  et  homme  comme  nous?  Quoi  !  ce  Dieu  qu'on 
me  dit  être  d'une  puissance,  d'une  grandeur  ,  d'une 
majesté  infinie,  je  me  figurerai  qu'il  est  descendu 
sur  la  terre  ,  qu'il  y  a  pris  une  nature  semblable  à 
la  notre,  qu'il  est  né  dans  une  étable  ,  qu'il  a  vécu 
dans  la  misère  et  dans  la  souffrance  ,  enfin  qu'il  est 
mort  dans  l'opprobre  et  dans  l'ignominie  de  la 
croix?  Tout  cela  est-il  digne  de  lui  ?  tout  cela  est-il 
croyable  ?  Tel  est  le  langage  de  l'impie  ;  et  je  ne 
rapporterai  point  tout  ce  que  lui  suggère  son  liber- 
tinage sur  la  morale  chrétienne  ,  sur  la  Providence 
divine  ,  sur  l'immortalité  de  lame,  sur  la  résurrec- 
tion future  ,  sur  le  jugement  général,  sur  les  peines 
éternelles  de  l'enfer.  Car  il  n'épargne  rien  ,  et  il  ne 
veut  convenir  de  rien.  Le  moyen,  à  son  avis,  de 
se  mettre  ces  fantômes  dans  l'esprit,  et  peuvent-ils 
entrer  dans  la  pensée  d'un  homme  raisonnable? 


CONVAINCU   PAR   LUI-MÊME.  I  S  k 

Il  nif  seroit  aisé  s  en  lui  accordant  que  les  mys- 
tères de  la  religion  sont  au-dessus  de  la  raison  ,  de 
lui  répondre  en  même  temps  et  de  lui  faire  voir, 
que  bien  loin  d'être  contre  la  raison  ,  ils  y  sont  au 
contraire  très-conformes.  Je  dis  très-conformes  à 
une  raison  saine  ,  à  une  raison  épurée  de  la  cor- 
ruption du  vice  ,  à  une  raison  dégagée  de  l'empire 
des  sens  et  des  passions  ,  à  une  droite  raison.  Mais 
ce  n'est  point  là  présentement  le  sujet  dont  il  s'agit 
entre  lui  et  moi.  Je  me  suis  seulement  proposé  de  lui 
montrer  comment,  en  attaquant  la  vérité  de  nos 
mystères  ,  et  nous  les  représentant  comme  des  mys- 
tères si  rebutans  et  si  difficiles  à  croire  ,  il  en  affer- 
mit par  là  même  la  foi  ;  et  que  l'idée  qu'il  s'en  fait 
pour  les  mépriser  et  pour  en  railler,  c'est  justement 
ce  qui  le  doit  disposer  à  y  reconnoître  quelque  chose 
de  surnaturel  et  de  divin. 

Voici  donc  ma  réponse,  et  à  quoi  je  m'en  tiens. 
Je  prends  ce  beau  passage  de  saint  Paul  dans  la 
première  ép'itre  à  Timothée  :  C'est  un  grand  mys- 
tère de  piètè  qui  a  été  manifesté  dans  la  chair  y 
autorisé  par  V esprit ,  vu  des  anges ,  prêché  aux 
gentils  ,  cru  dans  le  monde ,  et  élevé  à  la  gloire  (i). 
Ce  grand  mystère,  c'est  le  mystère  de  Jésus-Christ 
Dieu  et  homme  tout  ensemble  ,  et  l'auteur  de  la  loi 
nouvelle.  One  ce  mystère  ait  été  réellement  et  véri- 
tablement manifesté  dans  la  chair  ;  qu'il  ail  été 
autorisé  par  V esprit  céleste ,  qui  est  l'esprit  de  Dieu  \ 
(jue  les  anges  V aient  vu  >  et  qu'enfin  //  ait  été  élevé 
à  la  gloire  ,  voilà  sur  quoi  l'impie  se  récriera  contre 

(i)  i.  ïim.  3. 


182  l'incrédule 

moi ,  et  s'inscrira  en  faux.  Mais  que  ce  même  mys- 
tère, que  ce  grand  mystère  ,  et  que  tous  les  mys- 
tères particuliers  qui  y  ont  rapport  et  qui  font  le 
corps  de  la  religion  ,  aient  été  prêches  aux  gentils  , 
et  surtout  qu'en  vertu  de  cette  prédication  ,  ils  aient 
été  crus  dans  le  monde,  je  ne  pense  pas  que  ni  lui, 
ni  tout  autre  libertin  comme  lui,  soit  assez  aveugle 
et  assez  dépourvu  de  connoissance  ,  pour  former 
sur  cela  le  moindre  doute.  Ainsi  j'avance,  et  pour 
mettre  ma  preuve  dans  tout  son  jour  et  toute  sa 
force  ,  je  lui  fais  faire  avec  moi  les  observations  sui- 
vantes ,  dont  je  le  défie  de  me  contester  en  aucune 
sorte  la  certitude  et  l'évidence. 

i.  Que  ces  mystères  qu'il  prétend  incroyables, 
ont  été  crus  néanmoins  dans  le  monde.  On  les  y  a 
prêches  en  y  prêchant  la  loi  chrétienne.  On  les  a 
expliqués  aux  peuples  ,  et  on  les  en  a  instruits.  Les 
peuples  dociles  et  soumis  ont  reçu  ces  instructions , 
ont  embrassé  cette  doctrine.  La  même  foi  les  a  unis 
entre  eux  dans  une  même  Eglise  ,  et  telle  a  été  1  ori- 
gine et  la  naissance  du  christianisme. 

i.  Que  ces  mystères  qu'il  prétend  incroyables  , 
n'ont  point  seulement  été  crus  dans  un  coin  de  la 
terre  obscur  et  inconnu  ,  ni  par  v.n  petit  nombre 
d'hommes,  ramassés  au  hasard,  et  plus  crédules 
que  les  autres;  mais  qu'ils  ont  été  crus  dans  toutes 
les  parties  du  monde.  Les  prédicateurs  qui  furent 
chargés  d'annoncer  l'évangile  ,  le  portèrent ,  selon 
l'ordre  exprès  de  leur  maître  ,  à  toutes  les  nations. 
D;ins  l'orient,  l'occident,  le  midi,  le  septentrion, 
on  entendit  partout  la  parole  du  Seigneur ,  dont  ils 


CONVAINCU   PAR   LUI-MÊME.  1  83 

éloient  les  interprètes.  Des  troupes  de.  prosélytes 
vinrent  en  foule  pour  être  aggrégés  dans  l'école  de 
Jésus-Christ.  Les  disciples  se  multiplièrent,  se  répan- 
dirent de  tous  côtés  :  les  villes ,  les  provinces,  les 
royaumes  en  furent  remplis  ,  et  c'est  ainsi  qu'en 
très-peu  de  temps  s'élevèrent  de  nombreuses  et  de 
florissantes  chrétientés. 

3.  Que  ces  mystères,  qu'il  prétend  incroyables, 
n'ont  point  non  plus  été  crus  seulement  par  le  simple 
peuple  ,  par  des  sauvages  et  des  barbares ,  par  des 
esprits  grossiers  et  ignorans  ;  mais  par  les  plus 
grands  génies ,  par  les  esprits  du  premier  ordre  ,  par 
des  hommes  d'une  profonde  érudition  et  d'une  pru- 
dence consommée.  Il  n'y  a  qu'à  lire  les  ouvrages 
que  les  Pères  nous  ont  laissés  comme  de  sensibles 
monumens  de  la  religion.  A  considérer  précisément 
ces  saints  docteurs  en  qualité  de  savans  ,  en  qualité 
d'écrivains  et  d'auteurs  ,  il  faut  n'avoir  ni  goût ,  ni 
discernement  pour  ne  point  admirer  l'étendue  de 
leur  doctrine  ,  la  pénétration  de  leurs  vues ,  la  su- 
blimité de  leurs  pensées  ,  la  force  de  leurs  raison- 
nemens ,  la  sagesse  et  la  sainteté  de  leur  morale ,  la 
beauté  et  l'énergie  de  leurs  expressions,  leurs  tours 
même  e'ioqnens  et  pathétiques  ,  ou  ingénieux  et 
spirituels.  Certainement  ce  n'étoient  pas  là  de  petits 
esprits,  des  esprits  superstitieux  ,  capables  de  donner 
sans  examen  dans  l'illusion  ,  ni  à  qui  il  fût  aisé  de 
faire  accroire  tout  ce  qu'on  vouloit. 

4«  Que  ces  mystères  qu'il  prétend  incroyables , 
ont  été  crus  ,  non  point  sur  des  préjugés  de  la  nais- 
sance et  de  l'éducation  ,  mais  plutôt  contre  tous  les 


i84  l'incrédule 

préjugés  de  l'éducation  et  de  la  naissance.  Pendant 
une  longue  suite  d'années,  qu'étoit-ce  que  le  grand 
nombre  des  chrétiens  ?  des  gentils  nés  dans  le  pa- 
ganisme, élevés  dans  1  idolâtrie.  Afin  de  les  sou- 
mettre à  la  foi ,  il  avoit  fallu  détruire  toutes  leurs 
préventions,  et  leur  arracher  du  cœur  des  erreurs 
et  des  principes  de  religion  directement  opposés 
aux  mystères  qu'on  leur  enseignoit.  Or ,  qui  ne  voit 
pas  combien  ce  changement  étoil  difficile,  et  quelle 
peine  il  devoit  y  avoir  à  détromper  des  gens  préoc- 
cupés en  faveur  de  leurs  fausses  divinités  ,  et  atta- 
chés à  leurs  anciennes  observances  et  à  leurs  pra- 
tiques ?  C'est  cependant  ce  qui  est  arrivé.  Les  païens 
se  sont  convertis  ,  les  idolâtres  ont  renoncé  au  culte 
de  leurs  idoles  ;  leurs  prêtres  et  leurs  sages  ont  eu 
beau  se  récrier,  raisonner,  disputer,  la  loi  nou- 
velle a  prévalu  ,  et  comme  le  jour  dissipe  les  té- 
nèbres ,  elle  a  effacé  des  esprits  toutes  les  idées 
dont  ils  étoient  prévenus. 

5.  Que  ces  mystères  qu'il  prétend  incroyables, 
ont  été  crus  malgré  toutes  les  répugnances  de  la 
nature,  malgré  toutes  les  révoltes  et  de  la  raison  et 
des  sens.  Révoltes  de  la  raison  :  car  quelque  raison- 
nables en  eux-mêmes  et  quelque  certains  que  soient 
ces  mystères,  il  faut  après  tout  convenir  que  ce 
sont  des  mystères  obscurs  ;  des  mystères  tellement 
cachés  sous  le  voile  ,  que  notre*  raison  n'y  pénètre 
qu'avec  des  peines  extrêmes ,  et  que  souvent  même, 
toute  subtile  qu'elle  peut  être  ,  elle  se  trouve  obligée 
de  reconnoître  son  insuffisance  et  la  faiblesse  de  ses 
lumières.  Or  nous  sentons  assez  qu'il  n'est  rien  u 


CONVAINCU    PAR   LUI-MÊME.  l85 

quoi  elle  répugne  davantage,  qu'à  s'humilier  alors 
et  à  se  soumettre  ,  en  croyant  ce  qu'elle  ne  voit  ni 
ne  connoît  pas.  Piévoltes  des  sens  :  car  sur  ces  mys- 
tères qui  humilient  et  qui  captivent  la  raison  ,  est 
fondée  une  morale  qui  mortifie  étrangement  la  chair. 
On  croit  avec  moins  de  résistance  des  vérités  qui 
s'accommodent  à  nos  inclinations  et  à  nos  passions  ; 
des  vérités  au  moins  indifférentes,  et  qui  dans  leurs 
conséquences  n'ont  rien  de  pénible  ,  ni  de  gênant: 
mais  des. vérités  en  vertu  desquelles  on  doit  se  haïr 
soi-même  ,  réprimer  ses  désirs  les  plus  naturels», 
embrasser  la  croix,  la  porter  chaque  jour  sur  son 
corps  ,  et  se  revêtir  de  tonte  la  mortification  évan- 
gélique  ,  c'est  à  quoi  l'on  ne  se  rend  pas  volontiers, 
et  sur  quoi  l'on  ne  se  laisse  persuader  qu'après  avoir 
bien  examiné  les  choses  ,  et  en  avoir  eu  des  preuves 
bien  convaincantes. 

6.  Que  ces  mystères  qu'il  prétend  incroyables ,  ont 
été  crus  dune  foi  si  vive,  d'une  foi  si  ferme  et  si 
efficace  ,  que  pour  pratiquer  ses  maximes,  pour  vivre 
selon  ses  règles  et  son  esprit,  ou  pour  la  défendre 
et  la  soutenir,  on  a  tout  sacrifié,  biens ,  .fortune  , 
grandeurs ,  plaisirs ,  repos,  santé,  vie.  On  sait  les 
rudes  combats  que  les  chrétiens  ont  eu  à  essuyer 
dès  la  naissance  de  l'Eglise.  On  sait  combien  de  sang 
ils  ont  versé,  et  comment  ils  ont  été  exilés,  proscrits, 
enfermés  dans  des  cachots,  produits  devant  les  juges, 
condamnés,  livrés  aux  bourieaux  pour  les  tourmenter 
en  mille  manières ,  par  le  glaive  ,  les  flammes ,  les 
croix,  les  roues,  les  chevalets,  les  bêtes  féroces ,  les 
huiles  bouillantes,  par  tout  ce  que  la  barbarie  a  pu 


i86  i/lNCRÉDULE 

imaginer  de  supplices  et  de  tortures.  Pourquoi  se 
îaissoient-ils  ainsi  opprimer  ,  accuser,  emprisonner, 
déchirer,  brûler,  immoler  comme  des  victimes?  pour- 
quoi enduroient-ils  tant  d'opprobres  et  d'ignominies, 
tant  de  calamités  et  de  misères  ?  pourquoi,  au  milieu 
de  tout  cela,  s'estimoient-ils  heureux,  et  rendoient- 
ils  à  Dieu  des  actions  de  grâces  ?  Qui  leur  inspiroit 
ce  courage  et  celle  patience  inaltérable?  c'est  qu'ils 
avoienl  les  mystères  de  notre  foi  si  profondément 
gravés  dans  l'ame ,  et  qu'ils  en  étoient  tellement 
touchés,  que  rien  ne  leur  coûtoit,  soit  pour  y  con- 
former leur  conduite ,  soit  pour  en  attester  la  vérité 
par  une  généreuse  confession. 

7.  Que  ces  mystères  qu'il  prétend  incroyables, 
onlété  crus  d'une  foi  si  constante,  que  malgré  tous 
les  obstacles  qu'elle  a  eu  à  surmonter,  elle  subsiste 
toujours  depuis  plus  de  seize  cents  ans ,  comme  nous 
ne  doutons  point ,  selon  la  promesse  de  Jésus-Christ , 
qu'elle  ne  doive  subsister  jusqu'à  la  dernière  consom- 
mation des  siècles.  Toutes  les  puissances  infernales 
se  sont. soulevées  contre  elle;  toutes  les  puissances 
humaines  se  sont  liguées  et  ont  conjuré  sa  ruine; 
la  superstition  et  le  libertinage  l'ont  combattue  de 
toutes  leurs  forces.  Mais  de  même  que  nous  voyons 
les  flots  de  la  mer  furieux  et  courroucés  se  briser  à 
un  rocher  où  ils  viennent  fondre  de  toutes  parts  , 
tout  ce  qu'on  a  fait  d'elTorts  pour  la  détruire  n'a 
pu  l'ébranler  et  l'a  plutôt  affermie  ;  de  sorte  qu'après 
d'immenses  révolutions  d'âges  et  de  temps,  qui 
auroicnt  dû  l'affoiblir,  elle  est  toujours  la  même, 
qu'elle  conserve  toujours  sur  les  esprits  le  même 


CONVAINCU   PAR   LUI-MÊME.  I  87 

empire ,  qu'elle  leur  propose  toujours  la  même  doc- 
trine, et  les  trouve  toujours  également  disposés  à  la 
recevoir.  Je  ne  parle  point  de  la  manière  dont  cette 
foi  s'est  établie  ,  de  la  foiblesse  de  ceux  qui  en  furent 
les  premiers  apôtres,  de  l'abandonnement  total  où 
ils  étoient  des  secours  ordinaires  et  nécessaires  pour 
faire  réussir  les  grandes  entreprises ,  de  cent  autres 
particularités  très-remarquables  :  car  ce  n'est  point 
par  le  fer ,  comme  d'autres  religions,  ce  n'est  ni  par 
la  violence  des  armes ,  ni  par  les  amorces  de  l'intérêt 
ou  du  plaisir,  que  la  foi  de  nos  mystères  s'est  répandue 
dans  toute  la  terre.  Mais  sans  insister  là-dessus  et  sans 
rien  ajouter,  j'en  reviens  à  mon  raisonnement  contre 
l'impie. 

Je  dis  :  S'il  est  vrai  que  nos  mystères  soient  aussi 
incroyables  qu'il  l'avance ,  et  que  d'ailleurs  il  ne 
puisse  nier  ,  comme  il  ne  le  peut  en  effet ,  qu'on  les 
a  crus  dans  le  monde  ,  et  qu'on  les  a  crus  si  unani- 
mement ,  si  généralement ,  si  promptement ,  si  for- 
tement,  si  constamment  ;  chez  toutes  les  nations  , 
dans  tous  les  étals  et  toutes  les  professions  ;  parmi 
les  sages  ,  les  philosophes  ,  les  savans  ,  parmi  les 
païens  ,  les  idolâtres  ,  les  sauvages  ,  les  barbares  ; 
dans  les  cours  des  princes  ,  dans  les  villes  ,  dans  les 
campagnes  ,  partout  :  il  faut  donc  qu'il  m'rpprenne 
par  quelle  vertu  a  pu  se  faire  l'union  et  l'accord  si 
parfait  de  ces  deux  choses  ;  je  veux  dire  ,  de  ces 
mystères  ,  selon  lui  ,  absolument  incroyables,  et  de 
ces  mystères  toutefois ,  selon  la  notoriété  du  fait  la 
plus  évidente  et  la  plus  incontestable  ,  reçus  et  crus 
avec  toutes  les  circonstances  que  je  viens  de  rap- 


i88  l'incrédule 

porter;  il  faut  donc  qu'il  avoue  malgré  lui  qu'il  y  a 
eu  en  tout  cela  de  la  merveille  ;  il  faut  donc  qu'il 
confesse  qu  il  y  a  au-dessus  de  la  nature  un  agent 
supérieur  qui  a  conduit  tout  cela  comme  son  ouvrage , 
et  qui  ne  cesse  point  de  le  conduire  par  les  ressorts 
invisibles  de  sa  providence  ;  il  faut  donc  ,  s'il  est 
capable  de  quelque  réflexion  ,  qu'il  conçoive  une 
bonne  fois  comment  ses  traiîs  de  raillerie  au  sujet  de 
la  religion,  retournent  contre  lui,  et  comment  ses 
exagérations  et  ses  discours  emphatiques  sur  l'insur- 
montable difficulté  d'ajouter  foi  à  des  mystères  tels 
que  les  nôtres  ,  retombent  sur  lui  pour  le  confondre 
et  pour  l'accabler.  Car  plus  il  la  relève  et  il  l'aug- 
mente, cette  difficulté,  plus  il  relève  la  souveraine 
sagesse  et  la  toute-puissance  de  ce  maître  à  qui  rien 
n'est  impossible  ,  et  qui  a  si  bien  su  la  vaincre  et  la 
surmonter. 

Oui  ,  on  les  a  crus  ,  ces  adorables  et  incom- 
préhensibles mystères  ,  et  voilà  le  grand  miracle 
dont  l'incrédule  est  forcé  de  convenir.  Miracle 
d'autant  plus  grand  pour  lui ,  que  ces  mystères  lui 
paroissent  moins  croyables.  On  les  croit  encore  ,  et 
par  la  miséricorde  infinie  de  mon  Dieu  ,  je  les  crois. 
C'est  dans  celle  foi  que  je  veux  mourir  ,  comme  j'ai 
le  bonheur  d'y  vivre.  Car  je  la  conserverai  dans  mon 
coeur  :  et  qui  l'en  arrachera?  Je  connois  mes  imper- 
fections et  mes  fragilités  sans  nombre.  A  comparer 
la  sainteté  de  la  foi  que  je  professe ,  avec  mes  lâche- 
tés et  la  multitude  des  offenses  que  je  commets,  je 
sens  combien  j'ai  de  quoi  rougir  devant  Dieu  et  de 
quoi  m'humilier  :  mais  du  reste  ,   tout  imparfait  et 


CONVAINCU    PAR   LUI-MÊME.  l8g 

tout  fragile  que  je  suis  ,  ne  présumant  point  de  mes 
forces  ,  ne  comptant  point  sur  moi-même  ,  soutenu 
de  ma  seule  confiance  dans  la   grâce  du  souverain 
Seigneur  en  qui  je  crois  et  en  qui  j'espère  ,   il  me 
semble  que  pour  celte  foi  que  je  chéris  et  que  je 
garde  comme  mon  plus  riche  trésor ,   je  ne  crairi- 
drois  point  de  donner  mon  sang  ni  de  sacrifier  ma 
vie.  Il  me  semble   que   bénissant  la  divine  Provi- 
dence ,  qui  ,  dans  le  christianisme  ,  a  fait  heureuse- 
ment succéder  la  tranquillité  et  la  paix  aux  persé- 
cutions et  aux  combats  ,  j'envie  après  tout  le  sort  de 
ces  chrétiens  à  qui  la  conjoncture  des  temps  four- 
nissoit  des  occasions  si  précieuses  de  signaler  leur 
foi  en  présence  des  persécuteurs  et  des  tyrans.  Telles 
sont  ,   à  ce  qu'il  me   paroît  ,   mes  dispositions  ,   ô 
mon  Dieu  !   tels  sont  mes  sentimens  ,  ou  tels  ils 
doivent  être. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  ce  que  je  crois  de  cœur, 
je  le  confesserai  de  bouche  ,  selon  l'enseignement  de 
l'Apôtre  ;  et  en  cela  même  je  suivrai  l'exemple  du 
Prophète,  et  je  dirai  comme  lui:  J'ai  cru,  cl  voilà 
pourquoi  }' ai  parlé  (i).  Tout  chrétien  doit  faire  une 
profession  publique  de  sa  foi  ,  et  malheur  à  qui- 
conque auroit  honte  de  reconnoître  Jésus  -  Christ 
devant  les  hommes,  parce  que  dans  le  jugement  de 
Dieu,  Jésus-Christ  le  renonceroit  devant  son  Père. 
Mais  outre  celte  obligation  commune  ,  un  devoir 
particulier  m'engage ,  comme  ministre  du  Dieu  vivant 
et  prédicateur  de  son  évangile  ,  à  prendre  la  parole. 
Celle  foi  que  l'impie  attaque ,  et  ces  mystères  qu'il 
(0  P*.  u5. 


190  l'incrédule  convaincu  par  lui-même. 
blasphème  ,  parce  qu'il  les  ignore  ,  je  les  prêcherai, 
et  à  qui  ?  aux  grands  et  aax  petits  ,  aux  princes  et 
aux  peuples  ,  aux  sages  et  aux  simples  ,  aux  forts  et 
aux  foibles ,  à  tous  :  car,  dans  la  chaire  sainte,  c'est 
à  tous  que  je  suis  redevable.  Si  je  me  taisois,  mon 
silence  me  condamneroit ,  et  je  me  tiendrois  cou- 
pable de  la  plus  criminelle  prévarication  ,  surtout 
dans  un  temps  où  l'impiété  ose  lever  la  tête  plus 
que  jamais  et  avec  plus  d'audace.  Au  nom  du  Sei- 
gneur qui  m'envoie  ,  je  la  combattrai  ,  et  je  la 
combattrai  partout,  quelque  part  que  m'appelle  mon 
ministère.  L'impie  m'écoulera  sans  s'étonner  ,  il 
s'élèvera  intérieurement  contre  moi  ,  ou  dans  le 
secret  de  son  ame  il  me  regardera  en  pitié  ;  mais 
moi  ,  touché  d'une  bien  plus  juste  compassion  , 
j'aurai  pitié  de  son  aveuglement ,  de  son  entêtement, 
de  sa  témérité  ,  de  son  ignorance  sur  des  points  dont 
à  peine  il  peut  avoir  la  plus  légère  teinture,  et  dont 
néanmoins  il  prétend  avoir  droit  de  juger  avec  plus 
d'assurance  que  les  docteurs  les  plus  consommés. 
Il  tournera  en  risée  tout  ce  que  je  dirai ,  et  il  ne  le 
comptera  que  pour  des  idées  populaires,  que  pour 
des  rêveries  ;  mais  moi ,  dans  le  même  esprit  que 
saint  Paul  et  dans  les  mêmes  termes  ,  je  lui  répon- 
drai :  Nous  prêchons  Jésus-Christ  crucifié  ,  qui  est 
un  sujet  de  scandale  aux  Juifs ,  qui  par  oit  une  folie 
aux  gentils  ,  et  qui  est  la  force  de  Dieu  et  la  sagesse 
de  Dieu  (i).  Mais  moi  je  lui  répondrai  ,  avec  le 
même  docteur  des  nations  ,  que  c  est  par  la  folie 
de  la  prédication  èvangélique  ,   qu'il  a  plu  à  Dieu 

(1)  i.  Cor.  2. 


NAISSANCE  ET  PKOGÎ\ÈS  DES  HÉRÉSIES.  igï 
de  sauver  ceux  qui  croient  en  lui  et  en  son  Fils 
Jésus-Christ  (i).  Mais  moi  je  lui  répondrai  ,  que 
la  folie  de  la  croix  n'est  folie  que  pour  ceux  qui 
périssent  (2).  Terrible  parole  !  pour  ceux  qui  pé- 
rissent ,  pour  ceux  qui  se  damnent ,  pour  ceux  qui, 
par  la  dureté  dé  leur  coeur  et  par  leur  sens  réprouvé  3 
se  précipitent ,  comme  l'impie  ,  dans  un  malheur 
éternel  !  Il  y  fera  telle  attention  qu'il  lui  plaira  ;  et 
pourquoi  n'espérerois-je  pas  que  le  Père  des  misé- 
ricordes éclairera  enfin  cet  aveugle  ,  et  que  sa  grâce 
triomphera  de  cette  ame  rebelle,  et  la  soumettra? 
Qu'il  en  soit  ainsi  que  je  le  désire  et  que  je  le  de- 
mande ;  c'est  un  de  mes  vœux  les  plus  sincères  et 
les  plus  ardens. 

Naissance  des  Hérésies  ,  et  leur  progrès. 

Ce  qui  fait  l'hérétique  ,  ce  n'est  pas  seulement 
l'erreur  ,  mais  l'entêtement  et  l'obstination  dans 
l'erreur.  Tout  homme  ,  dès-là  qu'il  est  homme  ,  est 
capable  de  se  tromper  et  de  donner  dans  une  erreur 
dont  les  fausses  apparences  le  surprennent  et  le 
séduisent  :  mais  on  ne  peut  pour  cela  le  traiter 
d'hérétique  ,  et  il  ne  l'est  point  précisément  par  là. 
On  peut  bien  dire  que  ce  qu'il  avance  est  une  hé- 
résie ;  que  telle  proposition  ,  telle  doctrine  est 
contraire  aux  principes  de  la  foi  ;  mais  s'il  ne  s'y 
attache  pas  opiniâtrement ,  et  qu'il  soit  disposé  u 
se  rétracter  et  à  se  soumettre  ,  dès  que  le  tribunal 
ecclésiastique  et  supérieur  aura  donné  un  jugement 

(1)  t.  Cor.  1.— (2)  Ibid. 


Ifj2  iNAISSANCE    ET    PROGRÈS 

définitif  qui  décide  la  question  ,  alors  ,  pour  parler 
ainsi ,  l'hérésie  n'est  que  dans  la  proposition  avancée, 
que  dans  la  doctrine  ,  sans  être  dans  la  personne. 
Aussi  n'est-ce  pas  communément  sur  la  personne 
que  tombent  les  censures  de  l'Eglise  ,  mais  sur  les 
sentimens  erronés  qu'elle  condamne  et  qu'elle  pros- 
crit. On  n'est  donc  proprement  hérétique  ,  qu'autant 
qu'on  est  opiniâtre  ,  parce  qu'on  n  est  rebelle  à 
l'Eglise  que  par  celle  opiniâtreté  qui  résiste  à  l'obéis- 
sance et  que  nulle  autorité  ne  peut  fléchir. 

Dans  la  société  même  civile  et  dans  l'usage  ordi- 
naire de  la  vie  ,  ce  caractère  d'entêtement  a  des  effets 
très-pernicieux.  Il  cause  des  maux  infinis  ,  soit  par 
rapport  au  bien  public  ,  soit  par  rapport  au  bien 
particulier.  Par  rapport  au  bien  public  :  on  a  vu 
arriver  les  plus  tristes  malheurs  dans  un  Etat  par 
l'entêtement  d'un  grand ,  dans  une  ville  par  l'entê- 
tement d'un  magistrat ,  dans  une  maison  par  l'en- 
têtement d'un  maître  ,  dans  une  famille  par  l'entê- 
tement d'un  père  ou  d  une  mère  ,  dans  une  com- 
munauté par  l'entêtement  d'un  supérieur.  Rien  de 
plus  dangereux  que  l'entêtement  en  qui  que  ce  soit; 
mais  qu'est-ce  surtout  dans  un  homme  revêtu  de 
quelque  pouvoir  et  constitué  en  quelque  dignité  ? 
Par  rapport  au  bien  particulier  :  il  y  a  mille  gens 
qui  se  sont  ruinés  de  fortune  ,  de  crédit ,  d'honneur, 
de  réputation  ,  par  où?  par  un  malheureux  entête- 
ment dont  les  plus  sages  conseils  ne  les  ont  pu 
guérir.  Aussi  ,  qu'avons-nous  entendu  dire  en  bien 
des  rencontres,  et  qu'avons-nous  dit  nous-mêmes 
de  certaines  pesonnes  ?  Ce  sont  des  entêtés  ;  leur 

entêtement 


DES    HÉRÉSIES.  IO,3 

entêtement  les  perdra.  L'événement  l'a  vérifié , 
et  c'est  de  quoi  l'on  pourroit  produire  plus  d'un 
exemple. 

Mais  il  ne  s'agit  point  ici  de  ces  sortes  d'entête- 
mens.  Dès  qu'ils  ne  regardent  que  les  choses  hu- 
maines et  que  notre  conduite  selon  le  monde  ,  les 
conséquences  ,  quoique  très  -  fâcheuses  du  reste  et 
très-déplorables  ,  en  sont  toutefois  beaucoup  moins 
à  craindre.  L'entêtement  le  plus  funeste  et  dont 
on  doit  plus  appréhender  les  suites ,  c'est  en  ma- 
tière de  religion.  Car  voilà  d'où  sont  venues  toutes 
les  hérésies  et  toutes  les  sectes.  Un  homme  se  pré- 
vient de  quelque  pensée  nouvelle  et  en  fait  sa  doc- 
trine ,  à  laquelle  il  s'attache  d'autant  plus  fortement 
qu'elle  lui  est  plus  propre.  Cependant  c'est  une 
mauvaise  doctrine ,  et  la  foi  s'y  trouve  intéressée. 
S'il  étoit  assez  docile  pour  écouter  là-dessus  les  avis 
qu'on  lui  donne,  et  pour  entrer  dans  les  raisons 
qu'on  lui  oppose  ,  on  le  feroit  bientôt  revenir  de 
son  égarement.  Sa  soumission  le  remet troit  dans  le 
chemin  ,  arrêteroit  le  feu  prêt  à  s'allumer  ,  et  l'af- 
faire ,  en  très-peu  de  temps  ,  seroit  assoupie  ;  mais 
il  s'en  faut  bien  que  la  chose  ne  prenne  un  si  bon 
tour.  C'est  un  esprit  opiniâtre  ;  on  aura  beau  lui 
parler ,  il  ne  sera  jamais  possible  de  le  réduire.  Il 
s'élève  ,  il  s'enfle  ,  il  s'entête.  Soit  passion  qui  le 
pique  ,  soit  présomption  qui  l'aveugle  ,  soit  indo- 
cilité naturelle  qui  le  roidit,  tout  cela  souvent  à  la 
fois  le  rend  intraitable.  Quoi  qu'on  lui  objecte  ,  il 
a  ses  réponses  qui  lui  paroissent  évidentes  et  sans 
TOME   XIV.  10 


194  NAISSANCE   ET   PROGRÈS 

réplique.  Quiconque  ne  s'y  rend  pas ,  est  ,  selon 
lui ,  de'pourvu  de  toute  raison.  Plus  donc  on  l'at- 
taque vivement ,  plus  il  devient  ardent  à  se  défendre; 
plus  on  multiplie  les  difficultés,  plus  de  sa  part  il 
multiplie  les  subtilités  et  les  faux-fuyans.  Pourquoi 
cela?  c'est  qu'il  est  déterminé,  quelque  chose  qu'on 
lui  dise ,  à  ne  pas  reculer.  Ainsi  toute  son  attention 
va  ,  non  point  à  examiner  la  force  et  la  solidité  des 
preuves  qu'on  lui  apporte  pour  le  convaincre  ,  mais 
à  trouver  de  nouveaux  moyens  et  de  nouveaux  tours 
pour  les  éluder  et  pour  se  confirmer  dans  ses  idées. 
Gar  voilà  ce  que  fait  l'entêtement. 

Du  moins  si  ce  novateur  s'en  tenoit  à  son  entê- 
tement personnel  ,  sans  le  communiquera  d'autres; 
mais  il  veut  s'appuyer  d'un  parti  ,  il  veut  se  faire 
une  école  ,  il  veut  avoir  des  disciples  et  des  secta- 
teurs. L'envie  de  dogmatiser,  d'enseigner,  d'être 
l'auteur  et  le  chef  d'une  secte  ,  est  une  espèce  de 
démangeaison  si  naturelle  ,  qu'on  s'y  laisse  aisément 
aller  ;  et  d'autre  part  la  nouveauté  et  la  singularité 
en  fait  de  doctrine  ,  a  pour  une  infinité  d'esprits 
des  charmes  si  engageans  ,  qu  ils  en  sont  d'abord 
infatués  ,  et  qu'ils  s'y  portent  comme  d'eux-mêmes. 
C'est  une  chose  surprenante  ,  de  voir  combien  il 
faut  peu  de  temps  pour  y  attirer  toutes  sortes  de 
personnes,  hommes,  femmes  ,  grands,  petits,  ecclé- 
siastiques ,  laïques  ,  réguliers  ,  séculiers  ,  dévots  , 
mondains.  11  n'est  point  de  gangrène  si  contagieuse 
que  l'hérésie.  Elle  gr-.gne  sans  cesse  et  se  répand; 
ses  progrès  sont  aussi   prompts  qu'ils  sont  imper- 


DES    HÉRÉSIES.  19") 

ceptibles;  et  elle  n'a  pas  plutôt  pria  naissance  ,  que 
toutes  professions  ,  toutes  conditions ,  tous  états  s'en 
laissent  infecter. 

De  là  qu'arrive-t-il?  c'est  que  ce  qui  n'étoit  dans 
son  origine  que  l'entêtement  d'un  homme,  au'un 
entêtement  particulier  ,  devient  désormais  un  en- 
têtement commun  ,  un  entêtement  de  cabale.  Or  on 
peut  dire  que  c'est  alors  qu'il  est  comme  insur- 
montable, et  l'expérience  nous  le  fait  assez  connoître. 
Tant  d'esprits  préoccupés  et  unis  ensemble  ,  se  sou- 
tiennent par  leur  union  même.  C'est  une  société 
formée;  il  n'est  plus  moralement  possible  de  la 
rompre.  Si  quelqu'un  chancelé,  il  est  bientôt  obsédé 
de  toute  la  troupe  ,  qui  s'empresse  autour  de  lui  et 
n'omet  rien  pour  l'affermir  et  le  retenir.  Que  ne  lui 
représente-t-on  pas?  la  prétendue  justice  de  la  cause 
qu'il  a  embrassée,  l'intérêt  du  parti  où  il  s'est  en- 
gagé, le  triomphe  qu'il  donneroit  à  ses  ennemis  en 
l'abandonnant  et  l'avantage  qu'ils  en  tireroient  9 
l'éclat  d'une  désertion  qui  le  couvriroil  de  honte  eî 
qui  l'exposeroit  à  de  mauvais  retours  :  enfin  ,  pro- 
messes ,  espérances  ,  reproches  ,  menaces,  faux  hon- 
neur ,  tout  est  mis  en  oeuvre.  Ainsi  s'anime-t-on  les 
uns  les  autres,  et  se  fortifie-t-on  :  c  est  à  qui  s'en- 
têtera davantage  et  qui  marquera  plus  de  zèle,  c'est- 
à-dire  plus  d'aheurtement.  Les  morts  ressusciteraient 
et  se  feroient  entendre,  qu'on  ne  les  croiroit  pas, 
ou  un  ange  descendroit  exprès  du  ciel  et  emploie- 
roit  les  plus  puissans  moyens  ,  pour  désabuser  des 
gens  que  l'erreur  a  liés  de  la  sorte  et  ligués  pour  sa 

i3. 


196  NAISSANCE   ET   PROGRÈS 

défense,  qu'ils  ne  se  rendroient  pas,  et  ne  revien- 

droient  jamais  de  leurs  préjugés. 

Cependant ,  quelque  soin  que  prenne  de  se  cacher 
la  secte  naissante ,  on  la  découvre.  C'est  un  feu  se- 
cret, mais  qui  croît;  et  plus  il  s'allume,  plus  la 
flamme  éclate.  Les  fidèles  en  sont  alarmés;  les  pas- 
teurs de  1  Eglise  ,  dépositaires  de  la  vraie  doctrine, 
réveillent  leur  zèle  contre  le  mensonge  qui  cherche 
à  s'établir;  l'erreur  est  dénoncée,  citée  au  souve- 
rain tribunal,  et  ses  partisans,  obligés  de  compa- 
roître ,  ne  peuvent  éviter  le  jugement  qui  se  pré- 
pare,  ou  pour  leur  justification,  s'ils  sont  aussi  or- 
thodoxes qu'ils  le  prétendent,  ou  pour  leur  con- 
damnation ,  si  les  dépositions  de  leurs  adversaires 
se  vérifient  et  se  trouvent  bien  fondées.  Or  en  des 
conjonctures  si  critiques  et  dans  une  nécessité  si 
pressante,  que  faire?  De  vouloir  décliner,  ce  seroit 
se  déclarer  coupable ,  ce  seroit  se  juger  soi-même 
et  se  condamner.  Il  faut  donc  alFecter  d'abord  une 
contenance  assurée,  accepter  la  dispute  et  s'y  pré- 
senter, demander  à  être  écouté  et  à  produire  ses 
raisons ,  du  reste  témoigner  par  avance  une  sou- 
mission feinte  à  ce  qui  sera  décidé  et  prononcé. 
Mais  tout  cela,  dans  quelles  vues?  ou  dans  l'espé- 
rance de  conduire  si  habilement  l'alïaire ,  de  lui 
donner  par  mille  déguisemens ,  mille  explications 
et  mille  modifications,  un  si  bon  tour,  qu'on  ob- 
tiendra peut-être  une  décision  favorable;  ou  dans 
la  résolution,  si  le  jugement  n'est  pas  tel  qu'on  le 
veut,  de  l'interpréter   néanmoins  à  sa  manière,  et 


DES    HÉRÉSIES.  I<)7 

s'il  ne  souffre  absolument  nulle  interprétation  ,  de 
le  rejeter. 

G  est  ce  que  mon  ire  en  effet  l'événement.  L'Eglise, 
éclairée  du  Saint-Esprit ,  ne  se  trompe  point  ni  ne 
se  laisse  point  tromper.  Au  travers  de  tous  les  arti- 
fices et  parmi  tous  les  détours  ,  elle  sait  apercevoir 
l'erreur  et  la  démêler.  Elle  la  proscrit ,  elle  la  frappe 
de  ses  anathèmes,  elle  publie  sa  définition  comme 
une  loi  émanée  du  centre  de  la  vérité ,  et  comme 
une  règle  que  chaque  fidèle  doit  suivre.  Qui  ne  croi- 
roit  pas  alors  que  toutes  les  questions  sont  finies  ,  et 
que  tous  les  esprits  vont  se  réunir  dans  une  heu- 
reuse pais  et  dans  une  même  croyance?  Mais  qu'est- 
ce  que  l'entêtement,  et  de  quoi  n'est-il  pas  capable? 
C'est  là  tout  au  contraire  que  recommence  une 
guerre  d'autant  plus  vive  de  part  et  d'autre ,  que 
les  uns  sont  plus  piqués  du  mauvais  succès  qui , 
sans  les  réduire  en  aucune  sorte  ni  les  abattre ,  les 
humilie  toutefois  et  les  chagrine  ;  et  les  autres ,  plus 
indignés  de  la  mauvaise  foi  avec  laquelle  on  refuse 
d'obéir  purement  et  simplement  à  une  sentence  qui 
pouvoit  et  qui  devoit  terminer  tous  les  différends. 

Bien  loin  donc  que  toutes  les  questions  cessent , 
on  les  multiplie  à  1  infini.  On  veut  persuader  au 
public  que  le  jugement  de  l'Eglise  ne  tombe  point 
sur  la  doctrine  qui  lui  a  été  déférée  On  veut  per- 
suader à  l'Eglise  même,  qu'on  entend  mieux  qu'elle 
le  sens  de  ses  paroles  ,  et  qu'on  sait  mieux  ce  qu'elle 
a  dit  ou  ce  qu'elle  a  eu  en  vue  de  dire.  On  veut  lui 
faire  accroire  qu'elle  n'a  pas  vu  ce  qu'elle  a  vu  ,  et 
qu'elle  a  cru  voir  ce  qu'elle  ne  yoyoit  pas.  Si ,  pour 


J  98  NAISSANCE    ET    PROGRÈS 

réprimer  nue  audace,  ou  pour  confondre  une  obsti- 
nation qui  l'outrage,  elle  entreprend  de  s'expliquer 
tout  de  nouveau,  elle  a  beau  user  des  termes  les 
plus  formels,  les  plus  précis,  les  plus  clairs,  on  y 
trouve  toujours  de  l'ambiguïté  ,  parce  qu'on  trouve 
toujours  une  signilication  étrangère  et  forcée  à  y 
donner.  D'ailleurs  même  on  dispute  à  l'Eglise  ses 
droits,  comme  si  elle  excédoitson  pouvoir,  comme 
si  les  matières  présentes  11  étoient  pas  de  son  res- 
sort :  car  il  n'y  a  point  de  retranchement  où  l'on  ne 
tâche  de  se  sauver.  Il  ne  reste  plus  ,  supposé  que 
V  Eglise  redouble  ses  efforts  et  qu'elle  porte  les  der- 
niers coups,  qu'à  lever  enfin  le  masque,  qu  à  lui 
faire  tête  ,  et  qu'à  se  séparer.  Triste  dénouement  de 
tant  d'intrigues,  de  contestations,  d'agitations,  qui 
ne  manquent  pas  d'aboutir  avec  le  temps  à  une  di- 
vision emière  et  à  un  schisme  déclaré. 

Telle  a  été  la  source  de  toutes  les  hérésies,  et  tel  en 
a  été' le  progrès.  Il  n'y  a  qu'à  lire  l'histoire  de  l'Eglise, 
et  Ion  verra,  depuis  les  premiers  siècles  jusqu'aux 
moins  éloignés  de  nous,  que  les  hérétiques  el  leurs 
fauteurs  ayant  tous  été  animés  du  même  esprit  et 
possédés  du  même  entêtement,  ils  ont  tenu  tous  la 
même  conduite;  qu  ils  ont  tous  eu  les  mêmes  pro- 
cédés, tous  employé  les  mêmes  moyens  >-et  mis  en 
œuvre  les  mêmes  artifices,  pour  insinuer  leurs  per- 
nicieuses nouveautés  ,  pour  les  couvrir  des  plus 
belles  apparences  et  des  couleurs  les  plus  spécieuses, 
pour  leur  donner  des  noms  empruntés,  et  les  rete- 
nir sous  un  faux  semblant  de  les  abandonner;  pour 
les  perpétuer  dans  le  monde  chrétien  ,  indépendant- 


DES    HÉRÉSIES.  i<aa 

ment  de  toutes  les  puissances ,  soit  ecclésiastiques , 
soit  temporelles.  On  diroit  qu'ils  se  sont  copiés  les 
uns  les  autres,  et  que  sans  se  connoître  ,  ils  sont 
convenus  entre  eux,  tant  la  conformité  est  parfaite. 
En  sorte  que  de  voir  agir  les  hérétiques  d'un  siècle, 
c'est  voir  agir  ceux  de  tous  les  siècles  passés ,  et 
ceux  de  tous  les  siècles  à  venir  :  car  la  même  cause 
produit  toujours  les  mêmes  effets. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  aisé  de  juger  à  quels 
mouvemens,  et  à  quelles  contentions  tout  cela  en- 
gage :  écrits  sur  écrils,  mémoires  sur  mémoires, 
répliques  sur  répliques ,  erreurs  sur  erreurs.  Pour 
soutenir  l'une,  on  est  souvent  obligé  d'en  avancer 
une  autre.  A  mesure  qu'on  se  sent  pressé,  on  vient 
à  dire  ce  qu'on  n'eût  jamais  dit,  et  ce  qu'on  ne 
diroit  pas  encore ,  si  ce  n'étoit  la  seule  voie  qui  se 
présente  pour  se  tirer  de  l'embarras  où  Ion  est;  et 
tel,  quelques  années  auparavant ,  eût  eu  horreur  de 
la  proposition  qu'on  lui  eût  faite  de  franchir  certaines 
barrières,  qui  dans  la  suite  les  a  franchies,  et  de  degrés 
en  degrés  est  descendu  jusqu'au  fond  de  l'abîme. 
De  là  mille  variations,  mille  contradictions.  On  tient 
un  langage  aujourd'hui,  et  demain  on  en  tient  un 
tout  opposé  ;  on  change  selon  les  conjonctures,  et 
selon  les  besoins.  Que  le  public  le  remarque,  il 
n'importe  :  on  le  laisse  parier,  et  l'on  feint  de  ne 
le  pas  entendre.  En  un  mot,  pour  se  confirmer  dans 
son  entêtement,  et  pour  y  persister,  il  n'y  a  rien 
qu'on  ne  surmonte,  ni  rien  qu'on  ne  dévore. 

Oh  !  qu'on  s'épargneroit  de  désagrémens,  de  ser- 
remens  de  cœur,  d'inquiétudes  et  de  tourmens  d'es- 


200  NAISSANCE    ET   PROGRÉS 

prit ,  si  l'on  avoit  appris  à  être  plus  souple  et  plus 
flexible!  Surtout  qu'on  épargneroit  à  l'Eglise  de 
scandales  qui  la  désolent,  et  qui  sont  pour  elle  de 
rudes  coups  !  Mais  c'est  une  chose  terrible  que  de 
s'être  endurci  contre  la  vérité.  Plutôt  que  de  la 
reconnoître ,  lorsque  le  ministre  du  Seigneur  la  lui 
représentoit,  Pharaon  souffrit  le  désordre  de  son 
empire,  la  ruine  de  ses  provinces,  le  murmure  de 
ses  peuples.  Si  tout  cela  fit  de  temps  en  temps  quelque 
impression  sur  lui,  ce  ne  fut  qu'une  impression 
passagère,  et  il  en  revint  toujours  à  ses  premières  pré- 
ventions; enfin,  il  s'exposa  à  se  perdre  lui-même, 
et  en  effet  il  se  perdit.  Affreux  exemple  d'un  entê- 
tement indomptable  ,  et  que  nulle  considération  ne 
peut  faire  plier.  On  verroit  tout  l'ordre  de  l'Eglise 
se  renverser,  qu'on  n'en  seroit  point  ému.  Le  parti 
est  pris,  tous  les  pas  sont  faits,  il  n'y  a  plus  de 
retour. 

Ge  n'est  pas  que  ce  retour  soit  impossible  :  mais 
qu'il  est  difficile  et  qu'il  est  rare,  particulièrement 
en  ceux  qui  conduisent  toute  la  secte  et  qui  en  sont 
l'appui!  Il  faudroit,  pour  les  changer,  une  grâce 
bien  forte  ;  et  Dieu  souvent,  par  une  juste  punition , 
permet  au  contraire  qu'ils  s'obstinent  de  plus  en 
plus,  et  qu'ils  restent  jusqu'à  la  mort  dans  le  même 
entêtement.  Il  semble  qu'il  y  ait  une  malédiction 
particulière  sur  eux.  On  a  vu  incomparablement 
plus  de  pécheurs  et  plus  d'impies  que  d'hérésiarques 
ou  de  fauteurs  d'hérésies  se  convertir  quand  ils  sont 
au  lit  de  la  mort.  D'où  vient  cela  ,  si  ce  n'est  pas 
un  châtiment  du  ciel?  Ils  vivent  tranquilles  dans 


DES   HÉRÉSIES.  2.01 

leurs  erreurs,  et  ils  y  meurent  dans  une  assurance 
qui  saisit  de  frayeur  ,  lorsqu'on  pense  au  compte 
qu'ils  doivent  rendre  à  Dieu  de  tant  d'ames  qu'ils 
ont  séduites,  et  de  tant  de  maux  dont  ils  sont  de- 
venus responsables. 

Mais ,  dit-on  ,  ils  sont  persuadés  de  la  vérité  de 
leur  doctrine  ,  et  ils  agissent  suivant  cette  persua- 
sion. Ce  n'est  pas  bien  parler  ,  que  de  dire  qu'ils  en 
sont  persuadés;  il  faut  dire  qu'ils  en  sont  entêtés. 
A  prendre  les  termes  dans  toute  leur  justesse,  il  y 
a  une  grande  différence  entre  la  persuasion  et  l'en- 
têtement. La  persuasion  est  dans  l'esprit  qui  rai- 
sonne et  qui  juge  sans  être  préoccupé  ni  passionné; 
mais  l'entêtement  est  dans  l'imagination  qui  se 
frappe,  qui  se  révolte,  qui  s'échauffe  et  ne  suit  que 
l'opiniâireté  du  naturel ,  ou  que  le  mouvement  de 
quelque  passion  du  cœur.  Or  voilà  par  où  ils  sont 
inexcusables  devant  Dieu ,  de  ne  s'être  pas  fait  plus 
de  violence  pour  rompre  ce  naturel ,  et  de  n'avoir 
pas  mieux  appris  à  réprimer  cette  passion.  Quelles 
en  ont  été  les  suites?  quelle  charge  pour  eux,  et  à 
quel  jugement  sont-ils  réservés  ! 

Faisons  souvent  la  prière  de  Salomon ,  et  de- 
mandons à  Dieu  un  esprit  docile.  C'est  le  caractère 
des  esprits  fermes  et  solides.  Comme  ils  comprennent 
mieux  que  les  autres  de  quelle  nécessité  il  est  de  se 
soumettre  ,  dans  les  matières  de  la  religion  ,  à  une 
première  autorité  ,  ils  n'ont  point  honte  ,  supposé 
qu'elle  se  déclare  contre  eux ,  de  désavouer  leurs 
propres  pensées,  et  de  se  rétracter.  Docilité  qui  leur 
est  également  méritoire,  glorieuse  et  salutaire  :  mé- 


202  PENSÉES    DIVERSES 

ritoire  auprès  de  Dieu  ,  à  qui  ils  obéissent  en  obéis- 
sant à  son  Eglise;  glorieuse  dans  l'estime  de  tout  le 
peuple  fidèle,  par  l'édification  qu'ils  lui  donnent; 
enfin  ,  salutaire  pour  eux-mêmes,  parce  qu'ils  met- 
tent ainsi  leur  foi  à  couvert,  et  qu'ils  se  préser- 
vent de  tous  les  écueils  où  elle  pourroit  échouer. 


Pensées  diverses  sur  la  Foi ,  et  sur  les  Vices  opposés. 

On  est  si  zélé  pour  l'intégrité  des  mœurs  ;  quand 
le  sera-t-on  pour  l'intégrité  de  la  foi?  On  se  récrie 
avec  tant  de  chaleur  contre  de  prétendus  relâche- 
mens  dans  la  manière  de  vivre  ;  quand  s'élèvera-t- 
on avec  la  même  force  contre  d'affreux  égaremens 
dans  la  manière  de  croire  ? 

Ou  en  sommes-nous  ,  et  où  est  cette  foi  des 
premiers  siècles  ,  cette  foi  qui  a  converti  tout  le 
monde  ?  Alors  des  athées  devenoient  chrétiens  :  main- 
tenant des  chrétiens  deviennent  athées. 

Bizarrerie  de  notre  siècle ,  soit  à  l'égard  de  la 
discipline  ecclésiastique,  soit  à  l'égard  de  la  doctrine: 
jamais  tant  de  zèle  en  apparence  pour  l'antiquité  ,  et 
jamais  tant  de  nouveautés. 

Le  juste  profile  de  tout  et  tourne  tout  à  bien  : 
mais  au  contraire ,  il  n'y  a  rien  que  l'impie  ne 
profane,  et  dont  il  n'abuse.  La  religion  chrétienne 
établit  dans  la  société  humaine  et  dans  la  vie  civile 
un   ordre  admirable.  Elle  tient  chacun  dans  le  de- 


SUR   LA   FOI.  20D 

voir;  elle  règle  toutes  les  conditions,  et  y  entretient 
une  parfaite  subordination  ;  elle  apprend  aux  petits  à 
respecter  les  grands,  et  à  leur  rendre   l'obéissance 
qni  leur  est  due  ;  et  elle  apprend  aux  grands  à  ne 
point  mépriser  les  petits ,  et  à  ne  point  les  opprimer  , 
mais  à  les  soutenir,  à  les  aider,  à  les  conduire  avec 
modération  ,  avec  prudence  ,  avec  équité  ;  elle  ré- 
prime les  médians  par   la   crainte    des    châtimens 
éternels,  et  elle  anime  les  bons  par  l'espérance  d'une 
gloire  sans  mesure  et  sans  fin.  De  sorte  que  ,  bannis- 
sant ainsi   tous  les  vices  :  fraudes ,  injustices,  vio- 
lences,  colères,   animosités  ,    vengeances,    médi- 
sances ,  impudicités  ,  débauches ,  et  engageant  à  la 
pratique  de  toutes  les  vertus  ,  de  la  charité  ,  de  l'hu- 
milité ,  de  la  patience  ,  de  la  mortification  des  sens, 
d'un  désintéressement  parfait ,  d'une  fidélité  invio- 
lable,  d'une    justice   inaltérable  ,  et  autres ,  il  n'est 
rien  de  plus  salutaire  pour  le  bien  public,  ni  rien  de 
plus  propre  à  maintenir  partout  la  paix,  l'union,  le 
commerce ,  larrangement  le  plus  merveilleux. 

Delà  quelle  conséquence  tire  le  juste?  Dans  une 
religion  qui  ordonne  si  bien  toutes  choses,  il  dé- 
couvre la  sagesse  de  Dieu,  et  il  reconnoît  que  c'est 
l'ouvrage  d'une  Providence  supérieure  :  mais  par  le 
plus  grossier  aveuglement,  et  l'abus  le  plus  étrange, 
l'impie  forme  un  raisonnement  tout  opposé;  et  parce 
que  celte  religion  est  si  utile  à  tous  les  états  de  la 
vie,  et  qu'elle  est  seule  capable  d'en  faire  le  bon- 
heur ,  il  prétend  que  c'est  une  invention  de  la  poli- 
tique des  hommes.  N'est-ce  pas  là  prendre  plaisir 
à  s'aveugler,  et  vouloir  s'égarer  de  gaké  de  cœur  ? 


204  PENSÉES   DIVERSES 

Hé  quoi  !  afin  que  la  religion  ait  le  caractère  et  la 
marque  de  vraie  religion,  faudra- t-il  que  ce  soit  une 
loi  qui  mette  le  trouble  dans  le  monde  et  qui  en 
renverse  toute  l'économie  ? 

Cette  diversité  de  religions  qu'il  y  a  dans  le 
monde  ,  est  un  sujet  de  scandale  pour  l'incrédule.  A 
quoi  s'en  tenir  ,  dit-il?  l'un  croit  d'une  façon  ,  l'autre 
d'une  autre.  Là-dessus  il  se  détermine  à  les  rejeter 
toutes,  et  à  ne  rien  croire.  On  pourroit,  ce  me 
semble ,  lui  faire  voir  que  ce  qui  le  confirme  dans 
son  incrédulité,  c'est  justement  ce  qui  devroit  l'en- 
gager à  en  sortir  ,  et  à  prendre  pour  cela  tous  les 
soins  nécessaires.  Car  s'il  raisonnoit  bien ,  il  feroit 
les  réflexions  suivantes  :  que  ce  grand  nombre  de 
religions ,  quoique  fausses  ,  est  une  preuve  qu'il  y 
en  a  une  vraie  ;  que  cette  idée  générale  de  religion 
gravée  dans  l'esprit  de  tous  les  peuples  ,  et  répandue 
par  toute  la  terre ,  est  trop  universelle  pour  être  une 
idée  chimérique;  que  si  c'étoit  une  pure  imagina- 
tion, tous  les  hommes,  d'un  consentement  si  una- 
nime, ne  seroient  pas  convenus  à  se  la  former,  de 
même  qu'ils  ne  se  sont,  par  exemple,  jamais  imaginé 
qu'ils  ne  dévoient  point  mourir;  que  c'est  donc 
comme  un  de  ces  premiers  principes  qui  sont  impri- 
més dans  le  fond  de  notre  ame  ,  et  qui  portent  avec 
eux  leur  évidente  et  incontestable  vérité. 

De  là,  il  iroit  plus  avant ,  et  persuadé  de  la  vé- 
rité d'une  religion  en  général,  il  chercheroit  où  elle 
est,  cette  vraie  religion;  11  examineroit ,  il  consulte- 
roit,  il  écouteroit  ce  qu'on  auroit  à  lui  dire,  et  alors 


SUR   LA   FOI.  205 

dans  le  choix  qu'il  se  proposèrent  de  faire  entre 
toutes  les  religions,  il  ne  seroit  pas  difficile  de  lui 
montrer  l'excellence,  la  supériorité  de  la  religion 
chrétienne  ,  et  les  caractères  visibles  de  divinité  qui 
la  distinguent.  Mais  il  ne  veut  point  entrer  en  toutes 
ces  recherches ,  et  d'abord  il  prend  son  parti ,  de 
vivre  sans  religion  au  milieu  de  tant  de  religions. 
Est-ce  là  agir  sagement?  Soyez  éternellement  béni , 
Seigneur,  de  la  miséricorde  qu'il  vous  a  plu  exercer 
envers  moi.  Ce  qui  scandalise  l'incrédule  et  ce  qui 
l'éloigné  de  vous,  c'est  ce  qui  m'y  attache  inviola- 
blement  et  par  la  plus  vive  reconnoissance.  Je  con- 
sidère cette  multitude  innombrable  de  peuples 
plongés  dans  les  ténèbres  de  l'infidélité ,  et  adonnés 
à  des  cultes  superstitieux.  Plus  il  y  en  a,  plus  je 
sens  la  grâce  de  ma  vocation  à  l'évangile  et  à  votre 
sainte  loi.  C'est  une  distinction  que  je  ne  puis  assez 
estimer ,  et  dont  je  ne  suis  redevable  qu'à  un  amour 
spécial  de  votre  part.  Le  Seigneur  n'en  a  pas  ainsi 
usé  à  l'égard  de  toutes  les  nations  ,  il  ne  leur  a  pas 
découvert  comme  à  moi  ses  adorables  mystères  {y). 

Il  est  bien  glorieux  à  la  religion  chrétienne ,  que 
tout  ce  qu'il  y  a  de  libertins  qui  l'attaquent,  soient 
des  gens  corrompus  dans  le  coeur  et  déréglés  dans 
leurs  mœurs.  Tandis  qu'ils  ont  vécu  dans  l'ordre, 
sans  attachemens  criminels,  sans  habitudes  vicieuses y 
sans  débauches,  ils  n'avoient  point  de  peine  à  se 
soumettre  au  joug  de  la  foi,  ils  la  respectoient,  ils 
luprofessoientj  tout  ce  qu'elle  leur  proposait,  leur 

(0  P*.  i47- 


2o6  PENSÉES   DIVERSES 

paroissoit  raisonnable  et  croyable.  Quand  ont-iis 
changé  de  sentiment  ?  c'est  lorsqu'ils  ont  changé  de 
vie  et  de  conduite.  Leurs  passions  se  sont  allumées, 
leurs  sens  se  sont  rendus  maîtres  de  leur  raison  , 
leurs  aveugles  et  honteuses  convoitises  les  ont  plongés 
en  toute  sorte  de  désordres,  et  alors  cette  même 
foi  où  ils  avoient  été  élevés  a  perdu  dans  leur  esprit 
tome  créance.  Ils  ont  commencé  à  la  contredire  et 
à  la  combattre.  Or ,  encore  une  fois  ,  voilà  sa  gloire  , 
de  n'avoir  pour  ennemis  que  des  hommes  ainsi  dé- 
rangés, passionnés,  esclaves  de  leur  chair,  idolâtres 
de  leur  fortune ,  et  de  ne  pouvoir  s'accommoder 
avec  eux.  Car  voilà  l'évident  témoignage  de  sa  sain- 
teté, de  sa  droiture  inflexible,  et  de  son  inviolable 
équité.  Si,  en  leur  faveur  ,  elle  se  relâchoit  de  cette 
intégrité  et  de  cette  sévérité  ,  qui  lui  sont  essentielles  j 
si  elle  étoit  plus  complaisante  pour  le  vice,  et  qu'elle 
s'ajustât  à  leur  cupidité  et  à  leurs  sales  désirs  ,  à 
leurs  vues  intéressées  ou  ambitieuses,  à  leurs  injus- 
tices et  à  leurs  pratiques,  ils  la  laisseroienl  dominer 
en  paix  sur  la  terre,  et  ils  cesseroient  de  l'attaquer. 

Je  sais  bien  qu'ils  ne  se  déclarent  pas  si  ouverte- 
ment contre  sa  morale,  que  contre  ses  mystères  ,  où 
ils  ne  comprennent  rien,  disent-ils,  et  qui  renver- 
sent toutes  les  idées  humaines:  mais  c'est  un  artifice  , 
et  s'ils  vouloient  de  bonne  foi  le  reconnoître ,  ils 
avoueroient  qu'ils  ne  se  tournent  contre  les  mystères, 
qu'afin  de  porter  ,  au  travers  des  mystères ,  le  coup 
mortel  à  la  morale  qui  y  est  jointe,  et  de  détruire 
une  loi  qui  s'oppose  à  leurs  entreprises,  et  qui  les 
trouble  dans  la  jouissance  de  leurs  plaisirs.  Ces  mys- 


SUR   LA   FOI.  207 

tères  ne  leur  feront  plus  de  peine ,  et  ne  leur  coû- 
teront rien  à  croire,  dès  que  cette  loi  pourra  s'accor- 
der avec  le  mystère  d  iniquité  qu'ils  recèlent  dans 
leurs  coeurs.  Mais  quelle  alliance  peut-il  jamais  y 
avoir  entre  la  lumière  et  les  ténèbres,  entre  Jésus- 
Christ  et  Bélial ,  entre  la  corruption  du  siècle  et  la 
pureté  de  l'évangile  ? 

L'incrédulité  de  l'impie  et  du  libertin  s'accorde 
avec  le  désordre  et  la  corruption  de  sa  vie  :  donc 
elle  ne  vaut  rien.  En  deux  mots ,  voilà  sa  condam- 
nation. 

Supposons  que  dans  le  monde  il  s'élève  une  so- 
ciété de  gens  qui ,  par  profession  et  par  une  décla- 
ration ouverte,  s'attachent  à  décrier  le  service  du 
prince;  qui  s'émancipent  à  raisonner  sur  ses  ordres 
comme  il  leur  plaît,  et  qui  les  rejettent  avec  mépris; 
qui  parlent  de  sa  personne  sans  respect ,  et  traitent 
de  foiblesse ,  de  petitesse  d'esprit ,  tous  les  devoirs 
qu'on  lui  rend  ;  qui  tournent  en  ridicule  le  zèle  qu'on 
témoigne  pour  ses  intérêts,  et  la  disposition  où  l'on 
paroit  être  de  mourir,  s'il  éloit  nécessaire,  pour  sa 
cause  ;  enfin  ,  qui  débitent  à  toute  occasion  des  maxi- 
mes injurieuses  à  la  majesté  royale,  et  capables  de 
renverser  les  fondemens  de  la  monarchie.  Je  demande 
si  l'on  soufîriroit  des  hommes  de  ce  caractère ,  et  si 
l'on  ne  travaillerons  pas  à  tes  exterminer.  Il  s'élève 
tous  les  jours  dans  le  christianisme  des  sociétés  de 
libertins  qui,  par  leurs  impiétés  et  leurs  railleries, 
profanent  les  choses  les  plus  saintes ,  et  décréditent 


20tf  PENSÉES   DIVERSES 

autant  qu'ils  peuvent  le  service  de  Dieu  ;  qui  s'atta- 
quent à  Dieu  même  ,  à  ce  Dieu  que  nous  adorons  , 
et  voudroient  en  effacer  toute  idée  de  notre  esprit; 
qui  lui  disputent  jusqu  à  son  être ,  et  s'efforcent  de 
le  faire  passer  pour  une  divinité  imaginaire;  qui  ne 
tiennent  nul  compte,  ni  de  ses  commandemens  ,  ni 
de  son  culte  ,  et  regardent  comme  des  superstitions 
tous  les  hommages  dont  on  l'honore  ;  qui  cherchent 
à  lui  enlever  ses  plus  fidèles  serviteurs  et  à  les  retirer 
de  ses  autels,  se  jouant  de  leurs  pieuses  pratiques,  et 
les  accusant ,  ou  d'hypocrisie  ou  de  simplicité  :  il  y  a , 
dis-je,  des  impies  de  cette  sorte,  il  y  en  a  plus  que 
jamais,  leur  nombre  croît  sans  ces^e  ;  et  parmi  des 
chrétiens ,  parmi  des  catholiques ,  parmi  même  des 
âmes  dévotes,  on  les  écoute,  on  les  souffre!  Mais 
ce  sont  du  reste  d  honnêtes  gens.  D'honnêtes  gens! 
J'avoue  que  je  n'ai  jamais  pu  digérer  ce  langage ,  et 
qu'il  m'a  toujours  choqué  :  car  j'y  trouve  la  qualité 
d'honnête  homme  étrangement  avilie.  A  la  reli- 
gion près  ,  dit-on,  cet  homme  est  un  fort  honnête 
homme.  Quelle  exception,  à  la  religion  près!  c'est- 
à-dire,  que  c'est  un  fort  honnête  homme,  à  cela 
près  qu'il  manque  au  devoir  le  plus  essentiel  de 
l'homme ,  qui  est  de  reconnoître  son  Créateur,  et 
de  s'y  soumettre;  c'est-à-dire  que  c'est  un  fort  hon- 
nête homme  ,  à  cela  près  qu'il  a  des  principes  qui 
vont  à  ruiner  tout  commerce  ,  toute  confiance  entre 
les  hommes,  et  selon  lesquels  il  doit  être  déterminé 
à  toutes  choses,  dès  qu'il  s'agira  de  son  intérêt,  de 
son  plaisir,  de  sa  passion.  En  un  mol,  cYsl  à-dire 
que  c'est  un  fort  honnête  homme,  à  cela  près  qu'il 

n'a 


SUR   LA   FOI.  209 

n'a  ni  foi  ni  loi.  Mettez-le  à  certaines  épreuves,  et 
liez-vous-y  :  vous  verrez  ce  que  c'est  que  cet  honnête 
homme. 

On  propose  à  un  libertin  les  révélations  de  la  foi, 
c'est-à-dire  des  révélations  fondées  sur  la  tradition  la 
plus  ancienne  et  la  plus  constante,  confirmées  par  un 
nombre  infini  de  miracles,  et  de  miracles  éclatans, 
signées  du  sang  d'un  million  de  martyrs,  autorisées 
par  les  témoignages  des  plus  savans  hommes  ,  et  par 
la  créance  de  tous  les  peuples  :  mais  tout  cela  ne  fait 
sur  lui  aucune  impression  ,  et  il  n'en  tient  nul  compte. 
On  lui  propose  d'ailleurs,  les  rêveries  et  les  vaines 
imaginations  d'un  nouveau  philosophe  qui  veut  régler 
le  monde  selon  son  gré;  qui  raisonne  sur  toutes  les 
parties  de  ce  grand  univers ,  sur  la  nature  et  l'arran- 
gement de  tous  les  êtres  qui  le  composent,  avec  autant 
d'assurance  que  si  c'étoit  l'ouvrage  de  ses  mains;  qui 
les  fait  naître,  agir,  mouvoir  comme  il  lui  plaît:  et 
voilà  ce  que  ce  grand  génie  admire,  ce  qu'il  médite 
profondément,  ce  qu'il  soutient  opiniâtrement,  à 
quoi  il  s'attache  et  de  quoi  il  se  feroit  presque  le 
martyr.  Certes ,  la  parole  de  saint  Paul  est  bien  vraie  : 
Dieu  les  a  livrés  à  un  sens  réprouvé.  Ils  se  sont 
perdus  dans  leurs  pensées  frivoles  et  chimériques , 
et  eux  qui  se  disent  sages ,  sont  devenus  des  insen- 
sés (1). 

Que  sera-ce  qu'un  Etat  où  il  n'y  aura  ni  roi ,  ni 
puissance  souveraine?  Dans  une  pleiof    impunité, 

(1)  Rom.  1. 

TOME   XiV.  l4 


2IO  PENSÉES   DIVERSES 

chacun  sera  le  maître  d'entreprendre,  pour  ses  pro- 
pres intérêts,  ce  qu'il  lui  plaira  ;  et  comme  nos  inté- 
rêts s  accordent  rarement  avec  les  intérêts  d'autrui, 
que  s'ensuivra-t-il?  des  guerres  perpétuelles,  des 
dissensions  éternelles ,  un  brigandage  universel  : 
tellement  qu'il  faudra  toujours  avoir  les  armes  à  1s 
main  ,  pour  la  défense  de  ses  biens  et  de  sa  vie.  Le 
pauvre  pillera  le  riche  ,  le  voisin  opprimera  son 
voisin ,  le  fort  accablera  le  foibîe.  On  vengera  ses 
querelles  particulières  par  les  meurtres  et  les  assas- 
sinats. Confusion  générale ,  bouleversement  total. 
Je  ne  parle  que  d'un  royaume  ;  mais  voilà  ce  que 
1  athée  voudroit  faire  du  monde  entier,  lorsqu'il 
combat  l'existence  d'un  Dieu. 

Quand  j'entends  des  libertins  railler  de  la  reli- 
gion ,  et  prétendre  l'avoir  bien  combattue .  lorsqu'ils 
ont  ri  de  quelques  pratiques  particulières,  et  de  quel- 
ques dévotions  populaires  qu'ils  traitent  d'abus  et  de 
superstitions ,  ou  leur  ignorance  me  fait  pitié ,  ou  leur 
malignité  me  donne  de  l'indignation.  Car  la  religion 
que  nous  professons  ne  consiste  point  en  cela;  ce  ne 
sont  point  ces  sortes  de  dévotions  ni  ces  pratiques  qui 
eu  font  le  capital.  Si  dans  ces  pratiques  et  ces  dévo- 
tions ,  il  se  glisse  quelque  chose  de  superstitieux , 
l'Eglise  le  condamne  elle-même,  et  le  défend  sons 
des  peines  très-grièves.  Si  elle  n'y  trouve  rien  de 
mauvais  en  soi,  et  qu'au  contraire  remontant  au 
principe,  elle  voie  que  ce  sont  de  pieuses  institutions, 
qu'un  bon  zèle  a  inspirées  aux  âmes  dévotes  pour 
l'honneur  de  Dieu  et  des  saints  ,  elle  les  tolère  3  elle 


SUR   LA   FOI»  2IX 

les  permet ,  elle  les  approuve  même)  maïs  sans  les 
regarder  comme  le  fond  de  sa  créance  et  de  son. 
culte.  Voilà  ce  que  nos  libertins  doivent  savoir  ,  et 
à  quoi  ils  devroient  faire  attention.  S'ils  ne  le  savent 
pas,  c'est  dans  ces  grands  génies  et  ces  esprits  forts 
du  siècle  une  ignorance  pitoyable  :  s'ils  le  savent, 
c'est  dans  eux  une  malignité  encore  moins  suppor- 
table,  de  s'attaquer  vainement  et  si  opiniâtrement  à 
l'accessoire  de  la  religion ,  et  de  n'en  vouloir  pas 
considérer  l'essentiel  et  le  principal. 

•Qu'ils  agissent  de  bonne  foi,  et  que,  sans  pré- 
vention, sans  passion,  ils  examinent  la  religion 
chrétienne  en  elle-même  ;  je  m'assure  qu'ils  ne 
pourront  se  défendre  d'en  admirer  la  sublimité  ,  la 
sagesse ,  la  sainteté.  Ils  reconnoîtront  qu'elle  a  de 
quoi  contenter  les  esprits  du  premier  ordre,  tels 
qu'ont  été  les  Pères  de  l'Eglise;  et  malgré  eux  ils 
y  découvriront  un  caractère  de  divinité  qui  les 
frappera  :  mais  c'est  justement  ce  qu'ils  ne  veulent 
pas.  Et  que  font-ils?  ils  laissent,  pour  ainsi  dire, 
le  corps  de  la  religion,  qu'ils  ne  peuvent  entamer, 
et  ils  s'attachent  au  dehors.  Un  point  qui  n'est  de 
nulle  conséquence  ,  et  où  la  religion  ne  se  tient  au- 
cunement intéressée ,  un  petit  exercice  de  piété  ,  une 
cérémonie,  une  coutume  qui  les  choque,  et  qu'une 
louable  simplicité  des  peuples  a  introduite  ,  c'est  là- 
dessus  qu'ils  lancent  tous  leurs  traits,  et  qu'ils  dé- 
ploient toute  leur  éloquence.  En  vérité,  il  faut  que 
notre  religion  soit  bien  aflermie  sur  ses  fondemens , 
et   bien   cimentée  de  toutes  parts,   puisqu'on  est 

'  «4- 


212  PENSÉES   DIVERSES 

réduit  à  ne  l'attaquer  que  de  si  loin,  et  par  de  telles 
minuiies. 

Les  hérétiques  ont  toujours  eu  pour  principe  de 
se  faire  craindre  ,  et  cela  communément  leur  a  réussi. 
Ils  en  ont  tiré  deux  avantages  ;  l'un  d'arrêter  les 
esprits  timides  ,  et  l'autre  d'engager  les  esprits  inté- 
ressés. Mille  esprits  timides  qui  ne  manquent  pas 
d'habileté  ,  et  qui  pourroient  leur  faire  tête  ,  n'osent 
néanmoins  les  attaquer,  parce  qu'ils  ne  veulent  pas 
irriter  un  puissant  parti,  ni  se  l'attirer  sur  les  bras; 
et  mille  esprits  intéressés ,  qui  ont  leurs  vues  et 
leurs  prétentions  ,  se  joignent  même  à  eux  ,  dans 
l'espérance  que  le  parti  les  soutiendra  et  qu'il  les 
mettra  en  vogue.  Espérance  qui  n'est  pas  mal  fon- 
dée. Avec  cet  appui ,  un  auteur  voit  ses  ouvrages 
recherchés  de  tout  le  monde  comme  des  chefs- 
d'œuvre  ,  toutes  les  paroles  d'un  directeur  sont  re- 
çues comme  des  paroles  de  vie  ,  et  un  prédicateur 
est  écoulé  comme  un  oracle. 

Là  réflexion  de  saint  Augustin  est  bien  vraie  , 
qu'il  n'y  a  personne  qui  se  pare  avec  plus  d'affecta- 
tion ni  plus  d'ostentation  de  l'apparence  de  la  vérité 
et  de  son  nom ,  que  les  docteurs  du  mensonge  et 
les  partisans  de  l'hérésie.  Il  cite  là-dessus  en  parti- 
culier l'exemple  des  manichéens.  Sans  cesse,  dit-il, 
ils  avoient  ce  mot  dans  la  bouche  :  Vérité ,  vérité  (i) , 
sans  cesse  ils  me  le  rebattoient  ;  mais  en  le  répétant 

(1)  Et  dicebant  :  Veritas  ,  veritas  ,  et  multum  cam  dicebanl  mïhi» 
61  uuïquam  crut  in  cis-  Autj.  conf.  ,   1.  3  ,  c  6. 


SUR   LA   FOI.  2l3 

si  souvent ,  et  en  le  prononçant  avec  emphase  ,  ils 
ne  l'avoient  pas  pour  cela  dans  le  cœur.  Ainsi  dans 
tous  les  discours  et  tous  les  écrits  de  certaines  gens, 
on  n'entend  encore  ni  on  ne  voit  presque  autre 
chose  que  le  terme  de  vérité.  C'est,  ce  semble ,  le 
signal  pour  se  reconnoître  les  uns  les  autres  :  c'est 
leur  cri  de  guerre. 

Les  libertins  qui  n'ont  point  de  religion  ,  sont 
ravis  de  voir  des  divisions  dans  la  religion.  Et  parce 
que  le  moyen  d'entretenir  ces  divisions  est  d'ap- 
puyer le  parti  de  l'hérésie  et  de  la  révolte  ,  voilà 
pourquoi  ils  le  favorisent  toujours.  D'où  il  arrive 
assez  souvent,  par  l'assemblage  le  plus  bizarre  et 
le  plus  monstrueux  ,  qu'un  homme  qui  ne  croit  pas 
en  Dieu ,  se  porte  pour  défenseur  du  pouvoir  in- 
vincible de  la  grâce ,  et  devient  à  toute  outrance 
le  panégyriste  de  la  plus  étroite  morale. 


DU  RETOUR  A  DIEU 

ET  DE  LA  PÉNITENCE. 


Bonté  infinie  de  Dieu ,   à  rappeler  le  pécheur  et  à 
le  recevoir, 

]S OUS  quittons  Dieu  avec  joie,  nous  ne  retournons 
à  Dieu  qu'avec  peine  ,  et  Dieu  néanmoins  est  tou- 
jours disposé  à  nous  recevoir  :  en  trois  mots,  voilà 
ce  qui  nous  donne  la  plus  haute  idée  de  la  divine 
miséricorde;  voilà  ce  qui  doit,  dans  notre  péni- 
tence ,  nous  loucher  de  la  plus  amère  contrition  , 
de  la  reconnoissance  la  plus  vive,  de  l'amour  le 
plus  ardent. 

I.  Nous  quhtons  Dieu  avec  joie  ,  et  cela  dès  la 
première  jt  unesse.  A  peine  commençons  -  nous  à 
ouvrir  les  yens,  de  l'esprit ,  et  à  faire  quelque  usage 
de  notre  raison  ,  que  le  charme  du  plaisir  nous 
entraîne.  On  le  suit,  on  s'y  abandonne.  Venez, 
divcrtissons-nous  >  et  jouissons  des  biens  présens. 
Enivrons-nous  des  '.in s  les  plus  exquis ,  couron- 
nons-nous de  roses  ,  et  ne  refusons  rien  à  nos  sens 
de  tout  ce  qui  peut  les  Jlalter  (1).  C'est  avec 
de  pareilles  dispositions  qu'on  entre  dans  le  monde, 
et  qu'on  y  mène  la  vie  du  monde,  une  vie  dissipée, 
une  vie  molle,  une  vit  libertine  et  toute  corrompue. 
La  conscience  a  beau  se  récrier  ,  Dieu  a  beau  parler, 


BONTÉ    DE   DIEU   ENVERS    LE    PÉCHEUR.       21 5 

on  se  rend  insensible  aux  cris  de  la  conscience ,  et 
sourd  à  la  voix  de  Dieu.  On  se  retire  de  lui,  el  pour 
combien  d'années  ?  quelquefois  ,  hélas  !  j risques  à 
l'extrême  vieillesse.  Tandis  que  le  monde  à  de  quoi 
nous  plaire  ;  tandis  qu'il  a  de  quoi  satisfaire  nos 
passions  ,  soit  passion  de  l'honneur  ,  soit  passion  de 
l'intérêt  ,  soit  passion  plus  grossière  et  plus  animale , 
on  ne  veut  point  d  autre  maître  ,  et  on  y  met  toute 
son  espérance  el  tout  son  bonheur. 

Bonheur  traversé  de  bien  des  chagrins,  je  l'avoue. 
Car  le  mondain  séduit  et  aveuglé  par  les  sens  , 
cherche  en  vain  dans  les  plaisirs  du  monde  un  repos 
durable  et  une  félicité  parfaite  ;  c'est  ce  que  nul 
homme  n'y  trouva  jamais  ,  et  ce  que  nul  homme  n'y 
trouvera  ,  puisque  rien  de  périssable  et  de  mortel 
ne  suffit  à  notre  cœur  ni  ne  lui  peut  suffire,  et  que 
la  vie  est  d'ailleurs  sujette  à  tant  de  vicissitudes  et 
d'événemens  imprévus,  qui  en  troublent  malgré 
nous  les  prétendues  douceurs.  Mais  après  tout , 
quelque  faux  que  puisse  être  ce  bonheur  humain  , 
et  quelque  épreuve  qu'on  en  puisse  faire  ,  il  a  tou- 
jours je  ne  sais  quelle  apparence  qui  nous  attire  et 
qui  nous  attache.  On  en  reconnoît  à  certains  momens 
la  vanité  et  l'illusion  ;  on  s'en  déclare  ,  et  on  éclate  : 
mais  ce  ne  sont  que  des  momens  où  l'on  a  eu  quelque 
déboire  et  quelque  contrariété  à  essuyer.  Le  nuage 
se  dissipe  bientôt;  on  rentre  dans  ses  premiers  sen- 
timens  ;  on  reprend  son  premier  goût  pour  le 
inonde;  il  plaît  plus  que  jamais  ,  et  il  a  pour  nous 
des  agrémens  tout  nouveaux  :  tant  l'inclination  qui 
nous  y    porte  est    profondément  enracinée    dans 


2l6  BONTÉ    DE    DIEU 

notre  ame ,  et  tant  elle  a  de  pouvoir  pour  nous  en- 
gager. 

Tel  est  l'enchantement  où  vivent  la  plupart  des 
gens  du  monde  ,  hommes  et  femmes.  Après  avoir 
cent  fois  déclamé  contre  le  monde,  ils  en  sont  tou- 
jours épris  ,  et  ils  ne  comprennent  pas  même  qu'ils 
puissent  jamais  s'en  passer.  Que  le  inonde ,  sur  mille 
sujets  et  dans  une  infinité  d'occasions,  se  trouve  en 
compromis  avec  Dieu  ;  qu'il  soit  question  d'une 
fortune  humaine  qu'ils  ont  en  vue  ,  d'un  degré 
d'élévation  où  ils  aspirent  ,  d'un  avantage  temporel 
qu'ils  cherchent  à  se  procurer,  dune  intrigue  qu'ils 
ont  formée  et  qu'ils  font  jouer  ,  d'un  engagement 
criminel  ,  d'une  sale  volupté ,  avec  quel  empresse- 
ment ne  s'y  portent-ils  pas;  avec  quelle  ardeur,  et 
souvent,  si  je  1  ose  dire,  avec  quelle  espèce  de 
«reur?  Examinent-ils  si  Dieu  condamne  tout  cela? 
sont- ils  en  peine  de  le  savoir?  ou  s'ils  le  savent  et 
qu'on  leur  représente  la  lui  divine  qui  s'est  expli- 
quée sur  tous  ces  articles  et  sur  bien  d'autres  ,  en 
sont  -  ils  touchés  ?  Que  Dieu  y  soit  offensé  ,  c'est  à 
quoi  ils  n'ont  guère  d'égard  ,  et  c'est  par  là  même 
une  foible  raison  pour  les  arrêter;  ils  se  livrent  au 
penchant  naturel,  ils  suivent  l'attrait,  ils  entre- 
prennent, ils  agissent;  et  si ,  au  péril  d'encourir  la 
haine  de  Dieu  ,  ils  peuvent  obtenir  ce  qu'ils  se  sont 
proposé,  ils  se  tiennent  heureux  et  se  félicitent  du 
succès. 

H.  Nous  ne  retournons  à  Dieu  qu'avec  peine. 
Après  de  longs  égarera ens ,  il  vient  enfin  pour 
quelques  -  uns  un  temps  de  salut  et  de  conversion  , 


ENVERS   LE   PÉCHEUR.  217 

c'est-à-dire ,  un  temps  où  l'on  se  sent  pressé  de  se 
remettre  dans  le  devoir  et  de  se  rapprocher  de 
Dieu.  Et  quel  est  ce  temps  ?  une  conjoncture  favo- 
rable que  Dieu  ménage;  un  âge  plus  avancé  et  plus 
mûr ,  où  le  feu  de  la  passion  commence  à  s'amortir  ; 
une  humiliation  et  un  renversement  de  fortune;  un 
état  d'infirmité  et  de  langueur. 

Saint  Augustin  ne  se  convertit  point  autrement. 
Ce  fut  un  des  plus  fameux  pénitens  de  l'Eglise  de 
Dieu  ,  et  nous  ne  pouvons  avoir  de  témoignage 
plus  convaincant  ni  plus  irréprochable  que  le  sien, 
pour  apprendre  combien  de  temps  et  avec  quelles 
incertitudes  il  demeura  flottant  et  irrésolu,  entre 
la  divine  miséricorde  qui  le  poursuivoit  sans  relâche, 
et  les  engagemens  du  monde  qui  le  retenoient.  Il 
vouloit  ou  il  croyoit  vouloir ,  mais  dans  peu  il  ne 
vouloit  plus.  Il  demandoit  à  Dieu  d'être  affranchi 
de  l'esclavage  où  le  vice  le  tenoit  captif  et  comme 
enchaîné  ;  mais  en  même  temps  il  craignoit  que 
Dieu  ne  l'écoutât,  et  que  sa  prière  ne  fût  exaucée. 
Incessamment  agité  de  remords  intérieurs,  il  disoit 
pour  les  calmer  en  quelque  manière  :  Tantôt ,  tantôt; 
mais  ce  tantôt  ne  venoit  point,  et  il  le  remettoît 
toujours  au  lendemain.  Dans  ces  cruelles  perplexités 
dont  il  nous  a  fait  lui-même  le  récit  en  des  termes 
si  forts  et  si  énergiques  :  Je  soupirois  ,  dil-il  ,  je 
gémissois  sous  le  poids  de  ma  chaîne  ;  mais  j'étoîs 
lié  par  ma  propre  volonté  ,  plus  dure  que  le  fer  ;  et 
sans  un  dernier  effort  de  la  vertu  d'en  haut,  je 
n  aurois  jamais  conclu  une  affaire  que  je  désirois, 
mais  qui  devoit  coûter  si  cher  à  mon  cœur.  Ainsi 


2l8  BONTÉ    DE    DIEU 

parloit  saint  Augustin  ;  et  combien  de  pécheurs  ont 
été  aussi  violemment  combattus  dans  leur  retour  ? 
combien  d'autres  le  sont  encore? 

C'est  de  quoi  ils  pourroient  rendre  témoignage, 
s'ils  voulaient  produire  au  dehors  ce  qu'ils  éprouvent 
intérieurement,  et  ce  qu'ils  cachent  avec  tant  de 
soin.  La  grâce  les  presse,  elle  les  suit  partout,  elle 
se  fait  sentir  à  eux  jusque  dans  les  assemblées  les 
plus  nombreuses  et  les  plus  profanes. En  vain  tâchent- 
ils  de  se  dissiper ,  de  se  rassurer  ,  d'effacer  de  leur 
esprit  certaines  idées  qui  les  troublent:  Dieu  demeure 
toujours  à  la  porte  de  leur  cœur ,  et  ne  cesse  point 
de  frapper.  Ils  le  laissent  attendre  ,  et  il  attend  ;  ils 
ne  répondent  rien  ,  et  bien  loin  de  se  taire  et  de  se 
retirer  ,  il  élève  la  voix  tout  de  nouveau  ,  et  parle 
encore  plus  haut.  Assiduité  qui  leur  devient  aussi 
salutaire  qu'elle  leur  est  importune.  Car  Dieu  ,  par 
une  providence  spéciale  ,  est  plus  constant  à  les 
sauver  ,  qu'ils  ne  le  sont  à  se  perdre.  Malgré  tant 
d'oppositions  et  de  révoltes,  le  moment  arrive,  un 
bon  moment ,  où  la  grâce  prend  le  dessus  et  triomphe. 
On  se  rend  ,  on  cède  :  mais  qu'est-ce  après  tout  que 
ce  retour,  et,  si  je  l'ose  dire,  doit -il  êlre  d'un 
grand  mérite  devant  Dieu  ,  lorsqu'on  le  lui  fait 
acheter  si  cher? 

III.  Dieu  néanmoins  est  toujours  disposé  à  nous 
recevoir.  Il  seroit  naturel  que  dans  une  juste  indi- 
gnation il  nous  traitât  comme  nous  l'avons  traité 
lui-même  ;  qu'autant  que  nous  avons  témoigné  de 
répugnances  et  de  difficultés  à  retourner  vers  lui, 
autant  il  se  rendit  difficile  à  nous  admettre  auprès 


ENVERS   LE   PÉCHEUR.  219 

de  lui ,  et  à  se  réconcilier  avec  nous;  qu'il  nous  fît 
attendre  aussi  long-lemps  qu'il  nous  a  attendus  ,  et 
que  ,  pour  punir  nos  incertitudes  et  nos  relarde- 
raens  ,  il  fût  aussi  lent  à  nous  pardonner,  que  nous 
l'avons  été  à  reconnoître  devant  lui  nos  iniquités  et 
à  lui  demander  grâce.  Mais  que  dis-je ,  Seigneur? 
ah  î  mon  Dieu  !  je  parle  selon  les  senlimens  de 
l'homme;  et  vos  sentimens,  comme  vos  pensées, 
sont  bien  au-dessus  des  nôtres.  Ce  sont  des  pensées, 
des  sentimens  ,  non  de  colère  et  de  vengeance ,  mais 
de  rémission  et  de  pais.  (1).  A  quelque  heure  donc, 
à  quelque  jour  que  le  pécheur  contrit  et  pénitent 
s'humilie  devant  vous  ,  vous  oubliez  que  vous  êtes 
jnge,  pour  vous  souvenir  que  vous  êtes  père.  Tl 
est  vrai ,  pendant  une  longue  suite  d'années  ,  ce 
pécheur  étoit  un  rebelle  ;  mille  fois  il  s'est  obstiné 
contre  Dieu.  Il  est  encore  vrai  que  pour  le  fléchir  , 
le  gagner ,  il  a  fallu  tout  récemment  de  plus  fortes 
instances  que  jamais  ,  et  des  avances  toutes  nouvelles 
de  la  part  de  Dieu  ;  mais  Dieu  met  le  voile  sur  tout 
cela,  il  n'a  égard  qu'à  la  disposition  présente  de  cet 
homme.  Dès  qu'une  fois  il  se  repëni  et  qu'il  se 
soumet,  c'est  assez.  Les  entrailles  de  la  charité  de 
Dieu  en  sont  émues  ;  il  étend  les  bras  pour  l'em- 
brasser, il  ouvre  son  sein  pour  l'y  recueillir:  fût-ca 
un  pécheur  tout  noirci  de  crimes  ,  il  cesse  d'être 
criminel  aux  yeux  du  Seigneur,  et  Dieu  lui  donne 
place  parmi  ses  en  fans. 

Je    dis,  mon  Dieu  ,  parmi    vos  en  fan  s  ,  et   non 
point  parmi   vos  esclaves.   Ce   prodigue  qui  s'éloit 

(1)  Cogitationes  pacis  .  et  non  ajflictionis,  Jerem.  29.  y.  n. 


220      BONTÉ    DE    plEU    ENVERS    LE    l'ÉCHEUR. 

séparé  de  son  père  ,  et  lui  avoit  marqué  tant  d'in- 
dilïérence  et  même  tant  de  mépris  en  l'abandonnant , 
comptoit  pour  beaucoup,  lorsqu'il  seroit  revenu  à  la 
maison  paternelle,  d'y  pouvoir  être  mis  au  rang  des 
mercenaires,  et  se  croyoit  désormais  indigne  d'y 
être  regardé  et  traité  comme  un  fils  :  il  se  faisoit  en 
cela  justice;  mais  du  reste  ,  il  ne  connoissoit  pas 
toute  la  tendresse  du  père  qui  le  recevoit ,  et  qui 
étoit  même  allé  au-devant  de  lui.  Bien  loin  d'être 
dégradé  de  la  qualité  de  fils,  et  d'être  condamné  aux. 
Irailemens  rigoureux  qui  lui  étoient  dus,  il  éprouva 
tout  le  contraire.  Jamais  son  père  ne  1  accueillit  avec 
plus  de  douceur  ni  plus  d'affection  ;  jamais  il  ne 
parut  plus  sensible  pour  lui. 

C'est  vous-même ,  mon  Dieu ,  qui  nous  tracez 
celte  figure  dans  votre  divin  évangile;  c'est  par  cette 
parabole  que  votre  Fils  adorable  excitoit  la  confiance 
des  pécheurs  pénitens;  et  je  puis  dire,  tout  coupable 
que  je  suis ,  qu'elle  ne  m'annonce  rien  de  si  conso- 
lant que  je  ne  sois  en  droit  d'espérer,  et  à  quoi 
l'effet' ne  doive  répondre. 

Voilà,  dis-je  ,  ô  mon  Dieu  î  ce  que  j'ai  lieu  de  me 
promettre  ,  aussi  bien  que  tant  d'autres,  dès  que  je 
retournerai  à  vous,  et  que  j'y  retournerai  de  bonne 
foi.  Or  n'est-ce  pas  un  motif  assez  puissant  pour 
m'inspirer  là-dessus  une  sainte  résolution  ,  et  pour 
me  la  faire  exécuter?  Mais  que  seroit-ce,el  quel 
désordre  ,  quelle  injustice  ,  quand  vous  m'appelez 
de  la  sorte  ,  si  je  délibérois  encore  ,  si  je  me  dé- 
fendois  encore,  si  je  refusois  encore  de  me  rendre  ! 
Hé  !  qu'y  auroit-il  alors  de  plus  inconcevable,  ou 


SACREMENT   DE    PÉNITENCE.  221 

d'une    telle    condescendance    de   votre  amour ,  ou 
d'une  telle  résistance  de  mon  cœur  ? 

L'heure  est  venue,  Seigneur:  il  n'y  a  plus  de 
difficultés  ni  de  répugnances  à  écouter.  Un  amour 
tel  que  le  vôtre  doit  amollir  l'ame  la  plus  endurcie. 
Je  suis  à  vous, ou  j'y  veux  être.  Bénissez  le  dessein 
que  je  forme ,  et  le  premier  pas  que  je  vais  faire 
pour  l'accomplir.  En  votre  nom  j  agirai,  et  vous 
suppléerez  par  votre  miséricorde  à  ce  qui  pourra 
me  manquer  par  la  fragilité  de  la  nature  et  par  lin- 
constance  de  ma  volonté. 


Sacrement  de  Pénitence.  Dispositions  au  il  y  faut 
apporter ,  et  le  fruit  au  on  en  doit  retirer. 

On  exhorte  assez  les  fidèles  à  fréquenter  le  sacre- 
ment de  pénitence;  mais  peut-être  ne  s'applique-t- 
on point  assez  à  les  instruire  des  dispositions  essen- 
tielles qu'il  demande ,  ni  à  leur  en  donner  toute  la 
connoissance  qu'ils  en  doivent  avoir.  La  plupart  n'en 
ont  entendu  parler  que  dans  ces   premières  leçons 
qu'on  fait  à  de   jeunes  enfans  qui ,  malgré  le  soin 
qu'on    prend  de  leur  expliquer  les  élémens  de  la 
doctrine  chrétienne,  ne  sont  guère  en  état  de  bien 
comprendre  ce  qu'on  leur    dit,  et  n'en  conservent 
qu'un  souvenir  confus  et  très-superficiel.  C'est  dans 
un  âge  plus  avancé  ,  où  le  jugement  est  plus  mûr  et 
où  l'on  voit  mieux  les  choses  ,  qu'il  faudroit  se  re- 
tracer sur  cela  les   enseignemens  qu'on  a  reçus ,  et 
s'en  former  une  idée  juste.  Car  il  s'agit  d'un  sacre- 
luent  qui,  selon  le  bon  et  le  mauvais  usage  que  nous 


222  SACREMENT 

en  faisons ,  doit  servir  ou  à  notre  justification  ,  oiî 
à  notre  condamnation.  Mais  par  une  erreur  des  plus 
pernicieuses,  on  regarde,  si  je  l'ose  dire,  ces  sortes 
de  considérations,  au-dessous  de  soi,  et  l'on  se 
persuade  qu'elles  ne  conviennent  qu'au  temps  de 
l'enfance.  Les  prédicateurs  ,  s'ils  n'y  prennent  garde  $ 
contribuent  eux-mêmes  à  entretenir  cette  dange- 
reuse illusion  ,  ayant  pour  maxime  de  ne  traiter  dans 
la  chaire  que  certains  sujets  relevés,  et  s'imaginant 
que  ceux-ci  ne  sont  propres  que  pour  le  menu 
peuple  et  pour  les  campagnes.  En  quoi  certainement 
ils  se  trompent  ,  soit  en  manquant  à  l'une  des  plus 
importantes  obligations  de  leur  ministère,  qui  est 
d'apprendre  à  toutes  les  conditions  les  principaux 
devoirs  de  la  religion  ;  soit  en  s'élevant  quelquefois 
au-delà  des  bornes,  et  prenant  un  vain  essor  où 
souvent  on  les  perd  de  vue,  et  où  ils  se  perdent  eux- 
mêmes. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  tout  ce  qui  concerne  le  sacre- 
ment de  pénitence  peut  se  réduire ,  selon  la  notion 
ordinaire  ,  à  quatre  articles  capilaux  ;  savoir ,  la  con- 
trition ,  la  résolution  ,  la  confession  et  la  satisfaction. 
Je  n'ai  rien  à  dire  là-dessus  de  singulier  et  de  nou- 
veau ;  mais  ce  que  je  dirai  néanmoins,  n'est  que  trop 
inconnu  à  bien  des  gens  ,  qui  l'ignorent  ou  absolumen  t 
ou  en  partie ,  tout  éclairés  qu'ils  sont  d'ailleurs ,  et 
qu'ils  se  piquent  de  l'être. 

I.  Contrition  :  c'est-à-dire  douleur  du  péché , 
mais  une  douleur  conçue  en  vue  de  Dieu  par  le  mou- 
vement de  la  grâce,  et  supérieure  à  toute  autre  dou- 
leur. Voilà,  en  trois  mots,  déjà  bien  des  choses  d'un 


DE    PÉNITENCE*  223 

devoir  indispensable  ,  et  d'une  telle  nécessité  ,  que 
de  là  dépend  toute  l'efficace  et  tout  le  fruit  du  sacre- 
ment dont  il  est  présentement  question. 

C'est,  dis-je,  une  douleur,  et  par  conséquent  un 
acte  de  la  volonté  qui  s'afflige ,  qui  hait ,  qui  déteste  : 
car  qui  dit  douleur,  ne  dit  pas  une  simple  connois- 
sance  ni  une  simple  vue  de  la  laideur  et  de  la  diffor- 
mité du  péché;  ce  n'est  pas  même,  si  j'ose  user  de 
ce  terme,  une  simple  déplaisance  de  la  raison  ,  qui, 
naturellement  droite,  ne  peut  s'empêcher  d'aperce- 
voir le  désordre  du  péché  et  de  le  condamner.  On 
peut  avoir  tout  cela  sans  être  contrit,  parce  que  tout 
cela  n'est  que  dans  l'entendement,  et  non  point  dans 
la  volonté.  On  peut  avec  tout  cela  aimer  toujours 
son  péché,  se  plaire  toujours  dans  son  péché,  con- 
server toujours  le  même  attachement  à  son  péché  : 
on  le  peut ,  et  c'est  ce  qui  n'arrive  que  trop  souvent. 
Il  faut  donc  que  ce  soit  la  volonté  qui  agisse  par  un 
repentir  véritable.  ïl  faut  que  la  douleur  ,  selon  l'ex- 
pression du  Prophète  ,  nous  brise  le  cœur;  et  c'est 
de  là  même  qu'elle  est  appelée  contrition.  Autre- 
ment, la  volonté  n'étant  point  à  Dieu ,  tout  le  reste 
ne  peut  être  de  quelque  prix  devant  Dieu  ,  ni  le 
toucher. 

Encore  une  simple  douleur  ,  en  général ,  ne  suf- 
fit-elle pas;  et  si  ce  n'est,  en  particulier,  le  mouve- 
ment de  la  grâce  qui  l'excite ,  et  qui  élève  l'ame  à 
Dieu  ,  ce  n'est  plus  qu'une  douleur  infructueuse  et 
sans  effet.  C'est  pour  cela  que  les  prophètes  ,  prê- 
chant aux  pécheurs  la  pénitence  ,  et  les  y  exhortant 
ne  se  contentoient  pas  de  leur  dire  :  Convertissez- 


224  SACREMENT 

vous  ;  mais  qu'ils  ajouloient  :  Convertissez-vous  an 
Seigneur  votre  Dieu(i).  Par  où  ils  leur  faisoient 
entendre  ,  que  si  ce  rapport  à  Dieu  manquoit ,  que 
si  dans  leur  retour  ils  n'envisageoient  pas  Dieu  ,  que 
s'ils  se  proposoient  tout  autre  objet  que  Dieu  ,  ils  ne 
dévoient  plus  être,  dans  l'estime  de  Dieu,  censés 
pénitens ,  puisqu'ils  ne  l'étoient  pas  selon  Dieu  ni 
pour  Dieu.  Et  parce  que  ee<te  vue  de  Dieu  et  celte 
douleur  surnaturelle  suppose  nécessairement  la  grâce 
comme  principe  et  premier  mobile,  voilà  pourquoi 
les  mêmes  prophètes,  parlant  au  nom  même  des 
pécheurs,  disoient  à  Dieu:  Seigneur,  convertissez- 
nous,  et  nous  nous  convertirons  (2).  Car  c'est  ainsi 
qu'ils  s'en  espliquoient,  persuadés  que  ,  pour  rendre 
nos  cœurs  dociles  ,  que  pour  en  amollir  la  dureté  et 
en  fléchir  l'obstination  ,  que  pour  y  faire  naître  cette 
sainte  tristesse  qui  seule  peut  nous  réconcilier  avec 
Dieu  et  opérer  le  salut,  il  est  d'une  absolue  nécessité 
que  nous  soyons  prévenus  de  l'inspiration  divine  et 
aidés  du  secours  d'en  haut. 

Ce  n'est  pas  tout;  mais  voici  ce  qu'il  y  a  de  plus 
essentiel.  Car  cette  douleur  ,  formée  dans  la  volonté  , 
inspirée  par  l'esprit  de  Dieu  ,  et  conçue  en  vue  de 
Dieu  ,  doit  être  au-dessus  de  toute  autre  douleur  ; 
c'est-à-dire ,  qu'il  n'y  a  point  de  revers ,  point  d  ac- 
cident fâcheux  ,  ni  de  malheur  dans  la  vie ,  de  quel- 
que nature  qu'il  soit ,  dont  il  puisse  m'être  permis 
de  concevoir  une  douleur  supérieure ,  ou  même 
égale  à  celle  que  doit  me  causer  l'offense  de  Dieu 
et  la  perte  de  sa  grâce.  Il  faut  que  je  sois  plus  tou- 
f  1)  Jowl.  2.  —  (2)  Thren.  6. 

clié 


DE   PÉNITENCE.  223 

ché  de  celte  offense  de  Dieu ,  et  de  cette  perte  de  la 
grâce  de  Dieu  ,  que  je  ne  le  serois  de  la  ruine  entière 
de  ma  fortune,  eût-elle  été  la  plus  florissante  et  la 
plus  abondante.  Il  faut  que  celte  offense  de  Dieu  a 
que  cette  perte  de  la  grâce  de  Dieu,  me  tienne  plus 
au  cœur  que  l'affront  le  plus  sanglant  qui  me  couvri- 
roit  de  confusion  ,  que  l'abandonnement  le  plus  gé- 
néral qui  me  réduiroit  dans  la  dernière  misère ,  que 
le  mal  le  plus  sensible  et  le  plus  aigu  qui  me  tour- 
menteroit  sans  relâche  ;  que  la  mort  d'un  patron  , 
d'un  ami ,  d'un  parent ,  d'un  fils  ,  d'un  époux  ,  d'un 
père,  d'une  mère  ,  de  tout  ce  que  je  puis  avoir  suc 
la  terre  de  plus  cher  ;  enfin,  que  le  danger  môme  le 
plus  évident  d'une  mort  prochaine  par  rapport  à 
moi.  Si  mon  regret  ne  va  pas  jusque-là,  il  ne  peut 
être  suffisant,  et  dès-lors  je  ne  suis  point  dans  l'état 
d'une  vraie  contrition  ,  ni  même  de  cette  attrition 
parfaite ,  nécessaire  au  sacrement  de  pénitence; 

On  me  dira  que  cela  seroit  capable  de  troubler  les 
consciences  ,  et  de  les  jeier  dans  le  désespoir.  Il  est 
vrai,  cela  peut  désespérer  :  mais  qui?  des  âmes  mon- 
daines qui  n'ont  jamais  bien  connu  Dieu  ,  et  qui  ne 
s'appliquent  jamais  à  le  bien  connaître;  des  anus 
toutes  plongées  dans  les  sens,  et  d'autant  plus  in- 
sensibles pour  Dieu  ,  qu'elles  sont  plus  sensibles 
pour  elles-mêmes  ,  et  pour  tout  ce  qui  flatte  leur 
amour-propre;  des  âmes  volages,  dissipées ,  accou- 
tumées à  n'envisager  tout  ce  qui  regarde  la  religion 
que  très-superficiellement,  ei  sans  cesse  distraites 
par  les  objets  extérieurs  qui  leur  frappent  la  vue,  et 
qui  emportent  toute  leur  attention.  Voilà  ceux  que 

TOME  XIY.  1  5 


;:-G  SACREMENT 

doivent  étonner  les  leçons  que  je  trace  ici  ;  voilà 
ceux  qui  en  doivent  être  découragés  et  rebutés. 
Mais  pour  appliquer  à  mon  sujet  ce  que  disoit 
saint  Augustin  sur  une  matière  à  peu  près  semblable, 
donnez-moi  une  ame  qui  aime  Dieu,  une  ame  remplie 
de  l'esprit  du  christianisme  ,  une  ame  telle  que  nous 
devons  tous  être;  et  supposons  que  ,  par  un  effet 
de  la  fragilité  humaine,  ou  par  la  surprise  de  quel- 
que passion,  cette  ame  ait  eu  le  malheur  d'oublier 
Dieu  et  de  s'oublier  elle-même  jusqu'à  succomber 
dans  une  rencontre,  à  la  tentation  ,  et  à  se  laisser 
engager  dans  le  désordre  du  péché  :  je  demande  si 
lorsqu'elle  viendra  à  se  reconnoître,  et  qu'aidée  de 
la  grâce  ,  elle  se  mettra  en  devoir  de  retourner  à  Dieu , 
elle  aura  de  la  peine  à  porter  son  regret  et  sa  douleur 
au  degré  que  je  marque,  et  que  je  prétends  être 
absolument  requis?  Quand  nous  voyons  David  couché 
sur  la  cendre  ,  et  humilié  devant  Dieu;  quand  nous 
voyons  saint  Pierre  couvert  de  confusion  ,  et  pleurant 
avec  amertume;  quand  nous  voyons  Magdeleine  pros- 
ternée aux  pieds  de  Jésus-Christ,  et  les  arrosant  de 
ses  larmes,  concevons-nous  qu'il  y  eût  alorsquelque 
chose  au  monde  dont  ils  fussent  plus  allligés,  ni 
même  aussi  allligés  qu'ils  l'étoient  de  leurs  égaremens; 
et  pouvons-nous  imaginer  qneiqne  intérêt  qu'ils 
eussent  voulu  faire  entrer  en  compromis  avec  les 
intérêts  du  souverain  maître  dont  ils  avoient  encouru 
la  juste  indignation  ,  ei  auprès  de  qui  ils  cherchoient 
par-dessus  tout  et  anx  dépens  de  tout  à  se  remettre 
en  grâce?  Or  nous  ne  sommes  pas  moins  pécheurs 
que  ces  fameux  pénitens  ;  nous  n'avons  pas ,  pour 


DE   PÉNITENCE.  227 

exciter  notre  repentir,  des  motifs  moins  solides  ni 
moins  touchans  :  que  nous  manque-t-il  ?  plus  de 
sincérité  el  plus  de  zèle  dans  notre  conversion  à 
Dieu. 

