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Full text of "Oeuvres complètes de Ch. Paul de Kock"

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:  ixuxnjTJxruoJxriJxruTJT/iruvrvru  ! 


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(KUVUliS  COAirLiriKS 


DE 


CH.    PAllL   DE   KOCK. 

XV 


hii|>iiiii('nr  S.  Uni  nid  l'I  I  .iiii;r;\ilil,  IIIC  trKiflirlIl,  » 


MADELEINE 


CH.  PAUL  DE  KOCK. 


I   IK!     Iit-\l('    illl'll.lllil' 

l'.l  (If  mon  crti|is  cll;l^^ilU 
Mon  itma  liingiiissaiiie. 

Si'dainc,  llicHAi-.i). 


TOME  PREMIER. 


PAIUS,  ' 

r.lS'IAVi:    HAHIU,    LIBlîAlHE-KimiaR 

r>  l .   li  l' E  .M  A  z  A  i;  I  >  i: . 

isir, 


MADELEINE. 


CîI\PITr«l'   F. 


1.4   FÊTE    m   SVI.NT-CT.OUD, 


Celait  la  fête  à  Saint-Cloud  :  je  ne  vous  la 
décrirai  pas,  parce  que  probablement  vous  j' 
avez  été  et  que  vous  savez  ce  que  c'est  tout 
aussi  bien  que  moi;  si  cependant,  soit  que 
vous  n'habitiez  pas  Paris,  ou  soit  que,  vos  alFai- 
resvousy  ayant  toujours  retenu,  vous  ne  con- 
naissiez pas  celle  ))arrbnna]e.  qiu'.  tous  les  ans 
I.  J 


2  MADELEINE. 

se  renouvelle  5  pendant  tiois  dimanches  de 
suite,  dans  un  des  plus  jolis  parcs  des  environs 
de  Parfs,  alors...  je  ne  vous  en  ferai  pas  non 
plus  le  tabl(3au;  car  on  l'a  déjà  fait  fort  souvent 
et  je  n'aime  pas  ii  répéter  ce  cpie  les  autres  ont 
dit. 

Fnfin  c'était  le  dernier  dimanche,  ce  qu'on 
appelle,  je  crois,  le  beau  dimanche,  qui  ter- 
mine les  fêtes.  Le  temps  était  superbe;  il  y 
avait  une  foule  immense  dans  le  pare;  on  pou- 
vait à  peine  passer  à  la  grille,  tant  était  grande 
la  cohue;  puis  les  marchands  de  melons 
avaient  étalé  là  des  maraîchers  de  toutes  les 
grosseurs;  puis  les  conducteurs  de  coucous  vous 
poursuivaient  pour  vous  offrir  des  places  :  et, 
quand  on  était  parvenu  à  échapper  à  tout  cela 
et  ù  entrer  dans  le  parc,  alors  on  se  trouvait 
serré  entre  des  promeneurs,  dont  les  uns  vous 
poussaient  à  droite,  d'.iulres  à  gauche;  on 
était  forcé  de  s'arrêter  devant  une  boutique  de 
pains  d'épice,  ou  em))orté  vers  la  pièce  d'eau; 
on  avalait  de  la  poussière  et  on  était  assourdi 
]->;ir  le  bruit  des  mirlitons  et  des  claquettes  : 
c'était  bien  gentil  ! 

Pour  s'anuiser  à  uik'  IVte  (•liain]Hii'<%  il  fiiut 


'3|ADELfiINB.  ^ 

trois  chosos  :  d'abord  rtro  d'une  bonne  santé. 
Vous  me  direz  peut-être  que  la  santé  est  indis- 
pensable à  tous  les  amusements  ;  je  vous  ré- 
pondrai {[u'il  en  est  de  doux,  de  tranquilles  qui 
ne  fatiguent  pas,  tandis  qu'à  une  lète  j)ublique, 
dans  une  eoliue,  il  est  bien  difficile  de  ne  pas 
être  souvent  sur  ses  jambes.  Il  faut  donc  d'a- 
bord une  bonne  santé,  ensuite  de  l'argent  plein 
ses  pocbes,  et  enfm  ne  pas  être  amoureux. 

Cette  dernière  condition  vous  semblera  en- 
core singulière;  mais,  en  y  réllécliissant  bien, 
je  crois  que  vous  serez  de  mon  avis.  Quand  on 
est  amoureux  et  que  l'on  tient  sa  maîtresse 
sous  son  bras,  on  n'aime  pas  à  être  dans  la 
foule.  Comment  se  regarder  i\  son  aise?  com»» 
ment  faire  passer  son  Ame  dans  ses  yeux,  lors-» 
que  des  figures  inconnues  vous  entourent, 
vous  examinent  bêtement ,  indiscrètement, 
comme  si  vos  affaires  les  regardaient?  Les 
amoureux  préfèrent  les  promenades  solitaires; 
ils  ont  raison. 

Si  un  amoureux  est  là  sans  celle  qu'il  aime, 
ce  briiit,  ce  monde,  ces  grisettes  de  Paris,  ces 
grosses  filles  de  village,  n'ont  aucun  elinrme 
pour  lui;  son   esprit,  son  cfcur  sont  ailleurs. 


a  UlDl'TlilM-. 

i-cs  hadeaiix  l'impaliontenl,  les  paillasses  ne  lo 
l'ont  pas  rire,  la  grosso  gailé  qu'il  entend  l'as- 
sourdit, l'assomme,  et  son  plus  ardent  désir 
est  de  s'éloigner  de  celte  foule  qui  l'obsède  et 
l'empêche  de  penser  à  son  aise. 

J'ajouterai  encore  que,  sans  être  amoureux, 
on  peut  s'ennuyer  beaucoup  aux  fêtes  de  Saint- 
Cloud  et  autres.  Tout  le  monde  n'aime  pas  le 
bruit,  les  cris,  les  réunions  populaires;  cette 
gaité  qui  ressemble  à  des  querelles;  cette  mu- 
sique qui  vous  écorcbe  les  oreilles,  et  ces  dîners 
où  l'on  paie  très  cher  pour  être  fort  mal.  Sou- 
vent aussi  tout  cela  nous  amuse  à  vingt  ans  et 
nous  ennuie  à  trente.  Pourquoi  serions-nous 
constants  dans  nos  goûts,  puisque  nous  ne  le 
sommes  pas  dans  nos  affections? 

Mais  il  s'agit  de  deux  personnages  qui  vien- 
nent de  descendre  de  raeeellérée,  et  se  dispo- 
sent à  s'amuser  à  Saint-Cloud  ,  parce  qu'ils  ont 
ee  que  je  trouve  nécessaire  pour  cela:  de  la 
santé,  de  l'argcut  et  point  de  passion  dans  le 
CfLMU".  CiC  sont  deux  homun's  bien  mis.  sans 
r«'(lirrelu',  sans  lahiilc  :  l'un  .  (pii  ])eut  avoir 
vingt-six  à  \iugt-S('|>l  ans.  est  d'une  laillc 
ilioycnuo.  Itiiiu.    |t;il<'.  a    de    braiix  vcuv.  une 


MADELEI.Mi.  ô 

fleure  distinguée  et  beaucoup  de  cliarnie  dans 
Ja  physionomie;  l'aulre  qui  a  six  ou  ou  >(  pt 
ans  de  plus,  est  moins  |iiand.  plus  gros,  a  des 
traits  forts,  un  teint  colore,  des  yeux  vils  et 
gais,  et  toute  l'encolure  d'un  bon  vivant. 

Ces  messieurs  traversent  la  place  sur  laquelle 
est  le  restaurant  de  la  Tclc-JSoirc.  Ils  veulciit 
aller  sur-le-champ  dans  le  parc;  au  passage 
de  la  grille;,  ils  se  trouvent  dans  une  poussée 
de  monde. 

«  Prenons  garde  à  nos  mouchoirs!  »  dit  le 
plus  âgé  en  portant  sa  main  à  sa  poche  :  il  }  a 
»  dans  tout  ce  monde-là  des  gens  qui  pourraient 
»bien  nous  en  débarrasser. 
'  » —  Il  me  semble  qu'il  faudrait  d'abord 
"prendre  garde  à  nos  montres,  «  répond  le 
wjeune  homme  en  souriant. 

» — Comment!...  est-ce  que  lu  as  pris  la 
0  tienne?  —  Sans  doute.  —  Moi,  je  n'en  prends 
«jamais  quand  je  vais  daiîs  les  foules  :  c'est 
«risquer  de  se  la  faire  voler.  —  Alors  comment 
n  fais-tu  quand  tu  veux  savoir  l'iKnn'e  pour 
»  dîner  ou  pailir.  —  Je  calcule  d'après  mon  ap- 
»  petit  ou  bien  je  demande.  J'aime  mieux  cela 
»  que  de  m'exposer  à   }>erdrc  ma    montre...  je 


G  MADJiLEl.NK. 

psJîrais   1res  vexé  si  on   me   volait.  \ji\  ailistc, 
«un  pi.'iiiticl...   (;a  ne   pcul  pas  s'acheter  une 

•  montre  tous  les  jours!...  —  Tu  ferais  un  la- 
«bleau  déplus,  voilà  tout. 

B — Ah!  oui.  ça  t'est  facile  à  dire,  mon 
nchcr  Victor!  On  fait  bien  le  tableau,  mais  le 
n  vendre,  c'est  autre  chose  !..*  surtout  à  présent 
»(pie  les  gens  riches  deviennent  avares,  «ner- 
»  cantiles  ;  qu'ils  ne  rougissent  pas  de  marchan- 
»  der  le  talent...  Mais  ne  jiarlons  pas  peinture, 
Buous  sonuucs  venus  pour  nous  amuser.  » 

Ces  messieurs  se  promènent  dans  le  parc  ;  ils 
examinent  les  boutiquis.  les  curiosités  ;  ils  lor- 
gnent les  jolis  minois  quand  ils  en  aperçoivent; 
ils  se  regardent  en  riant  à  l'aspect  d'une  tèlc 
grotesque,  d'une  tournure  ridicule;  enfin  ils 
sont  de  bonne  humeur  et  très  en  train  de  plai- 
santer sur  tout  ce  qu'ils  verront. 

(^'pendant  ces  messieurs  se  promènent  de- 
))uis  trois  hiures  ;  il^  ont  vu  beaucoup  de  Ogu- 
res,  de  t(nunur('s  qui  jirètaient  à  rire;  mais  il 
n'est  pas  nécessaiie  d'aller  à  la  fête  de  Saint- 
Clond  pour  Iroiiver  cela.  Knlin  A  ictor  (c'est  le 
l»lu'^  jeune)  dit  à  son  compagnon  :  «  Mon  cher 

•  Dnfour.  je  conimencc  à  avoir  assez  de  la  pro- 


»  monade.  Esl-cc  que  cVst  bien  anniôunt  d'ctre 
«balotté  au  milieu  do  tout  ce  monde,  de  se 
»  sentir  éeraser  les  pieds  par  de  laides  paysan- 
»nes,  et  de  passer  la  journée  à  cherelier  ses 
«connaissances,  auxquelles  on  a  donné  rendez- 
nvous  ;  mais  beaucoup  de  dames  que  je  vois  à 
>» Paris...  et  dont  plusieurs  sont  fort  aimables, 
«m'avaient  dit  dans  la  semaine  :  Nous  irons 
«dimanche  à  Saint-Gloud;  allez-y  aussi  :  vous 
»  nous  y  trouverez.  Mais  trouvez  donc  quel- 
»  qu'un  ici!...  —  Eh  bien  !  tu  te  passeras  de  tes 
»  dames...  Est-ce  que  tu  devais  retrouver  une... 
«une  passion  ici? —  Eh!  non!...  Oh!  je  suis 
«bien  tranquille  pour  le  moment...  mais  ce 
«qui  m'ennuie  :  j'ai  besoin  d'avoir  toujours  le 
»  cœur  occupé.  —  Oui  soit  par  l'une,  soit  par 
«l'autre...  quelquefois  même  par  plusieurs  à  la 
«fois,  n'est-ce  pas? — Tu  crois  rire,  Dufourl 
«Mais  est-ce  qu'il  ne  t'est  })as  arrivé  aussi  d'ai- 
»  mer,  mais  ce  qui  s'appelle  aimer,  plusieurs 
«Icmmcs  en  même  temps?  —  Plusieurs? 


«Ma  foi!  je  ne  m'en  souviens  pas.  .  —  Tu  ncn 
»  as  peut-être  pas  aimé  vraiment  une  seule?  — 
«Oh!  si.,  j'ai  aimé...  j'ai  même  très  bien 
«aimé...   mais  cependani   il   ne  fallait  jamais 


UADlilKl.NK. 


»(|ne  cela   nie   dérangeât   de  mes  éludes,    de 

•  mon  travail,  parce  qu'avant  tout  un  artiï^te 
»  doit  penser  ù  son  art  et  à  son  avenir.  —  C'est- 
>  à-dire  que  lu  penses  à  tes  amours  quand  lu  as 
»le  temps,  quand  cela  ne  te  gène  pas?  —  Oli  1 
»j  y  pensais  assez...  une  lois  même  j  ai  etc 
«  bien  tourmcnlé,  bien  inquiet...  Il  est  vrai  que 
»je    n'avais    que   vingt  ans  alors.    J'avais  pour 

•  maîtresse  une  jolie  pelite  femme  bien  gaie, 
»  bien  coquette.  Un  jour,  elle  me  dit  de  ne  pas 

•  aller  chez  elle  le  lendemain  s6ir,  parce  qu'elle 
»  attend  une  de  ses  parentes.  C'est  bon,  c'est 
«convenu.    Le   lendemain,   je   ne    sais   quelle 

•  idée  me  passe  parla  tète...  J'étais  un  j)eu  ja- 
»loux...  je  me  dis:  C'est  drôle  qu'il  lui  arrive 
»ce  soir  une  parente  dont  je  n'ai  jamais  en- 
»  tendu  parler;  si  cette  parente...  était  un 
V  homme,  un  rival.  Bref,  laissant  là  mes  crayons 
«je  vais  le  soir  jus([u'à  la  demeure  de  ma  belle. 

•  Je  vois  qu'il  y  a  de  la  lumière  cliez  elle...  je 
«monte...  il  n'y  a\ail  pas  de  jiorlier  et  je  con- 
B  naissais  le  secrel  de  l'allée.    Arri\é  devanl  la 

•  porte  de  la  daiiu',  j(;  iiiarehe  bien  doucement, 
»je  retiens  ma  resj>iralion ,  et  je  me  colle  l'o- 
»  reille  coulre  la  scrrui-'.  L'.q)parfement  de  ma 


MADELiilMi.  9 

«niailresse  ne  se  composait  que  d'une  seule 
«pièce;  par  conséquent,  la  société  ne  pouvait 

•  se  tenir  très-éloignée.  J'entends  parler,  j'en- 
»  tends  rire  ;  je  trouve  que  les  éclats  de  joie  sont 
»bien  mâles  pour  être  ceux  d'une  parente.  J'é- 
»  coûte;  je  reste  là  très  longtemps...  souvent  je 
»  n'entendais  plus  rien.  Eniin  ,  après  être  resté 
9 plus  d'une  heure  sur  le  carré...  fatigué  de  ma 

•  sotte  position... 

»  —  Tu  n'y  tiens  plus,  et  tu  enfonces  la  porte 
«d'un  coup  de  pied? 

fl  —  Non,  ce  n'est  pas  cela  du  tout.  Je  me 
»  dis  :  Ma  foi  I  que  ce  soit  une  parente,  an 
»  oncle,  tout  ce  que  ça  voudra,  j'en  ai  assez!... 
h  Et  là-dessus  je  renfonce  mon  chapeau  sur  ma 
»tète,  et  je  m'en  retourne  copier  mes  acadé- 
»mies.  C'est  la  seule  fois  que  l'amour  m'ait 
»  tourmenté. 

»  —  Ah!  ah!  ce  pau\re  Dufour,  qui  appelle 
Bcela  être  amoureux...  Pourtant  tu  es  assez. 
»  méhant,  de  ton  naturel,  et  je  m'étoniic  ([iie 
»  tu  n'aies  pas  cherché  à  t'assurer  si  on  te 
j) trompait.  —  Ecoute,  il  faut  se  raisonner: 
«cette  petite  femme  me  convenait;  elle  ne  me 
"  covitait  rien,  je  me  suis  dit  :  si  je  me  brouille 


10  MADliLlilAL. 

•  avec  clic,  il  l'audra  que  je  inc  clieiclie  une 
»  autre  connaissance  ;  et  ma  foi  alors  j.'étais  très- 
»  occupé  de  mes  études  ,  ça  m'aurait  dérangé. 
»0n  n'est  trompé  que  quand  on  craint  de  l'è- 
»trc,  mais  du  moment  qu'on  se  dit  :  je  m'at- 

•  tends  à  tout!  ça  m'est  égal;  alors  je  n'appelle 
»  plus  cela  être  tromj)é.  —  C'est  fort  heureux 
»de  pouvoir  prendre  les  choses  comme  cela  : 
nmoi,  quand  j'aime,  je  suis  jaloux.  —  Peut- 
»être  même  quand  lu  n'aimes  pas? —  C'est 
«possible.  Et  cependant  je  suis  de  bonne  foi  : 
»  quand  je  dis  à  une  femme  que  je  l'aime,  c'est 
«qu'alors je  l'aime  ré<'llement.  Tout  en  étant 
»  volage,  je  suis  très-sentimental,  je  veux  de 
»  l'amour  jusque  dans  mes  liaisons  les  plus  lé- 
«gères...  —  Oui,  c'est  comme  de  la  muscade, 
-nlu  en  as  mis  purloul.  —  Je  crois  que  cela  vaut 

•  mieux  que  de  n'en  mettre  nulle  part.  Ah! 
n  Dufour,  sans  l'amour  la  vie  serait  monotone  !.. 
)•  —  \'.\\  bien  !  qu'on  nie  donne  à  choisir  de 
»  trente  mille  livres  de  rente  sans  amour,  ou 
>'  d'une  passion  éternelle  suis  argent,  et  j<'  te  ré- 
"  ponds  queje  ne  balancerai  pas.  — Tu  t'enrepen- 
stirais!  —  .Tene  croi>pns,  parce  nue...  Aie!... 
«prenez,  donc  garde...  C'est   ce  gros   balourd 


«qui  iiJL't  svs  souliers  ferrés  sur  mes  bottes... 
»  Regnrclc'A-nioi  eola..  i^n  pousse  tout  le  monilc 
«sans  demander  excuse.  Oh!  la  bonne  tête 
spour  mettre  dans  une  basse-eour!  » 

Le  paysan  qui  venait  de  pousser  Dufour  te- 
nait sous  son  bras  une  paysanne,  qui  tenait  de 
l'autre  bras  un  grand  dadais,  lequel  tirait  après 
lui  une  grosse  maman,  qui  traînait  trois  grands 
garçons  et  deux  jeunes  fdles.  Tout  cela  se  te- 
nait et  ne  voulait  pas  se  lâcher,  et  tout  cela  se 
ruait  à  travers  le  monde,  en  poussant  de  gros 
rires  et  en  donnant  des  coups  de  coude  et  des 
coups  de  pied  pour  se  faire  passage.  Cette  ma- 
nière de  se  promener  dix  à  douze  de  front  est 
très-usitée  par  les  paysans  dans  les  fêtes  cham- 
pêtres. 

'<  C'est  une  bande  joyeuse.  »  dit  Vielor  en 
riant.  —  C'est  une  aval;uiche  de  manants  :  si 
"011  ne  se  rangeait  pas,  ea  vous  écraserait!  Au 
"diable  la  fête  de  Saint-Cloud  :  je  n'y  reviens 
■  plus.  —  Mon  ami,  on  dit  cela  tous  les  ans,  et 
»  on  y  revient  encore  pour  voir  si  ce  sera  ]dus 
»  amusant,  quoique  ce  soit  toujours  la  même 
«chose. — Eh  bien!  efton  amour  avec  trente-six 
»  femmes  est- ce  que  ce  n'est  pas  toujours  la  même 


1-2  MAUELE1^E. 

»  clio.sc  ? — Ail  !  Dulour,  quel  blasphème  !  D'abord 
»  aucimc  femme  ne  se  ressemble,  je  ne  dis  pas 
»  au  physique,  mais  au  moral,  il  y  a  tant  de 
«nuanees  à  observer  dans  les  earactères,  e'est 
*si  amusant  à  étudier!... — Ah!  c'est  pour  étu- 
ïdier  que  tu  lais  l'amoui'.  —  Oui,  c'est  pour 
•  mieux  connaître  les  mœurs.  —  Ah!  c'est  par- 
»là  que  tu  observes  les  mœurs...  Allons,  en 
i»  voilà  un  qui  me  met  son  mirliton  dans  l'œil. 
»  Quittons  le  parc  ;  allons  dîner,  hein  ?  —  Soit  : 
»  allons  dîner.  » 

Ces  messieurs  sortent  du  parc  et  cnlrcnl  à  la 
Tète-Noire.  Mais  à  Saint-Cloud,  un  jour  de 
fête,  on  ne  trouve  pas  facilement  à  dîner.  La 
cuisine  du  traiteur  est  encombrée  de  monde; 
les  marmitons  et  leur  chef  ne  savent  plus  où 
donner  de  la  tète  ;  les  servantes  crient,  se  pous- 
sent, et  les  bons  bourgeois  de  Paris  se  dis- 
putent une  tranche  de  gigot  ou  un  morceau  de 
fricandeau.  Quand  l'un  d'eux  est  parvenu  à 
enkMcr  un  plat,  il  l'emporte  en  triomphe,  en 
renversant  sur  lui  une  partie  de;  la  sauce;  c'est 
encore  un  des  mille  agrémcnls  qu'olîrc  la  fêle 
«le  Sainl-Cihnid. 

'  l'>l-ce  que  nous  allons  boxer  pour  a\oir  à 


VVDELRINE.  '  lo 

•  dîner?»  dit  Dufour  à  Victor.  —  «ÇamVst  C|;îi1, 
»s'il  le  faut  absolument,  je  suis  bien  de  force  à 

•  emporter  un  plat  d'assaut...  Mais,  montons 
»  au  premier,  nous  tâcherons  d'être  servis.  » 

Pendant  que  ces  messieurs  essaient  de  se 
faire  jour  dans  la  cuisine,  où  l'on  était  encore 
plus  pressé  que  dans  le  parc,  une  grande  femme 
maigre,  décliarnée ,  en  bonnet  plissé  et  à  l'œil 
furibond,  venait  de  saisir  les  bords  d'un  plat 
de  gibelotte  qu'un  monsieur  emportait  au  pre- 
mier. Le  monsieur  avait  déjà  monté  deux 
marches  de  l'escalier,  lorsquela  grande  femme, 
l'ayant  rattrapé,  avait  sauté  sur  le  plat,  en  s'é- 
criant  :  «C'est  pour  moi  cela!...  c'est  pour 

•  moi!...  Il  y  a  plus  d'une  heure  que  je  le 
»  guette.  En  arrivant  à  Saint-Cloud,  nous  sommes 
«entrés  ici.  Mes  quatre  enfants  sont  là-haut  et 
b meurent  de  faim...  Nous  n'avons  encore  pu 

•  nous  faire  servir  que  des  assiettes,  du  sel,  du 
B poivre  et  une  carafe   d'eau...    Monsieur,  là- 

•  chez  donc  cette  gibelotte,  c'est  pour  moi.  » 

Le  monsieur,  qui  suait  à  grosses  gouttes,  ne 

semblait  nullement  disposé  à  lâcher   le  plat  ; 

*au  contraire,  il  le  lirait  à  lui  d(;  toute  sa  force, 

«'P  disMHl  :  «  Pourquoi  donc  serait-ce  pour  vou^. 


1  fl  MADELEINE. 

»  madame?  Est-ce  que  jcn'aipaseuassezdemalà 
0  obteniiccttc  gihLlottcàlaplace  d'un  poulet  que 
Dl'onme  promet  depuis  une  heure  et  que  d'au- 
j)  très  m'ont  soufflé?  Je  vous[trouve  plaisante  de 

•  vouloir  mon  plat.   Lâchez  cela,  madame!  — 

•  Non,  monsieur,  je  l'aurai,  il  était  pour  moi!» 

Cette  dispute  avait  lieu  justement  au-dessus 
de  la  tête  de  Dulour ,  qui  venait  d'atteindre  le 
bas  de  l'escalier.  11  ne  voyait  pas  le  plat  de  gi- 
belotte suspendu  sur  son  chapeau,  mais  le 
monsieur  l'empêchait  de  monter,  et  la  grande 
femme  se  jetait  sur  lui  en  voulant  retenir  la 
gibelotte,  l-^nnuyé  de  ne  pouvoir  plus  bouger, 
Dufour  repousse  fortement  la  dame  au  bonnet, 
ainsi  que  le  monsieur  établi  .^uv  l'escalier.  Alors 
les  deux  cembattants  lâchent  prise,  le  plat 
tombe  sur  la  tcte  de  Dufour,  et  une  partie  du 
contenu  couvre  son  habit. 

Victor  rit  aux  larmes,  moins  encore  de  la 
surprise  de  son  ami  que  du  désespoir  qui  se 
peint  dans  les  traits  de  la  grande  femme  en 
voyajit  la  gibelotte  sur  l'escalier.  Dufour  ['rend 
le  parti  de  rire  aussi,  et  ils  se  rendent  dans  le 
salon  au  i»reniier.  oii  j)eau( oup  de  gens  atla- 
bl(''^  (li<<  ni  .  fu  regardant   Dufour  :  «  V(»ilà  un 


MADEr.F.lMî.  1 5 

•  monsieur  qui  est  bien  lieurc-ux...  il  a  eu  quel- 
»  que  cliose,  lui.  » 

Les  carafes  d'eau  étant  la  seule  cliose  que 
l'on  put  se  procurer  facilement,  Dufour  lave 
son  habit  et  son  chapeau  ;  puis  ces  messieurs 
se  placent  à  un  ccjin  de  la  table,  car  il  ne  fal- 
lait pas  se  llaller  d'en  avoir  une  à  soi  seul. 
Sur  soixante  personnes  qui  étaient  attablées  là, 
le  tiers  seulement  mangeait,  les  autres  atten- 
daient en  regardant  d'un  (eil  d'envie  leurs  voi- 
sins plus  heureux. 

L'autre  partie  de  la  table,  où  les  deux  amis 
viennent  de  se  mettre,  est  occupée  par  cinq 
personnes  ;  deux  jeunes  fdles  de  quatorze  à 
seize  ans,  deux  garçons  plus  jeunes,  et  un  pe- 
tit vieux  monsieur  poudré,  en  liabit  de  ventre-de- 
biche,  en  culotte  à  boucles'etbaschinés;toutcela 
est  assis  devant  une  pile  d'assiettes  blanches, 
une  salière  et  des  carafes.  Faute  de  mieux,  le 
petit  vieux  paraît  disposé  à  manger  la  pomme 
de  sa  canne,  qu'il  promène  continuellement 
de  son  nez  à.  sa  bouche. 

«Tableau  de  famille!  «dit  tout  bas  Victor  à 
Dufour.  f  —  Oui,  tableau  d'une  famille  qui  est 
•  venue  se    diverlir  à    Saint-Cloiul.  .l'en    rirais 


1 0  MADri.i:i\E. 

»l)irn.  si  je  n'étais  pas  affamé  comme  eux.  » 

l'jie  sixiémo  personne  vient  bientôt  se  join- 
dre à  la  famille.  Diit'our  la  reconnaît  :  c'est  la 
grande  femme  qui  avait  disputé  si  longtemps 
Je  plat  de  gibelotte.  Elle  entre  dans  la  salle 
comme  une  furieuse,  son  bonnet  de  coté,  les 
traits  renversés  et  le  nez  plein  de  tabac.  Klle 
se  jette  sur  une  chaise  devant  le  petit  homme 
poudré,  en  s'écriant  :«  C'est  une  indignité!... 
>je  suis  outrée!...  Ali!  il  n'y  a  plus  ni  respect 
»  ni  galanterie  chez  les  hommes  ! 

» —  Est-ce  qu'on  t'a  manqué,  Poupoule?» 
dit  le  petit  vieux  en  regardant  d'un  œil  effaré 
la  pomme  de  sa  canne.  «  Oui,  monsieur,  oui, 
»on  m'a  manqué...  Me  disputer  un  plat!  i\  une 
•  femme!...  Je  le  tenais  pourtant,  et,  certes,  je 
»ne  l'aurais  pas  lâché,  si  une  grosse  bcte  n'é- 
»t:iit  venue  se  jeter  entre  nous!...  Tout  est 
)>  tombé  sur  l'escalier.  » 

Dufour  se  contente  de  regarder  Victor  en 
souriant,  d  il  continue  d'essuyer  son  chapeau. 
Mais  la  grande  dame  est  trop  exaltée  pour  faire 
attention  à  lui. 

«  —  Tu  nv  ra]>portes  donc  rien,  maman?» 
«lisent    ]('i  |)(Mils   trareons   d'un    ton    pleuraid. 


ilADELElNE.  17 

•  —  Rien  du  tout.  Et  votre  père  qui  reste  là, 
»qui  ne  se  remue  pas  pour  nous  avoir  à  dî- 
»ner!...  — Mais,  Poupoule,  c'est  toi  qui  ma- 
uvais dit  de  garder  les  enfants...  Veux-tu  que 
»je  descende  à  la  cuisine? —  Oui,  monsieur, 
Doui,  descendez.  Quant  ii  moi,  j'en  ai  assez... 
»  je  n'irai  plus...  Ah!  Dieu!  j'en  ai  par-dessus 
•  la  tête,  de  votre  Saint-Gloud  !...  C'est  pour 
»  CCS  demoiselles  que  j'y  suis  venue;  mais  elles 
M  ne  m'y  rattraperont  pas.  Cependant  je  veux 
j)  dîner,  je  ne  sors  pas  d'ici  sans  cela.  » 

Les  deux  jeunes  fillesse  tenaient  bien  droites, 
les  yeux  baissés,  n'osant  murmurer  et  se  plain- 
dre, quoiqu'elles  eussent  mieux  aimé  se  pro- 
mener à  la  fête  et  se  priver  de  dîner  que  de 
passer  les  plus  belles  heures  de  la  journée  as- 
sises devant  une  table  sur  laquelle  il  n'y  avait 
que  des  assiettes  blanches. 

Le  petit  monsieur  poudré  était  descendu  en 
tenant  toujours  sa  canne  à  la  main,  quoique 
rien  dans  sa  personne  n'annonçât  ([u'il  voulut 
s'en  servir  d'une  manière  hostile  poui  se  luire 
donner  des  vivres.  La  maman  grommelait  enti  ^. 
ses  dents,  promenant  ses  regards  sur  les  autres 
et  ayant  l'air  de  vouloir  chercher  querelle  aux 
1.  2 


personnes  qui  ninngeaient;  enfin  les  petits  gnr- 
eons  s'amusnicnt  i\  mêler  le  sel  avec  le  poivrCi 

Victor  était  parvenu  à  parler  à  un  garçon,  il 
lui  avait  mis  cinq  francs  dans  la  main,  et  le 
garçon  lui  avait  assuré  qu'il  dînerait.  Dufour 
essuyait  toujours  son  habit  avec  son  mouchoir, 
regardant  de  temps  à  autre  Poupoule,  dont  il 
aurait  voulu  croqlicr  les  traits  et  la  pose. 

Dix  minutes  s'écoulent.  «  On  se  moque  de 
»  nous,»  dit  Dufour ,  «ce  garçon  a  pris  ton  ar- 
»gent,  parce  que  les  garçons  traiteurs  prennent 
«toujours,  mais,  je  gage  qu'il  ne  pense  plus  à 
»nous. —  Et  ces  pauvres  jeunes  filles.»  reprend 
Victor,  «  elles  sont  là  depuis  plus  longtemps 
«que  nous,  et  elles  n'osent  pas  se  plaindre... 
«elles  me  font  de  la  peine.  —  Moi,  leur  mère 
«me  fait  peur;  je  crois  qu'elle  me  reconnaît 
»  pour  la  grosse  bête  qui  a  tait  tomber  son  plat.  » 

En  ce  moment  le  petit  monsieur  revient, 
portant  quelque  chose  devant  lui. 

«  Ah!  voilà  papa!»  s'écrient  les  petits  gar- 
çons, «  et  il  apporte  quelque  chose.» 

En  effet  le  petit  homm(>  apportait  des  verres 
et  des  couteaux  qu'il  pose  sur  la  ta!)l('  eu  di- 
Sint  :  •  Je  n'ai   pu  av<iir  (|iie    eel  i...    inai-^  on 


MADlîI.KINK.  10 

»  m'a  bien  promis  que  j'aurais  peut-être  de  la 
»matelotte...  on  est  allé  pêcher...  e'cst  en 
»face...  nous  sommes  devant  la  rivière... 

a  —  Monsieur  Mouron  >,  »  s'écrie  sa  femme, 
DYous  vous  laissez  berner  comme  un  enfant! 
«vous  n'avez  jamais  su  vous  montrer;  vous 
savez  encore  le  front  de  nous  apporter  des 
«couteaux...  pourquoi  faire,  monsieur?  pour- 
)>quoi  s'il  vous  plaît?  7—  C'est  pour  couper  ce 
«qu'on  nous  donnera... —  Pour  couper,  pour 
»  couper. ..ail!  je  vois  que  nous  passerons  la 
»  soirée  ici.  —  Mais,  Poupoule,  aurais-tu  voulu 
»  que  j'allasse  pêcher  moi-même?  alors  je. .. — 
«Taisez-vous,  vous  me  faites  mal!» 

M.  Mouron  se  tait;  il  va  se  rasseoir  devant  la 
pile  d'assiettes  et  se  remet  à  1  '  r  la  pomme 
de  sa  canne.  Les  deux  demoiselles  ne  disent 
rien,  mais  elles  se  regardent;  ces  paroles  de 
leur  mère  :  Nous  passn-ons  la  soirce  ici ,  les  ont 
fait  frémir;  elles  jettent  à  la  dérobée  un  coup- 
d'œil  sur  ce  parc  dans  lequel  tant  de  monde 
se  promène  et  où  elles  espéraient  montrer  leur 
belle  robe  du  dimanche";  puis  elles  reportent 
tristement  leurs  regards  sur  cette  table  devant 
laquelle  elles  ont  déjà  passé  deux  heures.  Vie- 


20  MADELEINE. 

tor  observe  tont  cela,  il  plaint  cos  deux  jeunes 
filles  ;  et,  en  vérité,  l'intérêt  que  leur  tourment 
lui  inspire  est  bien  pur ,  car  les  demoiselles 
Mouron  ne  sont  pas  jolies  ;  elles  ressemblent  à 
leur  mère. 

Le  gareon  traiteur  arrive  apportant  deux 
plats  à  la  fois  :  son  entrée  fait  sensation  ;  cha- 
cun le  regarde  avec  anxiété,  on  veut  savoir  à 
quelle  table  il  portera  cela.  C'est  devant  Victor 
et  Dufour  que  les  deux  plats  sont  posés ,  ainsi 
que  du  pain  et  une  bouteille  de  vin.  Madame 
Mouron  a  fait  un  mouvement  comme  pour 
sauter  sur  les  plats ,  mais  elle  est  retombée 
comme  anéantie  sur  sa  cliaise.  Les  deux  jeunes 
filles  sont  consternées  ;  les  petits  garçons  pleu- 
rent ;  M.  Mouron  enfonce  dans  sa  bouche  la 
moitié  de  la  pomme  de  sa  canne. 

«  En  vérité,  »  dit  Victor,  «  il  n'y  a  pas  moyen 
»  de  tenir  à  cela  ,  Dufour;  je  suis  sûr  que  tu 
«m'approuveras.  »Et  sans  attendre  que  son  ami 
lui  réponde,  le  jeune  homme  fait  passer  de- 
vant la  famille  Mouron  tout  ce  que  le  gardon 
vient  de  leur  apporter^  en  disant  :o  Vous  per- 
»  mettez,  madame...  11  y  a  liop  longtemps  que 


MADBLliliVE.  21 

«votre  famille  attend...  Moi  et  mon  ami  nous 
"tâcherons  de  dîner  plus  tard.  » 

Madame  Mouron  ne  sait  pas  où  elle  en  est , 
elle  regarde  tour-à-tour  les  plats  et  Victor,  elle 
est  tellement  saisie  qu'elle  ne  peut  encore  ré- 
pondre. Les  deux  demoiselles  ont  remercié 
avec  leurs  yeux  qui  sont  devenus  presque 
.  beaux  de  plaisir.  Quant  à  M.  Mouron  ,  il  s'est 
débarrassé  la  bouche  de  sa  canne  et  se  lève 
pour  saluer  Victor,  auquel  Dufour  donne  des 
coups  de  pied  par-dessous  la  table  en  murmu- 
rant :  «  Eh  bien!...  qu'est-ce  que  tu  fais* donc? 
»I1  donne  notre  dîner  à  présent... 

» —  Ah!  monsieur,»  s'écrie  madame  Mouron 
qui  \ient  de  retrouver  la  parole  ,  «  ce  que  vous 
»  laites  pour  nous  est  d'une  galanterie...  d'une 
«politesse...  mais  si  vous  vouliez  partager  le 
«diner  avec  nous?...  —  Non,  madame,  non, 
DJe  vous  remercie;  vous  n'en  avez  pas  trop 
»  pour  six  ,  et  certainement  il  n'y  en  aurait  pas 

»  assez  pour  huit ,  nous  pouvons  attendre 

r>  N'est-ce  pas,  Dufour,  que  tu  n'es  pas  si  pressé 
»  de  diner?...  » 

n  —  Non...  je  ne  suis  pas  si  pressé,  «répond 


22  MADELEI^E. 

Dufuur  en  faisant  la  grimace  ;  d'ailleurs  il  est 
»  bien  juste  que  je  cède  mon  dîner  à  madame , 

•  puisque  je  suis  la  grosse  bète  qui  a  lait  tom- 
»ber  le  plat  qu'elle  disputait  en  bas.  » 

Madame  Mouron  se  pince  les  lèvres ,  elle  est 
embarrassée;  son  mari  répond  avec  bonhomie  ; 
«  Monsieur,  il  ne  faut  pas  que  cela  vous  IViclic. 
r  Poupoule  a  dit  cela  de   vous...  comme    elle 

•  l'aurait  dit  de  moi...  elle  ne  m'appelle  guère 
«autrement!...  —  Gela  ne  m'a  aucunement 
«facile,  monsieur  Mouron;  dinez ,  je  vous  en 
«prie,  uinsi  que  votre  famille;  quant  à  moi, 
ïj'ai  reçu  une  gibelotte  sur  la  tète  ,  je  crois  que 
«c'est  tout  cr       e  je  prendrai  ici.  » 

Comme  Dufour  achevait  ces  mots ,  deux 
nouveaux  pers<jtnnag«  s  entrent  dans  le  salon  ; 
ce  sont  deux  petits-maitrcs  :  l'un ,  qui  est  fort 
jeune,  s'écrie  en  apcrccvint  Victor  :»  C'est 
»  monsieui-  Victor  Dalmer. . .  Heureuse  rcncon- 

•  tre!...  Vous  êtes  donc  venu  aussi  à  la  fcte  de 

•  Saint-Cloud?» 

Pendant  que  Victor  répond  au  nouveau  venu , 
Dufour  examine  ces  messieurs  qui  viennent 
d'entrer.  Celui  qui  presse  la  main  de  Victor  est 
mis   avec   beaucoup  de  recherche;    sa  hgurc 


MADKLEI-MÎ.  2.S 

n'annonce  guère  plus  de  \hv^t  ans  ;  il  est  joli 
garron ,  sa  tournure  est  distinguée  et  sa  pliy- 
sionomie  expressive;  ses  yeux,  pleins  de  feu  , 
semblent  dénoter  un  caractère  ardent,  des  pas- 
sions vives,  et  plus  d'étourderie  que  de  raison. 
L'autre  monsieur  est  plus  posé,  il  approche  de 
la  trentaine;  c'est  un  bel  homme,  bienfait, 
d'une  jolie  figure,  mais  dans  ses  manières,  et 
dans  l'expression  de  sa  physionomie ,  il  y  a 
quelque  chose  d'affecté ,  de  composé  ;  on  dirait 
qu'il  s'étudie  à  se  donner  un  air  noble,  distin- 
gué, et  qu'il  craint  de  se  tromper.  Sa  mise 
n'est  pas  entièi'emcnt  à  la  mode  :  avec  un  ha- 
bit neuf  et  un  gilet  bien  frais ,  il  a  un  pantalon 
de  tricot  a  côtes ,  qui ,  à  la  vérité ,  dessine  très- 
bien  ses  formes,  mais  semble  avoir  été  fait  et 
porté  depuis  fort  longtemps. 

Cependant  ce  monsieur  se  cambre,  s'efface 
a\ec  une  suffisance,  une  impudence  capable 
du  faire  revenir  la  mode  des  pantalons  de  tri- 
cot. Il  jette  dans  le  salon  quelques  regards  dé- 
daigneux, puisse  rapproche  de  son  compagnon 
en  lui  disant  :  «  Mon  cher  marquis  de  Bréville, 
»il  ne  faut  pas  sonj>er  à  dincr  ici —  c'est  trop 
»mèlé...  trop  pi'uple  aujourd'hui.  Allons  chez 


24  MADELEINE. 

«Lcgriel,  au  moins  cela  a  l'air  d'un  rcstaura- 

•  tc'ur  ;  on  peut  s'y  reconnaître. 

y» —  Avcz-vous  dîné,  messieurs?»  dit  le  jeune 
homme  en  re{;ardant  Dufour  et  Victor. —  «Pas 
«encore;  nous  attendons...  nous  espérons!... 
»Eh  bien  !  venez  avec  nous  chez  Legriel,  nous 
»  dincrons  ensemble,  et  nous  tâcherons  de  rire 
«un  peu.  — Qu'en  dis-tu,  Dulour? —  Moi.... 
»oh!  je  le  veux  bien!  Je  n'ai  pas  été  heureux 

•  chez  ce  traiteur-ci  ;  je  suis  curieux  de  voir  ce 
«cpii  m'arrivcra  chez  l'autre.  » 

C(.'S  messieurs  se  lèvent  et  se  disposent  à  sui- 
vre les  derniers  venus.  Victor  se  retourne  pour 
saluer  la  famille  Mouron,  qui  lui  fait  de  grandes 
révérences.  Sur  un  signe  de  sa  femme,  mon- 
sieur Mouron  tire  de  sa  poche  des  adresses  gra- 
vées et  en  présente  ])lusieur8  à  Victor,  tandis 
que  Poupoule  lui  dit  :  tMon  mari  est  coutelier, 
«monsieur;  et  si  jamais  nous  pouvions,  à  Pa- 
»  1  is,  vous  être  agréables,  nous  n'oublierons  pas 

•  ce  que  vous  avez  fait  jxxir  nous  aujourd'hui.* 

A  iclor  s'incline,  met  les  adresses  dans  sa 
piichr.  et  sr  hàtc  de  sui\rc  sa  société. 


CIIAPITIΠ Jl. 


QUIiLQlES    DETAILS. 


«Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  deux  mes- 
sieurs? •  dit  Dufour  en  prenant  le  bras  de  Vic- 
tor, et  en  suivant  d'un  peu  loin  ceux  qui  les 
faisaient  changer  de  traiteur.  «  Moi,  j'aime  beau- 
»coup  à  savoir  avec  qui  je  suis. 

» —  Le  plus  jeune  est  Armand  de  Bréville, 
•  fils  du  marquis  de  Bréville,  qui  eut  d'un  pre- 
»mier  maria{i:c  une  fdle  et  le  lils  qui  est  devant 
»  nous.  Ayantperdu  sa  première  épouse  fort  jeune. 


1^'* 


:26  MAUELELNE. 

>•  le  marquis  se  remaria  avec  une  demoiselle 
«noble  et  jolie,  dit-on,  mais  qui  n'avait  rien. 
»  AJ.  de  Eréville  ne  goûta  qu'un  an  les  douceurs 
»  de  cet  hymen  ;  il  mourut  des  suites  d'une  chute 
«de  cheval,  étant  à  peine  âgé  de  quarante  ans, 
«dans  sa  terre  de  Bréville,  située  auprès  de 
)>Laon,  en  Picardie,  où  il  demeurait  avec  sa 
»  famille.  11  laissa  ses  deux  enfants,  alors  fort 
«jeunes  encore,  sous  la  tutelle  de  leur  bclle- 
»mère.  Mais,  contre  l'usage,  ou  du  moins  en 
»  dépit  de  la  prévention  qu'inspire  souvent  une 
0  bclle-mèrc,  il  paraît  que  madame  de  Bréville 
«  eut  une  véritable  tendresse  pour  les  enfants 
»  de  son  mari,  qu'elle  nommait  les  siens  :  il  est 
»  vrai  que  l'hymen  ne  lui  en  avait  pas  donné 
»  d'autres.  Elle  eut  d'eux  les  plus  grands  soins  ; 
Belle  passait  sa  vie  à  surveiller  leur  éducation. 
ïNe  quittant  jamais  la  terre  de  Bréville,  où  elle 
«avait  ])erdu  son  mari,  ne  reee\ant  que  quel- 
«ques  voisins,  n'allant  point  dans  le  monde, 
«madame  de  Brévilie  ne  connaissait  pas  d'au- 
«Ire  bonheur  que  d'avoir  auprès  d'elle  les  cii- 
«fants  de  son  mari.  C'est  d'A.rmand  qui' je  liens 
«tous  ces  détails,  car  je  n'ai  jamais  connu  per- 
•  sonne  d<;  sa   famille;  mais  il  ne  ])arle  de  sa 


MAÈELlilNE.  23 

»  b<;llt'-mère   qu'avec   attendrissement,  et  cela 
«fait  l'éloge  de  son  cœur. 

» —  Est-ce  qu'elle  est  morte  aussi,  cette  rare 
"  belk-mère  ?  —  Oui.  Elle  mourut  huit  ans  en- 
»  viron  après  son  mari.  Alors  un  parent  éloigné 
»  lut  nommé  tuteur  des  enfants.  Armand  fut 
«envoyé  au  collège,  et  sa  sœur  mise  dans  un 
«pensionnant.  Mais  depuis  quelques  mois  le 
«jeune  homme  est  majeur,  maître  de  sa  for- 
»  tune,  et  il  a  tout-à-fait  secoué  le  joug  de  son 
«tuteur.  11  a  un  violent  amour  de  plaisir!.... 
»  On  voit  qu'il  s'y  livre  avec  ardeur,  et  qu'il  veut 
»  se  dédommager  de  la  vie  sage  et  rangée  que 
»  lui  faisait  mener  son  tuteur  depuis  qu'il  l'avait 
»  retiré  du  collège.  Mais  à  vingt  et  un  ans  il  est 
«bien  naturel  de  désirer  s'amuser....  C'est  la 
»  fougue  de  l'âge  !...  Cela  se  calmera.  — Est-ce 
»  qu'il  est  fort  riche?—  Il  paraît  que  M.  de  Bré- 
«  ville  avait  vingt  mille  livres  de  rente.  A'ayant 
«pas  eu  d'enfants  de  son  second  niariage,  Ar- 
r>  mand  et  sa  sœur  n'ont  eu  à  partager  qu'entre 
»  eux.  Dix  mille  livres  de  rente,  c'est  fort  gentil 
•  pour  un  jeune  homme. — Oui,  ya  serait  môme 
«fort  gentil  pour  un  homme  de  trente-six  ans. 
«  Moi,  qui  n'en  ai  qut;  trente-quatre,  je  me  Iruu- 


28  M.VDELEINE. 

•  vcrais  égal  au  grand-turc  si  javais  dix  mille 
«francs  de  rente,  parce  que  j'ai  de  l'ordre,  de 
«réconomie;  et,  quoique  j'aime  à  m'amuser, 
»  je  ne  dépenserais  jamais  plus  de  mon  revenu. 
»  11  m'a  fallu  donner  bien  des  coups  de  pin- 
»  'jeaux  pour  amasser  les  deux  mille  deux  cents 

■  francs  de  rente  que  j'ai  maintenant,  et  pour- 
»tant  avec  cela  je  m'amuse,  je  ne  fais  pas  un 
»  sou  de  dettes  ;  et  il  y  a  des  gens  qui,  avec  dix 
«mille  francs  de  revenu,  ne  se  trouvent  pas  de 
«quoi  vivre,  doivent  de  tous  côtés,  et  vont  sou- 
»  vent  en  prison.  — J'espère  qu'Armand  ne  fera 
»  pas  ainsi  :  c'est  un  bon  petit  garçon.  —  D'où 
»  le  connais-tu? — C'est  cbez,  ma  tante  que  nous 
«nous  sommes  liés,  l'année  dernière;  son  tu- 
»  leur  l'y  menait  quelquefois.  On  ne  s'amuse 
«pas  beaucoup  chez  ma  tante;  il  faut  faire  le 
»vingt-et-un  sans  rire,  et  le  bçston  sans  parler. 
«Aimand  préférait  causer  avec  moi;  il  aimait 

■  ma  conversation;  il  m'appela  bien  vite  son 
»  ami  :  ;\  vingt  et  un  ans  tu  sais  qu'on  prodigue 
«ce  litre-là  et  que  l'on  croit  à  l'amitié  comme  à 
«l'amour.  —  Oui,  c'est  l'iige  des  illusions.  — 
•  Cependant,  depuis  quelque  temps  je  le  vois 
«beaucoup  moins;  je  ne  lui  en  fais  aucun  re- 


MUDF.LEINE.  29 

•  proche.  Lancé  dans  le  tourbillon  des  plaisirs, 
»  il  n'a  pas  un  moment  h  lui!  —  Et  sa  sœur  cst- 
»elle  jolie?  — Je  ne  la  connais  pas;  elle  a  deux 
»  ans  de  plus  que  son  frère,  et  il  y  a  déjà  cinq  ans 

•  qu'on  l'a  mariée  à  un  gentilhomme  nommé 
»  M.  de  Noirmont.  Il  paraît  qu'ils  habitent  la 
«province,  où  Armand  n'est  pas  pressé  d'aller 
«les  voir.  ^ 

»  —  Maintenant,  passons  au  second  person- 
»  nage.  Quel  est  ce  beau  monsieur  qui  est  avec 
»  Brévillc?  est-ce  aussi  un  marquis?  En  tout  cas, 
1»  je  croirais  que  c'est  un  noble  de  contrebande. 
»  Malgré  son  affectation  à  se  donner  de  grands 
»  airs ,  à  tenir  sa  tête  en  arrière  et  à  regarder 
»  tout  le  monde  comme  sll  cherchait  à  qui  il 
Dveut  donner  un  soufflet,  il  perce  là-dessous 
»  des  manières  de  mauvais  lieux,  des  habitudes 

«d'estaminet...  C'est  un  joli  garçon mais  il 

»a  de  ces  figures —  auxquelles  je  ne  voudrais 
»  pas  prêter  de  l'argent. . .  —  Oh  !  toi,  tu  te  mé- 
»fies  de  tout  le  monde!...  Je  ne  connais  guère 
I  ce  monsieur  plus  que  'toi.  Je  l'ai  rencontré 
«quelquefois  ;  il  était  avec  Armand:  je  sais 
«qu'il  se  nomme  de  Saint-Elme;  il  est  très- 
»  riche,  à  ce  que  m'a  dit  le  jeune  de  Brévillc. 


."^O  MADHLEINE. 

y>  —  Ah  !...  pour  un  monsieur  très-riclie,  et  qui 
»se  donne  de  si  beaux  airs,  il  a  un  pantalon 

•  qui  n'est  guère  de  saison...  Que  j'aie  un  pan- 
»  talon  comme  ça,  moi  artiste,  moi  peintre,  à  la 

■  bonne  heure;  on  n'}'^  fera  pas  attention...  avec 

•  ça  que  j'ai  de  ces  tournures  qui  passent  dans 
»la  foule  !...  Mais  un  beau-fils!...  un  homme 
»qui  ne  peut  pas  diner  à  la  Tète-Noire  1...  c'est 
»  drôle!....  Du  reste,  il  est  bien  fait,  ce  mon- 
»  sieur,  il  a  de  belles  rotules  ;  je  suis  comme 
«David,  je  fais  attention  aux  rotules.  Mais  sa 
> figure  ne  m'est  pas  inconnue;  il  me  semble 

•  l'avoir  vue  quelque  part....  Je  crois  que  c'est 
«dans  un  restaurant  à  vingt-deux  sous,  où  j'al- 
»lais  souvent  il  y  a  six  ou  sept  ans parce 

•  qu'alors  je  dépensais  beaucoup  en  modèles, 

•  en  études,  et  qu'il  fallait  économiser  d'un  au- 

■  tre  côlé.  — Qu'un    peintre  qui   commence^ 

•  qu'un  homme  qui  veut  économiser  aille  dîner 
Ȉ  vint-deux  sous^  c'est  fort  bien;  il  y  a  d'ail- 
»  leurs  de  très-honnètes  gens  qui  ne  dînent  pas 

•  du  tout.  Mais  tu  veux   qu'un  jeune   homme 

•  riche...  M.  de  Saint-Elme,  aille  diner  là...  — 
»()lil  c'est  qu'alors  il  ne  s»'  serait  pas  donné  de 
«grands  airs,  et  même  ne  s'appelait  pas  Saint- 


»Elnif  ;  il  y  a  ao^  gens  qui  onl  un  nom  pour 
Wicliaque  quartier  où  ils  vont.  Au  reste,  je  peux 
»me  tromper;  mais  nous  voici  chez,  Lcgriel, 
»  tâchons  enfui  de  dîner,  ça  ne  me  fera  pas  de 
»  peiné.) 

Ces  messieurs  venaient  d'arriver  chez  le  res- 
taurateur fasliionable  de  Saint  Gloud.  La  foule 
est  lu  comme  à  la  Ïcte-Noire,  mais  non  point 
do  cette  foule  qui  boxe  pour  un  fricandeau  et 
une  mat(;lotte  ;  il  y  a  des  équipages  à  la  porte, 
dans  la  cour.  C'est  la  belle  société  qui  vient  dî- 
ner là  :  remarquez  que  je  dis  la  belle,  et  non 
pas  la  bonne  ;  c'est  que,  parmi  la  belle,  il  y  a 
beaucoup  de  femmes  entretenues  Ot  d'habitués 
de  Frascati  ;  mais  enfin  l'élégance,  la  tournure, 
les  formes  séduisantes  sont  là,  et  c'est  beau- 
coup. Quand  une  étoffe  est  jolie,  elle  me  plaît, 
et  je  n'ai  pas  toujours  besoin  de  chercher  à  sa- 
voir ce  qu'elle  cache.  On  me  dira  quq,  sous  une 
enveloppe  grossière,  je  puis  trouver  un  fort  ga- 
galarit  homme;  je  n'en  doute  pas,  mais  je  pré- 
férais pourtant  h;  trouver  sous  des  formes  ai- 
mables. 

M.-  de  Saint-Elmo  entre  le  premier  chez  le 
irnitcur    en    disant  :  «Messieurs,    laissez.-moi 


82  MADELEINE. 

•  faire...  je  vous  réponds  que  nous  aurons  un 

«cabinet.  .  J'ai  les  garçons  à  mes  ordres  iei 

»j'y  ai  dîné  si  souvent!...  c'est  un  traiteur  qui 
»  a  plus  de  mille  écus  à  moi. 

»  —  S'il  a  dépensé  mille  écus  ici,  »se  dit  Du- 
four,  «  ce  n'est  donc  pas  lui  que  j'ai  vu  A  mon 
»  oJjdinaire  de  vingt-deux  sous  ?  » 

M.  de  Saint-Elme  appelle  les  garçons  par  leur 
nom  de  baptême  ;  il  crie,  s'emporte,  veut  un 
cabinet,  à  tel  prix  que  ce  soit  ;  il  fait  venir  le 
maître  de  la  maison.  Celui-ci  arrive,  croyant 
que  c'est  un  prince  qui  est  descendu  chez  lui, 
parce  qu'il  suppose  qu'un  prince  seul  doit  se 
permettre  de  faire  autant  de  tapage. 

«Comment!  mon  cher  ami,»  dit  M.  de 
Saint-Elme,  «vos  garçons  me  répondent  qu'ils 

•  n'ont  pas  de  cabinet;  me  dire  cela,  à  moi, 
»  qui  viens  toutes  les  semaines  chez  vous  dé- 

•  penser  un  argent  fou...  Allons,  cela  ne  peut 
»  pas  être  ainsi.  » 

Le  restaurateur  regarde  le  grand  monsieur, 
comme  on  regarde  quelqu'un  dont  on  cherche 
en  vain  à  se  rappeler;  mais  comme  le  bruit,  la 
suffisance  en  imposent  toujours  (surtout  chez 
les  traiteurs),  on  met  tons  les  garçons  sur  pied. 


MADELEINE.  33 

et  on  parvient  à  trouver  un  petit   salon  libre 
pour  les  quatre  convives. 

«Vous  le  voyez,  messieurs,»  dit  le  jeune 
Bréville  en  se  mettant  à  table,  «il  ne  fallait  que 
«suivre  Saint-Elme...  Je  ne  sais  pas  comment 
»il  iait,  mais  rien  ne  lui  résiste  ;  il  réussit  à  tout 
«ce  qu'il  veut!... 

»  —  Oh!...  cela  tient  à  beaucoup  d'iiabitudes 
»de  ces  sortes  de  maisons.»  répond  le  grand 
«monsieur  en  se  balança.nt  sur  sa  chaise.  *  FJi! 
«  mon  Dieu  !  messieurs,  quand  vous  aurez  coin- 
»  me  moi  mangé  deux  on  Irois  cent  mille  IVancSà 
»  vous  ne  serez  pas  phis  empruntés  pour  vous 
»  faire  servir. 

«  —  Je  réponds  bien  que  je  ne  les  mangera* 
«pas  »  se  dit  Dufour.  «Peste,  voilà  un  homme 
»qui  parle  de  cent  mille  francs  comme  je  par- 
«lerais  d'un  rouleau  de  pièces  do  quinze 
)»  sous  î  » 

Et  le  peintre  prend  la  carie,  fronçant  le  sour- 
cil à  l'article  des  prix.  Mais  Saint-Elme  a  d(''jà 
donné  des  ordres  au  garyon,  et  la  carie  n'a  pas 
été  consultée. 

«  Voilà  un  homme  avi'C  lequel  nous   allons 
«nmis  enfoncer,  »   dil  tout  bas  niil'our  à  Victor. 
I.  3 


su  MADELEINli. 

f  —  Allons  ,  mon  ami ,  pour  une  fois ,  tu  n'en 
»  mourras  pas...  —  C'est  juste,  je  n'en  mourrai 

•  pas;  mais  au  moins  je  veux  bien  diner.  » 

On  sert  à  ces  messieurs  les  mets  les  plus  re- 
cherchés, les  meilleurs  vins.  Dufour  se  laisse 
aller  aux  plaisirs  de  la  table  ;  cependant ,  tout 
en  portant  à  ses  lèvres  son  verre  plein  de 
beaune ,  première  qualité ,  il  se  dit  encore  : 
«  Voilà  un  dîner  qui  coûtera  cher.  Cet  homme- 
»  là  va  vite  !. ..  Il  faudra  donner  bien  des  coups 

•  de  pinceau  pour  réparer  le  dommage!  » 

Le  dîner  est  très-gai.  Le  jeune  Bréville  ne  voit, 
ne  rêve  que  plaisir  :  il  a  plusieurs  intrigues  en 
train  ;  il  espère  trouver  le  soir,  au  bal  du  parc  , 
une  des  plus  jolies  femmes  de  la  Chaussée- 
d'Antin,  qui  a  promis  de  lui  sacrifier  un  Anglais 
qui  l'accable  de  présents,  mais  qui  lui  donne  le 
spleen.  Victor  sourit  aux  transports  amoureux 
d'Armand  ;  quoique  jeune  encore  ,  Victor  con. 
naît  les  femmes,  mais  il  ne  parle  jamais  de  ses 
triomphes  ni  de  ses  conquêtes;  il  n'est  pas 
amateur  de  femmes  entrenues,  telles  à  la  mode 
qu'elles  soient  ;  il  sait  que  si  l'on  trouve  le 
plaisir  avec  ces  dames,  on  y  rencontre  bien  ra- 
^.ement  l'amour.  Mais  il  ne  veut  pas  cherchera 


MADELEINE.  35 

désabuser  Armand  sur  le  sentiment  qu'il  croit 
avoir  inspiré  à  plusieurs  dames  galantes  ;  il 
pense  que  le  temps  se  cliargcTa  de  ce  soin. 

Dufour  cause  peu  :  prévoyant  que  le  dîner 
lui  coûtera  cher,  il  veut  au  moins  s'en  donner 
pour  son  argent.  Tout  en  mangeant,  il  écoute. 
C'est  presque  toujours  Saiat-Elme  qui  parle  ; 
c'est  lui  qtii  tient  le  dé;  il  ne  laisse  jamais  lan- 
guir la  conversation;  il  sait  tout;  a  été  partout. 
Peinture,  musique,  poésie,  botanique,  astrono-» 
mie,  histoire,  philosophie,  nécromancie,  il 
parle  sur  tout  cela  avec  une  facilité,  une  ai- 
sance qui  étonnent,  un  aplomb  qui  entraîne, 
et,  jetant  dans  sa  conversation  les  mots  techni- 
ques, les  termes  de  l'art,  il  achève  d'étourdir, 
d'éblouir  son  monde. 

<-  11  est  fort  aimable  et  fort  instruit,  »  dit 
tout  bas  Victor  à  Dufour.  «  —  Ou  il  a  au 
h  moins  terriblement  d'assurance  ,  »  répond 
l'artiste. 

En  causant  science  ,  beaux-arts  ou  modes  , 
M.  de  Saint-Elme  trouve  toujours  l'occasion  de 
parler  de  lui.  Si  l'on  s'occupe  d'une  jolie  ac- 
trice, il  fait  entendre  qu'il  a  eu  ses  faveurs;  on 
cite   un  poème  nouveau ,  il  en  connaît  beau- 


36  MADELEINE. 

coup  l'autour,  il  lui  a  d<tnné  fréquemment  des 
conseils  pour  son  ouvrage  ;  il  y  a  même  de- 
dans une  foule  de  vers  qui  sont  de  lui  ;  nomme- 
t-on  un  grand  personnage  ,  il  le  connaît  parti- 
culièrement; il  va  chez  les  ministres  sans  de- 
mander d'audience;  il  dispose  des  places  ,  des 
emplois  ;  il  n'y  a  que  pour  lui  qu'il  ne  veut 
rien. 

Le  jeune  de  Bréville  écoute  tout  cela  comme 
les  bonnes  femmes  écoutent  un  pharmacien. 
Victor  laisse  parler  Sairrt-Elme;  il  sourit  quel- 
quefois, mais  son  sourire  n'a  rien  de  méchant. 
Dufour  ne  montre  pas  autant  de  crédulité ,  il 
examine  Saint-Elme  d'un  air  ironique,  et  mur- 
mure entre  ses  dents  :  «  Est-ce  que  cet  homme- 
»  là  nous  prend  pour  des  imbéciles  ?  » 

En  regardant  un  moment  à  la  fenêtre  qui 
donne  sur  le  parc,  Armand  s'écrie  :  «  Voilà  de 
»  Monteclair  qui  passe  ! —  il  est  avec  une  fort 
•  jolie  femme... 

> —  Ah  !  oui,  je  la  connais —  je  sais  ce  que 
«c'est,  »  dit  Saint  Elme  d'un  air  malin  après 
s'être  jx'nché  vers  la  fenêtre,  «  c'est  une  petite 
afeiniiie  fort  passionuêc  dans  le  tête-à-tête 


MADELEINE.  &7 

•  mais  rien  à  dire  après...  point  d'esprit ,  point 
ode  finesse...  J'en  ai  eu  bien  vite  assez. 

» —  Monteclair  a  un  habit  parfaitement  fait 
»  et  qui.  lui  va  fort  bien,  »  reprend  le  jeune  de 
Bréville  en  regardant  toujours  dans  le  parc. 

»  —  Oui,  répond  Saint-Elme  ;  «je  lui  ai  pro- 
»  curé  mon  tailleur,  auquel  je  donne  souvent 
»  des  idées  pour  les  couleurs,  les  coupes  qu'il 
«faut  changer. 

»  —  C'est  sans  doute  vous,  monsieur,  qui  lui 
»  avez  donné  l'idée  de  votre  pantalon ,  »  dit 
Dufour  avec  un  grand  sang-froid  et  en  se  ser- 
vant une  seconde  fois  de  la  charlotte  aux  con- 
fitures. 

Le  bel  homme  se  pince  les  lèvres  et  semble 
un  instant  déconcerté  ,  mais  il  reprend  bien 
vite  son  air  d'aisance  et  répond  :   «  Oui...  c'est 

•  moi  qui  ai  voulu  faire  reprendre  les  pantalons 
»de  tricots;  je  trouve  que  cela  est  fort  joli.... 
»  et  quand  on  est  bien  fait,  cela  sied. 

.  M-,  'm'.?,'  ., 

»  Je  SUIS  fort  aise  qu'on  en  reporte  ;  j  en 
»  avais  un  tout  pareil  au  vôtre  il  y  a  neuf  ans... 
»  si  les  rats  ne  l'ont  pas  mangé ,  je  le  remettrai 
»  cet  hiver. . .  » 


38  M.VDELElMi. 

Sainl-Ulmc  s'empresse  de  changer  la  conver- 
sation ;  bientôt  il  demande  du  cliumpagne. 

n  Du  Champagne!  »  dit  Dufour ,  «mais  il 
»  doit  être  fort  cher  ici.  —  Que  nous  importe ,  » 
répond  Saint-Elmc  ,  «  pourvu  qu'il  soit  bon  ! 
»  —  Messieurs,  il  m'importe,  à  moi!....  Je  ne 
«suis  pas  un  millionnaire!...-  je  suis  un  mo- 
»  deste  artiste,  un  peintre  de  paysage:  j'aime 
»  beaucoup  à  m'amuser,  mais  pourtant  je  ne 
»  puis  pas  trancher  du  grand  seigneur... 

» —  Monsieur  ,  »  dit  Armand  de  Bréville  en 
s'adressant  d'un  air  gracieux  à  Duiour,  «  j'es- 
»  père  que  vous  voudrez-bien  me  permettre, 
»  ainsi  que   Victor ,    d'être    aujourd'hui    votre 

•  amphytrion  :  je  vous  ai  emmené  d'où  vous 
»  étiez,  il  est  bien  juste  que  je  vous  offre  à  dîner. 

» —  Monsieur,  »  répond  le  peintre  eu  s'incli- 
»nant,  je  \ous  remercie  beaucoup  de  votre  poli- 
»  tcssc,  mais  je  n'accepte  jamais  à  diner  que  des 
»  personnes  que  je  connais,  et  je  n'ai  pas  encore 
»  l'avantage  d'être  de  vos  amis.  —  J'espère  que 
»  vouii  Noudrez  bien  le  de\enir,  monsieur.  — 
«C'est  beaucoup  d'honneur  (pie  vous  me  laites, 

•  mais  aU)rs  seulement  j'accepl«Tai  vos   invita- 


MADlîLlilMi.  39 

•  lions.  — Ah!  monsieur  Dufour....  je  vous  en 
»  prie. . . 

»  —  Mon  cher  de  Brévilie,  »  dit  Victor  en  in- 
terrompant le  jeune  homme  ,  »  vos  instances 
»  seront  vaines,  vous  ne  connaissez  pas  Dufour  ; 
»il  est  fort  bon  garçon ,  mais  un  peu  suscep- 

•  lible,  surtout  quand  il  ne  connaît  pas  lesper- 
>  sonnes.  Je  suis  cette  fois  de  son  avis  :  que 
»  vous  nous  invitiez  à  déjeuner ,  à  diner  chez 
«vous  tant  que  vous  voudrez,  c'est  fort  bien  ; 
»  mais  en  partie  de  campagne,  de  plaisir  il  faut 
»  toujours  que  chacun  paie  son  écot  ;  on  est 
«plus  libre   alors,   et  on  s'amuse  mieux.—' 

•  Allons,  messieurs,  je  n'insiste  plus.  » 

Pendant  celte  conversation,  M.  de  Saint- 
Ehnc  a  demandé  des  cure-dents  et  a  paru  très- 
occupé  de  sa  bouche.  On  apporte  du  Champa- 
gne ;  il  le  verse ,  en  donnant  à  ces  messieurs 
des  leçons  sur  la  manière  de  faire  sauter  le 
bouchon. 

On  demande  la  carte  :  elle  se  monte  à  GG 
francs.  Victor  et  son  ami  jette  chacun  17  francs 
sur  la  table  ;  Dufour  remarque  que  le  bel 
homme  ne  jelle  rien,  et  se  hâte  de  se  lever, 
la'ssant  le  jeune  de  Brévilie  solder  le  gaiyou. 


40  MADKLEINE. 

Le  jour  commence  à  tomber  lorsque  ces 
messieurs  retournent  dans  le  parc.  Us  se  diri- 
{;ent  vers  le  bal.  qui  est  commencé  depuis 
longtemps.  Il  y  a  foule  à  la  danse,  où  la  société 
est  très-mêlée.  Ce  n'est  que  lorsque  la  soirée 
est  avancée  que  les  bals  champêtres  devien- 
nent jolis,  parce  qu'alors  ils  ne  se  composent 
plus  que  de  personnes  à  équipages  et  de  celles 
qui  habitent  des  campagnes  aux  environs. 

Armand  cherche  la  jolie  femme  qui  lui  a 
donné  rendez-vous.  Le  beau  Saint-Elme  semble 
bien  aise  de  se  faire  voir.  11  entraîne  \o  jeune 
Bréville  à  travers  la  foule,  perce  les  grou- 
pes traverse  les  quadrilles,  et  ne  demande  ja- 
mais excuse. 

«  Mon  cher  Victor,  »  dit  Dufour  après  avoir 
traversé  deux  fois  le  bal  ,  «  est-ce  que  tu  tiens 
r>  à  rester  ici  ?  —  Pas  du  tout  1  —  Quant  à  moi, 
rje  t'avoue, que  jenc  me  soucie  pas  d'avoir  l'air 
«d'être  le  carlin  de  M.  de  Saint-Eline.  Je  suis 

•  venu   à  Saint-Cloud   poiu-  nranuiscr  :  allons 
»  dans  le  parc  ;  laissons  ces  messieius.   \a'  plus 

•  jeune   ne   pense  ([u'à   ses   amours;   ([uant    à 

•  l'autre...  je  crois  qu'il   est   dillieile    de  savoir 
»ce    qu'il  pense.  —  M.  de  Saint-Elmc  ne  te 


MADELEINE.  ftl 

•  plaît  pas?^ —  C'est  que  je  trouve  qu'il  a  une 
B  suffisance  qui  frise  l'impertinence.  —  11  a  de 
»  l'esprit.  —  Oui...  ou  du  moins  il  a  du  jargon, 
»  de  la  mémoire...  ce  qui  n'est  pas  du  tout  la 
*même  chose.  Combien  de  fois,  dans  le  monde, 
»  n'ai-jc  pas  entendu  vanter  l'esprit  de  gens  qui 
«n'avaient  que  ce  babil ,  ce  jargon  de  société  , 
n  sous  lequel  on  est  tout  étonné  de  ne  trouver 
»  que  du  vide  lorsqu'on  veut  creuser  plus  avant! 
» —  Tu  conviendras,  au  moins,   qu'il  est  in^s- 

xtruit,   qu'il  a  des   connaissances? — Des 

«connaissances!...  parce  qu'il  parle  surtout  et 
»  qu'il  se  sert  adroitement  des  mots  techniques, 
«c'est le  langage  desartistes,  des  ateliers...  cela 

•  ne  me  prouve  pas  encore  qu'il  soit  véritablc- 
»  ment  instruit.  Ceux  qui  le  sont  réellement 
»  n'ont  pas  l'habitude  de  vous  jeter  ainsi  leur 
«science  au 'nez...  ils  la  gardent  pour  eux. 
»  Mais  beaucoup  de  gens  apprennent  la  super- 
»  ficie  des  choses  pour  pouvoir  parler  de  tout , 
«faire  les  connaisseurs  ,  et  imposer  à  la  multi- 
«tude,  qui  accorde  toujours  de  l'esprit,  de  l'éru- 
»  dition  aux  bavards,  tandis  que  c'est  justement 
«des  bavards  qu'il  faut  se  méfier,  parce  qu'ils 
«sont  naturellement  menteurs.   Je  ne  dis  pas 


ll'2  MADELEINa. 

•  que  M.  Saint-EImc  ne  soit  point  un  homme 
»  d'esprit  et  qu'il  n'ait  pas  vraiment  de  l'intruc- 
ïtion;  je  ne  le  connais  pas  encore  assez  pour  le 

•  juçer.  Je  trouve  seulement  qu'il  tranche  sur 
itout  et  vous  coupe  à  chaque  instant  la  parole 
»  pour  débiter  des  fadaises  ou  des  histoires 
»  qu'il  semble  faire  en  parlant.  Toi ,  tu  écoutes 

•  cela  avec  un  sang- froid  étonnant;  tu  as  l'air 
»  de  croire  tout  ce  qu'on  te  dit. 

» —  Et   pourtant,  mon  cher  Dufour,  je  ne 

•  suis  pas  plus  crédule  que  toi  ;  mais  que  veux- 
»  tu  ,   cette  habitude  de  vous  couper  la  parole 

•  est  si  commune  dans  le  monde!...  Il  y  a  tant 
»  de  gens  qui  se  croient  apparemment   seuls 

•  bons  à  entendre,  puisqu'ils  ne  veulent  jamais 

•  laisser  parler   les  autres!...   Il  y  en  a  qui  le 

•  font  sans  intention,  sans  s'apercevoir  de  leur 
»  manque  de  savoir  vivre;  ce  que  vous  leur  con- 
»  tez  ne  vaut  jamais  ce  qu'ils  vont  vous  dire.  Si 
«vous  parlez  d'un  événement  qui  vous  est  ar- 

•  rivé,  cela  leur  rappelle  sur-le-champ  dix  évé- 

•  nenients  beaucoup  plus  drôles,  et  il  ne  vous 

•  laissent  pasle  temps  d'achever  pour  vous  conter 
)' les  leurs.  Ah!  mon  pauvre  Diifour,  s'il  fallait 

•  se  fâcher  de  tout  cela,  ou  aurait  trop  à  faire! 


MADliLlilNK  43 

«Moi,  qui  ne  suis  pas  bavard,  je  laisse  les  au- 
»tres  dire;  et,  ee  qu'il  y  a  de  mieux,  c'est  que 
»  j'ai  l'air  de  les  croire.  Ça  leur  fait  tant  de  plai- 
»  sir  et  à  moi  si  peu  de  peine...  TiC  mot  de  made- 

•  moisellc  Gaws.smpeut  s'appliquer  souvent.  — 
»  Je  n'ai  pas  ta  patience  ;  je  ne  suis  pas  bavard, 
«mais  quand  je  parle,  je  veux  qu'on  me  laisse 
»  finir...  —  Ah!  c'est  entre  amants  qu'il  est  per- 
»  mis  de  s'interrompre.. .  de  se  couper  la  parole! 
«Cela  prouve  qu'on  a  beaucoup  de  choses  à  se 

•  dire.  —  C'est  juste....  Entre  époux  on  ne  se 
»la  coupe  jamais  !...  » 

Tout  en  causant,  Victor  et  Dufour  se  sont 
éloignés  du  bal.  La  grande  allée  du  parc  com- 
mence à  être  moins  cohue.  Les  habitants  de  la 
rue  Saint-Denis  et  Saint-Martin,  qui  veulent 
ouvrir  de  bonne  heure  leur  boutique  le  lende- 
main, sont  déjà  en  coucou  sur  la  route  de  Pa- 
ris. Beaucoup  de  couples  vont  achever  la  fête 
dans  une  partie  du  parc  moins  fréquentée;  il 
ne  reste  plus  que  la  grosse  gaîté  en  déshabillé, 
en  bonnet  rond,  se  promenant  encore  par  ban- 
de de  dix  ou  douze,  comme  le  matin;  puis  les 
jeunes  gens  qui  veulent  faire  des  farces,  comme 
M.  Pinçon  ,  puis  les  grisctlcs   qui   cherchent 


hll  MADELEINE. 

des  aventures;  puis  les  garçons  tailleurs  qui 
chantent  en  chœur  ;  puis  enfin  les  personnes 
qui  veulent  respirer  l'air,  après  n'avoir  pris  que 
de  la  poussière. 

«  Sais-tu  bien,  Victor,  que  j'ai  déjà  dépensé 
«vingt  francs  aujourd'hui?  »  dit  Dufour  en  ta- 
tant  son  gousset,  «  dix-sept  pour  diner,  deux 
«francs  de  voiture,  et  vingt  sous  de  macarons 
»à  la  reine...  —  Et  tu  ne  t'es  pas  amusé  pour 
»  ton  argent?...  — Je  ne  dis  pas  ;  mais  vingt 
»  francs,  et  nous  ne  sommes  pas  encore  à  Pa- 
•  ris!...  Toi,  tu  es  riche...  tu  as  un  père  qui  a 
«huit  mille  livres  de  rente!...  tues  fils  uni- 
»quc...  tu  t'en  moques...  —  Dieu  merci!  mon 
«père,  quoique  âgé  de  soixante  ans,  se  porte  à 
j) merveille;  j'espère  bien  ne  pas  hériter  de 
«longtemps!  — Je  le  crois...  Je  connais  ton 
0  cœur  ;  je  sais  que  tu  aimes  tendrement  ton 
x  père.  Mais  je  veux  dire  que  M.  Dalmcr,  qui 
»  vit  retiré  dans  sa  campagne  près  d'Orléans,  ne 
«dépense  pas  le  quart  de  son  revenu,  et  qu'il 

«l'envoie  de  l'argent  quand  tu  en  veux — 

«Oh!  quand  je  veux!.  .  c'est  beaucoup  dire!.. 
»  Mon  père  n'est  pas  content  de  moi,  parce  que 
«je  n'ai  pas  voulu  épouser  une  demoiselle  fort 


MADELEINE.  05 

•  riche  qu'il  me  destinait...    Elle    n'était   pas 

•  mal...  mais  des  manières  de  province  et  une 
«prétention!....  Cela  ne  me  convenait  pas. 
«D'ailleurs,  j'ai  tout  le  temps  de  me  marier... 

•  Tiens,  vois    donc   ces  deux   femmes   devant 

•  nous;  leur  tournure  est  assez  gentille.  —  Oli! 

•  ce  sont   des    grisettes...    et  moins  que  cela 

•  peut-être.  —  Doublons  le  pas  pour  voir  leur 

•  Oguçe.  » 

Les  deux  amis  marchent  plus  vite  pour  dé- 
passer deux  femmes  en  chapeaux  de  paille,  et 
mises  assez,  modestement,  qui  se  promenaient 
dans  le  parc,  s'arrêtant  souvent  devant  les  bou- 
tiques, et  causant  assez  haut  pour  être  enten- 
dues à  quelques  pas. 

Il  était  nuit,  les  boutiques  seules  éclairaient 
la  promenade,  il  n'était  pas  facile  de  distin- 
guer des  traits  sous  un  chapeau. 

«  Elles'  sont  laides ,  >»  dit   Dufour.  «  —  Non, 

•  elles  sont  gentilles,»  dit  Victor.  «  —  Deux 
»  femmes   qui  se  promènent   sans  homme    à 

•  près  de  dix  heures  dans  le  parc  de  Saint- 
«Gloud,  ça  ne  peut  pas  être  grand'chose.  — 
»  Que  nous  importe?  nous  ne  voulons  pas  en 
»  f;iire  nos  maîtresses...  mais  nous  pouvons  riie 


oiin  instant  avec  elles.  —  Pour  rire  un  ins- 
»tant,  passe!...  Quant  ^  moi,  ça  n'ira  pas  plus 

•  loin.  —  Restons  à  côté  d'elles...  nous  les 
I)  entendrons  causer. 

D-  Lisa,  il  faudra  bientôt  nous  en  aller... 
BJe  crois  qu'il  est  tard...  —  Oh!  nous  avons  le 
»  temps!...    pour   une   fois   qu'on   \ient  à  une 

•  Saint-Cloud,  il  faut  bien  s'en  donner  un 
»peu!...  tant  pire,  nous  sommes  parties  de 
«Paris  à  six  heures,  nous  sommes  arrivées  à 
«sept  et  demie;  à  peine  si  nous  avons  vu  quel- 
s  que  chose!...  attends  que  je  m'achète  du 
spain    d'épices.    —   Tu    en   as   déjà     mangé 

•  deux  morceaux.  —  J'en  veux  encore,  tant 
»  pire  !  » 

Mademoiselle  Lisa  achète  un  carré  de  pain 
d'épices  qu'elle  mange  en  se  promenant.  Pen- 
dant qu'elle  a  fait  celte  emplette,  pour  mieux 
voir  ces  demoiselles, "Victor  a  acheté  des  maca- 
rons, et  Dufour  un  mirliton. 

«  Eh  bien  !  tu  les  as  vues,  »  dit  Victor;  «  elles 
a  ne  sont  pas  mal.  —  Pas  bien  non  plus!... — 
»Tu  es  trop  difficile.  — Tu  ne  l'es  pas  toujours 

•  assez,  toi.  —  Parbleu!  pour  ce  que  j'en  veux 

•  faire...  Chut...  écoutons...  on  parle... 


MADELEINE.  kl 

»  —  Comme  ce  monsieur  dans   le   coucou 

•  était  galant  avec  moi  !  je  suis  sûre  que  c'était 

•  un  homme  comme  il  faut,  il  sentait  le  musc! 
» —  Oh!  qu'est-ce  que  ça  prouve?  mon  cousin 
i  le  coiffeur  sent  toujours  la  vanille  et  le  jas- 
»min,  ça  ne  l'empêche  pas  de  battre  sa  femme 

•  et  ses  enfants  et  d'être  un  mange-tout. — Oh! 
»ma  chère,  ton  cousin  ne  sent  pas  le  musc,  ce 
»  n'est  plus  du  tout  la  même  chose.  Si  tu  n'a- 
»vais  pas  eu  l'air  si  maussade  avec  l'ami  de  ce 
«monsieur...  certainement  que...  enfin...  ces 
>»  messieurs   nous   auraient  peut-être   procuré 

•  beaucoup  d'agrément  ce  soir...  —  Ah!  bien 

•  obligé!...  il  était  gentil  l'ami...  il  avait  des 
«mains   noires  comme   un   chaudron...   Moi, 

•  si  je  fais  une  nouvelle  connaissance,  je  veux 

•  d'un  amant  qui  ait  des  gants;  c'est  ça  qui  est 

•  distingué!  —  Oh!  Estelle,  tu  fais  la  bé- 
»  gueule...  on  ne  peut  jamais  s'amuser  avec 

•  toi!...  Dieu,  comme  ce  pain  d'épices  me 
»  creuse  !. ..  j'ai  toujours  faim  ;  je  vais  en  ache- 
»  ter  encore  un  morceau.  — Tu  te  feras  mal. 
» —  Tant  pire. 

»  —  Mon  cher  Victor^  »dit  tout  bas  Dufour, 
«je  te  préviens  que  je  ne  ferai  pas  la  cour  à 


/l8  MADELEINE. 

•  celle  qui  man^o  tant  de  pain  d'épices...  ça  ne 
»  me  séduit  pas  du  tout.  —  Attends...  elles 
»  s'aperçoivent  que  nous  nous  arrêtons  encore. 
» —  Oli  !  tu  peux  te  présenter  avec  tes  maca- 
»rons  ;  à  coup  sûr,  tu  seras  bien  accueilli.  Moi, 
>je  vais  leur  parler  en  musique.  » 

Les  deux  demoiselles  se  remettent  à  mar- 
cher, mais  en  parlant  plus  bas  cette  fois.  Du- 
four  joue  Femme  sensible  sur  son  mirliton,  et 
Victor  croque  des  macarons  en  s'écriant  :  «Voilà 
«des  massepins  délicieux!... 

s  —  Dieu  !  qu'il  fait  beau  ce  soir  !  »  dit  made- 
moiselle Lisa  après  avoir  jeté  un  petit  coup- 
d'œil  de  côté.  «  —  Oui,  mais  je  veux  m'en  al- 
»ler...  Demain  nous  nous  éveillerons  tard,  et 
»  madame  nous  grondera. 

» —  Ce  sont  des  femmes  de  chambre  !  »  dit 
Dufour  en  interrompant  son  air. 

0  Bah  !»  reprend  celle  qui  mange  du  pain 
d*éj)ices,  «  nous  arrivons  toujours  les  premières 
»  au  maj;asin. 

B  —  Alors  ce  sont  des  bordeuses  de  souliers,» 
dit  le  jx-inlre,  et  il  abandonne  Femme  sensible 
pour  jouer:  6"c67  Jr//////y/  bi  Sii'nil  C'irp'ni^  dkui 
ronsin. 


MADELEINE.  /jO 

«  D'ailleurs,  »  reprend  mademoiselle  Lisa, 
«  on  peut  bien  s'émaneiper  une  fois  par  lia- 
»sard...  C'est  étonnant,  j'ai  toujours  faim... 
«Madame  n'en  trouvera  pas  des  douzaines 
»  comme  moi  pour  trotter  avec  des  carions  dans 
»  tous  les  coins  de  Paris. 

» —   Ce    sont    des    modistes,    b  dit   Victor. 

»  —  Alors  c'est  une   autre  chanson il  faut 

«jouer  ;  Tu  n'auras  pas  ma  rose. 

»  Qu'est-ce    donc  que  ce  flutuyot   qui    nous 

•  poursuit  avec  son  mirliton?  »  dit  mademoi- 
selle Estelle.  «  —  Ma  chère ..  ce  sont  des  mcs- 
»  sieurs   très-bien   couverts. ..  ils  nous   suivent 

•  depuis  mon  troisième   pain  d'épices...   nous 

•  avons  fait  leur  conquête....  tiens-toi  donc 
«droite...  s'ils  pouvaient  nous  ramener  en  voi- 
»turc!...  —  Ah!  moi,  j'ai  peur  des  hommes  le 
»soir!....  —  Est-elle  bête!...  est-ce  qu'un 
»  homme  est  autrement  fait  h'  soir  que  le  jour  ?» 

Pendant  ce  dialogue  ,  qui  avait  été  dit  très- 
bas,  Victor  a  ouvert  son  sac  de  macarons;  il 
vient  le  présenter  à  mademoiselle  Lisa,  en  lui 
disant  :  «  Si  vous  vouliez,  en  accepter  quelques- 
»uns,  mademoiselle,  je  les  ai  achetés  à  votr<' 

•  intention.  » 


50  MVDKI.EIXE. 

Mademoiselle  Lisa  fait  quelques  farons,  mais 
enfin  elle  plonge  sa  main  clans  le  sac  de  maca- 
rons; son  amie  en  fait  autant,  et  la  connais- 
sance est  bientôt  établie.  Pendant  que  Victor 
cause  avec  les  deux  demoiselles,  Dufour  s'obs- 
tine à  rester  en  arrière  et  à  jouer  du  mir- 
liton, quoique  son  ami  lui  fasse  signe  d'avan- 
cer. 

*  Vous  êtes  seules  h  Saint-Cloiid,  mesdemoi- 
»  selles?  »dit  Victor.  «  —  Oui,  monsieur...  nous 
«sommes  seules  par  accident...  nous  devions  y 
«trouver  neuf  personnes  de  notre  magasin... 
»  elles  auront  été  retenues.  —  Vous  êtes  dans 
»le  commerce,  mesdemoiselles?  —  Oui,  mon- 

»  sieur,  nous  sommes  découpcuses —  Ah! 

«TOUS  découpez  des  images?  —  Oli  !  c'tc  bê- 
»tise!  »  dit  mademoiselle  Estelle;  mais  sa  com- 
pagne lui  donne  un  coup  de  coude  dans  le 
côté  et  reprend  :  «  Nous  découpons  les  bordu- 
»res  de  châles,  monsieur;  et  vous...  êtes-vous 
«dans  le  commerce? — Mais  non,  je   ne   fais 

•  rien.  —  C'est  un  étal  bien  plus   amusant 

»  Est-ce  qu'il]  est  avec  vous  ce  monsieur  qui 
«joue  du  mirliton!...  — Oui...  c'est  un  musi- 
Bt'icii  (le  l'Opéra Il  l'init  toujours  qu'il  joue 


MADELEINE.  51 

»de  quelque  chose. —  Dufour,  viens  donc  of- 
»  frir  un  bras  à  mademoiselle...  on  sait  bien 
«que  tu  es  un  excellent  musicien,  mais  il  ne 
»  faut  pas  te  fatiguer  ainsi.  —  Oh!  ça,  il  est  sur 
»  que  si  ce  monsieur  continue,  il  n'aura  plus  de 
»  vent  en  arrivant  à  Paris.  » 

Dufour  se  décide  à  s'approcher  de  made- 
moiselle Estelle,  î\  laquelle  il  adresse  quelques 
mots;  mais  bientôt  il  se  penche  vers  Victor, 
et  lui  dit  à  l'oreille  :  «  Ah  !  mon  cher  ami...  la 
»  petite  de  gauche  sent  l'échalotte  d'une  ma- 
«nicre  ignoble!...  Qu'est-ce  que  ça  fait. ..  le 
«soir...  —  Le  soir,  l'odeur  est  la  même!...  — 
«Nous  allons  leur  faire  prendre  des  petits  ver- 
»res,  ça  leur  ôtera  ce  goût-là.  —  J'aimerais 
»  autant  quitter  tout  de  suite  ces  demoiselles. 
» —  Eh!  non,  elles  nous  feront  rire  en  revc- 
»nant...  —  J'espère  que  tu  ne  veux  pas  étu- 
»  dier  les  mœurs  avec  celles-là?...  » 

On  était  alors  revenu  près  du  café.  Victor 
offre  d'y  entrer;  il  fait  asseoir  les  deux  demoi- 
selles à  une  table  en  dehors,  et  leur  propose 
du  punch  ;  mais  Lisa  dit  qu'elle  meurt  de  soif 
et  préfère  de  la  bière.  Ces  demoiselles  se  jettent 
sur  la  corbeille  d'échaudés  ;  tout  en  les  ava- 


^2  MADELFIXE. 

lant,  mademoiselle  Lisa  s'écrie  :«  C'est  dom- 
»  mage  qu'on  ne  donne  pas  de  pain  d'épices 
«ici;  c'est  bien  bon  avec  la  bière.  » 

Victor  ne  répond  rien,  mais  il  quitte  la  ta- 
ble, et,  au  bout  de  quelques  minutes,  revient 
avec  un  énorme  rond  de  pain  d'épices  qu'il 
présente  à  mademoiselle  Lisa.  Celle-ci,  pour 
prouver  qu'elle  est  sensible  à  cette  galanterie, 
attaque  sur-le-cbamp  le  grand  rond,  et  Dufour 
dit  tout  bas  à  Victor  :  *  Tu  lui  en  fais  trop 
>> manger...  ça  finira  mal.  » 

La  conversation  s'anime  :  Victor  aime  à  faire 
babiller  les  grisettes.  La  plus  âgée  ne  clôt  pas 
la  bouche;  l'autre  est  moins  bavarde,  mais 
le  peu  qu'elle  dit  annonce  plus  que  de  la  sim- 
plicité. 

«  Bête  comme  une  oie  et  empoisonnant  l'é- 
«clialotte,  c'est  gentil!...  »  dit  Dufour;  jolie 
»  trouvaille  à  ramener  à  Paris....  j'aimerais 
»  mieux  donner  le  bras  à  madame  Mouron.  » 

Ces  demoiselles  consentent  à  accepter  des 
petits  verres  pour  faire  couler  la  bière,  et  en- 
suite du  punch  ]iour  faire  jnisser  les  petits 
verres.  Le  grand  rond  de  ]r,\\n  d'épices  dispa- 
rait avec  lout  cela,  d  ma(l''ni<)isell(<  Lisa  de- 
t 


MADIiLELNE.  53 

mande  au    garçon   des  gâteaux  de  Nanterrc  ; 
mais  on  ne  peut  lui  en  procurer. 

«  Vois  donc  l'heure  qu'il  est,  »  dit  Dufour; 
«  si  nous  n'allions  plus  trouver  de  voiture!  — ■ 
«Allons-nous-en  bien  vite!  »  dit  mademoiselle 
Estelle, 

Lisa  quitte  à  regret  la  table;  Victor  lui  offre 
son  bras  qu'elle  accepte.  Mademoiselle  Estelle 
reste  immobile  devant  Dufour,  qui  jure  entre 
ses  dents  en  maudissant  Victor;  enfin,  il  prend 
son  parti,  il  saisit  le  bras  de  la  demoiselle ,' et 
la  fait  marcher  au  pas  redoublé  à  travers  le 
parc. 

11  est  onze  heures  passées,  le  dernier  coucou 
vient  de  partir  au  moment  où  les  deux  couples 
arrivent  sur  la  place  ;  il  n'y  a  plus  que  des  voi- 
tures bourgeoises  qui  attendent  leurs  maîtres. 
Dufour  jure  comme  un  damné,  Victor  rit,  ma- 
demoiselle Estelle  pleure  en  disant  à  S(mi  amie: 

•  Là!  c'est  ta  faute  aussi...  tu  n'en  finissais  pas 

»de  manger!...  —  Eh  ben!   (;st-clle  bête! 

«elle  pleure,  à  présent nous  reviendrons  à 

»pied...  tant  pire!...  il  fait  beau ,  ça  nous  pro- 

•  mènera. 

»  —  Oue  le  diable  l'emporte  avec   tes  aven- 


54  MADELEINE. 

nturesl  »  dit  Diîfour  à  Victor.  «  J'ai  envie  de 
«pleurer  aussi....  moi....  —  Veux-tu  coucher 
«ici?  —  C'est  cela  avec  des  découpeuses,  pcut- 

»ctre!  j'en   serais  bien  fàclié! Allons!  en 

nroutCv puisqu'il  le  faut...  mais  si  je  puis,  en 
h  chemin,  attraper  une  place  de  lapin,  je  ne  la 
B manquerai  pas...  —  Et  tu  m'abandonnerais, 

•  n'est-ce  pas?...  Ah!  tu  en  es  capable!  » 

Pendant  que  ces  messieurs  se  parlent,  ma- 
demoiselle Lisa,  après  avoir  dit  quelques  mots 
à  l'oreille  de  son  amie,  l'a  emmenée  vers  un  côté 
où  la  lune  n'éclaire  pas.  Dulour  se  retourne, 
et,  ne  voyant  plus  les  deux  grisettes,  s'écrie  : 
«  Elles  ne  sont  plus  là!...  khi  mon  ami!  il  ne 

«faut  pas  les  attendre;  sauvons- nous! — 

«Mais  ce  serait  mal  de  les  laisser  ainsi — 

»  Oh!  parbleu  !...  elles  sont  bien  venues  sans 

•  nous  !...  En  roule  !  » 

Et  Dufour  se  met  en  marche  vers  Paris  ;  Vic- 
tor le  suit,  tout  en  le  priant  de  s'arrêter.  Mais 
ces  messieurs  n'ont  pas  fait  trois  cents  pas  qu'ils 
entendent  crier  :  «  N'allez  donc  pas  si  vite!... 

•  nous  voilà!...  » 

Dufour  double  le  pas  ;  c'est  en  vain,  ces  de- 
moiselle les  atteignent.  «  Conimeul  !  vous  étiez 


MADELEINE.  55 

»cû  arrière,  mesdemoissellcs?»  dit  le  peintre  : 
t  j'étais  persuadé  que  vous  étiez  devant,  et 
»  nous  courions  après  vous. 

» —  C'est  Estelle  qui  s'était  trouvée  incom- 
•  modée.  —  Non  ,  c'est  toi ,  Lisa!  —  Et  toi 
»  aussi  ! 

»  —  Il  ne  faut  pas  vous  quereller  pour  cela , 
»  mesdemoiselles ,  »  dit  Victor  :  «  il  n'est  pas 
«défendu  d'être  indisposé...  Mais  prenez,  mon 
«bras  et  continuons  notre  route.  » 

Les  grisettes  se  pendent  au  bras  qu'on  leur 
offre;  on  se  remet  en  marche.  Dufour,  de  fort 
mauvaise  humeur  de  soutenir  mademoiselle 
Estelle,  la  fait  aller  très- vite. 

«  Si  lu  nous  jouais  un  peu  de  mirliton  ,  »  dit 
Victor,  cela  embellirait  notre  voyage.  —  Non , 
«je  ne  suis  plus  en  train.  —  Alors  ces  demoi- 
»  selles  devraient  nous  chanter  quelque  chose. 
»  —  Oh!  je  n'ai  pas  envie  de  chanter,  moi...  ce 
«pain  d'épices  me  fait  un  drôle  d'effet!....  Et 
»toi,  Estelle!  —  Moi  ,  c'est  le  punch  qui  m'a 

»  bouleversée Quand  on  n'est  pas  habituée 

»  aux  choses  fortes  !. . . 

»  —  Je  prévois  que  nous  allons  faire  une 
»  route  bien  agréable,  «dit  tout   bas  Dufour. 


56  MADELEINE. 

Arrivées  à  Boulog:ne  ,  ces  demoiselles  veu- 
lent s'arrêter  pour  reprendre  haleine.  On  s'ar- 
rête; elles  disj[)araissent.  Alors  Du  four  prend 
encore  sa  course,  malgré  les  prières  de  Victor 
(pu"  le  suit  cependant.  Mais  bientôt  ces  demoi- 
selles les  rrj()i{:;nent.  Dans  le  bois  de  Boulogne, 
nouvelle  station  ,  nou\elle  disparition  des  gri- 
seltcs,  nouvelle  fuite  de  Dufour,  qui  est  encore 
rattrapé. 

«  roiu'quoi  donc  partez-vous  toujours  sans 
»nous?»  dit  mademoiselle  Lisa.  «  —  Ma  foi! 
»il  paraît  que  ce  soir  j'ai  des  cblouissements  , 
»je  me  figure  vous  voir  courir  d(!vant...  n'est- 
»ce  pas  Victor?  —  Oui,  je  l'ai  cru  aussi  !  <> 

Dans  les  Champs-Llysées  ,  ces  demoiselles 
veulent  encore  s'arrêter.  Cette;  fois,  dès  qu'elles 
sont  éloignées  ,  Dufour  se  met  à  courir  de 
toutes  ses  forces  ;  Victor  (.-n  fait  autant.  Ils  ar- 
rivent ,  sans  avoir  repris  baleine,  à  la  place  de 
la  Révolution, 

n  Pour  cette  fois  ,  nous  sommes  sauvés!  » 
s'éirie  j)ufour.  «  Ab  !  respirons  un  peu!  J'es- 
)' père  qu'elles  ne  nous  radraperont  plus....  — > 

0 —  Ab!  ab  ! ces  jviuvres  filles!  les  laisser 

•  dans  les  Cbainps-Élysées!...  à  cette  heure!... 


MADELEINE.  57 

»  —  Si  elles  ne  nous  avaient  pas  rencontrés,  ne 

•  seraient- elles  pas  revenues  seules?. ..  Parbleu! 
»  on  ne  les  enlèvera  pas;  et,  si  eela  arrivait, 
1-  elles  en  seraient  enehantées.  —  C'est  un  trait 
»  (1  écolier  que  nous  leur  faisons  là!  —  Ça  leur 
»  ajiprendra  à  se  mélier  du  pain  d'épices.  En- 
»  suite,  avoue,  Victor,  que  ces  demoiselles  ne 
»  nous  convenaient  pas  du  tout.  —  Crois-tu  que 
«j'aurais  voulu  pousser  plus  loin  la  connais- 
«sance  !  —  Olil  c'est  qu'avec  ta  manie  de  vou- 

»  loir  étudier  les  mœurs tu  veux  observer 

«tant  de  choses !...  —  Tu  te  trompes,  Dufour. 
»  Je  ne  crois  pas  que  nous  ayons  fait  du  mal 
»  en  causant,  en  riant  avec  ces  deux  ^risettes, 
j»et  mes  intentions  se  bornaient  à  cela.  N'imite 

•  pas  ces  censeurs  austères,  ces  tartufes  de 
»  mœurs  qui  jettent  les  hauts  cris  pour  les 
«moindres  plaisanteries,  voient  du  libertinaj^^c. 
»  de  la  séduction  dans  tout,  et  vous  gratifient  si 
«vite  du  nom  de  mauvais  sujet.  En  général, 
»  ces  gens,  si  sévères  en  apparence,  valent  beau- 
«coup  moins  au  fond  que  ceux  dont  la  con- 
«dnitc  les  scandalise  si  fort.  L'homme  qui  ca- 

•  chc  ses  penchants  sous  un  masque  hypocrite, 
«qui  calcule  ses  séductions,  menace  la  femme 


58  MADELELMî. 

«qui  lui  résiste  et  dénigre  celle  dont  il  ne  veut 
«plus,  cet  homme-là  est,  ù  mon  avis,  le  vérita- 
nble  mauvais  sujet. 

»  —  Eh  !  mon  Dieu  !  mon  cher  Victor,  ne  te 

«fâche  pas! je  ne  me  fais  nullement  ton 

»  censeur Est-ce  que  je  vaux  mieux  qu'un 

«autre,  moi? et  si  ces  petites  découpeuses 

«avaient  été  jolies! mais  elles  ne  l'étaient 

«pas.  Adieu...  Voilà  ton  chemin...  et  voilà  le 
«mien.  » 

Les  deux  amis  se  séparèrent.  Victor  rentre 
chez  lui  ;  mais  en  se  déshabillant  il  fait  tomber 
de  sa  poche  plusieurs  cartes  :  ce  sont  les  adres- 
ses de  M.  Mouron. 

Il  lit  :  Au  ra&oir  cfui  coupe  tout  seul^  Mouron ^ 
coutelier ,  fait  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  nouveau^ 
donne  le  fil  au  plus  juste  prix,  etc.,  etc. 

«  Je  ne  pense  pas  avoir  jamais  besoin  de 
«cette  adresse,  »  se  dit  Victor  en  se  couchant; 
«  mais  enhn  gardons-en  une...  on  ne  sait  pas 
»ce  qui  peut  arri\er.  J'ai  rendu  un  grand  sei- 
»  vice  à  la  famille  Mouron,  ri  on  tiit  dans  cer- 
»taia  opéra-comique  :  Un  bienfait  nest  jamais 
»  perdu.  » 


CinPITRE  III. 


UNE    SOIREE    D  HOMMES. 


Plusieurs  mois  se  sont  écoulés  depuis  la 
fétc  de  Suint-Cloud.  L'hiver  a  ramené  les  bals, 
les  soirées,  le  jeu  ;  plaisirs  plus  dispendieux  et 
moins  sains  que  ceux  que  l'on  prend  sur  une 
pelouse  verdoyante  ou  sous  l'ombrage  d'un 
bois  épaix  ;  mais  s'il  est  des  plaisirs  pour  tous 
les  âges,  il  en  faut  aussi  pour  tous  les  goûts  ;  il 
y  a  des  gens  qui  passent  leur  vie,  été  comme 
hiver,  à  battre  ces  petits  cartons  inventés  pour 


<)()  «A.UKLEINK. 

distraire  le  roi  Charles  YI,  et  ceux-là  ne  trou- 
veraient aucun  charme  à  un  beau  paysage  à 
l'aspect  d'un  soleil  levant. 

Victor  et  Dufour  se  voient  toujours,  mais 
moins  souvent  qu'en  été.  Yictor  Dalmer  maître 
de  son  temps,  va  beaucoup  dans  le  monde, 
suit  les  bals,  les  soirées,  les  spectacles.  Dulour 
plus  âgé  et  n'ayant  rien  à  attendre  de  sesparents, 
travaille  pour  augmenter  sa  ré])utation,  et  éco- 
nomise pour  grossir  son  revenu.  Une  amitié 
sincère  le  lie  à  Victor,  et  si  leur  manière  de 
vivre  les  tient  éloignés  l'un  de  l'autre,  ils  n'en 
ont  que  plus  de  plaisir  à  se  retrouver.  Les  per- 
sonnes que  l'on  voit  le  plus  souvent  ne  sont 
pas  toujours  celles  qu'on  aime  le  mieux. 

A  l'époque  du  carnaval ,  Victor  va  un  matin 
trouNcr  Dufour  dans  son  atelier. 

Eh  bien  1  mon  cher  Dufour ,  qu'est-ce  que 
»  nous  f  lisons  ce  carnaval  ?  nous  amusons-nous? 
» — Ma  foi!...  comme  tu  vois,  je  m'amuse  à 
«linir  un  petit  tableau...  c'est  une  vue  prise  à 
»Morct...  au-dessus  de  l'ontainebleau...  près 
»  (lu  moulin...  .le  mettrai  l:i  de  petites  ligures... 
»un  garçon  qui  gardera  une  vache...  une  jeune 
«fille    (|ui    [)uisera    de    l'eau...   —   J'aimerais 


MADELl^rXR.  61 

»  mieux  voir  deux  amants  s'embrasser.  —  C'est 
p(;a...  des  polissonneries!...  Je  sais  bien  que 
ttu  aimerais  mieux  cela  que  des  vaches...  Tu 
»es  toujours  libertin!...  —  Ah  çà!  veux-tu  une 
«fois quitter  tes  études,  ton  atelier,  tes  palettes, 
»  et  venir  t'amuser?  —  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc? 
»  — Hier,  Armand  de  Bréville  est  venu  me  voir. . . 
» —  Ah!  ce  jeune  homme  de  Saint-Gloud... 
»  Eh  bien  !  est-il  toujours  passionné  pour  les 
«plaisirs? —  Plus  que  jamais!...  Je  ne  l'ai  pas 
»  vu  souvent  cet  hiver,  mais  je  sais  qu'il  a  eu 
»  pour  maîtresse  les  femmes  les  plus  à  la  mode. . . 
bU  mène  bien  vite  sa  fortune...  — D'autant 
»plus  que  s'il  n'a,  comme  tu  m'as  dit,  que  dix 
•  mille  livres  de  rentes,  il  ne  faut  pas  vouloir 
«faire  le  sultan  avec  ça!...  —  Il  a  pris  cabrio- 
»let!  —  Et  son  bel  ami,  ce  beau  monsieur  qui 
«commande  si  bien  un  dîner,  qui  débouche  si 
«élégamment  le  Champagne...  M.  Saint-Elme 
«  ou  de  Saint-Elme? —  Il  ne  quitte  pas  Armand, 
«ils  sont  inséparables...  Mais  venons  au  but  de 
«ma  visite  :  Armand  donne  jeudi  une  soirée; 
«en  me  priant  d'y  venir,  il  s'est  souvenu  de 
«toi,  il  m'a  dit  que  tu  lui  ferais  grand  plaisir 
«en  y  venant   aussi.  —  Eh  bien  !  j'irai...    Au 


69  ilADELEINEi 

«fait,  ce  jiHine  homme  est  fort  poli,  il  ne  m'a 

•  fait  que  des  honnêtetés...  Nous  l'avons  quitté 
pun  peu  brusquement  à  Saint-Cloud,  et  je  ne 
«veux  pas  refuser  son  invitation...  Ah  ça,  c'est 
»  bien  vrai  qu'il  m'a  invité?...  tu  ne  prends  pas 
»  ça  sous  ton  bonnet? —  J'étais  sûr  que  tu  en 

•  douterais!...  tiens,  voilà  son  invitation  par 
p  écrit...  —  A  la  bonne  heure,  j'aime  mieux 
»cela;  c'est  plus  dans   les  règles...    Est-ce  un 

•  bal  qu'il  donne? —  Non,  une  soirée  d'hom- 
»  mes,  sans  façon  ;  il  y  aura  peut-être  deux  ou 

•  trois  dames...  mais  pas  de  dames  à  cérémo- 
»  nies.  —  Tant  mieux  !  car  je  ne  suis  pas  ha- 
«bitué  au  grand  monde,  moi;  je  me  suis  con- 
»  centré  sur  ma  palette...  je  ne  vais  jamais  en 

•  soirée...  J'y  aurai  l'air  gauche...  emprunté... 

•  mais  c'est  égal...   J'irai  te  prendre   jeudi,  à 

•  huit  heures,  n'est-ce  pas?  —  C'est  trop  tôt!... 
»à  neuf  heures  et  demie...  —  Si  tard!  c'est 
»  donc  une  nuit  qu'on  va  passer?  —  Sans  doute, 

•  une  soirée  d'hommes,  on  passe  toujours  la 
«nuit.  D'où  diable  sors-tu  donc? — Alors,  il 
«nous  donnera  à  souper?  —  Sois  tranquille, 
«rien  ne  manquera,  j'en  suis  persuadé.  —  C'est 
»  convenu,  jeudià  neuf  hcures.je  serai  chez  toi.» 


MADELEINF.  fiS 

A  l'heure  indiquée,  Dufour  se  rend  chez 
Victor,  qui  n'a  pas  encore  commencé  sa  toi- 
lette et  se  dispose  lentement  à  la  faire. 

«  Tu  m'avais  dit  que  c'était  une  soirée 
ssans  façon,  »  dit  l'artiste,  t  et  tu  t'habilles. — 
»  Je  m'habille  sans  façon...  Tu  vois  bien  que 
»je  vais  en  bottes.  —  Je  vois  que  tu  ne  seras 
«pas  prêt  à  dix  heures  et  demie.  Tu  comptes 
»me  faire  aller  en  soirée  à  onze  heures  ;  je  te 
«préviens  que  tu  te  trompes  :  j'irai  me  cou- 
»cher,  mais  je  n'irai  pas  chez  ton  jeune 
»  homme.  Quand  je  suis  en  train  de  rire ,  de 
»  m'amuser,  que  l'heure  se  passe,  ça  m'est 
•  égal  ;  mais  je  n'ai  pas  le  courage  d'aller  cher- 
»  cher  le  plaisir  quand  je  sens  le  sommeil  qui 
»me  gagne;  et  il  m'est  arrivé,  au  moment  d'al- 
«ler  cl  un  bal  qui  commençait  tard,  de  me 
«fourrer  dans  mon  lit,  au  lieu  de  mettre  le 
«pantalon  collant  et  les  bas  de  soie  que  j'avais 
»  sortis  de  l'armoire.  —  Calme-toi,  tu  n'iras  pas 
ote  coucher;  me  voilà  prêt.  Un  fiacre  nous  at- 
»  tend.  Partons.  » 

Armand  de  Bréville  occupe  un  logement  fort 
élégant  dans  la  rue  du  Mont-Blanc.  Un  domes- 
tique annonce   ces   messieurs,  Dufour  a  déjà 


§;ti  MADELEINK. 

examine  l'antichambre  et  la  salle  à  manger;  il 
dit  bas  à  Victor  :  «  C'est  un  appartement  com- 
kplet  ceci...  et  pour  un  garçon...  11  a  a  donc  se 
«marier?...  » 

Victor  sourit  et  introduit  son  ami  dans  un 
joli  salon  de  forme  octogone  et  qu'éclairent  des 
globes  de  verre  dépoli  suspendus  au  plafond. 
Il  n'y  a  encore  dans  cette  pièce  que  quelques 
jeunes  gens  qui  causent  en  se  reposant  sur  des 
fauteuils. 

Armand  sort  d'une  pièce  voisine  qui  est  éga- 
lement éclairée,  et  vient  recevoir  les  nouveaux 
arrivés.  Il  serre  la  main  de  Victor  et  remercie 
très  gracieusement  Dufour  de  s'être  rendu  à 
son  invitation  ;  puis,  après  avoir  échangé  quel- 
ques compliments ,  s'écrie  :  «  Messieurs ,  vous 
9  êtes  ici  chez  vous  ;  faites  ce  qu'il  vous  plaira.» 
Après  avoir  dit  ces  mots,  il  retourne  dans  la 
pièce  d'où  il  était  sorti. 

«  Qu'est-ce  qu'il  va  faire  là-dedans?  »  de- 
mande le  peintre  à  Victor  «  —  .le  n'en  sais 
rien...  va-s-y  voir...  «On  peut  circuler.  —  J'i- 
»  rni  lout-à-l'heure...  Kt  qu'cst-C(>  que  c'est  que 
•  ces  jeunes  gens  qui  sont  ici?...  —  Est-ce  que 
»]('  Us  connais  ])his  qiu-  toi?.,    exceptés  deuv 


MADELEINE.  65 

»ou  trois  que  j'ai  déjà  rcncontrci»  en  soirée. 
»  Sais-tu,  Dufour  que  tu  es  bien  orij,Mnal  avec 

•  tes  questions?...  Tu  es  terriblement  curieux! 
y>  —  Ce  n'est  pas  par  curiosité,  mais  c'est  pour 

•  m'instruire.  C'est  très-élégant  ici...   très-rc- 

•  cherché  même...  Mais  ton  jeune  de  Bréville 

•  est  déjà  bien  changé!...  Quel  diable  de  mé- 
»  tier  a-t-il  fait  depuis  cinq  mois  que  je  ne  l'ai 

•  vu  !  Il  est  pàh,  maigri...  il  a  les  yeux  tout  ti- 
»rés,..  —  Il  a  fait  l'amour.  — J'ai  aussi  fait 
»  l'amour  quelquefois,  mais  ça  ne  me  changeait 

•  pas  comme  cela!...  —  Tu  n'en  prenais  qu'à 
k  ton  aise,  toi!  — Je  ne  sais  pas  ce  qu'il  en  a  pris, 
«lui*  mais,  s'il  continue  le  même  régime,  il  n'ira 
»  pas  loin.  C'est  dommage,  il  est  gentil  ce  jeune 
»  homme,  et  on  voit  qu'il  a  été  bien  élevé...  Ahl 

•  j'entends  parler  haut...  je  reconnais  la  voix... 

•  c'est  mon  monsieur  au  pantalon  de  tricot... 
«Peste!  nous  sommes  superbe  aujourd'bui!  » 

M.  Saint-Elme  entrait  en  ce  moment  dans 
le  salon,  sa  mise  était  un  négligé  fort  élégant. 
Cette  fois  rien  ne  faisait  disparate  dans  sa  toi- 
lette, qui  était  de  très-bon  goût. 

Après  avoir  salué  la  compagnie,  comme  on 
so  salue  entre  homme  avec  qui  on  est  fort  lié, 
I.  5 


00  M\îir:î.F,i\R. 

Saint-Elme  s'approche  de  Diifour,  et  lui  sourit 
comme  s'il  était  enclianté  de  le  revoir. 

•  C'est  monsieur  Dufour,  avec  qui  j'ai  eu 
«l'avantage  de  dîner  à  Saint-Cloud? —  Moi- 
»  même,  monsieur.  —  Enchanté  de  me  retrou- 
»ver  avec  vous...  Parbleu!  j'étais  hier  dans 
«une  maison...  chez  un  de  nos  premiers 
«banquiers...  il  y  avait  plusieurs  amateurs  dis- 
«tingués  en  peinture...  on  a  beaucoup  parlé 
»  de  vous,  monsieur  Dufour, — Bah!  vraiment, 
)»on  a  parlé  de  moi?...  —  De  vous...  de  vos  ou- 
«vrages,  et  avec  tous  les  éloges  que  vous  mé- 

•  ritez.  N'avez-vous  pas  exposé  au  dernier  sa- 
»lon  un  petit  tableau?...  —  J'en  ai  mis  plu- 
»  sieurs.' —  Oui,  mais  je  veux  parler  de  ce- 
»lui...  vous  savez  bien...  où  il  y  avait  un  si  joli 

•  effet  de  lumière...  —  Ahl  un  site  de  la  forêt 
»  de  Gompiègne?  —Justement,  la  forêt  de  Com- 
«piègne.  Ahl  délicieux...  charmant  tableau 
»  de  chevalet. . .  —  De  chevalet  !. . .  mais  savez- 
«-VOUS  qu'il  a  deux  pieds  sur  deux  et  demi? 
»  —  Oui...  Oh!  il  est  d'une  jolie  grandeur...  et 
«une  vérité  de  tons...  une  finesse  de  détails..» 
«et   puis   (lu   style,    de    l'effet...    Oh!    tout  le 

•  mondr-  émii  (•nthi)U<«iasmé.  —  Kli  bien!  voyez, 


MAÈlîLEINE.  67 

»je  n'ai  pourtant  pas  pu  le  vendre  encore!  — 
»  Vous  ne  l'avez  pas  vendu  ?  —  On  ne  m'en 
»  offrait  pas  assez.. ^  je  ne  pouvais  pas  le  donner 
«pour  cinquante  écus. —  Cinquante  écus,  un 
«pareil  diamant  1  monsieur  Dufour,  je  vous 
«prie  de  me  le  garder,  et  je  vous  jure  que  je 
»  ne  vous  le  marchanderai  pas.  —  Vraiment! 

•  vous  l'achèteriez?...  —  Faites-le  porter  chez 

•  moi  demain  matin,  rue  Saint-Lazare,  n.  /il. 
» — Très-volonliers...  et  je  pense  qu'en  vous 

•  en  demandant  cinq   cents   francs,  c'est   fort 

•  raisonnable. —  Cinq  cents  francs!  Oh!  je  ne 
«l'entends  pas  ainsi!  Mille  francs,  voilà  mon 
«prix...  et  il  les  vaut  bien...  Voyez  si  cela  vous 
«convient,  monsieur  Dufour? — Il  n'y  a  pas 

•  de  doute  que  ça  me  convient,  puisque  je  ne 

•  vous  en  demandais  que  cinq  cents  francs... 
«Mais  je  ne  veux  pas  que...  —  C'est  fmi,  c'est 

•  un  marché   fait,  monsieur  Dufour;  ne  reve- 

•  nons  pas  là-dessus...  Ah  ca,  mais  où  est  donc 
«le  maître  de  céans?...  » 

Saint-Elme  passe  dans  la  pièce  voisine,  et 
Dufour  se  dit  :«11  est  charmant  ce  M.  Saint- 

•  Elmc...  Que  diable  avais-je   donc  contre  lui 

•  l'autre  jour  !...  11  parle  fort  bien  peinture... 


