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OEUVRES
COMPLÈTES
DE BOURDALOUE,
DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.
PREMIERE PARTIE DES PENSEES,
TOME QUATORZIÈME.
DE L'IMPRIMERIE DE J. B. KIÏNDELEM.
OEUVRES
COMPLÈTES
DE BOURDALOUE,
DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS;
NOUVELLE ÉDITION,
AUGMENTÉE D'UNE NOTICE SUR SA VIE ET SES OUVRAGES,
ET D'UNE TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES.
enjeej.
TOME QUATORZIÈME.
A LYON,
CHEZ F.OIS GUYOT, LIER AIRE - EDITEUR,
RUE MERCIÈRE, K,° 39, AUX TROIS VERTUS THÉOLOGALES.
I82I.
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AVERTISSEMENT.
Je m'acquitte de la parole que je donnai il y a quelques an-
nées , lorsque je fis paroître les Exhortations et les Instruc-
tions du Père Bourdaloue. Dans l'avertissement qui est à la
tête de ces deux volumes d'Instructions et d'Exhortations,
je m'engageai à nn nouveau travail , sans savoir bien où il
me conduiront, ni si j'aurois de quoi remplir le dessein que
je m'e'tois propose'. Quoi qu'il en soit, je promis de faire
une nouvelle révision des manuscrits du Père Bourdaloue ,
et de recueillir tout ce que j'y trouverois de pense'es déta-
chées , de réflexions , de fragmens qui seroient demeure's
imparfaits , et qu'il n'auroit point employe's dans ses sermons.
Car avant que de composer un sermon , le Père Bourda-
loue faisoit ce que font communément les pre'dicateurs. Il
jetoit d'abord sur le papier les différentes idées qui se pré-
sentoient à lui touchant la matière qu'il avoit en vue de
traiter. Il marquoit tout confusément et sans aucune liaison.
Mais s'étant ensuite tracé le plan de son discours , il choi-
sissoit ce qui lui pouvoit convenir , et laissoit le reste. Ce
reste néanmoins qu'il laissoit comme superflu , avoit son
prix , et c'est de quoi il m'a paru que je pouvois former un
recueil , sous le titre général de Pensées sur divers sujets de
Religion et de Morale.
Cependant il y falloit mettre quelque ordre, et tellement
distribuer ces pensées , que celles qui ont rapport à un
même sujet, fussent toutes réunies sous un titre particulier.
Cela même ne sufnsoit point encore : mais de ces pensées
les unes étant bien plus étendues que les autres, il a fallu
faire des premières comme autant d'articles ou de paragra-
phes , et ranger les autres indifféremment et sans suite ,
sous le simple titre de Pensées diverses. Tout cela, comme
on le juge assez , demandoit que l'éditeur mît un peu la
main à l'œuvre , pour disposer les matières , pour les lier
ou les développer , pour les finir et leur donner une cer-
M AVERTISSEMENT.
laine forme : mais je n'ai rien fait à l'e'gard de ce recueil de
Pensées , que je n'eusse déjà fait à l'e'gard des Sennous ,
Exhortations , Instructions , et de la Retraite spirituelle du
inêtne auteur.
Voila tout le compte que j'ai à rendre de ces opuscules ,
qui commencent à voir le jour. Car ce ne sont ici propre-
ment que des opuscules, mais oh il me semble que l'illustre
auteur dont ils portent le nom , ne sera point mëconnois-
sable. Les hommes d'un géuie supérieur se font partout re-
connoître , et jusque dans les moindres choses ils gardent
toujours leur caractère. Le public en jugera, et peut-être
me saura-t-il gré de la constance avec laquelle je me suisi
applique' depuis près de treDte ans à lui donner une éditioa
complète des Œuvres du Père Bourdaloue. Il n'y avoitriea
à perdre d'un si riebe fonds ; et c'est beaucoup pour moi ,
si je puis penser qu'il n'ait point de'pe'ri dans mes mains.
SUJETS ET ARTICLES
CONTENUS DANS CE VOLUME.
DU SALUT.
NÉCESSITÉ du Salut , et V usage que nous en devons
faire contre les plus dangereuses tentations de
la vie. Page i
Estime du Salut , et de la gloire du ciel , par la
vue des grandeurs humaines. 1 3
Désir du Salut , et la préférence que nous lui devons
donner au-dessus de tous les autres biens. 2$
Incertitude du Salut , et les sentimens quelle doit
nous inspirer , opposés à une fausse sécurité. 35
Volonté générale de Dieu , touchant le Salut de
tous les hommes. 43
Possibilité du Salut dans toutes les conditions du
monde. 52
Voie étroite du Salut , et ce qui peut nous engager
plus fortement à la prendre. 63
Soin du Salut , et V extrême négligence avec laquelle
on y travaille dans le monde. 7 3
Substitution des grâces du Salut : les vues que Dieu
s'y propose , et comme il y exerce sa justice et sa
miséricorde. 80
Petit nombre des Elus ; de quelle manière il faut
Vin TABLE.
r entendre y et le fruit quon peut retirer de cette
considération. Page 93
Pensées diverses sur le Salut» 106
DE LA FOI , ET DES VICES QUI LUI SONT OPPOSÉS.
Accord de la Raison et de la Foi. 1 1 5
La Foi sans les œuvres, Foi stérile et sans fruit.
i33
Les Œuvres sans la Foi , œuvres infructueuses et
sans mérite pour la vie éternelle. 1 52
La Foi victorieuse du monde. 166
L 'Incrédule convaincu par lui-même. 178
Naissance des Hérésies , et leur progrès. 191
Pensées diverses sur la Foi , et sur les Vices opposés.
2.02,
DU RETOUR A DIEU , ET DE LA PÉNITENCE.
Bonté infinie de Dieu à rappeler le pécheur et à
le recevoir. 21 4
Sacrement de Pénitence. Dispositions qu'il y faut
apporter y et le fruit qu'on en doit retirer. 221
Pénitence extérieure , ou Mortif cation des sens.
267
Pénitence intérieure ,ou Mortification des passions.
Pensées diverses sur la Pénitence et le retour à
Dieu. .299
TABLE. IX
DE LA VRAIE ET DE LA FAUSSE DÉVOTION.
Règle fondamentale et essentielle delà vraie Dèvo-
tion- Page 3o9
Saints Désirs d'une ame qui aspire à une vie plus
parfaite , et qui veut s'avancer dans les voies de
la piété. 3l8
Injustice du monde dans le mépris qu'il fait des
pratiques de Dévotion. 3^3
Simplicité évangélique , préférable dans la Dévotion
à toutes les connoissances humaines. 327
Défauts à éviter dans la Dévotion , et fausses con-
séquences que le libertinage en prétend tirer. 333
Alliance de la Piété et de la Grandeur. 340
Pensées diverses sur la Dévotion. 353
DE LA PRIÈRE.
Précepte de la Prière. on
Sécheresses et aridités dans la Prière. Esprit de
Prière. n,.
067
Recours à la Prière dans les afflictions de la vie.
375
Prière mentale, ou pratique de la Méditation. Son
importance à V égard des gens du monde. 383
Usage des Oraisons jaculatoires ou des fréquentes
aspirations vers Dieu. o
Oraison dominicale. Cçmmmt elle nous condamne
fc TABLEi
de la manière que nous la récitons , et dans guet
esprit nous la devons réciter* Page 4°2
Pensées diverses sur la Prière. 429
DE L'HUMILITÉ ET DE L'ORGUEIL.
Parabole du Pharisien et du Publicain , ou carac-
tère de l'Orgueil et de l'Humilité , et les effets de
l'un et de l'autre. 4^8
Caractère de l'Orgueil , et ses pernicieux effets dans
le Pharisien. 44a
Caractère de l'Humilité , ci ses effets salutaires dans
le Publicain. 4-7 $
Solide et véritable grandeur de l'Humilité chré-
tienne. 49 5
Illusion et danger d'une grande Réputation. 5i5
Pensées diverses sur l'Humilité et l'Orgueil. 5o3
PENSEES
PENSEES
SUR DIVERS SUJETS
DE RELIGION ET DE MORALE.
DU SALUT.
Nécessité du Salut , et l'usage que nous en devons
faire contre les plus dangereuses tentations de
la vie»
On parle du salut comme d'une affaire souverai-
nement importante , et on a raison d'en parler de la
sorte. Mais c'est trop peu dire : il faut ajouter que
c'est une affaire absolument nécessaire; et ce fut
l'idée que le Sauveur des hommes en voulut donner
à Marthe, dans celle grande leçon qu'il lui fit:
Marthe , vous vous inquiétez et vous vous embar-
rassez de bien des choses ; mais une seule chose
est nécessaire (i).
Ce n'est donc point seulement une affaire d'une
importance extrême que le salut , mais une affaire
d'une absolue nécessité. Entre l'un et l'autre la dif-
férence est essentielle. Qu'on me fasse entendre
qu'une affaire m'est importante et très-importante,
je conçois précisément par là que je perdrai beau-
coup en la perdant, sans qu'il s'ensuive néanmoins
que dès-lors tout sera perdu pour moi , et qu'il ne
(l) Luc. 17.
TOME XIV. I
2 NÉCESSITÉ
me restera plus rien. Mais que ce soit une affaire
absolument nécessaire, et seule nécessaire, je con-
clus et je dois conclure, que si je venois à la per-
dre, tout me seroit enlevé, et que ma perte seroit
entière et sans ressource : or tel est le saint.
Affaire nécessaire , et seule nécessaire : néces-
saire , puisque je ne puis me passer du salut; seule
nécessaire, puisque, hors le salut , il n'y a rien dont
je ne puisse me passer. Je dis nécessaire, puisque
je ne puis me passer du salut: car c'est dans le salut
que Dieu a renfermé toutes mes espérances, en me
le proposant comme fin dernière , et c'est de là que
dépend mon bonheur pendant toute l'éternité. Je
dis seule nécessaire , puisqu'il n'y a rien , hors le
salut, dont je ne me puisse passer : car je puis me
passer de tout ce que je vois dans le monde ; je puis
me passer des richesses du monde , je puis me pas-
ser des honneurs et des grandeurs du monde , je
puis me passer des aises et des récréations du monde.
Tout cela, il est vrai, ou une partie de tout cela
peut m'êt're utile, par rapport ù la vie présente,
suivant l'état et la condition où je me trouve ; mais
ehfin je puis me passer de cette vie présente et
mortelle, et il faudra bien, tôt ou tard, que je la
perde. Par conséquent, je n'ai de fond à faire que
sur le salut : c'est iàque je dois tendre incessamment,
uniquement , nécessairement, ù moins que, par un
àureux désespoir , je ne consente à être imman-
quablement, pleinement, éternellement malheureux.
Terrible alternative, ou un malheur éternel, qui
est la damnation, ou une éternelle béatitude, qui
DU SALUT. 3
est îe salui! Voilà sur quoi je suis obligé de me
déterminer, sans qu'il y ait aucun, tempérament à
prendre. Le ciel ou l'enfer, point d'autre destinée.
Si je me sauve , le ciel est à moi , et il ne me sera
jamais ravi; si je me damne, l'enfer devient irré-
missiblemenl mon partage , et jamais je ne cesserai
d'y souffrir; car la mort n'est point pour nous un
anéantissement : ce n'est point, comme pour la bête,
une destruction totale. Au contraire , l'homme en,
mourant ne fait que changer de vie ; d'une vie courte
et fragile, il passe à une vie immortelle et perma-
nente; vie qui doit être pour les élus le comble de
la félicité et le souverain bien ; et vie qui sera pour
les réprouvés la souveraine misère et l'assemblage
de tous les maux. Ainsi Dieu , dans le conseil de sa
sagesse, la-t-il arrêté , et ses décrets sont irrévo-
cables. Voilà ma créance , voilà ma religion.
De là même , affaire tellement nécessaire , qu'il ne
m'est jamais permis, en quelque rencontre que ce
soit, ni pour qui que ce soit, de l'abandonner. Un,
père peut sacrifier son repos et sa santé pour ses
enfans; un ami peut renoncer à sa fortune, et se
dépouiller de tous ses biens pour son ami; bien plus,
il peut, en faveur de cet ami, sacrifier jusqu'à sa
vie. Mais s'agit-il du salut, il n'y a ni lien du sang
et de la nature, ni tendresse paternelle, ni amitié si
étroite qui puisse nous autoriser à faire le sacrifice
d'un bien supérieur à toute liaison humaine et à
toute considération.
Plutôt que de consentir à la perte de mon ame t
je devrois, s'il dépendoit de moi, laisser tomber les
I.
4 NÉCESSITÉ
royaumes et les empires, je devrois laisser périr le
monde entier. Et ce n'est point encore assez : car,
selon les principes de la morale évangélique , et
selon la loi de la charité que je me dois indispensa-
blement à moi-même, non-seulement il ne m'est
point libre de sacrifier, en quelque manière que ce
puisse être, mon salut, mais il ne m'est pas même
permis de le hasarder et de l'exposer. Le seul danger
volontaire, si c'est un danger prochain, est un
crime pour moi ; et quoiqu'il m'en pût coûter, ou
pour le prévenir, ou pour en sortir, je ne devrois
rien ménager ni rien épargner : fallût-il en venir
ù toutes les extrémités; f -llût-il quitter père , mère,
frères, sœurs; fallût-il m'arracher l'œil ou me cou-
per le bras: pourquoi cela? toujours par cette grande
raison de la nécessité du salut, qui prévaut à tout
et l'emporte sur tout.
Allons plus loin , et pour nous faire mieux en-
tendre, réduisons ceci à quelques points plus mar-
qués et plus ordinaires dans la pratique. Je prétends
donc que cette nécessité du salut , bien méditée et
bien comprise, est avec le secours de la grâce, le
plus prompt et le plus puissant préservatif contre
toutes les tentations dont nous pouvons être assaillis,
chacun dans notre état. Mais sans embrasser trop de
choses, et sans nous engager dans un détail infini,
bornons-nous à certaines tentations particulières,
plus communes, plus spécieuses, plus violentes,
qui naissent de la nécessité et du besoin où l'on peut
se trouver en mille occasions, par rapport aux biens
temporels et aux avantages du siècle: je m'explique.
DU SALUT. 5
ïl y a des extrémités fâcheuses où se trouvent ré-
duites une infinité de personnes ; et que fait alors
l'ennemi de notre salut , ou , pour mieux dire , que
fait la nature corrompue ; que fait la passion et
l'amour-propre, plus à craindre mille fois pour nous
que tous les démons ? C'est dans des conjonctures si
critiques et si périlleuses , que tout concourt à nous
séduire et à nous corrompre. Le prétexte de la né-
cessité nous devient une prétendue raison dont il est
difficile de se défendre , et la conscience n'a point
de barrières si fortes , que cette nécessité ne puisse
nous faire franchir. Par exemple , on manque de
toutes choses, et pourvu qu'on voulût s'écarter des
voies de l'équité et de la bonne foi , on ne man-
queroit de rien; on auroit non-seulement le néces-
saire , mais le commode , et on l'auroit abondam-
ment. On voit déchoir sa famille de jour en jour,
elle est sur le point de sa ruine; et pourvu qu'on
voulût entrer dans les intrigues criminelles d'un
grand, et seconder ses injustes desseins, on s'en
feroit un patron qui la soutiendroit etl'élèveroit. On
est embarqué dans une affaire de conséquence ; c'est
un procès dont la perte doit causer un dommage
irréparable : il est entre les mains d'un juge accré-
dité dans sa compagnie; et au lieu de solliciter ce
juge assez inutilement, si l'on vouloit, aux dépens
de la vertu , écouter de sa part d'autres sollicitations
et y condescendre , on pourroit ainsi se procurer un
arrêt favorable et un gain assuré. On a un ennemi
dont on reçoit mille chagrins; c'est un homme sans
raison et sans modération, qui nous butte en tout,
G NÉCESSITÉ
qui nous persécute ; et si l'on vouloit user contre
lui de certains moyens qu'on a en main , on seroit
bientôt à couvert de ses atteintes. Quel empire ne
faut-il pas prendre sur soi et sur les monvemens de
son cœur, pour ne pas succomber à de pareilles
tentations et pour demeurer ferme dans son devoir?
Car, encore une fois, de quoi n'est-on pas ca-
pable, quand la nécessité presse , et à quoi n'a-t-elle
pas porté des millions de gens , qui dn reste avoient
d'assez bonnes dispositions , et n'étoient de leur
fonds ni vicieux ni médians ? De combien d'ini-
quités , la pauvreté et l'indigence n'est-elîe pas tous
les jours le principe ? combien a-t-elle fait de scé-
lérats, de traîtres, de parjures, d'impies, d'impu-
diques, de ravisseurs du bien d'autrui , et de meur-
triers qui sans cela ne l'auroient jamais été, qui ne
l'ont été en quelque manière que malgré eux et
qu'avec toutes les répugnances possibles; mais enfin
qui l'ont été, parce qu'ils ont cru y être forcés?
P<ïon-seulement ils l'ont cru , mais de là souvent ils
se sont persuadés que jusque dans leurs crimes ils
étoient excusables ; et voilà ce qui rend encore la
nécessité plus dangereuse. On se fait aisément de
fausses consciences, on étouffe tous les remords du
péché, on se dit à soi-même, que dans la situation
où l'on est et dans toutes les circonstances qui l'ac-
compagnent , il n'y a point de loi , et que tout est
permis; on exagère cet état, dont on veut se pré-
valoir , et l'on prend pour dernière extrémité et
pour nécessité absolue ce qui n'est que difficulté,
qu'incommodité, que l'effet d'une imagination vive
DU SALUT. 7
et d'une excessive timidité. Quoi qu'il en soit r tout
eela mène à d'étranges conséquences , et les suiies
en sont affreuses.
Or quel est pour nous, en de semblables atta-
ques, le plus solide appui et le soutien le plus iné-
branlable ? le voici. C'est de se retracer fortement
le souvenir de cette maxime fondamentale : // n y
a qu'une chose nécessaire (i); c'est de s'armer de
cette pensée, selon la figure de l'Apôtre, comme
et une cuirasse , comme d'un casque , comme d un
houclier qui résiste aux traits les plus enflammés (2)
de l'esprit tentateur, et que rien ne peut pénétrer.
C'est , dis-je , d'opposer nécessité à nécessité , la
nécessité de saUver son ame, qui est une nécessité
capitale et souveraine, à la nécessité de sauver sa
fortune , de sauver ses biens, de sauver sa vie.
Car je dois ainsi raisonner : Il est vrai , je pour-
rois rétablir mes affaires, si je voulois relâcher quel-
que chose de cette intégrité si exacte et si sévère ,
qui n'est guère de saison dans le temps où nous
sommes , et qui m'empêche de faire les mêmes pro-
fits que tant d'autres : mais en me rétablissant ainsi
selon le monde, je me perdrois selon Dieu , je per-
drois mon ame : or il la faut sauver. Il est vrai , si je
ne me rends pas à telle proposition qu'on me fait,
je choquerai le maître qui m'emploie ; j'aliénerai de
moi le protecteur qui m'a placé, et qui peut dans
la suite me faire encore monter plus haut; je serai
obligé de me retirer, et n'ayant plus personne qui
s'intéresse pour moi, ni qui m'avance , je resterai
(1) Luc 17. — (2) Ephe«. 6,
g NÉCESSITÉ
en arrière; et que deviendrai- je? II n'importe: en
acquiesçant à ce qu'on me demande , j'offenserois un
maître bien plus puissant que tous les maîtres et
tous les potentats de la terre, et pour conserver de
vaines espérances , je sacrifierois un héritage éternel ,
je sacrifierois mon ame et je la damnerois : or il la
faut sauver. Il est vrai , l'occasion est belle de me
tiner de l'oppression où je suis, et d'abattre cet
homme qui ne cesse de me nuire et de me traverser;
mais en me délivrant des poursuites d'un ennemi
qui, malgré toutes ses violences, et quoi qu'il en-
treprenne contre moi, ne peut après tout me faire
qu'un mal passager, je me ferois un autre ennemi
bien plus redoutable, qui est mon Dieu , et qui de
son bras vengeur, peut également et pour toujours
porter ses coups sur les aines comme sur les corps.
A quoi donc exposerois-je mon ame? or il la faut
sauver. Il est vrai , ma condition est dure et je mène
une vie bien triste ; je n'ai rien , et je ne vois point
pour moi de ressource. On méfait les offres les plus
engageantes, et si je les rejette, me voilà dans le
dernier abandonnement et dans la dernière misère;
mais d'ailleurs je ne les puis accepter qu'au préju-
dice de l'honneur, et surtout qu'au préjudice de mon
ame : or il la faut sauver. Oui , il le faut , et à
quelque prix que ce soit, et quelque peine qu'il y ait
à subir. Il le faut, et quelque infortune, quelque
décadence, quelque malheur qui en doive suivre
par rapport aux intérêts humains. Il le faut, car c'est
là le seul nécessaire , le pur nécessaire. Encore une
fois, je dis le pur, le seul nécessaire, parce qu'en
DU SAL15T. 9
comparaison de ce nécessaire , rien n'est propre-
ment, ni ne doit être censé nécessaire ; parce que
dès qu'il s'agit de ce nécessaire , toute autre chose
qui s'y trouve en quelque sorte opposée, cesse dès-
lors d'être nécessaire; parce que c'est à ce néces-
saire que doivent se rapporter , comme à la règle
primitive et invariable, toutes mes délibérations,
toutes mes résolutions, toutes mes actions.
Ce fut ainsi que raisonna la chaste Susanne, lors-
qu'elle se vit attaquée de ces deux vieillards qui
voulurent la séduire , et qui la menaçoient de la faire
périr, si elle ne consentoit à leur passion. Que
ferai-je , dit-elle , dans le cruel embarras où je suis?
quelque parti que je prenne, je ne puis éviter la
mort : mais il vaut mieux que je périsse par vos
mains , que de pécher en la présence de mon Dieu ,
et de périr éternellement par 1 arrêt de sa justice.
Ce fut ainsi que raisonna le généreux Eléazar,
lorsque de faux amis le sollicitoient de manger des
viandes défendues selon la loi , et de se garantir par
là de la colère du prince. Ah ! répondit ce zélé dé-
fenseur de la religion de ses pères , en obéissant au
prince et en suivant le conseil que vous me donnez,
je pourrois , pour le temps présent, me sauver du
supplice où je suis condamné , et prolonger ma vie
de quelques années ; mais vif ou mort , je ne me
sauverai pas des jugemens formidables du Tout-
puissant ; et qu'y a-t-il de si rigoureux que je ne
doive endurer, plutôt que d'encourir sa haine, et
de renoncer à ses promesses ? C'est ainsi que rai-
sonnoit saint Paul , ce vaisseau d'élection , et ce
10 NÉCESSITÉ
docteur des nations. Il se représentait tout ce qu'il
y a de plus effrayant , de plus affligeant , de plus
désolant. Il supposoit que la tribulation vînt fondre
sur lui de toutes parts ; qu'il fût accablé d'ennuis ,
pressé de la fa ira , tourmenté de la soif, environné
de périls , comblé de malheurs; qu'il fût abandonné
aux persécutions s aux croix , aux glaives trancbans ;
que dans un déchaînement général , tout l'univers
se soulevât contre lui, la terre, la mer, toutes les
puissances célestes, toutes les puissances infernales,
toutes les puissances humaines : il le supposoit , et
à la vue de tout cela, il s'écrioit : Qui me séparera
de la charité de Jésus-Christ ? Il alloit plus loin ;
et par la force de la grâce qui le transportait , s'éle-
vant au-dessus de tous les événemens , il osoit se
répondre de lui-même , et ajoutait : Je le sais , et
j'en suis certain , que ni la mort , ni la vie , ni le?
anges , ni les principautés , ni le présent , ni f ave-
nir , ni ce qu'il y a déplus haut , ni ce qu'il y a de
plus has y ni quelque créature que ce soit 3 ne pourra
me détacher de V amour de Dieu , mon Seigneur et
mon Sauveur (1). Voilà comment parloit ce grand
apôtre. Et d'où lui venoit cette constance et cette
fermeté insurmontable ? c'est qu'il concevoit de quel
intérêt et de quelle nécessité il étoit pour lui de
sauver son ame , en se tenant toujours étroitement
et inséoarablement attaché au Dieu de son salut.
Ce sont là , dit-on , de beaux sentimens , ce sont
de belles réflexions ; mais après tout , on ne vit pas
de ces sentimens ni de ces réflexions , et cppendant
(i) Rom. 8.
DU SALUT. îî
il faut vivre. Avec ces réflexions on ne fait rien ; et
toutefois , il faut avoir quelque chose , il faut faire
quelque chose , il faut parvenir à quelque chose.
J'en conviens , on ne vit pas de ces réflexions ; mais
de ces réflexions on apprend à mourir, si l'on ne
peut vivre sans risquer le salut de son ame. Je
l'avoue , avec ces réflexions on ne fait rien dans le
inonde , on n'amasse rien, on ne parvient à rien,
niais de ces réflexions on apprend à se passer de tout,
si l'on ne peut rien faire , ni rien amasser , ni par-
venir à rien, sans exposer le salut de son ame. Disons
mieux , on apprend de ces réflexions , que cest
tout faire que de faire son salut, que c'est tout
gagner que d'amasser un trésor de mérites pour le
salut, oue c'est parvenir à tout que de parvenir au
terme du salut. Voilà ce que ces réflexions ont ap-
pris à tant de chrétiens de l'un et de l'autre sexe :
car, malgré la corruption dont tous les états du
monde ont été infectés , il y a toujours eu dans
chaque état des fidèles de ce caractère , prêts à quitter
toutes choses pour meure en sûreté leur salut ; il y
en a eu , dis-je , et plaise au ciel , qu'il y en ait tou-
jours ! La nécessité du salut étoit-elle autre chose
pour eux que pour nous ? y étoient-iîs plus intéressés
que nous? Non , sans doute : c'étoit pour eux et pour
nous la même nécessité : mais ils y pensoient beau-
coup plus que nous; et en y pensant plus que nous
ils la comprenoient aussi beaucoup mieux que
nous. Pensons-y comme eux, méditons-la comme
eux, nous la comprendrons comme eux ; et en la
comprenant comme ils l'ont comprise, nous en fe-
12 NÉCESSITÉ DO SALUT.
rons comme eux notre affaire essentielle , et nous
y adresserons toutes nos prétentions et toutes nos
vues.
Mais hélas ! où les portons nous ? Quand je vois
les divers mouvemens dont le monde est agité , et
qui sont ce qu'on appelle le commerce du monde ;
quand je vois cette multitude confuse de gens qui
vont et qui viennent, qui s'empressent et qui se
tourmentent , toujours occupés de leurs desseins ,
et toujours en action pour y réussir et les conduire
à bout; n'ayant que cela dans l'esprit, ne travaillant
que pour cela, n'aspirant qu'à cela : au milieu de ce
tumulte j'irois volontiers leur crier avec le Sage:
Hommes dépourvus de sens , et aussi peu raison-
nables que des enjans à peine formés et sortis du
sein de leur mère (i) , à quoi pensez-vous? que
faites-vous? Hors une seule chose , tout le reste n'est
que vanité (2) ; et par une espèce d'ensorcellement ,
cette vanité vous charme , cette vanité vous entraîne,
cette vanité vous possède aux dépens de l'unique
nécessaire ! je le dirois aux grands et aux petits ,
aux riches et aux pauvres , aux savans et aux igno-
rans. Malheur à quiconque ne m'écouteroit pas ; et
dès à présent , malheur à quiconque demeure là-
dessus dans une indillérence et un oubli qu'on ne
peut assez déplorer.
(1) Sap. 12. — (?) Eccl. 1.
ESTIME DU SALUT. l3
Estime du Salut , et de la gloire du ciel 3 par la
vue des grandeurs humaines.
C'est une morale ordinaire aux prédicateurs ,
d'inspirer du mépris pour toutes les pompes et
toutes les grandeurs du monde. Ils en font les pein-
tures les plus propres à les rabaisser dans notre
estime et à les dégrader. De la manière qu'ils en
parlent et dans les termes qu'ils s'en expliquent , ce
ne sont que de vaines apparences, que des fantômes
et des illusions qui nous séduisent, et dont nous
devons , autant qu'il est possible , détourner nos
regards. A Dieu ne plaise que je prétende en aucune
sorte déroger à la vérité et à la sainteté de cette mo-
rale. Je l'ai prêchée comme les autres , en plus d'une
rencontre, et je suis bien éloigné de la contredire ,
puisque ce seroit me contredire moi-même. Mais
après tout , quoi que nous en puissions dire , il faut
toujours convenir que ces grandeurs et ces pompes
humaines, si méprisables d'ailleurs, ne laissent pas
d'avoir quelque chose en effet de pompeux et de
brillant, quelque chose de grand et de magnifique;
et c'est par où il me semble, non-seulement qu'il
est permis , mais qu'il peut être très-utile à un chré-
tien de les envisager , pourvu qu'on les envisage
chrétiennement. Donnons jour à cette pensée.
Les cieux , dit le Prophète royal (i), nous an-
noncent la gloire de Dieu , et le firmament , dont
il est l'auteur , nous fait connaître l'excellence de
(i) Psaha. 18.
ESTIME
V ouvrier qui Va jormè. Aussi est-ce en conséquence
de ce principe , et conformément à celle parole du
du prophète, que l'apôtre saint Paul reprochoit aux
sages de L'antiquité, de n'avoir pas glorifié Dieu
selon la connoissance qu'ils en avoient par ses ou-
vrages. Car tomes les choses visibles , ajoutoit ce
docteur des gentils , tous les êtres dont nos sens sont
frappés, et qui se présentent à nos yeux avec leurs
perfections, nous découvrent les perfections invi-
sibles du souverain maître qui les a créés : tellement
que les philosophes mêmes du paganisme ont été
inexcusables de ne pas rendre à ces perfections di-
vines qu'ils ne pouvoient ignorer , le juste tribut de
louanges qui leur étoit du. Or voilà , par proportion
et suivant la même règle , à quoi nous peut servir la
vue de ce que nous appelons grandeurs et pompes
du monde. Ce sont des images , quoique imparfaites ,
des grandeurs célestes , et de cette gloire qui nous
est promise sous le terme de salut. Ce sont des ébau-
ches où nous est représenté, quoique très-légère-
ment , ce que Dieu prépare à ses élus dans le séjour
de la béatitude. Ce sont , pour ainsi parler , comme
des essais de la magnificence du Seigneur , qui nous
donnent à juger quelles richesses immenses il ver-
sera dans le sein de ses prédestinés , de quel éclat il
les couronnera , de quelles délices, et de quels tor-
rens de joie il les enivrera (1), quand il lui plaira
de les retirer de cette région des morts ou nous
sommes , et de les introduire dans la terre des vivans ;
quand il les fera sortir de ce désert où nous pas-
(i)Psal. 35.
DU SALUT. l5
sons , et qu'il les recevra dans la bienheureuse Jéru-
salem ; quand il fera finir pour eux cet exil où nous
languissons, ei qu'il les établira dans leur glorieuse
patrie; quand il leur ouvrira ses tabernacles éter-
nels, qu'il en étalera à leurs yeux toutes les beautés ,
tous les trésors , qu'il les revêtira de sa divine clarté
et les élèvera dans les splendeurs des saints ; enfin ,
quand il les mettra en possession de ce salut, qu'ils
ne voyoient auparavant que sous des figures énig-
ma tiques et comme dans un miroir (i), unis dont
ils connoîiront alors le prix , parce qu'ils le verront ,
et qu'ils commenceront à en jouir.
Voilà , dis-je 3 de quoi les pompes et les grandeurs
du siècle nous tracent quelque idée, et une idée
assez forte pour exciter tout notre zèle à la pour-
suite du salut, et à la conquête du royaume de Dieu.
Car, dîme part, considérant ces grandeurs mor-
telles, et y en ajoutant même encore de nouvelles,
autant que j'en puis imaginer ; et , d'autre part, con-
sultant la foi et méditant ces paroles du grand
Apôtre , que l'œil ri '# jamais rien vu, que V oreille
ri a jamais rien entendu , que le cœur de ï homme
ri a jamais rien pensé ni rien compris qui égale ce
que Dieu destine à ceux quil aime , et dont il sera
éternellement aimé (2) ; quelle conséquence dois-je
tirer de l'un et de l'autre? Je m'attache au raisonne-
ment de saint Ghrysostôme, et je dis: Quelque mé-
pris que je fasse de la terre et que j'en doive faire , il
m'est toutefois évident que j'y vois des choses mer-
veilleuses : il ne m'est pas moins évident qu'on m'en
(i) 1. Cor. i3. — (2) x. Cor. g.
16 ESTIME
rapporte encore d'autres plus surprenantes et plus
admirables; el si je veux laisser agir mon imagina lion
et lui donner l'essor, que n'est-elle pas capable de se
figuier au-dessus même , et de tout ce que je vois, et
de tout ce que j'entends? Cependant ni tout ce que je
vois, ni tout ce que j'entends , ni tout ce que je puis
me figurer , non-seulemeut selon les idées naturelles
et raisonnables, mais par les fictions les plus exces-
sives et les plus outrées, n'approche point de ce
que j'espère après cette vie , el de ce que Dieu a fait
pour moi dans un autre monde que celui-ci. Quand
je vois toul cela, quand je l'entends , que je me le
figure, j'en suis charmé : mais tout cela néanmoins
n'est point la gloire que j'attends , tout cela ne peut
être mis en comparaison avec la gloire que j'attends,
toul cela n'est rien auprès de la gloire que j'attends ;
el si je multipliois tout cela , si je le redoublois , si je
l'accumulois sans mesure , après y avoir épuisé
toutes les puissances de mon ame et toutes les forces
de mon esprit , tout cela seroit toujours infiniment
au-dessous de la gloire que j'attends. Qu'est-ce donc
mon Dieu , que celte gloire? qu'est-ce que ce salut?
mais en même temps, Seigneur, qu'est-ce que
l'homme? et à qui appartient-il qu'à un Dieu aussi
libéral et aussi bon , aussi puissant et aussi grand
que vous l'êtes de nous récompenser de la sorte , et
de nous glorifier , non-seulement au-delà de tous
nos mérites , mais au-delà de toutes nos connois-
sances et de toutes nos vues?
C'est ainsi que raisonnoil saint Chrysostôme, et
c'est ainsi que , par la vue des pompes humaines et
des
DU SALUT; ÏJ
des grandeurs du monde , j'acquiers la connoissance
la plus sensible et la plus parfaite que je puisse
maintenant avoir du salut où j'aspire et de la gloire
qui m'est réservée dans le ciel , si je suis assez heu-
reux pour v parvenir. Ne pouvant connoiire présen-
tement cette gloire par ce qu'elle est , je la connois
parce qu'elle n'est pas; et la connoissance que j'en
ai par ce qu'elle n'est pas , me dispose mieux que
toute autre à la connoissance de ce qu'elle est»
Il ne s'agit donc point ici de déployer son élo-
quence en de vagues et de longues déclamations sur
le néant de tout ce que nous voyons en ce monde ?
et de toutes les grandeurs dont nos yeux sont frappés.
Avouons que ces grandeurs , quoique passagères,
ont du reste en elles-mêmes de quoi toucher nos
sens , de quoi attirer nos regards , de quoi piquer
notre envie, de quoi exciter nos désirs, de quoi
allumer nos passions : avouons-le, encore une fois,
et reconnoissons-le; mais pourquoi? afin qu'ensuite
montant plus haut , et nous disant à nous-mêmes : Ce
n'est point encore là le bonheur qni m'est proposé,
ce n'est point encore le saint héritage où je pré"
tends , nous concevions de cet héritage céleste et
de ce bonheur souverain , une idée plus noble et
plus excellente. Quand saint Augustin voyoit la
cour des empereurs de Rome, si superbe et si
florissante , quand il assisîoit à certaines céré-
monies où ils se montfoient avec plus d'appareil
et plus de splendeur , il ne disoit pas avec dédain
ni d'un air de mépris : Qu'est-ce que ce faste et cette
abondance ? qu'est-ce que ce luxe et cette somptuo-
TOME xi y 4 z
î8 ESTIME
silé? qu'est-ce que cet amas prodigieux de biens el
de richesses? A s'en tenir au premier aspect, ce
spectacle lui remplissent l'esprit, le surprenoit , et
l'attachoit; mais de là bientôt passant plus avant et
s élevant à Dieu : Si tout ceci , mon Dieu, s'écrioit-
il , est si auguste , qu'est-ce de vous-même? et si
toute cette pompe se voit hors de vous , que verra-
t-on dans vous ? Telle devroit être la méditation
des grands. Il n'y a personne à qui elle ne con-
vienne ; mais c'est aux grands que ce sujet est spécia-
lement propre , parce qu'il leur est plus présent. Ils
sont beaucoup plus souvent témoins et spectateurs
do la grandeur el de la majesté royale; ils la voient
de plus près que les autres, et ils la voient dans tout
son lustre. Or, il leur seroit si utile et si facile tout
ensemble de faire ce que faisoit Moïse au milieu de
la cour de Pharaon. Le tumulte et le bruit du monde,
les grandes et différentes scènes qui luipassoient con-
tinuellement devant les yeux , ne lui firent jamais
perdre de vue l'Invisible, selon l'expression de saint
Paul; mais il en conserva toujours l'image aussi vi-
vement empreinte dans son esprit, que s'il l'eût vu
en effet, ce Dieu d'Israël qu'il adoroit au fond
de son cœur , et vers qui il tournoit tous ses désirs
comme vers la source de tous les biens , et le dis-
pensateur de tous les dons.
O qu'un grand , instruit des vérités du christia-
nisme , et jugeant des choses selon les principes de
la religion , feroit de salutaires et de solides ré-
flexions, quand, dans une cour, comme sur un
théâtre ouvert de toutes parts, il voit paroilre tant
DU SALUT. 1Q
«3e personnages et de toutes les sortes! quand il voit
tant de mondains et de mondaines que l'ambition
rassemble , et qui , tous à l'envi , cherchent à se mon-
trer, à se signaler par la somptuosité et la dépense ,
à tenir les plus hauts rangs, à jouer les plus beaux
rôles; quand il voit certaines fortunes, et tout ce
qui les accompagne , tout ce qui les décore; surtout
quand, après mille intrigues dont il ne lui est pas
difficile de suivre les traces , et dont les ressorts ne
peuvent être si secrets qu'il ne les aperçoive bien ,
il voit l'iniquité dominante , l'iniquité triomphante,
l'iniquité honorée, accréditée , toute-puissante! S'il
avoit alors une étincelle de foi, ou s'il la consulloit,
cette foi où il a été élevé, et qu'il n'a peut-être pas
perdue, que penseroit-il? que diroit-il? il entreroit
dans le sentiment de saint Augustin; il admireroit
la libéralité de Dieu jusques envers ses ennemis les
plus déclarés. Mais , mon Dieu , concluroit-il , si
c'est là sur la terre le partage des pécheurs, lors
même qu'ils se tournent contre vous , qu'avez-vous
donc préparé dans votre royaume pour ces bons et
fidèles serviteurs qui ne s'attachent qu'à vous? Celte
affluence , ce crédit, cette autorité , ces titres, ces
dignités, ces trésors: voilà ce que vous abandonnez
indifféremment au vice et au libertinage ; voilà ce
que vous accordez plus souvent qu'aux autres , et
plus abondamment, à des réprouvés et à des vases
de colère; voilà, pour m'exprimer ainsi, ce que
vous livrez en proie à toutes leurs convoitises et à
toutes leurs injustices : ah ! mon Dieu, que reste-l-*
il donc pour la vertu? que reste-i-il, ou plutôt, Sei-
2,
20 ESTIME
gnenr, que ne reste-t-il point pour ces prédestinés
en qui vous avez mis vos complaisances, et que
vous avez choisis comme des vases de miséricorde ?
Heureux qui sait envisager de la sorte les gran-
deurs du siècle présent , et qui de là apprend à
estimer les espérances et la gloire du siècle futur !
Il n'est point à craindre que ce présent l'attache ,
puisque c'est même de ce présent qu'il tire de puis—
sans motifs pour porter tous ses vœux vers l'avenir.
Quelque sensation que ce présent fasse d'abord sur
son cœur , elle ne lui peut être nuisible , puisqu'au
contraire elle ne sert qu'à lui donner une plus grande
idée de l'avenir où il aspire , et où il ne peut arriver
que par un détachement véritable et volontaire de
ce présent. Ainsi , tout ce que ce présent étale à sa
vue d'éclat , de charmes , d'attraits , bien loin de le
détourner du salut , ne contribue qu'à l'affermir
davantage dans cette maxime capitale : Que sert-il
à r homme' de gagner tout le monde , s'il vient à se
perdre lui-même , et miel échange pourra le dédom-
mager de la perte de son ame (i) ?
Maxime sortie de la bouche de Jésus-Christ même,
qui est la vérité éternelle ; maxime assez connue dans
une ceriaine spéculation , mais bien peu suivie dans
la pratique. Car voici l'énorme renversement dont
uous n'avons que trop d'exemples devant les yeux,
et qui croît de jour en jour dans tous les élats du
christianisme. Parce que les sens, tout matériels et
tout grossiers , ne sont susceptibles que des objets
qu'ils aperçoivent et qui leur sont présens ; c'est à
(i) Matth. 16.
DU SALUT. ai
ce présent que nous nous arrêtons. Au lieu de dire ,
comme saint Paul : Nous ri avons point ici une de-*
meure stable et permanente 3 mais nous en attendons
une autre dans l'avenir (i) , à peine concevons-
nous qu'il y ait un avenir au-delà de ce cours d'an-
nées que nous passons sur la terre , et dont la mort
est le terme ; à peine nous laissons-nous persuader
qu'il y ait un autre bonheur 3 qu'il y ait d'autres
biens et d'autres grandeurs que ces grandeurs et ces
biens visibles dont nous pouvons jouir dans le temps:
d'où il arrive que nous avons si peu de goût pour
les choses du ciel , et pour tout ce qui a rapport an
salut. On nous en parle , nous en parlons nous-
mêmes : mais ce qu'on nous en dit , comment l'écou-
tons-nous, et nous-mêmes comment en parlons-
nous ? avec le même froid que si nous n'y prenions
nul intérêt. Et il n'y a rien en cela de surprenant,
puisque Vliomme sensuel et animal ne peut s'élever
au-dessus de lui-même , ni pénétrer avec des yeux
de chair dans les mystères de Dieu (2).
C'est pour cela que la vue du monde nous devient
si dangereuse et si pernicieuse. Non-seulement elle
pourroit nous être salutaire , mais elle devroit l'être
dans la manière que je l'ai fait entendre. Elle l'a été ,
et elle l'est encore pour un petit nombre de chré-
tiens , accoutumés à juger de tout par les pures
lumières de la foi , et non par l'aveugle penchant
de la nature. Ils voient la figure de ce monde, ils
la considèrent , mais comme une figure et non point
autrement. Car ce n'est dans leur estime qu'une
(1) Hebr. iZ. y. i^. — (2) 1. Cor. 2.
22 ESTIME DU SALUT.
ligure ; mais de cette figure ils passent à la vérité
qu'elle leur annonce, au bien réel et solide qu'elle
leur découvre, à la suprême béatitude dont elle leur
trace comme un léger crayon. Que ne regardons-
nous ainsi le inonde ! que ne nous attachons-nous
à contempler dans ce miroir ce qu'il nous représente
des beautés inestimables et ineffables d'un autre
monde où sont renfermées toutes nos espérances !
C'est l'occupation la plus ordinaire de ces âmes fidèles
et intérieures que l'esprit de Dieu conduit , et qui,
sans se laisser prendre à ces dehors trompeurs ,
tournent à bien pour leur perfection et leur sanc-
tification , ce qui pervertit le commun des hommes.
Car voilà quel est le principe de ce mortel assou-
pissement , et , si je l'ose dire , de cette stupide
insensibilité où nous vivons à l'égard du salut.
Le Prophète reprochoit aux Juifs qu ils n'avoient
tenu nul compte de cette terre promise que le Sei-
gneur leur deslinoit , parce que dans le désert où
ils marchoient , ils n'étoient attentifs qu'à ce qu'ils
renconlroient sur leur route , et à ce qui pouvoit
satisfaire leur sensualité. N'est-ce pas là notre état,
et surtout n'est - ce pas là l'état d'une infinité de
grands et d'opulens, qui semblent, à les voir agir,
n'avoir été faits que pour cette vie , et y avoir établi
leur dernière fin? Ce qui les occupe, ce n'est guère
leur destinée éternelle ; et pourvu que , dans la voie
qui leur est ouverte , rien ne leur manque de tout
ce qu'ils y souhaitent , soit richesses , soit honneurs,
soit douceurs et commodités, ils se mettent peu en
peine au terme ou ils doivent adresser tous leurs
DÉSIR DU SALUT. 23
pas . Mais quel est-il donc ce terme , et sommes-nous
excusables de ne le pas savoir , quand nous le pou-
vons apprendre de tout ce qui se présente à nous ,
et qui nous environne ? Il ne faudroil que quelques
réflexions ; mais l'enchantement de la bagatelle dis-
sipe tellement nos pensées , que dans une distraction
habituelle et perpétuelle , nous oublions sans cesse
le seul bien digne de notre souvenir. L'heure vien-
dra , prenons y garde , l'heure viendra, où nous en
connoîtrons l'excellence et la valeur infinie , non.
plus par des conjectures ni des comparaisons, mais
par une connoissance expresse et directe. Cette con-
noissance claire et dégagée des illusions qui nous
trompoient , réformera dans un moment toutes nos
idées ; mais peut-être , hélas ! pour exciter en même
temps tous nos regrets. Regrets d'autant plus vif; ,
que nous commencerons à concevoir une plus haute
estime du salut et que cette estime n'aura d'autre
effet que de nous en faire ressentir plus vivement
la perte.
Désir du Salut , et la préférence que nous lui devons
donner au-dessus de tous les autres biens.
De l'estime naît le désir , et ce désir doit croître
selon le prix du bien qui nous est proposé, et suivant
la mesure de l'estime que nous en devons faire.
Je dois donc , par proportion , désirer le salut ,
comme je dois aimer Dieu. Parce que Dieu est le
souverain bien , je dois l'aimer souverainement , et
parce que le salut est la souveraine béatitude , je lô
^4 DÉSIR
dois souverainement désirer. Si, dans toute l'étendue
de l'univers , il y a quelque chose que j'aime plus
que Dieu, dès-là je suis coupable devant Dieu;
parce que je déroge à la souveraineté de son être ,
en lui préférant un être créé : et si dans tous les
biens de la terre , il y a quelque chose que je désire
plus que le salut , dès-là je manque à la charité que
je me dois , et je me rends coupable envers moi-
même ; parce que je me dégrade moi-même , et que
je préfère au souverain bonheur de mon ame une
félicité trompeuse et passagère. Ce n'est pas assez :
si dans tout l'univers il y a même quelque chose que
j'aime autant que Dieu , je l'offense , je lui fais ou-
trage , et je n'accomplis pas le précepte de l'amour
de Dieu ; parce que Dieu étant par sa nature au-
dessus de tout , rien ne peut entrer en comparaison ,
îii ne doit être mis dans un degré d'égalité avec ce
premier Etre, cet Etre suprême: et si dans toute la
terre il y a quelque chose que je désire autant que
le salut, c'est un renversement , c'est un désordre;
parce que dans mon estime et dans mon cœur, j'ôte
pu plus grand de tous les biens ce caractère de supé-
riorité et d'excellence qui lui est essentiel , et qui ne
se trouve , ni ne peut se trouver dans aucun bien
mortel et périssable.
Ce n'est pas tout encore ; et quand je n'aimerois
rien plus que Dieu, rien autant que D'un , si j'aime
avec Dieu quelque chose que je n'aime pas pour
Dieu, je n'ai pas celte plénitude d'amour qui est
due à Dieu, puisque mon amour est partagé; et
'cuis eu ce que j'aime avec Dieu , sans 1,'aimer
DU SALUT. a5
pour Dieu , je n'honore pas Dieu comme fin der-
nière à qui tout doit être rapporté. De même quand
je ne désirerois rien plus que le salut , rien autant
que le salut , si je désire avec le salut quelque chose
que je ne désire pas pour le salut et en vue du salut 9
je n'ai pas ce désir pur , ce plein désir que mérite
un bien tel que le salut ; c'est-à-dire , un bien que
je dois proprement regarder comme mon unique
bien , puisque tout autre bien que je pourrois pré-
tendre en ce monde , n'est un vrai bien pour moi
que selon qu'il pourroit m'aider à parvenir au salut »
comme au seul terme de mon espérance , et au seul
comble de tous les biens.
Mais quoi ! n'est-ce pas un bien qu'un établisse-
ment honnête et une fortune convenable à ma con-
dition ? n'est - ce pas un bien que tout ce qui est
nécessaire à l'entretien de la vie , et ne puis- je pas
désirer tout cela ? Oui , ce sont là des biens , et je
puis les désirer ; mais ce ne sont que des biens
subordonnés au premier bien , qui est le salut; d'où
il s'ensuit que je ne dois les désirer qu'avec celte
subordination , et que suivant le rapport qu'ils
peuvent avoir à ce bien supérieur. Or , en les dési-
rant de la sorte , ce ne sont point absolument ces
biens que je désire , mais c'est le salut que je désire
dans ces biens et par ces biens , conformément au
bon usage que je suis résolu d'en faire ; tellement
qu'il est toujours vrai de dire alors que je ne désire
que le salut, et que je ne veux rien que le salut.
Ainsi , il n'y a que le salut que je doive désirer
directement , que je doive désirer formellement et
26 DESIR
expressément, que je doive désirer en lui-même
et pour lui-même. Quand je demande à Dieu tout
le reste , je ne dois le lui demander que sous con-
dition, et qu'avec une véritable indifférence sur ce
qu'il lui plaira d'en ordonner ; lui témoignant mon
désir , mais du reste , me soumettant à sa sagesse
et à sa providence pour juger si c'est un bon désir,
si c est un désir selon ses intentions et selon ses
vues , s'il m'est utile que ce désir s'accomplisse , et
s'il en tirera sa gloire : renonçant à ce désir , si tout
cela ne s'y rencontre pas , le désavouant de cœur ,
et même priant Dieu, que bien loin de l'exaucer ,
il fasse tout le contraire , supposé que sa gloire et
mon avantage spirituel y soient intéressés. Mais
quand je lui demande mon salut , je le lui demande ,
ou je dois le lui demander de toute une auire ma-
nière : car je le dois demander délerminémenl, nom-
mément , sans toutes ces conditions , puisqu'elles
s'y trouvent déjà , et sans nulle indifférence sur le
succès de ma prière. Expliquons-nous.
Quand je demande à Dieu mon salut , je ne lui
dis pas simplement , ni ne dois pas lui dire : Sei-
gneur , donnez -moi voire royaume, et daignez
écouler là-dessus mon désir , si c'est un bon désir ;
mais je lui dis , et je lui dois dire : Donnez - moi,
Seigneur, voire royaume , et rendez-vous là-dessus
favorable à mon désir, parce que je sais que c'est
un bon désir. Je ne lui dis pas , ni ne dois pas lui
dire : Seigneur, donnez -moi votre royaume, et
daignez écouler là- dessus mon désir, si c'est un
désir selon vos inienlions et selon vos vues; mais
DU SALUT. 27
je lui dis , et je dois lui dire : Donnez-moi , Seigneur ,
voire royaume , et rendez-vous là-dessus favorable
à mon désir , parce que je sais que c'est un désir
selon vos vues et selon vos intentions. Je ne lui dis
pas , ni ne dois pas lui dire : Seigneur , donnez-moi
votre royaume , et daignez écouter là - dessus mon
désir , s'il m'est utile que ce désir s'accomplisse , et
si vous en devez tirer votre gloire; mais je lui dis,
et je dois lui dire : Donnez-moi , Seigneur , votre
royaume , et rendez-vous là-dessus favorable à mon
désir , parce que je sais qu'il m'est souverainement
utile que ce désir s'accomplisse ; que c'est dans
l'accomplissement de ce désir qu'est renfermée toute
mon espérance ; que sans l'accomplissement de ce
désir , il n'y a point pour moi d'autre bonheur ; et
parce que je sais encore que vous y trouverez votre
gloire , puisque c'est dans le salut de l'homme que
vous la faites particulièrement consister. Enfin , je
ne lui dis pas , ni ne dois pas lui dire seulement :
Seigneur , sauvez-moi , si c'est votre volonté ; mais
je lui dis , et je dois lui dire : Sauvez-moi , Seigneur ,
et je vous conjure, ô mon Dieu ! que ce soit là votre
volonté , une volonté spéciale , une volonté efficace.
Si bien qu'il ne m'est jamais permis de renoncer à
ce désir du salut , comme il ne m'est jamais permis
de renoncer au salut même ; mais bien loin de laisser
ce désir s'éteindre dans mon coeur , je dois sans cesse
l'y entretenir et l'y rallumer.
Conséquemmenl à ce désir, Dieu veut donc que
j'aie recours à lui. Il veut que je frappe continuelle-
ment à la porte, et que par des vœux redoublés je
3t8 DÉSIR
lui fasse une espèce de violence pour l'engager a
m'ouvrir et à me recevoir. Il veut que ce soit là le
sujet de mes prières les plus fréquentes et les plus
ardentes. Il ne me défend pas de lui demander d'autres
biens ; mais il veut que je ne les lui demande qu'autant
qu'ils ne peuvent préjudicierà mon salut , qu'autant
qu'ils peuvent concourir avec mon salut, qu'autant
que ce sont des moyens pour opérer mon salut. Sans
cela il rejette toutes mes demandes , parce qu'elles
ne sont ni dignes de lui , qui a tout fait pour le salut
de ses élus , ni dignes de moi, qu'il n'a créé et
placé dans cette région des morts, que pour tendre
â la terre des vivans et pour obtenir le salut.
C'est par le sentiment et l'impression de ce désir
du salut , que le saint roi David s'écrioit si souvent,
et disoit si affectueusement à Dieu : Hé ! Seigneur ,
quand sera-ce ! quand viendra le moment que j'irai
à vous , que je vous verrai , je vous posséderai , et
je goûterai dans votre sein les pures délices de la
béatitude céleste (i).p Tout roi qu'il étoil, assis sur
le trône de Juda , comblé de gloire et ne manquant
d'aucun des avantages qui peuvent le plus contribuer
au bonheur humain , il se regardoit en ce monde
comme dans un lieu d'exil. 11 n'en pouvoit soutenir
l'ennui , et il en témoignoit à Dieu sa peine : Hélas !
que cet exil est long ! ne finira -t-il point , Seigneur?
et combien de temps languirai-je encore , avant que
mon attente et mes souhaits soient remplis (2) ? Et
de là aussi ces transports de joie qui le ravissoient,
dans la pensée que son heure approchoit , et que
(l) Pial. qi. — (2) Pfial. 119.
CU SALUT. rj)
bientôt il sortirent des misères de cette vie, pour passer
à l'heureux séjour après lequel il sonpiroit : On me
ta annoncé > et ma joie en est extrême : f irai dans
la maison de mon Seigneur et de mon Dieu (i).
C'est de la même impression et du même senti-
ment de ce désir du salut , qu'étoient si vivement
touchés ces anciens et fameux patriarches, que saint
Paul nous représente plutôt comme des anges habi-
ta n s du ciel, que des hommes vivant sur la terre*
Ils y étoient comme s'ils n'y eussent point été; ils y
étoient comme des étrangers et des voyageurs ; tons
leurs regards se portoient vers leur patrie et leur éter-
nelle demeure ; ils la saluoient de loin , ils s'y élan-
çoient par tous les mouvemens de leur cœur , et
rien n'en détournoit leurs yeux ni leur attention.
Désir du salut qui , dans les saints de la loi nou-
velle , n'a pas été moins vif ni moins empressé que
dans ceux de l'ancienne loi. Le grand Apôlre en est
un exemple bien mémorable et bien touchant : la vie
n'éloit pour lui qu'un esclavage et une triste capti-
vité ; et sans en accuser la Providence ni s'en plaindre,
il ne laissoit pas de déplorer son sort et d'en gémir :
Malheureux que je suis ! Quel étoit le sujet de ces
gémissemens si amers et tant de fois réitérés? c'est
que son ame , retenue dans un corps mortel , ne
pouvoit jouir encore de sa béatitude. Qui me déli-
vrera de ce corps de mort (2)? Qui détruira cette
prison et qui brisera mes liens , afin que je prenne
mon vol vers l'objet de tous mes vœux et le centre
de mon repos? Dans une semblable disposition , il
(1) Ps. îai. — (2.) Piom. 7»
3o DÉSIR
n'avoit garde de s'abandonner aux horreurs naturelles
de la mort ; mais par la force du désir dont il étoit
transporté , il savoit bien les réprimer et les surmon-
ter. Bien loin que la mort l'étonnâl, il l'envisageoit
avec une sorte de complaisance ; et bien loin de la
fuir, il s'y présentoit lui-même, et la demandoit.
Mourir c'é toit un gain (i) selon son estime, parce
que cétoit passer dans le sein de Dieu , et arriver
au terme du salut.
Si nous comprenions comme ce docteur des na-
tions , et comme tant d'autres après lui , ce que c'est
qne le salut ; si Dieu , pour un moment , daignoit
faire luire à nos yeux un rayon de sa gloire , et de
cette gloire qu'il nous prépare à nous-mêmes , qui
peut exprimer quelle sainte ardeur , quel feu s'allu-
meroit dans nos cœurs? Du reste, sans avoir encore
cette vue claire et immédiate qui n'est réservée qu'aux
bienheureux dans le ciel , nous avons la foi pour y
suppléer. Il ne tient qu'à moi de me rendre , avec
cette lumière divine qui m'éclaire, plus attentif aux
grandes, espérances que la religion me donne , et dont
je devrois uniquement m'occuper.
Je le devrois ; mais comment est-ce que je satisfais
à ce devoir? comment est-ce que l'on y satisfait dans
tous les états du monde , et du monde même chré-
tien ? Piien de plus rare que le désir du salut : pour-
quoi ? parce que ce désir est étouffé presque dans
tous les cœurs par mille autres désirs qui n'ont pour
fin que la vie présente et que ses biens. Non-seule-
ment on désire les biens de la vie avec le salut sans
(0 Philip. 1.
DU SALUT. 3l
ïes désirer pour le salut ; non-seulement on les dé-
sire autant que le salut, non-seulement même on les
désire plus que le salut; mais le dernier degré de
l'aveuglement et du désordre, c'est que la plupart
ne désirent que les biens de la vie , ne soupirent
qu'après les biens de la vie, et ne pensent pas plus
au salut que s'ils n'en croyoient point, ou n'en espé-
roient point. Est-ce en effet par un libertinage de
créance qu'ils vivent dans une telle insensibilité à
l'égard du salut ? est-ce par une espèce d'enchan-
tement et d'ensorcellement ? Quoi qu'il en soit, si
je considère toute la face du christianisme , qu'est-ce
que j'y aperçois ? j'y vois des gens alFamés de ri-
chesses , des gens affamés d'honneurs , des gens
affamés de plaisirs , et des plaisirs les plus grossiers.
Voilà où s'étend toute la sphère de leurs désirs;
voilà les bornes où ils les tiennent renfermés sans
les porter plus loin , ni les élever plus haut.
Ce n'est pas que quelquefois dans les discours on
ne reconnoisse l'importance du salut ; ce n'est pas
qu'on ne s'en explique en certains termes, et qu'on
ne convienne qu'il n'est rien de plus désirable ni
même de si désirable. Les plus mondains savent en
parler comme les autres , et souvent mieux que les
autres. Mais qu'est-ce que cela ? un langage , des
paroles affectées , et rien de plus : car sans nous en
tenir aux paroles et aux expressions , mais examinant
la chose dans la vérité, peut-on dire que nous dé-
sirons le salut, lorsque de tous les sentimens et de
tous les mouvemens de notre cœur, il n'y en a pas
un qui tende vers le salut? Nous aimons, mais quoi?
3à DÉ5IR
est-ce ce qui nous conduit au salut ? nous ha'isson.i \
mais quoi ? est-ce ce qui nous détourne du salut f
nous nous réjouissons , mais de quoi? est-ce des mé-
rites que nous acquérons pour le salut ? nous nous
affligeons , mais pourquoi? est-ce parce que nous
avons souffert quelque dommage et fait quelque perte
qui intéresse le salut? Parcourons ainsi de l'une à
l'autre toutes nos passions et toutes nos affections ,
laquelle pourrons-nous marquer , quelle qu'elle soit,
qui ait pour terme le salut , et où il ait aucune part?
Je ne veux pas faire entendre par là que nous vivions
dans une indolence qui ne s'affectionne à rien et que
rien n'émeut: au contraire, toute notre vie se passe
en désirs , et en désirs qui nous agitent , qui nous
troublent, qui nous dévorent , qui nous consument z
car telle est la vie de l'homme dans le monde , et telle
est souvent même la vie de bien des hommes jusque
dans la retraite ; vie de désirs, mais de quels désirs?
de désirs frivoles, de désirs terrestres, de désirs in-
sensés , de désirs pernicieux , de ces désirs que
formoient les Juifs , et que Dieu sembloit écouter,
quand il vouloit punir cette nation indocile en les
abandonnant à eux-mêmes et à la perversité de leur
cœur.
Puissions-nous amortir tous ces désirs qui nous
entraînent dans la voie de perdition ! Car voilà,
dit l'Apôtre, où ils nous conduisent, et à quoi ils
se terminent. Ils nous amusent pendant la vie , ils
nous tourmentent , ils nous trompent , et par une
suite immanquable , ils nous damnent : effets trop
ordinaires et que mille gens éprouvent , sans ap-
prendra
DU SALUT* 33
prendre de là à se de'tromper ; désirs qui nous amu-
sent par les vains objets auxquels nous nous attachons,
et les vaines espe'rances dont nous nous flattons ; ou
ce sont des biens qui nous sont refusés et que nous
n'obtenons jamais malgré tous les soins que nous y
apportons ; ou , si nous sommes plus favorisés de la
fortune, ce sont des biens dont nous découvrons
bientôt, comme Salomon , la fausseté et la vanité :
désirs qui nous tourmentent par les inquiétudes, les
craintes , les soupçons, les impatiences , les dépits ,
les mélancolies et les chagrins où ils nous exposent.
Interrogeons là-dessus une multitude innombrable
de mondains ambitieux, de mondains intéressés, de
mondains voluptueux ; s'ils sont de bonne foi , ils
conviendront que ce qui leur ronge plus cruellement
l'ame , et ce qui fait leur plus grand supplice dans
la vie, ce sont les violens désirs que leur inspirent
l'ambition , la cupidité, l'amour du plaisir, qui les
dominent ; désirs qui nous corrompent par les crimes
où ils nous précipitent et qu'ils nous font commettre :
car on veut les contenter, ces désirs déréglés ; et sî
l'on ne le peut par les voies droites , on prend les
voies détournées, qui sont les voies de l'iniquité et
de l'injustice; de là même enfin, désirs qui nous
damnent : au lieu que, par des avantages tout opposés,
un vrai désir du salut sert à nous occuper solidement
à nous tranquilliser dans les événemens les plus fâ-
cheux , et dans toutes les adversités humaines, à
nous sanctifier et à nous sauver.
Ce désir du salut est , pour une ame fidèle, l'oc-
cupation la plus solide. Elle s'entretient de sa fin der-
tome xiv. 3
34 DÉ3IR DU SALUT.
nière ; elle y fixe toutes ses pensées comme a soîi
unique Lien ; elle en goûte par avance les douceurs
toutes pures, el c'est comme un pain de chaque jour
qui la nourrit. Ce même désir du salut , en dégageant
l'ame de tous les désirs du siècle, l'établit dans un
repos presque inaltérable. A peine s'aperçoit-elle de
tout ce qui se passe dans le monde , tant elle y prend
peu d'intérêt, et tant elle est au-dessus de tous les
accidens et de toutes les révolutions. Elle n'a qu'un
point de vue , qui est le ciel : hors de là rien ne l'in-
quiète, parce que hors de là elle ne tient à rien ni
ne veut rien. Par une conséquence très-naturelle ,
autant que ce désir du salut contribue au repos de
l'ame chrétienne , autant contribue-t-il à sa sancti-
fication : car si c'est un désir véritable , et tel qu'il
doit être , c'est un désir efficace, qui , dans la pra-
tique , nous fait éviter avec un soin extrême tout
ce qui peut nuire , en quelque sorte que ce soit, à
notre salut, et nous applique sans relâche à toutes
les oeuvres capables de l'assurer et de le consommer.
Or ces œuvres , ce sont des œuvres saintes et sanc-
tifiantes , et voilà comment le désir du salut nous
sauve.
Ilenou vêlons- le dans nous, ce désir si salutaire;
ne cessons point de le réveiller, de le ranimer par
la fréquente méditation de l'importance infinie du
salut. Que désirons-nous autre chose , et où devons-
nous aspirer avec plus d'empressement et plus de
zèle , qu'à un bien qui seul nous suffit , et sans
quoi nul autre bien ne nous peut suffire ?
INCERTITUDE DU SALUT* 35
Incertitude du Salut , et les sent/mens au elle doit
nous inspirer , opposés à une fausse sécurité.
Affreuse incertitude , Seigneur , où vous me
laissez sur mon affaire capitale , sur la plus esssen-
tielle et même la seule ailaire qui doive m'inléres-
ser , sur l'affaire de mon salut ! Je suis certain que
vous voulez me sauver ; je suis certain que je puis
me sauver : mais me sauverai-je en effet, mais se-
rai-je un jour dans votre royaume, au nombre de
vos prédestinés, mais parviendrai-je à cette éter-
nité bienheureuse pour laquelle vous m'avez créé,
et qui est mon unique lin? Voilà, mon Dieu ce
qui passe toute mon intelligence; voilà ce que toute
la subtilité de l'esprit humain , ce que tous mes
raisonnemens ne peuvent découvrir : car de tous les
hommes vivant sur la terre , eu est-il un qui sache
s'il est. digne de haine ou d'amour; et par consé-
quent , en est-il un qui sache s'il est dans une voie
de salut ou dans une voie de damnation ?
Je ne puis douter , Seigneur , que je n'aie
péché contre vous , et péché bien des fois, et péché
en bien des manières , et péché jusqu'à perdre
votre grâce : mais puis-je me répondre que j'y suis
rentré, dans celte grâce, que j'ai fait une vraie pé-
nitence , et que vous m'avez pardonné ? en suis-je
assuré ? Quand même il en serait ainsi que je le
désire, et quand je pourrois me flatter de l'avais
tage d'être actuellement et parfaitement réconcilié
avec vous, suis-je assuré de persévérer dans cet
3,
3S INCERTITUDE
état ? et si je m'y soutiens quelque temps , suis-je
assuré d y persévérer jusqu'au dernier moment de
ma vie? suis-je assuré d'y mourir?
Tout cela , mon Dieu , ce sont pour moi d'épais-
ses ténèbres , ce sont des abîmes impénétrables.
Dès que je veux entreprendre de les sonder, l'hor-
reur me saisit et je demeure sans parole. Et qui
n'en seroit pas elFrayé comme moi , pour peu
qu'on vienne à considérer l'importance de cette
affaire , dont le succès est si incertain ? Car de quoi
s'agit-il? de tout l'homme c'est-à-dire, du souve-
rain bonheur de l'homme ou de son souverain mal-
heur. Il s'agit, par rapport à moi, d'être mis un
jour en possession d une félicité éternelle, ou d'être
condamné à un tourment éternel. Quelle sera la
décision de ce jugement formidable? quel sera le
terme de ma course? sera-ce une gloire sans me-
sure, ou une réprobation sans ressource? sera-ce
le ciel ou 1 enfer ? Encore une fois, djns ces pen-
sées, mon esprit se trouble, mon cœur se resserre,
toute ma force m'abandonne ; et je reste interdit et
consterné.
Ce ne sont point là , Seigneur , de ces craintes scru.
puleuses , dont les aines timorées se tourmentent sans
raison ; ce ne sont point de vaines terreurs : com-
bien y a-t-il de réprouvés qui , pendant un long
espace de temps, avoient mieux vécu que moi et
paroissoient être plus en sûreté que moi? Qui l'eût
'cru , qu'éloignés du monde et retirés dans les cloî-
tres et dans les déserts , ils y dussent jamais faire
es chutes déplorables qui les ont damnés? Suis-je
DU SALUT. 3;
snoins en danger qu'ils n'y étoient, et ne seroil-ce
pas la plus aveugle présomption , si j'osois me pro-
mettre que ce qui leur est arrivé ne m'arrivera
pas à moi-même ? Une telle témérité suffiroit pour
arrêter le cours de vos grâces , et mon salut alors
se trouveroit d'autant plus exposé , que j'en seroiâ
moins en peine et que je le croirois plus à couvert.
Je ne vous demande point , ô mon Dieu ! qu'il
vous plaise de me révéler l'avenir; je ne vous prie
point de me faire voir quel doit être mon sort,
et de tirer le voile qui me cache cet adorable , mais
redoutable mystère de votre providence. G est un
secret où il ne m'appartient pas de m'ingérer , et
qui n'est réservé qu à votre sagesse. En le dérobant
à ma connoissance , et le tenant enseveli dans une
si profonde obscurité , vous avez vos vues toujours
saintes et toujours salutaires , si j'apprends à en
profiter. Vous voulez me préserver de la négligence
où je tomberois , si j'avois une certitude absolue
de ma prédestination ou de ma réprobation. Car
l'un et l'autre , ou plutôt l'assurance de l'un et de
l'autre , me porleroit à un relâchement entier. Que
dis-je ? l'assurance même de ma réprobation me
précipiteroit dans le désespoir et dans les plus grands
désordres. Vous voulez que par de bonnes œuvres ,
suivant l'avis du Prince des apôtres , je m étudie
de plus en plus à rendre sûre ma vocation et mon
élection ; de sorte que je sois pourvu abondamment
de ce qui peut me donner entrée au royaume de
Jésus-Christ (i). Vous voulez que je m humilie
(i) V. Petr. 1. v. 10»
38 INCERTITUDE
sans cesse sous votre main toute-puissante , comme
un criminel qui attend une sentence d'absolution
ou de mort , et qui , prosterné aux pieds de son
juge , n'omet rien pour le toucher en sa faveur et
pour obtenir grâce. Vous voulez que je vive dans
un tremblement continuel , et dans une défiance
de moi-même, qui m'accompagne partout; et qui
me fasse prendre garde à tout. Vous le voulez ,
Seigneur , et c est cela même aussi que je vous
demande. Par là, l'incertitude où je suis , toute ef-
frayante qu'elle est , bien loin de m'être nuisible et
dommageable , me deviendra utile et profitable.
Cependant , mon Dieu, je ne perdrai rien de ma
confiance , et je n'oublierai jamais que vous êtes
le Dieu de mon salut (i). Dieu de mon salut , parce
que je ne puis me sauver sans vous et que par vous.
Dieu dé mon salut , parce que vous voulez que je
me sauve, et que vous-même vous voulez me sau-
ver. Dieu de mon salut , parce que pour me sauver
vous ne me refusez aucun des secours nécessaires,
et que vous me mettez dans un plein pouvoir d'en
user. Voilà , Seigneur , ce qui me rassure , et ce
qui calme mes inquiétudes. Vous m'ordonnez
de les jeter toutes dans votre sein , et de m'y re-
tirer moi-même comme dans un asile toujours ou-
vert pour me recevoir. De là , sans présumer de
vos miséricordes , je défierai tous les ennemis de
mon ame , et je ne cesserai point de dire avec votre
Prophète : Le Seigneur est ma lumière , // est ma
défense (2) , de quoi dois-je m'alarmer ? Quand je
!- ':'• — C»)Psal.?.6.
DU SALUT. 39
marche rois au milieu des ombres de la mort , mon.
cœur n'en seroit point ébranlé , parce que mon
espérance étant dans le Seigneur , il est auprès de
moi. Je ne veux de lui qu'une seule chose , et je la
chercherai , je tâcherai de la mériter : c'est d'être
avec lui pendant tous les siècles des siècles dans sa
sainte maison et dans le séjour de sa gloire. C'est
îà que se portent tous mes désirs : tout le reste ne
m'est rien.
Confiance chrétienne : mais qui , pour être chré-
tienne , doit avoir ses règles, et n'aller point au
delà des bornes. Car il est certain d'ailleurs qu'il
v a des gens d'une sécurité merveilleuse, ou plutôt
d'une présomption énorme touchant le salut. Ce
ne sont point, il est vrai, des libertins et des im-
pies; ce ne sont point des pécheurs scandaleux et
plongés dans la débauche; ils n'enlèvent point le
bien d'autrui , et ne font tort à personne ; enfin ,
je le veux , ce sont de fort honnêtes gens selon
le monde. Mais sont-ce des apôtres ? bien loin de
s'employer au salut et à la sanctification du pro-
chain en qualité d'apôtres , à peine pensent-ils à
leur propre sanctification, et à leur propre salut en
qualité de chrétiens. Sont-ce des hommes d'oraison ,
accoutumés aux ravissements et aux extases? jamais
ils n'eurent nulle connoissance ni le moindre usage
de ces exercices intérieurs où l'ame s'élève à Dieu,
et s'entretient affectueusement avec Dieu. Quelques
pratiques communes dont ils s'acquittent avec beau-
coup de négligence et de tiédeur , voilà où se ré-
duit tout leur christianisme. Sont-ce des pénitens
4o INCERTITUDE
ennemis de leur chair et exténués d'austérités et Je
jeûnes? ils ont toutes leurs commodités , ou du
moins ils les cherchent ; ils mènent une vie douce 9
tranquille et agréable ; ils écartent tout ce qui pour-
roit leur être pénible et onéreux , et ils ne se re-
fusent aucun des divertissemens qui se présentent
et qui leur semblent propres de leur état. Avec
cela ils vivent en paix , sans crainte , sans inquiétude
sur l'affaire du salut; et parce qu'ils ne s'abandon-
nent pas à certains désordres , ils ne doutent point
que Dieu, selon leur expression, ne leur fasse mi-
séricorde. Or qu'ils écoutent un apôtre , et un des
plus grands apôtres, un prédicateur de l'évangile
et le docteur des nations. Qu'ils écoutent un saint
ravi jusqu'au troisième ciel, et qui, dans la plus
sublime contemplation , avoit appris des secrets dont
il n'est permis à nul homme de parler. Qu'ils écou-
tent un pénitent consumé de travaux , crucifié au
monde et à qui le monde étoit crucifié : c'est saint
Paul. Que dit-il de lui-même ? Je châtie mon corps ,
je le réduis en servitude : pourquoi ? de peur qu'après
avoir prêche aux autres , je ne sois réprouvé moi-
même (i).
J'avoue que je ne lis point , ou n'entends point
ces paroles sans frayeur. Quel langage ! quel sen-
timent! cet apôtre, ce maître des gentils, ce vais-
seau d'élection , ce pénitent, Paul tremble; et mille
gens dans le monde, tout au plus chrétiens, et
chrétiens encore très-imparfaits , se tiennent en as-
surance ! Il tremble , et que craint-il? Est-ce seu-
(i) l. Cor. o. v. 17.
DU SALUT. 4l
îement de déchoir en quelque chose de la perfection
apostolique, et de ne parvenir pas dans le ciel à
toute la gloire où il aspire ? Ce n'est point là de
quoi il est question : mais il craint pour son salut ,
il craint pour son ame , il craint d'être condamné
el rejeté parmi les réprouvés ; et tant de gens dans
le monde n'observant qu'à demi les commandemens
de la loi , bien loin de tendre à sa perfection ,
n'ont pas le moindre trouble sur leur disposition
devant Dieu, et se mettent comme de plein droit
au rang des prédestinés! Il tremble, el où? et en
quelles conjonctures ? en quel ministère ? c'est en
prêchant la parole de Dieu ; c'est en répandant la
foi dans les provinces et dans les empires ; c'est
en s'exposant à toutes sortes de périls et de souf-
frances pour le nom de Jésus-Christ. Au milieu de
tout cela et malgré tout cela, il est en peine de
son sort éternel ; et une infinité de gens dans le
monde , tout occupés des affaires du monde , en-
gngés dans toutes les occasions du monde , jouis-
sant de toutes les douceurs du monde , sont au re-
gard de leur éternité dans un repos que rien n'al-
tère ! Il faut , ou que saint Paul ait été dans l'er-
reur , ou que nous y soyons : c'est-à-dire , il faut
que saint Paul, par une timidité scrupuleuse, et
par l'effet d'une imagination trop vive, portât la
crainte à un excès hors de mesure , ou que , par
une aveugle témérité , nous nous laissions flatter
d'une espérauce ruineuse et mal fondée. Or, de
soupçonner le grand Apôtre , inspiré de l'esprit de
Dieu , d'avoir donné dans une pareille illusion , ce
INCERTITUDE DU SALUT,
seroit 1111 crime. C'est donc nous-mêmes qui nous
nbusons , et qu'esl-ce de se tromper dans une af-
faire d'une telle conséquence ?
A Dieu ne plaise que je tombe dans un si terrible
égarement! pour m'en garantir, il n'y a point de
vigilance que je ne doive apporter, ni de précau-
tion que je ne doive prendre. Car ce ne sont point
là de ces erreurs qu'on peut aisément réparer , ou
dont les suites ne peuvent causer qu'un léger dom-
mage. La perte pour moi seroit sans ressource; el
pendant l'éternité toute entière, il ne me resleroit
mil moyen de m'en relever. C'est donc à moi d'être
incessamment sur mes gardes, et d'observer tous
mes pas, comme un homme qui, dans une nuit
obscure, marcheroit à travers les écueils et les pré-
cipices, et se trouveroit à chaque moment en dan-
ger de faire une chute mortelle et sans retour. Toute
mon attention ne suffira pas pour me mettre dans
une pleine assurance, et quoi que je fasse, j'aurai
toujours sujet de craindre : car il sera toujours vrai ,
mon Dieu, que vos voies sont incompréhensibles,
^t vos jugemens impénétrables. Mais après tout ,
vous aurez égard aux mesures que je prendrai, aux
vœux que je vous présenterai, aux œuvres que je
pratiquerai , à tout ce que pourra me suggérer le
zèle de mon salut, que vous avez confié à mes soins,
et que vous avez fait dépendre, après votre grâce,
de ma fidélité. Si ce n'est pas assez pour m'ôier
toute défiance de moi-même , c'est assez pour af-
fermir mon espérance en votre miséricorde, et pour
la soutenir. Ce sage tempérament de défiance et
VOLONTÉ DE DIEU SUR LE SALUT, etc. 43
fTespérance me servira de sauve-garde, et me pré-
servera de deux extrémités que je dois également
éviter; Tune est une défiance pusillanime , et l'autre
une espérance présomptueuse. Par là j'attirerai sur
moi la double bénédiction que le Prophète a pro-
mise au juste qui, tout ensemble , craint le Seigneur,
et se confie dans le Seigneur.
Volonté générale de Dieu , iouchanl le Salut
de tous les hommes.
Dieu veut-il me sauver? ne le veut-il pas? Si je
m'attache à la vraie créance, qui est celle de l'Eglise,
je décide sans hésiter , que Dieu veut mon salut , et
qu'il le veut sincèrement, parce qu'il veut sincère-
ment le salut de tous les hommes.
Est-il rien qui nous ait été marqué en des termes
plus exprès dans les divines Ecritures? et qui en
croirons-nous , si nous n'en croyons pas Dieu même ,
lequel s'en est expliqué tant de fois par ses sacrés
organes et en tant de manières différentes? Il n'y
a qu'à parcourir ces saintes lettres et qu à les lire,
mais sans préjugé et sans obstination , mais avec
une certaine bonne foi et une certaine simpli-
cité de cœur, mais dans la vue de s'instruire, et
non point dans un esprit de contradiction et de dis-
pute; voici les idées que nous en remporterons et
que tout d'un coup nous nous formerons : Que Dieu
ne veut pas qu aucun homme périsse (i) ; mais qu'il
veut au contraire que tous se sauvent. Que c'est pour
44 VOLONTÉ DE DIEU
cela même qu il use de patience envers les pécheurs
qui s égarent de la voie du salut, et que pour les y
faire rentrer, il les appelle tous à la pénitence. Qu'à
la vérité il y aura peu d'élus, c'est-à-dire, qu'il y
en aura peu rjui parviendront au salut; mais que le
nombre n'en sera si petit, que parce que les autres
n'auront pas bien usé, comme ils le pouvoient, et
comme ils le dévoient , des grâces que Dieu , de
toute éternité , leur avoit préparées , et des moyens
qu'il leur avoit fournis dans le temps. Qu'entre les
réprouvés il n'y en aura donc pas un seul qui puisse
imputer à Dieu sa perte ; mais qu'ils seront forcés de
se l'imputer à eux-mêmes, en reconuoissant qu'il ne
tenoit qu'à eux de se sauver , et que Dieu ne les a
point laissé manquer des secours nécessaires pour
arriver au bienheureux terme où il vouloir les con-
duire. Qu'il a envoyé son Fils pour être le média-
teur, le rédempteur, le Sauveur de tout ce qu'il y
a eu d'hommes dans le monde, et de tout ce qu'il
y en aura jusqu'à la fin du monde : si bien que de
même qu'il fait luire son soleil sur les bons et sur
les méchans, ou de même qu'il fait tomber la rosée
du ciel sur les uns et sur les autres , de même il a
voulu que le sang de Jésus-Christ se répandît, sans
exception de personne sur tout le genre humain , et
qu'il eiïaçat toutes les iniquités de la terre.
Voilà, dis-je , ce que nous comprendrons à la
simple lecture des divins oracles du Seigneur, et
des saints livres où ils sont exprimés. Voilà ce qu'ils
nous feront clairement entendre, quand nous les
consulterons et que nous les prendrons dans le sens
SUR LE SALUT DE TOUS LES HOMMES, 4^
naturel qui se présente de lui-même. Il est bien
étrange qu'il se trouve des gens qui , sur cela , de-
viennent ingénieux contre leur propre intérêt; et
qui , par de vaines subtilités , cherchent à obscurcir
des témoignages si formels et d'ailleurs si favorables,
Ne raisonnons point tant, ne soyons point si
curieux d'innover , ni si jaloux de soutenir à nos
dépens des doctrines particulières. La foi de nos
pères nous suffit. Ce qu'ils ont cru de tout temps ,
nous devons le croire avec la même certitude. Car-
ie moins que nous puissions penser d'eux et en dire ,
c'est assurément qu'ils avoient des lumières aussi re-
levées que les nôtres; qu'ils étoient aussi pénétrans
que nous, aussi instruits que nous, aussi versés
dans la connoissance des mystères de Dieu et dans
la science du salut. Or voyant dans l'Ecriture, sur-
tout dans l'évangile et dans les épîtres des apôtres,
des termes si précis et si marqués touchant la pré-
destination divine , et le dessein que Dieu a de sauver
tout le monde , ils se sont soumis sans résistance à
une vérité qui leur étoit si authentiquement notifiée.
Ils n'ont point eu recours , pour en éluder la force,
à de frivoles distinctions. Ils n'ont point partagé le
inonde en deux ordres ; l'un de ceux que Dieu a
choisis et favorisés , l'autre de ceux qu'il a rejetés et
entièrement délaissés. Ils auroient cru , par ce partage ,
faire injure à celte miséricorde infinie qui remplit
tout l'univers , et en mal juger ; ils auroient cru of-
fenser le Dieu , le Créateur , le Père commun de tous
les hommes ; ils auroient cru se rendre homicides de
leurs frères , en leur fermant ce sein paternel qui
46 VOLONTÉ DE DIEU
nous est ouvert, et d'où personne n'est exclus sî lui-
même il ne s en sépare. Suivons des guides si sûrs,
et entrons dans leurs sentimens. Au lieu de nous ar-
rêter à des contestations et à des questions sans fin , ne
pensons comme eux qu à profiter du don de Dieu»
Goûtons-le dans le silence de la méditation ; nous y
trouverons non-seulement l'appui le plus ferme et
la ressource la plus solide , mais encore une des plus
douces et des plus sensibles consolations.
Car , dans la vive persuasion où je suis que Dieu a
voulu et qu'il veut le salut de tout le monde, m'ap-
pliquanl à moi-même ce grand principe, j en tire
les plus heureuses conséquences.
J'adore la bonté de Dieu , je l'admire, j'y mets
ma confiance ; je me jette , ou pour mieux dire , je
m'abîme dans le sein de cette Providence universelle
qui embrasse toutes les nations, toutes les conditions,
tous les étals. Je vais à Dieu, et dans un sentiment
d'amour et de reconuoissance , je lui dis avec le Pro-
phète : O mon Dieu! ù ma miséricorde ! Je mesure
sa chanté, toute immense qu'elle est, ou je lâche de
la mesurer. J'en prends, pour parler de la sorie après
l'Apôtre, toutes les dimensions. Jeu considère la hau-
teur , la profondeur , la largeur , la longueur. Toutes
ces idées me confondent , et je ne puis assez m'éton-
ner de voir que cette charité divine s'étend jusqu'à
moi ; jusqu'à moi vile poussière , jusqu'à moi créature
ingrate et rebelle, jusqu'à moi pécheur de tant d'an-
nées ei digne des plus rigoureux châtimens du ciel.
Si je me sens assailli de la tentation, et que je
tombe dans la défiance et en certains doutes qui me
SUR LE SALUT DE TOUS LES HOMMES. 4;
troublent au sujet de ma prédestination éternelle , je
me retrace fortement dans l'esprit ce souvenir si
consolant que Dieu veut me sauver : Et pourquoi
vous affligez-vous ,mon ame, me dis-je à moi-même ,
comme David? Pourquoi vous alarmez-vous ? Es-
pérez en Dieu ; vous le pouvez : car c est votre Dieu,
et il n'a pour vous que des pensées de paix (1). Si le
zèle de ma perfection s'allume dans moi , et que par
la pratique des bonnes œuvres je travaille à m'en-
richir pour le ciel , ce qui redouble ma ferveur ,
c'est de savoir , ainsi que s'exprime saint Paul , que
je n agis , que je ne combats point à V aventure ; mais
que Dieu , qui désire mon salut plus que moi-même,
accepte tout ce que je fais , qu'il l'agrée , qu'il l'écrit
dans le livre de vie , et qu'il est disposé à m'en tenir
un compte exact et fidèle.
Si les remords de ma conscience me reprochent les
désordres de ma vie , et que la multitude , la grièveté
de mes péchés m'inspirent un secret désespoir d'en
obtenir le pardon; pour me rassurer, je repasse cette
parole de Jésus-Christ même : Ce ne sont point les
justes que je suis venu appeler } mais les pécheurs (a).
Touché de cette promesse , je m'anime , je m'encou-
rage à entreprendre l'oeuvre de ma conversion.
Quelque difficile qu'elle me paroisse , nul obstacle
ne m'effraie , rien ne m'arrête , parce que je me ré-
ponds de l'assistance de Dieu qui , voulant me sauver ,
veut par conséquent m'aider de sa grâce, et me
soutenir dans mon retour et dans toutes les rigueurs
de ma pénitence. Tels sont encore une fois les effets
(i)Ps. 42. — (2) Matth. 19.
48 VOLONTÉ DE DIEU
salutaires de l'assurance où je dois être d'une volonté
réelle et véritable dons Dieu, de ma sanctification
et de mon salut.
Mais, par une règle toute contraire , du moment
que ma foi viendra à chanceler sur ce principe in-
contestable; du moment que cette volonté de Dieu
touchant mon salut , et touchant le salut de tout
autre homme , me deviendra douteuse et incertaine,
où en serai-je ? Tout mon zèle s'amortira, toute ma
ferveur s'éteindra : plus de pénitence , plus de bonnes
œuvres: et pourquoi? parce que je ne saurai si ma
pénitence et toutes mes bonnes œuvres me pourront
être de quelque avantage et de quelque fruit devant
Dieu.
Est-il rien en effet qui doive plus déconcerter tout
le système dune vie chrétienne, que cette pensée?
Dieu peut-être veut me sauver, mais peut-être aussi
ne le veut-il pas. On m'exhortera à servir Dieu , à
m acquitter fidèlement des devoirs de la religion ;
mais moi je dirai : Que sais-je si tous les soins que
je me donnerai pour cela , si toutes les violences que
je me ferai , si toute ma fidélité et mon exactitude ne
me seront point inutiles, puisque je ne sais si Dieu
veut me sauver ? On me représentera la gloire du
ciel , le bonheur des saints , leur récompense éter-
nelle ; mais moi je dirai : Que sais-je si je suis appelé
à cette récompense , puisque je ne sais si Dieu veut
me sauver ? On me fera une peinture terrible des
jugemens de Dieu , de ses arrêts, de ses vengeances,
de tous les tourmens de l'enfer; mais moi je dirai :
Que sais-je s'il est en mon pouvoir de l'éviter ceî
enfer ,
SUR LE SALUT DE TOUS LES HOMMES. 49
enfer , et si mon sort n'est pas déjà décidé , puisque
je ne sais si Dieu veut me sauver? A l'heure de ma
mort, on me montrera le crucifix ,et l'on me criera:
Voilà, mon cher frère, voilà votre Sauveur, con-
fiez-vous en ses mérites et dans la vertu de son sang ;
mais moi je dirai: Que sais-je si ce sang divin, ce
précieux sang a été répandu pour moi ? que sais-je
si c'est le prix de ma rançon , puisque je ne sais si
Dieu veut me sauver ?
Je le dirai, ou du moins je le penserai. Or quel
goût peut-on alors trouver dans toutes les pratiques
du christianisme? Avec quelle ardeur peut-on s'y
porter? à quelle tentation n'est-on pas exposé de
quitter tout, d'abandonner tout au hasard, et de se
laisser aller à sa bonne ou à sa mauvaise destinée?
Hélas ! de ceux-là même qui croient , comme l'Eglise,
la vocation générale de tous les hommes au salut,
il y en a tant néanmoins qu'on ne sauroit déterminer
à en prendre le chemin , et à y persévérer : que sera-
ce de ceux qui ne voudront pas reconnoître cette
vocation, et qui douteront si Dieu s'est souvenu
d'eux, ou s'il ne les a point oubliés ?
Non , dit le Seigneur , je n'ai point oublie mort
peuple y non plus au une mère n'oublie point l'enfant
au elle a mis au monde, et à qui elle a donné la vie ( 1 ).
Dieu ne dit pas en particulier qu'il n'a point oublié
celui-ci ni celui-là, parmi son peuple; mais il
marque son peuple en général. Or , tout indigne
que j'en puis être , je suis de ce peuple de Dieu ; je
dis même de ce peuple choisi dont Dieu autrefois ,
(1) Isa». 49.
TOME XIY, 4
5o VOLONTÉ DE DIEU
et dans un sens plus étroit , disoit : Vous serez mon
propre peuple. Les Juifs en étoient la figure; et comme
entre tontes les nations ils furent la nation spéciale-
ment chérie du Seigneur, et appelée à la terre pro-
mise par une préférence de prédilection , c'est ainsi
que Dteu , par une faveur singulière , a formé de
nous un peuple chrétien, c'est-à-dire un peuple qu'il
a distingué de tous les autres peuples, et sur qui il
paroît avoir des vues de salut plus efficaces et plus
expresses. Quand donc, ce qui n'est pas, et ce que
je ne pourrois penser que par une erreur grossière,
quand, dis-je, il y auroit quelque lieu de douter
que Dieu voulût le salut de tant d'infidèles qui n'ont
jamais reçu les mêmes lumières ni les mêmes dons
que moi; dès-là qu'il a plu à la Providence de me
faire naître de parens chrétiens, et comme dans le
sein de la foi; dès-là qu'au moment de ma naissance
j'ai eu l'avantage, par la grâce du baptême, d'être
régénéré en Jésus-Christ , et que je suis devenu , par
un droit spécial, l'héritier de son royaume; dès-là
même que, par une prérogative qui me sépare de
tant d'hérétiques, sortis de la voie droite et engagés
dans une voie de séduction , je me trouve au milieu
de l'Eglise, en qui seule est la vérité, la vie, le salut:
tout cela ne sont-ce pas de la part de Dieu des témoi-
gnages certains d'une volonté bien sincère de me
sauver ?
Il le veut; mais ce salut si important pour moi , le
veux-je? Il est bien étrange que dans une affaire qui
me touche de si près, et qui m'est si essentielle , on
puisse être en doute si je la veux véritablement, ou
SUR LE SALUT DE TOUS LES HOMMES. 5l
si je n'y suis pas insensible. Quoi qu'il en soit , parce
que Dieu veut mon salut et le salut de tous les hommes,
que n'a-t-il pas fait pour cela ? S'est-il contenté d'une
volonté de simple complaisance, sans agir et sans
en venir aux moyens nécessaires? Du ciel même, et
du trône de sa gloire , il nous a envoyé un Rédemp-
teur; ce Fils unique, ce Dieu-homme, il l'a livré
à la mort, et à la mort de la croix. Où n'a-t-il pas
communiqué les mérites infinis de cette rédemption
surabondante? A qui a-t-il refusé le sang de Jésus-
Christ? et pour descendre encore à quelque chose
de moins commun et de personnel par rapport à moi ;
dans son Eglise où il m'a adopté et dont je suis
membre , quels secours ne me fournit-il pas ? que
d'enseignemens pour m'instruire, que de ministres
pour me diriger, que de sacremens pour me for-
tifier, que de grâces intérieures, que de pieuses
pratiques pour me sanctifier ! Voilà comment Dieu
m'aaimé, voilà par oùil me fait évidemmentconnoître
qu'il veut mon salut , et qu'il le veut sincèrement. Or ,
encore une fois, est-ce ainsi que je le veux? je n'en
puis mieux juger que par les effets : car si je le veux
comme Dieu le veut , je dois par proportion y tra-
vailler comme Dieu y travaille ; c'est-à-dire , que je
dois user de tous les moyens qu'il me présente et
n'en omettre aucun ; que je dois éviter tout le mal
qu'il me défend , et pratiquer tout le bien qu'il me
commande; que je dois être dans une vigilance et
dans une action continuelle , pour profiter de toutes
ses grâces , et pour mériter le saint héritage qu'il me
destine , non point seulement comme un don de sa
4*
52 POSSIBILITÉ
pure libéralité, mnis encore comme la récompense de
mes œuvres. Dire sans cela que je veux mon salut , c'est
une contradiction; car vouloir le salut, et ne vouloir
rien faire de tout ce qu'on sait indispensablement re-
quis pour parvenir au salut, ne sont-ce pas dans une
même volonté, deux sentimens incompatibles, et
qui se détruisent l'un l'autre? Hé! nous tromperons-
nous toujours nous-mêmes, chercherons-nous tou-
jours à rejeter sur Dieu ce que nous ne devons imputer
qu'à nous-mêmes , et qu'à la plus lâche et la plus
profonde négligence?
Possibilité du Salut dans toutes les conditions du
monde.
Quand un homme du monde dit qu'il ne peut se
sauver dans son état, c'est une mauvaise marque:
car un des premiers principes pour s'y sauver, est
de croire qu'on le peut. Mais c'est encore pis, quand
persuadé, quoique faussement, que dans sa condi-
tion il ne peut faire son salut, il y demeure néan-
moins : car un autre principe, non moins incon-
testable , c est que dès qu'on ne croit pas pouvoir se
sauver dans un état, il le faut quitter. J'ai, dites-
vous, des engagemens indispensables , qui m'y re-
tiennent; et moi je réponds que si ce sont des
engagemens indispensables, ils peuvent dès lors
s'accorder avec le salut; puisqu'étanl indispensables
pour vous, ils sont pour vous de la volonté de
Dieu , et que Dieu, qui nous veut tous sauver, n'a
point prétendu vous engager dans une condition ou
DU SALUT. 53
votre salut vous devînt impossible. Développons
cette pensée; elle est solide.
C'est un langage mille fois rebattu dans le monde ,
de dire qu'on ne s'y peut sauver : et pourquoi ? parce
qu'on est , dit-on , dans un état qui détourne abso-
lument du salut. Mais comment en détourne-t-il?
Est-ce par lui-même? cela ne peut être, puisque
c'est un état établi de Dieu; puisque c'est un état
de la vocation de Dieu ; puisque c'est un état où
Dieu veut qu'on se sanctifie; puisque c'est un état
OÙ Dieu , par une suite immanquable , donne à
chacun des grâces de salut et de sanctification ; et
non-seulement des grâces communes , mais des
grâces propres et particulières que nous appelons
pour cela grâces de l'état; enfin, puisque c'est un
état où un nombre infini d'autres, avant nous, ont
vécu très-régulièrement , très-chrétiennement , très-
saintement, et où ils ont consommé , par une heu-
reuse fin , leur prédestination éternelle. Reprenons,
et de tous ces points, comme d'autant de vérités
connues, tirons pour notre conviction les preuves
les plus certaines et les plus sensibles.
Un état que Dieu a établi. Car le premier insti-
tuteur de tous les états qui partagent le monde et qui
composent la société humaine , c'est Dieu même,
c'est sa providence. Il a été de la divine sagesse , en
les instituant , d'y attacher des fonctions toutes dif-
férentes ; et de là vient cette diversité de conditions,
qui sert à entretenir parmi les hommes , la subor-
dination, l'assistance mutuelle, la règle et le bon
ordre. Or , Dieu qui, dans toutes ses oeuvres, envi-
54 POSSIBILITÉ
sage sa gloire , n'a point assurément été ni voulu
être l'auteur d'une condition où l'on ne pût garder
sa loi, où l'on ne pûl s'acquitter envers lui des de-
voirs de la religion , où l'on ne pût lui rendre, par
une pratique fidèle de toutes ses volontés, l' hom-
mage et le culte qu'il mérite. Et comme c'est par là
qu'on opère son salut, il faut donc conclure qu'il n'y
a point d'état qui, de lui-même, y soit opposé, ni
qui empoche d'y travailler efficacement.
Un état qui , établi de Dieu, est de la vocation de
Dieu. C'est-à-dire , qu'il y en a plusieurs que Dieu
destine à cet état , puisqu'il veut , et qu'il est du bien
public, que chaque état soit rempli. Que serviroit-il
en effet d'avoir institué des professions, des minis-
tères, des emplois, s'ils dévoient demeurer vides,
et qu'il ne se trouvât personne pour y vaquer ? Mais
d'ailleurs, comment pourrions-nous accorder, avec
l'infinie bonté de Dieu notre créateur et notre père ,
de nous avoir appelés à un état où il ne nous fût pas
possible d'obtenir la souveraine béatitude pour la-
quelle il nous a formés , ni de mettre notre ame à
couvert d'une éternelle damnation?
Un état où Dieu veut qu'on se sanctifie et qu'on se
sauve. C'est le même commandement pour toutes
les conditions, et c'étoit à des chrétiens de toutes
les conditions que saint Paul disoit, sans exception :
La volonté de Dieu est que vous deveniez saints (y).
Voilà pourquoi il leur recommandoit à tous d'acqué-
rir la perfection de leur état, et leurprometloit, au
nom de Dieu, le salut comme la récompense de leur
DU SALUT. 55
fidélité. D'où il est évident que Dieu nous ordonnant
ainsi de nous sanctifier dans notre état , quel qu il
soit , et voulant que par la sainteté de nos œuvres
nous nous y sauvions , la chose est en notre pouvoir,
suivant cette grande maxime, que Dieu ne nous
ordonne jamais rien qui soit au-dessus de nos forces.
Un éial aussi où Dieu ne manque point de nous
donner des grâces de salut et de sanctification. Grâces
communes et grâces particulières; grâces communes
à tous les étals; grâces particulières et conformes à
l'état que Dieu, par sa vocation , nous a spéciale-
ment destiné : les unes et les autres , capables de
nous soutenir dans une pratique constante des obli-
gations de notre état ; capables de nous assurer contre
toutes les occasions , toutes les tentations, tous les
dangers où peut nous exposer notre état: capables
de nous avancer, de nous élever, de nous perfec-
tionner selon notre état. De sorte que partout et en
toutes conjonctures , nous pouvons dire , avec
l'humble et ferme confiance de l'Apôtre : Je puis
tout par le secours de celui qui me fortifie { i ).
Un état enfin où mille autres avant nous se sont
sanctifiés et se sont sauvés. Les histoires saintes nous
l'apprennent : nous en avons encore des témoignages
présens; et quoique dans ces derniers siècles le dé-
règlement des moeurs soit plus général que jamais,
etqu'il croisse tous les jours , il est certain néanmoins
que si Dieu nous faisoit connoître tout ce qu'il y a
de personnes qui vivent actuellement dans la même
condition que nous, nous y trouverions un assez
(i) Philip. 4.
56 POSSIBILITÉ
grand nombre de gens de bien, dont la vue nous
confondroit. Il est difficile que nous n'en connois-
sions pas quelques-uns , ou que nous n'en ayons pas
entendu parler. Que ne faisons-nous ce qu'ils font ?
que n'agissons-nous comme ils agissent? que ne
nous sauvons-nous comme ils se sauvent? Sommes-
nous d'autres hommes qu'eux, ou sont-ils d'autres
hommes que nous? Avons-nous plus d'obstacles à
vaincre, ou les moyens de salut nous manquent-ils?
Pieconnoissons-le de bonne foi : l'essentielle et la
plus grande différence qu'il y a entre eux et nous ,
n'est ni dans l'état , ni dans les obstacles , ni dans
les moyens , mais dans la volonté. Ils veulent se
sauver, et nous ne le voulons pas.
De là qu'arrive-t-il ? parce qu'ils veulent se sau-
ver , et qu ils le veulent bien , ils se font , des peines
et des engagemens de leur état, autant de sujets de
mérite pour le salut; et parce que nous ne voulons
pas nous sauver ou que nous ne le voulons qu'im-
parfaitement , nous nous faisons, de ces mêmes enga-
gemens et de ces mêmes peines, autant de pré-
textes pour abandonner le soin du salut. Je sais que
pour se conduire en chrétien dans son état, que
pour n'y pas échouer, et pour se préserver de cer-
tains écueils qui s'y rencontrent par rapport au
salut, on a besoin de réflexion , d'attention sur soi-
même , de fermeté et de constance : or , c'est ce qui
gêne , et ce qu'on voudroit s'épargner. Au lieu donc
de tout cela , on pense avoir plutôt fait de dire qu'on
ne peut se sauver dans son état; on tache de se le
persuader, et peut-être en vient-on à bout. Mai»
DU SALUT. 57
trompe-t-on Dieu ? et quand un jour nous paroi trons
devant son tribunal , et que nous lui rendrons
compte de notre ame , que lui répondrons-nous ,
lorsqu'il nous fera voir que cette prétendue impos-
sibilité qui nous arrêtoit, n'étoit qu'une impossi-
bilité supposée , qu'une impossibilité volontaire ,
qu'une lâcheté criminelle de notre part , qu'une fai-
blesse qui dès le premier choc se laissoit abattre , et
qui , bien loin de nous justifier en ce jugement re-
doutable, ne doit servir qu'à nous condamner?
Mais pour mieux pénétrer le fond de la chose, je
demande pourquoi nous ne pourrions pas allier en-
semble les devoirs de notre état et ceux de la re-
ligion. Notre état , je le veux, nous engageai! ser-
vice du monde; mais ce service du monde, autant
qu'il convient à notre condition , n'est point con-
traire au service de Dieu. Car quoi que nous puissions
alléguer, trois vérités sont indubitables. 1. Que les
devoirs du monde et ceux de la religion ne sont
point incompatibles. 2. Qu'on ne s'acquitte jamais
mieux des devoirs du monde , qu'en s'acquitlant
bien des devoirs de la religion. 3. Qu'on ne peut
môme satisfaire à ceux de la religion sans s'acquitter
des devoirs du monde : et voilà de quelle manière
nous pouvons et nous devons pratiquer cette ex-
cellente leçon du Sauveur des hommes : Rendez à
César, c'est-à-dire au monde, ce qui est à César ,
et rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu (1).
L'un n'est point ici séparé de l'autre. Par où nous
voyons , selon la pensée et l'oracle de notre divin
(1) Matin. 22.
58 POSSIBILITÉ
maître , qu'il n'est donc point impossible de servir
tout à la fois et conformément à notre étal , Dieu et
le monde , Dieu pour lui-même , et le monde en
vue de Dieu.
J'ai ajouté , et c'est une vérité fondée sur la raison
et sur l'expérience , qu'on ne s'acquitte jamais mieux
de ce qu'on doit à son étal et au monde , qu'en s'ac-
quittant bien de ce qu'on doit à Dieu, parce qu'alors
tout ce qu'on fait pour son état et pour le monde ,
on le fait pour Dieu et dans l'esprit de Dieu : or , le
faisant dans l'esprit de Dieu et pour Dieu, on le fait
avec une conscience beaucoup plus droite, avec un
zèle plus pur et plus ardent , avec plus d'assiduité, de
régularité , de probité. Un troisième et dernier prin-
cipe , non moins vrai que les deux autres, c'est qu'on
ne peut même s'acquitter pleinement de ce qu'on
doit à Dieu , si l'on ne s'acquitte de ce qu'on doit
à son état et au monde , puisque dès qu'on le doit
au monde et à son état , Dieu veut qu'on y satisfasse ,
et que c'est là une partie de la religion.
De tout ceci , concluons que si notre état nous dé-
tourne du salut, ce n'est point par lui-même, mais
par notre faute : car, bien loin que de lui-même ce
soit un obstacle au salut , c'est , au contraire , la voie
du salut que Dieu nous a marquée. Nous devons
tous aspirer au même terme, mais nous n'y devons
pas tous arriver par la même voie. Chacun a la
sienne : or la nôtre , c'est l'état que Dieu nous a
choisi ; et en nous y appelant , il nous dit : Voilà
votre chemin , c est par là que vous mar citerez (i);
(i) Isaï. 3o.
DU SALUT. 59
tout autre ne seroit point si sûr pour nous, dès
qu'il seroit de notre choix , sans être du choix de
Dieu.
Comment donc et en quel sens est-il vrai qu'on
ne peut se sauver dans son état? c'est par la vie
qu'on y mène et qu'on y veut mener , laquelle ne
peut compatir avec le salut: maison y peut vivre au-
trement ; mais on y doit vivre autrement; mais on
peut et on doit autrement s'y comporter.
Cet état expose à une grande dissipation par la
multitude d'affaires qu'il attire, et cette dissipation
fait aisément oublier les vérités éternelles, les pra-
tiques du christianisme , le soin du salut. Le re-
mède, ce seroit de ménager chaque année, chaque
mois, chaque semaine, et même chaque jour , quel-
que temps pour se recueillir et pour rentrer en soi-
même. Ce temps ne manqueroit pas , et on sauroit
assez le trouver, si l'on y étoit bien résolu; mais
pour cela, il faudroit prendre un peu sur soi, et
c'est à quoi on ne s'est jamais formé. On se livre à
des occupations tout humaines, on s'en laisse obséder
et posséder; on en a sans cesse la tête remplie, le
souvenir de Dieu s'efface, et on pense à tout, hors h
se sauver.
Cet état donne des rapports qui obligent de voir
le monde , de converser avec le monde , d'entretenir
certaines habitudes , certaines liaisons parmi le
monde : et personne n'ignore combien pour le salut
il y a de risques à courir dans le commerce du monde.
Le préservatif nécessaire, ce seroit d'abord de re-
trancher de ces liaisons et de ce commerce du monde
6o POSSIBILITÉ
ce qui est de trop ; ensuite , de se renouveler souvent y
et de se fortifier par l'usage de la prière , de la con-
fession, de la communion, de la lecture des bons
livres : mais on ne veut point de toutes ces précau-
tions, et on ne s'en accommode point. On se porte
partout indifféremment et sans discernement ; tout
foible , et tout désarmé , pour ainsi dire , qu'on est,
on va affronter l'ennemi le plus puissant et le plus ar-
tificieux; on suit le train du monde, on est de toutes
ses compagnies, on en prend toutes les manières:
et est-il surprenant alors que dans un air si cor-
rompu l'on s'empoisonne , et qu'au milieu de tant
de scandales , on fasse des chutes grièves et mor-
telles? Je passe bien d'autres exemples, et j'avoue
qu'en se conduisant de la sorte dans son état, il n'est
pas possible de s'y sauver; mais consultons-nous
nous-mêmes, et rendons-nous justice. Qui nous em-
pêche d'user des moyens que nous avons en. main ,
pour mieux régler nos démarches et mieux assurer
notre salut? Ne le pouvons-nous pas? or, de ne
l'avoir pas fait lorsqu'on le pouvoit, lorsqu'on le de-
voit, lorsqu'il s'agissoit d'un si grand intérêt que !e
salut , quel titre de réprobation !
11 n'est donc point question pour nous sauver ,
de changer d'état ; et souvent même , comme nous
l'avons déjà observé, ce changement pourroit pré-
judicier au salut, parce que le nouvel étal qu'on
embrasseroit ne seroil point proprement, ni selon
Dieu , notre état : c'est-à-dire , que ce ne seroit point
l'état qu'il auroil plu à Dieu de nous assigner dans
le conseil de sa sagesse.
DU SALUT. 6l
Il n'est point question du renoncer absolument au
monde , et de nous ensevelir tout vivans dans des
solitudes, pour n'être occupés que des choses éter-
nelles , et pour ne vaquer qu'aux exercices intérieurs
de l'ame. Cela est bon pour un petit nombre à qui
Dieu inspire celte résolution , et à qui il donne la
force de l'exécuter : mais après tout, que seroit-ce
de la société humaine , si chacun prenoit ce parti?
à quoi se réduiroit le commerce des hommes entre
eux ; et sans ce commerce, comment pourroit sub-
sister l'ordre et la subordination du monde ? Ainsi ,
rien de plus sage ni de plus raisonnable que la
règle de saint Paul , lorsque écrivant aux premiers
fidèles nouvellement convertis , il leur disoit : Mes
jfrèr es , demeurez dans les mêmes conditions oit
cous étiez quand il a plu à Dieu de vous appeler ( i ) ,*
comme s il leur eût dit : Dans ces conditions , vous
pouvez être chrétiens , et vivre en chrétiens ; car
ce n'est point précisément à la condition que la
qualité de chrétien est attachée. Or, vivant en chré-
tiens et pratiquant dans vos conditions l'évangile de
Jésus-Christ , vous vous sauverez , puisque c'est de
cette vie chrétienne et de cette fidèle observation
de la loi, que le salut dépend.
Voilà ce qu'une infinité de mondains ne veulent
point entendre, parce qu'ils veulent avoir toujours
de quoi s'autoriser dans leur vie mondaine , et que
pour cela ils ne veulent jamais se persuader qu'ils
puissent vivre chrétiennement dans leurs conditions.
Ils sont merveilleux dans les idées qu'ils se forment ,
(1) i. Cor. 7.
62 POSSIBILITÉ DU SALUT.
et dans les discours qu'ils tiennent en certaines ren=
contres. Il semble qu'ils aient leur salut extrême-
ment à cœur , et qu'ils soient dans la meilleure vo-
lonté de s'y employer ; mais bien entendu que ce
sera toujours dans un autre état que celui où ils se
trouvent. O si je vivois , disent-ils , dans la retraite ,
et que je n'eusse à penser qu'à moi-même ! O si je
ne voyois plus tant de monde , et que je pusse ne
m'occuper que de Dieu 1 mais le moyen d'être , au
milieu même du monde , continuellement en guerre
avec le monde, pour se défendre de ses attraits,
pour agir contre ses maximes , pour se soutenir
contre ses exemples , pour ne se laisser pas sur-
prendre à ses illusions , ni emporter par le torrent
qui en entraîne tant d'autres ? Quel moyen ? si l'on
me le demande , je répondrai que la chose est diffi-
cile ; mais j'ajouterai qu'en matière de salut, à rai-
son de son importance , il n'y a point de difficulté
qui puisse nous servir de légitime excuse. Je dirai
plus : car ces difficultés à vaincre et ces efforts à
faire , ce sont les moyens de salut propres de notre
état. Chaque condition a ses peines, et la Provi-
dence l'a ainsi réglé , afin que dans notre condition
nous eussions chacun des sujets de mérite , par la
pratique de cette abnégation évangélique en quoi
consiste le vrai christianisme , et par conséquent le
salut.
VOIE ÉTROITE DU SALUT. 63
Voie étroite du Salut 3 et ce qui peut nous engager
plus fortement à la prendre.
L'évangile de Jésus-Christ est au-dessus de la
raison ; mais on peut dire en même temps qu'il n'est
rien de plus raisonnable : c'est la droiture et la vé-
rité même. Il ne déguise point , il ne flatte point.
Ce qui se peut faire sans peine , il le représente tout
aussi aisé qu'il l'est , et ce qui porte avec soi quelque
difficulté , il le propose comme difficile , et ne cherche
point à l'adoucir par de faux tempéramens.
C'est ce que nous voyons au regard du salut : car
au lieu que dans la conduite ordinaire , on ne dé-
couvre pas d'abord à un homme tous les obstacles
qui pourroienl le détourner d'une entreprise, et
qu'au contraire on lui en cache une partie, afin de
ne le pas étonner dès l'entrée de la carrière, et de
ne lui pas abattre le cœur ; l'évangile n'use point
de ces réserves touchant le salut; il s'explique sans
ménagement , et tout d'un coup il nous déclare que
c'est une affaire qui demande les plus grands efforts.
Le Sauveur des hommes n'a rien omis pour nous
le faire entendre. Il a mille fois insisté sur ce point;
et de toutes les vérités évangéliques , il semble que
ce soit là celle dont il ait eu plus à cœur que nous
fussions instruits , tant il l'a souvent répétée , et tant
il a employé de termes, de figures, de tours diffé-
rens à l'exprimer dans toute sa force. S'il parle de
la voie du salut , il ne se contente pas de dire qu'elle
est étroite ; mais par une exclamation qui marque
64 VOIE ÉTROITE
jusque dans ce Dieu -homme une espèce d'étonne-
ment , il s'écrie : Que cette voie est étroite ! S'il
parle du royaume que son Père nous a préparé , et
dont la possession n'est autre chose que le salut, il
nous avertit qu'on ne /'emporte que par violence»
Si, pour nous donner de ce salut des idées sen-
sibles, il use de comparaisons , il nous le fait conce-
voir comme un somptueux édifice , mais qui coûte
des frais immenses à bâtir; comme un trésor caché
mais qu'on ne trouve qu à force de remuer la terre ,
et de creuser; comme une pierre précieuse, mais qu'on
n'achète qu'en se défaisant de tout le reste et le ven-
dant ; comme une moisson abondante , mais qu'on
ne recueille que dans la saison des fruits , et lorsque
par un travail assidu on a cultivé le champ du père
de famille ; comme un riche salaire, mais qu'on ne
reçoit que le soir , et qu'après avoir porté tout le
poids de la chaleur et du jour ; comme une ample
récompense, mais de quoi? d'une ferveur dans la
pratique de la justice chrétienne , et d'un zèle sem-
blable à une soif et à une faim dévorante; d'un dé-
tachement au-dessus de tout intérêt temporel et
humain ; d'une pureté dame et d'une innocence de
mœurs , exempte des moindres taches ; d'une péni-
tence austère , et d'une mortification ennemie de
toutes les commodités et de tous les plaisirs des
sens; d'une douceur que rien n'émeut ni n'aigrit,
dont rien ne trouble la paix , et qui s'applique par-
tout à la maintenir; d'une charité bienfaisante et
toute miséricordieuse , toujours prête à prévenir le
prochain, ù le soulager et à l'aider; d'une patience
inaltérable
DU SALUT. 65
inaltérable dans les maux de la vie, et même au
milieu des persécutions et des malédictions : car
voilà le précis des enseignemens que Jésus-Christ,
notre guide et notre maître , nous a tracés , autant
par ses exemples que par ses paroles , sur l'afïaire du
salut : voilà le chemin qu'il nous a ouvert. Il n'y
en a point d'autre , ni jamais il n'y en aura.
Or nous ne sentons que trop de combien d'épines
ce chemin est semé , et combien il est rude à tenir ,
surtout dans l'extrême foiblesse où nous sommes.