Cependant  il  ne  faut  rien  exagérer ,  et  je  dois  con- 
venir que  plusieurs  pourraient  être  en  effet  décou- 
ragés et  avec  sujet ,  si  cette  douleur  que  la  pénitence 
exige  de  nous  ,  consistoit  dans  le  sentiment.  Car  le 
sentiment  ne  nous  est  pas  toujours  libre,  et  souvent 
il  peut  être  beaucoup  plus  vif  à  l'égard  de  certains 
maux  de  la  vie,  et  de  certains  événemens  que  nous 
craignons  ou  que  nous  déplorons,  qu'il  ne  l'est  à 
l'égard  des  péchés  que  nous  détestons,  et  dont  nous 
avons  un  regret  véritable.  Ce  n'est  donc  point  par  ce 
sentiment  que  notre  contrition  doit  l'emporter  sur 
toute  autre  douleur,  mais  par  la  détermination  de  la 
volonté,  mais  par  la  préparation  de  l'esprit  et  de  la 
partie  supérieure  de  lame ,  mais  par  la  disposition, 
intérieure  et  réelle  où  se  trouve  le  pénitent  de  subir 
toutes  sortes  de  peines  et  d'accepter  toutes  sortes 
d'adversités  temporelles  et  de  calamités,  plutôt  que 
de  consentir  à  un  seul  péché  :  si  bien  qu'il  hait  ainsi 
le  péché  plus  que  tout  le  reste,  et  qu'il  voudrait, 
au  prix  de  tout  le  reste  ,  pouvoir  efface*  tous  les 
péchés  qu'il  reconnoît  avoir  commis,  et  par  où  il  a 
déplu  à  Dieu.  Il  n'est  point  nécessaire  pour  cela  de 
ressentir  les  mêmes serrernens  de  cœur ,  d  entrer  dans 
les  mêmes  agitations,  de  s'abandonner  aux  mêmes 
géinissemens  ,  ni  de  tomber  au  dehors  dans  la  même 
désolation  que  si  l'on  venoit  nous  annoncer  quelque 
infortune  humaine  et  quelque  désastre  où  nous  fus- 

j5. 


Z2Ï)  SACREMENT 

sions  intéressés.  Il  suffit  d'avoir  celte  haine  du  péché 
que  j'ai  spécifiée,  et  que  les  théologiens,  selon  leur 
langage  ordinaire,  nomment  appréciative ,  parce 
qu'elle  maintient  tous  les  droits  de  Dieu,  et  qu'elle 
lui  donne  dans  notre  estime  une  préférence  entière 
et  absolue.  Or  voilà  ce  qui  ne  doit  désespérer  per- 
sonne ,  puisqu'il  n'y  a  personne  qui  ne  puisse,  avec 
l'assistance  divine ,  former  au  fond  de  son  ame  une 
telle  douleur. 

Ce  n'est  pas  au  reste  qu'il  n'y  ait  pour  cela  même 
des  soins  à  prendre  et  des  efforts  à  faire.  Car ,  comme 
disoit  saint  Augustin  ,  si  vous  n'êtes  pas  encore  attiré 
de  Dieu,  agissez,  priez,  pressez,  afin  qu'il  vous 
attire.  On  se  trouve  assez  souvent  dans  une  séche- 
resse de  cœur  où  il  est  fort  à  craindre  qu'on  n'ait  pas 
cette  contrition  sans  laquelle  on  ne  peut  espérer  le 
pardon  de  ses  péchés,  même  avec  le  sacrement  de 
pénitence.  Hé  !  le  moyen  qu'on  pût  l'avoir  de  la  ma- 
nière dont  on  approche  du  saint  tribunal?  On  y 
vient  quelquefois  avec  une  précipitation  qui  ne  donne 
presque  pas  le  loisir  de  penser  à  ce  que  Ton  fait ,  ni 
de  réfléchir  sur  aucun  des  motifs  dont  notre  douleur 
doit  être  animée  et  sanctifiée.  On  s'y  présente  avec 
une  froideur  et  une  espèce  d'indolence  qui  fait  tout 
négliger  dans  un  des  exercices  du  christianisme  le 
plus  important  et  le  plus  sérieux.  Et  parce  qu'on  n'a 
nul  usage  du  recueillement  intérieur  et  de  ces  actes 
que  le  cœur  prévenu  de  la  grâce  produit  en  lui-même 
et  de  lui-même  ,  on  se  contente  de  certaines  for- 
mules tracées  sur  le  papier  ;  on  les  lit  dans  un  livre, 
ou  on  les  récite  par  mémoire  ,  sans  s'y  affectionner  , 


DE   PÉNITENCE.  229 

et  peut-être  sans  les  bien  comprendre.  Souvent 
même  ,  par  une  ignorance  inexcusable,  ou  par  un 
oubli  non  moins  criminel ,  après  une  revue  assez  lé- 
gère de  ses  fautes  ,  on  les  déclare  au  ministre  de  la 
pénitence  ,  sans  avoir  eu  soin  de  s'élever  un  moment 
à  Dieu  ,  ni  d'en  faire  en  sa  présence  aucun  désaveu. 
Car  voilà  ce  que  nous  voyons  dans  une  infinité  de 
gens  du  monde  ,  et  surtout  du  grand  monde  ,  lors- 
qu'à des  temps  fort  éloignés  les  uns  des  autres  ,  ils 
s'adressent  à  nous ,  bien  moins  par  un  mouvement 
de  piété  et  par  un  vrai  désir  de  conversion  ,  que  par 
une  coutume  et  une  certaine  bienséance  chrétienne 
à  laquelle  ils  ne  veulent  pas  manquer.  Nous  leur 
demandons  s'ils  sont  préparés ,  c'est-à-dire  ,  avant 
toute  chose  ,  s'ils  sont  véritablement  contrits  et  re- 
pentans ,  s'ils  ont  une  douleur  sincère  de  leur  conduite 
passée  dont  ils  s'accusent;  et  sans  hésiter,  ils  nous 
répondent  qu'ils  le  croient  ainsi  :  mais  de  bonne 
foi ,  ont-ils  lieu  de  le  croire  ,  et  comment  peuvent- 
ils  se  le  persuader  ? 

Car,  qu'esl-ce  que  cette  douleur  sincère?  c'est 
un  plein  changement  du  cœur  :  en  sorte  que  le  cœur 
soit  réellement  détaché  des  objets  auxquels  il  s'étoit 
livré  avec  plus  de  passion.  Il  faut  que ,  par  la  force 
et  la  supériorité  de  cette  douleur  ,  le  cœur  haïsse  ce 
qu'il  aimoit ,  et  qu'il  aime  ce  qu'il  haïssoit  :  il  faut 
cfue  ce  soit  un  cœur  tout  nouveau.  Quel  effort  de 
Vanie  suppose  un  changement  de  cette  nature  !  quel 
sacrifice  de  soi-même  !  quelle  victoire  !  Or,  une 
telle  victoire  peut-elle  être  le  fruit  d'une  réflexion 
vague  et  courte,  ou  de  quelques  paroles  prononcées 


2oO  SACREMENT 

à  la  hâte  et  comme  jetées  au  hasard  ?  II  est  vrai  que 
les  opérations  de  la  grâce  dans  un  cœur  ne  dépendent 
point  du  temps  ;  mais  dans  les  règles  ordinaires,  la 
grâce  n'opère  qu'avec  poids  et  avec  mesure.  Elle  a 
ses  voies  pour  s'insinuer  ,  et  ses  degrés  pour  avancer  ; 
elle  prévient,  elle  soutient,  elle  aide  à  consommer 
l'ouvrage  ;  mais  elle  exige  aussi  du  pénitent  qu'il 
agisse  lui-même,  qu'il  rentre  en  lui-  même  ,  qu'il 
s'exciie  lui-même,  qu'il  se  fasse  à  lui-même  d'utiles 
reproches  et  de  salutaires  leçons  ,  qu'il  se  retrace 
toutes  les  vues  et  toutes  les  considérations  les  plus 
propres  à  le  détacher  de  son  péché  ,  et  à  lui  en 
inspirer  de  l'horreur  ;  qu'il  s'applique  à  les  pénétrer 
et  à  les  approfondir  ;  surtout  qu'il  les  rapporte  toutes 
à  Dieu  ,  et  qu'il  insiste  sur  celles  qui  peuvent  lui 
représenter  ce  souverain  maître  ,  plus  digne  d'un 
atladiemenl  inviolable  et  d'un  dévouement  parfait; 
enfin  ,  qu'il  ait  recours  à  Dieu  même  ,  qu'il  lui  ouvre 
son  cœur  ,  et  qu'il  le  conjure  d'en  amollir  la  dureté: 
voilà,  dis-je  ,  ce  que  la  grâce  attend  de  notre  coo- 
pération. Or  tout  cela  ,  selon  l'ordre  commun  ,  n'est 
point  l'atYaire  d'un  instant;  et  ce  l'est  encore  sûre- 
ment moins  pour  tant  de  pécheurs  et  de  pécheresses, 
qui ,  dans  le  cours  d'une  année  ,  s'acquittent  à  peine 
une  fois  du  devoir  de  la  pénitence  ,  que  pour  des 
aines  pieuses  et  timorées  qui  fréquentent  le  sacrement. 
Mais  ceci  posé  ,  il  y  a  donc  bien  des  confessions 
nulles  ?  j'en  conviens  ,  et  là  -  dessus  je  n'oserois 
presque  déclarer  tout  ce  que  je  pense.  Cependant 
un  confesseur  ,  qui  ne  peut  lire  dans  le  fond  des 
cœurs  ,  est  souvent  obligé  d'en  croire  la  personne 


DE   PÉNITENCE»  23 1 

qui  lui  parle ,  et  qui  lui  témoigne  son  regret  et  sa 
bonne  disposition.  Il  s'en  tient  là;  il  absout  ce  pré- 
tendu pénitent,  et  du  reste  ne  répond  de  rien  :  car 
il  sait  qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  juger  de  la 
validité  de  celte  absolution;  et  d'ailleurs  ,  sans  dé- 
roger en  aucune  sorte  à  la  puissance  des  ministres  de 
Jésus-Christ,  ni  à  la  promesse  que  ce  divin  maître 
leur  a  faite  ,  il  n'ignore  pas  que  ce  qu'ils  délient  , 
ou  semblent  délier  sur  la  terre  ,  n'est  pas  toujours 
délié  dans  le  ciel. 

Mais  il  faudra  donc  des  temps  infinis  pour  se  dis- 
poser à  la  confession  ?  ma  réponse  est  qu'il  y  faudra 
tout  le  temps  nécessaire  pour  s'assurer  d'abord  de 
sa  contrition  ,  autant  qu'il  est  raisonnablement  et 
moralement  possible.  Je  dis  autant  qu'il  est  pos- 
sible raisonnablement  et  moralement  :  car  en  con- 
damnant une  extrémité  ,  qui  est  une  trop  grande 
négligence  ,  je  ne  prétends  pas  porter  à  un  autre 
excès  ,  qui  est  une  inquiétude  scrupuleuse.  La  pru- 
dence chrétienne  tient  le  milieu  entre  l'un  et  l'autre: 
elle  ne  va  point  au-delà  de  certaines  bornes  ;  et 
quand  ,  eu  égard  aux  circonstances  et  aux  moyens 
qu'on  a  pris  ,  on  peut  juger  sagement  et  favorable- 
ment de  l'état  de  son  cœur  ,  on  doit  alors  se  confier 
en  Dieu  ,  et  demeurer  en  repos  ,  sans  se  tourmenter 
inutilement  par  des  retours  perpétuels  et  des  dé- 
fiances excessives  de  soi-même. 

Concluons  cet  article  en  déplorant  notre  misère. 
N'est- il  pas  étrange  qu'avec  tant  de  raisons,  dont 
une  seule  devroit  suaire  pour  nous  percer  l'ame  de 
doui  eur  au  souvenir  de  Dieu  ,  et  de  toutes  les  offenses. 


2.52  SACREMENT 

que  nous  commettons  contre  lui  ,  nous  soyons  si 
difficiles  à  prendre  le  moindre  sentiment  de  com- 
ponction? N'est-il  pas  étrange  que  nous  ayons  besoin 
de  tant  d'exhortations  ,  d'instructions  ,  de  médita- 
tions ,  pour  nous  retracer  là-dessus  des  idées  qui  ne 
devroient  jamais  s'effacer  de  notre  esprit  ,  et  qu'il 
nous  faille  tant  d'efforts  pour  en  ressentir  l'impres- 
sion ?  Comment  oublions-nous  si  aisément  et  si  vite 
un  t)ieu  créateur  ,  un  Dieu  conservateur  ,  un  Dieu 
rédempteur;  un  maître  si  grand  ,  un  père  si  tendre; 
sa  libéralité  ,  sa  sainteté  ,  sa  justice  ,  ses  innom- 
brables perfections  ?  Et  comment ,  à  la  simple  pensée 
de  tant  de  titres  les  plus  engageans  pour  nous  et  les 
capables  de  nous  affectionner  ,  ne  voyons-nous  pas 
d'un  premier  coup  d'oeil  l'énormité  de  nos  péchés, 
qui  blessent  ce  souverain  Etre  et  qui  nous  séparent 
de  lui  ?  Comment  ne  fondons -nous  pas  en  larmes  , 
et  n'éclatons-nous  pas  en  gémissemens  et  en  sanglots  ? 
Que  manque- t- il  donc  à  notre  Dieu  pour  devenir 
fumable?  n'a-t-il  pas  des  droits  assez  légitimement 
acquis  sur  noire  cœur?  n'est-il  pas  assez  bon  ?  ne 
nous  a-t-ii  pas  fait  assez  de  bien  ?  ne  nous  en  fait-il 
pas  assez  chaque  jour  ?  ne  se  dispose-t-il  pas  encore 
à  nous  en  faire  assez  dans  l'avenir  et  même  dans 
toute  l'éternité  ?  Notre  indifférence  pour  lui  n'est 
guère  moins  incompréhensible  que  ses  miséricordes 
i  nvers  nous. 

H.  Résolution.  C'est,  selon  la  plus  ordinaire  façon 
de  parler  ,  ce  que  nous  appelons  bon  propos.  Ce 
bon  propos  consiste  dans  une  ferme  détermination 
de  fuir  désormais  le  péché  ,  de  n'y  plus  retomber , 


DE   PÉNITENCE.  233 

et  de  se  maintenir  dans  la  grâce  de  Dieu,  en  se  cor- 
rigeant de  ses  vices  ,  et  en  renonçant  à  ses  habitudes 
criminelles.  Disposition  si  essentielle  ,  que  sans  cela 
notre  contrition  ne  peut  plus  être  qu'une  contradic- 
tion manifeste  et  une  chimère.  Car  le  moyen  d'ac- 
corder ces  deux  choses  ensemble  ,  je  veux  dire,  une 
volonté  qui  déteste  les  péchés  commis  ,  et  cette 
même  volonté  toute  prête  encore  à  les  commettre  ; 
une  volonté  qui  hait  le  péché  sincèrement  et  souve- 
rainement ,  et  qui  néanmoins  l'aime  toujours  assez 
pour  y  retourner  à  la  première  occasion ,  et  pour  y 
donner  le  même  consentement  ?  Ce  seroit  tout  à  la 
fois  et  à  l'égard  du  même  objet  ,  vouloir  et  ne  pas 
vouloir  ;  ce  seroit  accomplir  dans  sa  personne  celle 
parole  du  Prophète  :  V iniquité  s  est  démentie  elle- 
même  (i)  ;  enfin  ,  ce  seroit  faire  à  la  majesté  divine 
îa  même  insulte  que  feroil  un  sujet  rebelle  qui  vien- 
droit  se  jeter  aux  pieds  du  prince  et  implorer  sa 
clémence  ;  mais  qui  lui  donneroit  en  même  temps 
à  entendre  que ,  malgré  toutes  les  soumissions  qu'il 
lui  fait ,  il  n'en  est  pas  moins  disposé  à  former  dans 
la  suite  de  nouveaux  partis  ,  et  à  prendre  les  armes 
contre  lui. 

Afin  donc  que  la  douleur  du  passé  soit  véritable 
et  recevable  devant  Dieu  ,  il  est  d'une  nécessité  ab- 
solue que  le  bon  propos  pour  l'avenir  l'accompagne  , 
puisque  l'un  enferme  l'autre  ,  et  qu'on  ne  les  peut 
séparer.  Voilà  pourquoi  le  concile  de  Trente  dé- 
finit la  contrition  ,  en  disant  que  c'est  une  dou- 
leur et  une  détestation  des  péchés  commis  ,  jointe 
(1)  Ps.  *6. 


234  SACREMENT 

à  la  volonté  de  n'en  plus  commettre.  De  savoir  si 
cette  résolution  doit  être  expresse  et  formelle  ,  ou 
s'il  suffit  qu'elle  soit  comprise  virtuellement  dans 
l'acte  de  détestation  et  de  douleur ,  c'est  une  ques- 
tion que  proposent  les  maîtres  de  la  morale ,  et  sur 
laquelle  ils  raisonnent  et  pensent  diÛéremment  : 
mais  sans  examiner  ces  diverses  opinions,  ni  peser 
la  force  des  raisonnemens  de  part  et  d'autre,  quand 
il  s'agit  d'une  affaire  aussi  importante  que  notre  ré- 
conciliation avec  Dieu  ,  le  mieux  est  de  prendre  le 
plus  sûr  ,  et  de  dire  à  Dieu  comme  le  Prophète  roi: 
Je  Vai  juré ,  Seigneur,  et  j'en  fais  encore  le  ser- 
ment ,  de  garder  à  jamais  vos  divins  préceptes ,  et  de 
ne  me  plus  départir ,  en  quoi  que  ce  soit ,  de  V obéis- 
sance duc  à  votre  loi  (i).  Et  parce  que  c'est  en  telle 
et  telle  matière  que  j'ai  eu  le  malheur  d'enfreindre  vos 
ordres ,  et  de  m' écarter  de  mes  devoirs  ,  c'est  à  quoi 
je  me  propose  de  faire  particulièrement  attention , 
et  de  quoi  je  veux  me  préserver  avec  plus  de  soin. 
Oui ,  je  le  veux,  mon  Dieu,  je  le  veux  ;  vous  en 
êtes  témoin,  vous  qui  sondez  le  fond  des  cœurs,  et 
vous  voyez  toute  l'étendue  et  toute  la  fermeté  de  ma 
résolution. 

Dans  cette  protestation  ainsi  faite  à  Dieu  ,  il  y  a 
deux  choses  à  distinguer  :  un  propos  général ,  et  un 
propos  particulier.  Propos  général ,  qui  s'étend  sans 
exception  à  tous  les  péchés  capables  de  donner  la 
mort  à  notre  ame  et  de  nous  priver  de  la  grâce  de 
Dieu.  Car  s'il  y  avoit  un  seul  péché,  j'entends  péché 
mortel,  que  le  pénitent  ne  lût  pas  résolu  d'éviter, 

(i)Ps.  118. 


DE   PÉNITENCE.  235 

dès-là ,  son  acte  de  résolution  à  l'égard  des  autres 
péchés,  seroit  invalide  :  pourquoi?  parce  qu'il  ne 
pourroit  avoir  pour  principe  le  vrai  motif  qui  en 
fait  tout  le  mérite ,  et  qui  est  que  le  péché  déplaît  à 
Dieu,  qu'il  blesse  l'honneur  de  Dieu,  que  c'est  une 
ingratitude  souveraine  et  une  injustice  envers  Dieu. 
En  effet ,  comme  ce  motif  convient  également  à  tous 
les  péchés  ,  il  s'ensuit ,  par  une  conséquence  néces- 
saire ,  que  dès  qu'il  nous  détermine  à  nous  abstenir 
d'un  péché  ,  il  nous  détermine  pareillement  à  nous 
abstenir  de  l'autre.  Si  donc  nous  faisons  là-dessus 
quelque  distinction  ,  c'est  une  preuve  évidente  que 
ce  n'est  point  ce  motif  qui  nous  conduit,  et  que 
notre  prétendu  bon  propos  n'est  qu'illusoire.  Propos 
particulier  :  c'est-à-dire  du  reste  ,  que  notre  résolu- 
tion doit  surtout  insister  sur  les  péchés  dont  nous 
sommes  actuellement  coupables,  et  que  nous  venons 
déposer  au  tribunal  de  la  pénitence.  Car  nous  étant 
plus  propres,  puisqu'ils  nous  sont  personnels,  la 
raison  veut  que  nous  y  apportions  plus  de  vigilance  , 
et  que  nous  y  fassions  plus  de  réflexion.  Non  pas  qu'il 
soit  nécessaire  de  les  parcourir  tous  séparément,  et 
de  s'arrêter  sur  chacun  par  autant  d'actes  distingués 
les  uns  des  autres.  Sans  ce  détail  le  même  acte  suffit  : 
il  n'est  question  que  de  le  rendre  efficace  ,  et  de  ne 
lui  point  prescrire  de  bornes. 

Mais  on  me  demandera  par  où  l'on  pourra  juger 
que  cet  acte  est  efficace ,  et  s'il  faut  pour  cela  pou- 
voir se  répondre  qu'on  ne  retombera  plus.  Car  com- 
ment avoir  cette  assurance  de  l'avenir  ,  et  quel  est 
l'homme  qui  peut  prévoir  toutes  les  conjonctures  où 


236  SACREMENT 

il  se  trouvera,  et  ce  qu'il  y  fera  ou  ce  qu'il  n'y  fora 
pas  ?  Il  en  est  même  dont  le  penchant  est  si  fort 
et  l'habitude  si  enracinée,  qu'il  leur  semble  qu'ils 
n'auront  jamais  assez  de  constance  pour  y  résister , 
et  que  dès  la  première  attaque  ils  succomberont. 
Cette  difficulté  se  résout  aisément  par  la  différence 
de  deux  actes  qu'on  ne  doit  pas  confondre  l'un  avec 
l'autre.  Le  premier  est  dans  l'entendement,  et  l'au- 
tre dans  la  volonté.  De  se  délier  de  soi-même ,  et 
d  entrevoir,  au  milieu  même  des  promesses  qu'on 
f,tit  à  Dieu  et  à  son  ministre  ,  qu'apparemment  on 
ne  persévérera  pas  ;  qu'après  avoir  soutenu  quelque 
temps  ,  on  se  lassera  ;  que  la  passion  se  réveillera  ,  et 
qu'il  y  aura  des  rencontres  où  l'on  ne  peut  guère 
s'attendre  de  tenir  ferme  et  de  ne  se  laisser  pas  en- 
traîner: tout  cela  et  cent  autres  idées  semblables, 
ce  sont  des  pensées  ,  ce  sont  des  conjectures  ,  ce 
sont  des  vues  de  l'esprit  où  la  volonté  n'a  point  de 
part  ,  et  dont  elle  est  indépendante.  Malgré  ces 
défiances ,  ces  craintes  ,  et  toutes  les  expériences 
qu'elle  a  de  ses  inconstances  naturelles  ,  elle  peut 
néanmoins,  avec  l'aide  de  Dieu,  s'établir  dans  une 
résolution  actuelle  et  véritable  de  s'éloigner  pour 
jamais  du  péché  ,  et  de  renoncer  à  tout  engagement 
criminel.  Mais  l'esprit  lui  représente  là-dessus  ses 
foiblesses  ,  ses  légèretés  ,  la  violence  de  ses  incli- 
nations ,  mille  combats,  mille  écueils ,  et  le  peu 
de  fond  qu'il  y  a  à  faire  sur  la  disposition  présente 
où  elle  se  trouve.  Il  n'importe  :  parmi  toutes  ces 
alarmes ,  elle  est ,  ou  elle  peut  être  réellement  dé- 
terminée et  résolue. 


DE   PÉNITENCE,  287 

Le  pénitent  ne  doit  donc  point  s'étonner ,  quel- 
que difficulté  ,  et  même,  si  je  l'ose  dire  ,  quelque 
impossibilité  qu'il  se  figure  dans  son  changement  et 
sa  persévérance.  Cette  impossibilité  prétendue  n'est 
que  dans  son  imagination  ,  laquelle  s'effarouche  ,  et 
dont  le  démon  se  sert  assez  ordinairement  pour  le 
décourager  et  l'arrêter.  Car  c'est  un  des  artifices  les 
plus  communs  et  les  plus  dangereux  de  l'esprit  ten- 
tateur ,  pour  refroidir  les  pécheurs  pénitens  et  pour 
renverser  les  desseins  de  conversion  que  la  grâce 
leur  inspire  ,  de  leur  en  mettre  devant  les  yeux  les 
conséquences  par  rapport  à  toute  la  suite  de  leuç 
vie  ,  et  de  les  embarrasser  de  mille  réflexions  telles 
que  celles-ci ,  qu'il  leur  suggère  intérieurement  et 
incessamment  :  Mais  à  quoi  est-ce  que  je  m'engage? 
Mais  pourrai-je  vivre  ainsi  pendant  un  long  cours 
d'années  qui  peut-être  me  reste  encore  à  fournir  ? 
Mais  si,  dans  l'ardeur  dont  je  me  sens  présentement 
animé  ,  rien  ne  me  coûte  ,  ce  premier  feu  ne  se  ra- 
lentira-t-il  point;  et  si  cette  ferveur,  qui  maintenant 
m'adoucit  tout ,  vient  à  tomber  ,  comme  il  n'arrive 
que  trop  ,  à  quels  dégoûts ,  à  quels  ennuis  serai-je 
exposé,  et  aurai-je  la  force  de  les  porter?  Mais 
est-il  à  croire  que  je  puisse  passer  mes  jours  dans 
une  retraite  à  laquelle  je  ne  suis  point  fait;  que  je 
puisse  me  dégager  de  cet  attachement  et  ne  plus 
voir  cette  personne  dont  mon  cœur  est  épris  ;  que 
je  puisse  me  défendre  de  ses  reproches ,  de  ses  larmes , 
de  ses  poursuites ,  ou  plutôt  que  je  puisse  m'inter- 
dire  sans  retour  ces  sociétés,  ces  entretiens,  ces 
entrevues  ,  ces  jeux  ,  ces  parties  de  plaisir  ,  ces  spec- 


238  SACREMENT 

îacles  ;  que  je  surmonte  mille   respects  humains  9 
mille  considérations ,  mille  tentations  et  du  dedans 
et  du  dehors ,  qui  ne  manqueront  pas  sur  cela  de 
m'assaillir ,  et  souvent  lorsque  j'y  penserai  le  moins 
et  que  je  serai  moins  préparé  à  de  si  violens  assauts  ? 
Vains  raisonnemens  d'un  esprit  intimidé  et  troublé 
parla  passion  qui  le  domine,  par  la  nature  corrom- 
pue qni  se  révolte  ,  par  l'ennemi  de  notre  salut  qui 
cherche  à  nous  surprendre  ,  et  qui  emploie  toutes  ses 
ruses  à  déconcerter  l'ouvrage  de  notre  conversion. 
Mais  la  passion  ,  la  nature ,  l'ennemi   commun 
des  hommes,  ont  beau  parler  ,  exagérer  les  choses, 
grossir  les  objets,  il  n'en  est  pas  moins  au  pouvoir 
du  pénitent  éclairé  et  touché  de  Dieu  ,  que  sa  vo- 
lonté n'en  soit  point  ébranlée.  Il  est  toujours  maître 
de  dire  :  Je  veux  ,  et  maître  en  effet  de  vouloir  avec 
la  grâce.  Il  n'est  pas  besoin  qu'il  ait  une  connois- 
sance  anticipée  de  ce  qui  arrivera,  ni  qu  il  puisse 
compter  avec  certitude  que  jamais  il  ne  se  départira 
de  la  résolution  où  il  est  de  ne  plus  pécher  ;   mais 
il  suffit  qu'il  soit  dans  cette  résolution  ou  qu'il  croie 
prudemment  y  être.  Il  y  auroit  même  de  la  présomp- 
tion à  se    tenir  assuré   contre  toutes  les  rechutes; 
et  c'est  en  quoi  pécha  saint   Pierre  ,  lorsqu'il   dit 
avec   tant  de  confiance  au  Fils  de  Dieu  :  Quand  il 
iroit  de  ma  vie,  et  que  tous  les  autres  prendroient 
la  fuite  ,  pour  moi  je  ne  vous  abandonnerai  point. 
Car  notre  pénitence  ne  nous  rend  pas  impeccables, 
et  notre  volonté  étant  une  volonté  humaine,   elle 
est  naturellement  changeante.  D  où  il  s'ensuit  que 
sans  une  révélation  expresse  de  Dieu,  nul  homme 


DE   PÉNITENCE.  239 

ne  peut  savoir  comment  il  se  comportera  en  telles 
et  telles  circonstances  ,  si  quelquefois  il  s'y  ren- 
contre. 

C'est  donc  assez  d'être  certain  ,  autant  qu'on  peut 
l'être  moralement  et  sagement ,  qu'on  veut  se  cor- 
riger ,  et  qu'on  le  veut  à  quelque  prix  que  ce  soit  ; 
et  qu'on  le  veut  par   le  même  motif  qui  a  excité 
notre  repenlir  et  notre  douleur  ;  et  qu'on  le  veut 
pour  tous  les  temps  qui  suivront ,  quelque  sujet  qu'il 
y  ait  de  craindre  que  cette  volonté  ne  vienne  quel- 
quefois à  se  relâcher  et  à  se  démentir.  Dés  qu'on 
est  dans  cette  préparation  de   cœur  ,   on  doit  du, 
reste  se  confier  en  Dieu  pour  l'avenir.  On  doit  dire 
comme  l'Apôtre  ;  Si  le  Seigneur   est  avec   moi  et 
et  pour  moi ,  qui  sera  contre  moi?  Or  j'espère  qu'il 
ne  m'abandonnera  pas ,  et  qu'il  m'aidera  à  consom- 
mer l'ouvrage  que  je  commence  par  sa  grâce.  On 
doit  se  soutenir  et  s'affermir  par  ce  consolant  témoi- 
gnage qu'on  pense  avoir  lieu  de  se  rendre  à  soi- 
même  :  Il  est  vrai ,  je  serai  exposé  à  bien  des  attaques , 
et  que  ferai-je  alors  ?  je  n'en  sais  rien  ;  mais  ce  que 
je  sais,  c'est  ce  que  je  suis  actuellement  résolu  de 
faire  ,  qui  est  de  ne  me  détacher  jamais  de  mon  Dieu 
et  de  ses  divins  commandemens  ;  ce  que  je  sais , 
c'est   qu'autant  que   cette  résolution   subsistera  (  et 
pourquoi  ne  subsisteroil-elle  pas  toujours?  )  rien  ne 
me  fera  violer  la  foi  que  j'ai  donnée  à  mon  Dieu  et 
que  je  lui  donne.  Enfin  ,  ce  que  ]p  sais,  c'est  que 
pour  témoigner  à  Dieu  la  sincérité  de  celte  résolu- 
lion,  je  vais  dès  maintenant  user  de  tous  les  préser- 
vatifs nécessaires ,  prendre  tous  les  moyens  que  la 


24o  SACREMENT 

religion  me  fournit ,  me  retirer  de  toute  occasion 
dangereuse  ,  et  apporter  de  ma  part  toute  la  vigilance 
qui  dépend  de  moi. 

Voilà  dans  ce  dernier  article  comme  la  pierre  de 
louche  ,  qui  nous  fera  connoître  si  notre  propos  est 
tel  que  nous  nous  le  persuadons  et  que  nous    le 
disons.  Car  en  vain  ferons-nous  mille  promesses  à 
Dieu  et  aux  ministres  de  Dieu,  et  en  vain   nous 
dirons-nous  mille  fois  à  nous-mêmes  que  nous  vou- 
lons vivre  désormais  avec  plus  de  règle  et  faire  un 
divorce  éternel  avec  le  péché  :  si   nous  ne  prenons 
pour  cela  nulles  mesures;  si  nous  refusons  même 
celles  qu'on  nous  prescrit ,  si  nous  prétendons  être 
toujours  de  certaines  sociétés  ,  voir  toujours  cer- 
taines compagnies  et  fréquenter  certains  lieux,  avoir 
toujours  avec  certaines  personnes  des  entrevues  et 
des  liaisons  particulières;  en  un  mot ,  nous  jeter  tou- 
jours dans  le  péril ,  et  y  demeurer  ;  si ,  malgré  les 
avis  que  nous  donne  un  confesseur,  nous  ne  vou- 
lons rien  sacrifier,  ni  rien  entreprendre  pour  assurer 
notre  persévérance  ,   ce  n'est  point  alors  un  juge- 
ment mal  fondé  ,  de  conclure  que  nous  ne  sommes 
résolus  qu'à  demi ,  ou  même  que  nous  ne  le  sommes 
point  du  tout.  La  preuve  en  est  sensible  :  car  vou- 
loir une  fin ,  je  dis  la  vouloir  solidement  et  efficace- 
ment ,  c'est  par  une  conséquence  nécessaire  vouloir 
lever  ,  selon  qu'il  est  en  nous,  tous  les  obstacles  qui 
pourroient  nous  éloigner  de  cette  lin  ,  et  c'est  en 
même  temps  vouloir  faire  de   notre  part   tous  les 
e (Forts  et  embrasser  toutes  les  voies  qui  peuvent  nous 
y  conduire.  Autrement   toute  la  bonne  volonté  que 

nous 


DE    PÉNITENCE.  2,/Çl 

ïiôus  pensons  avoir  ne  peut  être  qu'une  illusion  et 
une  chimère. 

De  là  vient  qu'on  remarque  si  peu  ^amendement 
dans  la  plupart   des  personnes  qui  approchent  du 
sacrement  de  pénitence.  Ils  v'oudroient  accorder  en- 
semble deux  choses  tout  à  fait  incompatibles  :  c'est- 
à-dire  qu'ils   voudroient  ne  plus  pécher ,  et  néan- 
moins demeurer  toujours  dans  une  disposition  pro- 
chaine de  pécher.  Que  le  ministre  de  la  pénitence 
leur  fasse  la  même  question  que  fit  Jésus-Christ  au 
paralytique  de  l'évangile  ,  et  qu'il   leur  demande: 
Voulez-vous  être  guéris  (i)  ?  Ils  répondent  sans  dé- 
libérer, qu'ils  le  veulent.  Mais  que  ce  même  mi- 
nistre ,  sage  et  instruit ,  faisant  peu  de  fond  sur  cette 
réponse  générale  et  indéterminée  ,  passe  plus  avant  % 
et  qu'il  en  vienne  à  un  détail  où  il  lui  convient  de 
descendre  selon  la  connoissance  qu'il  a  de  leur  éiat  -9 
qu'il  leur  demande  en  particulier  s'ils  veulent  s'abste- 
nir de  telles  visites  ,  s'ils  veulent  s'interdire  tels  en- 
tretiens et  telles  familiarités,  s'ils  veulent  renoncer 
à  telles  parties  de  plaisir  et  se  retirer  de  ces  assemblées 
et  de   ces  spectacles ,  s  ils  veulent  interrompre  tels 
négoces  et  ne  plus  s'engager  eh  telles  affaires,  s'ils 
veulent  réparer  tels  dommages  qu'ils  ont  causés  et  se 
dessaisir   de  tels  profits  injustes  et  mal  acqui-s;  si, 
pour  vaincre  l'animosilé  qu'ils  ont  dans  le  cœur,  et 
pour   témoignage   d'une  pleine   réconciliation,    ils 
consentent  à  faire  quelques  démarches  de  leur  part 
et  quelques  avances  ;  si ,  pour  s'affermir  dans  le  bien , 
pour  se  fortifier  contre  les  nouvelles  attaques  dont 

(i)  Joan.  5. 

TOME    XIV.,'  j£ 


2.^2.  SACREMENT 

ils  auront  à  se  défendre ,  pour  racheter  le  temps 
qu'ils  ont  perdu  ,  pour  édifier  le  public  qu'ils  ont 
scandalisé  ,  ils  sont  dans  le  dessein  de  se  rendre  plus 
assidus  aux  pratiques  chrétiennes  ,  de  s'acquitter 
régulièrement  de  telles  prières  et  de  tels  exercices 
de  piété,  d'approcher  des  sacremens  à  tels  jours 
dans  l'année  et  à  telles  fêtes,  de  faire  chaque  jour 
quelque  bonne  lecture,  quelque  retour  sur  eux- 
mêmes  ,  enfin  de  ne  rien  omettre  de  tout  ce  qu'on 
leur  marquera  et  qu'on  jugera  leur  être  salutaire  : 
que  tout  cela ,  dis-je ,  le  confesseur  l'exige  d'eux  et 
le  leur  propose,  c'est  alors  qu'ils  commencent  à  hé- 
siter et  à  se  mettre  en  garde  contre  lui ,  comme  s'il 
les  traitoit  avec  trop  de  rigueur.  Cependant  ils  ont 
beau  se  plaindre ,  et  accuser  d'une  sévérité  outrée  le 
ministre  qui  leur  impose  de  pareilles  conditions  ,  il 
n'est  que  trop  bien  fondé  à  se  défier  de  leurs  pa- 
roles ,  et  à  les  renvoyer  sans  absolution. 

Cherchons  le  Seigneur,  et  cherchons -le  dans 
toute  la  droiture  de  notre  ame.  Nous  pouvons  nous 
tromper  nous-mêmes ,  nous  pouvons  tromper  le 
prêtre  qui  nous  écoute ,  mais  nous  ne  tromperons 
jamais  Dieu.  Nous  nous  étonnons  quelquefois  de  nos 
rechutes  presque  continuelles;  mais  il  n'est  pas  diffi- 
cile d'en  découvrir  la  cause.  Ce  n'est  pas  que  nous  ne 
nous  soyons  présentés  ,  et  que  nous  ne  nous  présen- 
tions encore  de  temps  en  temps  au  saint  tribunal , 
pour  y  déposer  nos  péchés;  mais  c'est  que  nous  n  y 
avons  peut-être  jamais  apporté  une  volonté  bien 
formée  de  changer  de  vie,  et  de  travailler  sérieuse- 
ment à  la  réformation  de  nos  mœurs.  Nous  avons 


DE   PÉNITENCE.  2.fô 

pris  pour  volonté  quelques  velléités  ,  quelques  dé- 
sirs imparfaits ,  quelques  reproches  de  la  conscience 
qui  nous  condamnoit  intérieurement,  et  qui  nous 
dictoit  ce  que  nous  devions  faire.  Nous  l'avons  vu  , 
mais  lavons-nous  fait?  et  pourquoi  ne  l'avons-nous 
pas  fait?  encore  une  fois  ,  c'est  que  nous  ne  l'avons 
pas  voulu  :  car  on  ne  manque  guère  à  ce  que  l'on 
veut ,  quand  on  le  veut  bien  résolument  et  que  la 
chose  est  en  notre  pouvoir.  Je  voulois ,  disoit  saint 
Augustin,  parlant  de  lui-même,  je  voulois  me  con- 
vertir, mais  je  le  voulois  comme  lin  homme  plongé 
dans  un  profond  assoupissement,  lequel  voudroit 
se  réveiller,  et  qui  retombe  toujours  dans  son  som- 
meil. Ayons  recours  à  Dieu  ,  c'est  lui  qui  ,  selon  le 
sens   de  l'Apôtre,  nous  fait  vouloir  et  exécuter. 

III.  Confession.  Dans  l'usage  commun ,  on  com- 
prend sous  le  terme  de  confession  tout  ce  qui 
a  rapport  au  sacrement  de  pénitence  :  mais  dans 
une  signification  plus  étroite  et  plus  propre ,  nous 
appelons  ici  confession  cette  seconde  partie  du 
sacrement ,  qui  consiste  à  s'accuser  de  ses  péchés  , 
et  à  les  déclarer  secrètement  au  ministre  établi  de 
Dieu  pour  les  connoître  et  pour  nous  les  remettre 
en  vertu  du  pouvoir  qu'il  a  reçu  de  Jésus-Christ.  Or 
nous  ne  pouvons  nous  former  une  idée  plus  juste 
de  cette  confession  ,  que  de  la  regarder  comme  une 
anticipation  du  jugement  de  Dieu.  Que  fera  Dieu 
dans  son  dernier  jugement  ?  il  ouvrira  le  grand  livre 
de  nos  consciences;  il  produira  au  jour,  non-seule- 
ment nos  actions  qui ,  pendant  la  vie ,  ont  pu  pa- 
roître  aux  yeux  des  hommes,  mais  les  secrets  les 

iG. 


2^4  SACREMENT 

plus  cachés  de  nos  cœurs,  nos  pensées,  nos  senti- 
mens  ,  nos  désirs ,  nos  vues  ,  nos  intentions ,  nos 
projets.  Il  prendra  ce  glaive  dont  parle  saint  Paul  T 
ce  glaive  de  sa  vérité  et  de  sa  sagesse,  avec  lequel 
il  démêlera  tous  les  plis  et  tous  les  replis  de  nos 
âmes.  De  sorte  que  rien  n'échappera  à  sa  connois- 
sauce  ,  et  que  de  tous  les  péchés  du  monde ,  il  n'y 
en  aura  pas  un  qu'il  ne  découvre  selon  toute  sa  ma- 
lice ,  c'est-à-dire  selon  son  espèce  et  toutes  ses  cir- 
constances. Voilà  par  proportion  et  à  l'égard  de 
nous-mêmes,  ce  que  nous  devons  faire  dans  le  tri- 
bunal de  la  pénitence  ;  mais  avec  cette  différence  es- 
sentielle que  la  manifestaîion  que  Dieu  fera  de  nos 
péchés  dans  son  jugement  général ,  sera  publique  et 
universelle,  au  lieu  que  nous  ne  sommes  présente- 
ment obligés  qu'à  une  révélation  particulière,  où  le 
prêtre  seul  ,  lieutenant  de  Dieu  ,  nous  entend ,  e* 
qu'il  doit  tenir  secrète  sous  le  sceau  le  plus  invio- 
lable. Ce  n'est  pas,  après  tout  ,  que  le  pénitent ,  par 
toutes  ses  recherches,  puisse  parvenir  à  se  connoître 
aussi  parfaitement  que  Dieu  le  connoîtra  et  qu'il  le 
connoît  dès  maintenant,  ni  qu'il  puisse  par  consé- 
quent mettre  sa  conscience  aux  yeux  du  confesseur, 
dans  la  même  évidence  que  Dieu  la  mettra  aux  yeux: 
de  l'univers.  Nos  vues  pour  cela  sont  trop  foibles  ,  et 
il  n'est  pas  moralement  possible  que  toutes  les  fautes 
dont  nous  sommes  coupables  devant  Dieu  ,  nous 
soient  toujours  présentes  à  l'esprit,  et  que  nul  oubli 
n'en  eiïace  aucune  de  notre  souvenir.  Mais  par  où 
nous  devons  au  moins  suppléer,  autant  que  nous  le 
pouvons,  à  ce  défaut,  c'est  par  un  examen  raison- 


DE   PÉNITENCE.  2^5 

nable,et  par  toute  la  réflexion  qu'exige  de  nous  la 
prudence  chrétienne  pour  nous  disposer  à  rendre 
compte  de  nous-mêmes  et  de  noire  état. 

Quand  on  veut  juger  un  criminel  ,  on  commence 
par  l'information  ,  on  appelle  les  témoins  ,  on  reçoit 
les  dépositions,  on  n'omet  rien  de  tout  ce  qui  peut 
servir  à  instruire  le  procès,  et  à  convaincre  l'accusé 
des  faits  qui  lui  sont  imputés.  Or  quel  est  ce  criminel 
à  qui  l'on  doit  prononcer  sa  sentence?  n'est-ce  pas 
moi-même  ,  lorsque  je  vais  ,  en  qualité  de  pécheur, 
me  jeter  aux  pieds  du  prêtre  et  me  soumettre  à  son 
jugement  ?  Ce  qu'il  y  a  dans  ce  jugement  de  singulier, 
c'est  que  j'y  suis  tout  à  la  fois,  et  l'accusé,  et  l'accu- 
sateur. Comme  accusé,  j'y  dois  venir  dans  un  esprit 
d  humilité;  mais  surtout  comme  accusateur,  j'y  dois 
procéder  avec  toute  la  circonspection ,  et  toute 
l'attention  requise  pour  développer  devant  moi  ma 
conscience  ,  et  pour  être  prêt  à  1  exposer  dans  la  con- 
fession nûment  et  sans  déguisement. 

De  là  donc  la  nécessité  de  l'examen.  Examen 
d'une  obligation  indispensable  :  car  la  même  loi  qui 
m'oblige  à  confesser  mes  péchés,  m'oblige  à  les  re- 
chercher, à  me  les  rappeler  ,  à  les  retracer  dans  ma 
mémoire,  puisque  sans  cela  je  n'en  puis  faire  la  dé- 
claration exacte  et  fidèle;  examen  solide  et  conforme 
à  l'importance  du  devoir  dont  j'ai  à  m'acquitter  :  car 
il  est  question  de  me  préparer  à  recevoir  la  grâce 
d'un  sacrement,  et  de  ne  me  pas  mettre  par  ma  né- 
gligence en  danger  de  le  profaner;  examen  sem- 
blable à  celui  que  David  faisoit  de  lui-même  ,  lors- 


246  SACREMENT 

qu'il  passoit ,  ainsi  qu'il  le  témoigne  ,  les  nuits  en- 
tières à  méditer  ,  à  réfléchir  ,  à  creuser  dans  le 
fond  de  son  cœur,  ne  voulant  pas  y  laisser  une 
seule  tache  ,  quelque  légère  qu'elle  pût  être  ,  dont 
il  ne  s'aperçût ,  et  dont  il  ne  prît  soin  de  se  purifier; 
examen  proportionné  à  la  durée  du  temps  qui  s'est 
écoulé  depuis  la  confession  précédente.  Et  en  effet, 
la  raison  dicte  qu'une  revue,  par  exemple,  de  plu- 
sieurs mois  ou  d'une  année ,  demande  une  plus 
ample  et  plus  longue  discussion  ,  que  la  revue  seule- 
ment de  quelques  jours  ou  de  quelques  semaines,  et 
que  ce  qui  peut  suffire  pour  l'une,  ne  suffit  pas  pour 
l'autre  ;  du  reste  ,  examen  renfermé  en  certaines 
bornes  que  doit  régler  la  prudence  ,  afin  de  ne  se 
point  porter  aux  extrémités  où  vont  quelquefois  des 
âmes  timides  à  l'excès  et  trop  inquiètes,  qui  ne  sont 
jamais  contentes  d'elles-mêmes  ,  et  en  reviennent 
sans  cesse  à  de  nouvelles  perquisitions  dont  elles 
s'embarrassent  et  se  tourmentent  fort  inutilement. 
Dieu,  qui  est  la  sagesse  et  l'équité  même,  n'exige  rien 
de  nous  au-delà  d'une  diligence  raisonnable  et  mesu- 
rée; et  si  malgré  nous  et  par  un  effet  de  la  fragilité 
humaine  ,  quelque  point  alors  ,  même  grief,  se  dérobe 
à  nos  lumières  ,  le  Seigneur  infiniment  juste  et  miséri- 
cordieux aura  égard  à  notre  foiblesse  ,  et  ne  nous  fera 
pas  un  crimed'une  omission  involontaire.  Mais  aussi 
ne  comptons  pas  que  ce  soit  une  excuse  légitime  de- 
vant Dieu  ,  qu'un  oubli  causé  par  notre  légèreté  et 
notre  inconsidération.  Nous  serions  les  premiers  à 
nous  le  reprocher  dans  une  affaire  temporelle  :  corn- 


DE   PÉNITENCE.  2^7 

ment  nous  seroit-il  pardonnable,  dans  un  des  plus  sain  ts 
et  des  plus  importons  exercices  du  christianisme? 

Tel  est  néanmoins  le  désordre.  S'agit-il  des  af- 
faires du  monde  ,  il  n'y  a  point  d'étude,  point  de 
contention  d'esprit  qu'on  ne  fasse  pour  les  examiner 
à  fond.  C'est  peu  que  d'y  avoir  pensé  une  fois:  on 
les  porte  partout  vivement  imprimées  dans  l'ima- 
gination ;  on  les  tourne  et  retourne  en  mille  ma- 
nières ,  et  il  n'y  a  pas  un  jour  sous  lequel  on  ne  les 
envisage  :  pourquoi  ?  c'est  qu'on  craint  d'y  être 
trompé  ;  et  pourquoi  le  craint-on  ?  c'est  qu'il  y  va 
d'un  intérêt  à  quoi  l'on  est  sensible  et  très-sensible  , 
bien  que  ce  ne  soit  qu'un  intérêt  périssable  ;  c'est 
qu'il  y  va  de  la  fortune ,  c'est  qu'il  y  va  d'un  gain 
qu'on  veut  se  procurer,  ou  d'une  perle  dont  on  veut 
se  garantir.  Mais  s'agit-il  de  la  conscience,  on  n'y 
regarde  pas  de  si  près ,  et  il  semble  que  ce  soit  une 
de  ces  affaires  qu'on  peut  expédier  dans  l'espace  de 
quelques  momens.  Y  eût-il  une  année  et  plus  qu'on 
ne  fût  rentré  en  soi-même ,  pour  savoir  où  l'on  en 
est  avec  Dieu  et  de  quoi  l'on  peut  être  responsable 
à  sa  justice,  on  se  persuade  avoir  satisfait  là-dessus 
à  son  devoir,  en  jetant  un  coup-d'œil  sur  la  conduite 
qu'on  a  tenue,  et  s'attachant  à  quelques  articles  plus 
marqués.  On  passe  tout  le  reste  ,  et  on  ne  va  pas 
plus  avant.  Bien  loin  de  craindre  quelque  surprise 
dans  une  révision  si  prompte  et  si  précipitée,  on 
contribue  souvent  soi-même  à  se  tromper  :  c'est-à- 
dire ,  que  surcertains  doutes  qui  naissent,  sur  certains 
scrupules  ,  on  dispute  avec  soi-même  et  contre  soi- 
même  ,  pour  les  rejeter,  pour  les  étouffer,  pour  les 


^48  SACREMENT 

traiter  Je  craintes  frivoles  ,  et  pour  se  dispense!  da 
les  mettre  au  nombre  des  accusations  qu'on  se  tient 
objigé  de  faire.  Car  c'est  ainsi  qu'en  usent  une  mul- 
titude presque  infinie  de  prétendus  pénitens  ,  d'au- 
tant plus  dangereusement  se'duits  par  leurs  fausses 
maximes,  qu'ils  en  voient  moins  l'erreur,  et  qu'ils 
approchent  du  sacrement  avec  plus  de  sécurité. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  ce  n'est  qu'après  tout  l'examen, 
convenable  que  le  pécheur,  comme  témoin  éclairé, 
doit  comparohre  en  présence  de  son  juge  ,  qui  est 
le  ministre  de  Jésus -Christ  :  mais  cette  précaution 
prise,  c'est  alors  le  temps  de  s'énoncer,  de  décou- 
vrir les  plaies  de  son  am.e  ,  de  révéler  aux  oreilles 
du  prêtre  toutes  ses  misères  ,    et  de  lui  en  faire  un, 
aveu  simple  et  précis.  Confession  entière  ,  et  pour 
cela  confession  non-seulement  qui  déclare  le  péché  , 
mais  qui  s'étende  à  toutes  les  circonstances  capables 
ou  de  changer  l'espèce  du  péché  ou  d'en  augmenter 
la  malice  :  circonstances  du  nombre ,  de  l'habitude  , 
du  lieu  ,  de  la  personne  ,  des  vues  ,  des  motifs  ,  des 
suites,   des  moyens  et  autres.  Car  je  dois  me  faire 
çoiinoître  aussi  criminel  que  je  le  suis  :   or  ,   je  le 
suis  plus  ou  moins,  selon  le  nombre  de  mes  péchés, 
selon   l'habitude   de  mes  péchés,    selon  la  sainteté 
du  lieu  où  j'ai  péché  ,  selon  le  caractère  de  ma  per- 
sonne ,   ou  celui  de  la  personne  à  l'égard  de  qui 
j'ai  péché,  selon  la  connoissance  et  la  volonté  déli- 
bérée avec  laquelle  j  ai  péché  ,  selon  les  motifs  que 
je  me  suis  proposés   en   péchant,  intérêts,   ambi- 
tion., envie  ,  haine,  vengeance;  selon  les  suites  et 
>   pernicieux  effets,    que  j'ai  causés  ,  scandales  , 


DE   PÉNITENCE.  2^ 

mauvais  exemples  ,  dommages  ;  selon  les  voies  dont 
je  me  suis  servi  et  les  moyens  que  j'ai  employés  , 
mensonges  ,  calomnies  ,  fraudes  ,  trahisons  ,  vio- 
lences :  voilà  ,  dis-je,  sur  quoi  je  dois  m'expîiquer  , 
ne  retenant  rien  ,  ne  celant  rien  ,  et  m'appliquant 
ce  que  le  Prophète  disoit  de  lui-même  ,  quoique 
dans  une  matière  toute  différente  ;  Malheur  à  moi 
si  je  me  tais  (1)  ,  et  si  je  me  tais  sur  un  seul  point , 
puisqu'un  seul  point  volontairement  omis  ,  suffiroit 
pour  rendre  inutile  et  même  sacrilège  ,  la  confes- 
sion que  je  ferois  de  tous  les  autres. 

Confession  nue  et  sans  ambiguïté,  sans  embarras, 
sans  détour.  Car  voici  quel  est  l'artifice  et  comme 
la  dernière  ressource  de  notre  amour-propre.  Il  en 
est  peu  qui ,  de  dessein  formé  ,  cachent  un  péché 
mortel ,  et  qui  osent ,  aux  dépens  de  leur  cons- 
cience ,  porter  jusque-là  le  déguisement  et  la  dis- 
simulation :  mais  à  quoi  a-t-on  recours  ,  et  quelle 
sorte  de  milieu  prend-on  ?  Ce  péché  qu'on  a  tant 
de  peine  à  tirer  des  ténèbres,  et  qu'on  y  voudroit 
tenir  enseveli ,  du  moins  en  le  produisant ,  on  le  co- 
lore ,  on  l'enveloppe,  on  l'adoucit,  on  le  repré- 
sente sous  des  images  ,  et  on  l'exprime  en  des  termes 
qui  le  rendent  moins  odieux  ,  et  qui  en  diminuent 
la  difformité  :  de  sorte  que  le  confesseur  ,  pour  peu 
qu'il  manque  de  pénétration  et  de  vigilance  ,  ne  le 
connoît  qu'à  demi ,  et  n'en  peut  discerner  toute  la 
grièveté.  Quand  la  femme  de  Jéroboam  vint  trouver 
Ahias  pour  apprendre  de  lui  quelle  seroit  l'issue 
d'une  dangereuse  maladie  dont  son  fils  étoit  attaqué, 

(i)  I»aï.  6. 


2ÔO  SACREMENT 

ne  voulant  pas  être  connue  ,  elle  se  déguisa  ;  mais 
le  prophète  inspiré  d'en  haut  et  instruit  de  ce  qu'elle 
étoit ,  lui  cria  d'aussi  loin  qu'il  l'aperçut:  Entrez^ 
femme  de  Jéroboam  ;  pourquoi  voulez  -  vous  pa- 
roitre  autre  que  vous  n'êtes  0)-p  C'est  ce  qu'un 
confesseur  ne  peut  dire ,  parce  qu'il  n'a  pas  pour 
l'éclairer  la  même  inspiration  ni  la  même  lumière. 
Il  ne  voit  les  choses  que  selon  qu'on  les  lui  dépeint, 
et  il  est  aisé  de  lui  en  imposer  sur  des  faits  qu'il  ne 
peut  savoir  que  par  le  récit  de  la  personne  qui  les 
lui  déclare  :  conduite  pitoyable  dans  un  pénitent  et 
une  pénitente.  Qu'arrive  -  t  -  il  de  là?  double  mal  : 
savoir ,  que  d'une  part  on  a  la  peine  d'une  révélation 
toujours  fâcheuse  quand  au  fond,  quelque  impar- 
faite et  quelque  fardée  quelle  soit  ;  et  que  d'ailleurs 
on  n'en  retire  aucun  fruit ,  puisqu'elle  n'est  suffi- 
sante, ni  pour  nous  réconcilier  avec  Dieu  ,  ni  pour 
calmer  la  conscience  et  nous  donner  la  paix. 

Confession  abrégée  autant  qu'elle  le  doit  être , 
retenue ,  discrète.  Point  de  ces  longues  narrations  , 
où  le  temps  s'écoule  en  de  vains  discours  ,  et  qui, 
bien  loin  d'éclaircir  les  sujets ,  ne  servent  qu'à  les 
obscurcir  ;  point  de  ces  expressions  peu  séantes  et 
qui  blessent  une  certaine  modestie;  point  de  ces 
accusations  qui  intéressent  la  réputation  d'autrui, 
et  qui  retombent  sur  le  prochain  en  le  désignant. 
C'est  là  que  la  belle  maxime  du  Fils  de  Dieu  con- 
vient parfaitement  :  Soyez  prudent  comme  le  ser- 
pent ,  et  simple  comme  la  colombe  (2).  Avec  cette 
prudence ,   on  prend  garde  à  ce  qu'on  dit  et  à  la 

(1)  3.  Rcg.  1/,.  —  (3)  Matth.  10. 


DE   PÉNITENCE.  25ï 

manière  dont  on  le  dit  ;  et  avec  celle  simplicité , 
on  parle  ingénument  ;  on  n'ajoute,  ni  ne  retranche  : 
ce  qui  est  certain  ,  on  l'accuse  comme  certain  ;  et  ce 
qui  est  douteux ,  on  le  confesse  comme  douteux. 

Enfui,  confession  humble.  La  raison  est  que  sans 
cetle  humilité  on  n'aura  pas  la  force  de  surmonter 
le  plus  grand  obstacle  â  l'intégrité  et  à  la  sincérité 
de  la  confession.  Car  voilà  l'écueil  où  échouent  une 
infinité  de  chrétiens.  Comme  il  y  a ,  dit  le  Sage  ,  une 
pudeur  salutaire  qui  mène  à  la  gloire  ,  il  y  a  aussi 
une  mauvaise  honte  qui  conduit  au  péché  et  à  la 
mort.  Elle  conduit  au  péché  ,  puisqu'elle  lie  la  langue 
et  qu'elle  ferme  la  bouche  sur  certaines  fautes  qui 
coûtent  plus  à  déclarer,  parce  qu'elles  marquent  plus 
de  foiblesse  et  qu'elles  causent  plus  de  confusion. 
Et  conduisant  de  la  sorte  au  péché  ,  elle  conduit  à 
la  mort ,  puisqu'alors  ,  bien  loin  de  recouvrer  la  vie 
de  l'ame  par  la  rémission  de  ses  péchés  ,  on  devient 
plus  criminel ,  et  l'on  ajoute  aux  péchés  passés  un 
nouveau  péché" ,  plus  grief  encore  et  plus  mortel , 
qui  est  l'abus  du  sacrement. 

Comment  donc  se  préserver  de  ces  désordres  ,  si 
ce  n'est  par  l'humilité  de  la  pénitence  ;  et  est-  il  une 
disposition  plus  nécessaire  ?  Qu'est-ce  qu'un  péni- 
tenl  ?  c'est  un  coupable  qui  se  reconnaît  coupable  , 
qui  se  dénonce  lui-même  comme  coupable  ,  qui 
vient,  en  qualité  de  coupable  ,  réclamer  la  miséri- 
corde de  son  juge  ,  et  demander  grâce.  Aussi  est-ce 
pour  cela  qu'il  paroît  devant  le  prèire  en  posture 
de  suppliant,  la  tète  découverte,  les  genoux  en 
terre,  et  tel  que  le  publicain  qui  se  tenoit  à  la  porte 


2.^2  SACREMENT 

ou  temple,  sans  oser  lever  les  yeux  et  se  frappanS 
la  poitrine.  Extérieur  qui  témoigne  assez  quels  sont 
ou  quels  doivent  être  les  secrets  sentimens  du  cœur. 
Je  dis  quels  doivent  être  ses  sentimens  intérieurs, 
et  ce  sont  ceux  d'une  véritable  pénitence.  Plus  elle 
nous  fait  voir  l'injustice  et  la  laideur  du  péché,  plus 
elle  nous  porte  à  nous  haïr  nous-mêmes  ,  et  par  con- 
séquent à  nous  confondre  nous-mêmes.  Car  il  n'est 
rien  qui  soit  attaché  plus  naturellement  et  plus  essen- 
tiellement au  péché  ,  que  la  confusion.  Ainsi  David, 
dans  la  pensée  de  son  péché  qu'il  ne  perdoit  jamais 
de  vue  ,  que  disoit-il  à  Dieu  ,  et  comment  se  regar- 
doil-it  en  la  présence  de  Dieu  ?  Ah  !  Seigneur  , 
s'écrioit  ce  roi  pénitent,  mes  crimes  sont  en  plus 
grand  nombre  que  les  cheveux  de  ma  tête  et  le  poids 
de  mes  offenses  m  accable  (i).  Témoin  et  conjus 
de  ma  misère  ,  je  marche  la  tête  penchée  ,  et  je  me 
suis  à  moi-même  un  sujet  d'horreur  (2).  Mes  amis 
même  ,  poursuivoit  le  même  Prophète  ,  et  mes 
proches  se  sont  élevés  contre  moi ,  ils  m'ont  mé- 
prisé ,  ils  m'ont  abandonné  ij  mes  ennemis  et  à  leurs 
insultes  (3)  :  mais  je  n'ai  pas  eu  une  parole  à  ré- 
pondre ;  car  ma  conscience  m'a  bien  fait  sentir  , 
au  il  n'y  a  point  d'humiliations  ,  ni  d'opprobres 
qui  ne  me  soient  dus ,  et  dans  ce  sentiment  je  n'ai 
point  cherché  à  cacher  mes  iniquités  (4). 

Mais,  me  dira-t-on  ,  c'est  une  nécessité  bien  dure 
de  révéler  des  choses  à  quoi  l'on  ne  peut  penser  soi- 
même  sans  rougir,  et  il  faut,  pour  s'y  déterminer, 
une  étrange  résolution.  J'en  conviens  ,  mais  là-dessus 

(  1)  P^.  37.  —  ,2)  Ibid.  —  (.T)  Ibid.  —  (  i)  Ihid. 


t'A 


DE   PENITENCE.  £5J 

je  réponds,    i.  que  c'est  une  obligation  étroite  et 
rigoureuse.  Il  n'y  a  ni  état ,  ni  caractère ,  ni  ûge,  ni 
prééminence  qui  en  exempte.  Le  prince  n'en  est 
pas  plus  dispensé  que  l'artisan  ,  ni  le  prêtre  pas  plus 
que  le  laïque.  Nous  sommes  tous  pécheurs  ;  et  en 
conséquence  de  nos   péchés,    nous  sommes  tous  * 
sans  acception  de  personne  ,   assujettis  à  la  même 
loi.  Ou  soumettons-nous-y,   et  observons-la  autant 
qu'il  est  en  nous,  ou  n'espérons  jamais  de  pardon* 
2.  C'est  une  peine  ,  mais  cette  peine  est  un  des  pre- 
miers châlimens  du    péché.  Vous  avez  commis  le 
péché  sans  honte  ,   ou  la  honte  ne  vous  a  pas  em- 
pêché de  le  commettre  2   il  est  juste  qu'une  sainte 
honte  commence  à  le  réparer.  Or  c'est  ce  qu'elle 
fait,  car  elle  est  expiatoire  et  méritoire.  La  rémission 
que  vous  obtenez  par  là,    ne  vaut-elle  pas  bien  le 
peu  d'efforts  que  vous  avez  à  faire  ,  et  pouvez- vous 
l'acheter  trop  cher  ?  Honte  pour  honte ,  il  n'y  a  pas 
à  délibérer  ni  à  balancer  sur  le  choix  d'une  honte 
passagère  et  particulière  ,   pour  éviter  à  la  lin  des 
siècles    et   dans   l'assemblée  générale    de    tous   les 
hommes  une  ignominie  universelle  et  éternelle.  3.  Si 
la  confusion  que  nous  avons  à  subir,  fait  tant  d'im- 
pression sur  nous,   et  s'il  nous  paroît  si  difficile  de 
s  y  soumettre  ,  c'est  que  nous  ne  sommes  pointasse?, 
animés  de  l'esprit  de  pénitence.  Avec  une  contri- 
tion plus  vive ,   nous  aurions  beaucoup  moins  de 
répugnance  à  nous  humilier.  Que  dis-je?  saintement 
indignés  contre  nous-mêmes  ,  nous  ne  nous  croi- 
rions jamais  autant  humiliés  que  nous  le  méritons; 
et  sur  les  termes  que  nous  emploierons  à  nous  ac-< 


254  SACREMENT 

cuser,  il  faudroit  plutôt  nous  retenir,  qu'il  ne  seroit 
besoin  de  nous  exciter.  Car  voilà  ce  qu'on  a  vu  plus 
d'une  fois,  et  ce  qu'on  voit  encore  en  quelques  pé- 
nitens  vraiment  convertis  et  sensiblement  touchés. 
Usent-ils  de  vaines  excuses  et  de  prétendues  justi- 
fications ?  Au  contraire  ,  comment  dans  leurs  accu- 
sations se  traitent-ils,  et  quelles  idées  donnent-ils 
d'eux-mêmes?  Que  n  imputent-ils  point  à  la  per- 
versité de  leur  cœur  ,  à  la  malignité  de  leur  esprit, 
à  la  corruption  de  leurs  sens ,  à  la  violence  et  au 
débordement  de  leurs  passions?  Craignent  -  ils  la 
confusion  qui  leur  en  doit  revenir,  et  la  comptent- 
ils  pour  quelque  chose  ?  Souvent  le  confesseur  est 
obligé  de  les  arrêter  ,  de  modérer  leur  zèle  ,  de  les 
consoler ,  de  leur  faire  entrevoir  jusque  dans  leurs 
désordres  un  fonds  d'espérance  et  d'heureuses  dis- 
positions à  un  parfait  retour  ,  de  relever  ainsi  leur 
courage ,  et  de  les  remettre  du  trouble  et  de  l'abat- 
tement où  ils  sont.  Quand  on  est  contrit  de  la  sorte, 
toutes  les  difficultés  disparoissent ,  et  l'on  se  résout 
aisément  à  la  confession  la  plus  humilante. 

Et  de  quoi  aurions -nous  lieu  de  nous  plaindre, 
lorsque  le  Fils  même  de  Dieu  ,  notre  Sauveur  et 
notre  modèle,  s'est  exposé  aux  plus  prodigieux 
abaissemens  et  aux  humiliations  les  plus  profondes, 
pour  la  réparation  de  ces  mêmes  péchés  dont  il 
nous  semble  si  pénible  de  porter  la  honte  ,  après 
que  nous  en  avons  goûté  le  plaisir  criminel  ?  A 
quelles  indignités  et  à  quels  mépris  a-t-il  été  liyré, 
ce  Saint  des  saints,  et  comment  a-t-il  paru  sur  la 
terri  ?  comme  le  dernier  des  hommes ,  comme  l'op- 


DE   PÉNITENCE.  ^55 

probre  du  monde  et  le  rebut  du  peuple.  Mais  sur- 
tout dans  cette  douloureuse  passion  où  il  consomma 
son  sacrifice,  de  quels  outrages  fut -il  comblé,  et 
selon  le  langage  du  Prophète  ,  fut-il  rassasié  ?  Il 
soutint  le  supplice  de  la  croix ,  dit  l'Apôtre ,  et  il 
accepta  toute  la  confusion  de  la  mort  la  plus  infâme. 
Ce  ce  fut  point  une  confusion  secrète ,  mais  pu- 
blique et  découverte.  Toute  sa  gloire  y  fut  cachée, 
sa  puissance,  sa  sagesse,  sa  sainteté:  et  pourquoi 
cela  ?  c'est  que  son  Père  l'avoit  chargé  de  toutes  nos 
iniquités  ;  c'est  que  lui-même  il  avoit  bien  voulu 
les  prendre  sur  lui ,  et  que  se  couvrant  de  la  tache 
de  tous  les  péchés  des  hommes  ,  il  s'étoit  engagé 
à  en  essuyer  devant  les  hommes  toute  la  honte.  Est- 
ce  là  de  quoi  il  s'agit  pour  nous  ?  Est-ce  là  ce  que 
l'Eglise ,  autorisée  et  inspirée  de  Dieu  ,  nous  de- 
mande ?  Le  précepte  de  la  confession  s'étend-il 
jusque-là  ;  et  pour  y  satisfaire  faut-il  se  perdre  ainsi 
d'honneur  et  sacrifier  toute  sa  réputation  ? 

De  quelque  nature  que  soit  la  confusion  que  doit 
nous  causer  l'aveu  de  nos  fautes  3  elle  ne  sera  pas 
sans  fruit  par  rapport  même  à  cette  vie  et  à  noire 
tranquillité.  Il  est  certain  ,  et  l'expérience  nous  l'a 
appris,  comme  elle  nous  l'apprend  tous  les  jours, 
qu'on  est  bien  dédommagé  du  peu  de  violence  qu'on 
s'est  fait  en  se  déclarant  au  ministre  delà  pénitence. 
Dès  qu'on  a  percé  l'abcès  et  qu'on  l'a  jeté  dehors, 
on  sent  tout  à  coup  la  sérénité  se  répandre  dans 
l'ame.  On  se  trouve  comme  déchargé  d'un  pesant 
fardeau.  Dieu  verse  ses  consolations,  et  l'on  recon- 
noîi  qu'il  n'y  a  dans  la  confession  que  des  rigueur* 


làSë  SACREMENT 

apparentes,  mais  que  dans  le  fond  c'est  une  source 
de  douceurs  intérieures  et  toutes  pures.  Profitons 
d'un  moyen  si  saint  et  si  puissant  pour  nous  remettre 
en  grâce  auprès  de  Dieu,  et  pour  apaiser  les  trou- 
bles de  notre  conscience.  Moins  nous  en  avons  fait 
d'usage  jusques  à  présent,  plus  nous  devons  répnrer 
nos  pertes  passées.  C'est  en  nous  confessant  crimi- 
nels ,  que  nous  rentrerons  dans  les  voies  de  la  justice 
chrétienne  et  que  nous  fléchirons  en  notre  faveur  lé 
Père  des  miséricordes. 

IV.  Satisfaction.  Gest  une  vérité  de  foi ,  que 
l'absolution  du  prêtre,  en  nous  remettant ,  quant  à 
la  coulpe,  les  péchés  que  nous  avons  confessés,  né 
nous  en  remet  pas  pour  cela  toute  la  peine ,  je  veux 
dire  toute  la  peine  temporelle  dont  nous  demeurons 
redevables  à  la  justice  de  Dieu.  En  vertu  de  cette 
absolution  ,  la  peine  éternelle  nous  est  remise  j 
puisqu'étant  alors  justifiés  par  la  grâce  ,  nous  sommes 
conséquemment  rétablis  dans  nos  droits  à  l'héritage 
céleste  et  au  salut.  Mais  parce  qu'il  faut,  d'une  ma- 
nière ou  de  l'autre,  que  la  justice  divine  soit  satis- 
faite ,  en  même  temps  que  nous  recevons  la  rémis- 
sion de  la  peine  éternelle,  il  nous  reste  ,  dans  les 
règles  ordinaires,  une  peine  temporelle  à  subir;  et 
telle  est,  contre  les  hérétiques  des  derniers  siècles , 
l'expresse  décision  du  concile  de  Trente.  Car  il  n'en 
est  pas,  remarque  le  saut  concile,  du  sacrement 
de  pénitence  comme  du  baptême.  Par  le  baptême, 
la  rémission  est  complète  ,  rémission  de  la  coulpe  et 
rémission  de  toute  la  peine;  au  lieu  que  dans  le  sa- 
crement de  pénitence,  Dieu  ne  remet  pas  toujours^ 

ave<ï 


DE   PÉNITENCE.  2.^ 

avec  la  coulpe  et  la  peine  éternelle,  ce  que  nous 
appelons  peine  temporelle.  D'où  vient  cela  ,  et  pour- 
quoi celte  différence?  le  même  concile  nous  l'ap- 
prend :  c'est  que  l'équité  et  la  raison  veulent  que  des 
pécheurs  qui  depuis  le  baptême  ont  perdu  la  grâce 
qu'ils  avoient  reçue ,  et  ont  violé  le  temple  du  Saint- 
Esprit  ,  soient  traités  avec  plus  de  sévérité  que 
d'autres  qui,  sans  cette  grâce  du  baptême,  ont  péché 
avec  moins  de  connoissance  et  moins  de  secours ,  et 
n'ont  pas  abusé  des  mêmes  dons. 

De  là ,  cette  troisième  partie  du  sacrement  de  pé- 
nitence, laquelle  consiste  en  des  œuvres  pénales  que 
le  confesseur  impose  au  pénitent ,  pour  lui  tenir 
lieu  de  satisfaction.  Ce  n'est  pas,  selon  la  pensée  et 
le  langage  des  théologiens,  une  partie  essentielle  du 
sacrement ,  mais  intégrante  :  c'est-à-dire,  qu'elle 
n'en  est  que  le  complément ,  et  que  le  sacrement 
sans  cela  pourroit  subsister.  Non  pas  toutefois  que 
ce  ne  soit  une  partie  nécessaire  et  d'une  double  né- 
cessité,  l'une  par  rapport  au  prêtre,  qui  est  le  mi- 
nistre de  la  pénitence ,  et  l'autre  par  rapport  au 
pénitent,  qui  en  est  le  sujet.  J'explique  ceci. 

Nécessité  par  rapport  au  ministre  de  la  pénitence; 
je  veux  dire  qu'en  même  temps  qu'il  absout  un  pé- 
cheur, et  qu'il  lui  confère  la  grâce  du  sacrement 
après  avoir  reçu  sa  confession ,  il  doit  lui  enjoindre 
une  peine  ,  car  c'est  ainsi  que  l'Eglise  l'ordonne  ;  et 
comme  cette  peine  est  une  satisfaction  pour  les  pé- 
chés commis ,  il  s'ensuit  qu'elle  y  doit  être  propor- 
îionnée;  en  sorte  que  plus  les  péchés  ont  été  griefs 
dans  leur  malice,  ou  multipliés  dans  leur  nombre ? 
TOME  XIV.  11 


2.3$  SACREMENT 

la  peine  soit  plus  rigoureuse  ,  puisqu'il  est  raisotj 
ïiable  que  celui-là  soit  puni  plus  sévèrement ,  lequel 
et  péché  ou  pins  mortellement  ou  plus  habituelle- 
ment. Aussi  est-ce  dans  cet  esprit  que  la  primitive 
l'élise  avoit  tant  de  peines  différentes  marquées  pour 
chaque  espèce  de  péché,  et  que  les  chrétiens  s'y 
soumettaient ,  en  vue  de  prévenir  les  jugemens  de 
Dieu  et  de  se  soustraire  à  ses  vengeances.  Si  la  dis- 
cipline a  changé ,  1  esprit  est  toujours  le  même,  et 
le  zélé  des  prêtres  pour  les  intérêts  du  Seigneur  ne 
doit  pas  être  moins  vif  présentement,  ni  moins 
ferme  qu'il  l'étoit  dans  les  premiers  siècles.  Ils. n'ont 
qu'à  entendre  là-dessus  ce  que  leur  déclare  le  con- 
cile de  Trente,  et  la  terrible  menace  qu'il  leur  fait. 
Voici  ses  paroles ,  digues  de  toute  leur  attention , 
puisque  c'est  l'Eglise  elle-même  qui  parle  et  qui 
prononce.  Les  prêtres  du  Seigneur ,  conduits  par 
f  esprit  de  Dieu  et  suivant,  les  règles  de  la  prudence , 
doivent  enjoindre  des  satisfactions  salutaires  et 
malles ,  eu  égard  à  la  nature  des  péchés  et  à 
laj'oiblesse  des  pénitens  :  pourquoi?  de  peur ,  ajou- 
tent les  Pères  du  concile,  cjuc  s  ils  se  montrent  trop 
iudulgens  ,  en  n'imposant  pour  des  fautes  grièves 
que  de  légères  peines ,  ils  ne  se  rendent  coupables , 
et  ne  participent  aux  péchés  de  ceux  qu'ils  auront 
ainsi  ménagés  (i). 

Malheur  doue  à  ces  ministres  faciles  et  çomplai- 
sans,  qui,  portant  la  balance  dû  sanctuaire  que  le 
Seigneur  leur  a  confiée,  au  Heu  de  la  tenir  droite, 
l.i  fout  pencher  du  côlé  où  les  entraine  une  condes- 

(i)Sess.  i4« 


DE   PÉNITENCE.  2:)Cf 

'cendance  naturelle  et  toute  humaine  !  Malheur  à  ces 
ministres  timides  et  lâches,  qui  se  laissent  dominer 
par  l'autorité  et  la  grandeur  ,  et  n'ont  pas  la  force 
d'user  de  leur  pouvoir  ni  de  garder  dans  leurs  juge- 
mens  toute  la  supériorité  que  leur  donne  leur  minis- 
tère !  Malheur  à  ces  ministres  aveugles  et  inconsi- 
dérés ,  qui,  faute  d'application  ou  faute  de  connois- 
sance,  ne  font  pas  le  discernement  nécessaire  entre 
les  divers  états  des  malades  qu'ils  ont  à  guérir,  et 
ordonnent  au  hasard  les  remèdes,  sans  examiner 
quels  sont  les  plus  elficaces  !  Malheur  à  ces  ministres 
intéressés  et  vains,  qui ,  pour  ne  pas  rebuter  ni  éloi- 
gner deux  des  personnes  d'une  certaine  distinction, 
dont  il  leur  est  ou  utile  ou  honorable  d'avoir  la 
confiance,  les  déchargent,  autant  qu'ils  peuvent , 
des  rigueurs  de  la  pénitence,  et  sacrifient  la  cause 
de  Dieu  à  des  vues  politiques  et  mercenaires!  Mais 
d'ailleurs,  il  doit  être  aussi  permis  d'ajouter  :  Malheur 
à  ces  ministres  outrés  et  rigides  à  l'excès  ,  parce 
qu'ils  le  sont  par  naturel  et  par  inclination,  parce 
qu'ils  le  sont  par  entêtement  et  par  prévention, 
parce  qu  ils  le  sont  par  une  affectation  de  pharisien 
et  par  ostentation  ;  en  un  mo't,  parce  qu'ils  ne  le 
sont,  ni  par  raison  ,  ni  par  religion  !  Malheur  ,  dis^ 
je  à  eux  ,  quand  ils  désespèrent  les  pécheurs,  en  les 
accablant  de  fardeaux  insoutenables,  etqu'ils  oublient 
celte  règle  si  sage  que  leur  prescrit  le  concile,  de 
compatir  à  l'infirmité  de  l'homme  ,  et  d'y  conformer 
la  sévérité  de  leurs  arrêts  !  N'allons  pas  sur  cela  plus 
loin  :  car  en  toute  cette  instruction,  ce  n'est   poinî 

»7« 


260  SACREMENT 

tant  des  ministres  de  la  pénitence  qu'il  s'agit ,  que 
des  pénitens. 

Nécessité  par  rapport  au  pénitent.  L'obligation 
est  mutuelle  ,  et  la  même  loi  lie  également  l'un  et 
l'autre,  j  entends  le  prêtre  et  le  pénitent.  Ainsi , 
comme  le  prêtre  est  obligé  d'imposer  au  pénitent 
une  peine  ,  le  pénitent  de  sa  part  est  obligé  de  l'ac- 
cepter. Obligation  même  encore  plus  raisonnable 
et  plus  étroite  à  l'égard  du  pénitent ,  puisqu'il  est 
le  coupable,  et  qu'il  ne  peut ,  sans  une  injustice 
ouverte,  refuser  à  Dieu,  après  l'avoir  offensé,  la 
satisfaction  que  mérite  l'injure  qu'il  a  faite  à  ce 
souverain  maître. 

Mais  on  demande  en  quel  temps  cette  pénitence 
doit  être  accomplie,  si  c'est  avant  l'absolution,  ou 
si  l'absolution  peut  précéder  ?  Cette  question  est 
aisée  à  résoudre ,  puisque  c  est  une  erreur  con- 
damnée, de  dire  que  le  prêtre  ne  peut  ni  ne  doit 
point  absoudre  le  pénitent,  à  moins  que  celui-ci 
n'ait  pleinement  satisfait  à  toutes  les  œuvres  qui  lui 
ont  été  ordonnées.  Et  nous  voyons  en  effet  que 
l'usage  contraire  est  établi  et  pratiqué  communément 
dans  l'Eglise  :  le  confesseur  écoute  le  pénitent;  s'as- 
sure, autant  qu'il  est  possible,  de  ses  bonnes  dispo- 
sitions ,  surtout  de  sa  contrition  et  de  sa  résolution; 
ïui  donne  ensuite  les  avis  qu'il  juge  propres,  lui 
enjoint  la  satisfaction  qu'il  croit  convenir;  et  s'il  n'y 
a  rien  du  reste  qui  l'engage  à  différer,  l'absout  et 
le  réconcilie.  Telle  est,  dis-je,  la  pratique  ordi- 
naire ,  malgré  les  abus  que  voudroieut  introduire 


DE   PÉNITENCE.  261 

des  gens  qui  ont  pour  principe  de  changer  tout 
dans  1  Eglise,  et  de  tout  innover.  Ce  n'est  pas  qu'il 
n'y  ait  quelquefois  des  rencontres  et  des  circons- 
tances où  il  est  bon  et  sage  de  remettre  l'absolution 
après  l'accomplissement  de  certaines  œuvres,  par 
.exemple,  de  certaines  restitutions ,  de  certaines  répa- 
rations, de  certaines  réconciliations;  d'autres  exer- 
cices préliminaires  ,  si  j'ose  parler  de  la  sorte,  qui 
servent  à  mieux  disposer  le  pécheur  et  qui  sont  pour 
le  prêtre  de  plus  sûrs  garans  des  promesses  que  le 
pénitent  lui  a  faites,  ou  plutôt  qu'il  a  faites  à  Dieu  : 
mais  ce  sont  des  occasions  particulières,  lesquelles 
ne  doivent  point  prévaloir  à  la  maxime  générale, 
et  dont  l'Eglise  laisse  le  jugement  à  la  sagesse  et  à 
la  discrétion  du  confesseur. 

On  demande  encore  si  c'est  un  devoir  tellement 
indispensable  d'accepter  la  peine  que  le  ministre  de 
la  pénitence  a  imposée ,  qu'on  ne  puisse ,  pour 
quelque  raison  légitime,  la  refuser  et  s'en  exempter? 
Sur  quoi  il  est  à  observer,  que  souvent  le  confes- 
seur n'étant  pas  instruit  de  l'état  d'une  personne, 
de  ses  engagemens ,  de  ses  facultés  ,  de  sa  comple- 
xion  naturelle  ,  et  de  la  délicatesse  de  son  tempé- 
rament, il  peut  arriver  que,  par  ignorance,  ou 
quelquefois  même  par  indiscrétion  ,  il  lui  ordonne 
des  choses  moralement  impraticables.  Or  jamais 
Dieu  ne  nous  commande  l'impossible,  ni  jamais 
l'Eglise  n'exige  de  nous  ce  qui  est  au-dessus  de  nos 
forces.  D'où  il  résulte  que  le  pénitent  alors  est  en 
droit  de  représenter  et  de  s'excuser,  non  pas  pouf 
être  déchargé   de  toute  peine  ,  mais  pour,  obtenir 


262  SACREMENT 

•que  telle 'peine  qni  lui  est  enjointe  et  à  laquelle  il 
n'est  pas  en  pouvoir  de  satisfaire  ,  lui  soit  commuée 
selon  la  plus  juste  compensation,  dans  une  autre 
à  peu  près  égaie.  Il  n'y  a  rien  en  cela  que  d'équi- 
table ,  ni  rien  qui  ne  s'accorde  parfaitement  avec  la 
prudence  évangélique  et  l'esprit  de  la  pénitence 
chrétienne. 

Mais  quelle  est  la  grande  illusion  et  le  grand  abus? 
Illusion  presque  universelle,  et  répandue  parmi  une 
multitude  infinie  d'hommes  et  de  femmes  du  monde; 
illusion  qui    croît   tous  les  jours,  à   mesure  que  la 
piété  s'éteint  et  que  la  mollesse  du  siècle  étend  plus 
loin  l'empire  des  sens  ;  illusion  que  les  ministres  de 
Jésus-Christ  ont  tant  de  peine  à  combattre,  et  qu'ils 
ne  peuvent  détruire  à  moins  qu  ils  ne  s'arment  de 
toute  la  fermeté  du  zèle  apostolique;  illusion  ,  dis- 
je  ,  qui  consiste  en  de  prétendues  impossibilités  qu'on 
imagine,  et  dont  on  se  prévaut  contre  tout  ce  qui 
peut  captiver  l'esprit  ou  mortifier  la  chair  ,  c'est-à- 
dire,  contre  les  oeuvres  les  plus  satisfactoires  et  les 
plus  méritoires.   Il  est  bon  d'éclaircir  ce  point ,  et 
d'en  donner  une  pleine  intelligence. 

Le  ministre  de  la  pénitence  exerce  tout  à  la  fois 
deux  fonctions,  celle  de  juge  et  celle  de  médecin  des 
âmes.  Comme  juge,  il  doit  punir;  et  comme  médecin 
des  âmes,  il  doit  travailler  à  guérir.  De  là,  lespéni- 
lences  qu'il  impose  doivent  être  tout  ensemble,  et 
expiatoires,  et  médicinales.  Expiatoires  par  rapport 
au  passé,  pour  acquitter  le  pénitent  des  dettes  qu'il 
a  contractées  devant  Dieu;  médicinales  par  r.ipport 
à  l'avenir,  pour  déraciner  les  mauvaises  habitudes 


DE   PÉNITENCE.  263 

du  pénitent,  et  pour  le  précautionner  contre  les 
rechutes.  Voilà  les  deux  fias  .que  se  propose  un  con- 
fesseur habile  et  fidèle  ,  sans  les  perdre  jamais  de  vue 
dans  les  pratiques  et  les  satisfactions  qu'il  ordonne. 
Et  parce  que  les  contraires  se  guérissent  par  les  con- 
traires, et  qu'on  ne  peut  mieux  ni  expier  le  nasse  ,  ni 
se  mettre  en  garde  contre  l'avenir ,  que  par  des 
oeuvres  directement  opposées  aux  fautes  qu'on  a 
commises  ,  ou  qu'on  seroit  en  danger  de  commettre  , 
que  fait-il?  afin  de  rendre  les  pénitences  qu'il  enjoint 
plus  salutaires,  il  ordonne,  par  exemple,  pour  des 
péchés  d  avarice,  des  charités  et  des  aumônes;  pont 
des  péchés  de  resssen liment  é!  de  vengeance,  des 
témoignages  d'affection  el  de  bons  offices  envers  les 
personnes  offensées;  pour  des  péchés  de  scandafeet  'le 
libertinage,  des  actions  de  piété  et  l'assiduité  aux 
exercices  publics  de  la  religion;  pour  des  intempé- 
rances ou  des  impudioitos  ,  les  macérations  du  corps, 
les  abstinences  et  les  jeûnes;  pour  un  attachement 
désordonné  au  monde  et  à  ses  divertissemens  ,  des 
jours  de  retraite  et  des  temps  de  silence  et  de  prière  : 
ainsi  du  reste. 

Or  tout  cela  devient  impossible  ou  plutôt  le  pareil: 
pourquoi?  parce  que  loul  cela  gêne  ,  et  qu'on  est  en- 
nemi de  la  gêne  et  de  toute  contrainte;  parce  que  t  et 
cela  contredit  les  inclinations  el  les  passions,  et  qu'on 
ne  veut  l?s  contrarier  sur  rien  ni  leur  faire  aucune 
violence;  parce  que  tout  cela  aîïï'ge  les  sens  ,  et  q 
ne  prétend  rien  leur  retrancher  de  leurs  commodités 
etdeleursaièes.  Parlera  immon«ïain,a  une  mondaine, 
de  mcdeier  leur  jeu  ou  même  Se  se  l'interdire  : 


264  SACREMENT 

Jument,  de  se  retirer  des  spectacles  et  de  certaines 
assemblées  ;  parler  à  un  homme  intéressé  de  faire  des 
largesses  aux  pauvres,  à  un  vindicatif  de  pardonner  et 
de  prévenir  par  quelques  avances,  à  un  ambitieux  de 
s'exercer  en  des  actes  d'humilité  ,  à  un  sensuel  de  ré- 
primer ses  appétits,  à  un  paresseux  de  s'appliquer  au 
travail ,  à  un  libertin  tout  répandu  au  dehors  de  vivre 
avec  moins  de  dissipation,  de  s'acquitter  des  devoirs  du 
christianisme,  d'entendre  la  parole  de  Dieu,  de  lire 
de  bons  livres,  d'assister  au  service  divin,  leur  mar- 
quer là-dessus  des  règles  et  leur  imposer  des  lois, 
c'est  leur  tenir  un  langage  étranger;  c'est,  à  les  en 
croire,  leur  demander  plus  qu'ils  ne  peuvent;  c'est 
ne  les  pas  connoître  et  ne  savoir  pas  les  conduire. 
Si  le  confesseur,  exact  et  ferme,  insiste  néanmoins 
sur  cela  ,  et  ne  veut  rien  relâcher  de  la  sentence  qu'il 
a  portée  ,  on  s  élève  contre  lui ,  on  se  récrie  sur  son 
extrême  rigueur,  on  le  traite  d'homme  sauvage  ,  qui 
n'a  nul  usage  du  monde,  et  qui  n'en  sait  pas  distin- 
guer les  conditions.  Erreur  pitoyable  ,  uniquement 
fondée  sur  un  amour  déréglé  de  soi-même ,  et  sur 
les  faux  principes  d'une  aveugle  nature  qui  nous 
séduit. 

Tout  ce  que  vous  ordonne  ce  confesseur  est  plein 
d'une  raison  et  d'une  sagesse  toute  chrétienne.  Mais 
cela  m'est  bien  onéreux  :  aussi  est-ce  une  pénitence, 
et  il  n'y  a  point  de  pénitence  qui  n'ait  son  austérité 
et  sa  peine.  Mais  je  ne  suis  point  fait  à  toutes  ces 
pratiques  :  il  est  bon  de  vous  y  faire  ,  et  c'est  jus- 
tement afin  que  vous  appreniez  à  vous  y  faire  qu'on 
vous  les  enjoint.  Mais  j'accepterois  plus  volontiers 


DE   PÉNITENCE.  265 

toute  autre  chose  :  toute  autre  chose  vous  convien- 
dront moins  que  celle-ci,  parce  qu'il  est  juste  que 
vous  soyez  puni  par  où  vous  avez  péché  ,  et  que 
d'ailleurs  c'est  un  remède  plus  spécifique  et  plus 
certain  contre  le  penchant  habituel  qui  vous  porte- 
roit  encore  à  pécher.  Mais  il  faut  donc  changer  le 
plan  de  ma  vie  :  en  doutez-vous  ,  et  n'est-ce  pas  pour 
vous  réformer  et  pour  changer  de  conduite  ,  que 
vous  avez  dû  venir  au  saint  tribunal  ?  Mais  je  suis 
d'un  tempérament  foible  :  éprouvez-vous  ,  et  peut- 
être  vous  verrez  que  vous  n'êtes  pas  ,  à  beaucoup 
près,  si  foible  que  vous  le  pensez  ;  de  plus,  cette 
foiblesse  que  vous  faites  tant  valoir  ,  peut  bien  être 
une  raison  pour  vous  ménager  ,  sans  que  ce  soit  une 
dispense  absolue  de  tout  exercice  pénible  et  morti- 
fiant. Mais  enfin,  je  ne  pourrai  jamais  m'assujettir 
à  ce  qu'on  me  propose  :  vous  ne  le  pourrez  pas  , 
parce  que  vous  ne  le  voulez  pas  ;  or  vous  devez  le 
vouloir ,  puisque  Dieu  le  veut  ,  et  qu'il  ne  vous 
jugera  pas  selon  les  vains  prétextes  que  vous  allé- 
guerez ,  mais  selon  ses  ordres  et  ses  volontés. 

Chose  étrange  !  qu'ayant  un  aussi  grand  intérêt 
que  nous  l'avons  à  détourner  les  coups  de  la  justice 
de  Dieu,  et  pouvant  l'apaiser  à  si  peu  de  frais,  nous 
hésitions  encore  et  nous  nous  rendions  si  difficiles  à 
prendre  les  moyens  qu'on  nous  présente  !  Il  n'y  a 
point  de  péché  qui  ne  méritât  des  larmes  éternelles, 
si  la  divine  miséricorde  n'agissoit  en  notre  faveur  ; 
«t  il  n'y  a  point  de  satisfactions  qui  pussent  être 
suffisantes  ,  si  Dieu  usoit  à  notre  égard  de  tous  ses 
droits.  Avons-nous  après  cela  bonne  grâce  de  nous 


266  SACREMENT   DE    PÉNITENCE, 

plaindre  ?  et  que  veut-on  de  nous  qui  soit  équivalent 
à  ce  qu'on  en  pourroit  attendre  selon  les  lois  de  la 
plus  droite  justice  ?  Ne  comptons  point  avec  Dieu  , 
afin  que  Dieu  ne  compte  point  avec  nous  ;  car  dans 
ce  cornpie  ,  nous  nous  trouverions  bien  en  arrière. 
Si  t  homme  entreprend  de  disputer  contre  le  Sei- 
gneur ,  disoit  le  saint  homme  Job  ,  de  mille  sujets 
d' accusation  ,  il  ne  pourra  pas  satisfaire  sur  un 
seul  (  i  ).  Le  mal  est,  que  nous  ne  nous  attachons 
point  assez  à  comprendre  la  grièveté  du  péché*  et  les 
dommages  extrêmes  qu'il  nous  cause.  Quand  nous 
aurons  mûrement  considéré  ,  d'une  part  ,  la  gran- 
deur infinie  de  Dieu  ,  la  multitude  de  ses  bienfaits  , 
la  sévérité  de  ses  jugemens  ;  d'autre  part  ,  notre 
propre  bassesse  et  notre  néant  devant  cette  suprême 
majesté,  notre  ingratitude  envers  cette  bonté  sou- 
veraine ,  ce  que  nous  avons  à  espérer  de  son  amour, 
ce  que  nous  avons  à  craindre  de  sa  justice  ,  de  là 
nous  apprendrons  :  i.  quelles  actions  de  grâces  Lu 
sont  dues  de  nous  avoir  fourni  dans  l'institution  du 
sacrement  de  pénitence  ,  une  ressource  pour  nous 
relever  de  nos  chutes  ,  et  une  planche  pour  n  is 
tirer  du  naufrage  après  le  péché:  2.  de  quelle  con- 
séquence il  est  de  ne  laisser  point  le  péché  s'établir 
dans  nous,  et  y  prendre  racine;  mais  d'avoir  promp- 
tement  recours  à  la  pénitence  et  à  son  sacrement  , 
dès  que  nous  nous  sentons  atteints  de  quelque  bles- 
sure mortelle  dans  lame  ,  et  que  nous  sommes 
lombes  dans  la  disgrâce  de  Dieu;  3.  de  quel  avan- 
tage doit  être  pour  nous  la  fréquente  confession  , 

(1)  JoB.  t). 


MORTIFICATION  DES   SENS.  2G7 

puisqu'elle  sert  à  purifier  de  plus  en  plus  noire 
cœur  ,  à  nous  fortifier  contre  les  attaques  où  nous 
sommes  continuellement  exposés  ,  à  nous  maintenir 
dans  un  état  de  grâce  et  à  nous  y  faire  croître;  4.  avec 
quelle  soumission  nous  devons  écouter  le  confesseur 
qui  nous  parle  au  nom  de  Dieu  ,  soit  lorsqu  il  nous 
reprend  ,  soit  lorsqu'il  nous  exhorte  ;  ou  lorsqu'il 
nous  instruit  et  qu'il  nous  donne  des  conseils  pour 
le  règlement  de  notre  vie  ;  5.  avec  quelle  fidélité  et 
quelle  constance  nous  devons  entreprendre  tout  ce 
qu'il  nous  prescrit  de  plus  mortifiant  :  fortement 
persuadés  ,  selon  la  maxime  de  saint  Bernard  ,  que 
moins  il  nous  épargne  en  ce  monde  ,  plus  il  ménage 
nos  véritables  intérêts  pour  l'autre;  et  que  bien  loin 
que  sa  fermeté  soit  une  raison  de  nous  éloigner  de 
lui ,  ce  seroit  au  contraire  un  juste  sujet  de  nous  en 
détacher  et  de  le  quitter  ,  s'il  nous  traitoit  avec  plus 
d'indulgence  et  qu'il  nous  fît  marcher  par  un  chemin 
plus  commode  ;  6.  enfin  ,  combien  il  est  doux  ,  en 
se  retirant  des  pieds  du  ministre  de  Jésus  -  Christ , 
d'entendre,  comme  de  la  bouche  de  Jésus-  Christ 
même  ,  cette  consolante  parole  :  Vous  êtes  rentré 
en  grâce ,  allez  ,  et  ne  péchez  plus. 


Pénitence  extérieure  ,  ou  Mortification  des  sens. 

Notre  siècle  ,  tout  perverti  qu'il  est ,  ne  laisse 
pas  d'avoir  des  pénitens  et  des  pénitentes.  U  en  a 
jusque  dans  le  grand  monde  ,  jusque  s  à  la  cour. 
Mais  quelles  pénitentes  et  quels  pénitens  ?  des  pé- 


2C8  MORTIFICATION 

nitens  et  des  pénitentes  de  notre  siècle  ,  et  non  des 

premiers  siècles.  Expliquons-nous. 

Abstinences  rigoureuses,  jeûnes  fréquenset  même 
perpétuels,  longues  veilles  ;  travail  pénible  ,  solitude 
et  profond  silence  ;  le  pain  et  l'eau  pour  se  nourrir  , 
le  sac  et  le  cilice  pour  se  vêtir  ,  une  simple  natte  , 
ou  la  terre  nue,  pour  reposer  ;  rochers  ,  cavernes, 
grottes  obscures  et  ténébreuses  ,  pour  se  retirer  ; 
injures  de  toutes  les  saisons ,  chaleurs  de  l'été  ,  froids 
de  l'hiver,  infirmités  du  corps,  mort  à  soi-même 
et  à  tous  les  sens  ;  tout  cela  accompagné  de  ferventes 
prières  ,  et  tout  cela  soutenu  sans  interruption  ,  snns 
relâche ,  jusques  au  dernier  soupir  de  la  vie  :  telle 
étoit  la  pénitence  des  premiers  siècles.  Mais  ces 
siècles  sont  passés ,  et  la  pénitence  de  ces  heureux 
siècles  est  passée  avec  eux. 

Car  quelle  est  la  pénitence  du  siècle  présent ,  et 
pour  ne  me  point  engager  dans  une  discussion  trop 
générale  et  trop  vague,  j'ose  vous  demander  en  par- 
ticulier ,  quelle  est  la  pénitence  que  vous  faites , 
vous  à  qui  je  parle  ,  et  de  qui  il  s'agit  actuellement 
entre  vous  et  moi.  Après  avoir  été  du  monde,  et  y 
avoir  paru  sans  y  donner  l'édiflcation  que  le  monde 
devoit  attendre  de  vous ,  que  dis-je  î  après  y  avoir 
peut-être  donné  bien  des  scandales  dans  le  cours 
d'une  vie  libertine  et  déréglée  ,  vous  regardez  la 
retraite  où  vous  vivez  présentement ,  comme  un 
état  de  pénitence  :  mais  cette  pénitence  à  quoi  se 
réduit- elle  ?  Je  ne  prétends  rien  lui  ôter  de  son 
mérite  ,  et  je  vous  rends  volontiers  tonte  la  justice 
qui  vous  est  due.  Vous  n'êtes  plus ,  grâces  au  Sei- 


DES    SENS.  269 

gneur ,  ce  que  vous  avez  e'té ,  et  vous  tenez  main- 
tenant une  conduite  beaucoup  plus  régulière  et  plus 
chrétienne.  Il  en  faut  bénir  Dieu  ,  puisque  c'est  un 
don  de  sa  miséricorde.  Je  l'en  bénis  en  effet ,  et  je 
le  prie  d'achever  en  vous  son  ouvrage,  et  de  vous 
le  faire  consommer  par  une  sainte  persévérance. 

Mais  revenons,  s'il  vous  plaît ,  et  voyons  donc  où, 
se  termine  votre  pénitence.  Car  vous  comptez  bien 
que  votre  état  est  un  état  pénitent,  et  vous  espérez 
bien  que  Dieu  l'acceptera  comme  tel ,  et  qu'il  vous 
en  récompensera.  Or  ,  quel  est  -  il  ,  cet  état  ? 
trouvez  bon  que  j'entre  là-dessus  en  quelque  détail. 
Un  équipage  modeste ,  il  est  vrai ,  mais  propre  et 
surtout  fort  commode.  Même  modestie  ,  mais  aussi 
même  propreté  ,  et  surtout  même  commodité  dans 
le  logement ,  dans  l'habillement  ;  une  table  frugale  , 
mais  bien  servie ,  et  peut-être  plus  délicate  dans  sa 
frugalité ,  que  des  repas  beaucoup  plus  somptueux. 
Point  de  jeux,  point  de  spectacles,  point  d'assem- 
blées profanes;  mais  du  reste  ,  une  société  agréable, 
visites  ,  promenades  ,  campagnes  ,  récréations  où 
l'on  prend  goût ,  quoique  honnêtes  d'ailleurs  et  inno- 
centes ;  en  un  mot ,  vie  douce  et  paisible  ,  sans 
bruit ,  sans  embarras  d  affaires  ,  sans  inquiétude  , 
sans  soin. 

Je  sais  qu'avec  cela  vous  avez  vos  exercices  de 
piété  et  de  charité.  Vous  récitez  de  saints  offices  , 
vous  faites  de  bonnes  lectures  ,  vous  vous  adonnez 
même  à  l'oraison  ,  vous  approchez  des  sacremens  , 
vous  visitez  quelquefois  les  pauvres  et  les  soulagez. 
Tout  cela  est  louable ,  et  le  monde  en  doit  être  édU 


2,-jO  MORTIFICATION 

fît'.  Mais  après  tout ,  ces  mêmes  exercices  où  consiste 
tout  ie  fond  de  votre  vertu  ,  comment  les  pratiquez- 
vous  ,  et  à  quelles  conditions?  pourvu  qu'ils  ne  vous 
gênent  en  rien  ,  pourvu  qu'ils  vous  laissent  une  pleine 
liberté  de  les  quitter  et  de  les  reprendre  selon  qu  il 
vous  plaira;  pourvu  qu'ils  soient  de  votre  choix  ,  ou 
à  voire  gré,  et  qu'ils  s'accommodent  à  votre  incli- 
nation ;  pourvu  que  voire  repos  n'en  soit  aucunement 
troublé  ;  pourvu  qu'ils  s'accordent  avec  l'extrême 
attention  que  vous  avez  à  votre  santé  et  à  toute  votre 
personne.  Car  voilà  tous  les  adoucissemens  et  toutes 
les  facilités  que  vous  y  voulez  trouver.  Or  ,  est-ce 
là  ce  que  vous  appelez  pénitence  ?  Quoi  que  vous  en 
puissiez  dire  ,  pourrai-  je  ,  moi ,  sans  vous  blesser  , 
vous  déclarer  ingénument  ma  pensée  ?  voire  péni- 
tence ,  c'est  de  quoi  les  vrais  pénitens  ,  les  pénitens 
d'autrefois  ,   auroient  eu  horreur  comme  d'une  vie 
sensuelle  et  délicieuse  ;    c'est  ce  qu'ils  se  seraient 
reproché   comme  un  des  plus  grands  relàchemens. 
Si  vous  en   jugez   autrement   qu'ils  en   jugeoîen.t  , 
prenez  garde  d'en  juger  autrement  que  Dieu  en  juge 
lui-même. 

El  en  effet,  je  vous  renvoie  à  l'évangile  de  Jésus- 
Christ.  Quelles  idées  nous  donne- t-il  de  la  pénitence 
chrétienne  ,  et  sous  quelles  figures  nous  l'a-t-il  repré- 
sentée ?  comme  une  guerre  contre  la  nature  cor- 
rompue et  toutes  ses  sensualités  :  Je  ne  suis  point 
venu  sur  lu  terre  pour  y  apporter  la  paix ,  mais  la 
guerre  (  i  )  ;  comme  une  croix  dont  nous  devons 
nous  charger  ,   et  que  nous  devons  porter   tous  les 

M.dUi.  10. 


DES    SENS.  2.J  l 

jours  :  Quiconque  veut  être  mon  disciple  ,  qu'il  re- 
nonce à  soi  -  même  ,  qu  il  prenne  sa  croix:  et  qu  il 
me  suive  (i);  comme  une  violence  que  chacun  doit 
se  faire  :  Depuis  les  jours  de  Jean-Baptiste  ,  depuis» 
que  ce  sainl  précurseur  a  paru  dans  le  monde,  qu'il 
v  a  prêché  la  pénitence  et  la  rémission  des  péchés, 
pratiquant  lui  -  même  ce  qu'il  enseignoit  ,  vivant 
dans  le  désert ,  ne  se  nourrissant  que  de  sauterelles 
et  de  miel  sauvage,  ou  pour  mieux  dire,  ne  man- 
geant ni  ne  buvant,  depuis  ce  temps-là  ,  le  royaume 
du  ciel  se  prend  par  force  ,  et  on  ne  V emporte  que 
par  violence  (2);  comme  une  voie  étroite  où  il  faut 
marcher  au  milieu  des  ronces  et  des  épines  :  0  que 
le  chemin  qui  mène  à  la  vie  est  étroit  ,  et  qu'il  y 
en  a  peu  qui  y  entrent  (  3)  !  La  vérité  de  tous  ces 
textes  est  incontestable  :  ce  sont  des  points  de  foi. 

Je  vous  renvoie  au  grand  Apôtre,  et  aux  divines 
leçons  qu'il  nous  a  laissées  dans  ses  épiires.  Car 
s'expliquant  encore  plus  clairement  sur  le  sujet  dont 
il  s'agit  ici  entre  vous  et  moi  :  Tous  ceux  ,  dit-ii , 
qui  appartiennent  à  Jésus-Christ  ,  ont  crucifié  leur 
chair  avec  ses  vices  et  ses  convoitises  (4).  II  ne  dit 
pas  seulement  qu'ils  ont  crucifié  leur  cœur  ,  mais 
leur  chair ,  cette  chair  criminelle  qui ,  par  une  con- 
séquence bien  juste,  doit  avoir  pari  à  la  peine, 
après  avoir  eu  tant  de  part  au  péché.  De  là  ,  cette 
règle  que  le  même  apôtre  donuoil  aux  Romains  : 
Autant  que  vous  avez  fait  servir  vos  corps  à  Uni-  ■ 
quitè  ,  et  que  par  là  vous  êtes  devenus  pécheurs  , 
autant  faites  les  servir  à  la  justice  pour  devenir 

■    Mattb.  iG.  —  (-2)  Mal.lii.  11.  —  (3)  Matlh.  7.  —  (4)  (?al§t.  5. 


2.-2.  MORTIFICATION 

maints  par  la  pénitence  (i).  Cette  proportion  est 
remarquable  ,  et  peut  étonner  notre  délicatesse  : 
mais  saint  Paul  la  trouvoit  encore  trop  foible  ,  et 
c'est  pour  cela  qu'il  ajoutoit  :  Je  parle  en  homme , 
et  j'ai  égard  à  f  infirmité  de  cotre  chair  (2).  Aussi 
disoit  -  il  de  lui  -  même  et  des  autres  disciples  du 
Sauveur  :  Partout  et  en  tout  temps  nous  portons 
dans  nos  corps  la  mortification  de  Jésus  s  afin  que 
la  vie  de  Jésus  se  fasse  voir  dans  nos  corps  (3).  Je 
laisse  cent  autres  témoignages  :  ceci  suffit ,  et  il  n'est 
question  que  de  vous  l'appliquer  à  vous-même. 