68  M\DELET>'E. 

»cl  il  m'ac'lièle  ,mon  tableau...  Certainement, 
»  ce  n'est  pas  lui  qui  venait  dîner  à  vingt-deux 
«sous.  Allons  voir  ce  qu'on  fait  dans  l'autre 
»  pièce.  » 

La  seconde  pièce  ouverte  à  la  société  est  une 
espèce  de  boudoir  fort  galamment  décoré.  Ar- 
mandétait  assis  sur  une  ottomane,  à  côtéd'une 
jolie  brune,  grasse,  bien  faite,  et  parée  comme 
pour  aller  au  bal,  qui  souriait  d'une  façon  très- 
expressive  aux  discours  de  son  voisin  et  riait 
aux  larmes  au  moindre  bon  mot  qui  échap- 
pait à  quelqu'un  de  la  société.  Malheureuse- 
ment ,  sa  voix  forte  et  un  peu  commune  ôtait 
alors  du  charme  à  sa  physionomie;  mais  lors- 
qu'elle voulait  modérer  son  organe  et  les  éclats 
de  sa  gaîté,  c'était  une  femme  fort  agréable. 

Sur  un  fauteuil,  un  peu  plus  loin,  était  as- 
sise une  jeune  personne  dont  la  toilette  fanée 
jurait  avec  celle  de  la  petite-maîtresse  ;  une 
robe  de  crêpe  noir  trop  longue,  trop  large,  qui 
semblait  ne  pas  avoir  été  faite  pour  celle  qui 
la  portait,  ne  pouvait  pas  donner  de  l'éclata 
une  peau  qui  était  jaune  ;  de  grands  yeux  et 
des  cheveux  très-noirs  étaient  les  seuls  avan- 
t.iges  (le  v([\('  demoiselle,  qui.  rn  t<'nant  con- 


MAD£LEIi\E.  &J 

tinuellement  sa  bouche  ouverte ,  laissait  voir 
des  dents  qui  auraient  été  beaucoup  trop  lon- 
gues pour  un  homme. 

a  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  femme-là?» 
dit  Dul'our  en  désignant  à  Victor  celle  qui  était 
surl'otlomane. —  «Onla  nomme  madame  Flock. 
»  C'est  la  maîtresse  d'Armand  pour  le  moment; 
»  c'est  une  dame  galante ,  fort  gaie.  Oh  1  elle 
»  aime  beaucoup  à  rire.  —  Et  cette  autre,  qui 
»  écoute  d'un  air  niais  tout  ce  que  dit  la  pre- 
»mière,  et  semble  attendre  le  moment  où  elle 

•  doit  rire,  comme  paillasse,  lorsque  son  com- 
»père  parle? — C'est  une  amie  de  la  première... 

•  Les  femmes  entretenues,  dans  le  bon  genre, 
»  ont  presque  toujours  une  amie  qu'elles  mènent 
«partout  avec  elles,  une  jeune  personne  à  qui 
«elles  veulent  du  bien...   Elles  tachent  de  la 

•  produire  dans  le  monde;  mais  elles  ont  soin 
»  que  cette  amie  soit  laide,  afin  que  cela  fasse 

•  ressortir   leurs   charmes.    Elle   l'affublent   de 

•  leurs  vieilles  robes,  de  leurs  vieux  chapeaux; 

•  et,  pour  prix  de  toutes  ces  bontés,  la  jeune 
j'amie  leur  sert  à  la  fois   de  compère,  de  plas- 

•  tron  et  de  jockei.  » 

En  effet,  la  joHe  brune  venait  de  se  mettre 


70  MADELEINE. 

à  lire;  la  jeune  amie  fit  sur-le-champ  écho.  La 
première  se  tenait  les  côtes .  se  pâmait  ;  la  se- 
conde jugea  convenable  de  se  tortiller  sur  sa 
chaise,  et,  par  galanterie,  ces  messieurs  accom- 
pagnèrent ces  dames.  Il  n'y  avait  que  Dufour 
qui,  n'ayant  rien  entendu  de  drôle,  gardait  son 
sérieux,  et  qui ,  pour  ne  point  avoir  l'air  ridi- 
cule, retourna  dans  le  salon. 

La  société  commençait  à  arriver.  Bientôt  les 
deux  pièces  sont  encombrées  d'hommes,  qui 
tous  viennent  offrir  leurs  hommages  à  madame 
Flock,  puis  adressent  un  petit  mot,  un  coup- 
d'œil  de  protection  à  la  jeune  amie;  il  y  en  a 
même  quelques-uns  qui  vont  jusqu'à  lui  pin- 
cer le  menton,  ce  dont  elle  semble  enchantée. 

On  a  dressé  des  tables  de  jeu;  on  fait  la 
bouillotte  et  lecarté  :  c'est  Saint-Elme  qui  fait 
commencer  les  parties,  apporter  les  rafraî- 
chissements, qui  donne  des  ordres  aux  valets; 
il  semble  le  maître  du  logis.  Armand  lui  laisse 
le  soin  de  faire  les  honneurs.  11  est  tout  occupé 
de  sa  brune,  mais  celle-ci  le  quitte  pour  se 
mettre  au  jeu.  Les  tapis  sont  bientôt  couverts 
d'or. 

«Diable  !  »  se  dit  Dufour  en  regardant  jouer, 


MAOliLItLNK.  71 


4 


«si  l'on  commence  comme  cela,  comment  û^ 
»nira-t-on?. ..  Déjà  de  l'or  sur  les  tables!...  Et 
«moi  qui  avais  exprès  apporté  pour  jouer  des 
«pièces  de  dix  sous...  d<^  cinq  sous...  Je  n'o- 
»  serai  jamais  présenter  dix  sous  à  coté  de  ces 
»  piles  d'écus...  Ma  foi,  je  me  contenterai  de 
»  regarder. . .  » 

Et  Dufour  s'approche  de  la  table  d'écarté,  où 
joue  la  jolie  brune,  qui  a  déjà  passé  deux  fois, 
et  ramasse  les  écus  avec  une  âpreté  qui  n'est 
pas  très-fasliionable.  Comptant  sur  sa  veine, 
cette  dame  vient  de  faire  paroli;  mais  un  roi 
qu£  retourne  son  adversaire  lui  fait  perdre  la 
partie. 

«  Ah!  chien!...»  s'écrie  la  jolie  femme, 
»  monsieur  n'en  fait  jamais  d'autres  !...  Ce  n'est 
«pas  galant  de  tourner  le  roi  avec  une  dame.  » 

Le  monsieur  qui  a  gagné  est  un  grand 
homme  sec,  au  teint  olivâtre  ;  il  s'écrie  qu'il 
est  désespéré  d'avoir  renvoyé  son  charmant 
vis-à-vis.  La  jolie  brune  se  lève  d'un  air  d'as- 
sez mauvaise  humeur,  et  va  s'asseoir  près  de 
son  amie ,  qui  ne  joue  pas ,  mais  qui  tient  son 
troisième  verre  de  punch,  dans  lequel  elle 
trempe  des  biscuits.  Dufour,  qui  a  été  frappé 


72  MADtLEl.M',. 

de  rexcljiinnlion  un  peu  plébéienne  qui  vient 
d'écliaj)per  ;\  la  petito-maîlresse,  se  tient  près 
le  ees  clames  pour  les  entendre  causer. 
«  Tti  ne  joues  pas ,  ma  bonne  ;  ah  !  tu  as  bien 

nraison  ,  va  !...  c'est  bien  bète  déjouer — 

»  riens...   j'ai  raison...   Je  crois  bien  que  j'ai 

oraison...  ra  me  serait  difficile  déjouer je 

»n'ai   pas  d'?rgent!  —  J'avais   gagné  quarante 

•  francs,  je  les  ai  reperdus  en  un  coup...  avec 
»ce  grand  jaunisson!...  Ah!  je  ne  jouerai  plus 
«contre  cet  liomme-ln...   il  bat  drôlement  ses 

•  cartes...    Célanire ,  regarde  donc  si  ma  robe 

•  fait  bien  par  derrière.  —  Oui,  très-bien.... — 
»  Et  les  manches?  —  Très-bien...  —  Ma  coif- 

»furc  n'est  pas  dérangée?  —  Pas  du  tout — 

»  Tu  bois  du  punch,  toi?....  —  Tiens...  il  faut 
«bien  que  j<'  m'amuse  à  quelque  chose...  —  Tu 
»  es  gentille  comme  un  cœur  ce  soir...  ma  robe 
»  te  va  très-bien...  —  Oh!  pas  trop...  je  dan- 
»  serais  dedans!  —  Nous  y  ferons  une  pince 
«demain.  Dis  donc,  la  petite  Liline  est  venue 
»  ce  matin...  Son  amant  Ta  abandonnée  en  lui 

•  emportant  jusqu'aux  tapis  f[u'il  lui  avait  don- 
»nés. ..  Il  y  a  des  hommes  qui  ont  bien  mau- 
»vais  genre!  Liline  avait  un  cliapeau  qui  avait 


WADELEINK.  75 

«l'air  malheureux...  —  Ali!  oui,  de  ces  cha- 
»  peaux  qu'on  fait  soi-même.  —  Elle  venait  me 
»  demander  vingt  francs  et  mon  amitié  ;  je  lui  ai 
»  dit  que  j'avais  fait  serment  de  ne  jamais  prè- 
»ter  d'argent  à  mes  amies,  parce  que  ça  brouille; 
«mais  que,    quanta  mon   amitié,  elle  l'avait 

•  pour  la  vie;  alors,  elle  m'a  appelée  crasseuse^ 
7)  et  s'est  en  allée  en  donnant  des  coups  de  pied 

•  dans  toutes  les  chaises...  Je  n'ai  jamais  tant 

•  ri!  Mais  je  m'en  vas  rejouer  quoique  ça...  je 
■  veux  lâcher  d'attraper  une  veine...  Dis  donc, 
»  as-tu   remarqué  ce  monsieur  qui  est  près  de 

•  nous?  Ah!  ah!...  il  ressemble  à  un  gros » 

C'était  Dufuur  que  ces  dames  regardaient  en 
ce  moment.  Gomme  elles  avaient  baissé  la 
voix,  il  ne  put  entendre  à  qui  elles  trouvaient 
qu'il  ressemblait;  mais  elles  se  mirent  à  rire  de 
plus  belle,  et  le  peintre  passe  dans  la  pièce 
voisine  en  disant  :  «  Ah!  je  ressemble  à  un  gros, 

•  à  un  gros  quoi?  Cette  petite-maîtresse  res- 
»  semble  à  une  gaillarde  qui  a  le  lil...  Quant  à 
«l'autre,  si  elle  ne  fait  que  les  confidentes  au- 
»  près  de  madame  Flock,  elle  remplit  bien    le 

•  premier  rôle  avec  les  rafraîchissements! 

» — Vous  ne  jouex  pas,  monsieur  Dufour? 


lli  MADELEINE. 

dit  Armand  en  s'approchant  de  l'artiste.  «  — 
»  Pardonnez-moi...  j'ai  joué  dans  l'autre  pièce, 
«mais  je  ne  suis  pas  grand  amateur...  —  Vous 
«préférez,  j'en  suis  sûr,  les  amusements  de  la 

•  belle  saison?  — Oui...  j'aime  beaucoup  la 
»  campagne  ,  et  puis  j'y  fais  des  études.  —  Pau- 
»bleu,  il  faut  que  vous  veniez  cet  été  passer 
»  quelque  temps  à  ma  petite  terre  de  Bréville  , 

»  en  Picardie.  Il  y  a  par-là  des  sites  charmants,  * 
»  des  bois  délicieux  tout  autour  de  Samoncey, 
»  de  Sissonne  :  c'est  un  pays  très-pittoresque. 
»  Ma  propriété  est  située  entre  Laon  et  Sissonne. 
» — Je  ne  connais  pas  du  tout  ce  pays-là,  et  j'a- 
»voue  que  je  ne  serais  pas  fàclié  d'y  faire  un 
y  petit  voyage.  —  Eh  bien  !  il  faut  y  venir  cet 
»été;  Victor  vous  accompagnera.  Il  y  a  long- 
»  temps  qu'il  me  promet  de  me  faire  ce  plaisir. 
» —  Qu'est-ce  donc?  «dit  Victor  en  s'avan- 
çant.  «  C'est  que  j'engage  M.  Dufour  à  venir 
»  avec  vous  cet  été  passer  quelque  temps  à  ma 

•  terre,  en  Picardie:   me   le  promettez-vous, 

•  messieurs?  —  Ce  serait  avec  plaisir;  mais. 
»  mon  cher  Armand ,  vous  n'y  êtes  jamais ,  à 

•  votre  terre.    —  Il  est  vrai  que  j'aime  peu  la 

•  campagne,   mais  j'irai   cependant  la  saison 


MADELEINE.  75 

•  prochaine...  il  faut  que  j'y  aille...  ma  sœur  y 
»  est  déjà  avec  son  mari ,  M.  de  Noirmont.  Ma 
»  sœur  désirait  beaucoup  revoir  notre  campagne 
»de  Brévillc...  C'est  là  que  nous  avons  passé 
«nos  jeunes  années^  près  de  notre  belle-mère 
«qui  nous  aimait  tant!  Il  est  possible...  il  est 

•  même  probable  que  je  vendrai  ma  propriété  à 
»M.  de  Noirmont...  11  s'y  fixera  avec  ma  sœur, 
«cela  leur  convient  mieux  qu'à  moi.  En  atten- 
«  dant,  nous  irou-'  nous  y  amuser  cet  été  :  c'est 
»  convenu.   —    Oui  ,   nous    ferons   danser  les 

•  paysannes.  —  Et  moi  je  les  peindrai.  » 

Armand  quitte  ces  messieurs  pour  aller  sa- 
luer une  dame  qui  vient  d'arriver,  quoiqu'il 
fût  alors  près  de  minuit.  La  nouvelle  venue  est 
une  blonde  qui  a  dû  être  jolie,  mais  qui  n'a 
plus  qu'un  restant  d'éclat  rehaussé  par  beau- 
coup de  toilette.  Elle  est  amenée  par  un  jeune 
homme  qui  semble  être  encore  dans  l'adoles- 
cence. 

A  l'arrivée  de  la  dame  blonde ,  madame 
Flock  et  Célanire  se  regardent,  se  pincent  les 
lèvres,  puis  madame  Flock  dit  à  demi-voix  à 
son  amie  :  «  C'est  Berlibiclie.  »  Et  Célanire  se 
met  à  rire    aux  éclats.    La  nouvelle  venue  va 


76  MADELEINE. 

dire  bonsoir  à  madame  Flock,  qui  s'écrie  :  Ah! 
»  c'est  vous  ,  ma  chère,  que  je  suis  aise  de  vous 

•  voir!...  venez,  donc  près  de  moi...    vous    me 
«porterez  bonheur;  je  perds  déjà  deux  cenis 

•  francs...  c'est  ridicule  de  jierdre  comme  ça, 

•  n'est-ce  pas?  Vous  avez  un  beau  cachemire... 
»  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  jeune  homme  qui 

•  est  avec  vous?  —  C'est  le  fds  d'un  député.  — 
»  11  a  de  beaux  boutons  en  diamants  !  » 

Dufour  cherche  Victor  pour  lui  demander  ce 
que  c'est  que  la  dame  blonde,  mais  Victor  est 
au  jeu.  Les  parties  sont  très-animées.  Déjà  le 
jeune  Armand  a  ouvert  plusieurs  fois  un  joli  petit 
meuble  placé  dans  un  coin  du  boudoir.  Il  y  a 
pris  de  l'or  pour' prêter  à  plusieurs  de  ses  amis 
et  pour  réparer  les  pertes  que  lui-même  a  déjà 
faites.  Dufour  s'est  assis  dans  un  coin,  derrière 
mademoiselle  Célanire.  Il  observe  ce  qui  se  passe 
et  se  dit  :  «  Voilà  un  jeune  homme  qui  va  bien 

•  vite!...  un  logement  qui  doit  être  fort  cher... 

•  des  maîtresses,  un  cabriolet,  un  jeu  d'enfer! 

•  Hum  !  ce  n'est   pas   avec  dix  mille  livres  de 

•  rentes    ([u'on   mène   longtemps    une   pareille 

•  existence...   Mais   qui   lui  donnera   de    bons 
»  conseils?  qui  lui  dira  de  s'arrêter?  je  ne  suis 


MADELEINE.  77 

•  pas  assez  lié  avec  lui  pour  cela...  Il  n'a  point 
»  de  parents  à  Paris...  il  n'écoute  que  M.  de 
»  Saint-Elme...  et  je  ne  crois  pas  que  celui-là 
»  lui  donne  des  leçons  de  sagesse.  Pourvu  qu'il 
»  me  paie  mon  tableau!...  » 

Madame  Flock  vient  de  quitter  la  partie,  elle 
est  fort  gaie  ;  elle  a  regagné.  Elle  vient  retrou- 
ver sa  confidente,  qui  fait  une  assez  triste 
figure,  parce  qu'aucun  homme  ne  lui  fait  la 
cour. 

«  Eh  bien  !  chère  amie ,  qu'est-ce  que  tu  fais 

•  là   isolée?  est-ce  que  tu  t'amuses  à  t'arrachcr 

•  les  dents!...  —  Dame!  je  ne  peux  pas  jouer, 

•  je  n'ai  pas  d'argent!...  on  ne  me  propose  pas 
»  de  m'en  prêter...  » 

Mademoiselle  Célanire,  en  disant  cela,  re- 
gardait autour  d'elle  ,  comme  pour  voir  si  on 
allait  lui  en  offrir;  mais  plusieurs  jeunes  gens 
qui  s'étaient  rapprochés  avec  madame  Flock  , 
s'éloignent  alors  très-vivement. 

«  Dis  donc  ,  Célnnire,  il  paraît  que  madame 
»Berlibiche  fait  des  éducations  maintenant.  Le 
»  monsieur  qu'elle  a  amené  peut  avoir  de  seize 

•  à  dix-huit  ans.  — C'est  égal,  il  est  gentil  et  il 
»a  do  bien  beau  linge!...  —  An  fait .  il  est  en- 


78  MADELEINE. 

»  core  mieux  que  celui  avec  lequel  elle  se  pro-«L 
«menait  il  y  a  quelque  temps...  Te  rappelles- 
»tu  un  grand  squelette  qui  mettait  au  moins 
«six  cravates  pour  se  faire  un  cou,  et  qui  avait 
»un  liabit  sur  lequel  on  aurait  si  bien  battu  le 
«briquet?...  Ah!  ali! 

»  —  Tous  ces  gens-là  ont  de  singuliers  noms, 
»se  dit  Dufour  :  Monsieur  Jaunisson,  madame 
»  Berlibiche...  c'est  une  femme  d'origine  aile- 
amande,  probablement.  » 

Saint-Elme  s'approche  en  ce  moment  de 
madame  Flock,  en  s'écriant  :  «  Toujours  gaie, 

•  toujours  folle  ,  toujours  charmante!...  —  Et 
»  vous ,  toujours  aimable  ,  toujours  galant,  tou- 
»jours  spirituel. 

»  —  Allons,  »  se  dit  Dufour,  «  ils  peuvent  al- 
»ler  loin  comme  ça;  ils  ont  l'air  de  se  renvoyer 

•  les  compliments  comme  on  se  renvoyé  un  vo- 
»  lant. 

»  —  Mon  petit  Saint-Elme,  »  dit  madame 
Flock  en  prenant  le  grand  brl  homme  par  son 
habit,  «  qu'est-ce  que  cette  vieille  Berlibiclie 
»  vient  donc  faire  ici?...  je  me  llatt(M[u'c]lr  n'a 

•  pas  la  prétention  de  m'enle\er  mon  Armand. 
»  0  Dieu!  mon  Armand,  l'astre  de  ma  vie!  Si  je 


MADELKl.Mi.  79 

»  croyais  qu'elle  eût  des  intentions  sur  lui,  je  la 
«provoquerais  au  pistolet  !...  C'est  que  je  tire 
»le  pistolet,  moi  !  j'ai  abattu  deux  fois  la  pou- 
>pée...  c'est  pas  une  farce,  demandez  plutôt  à 
»  Célanire.  » 

Célanire  qui  est  là  comme  Lazarille ,  répond 
sur-le-champ  :  Oiu',  oui,  elle  tire  comme  un 
«homme  !... 

»  —  Allons  ,  belle  amazone ,  chassez  ces 
«idées  de  guerre!...  Comment  pouvez-vous 
»  croire  que  de  Bréville ,  qui  sait  tout  ce  que 

•  vous  valez,  puisse  penser  à  une  autre?....  et 
«quelle  autre!  une  femme  qui  n'a  plus  rien  pour 
«plaire.  — Oh  1   je  sais  bien  que  je  suis  plus 

•  jeune  et  plus  jolie  qu'elle Elle  est  fanée  , 

•  usée,  passée  ;  je  sais  tout  ça,  c'est  égal,  les 
»  hommes  ont  quelquefois  des  caprices  si 
»  étonnants,  et  je  suis   sûre  que  Berlibiche   se 

•  mettrait   à  cheval   sur  les    chenets  pour  me 

«supplanter je  la  connais.  Enfin,  ayez  soin 

»  qu'au  souper  elle  ne  soit  pas  à  côté  d'Armand, 
»  ou  je  fais  une  scène,  je  vous  en  préviens. 

» —  Calmez-vous,  mau^aise  tète;  nous  au- 
»ronssoin  qu'elle  n'y  soit  pas.  —  A  la  b(>nne 
»  heure. 


80  MADELEINE. 

»  —  Eh   bien  !    monsieur   Dufour,  vou8   ne 

•  jouez,  pas?  »  dit  Saint-Elme  en  se  retournant 
vers  le  peintre. 

•  —  Pardonnez-moi,  je  viens  déjouer  dans 

•  l'autre  pièce.  —  Mesdames,  je  vous  présente 
»M.  Dufour,  un  de  nos  premiers  talents  en 
»  peinture.  —  Ah!  monsieur  est  peintre  !..  c'est 
B  drôle,  monsieur  n'a  pas  du  tout  l'air  d'un  ar- 
■  tiste...  n'est-ce  pas,  Célanire? 

B —   Je   voudrais  bien   savoir   de    quoi  j'ai 

•  l'air,  »se  dit  Dufour  tout  en  saluant  madame 
Flock  et  son  amie. 

» —  Monsieur,  j'aime  beaucoup  les  artistes, 
>  les  peintres  surtout,  ils  sont  presque  tous  ai- 
»  niables. ..  quel  genre  monsieur  peint-il?  —  Le 

•  paysage,  madame.  — Ah!  que  c'est  joU!.... 
»  comme  on  peut  faire  des  points  de  vue  inté- 

•  ressants. 

»  —  On    peut   se    faire    faire    en   baigneuse 

•  dans  un  paysage,  »  dit  mademoiselle  Célanire: 
«  c'est  cela  qui  est  joli.  —  Tais-toi  donc,  Céla- 

•  nirc.  Elle  veut  toujours   se  faire   peindre   en 

•  baigneuse...  par  coquetterie...   parce  qu'elle 

•  est  bien  faite...  Ali!  monsieur,   puisque  vous 

•  êtes  priutre,  vous  u\r  donncre-A  quelque  chose 


MADELEINE.  81 

«pour  mon  album car  j'ai   un  allnim    do 

•  commence',  j'ai  déjà  de  tiès-jolics  choses 

»  Vous  me  promettez,  un  petit  dessin  ,  n't.'St-ce 
»pas,  monsieur?  Je  prierai  Armand  de  vous  le 
»  rappeler.  » 

Dtifour   s'incline   en    murmurant   qneUpies 
mots  de    politesse,  et  va  dire   à  Victor  :   «  File 

•  est  sans   façon    cette    dame!...    c'csl  la  pre- 

•  mière  fois  qu'elle  me  volt  et  elle  me  demande 
«quelque  chose  !...    Quel  singulier  monde  qu<' 

•  tout  cela,  c'est  plus  élégant  que  les  petites 
»  mangeuses  de  pain  d'éj)ices  de   Saint-Clond, 

•  mais  dans  le  fond  cela  ne  vaut  guère  mieux. 

»  —  Mon  cher  Dufour,  il  faut  voir  un  peu  de 

•  tout...  Fais  la  cour  à  cette  grande  blonde  ;  je 
«suis  certain  qu'elle  ne  te  sera  pas  cruelle.  ■ — 

•  Non,  je  ne  ferai  la  cour  à  personne  ici....  Je 
»»  me  méfie  de   toutes  ces  dames-là...  Je  com- 

•  menée  même  à  craindre  que  mon  tableau  ne 
«soit  pas  encore  vendu...  mais  je  ne  le  livrerai 
»  j>as  à  crédit.  » 

On  annonce  que  le  souper  est  ser\i.  Armand 

engage  tout  le   monde   à   quitter    le  jeu   pour 

quehjue  temps;    il  donne  la  main  à   madame 

Floek  ,    et   passe    avec  elle  dans  \[nr  jiiècc  o\i 

I.  t) 


82  aiADKIlil.Mi;. 

une  table  est  servie  nvee  autant  de  goùl  que 
deléganee:  les  surtouts,  les  bougies,  les  fleurs, 
sont  artistement  placés  autour  des  mets  les 
plus  recherchés;  la  table  est  une  forêt  de  fleurs» 
et  de  lumières.  Dufour  admire  le  coup-d'œil  et 
dit  à  Victor  :  «  C'est  charmant ,  les  repas 
»  somptueux  donnés  par  Lucullus  n'étaient  pas, 
«je  le  gage,  aussi  parfaitement  servis,  mais 
»  mon  ami,  Lucullus  dépensait  des  sommes 
»  immenses  pour  un  seulrepas,  et  si  M.  Armand 
»n'a  que  dix  mille  livres  de  rente,  il  se  coulera. 

•  Ne  pourrait-on  pas  l'avertir  ? 

»  —  Veux-tu  te  taire,  Dufour,  joli  moment 

•  pour  faire  de  la  morale!...    Comme  ce  serait 
»  aimable    d'aller    dire   à   quelqu'un    qui  vous 
adonne  un  beau  souper;  monsieur,  vous  nous, 
«faites  de  la  peine...  vous  vous  ruinez — 

•  C'est  juste,   ce  n'est  pas  le  moment:   ilfaut 
»  souper  d'abord.  » 

Dufour  se  trouve  placé  à  coté  de  la  dame 
blonde  :  celle-ci,  mécontente  d'être  loin  du 
maître  du  logis,  chuchotte  avec  son  voisin  en' 
regardant  madame  Flock.  Dufour  voudrait 
bien  entendre  ce  qu'elle  dit;  mais,  en  penchant 
sa  tê  o   v<M!^  >i;«    voisine,  il  a    déjà  froissé  deux 


MADELElxNE.  8S 

fois  son  chapeau,  ce  dont  elle  a  paru  très-con- 
trariée. Le  souper  met  bientôt  toute  la  société 
en  gaîté;il  semble  que  ce  soit  une  réunion  d'a- 
mis intimes.  La  voisine  de  Dufour  conserve 
seule  un  air  sérieux.  Voulant  entamer  la  con- 
Ycrsation  et  tacher  de  se  faire  mieux  venir  par 
cette  dame,  le  peintre  prend  un  flacon  de  ma- 
laga  qui  est  devant  lui ,  puis  se  retourne  vers 
elle  en  lui  disant  :  «  Madame  Berlibiche  veut- 
elle  accepter  un  peu  de  malaga?  » 
.  La  grande,  blonde  regarde  Dufour  d'un  air 
courroucé.:»  —  Comment  avez-vous  dit,mon- 
»  sieur?  —  Je  vous  ai  demandé,  madame,  si 
«vous  vouliez  accepter  un  peu  de  malaga.  —  Ce 
»  n'est  pas  cela,  monsieur,  comment  m'avez- 
»  vous  nommée,  s'il  vous  plaît?  —  Mais  par  vo- 
wtrenom,  madame,  ne  vous  appelez-vous  pns 
«Berlibiche?  » 

Madame  Flock,  qui  écoutait  Dufour  part 
alors  d'un  éclat  de  rire  qui  dure  cinq  minutes, 
mademoiselle  Célanire  eu  fait  autant,  la  plupart 
des  jeunes  gens  qui  sont  là  les  imitent;  mais  la 
dame  blonde  ne  rit  pas  ,  elle  promène  autour 
d'elle  des  regards  furieux,  puis  les  reporte  sur 
'Dufour,  qui  est  re<ïlé    tout  int«>j(]il.  parce  ([ii'l] 


8/i  MADELEINE. 

nr  ronçoit  pas  que  le  nom  de  cetlo  damn  pro- 
diilsn  un  tel  effet   sur  la  soeiété. 

«  Berlibiehe!  »  s'écrie  enfin  la'grande  blonde , 
«  ilfaut  être  bien  mal  élevé  pour  se  permettre 
■  de  telles  plaisanteries...  Qui  vous  a  dit,  mon- 
»  sieur,  que  je  m'appelais  ainsi?  —  Madame... 
1»  pardon,  mais  c'est...  j'ai  cru  entendre....  — 
»Ali!  je  devine,  monsieur,  je  de\ine  d'où  cela 
u  vient;  apprenez,  monsieur,  que  je  me  nomme 
«madame  Roscville...  Anatole  ,  donnez-moi 
»mon  cliâle,  je  veux  m'en  aller. 

» —  Ahl  belle  dame,  »  s'écrie  Saint-Elme, 
«prend riez- volis  de  l'humeur  pour  un  nialen- 
»  tendu  ?  une  erreur  de  nom.  » 

Armand  se  lève  et  veut  aussi  calmer  la  dame 
blonde  :  celle-ci  n'écoute  rien;  elle  se  contente 
de  murmurer  :  •  Je  sais  d'où  çjjl  vient,  on  me  le 
«paiera.  «Le  jeune  Anatole  a  été  chercher  le 
cachemire;  la  dame  le  met,  prend  le  bras  de 
l'adolescent,  et  l'entraîne,  tandis  que  madame 
Flock  continue  de  rire  en  disant  :  «  Laissez-la 
1)  donc  aller...  que  je  puisse  rire  ;\  mon  aise.... 
»Ali!  monsieur  Dtifoin-,  que  vous  m'avez  fait 
«de  l)ien,  que  je  nous  ai  d'obligations.  — Ma- 
»  dame,    «i  j'ai  nommé  cette    dame  ain<;i.  (''«^st 


MADELEINE  85 

«parce  qu'il  m'a  scinblc  que  vous-même...  — 
«Certainement,  avec  Célaniie  ,  je  ne  l'appelle 
«jamais  autrement,  parce  que  je  trouve  qu'elle 
«ressemble  à  une  grande  biche,  et  puis  j'ai  as- 
»sez  l'habitude  de  donner  des  sobriquets  à  tout 
»le  monde!   Ah!  Dieu,  ai-je  ri,  je  n'en   puis 

•  plus!  » 

Cet  incident  fait  pendant  quelque  temps  le 
suj('t  de  la  conversation.  Comme  cela  divertit 
beaucoup  madame  Klock,  c'est  à  qui  de  ces 
messieurs  plaisantera  sur  le  nom  de  Berlibichc. 
Dufour  ne  dit  plus  rien  et  se  contente  de  sou- 
per. Bientôt  on  parle  du  jeu.  de  ceux  qui  ont 
été  le  plus  maltraités  par  la  fortune  ;  alors 
Sainl-Elme  s'adresse  à  Dufour  : 

0  11  me  semble  que  je  ne  vous  ai  pas  vu 
•jouer,  monsieur  Dufour.  —  Pardonnez-moi... 
»j'ai  même  perdu  cinq  napoléons...  en  pa- 
ît riant...  —  Contre  qui  donc?  —  Contre  votre 

•  voisin...  monsieur  Jaunisson.  * 

Dufour  était  justement  en  face  du  monsieur 
qu'il  désignait.  Au  nom  de  Jaunisson,  celui-ci 
fixe  sur  Dufour  des  yeux  enflammés  de  colère 
en  s'écrianl  :t  Monsieur,  il  est  bien    étonnant 


86  MADliLJilNE. 

»  que  vous  vous  permettiez  de  telles  épitliètes... 
»  et  que  vous  plaisantiez  sur  mon  teint... 

» —  Allons,  j'ai  donc  encore  dit  une  bêtise!» 
répond  Dufour,  et  il  en  est  bientôt  persuadé  en 
voyant  madame  Flock  se  tenir  les  côtes,  ainsi 
que  mademoiselle  Célanire  :  ces  dames  rient 
tant  que  bientôt  elles  sont  obligées  de  quitter 
lu  table.  Victor  et  Armand  parviennent ,  non 
sans  peine,  à  calmer  la  colère  du  monsieur  au 
teint  olivâtre.  On  retourne  au  jeu,  et  Duiour 
profite  de  ce  moment  pour  prendre  son  cha- 
peau et  s'en  aller  :  «  J'en  ai  assc/,  '»  se  dit-il, 
«  si  je  restais  encore,  je  ne  sais  pas  ce  que  je 
«dirais,  mais  cela  pourrait  mal  se  terminer,  et 
»  je  ne  me  soucie  pas  d'avoir  un  duel  parce  que 
•  madame  Flock  doiuie  des  sobri(juets  à  tout  le 
»  monde...  » 

Le  lendemain  de  cette  soirée,  Dufour  fait 
venir  un  commissionnaire,  lui  remet  son  ta- 
bleau de  la  forêt  de  Compiègne,  lui  donne 
l'adresse  de  M.  de  Saint-Elme,  et  lui  enjoint 
de  ne  point  laisser  le  tableau  sans  en  recevoir 
le  prix. 

Le  commissionnaire  pari,  et  revient  au 
bout  d'une  heure  avec  le  tableau  sur  les  bras. 


MAUIiLliLXK.  87 

«  Comment  !  est-ce  qu'il  n'en  veut  pus  }  »  s  c- 
crie  le  peintre. — cOli!  c'est  pas  ru. ..  mon- 
«sieur...  —  Pourquoi  rapportes-tu  mon  ta- 
•  bleau?  —  C'est  que  ce  M.  Saint-Elme  ne 
»  demeure  plus  là  depuis  trois  semaines,  et  il 
»n'a  pas  laissé  son  adresse... 

«  Je  me  suis  laissé  attraper  comme  un  en- 
flant, »se  dit  Dufour,  «  et  il  faut  encore  que  je 
«paie  le  commissionnaire.  Allons...  c'est  bien 
»  l'ait,  je  mérite  cela...  Décidément  ce  Saint- 
»Elme  est  un  intrigant,  un  chevalier  d'indus- 
»trie,  et  à  présent  je  g;agerais  mon  tableau  que 
»  c'est  lui  qui  dînait  à  vingt-deux  sous.  » 

Cette  aventure  rend  Dufour  encore  plus  mé- 
fiant ;  pendant  plusieurs  semaines,  c'est  en 
vain  que  Yictor  vient  le  chercher  pour  l'em- 
mener avec  lui,  le  peintre  ne  veut  plus  quitter 
son  atelier.  Mais  la  belle  saison  est  revenue. 
Déjà  le  jeune  de  Bréville  a  plusieurs  fois  rap- 
pelé à  Yictor  sa  promesse  d'aller  passer  quelque 
temps  à  sa  campagne  avec  son  ami  Dufour,  et 
Yictor  presse  l'artiste  de  faire  avec  lui  ce 
voyage.  Enfin  Armand  part  pour  sa  Terre  , 
mais  il  a  fait  promettre  à  Yiclor  de  s'y  rendre 
bientôt. 


88  MADELEINE. 

Yuii'  (le  iiouvcîiux  siles,  vui  ]inys  qu'on  lui 
aniioïK'c  comme  tiès-pittoicsque,  c'est  bien 
séduisant  pour  un  peintre. 

«  Mais  «i  je  dis  encore  des  sottises...  si  je 
«me  iais  encore  moquer  de  moi  chez  ton  mar- 
squis?»  (lil  Diilour.  — «  Ne  crains  rien,  mon 
«ami;  il  ne  s'agit  plus  d'être  avec  de  jeunes 
»  loiis  cl  des  lemmes  en  [retenues  ;  nous  devons 
»lrouv(>r  chi-A  Armand  sa  sœur  et  son  mari  : 
»  c'est  une  société  un  peu  sérieuse...  un  peu 
»  ennuyeuse  peut-être...  car,  d'après  ce  que 
«m'adit  Armand,  monsieuret  madame  de  Noir- 
n  mont  ne  s<mt  pas  très-gais  ;  mais  quand  nous 
«nous  ennuierons,  nous  irons  promener  dans 
»  les  bois,  dans  la  campagne.  —  Et  ce  Sainl- 
n  Elme,  ira-t-il?  —  Armand  est  parti  il  y  a  (piel- 
squcs  jours...  j'ignore  si  son  ami  l'a  accompa- 
»gné.  Que  t'importe!  ce  n'est  pas  chez  lui  que 
»  nous  allons...  —  Je  serais  d'ailleurs  curieux 
«de  sa\oir  ce  qu'il  me  dira  au  sujet  de  mon 
«tableau...  J'y  consens;   allons  en  Picardie... 

•  Je  vais  mr.  disposer   à  ce   voyage;  dans  trois 
«jours  js  serai  j^iêl...  —  (l'est  convenu...  Je  ne 

•  sai.s  pourcpioi,  mais  l'idée  de  ce    voyage  l'ait 
«battre  mon  cuiVir...  Ah!  mon  cher  Dui'our,  si 


MADELEINE.  80 

•  c'était  un  pressentiment...  si   dans  ce  pays 

•  j'allais  devenir  amoureux!  —  Parbleu!  il  se- 
iirait  bien  plus  étonnant  que  tu  y  fusses  sage... 
»  Mais  ce   sera  là  comme   ailleurs,  de  ces  feux 

»  cpii   brillent éblouissent    d'abord,    puis 

«s'éteignent  aussi  vite  qu'ils  se  sont  allu- 
»  mes.  » 


CHAPITRE  IV. 


D  UUMML    A     LA    FAIX. 


Victor  et  Diifour  ont  pris  la  voiture  qui  mène 
à  Laon  :  de  là  à  la  propriété  où  ils  se  rendent, 
A.rmand  leur  a  dit  qu'il  n'y  avait  que  trois  pe- 
tites lieues,  et  ils  veulent  faire  ce  chemin  à 
pied.  Ils  laissent  ù  la  poste  de  Laon  leurs  porte- 
manteaux, qu'ils  comptent  envoyer  chercher 
quand  ils  seront  che/.  le  jeun»'  de  Bréville,  et 
n'ayant  à  la  main,  l'un  qti'une  légère  badine, 
l'aulrc  que  son    livre   de   croquis,    ils  se  met- 


MADKLKIXli.  01 

tcnt  gaiment  en  marche  dans  le  chemin  qu'on 
leur  a  indiqué. 

On  est  aux  premiers  jours  de  juin:  le  feuil- 
lage des  arbres  commence  à  s'épaissir,  à  don- 
ner de  l'ombrage;  les  acacias  sont  dans  toute 
leur  beauté,  et  leur  blanche'  fleur  répand  au 
loin  un  doux  parfum,  tandis  que  les  chênes 
plus  paresseux  n'ont  encore  que  de  petites 
feuilles  qui  laissent  passer  les  rayons  du  so- 
leil. Mais  la  verdure  a  toute  sa  fraîcheur, 
tout  le  brillant  de  ses  premières  couleurs;  au- 
cune feuille  n'a  encore  quitté  sa  tige.  Que 
d'autres  admirent  les  beaux  effets,  les  tons 
plus  opposés  de  l'automne!  le  printemps  du 
moins  promet  de  longues  jouissances  :  c'est  le 
présent  et  l'avenir. 

Dufour  s'arrête  souvent  pour  contempler  un 
site,  un  point  de  vue,  et  il  s'écrie  :  «  C'est  char- 
»mant!...  je  suis  très-content  de  connaître  ce 
•  pays...  Conviens  ,  Victor,  qu'on  a  plus  de 
«plaisir sous  ces  ombrages  qu'avec  tes  Berlibi- 
»che,  Célanire,  et  même  les  demoiselles  de 
«Saint-Cloud?.. —  Je  n'ai  jamais  dit  le  con- 
»  traire...  mais,  sous  ces  arbres...  dans  ces  pe- 
»  tits  chemins  cou\erts,    conviens    aiis>i   iju'il 


92  MADELBINE. 

•  serait  bien   doux   de  se  promener  avec  une 

•  femme  aimable,  sensible,  et  qui  nous  aime- 
»rait  véritablement. 

» —  C'est  possible!...  pourtant,  moi,  je  pré- 
ïlère    ne    pas   être   amoureux  dans   un   beau 

•  pays...  ça  m'empêcberait  de  travailler...  Oh! 
»  le  bel  arbre,  attends  que  je  le  croque.  » 

Dulour  prend  son  crayon,  son  calepin,  et  se 
nicl  à  dessiner.  Pendant  ce  temps,  Victor  s'é- 
tcjid  sur  le  gazon  :il'  pense  aux  jolies  femmes 
qu'il  a  laissées  à  Paris,  et,  quoiqu'il  les  ait 
quittées  sans  regret,  il  voudrait  bien  en  tenir 
une  sur  ce  gazon,  sur  lequel  il  se  repose;  là, 
clic  lui  semblerait  cent  fois  plus  jolie  !...  H  est 
donc  vrai  que  le  changement  de  lieu,  de  site, 
peut  donner  encore  du  prix  aux  objets  que 
nous  délaissons. 

Dufour  a  croqué  s  >n  arbre  ;  mais  un  peu 
plus  loin  c'est  une  petite  fuite  d<'  terrain  qu'il 
veut  absolument  dessiner. 

«  Mon  cher  ami,  »  lui  dit  Victor,  «  si  tu  veux 
»  esquisser  tout  ce  qui  te  semblera  joli  sur  no- 
»)tre  route,  il  est  j)robable  que  nous  n'arri\('- 
»rons  pas  avant  la  nuit,  et  nous  risquons  fort 
»  de  nous  égarer  dans  ce  pays  que  nous  ne  con- 


MADEr,EI\E  93 

•  naissons  pas...  je  crois  mémo  quo  tii  nous  as 
ïdéjà  fait  perdre  notre  chemin. 

» — Tuas   raison...  j'ai  le  temps   de    faire 

•  tout  cela;  c'est  que,  lorsqu'on  voit  un  joli  ef- 
»  fet,  on  craint  toujours  de  ne  plus  le  retrou- 
»ver...  Allons,  en  route...  On  nous  a  dit  qu'il 
»  fallait  d'abord  passer  prr  le  village  de  Samon- 
>cey...  qu'il  était  au  milieu  des  bois...  Le 
»  vois-tu,  le  village?  —  Gomment  veux-tu  que 
»je  le  voie  s'il  est  entouré  de  bois?  Marchons 
1  toujours...  » 

Les  deux  voyageurs  marchaient  alors  sur  un 
terrain  fort  inégal  ;  à  chaque  instant  il  fallait 
descendre  de  petits  monticules,  puis  en  remon- 
ter d'autres  ;  des  buissons  de  genêts,  des  bou- 
quets de  chênes,  des  trembles,  des  bouleaux, 
donnaient  à  cette  campagne  un  aspect  pitto- 
resque. 

«  Ça  commence  à  devenir  fatigant  de  ne 
))  faire  que  monter  et  descendre,  »  dit  Dufour. 
»  A  coup  sur,  nous  ne  sommes  pas  sur  une 
•  grande  route.  —  On  nous  a  dit  qu'il  n'y  en 
«avait  pas,  et  que  pour  gagner  Samoncey,  il 
«fallait  traverser  les  bois.  —  Oui,  mais  il  y  a 
»nn  chemin  tracé  qu(î  suivent  les  paysans 


9/|.  MADKI.KINR 

•  Nous  y  clioiis  loiit-à-riicurc...  —  Il  ne  fallait 
«pas  aller  à  droite  et  à  gauelie  pour  dessiner, 
«nous  y  serions  encore...  Après  tout,  nous  ne 
«sommes  ni  dans  les  déserts  de  l'Egypte,  ni 
»  même  dans  les  landes  de  Bordeaux  ;  nous 
«nous  retrouverons  toujours.  —  Mais  le  jour 
«baisse...  et  la  nuit  il  n'est  pas  facile  de  se  re- 
»  trouver...  'Voyons  l'heure...  — Tu   as  donc 

«osé  prendre  ta  montre  pour  voyager? — 

«Parbleu!...  je  savais  bien  que  je  ne  serais  pas 
«foulé  comme  dans  le  parc  de  Saint-Cloud... 
»Ce  n'est  pas  que  cela  veuille  dire  que  nous 
»  n'ayons  rien  à  craindre  ici...  je  ne  connais 
»  pas  ce  pays.. .  j'ignore  s'il  y  a  des  vagabonds. .. 

•  des  voleurs.*. .  As-tu  des  pistolets  sur  toi?  — 
«Non,  je  les  ai  laissés  dans  mon  porte-man- 
»teau...  mais  j'ai  ma  badine.  —  C'est  cela,  si 
»>  on  nous  attaquait,  nous  aurions  une  badine 
»et  un  cra3"on  pour  nous  défendre!...  Sais-tu 
pq!i('  j'ai  cent  cinquante  francs  sur  moipji» 
)>suis  facile  à  présent  d'avoii  emj)orlé  tant  d'ar- 
»g(Mit...  mais  quand    on    doit    rester    quelque 

•  temps  dans  lui  jiays...  et  fju'on  espère  s'y 
«anuiser  un  ]i('U.  — Oh!  parbleu!  je  te  con- 
»  ^eill<'  de  Hiire  ton  embarras  av(>e  te»?  eiiH|uanle 


MADELEINE.  95 

pccus...  Et  moi  (jiii  ai  dans  ma  bourse  douze 
»  cents  francs  en  or. . . 

» —  Douze  cents  francs!....  quelle  folie!.... 
•  avoir  emporté  douze  cent  francs!... 

»  —  C'est  un  joli  denier  !  »  dit  une  voix  qui 
partait  de  derrière  un  épais  buisson.  Presque 
au  même  moment  on  écarte  le  feuillage,  et 
quelqu'un  se  trouve  tout  à  côté  des  deux  voya- 
geurs. 

C'était  un  homme  d'un  âge  déjà  avancé, 
mais  fort,  trapu,  vigoureux;  ses  yeux  gris,  en- 
foncés sous  des  sourcils  épaix,  étaient  à  la  fois 
vifs  et  hardis  ;  ses  lèvres  minces  semblaient,  en 
se  rapprochant ,  avoir  une  expression  mo- 
queuse; un  nez  long  et  crochu,  des  pommettes 
saillantes  et  fortement  colorées  achevaient  de 
donner  à  sa  physionomie  une  expression  sin- 
gulière. Il  était  vêtu  d'une  blouse  grise,  portait 
des  sabots,  un  bonnet  de  laine  de  couleur,  et 
tenait  sur  son  épaule  de  ces  larges  faux  dont  les 
paysans  se  servent  plutôt  pour  faucher  l'herbe 
que  pour  la  moisson. 

Dufour  est  resté  saisi  ;  Victor  lui-même  est 
un  moment  étonné  de  la  brusque  apparition 
de  cet  homme,  qui  scmblo  être  sorti   du  buis- 


0  MADELEIXl^. 

son  pour  se  trouver  sur  leur  passaj^e  ;  et  eelui- 
ei  répète,  en  les  regnrdant  l'un  après  l'autre 
d'un  œil  scrutateur  :  a  Oui...  c'est  un  joli  de- 
»  nier. 

» — Ah!  vous  trouvez?..  .  »  dit  Victor  en 
Axant  à  son  tour  l'iiomme  en  blouse,  'i  —  Mais 
«dame!...  — Vous  nous  écoutiez  donc?...  — 
)»11  n'y  avait  pas  besoin  d'écouter  pour  vous 
«entendre vous   parliez   assez   haut...   et 

•  puis,  quand  même,  est-ce  que  cela  vous  fà- 
oche?... 

»  —  Drôle  de  rencontre  !  «murmure  Dufour; 
«  cet  homme   a  une  tête  bien  caractérisée...  il 

•  serait  très-bien  à  peindre...    mais  pas  ici 

«Marchons  toujours...  il  a  une  polissonne  de 
»  faux  contre  laquelle  ta   badine    ne    brillerait 

•  pas.  —  C'est  un  faneur,  un  faucheur  qui  re- 
»  vient  de  son  travail...  — J'aime  à  le  croire... 
»  mais  nous  sommes  bien  sots  d'aller  crier  que 
«nous  avons  de  l'argent,  de  l'or  dans  nos  po- 
»ches...  C'est  une  imprudence  que  je  ne  me 
«pardonne  pas.  11  est  vrai  que  j'aurais  juré  que 
«nous  étions  seuls;  cet  homme  a  poussé  là 
«comme  un  champignon.  « 

Los  voyageurs  continuaient  leur  marche  dans 


MADELEINE.  97 

un  étroit  sentier  qu'ils  suivaient  alors;  le  pay- 
san marchait  derrière  eux.  Dufour  le  regardait 
souvent  de  côté,  en  disant  à  Victor  :  «  J'aime- 
j>rais  mieux  qu'il  fût  devant  nous...  laissons-Ic 
p  passer;  —  Tu  as  tort  de  te  méfier  de  ce  pay- 
))San...  au  contraire,  sa  rencontre  nous  sera 
»  utile.  •» 

Victor  s'arrête  et  s'adresse  à  l'homme  qui 
semble  les  suivre  :  «  Pourriez-vous  nous  dire  si 
»  nous  sommes   encore  loin  du   villa^^o  de  Sa- 

•  moncey?  —  Si  j' peux  vous  le  dire...  tiens, 
»  ça  serait  bon  si  je  ne  connaissais  pas  le  pays. .. 
«Non,  vous  n'êtes  pas  très-loin  de  Samoncey. .. 
»  îi  une  demi-lieuc  approchant...  —  Et  sni- 
»Yons-nous  bien  la  route  qui  y  conduit?  —  Ah! 
»par  les  bois  ou  par  les  champs,  on  y  va  tout 
Dde  même...  D'ailleurs  j'y  vais,  moi,  à  Samon- 
»  cey  :  ainsi,  si  vous  voulez  me  tenir  compa- 
»  gnie ,  vous  ne  vous  perdrez  pas. 

»  —  Je  ne  tiens  pas  absolument  à  sa  compa- 
»  gnie,  •  dit  tout  bas  le  peintre.  «  —  Pourquoi 
«cela?   —  C'est   à    cause  de   cette    diable   de 

•  faux...  S'il  allait  nous  prendre  pour  de  la  lu" 
«zernc...  —  Tu  es  foui  avec  lui  nous  ne  rls- 
»  quons  plus  de  nous  éfrarer.  — Soit...  aban- 

I.  7 


98  MADELEINE. 

>'  donnons-nous  à  la  Providence  ;  mais  marchons 
»  à  côté  de  lui. 

»  —  Vous  êtes  de  ce  pays,  brave  homme?  — 
«Oui,  je  suis  de  Gi/y  ;  c'est  à  une  demi-Heue 
»de  Samoncey...   plus  haut.  —  11  est  joli  ce 

•  pavs...  11  paraît  riche  et  bien  cultivé?  — Oh!., 
«comme  ça...  11  y  a  des  terrains  assez  bons. 
» — Vous  êtes  cultivateur?....  —  Non....  je 
«suis  journalier...  Et  vous,  qu'est-ce  que  vous 

•  êtes  ?» 

Cette  question,  toute  naturelle  dans  la  bou- 
che du  paysan,  fait  pourtant  sourire  les  voya- 
geurs. Mais  les  gens  de  la  ville  trouvent  tout 
simple  de  questionner  les  habitants  de  la  cam- 
pagne, et  se  formalisent  quand  ceux-ci  usent 
du  droit  de  réciprocité.  Cependant  Victor  ré- 
pond au  paysan  : 

*  Nous  arrivons  de  Paris...  Mon  ami  est  ar- 
«tiste.  —  Artisse!  quoi  que  c'est  que  ça?—  Je 
»  suis  peintre...  dessinateur,  si  vous  compre- 
»ncz  mieux.  —  Ah!  peintre,  oui,  je  comprends, 

•  vous   faites  des  ])eintures des  images 

•  comme  celles  qui  sont  sur  les   complaintes 

•  qu'on  vend  î'i  Laon...  des  Juif-Errant,  des 
»  Barbo-BIeue. 


MADELEINE.  09 

»  Ail!  le  Vandale!  »  s'écrie  Dnfoiir;  puis  il 
ouvre  son  calepin  et  montre  au  paysan  un  des 
points  de  vue  qu'il  venait  de  croquer,  en  lui 
disant  :«  Voilà  ce  que  je  fais...  Y  êtes-vous  à 
»  présent  ?  » 

Le  paysan  s'arrête  pour  regarder  à  son  aise 
le  croquis,  et  Dul'our  cherche  à  lire  dans  ses 
yeux  la  surprise  et  l'admiration,  mais  le  villa- 
geois ne  s'émeut  point,  il  dit  d'un  air  indiffé- 
rent :«  Ahl  oui...  ce  sont  des  arbres...  des  ga- 
»zons  ..  c'est  dommage  que  c'est  tout  noir... 
BJ'aime  mieux  les  images  en  couleur,  c'est  plus 
»  gentil. 

«  —  11  n'y  a  rien  à  répondre  à  ees  gens-là,» 
murmure  Dufour,  en  remettant  avec  humeur 
son  calepin  dans  sa  poche  ;  •  cela  n'a  aucun 
«sentiment  des  beaux-arts!... —  Eh!  pourquoi 
«vaS'tu  lui  parler  peinture ,  toi?  —  Pourquoi 
«se  permet-il  de  nous  demander  ce  que  nous 
»  faisons  ? — Parle-lui  culture,  labour,  semences, 
»  alors  il  saura  te  comprendre  ,  te  répondre.  — 
«Pourvu  qu'il  ne  nous  égare  pas,  c'est  tout  ce 
»que  je  demande...  Il  nous  fuit  prendre  bien 
«des  détours,  et  lu  nuit  approche...  Paysan, 


100  MADELEINE. 

«sommes-nous  bientôt  au  village? — Nous  y 
>  arriverons.  » 

En  disant  ces  mots,  l'homme  en  blouse  en- 
tre dans  un  sentier  bordé  d'épais  buissons  et 
recouvert  par  des  branches  de  chênes  qui 
forment  presque  le  berceau  en  se  joignant; 
mais,  le  jour  étant  déjà  très-bas,  on  voyait  à 
peine  clair  dans  cette  route.  Les  branches  de 
feuillages  touchaient  souvent  la  tête  des  voya- 
geurs, et  on  ne  pouvait  marcher  qu'un  de  front, 
tant  le  sentier  était  étroit. 

a  Dans  quel  chemin  nous  mène-t-il?»  dit 
Dufour  i\  Victor.  «  —  Ce  sentier  doit  être  fort 

•  agréable  quand  il  fait  du  soleil. —Mais  comme 
»  il  y  a  longtemps  qu'il  ne  fait  plus  de  soleil,  il 
»  n'était  pas  nécessaire  de  nous  mener  dans  un 

•  chemin  oii  à  chaque  instant  les  branches 
«peuvent  nous  aveugler...  Hum!...  je  me  dé- 
»fie  de  ce  gaillard-là...  Et  dire  que  nous  avons 
«laissé    nos    armes...    c'est-à-dire   tes   armes, 

•  dans  le  porte-manteau!...  Eh  bien!..,  qu'est- 
»ce  qu'il  fait  donc  maintenant?...  » 

Le  guide  des  deux  amis  venait  d'ôtor  la  faux 
de  dessus  son  épaule  gauche  pour  la  prendre 
dans  sa  main  droite ,  et  il  tournait  la  tète  pour 


MADELEINE.  101 

regarder  les  voyageurs  ;  mais  Dufour  s'était  ar- 
rêté spontanément  à  cette  action  du  paysan. 
«  Eh  ben,  messieurs...  est-ce  que  vous  n'a- 
»  vancez  plus  ?. ..  — Si  fait,  >  dit  Victor  qui  mar- 
chait le  dernier.  «Allons,  Dufour,  avance  donc, 

•  qu'est-ce  que  lu  fais-là  ;  —  Mais  je...  je  m'ar- 
»rête  un  peu...  je  suis  las...  Est-ce  que  nous  ne 
»  serons  pas  bientôt  dehors  de  ce  sentier,  mon 

•  camarade? —  Oh!  si...» 

Et  lé  paysan  qui  examinait  alors  sa  faux,  re- 
prend :  «Elle  est  fameuse  c'te  faux-là!...  un 
«bon  tranchant...  Si  à  l'armée  on  avait  de  ça, 
»et  qu'on  sût  s'en  servir  comme  moi,  ah  bigre! 
«ça  vaudrait  ben  leur  sabre  !...  C'est  qu'avec 
»  ça  on  ferait  tomber  des  hommes  par  demi- 
»  douzaines  ! 

»  —  Voilà  de  bien  mauvaises  plaisanteries  !  » 
dit  Dufour  à  demi-voix  et  en  regardant  Viclor. 
Celui-ci  le  pousse  pour  le  faire  avancer,  en  s'é- 
criant  :  «Allons,  brave  homme  ,  marchons,  s'il 
«vous  plaît,  car  nous  n'arriverons  jamais  avant 
»  la  nuit.  —  Dam',  i'  m'semble  que  c'est  vous 
»  qui  vous  arrêtez.  » 

On  se  remet  en  marche.  Dufour,  ayant  tou- 
jours les  yeux  lixés  sur  la  terrible  faux,  est 


102  MADELEINE. 

prêt  à  se  jeter  dans  les  broussailles  qui  bordent 
le  sentier,  au  premier  mouvement  qu'il  verra 
faire  à  leur  guide.  Celui-ci  ne  s'arrête  plus  et 
on  arrive  enfin  au  bout  de  l'étroit  chemin.  Mais 
on  est  toujours  dans  le  bois  ;  et ,  quoique  l'en- 
droit soit  moins  touffu  ,  on  ne  peut  voir  loin 
de\ant  soi,  parce  que  le  jour  est  près  de  finir. 

»Ce  village  de  Samoncey  est  bien  difficile  à 
atteindre!»  dit  Dufour  en  regardant  Victor  et 
en  poussant  un  profond  soupir  qui  fait  sourire 
son  compagnon.  Le  paysan  s'avance  toujours, 
marchant  à  travers  le  bois  et  ne  suivant  plus 
aucun  chemin  battu  ;  enfin  on  arrive  dans  une 
clairière  où  plusieurs  sentiers  aboutissent.  Le 
paysan  s'arrête  à  cet  endroit,  posant  sa  faux  à 
terre  et  s'appuyant  dessus  comme  un  suisse 
sur  sa  hallebarde  ;  il  regarde  autour  de  lui 
comme  s'il  cherchait  du  monde  dans  chacun 
des  sentiers  qui  s'offre  à  sa  vue. 

«  Eh  bien  I  mon  brave  houimc,  pourquoi 
»  restons-nous  là?»  demande  Victor.  «  —  Ah! 
»c'est  que  je  regardais  si  j<'  ne  n'apercevrais  pas 
«queuquc  ami...  qui  m'aurait  évité  la  peine 
»  d'aller  à  Samoncey. 

»  —  Ce  sont  SCS  complices  qu'il  clurcUe!...» 


^  MADELEINE.  105 

•  dit   tout   bar.   Dufour,  «n'attendons  pas   le 

•  reste  de  la  troupe...  Crois-moi,  Victor,  pre- 
»  nons  un  de  ces  sentiers  au  hasard  et  jouons 
»des  jambes...  11  ne  s'agit  pas  de  faire  le  brave 

•  contre  une  bande  de  voleurs,  surtout  quand 

•  on  n'est  pas  armé.  » 

Victor  est  un  moment  indécis;  il  dit  enfm 
au  paysan,  qui  regarde  toujours  autour  de  lui  : 
«  Si  vous  ne  voulez  plus  continuer  de  marcher, 
»  dites-nous  au  moins  notre  chemin  ;  nous  n'a- 
»  vons  point  de  temps  à  perdre,  car,  arrivés  à 
»  Samoncey,  nous  ne  serons  pas  encore  au  but 

•  notre  voyage,  puisque  nous  allons  à  la  terre 
»  de  M.  de  Bréville. 

«  —  Gomment  !  c'est  chez  M.    de   Bréville 

•  que  vous  allez?»  s'écrie  le  villageois;  puis  il 
laisse  échapper  quelques  éclats  de  rire  mo- 
queur. 

« —  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc  de  comique  là- 
dedans?»  dit  Dufour  avec  humeur  ;  et  il  ajoute, 
mais  de  manière  à  n'être  pas  entendu  :  «Ce 

•  butor  commence  à  m'échaufferles  oreilles  !... 

» —  Excusez  si  je  ris,  messieurs;  mais, 
«  voyez-vous,  c'est  que  si  vous  m'aviez  dit  plus 
ntùt  que  vous  alliez  chez  M.  de  Bréville,  je  ne 


lO/l  MADELEINE.  ^ 

«VOUS  aurais  pas  l'ait  l'aire  un  chemin  inu- 
»  Ijle...  vous  sciiez  arrivés  à  prêscnl.  Pour  aller 
»  chez  M.  le  marquis,  vous  n'aviez  pas  besoin 
»  de  passer  par  Samoncey...  ça  ne  fait  que  vous 
«allonger... —  C'est  à  Laon  qu'on  nous  a  in- 
»diqiic  ce  chemin. —  Ohl  je  connais  le  pays 
»  mieux  que  personne  ;  j'y  sommes  né  !. ..  Il  n'y 
»a  pas  un  arbre  dansées  bois  dont  je  ne  pour- 
»rais  vous  dire  l'Age!.,  il  n'y  a  pas  un  sen- 
»  tier  que  je  n'aie  parcouru  cent  fois  chaque 
«année!...  et  quant  à  la  maison  de  M.  de  Bré- 
»  ville,  pardié,  j'y  ai  été  assez  pour  la  connaî- 
»tre...  Madame  la  marquise  me  faisait  travail- 
«kr...  elle  m'employait  souvent...  Mais  tenez, 
«puisque  vous  allez  là,  v'ià  vot'  chemin;  il  est 
»  inutile  que  vous  veniez  avec  moi  à  Samoncey, 
»  ça  vous  retarderait  encore.  Prenez  ce  sentier... 
n  puis  le  premier  à  droite,  puis  la  route  qui 
«descend?  et  vous  yctes,..  Adieu,  messieurs, 
«bon  voyage...  et  ne  vous  laissez  pas  voler  en 
«roule...  ce  serait  dommage.» 

Sans  allendre  de  réponse,  l'homnif^  en  blouse^ 
remet  sa  faux  sur  son  épaule,  et  disparait  en 
s'('nf()uçant  dans  le  bois.  Les  deux  voyageurs 
le  regardent  aller  cl  se  regardent  ensuite. 


MADELEINE.  105 

•  Prendrons-nous  le  chemin  qu'il  nous  a 
»  indiqué?»  dit  enfin  Dufour.  i — Pourquoi  pas? 
,  —  C'est  qu'il  avait  un  drôle  d'air  en  nous 
«quittant...   Tu  n'as  pas  remarqué  le  ton  go- 

•  guenard  de  cet  homme  en  nous  disant  :  Ne 
»vous  laissez  pas  voler?... — Dufour,  tu  ne 
»  connais  donc  pas  les  paysans  ?  ces  gens-là  ont 
«presf^ie  toujours  un  air  moqueur  en  parlant 
»  à  des  habitants  de  la  ville  :  c'est  là  que  git 
«tout  leur  esprit.  Je  crois  que  tu  avais  grand 

•  tort  de  suspecter  l'honnêteté  de  cet  homme  ; 
»  tu  vois  qu'il  nous  a  quittés  sans  nous  traiter 
«comme  de  la  luzerne  avec  sa  redoutable  faux... 
»  —  Oui...  je  vois  qu'il  nous  a  promenés  fort 
«longtemps  à  travers  les  bois...  qu'il  semblait 
»  toujours  attendre  la  rencontre  de  quelqu'un, 
»  et  qu'enfin  il  nous  laisse,  à  l'entrée  de  la  nuit, 
»  dans  une  espèce  de  carrefour  où  nous  ris- 
»quons  fort  de  nous  perdre. —  En  vérité,  les 
"gens  méfiants  sont  bien  malheureux!  Tu  n'es 
«cependant  pas  poltron  ,  Dufour,  car  je  t'ai  vu 
«dans  l'occasion  tenir  tête  à  plus  d'un  adver- 
«saire. —  Sans  doute,  et  si  nous  étions  atta- 

•  qués  maintenant,  je  me  défendrais  comme 
»iin  lion;  mais  je  suis  persuadé  que  ce  serait 


106  MADELEINE. 

jfinutile...  et  je  trouve  que  la  prudence  peut 
»  très-bien  s'allier  à  la  bravoure.  —  En  atten- 
«dant,  suivons  le  chemin  qu'on  nous  a  indi- 
»qué,  et  au  diable  la  crainte;  j'aime  mieux  ne 
»  pas  prévoir  le  danger  que  de  m'inquiéter  d'a- 
»vance.  —  Et  moi,  j'aime  mieux  prévoir  les 
6  choses ,  afin  de  me  mettre  en  mesure  de  les 
»  éviter,  s'il  est  possible.  —  Nous  n'avons  pas  la 

•  même  manière   de  voir,  mon  cher  Dufour; 

•  mais  je  crois  que  la  mienne  doit  me  rendre 
»  heureux.  —  Et  moi ,  je  pense  que  la  mienne 
»  doit  me  faire  vivre  plus  longtemps.  » 

Tout  en  discourant,  ces  messieurs  avan- 
çaient dans  le  chemin  qu'on  leur  avait  mon- 
tré; mais,  telle  diligence  qu'ils  lissent,  la  nuit 
avançait  encore  plus  vite  qu'eux.  Bientôt  il  ne 
leur  est  plus  possible  de  voir  à  quatre  pas,  et 
ils  sont  obligés  de  ralentir  leur  marche  pour  ne 
pas  s'exposer  à  se  heurter  le  visage  contre  les 
arbres;  alors  Dufour  recommence  à  jurer,  et 
Victor  prend  le  parti  de  rire. 

•  Je  l'avais  bien  dit  1  ce  coquin  nous  a  éga- 
Brésl  —  Ce  paysan  est-il  cause  que  la  nuit 
«nous  empêche  de  trouver  notre  chemin!... 
n  Allons,   quand  lu  prendras   de  l'humeur,  en 


MADELEINE.  107 

»  serons-nous  plus  vite  chez  Armand...  dis  donc, 
»  Dufour...  il  me  semble  qu'il  pleut?...  —  Ehl 
«mon  Dieu,  oui;  c'est  pour  nous  achever...  Ces 
»  grosses  gouttes  d'eau  annoncent  un  violent 
»  orage...  et  moi  qui  ai  un  chapeau  neuf!...  il 
«sera  perdu... —  Mets-le  sous  ta  redingote... — 
•  C'est  ça,  et  je  me  promènerai  en  voisin...  Oh! 
»  l'infernal  bois...  Aïel  voilà  que  je  me  cogne 
»le  nez  à  présent!...  nous  n'en  sortirons  donc 
«jamais?...  —  Victoire!  victoire!  mon  pauvre 
»Dufourl... — Qu'est-ce  que  c'est?...  — Une 
«lumière...  Tiens,  vois-tu  là-bas?.  .  —  En  ef- 
»fet...  Ah!  Dieu,  comme  ça  fait  plaisir  d'aper- 
»  cevoir  une  lumière  quand  on  est  égaré!... 
«J'avais  souvent  lu  cela  dans  les  romans...  mais 
»je  n'avais  jamais  été  dans  cette  position... 
»  Pourvu  que  cette  lumière  ne  soit  pas  produite 
«par  un  feu  follet...  ou  un  ver  luisant.  —  Oh! 
«non,  il  ne  fait  pas  assez  chaud  pour  cela... 
«Avançons,  car  la  pluie  redouble.» 

Les  voyageurs  se  dirigent  vers  la  lumière, 
qui  ne  fuit  point  devant  eux,  parce  que  ce  n'é- 
tait pas  un  esprit  malin  qui  la  faisait  paraître, 
mais  qu'elle  éclairait  tout  simplement  hi  rez-de- 
chaussée  d'une  maison  située  au  milieu  du  bois. 


108  MADELEINE. 

«C'est  une  habitation,»  dit  Victor.  « — Oui... 
»  et,  autant  que  je  puis  voir,  cela  m'a  l'air  as- 
»sez  grand...  Pourvu  qu'on  veuille  bien  nous 
«recevoir...  Si  on  allait  nous  prendre  pour  des 
>  voleurs. ..  —  Que  le  diable  t'emporte  avec  tes 
«suppositions!...  Frappons  toujours.  » 


CHAPITRE  V. 


UN  CABARET    DANS  T.ES    BOIS. 


On  a  ouvert  la  porte  aux  deux  voyageurs, 
sans  même  s'informer  de  ce  qu'ils  demandent. 
C'est  un  grand  jeune  homme  en  veste,  en  sa- 
bots, en  bonnet  de  laine,  qui  est  devant  eux  : 
il  se  range  de  côté  pour  leur  livrer  passage.  Ce- 
pendant Victor  s'arrête  sur  le  seuil  de  la  porte 
en  disant;  «Excusez-nous,  monsieur,  nous 
«sommes  peut-être  indiscret»}  mais  la  pluie 


110  MADKI.ETNK. 

«tombe  très-forl,  et  nous  ne  connaissons  pas 
«  notre  chemin. 

9  —  Entrez  donc...  entrez  donc  !...  »  crie  une 
voix  forte  qui  part  de  l'intérieur  de  la  maison. 
«  Eh!  nom  d'une  pipe  !  est-ce  qu'il  faut  tant  de 
«façons  pour  entrer  chez  nous?...  » 

A  cette  invitation  un  peu  brusque,  les  deux 
amis  entrent  dans  la  maison.  Ils  se  trouvent 
dans  une  grande  pièce  d'un  aspect  triste  et 
sombre,  n'ayant  que  le  mur  pour  tenture,  et 
dont  le  plafond  est  noir  et  enfumé.  Une  im- 
mense cheminée  est  en  face  de  la  porte.  De 
chaque  côté  de  la  chambre  sont  deux  tables 
entourées  de  bancs  de  bois.  Un  grand  buffet  et 
quelques  chaises,  voilà  tout  l'ameublement  de 
cette  salle,  qui  n'a  que  la  terre  pour  parquet, 
comme  c'est  l'usage  dans  les  habitations  de 
paysans. 

Une  seule  lumière,  placée  sur  une  des  tables, 
éclaire  à  peu  près  la  salle.  Une  femme  d'un  âge 
mùr,  habillée  comme  une  villageoise  aisée,  est 
assise  près  de  la  liunière  et  travaille  à  l'aiguille. 
Un  peu  plus  loin,  un  grand  homme  d'une  cin- 
quantaine d'années,  mai»  fort,  replet,  et  au 
teint  vermeil,  est  accoudé  devant  un  petit  pot 


MAÈELEINF.  Ml 

de  faïence  et  un  verre. Le  ^rand  homme  qui  sem- 
ble être  le  maître  de  la  maison,  les  salue  de  la 
tête,  et  porte  son  verre  à  ses  lèvres  en  disant  : 
«A,votre  santé,  messieurs!....  Allons,  Babo- 
ïlein,  donne  du  vin  à  ces  messieurs....  ils  ne 
»  seront  sans   doute   pas    fâchés   de  boire  un 

•  coup...  Donne  un  litre....  ces  messieurs  boi- 
»ront  bien  un  litre...  Quand  on  a  marché,  on 
»  a  soif. 

» —  Il  me  paraît  que  nous  sommes  dans  un 
»  cabaret,  w  dit  Dufour  en  jetant  les  yeux  autour 
de  lui,  «Un   cabaret  au  milieu   d'un  bois!..., 

•  c'est  assez  singulier....  — Cela  fait  que  du 
»  moins  nous  y  resterons  tant  que    cela  nous 

•  conviendra    et    sans  crainte   de   gêner  per- 

•  sonne,  «  dit  Victor  en  s'asseyant  et  en  posant 
son  chapeau  sur  une  table,  tandis  que  Dufour 
secoue  le  sien  dans  un  coin  de  la  salle. 

K  II  me  paraît  que  vous  vendez  du  vin,  mon- 
a  sieur,  »dit  Victor  en  s'adressant  au  maître  du 
logis.  «  Oui,  monsieur;  dame...  à  la  campagne 
»  on  fait  ce  qu'on  peut  pour  gagner  sa  vie!... 

»  —  Si  du  moins  vous  ne  buviez  pas  tout  le 

•  bénéfice  1...  »  dit  d'une  voix  aigre  et  d'un  ton 
sec  la  femme  occupée  {\  coudre. 


442  ilVDELEINE. 

« — Allons,  madame  Grandpierre,  n'allez- 
»vous  pas  me  faire  passer  pour  un  ivrogne  aux 

•  yeux  de  ces  messieurs  qui  ne  me  connaissent 

•  pas  !  —  Vraiment!  s'ils  vous  connaissaient,  ils 

•  sauraient  déjà  à  quoi  s'en  tenir.  —  Ah!  Jac- 

•  queline!  tu  veux  me  fâcher....  mais  tu  sais 
»  bien  que  c'est  diiricile.  Crie!...  grogne!.,,  ça 
«m'est  égal!....  je  m'en  moque  comme  d'une 
»  futaille  vide  !  » 

Le  grand  jeune  homme,  qui  était  allé  dans 
une  pièce  voisine,  revient  avec  un  broc  et  des 
Verres  qu'il  place  devant  les  doux  amis.  Dufour, 
qui  a  fini  de  secouer  son  chapeau  et  d'essuyer 
sa  redingottc,  s'assied  près  de  Victor  en  lui  di- 
sant :  «Nous  ne  boirons  jamais  ça  !. ..  —  Qu'im- 
»  porte!  il  faut  bien  payer  l'abri  qu'on  nous 
«donne.  » 

Victor  se  verse  du  vin  ainsi  qu'à  son  compa- 
gnon. Le  maître  du  logis  se  lève  tenant  son 
verre  à  la  main,  et  vient  trinquer  avec  ses  nou- 
veaux hôtes,  qui,  pour  répondre  à  cette  poli- 
tesse, tâchent  d'avaler,  sans  faire  trop  de  gri- 
maces, le  vin,  ou  plutôt  la  piquette  qu'on  vient 
de  leur  servir, 


MADEr.niNH.  113 

«  Ces  messieurs  ne  sont  pas  du  pays?  »>  dil  h; 
pa3'san  après  avoir  ijii. 

» — Non,  nous  nnivons  de  Paris;  nous  allons 
«chez  M.  de  Bré ville...  le  connaissez-V(uis?  — 
»01i!  oui,  messieurs...  c'est-à-dire,  je  connais- 

«sons  sa  propriété car  pour  ce  qui  est  du 

«jeune  marquis  de  Bréville,  je  ne  pouvons 
»  guère  le  connaître;  depuis  la  mort  de  sa  b(;li(^- 
»mère,  lui  et  sa  sœur  ont  quitté  leur  maison... 
»et  ils  n'y  étaient  jamais  revenus...  mais  j 'avons 
«appris,  il  y  a  queuques  jours,  que  le  jeune 
»  marquis  était  arrivé  à  sa  campagne,  ([ue  sa 
«sœur  y  était  aussi  avec  son  mari.  Je  ne  savons 
•  pas  si  c'est  pour  s'y  fixer...  Mais  ces  messieurs 
«sont  sans  doute  de  leur  société,  puisqu'ils 
«vont  chez  monsieur  le  marquis? —  Oui,  nous 
«sommes  amis  d'Armand;  nous  venons  passer 
»  quelque  temps  à  sa  terre.  Nous  avons  quitte 
«la  voiture  à  Laon,  et  nous  nous  sommes  mis 
«en  route  à  travers  les  bois;  nous  pensions  ar- 
«river  avant  la  nuit  ..  mais  quand  on  ne  con- 
«naît  pas  bien  les  chemins... 

»  —  Oui...  et  qu'on  fait  de  ni.tiuvaises  ren- 
«contres,  »dit  Dui'our. 

«  —  Comment!....   vous  avez  fait  de  mau- 
1.  8 


Mfl  MABF.LKÏNT.. 

»  vaises  rencontres  dans  ces  bois!  »  s'écrie  le 
paysan. 

« —  Non...  mon  ami  plaisante,»  dit  Victor; 
«  c'est  de  l'orage  qu'il  veut  parler.  —  Ah!  il  est 
y>  vrai  que  vous  êtes  bien  mouillés  !  Voulez-vous 
»  qu'on  fasse  du  feu  à  l'àtre  pour  vous  sécher? 
»  Quoiqu'il  ne  fasse  pas  froid,  la  pluie  est  mau- 
»vaise  sur  le  corps...  — Ma  foi,  je  crois  que 
wous  avez  raison...  le  feu  nous  séchera  plus 
»  vite,  et  si  cela  ne  vous  donne  pas  trop  de 
»  peine...  —  Pas  du  tout...  d'ailleurs,  il  faudra 
»  toujours  du  feu  pour  faire  chauffer  le  souper. . . 
«Allons,  Babolein...  voyons,  remue-toi  un  peu, 
»nu  lieu  de  rester  là  dans  un  coin  comme  un 
B grand  fainéant!... 

»  —  C'est  ça!...  »  dit  la  paysanne  avec  hu- 
meur; «c'est  toujours  à  Babolein  qu'on  s'en 
«prend  !  il  faut  que  ce  soit  lui  qui  fasse  tout!.., 
»  Et  pourquoi  n'appelez-vous  pas  Madeleine?... 
«pourquoi  ne  descend-elle  pas?...  est-ce  qu'elle 
»  dort  déjà,  cette  paresseuse?....  Latrouvez- 
»  vous  trop  grande  dame  pour  lui  faire  allumer 
»le  feu?..  Iluml..  quelle  patience  il  fnul  avoir 
»  ici  !. .. 

„  —  Mon  Dieu  !  ne  \  mis  tVidu'/  pns.  ma  mère. 


MADELEINE.  115 

«  dit  le  jeune  paysan  en  plaçant  du  bois  dans 
la  cheminée,  «laissez  Madeleine  se  reposer.... 

•  elle  était  malade  ce  matin....  vous  savez, 
»ben  qu'elle  n'est  pas  forte  et  qu'un  rien  la 
«fatigue...    ce   n'est   pas   qu'elle    manque    de 

•  bonne  volonté.... — Oli!  oui,  de  la  bonne 
»  volonté. . .  de  belles  paroles  ! . . .  des  phrases  ! . . . 
p  on  n'conduit  pas  une  maison  avec  ça  !...  mais 
non  cajole  les  hommes —  et  on  se  fait  dorlo- 
»ter!....  —  Oh!  oh!  not*  femme!....  tu  veux 
«donc  toujours  crier?...  eh  ben  !  à  ton  aise!... 
«crie!...  A  ta  santé!  à  la  vôtre,  messieurs!» 

Le  jeune  peysan  ayant  allumé  le  feu,  Victor 
et  Dufour  vont  se  placer  devant  la  cheminée. 
Le  maître  de  la  maison  se  remet  devant  son  pot 
de  vin,  et  son  fds  va  s'asseoir  dans  un  coin  de 
la  chambre,  tandis  que  la  paysanne  murmure 
encore  en  travaillant. 

La  pluie  continuait  de  tomber,  on  l'enten- 
dait battre  les  vitres  de  la  fenêtre. 

a  Nous  sommes  bien  heureux  d'avoir  trouvé 
«cette  maison,  »  dit  Victor,  «  l'orage  redouble, 
»  et  je  ne  sais  ce  que  nous  serions  devenus  ! 
«mais  pour  peu  que  cela  continue,  il  faudra 
«peut-être  que  vous  nous  donniez  à  coucher,., 


116  MADELEINE. 

»  —  Qu'à  cela  ne  tienne,  messieurs;  nous 
»  avons  de  quoi  vous  loger...  Au  fait,  vOuS  êtes 
»  encore  à  une  dcmi-licue  de  chez  M.  de  Bré- 
»  ville,  et  cet  orage  doit  avoir  rendu  les  che- 
»mins  bien  mauvais.  — Alors  je  vois  que  nous 
«  serons  vos  hôtes  pour  cette  nuit  :  qu'en  penses- 
»tu,  Dufour? 

Du  four  était  alors  occupe  à  passer  en  revue 
tous  les  coins  de  la  salle,  et  ses  3'eux  venaient 
de  s'arrêter  sur  une  encoignure  qui  se  trouvait 
au  bas  d'un  petit  escalier,  et  qu'il  n'avait  pas 
encore  remarquée  :  dans  cette  encoignure 
étaient  deux  hjsils  et  un  grand  coutelas. 

«  Eh  bien  !  Dufour,  lu  ne  me  réponds  pas  !  » 
dit  Victor,  «je  te  demande  si  tu  es  d'avis  de 
»  coucher  ici?... 

»  —  Mais...  peut-être...  je  ne  dis  pas  non... 

•  cependant,  si  on  nous  attend  ce  soir  chez 
»M.  de  Bréville?...  — On  ne  nous  attend  pas 
«plus  ce  soir  que   demain! —    Est-ce  que  tu 

•  n'entends  pas  la  pluie? —  vcux-lu  que  nous 
«allions  nous  casser  le  cou  dans  le  bois? —  et 
«comment  trouvciions-nous  notre  chemin  la 
»nuil,  puistpie  nous  nous  sommes  perdus  le 
njour?...  — Perdus...  hum!  ce  n'est  pas  nous 


MADELEINE.  117 

«qui  nous  sommes  perdus...  on  nous  a  peut- 
»êtrc  égarés  avec  intention...  » 

Dufour  avait  dit  ces  derniers  mots  à  voix 
basse,  mais  Victor  n'y  a  pas  fait  attention  ;  il 
prend  une  chaise  et  s'assied  devant  le  feu.  Du- 
four regarde  toujours  du  côte  de  l'encoignure  ; 
enfin  il  s'adresse  à  leur  hôte  : 

«  Il  me  paraît  que  vous  êtes  chasseur,  mon- 
»  sieur?  —  Chasseur...  ma  foi,  non!  Pourquoi 
»ça? — C'est  que  je  vois...  des  fusils...  là-bas. — 
«Ah!  écoutez  donc,  quand  on  demeure  au  mi- 
))lieu  d'un  bois....  loin  de  toute  habitation,  il 
»est  bon  d'avoir  des  armes...  Ce  n'est  pas  que 
»le  pays  soit  mauvais...  mais  qucuqiiefois  des 
»  vagabonds  peuvent  entrer  chez  nous,  comme 
»  pour  boire  ;  et  dame,  on  pourrait  se  battre,  se 
«tuer  ici,  ([ue  personne  ne  viendrait  y  mettre 
•  empêchement.  — C'est  fort  agréable! — Buvez 
«donc,  monsieur...  — Merci,  je  n'ai  plus  soif. 
» —  Vous  soupercz  avec  nous,  au  moins?  —  Je 
»  n'ai  pas  grand'faim. . . 

» — Moi,  je  souperai  très-volontiers,»  dit  Vic- 
tor ;  «  la  marche  m'a  donné  de  l'appétit  :  d'ail- 
«leurs  nous  n'avons  pas  mungc  depuis  (j[ualre 


118  MADELEINE. 

•  heures,  et  il  est voyons neuf  heures 

«bientôt.  » 

Victor  avait  tiré  sa  montre  pour  regarder 
l'heure;  le  jeune  paysan  quitte  la  place  où  il 
était  assis,  et  vient  tout  près  de  Victor,  en  s'é- 
criant  :  «Oh  !  la  belle  montre  !..  Regardez  donc, 

«mon  père,  comme  c'est  joli! comme  c'est 

«travaillé!...  C'est  de  l'or,  n'est-ce  pas,  mon- 
»  sieur?  —  Oui,  sans  doute. 

» — Oh!  tu  n'en  es  pas  bien  sur,»  dit  Du- 
l'our  en  essayant  de  faire  des  signes  à  son  ami. 
«  —  Comment,  je  n'en  suis  pas  sûr!...  tu  plai- 
»  santés,  je  pense;  elle  m'a  coûté  assez  cher. — 
«Goûté!...  coûté...  on  aies  montres  pour  rien 
»  à  présent. 

» —  Je  n'aurai  jamais  une  belle  bijouterie 
»  comme  ra,  »  dit  le  jeune  homme  en  poussant 
un  soupir. 

»  —  Peut-être,  mon  garçon;  eh!  eh!...  ou 
»  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver.  »  Et  en  disant 
ces  mots,  le  maître  de  la  maison  avale  un  verre 
de  vin. 

»  —  Je  crois  qu'il  ne  pleut  plus,  j' dit  Dufour 
en  s'approchant  de  la  fenêtre. 

•  — Oh!  monsieur!  ça   redouble,  au    cou- 


MADELEINE.  119 

»  traire  ,  »  dit  Baljul(.nn.  «  Le  temps  est  pris  ;  en 
»v'lù  pour  la  nuit...  Oh!  c'est  fini,  vous  ne 
«pouvez  plus  vous  en  aller...  » 

Dufour  ne  répond  rien  et  va  s'asseoir  près  de 
Victor  ;  il  garde  le  silence  et  se  contente  de 
jeter  souvent  des  regards  autour  de  lui ,  se  re- 
tournant brusquement  au  moindre  mouvement 
que  font  les  habitants  du  logis. 

«  Ah  çà  !  puisque  décidément  ces  messieurs 
»  couchent  ici ,  «dit  la  vieille  lemme  ,  «  il  faut 
«qu'on  leur  prépare  des  lits...  une  chambre... 
» —  Voulez-vous  que  j'y  aille,  ma  mère?...  — 
sNon...  mais  cette  petite  ne  descend  donc  pas? 
«Madeleine...  Madeleine  ! 

» — Me  voilà!  »-a  répondu  une  voix  douce; 
et  presqu'au  même  instant ,  une  jeune  fdle 
descend  l'escalier  de  bois  qui  communique 
avec  le  haut  de  la  niaison. 

Victor  s'est  bien  vile  retourné  pour  voir  la 
jeune  fille.  Celle-ci  est  très-petite;  elle  n'a  ni 
embonpoint  ni  fraîcheur,  son  teint  est  pâle,  ses 
yeux  assez  petits  sont  presque  toujours  baissés, 
sa  bouche  est  grande,  son  nez  moyen,  ses  che- 
veux bruns  sont  relevés  sans  nulle  coquetterie  ; 
en  gênerai.  ri<-n  ne  peut    séduire  dan?  le  pre- 


j  20  MADELEINE. 

micr  aspect  de  cette  jeune  lille;  et  Victor  se 
leîouriK;  bientôt  vers  Durour  en  lui  disant  tout 
bas  :  «  Elle  ii'cst  jias  jolie!  —  Qu'est-ce  que  <;a 
»  me  lail  !  •'  répond  le  peintre  avec  humeur. 

La  jeune  ilUc  a  lait  aux  voyajieurs  une  révé- 
rence ({ui  n'a  rien  de  |;auclie  ni  d'emprunté. 
Elie  sourit  à  M.  Grandpierre ,  qui  lui  fait  un 
l)eîil  signe  de  tète  ;  puis  elle  s'avance  timide- 
ment vers  la  vieille  paysanne,  qui  lui  dit  d'un 
ton  dur  : 

«  J'espère  que  vous  avez  eu  le  temps  de  vous 
»  reposer. ..  Dieu  merci!  Depuis  le  dîner  vous 
«clés  remontée  dans  votre  chambre...  Vous 
»n'èlcs  donc  plus  bonne  qu'à  dormir,  ici? 

n —  Pardon,  madnme,  c'est  que  j'avais  si 
»  uKil  à  la  tète...  comme  de  la  migraine... 

» —  Ah!  oui!  la  migraine...  dites  plutôt  la 
)»  p.aressei  Qu'esl-ce  que  c'est  <[u'une  lille  de 
))ili\-hiiil  ans  ([ui  n  la  nn'graine!  Est-ce  que  j'ai 
0  jamais  (.-u  de  tout  ça,  moi?  mais,  si  on  \ous 
«écoute,  vous  aurex  tous  les  jours  (jiielque 
»  chose. 

»  —  Allons,  allons,  Ja("quelin(',  que  tout  ea 
«iinisse!  «dit  maître  Granclpierre  en  élevant  la 
voix.  ♦  Crie  après  moi  tant  (pie  lu  voudras...  i;a 


MADELEINE.  121 

»  niVst  égal,  je  ne  t'ccoutc  pas.  Mais  laisse  Ma- 
ndeleine  en  repos  ..  tu  lui  fais  du  cli?ij;nn...  et 
»  c'est  mal.  Va,  Madeleine,  va,  mon  enfant,  pré- 
»  parer  la  chambre  au  bout  du  corridor  et  deux 

«lits  pour  ces  messieurs  qui  couchent  ici 

»  Dcpêclie-toi  ;  nous  t'attendrons  pour  souper.» 

La  jeune  fille  ne  répond  fpie  par  une  incli- 
nation de  tête.  Elle  prend  une  lumière  et  re- 
monte vivement  l'escalier.  Le  grand  Babolein 
n'a  pas  quitté  des  yeux  Madeleine  tant  qu'elle 
a  été  clans  la  salle  ;  lorsqu'elle  remonte  ,  ses  re- 
gards la  suivent  encore  ;  il  reste  la  bouche 
béante,  le  cou  allongé,  et  les  yeux  attachés 
sur  le  haut  de  l'escalier. 

-    «  C'est  votre  fdle,  madame?  «dit  Victor  en 
s'adrcssant  à  la  paysanne. 

»  —  Non  ,  monsieur,  ce  n'est  pas  ma  fdle  ,» 
répond  madame  Grandpierre  d'un  air  d'hu- 
meur. 

«Alors,  c'est  sûrement  votre  nièce?  «dit 
Dufour.  — Pas  davantage. 

» —  Oh!  j'aime  ben  mieux  qu'elle  ne  soit 
»  pas  ma  sœur,  »  dit  le  jeune  paysan  d'un  air 
niais. 

« —  Voyez-vous  ça!  «reprend  la  vieille.  «Ne 


122  MADELEINE. 

»  t'aviserais-tu  pas  de  vouloir  qu'elle  soit  ta 
»lenime...  grand  imbécile!  Je  voudrions  ben 
»  voir  ça. 

»  —  Allons  5  silence!» dit  d'une  voix  de  Sten- 
tor le  maître  de  la  maison.  «  Vous  avez  le 
«temps  de  crier  quand  il  n'y  a  personne.  Jac- 
»  quelinc ,  occupe-toi  du  souper,  ça  vaudra 
»  mieux. 

» —  Puisque  ce  n'est  ni  leur  iille  ni  leur 
»  nièce ,  »  dit  tout  bas  Dufour  à  Victor,  «  ce  n'est 
•  donc  que  leur  servante.  Cependant  ce  Grand- 
»  pierre  semble  la  traiter  avec  bien  de  la  bonté, 
»2)resque  des  égards...  Je  voudrais  savoir  ce 
«que  c'est  que  cette  Madeleine...  pourquoi  elle 
»  a  l'air  triste...  pourquoi  elle  est  pâle...  pour- 
»  quoi  elle  est  sombre...  pourquoi...  —  Ah!  te 
«voilà  encore  avec  ta  curiosité!...  —  Tu  n'es 
»pas  curieux  parce  que  la  jeune  iille  n'est  pas 
»  jolie;  si  elle  te  plaisait,  tu  aurais  déjà  fait 
«mille  questions  à  son  sujet. —  —  C'est  pos- 
«sible.  B 

Madeleine  ne  tarde  pas  à  redescendre.  Elle 
va  ,  sans  rien  dire  ,  aider  Jacqueline  dans  les 
apprêts  du  souper.  Vive  et  alerte  ,  en  deux  mi- 
nutes elle  a  préparé  le  couvert.  Le  grand  Babo- 


MADELEIiNK.  123 

Icin  la  suit  des  yeux  et  semble  l'admirer;  mais 
Madeleine  tient  toujours  les  regards  baissés,  et 
ne  les  porte  pas  plus  sur  les  étrangers  que  sur 
les  habitants  de   la  maison. 

Victor  est  resté  assis  devant  le  feu ,  ne  son- 
geant qu'à  faire  sécher  ses  boites.  Mais  Dufour 
regarde  ce  qui  se  passe  ,  et  il  remarque  que  lu 
jeune  fdle  fait  tout  avec  autant  d'adresse  que 
de  grâce  :  cela  lui  paraît  encore  fort  singulier 
dans  une  servante  de  cabaret. 

«  Madeleine,  «dit  Grandpierre  au  bout  d'un 
moment,»  ces  messieurs  vont  à  Brcville,  chez, 
•  monsieur  le  marquis...  c'est  l'orage  qui  les  a 
»  retenus  ici. 

»  — A  Bréville  !  s'écrie  la  jeune  fille,  et  pour  la 
première  fois  elle  lève  ses  yeux  et  les  porte  sur 
Victor  et  son  compagnon;  une  légère  rougeur 
colore  ses  joues ,  ses  regards  se  sont  animés  , 
mais  bientôt  cette  expression  disparaît  pour 
faire  place  à  un  sentiment  de  mélancolie  ,  et 
Madeleine  rebaisse  les  yeux  et  soupire  en  mur- 
murant :  ('  Ah  !  ces  messieurs  allaient chez 

»  monsieur  le  marquis  .. 

» —  On  dirait  que  cela  l'inléressc,  »  dit  tout 


\  24  MADELKINE. 

bas  Dufour  ù  Victor  :  ï  Ne  trouves-lu  pas  cela 
«singulier?  —  Ah!  Dufour,  que  tu  m'ennuies 
»  avec  tes  conjectures!  —  C'est  qu'il  me  semble 

•  qu'il  y  a  du  mystère  dans  cette  maison.  Enfin, 
»pour\u  que  mes  soupçons  ne  soient  pas  fon- 
»dés,  c'est  tout  ce  que  je  demande!  Une  vieille 

•  femme  méchante...  deux  hommes  qui  ont 
»  chacun  six  pieds  au  moins...  et  une  jeune  fille 
»  qui  ne  lève  pas  les  yeux...   c'est  bien  louche. 

•  Dis  donc ,  Victor,  te  rappelles-tu  un  certain 
«roman  traduit  de  l'anglais  de  Lewis...  le 
n Moine...  Tu  as  lu  (c  Moins,  hein?...  — Sans 
«doute.  Après.  —  Ce  roman-là  me  faisait  tou- 
»  jours  fiissonner.  11  y  a  dedans   une  scène  de 

•  voleurs  dans  une  forêt...  llein  !  notre  situu- 
»  lion  ressemble  un  peu  à  cette  scène-là! —  — 
»  Allons,  tu  es  un  fou. 

»  —  A  table  ,  messieurs ,  »  dit  le  maître  de  la 
maison  en  se  levant  :«  Nous  vous  offrons  ce 
«que  nous  avons...  on  ne  se  procure  pas  ce 
«qu'on  veut  si  tard.  —  Ce  sera  fort  bien,  mon- 
»  sieur:  <'n  voyage,  l'appétit  empêche  qu'on  soit 
«dillicile;  d'ailleurs  \olre  table  est  très-bien 
•  garnie.  » 

Viclor  se  place ,  et  Dufour  s'assied  près  de 


MADELEINE.  125 

lui.  Tous  les  habitants  do  la  maison  se  mettent 
à  table  avec  les  deux  voyageurs.  La  jeune  fille 
se  trouve  être  en  face  des  étrangers,  de  temps 
à  autre  elle  lève  les  yeux  pour  les  regarder, 
mais  elle  les  rebaisse  bien  vite  quand  elle  pense 
qu'on  l'observe. 

Des  légumes  et  des  œufs  composent  le  sou- 
per; Victor  y  fait  honneur;  Dufour  ne  mange 
de  quelque  chose  qu'après  en  avoir  vu  manger 
à  ses  hôtes  ;  Madeleine  ne  ])rend  presque  rien  , 
et  elle  ne  parle  pas  ;  la  vieille  murmure  après 
la  jeune  fdie  parce  qu'elle  ne  mange  pas,  après 
son  fils  parce  qu'il  mange  trop,  et  après  son 
mari  parce  qu'il  ne  cesse  de  boire.  Dufour  re- 
marque tout.  Les  regards  que  Madeleine  jette  ù 
la  dérobée  sur  lui  et  son  ami  sont  ce  qui  l'in- 
trigue le  plus. 

On  est  encore  ù  table  lorsqu'un  coup  violent 
retentit  sur  la  porte  d'entrée  de  la  maison. 

a  Voilà  du  monde  qui  arrive  bien  tard  !  »  dit 
Victor,  a  —  Et  par  un  bien  mauvais  temps ,  » 
ajoute  Dufour. 

«  —  Oh!  je  parie  que  je  devine  qui  c'est ,  » 
répond  maître  Grandpierre  en  souriant  ,  et  il 
s'écrie  aussitôt  :  «  Oui  est  là? 


12C  MADKLEIXTÎ. 

» — Ehîmordieu!  c'est  moi  !...  est-ce  que 
»vous  allez  me  laisser  à  la  pluie  battante?»  ré- 
pond une  voix  aigre  et  brève  qui  ne  semble  pas 
inconnue  aux  deux  voyageurs. 

t  J'en  étais  sûr,  «dit  Grandpierrc  :«  c'est 
»  Jacques  !  » 

Le  jeune  paysan  va  ouvrir  la  porte,  et  l'bom- 
me  à  la  faux  entre  dans  la  salle ,  tenant  tou- 
jours à  la  main  son  instrument  de  travail.  Du- 
four  fait  un  bond  sur  sa  chaise  ,  puis  presse  le 
genou  de  son  voisin ,  en  disant  à  demi-voix  : 
«  C'est  l'homme  du  bois.  —  Je  le  vois  bien.  — 
«Et  tu  ne  trouves  pas  drôle  qu'il  nous  rejoigne 
»  ici  ?  —  Pourquoi  donc  n'y  viendrait-il  pas 
V  aussi  bien  que  nous.  —  ïu  ne  vois  pas  qu'il 
»  nous  a  envoyé  de  ce  côté  parce  qu'il  était  cer- 
»  tain  que  nous  serions  forcés  d'entrer  dans 
«cette  habitation;  et  cette  jeune  fdle  qui  nous 

•  regarde  à  la  dérobée je  crois  qu'elle  a   en- 

»  vie  de  nous  faire  des  signes...  —  C'est  qu'elle 
»  est  amoureuse  de  toi.  —  C'est  bien...  nous 
«verrons  s'il  faut  toujours  rire!  » 

Après  a\oir  posé  sa  faux  contre  la  porte  , 
Jacques  s'approche  de  la  table.  En  reconnais- 
sant les  deux  voyageurs,  il  laisse  échapper   des 


MVDELKINE.  1^1 

ricanements  moqueurs  qui  lui  sont  familiers  et 
s'écrie  :  Ah!  messieurs,  c'est  comme  cela  que 
«vous  allez  coucher  ù  Bréville!  je  vous  avais 
«pourtant  mis  dansle  bon  chemin.  —  Oui,  il 
»  était  gentil  votre  bon  chemin,  «répond  Du- 
four,  «  nous  avons  manqué  cent  fois  de  nous  y 
»  casser  le  nez  ! 

» —  Comment,- Jacques,  tu  connais  nos  h5- 
«dit  le  maitre  de  la  maison  en  tendant  la  main 
au  nouveau  venu. 

»  —  Certainement...  j'ai  eu  le  plaisir  de  les 
•  rencontrer  dans  le  bois...  eh!  eh!  je  pourrais 
ï  même  te  dire  ce  que  chacun  de  ces  messieurs 
»  a  dans  sa  bourse,  eh  !  eh  ! 

»  —  Allons,  il  va  encore  recommencer  ses 
«mauvaises  plaisanteries,  «dit  Dufour  :  c'était 
«sans  doute  les  deux  Grandpierre  qu'il  atten- 
»dait  dans  le  bois,  et,  ne  les  voyant  pas  venir, 
«il nous  aura  envoyés  chez  eux...  cela  se  com- 
»  prend. 

»  —  Jacques,  viens  te  mettre  à  table,  tu  boi- 

»  ras  bien  un  coup  avec  nous.  — Volontiers 

«Bonsoir...  madame  Grandpierre,  bonsoir, 
«Baboîein...  bonsoir,  ma  petite  Madeleine.  » 

Jacques  a  salué  la  mère  et  le  fds  d'un  air  fa- 


128  MADELEINE. 

milier  et  seulement  de  lu  tète;  mais  en  s'adres- 
sant  à  Madeleine,  le  paysan  a  eliàngé  de  ton  , 
sa  voix  s'est  adoucie,  ses  manières  sont  deve- 
nues plus  polies,  et  quoiqu'il  ait  été  prendre  la 
main  de  la  jeune  fdle ,  il  ne  l'a  pas  seeouce 
brusquement,  mais  a  paru  la  serrer  avec  affec- 
tion. De  son  côté,  Madeleine  a  regardé  Jacques 
en  souriant  «t  lui  a  dit  bonsoir  avec  amitié, 
comme  on  répond  à  quelqu'un  dont  la  pré- 
sence nous  fait  plaisir. 

«  Te  voilà  bien  tard  par  ici,  Jacques? —  Que 
»  voulcz,-vous?...  la  journée  a  été  longue  chex 
»  le  père  Thomas...  puis  j'avais  affaire  à  Sa- 
»  moncey  pour  de  l'ouvrage  qu'on  m'avait  pro- 
»mis,  tout  ça  m'a  retenu...  Et  c'te  pluie  qui 
«est  arrivée. ..  j'sommes  dit:  au  lieu  de  re- 
»  tourner  i\   Gizy,  je  coucherons  chez  Grand- 

»  pierre pas  gêné,  moi!...  je  couche  où  je 

»  me  trouve.  —  T'as  raison,  mon  vieux,  et 
«nous  boirons  une  chopine  de  plus!...  A  vol' 
«santé,  messieurs.  >> 

Victor  ne  se  sent  plus  envie  de  tenir  tète  à 
son  bote;  il  étend  les  bras,  bâille  et  propose  à 
son  compagnon  de  monter  se  coucher. 

«    Encore  un   moment,  »  dit   Dufour,   et   il 


MADF.r.ïïTXE.  i'2'> 

njoiito  à  demi-voix  :«  Qui  snil  si  on  n'altciid 
p;»s  notre  sommeil  jioiir  se  débarrasser  cle  n.ous? 
»  Ce  Jacques  qui  est  revenu  nous  joindre  ici.... 
«qui  va  y  coucher,  et  celte  petite —  vois  donc 
•  comme  elle  nous  rei;arde,  et  avec  quelle  ex- 
»pression,  je  t'en  prie,  Victor,  ne  t'endors  pas! 
«  —  Eh  bien!  nous  ne  disons  rien,  ma  petite 
0 Madeleine,?»  dit  Jacques  après  avoir  trinqué 
avec  son  ami  :  «  Nous  avons  l'air  bien  triste,  ce 
«soir,  mon  enfant? 

» — Est-ce  que  tu  n'en  devines  pasla  raison,» 
répond  Grandpierre;  «  Madeleine  est  comme  ça 
»  depin'e  que...  » 

Le  paysan  baisse  la  voiv  et  continue  de  par- 
ler en  s'approchant  de  l'oreille  de  Jacques.  Du- 
four,  ne  pouvant  entendre  ce  que  dit  son  hôte, 
tâche  au  moins  délire  dans  sa  physionomie  et 
dans  celle  de  l'homme  qui  a  été  leur  guide.  Les 
deux  amis  se  parlent  quelque  temps  tout  bas, 
et  le  peintre  s'aperçoit  qu'ils  portent  souvent 
les  yeux  sur  lui  et  son  compagnon,  ce  qui  lui 
fait  présumer  que  Victor  et  lui  sont  pour  quel- 
que chose  dans  cet  entretien  mystérieux.  Cette 
pensée  cause  à  Dufour  une  sensation  désngrca- 
hh;  il  promène  ses  regards  autour  de  hn'.  Vie- 
I.  9 


tor  est  .T^soupi;  la  vieille  femme  semble  en  faire 
autant;  la  jeune  fille  a  les  yeux  baissés,  mais 
une  sombre  tristesse  est  emprunte  sur  ses 
traits  ;  le  grand  Babolein,  semblable  à  une  sta- 
tue ,  a  les  yeux  fixés  sur  Madeleine ,  et  sa  bou- 
elie  entr'ouverte  donne  à  sa  figure  déjà  niaise, 
l'apparence  de  la  stupidité.  Au  bout  de  la  ta- 
ble, Grandpierre  et  Jacques  se  parlent  bas;  en- 
fin la  lampe  placée  devant  les  convives  ne  ré- 
pand plus  qu'une  lumière  vacillante  qui  laisse 
dans  l'obscurité  tout  le  reste  de  la  salle.  Le 
bruit  de  la  pluie,  qui  fouette  les  feuilles  des 
arbres,  semble  ajouter  encore  à  la  tristesse  de 
ce  tableau. 

Un  cri  de  Victor  change  lout-à-coup  la  si- 
tuation des  personnages.  En  s'endormant,  il 
se  balançait  sur  sa  chaise,  il  a  rouvert  les  yeux 
au  moment  où  il  se  sentait  tomber  en  arrière. 

«  —  Qu'est-ce  que  c'est  donc  ?  -»  dit  madame 
Grandpierre  en  se  frottant  les  yeux. 

» —  Rien,   rien,   madame,    «dit   Victor    en 

/iant,  <i  je  suis  fâché  de  vous  avoir  effrayée 

•  mais  je  m'endormais  comme  vous,  et  j'ai 
»  manqué  de  disparaître  sous  la  table...  Il  me 
»  P('ini)l<'  (jiic  j)om'    doiiiiir   n<ms    serions    Ions 


MADELEINE.  1S1 

«mieux  dans  notre  lit...  Allons,  vicns-tu,  Du- 
»  four,  est-cn  que  tu  n'as  pas  encore  fini  de 
•  souper?...  —  Tu  es  bien  pressé,  tu  ne  me 
»  laisses  pas  le  temps  de  manger.  —  A.  ton  aise, 
«mon  cher,  reste  à  table  si  tu  veux  ;  moi,  je 
»  vais  prendre  du  repos.  Monsieur  Grandpierre, 
«veuillez  me  faire  indiquer  notre  chambre,  b 

Victor  se  lève,  Dufour  en  fait  autant  en  mur- 
murant. Madeleine  s'est  empressée  d'allumer 
une  autre  lampe;  elle  se  dispose  à  conduire 
les  voyageurs,  mais  Grandpierre  l'arrête,  et 
lui  prend  la  lumière  des  mains  en  disant  : 
«  Reste...  je  veux  moi-même  avoir  l'honneur 
»de  conduire  ces  messieurs,  i» 

La  jeune  fille  obéit  ;  pourtant  elle  semble 
ne  le  faire  qu'à  regret.  Dufour  en  fait  la  remar- 
que, et  pousse  un  profond  soupir  en  suivant 
son  ami. 

«  Bonne  nuit,  messieurs,  »  dit  Jacques  en 
saluant  les  voyageurs  avec  son  air  moqueur; 
«  je  n'aurai  peut-être  pas  l'honneur  de  vous 
»re\oir....  mais  je  pense  que  demain  vous  n'au- 
»rez  plus  besoin  de  moipour  trouver  le  chemin 
ode  Bré\ille!  —  Je  l'espère,  »  dit  Victor.Dufour 
ne  répond  rieu  ;  il  jette  encore  un  regard  sur 


1  -^2  MADELETNE. 

Madeleine.  La  petite  a  en  ee  moment  les  yeux 
attachés  sur  lui  et  sur  Victor  arec  une  expres- 
sion incléfinisssable.  Les  deux  amis  suivent  leur 
hôte  qui  monte  l'escalier,  et  la  jeune  fille  les 
accompagne  desj^eux  tant  qu'elle  peut  les  voir. 

Maître  Grandpierre  marche  le  premier  dans 
un  petit  couloir  étroit  qui  aboutit  à  un  autre 
escalier,  lequel  donne  sur  une  espèce  de  pa- 
lier; là,  le  maître  de  la  maison  entre  dans  un 
corridor  en  disant  :  «  Par  ici,  messieurs. 

»  —  Oii  diable  va-t-il  donc  nous  reléguer,  » 
dit  Du  four,  «  cette  maison  est  bien  grande 
)<  pour  un  cabaret,  comme  ce  plancher  craque 
«sous  nos  pieds...  il  semble  que  l'on  niar- 
»  chc  sur  des  trappes...  » 

Grandpierre  s'arrête  ,  ouvre  une  porte , 
et  fait  entrer  les  vo5'^ageurs  dans  une  chambre 
assez  vaste  où  l'on  a  dressé  deux  lits. 

a  Voilà  votre  chambre,  messieurs;  j'espère 
»(|u'ici  vous  dormirez  sans  vous  éveiller. 

»  —  C'est  bien  ce  ([ue  je  compte  faire  ,  «dit 
Victor. 

«_  Moi,  j'ai  le  sommeil  très-léger,  dit  Du- 
fi>ur,«etje    m'éveille    à  ch.'iqne    instant    dans 


mvdeleim:.  iSo 

»  la  nuit...  maisj'ai  un  livre  dans  ma  poche  et 
»je  pourrai  m'amuser  à  lire. 

»  —  Lire  la  nuit  ,  «dit  l'hôte  en  posant  laltt- 
mière  sur  une  cheminée;  «  m'est  avis,  monsieur, 
xque  vous  ferez  mieux  de  dormir;  chaque 
«chose  a  son  temps,  et  vous  devez  être  fatigué. 

» —  Je   ferai  ce  qui  me   fera  plaisir...  il  me 

«semble  que  je  suis  bien  le  maître —  Oli! 

«c'est  juste,  à  votre  aise,  bonsoir,  messieurs.» 

L'hotc  va  s'en  aller;  mais  Dufour,  qui  a  déjà 
inspecté  des  yeux,  leur  chambre  à  coucher, 
rappelle  Grandpierre  en  lui  disant  : 

«Ah!  monsieur  Grandpierre,  pardon  si  je 
«vous  retiens  encore...  Mais  qu'est-ce  que 
«  c'est  donc  que  cela  ?  » 

Dufour  désignait  une  porte  placée  en  face 
des  lits,  mais  qui  de  leur  colé,  n'offre  ni  pêne 
ni  verrou X. 

» —  Ça?...  eh  parbleu  I  c'est  une  porte,  «dit 
l'hôte  en  souriant  «  —  Je  v(ms  bien  que  c'est 
«une  j)orte,  mais  comment  donc  est-elle  1er- 
»mée?  —  Elle  est  fermée  à  clé...  Ah!  c'est 
«qu'elle  se  ferme  de  l'autre  côté,  mais  on  ne 
«l'ouvre  jamais, c'est  une  porte  qui  est  condam- 
»née;    elle   ne  servait  ([u'à  gêner,   je   ne  sais 


134  MADELEINK. 

«même  pas  ce  qu'on  a  fait  de  la  clé...  Au  reste, 
•  messieurs,  je  pense  que  vous  êtes  tranquilles, 
»et  que  vous  n'avez  pas  peur  des  Aokurs  cliez, 
»moi. 

■  —  Non,  sans  doute,  mon  cher  hôte,  mais 
»  si  vous  écoutez  mon  ami,  il  est  si  curieux 
»  qu'il  vous  fera  sans  cesse  de  nouvelles  qurs- 
ptions...  il  veut  tout  savoir...  Je  suis  étonné 
«qu'il  ne  vous  ait  pas  déjà  demtmdé  pourquoi 
)'  votre  maison  est  dans  un  bois. 

«  —  Il  me  semble  qu'on  n'est  pas  indiscret 
«pour  demander  oii  conduit  une  porte,  «dit 
Dufour  avec  humeur,  *  je  suis  bien  aise  de  ne 
«pas  èlre  dérangé...  quand  je  lis...  et  ordinai- 
»  rement  les  portes  d'une  chambre  se  ferment 
»  en  dedans,  mais  il  paraît  qu'ici  ce  n'est  pas 
9  comme  partout  ! . . . 

» —  Soyez  tranquille,  monsieur],  personne 
»  ne  viendra  vous  déranger.  Bonne  nuit —  je 
»  vais  rejoindre  l'ami  Jacques.  » 

L'hôte  quitte  la  chambre  dont  il  tire  la  porte 
après  lui;  on  entend  ses  pas  l<!urds  faire  cra- 
quer le  plancher  du  corridor,  mais  bientôt  le 
bruit  s'éloigne  et  le  plus  in-olond  silence  semble 
régner  dans  la  maison. 


MADELEINE.  155 

Victor  £0  déshabille  et  s'apprête  à  se  cou- 
cher ;  Dufoiir  l'aiTète  en  lui  disant  à  demi- 
voix  : 

«  Est-ce  que  vraiment  tu  vas  te  coucher?  — 
«Pourquoi  pas?  —  Tu  ne  devines  donc  pas  où 
«nous  sommes?. ..  — Parbleu!  nous  sommes 
9  dans  un  cabaret...  au  milieu  d'un  bois...  Nous 
»ne  serons  pas  couchés  aussi  douillettement 
«que  chez  de  Bréville,  mais  une  nuit  est  bien- 
»  tôt  passée  !  — Tout  cela  ne  serait  rien  si  nous 
«étions  chez  des  gens  honnêtes!...  mais  j'ai 
«ti'op  de  raisons  de  croire  qu'il  n'en  est  pas 
«ainsi...  Toi,  tu  manges,  tu  bois,  tu  dors,  tu 
»  n€  remarques  rien  !  —  C'est  que  je  n'ai  rien 
»  vu  de  remarquable  ici.  —  Mon  cher  Victor  , 
»  pour  un  garçon  d'esprit ,  tu  as  bien  peu  de 
«pénétration  ;  nous  sommes  dans  un  repaire 
»de  brigands,  et  celte  nuit  on  nous  assassinera 
»  pour  nous  voler,  parce  que  ce  scélérat  de  Jac- 
»  ques  n'aura  pas  manqué  de  dire  que  tu  as 
«douze  cents  francs  sur  toi...  — Quelle  diable 
«d'idée  as-tu  là?...  Tu  ne  rêves  que  voleurs  et 
»  assassins  !.  .  Sais-tu  que  tu  es  cruel  en  voyage? 
».Tc  ne  te  conseille  pas  de  te  marier,  Dufour, 
«car  tu  rêveras  toutes  les  nuits  que  tu  es  co- 


lo6  MADliLliJMi. 

»cu!...  —  11  ne  s'agit  ])as  de  plaisanter...  Tu 
■  sais  bien  «jiie  j(;  ne  suis  pas  un  poltron;  mais 

•  je  trouve  ridieule  de  se  laisser  prendre  au 
«piège  sans  pouvoir  se  défendre...  —  El  qui  te 
»  lait  donc  inésiinier  (pie  nons  soyons  chex  des 
«Voleurs?  —  Tout  !...  D'aljord  eelle  niaisoJi  au 
«milieu  des  l^ois  ..  ee  Grandpierre  et  son  lils, 
«(pii  ont  eliaeun  six  ])ieds  de  liaul...  ecs  armes 
«cpie  j'ai  ajierçues  derrière  la  porte....  ee  Jac- 
»  ques  qui  nous  envoie  de  ce  coté,  puis  qui  vient 
B  lui-même  nous  rejoindre  dans  ee  cabaret , 
«quoiqu'il  eût  dit  d'abord  avoir  affaireau  village 
»de  Samoneey...  enfin,  et  c'est  là-dessus  prin- 
n  cipalenicnt  ([ue  nous  devons  asseoir  nos  souj)- 
r.  çons,  la  conduite  de  Madeleine,  qui  n'est  pas 

•  servante et  (pii  eslje  ne  sais  quoi  dans  la 

«maison...  OUI  si  lu  aVcVis  observé  c(;lle  jeune 
»  iille  eouiuie  je  l'ai  fait,  tu  devinerais  bien 
«qu'il  se  passe  ici  quelque  ebose  d'extraordi- 
»*airc...  Cf'tle  petite  est  triste  ,  ]>àle;  elle  ne 
«lève  pas  les  yeux...  l'>sl-ct;  là  la  l<»urm.re,  l'bu- 
«nicur  d'une  j)a}sanne?...  A  table,  ({uand  elle 
«croit  que   les  gens  de  la  maison  ne  la  \ oient 

•  pas,  elle  nous  regarde...  elle  nous  dévore  des 
«yeux...  c'est  le  mol...  Pau\re  petite!   Je  suis 


*  JlADliLlilNE.  Iâ7 

»SLir  qu'elle  devine  le  sort  qui  nous  allend  et 
»  voulait  nous  sauver,  nous  prévenir.  Au  mo- 
»mçnt  où  nous  allions  nous  retirer  ,  elle  avait 
«bien  vite  pris  la  lumière  pour  nous  conduire; 
«mais  son  maître  la  lui  a  arrachée  des  mains  , 
»  en  lui  ordonnant  de  rester  en  bas  :  il  avait 
»peur  qu'elle  ne  nous  avertit  des  dangers  qui 
mous  menacent.  Si  lu  avais  vu  cette  pauvre 
»  enfant  nous  suivre  des  yeux  quand  nous  avons 
»  quitté  la  salle...  Ali!  cette  petite  n'est  pas  jo- 
1  lie,  c'est  vrai;  mais,  dans  ce  moment,  je  t'as- 
»sure  qu'elle  était  belle  tant  ses  yeux  avaient 

«d'expression! Maintenant,  examine  cette 

»  chambre   où  l'on  nous   a  relégués est-ce 

«sombre!...  est-ce  lugubre!...  et  cette  porte, 
«qui  ne  se  ferme  pas  de  notre  coté  et  qu'on 
«peut  ouvrir  de  l'autre  quand  on  \eiil!.  ...  tu 
«conviendras  que  c'est  fort  commode...  et  que 
«dans  aucune  auberge  tu  n'as  eu  de  cluimbre 
«si  mal  fermée  ([ue  c<'lle-ci.  » 

Victor  a  écouté  Dufour  avec  attention  ; 
quand  celui-ci  a  fini,  il  se  remet  à  se  déshabil- 
ler. 

«Comment!...  tu  veux  toujours  te  cou- 
«clicr?.;.  —  Mon  cher  ami,  si   nous  sommes 


Iâ8  MADlîLKI.Mi: . 

»  cliez  des  voleurs,  il  n  y  a  plus  moyen  de  nous 
»  sauver;  si  nous  sommes  chez  d'honnêtes  gens, 
«tes  soupçons  n'ont  pas  le  sens  commun.  Dans 
«l'un  ou  l'autre  cas,  il  me  semble  que  je  ferai 
»  toujours  aussi  bien  de  me  coucher.  Quand  la 
B  mort  nous  frappe  pendant  que  nous  dormons, 
»  nous  ne  faisons  que  passer  d'un  sommeil  dans 
»un  autre. 