C'est pourquoi le même Fils de Dieu ne nous a pas dit
simplement : Entrez dans ce chemin , mais , efforcez-
vous d'y entrer y mais excitez-vous, animez-vous,
et prenez à chaque pas un courage tout nouveau
pour y avancer et y persévérer. Les Apôtres n'en
ont point autrement parlé. Dans toutes leurs épîtres,
ils ne nous prêchent que la fuite du monde , que
la retraite, que le recueillement intérieur, que la
défiance de nous-mêmes , que la pénitence , que
l'abnégation , qu'une guerre continuelle de l'esprit
contre la chair, que la mort de tous les appétits
déréglés et de tous les désirs du siècle. La nature
a beau se plaindre et murmurer , les élus de Dieu
ne se sont jamais flattés là-dessus , et n'ont point
imaginé de voie plus douce par où ils crussent pou-
voir atteindre au port du salut.
On me dira que celle morale est bien sévère :
hé ! qui en doute ? nous en convenons ; nous ne
prenons point, en l'annonçant , de circuit ni de
détour; nous sommes prêts, ainsi qu'il nous est
ordonné, delà publier sur les toits. Mais du reste,
tome xiv. 5
66 VOIE ÉTROITE
avec toute sa sévérité, cette morale subsiste toujours
telle que nous l'avons reçue , et toujours elle sub-
sistera. Tout cela est rigoureux , il est vrai ; mais ii
n'est pas moins vrai , quelque rigoureux que tout
cela soit , qu'il ne nous est pas permis d'en rien
retrancher ; il n'est pas moins vrai que quiconque
refuse de s'assujettir à tout cela , est dans la voie
de perdition , et qu'il n'y a point de salut pour
lui; il n'est pas moins vrai que de prétendre mo-
dérer tout cela , expliquer tout cela par des inter-
prétations favorables à la cupidité de l'homme et à
nos inclinations sensuelles , c'est se tromper soi-
même, et tromper ceux qu'on entraîne dans la même
erreur ; et qu'en se trompant ainsi soi-même et trom-
pant les autres , on se damne et on les damne avec
soi. Voilà ce qui ne peut être contesté , dès qu'on
a quelque teinture de la morale chrétienne; et comme
les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre
l'Eglise de Jésus-Christ , je puis ajouter que jamais
tous les artifices ni tous les prétextes de notre amour-
propre ne prévaudront contre ces principes évan-
géliques , et contre les obligations étroites qu'ils
nous imposent. Le ciel et la terre passeront, mais
la parole du Seigneur ne passera point. Or , il nous
a dit en venant parmi nous : Ce ri est point la paix
ni un repos oisif que je vous apporte ; mais je viens
cous mettre le glaive à la main (i) ; je viens vous
apprendre à vaincre tous les ennemis de votre salut,
et surtout à vous vaincre vous-mêmes. N'espérons
pas de changer cet ordre de la divine sagesse ; mais.
(1) Matth. 10.
DU SALUT. 67
sie pensons , pour nous y conformer , qu'à nous
changer nous-mêmes.
On me demandera, qui pourra donc se sauver?
Qui le pourra? ceux qui pratiqueront 1 évangile. Ou
ira plus loin, et on me demandera qui le pourra
pratiquer , cet évangile dont la morale est si pure ,
et la perfection si relevée. Qui le pourra ? ceux qui ,
par une volonté ferme et inébranlable , aidée de la
grâce , s'y seront fortement déterminés. Mais on ne
s'en tiendra pas encore là , et l'on me demandera
enfui, qui pourra se déterminer à une vie aussi ré-
gulière, et aussi laborieuse que l'évangile nous la
prescrit. Qui le pourra? ceiiK qui, par une solide
et fréquente réflexion se seront bien rempli l'esprit
et bien convaincus de l'importance du salut. Car
quoique je l'aie déjà remarqué plus d'une fois, je le
redis et je ne puis trop le redire, c'est de là que
tout dépend ; c'est-à-dire , de cette vive persuasion ,
de cette vue toujours présente , de cette idée du
salut comme de l'affaire capitale , comme de l'unique
affaire , comme d'une affaire qui seule, ou par son
succès, doit faire notre bonheur souverain, ou par
sa perte notre souverain malheur. Voilà le ressort
qui remuera toutes les puissances de notre ame ;
voilà , après la grâce du Seigneur , le premier mo-
bile d'où nous recevrons ces grandes impressions
auxquelles rien ne résiste. Tellement que quelques
combats qu'il y ait à soutenir , et quelques nœuds
qu'il y ail à rompre , quelques charmes que le monde
présente à nos yeux pour nous attirer et nous atta-
cher ? rien désormais ne nous touchera , ne nous
5.
68 VOIE ÉTROITE
ébranlera, ne nous retiendra : pourquoi? parce que
dans notre estime, nous ne mettrons rien en paral-
lèle avec le salut.
Expliquons ceci par un exemple familier : la com-
paraison est très-naturelle. Le feu prend dans une
maison, il s'allume de toutes parts, il se communique,
il croît, l'embrasement est général; chacun pense à
soi, tous prennent la fuite , on se sauve par où Ton
peut et comme l'on peut. Cependant un homme pro-
fondément endormi , ne sent pas le péril où il est
d'être consumé par les flammes et d y périr ; on court
à lui, on l'éveille, il ouvre les yeux , il voit tout
en feu. A ce moment que fait-il? délibère-t-il à se
sauver? prend-il garde s'il lui sera facile de s'échap-
per? un premier mouvement l'emporte, et ne lui
donne pas le loisir de rien examiner. S'il faut grim-
per sur un mur , s'il faut se précipiter d'un lieu
élevé, s'il faut passer à travers la flamme, point
de moyen qu'il ne tente. Pour éviter un danger,
il se jette dans un autre , et pour se garantir de la
mort qui le menace, il s'expose sans hésiter à mille
morts. D'où lui vient cette ardeur , cette agitation ,
cette résolution ? c'est qu'il y va de la vie , et que de
tous les biens de ce monde nul ne lui est si cher que
la vie, parce qu'il sait que le fondement de tous les
Liens de cette vie , c'est la vie même.
Belle image d'un chrétien qui revient de l'assou-
pissement où il étoit à l'égard du salut, et qui com-
mence à bien connoître la conséquence infinie d'une
telle affaire, après en avoir mûrement considéré le
fond, le danger, les obstacles, toutes les suites. Il
DU SALUT. 69
se voit au milieu du monde comme au milieu du feu :
passions ardentes qui dévorent les cœurs, fausses
maximes qui corrompent les esprits, objets flatteurs
qui fascinent les yeux, sales plaisirs qui amollissent
les sens, exemples qui entraînent, occasions qui
surprennent, discours libertins 3 scandales publics,
intérêts sordides , injustices criantes , engagemens de
la coutume, esclavage du respect humain, excès de
la débauche , profanation des plus saints lieux , abus ,
sacrilèges et impiétés : que dirai-je? et peut-on avoir
assez peu de connoissance pour ne savoir pas com-
bien le monde est perverti , et combien il est capable
de nous pervertir nous-mêmes?
Comment se défendre de cette contagion répandue
partout, et comment se mettre à couvert de ses
atteintes? comment, assailli de tous côtés, et assiégé
de tant d ennemis, leur faire face et en triompher ?
comment repousser leurs attaques, éviter leurs sur-
prises, parer à tous leurs traits? en un mot, sur le
penchant d'une ruine toujours prochaine , comment
assurer tous ses pas, et sauver son ame ? Comment?
laissez agir ce chrétien éclairé de la lumière de Dieu
et fortifié de sa grâce. C'est assez , qu'il se soit bien
imprimé dans le souvenir l'excellence du salut ; c'est
assez qu'il en ait connu le prix ; tant que cetle pensée
l'occupera , qu'elle le frappera , et que pour la con-
server, il la renouvellera souvent et la rappellera,
j'ose dire qu'alors il sera comme invulnérable et
comme invincible. Il réprimera les passions les plus
violentes , il détruira les habitudes les plus enracinées ,
il se roidira contre toute considération humaine 3
;0 VOIE ÉTROITE
contre le torrent de la coutume , contre la chair et
le sang, contre les objets les plus corrupteurs et les
attraits des plaisirs les plus séduisans. Il s'adon-
nera aux exercices de la religion , sans en négliger
aucun , ni par mépris , ni par délicatesse , ni par une
vaine crainte des raisonnemens du public. Il les prati-
quera fidèlement , exactement , constamment ; et
parce que cette assiduité est un joug , et pour plu-
sieurs même , en mille conjonctures , un joug très-
pesant , il se captivera, il se surmontera s il s'élè-
vera au-dessus de lui-même ; jamais la peine ne
l'étonnera.
A-t-elle étonné tant de solitaires , quand ils se
sont confinés dans les déserts et retirés dans les plus
sombres cavernes? A-t-elle étonné, tant de reli-
gieux, quand il se sont cachés dans lobscurité du
cloître et soumis à toutes ses austérités ? A-t-elle
étonné tant de vierges chrétiennes , quand elles ont
sacrifié tous les agrémens de leur sexe , et qu'elles
ont porté sur leur corps toutes les mortifications de
Jésus-Christ ? A-t-elle étonné tant de martyrs ,
quand ils se sont immolés comme des victimes ,
et livrés aux plus cruels tourmens ? Il s'agit pour
nous du même salut , dont l'espérance leur donnoit
cette force supérieure et victorieuse. Fallût-il donc
l'acheter par les mêmes supplices , par les mêmes
sacrifices , nous y devons être disposés. Mais le
sommes-nous en effet ; et quoi que nous en disions,
peui-on nous en croire , lorsqu'on nous voit céder
honteusement et si vile aux moindres difficultés ?
Car le christianisme, aussi-bien que le monde, est
DU SALUT 71
plein de ces faux braves qui , loin du péril témoi-
gnent une assurance merveilleuse, et à qui tout fait
peur dans l'occasion.
Bizarre contradiction de notre siècle ! jamais dans
les entretiens , dans les paroles , dans les leçons de
morale, on n'a plus rétréci le chemin du salut, parce
que les leçons et les paroles n'engagent à rien ; et
jamais en même temps on ne la plus élargi dans
la pratique et dans les œuvres , parce que ce sont
les oeuvres qui coûtent et que c'est la pratique qui
mortifie. Ne cherchons, ni par une rigueur outrée
à le rétrécir jusqu'à le rendre impraticable , ni par
tin relâchement trop facile , à l'aplanir et à l'élargir
jusqu'à lui ôter toute sa sévérité et tout son mérite.
L'un nous conduiroit au désespoir , et l'autre nous
perdroit par une trompeuse confiance.
Prenons le juste milieu de l'évangile , et sans
donner dans aucune extrémité , souvenons-nous que
la voie du ciel n'est point si étroite qu'on n'y puisse
marcher; mais aussi qu'elle lest assez pour deman-
der toute notre constance , et pour exercer toute
notre vertu.
Cependant , pour la consolation de ceux à qui le
zèle de leur salut inspire de suivre cette voie et d'y
avancer , voici ce que j ajoute , et ce que je pins appeler
le miracle de la grâce. Car une expérience de tous
les siècles depuis Jésus-Cbrist, l'auteur et le consom-
mateur de notre foi , a fait connoître que cette voie
toute épineuse qu'elle est , devient d'autant plus douce
qu'on y cherche moins de douceurs, et qu'on s'assu-
jettit avec moins de ménagemens et moins de réserves
J2 VOIE ÉTROITE DU SALUT.
à ses austérités les plus mortifiantes. Comment cela
se fait-il? c'est aux âmes qui l'éprouvent à nous en
instruire , ou plutôt , c'est un de ces secrets dont saint
Paul disoit , qu'il n'est permis à nul homme de les
expliquer. Mais tout impénétrable qu'est ce mystère ,
il n'en est pas moins réel ni moins véritable. Car de
quelque manière que ce puisse être , et en quelque
sens que nous puissions l'entendre , il faut que la
parole de Jésus-Christ s'accomplisse : c'est une pa-
role divine , et par conséquent infaillible. Or cet
adorable maître nous a dit que son joug est doux et
son fardeau léger ; et en nous invitant à le prendre
il nous a promis que nous y trouverons la paix.
Ces termes de joug de fardeau marquent de la dif-
ficulté et de la pesanteur; mais avec tome sa pe-
santeur , ce fardeau devient léger, et ce joug devient
doux , dès que c'est le joug et le fardeau du Sei-
gneur : pourquoi ? parce que la grâce y répand toute
son onction , et qu'il n'est rien de si pesant ou de
si amer dont cette onction céleste n'adoucisse l'amer-
tume , et qu'elle ne fasse porter avec une sainte al-
légresse.
On en est surpris ; et, pour ainsi dire , on ne se
comprend pas soi-même , tant on se trouve différent
de soi-même. Au premier aspect de la voie étroite
du salut, tous les sens s'étoient révoltés, et à peine
se persuadoit-on qu'on y pût faire quelques pas ;
mais du moment qu'on y est entré avec une ferme
confiance , les épines , si j'ose user de ces ligures ,
se changent en fleurs , et les chemins les plus rabo-
teux s'aplanissent. Ah ! Seigneur , s'écrioit un grand
SOIN DU SALUT. 7 5
saint, vous m'avez heureusement trompé. En m'en-
rôlant dans votre milice , je m'allendois, selon les
principes de votre évangile , à des assauts et à une
guerre où je craignois que ma foiblesse ne succom-
bât. Je me figurois une vie triste, pénible , ennuyeu-
se , sans repos , sans goût; et jamais mon cœur ne
fut plus contenl , ni mon esprit plus calme et plus
libre. Combien d'autres ont rendu le même témoi-
gnage ? mais le mal est qu'on ne les en croit pas ,
et qu'on ne veut pas se convaincre par une épreuve
personnelle et par son propre sentiment.
Soin du Salut , et V extrême négligence avec laquelle
on y travaille dans le monde,
CHERCHEZ premièrement le royaume de Dieu et
sa justice (1). En ce peu de paroles, le Sauveur
du monde nous donne une juste idée de la conduite
que nous devons tenir â l'égard du salut. Ce salut,
ce royaume de Dieu , c'est dans l'éternité que nous
le devons posséder, c'est à la mort que nous le de-
vons trouver ; mais c'est dans la vie que nous le devons
chercher. Si donc je ne le cherche pas dans la vie ,
je ne le trouverai pas à la mort; et si j'ai le malheur
de ne le pas trouver à la mort , je ne le trouverai
jamais , et dans l'éternité j'aurai l'affreux désespoir
d'avoir pu le posséder, et de ne le pouvoir plus.
C'est , dis-je , dans la vie qu'il le faut chercher :
car l'unique voie pour y arriver et pour le trouver ,
ce sont les bonnes œuvres, c'est la sainteté. Or ces
(1) Luc. 12.
74 soin
bonnes œuvres, où les peut-on pratiquer? en cette
vie et non en l'autre. Cette sainteté, où la peut-on
acquérir ? dans le temps présent et non dans l'éter-
nité, sur la terre non dans le ciel. En effet, il y
a cette différence à remarquer entre le ciel et la
terre : la terre fait les saints, mais elle ne fait pas
les bienheureux ; et au contraire , le ciel fait les
bienheureux , mais il ne fait pas les saints. Supposez
de tous les saints celui que Dieu aura élevé au plus
haut point de gloire dans le ciel, tout l'éclat de sa
gloire n'ajoutera pas un seul degré à sa sainteté. Cet
état dp gloire couronnera sa sainteté , confirmera sa
sainteté , consommera sa sainteté; mais il ne l'aug-
mentera pas. Il la rendra plus durable, puisqu'il la
rendra éternelle , mais il ne la rendra ni plus mé-
ritoire , ni plus parfaite.
C est donc dès maintenant et sans différer ., que
nous devons donner nos soins à chercher le royaume
de Dieu : mais encore , comment le faut-il chercher?
Premièrement '; c'est-à-dire que nous devons faire
du salut notre première affaire : pourquoi ? parce
que c'est notre plus grande affaire. Règle divine,
puisque c'est le Fils même de Dieu qui nous l'a tra-
cer; règle la plus droite, la plus équitable , puis-
qu'elle est fondée sur la nature des choses, et qu'il
est bien juste que le principal l'emporte snr l'acces-
soire ; règle ftxe et inviolable , puisque c'est une loi
émanée d'en haut , et un ordre que Dieu a établi
et qu'il ne changera jamais. Mais nous , toutefois ,
nous prétendons renverser cet ordre , nous entre-
prenons de contredire cette loi , nous voulons subs-
DU SALUT. 75
tituer à cette règle une règle toute opposée. Car Jé-
sus-Christ nous dit : Cherchez d'abord le royaume
de Dieu , et pour ce qui est du vêtement , de la nour-
riture , des biens de la vie , n'en soyez point en peine .
Vous pouvez vous en reposer sur votre Père céleste
qui vous aime , et qui vous donnera toutes ces cho-
ses par surcroît (1). Mais nous , au contraire , nous
disons : Cherchons d'abord les biens de la vie, et
pour ce qui regarde les biens de l'éternité , le royau-
me de Dieu, le salut , n'en soyons point en peine,
mais confions-nous en la miséricorde du Seigneur :
il est bon , il ne nous abandonnera pas.
Nous le disons , sinon de bouche , du moins en
pratique , et c'est ainsi que raisonnèrent les conviés
de l'évangile. Ils étoient invités à un grand repas ;
il falloit , pour y assister, certains habits de cérémo-
nie, certains préparatifs; mais eux, tout occupés de
leurs affaires temporelles , ils crurent qu'ils y dé-
voient vaquer préférablement à l'invitation qu'on
leur avoit faite. Ils ne doutèrent point qu'ils n'eussent
sur cela de bonnes raisons pour s'excuser; et plein
de confiance, l'un dit: Je me marie, et il faut que
j'aille célébrer les noces ; l'autre dit : J'ai acheté une
terre , et je ne puis me dispenser de l'aller voir ; un
autre dit : J'ai à faire l'essai de cinq paires de bœufs
qu'on m'a vendues. Tous conclurent enfin qu'ils
avoient des choses plus pressées que ce repas dont il
s'agissoit , et répondirent que ce seroit pour une autre
fois. Or , qu'est-ce que ce grand repas? dans le lan-
gage de l'Ecriture, c'est le salut. Dieu nous y ap-
(1) Luc. 12.
;G SOIN
pelle , et nous y appelle tous. Il ne se contente pas ,
pour nous y convier , de nous envoyer ses minis-
tres et ses serviteurs : mais il nous a même envoyé
son Fils unique. On nous avertit que de la part du
maître tout est prêt , et qu'il ne reste plus que de
nous préparer nous-mêmes, et de nous mettre en
état d'être reçus au festin. Mais que répondons-nous?
J'ai d'autres affaires présentement , dit un mondain ;
et quelles sont-elles ces autres affaires ? l'affaire de
mon établissement , ajoute-t-il , l'affaire de mon
agrandissement , les affaires de ma maison ; en un
mot , tout ce qui regarde ma fortune temporelle.
Pour ces affaires humaines , que ne fait-on pas !
et cette fortune temporelle , à quel prix ne l'achète-
t-on pas ! Est-il moyen qu'on n'imagine , est-il moyen,
quelque pénible et quelque fatigant qu'il soit , qu'on
ne mette en œuvre pour se pousser , pour s'avancer,
pour se distinguer, pour s'enrichir, pour se main-
tenir , soit à la cour , soit à la ville ? Il semble que
le monde ait alors la vertu de faire des miracles ,
et de rendre possible ce qui de soi-même paroî-
troit avoir des difficultés insurmontables , et être
au-dessus des forces de l'homme. Il donne de la
santé aux foibles , et leur fait soutenir des travaux,
des veilles, des contentions d'esprit capables de rui-
ner les tempéramens les plus robustes. Il donne de
l'activité aux paresseux , et leur inspire un feu et
une vivacité qui les porte partout , et que rien ne
ralentit. Il donne du courage aux lâches, et malgré
les horreurs naturelles de la mort , il les expose à
tous les orages de la mer , et à tous les périls de
DU SALUT. 77
ia guerre. Il donne de l'industrie aux simples et
leur suggère les tours , les artifices , les intrigues
les mesures les plus efficaces pour parvenir à leurs
fins et pour réussir dans leurs entreprises. Voilà
comment on cherche les biens du monde , et com-
ment on croit les devoir chercher. De sorte que si
l'on vient à bout de ses desseins , quoi qu'il en ait
coulé , on s'estime heureux , et l'on ne pense point
à se plaindre de tous les pas qu'il a fallu faire; et
que si les desseins qu'on avoit formés échouent, ce
n'est point de toutes les fatigues qu'on a essuyées ,
que Ion gémit , mais du mauvais succès où elles se
sont terminées. Tant on est persuadé de celte fausse
et dangereuse maxime , que pour les affaires du
monde on ne doit rien épargner , et qu'elles deman-
dent toute notre application.
Cependant que fait-on pour le salut ; et quand il
s'agit du royaume de Dieu , à quoi se tient-on obligé,
et quelle diligence y apporte- t- on ? Les uns en
laissent tout à fait le soin ; et tout le soin que les
autres en prennent , se réduit à quelque extérieur
de religion , pratiqué fort à la hâte , et très-impar-
faitement. On ne s'en inquiète pas davantage : comme
si cela suffisoit , et que Dieu dût suppléer au reste.
En vérité , est-ce ainsi que le Sauveur des hommes
nous a avertis de chercher ce royaume fermé depuis
tant de siècles , et dont il est venu nous tracer le
chemin et nous ouvrir l'entrée ? Il veut que nous
le cherchions comme un trésor : or , avec quelle
ardeur agit un homme qui se propose d amasser un
trésor ? on est attentif à la moindre espérance du
78 SOIN
gain , sensible à la plus petite perte , prudent pour
discerner tout ce qui peut nous servir ou nous nuire ;
courageux pour supporter tout le travail qui se pré-
sente ; tempérant pour s'interdire tout divertisse-
ment , toute dépense qui pourroit arrêter nos pro-
jets , et. diminuer nos profits. Il veut que nous le
cherchions comme une perle précieuse : or , cet
homme de 1 évangile qui a découvert une belle
perle , ne perd point de temps , court dans sa maison ,
vend tout ce qu'il a , se défait de tout pour acheter
celte perle dont il connoît le prix , et qu'il craint
de manquer. 11 veut que nous le cherchions comme
notre conquête : or, à quels frais , à quels hasards ,
à quels eftoi ts n engage pas la poursuite et la con-
quête d'un royaume ? Il veut que nous le cherchions
comme notre fin et notre dernière fin : or , en toutes
choses la lin , et surtout la fin dernière , doit toujours
être la première dans l'intention ; on ne doit viser
que là , aspirer que là , agir que pour arriver là.
Et voilà pourquoi notre adorable maure ne nous
a pas seulement dit : Cherchez le royaume de Dieu ;
mais il ajoute : et sa justice. Qu'est - ce que cette
justice , sinon ces œuvres chréiieunes , cette sainteté
de vie sans quoi l'on ne peut prétendre au royaume
éternel. Car je viens de le dire , et je ne puis trop
le répéter, ce royaume n'est que pour les saints. Il
n'est , ni pour les grands , ni pour les nobles , ni
pour les riches , ni pour les savans : disons mieux ,
il est , ei pour les grands , et pour les nobles , et
pour les riches , et pour les savans, et pour tous les
autres , pourvu qu'à la grandeur , qu'à la noblesse,
DU SALUT. 79
qu'à l'opulence , qu'à la science , qu'à tous les avan-
tages qu'ils possèdent , ils joignent la sainteté. Tous
ces avantages sans la sainteté , seront réprouvés de
Dieu , et la sainteté sans aucun de ces avantages ,
sera couronnée de Dieu.
Mais cette justice , cette sainteté de vie , ce mérite
des œuvres , c'est ce qui ne nous accomode pas , et
ce que nous mettons, dans le plan de notre conduite ,
au dernier rang. Du moment qu'on veut nous en
parler , une foule de prétextes se présentent pour
nous tenir lieu d'excuses, ou de prétendues excuses:
on est trop occupé , on n'a pas le temps , on a des
engagemens indispensables et à quoi l'on peut à
peine suffire , on est incommodé , on est d'une com-
plexion délicate, on est dans le feu de la jeunesse,
on est dans le déclin de l'âge ; en un mot , on a mille
raisons, toutes aussi spécieuses, mais en même temps
aussi fausses les unes que les autres.
Ce qu'il y a de plus déplorable , c'est qu'on se croit
par là bien justifié devant Dieu , lorsqu'on ne l'est
pas. Ces conviés qui s'excusèrent , ne doutèrent
point que le maître qui les avoit invités , ne fut très-
content d'eux et de ce qu'ils lui alléguoient pour ne
se pas trouver à son repas. Mais il en jugea tout au-
trement : il en fut indigné , et déclara sur l'heure ,
que jamais aucun de ces gens-là ne paroitioit à sa
table {i). Tel est de la part de Dieu le jugement qui
nous attend. Dès que nous refusons de travailler à
notre salut, et d'y travailler solidement, il nous re-
jette par une réprobation anticipée , et nous exclut
(1) Luc. 12.
80 SUBSTITUTION DES GRACES
de son royaume. Quel arrêt ! quelle condamnation !
Malheur à l'homme qui s'y expose. Ah ! nous avons
des affaires : mais du moins , pour ne rien dire de
plus , comptons le salut au nombre de ces affaires ,
et regardons - le comme une occupation digne de
nous.
Non-seulement elle en est digne , mais , par com-
paraison avec celle-là , nulle ne mérite nos soins ,
et tout ce que nous donnons de temps à toute autre
affaire , au préjudice de celle-là s ou indépendam-
ment de celle-là , ne peut être qu'un temps perdu.
Je ne dis pas que c'est toujours un temps perdu
pour le monde, mais pour le salut: or , étant perdu
pour le salut, tout autre emploi que nous en faisons
n'est plus qu'un amusement frivole , et tout autre
fruit que nous en retirons n'est que vanité et illusion.
Substitution des grâces du Salut ; les vues que Dieu
s'y propose , et comme il y exerce sa justice et sa
miséricorde.
Dans Tordre du salut , il y a de la part de Dieu
des substitutions terribles; c'est-à-dire, que Dieu
abandonne les uns, et qu'il appelle les autres ; que
Dieu dépouille les uns, et qu'il enrichit les autres;
que Dieu ôte aux uns les grâces du salut , et qu'il
les transporte aux autres. Mystère de prédestination
certain et incontestable. Mystère qui , tout rigoureux
qu'il paroît et qu'il est en effet , ne s'accomplit néan-
moins que selon les lois de la plus droite justice , et
que par le jugement de Dieu le plus équitable. Enfin ,
mystère
DU SALUT. 8ï
mystère où Dieu fait tellement éclater la sévérité de
sa justice , qu'il nous découvre en même-temps tous
les trésors de sa miséricorde , et les ressources iné-
puisables de sa providence : de sorte qu'à la vue de
ce grand mystère , je puis bien dire comme le Pro-
phète. Le Seigneur a parlé , et voici deux choses
que j'ai entendues tout à la fois (i) ; savoir , que
le Dieu que j'adore est également redoutable par
son infinie puissance , et aimable par sa souveraine
bonté.
I. Mystère certain et incontestable , mystère de
foi. Toute l'Ecriture, surtout l'évangile, les épîtres
des apôtres , nous annoncent cette vérité , et les
exemples les plus mémorables l'ont confirmée jusque
dans ces derniers siècles. Le royaume de Dieu vous
sera enlevé , disoit le Sauveur du monde aux Juifs,
et il sera donné à un peuple qui en produira les
fruits (2). Le même Sauveur, et au même endroit,
en proposant la parabole de la vigne , ajoutoit : Que
fera le maître à ces vignerons qui se sont révoltés
contre lui ? Il fera périr misérablement ces misé-
rables ; et il louera sa vigne à d'autres , qui la
cultiveront et prendront soin de la faire valoir (3).
N'est- ce pas aussi selon celte conduite de Dieu ,
que saint Paul et saint Barnabe eurent ordre d'aller
prêcher l'évangile aux Gentils , et qu'ils se retirèrent
de la Judée en prononçant cette espèce de malédic-
tion : Puisque vous rejetez la parole du salut , et
que vous vous jugez indignes de la vie éternelle r
(1) Psal. 6t. — (2) Matth. 21. — (3) Ibid.
TOME XIV, 6
82 SUBSTITUTION DES GRACES
voilà que nous nous tournons vers les nations ; car
le Seigneur nous Va ainsi ordonné (i).
Il y auroit cent autres témoignages â produire les
plus évidens, et qui nous marquent deux sortes de
substitutions : substitutions générales , et substitu-
tions particulières. Substitutions générales d'une na-
tion à une autre nation. Les Gentils ont pris la place
des Juifs : Ceux qui étoient enveloppés des plus
épaisses ténèbres et assis à l'ombre de la mort , ont
vu s'élever sur eux le plus grand jour , et ont été
éclairés de la plus brillante lumière (2.) ; tandis que
le peuple choisi de Dieu , que les en fans de la pro-
messe sont tombés dans l'aveuglement le plus pro-
fond , et dans un abandonnement qui s'est perpétué
de génération en génération , et d'où ils ne sont
jamais revenus. Vengeance divine dont nous n'avons
pas seulement la preuve dans celte nation réprou-
vée , mais ailleurs. On a vu des provinces , des
rovaumes , des empires , où la vraie Eglise de Jésus-
Christ dominoit , et-où la plus pure et la plus fer-,
vente catholicité lormoit des milliers de saints , perdre
tout à coup la foi de leurs pères , et se précipiter
dans tous les abîmes où l'esprit de mensonge les a
conduits ; pendant que celte même foi , proscrite et
bannie , passoit au-delà des mers , et portoit le salut
à des sauvages et à des infidèles. Voilà , dis-je , ce
que l'on a vu , et de quoi nous avons encore devant
les yeux les tristes monumens. Plaise au ciel de ne
nous pas enlever un si riche talent, et que nous ne
(1) Act. i3. — (2) Isaï. >y.
du Salut. 83
servions pas d'exemple à ceux qui viendront après
nous , comme nous en servent ceux qui nous ont
précédés. Le danger est plus à craindre et plus pres-
sant que nous ne le croyons. Puissions - nous y
prendre garde. Substitutions particulières , d'un
homme à un autre homme. Dans l'ancienne loi ,
Jacob eut la bénédiction qui , par le droit d'aînesse ,
appartenoit à son frère Esaù : figure si familière à
l'apôtre saint Paul , et qu'il met si souvent en œuvre.
Dans la loi nouvelle. Saint Matthias succéda à Judas ,
déchu de l'apostolat. Entre quarante martyrs sur le
point de consommer leur sacrifice , un fut vaincu et
manqua de constance ; mais dans le moment même
un autre fil le quarantième , et emporta la couronne.
Ce n'est pas pour une fois que des solitaires , que
des pénitens , que des justes se sont pervertis , et
qu'en même temps des mondains , des pécheurs
scandaleux , des impies ont été touchés , ont ouvert
les yeux ; non-seulement sont revenus à Dieu , mais
se sont élevés à la plus haute sainteté. On est encore
quelquefois témoin de certaines chutes qui étonnent,
et d'autre part on entend aussi parler de certaines
conversions qui neparoissentpas moins surprenantes.
Chacun en juge selon sa pensée, et chacun prétend
en connoître les véritables causes ; mais si nous
pouvions approfondir les secrets de Dieu , nous
trouverions souvent que cela s'est fait par un trans-
port de grâces que celui-là a rejetées , et dont celui-ci
a profité.
Quoi qu'il en soit , n'oublions jamais l'avis que
saint Paul donnoit aux Romains , de ne se laisser
6.
84 SUBSTITUTION DES GRACES
point enfler des dons qu'ils avoient reçus ; mais de
se tenir toujours dans une crainte humble et salu-
taire. Si nous pouvons croire avec quelque confiance
que nous marchons dans le chemin du salut et de
la perfection chrétienne , humilions-nous à la vue
de tant d'autres , qui , après y avoir passé de longues
années, et y avoir fait incomparablement plus de
progrès que nous , ont eu le malheur d'en sortir ,
et de s'engager dans la voie de perdition , où ils
ont péri. El si nous voyons un pécheur plongé dans
toutes les abominations du vice et du libertinage,
ne pensons point avoir droit de le mépriser; mais
humilions - nous encore à la vue de tant d'autres
aussi corrompus, et, pour ainsi dire, aussi perdus
que lui , qui ont eu le bonheur de se reconnoître ,
de se relever, d'acquérir, par la ferveur de leur
pénitence , un fonds de mérites que nous n'avons
pas , et de parvenir dans le ciel à un point de gloire
où nous ne pouvons guère espérer d'atteindre.
Voilà le grand sentiment que nous avons à prendre,
et dont nous ne devons point nous départir. Mais
avançons.
II. Mystère qui , tout rigoureux qu'il paroît , et
qu'il est en effet , ne s'accomplit néanmoins que se-
lon les lois de la plus droite justice, et que par le
jugement de Dieu le plus équitable. Quand dans une
cour on voit la décadence d'un grand que le prince
éloigne de sa personne, qu'il bannit de sa présence,
qu'il dégrade de tous les titres d'honneur qui l'illus-
troient et le distinguoient , ce renversement de for-
tune, celte disgrâce répand daus les cœurs une ter-
nu salut. 85
reur secrète. On se regarde l'un l'autre; et dans la
surprise où l'on se trouve , on mesure toutes ses
paroles , et l'on n'ose d'abord s'expliquer. Mais si l'on
apprend ensuite les justes sujets qu'a eus le maître
de frapper de son indignation ce favori , ce courti-
san , et de retirer de lui ses dons, on revient alors
de l'élonnement où l'on étoil , on impute à la per-
sonne son propre malheur, et l'on traite la conduite
du prince, non point de sévérité, mais de punition
légitime et raisonnable.
Image parfaite de ce qui se passe entre Dieu et
l'homme. Quand on nous dit que Dieu délaisse une
ame, et qu'il ne lui donne plus, comme autrefois,
ses soins paternels ; qu'il ne fait plus descendre sur
cette terre stérile et déserte , ni la rosée du ciel pour
l'amollir , ni les rayons du soleil pour 1 éclairer ; qu'il
n'y croît plus que des ronces et des épines; quand
nous entendons cette affreuse malédiction que Dieu
lance contre son peuple : Vous ne serez plus mon,
peuple , et je ne serai plus votre Dieu (i) ; quand
nous lisons au livre des rois cette triste parole de
Samuel à Saùl, le Seigneur vous a renoncé (2) , et
que là même nous voyons comment l'esprit de
Dieu sort de ce prince malheureux , et va susciter
David pour occuper le trône d'Israël. Quand nous
pensons à cette menace prononcée par le Fils de
Dieu : Plusieurs viendront de l'orient et de l'occi-
dent , et tout étrangers qu'ils sont, ils auront place
au festin avec Abraham , ïsaac et Jacob dans le
(1) Osée. 1. — (2) 1. Reg. 25.
8»B SUBSTITUTION DES GRACES
toyaume des cieux ; mais les enfans du royaume
seront jetés dehors dans les ténèbres (i). Et quand
enfin tout cela se vérifie à nos yeux , c'est-à-dire ,
quand nous sommes témoins de la corruption et du
débordement des mœurs où se sont précipités des
gens dont la vie, il y a quelques années étoit très-
régulière , très-chrétienne , très-édifiante; et que nous
faisons cette réflexion , qu'il a fallu pour en venir à
de telles extrémités , qu'ils aient été étrangement
abandonnés de Dieu, ces idées nous effraient. Nous
nous figurons Dieu comme un juge formidable , nous
tremblons sous sa main toute-puissante , nous ado-
rons ses jugemens; mais autant que nous les révérons,
autant nous les redoutons. On ne peut disconvenir
qu'ils ne soient à craindre , et il est bon même que
nous soyons touchés de cette crainte salutaire dont le
Prophète royal souhaitoit d'être pénétré jusque dans
3a moelle de ses os. Mais après tout , nous avons
d'ailleurs de quoi nous rassurer ; et voici comment.
Car , suivant les principes de la religion , cette sous-
traction de grâces ne vient pas de Dieu primitive-
ment , pour m'exprimer de la sorte, mais de nous-
mêmes. Que veut dire cela ? c'est que Dieu ne soustrait
à l'homme la grâce , qu'après que l'homme par sa
résistance s'en est rendu formellement indigne ; c'est
que Dieu ne cesse de communiquer à l'homme son
esprit , qu'après que l'homme , par une obstination
volontaire et libre , lui a fermé l'entrée de son cœur ;
c'est que Dieu n'abandonne l'homme et ne le retranche
(i)Matth. 8.
DU SALUT. 87
du nombre des justes, qu'après que l'homme a lui-
même abandonné Dieu , et qu'il s'est livré à son sens
réprouvé et aux ennemis de son salut.
Il ne tenoit qu'à cet homme d'écouter la voix de
Dieu , de suivre la grâce de Dieu , d'être fidèle aux
inspirations de l'esprit Dieu , de demeurer , avec
l'assistance d'en haut, inviolablement attaché à Dieu;
et Dieu alors l'eût toujours soutenu , lui eût toujours
été présent par une protection constante , lui eût
toujours fourni de nouveaux secours : car ne plaise
au ciel que jamais nous donnions dans cette erreur
si hautement condamnée par l'Eglise , savoir , qu il
y ait des justes que Dieu laisse manquer de grâces
nécessaires , lors même qu'ils veulent agir , et qu'ils
s'efforcent d'obéir à ses divines volontés , selon i'état
et le pouvoir actuel où ils se trouvent ! Si donc Dieu
interrompt , à notre égard , le cours de sa provi-
dence spirituelle , et laisse tarir pour nous les sources
du salut , nous n'en pouvons accuser que nous-
mêmes. Il a abandonné les Juifs ; mais n'avoit-il pas ,
auparavant , recherché mi41e fois cette ingrate nation ,
et n'avoit-il pas employé mille moyens pour vaincre
leur opiniâtreté , et pour amollir la dureté de leur
cœur ? Jérusalem , Jérusalem , toi qui verses le
sang des prophètes , et qui lapides ceux qui te sont
envoyés , combien de fois ai-je voulu rassembler tes
enfans comme sous mes ailes , et tu ne Vas pas
voulu ! Voilà que votre maison va être déserte (1).
Sans insister sur bien d'autres exemples assez connus,
quoiqu'éloignésde nous, il abandonne tous les jours
Ci) Luc. a3.
88 SUBSTITUTION DES GRACES
une infinité de pécheurs ; mais si nous pouvions pé-
nétrer dans le secret de leurs âmes , nous verrions
combien , avant que d'en venir là , il fait d'efforts
pour les attirer à lui et pour les gagner : Je vous ai
appelés , et vous vous êtes rendus sourds à ma pa-
role ; je vous ai tendu les bras , et vous avez né-
gligé de vous rendre à mes invitations ; vous avez
méprisé mes conseils , et vous n'avez tenu nul compte
de mes avertissemens ni de mes menaces : c'est
pourquoi je vous méprise moi-même (1). Or, qu'y
a-l-il en cela de la part de Dieu que de raisonnable?
La conséquence que nous en devons tirer , c'est de
prendre bien garde à nous, de redoubler chaque
jour notre attention , de conserver chèrement le don
de Dieu si nous l'avons ; de ne nous mettre jamais
au hasard de perdre un talent si précieux ; de nous
souvenir que nous le portons dans des vases très-
fragiles , et que c'est néanmoins toute notre ri-
chesse et tout notre salut. Allons encore plus loin , et
achevons.
III. Mystère où Dieu fait tellement éclater la sé-
vérité de sa justice , qu'il nous découvre en même
temps tous les trésors de sa miséricorde , et les res-
sources inépuisables de sa providence. Car je l'ai déjà
dit , et c'est à quoi nous devons faire présentement
une réflexion toute nouvelle : il n'en est pas de notre
Dieu comme de ces maîtres intéressés qui reprennent
leurs dons pour les avoir et pour les garder. Ce qu il
enlève d'une part , il le rend de l'autre; mais à qui
le rend-il ? à ceux que sa miséricorde choisit pour
{ 1 1 Pror. 1 .
DU SALUT. 89
faire valoir ce que d'autres possédoient inutilement
et ce qu'ils dissipoient. De sorte que les dons de
Dieu, si je l'ose dire ainsi , ne font que changer de
mains. Substitution où nous ne pouvons assez ad-
mirer, ni les adorables conseils de sa sagesse , ni
les soins paternels de son amour. Et d'abord , c'est
par de telles substitutions qu'il remplit le nombre de
ses élus : car il veut que ce nombre soit complet ; et
faudra-t-il donc , disoit l'Apôtre , parce que quel-
ques-uns ont été incrédules , que par leur obstination
la parole de Dieu demeure sans effet (i).p Faudra-
t-il que les favorables desseins qu'il a plu à son in-
finie bonté de former sur le salut des hommes, soient
arrêtés et renversés ? non , sans doute ; mais au défaut
de l'un , il appellera l'autre ; l'étranger deviendra
1 héritier , et l'esclave succédera au fils , lequel étoit
né libre. Quand le père de famille apprend que ceux
qu'il avoit invités â son festin ont refusé d'y venir ,
il ne veut pas pour cela que tous les apprêts qu'il a
faits soient perdus; mais il ordonne sur l'heure , à
son serviteur, d'aller dans toutes les rues de la ville,
et de lui amener les pauvres , les paralytiques, les
aveugles , les boiteux ; et quand , malgré tout ce
qu'on a pu ramasser de monde, on lui rapporte en-
core qu'il y a des places qui restent, il donne un
nouvel ordre qu'on cherche hors de la ville , dans
les chemins et le long des haies , et qu'on presse les
gens d'entrer : pourquoi? Afin, dit-il, que ma
maison se remplisse (2). C'est ainsi que les anges
rebelles ayant laissé , par leur chute , comme un
(i)Rora. 3. — (2) Luc. 5.
^)0 SUBSTITUTION DES GRACES
grand vide dans le ciel , Dieu leur a substitué les
hommes ; ne voulant pas que la damnation de ces
esprits réprouvés interrompît le cours de ses largesses,
ni qu elle mît des bornes à sa miséricorde. Or , ce
qui est vrai des anges à l'égard des hommes , l'est
pareillement d'un homme â l'égard d'un autre
homme.
De plus , c'est par ces mêmes substitutions que
Dieu tourne le mal à bien , et que le péché sert
au salut des pécheurs et à leur sanctification. Ce
pécheur abusoit de telle grâce, et Dieu l'a transpor-
tée à cet autre , aussi pécheur , peut-être même plus
pécheur que lui , mais qui , dans l'heureux moment
où la grâce vient tout de nouveau le solliciter, cède
enfin à l'attrait et le suit , se reconnoît , se convertit ,
comble de consolation toutes les personnes qui s'in-
téressent à son salut. Cet olivier sauvage, enté sur
l'olivier franc dont les branches ont été rompues ,
produit des fruits au centuple , et d'excellens fruits.
Ce pénitent efface tout le passé par \a ferveur de sa
pénitence; il s'avance, il se perfectionne , il se fait
un saint: voilà l'œuvre du Seigneur, voilà le mi-
racle de sa droite, voilà ce qui répand l'édification
sur la terre , et la joie dans toute la cour céleste.
Ajoutez que souvent dans ces substitutions, la perle
d'un petit nombre de pécheurs est plus que suffisam-
ment, et même plus qu'abondamment compensée
par le grand nombre des autres que Dieu prend de
là occasion de sauver. Qu'étoil-ce que le peuple juif
en comparaison de toutes les nations du monde ? Or
parce que cette petite contrée n'a pas reçu la loi
DU SALUT. 91
évangélique , à quelles nations el en quels lieux les
apôtres ne Vont-ils pas prêchée ? Ils se sont disperse's
dans le monde entier; ils y ont fait retentir le nom
de Jésus-Christ ; ils y ont procuré le salut d'une
multitude innombrable d'élus. Maison d'Israël, ouvre
les yeux , et vois en quelle solitude lu es restée ; il
n'y a plus pour toi ni temple , ni autel , ni prophète :
mais du levant au couchant , du midi au septentrion ,
que de prédicateurs ont été envoyés, que de mi-
nistres ont été consacrés , que d'autels ont été érigés,
que de temples ont été construits en l'honneur du
Dieu immortel ! Quelle moisson, quelle récotte, que
tant d'ames qui l'ont connu , qui l'ont glorifié , qui
se sont dévouées à lui et à son Fils unique , leur
Messie el leur Sauveur ! Tant il est vrai , et tant le
Prophète a eu sujet de dire, que les miséricordes
du Seigneur sont au-dessus de ses jugemens.
Mais ce n'est pas encore tout; et il me semble que
dans les substitutions dont je parle , et dont je tâche
autant qu'il m'est permis, de dévrîopper le profond
mystère , je découvre quelques traits de la miséri-
corde divine à l'égard même du pécheur que Dieu
prive de certaines grâces pour les répandre ailleurs.
Car ces grâces , par l'abus que ce pécheur en faisoit ,
ne servoient qu'à le rendre plus criminel et plus rede-
vable à la justice de Dieu : si bien que dans un sens ,
il vaut mieux pour lui de ne les point avoir, que de
les tourner à sa ruine et à sa condamnation. Don-
nons à Dieu la gloire qui lui est due ; reconnoissons
en toutes choses la droiture et la sainteté de ses voies.
Si , dans la vue des déréglemens de notre vie, nous
92 SUBSTITUTION DES GRACES DU SALUT.
craignons qu'il ne nous ait abandonnés , ne nous
abandonnons point nous-mêmes ; c'est-à-dire , ne
nous persuadons point qu'il n'y ait plus de retour à
çspérer, ni de Dieu à nous, ni de nous à Dieu.
Tant que nous vivons en ce monde, il y a toujours
un fonds de grâces dont nous pouvons user. Avec ce
fonds de grâces , tout petit qu'il est , nous pouvons
gémir , prier , réclamer la bonté divine ; et pourquoi
le Seigneur ne nous écouleroil-il pas? Heureux le
fidèle qui met toute son étude et toute son applica-
tion à se pourvoir pour le salut ; qui ne peut souffrir
sur cela le moindre déchet; qui , bien loin de se
laisser ravir ce qu'il possède , le fait croître chaque
jour, et ajoute mérites sur mérites. Il doit souhaiter
le salut de tous les hommes, il le doit demander à
Dieu , et c'est ce que la charité nous inspire ; mais
avant le salut des autres , il doit demander le sien ,
et le souhaiter par préférence : car, en matière de
salut, voilà le premier objet de notre charité.
Ah ! quel sera le mortel dépit , quelle sera la
consternation de tant de réprouvés au jugement de
Dieu, quand il leur montrera les places qu'il leur
destinoit , et dont ils seront éternellement exclus !
Quand, dis— je , un ecclésiastique verra en sa place
un laïque; quand un religieux verra en sa place un
homme du siècle; quand un chrétien verra en sa
place un infidèle. Nous sommes si jaloux de garder
chacun nos droits et nos rangs dans le monde ;
soyons-le mille fois encore plus de les pouvoir gar-
der un jour dans le ciel.
PETIT NOMBRE DES ÉLUS. 98
Petit nombre des Elus ; de quelle manière il faut
l'entendre, et le fruit au on peut retirer de cette
considération.
Il est constant que le nombre des élus sera le plus
petit , et qu'il y aura incomparablement plus de ré-
prouvés. Or c'est une question que font les prédi-
cateurs, savoir, s'il est à propos d'expliquer aux
peuples cette vérité, et de la traiter dans la chaire,
parce qu'elle est capable de troubler les âmes, et de
les jeter dans le découragement. J'aimerois autant
qu'on me demandât s il est bon d'expliquer aux
peuples l'évangile , e^de le prêcher dans la chaire.
Hé ! qu'y a-t-il en effet de plus marqué dans l'évan-
gile , que ce petit nombre des élus ? qu'y a-t-il que
le Sauveur du monde dans ses divines instructions
nous ait déclaré plus authentiquement, nous ait ré-
pété plus souvent, nous ait fait plus formellement
et plus clairement entendre ? Beaucoup sont appelés ,
mais peu sont élus. (1): c'est ainsi qu'il conclut
quelques-unes de ses paraboles ! Le chemin qni mène
à la perdition, est large et spacieux, dit-il ail-
leurs : le grand nombre va là. Mais que la voie qui
conduit à la vie est étroite ! il y en a peu qui y
marchent. Faites effort pour y entrer (2). Est-il
rien de plus précis que ces paroles? Voilà ce que
le Fils de Dieu enseignoit publiquement ; voilà ce
qu'il inculquoit à ses disciples , ce qu'il représentoit
sous différentes figures, qu'il seroit trop long derap-
(1) Matth. a. — (-i) Mattb. 7.
9-£ PETIT NOMBRE
porter. Sommes-nous mieux instruits que lui de ce
qu'il convient ou ne convient pas d'annoncer aux
fidèles ? Prêchons l'évangile , et prêchons-le sans en
rien retrancher ni en rien adoucir; prêchons-le dans
toute son étendue, dans toute, sa pureté, dans toute
sa sévérité , dans toute sa force. Malheur à qui-
conque s'en scandalisera; il portera lui-même, et lui
seul , la peiue de son scandale.
On dit : Ce petit nombre d'élus , cette vérité fait
trembler; mais aussi l'Apôtre veut-il qne nous opé-
rions notre salut avec crainte et avec tremblement.
On dit: C'est une matière qui trouble les consciences;
mais aussi est-il bon de les troubler quelquefois , et
il vaut mieux les réveiller en jies troublant, que de
les laisser s'endormir dans un repos oisif et trom-
peur. Enfin , dit-on , l'idée d'un si petit nombre
d'élus décourage et désespère : oui? cette idée peut
décourager et peut même désespérer quand elle est
mal conçue , quand elle est mal proposée , quand
elle est portée trop loin , et surtout quand elle est
établie sur de faux principes et sur des opinions
erronées. Mais qu'on la conçoive selon la vérité de
la chose ; qu'on la propose telle qu'elle est dans son
fond , et non point telle que nous l'imaginons ; qu'on
la renferme en de justes bornes , hors desquelles
un zèle outré et une sévérité mal réglée peuvent la
porter ; qu'on l'établisse sur de bons principes , sur
des maximes constantes, sur des vérités connues
dans le christianisme : bien loin alors qu'elle jette
dans le . découragement , rien n'est plus capable
nous émouvoir, de nous exciter, d'allumer toute
ite
DÉS ÉLUS. g 5
notre ardeur, et de nous engager à faire les derniers
efforts pour assurer notre salut , et pour avoir place
parmi la troupe bienheureuse des prédestinés. Il
s'agit donc présentement de voir comment ce sujet
doit être touché , quels écueils il y faut éviter, eî
selon quels principes il y faut raisonner , afin de le
rendre utile et profitable.
Je l'avoue d'abord , et je m'en suis assez expliqué
ailleurs, il y a certaines doctrines suivant lesquelles
on ne peut prêcher le petit nombre des élus sans
ruiner l'espérance chrétienne , et sans mettre ses
auditeurs au désespoir. Par exemple, dire qu'il y
aura peu d'élus parce que Dieu ne veut pas le salut
de tous les hommes; parce que Jésus-Christ Fils de
Dieu , n'a pas répandu son sang ni offert sa morE
pour le salut de tous les hommes; parce qu'il ne
donne pas sa grâce, ni ne fournit pas les moyens de
salut à tous les hommes ; parce qu'il réserve à quel-
ques-uns ses bénédictions, qu'il épanche sur eux
avec profusion toutes ses richesses et toutes ses mi-
séricordes, tandis qu'il laisse tomber sur les autres
toute la malédiction attachée à ce péché d'origine
qu'ils ont apporté en naissant : je le sais , encore
nue fois, et j'en conviens, débiter dans une chaire
chrétienne de pareilles propositions, et s'appuyer
sur de semblables preuves, pour conclure précisé-
ment de là, que très-peu entreront dans l'héritage
céleste, et parviendront à la vie éternelle, c'est
scandaliser tout un auditoire, et ralentir toute sa
ferveur en renversant toutes ses prétentions au
royaume de Dieu. Chacun dira ce que les apôtres
96 PETIT NOMBRE
dirent au Sauveur du monde , et le dira avec bien
plus de sujet qu'eux : Si cela est de la sorte , qui
est-ce qui pourra être sauvé (1) ? Aussi l'Eglise a-
t-elle foudroyé de si pernicieuses erreurs, et a-t-elle
cru devoir prévenir par ses anathèmes de si funestes
conséquences.
Pour ne pas donner dans ces extrémités, et pour
prendre le point juste où l'on doit s'en tenir , si
j'entreprenois de faire un discours sur le petit nombre
des élus, voici , ce me semble, quel en devroit être
le fond. Je poserois avant toutes choses les prin-
cipes suivans.
1. Que nous avons tous droit d'espérer que nous
serons du nombre des élus. Droit fondé sur la bonté
et sur la miséricorde de Dieu , qui nous aime tous
comme son ouvrage, et dont la providence prend
soin de tous les êtres que sa puissance a créés; droit
fondé sur les promesses de Dieu, qui nous regar-
dent tous s surtout comme chrétiens : car c'est à nous ,
aussi bien qu'aux fidèles de Corinthe , que saint
Paul disoit : Ayant donc , mes très-cher s frères , de
telles promesses de la part du Seigneur, purifions-
nous de toute souillure , et achevons de nous sanc-
tifier dans la crainte de Dieu (2). Droit fondé sur
les mérites infinis de Jésus-Christ , auxquels nous
participons tous , et en vertu desquels nous pouvons
et nous devons tous le reconnoître comme notre
Sauveur; droit fondé sur la grâce de notre adoption,
puisque nous tous qui avons été baptisés en Jésus-
Christ , nous avons acquis un pouvoir spécial de
(1) Matlh. 19. — (2) 2. Cor. 1.
devenir
DES ÉLUS. 97
devenir enfans de Dieu (i). Or tous les enfans ont
droit à l'héritage du père, et par conséquent, en
qualité d'enfans de Dieu, nous avons tous droit à
l'héritage de Dieu.
2. Que non-seulement nous sommes tous en
droit , mais dans une obligation indispensable, d'es-
pérer que nous serons du nombre des élus. Com-
ment cela ? c'est que Dieu nous commande à tous
d'espérer en lui , de même qu'il nous commande à,
tous de croire en lui et de l'aimer. L'espérance en
Dieu est donc pour nous d'une obligation aussi étroite,
que la foi et que l'amour de Dieu. Or, être obligé
d'espérer en Dieu , c'est être obligé d'espérer le
royaume de Dieu , la possession éternelle de Dieu ,
la gloire et le bonheur des élus de Dieu : de sorte
qu'il ne nous est jamais permis , tant que nous
vivons sur la terre , de nous entretenir volontaire-
ment dans la pensée et la créance formelle que nous
serons du nombre des réprouvés : pourquoi? parce
que dès-lors nous ne pourrions plus pratiquer la
vertu d'espérance , ni en accomplir le commande-
ment.
3. Qu'il n'y a point même de pécheur qui ne
doive conserver cette espérance; qui ne commette
un nouveau péché, quand il vient à perdre cette
espérance ; qui ne se rende coupable du péché le
plus énorme, ou plutôt qui ne mette le comble à
tous ses péchés, quand il renonce tout à fait à cette
espérance , et qu'il l'abandonne. Car , comme je l'ai
déjà fait remarquer, on peut être actuellement pé-
(i) Jonn. I.
TOME XIV. 7
98 PETIT N OMB HE
cheur el être un jour au nombre des élus ; témoin
saint Pierre, témoin saint Paul, témoin Ma^de-
ieine. Ce n'est pas, à Dieu ne plaise , en demeurant
toujours pécheur , mais en se convertissant. Or il
n'y a point de pécheur dont Dieu ne veuille la
conversion : Ce ri est point la mort des pécheurs que
je demande ; mais je veux qu'ils se convertissent et
qu'ils vivent (i). Il n'y a point de pécheur que
Jésus-Christ ne soit venu chercher et racheter :
Lorsque nous étions encore pécheurs et ennemis de
Dieu, nous avons été réconciliés par son Fils (2).
Il n'y a point de pécheur qui ne doive réparer ses
péchés par une vie pénitente : Si vous ne faites
pénitence, vous périrez tous (3). Donc tout cela
étant essentiellement lié avec l'espérance en Dieu,
il n'y a point de pécheur qui ne la doive toujours
garder dans son cœur, quelque pécheur qu'il soit
du reste , et en quelque abîme qu'il se trouve
plongé.
Ces principes supposés comme autant de maximes
incontestables, j'examinerois ensuite, non point s'il
y aura peu d'élus, puisque Jésus-Christ nous l'a lui-
même marqué expressément dans son évangile,
mais pourquoi il y en aura peu ; et il ne me seroit
pas difficile d'en donner la raison, savoir, qu'il y en
a peu et fort peu qui marchent dans la voie du sa-
lut, et qui veuillent y marcher. Je ne dis pas qu'il
y en a peu qui puissent y marcher : car une autre
vérité fondamentale que j'établirois, c'est que nous
le pouvons tous avec la grâce divine, qui ne nous
(1) Ezecli. 55. — (2) Rom. 5. — (•"•) Luc. iô.
DES ÉLUS. 99
est point pour cela refusée; que tons, dis-je , nous
pouvons , chacun dans notre état 3 accomplir ce qui
nous est prescrit de la part de Dieu pour mériter la
couronne , et pour assurer notre salut. Sur quoi je
reprendrois et je conclurois , que si le nombre des
élus sera petit, même dans le christianisme, c'est
par la faute et la négligence du grand nombre des
chrétiens ; que c'est par leur conduite toute mon-
daine , toute païenne, toute contraire à la loi qu'ils
ont embrassée , et à la religion qu'ils professent.
De là , prenant l'évangile et entrant dans le dé-
tail , je dirois : A qui est-ce que le salut est promis?
à ceux qui se font violence : Depuis le temps de
Jean-Baptiste jusques à présent , le royaume des
deux se prend par force , et ceux qui y emploient
la force , le ravissent (1) ; à ceux qui se renoncent
eux-mêmes, qui portent leur croix, qui la portent
chaque jour, et qui consentent à la porter : Si quel-
qu'un veut venir après moi , qu'il renonce à soi-
même , qu'il prenne sa croix , qu'il la porte tous les
jours et qu il me suive (2); à ceux qui observent
les commandemens , surtout les deux commande-
mens les plus essentiels, qui sont l'amour de Dieu et
la charité du procrunn : Vous aimerez le Seigneur
voire Dieu de tout votre cœur , et votre prochain
comme vous-même ; faites cela , et vous vivrez (3);
à ceux qui travaillent pour Dieu , qui agissent selon
Dieu, qui pratiquent les bonnes œuvres, et font en
toutes choses la volonté de Dieu : Ceux qui me di-
sent : Seigneur , Seigneur , n'entreront pas tous dans
(1) Matth. 1 1. — (2) Matth. »6. — (3) Luc. 10,
r-
IOO PETIT NOMBRE
le royaume des cieux : mais celui qui fera la vo-
lonté de mon Père céleste , celui-là entrera dans le
royaume des cieux (i); à ceux qui mortifient leurs
passions, qui surmontent les tentations, qui s'éloi-
gnent des voies du monde et de ses scandales , qui
se préservent du péché , qui se maintiennent dans
l'ordre , dans la règle, dans l'innocence, ou qui se
relèvent au moins par la pénitence, et y persévè-
rent jusqu'à la mort. Voilà le caractère des élus;
mais sans cela ce seroient immanquablement des ré-
prouvés. Or, y en a-t-il beaucoup parmi les chré-
tiens mêmes, à qui ces caractères conviennent ? Là-
dessus je renverrois à l'expérience : c'est la preuve
la plus sensible et la plus convaincante. Sans juger
mal de personne en particulier , ni damner per-
sonne , il suffit de jeter les yeux autour de nous , et
de parcourir toutes les conditions du monde , pour
voir combien il y en a peu qui fassent quelque
chose pour gagner le ciel; peu qui sachent profiter
des croix de la vie, et qui les reçoivent avec sou-
mission ; peu qui donnent à Dieu ce qui lui est dû ,
qui l'aiment véritablement , qui le servent fidèle-
ment, qui cherchent à lui plaire en accomplissant
ses saintes volontés; peu qui s'acquittent envers le
prochain des devoirs de la charité, qui en aient
dans le cœur les senlimens, et qui dans la pratique
e-n exercent les œuvres; peu qui veillant sur eux-
mêmes , qui fuient les occasions dangereuses , qui
combattent leurs passions, qui résistent à la tenta-
tion de l'intérêt, à la tentation de l'ambition , à la
(i) Matlh, 7.
DES ÉLUS. ICI
tentation du plaisir, à la tentation de la vengeance ,
à la tentation de l'envie, à tontes les autres, et qui
ne tombent, en y succombant , dans mille péchés >
peu qui reviennent de leurs égaremens , qui se dé-
gagent de leurs habitudes vicieuses , qui fassent,
après leurs désordres passés, une pénitence solide,
efficace , durable. Et quel est aussi le langage ordi-
naire sur la corruption des mœurs? ce ne sont point
seulement les gens de bien, mais les plus libertins
qui en parlent hautement. IN entend-on pas dire
sans cesse que tout est renversé dans le monde ;
que le dérèglement y est général ; qu'il n'y a ni âge ,
ni sexe , ni état , qui en soit exempt ; qu'on ne
trouve presque nulle part ni religion, ni crainte de
Dieu , ni probité , ni droiture, ni bonne foi, ni jus-
lice, ni chanté, ni honnêteté, ni pudeur; que ce
n'est partout, ou presque partout, que libertinage,
que dissolution , que mensonge , que tromperies,
qu'envie de s'agrandir et de dominer, qu'avarice,
qu'usure , que concussions , que médisances , qu'un
monstrueux assemblage de toutes les iniquités? Voilà
comment on nous représente le monde; voilà quelle
peinture on en fait, et comment on s'en explique.
Or, parler de la sorte, n'est-ce pas rendie un té-
moignage évident du petit nombre des élus ?
Et si l'on se retranchoit à me dire que c'est la
mort, après tout, qui décide du sort éternel des
hommes; que ce n'est ni du commencement , ni
même du cours de la vie, que dépend absolument
le salut , mais de la fin , et que tout consiste à mourir
dans des dispositions chrétiennes : il est vrai, ré-
102 PETIT NOMBRE
poïidrois-je ; maison ne peut guère espérer de mou-
rir dans ces dispositions chrétiennes , qu'après y
avoir vécu; et puisqu'il y en a très-peu qui y vi-
vent, je conclurais qu'il y en a très-peu qui y meu-
rent. Car il me seroit aisé de détruire la fausse opi-
nion des mondains , qui se persuadent que pour bien
finir et pour mourir chrétiennement, il n'est question
que de recevoir dans l'extrémité de la maladie les
derniers sacremens de l'Eglise , et de donner cer-
tains signes de repentir. Ah ! qu il y a là-dessus
d'illusions ! A peine oserois-je déclarer tout ce que
j'en pense.
Non, certes, il ne s'agit point seulement de les
recevoir ces sacremens si saints en eux-mêmes et si
salutaires : mais il faut les recevoir saintement, c'est-
àdire, qu'il faut les recevoir avec une véritable con-
version de coeur, et voilà le point de la. difficulté. Je
n'entreprendrais pas d'approfondir ce terrible mys-
tère , et j'en laisserais à Dieu le jugement. Mais du
reste , n'ignorant pas à quoi se réduisent la plupart de
ces conversions de la mort , de ces conversions préci-
pitées, de ces conversions commencées, exécutées,
consommées dans l'espace de quelques momens où l'on
ne connoît plus guère ce que l'on fait; de ces con-
versions qui seraient autant de miracles , si c'étoient
de bonnes et de vraies conversions : et sachant com-
bien il y entre souvent de politique , de sagesse mon-
daine , de cérémonie, de respect humain , de com-
plaisance pour des amis ou des païens , de crainte ser-
vile et toute naturelle , de demi-christianisme, je m'en
tiendrais au sentiment de saint Augustin, ou plutôt à
DES ÉLUS. lo3
celui de tous les Pères, et je dirois en général,
qu'il est bien à craindre que la pénitence d'un mou-
rant, qui n est pénitent qu à la mort, ne meure avec
lui, et que ce ne soit une pénitence réprouvée. A ce
nombre, presque infini de faux pénitens à la mort,
j'ajouterois encore le nombre très-considérable de
tant d'autres que la mort surprend , qu'elle enlève
tout d'un coup , qui meurent sans sacremens , sans
secours, sans connoissance, sans aucune vue ni au-
cun sentiment de Dieu. Et de tout cela , je viendrois ,
sans hésiter , après le Sauveur du monde , à cette
affreuse conséquence : Beaucoup cï appelés 3 et peu
d'élus (i).
Cette importante matière, traitée de la sorte, ne
doit produire aucun mauvais effet, et en peut pro-
duire de très-bons. Elle ne doit désespérer personne ,
puisqu'il n'y a personne qui ne puisse être du petit
nombre des élus. Je dis plus , et quand il y en auroit
quelques-uns que ce sujet désespérât, qui sont-ils?
ceux qui ne veulent pas bien leur salut; ceux qui ne
sont pas déterminés comme il le faut être, à tout
entreprendre et à tout faire pour leur salut; ceux qui
prétendent concilier ensemble et accorder une vie
molle, sensuelle, commode, et le salut; une vie
sans œuvres , sans gêne , sans pénitence , et le salut ;
l'amour du monde , et le salut; les passions , les in-
clinations naturelles , et le salut : ceux qui cherchent
à élargir , autant qu'ils peuvent , le chemin du salut ,
et qui ne sauroient souffrir qu'on le leur propose
aussi étroit qu'il l'est , parce qu'ils ne sauroient se
(1) Matih. 22.
10^ PETIT NOMBRE
résoudre à tenir une route si difficile. Ceux-là, j'en
conviens , à l'exemple de ce jeune homme qui vint
consulter le Fils de Dieu, s'en retourneront tout
tristes et tout abattus : mais cette tristesse , cet abat-
tement , ils ne pourront l'attribuer qu'à eux-mêmes ,
qu'à leur foiblesse volontaire , qu'à leur lâcheté; et
tout bien examiné , il vaudrait mieux , si je l'ose
dire , les désespérer ainsi pour quelque temps , que
de les laisser dans leur aveuglement et leurs fausses
préventions sur l'affaire la plus essentielle , qui est le
salut.
Quoi qu'il en soit , tout auditeur sage et chrétien
profitera de cette pensée du petit nombre des élus , et
saisi d'une juste frayeur, il apprendra: i. à redou-
bler sa vigilance, et à se prémunir plus que jamais
contre tous les dangers où peut l'exposer le com-
merce de la vie ; 2. à ne pas demeurer lin seul jour
dans l'état du péché mortel , s'il lui arrive quelque-
fois d'y tomber ; mais à courir incessamment au re-
mède , et à se relever par un prompt retour; 3. à se
séparer de la multitude , et par conséquent du monde ;
à s'en séparer, dis-je, sinon d'effet (car tous ne le
peuvent pas) au moins d'esprit, de cœur, de maxi-
mes, de sentimens, de pratiques ; 4- à suivre le
petit nombre des chrétiens vraiment chrétiens, c'est-
à-dire , des chrétiens réglés dans toute leur conduite ,
fidèles à tous leurs devoirs, assidus au service de
Dieu, charitables envers le prochain, soigneux de
se perfectionner et de s'avoncer par un continuel
exercice des vertus , dégagés de tout intérêt humain ,
de toute ambition , de tout attachement profane , de
DES ÉLUS. I05
tout ressentiment , de toute fraude, de toute injus-
tice, de tout ce qui peut blesser la conscience et la
corrompre; 5. à prendre résolument et généreuse-
ment la voie étroite , puisque c'est l'unique voie que
Jésus-Christ est venu nous enseigner; à s'efforcer,
selon la parole du même Sauveur , et à se roidir
contre tous les obstacles, soit du dedans, soit du
dehors , contre le penchant de la nature , contre
l'empire des sens, contre le torrent de la coutume,
contre l'attrait des compagnies , contre les impres-
sions $e l'exemple , contre les discours et les juge-
mens du public ; n'ayant en vue que de se sauver , ne
voulant que cela , ne cherchant que cela , n'étant en
peine que de cela ; 6. enfin , à réclamer sans cesse la
grâce du ciel , à recommander sans cesse son ame à
Dieu , et à lui faire chaque jour l'excellente prière
de Salomon : Dieu de miséricorde , Seigneur , don-
nez-moi la vraie sagesse , qui est la science du salut ,
et ne me rejetez jamais du nombre de vos enfans ( 1 ) ,
qui sont vos élus. Oui, mon Dieu, souvenez-vous
de mon ame ; souvenez- vous du sang qu'elle a coûté.
Elle vous doit être précieuse par là. Sauvez - la ,
Seigneur , ne la perdez pas, ou ne permettez pas que
je la perde moi-même : car si jamais elle étoit perdue ,
c'est de moi-même que viendroit sa perte. Je la
mets, mon Dieu, sous votre protection toute-puis-
sante , mais en même temps , je veux , à quelque
prix que ce soit, la conserver : je redoublerai pour
cela tous mes efforts ; je n'y épargnerai rien. Telle
est ma résolution , Seigneur ; et puisque c'est vous
(0 SaP. 9.
106 PENSÉES DIVERSES
qui me l'inspirez , c'est par vous que je l'accom-
plirai.
Heureux ie prédicateur qui renvoie ses auditeurs
en de si saintes dispositions ! Son travail est bien
employé, et tout sujet qui fait naître de pareils sen-
timens , ne peut être que très-solide et très-utile.
Pensées diverses sur le Salut»
J'entends dire assez communément dans le monde,
au sujet d'un homme qui , après avoir passé toute sa
vie dans les alïaires humaines , quitte une charge, se
démet d'un emploi, et se retire:// n'a plus rien
maintenafit qui l occupe ; il va penser à son salut.
Il y va penser? Hé quoi! il n'y a donc point encore
pensé? il a donc attendu jusqu'à présent à y penser?
il a donc vécu depuis tant d'années dans un danger
continuel de mourir sans avoir pris soin d'y penser?
le salut étoit donc pour lui une de ces affaires aux-
quelles on ne pense que lorsqu'il ne reste plus rien
autre chose à quoi penser? Quel aveuglement! Quel
renversement!
Il fera bien néanmoins d'y penser ; car il vaut
mieux , après tout , y penser tard , que de n'y penser
jamais : mais en y pensant, qu'il commence par se
confondre devant Dieu, de n'y avoir pas pensé plus
tôt. Qu'il tienne pour perdu le temps où il n'y a pas
pensé, l'eût-il employé dans les plus grands minis-
tères, et eût-il paru dans le plus grand éclat. Qu'il
comprenne que, si les autres affaires ont leur temps
particulier, l'affaire du salut est de tous les temps,
SUR LE SALUT. 107
et que tout âge est mûr pour le ciel. Qu'il admire la
patience de Dieu , qui ne s'est point lassé de ses retar-
demens. Surtout qu'il agisse désormais, qu'il redouble
le pas, et qu'il se souvienne que la nuit approche (1),
et que plus le jour baisse, plus il doit hâter sa marche.
Ce ne sera pas en vain : le juste , dont parle le Sage ,
dans l'étroit espace d'une première jeunesse , fournit
une ample carrière et anticipe un long avenir (2) ;
pourquoi le mondain revenu du monde , en reprenant
la voie du salut, quoique dans une vieillesse déjà
avancée, ne pourroit-il pas, selon le même sens,
rappeler tout le chemin qu'il n'a pas fait?
Il est de la foi que nous ne serons jamais damnés
que pour n'avoir pas voulu notre salut, et que pour
ne l'avoir pas voulu de la manière dont nous pouvions
le vouloir. Tellement que Dieu aura le plus juste sujet
de nous reprocher ce défaut de volonté , et d'en faire
contre nous un titre de condamnation. N'est-ce pas,
en effet, se rendre digne de toutes les vengeances
divines, que de perdre un si grand bien, lorsqu'il
n'y a qu'à le vouloir pour se l'assurer? Mais est-il
donc possible qu'il y ait un homme assez ennemi de
lui-même et assez perdu de sens , pour ne vouloir
pas être sauvé? Il est vrai , nous voulons être sauvés ,
mais nous ne voulons pas nous sauver. Or, Dieu qui
veut notre salut, et qui nous ordonne de le vou-
loir, ne veut pas simplement que par sa grâce nous
soyons sauvés, mais qu'avec sa grâce nous nous
sauvions.
(1) Jota. 9. — (») Sapient. 4.
lO(3 PENSÉES DIVERSES
Fausse ressource du mondain : Dieu ne ma pas
fait pour me damner. Non , sans doute ; mais aussi
Dieu ne vous a pas fait pour l'offenser. Vous ren-
versez toutes ses vues : de quoi vous plaignez-vous
s'il change à voire égard tout l'ordre de sa provi-
dence? Quoiqu'il ne vous ait pas fait pour l'offenser,
vous l'offensez; ne vous étonnez plus que quoi-
qu'il ne vous ait pas fait pour vous damner, il vous
damne.
Ce n'est point un paradoxe, mais une vérité cer-
taine , que nous n'avons point d'ennemi plus à
craindre que nous-mêmes : comment cela ? parce
que nul ennemi , quel qu'il soit , ne nous peut faire
autant de mal, ni causer autant de dommage, que
nous le pouvons nous-mêmes. Que toutes les puis-
sances des ténèbres se liguent contre moi; que tous
les potentats de la terre conjurent ma ruine : ils pour-
ront me ravir mes biens , ils pourront tourmenter
mon corps, ils pourront m'enlever la vie, et là-
dessus je ne serai pas en état de leur résister : mais
jamais ils ne m'enlèveront malgré moi ce que j'ai
de plus précieux, qui est mon ame. Ils auront beau
s'armer, m'attaquer, fondre sur moi de toutes parts
et m'accabler, je la conserverai , si je veux : et indé-
pendamment de toutes leurs violences, aidé du se-
cours de Dieu , je la sauverai. Car il n'y a que moi
qui puisse la perdre : d'où il s'ensuit que je suis donc
plus redoutable pour moi que tout le reste du monde,
puisqu'il ne tient qu'à moi de donner la mort à mou
ame , et de l'exclure du royaume de Dieu.
SUR LE SALUT. 109
D'autant plus redoutable, que je me suis toujours
présenta moi-même, parce que je me porte partout
moi-même et avec moi toutes mes passions, toutes
mes convoitises, tontes mes habitudes et mes mau-
vaises inclinations. Aussi, quand je demande à Dieu
qu'il me défende de mes ennemis , je lui demande ,
ou je dois surtout lui demander qu'il me défende de
moi-même. Et de ma part , pour me mettre moi-
même en défense, autant qu'il m'est possible, je
dois me comporter envers moi , comme je me com-
porterois envers un ennemi que j'aurois sans cesse à
mes côtés , et dont je ne détournerois jamais la vue,
dont j'observerois jusqu'aux moindres mouvemens,
sur qui je tâcherois de prendre toujours l'avantage,
sachant qu'il n'attend que le moment de me frapper
d'un coup mortel. Celui qui hait son ame dans la
vie présente , disoit en ce sens le Fils de Dieu, la
gardera pour la vie éternelle (1). Triste, mais salu-
taire condition de l'homme , d'être ainsi obligé de se
tourner contre soi-même , et de ne pouvoir se sau-
ver que par une guerre perpétuelle avec soi-même >
que par la haine de soi-même !
Nous disons quelquefois à Dieu dans l'ardeur de la
prière : Seigneur , ayez pitié de mon ame. Les plus
grands pécheurs le disent à certains inomens, où les
pensées et les sentimens de la religion se réveillent
dans eux , et où ils voient le danger et l'horreur de
leur état : Ah! Seigneur, ayez pitié de mon ame.
Mais Dieu, par la parole du Saint-Esprit, et par la
(1) Joan. 12.
ÎÎO PENSÉES DIVERSES
bouche du Sage, nous répond : Ayez-en pitié vous-
même de cette ame que j'ai confiée à vos soins , et qui
est votre ame (i). Je l'ai formée à mon image , je l'ai
rachetée de mon sang, je l'ai enrichie des dons de
ma grâce , je l'ai appelée à ma gloire , je veux la
sauver; et si elle s'écarte de mes voies, des voies de
ce salut éternel que je lui ai proposé comme sa fin
dernière et le terme de ses espérances , je n'omets
rien pour la ramener de ses égaremens, pour la
relever de ses chutes , pour la purifier de ses taches ,
pour la guérir de ses blessures , pour la ressusciter par
la pénitence , et pour lui rendre la vie. N'est-ce pas là
l'aimer? n'est-ce pas en avoir pitié? Mais vous, vous
la défigurez , vous la profanez , vous la sacrifiez à
vos passions, vous la perdez, et tout cela par le pé-
ché. N est-ce donc pas à vous-même qu'on doit dire :
Ayez pitié de votre ame. Ayez-en pitié, d'autant plus
que c'est la vôtre. Quand ce seroit l'ame d'un étranger,
lame d'un infidèle et d'un païen , l'ame de votre enne-
mi , vous devriez être sensible à sa perte , et vous sou-
venir que c'est une ame pour qui Jésus-Christ est
mort. Mais outre cette raison générale, il y en a une
beaucoup plus particulière à votre égard , dès que
c'est de votre ame, que c'est de vous-même qu'il
s'agit. Est-il rien de plus misérable qu'un misérable
qui n'est pas touché de sa misère , et qui n'a nulle
pitié de lui-même (2) ?
Un courtisan veut s'avancer, faire son chemin ,
§'élever à une fortune après laquelle il court et où
(1) 31'isercre an'uncc tucv. Eccli. 3o. — (2) Quid miscrius misère
non miserante scipsuni ! Aug,
SUR LE SALUT. IIÏ
il a porté ses vues ; il ne s'embarrasse guère si les
autres se poussent et s'ils réussissent dans leurs pro-
jets. C'est leur affaire , dit - il , et non la mienne ;
chacun y est pour soi. Voilà comment on parle , au
regard de mille affaires , comment on pense , et ce
n'est pas toujours sans raison : car dans une infinité
de choses , c'est à chacun en effet de penser à soi 9
et les intérêts sont personnels. Or , si cela est vrai
dans les affaires humaines , combien l'est -il plus
dans l'affaire du salut? Chacun y est pour soi. C'est-
à-dire , qu'à l'égard du salut chacun gagne ou perd
pour soi-même , et ne gagne ou ne perd que pour
soi-même , indépendamment de tous les autres. Si
je me sauve , quand tout le monde , hors moi , se
damneroit , je n'en serois pas moins heureux ; et si
je me damne , quand tout le monde , hors moi , se
sauveroit , je n'en serois pas moins malheureux.
Non pas que nous ne puissions et que nous ne de-
vions , par une charité et des secours mutuels , con-
tribuer au salut les uns des autres; mais dans le fond ,
ce qui nous sauvera , ce ne sont ni les prières , ni
les soins , ni les mérites d'autrui , mais nos propres
mérites unis aux mérites de Jésus - Christ. Qu'on
m'oppose donc , tant qu'on voudra , la multitude ,
la coutume , l'exemple ; qu'on me dise : C'est - là
l'usage du monde , c'est ainsi que le monde vit et
qu'il agit ; ne pouvant réformer le monde , je le
laisserai vivre comme il vit , et agir comme il agit;
mais moi j'agirai , et je vivrai comme il me semblera
plus convenable au salut de mon ame , et sans égard
112 PENSÉES DIVERSES
à tous les discours , je me contenterai de répondre
en deux mots : Chacun y est pour soi.
Nous sommes admirables , quand nous prétendons
rendre un grand service à Dieu de nous appliquer
à l'affaire de notre salut, et d'y donner nos soins. Il
semble que Dieu nous en soit bien redevable : comme
si c'étoit son intérêt , et non pas le nôtre. Hé ! mon
Dieu, pour qui donc est-ce que je travaille , en tra-
vaillant à me sauver ? n'est-ce pas pour moi-même?
et à qui en revient tout l'avantage? n'est - ce pas à
moi-même? Car , qu'est-ce devant vous , Seigneur ,
et pour vous , qu'une aussi vile créature que moi ?
qu'est-ce que tout l'univers avec moi ? Depuis que
vous avez précipité du ciel des légions d'anges, et
qu'ils sont devenus des démons ; depuis que vous
avez frappé de vos anathèmes tant de pécheurs qui
brûlent actuellement dans l'enfer, et qui doivent y
brûler éternellement, en êtes -vous moins grand ,
ô mon Dieu ! en êtes-vons moins glorieux et moins
puissant? Et quand le monde entier seroit détruit,
et que je me trouverois enseveli dans ses ruines ;
quand , par un juste jugement , vous lanceriez sur
tout ce qu'il y a d'hommes , et sur moi comme sur
les autres , toutes vos malédictions , l'éclat qui vous
environne en recevroit-il la plus légère atteinte, et
enseriez-vous moins riche , moins heureux? O bonté
souveraine ! sans avoir nul besoin de moi , vous ne
voulez pas que je me perde ; et vous me faites de la
charité que je me dois à moi-même , un comman-
dement
SUR LE SALUT, I i3
dément exprès ; vous m'en faites un mérite , et un
sujet de récompense.
On est si jaloux dans la vie, suïiout à la cour,
de certaines distinctions ; on veut être du petit
nombre , du nombre des favoris , du nombre des
élus du monde , et moins il y a de gens qui s'élèvent
à certains rangs et à certaines places, plus on ambi-
tionne ces degrés d'élévation , et plus on fait d'ef-
forts pour y atteindre. Si le grand nombre y par-
venoit , on n'y trouveroit plus rien qui distinguât ;
et cet attrait manquant , on n'uuroit plus tant d'ardeur
pour les obtenir , et l'on rabattroit infiniment de
l'idée qu'on en avoit conçue. Il faut du choix, de
la singularité , pour attirer notre estime , et pour
exciter notre envie. Chose étrange ! il n'y a que
l'affaire du salut où nous pensions , et où nous agis-
sions tout autrement. Car à l'égard du salut , il y
a le grand nombre et le petit nombre. Le grand
nombre, exprimé par ces paroles du Fils de Dieu,
Plusieurs sont appelés ; le petit nombre , marqué
dans ces autres paroles du même Sauveur , peu sont
élus. Le grand nombre , c'est-à-dire , tous les hommes
en général , que Dieu appelle au salut, et à qui il
fournit pour cela les moyens nécessaires ; mais dont
la plupart ne répondent pas à cette vocation divine ,
et ne cherchent que les biens visibles et présens. Le
petit nombre , c'est-à-dire , en particulier les vrais
chrétiens et les gens de bien , qui se séparent de la
multitude , renoncent aux pompes et aux vanités du
siècle ,- et par l'innocence de leurs moeurs , par la
TOME xiv. $
i i 4 PENSÉES DIVERSES SUR LE SÀLUT.
sainteté de leur vie, tendent sans cesse vers le sou-
verain bonheur , et travaillent à le mériter. En deux
mots, le grand nombre , qui sont les pécheurs et les
réprouvés; le petit nombre, qui sont les justes et
les prédestinés. Mais voici le désordre : au lieu
d'aspirer continuellement à être de ce petit nombre
des amis de Dieu , de ses élus et de ses saints , nous
vivons sans peine , et nous demeurons d'un plein
gré , parmi le grand nombre des pécheurs et des
réprouvés de Dieu. Nous pensons comme le grand
nombre , nous parlons comme le grand nombre ,
nous agissons comme le grand nombre ; et la seule
chose où il nous est non - seulement permis , mais
expressément enjoint de travailler à nous distinguer,
est justement celle où nous voulons être confondus
dans la troupe et suivre le train ordinaire.
O homme si jaloux des vains honneurs du siècle!
apprenez à mieux connoître le véritable honneur ,
et à chercher une distinction digne de vous ! Le
salut , le rang de prédestiné , voilà pour vous le
seul objet d'une solide et sainte ambition.
DE LA FOI,
ET DES VICES
QUI LUI SONT OPPOSES.
Accord de la Raison et de la Foi*
Un homme du monde qui fait profession de chris-
tianisme , et à qui l'on demande compte de sa foi ,
dit : Je ne raisonne point ; mais je veux croire. Ce
langage bien entendu peut être bon ; mais dans un
sens assez ordinaire, il marque peu de foi , et même
«ne secrète disposition à l'incrédulité. Car, qu'est-ce
à dire , je ne raisonne point? Si ce prétendu chré-
tien savoit bien là-dessus démêler les véritables sen-
timens de son cœur , ou s'il les vouloit nettement
déclarer, il reconnoîlroit que souvent cela sigtsifie :
Je ne raisonne point , parce que si je raisonuois,
je ne croirois rien; je ne raisonne point, parce que
si je raisonnois , ma raison ne trouveroit rien qui la
! déterminât à croire ; je ne raisonne point , parce que
si je raisonnois , ma raison même m'opposeroit des
dillicultés qui me détourneroient absolument de
croire. Or , penser de la sorte et être ainsi déposé,
c'est manquer de foi : car la foi , je dis la foi chré-
I tienne , n'est point un pur acquiescement à croire,
( ni une simple soumission de l'esprit , mais un ac-
| cruiescement et une soumission raisonnable ; et si
y.
ï I 6 ACCORD DE LA RAISON
cette soumission , si cet acquiescement n'étoit pas
raisonnable , ce ne seroit plus une vertu. Mais com-
ment sera-ce un acquiescement , une soumission
raisonnable, si- la raison n'y a point de part (1)?
Il faut donc raisonner, mais jusqu'à certain point
et non au-delà. Il faut examiner , mais sans passer
les bornes que l'Apôtre marquoit aux premiers
fidèles quand il leur disoit : Mes frères > en vertu
de la grâce qui m'a été donnée , je vous avertis tous
sans exception de ne porter point trop loin vos re-
cherches dans les matières de la Joi , mais d'user
sur cela d'une grande retenue , et de ri y toucher
que très - sobrement (2). Quelles preuves , quels
motifs me rendent la religion que je professe , et
conséquemment tous les mystères qu'elle m'enseigne,
évidemment croyables ? voilà ce que je dois tâcher
d'approfondir , voilà ce que je dois étudier avec soin
et bien pénétrer , voilà où je dois faire usage de
ma raison , et sur quoi il ne m'est pas permis de
dire : Je ne raisonne point. Car sans cet examen et
celte discussion exacte , je ne puis avoir qu'une foi
incertaine et chancelante , qu'une foi vague , sans
principes et sans consistance. Aussi est-ce pourquoi
le Prince des apôtres , saint Pierre , nous ordonne
de nous tenir toujours prêts à satisfaire ceux qui
nous demanderont raison de ce que nous croyons
et de ce que nous espérons (3). Il veut que nous
soyons toujours là-dessus en état de répondre , de
justifier le sage parti que nous suivons , de faire
(1) Rationahile obsequium vcstrum. Rom. 12. — (2) Rom. »3. —
(3) i. Petr. 3.
ET DE LA FOI. 117
'Voir qu'il n'en est point de mieux établi , et de pro-
duire les titres légitimes qui nous y autorisent et
nous y attachent inviolablement.
Mais quel est le fond de ces grands mystères ,
que la religion me révèle, et qui nous sont annon-
cés dans l'évangile? en quoi consistent- ils? com-
ment s'accomplissent-ils ? c'est là que la raison doit
s'arrêter , qu'elle doit réprimer sa curiosité natu-
relle , et qu'il ne m'est plus seulement permis , mais
expressément enjoint de dire : Je ne raisonne point,
je crois. En effet , il me suffit de savoir que je dois
croire tout cela , que je crois prudemment tout cela,
que je serois déraisonnable et criminel de ne pas
croire tout cela : m'étant enseigné par une religion
dont les plus forts raisonnemens , et les argumens
les plus sensibles me font connoître l'incontestable
vérité. C'est-là , dis - je , tout ce qu'il me faut ; et
si je voulois aller plus avant, si , par une présomp-
tion semblable à celle de saint Thomas dans le temps
de son incrédulité, je disois comme lui : A moins
que je ne voie , je ne croirai point (1) , dès-lors je
perdrois la foi , je l'anéantirois , et j'en détruirois
tout le mérite. Je l'anéantirois : pourquoi ? parce
qu'il est essentiel à la foi de ne pas voir , et de croire
ce qu'on ne voit pas. J'en détruirois tout le mérite :
pourquoi ? parce qu'il n'y a point de mérite à croire
ce qu'on a sous les yeux , ce qui nous est présent et
qui nous frappe les sens, ce qu'on voit clairement
et distinctement. On n'est point libre sur cela; on
n'est point maître de sa créance pour la donner , ou
(1) Joan. 20.
Il8 ACCORD DE LA RAISON
pour la refuser ; on est persuadé malgré soi ; on est
convaincu sans qu'il en coûte ni eiïort , ni sacrifice.
El c'est en ce sens que le Sauveur des hommes a dit :
Heureux ceux qui n'ont point vu , et qui ont cru (i ).
Tel est donc l'accord que nous devons faire de la
raison et de la religion. La raison éclairée d'en haut ,
fait comme les premiers pas , ou met comme les
préliminaires en nous convaincant que la religion
•vient de Dieu : que de tous les articles qu'elle con-
tient, il n yen a pas un qui n'ait été révélé de Dieu ,
soit dans l'Ecriture , soit dans la tradition expliquée
et proposée par l'Eglise ; que Dieu étant absolument
incapable d'erreur ou de mensonge , il s ensuit que
tout ce qu'il a prononcé est souverainement vrai ;
enfin , que la religion ne nous annonçant que la pa-
Tole de Dieu , et ne nous l'annonçant qu'au nom de
Dieu, elle esi par conséquent également vraie, et
demande une adhésion parfaite de notre esprit et de
notre cœur. Voilà où la raison agit, et ce que nous
découvrons à la faveur de ses lumières. Mais ce
principe posé en général , la religion prend ensuite
le dessus; elle propose ses vérités particulières : et
toutes cachées qu'elles sont , elle y soumet la raison,
sans lui laisser la liberté d'en percer les ombres
mystérieuses. Si par son indocilité naturelle et par
son orgueil la raison y répugne , la religion , par le
poids de son autorité et par un commandement ex-
près, la réduit sous le joug et la lient captive. Si la
raison ose dire : Comment ceci, ou, comment cela?
C'est assez, lui répond la religion, d'être instruit
(1) Joan. 20.
ET DE LA FOI. IlQ
qne ceci ou cela est , et de n'en pouvoir douter se-
lon les règles de la prudence. Or on n'en peut dou-
ter prudemment, puisque, selon les règles de la
prudence , on ne peut douter que Dieu ne l'ait ainsi
déclaré. Cette réponse , ce silence imposé à la rai-
son, l'humilie; mais c'est une humiliation salutaire,
qui empêche la raison de s'égarer, de s'émanciper ,
de tourner, suivant l'expression de saint Paul , à
tout vent de doctrine, et qui la contient dans les
justes limites où elle doit être resserrée, et d'où elle
ne doit jamais sortir. De cette sorte, notre foi est
ferme, sans rien perdre néanmoins de son obscu-
rité ; et elle est obscure , sans rien perdre non plus
de sa fermeté.
II. Développons encore la chose , et pour la ren-
dre plus intelligible et lui donner un nouveau jour,
mettons-la dans une espèce de pratique. Je suppose
un chrétien surpris d'une de ces" tentations qui atta-
quent la foi , et dont les âmes les plus religieuses et
les plus fidèles ne sont pas exemptes elles-mêmes
à certains momens. Car il y a des momens où une
ame , quoique chrétienne, est intérieurement aussi
agitée par rapport à la foi , que le fut saint Pierre
sur les eaux de la mer , quand Jésus-Christ lui dit :
Homme de peu de foi , pourquoi avez-vous douté ( i) /*"
Cependant on ne doute pas : on croit, mais d'une
foi troublée, d'une foi presque chancelante ; et l'im-
pression est si vive en quelques rencontres, qu'il
semble qu'on ne croit rien , et qu'on ne tient à rien.
Epreuve difficile à soutenir, mais que Dieu permet
^ )Matth. 14.
120 ACCORD DE LA RAISON
pour épurer notre foi même et pour la perfection-^
ner/Il a ses vues en cela ; et bien qu'il paroisse nous
délaisser , ce sont pour nous des vues de salut , parce
qu'il sait que tout contribue à la sanctification de
ses élus, et qu'au lieu de dégénérer et de tomber,
c'est dans une foiblesse apparente que la vertu se
déploie avec plus de force et qu'elle s'avance.
Or en de pareilles conjonctures , dans lesquelles
je puis me trouver aussi bien que les autres , que
fais-je , ou que dois-je faire? Après avoir imploré
l'assistance divine ; après m'être écrié comme le
Prince des apôtres en levant les mains au ciel : Sei-
gneur , sauvez-nous , autrement nous allons pé-
rir (i) , je fais un retour sur moi-même, et pour
me fortifier , j appelle tout ensemble à mon secours ,
et ma raison et ma religion. L'une et l'autre me prê-
tent , pour ainsi dire , la main , et concourent à cal-
mer mes inquiétudes et à me rassurer.
Ma raison me rappelle ces grands motifs qui m'ont
toujours déterminé à croire , et m'ont paru jusqu'à
présent les plus propres à m'affermir dans la foi où
j'ai été élevé. Par exemple , elle me représente ce
vaste univers, et cette multitude innombrable d'êtres
visibles qui le composent. Elle m'en fait admirer la
diversité , la beauté , l'immense étendue , l'arran-
gement , l'ordre , la liaison , la dépendance mutuelle ,
l'utilité , la durée depuis tant de siècles et leur per-
pétuité. Elle me fait contempler les cieux qui rou-
lent sur nos têtes , et dont les mouvemens si rapides
sont toujours si réglés : ces astres qui nous éclairent ,
(0 Mattb. 14.
ET DE LA FOI. 121
ce nombre prodigieux d'étoiles qui brillent dans le
firmament , cette variété de saisons qui , par des ré-
solutions si constantes et si merveilleuses , se suc-
cèdent tour à tour et partagent le cours des temps.
Elle me fait parcourir de la pensée , plutôt que de
la vue , ces longs espaces de terres et de mers , qui
sont comme le monde inférieur au-dessous du monde
céleste. Que de richesses j'y aperçois ! que de pro-
ductions différentes , et de toutes les espèces ! quelle
fécondité ! quelle abondance ! Y manque-t-il rien
de tout ce qui peut servir , non-seulement à l'entre-
tien nécessaire ou commode , mais à la splendeur et
à l'éclat , mais à la somptuosité et à la magnificence ,
mais aux douceurs et aux délices de la vie ? Sans égard
à bien d'autres preuves que je passe , et sur lesquelles
ma raison pourroit insister, en voilà d'abord autant
qu'il faut pour m'attacher à la foi d'un Dieu toujours
existant et toujours vivant, l'Etre souverain, le
principe de toutes choses , et l'auteur de tant de
merveilles. Car discourant en moi-même , et jugeant
selon les règles d'une droite raison et selon le sens
ordinaire et le plus universel , j'observe d'un pre-
mier coup-d'œil , qu'un ouvrage si bien assorti dans
toutes ses parties , et d'une structure au-dessus de
tout l'artifice humain , ne peut être le pur effet du
hasard. Que ce firmament , ces cieux , ces astres ,
cette terre , ces mers , que tout cela et tout ce que
nous voyons , ne s'est point fait de soi-même , ne
s'est point arrangé de soi-même, ne se remue
point de soi-même , ne subsiste point par soi-mê-
me , sans qu'aucune intelligence supérieure y pré-
122 ACCORD DE LA RAISON
side , ni jamais y ait préside. Le sentiment qui me
Tient donc là-dessus et qui me touche , pour peu
que j'y fasse attention „ est de reconnoîire une pre-
mière cause, et un premier moteur, un ouvrier par
excellence , une puissance suprême de qui tout est
émané et qui ordonne tout , qui dispose tout, qui
donne à tout l'impression , qui anime et sou lient
tout. Or cet excellent ouvrier, cette puissance pri-
mitive, essentielle, indépendante, toujours subsis-
tante , c'est ce que nous appelons Dieu , et ce que
nous devons honorer comme Dieu.
Je dis honorer comme Dieu ; et de degré en de-
gré, la même raison qui me guide me porte plus
avant, et me fait passer.de la connoissance de Dieu
à la connoissance du culte que je lui dois rendre,
et qu'il a droit d'exiger de moi. Culte religieux : et
qu'y a-t-il de plus raisonnable , soit dans le Créa-
teur, que d'attendre de ses créatures les justes hom-
mages qui lui appartiennent , et de les leur deman-
der ; soit dans les créatures , que de glorifier, selon
qu'elles en sont capables, le Créateur de qui elles
ont reçu l'être; que d'ajouter foi à ses oracles, de
se conformer à ses volontés , de pratiquer sa loi , de
lui offrir leur encens, et de se dévouer pleinement
à son service? En cela consiste la religion : mais
parce que dans la multiplicité des religions, qui,
par l'égarement des esprits , se sont introduites parmi
les hommes, il yen a nécessairement de fausses , et
que Dieu réprouve, puisqu'elles se contredisent les
unes les autres ; il est question d'en chercher une
véritable , et d'examiner de plus si celle - là même
ET DE LA FOI. 123
n'est pas l'unique véritable. Or entre celles qui
régnent actuellement clans le monde , je trouve la
religion chrétienne , et à la lueur de ma seule raison ,
j'y découvre des caractères de vérité si marqués ,
qu'ils doivent convaincre tout esprit sensé , solide ,
docile , qui ne s'obstine point à imaginer des diffi-
cultés , nia faire naître de vaines disputes.
Quand il n'y auroit point d'autre témoignage que
celui des miracles de Jésus-Christ, ce seroit une
preuve plus que suffisante. Ce nouveau législateur
paroît sur la terre ; il y prêche son évangile, qui est
la loi chrétienne , et pour autoriser sa prédication ,
il se dit envoyé de Dieu. Il est évident que si c est
Dieu qui l'envoie , et que ce soit au nom de Dieu
qu il parle , tout ce qu'il enseigne est vrai , et que
nous sommes obligés de souscrire à sa doctrine. Car
il faudroit ne pas avoir la plus légère notion de
Dieu , pour se persuader qu'il pût attester le men-
songe et le confirmer. Ce qui reste donc à Jésus-
Christ , c'est de prouver sa mission ; mais comment
lentreprend-il? par les miracles qu'il opère. Les
choses que je fais , dit-il, rendent témoignage de
moi ; si vous ne rnen croyez pas sur ma parole ,
croyez-en mes œuvres (i). Et il est encore certain
que ces œuvres miraculeuses étant au-dessus des
forces de la nature , et ne pouvant procéder que de
la vertu d'en haut , si Jésus-Christ a fait réellement
des miracles , surtout certains miracles , et qu'il les
ait faits pour affirmer qu'il est le Messie , on ne peut
plus lui contester cette qualité, ni douter qu'il ne
(1) Joan. ia<
t2£ ACCORD DE LA RAISON
soit venu de la part de Dieu. Autrement Dieu seroit
l'auteur de l'imposture , en lui communiquant un
pouvoir dont il se seroit prévalu pour tromper les
peuples , et abuser de leur crédulité.
Or, que Jésus-Christ ait fait des miracles , et des
miracles du premier ordre , et des miracles en très-
grand nombre , et des miracles des plus éclatans , et
des miracles dont la fin principale étoit de se faire
conuoîlre comme l'envoyé de Dieu ; qu'il ait chassé
des corps les démons et délivré les possédés; qu'il
ait exercé sur les élémens un empire absolu , et qu'ils
aient obéi à sa voix; qu'il ait commandé à la mer,
apaisé ses flots, calmé les tempêtes; qu'il ait guéri
toutes sortes de maladies , rendu la vue aux aveugles ,
l'ouïe aux sourds , l'usage de la langue aux muets, le
sentiment et le mouvement aux paralytiques; la vie
aux morts ; enfin que par le prodige le plus singulier
et le plus inouï , il se soit ressuscité lui-même après
avoir été mis à mort et enfermé dans le tombeau ,
c'est de quoi une raison éclairée et dégagée de tout
préjugé ne peut refuser de convenir. 11 n'y a qu'à
considérer mûrement et par ordre toutes les circons-
tances dont ces faits se trouvent revêtus , leur va-
riété , leur éclat , le temps , les occasions , les lieux ,
les campagnes, les places publiques où ils se sont
passés; la multitude de gens qui en ont été specta-
teurs , ou qui, sur le récit qu'ils en entendoient
comme de miracles avérés et tout récens , embras-
soient la foi ei formoient ces troupes de chrétiens si
célèbres par leur zèle et leur sainteté; les qualités ir-
réprochables des témoins, qui les ont vus, qui le*
ET DE LA FOI. 123
t>nt rapportés , qui les ont publiés jusqu'aux extrémités
de la terre , qui les ont transmis à la postérité dans
leurs évangiles , qui les ont soutenus sans se démentir
jamais , et en ont défendu la vérité aux dépens de
leur fortune , de leur repos , de leur vie. Il n'y a ,
dis-je , qu'à faire une discussion exacte de chacun de
ces points , et d'autres que je n'ajoute pas ; il n'y a
qu'à les bien peser , et on avouera que de tous les
faits historiques , nuls ne sont plus solidement ap-
puyés, ni plus à couvert de la censure. Mais encore
une fuis cette perquisition , à qui doit-elle appar-
tenir, et du ressort de qui est-elle, si ce n'est du
ressort de la raison ? C'est à la raison d'éclaircir
d'abord tout cela , de le vérifier , et d'en tirer des
preuves authentiques en faveur de la religion.
III. Cependant , après m'être convaincu par là ,
et par cent autres motifs , que je dois m'en tenir à
la loi de Jésus - Christ ; après m'étre, pour ainsi
dire, démontré à moi-même , par la voie du rai-
sonnement , que c'est une loi divine , une loi que
l'esprit de vérité , qui est l'esprit de Dieu , a dictée;
après avoir conclu en général et par une consé-
quence nécessaire, que cette loi ne peut donc me
tromper , et que je ne puis m'égarer en la suivant;
que tout ce que celte loi m'enseigne , est donc tel en
effet qu'elle me l'enseigne , et que tout ce qu'elle me
propose de dogmes à croire, sont autant d'articles
de foi auxquels je suis indispensablement obligé
d'adhérer ; que de vaciller là-dessus , et de demeurer
un moment dans une suspension volontaire , ce
seroit donc un crime et une infidélité digne de la
126 ACCORD DE LA RAISON
damnation éternelle : enfin , après avoir bien com-
pris le grand oracle du Prince des apôtres, que cette
loi ayant été donnée aux hommes pour être la seule
règle et de notre créance et de nos mœurs , il n est
point sous le ciel d'autre nom en vertu duquel nous
puissions être sauvés, que le nom de Jésus-Christ ( 1 ) ,•
du reste, si ma raison veut aller plus loin , et qu'elle
prétende percer l'abîme des impénétrables mystères
que la religion nous a révélés , mais dont elle nous
a caché le fond , c'est là que la foi prend le-dessus,
qu'elle s'élève, qu'elle défend ses droits, qu'elle
me met un voile sur les yeux , et me condamne à
ne plus marcher que dans les ténèbres.
La raison a beau se récrier , celte raison égale-
ment curieuse et présomptueuse : elle a beau de-
mander : Mais qu'est-ce que le mystère d'un Dieu
en trois personnes , et de trois personnes dans un
seul Dieu ? mais qu'est-ce que le mystère d'un Dieu
fait homme sans cesser d'être Dieu, mortel et im-
mortel tout ensemble , passible et impassible , réu-
nissant dans une même personne toute la gloire de
la divinité , et toutes les misères de notre humanité ?
mais qu'est-ce que le mystère d'un Dieu -homme,
réellement présent sous les espèces du pain et du
vin dans le sacrement de nos autels? qu'est-ce que
tout le reste? Là-dessus la foi lui dit ce que Dieu
dit à la mer : Tu viendras jusque-là , mais c'est là
même que tu t'arrêteras ; c'est là que tu briseras
tes Jlots , et que tu abaisseras les enflures de ton
orgueil (2). Arrêt absolu , contre lequel une raison
(0 Act. 4. — (2) Job. 38.
ET DE LA FOI. 127
chrétienne n'a rien à opposer ni à répliquer. Elle
y trouve même des avantages infinis: car c'est ainsi
que- l'homme, en faisant à Dieu le sacrifice de son
corps par la pénitence , le sacrifice de son cœur par
1 amour , lui fait encore le sacrifice de son esprit par
la foi. En sacrifiant à Dieu son corps par la péni-
tence , il honore Dieu comme souverainement équi-
table ; en sacrifiant à Dieu son cœur par l'amour ,
il honore Dieu comme souverainement aimable ; et
en sacrifiant a Dieu son esprit par la foi ; il honore
Dieu comme souverainement infaillible et véritable.
Avantages par rapport à Dieu : mais de plus , à
prendre la chose par rapport à l'homme et à sa tran-
quillité , il ne lui doit pas être moins avantageux
d'avoir une règle qui seule arrête les vicissitudes
perpétuelles de sa raison, lorsqu'elle est abandonnée
à elle-même. Or cette règle , c'est la foi. En effet ,
sans une foi soumise , toutes les lumières de ma
raison , au lieu de me rassurer dans le choix d'un
parti , et de me mettre4'esprit en repos , ne serviront
au contraire qu'à me jeter chaque jour dans de nou-
veaux embarras , et à me causer de nouvelles a»ita-
tions. Car on sait combien la raison humaine , dès
qu'on lui donne l'essor, est variable dans ses vues,
et combien elle est féconde en idées toujours nou-
velles que l'imagination lui suggère. De sorte qu'au-
jourd'hui nous pensons d'une façon et demain d'une
autre; qu'aujourd'hui un sentiment nous plaît, et
que demain nous le rejetons; qu'aujourd'hui une
difficulté nous fait de la peine, et qu'elle n'est pas
plutôt résolue , tju'un autre doute vient bientôt
128 ACCORD DE LA RAISON
après nous troubler : ce qui est surtout vrai en ma-
tière de religion , et ce qui est encore plus commun
aux esprits vifs et pénétrans , aux prétendus sages
et aux savans du siècle , qu'à des esprits simples et
bornés. D'où il arrive que nous demeurons dans
une perplexité où l'on se prête à tout ce qui se pré-
sente, et l'on ne tient à rien. Saint Augustin nous
le témoigne assez en parlant de lui-même. Il cher-
choit la vérité, il en faisoit son étude, il y employoit
toute sa philosophie : mais après bien des recherches,
et après être tombé dans les erreurs les plus gros-
sières, il étoit toujours flottant et incertain , et ne
trouvoit rien où il crût pouvoir se reposer : pour-
quoi ? parce qu'il ne prenoit point d'autre guide
que sa raison , et qu'elle ne lui suffisoit pas pour
tenir son esprit en arrêt , et pour le guérir de ses
inquiétudes. De là tant de changemens , tant de
mouvemens inutiles, tant de systèmes dillerens dont
il se laissa préoccuper, et dont il ne revint que
lorsqu'il pensa sérieusement à se convertir et à em-
biasser la foi. En quels termes s'explique-t-il là-
dessus dans ses confessions , et déplore-t-il l'aveu-
glement où il avoil vécu pendant plusieurs années!
Quelles actions de grâces rend - il à Dieu , d'avoir
rompu le charme d'une science profane qui lui fas-
cinoit les yeux , et de l'avoir réduit à la sainte igno-
rance d'une foi souple et docile !
Car si la raison se soumet à la foi ; si , dans une'
parfaite intelligence, elles se donnent mutuellement
le secours qu'elles doivent recevoir l'une de l'autre ,
voilà le moyen prompt et immanquable de pacifier
mon
ET DE LA FOI* 129
mon ame et de me prémunir Contre toutes les at-
taques dont je puis être assailli au sujet de la reli-
gion. De quelque doute que je sois combattu malgré
moi , soit par la malice de l'esprit tentateur , soit
par les discours d'une troupe de libertins, soit par
les révoltes involontaires de ma raison et son in-
docilité naturelle, je n'ai point de réplique plu*
courte ni plus décisive à faire , que celle de Jésus-
Christ même au démon qui le vint tenter dans le
désert : 77 est écrit. Oui , il est écrit qu'il y a un
premier Etre , et qu'il n'y en a qu'un , éternel , invi-
sible , tout-puissant, par qui le monde a été créé,
et par qui il est conservé et gouverné. Il est écrit
que , dans cet Etre adorable et celle suprême divi-
nité, il y a tout à la fois, et sans confusion , une
unité de substance, et une tri ni té de personnes.il
est écrit que , de cette trinité de personnes, Père,
Fils, et Saint-Esprit , le Fils égal à son Père et en-
voyé de son Père , est venu sur la terre pour la ré-
demption des hommes ; que , tout Dieu qu'il est et
qu'il n'a jamais cessé d'être , il s'est fait homme lui-
même , il a vécu parmi nous, il est mort sur une
croix , il est ressuscité et monté au ciel. Il est écrit
que ce nouveau législateur et ce sauveur, voulant
demeurer avec nous jusqu'à la consommation des
siècles, nous a laissé sa chair sacrée et son précieux
sang sous les apparences du pain et du vin ; que
nous offrons l'un et l'autre en sacrifice, et que l'un
et l'autre , pour le soutien de nos âmes , nous sert ,
comme sacrement, de nourriture et de breuvage. Il
est écrit qu'il y aura un jugement où nous serons
TOME XIV, fj
î3o ACCORD DE LA RAISON
lotis appelés, el que, dès maintenant, il y a une
béatitude céleste , où les bons seront à jamais récom-
pensés , et un enfer où les pécheurs seront condam-
nés à un tourment sans mesure et sans fin. Ainsi
des autres articles qui me sont proposés comme des
points de créance. Or , du moment que tout cela
est écrit , c'est-à-dire , que tout cela m'est révélé de
Dieu ou de la part de Dieu , et que cette révélation
m'est tellement notifiée par des motifs de crédibi-
lité , qu'il seroit contre le bon sens de n'en vouloir
pas convenir , je ne demande rien de plus. Je rends
à la foi par mon obéissance l'hommage qui lui est
dû ; je lui laisse prendre l'ascendant et exercer son
empire. Dès qu'elle parle , je l'écoute , je me tais ,
je crois , parce que je me sens assuré de tout ce
qu'elle me dit. Autant qu'il me vient à l'esprit de
questions /d'objections , de raisonnemens où je me
me perds et que je ne puis démêler, autant de fois
que j'ai recours au sentiment de l'Apôtre , et je me
contente avec lui de m'écrier : 0 profondeur de la
sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugemens
sont incompréhensibles , et que ses voies sont au-
dessus de ce qu'on en peut découvrir ! car qui a
pénétré dans les pensées du Seigneur , el qui est
entré dans son conseil (î)-? Suivant ces principes
et y demeurant ferme , je résous dans un mot toutes
les diflicultés , je dissipe tous les doutes , je me dé-
barrasse de mille réflexions dangereuses el perni-
cieuses , du moins très-importunes et inutiles , j'agis
en paix , et n'ai d'autre soin que de vivre chrétien-
(i) Ruiu. ii,
ET DE LÀ FOI. î3l
cernent selon les maximes et sous la direction de
Ja foi.
Mais comment croire ce que Ton ne comprend
pas? Esprit humain, ne te feras-tu point justice?
ne connoîlras-tu point ta foiblesse , et pour la con-
noître , ne te consulteras- lu point toi-même et ta
propre raison? Car, à ne consulter même que la
raison , qui ne voit pas , à moins qu'on ne soit dé-
pourvu de toute lumière , combien il est déraison-
nable et peu soutenable de ne vouloir pas croire
«ne chose , parce qu'elle est au-dessus de nos con-
naissances , et qu'on ne la peut comprendre ? Hé !
combien de choses existent dans toute l'étendue de
l'univers , combien se passent sous nos yeux et nous
sont certaines , sans que nous les comprenions ?
Parce que nous ne les comprenons pas, en sont-
^Iles moins vraies ? Parce qu'on n'a pas compris
jusqu'à présent comme se fait le flux et le reflux
de la mer , est-il un homme assez insensé pour
douter de ce mouvement des eaux si régulier et si
constant ? Comprenons -nous bien les ouvrages de
la nature, et combien y en a-t-il qui échappent à
nos prétendues découvertes et à toute notre péné-
tration ? Jugeons de là si nous devons être surpris
que les mystères de Dieu soient hors de notre portée,
et que nous ne puissions y atteindre; et jugeons
encore de là même si c'est une juste conséquence
de dire : Je ne dois point croire que cela soit, puisque
je n'y conçois ri^n.
A Dieu ne plaise que je pense de la sorte , ni
que j'ose , Seigneur , m'ingérer dans des secrets qui
o.
l32 ACCORD DE LA RAISON LT DE LA FOI.
me sont présentement inconnus. Ce seroit une pré-
somption; et selon la menace de votre Saint-Esprit,
en voulant contempler de trop près votre majesté',
je m'exposerois à être accablé de votre gloire. Le
jour viendra, je l'espère ainsi de votre miséricorde,
il viendra cet heureux jour où j'entrerai dans votre
sanctuaire éternel , où vous vous montrerez à moi
dans tout votre éclat, où je vous verrai face à face.
D'une foi ténébreuse, vous me ferez passer à une
clarté sans nuage et toute lumineuse. Mais jusque-
là, jusqu'à ce jour de la grande révélation , vous me
mettez à l'épreuve , et vous voulez que je vous
cherche dans la nuit et par des voies sombres. Ce
n'est pas, Seigneur, que vous réprouviez les lu-
mières de ma raison; au contraire, vous me l'avez
donnée comme un flambeau pour me guider : mais
après en avoir fait l'usage convenable, vous m'or-
donnez de lui fermer les yeux, de la réprimer , de
l'assujettir, et de l'accorder par cette sujétion même
avec la foi, qui doit avoir toujours la supériorité sur
elle et la dominer. Vous l'avez ainsi réglé, Seigneur,
et pour l'honneur de votre parole, et pour mon
salut. De bon cœur , j'y consens. Je crois ce qu'il
vous a plu de me faire annoncer , et je le crois pré-
cisément, parce que vous me l'avez dit : Je crois ,
mon Dieu , mais en même temps j'ajoute, comme
ce père de l' évangile , fortifiez mon peu de foi (i);
car il me semble, en certaines conjonctures , qu'elle
est bien foible cette foi, pour laquelle néanmoins je
dois être en disposition de répandre mon sang. Vous
(i) Marc. 9.
LA FOI SANS LES ŒUVRES. 1 33
la soutiendrez, on vous me soutiendrez moi-même
contre les plus violens assauts, et vous ne permet-
trez pas qu'un fonds si nécessaire et si précieux me
soit enlevé.
La Foi sans les œuvres , foi stérile et sans fruit»
I. Sommes-nous chrétiens? ne le sommes-nous
pas? Si nous ne le sommes pas , pourquoi affectons-
nous de le paroître , pourquoi en portons-nous le
nom ? c'est une hypocrisie et un mensonge. Mais si
nous le sommes , que n'en pratiquons - nous les
œuvres? et n'est-ce pas une contradiction énorme,
d'être chrétien dans la créance , et païen ou plus
que païen dans les mœurs?
Voilà le triste état du christianisme : en voilà le
désordre le plus universel. Je dis le plus universel;
et pour en venir à la preuve, toute fondée sur l'ex-
périence, nous devons distinguer trois sortes de
chrétiens : des chrétiens seulement de nom , des
chrétiens de pure spéculation , et des chrétiens tout
à la fois de créance et d'action. Chrétiens seulement
de nom , et rien de plus : c'est un certain nombre de
libertins qui , dans le sein même de la religion,
vivent sans religion, renonçant au baptême où ils
ont été régénérés, et à la foi qu'ils y ont reçue.
Non pas qu'ils s'en déclarent hautement, ni qu'ils
fassent une profession ouverte d'impiété : ils gar-
dent toujours quelques dehors; ils ne produisent
leurs sentimens qu'en termes équivoques , ou qu'en
présence de quelques libertins comme eux; leur
l3^ LA FOI
apostasie est secrète ; mais enfin , par la corruption
de leur cœur, ils en sont venus à douter de tout et
à ne rien croire : Ils ont encore l'apparence d'hom-
mes vivans, et ils sont morts (i). Chrétiens de pure
spéculation , autre caractère : c'est-à-dire , qu'ils n'ont
pas perdu l'habitude et le don de la foi ; ils ne con-
testent aucune de ses vérités , et ils les respectent
toutes; ils pensent bien : mais s'il faut passer à la
pratique , c'est là que leur foi se dément , ou qu'ils
la démentent eux-mêmes par l'inutilité de leur vie,
et souvent même par les plus honteux déréglemens.