Car  voilà  dans  la  morale  évangélique  des  maximes 
fondamentales.   Elles  regardent  généralement  tous 
les  états  du  christianisme  ,  et  nous  ne  voyons  point 
que  Jésus-Christ  ni  les  apôtres  les  aient  restreintes  à 
quelques  conditions  sans  y  comprendre  les  autres. 
Voilà  comment  on  est  chrétien  ,  ou  comment  on  doit 
l'être.  Les  justes  même  n'en  sont  pas  dispensés  :  que 
faut-il  conclure  des  pécheurs?  Or,  sans  vous  flatter 
ni  chercher  vous-même  à  vous  tromper,  faites,  je 
vous  prie ,  l'application  de  ces  principes  à  votre  vie, 
telle  que  je  l'ai  décrite  ,  et  telle  qu'elle  est.  De  bonne 
foi,  cette  vie  prétendue  pénitente  ,  est-ce  une  guerre 
où  vous  soyez  sans  cesse  à  combattre  vos  sens,  et  où 
vous  les  teniez  dans  une  sujétion  dure  et  pénible? 
Est-ce  une  croix  pesante  et  capable  de  vous  accabler , 
si  vous  ne  faisiez  chaque  jour,  et  à  chaque  pas ,  de 
violens  elForts  pour  en  soutenir  le  poids?  est-ce  un 
renoncement  à  vous-même  et  à  toutes  vos  aises  ?  Est- 
ce  un  chemin  rude,  étroit,   raboteux  ?  De  quelles 

(  1)  Rom.  6.  —  (2)  Rom.  6.  y.  19  ;  —  (">)  a.  Cor.  4- 

austérite'5 


DES    SENS.  273 

austérités  affligez- vous  votre  corps?  quels  soula- 
gemens  ,  et  même  quelles  douceurs  lui  refusez- vous? 
quelles  abstinences,  quels  jeûnes  pratiquez-vous?  en 
quelles  occasions  avez-vous  sacrifié ,  par  un  esprit 
de  pénitence,  votre  goût ,  votre  repos,  votre  santé  ? 
quand  avez-vous  éprouvé  la  rigueur  des  saisons  ,  les 
froids  de  l'hiver ,  les  ardeurs  de  l'été ,  et  peut-on  dire 
enfin  que  vous  êtes  revêtue  de  la  mortification  de 
Jésus-Christ?  Où  la  faites- vous  voir,  et  à  quels  traits 
la  reconnoîl-on  dans  toute  votre  personne  ? 

Je  vois  ce  que  vous  pourrez  me  répondre  :  que  la 
mortification  chrétienne  consiste  particulièrement 
dans  l'esprit,  c'est-à-dire,  qu'elle  consiste  à  rompre 
Sa  volonté ,  à  modérer  ses  vivacités ,  à  réprimer  ses 
désirs  trop  naturels ,  à  se  rendre  maître  de  son  cœur 
et  de  tous  ses  mouvemens.  J'en  conviens  avec  vou?  , 
et  je  veux  bien  même  encore  convenir  qu'à  l'égar  1 
de  celte  mortification  de  l'esprit ,  les  sujets  de  la  pra- 
tiquer ne  vous  manquent  pas  dans  la  retraite  où  vous 
vivez;  que  cette  séparation  et  cet  éloignement  d'un 
certain  monde ,  n'est  pas  peu  opposé  à  votre  tem- 
pérament et  à  vos  inclinations  ;  que  cette  exactitude  ù 
remplir  certains  devoirs,  et  à  vous  acquitter  de  vos 
exercices  de  piété  ,  vous  donne  lieu  en  bien  des  ren- 
contres de  surmonter  vos  répugnances  ,  vos  dégoûts , 
vos  ennuis;  qu'il  y  a  des  momens  où  la  tentation  est 
forte,  où  le  souvenir  des  plaisirs  passés  fait  de  vives 
impressions  dans  Famé,  où  la  solitude,  la  prière, 
la  lecture ,  toutes  les  observances  de  la  religion  de- 
viennent très-insipides  et  par  là  même  très-oné- 
reuses; enfin,  qu'on  ne  peut  alors  prendre  l'empire 
TOME  xiv.  t8 


2^4  MORTIFICATION 

sur  soi-même ,  et  se  vaincre  sans  beaucoup  de  vio- 
lence :  tout  cela  est  incontestable.  Mais  il  n'est  pas 
moins  vrai  que ,  selon  la  loi  de  Jésus-Christ ,  il  faut 
que  la  mortification  des  sens  accompagne  tout  cela, 
soutienne  tout  cela ,  soit  le  complément  de  tout  cela. 
Il  n'est  pas  moins  vrai  que  de  tous  les  points  de  la 
loi  de  Jésus-Christ,  il  n'y  en  a  pas  un  que  sains 
Paul ,  fidèle  interprète  des  sentimens  de  son  maître , 
nous  ait  plus  souvent  et  plus  expressément  recom- 
mandé que  la  mortification  des  sens.  A  qui  parloit-il? 
à  des  solitaires  ?  à  des  religieux?  Mais  du  temps  de 
saint  Paul,  il  n'y  avoit  ni  religieux,  ni  solitaires.  Il 
parloit  donc  à  des  hommes,  à  des  femmes,  à  de 
jeunes  personnes  du  monde ,  sans  distinction  de 
qualités  ni  de  rangs.  Si  dans  la  suite  il  y  a  eu  des 
solitaires  et  des  religieux,  c'est  que  les  plus  éclairés 
et  les  plus  zélés  d'entre  les  chrétiens  ,  comprenant 
d'une  part  l'obligation  où  ils  étoient ,  comme  chré- 
tiens, surtout  comme  pénitens ,  de  mener  une  vie 
austère  et  mortifiée ,  et  craignant  d'ailleurs  de  se  lais- 
ser surprendre ,  même  dans  leur  pénitence ,  aux 
illusions  et  à  la  mollesse  du  siècle,  ils  ont  pris  le 
parti,  pour  se  prémunir  contre  ce  danger,  de  re- 
noncer à  tous  leurs  biens  ,  d'embrasser  la  pauvreté, 
de  se  confiner  dans  les  déserts,  de  s'enfermer  dans 
les  cloîtres,  et  de  se  réduire  par  là  dans  un  dé- 
nuement entier  de  tout  ce  qui  peut  servir  à  flatter 
le  corps. 

De  là  l'établissement  de  tant  de  saints  ordres  où 
les  sens  sont  traités  avec  toutes  les  rigueurs  que  les 
forces  de  la  nature  peuvent  supporter  ;  où  l'on  est 


DES    SENS.  2;  5 

nourri  pauvrement  ,  vêtu  grossièrement ,  couché 
durement  ;  où  le  sommeil  est  court  et  interrompu , 
le  travail  constant  et  assidu,  le  joug  de  la  règle  pe- 
sant; où  ,  suivant  la  parole  de  l'Apôtre  ,  le  corps, 
par  de  fréquentes  macérations ,  est  immolé  comme 
une  hostie  vivante  et  une  victime  d  expiation.  Car 
tel  est ,  ajoute  le  maître  des  gentils  ,  tel  est  le  culte 
raisonnable  que  nous  devons  à  Dieu.  Après  quoi 
il  fait  beau  entendre  dire  aux  gens  du  monde,  que 
tant  de  mortifications  ne  sont  bonnes  que  pour  les 
monastères.  Langage  merveilleux  !  J'avoue  qu'il  peut 
y  avoir  en  particulier  des  exercices  de  pénitence  qui 
conviennent  moins  aux  uns  qu'aux  autres  ,  selon  la 
diversité  des  occupations  ,  des  situations  ,  des  en- 
gagemens  ,  des  tempéramens  :  mais  de  prétendre 
en  général,  comme  le  monde  le  prétend,  que  la 
mortification  de  la  chair  n'est  propre  qu'aux  per- 
sonnes consacrées  à  Dieu  dans  la  profession  reli- 
gieuse ,  c'est  une  erreur  des  plus  grossières  ,  et  une 
maxime  des  plus  scandaleuses  et  des  plus  perni- 
cieuses. J'aimerois  autant  qu'on  me  dît  qu'il  n'y  a 
que  les  religieux  qui  soient  coupables  devant  Dieu  , 
et  par  conséquent  qui  soient  redevables  à  la  justice 
de  Dieu  ;  qu'il  n'y  a  que  les  religieux  qui  soient 
exposés  aux  révoltes  des  sens ,  et  par  conséquent 
qui  soient  obligés  de  les  réprimer  et  de  les  dompter  : 
ou  autant  vaudroit-il  dire  qu'il  n'y  a  que  les  reli- 
gieux à  qui  le  royaume  de  Dieu  doive  être  chère- 
ment vendu  ,  tandis  que  les  autres  peuvent  l'acheter 
à  vil  prix  et  qu'ils  y  peuvent  atteindre  par  une  voie 
large  et  spacieuse  où  rien  ne  les  incommode.  Abus 

18. 


276  MORTIFICATION 

intolérable!  Il  n'y  a  pas  deux  évangiles;  c'est  le 
même  pour  le  séculier  et  le  religieux.  Ce  qu'il  est 
pour  l'un  ,  il  l'est  aussi  pour  l'autre  :  car  Jésus-Christ 
n'est  point  divisé.  Piaisonnez  tant  qu'il  vous  plaira 
et  comme  il  vous  plaira  :  malgré  tous  vos  raison- 
nemens  ,  malgré  même  la  régularité  apparente  de 
votre  vie  ,  assez  réformée  d'ailleurs  et  assez  exem- 
plaire ,  n'ayant  pas  toujours  vécu  dans  1  innocence , 
ainsi  que  vous  le  reconnoissez ,  et  que  vous  ne 
pouvez  vous  le  cacher  à  vous-même  ,  il  ne  vous 
reste  pour  aller  au  ciel  que  la  voie  de  la  pénitence  ; 
et  malheur  à  vous  si  vous  vous  persuadez  que  vous 
puissiez  traiter  délicatement  votre  corps,  et  être 
pénitente.  Je  ne  vois  guère  comment  alors  vous  se- 
riez à  couvert  de  ces  anathèmes  du  Fils  de  Dieu  : 
Malheur  à  vous  qui  ne  manquez  de  rien  ,  et  qui 
avez  en  ce  monde  votre  consolation  ;  malheur  à 
vous  ,  qui  êtes  rassasiés  et  bien  nourris;  malheur  à 
vous  qui  passez  vos  jours  agréablement  et  dans  la 
joie  (i). 

Au  reste ,  ne  pensez  pas  que  les  pratiques  et  les 
œuvres  de  pénitence  dont  je  vous  parle  ,  aient  été 
inconnues  aux  personnes  de  votre  naissance  et  de 
votre  rang;  ni  que  je  veuille  ,  par  un  esprit  de  sin- 
gularité ,  vous  faire  tenir  une  conduite  extraordi- 
naire dans  l'état  de  grandeur  et  de  distinction  ou 
vous  êtes.  Je  ne  suis  point  fait  à  exagérer,  surtout 
en  matière  de  morale  et  de  devoir.  lié  !  ne  sait-on 
pas  quelles  ont  été,  jusque  sur  le  trône  ,  les  austé- 
rités de  saint  Louis  ?  quelles  ont  été  celles  de  bien 

(0  Luc.  0. 


DES    SENS.  277 

d  autres  princes  et  princesses  ?  El  pourquoi  chercher 
si  loin  des  exemples  ,  lorsque  nous  en  avons  de  nos 
jours?  Car  sur  les  connoissances  que  je  puis  avoir, 
j'ose  vous  témoigner  avec  quelque  certitude,  que 
la  mortification  chrétienne  et  ses  exercices  ne  sont 
point  entièrement  bannis  du  monde  ni  de  la  cour. 
Les  apparences  sont  trompeuses  de  plus  d'une  ma- 
nière :  c'est-à-dire  ,  que  comme  sous  les  apparences 
d'une  vie  innocente  et  pure ,  on  cache  bien  souvent 
des  déréglemens  et  des  désordres  ;  de  même  aussi , 
sous  les  apparences  d'une  pompe  humaine  et  d'une 
vie  aisée  ,  on  cache  quelquefois  des  pratiques  bien 
rigoureuses  et  des  pénitences  qui  ne  sont  connues 
que  de  Dieu.  L'un  est  une  damnable  hypocrisie  , 
et  l'autre  une  salutaire  et  sainte  humilité. 

Mais  peut-être  encore  me  répondrez-vous  qu'on 
a  dans  le  monde  assez  de  mortifications  et  de  cha- 
grins ,  et  que  c'est  même  aux  grands  du  monde  et 
à  ceux  qui  vivent  avec  plus  d'éclat  dans  les  cours  des 
rois  ,  que  sont  réservées  les  grandes  peines;  qu'il  n  est 
donc  pas  besoin  d'en  chercher  d'autres  ,  et  que  celles 
qui  se  présentent  chaque  jour,  peuvent  suffire.  Si 
vous  le  jugez  ainsi ,  je  veux  bien  entrer  pour  quelque 
temps  dans  votre  pensée,  et  y  condescendre.  Oui ,  j'y 
consens  :  tenez-vous  en  aux  peines  de  votre  état ,  c'est- 
à-dire  ,  faites-vous  des  peines  de  votre  état ,  une 
vertu;  faites- vous- en  une  pénitence  :  regardez-les 
comme  un  châtiment  dû  à  vos  péchés ,  comme  un 
moyen  de  les  expier;  et  dans  cette  vue  acceptez-les 
avec  soumission,  et  sanctifiez-les  par  une  patience 
inaltérable.  Je  me  borne  là  pour  vous  présentement  : 


278  MORTIFICATION   DES   SENS. 

pourquoi?  parce  que  je  suis  certain  que  vous  ne  vous 
y  bornerez  pas  vous-même  ,  et  que  dès  qu'une  fois 
vous  en  serez  venue  là  ,  vous  voudrez  aller  plus  loin  ? 
Comment   cela  ?  comprenez   ce  mystère  :   il   est  à 
remarquer.  C'est  qu'alors  vous  serez  animée  de  l'es- 
prit de  pénitence,  et  que  le  même  esprit  de  péni- 
tence qui  vous  fera  porter  saintement  les  peines  de 
votre   état  3  vous  inspirera  d'y   en  ajouter   encore 
de  nouvelles  ;  car  il  en  est  de  cet  esprit  de  péni- 
tence ,  comme  de   l'amour  de  Dieu.   Quand   il  est 
véritable  et  bien  formé  dans  un  coeur  ,  il  est  infa- 
tigable. Mais  parce  qu'il  vous  manque  et  que  vous 
êtes  possédée  d'un  esprit  tout  contraire  ,  qui  est  votre 
amour-propre  ,  de  là  s'ensuivent  deux  grands  maux: 
l'un  ,  que   vous  ne  savez  pas  profiter  des  mortifi- 
cations de  votre  état  ,   comme  vous  le  pourriez  s 
tout  involontaires  qu'elles  sont,  et  que  vous  en  per- 
dez ,  par  vos  révoltes  et  vos  impatiences  ,  tout  le 
fruit  ;  l'autre  ,  que  ne  voulant  vous  imposer  vous- 
même,  au-delà  des  peines  de  votre  état,  nulle  mor- 
tification volontaire  ,  vous  vivez  sans  pénitence  ,  et 
vous  vous  privez  dans  l'affaire  de  votre   salut  du 
moyen  le  plus  nécessaire  et  le  plus  puissant. 

Chose  admirable  !  on  aime  la  sévérité  de  la  pénitence 
partout  et  en  tout ,  hors  en  soi-même.  On  l'aime  dans 
autrui,  on  l'aime  dans  les  livres  ,  on  l'aime  dans  les 
discours  publics  ,  on  l'aime  dans  les  entreliens  fami- 
liers ;  mais  de  l'aimer  dans  la  pratique  ,  je  dis  dans  une 
pratique  propre  et  personnelle ,  ce  n'est  guère  là  le 
goût  du  monde,  et  du  monde  même  en  apparence  le 
plus  réglé  et  le  plus  dévot.  On  l'aime  dans  autrui  :  on 


MORTIFICATION   DES   PASSIONS.  270, 

vante  les  austérités  de  celui-ci  et  de  celle-là  ,  et  l'on 
devient  d'autant  plus  éloquent  à  les  exalter  ,  que  ce 
sont  des  gens  avec  qui  l'on  est  plus  étroitement  uni  de 
sentimens  et  de  doctrine.  On  l'aime  dans  les  livres  : 
on  lit  avec  assiduité  et  avec  une  espèce  d'avidité 
certains  ouvrages  qui  en  traitent,  on  les  a  conti- 
nuellement dans  les  mains ,  on  les  dévore ,  et  l'on 
n'estime  que  ceux-là.  On  l'aime  dans  les  discours 
publics  :  un  prédicateur  qui  la  prêche  et  qui  la  porte 
au  plus  haut  point  de  perfection,  pour  ne  pas  dire 
à  des  extrémités  sans  mesure  et  sans  discrétion,  est 
regardé  comme  un  apôtre;  on  le  suit  avec  empres- 
sement, et  l'on  y  traîne  avec  soi  la  multitude.  On 
l'aime  dans  les  entretiens  familiers  :  on  en  parle  , 
on  en  fait  le  sujet  des  conversations  les  plus  vives 
et  les  plus  sérieuses  ;  on  débite  sur  cette  pénitence 
austère  les  plus  belles  maximes  ,  et  l'on  ne  peut 
assez  gémir  des  relâchemens  qui  s'y  sont  glissés. 
Reste  de  l'aimer  dans  la  pratique  et  par  rapport  à 
soi  :  mais  en  est-il  question?  c'est  alors  que  chacun 
se  relire  ,  et  se  met  en  garde.  On  ne  l'aime  plus,  et 
cependant  elle  ne  nous  peut  être  utile  et  méritoire 
que  dans  la  pratique. 

Pénitence  intérieure  ,ou  Mortification  des  passions. 

Outriî  la  pénitence  du  corps  et  la  mortification 
des  sens,  saint  Paul ,  et  après  lui  tous  les  maîtres  de 
îa  vie  spirituelle ,  nous  apprennent  qu'il  y  a  encore 
une  mortification  beaucoup  plus  excellente ,  qui  est 
la  mortification  intérieure  ,  ou  la   mortification  de 


280  MORTIFICATION 

nos  passions.  Cette  mortification  du  cœur  a  trois 
grands  avantages,  et  nous  procure  trois  grands 
Liens:  L'un  est  l'innocence  chrétienne;  l'autre  est 
la  sainteté  chrétienne;  et  le  troisième  la  paix  chré- 
tienne. Car  nos  passions  nous  corrompent,  du  moins 
elles  nous  arrêtent  et  nous  relâchent  dans  le  soin  de 
notre  perfection;  enfin  elles  nous  troublent.  Dès-là 
d  »nc  que  nous  travaillerons  sérieusement  à  les  mor- 
tifier ,  nous  prendrons  le  moyen  le  plus  infaillible  de 
nous  maintenir  dans  lïnnocence  de  lame  par  l'exemp- 
tion du  péché ,  de  nous  élever  à  une  haute  sainteté 
par  la  pratique  de  la  vertu,  et  de  nous  établir  dans 
la  paix  par  le  repos  dont  nous  jouirons.  Expliquons 
chaque  article ,  et  faisons-y  toute  la  réflexion  con- 
venable. 

I.  Mortification  des  passions  ,  moyen  de  se  main- 
tenir dans  l'innocence,  et  moyen  nécessaire.  Car  il 
n'est  pas  possible  de  conserver  l'innocence  dans  un 
cœur,  tandis  que  les  passions  y  régnent.  Comme  la 
source  en  est  empoisonnée  ,  et  qu'elles  ont  pour 
principe  cette  malheureuse  concupiscence  qui  nous 
porte  vers  les  objets  sensibles  ,  et  qui  n'a  point 
d'autre  fin  que  de  se  contenter  à  quelque  prix  que 
ce  puisse  être  ;  pour  peu  que  nous  les  écoutions  et 
que  nous  en  suivions  les  mouvemens ,  elles  nous 
font  en  mille  rencontres  violer  la  loi  de  Dieu,  et 
nous  précipitent  en  toutes  sortes  de  péchés.  C'est 
ce  que  nous  éprouvons  tous  les  jours;  et  si,  dans 
<  es  derniers  siècles,  l'iniquité,  selon  l'expression  de 
1  Ecriture  ,  est  devenue  plus  abondante  que  jamais, 
ce  débordement  de  mœurs  que  nous  voyons  dans 


DES   PASSIONS.  281 

tons  les  étals ,  ne  vient  que  des  passions  qui  se  sont 
acquis  un  nouvel  empire  ,  et  ont  pris  sur  les  hommes 
un  ascendant  plus  absolu.  Car  à  mesure  qu'elles 
croissent  et  qu'elles  s'enflamment ,  elles  vont ,  ou 
elles  nous  font  aller  aux  plus  grands  excès.  Tant  de 
riches  intéressés  ne  commettroientpas  des  injustices 
si  criantes ,  sans  l'insatiable  avarice  qui  les  dévore  ; 
tant  de  mondains  ambitieux  ne  formeroient  pas  de  si 
détestables  entreprises,  sans  l'envie  démesurée  de 
s'élever  qui  les  possède  ;  tant  de  voluptueux  et  de 
libertins  ne  se  plongeroient  pas  en  de  si  honteuses 
débauches,  sans  l'amour  du  plaisir  qui  les  enchante; 
ainsi  des  autres.  La  passion  est  la  racine  de  tout  cela  ; 
et  plus  elle  s'est  fortifiée ,  plus  elle  a  de  pouvoir  pour 
résister  aux  remords  de  la  conscience  et  pour  les  sur- 
monter. 

11  est  vrai  néanmoins  que  nos  passions  n'atta- 
quent pas  toujours  si  ouvertement  notre  innocence  : 
mais  c'est  en  cela  même  qu'elles  sont  encore  plus 
dangereuses;  et  on  peut  bien  leur  appliquer  ce  que 
saint  Léon  pape  disoil  de  l'esprit  tentateur  et  de 
ses  artifices  pour  nous  surprendre  :  Qu'un  ennemi 
caché  est  d'autant  plus  à  craindre ,  qu'il  porte  plus 
secrètement  ses  coups  ,  et  qu'on  est  moins  en  garde 
contre  lui.  En  mille  sujets,  c'est  la  passion  qui 
nons  inspire  ,  lorsque  nous  pensons  être  conduits 
par  le  motif  le  plus  pur  et  le  plus  saint.  Elle  entre 
dans  toutes  nos  délibérations;  elle  a  la  meilleure 
part  dans  toutes  nos  résolutions  ;  comme  l'ange  de 
Satan ,  elle  se  transforme  en  ange  de  lumière ,  et  â 
moins  que   le   crime  ne   soit  évident,  il  n'y  a  rien 


282  MORTIFICATION 

qu'elle  ne  nous  justifie,  dès  qu'elle  s'y  trouve  inté- 
ressée. D'où  il  arrive  qu'on  tombe  dans  une  infinité 
de  péchés ,  sans  presque  les  apercevoir  ,  et  qu'on 
demeure  sans  inquiétude  dans  des  dispositions  et  des 
engagemens  d'affaires  qui  devroient  nous  faire 
trembler. 

De  là  donc  il  faut  conclure  que  le  préservatif  le 
plus  salutaire  ,  et  même  le  plus  nécessaire  pour 
mettre  à  couvert  l'innocence  de  notre  cœur  ,  est  de 
le  circoncire  spirituellement ,  c'est-à-dire  ,  d'ob- 
server avec  soin  les  passions  dont  il  est  plus  suscep- 
tible ,  et  de  nous  appliquer  sans  relâche  à  les  dé- 
truire. Prenons  ce  glaive  évangélique  dont  parloit 
Jésus-Christ ,  et  qu'il  est  venu  nous  apporter.  Avec 
ce  glaive  tranchant  et  consacré  par  la  grâce  du  Sei- 
gneur ,  attaquons  ces  passions  si  vives  et  si  impé- 
tueuses qui  nous  entraînent ,  ces  passions  si  subtiles 
et  si  artificieuses  qui  nous  séduisent ,  ces  passions 
si  terrestres  et  si  matérielles  qui  nous  tiennent  dans 
l'esclavage  des  sens  ;  faisons ,  autant  qu'il  nous  est 
possible  ,  la  même  dissection  de  notre  ame  ,  que 
Dieu  en  fera  dans  son  jugement  dernier,  selon  le 
témoignage  de  l'Apôtre  ;  pénétrons  jusque  dans  les 
jointures  ,  jusque  dans  les  replis  les  plus  secrets  où 
nos  passions  se  cachent,  et  sans  les  ménager,  sans 
leur  accorder  aucune  trêve  ,  quelque  part  que  nous 
les  trouvions  ,  donnons-leur  le  coup  de  la  mort. 
Dès  que  nous  aurons  purgé  notre  coeur  de  ce  mau- 
vais levain ,  il  nous  sera  facile ,  avec  le  secours  du 
ciel ,  d'en  fermer  l'entrée  au  péché  et  de  nous  ga- 
rantir de  sa  contagion. 


DES   PASSIONS.  283 

En  effet,  supposons  un  homme  bien  maître  de 
ses  passions,  ou  pour  mieux  dire,  en  qui  les  pas- 
sions soient  bien  éteintes  ;  sans  être  impeccable  ,  ce 
sera  un  homme  irrépréhensible.  Comme  il  ne  sera 
ni  aveuglé  ni  animé  par  la  passion  ,  il  suivra  en 
toutes  choses  la  droite  raison  et  la  religion;  et  puis- 
que nous  ne  péchons  qu'en  nous  écartant  de  ces 
deux  principes ,  il  est  aisé  de  voir  en  quelle  pureté 
de  cœur  il  vivra,  et  combien  de  chutes  il  évitera. 
Il  sera  fidèle  à  Dieu ,  charitable  envers  le  prochain  , 
juste  et  réglé  dans  toutes  ses  actions  ;  il  jugera 
bien  de  tout ,  il  en  parlera  bien  ;  il  n'y  aura  ni  espé- 
rance qui  l'attire,  ni  crainte  qui  le  retienne  aux  dé- 
pens de  son  devoir;  point  de  colère  qui  remporte  , 
point  de  ressentiment  qui  l'envenime  ,  point  de 
plaisir  qui  le  tente,  point  de  grandeur  qui  l'éblouisse, 
point  de  prétentions  ,  d'intrigues ,  de  retours  vers 
soi-même  ni  vers  ses  propres  avantages  :  et  de  là 
quelle  candeur  dame!  Bienheureux  ceux  qui  ont 
ainsi  le  cœur  net  de  toute  tache  et  de  tout  désir  mal 
ordonné  :  car  ils  seront  en  état  de  voir  Dieu ,  et  de 
goûter  ses  plus  intimes  communications. 

Mais  au  contraire,  qu'une  passion  demeure  en- 
racinée dans  le  fond  de  l'ame  ,  et  qu'elle  y  ait  tou- 
jours le  même  empire ,  en  vain  vous  pratiquerez 
d'ailleurs  les  plus  saintes  œuvres ,  en  vain  même 
vous  aurez  à  certains  jours  les  meilleurs  senti  mens  , 
et  vous  paroîtrez  être  dans  les  meilleures  disposi- 
tions ;  tandis  que  ce  serpent  vous  infectera  de  son 
venin  ,  tandis  qu'il  vous  fera  entendre  sa  voix 
comme  à  la  première  femme,  et  que  vous  lui  prê- 


284  MORTIFICATION 

terez  l'oreille,  il  n'y   aura  point   d'abîme  où  vous 
ne  vous  précipitiez  en  peu  de  temps,  ni  d'écueil  où 
vous  n'alliez  malheureusement  échouer.  Et  voilà  ce 
qui  trompe,  au  tribunal  de  la   pénitence,  tant  de 
pécheurs  qui  donnent  quelquefois  toutes  les  marques 
de  la  plus  sincère  conversion  ,  et  qu'on  voit  néan- 
moins presque  aussitôt  rentrer  dans  leurs  premières 
voies,  et  retourner  à  leurs  mêmes  habitudes.  Est-ce 
qu'ils  ne  sont  pas  touchés  de  la  grâce  ,  et  qu'ils  ne 
veulent  pas  de  bonne  foi   changer  de  conduite  et 
réformer  leur  vie  ?  Il  faut  convenir  qu'il  y  en  a  plu- 
sieurs dont  les  résolutions  sur  cela  sont  actuellement 
telles  qu'ils  le  témoignent.  D'où   vient   donc  qu'ils 
retombent  si  vîte?  c'est  que  pour  rendre  dans  la  suite 
leurs  résolutions  efficaces,  il   fulloit  deux  sortes  de 
retranchemens  :  l'un  extérieur,  et  l'autre  intérieur. 
Le  premier  étoit  d'arrêter   les  effets  de  la  passion, 
et  d'en   retrancher    les  actes   criminels  ,  et  c'est  ce 
qu'ils  se  sont  proposé.  Mais  afin  d'y  réussir,  il  étoit 
nécessaire   de   faire   en   même    temps  ,  pour  ainsi 
parler,   une    autre   circoncision   plus    importante, 
c'est-à-dire ,   de    retrancher  la    passion   elle-même 
comme  le  principe  du  mal,  et  de  la  bannir  du  cœur. 
Or  voilà  à  quoi  ils  n'ont  pas  pensé  ,  et  sur  quoi  ils 
se  sont  flattés  et  ménagés  ,  dans  la  fausse  persuasion 
où  ils  étoient,  que  sans  se  défaire  de  cette  passion 
qui  leur  plaît,  ils  sauroient  la  modérer  et  la  retenir. 
Erreur  qu'ils  ont  bientôt  eu  lieu  de  reconnoitre  par 
les  promptes  et  déplorables  rechutes  qui  les  ont  re- 
plongés dans  les  mêmes  précipices  ,  et  rengagés  dan» 
les  mêmes  désordres. 


DES   PASSIONS.  285 

De  tout  ceci ,  apprenons  de  quelle  conséquence  il 
est  pour  nous ,  selon  l'avertissement  du  Prophète , 
de  nous  faire  un  cœur  nouveau,  si  nous  vouloni 
nous  rétablir  et  nous  maintenir  devant  Dieu  dans  la 
sainte  innocence  que  nous  avons  tant  de  fois  perdue. 
Plût  au  ciel  que  dès  l'âge  le  plus  tendre,  et  dès  les 
premières  années  de  la  vie,  on  travaillât  à  se  purifier 
de  la  sorte  ,  et  à  se  dégager  de  tout  ce  qui  pourroit 
nous  corrompre.  Plus  nous  diiïérons,  plus  nos  pas- 
sions croissent  el  prennent  l'ascendant  sur  nous.  On 
eût  pu  assez  aisément  dans  la  jeunesse  couper  cours 
à  celte  passion  dont  on  n'est  presque  plus  le  maître 
depuis  qu'elle  s'est  invétérée  et  comme  changée  dans 
une  seconde  nature.  Cela  ne  regarde  pas  seulement 
les  jeunes  personnes;  mais  il  n'est  pas  moins  vrai 
des  autres,  que  dès  qu'ils  découvrent  dans  eux  quel- 
que vice  naturel,  quelque  inclination  et  quelque 
penchant  vers  un  péché,  ils  ne  doivent  pas  larder 
d'un  moment  à  prendre  les  armes,  et  à  chasser  ce 
démon  qui  s'est  emparé  de  leur  cœur.  Et  qu'on  ne 
prétende  point  se  rassurer  sur  ce  que  la  passion  ne 
paroît  pas  encore  bien  forle.  Prévenons  le  mal  de 
bonne  heure,  prévenons-le  jusque  dans  les  plus  pe- 
tites choses.  C'est  par  une  telle  précaution  qu  on  évite 
les  plus  grandes  maladies  du  corps,  et  c'est  par 
là  même  qu'on  se  garantit  d'une  ruine  totale  de 
1  a  me. 

Maximes  dont  on  n'a  pas  de  peine  à  convenir  en 
général;  car  elles  sont  sensibles,  et  confirmées  par 
l'expérience  la  plus  commune:  mais  d'en  venir  à 
L effet ,  c'est    ce  qui   étonne  ;  et  les  difficultés  ou'un 


286  MORTIFICATION 

y  trouve,  font  souvent  une  si  vive  impression, 
qu'on  désespère  de  les  vaincre,  et  qu'on  n'ose  pas 
même  l'entreprendre.  Aussi  est-il  constant,  pour 
ne  rien  dissimuler ,  que  d'arracher  du  cœur  une 
passion  ,  c'est  de  toutes  les  entreprises  la  plus 
grande  ,  et  celle  où  l'homme  éprouve  plus  de  com- 
bats et  plus  de  contradictions.  C'est  s'arracher  en 
quelque  manière  à  soi-même  ,  c'est  mourir  à  soi- 
même,  et  y  mourir  autant  de  fois  qu'il  y  a  d'efforts  à 
faire  et  d'obstacles  à  surmonter.  Or,  le  moyen,  dit- 
on  ,  d'être  ainsi  continuellement  aux  prises  avec 
soi-même  ,  et  seroit-ce  vivre  que  d'en  être  réduit  là  ? 
non ,  ce  ne  seroit  pas  vivre  selon  la  chair ,  mais  ce 
seroit  vivre  selon  l'esprit  de  Dieu.  En  quoi  nous  de- 
vons remarquer  un  nouvel  avantage  de  cette  morti- 
fication des  passions  :  car  elle  ne  nous  sert  pas  seu- 
lement à  conserver  l'innocence  du  coeur,  mais  à 
nous  élever  ,  et  à  nous  foire  parvenir  au  plus  haut 
point  de  la  sainteté  chrétienne. 

II.  Mortification  des  passions,  moyen  de  s'élever 
à  une  haute  sainteté  par  la  pratique  des  plus  excel- 
lentes vertus.  Pour  bien  entendre  cette  seconde  vé- 
rité ,  il  n'y  a  qu'à  développer  et  à  comprendre  le  vrai 
sens  de  ces  adorables  et  divines  leçons  que  nous  fait 
le  Sauveur  du  monde  dans  son  évangile  ,  et  que 
nous  font  les  apôtres  dans  leurs  épîtres;  savoir,  qu'il 
faut  se  dépouiller  de  soi-même;  qu'il  faut  haïr  son 
ame  et  la  perdre  en  cette  vie  ,  afin  de  la  sauver  dans 
l'autre  ;  qu'il  faut  rompre  les  liaisons  les  plus  étroites  , 
et  se  séparer  même  de  son  père,  de  sa  mère;  que 
pour  être  à  Dieu ,  il  faut  crucifier  la  chair,  et  toutes 


DES   PASSIONS.  287 

les  concupiscences  de  la  chair  ;  que  le  royaume  du 
ciel  ne  s'emporte  que  par  violence ,  et  qu'il  faut  s'ef- 
forcer et  prendre  infiniment  sur  soi  pour  y  arriver. 
Voilà,  sans  contredit ,  ce  qu'il  y  a  de  plus  sublime 
dans  la  pratique  de  la  sainteté.  Or  qui  ne  voit  pas 
que  tout  cela  est  contenu  dans  la  mortification  des 
passions  ?  Car  qu'y  a-t-il  dans  nous  de  plus  naturel 
et  de  plus  intime  que  nos  passions?  et  n'est-ce  pas 
en  les  détruisant ,  que  nous  nous  dépouillons  de 
nous-mêmes  ?  Qu'est-ce  que  haïr  notre  ame  et  la 
perdre,  selon  la  pensée  du  Fils  de  Dieu?  n'est-ce 
pas  refuser  à  notre  cœur  tout  ce  qu'il  désire  et  qu'il 
recherche  par  le  mouvement  des  passions  ,  et  lui  in- 
terdire tout  ce  qui  flatte  ses  inclinations  sensuelles  et 
qui  contribue  à  les  entretenir  ?  Avons-nous  des  liai- 
sons plus  étroites  que  celles  qui  sont  formées  par 
nos  passions?  avons-nous  de  plus  vives  et  de  plus 
ardentes  convoitises,  que  celles  qui  sont  excitées  par 
nos  passions?  est-il  rien  où  nous  sentions  plus  de 
résistance ,  et  où  nous  ayons  plus  de  violence  à  nous 
faire  ,  que  lorsqu'il  s'agit  de  dompter  nos  passions  et 
de  les  amortir  ?  D'où  il  s'ensuit ,  que  tout  ce  qu'il  y 
a  de  plus  parfait  dans  la  loi  que  nous  professons ,  se 
rapporte  à  la  mortification  du  cœur  et  des  passions, 
et  que  c'est  par  laque  nous  vivons  en  chrétiens,  et 
en  parfaits  chrétiens. 

Aussi  le  premier  soin,  et  même,  à  proprement 
parler  ,  l'unique  soin  de  tous  les  saints,  a  été  de  ré- 
gler leur  cœur  et  de  mortifier  toutes  leurs  passions. 
Ce  n'est  pas  qu'ils  aient  négligé  le  reste  ,  l'assiduité 
à  la  prière ,  les  macérations  du  corps.  Au  contraire, 


288  MORTIFICATION 

nous  savons  combien  ces  exercices  leur  ëtoient  fa- 
miliers et  ordinaires,  jusqu'à  passer  les  nuits  en- 
tières dans  la  contemplation  des  choses  divines,  jus- 
qu'à s'exténuer  et  se  ruiner  le  corps  par  leurs  fré- 
quentes et  sanglantes  austérités.  Mais  ces  prières, 
ces  mortifications  de  la  chair  ,  ils  ne  les  envisageoient 
que  comme  des  moyens  pour  atteindre  à  la  fin  qu'ils 
se  proposoient,  et  qui  étoit  de  purifier  leur  cœur 
de  tout  ce  qu'il  y  avoit  encore  de  terrestre  et  d'hu- 
main. 

C'est  donc  par  là  qu'ils  estimoient  toutes  les  pra- 
tiques extérieures  ou  de  piété  ou  de  pénitence;  et 
sans  cela,  on  peut  dire  qu'elles  perdent  extrême- 
ment de  leur  prix.  C'est  là  ce  qui  distingue  la  vraie 
et  solide  dévotion,  d'une  dévotion  superficielle  U 
apparente.  Malgré  la  perversité  du  siècle,  on  trouve 
encore  assez  de  personnes  qui  veulent ,  ce  me  semble  , 
pratiquer  la  vertu  :  mais  quelle  est  communément 
l'illusion  où  donnent  ces  âmes  prétendues  vertueuses  ? 
c'est  qu'elles  bornent  tous  leurs  soins  à  régler  et  à 
sanctifier  le  dehors  ;  à  quitter  certains  ornemens  mon- 
dains ,  à  s'interdire  certaines  compagnies  et  certains 
divertissemens;  à  visiter  les  prisons,  les  hôpitaux  ; 
à  fréquenter  les  autels,  et  à  se  rendre  assidus  au.v 
prédications,  aux  cérémonies  de  religion;  à  faire 
de  bonnes  lectures,  à  méditer  et  à  prier.  Tout  cela 
sans  doute  a  son  mérite  ,  mais  souvent  un  mérite 
bien  au-dessous  de  l'idée  qu'elles  s'en  font.  Car  ce 
n'est  point  là  précisément  ni  particulièrement  ce  que 
Dieu  demande  d'elles.  Il  veut,  avant  toutes  choses  , 
qu'elles  s'adonuent  à  la  réformalion  de  leur  cœur  , 

pat  ce 


DES   PASSIONS.  283 

parce  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux  en  nous ,  c'est  le 
cœur  ;  parce  que  ce  qui  nous  coûte  le  plus,  c'est  3a  cir- 
concision du  cœur;  parce  qu'avec  le  secours  d'en  haut , 
c'est  du  cœur  que  dépend  toute  notre  sanctification. 
Or  voilà  ce  que  tant  d'ames  pieuses,  ou  qui  pas- 
sent pour  pieuses,  et  ne  le  sont  que  de  nom  ,  ne 
comprennent  point  assez.  Sous  cette  belle  montre  de 
piété  qui  frappe  la  vue,  elles  ont  leurs  passions  , 
qu'elles  tiennent  cachées  et  qu'elles  nourrissent  au 
fond  de  leur  cœur.  Quoique  ce  ne  soit  pas  de  ces 
passions  grossières  qui  portent  au  crime  et  au  liber- 
tinage ,  ce  sont  néanmoins  des  passions  qui ,  pour  être 
plus  spirituelles  ,  n'en  sont  pas  moins  vives  dans  les 
rencontres,  et  dont  les  eifets  ne  se  font  que  trop 
apercevoir.  Un  directeur  et  sage  et  habile ,  qui  vou- 
droit  entreprendre  la  guérison  d'un  mal  d'autant 
plus  dangereux  qu'il  est  interne  et  qu'il  attaque  de 
plus  près  le  cœur,  a  le  déplaisir  de  trouver  ces 
âmes,  d'ailleurs  si  dociles,  tellement  aveuglées  là- 
dessus  et  si .  délicates  ,  qu'elles  n'écoutent  rien  de 
tout  ce  qu'il  leur  dit.  Qu'il  leur  parle  d'oraisons ,  de 
communions  ,  et  même  de  quelques  œuvres  de  pé- 
nitence, elles  ne  se  lasseront  point  de  l'entendre  : 
mais  qu'il  vienne  à  leur  proposer  des  moyens  pour 
humilier  leur  esprit  hautain ,  pour  adoucir  leur  hu- 
meur aigre,  pour  modérer  leurs  saillies  trop  promptes , 
pour  combattre  leurs  antipathies,  leurs  animosités , 
leurs  envies  secrètes ,  c'est  là  quelles  cessent  de  lui 
donner  la  même  attention.  D'où  il  arrive  que  ces 
passions  fomentées  et  entretenues  dans  le  cœur ,  les 
font  tomber  en  mille  foiblesses  qui  scandalisent  le 
tome  xiv.  19 


290  MORTIFICATION 

prochain  ,  et  en  des  failles  presque  journalières  avec 
lesquelles  elles  se  promettent  en  vain  d'accorder  une 
piété  véritable  et  parfaite. 

Ainsi ,  l'un  des  plus  puîssans  motifs  pour  nous 
engager  à  la  mortification  de  notre  cœur  ,  est  de  la 
considérer  comme  un  moyen  de  perfection  ,  et  comme 
le  moyen  le  plus  efficace.  Je  dis  le  plus  efficace ,  et  c'est 
l'avis  important  que  nous  donne  saint  Jérôme  :  Vous 
ferez  ,  dit  ce  saint  docteur  ,  autant  de  progrès  dans  les 
voies  de  Dieu,  que  vous  remporterez  de  victoires  sur 
vous-même.  Car  chacune  de  ces  victoires  demandera 
de  vous  bien  des  combats  ,  et  chacun  de  ces  combats , 
bien  des  sacrifices  plus  agréables  à  Dieu  que  tous  les 
sacrifices  de  l'ancienne  loi.  Pourquoi  plus  agréable 
à  Dieu  ?  saint  Bernard  en  apporte  la  raison  ,  et  elle, 
est  incontestable  :  c'est  que  dans  les  sacrifices  de  la 
loi  judaïque,  on  n'immoloit  qu'une  chair  étrangère, 
que  la  chair  des  animaux  ;  au  lieu  qu'ici  l'homme 
s'immole  lui-même  en  immolant  son  propre  coeur 
et  sa  propre  volonté.  Pour  peu  que  nous  «oyons 
touchés  du  désir  de  notre  avancement  selon  l'esprit 
et  selon  Dieu  ,  nous  ne  devons  rien  estimer  davan- 
tage que  ce  qui  peut  tant  y  contribuer ,  ni  rien  em- 
brasser avec  plus  d'ardeur. 

Dans  celte  guerre  sainte  que  nous  aurons  à  sou- 
tenir, nous  avons  besoin  d'aide  et  d'appui;  mais  en 
est-il  un  plus  présent  et  plus  assuré  ,  que  la  grâce  du 
Seigneur  et  sa  divine  assistance?  c'est  lui-même  qui 
nous  appelle  ,  lui  qui  nous  invite  et  qui  nous  met 
les  armes  à  la  main  :  est-ce  pour  nous  manquer  dans 
l'occasion,   et  pour   ne  pas  seconder  nos  efforts? 


DES    PASSIONS.  291 

C'est  sa  eause  que  nous  avons  à  défendre,  ce  sont 
ses  ennemis  que  nous  avons  à  combattre  :  car  nos 
passions  sont  dans  nous  les  ennemis  de  Dieu  les  plus 
déclarés,  les  plus  animés,  les  plus  obstinés.  Elles 
ne  cherchent  qu'à  nous  détacher  de  lui ,  et  à  nous 
soulever  contre  lui  •,  et  parce  qu'elles  ne  sont  pas  tou- 
jours assez  fortes  pour  nous  porter  à  une  révolte  et 
à  une  séparation  entière,  du  moins  s'opposent-elles 
aux  mouvemens  de  notre  ferveur,  et  à  toutes  les 
vues  de  perfection  qu'il  lui  plaît  de  nous  inspirer. 
Or  ,  encore  une  fois,  quand  il  nous  verra  agir  contre; 
ses  ennemis  et  pour  ses  intérêts,  nous  abandonnera- 
t-il  ?  Allons  donc  à  lui  avec  confiance,  et  comptons 
sur  sa  protection.  Laissons  murmurer  la  nature  ;  lais- 
sons-la s'etï'rayer,  se  récrier,  former  mille  obstacles. 
Revêtus  de  la  vertu  céleste ,  nous  deviendrons  in- 
sensibles à  ses  cris,  inaccessibles  à  ses  traits,  invin- 
cibles à  toutes  ses  attaques.  Que  dis-je  ?  plus  même 
ses  cris  se  feront  entendre  à  nous  ,  plus  ses  traits  se 
feront  sentir  ,  plus  ses  attaques  seront  violentes;  et 
plus,  en  y  résistant  et  les  surmontant,  nous  nous  en- 
richirons de  mérites,  nous  monterons  de  degrés  , 
nous  nous  perfectionnerons  et  nous  nous  sanctifie- 
rons. Car  le  mérite  devant  Dieu  le  plus  relevé  et  la 
sainteté  la  plus  éminente  ,  c'est  de  savoir  se  renoncer 
et  se  vaincre.  Heureux  triomphe  d'où  suit  un  troi- 
sième avantage  de  la  mortification  des  passions,  qui 
est  le  repos  de  l'ame  et  la  paix  ! 

III.  Mortification  des  passions,  moyen  de  nous 
établir  dans  la  paix  et  de  jouir  d  un  parfait  repos. 
C'est  un   trésor,  mais  un  trésor  semblable  à  celui 


2C)  2  M  O  h  T I F I C  AT  î  O  N 

de  l'évangile  ,  c'est-à-dire ,  un  trésor  qu'on  ne  peut 
payer  trop  cher,  et  qui  mérite  d'être  acheté  au  prix 
de  toutes  choses ,  que  de  trouver  la  paix  dans  soi- 
même,  d'être  bien  avec  soi-même,  de  se  posséder 
soi-même,  non-seulement,  comme  disoit  Jésus- 
Christ  ,  par  la  pratique  d'une  humble  patience  et 
d'une  pleine  résignation  aux  ordres  de  Dieu,  mais 
par  la  tranquillité  et  le  calme  de  tous  les  mouve- 
mens  de  son  cœur  (i).  Etre  dans  cette  situation  qu'il 
est  plus  aisé  d'imaginer  et  d'exprimer ,  que  de  sentir 
et  d'éprouver,  c'est  un  avant-goût  de  la  béatitude 
du  ciel  :  c'est  ce  que  nous  concevons  dans  le  séjour 
des  bienheureux  de  plus  digne  de  nos  souhaits  après 
la  vue  de  Dieu,  et  ce  qui  doit  être  un  jour  pour  nous 
le  comble  même  de  la  gloire.  Cette  paix  éternelle 
dont  jouissent  les  saints  ;  cette  paix  qui  né  sera  ja- 
mais troublée  ni  interrompue  ;  cette  paix  qui ,  ré- 
conciliant l'homme  avec  lui-même,  fera  cesser  dans 
lui  toutes  les  révoltes  intérieures;  cette  paix  qui  nous 
rétablira  dans  l'état  d  innocence  où  Dieu  nous  avoit 
créés  :  voilà  ce  que  Dieu  promet  à  ses  élus,  voilà  à 
quoi  nous  aspirons.  Mais  il  ne  suffit  pas ,  dit  saint 
Augustin  ,  d'y  aspirer  et  d'y  prétendre  :  voilà  à  quoi 
nous  devons  nous  disposer,  et  de  quoi  il  faut,  dès 
cette  vie,  que  nous  commencions  à  faire  l'essai,  nous 
efforçant  au  moins  d'en  approcher ,  et  nous  élevant 
au-dessus  de  cette  basse  région  où  se  forment  les 
orages  et  les  tempêtes  ;  au-dessus  de  ce  petit  inonde 
qui  est  en  nous,  et  qui  n'est  pas  moins  tumultueux 
ni  moins  difficile  à  pacifier  ,  que  le  grand  monde  qui 

(i)  In  patientiû  yestrâ possidebiùs  animas  vestras»  Lac  21< 


DES   PASSIONS.  293 

est  autour  de  nous.  Or,  il  est  certain  que  jamais 
nous  n'y  pourrons  établir  une  paix  solide  sans  la 
mortification  du  cœur  et  de  ses  passions. 

Car  pour  en  être  sensiblement  persuadé ,  il  n'y  a 
qu'à  voir  quels  sont  les  principes  ordinaires  de  toutes 
les  inquiétudes  et  de  tous  les  troubles  de  notre  arae. 
Ne  sont-ce  pas  nos  désirs  et  nos  passions  ?  nos  désirs 
trop  vifs,  trop  empressés,  et  nos  passions  trop  im- 
pétueuses et  trop  ardentes  ;  nos  désirs  qui  se  multi- 
plient sans  cesse ,  qui  se  combattent  les  uns  les  autres, 
qui  se  proposent  des  objets  tout  contraires  ,  qui  sou- 
vent se  portent  à  des  choses  incapable  de  nous 
contenter,  à  des  choses  dont  la  possession  nous 
devient  plus  onéreuse  qu'avantageuse;  et  nos  pas- 
sions qui  sont  vaines ,  qui  sont  injustes  ,  qui  sont 
extrêmes  ,  qui  sont  sans  bornes  ?  n'est-ce  pas  là  ,  dis- 
je  ,  ce  qui  nous  empêche  de  pouvoir  être  en  paix 
avec  nous-mêmes,  et  ce  qui  excite  au  milieu  de  nous 
cette  guerre  intestine  que  saint  Paul  ressentoit  comme 
nous,  et  dont  il  se  plaignoit  si  amèrement?  Il  faut 
donc  posséder  notre  ame  dans  la  paix ,  la  dégager  de 
ces  désirs  inquiets  et  de  ces  passions  déréglées.  Il 
faut  éteindre  le  feu  de  cette  cupidité  qui  nous  brûle , 
il  faut  réprimer  cette  ambition  qui  nous  agite,  il  faut 
rompre  ces  attaches  qui  nous  captivent ,  qui  nous 
tourmentent ,  qui  nous  déchirent  le  coeur,  et  nous 
causent  mille  douleurs. 

Or  il  n'y  a  que  la  mortification  de  l'esprit  qui 
puisse  nous  rendre  ce  bon  office.  Désirer  peu  de 
choses,  et  celles  que  l'on  désire,  les  désirer  peu  1 
Voilà  les  salutaires  effets  de  cette  mortification  chré- 


294  MORTIFICATION1 

tienne;  voilà  ce  que  les  païens  eux-mêmes  onî  eri~ 

geigne  ,  ont  exahé  ,  ont  envié  et  ambitionné,  mais 

ce  qu'ils  n'ont  jamais  bien  pratiqué.  C'est  l'avantage 

des  vrais  chrétiens ,  et.  le  fruit  propre  de  la  sagesse 

évangélique. 

Oui  y  si    nous  voulons  vivre   contens ,  désirons 
peu  de  choses  :  non-seulement ,  dit  saint  Chrysos- 
tôme,   parce   qu'il  y  a   peu    de   choses  qui   soient 
désirables,  mais  parce  qu'il  est  impossible  d'en  dé- 
sirer beaucoup  sans  perdre  le  repos,  qui  vaut  mieux 
que  tout  ce  que  l'on  désire.  Et  les  choses  que  nous 
désirons,  désirons-les  peu;  non-seulement,  ajoute 
ce  Père  ,  parce  qu'elles  ne  méritent  pas  d'être  autre- 
ment  désirées,  mais  parce  que  les  désirant  beau- 
coup, elles  deviennent   immanquablement  le  sujet 
de  mille  peines.  Désirer  peu  de  choses  hors  de  Dieu, 
c'est  ce  que  saint  Augustin  appelle  la  mort  des  dé- 
sirs; et  cette  mort  des  désirs,  n'est-ce  pas  la  mor- 
tification dont  nous  parlons?  Et  ce  qu'on  désire  ,  le 
désirer  peu  ,  c'est  en  quoi  consiste  cette  sainte  indif- 
férence qui   tient   l'ame  dans  une  assiette  toujours 
égale,  et  qui  la  met  au-dessus  de  toutes  les  contra- 
riétés et  de  tous  les  accidens.  Ce  n'est  pas  une  in- 
différence de  naturel,  ni  une  indifférence  de  philo- 
sophe ;  mais    une   sainte   indifférence ,  c  est-à-dire  , 
une  indifférence  fondée  sur  les  principes  de  la  reli- 
gion ,  qui  nous  fait   mépriser  tous  les  objets  créés, 
et  qui  tourne  vers  des  biens  réels  toutes  nos  affec- 
tions. Soyons  en  ce  sens  et  selon  l'esprit  du  chris- 
tianisme ,  indifférens  à  tout  sur  la  terre  ,  ou  du  moins 
ne  nous   entêtons  de  rien.   Outre   que  l'entêtement 


DES   PASSIONS.  295 

t st  partout  vicieux ,  il  ne  laisse  jamais  le  cœur  dans 
une  disposition  paisible,  parce  qu'il  est  toujours 
impatient  et  violent. 

Ceci  convient  à  toutes  les  passions  et  à  tous  les 
désirs  qu'elles  nous  inspirent  :  mais  la  voie  la  plus 
sûre  et  la  plus  courte  pour  pacifier  notre  cœur  , 
c'est  d'attaquer  d'abord  la  passion  qui  domine  le  plus 
en  nous,  et  de  mortifier  les  désirs  où  nous  remar- 
quons plus  de  vivacité  et  plus  de  sensibilité.  Car 
c'est  là  comme  le  premier  mobile  de  lame  ;  c'est 
la  source  de  tous  les  chagrins  qui  l'affligent.  Souvent 
une  seule  passion  est  plus  difficile  à  soumettre,  et 
fait  plus  de  ravage  dans  un  cœur,  que  toutes  les 
autres  ensemble.  Souvent  il  est  aisé  de  retrancher 
toutes  les  autres  et  de  se  mortifier  sur  toutes  les 
antres;  mais  du  moment  qu'il  s'agit  de  la  passion 
dominante,  et  qu'on  vent  la  contredire,  ce  n'est 
plus  à  beaucoup  près  la  même  facilité ,  et  l'on  n'en 
éprouve  que  trop  les  retours  fâcheux  et  les  soulè- 
vemens.  Cependant  il  n'y  point  de  paix  à  espérer 
tant  que  cette  passion  ne  sera  pas  détruite.  Fussiez- 
vous  dans  tout  le  reste  l'homme  le  plus  modéré,  le 
plus  raisonnable ,  le  plus  sage ,  c'est  assez  de  cette 
passion  pour  vous  agiter  et  pour  faire  votre  sup- 
plice; elle  vous  remplira  l'esprit  de  mille  idées,  de 
mille  vues  ,  de  mille  réflexions  désagréables;  elle 
excitera  dans  votre  cœur  mille  regrets  ,  mille  jalou- 
sies, mille  dépits,  mille  ressentimens  pleins  d'ai- 
greur et  d'amertume  ;  elle  vous  mettra  dans  la  tête 
mille  desseins  ,  mille  projets,  mille  entreprises  aussi 
embarrassantes  que  vaines  et  chimériques;  elle  vous 


£96  MORTIFICATION 

engagera  dans  des  partis ,  dans  des  intrigues  ou 
peut-être  vous  aurez  autant  de  déboires,  de  dé- 
goûts ,  d'ennuis  ,  de  traverses  à  essuyer  que  de  pas 
à  faire  ;  elle  remuera  même  en  sa  faveur  toutes  les 
autres  passions,  qui  d'ailleurs  demeuroient  dans  le 
silence,  et  vous  laissoient  dans  le  calme;  elle  les 
allumera  y  et  comme  il  ne  faut  quelquefois  qu'un 
séditieux  pour  soulever  tout  un  pays,  il  ne  faudra 
que  celte  passion  pour  causer  dans  votre  ame  un 
bouleversement  général.  Souvent  encore  ce  sera 
dans  les  moindres  occasions  et  sur  les  plus  petits 
sujets.  Une  étincelle  produit  le  plus  vaste  incendie, 
et  une  bagatelle  qu'on  n'observeroitpasen  toute  autre 
rencontre  ,  et  qui  ne  feroit  nulle  sensation  ,  est  ca- 
pable ,  dès  qu'elle  intéresse  la  passion  dominante, 
de  porter  aux  plus  grandes  extrémités. 

On  le  voit  tous  les  jours,  et  on  le  connoît  par 
soi-même.  O  que  vous  vous  seriez  épargné  de  mou- 
vemens  et  d'agitations,  soit  dans  vous-même,  soit 
hors  de  vous-même,  si  de  bonne  heure  vous  aviez 
écrasé  ce  ver  qui  vous  pique  et  qui  vous  ronge  ! 
De  quelle  paix  vous  jouiriez  et  de  quelle  heureuse 
liberté  !  Tel  étoit  dès  ce  monde  le  bonheur  des 
saints  :  ils  étoient  contens  de  tout ,  et  à  n'avoir 
même  égard  qu'à  la  vie  présente,  on  peut  dire  dans 
1111  vrai  sens  ,  que  jusques  au  milieu  de  leurs  plus 
austères  pénitences,  ils  menoient  la  vie  la  plus  douce, 
parce  qu'ils  ne  craignoient  rien  de  tout  ce  que  nous 
craignons  sur  la  terre,  qu'ils  ne  désiroient  rien  ,  et 
que,  par  l'extinction  de  toutes  les  passions  humaines, 
ils  avoient  trouvé  le  secret  de  s'élever  au-dessus  de 


DES    PASSIONS.  297 

tous  les  événemens,  et  de  passer  leurs  jours  dans 
une  indépendance  et  une  tranquillité  que  rien  n'étoit 
capable  d'altérer. 

C'est  ce  qui  a  fait  dire  à  saint  Basile  qu'il  y  a 
beaucoup  moins  de  peine  à  mortifier  ses  passions  , 
qu'à  ne  les  mortifier  pas.  Cette  proposition  a  de  quoi 
nous  surprendre ,  et  peut  nous  paroître  un  para- 
doxe ;  mais  c'est  une  vérité  très -constante.  Car 
autant  qu'on  fait  de  violence  à  ses  passions  et  qu'on 
les  mortifie ,  autant  on  se  dispose  à  goûter  la  paix  ; 
au  lieu  qu'on  la  perd  en  ne  les  mortifiant  pas,  et  en 
suivant  leurs  aveugles  convoitises.  La  santé  du  corps 
consiste  dans  le  tempérament  des  humeurs.  Qu'une 
humeur  vienne  à  prédominer ,  et  que  ce  tempéra- 
ment se  dérange,  de  là  les  infirmités  et  les  dou- 
leurs les  plus  cuisantes.  Il  en  est  de  même  par  rap- 
port à  la  paix  de  l'esprit  :  elle  consiste  dans  la  mo- 
dération de  nos  désirs  et  de  nos  passions ,  qui  en 
sont  comme  les  humeurs.  Tant  que  ces  désirs  ne 
seront  pas  mesurés ,  que  ces  passions  ne  seront  pas 
réglées  ,  l'esprit  sera  toujours  ou  abattu  par  la  tris- 
tesse, ou  transporté  par  la  colère,  ou  envenimé  par 
la  haine  ,  ou  resserré  par  la  crainte.  Il  y  aura  tou- 
jours quelque  chose  qui  le  blessera  :  car  il  aura  beau 
vouloir  se  contenter  et  en  chercher  les  moyens  ,  ses 
désirs  étant  sans  mesure,  ils  ne  seront  jamais  satis- 
faits ,  et  ses  passions  étant  sans  règle  ,  elles  deman- 
deront toujours  davantage. 

Or  pour  en  revenir  à  la  pensée  de  saint  Basile , 
dès-là  qu'on  se  procure  la  paix  en  détruisant  ses 
passions ,  et  qu'on  ne  peut  l'avoir  en  les  flattant  et 


2Q 8  MORTIFICATION   DES    PASSIONS. 

les  nourrissant,  il  y  a  par  conséquent  moins  à  souf- 
frir dans  la  praiique  de  la  mortification  chrétienne, 
qui  nous  les  fait  combattre  et  qui  les  tient  soumises, 
que  dans  les  vains  ménagemens  de  l'amour-propre , 
qui  prend  leur  défense  et  se  met  de  leur  parti  pour 
les  seconder.  Car  ce  qui  doit  faire  la  félicité  d'un 
état  en  celte  vie  comme  en  l'autre,  c'est  la  paix 
qu'on  y  possède.  Soyons  abandonnés  du  monde  et 
dépourvus  de  tous  les  biens  du  monde,  mais  ayons 
la  paix  au-dedans  de  nous ,  avec  cela  nous  sommes 
heureux.  Vivons  au  contraire  dans  l'opulence,  dans 
la  splendeur,  parmi  toutes  les  aises  et  toutes  les 
douceurs  du  monde,  mais  n'ayons  pas  la  paix  ,  tout 
dès-lors  nous  est  insipide ,  richesses ,  grandeurs  , 
fortune  ,  et  nous  devenons  malheureux.  Pouvons- 
nous  donc  en  trop  faire  pour  l'avoir ,  et  y  a-t-il 
rien  que  nous  ne  devions  pour  cela  sacrifier?  C'est 
le  fruit  de  la  mortification  intérieure  ,  et  c'est  le 
partage  des  âmes  qui,  se  détachant  d'elles-mêmes, 
s'attachent  à  vous,  Seigneur,  et  ne  veulent  se  re- 
poser qu'en  vous.  Vous  êtes  le  Dieu  de  la  paix  ,  et 
vous  savez  bien  dédommager  un  cœur  des  vains 
plaisirs  dont  il  se  prive  en  renonçant  à  ses  passions 
et  à  leurs  objets  corrupteurs.  Vous  nous  l'avez  ap- 
portée celte  paix,  et  vous  nous  l'avez  fait  annoncer 
par  vos  anges.  Vous  nous  avez  en  même  temps  ap- 
porté l'épée  et  la  guerre  :  mais  c'est  justement  par 
cette  épêe  ,  par  cette  guerre  spirituelle  et  domestique 
contre  nos  vices  et  nos  inclinations  perverses,  que 
nous  devons  obtenir  la  sainte  paix  dont  vous  êtes 
l'auteur.  Soutenez-nous  dans  la  résolution  ^ù  nous 


PENSÉES  DIVERSES  SUR  LA  PÉNITENCE.         29$ 

sommes  de  la  mériter  à  quelque  prix  que  ce  puisse 
être  ,  et  de  nous  y  affermir  de  telle  sorte  par  votre 
grâce,  que  rien  ne  nous  l'enlève  jamais,  ni  dans  le 
temps,  ni  dans  l'éternité. 


Pensées  diverses    sur  la  Pénitence   et  le  Retour 
à  Dieu. 

Le  mondain  dit  :  Il  faut  que  Dieu  soit  un  maître 
Lien  exact  et  bien  rigoureux,  puisqu'il  ne  pardonne 
rien  sans  pénitence  :  et  moi  je  dis  :  Il  faut  que  Dieu 
soit  un  maître  bien  indulgent  et  bien  miséricordieux, 
puisqu'on  obtient  de  lui  le  pardon  de  tout  par  la 
pénitence. 

Pourquoi  railler  de  la  conversion  de  cet  homme? 
ce  qu'il  fait,  c'est  ce  qu'il  faudra  que  vous  fassiez 
vous-même  un  jour;  et  c'est  même,  si  vous  n'avez 
pas  renoncé  entièrement  à  votre  salut,  ce  que  vous 
vous  proposez  de  faire.  Car  voulez-vous  vivre  jus- 
qu'au dernier  moment  dans  votre  péché  ?  y  voulez- 
vous  mourir  ?  j'ose  dire  qu'il  n'y  a  point  de  pécheur 
si  abandonné,  qui  porte  jusque-là  le  désespoir. 

Il  y  a  certains  sentimens  du  cœur  dont  on  ne  se 
fait  pas  beaucoup  de  peine,  et  où  l'on  s'entretient 
même  avec  plaisir,  parce  que  d'un  côté  ils  flattent 
la  passion ,  et  que  de  l'autre  on  ne  les  pénètre  point 
assez  pour  se  les  bien  développer  à  soi-même.  Si , 
dans  une  réflexion  sérieuse  ,  on  s'attachoit  à  les  ap- 
profondir ,  on  en  découvriroit    tout  d'un  coup  le 


3oO  PENSÉES   DIVERSES 

désordre  et  l'énorme  absurdité.  Tel  est  ïe  sentiment 
d'un  homme  qui  vit  impénitent  dans  l'espérance  de 
mourir  pénitent  :  je  veux  dire ,  qui  mène  une  vie 
criminelle ,  et  qui  s'y  autorise  par  la  pensée  qu'un 
jour  il  fera  pénitence  ,  et  qu'il  ne  mourra  point 
avant  que  de  s'être  remis  en  grâce  auprès  de  Dieu. 
Je  prétends  que  c'est  là  ,  de  toutes  les  contradic- 
tions ,  la  plus  insensée  et  la  plus  monstrueuse.  Pour 
mieux  comprendre  l'extrême  folie  et  1  affreux  dérè- 
glement de  raison  où  tombe  ce  pécheur ,  il  n'y  a 
qu'à  considérer  la  nature  de  la  pénitence.  Car  qu'est- 
ce  que  la  pénitence  ?  c'est  un  repentir  ,  mais  un  vrai 
repentir  ;  c'est  une  douleur ,  mais  une  vraie  dou- 
leur des  offenses  commises  contre  Dieu.  Il  faut  que 
cette  douleur  mette  le  pénitent  dans  une  telle  dispo- 
sition ,  qu'au  prix  de  toutes  choses  il  vOudroit 
n'avoir  jamais  déplu  à  Dieu ,  ni  jamais  offensé 
Dieu. 

Or  cela  posé ,  voyons  donc  à  quoi  se  réduit  le 
raisonnement  d'un  pécheur  qui  se  dit  à  lui-même  : 
Je  n'ai  qu'à  vivre  de  la  manière  que  j'ai  vécu  jus- 
qu'à présent,  je  n'ai  qu'à  demeurer  dans  mes  habi- 
tudes ,  j'en  ferai  quelque  jour  pénitence.  C'est  comme 
s'il  disoit  :  Je  n'ai  qu'à  vivre  de  la  manière  dont  j'ai 
vécu  jusqu'à  présent,  et  pourquoi?  parce  que  je 
compte  de  me  repentir  quelque  jour,  et  de  me 
repentir  véritablement  d'avoir  ainsi  vécu.  C'est 
comme  s'il  disoit  :  Je  n'ai  qu'à  demeurer  dans  mes 
habitudes,  et  pourquoi?  parce  que  je  compte  d'être 
touché  quelque  jour  d'une  véritable  douleur  de  m'y 
être  engagé ,  ou  de  ne  les  avoir  pas  quittées  de 


SUR   LA   PÉNITENCE.  3oî 

bonne  heure.  C'est  comme  s'il  disoit  :  Piien  ne  me 
presse  de  retourner  à  Dieu  :  et  pourquoi  ?  parce  que 
je  compte  de  ressentir  quelque  jour  une  telle  peine 
de  m'étre  séparé  de  lui,  et  de  n'être  pas  retourné  â 
lui  dès  à  présent ,  que  dans  la  force  de  mon  regret , 
je  serois  prêt  de  sacrifier  tout  pour  n'avoir  jamais 
eu  le  malheur  de  le  perdre  et   d'être   un  moment 
hors  de   sa  grâce.  Est-ce  là  raisonner,  ou  n'est-ce 
pas  se  jouer  de  Dieu  et  de  soi-même  ?  Sans  la  pas- 
sion qui  l'aveugle,  et  sans  la  forte  impression   que 
fait  sur  lui  l'objet  présent  qui  l'entraîne,  le  pécheur 
raisonnerait  tout  autrement,  et  du  même  principe 
il  tirerait  des  conséquences  toutes  contraires.  Car  la 
maxime  générale  et  universellement  suivie  de  tout 
homme  sage ,  c'est  de  ne  rien  faire  dont  on  prévoie 
devoir  un  jour  se  repentir.  De  sorte  qu'un  des  mo- 
tifs les  plus  puissans  que  nous  apportions  à  un  ami 
pour  le  détourner  d'une  chose  qu'il  entreprend ,  et 
sur  quoi  il  nous  consulte  ,  est  de  lui  dire  ;  Vous  en 
serez  fâché  dans  la  suiie ,  vous  en  aurez  du  cha- 
grin ,  vous  vous  en  repentirez.  S'il  voit  en  effet  qu'il 
y  ait  là-dessus  un  juste  sujet  de  craindre ,  et  s'il  se 
laisse  persuader  que  ce  qu'on  lui  prédit  arrivera  , 
bien  loin  de  poursuivre  l'entreprise ,  il  n'hésite  pas 
à  l'abandonner.  Ainsi  l'Apôtre  écrivant  aux  Romains, 
leur  disoit  en  ce  même  sens  :  Quel  avantage ,  mes 
frères  ,  avez-vous  trouvé  dans  des  choses  dont  vous 
rougissez  maintenant   (i);  et  si  vous  avez  connu 
que  vous  en  deviez  rougir ,  falloit-il  vous  y  porter, 
et  vous  y  obstiner? 

(1)  Rom.  6. 


302  PENSÉES    DIVERSES 

Un  faux  pénitent  cherche  à  se  ménager  lui- 
même  dans  sa  pénitence  ;  mais  en  se  ménageant 
pour  l'heure  présente,  c'est  justement  par  là  qu'il 
s'expose  à  de  cruelles  peines  dans  la  suite,  et  à  de 
fâcheux  retours.  Car  pour  peu  qu'il  soit  instruit 
des  devoirs  de  la  pénitence  ,  et  qu'il  ait  de  religion, 
il  est  difficile  qu  il  ne  lui  vienne  pas  dans  la  suite 
bien  des  remords  et  des  reproches  intérieurs  dont 
sa  conscience  est  étrangement  et  continuellement 
troublée. 

Cependant ,  me  direz  -  vous  ,  combien  dans  le 
monde  voyons -nous  de  gens  tranquilles  sur  leurs 
pénitences  passées,  quelque  lâches  et  quelque  im- 
parfaites qu'elles  aient  été?  J avoue  qu'on  ne  voit 
que  trop  de  ces  demi-pénitens  ,  sans  trouble  et  sans 
scrupule  :  mais  ce  que  je  regarde  comme  le  souve- 
rain malheur  pour  eux  ,  c'est  cette  paix  même  où 
ils  vivent.  La  paix  dans  le  péché  est  un  grand  mal  ; 
mais  un  mal  encore  infiniment  plus  à  craindre  ,  c'est 
la  paix  dans  la  fausse  pénitence.  Car  du  moins  la 
paix  dans  le  péché  ne  nous  ôte  pas  la  connoissance 
du  péché.  Un  pécheur,  tout  endurci  qu'il  est,  ne 
peut  ignorer  après  tout  qu'il  a  perdu  la  grâce  de 
Dieu  ,  qu'il  est  hors  des  voies  de  Dieu  et  dans  la 
haine  de  Dieu  ;  qu'à  chaque  moment  qu'il  passe  dans 
cet  état  ,  il  peut  mourir  et  être  i éprouvé  de  Dieu. 
Or  ,  celte  seule  connoissance  est  toujours  une  res- 
source pour  lui  ,  quoique  éloignée  ,  et  peut  servir  à 
le  réveiller  de  son  assoupissement  :  au  lieu  que  la 
paix  dans  la  fausse  pénitence  ,  par  la  plus  dange- 
reuse de  toutes  les  illusions  ,  nous  cache  le  péché. 


SUR   LA   PÉNITENCE.  3o3 

xious  persuade  que  le  péché  est  détruit ,  lorsqu'il  vk 
en  nous  plus  que  jamais,  lorsqu'il  y  agit  et  qu  il  y 
domine  avec  plus  d'empire  ,  lorsqu'il  nous  entraîne, 
sans  que  nous  l'apercevions  ,  dans  l'affreux  abîme 
d'une  éternelle  damnation.  Car,  quelle  espérance  y 
a-t-il  alors  de  ramener  une  ame  égarée  ?  Si  c'est  la 
vue  de  ses  offenses  et  le  souvenir  des  désordres  de 
sa  vie  qui  se  retrace  quelquefois  dans  l'esprit  de  ce 
prétendu  pénitent ,  il  se  dira  à  lui-même  :  J'ai  pé- 
ché ,  j'en  conviens  et  je  m'en  confonds  devant  Dieu; 
mais  enfin  la  pénitence  efface  tout  ;  j'ai  demandé 
pardon  à  Dieu  ,  je  me  suis  confessé  ,  on  m'a  ordonné 
des  prières  ,  des  aumônes,  et  je  m'en  suis  acquitté  : 
que  faut-il  davantage  ?  Si  Ton  vient  à  lui  représenter 
les  jugemens  de  Dieu  et  leur  extrême  rigueur  ,  il 
répondra  qu'il  a  pris  ses  mesures  ,  qu'il  a  eu  recours 
aux  prêtres  et  qu'il  en  a  reçu  l'absolution  ;  que  Dieu 
ne  juge  pas  deux  fois  ,  et  par  conséquent  qu'il  ne 
nous  jugera  point  après  que  nous  nous  serons  jugés 
nous-mêmes.  De  cette  sorte  sa  pénitence  apparente  n'a 
d'autre  effet  que  de  le  confirmer  dans  une  impénilence 
réelle  et  véritable.  Or,  pouvons-nous  rien  concevoir 
de  plus  funeste  en  cette  vie  et  de  plus  terrible,  que 
de  trouver  la  mort  où  l'on  devoit  trouver  le  salut , 
et  de  se  damner  par  la  pénitence  même? 

Du  plus  grand  mal  nous  pouvons  tirer  le  plus  grand 
bien  ;  et  ce  qui  nous  damne  peut  servir  à  nous  sauver. 
Cette  habitude  vicieuse,  voilà  ce  qui  fait  le  dérègle- 
ment de  votre  vie  ,  et  ce  qui  vous  mène  plus  direc- 
tement à  la  perdition  ;  cette  même  habitude  sacrifiée 


3o4  PENSÉES    DIVERSES 

à  Dieu  ,  voilà  ce  qui  peut  faire  votre  prédestination  , 
et  vous  élever  au  plus  haut  point  de  la  gloire.  Mais 
c'est  une  habitude  honteuse.  Il  n'importe  :  toute 
honteuse  qu'elle  est  ,  le  sacrifice  en  est  digne  de 
Dieu  et  digne  de  vous. 

Puen  ne  nous  donne  une  idée  plus  juste  de  la 
conduite  que  doit  tenir  un  pécheur,  et  des  précau- 
tions qu'il  doit  prendre  après  sa  conversion  pour  se 
préserver  des  rechutes ,  que  le  régime  de  vie  qu'ob- 
serve un  malade  dans  l'état  de  la  convalescence. 
Car ,  qu'est-ce  ,  à  proprement  parler,  qu'un  pécheur 
pénitent  ?  c'est  un  malade  qui  sort  d'une  maladie 
très  -  dangereuse  ,  et  qui  revient  des  portes  de  la 
mort  ,  ou  pour  mieux  dire  ,  des  portes  de  l'enfer. 
Quoique  sauvé  du  coup  mortel  dont  il  avoit  été 
atteint ,  il  est  encore  dans  une  extrême  foiblesse , 
et  il  se  ressentira  long-temps  des  mauvaises  impres- 
sions de  ses  habitudes  criminelles.  Elles  ont  altéré 
toutes  les  puissances  de  son  ame,  et  il  ne  peut  faire 
un  pas  sans  être  en  danger  de  tomber.  Or  ,  que  fait 
un  malade  qui  pense  à  se  rétablir  et  qui  veut  re- 
prendre ses  forces  ?  Nous  voyons  avec  quelle  exac- 
titude il  obéit  à  toutes  les  ordonnances  du  médecin 
qui  le  gouverne  ;  avec  quelle  attention  il  prend 
garde  aux  temps  ,  aux  heures  ,  aux  manières  ,  à  tout 
ce  qui  lui  est  marqué  ;  avec  quelle  constance  et 
quelle  résolution  il  surmonte  ses  inclinations  ou  ses 
répugnances  naturelles  ,  il  règle  ses  appétits,  il  mor- 
tifie son  goût ,  il  s'abstient  de  ce  qui  lui  plairoit  le 
plus  ,  il  se  prive  de  tout  ce  qui  lui  peut  être  nui- 
sible ; 


SUR   LA   PÉNITENCE.  3o5 

sibîe  ;  c'étoit  un  homme  de  bonne  chère ,  et  il  de- 
vient sobre  et  tempérant  ;  c'étoit  un  homme  du 
monde,  répandu  dans  le  monde,  et  il  devient  retiré 
et  solitaire.  C'étoit  un  homme  de  plaisir  ,  et  il  re- 
nonce à  tous  ses  excès  et  à  toutes  ses  débauches. 
Qu'on  vienne  lui  parler  là  -  dessus  ,  le  railler,  le 
traiter  d'esprit  foible  ,  le  tenter  tout  de  nouveau  :  il 
n'y  a  ni  discours  ,  ni  respect  humain  qui  le  touchent. 
Il  y  va  de  la  vie ,  dit- il  ;  et ,  par  cette  seule  réponse, 
il  croit  avoir  pleinement  justifié  ses  soins  et  toute  la 
circonspection  dont  il  use.  Appliquons  cela  à  un 
pécheur  converti  :  car  il  n'y  a  pas  un  trait  qui  ne 
lui  convienne.  Voilà  son  modèle  ,  et  la  comparaison 
doit  être  entière;  mais  la  pratique  est  bien  diffé- 
rente ,  et  c'est  notre  confusion.  Le  convalescent 
sacrifie  tout  à  l'intérêt  de  sa  santé  ;  et  combien  de 
prétendus  pénitens  ne  veulent  rien  sacrifier  à  1  in- 
térêt de  leur  salut  ! 

A  consulter  l'évangile  ,  et  à  s'en  tenir  précisé- 
ment au  texte  et  à  la  lettre  ,  on  diroit  que  Dieu 
réserve  ses  plus  grandes  faveurs  aux  pécheurs  pé- 
nitens ,  et  qu'il  leur  donne  l'avantage  sur  les  justes , 
qui  néanmoins  ,  fidèles  à  toutes  ses  ordonnances , 
ont  toujours  vécu  dans  la  règle  et  dans  le  devoir. 
Parmi  les  anges  de  Dieu,  selon  l'exprès  témoignage 
du  Sauveur  des  hommes  ,  on  se  réjouit  plus  de  la 
pénitence  d'un  pécheur  ,  que  de  la  persévérance  de 
quatre-vingt-dix-neuf  justes  (i).  En  quelque  sens 
que  les  interprètes  expliquent  ces  paroles ,  elles  nous 

(1)  Luc.  i5. 

TOME    XIV.  20 


3o6  PENSÉES   DIVERSES 

représentent  une  vérité  très-certaine,  savoir,  que 
Dieu  ,  dans  tous  les  temps ,  a  favorisé  les  pécheurs  , 
même  les  plus  scandaleux,  des  grâces  les  plus  sin- 
gulières ,  quand  ils  se  sont  retirés  de  leurs  voies  cri- 
minelles ,  et  qu'ils  ont  embrassé  son  service. 

Conduite  de  Dieu  que  nous  devons  adorer  ;  con- 
duite fondée  sur  plus  d'une  raison  ,  et  en  voici 
quelques-unes.  i.  Parce  que  Dieu  se  plaît  à  faire 
éclater  les  richesses  de  sa  grâce  :  or  il  ne  les  fait  ja- 
mais paroître  avec  plus  d'éclat  que  dans  ces  sortes 
de  pécheurs  qui  s'en  sont  rendus  plus  indignes. 
2.  Parce  que  les  grâces  de  Dieu  ,  surtout  certaines 
grâces  particulières  ,  sont  beaucoup  plus  à  couvert 
des  atteintes  de  l'orgueil  dans  les  mains  de  ces  pé- 
cheurs que  dans  les  mains  des  justes.  Que  veux-je 
dire  ?  Un  juste  enrichi  des  dons  célestes  ,  et  surtout 
de  certains  dons  ,  peut  plus  aisément  les  attribuer  en 
quelque  manière  à  ses  mérites  ,  et  comme  l'ange  su- 
perbe ,  se  laisser  éblouir  de  sa  splendeur  et  de  sa 
gloire;  mais  à  quelque  rang  et  à  quelque  degré  qu'un 
pécheur  soit  élevé  ,  il  a  ,  dans  la  vue  de  ses  égare- 
rue  ns  passés  ,  un  contre-poids  qui  le  rabaisse  ,  et  qui 
lui  sert  de  préservatif  contre  toutes  les  attaques  d'une 
■Vaine  estime  de  lui-même.  3.  Parce  que  Dieu  veut 
s'attacher  ces  pécheurs  ,  et  leur  adoucir ,  par  les 
grâces  qu'il  leur  communique  ,  la  pesanteur  de  son 
joug,  auquel  ils  ne  sont  point  accoutumés,  et  sous 
lequel  il  seroit  à  craindre  que  leur  foiblesse  ne  vînt 
à  succomber.  4-  Parce  que  Dieu  prétend  enfin  ré- 
contpei^er  ces  pécheurs  du  courage  qu'ils  ont  eu  à 
rompre  leu  liens  ou  ils  étoienl  engagés  ,  et  des  efforts 


SUR  LA   PÉNITENCE.  3c>7 

qu'il  leur  en  a  coûté  :  car  Dieu  sait  bien  payer  les  sa- 
crifices qu'on  lui  fait.  Tout  ceci,  au  reste,  ne  va 
point  à  déprimer  les  justes  ,  ni  à  leur  rien  ôter  de 
la  louange  qui  leur  est  due  ;  à  Dieu  ne  plaise  :  mais  il 
est  bon  d  exciter  par  là  les  pécheurs  et  d'animer  leur 
confiance.  Le  péché  commence  par  le  plaisir  ,  mais  la 
peine  le  suit  de  près;  la  pénitence,  au  contraire, 
commence  par  les  larmes ,  mais  elle  est  bientôt  suivie 
des  délices  de  l'ame  les  plus  vives  et  les  plus  sen- 
sibles. 

Il  faut  qu'un  pécheur  converti  loue  Dieu ,  et  qu'il 
ait  du  zèle  pour  la  gloire  de  Dieu  ,  mais  un  zèle  mo- 
deste et  humble;  c'est-à-dire,  qu'il  ne  faut  pas, 
dès  le  lendemain  de  sa  conversion ,  qu'il  s'érige  en 
réformateur  ,  qu'il  devienne  le  censeur  de  tout  le 
genre  humain  ,  ni  que  tout  à  coup  il  lève  l'étendard 
de  la  sévérité  avec  empire  et  avec  ostentation;  mais 
qu'il  édifie  par  son  humilité ,  par  sa  charité ,  par  sa 
douceur  ,  par  sa  patience ,  par  tous  les  exercices 
d'une  vraie  et  solide  piété.  Car  comment  oseroit-il 
entreprendre  de  guérir  le  prochain  ,  tandis  que  ses 
plaies  saignent  encore,  et  quelles  ne  sont  pas  bien 
fermées?  Il  a  assez  à  faire  de  pleurer  ses  péchés,  de 
détruire  ses  mauvaises  habitudes  ,  de  réparer  devant 
Dieu  et  devant  le  monde  la  vie  scandaleuse  qu'il  a 
menée;  et  il  doit  se  souvenir  que  le  public  n'attend 
pas  si  tôt  de  lui  des  prédications ,  mais  des  exemples. 

Après  vous  être  si  souvent  et  si  long-temps  écar- 
tée de  votre  devoir;  après  avoir  fait  parler  de  vous 

20. 


3û8       PENSÉES   DIVERSES   SUR   LA   PÉNITENCE. 

et  de  votre  conduite  dans  tout  un  quartier,  toute 
une  ville  ,  tout  un  pays  (  car  vous  ne  le  savez  que 
trop ,  et  il  n'y  a  point  à  vous  le  dissimuler,  )  :  vous 
vous  êtes  enfin  reconnue;  et  désormais  ,  par  une  pé- 
nitence exemplaire ,  par  une  vie  pieuse  et  remplie 
de  bonnes  œuvres,  vous  expiez  le  passé  ,  autant  que 
vous  croyez  le  pouvoir ,  et  tâchez  de  satisfaire  à  la 
justice  de  Dieu.  Voilà  de  quoi  l'on  ne  peut  assez 
bénir  le  ciel,  ni  assez  vous  féliciter  vous-même. 
Mais  j'apprends  d'ailleurs  qu'en  devenant  plus  régu- 
lière par  rapport  à  vous ,  vous  devenez  en  même 
temps  d'une  rigueur  outrée  à  l'égard  du  prochain; 
qu'au  soupçon  le  plus  léger  qui  vous  passe  dans  1  es- 
prit, vous  éclatez  sans  ménagement ,  et  vous  traitez 
sans  pitié  les  personnes  qui  dépendent  de  vous  ; 
qu'une  ombre  dans  eux  vous  fait  peur ,  et  que  vous 
prenez  tout  en  mauvaise  part.  Quoi  donc  !  vous  ne 
pouvez  une  fois  pardonner  aux  autres  la  moindre 
faute  ?  Hé  !  tant  de  fois  il  a  fallu  vous  pardonner  les 
plus  grands  scandales! 


DE  LA  VRAIE 

ET 

DE  LA  FAUSSE  DÉVOTION. 


Règle  fondamentale  et  essentielle  delà  vraie  dévotion* 

Jr  aire  de  son  devoir  son  mérite  par  rapport  à  Dieu , 
son  plaisir  par  rapport  à  soi-même,  et  son  honneur 
par  rapport  au  monde  :  voilà  en  quoi  consiste  la  vraie 
vertu  de  l'homme ,  et  la  solide  dévotion  du  chrétien. 

I.  Son  mérite  par  rapport  à  Dieu  :  car  ce  que 
Dieu  demande  singulièrement  de  nous  et  par-dessus 
toute  autre  chose  ,  c'est  l'accomplissement  de  nos 
devoirs.  Dès-là  que  ce  sont  des  devoirs ,  ils  sont 
ordonnés  de  Dieu ,  ils  sont  de  la  volonté  de  Dieu , 
mais  d'une  volonté  absolue,  d'une  volonté  spéciale. 
Par  conséquent  c  est  en  les  remplissant  et  en  les 
observant  que  nous  plaisons  spécialement  à  Dieu; 
et  plus  notre  fidélité  en  cela  est  parfaite,  plus  nous 
devenons  parfaits  devant  Dieu ,  et  agréables  aux  yeux 
de  Dieu. 

Aussi  est-ce  par  là  que  nous  nous  conformons  aux 
desseins  de  sa  sagesse  dans  le  gouvernement  du 
monde,  et  que  nous  secondons  les  vues  de  sa  pro- 
vidence. Qu'est-ce  qui  fait  subsister  la  société 
humaine,  si  ce  n'est  le  bon  ordre  qui  y  règne?  et 
qu'est-ce  qui  établit  ce  bon  ordre  et  qui  le  conserve, 
si  ce  n'est  lorsque  chacun ,  selon  son  rang,  sa  pro- 
fession ,  s'acquitte  exactement  de  l'emploi  où  il  est 


3lO  SOLIDE 

destiné,  et  des  fonctions  qui  lui  sont  marquées?  Et 
comme  il  y  a  autant  de  différence  entre  ces  fonc- 
tions et  ces  emplois  ,  qu'il  y  en  a  entre  les  rangs 
et  les  professions  ,  il  s'ensuit  que  les  devoirs  ne  sont 
pas  partout  les  marnes  ;  et  que  n'étant  pas  les  mêmes 
partout,  il  y  aune  égale  diversité  dans  la  dévotion: 
tellement  que  la  dévotion  d'un  roi  n'est  pas  la  dévo- 
tion d'un  sujet;  ni  la  dévotion  d'un  séculier,  la  dé- 
votion d'un  religieux  ;  ni  la  dévotion  d'un  laïque  ,  la 
dévotion  d'un  ecclésiastique  :  ainsi  des  autres. 

Pour  bien  entendre  ceci,  il  faut  distinguer  l'esprit 
de  la  dévotion  et  la  pratique  de  la  dévotion;  ou  la  dé- 
votion dans  l'esprit  et  le  sentiment,  et  la  dévotion  dans 
l'exercice  et  la  pratique.  Dans  le  sentiment  et  dans  l'es- 
prit, c'est  partout ,  et  ce  doit  être  la  même  dévotion  ;. 
parce  que  c'est  partout  eiquece  doit  être  le  même  désir 
d'honorer  Dieu  ,  d'obéir  à  Dieu,  de  vivre  selon  le  gré 
et  le  bon  plaisir  de  Dieu.  Mais  dans  la  pratique  et  l'exer- 
cice, la  dévotion  est  aussi  différente  que  les  obliga- 
tions et  les  ministères  sont  différens.  Ce  qui  est  donc 
dévotion  dans  1  un  ,  ne  l'est  pas  dans  l'autre  :  car  ce 
qui  est  du  devoir  et  du  ministère  de  l'un,  n'est  pas 
du  devoir  et  du  ministère  de  l'autre. 

Règle  excellente  !  juger  de  sa  dévotion  par  son  de- 
voir ,  mesurer  sa  dévotion  sur  son  devoir  ,  établir  sa 
dévotion  dans  son  devoir.  Règle  sûre ,  règle  générale 
et  de  toutes  les  conditions;  mais  règle  dont  il  n'est 
que  trop  ordinaire  de  s'écarter.  Où  voit-on  en  effet 
ce  que  j'appelle  dévotion  de  devoir?  Celte  idée  de 
devoir  nous  blesse,  nous  gêne,  nous  rebute,  nous 
paroît  trop  commune ,  et  n'a  rien  qui  nous  flatte  et 


DÉVOTION.  3ll 

qui  nous  pique.  C'est  néanmoins  la  véritable  idée  de 
la  dévotion.  Toute  autre  dévotion  sans  celle-là  ,  n'est 
qu'une  dévotion  imaginaire;  et  celle-là  seule,  indé- 
pendamment de  toutes  les  autres,  peut  nous  faire 
acquérir  les  plus  grands  mérites  et  parvenir  à  la  plus 
haute  sainteté.  Car  on  ne  doit  point  croire  que  d'ob- 
server religieusement  ses  devoirs,  et  de  s'y  tenir 
inviolablement  attaché  dans  sa  condition,  ce  soit  en 
soi  peu  de  chose ,  et  qu'on  n'ait  besoin  pour  cela  que 
d'une  vertu  médiocre.  Parcourons  tous  les  états  de 
la  vie ,  et  considérons-en  bien  toutes  les  obligations , 
je  prétends  que  nous  n'en  trouverons  aucun,  qui, 
selon  les  événemens  et  les  conjonctures,  ne  nous 
fournisse  mille  sujets  de  pratiquer  ce  qu'il  y  a  de  plus 
excellent  dans  la  perfection  évangélique. 

Que  faut-il,  par  exemple,  ou  que  ne  faut-il  pas 
à  un  juge  qui  veut  dispenser  fidèlement  la  justice, 
et  satisfaire  à  tout  ce  qu'il  sait  être  de  sa  charge  ? 
Quelle  assiduité  au  travail  ;  et  dans  ce  long  et  pénible 
travail,  où  le  devoir  l'assujettit,  que  de  victoires  à 
remporter  sur  soi-même ,  que  d  ennuis  à  essuyer  et 
de  dégoûts  à  dévorer  !  Quel  dégagement  de  cœur  , 
quelle  équité  inflexible  et  quelle  droiture!  quelle 
fermeté  contre  les  sollicitations,  contre  les  promesses, 
contre  les  menaces,  contre  le  crédit  et  la  puissance  , 
contre  les  intérêts  de  fortune ,  d'amitié  ,  de  parenté, 
contre  toutes  les  considérations  de  la  chair  et  du 
sang!  Supposons  la  dévotion  la  plus  fervente  :  porte- 
t-elle  à  de  plus  grands  sacrifices,  et  demande-t-eile 
des  efforts  plus  héroïques? 

Que  faui-ilà  un  homme  d'affaires,  ou  que  ne  lui 


3l2  SOLIDE 

faut-il  pas,  pour  vaquer  dignement  et  en  chrétien, 
soit  au  service  du  prince,    dont  il  est  le  ministre, 
soit  au   service   du  public  ,  dont  il  a  les  intérêts  à 
ménager  ?  Quelle  étendue  de  soins ,  et  quelle  conten- 
tion  d'esprit  !   A   combien  de  gens  est-il  obligé  de 
répondre  ,  et  en  combien  de  rencontres  a-t-il  besoin 
d  une  modération  et  d'une  patience  inaltérable?  Tou- 
jours dans  le  mouvement  et  toujours  dans  des  occu- 
pations ,  ou  qui  le  fatiguent,  ou  qui  l'importunent , 
à  peine  est-il  maître  de  quelques  momens  dans  toute 
une   journée,  et  à  peine  peut-il  jouir  de  quelque 
repos.  Imaginons  la  dévotion  la  plus  austère  :  dans 
ses  exercices  les  plus  mortifians  exige-t-elle  une  ab- 
négation plus  entière  de  soi-même  ,  et  un  renonce- 
ment plus  parfait  à  ses  volontés,  à  ses  inclinations 
naturelles ,  aux  douceurs  et  à  la  tranquillité  de  la  vie  ? 
Que  faut-il  a  un  père  et  à  une  mère,  ou  que  ne  leur  faut- 
il  pas  pour  veiller  sur  une  famille  ,  et  pour  la  régler  ? 
Que  n'en  coûte-t-il  point  à  l'un  et  à  l'autre  pour 
élever  des  enfans,  pour  corriger  leurs  défauts,  pour 
supporter  leurs  foiblesses ,  pour  les  éloigner  du  vice 
et  les  dresser  à  la  vertu  ,  pour  fléchir  leur  indocilité, 
pour  pardonner  leurs  ingratitudes  et  leurs  écarts , 
pour  les  remettre  dans  le  bon  chemin  et  les  y  main- 
tenir ,  pour  les  former  selon  le  monde  ,  et  plus  en- 
core pour  les  former  selon  Dieu  ?  Concevons  la  dé- 
votion  la  plus  vigilante  ,  et  tout  ensemble  la  plus 
agissante  :  a-l-elle  plus  d'attention  à  donner,  plus 
de  réflexions  à  faire  ,  plus  de  précautions  à  prendre  , 
plus  d'empire  à  acquérir  et  à  exercer  sur  les  divers 
sentinie»is  que  les  contrariétés  et  les  chagrins  excitent 


DÉVOTION.  3l£ 

dans  le  coeur?  Tel  chargé  du  détail  d'un  ménage  et 
de  la  conduite  d'une  maison  ,  n'éprouve  que  trop 
tous  les  jours  combien  ce  fardeau  est  pesant ,  et 
combien  c'est  une  rude  croix.  Or  tout  cela ,  ce  sont 
de  simples  devoirs  ;  mais  dira-t-on  que  l'accomplisse- 
ment de  ces  devoirs  devant  Dieu  n'ait  pas  son  mérite,  et 
un  mérite  très-relevé  ?  Je  sais  que  le  Sauveur  du  monde 
nous  ordonne  alors  de  nous  regarder  comme  des  ser- 
viteurs inutiles,  parce  que  nous  ne  faisons  que  ce 
que  nous  devons  :  mais  tout  inutiles  que  nous  sommes 
à  légard  de  Dieu  ,  qui  n'a  que  faire  de  nos  services , 
il  est  certain  d'ailleurs  que  notre  fidélité  est  d'un 
très-grand  prix  auprès  de  Dieu  même  ,  qui  juge  des 
choses,  non  par  le  fruit  qu'il  en  retire,  mais  par 
l'obéissance  et  la  soumission  que  nous  lui  témoignons. 
IL  Son  plaisir  par  rapport  à  soi-même.  Je  n  ignore 
pas  que  l'évangile  nous  engage  à  une  mortification 
continuelle  ;  mais  je  sais  aussi  qu'il  y  a  un  certain 
repos  de  l'ame ,  un  certain  goût  intérieur  que  la 
vraie  dévotion  ne  nous  défend  pas  ;  ou  pour  mieux 
dire,  qu'elle  nous  donne  elle-même,  et  qu'elle  nous 
fait  trouver  dans  la  pratique  de  nos  devoirs.  Car 
quoi  qu'en  pense  le  libertinage,  il  y  a  toujours  un 
avantage  infini  à  faire  son  devoir.  De  quelque  ma- 
nière alors  que  les  choses  tournent ,  il  est  toujours 
vrai  qu'on  a  fait  son  devoir;  et  d'avoir  fait  son  de- 
voir, j'ose  avancer  que  dans  toutes  les  vicissitudes 
où  nous  exposent  les  différentes  occasions  et  les 
accidens  de  la  vie  ,  cela  seul  est  pour  une  ame  pieuse 
et  droite  la  ressource  la  plus  assurée  et  le  plus  ferme 
soutien.  Si  l'on  ne  réussit  pas ,  c'est  au  moins  dans 


3l4  SOLIDE 

sa  disgrâce  une  consolation  ,  et  une  consolation 
très-solide  ,  de  pouvoir  se  dire  à  soi-même  :  J'ai  fait 
mon  devoir.  On  s'élève  contre  moi  ,  et  je  me  suis 
attiré  tels  et  tels  ennemis  ;  mais  j'ai  fait  mon  devoir. 
On  condamne  ma  conduite  ,  et  quelques  gens  s'en 
tiennent  offensés;  mais  j'ai  fait  mon  devoir.  Je  suis 
devenu  pour  d'autres  un  sujet  de  raillerie  ,  ils  triom- 
phent du  mauvais  tour  qu'a  pris  cette  affaire  que 
j'avois  entamée ,  et  ils  s'en  réjouissent  ;  mais  eu 
l'entreprenant  j'ai  fait  mon  devoir. 

Cette  pensée  suffît  à  l'homme  de  bien  pour  l'af- 
fermir contre  tous  les  discours  et  toutes  les  traver- 
ses. Quoi  qu'il  lui  arrive  de  fâcheux ,  il  en  revient 
toujours  à  celte  grande  vue  ,  qui  ne  s'efface  jamais 
de  son  souvenir  ,  et  qui  lui  donne  une  force  et  une 
constance  inébranlable  :  J'ai  fait  mon  devoir.  D'ail- 
leurs, si  l'on  réussit,  on  goûte  dans  son  succès  un. 
plaisir  d'autant  plus  pur  et  plus  sensible,  qu'on  se 
rend  témoignage  de  n'y  être  parvenu  qu'en  faisant 
son  devoir,  et  que  par  la  bonne  voie.  Témoignage 
plus  doux  que  le  succès  môme.  Une  homme  rend 
gloire  à  Dieu  de  tout  le  bien  qu'il  en  reçoit;  il  en  bénit 
le  Seigneur,  il  reconnoît  avec  action  de  grâce  que 
c'est  un  don  du  ciel  :  mais  quoiqu'il  ne  s'attribue 
rien  à  lui-même  comme  étant  de  lui-même ,  il  sait  du 
reste  qu'il  ne  lui  e«t  pas  défendu  de  ressentir  une  se- 
crète joie  d'avoir  toujours  marché  droit  dans  la  route 
qu'il  a  tenue;  de  ne  s'être  pas  écarté  un  moment  des 
règles  les  plus  exactes  de  la  probité  et  de  la  justice  , 
et  de  n'être  redevable  de  son  élévation  et  de  sa  for- 
tune ,  ni  à  la  fraude  ,  ni  à  lintrigue.  Au  lieu  qu'il  en 


DÉVOTION.  3i5 

est  tout  autrement  d'une  arae  basse  et  servile  ,  qui 
trahit  son  devoir  pour  satisfaire  sa  passion.  Si  cet 
homme  prospère  dans  ses  entreprises  ,  au  milieu  de 
sa  prospérité  et  jusque  dans  le  plus  agréable  senti- 
ment de  ce  bonheur  humain  dont  il  jouit ,  il  y  a 
toujours  un  ver  de  la  conscience  qui  le  ronge  mal- 
gré lui ,  et  un  secret  remords  qui  lui  reproche  sa 
mauvaise  foi  et  ses  honteuses  menées.  Mais  c'est  en- 
core bien  pis  ,  si  ses  desseins  échouent,  puisqu'il  a 
tout  à  la  fois  le  désespoir,  et  de  se  voir  privé  du 
fruit  de  ses  fourberies  ,  et  d'en  porter  le  crime  dans 
le  cœur,  et  d'en  être  responsable  à  la  justice  du 
ciel ,  quand  même  il  peut  échapper  à  la  justice  des 
hommes. 

III.  Son  honneur  par  rapport  au  monde.  Car  s'il 
est  de  l'humilité  chrétienne  de  fuir  l'éclat,  et  de  ne 
rechercher  jamais  l'estime  des  hommes  par  un  sen- 
timent d'orgueil  et  par  une  vaine  ostentation;  le 
christianisme,  après  tout,  ne  condamne  point  un 
soin  raisonnable  de  notre  réputation  ,  sur  ce  qui 
regarde  l'intégrité  et  la  droiture  dans  la  conduite. 
Or,  ce  qui  nous  fait  cette  bonne  réputation  qu'il 
nous  est  permis  jusqu'à  certain  point  de  ménager, 
c'est  d'être  régulier  dans  l'observation  de  nos  de- 
voirs. Le  monde  est  bien  corrompu;  il  est  plein  de 
gens  sans  foi,  sans  religion,  sans  raison,  et  pour 
m'exprimeren  des  termes  plus  exprès,  je  veux  dire 
que  le  monde  est  rempli  de  fourbes ,  d'impies  ,  de 
scélérats  ;  mais  du  reste ,  j'ose  avancer  qu'il  n'y 
a  personne  dans  le  monde  ,  ou  presque  personne , 
si    dépourvu    de   sens    ni   si    perdu    de   vie  et  de 


3l6  SOLIDE 

mœurs, qui  n'estime  au  fond  de  l'ame  et  ne  respecte 
un  homme  qu'il  sait  être  fidèle  à  son  devoir  ,  in- 
flexible à  l'égard  de  son  devoir  ,  dirigé  en  tout  et 
déterminé  par  son  devoir.  Ce  caractère  ,  malgré 
qu'on  en  ait ,  imprime  de  la  vénération ,  et  l'on  ne 
peut  se  défendre  de  l'honorer. 

Ce  n'est  pas  néanmoins  qu'on  ne  s'élève  quelque- 
fois contre  cette  régularité  et  cette  exactitude  ,  quand 
elle  nous  est  contraire  et  qu'elle  s'oppose  à  nos 
prétentions  et  à  nos  vues.  Il  y  a  des  conjonctures 
où  l'on  voudroit  que  cet  homme  ne  fût  point  si 
rigide  observateur  des  règles  qui  lui  sont  prescrites, 
et  qu'en  notre  faveur  il  relâchât  quelque  chose  de 
ce  devoir  si  austère  dont  il  refuse  de  se  départir. 
On  se  plaint  ,  on  murmure  ,  on  s'emporte  ,  on  raille  , 
on  traite  de  superstition  ou  d'obstination  une  telle 
sévérité;  mais  on  a  beau  parler  et  déclamer,  tous 
les  gens  sages  sont  édifiés  de  cette  résolution  ferme 
et  courageuse.  On  en  est  édifié  soi-même  après 
que  le  feu  de  la  passion  s'est  ralenti ,  et  que  l'on 
est  revenu  du  trouble  et  de  l'émotion  où  l'on  étoit. 
Voilà  un  honnête  homme  ,  dit-on  ;  voilà  un  plus 
homme  de  bien  que  moi.  On  prend  confiance  en  lui , 
on  compte  sur  sa  vertu,  et  c'est  là  ce  qui  accrédite 
la  piété  ,  parce  que  c'est  là  ce  qui  en  fait  la  vérité 
et  la  sainteté.  Au  contraire,  si  c'éloit  un  homme 
capable  de  mollir  quelquefois  sur  l'article  du  devoir , 
et  qu'il  fût  susceptible  de  certains  égards  au  préju- 
dice d'une  fidélité  inviolable  ,  pour  peu  qu'on  vînt 
à  s'en  apercevoir ,  son  crédit  tomberoittout  à  coup, 
et  l'on  perdroil  infiniment  de  l'estime  qu'on  avoit 


DÉVOTION.  3i  7 

conçue  de  lui.  En  vain  dans  ses  paroles  tiendroit-il 
les  discours  les  plus  édifians ,  en  vain  dans  la  prati- 
que s'emploieroit-il  aux  exercices  de  la  plus  haute 
perfection  ;  on  n'écouteroit  rien  de  tous  ses  discours , 
et  toutes  ses  vertus  deviendroient  suspectes.  Il  fe- 
roit  des  miracles,  qu'on  mépriseroit  également  et 
ses  miracles  et  sa  personne;  car  on  reviendroit  tou- 
jours à  ce  devoir  dont  il  se  seroit  écarté  ,  et  on  ju- 
geroit  par  là  de  tout  le  reste. 

Ce  qu'il  y  a  encore  de  plus  remarquable  ,  c'est 
qu'il   ne  faut  souvent  qu'une  omission  ou  qu'une 
transgression  assez  légère  en  matière  de  devoir,  pour 
décréditer  ainsi  un  homme ,  quelque  profession  de 
vertu  qu'il  fasse  et   quelque   témoignage   qu'il   en 
donne.   Le    monde  est  là-dessus  d'une  délicatesse 
extrême  ,  et  le  monde  même  le  plus  libertin.  Tant 
la  persuasion  est  générale  et  le  sentiment  unanime  , 
que  la  base  sur  quoi  doit  porter  une  vraie  dévotion  , 
c'est  l'attachement  à  son  devoir.  Je  ne  veux  pas  dire 
que  toute  la  piété  consiste  en  cela;  mais  je  dis  qu'il 
rie  peut  y  avoir  de  vraie  piété  sans  cela  ;  et  que  cela 
manquant,  nous  ne  pouvons  plus  faire  aucun  fond 
sur  notre  prétendue  dévotion.  Puissent  bien  com- 
prendre cette  maxime,  certaines  âmes  dévotes,   ou 
réputées  telles  !  Elles  sont  si  curieuses  de  pratiques 
et  de  méthodes  extraordinaires  ,  et  je  ne  blâme  ni 
leurs  méthodes  ,  ni  leurs  pratiques  ;  mais  la  grande 
pratique ,  la  première  et  la  grande  méthode,  est  celle 
que  je  viens  de  leur  tracer. 


3l8  SAINTS   DÉSIRS 


Saints  Désirs  d'une  ame  qui  aspire  à  une  vie  plus 
parfaite  ,  et  qui  veut  s  avancer  dans  les  voies  de 
la  pi  été. 

Quand  serai-je  à  vous,  Seigneur,  comme  j'y  puis 
être  ,  comme  j'y  dois  être ,  comme  il  m'importe 
souverainement  d'y  être  ;  puisque  c'est  de  là  que 
dépend  mon  vrai  bonheur  en  ce  monde  ,  et  sur 
cela  que  sont  fondées  toutes  mes  espérances  dans 
l'éternité  ? 

Il  est  vrai ,  mon  Dieu  ,  par  votre  miséricorde  , 
que  je  lâche  à  me  conserver  dans  votre  grâce.  J'ai 
horreur  de  certains  vices  qui  perdent  tant  dames , 
et  qui  pourroient  m'éloigner  de  vous.  Je  respecte 
votre  loi ,  et  j'en  observe  ,  à  ce  qu'il  me  semble , 
les  points  essentiels ,  ou  je  les  veux  observer.  Que 
toute  la  gloire  vous  en  soit  rendue;  car  c'est  à  vous 
seul  qu'elle  appartient ,  et  si  je  ne  vis  pas  dans  les 
mêmes  déréglemens  et  les  mêmes  désordres  qu'une 
infinité  d'autres  ,  c'est  ce  que  je  dois  compter  parmi 
vos  bienfaits,  sans  me  l'attribuer  à  moi-même. 