»  —  Je  ne  suis  pas  pressé  de  goûter  ce  som- 
»  meil-là.  Pourquoi  ne  pas  essayer  de  nous  sau- 

»  ver?  nous  le  pourrions  encore  peut-être 

«Voyons  cette  croisée...  » 

Dufour  ouvre  la  fenêtre  de  la  chambre  ;  elle 
donnait  sur  une  arrière-cour  de  la  maison. 
Mais  il  faisait  noir  comme  dans  un  four,  et  il 
était  impossible  de  mesurer  des  yeux  à  quelle 
distance  on  était  du  sol. 

«  —  Referme  ta  fenêtre,  mon  cher  ami,  «dit 
Victor;  «  je  n'ai  pas  envie  de  me  casser  le  cou 
«pour  éviter  un  danger  imaginaire.  Je  ne  suis 
»  nullement  convaincu  que  nos  hôtes  soient  de 

«malhonnêtes  gens Ce   Grandpierre  a  au 

»  contraire  une  bonne  figure  qui  respire  la  IVan- 
»  cluse...  —  C'est-à-dire  l'ivrognerie.  —  Parce 
«que  lui  et  son  fils  ont  six  pieds  de  haut,  je  ne 


M.VDliLEl.M-:.  139 

«vois  pns  que  ce  soit  une  raison  pour  siispcc- 
»ter  leur  loyauté.  Enlin,  cette  jeune  lille  t'a  fait 
«  des  signes  :  si  elle  te  dévorait  des  yeux ,  c'est 
)' que  probablement  tu  lui  as  inspiré  un  doux 
«sentiment...  tu  auras  fait  sa  conquête...  c'est 
»  très-possible  ;  tu  n'es  pas  mal  quand  lu  n'y 
»  penses  pas...  —  Victor,  tu  as  bien  tort  de  ne 
«pas  me  croire!...  —  J'aime  mieux  me  cou- 
»  cher...  je  te  conseille  d'en  faire  autant...  Nous 
«avons   beaucoup  marché  aujourd'hui,  et  tu 

»  dois  être  aussi  fatigué  que  moi Bonsoir, 

«Dufour. ..  demain  tu  feras  des  études  superbes 
»  dans  le  bois  ;  et,  si  la  petite  Madeleine  te  fait 
«toujours  des  mines,  tu  pourras  peut-être  faire 
»  aussi  une  étude  avec  elle.  • 

Victor  s'est  mis  au  lit  malgré  les  remontran- 
ces de  son  ami  ;  celui-ci  ne  sait  à  quoi  se  déci- 
der. Il  se  promène  dans  la  chambre,  s'arrête, 
écoule  contre  la  porte  du  couloir,  puis  contre 
celle  qui  est  condamnée.  Bientôt  Dufour  s'a- 
perçoit que  son  compagnon  de  voyage  est  en- 
dormi ;  la  vue  du  repos  que  goûte  Victor  lui 
donne  envie  de  l'imiter  :  malgré  ses  inquiétu- 
des ,  il  sent  que  le  sommeil  le  gagne;  mais, 
avant  de  se  mettre  au  lit,  il  veut  faire  une  rc- 


l/lO  ilADi-LElMi. 

\\\c  exacte  de  leur  chambre,  pour  s'assurer  s'il 
n'y  a  point  quelque  trappe ,  ou  quelque  issue 
autre  que  la  porte  condamnée. 

Dufour  prend  la  lampe  et  commence  son  ins- 
pection :  il  làtc  les  murs  et  regarde  sous  les 
meubles;  il  ne  découvre  rien  de  suspect.  Arrivé 
devant  la  porte,  objet  de  ses  craintes,  il  la 
pousse,  l'examine  du  bas  en  haut.  Cette  porte 
est  vieille,  elle  a  de  larges  fentes  en  divers  en- 
droits ;  en  regardant  ces  ouvertures,  Dufour 
croit  apercevoir  au  loin  une  faible  lumière.  11 
va  poser  sa  lampe  dans  un  aulre  coin  de  la 
chambre,  et  revient  braquer  son  œil  contre  une 
fente  de  la  porte.  La  lumière  augmente,  un 
léger  bruit  se  fait  entendre.  Dufour  est  tout 
oreilles,  et  s'écarquille  les   yeux  pour  mieux 

voir.  Le   bruit  approche   :  ce  sont  des  pas 

deux  personnes  s'avancent  du  fond  d'un  corri- 
dor qui  est  sans  doute  devant  celte  porte.  L'une 
de  ces  personnes  tient  une  lumière.  Dufour  re- 
connaît Madeleine,  et  à  côté  d'elle  l'homme  qui 
les' a  guidés  dans  le  bois. 

Jacques  parle  à  la  jeune  iille.  Arrivés  à  qua- 
tre pas  de  la  porte,  ils  s'arrêtent,  et  Dufour 
peut    les    enlendre.  La   jeune    Iille   verse   des 


AfVDRLETNE.  \f\i 

larmes  ;  l'homme  en  blouse  lui  prend  la 
main. 

0 Consolez-vous, Madeleine,  consolez-vous... 
»  les  pleurs  ça  ne  sert  à  rien.  .T'saisben  que  c'est 

»  la  grande  ressource  des   femmes! quand 

»  elles  ont  du  chagrin  ,   elles    s'en  prennent  à 

«leurs  yeux Mais,  faut   pas  vous  désoler 

«comme  ça...  on  ne  sait  pas  encore  ce  qui  peut 

■•  arriver!... 

» —  Ah!  mon  cher  Jacques...  c'est  en  vain 
»  que  vous  voulez  me  consoler  !  jo  vois  bien  que 

•  c'est  fini...  qu'il  n'y  a  plus  d  espoir...  Je  vou- 
»  drais  en  vain  prendre  sur  moi  et  avoir  du 
»  courage...  je  m'étais    habituée    à    ma   situa- 

»tion je  la  supportais  sans  me  plaindre 

»  mais  à  présent,  oh!  à  présent,  je  sens  que  je 
«serais  plus  malheureuse. 

»  —  Je  vous  dit  que  vous  êtes  un  enfant  de 
«pleurer...  et  pour  qui?...  mon  Dieu!  pour 
»  des  gens  qui  n'en  valent  pas  la  peine,  qui  ne 

•  méritent  pas  vos  regrets... 

» — Oh!  le  scélérat!...  le  grcdin!»  se  dit 
Dufour,  «  c'est  de  nous  qu'il  parle,  j'en  suis 
«sur,  et  il  trouve  que  nous  ne  méritons  pas 
«qu'on   s'intéresse  à  notre  sort...    ÎTum!    lui- 


1/|2  MADELEINE. 

»gand!  si  j'avais  un  pistolet,  comme  je  t'ajus- 
»  terais  par  le  trou  de  cette  porte.  » 

Au  bout  d'un  moment,  et  après  avoir  essuyé 
ses  yeux,  la  jeune  lillc  reprend  : 

<  Vous  trouvez  qu'ils  ne  méritent  pas  l'intc- 
»rc't  que  je  leur  porte...  Ah!  Jacques'....  vous 
»  ne  pouvez  penser  comme  moi,  vous  ;  vous  ne 

«pouvez  sentir  ce  que  j'éprouve  pour  eux 

»j'espérais  que  cela  tournerait  autrement...  Je 
«vois  bien  qu'il  faut  renoncer  à  cet  avenir  dont 
»je  m'étais  flattée.  Mais  rester  ici...  ce  Babo- 
»lein...  madame  Grandpierrc...  Hélas!  je  suis 
»  bien  tourmentée. . , 

» —  Oui,  oui,  je  vous  comprends...  Pauvre 
«Madeleine!  cela  ne  devrait  pas  être   ainsi 

•  Plus  que  tout  autre,  je  dois  vous  plaindre, 
»moi...  —  Vous,  Jacques  ?...  —  Oui,  moi 

•  mais  ça  ne  vous  servira  pas  de  grand' chose... 
V malheureusement...  Allez  vous  reposer,  Ma- 
«deleine,  allez...  et,  je  vous  le  répète,  ne  ver- 
»sczphisdc  larmes  pour  des  gens  qui  n'en 
«valent  p.ns  la  jxM'ne.  — C'est  bien  ais«''  à  dire 
»(r];i,  ]uais  je  n'ai  )ias  ajqtris  à  commander  à 
»  mon  cœur!  x 

Jacques   sern^   la    miiin  de    la  jeune  fille  et 


MVDEI.F.INR.  \ll?y 

sVn  rotonrno  par  le  corridor;  Madeleine  ouvre 
une  porte,  disparaît,  et  la  lumière  disparaît 
avec  elle. 

•  Ce  que  j'ai  entendu  me  semble  assez  clair,» 
se  dit  Dufour  en  quittant  la  fentc'de  la  porte... 
«  Cette  jeune  fille  s'intéresse  vivement  à  nous  : 
B  elle  voudrait  nous  sauver  et  se  désole  parce 
»  qu'elle  voit  que  c'est  impossible...  Ce  miséra- 
»ble  Jacques  nous  tuera  avec  sa  faux...  comme 

•  des  coquelicots...  Ah!  si  Victor  avait  entendu 
»  cette  conversation ,  mais  il  dort  comme   s'il 

•  était  chez  lui...  Que  faire?...  si  j'appelais  Ma- 
«deleine...  les  autres  m'entendraient  aussi,  et 

•  ils  accourraient  plus  vite.  Je  ne  me  suis  ja- 
»  mais  trouvé  dans  une  pareille  situation.  • 

Dufour  se  remet  à  marcher  dans  la  cham- 
bre, à  écouter  aux  portes;  mais  il  n'entend 
plus  rien.  La  fatigue  l'emporte  bientôt  sur  l'in- 
quiétude, ses  yeux  se  ferment  malgré  lui.  Il  se 
décide  à  se  coucher  et  à  attendre,  comme  Vic- 
tor, les  événements.  Il  place  en  soupirant  sa 
montre  sur  la  table  de  nuit;  mais  bientôt,  ne 
l'y  croyant  pas  en  sûreté,  il  la  fourre  sous  son 
traversin  et  pose  sa  tête  dessus  en  disant  :  «  On 
)' ne  l'aura  qu'avec  ma  vie!.  .  Je  crois  que  j'ai- 


M\k  MADELEINE. 

»  nierais  mloiix  mourir  qiio  d'être  voir!...  dc- 
»pouillé!...  Qu'ils  y  vienn(;nt  !...  Je  n'ai  pas 
»  d'armes...  mais  le  courage   en  lient  lieu 


•  Tout  m'en  servira  d'ailleurs.,  tout...  jus- 
»qu'à...  Ma  foi,  oui...  cela  peut  donner  un  bon 
«coup  et  étourdir  un  homme...  Cachons-le 
»  aussi.  » 

Et  Dufour,  prenant  le  vase  de  nuit,  le  met 
dans  la  ruelle  de  son  lit,  entre  la  paillasse  et  le 
matelas.  Après  avoir  pris  toutes  ces  précautions, 
l'artiste  se  recouche.  11  a  d'abord  le  projet  de 
rester  éveillé;  mais,  ne  pouvant  longtemps 
combattre  le  sommeil,  il  prend  le  parti  de  s'en 
remettre  à  la  Providence  du  soin  d'écarter  les 
dangers  qui  l'environnent,  et  la  Providence 
l'endort...  C'est  ordinairement  ce  qu'elle  fait 
de  mieux  pour  le  bonheur  des  humains. 


CHAPITRE  Vi 


LE    RUVEIL. 


Le  soleil  éclairait  la  chambre  où  étaient  cou- 
chés les  deux  amis  lorsque  Dufour  ouvrit  les 
yeux. 

Le  peintre  ne  se  rappelle  d'abord  que  confu- 
sément les  événements  de  la  veille  ;  cependant, 
petit  à  petit,  la  mémoire  \m  revient.  Dufour, 
tout  étonné  de  se  retrouver  vivant,  regarde  ti- 
midement autour  de  lui  ;  il  aperçoit  Victor  qui 
dort  encore.  Leurs  habits  sont  toujours  auprès 
I.  10 


1/iO  mvdeleim:. 

d'eux  :  rien  n'a  (.'té  dérangé  dans  la  chambre, 
qui,  éclairée  par  le  soleil,  parait  tout  autre  à 
notre  vo)^ageur.  Elle  n'a  plus  cet  aspect  sombre 
et  mystérieux  qui,  la  veille,  lui  avait  tant  dé- 
])lu.  C'est  une  pièce  vaste,  carrée  ;  le  petit 
papier  à  fleurs  qui  lui  sert  de  tenture  est  d'une 
couleur  gaie,  et,  à  travers  les  vitres  de  la  fenê- 
tre, on  aperçoit  les  arbres  du  bois,  dont  le 
feuillage,  rafraîchi  par  l'orage  de  la  veille, 
brille  des  plus  vives  couleurs. 

Dufour  se  frotte  les  yeux;  il  se  sent  tout  ra- 
dieux, tout  dispos;  il  glisse  la  main  sous  son 
traversin,  et,  en  sentant  sa  montre,  il  ne  peut 
s'empêcher  de  rire  de  ses  craintes  de  la   veille. 

Il  regarde  l'heure  et  s'écrie  :  «  Huit  heures 

•  huit   heures  passées J'espère    que   nous 

«avons  bien  dormi ITo!  hé!....  A^ictor!.... 

«Allons  donc,  paresseux..,  il  est  huit  heureij.^. 
»  Est-ce  que  tu  ne  vas  pas  te  lever?... 

« — Ah  çà,  nous  ne  sommes  donc  pas  as- 
»  sassinés?  »  di|  Victor  en  étendant  les  bras.  «  11 
»  me  semblait  pourtant  que  nous  étions  dans  un 
«repaire  de  brigands...   T'en  souviens-tu,  l)u- 

?four?... 

,  —  Allons.  Lironde-moi.  uioque-loi  de  moi... 


MADRLEI.NE.  1/|7 

»  ra  m'est  égal,  je  suis  (k  bomiL*  liumcur  cl' 
«matin .l'ai   eu  tort...    je  lo  confesse  :  j'ai 

•  soupeonné  de  braves  gens...  Cependant  il  y 
»a  du  mystère  dans  cette  maison,  car,  pen- 
adant   que  tu  dormais,  j'ai  entendu  celte  pe- 

ntite  Madeleine  dire  des  choses  singulières 

» — 'Pu  as  rêvé  cela.  —  Non...  olil  je  ne  l'ai 
«pas  rêvé...  mais,  enfin,  il  paraît  que  cela  ne 
«nous  regardait  pas...  c'est  le  principal.  Aussi, 
DJ'ai  un  appélit  ce  matin...  je  vais  me  dcdom- 

•  magerde  ma  sobriété  d'hier  au  soir;  je  vais 
-)  déjeuner...  Je  vais  m'en  donner...  Je...  Aïe... 

*^ïe!....    IJolà  là Ah!  mon  Dieu,  je  suis 

«blessé...  •' 

En  se  promettant  de  s'en  donner,  Dufour 
sautait  et  se  roulait  dans  son  lit.  Il  avait  oublié 
que,  dans  ses  inquiétudes  de  la  veille,  il  avait 
caché  un  meid^le  nécessaire  entre  son  matelas 
et  sa  paillasse;  et,  quoiqu'il  eut  relégué  ce 
n^tnible  contre  la  ruelle,  à  force  de  s'agiter,  il 
venait  de  le  briser  sous  lui,  et  un  morceau 
aigu  lui  était  entré  quelque  part. 

«  Que  diable  viens- lu  de  faire?  »  dit  Victor, 
•  est-ce  que  tu  ca^S('S  des  assi(Mles  dans  Ion 
>'lil?. ..  —  "Von.  re  nf  son!  ]ias  (](\s  nssiell''s. . . 


148  MADELEINE. 

•  C'est  que  j'avais  oublié  qu'hier   au  soir,  par 

•  prudence...  n'ayant  pas  d'armes...  j'avais  mis 

•  certain  vase  sous  mon  matelas...  Ali!  Victor, 
«regarde,  je  t'en  prie,  si  je  ne  suis  pas  blessé 
«dangereusement.  —  Ah!    ah!...    Comment, 

xDufour,   tu  voulais   te  défendre  avec — 

»  Ecoute  donc,  cela  aurait  fort  bien  paré  un 
«coup  de  poignard. — C'est  une   nouvelle    es- 

•  pèce  de  bouclier  à  laquelle  don  Quichotte 
«n'avait  pas  pensé!...  —  Je  suis  blessé,  n'est- 
»ce  pas?. ..  —  Eh!  non...  une  égratignure... 
»  —  Peste!  tu  appelles  cela  une  égratignure... 
«c'est  presque  comme  celle  que  la  paysanne 
»  montre  au  diable  de  Papefigiiiére  !..  —  Je  vou- 
0  draîî»  que  cela  te  corrigeât  de  ta  méfiance  con- 

«tinuelle.  — Je  mettrai  de  la  farine  dessus 

»  —  Tu  devrais  appeler  la  petite  Madeleine  et 
»  la  prier   de   te    panser.  — C'est  bien...  c'est 

•  bien...  Si  elle  était  plus  jolie,  tu  aurais  cher- 
»clié  à  lui  montrer  bien  autre  chose.  Au  reste, 
»je  vais  tâcher,  ce  matin,  de  causer  un  peu 
»  avec  cette  jeune  hlle    avant   de   quitter   cette 

•  maison...  et  de  savoir  pourquoi,  hier,  elle 
»  nous  regardait  en  soupirant,  car  je  suis  très- 
»  sur  qu'elle  soupirait.  » 


MADJiLlil.NE.  1^9 

Victor  s'est  habillé.  Il  ouvre  la  fenêtre  et 
aperçoit  un  petit  jardin  au  bout  de  la  cour  qui 
est  derrière  la  maison.  Dufour,  qui  est  parvenu, 
non  sans  peine,  à  se  lever,  vient  se  placer  aussi 
à  la  fenêtre. 

«  Cette  vue  est  gentille Cette  cour...  ce 

«jardin...  ces  (leurs...  et  puis  le  bois  qui  en- 
«cadrele  tableau...  11  faut  que  je  dessine  tout 
«cela...  — 11  me  semble  qu'hier  tu  trouvais 
»  cette  demeure  fort  triste.  —  Hier,  il  faisait 
«nuit...  Tiens,  nion  ami,  il  n'y  a  rien  de 
«tel  qu'un  effet  de  soleil  pour  embellir  un  ta- 
»  bleau.  » 

En  ce  moment  on  frappe  à  la  porte  de  la 
chambre,  et  les  deux  amis  reconnaissent  la 
voix  du  maître  de  la  maison,  qui  demande  si 
l'on  peut  entrer. 

0  Oui,  oui,  entrez,  mon  cher  hôte,  »  crie 
Dufour  en  allant  ouvrir  à  Grandpierre,  au- 
quel il  tend  la  main  que  celui-ci  serre  avec 
cordialité  : 

«  —  Je  viens  savoir  si  ces  messieurs  ont  bien 
»  passé  la  nuit  et  s'ils  déjeuneront  avant  de  par- 
»tir.  — Oui,  mon  cher  hôte,  nous  déjeune- 
srons...  N'est-ce  pas,  Victor,  que  nous  déjeu- 


150  MADELEl.Ni:. 

•  iierons  avec  notre  hôte?  —  Volontiers.  —  Et 
«quant  à  la  nuit...  oli!  elle  est  excellente...  je 
»n'ai  fait  qu'un   somme...   j'ai  été    très-bien 

•  couché...  —  Je  suis  charmé,  messieurs,  que 
»  vous  ayez  été  satisfaits.  —  Est-ce  qu'on  n'est 
«pas  toujours  bien  chez  les  braves  gens?...  Ce 
«bon  monsieur  Grandpierre...  il  a  une  bonne 
"figure...  n'est-ce  pas,  Victor,  que  notre  hôte 
»  a  une  figure  franche...  ouverte?...  11  faudra 
»  que  je  fasse  votre  portrait,  monsieur  Grand- 
»  pierre.  —  Oh!  monsieur  est  ben  hon-nête.... 
n  —  Si,  si,  je  viendrai  faire  votre  portrait  en  me 
»  promenant  dans  le  bois  quand  nous  serons  à 
«Bréville...  Et  votre  ami  Jacques,  le  verrons- 
»nous  ce  matin?  —  Non,  monsieur^  Jacques 
«est  parti  depuis  le  point  du  jour,  pour  aller 
»  travailler  en  journée...  Dame!..  Jacques  n'est 

•  pas  riche...  11  y  a  quatre  ans,  le  feu  brûla  sa 
»  maison,  sa  récolte  ;  il  perdit  le  peu  qu'il   p03- 

•  sédait, et,  après  avoir  labouré  son  petit  champ, 
s  fut  obligé  d'aller  travailler  à  celui  des  autres; 

•  mais  ça  ne  lui  ôta  pas  sa  l)()nne   humeur,  et 

•  Jacques  n'en  garda  pas  moins  avec  lui  sa  tante 

•  qu'est  ben  vieille  et  infirme.  Oh  !  c'est  un  brave 

•  homme  que  Jacques...  un  |)eu  brusque...  un 


Ml  DEL  El. NE  151 

«peu  gouailleur,  comme  ils  disent  dans  le  pays, 
B  mais  qui  est  estimé  de  chacurl  pour  sa  pro- 
B  bité. 

»  —  Eh  bien!  mon  cher  monsieur  Cran- 
»  pierre,  ce  que  vous  me  dites  là  ne  m'étonne 
«nullement...  ce  Jacques  a  une  physionomie 
«toute  particulière...  il  a  quelque  chose  qui 
«prévient  en  sa  faveur...  surtout  quand  on  le 
•  regarde  longtemps...  N'est-ce  pas,  Victor?  » 

Victor,  qui  ne  peut  plus  comprimer  son 
envie  de  rire,  sort  en  disant  :  «  Je  vais  voir  le 
«jardin  pendant  qu'on  prépare  le  déjeuner.  » 

Le  jeune  homme  traverse  le  corridor  étroit, 
descend  un  petit  escalier,  et  se  trouve  dans  la 
cour  au  bout  de  laquelle  est  le  jardin.  C'est  un 
petit  enclos  où  sont  pêle-mêle  les  fruits,  les 
légumes,  les  racines,  dont  on  fait  un  fréquent 
emploi  dans  un  ménage.  Chaque  corn  de  ter- 
rain a  été  mis  à  profit  :  la  modeste  laitue  croît 
au  pied  du  cerisier,  le  chou  et  le  groseiller  sont 
pressés  l'un  contre  l'autre,  et  la  petite  feuille 
dentelée  de  la  carotte  se  mêle  au  feuillage  plus 
large  et  plus  foncé  du  navet;  à  peine  si  l'on  a 
réservé  quelques  chemins  pour  mettre  un  pied 
l'un  devant  l'autre. 


45?  MADliLEINE. 

Au  fond  de  ce  verger-potager,  Victor  aper- 
çoit un  petit  carré  qui  paraît  plus  soigné  que  le 
reste,  et  dans  lequel  on  a  planté  différentes 
fleurs.  Une  jeune  fdle  est  assise  sous  un  ber- 
ceau couvert  de  chèvre-feuille  qui  termine  ce 
petit  parterre  ;  elle  a  les  yeux  fixés  sur  un  rosier 
qui  est  à  ses  pieds;  mais,  à  sa  tristesse,  à  son 
immobilité,  il  est  facile  déjuger  qu'en  ce  mo- 
ment ce  ne  sont  pas  des  fleurs  qui  l'occupent 

Victor  s'approche  doucement  de  Madeleine, 
qu'il  a  reconnue,  quoiqu'elle  n'ait  pas  relevé 
la  tète;  il  va  s'asseoir  près  d'elle  en  disant  : 
«  Voilà  des  fleurs  que  vous  aimez  bien,  n'est- 
»ce  pas?» 

La  jeune  fille,  toute  surprise,  rougit,  semble 
honteuse,   et  se  lève  en  balbutiant  :  «Pardon, 

•  monsieur,  je  ne  vous  avais  pas  vu  venir. 

» —  Eh  bien  !  je  ne  veux  pas  vous  faire  fuir 
»de  votre  jardin...  car  je  gagerais  que  ce  petit 

•  jardin  est  le  vôtre?»  dit  Victor  en  retenant 
Madeleine  par  la  main.  Celle-ci,  un  peu  con- 
fuse, se  rassied  cependant  en  répondant  :  »Oui, 
«monsieur,  c'est  en  effet  mon  petit  jardin.... 
«monsieur  Grandpierre  a  bien  voulu  m'aban- 
»  donner  ce  petit  coin  de  terrain...  j'y  ai  planté 


MAÈELEINE.  153 

«des  fleurs,  et  j'en  ai  bien  soin!....  —  Il  n'y  a 
»  aucun  mal  à  cela,  mon  enfant...  Vous  aimez 
»  les  fleurs. . .  plus  tard  vous  aimerez  autre  chose 

•  encore...  car  il  faut  toujours  que  le  cœur  ait 

n  de  l'occupation surtout  chez  les  femmes; 

j>et  de  ce  côté-là  je  suis  femme  aussi.  Mais, 
«pendant  que  nous  voih\  seuls,  il  faut  que  je 

•  vous  demande  l'explication  de  votre  conduite 
«d'hier,  qui  a  beaucoup  intrigué  et  même  in- 
«quiété  mon  compagnon....  qui,  à  la  vérité, 
»  s'inquiète  très-facilement.  Il  prétend  que  vous 
»  portiez  sur  nous  des  regards  mystérieux,  mé- 

•  lancoliques...  que  vous  paraissiez  désirer  de 

•  nous  parler  en  secret....  Mon  ami  a-t-il  rêvé 
«tout cela,  ou  avez-vous  en  effet  quelque  chose 
»à  nous  dire,  à  nous  demander?  Eh  bien!  ré- 
»  pondez  donc...  » 

La  jeune  fdlc  rougit  encore  plus,  en  effeuil- 
lant dans  ses  doigts  une  rose  qu'elle  vient  de 
cueillir  p.our  cacher  son  embarras.  Elle  no  lève 
pas  les  yeux  et  n'ose  répondre.  Victor,  pour 
l'enhardir,  se  rapproche  d'elle,  passe  son  bras 
autour  de  sa  taille,  et,  quoiqu'elle  ne  soit  pas 
jolie  et  qu'il  n'en  soit  pas  amoureux,  lui  prend 


154  MADJiLiil.NE. 

un  baisor,  tant  est  grande  eliez  lui  la  force  de 
l'habitude. 

Madeleine  se  recule  vivement  à  l'autre  bout 
du  banc  ;  elle  lève  alors  les  yeux  sur  Victor,  et 
il  va  dans  son  regard,  dans  tous  ses  traits,  une 
•expression  de  fierté,  de  mécontentement,  qui 
lui  sied  à  ravir  et  qui  étonne  le  jeune  homme. 
Il  se  rapproche  d'elle  et  veut  lui  prendre  la 
main,  qu'elle  retire  aussitôt. 

«  Je  vous  ai  fâchée  ?  Mon  Dieu  !  j'en  suis  dé- 
j>solé...  ce  n'était  nullement  mon  intention... 
»  je  ne  pensais  pas  qu'il  y  eût  aucun  mal  à  vous 
«embrasser....  Est-ce  que  dans  ce  pays  les 
«jeunes  filles  se  fiichent  quand  on  les  em- 
»  brasse?... 

1)  —  Monsieur,  je  ne  suis  pas  habituée  à  de 
«telles  manières,  et —  —  Et  vous  avez  eu  un 
»  mouvement  de  fierté  superbe  !  En  vérité,  il 
»  aurait  fait  honneur  à  une  duchesse!...  Savez- 
»vous,  ma  chère  amie,  que  pour  une  scrv-ante 
»  de  ca])nret  vous  êtes  bien  farouche?;..  Allons, 
»la  voila  qui  pleure  à  présent —  je  lui  ai  en- 
score  fait  de  la  peine! —  Vraiment  je  ne  fais 
•  que  des  sottises  ce  matin —  C'est  peut-être 
»  parce  que  je  vous  ai  apiiclée  servante  que  vous 


MAJ)Ii;LElNJi;.  155 

«pleurez ?;;..-  je  vous  assure  que  je  n'ai  pas 
«voulu  vous  humilier...  Si  vous  me  connaissiez 
«mieuxj  vous  sauriez  que  j'aime  trop  les  fem- 
»  mes  pour  vouloir  leur  faire  de  la  peine —  Al- 
»lons,  Madeleine,  donnez-moi  votre  main,  et 
T)  faisons  la  paix....  je  vous  promets  que  je  ne 
«vous  embrasserai  plus...  je  ne  sais  même  pas 
»  pourquoi  cela  m'est  arrivé —  Mais  aussi  cet 
«imbécile  de  Dufour  qui  m'assure  que  vous 
«nous  regardiez...  que  vous  lui  lanciez  des  œil- 
«kdes....  Vous  n'êtes  plus  fâchée,  n'est-ce 
«pas?» 

..Victor  a  un  ton  de  franchise,  d'abandon, 
qui  séduit,  qui  inspire  sur-le-champ  la  con- 
fiance; Madeleine  s'est  laissé  prendre  la  main, 
et  elle  lui  dit  d'un  air  qui  n'a  plus  rien  de  sé- 
vère : 

<  Non,  monsieur,  je  ne  suis  plus  fâchée.... 
»  d'ailleurs  je  n'avais  pas  le  droit  de  l'être...  Je 
»ne  suis  en  effet  qu'une  servante  dans  celte 
»  maison,  mais  monsieur  Grandpierre  m'y  traite 
«avec  tant  débouté,  et  quoique  sa  femme  soit 
«quelquefois  un  peu  brusque  avec  moi,  cepen- 
»  danton  ne  me  regarde  pas  comme  une  domesti- 


150  MADELEINE. 

■  que...  parce  qu'autrefois...  Ali  !j  étais  si  heu- 

•  reuse!... 

*  —  Pauvre  petite!  Je  comprends  !...  vos  pa- 
»rents  étaient  à  leur  aise,  sans  doute,  et  des 

•  malheurs  A  ous  auront  forcée  à  entrer  ici. 

» —  Mes  parents!...  Je  ne  les  ai  jamais  con- 
)»nus...  ils  moururent  quand  j'étais  encore  au 

•  berceau....  à  ce  qu'on  m'a  dit....  mais  une 
))dame...  bien  bonne,  bien  généreuse,  eut  pi- 

•  tié  de  moi;  elle  me  prit  avec  elle,  me  fit  éle- 
»ver  et  me  traita  comme  son  enfant  :  cette 
»  dame  était  la  marquise  de  Bréville. 

»  — La  marquise  de  Bréville?...  la  belle-mère 

•  d'Armand? — Oui,  monsieur.  Ah!  combien 
«elle  eut  de  bontés  pour  moi!...  C'est  lorsque 
»son  mari  mourut  qu'elle  me  fit  venir  chez 
»  elle...  j'avais,  je  crois,  à  peine  trois  ans  alors. 
»  Là  je  trouvai  Armand  et  Ernestine...  c'étaient 

•  deux  enfants  que  monsieur  le  marquis  avait 
»  eus  d'un  premier  mariage,  et  que  ma  bienfai- 
»  trice  aimait  beaucoup,  quoiqu'elle  ne  fût  que 
»  leur  belle -mère.  Armand  avait  trois  ans  de  plus 
»  que  moi,  et   Ernestine   cinq;  mais  ils  m'ai- 

•  maient  bien  aussi;  nous  jouions  ensemble,  et 

•  nous  étions  toujours  ensemble...  Ahl  que  j'é- 


MADELEINE.  157 

»  tais  heureuse  alors  !...  ils  me  traitaient  comme 

•  leur  sœur....  je  partageais  leurs  études,  leurs 
«occupations...  je  ne  pensais  pas  que  je  n'étais 
»  qu'une  pauvre  orpheline!...,  je  ne  prévoyais 
«pas  que  mon  sort  pût  changer....  J'étais  si 
»  jeune....  je  jouais  et  je  chantais  sans  cesse.... 
«Ah!  je  ne  soupirais  jamais  dans  ce  temps-là! 

» — Pauvre  Madeleine!...  je  comprends  vos 
»  peines...  je  ne  m'étonne  plus  maintenant  de 
«vos  manières  gracieuses,  distinguées...  de  tout 
»ce  qui  me  surprenait  en  vous...  Mais  conti- 
»  nuez,  je  vous  en  prie. 

•  —  Mon  Dieu,  monsieur,  mon  bonheur  du- 
»ra  jusqu'à  la  mort  de  madame  de  Bréville.,.. 
«J'avais  près  de  onze  ans  quand  ce  malheur 

•  arriva....   Ma  bienfaitrice  mourut  en  peu  de 

•  jours...  Je  ne  puis  vous  dire  toute  la  douleur 

•  que  j'éprouvai...  dans  ce  moment  affreux  :  ce 
»  n'était  qu'elle  que  je  regrettais  ;  je  ne  songeais 
«nullement  à  mon  sort,  à  ce  que  j'allais  deve- 

•  nir.  Je  pleurais  celle  qui  m'avait  tenu  lieu  de 

•  mère;  Armand  et  Ernestine  pleuraient  avec 

•  moi,  car  ils  l'aimaient  bien  aussi;  mais,  au 
»bout  de  quelques  jours,  il  arriva  du  monde, 

•  des  parents.,    on  emmena  Ernestine  et  Ar- 


188  MADELEINE. 

•  maiîd,  et  on  mit  à  la  porte  la  petite  Madeleine, 
«car  je  n'étais  rien  dans  la  maison,  et,  en  per- 
»dant  ma  bienfaitrice,  j'avais  tout  perdu  ! 

»  —  Madame  de  Bréville  n'avait  pas  eu  le 
«temps  d'assurer  votre  sort,  sans  doute?.. .Mais 
«vous  abandonner  ainsi...  ah!  c'est  affreux  !... 
»  Il  fallait  que  tous  ces  gens-là  eussent  le  cœur 
«bien  dur.  Pourquoi  la  sœur  d'Armand  ne  vous 
»  emmena-t-elle  pas  avec  elle? — Oh!  ce  ne  fut 
»pas  de  sa  faute  :  on  ne  le  voulut  pas.  Je  ne  sa- 
uvais que  devenir,  lorsque  Jacques  parut  de- 
Dvant  moi.  11  me  prit  par  la  main,  me  conspla, 
»  dit  entre  ses  dents  bien  des  choses  que  je  ne 

•  compris  pas...  puis  m'emmena  chez  lui,  oii  il 
)»  avait  déjà  soin  de  sa  vieille  tante...  Ah!  c'qst 
aun  brave  homme  que  Jacques  !....  j(î  restai 
«trois  ans  chez,  lui.  Alt>rs  arriva  un  nouveau 
«malheur  :  le  feu  consuma  sa  demeure.  Jac- 
aques  n'avait  plus  rien;  je  ne  voulus  pas  rester 
»  encore  à  sa  charj^c. . ,  J  leureusement  M.  Grand- 
»  pierre  eut  })itié  de  nu)i,  el  il  voulut  bien  me 
«prendre  dans  sa  maison...  11  y  a  ([ualre  ans 
nque  j'y  suis.  M.  (IraïKipierre  me  traite  avec 
«douceur;  sa  femme  me  gronde  parfois;  mai^ 
Kiplm  j'étais  habituée  à  mon  sort.  lors(p|'il  y  a 


MADKLEINE.  159 

«quelques  jours  en  apprenant  que  ]\I.  Armand 
»cle  Bréville,  que  sa  sœur  étaient  revenus  dans 
»  ce  pays,  je  ne  pus  me  défendre  d'éprouver  de 
«nouvelles espérances. .le  crus...  oui, j'osai pen- 
»ser  que  ceux  qui  m'avaient  traitée  comme  leur 
»sœuv,  dont  j'avais  pendant  longter^ips  partagé 
»  les  plaisirs,  $c  souviendraient  de  la  petite  Made- 
»leine  et  voudraient  au  moins  la  revoir,  l'em- 
0  brasser  une  fois...  car  ce  n'est  pas  leurs  bien- 
»  faits  que  je  désire,  mais  leur  amitié,  dont  je 

«suis  jalouse Madame  de  Bréville   appelait 

»  Armand  et  Ernestine  ses  enfants,  et  ie  les  ai- 
»  mais  comme  les  enfants  de  ma  bienfqitriç^'!  !... 
»Eh  bien  !  monsieur....  je  ne  les  ai  pas  vus.... 

«ils  ne  m'ont  pas  fait  dire  d'aller  à  Bréville 

»Ali!  voilà  ce  qui  me  fait  le  plus  de  peine...  car 
»j'ai  un  p;rand  désir  de  les  voir....  de  les  ein-: 
«brasser —  Aussi,  combien  j'envie  le  sort  de 
«ceux  qui  vont  chez  eux,  combien  je  voudrais 
«être  à  leur  place  !... Voilà  pourquoi,  monsieur, 
»  en  apprenant  que  vous  alliez  chez  mes  com- 
"pagnons  d'enfance,  je  vous  ai  regardés  §ou- 
»  vent  à  la  dérobée.  J'amais  voulu  vous  dire 
«mille  choses  pour  ceux  que  j'aime  toujours, 
«quoi  qu'ils   ne  p;'ns<'ni  j^.liis  à  nmi....  mais  je 


IGO  U\DELET\E. 

«n'osais  pas....  et  je  conçois  que  j'aie  dû  vous 
»  paraître  singulière...  et  bien  hardie  peut-être, 
»  de  vous  regarder  si  souvent.  • 

Le  récit  de  Madeleine  a  vivement  intéressé 
Victor  ;  il  lui  promet  de  parler  d'elle  à  Armand 
et  à  sa  sœur;  il  lui  fait  comprendre  que  ses 
amis  d'enfance,  tout  en  ayant  conserve  le  sou- 
venir de  la  petite  protégée  de  madame  de  Bré- 
ville,  peuvent  ignorer  qu'elle  habite  si  près 
d'eux,  puisque  la  jeune  fille  convient  que  ni 
Jacques  ni  personne  de  chez  Grandpierre  n'a 
été  à  Bréville  depuis  que  le  jeune  marquis  y  est 
revenu.  L'espoir  rentre  dans  l'a  me  de  Made- 
leine; ses  yeux  brillent  déjà  de  plaisir,  elle  re- 
mercie Victor.  Dans  l'effusion  de  sa  joie,  elle 
lui  presse  tendrement  les  mains,  mais,  dans  ces 
marques  de  reconnaissance,  il  n'y  a  rien  que 
d'innocent;  le  jeune  homme  le  voit  bien  ;  aussi 
ne  profite-t-il  pas  de  la  joie  de  Madeleine  pour 
lui  prendre  un  autre  baiser....  Il  est  vrai  que 
Madeleine  n'est  pas  jolie. 

On  entend  la  voix  de  madame  Grandpierre, 
qui  appelle  la  jeune  fille.  Celle-ci  s'écrie  :  •  Oh  1 
•  mon  Dieu!  je  vais  être  grondée!  En  causant 
t  avec  vous,  monsieur,  j'ai  oublié  le  déjeuner... 


MADELEINE.  101 

«mais  c'est  égal vous   ni'uvcA  fait   espérer 

»  qu'Armand  et  Ernestine  [)Oiivaient  encore 
«m'ainier  un  peu...  je  veux  bi<'n  être  grondée 
»  à  ce  prix-là...  » 

Madeleine  va  s'éloigner —  elle  revient  vive- 
ment vers  Victor  et  lui  dit  d'un  ton  honteux  : 
«Monsieur...  pardonnez-moi  si  je  dis  Armand 
»  et  Ernestine  en  parlant  de  monsieur  le  mar- 
)' quis,  votre  ami,  et  do.  sa  sœur...  ce  sont  mes 
«souvenirs  d'enfance  qui  me  trompent  encore, 
»  mais  je  sais  bien  que  je  ne  dois  plus  les  nom- 
»  mer  ainsi...  et  ([uand  je  les  \ errai,  oh!  je  sau- 
).rai  conserver. le  respect  que  je  leur  dois,  pour- 
»vii  qu'ils  me  permettent  de  les  aimer  comme 
«autrefois!...  • 

La  jeune  fdle  salue  de  nouveau  Victor  et  s'é- 
loigne lestement,  en  sautant  par-dessus  les  ca- 
rottes et  les  choux  qui  encombrent  le  jardin. 
Victor  se  dit,  en  la  regardant  aller  :  «Cette  pe- 
Dtite  a  de  l'âme,  de  la  sensibilité,  et  une  déli- 
»  catesse  de  sentiment  qui  n'est  pas  commune; 
»  c'est  dommage  qu'elle  ne  soit  pas  jolie....  et 
«pourtant  c'est  peut-être  plus  heureux  pour 
»(']lo,  cela  l'exposera  moins  aux  .«réductions...» 
Victor  qnîttp  le  jnrdin  et  <«p  rr-nd  dans  la  n.nllo 
I.  11 


162  MADELEINE. 

basse  où  il  a  sonpéla  veille;  il  y  trouve  Diifour, 
qui  sVsl  établi  sur  une.  table,  et  s'oeeupe  à  des- 
siner madame  Grandpierre  et  son  lils  Babolein, 
qu'il  réunit  en  taïuée.  La  vieille  femme  i)<>se 
avee  une  dignité  comique,  ne  tournant  la  tête 
qu«*  pour  gronder  Madeleine,  qui  n'a  pas  en- 
core mis  le  couvert,  mais  reprenant  bien  vite  la 
position  qu'on  lui  a  indiquée.  Quant  au  grand 
Babolein,  sa  figure  niaise  et  lourde  ne  change 
pas  un  moment  d'expression. 

«Je  fais  nos  excellents  hôtes,»  dit  Dufour  en 
voyant  entrer  Victor.  «  Madame  Grandpierre  a 

•  une  superbe  phj^sionomie...  des  traits   bien 

•  caractérisés...  Avec  son  lils  à  côté,  cela  tran- 
»  chera. . .  Ne  remuez  pas,  madame  Grandpierre, 

•  je  vous  en  prie!....  je  n'ai  plus  que  quelques 

•  coups  de  crayon  à  donner....  Je  voulais  faira 

•  aussi  notre  hôte...  mais  ce  sera  pour  une  au- 

otrc  fois Je  viendrai  vous  ^oir  (^n  me  pro- 

»  menant  dans  le  pays...  j'enirorai  faire  la  cau- 
«selteavec  madame  Grandpiei  re...    j'ainn' les 

•  braves  gens,  moi!...  Ah!  il  faudra  aussi  {|ue 
•je  fasse  l'ami  Jacques...  avec  sa  bkusc...  son 
«bonnet...  ça  lera  bien!... 

„  —  ,|(.  te  eonsciiir  de  hii  l'aire  aussi  Icnir  sa 


MVDRr.RlNE.  iC)^ 

fnijx,»  dit  Victor  on  souriant,  «iii  cni<;  que  cela 
«lui  donne  un  air  qui  t'a  frappé  hier. 

»  —  C'est  bien  !  c'est  bien  !  »  dit  Dufour  en  se 
se  j)inçant  les  lèvres  ;  «je  lui  ferai  tenir  ce  que 
»jc voudrai!...  Madame  Grandpierre,  vouspou- 
»  vez  vous  lever...  j'ai  fini.  » 

Dufour  présente  son  camée;  la  pa^'^sanne 
prend  d'abord  le  portrait  de  son  lils  et  le  sien 
pour  une  seule  figure,  mais  on  parvient  à  lui 
faire  distinguer  son  prolil,  et  elle  se  trouve 
très-ressemblante  parce  que  son  bonnet  est 
ex.actement  copié. 

Le  déjeuner  est  servi,  on  se  met  à  table.  Du- 
four mange  comme  quatre,  et,  tcMit  en  déjeu- 
nant, trinque  avec  Grandpierre,  frappe  sur  les 
joues  de  son  fds  et  coupe  du  pain  à  la  maman. 
Cette  fois,  c'est  Victor  qui  b?  presse  pour  le 
faire  quitter  la  table,  parce  qu'il  ne  veut  point 
passer  sa  journée  cbcz,  les  paysans.  Enfin,  Du- 
four se  lève,  embrasse  madame  Grandpierre, 
embrasse  Babolein,  frappe  sur  le  ventre  à  son 
bôle,  et  s'éloigne  comme  s'il  quittait  ses  pa- 
rents. Pendant  ce  lem]>s.  Victor  a  payé  leur 
dépense.    (>l    il  dit    Imir    bas  à   Madeleine,   qui 


iÇ)f\  MADELEINE. 

sVst  approchée  deluietlereprdelimidrmcnt  : 
«  Je  ne  vous  oublierai  pas;  bientôt,  je  l'espère, 
»  vous  aurez  des  nouvelles  de  vos  amis  d'en- 
»  fance.  » 


(iJAi nui-  M. 


LA  ««jciKTi;  lu:  hhi;mli.i-. 


En  suivant  le  clieniin  qui  doit  les  mener  clie* 
le  jeune  de  Bréville ,  Yietor  laeonte  à  J3ut"our 
sa  conversation  avec  Madeleine,  et  termine  son 
réeit  en  lui  disant  :  '<  Tu  vois  maintenant  pour- 
•  quoi  cette  jeune  lille  nous  regardait  en  soupi- 

»  rant  et  avait  envie  de  nous   parler c'était 

»  pour  nous  entretenir  des  amis  de  son  enfance. 
»Cc  que  tu  jugeais  mystérieux,  extraordinaire, 
«dans   la  conduite  de   cette  p<'tite,  s'explique 


ICK)  mvdi:li;iM'. 

«fort  siniplemeiit il  n'a  fallu  que  quelques 

»mots  pour  cela;  si  tu  m'en  crois,  Dufour,  à 
«l'avenir  tu  te  laisseras  moins  aller  à  ton  pen- 
»  chant  pour  les  conjectures,  et  surtout  à  cette 
»  méfiance  qui  te  fait  toujours  supposer  le  mal  , 
»()U  du  moins  des  choses  qui  ne  sont  pas. 

»  —  C'est  bon,  monsieur  Victor,  je  vous  suis 
"très-obligé  de  vos  a^is!  La  conduite  que  cette 

«jeune  lille  a  tenu  a^ec  nous  est  expliquée 

')  c'est  fort  bien ,  mais  cela  ne  nous  apprend 
«pas  ce  que  c'est  que  cette  petite  Madeleine  .. 
«elle  ne  connaît  pas  ses  parents!...  et  la  mar- 
«quise  a  pris  soin  d'elle!. .et  cette  marquise,  qui 
«la  traitait  comme  sa  fille,  la  laisse  en  mourant 
«exposée  à  mourir  de  faim  si  des  paysans  n'a- 

»  valent   pas   eu   j)itié  d'elle! Est-ce  que  tu 

«trouves  tout  cela  clair  ,  toi?  Alors  ,  tu  y  mets 
»  de  la  bonne  volonté. 

» —  Clair  ou  non!...  qu'est-ce  cela  n(tus 
«fait?-.,  ce  n'est  plus  de  tout  cela  qu'il  sagit. 

» —  (Ju'en  ^^ais-tu  '}...  tu  blâmes  la  conduite 
«d'Armand   et  de  sa  sœur.  (|ui  ont  abandonné 

»  la   petite mais  qui  te  dit  qii'ils  n'avaient 

■  point  quelques  raisons  pour  cela?. ..  c<^tte  Ma- 
•  deleinc  est  peut-être  un  enfant  de  l'amour... 


MADliLElNK.  167 

«cl,  a\aiil  tic  s'intéresser  à  ell(.',  avant  de  parler 

•  d'elle  à  ceux  cliez  qui  nous  allons,  moi,  j'au- 
4>  rais  voulu  savoirs!  ce  n'était  pas  indiscret,  si... 

» —  Dufour  ,  tu  nie  fais  pitié  avec  tes  crain- 
nles!  on  n'est  jamais  indiscret  quand  on  fait 
«une  bonne  action  :  c'est  en  faire  une  que  de 
«plaider   la    cause  de   cette  pauvre  fille  ,  qui, 

•  après  avoir  été  élevée  dans  l'aisance,  avoir 
«reçu  un  commencement  d'éducation,  est  ré- 
»duite  à  servir  dans  un  cabaret.  Certes,  je  ne 
«vaux  pas  mieux  qu'un  autre  ,  je  fais  bien  des 
»  folies,  bien  deS  sottises  même!...  mais  toutes 
»  les  fois  que  je  pourrai  obliger  quelqu'un,  je  ne 
»  calculerai  pas  si  cela  ne  peut  en  rien  me  com- 
»  promettre,  et  je  suis  enchanta  que  cette  jeune 
»  lille  ne  soit  pas  jolie,  parce  qu'au  moins  cette 
»  fois  on  ne  mcleia  point  d'amour  ni  de  sédiic- 
»  lion  dans  ma  conduite. 

»  —  Pas  jolie,  pas  jolie  ,  »  murmure  Dufour. 
0  Après  tout,  ce  n'est  pas  un  monstre...  Il  y  en 
»a  beaucoup  de  plus  laides...  et  je  ne  voudrais 
V  pas  jurer  que...  Ali  !  voilà  sans  doute  la  maison 
))(le  M.  Armand...  Diable!  mais  c'est  fort  élé- 
»j;ant  cela —  Et  tu  dis  qu'il  n'a  que  dix  mille 
»  livr<'S  de  rentes  ?  • 


168  MADELEl.Nf:. 

Victor  marche  en  avant  ;  il  ne  répond  pas  au 
peintre,  qui  le  suit  en  disant  :  «  Si  ce  M.  de 
»8aint-Elme  est  ici,  nous  allons  voir  ce  cpi'il 
«nous  dira  pour  m'avoir  fait  promener  mon 
«tableau  de  la  forêt  de  Compiègne...  Et  la 
•  commission  rpic  j'ai  été  obligé  de  j)ayer.  ..Oli! 
»  décidément,  ce  beau  monsieur-là  m'est  sus- 
»pcct...  Ce  doit  être  lui  cpie  j'avais  vu  dans  le 
«restaurant  à  vingt-deux  sous.  » 

Les  voyageurs  sont  arrivés  devant  une  belle 
maison  de  campagne  ,  qui  se  trouve  sur  la 
route,  devant  une  vaste  plaine,  d'où  l'on  aper- 
çoit les  villages  de  (li'AV,  Samoncey  et  quelques 
maisons  élégantes,  oii  de  riches  habitants  i\v 
Laon  et  de  Sissonne  viennent  passer  la  belle 
saison. 

Victor  traverse  une  cour  ,  et  ,  sans  parler  au 
concierge,  entre  dans  la  maison.  Dufour  ,  ((iii 
lient  après  lui,  s'appiorhe  de  la  logr  i\u  con- 
cierge^ en  disant  :  «  Ce  Victor  est  étonnant 

"il  entre  comme  chez  lui On  ne  nous  cou- 

«nait  pas  ici...  on  ])ounail  croiic...  Eh  bien  ! 
«est-ce  qu'il  Ji'y  a  personne  ehex  le  portier? ;> 

Une  grosse  lille  arri\e  ,  tenant  dans  ses  bras 
un  enfant  auquel  elle  fait  manger  de  la  bouillie. 


AJADIil.hl.Nj:.  1G9 

«  Je  viens  voir  M.  Armand  tie  Bréville,  »  dit 
Diifour.  «  J'espère  qu'il  est  ici,  car  il  m'a  iii- 
avité,  ainsi  que  mon  ami  qui  a  passé  de- 
v  vant. 

»  —  Oui,  monsieur,  oui,  M.    de  Bréville  est 

«ici Vous  allez  trouver  tout  le  monde  dans 

»  la  maison.  .  Je  crois  qu'ils  jouent  -'n  billard 
')  à  c't'lieure. 

»  — Alilil  y  a  un  billard  ici  ..  tant  mieuv... 
»Et   tout   le  monde  y  est?...  Est-ce   qu'il  y  a 
»  beaucoup  de  monde  ici  ? 

» —  Mais  dam'...  comme  à  l'ordinaire... 
»M.  Armand...  M.  Saint-Elme...  — Oh  !  je  le 
»  connais  celui-là.  — Madame  de  Noirmont  et 
«son  mari,  et  puis  deux  voisins...  Allons  donc, 
«Eanlan;  est-ce  (pie  l'en  veux  pus  !  —  Prenez 

•  garde,  vous  lui  mettez  de  la  bouillie  dans  le 
»ncz. ..   Est-ce  (jue  c'est  à  vous  .  ce  {;ios  com- 

*  père-là  ?...  — Oli  !  non,  monsieur,  c'est  mon 
rtpelit    frère...   —  Je    disais    aussi,   ^ous   èles 

'>  Irop    jeune    jxiui'    avoir  déjà  un    marniol 

)' Ouel  âge  avez  vous  ?  —  J'a\ons  quinze  ans, 
«monsieur.  —  Pesle!,..  quelle  couimère... 
«quelle  carnation  !...  et  à  quinze  ans  vous  êtes 
»  déjà  concierge?. ..  —  Olil  avec  UKunan;  c'est 


170  MADliLEIMi. 

«qu'elle  est  îi  la  cuisine,  elle...  —  Ah  1  j'en- 
»  tends...  elle  cumule  les  emplois...  Ah  ça!... 
0  mais  je  cause  là...  vous  dites  qu'on  est  au  bil- 
«lard...  De  quel  côté  ce  billard?  —  Prenez 
»  l'escalier  sous  le  vestibule,  et  tout  en  haut; 
»  gn'v  a  pas  à  se  tromper.  —  Merci  ^  mon  en- 
afant!...  Prenez,  garde  à  votre  petit  frère... 
«vous  lui  en  donnez,  trop  à  la  fois. 

Dufour  entre  dans  la  maison ,  examine  le 
vestibule  qui  est  pavé  de  dalles,  jelle  un  coup- 
d'œil  dans  une  salle  à  manger  dont  la  porte  est 
ouverte  ,  puis  monte  l'escalier  en  disant  : 
«  C'est  fort  bien  tenu...  Pour  peu  qu'il  y  ait  du 
»  terrain  avec  cela...  c'est  une  jolie  propriété.  » 

Dufour  arrive  au  milieu  de  l'escalier,  i.à,  on  a 
décoré  une  grande  salle  en  forme  de  lente; 
et,  de  cet  endroit  où  l'on  a  placé  le  billard,  la 
vue  s'étend  au  loin  sur  tous  les  environs. 

M.  de  Saint-Elme  est  en  train  de  jouer  avec 
un  grand  homme,  qui  a  une  assez,  belle  ligure, 
mais  un  air  froid,  fier  et  j)eu  aimable,  un  autre 
monsieur  plus  jcunr  lient  une  queue  de  bil- 
lard à  la  inain  .  et  semble  attendre  son  tour  : 
celui-là  a  une  jolie  petite  iigure  bien  ronde, 
bien  fraiche  cl  bien  iusigtiili.mte  .  ce  (pie  l'on 


AJADIil.lil.NE.  171 

appelle  communément  une  figure  d'ange 
bouiiû. 

Victor  cause  avec  Armand,  qui  vient  au  de- 
vant de  Dufour ,  et  lui  adresse  les  politesses 
d'usage.  Pendant  que  celui-ci  y  répond  ^  M.  de 
Saint-Elme  accourt  prendre  la  main  du  nou- 
veau venu,  et  la  lui  serre  en  l'accablant  de  té- 
moignages d'amitié.  Dufour  fait  ce  qu'il  peut 
pour  retirer  sa  main  ,  et  répond  assez  froide- 
ment aux  avances  du  petit-maitre  qui  va  tou- 
jours son  train.  Mais  le  grand  monsieur  a  déjà 
répété  deux  fois  d'un  air  d'impatience  : 

«  Mon.sieur  de  Saint-Elme  ,  c'est  à  vous  à 
«jouer!...  —  Oui,  c'est  à  vous  à  jouer,  »  dit  le 

•  jeune  homme;  car  M.    de  Noirmont  n'a  pas 

•  carambolé...  —  Je  ne  le  cherchais  pas,  mon- 
»  sieur;  je  n'ai  voulu  que  coller  mon  joueur,  et 
»  je  crois  que  j'ai   assez  bien   réussi...   C'est  à 

•  vous  à  jouer,  monsieur  de  Saint-Elme. 

«Pardon,  messieurs,  je  suis  à  vous C'est 

«que  je  suis  si  enchanté  de  revoir  mon  ami  Du- 
»  four...  Messieurs,  félicitons-nous...  nous  i)os- 

•  sédons  dans  cette  cam})agne  un  des  premiers 
»  artistes  de  la  capitale.  » 

Le  grand  monsieur,  qui  soniblf  peu  sensible 


172  .MADKI.lil.NE. 

à  lont  ce  qui  louche  les  arts,  se  coiUentc  de 
faire  une  légère  inclination  de  tète  à  Dufour 
en  reprenant  :  «  C'est  à  vous  à  jouer,  et  vous 
«êtes  collé...  — Oh  !  ça  m'est  égal,  je  touche 
»  partout.  » 

En  effet ,  Saint-Ehiie  donne  un  coup  de 
queue  sans  avoir  à  peine  visé,  et  il  hloque  la 
bille  de  son  adversaire,  qui  ne  peut  retenir  une 
légère  grimace,  tandis  que  le  jeune  homme 
s'écrie  :  a  Supérieurement  joué...  c'est  un  blo- 
»  que  dans  mon  genre!...  A  mon  tour...  vous 
«allez  voir,  messieurs!...  « 

Saint-Elme  revient  vers  Dufour.  qui  admire 
déjà  un  point  de  vue;  il  lui  frappe  sur  le  bras 
en  lui  disant  :  «  Mais  à  propos,  je  vous  en  veux. 

•  monsieur  Dufour,  oh!  j'ai  à  me  plaindre  de 
»  \ous. 

»  —  De  moi.  monsieur?  »  ré|)ond  le  peintre 
en  le  regardant  avec  surjnise  «  i>arbleu!  v«ulà 
»(|ui  est  fort!  il  me  semble,  au  contraire,  que 

•  ce  serait  moi  qui  })oiMrais...  — Permette/,, 
»  uion  cher  Diifoiu',  est-ce  que  je  vous  avais 
»pas  prié  de  me  céder  au  prix  qui  vous  con- 
»  viendrait  un  délicieux  tableau  de  la  forêt  de 
»Compiègne?. ..    —   C'est   justement   de    cela 


MADET.EINF.  173 

»  que  je  voulais  vous  parler...  — EIi  bien!  mon 

•  cher,  ce  tableau,  je  l'attends  encore...  Pour- 
»  quoi  donc  ne  nie  l'avcz-Yous  pas  envoyé  ?  — 
»Par  exemple,  c'est  trop  fort  cela!  je  vous  l'ai 
»  envoyé;  mais  vous  me  donnez  une  adresse  où 
9  vous  ne  logez  plus...  C'est  fort  désagréable  de 
B  faire  promener  ainsi  un  tableau.  — Qu'est- 
»  ce  que  vous  me  dites  là?...  Où  donc  a-t-on 
»élé?  —  Rue  Saint-Lazare,  où  vous  m'avez 
«dit...  — Rue  Saint-Lazare!  ah!  étourdi  que 
'>]e  suis...  Mais  il  y  a  un  siècle  que  je  ne  dc- 
»  meure  plus  là...  — C'est  ce  qu'on  a  dit  au 
«commissionnaire.  —Ah!  mon  cher  Dufour... 

•  que  je  suis  désolé  de  cette  erreur;  mais,  do 
D  retour  à  Paris,  j'espère  <]ue  nous  réparerons 
«cela...  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  les  mille 
«francs  en  or  qui  vous  étaient  destinés  sont 
»  dans  un  coin  de  mon  secrétaire.  d'«)ù  ils  n'ont 
«pas  boujçé  d(qiuis  ce  temps...  —  C'est  à  nous 
«à  jouer,  monsi(MU'  de  Saint-Elme.  —  Pardon, 
«messieurs,  c'est  qu(!  j'avais  à  cœur  de  m'ex- 
»j)liquer  avec  mon  ami  Dufour,  » 

•  'Dufuiir  ne  sait  plus  qiift  pen.»<tM',  et  il  se  dit  j 
i-En  tout  cas,  ce  frtiillnrd-là  fl  un  Al,  un  nplonib 
M  étourdissaiiL 


17/1  MADELEINK. 

» —  Laissons  ces  messieurs  jouer  î\  leuraisc,» 
(lit  Armand  à  Victor  et  à  Dufour;»  venez  voir 
»mon  jietit  pare...  je   pense  cpie  nous  y  trou- 
»  vcrons  ces  dames,  et  je  serai  bien  aise  de  vous 
«présenter  à  ma  sœur.  » 

Les  nouveaux  arrivés  suivent  Armand,  cpii, 
tout  en  les  conduisant  au  jardiji,  leur  renou- 
velle les  assurances  du  plaisir  qu'il  éprouve  à 
les  voir.  «  Je  crains  seulement  que  vous  ne 
«vous  ennuyiez,  ici,  »  dit  le  jeune  Bréville; 
«  quand  on  a  l'habitude  des  plaisirs   de  Paris, 

»  une  campaj,^ne,  une  société   de  province 

»cela  semble  bien  monotone...  Moi,  je  vous 
»  avoue,  que  je  commence  à  perdre  patience, 
»(){,  si  vous  n'étiez  pas  venus,  j'allais  re])ar- 
•)  tir.  s 

»  —  La    eampaf;ne   ne    m'ennuie  pas,    »  dit 

Victor,  «j'aime  le  calme  que   l'on  y  jïoùte 

»  cela  repose  un  peu  des  plaisirs  de  Paris.  — 
iiMoi,  pourvu  que  je  trouve  des  arbres,  des 
•  feuilles  à  coj)ier,  je  suis  content.  —  Ah!  mes- 
Dsii'Uis,  vous  êtes  Im  ureux  de  vous  satisfaire  de 
«si  ])cu,  il  me  faut  des  plaisirs  plus  vifs,  du 
»  mouveineiil,  de  l'ainour  suKoul.  —  Mais, 
«umn    clier     Viin;iii<l.  est-ce    ([iic    vous  croye/ 


MADKf.KIXE.  175 

•  qu'on  ne  peut  pas  faire  l'amour  à  la  rampa- 
»gne  aussi  bien  qu'à  Paris?  —  Et  avec  qui?  il 
»  n'y  a  personne  ici...  rien  dans    les    environs 

V  qui    puisse    mériter  nos    hommages Du 

«moins,  chez,  les  voisins  que  nous  a\ons  vus 
«jusqu'à  présent,  n'ai-je  pas  aperçu  un  seul 
»  minois  un  peu  désirable.  —  Et  les  paysan- 
»nes?  —  Oh!  l\  donc!  laides,  lourdes,  sales!.. 
»En  vérité,  pour  avoir  une  bergère  gentille,  il 
«faudrait -la  faire  venir  de  la  rue  Richelieu, 
n  Enfin,  vous  voilà;  nous  tâcherons  de  nous 
«amuser...  nous  chasserons,  nous  monterons 
»  à  cheval. . .  et  nous  tiendrons  table  longtemps. . . 
a  c'est  ce  qu'on  peut  faire  de  mieux  à  la  cam- 
»  pagne.,.  —  Je  me  plairai  beaucoup  ici,  «  dit 
Dufour;«mais  quels  sont  ces  messieurs  que 
»  nous  avons  laissés  là-haut  jouant  au  billard 
«avec  M,  de  Saint-Elme? —  L'un  est  mon 
«beau-frère,  M.  de  Noirmont.  —  C'est  le  plus 
«jeune,  sans  doute?  —  Non,  le  ]dus  jeune  est 
«un   voisin,  M.  Montrésor,  qui  habite  avec  sa 

*  femme  une  fort  jolie  maison  à  trois  portées  de 
«fusil  de  celle-ci  C'est  un  jeune  homme  qui 
a  était  dans  le  commerce  et  avait  peu  de  lor- 
»tun(^  et  d'csjiérances  ;  mais  une  ridie   veuve 


170  M.VDF-T.EIXE. 

M  s'est  amouraclirc  di,'  lui;  les  joues  bien  fraî- 
»  ('lies  et  bien  rondes  ont  séduit  la  dame;  elle 
»lui  a  olïert  sa  main,  et  Montrésor  a  écliangié 
»sa  liberté  contre  vingt-cinq  mille  livres  de 
»  rente. 

D — J'épouserais  une  négresse  à  ce  prix-hl,  » 
dil  Dufoiir,  «  pourvu  que  je  connusse  bien  les 
«antécédents.  —  Et  moi  je  n'épouserai  jamais 
«une  femme  qui  ne  m'inspirerait  pascl'amour,» 
dit  Victor,  «  eùt-clle  un  million  à  m'offrir.  — 
»Tais-toI  donc,  Victor;  si  le  million  était  en 
«perspective,  lu  cbangerais  d'avis...  —  Ja- 
»mais...  —  Encore  quelques  années  et  tu  ])ar- 
»  leras  autrem'ent.  —  Je  ne  crois  pas.  —  Est-ce 
)i  que  madame  Montrésor  n'est  pas  jolie?  — 
w  Vous  allez  la  voir...  elle  est  au  jardin  avec  ma 
»  sœur  ;  vous  jugerez  si  ce  pauvre  Montrésor  ne 
)>j>aie  pas  un  peu  cbcr  sa  Corlune.  D'abord  sa 
«femme  ajiprocbe  de  la  ([uarantaine,  et  il  n'a, 
•  lui.  ([U(^  viugt-([uatre  ans;  ensuitedes  jiréten- 
«tions,  une  coquelteiie  ridicule...  elle  n'a  ja- 
tniais  dû  être  jolie...  d  d'une  jalousie...  Ob'. 
»  il  no  faut  pas  que  son  mari  caiiso  trop  lonfj;- 
«teinp.*»  avec  une  dame  ou  qu'il  ait  l'air  om- 
»j)rcî»sé  pr^s  d'une  demoiselle,  car  alors  on  lui 


MADHI-KIM-:.  177 

1.  ("ait  dos  scôno.'^,    îles  rt'jM-oflic?...   Je    ne  sais 

))iii(j[iic    si  ci'la   lie  va  pas  ]-»!ii5   loin J'ai 

Dclcjà  eu  occasion  de  jui:;er  de  tout  cela...  A  la 
»  cnmpai;;ne,  on  n'a  rien  à  faire;  il  laul  bien 
i>  s'occii})er  de  ce  que  font  les  autres. 

,  —  Oui,  et  puis  cela  amuse,  »  dit  Dufoiir; 
«  d'ailleurs,  il  faut  savoir  avec  qni  l'on  ?it. 

»  —  Quant  à  mon  beau-frère,  M.  de  Noir- 
nmont,  i{uc  vous  avez  >u  là- haut,  il  n'a  que 
»  trente-liuit  ans,  quoiqu'il  m  paraisse  da\an- 
»  tage.  C'est  peut-être  déjà  beaucoup  pour  être 
«le  mari  d'Ernestine,  qui  esfdans  sa  vin^-troi- 
j»  sième  année.  Mais  M.  de  Noirniimt  rend  ma 
»  sœur  très-heureuse  :  c'est  un  homme  prcten- 
»  tieux,  cérémonieux,  qui  est  un  peu  fier  de  sa 
«naissance,  un  peu  vain  de  sa  fortune;  mais, 
ï.  dans  le  fond,  c'est  un  très  brave  bomme  ;  il  a 
»  de  bell(\^  ([ualilés,  de  plus  est  excellent  clias- 
i>seur...et  très-fort  joueur  d'écliecs;  son  j)lus 
»  grand  défaut  est  de  croire  qu'il  fait  tout  bien 
»  et  ne  peut  se  tromper  en  rien.  ])u  reste,  Kr- 
»  nestine  est  heureuse  avec  lui;  mais  aussi  ma 
«sœur  est  si  douce  et  d'un  caractère  si  égalî... 
•  Point  coquette,  n'aimant  ni  le  ïrand  monde, 
«ni  les  i^laisirs  bruyants...  cnlm  tout  l'opposé 
I  12 


1 78  vAnEr.fiïXE. 

»  (le  moi,  cl  puiiS  d'une  sôvcrité  de  principes...  ' 
•  d'une  vertu... — Toujours  l'opposé  de  vous?... 
» —  Ohî  ma  foi,  oui...  Ali!  messieurs,  mène- 
»  rions-nous  une  vie  si  gaie  si  toutes  les  fem- 
»mes  ressemblaient  à  ma  sœur?  Mais  chut!  la 
»  Yoil.^  avec  madame  Montrêsor  qui  sort  de  cette 

jî  allée Quand  madame  Montrêsor   est   ici, 

»  elle  ne  quitte  presque  ma  sœur;  elle  craint 
»  sans  doute  que  son  mari  ne  fasse  la  cour  à 
«Erncsline...  Ah!  ail!  pauvre  femme...  Mes- 
»  sieurs,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  laquelle 
»  de  ces  dames  est  ma  sœur.  » 

Deux  dames  s'avançaient  vers  cesmessieurs: 
l'une,  grande,  sèche,  jaune,  était  coiffée  d'un 
bonnet  surchargé  de  fleurs  et  de  nœuds  de  ru- 
bans; ce  bonnet,  noué  sous  le  menion  avec  de 
la  gaze,  de  la  dentelle,  et  mille  petites  décou- 
pures, ne  parvenait  cependant  point  à  embellir 
une  figure  fanée  où  tout  était  grand,  excepté 
les  veux;  et  la  prétention  avec  laquelle  elle  ba- 
lançait cette  tête,  qui  était  au  bout  d'un  cou 
d-'une  grandeur  démesurée,  loin  d'avoir  du 
charme,  ajoutait  un  ridicule  au  peu  d'agré- 
ments de  cette  dame. 

('.elle  (jui   rnccoinpagnail   était   iVunc   tailf 


MADELEINB.  179 

au-dessus  de  la  mo3'enne  ;  sa  tournure  était 
simple  et  pourtant  distinguée,  sa  figure  douce 
n'avait  rien  qui  charmât  au  premier  abord  ;  des 
cheveux  bruns,  des  yeux  châtains,  pas  très- 
grands,  une  bouche  agréable,  sans  être  petite, 
un  beau  front,  un  teint  pâle  et  légèrement 
animé;  enfin,  rien  de  remarquable  dans  ses 
traits  ;  ce  n'était  ni  une  tête  grecque,  ni  un 
profil  antique,  mais  de  ces  femmes  dont  on  dit 
seulement  :  «  Elle  est  bien  ;  »  que  l'on  regarde 
d'abord  avec  indifférence,  que  l'on  fixe  ensuite 
avec  plaisir,  et  que  souvent  on  finit  par  ne 
plus  pouvoir  se  passer  de  regarder. 

Armand  s'adresse  à  cette  dernière  en  lui  di- 
sant: 

«  Ma  chère  Ernestine,  je  te  présente  M.  Vic- 
»tor  Dalmcr,  un  de  mes  bons  amis  dont  je  t'a- 
«parlé  plus  d'une  fois...  et  M.  Dufour,  peintre 
»  fort  distingué.  Ces  messieurs  veulent  bien 
»  nous  consacrer  quelque  temps...  je  leur  sais 
»  beaucoup  de  gré  d'avoir  consenti  à  quitter 
«Paris  pour  s'enterrer  avec  nous  au  fond  de  la 

•  Picardie.  J'espère  que  tu  te  joindras  à  moi 
»  pour  lâcher  de  leur  rendre  ce  séjour  le  moins 

•  ennuyeux  possil)le... 


1^0  MADELRINE. 

V —  Il  ne  dépendra  pas  do  inoi,  mon  ami, 
»  que  ces  messieurs  se  plaisent  à  Bréville,  et  je 
»  leur  en  ferai  les  honneurs   du  mieux  qu'il  me 

•  sera  possible.  • 

Cette  réponse  est  accompagnée  d'un  sourire 
aimable,  auquel  ces  messieurs  répondent  par 
une  profonde  inclination  de  tète  ;  puis  Du- 
four  dit   à  l'oreille  de  son  ami  :  «  Elle  est  bien, 

»la  sœur mais  ce  n'est  pas  une  beauté 

V  Elle  n'a   que  vingt-trois  ans..;    elle  les  pa- 
»rait....  Elle   est   bien  pâle...  Est-ce  qu'elle  a 

•  été  malade?... 

» —  Monsieur  de  Bréville,  »  s'écrie  madame 
Montrésor  après  avoir  honoré  les  nouveaux-ve- 
nus de  deux  belles  révérences,  «  où  est  donc 
»Chéri?...  qu'est-ce  qu'il  devient?.., 

» —  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça,  Clieri?  »  dit 
Dufour,  «  un  petit  chien?... 

»  —  C'est  son  mari  !  »  dit  Armand  en  souriant, 
et  il  répond  à  la  grande  dame  :  «  Monsieur  vo- 
»  Ire  époux  est  au  billard  avec  Noirmont  et 
»  Saint-Elmc. 

» —  Ah!  mon  Dieu!  quel  amour  de  billard 
«maintenant...  c'est  donc  un(^  j^assion...  il  y 
«passe  toutes  les    journées...    11  est   vrai  <[ue 


M.VUKLEl.NL.  181 

ïClicriyjoue  comme  un  ange!  oh!  d'abord  il 

•  fait tout  bien!...  Mais  je  croyais   qu'on  avait 

•  parlé  d'une  promenade  dans  les  environs  pour 
»ce  malin! 

»  —  Madame,  »  dit  Armand,  «  vous  nousper- 
»  mettrez  de  remettre  cette  partie;  ces  mes- 
»  sieurs,  qui  arrivent,  doivent  être  fatigués. 

» — Oh!  nullement!.,,  nous  devions  arri- 
»  ver  hier  au  soir,  mais  nous  nous  sommes  per- 
»  dus  dans  le  bois,  puis  la  nuit  est  survenue, 
«enfin  nous  avons  été  très-heureux  de  trouver 
■  à  coucher  chez  des  paysans...  —  En  vérité? 

» —  Oui,  »  dit  DufouTv  •  et  dans  la  maison 
»  ou  nous  avons  couché  il  y  avait  une....  » 

Victor  interrompt  brusquement  Du  four  et 
lui  serre  la  main  en  lui  disant  à  l'oreille  :  Fais- 
»  moi  le  plaisir  de  te  taire!  »  puis  il  reprend  plus 
haut  :  «  Ceci  est  toute  une  histoire  que  je  me 
»  réserve  de  vous  conter  plus  tard...  Quant  à 
«votre  promenade...  pour  moi  je  suis  prêt  ù 
»  vous  accompagner. 

»  —  Non,  non,  pas  ce  matin  ,  w  dit  Armand, 
«  je  veux  que  vous  vous  reposiez,,  que  vous 
«preniez,  un  peu  connaissance  de  ma  pr*»- 
»  priété. 


182  MADJiLElNE. 

»  —  Je  yais  donner  des  ordres  pour  le  loge- 
»  ment  de  ces  messieurs,  «dit  madame  de  Noir- 
mont,  «  car  je  suis  sûre  que  mon  frère  n'y  a 
»pas  encore  pensé.  —  Ma  foi,  tu  as  raison,  ma 

•  chère  amie,  je  n'y  songeais  pas!  —  Moi,  je 
»vais  voir  si  Chéri  est  encore  au  hiUard.  » 

Les  dames  s'éhiigncnt.  Armand  promène 
ses  amis  dans  les  jardins,  cpii  par  leur  gran- 
deur pourraient  passer  pour  un  petit  parc 

Victor  et  Dufour  admirent  l'heureuse  distri- 
bution des  terrains;  une  jolie  pièce  d'eau,  un 
bois,  une  grotte,  des  bosquets  touffus ,  at- 
tirent tour-à-tour  leurs  regards.  Mais  Armand 
se  promène  aAecindilférence  dans  cet  agréable 
séjour,  et  à  chaque  exclamation  qui  échappe 
à  ses  hôtes  il  s'écrie  :  «  Oui,  cet  endroit  est  as- 
»  sez  agréable  ;  mais  c'est  bien  froid,  bien  nio- 
»notone.  auprès  de  Paris. 

»  —  Vous  voudriez  ici  des  dames  Flock  pour 
»  égayer  le  paysage.  — Oh  !  ce  n'est  pas  celle-là 
»  qui  m'occupe,  il  y  a  déjà  longtemps  que  j'ai 
«changé...  j'ai   (naintenunt  une  blonde    déli- 

•  cicuse...  Kile  a  Uguré  quelque  temps  dans  la 

•  danse  à  l'Opéra,  mais    un  ])rince  russe  lui   a 

•  fait  quitter  le  théàlrc,  —  El  vous  lui  ixwz  fait 


JUDliLlilMi.  18o 

j»  quitter  le  prince  russe?  — C'était  déjà  fait, 
«c'est  une  femme  fort  amusante.  .  elle  a  eon- 
»  serve  de  son  premier  état  l'habitude  de  faire 
»  des  pirouettes;  des  plies  j  ou  des  ronds  de  jam- 
»  bes  au  moment  où  l'on  y  pense  le  moins  :  de 
«sorte  que,  tout  enjasant  dans  un  salon  elle  se 
»  met  tout-à-coup  à  voltiger  ,  à  faire  des  batte- 
»ments,  et  quelquefois  pendant  que  vous  lui 
•  faites  une  tendre  déclaration,  elle  vous  jette 
«brusquement le  bout  de  son  pied  à  la  hauteur 
»  de  votre  épaule.  —  EU!  mais!...  ce  doit 
«être  fort  gentil  tout  cela,  »  dit  Dufour;  •  j'ai- 
0  merais  beaucoup  une  maîtresse  semblable  si 
»ce  n'était  pas  si  cher..., —  C'est  aussi  ce  que 
«médit  Saint-Elme...  car  Saint-Elme  prend 
»  mes  intérêts  à  cœur...  il  veut  que  je  quitte  ma 
»  danseuse  ,  il  ne  veut  pas  que  je  me  ruine  !  — 
«Oui,  «reprend  Dufour,  «  il  ne  veut  pas  que 
«vous  vous  ruiniez  avec  votre  danseuse...  je 
«comprends,  est-il  riche,  ce  monsieur  Saint- 
»  Elme?  — '■  Il  est  fort  riche,  il  possède  plusieurs 
«propriétés...  —  De  quel  côté?  —  Il  me  l'a 
«dit...  je  ne  m'en  souviens  plus...  Ah!  il  a  des 
«vignes  en  Bretagne...  —  Des  vignes  en  Bre- 
«tagne,  je  ne   connais  guère  de  bon  vin   Jans 


J8/l 


iaADKÏ.EL\K. 


0  ce  pays-là.  —  Au  l'ail:,  je  ccdirai  aux  conseils 

•  de  wSaint-Elnie.  je  niiitlerni  ma  danseuse 

«Oli!  j'aime  le  elinnj^ement...  J'ai  déjà  quel- 
»  que  chose  en  vue,  mais  il  faudrait  que  je 
«fusse  à  Paris;  car,  je  vous  le  répète,  messieurs, 
«il  n'y  a  ri'Mi  ici  ([ui  j)uisse  capliver...  Vous  n(,' 
»  connaissez  encore  de  nos  voisines  ([ue  ma- 
«  dame  Montjésor...  —  Pour  celle-là,  j'avoue 
«(pi'elh*  lait  très-bien  de  ne  sonj;er  qu'à  son 
«maj'i.  —  ^o^.ls  verrez  les  autres  dames  du 
»  voisinage.  .  c'est  raide.  guindé,  a]>prèté...    et 

•  puis,  n(î  me  parlez  pas  de  l'aire  l'amour  en 
»  province  quand  on  a  l'habitude  du  laisser-al- 
»1<:a  de  Paris.  Si  du  moins  on  jouait  le  soir 
»  j)(!ur  lu<'r  le  lenips  ..  moi.  je  contiens  que 
»)  j'aime  le  jeu...  cela  émeut,  cela  lait  éjM'ou  ver 
»  des  sensations.  —  Comment!  est-ce  ({u'on  ne 
"joue  pas  dans  ce  pays  !  —  Si  t'ait!  mais  vous 
»  ne  devineriez  jamais  à  quoi...  quel  est  le  jeu 
ndonl  niadaine  Monlrésorest  toile  et  qu'elle  u 
»mis  à  la  iii<i(!(>  daii-^  jilusieui's  maisons  des  cn- 
»  Niions...  —  liC  jeu  d'oie!  —  Pis  (pK-  c(da!  le 
»1(jIo! 

>»  —    Le  loto!  »  dit  \ictor  en  riant.  «    —  Oui, 
«le  loto!  et  notez  bien  (pi'il  ne  laut  pas  causer 


madli.kim;. 


185 


»pentlîint  (ju'oji    tire    l»'s    boules,    sous   peine; 
»  (l'entendre   i';ip])oler    trois   ou    quatre  fois  les 
«mêmes  numéros.  On  nous  y  a  attrappés  une 
"lois,    Sainl-Elnie   et   moi,    mais  nous  av  on 
"  bien  juré  que  ee  serait  la  dernière. 

1) —  Eb  bien!  moi,  messieurs,  «dit  Diil'our. 
«  j'avoue^  (]ue  je  ne  suis  pas  ennemi  du  loto  1 
))  e'<\sl  un  jeu  où  l'on  ne  peut  pas  s'éehaulïer. .. 
noii  l'on  ne  jx-rd  pas  plus  qu'on  ne  veut...  .]e 
»  ferai  la  partie  de  madame  Monlrésor.  —  Alors 
»  elle  vous  adorera.  » 

Vielor  et  Dulour  sont  installes  cbaeun  dans 
une  jolie  ebambrc;  Armand  laisse  ses  hôtes  en 
leur  disant  :  «  Messieurs,  je  n'ai  'pas  besoin  de 
«vous  rappel(;r  qu'à  la  eampa^ne  e'est  liberté 
«entière,  rbaeiui  doit  l'aire  ee  qu'il  lui  plail  : 
>- pourvu  qu'on  se  rejoij^^ne  auv  beures  des  re- 
»  {)as  ,  e'esl  tout  ee  <[n.'on  demamle.  Au  revoir, 
)'je  vais  parler  d'alïaires  avec  mon  beau-frère! 
»Ab!  e'est  un  bien  di^ne  homme  que  M.  de 
rt  Noirmont.'...  mais  je  le  trouverai  <uieort;  [dus 
)' aimabli]  s'il  Neut  m'aebelcr  ectle  maison,  ou 
»du  moins  me  prêter  rari;enl  dont  j'ai  besoin 
)' pour  payer  les  dettes  (pie  j'ai  laissées  à  Pa- 
»  ris.  ') 


i86  MlDELliLNli:. 

Armand  s'éloigne,  et  Dufour  dit  à  Victor  : 
«  Comment  1  il  a  déjà  des  dettes  !  —  Apparem- 
»  ment.  —  Pourquoi  dorrc  son  cher  ami  Saint- 
»  Elme  qui  a  des  vignes  en  Bretagne  ne  lui 
»  prête-il  pas  de  l'argent!...  Huml  ce  Saint- 
»  Elme  a  vraiment  un  aplomb...  un  flouflou  qui 
«étourdit!  il  m'appelle  son  cher  Dufour...  son 
»unii!  11  m'a  presque  prouvé  que  c'était  moi 
«qui  étais  dans  mon  tort  pour  le  tableau!  Du 
»  reste,  il  joue  supérieurement  au  billard ,  d'a- 
»près  ce  que  j'ai  vu  ce  matin.  Ah!  ça,  pour- 
»  quoi  n'as-tu  pas  encore  parlé  de  cette  petite 
«Madeleine  à  laquelle  tu  t'intéressais  tantl.... 
«pourquoi  me  coupes-tu  la  parole  quand  j'ai- 
llais en  dire  un  mot!...  —  Parce  que  ce  n'é- 
r>  tait  pas  le  moment.  Comment!  à  peine  arrivé 
«dans  cette  maison,  où  nous  ne  connaissons 
«qu'Armand,  tu  veux  que  j'aille  entamer  un 
»  sujet  si  déhcat!  laisse-moi  me  reconnaître!... 
»je  n'oublierai  pas  cette  jeune  fille,  je  veux  tâ- 
»cher  de  sonder  un  peu  les  sentiments  de  ma- 
ndame  de  Noirmont  pour  elle...  Si  Madeleine 
»  devait  être  mal  reçue  par  les  compagnons  de 
»  sa  jeunesse,  ne  vaudrait-il  pas  mieux  lui  épar- 
»gnerce  chagrin!  Je  me  flatte  «pi'il   u^-\\  sera 


ma&elkim:.  187 

D  lien  ;  mais  ne  te  mêle  pas  de  cette  affaire,  tu 
«gâterais  tout!  —  Merci!  —  Si  la  société  qui 
«vient  ici  est  aussi  ennuN^euse  qu''Armand  le 
«prétend,  je  n'ai  pas  non  plus  l'idée  que  nous 
«resterons  fort  longtemps  dans  sa  terre!  —  Al- 
lons, te  voilà  aussi!  toi,  regrettant  Paris  ,  les 
y>  amours...  les  maîtresses  que  tu  as  laissées  là- 
»bas!  — Je  n'ai  rien  laissé  de  bien  regretla- 
«ble;  mais  tu  sais,  mon  cher  Duf(nir,  que  je 
»  ne  puis  vivre  longtemps  sans  avoir  quelque 
«sentiment  dans  la  pensée  ,  qu'il  faut  toujours 

»  que  mon  cœui  soit  occupé.  —  Ton  cœur 

«hum!  tu  es  bien  honnête  d'appeler  cela  ton 
«cœur...  Mais  tranquillise-toi,  tu  trouveras 
»  quelque  bergère  ou  quelque  provinciale  qui 
«l'occupera...  A  ce  petit  Armand  il  faut  des 
«danseuses!...  des  femmes  qui  pirouettent  en 

•  faisant  l'amour! Toi  qui  n'aimes  pas  les 

"femmes  entretenues,  lu  trouveras  dans  les 
»  champs,  dans  les  fermes,  de  l'amour  vérita- 
»  ble  et  du  lait  tout  cliaud.  11  me  semble  qu'a-' 
B  vec  cela  on  peut  passer  la  belle  saison.  Moi , 
»  je  croîs  que  je  me  plairai  ici  !  et  certainement 
«je  n'aurai  pas  fait  le  voyage  pour  ne  rester 
«que  quelques  jours!  Voilà  une  chambre  (»ii  je 


158  iIAi>ELEl.\K 

«serai  très-bien  'pour  peindre...  el,  dans  le 
»jardin,j'ai  déjà  remarqué  plusieurs  points  de 

»  vue  délicieux Ah!  il    ne  faut  pas  oublier 

«d'envoyer  cherclier  nos  valises  à  Laon...  » 

\ictor  laisse  Dufour  et  retourne  près  de  la 
société.  Le  peintre  fait  alors  l'examen  de  sa 
chambre  ;  il  regarde  dans  tous  les  coins,  ouvre 
chaque  armoire,  et  compte  ce  qu'il  y  a  de  ma- 
telas à  son  lit  et  dépingles  sur  la  pelotte  de  sa 
cheminée.  Après  avoir  fait  une  reconnaissance 
exacte  de  son  local ,  il  sort  pour  se  rendre  au 
salon  :  arrivé  près  de  l'escalier,  il  entend  parler 
avec  feu  au-dessous  de  lui  ;  il  s'arrête  sponta- 
nément, parce  que,  chez  Dufour,  le  désir  d'en- 
tendre ce  qu'on  dit  est  un  sentiment  qu'il  ne 
]>eut  vaincre.  11  a  bientôt  reconnu  la  voix  de 
madame  Montrésor  et  celle  de  son  mari. 

«  11  y  avait  déjà  longtemps  que  vous  aviez 
j> quitté  le  billard,  monsieur?...  — Non,  ma 
)>  Sophie, je  t'assure... — Je  \ous  dis  qu'il  y  avait 
«longtemps  que  vous  étiez,  descendu...  et  que 
)>\ous  rtkliez  dans  la  cour  ])rès  d<^  celte  grosse 
wlllle!...  —  Ah!  Sophie,  ])ar  exemple...  peux-tu 
»croin.'?... — Enlin,  monsieur,  que  faisiez-vous 
»près  de  celte  lillel'... —  Je  la  regardais  donner 


MADKI.KINE.  181) 

•  la  bouillie  à  son  petit  Irèrc.  —  Gomme  c'est 
«intéressant  de  voir  cette  grosse  masse  de  chair 
adonner  de  la  bouillie  à  un  marmot!..  .  nn 
»  homme  comme  vous  aller  regarder  une  pay- 
«sanne?...  —  Mais,  Sophie,  puisque  tu  ne 
»  veux  pas  que  je  regarde  les  dames  delà  société, 
D —  Non  ,  certes  ,  je  ne  veux  pas  que  vous  en 
«regardiez  aucune!  vous  êtes  un  libertin  !...un 
»  volage  !  et,  si  je  vous  laissais  faire,  je  crois  que 
»  cela  irait  bien  !.. .  —  Vraiment,  ma  chère  So- 
»phie,  je  ne  sais  pas  à  propos  de  quoi  tu  me 
i>  dis  cela...  —  C'est  bon  !  c'est  bon  !  monsieur, 
»j'ai  mes  raisons  !...  Allons,  rentrons!...  Mais 

•  ce  soir,  si  l'on  se  promène  ,  songez,  que  je 
»vous  défends  de  donner  le  bras  à  madame  de 
»  Noirmont. ..  —  Cependant  la  galanterie...  lapo- 
«litesse...  —  Je  n'ai  pas  besoin  que  vous  soyez 
s  si  galant  !  ce  n'est  pas  pour  les  autres  que  je 
»  vous  ai  épousé  !  Une  femme  mariée  doit  don- 
»ner  le  bras  à  son  époux;  c'est  beaucoup  plus 
«décent...  Venez,  monsieur.  » 

La  conversation  finit  là.  Au  bout  d'un  mo- 
ment, Dufour  descend  l'escalier  en  se  disant  : 
«  Je  commence  à  croire  que  ce  jeune  homme 
«paie    un    jmmi    r-lier    sa     forfiino...    r'c-^t    un 


lf)0  MAJ)ELECSE. 

sbcnetl...  Ali!  comme  je  vous  ferais  marcher 
»sa  Sophie,  moi  !...  » 

Toute  la  compagnie  est  réunie  dans  le  salon 
du  rez-de-chaussée.  La  société  s'est  augmentée 
de  deux  personnes  :  un  monsieur  d'une  qua- 
rantaine d'années,  à  la  titus ,  mais  poudré  et 
frisé  en  pain  de  sucre,  de  manière  que  le  haut 
de  sa  tête  forme  une  pointe ,  sur  laquelle  il 
paraît  qu'il  ne  met  jamais  son  chapeau.  Sous  ce 
cône  est  une  figure  qui  serait  insignifiante  ,  si 
elle  n'avait  pas  de  la  prétention  à  l'observation  : 
les  deux  petits  yeux  grisâtres  dont  elle  est  dé- 
corée restent  toujours  fixés  longtemps  sur  le 
rncme  objet ,  parce  qu'une  personne  qui  reste 
pendant  cinq  minutes  les  yeux  attachés  sur  un 
objet  qui  ne  l'occupe  pasest  naturellement  très- 
préoccupée,  et,  quand  on  est  sans  cesse  préoc- 
cupé ,  c'est  que  l'on  est  nécessairement  obser- 
vateur :  voih\  du  moins  ce  que  s'est  dit  M.  Po- 
mard,  c'est  le  nom  du  monsieur  coiffé  en  pain 
de  sucre.  Ajoutez  à  ce  portrait  du  coton  dans 
les  oreilles  et  un  col  de  chemise  qui  monte 
jusqu'aux  yeux,  et  vous  pcMirrez  vous  l'aire  une 
i(](''i'  (lu   jxTSonnage   ([ui  a  f;iit   graver  sur  S(\s 


entres  de  visites  :  Pomard  ^  p7'oprîctai?'c  cli- 
gible 

L'autre  personne  est  une  dennoîselle  qui  n'est 
pas  jolie,  mais  est  fraîche,  grasse,  et  porte  dans 
ses  traits  et  dans  ses  manières  un  air  de  bonne 
humeur  et  de  gaîté  qui  l'embellit,  parce  qu'elle 
a  de  ces  figures  auxquelles  la  mélancolie  ne 
siérait  point. 

Suivant  son  habitude  Dufour  va  bien  vite 
près  de  Saint-Elme  lui  demander  quels  sont  ces 
nouveaux-venus  ,  et  le  bel  homme  lui  répond 
avec  l'air  suffisant  qui  lui  est  habituel  :  «  Mais 
»ce  sont  d'assez  bonnes  gens...  c'est  le  frère  et 
»la  sœur...  M.  Pomard  et  un  ancien  employé 
»  dans  les  droits  réunis  ;  il  est  à  son  aise  et  ne 
>fait  plus  rien.  Sa  sœur,  mademoiselle  Clara, 
«est  encore  à  marier,  quoiqu'elle  approche  de 
»Ia  trentaine...  mais  il  paraît  que  ,  jeune  ,  elle 
>a  fait  la  difficile,  et  maintenant  elle  trouvera 
»  difficilement...  Ils  habitent  Gizy...  le  village  à 
«côté.  Du  reste  ,  c'est  bien  nul  auprès  de  nos 
»  délicieuses  sociétés  de  Paris;  mais  ù  la  cain- 
»  pagne  il  faut  tout  voir.  » 

Dufour  remarque  que  madame  Montrésor  ne 
\svyk\  pas    de   \u<'   son    mari    et   mademoiselle 


192  amdei.I'Im:. 

Poniard.  On  annonce  que  le  dîner  est  servi,  et 
Sophie  se  pend  au  bras  de  son  mari  })our  qu'il 
n'olïre  pas  la  main  à  d'autres.  Tout  le  monde 
est  dans  la  salle  i\  manj:;er,  que  M.  Pomard  est 
encore  dans  le  salon,  les  yeux  fixés  sur  un  {gué- 
ridon ;  on  est  obligé  de  l'appeler  deux  fois ,  et 
il  arrive  enfin  en  disant  :  «  Ah!  pardon... 
«c'est  que  je  pensais!...  » 

Soit  hasard,  soit  dessein,  Chéri  s'est  placé  ;\ 
table  à  côté  de  mademoiselle  Clara;  mais,  on 
n'a  pas  fini  le  potage,  que  madame  Montrésor  , 
qui  sembl(3  être  sur  des  fourmis ,  se  lève  en  di- 
sant à  son  époux  : 

«  Chéri,  donne-moi  ta  place,  je  t'en  prie. 
»  Ici ,  j'ai  le  vent  de  la  porte.  .  Je  crains  une 
»  fluxion  ;  j'ai  eu  mal  aux  dents  cette  nuit.  >» 

Chéri  est  obligé  de  se  lever,  ce  ([u'il  fait  en 
murmurant,  et  madame  Montrésor,  qui  proba- 
blement craignait  autre  chose  qu'une  fluxion  , 
va  se  mettre  près  de  mademoiselle  Clara,  et  n'a 
plus  mal  aux  dents  pendant  le  dîncM'. 

M.  de  Noirmont  et  Sairit-Elme  font  pres(|ue 
à  eux  seuls  les  frais  de  la  con\ersalii)n.  Le  j)rc- 
mier  parlerait  mieux  s'il  s'écoulait  moins  et  ne 
semblait  pas  pcrsurd<''  qu'im  doil  être  heureux 


MADKLr.lNR.  105 

de  renleiidiv.  Siiint-Elnic  es!  infiiiimrnl  jilii-î 
amusant;  mais,  on  lioinror  arlroit  «l  qui  ne 
veut  pas  abuser  de  ses  avantages,  e'est  tonjonrs 
en  approuvant ,  en  louant  ce  que  M.  de  Noir- 
momt  vient  de  dire,  qu'il  entre  en  matier<'  De 
cette  façon,  il  obtient  aussi,  pour  ses  saillies  et 
ses  bons  mots,  quelques  sourires  du  beau-iVcre 
d'Armand. 

Victor  examine  les  dames;  ses  yeux  ne  s'ar- 
rêtent pas  sur  madame  Montrésor;  il  les 
laisse  un  peu  plus  longtemps  sur  mademoiselle 
Pomard;  mais  l'examen  ne  fait  pas  naître  un 
désir  dans  son  cœur.  11  regarde  ensuite  la 
sœur  d'Armand;  il  éprouve  plus  de  plaisu'  ii 
porter  ses  j-eux  là  ;  mais  cette  dame  n'est  nulle- 
ment coquette,  elle  parle  peu,  se  contente  d'é- 
couter, de  sourire  quelquefois,  et  de  vjMJler  A  ce 
que  les  convives  ne  manquent  de  rien. 

Le  dîner  se  termine  aussi  paisiblement  qu'il 
a  commencé.  Cliéri  fait  la  moue  ,  Arinand  a 
été  rêveur,  Dufour  a  beaucoup  mangé.  A  force 
de  fixer  une  carafe,  M.  Pomard  à  nn's  des  épi- 
nards  sur  son  gilet,  et  lorsque  sa  sœur  le  lui  fait 
remarqur'r  en  riant;  le  monsiiMU"  se  contente  de 
I.  13 


10/l  MADELEINE. 

répondre  :  <'  C'est  un  malliiiir  !...  c'est  que  je 
«pensais  !...  » 

Le  dîner  est  suivi  d'une  promenade  dans  les 
jardins.  Là  personne  ne  se  donne  le  bras  ;  cha- 
cun \'a  à  sa  volonté,  excepté  madame  Montré- 
sor,  qui  ne  quitte  pas  le  bras  de  son  mari. 

Lorsque  la  nuit  arrive,  les  voisins  parlent  de 
rentrer.  Madame  Montrésor  propose  déjà  d'al- 
ler faire  chez  elle  une  partie  de  loto,  mais 
la  proposition  n'a  point  de  succès.  Saint-Elme 
a  provoqué  M.  de  Noirmont  au  billard,  et  les 
Pomard  déclarent  qu'ils  ont  perdu  trente-neuf 
sous  depuis  cinq  jours,  qu'ils  sont  en  trop  mau- 
vaise veine  et  laisseront  passer  la  semaine  en- 
tière sans  jouer. 

On  reconduit  monsieur  et  madame  Montré- 
sor jusqu'à  leur  demeure,  qui  est  peu  éloig;nce 
de  celle  d'Armand.  M.  Pomard  et  sa  sœuv  re- 
g;agnent  le  village  de  Gizy,  qui  n'est  qu'à  deux 
portées  de  fusil,  et  les  habitants  de  Bréville  re- 
viennent chez,  le  jeune  marquis.  Les  hommes 
montent  au  billard,  madame  de  Noirmont 
rentre  chez  elle  Après  avoir  fait  quelques  par- 
ties, Victor  et  Dufour  laissent  Saint-Elme  jouer 
avec  M.  de  Noirmont  el  vont  •?(*  couciier. 


MADELEINE.  195 

«  J'espère  qu'on  est  rangé  ici,»  dit  Dufour; 
«  nous  nous  retirons  ;\  dix  heures!...  J'aime 
"beaucoup  cette  vie-là.  .  — Moi,  je  la  trouve- 
«rais  un  peu  trop  sage,  si  cela  devait  durer 
«longtemps...  — Bonsoir,  Dufour. — Bonsoir... 
»Eh  bien!  et  Madeleine...  tu  n'en  as  pas  parlé! 
» —  Le  pouvais-je  devant  ces  voisins...  ces  voi- 
«sines? —  Demain,  j'espère  en  trouver  l'occa- 
«sion.  — Ali!  fripon!  si  elle  était  jolie,  tu  au- 
»rais  déjà  parlé  d'elle!...  » 


CHAPITRE  Vin. 


TNE    JO[RXÉ:    Eir\    EMPLOYÉt:. 


Victor  s'est  levé  de  bon  matin,  c'est  un  des 
plaisirs  de  la  campagne;  il  descend  et  rencon- 
tre sous  le  vestibule  M.  de  Noirmont  et  Saint- 
Elme  en  équipage  de  chasse,  le  fusil  sous  le 
bras  et  la  carnassière  au  côté. 

«Nous   allons  abattre  lièvres  et  perdrix,» 

dit  Saint-Elme;  «  venez-vous  avec  nous,  mon- 

»  sieur  Dalmer? —  Non,  messieurs,  je  ne   suis 

«pas  cliasseur. 

* — C'est  une  grande  jouissanc(^  dont  vous 


MADKl.RlMi  197 

»  VOUS  privez,  monsieur,  »  dit  monsieur  de  Noir- 
mont  en  faisant  résonner  son  fusil.  « — Mon- 
osieur, comme  je  ne  la  connais  ni  ne  la  désire, 
»il  me  semble  que  je  ne  me  prive  de  rien.  — 
«Allons,  en  route,  monsieur  de  Noirmont..., 
»  Vous  savez,  que  j'ai  parie  avec  vous  à  quiabat- 
»  trait  le  plus  de  pièces.  — Oh  !  je  tiens  le  pari! 
»  —  Bonne  chasse,  messieurs  !  » 

Le  beau-t'rèrc  d'Armand  fait  à  \ictor  un  sa- 
lut assez  froid;  il  semble  qu'un  homme  qui  ne 
chasse  pas  ait  perdu  beaucoup  de  droits  à  sa 
considération  :  c'est  du  moins  la  pensée  qui 
vient  sur-le-champ  à  Victor,  et  cela  ne  lui 
donne  pas  une  haute  idée  de  l'esprit  de  ce  mon- 
sieur. 

Victor  est  enchanté  d'être  resté  avec  Armand 
et  sa  sœur;  il  compte  profiter  de  cette  occasion 
pour  leur  parler  de  Madeleine,  mais  il  est  trop 
bon  nuilin  pour  espérer  qu'ils  descendent  bien- 
tôt. La  grosse  Nanette,  la  fille  de  la  concierge^ 
a  dit  à  Victor  qu'Armand  n'avait  pas  l'habitude 
de  se  lever  avant  neuf  heures.  Pour  attendre  le 
réveil  du  frère  et  d(.'  la  sœur,  Victor  va  parcou- 
rir les  jardins. 

•  Celte  propriété  est  fort  jolie,»  se  dit  lo 


198  MADELEINE, 

jeune  homme  en  passant  sous  des  ombrages 
de  lilas  et  de  chèvrefeuilles.  «  Mais  il  me  semble 
«que  dans  cette  maison  il  manque  quelque 
«chose —  on  y  est  froid....  cela  n'est  pas  ani- 
j>mé...  Armand  s'ennuie;  il  est  inquiet,  préoc- 
»  cupé...  Je  crois  qu'il  a  laissé  à  Paris  plus  que 
«des  souvenirs,  et  que  ce  n'est  que  pour  a\oir 
»  de  l'ariicnt  qu'il  est  ^enu  ici'....  madame  de 
•  Noirmont  paraît  douce,  tranquille...  Elle  aime 
»son  mari —  mais  cela  ne  peut-être  qu'un 
«amour  raisonnable...  il  a  quinze  ans  de  plus 
«qu'elle...  Cette  différence  d'âge  ne  serait  rien 
»  encore  si  M.  de  Noirmont  a^ait  l'air  d'un  hom- 
»nie  amoureux,  d'un  homme  passionné,  car  on 
«est  jeune  longtemps  lorsqu'on  est  longtemps 
»  sensible.  Mais  tous  ces  gens-là  sont  d'un  cal- 
»me...  11  faudrait  ici  de  l'amour...  cela  embel- 
«lirait  cette  demeure.  Où  le  prendre?...  ce 
«n'est  pas  chez  madame  Montrésor  que  j'irai  le 
>  chercher.  Mademoiselle  Pomard  est  nss^z, 
»  agréable,  maisje  ne  puis  meligurcr  qu'on  sou- 
spire  près  d'elle  :  c'est  encore  diÛicile  de  trou- 
«verà  aimer...  Il  faudra  pourtant  que  je  me 
«marie  un  jour  pour  faire  plaisir  à  mou  père. 
«Moi,  je  veux  ad«>rer  celle  que  j'épouserai. . .  je 


MADliLEINK.  100 

Bveux....  Oncllo   est  donc  celle  jeune  lille  là- 

»bas? Je  ne  me  trompe  pas,  c'est  Macle- 

»  Icine.  » 

Victor  était  monté  sur  un  petit  monticule  si- 
tué à  l'angle  des  murs  du  jardin  et  d'où  l'on 
voyait  au  loin  dans  la  campagne.  Une  jeune 
lille  était  alors  assise,  dans  la  prairie,  auprès 
d'un  paysan  :  c'étaient  Madeleine  et  Jacques  ; 
tous  deux  causaient  en  regardant  souvent  la 
demeure  d'Armand.  Victor  quitte  vivement  la 
place  où  il  était  monté;  il  court  à  travers  les 
jardins,  gagne  la  cour,  et  arrive  bientôt  près  de 
la  jeune  lille  et  de  son  compagnon. 

En  reconnaissant  le  jeune  voyageur  qu'elle  a 
vu  la  veille,  Madeleine  rougit  et  s'écrie  :  «  Ali! 
•  voyez-vous,  Jacques,  monsieur  ne  m'a  pas 
»  tout-à-fait  oubliée,  puisqu'il  vient  de  lui-même 
«nous  trouver. 

» — Vous  oublier!...  et  pourquoi  pensiez,- 
»  vous  que  je  vous  oubliais,  ma  chère  entant? 
«vous  avez  donc  bien  peu  de  confiance  en  mes 
«promesses?... — Monsieur,  ce  n'est  pas  moi... 
«c'est  Jacques...  qui  a  cru... 

» —  Eh!  mon  Dieu,  oui,  »  s'écrie  le  paysan, 
«  laul  pas  tant  de  cérémonie  pour  dire  ce  qu'on 


200  MADEI.EIMi. 

»  pense.  AOiis  aviez,  promis  A  Madeleine  de 
«vous  ip.léiTs.sc)' à  cUo,  de  parler  à  srs  anciens 
naniis.  Mais,  daine!  comme  on  n'a  pins  en- 
r>  tendu  parler  de  vous  hier,  j'ous  cru  que  vous 
•)  aviez,  oublié  toul  ea...  Je  sais  que  ces  nies- 
j>  sieurs  d(>  Paris  ont  Unit  d(>  choses  en  lète!... 
»  l'ne  pelile  liile  que  vous  c<»nnaissez,  à  peine... 
»e,a  jiouvnit  ben  \ous  sortir  de  l'idée.  Ma  loi, 
Mcnnuvé  de  la  1j  islesse  de  cette  ]iau\ro  pelile, 
»  qui  biùie  de  rcnoir  ses  amis  d'enfance,  je  suis 
>  allé  ce  matin  la  prendre  au  point  du  jour.  Je 
»lui  ai  dit  :  Venez  avec  moi,  nous  allons  roder 

•  autour  de  c'ie  dennîure....   que    vous    aimez 

i»lant jieut-étre  r<;nconlrerons-nous   queu- 

»  qu'un  (jui  vous  engagera  à  entrer....  car  elle 
i»  grille  d'entrer  là-dedans  ..  C'est  ben  naturel  : 
»  elle  a  joué,  elle  a  couru  dans  ces  jardins  jus- 
oqu'à    l'à^c    de    onz,e  a!is.    l.a   niailresse    de  lu 

V  maison  l'aimail au  nu)i[)s   atilanl  ([u«    soji 

r>  bran-lils    et   sa    b(dle-lille...    Je   crois  même 

•  qu'elle  jirélérait  Madeleine;  elb;  l'embrassait 
»si  souvent  !...  surtout  <juand  elle  se  croyait 
»seule...    Enlin,  ([uoi(iu'e]l(,'  ait  vu  la  An  de  ce 

•  bonbcur  à  ou/,e  ans,  Madeleine  en  a  conservé 
»lu  mémoire  ;  car  les  jours  heureux  ne  s'ciïacent 


MADEI.KI.NE.  ^  201 

»  |);is  de  noire  souvenir,  surtout  (juand  ils  ne 
•  sont  pas  suivis  par  d'autres.» 

Aj)rès  avoir  l'ail  comprendre  à  Jacques  pour- 
quoi il  n'a  pas  encore  parlé  de  la  jeune  fille, 
Victor  s'ecric  :  «  .le  suis  enclianté  de  vous  trou- 
Mvcr  ici;  le  moment  est  favorable  pour  vous 
»pr(';scnlcr  à  vos  anciens  amis.  Venez,  je  vais 
»  vous  conduire  dans  les  jardins  ;  nous  y  atlen- 
«drons  le  réveil  d'Armand  cl  do  sa  sœur;  je 
»vcu\  préparer  la  reconnaissance...  je  suis  sur 
«que  cela  se  terminera  bien.'» 

Madeleine  rougit  et  pâlit  presqiuj  en  même 
temps  :  l'idée  d'aller  dans  cette  maison  où  elle 
a  passé  son  eufajico  lui  cause  tant  d'émotion, 
qu'elle  sent  ses  genoux  llécbir.  Elle  s'appuie 
sur  Jacf[ues  en  lui  disant  :  «  Mou  ami...  l'aul-il 
»<]U('  je  suive  monsieur? 

»  — Oui,  sans  doute,  »  répond  Jae([ues,  «puis- 
1)  (jue  monsieur  veut  bien  s'intéresser  à  vous. 
»  Allez,  ma  jiclite  Madeleine...  retournez  dans 
»la  demeure  d(;\otr<;  bienfaitrice...  vous  y  se- 
»r(z  mieux...  et  plus;  à  votre  place  (pu;  dans  le 
«cabaret  de  Grandpierrc;...  » 

Jacques  serrait  la   main  de  la  jeune  fille;  sa 


202  MADELEINE. 

lifiure   avait  perdu  son   expression   moqueuse 
pour  en  prendre  une  presque  touehante. 

«  Venez,»  dit  Vietor,  en  prenant  à  son  tour  la 
main  de  Madeleine...  o  le  temps  passe...  Je  veux 
»  leur  parler  avant  qu'ils  vous  voient. — Et  vous, 
«Jacques,  vous  ne  venez  pas  avec  nous?  — 
«Moi  !...  olil  c'est  inutile...  je  serais  de  trop  là. 
»  D'ailleurs  faut  que  j'aille  à  mon  travail.  Adieu, 
»  Madeleine!...  ne  tremblez  donc  pas  ainsi, 
«pauvre  enfant.  » 

Jacques  a  fait  quelques  pas  pour  s'éloigner, 
il  revient  tout-à-coup  vers  Victor,  et  lui  dit  en 
lui  serrant  la  main  avec  force  :  «Surtout,  mon- 
«sieur,  songez  bien  que  ce  n'est  pas  de  la  pitié 
»  que  l'on  doit  témoigner  à  Madeleine...  Si  ceux 
»  qu'elle  aime  toujours  ne  la  reçoivent  qu'avec 
»  froideur...  j'vous  en  prie,  monsieur,  ramenez- 
»  moi  Madeleine  ;  si  elle  ne  veut  plus  retourner 
«chez  Grandpierre,  où  l'amour  de  Babolein  et 
«les  criailleries  de  sa  mère  commencent  à  l'en- 
«nuyer,  eli  bien  !  elle  viendra  chez  moi,  et  Jac- 
»  ques  sera  lier  de  pouvoir  la  nourrir  encore.  » 

Le  paj'san  s'éloigne  en  achevant  ces  mots. 
«Ce  brave  homme  vous  aime  beaucoup,»  dit 
Victor.»  — Oh!    oui,    monsieur,    c'est    mon 


MAÈELEINE.  203 

•  meilleur  ami!...  —  J'espère  que  ses  craintes 
»  ne  se  réaliseront  pas,  je  suis  certain  que  votre 

•  présence  fera  le  plus  grand  plaisir  à  Armand 
«et  à  sa  sœur.  —  S'il  était  vrail...  que  je  serais 
»  heureuse  ! . . .  — Venez. . .  donnezi-moi  le  bras. . . 
>  appuyez-Nous  sur  moi.  —  Ah!  que  vous  êtes 
»bon,  monsieur!...  Mais  la  pensée  que  je  vais 
»  revoir  la  demeure  de  ma  bienfaitrice. ..  de  celle 
»qui  m'a  servi  de  mère...  me  cause  une  émo- 
»tion...  c'est  plus  fort  que  moi...  C'est  du  plai- 
»sir  que  j'éprouve....  et  pourtant  j'ai  envie  de 
«pleurer. — N'ètes-vous  donc  jamais  venue  vous 
«promener  dans  cette  propriété  pendant  l'ab- 

•  sence  des  maîtres? — Non,  monsieur,  jamais. 
»Le  concierge  était  un  homme  brutal...  il  au- 
»rait  fallu  lui  demander  la  permission,  et  puis 

•  Jacques  me  disait  :  Pourquoi  iriez-vous  là,  ma 
»  petite  ?  En  sortant  de  ces  beaux  jardins,  il  vous 
«faudrait  rentrer  dans  le  cabaret  de  Grand- 
»  pierre,  et  cela  vous  ferait  encore  plus  de  peine. 
»11  vaut  mieux  tâcher  d'oublier  le  passé...  Je 
»sui\ais  le  conseil  de  Jacques...  mais  je  n'ou- 
«bliais  pas  le  passé  malgré  cela.  » 

On  est  arrive  à  l'entrée  de  la  maison.  11  n'y 
a  personne  dans  la  cour.  Madeleine  li  "traverse 


20/l  MADELEINE. 

avec  Victor,  qui  la  conduit  sur-lc-cliamp  daii? 
les  jardins.  En  se  revoyant,  après  sept  années, 
dans  les  lieux  où  elle  a  passé  les  plus  beaux 
jours  de  sa  vie,  Madeleine  respire  à  peine;  elle 
ne  peut  assez  regarder  autour  d'elle;  ses  yeux 
voudraient  en  un  instant  revoir  toutes  les  pla- 
ces qui  lui  sont  connues,  comme  sa  pensée 
Aient  de  les  parcourir.  Les  souvenirs  de  sa  jeu- 
nesse sont  pour  elle  mêlés  d'amertume  par  l'idée 
de  sa  situation,  et  pourtant  elle  pousse  un  cri 
de  plaisir  à  chaque  objet  qui  frappe  sa  vue.  Ac- 
cablée par  ses  émotions  successives,  elle  est 
obligée  de  s'arrêter. 

Victor  fait  asseoir  la  jeune  fdle  sur  un  banc 
de  \erdure  en  lui  disant  :  «Remettez-vous.... 
»calmez-vous  un  peu.  —  Ali!  monsieur,  je  suis 
»  si  heureuse  !  C'est  dans  cette  allée  que  nous 
•  courrions  tous  les  trois.  Là-bas,  derrière  cette 
>> charmille,  je  me  cachais  souvent  avec  Ernes- 
»tîne  pendant  que  son  frère  nous  cherchait.... 
»I1  me  semble  que  je  suis  encore  à  ces  mo- 
»ments-là.  Ah!  tout  est  comme  autrefois.... 
»  Voilà  des  arbres  (pu?  je  reconnais...  \v.  les  em- 
»  brasserais  de  l)on  comu!  » 

Madeleine  i><»rte  des  regards  pleins  d'une  ex- 


MADELEINE.  205 

pression  touchante  sur  tout  ce  qui  l'entoure,  et 
Victor  se  dit  en  l'examinant  :  «  En  vérité,  Du- 
»four  avait  raison,  elle  est  jolie  en  ce  moment. 
«Cette  jeune  fille  a  une  àme  bien  aimante  !.. 
«elle  ne  sera  pas  toujours  heureuse!...  » 

Madeleine  se  lève  ;  ils  continuent  à  parcourir 
les  jardins.  Arrivés  près  d'un  joli  bosquet,  qui 
est  devant  la  pièce  d'eau,  Madeleine  pousse  un 
cri,  et  ses  yeux  se  remplissent  de  larmes. 

«  Qu'avez-vous  donc?»  lui  dit  Victor.  « — Ali  ! 
•  monsieur...  ce  bosquet,  c'était  la  place  de  ma 
«bienfaitrice...  elle  s'y  asseyait  tous  les  jours... 
»  C'est  là  qu'elle  m'a  embrassée  pour  la  dernière 
»fois!...  » 

Madeleine  sanglote  ;  bientôt  elle  s'éloigne  de 
Victor,  entre  dans  le  bosquet,  se  met  à  genoux, 
et  prie  le  ciel  avec  ferveur.  Le  jeune  homme 
attend  avec  respect  qu'elle  ait  fini  sa  prière  ;  car 
il  y  a  dans  cette  action  de  la  jeune  fdle  quel- 
que chose  de  bien,  de  touchant,  qui  le  fait 
rêver  plus  profondément  que  de  coutume, 

Madeleine  quitte  enfin  le  bosquet,  elle  ne 
pleure  plus.  On  reprend  la  promenade,  et  Ma- 
deleine retrouve  un  sourire  poiu'  d'autr<\>;  sdu- 


506  HADELEIXE. 

venîrs.  A  dix-huit  ans  le  rire  est  si  près  des 
larmes. 

Au  détour  d'une  allée,  qui  conduit  jusqu'à  la 
maisofi,  Victor  s'écrie  :  «  Les  voilà  !...  ils  AÎen- 
»  nent  par  ici.  —  Qui  donc,  monsieur?  —  Ar- 
»  mand  et  sa  sœur.  —  Quoi!...  ce  monsieur  .. 
•  cette  grande  dame,  ce  sont  mes  camarades 
»  d'enfance?  Comme  ils  sont  changés!...  Oh! 
»  c'est  égal. . .  mon  cœur  les  reconnaît. ..  Je  vais 
«courir  les  embrasser. — Non  pas...  non  pas... 
«je  ne  veux  pas  qu'ils  vous  voient  encore.... 
«Tenez....  entrez,  dans  ce  petit  kiosque,  et  at- 
»  tendez  que  je  vous  fasse  signe.  — Ah!  mon- 
»  sieur,  ne  me  faites  pas  attendre  longtemps^  je 
»  vous  en  prie.  » 

Ce  n'est  pas  sans  peine  que  Victor  parvient 
à  décider  Madeleine  à  entrer  dans  le  kiosque; 
enfin  elle  s'y  cache,  et  le  jeune  homme  fait 
quelques  pas  au-devant  d'Armand  et  de  sa 
sœur. 

«Nous  vous  cherchions,  mon  cher  Dalmer, » 
dit  Armand.  «On  nous  a  dit  que  depuis  long- 
»  temps  déjî\   vous  étiez  levé,  et  que  vous  vous 

•  promeniez  dans  le  jardin...  Diable,  vous  êtes 

•  matinal  ! 


MADEI.RrXB.  207 

^  —  Mais  vous,  mon  frèro,  vous  êtes  trop  pa- 
»  resseux  !  Je  suis  bien  aise  que  monsieur  sache 
«qu'il  y  a  longtemps  que  je  suis  levée.  Je  le 
»  croyais  à  la  chasse  avec  mon  mari...  sans  quoi 
»  je  serais  Acnue  lui  tenir  compagnie. 