Enfin , chrétiens de créance et d'action : ce sont les
vrais chrétiens, d'autant plus chrétiens que l'esprit
de la foi dont ils sont remplis , les porte à une pra-
tique plus excellente et plus constante de tous leurs
devoirs ; et par un heureux retour, d'autant plus
animés et plus touchés de cet esprit de foi , qu'ils
le mettent plus constamment et plus excellemment
en œuvre, et qu'ils s'adonnent avec plus de soin à
tous les exercices d'une piété agissante et fervente t
car , de même que la foi vivifie les œuvres, on peut
dire que les œuvres vivifient la foi. Ils croient , et
pour cela ils agissent ; et parce qu'ils agissent , leur
foi croît à mesure , et devient toujours plus ferme
et plus vive.
Or , de ces trois espèces de chrétiens , il est évi-
dent que le plus grand nombre est de ceux que j'ai
appelés chrétiens de spéculation , et qui tiennent le
milieu entre les premiers et les derniers. Il est vrai
qu'il y a dans le monde , et parmi nous des impies
(i) Apoc. 5.
SANS LES ŒUVRES. l35
en qui la foi est absolument éteinte. Bien loin
d'avoir aucun sentiment de Dieu , ils ne reconnois-
sent ni Dieu ni loi; ou si l'aveuglement dans lequel
ils sont plongés, n'a pu effacer de leur esprit loute
idée d'un Dieu premier moteur de l'univers , du
moins , à l'exemple de ces philosophes dont parle
saint Paul , ne le glorifient-ils pas comme Dieu, et
traitent-ils de superstition populaire l'obéissance et
le sacré culte que nous lui rendons selon l'évangile
et les enseignemens de Jésus-Christ. Mais il faut ,
après tout, convenir que ce n'est point là l'état le
plus commun. Il n'y en a toujours que trop , je le
sais , hélas ! et j'en gémis : mais du reste , ce liber-
tinage entier et complet, n'est répandu que dans
une petite troupe de gens qui n'osent même le dé-
couvrir, ou qui tombent dans le mépris, et se dif-
fament en le laissant apercevoir. Il est vrai, d'ail-
leurs , que la foi n'est point non plus tellement affoi-
blie , ni altérée dans tout le christianisme , qu'il n'y
ait encore , jusqu'au milieu du siècle , de parfaits
chrétiens qui, par la divine miséricorde, et le se-
cours de la grâce , soutiennent dignement la sain-
teté de leur profession : aussi fidèles et aussi reli-
gieux dans la conduite , qu'ils le sont dans la doc-
trine ; remplissant avec une régularité édifiante
toutes leurs obligations , et confessant Jésus-Christ
par leur bonne vie et leurs exemples , comme ils le
confessent de cœur par leurs sentimens , et de bou-
che par leurs paroles. Nous en devons bénir Dieu -,
mais ce qu'on ne sauroit en même temps assez dé-
plorer, c'est que les chrétiens de ce caractère soient
iOD LÀ FUI
si raies , et qu à peine nous en puissions compter
un entre mille. Ce n'est pas d'aujourd'hui que cette
décadence a commencé dans l'Eglise; mais pour peu
qu'on ait de zèle , on ne peut voir sans une amère
douleur combien le mal augmente tous les jours,
çt combien la charité de ces derniers siècles se
refroidit d'un temps à l'autre.
Reste donc de conclure, que la foi de la plus
grande partie des chrétiens se réduit toute à un
simple acquiescement de l'esprit, sans effets , sans
fruits, et que c'est là le renversement le plus gé-
néral. Car quelques plaintes que forment , au sujet
de la foi, les personnes zélées, et de quelque ma-
nière que s'énoncent les prédicateurs dans leurs
discours, quand ils s'écrient qu'il n'y a plus de foi
sur la terre, et qu'elle y est abolie; quand ils s'adres-
sent à Dieu comme le Prophète , et qu'ils lui de-
mandent : Seigneur, qui est-ce qui croit à la parole
que nous annonçons, et où trouve-t-on de la foi?
quand à la vue de ce déluge de vices qui se sont
débordés de toutes parts , et qui infectent tant
d'ames ; du moins à la vue de l'extrême tiédeur et
de l'atlreuse inutilité où s'écoulent, jusqu'à la mort,
tontes nos années , ils en attribuent la cause à un
défaut absolu de foi : ces expressions, qu'une sainte
ardeur inspire, ne doivent point être prises à la
lettre ni dans toute la rigueur de leur sens. Ce se-
roit outrer la chose; et pour ne rien exagérer , il
me semble que tout ce qu'il y a de réel en tout
cela , c'est que la foi subsistant encore dans le fond,
ce n'est plus, par la dépravation et le malheur des
SANS LES ŒUVRES. 1 87
temps, qu'une racine infructueuse; et que ce sacié
germe, dont les productions autrefois éloient si mer-
veilleuses , si promptes , si abondantes , n'opère plus
ou presque plus : pourquoi? parce que ce n'est plus
qu'une foi languissante ou comme endormie ; parce
que nous ne la faisons entrer , ni dans nos délibé-
rations, ni dans nos résolutions, ni dans nos actions;
parce que , sans l'effacer de notre cœur , nous l'effa-
çons de notre souvenir, et que ses vérités, quelque
importantes et quelque touchantes qu'elles soient ,
ne nous étant jamais présentes à la pensée , elles ne
doivent faire sur nous nulle impression. D'où il ar-
rive que dans le plan de notre vie , elles ne ser-
vent ni à nous détourner du mal, ni à nous porter
au bien , quoiqu'elles nous aient été surtout révélées»
pour l'un et pour l'autre.
II. Je dis que c'est pour nous détourner du mal
et pour nous porter au bien, que nous ont été ré-
vélées les vérités de la foi. Car si Dieu nous a donné
la foi, ce n'est point seulement afin que notre foi
soit pour nous une règle de créance , mais une règle
de conduite. Avant même la création du monde,
dit l'Apôtre : Dieu nous a choisis en Jésus-Christ ,
et il nous a appelés , afin que nous fussions saints
et sans tache devant ses yeux (1). Voilà ce peuple
parfait que le divin précurseur vint d'abord, selon
la parole de Zacharie, préparer au Seigneur, et à
qui le Seigneur lui-même a voulu mettre ensuite
les derniers traits. De là ces grandes maximes et ces
(0 Ephes. î.
l38 LA FOI
principes de morale dont toute la loi évangéliqne
est composée. Notre adorable maître ne s'est pas
contenlé de les enseigner aux hommes et de nous
les expliquer , mais il a voulu , pour notre exemple,
les pratiquer. Que dis-je? il a plus fait; et pour
nous montrer combien il avoit à cœur cette pra-
tique, et combien il la jugeoil essentielle dans la
religion, avant que d'enseigner, il a commencé par
pratiquer. De là même , ces leçons si fréquentes ,
ces exhortations des apôtres, lorsqu'ils instrui-
soient les fidèles , et qu'ils les formoient au christia-
nisme. De quoi leur parloient-ils plus souvent? des
bonnes oeuvres. Que leur recommandoient-ils plus
fortement ? les bonnes oeuvres. Que leur repro-
choient-ilsplus vivement? leurs négligences et leurs
relâchemens dans les bonnes oeuvres : c'étoit - là
presque l'unique sujet de leurs épitres et de leurs
prédications. Car sans rapporter en particulier tous
les points dont ils leur enjoignoient une pratique
journalière et assidue , voilà, dans une vue générale,
ce qu'ils prétendoienlleur marquer en les conjurant
de se comporter toujours d'une manière digne de
leur vocation , de chercher en toutes choses le bon
plaisir de Dieu, d'achevsr l'ouvrage que la grâce
avoit commencé dans eux , et de faire en sorte que
rien ne manquât à leur perfection et à leur sancti-
fication , afin que rien ne manquât à leur salut éter-
nel et à leur gloire. Tels étoient les enseignemens
de ces premiers prédicateurs de la foi; pleinement
instruits des intentions du Fils de Dieu, et suivant
SANS LES ŒUVRES. l3$
ïe même esprit , ils réprouvoient une foi lâche et
nonchalante , et ne canonisoient qu'une foi vigilante,
entreprenante , édifiante.
Et certes comment l'entendons-nous, si nous nous
flattons d'obtenir la vie bienheureuse par la foi sans
les œuvres de la foi? Est-ce à la foi seule que Jésus-
Christ a promis son royaume ? Est-ce la foi seule qui
nous justifie? La foi est le fondement de la sainteté
chrétienne , et les œuvres en doivent être le com-
plément : ôtez donc les œuvres, je suis en droit de
vous dire comme l'apôtre saint Jacques : Si quelqu'un
a la foi et qu'il n'ait point les œuvres , de quoi cela
lui servira-t-il? est-ce que la foi le pourra sau~
ver (i) .p
On m'opposera la parole de saint Paul, et l'exemple
d'Abraham tiré du quinzième chapitre de la Genèse,
où il est dit qu'Abraham crut , et que sa foi lui
fut imputée à justice. 11 est vrai, Abraham et tant
d'autres ., soit patriarches , soitprophètes de l'ancienne
loi , se sont rendus par la foi recommandables auprès
de Dieu ; mais par quelle foi ? consultons le même
saint Paul , et il nous l'apprendra ; c'est au chapitre
onzième de son épître aux Hébreux , où il décrit
avec une éloquence toute divine, ce que la foi ins-
pira de plus héroïque et de plus grand à ces hommes
incomparables.
En eiïet , sans vouloir ici les nommer tous , et
sans en faire un dénombrement trop étendu , quelle
fut la foi d'Abraham ? 11 crut : mais il ne se borna
pas à croire ; ou plutôt , parce qu'il crut et qu'il crut
(i) Jac 2.
l^O LA FOI
^iïïcacement et d'une foi parfaite, ii quitta sa patrie
ainsi qu'il lui étoit ordonné, il s'éloigna de ses proches,
il offrit son fils unique , il se mit en devoir de l'im-
moler, et ne ménagea rien pour rendre hommage à
Dieu et lui témoigner son obéissance. Quelle fut la
foi de Moïse? Il crut : mais il ne se contenta pas de
croire , ou plutôt , parce qu'il crut et qu'il crut vive-
ment et d'une foi pratique, il renonça à toutes les
espérances humaines , il sacrifia dans une cour étran-
gère les litres les plus pompeux et la plus riche for-
tune, il se réduisit dans une condition humble et
dans un état de souffrances, s'estimant plus heureux
d'être affligé avec le peuple de Dieu que de goûter
les fausses douceurs du péché parmi les idolâtres.
Quelle fut la foi d'un Gédéou , d'un Jephté, d'un
David, de tant de glorieux combattans et de zélés
Israélites? Ils crurent: mais il ne s'estimèrent pas
quittes de tout en croyant, ou plniot , parce qu'ils
crurent, et qu'ils crurent bien et d'une foi courageuse,
les uns s'exposèrent à mille périls pour la cause du
Seigneur, lui soumirent les nations ennemies, et
subjuguèrent les royaumes; les autres passèrent par
les plus rudes épreuves, endurèrent pour le Dieu
de leurs pères et pour sa loi les plus rigoureux trai-
temens, et périrent par le tranchant de l'épée; d'au-
tres séparés du monde, confinés dans des déserts,
cachés dans de sombres cavernes, menèrent la vie la
plus austère , et ressentirent toutes les misères de la
pauvreté et de l'indigence : tous se regardant sur la
terre comme des étrangers , et n'ayant nulle pré-
tention , nul intérêt temporel qui les attachât, ne
SANS LES ŒUVRES. i£é
s'employèrent qu'à chercher sans cesse , el par 1rs
vœux de leur cœur , et par le mérite de leurs œuvres „
cette cité céleste que la foi leur faisoit entrevoir de
loin et où elle les appeloit. Car telle est en abrégé la
peinture que l'Apôtre nous a tracée de ces saints de
la première alliance. C'est ainsi que la foi agissoit dans
eux , ou qu'ils agissoient par la foi, persuadés qu'ils
ne pouvoient sans cela espérer l'accomplissement des
promesses qui leur avoient été faites , ni entrer en
possession de l'héritage qui leur étoit destiné.
Les saints de la loi nouvelle en ont-ils jugé autre-
ment à l'égard d'eux-mêmes? ont-ils pensé que cette
loi de grâce leur donnât un privilège particulier, et
qu'indépendamment des œuvres, la qualité de chré-
tien leur fût un titre suffisant pour être admis au rang
des élus? Si c'étoit là leur inorale, et s'ils ne comp-
toient que sur la foi, pourquoi se consumoient-ils de
veilles el de travaux ? Pourquoi s'exténuoient-iis
d'abstinences, de jeûnes, de mortifications? Pourquoi
se refusoient-ils tous les plaisirs des sens, etfaisoienl-
ils à leur corps une guerre si cruelle? Qu'étoit-il né-
cessaire qu'ils s'exerçassent continuellement en des
pratiques d'humilité, de patience, de charité? Que
leur importoit-il d'être si assidus à la prière et à l'orai-
son et d'y passer presque les journées entières et les
miils?Quenesortoient-i!sde leurs retraites? Que ne se
répandoienl-ils dans le monde? Que ne se donnoient-
ils plus de relâche et plus de repos? Mais encore
après tant d'œuvres saintes, après s'être épuisés pour
la gloire de Dieu , pour le service du prochain , pour
leur propre sanctification et leur progrès personnel;
i42 tA For
après avoir amassé d'immenses trésors , comment
ne se qualifioient-ils que de serviteurs inutiles?
comment, à les en croire, setrouvoient-ils lesmains
vides, et déploroient-ils avec autant de confusion
que d amertume de cœur leurs besoins spirituels et
leur dénûment extrême? D'où leur venoit ce trem-
blement dont ils étoient saisis au sujet de leur salut,
et au souvenir des arrêts du ciel ? Ils avoient tout
entrepris , tout exécuté , tout soutenu , et il sembloit
néanmoins qu'ils n'eussent rien fait. Ne nous en
étonnons pas: c'est qu'ils étoient convaincus de l'in-
dispensable nécessité des œuvres pour rendre leur foi
salutaire , et qu'ils craignoient de ne pas remplir sur
cela toute la mesure qui leur éioit prescrite.
Avons-nous moins à craindre qu'eux , et sommes-
nous moins exposés à cette malédiction dont le Fils
de Dieu frappa le figuier stérile ? Il s'approcha de ce
figuier , il y chercha des fruits , mais n'y voyant que
des feuilles : Que jamais , dit-il , tu ne portes de
fruit , et que personne jamais ne mange rien qui
vienne de toi (i). L'effet suivit de près 1 anathème :
le figuier dans l'instant même perdit tout son suc , et
sécha jusque dans ses racines. Ce ne fut plus qu'un
bois mort et propre à brûler. Figure terrible ! Quand
le souverain juge viendra , ou qu'il nous appellera à
lui pour décider de notre éternité, ce qu'il exami-
nera dans nous, ce qu'il y cherchera , ce ne sera pas
seulement la foi que nous aurons conservée , mais
les œuvres qui l'auront accompagnée. Ainsi nous le
déclare le grand Apôtre dans les termes les plus ex-
(i) Mutlh. 21.
SANS LES ŒUVRES. Î0
près : Nous paraîtrons tous devant le tribunal de
Jésus-Christ , afin que chacun reçoive selon le bien
qu il aura pratiqué , ou selon le mal qu il aura com-
mis (i). L'Apôtre ne dit pas précisément que nous
recevrons selon que nous aurons cru on que nous
n'aurons pas cru ; mais selon que nous aurons agi ,
ou que nous n'aurons pas agi conformément à notre
croyance.
Et n'est-ce pas aussi ce que nous voyons clairement
exprimé dans la sentence ou de salut ou de damna-
tion , que prononcera le Fils de Dieu , soit à l'avan-
tage des justes en les glorifiant , soit à la ruine des
pécheurs en les réprouvant? Que dira-t-il aux uns ?
Venez , vous qui êtes bénis de mon Père , possédez
le royaume qui cous a été préparé dès le commen-
cernent du monde : car f ai eu faim , et vous m'avez
donné à manger , et le reste. Que dira-t-il aux autres?
Retirez-vous , maudits , et allez au feu éternel ,
parce que /'ai été pressé de la faim , et que vous
n avez pas eu soin de me nourrir (2). Il n'est point
îà parlé de la foi; non pas qu'elle ne soit supposée,
et que dans le jugement qui sera porté, ou en
notre faveur ou contre nous, elle ne doive avoir toute
la part qu'elle mérite : mais enfin il n'en est point
fait mention. II n'est point dit aux prédestinés , Vous
êtes bénis de mon Père , parce que vous avez été
soumis aux vérités de mon évangile; comme il n'est
point dit aux réprouvés, Allez , maudits, au feu
éternel , parce que vous avez été incrédules : mais
il semble que tous les motifs de ce double jugement
(0 2. Cor. 1. — (2) MattL. 25.
i44 LA F0Ï
ne soient pris que de la pratique, ou de l'omission
des œuvres chrétiennes. J'ai eu soif ^ et vous m avez
donné , ou ne m avez pas donné à boire ; je n'avois
point de logement , et vous m'avez recueilli , ou ne
m'avez pas recueilli chez vous ; j'ètois malade , et
vous m avez , ou ne m'avez pas assisté (i). Tout cela
ne regarde en a pparence que les œuvres de miséri-
corde, mais comprend en général toutes les autres
qui y sont sous-entendues.
En vain donc je pourrai dire alors à Dieu : Sei-
gneur , j'étois chrétien et j'avois la foi , si je ne puis
ajouter que j'ai mis en œuvre celte foi, que j'ai pro-
fité de cette foi , que cette foi m'a servi à exciter et
à entretenir ma ferveur dans l'exercice de toutes les
vertus ; qu'avec cette foi , et par les grandes consi-
dérations que cette foi présentoit continuellement k
mon esprit , je me suis détaché du monde , j'ai com-
battu mes passions, j'ai mortifié mes sens, j'ai jeûné,
j'ai prié, j'ai fait l'aumône, je n'ai rien omis de tous
mes devoirs ; si , dis-je , ces mérites de l'action me
manquent, Dieu produisant contre moi cette foi
même que j'ai reçue sur les sacrés fonts , et que j'ai
professée , n'aura de sa part point d'autre réponse
à me faire , que celle de ce maître de l'évangile au
serviteur paresseux : Méchant serviteur , pourquoi
n'avez-vous pas employé votre talent ? pourquoi
î'avez-vous gardé inutilement dans vos mains , au lient
de le mettre à profit , afin qu'à mon retour j'en reti-
rasse quelque^intérét ?
Qu'est-ce que ce talent , sinon la foi? qu'est-ce que
(0 Matth. s5,
ce
SANS LES ŒUVRES. 1^5
ce serviteur paresseux , sinon un de ces chrétiens
oisifs et négligens, qui tiennent leur foi comme en-
sevelie , et en qui elle paroît morte? Ce serviteur pa-
resseux , quoique seulement paresseux et sans avoir
dissipé son talent , fut traité de méchant serviteur ,
et par cette raison seule , il fut condamné et rejeté
du maître; et ce chrétien négligent et oisif, quoique
seulement oisif et négligent , sans s'être écarté de la
foi , sera traité de mauvais chrétien , et par ce titre
seul , Dieu le jugera coupable et le renoncera. Cou-
pable , parce que la foi dans les vérités qu'elle nous
révèle, lui fournissant les plus puissans motifs pour
allumer tout son zèle et pour l'engager à une vie toute
sainte, il y aura été insensible et n'y aura pas fait
l'attention la plus légère. Coupable , parce que la
foi lui dictant elle-même qu'exclusivement aux
œuvres , elle n'étoit pas suffisante pour lui assurer
un droit à l'héritage céleste t il ne l'aura point écou-
tée sur un article aussi important que celui-là , et n'en
aura tenu nul compte. Coupable , parce que la foi
étant une grâce, et l'une des grâces les plus précieuses,
il en falloit user , puisque les grâces divines ne nous
sont point données à d'autre fin ; et que n'en ayant
fait aucun emploi , il ne se sera pas conformé aux;
vues de Dieu sur lui, et n'aura pas rempli ses des-
seins. Coupable , parce qu'ayant eu la foi dans le
cœur , et l'ayant même confessée de bouche , il l'aura
démentie dans la pratique ; qu'il l'aura contredite et
tenue dans une espèce de servitude ; qu'il aura ré-
sisté à ses connoissances et à ses lumières; qu'il
l'aura déshonorée , en la dépouillant de sa plus belle
TOME xiv. *o
lùfi LÀ FOI
gloire, qui est la sainteté des œuvres; qu'il l'aura
scandalisée devant les libertins, en leur faisant dire
que , pour être chrétien , on n'en est pas plus homme
de bien. Enfin coupable , par comparaison avec tout
ce qu'il y aura eu avant lui et après lui de chrétiens
fervens, appliqués, laborieux, qui n'avoient pas
pourtant une autre foi que la sienne; et même cou-
pable par comparaison avec une multitude innom-
brable d'infidèles et d'idolâtres en qui la foi eût fruc-
tifié au centuple et dont elle eût fait autant de saints ,
s'ils eussent été éclairés comme lui de l'évangile.
Voilà pourquoi Dieu le réprouvera , et lui fera
entendre cette désolante parole : Je ne vous connois
point. Non pas qu à l'égard des chrétiens il en soit tout
à fait de même qu'à l'égard du serviteur paresseux. Le
maître, en condamnant ce serviteur inutile, lui fit
enlever le talent qu'il lui avoit confié ; mais en ré-
prouvant ce lâche chrétien , Dieu lui laissera l'excel-
lent caractère dont il l'avoit honoré. Jusque dans
l'enfer , ce sera toujours un chrétien ; mais il ne le
sera plus que pour sa honte , que pour son supplice ,
que pour son désespoir. Cette glorieuse qualité de
chrétien qu'il aura si long-temps oubliée, quand il
étoit pour lui d'un souverain intérêt d'y penser , il
ne l'oubliera jamais , lorsqu'il en voudroit perdre
l'idée , et que le souvenir qu'il en conservera ne
pourra plus servir qu'à le tourmenter. Quels regrets
fera-t-elle naître dans son cœur , quand elle lui re-
mettra les prétentions qu'elle lui donnoitau royaume
de Dieu , et que par une indolence molle où il se sera
endormi, il se verra déchu de toutes ses espérances?
SANS LES ŒUVRES. J^J
A quels reproches l'exposera-t-elle de la part de tant
de gentils réprouvés comme lui , mais sans avoir été
revêtus du même caractère , ni avoir eu le même
avantage que lui ? Hé quoi ! vous êtes devenu sem-
blable à nous ! vous avez encouru le même sort ! Que
vous demandoit-on de si difficile? et comment avez-
vous perdu un bien dont votre foi vous découvroit
le prix inestimable , et que vous pouviez acquérir à
si peu de frais ?
III. Que peuvent dire à cela ces honnêtes gens
du siècle , qui passent pour chrétiens , et qui le sont
en efï'et, mais dont la foi, toute renfermée au-de-
dans , ne se produit presque jamais au-dehors
par aucun acte de christianisme, ni aucune des œu-
vres les plus ordinaires de la religion ? Car voilà où
la foi en est réduite , même parmi ceux qui , dans
le monde, ont une réputation mieux établie , et font
voir dans leur conduite plus de régularité et plus
de probité. Telle est la vie de tant de femmes, en
qui je conviens qu'il n'y a rien à reprendre par rap-
port à la sagesse et à l'honneur de leur sexe. Telle
est la vie de tant d'hommes , qui, dans l'estime pu-
blique , sont réputés hommes d'ordre et de raison ,
droits, intègres , ennemis du vice, et ne se portant
à nul excès. Je veux bien là-dessus leur rendre toute
la justice qu'ils méritent ; je ne formerai point contre
eux des accusations fausses et mal fondées; je ne leur
imputerai ni libertinage, ni débauche, ni passions
honteuses, ni commerces défendus, ni colères, ni
emportemens, ni fraudes, ni usurpations , ni con-
cussions. Que sur tous ces sujets et sur d'autres ils
10.
ï-48 LA roi
soient hors d'atteinte , j'y consens ; mais je ne les
liens pas dès-lors assurés de leur salut. Si d'une part
j'ai de quoi espérer pour eux, je ne vois d'ailleurs
que trop à craindre , et en voici la raison : car ne
nous laissons point abuser d'une erreur d'autant plus
dangereuse, qu'elle est plus apparente et plus spé-
cieuse ; et ne pensons point que tout le mérite abso-
lument requis pour le salut, consiste à éviter certains
péchés. Dieu dans sa loi ne nous a pas dit seulement :
Abstenez-vous de ceci ou de cela , mais il nous a
dit de plus , faites ceci et faites cela. Le père de fa-
mille ne reprit d'aucune action mauvaise ces ouvriers
qu il trouva dans la place publique; mais il les blâma
de perdre leur temps, et de demeurer là sans occu-
pation. Allez , leur dit-il, dans ma vigne (i), et
travaillez-y: car sans travail vous ne gagnerez rien,
et vous ne devez être récompensés que selon la me-
sure de votre ouvrage. Tellement que nous ne serons
pas moins responsables à Dieu du bien que nous au-
rons omis , que du mal que nous aurons commis.
Or, qu'on me dise quel bien pratiquent la plupart
des chrétiens, et même de ces chrétiens que je re-
connois volontiers pour gens d'honneur , et à qui
j'accorde sans peine la louange qui leur appartient.
Ils sont de bonnes mœurs, ils s'en félicitent , ils en
font gloire ; mais ces bonnes mœurs , à quoi vont-
elles , et où se réduisent-elles? Sont -ce des gens
pieux et religieux , qui s'adonnent , autant que leur
état leur permet , à la prière , qui assistent aux of-
fices divins , qui se rendent assidus au sacrifice de
(i) Matth. 20.
SANS LES ŒUVRES. ï^9
nos autels , qui fréquentent les sacremens , qui se
nourrissent de saintes lectures, qui écoutent la pa-
role de Dieu , qui chaque jour se rendent compte à
eux-mêmes de la disposition de leur conscience , et
qui après certaines distractions indispensables et
certaines affaires où leur condition les engage , aient
leur temps marqué pour se recueillir et pour vaquer
au soin de leur ame ? Sont-ce des gens charitables,
qui par un esprit de religion s'intéressent aux mi-
sères et aux besoins d'autrui , et soient même pour
cela disposés à relâcher tout ce qu'ils peuvent de
leurs intérêts propres ; qui suivant la maxime de
l'Apôtre , pleurent avec ceux qui pleurent , et sans
se piquer d'une maligne jalousie , se réjouissent avec
ceux qui ont sujet de se réjouir (i) ; qui selon leurs
facultés contribuent au soulagement des pauvres et
à la consolation des affligés , s'appliquent à les con-
naître , se faisant instruire de ce qu'ils sourirent et
de ce qui leur manque , les visitant eux - mêmes
autant qu'il convient , et ne dédaignant pas dans les
rencontres de leur porter les secours nécessaires ;
qui , dans toutes leurs paroles et dans toutes leurs
manières d'agir , prennent soigneusement garde à
n'offenser personne , et du reste ne pensent aux
injures qu'on leur fait que pour les pardonner : doux ,
humbles , patiens , affables à tout le monde , et ne
cherchant à l'égard de tout le monde , que les sujets
de faire plaisir et d'obliger ? Sonl-ce des gens mor-
tifiés et détachés d'eux-mêmes , qui répriment leurs
désirs , qui captivent leurs sens, qui crucifient leur
(1) Rom. 12,
l5o LA FOI
chair , qui par un sentiment de pénitence et en vue
de cette abnégation évangélique , dont le Fils de
Dieu a fait le point capital et comme le fondement
de sa loi, renoncent aux commodités et aux aises de
la vie, se retranchent tout superflu, et se bornent
précisément au nécessaire?
Hé! que dis-je? connoissent-ils cette morale? la
comprennent-ils? en ont- ils même quelque tein-
ture? Que je la leur propose, et que j'entreprenne
de les y assujettir , ils me prendront pour un homme
outré , pour un zélé indiscret , pour un homme sau-
vage venu du désert. C'est néanmoins la morale de
Jésus-Christ, et c'est à cette morale que le salut est
promis. Il n'est point promis à une vie douce et toute
humaine, quelque innocente au dehors qu'elle pa-
roisse. Je consulte l'évangile, et voici ce que je lis:
Entrez par la porte étroite,faites effort. Le royaume
de Dieu ne s'emporte que par violence ; il n'y a que
ceux qui emploient la force qui le ravissent. Mar-
chez , c'esi-à-dire , agissez, tandis que le jour cous
éclaire. V arbre qui ne produit point de bons fruits ,
sera coupé et jeté au feu. Enfin , celui qui ne porte
pas sa croix , et ne la porte pas tous les jours , ne
peut être mon disciple ni digne de moi : tout cela
est court , précis , décisif. C'est Jésus - Christ qui
parle, et qui nous donne des règles infaillibles pour
juger si nous serons sauvés ou réprouvés. Toute vie
conforme à ces principes, est une vie de salut ; mais
toute vie aussi qui leur est opposée , doit être une
vie de réprobation.
Et qu'on ne me demande point en quoi cette vie
SANS LES ŒUVRES. i5i
est criminelle , et pourquoi , sans être une vie licen-
cieuse et vicieuse , c'est toutefois une vie réprouve'e
de Dieu. Je ne m'engagerai point ici dans un long
détail , ni en des questions subtiles et abstraites : je
n'ai en général autre chose à répondre , sinon que
cette vie dont on fait consister la prétendue inno-
cence à s'abstenir de certains excès et de certains
désordres scandaleux , n'a point précisément par là
les caractères de prédestination marqués dans les
textes incontestables et irréprochables que je viens
de rapporter. Vivre de la sorte , ce n'est certaine-
ment point entrer par la porte étroite, ni tenir un
chemin rude et difficile. Ce n'est point avoir de
grands efforts à faire pour gagner le ciel , ni user de
grandes violences. Ce n'est point profiter du temps
que Dieu nous donne , ni faire de nos années un
emploi tel que Dieu le veut pour notre avancement
dans ses voies et notre perfection. Ce n'est point être
de ces bons arbres qui s'enrichissent de fruits , et
remplissent par leur fertilité les espérances du maître.
En un mot, ce n'est point vivre selon l'évangile,
puisque ce n'est ni se renoncer soi-même, ni porter
sa croix , ni suivre Jésus-Christ. Or , quiconque ne
vit pas selon l'évangile , ne peut arriver au terme
où l'évangile nous appelle ; et je conclus sans hé-
siter , qu il est hors de la route , qu'il s'égare, qu'il
se damne. Ce raisonnement me suffit, et je n'en dis
pas davantage. Malgré toutes les justifications qu'on
peut imaginer , je ne me départirai jamais de ce prin-
cipe fondamental et inébranlable. Si tant de chré-
tiens du siècle et de chrétiennes n'en sont point
l52 LES ŒUVRES
troublés , leur fausse confiance ne m'empêche point
de trembler pour eux et de trembler pour moi-même.
Qu'ils raisonnent comme il leur plaira : s'ils n'ouvrent
pas les yeux , et qu'ils s'obstinent à ne vouloir pas
reconnoître la fatale illusion qui les séduit , j'aurai
piné de leur aveuglement; mais je ne cesserai point
de prier en même temps le Seigneur qu'il me garde
bien d'y tomber.
Les Œuvres sans la Foi , œuvres infructueuses et
sans mérite pour la vie éternelle.
L'apôtre saint Jacques a dit : Faites-moi voir vos
œuvres , et je jugerai par là de votre foi ; mais sans
blesser le respect dû à la parole du saint apôtre, ne
pourroit - on pas en quelque manière renverser la
proposition , et dire aussi : Faites - moi voir votre
foi , et je jugerai par là de vos œuvres ; c'est-à-dire ,
que je connoîtrai, par le caractère de votre foi, si
les œuvres que vous pratiquez sont véritablement de
bonnes œuvres , si ce sont des œuvres chrétiennes,
des œuvres saintes devant Dieu , des œuvres que
vous puissiez présenter à Dieu , et qui vous tiennent
lieu de mérites auprès de Dieu.
Car il ne faut point considérer nos œuvres préci-
sément en elles - mêmes , pour savoir si elles sont
bonnes ou mauvaises , si elles sont utiles ou infruc-
tueuses , si Dieu les accepte , ou s'il les méprise et
les rejette ; mais pour faire cette distinction , on eu
doit examiner le principe. Or , le principe de toutes
bonnes œuvres , de toutes œuvres méritoires et rece-
SANS LA FOI. l53
vables au tribunal de Dieu , c'est la foi , puisque la
foi , selon l'expresse décision du concile de Trente ,
est la racine de toute justice : d'où il s'ensuit que
cette racine étant altérée et gâtée , les fruits qu'elle
produit doivent s'en ressentir , et que ce ne peuvent
être de bons fruits.
Gardons-nous toutefois de donner dans une erreur
condamnée par l'Eglise, et en eiFet très - condam-
nable , qui est de traiter de péché tout ce qui ne
vient pas de la foi. Ce seroit outrer la matière et
s'engager dans des conséquences hors de raison.
Non-seulement les œuvres des infidèles n'ont pas
toutes été des péchés , mais plusieurs ont été de
vrais actes de vertu , et ont mérité même de la part
de Dieu quelque récompense. Leurs vertus n'étoient
que des vertus morales ; mais après tout , c'étaient
des vertus. Dieu ne les récompensoit que par des
grâces temporelles ; mais enfin ces grâces tempo-
relles étoient des récompenses , et Dieu ne récom-
pense point le péché. Leurs œuvres pouvoient donc
être moralement bonnes sans la foi ; mais elles ne
Fétoient ni ne pouvoient l'être de cette bonté sur-
naturelle qui nous rend héritiers du royaume de
Dieu et cohéritiers de Jésus-Christ. Or , c'est de ce
genre de mérite que je parle , quand je dis que sans
la foi il n'y a point de bonnes œuvres.
Ainsi , comme les œuvres sont d'une part les
preuves les plus sensibles de la foi , de même est-il
vrai d'autre part que c'est la foi qui fait le discer-
nement des œuvres : tellement que toutes bonnes
qu'elles peuvent être de leur fond et devant les
l54 LES ŒUVRES
hommes, elles ne le sont auprès de Dieu et par
rapport à la vie éternelle qu'il nous a promise ,
qu'autant qu'elles procèdent d'une foi pure , simple
et entière. Car selon le témoignage de l'Apôtre , il
n'est pas possible de plaire à Dieu sans la foi ; et la
disposition nécessaire pour approcher de Dieu , est ,
avant toutes choses , de croire qu'il y a un Dieu ,
et de se soumettre à tout ce qu'il nous a révélé ou par
lui-même , ou par son Eglise.
De là il est aisé de juger si c'est toujours raison-
ner juste que de dire : Ces gens - là sont gens de
bonnes œuvres, réglés dans leurs mœurs , irrépro-
chables dans leur conduite , de la morale la plus
sévère , n'ayant autre chose dans la bouche , et ne
prêchant autre chose : par conséquent , ce sont des
hommes de Dieu , ce sont des gens parfaits selon
Dieu. Tout cela est beau , ou plutôt tout cela est
spécieux et apparent ; mais après tout , les héré-
tiques ont été tout cela , ou ont affecté de le pa-
roître : témoin un Arius , témoin un Pelage et tant
d'autres. On relevoit leur sainteté , on canonisoit
leurs actions , on les proposoit comme de grands
modèles ; mais avec tout cela , ce n'étoient certai-
nement pas des hommes de Dieu , parce qu'avec
tout cela c étoient des gens révoltés contre l'Eglise,
attachés à leur sens, entêtés de leurs opinions; en
un mot , des gens corrompus dans leur foi.
On a néanmoins de la peine à se persuader que
des hommes qui vivent bien ne pensent pas bien ,
et qu'étant si réguliers dans toute leur manière
d'agir , ils s'égarent dans leur créance ; mais voilà
SANS LA FOI. l55
justement un des pièges les plus ordinaires et les
plus dangereux dont les hérésiarques et leurs fauteurs
se soient servis, pour inspirer le venin de leurs hé-
résies et pour s'attirer des sectateurs. Piège que saint
Bernard , sans remonter plus haut , nous a si natu-
rellement et si vivement représenté dans la personne
de quelques hérétiques de son temps. Que disoit-il
d'Abailard ? C'est un homme tout ambigu y et dont
la vie est une contradiction perpétuelle. Au-dehors
c'est un Jean-Baptiste, mais au-dedans c'est un
Hêrode (i). Que disoit-il d'Arnaud de Bresse ? Plût
à Dieu que sa doctrine fût aussi saine que sa vie
est austère ! Il ne mange ni ne boit , et il est de
ces gens que l'Apôtre nous a marqués , lesquels ont
tout l'extérieur de la piété , mais qui ri' en ont pas
le fond ni les sentimens (2). Ses paroles , ajoutoit
le même saint docteur en parlant du même Arnaud ,
ses paroles coulent comme l'huile , et en ont , ce
semble , ï onction ; mais ce sont des traits empoi-
sonnés : car ce qu'il prétend par des discours si
polis et de si belles apparences de vertu ; c'est de
s'insinuer dans les esprits et de les gagner à son
parti. Que disoit-il de Henri , écrivant à un homme
de qualité ? Ne vous étonnez pas qu'il vous ait sur-
pris. C'est un serpent adroit et subtil. A le voir ,
il ne paroit rien en lui que et édifiant ; mais ce n'est
là qu'une vaine montre , et dans l'intérieur il n'y
a point de religion (3).
Ces exemples suffisent pour nous faire com-
(1) Bcrn. epist. ad Magistrum. — (2) Idem epist. ad Episcopuni
constantiensem. — (3) Idem epist. ad HUdefonsum.
l56 LES ŒUVRES
prendre combien on doit peu compter sur certaines
œuvres d'éclat et sur certaine réputation de sainteté,
qui souvent ne sont que des signes équivoques, et
d'où l'on ne peut conclure avec assurance qu'un
homme marche dans la voie droite , ni que ce
soit un bon guide en matière de foi. Aussi est-ce
encore l'avis que donnoit saint Bernard au peuple
de Toulouse. G'étoit un temps de ténèbres, où 1 hé-
résie cherchoit à se répandre ; mais pour les pré-
server d'une peste si contagieuse, il leur enjoignoit
de ne pas recevoir indifféremment toute sorte de
prédicateurs, et de n'en admettre chez eux aucun
qu'ils ne connussent. Car ne vous y fiez pas : Ne
vous en tenez précisément , ni à ce qu'ils vous diront ,
ni au zèle quils vous témoigneront , ni à la haute
perfection de la morale quils vous prêcheront. Ils
vous tiendront un langage tout divin , et ils vous
parleront comme des anges venus du ciel : mais de
même qu'on mêle secrètement le poison dans les
plus douces liqueurs , avec les expressions les plus
chrétiennes 9 ils feront couler leurs nouveautés , et
ils vous les présenteront sous des termes enveloppés
et pleins d'artifice. Faux prophètes ^loupsravissans
déguisés en brebis (i).
Cependant les simples se laissent surprendre. Ils
voient des hommes, quant ù l'extérieur, recueillis ,
modestes , zélés , laborieux , charitables , fidèles à
leurs devoirs , et rigides observateurs de la discipline
la plus étroite. Cette régularité les charme , et ils se
feroient scrupule d'entrer là-dessus en quelque dé-
(i) Boni, epist- ad TolosuiiQS'
SANS LA FOI. iSj
fiance , et de former le moindre soupçon désavan-
tageux. On a beau leur dire que ce n'e^t pas là l'es-
sentiel ; que c'est la fui qui en doit décider; que si
la foi manque, ou qu'elle ne soit pas telle qu'elle
doit être, tout le reste n'est rien ; ils prennent ce
qu'on leur dit pour des calomnies , pour des jalou-
sies de parti , pour des préventions et de faux juge-
mens. Ainsi le Sauveur du monde s'élevoit contre
les pharisiens et démasquoit leur hypocrisie ; mais
en vain : le peuple touché de leur air pénitent et
dévot , de leurs longues prières , de leurs absti-
nences , de leur exactitude aux plus légères prati-
ques de la loi, s'attachoit à eux , les admiroit, les
révéroit , les ccmbloit d'éloges , et malgré tous les
avertissemens du Fils de Dieu , ne vouloit point
d'autres maîtres ni d'autres conducteurs.
Mais après tout, celte vie exemplaire ne fait-elle
pas honneur à la religion , et ce zèle des bonnes œu-
vres n'est-il pas utile à l'Eglise ? A cela , je fais une
réponse qui paroî'ra d'abord avoir quelque chose de
paradoxe , mais dont on reconnoitra bientôt la soli-
dité et l'incontestable vérité , pour peu qu'on entende
ma pensée. Car je soutiens qu'il y a des personnes ,
et en assez grand nombre , qui dans un sens feroient
beaucoup moins de mal à la religion , et s'en feroient
beaucoup moins à eux-mêmes, par une vie licen-
cieuse et scandaleuse , que par leur sainteté pré-
tendue et par l'éclat de leur zèle. Beaucoup moins
de mal à la religion : pourquoi ? parce que dès qu'on
les verroit sujets à des désordres grossiers , on per-
droit en eux toute confiance , et qu'ils se trouveraient
I 58 LIS ŒUVRES
par là moins en état de séduire les esprits, et d'éta-
blir leurs dogmes erronés. Au lieu de les suivre , on
s'éloigneroit d'eux ; et le mépris où ils tomberoient
les décréditeroil absolument , et leur ôteroit toute
autorité pour appuyer le mensonge. Beaucoup moins
de mal à eux-mêmes : comment? Parce que tôt on
tard , l'horreur de leurs désordres pourroit les tou-
cher, les réveiller, leur inspirer des senlimens de
repentir et les ramener. Les exemples en sont assez
communs. De grands pécheurs ouvrent les yeux,
écoutent les remontrances qu'on leur fait , revien-
nent de leurs égaremens ; et plus même ils sont
grands pécheurs , plus il est quelquefois aisé de les
émouvoir , en leur représentant les excès où ils se
sont abandonnés , et les abîmes où la passion les a
emportés.
Mais des gens au contraire dont la vie est exempte
de certains vices, et qui d'ailleurs s'adonnent à mille
pratiques très-chrétiennes en elles-mêmes , et très-
pieuses : voilà ceux auxquels il est plus difficile de
se détromper et d'apercevoir l'illusion qui les aveugle
et qui les perd. A force de s'entendre canoniser, ils
se persuadent sans peine qu'ils sont tels en effet
qu'on les vante de tous côtés. Cette bonne idée
qu'ils conçoivent d'eux-mêmes, les entretient dans la
fausse idée dont ils se sont laissé prévenir, que sur la
doctrine ils ont les vues les plus justes, et qu'ils sont
les défenseurs de la vérité. Ils se regardent comme
les appuis de la foi , et ils croient rendre service à
Dieu, en tenant ferme contre l'Eglise même de
Dieu , contre toute autorité et toute puissance supé-
SANS LA Fei. l59
rîeure , soit laïque , soit ecclésiastique. De cette
sorte, ils s'obstinent dans un schisme dont ils sont
les principaux agens , ils y vivent en paix , et ils
meurent dans une opiniâtreté insurmontable ; d'au-
tant plus malheureux qu'il leur en coûte plus pour se
perdre, et qu'ils se damnent à plus grands frais. Ce
qui leur manque, ce ne sont pas les oeuvres, mais la
foi. Ils font tout ce qu'il faut faire pour se sanctifier,
mais n'ayant pas le fondement de toute la sainteté,
qui est la foi, je veux dire l'obéissance, la docilité,
la pureté de la foi, avec tout ce qu'ils font, ils ne
se sanctifient pas. Ils ne bâtissent que sur le sable,
ou, selon la figure de saint Paul , l'édifice qu'ils
construisent n'est qu'un édifice de paille. De sorte
qu'au jour du Seigneur ils seront de ces prophètes
dont il est parlé dans l'évangile , et qui , se présen-
tant à Dieu pour être jugés , lui diront : Seigneur ,
ri avons-nous pas prophétisé en cotre nom ? n'avons-
nous pas chassé en votre nom les démons ? ri avons-
nous pas fait des miracles ? mais à qui Dieu ré-
pondra : Je ne vous connois point ; retirez-vous de
moi , mauvais ouvriers , ouvriers d'iniquité (i).
II. H y a encore d'autres oeuvres faites sans la
foi, quoique faites avec la foi. Je m'explique. Œu-
vres faites avec la foi : car dans le fond on est chré-
tien , on est catholique, on est uni de croyance avec
l'Eglise, on ne rejette aucune de ses décisions, et
on les reçoit toutes purement et simplement. Mais
d'ailleurs , œuvres faites sans la foi , parce que la foi
n'y a point de part, que la foi n'y entre point , que
(1) Matth. 7.
160 LES ŒUVRES
ce n'est point la foi qui les inspire, qui les dirige ,
qui les anime. Tout chrétien qu'on est, on agit en
païen , je ne dis pas en païen sujet aux vices et au
dérèglement des mœurs où conduisoit de lui-même
Je paganisme ; mais je dis en honnête et sage païen.
C'est-à-dire qu'on agit, non point parla foi, ni par
des vues de religion , mais par la seule raison , mais
par une probité naturelle , mais par un respect tout
humain , mais par la coutume, l'habitude, l'éduca-
tion , mais par le tempérament , l'inclination , le
penchant.
On rend la justice, par ce qu'on est droit natu-
rellement et équitable ; on sert le prochain , parce
qu'on est naturellement officieux et bienfaisant ; on
assiste les pauvres, parce que naturellement on est
sensible aux misères d'autrui , et qu'on a le cœur
tendre et afiectueux ; on prend soin d'un ménage , et
on s'applique à bien conduire une maison , parce que
naturellement on est rangé et qu'on aime l'ordre; on
remplit toutes les fonctions de son ministère, de
son emploi, de sa charge, parce que l'honneur le
demande , parce que la repu tation y est engagée , parce
qu'on veut toujours se maintenir en crédit et sur
un certain pied; on s'occupe d'une étude , on passe
les journées et souvent même les nuits dans un travail
continuel , parce qu'on veut s'instruire et savoir ,
qu'on veut réussir et paroîlre, qu'on veut s'avancer
et parvenir : ainsi du reste , dont le détail seroit in-
fini.
Tout cela est bon en soi; mais dans le motif, tout
cela est défectueux. Il est bon de rendre à chacun
ce
SANS LA FOI. l6*L
ce qui lui est dû, de protéger l'innocence et de gar-
der en toutes choses une parfaite équité. Il est bon
de se prêter la main les uns aux autres , de se pré-
venir par des offices mutuels, et d'obliger autant
qu'on peut tout le monde. Il est bon de consoler
les affligés , de compatir à leurs peines et de les
secourir dans leurs besoins. Il est bon de veillée
sur des enfans , sur des domestiques , sur tonte
une famille , d'en administrer les biens et d en
ménager les intérêts. Il est bon, dans une dignité,
dans une magistrature, dans un négoce, de vaquer
à ses devoirs , et de s'y adonner avec une assiduité
infatigable. Que dirai-je de plus? Il est bon de cul-
tiver ses talens , de devenir habile dans sa profes-
sion, de travailler à enrichir son esprit de nouvelles
connoissances : encore une fois , il n'y a rien là que
de louable ; mais voici le défaut capital : c'est qu'il
n'y a lien là qui soit marqué du sceau de la foi, ni
par conséquent du sceau de Dieu. Or , le sceau de
Dieu, le sceau de la foi ne s'y trouvant point, ce ne
peut être, pour m'exprimer ainsi , qu'une monnoie
fausse dans l'estime de Dieu , et de nulle valeur par
rapporta l'éternité. Car on peut nous dire alors ce que
disoit le Sauveur des hommes : Qu'attendez- vous
dans le royaume du ciel, et quelle récompense mé-
ritez-vous ? Hé , les païens ne Jai soient-ils pas tout
ce que vous jaites (i) ? qu'avez- vous au-dessus
d'eux , puisque vous n'agissez point autrement
qu'eux, ni par des principes plus relevés?
En effet, il y a eu dans le paganisme, comme
(1) Matth. S.
TOME XIV. 1 1
ï6a LES ŒUVRES
parmi nous , des juges intègres , déclarés, sans ac-»
ception de personne , en faveur du bon droit, et
assez généreux pour le défendre aux dépens de leur
fortune et même au péril de leur vie. II y a en d'heu-
reux naturels, toujours disposés à faire plaisir et ne
refusant jamais leurs service?. Il y a eu des âmes
compatisssantes, qui, par un sentiment de miséri-
corde, s'attendrissoient sur toutes les calamités, ou
publiques, ou particulières , et pour y subvenir,
répandoient leurs dons avec abondance. Il y a eu
des hommes dune droiture inflexible , d'une fermeté
inébranlable , d'un désintéressement à toute épreuve ,
d'un courage que rien n'élonnoit . , d'une patience
que rien n'altéroit, d'une application que rien ne
lassoit , d'une attention et d'une vigilance à quoi
rien n'échappoit. Il 3' a eu des femmes d'une régu-
larité parfaite et d'une conduite irrépréhensible. Que
de vertus! mais quelles vertus? vertus morales , et
rien au-delà. Elles méritaient les louanges du pu-
blic, elles méritoient même de la part de Dieu,
quelques récompenses temporelles , et les obtenoient;
elles étoient bonnes pour cette vie, mois sans être
d'aucun prix pour l'autre , parce que la foi ne les véri-
fioit pas , ne les sanctifioit pas, ne les ronsacroit pas.
Telles sont les vertus d'une infinité de chrétiens,
telles sont leurs œuvres. Leur voix est la voix de
Jacob; mais leurs mains sont les mains d'Esaii :
c'est-à-dire qu ils ont la foi , mais comme s'ils ne
l'avoient point, puisque dans tomes leurs actions ils
ne font nul usage de leur foi. A considérer dans la
substance les oeuvres qu'ils pratiquent, ce sont des
SANS LA FOÎ. l63
teuvres dignesde la foiqu'ils professent ,etce seroient
des œuvres dignes de Dieu , si la foi les rapportoit à
Dieu ; mais c'est à quoi ils ne pensent en aucune
sorte. Ils consultent, ils délibèrent, ils forment des
desseins , ils prennent des résolutions , ils les exé-
cutent; dans le plan de vie où leur condition les
engage , ils se trouvent chargés d'une multitude
d'affaires , et pour y suffire ils se donnent mille mou-
vemens, mille soins , mille peines ; ils ont , selon le
cours des choses humaines et selon les conjonc-
tures , leurs contradictions, leurs traverses à es-
suyer; ils ont leurs chagrins, leurs ennuis, leurs
dégoûts , leurs adversités , leurs souffrances à porter.
Aai[»le matière , riche fonds de mérites auprès de
Dieu, si la foi , comme un bon levain , y répandoit
sa vertu : si, dis-je , toutes ces délibérations et tous
ces desseins étoient dirigés par des maximes de foi;
si toutes ces fatigues et tous ces mouvemens étoient
soutenus par des considérations divines et de foi ; si
toutesc.es souffrances et toutes ces afflictions étoient
prises, acceptées, offertes en sacrifice , et présentées
par un esprit de foi. Tout profiteroit alors pour la
vie éternelle , et rien ne seroit perdu.
Je dis rien, quelque peu de chose que ce soit:
car voilà quel est le propre et l'efficace de la foi,
quand elle opère par la charité et par une intention
pure et chrétienne. On ne peut mieux la comparer
qu'à ce grain évangélique , qui de tous les légumes
est le plus petit, mais qui, semé dans une bonne
terre, croît, s'élève, pousse des branches, se cou-
vre de feuilles et devient arbre. Partout où la foi se
lit
l64 LES ŒUVRES
communique , étant accompngnée de la grâce , el
partout où elle agit, elle y imprime un caractère de
sainteté , et attache aux moindres effets qu'elle pro-
duit un droit spécial à l'héritage céleste. Ne fut-ce
qu'un verre d'eau donné au nom de Jésus-Christ ,
c'est assez pour obtenir dans l'éternité une couronne
de gloire. Les apôtres passèrent toute une nuit à
pécher, et ils ne prirent rien : pourquoi? parce que
Jésus-Christ n'étoit pas avec eux ; mais du moment
que cet homme-Dieu parut sur le rivage, et que par
son ordre et en sa présence ils se remirent au tra-
vail , la pêche qu'ils firent fut si abondante , que
leurs filets se rompoient de toutes parts, et qu'ils
eurent beaucoup de peine à la recueillir. Image sen-
sible où nous devons également reconnoître, et
l'inutilité de toutes nos oeuvres pour le salut , si la
foi, animée de la charité et de la grâce, n'en est
pas le principe et comme le premier moteur; et
leur excellence, si ce sont les fruits d'une foi vive
et agissante , et si c'est par l'impression de la foi que
nous sommes excités à les pratiquer.
Etrange aveuglement que le nôtre, quand nous
suivons d'autres règles en agissant , el que nous nous
conduisons uniquement par la politique du siècle et
par la prudence de la chair ! Combien vois-je tous
les jours de personnes de l'un et de l'autre sexe, de
tout âge et de tout état, qui, dans les occupations
et les embarras dont ils sont sans cesse agités , ne se
donnent ni repos ni relâche; qui, du matin au soir,
obligés d'aller, de venir, de parler, d'écouter, de
répondre, de veiller à tout ce qui est de leur inté-
SANS LA FOI. l65
rêt propre on de leur devoir, mènent une vie très-
fatigante; qui dans le commerce du monde sont
exposés à des déboires très-amers , à des contre-
tenips très désagréables, à des revers très-fàcheux ,
à des coups et à des événemens capables de décon-
certer toute la fermeté de leur ame ; qui , par la dé-
licatesse de leur complexion , ou le dérangement de
leur santé, sont affligés de fréquentes maladies,
d'infirmités habituelles , souvent même de douleurs
très-aigiies ? Or en quoi ils me paroissent tous plus
à plaindre, et ce qu'il y a pour eux sans contredit
de plus déplorable, c'est que tant de pas, de courses,
de veilles, d'inquiétudes, de tourmens d'esprit;
que tant d exercices du corps très-pénibles , et quel-
quefois accablans , que tant d'accidens , d'infortunes,
de mauvais succès, de pertes , de contrariétés, de
tribulations, d'humiliations, de désolations, de foi-
blesses et de langueurs : que tout cela, dis-îe, et
mille autres choses, qui leur deviendroient salu-
taires avec le secours de la foi, ne leur soient, au
regard du salut, d'aucun profit, parce que tout
abîmés dans les sens , ils ne savent point user de leur
foi, et qu'ils ne la mettent jamais en oeuvre. Sans
rien faire plus qu'ils ne font, et sans rien souffrir
au-delà de ce qu'ils souffrent, ils ponrroient, par
îe moyen de cette foi bien épurée et bien employée,
amasser d'immenses richesses pour un autre monde
que celui-ci, et grossir chaque jour leur trésor; au
lieu que se bornant aux vues profanes d'une nature
aveugle , et aux vains raisonnemens d'une sèche
philosophie , toutes leurs années s'écoulent sans
lG6 LA FOI
fruit, et qu'à la fin de leurs jours ils n'ont rien dans
les mains dont ils puissent tirer devant Dieu quel-
que asranlage. Heureux donc le chrétien qui fait tou-
jours la sainte alliance, et des œuvres avec la foi,
et de la foi avec les œuvres !
La Foi victorieuse du monde*
Ne craignez point, disoit Jésus -Christ à ses
apôtres : fai vaincu le monde (i). II l'a en effet
■vaincu : et par où? par la foi qu'il est venu nous
enseigner, et par la sainte religion qu'il a établie
sur la terre. Aussi , écrivoit saint Jean aux pre-
miers fidèles, quelle est , mes frères, cette victoire
qui nous a fait triompher du monde ? c'est notre
foi (2). Pour bien entendre ceci, il faut, selon la
belle observation de saint Augustin , distinguer dans
le monde trois choses qui nous perdent : ses er-
reurs, ses douceurs et ses rigueurs. Les erreurs du
monde nous séduisent , ses douceurs nous cor-
rompent, et ses ligueurs ou ses persécutions nous
inspirent une crainte lâche , et nous tyrannisent
par un respect humain dont nous ne pouvons pres-
que nous défendre. Or la religion, je dis la vraie
religion, qui est la religion chrétienne, nous élève
au-dessus de tout cela, et nous eu rend victorieux.
Elle nous détrompe des erreurs du monde, elle
nous dégoûte des douceurs du monde, elle nous
fortifie contre les rigueurs du monde.
I. Le monde est rempli d'erreurs , et même d'er-
(1) Joan. 1G. — (a) 1. Joan. 5.
VICTORIEUSE DU MONDE. 1 67
reurs les plus sensibles et les plus grossières. Ce
sont mille fausses maximes dont il se fait autant de
vérités prétendues, et autant de principes incon-
testables. Quelles sont , par exemple , les maximes
de tant de mondains ambitieux, qui mettent la for-
tune à la tête de tout, et qui, se la proposant comme
leur fin , concluent qu'il y faut parvenir à quelque
prix que ce puisse être? Quelles sont les maximes
de tant de mondains intéressés, qui se font de leurs
richesses une divinité , et qui , pensant ne valoir
dans la vie qu'à proportion de ce qu'ils possèdent ,
regardent le soin d'amasser et de grossir leurs re-
venus , comme une affaire capitale à laquelle toutes
les autres doivent céder? Quelles sont les maximes
de tant de mondains abandonnés à leurs plaisirs,
qui s'imaginent n'être sur la terre que pour se di-
vertir et pour flatter leurs sens, et qui , livrés à des
passions honteuses , ne connoissent point de plus
grand bonheur que de les contenter en toutes les
manières et de vivre au gré de leurs désirs? Mais
surtout à quelles maximes la prudence humaine et
la politique n'a- 1- elle pas donné cours? Voilà les
règles de conduite que suit le monde, et où il se
croit bien fondé. Qui voudroit en appeler et les
contredire, passeroit pour un esprit foible , sans
connoissance, et, si je l'ose dire, pour un imbé-
cille qui n'est bon à rien , pour un insensé. Ce sont
néanmoins des règles , ce sont des maximes où l'on
ne voit, à les bien examiner, ni saine raison, ni
humanité , ni charité , ni honnêteté , ni probité , ni
bonne foi , ni justice, ni équilé. Or la religion nous
l68 LA FOI
détrompe de toutes ces erreurs : comment cela?
parce que raisonnant sur des principes tout opposés à
ceux dont le monde se laisse prévenir etaveugltr, elle en
tire des conséquences et des maximes toutescontraires.
Car sur quels principes sont établies tant de ma-
ximes erronées et absolument fausses dont le monde
est infatué? sur l'amour de soi-même, sur l'attache-
ment aux plaisirs , sur la cupidité , la sensualité , sur
l'intérêt, l'ambition, la politique , sur toutes les in-
clinations de la nature corrompue et toutes les pas-
sions du cœur. De telles racines, il n'est pas surpre-
nant qu'il vienne des fruits infectés et gâtés; et du
mensonge, que peut-il naître autre chose que le
mensonge ? Mais la religion a des vues bien dilïé-
renies, et appuie ses raisonnemens et ses décisions
sur des principes bien plus solides et plus révélés,
qui sont : un attachement inviolable à Dieu et à la
loi de Dieu; l'amour du prochain, et même des
ennemis, le renoncement à soi-même et au monde;
le désintéressement, la fidélité, la droiture du coeur,
la mortification des sens , la sanctiikation de son
ame et le zèle de son salut. De cette opposition de
principes suit une opposition entière de maximes et
de règles de vie. Ainsi un chrétien , c'est un homme
qui juge des choses et qui en pense tout autrement
que le monde; et voilà la première victoire que la
religion a remportée , et qu'elle remporte tous les
jours , en faisant revenir une infinité de mondains
des opinions du monde , et leur en découvrant l'illu-
sion et le danger. Le inonde se récrie contre ces vé-
rites, et les rejette comme de vaincs imaginations:
VICTORIEUSE DU MONDE. 169
mais un chrétien instruit de sa religion, s'en tient
à l'oracle de saint Paul : quil a plu à Dieu de sau-
ver les hommes par cela même qui par oit au monde
égarement et folie (1).
Je dis par cela même qui paroit égarement d'es-
prit, mais qui, bien loin de l'être , est plutôt la sou-
veraine sagesse. Car à bien examiner tous les prin-
cipes et toutes les maximes de 1 évangile , on n'y
trouvera rien que de conforme à la raison la plus
éclairée et la plus juste dans ses vues. Aussi voyons-
nous que dès que le feu de la passion commence à
s'amortir dans un homme, et qu'il est plus en état
de discerner le bien et le mal, le vrai et le faux,
parce qu'il a les yeux plus ouverts a et qu'il consi-
dère les objets d'un sens plus rassis, c'est alors que
ces maximes et ces principes évangéliques contre
lesquels il se récrioit tant, lui semblent beaucoup
mieux fondés qu'il ne vouloit se le persuader. La
foi qui se réveille dans son cœur , les lui repré-
sente dans un jour tout nouveau pour lui. Plus il
s'applique à en rechercher les motifs, à en suivre les
conséquences, à en observer les salutaires effets,
plus il y découvre de solidité et de vérité. Il est
surpris de l'aveuglement où il étoit ; du moins il
commence à se défier de ses anciens préjugés; et
la lumière dont il aperçoit les premiers rayons ,
perçant peu à peu au travers des nuages qui l'obs-
curcissoient , et se répandant avec plus de clarté,
cet homme enfin, par un changement qu'on ne peut
attribuer qu'à la vertu de la foi et de la grâce qui
(1) 1. Cor. 1.
57© LA FOI
l'accompagne , se déclare, comme saint Paul , un
des plus zélés défenseurs des vérités mêmes qu'il
altaquoit auparavant, et qu'il combattoit avec plus
d'obstination. Triomphe qui honore la religion , et
dont elle profite pour faire d'autres conquêtes et
pour convaincre les plus incrédules et les soumettre.
Ainsi l'exemple de Saul élevé dans le judaïsme et
l'un des plus ardens persécuteurs de 1 Eglise, mais
devenu , par une conversion éclatante , apôtre de
Jésus-Christ et le docteur des gentils , étoit un argu-
ment sensible contre les Juifs , et leur faisoit admirer
malgré eux l'efficace et le pouvoir de la foi chrétienne.
II. Comme le monde par ses erreurs aveugle l'es-
prit , c'est par ses douceurs qu'il gagne et qu'il per-
vertit le cœur. Dans l'un il agit par voie de séduc-
tion , et dans l'autre par voie d'attrait et de cor-
ruption. Ce que nous appelons douceurs du monde,
c'est ce que saint Jean appelle concupiscence des
yeux , concupiscence de la chair , et orgueil de la
vie; c'est-à-dire, que sous ce terme nous compre-
nons tout ce qu'il y a dans le monde qui peut
éblouir les yeux, charmer les sens, piquer la cu-
riosité , nourrir lamour-propre , rendre la vie aisée,
commode, agréable, molle et délicieuse. Voilà par
où le monde, dans tous les temps, s'est acquis un
empire si absolu sur les cœurs des hommes; voilà
par où il nous attire, ou plu lot par où il nous en-
chante et nous entraine. Ce n'est pas que souvent
on ne connoisse la bagatelle et le néant de tout
cela : on en est détrompé selon les vues de l'esprit ;
mais par une espèce d'ensorcellement , tout dé-
VICTORIEUSE DU MONDE. 171
trompé qu'on est de ces fausses douceurs du monde,
on y trouve toujours un certain goût dont on a
toutes les peines imaginables à se déprendre. En
vain la raison veut-elle venir au secours : nous avons
beau raisonner et faire les plus belles réflexions,
toutes nos réflexions et tous nos raisonnemens n'em-
pêchent pas que ce goût ne se fasse sentir , et qu'il
ne nous emporte par une espèce de violence.
Il n'y a que la religion à qui il soit réservé de le
bannir de notre cœur , ou de l'y étouffer. Comment
cela? 1. par l'esprit de pénitence qu'elle nous ins-
pire. Car elle nous fait souvenir sans cesse que nous
sommes pécheurs , et cette vue fréquente de nos
péchés, et des justes châtimens qui leur sont dus,
nous remplit d'une sainte haine de nous-mêmes, et
nous donne ainsi du dégoût pour tout ce qui flatte
notre sensualité , comme étant peu convenable à
des pénitens. 2. Par l'estime des biens éternels , où
elle nous fait porter toutes nos prétentions et tous
nos désirs. Le cœur occupé de la haute idée que nous
concevons de cette béatitude qui nous est promise ,
se dégage peu à peu de tous les objets mortels , et
devient comme insensible à tout ce que le monde
peut lui offrir de plus attrayant. Que tout ce que je
vois sur la terre , me parolt méprisable et insipide ,
s'écrioit un grand saint , quand je levé les yeux au
ciel (1) / Bien d'autres avant lui 1 avoient pensé de
même , et bien d'autres l'ont pensé après lui. 6. Par
les consolations divines que l'esprit de religion ré-
pand dans les âmes vraiment chréiiennes. Consola-
(i) S. Ignat.
172 .LA FOI
lions cachées aux mondains , parce que l'homme
sensuel, dit le grand Apôtre, ne peut comprendre
ce qui est de Dieu. Consolations spirituelles d'autant
plus relevées au-dessus de tous les plaisirs des sens ,
que l'esprit est pins noble que le corps. Consolations
si douces et si abondantes que le coeur en est quel-
quefois comme inondé et enivré. A peine les saints
les pouvoient-ils soutenir, tant ils en étoient com-
blés et transportés. Saint François Xavier s'ecrioit en
s'adressant à Dieu : C'est assez , Seigneur , c'est
assez. Sainte Thérèse tenoit le même langage , et de-
mandoit que Dieu interrompît pour quelque temps le
cours de ces douceurs célestes dont elle étoit toute
pénétrée. D'autres en tomboient dans des extases et
des défaillances où ils demeuroient les heures en-
tières , et qui les ravissoient hors d'eux-mêmes. Le
monde en jugera tout ce qu'il lui plaira. Ce qui est
de certain , c'est qu'avec tous ses agrémens et tous
ses charmes , il n'a rien de comparable à ces saintes
délices et à ces joies secrètes que la religion nous fait
goûter. Une ame qui les a une fois ressenties , ne
sent plus rien de tout le reste.
C'est la merveille qu'on a vue dans tous les temps,
et dont nous sommes encore témoins. On a vu une
multitude innombrable de personnes de tout sexe,
de tout âge , de tout état, renoncer aux plaisirs du
monde les plus engageant et les plus touchans.
C'étoient de jeunes vierges à qui le monde présen-
toit dans un long cours d'années la fortune la plus
riante. C'étoient des ricins du siècle, des hommes
opulens, des grands qui dans leur grandeur et leur
VICTORIEUSE DU MONDE. 17^
opulence, jouissoient ou pouvoient jouir de toutes
les aises de la vie. Mais par quel prodige ont-ils
méprisé tout cela, ont-ils quitté tout cela, se sont-
ils volontairement dépouillés de tout cela? A ces
richesses dont le monde est si avide , et où il fait
presque consister tout son bonheur parce qu'il y
trouve de quoi satisfaire toutes ses convoitises , ils
ont préféré une pauvreté qui leur accordoit à peine
le nécessaire , ou pour la nourriture , ou pour le
vêtement , ou pour la demeure. A cet éclat et à ces
honneurs dont le monde est si jaloux , et dont il
cherche à repaître si agréablement son orgueil , ils
ont préféré l'obscurité de la retraite , si opposée à
l'ambition naturelle , et se sont condamnés à vivre
inconnus et dans l'oubli. A toutes les délicatesses et
toutes les commodités du monde, ils ont préféré la
pénitence du cloître et les plus dures pratiques de
la mortification religieuse : aussi ennemis d'eux-mê-
mes et de leur chair , qu'on en est communément
esclave et idolâtre. Qui leur a inspiré ce renonce-
ment ,ce détachement , et qui les a soutenus dans
un genre de vie si contraire au penchant de la nature
et à l'esprit du monde ? c'est la foi dont ils étoient
remplis et dont ils suivoient les divines impressions.
En vain le monde étaloil-il devant eux ses pompes
les plus brillantes , et eu vain pour les attirer leur
faisoit-il voir une carrière semée de fleurs: la foi
dissipoit tous ces prestiges , et rien ne les touchoit
que le grand sentiment de l'Apôtre : Pour moi, Dieu
me garde de me glorifier jamais en aucune autre
.chose , que dans la croix de notre Seigneur Jésus-
174 Ï«A FOI
Christ , /wr <jr«/ A? monde m est crucifié et je suis
crucifié au monde (i).
III. Outre ses erreurs et ses douceurs , le monde
a encore ses rigueurs. Ce sont ces persécutions qu'il
suscite à la vertu , et où elle a besoin d'une force
supérieure. Car l'Apôtre a bien eu raison de dire ,
que ceux qui veulent vivre saintement selon Jésus-
Christ doivent s'attendre à de rudes combats. On
a des railleries à essuyer , et mille respects humains
à surmonter. On refroidit un ami et on l'indispose,
en refusant d'entrer dans ses intrigues, et de s'en-
gager dans ses entreprises criminelles. On devient un
objet de contradiction pour toute une famille , pour
toute une société, pour tout un pays, parce qu'on
veut y établir la règle, y maintenir l'ordre , y ren-
dre la justice. Ainsi de tant d'autres sujets. Voilà ce
qui fait un des plus grands dangers du monde, et
ce qui cause dans la vie humaine tant de désordres.
Car il est difficile de tenir ferme en de pareilles ren-
contres , et nous voyons aussi qu'on y succombe
tous les jours et presque malgré soi. Un homme gé-
mit de l'esclavage où il est ; et un fonds d'équité ,
de droiture , de conscience qu'il a dans l'ame , lui
fait désirer cent fois de secouer le joug et de s'af-
franchir d'une telle tyrannie ; mais le courage lui
manque , et quand il en faut venii à l'exécution ,
toutes ses résolutions l'abandonnent. Or qui peut le
déterminer, l'affermir , le mettre à toute épreuve ?
c'est la religion. Avec les armes de la foi, il pare ;\
tous les coups , il résiste à toutes les attaques , il
(i) Galat. 6.
VICTORIEUSE DU MONDE. 1^5
est invincible. Il n'y a ni amitié qu'il ne rompe , ni
société dont il ne s'éloigne, ni menaces qu il ne
méprise, ni espérances , ni intérêts , ni avantages
qu'il ne sacrifie à Dieu et à son devoir.
Telles sont, dis-je, les dispositions d'un homme
animé de l'esprit du christianisme et soutenu de la foi
qu'il professe. G'estainsiqu'il pense, et c'eslainsi qu'il
agit. La raison est, qu'étant chrétien, il ne reconnoît
point, à proprement parler , d'autre maître que Dieu;
ou que , reconnoissant d'autres puissances, il ne les
regarde que comme des puissances subordonnées au
Tout-puissant, lequel doit être mis au-dessus de tout
sans exception. Ce sentiment sans doute est généreux ,
mais il ne faut pas se persuader que ce soit un pur
sentiment , ni une spéculation sans conséquence et
sans effet. Il n'y a rien là à quoi la pratique n'ait
répondu , et dont elle n'ait confirmé mille fois la
vérité. Combien de discours et de jugemens , com-
bien de mépris et d'outrages ont essuyés tant de
vrais serviteurs et de vraies servantes de Dieu , plutôt
que de se départir de la vie régulière qu ils avoient
embrassée , et des saintes observances qu'ils s'y étoient
prescrites? Combien d'efforts, de reproches, d'op-
positions, ont surmontés de tendres enfans , et avec
quelle constance ont-ils résisté à des pères et à des
mères qui leur tendoient les bras pour les retenir
dans le monde, et les détourner de l'état religieux £
A combien de disgrâces , de haines, d'animosités ,
de revers , se sont exposés, ou de f-ages vierges
qu'on n'a pu gagner par les plus pressantes sollici-
cilations f ou des juges intègres qu'on n'a pu résou-
176 LA FOI
dre par les plus fortes instances à vendre le bon
droit, ou de vertueux officiers , des subalternes,
des domestiques que nulle autorité n'a pu corrom-
pre , ni retirer des voies d'une exacte probité ? Quels
tourmens ont endurés des millions de martyrs ? Rien
ne les a étonnés : ni les arrêts des magistrats , ni la
fureur des tyrans , ni la rage des bourreaux , ni l'obs-
curité des prisons , ni les roues , ni les chevalets , ni
le fer , ni le feu. Que l'antiquité nous vante ses héros ;
jamais ces héros que le paganisme a tant exaltés , et
dont il a consacré la mémoire , firent-ils voir une telle
force? Or , d'où venoit-elle? d'où venoit, dis-je, à
ces glorieux soldats de Jésus-Christ cette fermeté
inébranlable, si ce n'est de la religion, qu'ils portoient
vivement empreinte dans le cœur ? Elle les accompa-
gnoil partout: partout elle leur servoit de bouclier et
de sauve-garde : miracle dont les ennemis même de la
foi chrétienne etsespersécuteursétoient frappés. Mais
nous, de tout ceci, que devons-nous conclure à notre
confusion? la conséquence , hélas! n'est que trop
évidente, et que trop aisée à tirer. C'est qu'étant
si préoccupés des erreurs du monde , si épris des
douceurs du monde , si timides et si foibles contre
les respects et les considérations du monde, il faut,
ou que nous ayons bien peu de foi , ou que notre
foi même soit tout à fait morte.
Car le moyen d allier ensemble dans un même sujet
deux choses aussi peu compatibles entre elles, que
le sont une foi vive qui nous détrompe de toutes les
erreurs du monde , et cependant ces mêmes er-
reurs, tellement imprimées dans nos esprits qu'elles
deviennent
VICTORIEUSE DU MONDE. Ï77
deviennent la règle de tous nos jngemenset de toute
notre conduite ? Gomment , avec une foi qui , dans
sa morale , ne tend qu'au crucifiement de la chair
et à l'abnégation de soi-même , accorder une recher-
che perpétuelle des douceurs du monde , de ses
fausses joies , et de ses voluptés même les plus cri-
minelles ? Enfin , par quel assemblage une foi qui
nous apprend à tenir ferme pour la cause de Dieu ,
contre tous les raisonnemens du monde , contre
tous ses mépris et tous ses efforts, peut-elle con-
venir avec une crainte pusillanime qui cède à la
moindre parole . et qui asservit la conscience à de
vains égards et à des intérêts tout profanes ? Sont-ce
là ces victoires que la foi a remportées avec tant
d'éclat dans les premiers siècles de l'Eglise ? a-t-elle
changé dans la suite des temps ; et si elle est tou-
jours la même , 'pourquoi n'opère-t-elle pas les mê-
mes miracles ? Car au lieu que la foi étoit alors vic-
torieuse du monde , il n'est maintenant que trop
ordinaire au monde de l'emporter sur la foi , d'im-
poser silence à la foi , de triompher de la foi. Nous
n'en pouvons imaginer d'autre cause , sinon que la
foi s'est affoiblie à mesure que l'iniquité s'est forti-
fiée ; et parce que l'iniquité jamais ne fut plus abon-
dante qu'elle l'est, ni plus dominante, de là vient
aussi que la foi jamais ne fut plus languissante , ni
moins agissante. Encore , combien y en a-t-il chez
qui elle est absolument éteinte ! et doit-on s'étonner
après cela, que cette foi qui produisoit autrefois de
si beaux fruits de sainteté , soit si stérile parmi nous ?
Prions le Seigneur qu'il la ranime, qu'il la ressus-»
TOME xiy. 13
178 l'incrédule
cite, et qu'il lui fasse reprendre dans nous sa pre-
mière vertu. Travaillons nous-mêmes à la réveiller
par de fréquentes et de solides réflexions. Confon-
dons-nous de toutes nos foiblesses, et reprochons-
nous amèrement devant Dieu l'ascendant que nous
avons laissé prendre sur nous au monde , lorsqu'avec
une étincelle de foi nous pouvions résister à ses
plus violens assauts , et repousser tous ses traits. Le
Fils de Dieu rendant raison à ses disciples pourquoi
ils navoient pu chasser un démon , ni guérir un en-
fant qui en étoit possédé , leur disoit : C'est à cause
de votre incrédulité (i); puis, usant dune compa-
raison assez singulière : Si votre foi , ajoutoit le'même
Sauveur , égalait seulement un grain de sénevé ,
quelque petite quelle fût, elle vous suffirait pour
transporter les montagnes d'un lieu à un autre , et
tout vous deviendrait possible. Que seroit-ce donc ,
si nous avions une foi parfaite, et de quoi ne vien-
droil-on pas à bout ?
L'Incrédule convaincu par lui-même.
L'impie ne peut se résoudre à croire les vérités
de l'évangile, tant elles lui semblent choquer le bon
sens et la raison, il les rejette avec le dernier mé-
pris , et ne craint point de les traiter d'inventions
humaines et de pures imaginations : car son impiété
va jusque-là , et s'il garde au-dehors certaines me-
sures, et que dans les compagnies il n'ose pas s'ex-
pliquer si ouvertement ni en des termes si forts, il
(1) Matth. 17.
CONVAINCU PAU LUI-MÊME. 179
sait bien dans les entretiens particuliers se dédom-
mager de son silence ; et l'on n'est pas assez peu
instruit pour ignorer quels sont ses discours devant
d'autres libertins comme lui, dont la présence l'ex-
cite , bien loin de l'arrêter. A l'entendre, toute la
religion n'est que chimère ; et tout ce qu'elle nous
révèle ne sont que des visions. Il y trouve , à ce
qu'il prétend , des difficultés invincibles , des con-
tradictions évidentes , des impossibilités absolues.
En un mot, dit-il d'un ton décisif, tous ces mys-
tères sont incroyables. Il le dit , mais en le disant ,
il ne remarque pas, cet esprit rare, que par- là il
fournit des armes contre lui-même , et que de là il
doit tirer pour sa conviction propre un argument
personnel et des plus sensibles. Plus nos mystères
lui semblent hors de toute croyance, plus il doit
concevoir quel étonnant prodige ça été dans le
monde , que des mystères , selon lui si incroyables ,
aient été crus néanmoins si universellement et qu'ils
le soient encore.
Ceci ne suffit pas; mais pour mieux convaincre
l'impie par ses sentimens mêmes, et pour lui faire
mieux sentir l'avantage qu'il me donne et l'embarras
où il s'engage lorsqu'il parle si indignement des plus
saints mystères de notre foi , comme s'ils étoient
opposés à toute la lumière naturelle, je veux rai-
sonner quelque temps avec lui , et entrer dans le
détail de certaines circonstances qui serviront à for-
tifier la preuve qu'il me présente pour le combattre.
Car encore une fois je ne veux le combattre que
par lui-même; et peut-être apprendra-t-il à devenir
12.
i8o l'incrédule
plus réservé dans ses paroles, et à en craindre,
plus qu'il ne fait, les conséquences.
Je lui permets donc d'abord de former sur les
mystères de la religion , toutes les difficultés qu'il
lui plaira, et de les grossir, de les exagérer. J'irai
même, s'il est besoin , jusqu'à tolérer ses mauvaises
plaisanteries; je les laisserai passer, et là-dessus je
n'entreprendrai point de lui fermer la bouche ; je
consens qu'avec ses grandes exclamations , ou avec
ses airs moqueurs, il me redise ce qu'il a dit cent
fois: Hé! qu'est-ce qu'un seul Dieu en trois per-
sonnes , et que ces trois personnes dans un seul
Dieu? Hé ! qui peut s'imaginer un Dieu tout esprit
de sa nature et comme Dieu, mais revêtu de notre
chair et homme comme nous? Quoi ! ce Dieu qu'on
me dit être d'une puissance, d'une grandeur , d'une
majesté infinie, je me figurerai qu'il est descendu
sur la terre , qu'il y a pris une nature semblable à
la notre, qu'il est né dans une étable , qu'il a vécu
dans la misère et dans la souffrance , enfin qu'il est
mort dans l'opprobre et dans l'ignominie de la
croix? Tout cela est-il digne de lui ? tout cela est-il
croyable ? Tel est le langage de l'impie ; et je ne
rapporterai point tout ce que lui suggère son liber-
tinage sur la morale chrétienne , sur la Providence
divine , sur l'immortalité de lame, sur la résurrec-
tion future , sur le jugement général, sur les peines
éternelles de l'enfer. Car il n'épargne rien , et il ne
veut convenir de rien. Le moyen, à son avis, de
se mettre ces fantômes dans l'esprit, et peuvent-ils
entrer dans la pensée d'un homme raisonnable?
CONVAINCU PAR LUI-MÊME. I S k
Il nif seroit aisé s en lui accordant que les mys-
tères de la religion sont au-dessus de la raison , de
lui répondre en même temps et de lui faire voir,
que bien loin d'être contre la raison , ils y sont au
contraire très-conformes. Je dis très-conformes à
une raison saine , à une raison épurée de la cor-
ruption du vice , à une raison dégagée de l'empire
des sens et des passions , à une droite raison. Mais
ce n'est point là présentement le sujet dont il s'agit
entre lui et moi. Je me suis seulement proposé de lui
montrer comment, en attaquant la vérité de nos
mystères , et nous les représentant comme des mys-
tères si rebutans et si difficiles à croire , il en affer-
mit par là même la foi ; et que l'idée qu'il s'en fait
pour les mépriser et pour en railler, c'est justement
ce qui le doit disposer à y reconnoître quelque chose
de surnaturel et de divin.
Voici donc ma réponse, et à quoi je m'en tiens.
Je prends ce beau passage de saint Paul dans la
première ép'itre à Timothée : C'est un grand mys-
tère de piètè qui a été manifesté dans la chair y
autorisé par V esprit , vu des anges , prêché aux
gentils , cru dans le monde , et élevé à la gloire (i).
Ce grand mystère, c'est le mystère de Jésus-Christ
Dieu et homme tout ensemble , et l'auteur de la loi
nouvelle. One ce mystère ait été réellement et véri-
tablement manifesté dans la chair ; qu'il ail été
autorisé par V esprit céleste , qui est l'esprit de Dieu \
(jue les anges V aient vu > et qu'enfin // ait été élevé
à la gloire , voilà sur quoi l'impie se récriera contre
(i) i. ïim. 3.
182 l'incrédule
moi , et s'inscrira en faux. Mais que ce même mys-
tère, que ce grand mystère , et que tous les mys-
tères particuliers qui y ont rapport et qui font le
corps de la religion , aient été prêches aux gentils ,
et surtout qu'en vertu de cette prédication , ils aient
été crus dans le monde, je ne pense pas que ni lui,
ni tout autre libertin comme lui, soit assez aveugle
et assez dépourvu de connoissance , pour former
sur cela le moindre doute. Ainsi j'avance, et pour
mettre ma preuve dans tout son jour et toute sa
force , je lui fais faire avec moi les observations sui-
vantes , dont je le défie de me contester en aucune
sorte la certitude et l'évidence.
i. Que ces mystères qu'il prétend incroyables,
ont été crus néanmoins dans le monde. On les y a
prêches en y prêchant la loi chrétienne. On les a
expliqués aux peuples , et on les en a instruits. Les
peuples dociles et soumis ont reçu ces instructions ,
ont embrassé cette doctrine. La même foi les a unis
entre eux dans une même Eglise , et telle a été 1 ori-
gine et la naissance du christianisme.
i. Que ces mystères qu'il prétend incroyables ,
n'ont point seulement été crus dans un coin de la
terre obscur et inconnu , ni par v.n petit nombre
d'hommes, ramassés au hasard, et plus crédules
que les autres; mais qu'ils ont été crus dans toutes
les parties du monde. Les prédicateurs qui furent
chargés d'annoncer l'évangile , le portèrent , selon
l'ordre exprès de leur maître , à toutes les nations.
D;ins l'orient, l'occident, le midi, le septentrion,
on entendit partout la parole du Seigneur , dont ils
CONVAINCU PAR LUI-MÊME. 1 83
éloient les interprètes. Des troupes de. prosélytes
vinrent en foule pour être aggrégés dans l'école de
Jésus-Christ. Les disciples se multiplièrent, se répan-
dirent de tous côtés : les villes , les provinces, les
royaumes en furent remplis , et c'est ainsi qu'en
très-peu de temps s'élevèrent de nombreuses et de
florissantes chrétientés.
3. Que ces mystères, qu'il prétend incroyables,
n'ont point non plus été crus seulement par le simple
peuple , par des sauvages et des barbares , par des
esprits grossiers et ignorans ; mais par les plus
grands génies , par les esprits du premier ordre , par
des hommes d'une profonde érudition et d'une pru-
dence consommée. Il n'y a qu'à lire les ouvrages
que les Pères nous ont laissés comme de sensibles
monumens de la religion. A considérer précisément
ces saints docteurs en qualité de savans , en qualité
d'écrivains et d'auteurs , il faut n'avoir ni goût , ni
discernement pour ne point admirer l'étendue de
leur doctrine , la pénétration de leurs vues , la su-
blimité de leurs pensées , la force de leurs raison-
nemens , la sagesse et la sainteté de leur morale , la
beauté et l'énergie de leurs expressions, leurs tours
même e'ioqnens et pathétiques , ou ingénieux et
spirituels. Certainement ce n'étoient pas là de petits
esprits, des esprits superstitieux , capables de donner
sans examen dans l'illusion , ni à qui il fût aisé de
faire accroire tout ce qu'on vouloit.
4« Que ces mystères qu'il prétend incroyables ,
ont été crus , non point sur des préjugés de la nais-
sance et de l'éducation , mais plutôt contre tous les
i84 l'incrédule
préjugés de l'éducation et de la naissance. Pendant
une longue suite d'années, qu'étoit-ce que le grand
nombre des chrétiens ? des gentils nés dans le pa-
ganisme, élevés dans 1 idolâtrie. Afin de les sou-
mettre à la foi , il avoit fallu détruire toutes leurs
préventions, et leur arracher du cœur des erreurs
et des principes de religion directement opposés
aux mystères qu'on leur enseignoit. Or , qui ne voit
pas combien ce changement étoil difficile, et quelle
peine il devoit y avoir à détromper des gens préoc-
cupés en faveur de leurs fausses divinités , et atta-
chés à leurs anciennes observances et à leurs pra-
tiques ? C'est cependant ce qui est arrivé. Les païens
se sont convertis , les idolâtres ont renoncé au culte
de leurs idoles ; leurs prêtres et leurs sages ont eu
beau se récrier, raisonner, disputer, la loi nou-
velle a prévalu , et comme le jour dissipe les té-
nèbres , elle a effacé des esprits toutes les idées
dont ils étoient prévenus.
5. Que ces mystères qu'il prétend incroyables,
ont été crus malgré toutes les répugnances de la
nature, malgré toutes les révoltes et de la raison et
des sens. Révoltes de la raison : car quelque raison-
nables en eux-mêmes et quelque certains que soient
ces mystères, il faut après tout convenir que ce
sont des mystères obscurs ; des mystères tellement
cachés sous le voile , que notre* raison n'y pénètre
qu'avec des peines extrêmes , et que souvent même,
toute subtile qu'elle peut être , elle se trouve obligée
de reconnoître son insuffisance et la faiblesse de ses
lumières. Or nous sentons assez qu'il n'est rien u
CONVAINCU PAR LUI-MÊME. l85
quoi elle répugne davantage, qu'à s'humilier alors
et à se soumettre , en croyant ce qu'elle ne voit ni
ne connoît pas. Piévoltes des sens : car sur ces mys-
tères qui humilient et qui captivent la raison , est
fondée une morale qui mortifie étrangement la chair.
On croit avec moins de résistance des vérités qui
s'accommodent à nos inclinations et à nos passions ;
des vérités au moins indifférentes, et qui dans leurs
conséquences n'ont rien de pénible , ni de gênant:
mais des. vérités en vertu desquelles on doit se haïr
soi-même , réprimer ses désirs les plus naturels»,
embrasser la croix, la porter chaque jour sur son
corps , et se revêtir de tonte la mortification évan-
gélique , c'est à quoi l'on ne se rend pas volontiers,
et sur quoi l'on ne se laisse persuader qu'après avoir
bien examiné les choses , et en avoir eu des preuves
bien convaincantes.
6. Que ces mystères qu'il prétend incroyables , ont
été crus dune foi si vive, d'une foi si ferme et si
efficace , que pour pratiquer ses maximes, pour vivre
selon ses règles et son esprit, ou pour la défendre
et la soutenir, on a tout sacrifié, biens , .fortune ,
grandeurs , plaisirs , repos, santé, vie. On sait les
rudes combats que les chrétiens ont eu à essuyer
dès la naissance de l'Eglise. On sait combien de sang
ils ont versé, et comment ils ont été exilés, proscrits,
enfermés dans des cachots, produits devant les juges,
condamnés, livrés aux bourieaux pour les tourmenter
en mille manières , par le glaive , les flammes , les
croix, les roues, les chevalets, les bêtes féroces , les
huiles bouillantes, par tout ce que la barbarie a pu
i86 i/lNCRÉDULE
imaginer de supplices et de tortures. Pourquoi se
îaissoient-ils ainsi opprimer , accuser, emprisonner,
déchirer, brûler, immoler comme des victimes? pour-
quoi enduroient-ils tant d'opprobres et d'ignominies,
tant de calamités et de misères ? pourquoi, au milieu
de tout cela, s'estimoient-ils heureux, et rendoient-
ils à Dieu des actions de grâces ? Qui leur inspiroit
ce courage et celle patience inaltérable? c'est qu'ils
avoienl les mystères de notre foi si profondément
gravés dans l'ame , et qu'ils en étoient tellement
touchés, que rien ne leur coûtoit, soit pour y con-
former leur conduite , soit pour en attester la vérité
par une généreuse confession.
7. Que ces mystères qu'il prétend incroyables,
onlété crus d'une foi si constante, que malgré tous
les obstacles qu'elle a eu à surmonter, elle subsiste
toujours depuis plus de seize cents ans , comme nous
ne doutons point , selon la promesse de Jésus-Christ ,
qu'elle ne doive subsister jusqu'à la dernière consom-
mation des siècles. Toutes les puissances infernales
se sont. soulevées contre elle; toutes les puissances
humaines se sont liguées et ont conjuré sa ruine;
la superstition et le libertinage l'ont combattue de
toutes leurs forces. Mais de même que nous voyons
les flots de la mer furieux et courroucés se briser à
un rocher où ils viennent fondre de toutes parts ,
tout ce qu'on a fait d'elTorts pour la détruire n'a
pu l'ébranler et l'a plutôt affermie ; de sorte qu'après
d'immenses révolutions d'âges et de temps, qui
auroicnt dû l'affoiblir, elle est toujours la même,
qu'elle conserve toujours sur les esprits le même
CONVAINCU PAR LUI-MÊME. I 87
empire , qu'elle leur propose toujours la même doc-
trine, et les trouve toujours également disposés à la
recevoir. Je ne parle point de la manière dont cette
foi s'est établie , de la foiblesse de ceux qui en furent
les premiers apôtres, de l'abandonnement total où
ils étoient des secours ordinaires et nécessaires pour
faire réussir les grandes entreprises , de cent autres
particularités très-remarquables : car ce n'est point
par le fer , comme d'autres religions, ce n'est ni par
la violence des armes , ni par les amorces de l'intérêt
ou du plaisir, que la foi de nos mystères s'est répandue
dans toute la terre. Mais sans insister là-dessus et sans
rien ajouter, j'en reviens à mon raisonnement contre
l'impie.
Je dis : S'il est vrai que nos mystères soient aussi
incroyables qu'il l'avance , et que d'ailleurs il ne
puisse nier , comme il ne le peut en effet , qu'on les
a crus dans le monde , et qu'on les a crus si unani-
mement , si généralement , si promptement , si for-
tement, si constamment ; chez toutes les nations ,
dans tous les étals et toutes les professions ; parmi
les sages , les philosophes , les savans , parmi les
païens , les idolâtres , les sauvages , les barbares ;
dans les cours des princes , dans les villes , dans les
campagnes , partout : il faut donc qu'il m'rpprenne
par quelle vertu a pu se faire l'union et l'accord si
parfait de ces deux choses ; je veux dire , de ces
mystères , selon lui , absolument incroyables, et de
ces mystères toutefois , selon la notoriété du fait la
plus évidente et la plus incontestable , reçus et crus
avec toutes les circonstances que je viens de rap-
i88 l'incrédule
porter; il faut donc qu'il avoue malgré lui qu'il y a
eu en tout cela de la merveille ; il faut donc qu'il
confesse qu il y a au-dessus de la nature un agent
supérieur qui a conduit tout cela comme son ouvrage ,
et qui ne cesse point de le conduire par les ressorts
invisibles de sa providence ; il faut donc , s'il est
capable de quelque réflexion , qu'il conçoive une
bonne fois comment ses traiîs de raillerie au sujet de
la religion, retournent contre lui, et comment ses
exagérations et ses discours emphatiques sur l'insur-
montable difficulté d'ajouter foi à des mystères tels
que les nôtres , retombent sur lui pour le confondre
et pour l'accabler. Car plus il la relève et il l'aug-
mente, cette difficulté, plus il relève la souveraine
sagesse et la toute-puissance de ce maître à qui rien
n'est impossible , et qui a si bien su la vaincre et la
surmonter.
Oui , on les a crus , ces adorables et incom-
préhensibles mystères , et voilà le grand miracle
dont l'incrédule est forcé de convenir. Miracle
d'autant plus grand pour lui , que ces mystères lui
paroissent moins croyables. On les croit encore , et
par la miséricorde infinie de mon Dieu , je les crois.
C'est dans celle foi que je veux mourir , comme j'ai
le bonheur d'y vivre. Car je la conserverai dans mon
coeur : et qui l'en arrachera? Je connois mes imper-
fections et mes fragilités sans nombre. A comparer
la sainteté de la foi que je professe , avec mes lâche-
tés et la multitude des offenses que je commets, je
sens combien j'ai de quoi rougir devant Dieu et de
quoi m'humilier : mais du reste , tout imparfait et
CONVAINCU PAR LUI-MÊME. l8g
tout fragile que je suis , ne présumant point de mes
forces , ne comptant point sur moi-même , soutenu
de ma seule confiance dans la grâce du souverain
Seigneur en qui je crois et en qui j'espère , il me
semble que pour celte foi que je chéris et que je
garde comme mon plus riche trésor , je ne crairi-
drois point de donner mon sang ni de sacrifier ma
vie. Il me semble que bénissant la divine Provi-
dence , qui , dans le christianisme , a fait heureuse-
ment succéder la tranquillité et la paix aux persé-
cutions et aux combats , j'envie après tout le sort de
ces chrétiens à qui la conjoncture des temps four-
nissoit des occasions si précieuses de signaler leur
foi en présence des persécuteurs et des tyrans. Telles
sont , à ce qu'il me paroît , mes dispositions , ô
mon Dieu ! tels sont mes sentimens , ou tels ils
doivent être.
Mais ce n'est pas tout : ce que je crois de cœur,
je le confesserai de bouche , selon l'enseignement de
l'Apôtre ; et en cela même je suivrai l'exemple du
Prophète, et je dirai comme lui: J'ai cru, cl voilà
pourquoi }' ai parlé (i). Tout chrétien doit faire une
profession publique de sa foi , et malheur à qui-
conque auroit honte de reconnoître Jésus - Christ
devant les hommes, parce que dans le jugement de
Dieu, Jésus-Christ le renonceroit devant son Père.
Mais outre celte obligation commune , un devoir
particulier m'engage , comme ministre du Dieu vivant
et prédicateur de son évangile , à prendre la parole.
Celle foi que l'impie attaque , et ces mystères qu'il
(0 P*. u5.
190 l'incrédule convaincu par lui-même.
blasphème , parce qu'il les ignore , je les prêcherai,
et à qui ? aux grands et aax petits , aux princes et
aux peuples , aux sages et aux simples , aux forts et
aux foibles , à tous : car, dans la chaire sainte, c'est
à tous que je suis redevable. Si je me taisois, mon
silence me condamneroit , et je me tiendrois cou-
pable de la plus criminelle prévarication , surtout
dans un temps où l'impiété ose lever la tête plus
que jamais et avec plus d'audace. Au nom du Sei-
gneur qui m'envoie , je la combattrai , et je la
combattrai partout, quelque part que m'appelle mon
ministère. L'impie m'écoulera sans s'étonner , il
s'élèvera intérieurement contre moi , ou dans le
secret de son ame il me regardera en pitié ; mais
moi , touché d'une bien plus juste compassion ,
j'aurai pitié de son aveuglement , de son entêtement,
de sa témérité , de son ignorance sur des points dont
à peine il peut avoir la plus légère teinture, et dont
néanmoins il prétend avoir droit de juger avec plus
d'assurance que les docteurs les plus consommés.
Il tournera en risée tout ce que je dirai , et il ne le
comptera que pour des idées populaires, que pour
des rêveries ; mais moi , dans le même esprit que
saint Paul et dans les mêmes termes , je lui répon-
drai : Nous prêchons Jésus-Christ crucifié , qui est
un sujet de scandale aux Juifs , qui par oit une folie
aux gentils , et qui est la force de Dieu et la sagesse
de Dieu (i). Mais moi je lui répondrai , avec le
même docteur des nations , que c est par la folie
de la prédication èvangélique , qu'il a plu à Dieu
(1) i. Cor. 2.
NAISSANCE ET PKOGÎ\ÈS DES HÉRÉSIES. igï
de sauver ceux qui croient en lui et en son Fils
Jésus-Christ (i). Mais moi je lui répondrai , que
la folie de la croix n'est folie que pour ceux qui
périssent (2). Terrible parole ! pour ceux qui pé-
rissent , pour ceux qui se damnent , pour ceux qui,
par la dureté dé leur coeur et par leur sens réprouvé 3
se précipitent , comme l'impie , dans un malheur
éternel ! Il y fera telle attention qu'il lui plaira ; et
pourquoi n'espérerois-je pas que le Père des misé-
ricordes éclairera enfin cet aveugle , et que sa grâce
triomphera de cette ame rebelle, et la soumettra?
Qu'il en soit ainsi que je le désire et que je le de-
mande ; c'est un de mes vœux les plus sincères et
les plus ardens.
Naissance des Hérésies , et leur progrès.
Ce qui fait l'hérétique , ce n'est pas seulement
l'erreur , mais l'entêtement et l'obstination dans
l'erreur. Tout homme , dès-là qu'il est homme , est
capable de se tromper et de donner dans une erreur
dont les fausses apparences le surprennent et le
séduisent : mais on ne peut pour cela le traiter
d'hérétique , et il ne l'est point précisément par là.
On peut bien dire que ce qu'il avance est une hé-
résie ; que telle proposition , telle doctrine est
contraire aux principes de la foi ; mais s'il ne s'y
attache pas opiniâtrement , et qu'il soit disposé u
se rétracter et à se soumettre , dès que le tribunal
ecclésiastique et supérieur aura donné un jugement
(1) t. Cor. 1.— (2) Ibid.
Ifj2 iNAISSANCE ET PROGRÈS
définitif qui décide la question , alors , pour parler
ainsi , l'hérésie n'est que dans la proposition avancée,
que dans la doctrine , sans être dans la personne.
Aussi n'est-ce pas communément sur la personne
que tombent les censures de l'Eglise , mais sur les
sentimens erronés qu'elle condamne et qu'elle pros-
crit. On n'est donc proprement hérétique , qu'autant
qu'on est opiniâtre , parce qu'on n est rebelle à
l'Eglise que par celle opiniâtreté qui résiste à l'obéis-
sance et que nulle autorité ne peut fléchir.
Dans la société même civile et dans l'usage ordi-
naire de la vie , ce caractère d'entêtement a des effets
très-pernicieux. Il cause des maux infinis , soit par
rapport au bien public , soit par rapport au bien
particulier. Par rapport au bien public : on a vu
arriver les plus tristes malheurs dans un Etat par
l'entêtement d'un grand , dans une ville par l'entê-
tement d'un magistrat , dans une maison par l'en-
têtement d'un maître , dans une famille par l'entê-
tement d'un père ou d une mère , dans une com-
munauté par l'entêtement d'un supérieur. Rien de
plus dangereux que l'entêtement en qui que ce soit;
mais qu'est-ce surtout dans un homme revêtu de
quelque pouvoir et constitué en quelque dignité ?
Par rapport au bien particulier : il y a mille gens
qui se sont ruinés de fortune , de crédit , d'honneur,
de réputation , par où? par un malheureux entête-
ment dont les plus sages conseils ne les ont pu
guérir. Aussi , qu'avons-nous entendu dire en bien
des rencontres, et qu'avons-nous dit nous-mêmes
de certaines pesonnes ? Ce sont des entêtés ; leur
entêtement
DES HÉRÉSIES. IO,3
entêtement les perdra. L'événement l'a vérifié ,
et c'est de quoi l'on pourroit produire plus d'un
exemple.
Mais il ne s'agit point ici de ces sortes d'entête-
mens. Dès qu'ils ne regardent que les choses hu-
maines et que notre conduite selon le monde , les
conséquences , quoique très - fâcheuses du reste et
très-déplorables , en sont toutefois beaucoup moins
à craindre. L'entêtement le plus funeste et dont
on doit plus appréhender les suites , c'est en ma-
tière de religion. Car voilà d'où sont venues toutes
les hérésies et toutes les sectes. Un homme se pré-
vient de quelque pensée nouvelle et en fait sa doc-
trine , à laquelle il s'attache d'autant plus fortement
qu'elle lui est plus propre. Cependant c'est une
mauvaise doctrine , et la foi s'y trouve intéressée.
S'il étoit assez docile pour écouter là-dessus les avis
qu'on lui donne, et pour entrer dans les raisons
qu'on lui oppose , on le feroit bientôt revenir de
son égarement. Sa soumission le remet troit dans le
chemin , arrêteroit le feu prêt à s'allumer , et l'af-
faire , en très-peu de temps , seroit assoupie ; mais
il s'en faut bien que la chose ne prenne un si bon
tour. C'est un esprit opiniâtre ; on aura beau lui
parler , il ne sera jamais possible de le réduire. Il
s'élève , il s'enfle , il s'entête. Soit passion qui le
pique , soit présomption qui l'aveugle , soit indo-
cilité naturelle qui le roidit, tout cela souvent à la
fois le rend intraitable. Quoi qu'on lui objecte , il
a ses réponses qui lui paroissent évidentes et sans
TOME XIV. 10
194 NAISSANCE ET PROGRÈS
réplique. Quiconque ne s'y rend pas , est , selon
lui , de'pourvu de toute raison. Plus donc on l'at-
taque vivement , plus il devient ardent à se défendre;
plus on multiplie les difficultés, plus de sa part il
multiplie les subtilités et les faux-fuyans. Pourquoi
cela? c'est qu'il est déterminé, quelque chose qu'on
lui dise , à ne pas reculer. Ainsi toute son attention
va , non point à examiner la force et la solidité des
preuves qu'on lui apporte pour le convaincre , mais
à trouver de nouveaux moyens et de nouveaux tours
pour les éluder et pour se confirmer dans ses idées.
Gar voilà ce que fait l'entêtement.
Du moins si ce novateur s'en tenoit à son entê-
tement personnel , sans le communiquera d'autres;
mais il veut s'appuyer d'un parti , il veut se faire
une école , il veut avoir des disciples et des secta-
teurs. L'envie de dogmatiser, d'enseigner, d'être
l'auteur et le chef d'une secte , est une espèce de
démangeaison si naturelle , qu'on s'y laisse aisément
aller ; et d'autre part la nouveauté et la singularité
en fait de doctrine , a pour une infinité d'esprits
des charmes si engageans , qu ils en sont d'abord
infatués , et qu'ils s'y portent comme d'eux-mêmes.
C'est une chose surprenante , de voir combien il
faut peu de temps pour y attirer toutes sortes de
personnes, hommes, femmes , grands, petits, ecclé-
siastiques , laïques , réguliers , séculiers , dévots ,
mondains. 11 n'est point de gangrène si contagieuse
que l'hérésie. Elle gr-.gne sans cesse et se répand;
ses progrès sont aussi prompts qu'ils sont imper-
DES HÉRÉSIES. 19")
ceptibles; et elle n'a pas plutôt pria naissance , que
toutes professions , toutes conditions , tous états s'en
laissent infecter.
De là qu'arrive-t-il? c'est que ce qui n'étoit dans
son origine que l'entêtement d'un homme, au'un
entêtement particulier , devient désormais un en-
têtement commun , un entêtement de cabale. Or on
peut dire que c'est alors qu'il est comme insur-
montable, et l'expérience nous le fait assez connoître.
Tant d'esprits préoccupés et unis ensemble , se sou-
tiennent par leur union même. C'est une société
formée; il n'est plus moralement possible de la
rompre. Si quelqu'un chancelé, il est bientôt obsédé
de toute la troupe , qui s'empresse autour de lui et
n'omet rien pour l'affermir et le retenir. Que ne lui
représente-t-on pas? la prétendue justice de la cause
qu'il a embrassée, l'intérêt du parti où il s'est en-
gagé, le triomphe qu'il donneroit à ses ennemis en
l'abandonnant et l'avantage qu'ils en tireroient 9
l'éclat d'une désertion qui le couvriroil de honte eî
qui l'exposeroit à de mauvais retours : enfin , pro-
messes , espérances , reproches , menaces, faux hon-
neur , tout est mis en oeuvre. Ainsi s'anime-t-on les
uns les autres, et se fortifie-t-on : c est à qui s'en-
têtera davantage et qui marquera plus de zèle, c'est-
à-dire plus d'aheurtement. Les morts ressusciteraient
et se feroient entendre, qu'on ne les croiroit pas,
ou un ange descendroit exprès du ciel et emploie-
roit les plus puissans moyens , pour désabuser des
gens que l'erreur a liés de la sorte et ligués pour sa
i3.
196 NAISSANCE ET PROGRÈS
défense, qu'ils ne se rendroient pas, et ne revien-
droient jamais de leurs préjugés.
Cependant , quelque soin que prenne de se cacher
la secte naissante , on la découvre. C'est un feu se-
cret, mais qui croît; et plus il s'allume, plus la
flamme éclate. Les fidèles en sont alarmés; les pas-
teurs de 1 Eglise , dépositaires de la vraie doctrine,
réveillent leur zèle contre le mensonge qui cherche
à s'établir; l'erreur est dénoncée, citée au souve-
rain tribunal, et ses partisans, obligés de compa-
roître , ne peuvent éviter le jugement qui se pré-
pare, ou pour leur justification, s'ils sont aussi or-
thodoxes qu'ils le prétendent, ou pour leur con-
damnation , si les dépositions de leurs adversaires
se vérifient et se trouvent bien fondées. Or en des
conjonctures si critiques et dans une nécessité si
pressante, que faire? De vouloir décliner, ce seroit
se déclarer coupable , ce seroit se juger soi-même
et se condamner. Il faut donc alFecter d'abord une
contenance assurée, accepter la dispute et s'y pré-
senter, demander à être écouté et à produire ses
raisons , du reste témoigner par avance une sou-
mission feinte à ce qui sera décidé et prononcé.
Mais tout cela, dans quelles vues? ou dans l'espé-
rance de conduire si habilement l'alïaire , de lui
donner par mille déguisemens , mille explications
et mille modifications, un si bon tour, qu'on ob-
tiendra peut-être une décision favorable; ou dans
la résolution, si le jugement n'est pas tel qu'on le
veut, de l'interpréter néanmoins à sa manière, et
DES HÉRÉSIES. I<)7
s'il ne souffre absolument nulle interprétation , de
le rejeter.
G est ce que mon ire en effet l'événement. L'Eglise,
éclairée du Saint-Esprit , ne se trompe point ni ne
se laisse point tromper. Au travers de tous les arti-
fices et parmi tous les détours , elle sait apercevoir
l'erreur et la démêler. Elle la proscrit , elle la frappe
de ses anathèmes, elle publie sa définition comme
une loi émanée du centre de la vérité , et comme
une règle que chaque fidèle doit suivre. Qui ne croi-
roit pas alors que toutes les questions sont finies , et
que tous les esprits vont se réunir dans une heu-
reuse pais et dans une même croyance? Mais qu'est-
ce que l'entêtement, et de quoi n'est-il pas capable?
C'est là tout au contraire que recommence une
guerre d'autant plus vive de part et d'autre , que
les uns sont plus piqués du mauvais succès qui ,
sans les réduire en aucune sorte ni les abattre , les
humilie toutefois et les chagrine ; et les autres , plus
indignés de la mauvaise foi avec laquelle on refuse
d'obéir purement et simplement à une sentence qui
pouvoit et qui devoit terminer tous les différends.
Bien loin donc que toutes les questions cessent ,
on les multiplie à 1 infini. On veut persuader au
public que le jugement de l'Eglise ne tombe point
sur la doctrine qui lui a été déférée On veut per-
suader à l'Eglise même, qu'on entend mieux qu'elle
le sens de ses paroles , et qu'on sait mieux ce qu'elle
a dit ou ce qu'elle a eu en vue de dire. On veut lui
faire accroire qu'elle n'a pas vu ce qu'elle a vu , et
qu'elle a cru voir ce qu'elle ne yoyoit pas. Si , pour
J 98 NAISSANCE ET PROGRÈS
réprimer nue audace, ou pour confondre une obsti-
nation qui l'outrage, elle entreprend de s'expliquer
tout de nouveau, elle a beau user des termes les
plus formels, les plus précis, les plus clairs, on y
trouve toujours de l'ambiguïté , parce qu'on trouve
toujours une signilication étrangère et forcée à y
donner. D'ailleurs même on dispute à l'Eglise ses
droits, comme si elle excédoitson pouvoir, comme
si les matières présentes 11 étoient pas de son res-
sort : car il n'y a point de retranchement où l'on ne
tâche de se sauver. Il ne reste plus , supposé que
V Eglise redouble ses efforts et qu'elle porte les der-
niers coups, qu'à lever enfin le masque, qu à lui
faire tête , et qu'à se séparer. Triste dénouement de
tant d'intrigues, de contestations, d'agitations, qui
ne manquent pas d'aboutir avec le temps à une di-
vision emière et à un schisme déclaré.
Telle a été la source de toutes les hérésies, et tel en
a été' le progrès. Il n'y a qu'à lire l'histoire de l'Eglise,
et Ion verra, depuis les premiers siècles jusqu'aux
moins éloignés de nous, que les hérétiques el leurs
fauteurs ayant tous été animés du même esprit et
possédés du même entêtement, ils ont tenu tous la
même conduite; qu ils ont tous eu les mêmes pro-
cédés, tous employé les mêmes moyens >-et mis en
œuvre les mêmes artifices, pour insinuer leurs per-
nicieuses nouveautés , pour les couvrir des plus
belles apparences et des couleurs les plus spécieuses,
pour leur donner des noms empruntés, et les rete-
nir sous un faux semblant de les abandonner; pour
les perpétuer dans le monde chrétien , indépendant-
DES HÉRÉSIES. i<aa
ment de toutes les puissances , soit ecclésiastiques ,
soit temporelles. On diroit qu'ils se sont copiés les
uns les autres, et que sans se connoître , ils sont
convenus entre eux, tant la conformité est parfaite.
En sorte que de voir agir les hérétiques d'un siècle,
c'est voir agir ceux de tous les siècles passés , et
ceux de tous les siècles à venir : car la même cause
produit toujours les mêmes effets.
Quoi qu'il en soit, il est aisé de juger à quels
mouvemens, et à quelles contentions tout cela en-
gage : écrits sur écrils, mémoires sur mémoires,
répliques sur répliques , erreurs sur erreurs. Pour
soutenir l'une, on est souvent obligé d'en avancer
une autre. A mesure qu'on se sent pressé, on vient
à dire ce qu'on n'eût jamais dit, et ce qu'on ne
diroit pas encore , si ce n'étoit la seule voie qui se
présente pour se tirer de l'embarras où Ion est; et
tel, quelques années auparavant , eût eu horreur de
la proposition qu'on lui eût faite de franchir certaines
barrières, qui dans la suite les a franchies, et de degrés
en degrés est descendu jusqu'au fond de l'abîme.
De là mille variations, mille contradictions. On tient
un langage aujourd'hui, et demain on en tient un
tout opposé ; on change selon les conjonctures, et
selon les besoins. Que le public le remarque, il
n'importe : on le laisse parier, et l'on feint de ne
le pas entendre. En un mot, pour se confirmer dans
son entêtement, et pour y persister, il n'y a rien
qu'on ne surmonte, ni rien qu'on ne dévore.
Oh ! qu'on s'épargneroit de désagrémens, de ser-
remens de cœur, d'inquiétudes et de tourmens d'es-
200 NAISSANCE ET PROGRÉS
prit , si l'on avoit appris à être plus souple et plus
flexible! Surtout qu'on épargneroit à l'Eglise de
scandales qui la désolent, et qui sont pour elle de
rudes coups ! Mais c'est une chose terrible que de
s'être endurci contre la vérité. Plutôt que de la
reconnoître , lorsque le ministre du Seigneur la lui
représentoit, Pharaon souffrit le désordre de son
empire, la ruine de ses provinces, le murmure de
ses peuples. Si tout cela fit de temps en temps quelque
impression sur lui, ce ne fut qu'une impression
passagère, et il en revint toujours à ses premières pré-
ventions; enfin, il s'exposa à se perdre lui-même,
et en effet il se perdit. Affreux exemple d'un entê-
tement indomptable , et que nulle considération ne
peut faire plier. On verroit tout l'ordre de l'Eglise
se renverser, qu'on n'en seroit point ému. Le parti
est pris, tous les pas sont faits, il n'y a plus de
retour.
Ge n'est pas que ce retour soit impossible : mais
qu'il est difficile et qu'il est rare, particulièrement
en ceux qui conduisent toute la secte et qui en sont
l'appui! Il faudroit, pour les changer, une grâce
bien forte ; et Dieu souvent, par une juste punition ,
permet au contraire qu'ils s'obstinent de plus en
plus, et qu'ils restent jusqu'à la mort dans le même
entêtement. Il semble qu'il y ait une malédiction
particulière sur eux. On a vu incomparablement
plus de pécheurs et plus d'impies que d'hérésiarques
ou de fauteurs d'hérésies se convertir quand ils sont
au lit de la mort. D'où vient cela , si ce n'est pas
un châtiment du ciel? Ils vivent tranquilles dans
DES HÉRÉSIES. 2.01
leurs erreurs, et ils y meurent dans une assurance
qui saisit de frayeur , lorsqu'on pense au compte
qu'ils doivent rendre à Dieu de tant d'ames qu'ils
ont séduites, et de tant de maux dont ils sont de-
venus responsables.
Mais , dit-on , ils sont persuadés de la vérité de
leur doctrine , et ils agissent suivant cette persua-
sion. Ce n'est pas bien parler , que de dire qu'ils en
sont persuadés; il faut dire qu'ils en sont entêtés.
A prendre les termes dans toute leur justesse, il y
a une grande différence entre la persuasion et l'en-
têtement. La persuasion est dans l'esprit qui rai-
sonne et qui juge sans être préoccupé ni passionné;
mais l'entêtement est dans l'imagination qui se
frappe, qui se révolte, qui s'échauffe et ne suit que
l'opiniâireté du naturel , ou que le mouvement de
quelque passion du cœur. Or voilà par où ils sont
inexcusables devant Dieu , de ne s'être pas fait plus
de violence pour rompre ce naturel , et de n'avoir
pas mieux appris à réprimer cette passion. Quelles
en ont été les suites? quelle charge pour eux, et à
quel jugement sont-ils réservés !
Faisons souvent la prière de Salomon , et de-
mandons à Dieu un esprit docile. C'est le caractère
des esprits fermes et solides. Comme ils comprennent
mieux que les autres de quelle nécessité il est de se
soumettre , dans les matières de la religion , à une
première autorité , ils n'ont point honte , supposé
qu'elle se déclare contre eux , de désavouer leurs
propres pensées, et de se rétracter. Docilité qui leur
est également méritoire, glorieuse et salutaire : mé-
202 PENSÉES DIVERSES
ritoire auprès de Dieu , à qui ils obéissent en obéis-
sant à son Eglise; glorieuse dans l'estime de tout le
peuple fidèle, par l'édification qu'ils lui donnent;
enfin , salutaire pour eux-mêmes, parce qu'ils met-
tent ainsi leur foi à couvert, et qu'ils se préser-
vent de tous les écueils où elle pourroit échouer.