Mais  ,  mon  Dieu,  d'en  demeurer  là,  de  borner  là 
toute  ma  fidélité  ,  de  m'abstenir  précisément  de  ces 
œuvres  criminelles  dont  la  seule  raison  et  le  seul 
sentiment  de  la  nature  me  font  connoître  la  diffor- 
mité et  la  honte  ;  de  n'avoir  devant  vous  d'autre  mé- 
rite que  de  ne  me  point  élever  contre  vous,  que  de 
ne  point  commettre  d'offense  capable  de  me  séparer 
de  vous,  que  de  ne  vous  point  refuser  un  culte  indis- 
pensablement  requis  ,  ni  une  obéissance  absolument 


d'une  vie  parfaite.  3 19 

nécessaire  ,  est-ce  là  tout  ce  que  vous  attendez,  de  moi  ? 
Est-ce  là  ,  dis-je  ,  souverain  ameur  de  mon  être, 
tout  ce  que  vous  avez  droit  d'attendre  d'une  ame 
uniquement  créée  pour  vous  aimer,  pour  vous  servir 
et  vous  glorifier?  Cet  amour  qui  vous  est  dû  partant 
de  titres  ,  cet  amour  de  tout  le  cœur  ,  de  tout 
l'esprit  ,  de  toutes  les  forces  ,  ce  service  ,  cette 
gloire,  se  réduisent-ils  à  si  peu  de  chose  ? 

Qu'ai-je  donc  à  faire  ,  Seigneur  ?  Hélas  !  je  le  vois 
assez;  vous  me  le  donnez  assez  à  entendre  dans  le 
fond  de  mon  cœur  ;  je  me  le  dis  assez  à  moi-même, 
et  je  me  reproche  assez  R-dessus  à  certains  temps 
mon   peu  de  résolution   et  ma  foiblesse  :  car  ce  ne 
sont  pas    les  connoissances  qui  me   manquent,  ni 
même  les  bons  désirs,   mais  le  courage  et  l'exécu- 
tion.  Quoi  qu'il  en  soit ,  ce  qu'il  y  auroit  à  faire 
pour  moi ,  ce  seroit  de  me  détacher  pleinement  du 
monde,  et  de  m'attacher  désormais  à  vous  unique- 
ment et  inviolablement;  ce  seroit  de  me  conformer 
à  ces  âmes  ferventes,  qu'une  sainte  ardeur  porte  à 
toutes  les  pratiques  de  piété  que  vous  leur  inspirez, 
et  qui  peuvent  dans  leur  étal  leur  convenir;  ce  seroit 
en  renonçant  aux  vains  amusemens  du  monde,  de 
m'adonner  ,  selon  ma   condition   et  la  disposition 
de  mes  affaires.,  à  de  bonnes  œuvres  ,  à   la  prière  , 
à  la  considération  de  vos  vérités  éternelles,  à  la  vi- 
site de  vos  autels ,  au  fréquent  usage  de  vos  sacre- 
mens  ,  au  soin  de  vos  pauvres ,  à  tout  ce  qui  s'ap- 
pelle vie  dévote  et  parfaite  ;  ce  seroit  de  vaincre  sur 
cela  ma  lâcheté  et  mes  répugnances,   de    prendre 
une  fois  sur  cela  mon  parti ,  de  me  déterminer  enfin 


320  SAINTS   DÉSIRS 

sur  cela  à  suivre  l'attrait  de  votre  divin  esprit,  qui 
depuis  si  long- temps  me  sollicite,  mais  à  qui  j'op- 
pose toujours  de  nouvelles  difficultés  et  de  nouveaux 
retardemens. 

Hé  quoi  !  Seigneur  ,  faut-il  tant  de  délibérations 
pour  se  ranger  au  nombre  de  vos  serviteurs  les  plus 
fidèles  ,  et,  si  je  l'ose  dire,  au  nombre  de  vos  amis? 
Tout  ne  m'y  engage-t-il  pas  ?  N'êtes-vous  pas  mon 
Dieu  :  c'est-à-dire  ,  n'êtes-vous  pas  le  principe ,  1© 
soutien,  la  fin  de  mon  être? ne  m'êtes-vous  pas  tout 
en  toutes  choses  ?  Que  d'idées  je  me  retrace  en  ce  peu 
de  paroles!  plus  je  veux  les  pénétrer,  et  plus  j'y 
découvre  de  sujets  d'un  dévouement  entier  et  sans 
réserve. 

Dieu  créateur  et  scrutateur  des  cœurs ,  voilà  ce 
que  je  reconnois  intérieurement  et  en  votre  pré- 
sence ;  mais  pourquoi  ne  m'en  déclarerois-je  pas 
hautement  et  en  la  présence  des  hommes  ?  Pourquoi 
n'en  ferois-je  pas  devant  eux  une  profession  ouverte  ? 
qu'ai-je  à  craindre  de  leur  part?  En  vo)rant  mon  as- 
siduité et  ma  ferveur  dans  votre  service  ,  après  avoir 
été  témoins  de  mes  dissipations  et  de  mes  monda- 
nités ,  ils  seront  surpris  de  mon  changement.  On 
parlera  de  ma  dévotion,  on  en  rira,  on  la  censu- 
rera :  mais  cette  censure ,  ou  tombera  sur  des  dé- 
fauts réels,  et  je  les  corrigerai;  ou  tombera  sur  des 
défauts  imaginaires ,  et  je  la  mépriserai.  Du  reste , 
j'avancerai  dans  vos  voies,  je  m'y  affermirai;  et  quoi 
qu'en  pensent  les  hommes  ,  j'estimerai  comme  le 
plus  grand  de  tous  les  biens,  d'y  persévérer,  d'y 
vivre  et  d'y  mourir. 

Oui, 


D'UNE   VIE   PARFAITE.  32Î 

Gui ,  Seigneur,  c'est  mon  bien  et  mon  plus  grand 
t)ien  ,  mon  bien  par  rapport  à  1  avenir,  et  mon  bien 
même  pour  cette  vie  présente  et  mortelle.  Que  ne 
l'ai-je  mieux  connu  jusqu'à  présent:  ce  bien  si  pré- 
cieux ,  ce  vrai  bien  !  que  n'ai-je  su  plutôt   l'aper- 
cevoir à  travers  les  charmes  trompeurs  et  les  frivoles 
enchantemens  qui  me  fascinoient  les  yeux  !  Tant  que 
ce  sera  cet  esprit  de  religion  et  de  piété   qui   me 
conduira  ,  quels  avantages  n'en  dois~je  pas  attendre  ? 
il  amortira  le  feu  de  mes  passions ,  il  arrêtera   mes 
vivacités  et  mes  précipitations,  il  purifiera  mes  vues 
et  mes  intentions  ,  il  réglera  mes  humeurs,  il  redres- 
sera mes  caprices,  il  fixera  mes  inconstances  :  car 
une  vraie  dévotion  s'étend  à  tout  cela ,  et  de  cette 
sorte  elle  me  préservera  même   de  mille  mauvaises 
démarches ,  et  de  mille  écueils  dans  le  commerce  du 
monde.  El  en  effet,  dans  toutes  mes  résolutions  et 
toutes  mes  actions,  cet  esprit  religieux  et  pieux  me 
servira  de  guide,  de  conseil  ;  il  me  fera  toujours  ré- 
soudre ,   toujours  agir  avec  maturité  ,  avec  modé- 
ration   et  retenue  ,  avec    droiture  de    cœur   avec 
réflexion   et  avec  sagesse.   Mais   surtout  dans  mes 
afflictions,  dans  toutes  mes  traverses ,  et  tous  les  cha- 
grins inséparables  de  la  misère  humaine ,  c'est  ce 
même  esprit  qui  sera  ma  ressource  ,  mon  appui,  ma 
consolation.  Il  me  fortifiera ,  il  réveillera  ma  con- 
fiance, il  me  tiendra  dans  une  humble  soumission  à 
vos  ordres;  et  ces  sentimens  calmeront  toutes  mes 
inquiétudes,  et  adouciront  toutes  mes  peines. 

C'est  ainsi  ,  mon  Dieu ,  que  se  vérifie  l'oracle  de 
votre  Apôtre.  C'est  ainsi  que  la  piété  est  utile  à  tout, 
TOME  XIV,  2.1 


322  SAINTS  DÉSIRS  D'UNE  VIE  PARFAITE. 
Mais  que  fais-je  ?  en  me  dévouant  à  vous  ,  Seigneur, 
ce  n'est  point  moi  que  je  dois  envisager;  mais  je  ne 
dois  avoir  en  vue  que  vous-même.  Il  me  suffit  de 
vous  obéir  et  de  vous  plaire  ;  il  me  suffit  de  glorifier 
autant  que  je  le  puis  votre  saint  nom,  de  rendre 
hommage  à  votre  suprême  pouvoir  ,  d'user  de  re- 
tour envers  vous  et  de  reconnoilre  vos  bontés  in- 
finies,  de  vous  témoigner  ma  dépendance,  mon 
zèle  ,  mon  amour.  Voilà  les  motifs  qui  doivent  me 
toucher,  et  que  je  dois  me  proposer.  De  tout  le  reste, 
je  m'en  remets  aux  soins  paternels  de  votre  provi- 
dence :  car  elle  ne  me  manquera  pas  ;  et  m'a-t-elle 
manqué  jusques  à  ce  jour  ?  m'a-t-elle  manqué  dans 
le  cours  même  d'une  vie  tiède  ,  négligente ,  d'une 
vie  sans  fruit  et  sans  mérite  ,  où  vous  n'avez  point 
cessé  de  m'appeler  et  de  me  représenter  mes  de- 
voirs? Or  il  est  temps  de  vous  répondre,  et  ce 
seroit  une  obstination  bien  indigne  de  résister  en- 
core à  de  si  favorables  poursuites.  Je  me  rends, Sei- 
gneur,, je  viens  à  vous,  je  me  confie  en  votre  se- 
cours tout-puissant;  et  comme  c'est  par  vous  que 
je  commence  ,  ou  que  je  veux  commencer  l'ouvrage 
de  ma  sanctification ,  c'est  par  vous  que  je  le  con- 
sommerai. 

Ah  !  Seigneur ,  si  ce  n'étoit  par  vous ,  par  quel 
autre  le  pourrois-je?  Seroit-ce  par  moi-même, 
lorsque  dans  moi  je  ne  trouve  que  des  obstacles  ? 
Toute  la  nature  en  est  alarmée  et  y  forme  des  oppo- 
sitions au-dessus  de  mes  forces ,  à  moins  qu'il  ne 
vous  plaise  de  me  seconder.  \lne  vie  plus  réglée 
plus  retirée,  plus  appliquée  aux  exercices  intérieurs 


INJUSTICE   DU   MONDE,   etc.  323 

et  toute  contraire  à  mes  anciennes  habitudes,  trouble 
mes  passions,  étonne  mon  amour-propre,  ébranle 
mon  courage ,  et  me  remplit  d'idées  tristes  et  dé- 
plaisantes. Grand  Dieu!  levez-vous;  prenez  ma  dé- 
fense :  prenez-la  contre  moi-même ,  quoique  pour 
moi-même.  C'est  contre  moi-même  que  vous  la 
prendrez,  en  me  défendant  de  ces  ennemis  domes- 
tiques qui  sont  nés  avec  moi  et  dans  moi ,  et  qui 
conspirent  à  me  détourner  de  la  sainte  résolution 
que  j'ai  formée;  mais  ce  sera  en  même  temps  pour 
moi-même,  puisque  ce  sera  pour  le  progrès  de  mon 
ame  et  pour  mon  salut. 


Injustice  du  monde  dans  le  mépris  qu'il  fait  des 
pratiques  de  Dévotion» 

Â.  quoi  bon  tant  de  pratiques  de  dévotion  et  tant 
de  menues  observances  ?  La  piété  ne  consiste  point 
en  tout  cela,  mais  dans  le  cœur.  Ainsi  parlent  uu 
homme  et  une  femme  du  monde  qu'on  voudroit  en- 
gager à  une  vie  plus  religieuse  et  à  certains  exer- 
cices qu'on  sait  leur  être  très-convenables  et  très- 
salutaires.  Le  principe  qu'ils  avancent  est  incontes- 
table, savoir,  que  la  piété  consiste  dans  le  cœur  : 
mais  sur  ce  principe  dont  nous  convenons  égale- 
ment de  part  et  d'autre,  nous  raisonnons  du  reste 
bien  différemment.  Car ,  disent-ils  ,  pourquoi  ne  pas 
s'en  tenir  là,  et  qu'est-il  nécessaire  de  s'assujettir  à 
tous  ces  exercices  et  à  toutes  ces  règles  qu'on  veut 
nous  prescrire?  Voilà  ce  qu'ils  concluent;  et  moi 

21. 


32+  INJUSTICE   I)U  MONDE 

par  un  raisonnement  tout  opposé  ,  voici  ce  que  je 
leur  réponds,  et  ce  que  je  leur  dis:  Il  est  vrai, 
c'est  dans  le  cœur  que  la  piété  consiste;  mais  dès 
qu'elle  est  vraiment  dans  le  cœur,  elle  porte,  par 
une  suite  naturelle ,  à  tout  ce  que  je  vous  prescris  ; 
et  dès  qu'elle  ne  vous  porte  pas  à  tout  ce  que  je 
vous  prescris  ,  c'est  une  marque  évidente  qu'elle 
n'est    pas  vraiment  dans  le  cœur» 

En  effet ,  du  moment  qu'elle  est  dans  le  cœur , 
elle  veut  s'y  conserver;  or,  c'est  par  toutes  ces 
pratiques  qu'elle  s'y  maintient.  Du  moment  qu'elle 
est  dans  le  cœur  ,  elle  y  veut  croître  et  aug- 
menter; or  c'est  par  tous  ces  exercices  qu'elle  y 
fait  sans  cesse  de  nouveaux  progrès.  Du  moment 
qu'elle  est  dans  le  cœur ,  elle  veut  se  produire 
au  dehors  et  passer  aux  œuvres  ;  et  c'est  selon 
toutes  ces  règles  qu'elle  doit  agir.  Du  moment  qu'elle 
est  dans  le  cœur ,  elle  veut  glorifier  Dieu ,  édifier 
le  prochain,  faire  honneur  à  la  religion ,  et  c'est 
dans  toutes  ces  observances  qu'elle  trouve  la  gloire 
de  Dieu  ,  l'honneur  de  la  religion  ,  l'édification  du 
prochain.  Enfin ,  du  moment  qu'elle  est  dans  le 
cœur,  elle  veut  acquérir  des  mérites  et  s'enrichir 
pour  l'éternité  ;  et  tout  ce  qu'une  sainte  ferveur 
nous  inspire,  ce  sont  autant  de  fonds  qui  doivent 
profiter  au  centuple,  et  autant  de  gages  d'une  éter- 
nelle béatitude.  Aussi  l'Eglise  ,  éclairée  et  conduite 
par  l'esprit  de  Dieu ,  outre  ce  culte  intérieur  qu'elle 
nous  recommande,  et  qu'elle  suppose  comme  le 
principe  et  la  base  de  toute  vraie  piété,  a-t-elle  cru 
devoir  encore  établir  un  culte  extérieur  où  la  dévo- 


a  l'égard  de  la  dévotion.  325 
tion  des  fidèles  pût  s'exercer  et  se  nourrir.  Voilà 
pourquoi  elle  a  institué  ses  fêtes,  ses  cérémonies, 
ses  assemblées ,  ses  offices ,  ses  prières  publiques , 
ses  abstinences ,  ses  jeûnes  :  pratiques  dont  elle  a 
tellement  compris  l'utilité  et  même  la  nécessité  ,  que 
de  plusieurs  elle  nous  a  fait  des  commandemens 
exprès,  en  nous  exhortant  à  ne  pas  négliger  les 
autres  ,  quoiqu'elle  ait  bien  voulu  ne  les  pas  ordonner 
avec  la  même  rigueur.  Rien  donc  n'est  plus  conforme 
à  l'esprit  de  l'Eglise ,  ni  par  conséquent  au  divin 
esprit  qui  la  guide  en  tout,  qu'une  dévotion  agis- 
sante ,  et  appliquée  sans  relâche  à  de  pieuses  ob- 
servances, ou  qu'une  longue  tradition  autorise ,  ou 
que  le  zèle  suggère  selon  les  temps  et  les  conjonc- 
tures. 

Le  monde  est  merveilleux  dans  ses  idées ,  et  prend 
bien  plaisir  à  se  tromper  :  je  dis  même  le  monde  le 
moins  profane  et  en  apparence  le  plus  chrétien.  On 
veut  une  dévotion  solide  ,  et  en  cela  l'on  a  raison  ; 
mais  cette  dévotion  solide  ,  on  voudrait  la  renfermer 
toute  dans  le  cœur  :  pourquoi  ?  parce  qu'on  vou- 
drait être  dévot,  et  ne  se  contraindre  en  rien,  ni 
se  faire  aucune  violence  ;  parce  qu'on  voudrait  être 
dévot  ,  et  consumer  inutilement  les  journées  dans 
une  molle  oisiveté  et  dans  une  indolence  paresseuse; 
parce  qu'on  voudrait  être  dévot ,  et  vivre  en  toutes 
choses  selon  son  gré ,  et  dans  une  entière  liberté. 
Car  ces  exercices  propres  d'une  vie  spirituelle  et 
dévote,  ont  leurs  difficultés  et  leur  sujétion;  il  y 
en  a  qui  mortifient  la  chair  et  qui  soumettent  les 
sens  à  des  œuvres  de  pénitence  dont  ils  ont  un  éloi- 


326  INJUSTICE   DU    MONDE,   etc. 

gnement  naturel  ;  il  y  en  a  qui  attachent  l'esprit , 
qui  l'appliquent  à  d'utiles  réflexions,  et  l'empê- 
chent de  se  distraire  en  de  vaines  pensées  où  il  aime 
à  se  dissiper;  d'autres  captivent  la  volonté,  répri- 
ment ses  désirs  trop  vifs  et  trop  précipités,  et  tout 
indocile  qu'elle  est,  la  tiennent  sous  le  joug  et  dans 
la  dépendance  ;  d'autres  règlent  les  actions  de  chaque 
jour,  les  fixent  à  des  temps  précis  ,  et  leur  donnent 
un  arrangement  aussi  invariable  qu'il  le  peut  être 
dans  la  situation  présente.  Chacun  porte  avec  soi 
sa  gêne  ,  sa  peine ,  son  dégoût.  Or  voilà  ce  qui  re- 
bute, et  à  quoi  l'on  répugne. 

Mais ,  dans  le  fond ,  qu'est-ce  que  toutes  ces  mé- 
thodes, que  toutes  ces  pratiques?  Ne  sont-ce  pas 
des  minuties?  Des  minuties  !  mais  ces  prétendues 
minuties  plaisent  à  Dieu  ,  et  entretiennent  dans  une 
sainte  union  avec  Dieu.  Des  minuties  !  mais  ces  pré- 
tendues minuties,  les  plus  habiles  maîtres  et  les  plus 
grands  saints  les  ont  regardées  comme  les  remparts 
et  les  appuis  de  la  piété.  Des  minuties!  mais  ce  sont 
ces  prétendues  minuties  qui  font  le  bon  ordre  d'une 
vie  et  la  bonne  conduite  d'une  ame.  Des  minuties! 
mais  c'est  dans  ces  prétendues  minuties  que  toutes 
les  vertus,  par  des  actes  réitérés  et  réglés  ,  s'accrois- 
sent et  se  perfectionnent.  Des  minuties!   mais  c'est 
à  ces  prétendues  minuties   que  Dieu  a  promis  son 
royaume ,  puisqu'il  l'a  promis  pour  un  verre  d'eau 
donné  en  son  nom. 

En  vérité,  les  mondains  ont  bonne  grâce  de  re- 
jeter avec  tant  de  mépris  ce  qu'ils  appellent,  en 
matière    de  dévotion ,  minuties  et  petitesses ,  lors- 


SIMPLICITÉ    ÉVANGÉL1QUE,    etc.  327 

qu'on  les  voit  eux-mêmes  dans  l'usage  du  monde 
descendre  à  tant  d'autres  petits  soins  et  d'autres 
minuties,  pour  se  rendre  agréables  à  un  prince,  à 
un  grand ,  à  toutes  les  personnes  qu'ils  veulent 
gagner.  Ils  ont  bonne  grâce  de  traiter  de  bagatelle 
ce  qui  concerne  le  service  de  Dieu,  lorsque  les 
moindres  choses  leur  paroissent  importantes  à  1  égard 
d'un  souverain ,  d'un  roi  de  la  terre  ,  dont  ils  recher- 
chent la  faveur  ,  et  à  qui  ils  font  si  assidûment  leur 
cour.  Qu'ils  en  jugent  comme  il  leur  plaira  :  dès 
qu'il  sera  question  du  Dieu  que  j'adore  et  des  hom- 
mages que  je  lui  dois,  je  ne  tiendrai  rien  au-des- 
sous de  moi;  mais  tout  me  deviendra  respectable  et 
vénérable.  Ils  riront  de  ma  foiblesse ,  et  j'aurai  pitié 
de  leur  aveuglement. 


Simplicité  èvangèlique ,  préférable  dans  la  Dévotion 
à  toutes  les  connoissanccs  humaines. 

J'entends  une  bonne  ame  qui  me  parle  de  Dieu» 
et  qui  m'expose  les  sentimens  que  Dieu  lui  donne 
à  la  communion ,  à  l'oraison  ,  dans  son  travail  et 
ses  occupations  ordinaires.  Je  suis  surpris,  en  l'écou- 
tant ,  de  la  manière  dont  elle  s'explique  :  quel  feu 
anime  ses  paroles!  quelle  onction  les  accompagne! 
elle  s'énonce  avec  une  facilité  que  rien  n'arrête; 
elle  s'exprime  en  des  termes,  qui,  sans  être  étudiés 
ni  affectés  ,  me  font  concevoir  les  plus  hautes  idées 
de  l'Etre  divin ,  des  grandeurs  de  Dieu  ,  des  mys- 
tères de  Dieu,   de  ses   miséricordes,  de  ses  juge— 


Ssft  SIMPLICITÉ   ÉVANGÉLIQUE 

mens ,  des  voies  de  sa  providence ,  de  sa  conduite 
à  l'égard  des  élus,  de  ses  communications  inté- 
rieures. J'admire  tout  cela  ,  et  je  l'admire  d'autant 
plus  que  la  personne  qui  me  tient  ce  langage  si 
relevé  et  si  sublime,  n'est  quelquefois  qu'une  simple 
fille ,  qu'une  domestique ,  qu'une  villageoise.  A  quelle 
école  s'est-elle  fait  instruire  ?  quels  maîtres  a-t-elle 
consultés  ?  quels  livres  a-t-elle  lus?  Et  ne  pourrois- 
je  pas  ,  avec  toute  la  proportion  convenable ,  lui 
appliquer  ce  qu'on  disoit  de  Jésus-Christ  :  Où  cet 
homme  a-t-il  appris  tout  ce  quil  nous  dit  ?  ri  est- 
ce  pas  le  Jils  d  un  artisan  (  i  )  ? 

Ah  !  mon  Dieu  ,  il  n'y  a  point  eu  pour  cette  ame 
d'autre  maître  que  vous-même  et  que  votre  esprit; 
il  n'y  a  point  eu  pour  elle  d  autre  école  que  la  prière 
où  elle  vous  a  ouvert  son  cœur  avec  simplicité  et 
avec  humilité;  il  ne  lui  a  point  fallu  d'autres  livres 
ni  d'autres  leçons  qu'une  vue  amoureuse  du  crucifix, 
qu'une  continuelle  attention  à  votre  présence  , 
qu'une  dévote  fréquentation  de  vos  sacrés  mystères, 
qu'une  pratique  fidèle  de  ses  devoirs,  qu'une  pleine 
conformité  à  toutes  vos  volontés,  et  qu'un  désir 
si;icère  de  les  accomplir.  Voilà  par  où  elle  s  est 
formée;  ou  plutôt,  voilà,  mon  Dieu  ,  par  où  elle  a 
mérité  ,  autant  qu'il  est  possible  à  la  foiblesse  hu- 
maine ,  que  votre  grâce  la  formât  ,  l'éclairât  , 
l'élevât. 

Aussi  est-ce  à  ces  âmes  simples  comme  la  colombe, 
et  humbles   comme   les  enfans,  à  ces  âmes  pures, 
droites  et  ingénues,   que  Dieu   communique  avec 
(i)  Mdtth.  t3. 


DANS   LA  DÉVOTION.  929 

plus  d'abondance  ses  lumières.  C'est  avec  elles  qu'il 
aime  à  converser.  Il  leur  parle  au  cœur ,  et  cette 
science  du  cœur,  cette  science  de  sentiment,  cette 
science  d'épreuve  et  d'expérience  qu'il  leur  fait 
acquérir ,  est  infiniment  au-dessus  de  tout  ce  que 
peuvent  nous  découvrir  toutes  nos  spéculations  et 
toute  notre  théologie. 

Que  je  m'adresse  à  quelqu'un  de  nos  savans ,  et 
que  je  le  fasse  raisonner  sur  ce  que  nous  appelons 
vie  spirituelle  ,  vie  de  l'ame ,  vie  cachée  en  Jésus- 
Christ  et  en  Dieu  :  que  me  dira-t-il?  peut-être  avec 
toute  son  habileté  le  verrai-je  tarir  au  bout  de  quel- 
ques paroles;  et  sera-t-il  obligé  de  confesser  que 
là-dessus  il  n'en  sait  pas  davantage  :  ou  s'il  veut 
s'étendre  sur  cette  matière  ;  il  m'étalera  de  beaux 
principes  et  de  belles  maximes ,  mais  dont  je  m'aper- 
cevrai bientôt  qu'il  n'a  qu'une  connoissance  vague 
et  superficielle.  Dans  ses  raisonnemens  je  pourrai 
remarquer  beaucoup  de  doctrine ,  beaucoup  d'esprit, 
et  cependant  j'en  serai  peu  louché  ,  parce  que  le 
cœur  n'y  aura  point  de  part.  Deux  ou  trois  mots  qui 
partiroient  du  cœur,  m'en  feraient  plus  comprendre 
et  plus  sentir  que  toussesdiscours.  Je  conclurai  donc 
avec  le  saint  roi  David  :  Heureux  ceux  à  qui  vous 
enseignez  vous-même  vos  voies  ,  6  mon  Dieu  (1)/ 
Tout  dépourvus  qu'ils  peuvent  être  d'ailleurs  des 
talens  et  des  dons  de  la  nature ,  vous  rendez  leurs 
langues  disertes  et  éloquentes  (2).  A  quoi  j'ajouterai 
comme  saint  Augustin  :  Hélas  !  les  ignorons  s'avan- 
cent,  se  sanctifient ,  emportent  le  ciel;   et  nous , 

(x)  Ps.  ()3.  —  (2)  Sap.  10. 


33o  SIMPLICITÉ   ËVANGÈLIQUE 

avec  toute  notre  étude  et  tout  notre  savoir  ,  nous 
restons  aux  derniers  rangs  du  royaume  de  Dieu  , 
et  souvent  même  nous  nous  mettons  en  danger  de 
tomber  dans  l'abime  éternel. 

Mais  n'y  a-t-ii  pas  eu  des  saints  et  de  très-grands 
saints  parmi  les  savans?  Je  sais  qu'il  y  en  a  eu,  et 
c'est  saint  Paul  lui-même  qui  nous  apprend  que 
Dieu  a  établi  dans  son  Eglise  ,  non-seulement  des 
apôtres  et  des  prophètes ,  mais  des  docteurs  qui  l'ont 
éclairée,  et  qui,  en  l'éclairant,  sont  parvenus  à  la 
plus  haute  sainteté.  Donnons  à  leur  vaste  et  pro- 
fonde érudition  toute  la  louange  qui  lui  est  due; 
mais  du  reste ,  gardons-nous  de  croire  que  ce  fût  là 
ce  qui  les  entretenoit  dans  une  union  si  intime  avec 
Dieu.  Quand  il  s'agissoit  de  traiter  avec  ce  souve- 
rain maître,  et  d'aller  à  lui,  ils  déposoient ,  pour 
ainsi  dire,  toute  leur  science;  et  bien  loin  de  l'ap- 
peler ù  leur  secours  ,  ils  en  éloignoient  toute  idée , 
et  craignoient  que  ,  par  un  souvenir  même  invo- 
lontaire, elle  ne  troublât  les  divines  opérations  de 
ia  grâce.  Tout  ce  qu'ils  savoient  alors  ,  c'étoit  d'ado- 
rer avec  tremblement,  de  s'abaisser  sous  la  main 
toute-puissante  du  Seigneur,  de  s'anéantir  en  pré- 
sence de  cette  redoutable  majesté,  de  contempler, 
d'admirer,  de  s'affectionner,  d'aimer.  Ils  n'avoient 
besoin  pour  cela  ni  d'un  génie  sublime,  ni  d'un 
travail  assidu  ,  ni  de  curieuses  recherches  ,  ni  de 
pensées  ingénieuses  et  subtiles;  mais  il  ne  leur  fal- 
loit  qu'une  simple  considération,  qu'une  foi  vive, 
qu'un  cœur  droit.  Ainsi ,  tout  savans  qu'ils  étoient, 
ils  conservoient  devant  Dieu  et  dans  les  choses  de 


DANS   LA   DÉVOTION.  33  t 

Dieu  ,  toute  la  simplicité  évangélique.  Quoique  sa- 
vans ,  ils  n'étoient  point  de  ces  prudens  et  de  ces  sages 
à  qui  le  Père  céleste ,  suivant  la  parole  du  Fils  de 
Dieu  ,  a  caché  ses  adorables  mystères;  mais  ils  étoient 
du  nombre  de  ces  petits  à  qui  Jésus-Christ  donnoit 
nn  accès  si  facile  auprès  de  sa  personne,  et  qu'il  a 
spécialement  déclarés  héritiers  du  royaume  de  Dieu. 

Voilà  comment  ils  approchoient  de  Dieu,  remplis 
du  même  sentiment  que  le  prophète  Jérémie ,  lors- 
qu'il s'écrioit  :  De  quoi  suis-je  capable ,  Seigneur, 
et  quepuis-je  ?  je  ne  suis  qu'un  enfant ',  et  à  peine  sais* 
je  prononcer  une  syllabe  (i).p  Mais  il  me  semble  que 
Dieu  leur  répondoit  intérieurement  à  chacun,  comme 
à  son  prophète  :  Non ,  ne  dites  point  que  vous  ne 
savez  rien ,  et  que  vous  n'êtes  qu'un  enfant.  Parce 
que  vous  ne  vous  regardez  point  autrement  devant 
moi ,  c'est  pour  cela  que  je  vous  comblerai  de  mes 
dons  célestes  ;  que  je  vous  attacherai  à  moi ,  et  que  je 
m'attacherai  à  vous;  que  je  vous  admettrai  âmes  entre- 
tiens les  plus  familiers;  que  je  vous  révélerai  les  se- 
crets de  ma  sagesse,  et  que  je  vous  mettrai  dans  la 
bouche  de  dignes  expressions  pour  les  annoncer. 
Car  c'est  aux  petits  et  aux  plus  petits,  que  ces  fa- 
veurs sont  réservées. 

Soyons  de  ce  nombre  favori,  et  consolons-nous 
si  nous  sommes  privés  de  certains  mérites  person- 
nels ,  et  de  certaines  qualités  qui  brillent  aux  yeux 
des  hommes.  La  science  sans  la  charité  peut  être 
plus  nuisible  qu'utile  à  un  savant ,  parce  qu'elle 
enfle;  mais  la  chanté  sans  la  science  peut  seule  nous 

(i)  Jerem.  i. 


352  SIMPLICITÉ  ÉVÀNGÉLIQUE,   etc. 

suffire  pour  notre  propre  sanctification ,  parce  que 

de  son  fond  et  par  elle-même ,  elle  édifie.  Or  celte 

charité  si   sainte  et  si  sanctifiante,  nous   pouvons 

Tavoir  sans  être  pourvus  de  grands  talens  naturels  , 

ni  de  grandes  connoissances.  Nous  pouvons  même, 

dans  l'état  de  cette  enfance  spirituelle ,  l'avoir  plus 

aisément  et  la  conserver   plus  sûrement ,   puisque 

nous   sommes  moins  exposés  à  la  présomption  de 

l'orgueil ,  et  moins  sujets  à  nous  évanouir  dans  nos 

pensées  :  Voyez  ,   mes  frères  ,  disoit  l'apôtre   aux 

Corinthiens,  quelle  est  votre  vocation  :  il  ny  en  a 

pas  eu  beaucoup  parmi  vous  quijussent  sages  selon 

la  chair ,  ou  puissans ,  ou  nobles  ;  mais  ce  qui 

passe   pour   insensé  devant   le   monde ,  Dieu  ta 

choisi  pour  confondre   les   sages  ;  et    ce    qui   est 

foible  et   méprisable  devant    le   monde,  Dieu   Va 

choisi  pour  confondre  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort  et 

déplus  grand,  afin,  conclut  le  Docteur  des  gentils, 

que  nul  homme  n'eût  de  quoi  se  glorifier  (i)  ,  s'at- 

iribuant  à  soi-même  ce  qui  ne  vient  que  de  Dieu  , 

et  qui  n'appartient  qu'à   Dieu.    Un  homme   versé 

dans  les  sciences  ou  divines   ou  humaines ,  a  plus 

lieu  de  craindre  qu'une  secrète  complaisance  ne  lui 

fasse  dérober  à  Dieu  la  gloire  de  certaines  lumières, 

de  certaines  vues,  de  certaines  dispositions  de  l'ame 

dont  la  grâce  est  l'unique  principe.   Quoi  qu'il  en 

soit,  suivons  l'avis  du  Sage;  cherchons  Dieu  dans 

la  simplicité  de  notre  cœur  (2).  Apprenons  à  l'aimer, 

à  lui  obéir,  à  le  servir,  à  nous  sauver  :  voilà  ce  qu'il 

nous  importe  souverainement  de  savoir  :  voilà  tout 

(1)  l.  Cor.  I.  —  (2)  Sap.  11. 


DÉFAUTS  A  ÉVITER  DANS  LA  DÉVOTION.      333 

Thomme,  selon  le  terme  de  l'Ecriture  ,  et  par  con- 
séquent voilà  la  grande  science  de  l'homme  ,  et  où 
toute  autre  science  doit  se  réduire. 

Défauts  à  éviter  dans  la  Dévotion  ,  et  fausses  con- 
séquences que  le  libertinage  en  prétend  tirer. 

Que  la  nature  est  adroite ,  et  qu'elle  sait  bien  mé- 
nager ses  intérêts  !  Elle  les  trouve  partout ,  et  jusque 
dans  les  choses  qui  paroissent  les  plus  opposées. 
Nous  pensons  à  nous  défaire  d'une  passion  :  que 
fait  la.  nature?  en  la  place  de  cette  passion,  elle 
en  substitue  une  autre  toute  contraire  ,  mais  qui  est 
toujours  passion,  et  par  conséquent  qui  lui  plaît  et 
qui  la  flatte.  On  donne  à  l'orgueil,  à  l'envie  de  do- 
miner et  d'intriguer ,  à  l'impétuosité  naturelle,  à  la 
malignité  ,  à  l'indolence  et  à  l'oisiveté,  ce  qu'on  ôte 
aux  autres  vices  ;  et  de  là  divers  caractères  de  dé- 
votion ,  plus  aisés  à  remarquer  qu'à  corriger.  Dévo- 
tion fastueuse  et  d'éclat  ,  dévotion  intrigante  et 
dominante  ,  dévotion  inquiète  et  empressée ,  dévo- 
tion zélée  pour  autrui  sans  1  être  pour  soi ,  dévotion 
de  naturel  et  d  intérêt ,  dévotion  douce  et  com- 
mode. 

i.  Dévotion  fastueuse  et  d'éclat.  Car  on  aime 
l'éclat  jusque  dans  la  retraite  ,  jusque  dans  la  péni- 
tence, jusque  dans  les  plus  saints  exercices,  et  dans 
les  oeuvres  même  les  plus  humiliantes.  Celle-ci  peut- 
être  ni  celle-là  ne  se  seroient  pas  retirées  du  monde, 
si  elles  ne  l'avoient  fait  avec  éclat ,  et  si  cet  éclat 
ne  les  eût  soutenues.  Et  depuis  qu'elles  ont  renoncé 


33^  DÉFAUTS   A  ÉVITER 

au  monde  et  embrassé  la  dévotion,  peut-être  ne  se 
rendroienl-elles  pas  si  assidues  au  soin  des  pauvres 
ou  au  soin   des  prisonniers ,  si  elles  ne  le  faisoient 
avec  le  même  éclat ,  et  si  dans  ce  même  éclat ,  elles 
n'avoient  le  même  soutien.  Bien  d'autres  exemples 
pourroient  vérifier  ce  que  je  dis.  On  s'emploie  à  des 
établissemens  nouveaux  ,  qui  paroissent  et  qui  font 
bruit  dans  le  monde.   On  y  contribue  de  tout  son 
pouvoir  ,  et  l'on  fournit   amplement  à  la  dépense. 
De  relever  les  anciens  qui  tombent ,  et  d'y  travailler 
avec  la  même  ardeur  et  la  même  libéraliré,  ce  ne 
seroit  pas  peut-être  une  œuvre  moins  méritoire  de- 
vant Dieu ,  ni  moins  agréable  à  ses  yeux:  mais  elle 
seroit  plus  obscure,  et  l'on  n'auroit  point  le  nom 
d'instituteur  ou  d'institutrice.  Or  cet  attrait  man- 
quant ,  il  n'est  que  trop  naturel  et  que  trop  ordinaire 
qu'on  porte  ailleurs  ses  gratifications ,  et  qu'on  se 
laisse  attirer  par  l'éclat  de  la  nouveauté.  Mais,  dit- 
on  ,  cet  éclat  sert  à  édifier  le  prochain.  Sur  cela  je 
conviens  que  l'éclat  alors  seroit  bon,  si  l'on  n'y  re- 
cherchoit   que  l'édification    publique  ;   mais  il   est 
fort  à  craindre  qu'on  ne  s'y  cherche  encore  plus  soi- 
même.  Hé  quoi  !   faut-il   donc   quitter    toutes    ces 
bonnes   œuvres?  Non,   retenez-les   toutes  quant  à 
l'action  ;  mais  étudiez-vous  à  en  rectifier  l'intention. 
2..  Dévotion  intrigante  et  dominante.  En  cessanî 
d'intriguer  dans  le  monde  et  d'y  vouloir  dominer , 
on  veut  intriguer  et  dominer  dans  le  parti  de  la  dé- 
votion. Car  il  y  a  dans  la  dévotion  même  ditlérens 
partis,  et  s'il  n'y  en  avoit  point,  et  que  l'uniformité 
des  sentimens  fut  entière,  sans  dispute,  sans  contes- 


DANS   LA   DÉVOTION.  335 

talion  ,  sans  occasion  de  remuer ,  de  s'ingé*rer  en 
mille  affaires  et  mille  menées ,  il  est  à  croire  que 
bien  des  personnes ,  surtout  parmi  le  sexe,  n'au- 
roient  jamais  été  dévotes  ni  voulu  l'être.  Le  crédit 
qu'on  a  dans  une  secte  dont  on  devient,  ou  le  chef, 
ou  l'un  des  principaux  agens;  l'empire  qu'on  exerce 
sur  les  esprits  qu'on  a  su  prévenir  en  sa  faveur , 
et  qui  prennent  aveuglément  les  impressions  qu'on 
leur  donne  ;  l'autorité  avec  laquelle  on  les  gouverne 
et  on  les  fait  entrer  dans  toutes  ses  vues  et  toutes 
ses  pratiques  ;  le  plaisir    flatteur   d'être    Famé    des 
assemblées  ,  des  délibérations ,  de  tous  les  conseils 
et  de  toutes   les   résolutions  ;  le  seul  plaisir  même 
d'avoir  quelque  part  à  tout  cela,  et  d'y  être  compté 
pour  quelque  chose  :  voilà  ce  qui  touche  un  cœur 
vain  et  amateur  de  la  domination  ,  voilà  son  objet  : 
tout  le  reste  n'est  proprement  que  l'accessoire  et 
qu'une  spécieuse  apparence. 

3.  Dévotion  inquiète  et  empressée.  Marthe , 
Marthe ,  vous  vous  inquiétez  et  vous  vous  mettez 
en  peine  de  bien  des  choses  (i)  ,  disoit  le  Sauveur 
du  monde  à  cette  sœur  de  Magdeleine  ,  voyant 
qu'elle  s'embarrassoit  de  trop  de  soins  pour  le  rece- 
voir dans  sa  maison,  et  pour  lui  témoigner  ?on  res- 
pect. G'étoit  sans  doute  une  bonne  œuvre  qu'elle 
faisoit ,  puisqu'il  s'agissoit  du  Fils  de  Dieu  ;  mais 
dans  toutes  nos  œuvres  et  particulièrement  dans  nos 
œuvres  de  piété  ,  Dieu  veut  toujours  que  nous  con- 
servions le  recueillement  intérieur ,  qui  ne  peut 
guère  s'accorder  avec  une  ardeur  si  vive  et  si  préci- 

(i)  Luc-  10. 


536  DÉFAUTS   A   ÉVITER 

pitëe.  Car  dans  les  choses  de  Dieu ,  comme  partout 
ailleurs,  il  y  a  de  ces  vivacités  et  de  ces  empresse- 
ment qu'il  faut  modérer.  C'est  le  caractère  de  cer- 
tains esprits ,  qui  n'entreprennent  ni  ne  font  pres- 
que jamais  rien  d'un  sens  rassis  et  avec  tranquillité  : 
de  sorte  qu'on  les  voit  dans  un  mouvement  perpé- 
tuel ,  et  que  pour  quelques  démarches  qui  suffiraient, 
ils  en  font  cent  d'inutiles.  Ils  croient  agir  en  cela 
avec   plus   de   mérite  devant  Dieu  ;  mais  souvent, 
sans  qu'ils  l'aperçoivent ,  s'y  méle-t-il  beaucoup  de 
tempérament  et  quelquefois  même  une  secrète  com- 
plaisance au  fond  de  l'ame.  Car  toutes  ces  manières 
et   toutes  ces  agitations  extérieures  ont  je   ne  sais 
quel  air  d'importance  ,  dont  le  cœur  se  laisse  aisé- 
ment flatter.  C'est  l'œuvre  de  Dieu ,  disent-ils ,  et 
malheur  à  celui  qui  fait  V  œuvre  de  Dieu  négligem- 
ment^}. Je  l'avoue,  et  je  le  dis  aussi  bien  qu'eux: 
mais  sans  négliger  l'œuvre  de  Dieu ,  on   peut  s'y 
comporter  avec  plus  d'attention  à  Dieu  même,  avec 
plus  de  récolleclion ,  avec  moins  de  dissipation.  Hé  ! 
pourrois-je  leur    demander  ,  que   prétendez-vous  , 
en  vous  laissant  ainsi  distraire,  et  perdant  par  toutes 
vos  précipitations  et  tous  vos  troubles  la  présence 
de  Dieu?  Vous  le  cherchez  hors  de  vous ,  et  vous  le 
quitiez  au  dedans  de  vous-mêmes. 

4.  Dévotion  zélée,  mais  fort  zélée  pour  autrui  et 
très-peu  pour  soi.  Depuis  que  telle  femme  a  levé 
l'étendard  de  la  dévotion  ,  il  .semble  qu'elle  soit  de- 
venue impeccable,  et  que  tous  les  autres  soient  des 
pécheurs  remplis  de  défauts.  Elle  donnera  dans  un 

(1)  Jeieiu.  48. 

jour 


DANS   LA    DÉVOTION.  337 

jour  cent  avis,  et  dans  toute  une  année  elle  n'en 
voudra  pas  recevoir  un  seul.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous 
avons  du  zèle  ,  et  le  zèle  le  plus  ardent ,  mais  sur 
quoi?  sur  quelques  abus  assez  légers  que  nous  re- 
marquons ,  ou  que  nous  nous  figurons  dans  des 
subalternes,  et  dans  des  états  qui  dépendent  de 
nous.  Voilà  ce  qui  nous  occupe  ,  sans  que  jamais 
nous  nous  occupions  des  véritables  abus  de  notre 
état,  dont  nous  ne  sommes  pas  exempts  ,  et  qui 
quelquefois  sont  énormes.  Cependant  on  inquiète 
des  gens,  on  les  fatigue,  on  va  même  jusqu'à  les 
accabler.  Le  Prophète  disoit  :  Mon  zèle  me  dé- 
vore (i);mais  combien  de  prétendus  zélateurs  ou 
zélatrices  pourroient  dire  :  Mon  zèle ,  au  lieu  de  me 
dévorer  moi-même  ,  dévore  les  autres. 

5.  Dévotion  de  naturel,  d'inclination  ,  d'intérêt. 
Le  vrai  caractère  de  la  piété  est  d'accommoder  nos 
inclinations  et  nos  désirs  à  la  dévotion  ;  mais  l'illu- 
sion la  plus  commune  et  le  désordre  presque  uni- 
versel,  est  de  vouloir  au  contraire  accommoder  la 
dévotion  à  tous  nos  désirs  et  à  toutes  nos  inclina- 
tions. De  là  vient  que  la  dévotion  se  transfigure  en 
toutes  sortes  de  formes  :  mais  surtout  à  la  cour  elle 
prend  toutes  les  qualités  de  la  cour.  La  cour  (  ce 
que  je  ne  prétends  pas  néanmoins  être  une  règle  gé- 
nérale ) ,  la  cour  est  le  séjour  de  l'ambition  :  la  dé- 
votion y  devient  ambitieuse;  la  cour  est  le  séjour  de 
la  politique  :  la  dévotion  y  devient  artificieuse  et 
politique  ;  la  cour  est  le  séjour  de  l'hypocrisie  et 
de  la  dissimulation  :  la    dévotion  y  devient    dissi- 

U)PS.G$. 

TOME    XIV.  22 


338  DÉFAUTS    A   ÉVITER 

mulée  et  cachée  ;  la  cour  est  le  séjour  de  la  médi- 
sance :  la  dévotion  y  devient  critique  à  1  excès  et 
médisante.  Ainsi  du  reste.  La  raison  de  ceci  est , 
que  dans  la  dévotion  même,  il  y  a  toujours,  si  l'on 
n'use  dune  extrême  vigilance  ,  quelque  chose  d'hu- 
main et  un  fonds  de  notre  nature  corrompue,  qui 
s'y  glisse  et  qui  agit  imperceptiblement.  On  est 
pieux  ,  ou  l'on  croit  l'être  ;  mais  on  lest  selon  ses 
vues,  maison  l'est  selon  ses  avantages  personnels  et 
temporels ,  mais  on  l'est  selon  l'air  contagieux  du 
monde ,  que  l'on  respire  sans  cesse.  C'est-à-dire, 
qu'on  l'est  assez  pour  pouvoir  en  quelque  manière 
se  porter  témoignage  à  soi-même  de  l'être,  et  pour 
en  avoir  devant  le  monde  la  réputation  ;  mais  qu'on 
l'est  trop  peu  pour  avoir  devant  Dieu  le  mérite  de 
l'être  véritablement.  Sainteté  de  cour,  sainteté  la 
plus  éminente  quand  elle  est  véritable,  parce  qu'elle 
a  plus  d'obstacles  à  surmonter  ,  et  plus  de  sacrifices 
à  faire  :  mais  que  ces  sacrifices  sont  rares!  et  comme 
il  faut  pour  cela  s'immoler  soi-même  !  que  l'esprit 
de  la  cour  trouve  d'accommodemens  et  de  raisons 
pour  épargner  la  victime  ! 

6.  Dévotion  douce,  oisive,  commode.  On  dit  , 
en  se  retirant  des  affaires  du  monde,  et  se  donnant 
à  Dieu:  Pourquoi  tant  de  mouvemens  et  tant  de 
soins?  Tout  cela  me  lasse  et  m'importune;  je  veux 
vivre  désormais  en  repos.  Erreur  :  ce  n'est  point  là 
l'esprit  de  la  piété  ;  mais  c'est  un  artifice  de  l'amour- 
propre,  qui  se  cherche  soi-même  jusque  dans  les 
meilleurs  desseins.  Il  ve  .t  partout  avoir  son  compte, 
et  être  à  son  aise  :  en  quoi  il  nous  trompe.  La  sain- 


DANS   LA  DÉVOTION,  889 

télé  de  cette  vie  est  dans  le  travail  et  dans  la  peine, 
comme  celle  de  l'autre  est  dans  la  béatitude  et  dans 
îa  paix. 

Que  le  libertinage  ,  instruit,  aussi  bien  que  nous, 
de  ces  égaremens  dans  la  dévotion  et  des  autres,  les 
condamne,  nous  ne  nous  en  plaindrons  point,  et 
nous  ne  l'accuserons  point  en  cela  d'injustice.  Mais 
de  quoi  nous  nous  plaignons  et  avec  raison ,  c'est  que 
le  libertin  abuse  de  quelques  exemples  particuliers  , 
pour  en  tirer  des  conséquences  générales  au  désa- 
vantage de  toutes  les  personnes  vertueuses  et  adon- 
nées aux  œuvres  de  piété.  De  quoi  nous  nous  plai- 
gnons ,  c'est  que  le  libertin  prenne  de  là  sujet  de 
décrier  la  dévotion ,  de  la  traiter  avec  mépris ,  de 
l'exposer  à  la  risée  publique  par  de  fades  et  scanda- 
leuses plaisanteries.  De  quoi  nous  nous  plaignons, 
c'est  que  le  libertin  veuille  de  là  se  persuader  qu'il 
n'y  a  de  vraie  dévotion  qu'en  idée ,  et  que  ce  n'est 
dans  la  pratique  qu'un  dehors  trompeur  et  un  faux 
nom.  De  quoi  nous  nous  plaignons ,  c'est  que  le  li- 
bertin exagère  tant  les  devoirs  de  la  dévotion,  et 
qu  il  aiFecle  de  les  porter  au  degré  de  perfection  le 
plus  éminent,  afin  que  ne  voyant  presque  personne 
qui  s'y  élève,  il  puisse  s'autorisera  conclure,  que 
tout  ce  qu'on  appelle  gens  de  bien,  ne  valent  pas 
mieux  la  plupart  que  le  commun  des  hommes.  De 
quoi  nous  nous  plaignons ,  c'est  que  par  là  le  libertin 
ôte  en  quelque  sorte  aux  prédicateurs,  et  à  tous  les 
ministres  chargés  de  l'instruction  des  fidèles ,  la  li- 
berté de  s'expliquer  publiquement  sur  la  dévotion  , 
d'en  prescrire  les  règles  ,  d'en  découvrir  les  illu- 

2  â< 


34o  ALLIANCE   DE   LA   PIÉTÉ 

sions ,  de  peur  que  les  mondains  n'empoisonnent  ce 
qu'ils  entendent  sur  cette  matière  ,  et  que  leur  mali- 
gnité ne  s'en  prévale. 

Cependant  le  monde  pensera  tout  ce  qu'il  lui 
plaira,  et  il  raillera  tant  qu'il  voudra;  nous  parle- 
rons avec  discrétion  ,  mais  avec  force  ,  et  nous  ne 
déguiserons  point  la  vérité  dont  nous  sommes  les 
dépositaires  et  les  interprètes.  Nous  imiterons  notre 
divin  maître,  qui  n'usa  de  nul  ménagement  à  l'égard 
des  scribes  et  des  pharisiens  ,  et  qui  tant  de  fois  pu- 
blia leurs  hypocrisies  et  leurs  vices  les  plus  secrets; 
nous  exalterons  la  vertu  ,  nous  lui  donnerons  toute 
la  louange  qu'elle  mérite,  nous  reconnoîtrons  qu'elle 
n'est  point  bannie  de  la  terre  et  qu'elle  règne  en- 
core dans  l'Eglise  de  Dieu  :  mais  en  même  temps , 
pour  son  honneur  et  pour  la  réformation  de  ceux 
mêmes  qui  la  professent ,  nous  ne  craindrons  point 
de  marquer  les  altérations  qu'on  y  fait.  Nous  démê- 
lerons dans  cet  or  ce  qu'il  y  a  de  pur  et  tout  ce 
qu'on  y  met  d'alliage.  Plaise  au  ciel  que  nos  leçons 
soient  bien  reçues  et  qu'on  en  profile  !  c'est  notre 
intention:  mais  quiconque  en  sera  scandalisé  ,  qu  il 
s'impute  à  lui-même  son  scandale. 


Alliance  de  la  Piété  et  de  la  Grandeur. 

Quelque  opposé  que  semble  être  au  christianisme 
1  état  des  grands  ,  il  y  a  une  merveilleuse  alliance 
entre  la  piété  et  la  grandeur.  Bien  loin  qu'elles 
soient  incompatibles,  elles  se  soutiennent  mutuelle- 


ET   DE    LA    GRANDEUR.  3^  f 

ment  Tune  et  l'autre  :  de  sorte  que  la  piété  sert  à 
relever  la  grandeur,  et  que  la  grandeur  sert  à  relever 
la  piété. 

I.  La  piété  relève  tout  à  la  fois  la  grandeur  ,  et  de- 
vant Dieu  et  devant  les  hommes  :  devant  Dieu  ,  parce 
que  la  piété  rend  la  grandeur  chrétienne  et  sainte  ; 
devant  les  hommes,  parce  que  la  piété  nous  rend 
Ja  grandeur  singulièrement  aimable  et  vénérable. 

Grandeur  chrétienne  et  sainte  devant  Dieu  :  par 
où  ?  par  la  piété  ,  ainsi  que  je  viens  de  le  dire.  Car 
que  fait  la  piété  dans  un  grand,  et  comment  le 
sanctifie-t-elle  ?  Est-ce  en  le  dépouillant  de  sa  gran- 
deur même  ?  est-ce  en  le  faisant  renoncer  à  tous  les 
titres  d'honneur  dont  il  est  revêtu?  L'oblige-t-e!!e 
à  céder  ses  droits,  à  se  démettre  de  son  autorité  et 
de  son  pouvoir,  à  descendre  de  son  rang  et  à  se 
dégrader ,  à  mener  une  vie  privée  et  à  se  réduire 
dans  une  retraite  obscure,  sans  pompe  ,  sans  éclat, 
sans  nom  ?  Il  est  vrai  qu'il  y  a  eu  des  grands-  du 
monde ,  et  même  des  princes  et  des  rois  ,  que  l'es- 
prit de  Dieu  a  portés  jusque-là.  Us  se  sont  retirés 
dans  les  solitudes  et  dans  les  cloîtres  ;  et  pour  se 
mettre  plus  sûrement  en  garde  contre  la  contagion 
du  siècle  ,  ou  pour  acquérir  une  ressemblance  plus 
parfaite  avec  Jésus-Christ  humilié  et  anéanti ,  ils  se 
sont  cachés  et  ensevelis  dans  les  ténèbres.  Mais  si 
ces  exemples  sont  dignes  de  notre  admiration  ,  ce 
n'est  pas  une  conséquence  que  tous  les  grands  les 
doivent  suivre,  et  qu'ils  ne  puissent  autrement  se 
sanctifier  que  par  cette  abdication  volontaire,  e!  ce 
renoncement  à  l'état  de  distinction  où  la  Providence 


3^2  ALLIANCE   DE   LA   PIÉTÉ 

les  a  élevés.  S'il  en  étoit  ainsi ,  il  faudroit  donc 
qu'il  n'y  eût  dans  le  monde  chrétien  ,  ni  puissance 
séculière  ,  ni  dignité  ,  ni  magistrature ,  ni  princi- 
pauté ,  ni  monarchie,  puisqu'il  seroit  nécessaire  de 
quitter  tout  cela  et  de  se  défaire  de  tout  cela ,  pour 
pratiquer  le  christianisme  et  pour  s'y  perfectionner. 
Système  qui  dérangeroit  tout  le  plan  de  la  sagesse 
divine  ,  et  qui  renverseroit  tout  l'ordre  qu'elle  a 
établi.  A  ne  point  parler  des  saints  législateurs  et 
des  saints  rois  qui  ont  vécu  dans  l'ancienne  loi  et 
gouverné  le  peuple  de  Dieu ,  combien  de  grands 
dans  la  loi  nouvelle  ,  combien  de  rois,  sans  déroger 
en  rien  de  leur  grandeur,  sont  parvenus,  au  mi- 
lieu de  la  cour ,  à  la  plus  sublime  sainteté ,  et  ont 
mérité  d'être  honorés  d'un  culte  public  par  toute 


l  Eglise  ? 


De  là  il  s'ensuit  qu'on  peut  être  grand  selon  le 
monde,  demeurer  dans  la  condition  de  grand,  vivre 
en  grand,  et  cependant  marcher  et  s'avancer  dans  les 
voies  de  la  perfection  chrétienne. Or  voilà  l'ouvrage, 
ou  plutôt  le  chef-d  œuvre  de  la  piété ,  elle  fait  re- 
monter un  grand  jusqu'au  principe  de  sa  grandeur 
et  de  toute  grandeur  humaine ,  qui  est  Dieu  ;   elle 
lui  fait  reconnoître  avec  l'Apôtre,  et  selon  la  maxime 
fondamentale  de  la  foi,  que  toute  puissance  vient 
de  Dieu,  et  par  conséquent  que  tout  ce  qu'il  est,  il 
ne  l'est  que  par  la  grâce  de  Dieu.  D'où  il  conclut, 
par  le  raisonnement  le  plus  juste  et  le  plus  sensible, 
que  toute  sa  grandeur  n'est  donc  qu'une  grandeur 
subordonnée  au  souverain  maître  de  qui  il  l'a  reçue. 
Que  c'est  une  grandeur  dépendante  ;  et  que  bien 


ET   DE   LA    GRANDEUR.  3^3 

loin  qu'elle  l'affranchisse  des  lois  divines ,  elle  lui 
impose  une  obligation  particulière  d'honorer  d'un 
culte  plus  religieux  ,  plus  assidu,  plus  fervent,  le 
suprême  auteur  à  qui  il  est  redevable  de  son  état 
et  de  tons  les  avantages  temporels  qui  y  sont  atta- 
chés. Que  ce  n'est  pas  pour  lui  qu'elle  lui  a  été 
donnée  ,  cette  grandeur ,  et  qu'il  n'en  est  que  le 
dépositaire  ;  mais  que  chaque  chose  devant  retour- 
ner à  sa  source  ,  c'est  à  Dieu  que  l'hommage  en  est 
dû  ,  et  à  ce  Seigneur  des  seigneurs  qu'elle  doit  être 
référée  par  un  usage  tel  qu'il  le  demande  et  tel  qu'il 
le  mérite. 

Toutes  ces  pensées,  et  bien  d'autres  que  la  piété 
ne  manque  point  de  suggérer,  tiennent  un  grand 
dans  une  attention  continuelle  sur  soi-même ,  pour 
ne  se  laisser  point  éblouir  de  l'éclat  qui  l'environne  , 
et  ne  se  point  évanouir  dans  ses  idées  ;  pour  se 
maintenir  toujours  devant  Dieu  et  à  l'égard  de  Dieu  , 
dans  des  senlimens  humbles  et  soumis ,  dans  une 
dépendance  volontaire  et  entière,  dans  une  obéis- 
sance pleine  et  parfaite  ;  pour  n'user  jamais  de  sa 
puissance  contre  Dieu  ,  en  la  faisant  servir  à  satis- 
faire ses  passions,  son  intérêt,  son  ambition,  ses 
ressentimens  et  ses  vengeances;  mais  au  contraire, 
pour  l'employer  toujours  selon  les  vues  et  le  gré  de 
Dieu  ,  consultant  Dieu  dans  tout  ce  qu'il  entre- 
prend, n'y  envisageant  que  Dieu  ,  et  ne  s'y  proposant 
autre  chose  que  d'être  l'exécuteur  de  ses  ordres,  et 
le  ministre  de  ses  éternelles  volontés;  pour  s'atta- 
cher avec  d'autant  plus  de  fidélité  et  plus  de  zèle 
au  service  de  Dieu  ,  qu'il  se  voit  comblé  plus  lihé- 


344  ALLIANCE   DE    LA   PIÉTÉ 

ralement  et  plus  abondamment  de  ses  dons  ;  pour 
lui  rendre  tous  les  devoirs  de  religion  ,  d'adoration  , 
de  reconnoissance  et  de  dévotion ,  que  l'Eglise  de 
Dieu  exige  de  chaque  fidèle  ,  ne  manquant  à  nulle 
observance  ,  ne  se  dispensant  d'aucune  pratique ,  y 
en  ajoutant  même  de  propres  et  de  personnelles  , 
en  un  mot,  remplissant  toute  justice,  et  n'e'coutant 
là-dessus  ni  respect  du  monde  ,  ni  inclination  ou 
répugnance  de  la  nature.  Qui  peut  douter  qu'un 
grand  de  ce  caractère  ne  soit  spécialement  agréable 
à  Dieu  ?  c'est-à-dire  ,  qui  peut  douter  qu'il  ne  soit 
vraiment  grand  aux  yeux  de  Dieu  ;  puisque  la  vraie 
grandeur  est  de  plaire  à  Dieu  ,  et  que  rien  ne  doit 
plaire  davantage  à  Dieu  que  la  grandeur  même  tem- 
porelle, ainsi  appliquée  à  le  glorifier  et  toute  dé- 
vouée à  son  honneur  ?  Voilà  par  où  David  devint 
un  objet  de  complaisance  pour  Dieu,  et  un  prince 
selon  le  cœur  de  Dieu.  C'est  ce  qui  consacra  toutes 
ses  entreprises  et  toutes  ses  victoires.  C'est  ce  qui  en 
fit  tout  le  mérite  et  tout  le  prix. 

Grandeur  singulièrement  aimable  et  vénérable 
devant  les  hommes  :  autre  effet  de  la  piété  dans  un 
grand.  Il  est  certain  que  la  vertu,  en  quelque  sujet 
qu'elle  se  rencontre  ,  est  toujours  digne  de  noire 
estime  et  de  nos  respects;  mais  il  faut  convenir  ,  dit 
saint  Bernard  ,  que  par  une  grâce  et  un  don  parti- 
culier ,  elle  plaît  surtout  dans  les  nobles.  D'où  vient 
cela?  on  pourroit  dire  qu'étant  beaucoup  plus  rare 
dans  les  grands,  elle  paroît  par-là  même  beaucoup 
plus  estimable.  On  pourroit  ajouter  qu'ayant  dans 
les  grands  beaucoup  plus  d'efforts  à  faire  pour  se 


ET  DE  LA   GRANDEUR.  345 

soutenir ,  et  plus  de  difficultés  à  vaincre ,  elle  les 
rend  aussi  beaucoup  plus  recommandables  par  les 
obstacles  mêmes  qu'ils  surmontent ,  et  par  les  vic- 
toires qu'ils  remportent.  Mais  sans  m'arrêter  à  ces 
raisons  ni  à  toutes  les  autres  ,  voici ,  ce  me  semble , 
la  plus  essentielle  :  c'est  que  la  piété  corrige  dans 
un  grand  les  défauts  les  plus  ordinaires  par  où  la 
grandeur  devient  communément  odieuse  et  mépri- 
sable,  et  qu'au  contraire  elle  lui  donne  les  qualités 
les  plus  capables  de  gagner  les  cœurs  et  de  les  pré- 
venir en  sa  faveur. 

En   effet ,  ce  qui  nous  indispose  à  l'égard  des 
grands,  et  ce  qui  nous  porte  le  plus  souvent  contre 
eux  aux  murmures  et  aux  mépris,    ce  sont  leurs 
hauteurs  et  leurs  fiertés ,  ce  sont  leurs  airs  dédai- 
gneux et  méprisans  ,  ce  sont  leurs  façons  de  parler  , 
leurs  termes  ,    leurs  gestes ,   leurs  regards  ,  toutes 
leurs  manières,  ou  brusques  et  rebutantes,  ou  trop 
impérieuses  et  trop  dominantes.  Ce  sont  encore  bien 
plus  leurs  tyrannies  et  leurs  duretés ,  quand  ,  par 
l'abus  le  plus  énorme  du  pouvoir  dont  ils  ont  été 
revêtus  ,  ils  tiennent  dans  l'oppression  des  hommes 
comme  eux  ,   et  leur  font  sentir  sans  ménagement 
tout  le  poids  de  leur  grandeur  ;  quand ,  par  l'indif- 
férence la  plus  mortelle,   uniquement  attentifs  à  ce 
qui  les  touche  ,  et  renonçant  à  tous  les  sentimens  de 
la  charité  ,  ils  voient  d'un  œil  tranquille  et  sans  nulle 
compassion  ,  des  misères  dont  assez  ordinairement 
ils  sont  eux-mêmes  auteurs  ;  quand ,  par  une  mons- 
trueuse  ingratitude  }    ils  laissent  sans   récompense 
les  services  les  plus  imporlans ,  et  oublient  des  g»-:is 


346  ALLIANCE  DE  LA  PIÉTÉ 

qui  se  sont  immoles  et  qui  s'immolent  sans  cesse 
pour  leurs  intérêts.  Ce  sont  leurs  injustices  ,  leurs 
■violences ,  leurs  concussions  ,  et ,  si  je  puis  user  de 
ce  terme  ,  leurs  brigandages  soit  connus  et  publics 
(  car  souvent  même  ils  ne  s'en  cachent  pas  )  ,  soit 
particuliers  et  plus  secrets  ,  mais  qui  ne  causent  pas 
moins  de  dommages ,  et  ne  donnent  pas  moins  à 
souffrir.  Ce  sont  les  désordres  de  leur  vie ,  leurs 
débauches,  leurs  excès,  leur  irréligion,  tous  les 
vices  où  ils  s'abandonnent  avec  d'autant  plus  de 
liberté,  que  c'est  avec  plus  d'impunité.  Voilà  ,  tout 
grands  qu'ils  sont,  ou  par  la  naissance,  ou  par  la 
faveur,  ce  qui  les  rabaisse  infiniment  dans  les  esprits 
et  ce  qui  les  avilit.  On  respecte  dans  eux  leur  carac- 
tère. On  redoute  leur  puissance.  On  leur  rend  les 
hommages  qu'on  ne  peut  leur  refuser  ,  ni  selon  les 
lois  du  monde ,  ni  selon  la  loi  de  Dieu  :  mais  leurs 
personnes  ,  comment  les  regarde-t-on  ?  et  tandis 
qu'au  dehors  on  les  honore,  quelle  estime  en  fait-on 
dans  le  cœur  ,  et  quelles  idées  en  conçoit-on  ?  S'ils 
en  étoienl  instruits  ,  il  faudroit  qu'ils  fussent  bien 
insensibles ,  pour  n'en  être  pas  pénétrés  jusque  dans 
le  fond  de  l'ame. 

Or  la  piété  retranche  tout  cela,  réforme  tout  cela, 
change  tout  cela.  En  faisant  de  la  grandeur  une 
grandeur  chrétienne  ,  elle  en  fait  une  grandeur  ai- 
mable et  vénérable  :  comment  ?  parce  qu'elle  en  fait 
une  grandeur  modeste  et  humble  ,  qui ,  sans  aban- 
donner ses  droits  ni  oublier  ses  prérogatives,  du 
reste  ne  s'enorgueillit  point,  ne  s'enfle  point,  ne 
se  laisse  point  infatuer  d'elle-même;  qui  n'offense 


ET  DE   LA   GRANDEUR.  3^7 

personne ,  ne  choque  personne  ,  ne  s'éloigne  de 
personne  ;  qui  tout  au  contraire  se  rend  affable  à 
l'égard  de  tout  le  monde  ,  prévenante ,  honnête  , 
douce ,  condescendante.  Parce  qu'elle  en  fait  une 
grandeur  officieuse  et  charitable ,  qui  se  plaît  à  obli- 
ger ;  qui  volontiers  s'emploie  pour  les  petits  ,  pour 
les  pauvres,  pour  les  affligés;  qui  compatit  à  leurs 
maux  ,  et  prend  soin  ,  autant  qu'il  lui  est  possible  , 
de  les  soulager  ;  qui  se  communique  ,  se  familiarise  , 
pardonne  aisément  ,  récompense  abondamment , 
répand  libéralement  ses  dons ,  et  pense  plus  en 
quelque  manière  aux  autres  qu'à  soi-même.  Parce 
qu'elle  en  fait  une  grandeur  sage  ,  droite  et  juste  ; 
vraie  dans  ses  paroles  ,  fidèle  dans  ses  promesses  , 
équitable  dans  ses  jugemens;  n'écoutant  que  la  rai- 
son ,  et  la  suivant  en  tout  sans  nul  égard  ;  prenant 
le  parti  de  l'innocence  ,  soutenant  la  veuve  et  l'or- 
phelin ,  rendant  à  chacun  ce  qui  lui  appartient ,  et 
aimant  mieux  ,  en  bien  des  rencontres,  se  relâcher 
de  certains  intérêts  et  de  certaines  prétentions,  que 
de  se  mettre  au  hasard  de  faire  tort  à  qui  que  ce 
soit ,  et  de  profiter  de  ses  dépouilles.  Parce  qu'elle 
en  fait  une  grandeur  réglée  dans  toute  sa  conduite 
et  irréprochable  dans  ses  mœurs;  tellement  adonnée 
aux  devoirs  de  la  religion  ,  qu'elle  ne  manque  à 
aucun  devoir  du  monde  ;  ennemie  du  libertinage , 
zélée  pour  le  bon  ordre  ,  commençant  par  s'y  sou- 
mettre elle-même  ,  et  donnant  l'exemple  à  ceux 
qu'elle  y  veut  réduire  ,  ou  qu'elle  travaille  à  y  main- 
tenir. 

Supposons  un  grand  en  de  telles  dispositions ,  et 


34#  ALLIANCE  DE   LA   PIÉTÉ 

agissant  de  telle  sorte  en  toutes  choses  :  est  -  il  un 
homme  plus  respecté  ?   du  moins  est-il  un  homme 
plus  respectable?  peut-on  se  défendre  de  l'estimer, 
de  l'admirer ,  de  l'aimer  ?  Qu'il  ait  quelques  enne- 
mis secrets  ,  qu'il  ait  des  concurrens  et  des  envieux  ; 
ses  ennemis  mêmes ,  ses  envieux  et  ses  concurrens 
seront  forcés  dans  le  cœur  de  lui  rendre  la  justice 
qui  lui  est  due.  Quoi  qu'il  en  soit  et  quoi  qu'ils  en 
pensent ,  tout  le  public  se  déclarera  en  sa  faveur  ; 
et  c'est  à  son  égard  que  se  vérifiera  ce  que  le  Saint- 
Esprit  a   dit  en  particulier  d'un  homme   désinté- 
ressé :  Quel  est  celui-là  ?  nous  le  comblerons  d'éloges  : 
car  sa'rie  est  un  perpétuel  miracle  (i).  Mais  ,  dira- 
t-on  ,  ne  voit-on  pas  quelquefois  de  ces  grands  que 
la  piété  rend  importuns  ,   difficiles  ,  chagrins ,  bi- 
zarres ,  farouches  ,  et  par  là  même  insupportables  et 
méprisables?  erreur.  Je  dis  erreur  :  non  pas  que  je 
ne  convienne  de  toutes  leurs  bizarreries ,  et  de  tous 
les  travers  où  ils  donnent  ;  mais  erreur  ,  si  l'on  at- 
tribue tout  cela  à  la  piété.  Car  il  faut  bien  distinguer 
ce  qui  vient  d'eux  -  mêmes ,  et  ce  qui  vient  de  la 
piété  qu'ils  professent.  Une  parfaite  piété  ,  bien  loin 
de  nous  porter  à  tous  ces  écarts  ,    nous  en  garantit 
ou  nous  en  retire  :  et  de  là  il  faut  conclure  ,  que  le 
principe  du   mal  ,   c'est  qu'ils  n'ont  encore  qu'une 
piété  très-défectueuse.  Autant  qu'ils  la  perfection- 
neront,  autant  elle  les  perfectionnera  eux-mêmes; 
et    plus  elle   les    perfectionnera   en   corrigeant   les 
défauts   personnels   qu'on   leur   reproche  ,  et  leur 
faisant  acquérir   les   vertus   contraires  ,    plus  elle 

(i)  Eccli.  3i ,  v.  9» 


ET   DE   LA   GRANDEUR.  3^9 

donnera  de    lustre  à  leur  grandeur  et  les  rendra 
recommandables. 

IL  Comme  la  piété  relève  la  grandeur  ,  on  peut 
dire  aussi  que  la  grandeur  ,  par  un  heureux  retour , 
sert  infiniment  à  relever  la  piété  ,  et  cela  en  plus 
d'une  manière  :  parce  que  la  grandeur  met  en  crédit 
la  piété  ;  parce  que  la  grandeur  a  plus  de  pouvoir 
pour  bannir  le  vice  ,  et  que  par  la  force  de  ses 
exemples ,  elle  engage  plus  de  monde  dans  le  parti 
de  la  piété  ;  parce  que  la  grandeur  ,  par  l'édification 
qu'elle  donne,  détruit  le  plus  puissant  obstacle  que 
la  piété  ait  à  combattre  ,  qui  est  le  respect  humain  ; 
parce  que  la  grandeur  fournil  à  la  piété  de  plus 
importans  sujets  ,  et  des  occasions  plus  éclatantes 
de  s'exercer  et  de  signaler  sa  religion  et  son  zèle. 

La  grandeur  met  en  crédit  la  piété  ;  et  la  raison 
est,  qu'éiant  prévenus  naturellement,  comme  nous 
le  sommes  ,  d'un  certain  respect  pour  les  grands  , 
nous  sommes  par  là  naturellement   portés  à  juger 
des  choses  selon  qu'ils  en  jugent  ;  surtout  si  ce  sont 
d'ailleurs  de  bonnes  choses  en  elles-mêmes  ,  ou  des 
choses  au  moins  qui  ne  paroissent  pas  évidemment 
mauvaises.  Ainsi ,  quand  on  voit  pratiquer  les  exer- 
cices du  christianisme  à  un  grand  ;  quand  on  le  voit 
fréquenter  les  sacremens  ,  assister  régulièrement  et 
dévotement  au  sacrifice  de  l'autel ,  sanctifier  les  fêtes 
par  son  assiduité  aux  prières  et  aux  offices  ordinaires 
de  l'Eglise  ,  observer  les  abstinences  ,  les  jeûnes  , 
écouter  la  parole  divine  ,  ne  manquer  à  rien  de  tout 
ce  qui  concerne  le  culte  de  Dieu  ,   on  n'en  a  que 
plus  d'estime  pour  ces  mêmes  exercices.  On  ne  les 


35.0  ALLIANCE   DE   LA   PIÉTÉ 

compte  plus  seulement  pour  des  pratiques  du  peuple, 
et  d'un  petit  nombre  d'ames  pieuses  ,  mais  on  les 
regarde  comme  des  devoirs  convenables  à  tous  les 
états  et  aux  plus  hauts  rangs.  Les  païens  ,  selon  le 
témoignage  de  saint  Cyprien  ,  resp^ctoient  jusqu'aux 
vices  mêmes  de  leurs  prétendues  divinités  ,  et  il  leur 
sembloit  que  ces  vices  étoient  consacrés  dès  que 
c'étoient  les  vices  des  dieux.  De  là  nous  devons  juger 
à  combien  plus  forte  raison  la  vertu  reçoit  des  grands 
un  éclat  particulier  ,  et  quel  prix  dans  l'opinion 
commune  y  ajoute  leur  grandeur. 

De  ce  premier  avantage  il  en  suit  un  autre  :  c'est 
que  l'exemple  des  grands  ayant  autant  d'efficace  qu'il 
en  a  pour  toucher  les  cœurs  et  pour  les  engager, 
il  est  par  là  même  d'un  secours  infini  à  la  piété  , 
pour  s'établir  et  pour  se  répandre.  Ce  sont  des  mo- 
dèles sur  lesquels  on  se  forme  beaucoup  plus  vo- 
lontiers que  sur  le  reste  des  hommes.  Ce  sont  des 
lumières  ,  suivant  la  figure  de  l'évangile  ,  et  des 
lumières  ,  non  point  cachées  sous  le  boisseau ,  mais 
placées  sur  le  chandelier  ,  dont  les  rayons  éclairent 
toute  la  maison  (i)  ,  et  dont  la  splendeur  frappe 
vivement  les  yeux.  L'édification  que  donne  un  par- 
ticulier est  renfermée  dans  un  petit  nombre  de  per- 
sonnes qui  le  voient  et  qui  sont  témoins  de  ses 
actions  :  mais  il  n'en  est  pas  de  même  d'un  grand. 
Plus  il  est  élevé  ,  plus  il  est  connu  et  remarqué  ; 
d'où,  il  arrive  que  la  bonne  odeur  de  sa  piété  s'étend 
bien  plus  loin  ,  et  que  sa  vie  exemplaire  devient  bien 
plus  édifiante.  Edification  aussi  efficace  qu'elle  est 

(1)  Matth.  5. 


ET   DE   LA   GRANDEUR.  35l 

générale  :  car  les  exemples  d'un  homme  au-dessus 
de  nous  ,  sont  contre  nous  les  titres  les  plus  con- 
vaincans  et  les  plus  pressans  reproches  ,  quand  nous 
refusons  de  faire  ce  qu'il  fait ,  et  que  nous  ne  vou- 
lons pas  tenir  la  même  conduite  que  lui ,  ni  nous 
assujettir  aux  mêmes  observances.  Notre  coeur  nous 
applique  à  nous-mêmes  ce  témoignage  ,  et  le  tourne 
à  notre  confusion.  Tous  les  prétextes  dont  nos  pas- 
sions tâchent  do  se  prévaloir  ,  s'évanouissent ,  parce 
qu'on  se  trouve  forcé  de  reconnoître  ,  que  ce  ne  sont 
en  effet  que  des  prétextes  et  que  de  fausses  excuses. 
On  est  intérieurement  excité  ,  sollicité  ,  attiré  ;  et 
plusieurs  enfui  suivent  l'aurait  dont  ils  ressentent 
l'impression.  Yoilà  comment  dans  une  ville  ,  dans 
une  cour,  il  ne  tiendroit  souvent  qu'à  quelques  per- 
sonnes distinguées  par  leur  naissance  et  par  leur 
dignité ,  de  bannir  des  abus ,  des  coutumes  ,  des 
modes  ,  des  scandales ,  mille  désordres  qui  ruinent 
toute  la  piété  3  et  qui  déshonorent  la  religion.  Si 
leur  exemple  ne  suffisoit  pas  ,  ils  y  emploiéroient  le 
pouvoir  qu'ils  ont  en  main  ,  et  le  mettant  en  œuvre 
à  propos  ,  selon  les  besoins  et  les  rencontres  ,  ils 
sauroient  bien  réprimer  la  licence  ,  et  maintenir 
l'honneur  de  Dieu  et  de  son  service. 

De  tout  ceci  ,  par  une  conséquence  naturelle  , 
qu'arriveroil-il  encore  en  faveur  de  la  piété  ?  C'est 
qu'elle  prendroit  l'ascendant  sur  l'ennemi  le  plus 
dangereux  qui  l'attaque  et  qui  s'oppose  à  ses  progrès, 
je  veux  dire  sur  le  respect  humain.  Car  il  n'y  auroit 
plus  de  honte  à  vivre  selon  les  maximes  de  1  évan- 
gile et  selon  les  règles  de  la  foi ,  si  les  grands  se 


352  ALLIANCE    DE    LA   PIÉTÉ,   etc. 

déclatoicnt  hautement  pour  la  piété.  Les  mondains 
et  les  libertins  auroient  beau  parler  et  railler  :  cet 
exemple  ,  sans  de  longs  raisonnemens  ,  seroit  une 
réponse  courte  et  toujours  présente  à  toutes  leurs 
railleries  et  à  tous  leurs  discours.  S'il  y  avoil  même 
alors  quelque  chose  à  craindre  ,  ce  n'est  pas  que  le 
respect  du  monde  perverti  et  corrompu  nous  arrêtât  : 
mais  c'est  qu'une  autre  sorte  de  respect  humain  tout 
contraire  ,  et  que  la  seule  envie  de  plaire  à  un  grand 
ne  nous  portât  à  une  piété  hypocrite,  et  ne  nous  fît 
aiFecter  de  faux  dehors.  Tant  il  est  certain  que  tout 
cède  à  l'exemple  des  grands  ;  et  tant  ils  sont  cou- 
pables ,  quand  ils  ne  font  pas  servir  l'empire  qu'ils 
ont  sur  les  esprits  à  confondre  le  libertinage  ,  et  à 
mettre  la  piété  en  état  d'agir  ouvertement  et  de  se 
montrer  avec  assurance. 

Enfin  ,  par  une  dernière  prérogative  et  un  pri- 
vilège qui  lui  est  propre,  c'est  la  grandeur  qui  fournit 
à  la  piété  plus  d'occasions  et  plus  de  moyens  d'en- 
treprendre de  grandes  choses  ,  et  de  les  exécuter 
pour  la  gloire  de  Dieu  ,  pour  le  bien  du  prochain, 
et  pour  l'avancement  de  la  religion.  Car  plus  un 
homme  est  élevé  selon  le  monde  ,  plus  il  peut  s  em- 
ployer utilement  selon  Dieu  et  faire  de  bonnes 
œuvres.  Par  exemple  ,  que  ne  peut  point  faire  un 
seigneur  dans  toutes  ses  terres?  Que  ne  peut  point 
faire  un  chef  de  justice  dans  tout  son  ressort,  ou  un 
commandant  dans  toute  une  province  ?  Que  ne  peut 
point  faire  un  roi  dans  toute  l'étendue  de  ses  Etats? 
Comment  saint  Louis  fit- il  de  si  beaux  établisse- 
tnens  ,  porla-t-il  des  lois  si  salutaires,  donna-t-il  de 

si 


PENSÉES  DIVERSES  SUH  LA  DÉVOTION.  353 
si  saints  édils  ,  fortna-t-il  des  armées  et  les  condui- 
sit-il contre  les  enneoiis  de  la  foi?  c'est  que  dans  sa 
personne  la  piété  se  trouvoit  soutenue  de  la  gran- 
deur. S'il  eût  été  moins  puissant  ,  et  qu'il  se  fût 
trouvé  réduit  â  une  condition  médiocre  ,  il  n'eût  pu 
dans  la  pratique  et  dans  les  effets  porter  si  loin  sa 
charité  ,  son  zèle  ,  son  détachement ,  son  équité  in- 
violable ,  sa  générosité  toute  chrétienne  ,  sa  patience , 
son  humilité  ,  bien  d'autres  vertus.  Heureux  d'avoir 
su  dans  sa  grandeur  et  par  sa  grandeur  même  , 
s'élever  à  un  si  haut  point  de  sainteté. 

Voilà  par  proportion  quel  seroil  le  bonheur  de 
tous  les  grands,  s'ils  savoient  user  ,  comme  ils  le 
doivent,  de  leur  grandeur.  Mais  leur  malheur  est  de 
ne  vouloir  être  grands  que  pour  leur  élévation  tem- 
porelle ,  et  de  se  persuader  presque  que  la  grandeur 
est  un  litre  qui  les  affranchit  des  lois  du  christia- 
nisme. La  louange  que  donne  l'Ecriture  à  un  grand  , 
c'est,  d avoir  pu  faire  le  mal  et  de  ne  l'avoir  pas 
fait  (i)  :  mais  par  une  règle  à  peu  près  semblable  , 
ce  qui  condamne  la  plupart  des  grands  ,  et  ce  qui 
leur  sera  reproché  au  jugement  de  Dieu  ,  c'est  d'avoir 
pu  faire  le  bien  et  le  plus  grand  bien  ,  et  d'avoir  omis 
de  le  faire. 

Pensées  diverses  sur  la  Dévotion. 

Pourquoi  la  vraie  dévotion  est-elle  si  peu  con- 
nue, et  pourquoi  au  contraire  connoît-on  si  bien  la 
fausse?  c'est  que  la  vraie  dévotion  se  cache  ,   parce 

(i)  Eccli.  3i. 

TOME    XIV.  23 


354  PENSÉES    DIVERSES 

qu'elle  est  humble  ;  au  lieu  que  la  fausse  aime  à  se 
montrer  et  à  se  distinguer.  Je  ne  dis  pas  qu'elle  aime 
à  se  montrer  ni  à  se  faire  connoître  comme  fausse  : 
bien  loin  de  cela  ,  elle  prend  tous  les  dehors  de  la 
vraie  ;  mais  elle  a  beau  faire  ,  plus  elle  se  montre, 
plus  on  en  découvre  la  fausseté.  Voilà  d  où  vient 
que  le  monde  juge  communément  très-mal  de  la 
dévotion.  Car  il  n'en  juge  que  par  ceux  qui  en  ont 
l'éclat,  qui  en  ont  le  nom,  la  réputation  :  or,  ce 
n'est  pas  toujours  par  ceux-là  qu'on  en  peut  former 
un  jugement  favorable  et  avantageux.  Pour  mettre 
la  dévotion  en  crédit,  il  faudroit  que  la  fausse  de- 
meurât dans  les  ténèbres  ,  et  que  la  vraie  ,  perçant 
le  voile  de  soi»  humilité  ,  parût  au  grand  jour. 

Si  les  libertins  pouvoient  être  témoins  de  ce  qui 
se  passe  en  certaines  âmes  solidement  chrétiennes  et 
pieuses;  s'ils  voyoientla  droiture  de  leurs  intentions, 
la  pureté  de  leurs  sentimens,  la  délicatesse  de  leur 
conscience;  s'ils  savoient  quelle  est  leur  charité,  leur 
humilité  ,  leur  patience,  leur  mortification,  leur  dé- 
sintéressement, ils  auroient  peine  à  le  comprendre: 
ils  en  seroient  étonnés,  touchés,  charmés;  et  bien 
loin  de  s'attacher  ,  comme  ils  font ,  à  tourner  la  piété 
en  ridicule  ,  ils  en  respecteroient  même  jusque  dans 
la  fausse  les  apparences ,  de  peur  de  se  tromper  dans 
la  vraie. 

Nous  cherchons  en  tout  le  plaisir,  et  nous  le  vou- 
lons trouver  jusque  dans  le  service  de  Dieu  et  dans 
la  piété.  Ce  sentiment ,  dit  saint  Chrysostôme,  est 


SUK    LA    DÉVOTION.  355 

bien  indigne  d'un  chrétien  :  mais  tout  indigne  qu'il 
est,  Dieu,  par  une  admirable  condescendance,  n'a 
point  refusé  de  s'accommoder  à  notre  foiblesse ,  et 
c'est  ce  que  nous  montre  l'exemple  des  saints.  Dès 
cette  vie,  quelles  douceurs,  quelles  délices  inté- 
rieures les  saints  n'ont-ils  pas  goûtées  ?  Peut-être  ne 
les  concevons-nous  pas,  parce  que  nous  ne  nous 
sommes  jamais  mis  en  état  de  les  goûter  comme  eux: 
mais  les  fréquentes  épreuves  qu'ils  en  ont  faites,  et 
que  nous  ne  pouvons  désavouer,  sont  sur  cela  des 
témoignages  irréprochables  et  convaincans.  Pendant 
que  les  réprouvés  dans  l'enfer,  ainsi  que  l'Ecriture 
nous  l'apprend,  protestent  et  protesteront  éternelle- 
ment qu'/'/j-  se  sont  lassés  dans  le  chemin  de  V ini- 
quité (i)  ;  pendant  que  tant  de  mondains  sur  la  terre 
nous  assurent  encore  tous  les  jours,  et  nous  prennent 
à  témoin  qu'il  n'y  a  pour  eux  dans  le  monde  qu'amer- 
tume ,  que  trouble  et  aflliction  d'esprit  ;  que  nous  ont 
dit'au  contraire  mille  fois  les  serviteurs  de  Dieu  ? 
que  nous  disent-ils  sans  cesse  de  leur  état?  Ils  n'ont 
tous  là-dessus  qu'une  voix  commune  et  qu'un  même 
langage,  pour  nous  faire  entendre  qu  ils  ont  trouvé 
dans  Dieu  une  source  inépuisable  de  consolations  , 
et  des  consolations  les  plus  sensibles;  que  Dieu  leur 
tient  lieu  de  toutes  choses,  et  qu'un  moment  qu'ils 
passent  auprès  de  lui,  leur  est  incomparablement 
plus  doux  que  des  années  entières  au  milieu  de 
tous  les  divertissemens,  et  de  toutes  Jes  joies 
apparentes  du  monde.  Veulent-ils  nous  tromper? 
mais  quel  intérêt  les  y  porteroit?  Se  trompent-ils 

(i)  Sap.  5. 

23. 


356  PENSÉES    DIVERSES 

eux-mêmes?  mais  on  ne  se  trompe  pas  aisément  sur 
ce  qu'on  sent.  Pourquoi  donc  nous  obstinons-nous 
à  ne  les  en  pas  croire  ;  ou  si  nous  les  croyons ,  pour- 
quoi nous  obstinons-nous  à  vouloir  être  malheureux 
avec  le  monde ,  plutôt  que  de  chercher  en  Dieu  noue 
véritable  bonheur? 

Dès  que  les  Juifs  commencèrent  à  manger  des 
fruits  de  cette  terre  abondante  où  ils  entrèrent  en  sor- 
tant du  désert,  la  manne  qui  les  avoit  jusque- lu 
nourris,  ne  tomba  plus  du  ciel  ;  et  tant  qu'une  ame 
est  attachée  aux  plaisirs  des  sens  et  aux  douceurs  de 
la  vie  présente,  en  vain  espère-t-elle  goûter  jamais 
les  douceurs  et  les  consolations  divines.  C'est  une 
nécessité  de  renoncera  l'un  ou  à  l'autre.  Voulons- 
nous  que  Dieu  nous  soit  comme  une  manne  où  nous 
trouvions  toutes  sortes  de  goûts  ?  il  faut  qae  le  m  onde 
nous  soit  comme  un  désert. 

Trois  ou  quatre  communions  par  semaine  ,  et 
pas  un  point  retranché  ni  de  son  extrême  délica- 
tesse et  de  l'amour  de  soi-même  ,  ni  de  sou  inté- 
rêt propre,  de  son  aigreur  ou  de  sa  hauteur  d'es- 
prit; d^ux  heures  d'oraison  par  jour,  et  pas  un  mo- 
ment de  réflexion  sur  ses  défauts  les  plus  grossiers  ; 
enfin  beaucoup  d'œuvres  saintes  et  de  pure  dévotion  , 
mais  en  même  temps  une  négligence  affreuse  de 
mille  articles  essentiels,  ou  par  rapport  à  la  religion 
et  à  la  soumission  qu'elle  demande,  ou  par  rapport 
à  la  justice  et  aux  obligations  qu'elle  impose,  ou 
par  rapport  à  la  charité  et  à  ses  devoirs  les  plus  in- 


SUR    LA    DÉVOTION.  35; 

dispensables  :  voilà  ce  que  je  ne  puis  approuver  et 
ce  que  jamais  nul  homme  comme  moi  n  approuvera. 
Mais  les  prières  ,  les  oraisons,  les  fréquentes  com- 
munions ne  sont-elles  pas  bonnes?  Oui  sans  doute, 
elles  le  sont;  et  c'est  justement  ce  qui  nous  con- 
damne ,  qu'étant  si  bonnes  en  elles-mêmes,  elles  ne 
nous  rendent  pas  meilleurs. 
i 
Gardez  toutes  vos  pratiques  de  dévotion  ,  j'y 
consens,  et  je  vous  y  exhorte  même  très-fortement; 
mais  avant  que  d'être  dévot  ,  je  veux  que  vous  soyez 
chrétien.  Du  christianisme  à  la  dévotion  ,  c'est  l'or- 
dre naturel  ;  mais  le  renversement  et  l'abus  le  plus 
monstrueux  ,  c'est  la  dévotion  sans  le  christianisme. 
Pour  en  donner  un  exemple  ,  en  matière  d'inimi- 
tié ,  de  vengeance,  de  médisance  ,  si  l'on  n'y  prend 
garde  ,  on  fait  souvent  par  dévotion  ,  tout  ce  que 
les  libertins  et  les  plus  mondains  font  par  passion. 
Dans  le  cours  d'une  affaire  ou  dans  la  chaleur  d'une 
dispute,  on  décrie  des  personnes,  on  les  comble 
d'outrages ,  ou  les  calomnie  ,  et  l'on  croit  rendre 
par  là  service  à  Dieu;  si  dans  la  suite  il  en  vient 
quelque  scrupule  }  on  se  contente  pour  toute  répa- 
ration ,  de  dire  dévotement  :  N'y  pensons  plus  et 
n'en  parlons  plus;  je  mets  tout  cela  au  pied  du  cru- 
cifix. Mais  il  y  faudroit  penser  ,  mais  il  en  faudroit 
parler,  mais  il  y  faudroit  remédier,  et  ce  seroit  là 
non-seulement  la  perfection  ,  mais  le  fond  du  chris- 
tianisme et  la  religion. 


Vouloir  accorder  tout  le  luxe  et  tout  le  badinage 


358  PENSÉES    DIVERSES 

du  monde  avec  la  dévotion  ,  cela  n'est  pas  sans» 
exemple  ;  mais  c'est  l  aveuglement  le  plus  déplorable. 
Hé  !  ces  parures  peu  modestes ,  ces  manières  si  li- 
bres ,  si  enjouées  ,  si  familières ,  les  peut-on  même 
accorder  avec  la  réputation  ? 

Beaucoup  de  directeurs  des  consciences  ,  mais 
peu  de  personnes  qui  se  laissent  diriger.  Ce  n'est 
pas  que  toutes  les  âmes  dévotes  ,  ou  presque  toutes  , 
ne  veuillent  avoir  nn  directeur  ;  mais  un  directeur 
à  leur  mode,  et  qui  les  conduise  selon  leur  sens  : 
c'est-à-dire  ,  un  directeur  dont  elles  soient  d'abord 
elles-mêmes  comme  les  directrices,  touchant  la  ma- 
nière dont  il  doit  les  diriger.  Cela  s'appelle  ,  à  bien 
parler,  non  pas  vouloir  être  dirigé,  mais  vouloir, 
par  un  directeur  ,  se  diriger  soi-même 

La  dévotion  doit  être  prudente  ,  et  on  peut  bien 
lui  appliquer  ce  que  saint  Paul  a  dit  de  la  foi:  Que 
cotre  service  soit  raisonnable  (  i  ).  Ce  n'est  donc  point 
l'esprit  de  l'évangile,  que  par  une  dévotion  outrée 
nous  nous  portions  à  des  extrémités  qui  choquent  le 
bon  sens,  ou  à  des  singularités  <|iii  ne  sont  propres 
qu'à  faire  parler  le  monde.  Mais  le  mal  est  que  cette 
prudence  ,  qui  est  un  des  caractères  de  la  dévotion  , 
n'est  pas  toujours  le  caractère  des  personnes  dévoles. 
Elles  ont,  il  est  vrai,  leurs  directeurs;  mais  ces  di- 
recteurs ,   elles  ne  les   écoutent  pas  toujours,  et  je 
puis   dire  avec  quelque  connoissancë  ,  que  ce  n'est 
pas  pour  ces  directeurs  une  petite  peine,  de  voir  sou- 

(0  Rom.  12. 


SUIi  LA  dévotion.  35g. 

vent  qu'on  leur  attribue  des  imprudences  auxquelles 
ils  n'ont  nulle  part,  et  sur  quoi  néanmoins  ils  ne 
peuvent  guère  se  justifier,  parce  qu'il  ne  leur  est 
pas  permis  de  s'expliquer. 

Aller  sans  cesse  de  directeur  en  directeur,  et 
tour  à  tour  vouloir  tous  les  éprouver  ,  c'est  dans  les 
uns  inquiétude ,  et  dans  les  autres  curiosité.  Quoi 
que  ce  soit ,  dans  ces  divers  circuits  on  court  beau- 
coup ,  mais  on  n'avance  guère. 

Etes-vous  de  la  morale  étroite  ,  ou  êtes-vous  de 
la   morale    relâchée  ?   Bizarre    question    qu'on    fait 
quelquefois  à  un  directeur,  avant  que  de  s'engager 
sous  sa  conduite.  Je  dis  question  ridicule  et  bizarre , 
dans  le  sens  qu'on  entend  communément  la  chose; 
car  quand  on  demande  à  ce  directeur  s'il  est  de  la 
morale  étroite  ,   on  veut  lui  demander  s'il   est  de 
ces  directeurs  sévères  par  profession  ,  c'est-à-dire , 
de   ces  directeurs  déterminés  à    prendre   toujours 
et  en  tout  le  parti  le  plus  rigoureux ,  sans  examiner 
si  c'est  le  plus  raisonnable  et  le  plus  conforme  à. 
l'esprit  de  l'évangile  ,  qui  est  la  souveraine  raison. 
Et  quand  au  contraire  on  demande  à  ce  même  di- 
recteur, s'il  est  de  la  morale  relâchée,  on  prétend 
lui  demander  s'il  est  du  nombre  de  ces  autres  direc- 
teurs qu'on  accuse  d'altérer  la  morale   chrétienne, 
et  d'en  adoucir  toute  la  rigueur  par  des  tempéra- 
mens  qui  accommodent  la  nature  corrompue  ,  et  qui 
flattent  les  sens  et  la  cupidité.  A  de  pareilles  demandes 
que  puis-je  répondre  ,  sinon  que  je  ne  suis  par  état 


3oO  PENSÉES    DIVERSES 

ni  de  l'une  ni  de  l'autre  morale,  ainsi  qu'on  îcs 
conçoit  ;  mais  que  je  suis  de  la  morale  de  Jésus- 
Christ  ,  et  que  Jésus-Christ  étant  venu  nous  ensei- 
gner dans  sa  morale  la  vérité,  je  m'en  tiens  dans 
tomes  mes  décisions  à  ce  que  je  juge  de  plus  vrai , 
de  plus  juste  ,  de  plus  convenable  selon  les  conjonc- 
tures ,  et  selon  les  maximes  de  ce  divin  législateur. 
Tellement  que  je  ne  fais  point  une  obligation  indis- 
pensable de  ce  qui  n'est  qu'une  perfection  ;  comme 
aussi,  en  ne  faisant  point  un  précepte  de  la  pure  - 
perfection  ,  j'exhorte  du  reste  ,  autant  qu'il  m'est 
possible  ,  de  ne  se  borner  pas  dans  la  pratique  à  la 
simple  obligation.  Voilà  ma  morale.  Qu'on  m'en 
enseigne  une  meilleure  et  je  la  suivrai. 

Il  y  a  dans  saint  Paul  une  expression  bien  forte. 
C'est  au  sujet  de  certains  séducteurs  qui  prêchoient 
le  judaïsme,  et   porloient  les  fidèles  à  se  faire  cir- 
concire. Pourquoi  veulent-ils   que  vous  soyez  cir- 
concis (i)  ,  disoit  sur  cela   le  grand  Apôtre  ,  écri- 
vant   aux  Galates?  c'est  afin  de  se  glorifier  dans 
votre  chair.  Comme  s'il  leur  eût  dit  :   Ce  n'est  pas 
le  zèle  de  la  loi  de  Moïse  qui  touche  ces  gens-là  , 
et  qui  les  intéresse.  Us  s'en  soucient  fort  peu,  puis- 
qn'eux-memes  ils  la  violent  en   mille   points.   Que 
prétendent-ils  donc  ?  ils  voudroient  pouvoir  se  van- 
ter de  vous  avoir  engagés  dans  leur  parti;  ils  vou- 
droient pouvoir  vous  compter  au  nombre  de  leurs 
disciples;  ils  voudroient  s'en  faire  honneur;  et  c'est 
pour  cela  qu'à  quelque  prix   que  ce  soit,   et   quoi 

(1)  Galat.  0. 


SUR   LA   DÉVOTION.  36l 

qu'il- vous  en  puisse  coûter,  ils  exigent  de  vous  que 
vous  vous  soumettiez  à  la  circoncision.  Voilà  , 
selon  le  maître  des  gentils,  quel  étoit  l'esprit  de 
ces  faux  docteurs  et  de  ces  dévots  de  la  synagogue. 
O  î  qu  il  est  aisé  de  se  faire  dans  le  monde  la  répu- 
tation d'homme  sévère  ,  et  de  la  soutenir  aux  dépens 
d'autrui  ! 


DE  LA  PRIERE. 


Précepte  de  la  Prière. 

C  .  • 

Oaint  Augustin  s'étonnoit   que  Dieu  nous  eût  fait 

un  commandement  de  l'aimer  ,  puisque  de  lui-même 
il  est  souverainement  aimable  ,  et  qu'indépendam- 
ment de  toute  loi,  tout  nous  porte  à  ce  divin  amour 
et  tout  nous  l'inspire.  Conformément  à  cette  pensée 
du  saint  docteur,  n'y  a- 1- il  pas  lieu  de  nous  étonner 
aussi  nous-mêmes,  que  Dieu  nous  ait  fait  un  com- 
mandement de  prier ,  puisque  tout  nous  y  engage  , 
et  que  d'abandonner  la  prière  ,  c'est  abandonner 
tous  nos  intérêts,  qui  en  dépendent? 

Commandement  certain  et  indispensable;  et  sans 
insister  sur  tous  les  autres  motifs  qui  regardent  Dieu 
plus  immédiatement,  et  le  culte  de  religion  que 
nous  devons  à  cette  majesté  souveraine,  comman- 
dement fondé,  par  une  raison  spéciale,  sur  la  cha- 
rité que  nous  nous  devons  à  nous-mêmes.  Car  à  quoi 
nous  oblige  étroitement  et  incontestablement  cette 
charité  propre?  à  prendre  tous  les  moyens  que  nous 
jugeons  nécessaires  pour  nous  soutenir  au  milieu 
de  tant  de  périls  qui  nous  environnent,  et  pour 
échapper  à  tant  d'écueils  où  sans  cesse  nous  pou- 
vons échouer  et  nous  perdre.  Or  entre  ces  moyens 
il  n'en  est  point  de  plus  efficace  ni  de  plus  absolu- 
ment requis,  que  la  prière  :  comment  cela?  parce 
Gv.e  dans  l'impuissance  naturelle   et  l'extrême  foi- 


PRÉCEPTE    DE    LA   PRIÈRE.  363 

blesse  où  nous  sommes,  nous  ne  pouvons  nous  suf- 
fire à  nous-mêmes  ;  c'est-à-dire,  que  nous  ne  pou- 
vons pas  nous-mêmes  résister  à  toutes  les  tentations, 
nous  préserver  de  tous  les  dangers  ,  fournir  à  tous 
les  besoins  qui,  dans  le  cours  des  choses  humnines, 
se  succèdent  sans  interruption  les  uns  aux  autres; 
d'où  il  s'ensuit  qu'il  nous  faut  donc  du  secours,  et 
un  secours  prompt,  et  un  secours  puissant,  et  un 
secours  continuel ,  qui  est  le  secours  de  Dieu  et  de 
sa  grâce.  Mais  ce  secours  ,  par  où  l'obtiendrons- 
nous?  par  la  prière.  C'est  ainsi  que  le  Fils  de  Dieu 
nous  l'a  déclaré  ,  et  qu'il  s'en  est  expliqué  dans  les 
termes  les  plus  formels  :  Si  vous  demandez  quelque 
chose  à  mon  Père,  et  que  vous  le  demandiez  en 
mon  nom  ,  il  vous  le  donnera  (i).  Ce  qui  nous  fait 
entendre,  par  une  règle  toute  contraire,  que  si  nous 
ne  demandons  pas,  Dieu  ne  nous  donnera  pas.  Or, 
si  Dieu  ne  nous  donne  pas  ,  nous  manquerons  de 
secours;  si  nous  manquons  de  secours,  nous  ne  nous 
soutiendrons  pas  ,  nous  succomberons;  si  nous  suc- 
combons, nous  périrons,  et  nous  périrons  par  notre 
faute,  puisqu'il  ne  tenoit  qu'à  nous  de  prier,  et  par 
conséquent  de  ne  pas  périr.  Dieu  donc  ,  qui  ne  veut 
pas  qu'aucun  périsse ,  et  qui  par  la  loi  de  la  charilé 
que  nous  ne  pouvons  sans  crime  nous  refuser  à 
nous-mêmes  ,  nous  ordonne  de  n'omettre  aucun 
moyen  nécessaire  pour  éviter  notre  perte,  veut  que 
nous  ayons  recours  à  la  prière  ,  et  nous  en  fait  un 
précepte. 

Précepte  qui  nous  marque  deux  choses  les  plus 

(1)  Joan.   !<j. 


364  PRÉCEPTE 

dignes  de  notre  étonnement,  l'une  de  la  part  de 
Dieu ,  l'autre  de  la  part  de  l'homme.  Quelle  pro- 
vidence dans  Dieu,  quelle  bonté,  quel  excès  de 
miséricorde  et  de  libéralité  nous  fait  voir  ce  com- 
mandement? Tout  ce  que  nous  pouvons  attendre 
des  maîtres  de  la  terre,  et  en  quoi  consiste  auprès 
d'eus  notre  plus  haute  faveur,  c'est  que  par  une 
affection  particulière  et  qui  ne  s'étend  qu'à  un  petit 
nombre  de  favoris  ,  ils  soient  disposés  à  écouter  nos 
demandes  et  à  nous  les  accorder.  Mais  ils  s'en  tien- 
nent là,  et  ils  ne  nous  font  point  une  obligation 
étroite  de  leur  demander  quoi  que  ce  soit:  ils  nous 
laissent  là -dessus  dans  une  liberté  entière.  Vous, 
mon  Dieu  ,  père  tout-puissant  et  tout  bon,  vous  ne 
vous  contentez  pas  d'une  telle  disposition  de  votre 
cœur  à  notre  égard.  C'est  trop  peu  pour  vous,  et 
vous  ne  nous  dites  pas  seulement,  Demandez  ,  et 
vous  recevrez  (i)  :  mais  vous  nous  ordonnez  de 
demander  ,  mais  vous  nous  faites  un  devoir  de  de- 
mander ,  mais  vous  nous  reprochez  comme  un  crime, 
et  un  crime  capital  ,  de  ne  pas  demander.  Hé!  que 
vous  importent,  Seigneur,  tous  les  vœux  que  nous 
formons  et  que  nous  vous  adressons?  Que  dis-je?  ô 
mou  Dieu!  vous  nous  aimez,  et  cela  suffit.  Votre 
amour  veut  se  satisfaire  ;  il  veut  s'exercer,  et  que 
nous  nous  mettions  en  état  d'attirer  sur  nous  vos 
dons  et  d'en  profiter.  Point  d'autre  intérêt  qui  vous 
touche  que  le  notre. 

D'ailleurs,  ce  que  nous  découvre  dans  l'homme 
ce  même    précepte  de   la  prière  ,  n'est  pas  moins 

(i;  Joan.  îG. 


DE    LA    PRIÈRE.  365 

surprenant.  C'est  l'aveuglement  le  plus  prodigieux  , 
et  la  plus  mortelle  insensibilité  pour  nous-mêmes. 
Quoi  !  nous  avons  continuellement  besoin  du  se- 
cours de  Dieu;  sans  cette  assistance  et  ce  secours 
d'en  haut  nous  ne  pouvons  rien;  qu'il  vienne  uu 
moment  à  nous  manquer ,  nous  sommes  perdus  :  et 
cependant,  pour  exciter  notre  zèle  et  notre  vigi- 
lance à  l'implorer,  ce  secours  du  ciel  dont  nous 
ne  pouvons  nous  passer,  Dieu  a  jugé  qu'il  falloit  un 
commandement  exprès  !  D'où  nous  devons  conclure 

combien   sur  cela  il  nous  a  donc  connus  aveugles 

o 

et  insensibles.  Or ,  une  telle  insensibilité,  un  tel 
aveuglement  ne  tient-il  pas  du  prodige? 

Oui  sans  doute,  c'est  un  prodige;  mais  toute  pro- 
digieuse qu'est  la  chose  ,  voici  néanmoins,  j'ose  le 
dire,  un  autre  prodige  plus  inconcevable  :  et  quoi? 
c'est  qu'après  même  et  malgré  le  commandement 
de  Dieu,  nous  recourions  encore  si  peu  à  la  prière, 
et  nous  en  fassions  si  peu  d'usage. 

S'il  nous  survient  quelque  affaire  fâcheuse;  si  nous' 
craignons  quelque  disgrâce  temporelle  dont  nous 
sommes  menacés;  si  nous  avons  quelqu'intérêt  à 
ménager  dans  le  monde  et  quelque  avantage  à 
obtenir ,  que  faisons-nous  d'abord ,  et  quelle  est 
notre  ressource?  On  pense  à  tous  les  moyens  que 
peut  suggérer  l'industrie,  l'intrigue,  la  prudence 
du  siècle;  on  cherche  des  patrons  en  qui  l'on  met 
sa  confiance  ,  et  dont  on  lâche  de  s'appuyer  ;  ou 
intéresse  ,  autant  qu'il  est  possible  ,  les  hommes  eu 
sa  faveur  :  mais  de  s'adresser  à  Dieu  avant  toutes 
choses;  de  lui   recommander   les  desseins  qu'on   a 


3G6  PRÉCEPTE    DE    LA    PRIÈRE. 

formés,  afin  qu'il  les  bénisse;  de  lui  représenter 
dans  une  fervente  prière  les  dangers  où  l'on  se 
trouve,  et  les  calamités  dont  on  est  affligé,  c'est  ce 
qui  ne  vient  pas  à  l'esprit,  et  à  quoi  l'on  ne  fait 
nulle  attention  :  comme  si  Dieu  n'entroit  point  dans 
tous  les  événemens  humains;  comme  s'il  n'y  avoit 
aucune  part,  et  qu'il  n'étendit  pas  jusque-là  sa  pro- 
vidence ;  comme  si  nos  soins,  indépendamment  de 
lui,  pouvoient  nous  suffire,  et  qu'il  y  eût  moins  à 
compter  sur  les  secours  qu'il  nous  a  promis,  que 
sur  ceux  qu'on  attend  d'un  ami ,  ou  de  quelqu'autre 
personne  que  ce  soit,  qui  veut  bien  s'employer  pour 
nous.  Outrage  dont  Dieu  se  tient,  et  doit  se  tenir 
grièvement  otFensé. 