•  —  Oh!  madame,  à  la  campagne  on  ne  se 
»  tient  pas  compagnie.  Je  vous  prie  de  vouloir 
»  bien  agir  ici  comme  si  je  n'y  étais  pas  :  c'est 
»  le  seul  moyen  de  m'y  garder  longtemps.  — 
»  Alors,  monsieur,  on  s'en  souviendra.  — D'a- 
»  bord,  j'ai  le  bonheur  de  ne  m'ennuyer  jamais, 
»  même  lorsque  je  suis  seul...  — Vous  êtes  bien 
«heureux,  monsieur;  moi  j'avoue  que  je  m'en- 
»nuie  souvent.  » 

En  disant  ces  mots,  madame  de  Noirmont 
pousse  un  léger  soupir.  «  Parbleu  !  je  conçois 
»  bien  que  tu  t'ennuies,  »  dit  Armand  ;  «  depuis 
»  près  de  cinq  ans  que  tu  es  mariée  ,  tu  restes 
»  au  fond  d'une  province  ..  Tu  habites  à  Mor- 
*tagno...  dans  le  Perche!  Une  femme  jeune  et 
»  gentille  comme  toi,  enterrée  dans  le  Perche  ! 
•  est-ce  que  cela  a  le  sens  commun?...  on  dit 
))ù  son  mari  :  Je  veux  vivre  à  Paris,  parce 
«quece  n'est  que  là  qu'on  peut  trouver  à  em- 
»  ployer  son  temps. 


208  MVnKLRINR. 

»  —  Je  t'assiiir,  Armand,  que  je  n'ai  aucun 
«désir  d'iiabiter  Paris...  GfMUondo,  cas  bals, 
»  tous  CCS  plaisirs  dont  tu  es  si  fou  ,  ne  me  ten- 
»tent  point.  Si  je  m'ennuie  quelquefois... 
«c'est  que   je  suis  souvent  seule...   Mon  mari 

•  aime  tant  la  chasse!...  Ou  bien,  il  faut  voir 

•  des  gens  insipides,  faire  conversation  avec  des 

«personnes  qui  parlent  pour   ne  rien  dire 

»  Oh!  alors,  je  suis  comme  vous,  monsieur, 
«j'aimerais  mieux  être  seule...  Mais  je  ne  m'cn- 
»  nuierai  plus  ,  si  mon  mari  se  décide  i\  acheter 
»  cette  maison...  Je  me  plais  tant  ici!  ah  !  je 
»  serais  bien  contente  d'y  rester. 

» —  Il  faudra  bien  que  ton  mari  se  décide... 
«sinon,  je  vendrai  cette  propriété  à  un  autre, 
»  car  j'ai  absolument  besoin  d'argent.  —  Oh! 
«Armand,  que  dis-tu  là?...  vendre  cette  mai- 
«sonàdes  étrangers  !  nous  ne  pourrions  plus 
»  nous  promener  dans  ces  jarv'.js...  ah!  ne 
V  fais  pas  cela...  — Alors,  que  ton  miri  uk;  l'a- 
•  chète,  et  surtout  me  la  pay(^compl;mt,  inou- 
»  sieur  de  Noirmont  me  dit:  nous  vmous.... 
«nous  nous  arrangerons...  ce  n'est  pas  ce  qu'il 
«me  faut!  — Mon  Dieu!  Armand,  avcz-vous 
»  peur  quf'  M.  de   Noiiinout    luniKpie   jamais  à 


MAOï'nviNF..  909 

ce  qu'il  vou.'^  promcUra.  —  Son.  ma  sdiir,  je 
•<  sais  très-bien  que  Ion  mari  est  un  pariait 
«honnête  homme'....  Mais  tu  ne  comprends 
«pas  :  s'il  me  donne  aujourd'hui  une  partie  de 
nia  somme  que  je  veux,  et  que  dans  un  mois, 
«six  semaines,  je  veuille  avoir  le  reste,  il  me 
«dira  ;  Armand!  que  faites-vous  donc  de  votre 
«argent?  comment,  vous  avex  déjà  dépensé  ce 
»  que  vous  avez  reçu  de  moi?  et  puis  des  avis, 
»  des  sermons,  voilà  ce  que  je  ne  veux  point.  Je 
•  n'aime  pas  les  conseils...  je  suis  mon  maître, 
«maintenant  ,  je  désire  l'aire  ce  qu'il  me  plaît 
»  sans  avoir  de  compte  à  rendre  à  personne. 

Ernestine  secoue  la  tète  avec  tristesse  en  ré- 
pondant à  son  frère  :  »  Je  désire  que  vous  ne 
»  vous  repentiez  jamais  d'avoir  dédaigné  les  con- 
i>  seils  de  mon  mari.  » 

Pendant  cette  conversation,  Victor  avait 
iL'onduit  le  frère  et  la  sœur  tout  près  du  kios- 
que; il  s'assied  sur  un  tertre  ombragé  par  des 
ébéniers,  en  disant  :«  Ces  jardins  sont  char- 
•mants...  Je  conçois,  madame,  que  vous  vous 
»  plaisiez  dans  cette  demeure. 

»  —  N'est-ce  pas,  monsieur?»  dit  Erneslineen 
flasseyant  prè'sde  Victor;*  mais  vous  le  coHce- 
I.  l/l 


^fO  MADELEIXE. 

»  vrcz  encore  mieux  en  saeliont  que  c'est  ici 
«que  je  suis  née,  que  j'ai  passé  ces  premières 
*  années  de  la  vie  qui  ne  laissent  dans  notre 
»  âme  que  de  doux  souvenirs! 

»  —  Je  le  savais,  madame;  Armand  m'a  parlé 
»  d'une  belle-mère  qui  vous  aimait  beaucoup, 
» —  Alî!  monsieur,  qu'elle  était  bonne,  aimable 
»  et  belle,  elle  avait  à  peine  trente  ans  lorsqu'elle 
«mourut.  N'est-ce  pas,  Armand,  que  nous l'ai- 
smions  bien  aussi? —  Oui,  oui...  —  Et  cette 
«jeune  fille  qu'elle  avait  recueillie,  Madeleine. 
»  Ah!  ma  pauvre  Madeleine  que  j'aimais  tant!.. 
»  qu'est-elle  devenue?..  J'aurais  eu  un  si  ^rand 
»  plaisir  à  revoir,  à  embrasser  la  compagne  de 
»  mon  enfance  !  » 

Ici  onentr'ouvre  doucement  laportedu  kios- 
que, Madeleine  a  passé  la  tête,  ses  yeux  sont 
brillants  de  bonheur;  elle  veut  sortir  de  sa  ca- 
chette, mais  Victor  lui  fait  signe  d'attendre  en- 
core. 

«  Armand,  »  reprend  madame  deNoîrmont, 
«  tu  ne  t'es  jamais  informé  de  ce  qu'était  de- 
»  venue  Madeleine?  —  El  à  qui  donc  voulnis- 
utii  que  je  m'en  informasse?  ce  n'est  pas  à  Pa- 
«ri'^.    je  pen-îe;  qu'on   m'aurnil    donné  de   seS 


MADELEINE.  211 

•  nouvelles...  —  Mais  depuis  que  tu  es  ici.  — 
»  Ah!  ma  foi,  je  suis  si  préoccupé  de  mes  affai- 
j>res...  d'ailleurs,  jecroi-;  qu'on  m'a  dit  qu'elle 
savait  quitté  ce  pays. 

«  Eh  bien!  moi,  madame,  qui  ne  suis  dans 
»  ce  pays  que  depuis  bien  peu  de  temps,  je 
«puis  vous  donner  des  nouvelles  de  la  personne 

«dont  vous  parlez —  Se  pourrait-il ,  mon- 

»  sieur,  vous  sauriez? -tr- Je  sais  tout  cequicon- 
»  cerne  cette  jeune  orpheline.  Je  vous  ai  dit 
»que,  avant-hier  au  soir,  nous  avions  été  obli- 
»gés,  moi  et  mon  ami,  de  nous  arrêter  et  de 
«coucher  dans  un  cabaret  au  milieu  du  bois.., 
«à  une  demi-lieue  d'ici...  Là  était  une  jeune 
»fUle  que  ces  paysans  avaient  recueillie  depuis 
»  quelques  années.  En  apprenant  que  je  venais 
»  chez  vous,  elle  parut  éprouver  la  plus  vive 
»  émotion...  car  elle  brûlait  aussi  du  désir  de 
«revoir  ceux  qui  autrefois  l'avaient  traitéecom- 
»  me  une  sœur. 

» —  Ah!  pionsieur,  et  vous  ne  l'avez  pasame- 
»  née  avec  vous.  « 

ErnestinC  n'a  pas  achevé  ces  mots  que  Made- 
leine, qui  depuis  quehiues  instants  ne  pouvait 
plus  se  contenir,  s'échappe  du  kiosque,  accourt 


215  MADELEINE. 

vers  le  banc  et  se  jette  dans  les  bras  de  madame 
deNoirmont  en  s'éerinnt  :«  Me  voilà!...  j'étais 
»là...  ail!  que  je  suis  heureuse?...  je  vous  em- 
»  brasse  enfin  !...  » 

Ernestine  serre  Madeleine  dans  ses  bras,  leurs 
yeux  sont  pleins  de  larmes;  pendant  quelques 
minutes  elles  ne  peuvent  parler. 

»  Eli  bien!  et  moi,  Madeleine,  »  dit  Armand 
en  ouvrant  ses  bras  à  la  jeune  iille.  Celle-ci 
quitte  Ernestine  et  va  pour  sauter  au  cou  du 
marquis...  mais  tout-à-coup  elle  s'arrête  en 
murmurant  avec  timidité  : 

B  Ah!...  mais,  c'est  que  vous  êtes  bien  gran- 
»  di  !  —  Et  qu'est-ce  que  cela  fait ,  Madeleine  ! 
»je  n'en  suis  pas  moins  Armand,  ton  camarade 
»  de  jeux.  —  Ahl  oui...  je  vous  reconnais...  » 
Et  îfîadeîeine,  surmontant  sa  timidité ,  se 
jette  dans  les  bras  du  marquis  ;  bientôt  les 
questions  se  succèdent  avec  rapidité.  Quand  on 
revoit  quelqu'un  que  l'on  aime  ,  on  voudrait 
en  un  moment  savoir  tout  ce  qu'il  a  fait,  tout 
ce  qu'il  a  pensé  depuis  qu'on  a  été  séparé. 

Madeleine  a  conté,  en  peu  de  mots,  son  his- 
toire; Ernestine  s'écrie  :«  Pauvre  petite!.  .  re- 
«ciieillic  par  pilié!...  Mais  il  fallait   donc   ni'é- 


MADliLlil.XiS..  215 

»crire!  —  J'ignorais  où  vous  étiez.  —  Désormais 
«tu  ne  me  quitteras  plus,  tu  resteras  iei  avec 
»nioi...  Tu  le  veux  bien,  n'est-ce  pas,  Made- 
»leine  !  » 

Celle-ci  ne  répond  qu'en  se  jetant  de  nou- 
veau dans  les  bras  de  madame  de  Noirmont, 
puis  elle  se  tourne  vers  Victor  en  lui  disant  : 
»  Monsieur,  c'est  à  vous  que  je  dois  mon  bon- 
»  Leur.  ..je  ne  l'oublieraijarnais!  —  Vous  voyez 
)j  bien  qu'il  ne  s'agissaitque  de  vous  présenter. 
» —  mais  sans  vous  je  n'aurais  pas  osé.  » 

Ernestine  remercie  aussi  Victor  de  lui  avoir 
rendu  une  compagne  près  de  laquelle  elle  es- 
père ne  plus  connaître  l'ennui.  Il  est  tout  de 
suite  décidé  que  Madeleine  restera  à  Brévillc. 
1. a  jeune  fille  ne  demande  pas  mieux,  mais  il 
faut  cependant  qu'elle  aille  prévenir  la  famille 
Grandpierre. 

»  Nous  irons  a\cc  toi,  «dit  Ernestine  ;  »je 
»  veux  remercier  ceux  qui  ont  pris  soin  de  ma 
«petite  Madeleine...  J'espère  voir  aussi  ce  Jac- 
»ques...  qui  t'a  témoigné  tant  d'intérêt...  Jac- 
»ques...  il  me  semble  que  je  me  rappelle  ce 
»nom...  il  venait  quelquefois  ici  du  temps  de 
»  notre  bonne  mQj;ç,  n'est-ce  pas, —  Oui,  oui,» 


214  MAD1'LEI>E. 

»  it  Arir.an(l;d  il  venait  travailler  au  jardin,  on 
«bien  il  faisait  des  commissions...  il  avait  nnn 
«figure  01  iginale...  un  air  goguenard...  Je  ne 
«l'aimais  pas  trop,  moi!  mais  puiscpi'il  s'est  si 
«bien  conduit  avec  Madeleine,  je  l'en  récom- 
j)  penserai.  —  Oli!  je  suis  bien  sûre  que  Jac- 
»  ne  voudra  rien...  il  est  fier,  quoique  pauvre. 
»  il  lui  suffira  de  savoir  que  je  suis  encore  ai- 
»mée  de  vous.  » 

Ernestine  fait  déjà  avec  Madeleine  des  pro- 
jets pour  l'avenir  ;  Victor  jouit  du  bonheur 
qu'il  a  fait  naître  ;  Armand  lui-même  semble 
moins  ennuyé,  moins  préoccupé  de  Paris,  et 
la  petite  société  ne  songe  pas  au  temps  qui  s'é- 
coule, lorsque  la  voix  de  Dufour  se  fait  enten- 
dre. 

«  Je  présente  mes  salutations  à  la  société,  » 
dit  l'artiste  en  s'avancant,  «  et  j'ai  l'honneur 
»  de  la  prévenir  que  le  déjeuner  est  servi  depuis 
«très-longlemps.  C'est  la  grosse  Nanette  qui 
»  m'a  dit  cela. 

» —  C'est  vrai,  nous  ne  pensions  plus  au 
•  déjeuner...  »  dit  Ernestine.  «  Ali!  })ardon- 
»  nez-nous,  messieurs,  mais  depuis  longtemps 
«je  n'avais  été  si  heureuse!..» 


MADELKLNE-  515 

» —  Eh!  mais...  c'est  nuidt'moiselle  Madc- 
»leine,  »  s'écrie  Di^four,  «  ki  jeune  fille  de  la 
«maison  du  bois...  Je  vois  que  Victor  a  fait  sa 
•  commission...  — Oh!  oui,  monsieur,  »  dit 
Madeleine  ;  s  votre  ami  est  bien  bon.  —  Jl  est 
«toujours  très-bon  pour  les  jeunes  filles...  mais 
»  cette  fois  il  a  plus  de  mérite,  parce  que  vous 
»  n  êtes  pas...  » 

Dulbur  s'arrête,  se  mord  les  lèvres;  il  s'aper- 
çoit qu'il  allait  due  une  sottise.  11  tousse  ut 
reprend  :  <i Parce  que  vous  n'êtes  pas...  comme 
»  les  jeunes  filles  de  Paris...  • 

On  ne  fait  pas  attention  à  cette  jolie,  chute 
de  phrase  ;  Ernestine  a  pris  le  bras  de  Made- 
leine, elle  l'entraîne. 

On  fait  peu  d'honneur  au  déjeuner  ,  JeS 
grands  plaisirs  comme  les  grandes  peines  font 
tort  à  l'appétit,  on  se  hâte  de  terminer  ce  re- 
pas, afin  de  se  rendre  chez  Grandpierre,  et 
d'être  de  retour  de  bonne  heure.  Dufour,  seul, 
trouve  que  le  déjeuner  se  termine  trop  vite, 
mais  il  n'ose  refuser  d'accompagner  la  société 
dans  la  promenade  projetée. 

On  part,  Ernestine  ne  quitte  pas  Madeleine, 
Victor  voit  avec  plaisir  que  madame  de  Noir- 


!2iO  AIADliLliJMi. 

mont  ne  roiii;it  point  do  donner  le  bras  à  une 
jeune  ilîlc  dont  le  costumsi:  est  prcs([ue  eelu' 
d'une  paysanne.  Jl  pense  ([\\r.  son  mari  n'en 
ferait  pas  autant,  et  eraint  (ju'il  ne  fasse  pas  à 
Madeleine  nn  aussi  bon  aeeueil  que  sr 
f-mnic. 

•  C'est  là!  »  dit  Madeleine  à  madame  d< 
Noirmont  en  lui  montrant  la  maison  qui  lui  f 
longtemps  servi  d'asile.  «  —  Là?...  «dit  Ernes 
tine  avee  une  expression  de  tristesse.  «  Pauvri 
«enfant!  moi  j'étais  rielie...  je  ne  manquai 
«de  rien,  et  tu  souffrais  mille  privations  peut- 
»être.  —  Je  ne  souffrais  qui-  de  ne  plus  vou 
»v<>ir...  » 

On  entre  dans  le  eabaret,  où,  heureusemeu, 
pour  la  soeiété,  il  ne  se  trouve  alors  aueun  bu 
veur.  La  famille  Grandpierre  se  confond  ej 
politesses,  ne  sachant  coninisnt  recevoir  un. 
s^i  belle  soeiété.  îvi-ncstine  leur  aj)prend  le  sujc 
de  sa  visite. 

«Nous  vous  enle\ons  Madeleine,  »  dil-ell 
aux  paysans;»  elle  vient,  ainsi  que  nous,  vou 

•  remercier   de  tout  ce   cpie  vous  avez,  fait  pou 

•  elle,  mais  elle  a  retrouvé  ses  amis  d'enfance. 
»  Ceux  que  luudunie  de  Brévillc  nom  niait  ses  en 


MADLl-Lil.NE.  217 

»  lants  étaient  loin  de  se  douter  que  leur  jeune 
«compagne  habitait  dans  ce  bois.  J'espère 
•  rem[)lii-  les  intentions  de  celle  que  j'aimais 
«comme  ma  mère  en  ne  me  séparant  plus  de 
')  Madeleine.  • 

Grandpierre  félicile  la  jeune  fille  sur  le  chan- 
p;cment  qui  arrive  dans  sa  situation,  il  l'em- 
brasse tendrement  en  lui  disant  :  Ça  me  fait 
»  de  la  peine  de  te  perdre,  mon  enfant,  et  ponr- 
»  tant  j'en  suis  bien  aise  pour  loi;  car,  comme 
«disait  Jacques,  tu  n'étais  pas  à  ta  place  chez 
«nous...  Celle  éducation  que  tu  avais  reçue 
»jusqu'«à  onze  ans...  il  t'en  restait  toujours 
»  queuque  chose,  et  ea  me  gênait  pour  te  de- 
»  mander  du  \in. 

»  —  Oui,  oui.  M  dit  la.  vieille  Jacqueline,  «  Ma- 

«deleine  sera  mieux  ailleurs  que  chez  nous 

c  Elle  ne  répondait  jamais  quand  je  la  gron- 
»dais...  et  cela  me  causait  de  l'humeur... 
'»  J'aime  qu'on  me  réponde,  moi...  ea  me  donne 
»  occasion  de  crier.  » 

Le  grand  Babolein  ne  dit  lien.  Aux  pre- 
miers mots  prononcés  par  madame  de  .\oir- 
mont,  il  a  été  s'asseoir  dans  un  coin  en  tour- 
nant  le    dos   à   la   société  ;  mais  quand  Madc- 


218  MADELEINE. 

k'inc  s'approche  pour  lui  dire  adieu,  il  se  met  à 
pleurer  comme  un  veau  en  se  cognant  la  tête 
contre  le  mur. 

«Consolez-vous,  Babolein,  »  dit  Madeleine  ; 
«  vous  êtes  trop  bon  de  pleurer  mon  départ;  je 
»  ne  vais  pas  loin,  et  je  vous  verrai  encore  quel- 
»  quefois. 

» —  Olil  ce  n'est  pas  la  peine,  mamzelle,  » 
répond  le  grand  garçon  en  sanglotant;  «  puis- 
»  que  vous  nous  quittez,  il  vaut  autant  ne  pas 
»  revenir;  mais  je  sais  bien  que  je  ne  me  con- 
»solerai  pas  !...  » 

Pour  mettre  trêve  à  l'attendrissement  qui 
semble  gagner  la  famille,  Dufour  s'empresse  de 
s'écrier  :  «  Eh  bien  !  madame  Grandpierre  , 
»  quelques-uns  de  vos  ajnis  ont-ils  vu  votre  por- 
-•  trait?...  on  a  dû  être  content? 

n —  Ah!  oui!  »  dit  Grandpierre,  «  ceux  qui 
«l'ont  vu  ont  trouvé  ça  joliment  tourné;  mais 
^  ils  ont  tous  pris  le  portrait  de  ma  femme  pour 
»  celui  de  monsieur  le  curé. 

„ —  Prodiguez  donc  votre  talent  pour  des 
«rustres,  «dit  Dufour  à  demi- voix,  «  c'est  jeter 
«des  perles  à...  des  ânes. 

9 —  Nous  vous  enverrons  vos  effets  par  Jac- 


MADELEINE.  219 

sqiies,  »  dit  la  femme  de  Grandpierrc,  qui,  im- 
patientée de  la  douleur  de  son  fils,  semble  avoir 
hâte  de  voir  Madeleine  s'éloigner.  La  eompa- 
gnie  n'a  pas  envie  de  prolonger  son  séjour  dans 
le  cabaret.  On  dit  adieu  aux  paysans,  et  l'on 
revient  chez  le  jeune  marquis. 

De  retour  à  Brévilie,  madame  de  Noirmont 
emmène  Madeleine  dans  son  appartement  ; 
mais,  avant  l'heure  de  dîner,  elle  descend  avec 
la  jeune  fille  :  celle-ci  a  changé  de  costume;  ce 
n'est  plus  une  petite  villageoise  :  elle  a  une 
robe  blanche  bien  simple  qu'elle  porte  avec 
grâce,  et  sous  laquelle  elle  semble  timide,  et 
non  pas  gauche  et  empruntée. 

«  Madeleine  ne  voulait  point  quitter  ses  an- 
»  ciens  habits,  »  dit  madame  de  Noirmont  à  son 
frère;  «  elle  prétendait  être  ici  pour  me  servir. 
)^  Certainement,  je  ne  le  veux  pas...  Celle  que 
«maman  chérissait  ne  sera  point  ma  domesli- 
»  que.  Elle  travaillera  avec  moi,  m'aidera  dans 
»le  soin  (Je  ma  maison,  mais  je  ne  la  regarde- 
»rai  jamais  comme  une  femme  de  chambre. — 
»Tu  as  raison,  ma  sœur,  »  dit  Armand;  «quant 
»à  moi,  j'aime  Madeleine  comme  si  j'étais  son 
»  frère.  » 


220  MADELEINE. 

En  disant  ces  mots,  le  jeune  marquis  em- 
brasse Madeleine  en  lui  prenant  la  tête  à  deux 
mains.  Dulbur  sourit,  tousse,  et  pousse  le  pied 
de  Victor,  qui  ne  comprend  rien  î\  ces  signes. 

Un  grand  bruit  de  voix,  de  chiens  et  d'armes 
annonce  le  retour  des  chasseurs.  MM.  de  Noir- 
mont  et  Saint-Elme  entrent  avec  M.  Pomard, 
qui  est  aussi  en  chasseur,  et  dont  la  casquette, 
probablement  pour  ménager  sa  coiffure,  est 
aussi  haute  qu'un  casque  de  dragon. 

«Voici  le  vainqueur!  »  s'écrie  Saint-Elme  en 
montrant  M.  de  Noirmont.  «  Honneur  à  lui... 
»  il  a  tué  deux  pièces  de  plus  que  moi...  et  ce- 

«pendant  j'avais  fait  un  assez  beau  carnage 

»  Voyez,  mesdames.  » 

Saint-Elme  montre  sa  chasse.  Le  mari  d'Er- 
nestine  s'essuie  le  front  d'un  air  satisfait  en 
disant  :«  Oui,  vous  tirez  bien  ,  mais  je  vous  ai 
»  vaincu. 

» —  Comment,  M.  Pomard  était  avec  vous?» 
dit  Armand. 

«  —  .l'ai  vu  passer  ces  messieurs,  je  venais 
«jusienient  de  nettoyer  mon  fusil  à  deux  coups; 

»j'ai  couru  après   eux.  et  je  les   ai  rejoints 

•  J'aime  beaucoup  la  chasse. 


MADELETNR.  231 

» —  Fi  toii  est  le  gibier  que  vous  avez  tue? 
» —  Oli!   quant  à  cela,  »  dit  Suint-Elme  en 
riant.   «  M.  Pomard  serait  fort  embarrassé  de 

•  vous  le  montrer  ;  cependant  je  lui  ai  renvoyé 
«plus  de  dix  lièvres...  que,  par  complaisance, 
»je  traquais  de  son  côté...  mais  M.  Pomard 
«les  laisse  tranquillement  passer  entre  sesjam- 
»  bes. 

» — Ah  1  .oui...  les  lièvres...  C'est  qu'alors  je 

•  pensais...  à  ime  perdrix  que  je  venais  de 
»  voir. 

» —  Vous  en  avez  manqué  deux  superbes  ù 
«dix  pas...  —  C'est  vrai...  mais  en  les  tirant  je 

•  pensais  à  autre  chose,  —  Il  paraît  que  votre 
«fusil  pensait  comme  vous.  » 

L'attention  de  ces  messieurs  se  porte  bientôt 
sur  jMadeleine,  qui  s'était  retirée  dans  un  coin 
du  salon  à  l'arrivée  des  chasseurs  et  n'avait  pas 
ericore  été  aperçue. 

Saint-Elme  questionne  Armand,  M.  Pomard 
s'adresse  à  Du  four,  et  M.  de  Noirmont  à  sa 
femme. 

a  C'est  mon  ancienne  compagne,  »  dit  Er- 
nestine,*  cette  jeune  personne  dont  je  t'ai  parlé 

•  plusieurs  fois. 

« 


222  MADELEINE. 

»  —  Je  ne  me  le  rappelle  pas,  »  répond  M.  de 
Noirmont  d'un  ton  froid.  Sa  femme  l'emmène 
dans  le  jardin,  où  elle  lui  apprend  tout  ce  qui 
concerne  Madeleine,  et  ce  qu'elle  compte  faire 
pour  elle. 

Aux  premiers  mots  que  lui  a  dit  Armand, 
Saint-Elme  a  regardé  la  jeune  fille  d'un  air  pro- 
tecteur assez  impertinent  ;  et,  sans  attendre 
que  son  ami  ait  fini,  il  l'interrompt  en  disant: 
«  Bon...  bon...  je  comprends...  Une  orpheline 
«que  l'on  protéjïc...  c'est  superbe!...  c'est  ro- 
»  mantique  !...  mais  les  protégées  devraient 
»  toujours  être  jolies,  afin  d'avoir  les  moyens 
»  de  s'acquitter...  Je  t'engage,  mon  cher  Ar- 
«rnand,  à  laisser  ce  fardeau  sur  les  bras  de  ta 
»  sœur. ..  Que  diable  veux-tu  faire  d'une  fille 
»  qui  n'est  pas  jolie?... 

»  —  Une  amie,  •>  répond  Armand.  «  —  Oh! 
»  oh  1  mon  cher,  il  n'y  a  j)oint  d'amitié  en're 
«jeunes  gens  de  sexe  différent.  —  Saint-Elme, 
»  tu  as  une  manière  de  voir... — Qui  est  juste.., 
)).)'ai  de  l'expérience!...  Crois-moi^  au  li(Hi  de 
jqirotéger  des  filles  de  campagne  qui  ne  peu- 
»  vent  te  procurer  aucune  distraction,  vends 
«bien  vite  cette  maison  el   retournons  à    Paris 


MVOFLETNG.  22S 

•  où  mille  beautés  nous  attendent...  Esl-ee  que 
»le  beau-frère  ne  veut  pas  en  finir?...  —  11  dit 

•  qu'il  n'a  pas  tous  les  fondi»  encore...  il  m'of- 

•  fre  un  à-compte... — Fi  donc!...  et  il  faudrait 

•  revenir  à  chaque    instant  en   Picardie  pour 
«avoir  de  l'argent...  Quant   à  moi,   moucher 

•  Armand,  il  faut  que  je  t'aime  terriblement 
»  pour  m'enterrer  ici  devant  des  visagesinsigni- 

•  fiants  ..  et  le   loto    de   madame   Montrésor. 

•  —  Aussi,  mon  cher  Saint-Elme,  je  t'en  sais 

•  un  gré... — C'est  très-bien;  mais  presse  le 
»  beau-frère,  j'ai  la  bonté  de  dissimuler  un  peu 

•  de  mes  avantages  pour  le  faire  briller...  je  le 

•  laisse  gagner  au  billard...  être  vainqueur  à  la 

•  chasse J'espère  que  je  suis  aimable!.... 

»mais  qu'il  le  soit  donc  avec  toi...  Combierl 
«lui   demandes-tu   de  cette   propriété? — 

•  Soixante  mille  francs.  —  C'est  pour  rien.  — 

•  Aussi  consent-il  à  me  les  donner;  mais  il  m'of- 

•  fre  de  m'en  payer  la  rente.  —  Il  est  fou!.... 
«Donne  plutôt  pour  quelques  mille  francs  de 
»  moins  et  comptant...  Nous  regagnerons  cela 

•  à  Paris  au  trente-et-un.  » 

Une   autre  conversation   avait   lieu   un  pou 
plus  loin.  M.  Pomard  disait  ;\  Du  four  :  «  C'est 


»(l(»nc  iinr  dcmoiàcllt;  qui  n'est  pas  du  pays?... 
»  je  ne  l'ai  pas  encore  vue  dans  nos  sociétés.  — 

•  Elle  est  bien  du  pays...  mais  elle  n'allait  pas 
«dans  le  monde  ,  »  répond  le  peintre.  «  C'est 
»tout  une  histoire  à  vous  conter...  Une  orphe- 
«line  que  la  marquise  de  Bréville  protégeait... 

•  mais    qui,    à   sa    mort,   a   été  fort  heureuse 

•  d'être  receuillie  par  des  paj^sans...  M'écoutcz- 
avous,  monsieur  Pomard?...  —  Oui  ,  mon- 
»  sieur. ..  continuez...  —  C'est  que  vous  regar- 
»dicz  si  attentivement  à  cette  croisée...  —  Je 
«pensais...  à  ce  que  vous  me  faites  l'honneur 
»  de  me  raconter...  C'est  une  orpheline...  De 
»  qui  est-elle  orpheline  ?  —  Mais  de  son  père  et 
»  de  sa  mère,  probablement.  —  Mais  quel  était 
»  était  son  père...  quelle  était  sa  mère?  —  Je 
»  n'en  sais  pas  plus  que  vous...  D'après  ce  que 
s  j'ai  entendu  dire,  elle  ne  les  a  jamais  connus. 
»—  Ah!  c'""t  fort  singulier!...  Elle  n'a  ni  père 
»ni  mère?...  » 

Et  M.  Pomard  se  met  à  fixer  un  bouton  (h; 
l'habit  de  Dufour.  et  celui-ci  lui  dit  au  bout 
d'un  moment  :  «  A-t-on  dvp  fait  voire  portrait, 

•  monsieurPomard? — Trois  fois,  monsieur, — Ils 


aiADELEINE.  225 

»  doivent  être  bien  ressemblants  ,  car  vous  po- 
»sez  comme  une  statue,  i» 

Celle  qui  était  le  sujet  de  toutes  his  conver- 
sations s'était  assise  dans  l'embrasure  d'une 
croisée.  Victor  va  se  ])lacer  près  d'elbî  et  lui 
tient  compagnie.  ]\Jadeleine,  qui  n'ose  regarder 
des  personnes  qu'elle  ne  connaît  pas  et  dont 
les  yeux  expriment  plutôt  la  curiosité  que  l'in- 
térêt ,  lève  avec  plaisir  les  siens  sur  Yictor,  en 
qui  elle  voit  déjii  un  ami. 

La  conversation  de  monsieur  et  madame  de 
Noirmont  à  été  longue;  ils  reviennent  enfin  du 
jardin,  \ictor  remarque  que  la  jeune  femme  a 
les  yeux  rouges,  et  le  mari  l'air  de  mauvaise 
humeur  ;  il  craint  d'en  deviner  la  cause. 

Au  dîner,  Ernestine  a  fait  placer  Madeleine  à 
côté  d'elle,  ce  qui  semble  encore  déplaire  beau- 
coup à  M.  de  Noirmont,  qui  n'adresse  pas  un 
mot  à  la  jeune  fille.  Mais  Victor  ,  qui  est  assis 
près  d'elle,  laisse  les  hommes  causer  de  chasse 
ou  de  politique;  il  préfère  s'entretenir  avec  Ma- 
deleine, ce  dont  celle-ci  et  Ernestine  lui  savent 
beaucoup  de  gré. 

Le  soir,  madame  Montrésor  vient  avec'son 
époux.  En  apercevant  dans  le  salon  une  jeune 
I.  15 


2*26  «A&ELEITJÎ, 

personne  qu  elle  ne  connaît  pas  ,  elle  fait  un 
bond  en  arrière,  et  regarde  Chéri,  pour  exami- 
ner si  la  vue  de  l'étrangère  ne  lui  cause  pas 
d'émotion.  Chéri  paraît  fort  tranquille  ,  et  en 
s'approchant  de  Madeleine,  madame  Montrésor 
se  tranquillise  aussi;  elle  daigne  sourire  à  celle 
qu'Ernestine  lui  présente. 

Pour  varier  les  plaisirs  de  la  soirée ,  Saint- 
Elme  propose  une  bouillote,  M.  de  Noirmont , 
Armand  ,  M.  Pomard  et  madame  Montrésor 
acceptent  cette  partie.  Dufour  n'aime  pas  la 
bouillote;  il  prétend  que  c'est  un  jeu  ennuyenx 
que  celui  où  on  ne  peut  s'en  aller  que  lors- 
qu'on perd  :  il  se  met  à  l'écarté  avec  M.  Mon- 
trésor. 

Ernesline  est  enchantée  de  pouvoir  causer 
librement  avec  Madeleine.  L'orpheline  ,  qui  a 
remarqué  l'air  froid  de  M.  de  Noirmont,  dit  à 
son  amie. 

«  Vous  voulez  que  je  reste  avec  vous ,  ma- 
»  dame  ;  que  je  ne  vous  quitte  plus...  cela  me 
»  rendrait  bienheureusi*  !  ..  mais  si  ma  présence 

•  ici  ne  plaisait  pas...  à  monsieur  votre  mari... 
«s'il  trouvait  mauvais  que  vous  me  gardiez... 

*  AI»  '    Je   ne  veux  jnmîu':?  èln*  rnuse    qnr  vous 


MADELEINK.  '2'21 

»  ayez  la  moindre  qiierello  !...  Laissez-moi  vous 
«quitter,  madame;  je  retournerai...  non  pas 
►  chez  Grandpîerre ,  mais  avec  Jacques  ;  je  ne 
•  serai  plus  malheureuse,  puisque  je  saurai  que 
»vous  m'aimez  toujours  ,  que  vous  pensez  à 
«moi,  et  je  viendrai  vous  voir...  quand  M.  de 
»  Noirmont  le  permettra. 

» — Non,  Madeleine,  tu  ne  me  quitteras 
»  plus,  »  dit  Ernestine,  «  tu  juges  mal  mon  mari, 
»  il  n'est  pas  méchant,  et,  quand  il  te  con- 
»  naîtra  mieux,  il  te  traitera  aussi  avec  amitié. 
»  —  Du  moins  ,  pei*mettez-moi  de  rester  dans 
»ma  chambre  lorsqu'il  y  aura  du  monde  ici... 
»ma  place  n'est  pas  dans  un  salon.  —  Ouhlies- 
»  tu,  Madeleine,  que  ma  mère  ne  mettait  pas  de 
»  différence  entre  nous  ?  Pourquoi  donc  aussi 
»  ne  m'appeler  que  iiiadume  ?...  ne  suis  je  plus 
«Ernestine,  ta  bonne  amie  d'autrefois? —  Oh  ! 
»je  vous  aime  toujours  autant...  mais  je  ne 
•  puis  plus,  je  ne  dois  plus  vous  appeler  Ernes- 
«tine...  Je  sens  bien  que  cela  ne  plairait  pas  :\ 
«tout  le  monde;  qu'hnd  je  vous  nommais, 
«ainsi,  j'étais  un  enfant.  — Madeleine,  je  veux 
«que  lu  te  laisses  guider  par  moi  désormais... 
)' je  t'assure  que  tu  portes  très-bien  celle  r"be  , 


2^8  MADELEINE. 

ï  et  que  tu  te  tiens  fort  bien  dans  le  salon.  — 
•  C'est   égal,   madame;  j'aimerais   mieux  n'y 
ïêtre  qu'avec  vous...  et  avec  ce  monsieur... 
»Yictor...  C'est  Victor  qu'il  s'appelle,  n'est-ce 
»pas,  celui  qui  a  eu  la  bonté  de  vous  parler  de 
»moi?  —  Oui ,  c'est  M.  Victor  Dalnier.  —  Je 
«n'oublierai  jamais  ce  qu'il  a  fait  pour  moi... 
«Avec  lui,  je  ne  sais  comment  cela  se  fait ,  je 
»me  sens  moins  embarrassée.  Il  a  l'air  si  doux... 
»il  vous  met  tout  de  suite  à  l'aise...  C'est  l'ami 
»de  monsieur  le  marquis?  —  C'est  un  de  ses 
»  amis...  car  mon  frère  en  a  beaucoup  i\  Paris... 
»  Je  ne  connais  ce  monsieur  que  depuis  hier... 
»Je  craignais  ,  avant  S(»n  arrivée,  qu'il  ne  res- 
»  semblât...  à  d'autres  amis  de  mon  frère...  que 
»je  n'aime  pas  ;  mais,  grâce  au  ciel  ,  il  n'en 
»  est  rien  ,  c'est  la  première  personne  que  mon 
»  frère  me  présente  et  dont  je  trouve  la  société 
«agréable.  —  Il  restera  longtems  ici?...  —  Je 
«n'en  sais  rien...  tant  qu'il  s'y  plaira....  Mais 
«viens,  je  vais  t'installer  dans  la  chambre  que 
»j'ai  fait  préparer  pour  toi.  » 

Pendant  (|ue  Saint-Elme,  qui  n'est  pas  aussi 
complaisant  au  jeu  (pi'à  la  chasse,  fait  ii  cha- 
que  instant   son  vutout  et  gagne   l'argent    de 


MADELEINE.  2ii9 

M.  de  Noinnont,  Dufour  est  baltuà  l'écarté  par 
M.  Montrésor,  qui  est  à  sa  douzième  passe.  A 
chaque  instant  on  entend  le  peintre  s'écrier  : 
«  Vous  avez  quatre  points...  déjà...  c'est  drO)le 
»je  croyais  que  vous  n'en  aviez  que  trois...  Doù 
»  donc  avez  vous  quatre  points?  —  Ali  !  ne  vou- 
»lez-vous  pas  que  je  me  rappelle  chaque 
«coups?...  Puisqu'il  sont  marqués,  c'est  que  je 
>  les  apparemment.  —  Enfin,  c'est  égal!...  Al- 
»lons  ,  encore  le  roi  !...  voilà  six  fois  de  suite 
»  que  vous  tournez  le  roi!...  Encore  perdu!... 
«j'en  ai  assez...  je  perds  douze  francs...  C'est 
«fini  ;  je  ne  jouerai  plus  à  l'écarté  !... 

» —  Ni  moi  à  la  bouillote,  »  dit  M.  Pomard 
en  se  levant  :  «  voilà  trois  caves  de  perdues!... 

» — Parbleu!  monsieur  Pomard,  comment 
t  voulez-vous  gagner  à  la  bouillote?  »  dit  Saint- 
»  Elme  en  riant;  vous  passez  continuellement... 

•  Je  crois  qu'en  regardant  vos  cartes  vous  peli- 
sse z  à...  autre  chose. 

»  —  J'aime  mieuxle  loto,  •>  dit  Dufour;  «  c'est 

•  un  jeu  sage....  où  l'on  ne  se  monte  pas  la 
»tête... 

» —  Vous  aimez  le  loto,  monsieur?»  dit 
madame  Moiitré->ur  en  adressant  un  doux  sou- 


230  MADJiLEINii. 

lire  iiu  peintre;  «  j*espère  que  ^o^lS  voudrez  bien 
»lc  venir  faire  quelquefois  chez  nous...    ainsi 

•  que  M  Dalmer.  J'ai  un  loto  tout  neuf  et  de 
«petits  chetons  en  vers;  c'est  fort  gentil...  N'est- 
»  ce  pas  ,  Chéri ,  que  mon  loto  est  aussi  joli  que 
«celui  de  madame  Bonnifoux  ,  qui  fait  tant 
«d'ejubarras  avec  le  sien?...  Réponds  donc... 
»  Qu'est-ce  que  tu  as  donc.  Chéri?   tu  ne   dis 

•  rien...  ce  soir  ;  est-ce  que  tu  es  malade?...  à 
»  quoi  penses-tu  ?. . .  —  Moi. . .  je  ne  pense  pas. . . 
»je  compte  ce  que  j'ai  gagné...  —  Oh!  par- 
»bleu,  vous  m'avez  gagné  douze  francs,»  dit 
Dufour;  »  douze  parties  a  vingt  sous...  Je  n'ai 
j»  jamais  joué  si  cher!... 

w  —    11  faut  nous  retirer.  Chéri;   il  est  tard  : 

•  avant  d'être  à  la  maison  il  y  a  un  endroit  som- 
»  bre  qu'il  faut  traverser...  et  je  ne  suis  jamais 

rassurée  en  passant  là... 

—  Moi,  madame,  j'aimerais  beaucoup  à  tra- 
»  verser  avec  vous  un  endroit  sombre  ,  »  dit 
Saint-Elme  d'un  air  moitié  galant,  moitié  go- 
guenard ,  mais  que  madame  Montrésor  prend 
du  bon  côté. 

«Voulez-\ous  que  l'on  vous  escorte,  uia- 
«dauu'  ?  n  dit  Anuaiid. 


» 


KiuEr.EiM*..  551 

•  —  Oh!  ce  n'est  pas  la  peine;  nous  avons 
tavec  nous  M.  Pomard;  il  nous  met  à  noire 
»  porte. 

» —  Et  j'ai  mon  fusil  à  deux  coups,  •  dit  Po- 
mard en  portant  arme  comme  à  l'exercice. 

«  —  Ne    comptez   pas   trop  sur  le  fusil  de 

•  M.  Pomard,  i>  reprend  Saint-Elme  ;  •  comme 
»  il  est  fort  distrait,  il  est  homme  à  viser  la  lune 
t  pendant  que  vous  crieriez  au  voleurl...» 

M.  Pomard  paraît  piqué  de  cette  plaisan- 
terie; il  enfonce  son  énorme  casquette  jusque 
sur  ses  yeux ,  et  répond  au  petit-maître  d'un 
ton  sec  ;  «  Monsieur,  si  je  vous  visais ,  je  n'au- 
»rais  pas  de  distraction.  —  Alors  je  me  trans- 
fformerais  en  lièvre,  monsieur  Pomard.  — 
a  C'est  peut-être  votre  habitude,  monsieur.  • 

Saint-Ehne  fait  une  demi-pirouette  sur  le 
côté,  tandis  que  Dufour  dit  tout  bas  à  Victor  : 
«  Monsieur  Pomard  n'est  pas  si  bête  qu'il  en  a 
«l'air!  » 

La  société  se  retire.  Dufour  suit  Victor  en 
maudissant  l'écarté  et  en  répétant  :  r  Perdre 
■  douze  francs!...  dans  une  soirée  à  la  canipa- 

•  gne...  ça  n'a  pas  le  sens  commun...  Mais 
»  aussi  ce  monsieur  Mon  trésor  a  un    bonheur 


232  MADiiLEIAE. 

•»  insolent  !  —  S'il  a  du  bonlieiir,  il  a  bien  d(;  la 
•>  j)ali(.'nce  ,  je  t'aurais  jeté   les  cartes  au   nez, 
»  moi  ,  quand  tu   disait  :  x\h!  vous  avec  trois 
«points!...  et  eonimeiit  les  avez-vous  faits?.... 
» —  C'est  ça   il    faut  perdre  et  ne  rien  dire.  — 
»11  ne  faut  pas  a\oir  l'air   de  croire  que   l'on 
»A0us  triche  ..  J'espère  que  lu  ne  snspcctes  pas 
»  riionnêlelé  de  ce  monsieur... —  Non  ccrtai- 
«neiuent....  mais....  — Mais,  situ  avais  joué 
•  avec  Sainl-Elmc ,  tu  aurais  pensé   qu'il   fdait 
)'les  cartes...  —  C'est  possible,  —  Ainsi  quel- 
le qu'bn    d'honnête -doit    craindre  d'avoir  une 
»  veine  à  l'écarté  en  jouant  avec  des  gent  mé- 
»  fiants  comme  toi!...  —  Laissons  cela.  \oilà  la 
«petite  Madeleine...  établie  ici,  et  j'm  suis  bien 
î'aise  pour  elle...  Pourtant  je  prévois  ce  qui  va 
eariivcr'.' — Qu'est-ce    qui   va    arri\er?  —  Tu 
«  ji'as  don.)  pas  deviné  —  Non;  je  ne  suis  pa> 
■»  si  nulin  que  toi.  —  Cette  jeune  lille  est  anioii- 
«rouse   d'Armand   de   Bréville,   son  ami  d'en- 
»  fance  ;  c'est  cet   amour-là  cpii  lui  donnait  uji 
»  si    ^rand  désir  de    wn'w    ici;  et,  à  présent, 
npour  peu  qu'Armand  l'aime  pour  souvenir,  la 
«petite  succombera...  ri  nvlrni j    cl  cœlcra  — 
»  Elles  sont  jolies  les  conjectures  !...  Celle  jeune 


MADELEINE.  233 

fiillc  était  ninoureiisc  d'Arinand  qu'elle  a 
»  quitté  à  on/c  ans...  y  pcnscs-tu  ?  —  Eh  !  eli  ! 
Ȉonxc  ans...  un  petit  camarade  avec  qui  on 
»est  sans  cesse...  ra  s'est  vu...  il  y  a  des  petites 
»  filles  si  précoces...  J'ai  eu  une  cousine  qui  est 
»  morte  de  jalousie  à  trois  ans  ;  et  de  qui  était- 
»  elle  jalouse?  d'un  chat  que  l'on  caressait  plus 
«qu'elle?  —  Dul'our ,  je  crois  que  tu  te  troin- 
»  pes.  11  est  possible  que  maintenant  Madeleine 

•  devienne  éprise  d'Armand...  et  ce  ne  serait 
)»])as  fort  heureux  pour  elle...  Mais  qu'elle  l'ait 
»  aimé  jamais  autrement  que  d'amitié...  allons 

•  donc!  ..  c'étaient  des  enfants. —  Justement, 
»  rappelle -toi  la  chanson  î  L'amour  est  un 
»  cn/'anl  trompeur.  » 


CHAPITRE  IX. 


COMMENT    CEL4    COMMENCE. 


Plusieurs  jours  se  sont  écoulés  depuis  que 
Madeleine  habite  de  nouveau  la  maison  où  fut 
élevée  son  enfance.  Monsieur  de  Noirmont 
traite  la  jeune  fille  avec  moins  de  froideur,  et, 
sans  lui  témoigner  précisément  de  l'amitié,  ne 
montre  plus  de  mécontentement  de  la  voir 
établie  près  de  sa  femme.  Mais  aussi,  sans 
a>oir  cette  basse  flatterie,  cette  complaisance 
sc'.vile  que    l;<nl  de  ^'cns   emjdoienl   pour  f*i 


MAl)KLEI.\h.  "ll^O 

faire  bien  venir  des  personnes  dont  ils  ont  be- 
soin, Madeleine  sait  être  utile,  agréable,  et 
trouve  moyen  de  se  faire  aimer  de  chaeun. 
Bonne  avec  tout  le  monde,  d'une  douceur  qui 
charme,  d'une  humeur  toujours  égale,  Made- 
leine a  reçu  de  la  nature  un  sentiment  de  con- 
venance qui  lui  tient  lieu  de  ce  qui  manque  à 
son  éducation.  Ne  voulant  pas  descendre  au  sa- 
lon lorsqu'il  y  a  beaucoup  de  monde,  quand 
elle  y  est,  Madeleine  se  place  modestement  à 
l'écart;  il  faut  que  l'amitié  aille  l'y  chercher; 
pourtant,  quoique  timide,  elle  n'est  point  em- 
pruntée et  gauche  pour  répondre  lorsqu'on 
cause  avec  elle.  Mais,  poussant  la  discrétion  à 
l'excès,  elle  n'oserait  s'approcher  même  d'Er- 
nestine,  lorsque  celle-ci  parle  avec  quelqu'un. 
Enlin,  contente  d'être  près  de  ceux  qu'elle 
aime,  Madeleine  s'occupe  toujours  d'eux  et  ja- 
mais d'elle.  Les  hommes  la  laissent  se  tenir  à 
l'écart,  parce  qu'elle  n'est  pas  jolie  ;  mais  aussi 
les  femmes  font  son  éloge. 

Victor  commence  à  se  plaire  à  Bréville  ;  il 
s'est  habitué  aux  manières  prétentieuses  de 
M.  de  Noirmont,  qui,  de  son  côté,  paraît  enfin 
s'apercevoir  que,  sans  être  chasseur   on   peut 


"236  MADELEl.NE. 

avoir  quelque  mérile.  D'ailleurs  Vietor  sait 
jouer  aux  échecs,  cela  procure  un  grand  plai- 
sir au  beau-frère  d'Armand.  Les  petites  scènes 
que  madame  Montrésor  fait  à  son  mari,  les  dis- 
tractions de  M.  Pomard,  la  gaîté  de  sa  sœur,  la 
présence  de  Madeleine,  tout  est  devenu  plaisir 
pour  le  jeune  homme.  La  campagne  même  lui 
semble  plus  belle.  Enfin,  si  les  premières  jour- 
nées passées  chez  Armand  lui  ont  paru  lon- 
gues, maintenant  ehes  lui  semblent  trop  cour- 
tes. Ce  changement  peut-il  s'opérer  sans  cause? 
Peut-être  Victor  cède-t-il  à  ce  qu'il  éprouve 
sans  le  rechercher  encore?  il  y  a  des  sentiments 
qui  naissent  dans  notre  àme  comme  à  notre 
insu,  et  nous  sommes  tout  étounés  qu'ils  nous 
maîtrisent  déjà  lorsque  nous  n'avons  pas  re- 
marqué leur  commencement. 

Depuis  que  Victor  a  ramené  Madeleine  dans 
les  bras  d'Ernestine,  une  douce  intimité  s'est 
élabUe  entre  lui  et  la  sœur  d'Armand;  il  a  cessé 
d'être,  aux  yeux  de  madame  de  Noirmont,  une 
simple  connaissance  de  son  frère.  Ernestine 
n'a  plus,  avec  Victor,  ce  ton  froidement  poli 
(pic  l'on  conserve  longlemi)s,  et  quelquefois 
toujours,  avec  «pielqu'un  qui  n'est  qu'une  con- 


MADELEINE.  5o7 

naissance.  De  son  côté,  Victor  trouve  madame 
de  Noirmont  beaucoup  plus  aimable  qu'il  ne 
l'avait  cru  d'abord.  L'un  et  l'autre  ne  se  sont 
cependant  rien  dit  de  plus  direct  qu'aupara- 
vant ;  mais  il  n'y  a  pas  besoin  de  se  faire  des 
compliments  pour  savoir  que  l'on  se  convient, 
cela  se  lit  dans  les  yeux,  qui  sont  ordinaire- 
ment plus  francs  que  la  bouche. 

Pendant  que  M.  de  Noirmont  chasse  avec 
Saint-Elme,  qu'Armand  dort  et  que  Dufour  des- 
sine, Victor  va  se  promener  avec  Ernestine  et 
Madeleine.  Sitôt  après  le  déjeuner,  on  se  met 
en  route.  On  sort  sans  but  déterminé,  sans  sa- 
voir quelquefois  où  conduira  le  chemin  que 
l'on  prend  ;  mais  quand  les  gens  sont  bien  en- 
semble, l'ennui  ne  les  atteint  nulle  part.  Cou- 
rant dans  les  prairies,  s'enfonçant  dans  les 
bois,  ou  descendant  doucement  une  montagne 
rocailleuse,  les  trois  promeneurs  sont  toujours 
d'une  humeur  charmante,  jamais  l'un  d'eux  ne 
se  plaint  de  la  fatigue  et  ne  témoigne  l'envie 
de  rentrer.  C'est  li  regret  que  l'on  retourne  au 
logis;  mais  en  y  rentrant  on  se  dit  :  «  Nous  tà- 
»  cherons  d'aller  plus  loin  demain,  » 

Ces  trois  personnes  éprouvent  un  charme  se- 


53S  yADELEI.NB. 

iTct  à  être  ensemble  el  rien  qu'ensemble,  ear 
la  promenade  a  bien  moins  d'attraits  pour  elles 
lorsqu'un  voisin  ou  une  voisine  les  aceompa- 
gne;  alors  on  rentre  plus  tôt,  on  se  fatigue  plus 
vite.  Cependant,  dans  ccs^longues  promenades, 
la  conversation  ne  roule  que  sur  les  sites  que 
Ton  voit,  sur  les  lieux  que  l'on  parcourt.  Ja- 
mais rien  ne  s'y  dit  qui  puisse  donner  à  penser 
que  l'esprit  soit  occupé  d'autre  chose;  mais,  à 
défaut  de  l'esprit,  le  cœur  parle  quelquefois. 
Lorsque  après  avoir  marché  quelque  temps  sé- 
parés, Yictor  offre,  son  bras  à  Ernestine  et  à 
Madeleine,  il  éprouve  une  douce  sensation  à 
sentir  sous  son  bras  celui  de  madame  de  Noir- 
mont  il  le  serre  d'abord  légèrement,  puis  ten- 
drement contre  le  sien.  Celte  action  fait  battre 
son  cœur  plus  vite  et  baisser  les  yeux  à  celle 
qui  cause  son  émotion. 

Victor  comprend  pourquoi  maintenant  le 
séjour  do  la  campagne  lui  semble  plus  agréable. 
Madame  de  Noirmont  lui  plaît;  il  ne  se  dit 
pas  encore  qu'il  est  amoureux,  mais  il  se  ré- 
pète souvent  :  «  J'aimerais  bien  cette  femme- 
»  là  !  »  et  à  force  de  se  «lire  :  «  J'aiimrais  l)irn  !» 
<»n  aime  déj;\  beaucoup. 


<  Mais  à  quoi  me  senirait  de  l'aimer?  »  se 
dit  encore  Victor,  €  Ernestine  est  une  femme 
>trop  pénétrée  de  ses  devoirs!...  je  n'en  serais 
«jamais  plus  avancé.  Je  crois  bien  que  je  ne 
»lui  déplais  pas...  mais  de  là  h  être  aimé  il  y 
»  a  loin...  Je  serais  bien  heureux  si  elle  m'ai- 
■  mait!...  il  me  semble  que  cela  me  suffirait... 
•  Ce  que  j'éprouve  pour  elle  n'est  plus  comme 

»tous  ces   amours  que  j'ai  ressentis et  je 

»  crois  qu'il  est  plus  doux  d'aimer  que  de  ne 
»  faire  que  désirer.  > 

De  son  côté,  Ernestine  éprouvait  un  chan- 
gement dont  elle  ne  se  rendait  pas  compte. 
A  ses  yeux  tout  prenait  un  autre  aspect;  char- 
mée de  ne  plus  connaître  l'ennui,  il  lui  sem- 
blait jouir  d'une  nouvelle  existence,  dans  la- 
quelle les  journées,  jadis  si  longues,  s'écoulaient 
avec  une  étonnante  rapidité.  Occupée  d'un 
sentiment  où  elle  ne  voyait  pas  encore  de  mal, 
mais  où  elle  était  étonnée  de  trouver  tant  de 
douceur,  elle  se  demandait  quelquefois  ce  qu'elle 
avait...  ce  qui  lui  était  arrivé  pour  n'être  plus  la 
même.  Ernestine  n'avait  pas  jusqu'alors  connu 
l'amour:  mariée  à  dix-huit  ans  par  des  arrange- 
ment de  tuteurs,  elle  n'avait  vu  M.  de  Noirmont 


2/|0  MADELEINE. 

que  deux  fois  lorsqu'il  devint  son  époux,  rt 
M.  de  Noirniont  n'était  pas  de  ces  hommes  à 
inspirer  sur-lc-cliamp  une  passion  ;  d'ailleurs 
il  ne  s'inquiétait  nullement  de  faire  naître  un 
tendre  sentiment  dans  le  cœur  de  celle  qu'il 
prenait  pour  femme.  Satisfait  de  savoir  qu'elle 
était  bien  née,  bien  élevée,  M.  de  Noirmont 
n'avait  jamais  pensé  qu'il  put  manquer  la 
moindre  chose  à  son  bonheur  et  à  celui  de 
son  épouse.  11  y  a,  en  effet,  des  femmes  qu'un 
mariage  de  convenance  peut  rendre  heureuse, 
et  dont  le  cœur  ne  conçoit  pas  un  amour  qui 
cause  des  tourments.  Heureux  les  maris  qui 
ont  de  telles  femmes!  plus  heureux  ceux  qui 
en  ont  de  sensibles,  et  qui  ont  su  captiver  tou- 
tes leurs  affections  ! 

Ernestine  est  loin  de  penser  qu'elle  aime 
M.  Dalmer;  elle  éprouve  du  plaisir  dans  sa  so- 
ciété, mais  elle  trouve  cela  naturel ,  parce  que 
Victor  est  aimable  ,  sans  avoir  ce  jar£;on  fati- 
gant d'un  petit-maître,  ni  l'air  sulTisant  de 
quelqu'un  qui  se  croit  sur  de  plaire.  Ernestine 
ne  voit  donc  aucun  mal  à  préférer  sa  compa- 
gnie à  toute  autre  :  si  elle  pensait  que  cela  })ùt 
devenir  dangereux  jmurelle,  elle  fuirait  Victor; 


«ADBLEIXE.  241 

mais  une  femme  qui  a  toujours  été  sage,  et  qui 
ne  croit  pas  qu'on  puisse  cesser  de  l'être,  se  fie 
tellement  ù  sa  vertu,  qu'elle  ne  voit  pas  le  dan- 
ger. Cette  grande  confiance  en  ses  propres  for- 
ces a  perdu  plus  d'une  femme  :  on  se  laisse 
aller  au  charme  qui  nous  entraîne,  on  ne  cher- 
che pas  même  à  interroger  son  cœur;  quand 
on  le  fait ,  la  blessure  existe  ,  et  il  est  souvent 
trop  tard  pour  la  guérir! 

Mais  Madeleine,  à  qui  Victor  ne  songe  nulle- 
ment à  serrer  le  bras,  qu'il  ne  fixe  pas  tendre- 
ment ,  dont  il  n'épie  point  le  moindre  regard, 
est-ce  seulement  son  amitié  pour  Ernestine,  sa 
reconnaissance  pour  Victor,  qui  la  rendent  si 
contente,  si  heureuse,  lorsqu'elle  est  avec  eux? 
Elle  sourit  dès  qu'elle  aperçoit  Dalmer,  elle 
rougit  en  lui  prenant  le  bras.  Pauvre  Made- 
leine !  elle  n'est  pasjoHe,  mais  cela  suffira-t-îl 
pour  l'empêcher  d'aimer? 

Un  mari  qui  va  souvent  î\  la  chasse  et  laisse 
sa  femme  en  compagnie  avec  des  jeunes  gens 
montre  une  bien  grande  confiance  à  son  épouse; 
sans  doute,  c'est  surtout  alors  qu'il  est  beau  de 
ne  pas  en  abuser  !  mais  laisser  quelqu'un  ex- 
posé à  la  séduction  d'un  î>entimeijt  qu'on  ne 

I.  la 


2/i2  MADELEINE. 

lui  a  pas  appris  à  connaître...  c'i.'St  maladroit. 
Il  y  a  des  maris  qui,  par  calcul,  veulent  laisser 
leuvs  femmes  ignorantes  sur  beaucoup  de  cho- 
ses ,  se  flattant  qu'elles  auront  moins  de  goût 
pour  ce  qui  leur  procure  moins  de  plaisir;  c'est 
très-mal  calculé  :  il  y  a  d'ailleurs  chez  les 
dames  un  instinct  secret  qui  leur  fait  deviner 
quand  elles  n'en  savent  pas  assez. 

Le  soir,  réunis  avec  toute  la  société  ,  Ernes- 

tine  et  Victor  sont  moins  à  leur  aise Ils  se 

parlent  peu,  se  regardent  à  peine;  car,  devant 
le  monde,  ce  n'est  pas  ceux  qu'on  aime  le 
mieux  qu'on  regarde  le  plus. 

Lorsque  par  hasard  M.  de  Noirmont  ne  va 
pas  à  la  chasse,  Victor,  ne  pouvant  se  promener 
avec  Ernestine  ,  ne  se  soucie  plus  de'courir  la 
campagne.  ïl  passe  la  journée  dans  les  jardins, 
tenant  un  livre  qu'il  regarde,  mais  qu'il  lit  peu. 
Il  va  s'asseoir  dans  les  endroits  que  madame 
de  Noirmont  affectionne  ,  espérant  qu'elle  y 
viendra,  et  son  attente  n'est  pas  toujours  trom- 
pée; on  ne  se  dit  que  quelques  mots bien 

indifférents  encore mais  la  manière  de  les 

dire  donne  du  prix  aux  moindres  paroles.  Tout 
en  suivant  des  yeux  Ernestine  busqu'elle  s'éloi. 


MADRLEI.Ni:.  2/l3 

gne  après  un  court  entretien,  Victor  soupire  et 
répète  :  •  C'est  étonnant  comme  j'aimerais  cette 
«cette  femme-là!  »  puis,  en  se  retournant,  il 
aperçoit  Madeleine,  que  le  liasard,  sans  doute, 
conduit  presque  toujours  du  côté  où  le  jeune 
homme  va  lire.  Alors  Victor  va  s'asseoir  près 
de  la  jeune  fille,  et  il  passe  des  heures  entières 
à  causer  avec  elle,  parce  qu'elle  lui  parle  d'Er- 
nestine. 

0  Je  crois  que  nous  ne  nous  ennuyons  plus 
»  ici?»  dit  un  matin  Diifour  à  son  ami.  a  —  Non, 
«plus  j'habite  cette  campagne  et  plus  je  m'y 
«plais...  Dans  les  premiers  jours  ,  cette  exis- 
«tence  tranquille  m'effrayait...  maintenant  elle 

»me  charme il  me  semble  que  je  passerais 

»  volontiers  ma   vie  ici.  — Ohl  la   vie! tu 

»  donnes  toujours  dans  les  extrêmes  !...  Moi,  je 
«suis  content,  je  fais  de  bonnes  études!...  Toi, 
»je  ne  sais  pas  trop  ce  que  tu  étudies...  î\ 
«moins  que...  Tu  te  promènes  souvent  avec 
»  madame  de  Noirmont. ..  —  Avec  celte  dame 
«et  Madoh'ine.  —  Ah!  oui...  je  sais  bien  que 
»  Madeleine  est  là...  Elle  aime  beaucoup  la  pro- 
»  menade,  cette  dame...  —  Eh  birn!  (ju'y  a-l- 
»  il  d'étonnant  qu'on  se  [iromènc  (jiiniid  on  ha- 


244  MADELEINE. 

»bite  la  campagne  ?...  —  Rien  ,  certaine- 
»  ment...  mais  son  mari  aime  terriblement  la 

«chasse?..  ..  Est-ce  le  cerf  qu'il    chasse? 

» —  Dufour  ,  j'espère  que  tu  ne  vas  pas  faire 
«encore  de  méchantes  conjectures...  elles  se- 
V  raient  fort  déplacées.  —  Oh  !  ne  te  fâche  pas. . . 
»je  plaisante  ,  voilà  tout.  —  11  y  a  des  choses 
»  sur  lesquelles  il  ne  faut  pas  même  plaisan- 
»tcr!...  —  Je  comprends...  c'est  que  c'est  sé- 

•  rieux.  —  Madame  de  Noirmont  est  la  vertu 
>même,  et  je  ne  souffrirai  pas  que...  —  Voilà 
»la  première  fois  que  je  t'entends  affirmer  pa- 
«reille  chose!...  Je  ne  demande  pas  mieux  !... 

»  Au  reste  je  me  plais  aussi  beaucoup  ici je 

»  laisse  le  beau  Saint-Elme  parler,  briller,  tran- 
»eher!...  et  M.  de  Noirmont  répéter  qu'il  n'a 
»  jamais  été  trompé  de  sa  vie...  C'est  bien  hardi 

»  de  dire  cela! ces  pauvres  maris! — 

»Ah!  Dufour,  tu  es  ennuyeux! —  Ah!... 

ȍa!  qu'est-ce  que  tu  as  donc  aujourd'hui?  je 
»ne  t'ai  jamais  vu  si  respectueux  envers  le  lien 

•  conjugal...  et  pourtant  je  t'approuve...  parce 

•  que...  enfin  j'ai  trente-quatre  ans,  et  je  ne  se- 
rrais pas  trop  éloigné  de...  —  Tu  penses  à  te 
»  marier?  —  IMais  sans  y  penser...  si  je  rencon- 


MADELEINE.  2/l5 

«trais  un   parti  convenable...  Dis-moi,  com- 

•  raent  trouves-tu  mademoiselle  Clara  Pomarcl? 
» —  Pas  mal,  une  bonne  figure  réjouie. —  Oli! 
»  une  bonne  figure  réjouie.  Il  semble  que  tu  parles 
«d'un  Bacclius!...  Elle  a  le  nez  très-fm ,  très- 
«bicn  fait.  —  Est-ce  que  tu  veux  l'épouser  à 
«cause  de  son  nez?  —  Je  ne  dis  pas  encore  que 

»je  veuille  l'épouser mais  si  le  parti  était 

Dsortable...  on  pourrait  voir...  D'abord  l'âge 
«serait  convenable,  elle  a  vingt-neuf  ans;  elle 
)>mc  fait  l'effet  d'une  bonne  ménagère...  je  dis 
»  elle  me  fait  l'effet,  parce  qu'il  ne  faut  pas  s'en 
»  rapporter  à  l'air...  ïàelie  donc  sans  faire  sem- 

«blant  de  rien de  t'informer  ,  de  savoir  ce 

«qu'elle  aura  de  dot...  Surtout  pas  d'indiscré-. 

•  tion!...  Je  ne  suis  pas  bommc  à  épouser  chat 
»en  poche...  Quand  je  me  marierai,  c'est  que 
»je  saurai  parfaitement  à  qui  j'aurai  affaire... 
«Mais  chut!...  voilà  Armand.  » 

Le  jeune  de  Bréville  annonce  à  ces  messieurs 
qu'une  lettre  qu'il  vient  de  recevoir  le  force  à 
aller  passer  quelques  jours  à  Paris  :  «  J'espère 
»  que  vous  serez  assez  aimable  pour  attendre 
«ici  mon  retour,  »  dit  Armand. 

«    —  Oui    certainement.»  répond  Dufour; 


246  MADELEI>E. 

»j'ai  encore  beaucoup  d'études  à  faire,  et  Vic- 

•  tor  me  parlait  tout-à-riieure  du  plaisir  qu'il 
«goûte  ici... 

«Mais  nous  serons  peut-être  indiscrets  en 
«restant  encore?»  dit  Victor  en  hésitant. 

«  —  Indiscrets!...    Ah!   vous  plaisantez... 

•  D'abord  vous  êtes  ici  chez  moi,  car  mon 
«beau-frère  ne  termine  rien!...  Heureusement 
«j'ai  trouvé  des  fonds  ailleurs;  mais,  je  vous  le 
«vous  le  répète,  on  sera  toujours  trop  heureux 
»  de  vous  posséder.  Ma  sœur  et  son  mari  mour- 
»  raient  d'ennui  sans  vous...  du  moins,  je  le 
»  crois.. .  Je  tâcherai  d'être  bientôt  de  retour. 

»  —  Vous   nous   laissez   M.   Saint-ElnieP  — 

•  Non;  il  vient  avec   moi...  —  Pourquoi  donc 

•  l'emmener? —  Il  n'a  pas  votre  courage;  il 
«s'ennuie  ici...  mais  nous  reviendrons  en- 
»  semble.  » 

Victor  se  tait  et  paraît  contrarié.  Dufour  se 
dit  :  «  Pourquoi  diable  Dalmer  tient-il  tant  à 
»  c(;  Saint-Elme  à  présent?» 

Au  déjeuner,  Armand  annonce  son  départ. 
Ernestine  fait  un  mouvement  imperceptible  et 
baisse  les  yeux.  Madeleine,  au  contraire,  re- 
garde avec  anxiété  Armand  et  VicttTt 


.MADELEINE.  247 

«  Tranquillisez-vous,  mesdames,»  reprend 
Armand,  «je  ne  vous  enlève  pas  tous  vos  cava- 
•  liers;  M.  Dalmer  et  M.  Dufour  veulent  bien 
«vous  tenir  compagnie... 

»  —  C'est  très-aimable  de  la  part  de  ces  mes- 
»  sieurs,  »  répond  Ernestine  en  ne  regardant  que 
Du  four.  » 

Madeleine  ne  dit  rien,  mais  ses  joues  se  co- 
lorent, et  elle  reprend  son  air  habituel. 

«  Certainement,»  dit  M.  de  Noirmont,  «nous 
«savons beaucoup  de  gré  à  ces  messieurs  de  ne 
»pas  nous  quitter...  mais  c'est  bien  dommage 

«qu'ils  ne  chassent  ni  l'un  ni  l'autre Et  il 

»  faut  que  vous  partiez  aussi,  monsieur  de  Saint- 
»  Elme? 

»  —  Oh!  c'est  très-urgent!...  J'ai  à  parler  au 
«ministre  de  la  guerre  pour  un  de  mes  cousins 
»  qui  n'est  que  capitaine  et  que  je  veux  avan- 
«cer...  J'ai  aussi  une  audience  à  demander  au 
«ministre  de  l'intérieur...  pour  un  projet  dont 
)'je  lui  ai  déjà  parlé...  confusément,  au  dernier 
îbal  de  la  cour.  » 

Ici,  Dufour,  tout  en  prenant  son  café,  tousse 
et  manque  de  s'étrangler,  ce  qui  interrompt  un 
instant  Saint-Elme,  qui  reprend  :  «Mais  je  dé- 


2/r8  MADELEIMi. 

•  pécherai  tout  cela,  afin  de  revenir  bien  vite 
»  avec  mon  ami. 

»  —  Oui,  »  dit  Armand,  «  et  à  mon  retour, 
«mon  cher  de  Noirmont,  j'espère  que  vous  se- 
»rez  décidé  pour  cette  propriété  que  je  veux 
»  vous  donner  à  si  bon  compte. 

»  —  C'est  justement  parce  que  vous  voulez 
tme  la  vendre  si  bon  marché  que  j'hésite  à  l'a- 
Bcheter...  — Vous  êtes  singulier!  Si  je  veux 

•  vendre  cette  terre,  ne  vaut-il  pas  mieux  que 
»  ce  soit  vous  que  tout  autre  qui  profitiez  de 

•  cette  occasion  ?... — Mais  au  lieu  de  vous  achc- 
»ter  cette  propriété  soixante  mille  francs...* 
»  qu'elle  vaut  largement  par  son  rapport....  sa 
»ferme^...  ses  terrains....  —  Eh  bien?  —  Si  je 

•  vous  la  faisais  vendre  quinze  ou  vingt  mille 

•  francs  de  plus?  —  J'avoue  que  ce  serait  fort 

•  aimable;  et,  si  cela  se  peut,  j'y  consens  vo- 

•  lontiers.  —  Gela  se  pourrait  peut-être  si  vous 

•  n'étiez  pas  si  pressé  de  vendre...  d'avoir  votre 
»  argent.  Je  me  suis  trouvé,  il  y  a  deux  ans  en- 

•  viron,  avec  un  monsieur  fort  riche  et  fort  dis- 
»  lingue,  le  comte  de  Tergcnne... 

•  — Le  comte  de  Tergcnne!...  »  s'écrie  Saint- 

•  Elnie,  en  changeant  de  couleur. 


MADELEINE.  249 

«Oui,  le  comte  de  Tergenne;  est-ce  que 

•  vous  le  connaissez?  —  Attendez  donc...  je 
«crois...  j'ai  cru...  Non,  non,  ce  n'est  pas  cela, 
«je  ne  le  connais  pas....  C'est  que  je  connais 

•  tant  de  comtes. . .  de  barons  ! . . . 

D  —  Tu  te  rappelles  ce  monsieur,  Ernestine? 
»  Il  est  resté  quelque  temps  à  Mortagne  ;  nous 
«l'avons  vu  plusieurs  fois  chez  le  sous-piéfet. 
»  Je  l'engageai  à  venir  me  voir,  et  il  me  fit  ce 
iplaisir.  — Oui,  mon  ami,  je  m'en  souviens. 

•  C'est  un  homme  d'un  âge  mûr,  mais  qui  est 
«fort  aimable  et  nous  témoignait  beaucoup 
»  d'amitié. 

»  —  Ah  ça!  mon  cher  beau-frère,»  dit  Ar- 
mand avec  impatience,  «  voulez-vous  bien  me 
»  dire  quel  rapport  il  y  a  entre  le  comte  et  cette 

•  propriété?  —  Le  voici  ;  Ce  monsieur,  qui  avait 
«longtemps  habité  l'Angleterre,  revenait  enfin 
«se  fixer  en  France,  sa  patrie.  Il  cherchait 
»  alors   une  terre,   et   désirait  surtout  trouver 

•  quelque  chose  de  ce  côté  de  la  Picardie.  Je  lui 

•  dis  que  mon  beau-frère  possédait  le  petit 
«  domaine  de  Bréville,  et  je  me  rappelle  fort 

•  bien  que  le  comte  s'écria  :  Ah  !  monsieur,  s'il 


^50  MADELEINE. 

»  voulait  le  vendre,  je  lui  en  donnerais  tout  ce 
»  qu'il  voudrait  !... 

«>  —  Voilà  qui  est  singulier!...  —  Comme  je 
»  ne  croyais  pas  alors  que  vous  voudriez  jamais 
wvous  défaire  de  ce  domaine...  qui  vous  vient 
»de  votre  père,  je  ne  fis  que  sourire  de  la  pro- 
»  position  du  comte...  et  cela  n'eut  pas  de  suite. 
»  —  Eh  bien?  où  est-il,  ce  comte?  —  Oui,  où 
»  est-il,  ce  comte?  «demande  Saint-Elme  avec 
une  indifférence   affectée.  «  —  Il   devait  aller 

•  faire  un  tour  en  Suisse,  à  ce  qu'on  m'a  dit... 
«Bref,  il  quitta  Mortagne;  je  ne  saurais  trop 
»  vous  dire  où  il  est  maintenant...  mais  si  vous 
«attendiez,  peut-être... 

»  —  Oh  !  la  vie  est  trop  courte  pour  que  je 

•  veuille  attendre!...  Votre  comte  de  Tergenne 
»  a  probablement  rencontré  d'autres  sites  qui 
»  lui  auront  plu  et  oii  il  aura  acheté  une  pro- 
»  priété.  —  C'est  fort  probable,»  dit  Saint-Elme. 

« — Ainsi,  mon  cher  Noirmont,  vous  pourrez 

•  prendre  la  mienne   sans  scrupule...    c'est  ce 

•  que  vous  voudrez  bien  me  dire  incessamment. 

•  Allons,  Saint-Elm(\  à  cheval  jusqu'à  Laon  ;  là 
»  nous  prendrons  la  poste  pour  être  plus  tôt  à 


\IADELEI^E.  251 

•  Paris.  — La  poste....  j'y  compte  bien;  je  ne 
»  vo3'age  jamais  autrement.  » 

Armand  et  Saint-Elme  prennent  congé  et 
partent.  Privé  de  son  compagnon  de  chasse, 
M.  de  Noirmont  ne  se  soucie  plus  d'aller  battre 
la  campagne  ;  il  propose  à  Victor  une  partie 
d'échecs.  Celui-ci  accepte  en  soupirant  et  en 
jetant  un  regard  du  côté  d'Ernestine,  tandis 
que  Madeleine,  en  passant  près  de  lui,  lui  dit  à 
l'oreille  :  «Quel  dommage!...  Nous  n'irons  donc 
«plus  promener,  maintenant? 

«Hélas!»  répond  Victor,  «ce  n'est  pas  ma 
«faute!... 

» — Hum!...  »  dit  Dufour,  en  emportant  sa 
toile  et  sa  boîte  de  couleurs,  cje  comprends  à 
«présent  pourquoi  Victor  désirait  si  vivement 
»  que  Saint-Elme  restât  ici.  » 


CHAPITRE    X, 


UNE    PARTIE     DE    LOTO. 


M.  de  Noiimont  continue  à  rester  près  de  sa 
femme,  parce  que,  malgré  son  amour  pour  la 
chasse,  il  a  moins  de  plaisir  lorsque  personne 
n'est  témoin  de  ses  beaux  coups.  Les  prome- 
nades avec  Ernestine  et  Madeleine  n'ont  plus 
lieu.  Victor  devient  triste,  il  s'impatiente,  se 
dépite.  Tous  les  matins  il  dit  à  Dufour  :  «  Va 
»  donc  à  la  chasse  avec  M.  de  Noirmont,»et  le 
peintre  lui  répond  :  «  Va-s-y  l(>i-mêine,  je  se- 


MADELBINE,  255 

•  rais  désolé  de  tuer  un  pauvre  lièvre...  même 
>un  moineau,  ça  me  ferait  de  la  peine.  —  Va- 
ts-y  toujours,  tu  ne  tueras  rien.  —  Bien  obli- 
»gé,  ça  serait  amusant!  » 

Victor  va  'promener  sa  mélancolie  dans  les 
jardins  ;  dès  qu'il  aperçoit  Madeleine,  il  court 
se  placer  à  côté  d'elle;  et,  après  lui  avoir  adres- 
sé quelques  mots,  reste  quelquefois  longtemps 
sans  parler,  ne  faisant  que  de  pousser  de  gros 
soupirs;  la  jeune  fi!le,  qui  éprouve  un  vif  bat- 
tement de  cœur  lorsque  Victor  vient  s'asseoir 
près  d'elle ,  le  regarde  à  la  'dérobée  et  soupire 
aussi,  probablement  pour  faire  comme  lui. 

Un  matin,  que  le  jeune  homme  semble  plus 
pensif  encore  qu'à  l'ordinaire,  Madeleine  lui 
dit  :  «  Est-ce  que  vous  ne  vous  plaisez  plus  ici, 

•  monsieur  Victor?  —  Pourquoi  cela,  Madelei- 
»ne?  —  C'est  que  vous  n'avez  plus  l'air  si  gai 
»  qu'il  y  a  quelques  jours.  —  Je  ne  m'ennuie 
«pas...  mais  je  suis  contrarié...  nos  promena- 
»  des  étaient  si  agréables;  depuis  ledépartd'Ar- 

»mand,  elles  ont  cessé.  —  C'est  vrai mais 

»M.  de  Bréville  reviendra  avec  M.  de  Saint-El- 
»me...  alors  on  retournera  à  la  chasse,  et  ma 
»  bonne  amie  pourra  revenir  avec  nous  se  pro- 


25/i  MADELEINE. 

»  mener.  —  Mais  je  ne  pourrai  pas  toujours  res- 
»  ter  ici  !  —  Pourquoi  donc  cela?...  »  dit  vive- 
ment Madeleine  en  regardant  Victor  avec  cha- 
grin. 

» —  Parce  que...  cela  pourrait  ennuyer  les 
«habitants  de  cette  demeure. —  Ah!  mon- 
»  sieur,  quelle  pensée!...  est-ce  que  vous  pou- 
Dvez  ennuyer  personne?...  est-ce  que  tout  le 
•  monde  ne  vous  aime  pas,  ici!...  —  Tout  le 
»  monde...  ahl  s'il  était  vrai!  « 

Victor  soupire  de  nouveau  j  Madeleine  rougit 
et  n'ose  plus  rien  dire.  Enfin  le  jeune  homme 
prend  la  main  de  Madeleine,  la  serre  avec  force 
dans  la  sienne,  et  s'éloigne  en  disant  :«  Ah! 
«Madeleine....  il  est  un  sentiment  que  vous 
»ne  connaissez  pas  encore  !  » 

La  jeune  fille  reste  sur  le  banc;  elle  suit  Vic- 
tor des  yeux  :  son  air  mélancolique,  ses  sou- 
pirs, ce  qu'il  vient  de  lui  dire,  tout  se  réunit 
pour  troubler  le  cœur  de  la  pauvre  petite.  Elle 
se  sent  heureuse ^  satisfaite;  elle  regagne  la 
maison  en  répétant  les  derniers  mots  de  Vic- 
tor, dont  elle  croit  couiprcnthe  le  sens,  et  elle 
srinte^f.'Ile  danse  en  liavcrsanl  le  jardin, comme 
un  ciiAmt  qui  ne  sait  pascncore  cacher  sa  joie. 


MADELEINE.  255 

Madeleine  ne  sait  pas  être  maîtresse  de  ses  sen- 
timents. 

Monsieur  et  madame  "Montrésor  sont  venus 
en  grande  cérémonie  proposer  une  partie  de 
loto,  pour  le  soir,  chez  eux.  Ils  doivent  avoir 
M.  Pomard,  sa  sœur,  et  t;ncore  d'autres 
voisins.  Gomme  Armand  et  Saint-Elme  ne 
sont  plus  là  pour  repousser  le  jeu  de  loto,  on 
accepte  l'invitation;  d'ailleurs,  à  la  campagne  , 
c'est  quelque  chose  que  de  trouver  à  employer 
sa  soirée. 

On  part  sitôt  après  le  diner.  Victor  n'a  pas 
manqué  d'olfrir  son  bras  à  Ernestine  ;  Dufour 
marche  à  ceté  de  M.  de  |Noirmont.  Madeleine 
ne  les  accompagne  pas,  elle  ne  veut  jamais  al- 
ler en  compagnie,  mais  elle  regarde  joyeuse- 
ment la  maison.  La  jeune  fille  se  trouve  alors 
trop  heureuse  pour  que  la  solitude  l'elTraie. 

Victor  n'ose  adresser  à  Ernestine  que  quel- 
ques phrases  sans  suite ,  car  on  pourrait 
être  entendu.  Mais  il  ralentit  le  pas,  afm 
de  se  trouver  on  arrière,  et  serre  avec 
force  le  bras  qu'il  tient  sous  le  sien. 
Penduit  que  Diif  )ur  parle  peinture  et  pro- 
pose  à   M.    de  Noirmont    de    le  peindre    en 


256  MADELEINE. 

chasseur,  Victor  dit  à  la  jeune  femme  :  «  Enfin 
»je  suis  donc  un  instant  avec  vous...  Quel  en- 
«nui!  depuis  huit  jours,  de  ne  pas  vous  voir  , 
»  vous  parler,  vous  adresser  un  mot  ! 

»  —  Mais  il  me  semble  que  rien  ne  vous  em- 
»  pêche   de  me   parler  ,    puisque     nous  nous 

•  voyons  [presque  toute  la  journée,  »  répond 
Ernestine  en  souriant. 

» —  Oh!  sans  doute,  on  ne  peut  pas   vous 

•  parler...  devant  le  monde...  mais  il  y   a  des 

•  choses  qu'on  ne  veut  pas  dire,...  quand  d'au- 
»tres  peuvent  nous  écouter...  et  je  sens... 

» —  N'est-ce  pas,   Victor,   que   quoique  ce 

•  ne  soit  pas  mon  genre,  je  peins  très-bien  le 

•  portrait  et  le  fais  très-ressemblant?  »  dit  Du- 
four  en  s'arrêtant  et  en  tournant  la  tête  en  ar- 
rière. 

«  —  Oui...  oh!  c'est  frappant!..,  •  répond 
Victor  avec  impatience  et  en  lançant  un  regard 
furibond  sur  le  peintre  «  Voyez,  madame,  on  ne 

•  peut  pas  même  causer  tranquillement  avec 
»vous!  —  Mon  Dieu!  monsieur  Dalmer,  qu'a- 
j»  vez-vous  donc  ce  soir?  Jecrois  que  vous  avez 

•  de  l'humeur  d'aller  faire  une  partie   de   loto 

•  chez  nos  voisins...  vous  y  venez  par  complai- 


MADELEINE.  257 

».sance,  et  je  vous  en  sais  gré.  —  De  rhumeiir 
«d'être  avec  vous,  d'aller  où   vous  êtes!...  ali  ! 

«madame,  comment  pouvez-vous  dire  cela 

»  le  supposer?  Je  m'exprime  donc  bien  mal? 
»  mes  yeux  ne  vous  disent  donc  pas  tout  le  plai- 
»  sir... 

»  —  Victor,  je  veux  peindre  M.  de  Noirmont 
»  en  chasseur,  »  dit  Dufour  en  se  retournant  et 
s'arrêtant  encore.  «  C'est  une  bonne  idée,  n'est- 
»  ce  pas? 

» — C'est  une  idée  délicieuse,»  répond  le 
jeune  homme  en  donnant  au  diable  son  ami  et 
lui  faisant  des  signes  que  celui-ci  feint  de  ne 
pas  comprendre. 

» —  Dès  demain,  «reprend  Dufour,  «  j'irai  à 
»la  ville  voisine  acheter  ou  commander  des 
«toiles  pour  peindre  à  l'huile.  Je  veux  me 
«lancer  dans  les  portraits;  on  ne  me  croit  que 
«paysagiste.  Je  veux  me  surpasser,  pour  que 
«cela  étonne  tous  les  peintres   d(,'  portraits.  » 

Victor  ne  répond  rien,  ne  parle  plus  ;  mais 
on  arrive  à  l'endroit  sombre  que  madame  Mon- 
trésor  redoute  lorsqu'elle  revient  tard  chez  elle, 
le  jeune  homme  prend  la  main  qui  est  au  bout 
du  bras  qu'on  lui  donne,  et  il  presse  tendrement 
I.  •  17 


258  iMADELETNE. 

cette  main  qu'on  n'a  pas  la  tV'icc  de  lui  retirer, 
ce  qui  le  rend  aussi  heureux  que  Madeleine  Vu 
été,  le  matin,  lorsqu'il  a  pris  la  sienne.  Qu'on 
dise  encore  que  le  bonheur  n'existe  pas  sur  la 
terre.  Voilà  deux  personnes  qui,  par  une  sim- 
ple pression  de  main,  sont  au  comble  de  la 
félicité. 

On  arrive  chez  les  Montrésor  trop  tôt  pour 
Victor  et  peut-être  pour  Ernestine,  qui  est  en- 
core toute  troublée  de  l'action  de  son  cavalier. 
La  société  est  déjà  assise  devant  deux  tables 
mises  l'une  contre  l'autre  pour  former  un  carré 
long.  Là-dessus  sont  étalés  les  cartons  de  lotA, 
que  les  joueurs  ne  doivent  pas  perdre  de  vue  un 
instant. 

Outre  les  maitres  de  la  maison  et  les  Po- 
mard,  la  réunion  est  embellie  par  un  monsieur, 
une  dame  et  une  p<>tite  fdle.  La  dame,  qui  a 
bien  la  soixantaine,  tient  à  elle  seule  la  place 
(le  trois  personnes;  elle  a  un  énorme  bonnet, 
par-dessus  lequel  est  un  abat-jour  en  taffetas 
verf,  qui  ne  l'empêche  pas  de  portiT  encore  des 
lunettes.  En  joignant  à  cela  des  traits  énor- 
mes, il  est   assez   dinieile.   au    premier  coup- 


MADELEINR.  259 

cl  œil,  (le  distinguer  si  c'est  un  homme  ou  une 
femme  qu'on  a  devant  soi. 

Le  monsieur  a  l'air  d'un  vieil  abbé;  il  est  à 
demi  endormi  devant  ses  cartons;  au  moment 
où  la  société  arrive,  il  se  frotte  bien  vite  les 
yeux  pour  saluer.  La  petite  fille,  qui  peut  avoir 
douze  ans,  a  une  figure  espiègle  qui  forme 
contraste  avec  celle  de  la  dame  à  l'abat-jour. 

«  Nous  ne  faisons  que  commencer...  il  n'y  a 
»  qu'une  partie  de  jouée...  »  dit  madame  Mon- 
trésor  en  offrant  des  sièges. 

a  C'est  bien  heureux  pour  nous,  »  répond 
Dufour  en  allant  se  placer  près  de  mademoi- 
selle Pomard  à  laquelle  il  commence  par  dire  : 
«  Quelle  est  cette  dame  qui  ressemble  à  un 
«apothicaire?  — C'est  madame  Bonnifoux... 
«une  vieille  rentière  qui  ne  connaît,  dans  le 
»  monde  que  trois  choses  :  ses  potages,  sa  se- 
»  ringue  et  le  loto.  Ecoutez-la ,  vous  verrez 
);  qu'elle  ne  parlera  que  de  cela. —  Ça  doit  être 
«bien  amusant;  et  le  monsieur? —  C'est  mon- 
»  sieur  Courtois,  un  bien  bon  homme,  mais  qui 
»  dort  presque  toujours.  La  petite  fille  est  sa 
«nièce.  —  Roii.  nie  voilà  an  courant. 

B  —  Asscvc'/.-voiis    donc.   ni;i(].ini('  i\t'  \oii- 


200  MADELEINE. 

«mont,  »dit  madame  Montrésor,  en  faisant  si- 
gne à  son  mari  do  rester  à  ccMc  d'elle  :  le  pau- 
vre Chéri  était  plaeé  entre  sa  femme  et  madame 
Bnnnifoiix. 

Ernestine  s'assied  près  de  M.  Courtois.  Vic- 
tor se  place  bien  rite  près  d'elle  :1a  partie  de 
loto  chez  madame  Montrésor  eût  été  un  sup- 
j)lice  trop  cruel,  si  on  n'avait  pas  été  à  côté 
d'une  jolie  femme.  Quant  à  IM.  de  Noirmont, 
il  prend  la  première  place  venue,  en  murmu- 
rant déjà  :  a  Le  loto  !  hum  !  j'aimerais  presque 
»  autant  pigeon-voie  ! 

a —  Ah  ça!  comment  jouez-vous  c<'la!  »  dit 
Dufour.  « — ^Au  premier  quinc.  On  met  chacun 
»  deux  sous,  et  on  a  trois  tableaux.  — Ah!  c'est 
»  une  poule. 

» —  C'est  la  partie  la  plus  piquante  au  loto,» 
dit  madame  Bonnifoux.  «  Depuis  quarante  ans 
'  que  je  joue  à  peu  ])rès  tous  les  soirs  à  ce  jeu- 
»là,  j'ai  étudié  toutes  ses  combinaisons.  Le 
«premier  quine  est  lorl  ai;réah]e;  mais  cela 
"demande  une  lirandc  allenlidU  et  surtout 
«beaucoup  de  silence. — Diable!  nous  allons 
1)  l)ien  nous  anuiser  alors. 

»  —  TonI  ]<'  nmiid*'  n-l-il  (]v>  carions?  «   dit 


MADELElNli.  261 

madame  Montrésor.  — «Moi,  jt-  voudrais  en 
•  cliangcr,  «dit  la  petite  fille.  —  «  Non,  madc- 
»  moisellc  Lncic,  on  a  décidé  qu'on  n'en  chan- 
»  gérait  pas.  N'est-ce  pas  madame  Bonnifoux? 
9 —  Certainement!...  ça  deviendrait  trop  lali- 
ngant...  on  ne  saurait  jamais  deux  numéros 
«par  cœur...  ce  serait  un  travail  continuel... 
»  C'est  singulier,  mon  potage  me  revient.  Je 
«crois  qu'il  était  trop  gras.  Je  recommande  ce- 
»  pendant  toujours  à  ma  cuisinière  de  dégraisser 
«son  bouillon.  Ah!  comme  j'ai  des  aigreurs  ce 
»  soir. 

»  —  Allons,  tout  le  mondo'T  est-il?  »  reprend 
madame  Montrésor  ;  «  savez-vous  qu'il  va  viugl- 
»deux  sous  à  la  })oule.  —  C'est  fort  gentil,  » 
dit  M.  Pomard.  — «  Ali!  si  je  pouvais  la  ga- 
»  gner,  »  s'écrie  la  petite  fdle  en  sautant  sur  sa 
chaise.  «  —  Silence,  mademoiselle  Lucie,  ou 
»on  ne  vous  laissera  plus  jouer.  Chéri,  c'est  à 
«toi  à  tirer.  Tout  le  monde  y  esl?  —  J'v  suis 
»  depuis  une  heure,  »  dit  M.  Courtois  en  ouvrant 
un  ceil.  «  —  Surtout  pas  troj)  vile,  monsieur 
«Montrésor,  0  dit  madame  Bonnifoux,  «  c'est 
"Votre  défaut...  vous  courez  la  poste...  Ah! 
«Dieu!   conmie  ce  potage  me  tourmente.    11 


262  MADELEINE 

»  l'aiidra  que  je  me  serve  de  bonne  amie  avant 
«de  me  coucher. — Qu'est-ce  que  bonne  amie?» 
demande  Dufour  à  mademoiselle  Pomard. 
«  —  C'est  sa  seringue  que  madame  Bonnifoux 

•  appelle  ainsi,  parce  que  c'est  plus  décent.  — 
»  Cette  femme-là  a  de  bien  jolies  idées.  —  Al- 
)'lons,  mademoiselle  Clara,  cela  va  commen- 
n  cer.  Pars,  Chéri. 

» — Trente-huit,»  dit  Chéri  en  tirant  une 
boule  d'un  immense  sac  de  serge. 

«  Je  l'ai  deux  fois? «s'écrie  la  petite  fille _^en 
sautant  sur  sa  chaise. 

«  Moi,  je  ne  l'ai  pas,  »  dit  madame  Montré- 
sor  en  soupirant. 

«  Est-ce  qu'on  a  commencé?  »  dit  M.  Po- 
mard, qui  depuis  cinq  minutes  avait  les  yeux 
lixés  sur  le  plafond.  «  —  Oui,  sans  doute,  on  a 
«commencé.  —  Pardon,  c'est  que  je  n'y  étais 
»pas...    Je   pensais...  je  n'ai   pas  entendu... 

•  Vous  avez  dit?  — Trente-huit.  —  Très-bien... 
«  vous  pouvez  continuer. 

» — Monsieur  Pomnrd  .  il  faudrait  tâcher 
"d'être  au  jeu.  «dit  madame  Bonnifoux  en 
av;uirant  son  ahal-joiir.  «  —  Madame.  (»n  peut 
«avoir  d«'S  dislraclions.  —  C'c-^t   ([uc  vous  êtes 


MADIiLEINE.  263 

«terrible  pour  cela.  —  Neuf,  quarante-deux... 
»  —  Je  me  ra])pclle  que  ma  cuisinière  avait  mis 
«des  choux  dans  son  bouillon.  C'est  peut-être 
«aux  elioux  que  je  dois  attribuer  ma  mauvaise 
»  digestion...  —  Dix-sept.  —  Ahl  un  moment, 
«monsieur...  Comment  avez-vous  dit?. ..  - 
»  Dix-sept,  et  puis  vingt-quatre.  —  Yingt-qua- 
•  tre!...  Ah!  mon  Dieu!...  je  n'y  suis  pas...  Il 
»y  en  avait  d'autres  auparavant?...  Monsieur, 
»  voulez-vous  bien  me  les  rappeler  tous?. ..  » 

Chéri,  qui  est  habitué  à  ce  genre  d'amuse- 
ment, renomme  les  numéros  pour  madame 
Bonnifoux. 

«  Est-ce  qu'on  fera  souvent  comme  ça?  »  dit 
Dufour  à  mademoiselle  Clara.  «  —  Il  n'y  a  pres- 
»que  pas  de  partie  où  madame  Bonnifoux  ne 
»  fasse  recommencer  deux  ou  trois  fois  la  per- 
«  sonne  qui  tire.  Et  puis,  quand  on  gagne, 
«elle  fait  vérifier;  et  puis,  quand  c'est  elle  qui 
«tire,  si  l'on  n'y  fait  pas  attention,  elle  rejette 
«dans  le  sac  les  numéros  qu'elle  n'a  pas.  — 
«Peste!...  c'est  une  joueuse  bien  agréable, je 
B  tâcherai  de  ne  pas  faire  ti'op  souvent  sa  par- 
«lic...  heureusement  j'en  suis  dédommagé  par 
«votre  voisinage.  Vousa\ez,  un  véritable  nez.  à 


264  MADELIÎINE. 

B l'antique,  mademoiselle.  —  Ah!  ali!  ah!  j'ai 
»  un  nez  antique,  moi.  —  J'entends  par  là  un 
«nez  modèle,  de  ces  jolis  nez,  type  du  vrai 
y>  beau.  J'aurai  bien  du  plaisir  à  peindre  ce  nez- 
»là.  —  Ah!  àh  !  ah!  j'ai  vu  quelquefois  un  œil 
»  dans  un  nuage  ;  ce  serait  drôle  si  on  y  voyait 

•  un  nez.  —  Ce  ne  serait  pas  si  mal...  —  Ah! 
»ah! ah! 

»  —  Mademoiselle  Clara,  il  n'y  a  pas  moyen 
»  d'entendre  les  numéros,  »  dit  madame  Bon- 
nifoux,  8  on  ne  doit  pas  rire  à  ce  jeu-là...  c'est 
»un  jeu  qui  réclame  toute  l'attention...  Qu'est- 
»ce  que  vous  avez  dit,  monsieur  Montrésor?  — 
»  Trente-neuf. — Et  avant?  —  Dix.  —  Et  avant? 
»  —  Alors,  il  vaut  autant  que  je  recommence 
>» tout.  — Oh!  oui,  monsieur,  recom iiencez- 
»les  tous,  je  vous  en  prie,  car  je  suis  certaine 
»  d'en  avoir  manqué  ou  moins  deux  ou  trois... 
»Ah!  si  jamais  on  remet  des  choux  dans  ma 
«soupe...  Je  me  rappelle  que  cela  m'a  déjà  in- 
wcommodée  il  y  a  deux  mois...  Pourvu  que 
«j'aie  de  la  graine  de  lin  chez  moi  ..  J'ai  peur 
«d'avoir  employé  le  reste  avant-hier...  et  ma 

•  domestique  qui  ne  songe  à  rien!...  je  le  lui 
«recommande  pourtant  assez!  je   lui  ai   dit: 


MADELEINE.  205 

«Une  fois  pour  toutes,  Rose,  ne  nie  laissez,  ju- 
»mais  manquer  de  graine  de  lin...  Comment 
»  avez,- vous  dit  le  dernier,  monsieur  Montrc- 
»  s  or  ? 

» —  Soixante  et  dix-sept,  madame.  —  Mer- 
»ci...  Oh!  vous  pouvez,  aller...  j'ai  deux  qua- 
»  ternes!  —  Moi,  je  n'en  ai  pas,  »  répond  tris- 
tement madame  Montrésor....  «  Ali!  Chéri, 
«  tu  ne  tires  pas  pour  moi  !  ee  n'est  pas 
»  bien!... 

r> —  Je  ne  suis  pas  dans  le  sac!...  je  n'ai  pas 
»  des  yeux  aux  doigts. 

»  —  J'attends  le  quatre-vingt-dix  et  le  seize,» 
dit  madame  Bonnifoux. 

M  —  Oh!  moi,  j'ai  aussi  un  quaterne!  »  s'é- 
crie la  petite  fille. 

«  —  C'est  singulier,  «  dit  M.  Courtois  en  s'é- 
veillant  et  se  frottant  les  yeux,  «  je  n'ai  pas 
I  encore  étrenné...  11  parait  que  j'ai  de  bien 
»  mauvais  tableaux...  ra  ne  m'étonne  pas,  j'ai 
»un  malheur  incroyable  à  ce  jeu-là!....  je  n'y 
«gagne  jamais. 

»  —  Je  le  crois  bien,  »  dit  Dul'our  ;  il  ne  doit 
»  pas  y  gagner  souvent.  » 

Mctor  et  Ernestine  ne  disent  rien.  Ils  sem- 


266  MADELEINE. 

blent  tout  à  leur  jeu;  mais  est-ce  le  loto  qui 
les  occupe?  Le  jeune  homme  est  bien  près  de 
la  sœur  d'Armand  ;  il  est  vrai  qu'il  y  a  peu  de 
place  à  la  table,  et  qu'il  faut  se  gêner.  Pour- 
quoi'Ernestine  rougit-elle  souvent?  pourquoi 
lui  échappc-t-il  des  mouvements  brusques 
comme  si  elle  voulait  tout-à-coup  reculer  sa 
chaise  d'auprès  de  celle  de  son  voisin?  Heu- 
reusement, c'est  à  quoi  personne  de  la  société 
ne  fait  attention., 

«  — ■  Dieu!  que  j'ai  de  beaux  cartons,  »  dit 
madame  Bonnifoux  ;  «  je  suis  couverte  de  qua- 
.  »  ternes...  mais  j'ai  bien  idée  quec'estlequatre- 
»  vingt-dix  qui  me  fera  gagner...  c'est  un  nu- 
sméro  que  j'affectionne...  Ah!  monsieur  Mon- 
»  trésor,  vous  me  faites  bien  languir. 

» —  Quatre-vingt-neuf,  «dit  Chéri  en  tirant 
une  nouvelle  boule  du  sac. 

«  —  Ah!  Dieu!  comme  c'est  près...  comme 
«vous  me  mettez  à  côté...  vous  êtes  un  grand 
»  méchant...  Madame  Montrésor,  votre  mari 
»  est  un  grand  méchant.  —  Oh  !  je  le  sais  bien, 
«madame;  c'est  ce  que  je  lui  répèle  tous  les 
ojours.  Tire  donc  pour  moi,  Chéri. 

Chéri  n'a  pas  l'air  de  faire  attention  au\  sol- 


MADELEINE.  2G7 

licitationsde  sa  moitié;  il  conliiuic;  à  nommer 
avec  tout  le  flegme  d'un  fonctionnaire  public  : 
«  Trente-trois. 

»  —  Trente-trois,  »dit  monsieur  Courtois  qui 
vient  encore  de  s'éveiller  ;  a  attendez,  arrêtez 
«  donc... 

>» —  Est-ce  que  vous  avez  gagné?  »  dit  ma- 
dame Montrésor  avec  anxiété.  «  —  Non...  mais 

•  je  l'ai  deux  fois,  le  trente-trois...  et  came 
»  fait  deux  ambes. 

» —  Ah!   quelle  peur  ce   M.    Courtois   m'a 

•  faite,  «s'écrie  madame  Bonnifoux;  «j'ai  bien 
»  cru  qu'il  avait  le  quine.  Monsieur  Courtois, 
«tâchez  donc  de  ne  plus  me  donner  de  ces 
»soulcurs-là...  vous  qui  êtes  ordinairement  si 
»  tranquille  à  ce  jeu-ci.  Où  en  sommes-nous, 
«monsieur  Montrésor? je  n'ai  pas  entendu  les 
«derniers.  — Mais,  madame,  si  vous  parlez,  ce 
«n'est  pas  ma  faute.  —  Ce  n'est  pas  moi  qui  a^ 
«parlé,  c'est  M.   Courtois...   n'est-ce  pas,  ma- 

•  dame,  que  c'est  M.  Courtois  qui  a  dit  :  Ar- 
«rctez?...  Oh!  par  exemple,  quand  on  me 
«prendra  à  piuler  au  loto...  Qu'est-ce  (pi'on 
«vient  de  nommer?...  —  Quatre-vingt-deux. 
» —  C'est  encore  dans   ma  série...  ca    me   l'ait 


^68  MADELEINE. 

«tressaillir.  —  Tr(3ntc-sept  1...  —  Un  instant... 
»un  instant,  monsieur,  je  vous  en  supplie...  je 
»  n'ai  plus  de  jetons...  c'est  mademoiselle  Lucie 
»  qui  les  accapare  tous.  —  Moi,  madame...  te- 
»nez,  voyez  ce  que  j'ai  devant  moi...  — Parce 
«que  vous  vous  amusez  à  les  jeter  par  terre... 
«Qu'est-ce  qui  me  donne  des  jetons...  je  ne 
«puis  pas  rester  dans  cette  situation...  Mon- 
»  sieur,  ne  tirez  pas,  je  vous  en  prie.  —  Si  vous 
»  marquiez  à  l'anglaise,  coaime  moi,  »  dit  mon- 
sieur Pomard,  «  vous  n'emploieriez  pas  tant 
»  de  jetons.  —  Oli!  je  n'aime  pas  cette  maniè- 
»re-là...  je  ne  fais  rien  à  l'anglaise,  moi... 
»  j'aime  à  voir  le  numéro  qui  me  manque...  on 
«l'appelle...  on  le  désire...  on  croit  l'enten- 
»dre...  ail!  ça  cause  bien  d(>s  émotions...  Ln 
njoTu-,  il  m'est  sorti  un  quine  sur-le-champ,  les 
»  cinq  numéros  de  suite...  j'en  ai  pleuré  comme 
0  un  enfant.  Tirez,  monsieur  Montrésor,  j'ai  des 
»  marquoirs.  Oli  !  j'ai  des  douleurs  de  bas-ven- 
»tre...  c'est  singulier,  je  ne  devrais  cependant 
«pas  être  échauffée!...  —  Quarante-quatre!... 
«  —  C'est  pour  moi,  c'esl  pour  moi,  »  s'écrie 
la  petite  Lucie  en  battant  des  mains;  «j'ai  le 
»  quine...  j'ai  gagné... 


MADELEINE.  269 

n —  Et  j'avais  cinq  quaternes,  »  dit  madame 
Bonnifoux  ;  <•  c'est  bien  extraordinaire  de  per- 
•  dre  avec  cinq  quaternes.  Mais  un  instant,  il 
»  faut  vérifier...  » 

On  vérifie  le  qiiine  de  la  petite  fdle ,  et,  au 
grand  regret  de  madame  Bonnifoux,  il  se  trouve 
bon.  Dufour,  qui  a  regardé  sa  montre,  dit  tout 
bas  à  mademoiselle  Pomard  :  «  Yoilà  une  seule 
»  partie  qui  a  duré  une  demi-heure.  —  Ce  n'est 
«rien,  j'en  ai  vu  de  plus  longues. 

» —  Allons,  messieurs  et  dames,  vos  deux 
vsous...  «dit  madame  Montrésor  en  faisant 
passer  une  petite  corbeille,  e  Madame  Bonni- 
»  foux,  c'est  à  vous  à  tirer...  —  M'y  voilà. 

»  —  Un  moment,  »  dit  Dufour;  «  ne  doit-on 
»  pas  vérifier  aussi  s'il  y  a  le  compte  dans  le 
«panier?  tout  doit  se  faire  avec  ordre.  —  C'est 
«juste,  ))dit  Chéri  ;  il  compte  la  poule,  et  il  ne 
se  trouve  que  vingt  sous  dans  le  panier. 

0  Oui  est-ce  qui  n'a  pas  mis?  »  demande 
M.  Montrésor.  Tout  le  monde  affirme  avoir 
donné  sa  mise. 

«  Cependant  il  manque  deux  sous.  —  C'est 
)'  sans  doute  la  petite  Lucie,  »  dit  madame  Bon- 
nifouv;((  cllo  .'(lira  pris  la    poulr  sans  renieftrc 


270  MADELEIISE. 

«aujcLi.  —  Pardonnez-moi,  madame;  d'ail- 
»  leurs,  j'ai  passé  mes  deux  sous  à  M.  Pomard, 
«qui  les  a  mis  pour  moi  dans  la  corbeille... 
«n'est-ce  pas,  monsieur?  —  Oui;  oh!  pour 
»cela...  j'en  suis  certain.  —  Mais  vous  avez 
«souvent  des  distractions,  monsieur  Pomard? 
0 —  Madame,  je  n'en  ai  jamais  pour  ce  qui  re- 
»  garde  la  comptabiUtè !...  »  répond  monsieur 
Pomard  en  prenant  sur-le-champ  un  air  of- 
fensé. 

«  Quant  à  moi,  j'ai  mis  une  des  premières,» 
dit  madame  Bonnifoux  en  ajustant  son  abat- 
jour;  «je  mettrai  plutôt  deux  fois  qu'une.  Ma- 
-odame  Montrésor,  votre  cuisinière  sait-elle 
»  faire  des  pota}>es  aux  croûtons?  —  Oui,  ma- 
«darne,  et  très-bien,  même.  —  Alors,  je  pren- 
»drai  la  hberté  de  vous  envoyer  Rose,  pour 
»  qu'elle  l'instruise...  J'aime  assez  ce  potage-là; 
DJ'en  ai  mangé  chez  notre  maire,  mais  il  était 
»un  peu  brûlé.  —  Enfin,  il  manque  toujours 
•  deux  sous  i\  la  j^oule,  el  je  tiens  à  ce  que  cola 
»  s'éclaircisse,  n  dil  ip.onsicur  Pomard,  «  d'nu- 
»tant  ])liis  que  niad;iiiic  m'a  accusé  d'avoir  (1«'S 
)»  dislraclions,  et  (juand  il  s'aiiil  d'ai-rrcut.  une 
I)  telle     SUiq)ii,<ili(Ul     nie    j)lesse.  —    Mon     Dleil  I 


MADELEINE.  271 

•  monsieur  Pomartl,  vous  prenez  feu  comme  du 
»  phosphore...  j'ai  dit  ce  mot-là  comme  un 
«autre.  Ah!  j'ai  une  douleur  dans  le  côté...  je 
»  ne  sais  pas  si  j'ai  de  l'anis  chez  moi.  —  Il  ne 
»  s'ap;it  pas  d'anis  ;  il  faut  que  le  déficit  se  re- 
ï  trouve.  » 

Victor,  qui  voit  le  moment  où  les  deux  sous 
vont  amener  une  querelle,  s'empresse  de  dire 
que  c'est  probablement  lui  qui  n'a  pas  mis  ; 
il  complète  la  poule,  ce  qui  rétablit  le  calme. 

«Attention!  je  commence!  »  dit  madame 
Bonnifoux  en  prenant  un  air  doctoral.  »  Le 
»  vingt  et  un  !...  je  l'ai...  le  trente  !...  je  ne  l'ai 

•  pas...  Le  quatre...  je  l'ai... 

» —  Est-ce    qu'il   est  indispensable    qu'elle 

•  nous  dise  ije  l'ai  ou  Je  ne  l'ai  pas  avec  le  nu- 
»  méro  ?  »  dit  Dufour  avec  impatience.  «  Qu'est- 
»ce  que  ça  me  fait  à  moi,  ce  qu'elle  a  et  ce 

•  qu'elle  n'a  pas?...  » 

Mais  madame  Bonnifoux  continue  en  ajou- 
tant toujours  une  réllexion  après  chaque  nu- 
méro :  «  Le  trente  deux!...  je  l'avais  trois  fois 
»sur  mes  cartons  d'hier.  Le  quatre-vingt-dix!.. 
»  Ah  !  coquin!...  ah!  scélérat  de  qualre-vingt- 
»dix!...  c'est    toi   ([ne  j'atlondais  lout-à-l'heu- 


272  MADELEINE. 

Hi'c!...  tn  arrives  trop  tard,  c'rst  éj,^al,  je  vais 
»  te  marquer...  mais,  si  tu  étais  venu  l'autre 
»  partie...  Oh!  comme  le  talon  me  démange... 
»  oli  1  que  c'est  drôle...  c'est  comme  si  on  me 
»  picotait  avec  des  épingles. 

» —  Ali  ça!  madame,  est-ce  que  nous  jouons 
»  au  talon  ?  »  dit  Dufour  d'un  grand  sang-froid. 
«  —  Monsieur,  c'est  que  cela  m'inquiète  :  on 
«prétend  que  c'est  signe  de  goutte;  je  crains 
«horriblement  la  goutte!...  J'ai  eu  deux  de 
«mes  parents  qui...  —  Madame  Bonnifoux, 
«nous  attendons  que  vous  tiriez,  »dit  madame 
Montrésor.  «  —  C'est  juste...  m'y  voilà...  Oh! 
«il  faudra  absolument  que  bonne  amie  fasse  son 
«jeu  ce  soir.  Onze!...  je  l'ai...  Vingt!...  je  ne 
«l'ai  pas.  C'est  singulier...  je  croyais  bien  l'a- 
»  voir...  Dix-neuf!.,  ça  me  faitun  petit  ambe... 
«Ah!  madame  Montrésor,  avez-vous  entendu 
«parler  d'une  nouvelle  invention  qu'on  appelle 
«des  clysoirs?. ..  —  Oui,  madame.  —  En  dit- 
«on  du  bien?  —  Beaucoup  de  bien,  madame... 
» —  Vingt-quatre;!...  je  no  l'ai  pas.  Je  voudrais 
«bien  qu'une  de  mes  connaissances  en  eût 
«pour  en  essayer  un  peu.  Quarante-cinq!.... 
))je  l'ai.  Malgré  cela,  je  suis  tellement  liabituée 


MADELEINE.  273 

»à  bonne  amie  que  j'aurais  de  la  peine  ù 
0  changer.  Le  quatre-vingt!...  je  l'ai...  Le  dix- 
)ihuit!..v 

»  —  Monsieur,  vous  avez  le  quatre-vingt!... 
»et  vous  ne  le  marquez  pas,  »  dit  la  petite  ii 
Victor,  près  de  qui  elle  est  assise.  Le  jeune 
homme  regarde  probablement  ses  numéros  , 
comme  M.  Pomard,  en  pensant  à  autre  chose. 
Mais  les  enfants  font  attention  à  tout,  et  la 
remarque  de  la  petite  fille  fait  rougir  madame 
de  Noirmont. 

«  Mademoiselle  Lucie,  vous  regardez  donc 
«sur  les  cartons  de  monsieur?  »  dit  madame 
Bonnifoux.  »  Ça  ne  se  fait  pas,  mademoiselle, 
»  on  ne  doit  pas  regarder  sur  les  cartons  des 
•  autres  :  c'est  tricher.  —  Comment,  madame, 
«c'est  tricher  que  d'avertir  monsieur  qu'il  a  ou- 
»blié  de  marquer  un  numéro  sorti?  —  Oui, 
«mademoiselle...  vous  ne  devez  vous  occuper 
»q»ie  de  votre  jeu.  » 

Et  madame  Bonnifoux  ajoute  ;\  demi-v<!Jx  : 
«  Je  ne  peux  pas  souffrir  jouer  avec  cette  pe- 
»tite  fille-là.  Son  oncle  est  trop  bon.  Est-ce 
M  qu'à  douze  ans  une  demoiselle  doit  jouer  déjà 
»nu  loto?...  ça  devrait  tricoter  ou  liliM-,  mais 
1.  18 


^74 


«ADELEi:XJk 


»son  oncle  se  laisse  gouferner  pai"  elle.  Je  crois 
•  qu'il  tombe  en  enfance.  • 

Pour  achever  de  désoler  la  vieille  dame,  c'est 
encore  la  petite  Lucie  qui  gagne  la  partie.  Ma- 
dame Bonnifoux  en  fait  un  bond  sur  sa  chaise, 
qui  manque  de  la  casser. 

Après  madame  Bonnifoux,  le  sac  passe  aux 
mains  de  M.  Pomard,  qui  nomme  le  dix-huit 
pour  le  quatre-vingt-un  ,  et  le  seize  pour  le 
soixante  et  un,  toujours  par  suite  de  ses  dis- 
tractions, ce  qui  amène  une  scène  très-vive  en- 
tre lui  et  la  vieille  dame.  A  chaque  poule 
qu'elle  perd,  elle  devient  de  plus  mauvaise  hu- 
meur, se  plaint  de  ses  aigreurs,  de  sa  cuisi- 
nière, et  fait  répéter  les  numéros  tirés.  Madame 
Montrésor  pousse  des  oh!  et  des  ah!  aux  nu- 
méros qui  approchent  de  celui  qu'elle  attend. 
M.  de  Noirmont  ferait  volontiers  comme 
M.  Courtois,  et  Dufour  regarde  attentivement 
si  la  personne  qui  tire  nomme  exactement 
toutes  les  boules. 

Bientôt  M.  de  Noirmont  parle  de  se  retirer. 

«  Mais  je  n'ai  pas  gagné  une  seule  partiç,  »  dit 

madame  Bonnifoux;  «il  faut  au  moins  que  je 

•  gagjie  tuie  fois.  —  Vous  avez  dit  être  incom- 


MADELEINB.  375 

»modée,  madame,  et  je  pensais, que  cela  vous 
»  fatiguerait  de  jouer  tard.  —  Ah  !  monsieur, 
«j'aime  tant  le  loto  que  j'oublie  tout  quand  j'y 
»  suis...  mais  aussi  c'est  la  seule  pa.^sion  que  je 
»  me  sois  connue. 

> —  Il  n'est  pas  tard,  »  dit  Victor;  a  encore 
»  quelques  parties.  —  Comment,  monsieur  Dal- 
»mer,  vous  prenez  goût  au  loto.  Je  vous  en 
»  fais  mon  compliment.  —  Je  m'amuse  tou- 
1)  jours  de  ce  qui  plaît  aux  autres. 

> —  Il  est  très-galant,  ce  jeune  homme,  Est- 
»  il  pour  longtemps  dans  ce  pays?  »  dit  madame 
Bonnifoux  à  Montrésor  ,  qui  ne  lui  répond 
pas. 

«  —  Eh  bien!  Chéri,  vous  ne  répondez  pas 
«à  madame  Bonnifoux?  Qu'est-ce  que  vous 
«avez  ce  soir?  où  donc  êtes-vous?  —  Ah!  par- 
»  don...  je  n'avais  pas  entendu  madame...  — 
»  Depuis  quelque  temps,  vous  me  m'entendez 
»  pas  non  plus.  —  Comment,  je  ne  vous  en- 
»  tends  pas?  —  Suffit,  monsieur. 