Pensées diverses sur la Foi , et sur les Vices opposés.
On est si zélé pour l'intégrité des mœurs ; quand
le sera-t-on pour l'intégrité de la foi? On se récrie
avec tant de chaleur contre de prétendus relâche-
mens dans la manière de vivre ; quand s'élèvera-t-
on avec la même force contre d'affreux égaremens
dans la manière de croire ?
Ou en sommes-nous , et où est cette foi des
premiers siècles , cette foi qui a converti tout le
monde ? Alors des athées devenoient chrétiens : main-
tenant des chrétiens deviennent athées.
Bizarrerie de notre siècle , soit à l'égard de la
discipline ecclésiastique, soit à l'égard de la doctrine:
jamais tant de zèle en apparence pour l'antiquité , et
jamais tant de nouveautés.
Le juste profile de tout et tourne tout à bien :
mais au contraire , il n'y a rien que l'impie ne
profane, et dont il n'abuse. La religion chrétienne
établit dans la société humaine et dans la vie civile
un ordre admirable. Elle tient chacun dans le de-
SUR LA FOI. 20D
voir; elle règle toutes les conditions, et y entretient
une parfaite subordination ; elle apprend aux petits à
respecter les grands, et à leur rendre l'obéissance
qni leur est due ; et elle apprend aux grands à ne
point mépriser les petits , et à ne point les opprimer ,
mais à les soutenir, à les aider, à les conduire avec
modération , avec prudence , avec équité ; elle ré-
prime les médians par la crainte des châtimens
éternels, et elle anime les bons par l'espérance d'une
gloire sans mesure et sans fin. De sorte que , bannis-
sant ainsi tous les vices : fraudes , injustices, vio-
lences, colères, animosités , vengeances, médi-
sances , impudicités , débauches , et engageant à la
pratique de toutes les vertus , de la charité , de l'hu-
milité , de la patience , de la mortification des sens,
d'un désintéressement parfait , d'une fidélité invio-
lable, d'une justice inaltérable , et autres , il n'est
rien de plus salutaire pour le bien public, ni rien de
plus propre à maintenir partout la paix, l'union, le
commerce , larrangement le plus merveilleux.
Delà quelle conséquence tire le juste? Dans une
religion qui ordonne si bien toutes choses, il dé-
couvre la sagesse de Dieu, et il reconnoît que c'est
l'ouvrage d'une Providence supérieure : mais par le
plus grossier aveuglement, et l'abus le plus étrange,
l'impie forme un raisonnement tout opposé; et parce
que celte religion est si utile à tous les états de la
vie, et qu'elle est seule capable d'en faire le bon-
heur , il prétend que c'est une invention de la poli-
tique des hommes. N'est-ce pas là prendre plaisir
à s'aveugler, et vouloir s'égarer de gaké de cœur ?
204 PENSÉES DIVERSES
Hé quoi ! afin que la religion ait le caractère et la
marque de vraie religion, faudra- t-il que ce soit une
loi qui mette le trouble dans le monde et qui en
renverse toute l'économie ?
Cette diversité de religions qu'il y a dans le
monde , est un sujet de scandale pour l'incrédule. A
quoi s'en tenir , dit-il? l'un croit d'une façon , l'autre
d'une autre. Là-dessus il se détermine à les rejeter
toutes, et à ne rien croire. On pourroit, ce me
semble , lui faire voir que ce qui le confirme dans
son incrédulité, c'est justement ce qui devroit l'en-
gager à en sortir , et à prendre pour cela tous les
soins nécessaires. Car s'il raisonnoit bien , il feroit
les réflexions suivantes : que ce grand nombre de
religions , quoique fausses , est une preuve qu'il y
en a une vraie ; que cette idée générale de religion
gravée dans l'esprit de tous les peuples , et répandue
par toute la terre , est trop universelle pour être une
idée chimérique; que si c'étoit une pure imagina-
tion, tous les hommes, d'un consentement si una-
nime, ne seroient pas convenus à se la former, de
même qu'ils ne se sont, par exemple, jamais imaginé
qu'ils ne dévoient point mourir; que c'est donc
comme un de ces premiers principes qui sont impri-
més dans le fond de notre ame , et qui portent avec
eux leur évidente et incontestable vérité.
De là, il iroit plus avant , et persuadé de la vé-
rité d'une religion en général, il chercheroit où elle
est, cette vraie religion; 11 examineroit , il consulte-
roit, il écouteroit ce qu'on auroit à lui dire, et alors
SUR LA FOI. 205
dans le choix qu'il se proposèrent de faire entre
toutes les religions, il ne seroit pas difficile de lui
montrer l'excellence, la supériorité de la religion
chrétienne , et les caractères visibles de divinité qui
la distinguent. Mais il ne veut point entrer en toutes
ces recherches , et d'abord il prend son parti , de
vivre sans religion au milieu de tant de religions.
Est-ce là agir sagement? Soyez éternellement béni ,
Seigneur, de la miséricorde qu'il vous a plu exercer
envers moi. Ce qui scandalise l'incrédule et ce qui
l'éloigné de vous, c'est ce qui m'y attache inviola-
blement et par la plus vive reconnoissance. Je con-
sidère cette multitude innombrable de peuples
plongés dans les ténèbres de l'infidélité , et adonnés
à des cultes superstitieux. Plus il y en a, plus je
sens la grâce de ma vocation à l'évangile et à votre
sainte loi. C'est une distinction que je ne puis assez
estimer , et dont je ne suis redevable qu'à un amour
spécial de votre part. Le Seigneur n'en a pas ainsi
usé à l'égard de toutes les nations , il ne leur a pas
découvert comme à moi ses adorables mystères {y).
Il est bien glorieux à la religion chrétienne , que
tout ce qu'il y a de libertins qui l'attaquent, soient
des gens corrompus dans le coeur et déréglés dans
leurs mœurs. Tandis qu'ils ont vécu dans l'ordre,
sans attachemens criminels, sans habitudes vicieuses y
sans débauches, ils n'avoient point de peine à se
soumettre au joug de la foi, ils la respectoient, ils
luprofessoientj tout ce qu'elle leur proposait, leur
(0 P*. i47-
2o6 PENSÉES DIVERSES
paroissoit raisonnable et croyable. Quand ont-iis
changé de sentiment ? c'est lorsqu'ils ont changé de
vie et de conduite. Leurs passions se sont allumées,
leurs sens se sont rendus maîtres de leur raison ,
leurs aveugles et honteuses convoitises les ont plongés
en toute sorte de désordres, et alors cette même
foi où ils avoient été élevés a perdu dans leur esprit
tome créance. Ils ont commencé à la contredire et
à la combattre. Or , encore une fois , voilà sa gloire ,
de n'avoir pour ennemis que des hommes ainsi dé-
rangés, passionnés, esclaves de leur chair, idolâtres
de leur fortune , et de ne pouvoir s'accommoder
avec eux. Car voilà l'évident témoignage de sa sain-
teté, de sa droiture inflexible, et de son inviolable
équité. Si, en leur faveur , elle se relâchoit de cette
intégrité et de cette sévérité , qui lui sont essentielles j
si elle étoit plus complaisante pour le vice, et qu'elle
s'ajustât à leur cupidité et à leurs sales désirs , à
leurs vues intéressées ou ambitieuses, à leurs injus-
tices et à leurs pratiques, ils la laisseroienl dominer
en paix sur la terre, et ils cesseroient de l'attaquer.
Je sais bien qu'ils ne se déclarent pas si ouverte-
ment contre sa morale, que contre ses mystères , où
ils ne comprennent rien, disent-ils, et qui renver-
sent toutes les idées humaines: mais c'est un artifice ,
et s'ils vouloient de bonne foi le reconnoître , ils
avoueroient qu'ils ne se tournent contre les mystères,
qu'afin de porter , au travers des mystères , le coup
mortel à la morale qui y est jointe, et de détruire
une loi qui s'oppose à leurs entreprises, et qui les
trouble dans la jouissance de leurs plaisirs. Ces mys-
SUR LA FOI. 207
tères ne leur feront plus de peine , et ne leur coû-
teront rien à croire, dès que cette loi pourra s'accor-
der avec le mystère d iniquité qu'ils recèlent dans
leurs coeurs. Mais quelle alliance peut-il jamais y
avoir entre la lumière et les ténèbres, entre Jésus-
Christ et Bélial , entre la corruption du siècle et la
pureté de l'évangile ?
L'incrédulité de l'impie et du libertin s'accorde
avec le désordre et la corruption de sa vie : donc
elle ne vaut rien. En deux mots , voilà sa condam-
nation.
Supposons que dans le monde il s'élève une so-
ciété de gens qui , par profession et par une décla-
ration ouverte, s'attachent à décrier le service du
prince; qui s'émancipent à raisonner sur ses ordres
comme il leur plaît, et qui les rejettent avec mépris;
qui parlent de sa personne sans respect , et traitent
de foiblesse , de petitesse d'esprit , tous les devoirs
qu'on lui rend ; qui tournent en ridicule le zèle qu'on
témoigne pour ses intérêts, et la disposition où l'on
paroit être de mourir, s'il éloit nécessaire, pour sa
cause ; enfin , qui débitent à toute occasion des maxi-
mes injurieuses à la majesté royale, et capables de
renverser les fondemens de la monarchie. Je demande
si l'on soufîriroit des hommes de ce caractère , et si
l'on ne travaillerons pas à tes exterminer. Il s'élève
tous les jours dans le christianisme des sociétés de
libertins qui, par leurs impiétés et leurs railleries,
profanent les choses les plus saintes , et décréditent
20tf PENSÉES DIVERSES
autant qu'ils peuvent le service de Dieu ; qui s'atta-
quent à Dieu même , à ce Dieu que nous adorons ,
et voudroient en effacer toute idée de notre esprit;
qui lui disputent jusqu à son être , et s'efforcent de
le faire passer pour une divinité imaginaire; qui ne
tiennent nul compte, ni de ses commandemens , ni
de son culte , et regardent comme des superstitions
tous les hommages dont on l'honore ; qui cherchent
à lui enlever ses plus fidèles serviteurs et à les retirer
de ses autels, se jouant de leurs pieuses pratiques, et
les accusant , ou d'hypocrisie ou de simplicité : il y a ,
dis-je, des impies de cette sorte, il y en a plus que
jamais, leur nombre croît sans ces^e ; et parmi des
chrétiens , parmi des catholiques , parmi même des
âmes dévotes, on les écoute, on les souffre! Mais
ce sont du reste d honnêtes gens. D'honnêtes gens!
J'avoue que je n'ai jamais pu digérer ce langage , et
qu'il m'a toujours choqué : car j'y trouve la qualité
d'honnête homme étrangement avilie. A la reli-
gion près , dit-on, cet homme est un fort honnête
homme. Quelle exception, à la religion près! c'est-
à-dire, que c'est un fort honnête homme, à cela
près qu'il manque au devoir le plus essentiel de
l'homme , qui est de reconnoître son Créateur, et
de s'y soumettre; c'est-à-dire que c'est un fort hon-
nête homme , à cela près qu'il a des principes qui
vont à ruiner tout commerce , toute confiance entre
les hommes, et selon lesquels il doit être déterminé
à toutes choses, dès qu'il s'agira de son intérêt, de
son plaisir, de sa passion. En un mol, cYsl à-dire
que c'est un fort honnête homme, à cela près qu'il
n'a
SUR LA FOI. 209
n'a ni foi ni loi. Mettez-le à certaines épreuves, et
liez-vous-y : vous verrez ce que c'est que cet honnête
homme.
On propose à un libertin les révélations de la foi,
c'est-à-dire des révélations fondées sur la tradition la
plus ancienne et la plus constante, confirmées par un
nombre infini de miracles, et de miracles éclatans,
signées du sang d'un million de martyrs, autorisées
par les témoignages des plus savans hommes , et par
la créance de tous les peuples : mais tout cela ne fait
sur lui aucune impression , et il n'en tient nul compte.
On lui propose d'ailleurs, les rêveries et les vaines
imaginations d'un nouveau philosophe qui veut régler
le monde selon son gré; qui raisonne sur toutes les
parties de ce grand univers , sur la nature et l'arran-
gement de tous les êtres qui le composent, avec autant
d'assurance que si c'étoit l'ouvrage de ses mains; qui
les fait naître, agir, mouvoir comme il lui plaît: et
voilà ce que ce grand génie admire, ce qu'il médite
profondément, ce qu'il soutient opiniâtrement, à
quoi il s'attache et de quoi il se feroit presque le
martyr. Certes , la parole de saint Paul est bien vraie :
Dieu les a livrés à un sens réprouvé. Ils se sont
perdus dans leurs pensées frivoles et chimériques ,
et eux qui se disent sages , sont devenus des insen-
sés (1).
Que sera-ce qu'un Etat où il n'y aura ni roi , ni
puissance souveraine? Dans une pleiof impunité,
(1) Rom. 1.
TOME XiV. l4
2IO PENSÉES DIVERSES
chacun sera le maître d'entreprendre, pour ses pro-
pres intérêts, ce qu'il lui plaira ; et comme nos inté-
rêts s accordent rarement avec les intérêts d'autrui,
que s'ensuivra-t-il? des guerres perpétuelles, des
dissensions éternelles , un brigandage universel :
tellement qu'il faudra toujours avoir les armes à 1s
main , pour la défense de ses biens et de sa vie. Le
pauvre pillera le riche , le voisin opprimera son
voisin , le fort accablera le foibîe. On vengera ses
querelles particulières par les meurtres et les assas-
sinats. Confusion générale , bouleversement total.
Je ne parle que d'un royaume ; mais voilà ce que
1 athée voudroit faire du monde entier, lorsqu'il
combat l'existence d'un Dieu.
Quand j'entends des libertins railler de la reli-
gion , et prétendre l'avoir bien combattue . lorsqu'ils
ont ri de quelques pratiques particulières, et de quel-
ques dévotions populaires qu'ils traitent d'abus et de
superstitions , ou leur ignorance me fait pitié , ou leur
malignité me donne de l'indignation. Car la religion
que nous professons ne consiste point en cela; ce ne
sont point ces sortes de dévotions ni ces pratiques qui
eu font le capital. Si dans ces pratiques et ces dévo-
tions , il se glisse quelque chose de superstitieux ,
l'Eglise le condamne elle-même, et le défend sons
des peines très-grièves. Si elle n'y trouve rien de
mauvais en soi, et qu'au contraire remontant au
principe, elle voie que ce sont de pieuses institutions,
qu'un bon zèle a inspirées aux âmes dévotes pour
l'honneur de Dieu et des saints , elle les tolère 3 elle
SUR LA FOI» 2IX
les permet , elle les approuve même) maïs sans les
regarder comme le fond de sa créance et de son.
culte. Voilà ce que nos libertins doivent savoir , et
à quoi ils devroient faire attention. S'ils ne le savent
pas, c'est dans ces grands génies et ces esprits forts
du siècle une ignorance pitoyable : s'ils le savent,
c'est dans eux une malignité encore moins suppor-
table, de s'attaquer vainement et si opiniâtrement à
l'accessoire de la religion , et de n'en vouloir pas
considérer l'essentiel et le principal.
•Qu'ils agissent de bonne foi, et que, sans pré-
vention, sans passion, ils examinent la religion
chrétienne en elle-même ; je m'assure qu'ils ne
pourront se défendre d'en admirer la sublimité , la
sagesse , la sainteté. Ils reconnoîtront qu'elle a de
quoi contenter les esprits du premier ordre, tels
qu'ont été les Pères de l'Eglise; et malgré eux ils
y découvriront un caractère de divinité qui les
frappera : mais c'est justement ce qu'ils ne veulent
pas. Et que font-ils? ils laissent, pour ainsi dire,
le corps de la religion, qu'ils ne peuvent entamer,
et ils s'attachent au dehors. Un point qui n'est de
nulle conséquence , et où la religion ne se tient au-
cunement intéressée , un petit exercice de piété , une
cérémonie, une coutume qui les choque, et qu'une
louable simplicité des peuples a introduite , c'est là-
dessus qu'ils lancent tous leurs traits, et qu'ils dé-
ploient toute leur éloquence. En vérité, il faut que
notre religion soit bien aflermie sur ses fondemens ,
et bien cimentée de toutes parts, puisqu'on est
' «4-
212 PENSÉES DIVERSES
réduit à ne l'attaquer que de si loin, et par de telles
minuiies.
Les hérétiques ont toujours eu pour principe de
se faire craindre , et cela communément leur a réussi.
Ils en ont tiré deux avantages ; l'un d'arrêter les
esprits timides , et l'autre d'engager les esprits inté-
ressés. Mille esprits timides qui ne manquent pas
d'habileté , et qui pourroient leur faire tête , n'osent
néanmoins les attaquer, parce qu'ils ne veulent pas
irriter un puissant parti, ni se l'attirer sur les bras;
et mille esprits intéressés , qui ont leurs vues et
leurs prétentions , se joignent même à eux , dans
l'espérance que le parti les soutiendra et qu'il les
mettra en vogue. Espérance qui n'est pas mal fon-
dée. Avec cet appui , un auteur voit ses ouvrages
recherchés de tout le monde comme des chefs-
d'œuvre , toutes les paroles d'un directeur sont re-
çues comme des paroles de vie , et un prédicateur
est écoulé comme un oracle.
Là réflexion de saint Augustin est bien vraie ,
qu'il n'y a personne qui se pare avec plus d'affecta-
tion ni plus d'ostentation de l'apparence de la vérité
et de son nom , que les docteurs du mensonge et
les partisans de l'hérésie. Il cite là-dessus en parti-
culier l'exemple des manichéens. Sans cesse, dit-il,
ils avoient ce mot dans la bouche : Vérité , vérité (i) ,
sans cesse ils me le rebattoient ; mais en le répétant
(1) Et dicebant : Veritas , veritas , et multum cam dicebanl mïhi»
61 uuïquam crut in cis- Autj. conf. , 1. 3 , c 6.
SUR LA FOI. 2l3
si souvent , et en le prononçant avec emphase , ils
ne l'avoient pas pour cela dans le cœur. Ainsi dans
tous les discours et tous les écrits de certaines gens,
on n'entend encore ni on ne voit presque autre
chose que le terme de vérité. C'est, ce semble , le
signal pour se reconnoître les uns les autres : c'est
leur cri de guerre.
Les libertins qui n'ont point de religion , sont
ravis de voir des divisions dans la religion. Et parce
que le moyen d'entretenir ces divisions est d'ap-
puyer le parti de l'hérésie et de la révolte , voilà
pourquoi ils le favorisent toujours. D'où il arrive
assez souvent, par l'assemblage le plus bizarre et
le plus monstrueux , qu'un homme qui ne croit pas
en Dieu , se porte pour défenseur du pouvoir in-
vincible de la grâce , et devient à toute outrance
le panégyriste de la plus étroite morale.
DU RETOUR A DIEU
ET DE LA PÉNITENCE.
Bonté infinie de Dieu , à rappeler le pécheur et à
le recevoir,
]S OUS quittons Dieu avec joie, nous ne retournons
à Dieu qu'avec peine , et Dieu néanmoins est tou-
jours disposé à nous recevoir : en trois mots, voilà
ce qui nous donne la plus haute idée de la divine
miséricorde; voilà ce qui doit, dans notre péni-
tence , nous loucher de la plus amère contrition ,
de la reconnoissance la plus vive, de l'amour le
plus ardent.
I. Nous quhtons Dieu avec joie , et cela dès la
première jt unesse. A peine commençons - nous à
ouvrir les yens, de l'esprit , et à faire quelque usage
de notre raison , que le charme du plaisir nous
entraîne. On le suit, on s'y abandonne. Venez,
divcrtissons-nous > et jouissons des biens présens.
Enivrons-nous des '.in s les plus exquis , couron-
nons-nous de roses , et ne refusons rien à nos sens
de tout ce qui peut les Jlalter (1). C'est avec
de pareilles dispositions qu'on entre dans le monde,
et qu'on y mène la vie du monde, une vie dissipée,
une vie molle, une vit libertine et toute corrompue.
La conscience a beau se récrier , Dieu a beau parler,
BONTÉ DE DIEU ENVERS LE PÉCHEUR. 21 5
on se rend insensible aux cris de la conscience , et
sourd à la voix de Dieu. On se retire de lui, el pour
combien d'années ? quelquefois , hélas ! j risques à
l'extrême vieillesse. Tandis que le monde à de quoi
nous plaire ; tandis qu'il a de quoi satisfaire nos
passions , soit passion de l'honneur , soit passion de
l'intérêt , soit passion plus grossière et plus animale ,
on ne veut point d autre maître , et on y met toute
son espérance el tout son bonheur.
Bonheur traversé de bien des chagrins, je l'avoue.
Car le mondain séduit et aveuglé par les sens ,
cherche en vain dans les plaisirs du monde un repos
durable et une félicité parfaite ; c'est ce que nul
homme n'y trouva jamais , et ce que nul homme n'y
trouvera , puisque rien de périssable et de mortel
ne suffit à notre cœur ni ne lui peut suffire, et que
la vie est d'ailleurs sujette à tant de vicissitudes et
d'événemens imprévus, qui en troublent malgré
nous les prétendues douceurs. Mais après tout ,
quelque faux que puisse être ce bonheur humain ,
et quelque épreuve qu'on en puisse faire , il a tou-
jours je ne sais quelle apparence qui nous attire et
qui nous attache. On en reconnoît à certains momens
la vanité et l'illusion ; on s'en déclare , et on éclate :
mais ce ne sont que des momens où l'on a eu quelque
déboire et quelque contrariété à essuyer. Le nuage
se dissipe bientôt; on rentre dans ses premiers sen-
timens ; on reprend son premier goût pour le
inonde; il plaît plus que jamais , et il a pour nous
des agrémens tout nouveaux : tant l'inclination qui
nous y porte est profondément enracinée dans
2l6 BONTÉ DE DIEU
notre ame , et tant elle a de pouvoir pour nous en-
gager.
Tel est l'enchantement où vivent la plupart des
gens du monde , hommes et femmes. Après avoir
cent fois déclamé contre le monde, ils en sont tou-
jours épris , et ils ne comprennent pas même qu'ils
puissent jamais s'en passer. Que le inonde , sur mille
sujets et dans une infinité d'occasions, se trouve en
compromis avec Dieu ; qu'il soit question d'une
fortune humaine qu'ils ont en vue , d'un degré
d'élévation où ils aspirent , d'un avantage temporel
qu'ils cherchent à se procurer, dune intrigue qu'ils
ont formée et qu'ils font jouer , d'un engagement
criminel , d'une sale volupté , avec quel empresse-
ment ne s'y portent-ils pas; avec quelle ardeur, et
souvent, si je 1 ose dire, avec quelle espèce de
«reur? Examinent-ils si Dieu condamne tout cela?
sont- ils en peine de le savoir? ou s'ils le savent et
qu'on leur représente la lui divine qui s'est expli-
quée sur tous ces articles et sur bien d'autres , en
sont - ils touchés ? Que Dieu y soit offensé , c'est à
quoi ils n'ont guère d'égard , et c'est par là même
une foible raison pour les arrêter; ils se livrent au
penchant naturel, ils suivent l'attrait, ils entre-
prennent, ils agissent; et si , au péril d'encourir la
haine de Dieu , ils peuvent obtenir ce qu'ils se sont
proposé, ils se tiennent heureux et se félicitent du
succès.
H. Nous ne retournons à Dieu qu'avec peine.
Après de longs égarera ens , il vient enfin pour
quelques - uns un temps de salut et de conversion ,
ENVERS LE PÉCHEUR. 217
c'est-à-dire , un temps où l'on se sent pressé de se
remettre dans le devoir et de se rapprocher de
Dieu. Et quel est ce temps ? une conjoncture favo-
rable que Dieu ménage; un âge plus avancé et plus
mûr , où le feu de la passion commence à s'amortir ;
une humiliation et un renversement de fortune; un
état d'infirmité et de langueur.
Saint Augustin ne se convertit point autrement.
Ce fut un des plus fameux pénitens de l'Eglise de
Dieu , et nous ne pouvons avoir de témoignage
plus convaincant ni plus irréprochable que le sien,
pour apprendre combien de temps et avec quelles
incertitudes il demeura flottant et irrésolu, entre
la divine miséricorde qui le poursuivoit sans relâche,
et les engagemens du monde qui le retenoient. Il
vouloit ou il croyoit vouloir , mais dans peu il ne
vouloit plus. Il demandoit à Dieu d'être affranchi
de l'esclavage où le vice le tenoit captif et comme
enchaîné ; mais en même temps il craignoit que
Dieu ne l'écoutât, et que sa prière ne fût exaucée.
Incessamment agité de remords intérieurs, il disoit
pour les calmer en quelque manière : Tantôt , tantôt;
mais ce tantôt ne venoit point, et il le remettoît
toujours au lendemain. Dans ces cruelles perplexités
dont il nous a fait lui-même le récit en des termes
si forts et si énergiques : Je soupirois , dil-il , je
gémissois sous le poids de ma chaîne ; mais j'étoîs
lié par ma propre volonté , plus dure que le fer ; et
sans un dernier effort de la vertu d'en haut, je
n aurois jamais conclu une affaire que je désirois,
mais qui devoit coûter si cher à mon cœur. Ainsi
2l8 BONTÉ DE DIEU
parloit saint Augustin ; et combien de pécheurs ont
été aussi violemment combattus dans leur retour ?
combien d'autres le sont encore?
C'est de quoi ils pourroient rendre témoignage,
s'ils voulaient produire au dehors ce qu'ils éprouvent
intérieurement, et ce qu'ils cachent avec tant de
soin. La grâce les presse, elle les suit partout, elle
se fait sentir à eux jusque dans les assemblées les
plus nombreuses et les plus profanes. En vain tâchent-
ils de se dissiper , de se rassurer , d'effacer de leur
esprit certaines idées qui les troublent: Dieu demeure
toujours à la porte de leur cœur , et ne cesse point
de frapper. Ils le laissent attendre , et il attend ; ils
ne répondent rien , et bien loin de se taire et de se
retirer , il élève la voix tout de nouveau , et parle
encore plus haut. Assiduité qui leur devient aussi
salutaire qu'elle leur est importune. Car Dieu , par
une providence spéciale , est plus constant à les
sauver , qu'ils ne le sont à se perdre. Malgré tant
d'oppositions et de révoltes, le moment arrive, un
bon moment , où la grâce prend le dessus et triomphe.
On se rend , on cède : mais qu'est-ce après tout que
ce retour, et, si je l'ose dire, doit -il êlre d'un
grand mérite devant Dieu , lorsqu'on le lui fait
acheter si cher?
III. Dieu néanmoins est toujours disposé à nous
recevoir. Il seroit naturel que dans une juste indi-
gnation il nous traitât comme nous l'avons traité
lui-même ; qu'autant que nous avons témoigné de
répugnances et de difficultés à retourner vers lui,
autant il se rendit difficile à nous admettre auprès
ENVERS LE PÉCHEUR. 219
de lui , et à se réconcilier avec nous; qu'il nous fît
attendre aussi long-lemps qu'il nous a attendus , et
que , pour punir nos incertitudes et nos relarde-
raens , il fût aussi lent à nous pardonner, que nous
l'avons été à reconnoître devant lui nos iniquités et
à lui demander grâce. Mais que dis-je , Seigneur?
ah î mon Dieu ! je parle selon les senlimens de
l'homme; et vos sentimens, comme vos pensées,
sont bien au-dessus des nôtres. Ce sont des pensées,
des sentimens , non de colère et de vengeance , mais
de rémission et de pais. (1). A quelque heure donc,
à quelque jour que le pécheur contrit et pénitent
s'humilie devant vous , vous oubliez que vous êtes
jnge, pour vous souvenir que vous êtes père. Tl
est vrai , pendant une longue suite d'années , ce
pécheur étoit un rebelle ; mille fois il s'est obstiné
contre Dieu. Il est encore vrai que pour le fléchir ,
le gagner , il a fallu tout récemment de plus fortes
instances que jamais , et des avances toutes nouvelles
de la part de Dieu ; mais Dieu met le voile sur tout
cela, il n'a égard qu'à la disposition présente de cet
homme. Dès qu'une fois il se repëni et qu'il se
soumet, c'est assez. Les entrailles de la charité de
Dieu en sont émues ; il étend les bras pour l'em-
brasser, il ouvre son sein pour l'y recueillir: fût-ca
un pécheur tout noirci de crimes , il cesse d'être
criminel aux yeux du Seigneur, et Dieu lui donne
place parmi ses en fans.
Je dis, mon Dieu , parmi vos en fan s , et non
point parmi vos esclaves. Ce prodigue qui s'éloit
(1) Cogitationes pacis . et non ajflictionis, Jerem. 29. y. n.
220 BONTÉ DE plEU ENVERS LE l'ÉCHEUR.
séparé de son père , et lui avoit marqué tant d'in-
dilïérence et même tant de mépris en l'abandonnant ,
comptoit pour beaucoup, lorsqu'il seroit revenu à la
maison paternelle, d'y pouvoir être mis au rang des
mercenaires, et se croyoit désormais indigne d'y
être regardé et traité comme un fils : il se faisoit en
cela justice; mais du reste , il ne connoissoit pas
toute la tendresse du père qui le recevoit , et qui
étoit même allé au-devant de lui. Bien loin d'être
dégradé de la qualité de fils, et d'être condamné aux.
Irailemens rigoureux qui lui étoient dus, il éprouva
tout le contraire. Jamais son père ne 1 accueillit avec
plus de douceur ni plus d'affection ; jamais il ne
parut plus sensible pour lui.
C'est vous-même , mon Dieu , qui nous tracez
celte figure dans votre divin évangile; c'est par cette
parabole que votre Fils adorable excitoit la confiance
des pécheurs pénitens; et je puis dire, tout coupable
que je suis , qu'elle ne m'annonce rien de si conso-
lant que je ne sois en droit d'espérer, et à quoi
l'effet' ne doive répondre.
Voilà, dis-je , ô mon Dieu î ce que j'ai lieu de me
promettre , aussi bien que tant d'autres, dès que je
retournerai à vous, et que j'y retournerai de bonne
foi. Or n'est-ce pas un motif assez puissant pour
m'inspirer là-dessus une sainte résolution , et pour
me la faire exécuter? Mais que seroit-ce,el quel
désordre , quelle injustice , quand vous m'appelez
de la sorte , si je délibérois encore , si je me dé-
fendois encore, si je refusois encore de me rendre !
Hé ! qu'y auroit-il alors de plus inconcevable, ou
SACREMENT DE PÉNITENCE. 221
d'une telle condescendance de votre amour , ou
d'une telle résistance de mon cœur ?
L'heure est venue, Seigneur: il n'y a plus de
difficultés ni de répugnances à écouter. Un amour
tel que le vôtre doit amollir l'ame la plus endurcie.
Je suis à vous, ou j'y veux être. Bénissez le dessein
que je forme , et le premier pas que je vais faire
pour l'accomplir. En votre nom j agirai, et vous
suppléerez par votre miséricorde à ce qui pourra
me manquer par la fragilité de la nature et par lin-
constance de ma volonté.
Sacrement de Pénitence. Dispositions au il y faut
apporter , et le fruit au on en doit retirer.
On exhorte assez les fidèles à fréquenter le sacre-
ment de pénitence; mais peut-être ne s'applique-t-
on point assez à les instruire des dispositions essen-
tielles qu'il demande , ni à leur en donner toute la
connoissance qu'ils en doivent avoir. La plupart n'en
ont entendu parler que dans ces premières leçons
qu'on fait à de jeunes enfans qui , malgré le soin
qu'on prend de leur expliquer les élémens de la
doctrine chrétienne, ne sont guère en état de bien
comprendre ce qu'on leur dit, et n'en conservent
qu'un souvenir confus et très-superficiel. C'est dans
un âge plus avancé , où le jugement est plus mûr et
où l'on voit mieux les choses , qu'il faudroit se re-
tracer sur cela les enseignemens qu'on a reçus , et
s'en former une idée juste. Car il s'agit d'un sacre-
luent qui, selon le bon et le mauvais usage que nous
222 SACREMENT
en faisons , doit servir ou à notre justification , oiî
à notre condamnation. Mais par une erreur des plus
pernicieuses, on regarde, si je l'ose dire, ces sortes
de considérations, au-dessous de soi, et l'on se
persuade qu'elles ne conviennent qu'au temps de
l'enfance. Les prédicateurs , s'ils n'y prennent garde $
contribuent eux-mêmes à entretenir cette dange-
reuse illusion , ayant pour maxime de ne traiter dans
la chaire que certains sujets relevés, et s'imaginant
que ceux-ci ne sont propres que pour le menu
peuple et pour les campagnes. En quoi certainement
ils se trompent , soit en manquant à l'une des plus
importantes obligations de leur ministère, qui est
d'apprendre à toutes les conditions les principaux
devoirs de la religion ; soit en s'élevant quelquefois
au-delà des bornes, et prenant un vain essor où
souvent on les perd de vue, et où ils se perdent eux-
mêmes.
Quoi qu'il en soit , tout ce qui concerne le sacre-
ment de pénitence peut se réduire , selon la notion
ordinaire , à quatre articles capilaux ; savoir , la con-
trition , la résolution , la confession et la satisfaction.
Je n'ai rien à dire là-dessus de singulier et de nou-
veau ; mais ce que je dirai néanmoins, n'est que trop
inconnu à bien des gens , qui l'ignorent ou absolumen t
ou en partie , tout éclairés qu'ils sont d'ailleurs , et
qu'ils se piquent de l'être.
I. Contrition : c'est-à-dire douleur du péché ,
mais une douleur conçue en vue de Dieu par le mou-
vement de la grâce, et supérieure à toute autre dou-
leur. Voilà, en trois mots, déjà bien des choses d'un
DE PÉNITENCE* 223
devoir indispensable , et d'une telle nécessité , que
de là dépend toute l'efficace et tout le fruit du sacre-
ment dont il est présentement question.
C'est, dis-je, une douleur, et par conséquent un
acte de la volonté qui s'afflige , qui hait , qui déteste :
car qui dit douleur, ne dit pas une simple connois-
sance ni une simple vue de la laideur et de la diffor-
mité du péché; ce n'est pas même, si j'ose user de
ce terme, une simple déplaisance de la raison , qui,
naturellement droite, ne peut s'empêcher d'aperce-
voir le désordre du péché et de le condamner. On
peut avoir tout cela sans être contrit, parce que tout
cela n'est que dans l'entendement, et non point dans
la volonté. On peut avec tout cela aimer toujours
son péché, se plaire toujours dans son péché, con-
server toujours le même attachement à son péché :
on le peut , et c'est ce qui n'arrive que trop souvent.
Il faut donc que ce soit la volonté qui agisse par un
repentir véritable. ïl faut que la douleur , selon l'ex-
pression du Prophète , nous brise le cœur; et c'est
de là même qu'elle est appelée contrition. Autre-
ment, la volonté n'étant point à Dieu , tout le reste
ne peut être de quelque prix devant Dieu , ni le
toucher.
Encore une simple douleur , en général , ne suf-
fit-elle pas; et si ce n'est, en particulier, le mouve-
ment de la grâce qui l'excite , et qui élève l'ame à
Dieu , ce n'est plus qu'une douleur infructueuse et
sans effet. C'est pour cela que les prophètes , prê-
chant aux pécheurs la pénitence , et les y exhortant
ne se contentoient pas de leur dire : Convertissez-
224 SACREMENT
vous ; mais qu'ils ajouloient : Convertissez-vous an
Seigneur votre Dieu(i). Par où ils leur faisoient
entendre , que si ce rapport à Dieu manquoit , que
si dans leur retour ils n'envisageoient pas Dieu , que
s'ils se proposoient tout autre objet que Dieu , ils ne
dévoient plus être, dans l'estime de Dieu, censés
pénitens , puisqu'ils ne l'étoient pas selon Dieu ni
pour Dieu. Et parce que ee<te vue de Dieu et celte
douleur surnaturelle suppose nécessairement la grâce
comme principe et premier mobile, voilà pourquoi
les mêmes prophètes, parlant au nom même des
pécheurs, disoient à Dieu: Seigneur, convertissez-
nous, et nous nous convertirons (2). Car c'est ainsi
qu'ils s'en espliquoient, persuadés que , pour rendre
nos cœurs dociles , que pour en amollir la dureté et
en fléchir l'obstination , que pour y faire naître cette
sainte tristesse qui seule peut nous réconcilier avec
Dieu et opérer le salut, il est d'une absolue nécessité
que nous soyons prévenus de l'inspiration divine et
aidés du secours d'en haut.
Ce n'est pas tout; mais voici ce qu'il y a de plus
essentiel. Car cette douleur , formée dans la volonté ,
inspirée par l'esprit de Dieu , et conçue en vue de
Dieu , doit être au-dessus de toute autre douleur ;
c'est-à-dire , qu'il n'y a point de revers , point d ac-
cident fâcheux , ni de malheur dans la vie , de quel-
que nature qu'il soit , dont il puisse m'être permis
de concevoir une douleur supérieure , ou même
égale à celle que doit me causer l'offense de Dieu
et la perte de sa grâce. Il faut que je sois plus tou-
f 1) Jowl. 2. — (2) Thren. 6.
clié
DE PÉNITENCE. 223
ché de celte offense de Dieu , et de cette perte de la
grâce de Dieu , que je ne le serois de la ruine entière
de ma fortune, eût-elle été la plus florissante et la
plus abondante. Il faut que celte offense de Dieu a
que cette perte de la grâce de Dieu, me tienne plus
au cœur que l'affront le plus sanglant qui me couvri-
roit de confusion , que l'abandonnement le plus gé-
néral qui me réduiroit dans la dernière misère , que
le mal le plus sensible et le plus aigu qui me tour-
menteroit sans relâche ; que la mort d'un patron ,
d'un ami , d'un parent , d'un fils , d'un époux , d'un
père, d'une mère , de tout ce que je puis avoir suc
la terre de plus cher ; enfin, que le danger môme le
plus évident d'une mort prochaine par rapport à
moi. Si mon regret ne va pas jusque-là, il ne peut
être suffisant, et dès-lors je ne suis point dans l'état
d'une vraie contrition , ni même de cette attrition
parfaite , nécessaire au sacrement de pénitence;
On me dira que cela seroit capable de troubler les
consciences , et de les jeier dans le désespoir. Il est
vrai, cela peut désespérer : mais qui? des âmes mon-
daines qui n'ont jamais bien connu Dieu , et qui ne
s'appliquent jamais à le bien connaître; des anus
toutes plongées dans les sens, et d'autant plus in-
sensibles pour Dieu , qu'elles sont plus sensibles
pour elles-mêmes , et pour tout ce qui flatte leur
amour-propre; des âmes volages, dissipées , accou-
tumées à n'envisager tout ce qui regarde la religion
que très-superficiellement, ei sans cesse distraites
par les objets extérieurs qui leur frappent la vue, et
qui emportent toute leur attention. Voilà ceux que
TOME XIY. 1 5
;:-G SACREMENT
doivent étonner les leçons que je trace ici ; voilà
ceux qui en doivent être découragés et rebutés.
Mais pour appliquer à mon sujet ce que disoit
saint Augustin sur une matière à peu près semblable,
donnez-moi une ame qui aime Dieu, une ame remplie
de l'esprit du christianisme , une ame telle que nous
devons tous être; et supposons que , par un effet
de la fragilité humaine, ou par la surprise de quel-
que passion, cette ame ait eu le malheur d'oublier
Dieu et de s'oublier elle-même jusqu'à succomber
dans une rencontre, à la tentation , et à se laisser
engager dans le désordre du péché : je demande si
lorsqu'elle viendra à se reconnoître, et qu'aidée de
la grâce , elle se mettra en devoir de retourner à Dieu ,
elle aura de la peine à porter son regret et sa douleur
au degré que je marque, et que je prétends être
absolument requis? Quand nous voyons David couché
sur la cendre , et humilié devant Dieu; quand nous
voyons saint Pierre couvert de confusion , et pleurant
avec amertume; quand nous voyons Magdeleine pros-
ternée aux pieds de Jésus-Christ, et les arrosant de
ses larmes, concevons-nous qu'il y eût alorsquelque
chose au monde dont ils fussent plus allligés, ni
même aussi allligés qu'ils l'étoient de leurs égaremens;
et pouvons-nous imaginer qneiqne intérêt qu'ils
eussent voulu faire entrer en compromis avec les
intérêts du souverain maître dont ils avoient encouru
la juste indignation , ei auprès de qui ils cherchoient
par-dessus tout et anx dépens de tout à se remettre
en grâce? Or nous ne sommes pas moins pécheurs
que ces fameux pénitens ; nous n'avons pas , pour
DE PÉNITENCE. 227
exciter notre repentir, des motifs moins solides ni
moins touchans : que nous manque-t-il ? plus de
sincérité el plus de zèle dans notre conversion à
Dieu.
Cependant il ne faut rien exagérer , et je dois con-
venir que plusieurs pourraient être en effet décou-
ragés et avec sujet , si cette douleur que la pénitence
exige de nous , consistoit dans le sentiment. Car le
sentiment ne nous est pas toujours libre, et souvent
il peut être beaucoup plus vif à l'égard de certains
maux de la vie, et de certains événemens que nous
craignons ou que nous déplorons, qu'il ne l'est à
l'égard des péchés que nous détestons, et dont nous
avons un regret véritable. Ce n'est donc point par ce
sentiment que notre contrition doit l'emporter sur
toute autre douleur, mais par la détermination de la
volonté, mais par la préparation de l'esprit et de la
partie supérieure de lame , mais par la disposition,
intérieure et réelle où se trouve le pénitent de subir
toutes sortes de peines et d'accepter toutes sortes
d'adversités temporelles et de calamités, plutôt que
de consentir à un seul péché : si bien qu'il hait ainsi
le péché plus que tout le reste, et qu'il voudrait,
au prix de tout le reste , pouvoir efface* tous les
péchés qu'il reconnoît avoir commis, et par où il a
déplu à Dieu. Il n'est point nécessaire pour cela de
ressentir les mêmes serrernens de cœur , d entrer dans
les mêmes agitations, de s'abandonner aux mêmes
géinissemens , ni de tomber au dehors dans la même
désolation que si l'on venoit nous annoncer quelque
infortune humaine et quelque désastre où nous fus-
j5.
Z2Ï) SACREMENT
sions intéressés. Il suffit d'avoir celte haine du péché
que j'ai spécifiée, et que les théologiens, selon leur
langage ordinaire, nomment appréciative , parce
qu'elle maintient tous les droits de Dieu, et qu'elle
lui donne dans notre estime une préférence entière
et absolue. Or voilà ce qui ne doit désespérer per-
sonne , puisqu'il n'y a personne qui ne puisse, avec
l'assistance divine , former au fond de son ame une
telle douleur.
Ce n'est pas au reste qu'il n'y ait pour cela même
des soins à prendre et des efforts à faire. Car , comme
disoit saint Augustin , si vous n'êtes pas encore attiré
de Dieu, agissez, priez, pressez, afin qu'il vous
attire. On se trouve assez souvent dans une séche-
resse de cœur où il est fort à craindre qu'on n'ait pas
cette contrition sans laquelle on ne peut espérer le
pardon de ses péchés, même avec le sacrement de
pénitence. Hé ! le moyen qu'on pût l'avoir de la ma-
nière dont on approche du saint tribunal? On y
vient quelquefois avec une précipitation qui ne donne
presque pas le loisir de penser à ce que Ton fait , ni
de réfléchir sur aucun des motifs dont notre douleur
doit être animée et sanctifiée. On s'y présente avec
une froideur et une espèce d'indolence qui fait tout
négliger dans un des exercices du christianisme le
plus important et le plus sérieux. Et parce qu'on n'a
nul usage du recueillement intérieur et de ces actes
que le cœur prévenu de la grâce produit en lui-même
et de lui-même , on se contente de certaines for-
mules tracées sur le papier ; on les lit dans un livre,
ou on les récite par mémoire , sans s'y affectionner ,
DE PÉNITENCE. 229
et peut-être sans les bien comprendre. Souvent
même , par une ignorance inexcusable, ou par un
oubli non moins criminel , après une revue assez lé-
gère de ses fautes , on les déclare au ministre de la
pénitence , sans avoir eu soin de s'élever un moment
à Dieu , ni d'en faire en sa présence aucun désaveu.
Car voilà ce que nous voyons dans une infinité de
gens du monde , et surtout du grand monde , lors-
qu'à des temps fort éloignés les uns des autres , ils
s'adressent à nous , bien moins par un mouvement
de piété et par un vrai désir de conversion , que par
une coutume et une certaine bienséance chrétienne
à laquelle ils ne veulent pas manquer. Nous leur
demandons s'ils sont préparés , c'est-à-dire , avant
toute chose , s'ils sont véritablement contrits et re-
pentans , s'ils ont une douleur sincère de leur conduite
passée dont ils s'accusent; et sans hésiter, ils nous
répondent qu'ils le croient ainsi : mais de bonne
foi , ont-ils lieu de le croire , et comment peuvent-
ils se le persuader ?
Car, qu'esl-ce que cette douleur sincère? c'est
un plein changement du cœur : en sorte que le cœur
soit réellement détaché des objets auxquels il s'étoit
livré avec plus de passion. Il faut que , par la force
et la supériorité de cette douleur , le cœur haïsse ce
qu'il aimoit , et qu'il aime ce qu'il haïssoit : il faut
cfue ce soit un cœur tout nouveau. Quel effort de
Vanie suppose un changement de cette nature ! quel
sacrifice de soi-même ! quelle victoire ! Or, une
telle victoire peut-elle être le fruit d'une réflexion
vague et courte, ou de quelques paroles prononcées
2oO SACREMENT
à la hâte et comme jetées au hasard ? II est vrai que
les opérations de la grâce dans un cœur ne dépendent
point du temps ; mais dans les règles ordinaires, la
grâce n'opère qu'avec poids et avec mesure. Elle a
ses voies pour s'insinuer , et ses degrés pour avancer ;
elle prévient, elle soutient, elle aide à consommer
l'ouvrage ; mais elle exige aussi du pénitent qu'il
agisse lui-même, qu'il rentre en lui- même , qu'il
s'exciie lui-même, qu'il se fasse à lui-même d'utiles
reproches et de salutaires leçons , qu'il se retrace
toutes les vues et toutes les considérations les plus
propres à le détacher de son péché , et à lui en
inspirer de l'horreur ; qu'il s'applique à les pénétrer
et à les approfondir ; surtout qu'il les rapporte toutes
à Dieu , et qu'il insiste sur celles qui peuvent lui
représenter ce souverain maître , plus digne d'un
atladiemenl inviolable et d'un dévouement parfait;
enfin , qu'il ait recours à Dieu même , qu'il lui ouvre
son cœur , et qu'il le conjure d'en amollir la dureté:
voilà, dis-je , ce que la grâce attend de notre coo-
pération. Or tout cela , selon l'ordre commun , n'est
point l'atYaire d'un instant; et ce l'est encore sûre-
ment moins pour tant de pécheurs et de pécheresses,
qui , dans le cours d'une année , s'acquittent à peine
une fois du devoir de la pénitence , que pour des
aines pieuses et timorées qui fréquentent le sacrement.
Mais ceci posé , il y a donc bien des confessions
nulles ? j'en conviens , et là - dessus je n'oserois
presque déclarer tout ce que je pense. Cependant
un confesseur , qui ne peut lire dans le fond des
cœurs , est souvent obligé d'en croire la personne
DE PÉNITENCE» 23 1
qui lui parle , et qui lui témoigne son regret et sa
bonne disposition. Il s'en tient là; il absout ce pré-
tendu pénitent, et du reste ne répond de rien : car
il sait qu'il n'y a que Dieu qui puisse juger de la
validité de celte absolution; et d'ailleurs , sans dé-
roger en aucune sorte à la puissance des ministres de
Jésus-Christ, ni à la promesse que ce divin maître
leur a faite , il n'ignore pas que ce qu'ils délient ,
ou semblent délier sur la terre , n'est pas toujours
délié dans le ciel.
Mais il faudra donc des temps infinis pour se dis-
poser à la confession ? ma réponse est qu'il y faudra
tout le temps nécessaire pour s'assurer d'abord de
sa contrition , autant qu'il est raisonnablement et
moralement possible. Je dis autant qu'il est pos-
sible raisonnablement et moralement : car en con-
damnant une extrémité , qui est une trop grande
négligence , je ne prétends pas porter à un autre
excès , qui est une inquiétude scrupuleuse. La pru-
dence chrétienne tient le milieu entre l'un et l'autre:
elle ne va point au-delà de certaines bornes ; et
quand , eu égard aux circonstances et aux moyens
qu'on a pris , on peut juger sagement et favorable-
ment de l'état de son cœur , on doit alors se confier
en Dieu , et demeurer en repos , sans se tourmenter
inutilement par des retours perpétuels et des dé-
fiances excessives de soi-même.
Concluons cet article en déplorant notre misère.
N'est- il pas étrange qu'avec tant de raisons, dont
une seule devroit suaire pour nous percer l'ame de
doui eur au souvenir de Dieu , et de toutes les offenses.
2.52 SACREMENT
que nous commettons contre lui , nous soyons si
difficiles à prendre le moindre sentiment de com-
ponction? N'est-il pas étrange que nous ayons besoin
de tant d'exhortations , d'instructions , de médita-
tions , pour nous retracer là-dessus des idées qui ne
devroient jamais s'effacer de notre esprit , et qu'il
nous faille tant d'efforts pour en ressentir l'impres-
sion ? Comment oublions-nous si aisément et si vite
un t)ieu créateur , un Dieu conservateur , un Dieu
rédempteur; un maître si grand , un père si tendre;
sa libéralité , sa sainteté , sa justice , ses innom-
brables perfections ? Et comment , à la simple pensée
de tant de titres les plus engageans pour nous et les
capables de nous affectionner , ne voyons-nous pas
d'un premier coup d'oeil l'énormité de nos péchés,
qui blessent ce souverain Etre et qui nous séparent
de lui ? Comment ne fondons -nous pas en larmes ,
et n'éclatons-nous pas en gémissemens et en sanglots ?
Que manque- t- il donc à notre Dieu pour devenir
fumable? n'a-t-il pas des droits assez légitimement
acquis sur noire cœur? n'est-il pas assez bon ? ne
nous a-t-ii pas fait assez de bien ? ne nous en fait-il
pas assez chaque jour ? ne se dispose-t-il pas encore
à nous en faire assez dans l'avenir et même dans
toute l'éternité ? Notre indifférence pour lui n'est
guère moins incompréhensible que ses miséricordes
i nvers nous.
H. Résolution. C'est, selon la plus ordinaire façon
de parler , ce que nous appelons bon propos. Ce
bon propos consiste dans une ferme détermination
de fuir désormais le péché , de n'y plus retomber ,
DE PÉNITENCE. 233
et de se maintenir dans la grâce de Dieu, en se cor-
rigeant de ses vices , et en renonçant à ses habitudes
criminelles. Disposition si essentielle , que sans cela
notre contrition ne peut plus être qu'une contradic-
tion manifeste et une chimère. Car le moyen d'ac-
corder ces deux choses ensemble , je veux dire, une
volonté qui déteste les péchés commis , et cette
même volonté toute prête encore à les commettre ;
une volonté qui hait le péché sincèrement et souve-
rainement , et qui néanmoins l'aime toujours assez
pour y retourner à la première occasion , et pour y
donner le même consentement ? Ce seroit tout à la
fois et à l'égard du même objet , vouloir et ne pas
vouloir ; ce seroit accomplir dans sa personne celle
parole du Prophète : V iniquité s est démentie elle-
même (i) ; enfin , ce seroit faire à la majesté divine
îa même insulte que feroil un sujet rebelle qui vien-
droit se jeter aux pieds du prince et implorer sa
clémence ; mais qui lui donneroit en même temps
à entendre que , malgré toutes les soumissions qu'il
lui fait , il n'en est pas moins disposé à former dans
la suite de nouveaux partis , et à prendre les armes
contre lui.
Afin donc que la douleur du passé soit véritable
et recevable devant Dieu , il est d'une nécessité ab-
solue que le bon propos pour l'avenir l'accompagne ,
puisque l'un enferme l'autre , et qu'on ne les peut
séparer. Voilà pourquoi le concile de Trente dé-
finit la contrition , en disant que c'est une dou-
leur et une détestation des péchés commis , jointe
(1) Ps. *6.
234 SACREMENT
à la volonté de n'en plus commettre. De savoir si
cette résolution doit être expresse et formelle , ou
s'il suffit qu'elle soit comprise virtuellement dans
l'acte de détestation et de douleur , c'est une ques-
tion que proposent les maîtres de la morale , et sur
laquelle ils raisonnent et pensent diÛéremment :
mais sans examiner ces diverses opinions, ni peser
la force des raisonnemens de part et d'autre, quand
il s'agit d'une affaire aussi importante que notre ré-
conciliation avec Dieu , le mieux est de prendre le
plus sûr , et de dire à Dieu comme le Prophète roi:
Je Vai juré , Seigneur, et j'en fais encore le ser-
ment , de garder à jamais vos divins préceptes , et de
ne me plus départir , en quoi que ce soit , de V obéis-
sance duc à votre loi (i). Et parce que c'est en telle
et telle matière que j'ai eu le malheur d'enfreindre vos
ordres , et de m' écarter de mes devoirs , c'est à quoi
je me propose de faire particulièrement attention ,
et de quoi je veux me préserver avec plus de soin.
Oui , je le veux, mon Dieu, je le veux ; vous en
êtes témoin, vous qui sondez le fond des cœurs, et
vous voyez toute l'étendue et toute la fermeté de ma
résolution.
Dans cette protestation ainsi faite à Dieu , il y a
deux choses à distinguer : un propos général , et un
propos particulier. Propos général , qui s'étend sans
exception à tous les péchés capables de donner la
mort à notre ame et de nous priver de la grâce de
Dieu. Car s'il y avoit un seul péché, j'entends péché
mortel, que le pénitent ne lût pas résolu d'éviter,
(i)Ps. 118.
DE PÉNITENCE. 235
dès-là , son acte de résolution à l'égard des autres
péchés, seroit invalide : pourquoi? parce qu'il ne
pourroit avoir pour principe le vrai motif qui en
fait tout le mérite , et qui est que le péché déplaît à
Dieu, qu'il blesse l'honneur de Dieu, que c'est une
ingratitude souveraine et une injustice envers Dieu.
En effet , comme ce motif convient également à tous
les péchés , il s'ensuit , par une conséquence néces-
saire , que dès qu'il nous détermine à nous abstenir
d'un péché , il nous détermine pareillement à nous
abstenir de l'autre. Si donc nous faisons là-dessus
quelque distinction , c'est une preuve évidente que
ce n'est point ce motif qui nous conduit, et que
notre prétendu bon propos n'est qu'illusoire. Propos
particulier : c'est-à-dire du reste , que notre résolu-
tion doit surtout insister sur les péchés dont nous
sommes actuellement coupables, et que nous venons
déposer au tribunal de la pénitence. Car nous étant
plus propres, puisqu'ils nous sont personnels, la
raison veut que nous y apportions plus de vigilance ,
et que nous y fassions plus de réflexion. Non pas qu'il
soit nécessaire de les parcourir tous séparément, et
de s'arrêter sur chacun par autant d'actes distingués
les uns des autres. Sans ce détail le même acte suffit :
il n'est question que de le rendre efficace , et de ne
lui point prescrire de bornes.
Mais on me demandera par où l'on pourra juger
que cet acte est efficace , et s'il faut pour cela pou-
voir se répondre qu'on ne retombera plus. Car com-
ment avoir cette assurance de l'avenir , et quel est
l'homme qui peut prévoir toutes les conjonctures où
236 SACREMENT
il se trouvera, et ce qu'il y fera ou ce qu'il n'y fora
pas ? Il en est même dont le penchant est si fort
et l'habitude si enracinée, qu'il leur semble qu'ils
n'auront jamais assez de constance pour y résister ,
et que dès la première attaque ils succomberont.
Cette difficulté se résout aisément par la différence
de deux actes qu'on ne doit pas confondre l'un avec
l'autre. Le premier est dans l'entendement, et l'au-
tre dans la volonté. De se délier de soi-même , et
d entrevoir, au milieu même des promesses qu'on
f,tit à Dieu et à son ministre , qu'apparemment on
ne persévérera pas ; qu'après avoir soutenu quelque
temps , on se lassera ; que la passion se réveillera , et
qu'il y aura des rencontres où l'on ne peut guère
s'attendre de tenir ferme et de ne se laisser pas en-
traîner: tout cela et cent autres idées semblables,
ce sont des pensées , ce sont des conjectures , ce
sont des vues de l'esprit où la volonté n'a point de
part , et dont elle est indépendante. Malgré ces
défiances , ces craintes , et toutes les expériences
qu'elle a de ses inconstances naturelles , elle peut
néanmoins, avec l'aide de Dieu, s'établir dans une
résolution actuelle et véritable de s'éloigner pour
jamais du péché , et de renoncer à tout engagement
criminel. Mais l'esprit lui représente là-dessus ses
foiblesses , ses légèretés , la violence de ses incli-
nations , mille combats, mille écueils , et le peu
de fond qu'il y a à faire sur la disposition présente
où elle se trouve. Il n'importe : parmi toutes ces
alarmes , elle est , ou elle peut être réellement dé-
terminée et résolue.
DE PÉNITENCE, 287
Le pénitent ne doit donc point s'étonner , quel-
que difficulté , et même, si je l'ose dire , quelque
impossibilité qu'il se figure dans son changement et
sa persévérance. Cette impossibilité prétendue n'est
que dans son imagination , laquelle s'effarouche , et
dont le démon se sert assez ordinairement pour le
décourager et l'arrêter. Car c'est un des artifices les
plus communs et les plus dangereux de l'esprit ten-
tateur , pour refroidir les pécheurs pénitens et pour
renverser les desseins de conversion que la grâce
leur inspire , de leur en mettre devant les yeux les
conséquences par rapport à toute la suite de leuç
vie , et de les embarrasser de mille réflexions telles
que celles-ci , qu'il leur suggère intérieurement et
incessamment : Mais à quoi est-ce que je m'engage?
Mais pourrai-je vivre ainsi pendant un long cours
d'années qui peut-être me reste encore à fournir ?
Mais si, dans l'ardeur dont je me sens présentement
animé , rien ne me coûte , ce premier feu ne se ra-
lentira-t-il point; et si cette ferveur, qui maintenant
m'adoucit tout , vient à tomber , comme il n'arrive
que trop , à quels dégoûts , à quels ennuis serai-je
exposé, et aurai-je la force de les porter? Mais
est-il à croire que je puisse passer mes jours dans
une retraite à laquelle je ne suis point fait; que je
puisse me dégager de cet attachement et ne plus
voir cette personne dont mon cœur est épris ; que
je puisse me défendre de ses reproches , de ses larmes ,
de ses poursuites , ou plutôt que je puisse m'inter-
dire sans retour ces sociétés, ces entretiens, ces
entrevues , ces jeux , ces parties de plaisir , ces spec-
238 SACREMENT
îacles ; que je surmonte mille respects humains 9
mille considérations , mille tentations et du dedans
et du dehors , qui ne manqueront pas sur cela de
m'assaillir , et souvent lorsque j'y penserai le moins
et que je serai moins préparé à de si violens assauts ?
Vains raisonnemens d'un esprit intimidé et troublé
parla passion qui le domine, par la nature corrom-
pue qni se révolte , par l'ennemi de notre salut qui
cherche à nous surprendre , et qui emploie toutes ses
ruses à déconcerter l'ouvrage de notre conversion.
Mais la passion , la nature , l'ennemi commun
des hommes, ont beau parler , exagérer les choses,
grossir les objets, il n'en est pas moins au pouvoir
du pénitent éclairé et touché de Dieu , que sa vo-
lonté n'en soit point ébranlée. Il est toujours maître
de dire : Je veux , et maître en effet de vouloir avec
la grâce. Il n'est pas besoin qu'il ait une connois-
sance anticipée de ce qui arrivera, ni qu il puisse
compter avec certitude que jamais il ne se départira
de la résolution où il est de ne plus pécher ; mais
il suffit qu'il soit dans cette résolution ou qu'il croie
prudemment y être. Il y auroit même de la présomp-
tion à se tenir assuré contre toutes les rechutes;
et c'est en quoi pécha saint Pierre , lorsqu'il dit
avec tant de confiance au Fils de Dieu : Quand il
iroit de ma vie, et que tous les autres prendroient
la fuite , pour moi je ne vous abandonnerai point.
Car notre pénitence ne nous rend pas impeccables,
et notre volonté étant une volonté humaine, elle
est naturellement changeante. D où il s'ensuit que
sans une révélation expresse de Dieu, nul homme
DE PÉNITENCE. 239
ne peut savoir comment il se comportera en telles
et telles circonstances , si quelquefois il s'y ren-
contre.
C'est donc assez d'être certain , autant qu'on peut
l'être moralement et sagement , qu'on veut se cor-
riger , et qu'on le veut à quelque prix que ce soit ;
et qu'on le veut par le même motif qui a excité
notre repenlir et notre douleur ; et qu'on le veut
pour tous les temps qui suivront , quelque sujet qu'il
y ait de craindre que cette volonté ne vienne quel-
quefois à se relâcher et à se démentir. Dés qu'on
est dans cette préparation de cœur , on doit du,
reste se confier en Dieu pour l'avenir. On doit dire
comme l'Apôtre ; Si le Seigneur est avec moi et
et pour moi , qui sera contre moi? Or j'espère qu'il
ne m'abandonnera pas , et qu'il m'aidera à consom-
mer l'ouvrage que je commence par sa grâce. On
doit se soutenir et s'affermir par ce consolant témoi-
gnage qu'on pense avoir lieu de se rendre à soi-
même : Il est vrai , je serai exposé à bien des attaques ,
et que ferai-je alors ? je n'en sais rien ; mais ce que
je sais, c'est ce que je suis actuellement résolu de
faire , qui est de ne me détacher jamais de mon Dieu
et de ses divins commandemens ; ce que je sais ,
c'est qu'autant que cette résolution subsistera ( et
pourquoi ne subsisteroil-elle pas toujours? ) rien ne
me fera violer la foi que j'ai donnée à mon Dieu et
que je lui donne. Enfin , ce que ]p sais, c'est que
pour témoigner à Dieu la sincérité de celte résolu-
lion, je vais dès maintenant user de tous les préser-
vatifs nécessaires , prendre tous les moyens que la
24o SACREMENT
religion me fournit , me retirer de toute occasion
dangereuse , et apporter de ma part toute la vigilance
qui dépend de moi.
Voilà dans ce dernier article comme la pierre de
louche , qui nous fera connoître si notre propos est
tel que nous nous le persuadons et que nous le
disons. Car en vain ferons-nous mille promesses à
Dieu et aux ministres de Dieu, et en vain nous
dirons-nous mille fois à nous-mêmes que nous vou-
lons vivre désormais avec plus de règle et faire un
divorce éternel avec le péché : si nous ne prenons
pour cela nulles mesures; si nous refusons même
celles qu'on nous prescrit , si nous prétendons être
toujours de certaines sociétés , voir toujours cer-
taines compagnies et fréquenter certains lieux, avoir
toujours avec certaines personnes des entrevues et
des liaisons particulières; en un mot , nous jeter tou-
jours dans le péril , et y demeurer ; si , malgré les
avis que nous donne un confesseur, nous ne vou-
lons rien sacrifier, ni rien entreprendre pour assurer
notre persévérance , ce n'est point alors un juge-
ment mal fondé , de conclure que nous ne sommes
résolus qu'à demi , ou même que nous ne le sommes
point du tout. La preuve en est sensible : car vou-
loir une fin , je dis la vouloir solidement et efficace-
ment , c'est par une conséquence nécessaire vouloir
lever , selon qu'il est en nous, tous les obstacles qui
pourroient nous éloigner de cette lin , et c'est en
même temps vouloir faire de notre part tous les
e (Forts et embrasser toutes les voies qui peuvent nous
y conduire. Autrement toute la bonne volonté que
nous
DE PÉNITENCE. 2,/Çl
ïiôus pensons avoir ne peut être qu'une illusion et
une chimère.
De là vient qu'on remarque si peu ^amendement
dans la plupart des personnes qui approchent du
sacrement de pénitence. Ils v'oudroient accorder en-
semble deux choses tout à fait incompatibles : c'est-
à-dire qu'ils voudroient ne plus pécher , et néan-
moins demeurer toujours dans une disposition pro-
chaine de pécher. Que le ministre de la pénitence
leur fasse la même question que fit Jésus-Christ au
paralytique de l'évangile , et qu'il leur demande:
Voulez-vous être guéris (i) ? Ils répondent sans dé-
libérer, qu'ils le veulent. Mais que ce même mi-
nistre , sage et instruit , faisant peu de fond sur cette
réponse générale et indéterminée , passe plus avant %
et qu'il en vienne à un détail où il lui convient de
descendre selon la connoissance qu'il a de leur éiat -9
qu'il leur demande en particulier s'ils veulent s'abste-
nir de telles visites , s'ils veulent s'interdire tels en-
tretiens et telles familiarités, s'ils veulent renoncer
à telles parties de plaisir et se retirer de ces assemblées
et de ces spectacles , s ils veulent interrompre tels
négoces et ne plus s'engager eh telles affaires, s'ils
veulent réparer tels dommages qu'ils ont causés et se
dessaisir de tels profits injustes et mal acqui-s; si,
pour vaincre l'animosilé qu'ils ont dans le cœur, et
pour témoignage d'une pleine réconciliation, ils
consentent à faire quelques démarches de leur part
et quelques avances ; si , pour s'affermir dans le bien ,
pour se fortifier contre les nouvelles attaques dont
(i) Joan. 5.
TOME XIV.,' j£
2.^2. SACREMENT
ils auront à se défendre , pour racheter le temps
qu'ils ont perdu , pour édifier le public qu'ils ont
scandalisé , ils sont dans le dessein de se rendre plus
assidus aux pratiques chrétiennes , de s'acquitter
régulièrement de telles prières et de tels exercices
de piété, d'approcher des sacremens à tels jours
dans l'année et à telles fêtes, de faire chaque jour
quelque bonne lecture, quelque retour sur eux-
mêmes , enfin de ne rien omettre de tout ce qu'on
leur marquera et qu'on jugera leur être salutaire :
que tout cela , dis-je , le confesseur l'exige d'eux et
le leur propose, c'est alors qu'ils commencent à hé-
siter et à se mettre en garde contre lui , comme s'il
les traitoit avec trop de rigueur. Cependant ils ont
beau se plaindre , et accuser d'une sévérité outrée le
ministre qui leur impose de pareilles conditions , il
n'est que trop bien fondé à se défier de leurs pa-
roles , et à les renvoyer sans absolution.
Cherchons le Seigneur, et cherchons -le dans
toute la droiture de notre ame. Nous pouvons nous
tromper nous-mêmes , nous pouvons tromper le
prêtre qui nous écoute , mais nous ne tromperons
jamais Dieu. Nous nous étonnons quelquefois de nos
rechutes presque continuelles; mais il n'est pas diffi-
cile d'en découvrir la cause. Ce n'est pas que nous ne
nous soyons présentés , et que nous ne nous présen-
tions encore de temps en temps au saint tribunal ,
pour y déposer nos péchés; mais c'est que nous n y
avons peut-être jamais apporté une volonté bien
formée de changer de vie, et de travailler sérieuse-
ment à la réformation de nos mœurs. Nous avons
DE PÉNITENCE. 2.fô
pris pour volonté quelques velléités , quelques dé-
sirs imparfaits , quelques reproches de la conscience
qui nous condamnoit intérieurement, et qui nous
dictoit ce que nous devions faire. Nous l'avons vu ,
mais lavons-nous fait? et pourquoi ne l'avons-nous
pas fait? encore une fois , c'est que nous ne l'avons
pas voulu : car on ne manque guère à ce que l'on
veut , quand on le veut bien résolument et que la
chose est en notre pouvoir. Je voulois , disoit saint
Augustin, parlant de lui-même, je voulois me con-
vertir, mais je le voulois comme lin homme plongé
dans un profond assoupissement, lequel voudroit
se réveiller, et qui retombe toujours dans son som-
meil. Ayons recours à Dieu , c'est lui qui , selon le
sens de l'Apôtre, nous fait vouloir et exécuter.
III. Confession. Dans l'usage commun , on com-
prend sous le terme de confession tout ce qui
a rapport au sacrement de pénitence : mais dans
une signification plus étroite et plus propre , nous
appelons ici confession cette seconde partie du
sacrement , qui consiste à s'accuser de ses péchés ,
et à les déclarer secrètement au ministre établi de
Dieu pour les connoître et pour nous les remettre
en vertu du pouvoir qu'il a reçu de Jésus-Christ. Or
nous ne pouvons nous former une idée plus juste
de cette confession , que de la regarder comme une
anticipation du jugement de Dieu. Que fera Dieu
dans son dernier jugement ? il ouvrira le grand livre
de nos consciences; il produira au jour, non-seule-
ment nos actions qui , pendant la vie , ont pu pa-
roître aux yeux des hommes, mais les secrets les
iG.
2^4 SACREMENT
plus cachés de nos cœurs, nos pensées, nos senti-
mens , nos désirs , nos vues , nos intentions , nos
projets. Il prendra ce glaive dont parle saint Paul T
ce glaive de sa vérité et de sa sagesse, avec lequel
il démêlera tous les plis et tous les replis de nos
âmes. De sorte que rien n'échappera à sa connois-
sauce , et que de tous les péchés du monde , il n'y
en aura pas un qu'il ne découvre selon toute sa ma-
lice , c'est-à-dire selon son espèce et toutes ses cir-
constances. Voilà par proportion et à l'égard de
nous-mêmes, ce que nous devons faire dans le tri-
bunal de la pénitence ; mais avec cette différence es-
sentielle que la manifestaîion que Dieu fera de nos
péchés dans son jugement général , sera publique et
universelle, au lieu que nous ne sommes présente-
ment obligés qu'à une révélation particulière, où le
prêtre seul , lieutenant de Dieu , nous entend , e*
qu'il doit tenir secrète sous le sceau le plus invio-
lable. Ce n'est pas, après tout , que le pénitent , par
toutes ses recherches, puisse parvenir à se connoître
aussi parfaitement que Dieu le connoîtra et qu'il le
connoît dès maintenant, ni qu'il puisse par consé-
quent mettre sa conscience aux yeux du confesseur,
dans la même évidence que Dieu la mettra aux yeux:
de l'univers. Nos vues pour cela sont trop foibles , et
il n'est pas moralement possible que toutes les fautes
dont nous sommes coupables devant Dieu , nous
soient toujours présentes à l'esprit, et que nul oubli
n'en eiïace aucune de notre souvenir. Mais par où
nous devons au moins suppléer, autant que nous le
pouvons, à ce défaut, c'est par un examen raison-
DE PÉNITENCE. 2^5
nable,et par toute la réflexion qu'exige de nous la
prudence chrétienne pour nous disposer à rendre
compte de nous-mêmes et de noire état.
Quand on veut juger un criminel , on commence
par l'information , on appelle les témoins , on reçoit
les dépositions, on n'omet rien de tout ce qui peut
servir à instruire le procès, et à convaincre l'accusé
des faits qui lui sont imputés. Or quel est ce criminel
à qui l'on doit prononcer sa sentence? n'est-ce pas
moi-même , lorsque je vais , en qualité de pécheur,
me jeter aux pieds du prêtre et me soumettre à son
jugement ? Ce qu'il y a dans ce jugement de singulier,
c'est que j'y suis tout à la fois, et l'accusé, et l'accu-
sateur. Comme accusé, j'y dois venir dans un esprit
d humilité; mais surtout comme accusateur, j'y dois
procéder avec toute la circonspection , et toute
l'attention requise pour développer devant moi ma
conscience , et pour être prêt à 1 exposer dans la con-
fession nûment et sans déguisement.
De là donc la nécessité de l'examen. Examen
d'une obligation indispensable : car la même loi qui
m'oblige à confesser mes péchés, m'oblige à les re-
chercher, à me les rappeler , à les retracer dans ma
mémoire, puisque sans cela je n'en puis faire la dé-
claration exacte et fidèle; examen solide et conforme
à l'importance du devoir dont j'ai à m'acquitter : car
il est question de me préparer à recevoir la grâce
d'un sacrement, et de ne me pas mettre par ma né-
gligence en danger de le profaner; examen sem-
blable à celui que David faisoit de lui-même , lors-
246 SACREMENT
qu'il passoit , ainsi qu'il le témoigne , les nuits en-
tières à méditer , à réfléchir , à creuser dans le
fond de son cœur, ne voulant pas y laisser une
seule tache , quelque légère qu'elle pût être , dont
il ne s'aperçût , et dont il ne prît soin de se purifier;
examen proportionné à la durée du temps qui s'est
écoulé depuis la confession précédente. Et en effet,
la raison dicte qu'une revue, par exemple, de plu-
sieurs mois ou d'une année , demande une plus
ample et plus longue discussion , que la revue seule-
ment de quelques jours ou de quelques semaines, et
que ce qui peut suffire pour l'une, ne suffit pas pour
l'autre ; du reste , examen renfermé en certaines
bornes que doit régler la prudence , afin de ne se
point porter aux extrémités où vont quelquefois des
âmes timides à l'excès et trop inquiètes, qui ne sont
jamais contentes d'elles-mêmes , et en reviennent
sans cesse à de nouvelles perquisitions dont elles
s'embarrassent et se tourmentent fort inutilement.
Dieu, qui est la sagesse et l'équité même, n'exige rien
de nous au-delà d'une diligence raisonnable et mesu-
rée; et si malgré nous et par un effet de la fragilité
humaine , quelque point alors , même grief, se dérobe
à nos lumières , le Seigneur infiniment juste et miséri-
cordieux aura égard à notre foiblesse , et ne nous fera
pas un crimed'une omission involontaire. Mais aussi
ne comptons pas que ce soit une excuse légitime de-
vant Dieu , qu'un oubli causé par notre légèreté et
notre inconsidération. Nous serions les premiers à
nous le reprocher dans une affaire temporelle : corn-
DE PÉNITENCE. 2^7
ment nous seroit-il pardonnable, dans un des plus sain ts
et des plus importons exercices du christianisme?
Tel est néanmoins le désordre. S'agit-il des af-
faires du monde , il n'y a point d'étude, point de
contention d'esprit qu'on ne fasse pour les examiner
à fond. C'est peu que d'y avoir pensé une fois: on
les porte partout vivement imprimées dans l'ima-
gination ; on les tourne et retourne en mille ma-
nières , et il n'y a pas un jour sous lequel on ne les
envisage : pourquoi ? c'est qu'on craint d'y être
trompé ; et pourquoi le craint-on ? c'est qu'il y va
d'un intérêt à quoi l'on est sensible et très-sensible ,
bien que ce ne soit qu'un intérêt périssable ; c'est
qu'il y va de la fortune , c'est qu'il y va d'un gain
qu'on veut se procurer, ou d'une perle dont on veut
se garantir. Mais s'agit-il de la conscience, on n'y
regarde pas de si près , et il semble que ce soit une
de ces affaires qu'on peut expédier dans l'espace de
quelques momens. Y eût-il une année et plus qu'on
ne fût rentré en soi-même , pour savoir où l'on en
est avec Dieu et de quoi l'on peut être responsable
à sa justice, on se persuade avoir satisfait là-dessus
à son devoir, en jetant un coup-d'œil sur la conduite
qu'on a tenue, et s'attachant à quelques articles plus
marqués. On passe tout le reste , et on ne va pas
plus avant. Bien loin de craindre quelque surprise
dans une révision si prompte et si précipitée, on
contribue souvent soi-même à se tromper : c'est-à-
dire , que surcertains doutes qui naissent, sur certains
scrupules , on dispute avec soi-même et contre soi-
même , pour les rejeter, pour les étouffer, pour les
^48 SACREMENT
traiter Je craintes frivoles , et pour se dispense! da
les mettre au nombre des accusations qu'on se tient
objigé de faire. Car c'est ainsi qu'en usent une mul-
titude presque infinie de prétendus pénitens , d'au-
tant plus dangereusement se'duits par leurs fausses
maximes, qu'ils en voient moins l'erreur, et qu'ils
approchent du sacrement avec plus de sécurité.
Quoi qu'il en soit , ce n'est qu'après tout l'examen,
convenable que le pécheur, comme témoin éclairé,
doit comparohre en présence de son juge , qui est
le ministre de Jésus -Christ : mais cette précaution
prise, c'est alors le temps de s'énoncer, de décou-
vrir les plaies de son am.e , de révéler aux oreilles
du prêtre toutes ses misères , et de lui en faire un,
aveu simple et précis. Confession entière , et pour
cela confession non-seulement qui déclare le péché ,
mais qui s'étende à toutes les circonstances capables
ou de changer l'espèce du péché ou d'en augmenter
la malice : circonstances du nombre , de l'habitude ,
du lieu , de la personne , des vues , des motifs , des
suites, des moyens et autres. Car je dois me faire
çoiinoître aussi criminel que je le suis : or , je le
suis plus ou moins, selon le nombre de mes péchés,
selon l'habitude de mes péchés, selon la sainteté
du lieu où j'ai péché , selon le caractère de ma per-
sonne , ou celui de la personne à l'égard de qui
j'ai péché, selon la connoissance et la volonté déli-
bérée avec laquelle j ai péché , selon les motifs que
je me suis proposés en péchant, intérêts, ambi-
tion., envie , haine, vengeance; selon les suites et
> pernicieux effets, que j'ai causés , scandales ,
DE PÉNITENCE. 2^
mauvais exemples , dommages ; selon les voies dont
je me suis servi et les moyens que j'ai employés ,
mensonges , calomnies , fraudes , trahisons , vio-
lences : voilà , dis-je, sur quoi je dois m'expîiquer ,
ne retenant rien , ne celant rien , et m'appliquant
ce que le Prophète disoit de lui-même , quoique
dans une matière toute différente ; Malheur à moi
si je me tais (1) , et si je me tais sur un seul point ,
puisqu'un seul point volontairement omis , suffiroit
pour rendre inutile et même sacrilège , la confes-
sion que je ferois de tous les autres.
Confession nue et sans ambiguïté, sans embarras,
sans détour. Car voici quel est l'artifice et comme
la dernière ressource de notre amour-propre. Il en
est peu qui , de dessein formé , cachent un péché
mortel , et qui osent , aux dépens de leur cons-
cience , porter jusque-là le déguisement et la dis-
simulation : mais à quoi a-t-on recours , et quelle
sorte de milieu prend-on ? Ce péché qu'on a tant
de peine à tirer des ténèbres, et qu'on y voudroit
tenir enseveli , du moins en le produisant , on le co-
lore , on l'enveloppe, on l'adoucit, on le repré-
sente sous des images , et on l'exprime en des termes
qui le rendent moins odieux , et qui en diminuent
la difformité : de sorte que le confesseur , pour peu
qu'il manque de pénétration et de vigilance , ne le
connoît qu'à demi , et n'en peut discerner toute la
grièveté. Quand la femme de Jéroboam vint trouver
Ahias pour apprendre de lui quelle seroit l'issue
d'une dangereuse maladie dont son fils étoit attaqué,
(i) I»aï. 6.
2ÔO SACREMENT
ne voulant pas être connue , elle se déguisa ; mais
le prophète inspiré d'en haut et instruit de ce qu'elle
étoit , lui cria d'aussi loin qu'il l'aperçut: Entrez^
femme de Jéroboam ; pourquoi voulez - vous pa-
roitre autre que vous n'êtes 0)-p C'est ce qu'un
confesseur ne peut dire , parce qu'il n'a pas pour
l'éclairer la même inspiration ni la même lumière.
Il ne voit les choses que selon qu'on les lui dépeint,
et il est aisé de lui en imposer sur des faits qu'il ne
peut savoir que par le récit de la personne qui les
lui déclare : conduite pitoyable dans un pénitent et
une pénitente. Qu'arrive - t - il de là? double mal :
savoir , que d'une part on a la peine d'une révélation
toujours fâcheuse quand au fond, quelque impar-
faite et quelque fardée quelle soit ; et que d'ailleurs
on n'en retire aucun fruit , puisqu'elle n'est suffi-
sante, ni pour nous réconcilier avec Dieu , ni pour
calmer la conscience et nous donner la paix.
Confession abrégée autant qu'elle le doit être ,
retenue , discrète. Point de ces longues narrations ,
où le temps s'écoule en de vains discours , et qui,
bien loin d'éclaircir les sujets , ne servent qu'à les
obscurcir ; point de ces expressions peu séantes et
qui blessent une certaine modestie; point de ces
accusations qui intéressent la réputation d'autrui,
et qui retombent sur le prochain en le désignant.
C'est là que la belle maxime du Fils de Dieu con-
vient parfaitement : Soyez prudent comme le ser-
pent , et simple comme la colombe (2). Avec cette
prudence , on prend garde à ce qu'on dit et à la
(1) 3. Rcg. 1/,. — (3) Matth. 10.
DE PÉNITENCE. 25ï
manière dont on le dit ; et avec celle simplicité ,
on parle ingénument ; on n'ajoute, ni ne retranche :
ce qui est certain , on l'accuse comme certain ; et ce
qui est douteux , on le confesse comme douteux.
Enfui, confession humble. La raison est que sans
cetle humilité on n'aura pas la force de surmonter
le plus grand obstacle â l'intégrité et à la sincérité
de la confession. Car voilà l'écueil où échouent une
infinité de chrétiens. Comme il y a , dit le Sage , une
pudeur salutaire qui mène à la gloire , il y a aussi
une mauvaise honte qui conduit au péché et à la
mort. Elle conduit au péché , puisqu'elle lie la langue
et qu'elle ferme la bouche sur certaines fautes qui
coûtent plus à déclarer, parce qu'elles marquent plus
de foiblesse et qu'elles causent plus de confusion.
Et conduisant de la sorte au péché , elle conduit à
la mort , puisqu'alors , bien loin de recouvrer la vie
de l'ame par la rémission de ses péchés , on devient
plus criminel , et l'on ajoute aux péchés passés un
nouveau péché" , plus grief encore et plus mortel ,
qui est l'abus du sacrement.
Comment donc se préserver de ces désordres , si
ce n'est par l'humilité de la pénitence ; et est- il une
disposition plus nécessaire ? Qu'est-ce qu'un péni-
tenl ? c'est un coupable qui se reconnaît coupable ,
qui se dénonce lui-même comme coupable , qui
vient, en qualité de coupable , réclamer la miséri-
corde de son juge , et demander grâce. Aussi est-ce
pour cela qu'il paroît devant le prèire en posture
de suppliant, la tète découverte, les genoux en
terre, et tel que le publicain qui se tenoit à la porte
2.^2 SACREMENT
ou temple, sans oser lever les yeux et se frappanS
la poitrine. Extérieur qui témoigne assez quels sont
ou quels doivent être les secrets sentimens du cœur.
Je dis quels doivent être ses sentimens intérieurs,
et ce sont ceux d'une véritable pénitence. Plus elle
nous fait voir l'injustice et la laideur du péché, plus
elle nous porte à nous haïr nous-mêmes , et par con-
séquent à nous confondre nous-mêmes. Car il n'est
rien qui soit attaché plus naturellement et plus essen-
tiellement au péché , que la confusion. Ainsi David,
dans la pensée de son péché qu'il ne perdoit jamais
de vue , que disoit-il à Dieu , et comment se regar-
doil-it en la présence de Dieu ? Ah ! Seigneur ,
s'écrioit ce roi pénitent, mes crimes sont en plus
grand nombre que les cheveux de ma tête et le poids
de mes offenses m accable (i). Témoin et conjus
de ma misère , je marche la tête penchée , et je me
suis à moi-même un sujet d'horreur (2). Mes amis
même , poursuivoit le même Prophète , et mes
proches se sont élevés contre moi , ils m'ont mé-
prisé , ils m'ont abandonné ij mes ennemis et à leurs
insultes (3) : mais je n'ai pas eu une parole à ré-
pondre ; car ma conscience m'a bien fait sentir ,
au il n'y a point d'humiliations , ni d'opprobres
qui ne me soient dus , et dans ce sentiment je n'ai
point cherché à cacher mes iniquités (4).
Mais, me dira-t-on , c'est une nécessité bien dure
de révéler des choses à quoi l'on ne peut penser soi-
même sans rougir, et il faut, pour s'y déterminer,
une étrange résolution. J'en conviens , mais là-dessus
( 1) P^. 37. — ,2) Ibid. — (.T) Ibid. — ( i) Ihid.
t'A
DE PENITENCE. £5J
je réponds, i. que c'est une obligation étroite et
rigoureuse. Il n'y a ni état , ni caractère , ni ûge, ni
prééminence qui en exempte. Le prince n'en est
pas plus dispensé que l'artisan , ni le prêtre pas plus
que le laïque. Nous sommes tous pécheurs ; et en
conséquence de nos péchés, nous sommes tous *
sans acception de personne , assujettis à la même
loi. Ou soumettons-nous-y, et observons-la autant
qu'il est en nous, ou n'espérons jamais de pardon*
2. C'est une peine , mais cette peine est un des pre-
miers châlimens du péché. Vous avez commis le
péché sans honte , ou la honte ne vous a pas em-
pêché de le commettre 2 il est juste qu'une sainte
honte commence à le réparer. Or c'est ce qu'elle
fait, car elle est expiatoire et méritoire. La rémission
que vous obtenez par là, ne vaut-elle pas bien le
peu d'efforts que vous avez à faire , et pouvez- vous
l'acheter trop cher ? Honte pour honte , il n'y a pas
à délibérer ni à balancer sur le choix d'une honte
passagère et particulière , pour éviter à la lin des
siècles et dans l'assemblée générale de tous les
hommes une ignominie universelle et éternelle. 3. Si
la confusion que nous avons à subir, fait tant d'im-
pression sur nous, et s'il nous paroît si difficile de
s y soumettre , c'est que nous ne sommes pointasse?,
animés de l'esprit de pénitence. Avec une contri-
tion plus vive , nous aurions beaucoup moins de
répugnance à nous humilier. Que dis-je? saintement
indignés contre nous-mêmes , nous ne nous croi-
rions jamais autant humiliés que nous le méritons;
et sur les termes que nous emploierons à nous ac-<
254 SACREMENT
cuser, il faudroit plutôt nous retenir, qu'il ne seroit
besoin de nous exciter. Car voilà ce qu'on a vu plus
d'une fois, et ce qu'on voit encore en quelques pé-
nitens vraiment convertis et sensiblement touchés.
Usent-ils de vaines excuses et de prétendues justi-
fications ? Au contraire , comment dans leurs accu-
sations se traitent-ils, et quelles idées donnent-ils
d'eux-mêmes? Que n imputent-ils point à la per-
versité de leur cœur , à la malignité de leur esprit,
à la corruption de leurs sens , à la violence et au
débordement de leurs passions? Craignent - ils la
confusion qui leur en doit revenir, et la comptent-
ils pour quelque chose ? Souvent le confesseur est
obligé de les arrêter , de modérer leur zèle , de les
consoler , de leur faire entrevoir jusque dans leurs
désordres un fonds d'espérance et d'heureuses dis-
positions à un parfait retour , de relever ainsi leur
courage , et de les remettre du trouble et de l'abat-
tement où ils sont. Quand on est contrit de la sorte,
toutes les difficultés disparoissent , et l'on se résout
aisément à la confession la plus humilante.
Et de quoi aurions -nous lieu de nous plaindre,
lorsque le Fils même de Dieu , notre Sauveur et
notre modèle, s'est exposé aux plus prodigieux
abaissemens et aux humiliations les plus profondes,
pour la réparation de ces mêmes péchés dont il
nous semble si pénible de porter la honte , après
que nous en avons goûté le plaisir criminel ? A
quelles indignités et à quels mépris a-t-il été liyré,
ce Saint des saints, et comment a-t-il paru sur la
terri ? comme le dernier des hommes , comme l'op-
DE PÉNITENCE. ^55
probre du monde et le rebut du peuple. Mais sur-
tout dans cette douloureuse passion où il consomma
son sacrifice, de quels outrages fut -il comblé, et
selon le langage du Prophète , fut-il rassasié ? Il
soutint le supplice de la croix , dit l'Apôtre , et il
accepta toute la confusion de la mort la plus infâme.
Ce ce fut point une confusion secrète , mais pu-
blique et découverte. Toute sa gloire y fut cachée,
sa puissance, sa sagesse, sa sainteté: et pourquoi
cela ? c'est que son Père l'avoit chargé de toutes nos
iniquités ; c'est que lui-même il avoit bien voulu
les prendre sur lui , et que se couvrant de la tache
de tous les péchés des hommes , il s'étoit engagé
à en essuyer devant les hommes toute la honte. Est-
ce là de quoi il s'agit pour nous ? Est-ce là ce que
l'Eglise , autorisée et inspirée de Dieu , nous de-
mande ? Le précepte de la confession s'étend-il
jusque-là ; et pour y satisfaire faut-il se perdre ainsi
d'honneur et sacrifier toute sa réputation ?
De quelque nature que soit la confusion que doit
nous causer l'aveu de nos fautes 3 elle ne sera pas
sans fruit par rapport même à cette vie et à noire
tranquillité. Il est certain , et l'expérience nous l'a
appris, comme elle nous l'apprend tous les jours,
qu'on est bien dédommagé du peu de violence qu'on
s'est fait en se déclarant au ministre delà pénitence.
Dès qu'on a percé l'abcès et qu'on l'a jeté dehors,
on sent tout à coup la sérénité se répandre dans
l'ame. On se trouve comme déchargé d'un pesant
fardeau. Dieu verse ses consolations, et l'on recon-
noîi qu'il n'y a dans la confession que des rigueur*
làSë SACREMENT
apparentes, mais que dans le fond c'est une source
de douceurs intérieures et toutes pures. Profitons
d'un moyen si saint et si puissant pour nous remettre
en grâce auprès de Dieu, et pour apaiser les trou-
bles de notre conscience. Moins nous en avons fait
d'usage jusques à présent, plus nous devons répnrer
nos pertes passées. C'est en nous confessant crimi-
nels , que nous rentrerons dans les voies de la justice
chrétienne et que nous fléchirons en notre faveur lé
Père des miséricordes.
IV. Satisfaction. Gest une vérité de foi , que
l'absolution du prêtre, en nous remettant , quant à
la coulpe, les péchés que nous avons confessés, né
nous en remet pas pour cela toute la peine , je veux
dire toute la peine temporelle dont nous demeurons
redevables à la justice de Dieu. En vertu de cette
absolution , la peine éternelle nous est remise j
puisqu'étant alors justifiés par la grâce , nous sommes
conséquemment rétablis dans nos droits à l'héritage
céleste et au salut. Mais parce qu'il faut, d'une ma-
nière ou de l'autre, que la justice divine soit satis-
faite , en même temps que nous recevons la rémis-
sion de la peine éternelle, il nous reste , dans les
règles ordinaires, une peine temporelle à subir; et
telle est, contre les hérétiques des derniers siècles ,
l'expresse décision du concile de Trente. Car il n'en
est pas, remarque le saut concile, du sacrement
de pénitence comme du baptême. Par le baptême,
la rémission est complète , rémission de la coulpe et
rémission de toute la peine; au lieu que dans le sa-
crement de pénitence, Dieu ne remet pas toujours^
ave<ï
DE PÉNITENCE. 2.^
avec la coulpe et la peine éternelle, ce que nous
appelons peine temporelle. D'où vient cela , et pour-
quoi celte différence? le même concile nous l'ap-
prend : c'est que l'équité et la raison veulent que des
pécheurs qui depuis le baptême ont perdu la grâce
qu'ils avoient reçue , et ont violé le temple du Saint-
Esprit , soient traités avec plus de sévérité que
d'autres qui, sans cette grâce du baptême, ont péché
avec moins de connoissance et moins de secours , et
n'ont pas abusé des mêmes dons.
De là , cette troisième partie du sacrement de pé-
nitence, laquelle consiste en des œuvres pénales que
le confesseur impose au pénitent , pour lui tenir
lieu de satisfaction. Ce n'est pas, selon la pensée et
le langage des théologiens, une partie essentielle du
sacrement , mais intégrante : c'est-à-dire, qu'elle
n'en est que le complément , et que le sacrement
sans cela pourroit subsister. Non pas toutefois que
ce ne soit une partie nécessaire et d'une double né-
cessité, l'une par rapport au prêtre, qui est le mi-
nistre de la pénitence , et l'autre par rapport au
pénitent, qui en est le sujet. J'explique ceci.
Nécessité par rapport au ministre de la pénitence;
je veux dire qu'en même temps qu'il absout un pé-
cheur, et qu'il lui confère la grâce du sacrement
après avoir reçu sa confession , il doit lui enjoindre
une peine , car c'est ainsi que l'Eglise l'ordonne ; et
comme cette peine est une satisfaction pour les pé-
chés commis , il s'ensuit qu'elle y doit être propor-
îionnée; en sorte que plus les péchés ont été griefs
dans leur malice, ou multipliés dans leur nombre ?
TOME XIV. 11
2.3$ SACREMENT
la peine soit plus rigoureuse , puisqu'il est raisotj
ïiable que celui-là soit puni plus sévèrement , lequel
et péché ou pins mortellement ou plus habituelle-
ment. Aussi est-ce dans cet esprit que la primitive
l'élise avoit tant de peines différentes marquées pour
chaque espèce de péché, et que les chrétiens s'y
soumettaient , en vue de prévenir les jugemens de
Dieu et de se soustraire à ses vengeances. Si la dis-
cipline a changé , 1 esprit est toujours le même, et
le zélé des prêtres pour les intérêts du Seigneur ne
doit pas être moins vif présentement, ni moins
ferme qu'il l'étoit dans les premiers siècles. Ils. n'ont
qu'à entendre là-dessus ce que leur déclare le con-
cile de Trente, et la terrible menace qu'il leur fait.
Voici ses paroles , digues de toute leur attention ,
puisque c'est l'Eglise elle-même qui parle et qui
prononce. Les prêtres du Seigneur , conduits par
f esprit de Dieu et suivant, les règles de la prudence ,
doivent enjoindre des satisfactions salutaires et
malles , eu égard à la nature des péchés et à
laj'oiblesse des pénitens : pourquoi? de peur , ajou-
tent les Pères du concile, cjuc s ils se montrent trop
iudulgens , en n'imposant pour des fautes grièves
que de légères peines , ils ne se rendent coupables ,
et ne participent aux péchés de ceux qu'ils auront
ainsi ménagés (i).
Malheur doue à ces ministres faciles et çomplai-
sans, qui, portant la balance dû sanctuaire que le
Seigneur leur a confiée, au Heu de la tenir droite,
l.i fout pencher du côlé où les entraine une condes-
(i)Sess. i4«
DE PÉNITENCE. 2:)Cf
'cendance naturelle et toute humaine ! Malheur à ces
ministres timides et lâches, qui se laissent dominer
par l'autorité et la grandeur , et n'ont pas la force
d'user de leur pouvoir ni de garder dans leurs juge-
mens toute la supériorité que leur donne leur minis-
tère ! Malheur à ces ministres aveugles et inconsi-
dérés , qui, faute d'application ou faute de connois-
sance, ne font pas le discernement nécessaire entre
les divers états des malades qu'ils ont à guérir, et
ordonnent au hasard les remèdes, sans examiner
quels sont les plus elficaces ! Malheur à ces ministres
intéressés et vains, qui , pour ne pas rebuter ni éloi-
gner deux des personnes d'une certaine distinction,
dont il leur est ou utile ou honorable d'avoir la
confiance, les déchargent, autant qu'ils peuvent ,
des rigueurs de la pénitence, et sacrifient la cause
de Dieu à des vues politiques et mercenaires! Mais
d'ailleurs, il doit être aussi permis d'ajouter : Malheur
à ces ministres outrés et rigides à l'excès , parce
qu'ils le sont par naturel et par inclination, parce
qu'ils le sont par entêtement et par prévention,
parce qu ils le sont par une affectation de pharisien
et par ostentation ; en un mo't, parce qu'ils ne le
sont, ni par raison , ni par religion ! Malheur , dis^
je à eux , quand ils désespèrent les pécheurs, en les
accablant de fardeaux insoutenables, etqu'ils oublient
celte règle si sage que leur prescrit le concile, de
compatir à l'infirmité de l'homme , et d'y conformer
la sévérité de leurs arrêts ! N'allons pas sur cela plus
loin : car en toute cette instruction, ce n'est poinî
»7«
260 SACREMENT
tant des ministres de la pénitence qu'il s'agit , que
des pénitens.
Nécessité par rapport au pénitent. L'obligation
est mutuelle , et la même loi lie également l'un et
l'autre, j entends le prêtre et le pénitent. Ainsi ,
comme le prêtre est obligé d'imposer au pénitent
une peine , le pénitent de sa part est obligé de l'ac-
cepter. Obligation même encore plus raisonnable
et plus étroite à l'égard du pénitent , puisqu'il est
le coupable, et qu'il ne peut , sans une injustice
ouverte, refuser à Dieu, après l'avoir offensé, la
satisfaction que mérite l'injure qu'il a faite à ce
souverain maître.
Mais on demande en quel temps cette pénitence
doit être accomplie, si c'est avant l'absolution, ou
si l'absolution peut précéder ? Cette question est
aisée à résoudre , puisque c est une erreur con-
damnée, de dire que le prêtre ne peut ni ne doit
point absoudre le pénitent, à moins que celui-ci
n'ait pleinement satisfait à toutes les œuvres qui lui
ont été ordonnées. Et nous voyons en effet que
l'usage contraire est établi et pratiqué communément
dans l'Eglise : le confesseur écoute le pénitent; s'as-
sure, autant qu'il est possible, de ses bonnes dispo-
sitions , surtout de sa contrition et de sa résolution;
ïui donne ensuite les avis qu'il juge propres, lui
enjoint la satisfaction qu'il croit convenir; et s'il n'y
a rien du reste qui l'engage à différer, l'absout et
le réconcilie. Telle est, dis-je, la pratique ordi-
naire , malgré les abus que voudroieut introduire
DE PÉNITENCE. 261
des gens qui ont pour principe de changer tout
dans 1 Eglise, et de tout innover. Ce n'est pas qu'il
n'y ait quelquefois des rencontres et des circons-
tances où il est bon et sage de remettre l'absolution
après l'accomplissement de certaines œuvres, par
.exemple, de certaines restitutions , de certaines répa-
rations, de certaines réconciliations; d'autres exer-
cices préliminaires , si j'ose parler de la sorte, qui
servent à mieux disposer le pécheur et qui sont pour
le prêtre de plus sûrs garans des promesses que le
pénitent lui a faites, ou plutôt qu'il a faites à Dieu :
mais ce sont des occasions particulières, lesquelles
ne doivent point prévaloir à la maxime générale,
et dont l'Eglise laisse le jugement à la sagesse et à
la discrétion du confesseur.
On demande encore si c'est un devoir tellement
indispensable d'accepter la peine que le ministre de
la pénitence a imposée , qu'on ne puisse , pour
quelque raison légitime, la refuser et s'en exempter?
Sur quoi il est à observer, que souvent le confes-
seur n'étant pas instruit de l'état d'une personne,
de ses engagemens , de ses facultés , de sa comple-
xion naturelle , et de la délicatesse de son tempé-
rament, il peut arriver que, par ignorance, ou
quelquefois même par indiscrétion , il lui ordonne
des choses moralement impraticables. Or jamais
Dieu ne nous commande l'impossible, ni jamais
l'Eglise n'exige de nous ce qui est au-dessus de nos
forces. D'où il résulte que le pénitent alors est en
droit de représenter et de s'excuser, non pas pouf
être déchargé de toute peine , mais pour, obtenir
262 SACREMENT
•que telle 'peine qni lui est enjointe et à laquelle il
n'est pas en pouvoir de satisfaire , lui soit commuée
selon la plus juste compensation, dans une autre
à peu près égaie. Il n'y a rien en cela que d'équi-
table , ni rien qui ne s'accorde parfaitement avec la
prudence évangélique et l'esprit de la pénitence
chrétienne.
Mais quelle est la grande illusion et le grand abus?
Illusion presque universelle, et répandue parmi une
multitude infinie d'hommes et de femmes du monde;
illusion qui croît tous les jours, à mesure que la
piété s'éteint et que la mollesse du siècle étend plus
loin l'empire des sens ; illusion que les ministres de
Jésus-Christ ont tant de peine à combattre, et qu'ils
ne peuvent détruire à moins qu ils ne s'arment de
toute la fermeté du zèle apostolique; illusion , dis-
je , qui consiste en de prétendues impossibilités qu'on
imagine, et dont on se prévaut contre tout ce qui
peut captiver l'esprit ou mortifier la chair , c'est-à-
dire, contre les oeuvres les plus satisfactoires et les
plus méritoires. Il est bon d'éclaircir ce point , et
d'en donner une pleine intelligence.
Le ministre de la pénitence exerce tout à la fois
deux fonctions, celle de juge et celle de médecin des
âmes. Comme juge, il doit punir; et comme médecin
des âmes, il doit travailler à guérir. De là, lespéni-
lences qu'il impose doivent être tout ensemble, et
expiatoires, et médicinales. Expiatoires par rapport
au passé, pour acquitter le pénitent des dettes qu'il
a contractées devant Dieu; médicinales par r.ipport
à l'avenir, pour déraciner les mauvaises habitudes
DE PÉNITENCE. 263
du pénitent, et pour le précautionner contre les
rechutes. Voilà les deux fias .que se propose un con-
fesseur habile et fidèle , sans les perdre jamais de vue
dans les pratiques et les satisfactions qu'il ordonne.
Et parce que les contraires se guérissent par les con-
traires, et qu'on ne peut mieux ni expier le nasse , ni
se mettre en garde contre l'avenir , que par des
oeuvres directement opposées aux fautes qu'on a
commises , ou qu'on seroit en danger de commettre ,
que fait-il? afin de rendre les pénitences qu'il enjoint
plus salutaires, il ordonne, par exemple, pour des
péchés d avarice, des charités et des aumônes; pont
des péchés de resssen liment é! de vengeance, des
témoignages d'affection el de bons offices envers les
personnes offensées; pour des péchés de scandafeet 'le
libertinage, des actions de piété et l'assiduité aux
exercices publics de la religion; pour des intempé-
rances ou des impudioitos , les macérations du corps,
les abstinences et les jeûnes; pour un attachement
désordonné au monde et à ses divertissemens , des
jours de retraite et des temps de silence et de prière :
ainsi du reste.
Or tout cela devient impossible ou plutôt le pareil:
pourquoi? parce que loul cela gêne , et qu'on est en-
nemi de la gêne et de toute contrainte; parce que t et
cela contredit les inclinations el les passions, et qu'on
ne veut l?s contrarier sur rien ni leur faire aucune
violence; parce que tout cela aîïï'ge les sens , et q
ne prétend rien leur retrancher de leurs commodités
etdeleursaièes. Parlera immon«ïain,a une mondaine,
de mcdeier leur jeu ou même Se se l'interdire :
264 SACREMENT
Jument, de se retirer des spectacles et de certaines
assemblées ; parler à un homme intéressé de faire des
largesses aux pauvres, à un vindicatif de pardonner et
de prévenir par quelques avances, à un ambitieux de
s'exercer en des actes d'humilité , à un sensuel de ré-
primer ses appétits, à un paresseux de s'appliquer au
travail , à un libertin tout répandu au dehors de vivre
avec moins de dissipation, de s'acquitter des devoirs du
christianisme, d'entendre la parole de Dieu, de lire
de bons livres, d'assister au service divin, leur mar-
quer là-dessus des règles et leur imposer des lois,
c'est leur tenir un langage étranger; c'est, à les en
croire, leur demander plus qu'ils ne peuvent; c'est
ne les pas connoître et ne savoir pas les conduire.
Si le confesseur, exact et ferme, insiste néanmoins
sur cela , et ne veut rien relâcher de la sentence qu'il
a portée , on s élève contre lui , on se récrie sur son
extrême rigueur, on le traite d'homme sauvage , qui
n'a nul usage du monde, et qui n'en sait pas distin-
guer les conditions. Erreur pitoyable , uniquement
fondée sur un amour déréglé de soi-même , et sur
les faux principes d'une aveugle nature qui nous
séduit.
Tout ce que vous ordonne ce confesseur est plein
d'une raison et d'une sagesse toute chrétienne. Mais
cela m'est bien onéreux : aussi est-ce une pénitence,
et il n'y a point de pénitence qui n'ait son austérité
et sa peine. Mais je ne suis point fait à toutes ces
pratiques : il est bon de vous y faire , et c'est jus-
tement afin que vous appreniez à vous y faire qu'on
vous les enjoint. Mais j'accepterois plus volontiers
DE PÉNITENCE. 265
toute autre chose : toute autre chose vous convien-
dront moins que celle-ci, parce qu'il est juste que
vous soyez puni par où vous avez péché , et que
d'ailleurs c'est un remède plus spécifique et plus
certain contre le penchant habituel qui vous porte-
roit encore à pécher. Mais il faut donc changer le
plan de ma vie : en doutez-vous , et n'est-ce pas pour
vous réformer et pour changer de conduite , que
vous avez dû venir au saint tribunal ? Mais je suis
d'un tempérament foible : éprouvez-vous , et peut-
être vous verrez que vous n'êtes pas , à beaucoup
près, si foible que vous le pensez ; de plus, cette
foiblesse que vous faites tant valoir , peut bien être
une raison pour vous ménager , sans que ce soit une
dispense absolue de tout exercice pénible et morti-
fiant. Mais enfin, je ne pourrai jamais m'assujettir
à ce qu'on me propose : vous ne le pourrez pas ,
parce que vous ne le voulez pas ; or vous devez le
vouloir , puisque Dieu le veut , et qu'il ne vous
jugera pas selon les vains prétextes que vous allé-
guerez , mais selon ses ordres et ses volontés.
Chose étrange ! qu'ayant un aussi grand intérêt
que nous l'avons à détourner les coups de la justice
de Dieu, et pouvant l'apaiser à si peu de frais, nous
hésitions encore et nous nous rendions si difficiles à
prendre les moyens qu'on nous présente ! Il n'y a
point de péché qui ne méritât des larmes éternelles,
si la divine miséricorde n'agissoit en notre faveur ;
«t il n'y a point de satisfactions qui pussent être
suffisantes , si Dieu usoit à notre égard de tous ses
droits. Avons-nous après cela bonne grâce de nous
266 SACREMENT DE PÉNITENCE,
plaindre ? et que veut-on de nous qui soit équivalent
à ce qu'on en pourroit attendre selon les lois de la
plus droite justice ? Ne comptons point avec Dieu ,
afin que Dieu ne compte point avec nous ; car dans
ce cornpie , nous nous trouverions bien en arrière.
Si t homme entreprend de disputer contre le Sei-
gneur , disoit le saint homme Job , de mille sujets
d' accusation , il ne pourra pas satisfaire sur un
seul ( i ). Le mal est, que nous ne nous attachons
point assez à comprendre la grièveté du péché* et les
dommages extrêmes qu'il nous cause. Quand nous
aurons mûrement considéré , d'une part , la gran-
deur infinie de Dieu , la multitude de ses bienfaits ,
la sévérité de ses jugemens ; d'autre part , notre
propre bassesse et notre néant devant cette suprême
majesté, notre ingratitude envers cette bonté sou-
veraine , ce que nous avons à espérer de son amour,
ce que nous avons à craindre de sa justice , de là
nous apprendrons : i. quelles actions de grâces Lu
sont dues de nous avoir fourni dans l'institution du
sacrement de pénitence , une ressource pour nous
relever de nos chutes , et une planche pour n is
tirer du naufrage après le péché: 2. de quelle con-
séquence il est de ne laisser point le péché s'établir
dans nous, et y prendre racine; mais d'avoir promp-
tement recours à la pénitence et à son sacrement ,
dès que nous nous sentons atteints de quelque bles-
sure mortelle dans lame , et que nous sommes
lombes dans la disgrâce de Dieu; 3. de quel avan-
tage doit être pour nous la fréquente confession ,
(1) JoB. t).
MORTIFICATION DES SENS. 2G7
puisqu'elle sert à purifier de plus en plus noire
cœur , à nous fortifier contre les attaques où nous
sommes continuellement exposés , à nous maintenir
dans un état de grâce et à nous y faire croître; 4. avec
quelle soumission nous devons écouter le confesseur
qui nous parle au nom de Dieu , soit lorsqu il nous
reprend , soit lorsqu'il nous exhorte ; ou lorsqu'il
nous instruit et qu'il nous donne des conseils pour
le règlement de notre vie ; 5. avec quelle fidélité et
quelle constance nous devons entreprendre tout ce
qu'il nous prescrit de plus mortifiant : fortement
persuadés , selon la maxime de saint Bernard , que
moins il nous épargne en ce monde , plus il ménage
nos véritables intérêts pour l'autre; et que bien loin
que sa fermeté soit une raison de nous éloigner de
lui , ce seroit au contraire un juste sujet de nous en
détacher et de le quitter , s'il nous traitoit avec plus
d'indulgence et qu'il nous fît marcher par un chemin
plus commode ; 6. enfin , combien il est doux , en
se retirant des pieds du ministre de Jésus - Christ ,
d'entendre, comme de la bouche de Jésus- Christ
même , cette consolante parole : Vous êtes rentré
en grâce , allez , et ne péchez plus.
Pénitence extérieure , ou Mortification des sens.
Notre siècle , tout perverti qu'il est , ne laisse
pas d'avoir des pénitens et des pénitentes. U en a
jusque dans le grand monde , jusque s à la cour.
Mais quelles pénitentes et quels pénitens ? des pé-
2C8 MORTIFICATION
nitens et des pénitentes de notre siècle , et non des
premiers siècles. Expliquons-nous.
Abstinences rigoureuses, jeûnes fréquenset même
perpétuels, longues veilles ; travail pénible , solitude
et profond silence ; le pain et l'eau pour se nourrir ,
le sac et le cilice pour se vêtir , une simple natte ,
ou la terre nue, pour reposer ; rochers , cavernes,
grottes obscures et ténébreuses , pour se retirer ;
injures de toutes les saisons , chaleurs de l'été , froids
de l'hiver, infirmités du corps, mort à soi-même
et à tous les sens ; tout cela accompagné de ferventes
prières , et tout cela soutenu sans interruption , snns
relâche , jusques au dernier soupir de la vie : telle
étoit la pénitence des premiers siècles. Mais ces
siècles sont passés , et la pénitence de ces heureux
siècles est passée avec eux.
Car quelle est la pénitence du siècle présent , et
pour ne me point engager dans une discussion trop
générale et trop vague, j'ose vous demander en par-
ticulier , quelle est la pénitence que vous faites ,
vous à qui je parle , et de qui il s'agit actuellement
entre vous et moi. Après avoir été du monde, et y
avoir paru sans y donner l'édiflcation que le monde
devoit attendre de vous , que dis-je î après y avoir
peut-être donné bien des scandales dans le cours
d'une vie libertine et déréglée , vous regardez la
retraite où vous vivez présentement , comme un
état de pénitence : mais cette pénitence à quoi se
réduit- elle ? Je ne prétends rien lui ôter de son
mérite , et je vous rends volontiers tonte la justice
qui vous est due. Vous n'êtes plus , grâces au Sei-
DES SENS. 269
gneur , ce que vous avez e'té , et vous tenez main-
tenant une conduite beaucoup plus régulière et plus
chrétienne. Il en faut bénir Dieu , puisque c'est un
don de sa miséricorde. Je l'en bénis en effet , et je
le prie d'achever en vous son ouvrage, et de vous
le faire consommer par une sainte persévérance.
Mais revenons, s'il vous plaît , et voyons donc où,
se termine votre pénitence. Car vous comptez bien
que votre état est un état pénitent, et vous espérez
bien que Dieu l'acceptera comme tel , et qu'il vous
en récompensera. Or , quel est - il , cet état ?
trouvez bon que j'entre là-dessus en quelque détail.
Un équipage modeste , il est vrai , mais propre et
surtout fort commode. Même modestie , mais aussi
même propreté , et surtout même commodité dans
le logement , dans l'habillement ; une table frugale ,
mais bien servie , et peut-être plus délicate dans sa
frugalité , que des repas beaucoup plus somptueux.
Point de jeux, point de spectacles, point d'assem-
blées profanes; mais du reste , une société agréable,
visites , promenades , campagnes , récréations où
l'on prend goût , quoique honnêtes d'ailleurs et inno-
centes ; en un mot , vie douce et paisible , sans
bruit , sans embarras d affaires , sans inquiétude ,
sans soin.
Je sais qu'avec cela vous avez vos exercices de
piété et de charité. Vous récitez de saints offices ,
vous faites de bonnes lectures , vous vous adonnez
même à l'oraison , vous approchez des sacremens ,
vous visitez quelquefois les pauvres et les soulagez.
Tout cela est louable , et le monde en doit être édU
2,-jO MORTIFICATION
fît'. Mais après tout , ces mêmes exercices où consiste
tout ie fond de votre vertu , comment les pratiquez-
vous , et à quelles conditions? pourvu qu'ils ne vous
gênent en rien , pourvu qu'ils vous laissent une pleine
liberté de les quitter et de les reprendre selon qu il
vous plaira; pourvu qu'ils soient de votre choix , ou
à voire gré, et qu'ils s'accommodent à votre incli-
nation ; pourvu que voire repos n'en soit aucunement
troublé ; pourvu qu'ils s'accordent avec l'extrême
attention que vous avez à votre santé et à toute votre
personne. Car voilà tous les adoucissemens et toutes
les facilités que vous y voulez trouver. Or , est-ce
là ce que vous appelez pénitence ? Quoi que vous en
puissiez dire , pourrai- je , moi , sans vous blesser ,
vous déclarer ingénument ma pensée ? voire péni-
tence , c'est de quoi les vrais pénitens , les pénitens
d'autrefois , auroient eu horreur comme d'une vie
sensuelle et délicieuse ; c'est ce qu'ils se seraient
reproché comme un des plus grands relàchemens.
Si vous en jugez autrement qu'ils en jugeoîen.t ,
prenez garde d'en juger autrement que Dieu en juge
lui-même.
El en effet, je vous renvoie à l'évangile de Jésus-
Christ. Quelles idées nous donne- t-il de la pénitence
chrétienne , et sous quelles figures nous l'a-t-il repré-
sentée ? comme une guerre contre la nature cor-
rompue et toutes ses sensualités : Je ne suis point
venu sur lu terre pour y apporter la paix , mais la
guerre ( i ) ; comme une croix dont nous devons
nous charger , et que nous devons porter tous les
M.dUi. 10.
DES SENS. 2.J l
jours : Quiconque veut être mon disciple , qu'il re-
nonce à soi - même , qu il prenne sa croix: et qu il
me suive (i); comme une violence que chacun doit
se faire : Depuis les jours de Jean-Baptiste , depuis»
que ce sainl précurseur a paru dans le monde, qu'il
v a prêché la pénitence et la rémission des péchés,
pratiquant lui - même ce qu'il enseignoit , vivant
dans le désert , ne se nourrissant que de sauterelles
et de miel sauvage, ou pour mieux dire, ne man-
geant ni ne buvant, depuis ce temps-là , le royaume
du ciel se prend par force , et on ne V emporte que
par violence (2); comme une voie étroite où il faut
marcher au milieu des ronces et des épines : 0 que
le chemin qui mène à la vie est étroit , et qu'il y
en a peu qui y entrent ( 3) ! La vérité de tous ces
textes est incontestable : ce sont des points de foi.