De  là  qu'arrive-t-il?  le  Saint-Esprit  nous  l'ap- 
prend :  Malheur  à  celui  qui  se  confie  dans  la 
créature  aux  dépens  du  Créateur  ,  et  qui  prend 
pour  son  soutien  un  bras  de  chair  (i).  Dieu  permet 
que  nos  projets  échouent ,  que  nos  mesures  devien- 
nent inutiles,  que  nos  espérances  soient  trompées; 
que  tous  les  maux  dont  on  vouloil  se  garantir, 
viennent  fondre  sur  nous  ;  que  des  parens ,  des  amis , 
de  prétendus  protecteurs  manquent ,  ou  de  pouvoir 
pour  nous  soutenir  ,  ou  de  bonne  volonté  pour  y 
travailler.  Dieu  ,  dis- je ,  le  permet;  et  c'est  alors  que, 
forcés  par  une  dure  nécessité,  et  n'ayant  plus  d'autre 
refuge,  nous  commençons  à  lever  les  mains  vers  lui, 
et  à  réclamer  son  assistance. 

Or,  en  de  pareilles  conjonctures  qu'auroit-il 
droit  de  nous  répondre?  S'il  pensoit  et  s  il  agissoiî 

(1)  Jercm.  17. 


SÉCHERESSES    ET    ARIDITÉS,    etc.  0G7 

ea  homme,  il  nous  rejelteroit  de  sa  présence,  il 
refuseroit  de  nous  écouter ,  il  nous  renverroit  à  ces 
faux  dieux  que  nous  lui  avons  préférés  ,  il  nous 
abandonneroit  à  nous-mêmes  ,  il  insulteroit  à  notre 
misère  et  h  s'en  feroit  un  triomphe ,  bien  loin  d'y 
compatir  en  aucune  sorte  et  de  la  soulager.  Mais 
c'est  ici  le  miracle  et  le  comble  de  sa  miséricorde. 
Miracle  que  nous  ne  pouvons  assez  admirer  ,  et  qui 
mérite  toute  notre  reconnoissance.  Quoiqu'il  soit  le 
dernier  à  qui  nous  allions ,  et  que  nous  n'allions 
même  à  lui  que  par  une  espèce  de  contrainte,  il 
veut  bien  néanmoins  encore  nous  entendre  ;  il  veut 
bien  nous  ouvrir  son  sein ,  et  prêter  l'oreille  à  nos 
prières  ;  il  veut  bien  y  condescendre  et  devenir 
notre  appui ,  notre  consolateur  ,  notre  restaurateur  ; 
il  veut  bien  pour  nous  rétablir  et  nous  relever,  nous 
tendre  les  bras  et  répandre  sur  nous  ses  dons.  Voilà 
ce  qui  n'appartient  qu'à  une  bonté  souveraine.  C'est 
être  miséricordieux  et  bienfaisant  en  Dieu. 


Sécheresses  et  aridités  dans  la  Prière.  Esprit  de 
Prière. 

Quelle  misère,  mon  Dieu!  quelle  contradiction! 
Vous  êtes  pour  moi  la  source  de  tous  les  biens  : 
dans  l'éternité  vous  serez  tonte  ma  béatitude;  et  dès 
cette  vie  je  ne  puis  prétendre  de  plus  solide  bonheur 
que  d'approcher  de  vous ,  que  d'être  en  votre  pré- 
sence et  devant  vous  ,  que  de  converser  et  de  m  en- 
tretenir avec  vous  :  je  le  sais,  j'en  suis  instruit,  la 
foi   me   l'enseigne ,  la   raison  me  le  donne  à  çoa- 


368  SÉCHE,RÈSSES    ET    ARIDITÉS 

noîire,  l'expérience  me  l'apprend  et  me  le  fait  sentir.. 
Toutefois,  Seigneur,  comment  est-ce  que  je  vais  à 
la  prière,  où  je  dois  vous  parler,  vous  écouler, 
vous  répondre?  comment  est-ce  que  je  vais  et  que 
je  demeure  à  l'oraison,  qui  ne  doit  être  autre  cho.^e 
qu'un  commerce  intime  entre  vous  et  moi?  Je  dis 
entre  vous,  tout  grand  que  vous  êtes,  ô  souverain 
Maître  de  l'univers!  et  moi,  tout  méprisable,  tout 
néant  que  je  suis,  vile/  et  abjecte  créature. 

A  peine  ai-je  plié  le  genou  ,  à  peine  suis-je  resté 
quelques  momens  au  pied  d'un  oratoire  pour  vous 
offrir  mes  hommages,  que  je  pense  à  me  retirer. 
Mon  esprit  volage  et  sans  arrêt,  m'abandonne,  et 
se  porte  partout  ailleurs.  Mon  cœur  ,  comme  une 
terre  sans  eau  ,  ou  comme  une  herbe  fanée  et  sans 
suc  ,  n'a  ni  goût,  ni  sentiment ,  ni  mouvement.  D'où 
il  arrive  que  je  tumbe  dans  une  indifférence  et  une 
langueur  qui  me  rend  un  des  plus  saints  exercices 
insipide  et  onéreux.  J'en  devrois  faire  mon  plaisir 
le  pluj  doux ,  mais  il  me  devient  un  fardeau  et  une 
peine. 

Voilà,  Soigneur,  le  triste  étalon  je  me  vois,  et 
dont  j'ai  bien  sujet  de  m'hùmiKer.  Quoi"!  mon  Dieu, 
vous  daignez  me  recevoir  auprès  de  vous;  vous  me 
permettez  de  vous  exposer  humblement  et  avec  une 
espèce  de  familiarité  mes  pensées;  vous  trouvez 
bon  que  je  vous  adresse  mes  vœux  ;  vous  prêtez 
l'oreille  pour  m'entendre;  et  mon  aine  stérile  et 
aride  ne  m'inspire  rien,  ne  produit  rien,  ne  vous 
dit  rien  !  Si  c'étoil  par  une  crainte  respectueuse ,  qui 
tout  à  coup  me  saisit  à  ht  vue  de  vos  grandeurs ,  et 

qui 


DANS   LA   PRIÈRE.  36*9 

qui  m'interdît  ;  si  c'étoil  par  un  principe  de  religion, 
par  une  vive  impression  de  votre  adorable  majesté, 
je  ne  laisserois  pas  de  vous  honorer  alors  ,  et  mon 
silence  même  vous  parleroit.  Mais  je  dois,  à  ma 
condamnation  et  à  ma  honte  ,  le  confesser  :  c'est 
par  une  froideur  mortelle  ,  c'est  par  une  lenteur 
oisive  et  paresseuse,  c'est  par  un  assoupissement 
que  rien  ne  réveille.  Ah!  Seigneur,  ne  finira-t  il 
point  ï  II  y  a  long-temps  que  je  me  le  reproche  ,  et 
que  je  souhaite  d'en  sortir  :  mais  ce  ne  sera  qu'avec 
votre  grâce,  et  de  moi-même  je  ne  le  puis.  Or  cette 
grâce,  je  vous  la  demande.  Je  viens  à  vous  pour 
cela,  j'ai  recours  à  vous;  et  dans  la  prière  que  je 
vous  fais,  tout  le  fruit  que  je  me  propose,  est 
d'obtenir  de  vous  l'esprit  de  prière. 

Don  précieux  que  votre  Prophète  nous  a  promis 
de  voire  part  et  en  votre  nom.  C'est  par  sa  bouche 
que  vous  avez  dit  :  Je  répandrai  sur  Jérusalem  un 
esprit  de  prière  (i)  ;  et  c'est-à-dire,  que  vous  ré- 
pandrez sur  l'ame  fidèle  un  esprit  d'intelligence  ,  un 
esprit  de  recueillement ,  un  esprit  de  piété.  Un  es- 
prit de  lumière  et  d'intelligence,  qui,  dans  la  prière, 
lui  découvrira  vos  éternelles  vérités ,  les  lui  fera 
creuser  et  approfondir  jusqu'à  ce  qu'elle  en  soit 
remplie  et  toute  pénétrée.  Un  esprit  de  recueille- 
ment, qui,  pendant  la  prière,  effacera  de  son  sou- 
venir toute  idée  du  monde  ,  la  dégagera  de  toute 
vue  humaine,  la  détournera  de  tout  objet  étranger 
et  profane;  en  sorte  que  des  yeux  de  la  foi  elle  ne 
voie  que  vous,  et  que  toutes  ses  puissances  imé- 

(1)  Zacli.  12. 

TOME  XIV,  2.L 


2«>0  SÉCHERESSES    ET    ARIDITÉS 

rieures  ne  soienl  occupées  que  de  vous.  Un  esprit 
de  piété  ,  qui  lui  donnera  un  attrait  particulier  à  la 
prière ,  qui  l'y  aÛectionnera ,  qui  lui  en  facilitera  la 
pratique  ;  tellement  qu'elle  en  fasse  sa  nourriture , 
son  repos  ,  sa  joie ,  ses  plus  chères  délices. 

Tel  étoit  l'esprit  qui  animoit  vos  saints  dans  ces 
longues  et  ferventes  oraisons  où  descendoient  sur  eux 
les  plus  purs  rayons  de  votre  clarté  céleste  ,  où  vous 
les  éleviez   aux  plus   hautes  connoissances   de  vos 
adorables  et  innombrables  perfections ,  où  ils  vous 
contemploicnt  comme  face  à  face  ,  où  ils  s'abïmoient 
et  se  perdoient  amoureusement  en  vous,  où  leurs 
cœurs  s'embrasoienl  du  feu  le  plus  ardent,  et  où  ils 
goûtoient  des  douceurs  ineffables.  Aussi  avec  quel 
empressement  alloient-ils  à  la  prière,  avec  quel  zèle 
et    quelle  assiduité  !  C'étoit   leur  entretien  le  plus 
ordinaire;  c'étoit,  pour  ainsi  parler,  leur  pain  de 
tous  les  jours ,  et  leur  délassement  le  plus  agréable 
dans  les  fonctions  laborieuses  qui  les  occupoient. 

Par  votre  grâce ,  ô  mon  Dieu!  cet  esprit  de 
prière  ne  s'est  point  retiré  du  christianisme.  Il  y  est 
encore ,  et  il  agit  parmi  ce  petit  nombre  de  justes 
que  vous  vous  êtes  réservés  sur  la  terre.  C'est  lui  qui, 
selon  le  langage  de  votre  Apôtre  ,  soutient  Icurin- 
firmitè  (i).  C'est  lui  qui  prie  dans  eux  et  pour  eux, 
avec  des  gémissemens  qui  ne  se  peuvent  exprimer  : 
et  vous,  Seigneur  ,  qui  sondez  le  fond  des  cœurs, 
vous  savez  ce  qu'il  leur  inspire.  Vous  voyez  leurs 
larmes  ,  vous  entendez  leurs  soupirs,  vous  êtes  té- 
moin de  leurs  secrets  élancemens  vers  vous,  de  leurs 

(i)  Rom.  8. 


DANS   LA   PRIÈRE.  87  I 

désirs  enflammés ,  de  leurs  sainîs  transports.  Hélas! 
malgré  toute  mon  indignité ,  voilà  où  je  pourrois 
aspirer  et  parvenir  moi-même  ,  si  j'apportois  à  la 
prière  plus  de  soin  ,  plus  de  préparation  ;  et  si  j'ap- 
prenois  à  me  faire  plus  de  violence  pour  recueillir 
mes  sens,  pour  fixer  l'attention  de  mon  esprit,  et 
pour  exciter  les  alFections  de  mon  coeur. 

Car  quoiqu'il  soit  vrai  que  ,  sans  égard  aux  dispo- 
sitions dune  ame,  quelque  bien  préparée  qu'elle 
puisse  être  ,  vous  l'éprouvez  quelquefois  par  des  sé- 
cheresses où  sa  volonté  n'a  point  de  part,  il  est 
certain  néanmoins  ,  suivant  l'ordre  commun  de 
votre  providence,  qu'à  proportion  des  efforts  que 
nous  faisons  pour  vous  chercher  dans  l'oraison,  nous 
vous  y  trouvons  ;  et  que  c'est  aux  âmes  les  plus  vi- 
gilantes,  les  plus  attentives  sur  elles-mêmes,  que 
vous  vous  communiquez  avec  plus  d'abondance.  De 
là  donc  ,  aussi  négligent  et  aussi  lâche  que  je  le  suis 
et  que  je  me  connois  ,  dois-je  m'étonner  que  tout  le 
temps  de  ma  prière  se  passe  en  des  tiédeurs  et  des 
égaremens  continuels;  et  n'est-ce  pas  à  ma  lâcheté 
et  à  mon  extrême  négligence  que  je  dois  les  im- 
puter? 

Du  moins ,  mon  Dieu  ,  n'ai-je  point  encore  perdu 
l'estime  de  la  prière.  Du  moins  ai-je  encore  cet 
avantage  d'en  comprendre  l'excellence,  l'utilité,  la 
nécessité.  C'est  une  ressource  pour  en  allumer  tout 
de  nouveau  dans  moi  l'esprit,  et  pour  le  ressusciter. 
Je  vois  quel  besoin  nous  avons  tous  de  ce  secours  , 
et  quel  besoin  j'en  puis  avoir  plus  que  les  autres.  Je 
n'ignore  pas  ce  que  les  disciples  de  votre  Fils  bien- 

24. 


372  SÉCHERESSES   ET   ARIDITÉS 

aimé  lui  disoient  :  A  qui  irons-nous  ,  Seigneur  ,  si 
ce  nest  à  vous  ?  vous  avez  les  paroles  de  la  vie 
éternelle  (1).  Et  je  sais  de  plus  que  pour  aller  à 
vous,  il  n'y  a  point  de  voie  plus  droite  que  la  prière. 
Je  sais  que  la  prière  est  cette  mystérieuse  échelle 
que  vit  votre  serviteur  Jacob  ,  laquelle  touchoit  de 
la  terre  au  ciel,  et  par  où  vos  anges  monloient  et 
descendoient,  pour  nous  marquer  comment  l'orai- 
son porte  vers  vous  nos  vœux  ,  et  attire  sur  nous  vos 
dons.  Je  suis  persuadé  de  lout  cela  ,  et  dans  cette 
persuasion ,  je  regarde  comme  un  des  malheurs  pour 
moi  le  plus  funeste ,  et  comme  la  ruine  entière  de 
mon  ame,si,  rebuté  de  la  prière,  je  venois  à  l'aban- 
donner. Vous  ne  l'avez  point  encore  permis  ,  et 
vous  ne  le  permettrez  point.  Quelque  éloignement 
que  j  en  puisse  avoir  par  mon  indolence  naturelle  et 
par  ma  faute,  je  ne  l'ai  point  après  tout  quittée 
jusques  à  présent,  et  je  ne  la  veux  point  quitter. 
Vous  bénirez  ma  résolution  ,  et  vous  aurez  égard  à 
ma  persévérance.  Vous  m'aiderez  à  vaincre  celte 
lenteur, habituelle  qui  m'appesantit,  et  qui  rend  ma 
prière  si  languissante.  Vous  m'inspirerez  vous- 
même  ,  et  vous  m'animerez. 

Je  n'attends  pas  toutefois,  Seigneur ,  que  d'abord 
vous  me  traitiez  comme  tant  dames  vertueuses,  ni 
que  vous  me  favorisiez  des  mêmes  communications. 
Ce  sont  des  grâces  qu'il  faut  mériter,  et  dont  vous 
récompensez  notre  fidélité  et  notre  constance.  Mais, 
du  reste  ,  ayez  pitié  ,  mon  Dieu  ,  de  ma  foiblesse  ;  et 
pour  seconder  mes  eîTorts  ,  faites  au  moins  couler 

(ij  Joan.  6. 


DANS    LA    PRIÈRE.  373 

sur  moi  de  temps  en  temps  quelques  gouttes  de 
celte  rosée  qui  s'insinue  dans  les  cœurs  les  plus  en- 
durcis ,  et  qui  les  amollit.  Sans  cette  onction  divine, 
je  me  défie  de  ma  fermeté  et  de  mon  courage.  Ce- 
pendant ,  qu'il  en  soit  ainsi  que  vous  l'ordonnerez  : 
ce  sera  toujours  le  mieux  ,  et  pour  voire  groire  et 
pour  mon  bien.  A  quelques  épreuves  qu'il  vous 
plaise  de  me  meltre,  je  les  accepte.  Vous  ne  m'y 
délaisserez  pas  ;  mais  vous  me  soutiendrez ,  afin  que 
je  puisse  les  soutenir. 

Car  je  l'ai  dit ,  mon  Dieu  ,  et  souffrez  que  je 
m'explique  encore  devant  vous  sur  un  sujet  dont  il 
m'est  si  important  de  me  bien  convaincre.  Il  est  vrai 
que  les  dégoûts  de  la  prière  où  nous  tombons  à  cer- 
tains temps  ,  que  ces  langueurs  sensibles  et  ces  dé- 
solations qui  nous  abattent  et  semblent  nous  faire 
perdre  tout  courage  ,  sont  quelquefois  de  simples 
épreuves  dont  se  sert  votre  providence  pour  purifier 
vos  élus  et  les  perfectionner.  Vous  vous  éloignez 
d'eux  en  apparence,  lors  même  qu'ils  vous  cherchent 
avec  l'intention  la  plus  pure  et  le  zèle  le  plus  sincère. 
Ils  vous  parlent,  et  vous  ne  leur  répondez  point. 
Ils  vous  réclament ,  et  vous  êtes  comme  insensible 
à  leurs  vœux.  Ils  s'écrient  sans  cesse,  et  vous  disent 
comme  cet  aveugle  de  l'évangile  :  Seigneur ,  faites 
que  je  voie  (i)  ;  mais  vous  les  laissez  en  d'épaisses 
ténèbres  et  dans  une  nuit  obscure  qu'ils  ne  peuvent 
percer  :  à  peine  leur  resle-t-il  quelque  lueur  pour 
se  conduire.  Situation  affligeante  et  presque  acca- 
blante :  il  n'y  que  ceux  qui  passent  ou  qui  ont  passé 

(i)Luc.  18. 


3j4  SÉCHERESSES    ET   ARIDITÉS,   etC 

par  ce  désert,  qui  puissent  bien  connoîlre  ce  qu'il 
en  coule  pour  y  marcher.  Vous  avez  en  cela ,  mon 
Dieu,  vos  desseins  toujours  adorables  et  toujours 
favorables,  quoique  rigoureux  :  vous  voulez  exercer 
vos  élus  par  de  rudes  combats,  afin  de  multiplier 
leurs  couronnes  par  les  victoires  qu'ils  remporteront: 
vous  voulez  leur  apprendre  à  vous  servir  pour  vous- 
même  ,  et  par  un  pur  esprit  de  foi  et  d'amour,  et 
non  poiii  pour  les  consolations  intérieures,  ni 
toutes  les  douceurs  spirituelles  qui  pourroient  les 
attirer  à  vous  et  les  y  attacher  ;  vous  voulez  leur 
fournir  de  quoi  vous  prouver  leur  fidélité  et  leur 
constance  ,  et  par  là  même  leur  fournir  des  sujets  de 
sanctification  et  de  mérite.  Voilà  vos  vues ,  toutes 
salutaires  et  toutes  miséricordieuses;  et  dès  qu'une 
ame  y  est  bien  entrée  ,  qu'elle  est  bien  instruite  et 
bien  persuadée  de  cette  vérité,  c'est  un  appui  qui  la 
soutient  dans  ses  langueurs  involontaires  et  ses  attié- 
dissemens. 

Que  dis-je,  mon  Dieu,  et  n'ai-je  pas  toujours  lieu 
de  me  confondre  là-dessus  et  de  m'humilier?  Ces 
délaissemens  apparens  et  ces  aridités  dans  la  prière, 
j'en  conviens  ,  ce  sont  souvent  des  épreuves  où  vous 
mettez  les  aines  les  plus  fidèles  ;  mais  il  n'est  pas  moins 
ordinaire  que  ce  soient  de  justes  chàtiniens dont  vous 
punissez  les  âmes  négligentes.  Vous  ne  les  écoutez 
point  ou  vous  semblez  ne  les  point  écouter,  parce 
qu'en  mille  choses  elles  vous  refusent  ce  que  vous 
demandez  délies,  et  qu'elles  résistent  à  vos  divines 
volontés;  vous  ne  vous  communiquez  point  à  elles, 
parce  qu'elles    vont    à    >ous  sans   préparation  ,  et 


RECOURS    A   LA   PRlÈKE ,    etc.  3/5 

qu'elles  demeurent  auprès  de  vous  sans  réflexion  et 
sans  attention  ;  vous  leur  fermez  votre  sein ,  parce 
qu'elles  ne  se  sont  pas  fait  la  moindre  violence  pour 
se  recueillir  en  vous,  et  pour  se  rappeler  à  elles- 
mêmes.  Or  n'est-ce  pas  là  mon  étal?  et  de  quoi 
pourrois-je  me  plaindre ,  quand  je  ne  puis  m'en 
prendre  qu'à  moi  du  peu  de  goût  que  je  sens  à  la 
prière,  et  du  peu  de  fruit  que  j'en  retire  ?  Mais , 
Seigneur  ,  c'est  déjà  une  heureuse  disposition  pour 
guérir  le  mal ,  que  d'en  connoîlre  le  principe,  li 
s'agit  d'y  apporter  le  remède  ,  et  c  est  pourquoi  j'im- 
plore votre  secours.  Les  apôtres  demandoient  autre- 
fois à  votre  Fils ,  leur  maître  et  le  nôtre,  qu'il  leur 
enseignât  à  prier  :  voilà  ce  que  je  ne  cesserai  point 
de  vous  demander  moi-môme.  Il  y  faut  de  ma  part 
plus  de  soin,  plus  de  vigilance,  plus  d'efforts  pour 
fixer  mon  esprit  et  pour  exciter  mon  cœur;  il  y  faut 
plus  de  ferveur  et  plus  d'assiduité  à  remplir  tous 
mes  devoirs  :  mais  sans  vous  tous  mes  soins  seroienl 
inutiles.  Jetez  un  regard  sur  moi  du  plus  haut  des 
cieux.  Faites  luire  sur  votre  serviteur  un  rayon  de 
votre  lumière.  Parlez-lui  au  cœur  ,  et  par  cette 
parole  intérieure  que  vous  lui  ferez  entendre,  dai- 
gnez le  former  vous-même  u  converser  utilement  et 
saintement  avec  vous. 


Recours  à  la  Prière  dans  les  afflictions  de  la  vie* 

Dans  l'affliction  où  J'étois ,  je  me  suis  souvenu 
de  Dieu  ,  et  j'ai  senti  la  joie  se  répandre  dans  mon 


3"6  RECOURS    A    LA    PRIÈRE 

cœur  (i).  C'csl  ce  qu'éprouvoit  le  Prophète  royal, 
et  c'est  le  témoignage  qu'il  en  rend  lni-meme.  lie 
sceptre  ni  la  couronne  qu'il  pnrtoit  ne  l'exemptoient 
pas  de  peines;  ou  plutôt,  n'est-ce  pas  ce  qui  l'ex- 
posoil  aux  plus  grandes  peines?  Quoi  qu'il  en  soit, 
à  quoi  dans  toutes  ses  peines  avoit-il  recours?  à  la 
prière.  Il  y  trouvoit  son  soutien,  son  repos,  sa  con- 
solation. Ressource  des  âmes  affligées,  et  ressource 
immanquable.  Il  faut  en  avoir  fait  l'expérience  pour 
le  connoître. 

En  effet ,  ce  n'est  jamais  en  vain  qu'une  ame 
s'adresse  à  Dieu  dans  la  douleur  qui  la  presse.  Sou- 
vent elle  ne  sait  pas,  ni  ne  peut  savoir  par  où  Dieu 
la  consolera.  Souvent  même  ,  à  n'en  croire  que  les 
sens  et  que  la  raison  humaine  ,  il  lui  semble  que  sou 
mal  est  sans  remède,  tant  elle  en  est  possédée  et 
accablée.  Mais  qu'elle  ne  s'écoule  point  elle-même; 
qu'elle  se  fasse  violence  pour  surmonter  un  certain 
dégoût  qui  l'éloigné  de  la  prière  (  car  le  chagrin  dé- 
goûte de  tout  )  ;  que  dans  un  esprit  de  foi  et  de  con- 
fiance elle  aille  à  Dieu  ,  elle  se  prosterne  aux  pieds 
de  Dieu  ,  elle  se  jette  dans  le  sein  de  Dieu  ;  qu'elle 
lui  dise  comme  David  :  Vous  êtes,  Seigneur,  sou- 
verainement équitable  dans  vos  jugemens;  mais  vous 
n'êtes  pas  moins  compatissant  à  nos  maux  ,  ni  moins 
charitable.  Vous  exercez  sur  moi  votre  justice  en 
m'affligeant  :  exercez  encore  sur  moi-même  votre 
miséricorde  en  me  consolant.  Qu'elle  agisse  et  qu'elle 
parle  de  lasorte,  Dieu  se  laissera  toucher  à  cette  prière: 
il  y  prêtera  l'oreille  et  elle  opérera  dans  le  temps. 

(i)  Psalm.  76. 


DANS   LES   AFFLICTIONS.  3~7 

Je  dis  dans  le  temps  marqué  de  Dieu.  Il  a  ses 
momens,  et  ce  n'est  pas  toujours  sur  l'heure  ni  dès 
le  jour  même  qu'il  calme  la  tempête,  et  qu'il  remet 
«ne  ame  dans  sa  première  tranquillité.  Mais  au  bout 
de  quelques  heures,  de  quelques  jours  ,  ou  extérieu- 
rement il  la  console  par  quelque  événement  auquel 
elle  ne  s'altendoit  pas,  et  qui  lui  présente  une  scène 
toute  nouvelle  et  plus  agréable,  ou  il  la  fortifie  inté- 
rieurement par  quelque  réflexion  qui  lui  fait  envisager 
les  choses  sous  des  idées  moins  tristes  et  moins 
fâcheuses.  Car  comme  la  plupart  de  nos  chagrins  ne 
viennent  que  d'une  imagination  blessée,  il  ne  faut 
assez  communément  qu'une  vue  ,  qu'une  réflexion  , 
pour  dissiper  le  nuage  qui  enveloppoil  l'esprit  et  qui 
le  plongeoit  dans  une  noire  mélancolie.  Dans  un 
instant  on  ne  se  reconnoît  plus;  on  n'est  plus  le 
même;  ce  qui  sembloit  un  monstre  ne  paroît  plus 
qu'un  vain  fantôme;  on  a  honte  de  sa  foiblesse  passée  , 
et  de  l'abattement  où  l'on  est  tombé;  on  se  relève 
et  on  rentre  dans  la  paix.  Qui  fait  tout  cela?  c'est 
qu'on  n'a  pas  oublié  Dieu  ,  et  qu'on  s'est  tourné  vers 
Dieu.  De  là  cet  important  avis  de  l'apôtre  S.  Jacques  : 
Si  quelqu'un  est  dans  la  tristesse,  qu  il  prie  (i). 
Peut-être  Dieu  tardera  t-il  un  peu  à  venir  et  à  ramener 
la  sérénité  :  mais  ne  cessons  point  de  prier.  La  prière, 
comme  la  parole  de  Dieu  ,  produit  son  fruit  dans  la 
patience  (2). 

C'est  de  quoi  nous  avons,  sinon  un  exemple,  du 
moins  une  figure,  dans  la  personne  de  Jésus-Christ. 
Ce  divin   Sauveur  se  voyant  à  la  veille  de   cette 

(1)  Jac.  5  ;  y.  i5.  —  (2)  Fructum  ajferunt  hipallentïd.  Luc.  8. 


3-jS  RECOURS   A   LA   PRIÈRE 

sanglante  passion  où  la  justice  de  son  Père  l'avoîî 
condamné,  et  sentant  le  trouble  et  les  agitations  de 
son  ame ,  ne  cherche  point  ailleurs  de  soulagement  à 
sa  peine  ,  que  dans  la  prière  (i).  S'il  eût  suivi  l'attrait 
et  le  sentiment  naturel,  il  se  lût  arrêté  avec  ses 
apôtres,  il  leur  eût  déchargé  son  cœur,  il  leur  eût 
représenté  l'extrémité  des  maux  qui  lui  pendoient 
sur  la  tête  ,  et  la  rigueur  du  supplice  qu'il  alloit  subir. 
C'eût  été  pour  lui  une  espèce  d'adoucissement,  de 
les  entretenir  ,  de  les  écouter,  de  recevoir  les  témoi- 
gnages de  leur  zèle,  de  leur  altachement  à  sa  per- 
sonne, de  leur  compassion.  Mais  il  connoissoit  trop 
combien  il  y  a  peu  de  fond  à  faire  sur  les  hommes , 
et  combien  peu  l'on  en  peut  attendre  de  solides  se- 
cours dans  les  adversités  de  la  vie.  Il  l'éprouvoit  même 
sur  l'heure  :  à  peine  ses  apôtres  faisoient-ils  quelque 
attention  à  ce  qu'il  leur  disoit,  à  peine  l'écoutoient- 
ils;  ils  demeuroient  plongés  dans  le  sommeil,  et  ne 
lui  répondoient  pas  une  parole. 

Que  lui  resloit-il  donc?  la  prière  :  mais  une  prière 
humble  et  soumise  ,  mais  une  prière  continue  et  pro- 
longée pendant  les  heures  entières  ,  mais  une  prière 
fréquente  et  réitérée  jusqu  à  trois  fois  sur  le  même 
sujet  et  dans  la  même  conjoncture.  Et  en  quoi  con- 
sistoit-elle ,  cette  prière  ?  à  quoi  se  réduisoit-elle  ? 
elle  ne  consistoit  point  en  de  longs  discours;  mais, 
selon  le  rapport  des  évangélistes,  elle  se  réduisoit  à 
quelques  mots  entrecoupés  qu'il  prononçoit  et  qu'il 
répétoit  de  temps  en  temps.  Du  reste ,  il  se  tcnoit 
prosterné  devant  son  Père  ,  il  se  soumettoil  à  ses 

(l)   Luc.  22. 


DANS   LES   AFFLICTIONS.  379 

ordres,  il  acceptoit  ses  arrêts,  il  attendent  dans  le 
silence  que  ce  Père  tout-puissant  et  tout  miséricor- 
dieux jetât  sur  lui  un  regard  favorable  ,  qu'il  le 
rassurât,  cru  il  le  fortifiât,  qu'il  lui  rendît  la  tran- 
quillité et  le  calme. 

Chose  admirable  ,  et  merveilleux  effet  de  la  prière  ! 
Il  sembloit  que  le  ciel  fût  insensible  aux  gémisse- 
mens  et  aux  voeux  redoublés  de  ce  Dieu  sauveur.  Il 
prioit,    il  se  remettoit  à  prier,  et  sans  se  rebuter, 
il  recommencent  encore  tout  de  nouveau;  mais  ses 
inquiétudes,   ses  alarmes  ,   ses  ennuis  ,  ses  combats 
intérieurs,  bien  loin  de  lui  donner  quelque  relâche  , 
croissoient  au  contraire  jusqu'à  le  faire  tomber  en 
défaillance ,  et  à  lui  causer  une  sueur  de  sang.  Tout 
cela  est  vrai  :  mais  tout  cela  n'étoit  point  une  preuve 
de  l'inutilité  de  sa  prière.  Elle  devoit  agir  dans  peu, 
et  le  moment  approchoit  où  il  en  devoit  sentir  l'effi- 
cace. Il  vint ,  ce  moment:  la  prière  ,  ou  ,  pour  mieux 
dire  ,  la  grâce  d'en  haut ,  fruit  ordinaire  de  la  prière, 
eut  bientôt  dissipé  ses  frayeurs  ,  relevé  son  courage, 
et  fait  succéder   dans  son  aine,    aux  pins  violens 
orages,  la  sérénité  la  plus  parfaite.  Quelle  heureuse 
et  quelle  subite  révolution  dans  les  senlimens  et  les 
dispositions  de  son  cœur  !  Avant  que  de  prier  ,   et 
jusque  dans  l'exercice  de  la  prière,  il  étoit  tout  in- 
terdit ,  tout  abaitu  ,  tout  désolé  :  mais  sa  prière  finie , 
ce  fut  tout  à  coup,   pour   ainsi  dire,   comme  un 
autre  homme.  Plus  rien  qui  l'élonnât  ,  plus  rien  qui 
le  déconcertât ,  plus  rien  qui  pût  altérer  sa  fermeté 
désormais  inébranlable  ,  el  cette  nouvelle  force  dont 
il  se  trouve  revêtu. 


3oO  RECOURS    A    LA   PRIÈRE 

D'où  nous  pouvons  juger  quelle  est  l'illusion  , 
non  -  seulement  de  tant  de  mondains,  mais  de  tant 
de  chrétiens  même  et  de  personnes  pieuses  ,  qui , 
par  l'aveuglement  le  plus  déplorable  ,  quittent  le 
remède  lorsqu'ils  en  ont  un  besoin  plus  pressant; 
jcveu^dire,  qui,  dans  l'affliction  ,  se  retirent  de 
la  prière  cl  la  négligent  ,  lorsque  la  prière  leur  est 
plus  nécessaire  et  qu'ils  en  peuvent  tirer  plus  d'avan- 
tage. Car  voilà  l'erreur  :  on  est  rempli  d'amertume  , 
on  a  dans  l'esprit  mille  pensées  qui  1  attristent  et  j 
qui  le  tourmentent  ,  on  a  dans  le  cœur  mille  mou- 
vemens  qui  le  saisissent ,  qui  l'irritent ,  qui  le  sou- 
lèvent. Que  faire  en  celte  situation  pénible  et  dou- 
loureuse ?  on  se  persuade  pouvoir  alors  se  distraire 
avec  plus  de  liberté  ;  on  se  croit  en  droit  de  s'éman- 
ciuer  et  de  laisser  ainsi  pendant  quelque  temps 
mûrir  la  plaie  et  se  fermer  ;  on  retranche  de  ses 
pratiques  journalières  ;  on  abrège  ses  prières  les 
plus  communes,  bien  loin  d'en  ajouter  de  nou- 
velles :  c'est-à-dire  ,  qu'on  se  prive  de  la  plus  sûre  , 
et  même  de  l'unique  ressource  qu'on  puisse  avoir, 
et  que,  par  un  égarement  pitoyable,  on  cherche  sa 
consolation  où  elle  n'est  pas  ,  sans  la  chercher  où 
elle  est ,  et  où  tant  d'autres  l'ont  trouvée  avant  nous. 
On  la  trouveroit  à  un  autel,  on  la  trouverait  à  un 
oratoire  et  aux  pieds  du  crucifix  ,  on  la  trouveroit 
dans  une  méditation  ,  dans  une  communion  ,  on  la 
trouveroit  partout  dès  que  l'aine  s'élèveroit  à  Dieu  , 
et  le  réclameroit  en  implorant  son  assistance. 

On  me  dira:  Mais  le  moyen  de  prier,  lorsqu'on 
est  sans  cesse  obsédé  du  sujet  qui  nous  chagrine 


DANS    LÈS   AFFLICTIONS.  38 1 

et  qu'on  ne  peut  presque  penser  à  autre  chose ,  ni 
être   touché  d'autre  chose?  Dans  ce  renversement 
et  ce  bouleversement  de  l'ame  ,  pour  s'exprimer  de 
la  sorte,  est  -  on  maître  de  recueillir  son  esprit  et 
est-on  maître  d'affectionner  son   cœur?   Ah!  j'en 
conviens,  et  telle  est  noire  misère:  il  y  a  de  ces 
temps  orageux  où  l'on  n'est  proprement  maître  ni 
de  son  esprit  par  rapport  à  l'attention  que  demande 
la  prière  ,  ni  de  son  cœur  par  rapport  à  une  cer- 
taine affection.  Mais  prions  au  moins  comme  non» 
le  pouvons  :   or,  nous  le  pouvons  toujours,  puis- 
qu'au  moins  nous  sommes  toujours  maîtres  d'aller 
nous  présenter  devant  Dieu  ,  et  de  nous  tenir  auprès 
de  Dieu.  Cette  seule  présence  parlera  pour  nous, 
et  dira  confusément  tout  ce  que  nous  ne  pourrons 
dire  distinctement  et  en  détail.  Ainsi  le  prophète 
Jérémie  ,    dans  une  posture  de  suppliant  et  pros- 
terné aux  pieds  du  Seigneur,   se  conlentoit  de  lui 
représenter  sa  peine  :  Voyez  ,  mon  Dieu  ,  considè* 
rez  en  quelle  ajfliclion  je  me  trouve  (y).  Ce  langage 
se  fait  entendre  à  Dieu  :  il  en  démêle  tout  le  sens, 
et  il  est  très-disposé  à  y  répondre. 

Mais  j'ai  prié  et  je  n'éprouve  point  que  j'en  soi* 
mieux.  Peut-être  n'en  êtes-vous  pas  mieux  actuel- 
lement,  ou  peut-être  avez-vous  quelque  lieu  de  le 
croire  ,  parce  que  votre  sensibilité  est  toujours  la 
même  ;  mais  retournez  à  la  prière  ,  persévérez  dans 
la  prière,  demeurez-y  et  attendez  le  Seigneur.  S  il 
diffère  ,  il  saura  bien  vous  dédommager  de  ce  délai. 
On  ne  perd  rien  avec  lui ,  et  il  ne  lui  faut  qu'un 

(1)  Thien.  i. 


382  RECOURS    A   LA    PRIÈRE,    Ole. 

instant  pour  former  le  plus  beau  jour  dans  la  plus 
épaisse  nuit ,  et  pour  faire  succéder  la  joie  la  plus 
pure  aux  plus  amères  douleurs.  D'autres  que  vous 
en  ont  fait  l'épreuve  ,  et  ils  en  ont  tous  rendu  le 
même  témoignage.  Croyez- les,  et  mettez-vous  en 
état  de  pouvoir  bientôt  vous-même  en  servir  comme 
eux  de  témoin. 

Mais  je  me  sens  bien  :  le  chagrin  qui  me  poursuit 
est  plus  fort  que  moi  ;  je  n'en  reviendrai  jamais. 
Jamais  !  Hé  !  qui  êtes-vous  ,  homme  de  peu  de  foi , 
pour  mettre  des  bornes  à  la  vertu  de  !a  grâce  et  à 
la  douceur  de  son  onction  ?  Est-il  un  cœur  si  serré 
qu'elle  ne  puisse  ouvrir  et  où  elle  ne  puisse  pénétrer, 
et  partout  où  elle  s'insinue  et  elle  pénètre,  est  -  il 
une  blessure  si  profonde  ,  si  envenimée  ,  si  cuisante, 
dont  elle  ne  puisse  amortir  le  sentiment  ?  Vous 
avez  mille  voies  ,  Seigneur  ,  pour  la  répandre  ,  cette 
onction  sainte.  Ces  voies  nous  sont  inconnues,  mais 
c'est  assez  que  vous  les  connoissiez.  Votre  esprit 
souffle  où  il  veut  ,  quand  il  veut ,  de  la  manière  qu'il 
veut.  Nous  ne  savons  où  il  va  ,  ni  comment  il  y 
va  ;  mais  enfin  il  y  va,  lorsqu'on  a  pris  soin  de  l'y 
appeler  ,  et  il  y  porte  l'abondance  de  la  paix.  Oh 
qu'il  est  doux  cet  esprit  du  Seigneur  !  et  selon  la 
parole  de  votre  Prophète,  qu'il  est  doux,  mon 
Dieu  ,  pour  ceux  qui  vous  craignent  !  qu'est-ce 
doue ,  pour  ceux  qui  espèrent  en  vous  ,  qui  vous 
aiment  et  qui  vous  invoquent? 


PRIÈRE   MENTALE  ,    OU   PRATIQUE  ,   elC.        383 


Prière  mentale  t  ou  pratique  de  la  Méditation.  Son 
importance  à  l'égard  des  gens  du  monde. 

Dans  le  dernier  entretien  que  nous  eûmes  il  y  a 
quelque  temps ,   je  me  hasardai  à  vous  parler  de  la 
méditation  ;   mais  vous  en  parûtes  surpris  ,  et  vous 
me  répondîtes  d'un  ton  assez  décisif,  que  cela  ne 
convenoit  guère  à  un  homme  du  monde  ,  surtout  à 
un  homme  aussi  occupé  que  vous  l'êtes  ,  et  qu'il 
falloit  renvoyer  ces  sortes  d'exercices  aux  solitaires, 
aux  religieux  ,  à  un    petit   nombre  de   personnes 
dévotes  qui   passent   leurs    jours   dans  la  retraite. 
Voilà  votre   pensée;  mais  permettez -moi  de  vous 
déclarer  ici  plus  expressément  la  mienne  ,  et  d'in- 
sister tout  de  nouveau  sur  la  proposition  que  je  vous 
ai  faite. 

A  vous  en  croire  ,  une  courte  méditation  chaque 
jour  n'est  point  une  pratique  qui  vous  soit  propre 
dans  voire  état  ;  mais  pour  vous  détromper  de  cette 
erreur  ,  je  vais  vous  faire  quelques  questions  qui 
vous  sembleront  fort  étranges  ,   et  qui  ne  seront  pas 
néanmoins   hors   de   propos.    Car   quand  vous   me 
dites:  Me  convient-il  de  m'adonner  à  la  méditation  ? 
je  vous  dis  ,  moi,  et  je  vous  demande  :  Vous  con- 
vient-il de  vous  sauver?  vous  convient -il  de  con- 
server votre  aine  nette  de  tout  péché  capable  de  la 
perdre  éternellement  *H  de  la  damner  ?  vous  convient- 
il,  au  milieu  de  tant  de  pièges ,  de  tant  d'écueils  où 
votre  condition  vous  expose  par  rapport  à  la  cons- 
cience ,  de  les  découvrir  tous  et  de  les  bien  coniioiîre. 


384  PRIÈRE   MENTALE  j 

pour  y  prendre  garde  et  pour  les  éviter?  vous 
convient-il  de  savoir  où  vous  en  êtes  avec  Dieu ,  ce 
que  vous  devez  à  Dieu  ,  comment  vous  vous  en  ac- 
quittez devant  Dieu  ,  si ,  dans  toute  la  conduite  de 
votre  vie  ,  vous  agissez  selon  les  principes  de  l'évan- 
gile et  de  la  loi  de  Dieu  ?  vous  convient-il  d'ap- 
prendre la  religion  que  vous  professez ,  d'en  péné- 
trer les  grandes  vérités  ,  et  de  vous  en  remplir  ;  de 
n'oublier  jamais  les  hautes  espérances  qu'elle  vous 
donne,  et  les  terribles  menaces  qu'elle  vous  fait;  de 
vous  prémunir  ainsi  contre  mille  occasions,  mille 
tentations,  d'autant  plus  dangereuses  qu'elles  sont 
plus  subtiles  ,  et  que  peut-être  vous  ne  le  remar- 
quez pas  ?  Tout  cela ,  dis-je  ,  et  le  reste  ,  vous  con- 
vient-il dans  le  monde  ?  Sans  doute  qu'étant  chré- 
tien ,  comme  vous  prétendez  l'être  ,  vous  n'hésiterez 
pas  à  reconnoître  qu'il  n'est  rien  de  plus  important 
pour  vous  ,  ni  rien  par  conséquent  de  plus  conve- 
nable ,  que  tout  ce  que  je  viens  de  vous  marquer  : 
or  tout  ce  que  je  viens  de  vous  marquer  dépend 
de  la  méditation  ;  et  par  une  suite  incontestable  , 
rien  donc  ,  en  quelque  état  que  vous  soyez  ,  ne  vous 
convient  mieux  que  la  méditation. 

Sans  une  sérieuse  méditation  sur  le  salut,  com- 
ment travaillerez -vous  solidement  et  efficacement  à 
une  affaire  où  les  illusions  sont  si  fréquentes  et  les 
égaremens  si  communs?  Comment  vous  maintien- 
drez -  vous  dans  l'innocence  chrétienne,  si  vous 
n'avez  la  crainte  du  péché  dans  le  cœur ,  et  comment 
vous  imprimerez -vous  dans  l'ame  cette  crainte  du 
péché,  bi  vous  ne  vous  appliquez  souvent  ù  consi- 
dérer 


OU  PRATIQUE  DE   LA  MÉDITATION.  385 

derer  les  puissans  motifs  qui  vous  en  doivent  inspirer 
de  l'horreur  ?  Comment ,  assailli  de  tant  de  passions 
également  impétueuses  et  artificieuses,  les  re'pri- 
merez-vous  et  apercevrez- vous  leurs  déguisemenset 
leurs  surprises  ,  si ,  par  d'utiles  retours  sur  vous- 
même  ,  vous  ne  vous  étudiez  à  démêler  tous  vos 
sentimens,  et  à  rectifier  toutes  vos  intentions?  Le 
moyen  que  ,  dans  l'embarras  et  la  diversité  d'occu- 
pations qui  vous  répandent  au  -  dehors  ,  vous  ayez 
toujours  présente  la  vue  de  vos  devoirs  ,  et  que  dans 
vos  délibérations ,  dans  vos  résolutions  ,  vous  ne 
vous  écartiez  jamais  des  voies  de  la  justice  ou  de  la 
charité  ,  à  moins  que  vous  ne  preniez  sans  cesse  la 
balance  du  sanctuaire  pour  peser  chaque  chose  de- 
vant Dieu  ,  et  pour  examiner  ce  qu'il  y  a  de  bon  et 
ce  qu'il  y  a  de  défectueux  ?  Le  moyen  qu'au  milieu 
de  tant  de  précipices  dont  vous  êtes  environné  de 
toutes  parts ,  n'ouvrant  jamais  les  yeux  pour  mesurer 
vos  démarches ,  et  vous  laissant  aller  au  hasard , 
vous  ne  fassiez  pas  de  tristes  et  de  funestes  chutes  ? 
que  ne  repassant  jamais  dans  votre  esprit  la  loi  du 
Seigneur  ,  vous  en  soyez  assez  instruit  pour  la  pra- 
tiquer fidèlement  et  pleinement  ?  que ,  ne  vous  retra- 
çant jamais  le  souvenir  des  grandes  vérités  de  la  foi , 
des  jugemens  de  Dieu  ,  de  ses  chûtimens  et  de  ses 
miséricordes  ,  de  votre  fin  dernière  ,  d'une  souve- 
raine béatitude ,  d'un  enfer ,  vous  puissiez ,  sans 
être  appuyé  et  comme  armé  de  ces  considérations, 
résister  aux  attaques  de  vos  ennemis  invisibles,  et 
repousser  leurs  traits  empoisonnés  ?  Qu'en  sera-t-il 
donc  de  vous?  ce  qu  il  en  est  d'une  multitude  infinie 
TOME  XiY.  55 


386  PRIÈRE    MENTALE, 

de  mondains  qui  manquent  de  réflexion  9  vivent  dans 
des  ignorances  criminelles,  commettent  des  fautes 
très-grièves  ,  négligent  les  plus  essentielles  obliga- 
tions ,  portent  le  nom  de  chrétien  ,  et  n'ont,  presque 
nulle  teinture,  nulle  idée  du  christianisme,  se  fout 
des  règles  et  une  morale  à  leur  mode  ,  les  suivent 
sans  scrupule  ,  et  courent  à  la  perdition  avec  aussi 
peu  d'inquiétude  ,  que  s'ils  étoient  dans  le  chemin 
le  plus  sûr  et  le  plus  droit. 

En  vérité  ,  l'on  ne  vous  comprend  pas  ,  vous 
autres  gens  du  monde  ;  et  quoique  éclairés  d'ailleurs, 
vous  êtes,  au  regard  du  salut,  bien  aveugles  dans 
vos  raisonnemens.  Vous  tombez  en  des  contradic- 
tions monstrueuses  ;  vous  êtes  les  premiers  à  dire 
que  le  salut  est  une  affaire  capitale  ,  et  vous  ne  voulez 
pas  vous  donner  le  loisir  d'y  penser;  vous  dites  que 
c'est  une  affaire  difficile  et  incertaine ,  et  vous  ne 
voulez  faire  nulle  attention  aux  moyens  d'y  réussir 
et  de  l'assurer  ;  vous  dites  que  c'est  une  affaire  in- 
dispensable et  d'une  nécessité  absolue ,  el  vous  vous 
croyez,  dispensés  des  exercices  qu'on  y  juge  les  plus 
propre*,  et  qui  peuvent  le  plus  y  contribuer.  Ainsi 
de  tous  les  autres  points  que  je  pourrois  parcourir, 
où.  vous  supposez  dans  la  spéculation  les  mêmes 
principes  que  nous  ,  et  vous  tirez  néanmoins  dans 
la  pratique  des  conclusions  toutes  contraires. 

Vous  faites  plus  ,  et  pour  ne  point  sortir  du  sujet 
dont  il  s'agit  entre  nous,  vous  vous  prévalez  contre 
l'usage  de  la  méditation  ,  de  cela  même  qui  doit  être 
pour  vous  une  raison  plus  pressante  et  plus  particu- 
lière de  vous  y  rendre    assidu.  Car  vous  allègue/. 


OU   PRATIQUE    DE    LA    MÉDITATION.  387 

le  bruit ,  le  tumulte,  les  soins,  les  engagemens  ,  les 
agitations  du  monde  :  tout  votre  temps  ,  dites-vous, 
s'y  consume,  et  à  peine  pouvez-vous  vous  recon- 
noître.  Or  voilà  justement  pourquoi  vous  avez  plus 
besoin  d'une  solide  méditation  :  afin  que  ce  tumulte 
et  ce  bruit  du  monde  ne  vous  jette  point  dans  un 
oubli  entier  de  Dieu,  et  de  ce  qui  lui  est  du;  afin 
que  ces  soins  du  monde  ,  comme  des  épines  } 
n'étouffent  point  dans  vous  le  bon  grain  de  la  parole 
de  Dieu  ,  et  qu'ils  ne  vous  détournent  point  du  soin 
de  votre  ame  et  de  sa  perfection;  afin  que  ces  en- 
gagemens du  monde  ne  deviennent  point  pour  vous 
des  engagemens  d'iniquité  ,  et  que  ce  ne  soient  point 
des  pierres  de  scandale  où  votre  vertu  se  démente; 
afin  que  ces  agitations  du  monde  ne  vous  troublent 
point,  et,  si  j'ose  m'exprimer  de  la  sorte,  ne  vous 
étourdissent  point  jusqu'à  vous  endurcir  le  cœur  et 
à  vous  ôter  tout  sentiment  de  piété  :  car  c'est  ce  qui 
arrive  communément. 

Le  dirai-je,  et  quelle  peine  aurois-je  à  le  dire, 
puisque  ce  n'est  point  un  paradoxe,  mais  une  vérité 
certaine  et  indubitable?  Un  solitaire  ,  un  religieux, 
une  personne  de  piété  et  séparée  du  monde  ;  quoi 
que  vivant  dans  le  monde,  pourroient  plus  aisément 
se  passer  delà  méditation;  et  la  preuve  en  est  très- 
naturelle  :  parce  que  dans  le  silence  du  désert ,  dans 
l'obscurité  du  cloître,  dans  le  repos  d'une  vie  pieuse 
et  retirée ,  il  y  a  beaucoup  moins  d'objets  qui  les 
puissent  distraire;  et  qu'après  tout,  au  défaut  de  la 
méditation  ,  ils  ont  bien  d'autres  observances  qui  les 
attachent  à  Dieu  ,  qui  leur  en  renouvellent  à  toute 

2  5. 


^88  PKIÈUE    MENTALE  , 

heure  la  pensée,  qui  en  cent  manières  différentes, 
leur  remettent  devant  les  yeux  les  maximes  éter- 
nelles ,  et  qui  par  là  leur  servent  de  préservatifs 
contre  la  dissipation  de  l'esprit ,  et  tous  les  relâche- 
mens  où  elle  seroit  capable  de  les  porter.  Mais  dans 
le  train  de  vie  où  vous  êtes,  et  dans  la  situation  où 
il  vous  met,  si  vous  rejetez  la  sainte  méthode  que  je 
vous  prescris  ,  et  si  vous  refusez  de  vous  y  assujettir, 
que  vous  restera-t-il  pour  y  suppléer  ? 

Peut-être  est-ce  le  terme  de  méditation  qui  vous 
clioque  :  car  la  foiblesse  du  mondain ,  va  quelque- 
fois jusque-là.  On  est  prévenu  contre  tout  ce  qui  a 
quelque  apparence  de  vie  dévote  ;  et  c'est  assez  d'en- 
tendre nommer  certaines  pratiques,  pour  en  con- 
cevoir du  dégoût ,  et  pour  traiter  ceux  qui  nous  les 
proposent  d  esprits  simples  et  de  gens  qui  ne  savent 
pas  le  monde.  Eh  bien  !  si  le  nom  ne  vous  plaît  pas, 
laissez-le,  j'y  consens;  mais  retenez  la  chose;  il  im- 
porte peu  du  reste  comment  vous  l'appellerez.  Et  ne 
me  dites  pas  que  vous  ne  savez  point  méditer,  et  que 
vous  n'en  avez  nul  usage  :  car  je  dis  moi  au  contraire , 
qu'il  n'est  rien  dont  nous  ayons  plus  d'usage  que  de  la 
méditation,  etque  sans  étude  nous  savons  méditer  sur 
tout.  Nous  savons  méditer  sur  une  affaire  temporelle, 
sur  un  intérêt  de  fortune  ;  méditer  sur  un  procès  ou 
à  poursuivre,  ou  à  soutenir,  ou  à  décider;  méditer 
sur  une  entreprise  ,  sur  un  emploi ,  sur  un  parti , 
sur  un  établissement  ,  sur  un  mariage;  méditer  sur 
une  intrigue  politique,  sur  une  négociation  ,  sur  un 
traité  ,  sur  un  commerce  ;  méditer  sur  un  ouvrage 
d'esprit ,  sur  un  point  de  doctrine  ,   sur  une  ques- 


OU   PRATIQUE   DE    LA    MÉDITATION  38$ 

tion  ,  une  opinion  de  l'école;  el  s'il  faut  l'ajouter, 
méditer  même  sur  un  crime  que  nous  projetons  : 
c'est-à-dire,  que  sur  tout  cela  et  sur  tout  le  reste, 
dont  le  détail  seroil  infini,  nous  savons  réfléchir, 
raisonner  ,  chercher  des  moyens,  prendre  des  pré- 
cautions ,  démêler  le  bien  et  le  mal ,  le  vrai  et  le 
faux  ,  ce  qui  convient  et  ce  qui  ne  convient  pas  , 
ce  qui  peut  profiter  et  ce  qui  peut  nuire.  C'est-à- 
dire  ,  que  nous  savons  sur  tout  cela  délibérer  , 
examiner,  peser  les  raisons,  prévoir  les  obstacles, 
faire  des  arrangemens  ,  former  des  résolutions; 
c'est-à-dire,  que  nous  savons  penser  à  tout  cela, 
en  tous  lieux  ,  en  tout  temps  ,  le  matin  ,  le  soir  , 
le  jour,  la  nuit,  et  y  penser  sans  ennui,  sans  dis- 
traction ,  avec  l'attention  la  plus  infatigable  et  la 
plus  constante.  Comment  n'y  aura-t-il  que  les  choses 
de  Dieu  et  que  le  salut,  à  quoi  nous  ne  puissions 
appliquer  notre  esprit  ,  ni  arrêter  nos  pensées  ? 
Comment  sera-ce  l'unique  sujet ,  sur  quoi  la  médi- 
tation nous  devienne  ou  nous  semble  impraticable  ? 
En  deux  mots  ,  veillez  ,  suivant  l'importante  leçon- 
du  Sauveur  des  hommes,  et  priez.  Veillez  et  ob- 
servez attentivement  tous  vos  pas  :  pourquoi  ?  parce 
que  vous  marchez  dans  un  pays  ennemi ,  et  qu'à 
tout  moment  vous  pouvez  être  surpris.  Priez  et  im- 
plorez humblement  la  grâce  d'en  haut  :  pourquoi  ? 
parce  que  vous  êtes  foible,  et  que  sans  l'assistance 
divine  vous  ne  pouvez  vous  défendre.  Veillez,  et 
votre  vigilance  rendra  votre  prière  plus  efficace  au- 
près de  Dieu;  priez,  et  votre  prière  secondera  votre 
vigilance  par  les  secours  qu'elle  vous  attirera  de  la 


3$0       PRIÈRE   MENTALE  ,    OU    PRATIQUE  ,    etc. 

part  de  Dieu.  Or,  pour  l'un  et  pour  l'autre,  le 
même  Sauveur  vous  donne  encore  cet  avis,  qui  est 
de  vous  retirer  à  l'écart,  et  de  rentrer  en  vous- 
même  ;  examinant  devant  Dieu  tonte  votre  conduite, 
vous  demandant  compte  de  toutes  vos  actions,  sup- 
putant et  vos  progrès  et  vos  pertes,  prenant  des 
mesures  pour  réparer  le  passé  et  pour  réformer 
l'avenir  ,  vous  excitant ,  vous  encourageant ,  vous 
adressant  au  ciel  et  l'intéressant  en  votre  faveur.  Il 
n'est  point  question  d'y  employer  beaucoup  de 
temps,  mais  d'être  exact  et  régulier  à  y  donner 
tous  les  jours  quelque  temps.  Vous  saurez  bien  le 
ménager,  ce  temps  ,  et  le  trouver,  dès  que  vous  le 
voudrez;  et  vous  le  voudrez,  dès  que  vous  com- 
prendrez bien  le  prix  de  votre  ame ,  et  combien  il 
vous  importe  de  la  sauver. 

Mais  c'est  ce  que  vous  n'avez  point  encore  com- 
pris comme  il  faut  ;  et  de  ce  que  vous  ne  le  com- 
prenez pas,  voilà  pourquoi  vous  y  pensez  si  peu. 
Vous  pensez  à  toute  autre  chose ,  vous  vous  occupez 
de  toute  autre  chose  :  hé  !  ne  penserez-vous  jamais 
à  vous-même?  jamais  ne  vous  occuperez-vous  de 
vous-même  ?  Car  ce  que  j'appelle  vous-même  ,  ce 
ne  sont  point  ces  biens,  ces  plaisirs  ,  ces  honneurs 
mondains  qui  passent  si  vite,  et  à  quoi  vous  êtes 
néanmoins  si  attentif.  Ce  ne  sont  point  toutes  ces 
affaires,  ou  domestiques,  ou  étrangères  qui  ne  re- 
gardent que  dos  intérêts  temporels,  et  dont  vous 
avez  sans  cesse  la  tète  remplie.  Tout  cela  n'est  point 
vous-même  ,  puisque  tout  cela  peut  être  séparé  de 
vous  ,    et  qu'indépendamment  de   tout  cela   vous 


USAGE  DES  ORAISONS  JACULATOIRES.  %î 
pouvez  subsister,  et  être  éternellement  heureux  on 
éternellement  malheureux.  Mais  vous-même,  vous 
dis-je  ,  c'est  cette  ame  immortelle  qui  fait  la  plus 
noble  partie  de  votre  être,  et  que  Dieu  vous  a 
confiée;  cette  ame  dont  la  perle  seroit  pour  vous 
le  souverain  malheur,  quand  vous  pourriez  posséder 
tout  le  reste;  et  dont  le  salut  au  contraire  doit  être 
votre  souveraine  béatitude,  quand  il  ne  vous  res- 
teroit  rien  d'ailleurs,  et  que  tout  vous  seroit  enlevé. 
Voilà,  encore  une  fois  ,  et  à  proprement  parler,  ce 
que  vous  êtes,  et  voilà  par  conséquent  ce  qui  de- 
mande toutes  vos  réflexions.  Or  ces  réflexions  ne  se 
font  que  par  la  méditation  ,  et  de  là  vous  jugez  avec 
quelle  raison  on  vous  recommande  une  pratique  si 
salutaire. 

Usage  des  Oraisons  jaculatoires  ou  des  fréquentes 
aspirations  vers  Dieu. 

On  demande  assez  communément  des  pratiques 
pour  se  recueillir  au-dedans  de  soi-même  dans  les  dif- 
férentes occupations  de  la  vie.  On  se  plaint  du  peu 
de  loisir  qu'on  a  pour  vaquer  à  la  prière,  et  pour 
se  réveiller  souvent  et  se  renouveler  en  esprit  par  ce 
saint  exercice.  D'où  il  arrive  que,  malgré  toutes  les 
résolutions  qu'on  a  prises  à  certains  temps  ,  une 
multitude  d'affaires  qui  se  succèdent  les  unes  aux 
autres,  nous  fait  perdre  le  souvenir  de  Dieu;  et  que 
dans  cet  oubli  de  Dieu,  on  se  dissipe,  on  se  re- 
lâche, on  devient  tout  languissant,  ou  du  moins 
qu'on   agit    d'une    façon   toute     humaine    et   sans 


3$$  USAGE   DES   ORAISONS 

mérite.  Or  le  remède  le  plus  aisé  ,  le  plus  prompt, 
comme  aussi  le  plus  efficace  et  le  plus  puissant , 
c'est  ce  qu'on  appelle  ,  selon  le  langage  ordinaire , 
prières  jaculatoires  et  dévotes  élévations  de  l'ame  à 
Dieu. 

Ce  sont  certaines  paroles  vives  et  affectueuses  par 
où  l'ame  s'élance  vers  Dieu,  tantôt  pour  lui  marquer 
sa  confiance,  tantôt  pour  le  remercier  de  ses  dons, 
tantôt  pour  exalter  ses  grandeurs  ,  tantôt  pour 
s'anéantir  devant  ses  yeux;  quelquefois  pour  fléchir 
sa  colère  et  pour  implorer  sa  miséricorde  ,  toujours 
pour  lui  adresser  d'humbles  demandes  et  pour  ré- 
clamer son  secours.  Ces  prières  sont  courtes,  et  ne 
consistent  qu'en  quelques  mots;  mais  ce  sont  des 
mois  pleins  d'énergie ,  et  si  je  l'ose  dire ,  pleins  de 
substance.  De  là  vient  qu'on  les  nomme  prières  ja- 
culatoires ,  parce  que  ce  sont  comme  des  traits  en- 
flammés qui  tout  à  coup  partent  de  l'ame ,  et  per- 
ceut  le  cœur  de  Dieu. 

L'Ecriture  et  surtout  les  psaumes ,  nous  fournis- 
sent une  infinité  de  ces  aspirations,  et  c'est-là  par- 
ticulièrement qu'on  les  peut  choisir.  Telle  est,  par 
exemple,  celle-ci  :  Vous  êtes  le  Dieu  de  mon  cœur  (  i  ); 
ou  cette  autre  :  0  mon  Dieu  et  ma  miséricorde  (2)  / 
ou  cette  autre  :  Qui  me  donnera  des  ailes  comme 
à  la  colombe ,  pour  aller  à  vous  ,  Seigneur  ,  et  me 
reposer  en  vous  (3)  ,p  ou  mille  autres  que  je  passe  et 
dont  le  détail  seroit  trop  long.  Il  y  en  a  également 
\\n  très-grand  nombre  que  Dieu  avoit  inspirées  aux 
saints ,  et  qu'ils  s'éioient  rendues  familières  :  comme 

(»)  Ps.  72,  —  (2)  Ts,  58.  —  (3)  P$.  54. 


JACULATOIRES.  3$3 

celle  de  saint  Augustin  :  Beauté  si  ancienne  et 
toujours  nouvelle  ,  je  vous  ai  aimée  trop  tard  ;  ou 
celle  de  saint  François  d'Assise  -.Mon  Dieu  et  mon 
tout;  ou  celle  de  sainte  Thérèse  :  Souffrir  ou  mourir; 
ou  celle  de  saint  Ignace  de  Loyola  :  Que  la  terre  est 
peu  de  chose  pour  moi ,  Seigneur  ,  quand  je  regarde 
le  ciel  ! 

Quoique  ces  prières,  quelles  qu'elles  soient ,  et 
quelques  sentimens  de  piété  qu'elles  expriment, 
puissent  être  propres  à  tout  le  monde  ,  dès-là 
qu'elles  nous  élèvent  et  qu'elles  nous  portent  à  Dieu, 
il  est  vrai  néanmoins  qu'il  y  en  a  qui  conviennent 
plus  aux  uns  qu'aux  autres.  Car ,  comme  dans  l'ordre 
de  la  nature  les  qualités  et  les  talens  sont  différens , 
ainsi  dans  l'ordre  de  la  grâce  les  dons  du  ciel  ne 
sont  pas  les  mêmes,  mais  chacun  a  son  attrait  parti- 
culier qui  le  touche  davantage  et  qui  fait  sur  son 
cœur  une  plus  forte  impression.  Celui-là  est  plus 
susceptible  d'une  humilité  et  d'une  crainte  reli- 
gieuse :  et  celui-ci  d'un  amour  tendre  et  d'une  con- 
fiance filiale.  Or,  c'est  à  nous,  dans  cette  diversité, 
de  prendre  ce  qui  est  plus  conforme  à  notre  goût 
et  à  nos  dispositions  intérieures.  L'expérience  et  la 
connoissance  que  nous  avons  de  nous-mêmes  doit 
nous  le  faire  connoîlre. 

Et  il  n'y  a  point  à  craindre  que  la  continuité  du 
même  sentiment  ,  et  une  fervente  répétition  des 
mêmes  paroles  ne  nous  cause  du  dégoût  et  ne  nous 
devienne  ennuyeuse.  Cela  peut  arriver  et  n'arrive  en 
effet  que  trop  dans  les  sentimens  humains.  Ils  per- 
dent ,  par  l'habitude ?  toute  leur  pointe:  ils  se  ralen- 


3g4  USAGE   DES    ORAISONS 

tissent ,  et  n'ayant  plus  de  quoi  piquer  une  ame , 
ils  viennent  enfin  à  s'amortir  tout  à  fait  et  à  s'étein- 
dre. De  là  ces  vicissitudes  et  ces  changemens  si  or- 
dinaires dans  les  amitiés  et  les  sociétés  du  monde. 
Cène  sont  que  ruptures  et  que  réconciliations  perpé- 
tuelles, parce  que  le  même  objet  ne  plaît  pas  tou- 
jours également ,  et  que  d'un  jour  à  l'autre  le  cœur 
prend  de  nouvelles  vues  et  de  nouvelles  affections. 
Mais,  selon  la  remarque  de  saint  Grégoire,  il  y  a 
dans  les  choses  de  Dieu  cet  avantage  inestimable  , 
que  plus  on  les  pratique,  plus  on  les  goûte;  de 
même  aussi  que  par  une  suite  bien  naturelle,  plus 
on  les  goûte,  plus  on  les  veut  pratiquer.  En  sorte 
que  le  sentiment  qu'elles  ont  une  fois  inspiré  ,  au 
lieu  de  diminuer  par  l'usage ,  croît  au  contraire  et 
n'en  a  que  plus  d'onction. 

Il  n'est  donc  pas  besoin  de  les  interrompre  ni  de 
les  varier  :  le  même  exercice  peut  suffire  dans  tous 
les  temps,  et  il  n'y  faut  point  d'autre  assaisonnement 
que  celui  que  la  grâce  y  attache.  A  quoi  se  rédui- 
soit  toute  la  prière  de  ce  pieux  solitaire  ,  dont  il  est 
rapporté  qu'il  passoit  les  journées  et  les  nuits  pres- 
que entières  à  dire  seulement  :  Béni  soit  le  Seigneur 
mon  Dieu  !  Il  le  répétoit  sans  cesse  ,  et  après  l'avoir 
dit  mille  fois,  il  se  sentoit  encore  plus  excité  à  le 
redire.  Car  en  ce  peu  de  mots  il  trouvoit  un  fonds 
inépuisable  de  douceurs  et  de  délices  spirituelles. 
Il  en  étoil  saintement  ému  et  attendri;  il  en  étoil 
ravi ,  et  comme  transporté  hors  de  lui-même.  Ce! 
n'est  pas  qu'il  fût  fort  versé  dans  les  méthodes 
d'oraison,  ni  qu'il  en  connût  les  règles  :  le  inouve- 


JACULATOIRES.  3u5 

ment  de  son  cœur  ,  joint  à  l'inspiration  divine  , 
voilà  l'unique  et  la  grande  règle  qu'il  suivoit.  Avec 
cela  le  sujet  le  plus  simple  éioit  pour  lui  la  plus 
abondante  matière  et  une  source  intarissable. 

Il  est  vrai  néanmoins  qu'il  y  a  des  esprits  à  qui 
la  variété  plaît  dans  les  pratiques  même  de  piété , 
et  â  qui  elle  est  en  elFet  nécessaire  pour  les  soutenir , 
et  pour  les  retirer  de  la  langueur  où  autrement  ils 
ne  manquent  point  de  tomber.  Il  est  encore  vrai 
que  c'est  là  l'état  le  -plus  commun  ;  mais  du  reste  , 
si  c'est  le  nôtre  ,  nous  avons  là-dessus  de  quoi 
pleinement  nous  satisfaire  ,  par  l'infinie  multitude 
de  ces  prières  dont  nous  parlons ,  et  qui  sont  ré- 
pandues dans  tous  les  livres  saints.  Est-on  assailli 
de  la  tentation  ,  et  dans  un  danger  prochain  de 
succomber  ?  on  peut  dire  alors  comme  les  apôtres 
attaqués  d'une  rude  tempête  ,  et  battus  violemment 
de  l'orage  :  Sauvez-nous  ,  Seigneur  ;  sans  vous  nous 
allons  périr  (i).  Est-on  dans  le  désordre  du  pé- 
ché, et  pense- 1- on  à  en  sortir?  on  peut  dire,  ou 
avec  David  pénitent  :  Tirez  mon  ame  du  fond  de 
l'abîme ,  ô  mon  Dieu  !  et  souvenez-vous  que  c'est 
mon  unique  (2)  ;  ou  avec  le  même  prophète  :  Sei- 
gneur ,  vous  ne  mépriserez  point  un  cœur  contrit  et 
humilié  (3)  ;  ou  avec  le  publicain  prosterné  à  la 
porte  du  temple  :  Soyez-moi  propice ,  mon  Dieu  : 
je  suis  un  pécheur  (4)  ;  ou  avec  l'enfant  prodigue  : 
Mon  Père,}' ai  péché  contre  le  ciel  et  contre  vous  (5). 
Est-on  dans  l'affliction  et  dans  la  peine?  on  peut 
dire  ,  soit  en  reconnoissant  la  volonté  de  Dieu  qui 

(1)  Matth.  8 (2)  Ps.  4i.  —  (3)  Ps.  5o.  —  (4)  Luc.  iR.  —  (5)  Luc  i5. 


3(j6  USAGE   DES   ORAISONS 

nous  éprouve  :  Tout  vient  de  vous  ,  Seigneur ,  et 
cous  êtes  le  maître  ;  soit  en  se  résignant  et  en  ac- 
ceptant :  Vous  le  voulez ,  mon  Dieu  ;  et  parce  que 
vous  le  voulez  ,  je  le  veux  ;  soit  en  offrant  à  Dieu 
ses  souffrances  :  Vous  voyez  ,  Seigneur ,  ce  que  je 
souffre ,  et  pour  qui  je  le  souffre  ;  soit  en  cherchant 
auprès  de  Dieu  du  secours  et  du  soulagement  :  // 
cous  a  plu  de  m  affliger  ,  Seigneur  ;  et  il  ne  tient 
qu'à  vous  de  me  consoler.  Si  nous  sentons  notre  foi 
s'affaiblir  et  chanceler ,  disons  :  Je  crois ,  mon  Dieu  ; 
mais  fortifiez  ,  augmentez  ma  foi  (i).    Si    nous 
sommes  dans  le  découragement ,  et  que  nous  man- 
quions de  confiance  3  disons  :  Quai-je  à  craindre , 
Seigneur  ;  et  tant  que  vous  serez   avec  moi  ',  que 
peut  tout  l'univers  contre  moi  (2)  ?  ou  :  Je  puis 
tout  en  celui  et  avec  celui  qui  me  soutient  (3).  Si 
notre  amour  commence  à  se  refroidir ,  et  qu'il  n'ait 
plus  la  même  vivacité  ni  la  même  ardeur  ,  disons  : 
Embrasez  mon  cœur  de  votre  amour ,  ô  mon  Dieu  ! 
et  si.  je  ne  vous  aime  point  assez  ,  faites  que  je  vous 
aime  encore  plus.  Dans  la  vue  des  bienfaits  de  Dieu  , 
nous  nous  écrierons  :  Qu  est-ce  que  V homme  ,  Sei- 
gneur ,  et  par  où  ai-je  mérité  tant  de  grâces  (4)  ?■ 
Dans  le  souvenir  et  le  désir  de  l'éternelle  béatitude 
où  Dieu  nous  appelle,  nous  dirons  :  Quand  viendra 
le  moment ,  et  quand  sera-ce  que  j'entrerai  dans 
la  joie  de  mon  Seigneur  et  de  mon  Dieu  (S)  ?  Dans 
la  sainte   résolution  de  nous  attacher  plus  étroite- 
ment à  Dieu  ,  et  de  le  servir    avec   plus  de  zèle 
que  jamais  ,  nous  lui  ferons  la   même  protestation 

(1)  Matth.  g— (a)Ps.  ô.-(3)  Phil.  4— (  1)  Job.  7.— (5)  Matth.  a5. 


JACULATOIRES.  897 

que  le  roi  prophète  :  Je  l'ai  dit,  Seigneur ,  c'est 
maintenant  que  je  vais  commencer  (1);  et  nous 
ajouterons  :  Cet  heureux  renouvellement  ,  à  mon 
Dieu  !  ce  sera  l'ouvrage  de  votre  droite.  Enfin  selon 
les  conjonctures,  les  temps  ,  et  selon  que  nous  nous 
trouverons  touchés  intérieurement  et  diversement 
affectionnés ,  nous  userons  de  ces  prières  ,  et  de  tant 
d'autres  que  je  ne  marque  pas  ,  mais  qu'il  nous  est 
aisé  de  recueillir  conformément  à  notre  dévotion , 
et  d'avoir  toujours  présentes  à  la  mémoire. 

Peut-être  comptera-l-on  pour  peu  des  prières  ainsi 
faites  ,  et  peut-être  ,  à  raison  de  leur  brièveté  ,  se  per- 
suadera-t-on  qu'elles  ne  doivent  pas  être  d'un  grand 
poids  devant  Dieu.  Mais  le  Sauveur  des  hommes  nous 
a  formellement  avertis  ,  que  le  royaume  de  Dieu  ne 
consiste  point  dans  l'abondance  des  paroles.  La  droi- 
ture de  l'intention ,  la  force  et  l'ardeur  du  sentiment , 
voilà  à  quoi  Dieu  se  rend  attentif,  voilà  à  quoi  il  se 
laisse  fléchir  ;  et  c'est  en  ce  sens  qu'on  peut  prendre 
ce  qu'a  dit  le  Sage  :  Qu'une  courte  prière  pénètre  les 
cieux.DdLSià  dans  un  même  péché  avoit  commis  un 
double  crime,  et  le  pardon  de  l'un  et  de  l'autre  ne  de- 
voit  être ,  ce  semble ,  accordé  qu'à  de  puissantes  inter- 
cessions ,  long-temps  et  souvent  réitérées  ;  mais  dès 
qu'aux  reproches  que  lui  fait  le  Prophète  ,  il  s'est 
écrié  :  J'ai  péché  contre  le  Seigneur  (2)  ,  cette  seule 
confession  que  le  repentir  lui  met  dans  la  bouche  , 
suffit  pour  apaiser  sur  l'heure  la  colère  de  Dieu. 
JSornons-nous  à  cet  exemple  ,  et  ne  parlons  point 
de  bien  d'autres ,  non  moins  connus  ni  moins  con- 

(i)Ps.  70.  —  (2)2.  Reg.  i3. 


Ôyo  USAGE    DES    ORAISONS 

vaincans.  On  ne  traite  avec  les  grands  du  monde 
que  par  de  fréquentes  entrevues  et  de  longues  déli- 
bérations ;  mais  avec  Dieu  tout  peut  se  terminer  dans 
un  instant. 

De  tout  ceci,  concluons  combien  nous  sommes 
inexcusables,  lorsque  nous  négligeons  une  manière 
de  prier  qui  nous  doit  coûter  si  peu  et  qui  nous 
peut  être  si  salutaire.  Car  il  n'est  point  ici  question 
de  profondes  méditations  ,  et  il  ne  s'agit  point  d'em- 
ployer des  heures  entières  à  l'oraison.  Quand  on  le 
demanderoit  de  nous,  nous  n'aurions  communément, 
pour  nous  en  dispenser  ,  que  de  vains  pré  testes  et 
de  fausses  raisons  ;  mais  ces  raisons ,  après  tout , 
quoique  frivoles  et  mal  fondées,  ne  laisseroient  pas 
d'être  spécieuses  et  d'avoir  quelque  apparence.  Nous 
pourrions  dire ,  et  c'est  en  effet  ce  qu'on  dit  tous  les 
jours ,  que  nous  manquons  de  temps  ;  que  nous 
sommes  chargés  de  soins  qui  nous  appellent  ailleurs  ; 
que  notre  esprit  naturellement  volage,  nous  échappe, 
et  que  nous  avons  peine  à  l'arrêter  ;  que  mille  dis- 
tractions viennent  nous  assaillir  en  foule  et  nous 
troubler  ,  dès  que  nous  nous  mettons  à  l'oratoire  , 
et  que  nous  voulons  rentrer  en  nous-mêmes  ;  que 
d'avoir  sans  cesse  à  combattre  pour  les  rejeter,  c'est 
une  étude,  un  travail,  une  espèce  de  tourment:  en 
un  mot ,  que  nous  ne  sommes  point  faits  à  ces  sortes 
d'exercices  si  relevés  et  si  spirituels,  et  qu'ils  ne 
nous  conviennent  en  aucune  façon. 

Voilà  ,  dis-je  ,  de  quelles  excuses  nous  pourrions 
nous  prévaloir  ,  quoique  avec  assez  peu  de  sujet  ; 
mais  de  tout  cela  que  pouvons-nous  alléguer ,  par 


JACULATOIRES.  3o,9 

rapport  à  ces  dévoles  aspirations  qui  nous  devroient 
être  si  habituelles  ?  Sont  -  ce  nos  occupations  qui 
nous   détournent    de   cette  sainte  pratique  ,  et  qui 
nous  ôtent   le  temps  d'y  vaquer?  mais  il  n'y  faut 
que  quelques  momens.  Craignons-nous  que  cet  exer- 
cice ne  nous  devienne  ennuyeux  ?  mais  quel  ennui 
nous  peut  causer  un  instant  qui  coule  si  vue  ,  et  qui 
se  fait  à  peine  sentir?  Dirons-nous  que  nous  sommes 
trop  distraits?  mais  pour  un  simple  mouvement  du 
cœur  ,  et  pour  quelques  paroles  que  la  bouche  pro- 
nonce ,  il  ne  faul  pas  une  grande  contention  d'esprit, 
et  il  n  est  guère  a  croire  qu'on  n'y  puisse  pas  don-, 
ner   l'attention   suffisante.   Tout   est  terminé  avant 
qu'aucun  autre  objet  ait  pu  s'offrir  à  l'imagination 
et  la  porter  ailleurs.  Enfin  ,  nous  retrancherons-nous 
sur  le  peu  de  commodité  par  rapport  aux  occasions, 
aux  heures ,  aux  lieux  convenables  ?  mais  en  toute 
rencontre  ,  à  toute  heure  ,  partout,  et  en  quelque 
lieu  que  ce  soit ,  il  n'est  rien  qui  nous  empêche  de 
rappeler  le  souvenir  de  Dieu ,  de  nous  tourner  inté- 
rieurement vers  lui ,  et  de  lui  adresser  nos  vœux.  Il 
n'est  point  besoin  de  préparation  pour  cela;  il  n'est 
point  nécessaire  de  se  retirer  à  l'écart  ,  d'être  au 
pied  d'un  autel,  de  quitter  un   travail  dont  on  est 
actuellement  occupé  ,  ni  d'interrompre  une  conver- 
sation  où  la  bienséance  nous  a  engagés  et  où  elle 
nous  retient. 

Qu'avons-nous  donc  ,  encore  une  fois  ,  à  opposer, 
et  quel  obstacle  réel  et  véritable  peut  servir  à  notre 
justification?  Reconnoissons- le  de  bonne  foi:  la 
source  du  nul  ,  c'est  notre  indifférence  pour  Dieu, 


^OO  USAGE    DES   ORAISONS 

et  pour  tout  ce  qui  regarde  la  perfection  et  la  sanc- 
tification de  notre  ame.  Si  nous  aimions  Dieu  ,  je 
dis ,  si  nous  l'aimions  bien  ,  notre  cœur ,  aidé  de 
la  grâce  et  entraîné  par  le  poids  de  son  amour  ,  se 
porterait  de  lui-même  à  Dieu  :  Il  ne  faudrait  point 
alors  nous  inspirer  les  sentimens  que  nous  aurions 
ù  prendre  ,  ni  les  chercher  ailleurs  que  dans  le  fond 
de  notre  ame  ;  et  comme  la  bouche  parle  de  l'abon- 
dance du  cœur  ,  il  ne  faudrait  point  nous  suggérer 
des  termes  pour  exprimer  ce  que  nous  sentons  ;  ces 
expressions  viendraient  assez  ;  et  sans  recherche  , 
sans  étude  ,  elles  naîtraient  ,  si  je  l'ose  dire  ,  sur 
nos  lèvres.  Nous  en  pourrions  juger  par  une  com- 
paraison ,  si  elle  éloil  convenable  à  une  matière 
aussi  sainte  que  celle-ci.  Qu'un  homme  soit  possédé 
d'un  fol  amour,  et  qu'il  soit  épris  d'un  objet  pro- 
fane et  mortel  ,  faut  -  il  l'exhorter  beaucoup  et  le 
solliciter  de  penser  à  la  personne  dont  il  est  épris? 
que  dis-je  ?  peut  -  il  même  n'y  penser  pas  et  l'ou- 
blier ?  Tout  absente  qu'elle  est  ,  il  ne  la  perd  en 
quelque  manière  jamais  de  vue  ,  et  elle  lui  est  ton- 
jours  présente.  Hélas!  à  quoi  tient-il  que  nous  ne 
soyons  ainsi  nous-mêmes  dans  une  présence  conti- 
nuelle de  Dieu  ,  mais  dans  une  présence  toute  sainte 
et  toute  sanctifiante  ? 

Celte  présence  de  Dieu  est  un  des  exercices  que 
tous  les  maîtres  de  la  vie  chrétienne  et  dévote  nous 
ont  le  plus  recommandé.  Ils  nous  en  ont  tracé  di- 
verses méthodes  ,  toutes  bonnes,  toutes  utiles  ;  mais 
de  toutes  les  méthodes  ,  je  ne  fais  point  difficulté 
d'avancer  qu'il  iiqii  est  aucune  ,  ni  plus  solide  ,  ni 

plus 


JACULATOIRES.  ^Oî 

plus  à  la  portée  de  tout  le  monde  ,  que  de  s'accou- 
tumer ,  ainsi  que  je  viens  de  l'expliquer  et  que  je 
l'entends  ,  à  parler  à  Dieu  de  temps  en  temps  dans 
le  cours  de  chaque  journée.  La  plupart  des  autres 
méthodes  consistent  en  des  efforts  d'imagination 
qu'il  est  difficile  de  soutenir  ,  et  dont  les  effets 
peuvent  être  nuisibles  ;  au  lieu  que  celle-ci  se  pré- 
sente comme  d'elle-même  ,  et  ne  demande  aucune 
violence. 

Elle  a  encore  cet  avantage ,  que ,  sans  nous  dé- 
tourner des  affaires  dont  nous  sommes  chargés  ,  ni 
des  fonctions  auxquelles  nous  sommes  indispensa- 
blement  obligés  de  nous  employer  selon  notre  pro- 
fession ,  elle  nous  met  en  état  de  pratiquer  presque 
à  la  lettre  cette  importante  leçon  du  Sauveur  du 
inonde  ,  ou  il  faut  toujours  prier  et  ne  point  cesser. 
Car,  n'est-ce  pas  une  prière  continuelle?  depuis  le 
réveil  du  matin  jusqu'au  sommeil  de  la  nuit ,  d'heure 
en  heure ,  ou  même  plus  souvent ,  on  pense  à  Dieu  , 
on  dit  quelque  chose  à  Dieu  ,  on  se  tient  étroitement 
et  habituellement  uni  à  Dieu.  Ce  n'est  pas  sans  re- 
tour de  la  part  de  Dieu  ,  ni  même  sans  le  retour 
quelquefois  le  plus  sensible.  Dieu  ne  manque  guère 
de  répondre  ,  et  de  faire  entendre  secrètement  sa 
voix.  On  l'écoute  ,  et  on  se  sent  tout  animé  ,  tout 
excité  ,  tout  pénétré.  Il  y  a  même  des  momens 
où.  l'on  se  connoît  à  peine  soi-même  ;  et  c'est  bien 
là  que  se  vérifie  ce  que  nous  lisons  dans  l'excellent 
livre  de  l'Imitation  de  Jésus-Christ  :  Le  Seigneur  se 
plait  à  visiter  souvent  un  homme  intérieur  ;  il  s'en- 
tretient doucement  avec  lui  ,  il  le  comble  de  conso- 
TOME  XIV.  26 


402  ORAISON 

solution  et  de  paix  ,  et  il  en  vient  même  à  une 
familiarité  qui  va  au-delà  de  tout  ce  que  nous  en 
pouvons  comprendre.  Heureuse  une  ame  qui ,  sans 

bien  comprendre  ce  mystère  de  la  grâce,  se  trouve 
.toujours  en  disposition  de  l'éprouver  ! 


ORAISON  DOMINICALE. 

Comment  elle  nous  condamne  de  la  manière  que 
nous  la  récitons  y  et  dans  quel  esprit  nous  la  devons 
réciter. 

Qu'est-ce  que  l'oraison  dominicale? c'est  le  précis 
de  toutes  les  demandes  que  nous  devons  faire  à  Dieu. 
Nous  les  lui  faisons  en  effet  chaque  jour;  nous  ré- 
citons chaque  jour  cette  sainte  prière.  Ce  sont ,  dans 
les  vues  de  Jésus-Christ ,  des  demandes  salutaires 
pour  nous  ;  mais  dans  la  pratique  et  selon  les  dis- 
positions de  notre  cœur  ,  ce  sont  autant  de  con- 
damnations que  nous  prononçons  contre  nous  ,  et 
voici  comment. 

Nous  demandons  à  Dieu  que  son  nom  soit  sanc- 
tifié ,  qu'il  soit  connu  ,  béni  ,  adoré  par  toute  la 
terre  ;  et  ce  nom  adorable  du  Seigneur  ,  nous  le 
profanons  ,  nous  le  blasphémons.  Ce  souverain 
maître  ,  ce  créateur  de  toutes  choses  ,  que  nous  re- 
connoissons  digne  des  hommages  de  tout  l'univers , 
nous  le  déshonorons  par  les  désordres  de  notre  vie; 
nous  l'insultons  jusques  au  pied  de  ses  autels  par 
nos  scandales  et  nos  irrévérences.  Bien  loin  de  nous 
employer  à  étendre  sa  gloire  dans  toutes  les  contrées 


DOMINICALE.  4°3 

du  monde  ,  nous  ne  prenons  pas  seulement  soin  de 
le  faire  servir  et  glorifier  dans  l'étroite  enceinte  d'une 
maison  soumise  à  notre  conduite  ;  nous  ne  l'y  glo- 
rifions ni  ne  l'y  servons  pas  nous-mêmes  :  première 
condamnation. 

Nous  demandons  à  Dieu  que  son  règne  arrive  : 
c'est-à-dire  ,  que  dès  cette  vie  ,  il  règne  dans  nous 
par  sa  grâce  ,  et  qu'en  l'autre  nous  régnions  avec  lui 
par  la  possession  de  son  royaume  céleste.  Mais  ce 
règne  de  Dieu  dans  nous  par  la  grâce  ,  nous  le  dé- 
truisons par  le  péché.  Sous  l'empire  de  qui  vivons- 
nous  ,  et  voulons  -  nous  vivre  ?  sous  l'empire  du 
monde  corrompu  ,  sous  celui  de  nos  habitudes  vi- 
cieuses ,  dé  nos  passions  déréglées.  Voilà  les  maîtres 
qui  nous  gouvernent  et  dont  nous  aimons  la  domi- 
nation ,  toute  honteuse  et  toute  injuste  qu'elle  est. 
Tellement  qu'au  lieu  de  soumettre  notre  cœur  à 
Dieu  ,  nous  en  bannissons  Dieu  pour  y  établir  en 
sa  place  ses  plus  déclarés  ennemis.  De  là,  nous  ne 
pensons  guère  à  ce  royaume  du  ciel  où  Dieu  nous 
appelle,  et  où  il  nous  promet  de  nous  faire  régner 
éternellement  avec  lui  et  avec  ses  saints.  Gomme  de 
vils  animaux  ,  nous  avons  toujours  les  yeux  tournés 
vers  la  terre  ;  nous  ne  sommes  occupés  que  de  la 
vie  présente  ;  et  c'est  à  cette  vie  terrestre  et  sen- 
suelle que  nous  rapportons  toutes  nos  vues ,  tous  nos 
désirs,  tous  nos  intérêts  :  seconde  condamnation. 

Nous  demandons  à  Dieu  que  sa  volonté  se  fasse 
sur  la  terre  comme  dans  le  ciel  ;  que  toute  sa  loi 
soit  observée  ,  tous  ses  préceptes  fidèlement  gardés; 
que  nous  ayons  là-dessus  la  même  exactitude,  la 

26* 


4o4  OlÎAlSON 

même  diligence,  la  même  pureté  d'intention,  la 
même  ferveur  et  la  même  constance  qu'ont  ces 
esprits  bienheureux  dont  il  a  fait  ses  anges  et  ses 
ministres;  que,  de  quelque  manière  qu'il  lui  plaise 
disposer  de  nous  en  ce  monde  ,  il  nous  trouve  tou- 
jours dociles ,  patiens  ,  résignés  ,  et  dans  une  par- 
faite conformité  de  cœur  aux  desseins  de  sa  provi- 
dence. C'est  pour  tous  les  hommes  en  général , 
mais  spécialement  pour  chacun  de  nous  en  parti- 
culier, que  nous  lui  faisons  cette  prière.  Or  de  bonne 
foi,  comment  pouvons-nous  la  faire ,  quand  nous 
transgressons  ses  cominandemensavec  tant  de  liberté 
et  tant  de  facilité;  quand  nous  résistons  avec  tant 
d'obstination  à  tous  les  mouvemens  intérieurs  ,  a, 
toutes  les  inspirations  qu'il  nous  donne ,  et  où  il 
nous  déclare  ce  qu'il  veut  de  nous  ;  quand  nous 
n'accomplissons  au  moins  qu'en  partie  et  qu'avec 
des  réserves  et  des  négligences  extrêmes,  ce  qu'il 
nous  prescrit  et  ce  que  nous  savons  lui  être  agréable; 
quand,  à  la  moindre  disgrâce  qui  nous  arrive,  au 
moindre  événement  qui  nous  chagrine  et  qui  nous 
mortifie  ,  nous  nous  troublons  ,  nous  nous  révoltons, 
nous  éclatons  en  plaintes  et  en  murmures?  Allons 
après  cela  lui  faire  des  protestations  d'obéissance,  et 
d'un  sincère  attachement  à  son  bon  plaisir;  toute 
notre  conduite,  tous  nos  sentimens  démentent  nos 
paroles  :  troisième  condamnation. 

Nous  demandons  à  Dieu  qu'il  nous  donne  notre 
pain  de  chaque  jour ,  et  qu'il  nous  le  donne  dans 
Je  jour  et  pour  le  jour  présent  :  rien  davantage.  Par 
où  nous  lui  témoignons  que  nous  nous  contentons 


DOMINICALE.  4o5 

du  nécessaire;  que  nous  ne  voulons  que  le  pain, 
et  que  notre  pain;  que  nous  ne  prétendons  point 
avoir  le  pain  d  autrui ,  mais  celui  seulement  qu'il 
nous  a  promis ,  et  qui  nous  appartient  comme  un 
don  de  sa  bonté  paternelle;  que  nous  ne  le  voulons 
même  qu'amant  qu'il  peut  suffire  dans  le  cours  de  la 
journée  à  notre  subsistance  et  à  nos  besoins.  Cette 
demande  ,  prise  dans  son  vrai  sens ,  est  sans  con- 
tredit une  des  plus  raisonnables  et  des  plus  modé- 
rées. Mais  en  effet  ,  nous  bornons-nous  à  ce  néces- 
saire? Avons-nous  jamais  assez  pour  remplir  l'insa- 
tiable convoitise  qui  nous  dévore  ?  Fussions-nous 
dans  l'état  le  plus  opulent ,  nous  voulons  toujours 
acquérir  ,  toujours  amasser  ,  toujours  accumuler 
biens  sur  biens.  Non  contens  que  Dieu  nous  four- 
nisse l'aliment  et  le  pain ,  nous  portons  bien  au-delà 
nos  prétentions.  Il  faut  que  nous  ayons  de  quoi  sou- 
tenir d'excessives  dépenses  en  logemens  ,  en  ameu- 
blemens,  en  équipages,  en  jeux  ,  en  parties  déplai- 
sir. Il  faut  que  nous  ayons  de  quoi  satisfaire  tous 
nos  sens,  de  quoi  leur  procurer  toutes  leurs  com- 
modités et  toutes  leurs  aises,  de  quoi  mener  une  vie 
molle  et  délicieuse.  Il  faut  que  nous  soyons  dans  le 
faste,  l'éclat ,  la  splendeur.  Il  le  faut ,  dis-je,  selon 
nos  désirs  désordonnés;  et  si  les  revenus  dont  on 
jouit  ne  sont  pas  assez  amples  pour  cela,  à  quelles 
injustices  a-t-on  recours?  quelles  voies  prend-on, 
tantôt  de  violence  ouverte  ,  tantôt  d'adresse  et  d'in- 
dustrie ,  pour  enlever  aux  autres  le  pain  qu'ils  ont 
reçu  de  Dieu  et  pour  se  l'approprier?  épargne-t-on 
le  pauvre ,  l'orphelin  ,  la  veuve  ?  Et  jusqu'où  n'étend- 


'4o6  ORAISON 

on  j>nint  ses  vues  dans  l'avenir?  Tl  semble  que  nous 
nous  croyions  immortels,  et  que  nous  devions  au 
moins  passer  de  plusieurs  siècles  cet  aujourd'hui 
que  le  Fils  de  Dieu  nous  a  toutefois  marqué  comme 
l'unique  objet  de  nos  soins,  et  où  il  vent  que  nous 
les  renfermions  :  quatrième  condamnation. 

Nous  demandons  à  Dieu  qu'il  nous  remette  nos 
offenses  ,  et  qu'il  nous  pardonne  comme  nous  par- 
ch nnons  à  ceux  qui  nous  ont  offensés.  Terrible  con- 
dition ,  comme  nous  pardonnons  !  car  nous  ne  par- 
donnons rien  ,  ni  ne  voulons  rien  pardonner  :  ou  si, 
peut-être  après  bien  des  difficultés  et  de  longues  né- 
gociations, nous  consentons  à  quelque  accommo- 
dement ,  du  moins  attendons-nous  qu'on  fasse  toutes 
]es  avances.  Et  comment  encore  pardonnons-nous 
alors  ?  nous  ne  pardonnons  que  de  bouche  et  qu'en 
apparence  ,  sans  pardonner  de  cœur.  Nous  ne  par- 
donnons qu'à  demi  ,  voulant  bien  nous  relâcher  jus- 
qu'à certain  point,  mais  sans  aller  plus  loin.  De  sorte 
que  maigre  nos  retours  affectés  et  imparfaits,  il 
nous  reste  toujours  dans  le  fond  un  venin  secret  et 
et  une  indisposition  habituelle  qui  ne  se  produit  que 
trop  dans  les  rencontres,  et  ne  se  fait  que  trop  sentir. 
D'où  s'ensuivent  les  plus  atfreuses  conséquences  ;  sa- 
voir ,  qu'en  demandant  à  Dieu  qu'il  nous  remette 
nos  offenses ,  comme  nous  remettons  celles  qui 
nous  ont  été  faites,  nous  lui  demandons  qu'il  ne 
nous  en  remette  aucune,  puisque  de  toutes  celles 
que  nous  pouvons  recevoir,  il  n'y  en  a  pas  une  que 
nous  voulions  remettre.  Nous  lui  demandons  que 
s'il  se  trouve  en  quelque  manière  disposé  à  se  récon- 


DOMINICALE.  4°7 

ciîier  avec  nous,  il  nous  laisse  faire  vers  lui  toutes 
les  démarches  ,  sans  nous  prévenir  et  sans  nous  re- 
chercher par  sa  grâce  :  ce  qui  nous  rendroit  cette 
réconciliation  absolument  impossible.  Nous  lui  de- 
mandons que  s'il  daigne  se  rapprocher  de  nous ,  ce 
soit  seulement  une  réunion  apparente,  et  que  son 
cœur  à  notre  égard  demeure  toujours  dans  le  même 
éloignement  et  le  même  ressentiment.  Nous  lui  de- 
mandons que,  si  par  l'entremise  de  ses  ministres, 
il  veut  bien  nous  donner  l'absolution  de  nos  péchés, 
ce  ne  soit  qu'une  demi-absolution ,  une  absolution 
limitée  ,  laquelle  ne  l'empêche  point  d'agir  contre 
nous  à  toute  occasion ,  et  de  travailler  secrètement 
à  notre  ruine.  Quelles  prières  et  quelles  demandes! 
Qui  n'en  doit  pas  être  efïrayé  pour  peu  qu'on  y 
pense  ?  Mais  elles  sont  toutes  néanmoins  comprises 
dans  cette  règle ,  Pardonnez-nous  comme  nous  par- 
donnons  ;  et  c'est  la  cinquième  condamnation. 

Nous  demandons  à  Dieu  qu'il  ne  nous  expose 
point  à  la  tentation  ,  surtout  à  certaines  tentations 
que  nous  savons  être  plus  dangereuses  pour  nous, 
et  où  notre  foiblesse  est  plus  en  péril  de  succomber. 
Car  quoique  Dieu  permette  quelquefois  que  la  ten- 
tation nous  attaque  malgré  nous,  et  quoique  nous 
devions  alors  en  soutenir  l'effort  avec  patience  et 
avec  courage  ,  il  veut  du  reste  que  nous  la  fuyions 
autant  qu'il  dépend  de  nous,  et  il  trouve  bon  que 
nous  lui  adressions  nos  vœux  pour  en  être  déli- 
vrés. Mais  voici  l'énorme  contradiction  où  nous 
tombons  ,  et  qui  nous  rend  inexcusables:  c'est  que 
nous  nous   exposons  aux  tentations  les  plus  vio- 


4o8  ORAISON 

lentes.  On  a  cent  fois  éprouvé  le  danger  prochain 
de  telle  et  telle  occasion  ,  et  cependant  on  y  demeure 
toujours;  on  ne  peut  ignorer  combien  cette  liaison  , 
combien  ces  conversations  ,  ces  entrevues  font  d'im- 
pression sur  le  cœur ,  et  à  quels  désordres  elles  sont 
capables  de  conduire,  et  cependant  on  n'y  veut  pas 
renoncer;  on  sait  que  le  monde  est  plein  de  pièges 
et  d'écueils;  on  a  l'exemple  de  mille  autres  qu'on  y 
a  vus,  et  qu'on  y  voit  sans  cesse  échouer  malheu- 
reusement; on  a  l'exemple  de  ses  propres   chutes, 
dont  peut-être  on  ne  s'est  encore  jamais  bien  relevé* 
et  cependant  on  veut  être  du  monde  ,  et  d'un  cer- 
tain monde  :  c'est-à-dire ,   d'un  monde    particulier 
qui  plaît  davantage,  et  dont  on  se  sent  plus  touché; 
d'un  monde  qui  excite  plus  nos  passions,  qui  flatte 
plus  nos   inclinations  ;  d'un  monde  où  1  innocence 
des  plus  grands  saints  eût  fait  un  triste  naufrage ,  et 
où  la  vertu  des  anges  seroit  à  peine  en  sûreté.  On 
veut  vivre  dans  ce  monde  ,  parmi  ce  monde,  avec 
ce  monde;  on  veut  avoir  part  à  ses  diverlissemens, 
à  ses  assemblées ,  à  ses  entretiens ,  sans  égard  à  tous 
les  risques  qu'il  y  a  à  courir,  et  sans  profiter  de  la 
connoissance  qu'on  a  de  son  extrême  fragilité.  Il  en 
est  de  même  dune  infinité  d'autres  engagemens  ,  où 
l'on   se   jette  en  aveugle ,   quoique   d'une   volonté 
pleine  et  délibérée  :  engagemens  de  professions  et 
délais,  engagemens  d'emplois  et  de  commissions, 
engagemens   dallaires  et  d'intérêts.    N'avons-nous 
pas  bonne  grâce  alors  de  dire    à  Dieu  :  Seigneur  , 
détournez  de  nous  les  tentations  où  nous  pourrions 
nous  perdre,  et  ne  nous  y  abandonnez  pas!  Et  Dieu 


DOMINICALE.  4°9 

n'a-t-il  pas  droit  de  nous  répondre  :  Pourquoi  donc 
y  restez -vous  habituellement?  pourquoi  donc  ne 
prenez-vous  aucune  des  mesures  que  je  vous  inspire 
pour  vous  en  défendre?  Avec  cela  ne  comptez  ni 
sur  moi  ni  sur  vous-mêmes  :  sixième  condamnation. 
Nous  demandons  enfin  à  Dieu  qu'il  nous  délivre 
du  mal.  Le  plus  grand  mai  qu'il  y  ait  à  craindre  sur 
la  terre ,  c'est  sans  doute  le  péché  ;  et  de  tous  les 
maux  ,  le  plus  grand  que  nous  ayons  à  éviter  dans 
l'autre  vie ,  c'est  la  damnation  éternelle  ,  où  le  péché 
conduit  comme  la  cause  à  son  effet.  C'est  donc  par- 
ticulièrement de  l'un  et  de  l'autre  que  nous  deman- 
dons d'être  préservés.  Mais  voulons-nous,  si  j'ose 
parler  de  la  sorte,  nous  jouer  de  Dieu?  prétendons- 
nous  l'outrager  en  le  priant ,  et  lui  faire  insulte  ? 
Seigneur ,  lui  disons-nous  ,  que  votre  grâce  nous 
garde  du  péché  :  mais  ce  péché  ,  nous  l'aimons  ;  mais 
ce  péché ,  nous  l'entretenons  dans  nous  et  nous  l'y 
nourrissons  ;  mais  ce  péché ,  nous  en  faisons  le 
principe  de  toutes  nos  actions,  le  ressort  de  toutes 
nos  entreprises,  l'ame  de  tous  nos  plaisirs,  la  dou- 
ceur et  l'agrément  de  toute  notre  vie.  Je  dis  plus: 
nous  en  faisons  notre  idole  et  notre  divinité,  nous 
le  favorisons  ce  péché,  nous  nous  familiarisons  avec 
lui,  nous  prenons  sa  défense,  et ,  si  l'on  veut  nous 
en  donner  de  l'horreur,  c'est  contre  ceux  mêmes 
qui  travaillent  à  nous  en  détacher  que  nous  tournons 
toute  notre  haine.  Ainsi  nous  laissons-nous  entraîner 
dans  cet  abîme  de  malheurs  qui  en  est  le  terme , 
et  où  nous  ressentirons  éternellement  les  coups  de 
la  vengeance  divine.  C'est  là ,  c'est  dans  cette  fatale 


4«0  ORAISON 

éternité  ,  qu'il  n'y  aura  plus  à  demander  que  Dieu 
nous  délivre  de  ce  lieu  de  tourmens  où  l'arrêt  de  sa 
justice  nous  aura  précipités.  Il  falloit  le  demander 
plutôt, et  le  bien  demander.  Nous  l'aurons  demandé 
pendant  la  vie,  il  est  vrai  :  mais  nous  l'aurons  de- 
mandé comme  ne  le  demandant  pas.  Car  c'est  ne  le 
pas  demander,  que  d'y  apporter ,  en  le  demandant, 
des  obsiables  invincibles,  et  Dieu  pourra  toujours 
nous  reprocher  que  nous  ne  l'aurons  pas  voulu ,  ou 
bien  voulu  :  septième  et  dernière  condamnation. 

Où  donc  en  sommes-nous  ,  et  que  ne  sera  pas  ca- 
pable de  corrompre  la  malice  de  notre  coeur,  quand 
elle  peut  de  la  sorte  pervertir  la  prière  même  ,  et  la 
plus  excellente  de  toutes  les  prières?  Je  ne  dis  pas  , 
à  Dieu  ne  plaise,  la  pervertir  en  elle-même;  c'est 
une  prière  toute  divine  ,  et  qui  garde  partout  son 
caractère  de  divinité  :  mais  je  dis  la  pervertir  par 
rapport  à  nous  ,  et  au  fruit  que  nous  en  devons  reti- 
rer. Le  dessein  du  Fils  de  Dieu  ,  en  nous  la  traçant , 
a  été  que  ce  fut  pour  tous  les  fidèles  une  source  de 
grâces  et  de  bénédictions  :  mais  par  l'abus  qu'en  font 
la  plupart  des  chrétiens  en  la  récitant,  elle  ne  peut 
qu'irriter  le  ciel ,  et  qu'attirer  sur  nous  ses  anathèmes 
et  ses  malédictions.  Faut-il  pour  cela  nous  l'interdire 
absolument ,  et  ne  la  prononcer  jamais?  autre  mal- 
heur non  moins  funeste  ni  moins  terrible.  Ce  seroit 
nous  excommunier  nous-mêmes  ;  ce  seroit  nous  re- 
trancher du  nombre  des  enfans  de  Dieu  ,  en  ne  l'ho- 
norant plus  comme  notre  père;  ce  seroit ,  en  quelque 
manière,  nous  séparer  du  corps  de  L'Eglise,  en  ne 
priant  plus  avec  elle  ni  comme  elle.  Nous  ne  pou-  - 


DOMINICALE.  4lî 

vons  donc  trop  user  d'une  prière  qui  nous  a  été  si 
expressément  recommandée  par  Jésus  -  Christ.  Si 
nous  sommes  justes,  cette  prière  ,  dite  avec  une  foi 
vive  et  une  humble  confiance  ,  servira  à  notre  avan- 
cement et  à  notre  perfection.  Si  nous  sommes  pé- 
cheurs, cette  prière,  accompagnée  d'un  sentiment 
de  pénitence  ,  servira  à  fléchir  le  cœur  de  Dieu  et  à 
nous  remettre  en  grâce  auprès  de  lui  par  une  smcère 
conversion.  Si  même  nous  ne  nous  sentons  point 
encore  touchés  d'un  repentir  assez  vif,  cette  prière, 
jointe  à  un  vrai  désir  d'être  plus  fortement  attirés  , 
servira  à  nous  obtenir  une  grâce  de  contrition.  Mais 
adressons-nous,  pour  en  profiter,  au  divin  Sauveur 
qui  nous  l'a  enseignée ,  et  demandons-lui  que  comme 
il  en  est  l'auteur,  et  qu'il  nous  l'a  mise  dans  la  bouche, 
il  en  soit ,  en  nous  animant  de  son  esprit,  le  sanc- 
tificateur et  le  médiateur. 