» —  Allons,  c'est  à  moi  à  tirer,  et  je  vais  me- 
Duer  cela  rondement,  »  dit  Dufour.  En  effet,  il 
a  bientôt  mis  la  vieille  dame  aux  abois  :  :\  la 
sixième  boule,  elle   n'y  est  plus;  elle  perd  la 


276  MADELEINE. 

lètc.  En  vain  elle  dit  à  Dufour  de  répéter,  en 
renommant  un  numéro,  le  peintre  en  appelle 
tout  de  suite  deux  ou  trois  nouveaux.  Madame 
Bonnifoux  repousse  sa  chaise  et  quitte  la  table 
en  s'écriant  :  «  J'aime  autant  y  renoncer.  C'est 
»  comme  si  on  me  prenait  deux  sous  dans  ma 
«poche.  11  m'est  impossible  de  suivre  monsieur. 
» — Mais  madame,  j'ai  pourtant  répété  toutes 
»les  fois  que  vous  l'avez  désiré.  —  Ohl  c'est 
»  égal,  monsieur,  je  n'y  suis  plus.  Vous  avez 

•  une  manière  d'aller...  j'en  ai  la  tête  qui  me 

•  pète!..  Je  reprends  ma  mise...  je  ne  suis  pas 
»de  cette  poule-ci.  « 

A  la  partie  suivante,  madame  Bonnifoux  re- 
trouve loutc  sa  bonne  humeur  en  s'écriant  : 
0  Pour  moi,  enfin,  c'est  le  cinq  qui  m'a  fait 
»  gagner.  J'ai  eu  le  quaterne  et  le  quine  tout  de 
»  suite.  Comme  ce  jeu -là  est  bizarre  !...  j'atten- 
»  dais  le  quinze,  qu'il  me  fallait  depuis  long- 
»  temps,  et  je  gagne  par  des  numéros  auxquels 
»je  ne  pensais  pas  du  tout.  Oh!  c'est  un  jeu 
«bien  piquant.» 

Pendant  que  madame  Bonnifoux  fait  ces  ré- 
flexions, tout  le  monde  se  lève,  et  chacun  se 
dispose  à  regagner  sa  demeure.    M.    Courtois 


MADELEINK.  977 

allume  une  lanterne,  qu'il  emporte  toujours 
quand  il  va  en  soirée  ;  M.  Pomard  prend  sa 
sœur  d'un  côté  et  sa  canne  à  dard  de  l'autre  ; 
madame  Bonnifoux  retrousse  sa  robe  ôte  son 
abat-jour  et  met  ses  lunettes  dans  sa  poche  en 
disant  :  <«  Ne  vous  en  allez  pas  sans  moi,  mon- 
j>  sieur  Courtois  ;  vous  savez  que  vous  me  mettez 
»à  ma  porte.  —  Oui,  madame.  —  Adieu!  mes 
»  chers  voisins...  Le  jeu  a  été  bien  méchant  ce 
»soir...  sans  ce  dernier  coup,  je  perdais  vingl- 
»  huit  sous!...  Ah!  madame  Montrésor,  je  vous 
»  enverrai  Rose  pour  que  votre  cuisinière  lui 
p  apprenne  à  faire  le  potage  aux  croûtons...  J'ai 

•  toujours  des  soupçons  de  coliques...  quoique 
»(;a...  mais  ce  diable  de  jeu  vous  acoquine... 
»  et  pourtant  j'y  suis  malheureuse  depuis  quel- 

•  que  temps!...  Pourvu  que  j'aie  de  la  graine 
ode  lin  chez  moi  !...  Monsieur  Courtois,  je  suis 
«prête.  » 

M.  Courtois  a  pris  le  bras  de  madame  Bon- 
niioux  ,  la  petite  Lucie  a  pris  la  lanterne  ,  et 
chaque  société  regagne  sa  demeure.  Celle  de 
Bréville  revient  naturellement  dans  le  même 
ordre  que  lors  du  départ,  Victor  donne  le  bras 


278  MADELEINE. 

à  Ernestine  ,  et  Dufour  marche  à  côté  de  son 
mari. 

Pour  revenir,  la  nuit  était  sombre,  très-peu 
de  lune  éclairait  les  chemins.  Dufour  se  re- 
tourne en  vain  ;  il  ne  peut  distinguer  si  Victor 
tient  autre  chose  que  le  bras  de  madame  de 
Noir  m  on  t. 


CHAPITRh:  XI. 


LE   vitcï  cnè.NE. 


Depuis  que  Madeleine  demeure  de  nouveau 
à  Bréville,  Jacques  vient  souvent  de  grand  ma- 
tin se  promener  dans  la  plaine  qui  est  devant  la 
maison  du  marquis.  De  sa  fenêtre ,  Madeleine 
aperçoit  le  paysan  ;  alors  elle  se  hâte  de  des- 
cendre ,  et  va  rejoindre  son  ami  Jacques  qui , 
avant  d'aller  à  ses  travaux,  est  content  lorsqu'il 
a  causé  quelques  instants  avec  la  jeune  fille. 

Le  lendemain d<jla  partie  de  loto,  Madeleine, 


280  MADELEINE. 

(jui,  en  (luitlanl  la  modeste  maison  de  Grand- 
pierre ,  n'a  pas  perdu  l'iiabitude  d'être  mati- 
nale était  à  sa  croisée  au  point  du  jour  ;  elle 
aperçoit  dans  la  campagne  l'homme  en  blouse 
qui  tient  sur  son  dos  sa  pioche  ,  sous  son  bras 
un  pros  morceau  de  pain,  et  se  rend  à  son  tra- 
vail en  regardant  souvent  la  fenêtre  de  la  cham- 
bre de  Madeleine.  En  trois  minutes  la  petite 
est  descendue  et  se  trouve  à  coté  de  Jac- 
(pics. 

(•Bonjour,  Madeleine  ,  i"  dit  le  paysan  en 
pressant  la  main  de  la  jeune  fille.  «Bonjour, 
>mon  cher  Jacques...  C'est  bien  aimable  à 
«vous  de  passer  par  ici  ..  ça  fait  que  je  peux 
«vous  voir  un  moment.  — Bonne  Madeleine... 
tvous  ne  vous  ennuyez,  donc  pas  de  causer 
»avec  Jacques?...  Aloi...  je  crains  quelques- 
»  lois  de  passer  trop  souvent...  Mais  parce  que 
«je  passe  ici...  sous  vos  fenêtres...  ça  ne  vous 
•  force  pas  à  descendre...  Que  je  vous  voie  un 
«moment  à  votre  croisée...  que  vous  me  fas- 
»  siez,  un  j)etil  signe  de  tête  pour  me  montrer 
»([\\c  vous  avez,  vu  \olre  vieil  ami...  et  je  serai 
»  content,  ma  chère  enfant.  —  Ah  !  Jacques!... 
«comment  pouvcz-vous  penser  que  >otre  pré- 


MADELEINE.  281 

tsence  n'est  pas  un  plaisir  pour  moi?...]N'ctes- 
»vous  pas  mon  ami?  N'avez-vous  pas  le  pre- 
smier  recueilli  ,  protégé  l'orpheline...  —  J'ai 
»  fait  ce  que  me  dictait  mon  cœur ,  ce  cpie  je 
«ferais  encore...  Pauvre  Madeleine...  car  je 
)»  vous  aime  comme  ma  fille...    mais  laissons 

•  cela...  Dites-moi  ,  ctcs-vous  toujours  con- 
»  tente,  Madeleine,  depuis  que  vous  êtes  revc- 
»nue    habiter  cette   maison?...    Comment  se 

•  conduit-on  avec  vous?  —  Oh  !  bien!...  très- 
«bien!...  tout  le  monde  est  bon  pour  moi!... 

•  Ernestine  me  traite  comme  autrefois...  et  ce 
»  monsieur...  qui  le  premier  a  parlé  de  moi 
»ici...  vous  savez...  M.  Victor  Dalmer...  eh 
«bien!...  quoique  se  soit  un  monsieur  de  Pa- 

•  ris...  il  n'est  pas  fier  du  tout,  il  cause  souvent 
■  avec  moi.  Ce  n'est  pas  comme  M.  de  Saint- 
fElme  ,  l'ami  d'Armand...  il  me  regarde  ù 
«peine  celui-là...  ou  bien...  c'est  avec  un  air... 
»  comme  si  on  était  trop  heureux  d'obtenir  un 
»de  ses  regards!...  Tandis  que  M.  Victor  ce 
«n'est  pas  cela  !    il  est  si  simple  ..  c'est-à-dire 

»si  aimable —  Kt  \ous  dites   que  madame 

»dc  Noirm  )ntvous  témoigne  une  tendre  amitié? 
»—   Oui,  elle  me  répète  souvent  qu'elle  est 


282  11  ADELE  liNR. 

•  bien  contente  de  m'avoir  avec  elle que 

•  maintenant  je  ne  la  quitterai  jamais Elle 

»  veut  quelquefois  m'emmener  dans  les  sociétés 
»oii  elle  va...  mais  j'aime  mieux  alors  res- 
»ter  à  la  maison...  Il  n'y  a  que  dans  les  pro- 
»menades  que  nous  faisons...  alors,  comme 
»  c'est  ordinairement  M.   Victor  qui  vient  avec 

•  nous,  je  ne  refuse  jamais  d'y  aller...  M.  Vic- 
»tor  donne  le  bras  à  ma  bonne  amie...  mais  il 

•  me  le  donne  aussi  à  moi...  et  il  court,  il  joue, 
»il  rit  avec  moi,  tout  comme  avec  Ernestine... 
»  Oh  !  nous  faisons  des  promenades  bien  amu- 
»  santés!...  M.  Victor  est  très-gai...  quelque 
»  lois  cependant. .. 

» —  Très-bien,  »  dit  Jacques  avec  un  mou- 
vement d'impatience;  «  mais  ce  n'est  pas  là 

•  l'important.  M.  de  Noirmont,  comment  vous 
>traite-t-il?Vous  m'avez  dit  que,  dans  les  com- 

•  mencements  de  votre  arrivée  chez  lui...  car 

•  vous  êtes  à  peu  près  autant  chez  lui  que  chez 

•  son  beau-frère>  vous  m'avez  dit  qu'il  vouspar- 
»  lait  à  peine. 

> —  C'est  \rai,  mon  ami;  mais  depuis  quel- 
»que  temps  M.  de  Noirmont  semble  me  mar- 
«  qucr  plus  d'amitié...  Il  aura  vu  que  mon  désir 


MADELEINE.  28S 

•  était  de  mériter  un  peu  la  sienne,  puis- 
t  qu'il  est  le  mari  de  celle   que  j'aime  comme 

•  une  sœur...  Enfin  il  n'a  plus  l'air  de  me  rc- 
»  garder  comme  une  pauvre  fille  que  l'on  garde 

•  par  charité...  Peut-être  aussi,  voyant  M.  Vic- 
»tor  me  parler,  me  témoigner  de  l'intérêt, 
»  M.  de  Noirmont  sera-t-il  revenu  de  sa  pré- 
«vention...  Car,  lorsque  je  suis  assise  dans  un 
»coin  du  salon,  quoiqu'il  y  ait  d'autres  dames, 
»  M.  Victor  vient  souvent  s'asseoir  à  côté  de 
«moi,  puis  il  me  parle...  tout  comme  si  j'étais 
tune  dame  de  la  société...  Ahl  c'est  bien  hon- 
»  néte,  cela  !  surtout  après  m'avoir  vue  servante 

•  chez  Grandpierre...  N'est-ce  pas,  mon  ami, 
»que  c'est  bien  honnête  cela?...  » 

Jacques  ne  dit  plus  rien;  son  front  s'est  rem- 
bruni ;  ses  yeux  se  fixent  sur  ceux  de  Made- 
leine ;  il  semble  vouloir  lire  dans  l'àme  de  la 
jeune  fille,  et  les  yeux  du  paysan  ont  une  telle 
expression  ,  que  Madeleine  baisse  bientôt  les 
siens  en  rougissant,  comme  si,  en  baissant  ses 
paupières,  elle  eût  pensé  mettre  un  voile  entre 
le  regard  de  Jacques  et  le  fond  de  son  cœur. 

Au  bout  d'un  moment,  Jacques  reprend  : 
«Vous  ne  me  parlez  pas  du  marquis,  de  votre 


284  MADELEINE. 

»  camarade  (l'enfance...  cependant,  autrefois, 
■  c'était  de  lui  et  de  sa  sœur  que  vous  m'entre- 
»  teniez  toujours...  ils  possédaient  toute  votre 

•  affection...  c'était  bien  naturel,  élevée  avec 
»rux...  et  madame  de  Bréville  ne  mettait  pas  de 
»  différence  dans  ses  manières ,  avec  l'un  ou 
»  avec  l'autre!...  est-ce  que  vous  avez  oublié  ce 
»  temps-là,  Madeleine? 

j)  —  Mon  Uieu  !  mon  cher  Jacques,  pourquoi 

•  supposez-vous  cela?...  Ah!  j'aime  toujours 
»  autant  les  compagnons  de  mon  enfance,  ceux 

•  que  ma  bienfaitrice  appelait  ses  enfants.  Er- 

•  nestinc,  Armand,  il  n'est  rien,  non,  rien  que 

•  je  ne  me  sentisse  capable  de  faire  pour  leur 
»  prouver  mon  amitié...  Mais,  hélas!  la  pauvre 
»  Madeleine  ne  pourra  jamais  trouver  l'occasion 
»  de  leur  être  bonne  à  quelque  chose...  Ils  sont 

•  riches  et  je  suis  pauvre... 

» —  Oui,  vous  êtes  pauvre,  Madeleine,  et  il 
»  est  malheureusement  probable  que  vous  le 
3  serez  toujours...  car  je  ne  crois  pas...  oh!  non, 

•  il  n'est  pas  présumable  que  votre  situation 

•  change  jamais... 

•  —  Mon  ami ,  qu'est-ce  que  cela  fait  d'être 

•  pauvre  quand  on  est  heureuse?...  et  je  le  suis 


MAÈELEINE.  285 

•  maintenant  que  j'habite  de  nouveau  avec  les 
«enfants  de  madame  de  Bréville  ! 

» —  Sans  doute!...  la  pauvreté  n'est  pas  tou- 
»  jours  un   malheur...  Quelquefois  elle  met  à 

•  l'abri  de  bien  des  dangers  qui  entourent  les 
»  jeunes  filles  dans  les  demeures  des  riches; 
»  mais  vous,  Madeleine,  qui  vous  trouvez,  quoi- 
»  que  pauvre  et  sans  nom ,  vivre  avec  des  gens 
»du  heau  monde,  vous  devez  surtout  ne  jamais 
»  oublier  votre  situation. 

» —  Ah!  Jacques!...  est-ce  que  vous  croyez 
»  que  je  deviendrai  fière  à  présent,  parce  que 
«je  demeure  chez  le  marquis?...  Ah!  c'est  bien 
»mal  de  penser  cela... 

»  —  Eh!  non,  mon  enfant...  ce  n'est  pas  là 

•  ce  que  je  voulais  dire... 

y»  —  Est-ce  parce  que  je  vous  ai  conté  que 
»  que  M.  Victor  causait  avec  moi  et  me  donnait 
19  le  bras  comme  à  ma  bonne  amie?  mais  cela 
»  ne  me  rend  pas  fière....  seulement  ça  me  fait 
«plaisir...  D'ailleurs,  je  dois  avoir  aussi  un  peu 
)»  d'amitié  pour  ce  monsieur  qui  s'est  intéressé 
Ȉ  moi...  je  serais  une  ingrate  si  je  pensais  au- 
«tremcnt...  si  je  pouvais  oublier  que  M.  Yic- 
«lor... 


286  MADELEINE. 

B  —  Madeleine ,  »  dit  Jacques  en  interrom- 
pant la  jeune  fdle ,  *  vous  n'êtes,  morgue,  pas 
»  ing;rate!...  Je  crains  au  contraire  que  vous  ne 

•  soyez  trop  reconnaissante... 

» — Comment!...  que  voulez-vous  dire?  • 
répond  Madeleine  avec  un  peu  d'embarras, 
t  Est-ce  qu'un  peut  être  trop  reconnais- 
»  santé?... 

» —  Dam'!  ça  serait  possible...  Tenez,  mon 
»  enfant,  je  n'aime  pas  les  détours,  j'vais  vous 
»  dire  ce  que  je  pense,  je  vous  aime  assez  pour 
»  être  franc  avec  vous. 

» —  Mon  Dieu!  Jacques!...  qu'ai-je  donc 
3  fait  qui  vous  fâche?... 

»  —  Rien...  rien  encore  !  mais  ,  depuis  que 
»je  cause  avec  vous...  depuis  que  je  vous  ques- 
»  tionne  sur  ce  qui  vous  intéresse...  je  m'som- 
»  mes  bien  aperçu  que  vous  n'aviez  qu'une 
i  chose  dans  la  lête...  que  c'te  chose  vous  trot- 

•  tait  toujours  dans  l'esprit...  ce  qui  fait  que 
»  tout  en  parlant  vous  y  revenez  sans  cesse.. 

»  et  c'te  chose-lA,  ma  petite,  c'est  M.  Victor... 
»  le  jeune  homme  de  Paris.  » 

Madeleine  devient  rouge  comme  une  cerise, 
et  son  cœur  bat  si  fort  que  l'on  s'en  aperçoit  au 


yADELElNË,  9S7 

mouYcment  précipité  de  son  fichu.  Enfin , 
elle  répond  d'une  voix  tremblante  : 

«  —  Comment!...  je  n'ai  parlé  que  deM.Vic- 
»tor?  mais...  vous  vous  trompez,  Jacques;  je 

•  vous  ai  parlé  de  lui  comme  de  toutes  les  per- 
»  sonnes  qui  habitent  chez  monsieur  le  mar- 
squis.  Quant  à  Armand,  il  est  à  Paris  en  ce 
»  moment  avec  M.  de  Saint-Elme  ;  c'est  pour 
ocela  que  nous  sortons  moins,  et  que... — 
»  Oui,  je  sais  que  monsieur  le  marquis  est  allé 
»  à  Paris  ;  ce  n'est  pas  de  cela  que  je  vous  parle, 

•  mon  enfant;  c'est  de  ce  jeune  homme,  qui, 
9 j'en  conviens,  vous  a  servie  en  ami;  mais  ce 
»ne  serait  pas  une  raison  pour  que  vous  l'ai- 
»  miez  trop  après.  —  Je  ne  vous  comprends 
»  pas,  Jacques.  —  Et  pourtant  vous  êtes  deve- 
■  nue  ben  rouge,  ma  petite!...  et  on  ne  rougit 

•  que  quand  on  comprend.  Oh!  dam',  je  suis 
»  un  vieux  matois,  on  ne  me  trompe  guère , 
«moi!...  Allons,  calmez-vous,  Madeleine,  tout 
»  cela  ne  peut  pas  être  encore  ben  dangereux  ; 

•  mais  je  dois  vous  prévenir. ..  parce  que,  moi, 

•  je  croyons  qu'on  évite  mieux  un  péril  quand 

•  on  est  sur  ses  gardes.  D'ailleurs,  mon  enfant, 

•  si  je  me  trompe,  si  vous  ne  ressentez  pas  déjî\... 


i88  MADELEINE. 

»au  fond  du  cœur...  trop  d'inclination  pour  ce 

•  jeune  homme,  eh  ben!  vous  rirez,  de  mes 
«craintes;  mais  si,  dans  votre  âme,  vous  sen- 
»tez  que  j'ai  raison  ,  alors  vous  profilerez  des 
»  avis  de  Jacques,  et  vous  vous  direz:  Une  pau- 
»  vre  orpheline  sans  nom,  sans  état,  sans  rien 

•  enfin...  que  la  protection  des  gens  riches  sur 
»  laquelle  il  ne  faut  jamais  trop  compter,  ne 
»  doit  pas  aimer  un  monsieur  de  la  ville...  car 
»où  c't  amour-là  la  conduirait-il?...  à  faire  des 
»  sottises.  Oh  !  morgue  !  Madeleine  ne  doit  pas 
»  en  faire.  Celle  qui  n'a  pour  tout  bien  que  sa 
»  vertu  doit  plus  que  toute  autre  garder  ce  trc- 
»  sor-là. 

)»  —  Mais,  Jacques...  est-ce  que  je   vous   ai 
«dit  que...   que  je  pensais  à  M.  Victor...    au- 

•  trement  qu'à  quelqu'un   qui  m'aurait  rendu 

•  service? 

■  —  Non,  vous  ne  me  l'avez  pas  dit,  mais  je 

•  l'ai  deviné...  quoique  je  ne  sois  qu'un  labou- 
»  reur,  je  m'  connaissons  assez  à  deviner  sur  les 

•  figures  ce  qui  se  passe  dans  le  cœur  des  gens. 
»  C'est  comme  qui  dirait  une  habitude  que  je 
»  me  suis  faite  depuis  que  j'  sommes  en  âge  de 

•  raisonner.  .  et  je  ne  voudrais  pas  que  ma  pé- 


MADELEINE.  289 

»tite  Madeleine  connût  l'amour  pour  être  mal- 
V  heureuse. 

» — L'amour!...  oh!  vous  vous  trompez,  Jac- 
»  ques,  je  ne  le  connais  pas  ,  je  ne  sais  pas  ce 
«que  c'est!... 

> —  Pardi,  j'  pensons  ben  que  ce  n'est  pas 
»  Babolein   qui   pouvait  vous  y    faire  songer  ; 

*  mais,  à  c't'  heure,  vous  v'ià  entourée  de  dan- 
Bgers...  de  beaux  messieurs  qui  sont  plus  sé- 

*  duisants,  plus  adroits  que  Babolein! 

» —  Non  ,  Jacques ,  certainement  personne 
»  ne  pense  à  la  pauvre  Madeleine!...  Dieu  mer- 
»ci!  je  n'ai  rien  qui  puisse  attirer  les  regards  , 
»je  ne  suis  pas  jolie,  je  le  sais  bien.  Si  l'on  me 
»  parle...  si  l'on  daigne  quelquefois  causer  avec 
«moi...  c'est  par  bonté,  par  pitié,  peut-être.... 
»  mais  je  sais  bien  que  jamais  personne  ne  m'ai- 
»  mera.  » 

La  jeune  fille  n'achève  ces  mots  qu'en  san- 
glotant; ses  yeux  se  sont  remplis  de  lar- 
mes, et  elle  s'empresse  de  les  cacher  avec  son 
tablier. 

» — Allons,  déjà  des  larmes!...  Voilà  tou- 
»  jours  ce  qui  suit  ce  maudit  sentiment  qui  plaît 

*  tant  aux  femmes!  Pourquoi  pleurez-vous,  Ma- 

I.  19 


290  AIADELEINE. 

sdeleinc?  si  en  effet  je  me  suis  trompé,  et  si 
»M.  Victor  ne  vous  intrre^se  pas  plus  (|a'ii  ne 
»  faut. 

» —  Ah!  c'est  que...  je  pense  que  c'est  pour- 
•  tant  bien  triste  de  ne  pouvoir  jamais  être  ai- 
»  mée  de  personne  !. . . 

»  —  Et  moi,  Madeleine,  qui  vous  chéris,  qui 
»nc  vous  ai  pas  perdue  de  vue  depuis  que  vous 
»  êtes  au  monde...  et  vos  compagnons  d'enfance 
»  dont  vous  avez  retroiivé  l'amitié...  est-ce  que 
»  ce  n'est  personne  cela  ? 

» —  Oh!  si...  mais...  —  Mais  cela  ne  vous 
»  suffit  plus,  n'est-ce  pas?  —  Je  ne  dis  pas  c<4a... 
»  c'est  que  je  n'avais  jamais  pensé  comme  dans 
»  ce  moment  à  ma  triste  situation.  C'est  bien 
«singulier!...  Gela  m'élait  égal  de  ne  jias  avoir 
»  d'autre  nom  que  celui  de  Madeleine...  je  ne 
»  songeais  pas  à  des  parenfs,  je  ne  regrettais  que 

»ma    bienfaitrice puisque  je    n'ai    connu 

rfqu'elle...  Mon  Dieu,  Jacques,  eomm(>nt  donc 
»  se  fait- il  que  je  n'aie  pas  de  parents?...  que 
»  madame  de  Bréville  ne  m'ait  jamais  parlé 
«d'eux?...  car  enfm,  oii  m'a-t-elle  trouvée?... 
»qui  donc  m'a  remise  entre  ses  mains?...  Jar- 
»(ii|es.  à  présent.  î«' vondrii*;  •înMiir  loul  ccIm... 


MADELEINE.  291 

•  puisque  VOUS  m'avez  vue   toule   petite,   vous 

•  ave/,  peut-être  entendu  parler  de  mon  père... 
»  de  ma  mère...  p()iir([uoi  donc  ne  me  dites- 
»  vous  jamais  un  seul  mot  de  mes  parents? 

')  —  Parce  (pic  probablement  il  était  inutile 
»de  vous  en  parler!...  «répond  Jaeques  en  sou- 
pirant; puis  il  se  met  ;»  marcher,  et  fait  signe  ;i 
Madeleine  de  le  suivre. 

Au  bas  de  la  plaine,  du  côté  de  Gizy,  était  un 
énorme  chêne  qui  paraissait  avoir  vu  plusieurs 
sciccles,  et  dont  les  branches  égalaient  en  gros- 
seur plusieurs  arbres  du  voisinage.  Autour  de 
ce  vieil  arbre  s'élevaient  plusieurs  bouquets  de 
bouleaux  que  le  chêne  majestueux  sejnblait 
protéger  et  q)ii  formait  comme  une  enceinte 
pour  défendre  son  ombrage,  en  sorte  qu'assis 
sous  le  chêne  on  était  à  l'abri  des  regards  indis- 
crets. 

C'est  là  que  Jacques  conduit  Madeleine  ;  il 
s'arrête  sous  le  vieil  arbre,  puis  considère  quel- 
que, ^pmps  en  silence  la  place  où  il  est  et  les 
branches  qui  couvrent  sa  léie.  Madeleine  n'a- 
vait jamais  dépassé  les  bouleaux  qui  entouraient 
le  ch^ne;  (L'ct  ei^fljçit  nepii  nail  à  aiiciin  <  luiiiin; 
il  r;il.l;jil  N.-nii  i\e  ,ci;fjjlclu'r.  i.jjptftîf^,  cl  la   j(  nu*' 


292  yADF-LETNE. 

fille  ne  le  connaissait  pas.  En  se  trouvant  sous 
l'ombrage  épais  du  gros  arbres,  en  se  voyant 
cacbée  de  tous  côtés  par  les  bouleaux  qui  for- 
maient un  rideau  autour  de  cet  endroit  frais  et 
mystérieux,  Madeleine  se  sent  émue,  et  elle  at- 
tend en  silence  que  Jacques  lui  dise  pourquoi  il 
Vu  amenée  là. 

Le  paysan  semble  fortement  occupé  de  ses 
souvenirs.  Enfin  il  s'écrie  rt  Ah!  Madeleine,  si 

•  ce  chêne  pouvait  parler...  il  vous  dirait,  hii, 
»  tout  le  secret  de  vôtre  naissance  ! 

» —  Gomment/savez-vous  cela,  vous,  Jac- 
»ques?  —  Comment?  ah!  c'est  juste...  il  faut 
B  ben  que  je  sache  quelque  chose  aussi...  mais 
»ce  n'est  pas  de  moi  qu'il  s'agit...  Votre  mère, 
»  mon  enfant  est  venue  plus  d'une  fois  s'as- 
> seoir  ici...  sous  ce  vieil  arbre. 

» —  Ma  mère!  Jacques,  vous  avez  connu  ma 
«mère!...  qui  donc  était-ce?  et  pourquoi  m'a- 
»  l-elle  abandonnée  ? 

»  —  Bah!  est-ce  que  j'ai  dit  quej'avais  connu 

•  votre  mère,?  «répond  Jacques  en  relevant  la 
tête,  et  comme  fâché  d'avoir  parlé  ainsi. 

(I  —  Puisque  vous  savez  qu'elle  venait  sou- 
»  vent  à  cette  place...  —  Ah  !  oui,  je  le  fais.... 


MADELEINE.  29S 

»  mais  voyez-vous, Madeleine,  tout  cela  ne  vous 
»  avance  pas  plus  !...  qu'importe  que  j'aie  con- 
»  nu  votre  mère...  que  je  sache  qui  elle  était... 
»  si  cela  ne  peut  vous  être  utile  à  rien?...  et 
"malheureusement,  c'est  comme  cela.  Ce  que 
«je  sais...  il  n'y  a  que  moi  dans  le  monde  qui 
»le  sache...  et  vous  pensez  bien  que  si  je  pou- 
»  vais  vous   servir  en  parlant...   en    colportant 

•  par  tout  mon  secret...  Ahl  mille  charrues  ,  je 
»ne  resterais  pas  muet,  mais,  comme  en  par- 
»lant,  je  vous  ferais  plus  de  tort  que  de  bien, 
»je  me  tairai...  même  avec  vous...  oui,  Made- 
»leine,même  avec  vous;  car  ce  seiait  vous 
»  mettre  en  tête  des  regrets  inutiles.  Ainsi,  mon 

•  enfant,  ne  revenons  jamais  sur  ce  sujet;  car  , 
>  je  vous  le  répète,  vous  n'en  saurez   pas  plus. 

•  Tout  ce  que  je  puis  vous  apprendre,  c'est  que 

•  l'amour  a  rendu  votre  mère   malheureuse,   et 

•  je  ne  voulons  pas  que  ce  soit  la  même  chose 

•  pour  sa  lilJe. 

•  —  Ma  pauvre  mère!  elle  a  été  malheureuse. 

•  Ah!  je  viendrai  souvent  à  cette  place,  à  pre- 
ssent que  je  sais  qu'elle  l'a  occupée! 

» —  J'ai  peut-être  eu  tort  de  vous  dire  cela^ 


294  MADELEINE. 

»  il  ne  faut  pas  nourrir  de  telles  idées  quand  va 
»ne  mène  à  rien. 

•  —  Et  mon  père,  Jacques?  vous  ne  m'en  di- 
»  tes  pas  un  mot  ;  ravez-vous  connu  aussi?  » 

Le  paysan  reprend  son  air  soucieux,  et,  re- 
plaçant sa  pioche  sur  son  épaule  ,  se  dispose  à 
s'éloigner;  mais  Madeleine  lui  prend  la  main  et 
le  retient  en  lui  disant  :  «  De  grâce,  Jacques, 
»  répondez-moi,  et  mon  père? 

»  — Que  diable  voulez-vous  que  je  vous  dise? 
«Votre  père,  vous  ne  le  connaîtrez  jamais  non 
«plus,  à  moins  que,  cependantl  mais  non.... 
•  cela  n'est  pas  probable...  allons,  Madeleine, 
»  le  temps  se  passe,  il  faut  que  j'aille  gagner 
omon  pain....  et  celui  de  la  vieille  tante...  car 
»  elle  ne  peut  plus  travailler,  la  pauvre  femme  ! 
»  et  je  noussommes  amusé  aujourd'hui,  adieu 
»  mon  enfant. 

» —  Ah!  Jacques,  si  j'étais  riche,  vous  n'au- 
»  riez  plus  besoin  d'aller  travailler  à  la  terre,  de 
»  vous  fatiguer  sans  relâche  ! 

»  —  Oh!  morgue,  le  travail  ne  nï'cfl'raie  j)as, 
»ct  j'y  suis  habitué,  au  conlraircj  c'est  ma  vie 
nj'tomberais  malade  si  je  ne  faisais  riru!  ainsi, 
•  n'ayez   pas  de    regret   pour  moi.    Retourne/, 


MADELEINE  295 

•  près  de  madame  de  Noirmont,  et  rappelez-vous 

•  mes  conseils,  l'amour  vous  rendrait  malheu- 

•  reuse...  Eh  benî  morgue!  faut  pas  écouter 
»ceux  qui  voudraient  en  glisser  dans  votre 
«cœur...  Vous  avez  dix-huit  ans  sonnés!  dame! 
»  une  fille  rêve  aux  amoureux  à  cet  âge-là. 

»  —  Non...  Jacques,  non  ,  je  ne  pense  pAs 
»  du  tout  aux  amoureux! 

„_  Quant  à  M.  Victor,  il  a  l'air  ben  doux, 
»ben  honnête;  mais  tout  ça,  c'est  pour  mieux 
»  attrapper  les  gens  !  Croyez-moi,  jasez  avec  lui 
»  devant  le  monde,  mais  évitez-le  en  particu- 
»lier.  Adieu.  Madeleine;  au  revoir,  mon  en- 
nfant.  » 

Jacques  embrasse  la  jeune  fille  sur  le  front, 
et  la  laisse  près  d'une  petite  porte  qui  ouvre 
sur  les  jardins  de  BréVîlle.  Madeleine  rentre  et 
va  se  promener  du  côté  de'la  pièce  d'eau.  Elle 
songe  à  tout  ce  que  son  vieil  ami  vient  de  lui 
dire;  elle  ne  j)eut  se  dissimuler  qu'il  ait  bien  lu 
dans  le  fond  de  son  cœur.  Elle  ne  pense  qu'à 
Victor,  ne  s'occupe  que  de  l'aimable  jeune 
homme  qui  lui  a  témoigné  tant  d'intérêt,  €t 
qui  semble  lui  entémoigner  chaque  jourdaVàli- 
tage.  Mais,  jusqu'à   ce  moment,  Madeleinè'^e 


290  MADIîLEIiVii. 

croyait  pas  que  ce  fût  ii  n  crime  de  rêver  sans 
cesse  à  quelqu'un....  et  Jacques  vient  d'éclai- 
rer son  cœur  en  lui  faisant  comprendre  que  ce 
serait  de  l'amour. 

«  De  l'amour  I  »  se  dit  Madeleine  en  se  pro- 
menant lentement  dans  les  allées  ,  où  plus 
d'une  fois  Victor  s'est  promené  avec  elle,  «de  l'a- 
»  mour  pour  ce  monsieur...  que  je  connais  de- 
»  puis  si  peu  de  temps!...    Oh!  cela    n'est  pas 

•  possible  1  Jacques  se  trompe.  Est-ce  qu'il  se 
«connaît  à  l'amour,  Jacques?  et  cependant j'é- 
V  tais  toute  tremblante  quand  il  me  parlait  de 
»M.  Dalmer...  Jacques  a  deviné  que  je  pensais 

•  toujours  à  lui —  est-ce   que  cela  se  voit  dans 

•  mes  yeux?...  0  mon  Dieu!...  si  ce  monsieur 

•  voyait  cela!...  je  n'oserais  plus  le  regarder... 

•  Je  suis  pourtant  bien  heureuse  quand  je  suis 

•  à  côté  de  M.  Victor;  quand    il  me   parle...  je 

•  passerais  toutes  les  journées  à  l'écouter....  Si 

•  c'est  là  de  l'amour,  je  ne  trouve  pas  que  cela 
»  me  rende  malheureuse  ;  au  contraire...  je  sais 
»  bien  que  ce  monsieur  ne  pense  pas  à  moi.  Ce- 
»  pendant  ce  n'est  pas  moi  qui  vais  le  trouver, 
»  c'est  lui  qui  vient  près  de  moi...  puis,  quisou- 
»pire...  qui  est  triste...  cl  je  ne  sais  pourquoi. 


MADELKIiNK.  297 

•  quand  il  soupire,  cela  me  fait  tressaillir  de 
sjDlaisir —  et  il  faudrait  renoncer  à  tout  cela  ! 
xparce  que  je  suis  orpheline...  que  mon  père 
«et  ma  mère  m'ont   abandonnée,    il   faudrait 

•  n'aimer  personne!...  mais  il  me  semble  que, 

•  puisque  je  ne  dépends  que   de    moi,  je  suis 

•  bien  libre  de  disposer  de  mon  cœur,  car  en- 
»fm...  c'est  moi  seule  que  cela  regarde.» 

La  fdle  la  plus  sage  trouve  toujours  des  ar- 
guments en  faveur  de  ce  qui  luiplait,  et  Ma- 
deleine trouvait  de  fort  bonnes  raisons  pour  ne 
pas  fuir  Victor,  lorsque  tout-à-coup  celui-ci 
parut  devant  elle. 

En  ce  moment  sa  présence  trouble  vivement 
Madeleine  :  elle  s'imagine  que  Yictor  doit  voir 
sui:  son  visage  que  c'est  lui  qui  l'occupait:  elle 
rougit,  baisse  les  yeux,  balbutie  quelques  mots 
entrecoupés  pendant  qu'il  lui  dit  bonjour,  puis 
se  sauve  toute  confuse  et  sansosertournerlatète. 

Il  lui  en  coûte  cependant  pour  agir  ainsi; 
car,  dans  le  fond  de  son  âme,  elle  croit  que  le 
jeune  homme  est  venu  là  dans  l'espoir  de  la 
rencontrer. 

Pauvre  Madeleine  ce  n'était  pas  elle  que  Vic- 
tor cherchait  dans  le  jardin. 


CHAPITRE  XII. 


l;N    AVEU. 


En  amour,  lorsqu'on  a  commence,  il  faut 
que  l'on  i'misse,  dût  cette  (In  ne  pas  être  aussi 
heureuse  qu'on  Tespéraît  ;  mais  après  ces  de- 
mi-aveux, ces  regards  brûlants],  ces  pressions 
de  mains,  et  tout  ce  que  la  passion  nous  fait 
inventer  pour  nous  faire  comj)rendre  de  l'objet 
que  nous  aimons,  nous  ne  \i\ons  pas  que  nous 
rt'ûyons  obtenu  ou  que  le  liasard  nous  ait  fait 
avoir  un  tele-à-téte.  dans  lequel  nous  voulons 


MADELEINK  299 

savoir  à  quoi  nous  en  tenir,  ou  du    moins   ce 
qu'il  nous  est  permis  d'espérer. 

Etcependant  cette  attente  du  bonheur, cetes- 
poir  que  l'on  tremble  de  voir  s'évanouir,  cet 
amour  qui  ne  se  prouve  encore  que  par  mille 
bagatelles  qui  ne  seraient  rien  pour  d'autres 
que  des  amants;  enfin,  cet  embarras  ,  ce 
trouble  que  l'on  ressent  alors  en  présence  de 
l'objet  aimé  ,  c'est,  dit-on,  l'état  le  plus  doux 
de  l'amour.  Pourquoi  donc  est-on  si  pressé  de 
le  faire  cesser?  pour  en  venir  à  une  fin  qui  trop 
souvent  n'amène  que  l'ennui,  l'indifférence  et 
l'inconstance...  Ce  sont  surtout  les  dames  qui 
disent  cela,  en  se  plaignant  de  ce  que  les  hom- 
nies  ne  sont  jamais  contents,  de  ce  qu'ils  sont 
»tr(Ti]3  exigeants.  Moi  je  répondrai  à  ces  danies: 
«  Convenez  que  vous  éprouveriez  au  fond  dii 
«cœui»  quelque  dépit,  si  votre  amant  ne  vous 
»  den>'andait  jamais  à  en  venir  à  cette  fin,  et  que 
«vous  prendriez  de  lui  une  singulière  opi- 
»  nion.  » 

Après  la  soirée  de  loto,  chez  madame  Mon-, 
trésor,  Victor  biùle  de  voit  Ernestiiie  ,  mais  de 
lu  yuir  ^eulcj   pour  lui  dire  tout  l'amour    qu'il 


300  MADELEINE. 

ressent  pour  elle;  lors  même  que  cette  déclara- 
tion devrait  fi\cher  madame  de  Noirmont ,  il 
est  décide  à  la  lui  faire;  mais  il  a  bien  quel- 
ques motifs  pour  espérer  que  du  moins  on  lui 
pardonnera. 

Ce  n'est  guère  qu'au  jardin  que  Victor  peut 
trouver  l'occasion  qu'il  cherche  :  aussi,  dès  le 
matin ,  il  va  parcourir  les  allées ,  les  bosquets  , 
il  passe  là  toute  la  journée,  et  revient  à  la  mai- 
son de  fort  mauvaise  humeur,  parce  que  ma- 
dame de  Noirmont  ne  quitte  pas  sa  chambre , 
ou  le  salon  dans  lequel  est  son  mari. 

Depuis  la  soirée  chez  les  Montrésor,  Ernes- 
tine  craint  de  se  trouver  seule  avec  Victor.  Le 
jeune  homme  remarque  cette  conduite  ;  il  de- 
vienttriste,  rêveur.  Le  soir,  quand  tout  le  mon- 
de est  au  salon,  il  se  met  dans  un  coin  d'où  il 
ne  bouge  pas,  et  Dufour  lui  dit  :  «  Victor,  dé- 
scidcment  tu  veux  copier  M.  Pomard  !  tu  res- 
»  tes  des  demi-heures  les  yeux  fixés  sur  une  cor- 
»  niche,  tu  n'as  jamais  posé  comme  ça  quand 
»j'ai  fait  ton  portrait.  » 

Madame  de  Noirmonts'aperçoitdela  tristesse 
de  Victor;  mais  eUe  n'a  pas  l'air  de  la  re- 
marquer. Madeleine  qui  croit  deviner  la  cause 


MADELEINE.  301 

(le  la  mélancolie  du  jeune  homme,  le  regarde 
souvent  avec  tendresse,  mais  au  trouble  et  à  la 
rougeur  de  la  jeune  fille  quand  elle  est  près  de 
lui;  il  n'entend  jamais  ses  soupirs,  et  ne  la 
rencontre  point  dans  l'*s  jardins,  parce  qu'il  n'y 
cherche  qu'Ernestine. 

«  Madame  ne  va  plus  se  promener  au  jar- 
>din?  «dit  un  soir  Victor  en  s'approchant  d'Er- 
nestine.  «  —  Mais...  pardonnez.-moi,  n'y  allons- 
»  nous  pas  tous  les  soirs?  — Ah!  oui,  avec 
•  tout  le  monde,  comme  c'est  amusant!  et  vous 
»  n'y  venez  plus  le  matin.  —  Je  n'ai  guère  le 
»  temps.  —  Vous  l'aviez  autrefois.  • 

Ernestine  ne  répond  pas;  elle  tient  toujours 
ses  yeux  sur  son  ouvrage. 

«  Cet  ouvrage  vous  occupe  donc  bien,  ma- 
j>  dame,  que  vous  ne  puissiez  pas  regarder  un 
»  moment  ailleurs.  —  Mais  si  je  regardais  ail- 
»  leurs  je  ne  pourrais  conduire  mon  aiguille. — 
sAh,  c'est  juste,  madame,  et  puis  je  ne  vaux 
»  certainement  pas  la  peine  que  vous  leviez  les 
syeux.  » 

A^ictor  s'éloigne  en  froissant  dans  ses  mains 
un  journal  qu'il  avait  eu  l'air  de  lire.  Et  mon- 
sieur de  Noirmont  s'écrie  :  «  Eh  bien  !    mon- 


302  MiDELEI^'E. 

•  sieur  Dalmer,  qu'est-ce  que  vous  faites  donc? 

•  vous    déchirez  mon    Constitutionnel.  —  Ahl 
«pardon,  monsieur,  c'est  que  je  pensais... 

»  —  Quand  je  vous  le  disais!  «  s'écrie  Dufour, 
1  il  est   devenu  le  second   volume  de  M.  Po- 

•  mard.  » 

Le  peintre  ajoute  à  l'oreille  de  son  ami  :  a  Je 
«sais  bien  à  qui  tu  penses.... et  cette  pauvre 
«Madeleine  qui  ne  fait  que  soupirer,  parce 
«qu'Armand  np  revient  pas...  Hein*  qu'est-ce 
»  que  je  t'avais  dit!  —  C'est  possible.  —  Je  vais 
«toujours  fair(;  le  portrait  de  M.  de  Noirmont 
»  en  chasseur,  et,  pendant  les  séances,  je  me 
»  ferai  donner  des  renseignements  sur  made- 
»  moiselle  Clara  Pomard...  Je  n'ai  pas  encore 
«d'intentions...  maison  ne  sait  pas.  » 

M.  de  Noirmont  a  consenli  à  se  laisser  peio- 
qre  en  pied  et  revêtu  d«'  son  equipemc^it  cW 
chasse  ;  Dufour  veut  UK'ttre  tous  ses  soins  à  çp 
portrait,  d'alxtrd  ])our  sa  gloire,  ensuite  parce 
qu'on  rsi  bien  aise  i[v  faire  quelque  chose  d'a- 
gréabh^  pour  des  personnes  ch<^7,  qui  on  <1<'- 
meure. 

Les  sean'.M's  cominciiceni  aj  lès  ie  déjeuner; 
D'ifoiir  ]f'-;   prol'^ni'c   fv  '■•""   !';••       m; -;fi!:';-il   (It- 


madi:lf-ine.  S03 

ner,  dans  lo  but  de  rendre  son  ouvrage  plus 
parfait,  et  parce  qu'il  bavarde  la  moitié  du 
temps  au  lieu  de  s'occuper  de  son  modèle. 
Pendant  que  M.  de  Noirmont  pose  et  cause 
avec  Du  four,  on  aurait  bien  tout  le  temps  de 
reprendre  ces  jolies  promenades  d-nns  la  cam- 
pagne qui  plaisaient  tant  à  Madeleine  ;  mais 
Ernestine  n'en  parle  pas,  et  Victor  ne  le  propose 
plus.  La  jeune  fdlc  se  désole,  et  ne  conçoit 
rien  à  la  conduite  de  madame  de  Noirmoqt 
et  à  l'humour  de  Victor. 

Il  en  coûtait  pourtant  beaucoup  à  Ernestine 
pour  agir  ainsi;  la  soirée  du  loto  n'étaitpas  ou- 
bliée :  c'est  parce  qu'elle  avait  eu  trop  de  char- 
mes, que  la  jeune  femme  avait  ouvert  les  yeux 
sur  d'autres  dangers,  et  senti  qu'il  était  temps 
de  les  éviter. 

Mais  on  ne  peut  pas  toujours  être  sur  ses 
gardes;  et  puis  il  y  a  des  n^oments  où  l'on  se 
croit  bien  forte,  où  l'on  rit  d'un  danger  que 
l'on  se  dit  n'être  qu'imaginaire,  et  puis.,,  sou- 
vent c'est  là  le  motif  déterminant.  M.  Dalmer 
n'est  plus  aussi  triste;  il  a  l'air  d'avoir  j^iris  son 
parti,  et  de  no  plus  chorohor  à  se  rapprochtn' 
d'Erncsliiio.  coirui  do   no  jilus  s'oooii])ri-  crollc 


304  MADELEINE. 

et  une  femme  ne  veut  pas  que  l'on  se  dérobe  à 
son  empire  ;  car  la  plus  sage  est  bien  aise  que 
l'on  soupire  pour  elle,  alors  même  qu'elle  ne 
veut  pas  répondre  à  ces  soupirs-là. 

Toutes  ces  raisons  déterminent  un  matin  Er- 
nestine  à  quitter  le  salon  et  à  s'enfoncer  dans 
les  belles  allées  du  jardin.  Elle  s'y  promène 
depuis  quelque  temps,  et  ne  'rencontre  per- 
sonne; elle  s'étonne,  se  dépite  de  cette  solitude; 
elle  a  emporté  son  ouvrage;  elle  s'assied  sous 
un  bosquet  et  veut  travailler  ;  mais,  au  moin- 
dre bruit  des  feuilles  ,  elle  lève  la  tête  et  regarde 
autour  d'elle  ;  enfin  Victor  paraît,  alors  on  re- 
porte bien  vite  les  yeux  sur  son  aiguille  et  l'on 
feint  d'être  très  occupé  de  ce  que  l'on  fait,  si 
bien  que  Victor  s'assied  près  d'Ernestine  avant 
qu'on  ait  eu  l'air  de  l'apercevoir. 

«  Gomment!  c'est  vous,  madame!  vous, 
»  qui  travaillez  dans  le  jardin  !  —  Sans  doute, 
j>  monsieur;  pourquoi  pas!  —  C'est  si  cxtraor- 
»  dinaire  de  vous  voir  quitter  le  salon,  à  moins 
»  d'être  bien  accompagnée  !  —  J'avais  mal  à  la 

•  têle  ce  matin...   J'ai  voulu  prendre  l'air...  — 

•  Voilà  un  mal   de  tête   qui  est  bien    heureux 

•  pour  moi,  puisqu'il  me  procure  l'occasion  de 


MADELEINE.  305 

«VOUS  voir  un  moment  sans  que  des  yeux  im- 
«portuns  soient  braqués  sur  nous.  —  Je  ne 
»  vois  pas  en  quoi  ces  yeux-là  peuvent  vous  gè- 
»ner!  —  Vous  ne  voyez,  rien,  vous,  madame! 

—  est-ce  un  compliment,  monsieur  !  —  Je 
»ne  sais  pas  faire  de  compliments...  Je  ne  sais 
»  dire  que  ce  que  j'éprouve.  —  Etpaut-êtrc  aussi 
»ce  que  vous  n'éprouvez  pas.  — Ah!  mon 
»  Dieu  !  pourquoi  donc  mentir  quand  on  n'y 
«est  pas  obligé!  Par  exemple,  madame,  si 
»je  vous  disais  que  je  vous  aime,  que  je  vous 
«adore,  que  je  ne  pense  qu'à  vous,  certaine- 
«ment  je  ne  mentirais  pas.  » 

Victor  a  dit  tuet  cela  avec  tant  de  feu  qu'il 
n'y  a  pas  moyen  de  l'arrêter.Ernestine  regarde 
encore  plus  attentivement  son  ouvrage,  afin 
de  cacher  son  émotion.  Elle  se  contente  de  ré- 
pondre, d'un  ton  qu'elle  croit  rendre  sévère  ; 
«   Mais,  monsieur,    est-ce   qu'on  doit  dire  de 

•  ces  choses-là  à  quelqu'un  qui  n'est  pas  libre? 
»  c'est  très-mal  ce  que  vous  faites  là  !  —  Eh  ! 

•  madame,  fait-on  toujours  ce  qu'on  devrait!., 
«le  monde  serait  trop  parfait  si  l'on    n'agissait 

•  que  d'après   son    devoir...    Pourquoi    avons- 

•  nous  des  passions   ([lu*  parlent  plus   haut  que 


S06  MADELEINE. 

»  notre  raison?  pourquoi  rencontrons  -  nous 
«quelqu'un  qui  nous  inspire  un  scnliment  in- 
«vincible...  insurmontable?  —  Oh!  oui,  com- 

•  me  tous  ceux  que  les  hommes  éprouvent  !  — 
fNon,  madame,  c'est  de  l'amour  que  vous  ins- 

«pirez...  ce  n'est  point  un  sentiment  léger 

»  Ah!  je  n'avais  jamais  ressenti  tout  ce  que  j'é- 
»  prouve  près  de  vous  !  —  Combien  de  fois 
» avez-YOus  déjà  dit  cela  à  d'autres,  monsieur? 
»  —  Que  vous  êtes  cruelle!...  Je  n'ai  jamais  dit 
Dcela  à  d'autres,  parce  que  je  ne  l'avais  jamais 

•  éprouvé...  Cela  vous  fait  rire  ,  vous  êtes  bien 
«heureuse  de  rire  des  tourments  que  vous  cau- 
»sez!  —  Je  crois  qu'ils  seront  vite  guéris.  — 
» —  Mais,  enfin,  madame  ,  si  je  ne  vous  aimais 

•  pas,  qui  me  forcerait  à  vous  dire  que  je  vous 
»aime.,..  lorsque  je  vois  bien  que  vousnepen- 
»sez  pas  à  moi!  que  vous  ne  pouvez  pas  me 
«souffrir!...  car,  Dieu  merci,  vous  me  le  faites 
»  assez  voir.  Depuis  notre  soirée  chez  madame 
»Montrcsor. ..  où  je    me  suis   permis  devons 

•  serrer  la  main,  vous  ne  sortez  plus  de  votre 
«salon...  vous  ne  m'accordez  pas  un  instant 
»de  tête-à-tête.  —  A  quoi  cela  vous  avaucerait- 
»il?.,.  vous  ne  pensez  pas.  sans  doute,  mon- 


MADKLHIXB.  S07 

•  sieur,  que  j'oublierai  mes  devoirs ^P'^^  je 

))Vous  donnerai  des  espérances?  —  Mon  Dieu, 
»  madame  ,  je  ne  pense  rien  !  je  n'espère  rien  ! 
«mais  je  vous  aime  parce  que...  je  vous  aime  ; 
»je  ne  crois  pas  que  ce  sentiment  puisse  se  com- 
»  mander  ni  finir  à  volonté...    Est-ce  donc  ma 

•  faute  si  vous   m'inspirez  de  l'amour?  A  coup 

•  sûr,  je  ne  me  suis  pas  dit:  je  a  eux  aimer  cette 
»  dame-là...  cela  est  venu...  sans  que  je  sache 

•  comment...  et  pourtant  il  me   semble   que  je 

•  vous  ai  aimée  du  premier  moment  où  je  vous 

•  ai  vue,  du  moins,  vous  m'avez  plu  sur-le- 
»  champ. ..  Je  crois  qu'il  y  a  quelque  chose  qui 
»  nous  entraîne  vers  les  personnes  auxquelles 
»  nous  devons  offrir  notre  cœur.  —  Vous  avez 
»  dCi  éprouver  souvent  cet  entraînement?  je  sais 

•  par  mon  frère,  qu'à  Paris  vous  n'étiez  pas  ci- 

•  té  pour  votre  sagesse.  —  Oh  !  je  ne*  veux  pas 
i»me  faire  meilleur  que  je  ne  suis...  d'abord  je 
«suis  très-franc!  oui,  madame,  même  avec  les 
»  dames  auxquelles  je  fais  la  cour.  Je  n'ai  ja- 
»  mais  pu  dire:  je  vous  aime,  à  une  femme 
«pour  qui  je  n'éprouvais  qu'un  caprice,  ni  fait 
o  serment  d'être  lidèle  pour  la  vie,  lors(|nc  j'a- 
0  vais  affaire  à  »nie  coquette.  Mais  vous,  mada- 


508  MADELEINF. 

•  dame,  VOUS...  ail!  quelle  ditférence!  j'aurais 
«été  si  heureux  si  vous  m'aviez  seulement  ai- 
»mé...  un  peu... 

» —  Quand  une  femme,  trop  faible,  ne  peut 
«résistera  une  passion  qu'elle  devrait  combat- 
»  tre,  je  crois  qu'elle  n'est  pas  maîtresse  de  n'ai- 
»  mer  qu'un  pcuj  elle  doit  aimer  beaucoup  ,  au 
»  contraire,  et  c'est  sa  punition.  —  Sa  puni- 
»tion,  pourquoi? — Parce  que  bientôt  elle  aime 
9 seule.  Alors,  que  lui  reste-t-il?  un  amour 
*qui  fait  son  supplice,  et  des  remords  que  rien 
»ne  peut  adoucir.  — Ah!  madame,  pensez- 
»  vous  qu'on  pourrait  cesser  de  vous  aimer!  — 
»  Pourquoi  serais-je  privilégiée;  je  n'ai  pas   as- 

•  sez,  d'amour-propre  pour  le  croire;  je  me  con- 
»nais,  et  je  ne  me  trouve  pas  assez  jolie  pour 

«inspirer  une  passion  éternelle Je   ne  vois 

5' même  rien  en  moi  qui  doive  charmer  quel- 
»  qu'un  habitué  à  n'offrir  ses  hommages  qu'à 
»la  beauté.  Aussi,  quand  on  me  fait  une  décla- 
)' ration  d'amour,  je  suis  t(Kijours  tenté  de 
«croire  que  l'on  se  moque;  demoi.  —  Vous  vous 
»jugezbien  mal,  madame.  — Non,  je  ne  me 
«trouve  nullement  belle.  —  Crovcz-vous  donc 


MADIÎLEIiXE.  .''^09 

■  que  pour  plaire  il  faille  avoir  des  traits  bien  ré- 
Bguliers  et  dignes  de  servir  de  modèle?  c'est  la 
»  physionomie  qui  fait  tout...  du  moins  à  mon 
»  goût.  Sans  dojte  il  ne  faut  pas  que  cette  pliy- 
-sionomie  s'allie  à  des  traits  désagréablcs;mais 

•  lorsqu'on  trouve  dans  l'ensemble,  dans  les 
»yeux  de  quelqu'un,  ce  je  ne  sais  quoi  qui  nous 
«plaît,  qui  nous  captive,  ah!  madame,  on  ne 
«  s'occupe  pas  alors  à  détailler  tous  ses  traits 
«pour  voir  tout  ce  qu'il  peut  y. manquer.  On 
«aime  déjà,  et  la  personne  qui   nous  plaît  est 

*  pfKir  nous  la  plus  jolie. —  C'est  possible... 
»mais....  —  Mais...  —  Une  femme  honnête  ne 
»  doit  aimer  que  son  mari...  —  Je  sais  qu'on 
«doit  aimer  son  mari.  Certainement  je  trouve 
«cela  très-bien!...  mais  quelquefois^,  quand 
»  il  y  a  une  différence  d'âge...  d'humeur...  On 
»  ne  se  marie  pas  toujours  par  amour.  —  Ce  ne 
«serait  pas  encore  une  raison  pour  manquer  à 
»  ses  devoirs.  » 

Victor  ne  répond  rien  ;  il  se  contente  de  sou- 
pirer, puis,  avec  unepelite  baguette,  de  tracer 
des  ronds  sur  le  sable.  Ernestine  travaille  avec 
beaucoup  d'ardeur  et  sans  lever  les  yeux.  Ils 


310  UADELËINE. 

gardent  longtemps  le  silence,  ne  se  regardant 
ni  l'un  ni  l'autre  :  c'est  Ernestine  qui  le  rompt 
la  première  : 

«  Je  crois  qu'il  est  temps  que  mon  frère  rc- 
»  vienne.  —  Pourquoi  cela,  madame? — Parce 
»  que  la  société  de  mon  mari  et  la  mienne  ne 
»  doit  pas  suffire  pour  vous  retenir  ici  ;  et  je 
»  conviens  que  nos  voisins  ne  sont  pas  non  plus 
»  bien  récréatifs.  —  Moi,  madame ,  je  crois  plu- 
»  tôt  que  vous  me  dites  cela  parce  que  mon  sé- 
»jour  ici  vous  ennuie,  et  que  vous  désirez  que 
»je  parte.  Eh  bien!  vous  serez  satisfaite...  Je 
»  n'ai  pas  même  besoin  d'attendre  Dufour ,  je 
»  le  laisserai  faire  le  portrait  de  M.  de  Noirmont, 
»  je  partirai  demain ,  je  vous  débarrasserai  de 
»ma  présence.,. 

» —  En  vérité,  monsieur,  vous  avez  l'esprit 
«bien  mal  fait...  vous  prenez  de  travers  tout 
»ce  qu'on  vous  dit...  Je  suppose  que  pouvez 
»  vous  ennuyer  avec  nous  ,  c'est  parce  que  je  le 
»  crains...  Vous  ai-je  jamais  témoigné  que  votre 
«présence  ne  me  fût  pas  agréable?... 

»  —  Mais  aussi,  madame,  comment  pouvez- 
»  vous  supposer  que  ]o  m'ennuie  avec  vous?... 


MADliLElISIi.  Ml 

j>  avec  vous!...  que  je  voudrais  ne  pas  quitter 
«un  moment,  car  je  n'ose  penser  qu'il  faudra 
«vous  quitter...  ne  plus  vous  revoir...  Non  ,  je 
»ne  puis  me  faire  à  cette  idée;  il  me  semble 

•  que  maintenant  nous  devons  toujours  êtreen- 
»  semble...  on  est  si  bien  près  de  vous...  -? 

Et  Victor  s'est  rapproché  d'Ernestine  ,  et  il  a 
doucement  passé  son  bras  sous  le  sien. 

« — Prenez  garde,  monsieur...  vous  allez 
»  me  faire  piquer...  —  Mon  Dieu  !  madame,  cet 

*  ouvrage  est  donc  bien  pressé  que  vous  ne 
«pouvez  pas  le  laisser? —  Quelle  nécessité  de  le 
«quitter?...  on  peut  bien  causer  en  travaillant. 
»  —  Mais  on  ne  peut  pas  seulement  apercevoir 
»vos  yeux...  vos  yeux...  que  j'aime  tant...  vous 
»  seriez  donc  bien  fâchée  de  les  lever  un  mo- 
»ment?. ..  » 

Ernestinc  ne  répond  pas ,  mais  elle  cesse  de 
regarder  son  aiguille,  car  enlin  ce  n'est  pas  un 
grand  mal  de  laisser  voir  ses  yeux.  Cependant 
ceux  de  Victor  ont  une  expression  si  tendre, 
qu'elle  en  est  toute  troublée  ;  elle  roule  son  ou- 
vrage en  disant  :  «  Je  vais  rentrer.  —  Quoi 
»déjt\?...  — Mais  il  y  a  longtemps  que  je  suis 


313  MADELEL>E. 

■  là. —  Vous  trouvez  qu'il  y  a  longtemps,  et 
»moi  il  me  semble  qu'il  n'y  a  qu'une  minute  .. 
»  —  J'aurais  peut-être  mieux  fait  de  ne  pas  y 

•  venir  du  tout.  —  Vous  avez  même  du  regret 
»de  m'avoir  procuré  ce  moment  de  bonheur... 
«Vous  êtes  fâchée  de  ce  que  j'ai  osé  vous 
«dire!...  —  A  quoi  tout  cela  vous  avancera- 
»t-il?,..  Si  votre  amour  était  vrai...  il  ne  vous 
»  causerait  que  des  peines  ;  vous  voyez  bien 
»  qu'il  vaut  mieux  que  tout  cela  ne  soit  qu'une 
»  plaisanterie.  — Ah  !  madame  !  si  vous  ressentiez 
»  de  l'amour  comme  moi,  vous  ne  diriez  pas 
»  cela.  Je  trouve  que  l'état  le  plus  triste  au  monde 

»  estl'indifférence.  Quandle  cœur  n'a  aucun  atta-  , 
0  chement  bien  vif,  rien  ne  nous  occupe,  ne  nous  : 
«émeut...  tout  nous  ennuie,  toutnous  est  égal; 
»  qu'on  nous  propose  une  promenade,  une  par- 
»tie  de  plaisir,  nous   acceptons  tout  avec  le 

•  même  calme...  Nous  n'avons  rien  à  y  cher- 
»  cher,  rien  à  y  désirer  ;  nous  aurons  les  mêmes 

•  sensations  aujourd'hui  que  demain,  nous  vi- 
«vrons  le  lendemain  comme  la  veille...  mais, 
«est-ce  là  vivre  ..  est-ce  là  exister...  Que  l'a- 
»  mour  s'empare  de  notre  cœur,  et  tout  change 

•  autour  de  nous;  tout  prend  à  nos  yeux  un 


MADELEINE.  513 

»  nouvel  intérêt  ;  clans  les  occupations  les  plus 
«ordinaires  de  la  vie,  nous  trouvons  du  plaisir, 
»  parce  que  nous  pouvons  y  mêler  la  pensée  de 
»  notre  amour,  l'image  de  l'objet  adoré.  S'il  est 
«avec  nous,  le  temps  s'écoulera  plus  vite;  si 
•  nous  l'attendons,  nous  comptons  les  minutes; 
«s'il  est  absent,  nous  pensons  à  lui,  nous  vou- 
olons  deviner  ce  qu'il  fait.  L'ennui  n'atteint 
«jamais  un  cœur  bien  épris.  Enfin,  si  notre 
>  amour  nous  cause  des  peines ,  eh  bien  I  ces 
«peines  mêmes  ont  un  charme  qu'on  ne  vou- 
»  drait  pas  changer  contre  l'indifférence;  non, 
«madame,  quand  on  aime  bien  et  qu'on  est 
>aimé,  on  n'est  jamais  entièrement  malheù- 
»reux.  Ah  !  vous  ne  comprenez  pas  cela,  vous, 
»  parce  que  vous  avez  une  âme  froide ,  insen- 
«sible....  » 

Ernestine  ne  paraissait  cependant  ni  froide, 
ni  insensible  en  ce  moment;  elle  était  émue, 
oppressée,  elle  avait  de  la  peine  à  cacher  son 
trouble.  Victor  le  voyait  bien,  mais  il  était  trop 
adroit  pour  avoir  l'air  de  s'en  apercevoir.  En- 
fin madame  de  Noirmont  fait  un  mouvement 
pour  se  lever  ;  Victor  la  retient  : 


314  MADELEINE. 

ft  De  grâce,  encore  un  inslanl!...  j'ai  si  ra- 
»  rement  le  bonheur  d'être  seul  avec  vous...  — 

•  Non,  j'ai  déjà  eu  tort  de  vous  écouter... — 
»  Gomment,  je  ne  pourrai  pas  même  vous  par- 
»ler  de  mes  peines...  à  vous  qui  les  causez. — 
oVous  me  dites  des  choses  que  je  ne  devrais 
»pas  entendre.  Encore  une  fois,  monsieur,  si 
»  j'avais  la  faiblesse  de  vous  croire...  de  vous 
«aimer...  à  quoi  cela  nous  mènerait-il.^  —  Mais 
»à  tout,  si  vous  vouliez.  —  Non  monsieur... 
«lors  même  que  je...  que  j'aurais  de  l'amitié 
»  pour  vous...  je  n'oublierais  jamais  ce  que  je 

•  me  dois...  non,  jamais!...» 

En  disant  ces  mots,  Ernestine  dégage  sa 
main  de  celle  de  Victor,  et  s'éloigne  précipi- 
tamment en  le  laissant  sous  le  bosquet. 

*  Elle  a  dit  :  Jamais!))  murmure  Victor  en 
regnrdant  la  jeune  femme  s'enfuir  du  côté  de 
la  maison. 

El  cependant  Victor  ne  semble  pas  mécon- 
t<înt  de  l'entretien  qu'il  vient  d'avoir  ;  il  re- 
gagne le  salon  d'un  ;iir  j)]u<;  satisfait  ;  c'est  que 


MADELEIKR.  '  âl5 

probablement  il  avait  vu  le  Trésor  suppose,  et 
se  rappelait  cette  phrase  de  M.  Géronte  :  //  ne 
faut  jamais  dire  jamais  :  qui  est-ce  qui  peut  ré- 
pondre de  l'avenir? 


FIN   DU    PREMIER   VOLUME, 


TABLE. 


Pages. 

Chap.  I.  —  La  fête  de  Saint-Cloud 1 

II.  —  Quelques  détails 25 

III.  —  Une  soirée  d'hommes 59 

IV.  —  L'homme  à  la  faux 90 

V.  —  Un  cabaret  dans  les  bois 109 

VI.  —  Le  réveil ,     .     .  l/jô 

VII.  —  La  société  de  Bréville.     ....  165 
VIII.  —  Une  journée  bien  employée.  .     .    .  196 

IX.  —  Comment  cela  commence.      .     .     .  234 

X.  —  Une  partie  de  loto 252 

XL  —  Le  vieux  chêne 279 

XII.  —  Un  aveu 289 


CODLOUMie«S.  —  IMPRIHEHIB  DE  A,  UOUSSIA. 


ŒUVRES  COMPLÈTES 

CH.   PAUL   DE  KOCK. 

XVI 


ImpriuicPie  Siliiiciilci  ol  LsiiHiiHid,  nio  d'Kffiirili.  I 


MADELEINE 


CH.  PAUL  DE  KOCK. 


TOME  SECOND. 


I  iR>   licuc;  liiûliiiilc 
l'ii  jour  1110  iciTiissaii 
Kl  (lu  mon  l'oijib  i'iiu>»uil 
Mon  Miw  liingulssanic. 

Si'daini",  UiitiAitn. 


PAIUS, 


CI  STAVK    nAI\hA,    LIBUAinE-ÉDITia  n 
7)i .  n  u  K  Ji  A  z  A  ri  I  >  k 

1845 


MADELEINE. 


CHAPITRE  XTII. 


COMMENT    CELi    FIMT, 


Ernestine  avait  raison  :  c'était  déjà  trop  que 
d'écouter.  On  dit  que  l'oreille  est  le  chemin 
du  cœur,  et  quand  le  cœur  est  bien  disposé  par 
les  yeux,  ce  chemin  doit  se  faire  vite.  Ces  pau- 
vres femmes,  on  les  blâme  quand  elles  suc- 
combent '.  Mais  que  l'on  se  mette  donc  à  leur 
place,  qu'on  se  figure  quelqu'un  qui  n'aurait 
pour  ordinaire  à  sa  table  que  le  pot-au-feu!... 
Le  bouillon  fùt-il  excellent ,  la  viande  bien 
II.  1 


2  MADELEINE. 

choisie,  comment  ne  sera-t-il  pas  tenté  i\  l'as- 
pect d'un  nouveau  plat  bien  friand,  bien  ap- 
prêté, et  assaisonne  de  tout  ce  qui  peut  flatter 
le  goût  et  l'odorat?  Je  ne  veux  pas  dire  cepen- 
dant que  tous  les  maris  ne  soient  que  des  pots- 
au-feul...  il  yen  a  qui  savent  être  aimables  et 
parler  encore  d'amour  à  leur  femme.  Il  y  en 
a,  mais...  apparent  rari  ncmies  in  gurgitevasto! 
(Je  suis  certain  que  les  dames  traduiront  sans 
savoir  le  latin.) 

Dufour  continue  le  portrait  de  M.  de  Noir- 
mont  ;  il  y  met  le  temps,  parce  qu'il  prétend 
faire  un  chef-d'œuvre,  et,  pendant  les  séances, 
son  modèle  cause  avec  lui  de  la  famille  Po- 
mard.  Tandis  que  son  mari  pose,  Ernestine  a 
bien  le  loisir  d'aller  prendre  l'air  ou  travailler 
dans  le  jardin  ;  mais  elle  s'y  rend  accompagnée 
de  Madeleine,  afin  d'éviter  les  téte-à-tête,  car 
elle  s'est  promi  de  ne  plus  en  accorder  à  Victor. 

Ce  n'était  pas  avec  Madeleine  que  madame 
de  Noirmont  pouvait  se  distraire  et  chasser  les 
pensées  qui  l'occupaient  :  la  jeune  fille  ne  par- 
lait que  de  Victor;  elle  répétait  ce  qu'il  avait 
dit,  se  rappelait  ce  qu'il  avait  fait,  s'amusait 
à  faire  son  portrait  en  le  comparant  aux  autres 


personnes  qui  venaient  à  Bréville,  et  finissait 
toujours  en  disant  :  «  N'est-ee  pas,  ma  bonne 
«amie,  que  c'est  le  mieux  et  le  plus  aimable 
«de  tous  les  messieurs  qui  viennent  ici? 

» —  En  vérité, «dit  un  matin  Ernestine  avec 
un  mouvement  d'impatience,  «tu  es  ennuyeuse, 
j> Madeleine,  tu  parles  toujours  de  M.  Dal- 
»mer!...  tu  ne  sais  pas  me  dire  autre  cbose.  » 

Madeleine  rougit  en  répondant  :  o  Je  ne 
»  croyais  pas  mal  faire...  je  causais  de  ce  mon- 
»  sieur...  il  faut  bien  causer...  je  voulais  vous 
«distraire,  car  il  me  semble  que  vous  êtes  rê- 
•  veuse  depuis  quelque  temps  ..  tout  le  monde 
«change  ici...  C'est  comme  M.  Victor!  il  a  des 
«jours  où  il  est  si  singulier...  Oh!  mais  je  ne 
»  parlerai  plus  de  lui ,  puisque  cela  vous  fâche. 

»  —  Gela  ne  me  fâche  pas...  Mais  c'est  que 
»si  ce  monsieur  nous  entendait,  par  hasard,  il 
«croirait  qu'on  ne  s'occupe  que  de  lui...  et  il 
»  aurait  bien  tort...  » 

Madeleine  pousse  un  gros  soupir  auquel  Er- 
nestine ne  fait  pas  attention  ,  parce  qu'elle 
tâche  alors  d'étouffer  les  siens.  Au  bout  d'un 
moment,  Madeleine  dit  :  «  Le  portrait  de  M.  de 
-?>oirm()nt   doit  être  av;»n'é...  je  n'ai  pas  en- 


li.  MADELEINE. 

ocorc  osé  demander  à  le  regarder  :  est-il  bien 
«ressemblant? 

«  —    Mais...    oui...   je  crois  qu'il  ressem- 

•  blera...  M.  Dufour  y  met  beaucoup  de  soins; 
D  et  quoique  ce  ne  soit  pas  son  genre  et  que 
))M.  Victor  le  plaisante  un  peu  ,  je  pense  qu'il 
»  sera  bien  ! 

»  —  Fera-t-il  votre  portrait,  à  vous,  ma  bonne 
»amie? — ■  OUI  pourquoi...  Cependant  mon 
«mari  le  désire...  et  M.  Victor  assure  que  je 
»  ferais  de  la  peine  à  M.  Dufour  en  n'acceptant 
»pas...  —  Ce  doit  être  bien  agréable  d'avoir  le 
»  portrait  de  quelqu'un  qu'on  aime!  —  Oui!... 

•  c'est  une  consolation  quand  on  ne  se  voit 
«plus...  car  on  se  quitte  quelquefois...  Comme 
»mon  frère  tarde  à  revenir!...  il  ne  peut  s'ar- 
»racher  de  son  maudit  Paris...  Je  crains  que 
»  ces  messieurs  ne  s'ennuient  ici...  M.  Dalmer. 
»qui  n'aime  pas  la  cliasse,  ne  doit  guère  s'a- 
>  muser  à  être  tous  les  soirs  au  billard  ou  de- 

•  vant  un  échiquier  avec  M.  de  Noirmont...  Je 
»suis  sur  que  c'est  par  complaisance  qu'il 
«joue...  il  fait  tout  ce  qu'on  veut  !... —  Mais  il 
«vous  vient   quelquefois    du   monde...  —  Des 

•  gens  bien  amusants....  madame  Montrésor  et 


MADELEI^E.  O 

•  son  mari,  qu'elle  n'ose  pas  quitter,  de  peur 
»  qu'on  ne  lui  enlève.  Pauvre  dame!...  qu'elle 
»se  rassure.'...  on  ne  pense  pas  à  son  Chéri... 
«Les  Pomard!...  la  sœur  rit  toujours;  c'en  eit 
»  ridicule...  M.  Victor  ne  doit  pas  trouver  bcau- 
»coup  d'agrément  dans  leur  société,  lui  liabi- 
»tué  aux  plaisirs,  aux  belles  réunions  de  Pa- 
nris. ..  car,  à  Paris,  je  sais  qu'il^va  beaucoup  dans 
»le  monde,  qu'il  court  les  bals, les  spectacles... 
»A  son  âge...  c'est  naturel...  —  On  a  donc 
»  beaucoup  de  plaisirs  à  Paris,  ma  bonne  amie? 
» — Sans  doute...  et  lorsqu'on  est  aimable...  11 
»y  a  des  femmes  si  coquettes  à  Paris!... — Ah! 
0  il  y  a  des  femmes  coquettes...  Est-ce  qu'il  en 
B  connaît?.... —  Je  ne  le  lui  ai  pas  demandé... 
»  Est-ce  que  M.   Dalmcr  a  des  comptes  à   me 

•  rendre? —  Ohî...  je  ne  dis  pas  cela...   mais 

•  quelquefois  en  causant...  —  Vous  voyez  bien 
»  que  M.  Dalmer  ne  se  soucie  plus  de  causer 
»  avec  nous. . .  il  ne  vient  plus  s'asseoir  ici  lorsque 
D nous  y  travaillons.  —  C'est  vrai...  Pourquoi 
«donc  cela,  ma  bonne  amie?...  est-ce  qu'il  est 
«fâché?  —  Fâché...  et  de  quoi  donc?...  Au 
«reste,  je  ne  sais  ce  qu'il  a,  mais  cela  m'est 
»  bien  indifférent,  et  vous  savez,  Madeleine,  que 


6  MADELEIMî. 

»  je  VOUS  ai  priée  de  ne  pas  toujours  me  parler 
p  de  ce  monsieur.  —  Oh!  oui,  ma  bonne  amie, 
»  je  vous  obéirai.  » 

Et  Madeleine  ne  trouve  plus  l'obéissance  si 
pénible,  parce  qu'elle  s'aperçoit  que  lorsqu'elle 
ne  parle  plus  de  Victor,  Ernestine  se  charge  de 
la  remplacer. 

Si  Victor  ne  vient  pas  près  d'Ernestine  lors- 
qu'elle a  du  monde  avec  elle ,  il  sait  fort  bien 
la  rencontrer  quand  elle  est  seule,  soit  dans 
unechambre  qu'elle  traverse,  soit  dansune  allée 
du  jardin,  et,  lorsqu'on  demeure  sous  le  même 
toit,  il  est  impossible  que  de  telles  occasions 
ne  se  présentent  pas  fréquemment.  A  la  vérité, 
ces  tète-à-tête  sont  bien  courts,  quelquefois  on 
n'a  pas  le  temps  d'échanger  deux  phrases; 
mais  Victor  a  pris  l'habitude  de  saisir  et  de 
presser  une  main  qu'on  n'a  pas  la  force  de  lui 
refuser.  Une  autre  fois,  il  prend,  il  serre  dans 
ses  bras  une  taille  élégante;  on  se  défend,  on 
le  prie  de  finir;  il  ne  finit  jamais  que  lorsqu'il 
entend  du  monde  ;  bientôt  il  effleure  de  ses 
lèvres  des  joues  brùlanlcs.  •  Monsieur,  je  me 
»  fâcherai ,  je  me  fâcherai  très-sérieusement,» 
dit  Ernestine  forl  éuuie. 


MADELEINE.  7 

Victor  semble  confus,  désolé,  mais  il  recom- 
mence à  la  première  rencontre;  ensuite,  pous- 
sant plus  loin  l'audace,  c'est  sur  les  lèvres 
d'Ernestine  qu'il  appuie  ses  lèvres  de  feu. 

«C'est  alïreux!...  c'est  indigne  !...»  s'écrie 
la  jeune  femme  en  se  débattant,  et  elle  s'é- 
loigne d'un  air  bien  courroucé.  Mais  voyez  ce- 
pendant le  pouvoir  de  l'attraction  :  le  lende- 
main, Ernestine  trouve  mille  occasions  pour 
aller  et  venir  seule  dans  la  maison ,  sans  doute 
afin  de  gronder  encore  le  jeune  homme  qui  se 
permet  de  l'embrasser. 

Ces  rencontres,  ces  larcins  ,  ces  moments  de 
bonheur  ne  font  qu'augmenter  les  désirs  d'un 
amant.  Victor  prie,  supplie  Ernestine  de  lui 
accorder  un  instant  de  tèti'-à-tête,  en  jurant 
qu'il  sera  sage.  On  ne  se  fie  pas  à  sa  promesse,  et 
on  a  raison.  «  Je  ne  veux  plus  me  trouver  seule 
«avec  vous,»  dit  Ernestine,  «j'ai  déjà  eu  tort 
»  de  vous  écouter  une  fois.  » 

Dire  cela,  c'est  presque  avouer  qu'on  partage 
le  sentiment  que  l'on  inspire.  En  effet,  ma- 
dame de  Noirmont  ne  se  sent  plus  la  même; 
toujours  plongée  dans  une  tendre  rêverie,  dis-» 
Iraile  devant  le  niontk'j  ou    tout   occupée  d'y 


8        -  ..  VtàDELEINE. 

écouter  une  seule  personne,  elle  soupire,  rou- 
git, se  trouble  pour  un  rien.  Souvent  elle  se 
gronde  elle-même  en  se  répétant  :  «  Je  me  ren- 
»drai  malheureuse  !»  Et  pourtant  cette  nou- 
velle situation  n'est  pas  sans  charme.  Elle  sent 
déjà  la  justesse  de  ce  que  lui  a  dit  Victor  :  elle 
ne  s'ennuie  plus. 

.Le  portrait  de  M.  de  Noiremont  est  achevé. 
Dufour  le  trouve  effrayant  de  ressemblance. 
M.  de  Noirmont  en  est  assez  content,  parce 
que,  dans  le  lointain  du  paysage ,  on  aperçoit 
un  chevreuil  qui  expire  frappé  d'une  balle  au 
miheu  du  front. 

«J'ai  voulu  prouver,»  dit  le  peintre,  «que 
«l'original  du  portrait  est  un  adroit  chasseur. 
»  Certes ,  il  est  difficile  de  mieux  viser...  Mon- 
»  sieur  de  Noirmont,  je  vous  en  prie,  engagez 
«tous  vos  voisins  à  venir  voir  votre  portrait  ;  je 
•  serai  bien  aise  de  recueillirles  avisdechacun.» 
Pour  faire  plaisir  à  Dufour,  M.  de  Noirmont 
fait  savoir  à  ses  voisins  que  son  portrait  est  ter- 
miné, et  une  après-dinée  on  voit  arriver  à  Bré- 
ville  M.  et  madame  Montrésor,  les  Pomard,  et 
madame  Bonnifoux ,  avec  son  garde-vue,  ses 
lunettes,  et  sa  belle  boîte  de  loto  sous  le  bras. 


MADELEINE.  9 

«  Nous  venons  voir  le  portrait  de  M.  de  Noir- 
»mont  et  passer  la  soirée  avec  vous,  *  dit  ma- 
dame Montrésor.  «  Madame  Bonnifoux  a  cédé 
»  à  nos  instances,  elle  nous  a  accompagnés.  Elle 
•  craignait  d'ètrç  indiscrète...  mais  à  la  campa- 
Dgne  et  entre  voisins... 

»  —  Madame  nous  fait  le  plus  grand  plaisir,  » 
dit  Ernestine,  en  réprimant  le  sourire  que  lui 
inspire  la  vue  de  la  boîte  de  loto. 

0  Je  n'attendais  pas  moins  de  votre  pari  — 
«madame,  «répond  madame  Bonnifoux  en 
faisant  une  large  révérence.  «  C'est  ^si  agréable 
»  de  se  réunir  le  soir,  de  faire  la  partie!...  vous 
»  voyez  que  je  suis  de  précaution...  Tous  n'a- 
»  vez  peut-être  pas  de  loto  !  j'ai  apporté  le  mien, 
les  numéros  sont  très-bien  faits  !  je  voudrais 
bien  savoir  si  elle  a  apporté  aussi  bonne  amie; 
dit  tout  bas  Dufour. 

Par  exemple  dit  M.  de  Noirmont  à  Victor, 

cela  passe  la  permission  et  certainement? 

J'userai  de  la  liberté  de  la  campagne  pour  ne 
pas  assister  à  la  partie  de  loto,  j'en  ai  assez;  je 
»  me  souviens  de  la  dernière. 

»  —  Mais  il  me  semble  que  l'on  est  venu  pour 
0  voir  votre  portrait,  »  dit  Dufour.  «  —  Oui,  mais 


10  MADELEINE. 

»  011  ne  passera  pas  la  soirée  à  regarder  votre 
»  ouvrage ,  et  moi  je  ne  me  sens  pas  le  courage 
»  de  faire  la  poule  avec  madame  Bonnifoux.  •» 
M.  de  Noirmont  prévient  sa  femme  qu'il  va 
se  promener  et  rentrera  se  coucher  pendant 
qu'elle  tiendra  compagnie  à  la  société  puis, 
prétextant  une  affaire  qui  le  force  à  se  rendre 
à  Laonlesoif  même,  l'époux  d'Ernestine  fait 
ses  adieux  et  laisse  la  société. 

«  M.  de  Noirmont  a  affaire  ce  soir c'est 

«bien  dommage!  «dit  madame  M  on  très  or  .  — 
«Oui,  »  dit  madame  Bonnifoux,  «  et  ce  sera 
»  une  personne  de  moins  pour  jouer...  mais  il 
«reviendra  sans  doute  de  bonheur?  —  Non, 
«madame,  «répond  Eincstine,«  mon  mari  doit 
»  coucher  à  Laon. 

»  —  J'aurais  bien  été  avec  M.  de  Noirmont,» 
dit  Chéri;  «  j'ai  aussi  besoin  de  voir  quelqu'un 
»  à  Laon.  —  C'est  bien,  c'est  bien  !...  vous  irez, 
nquandj'irai,  «dit  iuadameMontrésor.  «  Qu'est- 
»ce  que  c'est  donc  que  ces  idées  vagabondes 
«qui  vous  prennent  maintenant! 

n  —  Mon  a\:inl-dcrnière  cuisinière  était  de 
«Laon,  «dit  madame  Bonnifoux,  «  elle  faisait 
»le  riz  aulaitcommc  un  ange,  mais  elle  le  com- 


MADELEINE.  1 1 

«niençait  la  veille!  parce  qu'il  fallait  qu'il  fût 
»  si  bien  crevé  ! 

» —  lime  semble  que  l'on  désire  voir  le  por- 
»  trait  de  M.  de  Noirmont,  «dit  Dulbur. 

»  —  Oui,  certainement, «répond  Ai.  Pomard, 
«  je  me  connais  un  peu  en  pn  tu  re  ,  je  me 
«permettrai  de  vous  en  dire  mon  avis. 

» —  C'est  bien  ce  que  j 'espère....  Oli!  je  ne 
«suis  pas  de  ces  peintres  qui  ne  veulent  pasen- 
»  durer  le  moindre  conseil,  la  plus  légère  criti- 
»  que;  je  désire  que  l'on  soit  franc  avec  moi,  et 
«je  ne  suis  pas  fàclié  que  M.  de  Noirmont  soit 
«absent,  parce  que  sa  présence  aurait  peut-être 
»  gêné  pour  les  observations  que  l'on  voudrait 
»  me  faire  sur  son  portrait.  » 

Ernesiine  conduit  la  société  dans  la  pièce  où 
est  placé  le  portrait  de  son  mari.  Dufour  re- 
garde tout  le  monde,  pour  voir  l'effet  que  pro- 
duit son  ouvrage;  il  trouve  déjà  étonnant  que 
l'on  ne  p(>usse  pas  des  exclamations  de  plaisir 
à  sa  vue;  il  devient  violet  lorsque  madame  Bon- 
nifoux  s'écrie  :  «  Est-ce  que  c'est  ce  monsieur 
»  là  !  » 

» —  La  question  m'étonne,  madame,  «dit  le 
ptyntre;  «  je  croyais  qu'il  ne  pouvait  \k\s  y  avoir 


iS  UADËLBINE. 

•  de  doute...  et  qu'il  suffirait  d'avoir  vu  M.  de 
»  Noirmont  une  fois  pour  le  reconnaître.  — 
»0h!  oui...  nonsieur,  aussi  je  le  reconnais  par- 
»  faitement,  à  présent  qu'on  m'a  dit  que  c'était 
»lui,  oh!  il  est  fort  ressemblant...  c'est  un  bien 

•  bel  homme!  mais  pourquoi  lui  avez-vous  fait 
«tenir  dans  la  main'  un  fusil!...  Je  n'aime  pas 
»les  fusils.  —  Il  me  semble,  madame,  que  c'est 

»ce  qui  convenait  à  un  chasseur Je  ne  pou- 

»  vais  pas  lui  faire  tenir  un  carton  de  loto.  — 
»  C'est  juste,  mais  ce  fusil  me  fait  peur. 

»  —  Je  suis  sûr  qu'elle  aurait  voulu  lui  voir 
«tenir  une  seringue,  »  dit  Dufour  à  l'oreille  de 
Victor. 

» —  Je  trouve  le  portrait  fort  bien,  mais  un 
»  peu  âgé,  »  dit  madame  Montrésor. 

» —   Agéi    Vous   trouvez  que  j'ai  fait  M.  de 

•  rsoirmont  trop  âgé!  »  s'écrie  Dufour.  —  Oui, 
»  un  peu...  —  Ah!  madame,  c'est-à-dire  que 
»je  l'ai  plutôt  fait  trop  jeune...  C'est  que  vous 
»  le  voyez  dans  un  mauvais  jour,  placez-vous 
ulà,  par  exemple,  s'il  est  trop  âgé!... 

B —  Je  lui  trouv  une  nez  un  peu  long,  «dit 
mademoiselle  Clara,  a  —  Oh!  mademoiselle, 
»  c'est  que  M.  de  Noirmont  a  le  nez  très-fort... 


MÀDELErNB.  M 

»  J'ai  même  un  peu  adouci...  parce  qu'en  pein- 
nture  il  faut  toujours  adoucir. ...  mais  certai- 
»nement  c'est  bien  son  nez...  c'est-à-dire  que 
j>  c'est  comme  si  on  le  lui  avait  arraché  et  collé 
))1;\1... 

»  —  Est-ce  que  son  bras  gauche  ne  vous  sem- 
»ble  pas  un  peu  court!  »  dit  Chéri. 

»  —  Son  bras  gauche  court,  est-ce  que  vous 
»  ne  voyez  pas  que  l'avant  bras  est  en  raccour- 
»ci!  —  Si  fait...  mais  malgré  cela...  — Oh! 
»  monsieur  Montrésor,  je  crois  que  vous  ne 
«vous  connaissez  guère  en  raccourci,  car  vous 
»  ne  m'auriez  pas  fait  cette  observation-là. 

» —  Non,  non,  Chéri,  tu  ne  t'y  connais  pas, 
»  tu  ne  dois  pas  t'y  connaître  ,  »  s'écrie  madame 
Montrésor,  tandis  que  Chéri  murmure  tou- 
jours :  «  C'est  égal,  le  bras  me  semble  un  peu 
»  court.  » 

M.  Pomard  n'avait  encorerien  dit;  mais,  de- 
puis son  entrée  dans  la  chambre  ,  il  était  im- 
mobile devant  le  portrait.  L'artiste,  qui  pense 
que  cette  immobilité  ne  peut  provenir  que  de 
l'admiration,  s'approche  cnfm  de  M.  Pomard 
et  lui  dit  :«  Eh  bien...!  il  me  paraît  que  vous 


1/i  MADErEIlVTÎ. 

»  êtes  content  !...  Came  fait  plaisir  parce  que 
«vous  êtes  connaisseur. 

»  —  Je  pensais —  Qu'il  est  frappant, 

»  n'est-ce  pas  !  —  Non,  ce  n'est  pas  à  cela  que 
»  je  pensais...  c'est  ce  chevreuil  qui  m'intrigue. 
»  —  Ce  chevreuil  vous  intrigue?...  Comment, 
»vous  ne  comprenez  pas  que  M.  de  Noirmont 
«vient  de  le  tuer,  il  lient  encore  î\  la  main  l'ar- 
»me  dont  il  s'est  servi.  —  Je  vois  bien  que  M.  de 
«Noirmont  chasse...  mais  ce  chevreuil  qui  a 
«reçu  la  balle  au  milieu  du  front....  c'est  bien 
»  singulier  1  ordinairement  le  gibier  se  sauve 
«quand  on  le  chasse...  et  alors  il  me  semble 
»  que  ce  n'est  pas  au  front  qu'on  peut  l'attrap- 
»per.  » 

Dufour  ne  s'attendait  pas  à  cette  observation 
qui  fait  beaucoup  rire  Victor.  Enfui  le  peintre 
répond  :«  Si  vous  étiez  aussi  grand  chasseur 
«que  M.  de  Noirmont,  messieurs,  vous  com- 
»  prendriez  ce  coup-là,  la  preuve  que  cela  peut 
«arriver  c'est  que  je  l'ai  fait...  —  C'est-à-dire  , 
«vous  l'avez  peint...  —  Est-ce  qu'un  gibier  en 
«colère  d'èlre  poursuivi,  ne  peut  pas  se  rctour- 
"Uer. ..  et  eoiuir  sur  le  cliasseur?...  cela  s'est 
»\u  ujilie  fois...  au  lesle,  messieurs,  je   pense 


MADRLnT\R.  1  5 

«que  ce  n'est  pas  le  chevreuil  qui  doit  vous  oc- 
i>  cuper  le  plus  dans  mon  tableau,  t 

On  s'aperçoit  que  l'artiste ,  qui  voulait  l'avis 
de  chacun  ,  est  de  fort  mauvaise  luimeur  des 
petites  observations  que  l'on  a  faites  sur  son  ou- 
vrage, et  l'on  s'empresse  de  s'écrier  qu'au  ré- 
sumé le  portrait  est  fort  ressemblant,  et  que 
c'est  un  très-bel  ouvrage.  Alors  Dufour  reprend 
sa  figure  ordinaire  ,  qui  s'était  considérable- 
ment allongée  pendant  l'examen  du  portrait  , 
et  l'on  retourne  au  salon. 

0  Nous  allons  passer  une  bien  ennuyeuse 
»  soirée  ,  »  dit  Ernestine  à  Victor;  «  mais  si  je 
•  dois  me  sacrifier  aux  convenances  de  la  so- 
«ciété,  vous  n'y  êtes  nullement  obligé,  et  vous 
«pouvez,  faire  comme  mon  mari.  —  Pcrmcîtcz- 
»  moi  seulement  d'èlre  près  do  vous,  madame, 
»et  peu  m'importe  ce  qu'on  fera.  » 

Un  coup-d'œil  a  répondu  que  la  permission 
était  accordée.  Madame  Bonnifoux  tire  de  sa 
boîte  les  cartons  ,  le.-;  jetons  et  les  boules  , 
qu'elle  pose  sur  la  table  en  faisant  un  com- 
mentaire sur  la  bonté  de  cliaqne  carton.  Made- 
leine, qui  était  assise  dans  un  coin  du  ^alon.  a 


16  MADELEINE. 

plié  son  ouvrage  et  se  dispose  ù  se  retirer.  Er^ 
nestine  la  retient. 

«  Pourquoi  t'en  vas-tu  ,  Madeleine  ?  Pour- 
»  quoi  ne  restes-tu  pas   à  jouer  avec  nous?  — 

»0h!  non,  ma  bonne  amie,  je  ne  dois  pas  me 

•  peruîettrc  de  jouer  avec  votre  compagnie... 
»  —  Du  moment  que  je  te  le  permets,  moi.  — 
»Ah!  vous  êtes  si  bonne!  — ■  11  n'y  a  personne 

•  ici  qui  le  trouvera  mauvais.  -^  Mais,  moi,  je 
«serais  gênée...  D'ailleurs,  je  me  sens  fati- 
oguée....  permettez-moi  de  me  retirer.  — 
»  Qu'as-tu  donc,  Madeleine  ?  est-ce  que  tu  es 
»  malade  ?  —  Je  ne  crois  pas,  ma  bonne  amie. 
»  —  Depuis  quelques  jours  je  te  trouve  triste... 
„ —  C'est  vrai...  —  Pourquoi  donc  cela?  —  Je 
»  n'(;n  sais  rien...  —  J'espère  cependant  que  tu 
«n'as  pas  de  chagrin...  Madeleine  ?  Maintenant 
«que  je  t'ai  trouvée,  je  veux  que  tu  sois  heu- 

»reuse — Ahî  vous  êtes  trop  bonne  pour 

»moi!...  » 

Madeleine  embrasse  Ernestinc  et  se  retire  en 
jetant  un  coup-d'œil  sur  Victor,  espérant  qu'ij 
la  regardera  ;  mais  il  n'en  lait  rien  ;  et  la  pau- 
»  vre  petite  s'éloigne  le  cœur  serré. 

«  Tout  est  en  état.  •  dit  madame  Bonnifoux, 


MADRLETNK.  17 

qui  a  enfin  fini  de  se  choisir  des  cartons;  «je 

«crois  que    nous   pouvons    prendre  place 

»  Mais  pourquoi  donc  cette  jeune  personne  s'est- 

»elle  retirée? est-ce  qu'elle  ne  connaît  pas 

»  encore  ses  numéros?...  —  Pardonnez-moi, 
«madame;  mais  elle  est  indisposée...  D'ail- 
B  leurs,  elle  no  joue  pas.   —  Le  loto  est  un  jeu 

•  que  Ton  peut  permettre  aux  demoiselles;  il 
»n'a  rien  d'immoral  ni  de  contraire  à  la  dé- 
»cence,..  Ce  n'est  pas  comme  votre  écarté , 
«dont  le  nom  seul  me  fait  rougir  ,  et  où  l'on 

•  dit  :  Monsieur  passe-t-il  beaucoup? Il  va 

•  jusqu'à  cinq  fois...  quelquefois  jusqu'à  six.... 

«Ah!  Dieu!...  en  quel  temps  vivons-nous! 

«Je  vous  en  prie,  madame  Montrésor,  ne  me 
«changez  pas  mes  cartons  ..  vous  me  feriez 
«beaucoup  de  peine.  « 

Madame  de  Noirmont  se  place  en  regardant 
Victor,  qui  est  bien  vite  à  côté  d'elle.  De  son  côté 
Dufours'assied  près  de  mademoiselle  Clara,  à  la- 
quelle ilenveut  un  peu  cependant,  parce  qu'elle 
atrouvéle  nez  de  M.  de  Noirmont  trop  long.  Le 
loto  commence;  les  parties  se  succèdent,  as- 
saisonnées par  les  commentaires  de  madame 
Bonnifoux.  les  exclamations  de  madame  Mon- 
I.  2 


18  MADELEINE. 

trésor  et  les  bûilloments  ctouftes  de  Chéri.  Er- 
nestine  et  Victor  ne  disent  rien  ,  mais  il  s'en- 
tendent, et,  probablement  n'entendent  pas  les 
autres,  ce  qui  est  un  double  avantage. 

Enfin,  à  neuf  heures  et  demie,  madame  Bon- 
nifoux,  qui  déjà  plusieurs  fois  s'est  plaint  d'a- 
voir âvi>'  aigreurs  et  des  renvois,  ne  paraît  pas 
vouloir  s'en  tenir  aux  verres  d'eau  sucrée  qu'on 
lui  a  donnés  ;  on  ne  sait  pas  encore  ce  qu'elle 
va  demander,  lorque  madame  Montrésor,  pi- 
quée de  perdre  constamment  et  de  voir  bailler 
son  mari,  dit  qu'il  est  temps  de  se  retirer.  Ma- 
dame de  Noirmont  se  garde  bien  de  faire  au- 
cune instance  pour  prolonger  la  partie. 

«C'est  dommage  de  quitter  déjà,»  dit  madame 
Bonnifoux;  «j'étais  en  veine,  et  pourtant  je 

•  suis  un  peu  indisposée...  J'attribue  cela  à  des 

•  pois  que  ma  cuisinière  a  mis  dans  une  ju- 
»lienne...  ils  étaient  très-gros. ..  je  les  ai  pour- 
stant  mangés  avec  plaisir...  » 

On  ne  répond  rien  à  cela  ,  ])arce  qu'on 
craint  que  la  julienne  n'amène  d'autres  détails 
que  Ton  préfère  ne  pas  entendre.  Mais,  au  mo- 
ment de  partir,  Chéri  dit  à  Ernestinc  :  «  La 
))  soirée  est  superbe après  une  journée   de 


MADELniXR.  40 

«chaleur,  voilù  le  beau  moment  de  la  prome- 
»nade...  Vous  devriez,  madame,  nous  recon- 
»  duire  un  peu.  » 

Victor  appuie  cette  proposition,  et,  comme 
Ernestîne  pense  que  Du  four  sera  de  la  partie, 
elle  accepte,  et  met  à  la  hâte  un  chapeau, 
tandis  que  madame  Montrésor  prend  son 
mari  dans  un  coin  et  lui  dit  :  «  Est-(;e 
»  que  vous  ne  pouvez  plus  vous  passer  de  ma- 

•  dame  deNoirmontmaintenant?...  Ce  n'est  pas 
«assez  de  venir  ici,  il  faut  qu'elle  vous  recon- 
»  duise. . .  Chéri,  si  cela  continue,  je  ne  viendrai 
«plus  dans  cette  maison...  J'y  attrape  des  va- 
»  peurs  et  j'y  perds  mon  argent...  ça  ne  m'a- 
»muse    pas    du    tout...    Donnez-moi  donc  le 

•  bras...  —  Mais  nous  sommes  encore  dans 
»le  salon...  Donnez-moi  toujours  le  bras...  et 
i>pas  tant  déraisons  1 

Ernestine  a  mis  son  chapeau,  on  part;  mais, 
au  lieu  de  suivre  la  société,  Dufour  prend  sa 
chandelle  et  se  dispose  à  monter  dans  sa  cham- 
bre. 

«Quoi!  monsieur  Dufour.  vous  ne  venez 
»  })as  ave(!  nous?  »  dit  Kincstiue,  iwfr  \i.a- 
(iic.   «  —  %iui,  !ii:!'!.im '.    je  -iii-^  fiîiiruf.''. .     Ce- 


20  MADRLRINE. 

«portrait    m'a    beaucoup    donné    de  mal 

Je   vais  me  coucher — Comment! 

«déjà?...  — Je  présente  mes  salutations  à  la 
»  compagnie.  » 

Et  Dufour  monte  chez  lui.  11  a  encore  sur  le 
cœur  le  nez  trop  long ,  le  bras  trop  court ,  et 
toutes  les  observations  que  l'on  a  faites  sur  le 
portrait  de  M.  de  Noirmont. 

«  Eh  bien  !  madame  ,  nous  nous  passerons 
M  de  Dufour,  et  je  pense  qu'un  cavalier  peut 
»  vous  suffire  dans  un  si  court  trajet ,  »  dit  Vic- 
tor en  présentant  son  bras  à  Ernestine. 

Madame  de  Noirmont  sent  bien  que  son 
refus  maintenant  semblerait  ridicule,  ou  pour- 
rait donner  lieu  à  de  singulières  conjectures. 
Elle  accepte  donc  ,  et  prend  en  tremblant  ce 
bras  qu'on  lui  offre  avec  tant  de  plaisir. 

On  est  au  mois  de  juillet,  la  soirée  est  su- 
perbe; la  campagne  (5 ffre,  à  dix  heures  du  soir, 
une  promenade  délicieuse,  bien  préférable 
à  celle  de  la  journée. 

M.  Pomard  donne  le  bras  à  sa  sœur;  ils  mar- 
chent près  d'Ernestine  et  de  Victor,  ensuite 
viennent  les  Montrésor  et  madame  Bonnifj)UX 
avec  sa  boîte  à  loto. 


MADELJilMi.  21 

«  C'est  un  meurtre  de  se  coucher  si  tôt  par 
»  ce  temps-là,  »  dit  mademoiselle  Clara.  «  Mon 
»  frère,  si  tu  veux  ,  nous  irons  faire  un  tour 
»  dans  laplaine  pour  chercher  des  vers  luisants.. . 
»  il  doit  y  en  avoir. 

» — Ah!  j'irai  volontiers  chercher  des  a  ers 
«luisants  avec  vous,  »  crie  Chéri  en  tâchant  di; 
faire  avancer  les  deux  dames  auxquelles  il 
donne  le  bras  ,  et  notamment  madame  Bon- 
nifoux,  qui  est  toujours  d'un  pas  en  arrière  de 
son  cavalier. 

«  Vous  n'irez  pas  chercher  de  vers  luisants  . 
«monsieur!  »  dit  Sophie  en  pinçant  le  bras  do 
son  mari  ;  «  mademoiselle  Pomard  peut  y  aller 
«sans  vous  si  cela  lui  plaît...  Je  veux  rentrer... 
»  j'ai  besoin  de  me  coucher. 

» —  Moi,  ce  que  je  veux  aller  chercher  un 
«malin  dans  la  plaine,  »  dit  madame  Bonni- 
foux,  u  ce  sont  des  mousserons  ;  on  m'a  dit 
«que  c'était  délicieux...  mais  je  suis  revenue 
)»par  la  crainte  de  me  tromper  et  de  cueillir  à 
«la  place  de  mauvais  champij^^nons...  Monsieur 
wMontrésor,  vous  allez  trop  vite...  j'ai  mes 
«maux  de  reins...  — C'est  vrai,  Chéri;  vous 
»  nous  fai/es   galoper...   Nous  n'avons  pas  be- 


^  MADELEINE. 

)»  soin  d'être  dans  la  poche  de  madame  de  Noir- 
»  mont.  » 

Cependant  Chéri,  qui  s'ennuie  d'être  en  ar- 
rière, tire  toujours  la  vieille  dame  :  celle-ci,  en 
voulant  retrousser  sa  robe  ,  laisse  tomber  sa 
boîte  à  loto  ;  alors  madame  Bonnifoux  pousse 
un  cri  à  faire  retentir  les  échos  du  bois. 

«Qu'est-ce  qu'il  y  a...  un  serpent?»  de- 
mande monsieur  Pomard.  «  —  Vous  êtes  tom- 
»bée,  madame?»  dit  Ernestine. 

« —  Eh!  mon  Dieu!  non...  C'est  ma  boîte 
»  à  loto  qui  est  tombée,  et  elle  s'est  ouverte,  et 
«les  boules  sont  sorties  du  sac...  C'est  vous  qui 
i  êtes  cause  de  ce  malheur,  monsieur  Montré- 
»  sor  ;  vous  me  faites  marcher  si  vite  !  » 

Madame  Bonnifoux  est  prête  à  pleurer.  Pour 
la  calmer,  toute  la  société  se  met  à  genoux  sur 
l'herbe  et  cherche  les  boules;  mais  comme  un 
malheur  n'arrive  jamais  seul,  le  sac  aux  numé- 
ros est  justement  tombé  dans  un  endroit  où 
l'herbe  est  haute  et  bien  fournie ,  car  les  pro- 
meneurs marchent  à  travers  la  plaine;  il  faut 
donc  fouiller  dans  cet  épais  ga/on ,  au  risque 
de  trouver  de  mauvaises  herbes  et  de  se  piquer 
les  mains.  Mais  madame  Bonnifoux  s'est  assise 


MADliLKLNE.  28 

à  terre  ,  et  elle  a  déclaré  qu'elle  n'irait  pas 
se  coucher  que  le  compte  de  ses  boules  n'y 
soit. 

«  Comme  s'est  amusant  l  »  murmure  made- 
moiselle Clara;  «passer  le  temps  à  cliercher 
»  les  boules  de  loto  au  lieu  d'attraper  des  vers 
»  luisants  !  —  Chéri  !  »  crie  Sophie  à  son  époux, 
qui  semble  vouloir  se  rapprocher  de  mademoi- 
selle Pomard,  »  cherchez  à  côté  de  moi...  les 
«boules  ne  sont  point  sous  les  pieds  de  made- 
»  moiselle  Clara...  —  Mais,  Sophie,  on  ne  sait 
»pas...  —  Moi,  je  ne  sais  pas  quelle  boule  vous 
«cherchez,  mais  je  vous  vois  bien... 

»  —  Il  en  manque  quatorze  ,  »  dit  madame 
Bonnifoux,  qui  vient  de  faire  le  compte  du  sac, 
et  la  vieille  dame  porte  son  mouchoir  sur  ses 
yeux  et  se  met  à  pleurer. 

«  Si  on  revenait  demain  de  bon  matin?  »  dit 
Victor.  «  —  Ah!  monsieur,  elles  seraient  vo- 
ilées I...  —  Que  voulez-vous  qu'on  fasse  de 
«cela,  madame?  —  Comment!  monsieur,  des 

•  boules  superbes  que  j'ai  fait  faire  exprès! 

•  Cartainemcnt  on  ne  me  les  rendrait  pas. 

•  — Les  voilà...  je  lien»  le  nid...  »  s'écrie 
monsieur  Pomard  ;  »  j'ai  mis  la  main  sur  six  ^ 


2/|  MADliLliliNE. 

»la  lois...  tenez,  madame...  — Ah!  monsieur... 
*  quelle  horreur!  qu'est-ce  que  vous  m'appor- 
»tez  là?  ce  ne  sont  pas  mes  boules...  Fi!  mon- 
»  sieur,  ne  ramassez  pas  cela.  —  Comment  !  je 
»me  suis  trompé?  —  Prenez  garde,  monsieur 
»  Pomard  ;  il  vient  des  chèvres  brouter  dans  la 

«plaine  !  »  dit  Chéri  en  riant.  «  —  Ah!  oui 

»  c'est  que  je  ne  pensais  pas  à*  cela  !  \> 

Après  un  bon  quart-d'heure  de  recherches, 
on  parvient  enfin  à  compléter  le  sac  aux  bou- 
les. Madame  Bonnifoux  se  relève  ;  la  société  se 
remet  en  route  ,  assez  mécontente  de  la  halte 
qu'elle  vient  de  faire  ;  mais  on  est  bientôt  à 
l'entrée  de  Gizy,  où  l'on  se  dit  adieu,  pour 
rentrer  chacun  chez  soi. 

Victor  est  seul  avec  Ernestine  :  avec  quelle 
impatience  il  attendait  ce  moment  !  Seul  dans 
la  campagne,  le  soir,  avec  une  femme  que  l'on 
aime  ,  que  l'on  brûle  de  posséder  ;  si  l'on  ne 
triomphe  pas  alors  de  sa  résistance,  il  faut  per- 
dre tout  espoir  de  voir  combler  ses  vœux. 

D'abord  on  ne  se  dit  rien  :  l'excès  d'amour 
produit  souvent  l'effet  de  la  crainte.  Ernestine 
vetit  hâter  le  pas;  Victor  cherche  au  contraire 
à  ralentir  leur  marche. 


MADELEINE. 


25 


«  Rien  ne  nous  presse ,  madame,  »  dit  enfin 
Victor  ;  «  laissez-moi  donc  jouir  quelques  ins- 
»  tants  de  plus  du  bonheur  d'être  avec  vous.... 
»  —  Je  voudrais  être  rentrée...  — Et  tout-à- 
•  l'heure,  avec  vos  voisins  vous  n'étiez  paspres- 

»sée!...  Que  vous  êtes  cruelle  pour  moi! 

«vous  me  refusez  tout!...  Parce  que  je  vous 
«aime,  je  suis  donc  bien  coupable  à  vos  yeux? 
»  —  Je  vous  en  prie,  ne  me  dites  pas  ces  choses- 
»là...  ne  me  parlez  plus  de  cela...  Rentrons... 
»je  crains  que  mon  mari  ne  m'attende...  11 
«pourrait  s'étonner  de... 

» —  Votre  mari  s'est  couché  et  il  dort;  vous 
»  le  savez  très-bien,  puisqu'il  vous  l'a  dit  devant 
»  moi.  Mais  vous  voulez  rentrer  parce  que  vous 
»  seriez  fâchée  de  m'accorder  la  moindre  fa- 
»veur  ..  parce  que  vous  me  détestez  ,  et  que 
»  cela  vous  déplaît  d'être  un  moment  seule  avec 
omoi...  —  Ce  n'est  pas  parce  que  je  vous  dé- 
»  teste;  je  ne  déteste  personne...  — Et  vous 
»me  voyez  comme  tout  le  monde?...  comme 
«c'est  flatteur!...  comme  c'est  aimable!  — 
«Que  voulez-vous  donc  que  je  vous  dise?...  — 
«Oh!  rien...  vous  m'en  avez  dit  assez...  Mon 
»Dieu!  on  dirait  que  vous  tremblez...  —  Oui... 


26  MADELEhNB. 

»je  tremble...  j'ai  peur  avec  vous...  —  Peur! 
»  avec  moi  qui  vous  aime  tant!...  —  C'est  peut- 
»être  pour  cela...  —  Ah!  madame,  je  suis  bien 
»  malheureux  si  je  ne  vous  inspire  que  de  la 
«crainte  !...  Que  je  voudrais  donc  ne  plus  vous 
«aimer!...  Oui,  je  donnerais  tout  au  monde 
«pour  vous  oublier;  car  je  vois  bien  que  mon 
j»  amour  vous  ennuie,  vous  obsède!.,.  Mais  je 
j>  ne  puis,  je  ne  pourrai  de  ma  vie...  je  vous 
0  aime  tout  autrement  que  je  n'avais  jamais 
»  aimé  ,  je  sens  maintenant  la  différence  d'un 
«sentiment  véritable  à  ces  désirs  qu'on  prend 
«pour  de  l'amour...  — Prouvez-le-moi  donc 
»  en  ne  me  demandant  jamais  rien  de  contraire 
Ȉ  mon  devoir. 

»  —  Il  me  semble  que  je  suis  assez  sage 

» —  Oui,  c'est  étonnant!...  —  Est-ce  ma  faute 
»si  près  de  vous  je  brûle  ,  si  je  désire  tant  de 
«choses?...  Ah!  si  vous  ressentiez  une  faible 
«partie  de  ce  que  j'éprouve!  —  Rentrons,  je 
«vous en  prie...  vous  me  laites  mal  ..  j'étouffe... 
»Ah!  que  je  souffre!..  —  Mon  Dieu!  et  c'<.st 
»  moi  qui  .serais  cause.  .  —  Oui,  vous  nie  ren- 
>•  dez  malheureuse  aussi.  » 

L;.   \oix   d'Ernesliuc  csl  altérée;   elle   porte 


MADELEINE.  27 

son  mouchoir  sur  ses  yeux.  Victor  veut  l'en- 
tourer de  ses  bras  ;  elle  se  dégage  et  double  le 
pas.  Il  parvient  bientôt  à  l'atteindre,  et  saisit 
sa  main  qu'elle  veut  encore  lui  ôter. 

«  Quoi!...  vous  ne  voulez  plus  même  me 
«donner  votre  main?  ..  —  Laissez-moi  î...  — 
«Non  ,  non  ,  je  ne  vous  laisserai  pas...  je  vous 
«aime  trop.  Si  c'est  un  crime,  c'est  moi  seul 
«qui suis  coupable...  —  Laissez-moi  vous  em- 
»  brasser    une   seule  fois.    — Non,    non!...  « 

Victor  n'écoute  pas  Ernestine  ;  il  la  saisit 
dans  ses  bras  et  la  couvre  de  baisers  ;  elle  se 
débat,  elle  le  supplie,  mais  à  chaque  instant  sa 
voix  devient  plus  faible  ,  et  Victor  plus  entre- 
prenant. 

«  Oh!  mon  Dieu  ,  vous  me  perdez!  mur- 
mure encore  la  jeune  femme.  Son  amant  n'é- 
coute plus  rien.  11  y  a  des  moments  où  le  ton- 
nerre que  nous  verrions  fondre  sur  notre  tète, 
ne  nous  dérangerait  pas  de  notre  occupa- 
tion; et  Victor  était  dans  un  de  ces  moments- 
là...      ■ 


CHAPllKliXVI. 


PAUVRE      .M  AD  t  LE!  Mi 


.•  I 


On  dit  qu'en  toute  chose  il  n'y  a  que  le  pre- 
mier pas  qui  coûte  ;  j'ai  vu,  au  théâtre,  des  se- 
conds pas  que  l'on  avait  autant  de  peine  à  faire 
que  les  premiers  ;  dans  ce  pays  d'intrigu  l'S,  de 
coteries,  de  fausseté  et  d'en>ie,  l'autevr,  qui 
n'a  que  son  talent,  éprouve  tout  autani  de  dé- 
goût à  faire  son  second,  son  sixième  et  son 
dixième  pas  que  son  premier;  souvent  il  aban- 
donne une  carrière  qu'il  était  appelé  à  poi'cou- 


madileinë.  29 

rir  avec  gloire,  parce  qu'au  talent  de  faire  une 
pièce  il  n'a  pas  su  joindre  le  talent  de  la  faire 
jouer,  chose  tout-à-fait  distincte  ;  mais  lais- 
sons le  théâtre,  nous  y  reviendrons  quelque 
jour...  et  les  matériaux  ne  nous  manqueront 
pas. 

C'est  en  amour  que  l'on  peut,  sans  se  trom- 
per, affirmer  que  le  premier  pas  est  le  plus  diffi- 
cile. Là,  on  n'est  pas  téméraire  pour  une  fois, 
car  on  pense  que  la  faute  étant  toujours  la 
mêjne,  le  nombre  n'y  fait  rien.  Après  la  fatale 
soirée,  comment  Ernestine  pourrait-elle  ne  pas 
être  encore  coupable?  Sa  faute  lui  cause  de 
vifs  remords,  ses  remords  amènent  souvent  des 
larmes,  et  cependant  il  n'y  a  que  Victor  qui 
ait  le  pouvoir  de  calmer  un  peu  ses  chagrins, 
de  tarir  ses  pleurs,  de  l'étourdir  sur  sa  situa- 
tion,  et  l'on  sait  quels  moyens  un  amant  em- 
ploie pour  cela. 

Cependant  Ernestine  paie  bien  cher  quelques 
moments  de  bonheur  ;  tremblant(;,  embarras- 
sée près  de  son  mari,  au  moindre  nuage  qui 
obscurcit  le  front  de  M.  de  Noirmont,  elle  s'i- 
magine qu'il  a  découvert  sa  faute;  dans  les  pa- 
roles los  plus    indifférentes   <'llo  croll  voir  des 


30  MADELEINE. 

allusions  ù  sa  conduite,  des  épigrammes  diri- 
gées contre  elle;  enfin  tout  l'inquiète,  tout 
l'effraie,  elle  ne  goûte  presque  plus  de  repos. 
Pauvre  femme,  elle  n'était  pas  née  pour  avoir 
des  intrigues,  elle  ne  sait  ni  mentir  avec  au- 
dace, ni  sourire  gaîmcnt  à  l'époux  qu'elle 
trompe.  Mais  elle  sait  airner  avec  passion, 
avec  délire,  et  ce  feu  qui  brûle  son  cœur,  son 
mari  n'a  pas  su  ou  n'a  pas  pu  l'allumer. 

Pendant  qu'Ernestine,  tour-à-tour  coupable 
et  repentante,  cède  à  son  amant  en  se  promet- 
tant sans  cesse  d'être  plus  sage,  une  autre  per- 
sonne éprouve  aussi  toutes  les  peines  que 
cause  l'amour,  mais  sans  connaître  aucun  de 
ses  plaisirs. 

Madeleine  devient  chaque  jour  plus  mélan- 
colique; son  visage  change  ainsi  que  son  hu- 
meur; ses  yeux  ont  perdu  de  leur  vivacité,  ses 
lèvres  ne  savent  plus  sourire;  elle  ne  cherche 
l)lus  à  se  cacher  A  elle-même  la  cause  de  son 
mal  ;  elle  aime,  et  c'est  de  toute  la  force  de  son 
àmc,  et  c'est  iwrc  cette  candeur,  cette  idolâtrie 
(|ue  l'on  éprouve  à  (h"\-hnit  ans  pour  l'homme 
(pii  le  prciiii'T  hiil  hiitlrc  notre  comu*.  (iC  senti- 
nicMl    <|ui    lail    maintenant   sa   peine,  pendant 


MADELEINE.  34' 

quelque  temps  la  jeune  fille  s'est  flattée  qu'il 
était  partagé  et  que  Victor  ne  la  voyait  pas 
avec  indifférence;  on  s'abuse  facilement  sur  ce 
qu'on  désire,  et  ce  n'est  qu'à  regret  que  l'on 
renonce  à  de  douces  illusions. 

Depuis  quelque  temps,  Madeleine  a  reconnu 
son  erreur;  elle  s'aperçoit  que  Victor  ne  la 
cherche  jamais;  que,  s'il  est  avec  elle,  il  lui  ré- 
pond à  peine;  qu'il  est  distrait,  préoccupé, 
qu'il  la  quitte  aussitôt  qu'il  aperçoit  madame 
de  Noirmont,  enfin  qu'il  ne  paraît  s'apercevoir 
ni  de  sa  mélancolie,  ni  du  changement  de  ses 
traits. 