Je vous renvoie au grand Apôtre, et aux divines
leçons qu'il nous a laissées dans ses épiires. Car
s'expliquant encore plus clairement sur le sujet dont
il s'agit ici entre vous et moi : Tous ceux , dit-ii ,
qui appartiennent à Jésus-Christ , ont crucifié leur
chair avec ses vices et ses convoitises (4). II ne dit
pas seulement qu'ils ont crucifié leur cœur , mais
leur chair , cette chair criminelle qui , par une con-
séquence bien juste, doit avoir pari à la peine,
après avoir eu tant de part au péché. De là , cette
règle que le même apôtre donuoil aux Romains :
Autant que vous avez fait servir vos corps à Uni- ■
quitè , et que par là vous êtes devenus pécheurs ,
autant faites les servir à la justice pour devenir
■ Mattb. iG. — (-2) Mal.lii. 11. — (3) Matlh. 7. — (4) (?al§t. 5.
2.-2. MORTIFICATION
maints par la pénitence (i). Cette proportion est
remarquable , et peut étonner notre délicatesse :
mais saint Paul la trouvoit encore trop foible , et
c'est pour cela qu'il ajoutoit : Je parle en homme ,
et j'ai égard à f infirmité de cotre chair (2). Aussi
disoit - il de lui - même et des autres disciples du
Sauveur : Partout et en tout temps nous portons
dans nos corps la mortification de Jésus s afin que
la vie de Jésus se fasse voir dans nos corps (3). Je
laisse cent autres témoignages : ceci suffit , et il n'est
question que de vous l'appliquer à vous-même.
Car voilà dans la morale évangélique des maximes
fondamentales. Elles regardent généralement tous
les états du christianisme , et nous ne voyons point
que Jésus-Christ ni les apôtres les aient restreintes à
quelques conditions sans y comprendre les autres.
Voilà comment on est chrétien , ou comment on doit
l'être. Les justes même n'en sont pas dispensés : que
faut-il conclure des pécheurs? Or, sans vous flatter
ni chercher vous-même à vous tromper, faites, je
vous prie , l'application de ces principes à votre vie,
telle que je l'ai décrite , et telle qu'elle est. De bonne
foi, cette vie prétendue pénitente , est-ce une guerre
où vous soyez sans cesse à combattre vos sens, et où
vous les teniez dans une sujétion dure et pénible?
Est-ce une croix pesante et capable de vous accabler ,
si vous ne faisiez chaque jour, et à chaque pas , de
violens elForts pour en soutenir le poids? est-ce un
renoncement à vous-même et à toutes vos aises ? Est-
ce un chemin rude, étroit, raboteux ? De quelles
( 1) Rom. 6. — (2) Rom. 6. y. 19 ; — (">) a. Cor. 4-
austérite'5
DES SENS. 273
austérités affligez- vous votre corps? quels soula-
gemens , et même quelles douceurs lui refusez- vous?
quelles abstinences, quels jeûnes pratiquez-vous? en
quelles occasions avez-vous sacrifié , par un esprit
de pénitence, votre goût , votre repos, votre santé ?
quand avez-vous éprouvé la rigueur des saisons , les
froids de l'hiver , les ardeurs de l'été , et peut-on dire
enfin que vous êtes revêtue de la mortification de
Jésus-Christ? Où la faites- vous voir, et à quels traits
la reconnoîl-on dans toute votre personne ?
Je vois ce que vous pourrez me répondre : que la
mortification chrétienne consiste particulièrement
dans l'esprit, c'est-à-dire, qu'elle consiste à rompre
Sa volonté , à modérer ses vivacités , à réprimer ses
désirs trop naturels , à se rendre maître de son cœur
et de tous ses mouvemens. J'en conviens avec vou? ,
et je veux bien même encore convenir qu'à l'égar 1
de celte mortification de l'esprit , les sujets de la pra-
tiquer ne vous manquent pas dans la retraite où vous
vivez; que cette séparation et cet éloignement d'un
certain monde , n'est pas peu opposé à votre tem-
pérament et à vos inclinations ; que cette exactitude ù
remplir certains devoirs, et à vous acquitter de vos
exercices de piété , vous donne lieu en bien des ren-
contres de surmonter vos répugnances , vos dégoûts ,
vos ennuis; qu'il y a des momens où la tentation est
forte, où le souvenir des plaisirs passés fait de vives
impressions dans Famé, où la solitude, la prière,
la lecture , toutes les observances de la religion de-
viennent très-insipides et par là même très-oné-
reuses; enfin, qu'on ne peut alors prendre l'empire
TOME xiv. t8
2^4 MORTIFICATION
sur soi-même , et se vaincre sans beaucoup de vio-
lence : tout cela est incontestable. Mais il n'est pas
moins vrai que , selon la loi de Jésus-Christ , il faut
que la mortification des sens accompagne tout cela,
soutienne tout cela , soit le complément de tout cela.
Il n'est pas moins vrai que de tous les points de la
loi de Jésus-Christ, il n'y en a pas un que sains
Paul , fidèle interprète des sentimens de son maître ,
nous ait plus souvent et plus expressément recom-
mandé que la mortification des sens. A qui parloit-il?
à des solitaires ? à des religieux? Mais du temps de
saint Paul, il n'y avoit ni religieux, ni solitaires. Il
parloit donc à des hommes, à des femmes, à de
jeunes personnes du monde , sans distinction de
qualités ni de rangs. Si dans la suite il y a eu des
solitaires et des religieux, c'est que les plus éclairés
et les plus zélés d'entre les chrétiens , comprenant
d'une part l'obligation où ils étoient , comme chré-
tiens, surtout comme pénitens , de mener une vie
austère et mortifiée , et craignant d'ailleurs de se lais-
ser surprendre , même dans leur pénitence , aux
illusions et à la mollesse du siècle, ils ont pris le
parti, pour se prémunir contre ce danger, de re-
noncer à tous leurs biens , d'embrasser la pauvreté,
de se confiner dans les déserts, de s'enfermer dans
les cloîtres, et de se réduire par là dans un dé-
nuement entier de tout ce qui peut servir à flatter
le corps.
De là l'établissement de tant de saints ordres où
les sens sont traités avec toutes les rigueurs que les
forces de la nature peuvent supporter ; où l'on est
DES SENS. 2; 5
nourri pauvrement , vêtu grossièrement , couché
durement ; où le sommeil est court et interrompu ,
le travail constant et assidu, le joug de la règle pe-
sant; où , suivant la parole de l'Apôtre , le corps,
par de fréquentes macérations , est immolé comme
une hostie vivante et une victime d expiation. Car
tel est , ajoute le maître des gentils , tel est le culte
raisonnable que nous devons à Dieu. Après quoi
il fait beau entendre dire aux gens du monde, que
tant de mortifications ne sont bonnes que pour les
monastères. Langage merveilleux ! J'avoue qu'il peut
y avoir en particulier des exercices de pénitence qui
conviennent moins aux uns qu'aux autres , selon la
diversité des occupations , des situations , des en-
gagemens , des tempéramens : mais de prétendre
en général, comme le monde le prétend, que la
mortification de la chair n'est propre qu'aux per-
sonnes consacrées à Dieu dans la profession reli-
gieuse , c'est une erreur des plus grossières , et une
maxime des plus scandaleuses et des plus perni-
cieuses. J'aimerois autant qu'on me dît qu'il n'y a
que les religieux qui soient coupables devant Dieu ,
et par conséquent qui soient redevables à la justice
de Dieu ; qu'il n'y a que les religieux qui soient
exposés aux révoltes des sens , et par conséquent
qui soient obligés de les réprimer et de les dompter :
ou autant vaudroit-il dire qu'il n'y a que les reli-
gieux à qui le royaume de Dieu doive être chère-
ment vendu , tandis que les autres peuvent l'acheter
à vil prix et qu'ils y peuvent atteindre par une voie
large et spacieuse où rien ne les incommode. Abus
18.
276 MORTIFICATION
intolérable! Il n'y a pas deux évangiles; c'est le
même pour le séculier et le religieux. Ce qu'il est
pour l'un , il l'est aussi pour l'autre : car Jésus-Christ
n'est point divisé. Piaisonnez tant qu'il vous plaira
et comme il vous plaira : malgré tous vos raison-
nemens , malgré même la régularité apparente de
votre vie , assez réformée d'ailleurs et assez exem-
plaire , n'ayant pas toujours vécu dans 1 innocence ,
ainsi que vous le reconnoissez , et que vous ne
pouvez vous le cacher à vous-même , il ne vous
reste pour aller au ciel que la voie de la pénitence ;
et malheur à vous si vous vous persuadez que vous
puissiez traiter délicatement votre corps, et être
pénitente. Je ne vois guère comment alors vous se-
riez à couvert de ces anathèmes du Fils de Dieu :
Malheur à vous qui ne manquez de rien , et qui
avez en ce monde votre consolation ; malheur à
vous , qui êtes rassasiés et bien nourris; malheur à
vous qui passez vos jours agréablement et dans la
joie (i).
Au reste , ne pensez pas que les pratiques et les
œuvres de pénitence dont je vous parle , aient été
inconnues aux personnes de votre naissance et de
votre rang; ni que je veuille , par un esprit de sin-
gularité , vous faire tenir une conduite extraordi-
naire dans l'état de grandeur et de distinction ou
vous êtes. Je ne suis point fait à exagérer, surtout
en matière de morale et de devoir. lié ! ne sait-on
pas quelles ont été, jusque sur le trône , les austé-
rités de saint Louis ? quelles ont été celles de bien
(0 Luc. 0.
DES SENS. 277
d autres princes et princesses ? El pourquoi chercher
si loin des exemples , lorsque nous en avons de nos
jours? Car sur les connoissances que je puis avoir,
j'ose vous témoigner avec quelque certitude, que
la mortification chrétienne et ses exercices ne sont
point entièrement bannis du monde ni de la cour.
Les apparences sont trompeuses de plus d'une ma-
nière : c'est-à-dire , que comme sous les apparences
d'une vie innocente et pure , on cache bien souvent
des déréglemens et des désordres ; de même aussi ,
sous les apparences d'une pompe humaine et d'une
vie aisée , on cache quelquefois des pratiques bien
rigoureuses et des pénitences qui ne sont connues
que de Dieu. L'un est une damnable hypocrisie ,
et l'autre une salutaire et sainte humilité.
Mais peut-être encore me répondrez-vous qu'on
a dans le monde assez de mortifications et de cha-
grins , et que c'est même aux grands du monde et
à ceux qui vivent avec plus d'éclat dans les cours des
rois , que sont réservées les grandes peines; qu'il n est
donc pas besoin d'en chercher d'autres , et que celles
qui se présentent chaque jour, peuvent suffire. Si
vous le jugez ainsi , je veux bien entrer pour quelque
temps dans votre pensée, et y condescendre. Oui , j'y
consens : tenez-vous en aux peines de votre état , c'est-
à-dire , faites-vous des peines de votre état , une
vertu; faites- vous- en une pénitence : regardez-les
comme un châtiment dû à vos péchés , comme un
moyen de les expier; et dans cette vue acceptez-les
avec soumission, et sanctifiez-les par une patience
inaltérable. Je me borne là pour vous présentement :
278 MORTIFICATION DES SENS.
pourquoi? parce que je suis certain que vous ne vous
y bornerez pas vous-même , et que dès qu'une fois
vous en serez venue là , vous voudrez aller plus loin ?
Comment cela ? comprenez ce mystère : il est à
remarquer. C'est qu'alors vous serez animée de l'es-
prit de pénitence, et que le même esprit de péni-
tence qui vous fera porter saintement les peines de
votre état 3 vous inspirera d'y en ajouter encore
de nouvelles ; car il en est de cet esprit de péni-
tence , comme de l'amour de Dieu. Quand il est
véritable et bien formé dans un coeur , il est infa-
tigable. Mais parce qu'il vous manque et que vous
êtes possédée d'un esprit tout contraire , qui est votre
amour-propre , de là s'ensuivent deux grands maux:
l'un , que vous ne savez pas profiter des mortifi-
cations de votre état , comme vous le pourriez s
tout involontaires qu'elles sont, et que vous en per-
dez , par vos révoltes et vos impatiences , tout le
fruit ; l'autre , que ne voulant vous imposer vous-
même, au-delà des peines de votre état, nulle mor-
tification volontaire , vous vivez sans pénitence , et
vous vous privez dans l'affaire de votre salut du
moyen le plus nécessaire et le plus puissant.
Chose admirable ! on aime la sévérité de la pénitence
partout et en tout , hors en soi-même. On l'aime dans
autrui, on l'aime dans les livres , on l'aime dans les
discours publics , on l'aime dans les entreliens fami-
liers ; mais de l'aimer dans la pratique , je dis dans une
pratique propre et personnelle , ce n'est guère là le
goût du monde, et du monde même en apparence le
plus réglé et le plus dévot. On l'aime dans autrui : on
MORTIFICATION DES PASSIONS. 270,
vante les austérités de celui-ci et de celle-là , et l'on
devient d'autant plus éloquent à les exalter , que ce
sont des gens avec qui l'on est plus étroitement uni de
sentimens et de doctrine. On l'aime dans les livres :
on lit avec assiduité et avec une espèce d'avidité
certains ouvrages qui en traitent, on les a conti-
nuellement dans les mains , on les dévore , et l'on
n'estime que ceux-là. On l'aime dans les discours
publics : un prédicateur qui la prêche et qui la porte
au plus haut point de perfection, pour ne pas dire
à des extrémités sans mesure et sans discrétion, est
regardé comme un apôtre; on le suit avec empres-
sement, et l'on y traîne avec soi la multitude. On
l'aime dans les entretiens familiers : on en parle ,
on en fait le sujet des conversations les plus vives
et les plus sérieuses ; on débite sur cette pénitence
austère les plus belles maximes , et l'on ne peut
assez gémir des relâchemens qui s'y sont glissés.
Reste de l'aimer dans la pratique et par rapport à
soi : mais en est-il question? c'est alors que chacun
se relire , et se met en garde. On ne l'aime plus, et
cependant elle ne nous peut être utile et méritoire
que dans la pratique.
Pénitence intérieure ,ou Mortification des passions.
Outriî la pénitence du corps et la mortification
des sens, saint Paul , et après lui tous les maîtres de
îa vie spirituelle , nous apprennent qu'il y a encore
une mortification beaucoup plus excellente , qui est
la mortification intérieure , ou la mortification de
280 MORTIFICATION
nos passions. Cette mortification du cœur a trois
grands avantages, et nous procure trois grands
Liens: L'un est l'innocence chrétienne; l'autre est
la sainteté chrétienne; et le troisième la paix chré-
tienne. Car nos passions nous corrompent, du moins
elles nous arrêtent et nous relâchent dans le soin de
notre perfection; enfin elles nous troublent. Dès-là
d »nc que nous travaillerons sérieusement à les mor-
tifier , nous prendrons le moyen le plus infaillible de
nous maintenir dans lïnnocence de lame par l'exemp-
tion du péché , de nous élever à une haute sainteté
par la pratique de la vertu, et de nous établir dans
la paix par le repos dont nous jouirons. Expliquons
chaque article , et faisons-y toute la réflexion con-
venable.
I. Mortification des passions , moyen de se main-
tenir dans l'innocence, et moyen nécessaire. Car il
n'est pas possible de conserver l'innocence dans un
cœur, tandis que les passions y régnent. Comme la
source en est empoisonnée , et qu'elles ont pour
principe cette malheureuse concupiscence qui nous
porte vers les objets sensibles , et qui n'a point
d'autre fin que de se contenter à quelque prix que
ce puisse être ; pour peu que nous les écoutions et
que nous en suivions les mouvemens , elles nous
font en mille rencontres violer la loi de Dieu, et
nous précipitent en toutes sortes de péchés. C'est
ce que nous éprouvons tous les jours; et si, dans
< es derniers siècles, l'iniquité, selon l'expression de
1 Ecriture , est devenue plus abondante que jamais,
ce débordement de mœurs que nous voyons dans
DES PASSIONS. 281
tons les étals , ne vient que des passions qui se sont
acquis un nouvel empire , et ont pris sur les hommes
un ascendant plus absolu. Car à mesure qu'elles
croissent et qu'elles s'enflamment , elles vont , ou
elles nous font aller aux plus grands excès. Tant de
riches intéressés ne commettroientpas des injustices
si criantes , sans l'insatiable avarice qui les dévore ;
tant de mondains ambitieux ne formeroient pas de si
détestables entreprises, sans l'envie démesurée de
s'élever qui les possède ; tant de voluptueux et de
libertins ne se plongeroient pas en de si honteuses
débauches, sans l'amour du plaisir qui les enchante;
ainsi des autres. La passion est la racine de tout cela ;
et plus elle s'est fortifiée , plus elle a de pouvoir pour
résister aux remords de la conscience et pour les sur-
monter.
11 est vrai néanmoins que nos passions n'atta-
quent pas toujours si ouvertement notre innocence :
mais c'est en cela même qu'elles sont encore plus
dangereuses; et on peut bien leur appliquer ce que
saint Léon pape disoil de l'esprit tentateur et de
ses artifices pour nous surprendre : Qu'un ennemi
caché est d'autant plus à craindre , qu'il porte plus
secrètement ses coups , et qu'on est moins en garde
contre lui. En mille sujets, c'est la passion qui
nons inspire , lorsque nous pensons être conduits
par le motif le plus pur et le plus saint. Elle entre
dans toutes nos délibérations; elle a la meilleure
part dans toutes nos résolutions ; comme l'ange de
Satan , elle se transforme en ange de lumière , et â
moins que le crime ne soit évident, il n'y a rien
282 MORTIFICATION
qu'elle ne nous justifie, dès qu'elle s'y trouve inté-
ressée. D'où il arrive qu'on tombe dans une infinité
de péchés , sans presque les apercevoir , et qu'on
demeure sans inquiétude dans des dispositions et des
engagemens d'affaires qui devroient nous faire
trembler.
De là donc il faut conclure que le préservatif le
plus salutaire , et même le plus nécessaire pour
mettre à couvert l'innocence de notre cœur , est de
le circoncire spirituellement , c'est-à-dire , d'ob-
server avec soin les passions dont il est plus suscep-
tible , et de nous appliquer sans relâche à les dé-
truire. Prenons ce glaive évangélique dont parloit
Jésus-Christ , et qu'il est venu nous apporter. Avec
ce glaive tranchant et consacré par la grâce du Sei-
gneur , attaquons ces passions si vives et si impé-
tueuses qui nous entraînent , ces passions si subtiles
et si artificieuses qui nous séduisent , ces passions
si terrestres et si matérielles qui nous tiennent dans
l'esclavage des sens ; faisons , autant qu'il nous est
possible , la même dissection de notre ame , que
Dieu en fera dans son jugement dernier, selon le
témoignage de l'Apôtre ; pénétrons jusque dans les
jointures , jusque dans les replis les plus secrets où
nos passions se cachent, et sans les ménager, sans
leur accorder aucune trêve , quelque part que nous
les trouvions , donnons-leur le coup de la mort.
Dès que nous aurons purgé notre coeur de ce mau-
vais levain , il nous sera facile , avec le secours du
ciel , d'en fermer l'entrée au péché et de nous ga-
rantir de sa contagion.
DES PASSIONS. 283
En effet, supposons un homme bien maître de
ses passions, ou pour mieux dire, en qui les pas-
sions soient bien éteintes ; sans être impeccable , ce
sera un homme irrépréhensible. Comme il ne sera
ni aveuglé ni animé par la passion , il suivra en
toutes choses la droite raison et la religion; et puis-
que nous ne péchons qu'en nous écartant de ces
deux principes , il est aisé de voir en quelle pureté
de cœur il vivra, et combien de chutes il évitera.
Il sera fidèle à Dieu , charitable envers le prochain ,
juste et réglé dans toutes ses actions ; il jugera
bien de tout , il en parlera bien ; il n'y aura ni espé-
rance qui l'attire, ni crainte qui le retienne aux dé-
pens de son devoir; point de colère qui remporte ,
point de ressentiment qui l'envenime , point de
plaisir qui le tente, point de grandeur qui l'éblouisse,
point de prétentions , d'intrigues , de retours vers
soi-même ni vers ses propres avantages : et de là
quelle candeur dame! Bienheureux ceux qui ont
ainsi le cœur net de toute tache et de tout désir mal
ordonné : car ils seront en état de voir Dieu , et de
goûter ses plus intimes communications.
Mais au contraire, qu'une passion demeure en-
racinée dans le fond de l'ame , et qu'elle y ait tou-
jours le même empire , en vain vous pratiquerez
d'ailleurs les plus saintes œuvres , en vain même
vous aurez à certains jours les meilleurs senti mens ,
et vous paroîtrez être dans les meilleures disposi-
tions ; tandis que ce serpent vous infectera de son
venin , tandis qu'il vous fera entendre sa voix
comme à la première femme, et que vous lui prê-
284 MORTIFICATION
terez l'oreille, il n'y aura point d'abîme où vous
ne vous précipitiez en peu de temps, ni d'écueil où
vous n'alliez malheureusement échouer. Et voilà ce
qui trompe, au tribunal de la pénitence, tant de
pécheurs qui donnent quelquefois toutes les marques
de la plus sincère conversion , et qu'on voit néan-
moins presque aussitôt rentrer dans leurs premières
voies, et retourner à leurs mêmes habitudes. Est-ce
qu'ils ne sont pas touchés de la grâce , et qu'ils ne
veulent pas de bonne foi changer de conduite et
réformer leur vie ? Il faut convenir qu'il y en a plu-
sieurs dont les résolutions sur cela sont actuellement
telles qu'ils le témoignent. D'où vient donc qu'ils
retombent si vîte? c'est que pour rendre dans la suite
leurs résolutions efficaces, il fulloit deux sortes de
retranchemens : l'un extérieur, et l'autre intérieur.
Le premier étoit d'arrêter les effets de la passion,
et d'en retrancher les actes criminels , et c'est ce
qu'ils se sont proposé. Mais afin d'y réussir, il étoit
nécessaire de faire en même temps , pour ainsi
parler, une autre circoncision plus importante,
c'est-à-dire , de retrancher la passion elle-même
comme le principe du mal, et de la bannir du cœur.
Or voilà à quoi ils n'ont pas pensé , et sur quoi ils
se sont flattés et ménagés , dans la fausse persuasion
où ils étoient, que sans se défaire de cette passion
qui leur plaît, ils sauroient la modérer et la retenir.
Erreur qu'ils ont bientôt eu lieu de reconnoitre par
les promptes et déplorables rechutes qui les ont re-
plongés dans les mêmes précipices , et rengagés dan»
les mêmes désordres.
DES PASSIONS. 285
De tout ceci , apprenons de quelle conséquence il
est pour nous , selon l'avertissement du Prophète ,
de nous faire un cœur nouveau, si nous vouloni
nous rétablir et nous maintenir devant Dieu dans la
sainte innocence que nous avons tant de fois perdue.
Plût au ciel que dès l'âge le plus tendre, et dès les
premières années de la vie, on travaillât à se purifier
de la sorte , et à se dégager de tout ce qui pourroit
nous corrompre. Plus nous diiïérons, plus nos pas-
sions croissent el prennent l'ascendant sur nous. On
eût pu assez aisément dans la jeunesse couper cours
à celte passion dont on n'est presque plus le maître
depuis qu'elle s'est invétérée et comme changée dans
une seconde nature. Cela ne regarde pas seulement
les jeunes personnes; mais il n'est pas moins vrai
des autres, que dès qu'ils découvrent dans eux quel-
que vice naturel, quelque inclination et quelque
penchant vers un péché, ils ne doivent pas larder
d'un moment à prendre les armes, et à chasser ce
démon qui s'est emparé de leur cœur. Et qu'on ne
prétende point se rassurer sur ce que la passion ne
paroît pas encore bien forle. Prévenons le mal de
bonne heure, prévenons-le jusque dans les plus pe-
tites choses. C'est par une telle précaution qu on évite
les plus grandes maladies du corps, et c'est par
là même qu'on se garantit d'une ruine totale de
1 a me.
Maximes dont on n'a pas de peine à convenir en
général; car elles sont sensibles, et confirmées par
l'expérience la plus commune: mais d'en venir à
L effet , c'est ce qui étonne ; et les difficultés ou'un
286 MORTIFICATION
y trouve, font souvent une si vive impression,
qu'on désespère de les vaincre, et qu'on n'ose pas
même l'entreprendre. Aussi est-il constant, pour
ne rien dissimuler , que d'arracher du cœur une
passion , c'est de toutes les entreprises la plus
grande , et celle où l'homme éprouve plus de com-
bats et plus de contradictions. C'est s'arracher en
quelque manière à soi-même , c'est mourir à soi-
même, et y mourir autant de fois qu'il y a d'efforts à
faire et d'obstacles à surmonter. Or, le moyen, dit-
on , d'être ainsi continuellement aux prises avec
soi-même , et seroit-ce vivre que d'en être réduit là ?
non , ce ne seroit pas vivre selon la chair , mais ce
seroit vivre selon l'esprit de Dieu. En quoi nous de-
vons remarquer un nouvel avantage de cette morti-
fication des passions : car elle ne nous sert pas seu-
lement à conserver l'innocence du coeur, mais à
nous élever , et à nous foire parvenir au plus haut
point de la sainteté chrétienne.
II. Mortification des passions, moyen de s'élever
à une haute sainteté par la pratique des plus excel-
lentes vertus. Pour bien entendre cette seconde vé-
rité , il n'y a qu'à développer et à comprendre le vrai
sens de ces adorables et divines leçons que nous fait
le Sauveur du monde dans son évangile , et que
nous font les apôtres dans leurs épîtres; savoir, qu'il
faut se dépouiller de soi-même; qu'il faut haïr son
ame et la perdre en cette vie , afin de la sauver dans
l'autre ; qu'il faut rompre les liaisons les plus étroites ,
et se séparer même de son père, de sa mère; que
pour être à Dieu , il faut crucifier la chair, et toutes
DES PASSIONS. 287
les concupiscences de la chair ; que le royaume du
ciel ne s'emporte que par violence , et qu'il faut s'ef-
forcer et prendre infiniment sur soi pour y arriver.
Voilà, sans contredit , ce qu'il y a de plus sublime
dans la pratique de la sainteté. Or qui ne voit pas
que tout cela est contenu dans la mortification des
passions ? Car qu'y a-t-il dans nous de plus naturel
et de plus intime que nos passions? et n'est-ce pas
en les détruisant , que nous nous dépouillons de
nous-mêmes ? Qu'est-ce que haïr notre ame et la
perdre, selon la pensée du Fils de Dieu? n'est-ce
pas refuser à notre cœur tout ce qu'il désire et qu'il
recherche par le mouvement des passions , et lui in-
terdire tout ce qui flatte ses inclinations sensuelles et
qui contribue à les entretenir ? Avons-nous des liai-
sons plus étroites que celles qui sont formées par
nos passions? avons-nous de plus vives et de plus
ardentes convoitises, que celles qui sont excitées par
nos passions? est-il rien où nous sentions plus de
résistance , et où nous ayons plus de violence à nous
faire , que lorsqu'il s'agit de dompter nos passions et
de les amortir ? D'où il s'ensuit , que tout ce qu'il y
a de plus parfait dans la loi que nous professons , se
rapporte à la mortification du cœur et des passions,
et que c'est par laque nous vivons en chrétiens, et
en parfaits chrétiens.
Aussi le premier soin, et même, à proprement
parler , l'unique soin de tous les saints, a été de ré-
gler leur cœur et de mortifier toutes leurs passions.
Ce n'est pas qu'ils aient négligé le reste , l'assiduité
à la prière , les macérations du corps. Au contraire,
288 MORTIFICATION
nous savons combien ces exercices leur ëtoient fa-
miliers et ordinaires, jusqu'à passer les nuits en-
tières dans la contemplation des choses divines, jus-
qu'à s'exténuer et se ruiner le corps par leurs fré-
quentes et sanglantes austérités. Mais ces prières,
ces mortifications de la chair , ils ne les envisageoient
que comme des moyens pour atteindre à la fin qu'ils
se proposoient, et qui étoit de purifier leur cœur
de tout ce qu'il y avoit encore de terrestre et d'hu-
main.
C'est donc par là qu'ils estimoient toutes les pra-
tiques extérieures ou de piété ou de pénitence; et
sans cela, on peut dire qu'elles perdent extrême-
ment de leur prix. C'est là ce qui distingue la vraie
et solide dévotion, d'une dévotion superficielle U
apparente. Malgré la perversité du siècle, on trouve
encore assez de personnes qui veulent , ce me semble ,
pratiquer la vertu : mais quelle est communément
l'illusion où donnent ces âmes prétendues vertueuses ?
c'est qu'elles bornent tous leurs soins à régler et à
sanctifier le dehors ; à quitter certains ornemens mon-
dains , à s'interdire certaines compagnies et certains
divertissemens; à visiter les prisons, les hôpitaux ;
à fréquenter les autels, et à se rendre assidus au.v
prédications, aux cérémonies de religion; à faire
de bonnes lectures, à méditer et à prier. Tout cela
sans doute a son mérite , mais souvent un mérite
bien au-dessous de l'idée qu'elles s'en font. Car ce
n'est point là précisément ni particulièrement ce que
Dieu demande d'elles. Il veut, avant toutes choses ,
qu'elles s'adonuent à la réformalion de leur cœur ,
pat ce
DES PASSIONS. 283
parce que ce qu'il y a de plus précieux en nous , c'est le
cœur ; parce que ce qui nous coûte le plus, c'est 3a cir-
concision du cœur; parce qu'avec le secours d'en haut ,
c'est du cœur que dépend toute notre sanctification.
Or voilà ce que tant d'ames pieuses, ou qui pas-
sent pour pieuses, et ne le sont que de nom , ne
comprennent point assez. Sous cette belle montre de
piété qui frappe la vue, elles ont leurs passions ,
qu'elles tiennent cachées et qu'elles nourrissent au
fond de leur cœur. Quoique ce ne soit pas de ces
passions grossières qui portent au crime et au liber-
tinage , ce sont néanmoins des passions qui , pour être
plus spirituelles , n'en sont pas moins vives dans les
rencontres, et dont les eifets ne se font que trop
apercevoir. Un directeur et sage et habile , qui vou-
droit entreprendre la guérison d'un mal d'autant
plus dangereux qu'il est interne et qu'il attaque de
plus près le cœur, a le déplaisir de trouver ces
âmes, d'ailleurs si dociles, tellement aveuglées là-
dessus et si . délicates , qu'elles n'écoutent rien de
tout ce qu'il leur dit. Qu'il leur parle d'oraisons , de
communions , et même de quelques œuvres de pé-
nitence, elles ne se lasseront point de l'entendre :
mais qu'il vienne à leur proposer des moyens pour
humilier leur esprit hautain , pour adoucir leur hu-
meur aigre, pour modérer leurs saillies trop promptes ,
pour combattre leurs antipathies, leurs animosités ,
leurs envies secrètes , c'est là quelles cessent de lui
donner la même attention. D'où il arrive que ces
passions fomentées et entretenues dans le cœur , les
font tomber en mille foiblesses qui scandalisent le
tome xiv. 19
290 MORTIFICATION
prochain , et en des failles presque journalières avec
lesquelles elles se promettent en vain d'accorder une
piété véritable et parfaite.
Ainsi , l'un des plus puîssans motifs pour nous
engager à la mortification de notre cœur , est de la
considérer comme un moyen de perfection , et comme
le moyen le plus efficace. Je dis le plus efficace , et c'est
l'avis important que nous donne saint Jérôme : Vous
ferez , dit ce saint docteur , autant de progrès dans les
voies de Dieu, que vous remporterez de victoires sur
vous-même. Car chacune de ces victoires demandera
de vous bien des combats , et chacun de ces combats ,
bien des sacrifices plus agréables à Dieu que tous les
sacrifices de l'ancienne loi. Pourquoi plus agréable
à Dieu ? saint Bernard en apporte la raison , et elle,
est incontestable : c'est que dans les sacrifices de la
loi judaïque, on n'immoloit qu'une chair étrangère,
que la chair des animaux ; au lieu qu'ici l'homme
s'immole lui-même en immolant son propre coeur
et sa propre volonté. Pour peu que nous «oyons
touchés du désir de notre avancement selon l'esprit
et selon Dieu , nous ne devons rien estimer davan-
tage que ce qui peut tant y contribuer , ni rien em-
brasser avec plus d'ardeur.
Dans celte guerre sainte que nous aurons à sou-
tenir, nous avons besoin d'aide et d'appui; mais en
est-il un plus présent et plus assuré , que la grâce du
Seigneur et sa divine assistance? c'est lui-même qui
nous appelle , lui qui nous invite et qui nous met
les armes à la main : est-ce pour nous manquer dans
l'occasion, et pour ne pas seconder nos efforts?
DES PASSIONS. 291
C'est sa eause que nous avons à défendre, ce sont
ses ennemis que nous avons à combattre : car nos
passions sont dans nous les ennemis de Dieu les plus
déclarés, les plus animés, les plus obstinés. Elles
ne cherchent qu'à nous détacher de lui , et à nous
soulever contre lui •, et parce qu'elles ne sont pas tou-
jours assez fortes pour nous porter à une révolte et
à une séparation entière, du moins s'opposent-elles
aux mouvemens de notre ferveur, et à toutes les
vues de perfection qu'il lui plaît de nous inspirer.
Or , encore une fois, quand il nous verra agir contre;
ses ennemis et pour ses intérêts, nous abandonnera-
t-il ? Allons donc à lui avec confiance, et comptons
sur sa protection. Laissons murmurer la nature ; lais-
sons-la s'etï'rayer, se récrier, former mille obstacles.
Revêtus de la vertu céleste , nous deviendrons in-
sensibles à ses cris, inaccessibles à ses traits, invin-
cibles à toutes ses attaques. Que dis-je ? plus même
ses cris se feront entendre à nous , plus ses traits se
feront sentir , plus ses attaques seront violentes; et
plus, en y résistant et les surmontant, nous nous en-
richirons de mérites, nous monterons de degrés ,
nous nous perfectionnerons et nous nous sanctifie-
rons. Car le mérite devant Dieu le plus relevé et la
sainteté la plus éminente , c'est de savoir se renoncer
et se vaincre. Heureux triomphe d'où suit un troi-
sième avantage de la mortification des passions, qui
est le repos de l'ame et la paix !
III. Mortification des passions, moyen de nous
établir dans la paix et de jouir d un parfait repos.
C'est un trésor, mais un trésor semblable à celui
2C) 2 M O h T I F I C AT î O N
de l'évangile , c'est-à-dire , un trésor qu'on ne peut
payer trop cher, et qui mérite d'être acheté au prix
de toutes choses , que de trouver la paix dans soi-
même, d'être bien avec soi-même, de se posséder
soi-même, non-seulement, comme disoit Jésus-
Christ , par la pratique d'une humble patience et
d'une pleine résignation aux ordres de Dieu, mais
par la tranquillité et le calme de tous les mouve-
mens de son cœur (i). Etre dans cette situation qu'il
est plus aisé d'imaginer et d'exprimer , que de sentir
et d'éprouver, c'est un avant-goût de la béatitude
du ciel : c'est ce que nous concevons dans le séjour
des bienheureux de plus digne de nos souhaits après
la vue de Dieu, et ce qui doit être un jour pour nous
le comble même de la gloire. Cette paix éternelle
dont jouissent les saints ; cette paix qui né sera ja-
mais troublée ni interrompue ; cette paix qui , ré-
conciliant l'homme avec lui-même, fera cesser dans
lui toutes les révoltes intérieures; cette paix qui nous
rétablira dans l'état d innocence où Dieu nous avoit
créés : voilà ce que Dieu promet à ses élus, voilà à
quoi nous aspirons. Mais il ne suffit pas , dit saint
Augustin , d'y aspirer et d'y prétendre : voilà à quoi
nous devons nous disposer, et de quoi il faut, dès
cette vie, que nous commencions à faire l'essai, nous
efforçant au moins d'en approcher , et nous élevant
au-dessus de cette basse région où se forment les
orages et les tempêtes ; au-dessus de ce petit inonde
qui est en nous, et qui n'est pas moins tumultueux
ni moins difficile à pacifier , que le grand monde qui
(i) In patientiû yestrâ possidebiùs animas vestras» Lac 21<
DES PASSIONS. 293
est autour de nous. Or, il est certain que jamais
nous n'y pourrons établir une paix solide sans la
mortification du cœur et de ses passions.
Car pour en être sensiblement persuadé , il n'y a
qu'à voir quels sont les principes ordinaires de toutes
les inquiétudes et de tous les troubles de notre arae.
Ne sont-ce pas nos désirs et nos passions ? nos désirs
trop vifs, trop empressés, et nos passions trop im-
pétueuses et trop ardentes ; nos désirs qui se multi-
plient sans cesse , qui se combattent les uns les autres,
qui se proposent des objets tout contraires , qui sou-
vent se portent à des choses incapable de nous
contenter, à des choses dont la possession nous
devient plus onéreuse qu'avantageuse; et nos pas-
sions qui sont vaines , qui sont injustes , qui sont
extrêmes , qui sont sans bornes ? n'est-ce pas là , dis-
je , ce qui nous empêche de pouvoir être en paix
avec nous-mêmes, et ce qui excite au milieu de nous
cette guerre intestine que saint Paul ressentoit comme
nous, et dont il se plaignoit si amèrement? Il faut
donc posséder notre ame dans la paix , la dégager de
ces désirs inquiets et de ces passions déréglées. Il
faut éteindre le feu de cette cupidité qui nous brûle ,
il faut réprimer cette ambition qui nous agite, il faut
rompre ces attaches qui nous captivent , qui nous
tourmentent , qui nous déchirent le coeur, et nous
causent mille douleurs.
Or il n'y a que la mortification de l'esprit qui
puisse nous rendre ce bon office. Désirer peu de
choses, et celles que l'on désire, les désirer peu 1
Voilà les salutaires effets de cette mortification chré-
294 MORTIFICATION1
tienne; voilà ce que les païens eux-mêmes onî eri~
geigne , ont exahé , ont envié et ambitionné, mais
ce qu'ils n'ont jamais bien pratiqué. C'est l'avantage
des vrais chrétiens , et. le fruit propre de la sagesse
évangélique.
Oui y si nous voulons vivre contens , désirons
peu de choses : non-seulement , dit saint Chrysos-
tôme, parce qu'il y a peu de choses qui soient
désirables, mais parce qu'il est impossible d'en dé-
sirer beaucoup sans perdre le repos, qui vaut mieux
que tout ce que l'on désire. Et les choses que nous
désirons, désirons-les peu; non-seulement, ajoute
ce Père , parce qu'elles ne méritent pas d'être autre-
ment désirées, mais parce que les désirant beau-
coup, elles deviennent immanquablement le sujet
de mille peines. Désirer peu de choses hors de Dieu,
c'est ce que saint Augustin appelle la mort des dé-
sirs; et cette mort des désirs, n'est-ce pas la mor-
tification dont nous parlons? Et ce qu'on désire , le
désirer peu , c'est en quoi consiste cette sainte indif-
férence qui tient l'ame dans une assiette toujours
égale, et qui la met au-dessus de toutes les contra-
riétés et de tous les accidens. Ce n'est pas une in-
différence de naturel, ni une indifférence de philo-
sophe ; mais une sainte indifférence , c est-à-dire ,
une indifférence fondée sur les principes de la reli-
gion , qui nous fait mépriser tous les objets créés,
et qui tourne vers des biens réels toutes nos affec-
tions. Soyons en ce sens et selon l'esprit du chris-
tianisme , indifférens à tout sur la terre , ou du moins
ne nous entêtons de rien. Outre que l'entêtement
DES PASSIONS. 295
t st partout vicieux , il ne laisse jamais le cœur dans
une disposition paisible, parce qu'il est toujours
impatient et violent.
Ceci convient à toutes les passions et à tous les
désirs qu'elles nous inspirent : mais la voie la plus
sûre et la plus courte pour pacifier notre cœur ,
c'est d'attaquer d'abord la passion qui domine le plus
en nous, et de mortifier les désirs où nous remar-
quons plus de vivacité et plus de sensibilité. Car
c'est là comme le premier mobile de lame ; c'est
la source de tous les chagrins qui l'affligent. Souvent
une seule passion est plus difficile à soumettre, et
fait plus de ravage dans un cœur, que toutes les
autres ensemble. Souvent il est aisé de retrancher
toutes les autres et de se mortifier sur toutes les
antres; mais du moment qu'il s'agit de la passion
dominante, et qu'on vent la contredire, ce n'est
plus à beaucoup près la même facilité , et l'on n'en
éprouve que trop les retours fâcheux et les soulè-
vemens. Cependant il n'y point de paix à espérer
tant que cette passion ne sera pas détruite. Fussiez-
vous dans tout le reste l'homme le plus modéré, le
plus raisonnable , le plus sage , c'est assez de cette
passion pour vous agiter et pour faire votre sup-
plice; elle vous remplira l'esprit de mille idées, de
mille vues , de mille réflexions désagréables; elle
excitera dans votre cœur mille regrets , mille jalou-
sies, mille dépits, mille ressentimens pleins d'ai-
greur et d'amertume ; elle vous mettra dans la tête
mille desseins , mille projets, mille entreprises aussi
embarrassantes que vaines et chimériques; elle vous
£96 MORTIFICATION
engagera dans des partis , dans des intrigues ou
peut-être vous aurez autant de déboires, de dé-
goûts , d'ennuis , de traverses à essuyer que de pas
à faire ; elle remuera même en sa faveur toutes les
autres passions, qui d'ailleurs demeuroient dans le
silence, et vous laissoient dans le calme; elle les
allumera y et comme il ne faut quelquefois qu'un
séditieux pour soulever tout un pays, il ne faudra
que celte passion pour causer dans votre ame un
bouleversement général. Souvent encore ce sera
dans les moindres occasions et sur les plus petits
sujets. Une étincelle produit le plus vaste incendie,
et une bagatelle qu'on n'observeroitpasen toute autre
rencontre , et qui ne feroit nulle sensation , est ca-
pable , dès qu'elle intéresse la passion dominante,
de porter aux plus grandes extrémités.
On le voit tous les jours, et on le connoît par
soi-même. O que vous vous seriez épargné de mou-
vemens et d'agitations, soit dans vous-même, soit
hors de vous-même, si de bonne heure vous aviez
écrasé ce ver qui vous pique et qui vous ronge !
De quelle paix vous jouiriez et de quelle heureuse
liberté ! Tel étoit dès ce monde le bonheur des
saints : ils étoient contens de tout , et à n'avoir
même égard qu'à la vie présente, on peut dire dans
1111 vrai sens , que jusques au milieu de leurs plus
austères pénitences, ils menoient la vie la plus douce,
parce qu'ils ne craignoient rien de tout ce que nous
craignons sur la terre, qu'ils ne désiroient rien , et
que, par l'extinction de toutes les passions humaines,
ils avoient trouvé le secret de s'élever au-dessus de
DES PASSIONS. 297
tous les événemens, et de passer leurs jours dans
une indépendance et une tranquillité que rien n'étoit
capable d'altérer.
C'est ce qui a fait dire à saint Basile qu'il y a
beaucoup moins de peine à mortifier ses passions ,
qu'à ne les mortifier pas. Cette proposition a de quoi
nous surprendre , et peut nous paroître un para-
doxe ; mais c'est une vérité très -constante. Car
autant qu'on fait de violence à ses passions et qu'on
les mortifie , autant on se dispose à goûter la paix ;
au lieu qu'on la perd en ne les mortifiant pas, et en
suivant leurs aveugles convoitises. La santé du corps
consiste dans le tempérament des humeurs. Qu'une
humeur vienne à prédominer , et que ce tempéra-
ment se dérange, de là les infirmités et les dou-
leurs les plus cuisantes. Il en est de même par rap-
port à la paix de l'esprit : elle consiste dans la mo-
dération de nos désirs et de nos passions , qui en
sont comme les humeurs. Tant que ces désirs ne
seront pas mesurés , que ces passions ne seront pas
réglées , l'esprit sera toujours ou abattu par la tris-
tesse, ou transporté par la colère, ou envenimé par
la haine , ou resserré par la crainte. Il y aura tou-
jours quelque chose qui le blessera : car il aura beau
vouloir se contenter et en chercher les moyens , ses
désirs étant sans mesure, ils ne seront jamais satis-
faits , et ses passions étant sans règle , elles deman-
deront toujours davantage.
Or pour en revenir à la pensée de saint Basile ,
dès-là qu'on se procure la paix en détruisant ses
passions , et qu'on ne peut l'avoir en les flattant et
2Q 8 MORTIFICATION DES PASSIONS.
les nourrissant, il y a par conséquent moins à souf-
frir dans la praiique de la mortification chrétienne,
qui nous les fait combattre et qui les tient soumises,
que dans les vains ménagemens de l'amour-propre ,
qui prend leur défense et se met de leur parti pour
les seconder. Car ce qui doit faire la félicité d'un
état en celte vie comme en l'autre, c'est la paix
qu'on y possède. Soyons abandonnés du monde et
dépourvus de tous les biens du monde, mais ayons
la paix au-dedans de nous , avec cela nous sommes
heureux. Vivons au contraire dans l'opulence, dans
la splendeur, parmi toutes les aises et toutes les
douceurs du monde, mais n'ayons pas la paix , tout
dès-lors nous est insipide , richesses , grandeurs ,
fortune , et nous devenons malheureux. Pouvons-
nous donc en trop faire pour l'avoir , et y a-t-il
rien que nous ne devions pour cela sacrifier? C'est
le fruit de la mortification intérieure , et c'est le
partage des âmes qui, se détachant d'elles-mêmes,
s'attachent à vous, Seigneur, et ne veulent se re-
poser qu'en vous. Vous êtes le Dieu de la paix , et
vous savez bien dédommager un cœur des vains
plaisirs dont il se prive en renonçant à ses passions
et à leurs objets corrupteurs. Vous nous l'avez ap-
portée celte paix, et vous nous l'avez fait annoncer
par vos anges. Vous nous avez en même temps ap-
porté l'épée et la guerre : mais c'est justement par
cette épêe , par cette guerre spirituelle et domestique
contre nos vices et nos inclinations perverses, que
nous devons obtenir la sainte paix dont vous êtes
l'auteur. Soutenez-nous dans la résolution ^ù nous
PENSÉES DIVERSES SUR LA PÉNITENCE. 29$
sommes de la mériter à quelque prix que ce puisse
être , et de nous y affermir de telle sorte par votre
grâce, que rien ne nous l'enlève jamais, ni dans le
temps, ni dans l'éternité.
Pensées diverses sur la Pénitence et le Retour
à Dieu.
Le mondain dit : Il faut que Dieu soit un maître
Lien exact et bien rigoureux, puisqu'il ne pardonne
rien sans pénitence : et moi je dis : Il faut que Dieu
soit un maître bien indulgent et bien miséricordieux,
puisqu'on obtient de lui le pardon de tout par la
pénitence.
Pourquoi railler de la conversion de cet homme?
ce qu'il fait, c'est ce qu'il faudra que vous fassiez
vous-même un jour; et c'est même, si vous n'avez
pas renoncé entièrement à votre salut, ce que vous
vous proposez de faire. Car voulez-vous vivre jus-
qu'au dernier moment dans votre péché ? y voulez-
vous mourir ? j'ose dire qu'il n'y a point de pécheur
si abandonné, qui porte jusque-là le désespoir.
Il y a certains sentimens du cœur dont on ne se
fait pas beaucoup de peine, et où l'on s'entretient
même avec plaisir, parce que d'un côté ils flattent
la passion , et que de l'autre on ne les pénètre point
assez pour se les bien développer à soi-même. Si ,
dans une réflexion sérieuse , on s'attachoit à les ap-
profondir , on en découvriroit tout d'un coup le
3oO PENSÉES DIVERSES
désordre et l'énorme absurdité. Tel est ïe sentiment
d'un homme qui vit impénitent dans l'espérance de
mourir pénitent : je veux dire , qui mène une vie
criminelle , et qui s'y autorise par la pensée qu'un
jour il fera pénitence , et qu'il ne mourra point
avant que de s'être remis en grâce auprès de Dieu.
Je prétends que c'est là , de toutes les contradic-
tions , la plus insensée et la plus monstrueuse. Pour
mieux comprendre l'extrême folie et 1 affreux dérè-
glement de raison où tombe ce pécheur , il n'y a
qu'à considérer la nature de la pénitence. Car qu'est-
ce que la pénitence ? c'est un repentir , mais un vrai
repentir ; c'est une douleur , mais une vraie dou-
leur des offenses commises contre Dieu. Il faut que
cette douleur mette le pénitent dans une telle dispo-
sition , qu'au prix de toutes choses il vOudroit
n'avoir jamais déplu à Dieu , ni jamais offensé
Dieu.
Or cela posé , voyons donc à quoi se réduit le
raisonnement d'un pécheur qui se dit à lui-même :
Je n'ai qu'à vivre de la manière que j'ai vécu jus-
qu'à présent, je n'ai qu'à demeurer dans mes habi-
tudes , j'en ferai quelque jour pénitence. C'est comme
s'il disoit : Je n'ai qu'à vivre de la manière dont j'ai
vécu jusqu'à présent, et pourquoi? parce que je
compte de me repentir quelque jour, et de me
repentir véritablement d'avoir ainsi vécu. C'est
comme s'il disoit : Je n'ai qu'à demeurer dans mes
habitudes, et pourquoi? parce que je compte d'être
touché quelque jour d'une véritable douleur de m'y
être engagé , ou de ne les avoir pas quittées de
SUR LA PÉNITENCE. 3oî
bonne heure. C'est comme s'il disoit : Piien ne me
presse de retourner à Dieu : et pourquoi ? parce que
je compte de ressentir quelque jour une telle peine
de m'étre séparé de lui, et de n'être pas retourné â
lui dès à présent , que dans la force de mon regret ,
je serois prêt de sacrifier tout pour n'avoir jamais
eu le malheur de le perdre et d'être un moment
hors de sa grâce. Est-ce là raisonner, ou n'est-ce
pas se jouer de Dieu et de soi-même ? Sans la pas-
sion qui l'aveugle, et sans la forte impression que
fait sur lui l'objet présent qui l'entraîne, le pécheur
raisonnerait tout autrement, et du même principe
il tirerait des conséquences toutes contraires. Car la
maxime générale et universellement suivie de tout
homme sage , c'est de ne rien faire dont on prévoie
devoir un jour se repentir. De sorte qu'un des mo-
tifs les plus puissans que nous apportions à un ami
pour le détourner d'une chose qu'il entreprend , et
sur quoi il nous consulte , est de lui dire ; Vous en
serez fâché dans la suiie , vous en aurez du cha-
grin , vous vous en repentirez. S'il voit en effet qu'il
y ait là-dessus un juste sujet de craindre , et s'il se
laisse persuader que ce qu'on lui prédit arrivera ,
bien loin de poursuivre l'entreprise , il n'hésite pas
à l'abandonner. Ainsi l'Apôtre écrivant aux Romains,
leur disoit en ce même sens : Quel avantage , mes
frères , avez-vous trouvé dans des choses dont vous
rougissez maintenant (i); et si vous avez connu
que vous en deviez rougir , falloit-il vous y porter,
et vous y obstiner?
(1) Rom. 6.
302 PENSÉES DIVERSES
Un faux pénitent cherche à se ménager lui-
même dans sa pénitence ; mais en se ménageant
pour l'heure présente, c'est justement par là qu'il
s'expose à de cruelles peines dans la suite, et à de
fâcheux retours. Car pour peu qu'il soit instruit
des devoirs de la pénitence , et qu'il ait de religion,
il est difficile qu il ne lui vienne pas dans la suite
bien des remords et des reproches intérieurs dont
sa conscience est étrangement et continuellement
troublée.
Cependant , me direz - vous , combien dans le
monde voyons -nous de gens tranquilles sur leurs
pénitences passées, quelque lâches et quelque im-
parfaites qu'elles aient été? J avoue qu'on ne voit
que trop de ces demi-pénitens , sans trouble et sans
scrupule : mais ce que je regarde comme le souve-
rain malheur pour eux , c'est cette paix même où
ils vivent. La paix dans le péché est un grand mal ;
mais un mal encore infiniment plus à craindre , c'est
la paix dans la fausse pénitence. Car du moins la
paix dans le péché ne nous ôte pas la connoissance
du péché. Un pécheur, tout endurci qu'il est, ne
peut ignorer après tout qu'il a perdu la grâce de
Dieu , qu'il est hors des voies de Dieu et dans la
haine de Dieu ; qu'à chaque moment qu'il passe dans
cet état , il peut mourir et être i éprouvé de Dieu.
Or , celte seule connoissance est toujours une res-
source pour lui , quoique éloignée , et peut servir à
le réveiller de son assoupissement : au lieu que la
paix dans la fausse pénitence , par la plus dange-
reuse de toutes les illusions , nous cache le péché.
SUR LA PÉNITENCE. 3o3
xious persuade que le péché est détruit , lorsqu'il vk
en nous plus que jamais, lorsqu'il y agit et qu il y
domine avec plus d'empire , lorsqu'il nous entraîne,
sans que nous l'apercevions , dans l'affreux abîme
d'une éternelle damnation. Car, quelle espérance y
a-t-il alors de ramener une ame égarée ? Si c'est la
vue de ses offenses et le souvenir des désordres de
sa vie qui se retrace quelquefois dans l'esprit de ce
prétendu pénitent , il se dira à lui-même : J'ai pé-
ché , j'en conviens et je m'en confonds devant Dieu;
mais enfin la pénitence efface tout ; j'ai demandé
pardon à Dieu , je me suis confessé , on m'a ordonné
des prières , des aumônes, et je m'en suis acquitté :
que faut-il davantage ? Si Ton vient à lui représenter
les jugemens de Dieu et leur extrême rigueur , il
répondra qu'il a pris ses mesures , qu'il a eu recours
aux prêtres et qu'il en a reçu l'absolution ; que Dieu
ne juge pas deux fois , et par conséquent qu'il ne
nous jugera point après que nous nous serons jugés
nous-mêmes. De cette sorte sa pénitence apparente n'a
d'autre effet que de le confirmer dans une impénilence
réelle et véritable. Or, pouvons-nous rien concevoir
de plus funeste en cette vie et de plus terrible, que
de trouver la mort où l'on devoit trouver le salut ,
et de se damner par la pénitence même?
Du plus grand mal nous pouvons tirer le plus grand
bien ; et ce qui nous damne peut servir à nous sauver.
Cette habitude vicieuse, voilà ce qui fait le dérègle-
ment de votre vie , et ce qui vous mène plus direc-
tement à la perdition ; cette même habitude sacrifiée
3o4 PENSÉES DIVERSES
à Dieu , voilà ce qui peut faire votre prédestination ,
et vous élever au plus haut point de la gloire. Mais
c'est une habitude honteuse. Il n'importe : toute
honteuse qu'elle est , le sacrifice en est digne de
Dieu et digne de vous.
Puen ne nous donne une idée plus juste de la
conduite que doit tenir un pécheur, et des précau-
tions qu'il doit prendre après sa conversion pour se
préserver des rechutes , que le régime de vie qu'ob-
serve un malade dans l'état de la convalescence.
Car , qu'est-ce , à proprement parler, qu'un pécheur
pénitent ? c'est un malade qui sort d'une maladie
très - dangereuse , et qui revient des portes de la
mort , ou pour mieux dire , des portes de l'enfer.
Quoique sauvé du coup mortel dont il avoit été
atteint , il est encore dans une extrême foiblesse ,
et il se ressentira long-temps des mauvaises impres-
sions de ses habitudes criminelles. Elles ont altéré
toutes les puissances de son ame, et il ne peut faire
un pas sans être en danger de tomber. Or , que fait
un malade qui pense à se rétablir et qui veut re-
prendre ses forces ? Nous voyons avec quelle exac-
titude il obéit à toutes les ordonnances du médecin
qui le gouverne ; avec quelle attention il prend
garde aux temps , aux heures , aux manières , à tout
ce qui lui est marqué ; avec quelle constance et
quelle résolution il surmonte ses inclinations ou ses
répugnances naturelles , il règle ses appétits, il mor-
tifie son goût , il s'abstient de ce qui lui plairoit le
plus , il se prive de tout ce qui lui peut être nui-
sible ;
SUR LA PÉNITENCE. 3o5
sibîe ; c'étoit un homme de bonne chère , et il de-
vient sobre et tempérant ; c'étoit un homme du
monde, répandu dans le monde, et il devient retiré
et solitaire. C'étoit un homme de plaisir , et il re-
nonce à tous ses excès et à toutes ses débauches.
Qu'on vienne lui parler là - dessus , le railler, le
traiter d'esprit foible , le tenter tout de nouveau : il
n'y a ni discours , ni respect humain qui le touchent.
Il y va de la vie , dit- il ; et , par cette seule réponse,
il croit avoir pleinement justifié ses soins et toute la
circonspection dont il use. Appliquons cela à un
pécheur converti : car il n'y a pas un trait qui ne
lui convienne. Voilà son modèle , et la comparaison
doit être entière; mais la pratique est bien diffé-
rente , et c'est notre confusion. Le convalescent
sacrifie tout à l'intérêt de sa santé ; et combien de
prétendus pénitens ne veulent rien sacrifier à 1 in-
térêt de leur salut !
A consulter l'évangile , et à s'en tenir précisé-
ment au texte et à la lettre , on diroit que Dieu
réserve ses plus grandes faveurs aux pécheurs pé-
nitens , et qu'il leur donne l'avantage sur les justes ,
qui néanmoins , fidèles à toutes ses ordonnances ,
ont toujours vécu dans la règle et dans le devoir.
Parmi les anges de Dieu, selon l'exprès témoignage
du Sauveur des hommes , on se réjouit plus de la
pénitence d'un pécheur , que de la persévérance de
quatre-vingt-dix-neuf justes (i). En quelque sens
que les interprètes expliquent ces paroles , elles nous
(1) Luc. i5.
TOME XIV. 20
3o6 PENSÉES DIVERSES
représentent une vérité très-certaine, savoir, que
Dieu , dans tous les temps , a favorisé les pécheurs ,
même les plus scandaleux, des grâces les plus sin-
gulières , quand ils se sont retirés de leurs voies cri-
minelles , et qu'ils ont embrassé son service.
Conduite de Dieu que nous devons adorer ; con-
duite fondée sur plus d'une raison , et en voici
quelques-unes. i. Parce que Dieu se plaît à faire
éclater les richesses de sa grâce : or il ne les fait ja-
mais paroître avec plus d'éclat que dans ces sortes
de pécheurs qui s'en sont rendus plus indignes.
2. Parce que les grâces de Dieu , surtout certaines
grâces particulières , sont beaucoup plus à couvert
des atteintes de l'orgueil dans les mains de ces pé-
cheurs que dans les mains des justes. Que veux-je
dire ? Un juste enrichi des dons célestes , et surtout
de certains dons , peut plus aisément les attribuer en
quelque manière à ses mérites , et comme l'ange su-
perbe , se laisser éblouir de sa splendeur et de sa
gloire; mais à quelque rang et à quelque degré qu'un
pécheur soit élevé , il a , dans la vue de ses égare-
rue ns passés , un contre-poids qui le rabaisse , et qui
lui sert de préservatif contre toutes les attaques d'une
■Vaine estime de lui-même. 3. Parce que Dieu veut
s'attacher ces pécheurs , et leur adoucir , par les
grâces qu'il leur communique , la pesanteur de son
joug, auquel ils ne sont point accoutumés, et sous
lequel il seroit à craindre que leur foiblesse ne vînt
à succomber. 4- Parce que Dieu prétend enfin ré-
contpei^er ces pécheurs du courage qu'ils ont eu à
rompre leu liens ou ils étoienl engagés , et des efforts
SUR LA PÉNITENCE. 3c>7
qu'il leur en a coûté : car Dieu sait bien payer les sa-
crifices qu'on lui fait. Tout ceci, au reste, ne va
point à déprimer les justes , ni à leur rien ôter de
la louange qui leur est due ; à Dieu ne plaise : mais il
est bon d exciter par là les pécheurs et d'animer leur
confiance. Le péché commence par le plaisir , mais la
peine le suit de près; la pénitence, au contraire,
commence par les larmes , mais elle est bientôt suivie
des délices de l'ame les plus vives et les plus sen-
sibles.
Il faut qu'un pécheur converti loue Dieu , et qu'il
ait du zèle pour la gloire de Dieu , mais un zèle mo-
deste et humble; c'est-à-dire, qu'il ne faut pas,
dès le lendemain de sa conversion , qu'il s'érige en
réformateur , qu'il devienne le censeur de tout le
genre humain , ni que tout à coup il lève l'étendard
de la sévérité avec empire et avec ostentation; mais
qu'il édifie par son humilité , par sa charité , par sa
douceur , par sa patience , par tous les exercices
d'une vraie et solide piété. Car comment oseroit-il
entreprendre de guérir le prochain , tandis que ses
plaies saignent encore, et quelles ne sont pas bien
fermées? Il a assez à faire de pleurer ses péchés, de
détruire ses mauvaises habitudes , de réparer devant
Dieu et devant le monde la vie scandaleuse qu'il a
menée; et il doit se souvenir que le public n'attend
pas si tôt de lui des prédications , mais des exemples.
Après vous être si souvent et si long-temps écar-
tée de votre devoir; après avoir fait parler de vous
20.
3û8 PENSÉES DIVERSES SUR LA PÉNITENCE.
et de votre conduite dans tout un quartier, toute
une ville , tout un pays ( car vous ne le savez que
trop , et il n'y a point à vous le dissimuler, ) : vous
vous êtes enfin reconnue; et désormais , par une pé-
nitence exemplaire , par une vie pieuse et remplie
de bonnes œuvres, vous expiez le passé , autant que
vous croyez le pouvoir , et tâchez de satisfaire à la
justice de Dieu. Voilà de quoi l'on ne peut assez
bénir le ciel, ni assez vous féliciter vous-même.
Mais j'apprends d'ailleurs qu'en devenant plus régu-
lière par rapport à vous , vous devenez en même
temps d'une rigueur outrée à l'égard du prochain;
qu'au soupçon le plus léger qui vous passe dans 1 es-
prit, vous éclatez sans ménagement , et vous traitez
sans pitié les personnes qui dépendent de vous ;
qu'une ombre dans eux vous fait peur , et que vous
prenez tout en mauvaise part. Quoi donc ! vous ne
pouvez une fois pardonner aux autres la moindre
faute ? Hé ! tant de fois il a fallu vous pardonner les
plus grands scandales!
DE LA VRAIE
ET
DE LA FAUSSE DÉVOTION.
Règle fondamentale et essentielle delà vraie dévotion*
Jr aire de son devoir son mérite par rapport à Dieu ,
son plaisir par rapport à soi-même, et son honneur
par rapport au monde : voilà en quoi consiste la vraie
vertu de l'homme , et la solide dévotion du chrétien.
I. Son mérite par rapport à Dieu : car ce que
Dieu demande singulièrement de nous et par-dessus
toute autre chose , c'est l'accomplissement de nos
devoirs. Dès-là que ce sont des devoirs , ils sont
ordonnés de Dieu , ils sont de la volonté de Dieu ,
mais d'une volonté absolue, d'une volonté spéciale.
Par conséquent c est en les remplissant et en les
observant que nous plaisons spécialement à Dieu;
et plus notre fidélité en cela est parfaite, plus nous
devenons parfaits devant Dieu , et agréables aux yeux
de Dieu.
Aussi est-ce par là que nous nous conformons aux
desseins de sa sagesse dans le gouvernement du
monde, et que nous secondons les vues de sa pro-
vidence. Qu'est-ce qui fait subsister la société
humaine, si ce n'est le bon ordre qui y règne? et
qu'est-ce qui établit ce bon ordre et qui le conserve,
si ce n'est lorsque chacun , selon son rang, sa pro-
fession , s'acquitte exactement de l'emploi où il est
3lO SOLIDE
destiné, et des fonctions qui lui sont marquées? Et
comme il y a autant de différence entre ces fonc-
tions et ces emplois , qu'il y en a entre les rangs
et les professions , il s'ensuit que les devoirs ne sont
pas partout les marnes ; et que n'étant pas les mêmes
partout, il y aune égale diversité dans la dévotion:
tellement que la dévotion d'un roi n'est pas la dévo-
tion d'un sujet; ni la dévotion d'un séculier, la dé-
votion d'un religieux ; ni la dévotion d'un laïque , la
dévotion d'un ecclésiastique : ainsi des autres.
Pour bien entendre ceci, il faut distinguer l'esprit
de la dévotion et la pratique de la dévotion; ou la dé-
votion dans l'esprit et le sentiment, et la dévotion dans
l'exercice et la pratique. Dans le sentiment et dans l'es-
prit, c'est partout , et ce doit être la même dévotion ;.
parce que c'est partout eiquece doit être le même désir
d'honorer Dieu , d'obéir à Dieu, de vivre selon le gré
et le bon plaisir de Dieu. Mais dans la pratique et l'exer-
cice, la dévotion est aussi différente que les obliga-
tions et les ministères sont différens. Ce qui est donc
dévotion dans 1 un , ne l'est pas dans l'autre : car ce
qui est du devoir et du ministère de l'un, n'est pas
du devoir et du ministère de l'autre.
Règle excellente ! juger de sa dévotion par son de-
voir , mesurer sa dévotion sur son devoir , établir sa
dévotion dans son devoir. Règle sûre , règle générale
et de toutes les conditions; mais règle dont il n'est
que trop ordinaire de s'écarter. Où voit-on en effet
ce que j'appelle dévotion de devoir? Celte idée de
devoir nous blesse, nous gêne, nous rebute, nous
paroît trop commune , et n'a rien qui nous flatte et
DÉVOTION. 3ll
qui nous pique. C'est néanmoins la véritable idée de
la dévotion. Toute autre dévotion sans celle-là , n'est
qu'une dévotion imaginaire; et celle-là seule, indé-
pendamment de toutes les autres, peut nous faire
acquérir les plus grands mérites et parvenir à la plus
haute sainteté. Car on ne doit point croire que d'ob-
server religieusement ses devoirs, et de s'y tenir
inviolablement attaché dans sa condition, ce soit en
soi peu de chose , et qu'on n'ait besoin pour cela que
d'une vertu médiocre. Parcourons tous les états de
la vie , et considérons-en bien toutes les obligations ,
je prétends que nous n'en trouverons aucun, qui,
selon les événemens et les conjonctures, ne nous
fournisse mille sujets de pratiquer ce qu'il y a de plus
excellent dans la perfection évangélique.
Que faut-il, par exemple, ou que ne faut-il pas
à un juge qui veut dispenser fidèlement la justice,
et satisfaire à tout ce qu'il sait être de sa charge ?
Quelle assiduité au travail ; et dans ce long et pénible
travail, où le devoir l'assujettit, que de victoires à
remporter sur soi-même , que d ennuis à essuyer et
de dégoûts à dévorer ! Quel dégagement de cœur ,
quelle équité inflexible et quelle droiture! quelle
fermeté contre les sollicitations, contre les promesses,
contre les menaces, contre le crédit et la puissance ,
contre les intérêts de fortune , d'amitié , de parenté,
contre toutes les considérations de la chair et du
sang! Supposons la dévotion la plus fervente : porte-
t-elle à de plus grands sacrifices, et demande-t-eile
des efforts plus héroïques?
Que faui-ilà un homme d'affaires, ou que ne lui
3l2 SOLIDE
faut-il pas, pour vaquer dignement et en chrétien,
soit au service du prince, dont il est le ministre,
soit au service du public , dont il a les intérêts à
ménager ? Quelle étendue de soins , et quelle conten-
tion d'esprit ! A combien de gens est-il obligé de
répondre , et en combien de rencontres a-t-il besoin
d une modération et d'une patience inaltérable? Tou-
jours dans le mouvement et toujours dans des occu-
pations , ou qui le fatiguent, ou qui l'importunent ,
à peine est-il maître de quelques momens dans toute
une journée, et à peine peut-il jouir de quelque
repos. Imaginons la dévotion la plus austère : dans
ses exercices les plus mortifians exige-t-elle une ab-
négation plus entière de soi-même , et un renonce-
ment plus parfait à ses volontés, à ses inclinations
naturelles , aux douceurs et à la tranquillité de la vie ?
Que faut-il a un père et à une mère, ou que ne leur faut-
il pas pour veiller sur une famille , et pour la régler ?
Que n'en coûte-t-il point à l'un et à l'autre pour
élever des enfans, pour corriger leurs défauts, pour
supporter leurs foiblesses , pour les éloigner du vice
et les dresser à la vertu , pour fléchir leur indocilité,
pour pardonner leurs ingratitudes et leurs écarts ,
pour les remettre dans le bon chemin et les y main-
tenir , pour les former selon le monde , et plus en-
core pour les former selon Dieu ? Concevons la dé-
votion la plus vigilante , et tout ensemble la plus
agissante : a-l-elle plus d'attention à donner, plus
de réflexions à faire , plus de précautions à prendre ,
plus d'empire à acquérir et à exercer sur les divers
sentinie»is que les contrariétés et les chagrins excitent
DÉVOTION. 3l£
dans le coeur? Tel chargé du détail d'un ménage et
de la conduite d'une maison , n'éprouve que trop
tous les jours combien ce fardeau est pesant , et
combien c'est une rude croix. Or tout cela , ce sont
de simples devoirs ; mais dira-t-on que l'accomplisse-
ment de ces devoirs devant Dieu n'ait pas son mérite, et
un mérite très-relevé ? Je sais que le Sauveur du monde
nous ordonne alors de nous regarder comme des ser-
viteurs inutiles, parce que nous ne faisons que ce
que nous devons : mais tout inutiles que nous sommes
à légard de Dieu , qui n'a que faire de nos services ,
il est certain d'ailleurs que notre fidélité est d'un
très-grand prix auprès de Dieu même , qui juge des
choses, non par le fruit qu'il en retire, mais par
l'obéissance et la soumission que nous lui témoignons.
IL Son plaisir par rapport à soi-même. Je n ignore
pas que l'évangile nous engage à une mortification
continuelle ; mais je sais aussi qu'il y a un certain
repos de l'ame , un certain goût intérieur que la
vraie dévotion ne nous défend pas ; ou pour mieux
dire, qu'elle nous donne elle-même, et qu'elle nous
fait trouver dans la pratique de nos devoirs. Car
quoi qu'en pense le libertinage, il y a toujours un
avantage infini à faire son devoir. De quelque ma-
nière alors que les choses tournent , il est toujours
vrai qu'on a fait son devoir; et d'avoir fait son de-
voir, j'ose avancer que dans toutes les vicissitudes
où nous exposent les différentes occasions et les
accidens de la vie , cela seul est pour une ame pieuse
et droite la ressource la plus assurée et le plus ferme
soutien. Si l'on ne réussit pas , c'est au moins dans
3l4 SOLIDE
sa disgrâce une consolation , et une consolation
très-solide , de pouvoir se dire à soi-même : J'ai fait
mon devoir. On s'élève contre moi , et je me suis
attiré tels et tels ennemis ; mais j'ai fait mon devoir.
On condamne ma conduite , et quelques gens s'en
tiennent offensés; mais j'ai fait mon devoir. Je suis
devenu pour d'autres un sujet de raillerie , ils triom-
phent du mauvais tour qu'a pris cette affaire que
j'avois entamée , et ils s'en réjouissent ; mais eu
l'entreprenant j'ai fait mon devoir.
Cette pensée suffît à l'homme de bien pour l'af-
fermir contre tous les discours et toutes les traver-
ses. Quoi qu'il lui arrive de fâcheux , il en revient
toujours à celte grande vue , qui ne s'efface jamais
de son souvenir , et qui lui donne une force et une
constance inébranlable : J'ai fait mon devoir. D'ail-
leurs, si l'on réussit, on goûte dans son succès un.
plaisir d'autant plus pur et plus sensible, qu'on se
rend témoignage de n'y être parvenu qu'en faisant
son devoir, et que par la bonne voie. Témoignage
plus doux que le succès môme. Une homme rend
gloire à Dieu de tout le bien qu'il en reçoit; il en bénit
le Seigneur, il reconnoît avec action de grâce que
c'est un don du ciel : mais quoiqu'il ne s'attribue
rien à lui-même comme étant de lui-même , il sait du
reste qu'il ne lui e«t pas défendu de ressentir une se-
crète joie d'avoir toujours marché droit dans la route
qu'il a tenue; de ne s'être pas écarté un moment des
règles les plus exactes de la probité et de la justice ,
et de n'être redevable de son élévation et de sa for-
tune , ni à la fraude , ni à lintrigue. Au lieu qu'il en
DÉVOTION. 3i5
est tout autrement d'une arae basse et servile , qui
trahit son devoir pour satisfaire sa passion. Si cet
homme prospère dans ses entreprises , au milieu de
sa prospérité et jusque dans le plus agréable senti-
ment de ce bonheur humain dont il jouit , il y a
toujours un ver de la conscience qui le ronge mal-
gré lui , et un secret remords qui lui reproche sa
mauvaise foi et ses honteuses menées. Mais c'est en-
core bien pis , si ses desseins échouent, puisqu'il a
tout à la fois le désespoir, et de se voir privé du
fruit de ses fourberies , et d'en porter le crime dans
le cœur, et d'en être responsable à la justice du
ciel , quand même il peut échapper à la justice des
hommes.
III. Son honneur par rapport au monde. Car s'il
est de l'humilité chrétienne de fuir l'éclat, et de ne
rechercher jamais l'estime des hommes par un sen-
timent d'orgueil et par une vaine ostentation; le
christianisme, après tout, ne condamne point un
soin raisonnable de notre réputation , sur ce qui
regarde l'intégrité et la droiture dans la conduite.
Or, ce qui nous fait cette bonne réputation qu'il
nous est permis jusqu'à certain point de ménager,
c'est d'être régulier dans l'observation de nos de-
voirs. Le monde est bien corrompu; il est plein de
gens sans foi, sans religion, sans raison, et pour
m'exprimeren des termes plus exprès, je veux dire
que le monde est rempli de fourbes , d'impies , de
scélérats ; mais du reste , j'ose avancer qu'il n'y
a personne dans le monde , ou presque personne ,
si dépourvu de sens ni si perdu de vie et de
3l6 SOLIDE
mœurs, qui n'estime au fond de l'ame et ne respecte
un homme qu'il sait être fidèle à son devoir , in-
flexible à l'égard de son devoir , dirigé en tout et
déterminé par son devoir. Ce caractère , malgré
qu'on en ait , imprime de la vénération , et l'on ne
peut se défendre de l'honorer.
Ce n'est pas néanmoins qu'on ne s'élève quelque-
fois contre cette régularité et cette exactitude , quand
elle nous est contraire et qu'elle s'oppose à nos
prétentions et à nos vues. Il y a des conjonctures
où l'on voudroit que cet homme ne fût point si
rigide observateur des règles qui lui sont prescrites,
et qu'en notre faveur il relâchât quelque chose de
ce devoir si austère dont il refuse de se départir.
On se plaint , on murmure , on s'emporte , on raille ,
on traite de superstition ou d'obstination une telle
sévérité; mais on a beau parler et déclamer, tous
les gens sages sont édifiés de cette résolution ferme
et courageuse. On en est édifié soi-même après
que le feu de la passion s'est ralenti , et que l'on
est revenu du trouble et de l'émotion où l'on étoit.
Voilà un honnête homme , dit-on ; voilà un plus
homme de bien que moi. On prend confiance en lui ,
on compte sur sa vertu, et c'est là ce qui accrédite
la piété , parce que c'est là ce qui en fait la vérité
et la sainteté. Au contraire, si c'éloit un homme
capable de mollir quelquefois sur l'article du devoir ,
et qu'il fût susceptible de certains égards au préju-
dice d'une fidélité inviolable , pour peu qu'on vînt
à s'en apercevoir , son crédit tomberoittout à coup,
et l'on perdroil infiniment de l'estime qu'on avoit
DÉVOTION. 3i 7
conçue de lui. En vain dans ses paroles tiendroit-il
les discours les plus édifians , en vain dans la prati-
que s'emploieroit-il aux exercices de la plus haute
perfection ; on n'écouteroit rien de tous ses discours ,
et toutes ses vertus deviendroient suspectes. Il fe-
roit des miracles, qu'on mépriseroit également et
ses miracles et sa personne; car on reviendroit tou-
jours à ce devoir dont il se seroit écarté , et on ju-
geroit par là de tout le reste.
Ce qu'il y a encore de plus remarquable , c'est
qu'il ne faut souvent qu'une omission ou qu'une
transgression assez légère en matière de devoir, pour
décréditer ainsi un homme , quelque profession de
vertu qu'il fasse et quelque témoignage qu'il en
donne. Le monde est là-dessus d'une délicatesse
extrême , et le monde même le plus libertin. Tant
la persuasion est générale et le sentiment unanime ,
que la base sur quoi doit porter une vraie dévotion ,
c'est l'attachement à son devoir. Je ne veux pas dire
que toute la piété consiste en cela; mais je dis qu'il
rie peut y avoir de vraie piété sans cela ; et que cela
manquant, nous ne pouvons plus faire aucun fond
sur notre prétendue dévotion. Puissent bien com-
prendre cette maxime, certaines âmes dévotes, ou
réputées telles ! Elles sont si curieuses de pratiques
et de méthodes extraordinaires , et je ne blâme ni
leurs méthodes , ni leurs pratiques ; mais la grande
pratique , la première et la grande méthode, est celle
que je viens de leur tracer.
3l8 SAINTS DÉSIRS
Saints Désirs d'une ame qui aspire à une vie plus
parfaite , et qui veut s avancer dans les voies de
la pi été.
Quand serai-je à vous, Seigneur, comme j'y puis
être , comme j'y dois être , comme il m'importe
souverainement d'y être ; puisque c'est de là que
dépend mon vrai bonheur en ce monde , et sur
cela que sont fondées toutes mes espérances dans
l'éternité ?
Il est vrai , mon Dieu , par votre miséricorde ,
que je lâche à me conserver dans votre grâce. J'ai
horreur de certains vices qui perdent tant dames ,
et qui pourroient m'éloigner de vous. Je respecte
votre loi , et j'en observe , à ce qu'il me semble ,
les points essentiels , ou je les veux observer. Que
toute la gloire vous en soit rendue; car c'est à vous
seul qu'elle appartient , et si je ne vis pas dans les
mêmes déréglemens et les mêmes désordres qu'une
infinité d'autres , c'est ce que je dois compter parmi
vos bienfaits, sans me l'attribuer à moi-même.
Mais , mon Dieu, d'en demeurer là, de borner là
toute ma fidélité , de m'abstenir précisément de ces
œuvres criminelles dont la seule raison et le seul
sentiment de la nature me font connoître la diffor-
mité et la honte ; de n'avoir devant vous d'autre mé-
rite que de ne me point élever contre vous, que de
ne point commettre d'offense capable de me séparer
de vous, que de ne vous point refuser un culte indis-
pensablement requis , ni une obéissance absolument
d'une vie parfaite. 3 19
nécessaire , est-ce là tout ce que vous attendez, de moi ?
Est-ce là , dis-je , souverain ameur de mon être,
tout ce que vous avez droit d'attendre d'une ame
uniquement créée pour vous aimer, pour vous servir
et vous glorifier? Cet amour qui vous est dû partant
de titres , cet amour de tout le cœur , de tout
l'esprit , de toutes les forces , ce service , cette
gloire, se réduisent-ils à si peu de chose ?
Qu'ai-je donc à faire , Seigneur ? Hélas ! je le vois
assez; vous me le donnez assez à entendre dans le
fond de mon cœur ; je me le dis assez à moi-même,
et je me reproche assez R-dessus à certains temps
mon peu de résolution et ma foiblesse : car ce ne
sont pas les connoissances qui me manquent, ni
même les bons désirs, mais le courage et l'exécu-
tion. Quoi qu'il en soit , ce qu'il y auroit à faire
pour moi , ce seroit de me détacher pleinement du
monde, et de m'attacher désormais à vous unique-
ment et inviolablement; ce seroit de me conformer
à ces âmes ferventes, qu'une sainte ardeur porte à
toutes les pratiques de piété que vous leur inspirez,
et qui peuvent dans leur étal leur convenir; ce seroit
en renonçant aux vains amusemens du monde, de
m'adonner , selon ma condition et la disposition
de mes affaires., à de bonnes œuvres , à la prière ,
à la considération de vos vérités éternelles, à la vi-
site de vos autels , au fréquent usage de vos sacre-
mens , au soin de vos pauvres , à tout ce qui s'ap-
pelle vie dévote et parfaite ; ce seroit de vaincre sur
cela ma lâcheté et mes répugnances, de prendre
une fois sur cela mon parti , de me déterminer enfin
320 SAINTS DÉSIRS
sur cela à suivre l'attrait de votre divin esprit, qui
depuis si long- temps me sollicite, mais à qui j'op-
pose toujours de nouvelles difficultés et de nouveaux
retardemens.
Hé quoi ! Seigneur , faut-il tant de délibérations
pour se ranger au nombre de vos serviteurs les plus
fidèles , et, si je l'ose dire, au nombre de vos amis?
Tout ne m'y engage-t-il pas ? N'êtes-vous pas mon
Dieu : c'est-à-dire , n'êtes-vous pas le principe , 1©
soutien, la fin de mon être? ne m'êtes-vous pas tout
en toutes choses ? Que d'idées je me retrace en ce peu
de paroles! plus je veux les pénétrer, et plus j'y
découvre de sujets d'un dévouement entier et sans
réserve.
Dieu créateur et scrutateur des cœurs , voilà ce
que je reconnois intérieurement et en votre pré-
sence ; mais pourquoi ne m'en déclarerois-je pas
hautement et en la présence des hommes ? Pourquoi
n'en ferois-je pas devant eux une profession ouverte ?
qu'ai-je à craindre de leur part? En vo)rant mon as-
siduité et ma ferveur dans votre service , après avoir
été témoins de mes dissipations et de mes monda-
nités , ils seront surpris de mon changement. On
parlera de ma dévotion, on en rira, on la censu-
rera : mais cette censure , ou tombera sur des dé-
fauts réels, et je les corrigerai; ou tombera sur des
défauts imaginaires , et je la mépriserai. Du reste ,
j'avancerai dans vos voies, je m'y affermirai; et quoi
qu'en pensent les hommes , j'estimerai comme le
plus grand de tous les biens, d'y persévérer, d'y
vivre et d'y mourir.
Oui,
D'UNE VIE PARFAITE. 32Î
Gui , Seigneur, c'est mon bien et mon plus grand
t)ien , mon bien par rapport à 1 avenir, et mon bien
même pour cette vie présente et mortelle. Que ne
l'ai-je mieux connu jusqu'à présent: ce bien si pré-
cieux , ce vrai bien ! que n'ai-je su plutôt l'aper-
cevoir à travers les charmes trompeurs et les frivoles
enchantemens qui me fascinoient les yeux ! Tant que
ce sera cet esprit de religion et de piété qui me
conduira , quels avantages n'en dois~je pas attendre ?
il amortira le feu de mes passions , il arrêtera mes
vivacités et mes précipitations, il purifiera mes vues
et mes intentions , il réglera mes humeurs, il redres-
sera mes caprices, il fixera mes inconstances : car
une vraie dévotion s'étend à tout cela , et de cette
sorte elle me préservera même de mille mauvaises
démarches , et de mille écueils dans le commerce du
monde. El en effet, dans toutes mes résolutions et
toutes mes actions, cet esprit religieux et pieux me
servira de guide, de conseil ; il me fera toujours ré-
soudre , toujours agir avec maturité , avec modé-
ration et retenue , avec droiture de cœur avec
réflexion et avec sagesse. Mais surtout dans mes
afflictions, dans toutes mes traverses , et tous les cha-
grins inséparables de la misère humaine , c'est ce
même esprit qui sera ma ressource , mon appui, ma
consolation. Il me fortifiera , il réveillera ma con-
fiance, il me tiendra dans une humble soumission à
vos ordres; et ces sentimens calmeront toutes mes
inquiétudes, et adouciront toutes mes peines.
C'est ainsi , mon Dieu , que se vérifie l'oracle de
votre Apôtre. C'est ainsi que la piété est utile à tout,
TOME XIV, 2.1
322 SAINTS DÉSIRS D'UNE VIE PARFAITE.
Mais que fais-je ? en me dévouant à vous , Seigneur,
ce n'est point moi que je dois envisager; mais je ne
dois avoir en vue que vous-même. Il me suffit de
vous obéir et de vous plaire ; il me suffit de glorifier
autant que je le puis votre saint nom, de rendre
hommage à votre suprême pouvoir , d'user de re-
tour envers vous et de reconnoilre vos bontés in-
finies, de vous témoigner ma dépendance, mon
zèle , mon amour. Voilà les motifs qui doivent me
toucher, et que je dois me proposer. De tout le reste,
je m'en remets aux soins paternels de votre provi-
dence : car elle ne me manquera pas ; et m'a-t-elle
manqué jusques à ce jour ? m'a-t-elle manqué dans
le cours même d'une vie tiède , négligente , d'une
vie sans fruit et sans mérite , où vous n'avez point
cessé de m'appeler et de me représenter mes de-
voirs? Or il est temps de vous répondre, et ce
seroit une obstination bien indigne de résister en-
core à de si favorables poursuites. Je me rends, Sei-
gneur,, je viens à vous, je me confie en votre se-
cours tout-puissant; et comme c'est par vous que
je commence , ou que je veux commencer l'ouvrage
de ma sanctification , c'est par vous que je le con-
sommerai.
Ah ! Seigneur , si ce n'étoit par vous , par quel
autre le pourrois-je? Seroit-ce par moi-même,
lorsque dans moi je ne trouve que des obstacles ?
Toute la nature en est alarmée et y forme des oppo-
sitions au-dessus de mes forces , à moins qu'il ne
vous plaise de me seconder. \lne vie plus réglée
plus retirée, plus appliquée aux exercices intérieurs
INJUSTICE DU MONDE, etc. 323
et toute contraire à mes anciennes habitudes, trouble
mes passions, étonne mon amour-propre, ébranle
mon courage , et me remplit d'idées tristes et dé-
plaisantes. Grand Dieu! levez-vous; prenez ma dé-
fense : prenez-la contre moi-même , quoique pour
moi-même. C'est contre moi-même que vous la
prendrez, en me défendant de ces ennemis domes-
tiques qui sont nés avec moi et dans moi , et qui
conspirent à me détourner de la sainte résolution
que j'ai formée; mais ce sera en même temps pour
moi-même, puisque ce sera pour le progrès de mon
ame et pour mon salut.
Injustice du monde dans le mépris qu'il fait des
pratiques de Dévotion»
Â. quoi bon tant de pratiques de dévotion et tant
de menues observances ? La piété ne consiste point
en tout cela, mais dans le cœur. Ainsi parlent uu
homme et une femme du monde qu'on voudroit en-
gager à une vie plus religieuse et à certains exer-
cices qu'on sait leur être très-convenables et très-
salutaires. Le principe qu'ils avancent est incontes-
table, savoir, que la piété consiste dans le cœur :
mais sur ce principe dont nous convenons égale-
ment de part et d'autre, nous raisonnons du reste
bien différemment. Car , disent-ils , pourquoi ne pas
s'en tenir là, et qu'est-il nécessaire de s'assujettir à
tous ces exercices et à toutes ces règles qu'on veut
nous prescrire? Voilà ce qu'ils concluent; et moi
21.
32+ INJUSTICE I)U MONDE
par un raisonnement tout opposé , voici ce que je
leur réponds, et ce que je leur dis: Il est vrai,
c'est dans le cœur que la piété consiste; mais dès
qu'elle est vraiment dans le cœur, elle porte, par
une suite naturelle , à tout ce que je vous prescris ;
et dès qu'elle ne vous porte pas à tout ce que je
vous prescris , c'est une marque évidente qu'elle
n'est pas vraiment dans le cœur»
En effet , du moment qu'elle est dans le cœur ,
elle veut s'y conserver; or, c'est par toutes ces
pratiques qu'elle s'y maintient. Du moment qu'elle
est dans le cœur , elle y veut croître et aug-
menter; or c'est par tous ces exercices qu'elle y
fait sans cesse de nouveaux progrès. Du moment
qu'elle est dans le cœur , elle veut se produire
au dehors et passer aux œuvres ; et c'est selon
toutes ces règles qu'elle doit agir. Du moment qu'elle
est dans le cœur , elle veut glorifier Dieu , édifier
le prochain, faire honneur à la religion , et c'est
dans toutes ces observances qu'elle trouve la gloire
de Dieu , l'honneur de la religion , l'édification du
prochain. Enfin , du moment qu'elle est dans le
cœur, elle veut acquérir des mérites et s'enrichir
pour l'éternité ; et tout ce qu'une sainte ferveur
nous inspire, ce sont autant de fonds qui doivent
profiter au centuple, et autant de gages d'une éter-
nelle béatitude. Aussi l'Eglise , éclairée et conduite
par l'esprit de Dieu , outre ce culte intérieur qu'elle
nous recommande, et qu'elle suppose comme le
principe et la base de toute vraie piété, a-t-elle cru
devoir encore établir un culte extérieur où la dévo-
a l'égard de la dévotion. 325
tion des fidèles pût s'exercer et se nourrir. Voilà
pourquoi elle a institué ses fêtes, ses cérémonies,
ses assemblées , ses offices , ses prières publiques ,
ses abstinences , ses jeûnes : pratiques dont elle a
tellement compris l'utilité et même la nécessité , que
de plusieurs elle nous a fait des commandemens
exprès, en nous exhortant à ne pas négliger les
autres , quoiqu'elle ait bien voulu ne les pas ordonner
avec la même rigueur. Rien donc n'est plus conforme
à l'esprit de l'Eglise , ni par conséquent au divin
esprit qui la guide en tout, qu'une dévotion agis-
sante , et appliquée sans relâche à de pieuses ob-
servances, ou qu'une longue tradition autorise , ou
que le zèle suggère selon les temps et les conjonc-
tures.
Le monde est merveilleux dans ses idées , et prend
bien plaisir à se tromper : je dis même le monde le
moins profane et en apparence le plus chrétien. On
veut une dévotion solide , et en cela l'on a raison ;
mais cette dévotion solide , on voudrait la renfermer
toute dans le cœur : pourquoi ? parce qu'on vou-
drait être dévot, et ne se contraindre en rien, ni
se faire aucune violence ; parce qu'on voudrait être
dévot , et consumer inutilement les journées dans
une molle oisiveté et dans une indolence paresseuse;
parce qu'on voudrait être dévot , et vivre en toutes
choses selon son gré , et dans une entière liberté.
Car ces exercices propres d'une vie spirituelle et
dévote, ont leurs difficultés et leur sujétion; il y
en a qui mortifient la chair et qui soumettent les
sens à des œuvres de pénitence dont ils ont un éloi-
326 INJUSTICE DU MONDE, etc.
gnement naturel ; il y en a qui attachent l'esprit ,
qui l'appliquent à d'utiles réflexions, et l'empê-
chent de se distraire en de vaines pensées où il aime
à se dissiper; d'autres captivent la volonté, répri-
ment ses désirs trop vifs et trop précipités, et tout
indocile qu'elle est, la tiennent sous le joug et dans
la dépendance ; d'autres règlent les actions de chaque
jour, les fixent à des temps précis , et leur donnent
un arrangement aussi invariable qu'il le peut être
dans la situation présente. Chacun porte avec soi
sa gêne , sa peine , son dégoût. Or voilà ce qui re-
bute, et à quoi l'on répugne.
Mais , dans le fond , qu'est-ce que toutes ces mé-
thodes, que toutes ces pratiques? Ne sont-ce pas
des minuties? Des minuties ! mais ces prétendues
minuties plaisent à Dieu , et entretiennent dans une
sainte union avec Dieu. Des minuties ! mais ces pré-
tendues minuties, les plus habiles maîtres et les plus
grands saints les ont regardées comme les remparts
et les appuis de la piété. Des minuties! mais ce sont
ces prétendues minuties qui font le bon ordre d'une
vie et la bonne conduite d'une ame. Des minuties!
mais c'est dans ces prétendues minuties que toutes
les vertus, par des actes réitérés et réglés , s'accrois-
sent et se perfectionnent. Des minuties! mais c'est
à ces prétendues minuties que Dieu a promis son
royaume , puisqu'il l'a promis pour un verre d'eau
donné en son nom.
En vérité, les mondains ont bonne grâce de re-
jeter avec tant de mépris ce qu'ils appellent, en
matière de dévotion , minuties et petitesses , lors-
SIMPLICITÉ ÉVANGÉL1QUE, etc. 327
qu'on les voit eux-mêmes dans l'usage du monde
descendre à tant d'autres petits soins et d'autres
minuties, pour se rendre agréables à un prince, à
un grand , à toutes les personnes qu'ils veulent
gagner. Ils ont bonne grâce de traiter de bagatelle
ce qui concerne le service de Dieu, lorsque les
moindres choses leur paroissent importantes à 1 égard
d'un souverain , d'un roi de la terre , dont ils recher-
chent la faveur , et à qui ils font si assidûment leur
cour. Qu'ils en jugent comme il leur plaira : dès
qu'il sera question du Dieu que j'adore et des hom-
mages que je lui dois, je ne tiendrai rien au-des-
sous de moi; mais tout me deviendra respectable et
vénérable. Ils riront de ma foiblesse , et j'aurai pitié
de leur aveuglement.
Simplicité èvangèlique , préférable dans la Dévotion
à toutes les connoissanccs humaines.
J'entends une bonne ame qui me parle de Dieu»
et qui m'expose les sentimens que Dieu lui donne
à la communion , à l'oraison , dans son travail et
ses occupations ordinaires. Je suis surpris, en l'écou-
tant , de la manière dont elle s'explique : quel feu
anime ses paroles! quelle onction les accompagne!
elle s'énonce avec une facilité que rien n'arrête;
elle s'exprime en des termes, qui, sans être étudiés
ni affectés , me font concevoir les plus hautes idées
de l'Etre divin , des grandeurs de Dieu , des mys-
tères de Dieu, de ses miséricordes, de ses juge—
Ssft SIMPLICITÉ ÉVANGÉLIQUE
mens , des voies de sa providence , de sa conduite
à l'égard des élus, de ses communications inté-
rieures. J'admire tout cela , et je l'admire d'autant
plus que la personne qui me tient ce langage si
relevé et si sublime, n'est quelquefois qu'une simple
fille , qu'une domestique , qu'une villageoise. A quelle
école s'est-elle fait instruire ? quels maîtres a-t-elle
consultés ? quels livres a-t-elle lus? Et ne pourrois-
je pas , avec toute la proportion convenable , lui
appliquer ce qu'on disoit de Jésus-Christ : Où cet
homme a-t-il appris tout ce quil nous dit ? ri est-
ce pas le Jils d un artisan ( i ) ?
Ah ! mon Dieu , il n'y a point eu pour cette ame
d'autre maître que vous-même et que votre esprit;
il n'y a point eu pour elle d autre école que la prière
où elle vous a ouvert son cœur avec simplicité et
avec humilité; il ne lui a point fallu d'autres livres
ni d'autres leçons qu'une vue amoureuse du crucifix,
qu'une continuelle attention à votre présence ,
qu'une dévote fréquentation de vos sacrés mystères,
qu'une pratique fidèle de ses devoirs, qu'une pleine
conformité à toutes vos volontés, et qu'un désir
si;icère de les accomplir. Voilà par où elle s est
formée; ou plutôt, voilà, mon Dieu , par où elle a
mérité , autant qu'il est possible à la foiblesse hu-
maine , que votre grâce la formât , l'éclairât ,
l'élevât.
Aussi est-ce à ces âmes simples comme la colombe,
et humbles comme les enfans, à ces âmes pures,
droites et ingénues, que Dieu communique avec
(i) Mdtth. t3.
DANS LA DÉVOTION. 929
plus d'abondance ses lumières. C'est avec elles qu'il
aime à converser. Il leur parle au cœur , et cette
science du cœur, cette science de sentiment, cette
science d'épreuve et d'expérience qu'il leur fait
acquérir , est infiniment au-dessus de tout ce que
peuvent nous découvrir toutes nos spéculations et
toute notre théologie.
Que je m'adresse à quelqu'un de nos savans , et
que je le fasse raisonner sur ce que nous appelons
vie spirituelle , vie de l'ame , vie cachée en Jésus-
Christ et en Dieu : que me dira-t-il? peut-être avec
toute son habileté le verrai-je tarir au bout de quel-
ques paroles; et sera-t-il obligé de confesser que
là-dessus il n'en sait pas davantage : ou s'il veut
s'étendre sur cette matière ; il m'étalera de beaux
principes et de belles maximes , mais dont je m'aper-
cevrai bientôt qu'il n'a qu'une connoissance vague
et superficielle. Dans ses raisonnemens je pourrai
remarquer beaucoup de doctrine , beaucoup d'esprit,
et cependant j'en serai peu louché , parce que le
cœur n'y aura point de part. Deux ou trois mots qui
partiroient du cœur, m'en feraient plus comprendre
et plus sentir que toussesdiscours. Je conclurai donc
avec le saint roi David : Heureux ceux à qui vous
enseignez vous-même vos voies , 6 mon Dieu (1)/
Tout dépourvus qu'ils peuvent être d'ailleurs des
talens et des dons de la nature , vous rendez leurs
langues disertes et éloquentes (2). A quoi j'ajouterai
comme saint Augustin : Hélas ! les ignorons s'avan-
cent, se sanctifient , emportent le ciel; et nous ,
(x) Ps. ()3. — (2) Sap. 10.
33o SIMPLICITÉ ËVANGÈLIQUE
avec toute notre étude et tout notre savoir , nous
restons aux derniers rangs du royaume de Dieu ,
et souvent même nous nous mettons en danger de
tomber dans l'abime éternel.
Mais n'y a-t-ii pas eu des saints et de très-grands
saints parmi les savans? Je sais qu'il y en a eu, et
c'est saint Paul lui-même qui nous apprend que
Dieu a établi dans son Eglise , non-seulement des
apôtres et des prophètes , mais des docteurs qui l'ont
éclairée, et qui, en l'éclairant, sont parvenus à la
plus haute sainteté. Donnons à leur vaste et pro-
fonde érudition toute la louange qui lui est due;
mais du reste , gardons-nous de croire que ce fût là
ce qui les entretenoit dans une union si intime avec
Dieu. Quand il s'agissoit de traiter avec ce souve-
rain maître, et d'aller à lui, ils déposoient , pour
ainsi dire, toute leur science; et bien loin de l'ap-
peler ù leur secours , ils en éloignoient toute idée ,
et craignoient que , par un souvenir même invo-
lontaire, elle ne troublât les divines opérations de
ia grâce. Tout ce qu'ils savoient alors , c'étoit d'ado-
rer avec tremblement, de s'abaisser sous la main
toute-puissante du Seigneur, de s'anéantir en pré-
sence de cette redoutable majesté, de contempler,
d'admirer, de s'affectionner, d'aimer. Ils n'avoient
besoin pour cela ni d'un génie sublime, ni d'un
travail assidu , ni de curieuses recherches , ni de
pensées ingénieuses et subtiles; mais il ne leur fal-
loit qu'une simple considération, qu'une foi vive,
qu'un cœur droit. Ainsi , tout savans qu'ils étoient,
ils conservoient devant Dieu et dans les choses de
DANS LA DÉVOTION. 33 t
Dieu , toute la simplicité évangélique. Quoique sa-
vans , ils n'étoient point de ces prudens et de ces sages
à qui le Père céleste , suivant la parole du Fils de
Dieu , a caché ses adorables mystères; mais ils étoient
du nombre de ces petits à qui Jésus-Christ donnoit
nn accès si facile auprès de sa personne, et qu'il a
spécialement déclarés héritiers du royaume de Dieu.
Voilà comment ils approchoient de Dieu, remplis
du même sentiment que le prophète Jérémie , lors-
qu'il s'écrioit : De quoi suis-je capable , Seigneur,
et quepuis-je ? je ne suis qu'un enfant ', et à peine sais*
je prononcer une syllabe (i).p Mais il me semble que
Dieu leur répondoit intérieurement à chacun, comme
à son prophète : Non , ne dites point que vous ne
savez rien , et que vous n'êtes qu'un enfant. Parce
que vous ne vous regardez point autrement devant
moi , c'est pour cela que je vous comblerai de mes
dons célestes ; que je vous attacherai à moi , et que je
m'attacherai à vous; que je vous admettrai âmes entre-
tiens les plus familiers; que je vous révélerai les se-
crets de ma sagesse, et que je vous mettrai dans la
bouche de dignes expressions pour les annoncer.
Car c'est aux petits et aux plus petits, que ces fa-
veurs sont réservées.
Soyons de ce nombre favori, et consolons-nous
si nous sommes privés de certains mérites person-
nels , et de certaines qualités qui brillent aux yeux
des hommes. La science sans la charité peut être
plus nuisible qu'utile à un savant , parce qu'elle
enfle; mais la chanté sans la science peut seule nous
(i) Jerem. i.
352 SIMPLICITÉ ÉVÀNGÉLIQUE, etc.
suffire pour notre propre sanctification , parce que
de son fond et par elle-même , elle édifie. Or celte
charité si sainte et si sanctifiante, nous pouvons
Tavoir sans être pourvus de grands talens naturels ,
ni de grandes connoissances. Nous pouvons même,
dans l'état de cette enfance spirituelle , l'avoir plus
aisément et la conserver plus sûrement , puisque
nous sommes moins exposés à la présomption de
l'orgueil , et moins sujets à nous évanouir dans nos
pensées : Voyez , mes frères , disoit l'apôtre aux
Corinthiens, quelle est votre vocation : il ny en a
pas eu beaucoup parmi vous quijussent sages selon
la chair , ou puissans , ou nobles ; mais ce qui
passe pour insensé devant le monde , Dieu ta
choisi pour confondre les sages ; et ce qui est
foible et méprisable devant le monde, Dieu Va
choisi pour confondre ce qu'il y a de plus fort et
déplus grand, afin, conclut le Docteur des gentils,
que nul homme n'eût de quoi se glorifier (i) , s'at-
iribuant à soi-même ce qui ne vient que de Dieu ,
et qui n'appartient qu'à Dieu. Un homme versé
dans les sciences ou divines ou humaines , a plus
lieu de craindre qu'une secrète complaisance ne lui
fasse dérober à Dieu la gloire de certaines lumières,
de certaines vues, de certaines dispositions de l'ame
dont la grâce est l'unique principe. Quoi qu'il en
soit, suivons l'avis du Sage; cherchons Dieu dans
la simplicité de notre cœur (2). Apprenons à l'aimer,
à lui obéir, à le servir, à nous sauver : voilà ce qu'il
nous importe souverainement de savoir : voilà tout
(1) l. Cor. I. — (2) Sap. 11.
DÉFAUTS A ÉVITER DANS LA DÉVOTION. 333
Thomme, selon le terme de l'Ecriture , et par con-
séquent voilà la grande science de l'homme , et où
toute autre science doit se réduire.
Défauts à éviter dans la Dévotion , et fausses con-
séquences que le libertinage en prétend tirer.
Que la nature est adroite , et qu'elle sait bien mé-
nager ses intérêts ! Elle les trouve partout , et jusque
dans les choses qui paroissent les plus opposées.
Nous pensons à nous défaire d'une passion : que
fait la. nature? en la place de cette passion, elle
en substitue une autre toute contraire , mais qui est
toujours passion, et par conséquent qui lui plaît et
qui la flatte. On donne à l'orgueil, à l'envie de do-
miner et d'intriguer , à l'impétuosité naturelle, à la
malignité , à l'indolence et à l'oisiveté, ce qu'on ôte
aux autres vices ; et de là divers caractères de dé-
votion , plus aisés à remarquer qu'à corriger. Dévo-
tion fastueuse et d'éclat , dévotion intrigante et
dominante , dévotion inquiète et empressée , dévo-
tion zélée pour autrui sans 1 être pour soi , dévotion
de naturel et d intérêt , dévotion douce et com-
mode.
i. Dévotion fastueuse et d'éclat. Car on aime
l'éclat jusque dans la retraite , jusque dans la péni-
tence, jusque dans les plus saints exercices, et dans
les oeuvres même les plus humiliantes. Celle-ci peut-
être ni celle-là ne se seroient pas retirées du monde,
si elles ne l'avoient fait avec éclat , et si cet éclat
ne les eût soutenues. Et depuis qu'elles ont renoncé
33^ DÉFAUTS A ÉVITER
au monde et embrassé la dévotion, peut-être ne se
rendroienl-elles pas si assidues au soin des pauvres
ou au soin des prisonniers , si elles ne le faisoient
avec le même éclat , et si dans ce même éclat , elles
n'avoient le même soutien. Bien d'autres exemples
pourroient vérifier ce que je dis. On s'emploie à des
établissemens nouveaux , qui paroissent et qui font
bruit dans le monde. On y contribue de tout son
pouvoir , et l'on fournit amplement à la dépense.
De relever les anciens qui tombent , et d'y travailler
avec la même ardeur et la même libéraliré, ce ne
seroit pas peut-être une œuvre moins méritoire de-
vant Dieu , ni moins agréable à ses yeux: mais elle
seroit plus obscure, et l'on n'auroit point le nom
d'instituteur ou d'institutrice. Or cet attrait man-
quant , il n'est que trop naturel et que trop ordinaire
qu'on porte ailleurs ses gratifications , et qu'on se
laisse attirer par l'éclat de la nouveauté. Mais, dit-
on , cet éclat sert à édifier le prochain. Sur cela je
conviens que l'éclat alors seroit bon, si l'on n'y re-
cherchoit que l'édification publique ; mais il est
fort à craindre qu'on ne s'y cherche encore plus soi-
même. Hé quoi ! faut-il donc quitter toutes ces
bonnes œuvres? Non, retenez-les toutes quant à
l'action ; mais étudiez-vous à en rectifier l'intention.
2.. Dévotion intrigante et dominante. En cessanî
d'intriguer dans le monde et d'y vouloir dominer ,
on veut intriguer et dominer dans le parti de la dé-
votion. Car il y a dans la dévotion même ditlérens
partis, et s'il n'y en avoit point, et que l'uniformité
des sentimens fut entière, sans dispute, sans contes-
DANS LA DÉVOTION. 335
talion , sans occasion de remuer , de s'ingé*rer en
mille affaires et mille menées , il est à croire que
bien des personnes , surtout parmi le sexe, n'au-
roient jamais été dévotes ni voulu l'être. Le crédit
qu'on a dans une secte dont on devient, ou le chef,
ou l'un des principaux agens; l'empire qu'on exerce
sur les esprits qu'on a su prévenir en sa faveur ,
et qui prennent aveuglément les impressions qu'on
leur donne ; l'autorité avec laquelle on les gouverne
et on les fait entrer dans toutes ses vues et toutes
ses pratiques ; le plaisir flatteur d'être Famé des
assemblées , des délibérations , de tous les conseils
et de toutes les résolutions ; le seul plaisir même
d'avoir quelque part à tout cela, et d'y être compté
pour quelque chose : voilà ce qui touche un cœur
vain et amateur de la domination , voilà son objet :
tout le reste n'est proprement que l'accessoire et
qu'une spécieuse apparence.
3. Dévotion inquiète et empressée. Marthe ,
Marthe , vous vous inquiétez et vous vous mettez
en peine de bien des choses (i) , disoit le Sauveur
du monde à cette sœur de Magdeleine , voyant
qu'elle s'embarrassoit de trop de soins pour le rece-
voir dans sa maison, et pour lui témoigner ?on res-
pect. G'étoit sans doute une bonne œuvre qu'elle
faisoit , puisqu'il s'agissoit du Fils de Dieu ; mais
dans toutes nos œuvres et particulièrement dans nos
œuvres de piété , Dieu veut toujours que nous con-
servions le recueillement intérieur , qui ne peut
guère s'accorder avec une ardeur si vive et si préci-
(i) Luc- 10.
536 DÉFAUTS A ÉVITER
pitëe. Car dans les choses de Dieu , comme partout
ailleurs, il y a de ces vivacités et de ces empresse-
ment qu'il faut modérer. C'est le caractère de cer-
tains esprits , qui n'entreprennent ni ne font pres-
que jamais rien d'un sens rassis et avec tranquillité :
de sorte qu'on les voit dans un mouvement perpé-
tuel , et que pour quelques démarches qui suffiraient,
ils en font cent d'inutiles. Ils croient agir en cela
avec plus de mérite devant Dieu ; mais souvent,
sans qu'ils l'aperçoivent , s'y méle-t-il beaucoup de
tempérament et quelquefois même une secrète com-
plaisance au fond de l'ame. Car toutes ces manières
et toutes ces agitations extérieures ont je ne sais
quel air d'importance , dont le cœur se laisse aisé-
ment flatter. C'est l'œuvre de Dieu , disent-ils , et
malheur à celui qui fait V œuvre de Dieu négligem-
ment^}. Je l'avoue, et je le dis aussi bien qu'eux:
mais sans négliger l'œuvre de Dieu , on peut s'y
comporter avec plus d'attention à Dieu même, avec
plus de récolleclion , avec moins de dissipation. Hé !
pourrois-je leur demander , que prétendez-vous ,
en vous laissant ainsi distraire, et perdant par toutes
vos précipitations et tous vos troubles la présence
de Dieu? Vous le cherchez hors de vous , et vous le
quitiez au dedans de vous-mêmes.
4. Dévotion zélée, mais fort zélée pour autrui et
très-peu pour soi. Depuis que telle femme a levé
l'étendard de la dévotion , il .semble qu'elle soit de-
venue impeccable, et que tous les autres soient des
pécheurs remplis de défauts. Elle donnera dans un
(1) Jeieiu. 48.
jour
DANS LA DÉVOTION. 337
jour cent avis, et dans toute une année elle n'en
voudra pas recevoir un seul. Quoi qu'il en soit, nous
avons du zèle , et le zèle le plus ardent , mais sur
quoi? sur quelques abus assez légers que nous re-
marquons , ou que nous nous figurons dans des
subalternes, et dans des états qui dépendent de
nous. Voilà ce qui nous occupe , sans que jamais
nous nous occupions des véritables abus de notre
état, dont nous ne sommes pas exempts , et qui
quelquefois sont énormes. Cependant on inquiète
des gens, on les fatigue, on va même jusqu'à les
accabler. Le Prophète disoit : Mon zèle me dé-
vore (i);mais combien de prétendus zélateurs ou
zélatrices pourroient dire : Mon zèle , au lieu de me
dévorer moi-même , dévore les autres.
5. Dévotion de naturel, d'inclination , d'intérêt.
Le vrai caractère de la piété est d'accommoder nos
inclinations et nos désirs à la dévotion ; mais l'illu-
sion la plus commune et le désordre presque uni-
versel, est de vouloir au contraire accommoder la
dévotion à tous nos désirs et à toutes nos inclina-
tions. De là vient que la dévotion se transfigure en
toutes sortes de formes : mais surtout à la cour elle
prend toutes les qualités de la cour. La cour ( ce
que je ne prétends pas néanmoins être une règle gé-
nérale ) , la cour est le séjour de l'ambition : la dé-
votion y devient ambitieuse; la cour est le séjour de
la politique : la dévotion y devient artificieuse et
politique ; la cour est le séjour de l'hypocrisie et
de la dissimulation : la dévotion y devient dissi-
U)PS.G$.
TOME XIV. 22
338 DÉFAUTS A ÉVITER
mulée et cachée ; la cour est le séjour de la médi-
sance : la dévotion y devient critique à 1 excès et
médisante. Ainsi du reste. La raison de ceci est ,
que dans la dévotion même, il y a toujours, si l'on
n'use dune extrême vigilance , quelque chose d'hu-
main et un fonds de notre nature corrompue, qui
s'y glisse et qui agit imperceptiblement. On est
pieux , ou l'on croit l'être ; mais on lest selon ses
vues, maison l'est selon ses avantages personnels et
temporels , mais on l'est selon l'air contagieux du
monde , que l'on respire sans cesse. C'est-à-dire,
qu'on l'est assez pour pouvoir en quelque manière
se porter témoignage à soi-même de l'être, et pour
en avoir devant le monde la réputation ; mais qu'on
l'est trop peu pour avoir devant Dieu le mérite de
l'être véritablement. Sainteté de cour, sainteté la
plus éminente quand elle est véritable, parce qu'elle
a plus d'obstacles à surmonter , et plus de sacrifices
à faire : mais que ces sacrifices sont rares! et comme
il faut pour cela s'immoler soi-même ! que l'esprit
de la cour trouve d'accommodemens et de raisons
pour épargner la victime !
6. Dévotion douce, oisive, commode. On dit ,
en se retirant des affaires du monde, et se donnant
à Dieu: Pourquoi tant de mouvemens et tant de
soins? Tout cela me lasse et m'importune; je veux
vivre désormais en repos. Erreur : ce n'est point là
l'esprit de la piété ; mais c'est un artifice de l'amour-
propre, qui se cherche soi-même jusque dans les
meilleurs desseins. Il ve .t partout avoir son compte,
et être à son aise : en quoi il nous trompe. La sain-
DANS LA DÉVOTION, 889
télé de cette vie est dans le travail et dans la peine,
comme celle de l'autre est dans la béatitude et dans
îa paix.
Que le libertinage , instruit, aussi bien que nous,
de ces égaremens dans la dévotion et des autres, les
condamne, nous ne nous en plaindrons point, et
nous ne l'accuserons point en cela d'injustice. Mais
de quoi nous nous plaignons et avec raison , c'est que
le libertin abuse de quelques exemples particuliers ,
pour en tirer des conséquences générales au désa-
vantage de toutes les personnes vertueuses et adon-
nées aux œuvres de piété. De quoi nous nous plai-
gnons , c'est que le libertin prenne de là sujet de
décrier la dévotion , de la traiter avec mépris , de
l'exposer à la risée publique par de fades et scanda-
leuses plaisanteries. De quoi nous nous plaignons,
c'est que le libertin veuille de là se persuader qu'il
n'y a de vraie dévotion qu'en idée , et que ce n'est
dans la pratique qu'un dehors trompeur et un faux
nom. De quoi nous nous plaignons , c'est que le li-
bertin exagère tant les devoirs de la dévotion, et
qu il aiFecle de les porter au degré de perfection le
plus éminent, afin que ne voyant presque personne
qui s'y élève, il puisse s'autorisera conclure, que
tout ce qu'on appelle gens de bien, ne valent pas
mieux la plupart que le commun des hommes. De
quoi nous nous plaignons , c'est que par là le libertin
ôte en quelque sorte aux prédicateurs, et à tous les
ministres chargés de l'instruction des fidèles , la li-
berté de s'expliquer publiquement sur la dévotion ,
d'en prescrire les règles , d'en découvrir les illu-
2 â<
34o ALLIANCE DE LA PIÉTÉ
sions , de peur que les mondains n'empoisonnent ce
qu'ils entendent sur cette matière , et que leur mali-
gnité ne s'en prévale.
Cependant le monde pensera tout ce qu'il lui
plaira, et il raillera tant qu'il voudra; nous parle-
rons avec discrétion , mais avec force , et nous ne
déguiserons point la vérité dont nous sommes les
dépositaires et les interprètes. Nous imiterons notre
divin maître, qui n'usa de nul ménagement à l'égard
des scribes et des pharisiens , et qui tant de fois pu-
blia leurs hypocrisies et leurs vices les plus secrets;
nous exalterons la vertu , nous lui donnerons toute
la louange qu'elle mérite, nous reconnoîtrons qu'elle
n'est point bannie de la terre et qu'elle règne en-
core dans l'Eglise de Dieu : mais en même temps ,
pour son honneur et pour la réformation de ceux
mêmes qui la professent , nous ne craindrons point
de marquer les altérations qu'on y fait. Nous démê-
lerons dans cet or ce qu'il y a de pur et tout ce
qu'on y met d'alliage. Plaise au ciel que nos leçons
soient bien reçues et qu'on en profile ! c'est notre
intention: mais quiconque en sera scandalisé , qu il
s'impute à lui-même son scandale.
Alliance de la Piété et de la Grandeur.
Quelque opposé que semble être au christianisme
1 état des grands , il y a une merveilleuse alliance
entre la piété et la grandeur. Bien loin qu'elles
soient incompatibles, elles se soutiennent mutuelle-
ET DE LA GRANDEUR. 3^ f
ment Tune et l'autre : de sorte que la piété sert à
relever la grandeur, et que la grandeur sert à relever
la piété.