Il  sera  l'un  et  l'autre ,  quand  nous  prierons  selon 
les  intentions  que  cet  adorable  maître  s'est  proposées 
en  nous  apprenant  lui-même  à  prier.  Etudions-les  , 
méditons-les  ,  pénétrons-les  ;  et  pour  y  bien  entrer, 
appliquons-nous  chacun  en  particulier  chaque  de- 
mande ,  et  disons  à  Dieu  : 

I.  Notre  Père  qui  êtes  dans  les  deux ,  que  cotre 
nom  soit  sanctifié.  Dieu  de  majesté,  Roi  des  rois  et 
Seigneur  des  seigneurs  ,  grand  Dieu  ,  ce  ne  sont 
point  tous  ces  titres  et  tant  d'autres  que  j'emploie 
pour  vous  intéresser  en  ma  faveur  et  pour  trouver 
accès  auprès  de  vous.  Vous  êtes  mon  père  :  cela  me 
suffit.  Oui  vous  l'êtes ,  Seigneur,  et  tout  ce  que  j'ai 
reçu  de  vons  me  le  donne  bien  à  connoître.  Vous 


4î2  ORAISON 

êtes  le  père  de  tous  les  hommes  :  mais  j'ose  dire  que 
vous  êtes  encore  plus  particulièrement  le  mien  ,  que 
celui  iYune  infinité  d'autres  hommes,  puisqu'il  y  a 
une  multitude  innombrable  d'hommes  et  des  peuples 
entiers  que  vous  n'avez  jamais  prévenus  des  mêmes 
grâces  qi;e  moi ,  ni  favorisés  des  mêmes  dons. 

Cependant ,  mon  Dieu  ,  ce  titre  de  père  qui  m'est 
si  cher  et  qui  m'annonce  vos  miséricordes  ,  ne  me 
fait  point  oublier  votre  pouvoir  suprême  et  votre 
souveraine  grandeur  ;  et  s'il  excite  toute  ma  con- 
fiance, il  ne  m'inspire  pas  moins  de  respect  et  de 
vénération.  Car  vous  êtes  dans  les  cieux,  ô  Père 
tout-puissant!  et  dans  le  plus  haut  des  cieux.  C'est 
là  que  vous  avez  établi  le  trône  de  votre  gloire,  là 
que  vous  faites  briller  toute  votre  splendeur,  là  que 
vous  exercez  votre  empire  au  milieu  de  vos  anges  et 
de  vos  élus  ;  et  quoique  la  lumière  où  vous  habitez 
soit  inaccessible  ,  c'est  là  même  néanmoins  que  vous 
nous  ordonnez  d'élever  nos  esprits ,  de  porter  nos 
cœurs  ,  d'adresser  nos  vœux.  Recevez  les  miens  , 
Seigneur,  je  vous  les  adresse.  Ils  sont  sincères,  et 
ils  sont  tels  que  vous  le  voulez.  Par  où  puis-je  mieux 
commencer  que  par  vous-même;  et  de  toutes  les 
demandes  que  j'ai  à  vous  faire,  quelle  est  la  plus 
naturelle  et  la  plus  juste  ,  si  ce  n'est  que  votre  nom 
soif  sanctifié  ? 

Ce  nom  adorable  ,  c'est  votre  essence  divine,  puis- 
que vous  vous  appelez  celui  qui  est  ;  ce  sont  vos 
infinies  perfections;  c'est  tout  ce  que  vous  êtes.  Or 
que  tout  ce  que  vous  êtes,  ô  mon  Dieu  !  soit  honoré 
comme  il  le  doit  êtfe  ,  je  veux  dire  du  culte  le  plus 


DOMINICALE.  4ï3 

pur,  le  plus  religieux,  le  plus  saint.  Que  tout  l'uni- 
vers vous  connoisse  ,  vous  glorifie ,  vous  adore.  Que 
tout  ce  qui  est  capable  d'aimer,  s'attache  inviolable- 
ment  à  vous  et  ne  s'attache  qu'à  vous.  Tel  est  le  désir 
le  plus  affectueux  de  mon  coeur  et  le  plus  vif.  Mais 
en  vous  le  témoignant,  touché  d'une  pieuse  émula- 
tion qne  vous  ne  condamnerez  point,  Seigneur,  j'ose 
ajou;er  que  je  voudrois,  s'il  éloit  possible,  moi  seul 
vous  aimer  et  vous  glorifier  autant  que  vous  glo- 
rifient toutes  vos  créatures  ,  et  que  vous  aiment  tous 
les  esprits  bienheureux  et  toutes  les  âmes  justes. 

Que  dis-je,  mon  Dieu?  ce  ne  sont  là  que  des 
souhaits  toujours  bons,  puisque  vous  en  êtes  le  prin- 
cipe ,  l'objet  et  la  fin  ;  mais  au  lieu  de  m'en  tenir  à 
des  souhaits  vagues  et  indéterminés ,  ce  que  je  dois 
surtout  vous  demander  et  ce  que  je  vous  demande 
très-instamment,  c'est  qu'autant  qu'il  dépend  de  moi, 
selon  ma  disposition  et  mes  forces  présentes  ,  je  vous 
glorifie  dans  mon  état;  c'est  que  sur  cela  je  ne  me 
borne  point  à  des  paroles ,  mais  que  je  passe  à  la  pra- 
tique et  aux  effets;  c'est  que  par  l'innocence  démon 
cœur  ,  que  par  la  ferveur  de  ma  piété  ,  que  par  la 
sainteté  de  mes  œuvres  ,  que  par  l'édification  de  mes 
mœurs ,  je  vous  présente  chaque  jour  un  sacrifice  de 
louanges,  et  je  vous  rende  jusques  à  la  mort  un  hom- 
mage perpétuel. 

II.  Que  votre  règne  arrive.  Ah  !  Seigneur ,  qu'il 
arrive  dans  moi ,  ce  règne  si  favorable  et  si  désirable 
pour  moi.  Et  comment  n'y  est-il  point  encore  arrivé? 
comment  dis-je ,  ô  moi  Dieu  !  n'avez-vous  pas  plu- 
tôt régné  sur  toutes  les  puissances  de  mon  ame ,  sur 


4l4  ORAISON 

tous  mes  sens,  soit  intérieurs  ,  soit  extérieurs  ,  sur 
tout  moi-même?  Car  qu'y  a-t-il  en  moi  qui  ne  soit 
à  vous,  et  qui ,  par  la  plus  juste  conséquence  et  l'obli- 
gation la  plus  essentielle,  ne  vous  doive  être  soumis? 
Il  est  vrai ,  vous  régnez  dans  moi  et  sur  moi  né- 
cessairement ,  et  par  la  souveraineté  inséparable  de 
votre  être.  Vous  êtes  mon  Dieu,  et  puisque  vous 
êtes  mon  Dieu  ,  vous  êtes  mon  Seigneur  :  et  parce 
qu'il  ne  dépend  point  de  moi  que  vous  soyez  mon 
Dieu,  ou  que  vous  ne  le  soyez  pas,  il  ne  dépend 
point  non  plus  de  moi  que  vous  soyez  ou  ne  soyez 
pas  mon  Seigneur.  Mais  comme  je  ne  contribue  en 
Tien  à  ce  règne  de  nécessité ,  dès  qu'il  est  indépen- 
dant de  ma  volonté  ,  il  ne  sert  aussi  qu'à  relever 
votre  gloire,  et  ne  contribue  en  rien  à  ma  perfection 
et  à  mon  mérite.  Ce  n'est  donc  point  là  le  règne 
que  je  vous  demande.  Je  ne  vous  prie  point  qu'il 
s'établisse,  puisqu'il  est  déjà  tout  établi.  Mais,  Sei- 
gneur, il  y  a  un  règne  de  grâce  auquel  je  puis  coopé- 
rer et  que  vous  avez  fait  dépendre  de  mon  consen- 
tement et  de  mon  choix.  Je  veux  dire  qu'il  y  a  un 
règne  tout  spirituel  où  votre  grâce  prévient  une  ame , 
et  où  l'ame  prévenue  de  cette  grâce  intérieure  obéit 
volontairement  et  librement  à  toutes  vos  inspira- 
tions, se  conforme  en  toutes  choses  et  sans  réserve  à 
votre  bon  plaisir,  exécute  avec  une  pleine  fidélité 
tous  vos  ordres,  et  n'a  point  d'autre  règle  de  conduite 
que  vos  divins  commandemens  et  votre  loi.  Je  veux 
dire  qu'il  y  a  un  règne  d'amour  où  le  cœur  se  donne 
lui-même  à  vous,  et  se  met,  pour  ainsi  parler,  dans 
vos  mains ,  afin  que  vous  le  possédiez  tout  entier  ;  afin 


DOMINICALE.  4l5 

que  vous  le  gouverniez  selon  votre  gré;  afin  que 
vous  lui  imprimiez  tel  sentiment  qu'il  vous  plaît;  afin 
que  vous  le  dégagiez  de  toute  affection  terrestre,  de 
toute  attache  humaine  ,  de  tout  objet  qui  n'est  point 
vous  ou  qui  ne  le  porte  pas  vers  vous;  afin  que  vous 
le  changiez  en  vous  et  qu'il  ne  soit  qu'un  avec  vous. 
Or  voilà  l'heureux  et  saint  règne  après  lequel  je  sou- 
pire. Qu'il  vienne,  et  qu'il  détruise  en  moi  le  règne 
du  péché ,  le  règne  du  monde,  le  règne  de  l'amour- 
propre  et  de  la  cupidité ,  le  règne  de  tous  les  désirs 
sensuels  et  de  toutes  les  passions. 

Je  n'ai  que  trop  long-temps  vécu  sous  l'empire 
de  ces  injustes  maîtres  et  sous  leur  tyrannique  domi- 
nation. Je  n'ai  que  trop  long-temps  gémi  sous  leur 
joug  également  honteux  et  pesant.  En  quel  esclavage 
m'ont-ils  réduit ,  et  en  quel  abîme  devoient-ils  un 
jour  me  précipiter!  Béni  soit  le  moment  où  vous 
daignez  m'éclairer ,  Seigneur  ,  et  où  je  commence  à 
ouvrir  les  yeux  pour  me  reconnoître.  En  rétablissant 
votre  règne  au-dedans  de  moi  et  en  me  conduisant, 
vous  me  remettrez  dans  la  voie  de  ce  royaume  céleste 
où  vous  m'avez  préparé  un  trône  de  gloire  et  une 
couronne  d'immortalité.  C'est  là  que  vous  régnez 
sur  tous  les  chœurs  des  anges  ,  et  sur  tous  vos  élus, 
que  vous  avez  rassemblés  dans  votre  sein  pour  être 
leur  éternelle  et  souveraine  béatitude;  c'est  là  que 
vous  m'attendez,  c'est  dans  ce  séjour  bienheureux; 
et  quand  y  entrerai-je? 

Hélas!  mon  Dieu,  malgré  la  vue  que  la  foi  me 
donne  de  cette  sainte  patrie  où  je  dois  sans  cesse 
aspirer,  je  sens  néanmoins  toujours  le  poids  de  la 


4i6  ORAISON 

misère  humaine  qui  me  retient,  qui  m'appesantit , 
qui  m'attache  à  ce  monde  visible  et  à  mon  exil ,  qui 
me  fait  craindre  la  mort  et  aimer  la  vie  présente. 
Mais,  Seigneur,  ce  sont  les  sentimens  d'une  nature 
foible  et  aveugle  que  je  désavoue.  Qu'elle  y  répugne 
ou  quelle  y  consente ,  tous  mes  vœux  s'élèvent  vers 
le  ciel.  Que  votre  règne  arrive.  Que  mon  ame ,  dé- 
gagée des  liens  de  cette  chair  corruptible  qui  l'arrête, 
puisse  elle-même  arriver  bientôt  à  la  terre  des  vivans. 
Car  ce  n'est  ici  que  la  région  des  morts,  et  je  serois 
bien  ennemi  de  moi-même  si,  pour  une  vie  péris- 
sable et  sujette  à  tant  de  calamités ,  je  voulois  pro- 
longer mon  bannissement,  et  retarder  la  jouissance 
de  mon  unique  et  suprême  bonheur. 

III.  Que  cotre  colonie  se  fasse  sur  la  terre  comme 
dans  le  ciel.  Ainsi  soit-il ,  ô  mon  Dieu  !  et  est-il  rien  , 
Seigneur,  de  plus  conforme  à  la  droite  raison  et  à 
la  justice  ?  est-il  rien  de  meilleur  pour  moi  que 
l'accomplissement  de  vos  adorables  volontés?  Etre 
desêtres  et  Créateur  du  monde,  c'est  par  votre  volonté 
que  tout  subsiste ,  et  par  votre  volonté  que  tout  doit 
agir.  Y  contrevenir  en  quelque  sujet  que  ce  puisse 
être ,  c'est  un  attentat  contre  1  autorité  la  plus  légitime, 
et  contre  les  droits  les  plus  inviolables. 

Or  voilà  les  désordres  dont  je  dois  néanmoins  m'ac- 
cuser  devant  vous  et  me  confondre.  Vous  m'avez 
donné  votre  loi ,  et  tant  de  fois  je  l'ai  violée  !  Vous 
m'avez  assujetti  aux  ordonnances  de  votre  Eglise,  et 
tant  de  fois  je  les  ai  transgressées  !  Vous  m'avez  pressé 
intérieurement  par  les  saintes  inspirations  de  votre 
esprit,  et  tant  de  fois  j'y  ai  résisté!  Vous  m'avez 

exhorté 


DOMINICALE.  «£17 

exhorté  par  la  voix  de  vos  ministres ,  vous  m'avez 
sollicité  par  leurs  avertissemens  et  leurs  instructions, 
et  tant  de  fois  j'ai  refusé  de  les  entendre.  Si  pouf 
fléchir  mon  cœur  rebelle,  et  pour  me  faire  rentrer 
dans  le  devoir  d'une  obéissance  filiale,  vous  m'avez 
châtié  par  des  adversités  et  des  souffrances ,  bien 
loin  de  me  rendre ,  je  n'ai  cherché  qu'à  repousser 
vos  coups;  et  si  vous  me  les  avez  fait  sentir  malgré 
moi,  ils  n'ont  point  eu  d'autre  elïet  que  d'exciter 
mes  impatiences  et  mes  plaintes. 

Voilà,  mon  Dieu,  comment  j'ai  passé  toute  ma 
vie  dans  une  indocilité  et  une  rébellion  continuelle. 
J'en  rougis,  je  m'en  humilie  en  votre  présence,  je 
vous  en  témoigne  mes  regrets  :  mais  ce  n'est  pas 
assez.  Il  faut,  Seigneur,  qu'une  soumission  entière 
et  sans  réserve  répare  toutes  mes  résistances  et  toutes 
mes  révoltes.  Parlez,  mon  cœur  est  ouvert  pour  vous 
écouter;  ordonnez,  me  voici  prêt,  par  votre  grâce, 
à  tout  entreprendre  et  à  tout  exécuter.  Vous  plaît-il 
de  m'abaisser  ou  de  m'élever ,  de  m'affliger  ou  de  me 
consoler ,  de  traverser  mes  desseins  ou  de  les  favoriser! 
de  quelque  manière  que  vous  me  traitiez,  vous  êtes 
le  maître,  et  je  n'ai  plus  d'autre  sentiment  à  pren- 
dre que  celui  de  Jésus-Christ  même,  lorsqu'il  voua 
disoit:  Mon  Père ,  que  votre  volonté  s'accomplisse , 
et  non  la  mienne. 

Et  en  effet ,  il  est  bien  de  mon  intérêt  ,  ô  mort 
Dieu  !  que  ce  ne  soit  pas  ma  propre  volonté  qui  me 
gouverne ,  mais  la  vôtre.  Votre  volonté  est  droite 
et  la  droiture  même  ,  elle  est  sage  et  la  sagesse 
même  ,  elle  est  sainte  et  la  sainteté  même ,  elle  est 

TOME    XIV.  27 


4l8  OKAISON 

bienfaisante  et  la  bonté  même.  Mais  qu'est  -  ce  que 
ma  volonté  propre  ?  une  volonté  aveugle  et  con- 
duite par  des  guides  aussi  aveugles  qu'elle  ,  qui  sont 
les  sens  et  les  passions  ;  une  volonté  libertine  et  in- 
docile ,  qui  ne  peut  s'accoutumer  au  joug  ,  ni  souffrir 
la  gêne  et  la  dépendance  ;  une  volonté  capricieuse 
et  sujette  à  mille  changemens ,  selon  le  goût  et  les 
humeurs  qui  la  gouvernent  ;  une  volonté  criminelle 
et  dépravée  ,  que  le  péché  a  corrompue  ,  et  qui 
d'elle  -  même  tend  encore  sans  cesse  vers  le  péché. 
Ali  !  Seigneur  ,  ne  me  livrez  pas  à  ses  égaremens  ni 
à  la  fausse  liberté  dont  elle  est  si  jalouse.  Ne  me 
livrez  pas  à  moi-même  ;  mais  ,  par  quelque  voie  que 
ce  soit ,  daignez  réduire  celte  volonté  dure  ,  et  re- 
doublez ,  s'il  est  nécessaire  ,  vos  plus  rudes  coups 
pour  la  dompter. 

Car  il  faut  que  toute  volonté  humaine  vous  soit 
assujettie  ;  et  ,  sans  parler  des  autres  hommes  que 
vous  n'avez  point  commis  à  mes  soins  ,  il  faut  que 
je  n'aie  plus  d'autre  volonté  que  la  vôtre  ;  il  faut 
que  vous  soyez  obéi  dans  moi  et  par  moi ,  comme 
vous  l'êtes  dans  le  ciel  et  par  vos  anges  bienheureux  : 
voilà  le  modèle  que  vous  me  proposez  ,  et  que  je 
dois  me  proposer  moi-même.  C'est-à-dire,  mon 
Dieu  ,  que  je  dois  avoir  la  même  dépendance,  pour 
ne  rien  faire  que  par  vos  ordres  et  selon  votre  bon 
plaisir  ;  la  même  fidélité  ,  pour  n'omettre  rien  de 
tout  ce  qui  m'est  prescrit ,  et  de  tout  ce  que  je  sais 
vous  plaire  ;  la  même  pureté  d'intention  ,  pour  ne 
chercher  que  vous  en  toutes  choses  ,  et  pour  les 
rapporter  toutes  à  votre  gloire;  la  même  assiduité 


DOMINICALE.  4*9 

et  la  même  persévérance  ,  pour  ne  me  point  rebuter 
des  difficultés,  et  ne  me  lasser  jamais  de  votre  ser- 
vice ;  la  même  ferveur  et  le  même  zèle  pour  agir 
toujours  avec  un  amour  prompt ,  vif  et  fervent. 
Vous  servir  autrement ,  Seigneur ,  ce  ne  seroit  plus 
vous  servir  en  Dieu. 

IV.  Donnez  -  nous  aujourd'hui  notre  pain  de 
chaque  jour.  Oserai -je  le  dire?  dès  que  vous  êtes 
notre  père  \  Seigneur ,  et  que  vous  êtes  notre  maître  , 
cette  double  qualité  vous  engage  ,  et  comme  père  à 
nourrir  vos  enfans  ,  et  comme  maître  à  entretenir 
vos  serviteurs.  Ainsi  votre  Prophète  nous  l'a-t-il 
promis  de  votre  part  et  en  votre  nom.  Parmi  les 
merveilles  de  votre  divine  providence  et  de  votre 
miséricorde  infinie  ,  il  compte  le  soin  que  vous 
prenez  de  fournir  à  la  subsistance  de  ceux  qui  vous 
craignent.  Mais  il  n'en  dit  point  encore  assez  ,  ô 
mon  Dieu  !  et  vous  portez  bien  plus  loin  vos  soins 
paternels.  Non -seulement  vous  nourrissez  vos  en- 
fans  qui  vous  aiment,  et  vos  serviteurs  qui  vous 
craignent  ,  mais  vos  ennemis  même  qui  vous  re- 
noncent et  qui  vous  blasphèment ,  mais  les  plus 
vils  animaux  dont  vous  n'êtes  point  connu  ,  et  jus- 
qu'aux moindres  insectes ,  mais  tout  ce  qui  a  vie  , 
ou  dans  les  airs  ,  ou  dans  les  abîmes  de  la  mer  , 
ou  dans  toute  l'étendue  de  la  terre. 

Je  viens  donc  à  vous  comme  à  la  source  de  tous 
les  biens.  Ce  n'est  point  une  avidité  insatiable  qui 
m'amène  à  vos  pieds  ;  mais  j'y  viens  comme  un 
pauvre  ,  vous  demander  le  pain  qui  m'est  néces- 
saire.  Je  viens  ,  dis  -  je  ,  Seigneur  3  vous  exposer 

27- 


^20  ORAISON 

mon  état ,  même  temporel  ,  puisque  vous  ne  vous 
contentez  pas  de  pourvoir  aux  nécessités  de  l'ame , 
et  que  votre  vigilance  vous  rend  encore  attentif  aux 
besoins  du  corps.  Si  vous  n'y  aviez  pensé  conti- 
nuellement depuis  le  moment  de  ma  naissance  ,  au- 
rois  -  je  pu  subsister  jusqu'à  ce  jour  ?  et  si  vous 
cessiez  présentement  d'y  penser  ,  en  quelle  indi- 
gence tomberois-je  bientôt,  et  à  quelles  extrémités 
rue  trouverois-je  réduit  ?  Soyez  béni  de  tout  ce  que 
j'ai  déjà  reçu  de  votre  main  secourable  ,  et  dans  la 
suite  ne  la  fermez  pas  jusqu'à  me  refuser  l'aliment 
dont  je  ne  puis  me  passer  ,  et  le  pain  qui  me  doit 
soutenir. 

Car  ,  quand  je  viens  vous  représenter  mon  état , 
Seigneur,  et  mes  besoins  temporels  ,  je  ne  prétends 
obtenir  de  vous  autre  chose  que  le  pain  ,  je  veux 
dire  que  ce  qui  me  suffit  ,  non-seulement  pour  moi , 
mais  pour  tous  ceux  qu'il  vous  a  plu  me  confier  , 
et  à  qui  je  suis  redevable  d'un  entrelien  honnête  et 
conforme  à  leur  condition.  C'est  là  que  je  borne  mes 
désirs  ,  sans  les  étendre  à  un  superflu  qui  me  seroit 
inutile  ,  qui  me  deviendroit  pernicieux  et  nuisible 
par  l'abus  que  j'en  ferois ,  qui  allumeroit  mes  pas- 
sions ,  qui  serviroit  de  matière  à  mon  orgueil  pour 
s'enfler  ,  et  à  ma  sensualité  pour  satisfaire  ses  ap- 
pétits les  plus  déréglés.  Peut-être  vous  l'ai -je  de- 
mandé jusques  à  présent,  ce  superflu;  peut-être 
ai-je  travaillé  à  l'acquérir  ,  et  l'ai-je  acquis  en  ellét  ; 
mais  si  c'est  contre  votre  gré  que  je  le  possède  >  je 
ne  vous  prie  point  de  me  le  conserver  ,  et  je  vous 
prierois plutôt  de  me  l'enlever.  Quoiqu'il  en  soit,  et 


DOMINICALE.  42  î 

quoi  que  vous  jugiez  à  propos  d'ordonner  là-dessus, 
une  juste  médiocrité  pour  moi  et  pour  tous  ceux 
dont  vous  m'avez  chargé  ,  voilà  ,  mon  Dieu  ,  de  quoi 
je  dois  être  content,  et  pourquoi  j'implore  votre 
assistance.  C'est  la  prière  que  vous  fit  autrefois  le 
plus  sage  des  rois  d'Israël ,  et  ce  fut  une  prière  selon 
votre  cœur. 

Ainsi,  je  vous  dis  comme  lui  et  dans  le  même 
sentiment  que  lui  :  Ne  me  donnez  ni  la  grande pau~ 
çretè  ,  ni  la  grande  richesse  ;  mais  accordez-moi 
seulement  ce  au  il  me  jaut  pour  vivre  (1),  avec  la 
décence  et  avec  la  modestie  convenable  à  mon  état. 
Encore  ,  mon  Dieu  ,  ce  que  j'ose  vous  demander  , 
ce  n'est  point  absolument  que  je  le  demande,  mais 
autant  que  vous  venez  qu'il  me  peut  être  utile  et 
salutaire;  ce  n'est  point  avec  inquiétude  sur  l'avenir  , 
ni  par  une  trop  longue  prévoyance  ,  mais  c'est  seu- 
lement pour  aujourd  hui ,  et  avec  une  confiance  en- 
tière pour  le  jour  suivant.  Demain  je  vous  présen- 
terai mes  vœux  tout  de  nouveau  ,  et  il  est  bien  juste 
que  chaque  jour  je  reconnoisse  devant  vous  mon  in- 
digence, que  chaque  jour  je  rende  hommage  à  votre 
pouvoir  souverain  ,  et  que  chaque  jour  je  sois  obligé 
de  recourir  à  vous  pour  ce  jour-là  même.  De  cette 
sorte,  ô  Dieu  infiniment  libéral  et  magnifique  dans 
vos  dons  !  je  puis  me  reposer  sur  vous  pour  toute 
la  suite  de  mes  jours  ,  et  compter  sur  les  trésors  de 
votre  providence  qui  sont  inépuisables.  Ce  ne  doit 
point  être  une  confiance  oisive  et  présomptueuse. 
Vous  voulez  que  je  fasse  tout  ce  qui  dépend  de  moi  ; 

(1)  Prov.  3o. 


^22  ORAISON 

et  quand  je  l'aurai  fait  et  que  je  me  confierai  en 
vous  ,  vous  ne  me  manquerez  point ,  comme  vous  ne 
m  avez  encore  jamais  manqué. 

V.  Pardonnez-nous  nos  offenses ,  comme  nous 
pardonnons  à  ceux  qui  nous  ont  offensés.  Hé  quoi! 
Seigneur,  malgré  toutes  ces  qualités  de  créateur,  de 
père ,  de  maître  ,  de  conservateur  ,  que  je  reconnois 
en  vous  et  que  j'y  ai  toujours  reconnues ,  ai-je  donc 
pu  vous  offenser  ?  ai-je  pu  m'élever  contre  vous  ? 
ai-je  pu  me  séparer  de  vous  et  vous  renoncer?  Ah! 
Dieu  de  miséricorde  ,  il  n'est  que  trop  vrai,  et  je 
m'en  suis  déjà  confondu  à  vos  pieds.  Mais  agréez 
encore  l'humble  confession  que  j'en  fais,  et  que  je  ne 
cesserai  point  de  renouveler  jusqu'au  dernier  moment 
de  ma  vie ,  dans  l'absolue  et  affreuse  incertitude  où 
je  suis  si  vous  m'avez  pardonné. 

Je  sais  que  je  suis  pécheur,  non-seulement  parce 
que  je  puis  pécher  ,  mais  parce  qu'en  effet  j'ai  péché 
et  que  je  pèche  tous  les  jours.  Je  sais  que  la  multi- 
tude de  mes  péchés  est  sans  nombre  ;  et  si  votre  Pro- 
phète se  croyoit  chargé  de  plus  d'iniquités  qu'il  ne 
portoit  de  cheveux  sur  sa  tête,  à  combien  plus  forte 
raison  puis- je  dire  de  moi  ce  qu'il  disoil  de  lui-même 
en  s'accusant  et  se  condamnant?  Je  sais  que  tout 
péché  est  une  dette  dont  le  pécheur  doit  vous  rendre 
un  compte  exact ,  et  dont  vous  exigez,  selon  la  loi 
de  votre  justice  ,  une  digne  satisfaction  :  d  où  il  s  en- 
suit qu'ayant  toujours  jusqu'à  présent  accumulé  pé- 
chés sur  péchés  ,  je  n'ai  fait ,  dans  tout  le  cours  de 
mes  années  ,  qu'accumuler  dettes  sur  dettes.  Quel 
poids!  quelles  obligations  !  quelle  matière  de  juge- 


DOMINICALE.  4^3 

ment,  et  quels  sujets  de  condamnation  !  Juge  redou- 
table, il  me  semble  que  j'entends  tous  vos  foudres 
gronder  autour  de  moi  ;  et  que  ferai-je  pour  les  conju- 
rer ?  Il  me  semble  que  dans  l'ardeur  de  votre  cour- 
roux ,  je  vous  vois  prendre  le  glaive  ,  lever  le  bras, 
vous  disposer  à  me  frapper  ;  et  comment  pourrai-je 
parer  aux  coups  dont  je  suis  menacé?  Toute  mon 
ame  en  est  saisie  de  frayeur,  tous  mes  sens  en  sont 
troublés.  Confus,  interdit,  tremblant,  que  vous 
dirai-je  ?  Ah  !  je  me  trompe  ,  ô  mon  Dieu  !  j'ai  votre 
parole  même  à  vous  représenter.  Parole  auîhentique , 
solennelle,  infaillible.  Car  vous  avez  dit:  Pardonnez 
et  on  vous  pardonnera  ;  remettez  aux  autres  leurs 
dettes  t  et  ce  que  vous  devez  vous  sera  remis  (i). 
C'est  l'oracle  le  plus  exprès;  et  comme  il  est  sorti  de 
votre  bouche,  et  que  vous  ne  pouvez  vous  démen- 
tir ,  c'est  la  promesse  la  plus  favorable  pour  moi  et 
la  plus  immanquable. 

De  grand  cœur  ,  ô  mon  Dieu!  j'acceple  la  condi- 
tion. Elle  m'est  trop  avantageuse  pour  la  refuser. 
Si  j'ai  été  offensé  en  quelque  chose,  de  quelque  part 
que  ce  soit ,  et  quoi  que  ce  soit ,  je  le  pardonne ,  je 
le  pardonne  entièrement;  je  le  pardonne  ,  non  point 
seulement  de  bouche  ,  ni  en  apparence ,  mais  sin- 
cèrement, mais  affectueusement,  mais  cordialement; 
je  le  pardonne  pour  vous,  et  par  une  pleine  obéis- 
sance à  votre  divin  commandement.  Telle  est,  à  ce 
qu'il  me  paroît ,  ma  disposition  intérieure  ,  ou  du 
moins  je  veux,  avec  votre  aide  et  par  votre  aide, 
qu'elle  soit  telle.  Ce  n'est  pas  que ,  malgré  moi,  il  ne 

(i)Luc.  6. 


^24  ORAISON 

puisse  rester  encore  dans  mon  cœur  quelque  impres- 
sion capable  de  l'aigrir  ;  mais  vous  savez  que  je  la 
désavoue,  et  pour  l'heure  présente,  et  pour  toute 
îa  suite  de  ma  vie;  vous  savez  que  je  veux  la  com- 
battre en  toute  rencontre  ;  vous  savez  que  je  veux 
en  réprimer  tous  les  sentimens,  et  en  e (lacer  peu  à 
peu  jusqu'aux  moindres  vestiges.  Avec  cela,  Sei- 
gneur ,  Dieu  de  charité  ,  Dieu  d'amour ,  vous  me 
permettez  de  venir  à  vous  et  de  vous  dire  :  Pardon- 
nez-moi, parce  que  je  pardonne  ,  et  comme  je  par- 
donne. Je  fais  ce  que  vous  m'avez  ordonné  ,  et  j'ose 
me  répondre  avec  une  humble  confiance  ,  que  vous 
ferez  ce  que  vous  m'avez  promis. 

VI.  Et  ne  nous  exposez  point  à  la  tentation, 
Qu'est-ce,  mon  Dieu ,  que  la  vie  de  l'homme?  c'est 
une  guerre  perpétuelle.  D'être  donc  exempt  de  toute 
tentation  ;  de  n'avoir  jamais  ni  eiïorts  à  faire ,  ni  vic- 
toire u  remporter;  de  vivre  dans  un  calme  inalté- 
rable, et  dans  une  paix  parfaite  sur  cette  mer  ora- 
geuse du  monde  où  nous  passons  ,  c'est  à  quoi  je 
ne  puis  m'attendre,  et  ce  que  je  ne  dois  pas  même 
vous  demander,  puisque  ce  serait  un  miracle,  et 
qu'à  un  pécheur  comme  moi  il  n'appartient  pas 
de  vous  demander  des  miracles  et  de  les  obtenir. 
Il  est  même  de  votre  providence  et  de  notre  bien 
que  nous  ayons  tous  nos  tentations  ,  afin  que 
nous  ayons  de  quoi  vous  prouver  notre  fidélité  ,  et 
que  vous  ayez  de  quoi  nous  récompenser.  Aussi  vos 
saints  ont-ils  été  d'autant  plus  éprouvés  qu'ils  étoient 
plus  saints  ,  et  sont-ils  encore  devenus  dans  la  suite 
d'autant  plus  saints  qu'ils  étoient  plus  éprouvés.  Il 


DOMINICALE.  42^ 

n'y  a  pas  jusqu'à  1  homme-Dieu  ,  voire  Fils  adorable 
et  le  Saint  des  saints,  qui ,  dans  les  jours  de  sa  vie 
mortelle  ,  a  voulu  ,  pour  notre  exemple  ,  être  assailli 
de  la  tentation  ,  et  nous  apprendre  à  la  surmonter. 
Après  cela  ,  qui  refuseroit  le  combat ,  refuseroit  la 
couronne  ;  et  qui  ne  voudroit  avoir  nulle  part  au 
travail ,  ne  voudroit  avoir,  ni  n'auroit  en  effet  nulle 
part  à  la  gloire. 

Mais  ,  mon  Dieu,  si  la  tentation  me  doit  être  salu- 
taire, c'est  par  votre  grâce;  car  que  suis-je  de  moi- 
même  qu'un  foible  roseau  ou  qu'un  vase  fragile, 
toujours  en  danger  de  se  briser?  A  chaque  pas  je 
tomberois,à  chaque  occasion  je  rendrois  les  armes 
et  je  céderois  aux  attaques  de  l'ennemi ,  à  moins 
que  le  secours  de  votre  bras  tout-puissant  ne  me 
prévienne  partout,  ne  m'accompagne  partout,  ne 
me  suive  et  ne  me  soutienne  partout.  Or  c'est  ce 
secours ,  c'est  cette  grâce  que  je  vous  demande , 
quand  je  vous  supplie  de  ne  m'exposer  point  à  la 
tentation;  c'est-à-dire  ,  de  ne  m'y  point  abandonner 
à  moi-même,  de  ne  m'y  laisser  point  succomber, 
de  ne  permettre  point  que  je  m'engage  en  certains 
périls  où  vous  prévoyez  que  ma  vertu  me  manque- 
roit  et  que  je  me  perdrois  ;  de  redoubler  à  certains 
temps,  en  certaines  occurrences  plus  dangereuses 
et  plus  fatales  ,  votre  attention  sur  moi  pour  veiller  à 
mon  salut,  et  votre  divine  protection  pour  me  dé- 
fendre et  me  garder.  Dieu  de  mon  ame  et  son  Sau- 
veur ,  souvenez-vous  du  prix  qu'elle  vous  a  coûté  > 
et  ne  souffrez  pas  que  le  démon  ?  que  le  monde , 


426  ORAISON 

que  la  chair  vous  enlèvent  ce  que  vous  avez  racheté 
de  votre  sang. 

Mais  que   fais-je  ?  cetie   ame  si  précieuse,  je  la 
recommande  à  vos  soins  ;  et  de  ma  part  je  la  né- 
glige ,  je  n'en  prends  nul  soin  ,  je  la   hasarde  tous 
les  jours,  sans  réflexion,  sans  précaution,  comme 
si  je  n'en  tenois  aucun  compte,  ou  qu'au  milieu  de 
tant  d'écueils  et  de  tant  de  pièges,  il  n'y  eût  rien  à 
craindre  pour  elle.  Ah  !  puissiez-vous ,  Seigneur , 
me  faire  la  grâce   toute  entière.  Puissiez-vous ,  en 
veillant  vous-même  à  ma  conservation  ,  exciter  en- 
core ma  vigilance  pour  y  travailler  avec  vous.  Car 
vous  voulez  que  j'y  travaille  ,  et  si  je  ne  seconde  vos 
soins  paternels,  ils  resteront  sans  effet.  Vous  voulez 
que  j'use  de  cette  armure  céleste  dont  nous  parle 
votre  Apôtre,  lorsqu'il  nous  dit,  et  qu'il  nous  le  dit 
en  votre  nom  :  Revêtez-vous  des  armes  de  Dieu  9 
afin  de  pouvoir  résister  dans  le  temps  fâcheux» 
Tenez- vous  toujours  en  état ,  ayant  la  vérité  pour 
ceinture  autour  de  vos  reins ,  et  la  justice  pour  cui- 
rasse. Prenez  en  toute  rencontre  le  bouclier  de  la 
foi ,  le  casque  du  salut ,  et  le  glaive  de  V esprit ,  qui 
est  la  parole  de  Dieu  (1).  Tout  cela,  mon  Dieu, 
m'enseigne  à  mettre  en  œuvre ,  pour  me  préserver  , 
tous  les  moyens  que  me  fournit  la  sainte  religion 
que  je  professe.  Tout  cela  m'apprend  à  me  prémunir 
de  la  prière ,  de  votre  divine  parole  ,  de  vos  sacre- 
mens ,  de   tous  les  exercices  que  votre  Eglise  me 
prescrit,  et  que   la  piété  chrétienne   me  suggère. 

(1)  Ephcs.  6. 


DOMINICALE.  427 

Autrement  je  ne  puis  voir  le  monde,  ni  m'engager 
dans  le  monde,  sans  m'exposer  témérairement  à  la 
tentation.  Or  m'y  exposer  par  une  aveugle  témérité , 
ce  seroit  me  rendre  indigne  de  votre  assistance,  ce 
seroit  courir  à  ma  perte  ,  et  je  ne  l'ai  déjà  que  trop 
connu  par  de  funestes  épreuves.  Heureux  au  moins , 
si  de  mes  malheurs  et  de  mes  égaremens  passés ,  je 
tire  cet  avantage,  de  savoir  mieux  désormais  me 
tenir  en  garde  et  me  précautionner  ! 

VII.  Mais  délivrez-nous  du  mal.  Vous  ne  me 
défendez  pas ,  Seigneur ,  de  vous  demander  la  déli- 
vrance des  maux  temporels ,  de  l'infirmité ,  de  la 
pauvreté,  de  la  douleur,  de  tous  les  revers  et  de 
tous  les  accidens  qui  peuvent  survenir  et  troubler  le 
repos  de  ma  vie.  Je  vous  dois  même  de  continuelles 
actions  de  grâces,  et  je  ne  puis  assez  vous  témoigner 
ma  reconnoissance  de  tous  ceux  dont  il  vous  a  plu 
jusques  à  présent  me  délivrer  ,  sans  que  je  l'aie  su  , 
et  de  ceux  dont  vous  me  délivrez  encore  tous  les 
jours  ,  sans  que  je  le  voie  ni  que  j'en  sois  instruit. 
Car  telle  est  l'efficace  et  la  douceur  de  votre  provi- 
dence, ô  mon  Dieu!  par  des  voies  secrètes  et  qui 
nous  sont  inconnues,  vous  nous  sauvez  de  mille 
dangers  que  nous  n'apercevons  pas,  et  dont  il  n'y  a 
que  vous  qui  puissiez  nous  garantir.  Soyez-en  loué, 
béni,  glorifié. 

Mais  ,  Seigneur,  outre  ces  maux  qui  ne  regardent 
que  le  corps  et  que  la  vie  présente,  il  m'est  bien 
plus  important  d'être  délivré  de  ces  maux  spirituels  , 
de   ces   maux  éternels ,  de  ces  maux  extrêmes  et* 
essentiels,  qui  vont  à  la  ruine  totale  de  l'homme  , 


'428  ORAISON    DOMINICALE. 

cl  qui  lui  causent  un  dommage  infini  el  irréparable. 
Tous  les  autres  maux  ,en  comparaison  de  ceux-ci ,  ne 
doivent  plus  être  même  comptés  pour  des  maux;  et 
comme  il  n'y  a  proprement  qu'un  seul  bien  qui  est  le 
souverain  bien  ,  il  n'y  a  proprement  qu'un  seul  mal  , 
qui  est  le  souverain  mal.  Or  ce  souverain  mal ,  c'est 
le  péché,  et  en  conséquence  du  péché  ,1a  damnation. 
Si  donc,  pour  me  mettre  à  couvert  de  l'un  et  de  l'au- 
tre, il  est  nécessaire  que  j'éprouve  quelque  autre  mai 
que  ce  soit,  ah  !  mon  Dieu  ,  je  ne  vous  demande  plus 
que  vous  m'épargniez  en  ce  inonde.  Frappez,  s'il  le 
faut,  et  autant  qu'il  le  faut  ;  renversez  ,  brûlez  ,  tour- 
mentez; je  m'ofl're  moi-même,  et  je  me  présente  à 
votre  justice.  Quelque  douloureux  et  quelque  sen- 
sibles que  puissent  être  ses  coups  ,  je  les  recevrai 
comme  des  coups  de  grâce,  pourvu  qu'ils  servent  a 
détruire  en  moi  le  péché ,  à  déraciner  le  péché ,  à 
punir  le  péché  ,  à  couper  cours  au  péché,  à  pré- 
venir les  rechutes  dans  le  péché  ,  à  me  faire  enfin 
éviter  par  là  cette  affreuse  réprobation  qui  doit  être 
dans  l'éternité  toute  entière  le  châtiment  du  péché. 
Pour   cela,  Seigneur,    daignez   me  délivrer  du 
malin  esprit  (1) ,  je  veux  dire  de  l'esprit  d'intérêt  et 
d'avarice,  de   l'esprit  d'ambition  et  d'orgueil,   de 
l'esprit  d'impureté  et  d'intempérance;  de  l'esprit  de 
colère,  de  vengeance  ,  d'animosité  ;  de  l'esprit  d'er- 
reur ,  de  tromperie ,  de  mensonge  ;   de   toutes   les 
habitudes  du  vice  ,  de  toutes  les  convoitises  des  sens  , 
de  toutes  les  passions  de  mon  cœur,  et  de  tontes 
leurs  illusions  :  car  voilà  tout  ce  que  je  comprends 

(1)  A  malo  ,  hoc  est  à  nwligno. 


PENSÉE5    DIVERSES    SUR   LA   PRIÈRE.  429 

Sous  ce  terme  de  malin  esprit ,  capable ,  en  me  por- 
tant incessamment  au  péché  ,  de  m'entraîner  dans  le 
précipice  et  de  me  perdre  sans  ressource  avec  lui. 

Dieu  du  ciel  et  de  la  terre ,  seul  puissant  et  grand  , 
seul  juste  et  saint ,  seul  bon  et  miséricordieux  ,  vous 
écouterez  les  vœux  que  je  viens  de  vous  adresser.  Si 
de  moi-même  je  les  avois  conçus  et  formés,  et  si  je 
ne  vous  les  adressois  qu'en  mon  nom  ,  ah  !  Seigneur, 
je  me  défierois  de  mon  aveuglement,  qui  pourroit 
me  tromper;  je  me  défierois  de  ma  bassesse  et  de 
mon  néant ,  qui  me  rendroient  indigne  d'être  exaucé. 
Mais  c'est  votre  Fils  unique,  la  sagesse  incréée ,  qui 
de  point  en  point  m'a  tracé  lui-même  tout  ce  que 
je  devois  demander.  C'est  lui-même  qui  prie  dans 
moi ,  qui  prie  avec  moi  ,  et  pour  moi.  Considérez 
votre  Christ  ;  jetez  les  yeux  ,  non  point  sur  une  vile 
créature  telle  que  je  suis,  non  point  sur  un  pécheur 
plus  vil  encore  et  plus  méprisable  ,  mais  sur  le  divin 
Sauveur  dont  j'interpose  auprès  de  vous  la  média- 
tion ,  et  dont  j'emploie ,  pour  vous  fléchir  ,  les  mé- 
rites infinis.  De  toutes  les  demandes  que  je  vous  ai 
faites  ,  il  n'y  en  a   pas  une  qui  n'ait  été  selon  son 
esprit  et  selon  le  vôtre.  Je  les  ai  faites  avec  confiance , 
et  c  est  avec  le  même  sentiment  que  je  les  renouvelle, 
et  que  j  en  attends  de  votre  grâce  l'heureux  accom- 
plissement. 

Pensées  diverses  sur  la  Prière. 

Il  en  est  de  la  prière  comme  de  la  piété.  Elle  est 
plus  dans  le  cœur  que  dans  l'esprit;  et  elle  consiste 


430  PENSEES    DIVERSES 

plus  dans  le  sentiment  que  dans  le  raisonnement.  On 
a  donné  bien  des  règles  de  l'oraison,  on  en  a  tracé 
bien  des  méthodes;  les  livres  en  sont  remplis  ,  et 
on  en  a  composé  des  volumes  entiers.  C'est  à  ce 
sujet  que  les  maîtres  de  la  vie  spirituelle  se  sont  sur- 
tout attachés  ,  et  là-dessus  ils  ont  déployé  toute  leur 
doctrine.  Rien  de  plus  solide  que  leurs  enseigne- 
mens,  rien  de  plus  sage  ni  de  plus  saint.  Etudions- 
les,  respectons-les  ,  suivons-les.  Mais  du  reste,  sans 
rien  rabattre  de  l'estime  que  nous  leur  devons ,  je 
ne  feins  point  dédire  que  la  grande  méthode  d'orai- 
son ,  la  méthode  la  plus  efficace  et  la  plus  prompte  , 
c'est  d'aimer  Dieu.  Non  pas  que  j'entende  ici  un 
amour  de  Dieu,  tel  que  l'ont  conçu  de  nos  jours 
de  faux  mystiques,  justement  condamnés  et  frappés 
des  foudres  de  l'Eglise.  Leurs  principes  font  hor- 
reur ,  et  les  conséquences  en  sont  affreuses.  Mais 
j'entends  un  amour  véritable ,  un  amour  chrétien , 
c'est-à-dire,  un  amour  ennemi  de  tout  vice,  un 
amour  agissant  et  fervent  dans  la  pratique  de  toutes 
les  vertus,  un  amour  toujours  aspirant  à  la  posses- 
sion de  Dieu,  et  se  nourrissant  des  espérances  éter- 
nelles. 

Avec  cet  amour  on  est  tout  à  coup  homme 
d'oraison.  Car  faire  oraison  ,  c'est  s'occuper  de  Dieu , 
c'est  converser  avec  Dieu,  c'est  s'unir  à  Dieu  dans 
le  fond  de  lame  :  or  tout  cela  suit  de  l'amour  de 
Dieu.  Aimons  Dieu  :  dès  que  nous  l'aimerons,  nous 
irons  à  la  prière  avec  joie;  nous  y  resterons  sans 
dégoût  et  même  avec  consolation;  quelque  temps 
que  nous  y  ayons  employé ,  nous  en  sortirons  ave 


: 


SUR   LA    PRIÈRE.  4,3l 

peine,  comme  ce  célèbre  anachorète ,  saint  Antoine, 
qui  le  matin  se  plaignoit  que  le  soleil  en  se  levant  , 
vînt  troubler  l'entretien  qu'il  avoit  eu  avec  Dieu 
pendant  le  cours  de  la  nuit.  Mais  encore  que  di- 
rons -  nous  à  Dieu  ?  hé  !  que  disons  -  nous  à  un 
ami  ?  Nous  faut-il  beaucoup  d'étude  et  de  grands 
efforts  d'imagination  pour  soutenir  une  conversa- 
tion avec  lui,  et  pour  lui  témoigner  nos  sentimens? 
Nous  dirons  à  Dieu  tout  ce  que  le  cœur  nous  dic- 
tera :  le  cœur  ,  dès  qu'il  est  touché ,  ne  tarit  point; 
réflexions,  affections >  résolutions  ne  lui  manquent 
point.  Rien  ne  le  distrait  de  son  objet,  rien  ne  l'en 
détourne.  D'un  premier  vol  et  conduit  par  la  grâce, 
il  s'y  porte,  il  s'y  élève,  il  y  demeure  étroitement 
attaché.  Ne  cherchons  point  d'autre  guide  dans  les 
voies  de  l'oraison ,  ne  cherchons  point  d'autre  maître 
que  le  cœur  ;  nous  apprendrons  tout  à  son  école , 
s'il  est  plein  de  l'amour  de  Dieu. 

Quand  nous  prions ,  ce  sont  des  grâces  que  nous 

demandons  ,  et  non  des  dettes  que  nous  exigeons. 

Qu'avons-nous   donc  à  nous  plaindre,  lorsqu'il  ne 

plaît  pas  à  Dieu  de  nous  écouter  ?  n'est-il  pas  maître 

I  de  ses  grâces  ? 

Etrange  témérité  de  l'homme,  quand  nous  trou- 
vons mauvais  que  Dieu  n'ait  pas  exaucé  nos  prières, 
et  que  nous  nous  en  faisons  une  matière  de  scan- 
i\  dale.  Il  est  vrai  :  Jésus-Christ  nous  fait  entendre  que 
tout  ce  que  nous  demanderons  en  son  nom  ,  son 
Père  nous  l'accordera  :  mais  cette  promesse  ,  toute 


432  PENSÉES   DIVERSES 

générale  et  toute  absolue  qu'elle  paroît,  est  néan- 
moins conditionnelle;  c'est-à-dire ,  qu'elle  suppose 
que  nous  demanderons  ce  qu'il  convient  de  de- 
mander ,  et  que  nous  le  demanderons  comme  il 
convient  de  le  demander.  Je  dis  ce  qu'il  convient  de 
demander,  soit  par  rapport  à  la  gloire  de  Dieu,  soit  par 
rapport  aux  vues  de  la  providence  de  Dieu  ,  soit  par 
rapport  à  nous-mêmes  et  à  notre  propre  salut, 
«l'ajoute,  comme  il  convient  de  le  demander  :  telle- 
ment que  notre  prière  soit  accompagnée  de  toutes 
les  dispositions  intérieures  et  extérieures  de  l'esprit 
et  du  cœur,  d'où  dépend  son  efficace  et  sa  vertu. 
Qu'une  de  ces  deux  conditions  vienne  à  manquer, 
la  parole  du  Fils  de  Dieu  n'est  plus  engagée  pour 
nous;  elle  ne  nous  regarde  plus. 

De  là  il  nous  est  aisé  de  voir  combien  nos  mur- 
mures sont  téméraires  ,  toutes  les  fois  que  nous  nous 
élevons  contre  Dieu,  parce  qu'il  semble  n'avoir  pas 
agréé  nos  demandes  ;  et  qu'il  n'y  a  pas  répondu  se- 
lon que  nous  le  souhaitons.  Car  afin  que  nos  plaintes 
sur  cela  aient  quelque  apparence  de  raison ,  et  que 
nous  puissions  les  croire  en  quelque  sorte  bien  fon- 
dées ,  il  faut  que  nous  soyons  persuadés  de  deux 
choses  :  i.  que  nous  avons  demandé  ce  qu'il  conve- 
noit  de  demander  ;  et  par  conséquent ,  que  dans  notre 
prière  et  dans  la  demande  que  nous  avons  faite ,  nous 
avons  parfaitement  connu  ce  qui  étoit  convenable  à 
l'honneur  de  Dieu  ,  convenable  aux  desseins  de  sa 
sagesse,  convenable  à  notre  souverain  intérêt  et  à 
notre  prédestination  éternelle  ;  que  nous  ne  nous 
sommes  point  trompés  là-dessus,  mais  que  nous  en 


SUR   LA   PRIÈRE.  433 

avons  su  pénétrer  tout  le  mystère  et  découvrir  tout 
le  secret  ;  2.  que  nous  avons  demandé  comme  il 
convenoit  de  demander  ,  en  sorte  que  nous  y  avons 
apporté  toute  la  préparation  absolument  requise; 
c'est-à-dire ,  que  nous  avons  prié  avec  des  sentimens 
assez  humbles,  avec  une  réflexion  assez  attentive, 
avec  une  foi  assez  ferme ,  avec  une  ardeur  assez 
affectueuse ,  avec  un  respect  assez  religieux ,  avec 
une  persévérance  assez  constante  pour  rendre  notre 
prière  digne  de  Dieu  et  propre  à  le  fléchir  :  voilà  , 
dis-je ,  de  quoi  nous  devons  être  convaincus,  si 
nous  prétendons  être  en  droit  de  murmurer  et  d  en 
appeler  à  la  parole  de  Jésus-Christ.  Or  compter  sur 
tout  cela ,  n'est-ce  pas  une  présomption  insoute- 
nable? n'est-ce  pas  un  orgueil  seul  capable  d'arrêter 
les  grâces  de  Dieu  ? 

Prions  ,  et  prions  sans  cesse,  ainsi  que  l'ordonne 
l'Apôtre  :  mais  si  notre  prière  demeure  sans  effet , 
gardons-nous  de  nous  en  prendre  à  Dieu ,  et  de  nous 
élever  pour  cela  contre  Dieu.  Disons  qu'il  a  des  vues 
supérieures  aux  nôtres ,  et  qu'il  sait  ce  qu'il  nous  faut 
^beaucoup  mieux  que  nous  ne  Je  pouvons  savoir; 
disons  qu'apparemment  nous  nous  sommes  trompés, 
en  regardant  comme  un  avantage  la  grâce  que  nous 
lui  demandions  ,  et  que  s'il  nous  la  refuse  ,  c'est 
qu'il  en  pense  tout  autrement  que  nous,  et  que, 
suivant  les  sages  dispositions  de  sa  providence  ,  il  ne 
voit  pas  que  ce  soit  un  bien  pour  nous  ;  disons  que 
c'est  à  nous  de  demander ,  mais  à  Dieu  de  rectifier 
nos  demandes  en  y  répondant ,  non  pas  toujours 
TOME   XIV.  2tf 


434  PENSÉES    DIVERSES 

selon  nos  désirs  ,  qui  commun  émeut  sont  lrès=aveu= 
gles  ,  mais  de  la  manière  et  dans  le  temps  qu'il  juge 
plus  convenable  ;  disons  encore  ,  que  si  notre  prière 
n'a  pas  été  absolument  défectueuse  quant  au  fond , 
il  est  à  bien  craindre  qu'elle  ne  l'ait  été  quant  aux 
conditions  :  en  un  mot ,  disons  et  confessons  de  bonne 
foi  que  ,  quoi  que  nous  fassions  ,  nous  sommes  tou- 
jours indignes  des  faveurs  divines.  Nous  ne  pouvons 
mieux  mériter  l'accomplissement  de  nos  vœux,  qu'en 
reconnoissant  que  nous  ne  méritons  rien. 

Comme  dans  la  vie  humaine,  et  dans  le  commerce 
tque  nous  avons  entre  nous  ,  il  y  a  des  gens  féconds 
en  paroles,  et  qui  nous  font  les  plus  longs  discours 
sans  rien  dire  :  il  y  en  a  de  même ,  par  une  espèce 
de  comparaison  ,  dans  la  vie  chrétienne  et  dans  le 
commerce  que  nous  avons  avec  Dieu  par  la  prière. 
Ils  récitent  de  longs  offices,  ils  y  passent  des  heures 
entières,  mais  sans  recueillement  et  sans  dévotion. 
Qu'est-ce  que  cela  ?  c'est  parler  beaucoup  à  Dieu  , 
et  ne  le  point  prier. 

Il  y  a  une  prière  de  l'esprit,  du  cœur,  de  la 
parole  ;  de  l'esprit  par  la  réflexion ,  du  cœur  par 
l'affection ,  et  de  la  parole  par  la  prononciation. 
Mais  outre  ces  trois  sortes  de  prières ,  je  puis  encore 
ajouter  qu'il  y  a  une  prière  des  œuvres  par  la  pra- 
tique et  faction  ;  et  voici  comment  je  l'entends. 
Saint  Augustin  disoit  :  Celui-là  sait  bien  vivre  ,  qui 
sait  bien  prier  ;  et  je  dis,  en  renversant  la  propo- 
sition :  Celui-là  sait  bien  prier ,  qui  sait  bien  vivre. 


SUR   LA   PRIÈRE,  435 

La  pensée  de  ce  saint  docteur  est  que  dans  la  prière 
et  par  la  prière,  nous  nous  instruisons  de  tous  les 
devoirs  d'une  vie  chrétienne ,  nous  nous  y  affec- 
tionnons et  nous  obtenons  les  grâces  nécessaires 
pour  les  accomplir  :  et  je  veux  dire,  par  un  retour 
irès-véritable ,  que  d'accomplir  fidèlement  tous  ses 
devoirs ,  que  de  s'occuper  ,  de  travailler ,  d'agir  dans 
son  état  selon  la  volonté  et  le  gré  de  Dieu ,  c'est 
prier  ;  pourquoi  ?  parce  que  c'est  tout  à  la  fois ,  et 
honorer  Dieu,  et  l'engager,  en  l'honorant  de  la  sorte, 
à  nous  favoriser  de  ses  dons ,  qui  sont  les  fruits  de 
la  prière.  Observation  importante  et  bien  conso- 
lante pour  une  infinité  de  personnes  qui  se  plaignent 
de  leur  condition,  parce  qu'elle  ne  leur  permet  pas, 
disent-ils,  de  vaquer  à  la  prière,  et  qu'elle  ne  leur 
en  laisse  pas  le  loisir.  Outre  qu'on  peut  prier  par- 
tout ,  et  que  partout  on  en  a  le  temps ,  puisque  par- 
tout on  est  maître  d'élever  son  ame  à  Dieu ,  et  de 
lui  adresser  les  sentimens  de  son  cœur  :  je  prétends 
que  ces  mêmes  occupations  qu'on  regarde  comme 
des  obstacles  au  saint  exercice  de  la  prière ,  sont  tout 
au  contraire  des  prières  elles-mêmes,  et  des  prières 
très-efficaces  auprès  de  Dieu ,  quand  on  les  prend 
dans  un  esprit  chrétien ,  et  qu'on  s'y  adonne  avec 
une  intention  pure  et  droite.  Car  le  royaume  de 
Dieu ,  et  tout  ce  qui  a  quelque  rapport  à  ce  royaume 
de  Dieu ,  consiste ,  non  dans  les  paroles ,  mais  dans 
les  effets.  Dieu  vous  a  chargé  d'un  emploi ,  et  vous 
en  remplissez  avec  assiduité  les  fonctions  :  en  cela 
vous  priez.  La  Providence  vous  a  confié  la  conduite 
d'un  ménage,  et  vous  y  donnez  vos  soins:  en  cela 

28. 


436  PENSÉES   DIVERSES 

vous  priez.  Ainsi  du  reste.  Quand  vous  ensevelis- 
siez les  morts ,  dit  l'ange  à  Tobie  ;  que  vous  les 
cachiez  dans  votre  maison  ,  et  que  la  nuit  vous  les 
portiez  en  terre  ,  je  présentois  au  trône  de  Dieu  ces 
œuvres  de  charité  (i),  et  elles  sollicitoient  en  votre 
faveur  la  divine  miséricorde.  Point  d'intercession 
plus  puissante  auprès  de  ce  souverain  maître  que 
la  soumission  à  ses  ordres  et  l'accomplissement  de 
ses  adorables  volontés. 

Miracle  de  la  prière  !  rien  ne  résiste  à  son  pou- 
voir, et  mille  fois  elle  a  changé  l'ordre  de  la  nature  , 
et  l'a  pour  ainsi  dire  forcée  à  lui  obéir  ;  que  dis-je  ? 
elle  a  mille  fois  désarmé  le  ciel  même ,  et  en  a  con- 
juré les  foudres.  Que  d'événemens  merveilleux  !  que 
de  prodiges  !  Moïse  prie ,  et  Dieu  retire  son  bras  prêt 
à  frapper.  Josué  prie  ,  et  le  soleil  s'arrête  dans  sa 
course.  Daniel  prie  ,  et  les  lions  perdent  toute  leur 
férocité  à  ses  pieds.  Judith  prie,  et  une  formidable 
armée  est  mise  en  déroute.  Dès  quElie  a  prié ,  le  feu 
céleste  descend,  les  pluies  les  plus  abondantes  arrosent 
la  terre,  les  malades  sont  guéris,  les  morts  ressus- 
citent :  car  telle  a  été  dans  l'ancienne  loi  la  vertu 
de  la  prière;  et  ce  seroit  une  matière  infinie  que  le 
détail  de  tout  ce  qu'elle  a  fait  dans  la  nouvelle.  Après 
cela,  défions-nous  de  la  promesse  du  Fils  de  Dieu  , 
lorsqu'il  nous  dit  :  Tout  ce  que  vous  demanderez  à 
mon  Père  en  mon  nom ,  il  vous  l'accordera  (2). 
Que  je  me  figure  le  plus  puissant  monarque  du 
monde,  et  que  je  le  suppose  prévenu  pour  moi  de 

(1)  Tob.  12.  —  (2)Joan.  i/(. 


SUR  LA   PRIÈRE.  437 

la  meilleure  volonté  ,  je  ne  puis  ne'anmoins  me 
répondre  d'obtenir  de  lui  tout  ce  que  je  lui  deman- 
derai, parce  que  son  empire,  quelque  étendu  qu'il 
soit ,  est  limité ,  et  que  je  lui  demanderai  peut-être 
au-delà  de  ce  qu'il  peut.  Mais  tout  ce  que  je  deman- 
derai à  Dieu,  Dieu  peut  me  le  donner  :  pourquoi? 
parce  qu'il  est  Dieu ,  et  qu'étant  Dieu  ,  tout  lui  est 
possible.  Si  donc ,  dans  les  prières  que  nous  avons 
à  lui  faire ,  nous  manquons  de  confiance ,  c'est  que 
nous  ne  connoissons  pas  le  maître  que  nous  prions. 
Nous  en  jugeons  par  notre  foiblesse ,  au  lieu  d'en 
juger  par  l'indépendance  absolue  et  la  souveraineté 
de  ce  premier  être.  Ne  bornons  point  nos  espérances, 
quand  nous  savons  qu'elles  sont  fondées  sur  la 
parole  d'un  Dieu  dont  la  fidélité  ne  se  peut  dé- 
mentir ,  et  dont  la  puissance  est  sans  bornes. 


DE   L'HUMILITÉ 

ET  DE  L'ORGUEIL. 


Parahole  du  Pharisien  et  du  Publicain  ,  ou  ca- 
ractère de  V Orgueil  et  de  V Humilité  ,  et  les  effets 
de  l'un  et  de  Vautre* 

JÉSUS  proposa  cette  paralole  au  sujet  de  certaines 
gens  qui  se  conjtoient  en  eux-mêmes  comme  s'ils 
eussent  été  des  saints  ,  et  qui  ne  regardaient  les 
autres  qu'avec  mépris  (i).  L'évangile  nous  fait 
d'abord  connoître  le  dessein  du  Fils  de  Dieu  ,  et 
quels  sont  ceux  qu'il  avoit  en  vue  ,  lorsqu  il  pro- 
posa cette  parabole  au  peuple  qui  l'écoutoit.  Quoi- 
qu'en  général  elle  puisse  s'appliquer  à  toute  aine 
vaine  et  orgueilleuse,  elle  convient  particulièrement 
et  selon  l'intention  de  Jésus-Christ ,  à  une  espèce 
de  faux  dévots  contre  qui  cet  homme-Dieu  a  tou- 
jours témoigné  plus  de  zélé  et  qu'il  n'a  point  cessé 
d'attaquer  pendant  tout  le  cours  de  sa  mission  et 
dans  ses  divines  instructions.  Gens  remplis  d'eux- 
mêmes  et  de  leur  prétendu  mérite;  qui  seuls  croyoient 
être  avec  leurs  disciples  ,  les  élus  du  Seigneur;  qui 
parloient ,  qui  décidoient ,  qui  agissoient  comme 
s'ils  eussent  été  les  seuls  dépositaires  de  la  loi  et  ses 
interprètes,  les  maîtres  de  la  doctrine,  les  modèles 
vivans  de  la   sainteté  ;  qui  se  disoient  suscités  de 


de  l'humilité  et  de  l'orgueil.  439 
Dieu  pour  la  réformation  des  mœurs  ,  pour  le  réta- 
blissement de  la  discipline  ,  pour  la  défense  de  la 
plus  pure  morale  ;  qui ,  sous  un  masque  de  piété  et 
de  sévérité  ,  cachoient  leurs  intrigues,  leurs  caba- 
les ,  leurs  médisances  atroces  et  leurs  calomnies  , 
leurs  envies  ,  leurs  haines  ,  leurs  vengeances ,  sur- 
tout une  hauteur  d'esprit  que  rien  ne  pouvoit  flé- 
chir ,  et  un  orgueil  insupportable;  qui,  par  cette 
vaine  apparence  d'une  vie  régulière  et  austère, 
éblouissoient  les  yeux  d'une  troupe  de  femmes  ,  dont 
ils  parcouroient  les  maisons,  et  dont  ils  recevoient 
de  puissans  secours  pour  soutenir  leur  secte  et  pour 
accréditer  leur  parti  ;  qui  n'estimoient  personne  , 
n'épargnoient  personne  ,  ne  faisoient  grâce  à  per- 
sonne ,  damnant  tout  le  monde,  et  traitant  avec  un 
dédain  extrême  quiconque  ne  se  déclaroit  pas  en 
leur  faveur  et  n'enlroit  pas  dans  leurs  sentimens. 
Car  il  y  avoit  des  hommes  de  ce  caractère  dès  la 
naissance  de  l'Eglise,  et  dès  le  temps  même  que 
Jésus-Christ  parut  sur  la  terre  ;  il  y  en  a  eu  dans 
toute  la  suite  des  siècles,  et  il  n'y  en  a  que  trop 
encore  dans  le  nôtre.  De  sorte  que  cette  parabole 
n'est  pas  seulement  une  figure,  mais  qu'on  peut  la 
prendre  pour  une  histoire  commencée  dans  le  ju- 
daïsme ,  continuée  dans  le  christianisme  ,  et  par  une 
malheureuse  succession  ,  perpétuée  d'âge  en  âge 
jusques  à  ces  derniers  jours.  Quoi  qu'il  en  soit ,  en- 
trons dans  les  vues  du  Fils  de  Dieu ,  et  profitons 
des  enseignemens  qu'il  veut  ici  nous  donner. 

Deux  hommes  allèrent  au  temple  pour  prier  :  fuit 
ètoit  pharisien  ,  l'attre  public  a  in.  C'est  au  même 


44°  de  l'humilité  et  de  l'orgueil. 
temple  qu'ils  allèrent  tous  deux,  c'est  à  la  même 
heure  et  dans  le  même  temps ,  c'est  dans  le  même 
dessein ,  qui  e'toit  de  faire  à  Dieu  leur  prière  :  mais 
du  reste ,  ce  ne  fut  pas  ,  à  beaucoup  près ,  dans  la 
même  disposition  de  l'ame  ,  ni  le  même  sentiment 
intérieur.  De  là  vient  que  la  prière  de  l'un  eut  un 
succès  si  favorable ,  au  lieu  que  l'autre  ne  fut  point 
écouté,  et  que  sa  prière  même  devint  un  crime  pour 
lui ,  un  sujet  de  condamnation.  Car  avec  la  grâce , 
ce  qui  donne  le  prix  à  la  prière,  c'est  la  disposition 
intérieure  de  l'ame  :  c'est  de  là  qu'elle  tire  toute  sa 
vertu  et  tout  son  mérite.  Ces  deux  hommes  n'étant 
donc  pas  également  disposés  par  rapport  à  l'esprit 
et  au  coeur,  ils  ne  dévoient  pas  être  également  reçus 
de  Dieu  ,  qui  ne  s'arrête  point  aux  dehors ,  et  n'a  égard 
ni  aux  rangs  ,  ni  aux  qualités,  ni  aux  conditions  ,  ni 
aux  avantages  de  la  naissance  ou  de  la  fortune  ,  ni  aux 
lieux ,  ni  aux  conjonctures ,  ni  à  quelque  circonstance 
extérieure  que  ce  soit  ;  mais  qui  pèse  le  cœur  et  qui 
ne  juge  de  tout  le  reste  que  par  le  cœur.  Voilà  pour- 
quoi le  Saint-Esprit  nous  avertit  que  notre  premier 
soin  avant  l'oraison,  notre  soin  le  plus  nécessaire 
et  le  plus  essentiel ,  est  de  préparer  notre  ame  (i). 
Toute  autre  préparation  ,  sans  celle  de  l'ame  ,  ne 
peut  être  de  nulle  efficace  auprès  de  Dieu  ;  et  s'il 
ne  se  rend  pas  alors  propice  à  nos  vœux,  c'est  à 
nous  que  nous  devons  l'imputer  ,  et  dans  nous  que 
nous  devons  chercher  le  principe  du  mal ,  puisqu'en 
effet  il  est  au-dedans  de  nous-mêmes. 

Mais  ceci  posé  ,  il  est  question  de  savoir  qui  des 

(1)  Eccli.  18. 


DE   L'HUMILITÉ   ET   DE   L'ORGUEIL.  44l 

deux ,  (je  dis  du  pharisien  et  du  publicain  )  qui ,  dis- 
je,  étoit  dans  la  disposition  convenable  pour  prier, 
et  qui  n'y  étoit  pas.  A  s'en  tenir  aux  apparences, 
il  semble  qu'il  n'y  ait  point  là-dessus  à  hésiter  ni  de 
comparaison  à  faire.  Un  pharisien  d'une  part ,  et  de 
l'autre  un  publicain  ,  quel  parallèle  !  Un  pharisien  , 
un  homme  de  bonnes  œuvres,  un  homme  exem- 
plaire et  d'une  merveilleuse  édification   dans  toute 
sa  conduite;  un  homme  exact  jusques  aux  plus  pe- 
tites observances ,  et  implacable  ennemi  des  moin- 
dres relâchemens  ;  un  homme  révéré  ,  van  lé  ,  cano- 
nisé du  peuple  ;  en  un  mot ,  un  saint  selon  la  com- 
mune opinion.  Au  contraire  ,  un  publicain  ,  un  pé- 
cheur, et  un  pécheur  par   état,  puisque  son  seul 
emploi  de  publicain  le  faisoit  regarder  comme  tel  ; 
un  homme  noté  et  décrié  pour  ses  injustices,  ses 
fraudes,  ses  violences,   ses  concussions;   de  plus, 
un  homme  sujet  à  bien  d'autres  désordres  que  ceux 
de  sa  profession  ,  et  ayant  vécu  jusque-là  dans  le 
libertinage  et  le  scandale.  Encore   une  fois,  suivant 
les  vues  ordinaires ,  peut-on  balancer  un  moment 
entre  deux  hommes  dont  la  différence  est  si  sensible  ; 
et  qui  est-ce  qui  tout  d'un  coup  ne  prononce  pas  à 
l'avantage  du  premier  ,  et  ne  conclut  pas  que  l'autre 
doit  être  réprouvé  de  Dieu?  Mais  les  jugemens  du 
Seigneur  sont  bien  au-dessus  des  nôtres  ,  et  l'évé- 
nement n'est  guère  conforme  à  nos  idées.  Ce  pha- 
risien est  condamné  ,  et  ce  publicain  est  justifié  : 
pourquoi?  c'est  que  ce  pharisien,  que  ce   juste  est 
un  orgueilleux  dans  sa  prétendue  justice;  et  que  ce 
publicain,  que  ce  pécheur  pénitent  est  humble  dans 


4^2  CARACTÈRE   DE   L'ORGUEIL 

sa  pénitence.  De  sorte  qu'en  deux  portraits  raccourcis 
et  opposés  l'un  à  l'autre ,  la  parabole  nous  repré- 
sente admirablement ,  et  les  pernicieux  effets  de 
l'orgueil  dans  le  pharisien  ,  et  les  salutaires  effets 
de  l'humilité  dans  le  publicain.  Instruisons-nous  , 
et  apprenons  de  là  tout  ensemble  ce  que  nous  devons 
éviter  comme  l'écueil  le  plus  dangereux  ,  et  ce  que 
nous  devons  nous  efforcer  d'acquérir  et  de  prati- 
quer en  toute  rencontre  comme  une  des  plus  excel- 
lentes et  des  plus  solides  vertus. 

Caractère  deV  Orgueil  et  ses  pernicieux  effets  dans 
le  pharisien. 

Le  pharisien  se  tenant  debout.  Il  se  tenoit  de- 
bout,  et  ce  n'est  pas  sans  une  vue  particulière  que 
l'évangile  marque  cette  circonstance  :  car  c'est  par 
là  qu'il  commence  à  faire  l'opposition  du  pharisien 
orgueilleux  et  de  l'humble  publicain.  Au  lieu  que 
le  publicain  à  la  porte  du  temple ,  ainsi  qu'il  est  dit 
dans  la  suite  de  la  parabole,  se  prosterne  d'abord 
contre  terre  ,  le  pharisien  entre  ,  avance,  laisse  der- 
rière lui  tous  les  assistans,  approche  de  l'autel  ,  va 
prendre  la  première  place,  et  là,  sans  plier  un  mo- 
ment le  genou,  le  visage  assuré,  la  tête  levée,  il 
porte  les  yeux  au  ciel ,  et  par  son  regard  fixe  et 
arrêté  ,  semble  plutôt  venir  exiger  du  Seigneur  une 
dette,  que  lui  demander  aucune  grâce. 

Il  n'y  a  point  de  vice  qu'il  nous  soit  plus  important, 
dans  l'usage  du  monde  ,  de  tenir  au  moins  caché,  si 
nous  en  sommes  atteints,  que  l'orgueil,  parce  qu'il 


ET   SES   EFFETS.  443 

n'y  en  a  point  qui  nous  rende  plus  odieux.  On  par- 
donne plus  aisément  tous  les  autres  vices ,  on  les 
tolère  ;  mais  l'orgueil  est  insupportable.  Aussi  Dieu 
n'a-t-il  pu  le  souffrir  dans  le  ciel;  et  dès  qu'il  le 
•vit  dans  ses  anges  ,  il  les  précipita  au  fond  de  l'abîme. 
Cependant  on  peut  ajouter,  que  de  tous  les  vices, 
c'est  celui  peut-être  qui  se  produit  plus  naturelle- 
ment au  dehors,  et  qu'il  est  plus  difficile  de  dissi- 
muler. Tout  le  fait  paroître  :  l'air,  la  contenance, 
la  démarche  ,  le  geste  ,  la  composition  du  visage  ,  le 
tour  des  yeux  ,  le  discours ,  la  parole ,  le  ton  de  la 
-voix,  le  silence  même  ,  cent  autres  signes  qui  frap- 
pent la  vue  et  dont  on  s'aperçoit  tout  d'un  coup. 

Un  homme  n'a  donc  qu'à  se  montrer,  on  le  con- 
ïioît  bientôt ,  et  son  orgueil   se  répand  dans  toutes 
ses  actions.  S'il  est  dans  une  assemblée,  il  faut  tou- 
jours qu'il  soit  placé  aux  premiers  rangs  :  il  ne  ba- 
lance pas  là-dessus  ;  et  sans  attendre  ,  comme  d'au- 
tres ,  et  selon  l'avis   du  Sauveur  du  monde ,  qu'on 
lui  fasse   honnêteté  pour    l'inviter   à  monter   plus 
haut ,  il  se  croit  affranchi  de  cette  loi  de  bienséance , 
et  prévient  de  lui-même  cette  cérémonie.  S'il  parle 
dans  un  entretien,  c'est  ou  en  maître  qui  ordonne 
avec  empire,  ou  en  juge  qui  décide  avec  autorité  , 
ou  en  philosophe  qui  prononce  des  sentences  et  des 
oracles,   ou  en    docteur  qui   enseigne  et  qui  dog- 
matise. 11  occupe  seul  toute  la  conversation ,  et  ferme 
la  bouche  à  quiconque  voudroit  l'interrompre  pour 
quelque  temps,  et  demander  à  son  tour  le  loisir  de 
s'expliquer.  Si,  par  une  disposition  toute  contraire, 
il  se  tait  et  prend  le  parti  d'écouler  ,  l'attention  qu'il 


444  CARACTÈRE   DE   l/ORGUEîL 

donne  ne  fait  pas  moins  voir   avec  quelle  hauteur 
d'esprit  et  quel  dédain  il  reçoit  ce  que  chacun   dit.  I 
Ses  réponses  les  plus  ordinaires,  ce  sont  quelques  ' 
coups  de  tête,  quelques  œillades,  quelques  souris 
moqueurs  ,  quelques  mots  entrecoupés,  quelques  ex- 
pressions enveloppées  et  mystérieuses  ,  comme  s'il 
étoit  seul  au  fait  des  choses,  comme   s'il   avoit  seul 
la  clef  des  affaires,   comme  s'il  en  savoit  seul  pé- 
nétrer le   secret  et  démêler  les  ressorts,  comme  si 
tout  ce  qu'il  entend  n'étoit  de  nul  poids  et  ne  mé- 
ritoit  nulle  réflexion  ,  comme  s'il  ne  daignoit  pas  y 
prêter  l'oreille  3    et  qu'il  le  regardât  en  pilié.  Car 
dans  la  société  humaine  on  ne  rencontre  que  trop  de 
ces  présomptueux  qui   n'ont  pas  même  soin  de  se 
déguiser  ,  et  se  laissent  emporter  aux  senîimens  de 
leur  orgueil.  Orgueil  grossier  dont  rougit  pour  eux 
toute  personne  sage  et  pourvue  de  raison  :  mais  eux, 
ils  ne  rougissent  de  rien  ,  tant  ils  sont  infatués  d'eux- 
mêmes  et  prévenus  à  leur  avantage.  Ainsi ,  sans  qu'ils 
le  remarquent  et  par  la  plus  dangereuse  séduction, 
l'orgueil  qui   les   possède ,  tout  visible    qu'il    est , 
échappe  à  leurs  yeux  et  se  dérobe  à  leur  connois- 
sance ,  tandis  qu'il  se  manifeste  aux  yeux  du  public 
et   qu'il   choque  tous  les  esprits.   A  les  en  croire  , 
toutes  les   prérogatives  qu'ils  s'attribuent ,  tout  ce 
qu'ils  dirent,  tout  ce  qu'ils  font,  n'est  point  orgueil, 
mais  ingénuité  et  franchise,  mais  justice  et  vérité  :  du 
moins  le   pensent-ils   de  la  sorte  ,  et   sont-ils  bien 
persuadés  qu'on  le  doit  penser  de  même.  Erreur 
déplorable  ,  mais  qui  cause  plus  d'indignation  qu'elle 
ne  donne  de  compassion:  et  voilà  comment,  à  force 


ET    SES    EFFETS.  44^> 

de  s'estimer  eux-mêmes  et  de  vouloir  être  honorés 
et  estimés ,  ils  perdent  toute  l'estime  qu'ils  pourroient 
d'ailleurs  avoir  dans  le  monde. 

Ce  n'est  pas  au  reste  qu'il  n'y  ait  un  orgueil  plus 
circonspect  et  plus  délicat.  On  affecte  une  certaine 
modestie  extérieure;  on  est  honnête,    prévenant, 
affable;  on  a  de  la  douceur ,  de  la  politesse,  de  la 
retenue  ,  une  conduite,  selon  les  apparences,  toute 
unie;  on  ne  s'enfle  point,  on  ne  s  élève  point,  on 
n'entreprend  point  de  dominer  ni  de  se  distinguer. 
Mais  outre  que  tout  cela  n'est  assez  souvent  qu'une 
modestie  fastueuse  qui ,  pour  user  de  cette  figure  , 
comme  un  voile  transparent,  laisse  entrevoir  l'or- 
gueil même  qu'elle  couvre ,  il  y  a  mille  occasions 
où  il   trompe   toute  notre   vigilance  et  sort  malgré 
nous  des  ténèbres  où  l'on  tâchoit  de  le  tenir  ense- 
veli. En  effet,  quelque  précaution  qu'on  prenne  et. 
quelque  attention  qu'on  ait  sur  soi-même ,  il  n'est 
pas  moralement  possible  dans  le  commerce  de  la  vie 
que  mille  sujets  imprévus  ne  piquent  notre  cœur  et 
ne  blessent  notre  orgueil.  Or,  du  moment  que  l'or- 
gueil   se  sent  blessé,  il    se  trouble,    et    dans    le 
trouble  où  il  est,  il  éclate  et  ne  garde  plus  de  me- 
sures. La  raison  en  est  bien  naturelle:  c'est  que  l'or- 
gueil est  l'endroit  le  plus  vif  du  cœur ,  je  dis  d'un 
cœur  vain  :  pour  peu   qu'on  y   touche ,  la  douleur 
nous  fait  jeter  de  hauts  cris.  On  voit  un  homme  se 
déconcerter ,  s'aigrir,  s'animer.  Il  répond  sèchement, 
il  parle  durement  ,  il  s'exprime  en  des  termes  fiers 
et  méprisans;  quelquefois  la  colère  l'irrite  jusques  à 
l'emportement.  On  ne  le  reconnoît  plus,  et  dans  la 


446  CARACTÈRE   DE    L'ORGUEIL 

surprise  où  Ion  se  trouve,  on  demande  si  c'est  la 
cet  homme  qu'on  croyoit  si  modéré,  si  patient,  si 
humble. 

Ce  qui  doit  encore  plus  étonner ,  c'est  lorsqu'on 
vient  à  découvrir  cette  sensibilité  et  cet  orgueil  dans 
des  âmes  pieuses  et  dévotes,  dans  des  âmes  reli- 
gieuses et  consacrées  à  Dieu,  dans  des  ministres  de 
l'Eglise  et  des  pasteurs  du  peuple  fidèle.  Le  Pro- 
phète vit  en  esprit  l'abomination  de  désolation  dans 
le  lieu  saint,  et  n'est-ce  pas  ce  qui  s'accomplit  réelle- 
ment a  nos  yeux  et  de  quoi  nous  sommes  témoins, 
quand  nous  voyons  l'orgueil  dans  les  plus  sacrés 
ministères,  l'orgueil  dans  le  sac  et  sous  le  cilice  , 
l'orgueil  dans  le  sanctuaire  de  Jésus-Christ ,  sous  les 
livrées  de  Jésus-Christ,  à  la  table,  à  l'autel  de  Jésus- 
Christ?  C'est  là  qu'on  le  porte;  et  au  lieu  de  l'étouf- 
fer aux  pieds  d'un  Dieu  humilié  et  anéanti,  c'est  de 
là  qu'on  le  rapporte  aussi  entier  et  aussi  vivant  qu'ii 
eloit.  Scandale  qui  confirma  le  rnonde  dans  ses  pré- 
jugés contre  la  dévotion,  et  qui  l'autorise  à  dire, 
quoique  avec  une  malignité  outrée,  qu'il  suffit  d'être 
dévot  pour  en  être  plus  jaloux  de  son  rang,  plus 
intraitable  sur  ses  privilèges  et  sur  ses  droits,  plus 
sensible  à  la  moindre  olFense  ,  plus  scrupuleux  sur 
le  point  d'honneur,  en  un  mot  ,  plus  orgueilleux. 

II.  îlfaisoit  en  lui-même  celte  prière.  Pourquoi 
en  lui-même,  et  qu'est-ce  que  cela  signifie?  Peut- 
êlre  ce  pharisien  ne  daignoit-il  pas  se  conformer  à 
l'usage  ,  ni  s'assujettir  comme  les  autres  ù  prononcer 
les  prières  ordinaires.  Peut-être  aussi  cette  parole 
nous  fait -elle  entendre,  que  dans  toute  sa  prière 


ET   SES   EFFETS.  44-7 

il  n'éloit  occupé  que  de  lui-même  ,  et  non  point 
de  Dieu  ;  qu'il  n'envisageoit  que  lui-même  et  que 
ses  prétendues  perfections ,  dont  il  venoit  s'applaudir 
et  se  glorifier.  j 

De  quelque  manière  qu'on  l'explique ,  une  réfle- 
xion là-dessus  se  présente  ,  et  une  vérité  dont  on 
auroit  peine  à  convenir  si  l'expérience  n'en  étoit 
pas  une  preuve  convaincante  :  c'est  que  l'orgueil  se 
mêle  jusque  dans   l'exercice   de  l'oraison ,  et  voici 
comment.  Car  dans  l'oraison  il  y  a  différentes  voies; 
les  unes  plus  communes,  et  les  autres  plus  relevées 
et  plus  particulières;  les  unes  aisées,  connues,  à  la 
portée  de  tout  le  monde;  mais  les  autres  plus  se- 
crètes  et  propres  d'un  petit  nombre  d'ames  que 
Dieu  favorise  de  certaines  communications,  et  à  qui 
il  fait  contempler  de  plus  près  sa  souveraine  majesté. 
Selon  ces  voies  différentes,  Dieu  dispense  différem- 
ment les  dons  de  son  esprit ,  de  cet  esprit  de  sain- 
teté qui ,  n'étant  qu'un  et  étant  toujours  le  même, 
se   diversifie  néanmoins  en  tant  de   manières  dans 
ses  divines  opérations  ,  et  suivant  le  langage  de 
l'Apôtre ,    fait  prendre  à  sa  grâce   toutes  sortes  de 
formes  pour   s'accommoder  à  tous  les  sujets  où  il 
lui  plaît  de  la  répandre.  Cependant  l'ordre  naturel 
n'est  pas  que  Dieu  ,  dès  le  premier  essai ,  élève  une 
arae  à  ces  sublimes  degrés  d'oraison  et  de  contem- 
plation où  les  saints  sont  parvenus.  Il  a  ses  règles 
que  sa  sagesse  lui  prescrit,  et  qu'elle  nous  prescrit 
à  nous-mêmes ,  afin  que  nous  les  observions.  C'est- 
à-dire  qu'il  veut  que  nous  commencions  par  les  pra- 
tiques les  plus  usitées  ;  que  nous  nous  y  exercions 


448  CARACTÈRE   DE   L'ORGUEIL 

assidûment  et  constamment;  que  nous  soyons  conlens 
d'en  demeurer  là  ,  si  l'esprit  céleste ,  dont  nous  de- 
vons attendre  1  impression,  ne  nous  conduit  pas  plus 
avant  ;  que  de  nous-mêmes  nous  ne  nous  ingérions 
point  dans  des  mystères  qui  sont  si  fort  au-dessus  de 
de  nous;  que  nous  nous  estimions  indignes  de  ces 
grâces  singulières  et  de  ces  états  qui  ne  conviennent 
qu'aux  âmes  choisies  et  aux  fidèles  serviteurs  de 
Dieu;  enfin  que  nous  comptions  toujours  pour  beau- 
coup de  pouvoir  les  suivre  de  loin ,  et  de  marcher 
par  les  routes  les  plus  aplanies.  Voilà  ce  que  pense 
une  piété  humble;  voilà  ce  que  lui  inspire  un  bas 
sentiment  de  soi-même. 

Mais  il  s'en  faut  bien  que  ce  ne  soit  assez  pour 
l'orgueil  d'une  ame  qui  se  croit  appelée  à  quelque 
chose  de  plus  grand  ;  car  on  en  trouve  ainsi  dispo- 
sées. Leur  présomption  les  emporte  d  abord  comme 
d'un  plein  vol ,  dans  le  sein  de  la  divinité  ;  et  du 
moment  qu'elles  se  sentent  attirées  à  l'oraison  ,  elles 
ne  craignent  point  de  dire  ce  que  dit  l'ange  superbe 
dès  l'instant  de  sa  création  :  Je  monterai  ,  j'appro- 
cherai du  Très-Haut  (i) ,  j'irai  directement  à  lui ,  et 
je  le  verrai  dans  sa  gloire.  Qu'un  directeur  éclairé  et 
instruit  des  ruses  de  l'ennemi ,  qui  se  transforme  en 
esprit  de  lumière ,  s'oppose  à  une  illusion  si  dange- 
reuse ,  et  dont  il  prévoit  les  conséquences;  qu'il 
entreprenne  d'arrêter  cette  ardeur  précipitée  ,  et  de 
rabaisser  ces  vues  trop  abstraites  et  trop  mystiques; 
qu'il  veuille  les  assujettir  à  une  certaine  méthode , 
leur  tracer  certains  sujets ,  leur  faire  considérer  cer- 

(i)  Isaï.  i4« 

tains 


ET    SES   EFFETS.  44q 

tains  points  essentiels ,  et  les  maximes  fondamentales 
de  la  perfection  chrétienne  :  tout  cela  ,  à  leur  goût  t 
n'est  bon  qu'aux  âmes  vulgaires  ,  que  Dieu  laisse  aller 
terre  à  terre ,  et  marcher  pas  à  pas.  Si  le  directeur 
insiste ,  on  lui  fait  son  procès.  On  le  traite  d'homme 
peu  versé  dans  la  vie  intérieure;  on  se  détache  de 
lui ,  et  on  l'abandonne.  Quelle  langue  parle-t-on  ? 
De  s'exprimer  simplement  et  clairement,  ce  seroit 
descendre  et  se  dégrader.  On  ne  parle  plus  la  langue 
des  hommes ,  mais  celle  des  anges.  Belles  expression;; 
où  l'on  se  perd  ,  et  qu'on  a  recueillies  en  de  saints 
auteurs  qui  comprenoient  ce  qu'ils  disoient ,  parce 
qu'ils  le  disoient  de  cœur ,  et  non  par  une  puérile 
affectation.  Un  des  éloges  les  plus  solides  que  le 
Prophète  royal  donne  au  juste ,  est  qu'il  ne  s'élève 
point  au-dessus  de  lui-même.  Allons  à  Dieu,  es 
allons-y  par  la  prière;  mais  notre  prière  ne  peut 
être  agréable  qu'autant  qu'elle  sera  sanctifiée  par 
notre  humilité.  Or  l'humilité  nous  empêchera  de  nous 
émanciper  si  vite  ;  et  plus  elle  nous  tiendra  renfer- 
més dans  nous-mêmes  et  dans  la  vue  de  nos  misères  $ 
plus  elle  engagera  Dieu  à  s'unir  à  nous  ,  et  à  nous 
unir  à  lui  par  la  connoissanCe  et  la  vue  de  ses  gran- 
deurs. Tandis  que  Moïse  prioit  sur  la  montagne ,  il 
étoit  défendu  à  tout  le  peuple  d'en  approcher  ,  et 
quiconque  eût  osé  même  toucher  le  pied  de  cette 
montagne  sainte ,  eût  été  frappé  de  mort.  Laissons 
:  les  parfaits  goûter  les  douceurs  d'un  commerce  in- 
time avec  Dieu ,  et  s'abîmer  dans  la  contemplation 
de  ses  infinis  attributs  :Mais  nous  ,  mettons-nous  au 
rang  du  peuple,  et  demeurons -y  jusqu'à  ce  quel 
tome  xiy.  29 


4ÔO  CARACTÈRE    DE    L'ORGUEIL 

Dieu  nous  appelle.  Autrement  notre  témérité  trop 
empressée  nous  exposeroit  à  de  tristes  retours  ,  et  il 
seroit  à  craindre  que  la  parole  de  l'Ecriture  ne  se  vé- 
rifiât en  nous  :  Le  Seigneur  a  dissipé  les  projets 
que  les  orgueilleux  formulent  dans  leur  cœur  ,  et  il 
a  confondu  toutes  leurs  pensées  (i).  Plût  au  ciel 
qu'on  en  eût  moins  vu  d'exemples;  et  plaise  au  cie! 
que  les  exemples  qu'on  en  a  vus  dans  les  siècles  passés, 
servent  de  leçons  aux  siècles  à  venir ,  et  les  pré- 
servent des  mêmes  égaremens  ! 

III.  Mon  Dieu ,  je  vous  rends  grâces.  Rendre  à 
Dieu  de  continuelles  actions  de  grâces,  c'est  entre 
les  devoirs  de  l'homme  un  des  plus  justes  et  des  plus 
indispensables.  Aussi  ce  qu'il  y  a  de  répréhensible 
dans  le  pharisien ,  ce  n'est  pas  de  remercier  Dieu , 
mais  de  ne  le  pas  remercier  par  un  véritable  esprit 
de  religion ,  ni  avec  les  sentimens  dont  ce  pieux; 
exercice  doit  être  accompagné.  Car  la  reconnoissance 
que  nous  témoignons  à  Dieu  doit  être  une  reconnois- 
sance toute  religieuse  :  or  une  reconnoissance  vraiment 
religieuse,  en  quoi  consiste- t-elle?  i.  h.  donner  à 
Dieu  toute  la  gloire  des  grâces  qu'on  en  a  reçues,  et 
h  ne  s'en  point  glorifier  soi-même;  2.  à  ne  point 
abuser  de  ces  grâces  pour  se  préférer  au  prochain , 
et  pour  le  mépriser  ;  3.  à  se  confondre  même  da 
mauvais  usage  qu'on  a  fait  de  ces  grâces  ,  et  qu'on  en 
fait  tous  les  jours,  au  lieu  qu'en  d'autres  mains  elles 
profiteroient  au  centuple  ;  4*  à  trembler  en  vue  de  ces 
grâces  et  du  compte  rig  mreux  que  Dieu  nous  en 
demandera,  comme  le  maître  de  l'évangile  demanda 

(1)  Luc.  1. 


ET   SES   EFFETS,  4^t 

compte  à  ses  serviteurs  des  talens  qu'il  leur  avoit 
confiés;  5.  à  ne  se  pas  coutenter  de  ces  grâces,  et 
à  ne  pas  croire  qu'on  n'a  plus  besoin  de  rien  ;  mais  à 
reconnoître ,  malgré  ces  grâces,  notre  extrême  in- 
digence, el  à  implorer  sans  cesse  la  divine  miséri- 
corde pour  en  obtenir  de  nouvelles.  Telles  sont  les 
dispositions  d'une  ame  reconnoissante  envers  Dieu; 
tel  est  l'esprit  qui  l'anime  et  qui  la  conduit. 

Mais  ce  n'étoit  pas  là  ,  à  beaucoup  près ,  l'esprit 
du  pharisien.  Il  remercie  Dieu  ,  pourquoi?  non  pas 
pour  donner  à  Dieu  la  gloire  de  toutes  les  perfections 
dont  il  se  flattoit  d'avoir  été  doué ,  mais  pour  se 
l'attribuer  à  soi-même ,  pour  se  retracer  le  souvenir 
de  tant  de  bonnes  qualités  ,  pour  se  les  remettre  de- 
vant les  yeux  ,  et  pour  s'y  complaire.  De  cette  estime 
de  lui-même  ,  ainsi  que  la  suite  le  fait  voir  ,  naît  le 
mépris  d'autrui.  A  son  gré,  il  n'y  a  personne  qui 
l'égale  ,  ni  qui  puisse  entrer  avec  lui  en  quelque 
comparaison.  Bien  loin  de  se  reprocher  aucun  abus 
des  dons  excellens  que  lui  a  départis  la  main  libé- 
rale du  Seigneur  ,  il  s'applaudit  au  contraire  d'en 
avoir  toujours  usé  le  plus  saintement,  par  tout  le 
bien  qu'il  a  pratiqué  et  qu'il  pratique.  Bien  loin  de 
craindre  le  jugement  de  Dieu ,  et  d'être  en  peine 
sur  le  compte  qu'exigera  de  lui  ce  souverain  juge  , 
il  semble  qu'il  veuille  le  prévenir ,  et  que  ce  soit 
«e  qui  l'amène  à  l'autel.  Il  semble  qu'il  vienne  lui- 
même  se  présenter  pour  répondie  du  bon  emploi 
qu'il  préiend  avoir  fait  des  rares  talens  dont  il  se 
croit  pourvu  par  la  grâce  du  ciel  ,  et  du  profit  qu'il 
en  a  retiré.  Enfin ,  persuadé  que  rien  ne  lui  manque  s 

39. 


452  CARACTÈRE   DE   L'ORGUEIL 

et  que  ce  qu'il  a  lui  suffit  pleinement,  il  ne  souhaite 
ni  n'attend  rien  de  plus  ;  et  c'est  pour  cela  même 
qu'il  ne  demande  rien.  Chose  admirable  ,  remarque 
saint  Augustin  !  Il  est  venu  dans  le  temple  pour 
prier  ;  mais  examinez  toutes  ses  paroles  ,  et  vous 
trouverez  qu'elles  ne  tendent  qu'à  se  louer.  Sei- 
gneur, dit-il ,  je  vous  rends  grâces  ;  mais  il  n'a  garde 
d'ajouter  :  Mon  Dieu,  accordez-moi  encore  telle 
grâce.  Il  en  a  autant  qu'il  est  nécessaire  ,  et  il  ne  lui 
en  faut  pas  davantage  pour  faire  de  lui  un  homme 
accompli. 

La  malignité  de  notre  orgueil  ne  va  pas  jusqu'à 
refuser  à  Dieu  la  qualité  de  premier  principe  ,  et  à 
ne  vouloir  pas  l'honorer  comme  l'auteur  de  tous  les 
biens  :  il  y  auroit  du  blasphème  et  de  l'impiété. 
Nous  nous  faisons  une  religion  et  une  obligation 
capitale  de  souscrire  à  cet  oracle  de  l'Apôtre  : 
Qu'avez -vous  que  vous  ri  ayez  point  reçu?  Mais 
l'orgueil  de  notre  coeur  ne  s'accommode  guère  de 
ce  qui  suit  :  Or  si  vous  ïavez  reçu ,  d'où  vient  que 
vous  vous  en  glorifiez ,  comme  si  vous  ne  l'aviez 
pas  reçu  (i)  .?  Il  est  vrai  que  sur  cela  nous  gardons 
certaines  apparences  ;  que  dans  l'occasion  nous  pu- 
blions assez  hautement  combien  nous  sommes  rede- 
vables à  Dieu  ;  que  nous  voulons  qu'il  en  soit  loué  , 
qu'il  en  soit  béni;  que  nous  le  bénissons  nous- 
mêmes  et  nous  le  remercions  :  mais  que  l'orgueil  a 
de  retraites  cachées  pour  se  sauver  !  qu'il  sait  bien 
ménager  ses  intérêts ,  lors  même  qu'il  paroit  les 
abandonner  et  y  renoncer  î 

(i)  1.  Cor.  4- 


ET   SES    EFFETS.  4^3 

Nous  remercions  Dieu  ;  mais  dans  le  sentiment 
de  noire  reconnaissance,  il  y  a  toujours  un  retour 
vers  nous-mêmes.  Nous  avons  beau  protester  de- 
vant Dieu  que  la  gloire  de  tout  lui  appartient  :  nous 
le  disons  des  lèvres  ;  mais  dans  le  fond  nous  en 
revenons  toujours  à  nous-mêmes  ,  et  nous  recueil- 
lons avec  soin  tous  les  rayons  de  cette  gloire  qui 
peuvent  rejaillir  sur  nous  et  nourrir  notre  complai- 
sance. 

Nous  remercions  Dieu ,  et  nous  voulons  même 
que  d  autres  nous  aident  encore  à  le  remercier.  Gloire 
soit  à  Dieu  ,  dit-on  modestement  :  joignez-vous  à 
moi  pour  lui  rendre  grâces  de  la  bonne  issue  qu'il 
a  donnée  à  mes  desseins ,  et  des  bénédictions  qu'il 
a  répandues  sur  mes  travaux.  Rien  de  plus  chrétien  , 
à  ne  s'en  tenir  qu'aux  expressions  et  qu'aux  dehors  : 
mais  que  prétend-on  par  là?  On  veut  informer  les 
gens  de  ce  qu'ils  ponrroient  peut-être  ignorer  ,  el 
qu'on  est  bien  aise  qu'ils  n'ignorent  pas.  C'est  un 
tour  ingénieux  et  honnête  pour  leur  faire  savoir  le 
succès  qu'on  a  eu  dans  une  affaire  dont  on  éloit 
chargé ,  dans  une  entreprise  qu'on  avoit  formée  , 
dans  les  fonctions  d'un  ministère  où  l'on  a  été 
employé. 

Nous  remercions  Dieu  ;  mais  aussi  nous  enten- 
dons bien  qu'on  respectera  dans  nous  les  dons  de 
Dieu  ;  qu'on  aura  pour  nous  des  égards  particuliers  ; 
qu'on  ne  nous  confondra  point  avec  la  multitude  , 
mais  qu'on  nous  distinguera  ;  qu'on  nous  déférera 
tous  les  honneurs  dus  à  notre  mérite  et  à  sa  supé- 
riorité ;  que  s'il  y  a  un  choix  à  faire  pour  quelque 


454  CARACTÈRE   DE   L'ORGUEIL 

place  importante  ,  c'est  sur  nous  qu'il  tombera  ,  eî 
qu'aucun  n'osera  nous  en  contester  la  préférence; 
que  nous  aurons  l'ascendant  partout  et  sur  tous  ; 
que  tout  se  réglera  par  nos  conseils ,  que  tout  pas- 
sera par  nos  mains  ,  n'y  ayant  personne  que  nous 
n'estimions  au-dessous  de  nous  ,  et  que  nous  jugions 
capable  de  conduire  les  choses  avec  la  même  dex- 
térité et  la  même  sagesse  que  nous.  Car  voilà  l'opi- 
nion où  nous  sommes;  et  si  la  pudeur  nous  em- 
pêche de  nous  en  déclarer  ouvertement ,  elle  ne  nous 
empêche  pas  dans  le  secret  du  cœur  de  le  penser. 

ISous  remercions  Dieu  ;  mais  du  moins  nous  ren- 
dons-nous en  même-temps  à  nous-mêmes  l'avanta- 
geux et  consolant  témoignage  de  répondre  comme 
nous  le  devons  aux  vues  de  Dieu ,  et  de  faire  un 
saint  usage  de  ses  bienfaits  ;  de  n'être  point  des  ser- 
viteurs inutiles  ,  mais  de  coopérer  aux  oeuvres  du 
Seigneur  et  à  l'exécution  de  ses  divines  volontés 
par  notre  vigilance,  notre  application,  notre  habi- 
leté ,  notre  industrie  ;  de  ne  nous  point  épargner 
pour  cela ,  et  d'y  avoir  toute  l'assiduité  et  tout  le 
zèle  qui  dépend  de  nous  ?  D'où  nous  tirons ,  sans 
hésiter  ,  cette  conséquence  favorable  ,  que  nous  ne 
paroîtrons  pas  au  tribunal  de  Dieu  les  mains  vides  ; 
et  que  nous  pouvons  espérer  d'être  mis  au  nombre 
de  ces  fidèles  serviteurs  dont  la  bonne  administra- 
tion sera  éternellement  et  si  abondamment  récom- 
pensée. 

Nous  remercions  Dieu  ;  mais  de  quoi  le  remer- 
cions-nous plus  volontiers?  de  certaines  grâces  ex- 
térieures, et  de  certaines  qualités  plus  propres  à 


ET   SES   EFFETS.  455 

nous  relever  dans  le  monde ,  à  nous  y  faire  con- 
noître  ,  à  nous  en  attirer  les  applaudissemens  ,  à 
nous  donner  de  l'éclat  et  de  la  réputation.  Ainsi  les 
apôtres  eux-mêmes  prenoient  plaisir  à  raconter  au 
Fils  de  Dieu  les  miracles  qu'ils  opéroient ,  comment 
ils  guérissoient  les  malades  et  comment  ils  chassoient 
les  démons.  Mais  toutes  les  autres  grâces  qui  sans 
ce  brillant  et  sans  ce  bruit  agissent  intérieurement 
sur  l'ame ,  et  ne  servent  qu'à  la  sanctifier  ,  qu'à  lui 
inspirer  l'esprit  de  piété,  de  charité ,  d'humilité, 
de  mortification ,  de  renoncement  à  soi-même  et 
aux  vanités  du  siècle  ,  ce  sont  des  faveurs  célestes 
et  des  biens  dont  nous  ne  tenons  point  assez  de 
compte  pour  en  marquer  à  Dieu  notre  gratitude  et 
pour  lui  en  demandeT  l'accroissement.  Il  n'y  a  que 
ce  qui  frappe  la  vue,  qui  nous  intéresse  et  qui  pique 
notre  envie:  tout  le  reste  nous  est  indifférent  ,  parce 
qu'il  l'est  à  l'orgueil  qui  nous  domine  et  que  nous 
n'y  trouvons  rien  qui  le  soutienne. 

N'oublions  jamais  les  dons  du  Seigneur  ;  mais  ne 
nous  en  souvenons  que  pour  l'honorer.  Ayons  sans 
cesse  ,  et  dans  le  cœur  et  dans  la  bouche  ,  les  paroles 
du  pharisien  ;  mais  disons-les  autrement  que  lui  et 
dans  un  esprit  chrétien  :  Seigneur,  je  vous  rends 
grâces.  Oui,  mon  Dieu ,  c'est  à  vous  que  je  rends 
grâces ,  et  à  vous  seul ,  persuadé  que  tout  ce  que 
j'ai  et  tout  ce  que  je  suis ,  je  ne  l'ai  que  de  votre 
libéralité  ,  et  je  ne  le  suis  que  par  votre  miséricorde. 
Or  n'ayant  rien  que  de  vous,  et  n'étant  rien  que 
par  vous,  c'est  donc  à  vous  que  je  dois  l'hommage 
de  tout ,  sans  pouvoir  rien  prétendre  à  la  gloire  qui 


456       CARACTÈRE  DE  L'ORGUEIL 

vous  revient.  Qu'elle  soit  à  vous  toute  entière  ;  et 
malheur  à  moi,  vile  créature,  si  je  m'y  attribuois 
quelque  droit ,  et  si  je  voulois  en  détourner  sur  moi 
Ja  moindre  partie.  Seigneur  ,  je  vous  rends  grâces , 
et  d'autant  plus  que  je  me  reconnois  moins  digne 
des  soins  qu'a  pris  de  moi  votre  providence  :  car 
qui  étois-je  ,   et  qui  suis-je?  Si  donc  vous  m'avez 
spécialement  choisi,   si  dans  la  distribution  de  vos 
dons  vous  m'avez  préféré  à  tant  d'autres  ,  ce  n'est 
point  une  raison  de  me  mettre  au-dessus  d'eux  dans 
mon  estime  ,  ni  de  m'enorgueillir.  Combien  valoient 
mieux  que  moi ,  étoient  mieux  disposés  que  moi , 
vous  auroient  mieux  servi  que  moi  et  auroient  mieux 
répondu   à  vos  adorables   desseins  ?   Seigneur  >  je 
vous  rends  grâces  :  mais  bien  loin  de  m'élever  au 
sujet  de  vos  bontés  infinies  pour  moi ,  c'est  au  con- 
traire ce  qui  doit  me  confondre  et  m'humilier.  Le 
peu  d'usage  que  j'en  ai  fait  et  le  peu  d'usage  que 
l'en  fais  :  voilà,  mon  Dieu  ,  mon  humiliation ,  voilà 
ma  confusion.  Que  de  fruits  je  pouvois  produire  el 
que  de   gloire  j'aurois  dû  vous  procurer   avec  les, 
talens  que  vous  m'avez  donnés  ,  avec  les  moyens  que 
vous  m'avez  fournis  ,   dans  le  rang  où  vous  m  avez 
placé!  Hélas!  j'ai  tout  dissipé,  tout  profané,  tout 
perdu.  Seigneur  ,  je  vous  rends  grâces  :  mais  peut- 
être  seroil-il  à  souhaiter  que  vous  eussiez  été  moins 
libéral  envers  moi.  Plus  je  vous  suis  redevable ,  plus 
vos  jugemensme  sont  redoutables.  Je  n'ai  rien  reçu 
de  vous  que  je  ne  dusse  employer  pour  vous  et  pour 
moi-même:   pour  vous ,   en  vous  glorifiant  ;  pour 
moi-même,  en  me  sanctifiant:  et  c'est  ce  qui  me 


ET   SES    EFFETS.  4*>7 

saisit  de  frayeur  ,    quand  je  viens  à  réfléchir  sur  le 
trésor  de  colère  que  j'amasse  ,  et  sur  les  titres  de 
condamnation  que  je  vous  mets  en  main  contre  moi 
par  un  énorme  abus  de  vos  bienfaits.  Pensée  ter- 
rible qui  me  retrace    dans  la   mémoire  le  funeste 
sort  de  cet  arbre  infructueux  qui  fut  coupé  et  jeté 
au  feu  ;   pensée  capable  de  rabaisser  toutes  les  en- 
flures du  cœur  le  plus  vain  ,    de  renverser  toute  la 
confiance  de  l'ame  la   plus  présomptueuse.  Frappé 
de  cette  pensée ,   c'est  à  vous ,   Seigneur  ,  que  je 
m'adresse.  Tous  les  biens  dont  il  vous  a  plu  jusques 
I  à  présent   de  me   gratifier  et  dont  je  vous   rends 
\  grâces  ,  me  font  encore  tout  espérer  de  votre  misé- 
I  ricorde  dans  l'avenir.  Moins  j'ai  profité  de  vos  dons, 
Iplus  j'ai  besoin  de  votre  secours  pour  réparer  mes 
I  pertes  passées  et  mes  dissipations.  Vous  ne  me  le 
refuserez  pas,  Seigneur ,  et  ce  sera  un  nouvel  eiFet 
|de  votre  amour,  qui  renouvellera  toute  l'ardeur  de 
[mon  zèle  et  toute  la  vivacité   de  ma  reconnoissance. 
I  C'est  ainsi  qu'on  remercie  Dieu  sans  orgueil  ,  et  que 
!  d'humbles  actions  de  grâces  l'intéressent  plus  que 
i  jamais  en  notre  faveur  ,  et  l'engagent  tout  de  nou- 
veau à  répandre  sur  nous  ses  bénédictions  les  plus 
I  abondantes. 