«  Oh!  non,  il  ne  pense  pas  à  moi,  »  se  dit 
tristement  la  jeune  fille  en  se  promenant  seule 
dans  les  plus  sombres  allées  du  jardin;  c  il  n'y 
»  a  jamais  pensé  que  comme  à  quelqu'un  dont 
aie  malheur  intéresse  ..  Je  n'ai  rien  pour  plai- 
»re...  je  suis  laide,  je  n'ai  ni  esprit  ni  talents... 
»  il  ne  pouvait  pas  m'aimer. ..  Jacques  dit  en- 
tcore  que  je  n'ai  ni  nom,  ni  fortune.  Je  le  sais 
«bien...  mais  il  me  semble  que  ce  n'c^t  pas 
»cela  qui  doit  faire  aimer  les  gens.  l)evais-je 
«désirer  qu'il  m'aimàl?...  qu'en  serait-il  r(''- 
»?ullé?...    i'\[\\    ('té    un    malheur    aussi...    et 


32  MADELEINE. 

«pourtant  cela  m'aurait  rendue  bien  hcu- 
•  reuse...  Je  l'aimerai  toujours,  moi  I  je  puis 
»  bien  disposer  de  mon  cœur...  M.  Victor  ne 
«saura  jamais  que  c'est  lui  qui  en  est  le  maî- 
»tre,  mais  si  du  moins  il  pouvait  rester  ici,  si  je 
«pouvais  le  voir  toujours!...  Alil  je  me  trou- 
«verais  encore  lieureuse!...  » 

En  s'apercevanl  que  Victor  ne  pense  plus  à 
elle,  Madeleine  n'a  pas  deviné  qu'il  pense  à  une 
autre;  elle  voit  bien  que  M.  Dahner  se  plaît 
avec  madame  de  Noirmont,  qu'il  la  cberche 
sans  cesse,  mais  elle  ne  conçoit  pas  le  moin- 
dre soupçon  sur  le  sentiment  qui  les  unit,  car 
la  jeune  fille  a  la  plus  baute  idée  de  la  vertu 
d'Erncstine,  et  d'ailleurs  il  ne  lui  semble  pas 
possible  qu'une  femme  mariée  puisse  aimer 
un  autre  bomme  que  son  époux  :  pauvre  Ma- 
deleine l 

Un  matin,  M.  de  Noirmont  aborde  sa  femme 
d'un  air  soucieux  et  mécontent  ;  il  lui  fait  si- 
gne de  le  suivre  dans  le  jardin,  en  lui  disant  : 
«  Nous  pourrons  y  causera  notre  aise...  et  j'ai 
»  à  vous  parler.  » 

Ernestinesuit  son  époux  en  tremblant,  une 
sueur  froide  découle  de  son  front  ;  elle  est  per- 


MADRLETNR.  33 

snadcc  que  son  mari  ii  déc-ouvcrt  sa  coiiduilc, 
clli.'  se  voit  déjà  perdue,  déslionoréo,  et  c'est 
sans  lever  les  veux  qu'elle  attend  qu'il  s'expli- 
que. 

0  Je  \iejis  de  reeevoir  des  lettres  de  Paris,  » 
dit  M.  de  Noirmont.  «  —  Kh  bien!  monsieur?.. 
* —  VAi  bien  !  ees  lettres  ne  nie  font  pas  plai- 
»sir  ..  j'y  apprends  des  cboses  qui  rn'inquiè- 
»  lent.  — Oui  vous...  inquiètent?...  —  Oui, 
«relativement  à  votre  frère.  » 

Ernesline  respire  plus  librement,  et  elle  ré- 
pond d'un*'  voix  plus  assiu-ée  :  «  Ali  !...  c'est  de 
«mon  frère  qu'il  s'agit...  —  Sans  doute...  de 
»qui  voulez-Vous  que  ce  soit?  —  Alil...  c'est 
«que...  je  ne  jiensais  pas  d'abord. .^  Eh  bien  l 
»  qu'avez-vous  donc  appris  qui  le  concerne?  — 
»l)'a!)ord,  voilà  une  lettre  d'Armand  où  il  me 
•  demande  de  l'argent;  il  n'a  plus  rien  de  ce 
«qu'on  lui  avait  prêté;  il  veut  absolument  que 
«je  me  décide  jiour  redite  propiiété...  ou  il  la 
M  vendra  à  d'autres,  peu  lui  importe  d'y  per- 
»dfe!..  Ce  jeune  homme-là  ne  calcule  rien  !.. 
a  Je  voulais  lui  garder  cette  propriété  jiour  qu'il 
»  en  tirât  un  melllcui'  ])aili...  mais  non,  il  lui 
«faut  de  l'argent,  il  lui  eu  faut  à  tel  prix  que 
II.  .'j 


34  yA!>i  li;i.\j:. 

1)  ce  soîl  !...  Cette  autre  leiïre  est  d'un  ami  de 
«Paris.  Je  l'avais  prié  de  s'informer  de  la  con- 
»duite  de  votre  frère;  ce  qu'il  me  dit  confirme 
»  mes  craintes.  M.  Armand  fait  le  marquis,  le 
«grand  seigneur...  il  joue,  il  entretient  des 
»  femmes  galantes...  Enfin  il  se  conduit  comme 
»  un  feu  ou  comme  un  homme  qui  veut  se 
«ruiner... 

»  —  Mon  pauvre  frère!.,  hélas!...  pourquoi 
»  n'est-il  pas  resté  avec  nous  !  —  On  me  dit  que 
«son  ami  Saint-Elme  ne  le  quitte  pas,  qu'il  est 
»  de  toutes  ses  orgies,  de  toutes  ses  folies...  Je 
»vous  avoue  que  je  commence  à  revenir  beau- 
»  COU])  sur  la  bonne  opinion  que  j'avais  de 
»M.  de  Sahît-Elme.  —  Moi,  monsieur,  vous  sa- 
»vez,  que  je  n'ai  jamais  été  éblouie  par  le  ton 
«brillant,  par  les  manières  tranchantes  de  cet 

•  homme...  Lef^  grands  parleurs  ne  m'inspi- 
»rent  pas  de  confiance  ;  je  vous  l'ai  dit.— Oui, 
i.  c'est  vrai...  mais  ce  M.  Saint-Elme  connais- 
»sail  toul...    savait  loul...  il    devrait   avoir   de 

•  l'expérience,  et  ne  pas  laisser  celui  qu'il  ap- 
«pelle  son  cher  Armand  manger  sa  fortune 
«avec  des  fripons  et  des  câlins.  —  Ah!  si  mon 
nfirir    n'a\a!t   jamais    eu   ])otir    amis  que    des 


MADELEINE.  S5 

»gens  comme...  —  Comme  MM.  Dalmer  et 
»Dufour...  Oui,  ceux-ci  sont  sages,  rangés. ..  à 
»la  bonne  heure,  voilà  des  hommes  qui  ne 
«songent  pas  à  se  ruiner...  J'avoue  même  qu'ils 
«ont  plus  de  vertu  que  moi...  il  en  faut  pour 
»  faire  le  loto  de  madame  Bonnifoux.  Mais  re- 
»  venons  ii  votre  frère.  Puisqu'il  le  veut  absolu- 
»ment.  eh  bien!  je  prendrai  cette  propriété... 
s  Je  vais  lui  envoyer  trente-cinq  mille  francs  à- 
»  compte  dessus...  Je   pense  qu'il  voudra  bien 

•  me  donner  quelques  sema*  nés  pour  le  reste. 
«Mais  écrivez-lui  de  votre  côté,  Ernesline;  vous 
«êtes  sa  sœur,  son  aînée;  il  n<'  prendra  peut- 
Ȑlre  pas  vos  conseils  aussi  mal  que  les  miens. 
»  —  Ali  !  je  crains  bien  que  mon  frère  ne  fasse 

•  aucun  cas  de  mes  avis!...  — Il  faut  essayer 
«pourtant;  Armand  est  bien  jeune,  il  ne  peut 
«encore  être  sourd  aux  remontrances  dictées 
«par  l'amitié.  Ecrivez-lui  pendant  que  je  vais 
»  aller  jusqu'à  Sissonne  chercher  les  fonds  dont 
»j'ai  besoin.  Je  serai  bientôt  de  retour.  » 

M.  de  Nolrmont  embrasse"sa  femme,  et  part 
pour  la  pctile  \ilic  de  Sissonne,  qui  n'est  qu'à 
trois  quarts  de  lieue  de  Bréville.  Restée  seidc 
dans  Ifs  jardins.  l'a*ne'.line  y  s<tnge  à  la  terr.  ur 


(luVlIc  a  ressentie,  aux   craintes  que   lui   ont 
lait  concevoir  les  premiers  mots  de  son  mari. 

«  Voilà  donc  quel  sera  désormais  mon  sort!» 
se    dit-elle.  «  Je  ne  serai   jnmais    entièrement 
«heureuse...  jamais  la  paix  avec  moi-même... 
»  et  devant  les  autres,  toujours  craindre...  rou- 
»gir...  trembler.  • 

Ernestine  est  plongée  dans  ses  pensée  lorsque 
Victor  vient  la  rejoindre,  et  lui  demande  le  su- 
jet de  sa  tristesse.  Elle  lui  conte  ce  qui  vient  de 
se  passer  et  la  frayeur  dont  elle  a  été  atteinte. 

«  Depuis  quejesuis  coupable, je  ne  vis  plus,» 
dit  Ernestine  ;  «chaque  instant  de  lajournécamè- 
»  ne  un  nouveau  suppplice. .. — Est-ce  que  votre 
»mari  est  jaloux?  ..  — Quelquefois  il  lui  prend 
»  des  accès  de  jalousie...  Ah!  s'il  découvrait  ma 
w  faute,  il  serait  furieux!...  furieux  surtout  d'a- 
»  voir  été  trompé...  car  je  ne  le  crois  pas  bien 
«amoureux  de  moi...  mais  sa  vanité!...  — 
>»  Éloignez  c(\s  idées  qui  n'ont  pas  le  sens  com- 
Binun...  —  Je  ne  juiis!...  j'ai  la  tête  boulever- 
»sée...  —  Vons  ne  m'aime/  donc  plus?  —  Ah! 
»  il  ne  me  manquerait  «pic  de  vous  entendre 
•  dire  cela...  C'est  cet  amour  ([ui  me  désole... 
i  Mou   Dieu!    pourquoi    m'avcz-voiis  fait   con- 


MADKLKIMî.  37 

•  naître  ce  sciilimeiit  que  sans  vous  j'aurais 
»toujours  ignoré!...  —  Yous  êtes  donc  bien 
«fâchée  de  in'aimer?. . .  —  JNon  ,  mais  je  suis 
»  fâchée  d'être  coupable...  Je  voudrais  pouvoir 
»  avouer  que  je  vous  aime,  je  voudrais  le  dire  à 
«tout  le  monde,  au  lieu  d'être  obligée  de  le 
«cacher. —  Chère  Ernestine  ce  qu'on  cache  a, 
»  dit-on  plus  de  charmes...  Si  nous  pouvions 

•  nous  aimer  sans  danger,  nous  nous  aimerions 

•  peut-être  moins.  —  Ah!  je  ne  le  crois  pas.  Et 
«trouvez-vous  encore  du  charme  à  n'oser  se 
«regarder  devant  le  monde,  de  peur  qu'on  ne 
«lise  notre  secret  sur  notre  phj^sionomie?... 
«car  je  ne  sais  pas  bien  feindre...  Je  ne  puis 
«vous  voir  avec  indifférence.  Quand  vos  yeux 
«s'attachent  sur  les  miens,  il  me  semble  que 
»  mon  àme  va  passer  dans  la  vôtre...  Est-ce  que 
«l'on  peut  dissimuler  cela?. ..  » 

Victor  s'efforce  de  calmer  celh;  qu'il  aime,  il 
la  serre  dans  ses  bras,  il  éleinl  sa  ^()ix  par  ses 
baisers.  «0  mon  Dieu!»  dit  Ernestine,  uj)()ur- 
»quoi  donc  faut-il  qu'un  si  grand  bonheur  me 
«rende  criminelle?...  Que  je  m'en  veux  d'être 
»  si  faible!...  » 

En  ce  moment  un  léger  bruit  se  lit  entendre 


38  MADELEINE. 

derrière  les  charmilles  voisines.  Eniestine   re- 
pousse Victor  en  lui  disant  : 

«  Avez-Yous  entendu? —  Oui...  mais  je  crois 
«que  c'est  tout  simplement  le  vent  qui  a  remué 
»  les  feiiilks...  —  01i!'jîf>n  ,  il  m'a  semblé  cn- 
»  tendre  des  pas...  —  Vous  vous  êtes  trompée... 
»vous  voyez  bien  qu'il  n'y  a  personne...  — 
»jN 'importe'....  je  ne  veux  pas  rester  da\an- 
»tagc  ici...  Je  meurs  d'eiïroi...  Laissez-moi, 
Il  mon  ami...  —  Encore  un  moment!  —  Non  , 
»je  vais  écrire  à  mon  frère...  Oh!  je  vous  en 
oprie,  ne  me  retenez  plus...  Tenez,  voyez 
»  comme  je  tremble!  Laissez-moi  rentrer  seule! 
)»  Vous  reviendrez  après...» 

La  jeune  femme  résiste  aux  instances  'de 
Victor,  elle  s'échappe  et  regagne  vivement  la 
maison,  où  Victor  retourne  aussi,  mais  par  un 
autre  chemin. 

Le  bruit  qu'Ernesline  avait  entendu  n'a- 
vait pas  été  causé  par  le  vent.  Le  hasard  avait 
amené  Madeleine  derrière  le  bosquet  où  étaient 
alors  Victor  et  madame  de  Noirmont.  Deux 
\oix  bien  connues  avaient  frappé  l'oreille  de  la 
jeune  iHle.  Elle  ne  voulait  j)as  écouter;  mais 
un  sciitimcnl   impérieux  un  ait   cloué   ses   pas 


MADiiLLl.Mi. 


50 


à  cette  |)l:icc  d'où  elle  pouvait  eulcndrc  et 
même  a})ercevoir  ceux  qui  élaieiit  sous  le  ber- 
ceau. A  cliaque  mot  qui  parvenait  à  son  oreille, 
la  pauvre  petite  sentait  son  cœur  bondir,  ses 
genoux  ployer  sous  elle.  Ce  qu'Ernestine  disait 
alors  à  Victor  ne  pouvait  laisser  aucun  doute 
sur  leur  liaison  ,  et  Madeleine  vient  de  con- 
naître des  tourments  qu'elle  ne  soupçonnait  pas 
pouvoir  ressentir.  Jusqu'alors  elle  avait  bien 
vu  que  Victor  ne  l'aimait  pas,  mais  elle  ne 
pensait  pas  qu'il  en  aimât  une  autre.  En  le 
vo3'^ant  presser  Ernestine  dans  ses  bras,  elle 
éprouve  toutes  les  angoisses  de  la  jalousie.  Elle 
s'appuie  contre  un  arbre  pour  se  soutenir;  un 
^oile  couvre  ses  yeux  ;  elle  ne  voit  plus,  mais 
elle  écoute  encore. ..  En  cet  instant,  le  bruit  d'un 
baiser  arrive  jusqu'au  fond  de  son  cœur.  C'est 
alors  qu'incapable  de  résister  ])lus  longtemps 
au  supplice  qu'elle  endure ,  elle  s'éloigne  pré- 
cipitammoit,  au  risque;  df  «o  tralu'r  par  le  bruit 

de  ses  pas. 

Madeleine  a  traversé  le  jardin  coin  nie  quel- 
qu'un qui  serait  jioursuivi.  Elle  a  ouvert  une 
petite  porte  qui  donne  sur  la  campagne;  elle 
sort,  puic  (lie  )iiar<li('.. .  m;u<h''  tuuji>ur<^.  ^iMI'^ 


ho  MMiLLEl^K. 

rciiarder  ()!i  clic  \a,  retenant  avec  ])eine  ses 
sanglots,  insfiii'à  vc  qu'cnCin,  se  sentant  dc- 
faillii",  et  ne  pouvant  plus  retenir  ses  larmes, 
elle  s'arrête  contre  un  arbre,  sur  lequel  elle 
s'appuie  pour  j)!:  iirer. 

'  Le  temps  s'ér-ouh-,  la  jeune  Aile  est  loujours 
là.  Elle  j)leure,  rar  cela  soulaj^e  un  peu  son 
âme.  et  [îourlant  sa  bouciie  ne  laisse  échapper 
aucune  })h!inte  ;  elle  n'accuse  personne;  elle 
j)leure  sur  elle-même ,  parce  (pi 'elle  se  SL'nt 
bien  malneureuse ,  et  «pi'à  (li\-liuit  ans  on  n'a 
j)as  encore  de  force  contre  les  peines  du   cœur. 

Le  jour  commence  à  tomber.  Madeleine  est 
restée  contre  l'arbre  au  pied  duquel  elle  s'<'St 
assise.  Ses  larmes  ont  cessé  de  couler...  car 
tout  cesse  à  la  lo!igue;mais  de  j;ros  soupirs  les 
ont  rem[)l;icées. 

Liie  voix  lait  entendre  dans  reloii;n(nient 
le  chant  faNori  des  laboureurs  dr.  la  Picardie. 
J.a\oi\  s'approche  :  iMadideincî  jîc  bouL;e  i)as. 
D'autres  sons  viix-eiit  encore  ju.-;([n'à  son  ecrur. 

Ces!  Jaccpies  ([iii  revient  de  l'aire  sa  jouniée, 
il  s'approche;  il  est  eonlre  la  jeune  fille;  elle 
ne  le  \oit  pas.  mais  enî'ni  la  ■t<;i\  l'orte  du  J^iy- 
san  la  lire  de  sa  rè\erie. 


MADELEINE.  ftl 

B  Eli  bien!  Madeleine,  que  l'aites-vous  donc 
.là?... 

«  —  Ali  1...  c'est  vous,  Jacques...  je  ne  vous 
wvov^ais  pas  ..  — Mais  je  vous  ai  bien  vue,  moi, 
«quoique  vous  lussiez  cacliée  par  des  arbres... 
«C'est   qu'en    passant    près  de    cet  endroit  j'y 

•  regarde  toujours...  j'y  ai  jadis  découvert  bien 
»  des  choses,  et  je  veux  voir  si  j'en  verrai  cn- 
»core...  » 

Madeleine  regarde  alors  où  elle  se  trouve,  et 
elle  s'aperçoit  que  c'est  sous  le  vieux  chêne  oii 
se  rendait  sa  mèie,  qu'elle  vient  de  pleurer  si 
longtemps. 

«  0  mon  Dieu  !  j'étais  sous  cet  arbre...  à  la 
»  place  où  venait  ma  mère.  .  —  Comment,  Ma- 
»deleine,et  vous  ne  le  saviez  pas?...  Je  croyais, 
«moi,  que  vous  étie/,  venue  exprès  en  cet  en- 
»droil...  pour  jienser  à  e]l(\..  Mais  qu'avez- 
»  vous  ,  mon  enfant?...  vos  yeux  sont  rouges... 
»  vous  avez  pleuré...  vous  av<'Z  des  chagrins... 
)»  Conlez-nioi  nos  peines...  songez  que  je  suis 
»  voire  premier,   \otre    uKMlleur  ami...  Allons, 

•  allons,  .Madeli'iiie ,  diles-n:ioi  pourquoi  vous 
»  pleuriez.  « 

Lu  jeune  lille  se  jette  dans  les  bras  du  paysan  ; 


4d  MADELEl.NK. 

elle  pose  sa  tele  contre  la  poitrine  de  Jacques, 
et  retrouve  encore  des  larmes  en  s'appuyant 
sur  le  sein  de  son  vieil  ami  ;  puis  elle  murmure 
à  demi-voix  : 

«Oui.  Jacques,  j'ai  bien  du  chagrin!...  — 
»Et  (|ui  donc  vous  en  a  l'ail?...  —  Personne, 
t  Jacques...  c'est  moi  seule...  parce  que...  — 

•  Eh  bien!  ..  achevez  donc,  mon  enl'ant!  — 
»  —  Ah!  mon  ami...  vous  aviez  bien  raison, 
«l'autre jour,  quand  vous  me  disiez  qu'il  ne 
»  fallait  pas  tant  parler  de  M.  Dalmer...  ni  tou- 
»  jours  m'occuper  de  lui. . .  Je  ne  croyais  pas  alors 
«que  cela  me  causerait  tant  de  peine...  Je  ne 
«savais  jias   que  cela  deviendrait  de  l'amour... 

» —  De  l'amour!...  et  c'est  cela  qui  vous 
»  fait  pleurer...  Pauvre  petite  !...  J'en  étais  sur; 
»je  vous  l'avais  prédit...  Et  c'est  sous  ce  chêne 
«qu'elle  vient  verser  des  larmes...  comme  sa 
»mère!...  Ce  vieil  arbre  est  donc  destiné  à  re- 
«cevoir  tous  leurs  soupirs...  Allons,  Madeleine, 

•  soyez  franche  avec  moi  :  ce  M.  \ictor  vous  a 

•  fait  les   doux  yeux  ..  ^ous  a  dit  qu'il  vous  ai- 

•  merait  toute  la  vie?... 

» —  Oh!  non,  Jacques. ..  non,  il  ne  m'a  rien 

•  dit  de  tout  cela...  Au  conliairr,  il   ne  pense 


MADIiLliliNK.  liS 

«pas  à  moi...  ne  me  parle  presque  pus,  ne  me 
«regarde  plus...  et  c'est  pour  cela  que  j'ai  tant 
»  de  cliap;rin... 

» —  Quoi!  Madeleine,  vous  êtes  laeliée  que 
M  ce  jeune  homme  ne  vous  ait  pas  trompée?... 
»  qu'il  soit  honnête,  enfin?... 

» —  Mon  Dieu,  oui;  je  crois  que  j'en  suis  fà- 
»chée...  Ah!  j'aurais  été  si  heureuse  s'il  m'a- 
»  vait  trompée...  » 

Madeleine  dit  ces  mots  avec  tant  de  naïveté, 
que  Jacques  ne  se  sent  pas  la  force  de  la  gron- 
der; il  se  contente  de  hausser  les  épaules  en  s'é- 
criant  :«  Hum  !...  les  femmes!...  ellessontdonc 
»  toutes  les  mêmes?...  Quand  elles  ont  l'amour 
»  en  tête...  elles  ne  voient  plus  les  dangers  aux- 
»  quels  elles  s'exposent;   ehes  les  hravent,  les 

•  affrontent...  Je  crois  qu'elles  passeraient  dans 
»  le  feu  sans  s'apercevoir  qu'il  y  fait  chaud! 
«Voyons,  Madeleine,  revenez  à  vous;  réfléchis- 
»sez...  et  vous  rougirez  de  votre  folie... 

» —  J'ai  rélléchi,  Jacques  ;  je  sens  bien  que 
«j'ai  tort...  que  je  ne  dois  pas  conserver  d'a- 
»  mour  pour  quelqu'un  qui...  qui  ne  peut  pas 
»m'aimer.   Aussi  mon  parti  est  pris  :  je  veux 

•  quitter   Bréville...  quitter   madame   de  Noir- 


WX  MADELEINE. 

•  mont...  afin  de  ne  plus  voir  M.  Victor...  Je 
«retournerai  près  de  vous.  Jacques,  dans  votre 
«chaumière;  je  travaillerai...  j'aurai  bien  soin 
»  de  votre  vieille  tante,  et  je  ne  me  plaindrai 
«plus  de  mon  sort...  Ah!  je  vous  en  prie, 
«Jacques,  cmmenex-moi  avec  vous...  » 

Madeleine  s'est  presque  mise  aux  genoux  du 
paysan;  celui-ci  lu  relève,  puis  la  regarde  quel- 
ques instants  avec  sévérité. 

«  Madeleine,  m'avcz-vous  bien  dit  la  vérité? 
»  ce  M.  Victor  ne  vous  a-t-il  jamais  parlé  d'a- 
»  mour? 

»  —  Non,  jamais.  —  Et  depuis  que  vous  êtes 
«retournée  avec  les  compagnons  de  votre  en- 
»  fancc,  est-ce  que  vous  ave/,  eu  à  vous  plaindre 

•  d'eux?  —  Non....   mon  ami.  —  Madame  de 

•  Noirmont  n'est-elle  plus  la  même  avec  vous... 
«ne  vous  Icmoignc-t-elle  plus  autimt  d'amitié? 

» —   Pardonnez-moi elle  n'a    pas  changé 

»a\ec  moi.  —  Ainsi  vos  anciens  amis  vous  ont 

«retrouvée,  accueillie  avec  joie madame  de 

«Noirmont  nous  traite  comme  sa  sœur.  >ous 
«me  l'ave/,  cent  l'ois  répété ,  et,  pour  prix  de 
»ret  accueil,  de  cette  amitié,  vous  voulez  la 
«quitter,  l'uir  celle  maison   où  fut  élevée  votre 


MADELRTNE.  45 

«enfance...  Parce  qu'un  loi  amour  voustourne 
»la  têtel...  pour  un  seutiment  déraisonna])le  , 
»vous  devenez  inj^^ate  envers  vos  amis,  vos 
»  bienfaiteurs  !  Ali  1  morgue,  ça  n'est  pas  bien  , 

«Madeleine ce  n'est  pas  ainsi  que  vous  tien- 

»  drez  compte  à  feue  madame  lu  marquise  de 
«l'amour  qu'elle  vous  portait!..  Ma  chaumière 
«vous  sera  toujours  ouverte,  vous  le  savez; 
«mais  j'aimerais  mieux  vous  y  recevoir  mallieu- 
«reuse  que  coupable  d'ingratitude. 

Madeleine  a  écouté  Jacques  attentivement  ; 
elle  paraît  frippée  de  ses  remontrances.  Le  cou- 
rage semble  renaître  sur  ses  traits  abattus;  elle 
essuie  ses  yeux,  relève  son  front,  et  tend  la 
main  au  laboureur,  en  lui  disant  d'une  voix 
plus  ferme  : 

a  Vous  avez  raison,  mon  ami,  j'avais  tort... 
VI  bien  tort,  je  quittais  les  enfants  de  ma  bion- 

»  faitrice car  madame  de  Noirmont  et  Ar- 

»  mand  étaient  comme  ses  enfants;  alil  ce  n'est 
«pas  ainsi  que  je  dois  reconnaître  ce  que  ma- 
»  dame  de  Bréville  a  fait  pour  moi.    J'étais  une 

«folle,  une  insensée Pardonnez-moi,  Jac- 

»  ques,  je  vous  promets  d'être  sage  à  l'avenir... 
«Je  vais  retourner  auprès  de  madame  deiNoir- 


ifttS  MADELEINE. 

ï  mont,  et  désormais,  je  vous  le  jure,  ma  vie 
»  ne  sera  plus  employée  qu'à  reeonnaître  ce 
»  qu'on  a  fait  pour  moi. 

»  —  Ah!  je  retrouve  ma  petite  Madeleine  !  je 
ssais  bien  que  vousavez  un  bon  cœur!...  em- 
ïbrasstz-moi,  mon  enfant,  et  croyez-en  Jac- 
>ques,  vos  chagrins  d'aujourd'hui  se  passeront, 
«D'ailleurs,  ce  monsieur  Victor  ne  restera  pas 

•  toujours  à  Bréville,je  l'espère,  mais  vous 

nvous  devcï  y  rester....  vous  y  f^tes  plus  à  vo- 
>  tre  place  qu'ailleurs.  » 

Jacques  prend  le  bras  de  la  jeune  fille,  et  la 
reconduit  jusqu'à  la  porte  de  la  maison  qu'elle 
voulait  fuir;  là,  il  la  quitte  en  lui  répétant  en- 
core :  Du  courage!  » 

Et  Madeleine  s'efforce  de  sourire  en  lui  ré- 
pondant :  i<  J'en  aurai.  » 


CHAPITRE  XV. 


rX    APRfeS-DlNER. 


M.  de  Noirmont  était  depuis  longtemps  de 
retour  do  Sissoiine,  et  les  Montrésor,  ainsi  que 
les  Pomard,  se  trouvaient  à  Brévillo.  La  société 
était  réunie  dans  !<;  salon:  mais  Ernestine  était 
inquiète  de  Madeleine,  qui  avait  disparu  de- 
puis le  matin  et  que  l'on  avait  en  vain  clierché(; 
dans  la  maison  et  dans  le  jardin.  Victor  et  I)u- 
four  se  préparaient  à  sortir  pour  s'informer  de 


h^  MADELEINli. 

la  jeune  Aile  dans  les  environs  lorsqu'elle  parut 
enfin  à  l'entrée  diisalon. 

«  Ah!  la  voilà  !  »  s'écrie  Ernestine  en  courant 
à  Madeleine,  qui  restait  à  la  porte  de  l'apparte- 
trnient.  «  Venez,  venez,  que  je  vous  L^ronde, 
«mademoiselle!  ..  En  vérité,  ce  n'est  pas  bien 
»  de  nous  mettre  ainsi  dans  l'inquiétude!.,  j'é- 
»tais  fort  inquiète  de  toi,  Madeleine. 

« —  Ma  foi,  nous  allions  partir  pour  vous 
»  clierclier  par  monts  et  par  vaux ,  »  dit  Dufour. 

Ernestine  a  pris  Madeleine  par  la  main,  elle 
la  fait  entrer  dans  le  salon  etasseoirprès  d'elle. 
La  main  de  la  jeune  fille  tremble  dans  celle  de 
son  amie. 

«  Qu'as-tu  donc?  on  dirait  que  tu  trembles  , 
»  que  tu  as  froid?  »  dit  madame  de  Noirmont. 
«  Est-ce  que  tu  es  malade?...  — Non,  ma- 
»dame. 

» — 11  serait  difficile  d'avoir  froid  aujour- 
»d'liui;'>dit  Chéri;  «  le  thcrnionièlre  a  été  à 
»  vingt-deux  degrés. 

« —  Alors.  pour([i]oi  donc  lrcmbl<'-t-clle?  » 
dit  mademoiselle  (ilara  à  son  IVcrc.  «  —  C'est 
»cc([ucje  pcns.'iis.  pourquoi  tnuTible-l-clle?  » 


MADELEINE.  ÛO 

répond  M.   Pomard  en  se  mettant   à  fixer  le 
bout  de  son  soulier. 

» — Enfin,  mademoiselle,  «dit  M.  de  Noir- 
mont  d'un  ton  sévère,  ♦  d'où  venez-vous  donc? 
»  et  qu'avez-vous  fait  depuis  ce  matin  que  ma 
«femme  vous  cherche  partout! 

»  —  Monsieur...  je  suis  allée  me  promener,» 
répond  Madeleine  en  baissant  les  yeux. 

«  —  Vous  promener...  depuis  ce  matin,  et 
vous  n'avez  pas  pensé  à  rentrer  pour  dîner! 

» —  Je  n'avais  pas  faim,  monsieur. 

»  —  Ça  me  paraît  un  peu  louche,  "  dit  Du- 
»four  à  mademoiselle  Clara.  «  Elle  n'a  pas  eu 
»  faim,  ce  n'est  pas  naturel. 

»  —  C'est  ce  queje  pensais,  »  murmure  mon- 
sieur Pomard. 

—  Il  est  certain,  »  dit  madame  Montrésor, 
«que  la  conduite  de  cette  jeune  personne  me 
«paraît  au  moins  singulière,  n'e«t-ce  pas  Chéri? 
» — Quoi?  —  Que  la  conduite  de  cette  jeune 
«fille  est  singulière.  —  Oh!  oui.  —  Oh!  oui!., 
«quoi?...  hein?...  Quelle  jolie  manière  de 
»me  répondre  que  vous  avez  contractée  mainte- 
»nant...  je  ne  sais  pas  qui  vous  voyez  pour 
«prendre  de  telles  habitudes!  vous  chang(>z 
H.  4 


Sd  MADELEINE. 

»  beaucoup,  Chéri,  et  ce  n'est  pas  à  votre  a^an- 
»  tage!  » 

Pendant  que  Sophie  gronde  son  mari,  ma- 
dame de  Noirmont  serre  avec  amitié  la  main 
de  Madeleine  en  lui  disant  :  «  tu  as  donc  été 
«promener  bien  loin...  et  Tu  ne  pensais  donc 
«pas  que  ton  absence  m'inquiéterait?  C'est 
»  mal,  cela,  Madeleine;  tu  sais  bien  que  je  ne 

•  suis  plus  habituée  à  être  une  journée  sans  te 
«voir...  — Ah!  vous  êtes  trop  bonne,  mada- 
»  me.  —  Non,  je  t'aime,  et  voilà  tout. 

»  —  Et   de  quel  côté  aviez-vous  donc  porté 

•  vos  pas,  »  répond  M.  de  Noirmont. 

»  —  Monsieur,  j'étais  au  bout  de  la  plaine, 

•  sous  le  vieux  chêne...  là-bas... 

û  —  Si  près  d'ici!  Ce  n'est  pas  là  sans  doute 

•  que  vous  êtes  restée  jusqu'à  présent. 

»  —  Pardonnez-moi ,  monsieur.  —  Cette 
»  place   a   donc  bien    du  charme  pour   vous, 

•  pour  que  vous  y  passiez  une  journée  entière. 
» —  Cet  endroit  doit  me  plaire...  C'est  là,  m'a- 
»t-(»n  dit,  que  ma  mère  allait  au«si  se  reposer. 
»  —  Votre  mère!...  je  croyais  que  vous  n'aviez 
•jamais  connu  vos  parents... 

s  —  Aurais-lu  enfin  découvert  quelque  chose 


MADELEIM?.  51 

«sur  ta  famille!...  »  s'écrie  madame  de  Noir- 
mont  en  regardant  l'orpheline  avec  intérêt.  «  — 
«Non,  madame...  Vous  savez,  ijien  que  je  fus 
«recueillie par  madame  la  marquise  dans  un 
»  âge  trop  tendre  pour  avoir  pu  conserver  d'au- 
»tre  souvenir....  mais  c'est  Jacques  qui  m'a 
«parlé  de  ma  mère. 

» —  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  Jacques?  »dit 
M.  de  Noirmont.  «  —  Un  brave  homme  ,  un 
»  laboureur  qui  demeure  à  Gizy,  »  répond  Er- 
nestine  ;  «  il  travaillait  au  jardin  du  temps  de 
»  ma  belle-mère. 

»  —  Nous  le  connaissons,  «  dit  Dufour,  «c'est 
»lui  qui  nous  a  servi  de  guide  lors  de  notre  ar- 
»  rivée  ici.  C'est  un  gaillard  qui  n'est  pas  sot,  et 
0  qui  a  une  figure  très-caractérisée...  J'ai  tou- 
•jours  l'intention  de  le  peindre  avec  sa  blouse 
»et  sa  grande  faux. 

» —  Ah!  je  sais  qui  vous  voulez  dire!  »  s'écrie 
madame  Montrésor  ,  «  c'est  un  journalier... 
»Mais  il  est  fort  grossier,  votre  Jacques;  je  lui 
«  avais  offert  de  tailler  mes  pêchers  et  ma  vigne, 
«c'eût  été  l'affaire  d'une  j)etile  journée,  et  je 
»  lui  proposai?»  qniny.o  sotis  poiu'  celn.  c'ehiit  foil 


5Î  MADELET>TE. 

«raisonnable...  il  m'a  refusée  très-malhonnê- 
«tcment. 

» —  Oui,  »  dit  Chéri  en  souriant,  o  il  a  ap- 
»pelé  Sophie  verreuse!...  —  C'est  bon  ,  Chéri , 

•  taisez-vous,  on  ne  répète  pas  ces  choses-là,  et 
V  d'ailleurs  il  me  semble  que  vous  auriez  dû  ap- 
»  prendre  à  ce  rustre  à  ne  me  point  manquer 
»de  respect...  —  Ah!  c'est  cela...  Ne  fallait-il 

»pas  se  disputer,  se  battre  avec  ce  paysan 

«pour  un  mot...  Ces  gens  là  vous  disent  cela 
»par  habitude...  et  s'il  me  fallait  prendre  fait 
»  et  cause  toutes  les  fois  que  vous  vous  querel- 
»lez,  on  me  verrait  toujours  un  bâton  à  la 
«main.  —  C'est  le  devoir  d'un  mari  de  se  bat- 
«tre  pour  sa  femme,  —  Mais  ce  n'est  pas  le 
»  devoir  d'une  femme  de  faire  battre  son  mari 
«tous  les  jours. 

» —  Ce  Jacques  a  donc  connu  votre  mère?» 
reprend  M.  de  Noirmont  au  bout  de  quelques 
instants  ;  «  alors  il  peut  vous  apprendre  à  qui 
»  NOUS  devez  le  jour. 

„ —  Je  l'en  ai  snpplié,  monsieur;  mais  Jac- 

•  ques  m'a  répondu  qu'il  ne  savait  rien  ;  que 
«d'ailleurs  il  ne  voulait  rien  inr  diie   de  plus, 


MÀDEL£L\£.  Od 

•  parce  qu'il  valait  mieux  pour  moi  que  j'igno- 
»  rasse  le  nom  de  m  a  mère. 

» —  C'est  singulier!  »  dit  Dufour. 
» —  Mais  non,  cela  se  comprend,  »  dit  tout 
bas  madame  Montrésor  ;  «  cette  petite  est  un 

•  enfant  qu'on  atu-a  fait  à  quelque  paysanne, 
a  qui  l'a  ensuite  abandonnée  ;  et  qui  sait  si  ce 

•  Jacques  lui-même  n'est  pas  son  père?...  — 
»Ma  foi...  au  fait...  —  En  la  regardant  bien,  je 
«trouve  qu'elle  lui  ressemble,  »  dit  Chéri.  — 
y  Ensuite  ce  paysan  aura  apporté  son  enfant  à 
«madame  de  Bréville,  qui  a  eu  la  bonté  de  s'en 
«charger...  cela  me  paraît  tort  clair.  Malheu- 

•  reusement,  je  n'habite  ce  pays   que  depuis 

•  douze  ans,  sans  quoi,  je  vous  réponds  que 
«j'aurais  su  tous  les  détails  de  cette  histoire, 
»  que  madame  de  Noirmont  a  la  bonté  de  ne 
»  pas  vouloir  deviner.  Et  vous  ,  monsieur  Po- 
»  mard  ,  étiez-\ous  dans  ce  pays  à  cette  épo- 
»  que  ? 

»  —  A  quelle   époque  ,    madame  ?  »  dit  Po- 
mard  en  levant  les  yeu\  d'un  air  étonné.  «  — A 

•  celle  où  madame  la  marquise  de  Bréville  a 
«  pris  chez  elle  cette  petite  iillc.  —  Quelle  pc- 
»lite  iille?... 


bll  MADELKINE. 

» —  Ah  !  ah  !  ah  1  comme  c'est  amusant  de 
»  causer  avec  mon  frère  !  »  dit  mademoiselle 
Clara  en  riant  aux  larmes  ;  o  il  ne  sait  jamais 
«ce  qu'on  lui  dit...  Quand  je  lui  demande  ce 
X  qu'il  veut  pour  son  dîner,  il  me  répond  :  Une 
»  femme  ne  doit  pas  s'occuper  de  politi- 
»que.  » 

Cette  conversation  a  lieu  en  petit  comité  en- 
tre les  voisins  et  Dufour.  Victor  s'est  rapproché 
de  Madeleine,  en  disant:  «  Pauvre  jeune  fille! 
»  c'est  bien  triste  de  n'avoir  jamais  connu  sa 
»  mère  !»  et  il  veut  prendre  la  main  de  Made- 
leine ;  mais  celle-ci  la  retire  brusquement , 
comme  si  les  doigts  du  jeune  homme  devaient 
la  brûler.  M.  de  Noirmont,  qui  se  promène  de 
long  en  large  dans  le  salon  ,  dit  à  demi-voix  : 
«  11  faudra  que  je  voie  ce  Jacques...  que  je  le 
»  questionne...  » 

Les  voisins  se  retirent.  Quand  Madeleine  va 
dire  bonsoir  à  Ernestine,  celle-ci  l'embrasse. 
Cette  caresse  fait  d'abord  une  singulière  im- 
pression à  la  jeune  lillc  :  mais  bientôt  saisis- 
sant une  maiiî  de  madame  de  JNoirmont,  elle 
la  couvre   de  baisers,  et  s'êluigiie  précipitam- 


MADËL£1N£.  55 

ment  pour  cacher  les  larmes  qui  coulent  dans 
ses  yeux. 

€  Cette  petite  est  bien  romanesque bien 

»  mélancolique,  »  dit  M.  de  Noirmont;  je  n'aime 
»pas  cela.  11  me  semble  qu'à  son  âge  ,  quand 
won  se  conduit  bien,  on  devrait  être  plus  gaie, 
»  elle  doit  se  trouver  fort  heureuse  ici. 

» — Ah!  monsieur,  elle  se  rnppelle  qu'elle 
»  est  orpheline!  Aujourd'hui  on  lui  a  parlé  de 
»sa  mère,  comment  \oulez-vous  qu'elle  ne  soit 
«pas  triste! 

»  —  Aujourd'hui  je  ne  sais  pas  trop  ce  quelle 
»a  fait  ,  il  me  paraît  fort  singulier  qu'elle  ait 
«passé  la  journée  sous  un  arbre...  et  seule... 
»ou  avec  ce  Jacques.  Enfm,  madame,  je  désire 
')  que  vous  n'ayez  jamais  à  vous  repentir  de 
»  toutes  vos  bontés  pour  cette  jeune  lille. 

» —  11  est  certain,  »  dit  Dufour  en  prenant 
aussi  une  lumière  pour  aller  se  coucher,  «  que 
»  cette  jeune  personne  ne  ressemble  pas  à  tout 
«le  monde...  11  y  a  quelque  chose  de  mysté- 

»rieux  dans  ses  manières...  Ce  soir  surtout 

«quand  elle  a  paru   à  la  porte  du  salon sa 

«  [)hysiouomic    était    singulière — .    ses    yeux 


50  MADELEINE. 

«avaient  une  expression...  J'aurais  voulu  la 
r>  peindre  dans  ce  moment-là. 

»  —  Ah  !  tu  voudrais  peindre  tout  le  monde, 
«toi,  »  dit  Victor.  «  Mais,  à  propos,  monsieur 
»de  Noirmont  ,  n'avez-vous  pas  reçu  des  nou- 
»  velles  d'Armand? 

»  —  Oui,  j'en  ai  reçu  ce  matin,  et  de  peu  sa- 
stisfaisantes...  Mon  beau-frère  se  ruine  à  Paris; 
»il  y  voit  fort  mauvaise  société...  Je  crains  qu'il 
»nejoue,ceserait  bien  alarmant!  Ah!  messieurs, 
»tous  les  jeunes  gens  ne  vous  ressemblent  pas! 
«tous  ne  savent  pas  se  plaire  dans  une  société 
»  honnête,  se  contenter  des  plaisirs  de  la  cam- 
»  pagne. 

»  —  Oh!  moi ,  j'ai  toujours  aimé  une  vie  pai- 
»  sible,  »  dit  Dufour,  «  mais  Victor,  j'avoue  que 
«cela  m'étonne  de  le  voir  si  sage...  car  à  Pa- 
»ris...  —  Tais-toi,  Dufour,  on  n'a  pas  besoin 
«de  tes  histoires...  Je  pense  à  ce  pauvre  Ar- 
»mand...  il  nous  avait  promis  de  revenir  si 
«promptemcnt...  —  Il  m'a  demandé  de  l'ar- 
»gent,  et.  pour  l'obliger,  je  me  suis  décidé  à 
•  acheter  cette  propriété.  — Ainsi,  monsieur, 
«nous  sommes  maintenant  chez  vous.  «  dit 
Victor  avec  un  certain  embarras. 


MADELEINE  5.7 

B —  Messieurs,  j'espère  que  ce  sera  une  rai- 
»  son  de  plus  pour  vous  engager  à  y  rester ,  et 
»  que  vous  n'imiterez  pas  Armand  et  M.  de 
«Saint-Elme  ,  qui  n'ont  pas  voulu  nous  tenir 
»  compagnie. 

»  —  Mais,  voulez  donc  que  nous  soyons  tout- 
»  à-fait  vos  pensionnaires?...  —  Le  plus  long- 
•  temps  possible...  C'est  rendre  contents  des 
»  campagnards  que  de  leur  rester  fidèle...  Er- 
nnestine,  joins  donc  tes  in*stances  aux  miennes, 
»et,  puisque  tu  es  maintenant  maîtresse  dans 
«cette  maison,  c'est  à  toi  de  savoiry  retenir  nos 
»  hôtes  jusqu'à  la  un  de  la  saison.  » 

Madame  de  Noirmont  feignait  alors  d'être 
occupée  à  ranger  dans  le  salon  ;  cependant  elle 
se  hàtc  de  répondre  : 

<t  J'espère  que  ces  messieurs  ne  doutent 
»pas...  du  plaisir  que  nous  aurons  à  les  garder 

»ici et  qu'ils  ne  songent  point  à  nous  quit- 

»  ter. 

»  —  D'ailleurs ,  >>  reprend  M.  de  Noirmont 
d'un  air  malin,  «  je  crois  que  l'un  d'eux  a  quel- 
»  que  motif  qui  le  retiendra  dans  ce  pays...  Un 
»  sentiment  secret...  de  ces  choses  qu'on  ne  dit 
«pas...  mais  qui  se  devinent.  » 


58  MADELEINE. 

Ernestine  pâlit  et  s'appuie  contre  un  meu- 
b{e.  Victor  tâche  de  déguiser  son  trouble  en  di- 
sant  d'un   air  indifférent  :  «   Comment  !   Que 

•  voulez-vous  dire?...  Je  ne  comprends  pas. 

» —  Oh!  je   gage  que  M.  Dufour  m'a  bien 

•  compris.  —  C'est  possible,  »  dit  le  peintre  en 
riant.  «  Et  puis,  je  ne  m'en  cache  pas,  made- 
«moiselle  Pomard  ne  me  déplairait  pas,  quoi- 
»  que  elle  et  son  frère  ne  se  connaissent  guère 
»  en  peinture.  C'est  égal ,  comme  ,  d'après  ce 
»  que  vous  m'avez  dit,  la  fortune  serait  sufïi- 
»  santé,  ma  foi,  je  vais  voir...  je  vais  me  lancer 
»un  peu...  mais  toujours  prudemment,  car 
»il  faut  être  fort  difficile  dans  le  choix  d'une 
»  femme... 

»  —  Ah  !  vous  pensez  à  mademoiselle  Po- 
»  inard,  monsieur  Dufour?  »  dit  Ernesline  eu 
souriant.  — «  Madame,  j'y  pense,  oui,  mais  je 
«ne  me  suis  pas  encore  expliqué  sérieuse- 
»ment...  je  veux  bien  la  connaître  d'abord... 

•  c'est  que  le  mariag.e,  c'est  bien  épineux... 
»  Je  ne  me  soucierais  pas  d'être...  vous  cnten- 
»  dez  bien... 

» —  Oui,  oui.  j'entends,  »  dit  M.  de  Noir- 
monl   eu  riant.  «Eh  mon  Dieu!...  rassurez- 


MA.DELEINE.  59 

•  VOUS,  tous  les  maris  ne  le  sont  pas.  —  Vous 
«croyez?  —  Comment,  si  je  le  crois?... — Non, 
«non;  je  vtux  dire  vous  croyez  que  mademoi- 
»  selle  Clara  ne  sera  pas  trop  coquette... 

»  —  Mon  ami,  il  est  bien  tard,  et  tu  dois 
«être  fatigué,  puisque  tu  as  été  à  Sissonne.  Ces 
«messieurs  savent  qu'à  la  campagne  on  ne  se 
»  gêne  pas.  » 

Et  madame  de  Noirmont  prend  le  bras  de 
son  mari  pour  l'emmener,  mais  Dufour  le  re- 
tient encore. 

«  Monsieur  de  Noirmont,  ne  trouvez-vous 
«pas  que  mademoiselle  Pomardrit  bien  facile- 
«ment? — En  effet...  elle  est  fort  gaie.  — 
«Une  femme  si  gaie...  hum!...  c'est  dange- 
«reux. .. 

»  —  Allons,  Dufour,  viens-tu  te  coucher?» 
dit  Victor  en  prenant  aussi  un  flambeau. 

«  Ch!  mon  Dieu,  une  minute...  je  te  suis... 
)>Oui,  les  femmes  rieuses...  cela  donne  des 
«craintes...  Cependant  il  ne  faut  pas  non  plus 
«trop  se  fier  aux  femmes  sérieuses...  aux  airs 
«graves...  Ah!  monsieur, c'est  étonnant  comme 
«c'est  menteur.  J'ai  coimu  une  femme  qui 
«avait  Vair  d'une  sainte  ..  et  .. 


6Ô  MADELEINE. 

»  —  Mon  ami,  si  tu  ne  viens  pas,  je  m'en 
»  vais,'»  dit  Ernestine  en  quittant  le  bras  de  son 
mari.  «Je  me  sens  fort  mal  à  la  tête...  j'ai  be- 
"soin  de  repos.  — En  effet,  tu  es  bien  pâle, 
»ma  chère  amie.  —  Oui,  je  suis  vraiment  mal 
»  à  mon  aise.  —  Allons,  bonsoir,  messieurs.  — 
«Bonsoir,  madame  et  monsieur.  » 

M.  de  Noirmont  se  retire  chez  lui  avec  sa 
femme,  et  Victor  suit  Dufour  jusqu'à  la  porte 
de  sa  chambre  en  lui  disant  :  «  Que  la  peste 
"t'étouffe,  toi  et  ta  demoiselle  Pomard.  Une 
»  autre  fois,  tâche  de  garder  tes  sottes  ré- 
»  flexions,  et  rappelle-toi  qu'il  est  au  moins  fort 
»  gauche  de  parler  devant  un  mari. . .  de. . .  tout 
»  ce  que  tu  as  dit  ce  soir. 

»  —  C'est  juste,  »  dit  Dufour,  «  j'ai  eu  tort  ; 
•  mais,  que  veux-tu?  quand  on  a  l'idée  de  se 
»  marier,  ces  choses-là  reviennent  malgré  soi  à 
■  l'esprit...  Au  reste,  je  réfléchirai ,  je  ne  me 
j) suis  pas  encore  déclaré...  Mademoiselle  Po- 
amord  a  vingt-neuf  ans,  et  une  sagfsse  de 
«vingt-neuf  ans....  c'est  bien  scabreux.-.  Qu'en 
»  penses-tu  ?  » 

Victor  est  déjà  rentré  chez  lui,  et  ÎDufour, 
qui  8'apen;oit  qu'il  est  seul  dans  le  corridor,  se 


MADELEINE.  61 

décide  à  en  faire  autant  en  murmurant  :  «  Il 
«faudra  que  je  cherche  un  moyen  pour  con- 
»  naître  le  fond  de  la  pensée  de  mademoiselle 
nPomard...  elle  reçoit  fort  bien  mes  homma- 
»ges...  il  me  semble  même  qu'elle  les  reçoit 
vtrop  bien...  Cela  m'est  suspect.  » 


CHAPITRE   XV[. 


IIV    EXPÉDIENT    DE    DUFOIR. 


Les  assiduités  de  Dufour  avaient,  il  est  vrai, 
été  reçues  de  la  meilleure  grâce  par  la  sœur  de 
M.  Pomard.  Quand  on  approche  de  la  tren- 
taine et  que  Ton  est  encore  demoiselle,  on  ne 
manque  jamais  de  dire  dans  le  monde  :  «  Je  ne 
«veux  pas  me  marier;  je  serais  bien  fâchée  de 
»  me  marier!  «mais  qu'il  se  présente  un  galant 
qiiiait  les  aliiiresd'unépouseur,  il  faut  voir  alors 
toiil  \v  m.'inéue,    toutes  les  peinc'^  (jue  se  don- 


MADELEINE.  ti3 

ne,  pour  le  fixer,  cette  même  demoiselle  qui  ne 
voulaitjamais  se  marier. 

Du  four  n'est  pas  ce  qu'on  appelle  un  joli 
garçon,  mais  sa  figure  n'est  point  désagréable; 
il  est  jeune  encore;  c'est  un  artiste,  un  paysa- 
giste distingué  ;  et  mademoiselle  Clara  ne  cesse 
de  répéter  qu'elle  est  folle  des  artistes,  et  que 
les  peintres  ont  tous  de  l'esprit. 

M.  Pomard,  qui  a  eu  le  temps  de  penser  à 
marier  sa  sœur  et  qui  n'y  est  point  encore  par- 
venu, comble  le  peintre  d'avances,  de  polites- 
ses ;  il  l'a  engagé  à  venir  voir  sa  petite  pro- 
priété, et  Dufour  s'est  déjà  rendu  plusieurs  fois 
chez  M.  Pomard,  qui,  alors,  trouve  toujours 
quelque  prétexte  pour  laisser  Dufour  seul  avec 
sa  sœur,  afin  qu'il  ait  le  loisir  de  faire  sa  décla- 
ration. 

Mais  les  peines  qu'on  se  donne  pour  se  faire 
bien  venir  des  gens  produisent  quelquefois  un 
effet  contraire  :il  y  a  des  personnes  dont  la  po- 
litesse nous  assomme,  dont  les  compliments 
nous  font  fuir,  dont  les  petits  soins  nous  impa- 
tientent; nous  sommes  de  bien  drôles  de  créa- 
tures. Pour  qu'un  nous  plaise,  il  ne  faut  pas 
(jn'on  ail  l'air  de  vouloir,  à  toute  force,  être  -de 


64  iklADEI.EnSR. 

nos  amis  ;  pour  que  h  société  de  quelqu'un 
nous  soit  agréable,  il  ne  faut  pas  que  ce  quel-' 
qu'un  soit  sans  cesse  sur  notre  dos.  Il  n'y  a 
que  l'amour  et  l'amitié  véritables  qui  ne  soient 
jamais  importuns,  et  encore  doit-on  éviter  la 
satiété. 

M.  et  mademoiselle  Pomard,  qui  n'ont  pas 
étudié  le  caractère  de  Dufour,  croient  avancer 
les  affaires  en  l'engageant  souvent  à  venir  les 
voir,  en  lui  témoignant  le  désir  de  se  lier  plus 
intimement  avec  lui;  mais  Dufour,  qui  se  méfie 
de  tout  le  monde,  même  des  personnes  qui  lui 
plaisent,  commence  à  trouver  singulier  que  le 
frère  et  la  sœur  se  jettent  presque  à  sa  tête,  et 
ses  sentiments  pour  mademoiselle  Clara  se  re- 
froidissent à  mesure  que  les  yeux  de  la  demoi- 
selle deviennent  plus  tendres  pour  lui. 

M.  de  Noirmont,  qui  n'habite  que  depuis 
peu  à  Bréville,  n'a  pu  donner  à  Dufour  de  mi- 
nutieux détails  sur  la  famille  Pomard,  il  lui  a 
appris  cependant  que  mademoiselle  Clara  de- 
vait avoir  quinze  cents  livres  de  rente  et  un 
trousseau  superbe,  parce  que  c'est  une  chose 
que  son  frère  ne  manque  jamais  de  dire  quand 
il  va  deux  fois  dans  la  même  maison. 


MADKTJiTNR.  65 

«Oiiinzo   cents   livres   de   rente,  vingl-neul" 

•  ans,  un  efiraetère  iiiircable  et  un  nez  à  l'iiii- 
»  tique,  tout  cela  me  convi<'nl  assex,  »  se  dit 
Dufour;  «  mais  je  veux  savoir  si  la  demoiselle 
»n'a  pas  déjà  eu  quelques  intrij^ues.  J(;  ne  veux 
«pas  être  trompé;  j'aimerais  mieuxqu'elle  m'a- 
»  vouât  franeliement  ce  qu'il  en  est,  que  de 
»  croire  épouser  une  vierge,  et  puis  ensuite  de 
«découvrir  qu'on  m'a  joué. ..  et  de  voir  ricaner 
»les  voisins.  Comment  m'assurer  si  mademoi- 
)>  selle  Pomard  n'a  jamais  eu  de  faiblesse?... 
a  C'est  fort  difficile.  Je  ne  peux  pas  demander 
D  cela  à  son  frère.  Avec  son  originalité  et  ses 
x  distractions,  il  est  très-susceptible...  il  serait 
»  capable   de    se  fik'lier.    Le    demander    à    sa 

•  sœur...  encore  moins. ..  les  femmes  n'avouent 
«jamais  ces  choses-là  :  ce  n'est  pas  comme 
»  nous,  avant  de  nous  marier  nous  ne  craignons 
»  pas  de  convenir  que  nous  avons  eu  des  maî- 
»tresscs...  Nous  sommes  très-francs,  nous  au- 
»  très. . . 

»  —  C'est  une  triste  chose  que  de  rester  gar- 
»  çon,  »  dit  quelquefois  M.  Pomard  en  regardant 
fixement  son  nouvel  ami.  «  —  Oui...  cela  finit 

•  par  ennuyer.  »  répond  Dufour;   «  mnis  pour- 

II.  5 


f)6  MAPRrEÏNR 

a  quoi  donc  ne  vuii>  iniiiic'/.-vons  pos,vous^mon 
Tichcr  monsieur  Pomard?  —  J'y  pense  depuis 
»  longtejDps. ..  mais  tant  que  ma  sœur  ne   sera 

•  pas  établie,  j'aurai  de  la  peine  à  la  quitter... 
»  aussi  je  serais  charmé  de  la  voir  s'attacher  i\ 
»  un  galant  homme...  car  je  suis  certain  qu'elle 
»  rendça  très-heureux  le  mari  qu'elle  aura. 

En  disant  cela,  M.  Pomard  reste  en  contem- 
plation devant  le  nez  de  Dufour;  celui-ci, le  lui 
laisse  regarder  longtemps,  et  répond  enfin  d'un 
air  indifférent  :  «  Je  comprends  alors  pourquoi 
»  vous  ne  vous  mariez  pas.  » 

Quand  le  peintre  cause  avec  mademoiselle 
Clara,  celle-ci  va  encore  plus  directement  au 
but  :  «  Avcz-vous  laisse  quelque  inclination  à 
«Paris?  »  dit-elle  en   riant  à  Dufour.  «  —  l\ou, 

•  mademoiselle  ,  aucune.  —  Oh!  c'est  bien 
»  étonnant  ;  on  assure  que  les  artistes  sont  si 
«mauvais  sujets  !..  —  On  les  llatte,  mademoi- 
»  selle;  il  y  en  a  de  très-raisonnables,  et  je  suis 
B  du  nombre.  —  Ce  n'est  pas  cela  qui  m'aurait 

•  empôrhé  d'aimer  un  artiste...  au  contraire... 
«Je  crois   que  j'aurais   été   contente   d'être   la 

•  femme  d'un  homme  de  talent...  d'un  jKMnIre 
«distingué,..  C'est  gtMitil  d'ent(;ndre  dire  à  son 


MADKLEINR.  f)? 

»  oreille  :  Voilà  la  femme  de  monsieur  un  tel 

•  qui  fait  de  si  jolis  tableaux  !  —  Mais,  oui,  ça 

•  peut  être  fort  gentil.  » 

•  Ces  gens-là  me  mettent  au  pied  du  mur,i 
dit  Dufour  en  quittant  le  frère  et  la  sœur.  La 
méfiance  du  peintre  augmente  encore  quand  il 
s'aperçoit  que  Pomardle  laisse  souvent  en  tête- 
à-tête  avec  mademoiselle  Clara.  «  Est-ce  qu'il 

•  veut  que  je  fasse  un  enfant  à  sa  sœur,  pour 
»  me  forcer  ensuite  à  l'épouser?  »  se  dit  Dufour; 
«  mais  je  ne  l'épouserai  que  si  cela  me  con* 
«vient,  et  je  me  tiendrai  sur  mes  gardes.  » 

Enfm,  un  matin  qu'il  se  rendait  chez  les  ha- 
bitants de  Gizy,  en  entrant  à  l'improviste  dans 
le  salon,  Dufour  aperçoit  mademoiselle  Clara 
qui  achevait  de  mettre  son  corset;  il  referme 
bien  vite  la  porte,  et  se  sauve  à  toutes  jambes, 
persuadé  que  c'était  un  coup  monté  pour  le 
faire  succomber  à  la  tentation. 

A  la  suite  de  cette  visite,  Dufour  est  toute  la 
semaine  sans  remettre  le  pied  chez  les  Pomard. 
Le  frère  et  la  sœur  ne  savent  ce  que  cela  veut 
dire. 

Pour  se  distraire  dr   ses  amours.  Dufour  a 


68  MADFLRTNR. 

commencé  le  porlrail  do  madame  de  Noir- 
mont.  Ernestine  n'a  consenti  qu'avec  regret  à 
se  faire  peindre,  car  elle  devine  que  les  longues 
séances  qu'il  faudra  donner  emploieront  une  par  • 
tie  de  la  journée,  et  ce  n'est  qu'alors  qu'elle  peut 
se  trouver  seule  avec  Vicior.  M.  de  Noirmont 
ne  va  plus  à  la  chasse,  le  soir  il  ne  sort  pas  ; 
quoiqu'il  ne  soit  pas  précisément  jaloux,  il 
semble  observer  davantage  la  conduite  de  sa 
femme  ;  peut-être  a-t-il  remarqué  les  change- 
ments de  son  humeur  et  en  cherche-t-il  la 
cause.  Enfm,  les  instants  où  l'on  peut  se  voir 
sont  chaque  jour  plus  rares,  et  l'on  sait  que  la 
difficulté  donne  une  nouvelle  force  aux  désirs. 
C'est  ce  qu'Ernestine  et  Victor  éprouvent  ;  c'est 
ce  que  leurs  yeux  se  disent,  à  défaut  de  pou- 
voir se  parler  autrement. 

Mais  M.  de  Noirmont  est  bien  aise  que  Du- 
four  fasse  le  portrait  de  sa  femme  ,  il  a  fallu 
céder,  et  l'on  passe  à  poser  des  moments  que 
Ton  désirerait  mieux  employer.  Aussi  le  pein- 
tre se  plaint-il  de  l'air  sérieux  de  son  modèle, 
et,  pour  aclie\er  de  désoler  Enestine,  M.  de 
Noirmont  répète  souvent  à  Dufour  :  «  Mette/  i\ 
»  \olro  ouvrage  le  temps  qn<>  vous  voudrez;  rien 


MADELlilXK.  69 

»  ne  presse...  ma  l'eiunie  vous  doiincm  iiuUuit 
»  de  séances  que  vous  en  désirerez...  » 

M.  Pomard  et  sa  sœur,  ne  voyant  plus  u?nir 
Dufour,  se  décident  à  se  rendre  à  Brévillc. 
Lorsqu'ils  arrivent,  M.  de  Noirmont  est  au  bil- 
lard a\cc  Victor;  Dufour  est  seul  avec  les  da- 
rnes; il  est  très-embarrassé  en  aperce;  a/it  ma- 
demoiselle Clara.  Ernestin<;  est  pensive ,  et  de- 
puis plusieurs  jours  les  traits  de  Madeleine  por- 
tent l'emprunte  de  la  plus  profonde  mélanco- 
lie. 

M.  Pomard  salue  avec  sa  gra\ité  ordinaire 
et  se  liàte  de  monter  au  billard,  en  répondant 
d'un  air  secaubonsoirgracieuxde Dufour.  Mais 
Mademoiselle  Clara  n'a  pas  la  fermeté  de  son 
frère;  c'est  en  vain  qu'elle  veut  avoir  l'air  fâ- 
ché; un  mot,  un  geste,  la  fait  rire.  Elle  et 
Dufour  se  sont  rapprochés;  bientôt  ils  ont  tout 
le  loisir  de  causer,  car  Ernestine  vient  de  quit- 
ter le  salon  et  de  prendre  le  bras  de  Madeleine 
en  disant  :  «  J'étouffe  ici,  allons  faire  un 
»  tour  de  jardin.  » 

Les  deux  amies  se  i)romènent  longtemps 
sans. parler.  Ouand  on  a  beaucoup  à  penser  , 
le  silence  est  sou\<iit  un  pbisir;  il    n'v  a  que 


70  MADKLKl.Ml. 

les  sots  qui  ne  comprennent  pas  ce  plaisir-là. 
Mais  Madeleine  soupire  ;  Ernestine  la  regar- 
de et  lui  dit  :  «  Qu'est-ce  donc  qui  te  fait  soupi- 

»rcr,  Madeleine?  — Moi,  mon  Dieu,  rien 

»  On  peut  soupirer  quelquefois    sans    avoir  du 

•  chagrin.  —  Pourtant,  depuis  quelques  jours, 
»  ticns,depuisque  tuaspassé  la  journée  sous  ton 
»  vieux  clione,  il  me  semble  que  tu  n'es  plus  la 
umêmc;  tu  es  plus  triste,  tu  ne  ris  jamais...  je 
»  te  trouve  changée  aussi...  Madeleine,  si  tuas 
»  quelques  peines,  ce  serait  bien  mal  de  ne  pas 
»me  les  confier.  —  Non,  madame,  je  vous  as- 
»  sure  que  je  n'ai  rien.  - —  Pourquoi  donc  aussi 

•  m'appelles-tu  madame,  à  présent?  est-ce  que 
*je  ne  suis  plus  ton  amie? —  Oh!  si,  vous  êtes 

•  mabonne,  ma  meilleure  amie!  — Thbicnl 
»  ne  soui)ire  donc  plus  ainsi....  Qui  pourraitte 

•  causer  du  chagrin...  à  toi..  .  Ah!  Madeleine, 
n  j'espère  que  tu  seras  heureuse,  plus  heureuse 
■  que...  » 

Madame  de  Noirmont  n'achève  pas  sa  phra- 
se, elle  baisse  la  tête  et  semble  absorbée;  au 
bout  d'un  moment,  faisant  un  effort  pourchas- 
ser ses  pensées,  elle  s'écrit;  :  «  Je  ne  sais j<' 

•  m'ennuie  aujourd'hui....  Ces  longues  séances 


»  que  je  donne  à  M.  Diifour  depuis  plusieurs 
«jours...  ahl  j'en  ai  mal  aux  nerfs...  Il  e.st  cruel- 
»lement  lent  pour  faire  un  portrait,  M.  Du- 
•  four...  Il  paraît  que  ces  messieurs  passeront 
»  toute  la  soirée  au  billard...  Gommec'est  amu- 
»sant!  M.  de  Noirmont  abuse  de  la  eoniplai- 
»sance  de  Ai.  Victor!  Ah!  que  je  m'impatiente. 
»  ce  soir!...  Tiens,  rentrons,  Madeleine;  je  me 

»  déplais  même  dans  ce  jardin Je  ne  suis 

»bien  nulle  part.  C'est  ce  maudit  portrait  qui 
»  me  rend  malade.  » 

Ernestine  et  Madeleine  retournent  au  salon. 
Victor  descend  enfm  du  billard;  il  vient  s'as- 
seoir près  d'elles,  mais  alors  mademoiselle  Po- 
mard  en  fait  autant;  puis  son  frère  et  M.  de 
Noirmont  descendent.  La  conversation  devient 
générale.  Madeleine  seule  a  la  liberté  de  ne 
rien  dire;  en  ce  moment  elle  est  plus  heureuse 
qu'ErnestinCj  qui  est  forcée  de  prendre  part  à 
la  conversation  et  d'avoir  l'air  de  s'amuser. 

Le  soir,  Dufuur,  qui  est  redevenu  amoureux 
de  mademoiselle  Clara,  la  ramené  avec  son 
frère  jusqu'à  leur  demeure.  En  chemin,  le  pein- 
tre s'est  émancipé  jusqu'à  baiser  la  main  de  la 
demoiselle,  p'udant  qiic  le  frère  fixait  les  éloi- 


72 


MADlîLKI.NJi. 


les.  Le  porliait  qu'il  a  entrepris  a  naturelle- 
ineiit  expliqué  j^nirquoi  on  ne  l'a  pas  vu  de  la 
semaine;  mais  il  ne  s'éloigne  des  P<)mard([u'a- 
près  leur  a\oir  promis  d'aller  bientôt  les  visi- 
ter. 

Va\  reniranl  elu/elle,  iiiademoiselleClara  s'é- 
erie  en  sautillant  :  c  il  m'a  l>aisë  la  main  :  et  eer- 
»  taincment.  mon  IVèie,  si  vonsn'avicz  pasétélà, 
»iî  aurait  été  plus  loin.  —  Ku  ee  eas,»ditM.  Po- 
mard,«  demain  j'éerirai  à  uutn  tailleur  de  Laon 
;opour  qu'il  me  fasse  im  habit  neuf  que  je  veux 
»  avoir  le  jour  de  ton  mariai;*'.  » 

Le  lendemain,  après  avoir  donné  à  Ernes- 
tinc  une  séanee  plus  eoiulc  qu'à  l'ordinaire, ee 
dont  son  modèle  est  loin  de  se  plaindre,  Du- 
l'our  (lirii;o  ses  ])as  vers  le  >illai;e  de  i'thy .  en 
se  (lisant  toui  le  loni:  du  eliemin  :  «  Oui,  j'é- 
n  pous(M'ai  mademoiselle  Clara — jNon,  au  l'ail, 

•  je  erois  que  je  ferai  mieux  dv.  ne  pas  pousser 
)) plus  loin  mes  galanteries.  Nous  allons  voir, 
•-au  reste,  rommeni  (lie  me  répondra  ee  ma- 
»lin...  mais  f[ui  est-ee  qui  m'assure  qu'elle  ne 
.)  mentira  pas? le  erois    que  j'aurais   tort 

•  de  me  marier.....  pourtant  eetle  IVmme-là  me 
«convient.  • 


MADELLlMi.  73 

C'est  dans  celle  incerlituck-  que  Duloiir  arri- 
ve devant  la  demeure  des  Pomard,  et  il  entre 
sans  savoir  encore  ce  qu'il  veut  iairc. 

«  ^Monsieur  et  madernoisellc   sont  sortis.  » 
dit  Gerlnidc;  «  ils  sont  allés  voir  niadanic  Bou- 

«nifoux,  qui  a  été  indisposée  celle  niiil 

«mais  ils  vont  revenir  bientôt.  —  Je  vais  les 
«attendre,  »  dit  Dulour,  «  je  me  promènerai 
•  dans  le  jardin..,..  Faites  vos  alïaires,  Gerlru- 
»de,  ne  vous  occupez  pas  de  moi   d 

J>.a  domestique  retourne  laver  son  linge  à  un 
petit  ruisseau  voisin.  Dufour  se  promène  quelque 
temps  dans  le  jardin,  puis  il  entre  dans  la  mai- 
son pour  se  reposer.  Au  rez-de-cliaussée  est 
une  salle  à  manger,  donnant  d'un  côté  sur  un 
salon,  de  l'aulre  sur  la  chambre  de  mademoi- 
selle Clara.  Celle  dernière  pièce  est  ouverte. 
Dufour  ])asse  la  lèle,  puis  avance  un  pied,  et, 
enlin  se  permet  d'enlrer  dans  l'aiile  mysté- 
rieux. Il  considère  les  chaises,  le  lavabo  et  le 
lit  placé  au  tond  de  l'alcôve,  en  se  disant:  oAh! 
»  si  tout  cela  pousail  parler...  j'apprendrais  peul- 
»  être  bien  des  choses!...  C'est  étonnant,  com- 
)>me  la  cliaml)re  d'une  demoiselle  me  donne 
»des  idées  polissonnes  !...  et  une  demoiselle  de 


74  MADELlil.NK. 

»  vingt-neufans...  peut-être  trente  lacine...  qui 

»  a  l'humeur  si  facétieuse Dois-je  l'épouser? 

»Que  c'est  béte  d'être  indécis  comme  cela  !.... 
bOIi!    parbleu  je  ne  le  serais  plus,  si  je  savais 

»au  juste  à  quoi  m'en  tenir et  ce  que  Clara 

•  pense  de  moi....  Ils  ne  reviennent  pas la 

»  bonne  est  sortie,  à  ce  qu'il  paraît j'ai  en- 

»  vie  de  m'en  aller  aussi.  » 

Tout-à-coup  une  idée  se  présente  à  l'esprit 
de  Dufour.  11  pense  qu'en  se  cachant  dans  la 
chambre  de  mademoiselle  Pomard,  il  ne  pour- 
ra pas  manquer  d'entendre  ce  qu'elle  dira  de 
lui  avec  son  frère.  Ce  projet  lui  sourit,  l'en- 
chante. Comme  mademoiselle  Clara  ne  res- 
te pas  continuellement  dans  sa  chambre  , 
il  croit  qu'il  lui  sera  facile  de  s'évader  ;  sii'on 
ferme  la  porte,  il  sortira  par  la  fenêtre  qui 
qui  donne  sur  le  jardin.  On  ne  se  doutera  de 
rien;  car  la  bonne  peut  le  croire  parti,  et  on  se- 
ra loin  de  penser  qu'il  s'est  caché  dans  la 
maison. 

Pendant  (jue  l'artiste  caresse  son  idée,  il  «mi- 
tend  j)arler,  marcher  dans  la  cour,  et  recon- 
naît la  voix  du  frère  et  celle  de  la  sœur.  Aussi- 
tôt, es  sans  réfléchir  daNaiilage.Dufoursc  fourre 


HADKLEhNK.  75 

SOUS  le  lit  de  mademoiselle  Clara,  en  ayant  soin 
de  se  mettre  le  plus  près  possible  du  mur. 

M.  Pomard  parcourt  lejardin  en  appelant  Du- 
four;  Clara  entre  dans  la  salle  à  manger,  re- 
garde dans  le  salon  en  appelant  aussi  le  pein- 
tre, qui  se  garde  bien  de  répondre  :  enfin  on 
fait  venir  la  domestique. 

«  —  Gertrude,  vous  avez  dit  que  M.  Dufour 
«était  ici?  —  Dam',  oui,  mamzelle,  il  est  venu; 

•  mais  il  se  sera  apparemment  ennuyé  d'atten- 
»dre,  et  il  sera  parti.  —  Il  fallait  venir  me 
>»  chercher  chez  madame  Bonnifoux. — Ce  mon- 
»  sieur  n'a  pas  voulu  qu'on  vous  dérange  ;  il  a 
»  dit:  Allez  à  votre  ouvrage,  j'ai  le  temps. 

«  —  Était-il  en  noir?  «demande  M.  Pomard 
à  sa  servantes — Dam',  monsieur!  je  nesaispas 

•  s'il  était  en  noir...  il  avait  une  redingote  bleue 
»  comme  d'habitude.  Mais  sans  doute  qu'il  va 
«revenir.  » 

La  domestique  retourne  à  son  ouvrage.  Ma-» 
demoiselle  Clara  entre  dans  sa  chambre.  Du- 
four éprouve  un  léger  frisson,  surtout  en  en- 
tendant les  pas  du  frère,  qui  a  suivi  sa  sœur, 
et  se  jette  sur  un  siège  tout  contre  le  lit.  Dans 
ce  moment,  l'artiste  commence  à  se  P'pcntir 


7G  MADELEINE. 

de  s'être  fourré  là  ;  il  entrevoit  mille  désagré- 
ments qui  pourraient  être  la  suite  de  sa  petite 
espièglerie;  mais  il  n'y  a  plus  moyen  de  recu- 
ler. Il  se  pelotone  le  plus  au  fond  qu'il  lui  est 
possible,  et  fait  en  sorte  de  respirer  aussi  légè- 
rement qu'un  oiseau. 

«  —  C'est  bien  désagréable  que  M.  Diifour  ne 
»  nous  ait  pas  trouvés  :  »  dit  mademoiselle  Clara 
en  prenant  son  ouvrage  et  s'asseyant  contre  la 
fenêtre.  «  Mais  pourquoi  demandiez-vous  s'il 
«était  en  noir,  mon  frère?  —  Parce  que  je 
«pense,  ma  sœur,  qile,  pour  faire  une  demande 
»  en  mariage,  il  est  convenable  d'être  un  peu 
«en  tenue;  et,  d'après  ce  que  vous  m'avez  dit 
»qui  s'est  passé  hier  entre  vous  et  M.  Dufour, 
»jc  ne  suppose  pas  qu'il  tarde  à  s'expliquer... 
» — Ah!  mon  frère,  parce  qu'on  baise  la  main 
»  d'une  demoiselle...  <;a  n'est  pas  encore  une 
«preuve...  Si  je  m'étais  nuuiée  toutes  les  fois 
«qu'on  m'a  baisé  la  main...  et  let»  joues...  et 
«pincé  les  bras  et  les  genoux...  Ah  I  mouDieu! 
»en  auiai-je  eu,  des  maris  !... 

»  Ça  ne  commence  pas  mal,  »  se  dit  Dufour. 
«.le  crois  que  j'ai  <'u  raison  de  me  mettre  sous 
..le  lit. 


MADELEINE.  77 

» —  Ma  sœur,  c'est  justement  parce  que  vous 
»  avez  été  trop  souvent  faible  et  inconséquente 
»que  maintenant  je  veux  que  cela  linissso... 
«Jadis,  lorsque  j'étais  inspecteur  à  cheval,  et 
»  qu'il  me  fallaitcontinuellementêtre  en  roule... 
»  je  ne  pouvais  pas  surveiller  votre  innocence... 
«Aujourd'hui,  c'est  différent! 

» —  Mon  innocence!...  Est-il  bête,  mon 
»  frère  !...  Ce  n'est  pas  ma  faute  si  je  l'ai  per- 
»  due...  ma  pauvre  innocence  !  C'est  grâce  i\  ce 
«monstre  de  Bénard,  le  sous-lieutenant  de  dra- 
ïgons!...  M'a-t-il  indignement  abusée!...  C'est 
»  dommage,  il  était  bien  gentil,  bien  aimable... 
»Ah!  qu'il  était  aimable...  ce  jeune  sous-licu- 
»  tenant! 

» —  Ah!  Dieu!  que  j'ai  bien  fait  de  me  met- 
•  tre  sous  le  lit  !  »  se  dit  Dufour  en  étouffant  une 
»  envie  d'éternuer. 

» —  Ma  sœur,  si  j'avais  été  ici  alors,  cela  ne 
»se  serait  pas  terminé  ainsi;  mais  vous  ne  m'a- 
»vez  avoué  votre  faute  qu'après  le  départduré- 
»  giment. 

» —  Oh!  moi,  je  n'aime  pas  faire  quereller 
»les  hommes;  je  ne  suis  pas  comme  madame 
»Monlrés(>r...   D'ailleurs  j^'  no  veux  pas  qu'on 


78  MADELEINE, 

•  m'épouse  de  force...  et  si  mon  pauvre  petit 
»  eut  vécu,  certainement  je  n'aurais  jamaispensé 
Ȉ  me  marier. 

»  —  Ah  '  il  y  a  eu  un  petit  !  »  se  dit  Dufour. 

•  0  Providence  !  je  te  remercie  ! 

»  —  Mais  enfin ,»  reprend^m  ademoiselle  Clara , 

•  puisque  mon  petit  est  mort,  et  que  probable- 

•  rnent  je  ne  reverrai  jamais  Bénard,  tout  cela 
«est  comme  un  songe.  Il  y  a  dix  ans  que  c'est 
«passé...  ce  n'est  plus  la  peine  d'y  penser... 

•  c'est  absolument  comme  si  ça  n'était  pas  arrivé. 

» —  C'est  pour  cela,  ma  sœur,  que  j'exige 

•  maintenant  la  plus  grande  sévérité  dans  les  pa- 
»  rôles  et  dans  les  mœurs. 

B —  Ah!  oui;  mais  il  faut  bienrire  un  peu... 

•  J'aime  à  rire,  moi,  et  j'aime  bien  M.  Dufour 
«parce  qu'il  est  drôle...  qu'il  est  amusant.,, 
»  qu'il  plaisante  avec  esprit. 

— Au  fait  elle  est  bonne  enfantjsedit  lepein- 
itre  en  retenant  sa  respiration,  c'est  dommage 

•  qu'elle  ait  fait  un  petit. 

s  —  Jo   crois  que   nous  ferions  un  ménage 

•  bien  assorti.  M.  Dufour  est  jeune  encore,  moi 
«aussi.  Je   ne  suis   pas  mal...  il  m'a  dit   que 

•  j'avais  un  nez  antique.  11  est  bien,  lui;  il  est 
gras,  il  est  frais.  C'est  nn]>el  homme  poursa  taille! 


MADELEINE.  79 

» —  Elle  est  très-aimable,  »se  dit  Dufour; 
«  et,  après  tout,  puisque  son  petit  est  mort  et 

•  qu'il  y  a  dix  ans  que  c'est  arrivé...  elle  a  rai- 
»  son,  on  pourrait  n'y  plus  penser. 

»  —  Oui,  le  parti  n'est  pas  trop  mauvais,»  dit 
Pomard,  t  puisque  M.  Dufour  nous  a  dit  qu'il 
»  avait  deux  mille  deux  cents  livres  de  rentes. 

•  Sans  quoi  je  n'en  voudrais  certes  pas,  car  je  ne 
»me  fie  guère  à  son  talent.  Entre  nous,  je  trouve 
«que  le  portrait  qu'il  vient  de  faire  de  M.  de 
»  Noirmont  est  tout-à-fait  manqué... 

» — Manqué!.,,   le  portrait  de   M.  de  Noir- 

•  mont!  ail!  c'est  fort!  v  dit  Dufour  en  se  serrant 
les  poings  de  colère. 

» —  Ecoutez,  mon  frère,  le  genre  de  M.  Du- 
»  four  n'est  pas  le  portrait  ;  il  nous  l'a  dit  lui- 

■  même. .. — Alors,  ma  sœur,  on  ne  se  mêle  pas 
»  de  faire  ce  qu'on  ne  sait  point,  et  on  n'a  pas 
«la  prétention  de  vouloir  donner  cela  pour  un 
«chef-d'œuvre!  Est-ce  que   tu    trouves  M.    de 

■  Noirmont  ressemblant?— Oh!  non,  par  exem- 
^pie  !  il  en  a  fait  un  homme  de  soixante  ans.. 
»  Si  je  me  voyais  barbouillée  comme  ça,  certai- 
»  nement  je  ne  prendrais  pas  mon  portrait! 

» —  Barbouillée!...  elle  a  dit   baibouilléc!  » 


80  MADT-r.FJNE' 

murmure  Dufour.  «  Ah!  si  je  t'épouse  jamais, 
»je  veux  être  en  effet  un  barbouilleur!...  Made- 
«moiselle  Clara!  ce  mot-là  vous  coûtera  cher!... 
•  Ah!  vous  faites  clés  enfants  avec  les  dragons, 
»et  vous  voulez  attraper  un  mari...  et  juger  de 
»  la  peinture  !...  Sotte  !  ignorante  !...  Queje  suis 
«content  de  m'être  fourré  sous  le  lit!» 

Et  Dufour  est  oblige  de  mettre  son  mouchoir 
devant  sa  bouche  pour  dissimuler  sa  respiration; 
car  le  mot  barbouilleur  l'a  suffoqué,  et  c'est  à 
peine  s'il  peut  tenir  en  place  :  il  a  des  crispa- 
tions, il  donne  des  coups  de  genoux  dans  la 
sangle  du  lit  :  heureusement  l'arrivée  de  quel- 
qu'un empêche  qu'on  ne  l'entende. 

C'est  madame  Bonnifoux  qui  vient  d'entrer 
dans  la  chambre  de  mademoiselle  Clara  en  s'c- 
criant  :«  Bonjour,  mes  voisins!  Je  viens  vous 
«voir  à  mon  tour.  Ça  va  mieux...  mon  mdis- 
»  position  est  passée...  J'ai  pris  trois  fois  bo)ine 
naïuir...  un  ])(ni  chaude...  cela  m'a  fait  beau- 
»  coup  de  bien...  Je  Aiens  demander  à  made- 
»  moiselle  Clara  sa  manière  de  faire  la  panade.. 
«Je  me  rappelle  en  -àMÙr  mangé  une  délicieuse 
»  chc/  vous  il  y  a  huit  jours,  et  ma  cuisinière 
.•>  ii'c^t  ]>as  frés-forW'  siu*  l(s  j>:uin(les....  Le  fait 


MADELEIXK.  ^l 

•  eslquec'esl  beaucoup  plu>  (liHK-ile  à  faire  qu'on 
*ne  pense...» 

M.  Pomard,  qui  sans  cloute  ne  se  soucie  pas 
de  prendre  une  leeon  de  ]>anade,  sort  en  di- 
sant :  «Je  vais  voir  dans  les  environs  si  je  ren- 
»  contre  M.  Dut'our.  — Va,  mon  frère,  et  tu  le 
ramèneras.  » 

Madame  Bonnifoux  s'est  installée  dans  un 
fauteuil  et  entame  avec  mademoiselle  Clara  l'ar- 
ticle panade.  Dufour,  qui  commence  à  s'en- 
nuyer d'être  sous  le  lit,  et  qui  d'aillt^urs  sait 
maintenant  tout  ce  qu'il  voulait  savoir,  ressent 
des  inquiétudes  dans  les  jambes,  des  douleurs 
dans  les  cotes,  et  donne  au  diable  madame 
Bonnifoux;  mais  la  conversation  une  fois  éta- 
blie sur  les  potages  devait  nécessairement  être 
longue.  Madame  Bonnifoux  parle  depiiis  plus 
d'une  heure  ;  elle  a  passé  en  revue  le  ri/,,  le 
vermicelle,  les  croûtons,  les  juliennes  et  Ick 
consommes.  Dufour  se  dit  à  chaque  instant  : 
«Comment!  elle  n'est  pas  au  dernier!....  elle 
*cn  invente  donc,  la  maudite  vieille!...» 

Madame  Bonnifoux,  après  avoir  traité  long- 
temps son  sujel  favori,  dit  à  mademoiselle  Cla- 
II.  0 


8Î  HAi>ULEL>i£. 

ra  :  *  A  propos,  ma  voisine,  il  ine  semble  que 
D  votre  frère  a  parlé  de  M.  Dufourtout  à  l'heure. 
»  —  Vous  ne  vous  êtes  pas  trompée  ;  nous  l'at- 
«  tendons.  11  est  venu  pendant  que  nous  étions 

•  cliez  vous,  mais  il  doit  revenir.  —  Eh  bien! 
»nion  enfant,  où  en  sont  les  ehoses?....  car, 
»  d'après  quelques  mots  qui  vous  sont  éehap- 
»pés...  j'ai  dû  penser  que  ce  monsieur  avait  des 
«vues  sérieuses  sur  vous.  — Oui,  ma  voisine, 
»  ce  n'est  plus  un  mystère,  M.  Dufour  est  amou- 
»reux  de  moi....  mais  amoureux  au  dernier 
»  point...  et,  d'après  quelques  paroles  qu'il  m'a 
»  glissées  hier  au  soir,  j'ai  lieu  de  croire  qu'il  va 

•  venir  aujourd'hui  demander  ma  main  à  mon 

•  frère. 

p —  Ah!  ma  chère  voisine,  que  je  suis  con- 
»tente  d'apprendre  cela!...  que  je  vous  em- 
»  brasse  la  première,  et  recevez  bien  mes  com- 
«pliments....  Ah!  vous  allez  vous  marier!.... 
»vo»is  ferez  une  noce,  n'est-ce  pas,  mon  en- 
»fant?...  Certainement,  madame,  et  je  n'ai 
«pas  besoin  de  vous  dire  que  vous  en  serez. — 
«Trop  honnête,  chère  amie...  Comme  je  ne 
«  danse  pas,  j'y  porterai  mon  U>to...  il  y  a  lou- 
j.j«»uts  des  amateurs...   Ah!   par  exempl»',  je 


M.VDKLKI.NE.  88 

«veux  être  magnifique....  je  mettrai  ma  robe 
»  gorge  de  pigeon. 

»  —  Si  tu  ne  la  mets  que  pour  celte  noce-là, 
»Ui  ne  l'useras  pas,  vieille  bavarde  !»  dit  Du- 
t'oiir  en  essayant  de  se  retourner. 

«  —  Vous  avez  déjà  fait  la  carte  de  votre 
»  dîner  pour  ce  jour-là,  chère  amie?  — Non,  pas 
«encore.  —  Mon  enfant,  il  faut  y  penser  d'a- 
»vance:  ce  n'est  pas  une  petite  affaire  qu'iui 
»  repas  de  noce  1. ..  Si  vous  le  permettez,  je  vous 
0  donnerai  mes  conseils  et  ma  cuisinière.  — 
»  Très-volontiers  —  Nous  allons  tout  de  suite 
»en  jaser  un  peu. 

» — Ah!  mon  Dieu!...  je  suis  ici  jus({u'au 
»soir!  »  se  dit  Dufour.  «  Elles  vont  s'occuper  du 
«repas  à  présent...  J'ai  en\ie  de  leur  crier  que 
»  c'est  inutile...  Non,  dialde,  n'allons  pas  nous 
»  montrer...  Si  j'épousais,  oh  !  alors  on  me  par- 
»  donnerait  de  m'ètre  caché  là...  mais  comme 
«je  ne  veux  plus  épouser,  on  ne  prendrait  pas 
«la  chose  bien.  Ainsi,  résignons-nous.  « 

Madame  Bonnifoux  n'est  encore'  qu':,u  pre- 
mier .".ervice,  lorsqu'elle  s'interrompt  en  disant  : 
«Ah!  c'est  singulier...  je  ne  me  sens  plus  si 
i  bien... — Qu'avez-vous  donc,  madame  R'ami- 


»  foux?  VOUS  pâlissez,  (311  elïct. — Ma  chcn,' amie, 
M  j'ai  une  siiitn  d'indisposition...  Je  croyais  que 
«c'était  fini...  Dieu!  que  je  suis  mal  à  mon 
»aise!...  Je  n'aïu-ai  jamais  la  force  d'aller  jus- 
»  que  cliey,  moi...  —  Calmez-vous,  ma  voisine, 
svous  trouverez  dans  ma  chambre  tout  ce  que 
«vous  pouvez  désinT...  un  cabinet  à  l'anglaise 
«contre  l'alcôve....  Je  vous  laisse.  ..  Faites 
«comme  chez  vous...  Je  \ais  vous  préparer  un 
»  peu  de  thé.  » 

Mademoiselle  Clara  sort,  et  madame  Bonni- 
f'onx  court  dans  la  chambre  en  se  tenant  le 
ventre,  en  poussant  des  gémissements  et  en 
rherchant  le  petit  cabinet  Dufour  est  au  sup- 
"plice;  il  se  cogne  la  tête  contre  le  lit  en  mur- 
»  murant  :  «  Il  me  faut  passer  par  des  épreuves 
»bicn  cruelles...  Je  vais  en  entendre  plus  que 
5)je  ne  voulais!...  Ah!  mon  Dieu!...  qu'est-ce 
»  que  madame  Bonnifoux  me  réservait  là  !  » 

La  vieille  voisine  a  trouvé  le  cabinet;  inais 
elle  ne  peut  parvenir  à  trouver  le  bouton  de  la 
porte.  Elle  se  désespère,  en  balbutiant  :  «Mau- 

))dit  boulon! ca  ne  tournera   pas —    Je  ne 

«jiourrai  pas  entier...  et  cependant  je  n'ai  pas 
»  un  ijislani  à  prnhr  !. ..  » 


MADELKIKK.  55 

Aux  grands  maux  les  grands  remèdes.  Ma- 
dame Bonnii'oux  se  décide  pour  un  autre  pru- 
cédé.  Elle  clierehe  la  table  de  nuit;  mais  le 
petit  meuble  est  caelié  parles  rideaux,  et,  dans 
son  trouble,  la  vieille  femme  ne  le  voit  pas; 
espérant  trouver  sous  le  lit  ce  qu'elle  désire,  elle 
se  met  à  genoux,  baisse  la  tête...  et  pousse  des 
cris  horribles. 

Aux  cris  de  madame  Bonniiou\,  arrivent 
mademoiselle  Clara  une  théière  à  la  main  et 
M.  Pomard  avec  son  l'usil  à  doux  coups.  Ils 
aperçoivent  la  vieille  voisine,  qui  est  tombée  de 
frajeur  sur  le  tapis,  et  Dul'our  qui,  se  voyant 
decouNcrt  et  voulant  se  sauver^  renverse  avec 
sa  tète  lavabo  et  somno,  cl  n'a  encore  que  la 
moitié  du  corps  de  sortie  de  sa  cachette. 

«Qu'est-ce  qu'il  y  a?»  s'écrie  Pomard.  «  In 
»  homme  sous  le  lit  de  ma  sœur!  » 

Et  flejà  M.  Pomard  le  couche  en  joue,  lors- 
que sa  sanu"  s'ecric  :  «Arrêtez,  mon  frère!.... 
«c'est  M.  Dufour...  —  H.  Dufour!,.. 

»  —  Moi-même  ,  />  dit  le  peintre,  qui  esl  en  lin 
parvenu  à  se  tirer  de  dessous  le  lit.  «Je  \ous 
"demande  bien  pardon  du  dégât  q\ie  j'ai  fait... 
»Je  le  paierai,  si  vous  l'exigez...  Mais  j'ai  be- 


86  MADELBiML 

'» suiii  de  prendre  l'air;  j'ai  riioiiiieur  de  vous 
«saluer...  » 

Du  four  se  dispose  à  s'esquiver,  mais  M.  Po- 
mard  lui  barre  le  passage. 

«  —  Monsieur  Dufour,  qu'est-ce  que  cela 
»  veut  dire?...  que  faisiez-vous  sous  le  lit  de  ma 
»sœur?. ..  Quel  était  votre  but? 

»  —  Olil  ivion  frère,  certainement  c'était  une 
»  plaisanterie  !  »  dit  mademoiselle  Clara.  «M  Du- 
»  four  voulait  rire  apparemment. 

»  —  Oui,  mademoiselle,  je  voulais  rire,  et 
«pas  autre  cliose. ..  J'ai  l'honneur  de... — Mais, 
«monsieur  Dufour,  après  une  telle  plaisanterie, 
«il  est  bon  pourtant  de  s'expliquer...  Je  pense 
«que  votre  intention  n'est  pas  de  compromet- 
»  tie  ma  sœur...  et  quand  on  se  met  sous  le  lit 
sd'u.ne  d<nnoiselle.  c'est  qu'on  veut  en  venir  à 
»  une  iin  avouée  par  les  mœurs. —  Mais  non,  je 
tvous  jure  que  je  veux  en  venir  à  aucune»1in... 
»etqueje  n'ai  nulle  intention  sur  mademoi- 
»  selle.  Permettez-moi  donc  de  vous  quitter. 

j) — Ali!  c'est  trop  fort  !»  s'écrie  l*oniard  en 
frappant  le  ])arquet  avec  la  crosse  de  son  fusil. 
•  Vous  n'n\ez  pas  d'inleiilion  louclnml  n)a 
»  so-ur? 


vcadel«iNb.  b7 

*  —  Vous  n'avez  pas...  Vous  ne  pensez  pas  à 

•  une  fin?»  dit  mademoiselle  Clara  qui  ne  rit 
plus.  «Alors,  monsieur,  pourquoi  vous  cachiez- 
»vous  sous  mon  lit?  car  on  ne  se  permet  desem- 
»  blables  plaisanteries  qu'avec  une  personne  que 
oTon  regarde  comme  sa  future. 

» —  Oui  .  monsieur!  Pourquoi  étiez -vous 
»sous  le  lit  de  ma  sœur,  si  vous  ne  voulez  pas 

»  l'épouser? 11  faut  m'expliquer  cela,  mon- 

»  sieur,  ou  me  faire  raison? 

M.  Pomard  replace  son  fusil  sur  son  bras 
gauche,  comme  s'il  faisait  l'exercice,  et  regarde 
Dufour  d'un  air  menaçant. 

«  —  Ah!  vous  voulez  des  raisons,  monsieur 
»  et  mademoiselle  !  »  répond  Dufour  en  prenant 
à  son  tour  de  riiumeur  et  en  attirant  le  frère  et 
la  sœur  du  coté  de  la  fenêtre.  «  Je  veux  bien 
»  vous  les  dire  à  l'oreille,  mes  raisons....  Je  me 
»  serais  tu  par  délicatesse  ;  mais  puisque  vous 
«m'y  forcez  !...  Je  ne  veux  plus  épouser  niadc- 

•  moiselle,  parce  que  je  ne  me  soucie  pas 
»  d'être  le  successeur  de  M.  Bénard ,  lieutenant 
»  de  dragons,  qui  lui  a  fait  un  petit...  Je  con- 
j>  viens  que  j'ai  a])pris  cela  par  un  moyen  un 
»p<Mi  bar<li...  mai'»  je  n<  voulais  pa5  épouser 


88  MADELKINK. 

»cljat  t'u  puclic  .  (  l  j«'  suis  cncliaiilc  de  m  être: 
"<-aclic  là.  Maintrnant  ,  je  vous  jure  sui  riioii- 
»  ii'.'ur  que  pas  un  mot  de  ce  «jur  j'ai  appris  ne 
?>  sortira  de  ma  bouelie...  et  «piant  à  la  voisine, 
M  elle  a  élé  IcUement  efirayée  cpie  vous  lui  ten.z 
jieroirr  tout  ce  que  vous  voudrez;  je  vous  pré- 
»s<'nlc  mes  hommages.  » 

Celte  l'ois  ,  I*omard  ne  songe  plus  à  retenir 
Dutour;  il  est  pélrilié,  et.  après  avoir  posé 
arme  à  terre,  il  reste  les  veux  iixés  sur  le  j)ar- 
(jucl;  mademoiselle  Clara  se  pince  et  se  mord 
les  lèvres  en  rougissant.  Quant  à  madanie  Bon- 
nit'ou.Xf  elle  n'a  pas  bouiré  de  sa  place,  et  pour 
t"aus«. 


jh 


CHUTnU::  Wll. 


*^^     li:ttrj:  rEiUiiiL". 


■■fi. 


(^uaiid  on  s'aime  el  qu'on  ne  peut  pas  se  le 
dire  autant  que  l'on  voudrait,  on  se  l'éerit.e'est 
encore  se  parler,  ine  lettre  de  l'objet  qu'on 
aime  eausc  tant  de  plaisir  1  En  l'ouvrant,  la 
premir're  c1ios(î  que  l'on  fait,  e'est  de  regarder 
si  elle  est  bien  longue;  on  est  plus  eontent  si 
les  pages  sont  bien  remplies,  bien  serrées  ;  on 
aura  du  bonbeur  plus  longtemps;  ou  veut  lire 
doucement  pour  ménager  sa  jouissance ,  mai^ 


yO  MADELEIMi. 

on  nu  le  peut  pas,  on  dévore  ces  caractères 
chéris ,  on  ne  sait  pas  s'arrêter,  ce  n'est  qu'a- 
près avoir  fuii  que  l'on  relit  ,  plus  lente- 
ment alors  et  en  recommençant  souvent  plu- 
sieurs fois,  une. expression  qui  nous  charme  , 
une  phrase  qui  arrive  k  notre  cœur. 

Et  cependant ,  c'est  presque  toujours  une 
imprudenae  d'écrire,  surtout  l'orsqu 'on  est  dans* 
la  position  d'Ernestine.  Lfs  paroles  volent!  les 
écrits  restent.  Je  sais  bien  que  l'on  promet  de 
les  briller ,  ces  lettres  charmantes  !  mais  ne 
croyez  pas  à  cette  promesse,  vous,  mesdames, 
qui  écrivez  si  bien  ,  si  tendrement  ;  qui  ,  tout 
en  croyant  ne  montrer  que  de  l'amour ,  laissez 
voir  un  esprit  lin,  une  sensibilité  vraie?...  brû- 
ler vos  lettres  !  ah  !  comment  aurait-on  ce  cou- 
rage!... 11  vient  des  jours  d'ennui,  de  peine,  où 
l'on  a  plus  de  maîtresse  qui  nous  aime,  d'amie 
quinous console!...  alors, en  relisant  vos  lettres, 
on  se  procure  un  moment  de  bonheur...  Est-ce 
donc  un  crime  de  les  garder  ,  pour  que  vous 
nous  rendiez  encore  heureux  même  lorsque 
vous  ne  nous  aimez  plus!... 

Les  séances  données  à  Dufour  ,  la  présepce 
presque  continuelle   de  M.    de   Noirmout,  ne 


.VlADELi':i.\li.  yl 

permettait  que  bien  rarement  à  Ernestine  et  à 
Victor  de  se  retrouver.  Alors  on  s'écrivait,  car, 
même  devant  le  monde ,  on  trouve  facilement 
moyen  de  glisser  un  papier,  une  lettre,  ti  celui 
dont  la  main  est  toujours  prête  à  les  recevoir. 
Victor   allait   dans  les  endroits  les  moins  fré- 
quentés du  jardin  hre  ces  lettres  délicieuses 
qui  le  consolaient  d'une  gêne  continuelle.  On 
lui  ordormait  de  les  brûler,  mais  Victor  n'en 
avait  pas  non  plus  le  courage;  il  les  gardait 
pour  les  relire  encore  ;  il  les  portait  constam- 
ment sur  son  cœur,  et  se  disait  :  «  Qui  pourrait 
»  venir   les  chercher  là...  si  ce  n'est-elle?  et  à 
»  coup  sur,  en  les  y  trouvant,  elle  me  pardon- 
»  nerait.  • 

Mais  une  jeune  fille  qui  souffrait  sans  cesse 
et  voulait  pourtant  dissimuler  ses  peines,  Ma- 
deleine ,  allait  aussi  de  préférence  se  promener 
dans  les  endroits  les  plus  solitaires  du  jardin  ; 
elle  ne  suivait  pas  Victor,  elle  le  croyait  du 
moins,  et  cependant  elle  passait  presque  jou- 
jours  oii  il  venait  de  passer;  elle  s'arrêtait  .>ous 
le  bosquet  où  il  s  tlait  arrêté;  elle  aimait  enfin 
à  occuper  la  place  où  elle  l'avait  vu,  mais  elle 
avait  bien   soin  qu'il   Jie  l'apeiçùt  pus.    Elle  le 


02  MADELEINE. 

legarclail  de  loin^  cachée  derrière  le  feuillage  ; 
elle  le  voyait  sans  qu'il  s'en  doutât  ;  c'était  son 
seul  bonheur,  et  elle  n'avait  pas  le  courage  de 
s'en  priver. 

Plusieurs  fois ,  Madeleine  avait  aperçu  Victor 
lisant  des  lettres  qu'il  avait  auparavant  baisées 
à  plusieurs  reprises  ;  ces  lectures  semblaient 
absorber  toutes  ses  pensées;  quelquefois  il  sou- 
riait, plus  souvent  il  soupirait  et  restait  pensif 
devant  ce  paj)ier  que  ses  yeux  ne  perdaient  pas 
de  vue.  Madeleine  devinait  bien  d'où  lui  ve- 
naient ces  lettres  ;  plus  d'une  fois  même  elle 
les  avait  vu  donner  vi  recevoir.  L'amour  heu- 
reux est  imprudent;  mais  celui  qui  ne  l'est  pas 
voit  tout,  souvent  même  plus  qu'il  ne  voudrait 
>  oir. 

«  Comme  il  l'aime!  »  se  disait  Madeleine  en 
vityant  Victor  presser  sur  ses  lèvres  les  billets 
d'Krnestine  ;  «  qu'elle  est  heureuse  !...  et  pour- 
"  tant  elle  soupire...  elle  se  plaint;  mais  j'ou- 
«bliais  qu'elle  est  coupable!...  bien  coujKi- 
«ble!...  et  cejjendant  il  doit  encore  y  a\oir  du 
«plaisir  à  être  cou])able  i)ar  amour,  et  s'expo- 
»  ser  à  mille  mallieurs  pour  être  un  instant  avec 
«celui  qu'on  niuje.   Il  me  semble  que  je  vou- 


MADELEINE.  0.*^ 

•  cirais  être  A  sa  place...  Ah!  Jacques  a  raison... 

•  Quand  une  femme  aime  bien  ,  elle  brave  tous 
»  les  dangers.  » 

Un  matin  ,  Madeleine  se  promenait,  suivant 
son  habitude,  dans  une  allée  touffue  que  Vic- 
tor parcourait  souvent.  Elle  vient  de  le  voir 
sortir  d'un  bosquet  et  regagner  la  maison  :  c'est 
vers  le  bosquet  que  la  jeune  fille  porte  ses  pas. 
Elle  va  s'asseoir  sur  le  banc  de  verdure...  lors- 
qu'un papier  frappe  ses  yeux;  il  est  à  terre  à 
l'entrée  du  bosquet.  Madeleine  le  ramasse  : 
c'est  une  lettre  qui  a  été  ouverte;  elle  est  seule- 
ment repliée.  Il  n'y  a  pas  d'adresse,  mais  Ma- 
deleine ne  doute  pas  qu'elle  appartienne  à  Vic- 
tor :  c'est  lui  qui  l'aura  laissée  tomber  en 
croyant  la  replacer  dans  sa  poche.  Madeleine 
sort  du  bosquet  ,  regarde  dans  les  allées  voi- 
sines si  elle  l'apercevra  encore....  il  n'est  plus 
là,  et  Madeleine  est  seule...  et  elle  tient  dans 
sa  main  une  d(^  ces  lettres  que  Victor  lit  si  avi- 
dement, qu'il  couvre  de  baisers...  elle  n'ose  re- 
garder ce  billet...  elle  tremble...  elle  se  hâte 
de  le  cacher  dans  son  sein.  Mais  ce  papier  la 
brûle...  elle  ne  peut  le  supportera  cette  place. .. 
elle  le  prend...  La  lettre  s'est  ouvrle...  ei  ses 


04  «ADKLEINE. 

yeux  se  portfnt  sur  les  caractère?  qu'elle  re- 
connaît. 

«  Mon  Dieu!....  je  ne  devrais  pas  lire!  »  se 
dit  Madeleine  ;  «  mais  pour  résister  au  désir 
»  que  j'éprouve,  il  faudrait  des  forces  que  je  n'ai 
»pas...  Ah  !  que  je  sache  ce  que  l'on  dit  quand 
»  on  est  aimé...  J'amais  je  ne  pourrai  en  écrire 
«autant.  » 

Après  s'être  assurée  que  personne  ne  vient, 
Madeleine  se  retire  au  fond  au  fond  du  bos- 
quet, et  lit,  en  respirant  à  peine  : 

«  Enftn,  je  suis  donc  seule,  je  puis  t'écrire; 
«c'est  tout  mon  bonheur  quand  je  ne  suis  pas 
«  près  de  toi  ;  mais  je  crains  que  mes  lettres  ne 
»  t'ennuient...    Je    le    dis    toujours    la    même 

•  chose!...  que  je  me  déplais  à  moi-même,  de 
»ne  pas  avoir  le  courage  de  renoncer  à  toi  pour 
»  ne  sonfi;er  qu'à  mes  d(  voirs!...  Au  lieu  de  cela, 
«ma  })ensce  est  toujours  vers  toi  :  encore  si  je 
r.  pouvais  penser  que  tu  m'aimes  autant...  mais, 
uln    as  beau   me   le  dire,  il  me  semble  (jue  je 

•  n'ai  rieu  (pii  puisse  te  fixer  ;  je  ne  siiis  pas  as- 
j-scx  jolie!  Mon  Dieu!  dites-moi  donc   que  j'ai 

MMi  lorl  de  nj'aiiarhf  r  ;i  vous...  que  je  medois 


MADKLEiNfi.  95 

>à  mon  ménage...  que  si  l'on  venait  à  connaî- 
»tre  ma  faute  je  serais  méprisée  de  tous,  mal- 
»  heureuse  pour  la  vie  !  Donnez-moi  donc  de 
»bons  conseils,  vous  qui  êtes  tout  pour  moi! 
«Soyez  mon  ami,  soyez-le  sincèrement...  je 
»  vous  écouterai  toujours.  Quand  je  pense  qu'un 
»  jour  peut-être  nous  ne  nous  verrons  plus,  il 

•  me  semble  que  c'est  impossible!...  Ahipour- 
»  quoi  faut-il  que  je  vous  aie  connu!  Ne  se  par- 
»  1er  qu'en  tremblant...  toujours  avoir  peur,  ne 
«  savoir  à  quoi  se  résoudre,  voilà  mon  sort  ;  et 

•  vous,  vous  ne  cherchez  que  le  plaisir  du  mo- 
B  ment,  et  ne  vous  occupez  pas  des  regrets  que 
»  l'on  peut  avoir  quand  on  a  fait  une  faute,  re- 
»gretsqui  se  supportent  tant  que  l'on  se  croit 
«aimée,  mais  qui  tuent  si  l'illusion  cesse.  Par- 
»  donnez-moi  ...  Mais  quand  je  vous  vois  rire, 
«quand  je  vous  vois  gai...  il  me  semble  que 
«vous  ne  pensez  plus  à  moi...  je  deviens  mé- 
.■>  chante,  exigeante...  Si  je  devais  en  croire  ce 
vque  l'on  dit  de  vous,  j'aurais  sujet  de  craindre 
«bientôt  votre  indifférence,  votre  goût  pour  le 
"changement...  Allons,  je  retombe  dans  mes 
))  mauvaises  idées...  Non  ,  lu  ne  cesseras  jamais 
"uem'aimer,  n'est-ce  pas?  et  tu   ne   me  mé- 


90  MVDKLT-INR. 

»  priseras  pas  ?  tu  me  l'as  juré,  et  je  veux  te 
»eroire;  cela  me  fait  tant  de  bien! 

»  — Pau  MO  Ernest  in<'!...»  dit  Madeleine  après 
avoir  acheté  de  lire,  «pourquoi  donc  craint- 
»  elle  qu'il  cesse   un  jour  de  l'aimer  ..  qu'il  la 

•  méprise?...  Ah!  il  serait  bien  lâche  l'homme 
»qui  mépriserait  une  femme  parce  qu'elle  lui 
»  aurait  fait  le  sacrifice  de  son  repos  !...  Ne  plus 
»  l'aimer. ..  c'est  possible...  leshommes n'aiment 
»pas  toujours  la  même  femme,  à  ce  qu'on  dit... 

•  Pauvre  Ernestine  !...   Oh!  c'est  alors  qu'elle 

•  serait  bien  malheureuse!  Mais  comment  ren- 
»  dre  cette  lettre  à  M.  Victor?...  elle  est  ou- 
»  verte...  il  devinera  peut-être  que  je  l'ai  lue... 
»et  j'ai  tant  de  peine  à  mentir...  Il  faut  la  lui 
«rendre  pourtant...  Ou'il  doit  être  inquiet  s'il 

•  s'est  aperçu  qu'il  l'a  perdue,  et  si  M.  de  Noir- 
»  mont  l'avait  trouvée!...  Omon  Dieu  !  je  frémis 
»  rien  que  d'y  penser. . .  Tâchons  de  rencontrer 
«M.  Victor  seul..    J'entends  marcher;  c'est  lui 

•  sans  doute  qui  revient  sous  ce  bosquet  «her- 

•  cher  sa  lettre...  » 

Madehîine  sort  du  bosquet,  tenant  encore  le 
billet  à  sa  main.  C'est  M.  de  Noirmont  et  sa 
frnime  qui  se  promènent  dans  le  jardin.  Made- 


MiDKLEINIÎ.  97 

leine  devient  pâle  et  tremblante  ;  elle  n'a  que 
le  temps  de  cacher  sous  son  fichu  la  lettre 
qu'elle  tenait ,  mais  elle  n'a  pu  le  faire  as^z 
"vite  pour  que  M.  de  Noirmont  ne  s'aperçût  pas 
de  cette  action. 

«  C'est  toi,  Madeleine,  »  dit  Ernestine  en  sou- 
riant à  la  jeune  fdie  ;  «  toujours  te  promenant 
«seule...  on  dirait  que  tu  nous  fuis...  ce  n'est 
«pas  bien. 

»  —  Mais,  non,  madame...  je  viens  de  me 
»  promener  près  de  la  pelouse...  je  vais  ren- 
»trer... 

» — Un  moment  donc...  reste  plutôt  avec 
»nôus...  Allons,  viens  me  donner  le  bras... — 
»Mais,  madame...  — Mais,  je  le  veux...  Vous 
«verrez  qu'il  faudra  bientôt  employer  la  force 
•  pour  retenir  mademoiselle  avec  nous!... 

Madeleine  n'ose  résister;  elle  se  laisse  prendre 
le  bras  par  Ernestine.  M.  de  Noirmont  n'a  en- 
core rien  dit,  mais  il  n'a  pas  cessé  d'examiner 
la  jeune  fdlc,  et  son  air  sévère  augmente  le 
trouble  de  celle-ci. 

Après  avoir  marché  quelques  pas,  Ernes- 
tine dit  :  €  Que  faisais-tu  sons  ce  bosquet , 
"Madeleine?...  Tu  n'as  pas  ir,  broderie,  je 
II.  7 


98  MADELEINE. 

«crois...  — Madame...  je   m'étais  reposée  un 

•  moment...  je  ne  faisais  rien... 

»  —  Vous  ne  faisiez  rien?»  dit  M.  de  Noir- 
mont  en  fixant  la  jeune  fille  d'un  air  iro- 
nique; «  mais  il  m'a  semblé  ,  à  moi,  que  vous 
j)  lisiez.  .  » 

Madeleine  baisse  les  yeux  et  devient  trem- 
blante. Ernestine  la  regarde  et  dit  :  «  Lisais-tu 
»en  effet,  Madeleine?  Mais  je  ne  te  vois  pas  de 
»  livre. . . 

»  —  On  peut  lire  autre  chose ,  »  reprend 
M.  de  Noirmont  :  «  par  exemple...  un  pa- 
ppier,  une  lettre...  —  Une  lettre!»  dit  Ernes- 
tine. «  Ohl  Madeleine  ne  reçoit  pas  de  let- 
»tres!    Qui    donc    lui   écrirait?...    La   pauvre 

•  petite  n'a  point  de  parents...  et  ce  n'est  pas 
»  son  ami  Jacques,  qui,  je  crois,  ne  sait  pas 
»  plus  lire  que  conduire  une  plume!... 

»  —  Ou  peut  recevoir  des  lettres  d'autres  pcr- 
I)  sonnes...  n'est-ce  pas,  mademoiselle? — Mon- 
»  sieur...  je  n'ai  point  reçu  de  lettres,  répond    ' 
»  Madeleine  en  hésitant. 

»  —  Mademoiselle,  je  n'aime  point  les  mcn- 
j)S()ni;cs!  «le  ne  vous  demande  pas  (|ni  vous 
«(''(•ill...  ce  sonl  vos  affaires;  mais  xons  ne  nie- 


MADELEINE.  fK) 

»tez  pas  que  vous  teniez  un  papier  qu'à  notre 

•  aspect  vous  avez  précipitamment  caché  dans 
»  votre  sein.  » 

Madeleine  se  tait,  mais  de  grosses  gouttes 
de  sueur  tombent  de  son  front  sur  ses  joues 
pâlies  par  la  terreur.  Ernestine  se  tourne  vers 
elle  en  lui  disant  :  •  Est-ce  vrai,  Madeleine?...» 
Et  voyant  que  la  jeune  fille  ne  répond  pas,  elle 
reprend  :  •  Eh  bien  l  montre-nous  donc  ce  pa- 
ppier  que  tu  caches  avec  tant  do  mystère!...  Je 
»  gage  que  c'est  un  enfantillage  qui  ne  vaut  pas 
»la  peine  qu'on  s'en  occupe...  Donne-nous  cet 
«écrit...  » 

Madeleine  quitte  le  bras  d'Ernestine  avec  un 
mouvement  convulsif,  et  croise  les  bras  sur  sa 
poitrine  en  balbutiant  d'une  voix  altérée  :  t  Oh  ! 
»non,  madame,  je  ne  vous  montrerai  pas  ce 
«papier...  c'est  impossible...  Je  vous  en  sup- 
»plie,  ne  me  le  demandez  pas...  » 

Ernestine  reste  stupéfaite  de  l'effroi  de  Ma- 
deleine,  et  M.  de  Noiremont  se  tourne  vers  sa 
femme  en  lui  disant  à  l'oreille  :  <>  Que  vous 
»  avais-je  dit?...   11  y  a  quelque  intrigue  sous 

•  jeu.  .  mais  vous  ne  voulez  jamais  me  croire.  • 

Kriusliiu:  regarde  qiicl'inc  !('in])s  Aladeluini-. 


iôo 


MADELEINE. 


puis  lui  dit  de  nouveau  avec  douceur  :  «  Ma 
«chère  amie,  je  ne  croyais  pis  que  vous  aviez 
«des  secrets  pour  nous...  pour  moi  surtout... 

•  mais,  en   ce   moment,  votre   obstination   est 

•  ridicule;  vous  faites,  j'en  suis  sûre,  une  af- 
»  faire  de  rien.  Quel  est  ce  papier...  que  vous 
«craij^nez,  tant  de  nous  montrer?...  que  con- 
»  tient-il?...  de  qui  le  tenez-vous  enfin?...* 

Madeleine  ne  répond  pas  ;  mais  elle  a  tou- 
jours une  de  ses  mains  sur  sa  poitrine,  comme 
si  elle  craignait  qu'on  ne  voulût  lui  prendre  ce 
qu'elle  y  a  caché. 

En  ce  moment,  Victor  paraît  au  détour  de 
l'allée.  Sa  figure  est  aussi  pâle ,  ses  traits  aussi 
altérés  que  ceux  de  Madeleine,  car  il  s'est  aperçu 
d(;  la  perte  qu'il  a  faite,  et  frémissant  des  con- 
séquences de  cet  événement,  il  est  revenu  dans 
le  jardin,  où,  les  yeux  attachés  sur  le  sable, 
sur  la  terre,  sur  le  gazon,  il  cherche  partout  le 
billet  d'Ernestine  en  maudissant  sa  funeste 
étourderie. 

«  Ah!  voilà  M.  Dalmer,  »  dit  monsieur  de 
Noirmont  en  apercevant  le  jeune  homme. 

Victor  tâche  de  cacher  son  inquiétude.  Le 
onaimablodeM.de   Noirmont   le   rassure  un 


WADJÎLEINE.  101 

peu;  car,  s'il  avait  trouvé  la  lettre,  le  mari 
d'Ernestine  n'aurait  pas  l'air  aussi  calme.  Vic- 
îor  s'approche  de  la  société  ;  mais,  tout  en 
échangeant  quelques  propos  vagues,  ses  yeux 
se  promènent  toujours  avec  terreur  sur  le  che- 
min que  l'on  parcourt,  et  il  ne  remarque  pas 
Madeleine,  qui  fait  son  possible  pour  attirer 
son  attention,  cherchant  par  signe  à  le  rassu- 
rer quand  on  ne  l'observe  pas. 