I. La piété relève tout à la fois la grandeur , et de-
vant Dieu et devant les hommes : devant Dieu , parce
que la piété rend la grandeur chrétienne et sainte ;
devant les hommes, parce que la piété nous rend
Ja grandeur singulièrement aimable et vénérable.
Grandeur chrétienne et sainte devant Dieu : par
où ? par la piété , ainsi que je viens de le dire. Car
que fait la piété dans un grand, et comment le
sanctifie-t-elle ? Est-ce en le dépouillant de sa gran-
deur même ? est-ce en le faisant renoncer à tous les
titres d'honneur dont il est revêtu? L'oblige-t-e!!e
à céder ses droits, à se démettre de son autorité et
de son pouvoir, à descendre de son rang et à se
dégrader , à mener une vie privée et à se réduire
dans une retraite obscure, sans pompe , sans éclat,
sans nom ? Il est vrai qu'il y a eu des grands- du
monde , et même des princes et des rois , que l'es-
prit de Dieu a portés jusque-là. Us se sont retirés
dans les solitudes et dans les cloîtres ; et pour se
mettre plus sûrement en garde contre la contagion
du siècle , ou pour acquérir une ressemblance plus
parfaite avec Jésus-Christ humilié et anéanti , ils se
sont cachés et ensevelis dans les ténèbres. Mais si
ces exemples sont dignes de notre admiration , ce
n'est pas une conséquence que tous les grands les
doivent suivre, et qu'ils ne puissent autrement se
sanctifier que par cette abdication volontaire, e! ce
renoncement à l'état de distinction où la Providence
3^2 ALLIANCE DE LA PIÉTÉ
les a élevés. S'il en étoit ainsi , il faudroit donc
qu'il n'y eût dans le monde chrétien , ni puissance
séculière , ni dignité , ni magistrature , ni princi-
pauté , ni monarchie, puisqu'il seroit nécessaire de
quitter tout cela et de se défaire de tout cela , pour
pratiquer le christianisme et pour s'y perfectionner.
Système qui dérangeroit tout le plan de la sagesse
divine , et qui renverseroit tout l'ordre qu'elle a
établi. A ne point parler des saints législateurs et
des saints rois qui ont vécu dans l'ancienne loi et
gouverné le peuple de Dieu , combien de grands
dans la loi nouvelle , combien de rois, sans déroger
en rien de leur grandeur, sont parvenus, au mi-
lieu de la cour , à la plus sublime sainteté , et ont
mérité d'être honorés d'un culte public par toute
l Eglise ?
De là il s'ensuit qu'on peut être grand selon le
monde, demeurer dans la condition de grand, vivre
en grand, et cependant marcher et s'avancer dans les
voies de la perfection chrétienne. Or voilà l'ouvrage,
ou plutôt le chef-d œuvre de la piété , elle fait re-
monter un grand jusqu'au principe de sa grandeur
et de toute grandeur humaine , qui est Dieu ; elle
lui fait reconnoître avec l'Apôtre, et selon la maxime
fondamentale de la foi, que toute puissance vient
de Dieu, et par conséquent que tout ce qu'il est, il
ne l'est que par la grâce de Dieu. D'où il conclut,
par le raisonnement le plus juste et le plus sensible,
que toute sa grandeur n'est donc qu'une grandeur
subordonnée au souverain maître de qui il l'a reçue.
Que c'est une grandeur dépendante ; et que bien
ET DE LA GRANDEUR. 3^3
loin qu'elle l'affranchisse des lois divines , elle lui
impose une obligation particulière d'honorer d'un
culte plus religieux , plus assidu, plus fervent, le
suprême auteur à qui il est redevable de son état
et de tons les avantages temporels qui y sont atta-
chés. Que ce n'est pas pour lui qu'elle lui a été
donnée , cette grandeur , et qu'il n'en est que le
dépositaire ; mais que chaque chose devant retour-
ner à sa source , c'est à Dieu que l'hommage en est
dû , et à ce Seigneur des seigneurs qu'elle doit être
référée par un usage tel qu'il le demande et tel qu'il
le mérite.
Toutes ces pensées, et bien d'autres que la piété
ne manque point de suggérer, tiennent un grand
dans une attention continuelle sur soi-même , pour
ne se laisser point éblouir de l'éclat qui l'environne ,
et ne se point évanouir dans ses idées ; pour se
maintenir toujours devant Dieu et à l'égard de Dieu ,
dans des senlimens humbles et soumis , dans une
dépendance volontaire et entière, dans une obéis-
sance pleine et parfaite ; pour n'user jamais de sa
puissance contre Dieu , en la faisant servir à satis-
faire ses passions, son intérêt, son ambition, ses
ressentimens et ses vengeances; mais au contraire,
pour l'employer toujours selon les vues et le gré de
Dieu , consultant Dieu dans tout ce qu'il entre-
prend, n'y envisageant que Dieu , et ne s'y proposant
autre chose que d'être l'exécuteur de ses ordres, et
le ministre de ses éternelles volontés; pour s'atta-
cher avec d'autant plus de fidélité et plus de zèle
au service de Dieu , qu'il se voit comblé plus lihé-
344 ALLIANCE DE LA PIÉTÉ
ralement et plus abondamment de ses dons ; pour
lui rendre tous les devoirs de religion , d'adoration ,
de reconnoissance et de dévotion , que l'Eglise de
Dieu exige de chaque fidèle , ne manquant à nulle
observance , ne se dispensant d'aucune pratique , y
en ajoutant même de propres et de personnelles ,
en un mot, remplissant toute justice, et n'e'coutant
là-dessus ni respect du monde , ni inclination ou
répugnance de la nature. Qui peut douter qu'un
grand de ce caractère ne soit spécialement agréable
à Dieu ? c'est-à-dire , qui peut douter qu'il ne soit
vraiment grand aux yeux de Dieu ; puisque la vraie
grandeur est de plaire à Dieu , et que rien ne doit
plaire davantage à Dieu que la grandeur même tem-
porelle, ainsi appliquée à le glorifier et toute dé-
vouée à son honneur ? Voilà par où David devint
un objet de complaisance pour Dieu, et un prince
selon le cœur de Dieu. C'est ce qui consacra toutes
ses entreprises et toutes ses victoires. C'est ce qui en
fit tout le mérite et tout le prix.
Grandeur singulièrement aimable et vénérable
devant les hommes : autre effet de la piété dans un
grand. Il est certain que la vertu, en quelque sujet
qu'elle se rencontre , est toujours digne de noire
estime et de nos respects; mais il faut convenir , dit
saint Bernard , que par une grâce et un don parti-
culier , elle plaît surtout dans les nobles. D'où vient
cela? on pourroit dire qu'étant beaucoup plus rare
dans les grands, elle paroît par-là même beaucoup
plus estimable. On pourroit ajouter qu'ayant dans
les grands beaucoup plus d'efforts à faire pour se
ET DE LA GRANDEUR. 345
soutenir , et plus de difficultés à vaincre , elle les
rend aussi beaucoup plus recommandables par les
obstacles mêmes qu'ils surmontent , et par les vic-
toires qu'ils remportent. Mais sans m'arrêter à ces
raisons ni à toutes les autres , voici , ce me semble ,
la plus essentielle : c'est que la piété corrige dans
un grand les défauts les plus ordinaires par où la
grandeur devient communément odieuse et mépri-
sable, et qu'au contraire elle lui donne les qualités
les plus capables de gagner les cœurs et de les pré-
venir en sa faveur.
En effet , ce qui nous indispose à l'égard des
grands, et ce qui nous porte le plus souvent contre
eux aux murmures et aux mépris, ce sont leurs
hauteurs et leurs fiertés , ce sont leurs airs dédai-
gneux et méprisans , ce sont leurs façons de parler ,
leurs termes , leurs gestes , leurs regards , toutes
leurs manières, ou brusques et rebutantes, ou trop
impérieuses et trop dominantes. Ce sont encore bien
plus leurs tyrannies et leurs duretés , quand , par
l'abus le plus énorme du pouvoir dont ils ont été
revêtus , ils tiennent dans l'oppression des hommes
comme eux , et leur font sentir sans ménagement
tout le poids de leur grandeur ; quand , par l'indif-
férence la plus mortelle, uniquement attentifs à ce
qui les touche , et renonçant à tous les sentimens de
la charité , ils voient d'un œil tranquille et sans nulle
compassion , des misères dont assez ordinairement
ils sont eux-mêmes auteurs ; quand , par une mons-
trueuse ingratitude } ils laissent sans récompense
les services les plus imporlans , et oublient des g»-:is
346 ALLIANCE DE LA PIÉTÉ
qui se sont immoles et qui s'immolent sans cesse
pour leurs intérêts. Ce sont leurs injustices , leurs
■violences , leurs concussions , et , si je puis user de
ce terme , leurs brigandages soit connus et publics
( car souvent même ils ne s'en cachent pas ) , soit
particuliers et plus secrets , mais qui ne causent pas
moins de dommages , et ne donnent pas moins à
souffrir. Ce sont les désordres de leur vie , leurs
débauches, leurs excès, leur irréligion, tous les
vices où ils s'abandonnent avec d'autant plus de
liberté, que c'est avec plus d'impunité. Voilà , tout
grands qu'ils sont, ou par la naissance, ou par la
faveur, ce qui les rabaisse infiniment dans les esprits
et ce qui les avilit. On respecte dans eux leur carac-
tère. On redoute leur puissance. On leur rend les
hommages qu'on ne peut leur refuser , ni selon les
lois du monde , ni selon la loi de Dieu : mais leurs
personnes , comment les regarde-t-on ? et tandis
qu'au dehors on les honore, quelle estime en fait-on
dans le cœur , et quelles idées en conçoit-on ? S'ils
en étoienl instruits , il faudroit qu'ils fussent bien
insensibles , pour n'en être pas pénétrés jusque dans
le fond de l'ame.
Or la piété retranche tout cela, réforme tout cela,
change tout cela. En faisant de la grandeur une
grandeur chrétienne , elle en fait une grandeur ai-
mable et vénérable : comment ? parce qu'elle en fait
une grandeur modeste et humble , qui , sans aban-
donner ses droits ni oublier ses prérogatives, du
reste ne s'enorgueillit point, ne s'enfle point, ne
se laisse point infatuer d'elle-même; qui n'offense
ET DE LA GRANDEUR. 3^7
personne , ne choque personne , ne s'éloigne de
personne ; qui tout au contraire se rend affable à
l'égard de tout le monde , prévenante , honnête ,
douce , condescendante. Parce qu'elle en fait une
grandeur officieuse et charitable , qui se plaît à obli-
ger ; qui volontiers s'emploie pour les petits , pour
les pauvres, pour les affligés; qui compatit à leurs
maux , et prend soin , autant qu'il lui est possible ,
de les soulager ; qui se communique , se familiarise ,
pardonne aisément , récompense abondamment ,
répand libéralement ses dons , et pense plus en
quelque manière aux autres qu'à soi-même. Parce
qu'elle en fait une grandeur sage , droite et juste ;
vraie dans ses paroles , fidèle dans ses promesses ,
équitable dans ses jugemens; n'écoutant que la rai-
son , et la suivant en tout sans nul égard ; prenant
le parti de l'innocence , soutenant la veuve et l'or-
phelin , rendant à chacun ce qui lui appartient , et
aimant mieux , en bien des rencontres, se relâcher
de certains intérêts et de certaines prétentions, que
de se mettre au hasard de faire tort à qui que ce
soit , et de profiter de ses dépouilles. Parce qu'elle
en fait une grandeur réglée dans toute sa conduite
et irréprochable dans ses mœurs; tellement adonnée
aux devoirs de la religion , qu'elle ne manque à
aucun devoir du monde ; ennemie du libertinage ,
zélée pour le bon ordre , commençant par s'y sou-
mettre elle-même , et donnant l'exemple à ceux
qu'elle y veut réduire , ou qu'elle travaille à y main-
tenir.
Supposons un grand en de telles dispositions , et
34# ALLIANCE DE LA PIÉTÉ
agissant de telle sorte en toutes choses : est - il un
homme plus respecté ? du moins est-il un homme
plus respectable? peut-on se défendre de l'estimer,
de l'admirer , de l'aimer ? Qu'il ait quelques enne-
mis secrets , qu'il ait des concurrens et des envieux ;
ses ennemis mêmes , ses envieux et ses concurrens
seront forcés dans le cœur de lui rendre la justice
qui lui est due. Quoi qu'il en soit et quoi qu'ils en
pensent , tout le public se déclarera en sa faveur ;
et c'est à son égard que se vérifiera ce que le Saint-
Esprit a dit en particulier d'un homme désinté-
ressé : Quel est celui-là ? nous le comblerons d'éloges :
car sa'rie est un perpétuel miracle (i). Mais , dira-
t-on , ne voit-on pas quelquefois de ces grands que
la piété rend importuns , difficiles , chagrins , bi-
zarres , farouches , et par là même insupportables et
méprisables? erreur. Je dis erreur : non pas que je
ne convienne de toutes leurs bizarreries , et de tous
les travers où ils donnent ; mais erreur , si l'on at-
tribue tout cela à la piété. Car il faut bien distinguer
ce qui vient d'eux - mêmes , et ce qui vient de la
piété qu'ils professent. Une parfaite piété , bien loin
de nous porter à tous ces écarts , nous en garantit
ou nous en retire : et de là il faut conclure , que le
principe du mal , c'est qu'ils n'ont encore qu'une
piété très-défectueuse. Autant qu'ils la perfection-
neront, autant elle les perfectionnera eux-mêmes;
et plus elle les perfectionnera en corrigeant les
défauts personnels qu'on leur reproche , et leur
faisant acquérir les vertus contraires , plus elle
(i) Eccli. 3i , v. 9»
ET DE LA GRANDEUR. 3^9
donnera de lustre à leur grandeur et les rendra
recommandables.
IL Comme la piété relève la grandeur , on peut
dire aussi que la grandeur , par un heureux retour ,
sert infiniment à relever la piété , et cela en plus
d'une manière : parce que la grandeur met en crédit
la piété ; parce que la grandeur a plus de pouvoir
pour bannir le vice , et que par la force de ses
exemples , elle engage plus de monde dans le parti
de la piété ; parce que la grandeur , par l'édification
qu'elle donne, détruit le plus puissant obstacle que
la piété ait à combattre , qui est le respect humain ;
parce que la grandeur fournil à la piété de plus
importans sujets , et des occasions plus éclatantes
de s'exercer et de signaler sa religion et son zèle.
La grandeur met en crédit la piété ; et la raison
est, qu'éiant prévenus naturellement, comme nous
le sommes , d'un certain respect pour les grands ,
nous sommes par là naturellement portés à juger
des choses selon qu'ils en jugent ; surtout si ce sont
d'ailleurs de bonnes choses en elles-mêmes , ou des
choses au moins qui ne paroissent pas évidemment
mauvaises. Ainsi , quand on voit pratiquer les exer-
cices du christianisme à un grand ; quand on le voit
fréquenter les sacremens , assister régulièrement et
dévotement au sacrifice de l'autel , sanctifier les fêtes
par son assiduité aux prières et aux offices ordinaires
de l'Eglise , observer les abstinences , les jeûnes ,
écouter la parole divine , ne manquer à rien de tout
ce qui concerne le culte de Dieu , on n'en a que
plus d'estime pour ces mêmes exercices. On ne les
35.0 ALLIANCE DE LA PIÉTÉ
compte plus seulement pour des pratiques du peuple,
et d'un petit nombre d'ames pieuses , mais on les
regarde comme des devoirs convenables à tous les
états et aux plus hauts rangs. Les païens , selon le
témoignage de saint Cyprien , resp^ctoient jusqu'aux
vices mêmes de leurs prétendues divinités , et il leur
sembloit que ces vices étoient consacrés dès que
c'étoient les vices des dieux. De là nous devons juger
à combien plus forte raison la vertu reçoit des grands
un éclat particulier , et quel prix dans l'opinion
commune y ajoute leur grandeur.
De ce premier avantage il en suit un autre : c'est
que l'exemple des grands ayant autant d'efficace qu'il
en a pour toucher les cœurs et pour les engager,
il est par là même d'un secours infini à la piété ,
pour s'établir et pour se répandre. Ce sont des mo-
dèles sur lesquels on se forme beaucoup plus vo-
lontiers que sur le reste des hommes. Ce sont des
lumières , suivant la figure de l'évangile , et des
lumières , non point cachées sous le boisseau , mais
placées sur le chandelier , dont les rayons éclairent
toute la maison (i) , et dont la splendeur frappe
vivement les yeux. L'édification que donne un par-
ticulier est renfermée dans un petit nombre de per-
sonnes qui le voient et qui sont témoins de ses
actions : mais il n'en est pas de même d'un grand.
Plus il est élevé , plus il est connu et remarqué ;
d'où, il arrive que la bonne odeur de sa piété s'étend
bien plus loin , et que sa vie exemplaire devient bien
plus édifiante. Edification aussi efficace qu'elle est
(1) Matth. 5.
ET DE LA GRANDEUR. 35l
générale : car les exemples d'un homme au-dessus
de nous , sont contre nous les titres les plus con-
vaincans et les plus pressans reproches , quand nous
refusons de faire ce qu'il fait , et que nous ne vou-
lons pas tenir la même conduite que lui , ni nous
assujettir aux mêmes observances. Notre coeur nous
applique à nous-mêmes ce témoignage , et le tourne
à notre confusion. Tous les prétextes dont nos pas-
sions tâchent do se prévaloir , s'évanouissent , parce
qu'on se trouve forcé de reconnoître , que ce ne sont
en effet que des prétextes et que de fausses excuses.
On est intérieurement excité , sollicité , attiré ; et
plusieurs enfui suivent l'aurait dont ils ressentent
l'impression. Yoilà comment dans une ville , dans
une cour, il ne tiendroit souvent qu'à quelques per-
sonnes distinguées par leur naissance et par leur
dignité , de bannir des abus , des coutumes , des
modes , des scandales , mille désordres qui ruinent
toute la piété 3 et qui déshonorent la religion. Si
leur exemple ne suffisoit pas , ils y emploiéroient le
pouvoir qu'ils ont en main , et le mettant en œuvre
à propos , selon les besoins et les rencontres , ils
sauroient bien réprimer la licence , et maintenir
l'honneur de Dieu et de son service.
De tout ceci , par une conséquence naturelle ,
qu'arriveroil-il encore en faveur de la piété ? C'est
qu'elle prendroit l'ascendant sur l'ennemi le plus
dangereux qui l'attaque et qui s'oppose à ses progrès,
je veux dire sur le respect humain. Car il n'y auroit
plus de honte à vivre selon les maximes de 1 évan-
gile et selon les règles de la foi , si les grands se
352 ALLIANCE DE LA PIÉTÉ, etc.
déclatoicnt hautement pour la piété. Les mondains
et les libertins auroient beau parler et railler : cet
exemple , sans de longs raisonnemens , seroit une
réponse courte et toujours présente à toutes leurs
railleries et à tous leurs discours. S'il y avoil même
alors quelque chose à craindre , ce n'est pas que le
respect du monde perverti et corrompu nous arrêtât :
mais c'est qu'une autre sorte de respect humain tout
contraire , et que la seule envie de plaire à un grand
ne nous portât à une piété hypocrite, et ne nous fît
aiFecter de faux dehors. Tant il est certain que tout
cède à l'exemple des grands ; et tant ils sont cou-
pables , quand ils ne font pas servir l'empire qu'ils
ont sur les esprits à confondre le libertinage , et à
mettre la piété en état d'agir ouvertement et de se
montrer avec assurance.
Enfin , par une dernière prérogative et un pri-
vilège qui lui est propre, c'est la grandeur qui fournit
à la piété plus d'occasions et plus de moyens d'en-
treprendre de grandes choses , et de les exécuter
pour la gloire de Dieu , pour le bien du prochain,
et pour l'avancement de la religion. Car plus un
homme est élevé selon le monde , plus il peut s em-
ployer utilement selon Dieu et faire de bonnes
œuvres. Par exemple , que ne peut point faire un
seigneur dans toutes ses terres? Que ne peut point
faire un chef de justice dans tout son ressort, ou un
commandant dans toute une province ? Que ne peut
point faire un roi dans toute l'étendue de ses Etats?
Comment saint Louis fit- il de si beaux établisse-
tnens , porla-t-il des lois si salutaires, donna-t-il de
si
PENSÉES DIVERSES SUH LA DÉVOTION. 353
si saints édils , fortna-t-il des armées et les condui-
sit-il contre les enneoiis de la foi? c'est que dans sa
personne la piété se trouvoit soutenue de la gran-
deur. S'il eût été moins puissant , et qu'il se fût
trouvé réduit â une condition médiocre , il n'eût pu
dans la pratique et dans les effets porter si loin sa
charité , son zèle , son détachement , son équité in-
violable , sa générosité toute chrétienne , sa patience ,
son humilité , bien d'autres vertus. Heureux d'avoir
su dans sa grandeur et par sa grandeur même ,
s'élever à un si haut point de sainteté.
Voilà par proportion quel seroil le bonheur de
tous les grands, s'ils savoient user , comme ils le
doivent, de leur grandeur. Mais leur malheur est de
ne vouloir être grands que pour leur élévation tem-
porelle , et de se persuader presque que la grandeur
est un litre qui les affranchit des lois du christia-
nisme. La louange que donne l'Ecriture à un grand ,
c'est, d avoir pu faire le mal et de ne l'avoir pas
fait (i) : mais par une règle à peu près semblable ,
ce qui condamne la plupart des grands , et ce qui
leur sera reproché au jugement de Dieu , c'est d'avoir
pu faire le bien et le plus grand bien , et d'avoir omis
de le faire.
Pensées diverses sur la Dévotion.
Pourquoi la vraie dévotion est-elle si peu con-
nue, et pourquoi au contraire connoît-on si bien la
fausse? c'est que la vraie dévotion se cache , parce
(i) Eccli. 3i.
TOME XIV. 23
354 PENSÉES DIVERSES
qu'elle est humble ; au lieu que la fausse aime à se
montrer et à se distinguer. Je ne dis pas qu'elle aime
à se montrer ni à se faire connoître comme fausse :
bien loin de cela , elle prend tous les dehors de la
vraie ; mais elle a beau faire , plus elle se montre,
plus on en découvre la fausseté. Voilà d où vient
que le monde juge communément très-mal de la
dévotion. Car il n'en juge que par ceux qui en ont
l'éclat, qui en ont le nom, la réputation : or, ce
n'est pas toujours par ceux-là qu'on en peut former
un jugement favorable et avantageux. Pour mettre
la dévotion en crédit, il faudroit que la fausse de-
meurât dans les ténèbres , et que la vraie , perçant
le voile de soi» humilité , parût au grand jour.
Si les libertins pouvoient être témoins de ce qui
se passe en certaines âmes solidement chrétiennes et
pieuses; s'ils voyoientla droiture de leurs intentions,
la pureté de leurs sentimens, la délicatesse de leur
conscience; s'ils savoient quelle est leur charité, leur
humilité , leur patience, leur mortification, leur dé-
sintéressement, ils auroient peine à le comprendre:
ils en seroient étonnés, touchés, charmés; et bien
loin de s'attacher , comme ils font , à tourner la piété
en ridicule , ils en respecteroient même jusque dans
la fausse les apparences , de peur de se tromper dans
la vraie.
Nous cherchons en tout le plaisir, et nous le vou-
lons trouver jusque dans le service de Dieu et dans
la piété. Ce sentiment , dit saint Chrysostôme, est
SUK LA DÉVOTION. 355
bien indigne d'un chrétien : mais tout indigne qu'il
est, Dieu, par une admirable condescendance, n'a
point refusé de s'accommoder à notre foiblesse , et
c'est ce que nous montre l'exemple des saints. Dès
cette vie, quelles douceurs, quelles délices inté-
rieures les saints n'ont-ils pas goûtées ? Peut-être ne
les concevons-nous pas, parce que nous ne nous
sommes jamais mis en état de les goûter comme eux:
mais les fréquentes épreuves qu'ils en ont faites, et
que nous ne pouvons désavouer, sont sur cela des
témoignages irréprochables et convaincans. Pendant
que les réprouvés dans l'enfer, ainsi que l'Ecriture
nous l'apprend, protestent et protesteront éternelle-
ment qu'/'/j- se sont lassés dans le chemin de V ini-
quité (i) ; pendant que tant de mondains sur la terre
nous assurent encore tous les jours, et nous prennent
à témoin qu'il n'y a pour eux dans le monde qu'amer-
tume , que trouble et aflliction d'esprit ; que nous ont
dit'au contraire mille fois les serviteurs de Dieu ?
que nous disent-ils sans cesse de leur état? Ils n'ont
tous là-dessus qu'une voix commune et qu'un même
langage, pour nous faire entendre qu ils ont trouvé
dans Dieu une source inépuisable de consolations ,
et des consolations les plus sensibles; que Dieu leur
tient lieu de toutes choses, et qu'un moment qu'ils
passent auprès de lui, leur est incomparablement
plus doux que des années entières au milieu de
tous les divertissemens, et de toutes Jes joies
apparentes du monde. Veulent-ils nous tromper?
mais quel intérêt les y porteroit? Se trompent-ils
(i) Sap. 5.
23.
356 PENSÉES DIVERSES
eux-mêmes? mais on ne se trompe pas aisément sur
ce qu'on sent. Pourquoi donc nous obstinons-nous
à ne les en pas croire ; ou si nous les croyons , pour-
quoi nous obstinons-nous à vouloir être malheureux
avec le monde , plutôt que de chercher en Dieu noue
véritable bonheur?
Dès que les Juifs commencèrent à manger des
fruits de cette terre abondante où ils entrèrent en sor-
tant du désert, la manne qui les avoit jusque- lu
nourris, ne tomba plus du ciel ; et tant qu'une ame
est attachée aux plaisirs des sens et aux douceurs de
la vie présente, en vain espère-t-elle goûter jamais
les douceurs et les consolations divines. C'est une
nécessité de renoncera l'un ou à l'autre. Voulons-
nous que Dieu nous soit comme une manne où nous
trouvions toutes sortes de goûts ? il faut qae le m onde
nous soit comme un désert.
Trois ou quatre communions par semaine , et
pas un point retranché ni de son extrême délica-
tesse et de l'amour de soi-même , ni de sou inté-
rêt propre, de son aigreur ou de sa hauteur d'es-
prit; d^ux heures d'oraison par jour, et pas un mo-
ment de réflexion sur ses défauts les plus grossiers ;
enfin beaucoup d'œuvres saintes et de pure dévotion ,
mais en même temps une négligence affreuse de
mille articles essentiels, ou par rapport à la religion
et à la soumission qu'elle demande, ou par rapport
à la justice et aux obligations qu'elle impose, ou
par rapport à la charité et à ses devoirs les plus in-
SUR LA DÉVOTION. 35;
dispensables : voilà ce que je ne puis approuver et
ce que jamais nul homme comme moi n approuvera.
Mais les prières , les oraisons, les fréquentes com-
munions ne sont-elles pas bonnes? Oui sans doute,
elles le sont; et c'est justement ce qui nous con-
damne , qu'étant si bonnes en elles-mêmes, elles ne
nous rendent pas meilleurs.
i
Gardez toutes vos pratiques de dévotion , j'y
consens, et je vous y exhorte même très-fortement;
mais avant que d'être dévot , je veux que vous soyez
chrétien. Du christianisme à la dévotion , c'est l'or-
dre naturel ; mais le renversement et l'abus le plus
monstrueux , c'est la dévotion sans le christianisme.
Pour en donner un exemple , en matière d'inimi-
tié , de vengeance, de médisance , si l'on n'y prend
garde , on fait souvent par dévotion , tout ce que
les libertins et les plus mondains font par passion.
Dans le cours d'une affaire ou dans la chaleur d'une
dispute, on décrie des personnes, on les comble
d'outrages , ou les calomnie , et l'on croit rendre
par là service à Dieu; si dans la suite il en vient
quelque scrupule } on se contente pour toute répa-
ration , de dire dévotement : N'y pensons plus et
n'en parlons plus; je mets tout cela au pied du cru-
cifix. Mais il y faudroit penser , mais il en faudroit
parler, mais il y faudroit remédier, et ce seroit là
non-seulement la perfection , mais le fond du chris-
tianisme et la religion.
Vouloir accorder tout le luxe et tout le badinage
358 PENSÉES DIVERSES
du monde avec la dévotion , cela n'est pas sans»
exemple ; mais c'est l aveuglement le plus déplorable.
Hé ! ces parures peu modestes , ces manières si li-
bres , si enjouées , si familières , les peut-on même
accorder avec la réputation ?
Beaucoup de directeurs des consciences , mais
peu de personnes qui se laissent diriger. Ce n'est
pas que toutes les âmes dévotes , ou presque toutes ,
ne veuillent avoir nn directeur ; mais un directeur
à leur mode, et qui les conduise selon leur sens :
c'est-à-dire , un directeur dont elles soient d'abord
elles-mêmes comme les directrices, touchant la ma-
nière dont il doit les diriger. Cela s'appelle , à bien
parler, non pas vouloir être dirigé, mais vouloir,
par un directeur , se diriger soi-même
La dévotion doit être prudente , et on peut bien
lui appliquer ce que saint Paul a dit de la foi: Que
cotre service soit raisonnable ( i ). Ce n'est donc point
l'esprit de l'évangile, que par une dévotion outrée
nous nous portions à des extrémités qui choquent le
bon sens, ou à des singularités <|iii ne sont propres
qu'à faire parler le monde. Mais le mal est que cette
prudence , qui est un des caractères de la dévotion ,
n'est pas toujours le caractère des personnes dévoles.
Elles ont, il est vrai, leurs directeurs; mais ces di-
recteurs , elles ne les écoutent pas toujours, et je
puis dire avec quelque connoissancë , que ce n'est
pas pour ces directeurs une petite peine, de voir sou-
(0 Rom. 12.
SUIi LA dévotion. 35g.
vent qu'on leur attribue des imprudences auxquelles
ils n'ont nulle part, et sur quoi néanmoins ils ne
peuvent guère se justifier, parce qu'il ne leur est
pas permis de s'expliquer.
Aller sans cesse de directeur en directeur, et
tour à tour vouloir tous les éprouver , c'est dans les
uns inquiétude , et dans les autres curiosité. Quoi
que ce soit , dans ces divers circuits on court beau-
coup , mais on n'avance guère.
Etes-vous de la morale étroite , ou êtes-vous de
la morale relâchée ? Bizarre question qu'on fait
quelquefois à un directeur, avant que de s'engager
sous sa conduite. Je dis question ridicule et bizarre ,
dans le sens qu'on entend communément la chose;
car quand on demande à ce directeur s'il est de la
morale étroite , on veut lui demander s'il est de
ces directeurs sévères par profession , c'est-à-dire ,
de ces directeurs déterminés à prendre toujours
et en tout le parti le plus rigoureux , sans examiner
si c'est le plus raisonnable et le plus conforme à.
l'esprit de l'évangile , qui est la souveraine raison.
Et quand au contraire on demande à ce même di-
recteur, s'il est de la morale relâchée, on prétend
lui demander s'il est du nombre de ces autres direc-
teurs qu'on accuse d'altérer la morale chrétienne,
et d'en adoucir toute la rigueur par des tempéra-
mens qui accommodent la nature corrompue , et qui
flattent les sens et la cupidité. A de pareilles demandes
que puis-je répondre , sinon que je ne suis par état
3oO PENSÉES DIVERSES
ni de l'une ni de l'autre morale, ainsi qu'on îcs
conçoit ; mais que je suis de la morale de Jésus-
Christ , et que Jésus-Christ étant venu nous ensei-
gner dans sa morale la vérité, je m'en tiens dans
tomes mes décisions à ce que je juge de plus vrai ,
de plus juste , de plus convenable selon les conjonc-
tures , et selon les maximes de ce divin législateur.
Tellement que je ne fais point une obligation indis-
pensable de ce qui n'est qu'une perfection ; comme
aussi, en ne faisant point un précepte de la pure -
perfection , j'exhorte du reste , autant qu'il m'est
possible , de ne se borner pas dans la pratique à la
simple obligation. Voilà ma morale. Qu'on m'en
enseigne une meilleure et je la suivrai.
Il y a dans saint Paul une expression bien forte.
C'est au sujet de certains séducteurs qui prêchoient
le judaïsme, et porloient les fidèles à se faire cir-
concire. Pourquoi veulent-ils que vous soyez cir-
concis (i) , disoit sur cela le grand Apôtre , écri-
vant aux Galates? c'est afin de se glorifier dans
votre chair. Comme s'il leur eût dit : Ce n'est pas
le zèle de la loi de Moïse qui touche ces gens-là ,
et qui les intéresse. Us s'en soucient fort peu, puis-
qn'eux-memes ils la violent en mille points. Que
prétendent-ils donc ? ils voudroient pouvoir se van-
ter de vous avoir engagés dans leur parti; ils vou-
droient pouvoir vous compter au nombre de leurs
disciples; ils voudroient s'en faire honneur; et c'est
pour cela qu'à quelque prix que ce soit, et quoi
(1) Galat. 0.
SUR LA DÉVOTION. 36l
qu'il- vous en puisse coûter, ils exigent de vous que
vous vous soumettiez à la circoncision. Voilà ,
selon le maître des gentils, quel étoit l'esprit de
ces faux docteurs et de ces dévots de la synagogue.
O î qu il est aisé de se faire dans le monde la répu-
tation d'homme sévère , et de la soutenir aux dépens
d'autrui !
DE LA PRIERE.
Précepte de la Prière.
C . •
Oaint Augustin s'étonnoit que Dieu nous eût fait
un commandement de l'aimer , puisque de lui-même
il est souverainement aimable , et qu'indépendam-
ment de toute loi, tout nous porte à ce divin amour
et tout nous l'inspire. Conformément à cette pensée
du saint docteur, n'y a- 1- il pas lieu de nous étonner
aussi nous-mêmes, que Dieu nous ait fait un com-
mandement de prier , puisque tout nous y engage ,
et que d'abandonner la prière , c'est abandonner
tous nos intérêts, qui en dépendent?
Commandement certain et indispensable; et sans
insister sur tous les autres motifs qui regardent Dieu
plus immédiatement, et le culte de religion que
nous devons à cette majesté souveraine, comman-
dement fondé, par une raison spéciale, sur la cha-
rité que nous nous devons à nous-mêmes. Car à quoi
nous oblige étroitement et incontestablement cette
charité propre? à prendre tous les moyens que nous
jugeons nécessaires pour nous soutenir au milieu
de tant de périls qui nous environnent, et pour
échapper à tant d'écueils où sans cesse nous pou-
vons échouer et nous perdre. Or entre ces moyens
il n'en est point de plus efficace ni de plus absolu-
ment requis, que la prière : comment cela? parce
Gv.e dans l'impuissance naturelle et l'extrême foi-
PRÉCEPTE DE LA PRIÈRE. 363
blesse où nous sommes, nous ne pouvons nous suf-
fire à nous-mêmes ; c'est-à-dire, que nous ne pou-
vons pas nous-mêmes résister à toutes les tentations,
nous préserver de tous les dangers , fournir à tous
les besoins qui, dans le cours des choses humnines,
se succèdent sans interruption les uns aux autres;
d'où il s'ensuit qu'il nous faut donc du secours, et
un secours prompt, et un secours puissant, et un
secours continuel , qui est le secours de Dieu et de
sa grâce. Mais ce secours , par où l'obtiendrons-
nous? par la prière. C'est ainsi que le Fils de Dieu
nous l'a déclaré , et qu'il s'en est expliqué dans les
termes les plus formels : Si vous demandez quelque
chose à mon Père, et que vous le demandiez en
mon nom , il vous le donnera (i). Ce qui nous fait
entendre, par une règle toute contraire, que si nous
ne demandons pas, Dieu ne nous donnera pas. Or,
si Dieu ne nous donne pas , nous manquerons de
secours; si nous manquons de secours, nous ne nous
soutiendrons pas , nous succomberons; si nous suc-
combons, nous périrons, et nous périrons par notre
faute, puisqu'il ne tenoit qu'à nous de prier, et par
conséquent de ne pas périr. Dieu donc , qui ne veut
pas qu'aucun périsse , et qui par la loi de la charilé
que nous ne pouvons sans crime nous refuser à
nous-mêmes , nous ordonne de n'omettre aucun
moyen nécessaire pour éviter notre perte, veut que
nous ayons recours à la prière , et nous en fait un
précepte.
Précepte qui nous marque deux choses les plus
(1) Joan. !<j.
364 PRÉCEPTE
dignes de notre étonnement, l'une de la part de
Dieu , l'autre de la part de l'homme. Quelle pro-
vidence dans Dieu, quelle bonté, quel excès de
miséricorde et de libéralité nous fait voir ce com-
mandement? Tout ce que nous pouvons attendre
des maîtres de la terre, et en quoi consiste auprès
d'eus notre plus haute faveur, c'est que par une
affection particulière et qui ne s'étend qu'à un petit
nombre de favoris , ils soient disposés à écouter nos
demandes et à nous les accorder. Mais ils s'en tien-
nent là, et ils ne nous font point une obligation
étroite de leur demander quoi que ce soit: ils nous
laissent là -dessus dans une liberté entière. Vous,
mon Dieu , père tout-puissant et tout bon, vous ne
vous contentez pas d'une telle disposition de votre
cœur à notre égard. C'est trop peu pour vous, et
vous ne nous dites pas seulement, Demandez , et
vous recevrez (i) : mais vous nous ordonnez de
demander , mais vous nous faites un devoir de de-
mander , mais vous nous reprochez comme un crime,
et un crime capital , de ne pas demander. Hé! que
vous importent, Seigneur, tous les vœux que nous
formons et que nous vous adressons? Que dis-je? ô
mou Dieu! vous nous aimez, et cela suffit. Votre
amour veut se satisfaire ; il veut s'exercer, et que
nous nous mettions en état d'attirer sur nous vos
dons et d'en profiter. Point d'autre intérêt qui vous
touche que le notre.
D'ailleurs, ce que nous découvre dans l'homme
ce même précepte de la prière , n'est pas moins
(i; Joan. îG.
DE LA PRIÈRE. 365
surprenant. C'est l'aveuglement le plus prodigieux ,
et la plus mortelle insensibilité pour nous-mêmes.
Quoi ! nous avons continuellement besoin du se-
cours de Dieu; sans cette assistance et ce secours
d'en haut nous ne pouvons rien; qu'il vienne uu
moment à nous manquer , nous sommes perdus : et
cependant, pour exciter notre zèle et notre vigi-
lance à l'implorer, ce secours du ciel dont nous
ne pouvons nous passer, Dieu a jugé qu'il falloit un
commandement exprès ! D'où nous devons conclure
combien sur cela il nous a donc connus aveugles
o
et insensibles. Or , une telle insensibilité, un tel
aveuglement ne tient-il pas du prodige?
Oui sans doute, c'est un prodige; mais toute pro-
digieuse qu'est la chose , voici néanmoins, j'ose le
dire, un autre prodige plus inconcevable : et quoi?
c'est qu'après même et malgré le commandement
de Dieu, nous recourions encore si peu à la prière,
et nous en fassions si peu d'usage.
S'il nous survient quelque affaire fâcheuse; si nous'
craignons quelque disgrâce temporelle dont nous
sommes menacés; si nous avons quelqu'intérêt à
ménager dans le monde et quelque avantage à
obtenir , que faisons-nous d'abord , et quelle est
notre ressource? On pense à tous les moyens que
peut suggérer l'industrie, l'intrigue, la prudence
du siècle; on cherche des patrons en qui l'on met
sa confiance , et dont on lâche de s'appuyer ; ou
intéresse , autant qu'il est possible , les hommes eu
sa faveur : mais de s'adresser à Dieu avant toutes
choses; de lui recommander les desseins qu'on a
3G6 PRÉCEPTE DE LA PRIÈRE.
formés, afin qu'il les bénisse; de lui représenter
dans une fervente prière les dangers où l'on se
trouve, et les calamités dont on est affligé, c'est ce
qui ne vient pas à l'esprit, et à quoi l'on ne fait
nulle attention : comme si Dieu n'entroit point dans
tous les événemens humains; comme s'il n'y avoit
aucune part, et qu'il n'étendit pas jusque-là sa pro-
vidence ; comme si nos soins, indépendamment de
lui, pouvoient nous suffire, et qu'il y eût moins à
compter sur les secours qu'il nous a promis, que
sur ceux qu'on attend d'un ami , ou de quelqu'autre
personne que ce soit, qui veut bien s'employer pour
nous. Outrage dont Dieu se tient, et doit se tenir
grièvement otFensé.
De là qu'arrive-t-il? le Saint-Esprit nous l'ap-
prend : Malheur à celui qui se confie dans la
créature aux dépens du Créateur , et qui prend
pour son soutien un bras de chair (i). Dieu permet
que nos projets échouent , que nos mesures devien-
nent inutiles, que nos espérances soient trompées;
que tous les maux dont on vouloil se garantir,
viennent fondre sur nous ; que des parens , des amis ,
de prétendus protecteurs manquent , ou de pouvoir
pour nous soutenir , ou de bonne volonté pour y
travailler. Dieu , dis- je , le permet; et c'est alors que,
forcés par une dure nécessité, et n'ayant plus d'autre
refuge, nous commençons à lever les mains vers lui,
et à réclamer son assistance.
Or, en de pareilles conjonctures qu'auroit-il
droit de nous répondre? S'il pensoit et s il agissoiî
(1) Jercm. 17.
SÉCHERESSES ET ARIDITÉS, etc. 0G7
ea homme, il nous rejelteroit de sa présence, il
refuseroit de nous écouter , il nous renverroit à ces
faux dieux que nous lui avons préférés , il nous
abandonneroit à nous-mêmes , il insulteroit à notre
misère et h s'en feroit un triomphe , bien loin d'y
compatir en aucune sorte et de la soulager. Mais
c'est ici le miracle et le comble de sa miséricorde.
Miracle que nous ne pouvons assez admirer , et qui
mérite toute notre reconnoissance. Quoiqu'il soit le
dernier à qui nous allions , et que nous n'allions
même à lui que par une espèce de contrainte, il
veut bien néanmoins encore nous entendre ; il veut
bien nous ouvrir son sein , et prêter l'oreille à nos
prières ; il veut bien y condescendre et devenir
notre appui , notre consolateur , notre restaurateur ;
il veut bien pour nous rétablir et nous relever, nous
tendre les bras et répandre sur nous ses dons. Voilà
ce qui n'appartient qu'à une bonté souveraine. C'est
être miséricordieux et bienfaisant en Dieu.
Sécheresses et aridités dans la Prière. Esprit de
Prière.
Quelle misère, mon Dieu! quelle contradiction!
Vous êtes pour moi la source de tous les biens :
dans l'éternité vous serez tonte ma béatitude; et dès
cette vie je ne puis prétendre de plus solide bonheur
que d'approcher de vous , que d'être en votre pré-
sence et devant vous , que de converser et de m en-
tretenir avec vous : je le sais, j'en suis instruit, la
foi me l'enseigne , la raison me le donne à çoa-
368 SÉCHE,RÈSSES ET ARIDITÉS
noîire, l'expérience me l'apprend et me le fait sentir..
Toutefois, Seigneur, comment est-ce que je vais à
la prière, où je dois vous parler, vous écouler,
vous répondre? comment est-ce que je vais et que
je demeure à l'oraison, qui ne doit être autre cho.^e
qu'un commerce intime entre vous et moi? Je dis
entre vous, tout grand que vous êtes, ô souverain
Maître de l'univers! et moi, tout méprisable, tout
néant que je suis, vile/ et abjecte créature.
A peine ai-je plié le genou , à peine suis-je resté
quelques momens au pied d'un oratoire pour vous
offrir mes hommages, que je pense à me retirer.
Mon esprit volage et sans arrêt, m'abandonne, et
se porte partout ailleurs. Mon cœur , comme une
terre sans eau , ou comme une herbe fanée et sans
suc , n'a ni goût, ni sentiment , ni mouvement. D'où
il arrive que je tumbe dans une indifférence et une
langueur qui me rend un des plus saints exercices
insipide et onéreux. J'en devrois faire mon plaisir
le pluj doux , mais il me devient un fardeau et une
peine.
Voilà, Soigneur, le triste étalon je me vois, et
dont j'ai bien sujet de m'hùmiKer. Quoi"! mon Dieu,
vous daignez me recevoir auprès de vous; vous me
permettez de vous exposer humblement et avec une
espèce de familiarité mes pensées; vous trouvez
bon que je vous adresse mes vœux ; vous prêtez
l'oreille pour m'entendre; et mon aine stérile et
aride ne m'inspire rien, ne produit rien, ne vous
dit rien ! Si c'étoil par une crainte respectueuse , qui
tout à coup me saisit à ht vue de vos grandeurs , et
qui
DANS LA PRIÈRE. 36*9
qui m'interdît ; si c'étoil par un principe de religion,
par une vive impression de votre adorable majesté,
je ne laisserois pas de vous honorer alors , et mon
silence même vous parleroit. Mais je dois, à ma
condamnation et à ma honte , le confesser : c'est
par une froideur mortelle , c'est par une lenteur
oisive et paresseuse, c'est par un assoupissement
que rien ne réveille. Ah! Seigneur, ne finira-t il
point ï II y a long-temps que je me le reproche , et
que je souhaite d'en sortir : mais ce ne sera qu'avec
votre grâce, et de moi-même je ne le puis. Or cette
grâce, je vous la demande. Je viens à vous pour
cela, j'ai recours à vous; et dans la prière que je
vous fais, tout le fruit que je me propose, est
d'obtenir de vous l'esprit de prière.
Don précieux que votre Prophète nous a promis
de voire part et en votre nom. C'est par sa bouche
que vous avez dit : Je répandrai sur Jérusalem un
esprit de prière (i) ; et c'est-à-dire, que vous ré-
pandrez sur l'ame fidèle un esprit d'intelligence , un
esprit de recueillement , un esprit de piété. Un es-
prit de lumière et d'intelligence, qui, dans la prière,
lui découvrira vos éternelles vérités , les lui fera
creuser et approfondir jusqu'à ce qu'elle en soit
remplie et toute pénétrée. Un esprit de recueille-
ment, qui, pendant la prière, effacera de son sou-
venir toute idée du monde , la dégagera de toute
vue humaine, la détournera de tout objet étranger
et profane; en sorte que des yeux de la foi elle ne
voie que vous, et que toutes ses puissances imé-
(1) Zacli. 12.
TOME XIV, 2.L
2«>0 SÉCHERESSES ET ARIDITÉS
rieures ne soienl occupées que de vous. Un esprit
de piété , qui lui donnera un attrait particulier à la
prière , qui l'y aÛectionnera , qui lui en facilitera la
pratique ; tellement qu'elle en fasse sa nourriture ,
son repos , sa joie , ses plus chères délices.
Tel étoit l'esprit qui animoit vos saints dans ces
longues et ferventes oraisons où descendoient sur eux
les plus purs rayons de votre clarté céleste , où vous
les éleviez aux plus hautes connoissances de vos
adorables et innombrables perfections , où ils vous
contemploicnt comme face à face , où ils s'abïmoient
et se perdoient amoureusement en vous, où leurs
cœurs s'embrasoienl du feu le plus ardent, et où ils
goûtoient des douceurs ineffables. Aussi avec quel
empressement alloient-ils à la prière, avec quel zèle
et quelle assiduité ! C'étoit leur entretien le plus
ordinaire; c'étoit, pour ainsi parler, leur pain de
tous les jours , et leur délassement le plus agréable
dans les fonctions laborieuses qui les occupoient.
Par votre grâce , ô mon Dieu! cet esprit de
prière ne s'est point retiré du christianisme. Il y est
encore , et il agit parmi ce petit nombre de justes
que vous vous êtes réservés sur la terre. C'est lui qui,
selon le langage de votre Apôtre , soutient Icurin-
firmitè (i). C'est lui qui prie dans eux et pour eux,
avec des gémissemens qui ne se peuvent exprimer :
et vous, Seigneur , qui sondez le fond des cœurs,
vous savez ce qu'il leur inspire. Vous voyez leurs
larmes , vous entendez leurs soupirs, vous êtes té-
moin de leurs secrets élancemens vers vous, de leurs
(i) Rom. 8.
DANS LA PRIÈRE. 87 I
désirs enflammés , de leurs sainîs transports. Hélas!
malgré toute mon indignité , voilà où je pourrois
aspirer et parvenir moi-même , si j'apportois à la
prière plus de soin , plus de préparation ; et si j'ap-
prenois à me faire plus de violence pour recueillir
mes sens, pour fixer l'attention de mon esprit, et
pour exciter les alFections de mon coeur.
Car quoiqu'il soit vrai que , sans égard aux dispo-
sitions dune ame, quelque bien préparée qu'elle
puisse être , vous l'éprouvez quelquefois par des sé-
cheresses où sa volonté n'a point de part, il est
certain néanmoins , suivant l'ordre commun de
votre providence, qu'à proportion des efforts que
nous faisons pour vous chercher dans l'oraison, nous
vous y trouvons ; et que c'est aux âmes les plus vi-
gilantes, les plus attentives sur elles-mêmes, que
vous vous communiquez avec plus d'abondance. De
là donc , aussi négligent et aussi lâche que je le suis
et que je me connois , dois-je m'étonner que tout le
temps de ma prière se passe en des tiédeurs et des
égaremens continuels; et n'est-ce pas à ma lâcheté
et à mon extrême négligence que je dois les im-
puter?
Du moins , mon Dieu , n'ai-je point encore perdu
l'estime de la prière. Du moins ai-je encore cet
avantage d'en comprendre l'excellence, l'utilité, la
nécessité. C'est une ressource pour en allumer tout
de nouveau dans moi l'esprit, et pour le ressusciter.
Je vois quel besoin nous avons tous de ce secours ,
et quel besoin j'en puis avoir plus que les autres. Je
n'ignore pas ce que les disciples de votre Fils bien-
24.
372 SÉCHERESSES ET ARIDITÉS
aimé lui disoient : A qui irons-nous , Seigneur , si
ce nest à vous ? vous avez les paroles de la vie
éternelle (1). Et je sais de plus que pour aller à
vous, il n'y a point de voie plus droite que la prière.
Je sais que la prière est cette mystérieuse échelle
que vit votre serviteur Jacob , laquelle touchoit de
la terre au ciel, et par où vos anges monloient et
descendoient, pour nous marquer comment l'orai-
son porte vers vous nos vœux , et attire sur nous vos
dons. Je suis persuadé de lout cela , et dans cette
persuasion , je regarde comme un des malheurs pour
moi le plus funeste , et comme la ruine entière de
mon ame,si, rebuté de la prière, je venois à l'aban-
donner. Vous ne l'avez point encore permis , et
vous ne le permettrez point. Quelque éloignement
que j en puisse avoir par mon indolence naturelle et
par ma faute, je ne l'ai point après tout quittée
jusques à présent, et je ne la veux point quitter.
Vous bénirez ma résolution , et vous aurez égard à
ma persévérance. Vous m'aiderez à vaincre celte
lenteur, habituelle qui m'appesantit, et qui rend ma
prière si languissante. Vous m'inspirerez vous-
même , et vous m'animerez.
Je n'attends pas toutefois, Seigneur , que d'abord
vous me traitiez comme tant dames vertueuses, ni
que vous me favorisiez des mêmes communications.
Ce sont des grâces qu'il faut mériter, et dont vous
récompensez notre fidélité et notre constance. Mais,
du reste , ayez pitié , mon Dieu , de ma foiblesse ; et
pour seconder mes eîTorts , faites au moins couler
(ij Joan. 6.
DANS LA PRIÈRE. 373
sur moi de temps en temps quelques gouttes de
celte rosée qui s'insinue dans les cœurs les plus en-
durcis , et qui les amollit. Sans cette onction divine,
je me défie de ma fermeté et de mon courage. Ce-
pendant , qu'il en soit ainsi que vous l'ordonnerez :
ce sera toujours le mieux , et pour voire groire et
pour mon bien. A quelques épreuves qu'il vous
plaise de me meltre, je les accepte. Vous ne m'y
délaisserez pas ; mais vous me soutiendrez , afin que
je puisse les soutenir.
Car je l'ai dit , mon Dieu , et souffrez que je
m'explique encore devant vous sur un sujet dont il
m'est si important de me bien convaincre. Il est vrai
que les dégoûts de la prière où nous tombons à cer-
tains temps , que ces langueurs sensibles et ces dé-
solations qui nous abattent et semblent nous faire
perdre tout courage , sont quelquefois de simples
épreuves dont se sert votre providence pour purifier
vos élus et les perfectionner. Vous vous éloignez
d'eux en apparence, lors même qu'ils vous cherchent
avec l'intention la plus pure et le zèle le plus sincère.
Ils vous parlent, et vous ne leur répondez point.
Ils vous réclament , et vous êtes comme insensible
à leurs vœux. Ils s'écrient sans cesse, et vous disent
comme cet aveugle de l'évangile : Seigneur , faites
que je voie (i) ; mais vous les laissez en d'épaisses
ténèbres et dans une nuit obscure qu'ils ne peuvent
percer : à peine leur resle-t-il quelque lueur pour
se conduire. Situation affligeante et presque acca-
blante : il n'y que ceux qui passent ou qui ont passé
(i)Luc. 18.
3j4 SÉCHERESSES ET ARIDITÉS, etC
par ce désert, qui puissent bien connoîlre ce qu'il
en coule pour y marcher. Vous avez en cela , mon
Dieu, vos desseins toujours adorables et toujours
favorables, quoique rigoureux : vous voulez exercer
vos élus par de rudes combats, afin de multiplier
leurs couronnes par les victoires qu'ils remporteront:
vous voulez leur apprendre à vous servir pour vous-
même , et par un pur esprit de foi et d'amour, et
non poiii pour les consolations intérieures, ni
toutes les douceurs spirituelles qui pourroient les
attirer à vous et les y attacher ; vous voulez leur
fournir de quoi vous prouver leur fidélité et leur
constance , et par là même leur fournir des sujets de
sanctification et de mérite. Voilà vos vues , toutes
salutaires et toutes miséricordieuses; et dès qu'une
ame y est bien entrée , qu'elle est bien instruite et
bien persuadée de cette vérité, c'est un appui qui la
soutient dans ses langueurs involontaires et ses attié-
dissemens.
Que dis-je, mon Dieu, et n'ai-je pas toujours lieu
de me confondre là-dessus et de m'humilier? Ces
délaissemens apparens et ces aridités dans la prière,
j'en conviens , ce sont souvent des épreuves où vous
mettez les aines les plus fidèles ; mais il n'est pas moins
ordinaire que ce soient de justes chàtiniens dont vous
punissez les âmes négligentes. Vous ne les écoutez
point ou vous semblez ne les point écouter, parce
qu'en mille choses elles vous refusent ce que vous
demandez délies, et qu'elles résistent à vos divines
volontés; vous ne vous communiquez point à elles,
parce qu'elles vont à >ous sans préparation , et
RECOURS A LA PRlÈKE , etc. 3/5
qu'elles demeurent auprès de vous sans réflexion et
sans attention ; vous leur fermez votre sein , parce
qu'elles ne se sont pas fait la moindre violence pour
se recueillir en vous, et pour se rappeler à elles-
mêmes. Or n'est-ce pas là mon étal? et de quoi
pourrois-je me plaindre , quand je ne puis m'en
prendre qu'à moi du peu de goût que je sens à la
prière, et du peu de fruit que j'en retire ? Mais ,
Seigneur , c'est déjà une heureuse disposition pour
guérir le mal , que d'en connoîlre le principe, li
s'agit d'y apporter le remède , et c est pourquoi j'im-
plore votre secours. Les apôtres demandoient autre-
fois à votre Fils , leur maître et le nôtre, qu'il leur
enseignât à prier : voilà ce que je ne cesserai point
de vous demander moi-môme. Il y faut de ma part
plus de soin, plus de vigilance, plus d'efforts pour
fixer mon esprit et pour exciter mon cœur; il y faut
plus de ferveur et plus d'assiduité à remplir tous
mes devoirs : mais sans vous tous mes soins seroienl
inutiles. Jetez un regard sur moi du plus haut des
cieux. Faites luire sur votre serviteur un rayon de
votre lumière. Parlez-lui au cœur , et par cette
parole intérieure que vous lui ferez entendre, dai-
gnez le former vous-même u converser utilement et
saintement avec vous.
Recours à la Prière dans les afflictions de la vie*
Dans l'affliction où J'étois , je me suis souvenu
de Dieu , et j'ai senti la joie se répandre dans mon
3"6 RECOURS A LA PRIÈRE
cœur (i). C'csl ce qu'éprouvoit le Prophète royal,
et c'est le témoignage qu'il en rend lni-meme. lie
sceptre ni la couronne qu'il pnrtoit ne l'exemptoient
pas de peines; ou plutôt, n'est-ce pas ce qui l'ex-
posoil aux plus grandes peines? Quoi qu'il en soit,
à quoi dans toutes ses peines avoit-il recours? à la
prière. Il y trouvoit son soutien, son repos, sa con-
solation. Ressource des âmes affligées, et ressource
immanquable. Il faut en avoir fait l'expérience pour
le connoître.
En effet , ce n'est jamais en vain qu'une ame
s'adresse à Dieu dans la douleur qui la presse. Sou-
vent elle ne sait pas, ni ne peut savoir par où Dieu
la consolera. Souvent même , à n'en croire que les
sens et que la raison humaine , il lui semble que sou
mal est sans remède, tant elle en est possédée et
accablée. Mais qu'elle ne s'écoule point elle-même;
qu'elle se fasse violence pour surmonter un certain
dégoût qui l'éloigné de la prière ( car le chagrin dé-
goûte de tout ) ; que dans un esprit de foi et de con-
fiance elle aille à Dieu , elle se prosterne aux pieds
de Dieu , elle se jette dans le sein de Dieu ; qu'elle
lui dise comme David : Vous êtes, Seigneur, sou-
verainement équitable dans vos jugemens; mais vous
n'êtes pas moins compatissant à nos maux , ni moins
charitable. Vous exercez sur moi votre justice en
m'affligeant : exercez encore sur moi-même votre
miséricorde en me consolant. Qu'elle agisse et qu'elle
parle de lasorte, Dieu se laissera toucher à cette prière:
il y prêtera l'oreille et elle opérera dans le temps.
(i) Psalm. 76.
DANS LES AFFLICTIONS. 3~7
Je dis dans le temps marqué de Dieu. Il a ses
momens, et ce n'est pas toujours sur l'heure ni dès
le jour même qu'il calme la tempête, et qu'il remet
«ne ame dans sa première tranquillité. Mais au bout
de quelques heures, de quelques jours , ou extérieu-
rement il la console par quelque événement auquel
elle ne s'altendoit pas, et qui lui présente une scène
toute nouvelle et plus agréable, ou il la fortifie inté-
rieurement par quelque réflexion qui lui fait envisager
les choses sous des idées moins tristes et moins
fâcheuses. Car comme la plupart de nos chagrins ne
viennent que d'une imagination blessée, il ne faut
assez communément qu'une vue , qu'une réflexion ,
pour dissiper le nuage qui enveloppoil l'esprit et qui
le plongeoit dans une noire mélancolie. Dans un
instant on ne se reconnoît plus; on n'est plus le
même; ce qui sembloit un monstre ne paroît plus
qu'un vain fantôme; on a honte de sa foiblesse passée ,
et de l'abattement où l'on est tombé; on se relève
et on rentre dans la paix. Qui fait tout cela? c'est
qu'on n'a pas oublié Dieu , et qu'on s'est tourné vers
Dieu. De là cet important avis de l'apôtre S. Jacques :
Si quelqu'un est dans la tristesse, qu il prie (i).
Peut-être Dieu tardera t-il un peu à venir et à ramener
la sérénité : mais ne cessons point de prier. La prière,
comme la parole de Dieu , produit son fruit dans la
patience (2).
C'est de quoi nous avons, sinon un exemple, du
moins une figure, dans la personne de Jésus-Christ.
Ce divin Sauveur se voyant à la veille de cette
(1) Jac. 5 ; y. i5. — (2) Fructum ajferunt hipallentïd. Luc. 8.
3-jS RECOURS A LA PRIÈRE
sanglante passion où la justice de son Père l'avoîî
condamné, et sentant le trouble et les agitations de
son ame , ne cherche point ailleurs de soulagement à
sa peine , que dans la prière (i). S'il eût suivi l'attrait
et le sentiment naturel, il se lût arrêté avec ses
apôtres, il leur eût déchargé son cœur, il leur eût
représenté l'extrémité des maux qui lui pendoient
sur la tête , et la rigueur du supplice qu'il alloit subir.
C'eût été pour lui une espèce d'adoucissement, de
les entretenir , de les écouter, de recevoir les témoi-
gnages de leur zèle, de leur altachement à sa per-
sonne, de leur compassion. Mais il connoissoit trop
combien il y a peu de fond à faire sur les hommes ,
et combien peu l'on en peut attendre de solides se-
cours dans les adversités de la vie. Il l'éprouvoit même
sur l'heure : à peine ses apôtres faisoient-ils quelque
attention à ce qu'il leur disoit, à peine l'écoutoient-
ils; ils demeuroient plongés dans le sommeil, et ne
lui répondoient pas une parole.
Que lui resloit-il donc? la prière : mais une prière
humble et soumise , mais une prière continue et pro-
longée pendant les heures entières , mais une prière
fréquente et réitérée jusqu à trois fois sur le même
sujet et dans la même conjoncture. Et en quoi con-
sistoit-elle , cette prière ? à quoi se réduisoit-elle ?
elle ne consistoit point en de longs discours; mais,
selon le rapport des évangélistes, elle se réduisoit à
quelques mots entrecoupés qu'il prononçoit et qu'il
répétoit de temps en temps. Du reste , il se tcnoit
prosterné devant son Père , il se soumettoil à ses
(l) Luc. 22.
DANS LES AFFLICTIONS. 379
ordres, il acceptoit ses arrêts, il attendent dans le
silence que ce Père tout-puissant et tout miséricor-
dieux jetât sur lui un regard favorable , qu'il le
rassurât, cru il le fortifiât, qu'il lui rendît la tran-
quillité et le calme.
Chose admirable , et merveilleux effet de la prière !
Il sembloit que le ciel fût insensible aux gémisse-
mens et aux voeux redoublés de ce Dieu sauveur. Il
prioit, il se remettoit à prier, et sans se rebuter,
il recommencent encore tout de nouveau; mais ses
inquiétudes, ses alarmes , ses ennuis , ses combats
intérieurs, bien loin de lui donner quelque relâche ,
croissoient au contraire jusqu'à le faire tomber en
défaillance , et à lui causer une sueur de sang. Tout
cela est vrai : mais tout cela n'étoit point une preuve
de l'inutilité de sa prière. Elle devoit agir dans peu,
et le moment approchoit où il en devoit sentir l'effi-
cace. Il vint , ce moment: la prière , ou , pour mieux
dire , la grâce d'en haut , fruit ordinaire de la prière,
eut bientôt dissipé ses frayeurs , relevé son courage,
et fait succéder dans son aine, aux pins violens
orages, la sérénité la plus parfaite. Quelle heureuse
et quelle subite révolution dans les senlimens et les
dispositions de son cœur ! Avant que de prier , et
jusque dans l'exercice de la prière, il étoit tout in-
terdit , tout abaitu , tout désolé : mais sa prière finie ,
ce fut tout à coup, pour ainsi dire, comme un
autre homme. Plus rien qui l'élonnât , plus rien qui
le déconcertât , plus rien qui pût altérer sa fermeté
désormais inébranlable , el cette nouvelle force dont
il se trouve revêtu.
3oO RECOURS A LA PRIÈRE
D'où nous pouvons juger quelle est l'illusion ,
non - seulement de tant de mondains, mais de tant
de chrétiens même et de personnes pieuses , qui ,
par l'aveuglement le plus déplorable , quittent le
remède lorsqu'ils en ont un besoin plus pressant;
jcveu^dire, qui, dans l'affliction , se retirent de
la prière cl la négligent , lorsque la prière leur est
plus nécessaire et qu'ils en peuvent tirer plus d'avan-
tage. Car voilà l'erreur : on est rempli d'amertume ,
on a dans l'esprit mille pensées qui 1 attristent et j
qui le tourmentent , on a dans le cœur mille mou-
vemens qui le saisissent , qui l'irritent , qui le sou-
lèvent. Que faire en celte situation pénible et dou-
loureuse ? on se persuade pouvoir alors se distraire
avec plus de liberté ; on se croit en droit de s'éman-
ciuer et de laisser ainsi pendant quelque temps
mûrir la plaie et se fermer ; on retranche de ses
pratiques journalières ; on abrège ses prières les
plus communes, bien loin d'en ajouter de nou-
velles : c'est-à-dire , qu'on se prive de la plus sûre ,
et même de l'unique ressource qu'on puisse avoir,
et que, par un égarement pitoyable, on cherche sa
consolation où elle n'est pas , sans la chercher où
elle est , et où tant d'autres l'ont trouvée avant nous.
On la trouveroit à un autel, on la trouverait à un
oratoire et aux pieds du crucifix , on la trouveroit
dans une méditation , dans une communion , on la
trouveroit partout dès que l'aine s'élèveroit à Dieu ,
et le réclameroit en implorant son assistance.
On me dira: Mais le moyen de prier, lorsqu'on
est sans cesse obsédé du sujet qui nous chagrine
DANS LÈS AFFLICTIONS. 38 1
et qu'on ne peut presque penser à autre chose , ni
être touché d'autre chose? Dans ce renversement
et ce bouleversement de l'ame , pour s'exprimer de
la sorte, est - on maître de recueillir son esprit et
est-on maître d'affectionner son cœur? Ah! j'en
conviens, et telle est noire misère: il y a de ces
temps orageux où l'on n'est proprement maître ni
de son esprit par rapport à l'attention que demande
la prière , ni de son cœur par rapport à une cer-
taine affection. Mais prions au moins comme non»
le pouvons : or, nous le pouvons toujours, puis-
qu'au moins nous sommes toujours maîtres d'aller
nous présenter devant Dieu , et de nous tenir auprès
de Dieu. Cette seule présence parlera pour nous,
et dira confusément tout ce que nous ne pourrons
dire distinctement et en détail. Ainsi le prophète
Jérémie , dans une posture de suppliant et pros-
terné aux pieds du Seigneur, se conlentoit de lui
représenter sa peine : Voyez , mon Dieu , considè*
rez en quelle ajfliclion je me trouve (y). Ce langage
se fait entendre à Dieu : il en démêle tout le sens,
et il est très-disposé à y répondre.
Mais j'ai prié et je n'éprouve point que j'en soi*
mieux. Peut-être n'en êtes-vous pas mieux actuel-
lement, ou peut-être avez-vous quelque lieu de le
croire , parce que votre sensibilité est toujours la
même ; mais retournez à la prière , persévérez dans
la prière, demeurez-y et attendez le Seigneur. S il
diffère , il saura bien vous dédommager de ce délai.
On ne perd rien avec lui , et il ne lui faut qu'un
(1) Thien. i.
382 RECOURS A LA PRIÈRE, Ole.
instant pour former le plus beau jour dans la plus
épaisse nuit , et pour faire succéder la joie la plus
pure aux plus amères douleurs. D'autres que vous
en ont fait l'épreuve , et ils en ont tous rendu le
même témoignage. Croyez- les, et mettez-vous en
état de pouvoir bientôt vous-même en servir comme
eux de témoin.
Mais je me sens bien : le chagrin qui me poursuit
est plus fort que moi ; je n'en reviendrai jamais.
Jamais ! Hé ! qui êtes-vous , homme de peu de foi ,
pour mettre des bornes à la vertu de !a grâce et à
la douceur de son onction ? Est-il un cœur si serré
qu'elle ne puisse ouvrir et où elle ne puisse pénétrer,
et partout où elle s'insinue et elle pénètre, est - il
une blessure si profonde , si envenimée , si cuisante,
dont elle ne puisse amortir le sentiment ? Vous
avez mille voies , Seigneur , pour la répandre , cette
onction sainte. Ces voies nous sont inconnues, mais
c'est assez que vous les connoissiez. Votre esprit
souffle où il veut , quand il veut , de la manière qu'il
veut. Nous ne savons où il va , ni comment il y
va ; mais enfin il y va, lorsqu'on a pris soin de l'y
appeler , et il y porte l'abondance de la paix. Oh
qu'il est doux cet esprit du Seigneur ! et selon la
parole de votre Prophète, qu'il est doux, mon
Dieu , pour ceux qui vous craignent ! qu'est-ce
doue , pour ceux qui espèrent en vous , qui vous
aiment et qui vous invoquent?
PRIÈRE MENTALE , OU PRATIQUE , elC. 383
Prière mentale t ou pratique de la Méditation. Son
importance à l'égard des gens du monde.
Dans le dernier entretien que nous eûmes il y a
quelque temps , je me hasardai à vous parler de la
méditation ; mais vous en parûtes surpris , et vous
me répondîtes d'un ton assez décisif, que cela ne
convenoit guère à un homme du monde , surtout à
un homme aussi occupé que vous l'êtes , et qu'il
falloit renvoyer ces sortes d'exercices aux solitaires,
aux religieux , à un petit nombre de personnes
dévotes qui passent leurs jours dans la retraite.
Voilà votre pensée; mais permettez -moi de vous
déclarer ici plus expressément la mienne , et d'in-
sister tout de nouveau sur la proposition que je vous
ai faite.
A vous en croire , une courte méditation chaque
jour n'est point une pratique qui vous soit propre
dans voire état ; mais pour vous détromper de cette
erreur , je vais vous faire quelques questions qui
vous sembleront fort étranges , et qui ne seront pas
néanmoins hors de propos. Car quand vous me
dites: Me convient-il de m'adonner à la méditation ?
je vous dis , moi, et je vous demande : Vous con-
vient-il de vous sauver? vous convient -il de con-
server votre aine nette de tout péché capable de la
perdre éternellement *H de la damner ? vous convient-
il, au milieu de tant de pièges , de tant d'écueils où
votre condition vous expose par rapport à la cons-
cience , de les découvrir tous et de les bien coniioiîre.
384 PRIÈRE MENTALE j
pour y prendre garde et pour les éviter? vous
convient-il de savoir où vous en êtes avec Dieu , ce
que vous devez à Dieu , comment vous vous en ac-
quittez devant Dieu , si , dans toute la conduite de
votre vie , vous agissez selon les principes de l'évan-
gile et de la loi de Dieu ? vous convient-il d'ap-
prendre la religion que vous professez , d'en péné-
trer les grandes vérités , et de vous en remplir ; de
n'oublier jamais les hautes espérances qu'elle vous
donne, et les terribles menaces qu'elle vous fait; de
vous prémunir ainsi contre mille occasions, mille
tentations, d'autant plus dangereuses qu'elles sont
plus subtiles , et que peut-être vous ne le remar-
quez pas ? Tout cela , dis-je , et le reste , vous con-
vient-il dans le monde ? Sans doute qu'étant chré-
tien , comme vous prétendez l'être , vous n'hésiterez
pas à reconnoître qu'il n'est rien de plus important
pour vous , ni rien par conséquent de plus conve-
nable , que tout ce que je viens de vous marquer :
or tout ce que je viens de vous marquer dépend
de la méditation ; et par une suite incontestable ,
rien donc , en quelque état que vous soyez , ne vous
convient mieux que la méditation.
Sans une sérieuse méditation sur le salut, com-
ment travaillerez -vous solidement et efficacement à
une affaire où les illusions sont si fréquentes et les
égaremens si communs? Comment vous maintien-
drez - vous dans l'innocence chrétienne, si vous
n'avez la crainte du péché dans le cœur , et comment
vous imprimerez -vous dans l'ame cette crainte du
péché, bi vous ne vous appliquez souvent ù consi-
dérer
OU PRATIQUE DE LA MÉDITATION. 385
derer les puissans motifs qui vous en doivent inspirer
de l'horreur ? Comment , assailli de tant de passions
également impétueuses et artificieuses, les re'pri-
merez-vous et apercevrez- vous leurs déguisemenset
leurs surprises , si , par d'utiles retours sur vous-
même , vous ne vous étudiez à démêler tous vos
sentimens, et à rectifier toutes vos intentions? Le
moyen que , dans l'embarras et la diversité d'occu-
pations qui vous répandent au - dehors , vous ayez
toujours présente la vue de vos devoirs , et que dans
vos délibérations , dans vos résolutions , vous ne
vous écartiez jamais des voies de la justice ou de la
charité , à moins que vous ne preniez sans cesse la
balance du sanctuaire pour peser chaque chose de-
vant Dieu , et pour examiner ce qu'il y a de bon et
ce qu'il y a de défectueux ? Le moyen qu'au milieu
de tant de précipices dont vous êtes environné de
toutes parts , n'ouvrant jamais les yeux pour mesurer
vos démarches , et vous laissant aller au hasard ,
vous ne fassiez pas de tristes et de funestes chutes ?
que ne repassant jamais dans votre esprit la loi du
Seigneur , vous en soyez assez instruit pour la pra-
tiquer fidèlement et pleinement ? que , ne vous retra-
çant jamais le souvenir des grandes vérités de la foi ,
des jugemens de Dieu , de ses chûtimens et de ses
miséricordes , de votre fin dernière , d'une souve-
raine béatitude , d'un enfer , vous puissiez , sans
être appuyé et comme armé de ces considérations,
résister aux attaques de vos ennemis invisibles, et
repousser leurs traits empoisonnés ? Qu'en sera-t-il
donc de vous? ce qu il en est d'une multitude infinie
TOME XiY. 55
386 PRIÈRE MENTALE,
de mondains qui manquent de réflexion 9 vivent dans
des ignorances criminelles, commettent des fautes
très-grièves , négligent les plus essentielles obliga-
tions , portent le nom de chrétien , et n'ont, presque
nulle teinture, nulle idée du christianisme, se fout
des règles et une morale à leur mode , les suivent
sans scrupule , et courent à la perdition avec aussi
peu d'inquiétude , que s'ils étoient dans le chemin
le plus sûr et le plus droit.
En vérité , l'on ne vous comprend pas , vous
autres gens du monde ; et quoique éclairés d'ailleurs,
vous êtes, au regard du salut, bien aveugles dans
vos raisonnemens. Vous tombez en des contradic-
tions monstrueuses ; vous êtes les premiers à dire
que le salut est une affaire capitale , et vous ne voulez
pas vous donner le loisir d'y penser; vous dites que
c'est une affaire difficile et incertaine , et vous ne
voulez faire nulle attention aux moyens d'y réussir
et de l'assurer ; vous dites que c'est une affaire in-
dispensable et d'une nécessité absolue , el vous vous
croyez, dispensés des exercices qu'on y juge les plus
propre*, et qui peuvent le plus y contribuer. Ainsi
de tous les autres points que je pourrois parcourir,
où. vous supposez dans la spéculation les mêmes
principes que nous , et vous tirez néanmoins dans
la pratique des conclusions toutes contraires.
Vous faites plus , et pour ne point sortir du sujet
dont il s'agit entre nous, vous vous prévalez contre
l'usage de la méditation , de cela même qui doit être
pour vous une raison plus pressante et plus particu-
lière de vous y rendre assidu. Car vous allègue/.
OU PRATIQUE DE LA MÉDITATION. 387
le bruit , le tumulte, les soins, les engagemens , les
agitations du monde : tout votre temps , dites-vous,
s'y consume, et à peine pouvez-vous vous recon-
noître. Or voilà justement pourquoi vous avez plus
besoin d'une solide méditation : afin que ce tumulte
et ce bruit du monde ne vous jette point dans un
oubli entier de Dieu, et de ce qui lui est du; afin
que ces soins du monde , comme des épines }
n'étouffent point dans vous le bon grain de la parole
de Dieu , et qu'ils ne vous détournent point du soin
de votre ame et de sa perfection; afin que ces en-
gagemens du monde ne deviennent point pour vous
des engagemens d'iniquité , et que ce ne soient point
des pierres de scandale où votre vertu se démente;
afin que ces agitations du monde ne vous troublent
point, et, si j'ose m'exprimer de la sorte, ne vous
étourdissent point jusqu'à vous endurcir le cœur et
à vous ôter tout sentiment de piété : car c'est ce qui
arrive communément.
Le dirai-je, et quelle peine aurois-je à le dire,
puisque ce n'est point un paradoxe, mais une vérité
certaine et indubitable? Un solitaire , un religieux,
une personne de piété et séparée du monde ; quoi
que vivant dans le monde, pourroient plus aisément
se passer delà méditation; et la preuve en est très-
naturelle : parce que dans le silence du désert , dans
l'obscurité du cloître, dans le repos d'une vie pieuse
et retirée , il y a beaucoup moins d'objets qui les
puissent distraire; et qu'après tout, au défaut de la
méditation , ils ont bien d'autres observances qui les
attachent à Dieu , qui leur en renouvellent à toute
2 5.
^88 PKIÈUE MENTALE ,
heure la pensée, qui en cent manières différentes,
leur remettent devant les yeux les maximes éter-
nelles , et qui par là leur servent de préservatifs
contre la dissipation de l'esprit , et tous les relâche-
mens où elle seroit capable de les porter. Mais dans
le train de vie où vous êtes, et dans la situation où
il vous met, si vous rejetez la sainte méthode que je
vous prescris , et si vous refusez de vous y assujettir,
que vous restera-t-il pour y suppléer ?
Peut-être est-ce le terme de méditation qui vous
clioque : car la foiblesse du mondain , va quelque-
fois jusque-là. On est prévenu contre tout ce qui a
quelque apparence de vie dévote ; et c'est assez d'en-
tendre nommer certaines pratiques, pour en con-
cevoir du dégoût , et pour traiter ceux qui nous les
proposent d esprits simples et de gens qui ne savent
pas le monde. Eh bien ! si le nom ne vous plaît pas,
laissez-le, j'y consens; mais retenez la chose; il im-
porte peu du reste comment vous l'appellerez. Et ne
me dites pas que vous ne savez point méditer, et que
vous n'en avez nul usage : car je dis moi au contraire ,
qu'il n'est rien dont nous ayons plus d'usage que de la
méditation, etque sans étude nous savons méditer sur
tout. Nous savons méditer sur une affaire temporelle,
sur un intérêt de fortune ; méditer sur un procès ou
à poursuivre, ou à soutenir, ou à décider; méditer
sur une entreprise , sur un emploi , sur un parti ,
sur un établissement , sur un mariage; méditer sur
une intrigue politique, sur une négociation , sur un
traité , sur un commerce ; méditer sur un ouvrage
d'esprit , sur un point de doctrine , sur une ques-
OU PRATIQUE DE LA MÉDITATION 38$
tion , une opinion de l'école; el s'il faut l'ajouter,
méditer même sur un crime que nous projetons :
c'est-à-dire, que sur tout cela et sur tout le reste,
dont le détail seroil infini, nous savons réfléchir,
raisonner , chercher des moyens, prendre des pré-
cautions , démêler le bien et le mal , le vrai et le
faux , ce qui convient et ce qui ne convient pas ,
ce qui peut profiter et ce qui peut nuire. C'est-à-
dire , que nous savons sur tout cela délibérer ,
examiner, peser les raisons, prévoir les obstacles,
faire des arrangemens , former des résolutions;
c'est-à-dire, que nous savons penser à tout cela,
en tous lieux , en tout temps , le matin , le soir ,
le jour, la nuit, et y penser sans ennui, sans dis-
traction , avec l'attention la plus infatigable et la
plus constante. Comment n'y aura-t-il que les choses
de Dieu et que le salut, à quoi nous ne puissions
appliquer notre esprit , ni arrêter nos pensées ?
Comment sera-ce l'unique sujet , sur quoi la médi-
tation nous devienne ou nous semble impraticable ?
En deux mots , veillez , suivant l'importante leçon-
du Sauveur des hommes, et priez. Veillez et ob-
servez attentivement tous vos pas : pourquoi ? parce
que vous marchez dans un pays ennemi , et qu'à
tout moment vous pouvez être surpris. Priez et im-
plorez humblement la grâce d'en haut : pourquoi ?
parce que vous êtes foible, et que sans l'assistance
divine vous ne pouvez vous défendre. Veillez, et
votre vigilance rendra votre prière plus efficace au-
près de Dieu; priez, et votre prière secondera votre
vigilance par les secours qu'elle vous attirera de la
3$0 PRIÈRE MENTALE , OU PRATIQUE , etc.
part de Dieu. Or, pour l'un et pour l'autre, le
même Sauveur vous donne encore cet avis, qui est
de vous retirer à l'écart, et de rentrer en vous-
même ; examinant devant Dieu tonte votre conduite,
vous demandant compte de toutes vos actions, sup-
putant et vos progrès et vos pertes, prenant des
mesures pour réparer le passé et pour réformer
l'avenir , vous excitant , vous encourageant , vous
adressant au ciel et l'intéressant en votre faveur. Il
n'est point question d'y employer beaucoup de
temps, mais d'être exact et régulier à y donner
tous les jours quelque temps. Vous saurez bien le
ménager, ce temps , et le trouver, dès que vous le
voudrez; et vous le voudrez, dès que vous com-
prendrez bien le prix de votre ame , et combien il
vous importe de la sauver.
Mais c'est ce que vous n'avez point encore com-
pris comme il faut ; et de ce que vous ne le com-
prenez pas, voilà pourquoi vous y pensez si peu.
Vous pensez à toute autre chose , vous vous occupez
de toute autre chose : hé ! ne penserez-vous jamais
à vous-même? jamais ne vous occuperez-vous de
vous-même ? Car ce que j'appelle vous-même , ce
ne sont point ces biens, ces plaisirs , ces honneurs
mondains qui passent si vite, et à quoi vous êtes
néanmoins si attentif. Ce ne sont point toutes ces
affaires, ou domestiques, ou étrangères qui ne re-
gardent que dos intérêts temporels, et dont vous
avez sans cesse la tète remplie. Tout cela n'est point
vous-même , puisque tout cela peut être séparé de
vous , et qu'indépendamment de tout cela vous
USAGE DES ORAISONS JACULATOIRES. %î
pouvez subsister, et être éternellement heureux on
éternellement malheureux. Mais vous-même, vous
dis-je , c'est cette ame immortelle qui fait la plus
noble partie de votre être, et que Dieu vous a
confiée; cette ame dont la perle seroit pour vous
le souverain malheur, quand vous pourriez posséder
tout le reste; et dont le salut au contraire doit être
votre souveraine béatitude, quand il ne vous res-
teroit rien d'ailleurs, et que tout vous seroit enlevé.
Voilà, encore une fois , et à proprement parler, ce
que vous êtes, et voilà par conséquent ce qui de-
mande toutes vos réflexions. Or ces réflexions ne se
font que par la méditation , et de là vous jugez avec
quelle raison on vous recommande une pratique si
salutaire.
Usage des Oraisons jaculatoires ou des fréquentes
aspirations vers Dieu.
On demande assez communément des pratiques
pour se recueillir au-dedans de soi-même dans les dif-
férentes occupations de la vie. On se plaint du peu
de loisir qu'on a pour vaquer à la prière, et pour
se réveiller souvent et se renouveler en esprit par ce
saint exercice. D'où il arrive que, malgré toutes les
résolutions qu'on a prises à certains temps , une
multitude d'affaires qui se succèdent les unes aux
autres, nous fait perdre le souvenir de Dieu; et que
dans cet oubli de Dieu, on se dissipe, on se re-
lâche, on devient tout languissant, ou du moins
qu'on agit d'une façon toute humaine et sans
3$$ USAGE DES ORAISONS
mérite. Or le remède le plus aisé , le plus prompt,
comme aussi le plus efficace et le plus puissant ,
c'est ce qu'on appelle , selon le langage ordinaire ,
prières jaculatoires et dévotes élévations de l'ame à
Dieu.
Ce sont certaines paroles vives et affectueuses par
où l'ame s'élance vers Dieu, tantôt pour lui marquer
sa confiance, tantôt pour le remercier de ses dons,
tantôt pour exalter ses grandeurs , tantôt pour
s'anéantir devant ses yeux; quelquefois pour fléchir
sa colère et pour implorer sa miséricorde , toujours
pour lui adresser d'humbles demandes et pour ré-
clamer son secours. Ces prières sont courtes, et ne
consistent qu'en quelques mots; mais ce sont des
mois pleins d'énergie , et si je l'ose dire , pleins de
substance. De là vient qu'on les nomme prières ja-
culatoires , parce que ce sont comme des traits en-
flammés qui tout à coup partent de l'ame , et per-
ceut le cœur de Dieu.
L'Ecriture et surtout les psaumes , nous fournis-
sent une infinité de ces aspirations, et c'est-là par-
ticulièrement qu'on les peut choisir. Telle est, par
exemple, celle-ci : Vous êtes le Dieu de mon cœur ( i );
ou cette autre : 0 mon Dieu et ma miséricorde (2) /
ou cette autre : Qui me donnera des ailes comme
à la colombe , pour aller à vous , Seigneur , et me
reposer en vous (3) ,p ou mille autres que je passe et
dont le détail seroit trop long. Il y en a également
\\n très-grand nombre que Dieu avoit inspirées aux
saints , et qu'ils s'éioient rendues familières : comme
(») Ps. 72, — (2) Ts, 58. — (3) P$. 54.
JACULATOIRES. 3$3
celle de saint Augustin : Beauté si ancienne et
toujours nouvelle , je vous ai aimée trop tard ; ou
celle de saint François d'Assise -.Mon Dieu et mon
tout; ou celle de sainte Thérèse : Souffrir ou mourir;
ou celle de saint Ignace de Loyola : Que la terre est
peu de chose pour moi , Seigneur , quand je regarde
le ciel !
Quoique ces prières, quelles qu'elles soient , et
quelques sentimens de piété qu'elles expriment,
puissent être propres à tout le monde , dès-là
qu'elles nous élèvent et qu'elles nous portent à Dieu,
il est vrai néanmoins qu'il y en a qui conviennent
plus aux uns qu'aux autres. Car , comme dans l'ordre
de la nature les qualités et les talens sont différens ,
ainsi dans l'ordre de la grâce les dons du ciel ne
sont pas les mêmes, mais chacun a son attrait parti-
culier qui le touche davantage et qui fait sur son
cœur une plus forte impression. Celui-là est plus
susceptible d'une humilité et d'une crainte reli-
gieuse : et celui-ci d'un amour tendre et d'une con-
fiance filiale. Or, c'est à nous, dans cette diversité,
de prendre ce qui est plus conforme à notre goût
et à nos dispositions intérieures. L'expérience et la
connoissance que nous avons de nous-mêmes doit
nous le faire connoîlre.
Et il n'y a point à craindre que la continuité du
même sentiment , et une fervente répétition des
mêmes paroles ne nous cause du dégoût et ne nous
devienne ennuyeuse. Cela peut arriver et n'arrive en
effet que trop dans les sentimens humains. Ils per-
dent , par l'habitude ? toute leur pointe: ils se ralen-
3g4 USAGE DES ORAISONS
tissent , et n'ayant plus de quoi piquer une ame ,
ils viennent enfin à s'amortir tout à fait et à s'étein-
dre. De là ces vicissitudes et ces changemens si or-
dinaires dans les amitiés et les sociétés du monde.
Cène sont que ruptures et que réconciliations perpé-
tuelles, parce que le même objet ne plaît pas tou-
jours également , et que d'un jour à l'autre le cœur
prend de nouvelles vues et de nouvelles affections.
Mais, selon la remarque de saint Grégoire, il y a
dans les choses de Dieu cet avantage inestimable ,
que plus on les pratique, plus on les goûte; de
même aussi que par une suite bien naturelle, plus
on les goûte, plus on les veut pratiquer. En sorte
que le sentiment qu'elles ont une fois inspiré , au
lieu de diminuer par l'usage , croît au contraire et
n'en a que plus d'onction.
Il n'est donc pas besoin de les interrompre ni de
les varier : le même exercice peut suffire dans tous
les temps, et il n'y faut point d'autre assaisonnement
que celui que la grâce y attache. A quoi se rédui-
soit toute la prière de ce pieux solitaire , dont il est
rapporté qu'il passoit les journées et les nuits pres-
que entières à dire seulement : Béni soit le Seigneur
mon Dieu ! Il le répétoit sans cesse , et après l'avoir
dit mille fois, il se sentoit encore plus excité à le
redire. Car en ce peu de mots il trouvoit un fonds
inépuisable de douceurs et de délices spirituelles.
Il en étoil saintement ému et attendri; il en étoil
ravi , et comme transporté hors de lui-même. Ce!
n'est pas qu'il fût fort versé dans les méthodes
d'oraison, ni qu'il en connût les règles : le inouve-
JACULATOIRES. 3u5
ment de son cœur , joint à l'inspiration divine ,
voilà l'unique et la grande règle qu'il suivoit. Avec
cela le sujet le plus simple éioit pour lui la plus
abondante matière et une source intarissable.
Il est vrai néanmoins qu'il y a des esprits à qui
la variété plaît dans les pratiques même de piété ,
et â qui elle est en elFet nécessaire pour les soutenir ,
et pour les retirer de la langueur où autrement ils
ne manquent point de tomber. Il est encore vrai
que c'est là l'état le -plus commun ; mais du reste ,
si c'est le nôtre , nous avons là-dessus de quoi
pleinement nous satisfaire , par l'infinie multitude
de ces prières dont nous parlons , et qui sont ré-
pandues dans tous les livres saints. Est-on assailli
de la tentation , et dans un danger prochain de
succomber ? on peut dire alors comme les apôtres
attaqués d'une rude tempête , et battus violemment
de l'orage : Sauvez-nous , Seigneur ; sans vous nous
allons périr (i). Est-on dans le désordre du pé-
ché, et pense- 1- on à en sortir? on peut dire, ou
avec David pénitent : Tirez mon ame du fond de
l'abîme , ô mon Dieu ! et souvenez-vous que c'est
mon unique (2) ; ou avec le même prophète : Sei-
gneur , vous ne mépriserez point un cœur contrit et
humilié (3) ; ou avec le publicain prosterné à la
porte du temple : Soyez-moi propice , mon Dieu :
je suis un pécheur (4) ; ou avec l'enfant prodigue :
Mon Père,}' ai péché contre le ciel et contre vous (5).
Est-on dans l'affliction et dans la peine? on peut
dire , soit en reconnoissant la volonté de Dieu qui
(1) Matth. 8 (2) Ps. 4i. — (3) Ps. 5o. — (4) Luc. iR. — (5) Luc i5.
3(j6 USAGE DES ORAISONS
nous éprouve : Tout vient de vous , Seigneur , et
cous êtes le maître ; soit en se résignant et en ac-
ceptant : Vous le voulez , mon Dieu ; et parce que
vous le voulez , je le veux ; soit en offrant à Dieu
ses souffrances : Vous voyez , Seigneur , ce que je
souffre , et pour qui je le souffre ; soit en cherchant
auprès de Dieu du secours et du soulagement : //
cous a plu de m affliger , Seigneur ; et il ne tient
qu'à vous de me consoler. Si nous sentons notre foi
s'affaiblir et chanceler , disons : Je crois , mon Dieu ;
mais fortifiez , augmentez ma foi (i). Si nous
sommes dans le découragement , et que nous man-
quions de confiance 3 disons : Quai-je à craindre ,
Seigneur ; et tant que vous serez avec moi ', que
peut tout l'univers contre moi (2) ? ou : Je puis
tout en celui et avec celui qui me soutient (3). Si
notre amour commence à se refroidir , et qu'il n'ait
plus la même vivacité ni la même ardeur , disons :
Embrasez mon cœur de votre amour , ô mon Dieu !
et si. je ne vous aime point assez , faites que je vous
aime encore plus. Dans la vue des bienfaits de Dieu ,
nous nous écrierons : Qu est-ce que V homme , Sei-
gneur , et par où ai-je mérité tant de grâces (4) ?■
Dans le souvenir et le désir de l'éternelle béatitude
où Dieu nous appelle, nous dirons : Quand viendra
le moment , et quand sera-ce que j'entrerai dans
la joie de mon Seigneur et de mon Dieu (S) ? Dans
la sainte résolution de nous attacher plus étroite-
ment à Dieu , et de le servir avec plus de zèle
que jamais , nous lui ferons la même protestation
(1) Matth. g— (a)Ps. ô.-(3) Phil. 4— ( 1) Job. 7.— (5) Matth. a5.
JACULATOIRES. 897
que le roi prophète : Je l'ai dit, Seigneur , c'est
maintenant que je vais commencer (1); et nous
ajouterons : Cet heureux renouvellement , à mon
Dieu ! ce sera l'ouvrage de votre droite. Enfin selon
les conjonctures, les temps , et selon que nous nous
trouverons touchés intérieurement et diversement
affectionnés , nous userons de ces prières , et de tant
d'autres que je ne marque pas , mais qu'il nous est
aisé de recueillir conformément à notre dévotion ,
et d'avoir toujours présentes à la mémoire.
Peut-être comptera-l-on pour peu des prières ainsi
faites , et peut-être , à raison de leur brièveté , se per-
suadera-t-on qu'elles ne doivent pas être d'un grand
poids devant Dieu. Mais le Sauveur des hommes nous
a formellement avertis , que le royaume de Dieu ne
consiste point dans l'abondance des paroles. La droi-
ture de l'intention , la force et l'ardeur du sentiment ,
voilà à quoi Dieu se rend attentif, voilà à quoi il se
laisse fléchir ; et c'est en ce sens qu'on peut prendre
ce qu'a dit le Sage : Qu'une courte prière pénètre les
cieux.DdLSià dans un même péché avoit commis un
double crime, et le pardon de l'un et de l'autre ne de-
voit être , ce semble , accordé qu'à de puissantes inter-
cessions , long-temps et souvent réitérées ; mais dès
qu'aux reproches que lui fait le Prophète , il s'est
écrié : J'ai péché contre le Seigneur (2) , cette seule
confession que le repentir lui met dans la bouche ,
suffit pour apaiser sur l'heure la colère de Dieu.
JSornons-nous à cet exemple , et ne parlons point
de bien d'autres , non moins connus ni moins con-
(i)Ps. 70. — (2)2. Reg. i3.
Ôyo USAGE DES ORAISONS
vaincans. On ne traite avec les grands du monde
que par de fréquentes entrevues et de longues déli-
bérations ; mais avec Dieu tout peut se terminer dans
un instant.
De tout ceci, concluons combien nous sommes
inexcusables, lorsque nous négligeons une manière
de prier qui nous doit coûter si peu et qui nous
peut être si salutaire. Car il n'est point ici question
de profondes méditations , et il ne s'agit point d'em-
ployer des heures entières à l'oraison. Quand on le
demanderoit de nous, nous n'aurions communément,
pour nous en dispenser , que de vains pré testes et
de fausses raisons ; mais ces raisons , après tout ,
quoique frivoles et mal fondées, ne laisseroient pas
d'être spécieuses et d'avoir quelque apparence. Nous
pourrions dire , et c'est en effet ce qu'on dit tous les
jours , que nous manquons de temps ; que nous
sommes chargés de soins qui nous appellent ailleurs ;
que notre esprit naturellement volage, nous échappe,
et que nous avons peine à l'arrêter ; que mille dis-
tractions viennent nous assaillir en foule et nous
troubler , dès que nous nous mettons à l'oratoire ,
et que nous voulons rentrer en nous-mêmes ; que
d'avoir sans cesse à combattre pour les rejeter, c'est
une étude, un travail, une espèce de tourment: en
un mot , que nous ne sommes point faits à ces sortes
d'exercices si relevés et si spirituels, et qu'ils ne
nous conviennent en aucune façon.
Voilà , dis-je , de quelles excuses nous pourrions
nous prévaloir , quoique avec assez peu de sujet ;
mais de tout cela que pouvons-nous alléguer , par
JACULATOIRES. 3o,9
rapport à ces dévoles aspirations qui nous devroient
être si habituelles ? Sont - ce nos occupations qui
nous détournent de cette sainte pratique , et qui
nous ôtent le temps d'y vaquer? mais il n'y faut
que quelques momens. Craignons-nous que cet exer-
cice ne nous devienne ennuyeux ? mais quel ennui
nous peut causer un instant qui coule si vue , et qui
se fait à peine sentir? Dirons-nous que nous sommes
trop distraits? mais pour un simple mouvement du
cœur , et pour quelques paroles que la bouche pro-
nonce , il ne faul pas une grande contention d'esprit,
et il n est guère a croire qu'on n'y puisse pas don-,
ner l'attention suffisante. Tout est terminé avant
qu'aucun autre objet ait pu s'offrir à l'imagination
et la porter ailleurs. Enfin , nous retrancherons-nous
sur le peu de commodité par rapport aux occasions,
aux heures , aux lieux convenables ? mais en toute
rencontre , à toute heure , partout, et en quelque
lieu que ce soit , il n'est rien qui nous empêche de
rappeler le souvenir de Dieu , de nous tourner inté-
rieurement vers lui , et de lui adresser nos vœux. Il
n'est point besoin de préparation pour cela; il n'est
point nécessaire de se retirer à l'écart , d'être au
pied d'un autel, de quitter un travail dont on est
actuellement occupé , ni d'interrompre une conver-
sation où la bienséance nous a engagés et où elle
nous retient.
Qu'avons-nous donc , encore une fois , à opposer,
et quel obstacle réel et véritable peut servir à notre
justification? Reconnoissons- le de bonne foi: la
source du nul , c'est notre indifférence pour Dieu,
^OO USAGE DES ORAISONS
et pour tout ce qui regarde la perfection et la sanc-
tification de notre ame. Si nous aimions Dieu , je
dis , si nous l'aimions bien , notre cœur , aidé de
la grâce et entraîné par le poids de son amour , se
porterait de lui-même à Dieu : Il ne faudrait point
alors nous inspirer les sentimens que nous aurions
ù prendre , ni les chercher ailleurs que dans le fond
de notre ame ; et comme la bouche parle de l'abon-
dance du cœur , il ne faudrait point nous suggérer
des termes pour exprimer ce que nous sentons ; ces
expressions viendraient assez ; et sans recherche ,
sans étude , elles naîtraient , si je l'ose dire , sur
nos lèvres. Nous en pourrions juger par une com-
paraison , si elle éloil convenable à une matière
aussi sainte que celle-ci. Qu'un homme soit possédé
d'un fol amour, et qu'il soit épris d'un objet pro-
fane et mortel , faut - il l'exhorter beaucoup et le
solliciter de penser à la personne dont il est épris?
que dis-je ? peut - il même n'y penser pas et l'ou-
blier ? Tout absente qu'elle est , il ne la perd en
quelque manière jamais de vue , et elle lui est ton-
jours présente. Hélas! à quoi tient-il que nous ne
soyons ainsi nous-mêmes dans une présence conti-
nuelle de Dieu , mais dans une présence toute sainte
et toute sanctifiante ?
Celte présence de Dieu est un des exercices que
tous les maîtres de la vie chrétienne et dévote nous
ont le plus recommandé. Ils nous en ont tracé di-
verses méthodes , toutes bonnes, toutes utiles ; mais
de toutes les méthodes , je ne fais point difficulté
d'avancer qu'il iiqii est aucune , ni plus solide , ni
plus
JACULATOIRES. ^Oî
plus à la portée de tout le monde , que de s'accou-
tumer , ainsi que je viens de l'expliquer et que je
l'entends , à parler à Dieu de temps en temps dans
le cours de chaque journée. La plupart des autres
méthodes consistent en des efforts d'imagination
qu'il est difficile de soutenir , et dont les effets
peuvent être nuisibles ; au lieu que celle-ci se pré-
sente comme d'elle-même , et ne demande aucune
violence.
Elle a encore cet avantage , que , sans nous dé-
tourner des affaires dont nous sommes chargés , ni
des fonctions auxquelles nous sommes indispensa-
blement obligés de nous employer selon notre pro-
fession , elle nous met en état de pratiquer presque
à la lettre cette importante leçon du Sauveur du
inonde , ou il faut toujours prier et ne point cesser.
Car, n'est-ce pas une prière continuelle? depuis le
réveil du matin jusqu'au sommeil de la nuit , d'heure
en heure , ou même plus souvent , on pense à Dieu ,
on dit quelque chose à Dieu , on se tient étroitement
et habituellement uni à Dieu. Ce n'est pas sans re-
tour de la part de Dieu , ni même sans le retour
quelquefois le plus sensible. Dieu ne manque guère
de répondre , et de faire entendre secrètement sa
voix. On l'écoute , et on se sent tout animé , tout
excité , tout pénétré. Il y a même des momens
où. l'on se connoît à peine soi-même ; et c'est bien
là que se vérifie ce que nous lisons dans l'excellent
livre de l'Imitation de Jésus-Christ : Le Seigneur se
plait à visiter souvent un homme intérieur ; il s'en-
tretient doucement avec lui , il le comble de conso-
TOME XIV. 26
402 ORAISON
solution et de paix , et il en vient même à une
familiarité qui va au-delà de tout ce que nous en
pouvons comprendre. Heureuse une ame qui , sans
bien comprendre ce mystère de la grâce, se trouve
.toujours en disposition de l'éprouver !
ORAISON DOMINICALE.
Comment elle nous condamne de la manière que
nous la récitons y et dans quel esprit nous la devons
réciter.
Qu'est-ce que l'oraison dominicale? c'est le précis
de toutes les demandes que nous devons faire à Dieu.
Nous les lui faisons en effet chaque jour; nous ré-
citons chaque jour cette sainte prière. Ce sont , dans
les vues de Jésus-Christ , des demandes salutaires
pour nous ; mais dans la pratique et selon les dis-
positions de notre cœur , ce sont autant de con-
damnations que nous prononçons contre nous , et
voici comment.
Nous demandons à Dieu que son nom soit sanc-
tifié , qu'il soit connu , béni , adoré par toute la
terre ; et ce nom adorable du Seigneur , nous le
profanons , nous le blasphémons. Ce souverain
maître , ce créateur de toutes choses , que nous re-
connoissons digne des hommages de tout l'univers ,
nous le déshonorons par les désordres de notre vie;
nous l'insultons jusques au pied de ses autels par
nos scandales et nos irrévérences. Bien loin de nous
employer à étendre sa gloire dans toutes les contrées
DOMINICALE. 4°3
du monde , nous ne prenons pas seulement soin de
le faire servir et glorifier dans l'étroite enceinte d'une
maison soumise à notre conduite ; nous ne l'y glo-
rifions ni ne l'y servons pas nous-mêmes : première
condamnation.
Nous demandons à Dieu que son règne arrive :
c'est-à-dire , que dès cette vie , il règne dans nous
par sa grâce , et qu'en l'autre nous régnions avec lui
par la possession de son royaume céleste. Mais ce
règne de Dieu dans nous par la grâce , nous le dé-
truisons par le péché. Sous l'empire de qui vivons-
nous , et voulons - nous vivre ? sous l'empire du
monde corrompu , sous celui de nos habitudes vi-
cieuses , dé nos passions déréglées. Voilà les maîtres
qui nous gouvernent et dont nous aimons la domi-
nation , toute honteuse et toute injuste qu'elle est.
Tellement qu'au lieu de soumettre notre cœur à
Dieu , nous en bannissons Dieu pour y établir en
sa place ses plus déclarés ennemis. De là, nous ne
pensons guère à ce royaume du ciel où Dieu nous
appelle, et où il nous promet de nous faire régner
éternellement avec lui et avec ses saints. Gomme de
vils animaux , nous avons toujours les yeux tournés
vers la terre ; nous ne sommes occupés que de la
vie présente ; et c'est à cette vie terrestre et sen-
suelle que nous rapportons toutes nos vues , tous nos
désirs, tous nos intérêts : seconde condamnation.
Nous demandons à Dieu que sa volonté se fasse
sur la terre comme dans le ciel ; que toute sa loi
soit observée , tous ses préceptes fidèlement gardés;
que nous ayons là-dessus la même exactitude, la
26*
4o4 OlÎAlSON
même diligence, la même pureté d'intention, la
même ferveur et la même constance qu'ont ces
esprits bienheureux dont il a fait ses anges et ses
ministres; que, de quelque manière qu'il lui plaise
disposer de nous en ce monde , il nous trouve tou-
jours dociles , patiens , résignés , et dans une par-
faite conformité de cœur aux desseins de sa provi-
dence. C'est pour tous les hommes en général ,
mais spécialement pour chacun de nous en parti-
culier, que nous lui faisons cette prière. Or de bonne
foi, comment pouvons-nous la faire , quand nous
transgressons ses cominandemensavec tant de liberté
et tant de facilité; quand nous résistons avec tant
d'obstination à tous les mouvemens intérieurs , a,
toutes les inspirations qu'il nous donne , et où il
nous déclare ce qu'il veut de nous ; quand nous
n'accomplissons au moins qu'en partie et qu'avec
des réserves et des négligences extrêmes, ce qu'il
nous prescrit et ce que nous savons lui être agréable;
quand, à la moindre disgrâce qui nous arrive, au
moindre événement qui nous chagrine et qui nous
mortifie , nous nous troublons , nous nous révoltons,
nous éclatons en plaintes et en murmures? Allons
après cela lui faire des protestations d'obéissance, et
d'un sincère attachement à son bon plaisir; toute
notre conduite, tous nos sentimens démentent nos
paroles : troisième condamnation.
Nous demandons à Dieu qu'il nous donne notre
pain de chaque jour , et qu'il nous le donne dans
Je jour et pour le jour présent : rien davantage. Par
où nous lui témoignons que nous nous contentons
DOMINICALE. 4o5
du nécessaire; que nous ne voulons que le pain,
et que notre pain; que nous ne prétendons point
avoir le pain d autrui , mais celui seulement qu'il
nous a promis , et qui nous appartient comme un
don de sa bonté paternelle; que nous ne le voulons
même qu'amant qu'il peut suffire dans le cours de la
journée à notre subsistance et à nos besoins. Cette
demande , prise dans son vrai sens , est sans con-
tredit une des plus raisonnables et des plus modé-
rées. Mais en effet , nous bornons-nous à ce néces-
saire? Avons-nous jamais assez pour remplir l'insa-
tiable convoitise qui nous dévore ? Fussions-nous
dans l'état le plus opulent , nous voulons toujours
acquérir , toujours amasser , toujours accumuler
biens sur biens. Non contens que Dieu nous four-
nisse l'aliment et le pain , nous portons bien au-delà
nos prétentions. Il faut que nous ayons de quoi sou-
tenir d'excessives dépenses en logemens , en ameu-
blemens, en équipages, en jeux , en parties déplai-
sir. Il faut que nous ayons de quoi satisfaire tous
nos sens, de quoi leur procurer toutes leurs com-
modités et toutes leurs aises, de quoi mener une vie
molle et délicieuse. Il faut que nous soyons dans le
faste, l'éclat , la splendeur. Il le faut , dis-je, selon
nos désirs désordonnés; et si les revenus dont on
jouit ne sont pas assez amples pour cela, à quelles
injustices a-t-on recours? quelles voies prend-on,
tantôt de violence ouverte , tantôt d'adresse et d'in-
dustrie , pour enlever aux autres le pain qu'ils ont
reçu de Dieu et pour se l'approprier? épargne-t-on
le pauvre , l'orphelin , la veuve ? Et jusqu'où n'étend-
'4o6 ORAISON
on j>nint ses vues dans l'avenir? Tl semble que nous
nous croyions immortels, et que nous devions au
moins passer de plusieurs siècles cet aujourd'hui
que le Fils de Dieu nous a toutefois marqué comme
l'unique objet de nos soins, et où il vent que nous
les renfermions : quatrième condamnation.
Nous demandons à Dieu qu'il nous remette nos
offenses , et qu'il nous pardonne comme nous par-
ch nnons à ceux qui nous ont offensés. Terrible con-
dition , comme nous pardonnons ! car nous ne par-
donnons rien , ni ne voulons rien pardonner : ou si,
peut-être après bien des difficultés et de longues né-
gociations, nous consentons à quelque accommo-
dement , du moins attendons-nous qu'on fasse toutes
]es avances. Et comment encore pardonnons-nous
alors ? nous ne pardonnons que de bouche et qu'en
apparence , sans pardonner de cœur. Nous ne par-
donnons qu'à demi , voulant bien nous relâcher jus-
qu'à certain point, mais sans aller plus loin. De sorte
que maigre nos retours affectés et imparfaits, il
nous reste toujours dans le fond un venin secret et
et une indisposition habituelle qui ne se produit que
trop dans les rencontres, et ne se fait que trop sentir.
D'où s'ensuivent les plus atfreuses conséquences ; sa-
voir , qu'en demandant à Dieu qu'il nous remette
nos offenses , comme nous remettons celles qui
nous ont été faites, nous lui demandons qu'il ne
nous en remette aucune, puisque de toutes celles
que nous pouvons recevoir, il n'y en a pas une que
nous voulions remettre. Nous lui demandons que
s'il se trouve en quelque manière disposé à se récon-
DOMINICALE. 4°7
ciîier avec nous, il nous laisse faire vers lui toutes
les démarches , sans nous prévenir et sans nous re-
chercher par sa grâce : ce qui nous rendroit cette
réconciliation absolument impossible. Nous lui de-
mandons que s'il daigne se rapprocher de nous , ce
soit seulement une réunion apparente, et que son
cœur à notre égard demeure toujours dans le même
éloignement et le même ressentiment. Nous lui de-
mandons que, si par l'entremise de ses ministres,
il veut bien nous donner l'absolution de nos péchés,
ce ne soit qu'une demi-absolution , une absolution
limitée , laquelle ne l'empêche point d'agir contre
nous à toute occasion , et de travailler secrètement
à notre ruine. Quelles prières et quelles demandes!
Qui n'en doit pas être efïrayé pour peu qu'on y
pense ? Mais elles sont toutes néanmoins comprises
dans cette règle , Pardonnez-nous comme nous par-
donnons ; et c'est la cinquième condamnation.
Nous demandons à Dieu qu'il ne nous expose
point à la tentation , surtout à certaines tentations
que nous savons être plus dangereuses pour nous,
et où notre foiblesse est plus en péril de succomber.
Car quoique Dieu permette quelquefois que la ten-
tation nous attaque malgré nous, et quoique nous
devions alors en soutenir l'effort avec patience et
avec courage , il veut du reste que nous la fuyions
autant qu'il dépend de nous, et il trouve bon que
nous lui adressions nos vœux pour en être déli-
vrés. Mais voici l'énorme contradiction où nous
tombons , et qui nous rend inexcusables: c'est que
nous nous exposons aux tentations les plus vio-
4o8 ORAISON
lentes. On a cent fois éprouvé le danger prochain
de telle et telle occasion , et cependant on y demeure
toujours; on ne peut ignorer combien cette liaison ,
combien ces conversations , ces entrevues font d'im-
pression sur le cœur , et à quels désordres elles sont
capables de conduire, et cependant on n'y veut pas
renoncer; on sait que le monde est plein de pièges
et d'écueils; on a l'exemple de mille autres qu'on y
a vus, et qu'on y voit sans cesse échouer malheu-
reusement; on a l'exemple de ses propres chutes,
dont peut-être on ne s'est encore jamais bien relevé*
et cependant on veut être du monde , et d'un cer-
tain monde : c'est-à-dire , d'un monde particulier
qui plaît davantage, et dont on se sent plus touché;
d'un monde qui excite plus nos passions, qui flatte
plus nos inclinations ; d'un monde où 1 innocence
des plus grands saints eût fait un triste naufrage , et
où la vertu des anges seroit à peine en sûreté. On
veut vivre dans ce monde , parmi ce monde, avec
ce monde; on veut avoir part à ses diverlissemens,
à ses assemblées , à ses entretiens , sans égard à tous
les risques qu'il y a à courir, et sans profiter de la
connoissance qu'on a de son extrême fragilité. Il en
est de même dune infinité d'autres engagemens , où
l'on se jette en aveugle , quoique d'une volonté
pleine et délibérée : engagemens de professions et
délais, engagemens d'emplois et de commissions,
engagemens dallaires et d'intérêts. N'avons-nous
pas bonne grâce alors de dire à Dieu : Seigneur ,
détournez de nous les tentations où nous pourrions
nous perdre, et ne nous y abandonnez pas! Et Dieu
DOMINICALE. 4°9
n'a-t-il pas droit de nous répondre : Pourquoi donc
y restez -vous habituellement? pourquoi donc ne
prenez-vous aucune des mesures que je vous inspire
pour vous en défendre? Avec cela ne comptez ni
sur moi ni sur vous-mêmes : sixième condamnation.
Nous demandons enfin à Dieu qu'il nous délivre
du mal. Le plus grand mai qu'il y ait à craindre sur
la terre , c'est sans doute le péché ; et de tous les
maux , le plus grand que nous ayons à éviter dans
l'autre vie , c'est la damnation éternelle , où le péché
conduit comme la cause à son effet. C'est donc par-
ticulièrement de l'un et de l'autre que nous deman-
dons d'être préservés. Mais voulons-nous, si j'ose
parler de la sorte, nous jouer de Dieu? prétendons-
nous l'outrager en le priant , et lui faire insulte ?
Seigneur , lui disons-nous , que votre grâce nous
garde du péché : mais ce péché , nous l'aimons ; mais
ce péché , nous l'entretenons dans nous et nous l'y
nourrissons ; mais ce péché , nous en faisons le
principe de toutes nos actions, le ressort de toutes
nos entreprises, l'ame de tous nos plaisirs, la dou-
ceur et l'agrément de toute notre vie. Je dis plus:
nous en faisons notre idole et notre divinité, nous
le favorisons ce péché, nous nous familiarisons avec
lui, nous prenons sa défense, et , si l'on veut nous
en donner de l'horreur, c'est contre ceux mêmes
qui travaillent à nous en détacher que nous tournons
toute notre haine. Ainsi nous laissons-nous entraîner
dans cet abîme de malheurs qui en est le terme ,
et où nous ressentirons éternellement les coups de
la vengeance divine. C'est là , c'est dans cette fatale
4«0 ORAISON
éternité , qu'il n'y aura plus à demander que Dieu
nous délivre de ce lieu de tourmens où l'arrêt de sa
justice nous aura précipités. Il falloit le demander
plutôt, et le bien demander. Nous l'aurons demandé
pendant la vie, il est vrai : mais nous l'aurons de-
mandé comme ne le demandant pas. Car c'est ne le
pas demander, que d'y apporter , en le demandant,
des obsiables invincibles, et Dieu pourra toujours
nous reprocher que nous ne l'aurons pas voulu , ou
bien voulu : septième et dernière condamnation.
Où donc en sommes-nous , et que ne sera pas ca-
pable de corrompre la malice de notre coeur, quand
elle peut de la sorte pervertir la prière même , et la
plus excellente de toutes les prières? Je ne dis pas ,
à Dieu ne plaise, la pervertir en elle-même; c'est
une prière toute divine , et qui garde partout son
caractère de divinité : mais je dis la pervertir par
rapport à nous , et au fruit que nous en devons reti-
rer. Le dessein du Fils de Dieu , en nous la traçant ,
a été que ce fut pour tous les fidèles une source de
grâces et de bénédictions : mais par l'abus qu'en font
la plupart des chrétiens en la récitant, elle ne peut
qu'irriter le ciel , et qu'attirer sur nous ses anathèmes
et ses malédictions. Faut-il pour cela nous l'interdire
absolument , et ne la prononcer jamais? autre mal-
heur non moins funeste ni moins terrible. Ce seroit
nous excommunier nous-mêmes ; ce seroit nous re-
trancher du nombre des enfans de Dieu , en ne l'ho-
norant plus comme notre père; ce seroit , en quelque
manière, nous séparer du corps de L'Eglise, en ne
priant plus avec elle ni comme elle. Nous ne pou- -
DOMINICALE. 4lî
vons donc trop user d'une prière qui nous a été si
expressément recommandée par Jésus - Christ. Si
nous sommes justes, cette prière , dite avec une foi
vive et une humble confiance , servira à notre avan-
cement et à notre perfection. Si nous sommes pé-
cheurs, cette prière, accompagnée d'un sentiment
de pénitence , servira à fléchir le cœur de Dieu et à
nous remettre en grâce auprès de lui par une smcère
conversion. Si même nous ne nous sentons point
encore touchés d'un repentir assez vif, cette prière,
jointe à un vrai désir d'être plus fortement attirés ,
servira à nous obtenir une grâce de contrition. Mais
adressons-nous, pour en profiter, au divin Sauveur
qui nous l'a enseignée , et demandons-lui que comme
il en est l'auteur, et qu'il nous l'a mise dans la bouche,
il en soit , en nous animant de son esprit, le sanc-
tificateur et le médiateur.