IV.  Je  ne  suis  pas  comme  le  reste  des  hommes  s 
I  lesquels  sont  voleurs ,  injustes  ,  adultères ,  ni  tel  que 
\ce  publicain*  C'est  ici  que  l'orgueil  se  découvre 
'  dans  toute  son  étendue  :  et  par  où  ?  par  un  esprit 
de  singularité,  par  un  esprit  de  censure  et  d'une 
censure  outrée  ,  par  un  esprit  de  dureté  envers  les 
j  pécheurs  ;  et  de  plus  ,  par  un  aveuglement  grossier 


458  CARACTÈRE   DE   L'ORGUEIL 

à  1  égard  de  soi-même.  Esprit  de  singularité  :  Je  ne 
suis  pas  comme  le  reste  des  hommes  ;  esprit  de 
censure,  mais  d'une  censure  outrée  :  lesquels  sont 
voleurs  ,  injustes ,  adultères  ;  esprit  de  dureté  envers 
les  pécheurs:  ni  tel  que  ce  puhlicain  ;  aveuglement 
sur  soi-même  ,  le  plus  grossier  :  Je  ne  suis  pas. 
Reprenons  tout  ceci,  et  expliquons-le. 

Esprit  de  singularité.  Le  pharisien  ne  se  regarde 
pas  comme  un  homme  du  commun.  Il  prétend  faire 
rang  à  part;  et  si  l'on  refuse  de  le  distinguer,  il  sait 
assez  se  distinguer  lui-même.  Car  de  se  confondre 
dans  le  grand  nombre ,  d'agir  de  concert  avec  les 
autres  et  de  se  conformer  à  leurs  exemples  ,  ce  seroit 
enfouir  son  mérite  et  l'obscurcir.  On  ne  le  connoî- 
troit  point ,  on  ne  le  remarqueroit  point,  on  ne  par- 
leroit  point  de  lui,  et  on  ne  lui  rendroit  point  les 
honneurs  qui  lui  sont  dus.  C'est  pour  cela  qu'il  com- 
mence par  se  séparer  :  Je  ne  suis  pas  comme  le  reste 
des  hommes.  On  ne  voit  partout  que  trop  de  ces 
esprits  particuliers  à  qui  rien  ne  plaît  et  qui  ne  peu- 
vent rien  goûter  à  moins  qu'il  ne  soit  extraordinaire , 
à  moins  qu'il  ne  soit  nouveau  ,  à  moins  qu'il  ne  leur 
soit  propre.  Ce  qui  les  accommodoit  d'abord,  et  ce 
qui  éloit  le  plus  selon  leur  sens  et  selon  leur  gré  , 
lorsqu'ils  étoient  seuls  à  le  pratiquer,  leur  parôit  in- 
sipide, et  perd  pour  eux  tout  son  agrément  et  toute 
sa  pointe,  du  moment  qu'il  vient  à  passer  en  cou- 
tume ,  et  que  l'usage  s'en  établit.  Encore  si  l'on  n'af- 
fectoit  cette  singularité  que  dans  des  choses  indiffé- 
rentes ,  que  dans  la  conduite  du  monde,  que  dans  la 
société  humaine  et  civile;   mais  on  l'introduit  dans 


ET   SES   EFFETS.  4$9 

les  choses  de  Dieu  ,  jusque  dans  la  dévotion ,  la  reli- 
gion; jusque  dans  le  sanctuaire  et  les  divins  mys- 
tères. C'est  même  ordinairement  en  cela  qu'on  se 
rend  plus  singulier,  et  c'a  été  de  tout  temps  l'esprit 
des  novateurs. 

D'où  sont  venues  tant  de  variations  dans  les  pra- 
tiques de  piété,  dans  les  prières ,  dans  la  récitation 
des  offices,  dans  la  lecture  des  livres,  dans  les  déci- 
sions de   morale,  dans  les  exercices  de  pénitence, 
dans  l'approche  des  sacremens  ?  Il  étoit  naturel  ,  et 
il  eût  été  mille  fois  plus  convenable  et  plus  sage  de 
laisser  les  fidèles  dans   les  bonnes  pratiques  qu'ils 
observoient ,  dans  les  dévotions  louables  en  elles- 
mêmes,  autorisées  par  la  tradition  de  plusieurs  siècles , 
répandues  parmi  tout  le  peuple  chrétien.  Ils  eussent 
bien  plus  profité  des  livres  qu'on  leur  mettoit  depuis 
long-temps  dans  les  mains,  qui,  sans  être  si  polis, 
ni  si  ornés,   édiiioieht  davantage  par  leur  simplicité 
et  leur  solidité ,  et  servoient  beaucoup  plus  à  leur 
éclairer  l'esprit  et  à  leur  toucher  le  cœur.  Ils  eussent 
incomparablement  plus  avancé  dans  les  voies  de  Dieu 
si  l'on  n'eût  point  tant  agité   et  troublé  les  cons- 
ciences par  des  rigueurs  extrêmes  et  de  fausses  ter- 
reurs sur  la  morale,  sur  la  pénitence,  sur  la  fréquen- 
tation des  sacremens,  et  qu'on  s'en  fût'  tenu  aux 
maximes  et  à  la  conduite  des  habiles  maîtres  qui 
avoient  éclairci  toutes  ces  matières.  Mais  le  premier 
principe  d'un  novateur,  c'est  de  ri  être  pas  comme  les 
autres  hommes.  Car  il  n'y  auroit  point  assez  de  gloire 
pour  lui  à  ne  dire  que  ce  que  les  autres  ont  dit,  et 
à  ne  faire  que  ce  que  les  autres  ont  fait.  Il  veut  frapper 


46o       CARACTÈRE  DE  L'ORGUEIL 

autrement  la  vue,  et  pour  cela  il  faut  qu'il  réforme 
tout,  ou  plutôt  qu'il  renverse  tout.  De  là  grand  mouve- 
ment, grand  bruit,  nouvelles  observances,  nouvelles 
pratiques,  nouvelles  prières,  nouveaux  offices,  nou- 
veaux livres,  nouvelles  questions  sur  la  morale  évan- 
gélique  et  nouvelles  opinions ,  nouvelles  méthodes 
pour  le  sacrifice  de  la  messe  ,  pour  la  confession  , 
pour  la  satisfaction  des  péchés,  pour  la  communion  : 
comme  s  il  vouloit  s'appliquer  ce  que  Dieu  disoit  de 
lui-même  :  Voici  que  je  renouvelle  toutes  choses  (1  ). 
Il  n'épargne  pas  même  les  saints,  ni  leurs  reliques, 
ni  leurs  faits  mémorables  ,  ni  les  lieux  fréquentés 
en  leur  honneur  ;  déplaçant  du  ciel  qui  il  juge  à 
propos  ,  se  piquant  là  -  dessus  d'un  discernement 
juste,  et  refusant  de  se  soumettre  à  ce  qu'il  appelle 
idées  populaires.  Or,  qu'est-ce  que  tout  cela?  des 
singularités.  Singularités  qui  vont  à  changer  presque 
tout  le  culte  extérieur  et  toute  la  face  de  la  religion. 
Singularités  qui  paroissent  aux  yeux  du  public,  et 
qui  attirent  son  attention.  Singularités  qui  ne  man- 
quent pas  d'approbateurs,  d'admirateurs,  de  secta- 
teurs, surtout  parmi  le  sexe,  lequel  se  porte  aisé- 
ment à  tout  ce  qui  a  l'air  de  distinction.  En  un  mot, 
singularités  par  où  l'on  se  fait  un  nom  dont  on  est 
jaloux  et  dont  l'orgueil  se  repaît. 

Esprit  de  censure,  et  d'une  censure  outrée.  Il  n'y 
en  eut  jamais  d'exemple  plus  sensible  que  celui  du 
pharisien.  Par  où  débute-t-il  ?  il  fait  d'abord  le  pro- 
cès à  tout  le  genre  humain  :  Je  ne  suis  pas  comme 
le  reste  des  hommes ,  lesquels  sont  voleurs ,  injustes , 

(1)  Isaï.  43. 


ET   SES   EFFETS.  01 

adultères,   Voilà   sans   doute   une  accusation  bien 
griève ,  mais  en  même  temps  bien  générale.  Du  moins 
s'il  disoit:  Je  ne  suis  pas  comme  quelques-uns  des 
hommes  ,  comme  plusieurs  des  hommes ,  comme  le 
plus  grand  nombre  des  hommes  :  mais  ce  ne  seroit 
point  assez  pour  son  orgueilleuse  et  impitoyable  cri- 
tique. Il  faut  qu'il  mette  également  tous  les  hommes, 
hors  lui,  dans  la  masse  de  perdition.  Il  faut  dans  son 
idée  qu'il  n'y  ait  que  lui  sur  la  terre  qui  soit  homme 
de  bien;  et  par  un  raffinement  de  vaine  gloire  que 
remarque  saint  Bernard,  ce  qui  le  flatte,  ce  n'est 
point  précisément  d'être  aussi  homme  de  bien  qu'il 
croit  l'être  ,  mais  de  l'être  seul.  Il  ne  fait  donc  grâce 
à  qui  que  ce  soit,  et  il  ne   reconnoît  de  justice, 
d'équité,  de  probité,  de  vertu  que  dans  sa  personne. 
Afin  de  ne  rien  exagérer,  convenons,  et  il  est  vrai, 
qu'on  ne  va  guère  jusqu'à  cette  extrémité  où  le  Fils 
de  Dieu  ,  dans  une  parabole  ,  a  voulu  nous  donner 
à  connoître  l'excès  de   l'orgueil.    Nous  ne  voyons 
point  que  cela  s'accomplisse  à  la  lettre;  et  s'il  se 
trouvoit  un  homme  parmi  nous  qui  eût  assez  d'assu- 
rance et  assez  de  front ,  pour  se  vanter  d'être  dans 
toute  la  nature  l'unique  en  qui  réside  la  grâce  du 
Seigneur,  et  qui  soit  droit,  équitable,  vertueux,  on 
le  traiteroit  d'extravagant  et  d'insensé.  Mais  du  reste , 
l'expérience  nous  apprend  combien  il  y  a  eu  dans 
l'Eglise  de  Jésus-Christ ,  et  combien  encore  il  y  a 
de  ces  prétendus  saints,  qui  volontiers  ou  sans  beau- 
coup de  peine ,  damnent  presque  tout  le  monde. 
Prévenus  à  leur   avantage  et  préoccupés  de  leurs 
maximes ,  ils  se  persuadent  avoir  seuls  la  science  du 


462  CARACTÈRE   DE   i/ORGUElL 

salut ,  et  être  seuls  instruits  des  voies  de  Dieu.  Ne 
se  pas  joindre  à  eux ,  et  ne  se  pas  conduire  par 
eux,  c'est,  selon  leur  sens,  se  pervertir,  s'égarer? 
se  perdre. 

Et  parce  que  le  nombre  de  ceux  qui  les  suivent 
n'est  pas  tel  après  tout  qu'ils  voudroient ,  et  que  c'est 
le  plus  petit  en  comparaison  du  reste  des  fidèles , 
voilà  pourquoi  ils  s'élèvent  avec  tant  de  chaleur  et 
tant  de  hauteur,  ne  prononçant  que  des  anathèmes  , 
lançant  partout  des  malédictions ,  ne  cessant  poiut 
de  déplorer  l'affreux  relâchement  des  mœurs,  s'ima- 
<>inant  voir  dans  tous  les  états  du  christianisme  une 
décadence  entière  ,  l'attribuant  à  des  guides  aveugles 
qui  mènent  d'autres  aveugles;  se  regardant  avec  une 
pieuse  complaisance,  eux  et  leurs  élus,  comme  d'heu- 
reux rejetons  que  la  contagion  a  épargnés  dans  le 
champ  du  père  de  famille;  bénissant  Dieu  de  les 
avoir  ainsi  sauvés  du  naufrage  et  garantis  de  la  cor- 
1  uption  universelle.  Il  est  certain  que  le  monde  est 
bien  corrompu,  et  sur  ce  point  leurs  déclamations 
ne  sont  pas  tout  à  fait  mal  fondées.  Mais  avec  un 
peu  plus  de  charité  et  moins  d'orgueil ,  ils  ne  pous- 
seroient  pas  si  loin  leur  censure  ;  ils  ne  donneroient 
pas  des  arrêts  si  vagues  et  si  étendus;  ils  ne  conclu- 
roient  pas  si  vite  pour  la  perte  de  quiconque  ne 
prend  pas  leurs  leçons  et  n'entre  pas  dans  leurs  inté- 
rêts; ils  ne  se  déchaîneroient  pas  avec  tant  de  vio- 
lence, contre  la  société  humaine  en  général,  ni  en 
particulier  contre  des  gens  de  bien  dont  le  mérite  les 
incommode  :  ils  feroient  justice  à  la  piété  partout  où 
elle  se  trouve;  et  ils  ne  se  figureroient  pas,  comme 


ET    SES    EFFETS.  4^3 

le  pharisien  ,  qu'elle  ne  se  trouve  que  chez  eux  ,  ou 
qu'elle  ne  peut  être  agréable  à  Dieu ,  quelque  part 
qu'elle  se  rencontre  ,  si  elle  n'est  marquée  de  leur 
sceau  :  car  c'est  ainsi  que  l'orgueil,  ou  s'arroge  tout, 
ou  réprouve  tout. 

Esprit  de  dureté  envers  les  pécheurs.  Le  publicain 
étoit  un  pécheur,  mais  c'éton  un  pécheur  pénitent; 
les  marques  publiques  qu'il  donnoit  d'une  douleur 
sincère  dévoient  exciter  la  compassion  du  pharisien  ; 
mais  l'orgueil  pharisaïque  est  sans  pitié  ;  il  n'est 
touché  que  de  sa  propre  excellence ,  et  il  insulte  à 
la  misère  d'autrui:  Je  ne  suis  pas  comme  ce  publicain. 
S'il  eût  consulté  l'esprit  de  Dieu ,  il  eût  fait  réflexion 
que  ce  pécheur  n'étoit  plus  en  quelque  sorte  pécheur, 
dès-là  qu'il  étoit  contrit  et  repentant,  et  la  religion 
•lui  eût  dicté  qu'il  falloit  condescendre  aux  foibl esses 
d'un  homme  nouvellement  converti  ;  qu'il  falloit 
l'aider,  le  relever,  le  recevoir  à  miséricorde  :  mais 
un  pharisien  ne  sait  agir  qu'en  juge  inexorable ,  et 
jamais  en  père,  il  ne  sait  parler  qu'avec  dédain  et 
avec  empire,  et  jamais  avec  douceur  et  avec  bonté  : 
C'est  un  malheureux ,  dit-il ,  je  n'ai  garde  de  lui 
ressembler.  Que  ces  manières  hautes  et  dédaigneuses, 
que  ces  paroles  dures,  dans  la  suite  des  temps ,  ont 
rebuté  de  pécheurs,  dont  il  eût  été  bien  plus  à 
propos  de  seconder  les  bonnes  dispositions  par  de 
sages  et  de  salutaires  ménagemens  !  On  eût  gagné 
cette  ame  en  la  traitant  avec  plus  de  circonspection 
et  plus  de  modération  ;  on  l'eût  consolée ,  on  l'eût 
encouragée ,  on  lui  eût  inspiré  de  la  confiance ,  au 
lieu  qu'on  l'a  désolée  et  désespérée.  Mais,  dites-vous , 


464  CARACTÈRE   DE   L'ôRGUElL 

c'est  sa  faute ,  et  ce  pécheur  doit  être  préparé  à  tons 
ies  reproches  qu'on  lui  peut  faire,  et  à  toute  la  sé- 
vérité dont  on  peut  user  à  son  égard  :  car  il  n'y  a 
rien  là  qu'il  ne  mérite.  J'en  conviens,  c'est  sa  faute, 
et  dans  le  fond  il  doit  se  réputer  digne  des  plus  mau- 
vais traitemens  et  les  accepter  :  mais  de  votre  part 
n'est-ce  pas  en  même  temps  une  faute  ,  et  une  faute 
très-condamnnble,  de  ne  pas  respecter  dans  votre 
frère,  tout  criminel  qu'il  est,  l'image  de  Dieu  et  le 
prix  du  sang  de  Jésus-Christ;  de  l'exposer  à  une 
ruine  totale  par  l'ascendant  trop  impérieux  que  vous 
prenez  sur  lui,  et  dont  vous  lui  faites  sentir  tout  le 
poids,  par  l'amertume  de  vos  expressions  et  par  la 
terreur  de  vos  menaces;  de  ne  vouloir  pas  charita- 
blement, quoique  prudemment,  vous  rapprocher 
de  lui,  afin  de  le  rapprocher  de  son  devoir;  mais 
au  contraire ,  de  vous  butter ,  de  vous  obstiner 
contre  lui ,  et  de  ne  tenir  nul  compte  du  triste  aban- 
donnement  où  votre  inflexible  roideur  le  précipite; 
de  vous  croire  quitte  de  son  malheur  en  disant  : 
C'est  son  affaire ,  que  m'importe?  s'il  veut  se  damner, 
qu'il  se  damne.  Il  se  damne  en  effet.  Mais  n'en  êtes- 
vous  pas  coupable ,  lorsque  vous  pouviez ,  par  des 
voies  plus  insinuantes ,  par  des  précautions  plus 
mesurées,  par  un  accueil  plus  engageant  et  plus  mo- 
deste ,  le  retirer  de  l'abîme  et  le  remettre  dans  le 
bon  chemin  ? 

Aveuglement  par  rapport  à  soi-même.  L  or- 
gueilleux est  d'autant  plus  sujet  à  se  tromper  et  à  se 
laisser  tromper  sur  ses  qualités  personnelles,  que 
son  erreur  lui  plaît ,  parce  qu'elle  lui  est  avantageuse. 

Ce 


ET   SES   EFFETS.  465 

Ce  qui  fait  que  souvent  il  est  tout  ce  qu'il  croit  ne 
pas  être,  et  qu'il  n'est  rien  de  tout  ce  qu'il  croit  être. 
Ce  pharisien  de  levangile  se  regarde  comme   un 
homme  irréprochable  et  sans  vice.  Je  ne  suis  pas  : 
et  quoi?  que  n'est-il  pas,  ou  que  pense-t-il  ne  pas 
être  ?  Il  se  vante  de  n'être  pas  semblable  aux  autres 
hommes,  et  surtout  de  n'être  pas  voleur  comme  eux , 
injuste   comme    eux ,    adultère  comme  eux.  Mais 
étrange  aveuglement  de  l'orgueil ,  dit  saint  Augustin  ! 
Non-seulement  le  pharisien  est  semblable  aux  autres 
hommes,  mais  il  est  pire  que  les  autres  hommes ,  puis- 
qu'avec  tous  ses  vices ,  qu'il  se  déguise  à  lui-même 
et  qui  égalent  au  moins  ceux  des  autres  hommes ,  il 
est  encore  le  plus  superbe  des  hommes.  Semblable 
aux  autres  hommes  :  car  on  peut  bien  juger  qu'il 
n'étoit  pas  différent  de  ces  autres  pharisiens  contre 
qui  le  Fils  de  Dieu  s'est  tant  de  fois  déclaré,  et  à 
qui  il  reprochoit  en  des  termes  si  forts  leur  obstina- 
tion,  leur  envie,  leur  animosité ,  leur  ambition, 
leur  intérêt,  leurs  intrigues,   leurs  cabales,  leurs 
violences ,  leur  mauvaise  foi ,  leur  hypocrisie.  Pire 
que  les  autres  hommes ,  puisqu'à  tous  ces   vices  il 
ajoutoit  la  présomption   et   l'orgueil,  qui  en   est 
le  comble.  Par  où  il  tomboit  encore  justement  dans 
les  mêmes  vices  qu'il  imputoit  à  tous  les  hommes, 
en  les  traitant  de  voleurs,   d'injustes ,  d'adultères. 
Car  sans  savoir  si  réellement  et  dans  le  sens  littéral 
il  étoit  tout  cela,  on  peut  toujours  dire,  continue 
saint  Augustin,  qu'il  l'étoit  dans  un  sens  plus  spiri- 
tuel et  plus  mauvais.  Et  en  effet,  c'éioit  un  voleur, 
puisqu'il  déroboitàDieu  sa  gloire  ;  c'étoil  un  injuste, 
TOME  xiv.  30 


466       CARACTÈRE  DE  L'ORGUEIL 

puisqu'en  se  glorifiant  lui-même  au  préjudice  de 
Dieu  ,  il  usurpoit  un  bien  qui  ne  lui  appartenoit  pas, 
et  dont  Dieu  est  jaloux  par-dessus  toute  chose; 
c'étoit  un  adultère,  puisqu'il  abusoit  des  dons  de 
Dieu,  et  qu'il  les  profanoit,  en  les  faisant  servir  à 
son  amour-propre  et  à  sa  vanité.  Or  voilà  ce  qu'il 
n'apercevoit  pas,  et  sur  quoi  l'orgueil  lui  fermoit  les 
yeux  :  de  sorte  qu'avec  toutes  ses  imperfections  et 
tous  ses  défauts,  il  ne  voyoit  rien  en  lui  de  répré- 
hensible  et  de  défectueux. 

C'est  ce  qui  nous  arrive  à  nous  -  mêmes ,  et  c'est 
le  déplorable  aveuglement  où  nous  vivons.  Nous 
avons  des  vices  que  nous  ne  connoissons  pas  ;  et 
pourquoi  ne  les  connoissons-nous  pas  ?  parce  que 
notre  orgueil  nous  fascine  tellement  la  vue  ,  que 
découvrant ,  selon  la  figure  de  Jésus-Christ ,  jusqu'à 
un  fétu  dans  l'œil  d'autrui  ,  nous  ne  remarquons 
pas  dans  le  notre  jusqu'à  une  poutre.  Des  vices  que 
nous  ne  connoissons  pas  ,  parce  que  nous  ne  les 
voulons  pas  connoître  ;  et  pourquoi  ne  les  voulons- 
nous  pas  connoître  ,  pourquoi  ne  prenons  -  nous 
aucun  soin  de  les  connoître,  pourquoi  rejetons-nous 
même  tous  les  moyens  de  les  connoître  ,  pourquoi 
n'écoutons-nous  ni  conseils  ,  ni  remontrances  ,  ni 
remords  intérieurs  ,  ni  réflexions  capables  de  nous 
les  faire  connoître  ?  c'est  que  cette  connoissance 
nous  traceroit  de  nous  -  mêmes  une  image  désa- 
gréable; c'est  qu'elle  nous  détromperoit  de  la  bonne 
opinion  que  nous  avons  de  nous-mêmes  ,  et  où  nous 
aimons  à  nous  entretenir  ;  c'est  qu'elle  nous  appren- 
droit  ce  que  nous  ne  voulons  point  savoir ,  qui  est 


ET   SES   EFFETS.  46j 

de  nous  humilier.  Des  vices  que  nous  ne  connoissons 
pas,  mais  que  le  monde  conuoît  ,  et  qui  donnent 
lieu  à  ses  railleries  et  à  ses  discours.  Car  il  n'est  rien 
qui  pique  davantage  le  monde  ,  ni  qui  excite  plus 
son  indignation  et  son  mépris ,  que  la  confiance  d'un 
homme  et  l'estime  qu  il  témoigne  de  lui  -  même  , 
lorsque  chacun  voit  ses  foiblesses  ,  et  qu'il  n'y  a  que 
lui  à  qui  elles  soient  cachées.  On  demande  s'il  ne  se 
trouvera  personne  qui  Véclaire ,  et  l'on  attend ,  pour 
son  bien  et  pour  son  instruction ,  que  quelque  occa- 
sion mortifiante  le  désabuse  ,  et  le  tire  de  l'ignorance 
où  il  est.  Des  vices  que  nous  ne  connoissons  pas  , 
parce  que  nous  ne  jugeons  de  nous-mêmes  que  par 
comparaison  avec  d'autres  qui  semblent  plus  vicieux; 
que  nous.  Le  pharisien  se  comparoit  avec  le  publi- 
cain  ,  et  nous  nous  comparons  avec  celui  -  ci  ,  ou 
avec  celui-là  ,  gens  scandaleux  et  décriés.  Or ,  dans 
cette  comparaison  ,  nos  vices  disparoissent  :  mais 
bientôt  ils  se  montreroient  à  nous  dans  toute  leur 
difformité  et  toute  leur  laideur  ,  si  nous  venions  à 
nous  mettre  en  parallèle  avec  tels  et  tels  dont  les 
exemples  nous  confondroient.  Des  vices  que  nous 
ne  connoissons  pas  ,  parce  que  nous  ne  comptons 
pour  quelque  chose  que  certains  vices  grossiers  qui 
corrompent  les  sens  ;  que  certaines  actions  basses 
qui  portent  leur  honte  avec  elles  ,  et  avec  leur  honte 
leur  remède. 

Mais  outre  ces  vices  dont  peut  -  être  on  a  eu  le 
bonheur  de  se  garantir  ,  il  y  a  des  vices  de  l'esprit , 
des  vices  du  cœur  ,  des  vices  de  l'imagination ,  des 
vices  du  naturel ,  des  vices  de  l'humeur  ;  il  y  a  des 

3o. 


468  CARACTÈRE   DE  L'ORGUEIL 

passions  ,  des  inclinations  ,  des  entêtemens  ,  des 
caprices ,  des  légèretés  ,  des  inconstances ,  des  aver- 
sions ,  des  haines  ,  des  mensonges ,  des  dissimula- 
lions  ,  et  le  reste.  Ce  sont  des  vices  ;  mais  parce  que 
ce  sont  des  vices  secrets ,  ou  parce  qu'ils  ont  une 
apparence  moins  odieuse  ,  on  se  les  passe  aisément, 
et  l'on  n'y  fait  qu'une  attention  très  -  légère.  Ainsi 
ces  vices  ne  diminuent  rien  de  l'idée  qu'on  a  de 
soi-même.  Mais  si  l'on  ne  se  laissoit  pas  aveugler 
par  l'orgueil ,  on  se  diroit  :  Il  est  vrai  ,  je  ne  fais 
tort  à  personne  3  non  plus  que  le  pharisien  ;  je  ne 
suis  point  un  usurpateur ,  je  ne  suis  point  dans  le 
désordre  et  la  débauche  ;  mais  du  reste  j'ai  un  esprit 
difficile  ,  mais  j'ai  une  imagination  bizarre  ,  mais  j'ai 
un  cœur  indifférent,  mais  j'ai  un  naturel  colère  et 
brusque  ,  mais  j'ai  une  humeur  dure  et  intraitable  ; 
je  suis  obstiné  dans  mes  pensées  ,  violent  dans  mes 
désirs  ,  ambitieux  dans  mes  projets  ,  malin  dans  mes 
jugemens ,  aigre  dans  mes  ressentimens  ,  piquant 
dans  mes  paroles  ,  infidèle  dans  mes  promesses  , 
précipité  dans  mes  résolutions  ,  déguisé  dans  mes 
desseins  ,  lâche  et  négligent  dans  la  pratique  de 
mes  devoirs.  Voilà  ce  qu'on  se  diroit  ,  et  ce  qu'on 
ne  se  dit  pas  ,  parce  que  notre  orgueil  en  souiïriroit , 
et  qu'on  ne  veut  rien  voir  en  soi  qui  puisse  lui  don- 
ner la  moindre  atteinte.  On  se  considère  par  le  bon 
côté  ,  et  l'on  s'arrête  là  ,  sans  rien  examiner  de  plus  , 
ni  tourner  ailleurs  ses  regards.  C'est  pourquoi  Dieu, 
par  un  trait  de  miséricorde ,  permet  quelquefois 
qu'une  ame  s'oublie  en  certaines  rencontres  ,  et 
qu'elle  s'abandonne  à  des  fautes  grièves  ,   qui  dans 


ET   SES   EFFETS,  46*9- 

la  suite  lui  deviennent  plus  utiles  que  l'état  où  elle 
étoit ,  quoique  moins  criminel  ,  parce  que  ces  chutes 
lui  apprennent  à  se  connoître  ,  et  en  se  connoissant 
mieux ,  à  ne  plus  tant  présumer  d'elle-même  ,  mais 
à  s'en  défier. 

V.  Je  jeûne  deux  fois  la  semaine  ;  je  donne  la 
dime  de  tous  mes  biens.  Autre  aveuglement  de 
l'orgueilleux  ;  il  croit  avoir  des  vertus  qu'il  n'a  pas. 
Qu'entend  le  pharisien  ,  quand  il  dit  qu'il  jeûne  deux 
fois  la  semaine ,  et  qu'il  donne  la  dîme  de  tous  ses 
biens?  il  veut  dire  par  là  ,  qu'il  est  fort  mortifié  et 
fort  pénitent  ,  qu'il  est  homme  religieux  et  fidèle 
observateur  de  la  loi.  Mais  avec  tous  les  jeûnes  qu'il 
pratiquoit ,  et  toutes  les  dîmes  qu'il  payoit ,  il  n'avoit 
m  la  vertu  de  pénitence  ,  ni  la  vertu  de  religion  : 
comment  cela?  parce  que  la  vertu  ne  consiste  pas 
précisément  dans  les  œuvres  ,  mais  dans  l'esprit  qui 
les  anime  et  qui  les  sanctifie.  Elle  n'est  vertu  qu'au- 
tant qu'elle  procède  de  Dieu  et  qu'elle  tend  à  Dieu  , 
qu'autant  que  Dieu  en  est  le  principe  et  que  Dieu 
en  est  la  fin  ,  qu'autant  que  c'est  un  don  de  Dieu 
et  un  fruit  de  la  grâce  de  Dieu.  Mais  si  c'est  l'or- 
gueil qui  la  produit  ;  si  c'est  l'orgueil  qui  l'inspire  , 
qui  la  soutient,  qui  la  fait  agir  ,  la  grâce  alors  n'y 
a  plus  de  part  ;  Dieu  n'en  est  plus  le  motif,  et  par 
conséquent  ce  n'est  plus  qu'un  fantôme  et  une 
ombre  de  vertu.  Le  pharisien  pouvoit  donc  jeûner , 
et  n'avoir  pas  la  vertu  de  pénitence  ;  il  pouvoiî 
donner  la  dîme  de  tous  ses  biens ,  et  n'avoir  pas  la 
vertu  de  religion  :  pourquoi  ?  parce  qu'il  ne  jeûnoit 


4;0  CARACTÈRE   DE   i/ORGUÊIL 

et  qu'il  ne  payoit  si  abondamment  la  dîme  que  par 
orgueil. 

Importante   vérité   dont   nous  pouvons  et  nous 
devons  faire  l'application  à  tant  d'œuvres  chrétiennes 
que  l'orgueil  empoisonne  ,  et  qu'il  dégrade  aux  yeux 
de  Dieu.  Ce  sont  de  bonnes  œuvres  ,  à  les  regarder 
en  elles-mêmes,  et  à  n'en  considérer  que  la  subs- 
tance :  on  prie ,  on  passe  les  heures  entières  devant 
les  autels,  on  chante  les  louanges  du  Seigneur,  on 
assiste  à  toutes  les  assemblées  de  piété ,  on  y  est  le 
plus  assidu  ,  et  l'on  y  paroît  avec  l'extérieur  le  plus 
composé  et  le  plus  dévot.  Ce  sont  des  œuvres  utiles 
au  prochain  :  on  s'intéresse  pour  les  pauvres  ,  on  les 
soulage  par  les  aumônes  qu'on  leur  fait ,  et  par  celles 
qu'on  leur  procure;  on  visite  les  malades  ,  on  prend 
soin  des  hôpitaux  ,  des  prisons,  de  tout  ce  qu'il  y  a 
d'infirmes  et  de  nécessiteux  dans  un  quartier  ;   on 
contribue  à  des  établissemens  de  charité  ,  et  l'on  se 
retranche  pour  avoir  de  quoi  y  fournir.  Ce  sont  des 
œuvres  même  tout  apostoliques  :  on  annonce  la  pa- 
role de  Dieu  ,  on  instruit  les  peuples,  on  enseigne 
les  ignorans  ,  on  dirige  les  consciences  ,  on  arrête 
les  procès ,  on  accommode  les  différends  ,  on  rap- 
proche les  cœurs  et  on  les  réconcilie.  Ce  sont  des 
œuvres  pénibles  et  laborieuses  :  on  se  consume  de 
travaux  dans  une  profession  ,  dans  un  emploi ,  dans 
un  ministère  ;  on  s'éloigne  du  inonde  ,  et  on  se  prive 
de  toutes  ses  douceurs;  on  se  réforme  dans  les  ha- 
bits ,  dans  le  train  ,  dans  les  ameublemens  ,  et  l'on 
se  réduit  à  un  état  simple  et  sans  faste  ;  on  s'assu- 


ET   SES   EFFETS.  4;i 

jettit  à  un  genre  de  vie  austère,  et  de  la  plus  haute 
perfection.  Mais  tout  cela  néanmoins  ,  ce  ne  sont 
point  des  œuvres  vraiment  vertueuses ,  ni  de  quelque 
valeur  auprès  de  Dieu ,  dès  que  l'orgueil  s'y  mêle , 
et  qu'il  y  répand  sa  contagion.  On  fait  le  bien  sans 
être  homme  de  bien  ,  et  l'on  pratique  les  devoirs  du 
christianisme  sans  être  chrétien.  Car  le  bien  qu'on 
fait,  on  le  fait  en  mondain  ;  et  les  devoirs  qu'on 
pratique  ,  on  les  pratique  en  païen  ,  puisque  c'est 
pour  une  gloire  toute  humaine. 

Ecueii  de  la  vaine  gloire,  écueil  le  pins  subti!  et 
le  plus  dangereux.  Il  est  à  craindre  pour  toutes 
sortes  de  personnes  ;  mais  on  peut  dire  qu'il  l'est 
singulièrement  pour  ceux-là  mêmes  ou  celles  qui 
vivent  dans  une  plus  grande  régularité  ,  et  qui  sem- 
blent s'avancer  avec  plus  de  progrès  dans  le  chemin 
de  la  vertu.  Aussi  est-ce  à  eux  que  le  Fils  de  Dieu 
s'adresse  spécialement ,  quand  il  nous  exhorte  à  nous 
préserver  des  atteintes  de  l'orgueil  :  Gardez-vous 
de  faire  vos  bonnes  actions  devant  les  hommes , 
njin  d'en  être  vus  (i)  ,  et  afin  qu'ils  conçoivent  pour 
vous  de  l'estime.  Il  leur  est  plus  aisé  de  se  défendre 
du  piège  de  l'intérêt,  et  de  toutes  les  convoitises 
qui  corrompent  les  sens  :  mais  le  piège  de  la  vaine 
gloire  est  si  délicat,  si  imperceptible,  et  d'ailleurs 
si  engageant  et  si  touchant ,  qu'il  est  d'une  extrême 
difficulté  de  l'éviter.  Difficulté  qui  croît  selon  que 
les  exercices  et  les  fonctions  où  l'on  s'occupe  ont 
plus  d'apparence  et  plus  d'éclat  au  dehors.  11  est  si 

(i)Matth.6. 


4"J  2  CARACTÈRE  DE  L5ORGUEIL  ET  SES  EFFETS, 
doux  de  recevoir  sans  cesse  des  éloges,  et  d'être 
honoré  ,  respecté  de  tout  le  monde  ;  si  doux  de 
s'entendre  nommer  un  modèle  de  piété  ,  de  charité, 
de  zèle  ,  le  refuge  des  pauvres ,  la  consolation  des 
affligés,  la  ressource  de  l'innocence,  l'appui  de  la 
justice ,  le  mobile  et  l'ame  de  toutes  les  oeuvres 
saintes,  l'exemple  de  la  cour  ,  l'édification  d'une 
ville  ,  l'apôtre  d'un  pays  ,  le  maître  de  l'éloquence 
et  le  premier  entre  les  ministres  évangéliques ,  l'hon- 
neur du  clergé,  le  défenseur  de  la  religion,  le  sou- 
tien même  et  le  chef  d'une  secte  :  tous  ces  noms , 
dis-je ,  sont  si  flatteurs ,  que  les  plus  spirituels  s'y 
laissent  prendre,  et  qu'ils  y  trouvent  un  goût  dont 
peut-être  ils  ne  veulent  pas  s'apercevoir,  mais  qui 
ne  se  fait  que  trop  sentir.  Que  ce  goût ,  ou  plutôt 
que  cette  fausse  gloire  qui  le  fait  naître  et  qui  les 
pique  ,  vînt  à  leur  manquer  ,  c'est  alors  qu'ils  se- 
roient  étrangement  déconcertés  :  marque  évidente 
qu'ils  y  étoient  beaucoup  plus  sensibles  qu'ils  ne 
pensoient.  Cependant  on  s'imagine  amasser  de  grands 
trésors  de  mérites.  On  compte  ses  vertus ,  comme 
le  pharisien  :  mais  ce  sont  des  vertus  de  pharisien  ; 
Dieu  ne  les  reconnoît  point ,  et  il  ne  les  récompense 
point.  Ces  riches  prétendus ,  ils  se  sont  endormis  ; 
toute  leur  vie  se  passe  en  des  songes  agréables  et 
en  de  spécieuses  illusions  :  mais  au  moment  de  la 
mort  où  ils  commenceront  à  s'éveiller ,  quelle  sera 
leur  surprise  de  n'avoir  rien  dans  les  mains  (•)» 
et  de  voir   toutes  leurs  espérances  s'évanouir  !  Le 

(i)  Ps.  75. 


CARACTÈRE  DE  L'HUMILITÉ  ET  SES  EFFETS.     4"]  3 

remède  à  un  mal  si  pernicieux  ,  c'est  une  sincère  et 
profonde  humilité  ,  et  c'est  aussi  ce  que  1  évangile 
nous  propose  dans  la  pénitence  du  publicain. 

Caractère  de  t  Humilité  ,  et  ses  effets  salutaires 
dans  le  publicain. 

I.  Le  publicain  se  tenant  éloigné.  Voici  une  image 
bien  différente  de  l'autre.  C'est  un  publicain  et  un 
pécheur,  mais  un  publicain  ,  mais  un  pécheur  hum- 
ble :  et  saint  Chrysoslôme  ne  craint  point  de  dire, 
que  l'état  même  du  péché  avec  l'humilité  ,  vaut 
mieux  que  l'état  de  justice  avec  l'orgueil  ;  parce  que 
l'orgueil  détruit  dans  peu  toute  la  piété  du  juste  }  au 
lieu  que  l'humilité  efface  le  péché  et  sanctifie  le 
pécheur  par  une  parfaite  conversion.  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  publicain  commence  d'abord  à  s'humilier 
par  la  place  qu'il  choisit  ;  c'est  la  plus  éloignée  de 
l'autel ,  c'est  la  dernière  ,  parce  qu'il  se  regarde  comme 
le  dernier  de  tous.  Il  se  connoît  lui-même,  et  cette 
connoissance  qu'il  a  de  lui-même  est  le  fondement 
de  son  humilité.  Il  sait  de  quelle  manière  il  s'est 
comporté  pendant  de  longues  années  ;  il  sait  de 
combien  d'injustices,  de  fraudes,  de  vexations,  de 
crimes  il  s'est  rendu  coupable  :  il  le  sait,  et  c'est  ce 
qui  lui  fait  sentir  toute  son  indignité.  Or  ce  senti- 
ment de  son  indignité  c'est  en  même  temps  ce  qui 
le  porte  à  se  ravaler  autant  qu'il  peut  et  à  se  mettre 
au  plus  bas  rang.  Le  pharisien  s'étoit  placé  jus- 
qu'auprès de  l'autel ,  le  peuple  s'étoit  avancé  dans 
le  temple;  mais  lui,  il  ne  se  juge  pas  digne  d'y 


'4;4  CARACTÈRE   DE   L'HUMILITÉ 

entrer  ,  ni  de  prier  avec  eux.  Il  demeure  à  la  porte, 
les  genoux  en  terre,  la  tête  penchée,  le  corps  pros- 
terné. Ce  n'est  pas  assez  :  mais  ,  selon  la  remarque 
de  saint  Chrysostôme  ,  dans  cette  disposition  si  hu- 
miliante ,  non-seulement  il  se  méprise  lui-même  , 
mais  consent  qu'on  le  méprise.  Le  pharisien  vient 
de  l'insulter ,  et  il  ne  répond  rien  à  l'insulte  qu'il  a 
reçue.  Il  pouvoit  néanmoins  user  de  récrimination, 
et  de  sa  part  il  eût  eu  bien  des  reproches  à  faire 
à  ce  faux  dévot  qui  l'outrageoit  si  mal  a  propos  et 
qui  le  condamnoit  avec  tant  de  témérité.  Mais  il 
ne  se  récrie  point  contre  lui,  il  ne  se  plaint  point, 
il  se  tait  ;  et  dans  le  silence ,  il  est  prêt  d'accepter 
les  traitemens  les  plus  injurieux.  Sont-ce  même  des 
injures?  il  ne  les  prend  point  de  la  sorte;  au  con- 
traire ,  il  est  persuadé  que  toutes  les  humiliations 
lui  sont  dues  ,  et  il  ne  lui  faut,  pour  l'en  convaincre, 
qu'un  retour  sur  soi-même  ,  et  que  la  vue  des  péchés 
dont  il  est  chargé. 

Nous  ne  nous  connoissons  pas  nous-mêmes  ,  et 
de  là  vient  que  nous  avons  tant  de  peine  à  nous 
humilier;  et  parce  que  nous  n'aimons  pas  à  nous 
humilier  ,  de  là  même  encore  il  arrive  que  non-seu- 
lement nous  ne  nous  connoissons  pas  ,  mais  que  nous 
ne  voulons  pas  nous  connoître.  Il  ne  faudroit  qu'un 
regard  sur  nous-mêmes  pour  découvrir  le  fond  de 
notre  misère ,  et  c'est  dans  ce  fond  de  misère  ,  dans 
ce  fumier  ,  selon  l'expression  de  saint  Jérôme  ,  que 
nous  trouverions  la  perle  précieuse ,  qui  est  l'hu- 
milité. Voilà  pourquoi  saint  Augustin  faisoit  si  sou- 
vent à  Dieu  cette  prière  :  Seigneur  ,  que  je  vous 


ET  SES  EFFETS.  4y5 

connaisse ,  parce  que  plus  je  vous  connaîtrai ,  plus 
je  vous  aimerai  ;  mais  tout  ensemble  ,  o  mon  Dieu  ! 
que  je  me  connoisse  moi-même  ,  parce  que  plus  je 
me  connoîtrai ,  plus  je  me  mépriserai.  Il  souhaitoit 
ardemment  d'acquérir  une  vertu  qu'il  savoit  être  la 
base  de  toutes  les  vertus;  et  d'ailleurs,  entre  les 
moyens  de  l'acquérir,  il  n'en  comprenoit  point  de 
plus  solide  et  de  plus  puissant  ,  que  de  s'ôter  à 
soi-même  le  voile  de  dessus  les  yeux  ,  de  se  repré- 
senter de  bonne  foi  tout  ce  qu'on  est ,  et  de  creuser 
profondément  dans  l'abîme  de  ses  foiblesses. 

Et  en  effet,  dès  que  nous  nous  mettons  à  creuser 
cet  abîme ,  quelle  idée  concevons-nous  de  nous- 
mêmes,  et  quels  sujets  d'humiliation  se  présentent 
à  nous  ?  le  détail  en  seroit  infini.  Sans  rien  dire  des 
infirmités  du  corps  et  de  tout  ce  qui  a  rapport  à  cette 
chair  terrestre  et  matérielle  ,  sortie  de  la  poussière 
et  destinée  à  y  retourner ,  quel  est  l'état  de  notre 
ame  ?  Que  d'erreurs  et  d'ignorances  dans  l'esprit  ; 
que  de  passions  et  de  malignité  dans  le  cœur  !  que 
de  corruption  dans  la  volonté  !  quel  penchant  au 
mal  !  quelle  inconstance  dans  le  bien  !  quels  égare- 
mensdans  toute  la  conduite  !  Ceci  est  général;  mais 
si  chacun  vouloit  en  particulier  se  rendre  compte  de 
toutes  ses  pensées,  de  toutes  ses  vues,  de  tous  ses 
sentimens  ,  de  toutes  ses  inclinations  vicieuses  , 
de  toutes  ses  paroles,  de  toutes  ses  actions,  de 
tout  ce  qu'il  a  commis  de  péchés  et  de  tout  ce 
qu'il  en  commet  chaque  jour ,  de  ses  fragilités 
sans  nombre  ,  de  ses  infidélités  ,  de  ses  chutes 
et  de  ses  rechutes  continuelles  ;  y  a-t-il  personne  , 


4;6  CARACTÈRE  DE   L'HUMILITÉ 

même  parmi  les  plus  spirituels ,  qui  d'un  premier 
mouvement  ne  s'écriât  avec  le  Prophète  :  Qu'est-ce 
que  Vhomme  ,   Seigneur  ?  et  pour  ne  parler  que  de 
moi ,  que  suis- je, mon  Dieu ,  que  suis- je  devant  vous  ? 
Mais  que  serois-je  encore  dans  l'opinion  du  public, 
qui  peut-être  est  prévenu  de  quelque  estime  pour 
moi ,  parce  qu'il  ne  me  connoît  que  par  des  dehors 
trompeurs  ,  s'il  pouvoit  me  connoître ,  Seigneur , 
comme  vous  me  connoissez,  et  voir  au  dedans  de 
moi  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  et  de  plus  secret  ? 
Or  une  ame  touchée  de  cette  connoissance  d'elle- 
même  ,  et  se  jugeant  avec  les  lumières  de  la  grâce 
dans  la  droiture  de  la  raison  et  de  la  religion ,   n'a 
garde  d'ambitionner  de  vains  honneurs,  ni  de  cher- 
cher des  prééminences  qu'elle  ne  croit  point  lui  ap- 
partenir. Que  d'autres  soient  élevés  au-dessus  de  sa 
tête  ;  que  dans  une  cour ,  dans  une  compagnie  ,  on 
leur  défère  les  premières  dignités;  que  d'eux-mêmes 
et  de  leur  autorité  propre  ,  à  l'exemple  du  pharisien, 
ils  s'emparent  de  certains  rangs  et  se  donnent  cer- 
taines   distinctions  :  l'humble   chrétien  se   tient  à 
l'écart ,  reste  volontairement  en  arrière  ,  et  se  plaît 
dans  son  obscurité.  Qui  que  ce  soit  qu'on  lui  pré- 
fère et  qui    passe   devant  lui  ,   il  n'en    conçoit  ni 
jalousie,  ni  chagrin.  On   ne   l'entend  point  se   ré- 
pandre là-dessus  en   murmures  ,   ni   s'épancher  en 
termes  amers.  Bien  loin  de  cela,  il  semble,  à  l'en- 
tendre   parler,  qu'on   ne   lui  fait   jamais  de  tort, 
et  qu'à  son   égard  ,  ce  qui   paroît  oubli ,  délaisse- 
ment,  rebut,   mépris,  est  moins  une  injure  qu'une 
justice  qui  lui  est  rendue.  11  ne  lui  faut  donc  point 


ET   SES    EFFETS.  4?7 

de  consolations  humaines, il  ne  lui  faut  point  de  ré- 
parations ni  de  satisfactions.  Il  consent  à  tout,  quel- 
que indifférence  qu'on  lui  témoigne  ;  il  est  content 
de  tout. 

Quelle  morale  pour  le  monde ,  et  quelle  morale 
surtout  pour  les  grands  du   monde  !  quel   étrange 
paradoxe  !   car   voilà   ce  que   toute   la  philosophie 
païenne  n'a  jamais  compris  et  ce  que  le  monde  pro- 
fane ne  peut  encore   comprendre;  voilà  ce  qui  le 
scandalise ,  et  ce  qu'il  ose  traiter  de  bassesse.  Mais 
que  ce  qui  est  bas  et  méprisable  selon  le  monde ,  est 
sublime  et  relevé  selon  Dieu  !  Le  miracle  de  l'humi- 
lité évangélique  et  en  quoi  consiste  son  excellence  , 
c'est  d'avoir  pu  former  de  la  sorte  des  hommes  supé- 
rieurs à  toutes  les  vanités  du  siècle  et  à  ses  frivoles 
idées;  des  hommes  incapables  de  se  laisser  éblouir 
par  un  faux  lustre  et  par  une  grandeur  imaginaire; 
des  hommes  assez  éclairés  pour  savoir  se  priser  au 
juste,  et  assez  solides  pour  ne  se  point  estimer  et  ne 
vouloir  point  être  estimés  plus  qu'ils  ne  valent,   et 
que  ne  vaut  tout  homme  comme  eux  ;  des  hommes 
remplis  de   cette  grande  maxime  de  l'Apôtre,  que 
quiconque  se  figure  être  quelque  chose ,  quoiqu'il  ne 
soit  rien  y  se  trompe  lui-même  (i);  des  hommes  par 
conséquent  ennemis  de   toute  ostentation ,  de  tout 
faste ,  et  mettant  leur  gloire  et  leur  bonheur  en  cette 
vie  à  participer  aux  opprobres  de  Jésus-Christ.  Tels 
sont  les  humbles  du  christianisme ,  je  dis  les   vrais 
humbles.  Ils  sont  rares ,  mais  il  y  en  a  eu  ,  et  il  y  en  a. 
Plaise  au  ciel  qu'il  y  en  ait  toujours  dans  l'Eglise 

(i)  Gai.  6. 


4;8  CARACTÈRE    DE    L'HUMILITÉ 

de  Dieu!  Or  il  y  en  aura  tant  que  nous  ne  perdrons 
point  nous-mêmes  de  vue,  c'est-à-dire,  tantquenous 
ne  perdrons  point  le  souvenir  de  notre  pauvreté, 
de  notre  insuffisance,  et  même  de  notre  néant,  soit 
dans  1  ordre  de  la  nature ,  soit  dans  l'ordre  de  la 
grâce.  Nous  ne  chercherons  plus  alors  à  nous  pro- 
duire ni  à  dominer. 

IL  //  nosoit  leter  les  yeux  au  ciel.  Une  sainte 
confusion  lui  faisoit  baisser  les  yeux.  Tandis  que  le 
pharisien  promenoit  avec  audace  ses  regards  dans 
toute  l'assemblée  ,  le  publicain  n'avoitpas  l'assurance 
de  porter  la  vue,  ni  vers  le  ciel ,  ni  vers  l'autel ,  ni 
vers  aucun  de  ceux  qui  étoient  présens.  Touché  des 
remords  de  sa  conscience,  tremblant  et  interdit,  il 
s'imaginoit  que  tout  lui  reprochoit  ses  iniquités,  et 
que  tout  se  tournoit  contre  lui  :  le  ciel  dont  il  avoit 
tant  de  fois  allumé  la  colère ,  et  de  qui  il  ne  pensoit 
pas  pouvoir  mériter  quelque  grâce;  l'autel  où  rési- 
doit  le  Dieu  d'Israël,  vengeur  de  la  veuve  et  de  l'or- 
phelin qu'il  avoit  opprimés  et  de  tous  les  droits  qu'il 
avoit  violés  ;  ceux  qui  éioient  présens  et  qui  assis- 
taient à  cette  prière  publique ,  lesquels  avoient  été 
si  souvent  témoins  de  ses  violences  et  de  ses  concus- 
sions, et  dont  plusieurs  en  avoient  ressenti  les  effets. 
Il  ne  pouvoit  donc  jeter  nulle  part  les  yeux,  qu'il 
n'y  trouvât  des  accusateurs  qui  le  confondoient , 
ou  des  juges  qui  le  condamnoient  ;  et  il  ne  lui  res- 
toit  que  de  regarder  humblement  la  terre,  et  de 
soutenir,  sans  entreprendre  de  se  justifier,  toute  la 
honte  de  son  état. 

Quand  l'humilité  est  dans  le  cœur,  elle  se  montre 


ET    SES    EFFETS.  479 

jusque  sur  le  visage  et  paroît  dans  tout  l'extérieur. 
Ce  n'est  pas  qu'elle  affecte  de  se  montrer  et  de  pa- 
roîire  :  ce  ne  seroil  plus  humilité,  mais  orgueil  dé- 
guisé sous  le  masque  de  l'humilité.  Un  vrai  humble 
est  aussi  soigneux  de  cacher  son  humilité,  que  toutes 
ses  autres  vertus ,  ou  plutôt  il  est  humble  sans  savoir 
qu'il  l'est,  et  il  ne  le  seroit  pas  du  moment  qu'il  se 
flatteroit  de  l'être.  Néanmoins ,  de  même  que  la 
gloire  ,  selon  la  parole  de  saint  Jérôme ,  suit  la  vertu  , 
comme  l'ombre  suit  le  corps,  de  même  y  a-t-il  des 
signes  par  où  l'humilité  se  fait  voir ,  toute  attentive 
qu'elle  est  à  se  cacher;  et  c'est  surtout  par  une  pu- 
deur modeste  qui  accompagne  toutes  les  œillades  , 
tous  les  gestes ,  tous  les  mouvemens ,  toutes  les  ac- 
tions d'une  personne.   Elle  ne  s'en   aperçoit  pas  ; 
mais  on  y  fait  réflexion  sans  qu'elle  y  pense ,  et  on  en 
est  édifié.  D'où  lui  vient  cette  modestie,  cette  pudeur 
si  engageante  et  si  aimable?  il  y  en  a  deux  prin- 
cipes: l'un  est  l'estime  dont  l'humilité  nous  prévient 
à  l'égard  du  prochain ,  et  l'autre  est  la  défiance  que 
l'humilité  nous  donne  de  nous-mêmes.  Car  de  cette 
estime  du  prochain,  il  s'ensuit  que  si  l'on  parle  ,  si 
l'on  s'entretient ,  si  l'on    traite  avec  quelqu'un  ,  on 
ne  sort  jamais  des  termes  du  respect  qu'on  croit  lui 
devoir  ;  et  de  cette  défiance  de  soi-même  naît  une 
espèce  de  timidité  qui  nous  sert  de  frein  pour  me- 
surer nos  discours,  pour  recueillir  nos  regards,  pour 
régler  toute  notre  contenance  et  composer  toutes 
nos  manières. 

Mais  où  l'humilité  devient  encore  plus  respec- 


480  CARACTÈRE   DE   L'HUMILITÉ 

tueuse,  et  où  elle  inspire  plus  de  retenue  et  plus  de 
requeillement ,  c'est  dans  l'exercice  de  la  pénitence, 
et  dans  les  pratiques  religieuses  qui  appellent  l'ame 
fidèle  en  la  présence  du  Seigneur ,  et  devant  les  au- 
tels du  Dieu  vivant.  Comment  un  pénitent,  j'en- 
tends un  pénitent  tel  qu'il  doit  être ,  c'est-à-dire, 
couvert  de  la  même  confusion  que  le  publicain  ,  pé- 
nétré des  mêmes  sentimens  de  douleur  et  des  mêmes 
regrets,  rougissant  de  ses  ingratitudes  envers  Dieu, 
ne  se  dissimulant  rien  ,  ni  de  la  multitude,  ni  de  la 
grièveté  de  ses  offenses,  se  considérant  comme  un 
objet  de  haine  et  se  reconnoissant  digne  d'une  dam- 
nation éternelle;  comment,  dis-je  ,  ce  pénitent  ap- 
proche-t-ii  du  saint  tribunal  ?  comment  s'abaisse- 
t-il  aux  pieds  du  ministre  de  Je'sus-Ghrist  ?  Humi- 
lié ,  presque  affaissé  sous  le  poids  de  ses  péchés , 
ose-t-il  lever  la  tête  ,  ose-t-il  ouvrir  la  bouche  ?  et 
tout  disposé  qu'il  est  à  découvrir  les  plaies  de  son 
ame  par  une  humble  confession ,  oseroit-il  s'énoncer 
et  s'expliquer,  si  le  devoir  ne  l'y  obligeoit  et  s'il  n'étoit 
soutenu  des  exhortations  paternelles  et  des  con- 
solations qu'il  reçoit  du  prêtre  à  qui  la  Providence 
l'a  adressé?  Pudeur  et  retenue  qui,  de  tous  les  té- 
moignages sensibles  d'une  sincère  pénitence ,  est  un 
des  plus  apparens  et  des  plus  certains  :  au  lieu  que 
rien  ne  rend  la  pénitence  plus  suspecte  que  ces  airs 
ou  d'indifférence  et  de  dissipation,  ou  même  de  hau- 
teur et  de  présomption ,  qu'apportent  une  infinité 
de  mondains ,  à  un  sacrement  dont  le  caractère  essen- 
tiel est  d'humilier  l'homme,  et  de  le  réduire  au  rang 

d'un 


ET   SES   EFFETS.  48l 

d'un  criminel  sans  excuse  et  sans  défense  ,  mais  qui 
réclame  la  bonté  du  souverain  juge  e*  qui  demande 
miséricorde. 

De  plus ,  comment  l'ame  fidèle  entre-t-elle  dans 
îa  maison  de  Dieu  ,  et  comment  va-t-elle  s'acquitter 
de  ses  pratiques  de  religion  ?  comment  assiste-t-elle 
à  l'adorable  sacrifice?  comment  participe-t-elle  aux 
sacrés  mystères  ?  comment  prie-t-elle  dans  le  sanc- 
tuaire ?  Frappée  de  la  majesté  suprême  du  Tout- 
puissant  et  de  la  distance  infinie  qui  relève  le  Créa- 
teur au-dessus  d'une  vile  créature  ,  que  peut  -  elle 
faire  autre  chose  que  d'admirer  ,  que  d'adorer,  que 
de  s'anéantir  autant  qu'il  lui  est  possible  ,   et  de 
trembler  ?  Ces  anges  que  vit  le  Prophète  auprès  du 
îiône  du   Seigneur  ,   se  voiloient  îa  face  de  leurs 
aîles  ,  ne  pouvant  contempler  la  gloire  du  Très-haut , 
ni  soutenir  1  éclat  de  sa  grandeur.  Or  ,  la  foi  lui  re- 
trace toute  cette  gloire  ;  et  à  cette  grandeur  divine  , 
l'humilité  lui  fait  opposer  toute  sa  petitesse.  Dans 
cette  comparaison  ,  plus  Dieu  lui  paroît  grand ,  plus 
elle  se  voit  petite  et  abjecte.  Hé  !  Seigneur,  qu'êtes- 
vousetque  suis-je  ?  qu'êtes-vous,  Dieu  de  l'univers? 
et  que  suis-je  ,  moi  ver  de  terre  ,  moi  cendre  et 
poussière  ?  De  là  cette  frayeur  qui  la  saisit  ;  et  dans 
ce  saisissement,  dans  cette  frayeur,  laisse-t-elle  un 
ïttoment  ses  sens  se  distraire  et  s'égarer?  Le  respect 
le  plus  profond  les  retient  tous  ,   et  tandis  qu'elle 
s'abîme  intérieurement,  et,  pour  ainsi  parler,  qu'elle 
se  concentre  toute  entière  au-dedans  d'elle-même, 
on   diroit  au  dehors  qu'elle  est  immobile  et  sans 
action. 

TOME   XIV.  •  Si 


482  CARACTÈRE   DE   L'HUMILITÉ 

III.  Mais  il  se  frappoit  la  poitrine.  Ce  n'étoït 
pas  en  secret ,  mais  publiquement.  Il  ne  se  contente 
pas  de  confesser  à  Dieu  ses  offenses;  mais  pour  lui 
en  faire  une  réparation  plus  authentique  ,  et  pour  en 
lever  le  scandale  ,  il  les  confesse  devant  une  nom- 
breuse assemblée.  Car  quand  il  se  frappe  la  poitrine 
à  la  vue  de  tout  le  monde ,  c'est  comme  s'il  disoit  : 
J'ai  péché  et  j'en  fais  hautement  l'aveu.  Que  cet  aveu 
coûte  à  l'orgueil ,  et  que  c'est  un  grand  triomphe 
pour  l'humilité  ! 

Nous  péchons  tous  ,  et  nous  sommes  tous  sujets 
à  faire  des  fautes.  Tel  est  le  malheur  de  la  condi- 
tion humaine  ,  dans  cette  chair  fragile  dont  nous 
sommes  revêtus  ,  et  c'est  de  quoi  les  saints  gémis- 
soient ,  et  ce  qui  leur  faisoit  demander  à  sortir  de 
cette  vie.  Mais  si  nous  sommes  tous  pécheurs ,  c'est 
du  reste  un  avantage  qui  n  est  pas  donné  à  tous  ,  de 
reconnoître  les  fautes  où  nous  tombons  ,  et  d'en 
convenir  de  bonne  foi ,  soit  devant  Dieu  dans  le 
fond  de  la  conscience ,  soit  devant  les  hommes ,  selon 
les  conjonctures  et  les  occurrences.  Il  y  a  de  ces 
esprits  ailiers  ,  et  tellement  préoccupés  de  tout  ce 
qu'ils  pensent ,  de  tout  ce  qu'ils  disent ,  de  tout  ce 
qu'ils  font ,  qu'ils  se  croient  en  quelque  sorte  impec- 
cables. Il  semble  qu'ils  soient  infaillibles  dans  toutes 
leurs  paroles,  et  irrépréhensibles  dans  toutes  leurs 
actions.  Du  moins  ont  -  ils  toujours  des  prétestes 
pour  se  persuader  que  la  raison  est  de  leur  côté  f 
qu'ils  jugent  bien  des  choses  ,  qu'ils  parlent  bien  , 
qu'ils  agissent  bien  ,  et  que  ce  seroit  très-injustement 
qu'on  voudroit  les  censurer  et  les  blâmer.  D'autres 


ET  SES   EEEETS.  483 

sont  avec  eux  -  mêmes  de  meilleure  foi  ,  et  ne 
s'aveuglent  point  assez  pour  ne  pas  remarquer  dans 
îes  rencontres  en  quoi  ils  manquent  ,  et  ce  qu'il  y 
a  dans  leur  procédé  de  défectueux  et  de  condam- 
nable. Ils  se  rendent  sur  cela  ,  à  leur  propre  tri- 
bunal ,  toute  la  justice  qu'ils  méritent ,  et  ils  ne 
peuvent  ignorer  qu'ils  se  sont  mépris  en  telle  af- 
faire ,  qu'ils  se  sont  engagés  mal  à  propos  ,  qu'ils 
ont  fait  une  fausse  démarche  ,  qu'il  leur  est  échappé 
une  proposition  erronée  ,  qu'ils  ont  embrassé  un 
mauvais  parti  ,  en  un  mot  ,  qu'ils  ont  tort.  Ils  le 
voient  ;  mais  de  s'en  déclarer  >  mais  de  dire  avec 
ingénuité  :  Je  me  suis  trompé  ,  je  suis  en  faute  ;  je 
me  rétracte ,  ou  je  me  repens  ,  ce  sont  des  termes  que 
l'orgueil  ne  connoît  point.  Plutôt  que  de  les  pro- 
noncer ,  on  s'obstine  à  se  défendre  :  bien  ou  mal , 
il  n'importe.  On  a  raille  subtilités  toutes  prêtes  ,  et 
mille  faux  -  fuvans  ;  on  ne  passe  condamnation  sur 
rien  ,  et  en  voulant  se  disculper  et  se  tirer  d'em- 
barras ,  on  ne  fait  que  s'embarrasser  davantage  ,  et 
qu'ajouter  à  la  faute  qu'on  a  commise  de  nouvelles 
fautes ,  ou  à  l'erreur  qu'on  a  avancée  de  nouvelles 
erreurs. 

Or  ,  un  des  plus  heureux  effets  de  l'humilité  , 
c'est  d'éclairer  les  uns  et  de  les  guérir  des  préjugés 
avantageux  dont  ils  sont  prévenus  en  leur  faveur? 
et  une  de  ses  plus  belles  victoires  ,  c'est  de  fléchir 
l'obstination  des  autres  et  de  leur  faire  surmonter  le 
penchant  naturel  qu'ils  ont  à  soutenir  tout  ce  qui 
vient  de  leur  part  et  à  l'excuser.  Car  si  l'humilité  est 

3ju 


484  CARACTÈRE    DE    L'HUMILITÉ 

clairvoyante  ,  si  elle  est  ingénieuse  ,  c'est  à  décou- 
vrir dans  nous  jusques  aux  fautes  les  plus  légères  , 
et  môme  à  les  grossir  et  à  les  exagérer  ,  bien  loin 
de  les  pallier  à  nos  yeux  et  de  nous  les  déguiser.  Un 
homme  humble  n'a  point  de  peine  à  porter  la  sen- 
tence contre  lui  -  même  ,  et  n'a  point  de  juge  plus 
sévère  qu'il  l'est  de  lui-même.  Tout  ce  qu'il  fait,  il 
croit  ne  le  faire  que  d'une  manière  imparfaite  ,  et 
jusque  dans  ses  œuvres  les  plus  saintes  ,  il  trouve 
toujours  quelque  chose  à  reprendre.  Qu'est-ce  donc 
toutes  les  fois  qu'il  lui  arrive  ,  comme  il  arrive  aux 
plus  justes  ,  de  manquer  et  de  faillir  véritablement 
en  quelque  point  ?  Cherche-t-il  à  étouffer  le  remords 
qu'il  en  sent  ?  dispute-t-il  là  -  dessus  avec  sa  cons- 
cience ,  et  s'efïbrce-t-il  de  répondre  aux  reproches 
de  son  cœur  par  des  justifications  étudiées  ?  ima- 
gine-1- il  des  circonstances  qui  rendent  sa  chute 
moins  griève  ?  dit  -  il  que  c'est  surprise  et  inadver- 
tance ,  que  c'est  légèreté  et  une  vivacité  pardon- 
nable ,  que  c'est  une  bagatelle  ?  L'humilité  lui  fait 
prendre  bien  d'autres  senlimens.  Tout  ce  qui  est 
offense  de  Dieu  ou  offense  du  prochain ,  toute  faute  , 
de  quelque  nature  qu'elle  soit  ,  est  un  crime  dans 
sa  personne.  C'est  une  tache  dont  il  se  représente 
toute  la  laideur;  et  en  la  considérant  ,  il  n'est  at- 
tentif qu'à  ne  passer  pas  un  seul  irait  de  sa  difformité. 
Au  lieu  donc  de  prétendre  se  disculper  en  aucune 
sorte ,  il  est  le  premier  et  le  plus  zélé  à  s'accuser  en 
la  présence  de  Dieu  :  heureux  ,  dans  la  douleur  que 
lui  causent  les  fautes  dont  il  s'accuse  ,  d'en  liier  au 


ET   SES    EFFETS.  4^5 

moins  cet  avantage  ,  d'avoir  de  quoi  s'humilier  de 
plus  en  plus ,  et  de  quoi  concevoir  pour  lui-même 
un  plus  profond  mépris. 

Aussi  est-ce  par  là  que  les  saints  sont  parvenus  à 
un  tel  degré'  d'humilité  ,  que  tout  saints  et  grands 
saints  qu'ils  étoient ,  ils  s'estimoient  les  plus  grands 
pécheurs  du  monde.  Témoin  saint  François  d'Assise  , 
qui  disoit  que  sur  la  terre  il  ne  connoissoit  point  de 
plus  méchant  homme  que  lui.  Témoin  saint  Bernard, 
qui  s'appeloit  la  chimère  de  son  siècle,  voulant  faire 
entendre  que,  dans  la  profession  religieuse  qu  il  avoit 
embrassée  ,  il  n'étoit  rien  moins  que  religieux.  Té- 
moins une  infinité  d'autres.  Mais  comment  avoient- 
ils  d'eux-mêmes  de  pareilles  idées?  ]N'étoit-ce  point 
là  de  ces  façons  de  parler  qui  ne  sont  que  dans  la 
bouche  ?  pensoienl-ils  comme  ils  s'exprimoient ,  et 
le  pouvoient-ils  ?  Leurs  sentimens  ne  démentoient 
point  leurs  expressions  ;  ils  savoient  quelles  grâces 
ils  avoient  reçues  de  Dieu  ,  et  que  ces  grâces  parti- 
culières et  si  abondantes  étoient  autant  d'obligations 
de  s'attacher  à  lui  plus  étroitement  et  de  le  servir 
avec  plus  de  fidélité  et  plus  de  zèle.  Ils  savoient  que 
plus  ils  étoient  redevables  à  Dieu  ,  plus  ils  deve- 
noient  coupables,  ou  en  négligeant  d'accomplir  une 
seule  de  ses  volontés,  fût-ce  dans  le  sujet  le  moins 
important ,  ou  en  manquant  d'acquérir  un  seul  degié 
de  la  perfection  à  laquelle  il  les  appeloit.  Ils  se  per- 
suadoient  que  le  plus  grand  pécheur ,  s'il  eût  été 
prévenu  de  Dieu  comme  eux  ,  en  eût  beaucoup 
mieux  profité  ,  et  qu'il  auroit  mille  fois  plus  glorifié 
Dieu  qu'ils  ne  le  glorifioient.  Ils  étoient  également 


486  CARACTÈRE    DE    L'HUMILITÉ 

convaincus  que  d'eux-mêmes  ils  n'étoient  que  péché, 
et  que  si  Dieu  les  eût  livrés  à  la  corruption  de  leur 
cœur ,  il  n'y  eût  point  eu  de  pécheurs  plus  perdus 
et  plus  abandonnés  à  tous  les  vices.  De  cette  sorte  , 
n'attribuant  qu'à  Dieu  tout  le  bien  qui  éloit  en  eux, 
et  s'attribuant  à  eux-mêmes  tout  le  mal  qu'ils  avoient 
commis  ou  qu'ils  étoient  capables  de  commettre  ,  ils 
concluoient  qu'il  n'y  avoit  personne  à  qui  ils  eussent 
droit  de  se  préférer  ,  ni  personne  au-dessous  de  qui 
ils  ne  dussent  même  s'abaisser. 

L'humilité  ne  s'en  tient  pas  encore  là  ,  mais  elle 
va  plus  avant.  Ce  qu'elle  nous  fait  penser  de  nous- 
mêmes  ,  elle  nous  le  fait  avouer  avec  ingénuité, 
quoique  toujours  avec  discrétion  et  avec  prudence., 
Une  mauvaise  honte  ne  nous  retient  point  alors  ; 
elle  ne  nous  opiniâtre  point  à  soutenir  notre  sens  et 
notre  conduite  ;  elle  ne  nous  engage  point  dans  des 
contestations  qui  ne  finissent  jamais,  et  que  notre 
docilité  pourroit  terminer  dans  un  moment  ;  elle  ne 
nous  précipite  point  d'égaremens  en  égareraens  par 
une  répugnance  insurmontable  et  une  inflexible  ré- 
sistance à  céder  et  à  se  rendre.  On  se  soumet  sans 
difficulté,  on  souscrit  à  son  arrêt,  on  le  ratifie;  et 
par  celte  soumission  droile,  sage,  chrétienne,  on 
efface  tout ,  on  le  répare  ,  et  l'on  se  remet  dans  la 
bonne  voie. 

C'est  de  là  même  que  l'humilité  est  surtout  une 
disposition  si  nécessaire  pour  la  confession  des  pé- 
chés dans  le  tribunal  de  la  pénitence.  Combien  de 
pécheurs  et  de  pécheresses  n'ont  pas  le  courage  de 
révéler  leur  étala  un   confesseur,  et  de   lui  fûke 


ET   SES   EFFETS.  ^87 

eonnoître  les  désordres  où  la  passion  les  a  entraînés? 
Ils  voudroieni  se  vaincre  là-dessus;  mais  il  semble 
qu'ils  ne  le  puissent ,    tant  ils  sont  dominés  par  la 
crainte  qui  les  arrête.  Ils  laissent  donc  couler  les 
années  entières  ,  sans  approcher  du  sacrement  ;  ou 
si ,  malgré  eux  ,   ils  en  approchent  par  certaines 
considérations,    ce  n'est  que   pour  le  profaner  par 
des  confessions   imparfaites  et  dissimulées.    Avec 
plus  d'humilité  ,  qu'ils  s'épargneroient  de  troubles, 
d'incertitudes,  de  combats  ,   de  remords,    d'abus, 
de  sacrilèges  !  L'humilité  leur  ouvriroit  le  cœur,  leur 
délieroit  la  langue  ,  leur  feroit  subir  une  confusion 
salutaire,  et  seroit  ainsi  le  principe  de  leur  réconci- 
liation avec  Dieu  et  de  leur  justification.  Quand  elle 
n'auroit  point  d'autre  avantage,   ne  nous  suffiroit-il 
pas  pour  la  chérir  singulièrement,  et  pour  l'estimer 
comme  une  des  vertus  les  plus  importantes ,    non- 
seulement    dans  toutes  les  conditions  du   monde 
chrétien ,   mais  dans  le  cloître  même  et  la  retraite 
religieuse.  Car  dans  la  retraite  religieuse  et  jusque 
dans  le  cloître  ,  comme  partout  ailleurs,  il  peut  ar- 
river quelquefois  qu'on  ait  à  déclarer  aux  ministres 
de  la  pénitence  d'étranges  foiblesses,  et  qu'on  se 
trouve  obligé  de  former  contre  soi-même  des  accu- 
sations qui  doivent  coûter  infiniment  à  notre  orgueil. 
IV.  Mon  Dieu  ,   soyez  -  moi  propice  ,  à  moi  qui 
suis  un  pécheur.  C'est  ce  que  disoit  le  publïcain  ,  et 
c'est  toute  la  prière  qu'il  faisoit.  Prière  courte,  mais 
pleine  de  foi  et  animée  de  cette  confiance  à  laquelle 
Dieu  ne  refuse  rien.  Il  sait ,  ce  vrai  pénitent ,  qu'il 
est  un  pécheur;  mais  il  sait  aussi  que  Dieu  est  en- 


4&S  CAHACTÈHE  DE    i/îIUMlLITÉ 

core  plus  miséricordieux.  Le  souvenir  de  ses  péchés 
le  confond ,  mais  il  ne  le  décourage  point ,  parce 
qu'il  ne  lui  ôte  point  le  souvenir  des  miséricordes 
divines.  Dans  la  vue  de  ces  miséricordes  infinies  : 
Ah  !  s'écrie- t-il ,  soyez-moi  propice ,  à  moi  qui  suis 
an  pécheur  !  Pour  engager  Dieu  à  lui  être  propice  , 
comme  il  le  demande  ,  il  devoit ,  à  ce  qu'il  paroît , 
omettre  cette  qualité  de  pécheur  ;  mais  au  contraire, 
c'est  justement  parce  qu'il  reconnoît ,  en  qualité  de 
pécheur  ,  ne  mériter  aucun  pardon  de  la  part  de 
Dieu  ,  qu'il  mérite  que  Dieu  lui  pardonne  et  lui 
pardonne  tout. 

Exemple  d'une  grande  instruction  et  dune  grande 
consolation  pour  tout  ce  qu'il  y  a  de  pécheurs.  Us 
se  sont  retirés  de  Dieu  ,  et  Dieu  les  rappelle.  Ils  se 
sont  tournés  contre  Dieu,  et  Dieu  leur  tend  les  bras 
pour  les  rapprocher  de  lui ,  et  pour  se  rapprocher 
d'eux.  Depuis  long-temps  ils  se  sont  endurcis  contre 
les  saintes  impressions  de  l'esprit  de  Dieu ,  et  Dieu 
néanmoins  les  attend  encore  ,  et  est  prêt  à  les  rece- 
voir. Qu'ont-ils  donc  à  faire  ?  c'est  d  aller  en  effet 
à  Dieu  ,  et  de  lui  dire  avec  la  même  confiance  que 
le  publicain  ,  avec  le  même  sentiment  de  contrition 
et  la  même  humilité:  Seigneur,  soyez-moi  pro- 
pice. Je  me  suis  égaré  ,  j'ai  quitté  vos  voies ,  le 
penchant  m'a  entraîné  çt  précipité  d'abîme  en  abîme, 
le  poids  de  mes  habitudes  m'accable,  la  multitude 
et  la  grièveté  de  mes  offenses  m'effraye;  mais,  mon 
Dieu  ,  c'est  pour  cela  même  que  j'ai  recours  à  vous  , 
et  que  je  vous  conjure  de  m'être  propice  ,  à  moi 
qui  suis  un  pécheur.  Oui,   Seigneur,  je  le  suis  et 


ET    SES    EFFETS.  489 

je  l'ai  été  jnsques  à  présent,  il  n'est  que  trop  vrai  : 
mais  plus  je  l'ai  été,  plus  vous  ferez  éclater  les 
richesses  de  votre  miséricorde  en  l'exerçant  sur  moi. 
Tant  de  péchés  pour  lesquels  vous  pouviez  me 
perdre  ,  et  que  vous  voudrez  bien  me  remettre  , 
serviront  à  faire  voir  combien  vous  êtes  bon  et  in- 
dulgent. Vous  me  sauverez;  et  dans  ce  salut  dont 
je  vous  serai  redevable  ,  vous  trouverez  votre  gloire, 
au  même  temps  que  j'y  trouverai  mon  plus  pré- 
cieux intérêt.  Dans  cette  espérance  ,  je  me  tiens  à 
vos  pieds ,  je  lève  les  mains  vers  vous ,  je  vous  ré- 
clame et  je  ne  me  lasse  point  de  vous  redire  :  Sei- 
gneur ,  soyez-moi  propice  ,  à  moi  qui  suis  un  pê- 
cheur ;  je  dis  ,  à  moi  qui  suis  un  pécheur  ,  mais 
qui  ne  veux  plus  l'être  ,  mais  qui  ai  horreur  de 
l'être ,  mais  qui  gémis  amèrement  de  l'avoir  été ,  et 
qui  dès-là  cesse  de  l'être.  Car  tel  est  le  sentiment 
démon  cœur,  et  sans  cette  disposition  je  ne  pour- 
rois  rien  me  promettre  de  vous  :  mais  avec  ce  cœur 
contrit ,  avec  ce  cœur  humilié  ,  avec  ce  cœur  dé- 
terminé à  tout  ce  qu'il  vous  plaira  de  m'ordonncr 
désormais ,  et  à  tout  ce  qui  vous  est  du  pour  une 
juste  satisfaction  ,  j'ai  de  quoi  vous  loucher,  ô  mon 
Dieu  !  et  j'ose  compter  que  vous  me  serez  propice  , 
à  moi  qui  suis  un  pécheur. 

Au  reste  ,  ce  seroit  un  orgueil  et  une  illusion  , 
de  croire  que  celte  prière  ne  convient  qu'à  des  pé- 
cheurs scandaleux  ,  qui  par  état  et  par  un  liberti- 
nage habituel  et  déclaré  ,  se  sont  abandonnés  au 
vice ,  et  ont  mené  une  vie  licencieuse  et  déréglée. 
Il  n'y  a  point  d'ame  si  sainte  qui  ne  doive  se  l'ap- 


'4qo  caractère  de  l'humilité 

pliquer,  et  ce  sont  même  les  plus  saintes  âmes  qni 
en  usent  plus  souvent  et  plus  affectueusement ,  parce 
que  ce  sont  les  plus  humbles.  Quoi  qu'il  en  soit,  un 
des  plus  solides  exercices  du  christianisme  en  toutes 
sortes  de  professions,  et  pour  toutes  sortes  de  per- 
sonnes ,  est  de  s  exciter  chaque  jour  à  une  vive  dou- 
leur de  ses  péchés  ,  et  de  la  renouveler  par  de  fré- 
quens  actes  de  repentir.  On  ne  manque  point  de 
matière  pour  cela,  ou  plutôt  on  n'en  a  que  trop; 
c'est  -  à  -  dire  ,  on  n'a  que  trop  de  péchés  dont  la 
conscience  est  chargée  devant  Dieu  ,  et  dont  on  ne 
peut  s'assurer  d'avoir  obtenu  la  rémission.  Péchés 
griefs  qui  ont  donné  la  mort  à  l'ame ,  et  péchés  plus 
légers  dans  leur  espèce  ,  mais  toujours  très-dange- 
reux ;  péchés  d'action  ,  et  péchés  d'omission;  péchés 
d'ignorance  ,  de  négligence  ,  de  fragilité,  et  péchés 
de  malice  et  d'une  pleine  volonté;  péchés  certains, 
et  péchés  douteux;  péchés  personnels,  et  péchés 
d'autrui;  péchés  de  la  jeunesse,  et  péchés  actuels 
et  présens  :  en  voilà  plus  qu'il  ne  faut  pour  avoir 
lieu  de  s'écrier  à  toutes  les  heures  de  la  journée , 
et  à  toute  occasion  :  Mon  Dieu  ,  soyez-moi  propice, 
à  moi  qui  suis  un  pécheur.  On  le  dit  partout  et  en 
tout  temps,  le  matin  ,  le  soir  ,  avant  le  repos  de  la 
nuit  ,  au  réveil ,  de  cœur ,  de  bouche ,  au  pied  de 
l'autel ,  dans  le  secret  de  l'oratoire  ,  en  public  ,  en 
particulier,  entrant,  sortant,  marchant,  travaillant, 
agissant.  Plus  on  a  fait  de  progrès  dans  l'humilité  , 
plus  on  le  répète,  parce  qu'on  se  croit  plus  digne 
de  la  colère  du  ciel  ,  et  qu'on  sent  plus  le  besoin 
où  l'on  est  de  l'apaiser.  On  n'a  point  de  sujet  plus 


ET   SES   EFFETS.  49* 

ordinaire  de  ses  entretiens  intérieurs  avec  Dieu  ;  et 
sans  chercher  toujours  des  points  de  méditation  si 
relevés  et  si  subtils  ,  on  emploie  quelquefois  tout 
le  cours  d'une  oraison  à  repasser  en  soi-même  ces 
paroles ,  à  les  pénétrer  ,  à  les  goûter  ,  à  les  pro- 
noncer :  Mon  Dieu  ,  soyez-moi  propice  ,  à  moi  qui 
suis  un  pécheur. 

V.  Celui-ci  s'en  retourna  justifié  dans  sa  mai- 
son ,  tout  au  contraire  de  Vautre.  Car  quiconque 
s'élève  ,  sera  humilié  ,  et  quiconque  s'humilie  ,  sera, 
élevé.  Nous  l'avons  déjà  remarqué  avec  saint  Chry- 
sostôme,  et  dans  un  sens  ,  c'est  une  maxime  cons- 
tante ,  qu'un  pécheur  humble  vaut  mieux ,  malgré 
tous  les  péchés  dont  il  est  coupable,  qu'un  juste 
orgueilleux  avec  toutes  les  vertus  et  toutes  les  bon- 
nes œuvres  qu'il  pratique.  Car  l'humilité  du  pécheur 
lui  attire  des  grâces  qui  le  convertissent  et  l'élèvent 
à  l'état  de  juste;  et  l'orgueil  du  juste  l'expose,  par 
un  châtiment  de  Dieu ,  à  des  chutes  qui  le  perver- 
tissent et  le  réduisent  à  l'état  de  pécheur.  Nous  en 
voyons  la  preuve  dans  le  pharisien  condamné,  et  le 
publicain  justifié.  L'un  et  l'autre  vérifient  parfaite- 
ment cet  oracle  du  Saint-Esprit ,  que  Dieu  résiste 
aux  superbes  y  et  qu'il  se  communique  aux  humbles  , 
et  leur  fait  part  de  ses  plus  riches  dons  (i).  Dons 
célestes  par  où  il  les  éclaire  ,  ii  leur  découvre  ses 
voies,  il  les  ramène  de  leurs  égaremens  ,  il  les  per- 
fectionne ,  il  les  sanctifia.  Nous  ne  devons  donc  pas 
nous  étonner,  conclut  saint  Augustin,  qi»e  Dieu 
ait  pardonné  au  publicain ,  puisqu'il  ne  se  pardon- 

(i)  Jac.4. 


'4rjZ  CARACTÈRE    DE    l/HUMi  LiTÉ 

noit  pas  à  lui-même  et  qu'il  s'humilioit  en  se  re- 
connaissant pe'cheur.  Il  s'éloignoit  de  l'autel;  mais 
plus  il  sembloit  par  humilité  s'éloigner  de  Dieu  , 
plus  Dieu  par  sa  miséricorde  s'approchoit  de  lui.  Il 
n'osoit  lever  les  yeux  ,  et  voilà  pourquoi  Dieu  atta- 
tachoit  sur  lui  ses  regards ,  et  l'écoutoit  plus  atten- 
tivement et  plus  favorablement.  Il  se  frappoit  la 
poitrine  ,  comme  ayant  mérité  les  plus  rudes  coups 
de  la  justice  de  Dieu  et  ses  plus  rigoureuses  ven- 
geances ;  et  c'est  pour  cela  même  que  Dieu  le  ras- 
suroit ,  le  fortifioit,  et  répandoit  dans  son  ame  les 
plus  douces  consolations. 

Ainsi  Dieu  en  a-t-il  usé  de  tout  temps  :  car  il  est 
maître  de  sa  grâce  ;  et  il  la  donne  d'autant  plus  vo- 
lontiers aux  humbles,  qu'ils  en  retiennent  seulement 
le  fruit  et  lui  en  rendent  toute  la  gloire;  au  lieu 
que  l'orgueilleux  ,  voulant  en  retenir  la  gloire,  en 
perd  tout  le  fruit  et  n'en  retire  nul  avantage.  Ainsi 
Achab,  ce  roi  sacrilège  ,  impie,  idolâtre  ,  ce  roi  bar- 
bare et  homicide  ,  ce  roi  vendu  au  péché  et  l'objet 
de  la  haine  de  Dieu ,  dès  qu'il  s'humilia  ,  devint  un 
objet  de  complaisance  aux  yeux  du  Seigneur  :  si  bien 
que  Dieu,  voulant  en  quelque  sorte  s'en  glorifier, 
disoit  à  son  Prophète  :  N'avez-vouspas  vu  Achab  cou- 
ché par  terre  ,  suppliant  et  soumis  ?  Or  parce  au' il 
s  est  abaisse  devant  moi ,  je  l'épargnerai ,  et  je  ne 
jerai  point  tomber  sur  sa  personne  les  maux  dont  il 
èloit  menacé  (i).  Ainsi  Nabuchodonosor  avoit  abusé 
de  sa  puissance  et  s'étoit  élevé  contre  Dieu  ;  Dieu 
l'humilie,  le  réduit  à  ia  condition  des  bêtes,  l'obliga 

(0  3.  Reg.  21, 


ET   SES   EFFETS.  %t$ 

de  manger  l'herbe  qui  croît  dans  la  campagne  : 
mais  enfin  ,  sept  ans  écoulés  dans  un  état  si  vil  et 
si  misérable  ,  ce  prince  profitant  de  son  humiliation  , 
revient  à  lui,  rend  hommage  au  Dieu  du  ciel  ,  et 
Dieu  le  rétablit  sur  le  trône  ,  lui  donne  un  règne 
plus  florissant  que  jamais,  et  le  remplit  des  senti- 
mens  les  plus  religieux.  Ainsi  le  Sauveur  des  hommes 
a-t-il  tant  de  fois  opéré  des  miracles  de  miséricorde 
et  de  grâce  en  faveur  de  ceux  qui  se  sont  adressés 
à  lui  avec  humilité  ?  C'est  par  là  que  la  Chana- 
néenne  obtint  ,  non-seulement  la  guérison  de  sa 
fille  ,  mais  la  guérison  de  son  ame  ;  c'est  par  là  que 
ce  seigneur  de  l'évangile,  obtint,  outre  la  santé  de 
son  serviteur  ,  sa  conversion  à  la  foi  et  celle  de 
toute  sa  maison  ;  c'est  par  là  que  Magdeleine  ,  cette 
fameuse  pécheresse  ,  et  cette  pénitente  aussi  célèbre, 
obtint  l'entière  abolition  de  tous  les  déréglemens  de 
sa  vie,  et  qu'elle  parvint  à  un  degré  si  éminent  de 
sainteté. 

Heureux  donc  les  humbles  de  cœur,  parce  que 
Dieu  les  comblera  de  ses  bénédictions ,  et  qu'il  les 
élèvera;  mais  par  une  règle  tout  opposée,  malheur 
aux  âmes  hautaines  et  présomptueuses,  parce  que 
Dieu  les  confondra,  et  qu'il  les  rejettera.  Ce  que 
le  Fils  de  Dieu  est  venu  particulièrement  nous  en- 
seigner, c'est  l'humilité  ;  et  en  quoi  par-dessus  tout 
il  s'est  proposé  à  nous  comme  notre  modèle  ,  c'est 
dans  la  pratique  de  l'humilité.  Il  ne  nous  à  pas  dit  : 
Apprenez  de  moi  à  faire  des  oeuvres  extraordinaires 
et  toutes  miraculeuses ,  à  chasser  les  démons,  à  dé- 
livrer les  possédés ,  à  guérir  les  malades,  à  ressus- 


494  CARACTÈRE  DE  L'HUMILITÉ  ET  SES  EFFETS* 
citer  les  morts;  mais  apprenez  ,  nous  dit-il,  que  je 
suis  doux  et  humble  (i).  Leçon  générale  :  car  l'hu- 
milité est  une  vertu  propre  de  tous  les  états.  Propre 
des  grands  ,  afin  qu'ils  ne  se  laissent  point  infatuer 
de  leur  grandeur,  et  qu'ils  n'oublient  point  Dieu  en 
s'oubliant  eux-mêmes  ;  propre  des  petits  ,  afin  qu'ils 
se  contentent  d'une  vie  obscure  ,  et  qu'ils  sachent 
se  contenir  et  se  sanctifier  dans  la  dépendance  où 
le  ciel  les  a  fait  naître  ;  propre  des  pécheurs  ,  afin 
qu'ils  subissent  avec  moins  de  peine  toutes  les  ri- 
gueurs de  la  pénitence  ,  et  qu'ils  se  soumettent  plus 
aisément  à  toutes  les  réparations  qu'elle  exige  d'eux  , 
tant  envers  Dieu  qu'ils  ont  déshonoré,  qu'à  l'égard 
du  prochain  qu'ils  ont  scandalisé  ;  propre  des  justes, 
afin  que  leurs  travaux  ne  leur  soient  pas  inutiles ,  et 
qu'une  vaine  complaisance  ne  leur  enlève  pas  le 
trésor  de  mérites  qu'ils  amassent.  Mais  cette  vertu 
si  nécessaire  partout,  où  la  trouve-t-on  ?  On  voit 
encore  dans  le  christianisme,  de  la  religion,  de  la 
dévotion  ,  de  l'assiduité  à  la  prière  ,  de  la  régula- 
rité, de  la  charité,  du  désintéressement  même,  et 
de  la  mortification  ;  on  y  voit  des  confessions ,  des 
communions  fréquentes  ,  des  aumônes  ,  des  visites 
des  pauvres  ;  mais  où  voit-on  une  vraie  humilité  ? 
Formons-la  dans  nous  avec  le  secours  den  haut, 
et  employons-y  tous  nos  soins.  La  mesure  de  nos 
abaissemens  en  ce  monde  sera  la  mesure  de  noire 
gloire  dans  l'autre. 

(OMatth.  11. 


SOLIDE   GRANDEUR   DE   L'HU MILITÉ ,   etc.      ^S 


Solide  et  véritable  grandeur  de  l'Humilité  chré- 
tienne. 

Vous  êtes  étrangement  philosophe  ,  et  quoique  je 
ne  doute  en  aucune  manière  du  fond  de  votre  chris- 
tianisme ,  la  proposition  que  vous  me  fîtes  il  y  a 
quelque  temps  au  sujet  de  l'humilité,  ne  m'édifia 
pas ,  et  me  parut ,  s'il  faut  vous  le  dire ,  bien  païenne. 
Nous  parlions  de  l'ambition,  surtout  de  l'ambition 
des  gens  de  la  cour,  qui  sacrifient  tout  à  cette  pas- 
sion dont  ils  sont  possédés ,  et  qui  se  repaissent  toute 
leur    vie   d'honneurs   et   de   fausses  grandeurs.   Je 
tâchois  de  vous  inspirer  des  sentimens  plus  modestes  , 
et  je  vous  trouvois  un  peu  trop  occupé  du  désir  de 
vous  avancer ,  et  de  faire  une  certaine  figure  dans  le 
monde.  Je  ne  condamnois  pas  absolument  là-dessus 
une  émulation  raisonnable;  et  vous   accordant   en 
apparence  quelque  chose  ,  pour  ne  vous  pas  rebuter 
d'abord  par  une  morale  trop  relevée  ,  je  m'appliquois 
à  vous  amener  insensiblement  aux  principes  de  la 
religion,  et  aux  maximes  de  Jésus-Christ.  Mais  tout 
d'un  coup  vous  prîtes  feu  ,  et  dans  celte  petite  saillie 
dont  je  n'eus  pas  de  peine  à  m'apercevoir ,  il  vous 
échappa  de  dire  d'un  air  assez  vif ,  et  môme  d'un  ton 
assez  haut,  qu'après  tout  l'ambition  étoil  le  caractère 
des  âmes  nobles  ;  qu'entre  les  passions  c  etoit  sans 
contredit  la  plus  belle,  ou  du  moins  la  plus  excusable 
dans  un  homme  de  quelque  naissance  ;  qu'elle  élevoit 
le  cœur ,  et  que  dans  la  vie  il  falloit  un  peu  d'orgueil ., 
pour  savoir  tenir  son  rang  et  se  séparer  du  vulgaire;; 


496  solide  grandeur 

comme  si  vous  eussiez  voulu  me  faire  entendre  que 
l'humilité ,  quoique  sainte  du  reste  et  très-respectable  , 
ne  convenoit  guère  qu'à  des  âmes  étroites,  et  qu'à 
des  esprits  foibles  et  peu  propres  aux  grandes  entre- 
prises. Car  j'ai  lieu  de  croire  que  c'é  toit-là  votre 
pensée. 

Nous  sommes  là-dessus,  vous  et  moi,  dans  des 
opinions  bien  dilïérentes  ;  et  quand  j'examine  à  fond 
ce  que  c'est  que  la  vertu  d'humilité ,  en  quoi  elle 
consiste ,  sur  quels  principes  elle  est  établie ,  par 
quelles  règles  elle  se  conduit,  de  quelles  foiblesses 
elle  nous  guérit,  quelle  supériorité  elle  nous  donne 
au-dessus  des  idées  communes,  à  quoi  elle  dispose 
et  quelles  victoires  elle  remporte,  enfin  ce  qu'elle 
nous  fait  entreprendre  et  ce  qu'elle  nous  fait  exécuter: 
quand,  dis-je,  j'envisage  tout  cela,  je  conclus  bien 
autrement  que  vous,  et  je  prétends  qu'entre  les 
vertus,  il  n'en  est  point  qui  marque  plus  de  solidité 
dans  l'esprit  ni  plus  de  fermeté  dans  l'ame  que 
l'humilité;  que  bien  loin  de  rétrécir  le  cœur,  elle 
1  élargit,  que  bien  loin  d'abattre  le  courage,  elle  le 
rehausse;  que  c'est  un  préservatif  contre  mille  peti- 
tesses, contre  mille  indignités  et  mille  lâchetés  qui 
sont  si  ordinaires  dans  l'usage  du  monde  ;  que  c'est 
une  disposition  aux  plus  grands  desseins,  et  que  par 
une  constance  inébranlable,  elle  sait  également  les 
former  et  les  accomplir.  Voilà  ce  que  j'appelle  une 
vraie  grandeur ,  et  ce  qui  doit  sans  doute  suffire  pour 
vous  détromper  de  l'erreur  où  vous  semblez  être. 

Allons  par  ordre  ,  s'il  vous  plaît,  et  pour  mieux 
éclairçir  le  point  dont  il  est  question  entre  nous, 

expliquons 


DE  l'humilité  chrétienne.  497 

expliquons  d'abord  les  termes  et  donnons-en  une  no- 
tion juste.  Car  il  est  vraiqu'ily  aune  timidité  naturelle 
qui  nous  rend  doux,  dociles  ,  soumis;  qui  nous  relient 
dans  les  rencontres  et  nous  empêche  de  nous  ingérer 
dans  aucune  affaire;  qui  nous  ferme  la  bouche  et  qui 
nous  lie  en  quelque  sorte  les  mains  lorsqu'il  convien- 
droit  d'agir,  de  se  déclarer,  de  se  défendre.  Ce  n'est 
point  là  humilité,  mais  pusillanimité,  mais  excès  de 
crainte  et  défiance  outrée  de  soi-même,  qui  n'a  pour 
principeque  le  tempérament.  Souvent  même,  sous  les 
dehors  d'une  humilité  apparente,  il  y  a  dans  cette 
pusillanimité  beaucoup  d'orgueil  qui  s'y  mêle  et  d'un 
orgueil  puéril.  Il  faudroit  parler  dans  l'occasion  ;  mais 
on  se  tait  sans  prononcer  une  parole  :  pourquoi  ?  parce 
qu'on  craint  de  répondre  mal  à  propos  ,  et  de  s'ex- 
poser à  la  raillerie.  Il  faudroit  prendre  une  résolution 
et  la  soutenir;  mais  on  se  tient  oisif  et  l'on  demeure: 
pourquoi?  parce  qu'on  a  peur  de  ne  pas  réussir  et 
d'avoir  à  essuyer  la  confusion  d'un  mauvais  succès. 
Il  faudroit  résister  et  maintenir  ses  prétentions  dès 
qu'elles  sont  raisonnables;  mais  on  cède,  et  l'on  ne 
fait  pas  la  moindre  démarche  :  pourquoi?  par  l'ap- 
préhension de  succomber  et  de  donner  ainsi  plus 
d'avantage  à  un  concurrent.  De  sorte  qu'on  est  humble 
ou  qu'on  le  paroîl,   non  par  vertu,   mais  par  une 
imperfection  de   la  nature  ,  et  quelquefois  par  une 
fausse  gloire. 

Traitez  cette   espèce  d'humilité  comme  il  vous 
plaira  ,  j'y  consens  ,  puisque  ce  n'est  point  celle 
dont  je  prends  ici  la  défense.  Sous  le  nom  d'humi- 
lité ,  j'entends  une  humilité  purement  évangélique 
TOME   XIV.  3z 


4$8  SOLIDE    GRANDEUR 

et  toute  chrétienne ,  telle  que  le  Fils  de  Dieu  nous 
l'a  enseignée,  et  telle  que  les  saints,  après  ce  divin 
maître  ,  l'ont  pratiquée.  Je  veux  dire  une  humilité 
qui ,  par  les  lumières  de  la  raison  et  de  la  religion  , 
nous  découvre  notre  néant  et  le  fond  de  notre  mi- 
sère ;  qui  nous  remplit  par  là  d'un  saint  mépris  de 
nous  -  mêmes  ,  et  nous  fait  vivement  comprendre 
que  de  nous  -  mêmes  nous  ne  sommes  rien  ,  ni  ne 
pouvons  rien  :  par  conséquent  que  nous  ne  devons 
rien  nous  attribuer  à  nous-mêmes  ,  hors  le  péché  ; 
mais  que  nous  devons  tout  rapporter  à  Dieu  comme 
au  souverain  auteur  ,  et  lui  rendre  gloire  de  tout  ; 
qui ,  selon  le  même  sentiment  et  dans  la  même  vue  , 
nous  fait  regarder  avec  indifférence  toutes  les  dis- 
tinctions et  tous  les  honneurs  du  siècle  ,  parce  qu'au 
travers  de  leur  lustre  le  plus  brillant,  nous  en  dé- 
couvrons l'illusion  et  la  vanité  ,  et  que  d'ailleurs  nous 
savons  qu'ils  sont  opposés  à  l'état  de  Jésus  -  Christ 
dans  tout  le  cours  de  sa  vie  mortelle  ;  qui ,  sans  nous 
mesurer  avec  le  prochain  ,  nous  porte  à  l'honorer  , 
à  tenir  volontiers  au-dessous  de  lui  le  dernier  rang 
et  à  rester  dans  l'oubli ,  tandis  que  d'autres  sont  dans 
une  haute  estime  et  dans  la  splendeur.  Enfin  qui ,  ne 
comptant  jamais  sur  elle-même,  compte  uniquement 
sur  Dieu  ,  mais  avec  une  confiance  d'autant  plus 
ferme  et  plus  assurée  qu'elle  a  des  témoignages  plus 
certains  ,  qu'il  prend  plaisir  à  seconder  les  foibles , 
et  qu'il  aime  à  exercer  sa  miséricorde  et  sa  toute- 
puissance  en  faveur  des  petits.  Telle  est,  dis -je, 
l'humilité  dont  je  parle,  et  que  je  conçois  comme 
une  des  vertus  la  plus  propre  à  former  de  grandes 


de  l'humilité  chrétienne.  499 

amés  et  à  les  perfectionner.  Peut-  être  serez -vous 
obligé  d'en  juger  ainsi  vous-même  ,  si  vous  voulez 
peser  mûrement  la  chose  et  entrer  dans  quelques 
réflexions. 

I.  Car  prenez  garde  ,  je  vous  prie ,  et  remarquez 
d'abord  avec  moi  de  quoi  l'humilité  nous  délivre  , 
ce  qu'elle  corrige  dans  nous  ,  ou  de  quoi  elle  nous 
préserve.  Personne  n'ignore  ,  et  vous  ne  devez  pas 
l'ignorer,  quelles  sont  les  petitesses  ,  pour  ne  pas 
dire  les  bassesses ,  où  l'ambition  et  l'orgueil  nous 
réduisent.  Je  ne  sais  ce  que  vous  en  pensez  ;  mais 
moi  ,  je  ne  me  figure  point  d'homme  plus  petit  ni 
d'ame  plus  vile  qu'un  ambitieux  qui  se  laisse  domi- 
ner par  la  passion  de  s'agrandir ,  et  qui  veut ,  par 
quelque  voie  que  ce  soit  ,  la  satisfaire  ;  ou  qu'un 
orgueilleux  qui  s'infatue  de  ses  prétendues  bonnes 
qualités  ,  et  se  laisse  posséder  d'une  envie  démesurée 
d'être  applaudi  et  vanté  dans  le  monde.  Afin  de  vous 
en  convaincre  par  vous-même,  suivez-le  en  esprit, 
et  comme  pas  à  pas  ,  cet  ambitieux  ,  dans  la  route 
qu'il  s'est  tracée  et  qu'il  se  représente  comme  le 
chemin  de  la  fortune.  Est-il  une  démarche  si  humi- 
liante où  il  ne  s'abaisse  ,  dès  qu'il  croit  qu'elle  peut 
le  conduire  à  son  terme  ?  et  dans  l'espérance  de 
monter  ,  à  quoi  ne  descend  -  il  point  ?  Est  -  il  une 
complaisance  si  servile  où  il  ne  s'assujettisse  ,  pour 
s'insinuer  auprès  de  celui-ci  et  pour  se  concilier  les 
bonnes  grâces  de  celui-là  ?  Est-il  hauteurs,  dédains, 
rebuts  qu'il  n'essuie  ,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  parvenu  à 
engager  l'un  dans  ses  intérêts,  et  à  se  ménager  la 
protection  de  l'autre  ?  Que  d'assiduités  ,  que  de  sou- 


50O  SOLIDE    GRANDEUR 

plesses  ,  que  de  flatteries  ,  el  si  j'ose  ainsi  m'expri- 
nier,  que  d'infamies  !  il  n'a  honte  de  rien  ,  pourvu 
qu'il  puisse  atteindre  où  il  vise  et  réussir  dans  ses 
intrigues  :  et  quelles  intrigues?  souvent  les  plus  cri- 
minelles et  les  plus  lâches  ,  où  sont  violées  toutes 
les  lois  de  la  bonne  foi  et  de  l'honneur  ;  où  sont  em- 
ployés l'artifice ,  la  calomnie ,  la  fraude ,  la  trahison. 
Il  en  auroil  horreur  s  il  n'étoit  pas  livré  à  la  passion 
qui  l'aveugle  ,  et  s'il  en  jugeoit  de  sens  rassis.  On 
en  est  saisi  d'élonnement  el  indigné  ,  quand  ,  mal- 
gré les  soins  extrêmes  qu'il  apporte  à  tenir  cachés 
tant  de  mystères  d'iniquité  ,  on  vient  à  connoître 
toutes  ses  menées  ,  et  à  percer  le  voile  qui  les  cou- 
vroit.  Dites  -  moi  comment  vous  trouvez  là  celte 
noblesse  de  sentimens  d'où  naît ,  u  vous  en  croire, 
l'ambition  ? 

Et  d'ailleurs  faites  quelque  attention  à  toute  la 
conduite  de  l'orgueilleux.  Ce  n'est  pas  pour  la  pre- 
mière fois  que  j'en  parle,  et  autant  de  fois  qu'il  y 
a  lieu  d'en  parler,  j'en  ressens  toujours  un  nouveau 
mépris.  Tachez  à  découvrir  les  différentes  pensées 
qu'il  roule  dans  son  esprit  .  ou  plutôt  toutes  ses 
imaginations  également  frivoles  et  folles;  examinez 
quel  est  le  fond  ,  ou  de  ses  joies  secrètes  et  de  ses 
vains  triomphes  ,  ou  de  ses  peines  les  plus  vives  et 
de  ses  déplaisirs  les  plus  piquans.  Est  -  il  occupé 
d'autres  choses  que  de  lui-  même  ,  de  son  mérite  , 
de  ses  talens  ?  Est  -  il  un  avantage  si  léger  dont  il 
ne  se  prévale  ,  et  qui  dans  son  idée  ne  lui  donne  sur 
les  autres  une  prééminence  où  il  n'est  pas  aisé  de 
parvenir  ?  Est-il  rien  de  bien  fait,  si  ce  n'est  pas  lui 


de  l'humilité  chrétienne.  5oi 
qui  l'a  fait ,  et  est-Jl  rien  de  bien  pensé  ,  s'il  n'est 
pas  selon  son  sens  ?  Ajoutez  ces  témoignages  favo- 
rables qu  il  se  rend  perpétuellement  et  hautement  à 
soi-même  ,  ces  fades  et  ennuyeuses  vanteries  dont 
il  fatigue  quiconque  veut  bien  l'écouter ,  cet  amour 
de  la  louange  ,  même  la  plus  grossière  ,  ce  goût  gvec 
lequel  il  la  reçoit  et  ce  gré  qu'il  en  sait  ,  en  sorte 
qu'il  suffit  de  le  louer  pour  obtenir  tout  de  lui  :  au 
contraire  ,  cette  vivacité  et  celte  délicatesse  sur  un 
mot  qui  peut  l'offenser,  ces  agitations  où  il  entre, 
ces  mélancolies  où  il  tombe ,  ces  jalousies ,  ces  amer- 
tumes de  cœur  ,  ce  fiel  dont  il  se  ronge  ,  ces  soup- 
çons et  ces  ombrages  qu'il  prend  d'un  signe  ,  d'une 
œillade  ,  dune  parole  jejée  au  hasard  et  sans  dessein. 
En  vérité  ,  qu'est-ce  que  cela  ?  et  pour  omettre  cent 
autres  articles  ,  je  vous  demande  si  vous  comprenez 
rien  de  plus  mince  et  de  plus  étroit,  qu'une  ame  de 
cette  trempe  et  un  esprit  disposé  de  la  sorte. 

Or  ,  voilà  de  quoi  l'humilité  chrétienne  est  le  cor- 
rectif le  plus  efficace  et  le  plus  certain.  De  toutes 
ces  foiblesses,  il  n'y  en  a  pas  une  dont  elle  ne  soit 
exempte  ,  et  qu'on  puisse  lui  imputer.  Qu'est-ce 
qu'un  chrétien  vraiment  humble  ?  c'est  un  homme 
sage  et  réglé  dans  toutes  ses  vues  ,  ou  n'en  ayant 
point  d'autres  que  les  vues  de  Dieu  et  de  son  ado- 
rable providence  ;  un  homme  droit  dans  toutes  ses 
voies  ,  et  incapable  de  prendre  aucunes  mesures  hors 
des  lois  de  la  fidélité  la  plus  inviolable  et  de  la  plus 
exacte  probité  ;  un  homme  désintéressé  et  religieux 
dans  ses  abaissemens  volontaires,  ennemi  de  la  flat- 
terie et  de  toute  sujétion   mercenaire  et  forcée  ;  un 


502  SOLIDE    GRANDEUR 

homme  équitable  dans  ses  jugemens ,  sans  préven- 
tion ,  sans  envie  ,  reconnoissant  le  mérite  partout 
où  il  est  ,  et  se  faisant  un  devoir  de  le  révérer  et 
de  l'exalter  même  à  son  propre  préjudice  ;  un  homme 
indépendant  de  tous  les  respects  humains  et  des 
vaines  opinions  du  monde ,  parce  qu'il  ne  cherche 
point  à  plaire  au  monde  et  qu'il  le  compte  pour 
rien.  De  là,  toujours  égal  dans  l'humiliation  comme 
dans  l'élévation  ,  dans  le  blâme  et  dans  la  louange  , 
dans  la  bonne  et  la  mauvaise  réputation  ;  soutenant 
l'une  et  l'autre  avec  une  tranquillité  inaltérable;  ne 
se  laissant ,  ni  éblouir  par  l'éclat  d'une  vie  agissante 
et  comblée  d'éloges  ,  ni  contrister  par  l'obscurité 
d'une  vie  abjecte  et  inconnue.  De  là  encore  et  par 
la  même  conséquence ,  un  homme  patient  dans  les 
injures  ,  les  pardonnant  de  cœur  ,  plutôt  prêt  à  faire 
des  avances  et  à  prévenir  ,  qu'à  exiger  de  justes 
satisfactions  :  du  reste  ,  plein  de  retenue  ,  de  mo- 
destie dans  ses  entretiens,  dans  tontes  ses  manières  , 
ne  disant  rien  de  soi ,  si  ce  n'est  pour  se  déprimer 
et  pour  s'avilir  ;  honnête  ,  affable ,  paisible  ,  ne  con- 
testant avec  personne  ,  ne  voulant  jamais  l'emporter 
sur  personne  :  et  tout  cela  par  des  motifs  supérieurs 
et  divins  ,  malgré  les  révoltes  de  la  nature  et  son 
extrême  sensibilité.  Observez  bien  tous  ces  traits  , 
et  j'ose  me  promettre  que  vous  conclurez  avec  moi 
qu'un  homme  de  ce  caractère  doit  être  incontes- 
tablement réputé  pour  un  grand  homme.  Mais  re- 
prenons. 