«  Qu'avez-Yous  donc  fait  de  votre  ami  Du- 
fifour?  »  dit  M.  de  JNoirmont;  «  je  ne  l'ai  pas 
»  aperçu  ce  matin...  11  ne  me  parle  plus  de  ma- 
»  demoiselle  Pomard...  J'ai  dans  l'idée  qu'il  y 
»a  du  refroidissement  dans  les  amours,...  Nos 
«voisins  ne  sont  pas  venus  depuis  quelques 
«jours...  Dufour  ne  vous  a  rien  dit...  ? 

Victor  est  si  occupé  à  regarder  à  terre  qu'il 
n'entend  pas  la  question  de  M.  de  Noirmont  ; 
celui-ci  est  obligé  de  la  lui  répéter. 

0  Non,  monsieur non.  Dufour  n'est  pas 

•  au  salon —  «répond  Victor,  qui  n'est  pas  du 
tout  à  ce  qu'on  dit;  M.  de  Noirmont  regarde  le 
jeune  homme,  puis  reprend  :  u  En  vérité,  mon- 
»  sieur  Dalmer,  vous  avez  aussi  quelque  chose  qui 

•  vous  préoccupe  beaucoup  en  ce  moment.  — 


102  MAD£LB1NE. 

»  Moi, monsieur,  mais  non,  je  ne  pense  à  rien, 
»  à  rien  d'important...  je  vous  assure...  —  J'ai 
«  cru  que  vous  étiez  comme  mademoiselle  Ma- 
sdeleine...  que  vous  aviez  aussi  des  mystères! 
»  —  Des  mystères!  Oh  !  je  ne  vois  pas  trop  sur 
»  quoi  j'en  ferais!...  » 

Victor  levait  alors  les  yeux.  Madeleine  qui  est 
un  peu  en  arrière  de  M.  de  Noirmont,  lui  fait 
un  signe  expressif  que  le  jeune  homme  ne  com- 
prend pas.  Mais  Ernestine  s'est  aperçue  de  la 
manière  singulière  dont  la  jeune  fille  regar- 
dait Victor.  Aussitôt  la  rougeur  lui  monte 
au  visage,  ses  yeux  s'animent,  et  elle  dit  à  son 
mari  d'un  ton  assez  bref  : 

0  Mon  ami,  faites-moi  le  plaisir  de  vous  éloi- 
Dgner  avec  M.  Dalmer...  je  veux  parler  à  ma- 
»  demoiselle...  je  tiens  à  éclaircir   l'affaire  qui 

»  nous  occupait  tout-à-l'hcure Votre  pré- 

»sence...  celle  de  monsieur,  empêchent  sans 
»  doute  mademoiselle  de  parler  ;  mais  quand 
»elle  sera  seule  avec  moi,  il  faudra  pourtant 
«bien  qu'elle  s'explique. 

0  —  Comme  \ous  voudrez,  ma  chère  amie,» 
dit  M.  de  Noirmont;  «  nous  vous  laissons.  Al- 
»lons,  monsieur  Dalmer,   \encz  faire  une  par- 


MADELEINE.  lOS 

»tie  de  billard  ,  cela  vous  distraira —  car  vous 
»  êtes  ce  matin   dans  vos   idées  noires ,  ce  que 

»ma  femme  appelle  avoir  mal  aux  nerfs et 

«elle  y  a  mal  souvent  depuis  quelque  temps.» 

Victor  n'ose  refuser;  il  se  laisse  prendresous 
le^bras  et  entraîner  par  M.  de  Noirmont  du  cô- 
té de  la  maison. 

•  Nous  voici  seules,  mademoiselle,»  dit  alors 
Ernestine  d'un  ton  qu'elle  n'a  jamais  pris  avec 
l'orpheline;  «  j'espère  que  maintenant  vous  al- 
»  lez  parler,  me  dire  quel  est  cet  écrit  que  vous 
«avez  caché  dans  votre  sein...  de  qui  vous  le 
«tenez...  et  me  le  montrer  enlin;  car,  si  vous 
»  n'avez  commis  aucune  faute,  vous  ne  devez 
»pas  avoir  de  secret  pour  moi. 

b  —  Madame,  je  vous  en  prie  ,  »  dit  Madclei- 
en  joignant  les  mains,  «  ne  me  pressez  pas  da- 
«vantagc...  je  ne  puis  vous  montrer  cette  let- 
»tre....  oh!  non  je  ne  le  peux  pas! 

» —  Ah!  vous  avouez  donc  que  c'est  une  let- 
»  tre  ?. . . 

»  —  Vous,  qui  êtes  si  bonne  pour  moi , 

>'  madame,  voudriez-vous  me  causer  de  la  pei- 
gne?... Si  j'ai  tort  en  vous  cachant  ce  papier, 
»  eh  bien',  infligcz-mui  quelque  punition ^. 


104  AUDELliJ.NE. 

i éloignez-moi  de  votre  présence....  mais,  de 
»  grâce,  ne  me  demandez  pas  à  le  voir. 

»  —  Oui,  mademoiselle,  je  suis  bonne  pour 
"VOUS ,  trop  peut-être,  je  commence  à  le  croi- 
»re,  mais  je  ne  veux  pas  que  l'on   se  joue    de. 
»moi...  J'ai  vu  tout-à-l'heure  vos  signes  d'in- 
Btelligence  à  M.  Victor...  je  devine  tout  main- 

»  tenant,  cette  lettre  est  de  lui Montrez-la 

•  moi  sur-le-champ,  je  le  veux. 

» —  Non,  madame...  oliî  non,  je  vous  en 
»  supplie  !  » 

Madeleine  se  jette  aux  genoux  d'Ernestine 
en  élevant  les  bras  vers  elle  ;  mais  dans  cette 
position  elle  laisse  voir  une  partie  du  papier 
qu'elle  tient  dans  son  sein;  Ernestine  l'aperçoit 
et  s'en  empare  avec  la  promptitude  de  l'éclair. 
En  voyant  que  la  lettre  lui  est  enlevée,  Made- 
leine pousse  un  cri  et  veut  encore  arrêter  ma- 
dame de  Noirmont;mais  déjà  celle-ci  a  entr'ou- 
vert  le  billet  ;  les  caractères  ont  frappé  ses 
yeux,  et  elle  tombe  sans  connaissance  devant 
la  jeune  fille  en  murmurant  :»  Malheureuse! 
»ma  lettre!...  » 

Madeleine  entoure  Ernestine  de  ses  bras, 
l'embrasse;  l'appelle...  madame  deNoirmonta 


MADELEINE.  105 

toujours  les  yeux  fermés,  une  pâleur  effrayan- 
te eouvrc  son  visage,  Madeleine  se  rappelle 
que  la  pièce  d'eau  n'est  qu'à  quelques  pas;  elle 
y  court ,  mais  auparavant  elle  a  la  précaution 
de  remettre  dans  son  tablier  la  fatale  lettre  qui 
était  tombée  des  mains  d'Ernestine. 

Madeleine,  arrivée  à  la  pièce  d'eau,  y  trempe 
son  mouchoir;  elle  revient  près  d'Ernestine,  et 
avec  ce  mouchoir  lui  imbibe  le  front,  les  tem- 
pes, ses  soins  ne  sont  pas  inutiles;  Ernestine 
revient  à  la  vie,  mais  en  rouvrant  les  yeux,  elle 
aperçoit  Madeleine  agenouillée  près  d'elle.  Aus- 
sitôt elle  cache  sa  figure  dans  ses  mains  ens'é- 
criant  ;  «  O  mon  Dieu!   et    moi  qui  l'accusais! 

» —  Madame,  ma  chère  bienfaitrice,  »dit  la 
jeune  fille  en  s'emparant  d'une  main  d'Ernes- 
tine et  la  couvrant  de  baisers...  «  pouvez-vous 
•  craindre  de  me  regarder...  moi  qui  vous  ai- 
»  me  tant...  moi...  qui  donnerais  ma  vie  pour 
»  vous!....  Cette  lettre...  je...  je  ne  l'ai  pas  lu. 

»  —  Si  Madeleine...  si,  tu  l'as  lue...  sans  cc- 
»la  tu  n'aurais  pas  refusé  de  me  la  montrer.... 
»Ah!  je  comprends  maintenant  toute  la  gran- 
»deur  de  ton  àmc....  tu  te  laissais  soupçon- 
»ncr....  et  tu  ne  voulais  pas   m'humiher...  — 


106  MADELEINK. 

»Ah!  madame...  —  Oui,  m'humilier...  car  je 
«suis  bien  coupable...  et  tu  as  le  droit  de  me 

«mépriser  maintenant.  —  Vous  mépriser! 

»01i!  ne  le  craigniez  pas vous   ne  pouvez 

»pas  être  coupable  pour  moi,  madame....  Oh! 
»ne  pleurez  pas...  Si  vous  saviez  combien  vos 
»  larmes  me  font  de  mal!  —  Ah!  Madeleine  ,  je 
»suis  déjà  bien  punie,..  Mais  ouest  donc  cette 

»  lettre? —  La  voilà,  madame...  Pendant 

•  votre  évanouissement  je  l'avais  reprise....  — 
û  Personne  ne  m'a  vue?...  — M.  de  Noirmont. 
» — Non,  madame  personne  n'est  venu  par  ici. 
B  —  Tu  vois  à  quoi  l'on  s'expose  quand  on  se 
«conduit  mail...  Où  avais-tu  trouvé  cette  let- 

ntre?  —  Là-bas,  sous  le  bosquet M.   Victor 

»en  sortait Je  l'ai  cherché...   je   n'ai  pu  le 

«rejoindre.  —  Ah!  je  comprends  maintenant  la 
»  cause  de  son  trouble,  de  son  inquiétude  '  » 

Ernestine  cache  à  son  tour  la  lettre  dans  son 
sein,  puis  elle  tend  la  main  à  la  jeune  fille,  en 
lui  disant  :  «  Pardonne-moi  de  t'avoir  soup- 
»  çonné  un  moment...  Hélas  !  la  fatale  passion 
»  (jui  me  domine  avait  égaré  un  moment  mu 
«raison...  Ah!  Madeleine,  puisses-tu  ne  jamais 
»lu     connaître    cette    passion    qui    iniluc     si 


MADELEINE.  107 

»  puissamment  sur  la  vie  d'une  femme  !..  Main- 
»  tenant  il  faut  que  j'essuie  mes  yeux,  que  je 
»  cache  mes  pleurs!..  ..  Si  M.  de  Noirmont 
«voyait  que  j'ai  pleuré!..  Ah!  quellecon  trainte* 
•  Je  lui  dirai  que  tu  m'as  montré  ce  papier.... 
»  que  ce  n'était  rien.  .  des  pensées...  une  chan- 

»sonque  tu  avais  faite que  tu   craignais 

»  qu'on  ne  se  moquât  de  toi. . .  il  faut  mentir. . . . 
D  toujours  mentir  quand  une  fois  on  a  com- 
«mencé!...  Madeleine,  veux-tu  encore  m'em- 
»  brasser?  » 

Pour  toute  réponse,  Madeleine  se  jette  dans 
les  bras  d'Ernestine  et  la  serre  longtemps  contre 
son  cœur. 


CHAPIlRi:  XMJ. 


CE    QU  ELLE    FAIT    ENCORE. 


Depuis  le  jour  qui  a  pensé  être  si  fatal  à  ma- 
dame de  Noirmont,  Madeleine  redouble,  au- 
près d'elle,  de  soins,  de  prévenanecs,  de  res- 
pect; elle  elierclie,  par  sa  conduite,  k  lui  faire 
oublier  qu'elle  connaît  sa  faiblesse,  et,  p^r  son 
amitié,  à  lui  prouver  qu'elle  peut  comptt;r  sur 
son  entier  dévouement.  Quant  à  M.  de  Noir- 
mont,  il  a  cru,  ou  a  feint  de  croire,  ce  que  sa 
femme  lui  a  dit  au  sujet  de  l'écrit  que  Madeleine 


I/ADELEINE.  100 

a  refusé  de  leur  montrer  ;  cependant,  depuis  ce 
jour,  il  conserve  avec  la  jeune  fille  un  ton  froid 
et  sévère,  et  ne  lui  adresse  que  rarement  la  pa- 
role. 

Ernestine  a  instruit  Victor  de  la  conduite  de 
Madeleine  ;  celui-ci  n'a  pas  osé  lui  en  témoigner 
sa  reconnaissance,  car  il  eût  fallu  parler  d'une 
chose  qu'il  était  plus  convenable  de  ne  pas  rap- 
peler. Mais  s'il  ne  peut  lui  dire  ce  qu'il  pense, 
Victor  ne  traite  plus  Madeleine  comnie  quel- 
qu'un qui  n'occupe  aucune  place  dans  notre 
cœur;  il  lui  marque  maintenant  plus  d'amitié, 
plus  d'intérêt,  et  ses  yeux  ne  rencontrent  ja- 
mais ceux  de  la  jeune  fille  sans  qu'elle  puisse  y 
lire  un  remercîment  de  ce  qu'elle  a  fait.  La 
conduite  de  Victor  dédommage  amplement 
Madeleine  de  la  mauvaise  humeur  que  lui  mon- 
tre M.  de  Noirmont. 

Cependant,  depuis  que,  sans  le  vouloir,  Ma- 
deleine est  devenue  leur  confidente,  Victor  et 
Ernestine  n'osent  plus  se  parler,  se  rapprocher; 
ils  savent  bien  qu'ils  n'ont  rien  à  redouter  de 
l'indiscrétion  de  la  jeune  fille,  qui,  loin  d'épier 
leurs  actions,  les  évite  et  semble  craindre  de  se 
trouver  avec  eux;  mais  que  de  gens  sont  cou-» 


no  MkmiTAm. 

pablcs  lorsqu'ils  pensent  que  leur  faute  est 
ignorée,  et  qui  n'osent  plus  céder  à  leur  ^fai- 
blesse du  moment  où  ils  gavent  qu'elle  n'est 
plus  un  mystère. 

Tant  de  contrariétés,  de  chagrins  devraient 
dégoûter  de  l'amour.  Il  n'en  est  rien  :  c'est  un 
sentiment  qui  prend  racine  au  milieu  des  ora- 
ges, et  qui  mourrait  dans  une  température  con- 
tinuellement calme. 

Dufolir  a  terminé  le  portrait  d'Ernestine,  à  la 
grande  satisfaction  de  son  modèle;  mais  M.  de 
Noirmont  s'absente  fort  peu  de  la  maison,  qui 
est  devenue  sa  propriété.  On  voit  d'un  autre 
œil  ce  qui  nous  appartient;  il  médite  déjà  des 
cliangements  dans  la  distribution  des  apparte- 
ments, des  constructions  nouvelles,  des  plan- 
tations, des  améliorations.  Occupé  de  tout  cela, 
il  passe  ses  journées  à  parcourir  la  maison 
ou  les  jardins;  impossible  de  se  donner 
un  rendez-vous,  de  se  voir  en  tète-à-tète 
sans  s'exposer  i\  être  surpris.  Le  soir,  fatigué 
d'avoir  arjienté  ses  escaliers  et  ses  pelouses,  ses 
allées  et  ses  corridors,  M.  de  Noirmont  reste 
an  salon,  oii  il  faut  bien  (pie  sn  frininr  lui  lienne 
coiupHfrnic. 


MADELEINE.  11 1 

Les  Pomard  ne  sont  pas  revenus  à  Bréville 
depuis  que  Dufour  s'est  mis  sous  le  lit  de  ma- 
demoiselle Clara.  Cependant  le  peintre  a  tenu 
sa  promesse  ;  il  n'a  pas  dit  un  mot  de  cette 
aventure.  Mais  comment  se  retrouver  avec  un 
homme  qui  a  découvert  des  particularités  aussi 
délicates!  Mademoiselle  Pomard  a  pourtant  dit 
ù  son  frère  qu'elle  reverrait  Dufour  sans  éprou- 
ver aucun  embarras  ;  mais  M.  Pomard  ne  se 
sent  pas  la  même  force  de  caractère,  et  il  passe 
ses  journées  à  penser  à^la  figure  qu'il  fera  quand 
il  se  trouvera  avec  lui. 

M.  et  madame  Montrésor  sont  les  seules  per- 
sonnes qui  viennent  encore  à  Bréville,  madame 
Bonnifoux  n'ayant  pas  été  satisfaite  du  peu 
d'accueil  qu'on  y  a  fait  au  loto.  Mais  Sophie 
devient  chaque  jour  plus  jalouse  de  Chéri,  et 
Chéri  plus  ennuyé  de  sa  femme  ;  leur  société 
ne  peut  procurer  à  Ernestine  et  à  Victor  que 
quelques  instants  de  liberté.  Quant  à  Dufour, 
comme  il  faut  toujours  qu'il  peigne  quelqu'un 
ou  quelque  chose,  il  a  commencé  le  portrait  de 
Madeleine,  quoique  celle-ci  se  refusât  à  cet 
honneur;  mais  Krncstiue  a  joint  .s<s  instance^  à 
celles  du  i>«;iiilic,  et  i;i  jeune  fille  a  cédi-. 


119  MADELEINE. 

Une  lettre  d'Armand  met  fin  à  la  vie  uniforme 
quel'on  menaità  Bréville:  le  jeune  marquis  écrit  à 
son  beau-frère  pour  lui  demander  le  restant  de 
la  somme  qui  lui  revient  sur  la  vente  de  sa  pro- 
priété ;  'sa  lettre  est  courte  et  pressante  ;  du 
reste,  rien  pour  ses  amis,  pas  un  mot  de  sou- 
venirpour  sa  sœur.  On  voit  que  le  jeune  homme, 
tout  entier  sous  l'influence  de  ses  passions  et 
de  ses  connaissances  de  Paris,  a  oublié  toutes 
lespersonnes  qu'il  a  laissées  à  Bréville. 

Cette  lettre  est  arrivée  dans  l'après-dîner. 
M.  de  Noirmont,  après  l'avoir  lue,  pousse  un 
profond  soupir  en  s'écriant  :  «  Ce  jeune  homme 
ose  perdra!...  »  puis  il  passe  la  lettre  à  Victor 
et  à  Dufour,  en  leur  disant  :  «  Voyez  messieurs, 
»quel  style  aimable!...  écrire  ainsi  au  mari  de 
»  sa  sœur...  il  lui  faut  de  l'argent...  il  ne  s'in- 
»  forme  même  pas  si  cela  me  gênera  de  lui  en- 
»  voyer  maintenant  ce  qui  lui  revient  encore  sur 
«cette  maison.  11  veut  avoir  cette  somme  sur- 
»le-champ...  eh  bien  !  ill'aura...  mais,  après. ^'. 
«quand  il  l'aura  perdue  avec  les  misérables  qui 
«l'entourent...  que  fera-t-il,  le  malheureux?.. 
»  car  je  sais  qu'il  a  déjà  vendu  ses  rentes,  perdu, 
jjoué  tout  son  bien. 


MADELEINE.  1  !•'> 

» —  Mon  pauvre  frère  !  »  dit  Ernestine,  «  mon 

•  Dieu  1  comment  donc  l'empêcher  de  courir  ;\ 
»  sa  ruine?...» 

Madeleine  ne  dit  rien;  mais  elle  pleure  en 
songeant  cpic  l'amî  de  son  enfance  peut  quel- 
que jour  être  malheureux. 

«  --  Il  paraît,  »  dit  Dufour,  «  que  le  beau 
»Saint-Elme  ne  dirige  pas  très-bien  son  cher 
»  ami. — Cet  homme  m'a  bien  trompé,  dit  M.  de 
«Noirmont.  —  Il  ne  m'a  pas  trompé,  moi;  je 
ome  suis  toujours  méfié  de  lui.  —  Si  du  moins 
»  mon  beau-frère  avait  près  de  lui  un  ami  véri- 
»  table,  capable  de  lui  donner  de  bons  conseils, 
»  de  lui  faire  voir  la  folie  de  sa  conduite...  peut- 
-être reviendrait-il  encore  à  nous?...  Moi,  si  je 
»  pensais  être  écouté,  je  partirais  sur-le-champ 

•  pour  Paris...  Mais  je  sais  que  je  ferais  un 
«voyage  inutile...  Armand  a  toujours  fort  mal 
«reçu  mes  avis.  Il  a  l'airde  me  regarder  comme 
»  un  précepteur,  comme  un  tuteur...  ilnem'é- 
»  coûte  qu'avec  impatience...  Il  faudrait  que  ce 
»  fût  quelqu'un  qui  possédât  sa  confiance,  son 
»  amitié...  » 

En  disant  ces  mots,  M.  de  Noirmont  regar- 
dait Yirtor;  celui-ci  le  comprend  et  s'écrie  :  «Je 
II.  8 


114  MADELEINE. 

»  crois  vous  entendre  je  partirai  pour  Paris,  el 
»je  verrai  Armand. 

»  —  Je  n'osais  vous  en  prier,  mais  vraiment 
s  j'y  songeais  ;  car  je  ne  vois  plus  que  ce  moyen 

•  pour  sauver  Armand...  et  c'est  un  service  que 

•  vous  nous  rendrez. 

«  —  Oui,  B  dit  Ernestine  qui  a  changé  de 
couleur,  mais  qui  fait  un  effort  sur  elle-même 
«  oui,  mon  mari  a  raison...  Mon  frère  a  beau- 
9  coup  d'amitié...  il  vous  écoutera,  je  l'espère.,. 
»  et  vous  le  ramènerez  ici...  avec  vous...  car, 
»  si  vous   le  laissez  à  Paris,  il  ne  faudra  pas 

•  compter  sur  ses  bonnes  résolutions, 

»  —  C'est  bien  ce  que  j'espère,  »  dit  M.  de 
Noirmont ,  «  M.    Dalmer  nous  ramènera  Ar- 

•  mand...  Quant  à  M.  Saint-Elme...  oh!  je  l'en 
»  dispense  1 

»  —  Est-il  nécessaire  que  je  t'accompagne?» 
dit  Du  four.   «  Non,  non,  »  dit  M.  de  Noirmont, 

•  vous  resterez  avec  nous.  De  toute  manière, 
»M.   Dalmer   reviendra...    et   le  plus  tôt  pos- 

•  sible. 

«Mais.  !)  dit  Victor,  «  si  Armand  nevrulpas 
»  m'accomuagncr .  il  ne  «ei\iil   p:is  lu'i'n  néces- 

•  sair.'  qui'  je  rt\  lusse. 


MADELErNE.  115 

»  —  Si  fait,  vraiment,  et  ce  n'est  qu'à  cette 

•  condition  que   je   vous   laisse   aller  à  Paris. 

•  Nous  ne  sommes  encore  qu'au  commence- 
»  ment  d'août. . .  c'est  le  plus  beau  moment  de  la 
»  campagne. 

—  «A  moins,  cependant,  que  monsieur  ne 

•  s'ennuie  trop  ici,  »  dit  Ernestine. 

0  —  Ahl  madame,.,  j'espère  que  vous  ne  le 
»  pensez  pas.  Je  reviendrai  puisqu'on  veut  bien 
»me  le  permettre.  —  Tu  me  rapporteras  deux 
«pantalons  de  Nankin,  »  dit  Dufour,  «  que  ma 
»  blanchisseuse  doit  avoir  laissés  chez  ma  por- 
))tit're  ;  je  te  donnerai  une  autorisation. 

«  —  Puisque  c'est  convenu  »  dit  M.  de  Noir- 
mont,  «  il  faut  maintenant  que  je  m'occupe 
«de  trouver  l'argent  qu'on  me  demande,  et 
»  dont  vous  aurez  la  complaisance  de  vous 
«charger;  car,  avant  d'engager  mon  beau- 
»  frère  h  revenir  vivre  près  de  nous,  je  veux  ac- 
»  quitter  ma  dette  avec  lui,  sans  quoi  il  pense- 
»  rait  que  c'est  pour  ne  pas  le  payer  que  je  luj 
)>  envoie   un    ambassadeur.  —  Ah  !   mon   ami 

•  quelle  idée!...  --  Ma  chère  amie,  Armand 
»m'a  toujours  montré  si  peu  de  confiance  que 
»jt'  puis  bieu  1<'  jupvr  ('nj);ible  de  ]><Mis<*r  ccl;!  ilo 


116  MADELETNlî. 

«moi.  D'ailleurs,  je  veux  m'acquitcr...  pour 
»  éviter  à  votre  frère  des  demandes  qui  doivent 
»  lui  être  pénibles...  quoiqu'il  les  fasse  d'un  ton 
»  si  peu  aimable'....  Je  vais  partir  pour  Laon 
«sur-le-champ.  J'y  coucherai;  je  terminerai 
«demain  avec  le  notaire  que  je  vais  voir,  et  je 
»  tâcherai  d'être  revenu  pour  dîner.  Alors 
»  M.  Dalmer  recevra  de  moi  la  somme,  et  pourra 
»  partir  pour  Paris.  Je  n'ai  pas  de  temps  à  per- 
»dre...  Je  vais  prendre  les  papiers  dont  j'ai  be- 
)»  soin,  je  fais  seller  ma  petite  jument,  et  je  me 
»  mets  en  route.  »  ' 

On  n'a  fait  aucune  objection  à  M.  de  Noir- 
mont.  En  sachant  que  l'époux  d'Ernestine  va 
coucher  à  Laon.  Victor  a  senti  battre  son  cœur 
avec  violence.  Au  moment  de  se  séparer  pour 
quelque  temps  de  la  femme  qu'il  aime  com- 
ment ne  céderait-il  pas  à  l'espoir  de  pouvoir 
encore  une  fois  se  rapprocher  d'elle.  Ernestine 
a  rougi  et  baissé  les  yeux,  car  dans  un  seul  re- 
gard de  Victor,  elle  a  deviné  sa  pensée. 

M.  de  Noirmonl  a  pris  les  papiers  qui  lui 
sont  nécessaires  ;  il  fait  ses  adieux,  et  monte  à 
cheval  en  promettant  de  faire  en  sorte  d'être 
revenu  le  lendemain  j^our  din«'r. 


MADELEINE.  117 

On  a  suivi  M.  de  Noirmont  jusqu'à  l'entrée  du 
bois;  la,  il  presse  son  cheval  et  on  le  perd  de 
vue.  En  revenant,  Victor  donne  le  bras  à  Er- 
nestine,  Madeleine  marche  seule,  se  tenant 
assez  éloignée  d'eux  pour  ne  pas  entendre  ce 
qu'ils  se  disent.  Duibur  s'arrête  à  chaque  ins- 
tant pour  contempler  un  effet  de  soleil  cou- 
chant. 

Victor  parle  avec  action  à  Ernestine.  On  voit 
qu'il  la  prie,  la  presse,  et  que  celle-ci  ne  résiste 
qu'avec  peine  à  ce  qu'il  lui  demande.  On  arrive, 
et  Madeleine  entend  ces  mots  :  «  C'est  impos- 
•  sible!»  auxquels  Victor  répond:  « —  Alors 
»jc  ne  reviendrai  pas  de  Paris. 

»  —  Que  lui  refuse-t-elle  donc?  »  se  dit  Ma- 
sdeleine.  «11  a  l'air  fâché!...  Il  dit  qu'il  ne  re- 
»  viendra  pas...  Ah!  je  sens  que  je  préfère  le 
»  voir  en  aimer  une  autre  que  de  ne  plus  le  voir 
«du  tout...  D'ailleurs,  il  m'aime  un  peu  niain- 
»  tenant...  il  m'appelle  son  amie...  c'est  quel- 
»que  chose  que  l'amitié...  et  on  dit  que  ça  dure 
«plus  longtemps  que  l'amour.  » 

La  soirée  se  passe  assez  tristement.  Victor 
boude  dans  un  coin  du  salon.  Ernestine  est  rê- 
veuse, agitée,  elle  regarde  souvent  Victor;  puis, 


116  )lAD£LËl!Nii. 

quand  il  lève  la  tête ,  elle  reporte  bien  vite  les 
yeux  d'un  autre  côté.  Dufour  fait  un  petit  cro- 
quis d'idée  de  la  grosse  Nanette,  en  attendant 
qu'il  la  fasse  poser.  Madeleine  travaille  et  se 
tait  suivant  son  habitude,  à  moins  qu'on  ne  lui 
adresse  la  parole. 

«  Nous  ne  voyons  plus  nos  voisins,  M.  et  ma- 
»  demoiselle  Pomard,  »  dit  tout-à-coup  Ernes- 
tine,  pour  tâcher  de  ranimer  la  conversation. 

a  —  Vous  \ous  ennuyez  après  eux,  ma- 
dame? »  dit  Victor  d'un  air  ironique.  «  —  Non, 
»  monsieur...  vous  savez  bien  d'ailleurs  que 
»  maintenant  je  ne  m'ennuie  plus;  mais  je 
0  crains  que  M.  Dufour  ne  pense  pas  de 
»méme...  11  aimait  la  gaîlé  de  mademoiselle 
•  Clara... 

«  —  Oh!  oui...  elle  est  fort  gaie,  en  effet,  » 
ait  Dufour  sans  quitter  son  dessin  ;  •  c'est  une 
»  jeune  personne  qui  aime  beaucoup  à  rire... 
»  et  quand  je  la  verrai...  certainement  je  rirai 
«encore  avec  elle,  si  elle  veut  bien  le  permet- 
))tre...  —  Mais  vous  n'allez  plus  les  voir, 
«monsieur  Dufour? —  Non,  madame,  non... 
»J'ai  vu  qu'on  me  regardait   déjà  comme  un 


» épouseur. ..  et,  tout  bien  considéré,  je  n'c- 
«pouse  pas  mademoiselle  Clara. 

a — Ah!  tu  es  décidé  maintenant,  »  dit 
Victor.  8  —  Très-décidé.  —  Je  crois  que  tu  te 
»  marieras  diflicilement,  mon  cher  Dufour  ;  tu 
»  es  si  méfiant!  —  J'aime  mieux  être  méfiant 

•  que  d'être  co...  Ali!  mon  Dieu!  madame, 
«je    vous  demande   bien    pardon...    Je   crois 

•  toujours  être  entre  artistes;  ce  n'est  pas, 
«qu'après  tout,  ce  mot-là  ait  rien  d'indécent 
«par  lui-même...  et  je  suis  comme  Boileau, 
V j'appelle  un  chat  un  chat...  Mademoiselle 
«  Madeleine,  vous  ne  dites  rien...  vous  êtes  bien 
pensive?... 

« —  Oh!  Madeleine  n'est  pas  causeuse,» 
dit  Ernestine  enchantée  de  changer  la  con- 
versation. 0  —  Que  voulex-vous  que  je  dise  , 
»ma  bonne  amie?...  —  Mais  tout  ce  que  tu 
n  voudras.  —  Et  votre  ami  Jacques...  il  y  a 
»  longtemps  que  je  ne  l'ai  aperçu...  que  devient- 
»il  donc?  —  11  y  a  aussi  quelques  jours  que  je 
»ne  l'ai  vu.  — Croyez-vous  qu'il  veuille  poser 
«v»pourqueje  fasse  son  portrait?  —  Mais...  je 
«ne  sais  pas  monsieur;  Jacques  a  si  peu  de 
«temps  ..  Vous  ne  piigntz,  pas  le  soir.  —  Son- 


1:20  MADÊLEINK. 

Mgc'Z  donc  qu'il  sera  enchanté  d'avoir  son  por- 
»  trait,  qui  sera  étonnant  de  ressemblance... 
«grandeur  naturelle...  en  blouse...  en  bonnet 
)' de  laine...  ce  sera  original!...  —  Dufour,  il  y 
»a  encore  le  jardinier  et  la  cuisinière  dans  la 
»  maison  :  est-ce  que  tu  ne  feras  pas  aussi  leur 
»  portrait?  —  Victor!  c'est  très  inconvenant  ce 
«que  tu  dis  là...  c'est  même  ridicule...  mais  je 
»  ne  me  fâche  pas,  parce  que  j'ai  trop  de  talent 
»pour  cela.  —  C'est  parce  que  je  le  sais,  mon- 
»  sieur,  que  je  me  permets  de  plaisanter.  —  A 
»  la  bonne  heure  !  c'est  mieux ,  ça.  » 

Victor  a  déjà  regardé  plusieurs  fois  la  pen- 
dule ;  il  ne  cesse  de  dire  :  «  Il  est  tard...  il  faut 
»  se  coucher.  —  Comme  tu  es  aimable  ce  soir!» 
dit  Dufour.  «  Ces  dames  n'ont  que  nous  pour 
•  compagnie,  et  tu  ne  parles  que  de  te  coucher. 
»  Tache  donc  de  rapporter  de  Paris  des  choses 
»plus  galantes,  et  n'oublie  pas  mes  deux  pan- 
»  talons  de  nankin  et  mes  six  faux-cols.  » 

A  force  de  répéter  qu'il  est  tard ,  Victor  fait 
enlin  lever  Ernestine,  qui  répond  :  «  Oui,  il  est 
0  temps  de  se  retirer...  »  Chacun  prend  une  lu- 
mière. Victor,  en  disant  bojisoir  à  madame  de 
Noirmont,  la  regarde  d'une  faron  singulière 


MADELEIiNE.  121 

elle  détourne  la  tête;  il  fait  un  mouvement 
d'impatience,  puis  s'éloigne  et  monte  chez  lui 
avec  colère,  n'écoutant  pas  Dufour  qui  lui  crie: 
«Attends-moi  donc!...  Que  diable  as-tu  ce 
»  soir  pour  être  si  pressé  de  dormir?  » 

Madeleine  dit  bonsoir  à  Ernestine;  elle  monte 
à  sa  petite  chambre  qui  est  au  troisième ,  dans 
les  mansardes,  au-dessus  de  la  chambre  de 
Victor.  Madame  de  Noirmont  couche  au  pre- 
mier. En  se  retirant  chez  elle,  ses  yeux  sont 
mouillés  de  larmes,  et  elle  murmure  d'une 
voix  étouffée  :  «  Non...  je  ne  devais  pas  consen- 
»tir,  mais  il  a  dit  qu'il  ne  reviendra  pas.» 

Madeleine  dort  mal;  elle  se  sent  inquiète, 
agitée,  sans  pouvoir  bien  se  rendre  compte  de 
ce  qui  la  tourmente.  Elle  pense  à  Victor,  à  Er- 
nestine. Au  point  du  jour,  ne  pouvant  plus  se 
reposer,  elle  se  lève,  s'habille  et  entr 'ouvre  la 
fenêtre.  Les  vapeurs  du  matin  ne  sont  pas  en- 
core dissipées,  mais  tout  annonce  une  belle 
journée.  Madeleine  veut  descendre  au  jardin  ; 
elle  quitte  sa  chambre  et  se  dirige  vers  l'esca- 
lier, allant  bien  doucement,  afin  de  ne  réveil- 
ler personne  dans  la  maison. 

A  peine   a-t-elle  descendu  deux  marches, 


122  MADËLËlMi. 

qu'elle  entend  du  bruit  au-dessous  d'elle.  Ce 
sont  des  pas...  puis  le  froissement  d'une  robe. 
On  monte  l'escalier...  on  se  hâte.  Madeleine 
se  sent  presque  effrayée  ;  elle  se  demande  qui 
peut  être  levé  avant  le  jour...  Elle  reste  sans 
bouger.  On  est  arrivé  à  l'étage  qui  est  au-des- 
sous; on  ne  monte  pas  plus  haut;  en  entre 
dans  le  corridor.  Madeleine  avance  un  peu  la 
tète.  C'est  Ernestine  qui  vient  de  se  glisser  lé- 
gèrement dans  le  couloir...  Bientôt  une  porte 
se  referme  avec  précaution,  et  on  n'entend  plus 
rien. 

Madeleine  est  toujours  au  haut  de  l'escalier, 
immobile,  frappée  de  ce  qu'elle  vient  de  voir, 
mais  doutant  encore  et  se  disant  :  «  Ce  n'est  pas 
»  elle  peut-être...  je  n'ai  pu  voir  que  sa  robe... 
Ȉ  peine  si  l'on  y    voit  encore...   Mais  dois-je 

•  descendre?...  Oh!  non*.,  je  pourrais  la  ren- 
»  contrer;  elle  croirait  peut-être  que  je  l'épie... 
»  Rentrons   vite   dans  ma    chambre,    et    n'en 

•  sortons  plus  avant  que  tout  le  monde  ne  soit 
»  levé.  » 

La  jeune  iille  rentre  doucement  dans  sa 
chambre,  dont  elle  repousse  la  porte.  Mais  elle 
pense.  .  elle  pense  beaucoup  (tant  de  choses  de- 


UkDELElHE.  123 

vaient  alors  l'occuper),  et,  tout  en  pensant,  elle 
écoute  si  on  ne  rouvre  pas  la  porte  de  la  cham- 
bre de  Victor.  Près  d'une  heure  s'est  écoulée, 
et  personne,  excepté  le  concierge,  n'est  encore 
levé  dans  la  maison.  Pour  se  distraire,  Made- 
leine se  met  à  la  fenêtre;  elle  n'y  est  que  de- 
puis quelque  temps  ,  lorsqu'elle  entend  les  pas 
d'un  cheval,  elle  ne  peut  voir  du  côté  de  la 
route,  mais  elle  peut  apercevoir  dans  la 
cour. 

Les  pas  du  cheval  se  sont  rapprochés,  et 
bientôt  Madeleine  voit  M.  de  Noirmont  qui  met 
pied  à  terre,  confie  sa  monture  au  concierge  et 
entre  dans  la  maison. 

Madeleine  se  sent  glacée;  elle  ne  respire  plus. 
Une  idée  terrible  se  présente  à  sa  pensée;  et  la 
terreur  qui  l'agite  est  si  forte,  que,  pendant 
quelques  instants,  ses  idées  se  perdent;  elle  ne 
sait  quel  parti  prendre  ;  elle  craint  de  soupçon- 
ner à  tort  Ernestine;  elle  n'ose  descendre... 
elle  balance. 

•  Et  pourtant  si  elle  est  là...  »  se  dit-elle. 
«M.  de  Noirmont  est  sans  doute  allé  à  son  ap- 
«partement...  S'il  n'y  trouve  pas  sa  femme... 
»  S'il  allait  venir  chez  M.  Victor...  ah!...  » 


12A  MADELEINE. 

Madeleine  n'hésite  plus;  elle  descend  rapi- 
dement l'escalier,  et  va  frapper  à  la  porte  de 
Victor  en  criant  d'une  voix  étouffée  :  «  Ouvrez- 
"inoi,  de  grâce:.,  c'est  moi...  Madeleine..* 
»M.  de  Noirmont  est  revenu —  AU!...  je  l'en- 
»  tends  en  bas  ;  il  demande  au  concierge  si  ma- 
B  dame  est  sortie...  il  monte...  Mais  ouvrez- 
»  moi  donc!...  » 

On  ouvre,  Madeleine  entre  ou  plutôt  tombe 
dans  les  bras  de  Victor,  qui  referme  bien  vite 
la  porte. 

La  jeune  fille  ne  s'est  pas  trompée  :  Ernes- 
nestine  est  là,  tremblante,  épouvantée  par  le 
retour  inattendu  de  son  mari.  Elle  ne  peut  par- 
ler, mais  ses  yeux  interrogent  Madeleine.  Vic- 
tor, frémissant  de  la  situation  d'Ernestine,mais 
conservant  encore  sa  présence  d'esprit,  attire 
Madeleine  loin  de  la  porte  en  lui  disant  très- 
bas  :  «  Est-il  vrai?....  M.  de  Noirmont — 

«Est  ici...  j(;  l'ai  au...  — Ah!...  je  suis  per- 
»due!...  cl  je  l'ai  bien  mérite,  »  dit  Erncstine 
d'une  voix  mourante. 

«  A-t-clle  le  temps  de  redescendre  au  prc- 
»  mier,  x  murmure  Victor.»  —  Non...  tenez... 
•  écoutez...  entendez-vous  le  bruit  de  ses  bot- 


MADELEINE.  '  125 

»tes?Il  monte...  il  vient  sans  doute...  — O 
»  mon  Dieu!  que  faire?...  —  Attendez...  Cette 
«armoire  où  est  le  porte-manteau...  madame 
«peut  s'y  tenir  cachée...  —  Mais  s'il  la  trouve 
«cachée  ici!...  —  Non...  S'il  n'a  plus  de  soup- 
»(;on,  il  ne  cherchera  pas...  et  il  n'en  aura 
«plus...  j'ai  trouvé  le  moyen  de...  » 

On  frappe  à  la  porte,  et  au  même  instant  on 
entend  la  voix  de  M.  de  Noirmont  :  «  Monsieur 
sDalmer...  c'est  moi.  Pardon  si  je  vous  éveille 
»  de  si  bonne  heure,  mais  j'ai  terminé  nos  af- 
sfaires;  j'ai  retenu  une  place  pour  vous  dans 
«la  diligence  deLaon...  vous  n'aurez  pas  trop 
»  de  temps.  Voulez-vous  m'ouvrir?je  vais  vous 
»  compter  cela.  « 

Les  trois  personnes  qui  sont  dans  la  cham- 
bre se  regardent  avec  terreur  ;  enfin  Victor  ré- 
pond :  «  Je  suis  à  vous,  monsieur...  je  me 
»  lève.  » 

Madeleine,  aidée  de  Victor,  fait  cacher  Er- 
nestine,  qui  peut  à  peine  se  soutenir.  Pour  ne 
pas  la  priver  d'air,  on  laisse  entr'ouverte  l'ar- 
moire, qui  heureusement  se  trouve  un  peu 
masquée  par  le  lit. 

«  Et    vous...    vous?...  Madeleine,  »  dit  Vie- 


126  MADELEINE. 

tor.  «  —  Ne  vous  inqiiiettez  pas  de  moi!... 
»  Tout-à-riieure  vous  me  comprendrez  mieux.» 

En  disant  ces  mots,  elle  va  s'asseoir  sur  le 
lit,  referme  entièrement  les  rideaux  sur  elle; 
puis  dit  à  voix  basse  :  «  Ouvrez  à  présent.  » 

Victor  ouvre.  Il  a  un  pantalon  et  une  veste 
du  matin.  M.  de  Noirmont  entre  en  disant  : 
«Je  vous  ai  dérangé...  vous  dormiez  en- 
score... 

»  —  Oui. .  je  dormais  ;  c'est-à-dire  j'allais 
»  me  lever,  «répond  Victor  en  cherchant  à  sur- 
monter son  trouble;  mais  il  sent  au  contraire 
ses  craintes  augmenter  en  voyant  que  M.  de 
Noirmont  est  devenu  tout-à-coup  sombre  et 
soucieux,  après  avoir  jeté  les  yeux  sur  le 
lit,  dont  les  rideaux  sont  soigneusement  fer- 
més. 

«Vous  êtes  revenu...  de  bonne  heure!..  »•  dit 
Victor.  «  —  Oui...  beaucoup  plus  tôt  que  je  ne 
•  pensais.  Dès  hier  soir  j'ai  trouvé  la  somme 
»  qu'il  me  fallait...  j'ai  pensé  que  plus  vite  vous 
«partiriez,  et  pUis  vile  vous  verriez  Armand... 
»J'ai  donc  retenu  une  i>lace  pour  vous;  et 
Meoinmc  la  voilure  j);ul  à  neuf  heures,  j'ai 
«qnitl»'    haon    nu    priil    poiiil    du    jour...  afin 


MADELEINE.  127 

»que  VOUS  ayez  le  temps  d'être  prêt...  mais 
«vous  prendrez  mon  cheval  pour  aller  jusqu'à 
ïla  ville...  on  me  le  renverra...  Je  pense  que 
atout  cela  vous  arrange?... 

» —  Oui,  monsieur,  oui...  certainement.  — 
«Alors  je  vous  conseille  de  vous  disposer  au 
»  voyage.  Mais  j'aurais  voulu  que  vous  puis- 
»siez  déjeuner  avant  de  partir.  Je  suis   entré 

•  chez  ma  femme...  elle  a  déjà  quitté  son   ap- 

•  partement.  — Ah!  il  fait  si  beau!...  madame 
>est  sans  doute  au  jardin...  — Oui...  c'est  ce 
0  que  j'ai  pensé.  » 

Tout  en  disant  cela,  M.  de  Noirmont  exa- 
mine Victor,  dont  le  trouble  est  évident,  puis 
il  reporte  les  yeuxversle  lit.  11  semble  inquiet, 
agité,  et  Victor  ne  sait  plus  que  dire.  Enfin 
M.  de  Noirmont  s'écrie  : 

0  C'e^'t  bien   singulier!...  tout-à-l'heure,  en 

•  frappant  à  votre  porte...  il   me  semblait  que 

•  vous  aviez  du  monde  ici...  que  vous  parliez  à 
«quelqu'un. 

» —  Non,  monsieur...  vous  voyez  que  vous 
«vous  êtes  trompé.  » 

M.  de  Noii'inonî  ne  répond  rien;  il  regarde 
toujours  le   li!  ;  (oiit-ù-coup  les  ri<leau\  revoi- 


12R  MADELEINE. 

vent  une  vive  secousse.  Alors  M.  de  Noirmont 
se  lève  en  disant  :  o  Mais  non ,  je  vois  au  con- 
»  traire  que  je  ne  me  suis  pas  trompé.  » 

Et  déjà  sa  main  a  écarté  le  rideau.  Il  aper- 
çoit alors  Madeleine  assise  sur  le  lit;  la  jeune 
fdle  a  la  tête  baissée  sur  sa  poitrine,  comme  un 
coupable  qui  attend  sa  condamnation. 

M.  de  Noirmont  reste  frappé  d'étonnement, 
mais  son  front  devient  moins  sombre,  et  sa 
surprise  semble  mêlée  d'une  secrète  satisfac- 
tion. Victor  est  interdit,  il  regarde  Madeleine, 
et  n'ose  parler. 

«Ah!  mademoiselle,»  dit  enfin  monsieur 
de  Noirmont,  a  vous  ici...  mais,  après  tout, 
»  j'aurais  dû  m'en  douter.  » 

Madeleine  se  jette  aux  genoux  de  M.  de  Noir- 
mont en  murmurant  :  «  Je  suis  bien  coupable, 
»  monsieur,  je  le  sais  ;  punissez-moi,  je  ne  m'en 
«plaindrai  pas. 

» —  Non,  monsieur,  »  s'écrie 'Victor,  «  non, 
»  elle  n'est  pas  coupable,  ne  la  croyez  pas... 
«moi  seul...  je  mérite  tous  vos  reproches. 

h —  Vous  avez  des  torts  aussi...  mais  beau- 
»  coup  moins  que  mademoiselle...  partout  les 
«jeunes   gens   cherchent  à   plaire;    c'est   aux 


MADELEINE.  1*2^ 

•  femmes  à  résister  i\  leurs  séductions...  Mais 
»  une  jeune  personne  que  l'on  recueille  ici  par 

•  pitié,  cpie  ma  femme  traite  eomme  son  amie! 
»  Ah!  c'est  indigne  1  .. 

»  —  Monsieur,  je  vous  en  su])plie,  ne  l'ac- 
»  câblez  pas.  Venez...  venez;  de  grâce...  lais-- 
»  sons-la  se  remettre,  se  calmer, 

» — Oui,  vous  avez   raison  ,  je   lui   parlerai 

•  plus  tard. 

Et  M,  de  Noirmont  se  laisse  entraîner  par 
Victor  qui  le  conduit  dans  le  jardin,  et  tout  en 
lui  parlant,  s'éloigne  le  plus  possible  de  la 
maison. 

•  Monsieur,  je  suis  bien  coupable,  »dit  Vic- 
tor, «  mais  pas  autant  cependant  que  vouspour- 

•  riez  le  penser.  Madeleine  est  encore  digne  de 
»Yos  bontés,  de  l'amitié  de  madame  votre 
»  épouse, 

» — Bien,  bien,  monsieur  Dalmer,  excusez 
«Madeleine,  c'est  naturel,  vous  le  devez;  mais 
«moi,  je  sais  ce  que  je  dois  penser.  Une  jeune 
«fille  qui  va  trouver  un  jeune  homme  dans  sa 
»  chambre.  Oh  1  parbleu  !   si  elle  n'est  pas  en- 

•  tièrement  perdue,  c'est  que  vous  ne  l'avez  pas 

«voulu,  et  c'est  à  vous  et  n(Mi  à  «lie  que  )(;  dois 
II.  \) 


»en  savoir  gré. — Je  vousjiire,  monsieur,  qu'elle 
»n'a  pas  commis  d'autre  faute  que  celle  de  ve- 
»nir  un  moment  me  parler.  —  Vous  parler 
»  pendant  que  vous  étiez  couché!...  Fort  bien! 
«mais,  je  vous  le  répète,  je  vous  excuse,  et  si 
x  en  effet  vous  n'avez  pas  profité  des  avances 
»que  Ton  vous  faisait,  ce  sont  des  éloges  que 

•  vous  méritez,  mais  Madeleine  n'en  est  pas 
»  moins  coupable. — Monsieur... — Assez  je  vous 
j>  en  prie.  Laissons  ce  sujet  pour  nous  occuper 
»dc  votre  départ  qui  est  beaucoup  plus  impor- 
»  tant;  car  ils'agit  de  ramener  un  jeune  homme 
»  dans  le  sentier  de  l'honneur  et  de  l'empêcher 
»  de  flétrir  le  nom  de  son  père.  Mais  nous 
«nous  sommes  éloignés,  retournons  à  la  mai- 
»son.  Il  est  bientôt  sept  heures;  pourvu  que 
»  vous  partiez  à   huit,  avec   mon  cheval,  vous 

•  serez  rendu  à  Laon  avant  neuf  heures.  Où 
«diable  est  donc  ma  femme?  Ahl  je  l'aperçois 

»  enfin  1  « 

Ernestine  sortait  d'une  allée  et  semblait  re- 
tourner vers  la  maison.  M.  de  Noirmont  va  à 
elle   et  l'embrasse  sur  le  front  en  lui  disant  : 
«  Enlin  je  te  trouve.  J'aiél*'  dans  ton  a])parte- 
w  mriit  ;  mais   madame   éiait    déjà   sortie,,  — 


MADELEINE.  131 

«Oui...  j'ai  été  malade  toute  la  nuit,  et  ne  doi- 

•  mant  pas  ,  je  suis  allée  au  jardin  me  prome- 
»ner.  —  Tu  as  l'air  souffrant  m  effet...  Tu  vois 
»  que  j'ai  terminé  promptement  mes  affaires. 
«Mais  M.  Dalmer  a  sa  place  retenue  à  Laon;  il 
»  faut  qu'il  y  soit  à  neuf  heures.  Fais-nous  don- 

•  nerà  déjeuner,  et  vous  ,  monsieur  Dalmer , 
»  allez  achever  de  vous  habiller,  et  de  prendre 
»  ce  dont  vous  pouvez  avoir  besoin  en  voyage. 

•  On  fait  manger  mon  cheval  ,  et  il  sera  tout 
»  prêt  à  vous  bien  conduire.  » 

Victor  s'éloigne  sans  oser  regarder  Ernestine. 
M.  de  Noirmont  ne  dit  pas  un  mot  à  sa  femme 
au  sujet  de  Madeleine  ,  et  Ernestine  qui  est 
censée  arriver  du  jardin  ne  peut  pas  lui  en  par- 
ler. 

Victor  revient  prêt  pour  le  départ.  Dufour  est 
descendu  aussi.  M.  de  Noirmont  force  Victor  à 
prendre  quelque  chose;  puis  il  lui  remet  la 
somme  qu'il  doit  à  Armand,  et  lui  dit  :  «  Main- 
»  tenant  tàchea  de  sau\er  ce  jeune  homme,  s'il 
»  en  est  temps  encore,  et  de  le  reudrc  à  sa 
»  famille.  » 

Victor  fait  ses  adieux.  A  ]M-ine  si  ses  yeu\ 
osent  se  fixer  sur  ceux  d'Ernestine.  Il  cherche 


182  MADELEINE. 

Madeleine  ;  elle  n'est  pas  descendue.  Mais  il  faut 
j^artir  :  M.  de  Noirmont  le  presse;  le  cheval 
l'attend  dans  la  eoui\  o  Adieu  ,  monsieur,  »  dit 
Ernestine  en  soupirant.  «  Puissiez-vous  bien- 
»tùt  nous  ramener  mon  frère  !  » 

Avant  de  monter  en  selle,  Victor  se  penche 
vers  M.  de  Noirmont  et  lui  dit  à  l'oreille  : 
a  Monsieur,  je  vous  en  supplie ,  pardonnez  à 
«Madeleine.  —  Allez!  mon  cher  monsieur  Dal- 
»  mer  ,  et  ne  vous  tourmentez  pas  pour  cette 
•  jeune  fille.  Je  trouve,  moi,  qu'elle  n'en  vaut 
»  nullement  la  peine.  » 

Victor  veut  répondre:  mais  M.  de  Noirmont 
s'est  éloigné  de  quelques  pas.  Victor  monte  à 
cheval  et  disparaît,  pendant  que  Dufour  lui 
crie  :  «  Surtout  n'oul)lie  pas  mes  commis- 
»  sions  1  » 

M,  de  Noirmont  et  Dufour  sont  restés  sur  le 
devant  de  la  porte. Un  paysan  était  aussi  arrêté 
un  peu  plus  loin  ,  dans  la  plaine;  il  regardait 
les  croisées  de  lu  maison,  semblait  s'impatien- 
ter, el  s'appuyer  sur  un  fusil  qu'il  tenait  d(;  la 
main  gauche. 

0  Alil   voilà   l'ami    Jacques!  »   dil   Dufour. 
0 —   .la<'(|nes . ')   dit   M.    de    ^oinuonl  ,   «  cet 


MADELEINE.  lo3 

»  homme,  scrait-cc  Jacques  qui  s'intéresse  tant 
»à  Madeleine?  —  Oui,  c'est  lui-même...  je  le 
•  reconnais  bien,  quoique  aujourd'hui  il  soit 
«presque  en  chasseur...  Tiens!...  pourquoi 
»  donc  a-t-il  un  fusil  à  la  main?  qu'est-ce  que 
«cela  veut  dire?...  —  Pardon  ,  monsieur  Uu- 
»  tour ,   mais  j'ai  quelque    chose  à    dire   à  cet 

«homme...  —  Allez,  ne  vous  ^ênez  pas Je 

»  vais  faire  un  tour  dans  la  campagne.  » 

Dufour  s'éloigne.  M.  de  Noirmont  se  dirige 
vers  Jacques ,  dont  la  ligure  est  devenue  plus 
riante  depuis  qu'il  a  fait  un  signe  de  tète  à  quel- 
qu'un qui  s'est  montré  à  une  croisée  delà  mai- 
son. Le  paysan  regarde  M.  de  Noirmont  venir  à 
lui  et  ne  bouge  pas. 

«  C'est  vous  qu'on  nomme  Jacques?»  dit 
l'époux  d'Ernestine  au  villageois  d'un  ton  hau- 
tain. «  —  C'est  mon  nom,  après?  —  Vous  êtes 
«l'ami  d'une  jeune  fille...  dont  ma  femme  a 
spris  soin?  — "De  Madeleine...  oui,  je  suis  son 
»  meilleur  ami...  Je  l'aime  comme  mon  enfant. 
«Puisqu'elle  n'a  pas  de  parents,  la  pauvre  pe- 
"lite,  c'est  bien  le  moins  qu'elle  ait  des  amis. 
"  —  Je  croyais  que  vous  aviez  connu  la  mère 
ï  de  Madeleine?  —  Quand  je  l'aurais  connue... 


i'oll  MADl'LlilNE. 

»si  elle  est  moite...  —  C'est  peut-être  heureux 
«pour  elle...  du  moins  elle  ne  rougira  pus  de  la 

•  conduite  de  sa  lille. 

•  —  Rougir!...  Madeleine  faire  rougir  quel- 
»  qu'un!...»  Et  Jacques  regarde  M.  de  Noir- 
mont  d'un  air  menaçant  en  s'écriant  : 

n  Morgue!  monsieur,  vous  me  prouverez  ce 
»  que  vous  venez  de  dire  là,  sinon... 

» —  Interrogez -la  elle-même,  »  dit  M.  de 
Noirmont  qui  voit  Madeleine  sortir  de  la  mai- 
son et  venir  de  leur  côté  en  tenant  un  petit  pa- 

»quet  sous  son  bras.    La  voilù 'elle  a  pris 

«ses    effets elle    a    deviné    mes    inten- 

»  li( ms.  » 

Jacques  court  vers  la  jeune  fille,  lui  prend  le 
bras  et  lui  dit  d'une  voix  forte  : 

«.Madeleine!...  monsieur  ju'étend  que  vous 
»  feriez  rougir  votre  mère  si  elle  existait  en- 
»core...    Quelle    faute    nvez-vous    donc   com- 

•  niise,  pour  qu'on  se  permette  de  \ous  traiter 
»  ;iinsi?. ..  » 

Madeleine  baisse  les  yeux  et  garde  le  silence, 
c  —  Vous  le  vovez  ,  »  dit  M.  de  Noirmont, 
«elle  se  tait,  elle  ne  me  dément   pas.  Monsieur 


MADELIihNB  tâ5 

•  Jacques,  je  suis  fâché  de  vous  rciidre  votre 
«protégée...  mais  je  ne  puis  plus  garder  dans 
»nia  maison,  près  de  ma  femme,  une  jeune 
«fille  qui  va,  avant  le  jour  ,  trouver  un  jeune 
■  homme  dans  sa  chambre.  » 

Jacques  pâlit,  puis  il  lève  la  main  sur  M.  de 
Noirmont  en  s'écriant  :  »  Mille  tonnerres!  vous 
»  en  avez  men... 

» —  Non,  non!  »  s'écrie  Madeleine  en  arrê- 
tant le  bras  de  Jacques   et  tombant  à  ses  ge- 
noux, »  monsieur  dit  la  vérité  ,  et  je  suis  cou- 
>pable!...  Monsieur,   excusez  Jacques...  il  ne 
«voulait  pas  vous  offenser. ..  » 

Le  paysan  semble  stupéfait,  accablé;  il  dé- 
tourne la  tète  en  portant  la  main  sur  ses  yeux. 
M.  de  Noirmont,  après  avoir  jeté  un  regard  de 
dédain  sur  Jacques  et  un  coup-d'œil  de  mépris 
à  la  jeune  (ille  ,  regagne  lentement  sa  de- 
meure. 

Quelques  minutes  s'écoulent;  Madeleine  est 
encore  à  genoux  ;  elle  n'implore  pas  Jacques, 
mais  elle  fixe  tristement  la  terre.  Le  paysan 
Vourn^  enfin  lu  tclr  de  s<»u  cùlé,  il   considère 


im 


MADKLEIMv. 


quolqu(.'S  insliiiils  la  jeune  fille,  puis  la  relève, 
en  dif^ant  d'un  ton  brusque  :  «  Allons!  ven("Z... 
•  f:ouj)able  ou  non.   vous   nVn    trou ver«'Z  pas 

nHiin-s  toujours  un  af>ile  chez  Jacques.  » 


auri  liii:  MX. 


DÉMAUOUli     IMJJlLr 


En  retoiunant  dans  sa  maison ,  M.  de  Noir- 
mont  se  rend  près  de  sa  femme.  Ernestine  est 
seule;  il  sent  que  c'est  le  moment  de  lui  ap- 
prendre ce  qu'il  \ient  de  faire,  et  pourtant  il 
hésite,  il  est  embarrassé,  il  prévoit  que  le  parti 
qu'il  a  pris  eauscra  de  la  peine  à  sa  femme.  De 
son  côté ,  Ernestine,  qui  n'a  pas  revu  Made- 
leine, est  inquiète,  agitée,  et  n'ose  pourtant  pas 


lo8  ilADELEIMî. 

parler  d'elle  à  son  muii.  Celui-ci  se  décide  à  en- 
tamer l'entretien. 

«  Ma  chère  amie  ,  vous  n'avez,  pas  vu  Made- 

•  leine  ce  matin?  —  Non  ,  monsieur,  et  cela 
»  m'étonne  ..  ordinairement  elle  descend  avant 
»  le  déjeuner.  —  Il  est  assez  inutile  que  vous 

•  l'attendiez...  —  Que  voulez-vous  donc  dir^  , 
«monsieur?...  —  Ecoutez-moi  :  je  suis  re- 
»venu,  ce  matin,  beaucoup  plus  tôt  qu'on  ne 
«pensait.  Ne  vous  trouvant  pas  chez  vous,  je 
»suis  monté  chez  M.  Dalmer...  Devinez  qui  j'ai 
«trouvé  dans  sa  chambre...  caché  derrière  les 
«rideaux  de  son  lit...  Mais  non,  vous  ne  devi- 
inerez  pas! —  vous  qui  étiez  si  persuadée  de 
«la  bonne  conduite  de  votre  protégée...  qui  ne 
«vouliez  lui  reconnaître  aucun  tort!  Eh  bien! 
«madame  ,  c'est  elle  que  j'ai  trouvée  là.  —  Ma- 

•  deleine  !...  —  Oui  ,  madame,  Madeleine  qui 
»  avait  été  trouver  M.  Dalmer  dans  sa  chambre, 
»au  point  du  jour...  peut-être  même  y  avait- 
>  elle  passé  la  nuit...  —  Ah!  monsieur... — 
»  Parbleu  !  madame,  quand  une  femme  va  trou- 
»  ver  un  jeune  homme  chez  lui;  qu'elle  s'y 
»  rende  deux  heures  plus  tôt  ou  plus  tard ,  cela 

•  ne  fuit  rien  àrafl'airc.  — Mais,  monsieur,  qui 


MAUIiLEl.NE.  139 

»  VOUS  dit  que  Madeleine  soit  aussi  coupable  que 
«vous  le  pensez?....  ne  pouvait-elle  pas  avoir  à 
«parler  à  M.  Victor?... 

» —  Oh  1  pour  le  coup,  madame  ,  vous  nie 

•  feriez  damner! —  me  prcncx-vous  pour  un 
«écolier  ou  un  vieux  Cassandre  à  qui  l'on  fait 
»  accroire  de  telles  choses  !  Je  connais  les 
«femmes  ,  le  monde!...  ce  n'est  pas  moi  que 
«l'on  trompe.  Si  cette  jeune  fille  désirait  parler 
»  à  M.  Daliner,  ne  le  voit-elle  pas  cent  fois  dans 
«la  journée!  ne  peut-elle  pas  encore  le  trouver 

•  seul,  dans  le  jardin,  si  elle  a  quelque  secret  a 
«lui  dire?  J'en  appelle  à  vous-même,  madame  : 
«si  vous  avie^  quelque  chose  d'important  à  dire 
«  à  ce  jeune  homme^  iriez-vous  pour  cela  le  trou- 
«  ver  dans  sa  chambre  ?  » 

Ernestine  porte  son  mouchoir  sur  sa  figure 
et  ne  répond  rien.  M.  de  Noirmont  reprend  : 
«  Oui,  Madeleine^est  coupable,  et  si  M.  Dalnicr 
»  n'a  pas  profilé  de  la  bonne  fortune  qu'on  ve- 
«nait  lui  offrir,  c'est  fort  généreux  de  sa  pari... 
»I1  iiH'  l'a  juré...  je  veux  bien  le  croire;  mais 
»  cette  petite  n'en  est  pas  moins  méprisa- 
»ble!... 

« —  Méprisable! —  ah  !  monsic;ui'  ,  ne  dites 


140  MADELEINE. 

•  pas  cela....  Pauvre  Madeleine!  comme  on  te 
«traite!...  — Et  comment  voulez-vous  quej'ap- 
»  pelle  une  jeune  fille  qui  va  trouver  notre  hôte 
»  dans  son  lit?...  oui,  madame  ,  dans  son  lit... 
«Aujourd'hui,  c'est  M.  Victor...  demain,  ce 
»  sera  un  autre,  s'il  nous  vient  un  joli  garçon... 
«Quand  on  a  commencé  dans  cette  route-là  , 
«on  ne  s'arrête  plus  !... 

»— Ah!  monsieur,  par  pitié!...  —  Vous 
«pleurez,  madame  ?  vous  êtes  trop  bonne...  La 
«conduite  de  cette  petite  m'étonne  moins  que 
«vous....  Une  fdle  qui  vient  on  ne  sait  d'où.... 
«élevée  par  charité...  recueillie  dans  un  caha- 
«ret...  où  diable  vouliez-vous  qu'elle  reçût  de 
»  bons  principes? 

»—  Vous  oubliez  ,  monsieur,  qu'elle  a  été 
«élevée  avec  mon  frère  et  moi!...  que  ma 
«belle-mère  la  traitait  comme  sa  fdle —  Ah! 

»  vous  jugez  bien  mal  le  cœur  de  Madeleine 

«il  y  a  peu  d'àmes  aussi  belles  que  la  sienne. 

»  —  Je  ne  sais  pas  si  son  àme  est  belle  ;  mais 
«je  trouve  son  cœur  trop  sensible,  et,  comme  je 
»ne  veux  plus  de  pareilles  aventures  dans  ma 

•  maison,   j'ai   renvoyé   mademoiselle    Madc- 
«leinc.  « 


MADr:i,KlMî.  I/4I 

Ernestine  se  lève  vivement  en  s'écriant  : 
«  Que  dites-vous,  monsieur?  ..  vous  avez,  ren- 
svoyé  Mcdeleine  ! 

»  —  Oui,  madame,  j'ai  justement  rencontre, 
»  ici  près,  son  protecteur,  ce  Jacques  qui  l'aime 
»  tant  ;  je  lui  ai  dit  de  reprendre  Madeleine ,  et 
»  ne  lui  ai  point  caché  le  motif  qui  me  faisait 
•n  la  chasser  de  chez,  moi. 

» —  Chassée!...  elle,  chassée!...,  désho- 
»  norée!...  ce  serait  indigne  !...  Ah!  monsieur, 

Dvous  n'avez,  pas  fait   cela c'est  impossi- 

.>ble!... 

» —  Eh!  mon  Dieu  !  madame,  pourquoi  ce 
«désespoir?  j'ai  fait  ce  que  je  devais...  ma 
«conduite  me  semble  toute  naturelle. 

»  —  Ah  !  elle  est  affreuse  !...  —  Madame  !... 
» —  Chasser  Madeleine!...  celle  que  j'aime, 
»  que  j'ai  recueillie...  que  j'avais  promis  de 
«protéger.  .  celle  que  ma  bonne  mère  aimait 
«tant!  —  Elle  a  mal  reconnu  vos  bienfaits.  — 
«Monsieur,  vous  aurez  pitié  de  mes  larmes  ; 
')  vous  me  rendrez  Madeleine,  elle  n'est  pas  cou- 
»  pable,  j'en  suis  sûre...  un  moment  d'impru- 
«doncel...  —  Yotre  amitié  pour  cette  jeune  fille 
»  vn  trop  loin  et  vous  empêche   de  bien  juger 


l/r2  MADELEINE. 

«sa  conduite.  Moi,  qui  ne  suis  pas  aveuglé 
»  comme  vous,  je  puis  l'apprécier.  —  Dites 
«plutôt,  monsieur,  que  vous  n'avez  jamais  pu 
j) souffrir  Madeleine,  et  que  vous  êtes  bien  aise 
»  de  me  séparer  de  la  seule  amie  que  j'avais.  — 
«Voilà  bien  les  femmes,  toujours  injustes  quand 
»on  froisse  leurs  affections!...  —  Pauvre  petite! 
•  elle  a  tout  supporté!  Cliassée  d'ici!...  ft  mon 
»Dieu  !  mon  Dieu!....  » 

Ernestine  verse  d'abondantes  larmes;  M.  de 
Noirmont  s'éloigne  pour  mettre  fin  à  cette 
scène  et  ne  plus  être  témoin  de  la  douleur  de 
sa  femme. 

Cependant  Ernestine  ne  peut  supporter  l'idée 
de  Madeleine  chassée  malheureuse  ,  pour  uutt 
faute  qu'elle  n'a  point  commise.  Elle  est  décidée 
à  se  rendre  chez  Jacques  ;  mais  çdle  voudrait 
pouvoir  ramener  Madeleine  ,  et  elle  ne  veut  pas 
l'exposer  à  une  nouvelle  scène  de  la  pari  de 
M.  de  Noirmont. 

Elle  descend  au  salon;  M.  de  Noirmont  y  ht 
les  journaux.  Diifour  arrive  en  s'ecriaul  :  «  Oii 
)»  est  donc  mon  nu)dèlc  ,  mademoiselle  Made- 
•  Icinc!...  .h' la  chcrclie  .je  l'appelle  en  vain... 


MADELEINE.  M\?> 

«VoilA  cependanUin  jour  très-convenable  pour 
»  peindre.  » 

M.  de  Noirmont  feint  de  ne  pas  entendre. 
Ernesline  cache  sa  figure  avec  son  mouchoir. 
Dufour  h^s  examine  l'un  après  l'autre  en  se  di- 
sant :  «  Hum  !...  il  y  a  quelque  chose  d'ex- 
»  traordinaire  ici...  on  n'est  pas  gai...  Est-ce 
»  qu'ils  seront  comme  ça  jusqu'au  retour  de  Vic- 
»  tor?  ..  Ma  foi,  en  attendant,  je  vais  faire  poser 
»la  grosse  Nanette  et  son  petit  frère  :  c'est  tou- 
»  jours  une  étude.  » 

Le  mari  et  la  femme  sont  de  nouveau  seuls. 
Près  d'une  heure  s'écoule;  ils  ne  se  parlent 
pas  :  ce  silence  n'a  été  interrompu  que  par  les 
sanglots  d'Ernestine ,  qui  ne  cesse  de  pleurer. 
Enfin,  M.  de  Noirmont  se  lève  avec  impatience 
en  s'écriant  :  «  11  n'y  a  pas  moyen  d'y  tenir!... 
«Voyons,  madame,  écoutez-moi...   Je  ne  suis 

•  pas  un  tyran,  je  ne  veux  pas  en  jouer  le  rôle, 
«puisque  vous  ne  pouvez  vous  passer  de  cette 

»  jeune  fille puisque  l'amitié  que  vous  lui 

»  portez  est  plus  forte  chez  vous  que  le  respect 
»dà  aux  convenances...  voici  ce  que  je  vous 
»  propose  :  faites-la  revenir;    mai.>   elle  logera 

•  dans  le  corp  ■  "^"  '<»<'is  (jui  est  de   l'aiitro  côté 


illîl  MADELEINE. 

•  delà  cour  et  dont  on  ne  se  sert  pas;  là  du  moins 
«elle  sera  seule.  Ce  bfitiment  ne  communique 
»  pas  avec  nos  appartements.  Elle  mangera  che'/ 
»  elle...  car,  décemment,  madame,  elle  ne  peut 
«plus  manger  à  notre  table  ;  enfin  ,  elle  ne  se 

•  permettra  jamais  de  reparaître  au  salon  ni  de 

•  mettre  le  pied  dans  cette  partie  de  la  maison. 
»A  ces  conditions,  Madeleine  peut  revenir,  et 
>je  ne  parlerai  plus  de  ce  qui  s'est  passé;  mais 
»  elle  ttkhera  aussi  d'éviter  ma  présence  et  de 
»  rester  dans  sa  chambre...  Yoilà,  madame, 
«tout  ce  que  je  puis  faire...  je  crois  que  c'est 

•  encore  beaucoup.  —  Il  suffit ,  monsieur  ,  je 
«vais  aller  trouver  Madeleine.  Les  conditions 
»  que  vous  imposez  à  son  retour  sont  bien  liu- 
xmiliantes. ..  mais  ce  n'est  que  pour  moi  qu'elle 

•  reviendra...   et  je  la  prierai  tant...  Ah!  j'es- 

•  père  qu'elle  consentira  à  revenir.  » 

Ernestine  met  un  chapeau,  un  chàle,  et  se 
rend  au  village  de  Gisy,  où  elle  a  entendu  dire 
que  Jacques  demeurait.  Là  ,  elle  demande 
l'habitation  du  paysan;  on  lui  indique  une  pe- 
tite ruelle  à  l'extrémité  du  village  :  c'est  là  qu'é- 
tait la  maisonnette  ou  plutôt  la  masure  de  Jac- 
ques; car.  depuis  1  incendie  qui  l'a  ruiné,  le 


MADRLF.INE.  '   145' 

pauvre  journalier  reposait  sous  le  toil  le  })lii:^ 
misérable  de  l'endroit. 

Ernestine  s'arrête  devant  la  demeure  qu'on 
lui  a  indiquée  et  dont  les  murs  semblent  près 
de  s'ébouler;  elle  pousse  la  porte,  qui  n'est  pas 
fermée ,  et  se  trouve  dans  une  petite  salle  où 
tout  annonee  le  dénûment  le  plus  eomplet. 
Cette  pièce  a  au  fond  une  porte  qui  donne  sur 
un  petit  jardin  à  peine  clos  par  quelques  haies 
de  mûriers  sauvages.  Ernestine  entre  dans  le 
jardin  ;  elle  y  aperçoit  une  paysanne  allaitant 
un  enfant  :  «N'est-ce  pas  y  ici  la  demeure  de 
«Jacques?»  dit  Ernestine.  • — Si  fait,  ma- 
»  dame,  »  répond  la  villageoise  ,  «  c'est-à-dire  , 
«c'était  encore  sa  demeure  il  y  a  huit  jours; 
»  mais  depuis  ce  temps,  Jacques  a  été  nommé 
«garde  du  bois,  et  vraiment  tout  le  monde  en 
»  a  été  content  dans  le  pays  ,  car  Jacques  est 
«un  brave  homme  qui  avait  ben  soin  de  sa 
«vieille  tante,  qui  est  morte  il  y  a  un  mois.  — 
»  Où  donc  demeure  Jacques  à  présent?....  — 

>' Tiens  ,  ils  ne  vous  l'ont  pas  dil! Sont-ils 

»  bêtes  dans  le  villlage  !...  Vous   demandez  sa 

«maison  et  on  vous  envoie  ici! Ils  ont  cru 

•  apparemment  que  c'était  à  c'te  vieille  masure 
11.  10 


1Û6  WADKLKINE. 

»  que  VOUS  vouliez  parler. . .  Ah  !  sont-ils  bêtes! . . . 

»  —  Eh!  bien?  madame,  Jacques  demeure 

» —  A-h!  c'est  juste,  je  ne  vous  le  disais  pas 
»  non  plus  moi...  Je  suis  bête  comme  les  au- 
»  très. . .  Eh  bien  !  il  a  à  c't'heure  pour  logement 
•  une  jolie  maisonnette  dans  le  bois  de  Sis- 
»  sonne...  c'est  la  demeure  du  garde...  et  ça  ne 
*lui  coûte  rien  de  loyer...  —  Mais  de  quel 
»côté?...  —  Ah!  pas  ben  loin....  à  une  petite 
»  demi-lieue  d'ici  ;  suivez  le  sentier  après  la 
»  ruelle ,  il  vous  mènera  sur  le  chemin  de  Sis- 
»  sonne  ;  entrez  dans  le  bois  à  gauche...  prenez 
»le  sentier  battu  ,  et  vous  arriverez  à  un  petit 
»  carrefour  où  est  la  maison  du  garde.  » 

Ernestine  remercie  la  paysanne  ,  et ,  sans  se 
reposer ,  sans  essuyer  la  sueur  qui  trempe  ses 
cheveux ,  elle  prend  le  chemin  qu'on  lui  a  in- 
diqué. Après  avoir  marché  ou  plutôt  couru  pen- 
dant une  demi-heure ,  elle  arrive  devant  une 
assez  jolie  maisonnette  ,  sur  laquelle  est  écrit 
en  grosses  lettres  :  Maison  du  Garde. 

Ernestine  va  entrer  dans  cette  habitation, 
lorsqu'à  quelques  pas  elle  aperçoit  Madeleine 
assise  sous  un  arbre.  La  jeune  fille  est  plongée 
dans  ses  réflexions;  mai^  ses  traits  ne  )»ont  pas 


MADELEINE.  147 

altérés ,  et  sa  figure  exprime  plutôt  la  résigna- 
tion que  la  douleur. 

«  Elle  ne  pleure  pas  ,  elle  !  »  se  dit  Ernestine 
en  la  considérant  ;  o  c'est  (jue  loin  d'avoir  rien 
»à  se  reprocher,  elle  doit  être  fière  de  ce  qu'elle 
»  a  fait.  » 

Madeleine  a  levé  les  yeux,  et  déjà  Ernestine 
est  près  d'elle,  la  presse  dans  ses  bras  et  la  cou- 
vre de  ses  larmes. 

«Vous  ici,  madame!  —  Pensais-tu  donc , 
«Madeleine,  que  je  t'abandonnerais  après  tout 
»ce  que  tu  as  fais  pour  moi!  M.  de  Noirmont 
»t*a  chassée...  accusée  devant  Jacques!...  Ah! 

»si  j'avais  été  là,  je  ne  l'aurais  pas  souffert 

»je  me  serais  plutôt  avouée  coupable  l —  Grand 
»Dieu!  que  dites-vous  là?.  .  vous  avouer  cou- 
»pable!  et  songez-vous  à  tous  les  malheurs  qui 
»en  résulteraient  !...  Vous,  madame,  vous  avez 
»une  famille,  des  personnes  qui  vous  aiment  .. 
«votre  malheur  ferait  aussi  le  leur.  Mais  moi  , 
»  seule  sur  la  terre...  sans  nom  ,  sans  parents  , 

«qu'importe  que  je  fasse  des  fautes' je  ne 

»  dois  compte  de  ma  conduite  qu'à  celui  qui 
■  voit  tout...  et  celui-là  ne  peut  i).'is  la  blâmer  ! 
» —  Et  Jacques?...  —  Jacques  ne  veut  pas  me 


l/jS  MADELEINE. 

«croire    coupable.    D'ailleurs   il    m'aime    lou- 
»  jours...  et  il  m'a  pardonné.  —  Tu  lui  as  dit 

•  qu'on  te  soupçonnait  à  tort? —  Non,  ma- 

adame,  je  n'ai  pas  dit  cela...  car  alors  il  se 
»  serait  fâché  contre  M.  de  Noirmont...Ah  !  ma 
»  bonne  amie,  ne  me  plaignez  pas...  je  me 
•trouve  heureuse...  oui,  bien  heureuse  de  pou- 
»  voir  vous  prouver  toute  mon  amitié.  —  Grâce 
»au  ciel,  M.  de  Noirmont  a  senti  qu'il  avait  été 
«trop  loin...  Je  viens  te  chercher,  Madeleine... 
»tu  vas  revenir  avec  moi...  —  Retourner  avec 
«vous  à  Bréville!.,.  Oh!  non,  madame,  ma 
»  présence  y  déplairait  toujours  à  votre  mari... 
»  D'ailleurs  il  m'a  renvoyée...  —  Jamais  il  ne  te 
«reparlera  de  ce  qui  s'est  passé...  Madeleine  ; 
>'tu  habiteras  le  pavillon  qui  est  dans  la  cour... 
»  là  tu  seras  seule. . .  là  tu  ne  verras  pas  cette  so- 
X  ciété,  ce  monde  que  tu  voulais  toujours  fuir... 
»  Mais  je  pourrai  aller  te  trouver,  et  passer  près 
»  de  toi  tout  le  temps  que  j'aurai  de  libre... 
»j<'  pourrai  épancher  mon  cœur  dans  le  tien  , 
>'  te  parler  de  celui...  pour  qui  ]c  suis  coupable, 
V  t't  que  je  n'ai  pas  la  force  de  chercher  à  oublier. 
»Ah!  tu  me  comprendras,  toi  !...  Tu  compatis 
Ȉ  ma  faiblesse....  tu  sais  que  je  suis  bien  cri- 


MADKI.UINK.  \l\[) 

«minelle,  et  cependant  tu  ne  me  méprises 
»  pas  !  » 

Madeleine  a  de  la  peine  à  résister  aux  prières 
d'Ernestine.  La  pensée  qu'elle  reverra  encore 
Victor  fait  aussi  battre  son  cœur.  Dans  ce  mo- 
»  ment,  Jacques  paraît;  il  s'approche  des  deux 
femmes  :  son  abord  est  brusque,  à  peine  s'il 
incline  la  tète  devant  madame  de  Noirmont,  et 
il  semble  attendre  que  Madeleine  l'instruise  du 
motif  qui  amène  cette  dame  à  sa  demeure. 

«Mon  ami,  «dit  Madeleine  d'un  air  craintif, 
■  madame  est  la  sœur  de  M.  Armand  de  Bré- 
»  ville,  ma  bonne  amie  d'enfance... 

»  —  Je  connais  madame,  »  répond  Jacques 
d'un  ton  bref.  «  —  Elle  vient...  pour...  pour..» 

»me  chercher me  ramener   avec  elle —   à 

«Bréville! 

» — Vous  ramener  à  Biéville  dont  on  vous  a 
»  si  indignement  chassée  !  »  s'écrie  Jacques  avec 
colère.  «Ah!  j'espère  que  vous  avez,  répondu  à 
»  madame  comme  vous  le  deviez!  Est-ce  que 
»  ces  gens  du  grand  monde  croient  qu'on  peut 
»  ainsi  se  jouer  de  nous  autres  pauvres  diables  !.. . 
«Parce  qu'on  donne  asile  à  une  orpheline. 
»  pense-t-on  avoir  pour  cela  le  droit  de  l'hunii- 


150  ilADKLEnE. 

«lier...  de  la  Irailrr  comme  une  malheureuse? 
«Puis,  quand  le  caprice  est  passé,  de  la  faire 
»  revenir  pour  l'insulter  encore?...  Car,  voycz- 
»  vous,  madame,  quoique  Madeleine  dise  qu'elle 
«est  coupable...  cli  ben  !  je  n'en  croyons  rien, 
»  moi...  Je  la  connais  c'te  petite...  je  ne  l'ai  pas 
i> perdu  dCj  vue  depuis  sa  naissance...  j'avais 
»  mes  raisons  pour  cela —  Elle  peut  pensera 
«quelqu'un...  l'écouter,  le  croire...  mais  aller 
«trouver  un  jeune  homme  dans  sa  chambre... 
»  courir  au-devant  de  son  déshonneur!...  Non  ! 
»  non  !  ce  n'est  pas  dans  le  caractère  de  Made- 
«leine....  elle  n'a  pas  l'ait  cela...  j'en  suis  cer- 
»  tain!  » 

Ernestine  rougit  et  pâlit  tuur-à-tour;  elle 
répond  à  Jacques  d'une  voix  tremblante  : 

«Monsieur...,  mon  mari  a  été  abusé....  Je 
»  n'ai  jamais  douté  non  plus  de  l'innocence  de 
»  Madeleine....  elle  sait  combien  je  l'aime..., 
»Dois-je  être  plus  longtemps  privée  de  sa  pré- 
•  sence...  de  ses  tendres  soins...  lorsque  M.  de 
»  INoirmont  lui-même  m'envoie  la  chercher  et 
»  désire  que  tout  soit  oublié? 

»  —  Que  tout  soit  oubUé!...  Ohl  que  non 
>'pas...  jarni!  on  ne  doit  pas  oublier  si  vite  ce 


MABELFilNE.  151 

»  qui  touche  à  l'honneur.  Madeleine  n'a  que  ^^a 
«pour  tout  bien...  c'est  pourquoi  on  devait  le 
«respecter...  Elle  ne  retournera  pas  à  Bréville... 
»  elle  restera  avec  Jacques...  il  ne  la  chassera 
«jamais,  lui!  il  est  fier  de  lui  offrir  un  asile.... 
«Grâce  au  Ciel,  la  fortune  m'est  devenue  plus 
«favorable...  j'ai  obtenu  la  place  de  garde.... 
»  j'ai  maintenant  pour  demeure  cette  jolie  mai- 
«  sonnette...  Madeleine  ne  manquera  de  rien 
«avec  moi....  On  s'habitue  à  une  nourriture 
«frugale,  à  une  vie  soHtaire;  mais  on  ne  doit 
«point  s'habituer  aux  humiliations!  N'est-ce 
»  pas,  Madeleine,  que  vous  ne  voulez  pas  me 
«quitter?  * 

La  jeune  fille  lui  montre  Ernestine  qui  verse 
des  larmes,  puis  elle  s'écrie  :  «Mon  Dieu!  et 
«qui  donc  la  consolera?...  Jacques,  je  n'ai  pas 
»  de  mémoire  pour  le  chagrin  qu'on  me  fait,... 
«D'ailleurs....  si  j'ai  commis  une  faute....  une 
«imprudence... 

»  —  Taisez-vous,  Madeleine;  je  ne  veux  pas 
«vous  croire.  Mais  c'est  M.  de  Noirmont  qui 
«vous  a  chassée...  indignement  traitée  devant 
•  moi  :  s'il  veut  que  vous  retourniez  à  Bréville, 
«c'est  à  lui  à  venir  vous  rhercher. ..  à  déclarer 


1 52  MADKLlil.NE. 

«aussi  ile\anl  moi  qu'il  est  fâche  de  ce  qu'il  a 
«fait,  qu'il  a  clé  trompé;  alors  seulement  vous 
»  pourrez  retourner  dans  sa  maison  ;  car  songez 
«bien  que  maintenant  c'est  chez  lui  que  vous 
»clcs;  il  a  acheté  la  propriété  du  frère  de  ma- 
ie d;in)c  :  >()us  l'avez  dit  vous-même.  C'est  pour- 
»  quoi  vous  ne  devez  })as  y  rentrer  s'il  ne  vient 
»hi!-mcin(;  vous  en  supplier.  » 

Ernestinc  se  jette  dans  les  bras  de  Madeleine 
en  lui  disant  à  demi-voix  :  «Pourquoi  cet  hom- 
»  me  dispose-t-il  de  la  destinée?  Il  n'est  pas  ton 
»  parent...  Je  t'aime  autant  que  lui,  ivladeleine.. . 
»ïu  as  déjà  tant  fait  pour  moi...  veux-tu  donc 
»  nj'abandonner  à  présent  que  je  suis  si  mal- 
I)  heureuse  ?  » 

Madeleine  se  retourne  vei^  Jacques  et  lui 
dit  d'un  ton  suppliant  :  <-  Mon  ami!...  permet- 
»  tez-moi  de  ristourner  avec  ma  compagne  d'en- 
*  tance!  ♦ 

Jac([ucs  fronce  le  sourcil,  et  répond  d'un  ton 
triste,  mais  sans  colère  :  «  Madeleine,  vous  èles 
»  maîtresse  de  faire  vos  volontés  ;  mais  si  je  vous 
«donne  des  conseils  ..  c'est  que  je  pense  en 
«avoir  le  droit.  J'ai  connu  votre  mère...  Quel- 
9 que  tenqis  avaul  sa  mort,  clic  m'a  fait  venir 


MADfiL£INfi.  15i 

•  près  d'elle.  Jacques,  m'a-t-elle  dit,  vous  avez 
«découvert  mon  secret;  veillez  toujours  sur 
«Madeleine;  soyez  son  ami,  son  protecteur.... 
«tenez  lui  lieu  de  parents.  Alors  cette  pauvre 
>)  dame  ne  croyaii  pas  cependant  que  sa  fille 
«serait  jîimais  dans  la  misère  ;  elle  comptait  lui 
«assurer  une  petite  fortune...  elle  n'en  eut  pas 
»le  temps,  elle  mourut  sans  pouvoir  accomplir 
»  son  projet.  Quanta  moi,  je  crois  avoir  suivi  li- 
«dèlement  ses  intentions.  Lorsque  ma  maison 
»  fut  consumée  par  un  incendie,  si  je  vous  lais- 
«sai  entrer  chez  Grandpierrc,  c'est  que  je  savais 
«que  vous  seriez  avec  des  gens  honnêtes....  et 
«parce  que  j'avais  à  peine  de  quoi  nourrir  ma 

•  tante...  Aujourd'hui  je  crois  encore  suivre  les 
«intentions  de  votre  mère  en  vous  disant  de  ne 
«point  retourner  dans  une  maison  dont  on  a 
»  eu  la  barbarie  de  vous  chasser.  Maintenant 
«faites ce  que  vous  voudrez...  vous  êtes  hbre... 
«je  ne  vous  dirai  plus  rien. 

»  —  Jacques  !...  je  resterai  avec  vous,  «répond 
Madeleine  après  avoir  réllcchi  quelques  inslans. 

Le  front  du  paysan  s'éclaircit;   il  presse  la 
jeune  fille  dans  ses  br-as  :  «Bien...  bien,  mon 


154  MADELWNE. 

•  enfant  :  peut-être  quelque  jour  serez-vous  ré- 
»  compensée  d'avoir  écouté  mes  avis.  » 

Ernestine  sent  qu'il  est  inutile  d'insister  en- 
core; elle  embrasse  Madeleine  en  lui  disant  : 
«  Adieu  donc.  Je  retourne  sans  toi  à  Bréville... 
»  —  Mais  vous  viendrez  me  voir,  n'est-ce  pas  ? 
»  —  Oui,  sans  doute...  ce  sera  ma  seule  conso- 
«  lation  !  » 


CHAPITRE   XX. 


TRISiE  IliiTOlll. 


M.  de  Noirmoiit  nu  rien  dit  à  su  femme  en 
la  voyant  revenir  seule,  mais  il  éprouve  une 
seerète  joie.  Toujours  prévenu  eontre  Made- 
leine, ce  n'était  qu'à  regret  qu'il  l'aurait  vue  de 
nouveau  habiter  chez  lui.  Ernestine  ne  parle 
plus  de  l'orpheline;  elle  sait  bien  qu'il  serait 
inutile  de  proposer  à  son  mari  d'aller  la  prier 
de  revenir.  Elle  supporte  cette  nouvelle  peine 
comme  un  châtiment  de  sai'aulc;  mais  tous 


156  uadëlëikk. 

les  jours,  à  moins  que  le  temps  n'y  mette  obs- 
tacle, elle  se  rend  dans  le  bois,  du  côté  de  la 
maison  du  garde.  Madeleine  vient  au-devant  de 
son  amie,  puis  toutes  deux  s'asseyent  au  pied 
d'un  arbre.  Ernestine  conte  les  peines  de  son 
cœur;  la  jeune  fille  la  plaint,  la  console.  Le 
temps  passe  bien  rapidement  alors.  Victor  est 
toujours  le  sujet  de  leur  entretien.  C'est  pour- 
quoi l'une  ne  se  lasse  pas  d'entendre,  et  l'autre 
de  parler. 

Madeleine  reconduit  ordinairement  Ernestine 
jusqu'à  la  plaine  au  bout  de  laquelle  on  aper- 
çoit la  maison  qui  appartenait  au  marquis  de 
Brévillr.  La  jeune  Aile  ne  va  jamais  plus  loin. 
Là  Ernestine  l'embrasse,  en  lui  disant  ;«A  de- 
»  main  !  » 

Dufoura  demandé  ce  qu'était  devenuelajeune 
orpheline;  on  se  contente  de  lui  dire  que  Ma- 
deleine a  voulu  retourner  chex  Jacques,  mais  il 
n'est  pas  dupe  de  cette  réponse. 

On  attend  avec  impatience  des  nouvelles  de 
Victor.  Le  séjour  de  Bréville  est  devenu  triste. 
Ernestine  parle  à  peine  et  soupire  sans  cesse. 
M.  de  Noirmont  s'ennuie  de  n'avoir  personne 
pour  jouer  ou  chasser. 


MADKLRINK  157 

Huit  jours  s'écoulent  ;  on  reçoit  enfin  une 
lettre  de  Victor.  M.  de  Noirmont  se  hâte  de  la 
lire  devant  sa  femme  et  Dufour. 

«  Si  je  ne  vous  ai  pas  écrit  plus  tôt,  c'est  que 
«j'aurais  voulu  avoir  de  meilleures  nouvelles  à 
»  vous  annoncer.  Ce  n'est  pas  sans  peine  que 
»j'ai  pu  rejoindre  Armand.  11  passe  ses  jour- 
»nées  et  souvent  ses  nuits  hors  de  chez  lui.  Je 
«l'ai  vu  enfin,  et,  après  lui  avoir  remis  la  som- 
D  me  que  vous  m'aviez  confiée,  je  me  suis  per- 
»mis  de  lui  donner  quelques  conseils,  de  lui 
•  parler  au  nom  de  sa  famille.  Armand  a  fort 
»mal  reçu  mes  avis;  je  n'ai  plus  reconnu  en 
«lui  ce  jeune  homme  étourdi,  mais  aimable, 
«dont  j'étais  autrefois  l'ami.  Pourtant  je  ne 
»  veux  pas  renoncer  encore  à  l'espoir  de  vous  le 
«ramener —  Je  tenterai  de  nouveaux  efforts ^ 
«peut-être  serai-je  plus  heureux. 

•  Victor  Dalmer.  » 

«Votre  frère  n'en  veut  faire  qu'à  sa  tète!» 

dit  M.  de  Noirmont  ;«on  ne  le  ramènera  pas!... 

«  —  Fatal  séjour  de  Paris!»  dit   Ernestine; 


15ft  MADELEINE. 

0  Mon  frère  s'y  est  perdu!... — On  se  perd  par- 
»tout,  madame,  quand  on  ne  veut  écouter  que 
»ses  passions  !... 

«  —  Et  il  ne  parle  pas  de  mes  pantalons,  » 
murmure  Dufour,  «  c'est  bien  singulier!....  Ma 
»  portière  les  aurait-elle  égarés? 

Cette  lettre  ne  ramène  pas  la  gaîté  à  Brévillc. 
M.  de  Noirmont  s'inquiète  de  l'avenir  de  son 
beau-frère.  Ernestine,  au  cbagrinquelui  donne 
la  conduite  d'Armand,  sent  se  joindre  l'ennui 
que  lui  cause  l'absence  de  Victor;  elle  craint 
que  cette  absence  ne  se  prolonge  beaucoup. 
Quant  à  Dufour  ,  il  est  fort  inquiet  de  ses  pan- 
talons. C'est  donc  avec  autant  d'étonnement 
qu'un  matin,  six  jours  après  sa  lettre,  on  voit 
arriver  Victor. 

On  \a au-devant  de  lui,  on  l'entoure. 

«  Vous  revenez  seul,  »  dit  Ernestine. 

«  —  Oui,  madame,  «>  répond  Dalmer  en  bais- 
sant tristement  les  yeux.  «  D'après  ma  lettre, 
«sans  doute,  on  ne  m'attendait  pas  sitôt;  mais 
•  il  y  a  [trois  jours ,  j'ai  eu  occasion  de  revoir 
»M.  de  Bréville  ;  j'ai  pu  me  con\aincre  alors 
»  que  totis  mes  efforts  ])rès  de  lui  seraient  inu- 
»  liles...  et  je  suis  parti. 


MADELEINE.  159 

»  —  Je  VOUS  comprends,  mon  cher  monsieur 

•  Dalmer,  «dit  M.  de  Noirmont  en  serrant  la 
main  du  jeune  homme  ;  «  je  ne  vous  en  sais 
»  pas  moins  bon  gré  de  ce  que  vous  avez  fait. 
«Armand  continue  ses  folies,  n'est-ce  pas?...  et 
»  l'argent  qu'il  a  reçu  va  encore  aller  se  perdre 
»  dans  les  jolies  sociétés  qu'il  préfère  à  la  nô» 
»tre!...   > 

Victor  incline  la  tête  sans  répondre. 

«  —  Et...  et  mes...  et  M.  Saint-Elme?  »  dit 
Dufour,  qui  n'a  pas  osé  lâcher  le  mot  qu'il  avait 
sur  le  bout  de  la  langue  en  voyant  l'air  sérieux 
de  son  ami. 

t  —  Je  n'ai  vu  M.  Saint-Elme  qu'une  fois,  il 
»a  eu  l'air  d'appuyer  mes  avis,  m'a  juré  qu'il 

•  engageait  chaque  jour  Armand  à  revenir  près 
»  de  sa  sœur.  Je  n'ai  pas  été  dupe  de  ces  men- 

•  songes,  et  j'ai  laissé  voir  à  ce  monsieur  ce 

•  que  je  pensais  de  sa  conduite  ;  mais  cet  hom- 
»me  a  un  front  extraordinaire!  Quand  on  lui 
»  dit  les  choses  les  plus  désagréables,  il  redou- 

•  ble  ses  assurances  de  dévoùment,  ses  protes- 

•  tations  d'amitié.  C'est  bien  de  ces  gens  que 

•  l'on  met  à  la  porte  et  qui  rentrent  par  la  fe- 
»  nêtre  !  » 


160  MADEI.EIXR. 

En  entrant  dans  le  salon,  Victor  cherche  des 
yeux  Madeleine;  mais  il  n'ose  prononcer  son 
dom.  Il  trouve  enfin  le  moment  de  s'approcher 
d'Ernestine  et  s'empresse  de  s'informer  de  la 
jeune  fille.  Ernestine  lui  apprend  ce  qui  s'est 
passé.  Victor  est  désolé,  car  il  sent  bien  qu'il 
est  le  premier  auteur  de  tous  ces  événements. 
Il  se  promet  de  se  rendre  bientôt  à  la  maison-  . 
nette  du  garde. 

Seul  avec  Dufour,  Victor  lui  dit  :  «  Je  n'ai 
«pas  voulu  apprendre  à  M.  et  madame  de  Noir- 
»  mont  tout  ce  que  je  sais  sur  leur  frère;  j'au- 
»rais  craint  de  les  faire  rougir.  La  conduite  de 
0  ce  jeune  homme  est  indigne. . .  il  se  ruine  dans 
«les  tripots...  fréquente  les  plus  mauvais  sujets 
»  de  Paris. 

* —  Je  l'avais  prédit!  Est-ce  que  tu  ne  terap- 
w pelles  plus  que  je  l'avais  prédit?...  As-tu  fait 

•  ma  commission? 

» —  Enfin,   Armand  a  osé  emprunter  trente 

•  mille  francs  sur  cette  propriété  qui  n'est  plus 
Ȉ  lui...  en  laissant  croire  qu'il  en  est  toujours 

•  possesseur. 

» — Diable!  mais  ça  devient  très-vilain,  cela! 
»  Et  tu  n'iis  pas  été  clir/.  m;i  portière?  ..  —  Voici 


MADEI.PlXli.  101 

»  comment  j'ai  appris  cela.  J'étais  cliez  Armand 

•  quand  la  personne  qui  luia-prèlé  cette  S(mim«' 
»y  est  venue  :  c'est  un  Inave  homme  ([ui  n'a 
»pasla  moindre  délianee.  Savhanl  que  j'arri- 
»  vais  de  Bré\ille,  il  m'a  demande*  des  détails 
Bsur  cette  propriété  en  disant  :  Monsieur  le 
w  marquis  semble  avoir  l'intention  de  vendre  sa 
p  terre,  et,  s'il  ne  peut  sans  se  gêner  me  r«'ra- 
«bourser  mes  trent<;  mille  francs,  je  pourrai 
»  m 'arranger  de  sa  propriété. 

a —  C'est  commode,  et  le  beau-frère.  Tu  as 
»  dit  alors  qu'ill'avait  achetée,  et  puis  tu  as  (*lé 

•  voir  pour  mes... — Pouvais-je  perdre  Armand, 
pie  déshonorer?  J^ai  gardé  le  silence;  mais 
p  après  le  départ  de  son  créancier  je  lui  ai  dé- 
fi mandé  ce  qu'il  comptait  faire.  Il  m'a  jtn-é 
»  qu'avec  l'argent  de  M.  de  Noirmont  il  allait 
»  rembourser  une  partie  de  ce  qu'il  devait,  qu'il 

•  prendrait  des  arrangements  pour  le  rest(\  Je 
«l'ai  quitté,  mais  je  surveillais  sa  conduite  :  le 
u  soir  il  ajouéet  perdu  lasomifie  qnej(;  hiiavais 
»  apportée. 

» —  C'est  infâme!...  c'est   horrible!...    Mais 

•  enhn,  fais-m<»i  le  plaisir  dr  me  répondre.  Me 
»  rapportes-lM    mes  pantalons? —  Kh  morblru  ! 

II.  Il 


162  y\i)KLi?i.\K. 

«j'avais  bien  autre  chose  à  penser  que  d'aller 
»m'occupei'  de  tes  culottes.  —  Ali!  c'est  ça, 
»  comme  c'est  aimable.  Si  M.  Armand  se  ruine, 
«j'en  suis  bien  fâché,  mais  je  ne  crois  pas  que 
»  ce  soit  une  raison  pour  que  je  mette  toujours 
»  un  pantalon  de  drap  par  la  grande  chaleur, 
»  quand  j'en  ai  de  nankin  à  Paris.  Pourvu  que 
»  ma  portière  ne  les  fasse  pas  porter  à  son  mari, 
»  voilà  ce  dont  j'ai  peur. 

0  —  Et.^  Madeleine  a  donc  quitté  cette  mai- 
Dson?»  dit  Victor  en  regardant  attentivement 
Du  four  pour  voir  s'il  se  doute  de  la  vérité. 

•  Oui,  cette  jeune  fdle  a  voulu  retourner 
»  avec  son  ami  Jacques,  à  ce  qu'on  dit  ici;  mais 
»tu  entends  bien  que  je  n'en  crois  rien.  Je  ne 
))  suis  pas  de  ces  gens  qui  croient  tout,  moi. 
•  M.  de  Noirmont  aura  découvert  une  intrigue. 
»  —  Quelle  intrigue?  —  Je  n'en  sais  rien  ;  mais 
I)  certainement  cette  petite  avait  des  intrigues. 
»  Pendant  qu'elle  prenait  séance  avec  moi,  elle 
»  ne  cessait  de  soupirer;  et  quand  une  jeune 
»  (ille  soupire...  on  sait  ce  que  ça  veut  dire. 

» —  Te  \oil;i  bien,  avec  tes  conjectures... 
»  D'abord  c'était  d'Armand  ([iie  Madeleine  était 
»  ;inuMUTUse...  à  présent,  ee  «<"'♦  des  intrigues! 


MADELEINE,  163 

»et  avec  qui?  —  Ah!  fwx-c  qui...  je  no  semis 
•  pas  éloip:né  do  croire  que  M.  Chéri  Montrè- 
»  sor.  Hem  î  il  rodait  du  cAtc  de  Madeleine 
X  quand  sa  femme  ne  le  voyait  pas.  —  Tu  es 
oiou,  Dufour.  —  Ohl  que  non.  Je  crois  qu'on 
»a  renvoyé  la  petite,  parce  que  cela  était  ur- 
»g:ent.  Tout  en  faisant  son  portrait,  il  m'a 
»semhlé  que  sa  taille...  hum  !... 

«  —  Dufour,  c'est  aiïreux  ce  que  tu  dis  là!.. 
»  Si  lu  ne  me  faisais  pas  pitié,  je  t'apprendrais 
i)à  tenir  de  pareils  propos.  —  Eh!  mon  Dieu! 
«qu'est-ce  que  lu  as  dcmc?. ..  pour  un  mot  en 
»  l'air...  tu  t'emportes...  tu  te  fais  le  champion, 
>le  chevalier  de  Madeleine  !...  Est-ce  que  tu  es 
«amoureux  aussi  de  celle-là?  —  Je  fais  plus, 
»je  l'admire...  j<' la  respecte!...  Dufour,  plus 
Bun  mot  contre  elle,  ou  nous  nous  fâcherons 
»  sérieusement.  >- 

Yict()r  qiu'lte  hrusquement  Duluur  et  celui- 
ci  se  dit  :  «  Il  l'admire!...  il  la  respecte!...  11  y 
»  a  quelque  chose  là-dessous,  car  il  n'a  pas 
«l'hahiUide  de  respecter  les  jeunes  Jilles.  » 

\iclor  est  si»rli  tie  la  maison  (Quoique  [\n 
peu  faliixué  par  le  voya^^e  elle  Irajet  qu'il  a  l'ail 
pour  venir  de  Jiaon  à  nrf'ville,  il  ne  v<'ut  point 


Ifi/l  MADELEINE. 

passer  la  journée  sans  revoir  Madeleine.  Ernes- 
tine  lui  a  indiqué  le  ehemin  qu'il  faut  suivre 
pour  arriver  à  la  maison  du  garde.  Ernesline 
aurait  bien  voulu  accompagner  Victor,  mais 
c'est  impossible  ;  et  maintenant  qu'il  est  re- 
venu, elle  n'osera  se  rendre  près  de  la  jeune 
jeune  fdlc  que  lorsqu'elle  saura  Victor  avec 
M.  de  Noirmont  ;  elle  sent  bien  maintenant 
que  le  moindre  soupçon  d'intelligence  entre 
elle  et  Dalmer  mettrait  son  mari  sur  les  traces 
de  la  vérité. 

Victor  a  bientôt  franclii  la  plaine,  traversé  le 
bois;  il  aperçoit  la  demeure  du  garde,  il  \a 
irapper  à  la  porte: c'est  Madeleine  qui  ouvre; 
elle  reste  saisie  en  le  voyant.  Un  vif  incarnat 
vient  colorer  ses  joues,  ses  j^eux  brillent  de 
plaisir,  elle  peut  à  peine  balbutier  :  «  C'est  vous, 
«monsieur  Victor?  —  Oui,  Madeleine,  c'est 
»  moi.  Je  suis  arrivé  de  Paris  ce  matin,  et  j'ac- 
»  cours.  11  me  tardait  de  vous  voir,  de  vous  dire 
ûtout  ce  que  je  pense.  —  Quoi!...  c'est  pour 
nmoi  que  vous  venez  ici...  pour  me  voir.  Ali! 
»  ma  bonne  amie  ne  pourra  plus  dire  que  je 
v  suis  malheureuse.  —  Est-ce  que  je  ne  puis 
»  ])as  entrer.  Madeleine.  ]^our  cnuser  avec  vous? 


MADELEINE.  1G5 

«Oh!  mon  Dieu!  et  Jacques  qui  est  là...  il  se 
«repose,  il  dort  en  ce  moment;  mais  s'il  V(>us 
«voyait.  —  Vous  avez,  raison,  il  doit  bien  me 
»  haïr,  me  mépriser,  car  je  suis  l'auteur  de  tou- 
»tes  vos  peines.  — Allez  dans  le  bois...  là- 
))bas...  à  gauche...  je  vais  aller  vous  rejoin- 
»dre,  et  nous  pourrons  causer  sans  craindre 
«Jacques.  »  ; 

Victor  se  rend  du  coté  du  bois  que  Made- 
leine lui  a  indiqué,  il  s'assied  sur  un  arbre 
abattu  en  attendant  la  jeune  fille.  Elle  ne  tarde 
pas  à  paraître  :  une  petite  robe  bleue  sans  or- 
nement, sans  garniture,  une  ceinture  noire, 
un  fichu  de  soie  sur  le  cou,  un  chapeau  de 
paille  à  grands  bords  et  dont  le  rubans  flottent 
sur  ses  épaules,  voilà  toute  la  toilette  de  Made- 
leine. Mais  en  ce  moment  ses  yeux  expriment 
tant  de  trouble  et  de  plaisir,  son  teint  est  si 
rose,  son  sourire  si  doux,  sa  démarche  si  lé- 
gère, que  Madeleine  est  vraiment  jolie,  et  Vic- 
tor est  surpris  de  le  remarquer  pour  la  première 
fois. 

«  Me  voici,  »  dit  la  jeune  iille  en  s'asseyant 
près  de  Victor;  «  je  suis  bien  fâchée  de  ne  pas 
«vous recevoir  dans  la  maison,  mais...  —  Ah! 


166  MADbLliliMi. 

»  Madeleine,  esl-ee  que  vous  me  de\e'/.  des  ex- 
»  cuses,  lorsque  je  cause  toutes  vos  peines?  Si 
«voussaAÎez,  quel  chagrin  j'ai  éprouvé  en  ne 
«vous  retrouvant  plus  à  Bréville  et  en  appre- 
»  nant  que  M.  de  Noirmont  vous  avait  ren- 
«vovée.  —  Oublions  cela,  monsieur...  Je  me 
«trouve  si  heureuse  maintenant.  .  je  suis  bien 
»  récompensée  de  ce  que  j'ai  fait.  —  Je  n'ou- 
»  blierai  jamais  ce  que  je  vous  dois  de  recon- 
»  naissance.  Bonne  Madeleine,  il  y  a  peu  de 
«femmes  qui  agiraient  comme  vous.  —  Peut- 
»  être  n'ai-je  pas  autant  de  mérite  que  vous  le 
1  croyez,?  Si  on  lisait  dans  le  cœur  des  gens,  ce 
»  qu'on  nomme  leurs  belles  actions  semblerait 
»  alors  tout  naturel.  Ne  doil-on  rien  faire  pour 
»  ceux  qu'on  aime?  et  j'aime  tant  ma  compagne 
»  d'enfance.  —  Mais,  moi,  Madeleine,  moi, 
»  qui  suis  l'auteur  de  tous  les  chagrins  que  vous 
»  avez  eus  depuis  quelque  temps,  vous  devcA 
»  me  haïr. . . 

•  —  Vous  haïr!  »  s  écrie  Madeleine;  puis  elle 
s'arrête  et  reprend  en  baissant  les  yeux  :  «  Oh! 
oiioii,  monsieur,  c'(\sl  impossible.  N'est-ce  jias 
«vous  qui  ni'ave/,  ramenée  près  de  ma  chère 
»  Erijeslinc  ?  —   De\ais-je    nous   rannuei    près 


MADELIil.NJi.  M')7 

«d'elle,  pour  èlrc  ensuite  cause  ({ue  vous  la 
»  quitteriez,?  —  De  grâce,  monsieur,  ne  pai- 
»  Ions  plus  de  cela.  Eruestine  vient  souvent  me 
«voir;  elle  me  parle  de...  tout  ce  cpii  l'inti- 
«resse.  Ici  je  ne  me  trouve  pas  à  plaindre  :  j<; 
»nc  manque  de  rien,  et  si  vous  ave/,  la  bonté 
»  de  penser  encore  à  moi...  de  venir  quelque- 
«lois,  en  vous  promenant,  me  donner  des  nou- 
»  velles  de  Bréviile...  oh!  je  V(ms  assure  que  je 
»  me  trouverai  bien  heureuse.  —  Oui,  Madc- 
»  leine,  je  viendrai  le  plus  souvent  que  je  pour- 
»rai...  quelquefois  je  tacherai  qu'Ernestinc 
»  m'accompagne. 

•  —  Ah!  oui,  »  répond  Madeleine  en  palis- 
sant; a  oui,  vous  viendrez,  avec  elle...  cela  vau- 
todra  mieux...  le  clienu'n  vous  semblera  moins 
«long...  et  puis  v*^  ^'^us  ennuierait  de  ne 
^parler  qu'avec  moi,  qui  ne  sais  rien  dire. 

»=—  Que   dites-vous  là,    Madeleine?   est-ce 

•  qu'on  s'ennuie  près  de  ceux  qu'on  aime,  et 
!)  désormais  je  vous  aime  comme  une  sœur  ;  de 

•  votre  côté,  voyez,  en  moi  un  frère...  traitez- 
»moi  comme  tel.  Puissé-je  quelque  jour  méri- 
»  ter  ce  titre  en  réparant  le  mal  que  j'ai  fait,  en 

•  assurant  votre  sort.  Vous  d<v(.A   faire  le  bon- 


1  ()S  MADELEIMi. 

•  lictir  d'un  epoiix  ;  jo  vcu\  vous  voir  unie  à 
»  un  liomnic  qui  .saclic  npprécier  voire  brlle 
"âme,  qui  soit  digne  de  vous,  qui...  » 

Madeleine,  qui  éeoutait  Yietor  d'un  air  im- 
])ali('nt.  l'inteiTompt  en  s  eeriant  :  «  Non,  mon- 
»  sieur,  non.  je  vous  en  })rie,  ne  vous  oceupez 
«jamais  de  eela.  Madeleine  ne  veut  pas,  ne  doit 
»  ]);!s  se  marier;  sans  parents,  sans  nom,  elle 
»  restera  ee  qu'elle  est.  Je  vous  en  prie,  mon- 

•  sieur,  ne  me  parlez  pas  de  eela,  vous  me  l'e- 
»  rez  de  la  peine.  » 

Madeleine  détourne  la  tôle  pour  eaelier  de 
jiTosses  larmes  qui  viennent  de  tomber  de  ses 
veux;  Victor  lui  prend  la  main  en  lui  di- 
sajil  : 

«  Pardonne/-!in(M...  je  ne  ])cnsais  pas  vous 
»  l'aire  du  chagrin...  mais  si  vous  refu*=;ez,  tout 
1  ce  ({ue  je  voulais  l'aire  pour  assurer  votre  sort 
«à  v(  nir,  nous  accepterez  au  moins  mon  ami- 
«  lié. 

» —  Votre  amitié!  ohl  oui,  monsieur.  —  VA 
MOUS  me  donnerez  la  ^ôtre?...  —  V<uis  ra\ez 
»dej)uis  longtemj)S,  et  je  ne  sais  pas  reprendre 
t  ce  qu'une  lois  j'ai  donné.» 

En  ce  momeiil  on  entend  lu  \oi.\  de  Jacques, 


MADELlîl.Mî.  169 

qui  appelle  Madeleine.  «  Il  est  éveillé,  »  dit  la 
jeune  fille  en  se  levant;  «  je  rrnlie  bien  vite 
•  pour  (pi'il  ne  vienne  pas  par  ici.  Adh.'u,  nion- 

»  sieur  Victor,   adieu Pensez    quelquefois 

»  à  Madeleine,  et  elle  ne  sera  pas  mallicu- 
«reusel...  » 

En  prononçant  ces  mots,  la  jeune  fille  serre 
tendrement  la  main  qui  tenait  encore  la  sienne, 
puis  elle  se  sauve  à  travers  le  bois,  comme  si 
elle  craignait  do  laisser  voir  la  rougeur  qui  cou- 
vre son  front.  Victor  s'éloigne  aussi,  et  retourne 
à  Bréviile,  en  eliercliant  à  découvrir  la  cause 
des  pleurs  qu'il  a  vus  dans  les  yeux  de  Made^ 
leine. 

Quinze  jours  se  sont  passés,  Victor  a  repris 
le  billard  et  les  écliccs  avec  M.  de  Noirmont  ; 
Ernesline  a  recouvré  un  peu  de  gaîté  :  mais 
Dufour,  ne  trouvant  plus  personne  ([ui  veuille 
poser,  parle  ([uelquefois  de  retourner  à  Paris. 
Alors  Ernestine  se  fâche  et  lui  dit  qu'il  est  son 
jM'isonnier jusqu'à  la  fin  delà  saison.  M.  et  ma- 
dame Monlrésor  viennent  souvent  à  Bréviile; 
les  Pomard  n'y  reparaissent  plus. 

Victor  est  retourné  pour  voir  Madeleine  ; 
mais  Jacques   était   là.    et  Victor   n'a  pas  osé 


J  70  MADKLEhNJî. 

parler  à  la  jeune  fille  ;  ensuite,  M.  de  Noir- 
mont  le  laisse  libre,  le  jeune  homme  recher- 
che d'autres  entretiens.  On  fait  toujours  passer 
l'amour  avant  l'amitié,  et  l'on  a  raison  :  l'un 
n'a  qu'un  temps,  l'autre  sait  attendre. 

Une  après-dînée,  pendant  un  violent  orage 
qui  ne  permettait  pas  de  songer  à  la  prome- 
nade, Dufour,  assis,  contre  une  fenêtre  du  sa- 
lon qui  donnait  sur  la  route,  regardait  tomber 
la  pluie  en  disant  :  «  C'est  très-diflicile  en  pein- 
»ture  de  rendre  cet  eiïet-là.  » 

Tout-à-coup  il  pousse  une  exclamation  de 
surprise;  Ernestine  le  regarde. 

«  Qu'avez-vous  donc,  monsieur  Dufour?  — 
«Madame,  c'est  que  je  viens  d'apercevoir,  là- 
»bas,  sur  la  route,  deux  voyageurs,  et  on  di- 
«rait...  oui,  vraiment,  on  dirait  que  c'est 
«SI.  votre  frère  avec  son  ami  M.  de  Saint- 
»  Elme. 

»  —  Mon  frère,  »  s'écrie  Ernestine.  «  —  Ar- 
')  mand,  »  dit  M.  de  Noirmont  en  quittant  sa 
partie  d'échecs.  Aussitôt  tout  le  monde  court 
à  la  fenêtre,  d'où  l'on  peut  voir  au  loin  sur  la 
route,  et  on  aperçoit  en  effet  deux  voyageurs 
qui  \iennenl  du  çolé  de  BreNille;  mais  Erueb- 


iMADliLlil.NJf.  171 

tinc  s'écrie  :«0h!  non,  ce  n'est  pas  mon  frè- 
»re...  à  pied...  par  le  temps  qu'il  fuit...  ce  ne 
«peut  pas  être  Armand.  » 

Dans  les  deux  piétons  qui  s'avançaient,  bra- 
vant la  pluie  et  l'orage,  il  était  effectivement 
difficile  de  reconnaître  les  mêmes  hommes  qui 
quelques  temps  auparavant,  avaient  quitté  Bré- 
ville.  Pourtant  c'étaient  bien  le  jeune  marquis 
et  son  compagnon  ordinaire  :  bientôt  il  n'est 
plus  permis  d'en  douter. 

'■i  Oui...  c'est  lui!...  mon  pauvre  iVèrel  »  En 
disant  ces  mots,  Ernestine  quitte  la  croisée  pour 
aller  sous  le  vestibule  au  devant  d'Armand  , 
tandis  que  M.  de  Noirmont  s'écrie  :  «  Et  il  nous 
«nous  amène  ce  Saint-Elme...  En  vérité,  ceci 
«passe  la  permission...  Mais  maintenant  que 
«cette  maison  m'appartient,  je  ne  cacherai  pas 
»  à  ce  monsieur  ce  que  je  pense  ;  j'espère  qu'il 
«ne  nous  restera  pas  longtemps,  au  moins. 