Il sera l'un et l'autre , quand nous prierons selon
les intentions que cet adorable maître s'est proposées
en nous apprenant lui-même à prier. Etudions-les ,
méditons-les , pénétrons-les ; et pour y bien entrer,
appliquons-nous chacun en particulier chaque de-
mande , et disons à Dieu :
I. Notre Père qui êtes dans les deux , que cotre
nom soit sanctifié. Dieu de majesté, Roi des rois et
Seigneur des seigneurs , grand Dieu , ce ne sont
point tous ces titres et tant d'autres que j'emploie
pour vous intéresser en ma faveur et pour trouver
accès auprès de vous. Vous êtes mon père : cela me
suffit. Oui vous l'êtes , Seigneur, et tout ce que j'ai
reçu de vons me le donne bien à connoître. Vous
4î2 ORAISON
êtes le père de tous les hommes : mais j'ose dire que
vous êtes encore plus particulièrement le mien , que
celui iYune infinité d'autres hommes, puisqu'il y a
une multitude innombrable d'hommes et des peuples
entiers que vous n'avez jamais prévenus des mêmes
grâces qi;e moi , ni favorisés des mêmes dons.
Cependant , mon Dieu , ce titre de père qui m'est
si cher et qui m'annonce vos miséricordes , ne me
fait point oublier votre pouvoir suprême et votre
souveraine grandeur ; et s'il excite toute ma con-
fiance, il ne m'inspire pas moins de respect et de
vénération. Car vous êtes dans les cieux, ô Père
tout-puissant! et dans le plus haut des cieux. C'est
là que vous avez établi le trône de votre gloire, là
que vous faites briller toute votre splendeur, là que
vous exercez votre empire au milieu de vos anges et
de vos élus ; et quoique la lumière où vous habitez
soit inaccessible , c'est là même néanmoins que vous
nous ordonnez d'élever nos esprits , de porter nos
cœurs , d'adresser nos vœux. Recevez les miens ,
Seigneur, je vous les adresse. Ils sont sincères, et
ils sont tels que vous le voulez. Par où puis-je mieux
commencer que par vous-même; et de toutes les
demandes que j'ai à vous faire, quelle est la plus
naturelle et la plus juste , si ce n'est que votre nom
soif sanctifié ?
Ce nom adorable , c'est votre essence divine, puis-
que vous vous appelez celui qui est ; ce sont vos
infinies perfections; c'est tout ce que vous êtes. Or
que tout ce que vous êtes, ô mon Dieu ! soit honoré
comme il le doit êtfe , je veux dire du culte le plus
DOMINICALE. 4ï3
pur, le plus religieux, le plus saint. Que tout l'uni-
vers vous connoisse , vous glorifie , vous adore. Que
tout ce qui est capable d'aimer, s'attache inviolable-
ment à vous et ne s'attache qu'à vous. Tel est le désir
le plus affectueux de mon coeur et le plus vif. Mais
en vous le témoignant, touché d'une pieuse émula-
tion qne vous ne condamnerez point, Seigneur, j'ose
ajou;er que je voudrois, s'il éloit possible, moi seul
vous aimer et vous glorifier autant que vous glo-
rifient toutes vos créatures , et que vous aiment tous
les esprits bienheureux et toutes les âmes justes.
Que dis-je, mon Dieu? ce ne sont là que des
souhaits toujours bons, puisque vous en êtes le prin-
cipe , l'objet et la fin ; mais au lieu de m'en tenir à
des souhaits vagues et indéterminés , ce que je dois
surtout vous demander et ce que je vous demande
très-instamment, c'est qu'autant qu'il dépend de moi,
selon ma disposition et mes forces présentes , je vous
glorifie dans mon état; c'est que sur cela je ne me
borne point à des paroles , mais que je passe à la pra-
tique et aux effets; c'est que par l'innocence démon
cœur , que par la ferveur de ma piété , que par la
sainteté de mes œuvres , que par l'édification de mes
mœurs , je vous présente chaque jour un sacrifice de
louanges, et je vous rende jusques à la mort un hom-
mage perpétuel.
II. Que votre règne arrive. Ah ! Seigneur , qu'il
arrive dans moi , ce règne si favorable et si désirable
pour moi. Et comment n'y est-il point encore arrivé?
comment dis-je , ô moi Dieu ! n'avez-vous pas plu-
tôt régné sur toutes les puissances de mon ame , sur
4l4 ORAISON
tous mes sens, soit intérieurs , soit extérieurs , sur
tout moi-même? Car qu'y a-t-il en moi qui ne soit
à vous, et qui , par la plus juste conséquence et l'obli-
gation la plus essentielle, ne vous doive être soumis?
Il est vrai , vous régnez dans moi et sur moi né-
cessairement , et par la souveraineté inséparable de
votre être. Vous êtes mon Dieu, et puisque vous
êtes mon Dieu , vous êtes mon Seigneur : et parce
qu'il ne dépend point de moi que vous soyez mon
Dieu, ou que vous ne le soyez pas, il ne dépend
point non plus de moi que vous soyez ou ne soyez
pas mon Seigneur. Mais comme je ne contribue en
Tien à ce règne de nécessité , dès qu'il est indépen-
dant de ma volonté , il ne sert aussi qu'à relever
votre gloire, et ne contribue en rien à ma perfection
et à mon mérite. Ce n'est donc point là le règne
que je vous demande. Je ne vous prie point qu'il
s'établisse, puisqu'il est déjà tout établi. Mais, Sei-
gneur, il y a un règne de grâce auquel je puis coopé-
rer et que vous avez fait dépendre de mon consen-
tement et de mon choix. Je veux dire qu'il y a un
règne tout spirituel où votre grâce prévient une ame ,
et où l'ame prévenue de cette grâce intérieure obéit
volontairement et librement à toutes vos inspira-
tions, se conforme en toutes choses et sans réserve à
votre bon plaisir, exécute avec une pleine fidélité
tous vos ordres, et n'a point d'autre règle de conduite
que vos divins commandemens et votre loi. Je veux
dire qu'il y a un règne d'amour où le cœur se donne
lui-même à vous, et se met, pour ainsi parler, dans
vos mains , afin que vous le possédiez tout entier ; afin
DOMINICALE. 4l5
que vous le gouverniez selon votre gré; afin que
vous lui imprimiez tel sentiment qu'il vous plaît; afin
que vous le dégagiez de toute affection terrestre, de
toute attache humaine , de tout objet qui n'est point
vous ou qui ne le porte pas vers vous; afin que vous
le changiez en vous et qu'il ne soit qu'un avec vous.
Or voilà l'heureux et saint règne après lequel je sou-
pire. Qu'il vienne, et qu'il détruise en moi le règne
du péché , le règne du monde, le règne de l'amour-
propre et de la cupidité , le règne de tous les désirs
sensuels et de toutes les passions.
Je n'ai que trop long-temps vécu sous l'empire
de ces injustes maîtres et sous leur tyrannique domi-
nation. Je n'ai que trop long-temps gémi sous leur
joug également honteux et pesant. En quel esclavage
m'ont-ils réduit , et en quel abîme devoient-ils un
jour me précipiter! Béni soit le moment où vous
daignez m'éclairer , Seigneur , et où je commence à
ouvrir les yeux pour me reconnoître. En rétablissant
votre règne au-dedans de moi et en me conduisant,
vous me remettrez dans la voie de ce royaume céleste
où vous m'avez préparé un trône de gloire et une
couronne d'immortalité. C'est là que vous régnez
sur tous les chœurs des anges , et sur tous vos élus,
que vous avez rassemblés dans votre sein pour être
leur éternelle et souveraine béatitude; c'est là que
vous m'attendez, c'est dans ce séjour bienheureux;
et quand y entrerai-je?
Hélas! mon Dieu, malgré la vue que la foi me
donne de cette sainte patrie où je dois sans cesse
aspirer, je sens néanmoins toujours le poids de la
4i6 ORAISON
misère humaine qui me retient, qui m'appesantit ,
qui m'attache à ce monde visible et à mon exil , qui
me fait craindre la mort et aimer la vie présente.
Mais, Seigneur, ce sont les sentimens d'une nature
foible et aveugle que je désavoue. Qu'elle y répugne
ou quelle y consente , tous mes vœux s'élèvent vers
le ciel. Que votre règne arrive. Que mon ame , dé-
gagée des liens de cette chair corruptible qui l'arrête,
puisse elle-même arriver bientôt à la terre des vivans.
Car ce n'est ici que la région des morts, et je serois
bien ennemi de moi-même si, pour une vie péris-
sable et sujette à tant de calamités , je voulois pro-
longer mon bannissement, et retarder la jouissance
de mon unique et suprême bonheur.
III. Que cotre colonie se fasse sur la terre comme
dans le ciel. Ainsi soit-il , ô mon Dieu ! et est-il rien ,
Seigneur, de plus conforme à la droite raison et à
la justice ? est-il rien de meilleur pour moi que
l'accomplissement de vos adorables volontés? Etre
desêtres et Créateur du monde, c'est par votre volonté
que tout subsiste , et par votre volonté que tout doit
agir. Y contrevenir en quelque sujet que ce puisse
être , c'est un attentat contre 1 autorité la plus légitime,
et contre les droits les plus inviolables.
Or voilà les désordres dont je dois néanmoins m'ac-
cuser devant vous et me confondre. Vous m'avez
donné votre loi , et tant de fois je l'ai violée ! Vous
m'avez assujetti aux ordonnances de votre Eglise, et
tant de fois je les ai transgressées ! Vous m'avez pressé
intérieurement par les saintes inspirations de votre
esprit, et tant de fois j'y ai résisté! Vous m'avez
exhorté
DOMINICALE. «£17
exhorté par la voix de vos ministres , vous m'avez
sollicité par leurs avertissemens et leurs instructions,
et tant de fois j'ai refusé de les entendre. Si pouf
fléchir mon cœur rebelle, et pour me faire rentrer
dans le devoir d'une obéissance filiale, vous m'avez
châtié par des adversités et des souffrances , bien
loin de me rendre , je n'ai cherché qu'à repousser
vos coups; et si vous me les avez fait sentir malgré
moi, ils n'ont point eu d'autre elïet que d'exciter
mes impatiences et mes plaintes.
Voilà, mon Dieu, comment j'ai passé toute ma
vie dans une indocilité et une rébellion continuelle.
J'en rougis, je m'en humilie en votre présence, je
vous en témoigne mes regrets : mais ce n'est pas
assez. Il faut, Seigneur, qu'une soumission entière
et sans réserve répare toutes mes résistances et toutes
mes révoltes. Parlez, mon cœur est ouvert pour vous
écouter; ordonnez, me voici prêt, par votre grâce,
à tout entreprendre et à tout exécuter. Vous plaît-il
de m'abaisser ou de m'élever , de m'affliger ou de me
consoler , de traverser mes desseins ou de les favoriser!
de quelque manière que vous me traitiez, vous êtes
le maître, et je n'ai plus d'autre sentiment à pren-
dre que celui de Jésus-Christ même, lorsqu'il voua
disoit: Mon Père , que votre volonté s'accomplisse ,
et non la mienne.
Et en effet , il est bien de mon intérêt , ô mort
Dieu ! que ce ne soit pas ma propre volonté qui me
gouverne , mais la vôtre. Votre volonté est droite
et la droiture même , elle est sage et la sagesse
même , elle est sainte et la sainteté même , elle est
TOME XIV. 27
4l8 OKAISON
bienfaisante et la bonté même. Mais qu'est - ce que
ma volonté propre ? une volonté aveugle et con-
duite par des guides aussi aveugles qu'elle , qui sont
les sens et les passions ; une volonté libertine et in-
docile , qui ne peut s'accoutumer au joug , ni souffrir
la gêne et la dépendance ; une volonté capricieuse
et sujette à mille changemens , selon le goût et les
humeurs qui la gouvernent ; une volonté criminelle
et dépravée , que le péché a corrompue , et qui
d'elle - même tend encore sans cesse vers le péché.
Ali ! Seigneur , ne me livrez pas à ses égaremens ni
à la fausse liberté dont elle est si jalouse. Ne me
livrez pas à moi-même ; mais , par quelque voie que
ce soit , daignez réduire celte volonté dure , et re-
doublez , s'il est nécessaire , vos plus rudes coups
pour la dompter.
Car il faut que toute volonté humaine vous soit
assujettie ; et , sans parler des autres hommes que
vous n'avez point commis à mes soins , il faut que
je n'aie plus d'autre volonté que la vôtre ; il faut
que vous soyez obéi dans moi et par moi , comme
vous l'êtes dans le ciel et par vos anges bienheureux :
voilà le modèle que vous me proposez , et que je
dois me proposer moi-même. C'est-à-dire, mon
Dieu , que je dois avoir la même dépendance, pour
ne rien faire que par vos ordres et selon votre bon
plaisir ; la même fidélité , pour n'omettre rien de
tout ce qui m'est prescrit , et de tout ce que je sais
vous plaire ; la même pureté d'intention , pour ne
chercher que vous en toutes choses , et pour les
rapporter toutes à votre gloire; la même assiduité
DOMINICALE. 4*9
et la même persévérance , pour ne me point rebuter
des difficultés, et ne me lasser jamais de votre ser-
vice ; la même ferveur et le même zèle pour agir
toujours avec un amour prompt , vif et fervent.
Vous servir autrement , Seigneur , ce ne seroit plus
vous servir en Dieu.
IV. Donnez - nous aujourd'hui notre pain de
chaque jour. Oserai -je le dire? dès que vous êtes
notre père \ Seigneur , et que vous êtes notre maître ,
cette double qualité vous engage , et comme père à
nourrir vos enfans , et comme maître à entretenir
vos serviteurs. Ainsi votre Prophète nous l'a-t-il
promis de votre part et en votre nom. Parmi les
merveilles de votre divine providence et de votre
miséricorde infinie , il compte le soin que vous
prenez de fournir à la subsistance de ceux qui vous
craignent. Mais il n'en dit point encore assez , ô
mon Dieu ! et vous portez bien plus loin vos soins
paternels. Non -seulement vous nourrissez vos en-
fans qui vous aiment, et vos serviteurs qui vous
craignent , mais vos ennemis même qui vous re-
noncent et qui vous blasphèment , mais les plus
vils animaux dont vous n'êtes point connu , et jus-
qu'aux moindres insectes , mais tout ce qui a vie ,
ou dans les airs , ou dans les abîmes de la mer ,
ou dans toute l'étendue de la terre.
Je viens donc à vous comme à la source de tous
les biens. Ce n'est point une avidité insatiable qui
m'amène à vos pieds ; mais j'y viens comme un
pauvre , vous demander le pain qui m'est néces-
saire. Je viens , dis - je , Seigneur 3 vous exposer
27-
^20 ORAISON
mon état , même temporel , puisque vous ne vous
contentez pas de pourvoir aux nécessités de l'ame ,
et que votre vigilance vous rend encore attentif aux
besoins du corps. Si vous n'y aviez pensé conti-
nuellement depuis le moment de ma naissance , au-
rois - je pu subsister jusqu'à ce jour ? et si vous
cessiez présentement d'y penser , en quelle indi-
gence tomberois-je bientôt, et à quelles extrémités
rue trouverois-je réduit ? Soyez béni de tout ce que
j'ai déjà reçu de votre main secourable , et dans la
suite ne la fermez pas jusqu'à me refuser l'aliment
dont je ne puis me passer , et le pain qui me doit
soutenir.
Car , quand je viens vous représenter mon état ,
Seigneur, et mes besoins temporels , je ne prétends
obtenir de vous autre chose que le pain , je veux
dire que ce qui me suffit , non-seulement pour moi ,
mais pour tous ceux qu'il vous a plu me confier ,
et à qui je suis redevable d'un entrelien honnête et
conforme à leur condition. C'est là que je borne mes
désirs , sans les étendre à un superflu qui me seroit
inutile , qui me deviendroit pernicieux et nuisible
par l'abus que j'en ferois , qui allumeroit mes pas-
sions , qui serviroit de matière à mon orgueil pour
s'enfler , et à ma sensualité pour satisfaire ses ap-
pétits les plus déréglés. Peut-être vous l'ai -je de-
mandé jusques à présent, ce superflu; peut-être
ai-je travaillé à l'acquérir , et l'ai-je acquis en ellét ;
mais si c'est contre votre gré que je le possède > je
ne vous prie point de me le conserver , et je vous
prierois plutôt de me l'enlever. Quoiqu'il en soit, et
DOMINICALE. 42 î
quoi que vous jugiez à propos d'ordonner là-dessus,
une juste médiocrité pour moi et pour tous ceux
dont vous m'avez chargé , voilà , mon Dieu , de quoi
je dois être content, et pourquoi j'implore votre
assistance. C'est la prière que vous fit autrefois le
plus sage des rois d'Israël , et ce fut une prière selon
votre cœur.
Ainsi, je vous dis comme lui et dans le même
sentiment que lui : Ne me donnez ni la grande pau~
çretè , ni la grande richesse ; mais accordez-moi
seulement ce au il me jaut pour vivre (1), avec la
décence et avec la modestie convenable à mon état.
Encore , mon Dieu , ce que j'ose vous demander ,
ce n'est point absolument que je le demande, mais
autant que vous venez qu'il me peut être utile et
salutaire; ce n'est point avec inquiétude sur l'avenir ,
ni par une trop longue prévoyance , mais c'est seu-
lement pour aujourd hui , et avec une confiance en-
tière pour le jour suivant. Demain je vous présen-
terai mes vœux tout de nouveau , et il est bien juste
que chaque jour je reconnoisse devant vous mon in-
digence, que chaque jour je rende hommage à votre
pouvoir souverain , et que chaque jour je sois obligé
de recourir à vous pour ce jour-là même. De cette
sorte, ô Dieu infiniment libéral et magnifique dans
vos dons ! je puis me reposer sur vous pour toute
la suite de mes jours , et compter sur les trésors de
votre providence qui sont inépuisables. Ce ne doit
point être une confiance oisive et présomptueuse.
Vous voulez que je fasse tout ce qui dépend de moi ;
(1) Prov. 3o.
^22 ORAISON
et quand je l'aurai fait et que je me confierai en
vous , vous ne me manquerez point , comme vous ne
m avez encore jamais manqué.
V. Pardonnez-nous nos offenses , comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Hé quoi!
Seigneur, malgré toutes ces qualités de créateur, de
père , de maître , de conservateur , que je reconnois
en vous et que j'y ai toujours reconnues , ai-je donc
pu vous offenser ? ai-je pu m'élever contre vous ?
ai-je pu me séparer de vous et vous renoncer? Ah!
Dieu de miséricorde , il n'est que trop vrai, et je
m'en suis déjà confondu à vos pieds. Mais agréez
encore l'humble confession que j'en fais, et que je ne
cesserai point de renouveler jusqu'au dernier moment
de ma vie , dans l'absolue et affreuse incertitude où
je suis si vous m'avez pardonné.
Je sais que je suis pécheur, non-seulement parce
que je puis pécher , mais parce qu'en effet j'ai péché
et que je pèche tous les jours. Je sais que la multi-
tude de mes péchés est sans nombre ; et si votre Pro-
phète se croyoit chargé de plus d'iniquités qu'il ne
portoit de cheveux sur sa tête, à combien plus forte
raison puis- je dire de moi ce qu'il disoil de lui-même
en s'accusant et se condamnant? Je sais que tout
péché est une dette dont le pécheur doit vous rendre
un compte exact , et dont vous exigez, selon la loi
de votre justice , une digne satisfaction : d où il s en-
suit qu'ayant toujours jusqu'à présent accumulé pé-
chés sur péchés , je n'ai fait , dans tout le cours de
mes années , qu'accumuler dettes sur dettes. Quel
poids! quelles obligations ! quelle matière de juge-
DOMINICALE. 4^3
ment, et quels sujets de condamnation ! Juge redou-
table, il me semble que j'entends tous vos foudres
gronder autour de moi ; et que ferai-je pour les conju-
rer ? Il me semble que dans l'ardeur de votre cour-
roux , je vous vois prendre le glaive , lever le bras,
vous disposer à me frapper ; et comment pourrai-je
parer aux coups dont je suis menacé? Toute mon
ame en est saisie de frayeur, tous mes sens en sont
troublés. Confus, interdit, tremblant, que vous
dirai-je ? Ah ! je me trompe , ô mon Dieu ! j'ai votre
parole même à vous représenter. Parole auîhentique ,
solennelle, infaillible. Car vous avez dit: Pardonnez
et on vous pardonnera ; remettez aux autres leurs
dettes t et ce que vous devez vous sera remis (i).
C'est l'oracle le plus exprès; et comme il est sorti de
votre bouche, et que vous ne pouvez vous démen-
tir , c'est la promesse la plus favorable pour moi et
la plus immanquable.
De grand cœur , ô mon Dieu! j'acceple la condi-
tion. Elle m'est trop avantageuse pour la refuser.
Si j'ai été offensé en quelque chose, de quelque part
que ce soit , et quoi que ce soit , je le pardonne , je
le pardonne entièrement; je le pardonne , non point
seulement de bouche , ni en apparence , mais sin-
cèrement, mais affectueusement, mais cordialement;
je le pardonne pour vous, et par une pleine obéis-
sance à votre divin commandement. Telle est, à ce
qu'il me paroît , ma disposition intérieure , ou du
moins je veux, avec votre aide et par votre aide,
qu'elle soit telle. Ce n'est pas que , malgré moi, il ne
(i)Luc. 6.
^24 ORAISON
puisse rester encore dans mon cœur quelque impres-
sion capable de l'aigrir ; mais vous savez que je la
désavoue, et pour l'heure présente, et pour toute
îa suite de ma vie; vous savez que je veux la com-
battre en toute rencontre ; vous savez que je veux
en réprimer tous les sentimens, et en e (lacer peu à
peu jusqu'aux moindres vestiges. Avec cela, Sei-
gneur , Dieu de charité , Dieu d'amour , vous me
permettez de venir à vous et de vous dire : Pardon-
nez-moi, parce que je pardonne , et comme je par-
donne. Je fais ce que vous m'avez ordonné , et j'ose
me répondre avec une humble confiance , que vous
ferez ce que vous m'avez promis.
VI. Et ne nous exposez point à la tentation,
Qu'est-ce, mon Dieu , que la vie de l'homme? c'est
une guerre perpétuelle. D'être donc exempt de toute
tentation ; de n'avoir jamais ni eiïorts à faire , ni vic-
toire u remporter; de vivre dans un calme inalté-
rable, et dans une paix parfaite sur cette mer ora-
geuse du monde où nous passons , c'est à quoi je
ne puis m'attendre, et ce que je ne dois pas même
vous demander, puisque ce serait un miracle, et
qu'à un pécheur comme moi il n'appartient pas
de vous demander des miracles et de les obtenir.
Il est même de votre providence et de notre bien
que nous ayons tous nos tentations , afin que
nous ayons de quoi vous prouver notre fidélité , et
que vous ayez de quoi nous récompenser. Aussi vos
saints ont-ils été d'autant plus éprouvés qu'ils étoient
plus saints , et sont-ils encore devenus dans la suite
d'autant plus saints qu'ils étoient plus éprouvés. Il
DOMINICALE. 42^
n'y a pas jusqu'à 1 homme-Dieu , voire Fils adorable
et le Saint des saints, qui , dans les jours de sa vie
mortelle , a voulu , pour notre exemple , être assailli
de la tentation , et nous apprendre à la surmonter.
Après cela , qui refuseroit le combat , refuseroit la
couronne ; et qui ne voudroit avoir nulle part au
travail , ne voudroit avoir, ni n'auroit en effet nulle
part à la gloire.
Mais , mon Dieu, si la tentation me doit être salu-
taire, c'est par votre grâce; car que suis-je de moi-
même qu'un foible roseau ou qu'un vase fragile,
toujours en danger de se briser? A chaque pas je
tomberois,à chaque occasion je rendrois les armes
et je céderois aux attaques de l'ennemi , à moins
que le secours de votre bras tout-puissant ne me
prévienne partout, ne m'accompagne partout, ne
me suive et ne me soutienne partout. Or c'est ce
secours , c'est cette grâce que je vous demande ,
quand je vous supplie de ne m'exposer point à la
tentation; c'est-à-dire , de ne m'y point abandonner
à moi-même, de ne m'y laisser point succomber,
de ne permettre point que je m'engage en certains
périls où vous prévoyez que ma vertu me manque-
roit et que je me perdrois ; de redoubler à certains
temps, en certaines occurrences plus dangereuses
et plus fatales , votre attention sur moi pour veiller à
mon salut, et votre divine protection pour me dé-
fendre et me garder. Dieu de mon ame et son Sau-
veur , souvenez-vous du prix qu'elle vous a coûté >
et ne souffrez pas que le démon ? que le monde ,
426 ORAISON
que la chair vous enlèvent ce que vous avez racheté
de votre sang.
Mais que fais-je ? cetie ame si précieuse, je la
recommande à vos soins ; et de ma part je la né-
glige , je n'en prends nul soin , je la hasarde tous
les jours, sans réflexion, sans précaution, comme
si je n'en tenois aucun compte, ou qu'au milieu de
tant d'écueils et de tant de pièges, il n'y eût rien à
craindre pour elle. Ah ! puissiez-vous , Seigneur ,
me faire la grâce toute entière. Puissiez-vous , en
veillant vous-même à ma conservation , exciter en-
core ma vigilance pour y travailler avec vous. Car
vous voulez que j'y travaille , et si je ne seconde vos
soins paternels, ils resteront sans effet. Vous voulez
que j'use de cette armure céleste dont nous parle
votre Apôtre, lorsqu'il nous dit, et qu'il nous le dit
en votre nom : Revêtez-vous des armes de Dieu 9
afin de pouvoir résister dans le temps fâcheux»
Tenez- vous toujours en état , ayant la vérité pour
ceinture autour de vos reins , et la justice pour cui-
rasse. Prenez en toute rencontre le bouclier de la
foi , le casque du salut , et le glaive de V esprit , qui
est la parole de Dieu (1). Tout cela, mon Dieu,
m'enseigne à mettre en œuvre , pour me préserver ,
tous les moyens que me fournit la sainte religion
que je professe. Tout cela m'apprend à me prémunir
de la prière , de votre divine parole , de vos sacre-
mens , de tous les exercices que votre Eglise me
prescrit, et que la piété chrétienne me suggère.
(1) Ephcs. 6.
DOMINICALE. 427
Autrement je ne puis voir le monde, ni m'engager
dans le monde, sans m'exposer témérairement à la
tentation. Or m'y exposer par une aveugle témérité ,
ce seroit me rendre indigne de votre assistance, ce
seroit courir à ma perte , et je ne l'ai déjà que trop
connu par de funestes épreuves. Heureux au moins ,
si de mes malheurs et de mes égaremens passés , je
tire cet avantage, de savoir mieux désormais me
tenir en garde et me précautionner !
VII. Mais délivrez-nous du mal. Vous ne me
défendez pas , Seigneur , de vous demander la déli-
vrance des maux temporels , de l'infirmité , de la
pauvreté, de la douleur, de tous les revers et de
tous les accidens qui peuvent survenir et troubler le
repos de ma vie. Je vous dois même de continuelles
actions de grâces, et je ne puis assez vous témoigner
ma reconnoissance de tous ceux dont il vous a plu
jusques à présent me délivrer , sans que je l'aie su ,
et de ceux dont vous me délivrez encore tous les
jours , sans que je le voie ni que j'en sois instruit.
Car telle est l'efficace et la douceur de votre provi-
dence, ô mon Dieu! par des voies secrètes et qui
nous sont inconnues, vous nous sauvez de mille
dangers que nous n'apercevons pas, et dont il n'y a
que vous qui puissiez nous garantir. Soyez-en loué,
béni, glorifié.
Mais , Seigneur, outre ces maux qui ne regardent
que le corps et que la vie présente, il m'est bien
plus important d'être délivré de ces maux spirituels ,
de ces maux éternels , de ces maux extrêmes et*
essentiels, qui vont à la ruine totale de l'homme ,
'428 ORAISON DOMINICALE.
cl qui lui causent un dommage infini el irréparable.
Tous les autres maux ,en comparaison de ceux-ci , ne
doivent plus être même comptés pour des maux; et
comme il n'y a proprement qu'un seul bien qui est le
souverain bien , il n'y a proprement qu'un seul mal ,
qui est le souverain mal. Or ce souverain mal , c'est
le péché, et en conséquence du péché ,1a damnation.
Si donc, pour me mettre à couvert de l'un et de l'au-
tre, il est nécessaire que j'éprouve quelque autre mai
que ce soit, ah ! mon Dieu , je ne vous demande plus
que vous m'épargniez en ce inonde. Frappez, s'il le
faut, et autant qu'il le faut ; renversez , brûlez , tour-
mentez; je m'ofl're moi-même, et je me présente à
votre justice. Quelque douloureux et quelque sen-
sibles que puissent être ses coups , je les recevrai
comme des coups de grâce, pourvu qu'ils servent a
détruire en moi le péché , à déraciner le péché , à
punir le péché , à couper cours au péché, à pré-
venir les rechutes dans le péché , à me faire enfin
éviter par là cette affreuse réprobation qui doit être
dans l'éternité toute entière le châtiment du péché.
Pour cela, Seigneur, daignez me délivrer du
malin esprit (1) , je veux dire de l'esprit d'intérêt et
d'avarice, de l'esprit d'ambition et d'orgueil, de
l'esprit d'impureté et d'intempérance; de l'esprit de
colère, de vengeance , d'animosité ; de l'esprit d'er-
reur , de tromperie , de mensonge ; de toutes les
habitudes du vice , de toutes les convoitises des sens ,
de toutes les passions de mon cœur, et de tontes
leurs illusions : car voilà tout ce que je comprends
(1) A malo , hoc est à nwligno.
PENSÉE5 DIVERSES SUR LA PRIÈRE. 429
Sous ce terme de malin esprit , capable , en me por-
tant incessamment au péché , de m'entraîner dans le
précipice et de me perdre sans ressource avec lui.
Dieu du ciel et de la terre , seul puissant et grand ,
seul juste et saint , seul bon et miséricordieux , vous
écouterez les vœux que je viens de vous adresser. Si
de moi-même je les avois conçus et formés, et si je
ne vous les adressois qu'en mon nom , ah ! Seigneur,
je me défierois de mon aveuglement, qui pourroit
me tromper; je me défierois de ma bassesse et de
mon néant , qui me rendroient indigne d'être exaucé.
Mais c'est votre Fils unique, la sagesse incréée , qui
de point en point m'a tracé lui-même tout ce que
je devois demander. C'est lui-même qui prie dans
moi , qui prie avec moi , et pour moi. Considérez
votre Christ ; jetez les yeux , non point sur une vile
créature telle que je suis, non point sur un pécheur
plus vil encore et plus méprisable , mais sur le divin
Sauveur dont j'interpose auprès de vous la média-
tion , et dont j'emploie , pour vous fléchir , les mé-
rites infinis. De toutes les demandes que je vous ai
faites , il n'y en a pas une qui n'ait été selon son
esprit et selon le vôtre. Je les ai faites avec confiance ,
et c est avec le même sentiment que je les renouvelle,
et que j en attends de votre grâce l'heureux accom-
plissement.
Pensées diverses sur la Prière.
Il en est de la prière comme de la piété. Elle est
plus dans le cœur que dans l'esprit; et elle consiste
430 PENSEES DIVERSES
plus dans le sentiment que dans le raisonnement. On
a donné bien des règles de l'oraison, on en a tracé
bien des méthodes; les livres en sont remplis , et
on en a composé des volumes entiers. C'est à ce
sujet que les maîtres de la vie spirituelle se sont sur-
tout attachés , et là-dessus ils ont déployé toute leur
doctrine. Rien de plus solide que leurs enseigne-
mens, rien de plus sage ni de plus saint. Etudions-
les, respectons-les , suivons-les. Mais du reste, sans
rien rabattre de l'estime que nous leur devons , je
ne feins point dédire que la grande méthode d'orai-
son , la méthode la plus efficace et la plus prompte ,
c'est d'aimer Dieu. Non pas que j'entende ici un
amour de Dieu, tel que l'ont conçu de nos jours
de faux mystiques, justement condamnés et frappés
des foudres de l'Eglise. Leurs principes font hor-
reur , et les conséquences en sont affreuses. Mais
j'entends un amour véritable , un amour chrétien ,
c'est-à-dire, un amour ennemi de tout vice, un
amour agissant et fervent dans la pratique de toutes
les vertus, un amour toujours aspirant à la posses-
sion de Dieu, et se nourrissant des espérances éter-
nelles.
Avec cet amour on est tout à coup homme
d'oraison. Car faire oraison , c'est s'occuper de Dieu ,
c'est converser avec Dieu, c'est s'unir à Dieu dans
le fond de lame : or tout cela suit de l'amour de
Dieu. Aimons Dieu : dès que nous l'aimerons, nous
irons à la prière avec joie; nous y resterons sans
dégoût et même avec consolation; quelque temps
que nous y ayons employé , nous en sortirons ave
:
SUR LA PRIÈRE. 4,3l
peine, comme ce célèbre anachorète , saint Antoine,
qui le matin se plaignoit que le soleil en se levant ,
vînt troubler l'entretien qu'il avoit eu avec Dieu
pendant le cours de la nuit. Mais encore que di-
rons - nous à Dieu ? hé ! que disons - nous à un
ami ? Nous faut-il beaucoup d'étude et de grands
efforts d'imagination pour soutenir une conversa-
tion avec lui, et pour lui témoigner nos sentimens?
Nous dirons à Dieu tout ce que le cœur nous dic-
tera : le cœur , dès qu'il est touché , ne tarit point;
réflexions, affections > résolutions ne lui manquent
point. Rien ne le distrait de son objet, rien ne l'en
détourne. D'un premier vol et conduit par la grâce,
il s'y porte, il s'y élève, il y demeure étroitement
attaché. Ne cherchons point d'autre guide dans les
voies de l'oraison , ne cherchons point d'autre maître
que le cœur ; nous apprendrons tout à son école ,
s'il est plein de l'amour de Dieu.
Quand nous prions , ce sont des grâces que nous
demandons , et non des dettes que nous exigeons.
Qu'avons-nous donc à nous plaindre, lorsqu'il ne
plaît pas à Dieu de nous écouter ? n'est-il pas maître
I de ses grâces ?
Etrange témérité de l'homme, quand nous trou-
vons mauvais que Dieu n'ait pas exaucé nos prières,
et que nous nous en faisons une matière de scan-
i\ dale. Il est vrai : Jésus-Christ nous fait entendre que
tout ce que nous demanderons en son nom , son
Père nous l'accordera : mais cette promesse , toute
432 PENSÉES DIVERSES
générale et toute absolue qu'elle paroît, est néan-
moins conditionnelle; c'est-à-dire , qu'elle suppose
que nous demanderons ce qu'il convient de de-
mander , et que nous le demanderons comme il
convient de le demander. Je dis ce qu'il convient de
demander, soit par rapport à la gloire de Dieu, soit par
rapport aux vues de la providence de Dieu , soit par
rapport à nous-mêmes et à notre propre salut,
«l'ajoute, comme il convient de le demander : telle-
ment que notre prière soit accompagnée de toutes
les dispositions intérieures et extérieures de l'esprit
et du cœur, d'où dépend son efficace et sa vertu.
Qu'une de ces deux conditions vienne à manquer,
la parole du Fils de Dieu n'est plus engagée pour
nous; elle ne nous regarde plus.
De là il nous est aisé de voir combien nos mur-
mures sont téméraires , toutes les fois que nous nous
élevons contre Dieu, parce qu'il semble n'avoir pas
agréé nos demandes ; et qu'il n'y a pas répondu se-
lon que nous le souhaitons. Car afin que nos plaintes
sur cela aient quelque apparence de raison , et que
nous puissions les croire en quelque sorte bien fon-
dées , il faut que nous soyons persuadés de deux
choses : i. que nous avons demandé ce qu'il conve-
noit de demander ; et par conséquent , que dans notre
prière et dans la demande que nous avons faite , nous
avons parfaitement connu ce qui étoit convenable à
l'honneur de Dieu , convenable aux desseins de sa
sagesse, convenable à notre souverain intérêt et à
notre prédestination éternelle ; que nous ne nous
sommes point trompés là-dessus, mais que nous en
SUR LA PRIÈRE. 433
avons su pénétrer tout le mystère et découvrir tout
le secret ; 2. que nous avons demandé comme il
convenoit de demander , en sorte que nous y avons
apporté toute la préparation absolument requise;
c'est-à-dire , que nous avons prié avec des sentimens
assez humbles, avec une réflexion assez attentive,
avec une foi assez ferme , avec une ardeur assez
affectueuse , avec un respect assez religieux , avec
une persévérance assez constante pour rendre notre
prière digne de Dieu et propre à le fléchir : voilà ,
dis-je , de quoi nous devons être convaincus, si
nous prétendons être en droit de murmurer et d en
appeler à la parole de Jésus-Christ. Or compter sur
tout cela , n'est-ce pas une présomption insoute-
nable? n'est-ce pas un orgueil seul capable d'arrêter
les grâces de Dieu ?
Prions , et prions sans cesse, ainsi que l'ordonne
l'Apôtre : mais si notre prière demeure sans effet ,
gardons-nous de nous en prendre à Dieu , et de nous
élever pour cela contre Dieu. Disons qu'il a des vues
supérieures aux nôtres , et qu'il sait ce qu'il nous faut
^beaucoup mieux que nous ne Je pouvons savoir;
disons qu'apparemment nous nous sommes trompés,
en regardant comme un avantage la grâce que nous
lui demandions , et que s'il nous la refuse , c'est
qu'il en pense tout autrement que nous, et que,
suivant les sages dispositions de sa providence , il ne
voit pas que ce soit un bien pour nous ; disons que
c'est à nous de demander , mais à Dieu de rectifier
nos demandes en y répondant , non pas toujours
TOME XIV. 2tf
434 PENSÉES DIVERSES
selon nos désirs , qui commun émeut sont lrès=aveu=
gles , mais de la manière et dans le temps qu'il juge
plus convenable ; disons encore , que si notre prière
n'a pas été absolument défectueuse quant au fond ,
il est à bien craindre qu'elle ne l'ait été quant aux
conditions : en un mot , disons et confessons de bonne
foi que , quoi que nous fassions , nous sommes tou-
jours indignes des faveurs divines. Nous ne pouvons
mieux mériter l'accomplissement de nos vœux, qu'en
reconnoissant que nous ne méritons rien.
Comme dans la vie humaine, et dans le commerce
tque nous avons entre nous , il y a des gens féconds
en paroles, et qui nous font les plus longs discours
sans rien dire : il y en a de même , par une espèce
de comparaison , dans la vie chrétienne et dans le
commerce que nous avons avec Dieu par la prière.
Ils récitent de longs offices, ils y passent des heures
entières, mais sans recueillement et sans dévotion.
Qu'est-ce que cela ? c'est parler beaucoup à Dieu ,
et ne le point prier.
Il y a une prière de l'esprit, du cœur, de la
parole ; de l'esprit par la réflexion , du cœur par
l'affection , et de la parole par la prononciation.
Mais outre ces trois sortes de prières , je puis encore
ajouter qu'il y a une prière des œuvres par la pra-
tique et faction ; et voici comment je l'entends.
Saint Augustin disoit : Celui-là sait bien vivre , qui
sait bien prier ; et je dis, en renversant la propo-
sition : Celui-là sait bien prier , qui sait bien vivre.
SUR LA PRIÈRE, 435
La pensée de ce saint docteur est que dans la prière
et par la prière, nous nous instruisons de tous les
devoirs d'une vie chrétienne , nous nous y affec-
tionnons et nous obtenons les grâces nécessaires
pour les accomplir : et je veux dire, par un retour
irès-véritable , que d'accomplir fidèlement tous ses
devoirs , que de s'occuper , de travailler , d'agir dans
son état selon la volonté et le gré de Dieu , c'est
prier ; pourquoi ? parce que c'est tout à la fois , et
honorer Dieu, et l'engager, en l'honorant de la sorte,
à nous favoriser de ses dons , qui sont les fruits de
la prière. Observation importante et bien conso-
lante pour une infinité de personnes qui se plaignent
de leur condition, parce qu'elle ne leur permet pas,
disent-ils, de vaquer à la prière, et qu'elle ne leur
en laisse pas le loisir. Outre qu'on peut prier par-
tout , et que partout on en a le temps , puisque par-
tout on est maître d'élever son ame à Dieu , et de
lui adresser les sentimens de son cœur : je prétends
que ces mêmes occupations qu'on regarde comme
des obstacles au saint exercice de la prière , sont tout
au contraire des prières elles-mêmes, et des prières
très-efficaces auprès de Dieu , quand on les prend
dans un esprit chrétien , et qu'on s'y adonne avec
une intention pure et droite. Car le royaume de
Dieu , et tout ce qui a quelque rapport à ce royaume
de Dieu , consiste , non dans les paroles , mais dans
les effets. Dieu vous a chargé d'un emploi , et vous
en remplissez avec assiduité les fonctions : en cela
vous priez. La Providence vous a confié la conduite
d'un ménage, et vous y donnez vos soins: en cela
28.
436 PENSÉES DIVERSES
vous priez. Ainsi du reste. Quand vous ensevelis-
siez les morts , dit l'ange à Tobie ; que vous les
cachiez dans votre maison , et que la nuit vous les
portiez en terre , je présentois au trône de Dieu ces
œuvres de charité (i), et elles sollicitoient en votre
faveur la divine miséricorde. Point d'intercession
plus puissante auprès de ce souverain maître que
la soumission à ses ordres et l'accomplissement de
ses adorables volontés.
Miracle de la prière ! rien ne résiste à son pou-
voir, et mille fois elle a changé l'ordre de la nature ,
et l'a pour ainsi dire forcée à lui obéir ; que dis-je ?
elle a mille fois désarmé le ciel même , et en a con-
juré les foudres. Que d'événemens merveilleux ! que
de prodiges ! Moïse prie , et Dieu retire son bras prêt
à frapper. Josué prie , et le soleil s'arrête dans sa
course. Daniel prie , et les lions perdent toute leur
férocité à ses pieds. Judith prie, et une formidable
armée est mise en déroute. Dès quElie a prié , le feu
céleste descend, les pluies les plus abondantes arrosent
la terre, les malades sont guéris, les morts ressus-
citent : car telle a été dans l'ancienne loi la vertu
de la prière; et ce seroit une matière infinie que le
détail de tout ce qu'elle a fait dans la nouvelle. Après
cela, défions-nous de la promesse du Fils de Dieu ,
lorsqu'il nous dit : Tout ce que vous demanderez à
mon Père en mon nom , il vous l'accordera (2).
Que je me figure le plus puissant monarque du
monde, et que je le suppose prévenu pour moi de
(1) Tob. 12. — (2)Joan. i/(.
SUR LA PRIÈRE. 437
la meilleure volonté , je ne puis ne'anmoins me
répondre d'obtenir de lui tout ce que je lui deman-
derai, parce que son empire, quelque étendu qu'il
soit , est limité , et que je lui demanderai peut-être
au-delà de ce qu'il peut. Mais tout ce que je deman-
derai à Dieu, Dieu peut me le donner : pourquoi?
parce qu'il est Dieu , et qu'étant Dieu , tout lui est
possible. Si donc , dans les prières que nous avons
à lui faire , nous manquons de confiance , c'est que
nous ne connoissons pas le maître que nous prions.
Nous en jugeons par notre foiblesse , au lieu d'en
juger par l'indépendance absolue et la souveraineté
de ce premier être. Ne bornons point nos espérances,
quand nous savons qu'elles sont fondées sur la
parole d'un Dieu dont la fidélité ne se peut dé-
mentir , et dont la puissance est sans bornes.
DE L'HUMILITÉ
ET DE L'ORGUEIL.
Parahole du Pharisien et du Publicain , ou ca-
ractère de V Orgueil et de V Humilité , et les effets
de l'un et de Vautre*
JÉSUS proposa cette paralole au sujet de certaines
gens qui se conjtoient en eux-mêmes comme s'ils
eussent été des saints , et qui ne regardaient les
autres qu'avec mépris (i). L'évangile nous fait
d'abord connoître le dessein du Fils de Dieu , et
quels sont ceux qu'il avoit en vue , lorsqu il pro-
posa cette parabole au peuple qui l'écoutoit. Quoi-
qu'en général elle puisse s'appliquer à toute aine
vaine et orgueilleuse, elle convient particulièrement
et selon l'intention de Jésus-Christ , à une espèce
de faux dévots contre qui cet homme-Dieu a tou-
jours témoigné plus de zélé et qu'il n'a point cessé
d'attaquer pendant tout le cours de sa mission et
dans ses divines instructions. Gens remplis d'eux-
mêmes et de leur prétendu mérite; qui seuls croyoient
être avec leurs disciples , les élus du Seigneur; qui
parloient , qui décidoient , qui agissoient comme
s'ils eussent été les seuls dépositaires de la loi et ses
interprètes, les maîtres de la doctrine, les modèles
vivans de la sainteté ; qui se disoient suscités de
de l'humilité et de l'orgueil. 439
Dieu pour la réformation des mœurs , pour le réta-
blissement de la discipline , pour la défense de la
plus pure morale ; qui , sous un masque de piété et
de sévérité , cachoient leurs intrigues, leurs caba-
les , leurs médisances atroces et leurs calomnies ,
leurs envies , leurs haines , leurs vengeances , sur-
tout une hauteur d'esprit que rien ne pouvoit flé-
chir , et un orgueil insupportable; qui, par cette
vaine apparence d'une vie régulière et austère,
éblouissoient les yeux d'une troupe de femmes , dont
ils parcouroient les maisons, et dont ils recevoient
de puissans secours pour soutenir leur secte et pour
accréditer leur parti ; qui n'estimoient personne ,
n'épargnoient personne , ne faisoient grâce à per-
sonne , damnant tout le monde, et traitant avec un
dédain extrême quiconque ne se déclaroit pas en
leur faveur et n'enlroit pas dans leurs sentimens.
Car il y avoit des hommes de ce caractère dès la
naissance de l'Eglise, et dès le temps même que
Jésus-Christ parut sur la terre ; il y en a eu dans
toute la suite des siècles, et il n'y en a que trop
encore dans le nôtre. De sorte que cette parabole
n'est pas seulement une figure, mais qu'on peut la
prendre pour une histoire commencée dans le ju-
daïsme , continuée dans le christianisme , et par une
malheureuse succession , perpétuée d'âge en âge
jusques à ces derniers jours. Quoi qu'il en soit , en-
trons dans les vues du Fils de Dieu , et profitons
des enseignemens qu'il veut ici nous donner.
Deux hommes allèrent au temple pour prier : fuit
ètoit pharisien , l'attre public a in. C'est au même
44° de l'humilité et de l'orgueil.
temple qu'ils allèrent tous deux, c'est à la même
heure et dans le même temps , c'est dans le même
dessein , qui e'toit de faire à Dieu leur prière : mais
du reste , ce ne fut pas , à beaucoup près , dans la
même disposition de l'ame , ni le même sentiment
intérieur. De là vient que la prière de l'un eut un
succès si favorable , au lieu que l'autre ne fut point
écouté, et que sa prière même devint un crime pour
lui , un sujet de condamnation. Car avec la grâce ,
ce qui donne le prix à la prière, c'est la disposition
intérieure de l'ame : c'est de là qu'elle tire toute sa
vertu et tout son mérite. Ces deux hommes n'étant
donc pas également disposés par rapport à l'esprit
et au coeur, ils ne dévoient pas être également reçus
de Dieu , qui ne s'arrête point aux dehors , et n'a égard
ni aux rangs , ni aux qualités, ni aux conditions , ni
aux avantages de la naissance ou de la fortune , ni aux
lieux , ni aux conjonctures , ni à quelque circonstance
extérieure que ce soit ; mais qui pèse le cœur et qui
ne juge de tout le reste que par le cœur. Voilà pour-
quoi le Saint-Esprit nous avertit que notre premier
soin avant l'oraison, notre soin le plus nécessaire
et le plus essentiel , est de préparer notre ame (i).
Toute autre préparation , sans celle de l'ame , ne
peut être de nulle efficace auprès de Dieu ; et s'il
ne se rend pas alors propice à nos vœux, c'est à
nous que nous devons l'imputer , et dans nous que
nous devons chercher le principe du mal , puisqu'en
effet il est au-dedans de nous-mêmes.
Mais ceci posé , il est question de savoir qui des
(1) Eccli. 18.
DE L'HUMILITÉ ET DE L'ORGUEIL. 44l
deux , (je dis du pharisien et du publicain ) qui , dis-
je, étoit dans la disposition convenable pour prier,
et qui n'y étoit pas. A s'en tenir aux apparences,
il semble qu'il n'y ait point là-dessus à hésiter ni de
comparaison à faire. Un pharisien d'une part , et de
l'autre un publicain , quel parallèle ! Un pharisien ,
un homme de bonnes œuvres, un homme exem-
plaire et d'une merveilleuse édification dans toute
sa conduite; un homme exact jusques aux plus pe-
tites observances , et implacable ennemi des moin-
dres relâchemens ; un homme révéré , van lé , cano-
nisé du peuple ; en un mot , un saint selon la com-
mune opinion. Au contraire , un publicain , un pé-
cheur, et un pécheur par état, puisque son seul
emploi de publicain le faisoit regarder comme tel ;
un homme noté et décrié pour ses injustices, ses
fraudes, ses violences, ses concussions; de plus,
un homme sujet à bien d'autres désordres que ceux
de sa profession , et ayant vécu jusque-là dans le
libertinage et le scandale. Encore une fois, suivant
les vues ordinaires , peut-on balancer un moment
entre deux hommes dont la différence est si sensible ;
et qui est-ce qui tout d'un coup ne prononce pas à
l'avantage du premier , et ne conclut pas que l'autre
doit être réprouvé de Dieu? Mais les jugemens du
Seigneur sont bien au-dessus des nôtres , et l'évé-
nement n'est guère conforme à nos idées. Ce pha-
risien est condamné , et ce publicain est justifié :
pourquoi? c'est que ce pharisien, que ce juste est
un orgueilleux dans sa prétendue justice; et que ce
publicain, que ce pécheur pénitent est humble dans
4^2 CARACTÈRE DE L'ORGUEIL
sa pénitence. De sorte qu'en deux portraits raccourcis
et opposés l'un à l'autre , la parabole nous repré-
sente admirablement , et les pernicieux effets de
l'orgueil dans le pharisien , et les salutaires effets
de l'humilité dans le publicain. Instruisons-nous ,
et apprenons de là tout ensemble ce que nous devons
éviter comme l'écueil le plus dangereux , et ce que
nous devons nous efforcer d'acquérir et de prati-
quer en toute rencontre comme une des plus excel-
lentes et des plus solides vertus.
Caractère deV Orgueil et ses pernicieux effets dans
le pharisien.
Le pharisien se tenant debout. Il se tenoit de-
bout, et ce n'est pas sans une vue particulière que
l'évangile marque cette circonstance : car c'est par
là qu'il commence à faire l'opposition du pharisien
orgueilleux et de l'humble publicain. Au lieu que
le publicain à la porte du temple , ainsi qu'il est dit
dans la suite de la parabole, se prosterne d'abord
contre terre , le pharisien entre , avance, laisse der-
rière lui tous les assistans, approche de l'autel , va
prendre la première place, et là, sans plier un mo-
ment le genou, le visage assuré, la tête levée, il
porte les yeux au ciel , et par son regard fixe et
arrêté , semble plutôt venir exiger du Seigneur une
dette, que lui demander aucune grâce.
Il n'y a point de vice qu'il nous soit plus important,
dans l'usage du monde , de tenir au moins caché, si
nous en sommes atteints, que l'orgueil, parce qu'il
ET SES EFFETS. 443
n'y en a point qui nous rende plus odieux. On par-
donne plus aisément tous les autres vices , on les
tolère ; mais l'orgueil est insupportable. Aussi Dieu
n'a-t-il pu le souffrir dans le ciel; et dès qu'il le
•vit dans ses anges , il les précipita au fond de l'abîme.
Cependant on peut ajouter, que de tous les vices,
c'est celui peut-être qui se produit plus naturelle-
ment au dehors, et qu'il est plus difficile de dissi-
muler. Tout le fait paroître : l'air, la contenance,
la démarche , le geste , la composition du visage , le
tour des yeux , le discours , la parole , le ton de la
-voix, le silence même , cent autres signes qui frap-
pent la vue et dont on s'aperçoit tout d'un coup.
Un homme n'a donc qu'à se montrer, on le con-
ïioît bientôt , et son orgueil se répand dans toutes
ses actions. S'il est dans une assemblée, il faut tou-
jours qu'il soit placé aux premiers rangs : il ne ba-
lance pas là-dessus ; et sans attendre , comme d'au-
tres , et selon l'avis du Sauveur du monde , qu'on
lui fasse honnêteté pour l'inviter à monter plus
haut , il se croit affranchi de cette loi de bienséance ,
et prévient de lui-même cette cérémonie. S'il parle
dans un entretien, c'est ou en maître qui ordonne
avec empire, ou en juge qui décide avec autorité ,
ou en philosophe qui prononce des sentences et des
oracles, ou en docteur qui enseigne et qui dog-
matise. 11 occupe seul toute la conversation , et ferme
la bouche à quiconque voudroit l'interrompre pour
quelque temps, et demander à son tour le loisir de
s'expliquer. Si, par une disposition toute contraire,
il se tait et prend le parti d'écouler , l'attention qu'il
444 CARACTÈRE DE l/ORGUEîL
donne ne fait pas moins voir avec quelle hauteur
d'esprit et quel dédain il reçoit ce que chacun dit. I
Ses réponses les plus ordinaires, ce sont quelques '
coups de tête, quelques œillades, quelques souris
moqueurs , quelques mots entrecoupés, quelques ex-
pressions enveloppées et mystérieuses , comme s'il
étoit seul au fait des choses, comme s'il avoit seul
la clef des affaires, comme s'il en savoit seul pé-
nétrer le secret et démêler les ressorts, comme si
tout ce qu'il entend n'étoit de nul poids et ne mé-
ritoit nulle réflexion , comme s'il ne daignoit pas y
prêter l'oreille 3 et qu'il le regardât en pilié. Car
dans la société humaine on ne rencontre que trop de
ces présomptueux qui n'ont pas même soin de se
déguiser , et se laissent emporter aux senîimens de
leur orgueil. Orgueil grossier dont rougit pour eux
toute personne sage et pourvue de raison : mais eux,
ils ne rougissent de rien , tant ils sont infatués d'eux-
mêmes et prévenus à leur avantage. Ainsi , sans qu'ils
le remarquent et par la plus dangereuse séduction,
l'orgueil qui les possède , tout visible qu'il est ,
échappe à leurs yeux et se dérobe à leur connois-
sance , tandis qu'il se manifeste aux yeux du public
et qu'il choque tous les esprits. A les en croire ,
toutes les prérogatives qu'ils s'attribuent , tout ce
qu'ils dirent, tout ce qu'ils font, n'est point orgueil,
mais ingénuité et franchise, mais justice et vérité : du
moins le pensent-ils de la sorte , et sont-ils bien
persuadés qu'on le doit penser de même. Erreur
déplorable , mais qui cause plus d'indignation qu'elle
ne donne de compassion: et voilà comment, à force
ET SES EFFETS. 44^>
de s'estimer eux-mêmes et de vouloir être honorés
et estimés , ils perdent toute l'estime qu'ils pourroient
d'ailleurs avoir dans le monde.
Ce n'est pas au reste qu'il n'y ait un orgueil plus
circonspect et plus délicat. On affecte une certaine
modestie extérieure; on est honnête, prévenant,
affable; on a de la douceur , de la politesse, de la
retenue , une conduite, selon les apparences, toute
unie; on ne s'enfle point, on ne s élève point, on
n'entreprend point de dominer ni de se distinguer.
Mais outre que tout cela n'est assez souvent qu'une
modestie fastueuse qui , pour user de cette figure ,
comme un voile transparent, laisse entrevoir l'or-
gueil même qu'elle couvre , il y a mille occasions
où il trompe toute notre vigilance et sort malgré
nous des ténèbres où l'on tâchoit de le tenir ense-
veli. En effet, quelque précaution qu'on prenne et.
quelque attention qu'on ait sur soi-même , il n'est
pas moralement possible dans le commerce de la vie
que mille sujets imprévus ne piquent notre cœur et
ne blessent notre orgueil. Or, du moment que l'or-
gueil se sent blessé, il se trouble, et dans le
trouble où il est, il éclate et ne garde plus de me-
sures. La raison en est bien naturelle: c'est que l'or-
gueil est l'endroit le plus vif du cœur , je dis d'un
cœur vain : pour peu qu'on y touche , la douleur
nous fait jeter de hauts cris. On voit un homme se
déconcerter , s'aigrir, s'animer. Il répond sèchement,
il parle durement , il s'exprime en des termes fiers
et méprisans; quelquefois la colère l'irrite jusques à
l'emportement. On ne le reconnoît plus, et dans la
446 CARACTÈRE DE L'ORGUEIL
surprise où Ion se trouve, on demande si c'est la
cet homme qu'on croyoit si modéré, si patient, si
humble.
Ce qui doit encore plus étonner , c'est lorsqu'on
vient à découvrir cette sensibilité et cet orgueil dans
des âmes pieuses et dévotes, dans des âmes reli-
gieuses et consacrées à Dieu, dans des ministres de
l'Eglise et des pasteurs du peuple fidèle. Le Pro-
phète vit en esprit l'abomination de désolation dans
le lieu saint, et n'est-ce pas ce qui s'accomplit réelle-
ment a nos yeux et de quoi nous sommes témoins,
quand nous voyons l'orgueil dans les plus sacrés
ministères, l'orgueil dans le sac et sous le cilice ,
l'orgueil dans le sanctuaire de Jésus-Christ , sous les
livrées de Jésus-Christ, à la table, à l'autel de Jésus-
Christ? C'est là qu'on le porte; et au lieu de l'étouf-
fer aux pieds d'un Dieu humilié et anéanti, c'est de
là qu'on le rapporte aussi entier et aussi vivant qu'ii
eloit. Scandale qui confirma le rnonde dans ses pré-
jugés contre la dévotion, et qui l'autorise à dire,
quoique avec une malignité outrée, qu'il suffit d'être
dévot pour en être plus jaloux de son rang, plus
intraitable sur ses privilèges et sur ses droits, plus
sensible à la moindre olFense , plus scrupuleux sur
le point d'honneur, en un mot , plus orgueilleux.
II. îlfaisoit en lui-même celte prière. Pourquoi
en lui-même, et qu'est-ce que cela signifie? Peut-
êlre ce pharisien ne daignoit-il pas se conformer à
l'usage , ni s'assujettir comme les autres ù prononcer
les prières ordinaires. Peut-être aussi cette parole
nous fait -elle entendre, que dans toute sa prière
ET SES EFFETS. 44-7
il n'éloit occupé que de lui-même , et non point
de Dieu ; qu'il n'envisageoit que lui-même et que
ses prétendues perfections , dont il venoit s'applaudir
et se glorifier. j
De quelque manière qu'on l'explique , une réfle-
xion là-dessus se présente , et une vérité dont on
auroit peine à convenir si l'expérience n'en étoit
pas une preuve convaincante : c'est que l'orgueil se
mêle jusque dans l'exercice de l'oraison , et voici
comment. Car dans l'oraison il y a différentes voies;
les unes plus communes, et les autres plus relevées
et plus particulières; les unes aisées, connues, à la
portée de tout le monde; mais les autres plus se-
crètes et propres d'un petit nombre d'ames que
Dieu favorise de certaines communications, et à qui
il fait contempler de plus près sa souveraine majesté.
Selon ces voies différentes, Dieu dispense différem-
ment les dons de son esprit , de cet esprit de sain-
teté qui , n'étant qu'un et étant toujours le même,
se diversifie néanmoins en tant de manières dans
ses divines opérations , et suivant le langage de
l'Apôtre , fait prendre à sa grâce toutes sortes de
formes pour s'accommoder à tous les sujets où il
lui plaît de la répandre. Cependant l'ordre naturel
n'est pas que Dieu , dès le premier essai , élève une
arae à ces sublimes degrés d'oraison et de contem-
plation où les saints sont parvenus. Il a ses règles
que sa sagesse lui prescrit, et qu'elle nous prescrit
à nous-mêmes , afin que nous les observions. C'est-
à-dire qu'il veut que nous commencions par les pra-
tiques les plus usitées ; que nous nous y exercions
448 CARACTÈRE DE L'ORGUEIL
assidûment et constamment; que nous soyons conlens
d'en demeurer là , si l'esprit céleste , dont nous de-
vons attendre 1 impression, ne nous conduit pas plus
avant ; que de nous-mêmes nous ne nous ingérions
point dans des mystères qui sont si fort au-dessus de
de nous; que nous nous estimions indignes de ces
grâces singulières et de ces états qui ne conviennent
qu'aux âmes choisies et aux fidèles serviteurs de
Dieu; enfin que nous comptions toujours pour beau-
coup de pouvoir les suivre de loin , et de marcher
par les routes les plus aplanies. Voilà ce que pense
une piété humble; voilà ce que lui inspire un bas
sentiment de soi-même.
Mais il s'en faut bien que ce ne soit assez pour
l'orgueil d'une ame qui se croit appelée à quelque
chose de plus grand ; car on en trouve ainsi dispo-
sées. Leur présomption les emporte d abord comme
d'un plein vol , dans le sein de la divinité ; et du
moment qu'elles se sentent attirées à l'oraison , elles
ne craignent point de dire ce que dit l'ange superbe
dès l'instant de sa création : Je monterai , j'appro-
cherai du Très-Haut (i) , j'irai directement à lui , et
je le verrai dans sa gloire. Qu'un directeur éclairé et
instruit des ruses de l'ennemi , qui se transforme en
esprit de lumière , s'oppose à une illusion si dange-
reuse , et dont il prévoit les conséquences; qu'il
entreprenne d'arrêter cette ardeur précipitée , et de
rabaisser ces vues trop abstraites et trop mystiques;
qu'il veuille les assujettir à une certaine méthode ,
leur tracer certains sujets , leur faire considérer cer-
(i) Isaï. i4«
tains
ET SES EFFETS. 44q
tains points essentiels , et les maximes fondamentales
de la perfection chrétienne : tout cela , à leur goût t
n'est bon qu'aux âmes vulgaires , que Dieu laisse aller
terre à terre , et marcher pas à pas. Si le directeur
insiste , on lui fait son procès. On le traite d'homme
peu versé dans la vie intérieure; on se détache de
lui , et on l'abandonne. Quelle langue parle-t-on ?
De s'exprimer simplement et clairement, ce seroit
descendre et se dégrader. On ne parle plus la langue
des hommes , mais celle des anges. Belles expression;;
où l'on se perd , et qu'on a recueillies en de saints
auteurs qui comprenoient ce qu'ils disoient , parce
qu'ils le disoient de cœur , et non par une puérile
affectation. Un des éloges les plus solides que le
Prophète royal donne au juste , est qu'il ne s'élève
point au-dessus de lui-même. Allons à Dieu, es
allons-y par la prière; mais notre prière ne peut
être agréable qu'autant qu'elle sera sanctifiée par
notre humilité. Or l'humilité nous empêchera de nous
émanciper si vite ; et plus elle nous tiendra renfer-
més dans nous-mêmes et dans la vue de nos misères $
plus elle engagera Dieu à s'unir à nous , et à nous
unir à lui par la connoissanCe et la vue de ses gran-
deurs. Tandis que Moïse prioit sur la montagne , il
étoit défendu à tout le peuple d'en approcher , et
quiconque eût osé même toucher le pied de cette
montagne sainte , eût été frappé de mort. Laissons
: les parfaits goûter les douceurs d'un commerce in-
time avec Dieu , et s'abîmer dans la contemplation
de ses infinis attributs :Mais nous , mettons-nous au
rang du peuple, et demeurons -y jusqu'à ce quel
tome xiy. 29
4ÔO CARACTÈRE DE L'ORGUEIL
Dieu nous appelle. Autrement notre témérité trop
empressée nous exposeroit à de tristes retours , et il
seroit à craindre que la parole de l'Ecriture ne se vé-
rifiât en nous : Le Seigneur a dissipé les projets
que les orgueilleux formulent dans leur cœur , et il
a confondu toutes leurs pensées (i). Plût au ciel
qu'on en eût moins vu d'exemples; et plaise au cie!
que les exemples qu'on en a vus dans les siècles passés,
servent de leçons aux siècles à venir , et les pré-
servent des mêmes égaremens !
III. Mon Dieu , je vous rends grâces. Rendre à
Dieu de continuelles actions de grâces, c'est entre
les devoirs de l'homme un des plus justes et des plus
indispensables. Aussi ce qu'il y a de répréhensible
dans le pharisien , ce n'est pas de remercier Dieu ,
mais de ne le pas remercier par un véritable esprit
de religion , ni avec les sentimens dont ce pieux;
exercice doit être accompagné. Car la reconnoissance
que nous témoignons à Dieu doit être une reconnois-
sance toute religieuse : or une reconnoissance vraiment
religieuse, en quoi consiste- t-elle? i. h. donner à
Dieu toute la gloire des grâces qu'on en a reçues, et
h ne s'en point glorifier soi-même; 2. à ne point
abuser de ces grâces pour se préférer au prochain ,
et pour le mépriser ; 3. à se confondre même da
mauvais usage qu'on a fait de ces grâces , et qu'on en
fait tous les jours, au lieu qu'en d'autres mains elles
profiteroient au centuple ; 4* à trembler en vue de ces
grâces et du compte rig mreux que Dieu nous en
demandera, comme le maître de l'évangile demanda
(1) Luc. 1.
ET SES EFFETS, 4^t
compte à ses serviteurs des talens qu'il leur avoit
confiés; 5. à ne se pas coutenter de ces grâces, et
à ne pas croire qu'on n'a plus besoin de rien ; mais à
reconnoître , malgré ces grâces, notre extrême in-
digence, el à implorer sans cesse la divine miséri-
corde pour en obtenir de nouvelles. Telles sont les
dispositions d'une ame reconnoissante envers Dieu;
tel est l'esprit qui l'anime et qui la conduit.
Mais ce n'étoit pas là , à beaucoup près , l'esprit
du pharisien. Il remercie Dieu , pourquoi? non pas
pour donner à Dieu la gloire de toutes les perfections
dont il se flattoit d'avoir été doué , mais pour se
l'attribuer à soi-même , pour se retracer le souvenir
de tant de bonnes qualités , pour se les remettre de-
vant les yeux , et pour s'y complaire. De cette estime
de lui-même , ainsi que la suite le fait voir , naît le
mépris d'autrui. A son gré, il n'y a personne qui
l'égale , ni qui puisse entrer avec lui en quelque
comparaison. Bien loin de se reprocher aucun abus
des dons excellens que lui a départis la main libé-
rale du Seigneur , il s'applaudit au contraire d'en
avoir toujours usé le plus saintement, par tout le
bien qu'il a pratiqué et qu'il pratique. Bien loin de
craindre le jugement de Dieu , et d'être en peine
sur le compte qu'exigera de lui ce souverain juge ,
il semble qu'il veuille le prévenir , et que ce soit
«e qui l'amène à l'autel. Il semble qu'il vienne lui-
même se présenter pour répondie du bon emploi
qu'il préiend avoir fait des rares talens dont il se
croit pourvu par la grâce du ciel , et du profit qu'il
en a retiré. Enfin , persuadé que rien ne lui manque s
39.
452 CARACTÈRE DE L'ORGUEIL
et que ce qu'il a lui suffit pleinement, il ne souhaite
ni n'attend rien de plus ; et c'est pour cela même
qu'il ne demande rien. Chose admirable , remarque
saint Augustin ! Il est venu dans le temple pour
prier ; mais examinez toutes ses paroles , et vous
trouverez qu'elles ne tendent qu'à se louer. Sei-
gneur, dit-il , je vous rends grâces ; mais il n'a garde
d'ajouter : Mon Dieu, accordez-moi encore telle
grâce. Il en a autant qu'il est nécessaire , et il ne lui
en faut pas davantage pour faire de lui un homme
accompli.
La malignité de notre orgueil ne va pas jusqu'à
refuser à Dieu la qualité de premier principe , et à
ne vouloir pas l'honorer comme l'auteur de tous les
biens : il y auroit du blasphème et de l'impiété.
Nous nous faisons une religion et une obligation
capitale de souscrire à cet oracle de l'Apôtre :
Qu'avez -vous que vous ri ayez point reçu? Mais
l'orgueil de notre coeur ne s'accommode guère de
ce qui suit : Or si vous ïavez reçu , d'où vient que
vous vous en glorifiez , comme si vous ne l'aviez
pas reçu (i) .? Il est vrai que sur cela nous gardons
certaines apparences ; que dans l'occasion nous pu-
blions assez hautement combien nous sommes rede-
vables à Dieu ; que nous voulons qu'il en soit loué ,
qu'il en soit béni; que nous le bénissons nous-
mêmes et nous le remercions : mais que l'orgueil a
de retraites cachées pour se sauver ! qu'il sait bien
ménager ses intérêts , lors même qu'il paroit les
abandonner et y renoncer î
(i) 1. Cor. 4-
ET SES EFFETS. 4^3
Nous remercions Dieu ; mais dans le sentiment
de noire reconnaissance, il y a toujours un retour
vers nous-mêmes. Nous avons beau protester de-
vant Dieu que la gloire de tout lui appartient : nous
le disons des lèvres ; mais dans le fond nous en
revenons toujours à nous-mêmes , et nous recueil-
lons avec soin tous les rayons de cette gloire qui
peuvent rejaillir sur nous et nourrir notre complai-
sance.
Nous remercions Dieu , et nous voulons même
que d autres nous aident encore à le remercier. Gloire
soit à Dieu , dit-on modestement : joignez-vous à
moi pour lui rendre grâces de la bonne issue qu'il
a donnée à mes desseins , et des bénédictions qu'il
a répandues sur mes travaux. Rien de plus chrétien ,
à ne s'en tenir qu'aux expressions et qu'aux dehors :
mais que prétend-on par là? On veut informer les
gens de ce qu'ils ponrroient peut-être ignorer , el
qu'on est bien aise qu'ils n'ignorent pas. C'est un
tour ingénieux et honnête pour leur faire savoir le
succès qu'on a eu dans une affaire dont on éloit
chargé , dans une entreprise qu'on avoit formée ,
dans les fonctions d'un ministère où l'on a été
employé.
Nous remercions Dieu ; mais aussi nous enten-
dons bien qu'on respectera dans nous les dons de
Dieu ; qu'on aura pour nous des égards particuliers ;
qu'on ne nous confondra point avec la multitude ,
mais qu'on nous distinguera ; qu'on nous déférera
tous les honneurs dus à notre mérite et à sa supé-
riorité ; que s'il y a un choix à faire pour quelque
454 CARACTÈRE DE L'ORGUEIL
place importante , c'est sur nous qu'il tombera , eî
qu'aucun n'osera nous en contester la préférence;
que nous aurons l'ascendant partout et sur tous ;
que tout se réglera par nos conseils , que tout pas-
sera par nos mains , n'y ayant personne que nous
n'estimions au-dessous de nous , et que nous jugions
capable de conduire les choses avec la même dex-
térité et la même sagesse que nous. Car voilà l'opi-
nion où nous sommes; et si la pudeur nous em-
pêche de nous en déclarer ouvertement , elle ne nous
empêche pas dans le secret du cœur de le penser.
ISous remercions Dieu ; mais du moins nous ren-
dons-nous en même-temps à nous-mêmes l'avanta-
geux et consolant témoignage de répondre comme
nous le devons aux vues de Dieu , et de faire un
saint usage de ses bienfaits ; de n'être point des ser-
viteurs inutiles , mais de coopérer aux oeuvres du
Seigneur et à l'exécution de ses divines volontés
par notre vigilance, notre application, notre habi-
leté , notre industrie ; de ne nous point épargner
pour cela , et d'y avoir toute l'assiduité et tout le
zèle qui dépend de nous ? D'où nous tirons , sans
hésiter , cette conséquence favorable , que nous ne
paroîtrons pas au tribunal de Dieu les mains vides ;
et que nous pouvons espérer d'être mis au nombre
de ces fidèles serviteurs dont la bonne administra-
tion sera éternellement et si abondamment récom-
pensée.
Nous remercions Dieu ; mais de quoi le remer-
cions-nous plus volontiers? de certaines grâces ex-
térieures, et de certaines qualités plus propres à
ET SES EFFETS. 455
nous relever dans le monde , à nous y faire con-
noître , à nous en attirer les applaudissemens , à
nous donner de l'éclat et de la réputation. Ainsi les
apôtres eux-mêmes prenoient plaisir à raconter au
Fils de Dieu les miracles qu'ils opéroient , comment
ils guérissoient les malades et comment ils chassoient
les démons. Mais toutes les autres grâces qui sans
ce brillant et sans ce bruit agissent intérieurement
sur l'ame , et ne servent qu'à la sanctifier , qu'à lui
inspirer l'esprit de piété, de charité , d'humilité,
de mortification , de renoncement à soi-même et
aux vanités du siècle , ce sont des faveurs célestes
et des biens dont nous ne tenons point assez de
compte pour en marquer à Dieu notre gratitude et
pour lui en demandeT l'accroissement. Il n'y a que
ce qui frappe la vue, qui nous intéresse et qui pique
notre envie: tout le reste nous est indifférent , parce
qu'il l'est à l'orgueil qui nous domine et que nous
n'y trouvons rien qui le soutienne.
N'oublions jamais les dons du Seigneur ; mais ne
nous en souvenons que pour l'honorer. Ayons sans
cesse , et dans le cœur et dans la bouche , les paroles
du pharisien ; mais disons-les autrement que lui et
dans un esprit chrétien : Seigneur, je vous rends
grâces. Oui, mon Dieu , c'est à vous que je rends
grâces , et à vous seul , persuadé que tout ce que
j'ai et tout ce que je suis , je ne l'ai que de votre
libéralité , et je ne le suis que par votre miséricorde.
Or n'ayant rien que de vous, et n'étant rien que
par vous, c'est donc à vous que je dois l'hommage
de tout , sans pouvoir rien prétendre à la gloire qui
456 CARACTÈRE DE L'ORGUEIL
vous revient. Qu'elle soit à vous toute entière ; et
malheur à moi, vile créature, si je m'y attribuois
quelque droit , et si je voulois en détourner sur moi
Ja moindre partie. Seigneur , je vous rends grâces ,
et d'autant plus que je me reconnois moins digne
des soins qu'a pris de moi votre providence : car
qui étois-je , et qui suis-je? Si donc vous m'avez
spécialement choisi, si dans la distribution de vos
dons vous m'avez préféré à tant d'autres , ce n'est
point une raison de me mettre au-dessus d'eux dans
mon estime , ni de m'enorgueillir. Combien valoient
mieux que moi , étoient mieux disposés que moi ,
vous auroient mieux servi que moi et auroient mieux
répondu à vos adorables desseins ? Seigneur > je
vous rends grâces : mais bien loin de m'élever au
sujet de vos bontés infinies pour moi , c'est au con-
traire ce qui doit me confondre et m'humilier. Le
peu d'usage que j'en ai fait et le peu d'usage que
l'en fais : voilà, mon Dieu , mon humiliation , voilà
ma confusion. Que de fruits je pouvois produire el
que de gloire j'aurois dû vous procurer avec les,
talens que vous m'avez donnés , avec les moyens que
vous m'avez fournis , dans le rang où vous m avez
placé! Hélas! j'ai tout dissipé, tout profané, tout
perdu. Seigneur , je vous rends grâces : mais peut-
être seroil-il à souhaiter que vous eussiez été moins
libéral envers moi. Plus je vous suis redevable , plus
vos jugemensme sont redoutables. Je n'ai rien reçu
de vous que je ne dusse employer pour vous et pour
moi-même: pour vous , en vous glorifiant ; pour
moi-même, en me sanctifiant: et c'est ce qui me
ET SES EFFETS. 4*>7
saisit de frayeur , quand je viens à réfléchir sur le
trésor de colère que j'amasse , et sur les titres de
condamnation que je vous mets en main contre moi
par un énorme abus de vos bienfaits. Pensée ter-
rible qui me retrace dans la mémoire le funeste
sort de cet arbre infructueux qui fut coupé et jeté
au feu ; pensée capable de rabaisser toutes les en-
flures du cœur le plus vain , de renverser toute la
confiance de l'ame la plus présomptueuse. Frappé
de cette pensée , c'est à vous , Seigneur , que je
m'adresse. Tous les biens dont il vous a plu jusques
I à présent de me gratifier et dont je vous rends
\ grâces , me font encore tout espérer de votre misé-
I ricorde dans l'avenir. Moins j'ai profité de vos dons,
Iplus j'ai besoin de votre secours pour réparer mes
I pertes passées et mes dissipations. Vous ne me le
refuserez pas, Seigneur , et ce sera un nouvel eiFet
|de votre amour, qui renouvellera toute l'ardeur de
[mon zèle et toute la vivacité de ma reconnoissance.
I C'est ainsi qu'on remercie Dieu sans orgueil , et que
! d'humbles actions de grâces l'intéressent plus que
i jamais en notre faveur , et l'engagent tout de nou-
veau à répandre sur nous ses bénédictions les plus
I abondantes.
IV. Je ne suis pas comme le reste des hommes s
I lesquels sont voleurs , injustes , adultères , ni tel que
\ce publicain* C'est ici que l'orgueil se découvre
' dans toute son étendue : et par où ? par un esprit
de singularité, par un esprit de censure et d'une
censure outrée , par un esprit de dureté envers les
j pécheurs ; et de plus , par un aveuglement grossier
458 CARACTÈRE DE L'ORGUEIL
à 1 égard de soi-même. Esprit de singularité : Je ne
suis pas comme le reste des hommes ; esprit de
censure, mais d'une censure outrée : lesquels sont
voleurs , injustes , adultères ; esprit de dureté envers
les pécheurs: ni tel que ce puhlicain ; aveuglement
sur soi-même , le plus grossier : Je ne suis pas.
Reprenons tout ceci, et expliquons-le.
Esprit de singularité. Le pharisien ne se regarde
pas comme un homme du commun. Il prétend faire
rang à part; et si l'on refuse de le distinguer, il sait
assez se distinguer lui-même. Car de se confondre
dans le grand nombre , d'agir de concert avec les
autres et de se conformer à leurs exemples , ce seroit
enfouir son mérite et l'obscurcir. On ne le connoî-
troit point , on ne le remarqueroit point, on ne par-
leroit point de lui, et on ne lui rendroit point les
honneurs qui lui sont dus. C'est pour cela qu'il com-
mence par se séparer : Je ne suis pas comme le reste
des hommes. On ne voit partout que trop de ces
esprits particuliers à qui rien ne plaît et qui ne peu-
vent rien goûter à moins qu'il ne soit extraordinaire ,
à moins qu'il ne soit nouveau , à moins qu'il ne leur
soit propre. Ce qui les accommodoit d'abord, et ce
qui éloit le plus selon leur sens et selon leur gré ,
lorsqu'ils étoient seuls à le pratiquer, leur parôit in-
sipide, et perd pour eux tout son agrément et toute
sa pointe, du moment qu'il vient à passer en cou-
tume , et que l'usage s'en établit. Encore si l'on n'af-
fectoit cette singularité que dans des choses indiffé-
rentes , que dans la conduite du monde, que dans la
société humaine et civile; mais on l'introduit dans
ET SES EFFETS. 4$9
les choses de Dieu , jusque dans la dévotion , la reli-
gion; jusque dans le sanctuaire et les divins mys-
tères. C'est même ordinairement en cela qu'on se
rend plus singulier, et c'a été de tout temps l'esprit
des novateurs.
D'où sont venues tant de variations dans les pra-
tiques de piété, dans les prières , dans la récitation
des offices, dans la lecture des livres, dans les déci-
sions de morale, dans les exercices de pénitence,
dans l'approche des sacremens ? Il étoit naturel , et
il eût été mille fois plus convenable et plus sage de
laisser les fidèles dans les bonnes pratiques qu'ils
observoient , dans les dévotions louables en elles-
mêmes, autorisées par la tradition de plusieurs siècles ,
répandues parmi tout le peuple chrétien. Ils eussent
bien plus profité des livres qu'on leur mettoit depuis
long-temps dans les mains, qui, sans être si polis,
ni si ornés, édiiioieht davantage par leur simplicité
et leur solidité , et servoient beaucoup plus à leur
éclairer l'esprit et à leur toucher le cœur. Ils eussent
incomparablement plus avancé dans les voies de Dieu
si l'on n'eût point tant agité et troublé les cons-
ciences par des rigueurs extrêmes et de fausses ter-
reurs sur la morale, sur la pénitence, sur la fréquen-
tation des sacremens, et qu'on s'en fût' tenu aux
maximes et à la conduite des habiles maîtres qui
avoient éclairci toutes ces matières. Mais le premier
principe d'un novateur, c'est de ri être pas comme les
autres hommes. Car il n'y auroit point assez de gloire
pour lui à ne dire que ce que les autres ont dit, et
à ne faire que ce que les autres ont fait. Il veut frapper
46o CARACTÈRE DE L'ORGUEIL
autrement la vue, et pour cela il faut qu'il réforme
tout, ou plutôt qu'il renverse tout. De là grand mouve-
ment, grand bruit, nouvelles observances, nouvelles
pratiques, nouvelles prières, nouveaux offices, nou-
veaux livres, nouvelles questions sur la morale évan-
gélique et nouvelles opinions , nouvelles méthodes
pour le sacrifice de la messe , pour la confession ,
pour la satisfaction des péchés, pour la communion :
comme s il vouloit s'appliquer ce que Dieu disoit de
lui-même : Voici que je renouvelle toutes choses (1 ).
Il n'épargne pas même les saints, ni leurs reliques,
ni leurs faits mémorables , ni les lieux fréquentés
en leur honneur ; déplaçant du ciel qui il juge à
propos , se piquant là - dessus d'un discernement
juste, et refusant de se soumettre à ce qu'il appelle
idées populaires. Or, qu'est-ce que tout cela? des
singularités. Singularités qui vont à changer presque
tout le culte extérieur et toute la face de la religion.
Singularités qui paroissent aux yeux du public, et
qui attirent son attention. Singularités qui ne man-
quent pas d'approbateurs, d'admirateurs, de secta-
teurs, surtout parmi le sexe, lequel se porte aisé-
ment à tout ce qui a l'air de distinction. En un mot,
singularités par où l'on se fait un nom dont on est
jaloux et dont l'orgueil se repaît.
Esprit de censure, et d'une censure outrée. Il n'y
en eut jamais d'exemple plus sensible que celui du
pharisien. Par où débute-t-il ? il fait d'abord le pro-
cès à tout le genre humain : Je ne suis pas comme
le reste des hommes , lesquels sont voleurs , injustes ,
(1) Isaï. 43.
ET SES EFFETS. 01
adultères, Voilà sans doute une accusation bien
griève , mais en même temps bien générale. Du moins
s'il disoit: Je ne suis pas comme quelques-uns des
hommes , comme plusieurs des hommes , comme le
plus grand nombre des hommes : mais ce ne seroit
point assez pour son orgueilleuse et impitoyable cri-
tique. Il faut qu'il mette également tous les hommes,
hors lui, dans la masse de perdition. Il faut dans son
idée qu'il n'y ait que lui sur la terre qui soit homme
de bien; et par un raffinement de vaine gloire que
remarque saint Bernard, ce qui le flatte, ce n'est
point précisément d'être aussi homme de bien qu'il
croit l'être , mais de l'être seul. Il ne fait donc grâce
à qui que ce soit, et il ne reconnoît de justice,
d'équité, de probité, de vertu que dans sa personne.
Afin de ne rien exagérer, convenons, et il est vrai,
qu'on ne va guère jusqu'à cette extrémité où le Fils
de Dieu , dans une parabole , a voulu nous donner
à connoître l'excès de l'orgueil. Nous ne voyons
point que cela s'accomplisse à la lettre; et s'il se
trouvoit un homme parmi nous qui eût assez d'assu-
rance et assez de front , pour se vanter d'être dans
toute la nature l'unique en qui réside la grâce du
Seigneur, et qui soit droit, équitable, vertueux, on
le traiteroit d'extravagant et d'insensé. Mais du reste ,
l'expérience nous apprend combien il y a eu dans
l'Eglise de Jésus-Christ , et combien encore il y a
de ces prétendus saints, qui volontiers ou sans beau-
coup de peine , damnent presque tout le monde.
Prévenus à leur avantage et préoccupés de leurs
maximes , ils se persuadent avoir seuls la science du
462 CARACTÈRE DE i/ORGUElL
salut , et être seuls instruits des voies de Dieu. Ne
se pas joindre à eux , et ne se pas conduire par
eux, c'est, selon leur sens, se pervertir, s'égarer?
se perdre.
Et parce que le nombre de ceux qui les suivent
n'est pas tel après tout qu'ils voudroient , et que c'est
le plus petit en comparaison du reste des fidèles ,
voilà pourquoi ils s'élèvent avec tant de chaleur et
tant de hauteur, ne prononçant que des anathèmes ,
lançant partout des malédictions , ne cessant poiut
de déplorer l'affreux relâchement des mœurs, s'ima-
<>inant voir dans tous les états du christianisme une
décadence entière , l'attribuant à des guides aveugles
qui mènent d'autres aveugles; se regardant avec une
pieuse complaisance, eux et leurs élus, comme d'heu-
reux rejetons que la contagion a épargnés dans le
champ du père de famille; bénissant Dieu de les
avoir ainsi sauvés du naufrage et garantis de la cor-
1 uption universelle. Il est certain que le monde est
bien corrompu, et sur ce point leurs déclamations
ne sont pas tout à fait mal fondées. Mais avec un
peu plus de charité et moins d'orgueil , ils ne pous-
seroient pas si loin leur censure ; ils ne donneroient
pas des arrêts si vagues et si étendus; ils ne conclu-
roient pas si vite pour la perte de quiconque ne
prend pas leurs leçons et n'entre pas dans leurs inté-
rêts; ils ne se déchaîneroient pas avec tant de vio-
lence, contre la société humaine en général, ni en
particulier contre des gens de bien dont le mérite les
incommode : ils feroient justice à la piété partout où
elle se trouve; et ils ne se figureroient pas, comme
ET SES EFFETS. 4^3
le pharisien , qu'elle ne se trouve que chez eux , ou
qu'elle ne peut être agréable à Dieu , quelque part
qu'elle se rencontre , si elle n'est marquée de leur
sceau : car c'est ainsi que l'orgueil, ou s'arroge tout,
ou réprouve tout.
Esprit de dureté envers les pécheurs. Le publicain
étoit un pécheur, mais c'éton un pécheur pénitent;
les marques publiques qu'il donnoit d'une douleur
sincère dévoient exciter la compassion du pharisien ;
mais l'orgueil pharisaïque est sans pitié ; il n'est
touché que de sa propre excellence , et il insulte à
la misère d'autrui: Je ne suis pas comme ce publicain.
S'il eût consulté l'esprit de Dieu , il eût fait réflexion
que ce pécheur n'étoit plus en quelque sorte pécheur,
dès-là qu'il étoit contrit et repentant, et la religion
•lui eût dicté qu'il falloit condescendre aux foibl esses
d'un homme nouvellement converti ; qu'il falloit
l'aider, le relever, le recevoir à miséricorde : mais
un pharisien ne sait agir qu'en juge inexorable , et
jamais en père, il ne sait parler qu'avec dédain et
avec empire, et jamais avec douceur et avec bonté :
C'est un malheureux , dit-il , je n'ai garde de lui
ressembler. Que ces manières hautes et dédaigneuses,
que ces paroles dures, dans la suite des temps , ont
rebuté de pécheurs, dont il eût été bien plus à
propos de seconder les bonnes dispositions par de
sages et de salutaires ménagemens ! On eût gagné
cette ame en la traitant avec plus de circonspection
et plus de modération ; on l'eût consolée , on l'eût
encouragée , on lui eût inspiré de la confiance , au
lieu qu'on l'a désolée et désespérée. Mais, dites-vous ,
464 CARACTÈRE DE L'ôRGUElL
c'est sa faute , et ce pécheur doit être préparé à tons
ies reproches qu'on lui peut faire, et à toute la sé-
vérité dont on peut user à son égard : car il n'y a
rien là qu'il ne mérite. J'en conviens, c'est sa faute,
et dans le fond il doit se réputer digne des plus mau-
vais traitemens et les accepter : mais de votre part
n'est-ce pas en même temps une faute , et une faute
très-condamnnble, de ne pas respecter dans votre
frère, tout criminel qu'il est, l'image de Dieu et le
prix du sang de Jésus-Christ; de l'exposer à une
ruine totale par l'ascendant trop impérieux que vous
prenez sur lui, et dont vous lui faites sentir tout le
poids, par l'amertume de vos expressions et par la
terreur de vos menaces; de ne vouloir pas charita-
blement, quoique prudemment, vous rapprocher
de lui, afin de le rapprocher de son devoir; mais
au contraire , de vous butter , de vous obstiner
contre lui , et de ne tenir nul compte du triste aban-
donnement où votre inflexible roideur le précipite;
de vous croire quitte de son malheur en disant :
C'est son affaire , que m'importe? s'il veut se damner,
qu'il se damne. Il se damne en effet. Mais n'en êtes-
vous pas coupable , lorsque vous pouviez , par des
voies plus insinuantes , par des précautions plus
mesurées, par un accueil plus engageant et plus mo-
deste , le retirer de l'abîme et le remettre dans le
bon chemin ?
Aveuglement par rapport à soi-même. L or-
gueilleux est d'autant plus sujet à se tromper et à se
laisser tromper sur ses qualités personnelles, que
son erreur lui plaît , parce qu'elle lui est avantageuse.
Ce
ET SES EFFETS. 465
Ce qui fait que souvent il est tout ce qu'il croit ne
pas être, et qu'il n'est rien de tout ce qu'il croit être.
Ce pharisien de levangile se regarde comme un
homme irréprochable et sans vice. Je ne suis pas :
et quoi? que n'est-il pas, ou que pense-t-il ne pas
être ? Il se vante de n'être pas semblable aux autres
hommes, et surtout de n'être pas voleur comme eux ,
injuste comme eux , adultère comme eux. Mais
étrange aveuglement de l'orgueil , dit saint Augustin !
Non-seulement le pharisien est semblable aux autres
hommes, mais il est pire que les autres hommes , puis-
qu'avec tous ses vices , qu'il se déguise à lui-même
et qui égalent au moins ceux des autres hommes , il
est encore le plus superbe des hommes. Semblable
aux autres hommes : car on peut bien juger qu'il
n'étoit pas différent de ces autres pharisiens contre
qui le Fils de Dieu s'est tant de fois déclaré, et à
qui il reprochoit en des termes si forts leur obstina-
tion, leur envie, leur animosité , leur ambition,
leur intérêt, leurs intrigues, leurs cabales, leurs
violences , leur mauvaise foi , leur hypocrisie. Pire
que les autres hommes , puisqu'à tous ces vices il
ajoutoit la présomption et l'orgueil, qui en est
le comble. Par où il tomboit encore justement dans
les mêmes vices qu'il imputoit à tous les hommes,
en les traitant de voleurs, d'injustes , d'adultères.
Car sans savoir si réellement et dans le sens littéral
il étoit tout cela, on peut toujours dire, continue
saint Augustin, qu'il l'étoit dans un sens plus spiri-
tuel et plus mauvais. Et en effet, c'éioit un voleur,
puisqu'il déroboitàDieu sa gloire ; c'étoil un injuste,
TOME xiv. 30
466 CARACTÈRE DE L'ORGUEIL
puisqu'en se glorifiant lui-même au préjudice de
Dieu , il usurpoit un bien qui ne lui appartenoit pas,
et dont Dieu est jaloux par-dessus toute chose;
c'étoit un adultère, puisqu'il abusoit des dons de
Dieu, et qu'il les profanoit, en les faisant servir à
son amour-propre et à sa vanité. Or voilà ce qu'il
n'apercevoit pas, et sur quoi l'orgueil lui fermoit les
yeux : de sorte qu'avec toutes ses imperfections et
tous ses défauts, il ne voyoit rien en lui de répré-
hensible et de défectueux.
C'est ce qui nous arrive à nous - mêmes , et c'est
le déplorable aveuglement où nous vivons. Nous
avons des vices que nous ne connoissons pas ; et
pourquoi ne les connoissons-nous pas ? parce que
notre orgueil nous fascine tellement la vue , que
découvrant , selon la figure de Jésus-Christ , jusqu'à
un fétu dans l'œil d'autrui , nous ne remarquons
pas dans le notre jusqu'à une poutre. Des vices que
nous ne connoissons pas , parce que nous ne les
voulons pas connoître ; et pourquoi ne les voulons-
nous pas connoître , pourquoi ne prenons - nous
aucun soin de les connoître, pourquoi rejetons-nous
même tous les moyens de les connoître , pourquoi
n'écoutons-nous ni conseils , ni remontrances , ni
remords intérieurs , ni réflexions capables de nous
les faire connoître ? c'est que cette connoissance
nous traceroit de nous - mêmes une image désa-
gréable; c'est qu'elle nous détromperoit de la bonne
opinion que nous avons de nous-mêmes , et où nous
aimons à nous entretenir ; c'est qu'elle nous appren-
droit ce que nous ne voulons point savoir , qui est
ET SES EFFETS. 46j
de nous humilier. Des vices que nous ne connoissons
pas, mais que le monde conuoît , et qui donnent
lieu à ses railleries et à ses discours. Car il n'est rien
qui pique davantage le monde , ni qui excite plus
son indignation et son mépris , que la confiance d'un
homme et l'estime qu il témoigne de lui - même ,
lorsque chacun voit ses foiblesses , et qu'il n'y a que
lui à qui elles soient cachées. On demande s'il ne se
trouvera personne qui Véclaire , et l'on attend , pour
son bien et pour son instruction , que quelque occa-
sion mortifiante le désabuse , et le tire de l'ignorance
où il est. Des vices que nous ne connoissons pas ,
parce que nous ne jugeons de nous-mêmes que par
comparaison avec d'autres qui semblent plus vicieux;
que nous. Le pharisien se comparoit avec le publi-
cain , et nous nous comparons avec celui - ci , ou
avec celui-là , gens scandaleux et décriés. Or , dans
cette comparaison , nos vices disparoissent : mais
bientôt ils se montreroient à nous dans toute leur
difformité et toute leur laideur , si nous venions à
nous mettre en parallèle avec tels et tels dont les
exemples nous confondroient. Des vices que nous
ne connoissons pas , parce que nous ne comptons
pour quelque chose que certains vices grossiers qui
corrompent les sens ; que certaines actions basses
qui portent leur honte avec elles , et avec leur honte
leur remède.
Mais outre ces vices dont peut - être on a eu le
bonheur de se garantir , il y a des vices de l'esprit ,
des vices du cœur , des vices de l'imagination , des
vices du naturel , des vices de l'humeur ; il y a des
3o.
468 CARACTÈRE DE L'ORGUEIL
passions , des inclinations , des entêtemens , des
caprices , des légèretés , des inconstances , des aver-
sions , des haines , des mensonges , des dissimula-
lions , et le reste. Ce sont des vices ; mais parce que
ce sont des vices secrets , ou parce qu'ils ont une
apparence moins odieuse , on se les passe aisément,
et l'on n'y fait qu'une attention très - légère. Ainsi
ces vices ne diminuent rien de l'idée qu'on a de
soi-même. Mais si l'on ne se laissoit pas aveugler
par l'orgueil , on se diroit : Il est vrai , je ne fais
tort à personne 3 non plus que le pharisien ; je ne
suis point un usurpateur , je ne suis point dans le
désordre et la débauche ; mais du reste j'ai un esprit
difficile , mais j'ai une imagination bizarre , mais j'ai
un cœur indifférent, mais j'ai un naturel colère et
brusque , mais j'ai une humeur dure et intraitable ;
je suis obstiné dans mes pensées , violent dans mes
désirs , ambitieux dans mes projets , malin dans mes
jugemens , aigre dans mes ressentimens , piquant
dans mes paroles , infidèle dans mes promesses ,
précipité dans mes résolutions , déguisé dans mes
desseins , lâche et négligent dans la pratique de
mes devoirs. Voilà ce qu'on se diroit , et ce qu'on
ne se dit pas , parce que notre orgueil en souiïriroit ,
et qu'on ne veut rien voir en soi qui puisse lui don-
ner la moindre atteinte. On se considère par le bon
côté , et l'on s'arrête là , sans rien examiner de plus ,
ni tourner ailleurs ses regards. C'est pourquoi Dieu,
par un trait de miséricorde , permet quelquefois
qu'une ame s'oublie en certaines rencontres , et
qu'elle s'abandonne à des fautes grièves , qui dans
ET SES EFFETS, 46*9-
la suite lui deviennent plus utiles que l'état où elle
étoit , quoique moins criminel , parce que ces chutes
lui apprennent à se connoître , et en se connoissant
mieux , à ne plus tant présumer d'elle-même , mais
à s'en défier.
V. Je jeûne deux fois la semaine ; je donne la
dime de tous mes biens. Autre aveuglement de
l'orgueilleux ; il croit avoir des vertus qu'il n'a pas.
Qu'entend le pharisien , quand il dit qu'il jeûne deux
fois la semaine , et qu'il donne la dîme de tous ses
biens? il veut dire par là , qu'il est fort mortifié et
fort pénitent , qu'il est homme religieux et fidèle
observateur de la loi. Mais avec tous les jeûnes qu'il
pratiquoit , et toutes les dîmes qu'il payoit , il n'avoit
m la vertu de pénitence , ni la vertu de religion :
comment cela? parce que la vertu ne consiste pas
précisément dans les œuvres , mais dans l'esprit qui
les anime et qui les sanctifie. Elle n'est vertu qu'au-
tant qu'elle procède de Dieu et qu'elle tend à Dieu ,
qu'autant que Dieu en est le principe et que Dieu
en est la fin , qu'autant que c'est un don de Dieu
et un fruit de la grâce de Dieu. Mais si c'est l'or-
gueil qui la produit ; si c'est l'orgueil qui l'inspire ,
qui la soutient, qui la fait agir , la grâce alors n'y
a plus de part ; Dieu n'en est plus le motif, et par
conséquent ce n'est plus qu'un fantôme et une
ombre de vertu. Le pharisien pouvoit donc jeûner ,
et n'avoir pas la vertu de pénitence ; il pouvoiî
donner la dîme de tous ses biens , et n'avoir pas la
vertu de religion : pourquoi ? parce qu'il ne jeûnoit
4;0 CARACTÈRE DE i/ORGUÊIL
et qu'il ne payoit si abondamment la dîme que par
orgueil.
Importante vérité dont nous pouvons et nous
devons faire l'application à tant d'œuvres chrétiennes
que l'orgueil empoisonne , et qu'il dégrade aux yeux
de Dieu. Ce sont de bonnes œuvres , à les regarder
en elles-mêmes, et à n'en considérer que la subs-
tance : on prie , on passe les heures entières devant
les autels, on chante les louanges du Seigneur, on
assiste à toutes les assemblées de piété , on y est le
plus assidu , et l'on y paroît avec l'extérieur le plus
composé et le plus dévot. Ce sont des œuvres utiles
au prochain : on s'intéresse pour les pauvres , on les
soulage par les aumônes qu'on leur fait , et par celles
qu'on leur procure; on visite les malades , on prend
soin des hôpitaux , des prisons, de tout ce qu'il y a
d'infirmes et de nécessiteux dans un quartier ; on
contribue à des établissemens de charité , et l'on se
retranche pour avoir de quoi y fournir. Ce sont des
œuvres même tout apostoliques : on annonce la pa-
role de Dieu , on instruit les peuples, on enseigne
les ignorans , on dirige les consciences , on arrête
les procès , on accommode les différends , on rap-
proche les cœurs et on les réconcilie. Ce sont des
œuvres pénibles et laborieuses : on se consume de
travaux dans une profession , dans un emploi , dans
un ministère ; on s'éloigne du inonde , et on se prive
de toutes ses douceurs; on se réforme dans les ha-
bits , dans le train , dans les ameublemens , et l'on
se réduit à un état simple et sans faste ; on s'assu-
ET SES EFFETS. 4;i
jettit à un genre de vie austère, et de la plus haute
perfection. Mais tout cela néanmoins , ce ne sont
point des œuvres vraiment vertueuses , ni de quelque
valeur auprès de Dieu , dès que l'orgueil s'y mêle ,
et qu'il y répand sa contagion. On fait le bien sans
être homme de bien , et l'on pratique les devoirs du
christianisme sans être chrétien. Car le bien qu'on
fait, on le fait en mondain ; et les devoirs qu'on
pratique , on les pratique en païen , puisque c'est
pour une gloire toute humaine.
Ecueii de la vaine gloire, écueil le pins subti! et
le plus dangereux. Il est à craindre pour toutes
sortes de personnes ; mais on peut dire qu'il l'est
singulièrement pour ceux-là mêmes ou celles qui
vivent dans une plus grande régularité , et qui sem-
blent s'avancer avec plus de progrès dans le chemin
de la vertu. Aussi est-ce à eux que le Fils de Dieu
s'adresse spécialement , quand il nous exhorte à nous
préserver des atteintes de l'orgueil : Gardez-vous
de faire vos bonnes actions devant les hommes ,
njin d'en être vus (i) , et afin qu'ils conçoivent pour
vous de l'estime. Il leur est plus aisé de se défendre
du piège de l'intérêt, et de toutes les convoitises
qui corrompent les sens : mais le piège de la vaine
gloire est si délicat, si imperceptible, et d'ailleurs
si engageant et si touchant , qu'il est d'une extrême
difficulté de l'éviter. Difficulté qui croît selon que
les exercices et les fonctions où l'on s'occupe ont
plus d'apparence et plus d'éclat au dehors. 11 est si
(i)Matth.6.
4"J 2 CARACTÈRE DE L5ORGUEIL ET SES EFFETS,
doux de recevoir sans cesse des éloges, et d'être
honoré , respecté de tout le monde ; si doux de
s'entendre nommer un modèle de piété , de charité,
de zèle , le refuge des pauvres , la consolation des
affligés, la ressource de l'innocence, l'appui de la
justice , le mobile et l'ame de toutes les oeuvres
saintes, l'exemple de la cour , l'édification d'une
ville , l'apôtre d'un pays , le maître de l'éloquence
et le premier entre les ministres évangéliques , l'hon-
neur du clergé, le défenseur de la religion, le sou-
tien même et le chef d'une secte : tous ces noms ,
dis-je , sont si flatteurs , que les plus spirituels s'y
laissent prendre, et qu'ils y trouvent un goût dont
peut-être ils ne veulent pas s'apercevoir, mais qui
ne se fait que trop sentir. Que ce goût , ou plutôt
que cette fausse gloire qui le fait naître et qui les
pique , vînt à leur manquer , c'est alors qu'ils se-
roient étrangement déconcertés : marque évidente
qu'ils y étoient beaucoup plus sensibles qu'ils ne
pensoient. Cependant on s'imagine amasser de grands
trésors de mérites. On compte ses vertus , comme
le pharisien : mais ce sont des vertus de pharisien ;
Dieu ne les reconnoît point , et il ne les récompense
point. Ces riches prétendus , ils se sont endormis ;
toute leur vie se passe en des songes agréables et
en de spécieuses illusions : mais au moment de la
mort où ils commenceront à s'éveiller , quelle sera
leur surprise de n'avoir rien dans les mains (•)»
et de voir toutes leurs espérances s'évanouir ! Le
(i) Ps. 75.
CARACTÈRE DE L'HUMILITÉ ET SES EFFETS. 4"] 3
remède à un mal si pernicieux , c'est une sincère et
profonde humilité , et c'est aussi ce que 1 évangile
nous propose dans la pénitence du publicain.
Caractère de t Humilité , et ses effets salutaires
dans le publicain.
I. Le publicain se tenant éloigné. Voici une image
bien différente de l'autre. C'est un publicain et un
pécheur, mais un publicain , mais un pécheur hum-
ble : et saint Chrysoslôme ne craint point de dire,
que l'état même du péché avec l'humilité , vaut
mieux que l'état de justice avec l'orgueil ; parce que
l'orgueil détruit dans peu toute la piété du juste } au
lieu que l'humilité efface le péché et sanctifie le
pécheur par une parfaite conversion. Quoi qu'il en
soit, le publicain commence d'abord à s'humilier
par la place qu'il choisit ; c'est la plus éloignée de
l'autel , c'est la dernière , parce qu'il se regarde comme
le dernier de tous. Il se connoît lui-même, et cette
connoissance qu'il a de lui-même est le fondement
de son humilité. Il sait de quelle manière il s'est
comporté pendant de longues années ; il sait de
combien d'injustices, de fraudes, de vexations, de
crimes il s'est rendu coupable : il le sait, et c'est ce
qui lui fait sentir toute son indignité. Or ce senti-
ment de son indignité c'est en même temps ce qui
le porte à se ravaler autant qu'il peut et à se mettre
au plus bas rang. Le pharisien s'étoit placé jus-
qu'auprès de l'autel , le peuple s'étoit avancé dans
le temple; mais lui, il ne se juge pas digne d'y
'4;4 CARACTÈRE DE L'HUMILITÉ
entrer , ni de prier avec eux. Il demeure à la porte,
les genoux en terre, la tête penchée, le corps pros-
terné. Ce n'est pas assez : mais , selon la remarque
de saint Chrysostôme , dans cette disposition si hu-
miliante , non-seulement il se méprise lui-même ,
mais consent qu'on le méprise. Le pharisien vient
de l'insulter , et il ne répond rien à l'insulte qu'il a
reçue. Il pouvoit néanmoins user de récrimination,
et de sa part il eût eu bien des reproches à faire
à ce faux dévot qui l'outrageoit si mal a propos et
qui le condamnoit avec tant de témérité. Mais il
ne se récrie point contre lui, il ne se plaint point,
il se tait ; et dans le silence , il est prêt d'accepter
les traitemens les plus injurieux. Sont-ce même des
injures? il ne les prend point de la sorte; au con-
traire , il est persuadé que toutes les humiliations
lui sont dues , et il ne lui faut, pour l'en convaincre,
qu'un retour sur soi-même , et que la vue des péchés
dont il est chargé.
Nous ne nous connoissons pas nous-mêmes , et
de là vient que nous avons tant de peine à nous
humilier; et parce que nous n'aimons pas à nous
humilier , de là même encore il arrive que non-seu-
lement nous ne nous connoissons pas , mais que nous
ne voulons pas nous connoître. Il ne faudroit qu'un
regard sur nous-mêmes pour découvrir le fond de
notre misère , et c'est dans ce fond de misère , dans
ce fumier , selon l'expression de saint Jérôme , que
nous trouverions la perle précieuse , qui est l'hu-
milité. Voilà pourquoi saint Augustin faisoit si sou-
vent à Dieu cette prière : Seigneur , que je vous
ET SES EFFETS. 4y5
connaisse , parce que plus je vous connaîtrai , plus
je vous aimerai ; mais tout ensemble , o mon Dieu !
que je me connoisse moi-même , parce que plus je
me connoîtrai , plus je me mépriserai. Il souhaitoit
ardemment d'acquérir une vertu qu'il savoit être la
base de toutes les vertus; et d'ailleurs, entre les
moyens de l'acquérir, il n'en comprenoit point de
plus solide et de plus puissant , que de s'ôter à
soi-même le voile de dessus les yeux , de se repré-
senter de bonne foi tout ce qu'on est , et de creuser
profondément dans l'abîme de ses foiblesses.
Et en effet, dès que nous nous mettons à creuser
cet abîme , quelle idée concevons-nous de nous-
mêmes, et quels sujets d'humiliation se présentent
à nous ? le détail en seroit infini. Sans rien dire des
infirmités du corps et de tout ce qui a rapport à cette
chair terrestre et matérielle , sortie de la poussière
et destinée à y retourner , quel est l'état de notre
ame ? Que d'erreurs et d'ignorances dans l'esprit ;
que de passions et de malignité dans le cœur ! que
de corruption dans la volonté ! quel penchant au
mal ! quelle inconstance dans le bien ! quels égare-
mensdans toute la conduite ! Ceci est général; mais
si chacun vouloit en particulier se rendre compte de
toutes ses pensées, de toutes ses vues, de tous ses
sentimens , de toutes ses inclinations vicieuses ,
de toutes ses paroles, de toutes ses actions, de
tout ce qu'il a commis de péchés et de tout ce
qu'il en commet chaque jour , de ses fragilités
sans nombre , de ses infidélités , de ses chutes
et de ses rechutes continuelles ; y a-t-il personne ,
4;6 CARACTÈRE DE L'HUMILITÉ
même parmi les plus spirituels , qui d'un premier
mouvement ne s'écriât avec le Prophète : Qu'est-ce
que Vhomme , Seigneur ? et pour ne parler que de
moi , que suis- je, mon Dieu , que suis- je devant vous ?
Mais que serois-je encore dans l'opinion du public,
qui peut-être est prévenu de quelque estime pour
moi , parce qu'il ne me connoît que par des dehors
trompeurs , s'il pouvoit me connoître , Seigneur ,
comme vous me connoissez, et voir au dedans de
moi ce qu'il y a de plus intime et de plus secret ?
Or une ame touchée de cette connoissance d'elle-
même , et se jugeant avec les lumières de la grâce
dans la droiture de la raison et de la religion , n'a
garde d'ambitionner de vains honneurs, ni de cher-
cher des prééminences qu'elle ne croit point lui ap-
partenir. Que d'autres soient élevés au-dessus de sa
tête ; que dans une cour , dans une compagnie , on
leur défère les premières dignités; que d'eux-mêmes
et de leur autorité propre , à l'exemple du pharisien,
ils s'emparent de certains rangs et se donnent cer-
taines distinctions : l'humble chrétien se tient à
l'écart , reste volontairement en arrière , et se plaît
dans son obscurité. Qui que ce soit qu'on lui pré-
fère et qui passe devant lui , il n'en conçoit ni
jalousie, ni chagrin. On ne l'entend point se ré-
pandre là-dessus en murmures , ni s'épancher en
termes amers. Bien loin de cela, il semble, à l'en-
tendre parler, qu'on ne lui fait jamais de tort,
et qu'à son égard , ce qui paroît oubli , délaisse-
ment, rebut, mépris, est moins une injure qu'une
justice qui lui est rendue. 11 ne lui faut donc point
ET SES EFFETS. 4?7
de consolations humaines, il ne lui faut point de ré-
parations ni de satisfactions. Il consent à tout, quel-
que indifférence qu'on lui témoigne ; il est content
de tout.
Quelle morale pour le monde , et quelle morale
surtout pour les grands du monde ! quel étrange
paradoxe ! car voilà ce que toute la philosophie
païenne n'a jamais compris et ce que le monde pro-
fane ne peut encore comprendre; voilà ce qui le
scandalise , et ce qu'il ose traiter de bassesse. Mais
que ce qui est bas et méprisable selon le monde , est
sublime et relevé selon Dieu ! Le miracle de l'humi-
lité évangélique et en quoi consiste son excellence ,
c'est d'avoir pu former de la sorte des hommes supé-
rieurs à toutes les vanités du siècle et à ses frivoles
idées; des hommes incapables de se laisser éblouir
par un faux lustre et par une grandeur imaginaire;
des hommes assez éclairés pour savoir se priser au
juste, et assez solides pour ne se point estimer et ne
vouloir point être estimés plus qu'ils ne valent, et
que ne vaut tout homme comme eux ; des hommes
remplis de cette grande maxime de l'Apôtre, que
quiconque se figure être quelque chose , quoiqu'il ne
soit rien y se trompe lui-même (i); des hommes par
conséquent ennemis de toute ostentation , de tout
faste , et mettant leur gloire et leur bonheur en cette
vie à participer aux opprobres de Jésus-Christ. Tels
sont les humbles du christianisme , je dis les vrais
humbles. Ils sont rares , mais il y en a eu , et il y en a.
Plaise au ciel qu'il y en ait toujours dans l'Eglise
(i) Gai. 6.
4;8 CARACTÈRE DE L'HUMILITÉ
de Dieu! Or il y en aura tant que nous ne perdrons
point nous-mêmes de vue, c'est-à-dire, tantquenous
ne perdrons point le souvenir de notre pauvreté,
de notre insuffisance, et même de notre néant, soit
dans 1 ordre de la nature , soit dans l'ordre de la
grâce. Nous ne chercherons plus alors à nous pro-
duire ni à dominer.
IL // nosoit leter les yeux au ciel. Une sainte
confusion lui faisoit baisser les yeux. Tandis que le
pharisien promenoit avec audace ses regards dans
toute l'assemblée , le publicain n'avoitpas l'assurance
de porter la vue, ni vers le ciel , ni vers l'autel , ni
vers aucun de ceux qui étoient présens. Touché des
remords de sa conscience, tremblant et interdit, il
s'imaginoit que tout lui reprochoit ses iniquités, et
que tout se tournoit contre lui : le ciel dont il avoit
tant de fois allumé la colère , et de qui il ne pensoit
pas pouvoir mériter quelque grâce; l'autel où rési-
doit le Dieu d'Israël, vengeur de la veuve et de l'or-
phelin qu'il avoit opprimés et de tous les droits qu'il
avoit violés ; ceux qui éioient présens et qui assis-
taient à cette prière publique , lesquels avoient été
si souvent témoins de ses violences et de ses concus-
sions, et dont plusieurs en avoient ressenti les effets.
Il ne pouvoit donc jeter nulle part les yeux, qu'il
n'y trouvât des accusateurs qui le confondoient ,
ou des juges qui le condamnoient ; et il ne lui res-
toit que de regarder humblement la terre, et de
soutenir, sans entreprendre de se justifier, toute la
honte de son état.
Quand l'humilité est dans le cœur, elle se montre
ET SES EFFETS. 479
jusque sur le visage et paroît dans tout l'extérieur.
Ce n'est pas qu'elle affecte de se montrer et de pa-
roîire : ce ne seroil plus humilité, mais orgueil dé-
guisé sous le masque de l'humilité. Un vrai humble
est aussi soigneux de cacher son humilité, que toutes
ses autres vertus , ou plutôt il est humble sans savoir
qu'il l'est, et il ne le seroit pas du moment qu'il se
flatteroit de l'être. Néanmoins , de même que la
gloire , selon la parole de saint Jérôme , suit la vertu ,
comme l'ombre suit le corps, de même y a-t-il des
signes par où l'humilité se fait voir , toute attentive
qu'elle est à se cacher; et c'est surtout par une pu-
deur modeste qui accompagne toutes les œillades ,
tous les gestes , tous les mouvemens , toutes les ac-
tions d'une personne. Elle ne s'en aperçoit pas ;
mais on y fait réflexion sans qu'elle y pense , et on en
est édifié. D'où lui vient cette modestie, cette pudeur
si engageante et si aimable? il y en a deux prin-
cipes: l'un est l'estime dont l'humilité nous prévient
à l'égard du prochain , et l'autre est la défiance que
l'humilité nous donne de nous-mêmes. Car de cette
estime du prochain, il s'ensuit que si l'on parle , si
l'on s'entretient , si l'on traite avec quelqu'un , on
ne sort jamais des termes du respect qu'on croit lui
devoir ; et de cette défiance de soi-même naît une
espèce de timidité qui nous sert de frein pour me-
surer nos discours, pour recueillir nos regards, pour
régler toute notre contenance et composer toutes
nos manières.