Un  homme  sage  et  réglé  dans  toutes  ses  vues  : 
c'est-à-dire  ,  un  homme  qui  s'en  tient  précisément 


de  l'humilité  chrétienne.  5o3 

à  ce  qu'il  est  selon  l'ordre  du  ciel ,  et  n'aspire  point 
au-delà  ;  qui  ne  s'abandonne  point  à  une  ardeur 
insensée  de  croître  ,  mais  se  renferme  dans  les  bor- 
nes qu'il  a  plu  à  Dieu  de  lui  marquer  ;  qui  dit  comme 
David  :  Seigneur  ,  mon  cœur  ne  s' est  point  élevé  ;  je 
ne  me  suis  point  évanoui  dans  mes  pensées  ni  dans 
mes  désirs  ,  et  je  n'ai  point  porté  mes  regards  au* 
dessus  de  moi  (i).  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  tout  à  fait 
à  couvert  des  atteintes  d'une  secrète  ambition.  L'or- 
gueil qui  nous  est  si  naturel ,  veut  toujours  faire  de 
nouveaux  progrès,  et  d'un  degré  passer  à  un  autre  ; 
il  y  a  même  des  temps  ,  des  conjonctures  où  la 
tentation  est  difficile  à  vaincre.  Mais  l'humble  chré- 
tien sait  la  réprimer  ,  sait  la  surmonter,  et  par  une 
sainte  violence  se  rendre  maître  d'une  passion  dont 
l'empire  néanmoins  est  si  étendu.  Il  est  ce  que  Dieu 
l'a  fait  naître  ,  ce  que  Dieu  veut  qu'il  soit  :  cela  suffit , 
et  que  lui  faut-il  davantage?  Si  dans  le  cours  des 
années  la  Providence  l'appelle  à  quelque  chose  de 
plus ,  il  la  laisse  agir ,  et  attend  en  paix  qu  elle  se 
déclare.  Jusque-là  nul  empressement,  nulle  inquié- 
tude :  point  d'autre  soin  que  de  vivre  selon  Dieu 
dans  son  état  et  de  fournir  saintement  sa  carrière. 
Dans  une  telle  modération ,  qu'il  y  a  déjà  de  force! 
et  pour  s'y  maintenir,  qu'il  y  a  de  combats  à  livrer 
et  de  victoires  à  remporter  sur  soi-même  ! 

Un  homme  droit  dans  toutes  ses  voies.  C'est  une 
suite  immanquable  de  la  disposition  où  il  est  de  ne 
marcher  que  dans  les  voies  de  Dieu ,  et  de  ne  s'en 
écarter  jamais.  Ne  voulant  rien  être  que  selon  le  gré 

(i)Ps.  i3o. 


5o4  SOLIDE    GRANDEUR 

de  Dieu  ,  et  de  lui-même  ne  prétendant  à  rien  antre 
chose  ,  il  n'a  pour  son  avancement  propre  ,  ni  pro- 
jets à  conduire  ,  ni  moyens  à  imaginer  ,  ni  ressorts 
à  faire  jouer  :  d'où  il  s'ensuit  qu'il  n'a  besoin  ni  de 
partis,  ni  d'industrie,  ni  de  surprise.  Il  suit  tou- 
jours une  même  ligne,  et  va  toujours  son  chemin, 
sans  détours  et  sans  déguisemens.  D'ailleurs  instruit 
des  maximes  de  l'évangile  ,  qui  est  la  vérité  même, 
il  n'a  garde,  en  quelque  rencontre  que  ce  soit, 
d'avoir  recours  au  mensonge  que  1  évangile  con- 
damne ;  et  libre  de  tout  désir  de  se  pousser  qui 
pourroit  le  séduire  et  le  corrompre,  il  est  bien  éloi- 
gné de  mettre  en  œuvre  de  criminelles  pratiques 
dont  il  voit  toute  l'imposture  et  toute  la  honte. 

Un  homme  religieux  et  désintéressé  dans  ses 
abaissemens  volontaires.  Car  il  y  aune  humilité  pré- 
tendue qui  n'a  de  l'humilité  que  les  apparences,  il 
y  a  de  feints  abaissemens  qui  ne  consistent  qu'en  de 
fausses  démonstrations  et  des  dehors  trompeurs. 
Souvent  le  mondain  s'humilie  ,  il  s'abaisse  :  mais 
pourquoi?  Je  l'ai  dit  et  je  le  répète  :  c'est  par  une 
fragile  espérance  ,  c'est  par  une  flatterie  basse,  c'est 
par  un  vil  et  sordide  esclavage.  La  religion  inspire 
au  chrétien  humble  ,  jusque  dans  ses  soumissions 
les  plus  profondes  ,  bien  plus  de  générosité  et  plus 
de  dignité.  Il  rend  honneur  au  prochain  ;  il  a  pour 
le  prochain  toute  la  déférence  ,  tous  les  ménage- 
mens  et  tons  les  égards  possibles;  il  ne  refuseroit 
pas  ,  s'il  le  falloit,  de  ramper  sur  la  poussière  et  sous 
les  pieds  du  prochain  :  mais  en  cela  qu'est-ce  qu'il 
envisage?  est-ce  l'homme?  Non   certes,  puisqu'il 


de  l'humilité  chrétienne.  5o5 

n'attend  ni  veut  rien  de  l'homme  :  mais  dans  l  homme 
il  n'envisage  queDien.  C'est  à  Dieu  qu'il  obéit  en 
obéissant  à  l'homme  ;  c'est  ù  Dieu  qu'il  offre  son 
encens,  en  rendant  hommage  à  l'homme  :  c  est  de- 
vant Dieu  qu'il  se  prosterne  en  s'inclinant  devant 
l'homme:  Dieu  est  le  seul  objet  de  son  culte  ,  comme 
il  en  doit  être  l'unique  récompense. 

Un  homme  équitable  dans  ses  jugernens  :  et  voici , 
j'ose  le  dire,  un  des  plus  nobles  efforts  de  l'humilité. 
Parce ane  nous  sommes  ordinairement  préoccupés, 
soit  en    notre  faveur  par  notre  amour-propre,  soit 
contre  le  prochain  par  une  maligne  envie,  on  ne 
peut  guère  compter  sur  l'équité  des  jugemens  que 
nous  portons,  ou  de  nous-mêmes,  ou  des  antres. 
Mais  par  une  règle  toute  contraire  ,  parce  que  l'hum- 
ble chrétien  est  dégagé  de  ces  préventions  qui  nous 
aveuglent,  il   est  beaucoup  plus  en   état  de  juger 
sainement;  et  comme  il  ne  sait  point  dissimuler  ni 
trahir  la  vérité  qu'il  connoît ,  il  parle  selon  qu'il 
pense  ,  et  communément  il  pense  bien.  Si  donc  il 
s'agit  de  lui-même  ,  il  ne  cherche  point  à  se  faire 
valoir  au-delà  de  son  prix  ;  et  s'il  est  question  du 
prochain,  il  lui  fait  une  justice  entière,   et,  bien 
loin  de  vouloir  le  rabaisser  ni  obscurcir  ses  avan- 
tages, il  est  le  premier  à  les  publier. 

Nous  en  avons  dans  l'évangile  un  exemple  des 
plus  célèbres  ,  et  quiconque  examinera  bien  la  con- 
duite de  Jean- Baptiste  à  l'égard  de  Jésus-Christ  , 
y  trouvera  une  bonne  foi ,  et  dans  cette  bonne  foi 
un  caractère  de  grandeur  qu'on  ne  peut  assez  ad- 
mirer.  Jean  prêchoit  aux    peuples    la    pénitence; 


5o6  SOLIDE    GRANDEUR 

toutes  les  rives  du  Jourdain  retentissoient  du  bruit 
de  son  nom  ;  on  s'assembloit  en  foule  autour  de 
lui ,  et  il  s'étoit  fait  une  nombreuse  école  ,  qui  le 
suivoit  et  recevoit  ses  enseignemens  comme  des 
oracles  :  jamais  crédit  ne  fut  à  un  plus  haut  point. 
Mais  après  tout ,  Jean-Baptiste  n'étoit  que  le  pré- 
curseur du  Messie,  et  il  n'avoit  été  envoyé  qu'en 
cette  qualité.  Aussi  est-ce  à  cette  qualité  seule  que 
se  borne  toute  l'idée  qu'il  a  de  lui-même  et  qu'il 
en  donne  à  ces  députés  qui ,  de  la  part  de  la  syna- 
gogue ,  viennent  l'interroger  pour  savoir  qui  il  est. 
Etes-vous  le  Christ  ?  lui  demandèrent-ils;  ëles-vous 
Elie?  êtes-vous  prophète  (i)-p  Que  l'occasion  étoit 
délicate  pour  un  homme  qui  eût  été  moins  humble  ! 
Mais  à  ces  demandes  il  répond  simplement  et  sans 
hésiter  ,  qu'il  n'est  ni  le  Christ ,  ni  Elie  ,  ni  prophète. 
Qui  êtes-vous  donc?  répliquent  ces  envoyés:  Je 
suis  ,  leur  dit-il,  la  voix  de  celui  qui  crie  dans  le 
désert  :  Préparez  le  chemin  au  Seigneur  (2)  :  voilà 
tout  ce  que  je  puis  vous  apprendre  de  moi. 

Ce  n'est  point  encore  assez  ;  mais  la  même  équité 
qui  le  fait  juger  si  modestement  de  lui-même  ,  lui 
fait  rendre  à  Jésus-Christ ,  en  cette  rencontre  et  en 
toutes  les  auires,  le  plus  juste  et  le  plus  glorieux 
témoignage.  Il  annonce  aux  députés  de  Jérusalem 
la  venue  de  ce  Messie  :  //  est  au  milieu  de  vous  ; 
mais  vous  ne  le  connoisscz  point,  Cesl  lui  qui  doit 
venir  après  moi ,  qui  est  avant  moi ,  et  dont  je  ne 
suis  pas  digne  de  délier  les  souliers  (3).  Il  s'écrie 
en  le  voyant ,  et  l'appelle  le  Sauveur  des  hommes  : 

(1)  Jo;m.  1.  —  (2)  Jbid.  \.  20.  —  (3)  lbid.  \.  26. 


de  l'humilité  chrétienne.  5c>7 
Voilà  V Agneau  de  Dieu  ,  voilà  celui  qui  efface  les 
pèches  du  monde.  Il  fait  plus  :  quand  ses  disciples, 
s'apercevant  que  l'école  de  leur  maître  commençoit 
à  déchoir,  et  que  celle  de  Jésus-Christ  s'établissoit 
de  jour  en  jour  et  s'accréditoit ,  témoignent  là- 
dessus  quelque  jalousie  ,  il  leur  déclare  que  désor- 
mais ils  doivent  s'attacher  à  ce  nouveau  maître  ;  il 
les  lui  envoie  :  car  c'est  à  lui  de  croître ,  conclut-il , 
et  à  moi  de  diminuer  (i).  Qu'on  me  dise  s  il  est 
rien  de  plus  grand  qu'un  tel  procédé  ,  et  si  ce  n'est 
pas  ainsi  que  pensent  les  plus  solides  esprits  ,  et  les 
cœurs  les  mieux  placés  ? 

De  tout  cela,  il  est  aisé  de  comprendre  comment 
un  chrétien  humble  est  indépendant  de  tous  les  res- 
pects humains  ,  et  des  vaines  opinions  du  monde  , 
dès-là  qu'il  ne  se  soucie  ni  de  l'estime  du  monde , 
ni  de  sa  faveur,  et  qu'il  peut  dire  comme  l'Apôtre: 
Pour  moi,  il  m'importe  peu  que  vous  me  jugiez , 
vous ,  ou  quelque  autre  homme  que  ce  soit  ;  je  n'ai 
qu'un  juge ,  à  proprement  parler  ,  et  ce  juge  c'est 
Dieu  (2);  comment  il  garde  toujours  la  même  égalité 
d'ame  ,  et  la  même  paix  au  milieu  de  toutes  les 
vicissitudes  où  il  est  exposé ,  puisque  ni  l'une  ni 
l'autre  fortune  ne  fait  impression  sur  lui  ;  comment 
il  endure  les  plus  mauvais  traitemens  avec  une  pa- 
tience à  l'épreuve  de  tout ,  parce  qu'il  n'y  a  point 
d'outrages  dont  il  ne  se  croie  digne,  et  que  d'ail- 
leurs il  acquiert  par  là  plus  de  ressemblance  avec  le 
sacré  modèle  qu'il  fait  gloire  d'imiter ,  et  qui  lui  est 
proposé  dans  la  personne  adorable  de  son  Sauveur; 

(1)  Joan.  5.  >—  (2)  1.  Cor.  4« 


5o8  SOLIDE   GRANDEUR 

comment  on  ne  l'entend  jamais  faire  parade  de  ses 
bonnes  œuvres,  vanter  ses  prétendus  exploits  ,  étaler 
en  de  longs  récits  les  affaires  où  il  a  eu  part,  et  de 
quelle  manière  il  s'y  est  comporté;  censurer  celui-ci, 
railler  de  celui-là,  entrer  continuellement  en  dispute 
et  s'ériger  en  homme  habile  et  important.  Gomment 
au  contraire  on  le  voit  à  toute  occasion  se  tenir, 
autant  qu'il  peut ,  à  l'écart ,  user  de  réserve  ,  donner 
à  chacun  une  attention  favorable, approuver,  excuser, 
tourner  les  choses  en  bien  ,  et  devenir  ainsi  du  meil- 
leur commerce  et  de  la  société  la  plus  aimable.  Voilà , 
dis-je  ,  ce  qu'on  ne  doit  point  avoir  de  peine  à  com- 
prendre; et  voilà  par  où  la  même  humilité  qui  nous 
abaisse  sert  à  nous  relever.  Comme  donc  l'Ecclé- 
siastique a  dit  -.Puis  vous  êtes  grand ,  plus  cous  de- 
vez vous  humilier  (i),  je  ne  fais  nulle  difficulté  de 
renverser  la  proposition;  et,  sans  altérer  en  aucune 
sorte  celte  divine  parole,  j'ajoute  :  Plus  vous  vous 
humilierez  ,  plus  vous  serez  grand. 

II.  Mais  n'en  demeurons  pas  là;  car  il  s'agit  pré- 
sentement de  savoir  si  l'humilité  n'est  point  un  obs- 
tacle aux  grandes  actions,  et  à  certaines  entreprises 
où  il  faut  de  la  magnanimité  et  une  résolution  que 
rien  n'ébranle.  La  raison  de  douter,  estque l'humilité 
a  pour  fondement  la  connoissance  de  notre  foiblesse , 
et  une  conviction  actuelle  et  habituelle  de  notre 
insuffisance  :  d'où  viennent  les  bas  sentimens  et  la 
défiance  que  l'on  conçoit  de  soi-même.  Un  homme 
véritablement  humble  est  persuadé  qu'il  n'est  rien, 
qu'il  ne  peut  rien  ,  et  que  ,  de  son  fonds ,  il  nest  bon 

(i)  Eccli.  20. 


de  l'humilité  chuétienne.  5o»j 

à  rien.  Or  dans  cette  persuasion  il  n'est  pas  naturel 
qu'il  forme  des  projets  au-dessus  de  lui ,   ni  qu'il 
veuille  s'engager  en  des  ministères  et  des  fonctions 
qui  demandent  des  talens  rares  et  singuliers.  Cela  ne 
paroît  pas  naturel;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai, 
selon  le  mot  de  saint  Léon  ,  que  rien  n'est  difficile 
aux  humbles  ;  qu'il  n'y  a  point  de  si  vaste  dessein 
dont  l'exécution  les  étonne  ;  qu'ils  sont  capables  de 
de  tout  oser,  et  d'alïïonler  tous  les  périls  avec  l'as- 
surance la  plus  ferme  et  l'intrépidité  la  plus  héroï- 
que; que  plus  ils  se  croient  foibles,  plus  en  même 
temps  ils  s'estiment  forts;  et  que  plus  ils  se  défient 
d'eux-mêmes,  plus  ils  sentent  redoubler  leur  zèle, 
et  portent  loin  leurs  vues.  Sont-ce  là  des  paradoxes? 
sont-ce  des  vérités?  Je  prétends  qu'il  n'est  rien  de 
plus  réel  que  ces  merveilleux  effets  de  1  humilité 
chrétienne;  je  prétends  que  c'est  à  quoi  elle  nous 
dispose ,  et  ce  qu'elle  produit  en  nous.  Je  vais  vous 
développer  ce  mystère,  et  voici  comment  nous  de- 
vons l'entendre. 

Car  autant  qu'un  chrétien  humble  se  défie  de  lui- 
même  ,  autant  il  se  confie  en  Dieu;  moins  il  s'appuie 
sur  lui-même ,  plus  il  s'appuie  sur  Dieu.  Or  il  sait 
que  rien  n'est  impossible  à  Dieu.  Il  sait  que  Dieu 
prend  plaisir  à  faire  éclater  sa  gloire  dans  notre 
infirmité,  et  que  c'est  aux  plus  petits,  dès  qu'ils  ont 
recours  à  lui,  qu'il  communique  sa  grâce  avec  plus 
d'abondance.  Muni  de  ces  pensées,  et  comme  revêtu 
du  pouvoir  tout-puissant  de  Dieu  même,  est-il  rien 
désormais  de  si  laborieux  et  de  si  pénible,  rien  de 
si  sublime  et  de  si  grand ,  dont  il  craigne  de  se  charger, 


DIO  SOLIDE    GRANDEUR 

et  dont  il  désespère  de  venir  à  bout?  Que  Dieu  l'ap- 
pelle, il  n'hésitera  pas  plus  que  le  prophète  Isaïe, 
à  lui  répondre  :  Me  voici,  Seigneur ,  envoyez- 
moi  (i).  Que  Dieu  en  efiet  l'envoie,  il  ira  partout. 
Il  se  présentera  devant  les  puissances  du  siècle  ,  il 
entrera  dans  les  cours  des  princes  et  des  rois,  il  leur 
annoncera  les  ordres  du  Dieu  vivant ,  et  ne  sera 
touché  ,  ni  de  l'éclat  de  leur  pourpre ,  ni  de  leurs 
menaces,  ni  de  leurs  promesses.  Il  plantera,  selon 
les  expressions  figurées  de  l'Ecriture  ,  et  il  arrachera; 
il  bâtira  et  il  détruira  ;  il  amassera  et  il  dissipera. 

Quelle  espèce  de  prodige  ,  et  quel  admirable  accord 
de  deux  choses  aussi  incompatibles ,  ce  semble  ,  que 
le  sont  tant  de  défiance  d'une  part ,  et  de  l'autre  tant 
de  confiance  et  de  force  !  Car  au  milieu  de  tout  cela, 
le  même  homme  qui  agit  si  délibérément  et  si  coura- 
geusement, ne  perd  rien  de  son  humilité;  c'est-à- 
dire,  qu'il  conserve  toujours  le  souvenir  de  sa  foi- 
blesse;  qu'il  se  regarde  toujours  comme  un  serviteur 
inutile ,  comme  un  enfant  ;  qu'il  dit  toujours  à  Dieu  , 
dans  le  même  sentiment  que  Jérémie  :  Ah  !  Seigneur, 
mon  incapacité  est  telle  ,  que  je  ne  puis  pas  même 
prononcer  une  parole  (2).  Non  ,  il  ne  le  peut  de  lui- 
même  et  par  lui-même  ;  mais  tandis  qu'il  en  fait  la 
confession  la  plus  affectueuse  et  la  plus  sincère,  il 
n'oublie  point  d'ailleurs  ce  que  lui  apprend  le  Doc- 
teur des  nations  ,  qu'il  peut  tout  en  celui  qui  le 
fortifie  (3).  De  sorte  qu'il  ne  balance  pas  un  moment 
à  se  mettre  en  œuvre  et  à  commencer,  quel  que  soit 
l'ouvrage  où  la  vocation  de  Dieu  le  destine.   Qu'il 

(1)  Isa..  G.  —  (-.)  Jercm.  8.  —  (3)  Philip.  4. 


de  l'humilité  CHRÉTIENNE.  5ll 

y  voie  mille  traverses  à  essuyer ,  el  mille  oppositions  à 
vaincre  ;  que  le  succès  lui  paroisse  ,  non-seulement 
douteux ,  mais  hors  de  vraisemblance ,  il  espère  contre 
l'espérance  même.  Ce  n'est  point  par  une  témérité  pré- 
somptueuse ,  puisque  son  espérance  est  fondée  sur  ce 
grand  principe  de  saint  Paul ,  que  Dieu  fait  choix  de 
ce  qui  paroît  plein  de  folie  selon  le  monde ,  pour  con- 
fondre les  sages  ;  qu'il  choisit  ce  qui  estfoible  devant 
le  monde,  pour  confondre  les  forts  ;  et  qu  il  se  sert 
enfin  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  bas  et  de  plus  méprisable , 
même  des  choses  qui  ne  sont  point ,  pour  détruire 
celles  qui  sont  (i). 

Ainsi,  quand  ce  jeune  berger  qui  d'un  coup  ren- 
versa Goliath  ,  vit  approcher  de  lui  ce  philistin  d'une 
énorme  stature  :  Tu  viens  à  moi,  lui  dit-il,  avec 
l'épée  ,  la  lance ,  et  le  bouclier  ;  mais  moi  je  viens 
à  toi  au  nom  du  Seigneur,  et  tout  désarmé  que  je 
suis ,  je  me  tiens  certain  de  la  victoire  (2)  ?  Car 
voici ,  ajoute-t-il ,  ce  que  je  te  déclare  :  Le  Seigneur 
te  livrera  entre  mes  mains ,  je  te  donnerai  la  mort,  et 
te  couperai  la  tête  ;  afin  que  toute  la  terre  sache  qu'il 
y  a  un  Dieu  en  Israël ,  et  que  ce  n'est  ni  par  l'épée , 
ni  par  la  lance  qu'il  sauve.  Ainsi  ie  même  David  se 
trouvant  investi  d'ennemis  qui  l'assailloient  de  toutes 
parts ,  s'écrioit  avec  un  sainte  hardiesse  :  Le  Seigneur 
est  notre  ressource:  nous  combattrons,  et  il  réduira 
en  poudre  tous  ceux  qui  nous  persécutent. 

Tel  est  par  proportion  le  langage  des  âmes  hum- 
bles :  d'autant  plus  assurées  de  la  protection  divine, 
qu'elles  se  répondent  moins  d'elles-mêmes  j  et  du 

(1)  1.  Cor.  1 ,  y.  27.  —  (2)  1.  Reg.  ij. 


5i:2  SOLIDE    GRANDEUR 

reste  d'autant  plus  tranquilles  sur  la  réussite  de  leurs 
entreprises  ,  qu'étant  humbles,  elles  craignent  moins 
de  subir  la  honte  des  fâcheux  événemens  que  Dieu 
quelquefois,  pour  les  éprouver,  peut  permettre.  Un 
homme  du  monde,  suivant  son  orgueil,  comme 
nous  l'avons  déjà  remarqué  ,  ne  se  hasarderoit  pas  si 
aisément.  Il  ne  voudroit  pas  exposer  son  honneur  ; 
et  pour  se  déterminer,  il  lui  faudroit  de  sérieux 
examens  et  de  longues  délibérations.  Mais  dès  qu'on 
a  l'humilité  dans  le  cœur,  on  n'est  plus  si  jaloux 
d'un  vain  nom ,  ni  si  sensible  aux  reproches  qu'on 
s'attirera  ,  supposé  qu'on  vienne  à  échouer.  On 
s'abandonne  à  la  conduite  de  l'esprit  de  Dieu  ,  et  du 
reste  on  se  soumet  à  tout  ce  qui  en  peut  arriver  pour 
notre  humiliation  devant  les  hommes. 

Ce  ne  sont  point  là  de  simples  spéculations;  on 
en  a  vu  la  pratique.  Fut-il  jamais  une  entreprise 
pareille  à  celle  des  apôtres  ,  lorsqu'ils  se  partagèrent 
dans  toutes  les  contrées  de  la  terre  pour  travailler 
à  la  conversion  du  monde  entier?  Les  plus  fameux 
conquérans  dont  l'histoire  profane  a  vanté  les  faits 
mémorables,  ont  porté  leurs  armes  et  étendu  leurs 
conquêtes  sur  quelques  nations;  mais  ces  saints  con- 
quérans, ou,  pour  mieux  dire,  ces  saints  et  zélés 
propagateurs  de  la  loi  chrétienne,  se  proposèrent  de 
soumettre  généralement  tous  les  peuples  à  l'empire 
de  JésusXhrist.  Dans  ce  vaste  projet,  ils  n'exceptè- 
rent ni  âge  ,  ni  sexe,  ni  rangs,  ni  qualités,  ni  états. 
A  en  juger  selon  la  prudence  du  siècle,  c'étoit  un 
dessein  chimérique  ,  et  l'on  sait  néanmoins  avec 
quelle  ardeur  ils  s'y  employèrent,  avec  quelle  cons- 
tance 


de  l'humilité  CHRÉTIENNE.  5l3 

tance  ils  le  soutinrent ,  avec  quel  bonheur  ils  l'accom- 
plirent. 

Or  qu'étoit-ce  que  ces  apôtres?  de  pauvres 
pêcheurs,  petits  selon  le  inonde  et  humbles  selon 
l'évangile.  Leur  humilité  ne  borna  point  leurs  vues, 
elle  ne  leur  resserra  point  le  cœur,  elle  ne  les  aflfoi- 
blit  ni  les  arrêta  point.  Avec  cette  humilité,  ils  ont 
passé  les  mers,  ils  ont  parcouru  les  provinces  elles 
royaumes,  ils  ont  répondu  aux  juges  et  aux  magis- 
trats ,  ils  ont  résisté  aux  grands,  ils  ont  confondu 
les  savans ,  ils  ont  instruit  les  infidèles  et  les  bar- 
bares, ils  ont  triomphé  de  l'idolâtrie  et  du  paga- 
nisme; et  dans  la  suite  des  temps  ,  combien  ont- ils 
eu  d'imitateurs  et  de  successeurs ,  humbles  comme 
eux ,  et  appliqués  sans  relâche  à  perpétuer  les  fruits 
de  leur  zèle?  combien  en  ont-ils  encore  de  nos  jours 
qui,  par  une  sainte  alliance,  réunissent  dans  leurs 
personnes,  et  la  même  humilité  et  la  même  éléva- 
tion de  sentimens? 

Pour  en  revenir  aux  apôtres,  et  pour  dire  en 
particulier  quelque  chose  de  saint  Paul,  on  ne  peut 
lire  ses  épi  1res ,  et  ne  pas  voir  que  ce  fut  un  des 
esprits  les  plus  sublimes ,  et  une  des  plus  grandes 
âmes.  Quel  feu ,  quelle  vivacité  ,  et  tout  ensemble  , 
quelle  solidité  !  pense-t-on  plus  noblement  ?  s'ex- 
prime-t-on  plus  éloquemment ?  Que  n'a-t  il  pas  fuit! 
quen'a-t-il  pas  souffert!  supérieurà  tout, aux  dangers, 
aux  embûches,  aux  persécutions,  aux  trahisons,  aux 
calomnies,  aux  opprobres,  aux  fers,  à  la  faim,  à  la 
soif,  au  glaive ,  à  la  mort  ;  car  disoit-il ,  nous  sommes 
TOME  XIY.  33 


5l4      SOLIDE    GRANDEUR    DE   l/HUMILITÉ  ,   etc. 

au-dessus  de  tout  cela  (i  ).  Saint  Chrysostôme  en  étoil 
ravi  d'admiration ,  et  n'avoit  point  de  termes  pour 
faire  entendre  ce  qu'il  en  concevoit.  Cependant  ce 
■vaisseau  d'élection ,  ce  grand  apôtre ,  quel  mépris  fai— 
soit-il  de  lui-même  et  comment  en  parloit-il?  Il  se 
trailoit  de  pécheur  ,  de  blasphémateur ,  de  persé- 
cuteur de  l'Eglise,  d'homme  indigne  de  l'apostolat, 
d'avorton  :  tant  l'humilité  lui  représentoit  vivement 
ses  misères ,  et  tant  elle  le  rabaissoit  dans  son 
estime. 

Que  ne  pourrions-nous  pas  ajouter  de  ces  sociétés 
et  de  ces  ordres  religieux ,  qui  sont  pour  l'un  eï 
l'autre  sexe  des  écoles  de  perfection,  et  dont  la 
sainteté  est  l'édification  du  monde  chrétien  ?  Que 
n'en  a-t-il  pas  dû  coûter  pour  former  ces  grands 
corps  ,  pour  en  rassembler  tous  les  membres,  pour 
les  assortir  et  les  régler  ?  Que  d'études  et  de  soins  î 
que  de  méditations,  de  réflexions  ,  de  conseils!  mais 
aussi  quels  progrès  surprenans  !  ces  sociétés  se  sont 
multipliées;  ces  ordres  religieux  se  sont  répandus 
dans  tous  les  lieux  éclairés  de  la  foi  et  soumis  à, 
l'Eglise  de  Jésus-Christ.  Comme  autant  de  répu- 
bliques ,  ils  ont  leur  forme  de  gouvernement ,  leurs 
lois,  leurs  statuts,  leurs  offices,  leurs  fonctions, 
leurs  observances,  qu'il  a  fallu  ordonner  avec  une 
pénétration  et  une  sagesse  qui  descendit  aux  moin- 
dres détails,  qui  prévît  toutes  choses  et  ne  laissât 
rien  échapper.  Voilà  par  où  ils  se  sont  maintenus 
depuis  des  siècles ,  et  ils  se  maintiennent.  Qr  après 

(i)  Rom.  8. 


DANGER    D'UNE    GRANDE    RÉPUTATION.  5(5 

Dieu  et  la  grâce  de  Dieu ,  je  demande  à  qui  nous 
sommes  redevables  de  ces  saints  établissemens.  Est- 
ce  à  d'habiles  politiques  et  à  leurs  intrigues?  est-ce 
à  des  philosophes  fiers  de  leur  science  et  pleins 
d'eux-mêmes?  Là-dessus  je  ne  puis  mieux  répon- 
dre que  par  les  paroles  du  Fils  de  Dieu  à  son  Père: 
Seigneur  ,  Père  tout-puissant ,  je  vous  bénis  et  vous 
rends  grâces ,  d'avoir  caché  ces  choses  aux  sages 
selon  la  chair ,  et  aux  savons  ;  mais  de  les  avoir 
révélées  aux  petits  (i)  ;  d'y  avoir  employé  d'hum- 
bles instituteurs,  un  humble  François  d'Assise,  un 
humble  François  de  Paule  et  d'autres.  Parce  qu  ils 
étoient  humbles,  ils  n'en  ont  été  que  plus  propres 
à  entrer  dans  les  grandes  vues  de  la  Providence  sur 
eux ,  et  que  mieux  préparés  à  les  seconder. 

Je  finis,  car  peut-être  n'en  ai-je  déjà  que  trop 
dit  :  mais  quoi  qu'il  en  soit ,  apprenez  à  réformer 
vos  idées  touchant  une  des  vertus  les  plus  essen- 
tielles du  christianisme,  qui  est  l'humilité.  Autant 
qu'elle  nous  porte  à  nous  mépriser  nous-mêmes  , 
autant  devons-nous  l'estimer.  Puissiez-vous  en  bien 
connoître  le  mérite,  et  plaise  au  ciel  qu'au  milieu 
de  tous  vos  honneurs  ,  vous  travailliez  désormais  à 
l'acquérir  ! 


Illusion  et  danger  dune  grande  Réputation. 

Prenez  soin  de  vous  établir  dans  une  bonne 
réputation  et  de  vous  y  maintenir  (2)  :  c'est 
l'avis  que   nous  donne   le  Saint-Esprit;    et   celte 

(1)  Luc.  10.  —  (2)  Eccli.  4». 

33. 


5l6  DANGER 

maxime,  telle  que  nous  devons  l'entendre,  est  fon- 
dée sur  de  très -solides  raisons.  Car  suivant  le  sens 
de  l'Ecriture,  qu'est-ce  qu'une  bonne  réputation,  et 
«n  quoi  consiste- t-elle?  à  être  exempt  de  reproche, 
chacun  dans  notre  état  ;  je  dis  de  certains  repro- 
ches qui  flétrissent  un  nom  et  qui  éloignent  de  la 
personne;  à  être  réputé,  dans  l'opinion  commune, 
homme  de  probité  et  de  bonnes  mœurs  ;  homme 
équitable,  droit,  fidèle;  homme  sensé  et  judicieux, 
capable  dans  sa  condition  de  remplir  les  devoirs  de 
son  emploi,  de  sa  charge,  de  son  ministère;  en 
deux  mots,  honnête  homme  selon  le  monde,  et 
homme  chrétien  selon  Dieu.  Or ,  il  nous  est  d'une 
extrême  conséquence  d'avoir  sur  tout  cela  une  répu- 
tation saine  et  sans  tâche  :  pourquoi?  parce  qu'en 
mille  rencontres,  il  y  va  de  la  gloire  de  Dieu  et 
de  l'honneur  de  la  religion  que  nous  professons; 
parce  qu'il  y  va  de  notre  propre  intérêt  et  de  l'avan- 
tage personnel  que  nous  y  trouvons;  parce  qu'il  n'y 
va  pas  moins  de  l'utilité  du  prochain,  dont  nous 
•sommes  chargés  et  auprès  de  qui  nous  nous  em- 
ployons. 

En  effet ,  rien  ne  sert  plus  à  glorifier  Dieu  et  à 
relever  l'honneur  de  son  culte ,  que  l'estime  qu'on 
Élit  de  ceux  qui  le  servent  et  l'édification  qu'on  tire 
de  leurs  exemples.  C'est  pour  cela  que  le  prince  des 
apôtres,  saint  Pierre,  recommandoit  tant  aux  fidèles 
de  garder  parmi  les  gentils  une  conduite  régulière; 
afin,  disoit-il,  que  malgré  leurs  préjugés  contre 
notre  sainte  loi ,  venant  à  examiner  votre  vie  ,  et  n'y 
voyant  rien  que  d'édifiant ,  ils  rendent  gloire  à  Dieu , 


d'une  grande  réputation.  Si 7 

et  que  vous  fermiez  la  bouche  à  ceux  qui  voudroi*-nt 
parler  mal  de  vous.  Déplus,  à  n'envisager  que  nous- 
mêmes,  il  est  évident  qu'une  bonne  réputation  nous 
est  très-avantageuse  et  même  nécessaire  pour  notre 
établissement  et  notre  avancement,  soit  dans  l'Eglise, 
soit  dans  le  monde  :  car  on  ne  s'accommode  nulle 
part  d'un  homme  noté  et  décrié.  Aussi ,  quand  les 
apôtres  proposèrent  aux  disciples  de  choisir  entre  eux 
des  diacres,  et  de  leur  commettre  le  soin  de  distri- 
buer les  aumônes,  la  première  condition  qu'ils  leur 
marquèrent ,  fut  qu'ils  prendroient  pour  cette  fonc- 
tion  des  hommes  d'une  vertu  reconnue  (i).  Enfin  , 
considérant  la  chose  par  rapport  au  prochain ,  il 
est  aisé  de  voir  que  sans  une  réputation  à  couvert 
de  la  censure ,  il  n'est  guère  possible  que  nous  fas- 
sions aucun  fruit  auprès  de  lui;  puisque  nous  ne  le 
pouvons  faire  qu'autant  que  le  prochain  a  de  créance 
en  nous ,  et  qu'il  n'en  peut  avoir  quand  il  n'est  pas 
bien  prévenu  en  notre  faveur.  Comment  un  père  , 
par  exemple,  inspirera-t-il  à  ses  enfans  l'horreur 
du  vice  ,  s'ils  sont  témoins  de  son  libertinage  et  de 
ses  désordres?  comment  un  prédicateur  prêchera-t-il 
l'humilité  ,  et  en  persuadera-t-il  la  pratique  à  ses 
auditeurs,  s'ils  le  connoissent  pour  un  homme  vain 
et  enflé  d'orgueil  ?  comment  un  directeur  ,  un  pas- 
teur de  l'Eglise  ramènera-t-ii  les  âmes  égarées,  ci 
les  fera-t-il  rentrer  dans  les  voies  de  la  foi,  si  l'on: 
sait  qu'il  est  égaré  lui-même ,  ou  s'il  est  au  moins 
d'une  doctrine  suspecte  ?  Il  en  est  de  même  d'uns 
infinité  d'autres  sujets. 

(0  Act.  6. 


5lfi  DANGER 

Il  est  d'jnc  non-seulement  permis  ,  mais  a  propos, 
surtout  en  certaines  situations  et  en  certaines  places, 
de  conserver  sa  réputation  et  fie  la  défendre.  Et 
c'est  ce  qui  faisoit  dire  à  saint  Augustin  :  Je  me  dois 
à  rnci-rnème  et  pour  mon  propre  bien  le  mérite  de 
ma  vie  :  mais  je  dois  au  public  et  à  son  progrès 
dans  le  chemin  du  salut ,  /'intégrité  de  ma  répu- 
tation. Morale  dont  il  avoit  le  modèle  dans  saint 
Paul.  On  pourroit  être  surpris  d'abord,  que  ce  doc- 
teur des  nations  racontât  lui-même  les  grâces  extraor- 
dinaires qu'il  avoit  reçues,  ses  révélations,  son  ra- 
vissement jusques  au  troisième  ciel  ;  que  lui-même 
il  tîi  le  récit  de  ses  courses  évangéliques  ,  de  ses 
combats,  de  ses  travaux  immenses,  et  qu'il  ne  fei— 
gnît  pas  même  d'ajouter  qu'il  avoit  plus  travaillé 
que  le  reste  des  apôtres.  Ce  n'étoit  point  là  blesser 
l'humilité,  comme  il  le  montre  assez  ailleurs.  Mais 
il  savoit  combien  il  lui  éloil  important  pour  la  con- 
version des  infidèles,  et  pour  le  soutien  de  ceux  qui 
avoient  déjà  embrassé  l'évangile,  de  s'accréditer 
dans  leurs  esprits,  afin  qu'ils  devinssent  par  là  plus 
dociles  à  l'écouter  et  à  profiter  de  ses  instructions. 
Voilà  pourquoi  il  croyoit  devoir  ménager  sa  répu- 
tation ;  de  sorte  qu'étant  condamné  au  fouet,  il  se 
lint  obligé  ,  pour  éviter  la  honte  de  ce  châtiment, 
de  déclarer  qu'il  étsit  citoyen  romain;  et  que  se 
voyant  cité  à  Jérusalem  pour  répondre  devant  le 
proconsul  Festus  ,  il  refusa  d'y  comparaître  et  en 
appela  à  César. 

Mais  outie  cette  bonne  réputation  dont  il  ne  s'agit 
point  ici  précisément ,  il  y  en  a  une  autre  que  nous 


d'une  grande  réputation.         5 19 
appelons  ,    selon  le   terme  ordinaire  ,  une  grande 
•réputation.   La  bonne  réputation  est  sans  contredit 
un  bien  précieux  dans  l'estime  de  tout  le  monde  ,  et 
néanmoius  elle  ne  suffit  pas  aux  âmes  ambitieuses  et 
orgueilleuses  ;  car  il  lui  manque  quelque  chose  qui 
contente  leur  orgueil  et  qui  flatte  leur  vanité.  J'ex- 
plique ma  pensée.  Une  bonne  réputation,   quoique 
honorable,  n'a  rien  dans  le  fond  qui  nous  distingue 
beaucoup.  C'est  un  état  commun  à  une  multitude  de 
gens   raisonnables  parmi  lesquels  nous   vivons  ,  et 
dont  le  nombre  dans  la  société  humaine  n'est  pas 
petit.  Ils  sont  réguliers,  ils  se  conduisent  bien  ;  ils 
s'acquittent  bien  ,    chacun   dans   sa  profession  ,   de 
leurs  exercices  ,  et  remplissent  fidèlement  leurs  obli- 
gations. On  les  approuve  ,  et  l'on  a  pour  eux  toute 
la  considération  qui  leur  est  due;  mais  cette  consi- 
dération après  tout  ne  leur  donne  pas  ce  lustre,  cet 
éclat,  celte  vogue  qui  fait  la  grande  réputation.  On 
ne  dit  point  d'eux  ,    comme  on   le  dit  de  quelques 
autres  :  C'est  un  grand  homme,  un  grand  magistrat, 
un  grand  politique  ,  un  grand  théologien  ,  un  grand 
écrivain  ,  un  grand  orateur  ,  un  grand  prédicateur  : 
noms  fastueux  et  brillantes  qualités  qui  éblouissent 
et  dont  on  est  souverainement  jaloux.  Ainsi  la  grande 
réputation  est  au-dessus  de  la  bonne  réputation.  Or, 
en  matière  de  réputation   et  d'honneur  ,   dès  qu'on 
n'est  pas  au  plus  haut  point  ,  on  compte  commu- 
nément assez  peu  tout  le  reste.  Mais  moi  je  prétends 
que  dans  ces  grandes  réputations  il  y  a  souvent  bien 
de  l'illusion.  Je  prétends  ,  lors  même  qu'elles  sont 
ie  plus  justement  acquises  ,  comme  quelques-unes 


520  DANGER 

peuvent  l'être  ,  qu'il  y  a  du  moins  bien  du  danger, 
et  qu'il  est  infiniment  à  craindre  que  ,  par  les  sen- 
timens  qu'elles  inspirent  ,  elles  ne  deviennent  plus 
pernicieuses  qu'elles  ne  sont  glorieuses  et  avanta- 
geuses. Je  n'avance  rien  sans  preuves;  et  de  toutes 
les  preuves  ,  la  plus  sensible  ,  c'est  la  connoissance 
que  nous  avons  du  monde ,  et  ce  que  l'usage  de  la 
■vie  nous  apprend. 

I.  Illusion  :  car  si  nous  observons  bien  sur  quoi 
sont  établies  ces  réputations  qui  font  tant  de  bruit , 
nous  trouverons  que  la  plupart  n'ont  pour  fonde- 
ment que  l'occasion  et  le  hasard  ,  que  la  conjoncture 
favorable  des  temps,  que  le  défaut  de  compétiteurs 
et  de  gens  de  mérite  ,  que  le  caprice  et  le  mauvais 
goût  du  public  ,  que  quelques  dehors  spécieux  ac- 
compagnés de  beaucoup  de  confiance  et  de  présomp- 
tion ,  que  des  secours  étrangers  et  cachés  ,  que  la 
distinction  de  la  naissance  et  du  rang ,  que  l'incli- 
nation ,  la  faveur  ,  et  particulièrement  l'intrigue. 
Gardons-nous  de  blesser  personne  :  ce  n'est  pas  mon 
dessein  }  à  Dieu  ne  plaise.  Je  parle  en  général  ,  et 
quiconque  voudroit  faire  là -dessus  des  applications 
odieuses,  ne  doit  les  imputer  qu'à  lui-même,  et  ne 
peut  m'en  rendre  responsable. 

Mais  celte  déclaration  faite  de  ma  part ,  et  sans 
entrer  dans  aucun  détail  ,  je  reprends  ma  proposi- 
tion,  et  de  b  mne  foi  je  demande  combien  on  a  vu 
de  ces  prétendus  grands  hommes  qui  dévoient  toute 
leur  réputation  à  un  succès  où  je  ne  sais  quelle  heu- 
reuse aventure  avoit  eu  plus  de  part  que  le  génie  et 
1  habileté.  Tel  dans  les  armes  est  devenu  célèbre  par 


D'UNE   GRANDE   RÉPUTATION.  521 

une  victoire  qu'il  a  remportée  ,  ou  plutôt  qu'on  a 
remportée  pour  lui  et  en  son  nom.  Elle  lui  est  attri- 
buée ,  parce  qu*il  avoit  le  commandement  ;  et  il  en 
a  l'honneur,  sans  en  avoir  ,  à  bien  dire  ,  ni  soutenu 
le  travail,  ni  couru  le  péril. 

11  en  est  de  même  dans  le  maniement  des  affaires, 
de  même  dans  la  magistrature  et  la  dispensalion  de 
la  justice  ;  de  même  dans  les  lettres  et  les  sciences , 
soit  divines,  soit  humaines;  de  même  (lecroiroit- 
on  ,  si  l'expérience  ne  nous  en  convainquoit pas?) 
dans  le  ministère  évangélique  ,  dans  la  direction  des 
consciences,  dans  la  pratique  de  la  perfection  et  de 
la  sainteté  chrétienne.  L'un  est  regardé  comme  un 
esprit  supérieur ,  comme  un  homme  intelligent ,  sage 
dans  ses  entreprises  ,  solide  dans  ses  vues  ,  juste  dans 
ses  mesures.  Il  réussit ,  et  parce  qu'il  est  ordinaire 
de  juger  par  les  événeraens  ,  de  là  vient  la  haute 
estime  qu'on  en  fait.  On  ne  cesse  point  de  l'ad- 
mirer et  de  l'exalter.  Mais  ces  lumières  si  pures, 
mais  ces  vues  si  droites ,  ces  mesures  si  justes,  est-ce 
de  son  fonds  qu'il  les  tire  ,  ou  ne  sont-ce  pas  peut- 
être  des  amis  qu'il  consulte ,  des  subalternes  auxquels 
il  se  confie  ,  qui  secrètemerJ  et  quelquefois  sans  qu'il 
qu  il  l'aperçoive  lui-  même  ,  le  guident  dans  toutes 
ses  démarches ,  et  l'éclairent  dans  toutes  ses  délibé- 
rations et  toutes  ses  résolutions?  L'autre  se  fait  écou- 
ter comme  un  maître ,  tant  il  paroît  avoir  acquis  de 
connoissances  ,  et  êire  versé  en  tout  genre  d'érudi- 
tion. On  le  met  entre  les  savans  au  premier  rang; 
et  il  est  vrai  qu'il  n'y  a  point  de  matière  sur  quoi 
il  ne  s'explique  d'une  manière  à  imposer.  Je  dis  à 


f)22  DANGER 

imposer  :  cor  tout  cet  appareil  de  doctrine  n'esï 
souvent  antre  chose  qu'une  belle  superficie  ,  sous 
laquelle  il  y  a  beaucoup  de  vide  et  fort  peu  de 
substance.  A  force  de  tout  savoir  ,  ou  de  vouloir 
tout  savoir,  il  arrive  assez  qu'on  ne  sait  rien.  On  se 
fait  néanmoins  valoir  par  une  facilité  de  s'énoncer 
et  une  abondance  de  paroles  qui  ne  tarit  point  ;  par 
un  ton  décisif  et  assuré  ,  qui  semble  ne  pas  permettre 
Je  moindre  doute  et  prévenir  toutes  les  difficultés; 
par  un  étalage  de  termes  ,  de  noms  ,  de  raisonne- 
mcnSj  de  faits  qui  ne  peuvent  guère  être  contredits , 
■parce  que  la  plupart  de  ceux  qui  les  entendent  n'y 
comprennent  rien  ;  et  que  n'étant  pas  en  état  d  en 
-.  oir  le  foibîe  ,  ils  deviennent  adorateurs  de  ce  qu'ils 
ignorent. 

Que  dirai-je  de  ces  orateurs  dont  la  vaine  et  spé- 
cieuse éloquence  attire  à  leurs  discours  les  villes 
entières  ?  On  les  suit  avec  empressement.  Le  con- 
cours croît  de  jour  en  jour  ;  ce  sont  les  oracles  de 
tout  un  pays.  Heureux  d'avoir  eu  à  se  produire  dans 
des  temps  de  décadence  et  de  disette  :  je  veux  dire, 
dans  des  temps  où  le  goût  dépravé  du  siècle  ne  dis— 
ceruoit  ni  l'excellent  ni  le  médiocre,  mais  les  con- 
f.udoit  ensemble,  et  négligeoit  le  solide  et  le  vrai 
pour  s'attacher  à  de  fausses  lueurs  ;  dans  des  temps 
où  !e  talent  se  bornoit  au  son  de  la  voix  dont  l'oreille 
éloit  flattée  ,  et  à  certain  extérieur  qui  frappoit  les 
yeux  ;  surtout  dans  des  temps  où  de  secrets  intérêts 
engageoient  un  puissant  parti  à  soutenir  l'orateur, 
et  à  le  mettre  dans  un  crédit  dont  l'éclat  rejaillit  sur 
le  parti  morne  et  servît  à  l'illustrer  et  à  l'autoriser. 


D'UNE    GPiÀNDE    RÉPUTATION.  F)23 

Ce  n'est  pas  pour  une  fois  que  se  sont  ainsi  for- 
mées les  plus  grandes  réputations,  non-seulement 
en  matière  d'éloquence  ,  mais  ,  l'oserai-je  dire?  en 
matière  de  mœurs  ,  en  matière  de  direction  et  de 
conduite  des  âmes  ,  en  matière  de  piété  et  de  reli- 
gion. On  transforme  en  anses  de  lumière  des  hommes 
très  -  peu  éclairés  dans  les  choses  de  Dieu.  On  les 
propose  comme  les  dépositaires  de  la  plus  pure  mo- 
rale de  l'évangile  ,  comme  les  seuls  guides  instruits 
des  voies  du  salut  et  capables  de  les  enseigner.  On 
répand  leurs  ouvrages  comme  autant  de  chefs-d'oeuvre 
et  comme  le  précis  de  toute  la  vie  spirituelle.  Mille 
esprits  aisés  à  séduire,  se  laissent  préoccuper  de 
ces  idées.  De  l'un  elles  se  communiquent  à  l'autre. 
C'est  bientôt  une  opinion  presque  universelle  et  une 
réputation  hors  de  toute  atteinte. 

Du  moins  si  des  gens  qui  se  voient  préconiser  de 
la  sorte,  rentroient  en  eux  -  mêmes  ;  s'ils  se  ren- 
doient  quelque  justice  ,  et  qu'ils  reconnussent  de 
bonne  foi  combien  ils  sont  au-dessous  de  ce  qu'on 
pense  d'eux  ,  et  combien  leur  réputation  passe  leur 
mérite.  C'est  ce  que  l'humilité  demanderoit  ,  et  ce 
que  la  seule  équité  naturelle  ne  manqueroit  pas  de 
leur  inspirer,  s'ils  la  consultoient.  Ils  seroient  peu 
touchés  alors  des  appïaudissemens  qu'ils  reçoivent. 
S'ils  ne  se  tenoient  pas  toujours  obligés  de  les  arrêter 
au  dehors  en  se  déclarant ,  ils  les  désavoueroient 
dans  le  fond  de  l'ame  ;  ils  les  tourneroient  même  à 
leur  confusion ,  bien  loin  de  s'en  faire  une  gloire  , 
parce  qu'ils  sentiroient  combien  peu  ils  leur  sont 
«dus  et  quelle  en  est  l'illusion.  Ils  iroient  encore  plus 


52^  DANGER 

avant  :  et  par  la  comparaison  qu'ils  feroîent  d'eux- 
mêmes  avec  d'antres  qui  valent  mieux  qu'eux  et  qui 
demeurent  dans  l'oubli,  ils  comprendroient  que  ce 
ïie  sont  pas  toujours  les  vrais  mérites  qui  éclatent. 
Ils  les  honoreroient  jusque  dans  leur  obscurité  ;  ils 
les  respecteroienl ,  et  se  gardereient  bien  de  leur  té- 
moigner le  moindre  mépris  ,  ni  de  s'arroger  une 
supériorité  dont  ils  se  dé«n>rleroienl  volontiers  en 
leur  faveur.  Telles  sont ,  dis-je  ,  les  dispositions  où 
jls  devroient  être  ;  mais  par  l'aveuglement  et  l'en- 
chantement de  notre  orgueil ,  tout  le  contraire  arrive , 
et  voilà,  outre  l'illusion,  quel  est  encore  le  danger 
d'une  grande  réputation. 

II.  Danger:  car  un  homme  s'enivre  de  son  succès. 
Il  n'examine  point  comment,  ni  par  où  il  est  par- 
venu :  peu  lui  importe  de  le  savoir,  et  même  il  se 
plaît  à  en  perdre  le  souvenir.  Il  jouit  de  sa  réputation  , 
bien  ou  mal  acquise,  il  en  perçoit  et  en  goûte  les 
fruits  :  c'est  assez.  Que  dis-je?  il  va  même  aisément 
jusqu'à  se  persuader  qu'il  y  a  en  effet  dans  sa  per- 
sonne quelque  chose  qui  le  relève  ,  et  qui  lui  donne 
rang  à  part.  Il  l'entend  dire  si  communément,  et  ce 
langage  lui  est  si  agréable,  qu  il  n'a  pas  de  peine  à 
le  croire.  De  là  donc  les  retours  sur  soi-même  ,  les 
complaisances  secrètes  où  il  aime  à  s'entretenir  ;  de  là 
les  hauteurs  d'esprit,  les  airs  impérieux,  les  paroles 
sèches  et  dédaigneuses;  de  là  il  s'attend  bien  qu'on  le 
ménagera  ,  qu'on  aura  pour  lui  des  égards  ,  que  dans 
une  société,  dans  une  compagnie,  on  lui  accordera 
des  privilèges,  parce  qu'il  fait  honneur  au  corps  et 
qu  il  en  est  un  des  premiers  ornemens;  de  là  il  ne 


d'une  grande  réputation.  525 

peut  souffrir  que  dans  les  mêmes  fonctions  et  le  même 
emploi ,  qui  que  ce  soit  ose  s'égaler  à  lui.  Il  trou- 
veroit  même  fort  étraage  que  quelqu'un  entreprît 
d'en  approcher  :  voulant  qu'il  ne  soit  parlé  que  de 
lui,  et  concevant  pour  autrui  la  même  jalousie  qu'il 
excite  dans  les  autres  à  son  égard.  Enfans  des  hommes, 
que  vous  êtes  vains,  en  recherchant  comme  vous 
faites  la  vanité;  et  qu'il  y  a  d'erreur  et  de  mensonge 
dans  ce  que  vous  poursuivez  avec  plus  d'ardeur! 

Ceci,  au  reste,  ne  regarde  pas  seulement  ces  grandes 
réputations  que  j'ai  dit  être  mal  fondées,  mais  celles 
même  qui  soni  le  plus  solidementet  le  plus  justement 
établies.  Car  il  y  en  a  :  il  y  a  de  ces  hommes  singuliers 
et  rares,  qui  emportent  avec  raison  tous  les  suffrages, 
ei  à  qui  la  plus  maligne  envie  est  forcée  de  rendre 
une  espèce  d'hommage  par  son  silence  et  par  son, 
estime.  Elle  plie  devant  eux,  et  elle  se  tait.  On  en  fait 
mention  de  tous  côtés;  partout  on  les  reçoit  avec 
agrément  ;  grands  et  petits  ,  tout  le  monde  leur 
témoigne  du  respect  et  de  la  vénération.  Or,  parla 
ils  sont  exposés  â  la  même  tentation  que  les  autres; 
et  quoique  quelques-uns  peut-être  ,  par  le  bon 
caractère  de  leur  esprit ,  se  préservent  de  ce  danger, 
il  n'y  en  a  que  trop  qui  y  succombent. 

Et  à  dire  vrai ,  il  en  est  d'une  grande  réputation 
comme  d'une  grande  fortune.  Il  est  également  difficile 
de  bien  soutenir  l'une  et  l'autre,  et  de  ne  s'y  point 
oublier.  Quand  on  se  voit  dans  un  certain  degré  d'élé- 
vation et  de  distinction  ,  il  semble  qu'on  ait  été  tout  à 
coup  métamorphosé  dans  un  nouvel  homme.  Ce  sont 
des  pensées ,  des  affections  >  des  sentimens  tout  dif- 


5lit>  DANGER 

férens;  c'est  une  conduite  toute  opposée  à  celle  qu'on 
avoit  tenue  jusque-là.  On  étoil  d  un  commerce  aisé , 
commode  ,  honnête  ;  on  se  familiarisoit  avec  des 
amis  :  mais  les  temps  sont  changés  ,  et  il  s'est  fait  le 
même  changement  dans  le  cœur  ;  on  est  devenu 
homme  trop  important,  pour  entretenir  désormais 
de  pareilles  liaisons  ;  on  a  pris  son  vol  bien  plus 
haut ,  et  l'on  ne  s'associe  plus  qu'avec  les  grands  : 
comme  si ,  à  l'exemple  de  ces  pharisiens  qui  se  sépa- 
roienl  du  peuple ,  on  disoil  au  reste  du  monde  : 
Tenez-vous  loin  de  moi.  On  le  dit,  non  pas  de  vive 
vois  ,  ni  d'une  façon  si  grossière  ;  mais  on  le  donne 
assez  à  entendre  par  un  visage  froid  et  composé, 
par  une  réserve  affectée ,  par  une  conversation  sé- 
rieuse ,  par  mille  témoignages  qui  se  font  tout  d'un 
coup  apercevoir.  Pitoyable  foiblesse  où  se  laissent 
aller  les  meilleurs  esprits!  Il  n'est  point  de  poison 
plus  subtil  que  l'orgueil.  11  a  corrompu  jusque  dans 
le  ciel  les  plus  sublimes  intelligences  :  ne  nous  éton- 
nons pas  que  sur  la  terre  il  puisse  pervertir  les  âmes 
d'ailleurs  les  mieux  constituées  et  les  plus  fermes. 
Encore  si  ce  n'étoit  là  qu'une  de  ces  foibiesses 
humaines  qui  n'ont  nul  rapport  au  salut,  et  qui  n'y 
causent  aucun  dommage  :  mais  en  est-il  une  plus 
pernicieuse ,  puisqu'elle  est  capable  de  nous  enlever 
devant  Dieu  tout  le  fruit  d'une  vie  passée  dans  les 
plus  longs  et  les  plus  rudes  travaux?  car  il  n'en  coûte 
pas  peu  pour  se  faire  une  grande  réputation  ,  et  pour 
la  conserver.  Que  k  nature  nous  ait  doués  des  plus 
belles  qualités,  cela  ne  suflit  pas.  Ces  qualités  natu- 
relles sont  des  tuleas  }  mais  il  les  faut  cultiver  ;  c'est 


d'une  grande  réfutation.  527 

«ne 'bonne  terre,  mais  il  y  faut  planter,  il  y  faut  semer, 
il  y  faut  faire  germer  et  croître  le  grain.  Sans  cette 
culture  tout  dépérit  et  rien  ne  prolite. 

Aussi  sommes-nous  témoins  des  soins  infinis ,  de 
l'application  continuelle,  des  études,  des  recherches, 
des  faligue*  d'un  homme  qui  veut,  par  la  voie  du  mé- 
rite ,  se  signaler  dans  sa  profession  et  rendre  son 
nom  célèbre.  Toute  son  attention  va  là;  il  ne  pense 
qu'à  cette  réputation,  il  n'est  en  peine  que  de  cette 
réputation  ,  il  ne  mesure  ses  avantages  et  ses  progrès 
que  parcelle  réputation.  Si  cette  réputation  augmente 
et  se  répand,  il  se  tient  heureux;  si  quelque  événe- 
ment l'arrête,  et  qu'elle  ne  soit  pas  aussi  prompte  à 
s'avancer  qu'il  le  désire ,  il  en  est  désolé  ;  et  parce 
qu'il  n'est  rien  de  plus  facile  à  blesser,  est- il  précau- 
tions qu'il  ne  prenne  pour  la  ménager  ?  est-il  efforts 
qu'il  ne  redouble  pour  la  rétablir  ,  du  moment  qu'elle 
commence  à  déchoir  et  à  tomber?  Si  bien  que 
l'unique  objet  de  ses  voeux,  c'est  celte  réputation; 
que  l'unique  fin  de  ses  actions  ,  c'est  cette  réputation  ; 
que  son  idole  et  comme  sa  divinité,  c'est  cette  ré- 
putation. 

Je  n'exagère  point.  Je  ne  dis  que  ce  que  nous  ob- 
servons dans  tous  les  états  et  tous  les  jours.  Or  de  là 
que  s'ensuit-il  ?  un  grand  désordre  et  ma  grand  mal- 
heur :  c'est-à-dire  que  nous  rapportons  tout  à  notre 
gloire  et  non  à  la  gloire  de  Dieu  ,  voilà  le  désordre; 
et  que  ne  faisant  rien  en  vue  de  Dieu  et  de  sa 
gloire  ,  tout  ce  que  nous  faisons  n'est  rien  devant 
Dieu,  voilà  le  malheur.  Malheur  et  désordre  d'au- 
tant plus  déplorables ,  que  les  plus  saints  ministères 


528  DANGER 

ne  sont  pas  exempts  de  l'un  ni  de  l'autre  ;  et  n'est-ce 
pas  ce  que  je  puis  justement  appeler  1  abomination 
de  désolation  dans  le  lieu  saint  ? 

Car  pour  nous  instruire  nous-mêmes  ,  nous  ,  mi- 
nistres et  prédicateurs  de  l'évangile ,   et  pour  ap- 
prendre à  nous  garantir  de  la  plus   mortelle   con- 
tagion que  nous  ayons  à  craindre ,  est-il  rien  dans 
nos  fonctions   apostoliques   de  plus  fréquent,  que 
de  se  laisser  surprendre  à  l'attrait  d'une  grande  répu- 
tation? En  prêchant  la  parole  de  Dieu,  on  la  profane, 
parce  qu  on  l'emploie ,  non  point  à  faire  connoître 
et  honorer  Dieu,  mais  à  se  faire  honorer  et  con- 
noître soi-même.  Peut-être  avoit-on  eu  d'abord  des 
vues  plus  épurées.  Peut-être  en  recevant  sa  mission 
et   se  mettant    en   devoir    de    l'exercer    avoit-on 
dit    comme   1  Apôtre  :  Nous    ne    nous  prêchons 
point  nous-mêmes  ,   mais  nous  prêchons  Jésus- 
Christ   notre    Seigneur    (i).   On    avoit    été  élevé 
dans  ces  sentimens ,  on  les  avoit  apportés  au  saint 
ministère ,    et    l'importance    éloit  d'y  persévérer; 
mais  bientôt  l'ennemi  est  venu  jeter  l'ivraie  dans  le 
champ  du  père  de  famille.  Ce  n'est  point  à  la  faveur 
des  ténèbres ,  mais  au  grand  jour  d'une  réputation 
naissante  et  brillante.  Une  foule  d'auditeurs  qu'on 
traîne  après  soi  ;  leur  assiduité ,  leur  attention ,  leurs 
acclamations;  toutes  les  chaires  ouvertes  au  nouveau 
prédicateur,  tous  les  honneurs  qu'on  lui  rend;  les 
personnes  du  plus  haut  rang  qui  l'appellent  auprès 
d'eux,  et  l'accueil  favorable  qu'ils  lui  font  dès  qu  il 
se  présente  :  tout  cela  met  à  d'étranges  épreuves  la 

(i)  2,  Cor.  4. 

pureté 


d'une  grande  réputation.  529 
pureté  de  son  zèle  et  la  droiture  de  ses  intentions. 
Insensiblement  ses  premières  vues  s'effacent,  et  le 
monde  prend  dans  son  cœur  la  place  de  Dieu.  Car 
autant  qu'il  plaît  au  monde  et  parce  qu'il  plaît  au 
monde,  le  monde  commence  à  lui  plaire.  Je  veux 
dire  qu'il  s'attache  au  monde ,  qu'il  aime  à  voir  le 
monde,  à  converser  avec  le  monde,  à  se  faire 
d'agréables  sociétés  dans  le  monde ,  non  point  pour  la 
sanctification  du  monde ,  mais  pour  sa  propre  satis- 
faction. Et  comme  on  devient  bon  avec  les  bons , 
méchant  avec  les  médians,  il  devient  mondain  avec 
les  mondains  :  de  sorte  que  malgré  la  sainteté  de  son 
ministère  ,  qui  de  soi-même  ne  tend  qu'à  rendre 
gloire  à  Dieu  et  à  procurer  le  salut  des  âmes ,  il  n'a 
que  des  idées  mondaines ,  et  n'est  louché  que  de  sa 
réputation  et  des  agrémens  qu'elle  lui  fait  goûter 
parmi  le  monde. 

Voilà,  dis-je,  le  grand  intérêt  qui  l'anime  et  qui 
le  soutient  dans  ses  laborieuses  occupations;  voilà  le 
grand  principe  qui  le  meut,  qui  l'engage  à  ne  se 
donner  aucun  relâche  ni  aucun  repos,  qui  d année 
en  année  le  pique  d'une  ardeur  et  d'une  émulation 
toujours  nouvelle  :  voulant  fournir  avec  le  même 
honneur  et  la  même  estime  toute  sa  carrière,  et  ne 
craignant  rien  davantage  que  de  laisser  apercevoir 
en  lui  quelque  changement  et  de  dégénérer  dans 
l'opinion  publique.  De  cette  manière  ses  jours  s'écou- 
lent, son  âge  avance,  la  mort  approche,  et  il  est 
enfin  question  de  se  disposer  à  paroître  devant  Dieu  , 
et  à  subir  ce  terrible  examen  où  Dieu  lui  deman- 
dera compte  des  lalens  dont  il  avoit  été  si  libéra- 
TOME  xiv.  34 


53o  DANGER 

Iement pourvu.  Or,  qui  peut  exprimer  dequeîéton- 
nement  et  de  quelle  frayeur  il  sera  saisi,  lorsque 
réfléchissant  sur  lui-même,  il  entendra  dans  le  se- 
cret de  l'ame  la  voix  de  sa  conscience,  qui  lui  redira 
ce  que  le  Sauveur  du  monde  disoit  à  ses  disciples  : 
Prenez  garde  de  ne  point  faire  vos  bonnes  œuvres 
devant  les  hommes  pour  en  être  vus  et  considères  ; 
autrement  vous  n'en  recevrez  nulle  récompense  de 
votre  Père  céleste  (i).  11  aura  beaucoup  travaillé; 
il  aura  fait  de  violentes  contentions  d'esprit  et  de 
corps,  et  il  se  sera  consumé  de  veilles;  mais  avec 
quelle  douleur  verra-t-il  s'accomplir  en  lui  ce  re- 
proche du  prophète  Aggée  :  Repassez  sur  toute 
votre  vie  ;  faites  réflexion  sur  votre  conduite  :  vous 
avez  beaucoup  semé  et  vous  n  avez  rien  recueilli  (2). 
A  juger  de  vos  actions  par  les  dehors  et  selon  les 
apparences ,  vous  devez  avoir  amassé  beaucoup  de 
mérites  \  mais  comme  un  homme  qui  mettroit  son 
trésor  dans  un  sac  percé ,  ce  que  vous  avez  gagné 
d'une  part ,  vous  l'avez  perdu  de  l'autre. 

Ce  n'est  pas  assez  :  il  aura  même  produit  beau- 
coup de  fruits  par  l'efficace  et  la  vertu  de  la  grâce 
attachée  à  la  divine  parole  ;  il  aura  opéré  beaucoup 
de  conversions,  beaucoup  fléchi  d'ames  endurcies, 
éclairé  d'ames  aveugles,  fortifié  d'ames  foibles,  ex- 
cité d'ames  lâches,  élevé  d'ames  pieuses  et  justes: 
mais  avec  quelle  confusion  et  quel  triste  retour  sur 
soi-même  se  représentera-t-il  le  sort  de  ces  faux 
prophètes  qui,  dans  lé  jugement  dernier,  diront 
au  Fils  de  Dieu  :  Seigneur  ,  nous  avons  prophétisé , 
[i)  Matth.  6.  —  (a)Agg.  1. 


d'une  grande  réputation.         53i 

chassé  les  démons  en  votre  nom  (i)  ,  et  qui  n'auront 
pour  toute  réponse  que  ce  formidable   arrêt  :  Reti- 
rez-vous de  moi,  ouvriers  c? iniquité*  Car  c'étoit  une 
iniquité  de  dérober  à  Dieu  la  gloire  qui  lui  apparte- 
noit  ;  de  n'agir  pas  uniquement   pour  Dieu ,  dont 
il   étoit  l'ambassadeur  et  le  ministre;   de  renverser 
ainsi  les  desseins  de  Dieu ,  qui  ne  lavoit  choisi  que 
pour  le  sanctifier  en  l'employant  à  1  édification  de 
son  Eglise  ,  et  à  la  sanctification  du  prochain.  Contre 
des  réflexions  si  touchantes  et  si  affligeantes,  quelle 
pourroit  être  sa  ressource?  Seroit-ce  une  immorta- 
lité chimérique ,  c'est-à-dire  ,  la  vaine  espérance  de 
vivre  ,   même  après  la  mort,  dans  la  mémoire  des 
hommes?  frivole  consolation!    Hélas  !   s'écrie   là- 
dessus  un  saint  docteur,  parlant  de  ces  fameux  per- 
sonnages que  l'antiquité  a  tant  honorés  ,  et  dont  le 
souvenir  s'est  perpétué  jusques  à  nous,  on  les  loue 
où  ils  ne  sont  plus  ;  et  ils  endurent  de  cruels  tour" 
mens  là  où  ils  sont ,  et  où  ils  seront  pendant  tome 
l'éternité. 

Tirons  de  là  des  conséquences  bien  raisonnables 
et  bien  véritables;  savoir:  i.  qu'une  grande  réputa- 
tion est  communément  un  grand  obstacle  au  salut 
et  à  la  perfection  ,  surtout  de  ceux  que  leur  voca- 
tion a  appelés  au  ministère  évangélique;  2.  que  plus 
nous  réussissons  dans  ce  sacré  ministère  et  plus  nous 
sommes  connus  dans  le  monde,  bien  loin  de  nous 
enorgueillir,  plus  nous  devons  trembler,  nous  humi- 
lier ,  veiller  sur  nous-mêmes,  dans  la  juste  crainte 
qu'une  fausse  gloire  ne  nous  ravisse  le  fruit  solide 

'V  7vTaUh.  7. 

34. 


532    DANGER  D'UNE  GRANDE  RÉPUTATION. 

et  le  mérite  de  nos  peines  ;  3.  qu'au  lieu  d'envier 
aux  autres  leur  réputation  et  de  les  en  féliciter 
comme  d'un  avantage ,  nous  avons  plutôt  sujet  de 
les  plaindre  ,  et  de  nous  féliciter  nous-mêmes  de 
n  être  pas  exposés  à  la  même  tentation;  4«  qu'il  n'est 
point  d  état  plus  digne  d'envie ,  parce  qu'il  n'en  est 
point  de  plus  tranquille  ni  de  plus  assuré,  que  celui 
d'un  homme  qui ,  dans  une  retraite  volontaire ,  sert 
Dieu  et  le  prochain  sans  éclat ,  sans  nom ,  content 
d'un  travail  obscur  ,  pourvu  qu'il  soit  utile  et  con- 
forme aux  vues  de  la  Providence  ;  5.  que  s'il  plaît 
au  Seigneur,  qui,  selon  les  conseils  de  sa  sagesse, 
élève  et  abaisse,  de  nous  mettre  sur  le  chandelier 
pour  faire  luire  notre  lumière  aux  yeux  du  monde, 
il  n'est  pas  toujours  nécessaire  ni  même  à  propos  de 
la  cacher  sous  le  boisseau  ,  et  de  nous  ensevelir  dans 
les  ténèbres  :  mais  que  le  devoir  d'un  vrai  ministre 
de  Jésus-Christ  demande  alors  qu'il  ne  fasse  nul 
autre  usage  de  l'estime  dont  on  est  prévenu  à  son 
égard,  que  pour  agir  plus  efficacement  et  pour  mieux 
accomplir  l'œuvre  de  Dieu  qui  lui  est  confiée;  6.  que 
nous  ne  pouvons  graver  trop  profondément  dans 
nos  cœurs,  ni  suivre  trop  régulièrement  dans  la 
pratique  ,  la  grande  leçon  du  Fils  de  Dieu  aux 
septante  disciples  qu'il  avoit  envoyés  prêcher  son 
évangile,  lorsque,  au  retour  de  leur  mission,  leur  en- 
tendant dire  avec  quelque  sentiment  de  complai- 
sance que  les  démons  même  leur  étoient  soumis,  il 
leur  fit  cette  admirable  réponse  :  S  ai  vu  Satan  qui 
tombait  du  ciel  comme  un  joudre.  II  est  frai ,  je 
sous  ai  donné  le  pouvoir  de  marcher  sur  les  ser- 


PENSÉES  DIVERSES  SUR  L'HUMILITÉ  ,  etc.  533 
pens  et  d'abattre  toutes  les  forces  de  l 'ennemi ,  sans 
que  rien  soit  capable  de  vous  nuire  :  cependant  il 
ne  faut  point  vous  réjouir  de  ce  que  les  esprits  se 
soumettent  à  vous ,  ni  de  ce  que  cela  vous  fait  crain- 
dre et  révérer  sur  la  terre;  mais  réjouissez-vous 
de  ce  que  vos  noms  sont  écrits  dans  le  ciel  (  i  ). 


Pensées  diverses  sur  l'Humilité  et  f  Orgueil» 

Nous   aimons  tant   l'humilité   dans  les   autres  : 
quand  travaillerons-nous   à  la   former   dans   nous- 
mêmes?  Partout  où  nous  l'apercevons  hors  de  nous, 
elle  nous  plaît ,  elle  nous  charme.  Elle  nous  plaît 
dans  un  grand,  qui  ne  s'enfle  point  de  sa  grandeur. 
Elle  nous  plaît  dans  un  inférieur ,  qui  reconnoît  sa 
sujétion  et  sa  dépendance.  Elle  nous  plaît  dans  un 
égal;  et  quoique  la  jalousie  naisse  assez  communé- 
ment entre  les  égaux,  si  c'est  néanmoins  un  homme 
humble  que  cet  égal ,  et  que  la  Providence  vienne 
à  l'élever ,  nous  lui  rendons  justice ,  et  ne  pensons 
point  à  lui  envier  son  élévation.  Or  puisque   l'hu- 
milité nous  paroît  si  aimable  dans  autrui,  pourquoi 
donc  ,  lorsqu'il  s'agit  de  l'acquérir  nous  -  mêmes  et 
de  la  pratiquer ,  y  avons-nous   tant  d'opposition  ? 
Quelle  diversité,  et  quelle  contrariété  de  sentimens! 
Mais  voici  le  mystère  que  je  puis  appeler  mystère 
d'orgueil  et  d'iniquité.  Car  que  fait  l'humilité  dans 
les  autres?  elle  les  porte  à  s'abaisser  au-dessous  de 
nous,  et  voilà  ce  que  nous  aimons  :  mai»  que  feroit 
la  même  humilité  dans  nous?  elle  nous  porteroit  à 

(1)  Luc.  10. 


534  PENSÉES    DIVERSES 

nous  abaisser  au-dessous  des  autres,  et  voilà  ce  que 
nous  n'aimons  pas. 

On  s'est  échappé  dans  une  rencontre  ,  on  a  parlé  ? 
agi  mal  à  propos.  C'est  une  faute;  et  si  d'abord  on 
ia  reconnoissoit ,  si  l'on  en  convenoit  de  bonne  foi , 
et  qu'on  en  témoignât  de  la  peine ,  la  chose  en  de- 
meureroit  là.  Mais  parce  qu'on  veut  se  justifier  et 
se  "disculper;  parce  qu'on  ne  veut  pas  subir  une 
îéfifère  confusion,  combien  s'en  atlire-t-on  d'autres? 
Vous  contestez,  et  les  gens  s'élèvent  contre  vous: 
ils  vous  traitent  d'esprit  opiniâtre  ;  et  piqués  de 
votre  obstination  ,  ils  prennent  à  tâche  de  vous  mor- 
tifier, de  vous  rabaisser  ,  de  vous  humilier.  Avec  un 
peu  d'humilité,  qu'on  s'épargneroit  d'humiliations t 

Il  s'est  élevé  bien  des  savans  dans  le  monde  ,  et 
il  s'en   forme  tous  les  jours.  Quelles   découvertes 
n'ont-ils  pas  faites  et  ne  font-ils  pas  encore?  Depuis 
l'hyssope  jusqu'au  cèdre ,  et  depuis  la  terre  jusqu'au 
ciel,  est-il  rien   de  si  secret,  soit  dans  l'art,  soit 
dans  la  nature,  où  l'on  n'ait  pénétré?   Hélas!  on 
n'ignore  rien  ,  ce  semble  ,  et  l'on  possède  toutes  les 
sciences,  hors  la  science  de  soi-même.  Selon  l'an- 
cien  proverbe,  cité  par  Jésus-Christ   même,   on 
disoit  et  l'on  dit  encore:  Médecin,  guérissez-vous 
vous-même  (i);  ainsi  je  puis  dire  :  Savans,  si  curieux 
de  connoître  tout  ce  qui  est  hors  de  vous  ,  hé  !  quand 
apprendrez-vous  à  vous  connoître  vous-mêmes? 

Il  est  vrai ,  vous  ne  parlez  de  vous  que  dans  les 

(t)  Luc.  4. 


sur  l'humilité  et  l'orgueil.  535 
termes  les  plus  modestes  et  les  plus  humbles.  Vous 
rejetez  tous  les  éloges  qu'on  vous  donne  ;  vous  ra- 
baissez toutes  les  bonnes  qualités  qu'on  vous  attribue  ; 
vous  paroissez  confus  de  tous  les  honneurs  qu'on 
vous  rend  ;  enfin ,  vous  ne  témoignez  pour  vous- 
même  que  du  mépris.  Tout  cela  est  édifiant.  Mais 
du  reste ,  ce  même  mépris  de  votre  personne ,  que 
quelque  autre  vienne  à  vous  le  marquer  ,  ou  par 
«ne  parole ,  ou  par  un  geste,  ou  par  une  œillade  , 
vous  voilà  tout  à  coup  déconcerté  :  votre  cœur  se 
soulève,  le  feu  vous  monte  au  visage ,  vous  vous 
mettez  en  défense,  et  vous  répondez  avec  aigreur. 
Que  d'humilité  et  d'orgueil  tout  ensemble  !  Mais 
tout  opposés  que  semblent  être  l'un  et  l'autre ,  il 
n'est  pas  malaisé  de  les  concilier.  C'est  qu'à  parler 
modestement ,  et  à  témoigner  du  mépris  pour  soi- 
même  ,  il  n'y  a  qu'une  humiliation  apparente ,  et 
qu'il  y  a  même  une  sorte  de  gloire  ;  mais  à  se  voir 
méprisé  de  la  part  d'autrui,  c'est  là  que  l'humiliation 
est  véritable,  et  par  là  même  qu'elle  devient  insup- 
portable. 

Humilions-nous  ,  mais  sincèrement ,  mais  pro- 
fondément, et  notre  humilité  vaudra  mieux  pour  nous 
que  les  plus  grands  talens  ;  mieux  que  tous  les  succès 
que  nous  pourrions  avoir  dans  les  emplois  même  les 
plus  saints ,  et  dans  les  plus  excellens  ministères; 
mieux  que  tous  les  miracles  que  Dieu  pourroit  opérer 
par  nous  :  comment  cela?  parce  que  notre  humilité 
sera  pour  nous  une  voie  de  salut  beaucoup  plus  sûre. 


536  PENSÉES   DIVERSES 

Plusieurs  se  sont  perdus  par  l'éclat  de  leurs  talens , 
de  leurs  succès ,  de  leurs  miracles  :  nul  ne  s'est  perdu 
par  les  sentimens  d'une  vraie  et  solide  humilité. 

Ainsi ,  vous  ne  pouvez  vous  appliquera  l'oraison; 
humiliez-vous  de  la  sécheresse  de  votre  cœur ,  et 
des  perpétuelles  évagations  de  votre  esprit.  Votre 
foiblesse  ne  peut  soutenir  le  travail;  humiliez- vous 
de  l'inaction  où  vous  êtes ,  et  du  repos  où  vous 
vivez.  Votre  santé  ne  vous  permet  pas  de  pratiquer 
des  austérités  et  des  pénitences;  humiliez-vous  des 
ménagemens  dont  vous  usez ,  et  des  soulagemens 
dont  vous  ne  sauriez  vous  passer.  De  celte  sorte  , 
l'humilité  sera  devant  Dieu  le  supplément  des  œuvres 
qui  vous  manquent  :  supplément  sans  comparaison 
plus  méritoire  que  ces  œuvres  mêmes.  Car  au-dessus 
de  toutes  les  œuvres,  ce  qu'il  y  a  dans  le  christia- 
nisme de  plus  difficile  ,  ce  n  est  pas  de  faire  oraison  , 
ce  n'est  pas  de  travailler  ni  de  se  mortifier,  mais  de 
s'humilier. 

Vous  vous  plaignez  de  n'avoir  pas  reçu  de  Dieu 
certains  dons  naturels  qui  brillent  dans  les  autres, 
et  qui  les  distinguent:  mais  surtout  vous  ajoutez  que 
ce  qui  vous  afflige ,  c'est  de  ne  pouvoir  pas ,  faute  de 
talent ,  glorifier  Dieu  comme  les  autres  le  glorifient  : 
illusion.  Car  si  vous  examinez  bien  le  fond  de  votre 
cœur ,  vous  trouverez  que  ce  qui  vous  afflige,  ce  n'est 
point  précisément  de  ne  pouvoir  pas  glorifier  Dieu 
comme  les  autres,  maisde  ne  pouvoir  pas,  en  glorifiant 
Dieu  comme  les  autres,  vous  glorifier  vous-même.  Que 


SUR  l'humilité  et  l'orgueil.  537 
notre  orgueil  est  subtil ,  et  qu'il  a  de  détours  pour 
nous  surprendre  !  jusque  dans  la  gloire  de  Dieu ,  il 
nous  fait  désirer  et  chercher  notre  propre  gloire. 

Quand  on  voit  dans  le  ministère  évangélique  un 
homme  doué  de  certaines  qualités,  d'un  génie  élevé, 
d'un  esprit  vif,  d'une  imagination  noble ,  d'une  élo- 
quence forte  et  naturelle  ,  on  conclut  que  c'est  un 
sujet   bien  propre   à  procurer   la  gloire  de  Dieu , 
sans    examiner    d'ailleurs  s'il    a  le   fonds   d'humi- 
lité  nécessaire  qui  doit  servir  de  base  à  toutes  les 
oeuvres  saintes  et  les  soutenir.   Mais  Dieu  en  juge 
tout  autrement  que  nous.  Car  si  cet  homme  manque 
d'humilité,  si  c'est  un  homme  vain  et  présomptueux, 
on  peut  dire  de  lui  ce  que  Samuel  dit  de  chacun  des 
six  enfans  d'Isaï ,  frères  de  David  et  ses  aînés  :  Ce 
n'est  point  là  celui  que  le  Seigneur  a   choisi  (1). 
Sur  qui  donc  tombera   son  choix  ?  sur   un  homme 
modeste  et  humble.   Voilà  l'homme  de  sa  droite  ; 
voilà  le  digne   sujet  qu'il  emploiera  aux  plus  mer- 
veilleux ouvrages  de  sa  grâce ,  et  de  qui  il  tirera  plus 
de  gloire.  Mais  c'est  un  mérite  médiocre ,  ou  ,  pour 
ainsi  parler,  ce  n'est  rien  selon  les  idées  du  monde. 
Je    réponds  que ,  indépendamment  de  tout  autre 
mérite  ,    il   a  devant  Dieu   le   mérite   le  plus  es- 
sentiel ,    qui   est   celui  de  l'humilité  ;   et  de  plus 
j'ajoute    que,   n'étant  rien   ou   presque   rien   dans 
l'estime  commune ,  c'est  cela  même  qui  relève  da- 
vantage la  gloire  de  Dieu ,  à  qui  seul  il  appartient 
de  faire  de  rien  les  plus  grandes  choses. 

(1)  1.  Reg.  îC. 


538  PENSÉES    DIVERSES 

On  peut  ni'objecter  ce  que  l'expérience  après  tout 
nous  fait  connoître ,  par  exemple ,  de  deux  prédi- 
cateurs. Car  sans  être  le  plus  humble ,  nous  voyons 
toutefois  que  l'un ,  avec  les  avantages  qu'il  a  reçus 
de  la  nature  ,  réussit  beaucoup  mieux  dans  l'opinion 
du  public,  et  l'emporte  infiniment  sur  l'autre.  On 
goûte  le  premier,  on  le  suit;  au  lieu  que  l'autre, 
dépourvu  des  mêmes  dispositions  et  des  mêmes 
dons,  travaille  dans  l'obscurité,  et  qu'il  n'est  fait 
de  lui  aucune  mention.  Je  sais  tout  cela;  mais  je 
sais  aussi  que  nous  donnons  ordinairement  dans 
une  erreur  grossière  sur  ce  qui  regarde  la  gloire  de 
Dieu. .Nous  croyons  la  trouver  où  elle  n'est  pas,  et 
nous  ne  la  cherchons  pas  où  elle  est.  Etre  admiré  , 
vanté ,  écouté  des  grands ,  produit  aux  yeux  des 
pins  nombreuses  et  des  plus  augustes  assemblées  : 
voilà  où  nous  faisons  consister  la  gloire  de  Dieu  ; 
mais  souvent  elle  n'est  point  là.  Où  donc  est-elle  ? 
dans  la  conversion  des  pécheurs ,  dans  l'instruction 
des  ignorans ,  dans  l'avancement  et  l'édification  des 
âmes  :  et  un  bon  missionnaire  ,  homme  sans  nom , 
sans  réputation  ,  mais  humble ,  zélé ,  plein  de  con- 
fiance en  Dieu ,  vivant  parmi  des  sauvages ,  parcou- 
rant des  villages  et  des  campagnes ,  convertira  plus 
de  pécheurs ,  instruira  plus  d'esprits  simples ,  ga- 
gnera plus  d'ames  à  Jésus-Christ ,  et  les  avancera 
plus  dans  les  voies  de  Dieu ,  que  le  plus  célèbre  pré- 
dicateur. Disons  en  deux  mots  :  L'un  fait  beaucoup 
plus  de  bruit  ;  mais  l'autre  beaucoup  plus  de  fruit. 
Or  ce  bruit  ne  sert  communément  qu'à  glorifier 
l'homme;  mais  ce  fruit,  c'est  ce  qui  glorifie  Dieu» 


sur  l'humilité  et  l'orgueil.       53g 
Un  Père  a  eu  raison  de  dire  que  le  souvenir  de 
nos  péchés  nous  est  infiniment  plus  utile  que  le  sou- 
venir de  nos  bonnes  œuvres.  Pour  entendre  la  pensée 
de  ce  saint  docteur ,  il  faut  distinguer  deux  choses, 
nos  actions  et  le  souvenir  de  nos  actions.  Or  il  n'en 
est  pas  de  l'un  comme  de  l'autre  ,  et  ils  ont  des 
effets  tout  opposés.  Nos  bonnes  actions  nous  sanc- 
tifient; mais  le  souvenir  de  nos  bonnes  actions  nous 
corrompt ,  parce  qu'il   nous  enorgueillit  :  au  con- 
traire ,  nos  mauvaises  actions  nous  corrompent  ;  mais 
ie  souvenir  de  nos  mauvaises  actions  sert  à  nous  sanc- 
tifier ,  parce  qu'il  sert  à  nous  humilier.  De  là ,  double 
conséquence.  Pratiquons  la  vertu  ;  et  dès  que  nous 
l'avons  pratiquée,  que  l'humilité  nous  mette  un  voile 
sur  les  yeux  pour  ne  plus  voir  le  bien  que  nous 
avons  fait.  Et  par  une  règle  toute  différente  ,  fuyons 
le  péché  ;  mais  quand  nous  avons  eu  le  malheur  d  y 
tomber,  que  l'humilité  nous  tire  le  voile  de  dessus 
les  yeux  pour  voir   toujours  le  mal  que  nous  avons 
commis.  Ainsi  nous  serons  vertueux  sans  danger  ; 
et  ce  ne  sera  pas  même  sans  fruit  que  nous  aurons 
été  pécheurs. 

Il  y  a  un  monde  au-dessus  de  nous ,  un  monde 
au-dessous  de  nous,   et  un  monde  autour  de  nous. 

Un  monde  au-dessus  de  nous,  ce  sont  les  grands; 
un  monde  au-dessous  de  nous  ,  ce  sont  ceux  que  la 
naissance  ou  que  le  besoin  a  réduits  dans  une  con- 
dition inférieure  à  la  nôtre;  un  monde  autour  de 
nous  ,  ce  sont  nos  égaux.  Selon  ces  divers  degrés , 
nous  prenons  divers  senlimens.  Ce  monde  qui  est 


5^0  PENSÉES   DIVERSES 

au-dessus  de  nous  ,  devient  souvent  le  sujet  de  notre 
vanité  ,  et  de  la  vanité  la  plus  puérile.  Ce  monde  qui 
est  au-dessous  de  nous,  devient  ordinairement  l'objet 
de  nos  mépris  et  de  nos  fiertés.  Et  ce  monde  qui  est 
autour  de  nous  ,  excite  plus  communément  nos  ja- 
lousies et  nos  animosités.  Il  faut  expliquer  ceci ,  et 
reprendre  par  ordre  chaque  proposition. 

Le  monde  qui  est  au-dessus  de  nous,  devient 
souvent  le  sujet  de  notre  vanité.  Je  ne  dis  pas  qu'il 
devient  le  sujet  de  notre  ambition  :  cela  est  plus  rare. 
Car  il  n'est  pas  ordinaire  qu'un  homme  d'une  con- 
dition commune  ,  quoique  honnête  d'ailleurs ,  se 
mette  dans  l'esprit  de  parvenir  à  certains  états  d'élé- 
vation et  de  grandeur.  Mais  du  reste ,  il  tombe  dans 
une  foiblesse  pitoyable  :  c'est  de  vouloir  au  moins 
s'approcher  des  grands  ,  de  vouloir  être  connu  des 
grands  et  les  connoître  ,  de  n'avoir  de  commerce 
qu'avec  les  grands,  de  ne  visiter  que  les  grands  ,  de 
s'ingérer  dans  toutes  les  affaires  et  toutes  les  intrigues 
des  grands,  de  s'en  faire  un  mérite  et  un  point  d'hon- 
neur. Ecoutez- le  parler,  vous  ne  lui  entendrez  ja- 
mais citer  que  de  grands  noms  ,  que  des  personnes 
de  la  première  distinction  et  du  plus  haut  rang,  chez 
qui  il  est  bien  reçu  ,  avec  qui  il  a  de  fréquens  entre- 
tiens ,  qui  l'honorent  de  leur  confiance  ,  et  par  qui 
il  est  instruit  à  fond  de  tout  ce  qui  se  passe.  Fausse 
gloire  et  vraie  petitesse,  où  voulant  s'élever  au- 
dessus  de  soi-même  ,  l'on  se  rabaisse  dans  l'estime 
de  tous  les  esprits  droits  et  de  bon  sens  ! 

Le  monde  qui  est  au-dessous  de  nous  ,  devient 
ordinairement  l'objet  de  nos  mépris  et  de  nos  fiertés. 


sur  l'humilité  et  l'orgueil.       541 

Dès  qu'on  a  quelque  supériorité  sur  les  autres ,  on 
veut  la  leur  faire  sentir.  On  les  traite  avec  hauteur , 
on  leur  parle  avec  empire ,  on  ne  s'explique  en  leur 
présence  qu'en  des  termes  et  qu'avec  des  airs  d'auto- 
rité ,  on  les  tient  dans  une  soumission  dure  et  dans 
une  dépendance  toute  servile  :  comme  si  l'on  vouloit 
en  quelque  manière  se  dédommager  sur  eux  de  tous 
les  dédains  qu'on  a  soi-même  à  essuyer  de  la  part 
des  maîtres  de  qui  l'on  dépend.  Car  voilà  ce  que  l'ex- 
périence tous  les  jours  nous  fait  voir  :  des  gens  hum- 
bles et  souples  jusqu'à  la  bassesse  devant  les  puis- 
sances qui  sont  sur  leur  tête  ,  mais  absolus  et  fiers 
jusqu'à  1  insolence  envers  ceux  qu  ils  ont  sous  leur 
domination. 

Le  monde  qui  est  autour  de  nous ,  excite  plus 
communément  nos  jalousies  et  nos  animosités.  On 
ne  se  mesure  ni  avec  les  grands  ni  avec  les  petits, 
parce  qu'il  y  a  trop  de  disproportion  entre  eux  et 
nous  :  mais  on  se  mesure  avec  des  égaux.  Et  comme 
il  n'est  pas  possible  que  l'égalité  demeure  toujours 
entière,  et  que  l'un  de  temps  en  temps  n'ait  l'avan- 
tage sur  l'autre  ,  de  là  naissent  mille  envies  qui 
rongent  le  cœur ,  qui  même  éclatent  au-dehors ,  et 
se  tournent  en  querelles  et  en  inimitiés.  Car  c  est 
assez  qu'un  homme  l'emporte  sur  nous,  ou  sans 
qu'il  l'emporte,  c'est  assez  qu'il  concoure  en  quelque 
chose  avec  nous ,  pour  nous  indisposer  et  nous  aigrir 
contre  lui  ;  et  n'est-ce  pas  là  ce  qui  cause  entre  les 
personnes  de  même  profession  ,  et  jusque  dans  les 
états  les  plus  saints,  tant  de  partis  et  tant  de  divi- 
sions? Etrange  injustice  où  nous  porte  notre  orgueil! 


54^  PENSÉES   DIVERSES 

Ayons  l'esprit  de  Dieu ,  et  suivons-le.  Conduits  par 
cet  esprit  de  sagesse,  d'équité  ,  de  charité,  d'humi- 
lité ,  nous  rendrons  au  monde  que  la  Providence  a 
placé  au-dessus  de  nous  ,  tout  ce  qui  lui  est  dû,  mais 
sans  nous  en  faire  esclaves  et  sans  nous  prévaloir  , 
par  une  vaine  ostentation  ,  de  l'accès  que  nous  aurons 
auprès  de  lui.  Nous  conserverons  sur  le  monde  que 
le  ciel  a  mis  au-dessous  de  nous ,  tous  nos  privilèges 
et  tous  nos  droits ,  mais  sans  le  mépriser  ,  ni  lui  re- 
fuser aucun  devoir  de  civilité ,  d'honnêteté ,  d'une 
charitable  condescendance;  et  nous  vivrons  en  paix 
avec  tout  le  monde  qui  est  autour  de  nous  ,  sans  le 
traverser  mal  à  propos  dans  ses  desseins  ,  ni  lui  en- 
vier le  bien  qu'il  possède. 

Des  gens  de  bien ,  ou  réputés  tels ,  se  font  un  pré- 
tendu mérite  dune  sorte  d'indépendance  qu'ils  con- 
fondent mal  à  propos  avec  l'indépendance  chrétienne. 
S'établir  dans  une  sainte  indépendance  selon  l'évan- 
gile ,  c'est  mourir  tellement  à  toutes  choses  et  à  soi- 
même  ,  que  rien  de  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu  ,  ne 
touche  l'ame  ni  ne  l'affectionne.  D'où  vient  qu'elle 
est  au-dessus  de  toutes  les  prétentions,  de  tous  les  in- 
térêts, de  tous  les  événemens  humains.  La  prospé- 
rité ne  l'enfle  point ,  l'adversité  ne  l'abat  point.  Elle 
ne  craint  que  Dieu  ,  elle  n'aime  que  Dieu  ;  elle  n'es- 
père qu'en  Dieu  ,  elle  ne  cherche  à  plaire  qu'à  Dieu , 
et  elle  verroit  ainsi  tout  l'univers  ligué  contre  elle  , 
qu'elle  demeureroit  tranquille  et  en  paix  dans  le  sein 
de  Dieu.  Ce  n'est  pas  qu'elle  veuille  par  là  s'affran- 
chir de  certains  devoirs  envers  le  monde,  de  cer- 


sur  l'humilité  et  l'orgueil.        543 
Saines  bienséances  et  de  certains  égards  ,  ni  qu'elle 
se  propose  de  suppléer  seule  à  tous  ses  besoins ,  et 
de  n'avoir  recours  à  personne:  mais  comme  en  tout 
cela  elle  n'envisage  que  Dieu ,  qu'elle  n'agit  que  selon 
îe  gré  de  Dieu  ,  et  qu'avec  une  pleine  conformité  à 
toutes  les  dispositions  de  sa  providence  ;  rien  aussi 
de  tout  cela,  quelque  chose  qui  arrive,  ne  fait  im- 
pression sur  elle  et  n'est  capable  de  l'altérer.  Telle  a 
été  l'indépendance  des  saints,  et  telle  est  celle  du 
vrai  chrétien.  Mais  de  dire  :  Je  veux  prendre  des 
mesures  pour  ne  dépendre  de  qui  que  ce  soit ,  parce 
que  la  dépendance  m'est  onéreuse;  j'aime  mieux; 
vivre  dans  une  retraite  entière  et  dans  l'obscurité  , 
sans  me  mêler  de  rien ,  ni  avoir  part  à  rien  ;  j'aime 
mieux  me  passer  de  tout ,  et  n'avoir  ni  vues,  ni  des- 
seins ,  ni  espérances  ,   pour  ne  devoir  rien  à  per- 
sonne ,  et  pour  n'être  point  obligé  à  des  assiduités 
et  à  des  ménagemens  qui  me  déplaisent  :  penser  de 
la  sorte,  et  se  conduire  suivant  ces  principes,  cYst 
une  indépendance  toute  naturelle,  une  indépendance 
de    philosophe  ,  une  indépendance  d'orgueil.  Dieu 
veut  au  contraire  qu'il  y  ait  entre  nous  un  rapport 
mutuel  et  continuel;  que  nous  ayons  affaire  les  uns 
des  autres,  que  nous  nous  demandions  et  nms  prê- 
tions secours  les  uns  aux  autres  ,  que  nous  sachions 
nous  assujettir  ,  nous  captiver ,  nous  faire  \iohnce 
les  uns  pour  les  autres.  Voilà  l'ordre  de  sa  sagesse, 
et  c'est  ce  qui  entretient  la  subordination  ,  ce  qui 
maintient  la  charité  et  l'union  ,  surtout  ce  qui  ra- 
baisse   notre  présomption  ,  enfin  ce  qui  nous  fait 
mieux  sentir  la  grandeur  du  Dieu  que  nous  adorons, 


544  PENSÉES   DIVERSES 

puisqu'il  n'appartient  qu'à  lui  de  se  suffire  àlui-même , 

et  d'être  seul  tout-puissant  et  indépendant. 

La  ressource  de  l'orgueilleux ,  lorsque  l'évidence 
des  choses  le  convainc  malgré  lui  de  son  incapacité 
et  de  son  insuffisance,  est  de  se  persuader  qu'elle  lui 
est  commune  avec  les  autres.  Ce  qu'il  n'est  pas  ca- 
pable de  bien  faire  ,  il  ne  peut  croire  qu'il  y  ait  quel- 
qu'un qui  le  fasse  bien.  Un  mauvais  orateur  ne  con- 
vient qu'avec  des  peines  extrêmes  qu'il  y  en  ait  de 
bons.  Il  reconnoîtra  aisément  qu'il  y  en  a  eu  autre- 
fois ,  parce  qu'il  n'entre  avec  ceux  d'autrefois  en 
nulle  concurrence.  11  les  exaltera  même  comme  des 
modèles  inimitables;  il  les  regrettera  ,  il  demandera 
où  ils  sont ,  ils  s'épanchera  là-dessus  dans  les  termes 
les  plus  pompeux  et  les  plus  magnifiques  :  mais  pour- 
quoi? est-ce  qu'il  s'intéresse  beaucoup  à  la  gloire  de 
ces  morts  ?  non  certes  :  mais  pour  une  maligne  con- 
solation de  son  orgueil ,  il  voudroit ,  en  relevant  le 
mérite  des  morts  ,  obscurcir  le  mérite  des  vivans  et 
le  rabaisser. 

S'humilier  dans  L'humiliation ,  c'est  l'ordre  naturel 
et  chrétien  ;  mais  dans  l'humiliation  même  s'élever 
et  s'enfler,  c'est,  ce  semble,  le  dernier  désordre  où 
peut  se  porter  l'orgueil.  Voilà  ce  qui  arrive  tous  les 
jours.  Des  gens  sont  humiliés  :  on  ne  pense  point  à 
eux,  on  ne  parle  point  d'eux,  on  ne  les  emploie 
point ,  et  on  ne  les  pousse  à  rien.  En  sont-ils  moins 
orgueilleux,  et  est-ce  à  eux-mêmes  qu'ils  s'en  prennent 
des  mauvais  succès  qui  leur  ont  fait  perdre  tout  crédit, 

ou 


sur  l'humilité  et  l'orgueil.       54S 

ou  à  la  cour  ou  ailleurs?  bien  loin  de  cela,  c'ess 
alors  que  leur  cœur  se  grossit  davantage ,  et  qu'ils 
deviennent  plus  présomptueux  que  jamais.  S'ils  de- 
meurent en  arrière ,  ce  n'est ,  à  ce  qu'ils  prétendent, 
que  par  l'injustice  de  la  cour,  que  par  l'ignorance 
du  public.  A  les  en  croire ,  et  par  la  seule  raison 
qu'on  ne  les  avance  pas  ,  tout  est  renversé  dans  le 
monde.  Il  n'y  a  plus  ni  récompense  de  la  vertu ,  ni 
distinction  des  personnes ,  ni  discernement  du  mé- 
rite. Que  l'orgueil  est  une  maladie  difficile  à  guérir  ! 
L'élévation  le  nourrit  ;  et  l'humiliaiion ,  qui  devroit 
l'abattre ,  ne  sert  souvent  qu'à  le  réveiller  et  à  l'ex- 
citer. 

Notre  vanité  nous  séduit,  et  nous  fait  perdre 
l'estime  du  monde  dans  les  choses  mêmes  où  nous  la 
cherchons ,  et  par  les  moyens  que  nous  y  employons. 
Une  femme  naturellement  vaine ,  s'ingère  dans  les 
conversations  à  parler  de  tout ,  à  raisonner  sur  tout» 
Elle  juge ,  elle  prononce ,  elle  décide ,  parce  qu'elle 
se  croit  femme  spirituelle  et  intelligente  ;  mais  elle 
auroit  beaucoup  plus  de  raison  et  plus  d'esprit ,  si 
elle  s'en  croyoit  moins  pourvue;  et  voulant  trop 
faire  voir  qu'elle  en  a ,  c'est  justement  par  là  même 
qu'elle  en  fait  moins  paroître. 

On  loue  beaucoup  les  grands  :  car  ils  aiment  à 
être  loués  et  applaudis.  Mais  à  bien  considérer  les 
louanges  qu'on  leur  donne  ,  on  trouvera  que  la  plu- 
part des  choses  dont  on  les  loue  ,  et  qui  semblent  en 
tome  xiv.  35 


546  PENSÉES   DIVERSES 

effet  louables  selon  le  monde,  sont  dans  le  fond  el 
selon  le  christianisme ,  selon  même  la  seule  raisou 
naturelle ,  plutôt  des  vices  que  des  vertus, 

Tel  auroit  été  un  grand  homme  ,  si  on  ne  l'avoh 
jamais  loué  ;  mais  la  louange  l'a  perdu.  Elle  l'a  rendu 
vain;  et  sa  vanité  l'a  fait  tomber  dans  des  foiblesses 
pitoyables  ,  et  en  mille  simplicités  qui  inspirent  pous 
lui  du  mépris.  Je  dis  en  mille  simplicités;  car  quelque 
fonds  de  mérite  qu'on  ait  d'ailleurs,  il  n'y  a  point , 
ni  dans  les  discours,  ni  dans  les  manières  d'agir, 
d'homme  plus  simple  qu'un  homme  vain.  On  lui 
fera  accroire  toutes  choses  dès  qu'elles  seront  à  sa 
louange.  Est-il  chagrin  et  de  mauvaise  humeur? 
kmez-le,  et  bientôt  vous  lui  verrez  reprendre  toute 
sa  gaité.  Les  gens  le  remarquent,  le  font  remarque*' 
aux  autres,  et  s'en  divertissent.  C'est  ainsi  que  sans 
îe  vouloir  ni  l'apercevoir  ,  il  vérifie  dans  sa  personne 
cette  parole  de  l'évangile  ,  que  celui,  qui  s  élève  sera 
abaissé  et  humilié.  Comme  donc  l'ambition ,  selon 
le  mol  de  saint  Bernard  ,  est  la  croix  de  l'ambitieux  , 
je  puis  ajouter  que  souvent  l'orgueil  devient  l'humi- 
liation de  l'orgueilleux. 

Cet  homme  est  toujours  content  de  lui  ;  etneût-il 
eu  aucun  succès  ,  il  se  persuade  toujours  avoir  réussi 
le  mieux  du  monde.  Contentez-vous  de  savoir  ce 
qui  en  est  ,  et  d'en  croire  ce  que  vous  devez;  mais 
du  reste,  pourquoi  cherchez-vous  à  le  détromper  de 
son  erreur  ,  puisqu'elle  le  satisfait ,  et  qu'elle  ne  nuit 


sur  l'humilité  et  l'orgueil.  547 
à  personne?  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  quelquefois  des 
raisons  qui  peuvent  vous  engager  à  lui  ouvrir  les 
yeux  ,  et  à  lui  faire  connoître  l'illusion  où  il  est* 
mais  avouez-le  de  bonne  foi ,  c'est  une  malignité 
secrète,  c'est  une  espèce  d'envie  qui  vous  porte  à 
l'humilier ,  et  à  lui  taire  perdre  cette  idée  dont  il 
s'est  laissé  prévenir  en  sa  faveur.  Car  mille  gens  sont 
ainsi  faits  ;  non-seulement  ils  sont  jaloux  de  la  répu- 
tation solide  et  vraie  qu'on  a  -dans  le  monde  ;  mais  de 
plus,  par  une  délicatesse  infinie  de  leur  orgueil ,  ils 
sont  en  quelque  manière  jaloux  de  la  bonne  opinion  , 
quoique  mal  fondée ,  qu'un  homme  a  de  lui-même. 

Qu'il  me  soit  permis  de  faire  une  comparaison.  Il 
y  a  des  mérites,  et  en  très-grand  nombre  ,  qui  ne 
devroient  se  produire  à  la  lumière  qu'avec  la  précau- 
tion dont  on  use  à  l'égard  de  certaines  étoffes,  pour 
les  débiter.  On  ne  les  montre  que  dans  un  demi-jour  t 
parce  que  le  grand  jour  y  feroit  paroître  des  défauts 
qui  en  rabaisseroient  leprix.  Combien  de  gens  peuvent 
s'appliquer  la  parole  du  prophète  :  Mon  élévation  à 
été  mon  humiliation.  C'est-à-dire ,  qu'ils  semblent 
ne  s'être  élevés  que  pour  se  rendre  méprisables,  que 
pour  laisser  apercevoir  leur  foible,  que  pour  perdre 
toute  la  bonne  opinion  qu'on  avoit  conçue  d'eux. 
Tant  qu'ils  se  sont  tenus  à  peu  près  dans  le  rang  où 
la  Providence  les  avoit  fait  naître,  ils  réussissoient , 
on  les  honoroit ,  on  parloit  d'eux  avec  éloge  ;  mais 
par  une  manie  que  l'orgueil  ne  manque  point  d  ins- 
pirer, ils  ont  voulu  prendre  l'essor,  et  porter  plus 


548      PENSÉES   DIVERSES   SUR   L'HUMILITÉ,  etc. 

haut  leur  vol.  C'est  là  qu'on  a  commencé  à  les  miens 
connoître ,  et  qu'en  les  connoissant  mieux ,  on  a 
appris  à  les  estimer  moins.  En  un  met ,  ils  étoient 
auparavant  dans  leur  place ,  et  ils  y  faisoient  bien  ; 
mais  ils  n'y  sont  plus ,  et  tout  ce  qui  n'est  pas  dans 
sa  place ,  blesse  la  vue. 


FIN   DU   TOME    QUATORZIÈME. 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


BX  Bourd&loue,  Louis 

890  Oeuvres  complètes  de 

B74-  Bouraaloue 

1821 

T.14 


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