Mais où l'humilité devient encore plus respec-
480 CARACTÈRE DE L'HUMILITÉ
tueuse, et où elle inspire plus de retenue et plus de
requeillement , c'est dans l'exercice de la pénitence,
et dans les pratiques religieuses qui appellent l'ame
fidèle en la présence du Seigneur , et devant les au-
tels du Dieu vivant. Comment un pénitent, j'en-
tends un pénitent tel qu'il doit être , c'est-à-dire,
couvert de la même confusion que le publicain , pé-
nétré des mêmes sentimens de douleur et des mêmes
regrets, rougissant de ses ingratitudes envers Dieu,
ne se dissimulant rien , ni de la multitude, ni de la
grièveté de ses offenses, se considérant comme un
objet de haine et se reconnoissant digne d'une dam-
nation éternelle; comment, dis-je , ce pénitent ap-
proche-t-ii du saint tribunal ? comment s'abaisse-
t-il aux pieds du ministre de Je'sus-Ghrist ? Humi-
lié , presque affaissé sous le poids de ses péchés ,
ose-t-il lever la tête , ose-t-il ouvrir la bouche ? et
tout disposé qu'il est à découvrir les plaies de son
ame par une humble confession , oseroit-il s'énoncer
et s'expliquer, si le devoir ne l'y obligeoit et s'il n'étoit
soutenu des exhortations paternelles et des con-
solations qu'il reçoit du prêtre à qui la Providence
l'a adressé? Pudeur et retenue qui, de tous les té-
moignages sensibles d'une sincère pénitence , est un
des plus apparens et des plus certains : au lieu que
rien ne rend la pénitence plus suspecte que ces airs
ou d'indifférence et de dissipation, ou même de hau-
teur et de présomption , qu'apportent une infinité
de mondains , à un sacrement dont le caractère essen-
tiel est d'humilier l'homme, et de le réduire au rang
d'un
ET SES EFFETS. 48l
d'un criminel sans excuse et sans défense , mais qui
réclame la bonté du souverain juge e* qui demande
miséricorde.
De plus , comment l'ame fidèle entre-t-elle dans
îa maison de Dieu , et comment va-t-elle s'acquitter
de ses pratiques de religion ? comment assiste-t-elle
à l'adorable sacrifice? comment participe-t-elle aux
sacrés mystères ? comment prie-t-elle dans le sanc-
tuaire ? Frappée de la majesté suprême du Tout-
puissant et de la distance infinie qui relève le Créa-
teur au-dessus d'une vile créature , que peut - elle
faire autre chose que d'admirer , que d'adorer, que
de s'anéantir autant qu'il lui est possible , et de
trembler ? Ces anges que vit le Prophète auprès du
îiône du Seigneur , se voiloient îa face de leurs
aîles , ne pouvant contempler la gloire du Très-haut ,
ni soutenir 1 éclat de sa grandeur. Or , la foi lui re-
trace toute cette gloire ; et à cette grandeur divine ,
l'humilité lui fait opposer toute sa petitesse. Dans
cette comparaison , plus Dieu lui paroît grand , plus
elle se voit petite et abjecte. Hé ! Seigneur, qu'êtes-
vousetque suis-je ? qu'êtes-vous, Dieu de l'univers?
et que suis-je , moi ver de terre , moi cendre et
poussière ? De là cette frayeur qui la saisit ; et dans
ce saisissement, dans cette frayeur, laisse-t-elle un
ïttoment ses sens se distraire et s'égarer? Le respect
le plus profond les retient tous , et tandis qu'elle
s'abîme intérieurement, et, pour ainsi parler, qu'elle
se concentre toute entière au-dedans d'elle-même,
on diroit au dehors qu'elle est immobile et sans
action.
TOME XIV. • Si
482 CARACTÈRE DE L'HUMILITÉ
III. Mais il se frappoit la poitrine. Ce n'étoït
pas en secret , mais publiquement. Il ne se contente
pas de confesser à Dieu ses offenses; mais pour lui
en faire une réparation plus authentique , et pour en
lever le scandale , il les confesse devant une nom-
breuse assemblée. Car quand il se frappe la poitrine
à la vue de tout le monde , c'est comme s'il disoit :
J'ai péché et j'en fais hautement l'aveu. Que cet aveu
coûte à l'orgueil , et que c'est un grand triomphe
pour l'humilité !
Nous péchons tous , et nous sommes tous sujets
à faire des fautes. Tel est le malheur de la condi-
tion humaine , dans cette chair fragile dont nous
sommes revêtus , et c'est de quoi les saints gémis-
soient , et ce qui leur faisoit demander à sortir de
cette vie. Mais si nous sommes tous pécheurs , c'est
du reste un avantage qui n est pas donné à tous , de
reconnoître les fautes où nous tombons , et d'en
convenir de bonne foi , soit devant Dieu dans le
fond de la conscience , soit devant les hommes , selon
les conjonctures et les occurrences. Il y a de ces
esprits ailiers , et tellement préoccupés de tout ce
qu'ils pensent , de tout ce qu'ils disent , de tout ce
qu'ils font , qu'ils se croient en quelque sorte impec-
cables. Il semble qu'ils soient infaillibles dans toutes
leurs paroles, et irrépréhensibles dans toutes leurs
actions. Du moins ont - ils toujours des prétestes
pour se persuader que la raison est de leur côté f
qu'ils jugent bien des choses , qu'ils parlent bien ,
qu'ils agissent bien , et que ce seroit très-injustement
qu'on voudroit les censurer et les blâmer. D'autres
ET SES EEEETS. 483
sont avec eux - mêmes de meilleure foi , et ne
s'aveuglent point assez pour ne pas remarquer dans
îes rencontres en quoi ils manquent , et ce qu'il y
a dans leur procédé de défectueux et de condam-
nable. Ils se rendent sur cela , à leur propre tri-
bunal , toute la justice qu'ils méritent , et ils ne
peuvent ignorer qu'ils se sont mépris en telle af-
faire , qu'ils se sont engagés mal à propos , qu'ils
ont fait une fausse démarche , qu'il leur est échappé
une proposition erronée , qu'ils ont embrassé un
mauvais parti , en un mot , qu'ils ont tort. Ils le
voient ; mais de s'en déclarer > mais de dire avec
ingénuité : Je me suis trompé , je suis en faute ; je
me rétracte , ou je me repens , ce sont des termes que
l'orgueil ne connoît point. Plutôt que de les pro-
noncer , on s'obstine à se défendre : bien ou mal ,
il n'importe. On a raille subtilités toutes prêtes , et
mille faux - fuvans ; on ne passe condamnation sur
rien , et en voulant se disculper et se tirer d'em-
barras , on ne fait que s'embarrasser davantage , et
qu'ajouter à la faute qu'on a commise de nouvelles
fautes , ou à l'erreur qu'on a avancée de nouvelles
erreurs.
Or , un des plus heureux effets de l'humilité ,
c'est d'éclairer les uns et de les guérir des préjugés
avantageux dont ils sont prévenus en leur faveur?
et une de ses plus belles victoires , c'est de fléchir
l'obstination des autres et de leur faire surmonter le
penchant naturel qu'ils ont à soutenir tout ce qui
vient de leur part et à l'excuser. Car si l'humilité est
3ju
484 CARACTÈRE DE L'HUMILITÉ
clairvoyante , si elle est ingénieuse , c'est à décou-
vrir dans nous jusques aux fautes les plus légères ,
et môme à les grossir et à les exagérer , bien loin
de les pallier à nos yeux et de nous les déguiser. Un
homme humble n'a point de peine à porter la sen-
tence contre lui - même , et n'a point de juge plus
sévère qu'il l'est de lui-même. Tout ce qu'il fait, il
croit ne le faire que d'une manière imparfaite , et
jusque dans ses œuvres les plus saintes , il trouve
toujours quelque chose à reprendre. Qu'est-ce donc
toutes les fois qu'il lui arrive , comme il arrive aux
plus justes , de manquer et de faillir véritablement
en quelque point ? Cherche-t-il à étouffer le remords
qu'il en sent ? dispute-t-il là - dessus avec sa cons-
cience , et s'efïbrce-t-il de répondre aux reproches
de son cœur par des justifications étudiées ? ima-
gine-1- il des circonstances qui rendent sa chute
moins griève ? dit - il que c'est surprise et inadver-
tance , que c'est légèreté et une vivacité pardon-
nable , que c'est une bagatelle ? L'humilité lui fait
prendre bien d'autres senlimens. Tout ce qui est
offense de Dieu ou offense du prochain , toute faute ,
de quelque nature qu'elle soit , est un crime dans
sa personne. C'est une tache dont il se représente
toute la laideur; et en la considérant , il n'est at-
tentif qu'à ne passer pas un seul irait de sa difformité.
Au lieu donc de prétendre se disculper en aucune
sorte , il est le premier et le plus zélé à s'accuser en
la présence de Dieu : heureux , dans la douleur que
lui causent les fautes dont il s'accuse , d'en liier au
ET SES EFFETS. 4^5
moins cet avantage , d'avoir de quoi s'humilier de
plus en plus , et de quoi concevoir pour lui-même
un plus profond mépris.
Aussi est-ce par là que les saints sont parvenus à
un tel degré' d'humilité , que tout saints et grands
saints qu'ils étoient , ils s'estimoient les plus grands
pécheurs du monde. Témoin saint François d'Assise ,
qui disoit que sur la terre il ne connoissoit point de
plus méchant homme que lui. Témoin saint Bernard,
qui s'appeloit la chimère de son siècle, voulant faire
entendre que, dans la profession religieuse qu il avoit
embrassée , il n'étoit rien moins que religieux. Té-
moins une infinité d'autres. Mais comment avoient-
ils d'eux-mêmes de pareilles idées? ]N'étoit-ce point
là de ces façons de parler qui ne sont que dans la
bouche ? pensoienl-ils comme ils s'exprimoient , et
le pouvoient-ils ? Leurs sentimens ne démentoient
point leurs expressions ; ils savoient quelles grâces
ils avoient reçues de Dieu , et que ces grâces parti-
culières et si abondantes étoient autant d'obligations
de s'attacher à lui plus étroitement et de le servir
avec plus de fidélité et plus de zèle. Ils savoient que
plus ils étoient redevables à Dieu , plus ils deve-
noient coupables, ou en négligeant d'accomplir une
seule de ses volontés, fût-ce dans le sujet le moins
important , ou en manquant d'acquérir un seul degié
de la perfection à laquelle il les appeloit. Ils se per-
suadoient que le plus grand pécheur , s'il eût été
prévenu de Dieu comme eux , en eût beaucoup
mieux profité , et qu'il auroit mille fois plus glorifié
Dieu qu'ils ne le glorifioient. Ils étoient également
486 CARACTÈRE DE L'HUMILITÉ
convaincus que d'eux-mêmes ils n'étoient que péché,
et que si Dieu les eût livrés à la corruption de leur
cœur , il n'y eût point eu de pécheurs plus perdus
et plus abandonnés à tous les vices. De cette sorte ,
n'attribuant qu'à Dieu tout le bien qui éloit en eux,
et s'attribuant à eux-mêmes tout le mal qu'ils avoient
commis ou qu'ils étoient capables de commettre , ils
concluoient qu'il n'y avoit personne à qui ils eussent
droit de se préférer , ni personne au-dessous de qui
ils ne dussent même s'abaisser.
L'humilité ne s'en tient pas encore là , mais elle
va plus avant. Ce qu'elle nous fait penser de nous-
mêmes , elle nous le fait avouer avec ingénuité,
quoique toujours avec discrétion et avec prudence.,
Une mauvaise honte ne nous retient point alors ;
elle ne nous opiniâtre point à soutenir notre sens et
notre conduite ; elle ne nous engage point dans des
contestations qui ne finissent jamais, et que notre
docilité pourroit terminer dans un moment ; elle ne
nous précipite point d'égaremens en égareraens par
une répugnance insurmontable et une inflexible ré-
sistance à céder et à se rendre. On se soumet sans
difficulté, on souscrit à son arrêt, on le ratifie; et
par celte soumission droile, sage, chrétienne, on
efface tout , on le répare , et l'on se remet dans la
bonne voie.
C'est de là même que l'humilité est surtout une
disposition si nécessaire pour la confession des pé-
chés dans le tribunal de la pénitence. Combien de
pécheurs et de pécheresses n'ont pas le courage de
révéler leur étala un confesseur, et de lui fûke
ET SES EFFETS. ^87
eonnoître les désordres où la passion les a entraînés?
Ils voudroieni se vaincre là-dessus; mais il semble
qu'ils ne le puissent , tant ils sont dominés par la
crainte qui les arrête. Ils laissent donc couler les
années entières , sans approcher du sacrement ; ou
si , malgré eux , ils en approchent par certaines
considérations, ce n'est que pour le profaner par
des confessions imparfaites et dissimulées. Avec
plus d'humilité , qu'ils s'épargneroient de troubles,
d'incertitudes, de combats , de remords, d'abus,
de sacrilèges ! L'humilité leur ouvriroit le cœur, leur
délieroit la langue , leur feroit subir une confusion
salutaire, et seroit ainsi le principe de leur réconci-
liation avec Dieu et de leur justification. Quand elle
n'auroit point d'autre avantage, ne nous suffiroit-il
pas pour la chérir singulièrement, et pour l'estimer
comme une des vertus les plus importantes , non-
seulement dans toutes les conditions du monde
chrétien , mais dans le cloître même et la retraite
religieuse. Car dans la retraite religieuse et jusque
dans le cloître , comme partout ailleurs, il peut ar-
river quelquefois qu'on ait à déclarer aux ministres
de la pénitence d'étranges foiblesses, et qu'on se
trouve obligé de former contre soi-même des accu-
sations qui doivent coûter infiniment à notre orgueil.
IV. Mon Dieu , soyez - moi propice , à moi qui
suis un pécheur. C'est ce que disoit le publïcain , et
c'est toute la prière qu'il faisoit. Prière courte, mais
pleine de foi et animée de cette confiance à laquelle
Dieu ne refuse rien. Il sait , ce vrai pénitent , qu'il
est un pécheur; mais il sait aussi que Dieu est en-
4&S CAHACTÈHE DE i/îIUMlLITÉ
core plus miséricordieux. Le souvenir de ses péchés
le confond , mais il ne le décourage point , parce
qu'il ne lui ôte point le souvenir des miséricordes
divines. Dans la vue de ces miséricordes infinies :
Ah ! s'écrie- t-il , soyez-moi propice , à moi qui suis
an pécheur ! Pour engager Dieu à lui être propice ,
comme il le demande , il devoit , à ce qu'il paroît ,
omettre cette qualité de pécheur ; mais au contraire,
c'est justement parce qu'il reconnoît , en qualité de
pécheur , ne mériter aucun pardon de la part de
Dieu , qu'il mérite que Dieu lui pardonne et lui
pardonne tout.
Exemple d'une grande instruction et dune grande
consolation pour tout ce qu'il y a de pécheurs. Us
se sont retirés de Dieu , et Dieu les rappelle. Ils se
sont tournés contre Dieu, et Dieu leur tend les bras
pour les rapprocher de lui , et pour se rapprocher
d'eux. Depuis long-temps ils se sont endurcis contre
les saintes impressions de l'esprit de Dieu , et Dieu
néanmoins les attend encore , et est prêt à les rece-
voir. Qu'ont-ils donc à faire ? c'est d aller en effet
à Dieu , et de lui dire avec la même confiance que
le publicain , avec le même sentiment de contrition
et la même humilité: Seigneur, soyez-moi pro-
pice. Je me suis égaré , j'ai quitté vos voies , le
penchant m'a entraîné çt précipité d'abîme en abîme,
le poids de mes habitudes m'accable, la multitude
et la grièveté de mes offenses m'effraye; mais, mon
Dieu , c'est pour cela même que j'ai recours à vous ,
et que je vous conjure de m'être propice , à moi
qui suis un pécheur. Oui, Seigneur, je le suis et
ET SES EFFETS. 489
je l'ai été jnsques à présent, il n'est que trop vrai :
mais plus je l'ai été, plus vous ferez éclater les
richesses de votre miséricorde en l'exerçant sur moi.
Tant de péchés pour lesquels vous pouviez me
perdre , et que vous voudrez bien me remettre ,
serviront à faire voir combien vous êtes bon et in-
dulgent. Vous me sauverez; et dans ce salut dont
je vous serai redevable , vous trouverez votre gloire,
au même temps que j'y trouverai mon plus pré-
cieux intérêt. Dans cette espérance , je me tiens à
vos pieds , je lève les mains vers vous , je vous ré-
clame et je ne me lasse point de vous redire : Sei-
gneur , soyez-moi propice , à moi qui suis un pê-
cheur ; je dis , à moi qui suis un pécheur , mais
qui ne veux plus l'être , mais qui ai horreur de
l'être , mais qui gémis amèrement de l'avoir été , et
qui dès-là cesse de l'être. Car tel est le sentiment
démon cœur, et sans cette disposition je ne pour-
rois rien me promettre de vous : mais avec ce cœur
contrit , avec ce cœur humilié , avec ce cœur dé-
terminé à tout ce qu'il vous plaira de m'ordonncr
désormais , et à tout ce qui vous est du pour une
juste satisfaction , j'ai de quoi vous loucher, ô mon
Dieu ! et j'ose compter que vous me serez propice ,
à moi qui suis un pécheur.
Au reste , ce seroit un orgueil et une illusion ,
de croire que celte prière ne convient qu'à des pé-
cheurs scandaleux , qui par état et par un liberti-
nage habituel et déclaré , se sont abandonnés au
vice , et ont mené une vie licencieuse et déréglée.
Il n'y a point d'ame si sainte qui ne doive se l'ap-
'4qo caractère de l'humilité
pliquer, et ce sont même les plus saintes âmes qni
en usent plus souvent et plus affectueusement , parce
que ce sont les plus humbles. Quoi qu'il en soit, un
des plus solides exercices du christianisme en toutes
sortes de professions, et pour toutes sortes de per-
sonnes , est de s exciter chaque jour à une vive dou-
leur de ses péchés , et de la renouveler par de fré-
quens actes de repentir. On ne manque point de
matière pour cela, ou plutôt on n'en a que trop;
c'est - à - dire , on n'a que trop de péchés dont la
conscience est chargée devant Dieu , et dont on ne
peut s'assurer d'avoir obtenu la rémission. Péchés
griefs qui ont donné la mort à l'ame , et péchés plus
légers dans leur espèce , mais toujours très-dange-
reux ; péchés d'action , et péchés d'omission; péchés
d'ignorance , de négligence , de fragilité, et péchés
de malice et d'une pleine volonté; péchés certains,
et péchés douteux; péchés personnels, et péchés
d'autrui; péchés de la jeunesse, et péchés actuels
et présens : en voilà plus qu'il ne faut pour avoir
lieu de s'écrier à toutes les heures de la journée ,
et à toute occasion : Mon Dieu , soyez-moi propice,
à moi qui suis un pécheur. On le dit partout et en
tout temps, le matin , le soir , avant le repos de la
nuit , au réveil , de cœur , de bouche , au pied de
l'autel , dans le secret de l'oratoire , en public , en
particulier, entrant, sortant, marchant, travaillant,
agissant. Plus on a fait de progrès dans l'humilité ,
plus on le répète, parce qu'on se croit plus digne
de la colère du ciel , et qu'on sent plus le besoin
où l'on est de l'apaiser. On n'a point de sujet plus
ET SES EFFETS. 49*
ordinaire de ses entretiens intérieurs avec Dieu ; et
sans chercher toujours des points de méditation si
relevés et si subtils , on emploie quelquefois tout
le cours d'une oraison à repasser en soi-même ces
paroles , à les pénétrer , à les goûter , à les pro-
noncer : Mon Dieu , soyez-moi propice , à moi qui
suis un pécheur.
V. Celui-ci s'en retourna justifié dans sa mai-
son , tout au contraire de Vautre. Car quiconque
s'élève , sera humilié , et quiconque s'humilie , sera,
élevé. Nous l'avons déjà remarqué avec saint Chry-
sostôme, et dans un sens , c'est une maxime cons-
tante , qu'un pécheur humble vaut mieux , malgré
tous les péchés dont il est coupable, qu'un juste
orgueilleux avec toutes les vertus et toutes les bon-
nes œuvres qu'il pratique. Car l'humilité du pécheur
lui attire des grâces qui le convertissent et l'élèvent
à l'état de juste; et l'orgueil du juste l'expose, par
un châtiment de Dieu , à des chutes qui le perver-
tissent et le réduisent à l'état de pécheur. Nous en
voyons la preuve dans le pharisien condamné, et le
publicain justifié. L'un et l'autre vérifient parfaite-
ment cet oracle du Saint-Esprit , que Dieu résiste
aux superbes y et qu'il se communique aux humbles ,
et leur fait part de ses plus riches dons (i). Dons
célestes par où il les éclaire , ii leur découvre ses
voies, il les ramène de leurs égaremens , il les per-
fectionne , il les sanctifia. Nous ne devons donc pas
nous étonner, conclut saint Augustin, qi»e Dieu
ait pardonné au publicain , puisqu'il ne se pardon-
(i) Jac.4.
'4rjZ CARACTÈRE DE l/HUMi LiTÉ
noit pas à lui-même et qu'il s'humilioit en se re-
connaissant pe'cheur. Il s'éloignoit de l'autel; mais
plus il sembloit par humilité s'éloigner de Dieu ,
plus Dieu par sa miséricorde s'approchoit de lui. Il
n'osoit lever les yeux , et voilà pourquoi Dieu atta-
tachoit sur lui ses regards , et l'écoutoit plus atten-
tivement et plus favorablement. Il se frappoit la
poitrine , comme ayant mérité les plus rudes coups
de la justice de Dieu et ses plus rigoureuses ven-
geances ; et c'est pour cela même que Dieu le ras-
suroit , le fortifioit, et répandoit dans son ame les
plus douces consolations.
Ainsi Dieu en a-t-il usé de tout temps : car il est
maître de sa grâce ; et il la donne d'autant plus vo-
lontiers aux humbles, qu'ils en retiennent seulement
le fruit et lui en rendent toute la gloire; au lieu
que l'orgueilleux , voulant en retenir la gloire, en
perd tout le fruit et n'en retire nul avantage. Ainsi
Achab, ce roi sacrilège , impie, idolâtre , ce roi bar-
bare et homicide , ce roi vendu au péché et l'objet
de la haine de Dieu , dès qu'il s'humilia , devint un
objet de complaisance aux yeux du Seigneur : si bien
que Dieu, voulant en quelque sorte s'en glorifier,
disoit à son Prophète : N'avez-vouspas vu Achab cou-
ché par terre , suppliant et soumis ? Or parce au' il
s est abaisse devant moi , je l'épargnerai , et je ne
jerai point tomber sur sa personne les maux dont il
èloit menacé (i). Ainsi Nabuchodonosor avoit abusé
de sa puissance et s'étoit élevé contre Dieu ; Dieu
l'humilie, le réduit à ia condition des bêtes, l'obliga
(0 3. Reg. 21,
ET SES EFFETS. %t$
de manger l'herbe qui croît dans la campagne :
mais enfin , sept ans écoulés dans un état si vil et
si misérable , ce prince profitant de son humiliation ,
revient à lui, rend hommage au Dieu du ciel , et
Dieu le rétablit sur le trône , lui donne un règne
plus florissant que jamais, et le remplit des senti-
mens les plus religieux. Ainsi le Sauveur des hommes
a-t-il tant de fois opéré des miracles de miséricorde
et de grâce en faveur de ceux qui se sont adressés
à lui avec humilité ? C'est par là que la Chana-
néenne obtint , non-seulement la guérison de sa
fille , mais la guérison de son ame ; c'est par là que
ce seigneur de l'évangile, obtint, outre la santé de
son serviteur , sa conversion à la foi et celle de
toute sa maison ; c'est par là que Magdeleine , cette
fameuse pécheresse , et cette pénitente aussi célèbre,
obtint l'entière abolition de tous les déréglemens de
sa vie, et qu'elle parvint à un degré si éminent de
sainteté.
Heureux donc les humbles de cœur, parce que
Dieu les comblera de ses bénédictions , et qu'il les
élèvera; mais par une règle tout opposée, malheur
aux âmes hautaines et présomptueuses, parce que
Dieu les confondra, et qu'il les rejettera. Ce que
le Fils de Dieu est venu particulièrement nous en-
seigner, c'est l'humilité ; et en quoi par-dessus tout
il s'est proposé à nous comme notre modèle , c'est
dans la pratique de l'humilité. Il ne nous à pas dit :
Apprenez de moi à faire des oeuvres extraordinaires
et toutes miraculeuses , à chasser les démons, à dé-
livrer les possédés , à guérir les malades, à ressus-
494 CARACTÈRE DE L'HUMILITÉ ET SES EFFETS*
citer les morts; mais apprenez , nous dit-il, que je
suis doux et humble (i). Leçon générale : car l'hu-
milité est une vertu propre de tous les états. Propre
des grands , afin qu'ils ne se laissent point infatuer
de leur grandeur, et qu'ils n'oublient point Dieu en
s'oubliant eux-mêmes ; propre des petits , afin qu'ils
se contentent d'une vie obscure , et qu'ils sachent
se contenir et se sanctifier dans la dépendance où
le ciel les a fait naître ; propre des pécheurs , afin
qu'ils subissent avec moins de peine toutes les ri-
gueurs de la pénitence , et qu'ils se soumettent plus
aisément à toutes les réparations qu'elle exige d'eux ,
tant envers Dieu qu'ils ont déshonoré, qu'à l'égard
du prochain qu'ils ont scandalisé ; propre des justes,
afin que leurs travaux ne leur soient pas inutiles , et
qu'une vaine complaisance ne leur enlève pas le
trésor de mérites qu'ils amassent. Mais cette vertu
si nécessaire partout, où la trouve-t-on ? On voit
encore dans le christianisme, de la religion, de la
dévotion , de l'assiduité à la prière , de la régula-
rité, de la charité, du désintéressement même, et
de la mortification ; on y voit des confessions , des
communions fréquentes , des aumônes , des visites
des pauvres ; mais où voit-on une vraie humilité ?
Formons-la dans nous avec le secours den haut,
et employons-y tous nos soins. La mesure de nos
abaissemens en ce monde sera la mesure de noire
gloire dans l'autre.
(OMatth. 11.
SOLIDE GRANDEUR DE L'HU MILITÉ , etc. ^S
Solide et véritable grandeur de l'Humilité chré-
tienne.
Vous êtes étrangement philosophe , et quoique je
ne doute en aucune manière du fond de votre chris-
tianisme , la proposition que vous me fîtes il y a
quelque temps au sujet de l'humilité, ne m'édifia
pas , et me parut , s'il faut vous le dire , bien païenne.
Nous parlions de l'ambition, surtout de l'ambition
des gens de la cour, qui sacrifient tout à cette pas-
sion dont ils sont possédés , et qui se repaissent toute
leur vie d'honneurs et de fausses grandeurs. Je
tâchois de vous inspirer des sentimens plus modestes ,
et je vous trouvois un peu trop occupé du désir de
vous avancer , et de faire une certaine figure dans le
monde. Je ne condamnois pas absolument là-dessus
une émulation raisonnable; et vous accordant en
apparence quelque chose , pour ne vous pas rebuter
d'abord par une morale trop relevée , je m'appliquois
à vous amener insensiblement aux principes de la
religion, et aux maximes de Jésus-Christ. Mais tout
d'un coup vous prîtes feu , et dans celte petite saillie
dont je n'eus pas de peine à m'apercevoir , il vous
échappa de dire d'un air assez vif , et môme d'un ton
assez haut, qu'après tout l'ambition étoil le caractère
des âmes nobles ; qu'entre les passions c etoit sans
contredit la plus belle, ou du moins la plus excusable
dans un homme de quelque naissance ; qu'elle élevoit
le cœur , et que dans la vie il falloit un peu d'orgueil .,
pour savoir tenir son rang et se séparer du vulgaire;;
496 solide grandeur
comme si vous eussiez voulu me faire entendre que
l'humilité , quoique sainte du reste et très-respectable ,
ne convenoit guère qu'à des âmes étroites, et qu'à
des esprits foibles et peu propres aux grandes entre-
prises. Car j'ai lieu de croire que c'é toit-là votre
pensée.
Nous sommes là-dessus, vous et moi, dans des
opinions bien dilïérentes ; et quand j'examine à fond
ce que c'est que la vertu d'humilité , en quoi elle
consiste , sur quels principes elle est établie , par
quelles règles elle se conduit, de quelles foiblesses
elle nous guérit, quelle supériorité elle nous donne
au-dessus des idées communes, à quoi elle dispose
et quelles victoires elle remporte, enfin ce qu'elle
nous fait entreprendre et ce qu'elle nous fait exécuter:
quand, dis-je, j'envisage tout cela, je conclus bien
autrement que vous, et je prétends qu'entre les
vertus, il n'en est point qui marque plus de solidité
dans l'esprit ni plus de fermeté dans l'ame que
l'humilité; que bien loin de rétrécir le cœur, elle
1 élargit, que bien loin d'abattre le courage, elle le
rehausse; que c'est un préservatif contre mille peti-
tesses, contre mille indignités et mille lâchetés qui
sont si ordinaires dans l'usage du monde ; que c'est
une disposition aux plus grands desseins, et que par
une constance inébranlable, elle sait également les
former et les accomplir. Voilà ce que j'appelle une
vraie grandeur , et ce qui doit sans doute suffire pour
vous détromper de l'erreur où vous semblez être.
Allons par ordre , s'il vous plaît, et pour mieux
éclairçir le point dont il est question entre nous,
expliquons
DE l'humilité chrétienne. 497
expliquons d'abord les termes et donnons-en une no-
tion juste. Car il est vraiqu'ily aune timidité naturelle
qui nous rend doux, dociles , soumis; qui nous relient
dans les rencontres et nous empêche de nous ingérer
dans aucune affaire; qui nous ferme la bouche et qui
nous lie en quelque sorte les mains lorsqu'il convien-
droit d'agir, de se déclarer, de se défendre. Ce n'est
point là humilité, mais pusillanimité, mais excès de
crainte et défiance outrée de soi-même, qui n'a pour
principeque le tempérament. Souvent même, sous les
dehors d'une humilité apparente, il y a dans cette
pusillanimité beaucoup d'orgueil qui s'y mêle et d'un
orgueil puéril. Il faudroit parler dans l'occasion ; mais
on se tait sans prononcer une parole : pourquoi ? parce
qu'on craint de répondre mal à propos , et de s'ex-
poser à la raillerie. Il faudroit prendre une résolution
et la soutenir; mais on se tient oisif et l'on demeure:
pourquoi? parce qu'on a peur de ne pas réussir et
d'avoir à essuyer la confusion d'un mauvais succès.
Il faudroit résister et maintenir ses prétentions dès
qu'elles sont raisonnables; mais on cède, et l'on ne
fait pas la moindre démarche : pourquoi? par l'ap-
préhension de succomber et de donner ainsi plus
d'avantage à un concurrent. De sorte qu'on est humble
ou qu'on le paroîl, non par vertu, mais par une
imperfection de la nature , et quelquefois par une
fausse gloire.
Traitez cette espèce d'humilité comme il vous
plaira , j'y consens , puisque ce n'est point celle
dont je prends ici la défense. Sous le nom d'humi-
lité , j'entends une humilité purement évangélique
TOME XIV. 3z
4$8 SOLIDE GRANDEUR
et toute chrétienne , telle que le Fils de Dieu nous
l'a enseignée, et telle que les saints, après ce divin
maître , l'ont pratiquée. Je veux dire une humilité
qui , par les lumières de la raison et de la religion ,
nous découvre notre néant et le fond de notre mi-
sère ; qui nous remplit par là d'un saint mépris de
nous - mêmes , et nous fait vivement comprendre
que de nous - mêmes nous ne sommes rien , ni ne
pouvons rien : par conséquent que nous ne devons
rien nous attribuer à nous-mêmes , hors le péché ;
mais que nous devons tout rapporter à Dieu comme
au souverain auteur , et lui rendre gloire de tout ;
qui , selon le même sentiment et dans la même vue ,
nous fait regarder avec indifférence toutes les dis-
tinctions et tous les honneurs du siècle , parce qu'au
travers de leur lustre le plus brillant, nous en dé-
couvrons l'illusion et la vanité , et que d'ailleurs nous
savons qu'ils sont opposés à l'état de Jésus - Christ
dans tout le cours de sa vie mortelle ; qui , sans nous
mesurer avec le prochain , nous porte à l'honorer ,
à tenir volontiers au-dessous de lui le dernier rang
et à rester dans l'oubli , tandis que d'autres sont dans
une haute estime et dans la splendeur. Enfin qui , ne
comptant jamais sur elle-même, compte uniquement
sur Dieu , mais avec une confiance d'autant plus
ferme et plus assurée qu'elle a des témoignages plus
certains , qu'il prend plaisir à seconder les foibles ,
et qu'il aime à exercer sa miséricorde et sa toute-
puissance en faveur des petits. Telle est, dis -je,
l'humilité dont je parle, et que je conçois comme
une des vertus la plus propre à former de grandes
de l'humilité chrétienne. 499
amés et à les perfectionner. Peut- être serez -vous
obligé d'en juger ainsi vous-même , si vous voulez
peser mûrement la chose et entrer dans quelques
réflexions.
I. Car prenez garde , je vous prie , et remarquez
d'abord avec moi de quoi l'humilité nous délivre ,
ce qu'elle corrige dans nous , ou de quoi elle nous
préserve. Personne n'ignore , et vous ne devez pas
l'ignorer, quelles sont les petitesses , pour ne pas
dire les bassesses , où l'ambition et l'orgueil nous
réduisent. Je ne sais ce que vous en pensez ; mais
moi , je ne me figure point d'homme plus petit ni
d'ame plus vile qu'un ambitieux qui se laisse domi-
ner par la passion de s'agrandir , et qui veut , par
quelque voie que ce soit , la satisfaire ; ou qu'un
orgueilleux qui s'infatue de ses prétendues bonnes
qualités , et se laisse posséder d'une envie démesurée
d'être applaudi et vanté dans le monde. Afin de vous
en convaincre par vous-même, suivez-le en esprit,
et comme pas à pas , cet ambitieux , dans la route
qu'il s'est tracée et qu'il se représente comme le
chemin de la fortune. Est-il une démarche si humi-
liante où il ne s'abaisse , dès qu'il croit qu'elle peut
le conduire à son terme ? et dans l'espérance de
monter , à quoi ne descend - il point ? Est - il une
complaisance si servile où il ne s'assujettisse , pour
s'insinuer auprès de celui-ci et pour se concilier les
bonnes grâces de celui-là ? Est-il hauteurs, dédains,
rebuts qu'il n'essuie , jusqu'à ce qu'il soit parvenu à
engager l'un dans ses intérêts, et à se ménager la
protection de l'autre ? Que d'assiduités , que de sou-
50O SOLIDE GRANDEUR
plesses , que de flatteries , el si j'ose ainsi m'expri-
nier, que d'infamies ! il n'a honte de rien , pourvu
qu'il puisse atteindre où il vise et réussir dans ses
intrigues : et quelles intrigues? souvent les plus cri-
minelles et les plus lâches , où sont violées toutes
les lois de la bonne foi et de l'honneur ; où sont em-
ployés l'artifice , la calomnie , la fraude , la trahison.
Il en auroil horreur s il n'étoit pas livré à la passion
qui l'aveugle , et s'il en jugeoit de sens rassis. On
en est saisi d'élonnement el indigné , quand , mal-
gré les soins extrêmes qu'il apporte à tenir cachés
tant de mystères d'iniquité , on vient à connoître
toutes ses menées , et à percer le voile qui les cou-
vroit. Dites - moi comment vous trouvez là celte
noblesse de sentimens d'où naît , u vous en croire,
l'ambition ?
Et d'ailleurs faites quelque attention à toute la
conduite de l'orgueilleux. Ce n'est pas pour la pre-
mière fois que j'en parle, et autant de fois qu'il y
a lieu d'en parler, j'en ressens toujours un nouveau
mépris. Tachez à découvrir les différentes pensées
qu'il roule dans son esprit . ou plutôt toutes ses
imaginations également frivoles et folles; examinez
quel est le fond , ou de ses joies secrètes et de ses
vains triomphes , ou de ses peines les plus vives et
de ses déplaisirs les plus piquans. Est - il occupé
d'autres choses que de lui- même , de son mérite ,
de ses talens ? Est - il un avantage si léger dont il
ne se prévale , et qui dans son idée ne lui donne sur
les autres une prééminence où il n'est pas aisé de
parvenir ? Est-il rien de bien fait, si ce n'est pas lui
de l'humilité chrétienne. 5oi
qui l'a fait , et est-Jl rien de bien pensé , s'il n'est
pas selon son sens ? Ajoutez ces témoignages favo-
rables qu il se rend perpétuellement et hautement à
soi-même , ces fades et ennuyeuses vanteries dont
il fatigue quiconque veut bien l'écouter , cet amour
de la louange , même la plus grossière , ce goût gvec
lequel il la reçoit et ce gré qu'il en sait , en sorte
qu'il suffit de le louer pour obtenir tout de lui : au
contraire , cette vivacité et celte délicatesse sur un
mot qui peut l'offenser, ces agitations où il entre,
ces mélancolies où il tombe , ces jalousies , ces amer-
tumes de cœur , ce fiel dont il se ronge , ces soup-
çons et ces ombrages qu'il prend d'un signe , d'une
œillade , dune parole jejée au hasard et sans dessein.
En vérité , qu'est-ce que cela ? et pour omettre cent
autres articles , je vous demande si vous comprenez
rien de plus mince et de plus étroit, qu'une ame de
cette trempe et un esprit disposé de la sorte.
Or , voilà de quoi l'humilité chrétienne est le cor-
rectif le plus efficace et le plus certain. De toutes
ces foiblesses, il n'y en a pas une dont elle ne soit
exempte , et qu'on puisse lui imputer. Qu'est-ce
qu'un chrétien vraiment humble ? c'est un homme
sage et réglé dans toutes ses vues , ou n'en ayant
point d'autres que les vues de Dieu et de son ado-
rable providence ; un homme droit dans toutes ses
voies , et incapable de prendre aucunes mesures hors
des lois de la fidélité la plus inviolable et de la plus
exacte probité ; un homme désintéressé et religieux
dans ses abaissemens volontaires, ennemi de la flat-
terie et de toute sujétion mercenaire et forcée ; un
502 SOLIDE GRANDEUR
homme équitable dans ses jugemens , sans préven-
tion , sans envie , reconnoissant le mérite partout
où il est , et se faisant un devoir de le révérer et
de l'exalter même à son propre préjudice ; un homme
indépendant de tous les respects humains et des
vaines opinions du monde , parce qu'il ne cherche
point à plaire au monde et qu'il le compte pour
rien. De là, toujours égal dans l'humiliation comme
dans l'élévation , dans le blâme et dans la louange ,
dans la bonne et la mauvaise réputation ; soutenant
l'une et l'autre avec une tranquillité inaltérable; ne
se laissant , ni éblouir par l'éclat d'une vie agissante
et comblée d'éloges , ni contrister par l'obscurité
d'une vie abjecte et inconnue. De là encore et par
la même conséquence , un homme patient dans les
injures , les pardonnant de cœur , plutôt prêt à faire
des avances et à prévenir , qu'à exiger de justes
satisfactions : du reste , plein de retenue , de mo-
destie dans ses entretiens, dans tontes ses manières ,
ne disant rien de soi , si ce n'est pour se déprimer
et pour s'avilir ; honnête , affable , paisible , ne con-
testant avec personne , ne voulant jamais l'emporter
sur personne : et tout cela par des motifs supérieurs
et divins , malgré les révoltes de la nature et son
extrême sensibilité. Observez bien tous ces traits ,
et j'ose me promettre que vous conclurez avec moi
qu'un homme de ce caractère doit être incontes-
tablement réputé pour un grand homme. Mais re-
prenons.
Un homme sage et réglé dans toutes ses vues :
c'est-à-dire , un homme qui s'en tient précisément
de l'humilité chrétienne. 5o3
à ce qu'il est selon l'ordre du ciel , et n'aspire point
au-delà ; qui ne s'abandonne point à une ardeur
insensée de croître , mais se renferme dans les bor-
nes qu'il a plu à Dieu de lui marquer ; qui dit comme
David : Seigneur , mon cœur ne s' est point élevé ; je
ne me suis point évanoui dans mes pensées ni dans
mes désirs , et je n'ai point porté mes regards au*
dessus de moi (i). Ce n'est pas qu'il soit tout à fait
à couvert des atteintes d'une secrète ambition. L'or-
gueil qui nous est si naturel , veut toujours faire de
nouveaux progrès, et d'un degré passer à un autre ;
il y a même des temps , des conjonctures où la
tentation est difficile à vaincre. Mais l'humble chré-
tien sait la réprimer , sait la surmonter, et par une
sainte violence se rendre maître d'une passion dont
l'empire néanmoins est si étendu. Il est ce que Dieu
l'a fait naître , ce que Dieu veut qu'il soit : cela suffit ,
et que lui faut-il davantage? Si dans le cours des
années la Providence l'appelle à quelque chose de
plus , il la laisse agir , et attend en paix qu elle se
déclare. Jusque-là nul empressement, nulle inquié-
tude : point d'autre soin que de vivre selon Dieu
dans son état et de fournir saintement sa carrière.
Dans une telle modération , qu'il y a déjà de force!
et pour s'y maintenir, qu'il y a de combats à livrer
et de victoires à remporter sur soi-même !
Un homme droit dans toutes ses voies. C'est une
suite immanquable de la disposition où il est de ne
marcher que dans les voies de Dieu , et de ne s'en
écarter jamais. Ne voulant rien être que selon le gré
(i)Ps. i3o.
5o4 SOLIDE GRANDEUR
de Dieu , et de lui-même ne prétendant à rien antre
chose , il n'a pour son avancement propre , ni pro-
jets à conduire , ni moyens à imaginer , ni ressorts
à faire jouer : d'où il s'ensuit qu'il n'a besoin ni de
partis, ni d'industrie, ni de surprise. Il suit tou-
jours une même ligne, et va toujours son chemin,
sans détours et sans déguisemens. D'ailleurs instruit
des maximes de l'évangile , qui est la vérité même,
il n'a garde, en quelque rencontre que ce soit,
d'avoir recours au mensonge que 1 évangile con-
damne ; et libre de tout désir de se pousser qui
pourroit le séduire et le corrompre, il est bien éloi-
gné de mettre en œuvre de criminelles pratiques
dont il voit toute l'imposture et toute la honte.
Un homme religieux et désintéressé dans ses
abaissemens volontaires. Car il y aune humilité pré-
tendue qui n'a de l'humilité que les apparences, il
y a de feints abaissemens qui ne consistent qu'en de
fausses démonstrations et des dehors trompeurs.
Souvent le mondain s'humilie , il s'abaisse : mais
pourquoi? Je l'ai dit et je le répète : c'est par une
fragile espérance , c'est par une flatterie basse, c'est
par un vil et sordide esclavage. La religion inspire
au chrétien humble , jusque dans ses soumissions
les plus profondes , bien plus de générosité et plus
de dignité. Il rend honneur au prochain ; il a pour
le prochain toute la déférence , tous les ménage-
mens et tons les égards possibles; il ne refuseroit
pas , s'il le falloit, de ramper sur la poussière et sous
les pieds du prochain : mais en cela qu'est-ce qu'il
envisage? est-ce l'homme? Non certes, puisqu'il
de l'humilité chrétienne. 5o5
n'attend ni veut rien de l'homme : mais dans l homme
il n'envisage queDien. C'est à Dieu qu'il obéit en
obéissant à l'homme ; c'est ù Dieu qu'il offre son
encens, en rendant hommage à l'homme : c est de-
vant Dieu qu'il se prosterne en s'inclinant devant
l'homme: Dieu est le seul objet de son culte , comme
il en doit être l'unique récompense.
Un homme équitable dans ses jugernens : et voici ,
j'ose le dire, un des plus nobles efforts de l'humilité.
Parce ane nous sommes ordinairement préoccupés,
soit en notre faveur par notre amour-propre, soit
contre le prochain par une maligne envie, on ne
peut guère compter sur l'équité des jugemens que
nous portons, ou de nous-mêmes, ou des antres.
Mais par une règle toute contraire , parce que l'hum-
ble chrétien est dégagé de ces préventions qui nous
aveuglent, il est beaucoup plus en état de juger
sainement; et comme il ne sait point dissimuler ni
trahir la vérité qu'il connoît , il parle selon qu'il
pense , et communément il pense bien. Si donc il
s'agit de lui-même , il ne cherche point à se faire
valoir au-delà de son prix ; et s'il est question du
prochain, il lui fait une justice entière, et, bien
loin de vouloir le rabaisser ni obscurcir ses avan-
tages, il est le premier à les publier.
Nous en avons dans l'évangile un exemple des
plus célèbres , et quiconque examinera bien la con-
duite de Jean- Baptiste à l'égard de Jésus-Christ ,
y trouvera une bonne foi , et dans cette bonne foi
un caractère de grandeur qu'on ne peut assez ad-
mirer. Jean prêchoit aux peuples la pénitence;
5o6 SOLIDE GRANDEUR
toutes les rives du Jourdain retentissoient du bruit
de son nom ; on s'assembloit en foule autour de
lui , et il s'étoit fait une nombreuse école , qui le
suivoit et recevoit ses enseignemens comme des
oracles : jamais crédit ne fut à un plus haut point.
Mais après tout , Jean-Baptiste n'étoit que le pré-
curseur du Messie, et il n'avoit été envoyé qu'en
cette qualité. Aussi est-ce à cette qualité seule que
se borne toute l'idée qu'il a de lui-même et qu'il
en donne à ces députés qui , de la part de la syna-
gogue , viennent l'interroger pour savoir qui il est.
Etes-vous le Christ ? lui demandèrent-ils; ëles-vous
Elie? êtes-vous prophète (i)-p Que l'occasion étoit
délicate pour un homme qui eût été moins humble !
Mais à ces demandes il répond simplement et sans
hésiter , qu'il n'est ni le Christ , ni Elie , ni prophète.
Qui êtes-vous donc? répliquent ces envoyés: Je
suis , leur dit-il, la voix de celui qui crie dans le
désert : Préparez le chemin au Seigneur (2) : voilà
tout ce que je puis vous apprendre de moi.
Ce n'est point encore assez ; mais la même équité
qui le fait juger si modestement de lui-même , lui
fait rendre à Jésus-Christ , en cette rencontre et en
toutes les auires, le plus juste et le plus glorieux
témoignage. Il annonce aux députés de Jérusalem
la venue de ce Messie : // est au milieu de vous ;
mais vous ne le connoisscz point, Cesl lui qui doit
venir après moi , qui est avant moi , et dont je ne
suis pas digne de délier les souliers (3). Il s'écrie
en le voyant , et l'appelle le Sauveur des hommes :
(1) Jo;m. 1. — (2) Jbid. \. 20. — (3) lbid. \. 26.
de l'humilité chrétienne. 5c>7
Voilà V Agneau de Dieu , voilà celui qui efface les
pèches du monde. Il fait plus : quand ses disciples,
s'apercevant que l'école de leur maître commençoit
à déchoir, et que celle de Jésus-Christ s'établissoit
de jour en jour et s'accréditoit , témoignent là-
dessus quelque jalousie , il leur déclare que désor-
mais ils doivent s'attacher à ce nouveau maître ; il
les lui envoie : car c'est à lui de croître , conclut-il ,
et à moi de diminuer (i). Qu'on me dise s il est
rien de plus grand qu'un tel procédé , et si ce n'est
pas ainsi que pensent les plus solides esprits , et les
cœurs les mieux placés ?
De tout cela, il est aisé de comprendre comment
un chrétien humble est indépendant de tous les res-
pects humains , et des vaines opinions du monde ,
dès-là qu'il ne se soucie ni de l'estime du monde ,
ni de sa faveur, et qu'il peut dire comme l'Apôtre:
Pour moi, il m'importe peu que vous me jugiez ,
vous , ou quelque autre homme que ce soit ; je n'ai
qu'un juge , à proprement parler , et ce juge c'est
Dieu (2); comment il garde toujours la même égalité
d'ame , et la même paix au milieu de toutes les
vicissitudes où il est exposé , puisque ni l'une ni
l'autre fortune ne fait impression sur lui ; comment
il endure les plus mauvais traitemens avec une pa-
tience à l'épreuve de tout , parce qu'il n'y a point
d'outrages dont il ne se croie digne, et que d'ail-
leurs il acquiert par là plus de ressemblance avec le
sacré modèle qu'il fait gloire d'imiter , et qui lui est
proposé dans la personne adorable de son Sauveur;
(1) Joan. 5. >— (2) 1. Cor. 4«
5o8 SOLIDE GRANDEUR
comment on ne l'entend jamais faire parade de ses
bonnes œuvres, vanter ses prétendus exploits , étaler
en de longs récits les affaires où il a eu part, et de
quelle manière il s'y est comporté; censurer celui-ci,
railler de celui-là, entrer continuellement en dispute
et s'ériger en homme habile et important. Gomment
au contraire on le voit à toute occasion se tenir,
autant qu'il peut , à l'écart , user de réserve , donner
à chacun une attention favorable, approuver, excuser,
tourner les choses en bien , et devenir ainsi du meil-
leur commerce et de la société la plus aimable. Voilà ,
dis-je , ce qu'on ne doit point avoir de peine à com-
prendre; et voilà par où la même humilité qui nous
abaisse sert à nous relever. Comme donc l'Ecclé-
siastique a dit -.Puis vous êtes grand , plus cous de-
vez vous humilier (i), je ne fais nulle difficulté de
renverser la proposition; et, sans altérer en aucune
sorte celte divine parole, j'ajoute : Plus vous vous
humilierez , plus vous serez grand.
II. Mais n'en demeurons pas là; car il s'agit pré-
sentement de savoir si l'humilité n'est point un obs-
tacle aux grandes actions, et à certaines entreprises
où il faut de la magnanimité et une résolution que
rien n'ébranle. La raison de douter, estque l'humilité
a pour fondement la connoissance de notre foiblesse ,
et une conviction actuelle et habituelle de notre
insuffisance : d'où viennent les bas sentimens et la
défiance que l'on conçoit de soi-même. Un homme
véritablement humble est persuadé qu'il n'est rien,
qu'il ne peut rien , et que , de son fonds , il nest bon
(i) Eccli. 20.
de l'humilité chuétienne. 5o»j
à rien. Or dans cette persuasion il n'est pas naturel
qu'il forme des projets au-dessus de lui , ni qu'il
veuille s'engager en des ministères et des fonctions
qui demandent des talens rares et singuliers. Cela ne
paroît pas naturel; mais il n'en est pas moins vrai,
selon le mot de saint Léon , que rien n'est difficile
aux humbles ; qu'il n'y a point de si vaste dessein
dont l'exécution les étonne ; qu'ils sont capables de
de tout oser, et d'alïïonler tous les périls avec l'as-
surance la plus ferme et l'intrépidité la plus héroï-
que; que plus ils se croient foibles, plus en même
temps ils s'estiment forts; et que plus ils se défient
d'eux-mêmes, plus ils sentent redoubler leur zèle,
et portent loin leurs vues. Sont-ce là des paradoxes?
sont-ce des vérités? Je prétends qu'il n'est rien de
plus réel que ces merveilleux effets de 1 humilité
chrétienne; je prétends que c'est à quoi elle nous
dispose , et ce qu'elle produit en nous. Je vais vous
développer ce mystère, et voici comment nous de-
vons l'entendre.
Car autant qu'un chrétien humble se défie de lui-
même , autant il se confie en Dieu; moins il s'appuie
sur lui-même , plus il s'appuie sur Dieu. Or il sait
que rien n'est impossible à Dieu. Il sait que Dieu
prend plaisir à faire éclater sa gloire dans notre
infirmité, et que c'est aux plus petits, dès qu'ils ont
recours à lui, qu'il communique sa grâce avec plus
d'abondance. Muni de ces pensées, et comme revêtu
du pouvoir tout-puissant de Dieu même, est-il rien
désormais de si laborieux et de si pénible, rien de
si sublime et de si grand , dont il craigne de se charger,
DIO SOLIDE GRANDEUR
et dont il désespère de venir à bout? Que Dieu l'ap-
pelle, il n'hésitera pas plus que le prophète Isaïe,
à lui répondre : Me voici, Seigneur , envoyez-
moi (i). Que Dieu en efiet l'envoie, il ira partout.
Il se présentera devant les puissances du siècle , il
entrera dans les cours des princes et des rois, il leur
annoncera les ordres du Dieu vivant , et ne sera
touché , ni de l'éclat de leur pourpre , ni de leurs
menaces, ni de leurs promesses. Il plantera, selon
les expressions figurées de l'Ecriture , et il arrachera;
il bâtira et il détruira ; il amassera et il dissipera.
Quelle espèce de prodige , et quel admirable accord
de deux choses aussi incompatibles , ce semble , que
le sont tant de défiance d'une part , et de l'autre tant
de confiance et de force ! Car au milieu de tout cela,
le même homme qui agit si délibérément et si coura-
geusement, ne perd rien de son humilité; c'est-à-
dire, qu'il conserve toujours le souvenir de sa foi-
blesse; qu'il se regarde toujours comme un serviteur
inutile , comme un enfant ; qu'il dit toujours à Dieu ,
dans le même sentiment que Jérémie : Ah ! Seigneur,
mon incapacité est telle , que je ne puis pas même
prononcer une parole (2). Non , il ne le peut de lui-
même et par lui-même ; mais tandis qu'il en fait la
confession la plus affectueuse et la plus sincère, il
n'oublie point d'ailleurs ce que lui apprend le Doc-
teur des nations , qu'il peut tout en celui qui le
fortifie (3). De sorte qu'il ne balance pas un moment
à se mettre en œuvre et à commencer, quel que soit
l'ouvrage où la vocation de Dieu le destine. Qu'il
(1) Isa.. G. — (-.) Jercm. 8. — (3) Philip. 4.
de l'humilité CHRÉTIENNE. 5ll
y voie mille traverses à essuyer , el mille oppositions à
vaincre ; que le succès lui paroisse , non-seulement
douteux , mais hors de vraisemblance , il espère contre
l'espérance même. Ce n'est point par une témérité pré-
somptueuse , puisque son espérance est fondée sur ce
grand principe de saint Paul , que Dieu fait choix de
ce qui paroît plein de folie selon le monde , pour con-
fondre les sages ; qu'il choisit ce qui estfoible devant
le monde, pour confondre les forts ; et qu il se sert
enfin de ce qu'il y a de plus bas et de plus méprisable ,
même des choses qui ne sont point , pour détruire
celles qui sont (i).
Ainsi, quand ce jeune berger qui d'un coup ren-
versa Goliath , vit approcher de lui ce philistin d'une
énorme stature : Tu viens à moi, lui dit-il, avec
l'épée , la lance , et le bouclier ; mais moi je viens
à toi au nom du Seigneur, et tout désarmé que je
suis , je me tiens certain de la victoire (2) ? Car
voici , ajoute-t-il , ce que je te déclare : Le Seigneur
te livrera entre mes mains , je te donnerai la mort, et
te couperai la tête ; afin que toute la terre sache qu'il
y a un Dieu en Israël , et que ce n'est ni par l'épée ,
ni par la lance qu'il sauve. Ainsi ie même David se
trouvant investi d'ennemis qui l'assailloient de toutes
parts , s'écrioit avec un sainte hardiesse : Le Seigneur
est notre ressource: nous combattrons, et il réduira
en poudre tous ceux qui nous persécutent.
Tel est par proportion le langage des âmes hum-
bles : d'autant plus assurées de la protection divine,
qu'elles se répondent moins d'elles-mêmes j et du
(1) 1. Cor. 1 , y. 27. — (2) 1. Reg. ij.
5i:2 SOLIDE GRANDEUR
reste d'autant plus tranquilles sur la réussite de leurs
entreprises , qu'étant humbles, elles craignent moins
de subir la honte des fâcheux événemens que Dieu
quelquefois, pour les éprouver, peut permettre. Un
homme du monde, suivant son orgueil, comme
nous l'avons déjà remarqué , ne se hasarderoit pas si
aisément. Il ne voudroit pas exposer son honneur ;
et pour se déterminer, il lui faudroit de sérieux
examens et de longues délibérations. Mais dès qu'on
a l'humilité dans le cœur, on n'est plus si jaloux
d'un vain nom , ni si sensible aux reproches qu'on
s'attirera , supposé qu'on vienne à échouer. On
s'abandonne à la conduite de l'esprit de Dieu , et du
reste on se soumet à tout ce qui en peut arriver pour
notre humiliation devant les hommes.
Ce ne sont point là de simples spéculations; on
en a vu la pratique. Fut-il jamais une entreprise
pareille à celle des apôtres , lorsqu'ils se partagèrent
dans toutes les contrées de la terre pour travailler
à la conversion du monde entier? Les plus fameux
conquérans dont l'histoire profane a vanté les faits
mémorables, ont porté leurs armes et étendu leurs
conquêtes sur quelques nations; mais ces saints con-
quérans, ou, pour mieux dire, ces saints et zélés
propagateurs de la loi chrétienne, se proposèrent de
soumettre généralement tous les peuples à l'empire
de JésusXhrist. Dans ce vaste projet, ils n'exceptè-
rent ni âge , ni sexe, ni rangs, ni qualités, ni états.
A en juger selon la prudence du siècle, c'étoit un
dessein chimérique , et l'on sait néanmoins avec
quelle ardeur ils s'y employèrent, avec quelle cons-
tance
de l'humilité CHRÉTIENNE. 5l3
tance ils le soutinrent , avec quel bonheur ils l'accom-
plirent.
Or qu'étoit-ce que ces apôtres? de pauvres
pêcheurs, petits selon le inonde et humbles selon
l'évangile. Leur humilité ne borna point leurs vues,
elle ne leur resserra point le cœur, elle ne les aflfoi-
blit ni les arrêta point. Avec cette humilité, ils ont
passé les mers, ils ont parcouru les provinces elles
royaumes, ils ont répondu aux juges et aux magis-
trats , ils ont résisté aux grands, ils ont confondu
les savans , ils ont instruit les infidèles et les bar-
bares, ils ont triomphé de l'idolâtrie et du paga-
nisme; et dans la suite des temps , combien ont- ils
eu d'imitateurs et de successeurs , humbles comme
eux , et appliqués sans relâche à perpétuer les fruits
de leur zèle? combien en ont-ils encore de nos jours
qui, par une sainte alliance, réunissent dans leurs
personnes, et la même humilité et la même éléva-
tion de sentimens?
Pour en revenir aux apôtres, et pour dire en
particulier quelque chose de saint Paul, on ne peut
lire ses épi 1res , et ne pas voir que ce fut un des
esprits les plus sublimes , et une des plus grandes
âmes. Quel feu , quelle vivacité , et tout ensemble ,
quelle solidité ! pense-t-on plus noblement ? s'ex-
prime-t-on plus éloquemment ? Que n'a-t il pas fuit!
quen'a-t-il pas souffert! supérieurà tout, aux dangers,
aux embûches, aux persécutions, aux trahisons, aux
calomnies, aux opprobres, aux fers, à la faim, à la
soif, au glaive , à la mort ; car disoit-il , nous sommes
TOME XIY. 33
5l4 SOLIDE GRANDEUR DE l/HUMILITÉ , etc.
au-dessus de tout cela (i ). Saint Chrysostôme en étoil
ravi d'admiration , et n'avoit point de termes pour
faire entendre ce qu'il en concevoit. Cependant ce
■vaisseau d'élection , ce grand apôtre , quel mépris fai—
soit-il de lui-même et comment en parloit-il? Il se
trailoit de pécheur , de blasphémateur , de persé-
cuteur de l'Eglise, d'homme indigne de l'apostolat,
d'avorton : tant l'humilité lui représentoit vivement
ses misères , et tant elle le rabaissoit dans son
estime.
Que ne pourrions-nous pas ajouter de ces sociétés
et de ces ordres religieux , qui sont pour l'un eï
l'autre sexe des écoles de perfection, et dont la
sainteté est l'édification du monde chrétien ? Que
n'en a-t-il pas dû coûter pour former ces grands
corps , pour en rassembler tous les membres, pour
les assortir et les régler ? Que d'études et de soins î
que de méditations, de réflexions , de conseils! mais
aussi quels progrès surprenans ! ces sociétés se sont
multipliées; ces ordres religieux se sont répandus
dans tous les lieux éclairés de la foi et soumis à,
l'Eglise de Jésus-Christ. Comme autant de répu-
bliques , ils ont leur forme de gouvernement , leurs
lois, leurs statuts, leurs offices, leurs fonctions,
leurs observances, qu'il a fallu ordonner avec une
pénétration et une sagesse qui descendit aux moin-
dres détails, qui prévît toutes choses et ne laissât
rien échapper. Voilà par où ils se sont maintenus
depuis des siècles , et ils se maintiennent. Qr après
(i) Rom. 8.
DANGER D'UNE GRANDE RÉPUTATION. 5(5
Dieu et la grâce de Dieu , je demande à qui nous
sommes redevables de ces saints établissemens. Est-
ce à d'habiles politiques et à leurs intrigues? est-ce
à des philosophes fiers de leur science et pleins
d'eux-mêmes? Là-dessus je ne puis mieux répon-
dre que par les paroles du Fils de Dieu à son Père:
Seigneur , Père tout-puissant , je vous bénis et vous
rends grâces , d'avoir caché ces choses aux sages
selon la chair , et aux savons ; mais de les avoir
révélées aux petits (i) ; d'y avoir employé d'hum-
bles instituteurs, un humble François d'Assise, un
humble François de Paule et d'autres. Parce qu ils
étoient humbles, ils n'en ont été que plus propres
à entrer dans les grandes vues de la Providence sur
eux , et que mieux préparés à les seconder.
Je finis, car peut-être n'en ai-je déjà que trop
dit : mais quoi qu'il en soit , apprenez à réformer
vos idées touchant une des vertus les plus essen-
tielles du christianisme, qui est l'humilité. Autant
qu'elle nous porte à nous mépriser nous-mêmes ,
autant devons-nous l'estimer. Puissiez-vous en bien
connoître le mérite, et plaise au ciel qu'au milieu
de tous vos honneurs , vous travailliez désormais à
l'acquérir !
Illusion et danger dune grande Réputation.
Prenez soin de vous établir dans une bonne
réputation et de vous y maintenir (2) : c'est
l'avis que nous donne le Saint-Esprit; et celte
(1) Luc. 10. — (2) Eccli. 4».
33.
5l6 DANGER
maxime, telle que nous devons l'entendre, est fon-
dée sur de très -solides raisons. Car suivant le sens
de l'Ecriture, qu'est-ce qu'une bonne réputation, et
«n quoi consiste- t-elle? à être exempt de reproche,
chacun dans notre état ; je dis de certains repro-
ches qui flétrissent un nom et qui éloignent de la
personne; à être réputé, dans l'opinion commune,
homme de probité et de bonnes mœurs ; homme
équitable, droit, fidèle; homme sensé et judicieux,
capable dans sa condition de remplir les devoirs de
son emploi, de sa charge, de son ministère; en
deux mots, honnête homme selon le monde, et
homme chrétien selon Dieu. Or , il nous est d'une
extrême conséquence d'avoir sur tout cela une répu-
tation saine et sans tâche : pourquoi? parce qu'en
mille rencontres, il y va de la gloire de Dieu et
de l'honneur de la religion que nous professons;
parce qu'il y va de notre propre intérêt et de l'avan-
tage personnel que nous y trouvons; parce qu'il n'y
va pas moins de l'utilité du prochain, dont nous
•sommes chargés et auprès de qui nous nous em-
ployons.
En effet , rien ne sert plus à glorifier Dieu et à
relever l'honneur de son culte , que l'estime qu'on
Élit de ceux qui le servent et l'édification qu'on tire
de leurs exemples. C'est pour cela que le prince des
apôtres, saint Pierre, recommandoit tant aux fidèles
de garder parmi les gentils une conduite régulière;
afin, disoit-il, que malgré leurs préjugés contre
notre sainte loi , venant à examiner votre vie , et n'y
voyant rien que d'édifiant , ils rendent gloire à Dieu ,
d'une grande réputation. Si 7
et que vous fermiez la bouche à ceux qui voudroi*-nt
parler mal de vous. Déplus, à n'envisager que nous-
mêmes, il est évident qu'une bonne réputation nous
est très-avantageuse et même nécessaire pour notre
établissement et notre avancement, soit dans l'Eglise,
soit dans le monde : car on ne s'accommode nulle
part d'un homme noté et décrié. Aussi , quand les
apôtres proposèrent aux disciples de choisir entre eux
des diacres, et de leur commettre le soin de distri-
buer les aumônes, la première condition qu'ils leur
marquèrent , fut qu'ils prendroient pour cette fonc-
tion des hommes d'une vertu reconnue (i). Enfin ,
considérant la chose par rapport au prochain , il
est aisé de voir que sans une réputation à couvert
de la censure , il n'est guère possible que nous fas-
sions aucun fruit auprès de lui; puisque nous ne le
pouvons faire qu'autant que le prochain a de créance
en nous , et qu'il n'en peut avoir quand il n'est pas
bien prévenu en notre faveur. Comment un père ,
par exemple, inspirera-t-il à ses enfans l'horreur
du vice , s'ils sont témoins de son libertinage et de
ses désordres? comment un prédicateur prêchera-t-il
l'humilité , et en persuadera-t-il la pratique à ses
auditeurs, s'ils le connoissent pour un homme vain
et enflé d'orgueil ? comment un directeur , un pas-
teur de l'Eglise ramènera-t-ii les âmes égarées, ci
les fera-t-il rentrer dans les voies de la foi, si l'on:
sait qu'il est égaré lui-même , ou s'il est au moins
d'une doctrine suspecte ? Il en est de même d'uns
infinité d'autres sujets.
(0 Act. 6.
5lfi DANGER
Il est d'jnc non-seulement permis , mais a propos,
surtout en certaines situations et en certaines places,
de conserver sa réputation et fie la défendre. Et
c'est ce qui faisoit dire à saint Augustin : Je me dois
à rnci-rnème et pour mon propre bien le mérite de
ma vie : mais je dois au public et à son progrès
dans le chemin du salut , /'intégrité de ma répu-
tation. Morale dont il avoit le modèle dans saint
Paul. On pourroit être surpris d'abord, que ce doc-
teur des nations racontât lui-même les grâces extraor-
dinaires qu'il avoit reçues, ses révélations, son ra-
vissement jusques au troisième ciel ; que lui-même
il tîi le récit de ses courses évangéliques , de ses
combats, de ses travaux immenses, et qu'il ne fei—
gnît pas même d'ajouter qu'il avoit plus travaillé
que le reste des apôtres. Ce n'étoit point là blesser
l'humilité, comme il le montre assez ailleurs. Mais
il savoit combien il lui éloil important pour la con-
version des infidèles, et pour le soutien de ceux qui
avoient déjà embrassé l'évangile, de s'accréditer
dans leurs esprits, afin qu'ils devinssent par là plus
dociles à l'écouter et à profiter de ses instructions.
Voilà pourquoi il croyoit devoir ménager sa répu-
tation ; de sorte qu'étant condamné au fouet, il se
lint obligé , pour éviter la honte de ce châtiment,
de déclarer qu'il étsit citoyen romain; et que se
voyant cité à Jérusalem pour répondre devant le
proconsul Festus , il refusa d'y comparaître et en
appela à César.
Mais outie cette bonne réputation dont il ne s'agit
point ici précisément , il y en a une autre que nous
d'une grande réputation. 5 19
appelons , selon le terme ordinaire , une grande
•réputation. La bonne réputation est sans contredit
un bien précieux dans l'estime de tout le monde , et
néanmoius elle ne suffit pas aux âmes ambitieuses et
orgueilleuses ; car il lui manque quelque chose qui
contente leur orgueil et qui flatte leur vanité. J'ex-
plique ma pensée. Une bonne réputation, quoique
honorable, n'a rien dans le fond qui nous distingue
beaucoup. C'est un état commun à une multitude de
gens raisonnables parmi lesquels nous vivons , et
dont le nombre dans la société humaine n'est pas
petit. Ils sont réguliers, ils se conduisent bien ; ils
s'acquittent bien , chacun dans sa profession , de
leurs exercices , et remplissent fidèlement leurs obli-
gations. On les approuve , et l'on a pour eux toute
la considération qui leur est due; mais cette consi-
dération après tout ne leur donne pas ce lustre, cet
éclat, celte vogue qui fait la grande réputation. On
ne dit point d'eux , comme on le dit de quelques
autres : C'est un grand homme, un grand magistrat,
un grand politique , un grand théologien , un grand
écrivain , un grand orateur , un grand prédicateur :
noms fastueux et brillantes qualités qui éblouissent
et dont on est souverainement jaloux. Ainsi la grande
réputation est au-dessus de la bonne réputation. Or,
en matière de réputation et d'honneur , dès qu'on
n'est pas au plus haut point , on compte commu-
nément assez peu tout le reste. Mais moi je prétends
que dans ces grandes réputations il y a souvent bien
de l'illusion. Je prétends , lors même qu'elles sont
ie plus justement acquises , comme quelques-unes
520 DANGER
peuvent l'être , qu'il y a du moins bien du danger,
et qu'il est infiniment à craindre que , par les sen-
timens qu'elles inspirent , elles ne deviennent plus
pernicieuses qu'elles ne sont glorieuses et avanta-
geuses. Je n'avance rien sans preuves; et de toutes
les preuves , la plus sensible , c'est la connoissance
que nous avons du monde , et ce que l'usage de la
■vie nous apprend.
I. Illusion : car si nous observons bien sur quoi
sont établies ces réputations qui font tant de bruit ,
nous trouverons que la plupart n'ont pour fonde-
ment que l'occasion et le hasard , que la conjoncture
favorable des temps, que le défaut de compétiteurs
et de gens de mérite , que le caprice et le mauvais
goût du public , que quelques dehors spécieux ac-
compagnés de beaucoup de confiance et de présomp-
tion , que des secours étrangers et cachés , que la
distinction de la naissance et du rang , que l'incli-
nation , la faveur , et particulièrement l'intrigue.
Gardons-nous de blesser personne : ce n'est pas mon
dessein } à Dieu ne plaise. Je parle en général , et
quiconque voudroit faire là -dessus des applications
odieuses, ne doit les imputer qu'à lui-même, et ne
peut m'en rendre responsable.
Mais celte déclaration faite de ma part , et sans
entrer dans aucun détail , je reprends ma proposi-
tion, et de b mne foi je demande combien on a vu
de ces prétendus grands hommes qui dévoient toute
leur réputation à un succès où je ne sais quelle heu-
reuse aventure avoit eu plus de part que le génie et
1 habileté. Tel dans les armes est devenu célèbre par
D'UNE GRANDE RÉPUTATION. 521
une victoire qu'il a remportée , ou plutôt qu'on a
remportée pour lui et en son nom. Elle lui est attri-
buée , parce qu*il avoit le commandement ; et il en
a l'honneur, sans en avoir , à bien dire , ni soutenu
le travail, ni couru le péril.
11 en est de même dans le maniement des affaires,
de même dans la magistrature et la dispensalion de
la justice ; de même dans les lettres et les sciences ,
soit divines, soit humaines; de même (lecroiroit-
on , si l'expérience ne nous en convainquoit pas?)
dans le ministère évangélique , dans la direction des
consciences, dans la pratique de la perfection et de
la sainteté chrétienne. L'un est regardé comme un
esprit supérieur , comme un homme intelligent , sage
dans ses entreprises , solide dans ses vues , juste dans
ses mesures. Il réussit , et parce qu'il est ordinaire
de juger par les événeraens , de là vient la haute
estime qu'on en fait. On ne cesse point de l'ad-
mirer et de l'exalter. Mais ces lumières si pures,
mais ces vues si droites , ces mesures si justes, est-ce
de son fonds qu'il les tire , ou ne sont-ce pas peut-
être des amis qu'il consulte , des subalternes auxquels
il se confie , qui secrètemerJ et quelquefois sans qu'il
qu il l'aperçoive lui- même , le guident dans toutes
ses démarches , et l'éclairent dans toutes ses délibé-
rations et toutes ses résolutions? L'autre se fait écou-
ter comme un maître , tant il paroît avoir acquis de
connoissances , et êire versé en tout genre d'érudi-
tion. On le met entre les savans au premier rang;
et il est vrai qu'il n'y a point de matière sur quoi
il ne s'explique d'une manière à imposer. Je dis à
f)22 DANGER
imposer : cor tout cet appareil de doctrine n'esï
souvent antre chose qu'une belle superficie , sous
laquelle il y a beaucoup de vide et fort peu de
substance. A force de tout savoir , ou de vouloir
tout savoir, il arrive assez qu'on ne sait rien. On se
fait néanmoins valoir par une facilité de s'énoncer
et une abondance de paroles qui ne tarit point ; par
un ton décisif et assuré , qui semble ne pas permettre
Je moindre doute et prévenir toutes les difficultés;
par un étalage de termes , de noms , de raisonne-
mcnSj de faits qui ne peuvent guère être contredits ,
■parce que la plupart de ceux qui les entendent n'y
comprennent rien ; et que n'étant pas en état d en
-. oir le foibîe , ils deviennent adorateurs de ce qu'ils
ignorent.
Que dirai-je de ces orateurs dont la vaine et spé-
cieuse éloquence attire à leurs discours les villes
entières ? On les suit avec empressement. Le con-
cours croît de jour en jour ; ce sont les oracles de
tout un pays. Heureux d'avoir eu à se produire dans
des temps de décadence et de disette : je veux dire,
dans des temps où le goût dépravé du siècle ne dis—
ceruoit ni l'excellent ni le médiocre, mais les con-
f.udoit ensemble, et négligeoit le solide et le vrai
pour s'attacher à de fausses lueurs ; dans des temps
où !e talent se bornoit au son de la voix dont l'oreille
éloit flattée , et à certain extérieur qui frappoit les
yeux ; surtout dans des temps où de secrets intérêts
engageoient un puissant parti à soutenir l'orateur,
et à le mettre dans un crédit dont l'éclat rejaillit sur
le parti morne et servît à l'illustrer et à l'autoriser.
D'UNE GPiÀNDE RÉPUTATION. F)23
Ce n'est pas pour une fois que se sont ainsi for-
mées les plus grandes réputations, non-seulement
en matière d'éloquence , mais , l'oserai-je dire? en
matière de mœurs , en matière de direction et de
conduite des âmes , en matière de piété et de reli-
gion. On transforme en anses de lumière des hommes
très - peu éclairés dans les choses de Dieu. On les
propose comme les dépositaires de la plus pure mo-
rale de l'évangile , comme les seuls guides instruits
des voies du salut et capables de les enseigner. On
répand leurs ouvrages comme autant de chefs-d'oeuvre
et comme le précis de toute la vie spirituelle. Mille
esprits aisés à séduire, se laissent préoccuper de
ces idées. De l'un elles se communiquent à l'autre.
C'est bientôt une opinion presque universelle et une
réputation hors de toute atteinte.
Du moins si des gens qui se voient préconiser de
la sorte, rentroient en eux - mêmes ; s'ils se ren-
doient quelque justice , et qu'ils reconnussent de
bonne foi combien ils sont au-dessous de ce qu'on
pense d'eux , et combien leur réputation passe leur
mérite. C'est ce que l'humilité demanderoit , et ce
que la seule équité naturelle ne manqueroit pas de
leur inspirer, s'ils la consultoient. Ils seroient peu
touchés alors des appïaudissemens qu'ils reçoivent.
S'ils ne se tenoient pas toujours obligés de les arrêter
au dehors en se déclarant , ils les désavoueroient
dans le fond de l'ame ; ils les tourneroient même à
leur confusion , bien loin de s'en faire une gloire ,
parce qu'ils sentiroient combien peu ils leur sont
«dus et quelle en est l'illusion. Ils iroient encore plus
52^ DANGER
avant : et par la comparaison qu'ils feroîent d'eux-
mêmes avec d'antres qui valent mieux qu'eux et qui
demeurent dans l'oubli, ils comprendroient que ce
ïie sont pas toujours les vrais mérites qui éclatent.
Ils les honoreroient jusque dans leur obscurité ; ils
les respecteroienl , et se gardereient bien de leur té-
moigner le moindre mépris , ni de s'arroger une
supériorité dont ils se dé«n>rleroienl volontiers en
leur faveur. Telles sont , dis-je , les dispositions où
jls devroient être ; mais par l'aveuglement et l'en-
chantement de notre orgueil , tout le contraire arrive ,
et voilà, outre l'illusion, quel est encore le danger
d'une grande réputation.
II. Danger: car un homme s'enivre de son succès.
Il n'examine point comment, ni par où il est par-
venu : peu lui importe de le savoir, et même il se
plaît à en perdre le souvenir. Il jouit de sa réputation ,
bien ou mal acquise, il en perçoit et en goûte les
fruits : c'est assez. Que dis-je? il va même aisément
jusqu'à se persuader qu'il y a en effet dans sa per-
sonne quelque chose qui le relève , et qui lui donne
rang à part. Il l'entend dire si communément, et ce
langage lui est si agréable, qu il n'a pas de peine à
le croire. De là donc les retours sur soi-même , les
complaisances secrètes où il aime à s'entretenir ; de là
les hauteurs d'esprit, les airs impérieux, les paroles
sèches et dédaigneuses; de là il s'attend bien qu'on le
ménagera , qu'on aura pour lui des égards , que dans
une société, dans une compagnie, on lui accordera
des privilèges, parce qu'il fait honneur au corps et
qu il en est un des premiers ornemens; de là il ne
d'une grande réputation. 525
peut souffrir que dans les mêmes fonctions et le même
emploi , qui que ce soit ose s'égaler à lui. Il trou-
veroit même fort étraage que quelqu'un entreprît
d'en approcher : voulant qu'il ne soit parlé que de
lui, et concevant pour autrui la même jalousie qu'il
excite dans les autres à son égard. Enfans des hommes,
que vous êtes vains, en recherchant comme vous
faites la vanité; et qu'il y a d'erreur et de mensonge
dans ce que vous poursuivez avec plus d'ardeur!
Ceci, au reste, ne regarde pas seulement ces grandes
réputations que j'ai dit être mal fondées, mais celles
même qui soni le plus solidementet le plus justement
établies. Car il y en a : il y a de ces hommes singuliers
et rares, qui emportent avec raison tous les suffrages,
ei à qui la plus maligne envie est forcée de rendre
une espèce d'hommage par son silence et par son,
estime. Elle plie devant eux, et elle se tait. On en fait
mention de tous côtés; partout on les reçoit avec
agrément ; grands et petits , tout le monde leur
témoigne du respect et de la vénération. Or, parla
ils sont exposés â la même tentation que les autres;
et quoique quelques-uns peut-être , par le bon
caractère de leur esprit , se préservent de ce danger,
il n'y en a que trop qui y succombent.
Et à dire vrai , il en est d'une grande réputation
comme d'une grande fortune. Il est également difficile
de bien soutenir l'une et l'autre, et de ne s'y point
oublier. Quand on se voit dans un certain degré d'élé-
vation et de distinction , il semble qu'on ait été tout à
coup métamorphosé dans un nouvel homme. Ce sont
des pensées , des affections > des sentimens tout dif-
5lit> DANGER
férens; c'est une conduite toute opposée à celle qu'on
avoit tenue jusque-là. On étoil d un commerce aisé ,
commode , honnête ; on se familiarisoit avec des
amis : mais les temps sont changés , et il s'est fait le
même changement dans le cœur ; on est devenu
homme trop important, pour entretenir désormais
de pareilles liaisons ; on a pris son vol bien plus
haut , et l'on ne s'associe plus qu'avec les grands :
comme si , à l'exemple de ces pharisiens qui se sépa-
roienl du peuple , on disoil au reste du monde :
Tenez-vous loin de moi. On le dit, non pas de vive
vois , ni d'une façon si grossière ; mais on le donne
assez à entendre par un visage froid et composé,
par une réserve affectée , par une conversation sé-
rieuse , par mille témoignages qui se font tout d'un
coup apercevoir. Pitoyable foiblesse où se laissent
aller les meilleurs esprits! Il n'est point de poison
plus subtil que l'orgueil. 11 a corrompu jusque dans
le ciel les plus sublimes intelligences : ne nous éton-
nons pas que sur la terre il puisse pervertir les âmes
d'ailleurs les mieux constituées et les plus fermes.
Encore si ce n'étoit là qu'une de ces foibiesses
humaines qui n'ont nul rapport au salut, et qui n'y
causent aucun dommage : mais en est-il une plus
pernicieuse , puisqu'elle est capable de nous enlever
devant Dieu tout le fruit d'une vie passée dans les
plus longs et les plus rudes travaux? car il n'en coûte
pas peu pour se faire une grande réputation , et pour
la conserver. Que k nature nous ait doués des plus
belles qualités, cela ne suflit pas. Ces qualités natu-
relles sont des tuleas } mais il les faut cultiver ; c'est
d'une grande réfutation. 527
«ne 'bonne terre, mais il y faut planter, il y faut semer,
il y faut faire germer et croître le grain. Sans cette
culture tout dépérit et rien ne prolite.
Aussi sommes-nous témoins des soins infinis , de
l'application continuelle, des études, des recherches,
des faligue* d'un homme qui veut, par la voie du mé-
rite , se signaler dans sa profession et rendre son
nom célèbre. Toute son attention va là; il ne pense
qu'à cette réputation, il n'est en peine que de cette
réputation , il ne mesure ses avantages et ses progrès
que parcelle réputation. Si cette réputation augmente
et se répand, il se tient heureux; si quelque événe-
ment l'arrête, et qu'elle ne soit pas aussi prompte à
s'avancer qu'il le désire , il en est désolé ; et parce
qu'il n'est rien de plus facile à blesser, est- il précau-
tions qu'il ne prenne pour la ménager ? est-il efforts
qu'il ne redouble pour la rétablir , du moment qu'elle
commence à déchoir et à tomber? Si bien que
l'unique objet de ses voeux, c'est celte réputation;
que l'unique fin de ses actions , c'est cette réputation ;
que son idole et comme sa divinité, c'est cette ré-
putation.
Je n'exagère point. Je ne dis que ce que nous ob-
servons dans tous les états et tous les jours. Or de là
que s'ensuit-il ? un grand désordre et ma grand mal-
heur : c'est-à-dire que nous rapportons tout à notre
gloire et non à la gloire de Dieu , voilà le désordre;
et que ne faisant rien en vue de Dieu et de sa
gloire , tout ce que nous faisons n'est rien devant
Dieu, voilà le malheur. Malheur et désordre d'au-
tant plus déplorables , que les plus saints ministères
528 DANGER
ne sont pas exempts de l'un ni de l'autre ; et n'est-ce
pas ce que je puis justement appeler 1 abomination
de désolation dans le lieu saint ?
Car pour nous instruire nous-mêmes , nous , mi-
nistres et prédicateurs de l'évangile , et pour ap-
prendre à nous garantir de la plus mortelle con-
tagion que nous ayons à craindre , est-il rien dans
nos fonctions apostoliques de plus fréquent, que
de se laisser surprendre à l'attrait d'une grande répu-
tation? En prêchant la parole de Dieu, on la profane,
parce qu on l'emploie , non point à faire connoître
et honorer Dieu, mais à se faire honorer et con-
noître soi-même. Peut-être avoit-on eu d'abord des
vues plus épurées. Peut-être en recevant sa mission
et se mettant en devoir de l'exercer avoit-on
dit comme 1 Apôtre : Nous ne nous prêchons
point nous-mêmes , mais nous prêchons Jésus-
Christ notre Seigneur (i). On avoit été élevé
dans ces sentimens , on les avoit apportés au saint
ministère , et l'importance éloit d'y persévérer;
mais bientôt l'ennemi est venu jeter l'ivraie dans le
champ du père de famille. Ce n'est point à la faveur
des ténèbres , mais au grand jour d'une réputation
naissante et brillante. Une foule d'auditeurs qu'on
traîne après soi ; leur assiduité , leur attention , leurs
acclamations; toutes les chaires ouvertes au nouveau
prédicateur, tous les honneurs qu'on lui rend; les
personnes du plus haut rang qui l'appellent auprès
d'eux, et l'accueil favorable qu'ils lui font dès qu il
se présente : tout cela met à d'étranges épreuves la
(i) 2, Cor. 4.
pureté
d'une grande réputation. 529
pureté de son zèle et la droiture de ses intentions.
Insensiblement ses premières vues s'effacent, et le
monde prend dans son cœur la place de Dieu. Car
autant qu'il plaît au monde et parce qu'il plaît au
monde, le monde commence à lui plaire. Je veux
dire qu'il s'attache au monde , qu'il aime à voir le
monde, à converser avec le monde, à se faire
d'agréables sociétés dans le monde , non point pour la
sanctification du monde , mais pour sa propre satis-
faction. Et comme on devient bon avec les bons ,
méchant avec les médians, il devient mondain avec
les mondains : de sorte que malgré la sainteté de son
ministère , qui de soi-même ne tend qu'à rendre
gloire à Dieu et à procurer le salut des âmes , il n'a
que des idées mondaines , et n'est louché que de sa
réputation et des agrémens qu'elle lui fait goûter
parmi le monde.
Voilà, dis-je, le grand intérêt qui l'anime et qui
le soutient dans ses laborieuses occupations; voilà le
grand principe qui le meut, qui l'engage à ne se
donner aucun relâche ni aucun repos, qui d année
en année le pique d'une ardeur et d'une émulation
toujours nouvelle : voulant fournir avec le même
honneur et la même estime toute sa carrière, et ne
craignant rien davantage que de laisser apercevoir
en lui quelque changement et de dégénérer dans
l'opinion publique. De cette manière ses jours s'écou-
lent, son âge avance, la mort approche, et il est
enfin question de se disposer à paroître devant Dieu ,
et à subir ce terrible examen où Dieu lui deman-
dera compte des lalens dont il avoit été si libéra-
TOME xiv. 34
53o DANGER
Iement pourvu. Or, qui peut exprimer dequeîéton-
nement et de quelle frayeur il sera saisi, lorsque
réfléchissant sur lui-même, il entendra dans le se-
cret de l'ame la voix de sa conscience, qui lui redira
ce que le Sauveur du monde disoit à ses disciples :
Prenez garde de ne point faire vos bonnes œuvres
devant les hommes pour en être vus et considères ;
autrement vous n'en recevrez nulle récompense de
votre Père céleste (i). 11 aura beaucoup travaillé;
il aura fait de violentes contentions d'esprit et de
corps, et il se sera consumé de veilles; mais avec
quelle douleur verra-t-il s'accomplir en lui ce re-
proche du prophète Aggée : Repassez sur toute
votre vie ; faites réflexion sur votre conduite : vous
avez beaucoup semé et vous n avez rien recueilli (2).
A juger de vos actions par les dehors et selon les
apparences , vous devez avoir amassé beaucoup de
mérites \ mais comme un homme qui mettroit son
trésor dans un sac percé , ce que vous avez gagné
d'une part , vous l'avez perdu de l'autre.
Ce n'est pas assez : il aura même produit beau-
coup de fruits par l'efficace et la vertu de la grâce
attachée à la divine parole ; il aura opéré beaucoup
de conversions, beaucoup fléchi d'ames endurcies,
éclairé d'ames aveugles, fortifié d'ames foibles, ex-
cité d'ames lâches, élevé d'ames pieuses et justes:
mais avec quelle confusion et quel triste retour sur
soi-même se représentera-t-il le sort de ces faux
prophètes qui, dans lé jugement dernier, diront
au Fils de Dieu : Seigneur , nous avons prophétisé ,
[i) Matth. 6. — (a)Agg. 1.
d'une grande réputation. 53i
chassé les démons en votre nom (i) , et qui n'auront
pour toute réponse que ce formidable arrêt : Reti-
rez-vous de moi, ouvriers c? iniquité* Car c'étoit une
iniquité de dérober à Dieu la gloire qui lui apparte-
noit ; de n'agir pas uniquement pour Dieu , dont
il étoit l'ambassadeur et le ministre; de renverser
ainsi les desseins de Dieu , qui ne lavoit choisi que
pour le sanctifier en l'employant à 1 édification de
son Eglise , et à la sanctification du prochain. Contre
des réflexions si touchantes et si affligeantes, quelle
pourroit être sa ressource? Seroit-ce une immorta-
lité chimérique , c'est-à-dire , la vaine espérance de
vivre , même après la mort, dans la mémoire des
hommes? frivole consolation! Hélas ! s'écrie là-
dessus un saint docteur, parlant de ces fameux per-
sonnages que l'antiquité a tant honorés , et dont le
souvenir s'est perpétué jusques à nous, on les loue
où ils ne sont plus ; et ils endurent de cruels tour"
mens là où ils sont , et où ils seront pendant tome
l'éternité.
Tirons de là des conséquences bien raisonnables
et bien véritables; savoir: i. qu'une grande réputa-
tion est communément un grand obstacle au salut
et à la perfection , surtout de ceux que leur voca-
tion a appelés au ministère évangélique; 2. que plus
nous réussissons dans ce sacré ministère et plus nous
sommes connus dans le monde, bien loin de nous
enorgueillir, plus nous devons trembler, nous humi-
lier , veiller sur nous-mêmes, dans la juste crainte
qu'une fausse gloire ne nous ravisse le fruit solide
'V 7vTaUh. 7.
34.
532 DANGER D'UNE GRANDE RÉPUTATION.
et le mérite de nos peines ; 3. qu'au lieu d'envier
aux autres leur réputation et de les en féliciter
comme d'un avantage , nous avons plutôt sujet de
les plaindre , et de nous féliciter nous-mêmes de
n être pas exposés à la même tentation; 4« qu'il n'est
point d état plus digne d'envie , parce qu'il n'en est
point de plus tranquille ni de plus assuré, que celui
d'un homme qui , dans une retraite volontaire , sert
Dieu et le prochain sans éclat , sans nom , content
d'un travail obscur , pourvu qu'il soit utile et con-
forme aux vues de la Providence ; 5. que s'il plaît
au Seigneur, qui, selon les conseils de sa sagesse,
élève et abaisse, de nous mettre sur le chandelier
pour faire luire notre lumière aux yeux du monde,
il n'est pas toujours nécessaire ni même à propos de
la cacher sous le boisseau , et de nous ensevelir dans
les ténèbres : mais que le devoir d'un vrai ministre
de Jésus-Christ demande alors qu'il ne fasse nul
autre usage de l'estime dont on est prévenu à son
égard, que pour agir plus efficacement et pour mieux
accomplir l'œuvre de Dieu qui lui est confiée; 6. que
nous ne pouvons graver trop profondément dans
nos cœurs, ni suivre trop régulièrement dans la
pratique , la grande leçon du Fils de Dieu aux
septante disciples qu'il avoit envoyés prêcher son
évangile, lorsque, au retour de leur mission, leur en-
tendant dire avec quelque sentiment de complai-
sance que les démons même leur étoient soumis, il
leur fit cette admirable réponse : S ai vu Satan qui
tombait du ciel comme un joudre. II est frai , je
sous ai donné le pouvoir de marcher sur les ser-
PENSÉES DIVERSES SUR L'HUMILITÉ , etc. 533
pens et d'abattre toutes les forces de l 'ennemi , sans
que rien soit capable de vous nuire : cependant il
ne faut point vous réjouir de ce que les esprits se
soumettent à vous , ni de ce que cela vous fait crain-
dre et révérer sur la terre; mais réjouissez-vous
de ce que vos noms sont écrits dans le ciel ( i ).
Pensées diverses sur l'Humilité et f Orgueil»
Nous aimons tant l'humilité dans les autres :
quand travaillerons-nous à la former dans nous-
mêmes? Partout où nous l'apercevons hors de nous,
elle nous plaît , elle nous charme. Elle nous plaît
dans un grand, qui ne s'enfle point de sa grandeur.
Elle nous plaît dans un inférieur , qui reconnoît sa
sujétion et sa dépendance. Elle nous plaît dans un
égal; et quoique la jalousie naisse assez communé-
ment entre les égaux, si c'est néanmoins un homme
humble que cet égal , et que la Providence vienne
à l'élever , nous lui rendons justice , et ne pensons
point à lui envier son élévation. Or puisque l'hu-
milité nous paroît si aimable dans autrui, pourquoi
donc , lorsqu'il s'agit de l'acquérir nous - mêmes et
de la pratiquer , y avons-nous tant d'opposition ?
Quelle diversité, et quelle contrariété de sentimens!
Mais voici le mystère que je puis appeler mystère
d'orgueil et d'iniquité. Car que fait l'humilité dans
les autres? elle les porte à s'abaisser au-dessous de
nous, et voilà ce que nous aimons : mai» que feroit
la même humilité dans nous? elle nous porteroit à
(1) Luc. 10.
534 PENSÉES DIVERSES
nous abaisser au-dessous des autres, et voilà ce que
nous n'aimons pas.
On s'est échappé dans une rencontre , on a parlé ?
agi mal à propos. C'est une faute; et si d'abord on
ia reconnoissoit , si l'on en convenoit de bonne foi ,
et qu'on en témoignât de la peine , la chose en de-
meureroit là. Mais parce qu'on veut se justifier et
se "disculper; parce qu'on ne veut pas subir une
îéfifère confusion, combien s'en atlire-t-on d'autres?
Vous contestez, et les gens s'élèvent contre vous:
ils vous traitent d'esprit opiniâtre ; et piqués de
votre obstination , ils prennent à tâche de vous mor-
tifier, de vous rabaisser , de vous humilier. Avec un
peu d'humilité, qu'on s'épargneroit d'humiliations t
Il s'est élevé bien des savans dans le monde , et
il s'en forme tous les jours. Quelles découvertes
n'ont-ils pas faites et ne font-ils pas encore? Depuis
l'hyssope jusqu'au cèdre , et depuis la terre jusqu'au
ciel, est-il rien de si secret, soit dans l'art, soit
dans la nature, où l'on n'ait pénétré? Hélas! on
n'ignore rien , ce semble , et l'on possède toutes les
sciences, hors la science de soi-même. Selon l'an-
cien proverbe, cité par Jésus-Christ même, on
disoit et l'on dit encore: Médecin, guérissez-vous
vous-même (i); ainsi je puis dire : Savans, si curieux
de connoître tout ce qui est hors de vous , hé ! quand
apprendrez-vous à vous connoître vous-mêmes?
Il est vrai , vous ne parlez de vous que dans les
(t) Luc. 4.
sur l'humilité et l'orgueil. 535
termes les plus modestes et les plus humbles. Vous
rejetez tous les éloges qu'on vous donne ; vous ra-
baissez toutes les bonnes qualités qu'on vous attribue ;
vous paroissez confus de tous les honneurs qu'on
vous rend ; enfin , vous ne témoignez pour vous-
même que du mépris. Tout cela est édifiant. Mais
du reste , ce même mépris de votre personne , que
quelque autre vienne à vous le marquer , ou par
«ne parole , ou par un geste, ou par une œillade ,
vous voilà tout à coup déconcerté : votre cœur se
soulève, le feu vous monte au visage , vous vous
mettez en défense, et vous répondez avec aigreur.
Que d'humilité et d'orgueil tout ensemble ! Mais
tout opposés que semblent être l'un et l'autre , il
n'est pas malaisé de les concilier. C'est qu'à parler
modestement , et à témoigner du mépris pour soi-
même , il n'y a qu'une humiliation apparente , et
qu'il y a même une sorte de gloire ; mais à se voir
méprisé de la part d'autrui, c'est là que l'humiliation
est véritable, et par là même qu'elle devient insup-
portable.
Humilions-nous , mais sincèrement , mais pro-
fondément, et notre humilité vaudra mieux pour nous
que les plus grands talens ; mieux que tous les succès
que nous pourrions avoir dans les emplois même les
plus saints , et dans les plus excellens ministères;
mieux que tous les miracles que Dieu pourroit opérer
par nous : comment cela? parce que notre humilité
sera pour nous une voie de salut beaucoup plus sûre.
536 PENSÉES DIVERSES
Plusieurs se sont perdus par l'éclat de leurs talens ,
de leurs succès , de leurs miracles : nul ne s'est perdu
par les sentimens d'une vraie et solide humilité.
Ainsi , vous ne pouvez vous appliquera l'oraison;
humiliez-vous de la sécheresse de votre cœur , et
des perpétuelles évagations de votre esprit. Votre
foiblesse ne peut soutenir le travail; humiliez- vous
de l'inaction où vous êtes , et du repos où vous
vivez. Votre santé ne vous permet pas de pratiquer
des austérités et des pénitences; humiliez-vous des
ménagemens dont vous usez , et des soulagemens
dont vous ne sauriez vous passer. De celte sorte ,
l'humilité sera devant Dieu le supplément des œuvres
qui vous manquent : supplément sans comparaison
plus méritoire que ces œuvres mêmes. Car au-dessus
de toutes les œuvres, ce qu'il y a dans le christia-
nisme de plus difficile , ce n est pas de faire oraison ,
ce n'est pas de travailler ni de se mortifier, mais de
s'humilier.
Vous vous plaignez de n'avoir pas reçu de Dieu
certains dons naturels qui brillent dans les autres,
et qui les distinguent: mais surtout vous ajoutez que
ce qui vous afflige , c'est de ne pouvoir pas , faute de
talent , glorifier Dieu comme les autres le glorifient :
illusion. Car si vous examinez bien le fond de votre
cœur , vous trouverez que ce qui vous afflige, ce n'est
point précisément de ne pouvoir pas glorifier Dieu
comme les autres, maisde ne pouvoir pas, en glorifiant
Dieu comme les autres, vous glorifier vous-même. Que
SUR l'humilité et l'orgueil. 537
notre orgueil est subtil , et qu'il a de détours pour
nous surprendre ! jusque dans la gloire de Dieu , il
nous fait désirer et chercher notre propre gloire.
Quand on voit dans le ministère évangélique un
homme doué de certaines qualités, d'un génie élevé,
d'un esprit vif, d'une imagination noble , d'une élo-
quence forte et naturelle , on conclut que c'est un
sujet bien propre à procurer la gloire de Dieu ,
sans examiner d'ailleurs s'il a le fonds d'humi-
lité nécessaire qui doit servir de base à toutes les
oeuvres saintes et les soutenir. Mais Dieu en juge
tout autrement que nous. Car si cet homme manque
d'humilité, si c'est un homme vain et présomptueux,
on peut dire de lui ce que Samuel dit de chacun des
six enfans d'Isaï , frères de David et ses aînés : Ce
n'est point là celui que le Seigneur a choisi (1).
Sur qui donc tombera son choix ? sur un homme
modeste et humble. Voilà l'homme de sa droite ;
voilà le digne sujet qu'il emploiera aux plus mer-
veilleux ouvrages de sa grâce , et de qui il tirera plus
de gloire. Mais c'est un mérite médiocre , ou , pour
ainsi parler, ce n'est rien selon les idées du monde.
Je réponds que , indépendamment de tout autre
mérite , il a devant Dieu le mérite le plus es-
sentiel , qui est celui de l'humilité ; et de plus
j'ajoute que, n'étant rien ou presque rien dans
l'estime commune , c'est cela même qui relève da-
vantage la gloire de Dieu , à qui seul il appartient
de faire de rien les plus grandes choses.
(1) 1. Reg. îC.
538 PENSÉES DIVERSES
On peut ni'objecter ce que l'expérience après tout
nous fait connoître , par exemple , de deux prédi-
cateurs. Car sans être le plus humble , nous voyons
toutefois que l'un , avec les avantages qu'il a reçus
de la nature , réussit beaucoup mieux dans l'opinion
du public, et l'emporte infiniment sur l'autre. On
goûte le premier, on le suit; au lieu que l'autre,
dépourvu des mêmes dispositions et des mêmes
dons, travaille dans l'obscurité, et qu'il n'est fait
de lui aucune mention. Je sais tout cela; mais je
sais aussi que nous donnons ordinairement dans
une erreur grossière sur ce qui regarde la gloire de
Dieu. .Nous croyons la trouver où elle n'est pas, et
nous ne la cherchons pas où elle est. Etre admiré ,
vanté , écouté des grands , produit aux yeux des
pins nombreuses et des plus augustes assemblées :
voilà où nous faisons consister la gloire de Dieu ;
mais souvent elle n'est point là. Où donc est-elle ?
dans la conversion des pécheurs , dans l'instruction
des ignorans , dans l'avancement et l'édification des
âmes : et un bon missionnaire , homme sans nom ,
sans réputation , mais humble , zélé , plein de con-
fiance en Dieu , vivant parmi des sauvages , parcou-
rant des villages et des campagnes , convertira plus
de pécheurs , instruira plus d'esprits simples , ga-
gnera plus d'ames à Jésus-Christ , et les avancera
plus dans les voies de Dieu , que le plus célèbre pré-
dicateur. Disons en deux mots : L'un fait beaucoup
plus de bruit ; mais l'autre beaucoup plus de fruit.
Or ce bruit ne sert communément qu'à glorifier
l'homme; mais ce fruit, c'est ce qui glorifie Dieu»
sur l'humilité et l'orgueil. 53g
Un Père a eu raison de dire que le souvenir de
nos péchés nous est infiniment plus utile que le sou-
venir de nos bonnes œuvres. Pour entendre la pensée
de ce saint docteur , il faut distinguer deux choses,
nos actions et le souvenir de nos actions. Or il n'en
est pas de l'un comme de l'autre , et ils ont des
effets tout opposés. Nos bonnes actions nous sanc-
tifient; mais le souvenir de nos bonnes actions nous
corrompt , parce qu'il nous enorgueillit : au con-
traire , nos mauvaises actions nous corrompent ; mais
ie souvenir de nos mauvaises actions sert à nous sanc-
tifier , parce qu'il sert à nous humilier. De là , double
conséquence. Pratiquons la vertu ; et dès que nous
l'avons pratiquée, que l'humilité nous mette un voile
sur les yeux pour ne plus voir le bien que nous
avons fait. Et par une règle toute différente , fuyons
le péché ; mais quand nous avons eu le malheur d y
tomber, que l'humilité nous tire le voile de dessus
les yeux pour voir toujours le mal que nous avons
commis. Ainsi nous serons vertueux sans danger ;
et ce ne sera pas même sans fruit que nous aurons
été pécheurs.
Il y a un monde au-dessus de nous , un monde
au-dessous de nous, et un monde autour de nous.
Un monde au-dessus de nous, ce sont les grands;
un monde au-dessous de nous , ce sont ceux que la
naissance ou que le besoin a réduits dans une con-
dition inférieure à la nôtre; un monde autour de
nous , ce sont nos égaux. Selon ces divers degrés ,
nous prenons divers senlimens. Ce monde qui est
5^0 PENSÉES DIVERSES
au-dessus de nous , devient souvent le sujet de notre
vanité , et de la vanité la plus puérile. Ce monde qui
est au-dessous de nous, devient ordinairement l'objet
de nos mépris et de nos fiertés. Et ce monde qui est
autour de nous , excite plus communément nos ja-
lousies et nos animosités. Il faut expliquer ceci , et
reprendre par ordre chaque proposition.
Le monde qui est au-dessus de nous, devient
souvent le sujet de notre vanité. Je ne dis pas qu'il
devient le sujet de notre ambition : cela est plus rare.
Car il n'est pas ordinaire qu'un homme d'une con-
dition commune , quoique honnête d'ailleurs , se
mette dans l'esprit de parvenir à certains états d'élé-
vation et de grandeur. Mais du reste , il tombe dans
une foiblesse pitoyable : c'est de vouloir au moins
s'approcher des grands , de vouloir être connu des
grands et les connoître , de n'avoir de commerce
qu'avec les grands, de ne visiter que les grands , de
s'ingérer dans toutes les affaires et toutes les intrigues
des grands, de s'en faire un mérite et un point d'hon-
neur. Ecoutez- le parler, vous ne lui entendrez ja-
mais citer que de grands noms , que des personnes
de la première distinction et du plus haut rang, chez
qui il est bien reçu , avec qui il a de fréquens entre-
tiens , qui l'honorent de leur confiance , et par qui
il est instruit à fond de tout ce qui se passe. Fausse
gloire et vraie petitesse, où voulant s'élever au-
dessus de soi-même , l'on se rabaisse dans l'estime
de tous les esprits droits et de bon sens !
Le monde qui est au-dessous de nous , devient
ordinairement l'objet de nos mépris et de nos fiertés.
sur l'humilité et l'orgueil. 541
Dès qu'on a quelque supériorité sur les autres , on
veut la leur faire sentir. On les traite avec hauteur ,
on leur parle avec empire , on ne s'explique en leur
présence qu'en des termes et qu'avec des airs d'auto-
rité , on les tient dans une soumission dure et dans
une dépendance toute servile : comme si l'on vouloit
en quelque manière se dédommager sur eux de tous
les dédains qu'on a soi-même à essuyer de la part
des maîtres de qui l'on dépend. Car voilà ce que l'ex-
périence tous les jours nous fait voir : des gens hum-
bles et souples jusqu'à la bassesse devant les puis-
sances qui sont sur leur tête , mais absolus et fiers
jusqu'à 1 insolence envers ceux qu ils ont sous leur
domination.
Le monde qui est autour de nous , excite plus
communément nos jalousies et nos animosités. On
ne se mesure ni avec les grands ni avec les petits,
parce qu'il y a trop de disproportion entre eux et
nous : mais on se mesure avec des égaux. Et comme
il n'est pas possible que l'égalité demeure toujours
entière, et que l'un de temps en temps n'ait l'avan-
tage sur l'autre , de là naissent mille envies qui
rongent le cœur , qui même éclatent au-dehors , et
se tournent en querelles et en inimitiés. Car c est
assez qu'un homme l'emporte sur nous, ou sans
qu'il l'emporte, c'est assez qu'il concoure en quelque
chose avec nous , pour nous indisposer et nous aigrir
contre lui ; et n'est-ce pas là ce qui cause entre les
personnes de même profession , et jusque dans les
états les plus saints, tant de partis et tant de divi-
sions? Etrange injustice où nous porte notre orgueil!
54^ PENSÉES DIVERSES
Ayons l'esprit de Dieu , et suivons-le. Conduits par
cet esprit de sagesse, d'équité , de charité, d'humi-
lité , nous rendrons au monde que la Providence a
placé au-dessus de nous , tout ce qui lui est dû, mais
sans nous en faire esclaves et sans nous prévaloir ,
par une vaine ostentation , de l'accès que nous aurons
auprès de lui. Nous conserverons sur le monde que
le ciel a mis au-dessous de nous , tous nos privilèges
et tous nos droits , mais sans le mépriser , ni lui re-
fuser aucun devoir de civilité , d'honnêteté , d'une
charitable condescendance; et nous vivrons en paix
avec tout le monde qui est autour de nous , sans le
traverser mal à propos dans ses desseins , ni lui en-
vier le bien qu'il possède.
Des gens de bien , ou réputés tels , se font un pré-
tendu mérite dune sorte d'indépendance qu'ils con-
fondent mal à propos avec l'indépendance chrétienne.
S'établir dans une sainte indépendance selon l'évan-
gile , c'est mourir tellement à toutes choses et à soi-
même , que rien de tout ce qui n'est pas Dieu , ne
touche l'ame ni ne l'affectionne. D'où vient qu'elle
est au-dessus de toutes les prétentions, de tous les in-
térêts, de tous les événemens humains. La prospé-
rité ne l'enfle point , l'adversité ne l'abat point. Elle
ne craint que Dieu , elle n'aime que Dieu ; elle n'es-
père qu'en Dieu , elle ne cherche à plaire qu'à Dieu ,
et elle verroit ainsi tout l'univers ligué contre elle ,
qu'elle demeureroit tranquille et en paix dans le sein
de Dieu. Ce n'est pas qu'elle veuille par là s'affran-
chir de certains devoirs envers le monde, de cer-
sur l'humilité et l'orgueil. 543
Saines bienséances et de certains égards , ni qu'elle
se propose de suppléer seule à tous ses besoins , et
de n'avoir recours à personne: mais comme en tout
cela elle n'envisage que Dieu , qu'elle n'agit que selon
îe gré de Dieu , et qu'avec une pleine conformité à
toutes les dispositions de sa providence ; rien aussi
de tout cela, quelque chose qui arrive, ne fait im-
pression sur elle et n'est capable de l'altérer. Telle a
été l'indépendance des saints, et telle est celle du
vrai chrétien. Mais de dire : Je veux prendre des
mesures pour ne dépendre de qui que ce soit , parce
que la dépendance m'est onéreuse; j'aime mieux;
vivre dans une retraite entière et dans l'obscurité ,
sans me mêler de rien , ni avoir part à rien ; j'aime
mieux me passer de tout , et n'avoir ni vues, ni des-
seins , ni espérances , pour ne devoir rien à per-
sonne , et pour n'être point obligé à des assiduités
et à des ménagemens qui me déplaisent : penser de
la sorte, et se conduire suivant ces principes, cYst
une indépendance toute naturelle, une indépendance
de philosophe , une indépendance d'orgueil. Dieu
veut au contraire qu'il y ait entre nous un rapport
mutuel et continuel; que nous ayons affaire les uns
des autres, que nous nous demandions et nms prê-
tions secours les uns aux autres , que nous sachions
nous assujettir , nous captiver , nous faire \iohnce
les uns pour les autres. Voilà l'ordre de sa sagesse,
et c'est ce qui entretient la subordination , ce qui
maintient la charité et l'union , surtout ce qui ra-
baisse notre présomption , enfin ce qui nous fait
mieux sentir la grandeur du Dieu que nous adorons,
544 PENSÉES DIVERSES
puisqu'il n'appartient qu'à lui de se suffire àlui-même ,
et d'être seul tout-puissant et indépendant.
La ressource de l'orgueilleux , lorsque l'évidence
des choses le convainc malgré lui de son incapacité
et de son insuffisance, est de se persuader qu'elle lui
est commune avec les autres. Ce qu'il n'est pas ca-
pable de bien faire , il ne peut croire qu'il y ait quel-
qu'un qui le fasse bien. Un mauvais orateur ne con-
vient qu'avec des peines extrêmes qu'il y en ait de
bons. Il reconnoîtra aisément qu'il y en a eu autre-
fois , parce qu'il n'entre avec ceux d'autrefois en
nulle concurrence. 11 les exaltera même comme des
modèles inimitables; il les regrettera , il demandera
où ils sont , ils s'épanchera là-dessus dans les termes
les plus pompeux et les plus magnifiques : mais pour-
quoi? est-ce qu'il s'intéresse beaucoup à la gloire de
ces morts ? non certes : mais pour une maligne con-
solation de son orgueil , il voudroit , en relevant le
mérite des morts , obscurcir le mérite des vivans et
le rabaisser.
S'humilier dans L'humiliation , c'est l'ordre naturel
et chrétien ; mais dans l'humiliation même s'élever
et s'enfler, c'est, ce semble, le dernier désordre où
peut se porter l'orgueil. Voilà ce qui arrive tous les
jours. Des gens sont humiliés : on ne pense point à
eux, on ne parle point d'eux, on ne les emploie
point , et on ne les pousse à rien. En sont-ils moins
orgueilleux, et est-ce à eux-mêmes qu'ils s'en prennent
des mauvais succès qui leur ont fait perdre tout crédit,
ou
sur l'humilité et l'orgueil. 54S
ou à la cour ou ailleurs? bien loin de cela, c'ess
alors que leur cœur se grossit davantage , et qu'ils
deviennent plus présomptueux que jamais. S'ils de-
meurent en arrière , ce n'est , à ce qu'ils prétendent,
que par l'injustice de la cour, que par l'ignorance
du public. A les en croire , et par la seule raison
qu'on ne les avance pas , tout est renversé dans le
monde. Il n'y a plus ni récompense de la vertu , ni
distinction des personnes , ni discernement du mé-
rite. Que l'orgueil est une maladie difficile à guérir !
L'élévation le nourrit ; et l'humiliaiion , qui devroit
l'abattre , ne sert souvent qu'à le réveiller et à l'ex-
citer.
Notre vanité nous séduit, et nous fait perdre
l'estime du monde dans les choses mêmes où nous la
cherchons , et par les moyens que nous y employons.
Une femme naturellement vaine , s'ingère dans les
conversations à parler de tout , à raisonner sur tout»
Elle juge , elle prononce , elle décide , parce qu'elle
se croit femme spirituelle et intelligente ; mais elle
auroit beaucoup plus de raison et plus d'esprit , si
elle s'en croyoit moins pourvue; et voulant trop
faire voir qu'elle en a , c'est justement par là même
qu'elle en fait moins paroître.
On loue beaucoup les grands : car ils aiment à
être loués et applaudis. Mais à bien considérer les
louanges qu'on leur donne , on trouvera que la plu-
part des choses dont on les loue , et qui semblent en
tome xiv. 35
546 PENSÉES DIVERSES
effet louables selon le monde, sont dans le fond el
selon le christianisme , selon même la seule raisou
naturelle , plutôt des vices que des vertus,
Tel auroit été un grand homme , si on ne l'avoh
jamais loué ; mais la louange l'a perdu. Elle l'a rendu
vain; et sa vanité l'a fait tomber dans des foiblesses
pitoyables , et en mille simplicités qui inspirent pous
lui du mépris. Je dis en mille simplicités; car quelque
fonds de mérite qu'on ait d'ailleurs, il n'y a point ,
ni dans les discours, ni dans les manières d'agir,
d'homme plus simple qu'un homme vain. On lui
fera accroire toutes choses dès qu'elles seront à sa
louange. Est-il chagrin et de mauvaise humeur?
kmez-le, et bientôt vous lui verrez reprendre toute
sa gaité. Les gens le remarquent, le font remarque*'
aux autres, et s'en divertissent. C'est ainsi que sans
îe vouloir ni l'apercevoir , il vérifie dans sa personne
cette parole de l'évangile , que celui, qui s élève sera
abaissé et humilié. Comme donc l'ambition , selon
le mol de saint Bernard , est la croix de l'ambitieux ,
je puis ajouter que souvent l'orgueil devient l'humi-
liation de l'orgueilleux.
Cet homme est toujours content de lui ; etneût-il
eu aucun succès , il se persuade toujours avoir réussi
le mieux du monde. Contentez-vous de savoir ce
qui en est , et d'en croire ce que vous devez; mais
du reste, pourquoi cherchez-vous à le détromper de
son erreur , puisqu'elle le satisfait , et qu'elle ne nuit
sur l'humilité et l'orgueil. 547
à personne? Ce n'est pas qu'il n'y ait quelquefois des
raisons qui peuvent vous engager à lui ouvrir les
yeux , et à lui faire connoître l'illusion où il est*
mais avouez-le de bonne foi , c'est une malignité
secrète, c'est une espèce d'envie qui vous porte à
l'humilier , et à lui taire perdre cette idée dont il
s'est laissé prévenir en sa faveur. Car mille gens sont
ainsi faits ; non-seulement ils sont jaloux de la répu-
tation solide et vraie qu'on a -dans le monde ; mais de
plus, par une délicatesse infinie de leur orgueil , ils
sont en quelque manière jaloux de la bonne opinion ,
quoique mal fondée , qu'un homme a de lui-même.
Qu'il me soit permis de faire une comparaison. Il
y a des mérites, et en très-grand nombre , qui ne
devroient se produire à la lumière qu'avec la précau-
tion dont on use à l'égard de certaines étoffes, pour
les débiter. On ne les montre que dans un demi-jour t
parce que le grand jour y feroit paroître des défauts
qui en rabaisseroient leprix. Combien de gens peuvent
s'appliquer la parole du prophète : Mon élévation à
été mon humiliation. C'est-à-dire , qu'ils semblent
ne s'être élevés que pour se rendre méprisables, que
pour laisser apercevoir leur foible, que pour perdre
toute la bonne opinion qu'on avoit conçue d'eux.
Tant qu'ils se sont tenus à peu près dans le rang où
la Providence les avoit fait naître, ils réussissoient ,
on les honoroit , on parloit d'eux avec éloge ; mais
par une manie que l'orgueil ne manque point d ins-
pirer, ils ont voulu prendre l'essor, et porter plus
548 PENSÉES DIVERSES SUR L'HUMILITÉ, etc.
haut leur vol. C'est là qu'on a commencé à les miens
connoître , et qu'en les connoissant mieux , on a
appris à les estimer moins. En un met , ils étoient
auparavant dans leur place , et ils y faisoient bien ;
mais ils n'y sont plus , et tout ce qui n'est pas dans
sa place , blesse la vue.
FIN DU TOME QUATORZIÈME.
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
BX Bourd&loue, Louis
890 Oeuvres complètes de
B74- Bouraaloue
1821
T.14
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