» —  Les  voici  qui  entrent  dans  la  cour,  »  dit 
Dufour  en  poussant  Victor.  •  Hum!...  comme 
)>  Armand  est  changé! .  ..Elle  beau  Sainl-Elmel. . . 
«diable!  il  y  a  moins  d'élégance  dans  celte  loi- 
»klle-là...  Malgré  cela...  liens,  vois...   c'est  la 


^ 


17'2  MADELJilNt. 

fciiiêinc   démarche...  la  même  assurance...  et 
«quoiqu'il  arrive  trempé  comme  une  soupe,  il     . 
«l'ait   autant    d'embarras  que    s'il   descendait 
«d'un  équipage  à  huit  chc\aux.  » 

Les  voyageurs  entrent  bientôt  dans  le  salon. 
Armand  est  à  peine  rceonnaissable,  quoiqu'il  se 
soit  écoulé  bien  peu  de  temps  depuis  qu'il  a 
quitté  le  domaine  de  son  père.  Il  semble  vieilli 
de  plusieurs  années,  il  est  d'une  maigreur,  d'une 
pâleur  effrayante;  ses  yeux  sont  rouges,  caves, 
et  il  les  tient  presque  constamment  baissés;  ses 
sourcils  ont  pris  au  jeu  l'habitude  de  se  fron- 
cer, et  son  front  en  a  conservé  une  expression 
sombre  et  soucieuse. Sa  mise  est  celle  qu'il  ])or- 
lail  habiluellement  à  la  campagne;  seulement, 
son  col  de  chemise,  autrefois  bien  blanc,  bien 
empesé  ,  dénote  maintenant  tro])  de  négli- 
g(;nce. 

Saint-Elme  a  un  pantalon  à  passe-poil  f[ui 
dessine  très-bien  ses  formes  ,  mais  qui  est 
crotté  jusqu'aux  genoux.  Son  habit  bleu  est  bou- 
tonné hermétiquement  jusque  sous  le  cou  ;  il  a 
une  cravatenoire,mise  militairement,  ctne lais- 
sant rien  voir  d'une  chemise  :  il  lient  à  la  main 


MADELtn.VE.  ITo 

une  cravaclic,  (.'t   essuie  avec  un  foulard  son 
chapeau  tout  trempé. 

«  Nous  voilà!  »  s'écrie  Saint-Elmc ,  en  en- 
trant dans  le  salon  d'nn  air  aussi  riant  qu'il  en 
était  sorti  ;  «je  vous  ramène  l'enfant  prodigue . . 
»oh!  je  le  savais  bien  que  je  Je  ramènerais — 
«Quand je  me  mêle  d'une  chose,  c'est  comme 
»si  elle  était  faite...  Bonsoir,  monsieur  deNoir- 
»mont...  chasseur  intrépide  et  diligent!...  j'a- 
»  vais  hâte  de  revenir  près  de  vous...  Voilà  le 
«mois  de  septembre  qui  approche,  l'ouverlure 
«de  la  chasse...  Comme  nous  allons  lutter  en- 
»  semble  à  qui  en  abattra  leplus... Salut  à  notre 
»  ami  Dalmer. ..  Vous  vo3'ez,  monsieur  Dalmer, 
ije  tiens  la  parole  que  je  vous  avais  donnée;  je 
«ramène  Armand  dans  sa  famille...  Ah!  il  n'y 
»a  rien  de  tel  qu'une  famille  —  on  sent  cela 
«surtout  quand  on  en  est  éloigné...  Eh!,.,  voi- 
»  là  notre  cher  artiste!  Bonsoir,  Dufour...  J'e- 
stais encore  avant-hier  chcz/un  député  qiu'  est 
»  fou  de  vos  tableaux. ..  de  votre  talent...  Quand 
))je  lui  ai  dit  que  je  vous  connaissais,  il  enviait 
«mon  bonheur,  il  aurait  voulu  se  mettre  dans 
))ma  poche.  Je  vois  avec  plaisir  que  tout  le 
»  monde  se  porte  bien...  Ah!  mandilc  loutc!... 


174  MADELEINE. 

»  diable  d'orage  qui  nous  asiipiis...  je  voulais 

•  attendre  des  chevaux iin<;  voiture;  mais 

•  Armand   était  si  pressé  d'arriver...  de  revoir 
»  ses  parents...  ses  amis...  c'est  bien  naturel... 

•  et   voilà    pourquoi   nous   sommes    si   mouil- 
»  lés.  » 

Pendant  que  Saint-Elme  donne  carrière  à  son 
impudence,  Armand  s'est  avancé  vers  son  beau- 
frère  ,  qui  lui  tend  la  main  d'un  air  plutôt  af- 
fligé que  fâché.  Le  jeune  homme  fait  à  Dalmer 
un  salut  contraint.  On  voit  qu'il  est  embarrassé, 
qu'il  semble  honteux  de  lui-même.  Enfin  il  se 
jette  dans  un  fauteuil  en  disant  tristement  : 

«  Oui...  me  voilà  ! 

»  —  J'aurais  voulu  que  ce  fût  jdus  tôt ,  »  ré- 
pond M.  de  Noirmont  ;  «  mais  je  suis  toujours 

•  bien  aise  de  voire  retour. ..Ce  qui  me  fâche... 
j»  c'est...  >- 

M.  de  Noirmont  huit  sa  phrase  tout  bas  en 
désignant  Saint-Ehne,  et  Armand  répond  d'un 
ton  aigre  :  «  -Tf  vous  assure,  monsieur,  qui; 
«vous  le  juge/,  iiinl!...  Ce  n'est  jias  sa  faute  si 
)>j';ii  été  mnlheiirniv  ;\  Paris...  si  le  sort  m'y  a 
D  poursuivi  d'imc  farou  si  cruelle...    On   a  ca- 

•  joinnié  Saint-Ehne  pies  de  vous...    il  n'a  pu 


MADKLEINE.  175 

nm'aider;  Il  a  éprouvé  aussi  de  grands   revers 
»de  fortune...  mais  il  m'est  attaché,  et  le  mal 
»  recevoir  ce  serait  me  montrer  que  ma  présence 
n  vous  déplaît  aussi. 

p —  Allons,  vousvoih\  !...  toujours  le  même, 
9 toujours  exalté  dans  votre  manière  de  voir... 
»  Plus  tard,  vousjugerez  mieux  ce  sincère  ami. . . 
»En  attendant,  quoique  j'eusse  préféré  vous  re- 

•  voir  sans  lui,  pour  vous  être  agréable  ,  je  ne 
«lui  dirai  pas  tout  ce  qneje  pense.  • 

Pendant  cotte  conversation  ,  Saint-EIme  a 
continué  d'essuyer  son  chapeau  ;  ensuite  il  s'est 
mis  devant  une  glace  et  a  passé  sa  main  dans 
ses  cheveux  en  disant  : 

«C'est  très-drôle  d'arriver  comme  ça...  l\ 

•  pied...  et  par  un  orage...  Si  on  ne  savait  pas 
«qui  nous  sommes,  je  vous  demande  pour  qui 
»on  nous  prendrait...  11  me  semble  que  ma- 
»dame  de  Noirmont  a  pris  un  peu  d'embon- 
»  point,  ce  qui  lui  sied  à  ravir.  » 

Ernestine  ne  répond  rien  à  ce  compliment  et 
ne  daigne  même  pas  regarder  Saint-KImc,  elle 
s'approche  de  son  frère  et  lui  dit  : 

«  Pourquoi  donc  être  venu  par  l'oragr?. ..  tu 


170  MADELEINE. 

»as  l'air  malade souffrant.  —  MuiP  je  n'ai 

B  j'ien. 

0  —  Je  vous  assure,  belle  dame,  que  nous 
snous  portons  fort  bien...  »  dit  Saint-Ehne  : 
«mais  Armand  a  toujours  eu  l'air  délieat...  ot 
«puis,  à  Paris^  nous  avons  fait  un  peu  le  libcT- 
»tin...  le  séducteur...  » 

flrnestine  continue  de  s'adresser  à  son  frère 
sans  répondre  à  Saint-Elme. 

«  Tu  dois  avoir  besoin  de  changer  de  vêto- 
«ments. ..  —  Ce  que  je  désire  avant  tt>ut,  c'est 
»  me  reposer;  car  cette  route,  par  la  pluie  m'a 
»  horriblement  fatigué...  IVla  chambre  est-elle 
ï) toujours  libre?  —  Sans  doute,  elle  t'attend. 
» —  Je  vais  y  monter...  Ah!  j'ai  grand  besoin 

»d(M*epos!  demain  nous  causerons Saint- 

u  Elme  ne  venez-vous  pas  aussi  dans  votre  ap- 
»  partement? 

»  —  Non  ,  mon  cher  ,  je  ne  suis  pas  pressé 
«de  dormir,  et  je  ne  quitterai  pas  si  vite  une 

»  société  (pie  je  suis  enchanté   de  revoir Et 

•  puis  la  roule  m'a  donné  de  l'appétit...  nous 
«avons  cependant  fait  un  diner  excellent... 
«c'est  égal,  je  crois  ([U(>  je  souperai  volontiers, 
•)  in«»i.  (pii  ne  soupe  jamais. 


MADELEINE.  177 

»  —  A  votre  aise  alors.  » 

En  disant  cela,  Armand  s'incline  légèrement 
devant  la  conij)agnie<;t  quitte  le  salon.  Mais  en 
passant  près  de  Victor ,  il  dit  à  l'oreille  :  «  Je 
«compte,  monsieur,  lut  voire  discrétion.  »  Et 
Victor  fait  un  signe  de  tête  affirmatif. 

»  Est-ce  bien  là  mon  frère?  »  dit  Ernestine  en 
regardant  le  jeune  marquis  s'éloigner.  «Lui, 
«autrefois  si  gai,  si  aimable  !...  ah!  je  ne  le  re- 
»  connais  plus.  » 

Saint-Elme  est  resté  dans  le  salon  où  il  se 
promène  en  se  mirant  dans  les  glaces  avec  au- 
tant d'effronterie  qu'avant  son  départ.  Dufour 
ne  peut  se  lasser  d'admirer  son  assurance,  qui 
l'empêche  de  s'apercevoir  du  ton  plus  que 
froid  avec  lequel  on  l'a  reçu ,  ou  qui  du  moins 
fait  qu'il  n'en  est  pas  pour  cela  moins  à  son 
aise.  M.  de  Noirmont  dit  à  Victor  :  «  Repre- 
»  nous  notre  partie  d'échecs...  L'arrivée  de  mon- 
»  sieur  ne  doit  pas  nous  déranger. 

•)  —  Eh  bien  !  mon  cher  Dufour,  »  dit  Saint- 
Elme  en  allant  frapper  sur  l'épaule  du  peintre, 
«depuis  mon  départ...  nous  avons  dû  faire 
>' bien  des  portraits  ici...  hein?...  ah  ça  !  j'es- 
»  père  que  mon  tour  viendra  aussi.  — Votre 
11.  12 


178  MADELEINE. 

•  tour...  pourquoi? —  Pour  mon  portrait...  On 
«fait  maintenant  les  personnes  en  pied,  mais 
xen  petit...  c'est  plus  gracieux...  il  faudra  me 
»  faire  comme  cela...  —  Aliî  oui,  pour  servir 

•  de  pendant  à  mon  tableau  de  la  forêt  do  Com- 
«piègne...  —  Justement.  Et  ces  bons  voisins? 
»  donnez-m'en  donc  des  nouvelles ,  monsieur 
>  de  Noirmont.  Ces  aimables  Montrésor...  cet 
n  espiègle  M.  Pomard  a-t-il  beaucoup  chassé 
»  avec  vous?... 

« — Monsieur,  permettez...  je  suis  occupé 
ode  mon  jeu.  .  — Ah!  c'est  juste...  pardon... 
«Jeu  superbe  que  les  échecs!...  j'y  jouerais 
«fort  bien  si  cela  ne  me  donnait  pas  la  mi- 
»  graine...  Je  parie  que  notre  artiste  est  ton- 
»  jours  passionné  pour  le  loto...  Voyons,  mon 
ïcher  Dufôur,  y  avez-vous  beaucoup  joué  pen- 
))dant  mon  absence?...  Vous  devez  être  bien 
»  joyeux  quand  vous  gagnez  un  quine?... 

»  —  J'ai  dans  l'idée  que  dans  ce  momçnt  un 

•  quine  ne  vous  ferait  pas  de  peine  non  plus, 
«monsieur  de  Saint-Elmc!  »  répond  Duiour 
d'un  air  goguenard. 

«  —  Oh!  pardieu ,  non...  j'ai  essuyé  cet  été 
»des  pertes  horribles  :  plus  de  deux  cent  mille 


MADELEINE.  179 

«francs  que  j'ai  perdus...  —  A  la  roulette?... — 
«Non  pas,  dans  des  faillites...  j'avoue  que  cela 
»  m'a  un  peu  gène.  —  Et  vos  vignes  en  Brela- 
»gne? —  Elles  ont  coulé...  il  n'y  a  rien  de 
«traître  comme  la  vigne...  Je  ne  m'affecte  pas 
»  beaucoup  de  tout  cela,  parce  que  je  suis  bien 
«sûr  d'hériter  de  vingt  mille  livres  de  rente 
X d'une  tante  qui  m'adore...  c'est  comme  si  je 
»les  tenais;   mais   cela   m'a  contrarié  à  cause 

•  d'Armand...  qui  a  fait  des  folies!... 

«  —  Des  folies  !  »  dit  M.  de  Noirmont  qui  ne 
peut  plus  se  contenir;  «  vous  êtes  bien  mo- 
«deste,  monsieur...  Un  jeune  homme  qui,  en 
»  moins  de   dix-huit   mois,   a    mangé  toute  sa 

•  fortune...  qui,  pendant  son  dernier  séjour  à 
«Paris,  y  a  englouti  dans  des  tripots  le  prix  de 
)»  cette  propriété  qui  était  sa  dernière  ressource. 
»Ali!  ce  sont  là  plus  que  des  folies,  monsieur; 
Met  je  devais  espérer  que  vous,  qui  vous  disiez 
«l'ami  d'Armand,  et  qui.  certes,  ne  manquez 
«pas  d'expéri(mce,  je  devais  espérer  que  vcuis 
«arrêteriez  ce  jeune  homme  dans  la  roule  du 
)>  vieo,  au  lieu  de  l'aider  i\  se  ruiner,  d 

iM.  de  Noirmonl  a  jiarlé  a\ec  chaleur,  son 
front  est  sévère ,  son  regard  semble  interroger 


180  MADELEINE. 

Saint-Elme  ;  mais  celui-ci,  sans  être  nullement 
décontenancé,  se  met  ù  sourire,  et  répond 
d'un  air  de  bonhomie  : 

»  J'étais  sûr  que  vous  me  diriez  cela...  je 
»  m'y  attendais...  En  venant  avec  Armand,  je 
«lui  disais  :  Ton  beau-frère  va  me  gronder...  il 
»  croira  que  je  t'ai  donné  de  mauvais  conseils.. 
»Et,  dans  le  fait...  je  suis  de  bonne  foi,  moi,  à 
«votre  place,  je  le  croirais  aussi!...  Cependant 
»je  puis  vous  jurer  que  je  suis  pour  le  moins 
»  aussi  fâché  que  vous  de  ce  qu'Armand  soit 
«ruiné.  S'il  avait  suivi  mes  avis,  il  n'aurait  pas 
«perdu  son  argent  au  jeu,  surtout  à  la  roulette... 

•  mauvais  jeu  où  tout  l'avantage  est  pour  le 
«banquier...  Le  trente-et-un...  passe  encore; 

•  on  n'a  que  le  refait  contre  soi...  Quant  aux 
«femmes...  Ah  1  je  voulais  lui  faire  faire  des 
p  connaissances  précieuses...  des  dames  distin- 
»  guées  qui  l'auraient  poussé  dans  les  gran- 
«deurs...  dans  les  honneurs...  que  sais-je... 
«mais  c'est  un  fou!...  Quand  deux  beaux 
»  yeux  lui  avaient  tourné  la  tête,  il  ne  regardait 
»  à  aucun  sacrifice  pour  les  admirer  à  son  aise... 
»J'ai   eu  plus  d'une   fois   avec  lui'des  scènes 

•  très-vives...   des  altercations    graves.,     nous 


MADELEINE.  181 

»  avons  même  été  sur  le  point  d"  nous  battre... 
«mais  je  me  suis  dit  :  Ce  jeune  homme  n'a  pas 
«mauvais  cœur;  quand  je  lui  donnerais  un 
«coup  d'épce,  ce  n'est  pas  ça  qui  le  corrijçera 
«de  ses  défauts....  Ses  respectables  parents  me 
«l'ont  confié,  je  ne  dois  pas  me  brouiller  avec 
•  lui...  Et  voilà  pourquoi  je  ne  l'ai  pas  quitté. 
»  11  est  même  cause  que  j'ai  négligé  mes  affaires, 
»  mes  propres  intérêts.  A  la  rigueur,  je  pour- 
«rais  dire  qu'il  m'a  coûté  beaucoup  d'argent... 
«mais  je  suis  trop  délicat  pour  jamais  lui  par- 
»  1er  de  cela.  » 

M.  de  Noirmont  ne  dit  plus  rien  ;  c'était  le 
parti  le  plus  sage.  Et  d'ailleurs  Saint-Elme  a 
une  manière  de  répondre  qui,  sans  le  convain- 
cre, l'étourdit  encore. 

Au  bout  d'un  moment  l'ami  d'Armand  s'é- 
crie :  «  Eh  bien!  mais  je  n'ai  pas  encore  aperçu 
»  la  petite  Madeleine,  la  protégée  de  madame  de 
«Noirmont?  Est-ce  que  vous  l'auriez  mariée 
«pendant  mon  absence? 

» —  Non,  monsieur,  «répond  sèchement  Er- 
«nestine,  elle  n'est  pas  mariée;  mais  elle  n'ha- 
»bite  plus  ici.. 

»  —  Elle  n'habite  plus  ici!...  Ah!  fort  bien.  . 


18*2  MVDELELNE. 

«j'entends...  La  petite  orpheline  a  eu  quelque 
«aventure...  un  moment  de  faiblesse...  Aufait, 
»elle  avait  l'air  très-sentimental,  cette  petite. 

» —  Monsieur!  «s'écrie  Victor  en  quittant  le 
))jeu,  parlez  avec  plus  de  ménagements  de  cette 
«jeune  Allel...  C'est  sans  doute  parce  que  vous 
»  la  croyez  à  présent  sans  protecteur  que  vous 
«vous  permettez  de  tels  propos  sur  son  compte; 
«mais  je  vous  préviens  que  je  ne  le  souffrirai 
«pas...  et... 

«  —  Eh,  mon  Dieu!  mon  cher  monsieurDal- 
«mer...  qu'est-ce  qui  vous  prend  donc?...  En 
«vérité  !  je  ne  sais  ])as  ce  qui  s'est  passée  ici.*., 
«mais  tout  le  monde  se  fâche,  s'emporte  pour 
»  des  riens!. ..  Soyez  le  chevalier  de  mademoi- 
»  selle  Madeleine,  vous  en  êtes  bien  le  maître... 
«Quant  à  sa  vertu...  je  ne  peux  pas  l'attaquer, 
«je  ne  la  connais  pas.  .  mais  on  peut  bien  se 
«permettre  une  légère  plaisanterie!... 

» —  Non,  monsieur.  Quand  il  s'agit  d'une 
«pauvre  fdle  que  tout  le  monde  abandonne,  ce 
»  n'est  pas  le  cas  de  plaisanter. 

»  —  Allons,  monsieur  Victor, 'venez-vous  i\- 
«nir  la  partie?  »dit  M.  de  Noirmont.  Victor  \d 
se  rasseoir,  et  Saint-Elme  se  ra[)proche  de  Du- 


MADliLEINE.  \  80 

four,  auquel  il  dit  à  roieille:  «Mon  cher  artiste, 
V  vous  me  conterez  (outcela...  Dalmer  aura  fait 
»un  enfant  à  la  petite;  et  c'est  pour  cela  qu'il 
»  ne  veut  pas  qu'on  plaisante  sur  sa  vertu!  Ah! 

•  ail!  vous  ne  répondez  pas!...  Je  gage  cent 
»  louis  que  c'est  la  vérité.  —  Je  tiens  le  pari  si 
«vous  voulez  mettre  au  jeu.» 

La  partie  achevée,  chacun  se  hâte  de  se  re- 
tirer. Saint-Elme  seul  va,  avant  de  se  coucher, 
faire  un  tour  à  l'office,  ou,  malgré  l'excellent 
dîner  qu'jl  a  dit  avoir  fait,  il  soupe  très-copieu- 
sement. 

M.  de  Noirmont  espère  que  son  beau-frère 
n'a  pas  dissipé  toute  la  somme  qu'il  lui  a  en- 
voyée par  Dalmer.  Le  lendemain  matin,  aperce- 
vant Armand  dans  le  jardin,  il  s'empresse  de  le 
rejoindre;  et,  tout  en  causant  de  sa  situation, 
aborde  enfin  ce  sujet. 

»  Je  n'ai  plus  rien,  répond  Armand  d'une 

•  voix  sombre;  j'ai  tout  perdu,  tout  absolu- 
»ment...  et,  poursuivi  par  quelques  créanciers, 
nj'ai  dùmêmeleurabandonnermon  mobilier... 

•  tout  ce   que  j'avais...  —  Malheureux  jeune 

•  homme!...  Que  comptez-vous  faire  mainte- 
'-nant?  —  Je  n'en  sais  rien...  Mais,  je  vous  en 


18/l  MADELEINE. 

prie,  monsieur,  point  de  reproches...  de  ser- 
«mons  :  tout  cela  serait  inutile  à  présent,  et  je 
"De  suis  point  d'iuimeur  à  les  entendre...  Si 
«  mon  séjour  ici  vous  déplaît,  vous  n'avez  qu'un 
xmot  à  dire,  et...  —  Monsieur,  je  n'oublierai 
»j;!niais  q  e  vous  êtes  1(.'  frère  de  ma  femme... 
)>V<;us  serez  toujours  ehez  moi  comme  chez 
«vous.  Ouand  vous  serez  plus  calme...  quevous 
«voudrez  m'enlendre,  nous  aviserons  à  ce  que 
))  \()us  poiu'riez  faire  encore.  » 

Saint-Elnie,  qui  a  entendu  cette  convcrsa- 
j  lion,  s'approche  d'Armand  quand  M.  de  Noir- 
nionl  est  éloigné,  et  lui  dit  :  «  Je  gage  que  ton 
'  j)eau-l'rcre  va  te  proposer  une  place  de  douze 
»  cents  francs  dans  les  droits  réunis.,  pour  te 
)>  refaire,  pour  que  tu  t'amendes...  Un  marquis 
«inspecteur  à  cheval!...  Ah!  ah!...  comme  ce 
«serait  drôle î... 

»—  Ah!  Saint-Elme,  tu  plaisantes!  moi,  je 
«n'en  ai  plus  le  courage,  >•  répond  Armand  en 
marchant  à  grands  pas  dans  les  allées  du 
jardin. 

» —  Eh,  mon  cher,  il  f.iul  bien  prendre  son 
«parti...  Je  crois  que  le  beau-frere  ne  serait 
»pas  si  aimable,  s'il  sa- ait  que  lu  dois  trente 


MADELEINE.  1^5 

Miiiilk'  francs  que  l'on  t'a  prcU-s  sur  cette  mai- 
»son...  qui  n'était  plus  à  toi!...  ahl  alil...Mais 
»  quand  ton  créancier  viendra  voir  cette  pro- 
«pricté...  ça  deviendra  plus  embarrassant. 

>, —  Oui,  j'ai  perdu  ce  que  mon  père  m'avait 
«laisse...  Cette  maison...  oîi  fut  élevée  mon 
«enfance...  où  je  suis  né,  cette  maison  ne 
«m'appartient  plus...  Se  ruiner  en  moins,  de 
«deux  ans!...  Ah!  c'est  affreux!...  je  me  dé- 
«teste...  je  me  méprise... 

» —  Fi  donc!...  Est-ce  qu'à  ton  âge  on  doit 
«parler  ainsi?...  Tous  les  hommes  font  des  fo- 
«liesl...  Où  tombe,  mais  on  se  relève!...  — 
«Et  ces  trente  mille  francs  que  je  dois...  com- 
«ment  les  paierai-je? — ïu  diras  comme  Figaro: 
»  Quand  on  doit  et  qiCon  ne  paie  pas,  ccU  comme 
>>si  on  ne  devait  pas.  —  Mais  vais-je  donc  passer 
«le  reste  de  ma  vie  ici...  prive  de  tous  plai- 
»sirs?. ..  ne  pourrais-je  plus  retournera  Paris.. 
«  où  peut-être  le  sort  se  lasserait  de  me  poursuivre, 
»  sijavuisde  quoi  le  tenter  encore...  —  Ah!  oui... 
»\oiià  le  cruel....  car,  eniiu,  la  chance  ne  peut 
«pas  loujv.urs  rester  la  mènie...  il  faut  bien 
«qu'elle  tourne...  Mais  pour  se  refaire  il  faut 


18(5  MADELEINE. 

«encore  de  l'or...  Si  ton  beau-frère  voulait 
))t'en  prêter...  —  Oh!  jamais  je  n'oserais...  et 
»  d'ailleurs  il  croirait  faire  beaucoup  en  faisant 
»  très-peu...  Il  m'imposerait  des  conditions... 
))je  n'en  veux  pas  recevoir.  —  Alors,  atten- 
»dons!...  Le  hasard  peut  nous  devenir  favora- 
«ble!  il  ne  faut  jamais  se  désespérer;  c'est  un 
»  mauvais  système.  » 

Armand,  qui  ne  conserve  point  d'espérance, 
quitte  Saint-Elme  pour  chercher  la  jeune  fille 
qu'il  a  laissée  à  Bréville;  il  se  rappelle  que  Ma- 
deleine l'aimait  sincèrement,  et,  aux  jours  de 
l'infortune,  on  se  souvient  de  ceux  qui  nous 
aiment. 

Le  jeune  homme  s'informe  à  sa  sœur  de  son 
amie  d'enfance. 

«  —  Madeleine  ne  demeure  plus  ici,  «luiré- 
»  pond  Ernestine  avec  embarras  ;  «  elle  est  re- 
«tournée  avec  Jacques. —Quoi!  ma  sœur,  vous 
»  avez  renvoyé  cette  petite. ..  que  vous  aviez  l'air 
))de  tant  aimer!  —  Ah!  je  l'aime  toujours  au- 
))tant...  mais  mon  mari...  a  eu  quelques  mots 
«avec  Madeleine,  et...  —  Je  vous  entends... 
«Pauvre  fille!...  J'irai  la  voir;  je  sens  que  sa 
«vue  me   fera  plaisir...   cela  me  rappellera  ce 


MADELliJNE.  187 

«temp^...  qui  a  fui  si  vite...  et  pour  ne  plus  ic- 
»  venir.  » 

Armand  s'est  fait  indiquer  la  demeure  de 
Jacques.  Saint-Elmc,qui  ne  s'amuse  pas  beau- 
coup dans  une  maison  oii  chacun  l'évite,  court 
sur  les  pas  d'Armand,  qu'il  vient  de  voir  tra- 
verser la  plaine. 

«  Où  vas-tu  par  là?»  dit  Saint-Elme  en  re- 
joignant son  ami.  «  —  Voir  quelqu'un  que 
»  j'aime,  et  dont  il  me  semble  que  la  présence 
»  adoucira  un  peu  mespeines..  Je  vais  près  de  Ma- 
»  deleine,  que  le  mari  de  ma  sœur  a  forcée  de 

•  quitter  Bréville.  —  Ah!  tu  vas  voir  l'orphe- 
»line...  Diable!  mais  c'est  romantique!  —  Ne 
«m'accompagne  pas,  Saint-Elme;  tu  ne  com- 
»  prends  pas  celte  amitié  de  frère  qui  nous 
«unit  à  des  compagnons  de  notre  enfance  : 
»  tu  l'ennuierais   avec  Madeleine.  —  Eh  !    que 

•  diable  veux-tu  que  je  fasse  chez  ton  cher 
«beau-frère?...  il  me  regarde  en  se  gonflant 
')  comme  une  grenouille  ;  ta  sœur  se  sauve  dès 
»  qu'elle  m'aperçoit;  ce  petit  Dalmer  se  donne 

•  aussi  des  airs  d'humeur!   le   gros  Dufour  fait 

•  le  portrait  de  la  tille  du  concierge.  C'est  à 
«périr  d'ennui;  on   ne    voit    même  plus  cette 


188  MADELEINE. 

«agaçante  Pomard  et  son  délicieux  frère...  Je 

•  t'accompagnerai...  Ob!  n'aie  pas  peur,  je  te 

•  laisserai  causer...  pleurer  même  avec  l'amie 
«de  ton  enfance.  Que  sait-on  ?...  je  pleurerai 
«peut-être  aussi;  à  lu  campagne  il  faut  bien 
«faire  qucl([ue  cbose  !  » 

Armand  continue  son  cbemin  et  laisse  Saint- 
Elmc  marcber  à  côté  de  lui.  Il  est  triste,  pen- 
sif, et  n'écoute  plus  les  réflexions  de  son  com- 
pagnon. 

lis  arrivent  devant  la  maison  de  Jacques. 
Madeleine  est  assise  contre  une  fenêtre  du,rez- 
de-cbaussée  dans  la  cbambre  qu'elle  babite. 
Elle  travaille  lorsque  les  nouveau  venus  s'ap- 
procbent.  Quand  elle  lève  les  yeux,  Armand  est 
devant  elle,  arrête  contre  la  croisée. 

Madeleine  pousse  un  crie  de  joie,  et  jette  son 
ouvrage  en  disant  :  «  Armand...  monsieur  le 
i>  marquis!»  ])uis  elle  sort  de  la  maisonnette  et 
vient  se  jeter  dans  les  bras  de  son  ancien  ami. 

« —  Oui,  Madeleine,  c'est  Armand,  ton 
»an)i...  — Ah!  vous  voilà  donc  enfin  de  re- 
elour...  Qu'on  doit  être  conlenl  à  Bréville!... 
»  vous  êtes  re\enu  !  on  vous  désirait  avec  tant 
»  d'impatience!  » 


MADELEINE  180 

Armand  ne  répond  rien.  Saint-Elme  s'em- 
presse de  dire  :  «  Oh!  oui,  on  a  élc  enelianté  de 
s  nous  revoir...  on  est  d'une  joie  extraordi- 
«naire... 

» —  Mais  entrez  donc...  venez  vous  reposer, 
«prendre  quelques  rafraîchissements.  Jacques 
•  n'est  pas  hi,  mais  il  sera  hicn  content  que 
»  vous  lui  fassiez  l'honneur  de  vous  reposer 
»  chez  lui. 

»  —  L'honneur!...  Ah!  ma  pauvre  Made- 
«leine!...  c'est  de  l'amitié...  c'est  pour  un  mo- 
»ment  l'oubli  de  mes  chagrins  que  je  viens 
«chercher  près  de  toi. 

» —  Oui,  sans  doute,»  dit  Saint-Elme,  «  de 
b l'amitié,  de  la  franche  amitié...  mais  avec  ça 
«nous  prendrons  bien  des  œufs  frais...  ça 
«n'empêche  pas  de  causer,  et  ça  m'occupera, 
»moi.  » 

Armand  suit  Madeleine  dans  la  maison.  La 
jeune  fille  s'empresse  d'offrir  du  lait,  des  œufs, 
des  fruits.  Armand  ne  prend  rien  ;  il  va  s'ns- 
seoir  contre  la  fenêtre;  Saint-Elme  se  met  à 
table  et  se  fait  des  mouillettes  en  murmurant  : 
«  A  la  guerre  comme  à  la  guerre!...  C'est  éton- 
»  nîint  comme  je  deviens  champcirc  !  » 


190  MADELEINE 

Madeleine  voit  bien  que  le  jeune  marquis 
est  triste  et  tourmenté;  elle  n'ose  le  question- 
ner. Celui-ci  lui  avoue  une  partie  doses  fautes; 
avec  elle  il  ne  cherche  pas  à  dissimuler  ses 
torts;  il  s'accuse,  et  la  jeune  fille  le  plaint,  le 
console  ;  les  expressions  de  son  amitié  sont  si 
douces ,  si  persuasives ,  qu'Armand  se  sent 
moins  malheureux  en  l'écoutant. 

«  Ah!  Madeleine,  il  me  semble  que  si  je  t'a- 
»  vais  toujours  eue  près  de  moi,  je  n'aurais  pas 
«cédé  au  mauvais  génie  qui  m'entraînait...  Tu 
*me  rappelles  madame  de  Bréviile,  celle  qui 
«fut  ma  seconde  mère,  qui  m'aimait  comme 
«son  fils...  En  t'écoutant ,  je  crois  l'entendre 
•  encore...  Madeleine,  je  viendrai  souvent  te 
»voir...  Je  me  trouve  moins  coupable  près  de 
»  toi  ! 

»  Oui,  nous  viendrons  très-souvent  «  dit  Saint- 
Elme  ;»  votre  vin  est  un  peu  sur,  mai  svos 
ncriifs  sont  très-frais.  » 

Kn  ce  moment.  Jacques  rentre,  son  fusil 
sous  son  bras;  il  salue  les  étrang;ers  Saint- 
Klme  ne  s(,'  (lérani;c  pas  et  continue  d(^  manp;er 
son  a'uf. 

c  Yoilà   M.  le  marcpiis   de  liré\ille  qui   me 


MADELEINE.  191 

•  fait  l'honneur  de  venir  me  voir,'  dit  Made- 
leine ;  0  il  revient  de  Paris. 

/>  —  Oh  !  j'ai  bien  reconnu  M.  de  Bréville,  » 
dit  Jacques   en    saluant  Armand;  «  toutes  1rs 

•  fois  qu'il  voudra  nous  honorer  de  sa  visite, 
»  nous  le  recevrons  de  notre  mieux.  Les  amis 
»  de  Madeleine  seront  toujours  les  miens. 

»  —  Ah!  si  je  n'avais  pas  vendu  le  domaine 
»de  mon  père,»  dit  Armand  en  soupirant,  «Ma- 
»  deleine  ne  l'aurait  jamais  quitté...  Pourquoi 
»suis-je  allé  à  Paris?...  fatal  voyage!... 

» — Allons,  mon  cher,  ce  qui  est  fait  est 
»  fait  !  »  dit  Saint-Elme  ;  «  il  ne  faut  pas  toujours 

•  revenir  là-dessus  !.  .  Monsieur  le  garde,  nous 

•  viendrons  vous  voir...  je  chasserai  par  ici... — 

•  Il  faut  une  permission ,  monsieur.  —  J'en  au- 
»rai...  je  suis  très-lié  avec  le  propriétaire  de 
■  ces  bois-ci...  —  C'est  M     de...  de...  le  nom 

•  m'échappe    maintenant,    n'importe.    Je    lui 

•  parlerai  de  vous,  brave  Jacques...  je  pourrai 

•  vous  être  utile.  —  Monsieur,  j'ai  ce  qu'il  me 
»  faut  et  de  quoi  nourrir  Madeleine  ;  je  ne  de- 
»  mande  plus  rien  à   présent.,     que  de  lavoir 

•  heureuse.  —  C'est  très-bien...  vous  êtes  un 

•  digne  homme  et  vous  avez  mon  estime...  C'est 


102  MADELEINE. 

«dommage  que  vous  n'ay<'7.  pas  un  fusil  A  pis- 
))t(>n...  mais  je  vous  en  donnerai  nn,  moi... 
»j'en  ai  cinq  ou  six.  Allons,  marquis,  je  crois 
«qu'il  est  temps  de  retourner  chez  l'honorable 
»  beau-frère.  » 

Armand  presse  la  main  de  Madeleine,  dit 
adieu  à  Jacques,  et  s'éloigne  avec  Saint-Elme, 
qui  fait  au  garde  et  à  la  jeune  fille  un  saint 
protecteur. 


(IIAPITRE  XM. 

* 


DIS    ITRWCF.R;. 


Plusieurs  jours  se  sont  écoulés  depuis  qu'Ar- 
mand et  son  ami  sont  revenus  à  Bréville  ;  mais 
au  lieu  d'y  avoir  ramené  la  gaîté,  il  semble  que 
leur  présence  en  ait  entièrement  banni  la  jiM»» 
et  le  bonheur.  Loin  de  diminuer,  la  tristesse 
d'Armand  augmente  chaque  jour,  car  il  s'y 
joint  l'ennui  d'une  manière  de  vivre  à  laquelh; 
il  n'est  plus  accoutumé.  11  fuit  la  société,  passe 
toute  la  journée  à  se  promener  dans  i(.'S  bois, 
II.  13 


194  UiDi;i.i:rNF-. 

et,  pour  loulc  distraclion,  va  voir  Madeleine, 
mais  souvent  il  reste  près  d'elle  des  heures  en- 
tières sans  prononcer  un  seul  mot.  Pendant  ce 
temps  Saint-Elme  visite  du  haut  en  bas  la  mai- 
son du  garde,  mange  ses  œufs,  boit  son  vin, 
et  ne  paie  jamais. 

Saint-Elme  ^oit  bien  ([ue  sa  présence  n'est 
pas  agréable  à  M.  et  madame  de  Noirmont, 
mais  comme  il  serait  fort  embarrassé  pour  al- 
ler vivre  ailleurs,  il  feint  de  ne  point  s'aperce- 
voir de  la  froideur  (pi'on  lui  témoigne.  Ernes- 
tine  et  Victor  ne  trouvent  plus  l'instant  de  se 
parler  en  secret  :  Saint-Elme,  n'ayant  rien  à 
faire,  <'st  toujours  là,  et  semble  prendre  plai- 
sir à  observer  ce  que  font  les  autres.  Enfin 
M.  de  Noirmont  s'inquiète  de  la  position  de 
son  beau-frère,  de  son  avenir,  et  dans  le  fond 
de  son  àme  n'est  nullement  content  de  le  voir 
établi  riiez,  lui  avec  son  intime  ami,  sans  pré- 
voir comment  il  pourra  s'en  débarrasser. 

Un  matin,  au  moment  du  déjeuner,  Aï.  de 
Noirmont  laisse  paraître  une  vive  satisfaction 
en  lisant  une  letlre  qu'on  vient  de  lui  ap- 
jxMter. 

«  Voilà  M.  de  \oirii»onl  qui  reçoit  de  bonnes 


MADELEINE.  iî5 

»  nouvelles, «dit  Saint-Eline,  «ce  n'est  pas  com- 
»me  moi...  j'en  attends  toujours  et  je  ne  re- 
»  rois  rien. 

)»  —  Oui,  monsieur,  voilà  en  <;iTet  une  lettre 
»qui  me  l'ait  grand  plaisir...  car  elle  me  donne 
»  l'espoir  d'être  utile  à  Armand.  Ma  chère  Er- 

•  nestine,  il  faudra  l'aire  un  sacrifice  pénible... 
»  mais  pour  rendre  service  à  votre  frère  je  suis 

•  persuadé  que  vous  n'hésiterez  pas. 

»  —  Qu'est-ce  donc?»  dit  Ernestine,  tandis 
que  tout  le  monde  regarde  M.  de  Noirmont 
avec  curiosité,  et  que  l'on  attend  avec  impa- 
tience qu'il  s'explique. 

«  —  Voici  ce  que  c'est  :  vous  rappelez-vous, 
ï  Armand,  qu'avant  votre  départ  jwur  Paris,  et 
»  pendant  que  vous  me  pn.^ssiez.  de  prendre  cette 
«maison  pour  soixante  mille  francs,  je  vous  ai 
)'  parlé  d'un  certain  comte  de  Tergenne  qui  dé- 
»  sirait  beaucoup  acheter  une  pr(>j>riété  dansée 
»]);i3's?  • 

» — Je  me  le  ra]qM'lle,  »dil  Aiiuand.  «Oui... 
»  nous  nous  le  rappelons»  murmure  Saint-Elme, 
qui  au  nom  du  comte  a  renversé  stu'  son  ])an- 
lal<»u  la  nioitié  de  sa  tasse  de  thé. 

» —  Eh  bien  !  j'avais  charfié  un  ami,  à  Mor- 


106  MADELETXR. 

xtîignc,  dans  le  cas  oii  M.  de  Tergenne  y  ic- 
»  viendrait,  de  lui  te'moigner  le  plaisir  que  j'au- 
»rais  de  le  revoir.  Cet  ami  m'apprend  que  mes 

•  désirs  seront  bientôt  satisfaits..  Tenez,  voici 
»  ce  qu'il  me  marque  à  ce  sujet  :  «...  M.  de  Ter- 
»  genne  est  ici  avec  sa  nièce  ;  il  compte  se  ren- 
»  dre  précisément  dans  le  pays  que  vous  hahi- 
»tez;  il  désire  s'y  fixer.  Je  lui  ai  dit  tout  1(* 
B plaisir  qu'il  vous  ferait  en  allant  vous  voir  à 
sBréville.  11  a  paru  fort  sensible  à  votre  souve- 
»nir,  à  votre  invitation,  et  me  charge  de  vous 
odire  qu'il  profitera  de  la  permission  que  vous 
»hii  accordez.  11  doit  se  ùiettre  en  route  ce 
wsoir;  il  voyage  dans  sa  voiture,  ainsi  vous  ne 
»  tarderez  pas  à  recevoir  sa  visite. 

»  —  Je  ne  vois  pas  en  quoi  la  visite  de  ce 
«monsieur  peut  me  regarder.»  dit  Armand, 
tandis  que  Saint-Elme,  tout  en  se  donnant 
beaucoup  de  mal  pour  essuyer  son  pantalon, 
semble  très-occupé  d'autre  chose. 

«  Écoule/,  Armand,  je  vous  ai  payé  <'e  do- 
»maine  soixante  mille   francs.    Je  ne  pouvais 

•  vous  en  donner  plus,  mais  je  crois  qu'il  \aul 
»  davantage;  et  si  M.  de  Tergenne  pense  ton- 
>' jours  coinme    à    r«'']>oque    n\\    il    désirait  tanl 


II 


MADHf.IvIM:.  197 

»racliet<!r,  je  ne  donle  pas  (in'il  n'en  donne 
»  soixante-quinze. . .  peut-être  (piatre-vingt  mille 
wlVancs..,.  Alors  je  le  lui  eéderai.  Vous  pensex 
))bicn  que  je  ne  veux  rien  j:,agner  sur  vous.  Je 
»  reprendrai  ee  que  j'ai  déboursé,  et  la  dilïé- 
»  renée  vous  reviendra...  C'est  donc  quinze  à 
»  vingt  mille  francs  que  j'espère  vous  faire 
ja\oir...  Ernestine,  il  vous  en  coûtera  de  quit- 
»  1er  cette  maison...  je  le  prévois...  mais  n'ap- 
»  prouvez-vous  pas  ce  que  je  veux  faire  ? 

»  —  Oui,  monsieur,  puisqu'il  s'agit  d'obliger 
»  mon  frère...  je  me  résignerai...  Sans  doute  je 
»ne  m'éloignerai  pas  de  ces  lieux  sans  regrets, 
»  mais  je  ne  puis  que  vous  approuver. 

» — Ma  sœur,  ne  vous  désolez  pas  d'avance.» 
dit  Aimand,  «certainement  je  suis  sensible  au 
«désintéressement  de  M.  de  Noircment,  à  ce 
«qu'il  veut  faire  pour  moi...  mais  je  doute  fort 
»  que  ce  M.  de  Tcrgenne  soit  toujours  entiche 
»  de  ce  domaine...  C'était  probablement  un  ca- 
»  priée...  il  n'y  pense  sans  doute  plus. 

»  — La  preuve  qu'il  est  toujours  dans  les  mê- 
mes intentions,»  dit  M.  de  Noirmont,  «c'est 
»  qu'il  vient  dans  ce  pays  pour  s'y  Axer. 

0  —  Je  con\icns  ([ue  vingt  mille  francs  me 


198  MADliLlilM-:. 

»  l'eiaicMil  plaisir,  quoique. ..  avec  celle  soiiime... 
»je  ne...  Ah!  tenez,  ce  n'est  pas  la  peine,  pour 
nqnelques  mille  francs,  tle  l'aire  du  chagrina  ma 
»sœur.  —  Armand,  ne  vous  mêlez  pas  de  tout 
>^  tout  ceci,  et  laissez-moi  le  soin  de  cette  af- 
»  faire. 

»  —  Ce  ([u\\  y  a  de  certain,  «dit  Dufour, 
«c'est  que  nous  allons  \oir  arriver  M.  le  comte 
»  et  sa  nièce.  —  Oui,»  reprend  Victor,  «et- je 
«pense  que  nous  ferons  bien,  nous,  de  ne  pas 
»  embarrasser  nos  hôtes  plus  longtemps...  Puis- 
>  qu'ils  ne  seront  plus  seulsj  nous  pourrons  re- 
»  tourner,  toi  à  Paris,  Dufour,  et  moi  près  de 
«mon  père...  qui  va  encore  \ouloir  me  ma- 
drier... 

»  —  Vous  marier?*  dit  Erncstine,  «et  c'est 
»pour  cela  que  vous  êtes  pressé  d'alh.T  le  voir? 
» — Oh!  non.  madame,  mais...  — Mais,»  dit 
M.  de  NoiruionI,  «j(;  ne  veux  pas  (pie  l'arriMje 

•  de  M.  de  Tcrgcnne  vous  fasse  partir Vous 

»  nous  aiderez ,  messieurs,  à  lui  rendre  ce  sé- 
))j()ur  agréable,  cl  si  je  lui  venils  ce  domaine, 
»  eh  bien!  ahus  nous  le  quitterons  tous  en- 
»  semble... 

» — «Nous  irons  à  Paris?»  dit    \ivcuicnt  Er- 


.MADIiLlilMi.  199 

iiestine.  « — iSOn,   ma  clière  aiiii(.',  mais  nous 

•  retournerons  à  Mortagne.  En  attendant,  dis- 
»  posez  tout  iei  pour  l'arrivée  de  nos  nouveaux 
»  hôtes...  Je  ne  eonnais  pas  la  nièce  du  comte... 
»  il  ne  l'avait  pas  avec  lui  il  y  a  deux  ans,  mais 
«pour  lui —  oh!  c'est  un  homme  charmant, 

•  fort  aimahle,  et  qui,  je  crois,  a  dû  dans  sa 
«jeunesse  être  le  favori  des  belles.. .  11  est  même 
«très-bien  encore. 

»  —  Je  ferai  son  portrait,  »  dit  Dufour.  <- — Et 

•  moi  sa  partie  de  billard...  11  y  est  de  première 

•  force...  je  crois  qu'il  y  battra  M.  Saint-Elme. 

B  —  Ah!  vous  croyez!  »  répond  Saint-Elme 
en  s'efforçant  de  sourire.  »  Eh  bien  !  nous  ver- 

•  rons  cela...  je  tacherai  de  me  mesurer  avec 
9  M.  le  comte.  » 

Tout  le  monde  se  lève.  Ernestine  va  donner 
des  ordres  pour  que  l'on  pré])are  deux  appar- 
tements, mais  elle  est  triste,  elle  a  le  cœur  ser- 
ré; l'arrivée  de  ces  étrangers  va  rendre  plus 
rares  ses  entretiens  avec  Victor,  et  l'idée  qu'il 
faudra  peut-être  bientôt  quitter  la  demeure  où 
elle  est  née  ajoute  (uicore  à  son  chagrin.  Victor 
la  suit  des  yeux  quand  elle  s'éloigne,  et  son  re- 
gard tâche  de  la  consoler. 


200  MADELEINB. 

Armand  pense  au  projet  de  son  ))eau-fièrc, 
à  l'arfïent  qui  peul  lui  revenir;  déjà,  dans  sa 
j)ensée,  il  se  revoit  à  Paris,  il  y  ressaisit  la  for- 
tune ;  mais  lorsqu'il  se  rappelle  qu'il  doit  trente 
mille  franes.  ses  espéranees  s'évanouissent,  son 
désespoir  renaît,  et  il  IVappe  la  terre  de  son 
pied,  en  s'éeriant  :  «Je  ne  ne  pourrai  donc  pas 
»me  tirer  de  eetle  position!  « 

Il  clierelie  Saint-KIme.  il  veut  causer  avec 
lui  sm  ce  qu'il  pourrait  faire  si  le  projet  de  son 
beau-tVère  réussissait  ;  mais  Saint-Elmc  ne  se 
retrouve  pas  de  la  journée,  c'est  en  vain  qu'Ar- 
ioand  le  demande.  La  grosse  Nanettc  seule  a 
\u  le  beau  monsieur  sortir  après  le  déjeuner, 
avec  un  fusil  et  une  carnassière. 

A  l'heure  du  dîner,  Saint-Ehne  n'a  pas  re- 
paru. On  se  met  à  table  ;  les  maîtres  de  la  mai- 
son s'inquiètent  peu  de  ce  ((u'il  est  devenu. 
Armand  seul  s'écrie  de  temps  à  autre  :  «C'est 
•  sinj^ulier...  la  cliasse  l'a  donc  bien  éloigne 
t  d'ici  !  » 

Enfin,  vers  le  milieu  du  dîner,  Saint-Elme 
paraît,  mais  on  est  obligé  de  le  regarder  long- 
tejni)s  pour  être  certain  ([ue  c'est  bien  lui.  Il 
u  autour  de  la  tête  un  bandeau  de  taffetas  noir 


MADELEINE.  201 

(jiii  lui  cacln-  tout  un  a-il  et  lUic  |»arlie  du  nm, 
cl  sur  le  bas  d(,'  sa  lii;urc  sont  collées  plusieurs 
bandes  de  lalTctas  d'Angleterre.  En  arrivant 
dans  la  salle  à  mander,  il  marcbc  avee  peine  et 
d'un  air  soulïrant. 

«  Mon  Dieu!  eoninie  te  voilà  arrange!  »  dit 
«Armand,  d'où  diable  vicns-lu  .  et  (pii  t'a  mis 
))dans  cet  état?  » 

Saint-EluKî  arrive  cependant  jusqu'à  la  table, 
où  il  se  j)lace  en  s'écriant  :  «  Ah!  j'ai  bien  cru 
»([ue  je  n'aurais  plus  le  plaisir  de  dmer  avec 
«mes  estimables  botes  !  .. 

»  —  Que  vous  est-il  donc  arrivé?  »  dit  M.  de 
«  Noirmont. 

» — J'ai  manqué  être  tué....  dévoré —  — 
«Ma  loi,  il  s'en  est  peu  fallu...  Oui"!...  je  n'en 
»])uis  plus...  .l'étais  sorti  pour  chasser  nn  peu..-, 
w  tirer  quelques  lièvres...  Je  voulais  donner  une 
r  leçon  au  garde  Jacqurs...  il  ne  sait  pas  tirer  . 

»  ce  brave  homme Je  me  suis  enloncé  dans 

»Ie  bois...  du  c<Mé  de  vSamoncev...  de  Sis- 
Bsonne...  je  ne  sais  pas  trop  au  juste,  enfin 
"j'étais  dans  un  l'oiuré  très-(''pais.  ([uaiid  loul- 
»  à-coup  un  louj)  ])arait  devant  moi...  —  lu 
'loup?. ..  —   Va  un  louj)  énorme!  Je  ne  ui'at- 


202  WADELlil.Mi. 

»  lendais  pas  à  une  telle  rencontre,  et  je  vous 
«avoue  que  j'éprouvai  une  sensation...  désa- 
ogréable...  Cependant  ,  m'étant  remis,  je  vou- 
»lus  tuer  ee  méchant  animal,  je  tirai  dessus... 

» — Comment!  vous  espériez  tuer  un  loup 
«avec  du  petit  plomb?  —  Que  voulez-vous  ! 
»  dans  le  premier  moment  on  ne  pense  pas  à 
«tout...  Je  tirai  donc  comme  un  étourdi....  je 
«crevai  un  œil  au  loup....  Il  devint  furieux  et 
«sauta  sur  moi!  ..  Ma  foi  je  jetai  mon  fusil  de 
0  côté  et  je  me  mis  en  défense  .. 

» —  Il  valait  mieux  garder  votre  fusil,»  dit 
Victor.  —  11  valait  mieux  vous  sauver,  dit  Du- 
four. 

«  —  Messieurs!  tout  cela  est  bien   facile  à 

«dire;  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  la  réflexion. 

»  11  fallut  boxer...  Le  loup  arriva...  je  le  serrai 

.  »  dans  mes  bras ,  il  me  donna  plusieurs  coups 

•  avec  ses  pâtes,  entre  autres  un  qui  m'abîma... 
»me  déchira  un  (ril...  Heureusement  j'évitai 
«ses  morsures...  Enlin  nous  luttâmes  pendant 
»  près  de  trois  minutes  ;  au  bout  de  ce  temps  il 
»  tomba  sur  le  dos  comme  étouiïé,  et  moi  je  me 

•  suiséloignesansattendrequ'iljrevînt  à  lui...  Je 
«suis  entré  cluz  des  paysans...  on  a  lavé  mes 


MADliLlil.Mi.  203 

«blessures...  et  avant  de  me  })iésentcr  devant 
«vous  je  suis  monté  chez,  moi  les  cacher,  les 
»  panser,  car,  d'honneur,  je  n'étais  pas  présen- 
»  table;  j'étais  elïrayant. 

» —  Tu  l'es  encore  assez  comme  cela,»  dit 
Armand,  tandis  que  le  reste  de  la  compagnie 
se  regarde*  d'un  air  qui  n'annonce  pas  grande 
confiance  dans  le  récit  du  combat  de  Saint- 
Elme  avec  le  loup. 

<( —  C'est  singulier,  »  dit  Dufour,  «j'avais 
)»bién  entendu  dire  qu'on  se  battait  souvent 
»  corps  à  corps  avec  des  ours,  mais  je  ne  croyais 
«pas  que  les  loups  fissent  aussi  le  coup  de 
»  poing. 

» — Quand  un  animal  se  sent  serré  à  la  gorge 
»  par  un  vigoureux  adversaire ,  ([ue  diable  vou- 
»  lez-vous  qu'il  fasse?... 

n  Je  sais  qu'il  se  montre  quelquefois  des  loups 
«dans  ce  pays,  »  dit  M.  deNoirmont,  «mais 
«ordinairement  les  gardes  et  les  paysans  nous 
«avertissent  lorscpi'il  en  a  paru  un,  afin  qu'on 
«prenne  des  précautions.  —  11  parait  qu'ils 
«n'avaient  pas  encore  aperru  celui-ci.  » 

Ernesline,  toujours  bonne,  quoiqu'elle  doute 
aussi  de  la  vérité  de  cette  bataille  .  dit  à  S;iini- 


20/4  MADELEINE. 

Eline  :  «  Monsieur,  si  vous  soufficA  encore  de 
•  vos  blessures,  le  repos  vous  serait  peut-être 
')  nécessaire;  on  veillera  à  ce  qu'il  ne  vous  nian- 
)'  cjuc  rien ,  et  l'on  ira  à  Laon  chercher  le  mé- 
«decin. 

» —  Vous  êtes  mille  fois  trop  bonne,  nia- 
«danie;  oh!  point  de  médecin  avec  moi  !,..  Je 
«sais  parraitement  me  soigner,  m'ordonner 
wnioi-nièine  ce  qu'il  me  i'auL...  j'ai  sui\i  quel- 
»  ques  cliniques...  des  cours...  j'ai  même  fait 
»  des  ouvra-^e  sur  la  médecine,  j'ai  eu  des  thèses 
»  couronnées...  enfm  je  n'ai  besoindc  personne. 
»  D'ailleurs  j'ai  une  santé  de  fer...  et  ]>uis  ces 

«blessures    ne  sont  pas    dangereuses Par 

«exemple,  cela  pourra  être  long  à  se  cicalri- 
»scr. ..  vous  voudrez  bieii  me  souffrir  ainsi.  Je 
«conçois  que  je  dois  être  fort  laid  ,  mais  vous 
»  aurez  l'extrême  bonté  de  ne  pas  me  r<^gar- 
B.dcr.  » 

Comme  il  importe  peu  à  la  compagnie  que 
Saint-Elme  se  soit  blessé  en  tombant  dans  un 
fossé  ou  d'une  autre  faeon,  on  ne  s'occujk;  pas 
(hnanlage  de  celltî  aventure,  et  le  vainqueur 
tlu  ionp  se  met  à  dmera\cc  un  ap[)étil  ([ui  fuit 


MADELEINE.  205 

présumer  qu'en  effet  ses  blessures  ne  sont  pas 
dangereuses. 

La  conversation  roule  encore  sur  les  étran- 
gers que  l'on  attend,  mais  la  soirée  s'écoule 
sans  qu'ils  paraissent.  Avant  que  l'on  se  retire  , 
Ernestine  trouve  le  moment  de  dire  à  Victor  : 
K  Je  ne  sais  pourquoi ,  mais  il  me  semble 
»  que  lorsque  ces  personnes  qui  doivent  venir 
»  seront  ici  vous  cesserez  entièrement  de  pen- 
wser  à  moi.  —  Quelle  idée,  et  qui  peut  la  faire 
»  naître?  —  Je  n'en  sais  rien...  je  me  sens  toute 
«triste...  ail!  le  cœur  a  des  pressentiments  !  « 

Le  lendemain,  dans  la  journée,  une  berline 
de  voyage  s'arrête  devant  la  maison  de  M.  de 
Noirmont.  Un  monsieur  décoré  en  descend ,  et 
donne  ensuite  la  main  à  une  jeune  personne 
de  seize  à  dix-huit  ans,  qui  saute  légèrement 
dans  ses  bras. 

•  C'est  M.  de  ïergenne  !  «s'écrie  M.  de  Noir- 
mont  en  quittant  précipitament  le  salon  pour 
aller  recevoir  les  vovageurs.  Ernestine  suit  son 
mari.  Armand  est  alors  absent.  Dufour  et  Vic- 
tor s'approchent  d'une  fenêtre  jiour  apercevoir 
les  étrangers;  quant  à  Saint-Elme ,  il  se  lève  , 
va  poiM'  sortir,  revient  et  semble  ne  pas  saNoir 


206  MADELEINE. 

ce  ([u'il  YPUt  faire  :  il  finit  par  se  mettre  dans 
un  coin  contre  un  meuble,  et  prend  un  journal 
à  sa  main. 

Bientôt  les  voyageurs  entrent  dans  le  salon. 
M.   de   Tergenne  est  un   homme  d'une  (igure 
aimable,  distinguée,-  son  sourire  est  doux  et 
plein  de  grâce  ;   ses  cheveux  gris  disent  .seuls 
qu'il  n'est  plus  jeune  ,  car  le  reste  da  sa  per- 
sonne semble  l'être  encore.  Sa  nièce  est  grande, 
bien  faite  ;  elle  a  de  beaux  cheveux  blonds,   de 
grands  yeux  bb.'us,  une  bouche  fraîche,  des 
dents  blanches  et  rangées  comme  des  perles. 
Avec  tout  cela  on  peut   n'être  qu'une   beauté 
fort   ordinaire;  mais,  quand   il  s'y  joint  une 
expression   de  physionomie  aimable,  des  ma- 
nières élégantes   et  gracieuses,    un  ton  char- 
mant, alors  on  _a   tout  ce  qu'il  faut  pour  sé- 
duire, et  c'est  ce  que  possédait  la  jeune  Emma, 
nièce  du  comte  de  Tergenne. 

Arenlrée  du  comte  dans  le  salon,  Victor  et 
l)iif<»ur  ont  ([iiitt(''  la  f<;nctre  pour  saluer  les 
nouveaux  \enus.  Saint-Elme  s'est  levé  et  s'est 
incliné  profondément,  sans  quitter  le  coin  (ju'il 
occupait.  M.  de  Noirmont  témoigne  au  comte 
lont  le  plaisir  f|ue  lui  cause    son  arri\(''c.  Krnes- 


MAOELKINE.  "201 

tinc  ^fait  aussi  lo  plus  aimables  accueil  aux 
étrangers.  Cependant  ,  après  avoir  examiné 
Emma ,  ses  yeux  se  sont  déjà  portés  avec  in- 
quiétude du  côté  de  Victor,  auquel  Dufour  dit  : 
fAh!  mon  ami  !  quelle  jolie  personne  !...  c'est 
oun  amour!...  As-tu  jamais  rien  vu  de  plus 
»  séduisant. 

0  —  Oui,  cette  demoiselle  est  fort  bien,  » 
répond  Victor. 

«Fort  bien!...  Tu  dis  cela  froidement,  en- 
»  core!  C'est-à-dire  que  c'est  de  ces  charmantes 
»  têtes  idéales...  de  ces  traits  fins...  Heureuse- 
»ment,  j'ai  encore  une  toile...  je  ferai  son  por- 
»  trait,  et  tu  m'en  diras  des  nouvelles. 

»  —  En  vérité  ,  »  dit  M.  de  ïergenne  ,  après 
s'être  assis  entre  M.  de  Noirmont  et  sa  femme, 
«  je  ne  puis  vous  dire  tout  le  plaisir  que  me 
«cause  votre  aimable  accueil;  il  est  égal  à  cc- 
»  lui  que  nie  fit  votre  invitation.  Aussi,  vous 
»  voyez  que  je  n'ai  point  tardé  pour  en  profiter. 
«C'est  cependant  agir  bien  sans  façon  que  de 
»  me  présenter  chez,  vous  avec  cette  grande  en- 
»  faut  ;  mais  que  voulez-vous,  ma  pauvre  Emma 
»  a  perdu,  en  une  année,  son  père  et  sa  mère... 
•)  Ell<;  n'a  pins  qiu."  inf»i,..    moi,  vieux  j>:arç«>n, 


208  MVDELlilNR. 

«qui  n'avais  sur  la  terre  personne  que  je  pusse 
«serrer  dans  mes  bras,  embrasser...  gronder 
«quelquefois...  et  qui  suis  trop  heureux  main- 
»  tenant  d'avoir  ma  nièce  près  de  moi.  Nous 
«avons  beaucoup  voyagé  depuis  dix-huit  mois, 
B  j'ai  voulu  distraire  cette  chère  Emma  de  ses 
«chagrins.  Alaisje  n'avais  pas  oublié  ce  pays... 
«j'y  ai  passé  d'heureux  jours...  il  y  a  bien  des 

«années J'y    trouverai    de    doux     souve- 

»  nirs!...  Mon  dessein  fut  toujours  de  venir  m'y 
«fixer,  d'y  acheter  une  maison. 

')  — Tous  n'avez  donc  rien  acheté  encore  par 
j&ici,  monsieur  le  comte  ?  —  Non...  mais  puis- 
»  que  vous  voulez,  bien  nous  y  recevoir  pour 
«  quelques  jours,  nous  chercherons  ensemble, 
»  et  mon  plus  grand  bonheur  sera  d'être  bien- 
»  tôt  votre  voisin. 

»  —  Oui,  molisieur  le  comte,  j'espère  vous 
»  faire  trouver  ce  qu'il  vous  faut.  Nous  cause- 
«rons  de  cela  tout  à  loisir...  En  allcndanl,  per- 
»  mettez-moi  de  vous  présenter  les  personnes 
«qui  veulent  bien  oublier,  près  de  nous,  les 
«amusements  de  Paris  :  M.  Victor  Dahner... 
«M.  Dufour,  peintre  fort  distingué.  - 

Pendant  <|ue  ^  iclor  el  Dufour  échangent  iW^ 


MADELKINli.  209 

saluts  avec  le  comte,  M.  de  Noirmont  regarde 
autour  de  lui  dans  le  salon;  il  hésite  à  présen- 
ter la  personne  qui  est  encore  là  ;  cependant  il 
se  décide  et  dit  : 

«Voilà  M.  de  Saint-Elme. ..  c'est  un  ami  de 

•  mon  beau-frère...  » 

Le  comte  n'avait  pas  encore  aperçu  le  mon- 
sieur qui  setenait  toujours  dans  un  coin  du  sa- 
lon. En  voyant  ce  personnage,  dont  la  tète  est 
enveloppée  de  bandes  noires,  M.  de  Tergenne 
salue  de  nouveau;  Saint-Elme  en  fait  autant  et 
se  rassied  bien  vite. 

«Mais  n'avez-vous  pas  un  frère?»  dit  le 
comte  en  s'adressant  à  Ernestine. 

0 —  Oui,  monsieur,  il  habite  ici  maintenant; 

•  sans  doute  il  ignore  votre  arrivée...  Peut-être 
»  est-il  allé  promener  dans  le  bois  ..  Mon  frère 
»ne  me  ressemble  pas,  il  n'aime  pas  la  campa- 
»gne...  mais  votre  séjour  ici  et  celui  de  votre 
«aimable  nièce,  contribueront ,  j'en  suis  cer- 
»taine,  à  lui  faire  oublier  Paris. 

»  —  Allons,  ma  chère  Emma,  fais  bien  vite 
»  connaissance  avec  madame  de  Noirmont  ;  elle 
«est  bonne,  aimable,  elle  sera  indulgente  pour 

•  tes  petits  défauts,  et  voudra  birn.  je  l'espère, 

H.  Mx 


210  MADELEINE. 

»  te  donner  son  amitié.  Tiens.,  je  me  connais 
«en  sympathie...  je  gage  que  madame  te  plaît 
«  déjà?... 

» — Oh!  oui,  mon  oncle,  »  répond  la  nièce 
du  comte  en  allant  prendre  la  main  d'Ernes- 
tinc,  •  et  je  ferai  mon  possible  pour  que  ma- 
»  dame  m'aime  un  peu.  » 

Emma  dit  cela  d'une  façon  si  franche^  si  gra- 
cieuse ,  qu'Ernestine  ne  peut  s'empêcher  de 
l'embrasser;  mais  ensuite  elle  tourne  bien  vite 
pour  voir  qui  Victor  regardait. 

Armand  arrive.  Ernestine  le  présente  au 
comte  qui  regarde  le  jeune  homme  avec  inté- 
rêt :  celui-ci  tâche  de  prendre  un  air  aimable 
en  répondant  aux  politesses  de  M.  de  Tergcnnc; 
mais  les  chagrins  qui  le  rongent,  les  inquiétu- 
des qui  le  poursuivent  sans  cesse,  percent  tou- 
jours sous  le  sourire  qui  vient  effleurer  ses  lè- 
vres. M.  de  Tergenne  s'en  aperçoit,  il  dit  bas  à 
Ernestine  :  «  Votre  frère  semble  éprouver  quel- 
»  que  peine  secrète.  —  Je  vous  l'ai  dit,  la  cam- 
»  pagne  l'ennuie...  —  C'est  que  probablement  il 
»a  laissé  à  Paris  dr.  tendres  souvenirs...  Oli! 
»  c'est  facile  à  deviner;  il  est  dans  l'âge  des  pas- 
osions...  de  l'amour...  Je  me  rappelle  cela.  » 


MADELEINE.  211 

Le  comte  soupire,  puis  regarde  autour  de  lui 
d'un  air  mélancolique  en  disant  :  «  Me  voici 
»  donc  à  Brcvillc  ! 

»  —  Ah  ça,  monsieur  le  comte,»  dit  M.  de 
Noirmont,  -•<  vous  connaissez  donc  cette  pro- 
»  priété,  puisque  vous  aviez  un  si  grand  désir  de 
»  l'acheter? 

» —  Je  ne  la  connais  que  pour  l'avoir  remar- 
squée  quand  j'habitais  les  environs,  mais  je 
«n'étais  jamais  entré  dans  la  maison^  ni  dans 
»  les  jardins.  — Ah!  vous  avez  habité  ce  pays?.. 
» — Oui,  il  y  a  dix-neuf  ans  au  moins.  —  Où 
»habitiez-vous?  —  Chez  un  ami  dont  la  maison 
«était  à  un  quart  de  lieue  d'ici...  près  du  vil- 
»lage  de  Samoncey. 

» — Vous  avez  peut-être  connu  mon  père?» 
dit  Ernestine.  « — Non,  madame...  non,  je 
»n'ai  pas  eu  cet  honneur!..  Alors,  je  crois  que 
»M.  deBréville  était  veuf.  Depuis  j'ai  appris  qu'il 
«avait  épousé  une  demoiselle...  de  ce  pays... 
«mademoiselle  Jenni  de  Luccy. — Oui,  c'est 
«ainsi  que  se  nommait  celle  qui  nous  a  tenu  lieu 
«de  la  mère  que  nous  avons  perdue  étant  (  n- 
«core  au  berceau.  — J'eus...  quelquefois  l'oc- 
»  casion   de  rencontrer...  de   me  trouver  avt*^ 


212  MADELEINE. 

•  mademoiselle  de  Liicey...  — Vous  avez,  connu 
«notre  belle-mère?..  —  Oui,   madame. — x\li! 

•  n'est-il  pas  vrai,  monsieur,  qu'elle  était  bien 
«bonne,  bien  aimable,  bien  jolie?... — Oui... 
»  elle  avait  tout  pour  plaire...  mais  à  cette  épo- 
D  que  elle  n'était  pas  beureuse  ;  son  père  se 
»  trouvait  ruiné  par  des  banqueroutes...  M.  de 
sLucey,  qui,  dit-on,  n'avait  jamais  été  fort  ai- 
»mable,  l'était  devenu  encore  moins  depuis  ses 
«malheurs,  et  sa  fille  avait  beaucoup  à  souffrir 
»  de  son  humeur.  — Pauvre  femme  !...  Ah!  que 
»  mon  père  fit  bien  de  l'épouser!. ..  et  quel  dom- 
»mage  qu'il  n'ait  pas  vécu  plus  longtemps; 
«elle  l'aurait  rendu  si  heureux! — Elle  habitait 
«celte  maison?... — Oui,  depuis  son  mariage, 
»  elle  ne  l'avait  pas  quittée...  et  c'est  en  ces  lieux 
1^  que  nous  l'avons  perdue!...  Ah!  monsieur  le 
«comte,  puisque  vous  avez  connu  ma  belle- 
»  mère,  nous  parlerons  d'elle  quelquefois,  n'est- 
»  ce  pas?.,  cela  me  fait  tant  de  plaisir'.  —  Oui, 
«madame,  oui,  nous  en  parlerons  souvent... 
»et  ce  sera  me  procurer  autant  de  plaisir  qu'à 
»  vous.  » 

Le  comte  est  devenu  rêveur  ;  pour  le  dis- 
traire, M.  de  \oirmojii  le  conduit  dan.*?  l'appar- 


MADELEINE.  213 

temcnt  qu'il  lui  destine.  Ernestiiie  emmène  la 
jeune  Emma.  Pendant  que  les  nouveau-venus 
prennent  un  peu  de  repos,  les  habitants  de  Bré- 
ville  se  communiquent  ce  qu'ils  pensent  des 
étrangers. 

Dufour  est  enthousiasmé  de  la  nièce  du 
comte.  «  elle  est  fort  jolie!  »  dit  Armand. — 
«  Oui,  très-jolie!  »  dit  Ernestine,  qui  vient  de 
revenir.  — «Elle  est  bien,  »  dit  Saint-Elme,  qui 
a  quitté  son  coin  depuis  que  le  comte  est  sorti 
du  salon  ;  «  mais  il  y  a  mille  femmes  qui  la  va- 
nlent...  j'en  ai  connu  de  mieux! 

»  —  Je  ne  crois  pas,  »  dit  Dufour;  «  c'est  une 
5»  tête  ravissante  :  au  reste,  vous  ne  l'avez  pas 
«examinée  si  bien  que  moi...  vous  n'avez  pas 
«bougé  de  là-bas,  tant  qu'elle  était  là...  vous 
•  aviez  l'air  d'être  sur  la  sellette...  mais  je  de- 
«  vine  bien  pourquoi  ! . . . . 

» —  Gomment?  «s'écrie  Saint-Elme  en  re- 
gardant fixement  Dufour. 

» —  Parbleu!...  vous  êtes  vexé!  vous,  beau 
»lils,  mirliflore,  de  paraître  devant  cette  jolie 
«personne,  le  visage  entortillé  et  bardé  comme 
»  une  mauviette! 

» —  Ah,  ma  foi!  c'est  vrai...  je  ne  m'en  dé- 


21  II  WADiiLEINE. 

•  fends  pas...  et  pour  un  rien,  je  ne  me  serais 
»pas  montré  du  tout. 

»  —  Eh  bipn  !  vous  avez  tort  :  ce  bandeau 
MOUS  donne  un  aspect  très-intéressant...  un 
»  faux  air  de  l'Amour'...  N'est-ce  pas,  Victor?... 
»  Eh  bien!  à  quoi  rêves-tu  donc,  Victor?...  Je 
»|ïage  qu'il  est  amoureux  de  la  charmante 
»  Emma  !... 

»  —  Ce  serait  bien  possible  1  »  dit  Ernestine 
en  s'efforçant  de  sourire.  »  On  dit  que  mon- 
»  sieur  s'enflamme  si  vite...  et  cette  demoiselle 
»  est  bien  faite  pour  le  captiver. 

»  —  Dufour,  tu  es  bien  ennuyeux  avec  tes 

•  conjectures!...  Comment!  madame,  vous  l'é- 
»  coûtez  ! 

n  —  C'est  que  je  crois  qu'il  n'a  pas  tort,  »  ré- 
pond à  demi-voix  Ernestine;  «car  depuis  l'ar- 
»  rivée  de  cette  demoiselle,  vous  êtes  tout  trou- 
»blé...  tout  embarrassé...  vous  ne  saviez  quelle 
«contenance  tenir  lorsqu'elle  était  là —  « 

Le  retour  de  M.  de  Noirmont  et  de  ses  holes 
met  fin  à  cette  conversation.  Cette  fois  Saint- 
Elme  ne  peut  se  replacer  dans  son  coin,  cela 
deviendrait  trop  remarquable;  mais  il  se  pro- 


MÂDELEI>E.  215 

mène  de  long  en   large  en  causant   avec  Ar- 
mand. 

Le  comte  de  Tergenne  a  cet  esprit  aimable 
qui  met  tout  le  monde  à  son  aise.  En  quelques 
minutes,  il  semble  qu'il  soit  depuis  longtemps 
commensal  de  la  maison  ;  il  sait  rendre  la  con- 
versation générale.  Ce  n'est  pas  un  homme  qui 
veut  briller,  c'est  un  homme  qui  emploie  son 
esprit  à  provoquer  celui  des  autres.  Après  avoir 
quelque  temps  causé  avec  Victor  et  Dufour,  il 
se  tourne  vers  Saint-EImc,  qui  est  à  quelques 
pas  de  lui,  et  lui  dit  du  ton  de  l'intérêt  : 

»  Monsieur  a  reçu  récemment  une  blessure  à 
»ce  qu'il  me  prraît?  » 

Saint-Elme  semble  un  moment  embarrassé 
en  voyant  que  le  comte  lui  adresse  la  parole  ; 
enfin  il  répond  en  prenant  une  voix  de  tête  qui 
ne  ressemble  plus  à  sa  voix  habituelle. 

«  Oui,  monsieur  le  comte.,  je  me  suis  blessé 
»  à  la  chasse...  Hier...  j'ai  lutté  avec  un  loup. 

■  Avec  un  loup!...  11  y  en  a  donc  dans  ce 
»  pays  ?. . . 

»0h!  c'est  fort  rare,  »  dit  M.  de  Noirmont. 
—  »Mais  au  moins  vous  ne  perdrez  pas  l'œil?  » 
reprend  le  comte.  «  —  Non...  oh  !  non ,  j'espère 


216  MADELEINE. 

"le  coii5ci'vcr...  mais  ce  sera  long...  très- 
»long... 

»  —  Ali  rà  ,  est-ce  que  votre  blessure  attaque 
»  aussi  votre  voix?  «dit  Dufour.  »  Il  me  semble 
»  que  vous  ne  parlez  pas  comme  à  votre  ordi- 
dinairc... 

»  —  Mais,  pardonnez-moi...  Peut-être  la  fa- 
»  ligue. ..  et  puis  le  saisissement...  car  j  avoue 
»  que  j'ai  été  très-saisi  !  » 

M,  de  Tergenne,  qui  d'abord  regardait  Saint- 
Elme  comme  quelqu'un  qu'on  voit  pour  la  pre- 
mière fois,  devient  tout-à-coup  comme  frappé 
par  un  souvenir  :  sa  ph3"sionomie  cbange;  ses 
yeux  se  fixent  sur  Saint-Elme,  l'examinent 
d'une  fa:on  singulière,  et  cberclient  à  lire  dans 
le  seul  œil  que  le  bel  bomme  laisse  voir.  Mais 
celui-ci  fait  rouler  sa  prunelle  sans  jamais  l'ar- 
rêter sur  le  comte,  qui  bientôt,  comme  lion- 
teux  de  l'examen  auquel  il  vient  de  se  livrer  et 
des  pensées  qu'il  a  conçues,  reprend  d'un  air 
aimable  ;  »  !\Ia  foi,  monsieur,  voilà  qui  me 
»  donnera  peu  de  goût  pour  la  cliasse;  car  il 
«paraît  (|ue  vous  ave/  été  bien  abîmé. — Oui, 
»  monsieur  le  comte,  oui,  beaucoup  d'écorcbu- 
»res...  et  au  visage,  cela  contrarie... 


MADELEINE.  217 

» — Décidément,  »  dit  tout  bas  Dufour,  »  il 
«veut  parler  comme  au  bal  masqué.  Apparem- 
»racnt  qu'il  pense  que  c'est  plus  gentil,  et 
•  qu'avec  cette  voix-là  il  espère  séduire  la  jolie 
>  Emma  !  » 

M.  de  Tergcnne  se  rend  avec  son  liôte  dans 
les  jardins  qu'il  montre  le  désir  de  connaître. 
Ernestine  y  emmène  aussi  Emma,  et  Victor 
suit  les  dames,  ce  qui  fait  encore  sourire  Du- 
four. Saint-Elme  et  Armand  se  promènent  d'un 
autre  côté. 

Le  dîner  réunit  de  nouveau  toute  la  société.- 
M.  de  ïergenne  s'}'  montre  aimable  comme  le 
matin  ;  il  est  encbanté  du  séjour  de  Bréville"  : 
ce  qui  fait  grand  plaisir  à  M.  de  Noirmont,  qui 
cependant  veut  laisser  écouler  quelques  jours 
avant  d'offrir  à  son  liotc  de  lui  vendre  sa  terre. 
La  nièce  du  comte  a  la  gaîté  de  son  âge,  et  non 
cette  coquetterie  qui  gâte  trop  souvent  un  heu- 
reux naturel.  Dufour  cause  beaucoup  de  sou 
art  ;ivec  le  c(jmte.  Victor  qui  voudrait  être  ai- 
mable l'est  moins  qu'à  l'ordinaire,  et  se  sent 
embarrassé  quand  Ernestine  le  regarde.  Ar- 
mand est  toujours  triste.  Quant  à  Saint-Elme, 
il  mange  beaucoup,  mais  ne  souflle  pas  mot. 


218  lIADELliLXE. 

Aussi,  en  sortant  de  table,  Dufour  dit  à  Victor  : 
»Si  la  blessure  de  Saint-Elme  n'a  pas  atta- 
»  que  son  estomac  ,  je  crois  qu'elle  a  frappé  ses 
«facultés  intellectuelles...  Lui,  ordinairement 
»si  bavard!  à  peine  il  a  dit  quatre  paroles,  et 
»  encore  est-ce  toujours  sur  un  ton  de  fausset  !  • 
La  soirée  s'écoule  rapidement.  M.  de  Ter- 
genne  a  beaucoup  voyagé  ;  on  aime  à  l'enten- 
di'e  conter,  parce^  qu'il  n'y  met  point  de  pré- 
tention. Sa  nièce  est  musicienne;  on  trouve 
une  vieille  guitare  dans  la  maison  ;  mais  une 
jolie  voix  fait  passer  un  mauvais  instrument. 
On  écoute  chanter  Emma;  on  rit,  on  cause  avec 
son  oncle,  et  l'on  est  tout  étonné  quand  la 
pendule  sonne  onze  heures. 

Alors  on  pense  que  les  voyageurs  doivent 
avoir  besoin  de  repos,  et  chacun  se  dit  bon- 
soir. Saint-Elme  est  le  premier  à  disparaître 
avec  sa  lumière.  11  a  été  aussi  taciturne  pen- 
dant la  soirée  qu'au  diner,  et  Dufour  répète  en 
allant  se  coucher  :  »  c'est  vraiment  étonnant 
«comme  cet  hommc-lù  est  changé  depuis  qu'il 
»  a  vu  le  loup  !  » 


CUAPITUI::  XXII. 


U.\E    Rl'NCONTRE.   lETE    CHEZ    MADAMl-:    MON- 

TRÉSOR.  DANGER    DE    L\    VALSE. 


Le  lendemain  de  son  arrivée  à  Brcville,  le 
comte  de  Tergennc  se  lève  de  grand  matin;  et, 
présumant  que  ses  hôtes  sont  encore  livrés  an 
repos,  il  quitte  doucement  son  appartement, 
sort  de  la  maison  et  gagne  la  campagne. 

Le  comte  marche  lentement,  et  souvent  re- 
garde autour  de  lui.  Ses  yeux  semblent  cher- 
cher, d'autres  fois  reconnaître  ;  sa  figure   est 


2'20  MADELEINE. 

devenue  sérieuse,  pensive.  Enftn  il  s'arrête  en 
s'écriant  :  nAli!  c'est  icil  » 

Il  est  devant  le  vieux  chêne  où  quelque  temps 
auparavant  Jacques  a  conduit  Madeleine. 

Le  comte  s'avance  sous  le  vieil  arbre;  il  con- 
sidère longtemps  le  gazon  que  foulent  ses  pieds, 
le  feuillage  épais  qui  ombrage  sa  tête.  Ses  yeux 
se  mouillent  de  larmes,  et  il  s'assied  au  pied  de 
l'arbre  en  murmurant  :  «  Rien  n'est  changé  en 
»ce  lieu...  mais  elle  n'y  est  plus,  j'y  reviens 
»seul.  Pauvre  Jcnny!  c'est  ici  que  je  l'ai  em- 
«brassée  pour  la  dernière  fois!...  Ah!  combien 
»  elle  a  dû  me  maudire  depuis  !.• .  J'ai  payé  son 
«amour  du  plus  lach(3  abandon!...  Alors  je  ne 
«cherchafs  que  le  plaisir,  je  m'inquiétais  peu 
»  des  larmes  que  je  ferais  verser,  et  pourtant 
»  quand  je  sus  qu'elle  avait  épousé  le  marquis 
))de  Bréville...  la  douleur,  les  regrets  qui  dé- 
«chirèrent  mon  cœur,  m'apprirent  que  j'aimais 
»  Jcnny  autrement  que  toutes  celles  que  j'a- 
»vais  trompées!...  Mais  il  n'était  plus  temps, 
«elle  était  à  un  autre...  elle  m'avait  oublié... 
))0u  peut-être  les  ordres  de  son  père,  le  désir 
«de  rendre  ce  vieillard  plus  heureux...  car 
»je  ne  puis  croire  qu'elle  m'avait  oublié,  pour- 


MADELEINE.  221 

»tantc'lle  en  avait  le  droit,..  Ah!  oui,  j'ai  bien 
»  des  torts  à  me  reprocher!...» 

Le  comte  baisse  la  tête  sur  sa  poitrine  et 
reste  plongé  dans  ses  réflexions.  Il  en  est  tiré 
par  un  bruit  léger  dans  le  feuillage.  11  lève  les 
yeux  et  aperçoit  une  jeune  fille  qui  venait  d'é- 
carter une  branche  d'arbre  qui  lui  barrait  le 
chemin,  et  se  dirigeait  vers  l'endroit  où  il  était 
assis. 

En  apercevant  un  étranger  à  la  place  où  elle 
a  l'habitude  de  se  rendre,  Madeleine  ne  peut 
retenir  un  léger  cri. 

«  Qu'avez-vous  donc,  mon  enfant?»  dit  le 
comte  ;  «  j'espère  que  je  ne  vous  fais  pas  peui. 

»  — Non,  monsieur...  c'est  seulement  lu 
2 surprise...  je  ne  m'attendais  pas  à  trouver 
•  quelqu'un  à  cette  place...  où  il  n'y  a  ordinai- 
»  rement  personne.  Pardon,  monsieur...  » 

Madeleine  salue  et  va  s'éloigner;  le  comte  se 
lève  et  lui  fait  signe  de  rester. 

«  Je  ne  veux  pas  vous  faire  fuir...  vous  veniez 
«sous  cet  ombrage  y  attendre  quelqu'un  peut- 
»être?...  —  Oh!  non,  monsieur,  je  n'attends 
»  personne!...  —  A  votre  âge...  c'est  bien  per- 
»mis...  Jadis  aussi  je  suis  venu  en   ces  lieux 


222  MADELEINE. 

•  attendre  quelqu'un...  et  ce  n'était  jamais  en 


»  vani 


Le  comte  a  prononcé  ces  dernières  paroles  à 
voix  basse  et  en  reportant  ses  regards  vers  la 
terre.  Madeleine  le  regarde  avec  étonnement, 
elle  ne  sait  si  elle  doit  s'en  aller  ou  rester. 

«  «  Vous   êtes  de  ce  pays,  mon  enfant?  — 

•  Oui,  monsieur.  —  Que  font  vos  parents?  — 
»  Je  n'en  ai  plus,  monsieur.  —  Pauvre  fille!... 

•  si  vous  venez  souvent  vous  reposer  sous  ce 

•  vieux  chêne,  nous  ferons  plus  ample  connais- 

•  sance,  j'y  viendrai  souvent  aussi.  —  Vous, 

•  monsieur?...  —  Oui,  moi,  car  j'aime  beau- 

•  coup  cette  place.  Adieu,  petite,  adieu.  • 

Le  comte  s'éloigne  et  retourne  à  Bréviile. 
Madeleine  le  suit  des  yeux  en  disant  :  •  Pour- 

•  quoi  donc  aime-t-il  aussi  cet  endroit?  » 

De  retour  chez  ses  hôtes ,  le  comte  ne  parle 
pas  de  sa  promenade  du  matin.  Victor,  remis 
du  trouble  qu'il  semblait  éprouver  la  veille,  a 
retrouvé  son  esprit  et  sa  gaîté.  La  conversation, 
les  manières  de  Dalmer  plaisent  à  M.  de  Ter- 
genne,  qui  trouve  dans  le  jeune  homme  une 
grande  ressemblance  avec  ce  que  lui-même 
était  à  son  âge;  il  amie  aussi  à  causer  avec  Du- 


MADELRI^'.  223 

four,  dont  l'hiimeur  originale  le  fait  rire. 
D'ailleurs  il  recherche  les  artistes  et  cultive  les 
arts  avec  succès;  mais  avec  Saint-EIme  le 
comte  se  montre  moins  causeur;  il  semble 
qu'un  souvenir  désagréable  vienne  frapper  son 
esprit  dès  qu'il  envisage  le  blessé;  en  l'exami- 
nant, il  dit  à  M,  de  Noirmont  :  «  Ce  monsieur... 
»  blessé...  se  nomme  Saint-Elme...  et  c'est  un 
»  ami  intime  de  votre  beau-frère?  » 

M.  de  Noirmont  répond  affirmativement,  et 
le  comte  n'en  demande  pas  davantage. 

La  jolie  Emma  fait  la  conquête  de  tous  les 
habitants  de  Bréville  par  ses  grâces  ,  son  heu- 
reux caractère  et  son  aimable  gaîté. 

»  Je  l'épouserais  les  yeux  bandés,  »  s'écrie 
Dufour.  «  —  Je  le  crois  bien  !  »  dit  monsieur 
de  Noirmont  :  «  savez-vous  qu'elle  héritera  de 
■  son  oncle  qui  a  au  moins  quarante  mille  li- 
»  vres  de  rentes?  Hum  !...  si  mon  beau-frère  nje 
«s'était  pas  ruiné;  s'il  s'était  mieux  conduit  .. 

•  qui  sait...  mais  voyez!...  Depuis  l'arrivée  de 

•  cette  charmante  personne  il  n'est  pas  plus  ai- 
«mable...  à  peine  si  on  l'aperçoit!  » 

Victor  ne  dit  rien  d'Emma;  mais,  tout  en 
croyant  ne   pas  faire  sa   cour  A    lu   nièce  du 


224  MADELEINE. 

comte,  il  clicrchc  sans  cesse  à  lui  être  agréa- 
l)le;  il  se  place  constamment  à  cùlé  d'elle,  rit 
de  ses  saillies  et  se  mêle  à  ses  jeux,  car  la  jeune 
Emma  court  et  joue  encore  comme  un  enfant. 
Victor  pense  n'être  que  galant;  mais  il  est  quel- 
qu'un qui  voit,  qui  épie  toutes  ses  actions,  qui 
lit  dans  son  cœur  mieux  peut-être  que  lui- 
même,  et  qui  devine  déjà  le  sentiment  qu'il 
éprouve  pour  la  nièce  du  comte. 

M.  de  Tergenne  est  depuis  trois  jours  chez 
M.  de  Noirmont,  lorsqu'il  lui  dit,  en  parcou- 
rant ses  jardins  :  «  Mon  cher  monsieur,  votre 
«propriété  est  charmante,  mais  elle  ne  doit 
»pas  me  faire  ouhHer  que  j'en  veux  une  dans 
»  ce  pays.  Aidez-moi  donc  à  trouver  dans  le 
»  voisinage  quelque  chose  pour  moi.  Je  ne  puis 
))pas  toujours  être  votre  hôte,  mais  je  peux  de- 
»  venir  votre  voisin.  » 

M.  de  Noirmont  sent  que  le  moment  est  fa- 
vorable pour  effectuer  son  projet,  et  il  répond 
t  au  comte  :  »  Que  diriez-vous  si  je  vous  pro- 
»  posais  de  vous  vendre  cette  terre?... 

»  —  Ah!  je  penserais  que  vous  Aoulez  mo 
»  tromper,  m'abuser...  Posséder  cette  terre... 
«ce  serait  pour  moi  un  trop  grand  l)onh<'ur!-^ 


MADELEINE.  '2'2ô 

»Eh  bien!  monsieur  le  comte,  il  ne  tient  qu'à 
»  vous  d'en  devenir  propriétaire.  Ce  domaine 
•  appartenait  à  mon  beau-frère...  il  a  voulu 
«s'en  défaire,  je  l'ai  acheté;  mais  aujourd'hui 
»  d'autres  raisons  me  forcent  de  renoncer  à 
«cette  propriété.  Ce  n'était  pas  sans  dessein  que 
sjevousen  faisais  connaître  toutes  les  dépendan- 
»ces...  Ce  n'est  point  un  château  et,  quoiqu'on 
«l'ait  décorée  du  nom  de  terre,  ce  n'est 
«qu'une  jolie  campagne...  Enfm,  vous  la  con- 
»  naissez...  je  vous  ai  dit  son  rapport...  —  Je 
«vous  le  répète,  je  serais  enchanté  de  posséder 
«cette  propriété...  Fixez-en  vous-même  le  prix, 
«monsieur  dç  Noirmont,  et  je  me  regarderai 
«toujours  comme  votre  obligé.  —  Eh  bien! 
«monsieur  le  comte...  pensez-vous  qu'en  vous 
«demandant  quatre-vingt  mille  francs?...  — 
»  Cela  me  semble  pour  rien  !. . .  —  Non,  c'est  tout 
«ce  qu'elle  vaut.  Ainsi  donc  quatre-vingt  mille 
«francs?...  — C'estun  marché  fait...  Et  si  vous 
«saviez  tout  le  plaisir  que  j'éprouve...  —  x\l- 
«lons,  monsieur  le  comte,  voilà  qui  est  conclu, 
«et  maintenant  vous  voyez  que  vous  êtes  chez 
«vous.  —  Non  pas  tant  que  je  serai  votre  dcbi- 
«leur.  Dons  quelques  jours  je  coni|)le  me  ren- 
II.  1.5      ^ 


22C  MADELEINE. 

»dre  à  Paris,  où  j'ai  quelques  recouvrements 
»à  faire...  Il  faut  aussi  que  j'aille  à  Crépy ,  à 
nMontcornet.  En  revenant,  je  rapporterai  les 
«les  quatre-vinj:t-mille  francs;  car  j'aime  ù 
«terminer  promptement  les  affaires...  Mais 
«c'est  pourtant  à  une  condition.  —  Quelle  est- 
selle? —  C'est  que  vous  vous  regarderez  tou- 
«jours  ici  comme  chez  vous ,  et  que  de  long- 
»  temps  vous  ne  penserez  à  me  quitter.  » 

Le  comte  est  au  comble  de  la  joie,  il  va 
trouver  sa  nièce  et  lui  apprend  son  acquisition. 
M.  de  Noirmont  est  aussi  fort  satisfait  de  ren- 
trer dans  ses  fonds  et  de  pouvoir  offrir  vingt 
mille  francs  à  son  beau-frère.  Pour  lui  la  terre 
de  Bréville  n'est  qu'une  jolie  campagne  qu'on 
peut  facilement  remplacer.  Ernestine  ne  par- 
tage pas  la  joie  de  son  mari;  mais  elle  s'efforce 
de  cacher  ses  regrets.  Armand  reçoit  avec  in- 
différence la  nouvelle  de  cette  vente. 

«  Yous  allez  avoir  vingt  mille  francs  ,  »  lui 
dit  M.  de  Noirmont.  «  Avec  cela,  si  vous  voulez 
»  enfin  être  sage,  vous  pouvez  attendre  les  évc- 
»nements...  chercher  quelque  emploi  honora- 
»])lc...  lucratif. ..  vous  avez  reçu  une  belle  édu- 


MADELEINE.  227 

«cation;  il  ne  faut  point  passer  votre  jeunesse 
»  dans  une  honteuse  oisiveté.  » 

Un  sourire  amer  est  toute  la  réponse  du  jeune 
homme  ,  qui  se  hâte  de  tourner  le  dos  à  son 
beau-frère  et  d'aller  rejoindre  son  cher  Saint- 
Elme. 

Dans  la  soirée ,  M.  et  madame  Montrésor 
viennent  à  Bréville;  il  n'avaient  point  encore 
vu  le  comte  et  sa  nièce.  En  apercevant  la  sé- 
duisante Emma  ,  Sophie  fait  un  mouvement 
rétrograde;  elle  va  ensuite  pincer  Chéri,  qui 
est  allé  s'asseoir  près  de  la  jolie  demoiselle. 
Cependant  l'amabilité  de  M.  de  Tergennc,  la 
gaîté  décente  de  sa  nièce ,  chassent  bientôt  la 
mauvaise  humeur  qui  avait  paru  sur  le  front  de 
Sophie  ;  et,  en  apprenant  que  l'étranger  est  un 
comte  fort  riche ,  et  qu'il  va  habiter  le  pays  , 
madame  Montrésor  tâche  aussi  d'être  aima- 
ble. 

«  Nous  venions  adresser  une  prière  à  nos 
•  chers  voisins,  »  dit  Sophie.  «  Quelques  amis 
»de  Chéri  se  trouvant  dans  ce  pays,  nous  vou- 
vlons  donner  une  petite  fête...  un  petit  bal... 
»  c'est  un  iniprom[)tii,..  Il  faul  cpie  cela  fiil  lieu 


228  MADELEINii. 

«demain,  les  amis  de  Chéri  étant  forcés  de  re- 
»  partir  bientôt... 

» —  Oui,  »  dit  Chéri,  «  ce  sont  des  bonne- 
»  tiers  qui  voyag;ent  pour  leur  maison  de  com- 
«^mercc. 

»  —  Ce  sont  des  négociants  très--riches.  «  dit 
Sophie  en  interrompant  son  époux.  «  Enfin 
•  c'est  une  soirée  sans  prétention...  et  nous  es- 
»  pérons  que  vous  voudrez  bien  l'embellir,  ainsi 
»que  toute  votre  société..,  et  si  monsieur  le 
a  comte  voulait  aussi  nous  faire  l'honneur  de 
»  venir  avec  mademoiselle...  » 

M.  de  Tergenne  accepte  cette  invitation  , 
ainsi  que  toute  la  société.  Saint-Elme,  qui,  en 
voyant  tous  les  jours  le  comte ,  semble  avoir 
repris  un  peu  de  son  ancienne  assurance,  dit  à 
madame  Mon  trésor  en  prenant  toujours  sa  voix 
do  tète  : 

«  Madame  daîgnera-t-elle  me  recevoir  affu- 
»blé  de  la  sorte?...  —  Vous  serez  toujours  fort 
bien,  monsieur  de  Saint-Elme.  Mais  que  vous 
«est -il  donc  arrivé?...  —  C'est  im  loup...  que 
MJ'ai  manqué,  et  q\ii  m'a  un  peu  abîmé...  — 
»)Ah!   mon  Dieul...   il  y  a   des  loups  de  nos 


MADELEINE.  229 

jt côtés!...  Chéri,  je  ne  veiixplus  que  tu  sortes... 
»  —  Ca  serait  amusant  1 

t  —  Yos  blessures  ne  se  guérisent  donc 
3  pas?  »  dit  Dufour  en  ref::ardant  le  bel  homme. 
» —  Non...  elle  sont  toujours  dans  le  même 
»  état. . .  —  Votre  voix  ne  revient  pas  non  plus. . . 
» —  C'est  que  ce  maudit  animal  m'a  serré  la 
»  gorge  à  m'étrangler. 

»  —  Nous  aurons  à  notre  bal  M.  et  made- 
«moiselle  Pomard  ,  »  reprend  Sophie.  «  J'es- 
3  père  ,  madame  de  Noirmont,  que  cela  ne  vous 

•  contrarie  pas? 

» —  Pourquoi  donc,  madame?  J'ignore  pour 
»  quelle  raison  M.  Pomard  et  sa  sœur  ont  cessé 
»de  venir  nous  voir;  mais  je  ne  leur  en  veux 
«nullement. 

» —  A  propos,  »  dit  Chérie  «  je  ne  vois  plus 

•  chez,  vous  cette  jeune  orpheline...  la  petite 
«Madeleine?... 

» —  C'est  vrai,  »  dit  Sophie.  «  Qu'est-elle  donc 
«devenue,  cette  pelite?...  Elle  n'est  pas  jolie, 
»  mais  elle  a  quelque  chose  d'intéressant...  Je 

•  l'aimais  beaucoup. 

« —  Oui,  Sophie  aime  beaucoup  les  femmes 


2S0  MADELEINE. 

»  l'aides ,  »  reprend  Chéri  en  souriant  d'un  air 
malin. 

» —  Madeleine  ne  demeure  pins  avec  nous,  » 
répond  Ernestine  en  soupirant.  «  —  Com- 
»ment!...  elle  vous  a  quittés?...  Une  jeune 
»  fille  pour  qui  vous  aviez  tant  de  bontés  !  Obli- 
»gez  donc  les  gens...  tirez  les  de  la  misère... 
«on  ne  fait  que  des  ingrats!...  —  Vous  vous 
«trompez,  madame,  Madeleine  est  loin  d'être 
"ingrate...  mais  des  motifs  particuliers...  Elle 
»  habite  maintenant  avec  son  vieil  ami  Jacques, 
»  qui  a  obtenu  la  place  de  garde  ,  et  je  vais  la 
•  voir  le  plus  souvent  qu'il  m'est  possible. 

» —  Comment!  ce  manant,  ce  malotru  de 
«Jacques  est  garde  du  bois  à  présent  !...  Ah!  je 
>  ne  peux  pas  souffrir  cet  homme-là  !... 

»  —  Jacques  !  »  dit  M.  de  Tergenne  qui  de- 
puis quelques  instants   écoutait  sans  parler  ; 

«  Jacques!...  ce  nom  ne  m'est  pas  inconnu... 

»  Ah!...  oui...  je  me  rappelle...  un  laboureur... 

»il  habitait  Gizy... 

» —  Monsieur  le  comte  est  donc  déjà  venu 

»  dans  notre  endroit  ?  »  dit  Sophie. 

* —  Oui  ,   madame  ,  mais  il  y  a  fort  long- 

B temps...   Ce  Jacques  avait  une  figure  origi- 


MADELEINE.  231 

»nale...  un  ton  toujours  brusque...  mais  c'était 
»  un  très-brave  homme... 

»  —  Oh,  c'est  bien  cehii-là ,  monsieur  le 
»  comte ,  »  dit  Ernestine.  «  —  Et  où  habite- 
ot-il  maintenant?...  —  A  trois  quarts  de  heue 
»  d'ici,  dans  le  bois  ,  en  allant  à  Sissonne...  la 
«maison  du  garde...  —  Je  vous  remercie... 
»  JHrai  le  voir.  —  Si  vous  avez  déjà  vu  Jacques, 
»  vous  le  reconnaîtrez  facilement,  car  il  a  de  ces 
«figures  qui  ne  changent  point,  et  sur  les- 
»  quelles  l'âge  a  peu  de  prise.  —  Oui...  Oh!  je 
»  le  reconnaîtrai  ;  mais  je  suis  bien  sur  qu'il  ne 
»  me  reconnaîtra  pas,  lui  !... 

»  —  Je  voudrais  bien  savoir,  »  dit  tout  bas 
Dufour  à  Victor,  «  quels  rapports  peuvent  exis- 
»ter  entre  M.  le  comte  et  notre  homme  à  la 
«faux.  —  Qu'est-ce  que  cela  te  fait?  —  Rien!... 
•  mais  je  voudrais  toujours  savoir.  » 

La  jeune  Emma  ,  qui  est  folle  de  la  danse , 
se  promet  beaucoup  de  plaisir  pour  le  lende- 
main. Dufour  est  préoccupé,  en  songeant  qu'il 
se  trouvera  avec  mademoiselle  Clara.  Victor  se 
promet  de  faire  danser  la  nièce  du  comte;  à 
chaque  instant  il  la  regarde  ,  puis,  revenant  à 
lui,  il  adresse  la  parole  à  Ernestine,  qui  a  feint 


232  MADELEINE. 

de  sourire  à  ce  qu'il  lui  dit,  et  détourne  la  tête 
pour  essuyer  une  larme  qui  brille  dans  ses 
yeux.  ^ 

Pour  occuper  la  soirée ,  M.  de  Noirmont  éta- 
blit une  partie  d'écarté.  Le  comte  s'y  place  ; 
bientôt  on  propose  à  Saint-Elmc  de  rentrer  : 
«  Non,  »  dit  le  blessé  ,  «je  suis  vraiment  trop 
>  malheureux  à  ce  jeu-là. . .  je  me  suis  promis  de 
>ne  plus  y  jouer. 

» —  J'ai  été  aussi  fort  longtemps  sans  vouloir 
Djouer,  »  dit  M.  deTergenne;  «  une  aventure  qui 
sm'arriva  à  Bagnèrcs  m'avait  tellement  indi- 
0  gné. . . 

» —  Une  aventure!  »  dit  Ernestine;  «  il  faut 
»nous  la  dire,  monsieur  le  comte,  vous  savcx 
«combien  nous  aimons  à  vous  entendre. — 
»  Vous  êtes  trop  bonne,  madame.  » 

On  suspend  le  jeu  ,  et  chacun  s'approche 
pour  entendre  le  comte.  Saint-Elme,seul,  va  se 
placer  fort  loin  derrière  le  narrateur,  en  disant: 
«  On  étouffe  ici  !... 

» — J'étais  à  Bagnèrcs  deBigorre...  il  y  a 
«huit  ans  environ.  On  y  prciid  les  eaux  ;  mais 
non  y  joue  surtout,  et  souvent  des  sommes 
«considérables.  11  v  avait  nombreuse  société  ; 


MADELEINE.  233 

»  on  m'avait  'engagé  à  me  méfier  de  ces  clieva- 
•  litrs  d'industrie  qui  fréquentent  habituellc- 
»  ment  les  réunions  où  l'on  joue  ;  mais  je  suis 
»  peu  méfiant,  et  pour  croire  au  mal,  il  faut  que 
«j'en  aie  la  preuve.  Je  trouvai  k\  un  jeune 
«homme  fort  beau  garçon,  qui  se  faisait  appc- 
»  1er  de  Souvrac  ;  il  avait  des  manières  sédui- 
»  santés,  causait  de  tout  et  sur  tout  avec  une 
»  étonnante  facilité.  Bref,  il  trouva  moyen  d'être 
»  de  toutes  mes  parties.  Il  me  gagnait  conti- 
xnuellement  mon  argent  ;  j'attribuais  mes  pér- 
îtes au  hasard,  lorsqu'un  soir,  ce  Souvrac 
«m'ayant  insensiblement  amené  à  jouer  plus 
»  que  je  ne  voulais,  quelques  soupçons  s'empa- 
«rèrent  de  mon  esprit  :  j'observai  mon  adver- 
«  saire.  Il  me  croyait  sans  défiance  ;  il  ne  me 
«fut  pas  difficile  d'acquérir  des  preuves  de  sa 
«friponnerie.  Ne  voulant  pas  faire  d'éclat,  je 
»  fus  maître  de  moi ,  et  je  quittai  le  jeu  d'une 
î  façon  qui  devait  pourtant  faire  deviner  à  mon 
«joueur  que  je  n'étais  plus  sa  dupe.  Mais  l'ef- 
«fronterie  de  ce  Souvrac  était  extraordinaire. 
«Le  lendemain  ,  il  annonça  son  départ.  J'avais 
«cessé  de  lui  parler;  il  se  présente  chez  moi 
«pour  me  faire  ses  adieux.  Je  passai  dans  une 


234  MADELEINE. 

»  seconde  pièce  de  mon  appartement;  en  ordon- 
»nant  à  mon  domestiqne  de  dire  que  j'étais 
«sorti...  Souvrac  se  jette  alors  dans  un  fauteuil 
»en  annonçant  qu'il  va  m'attendrc.  Le  valet  le 
«laisse.  Souvrac  se  croit  seul  ;  il  aperçoit,  à 
»une  pelote  de  la  cheminée,  une  fort  belle 
«épingle  en  diamant,  que  j'y  avais  attachée  la 

•  veille.    Mon   coquin   l'enlève    lestement,    la 

•  place  à  sa  chemise,  boutonne  son  habit  et  ga- 
»gne  la  porte.  Mais  une  glace,  placée  dans  la 
«pièce  où  j'étais,  m'avait  permis  de  tout  voir. 
»  Je  cours  après  mon  drôle,  le  rattrape,  lui  ou- 
»vre  l'habit,  reprends  l'épingle,  et  le  laisse  se 

•  sauver  en  lui  disant  :  Allez  vous  faire  pendre 
«ailleurs!  mais  ne  vous  retrouvez  jamais  en 
»  ma  présence  !  Vous  pensez  bien  qu'il  ne  de- 
»  manda  pas  son  reste  ;  il  quitta  Bagnères 
«sur-le-champ.  Depuis  ce  temps  je  ne  le  revis 
»  plus. 

»  —  Voilà  un  effronté  coquin!»  dit  M.  de 
Noirmont.  «  —  Oui,^)  dit  Saint-Elme  en  restant 
à  la  place  qu'il  a  choisie,  «c'était  un  drôle  bien 
«hardi!...  «  —  Je  n'aurais  pas  été  aussi  bon  que 

•  monsieur  le  comte,  »  dit  Dufour,  «j'aurais  fait 
«  arrêter  mon  voleur. 


MADELEINE.  2â5 

»  —  Eh!  mon  Dieu!  monsieur  Dufour,  son- 

•  gez  donc  que  j'étais  allé  à  Bagnères  pour  me 

•  divertir,  et  que  de  semblables  affaires  amènent 
»  des  démarches,  des  procédures  fort  ennuycu- 
»ses!  —  Monsieur  le  comte,  trop  de  gens 
«agissent  comme  vous  avez  fait,   et  c'est  un 

•  grand  tord.  On  dit  au  fripon  que  l'on  prend 
»  sur  le  fait  :  Va  te  faire  pendre  ailleurs  ;  mais 
«c'est  qu'il  en  vole  encore  beaucoup  avant  d'al- 
«1er  se  faire  pendre. 

»  —  Heureusement,»  dit  Chéri,  «  qu'il  faut  un 
«hasard,  une  circonstance  semblable  pour  se 
»  trouver  en  rapport  avec  un  fripon.  — Eh  !  mon 
«Dieu!  monsieur, »  dit  le  comte,  «c'est  beau- 
»  coup  moins  rare  que  vous  ne  pensez  ;  et  pour 
«qui  fréquente  le  monde...  le  grand  monde 
«  surtout,  de  telles  aventures  sont  bien  com- 
»munes.  Ce  n'est  point  dans  les  réunions  bour- 
«geoises  que  se  glissent  les  escrocs  ;  là,  ils  se- 
»  raient  trop  tôt  démasqués;  car  là  tout  le 
«monde  se  connaît.  Mais,  dans  ces  soirées  où 
«deux  à  trois  cents  personnes  se  poussent,  se 
»  pressent  dans  des  salons,  comment  voulez- 
»  vous  qu'on  se  connaisse?  Les  maîtres  de  mai- 
»  sons  invitent  beaucoup  trop  légèrement,  et 


S36  MADELEliSK. 

»  permettent  de  plus  qu'on  leur  amène  des  gens 
•  qu'ils  n'ont  jamais  vus  :  pourvu  qu'on  soit  mis 
»  à  la  mode,  qu'on  ait  bonne  tournure  et  beau- 
»coup  d'assurance,  on  est  bien  accueilli.  Mal- 
»  heureusement,  ce  sont  les  fripons  qui  réu- 
»  nissent  particulièrement  ces  trois  conditions- 
»  là.  » 

La  conversation  se  prolonge  quelque  temps 
sur  ce  sujet  ;  puis  Chéri  et  sa  femme  prennent 
congé  de  la  société  en  renouvelant  leurs  invita- 
tions pour  le  lendemain. 

Depuis  l'arrivée  du  comte  et  de  sa  nièce, 
Ernestine  n'a  pas  eu  un  moment  pour  voir  Ma- 
deleine ;  mais  le  lendemain  de  cette  soirée,  elle 
se  lève  de  grand  matin  et  se  rend  près  de  sa 
fidèle  amie. 

Madeleine  est  déjà  occupée  à  coudre  près  de 
sa  demeure,  lorsque  Ernestine  vient  se  jeter 
dans  ses  bras. 

«  Que  je  suis  contente  de  vous  voir!  »  dit  la 
jeune  fille!...  «je  commençais  à  croire  que  tout 
»  le  monde  m'avait  oubliée  !...  11  y  a  bien  long- 
»  temps  que  vous  n'êtes  venue!... 

»  —  Ah!  Madeleine,  ce  n'est  pas  ma  faute... 
wje  ne  suis  pas  libre,  moi...   il  est  venu  des 


MADELEINE.  237 

»  étrangers  à  Bréville...  il  a  fallu  rester  avec 
»  eux...  Mais  combien  de  fois  j'ai  regretté  de  ne 

•  point  t'avoir  près  de  moi...  toi,  à  qui  je  peux 
»dire  tout  ce  qui  se  passe  dans  mon  ûme... 

•  toi,  qui  as  vu  ma  criminelle  faiblesse!...  Ah! 
«Madeleine,  c'est  surtout  quand  on  est  cou- 
»pable...  quand  on  souffre,  qu'on  a  besoin 
«d'une  amie  qui  nous  aime,  nous  plaigne  et 
«nous  console  !... 

»  —  Mon  Dieu  !  est-ce  que  vous  auriez  de 
»  nouveaux  chagrins?...  vous  pleurez,  encore!... 
»  —  Ah!  désormais  je  pleurerai  toujours!...  — 
ï Toujours!...  il  ne  vous  aime  donc  plus?...  » 

Ernestine  regarde  la  jeune  fille  longtemps 
avec  une  morne  tristesse;  mais  ses  yeux  ont 
répondu  à  la  question  de  Madeleine. 

»  —  11  est  venu  à  Bréville  un  monsieur  avec 
«sa  nièce...  cette  nièce  est  jolie...  oh!  oui,  elle 
«jolie...  et  il  en  est  amoureux,  très-amoureux. 
»Tu  penses  bien  qu'il  ne  le  dit  pas;  mais  je 
ol'ai  vu,  moi;  je  l'ai  vu  dès  le  premier  instant 
«qu'il  Vu.  regardée. ..  Ah!  mes  yeux,  mon  cœur, 
»  ne  pouvaient  pas  me  tromper  1  Si  tu  savais  tout 
«ce  que  je  souffre!...  — Je  le  sais...  je  com- 
»  prends,  je  devine  vos  souffrances. . .  N'être  plus 


238  MADELEINE. 

•  aimée!...  cela  doit  faire  tant  de  mal!...  mais 
«vous  vous  abusez  peut-être. — Oh!  non,  non, 
«Madeleine,  on  s'abuse  quand  l'amour  com- 
smence;  on  ne  peut  plus  s'abuser  quand  il 
»  flnit  ! . . . 

«  —  Changer...  vous  causer  du  chagrin,  c'est 
»  bien  mal!...  Et  vous  ne  lui  avez  pas  reproché 
»  son  changement. 

»  —  Des  reproches  !...  ai-je  le  droit  de  lui  en 
»faire?...  Ai-je  été  fidèle,  moi?...  Oh!  non!,.. 
»  je  mérite  tous  les  maux  que  j'endure.  Parjure 
»  à  mes  serments,  mérilais-je  qu'on  gardât  ceux 
«que l'on  m'a  faits?...  et  pourtant  c'est  lui  qui 
»m'a  rendue  coupable...  Sans  lui,  jamais  je  ne 
«l'aurais  été...  Ah!  les  hommes  n'ont  pas  pitié 
»  de  nous.  Pour  ajouter  à  mes  peines,  il  me 
»  faudra  bientôt  quitter  la  demeure  où  je  suis 
«née,  cette  maison  que  j'aimais  tant... 

» — Que  dites-vous,  madame?...  —  Mon  mari 
»  a  vendu  le  domaine  de  Bréville  à  cet  étranger, 
»  l'oncle  de  la  jeune  Emma.  —  0  mon  Dieu  !... 
«vous  quitterez  Bréville...  ce  pays  peut-être,  et 
«moi  ji;  resterai  seule  ici...  Je  ne  vous  verrai 
«plus!...  — Oui...  il  me  faudra  partir. ..  aller 
«bien  l<»iii...  ne  plus  avoir  même  une  amie... 


MADELEINE.  239 

•  rien...  rien  que  mes  remords  et  mes  larmes!» 

Pendant  longtemps  Ernestine  pleure  sur  le 
sein  de  Madeleine.  Là,  elle  se  trouve  un  peu 
soulagée.  Dans  ce  bois,  seule  avec  son  amie, 
elle  peut  en  liberté. épancher  son  cœur;  mais 
il  faut  qu'elle  retourne  à  Bréville,  qu'elle  cache 
la  rougeur  de  ses  yeux.  Elle  se  lève  et  embrasse 
la  jeune  fille. 

«Au  revoir,  Madeleine...  je  ne  quitterai  pas 
«Bréville  de  quelque  temps...  je  le  crois,  du 
»  moins...  Mon  seul  bonheur,  maintenant,  sera 
»  de  venir  te  voir...  Si,  par  hasard,  tu  le  voyais, 
■  s'il  venait  ici,  ah!  surtout  ne  lui  dis  pas  que 
»je  suis  venue  pleurer  près  de  toi!...    que  du 

•  moins.il  ignore  tout  le  mal  qu'il  me  fait!... 
sTu  te  tairas,  n'est-ce  pas?  —  Oui,  je  vous  le 

•  promets. 

»  —  Pauvre  femme  !  »  dit  Madeleine  en  la  sui- 
vant des  yeux  ;  «n'était-ce  donc  pas  assez  que 
»  mon  cœur  endurât  un  mal  dont  il  ne  peut 
«guérir!...  fallait-il  aussi  que  le  sien  ressentît 
»lout  ce  qu'on  souffre  quand  on  vojt  celui  qu'on 

•  aime  en  adorer  une  autre!» 

Ernestine  est  revenue  près  de  ses  hôtes  ;  elle 
s'efforce  de  cacher  ses  peines,  de  prendre  un 


2/lO  MADELEINE. 

visage  riant,  et  surtout  de  ne  point  laisser  voir 
à  Victor  que  la  jalousie  déchire  son  cœur.  Elle 
est  douce,  aimable  avec  Emma;  car  ce  qu'elle 
souffre  ne  l'empêche  pas  de  rendre  justice  à  la 
nièce  du  comte.  Bien  loin  de  ressembler  à  ces 
femmes  qui  ne  voient  que  des  défauts  à  leur 
rivale,  Ernestine  se  dit  :  »  Comment  ne  lui  plai- 
»rait-elle  pas!...  elle  a  tout  pour  charmer... 
»elle  est  bien  plus  jolie  que  moi,  et  elle  peut 
«l'aimer  sans  crime...  Son  visage  est  toujours 
«heureux,  toujours  riant...  tandis  que  moi... 
•j'étais  sans  cesse  triste...  inquiète!...  Ah!  il  a 
»  raison  de  changer.  Moi  seule,  j'ai  eu  tort  de 
«l'aimer.  » 

Dans  la  journée,  le  comte  parle  encore  de 
Jacques,  qu'il  a  l'intention  de  voir,  mais  il  remet 
sa  visite  au  garde  h  son  retour  de  Paris.  Pressé 
de  conclure  avec  M.  de  Noirmont,  et  de  termi- 
ner toutes  ses  affaires,  afin  de  pouvoir  revenir 
habiter  sa  nouvelle  propriété,  M.  de  Tergenne 
a  résolu  départir  le  lendemain;  mais  il  laisse 
sa  nièce  i\  Bréville,  ce  qui  semble  faire  grand 
plaisir  à  la  jeune  Emma. 

L'heure  arrive  de  se  rendre  chez  madame 
Montrésor.  Toute  la  société   part.  Le  comte  a 


MiDELEIXE.  S41 

ofiFert  son  bras  à  madame  de  Noirmont;  alors 
Victor  a  pu  présenter  le  sien  à  Emma.  MM.  de 
Noirmont,  Dufour  et  Saint-Elme  les  suivent, 
Armand  refuse  d'aller  à  la  fête  que  donnent  ses 
Toisins,  quoique  son  ami  Saint-Elme  le  presse 
de  Yenir  se  distraire  avec  eux;  mais  le  jeune 
marquis  ne  suppose  pas  qu'une  soirée  chez 
SQadame  Montrésor  puisse  lui  offrir  aucun  amu- 
eement,  et  il  s'enfonce  dans  le  bois,  tandis  que 
la  société  se  dirige  vers  la  naaison  où  se  donne 
la  fête. 

En  approchant  de  chez  les  personnes  qui 
donnent  le  bal,  Emma  s'étonne  de  ne  pas  en- 
tendre déjà  le  son  des  violons,  les  airs  de  danse. 
En  entrant  dans  la  maison,  l'étonnement  de  la 
société  redouble.  Le  vestibule  est  désert.  Un« 
seule  domestique  va  et  vient  d'une  pièce  à  une 
autre  en  rinçant  des  verres. 

«  Est-ce  que  nous  sommes  venus  trop  tut  ?» 
dit  le  comte  en  souriant.  • — Où  donc  se  donne 
pla  fête...  le  bal?  »  demande  M.  de  Noirmont. 

»  —  Dans  le  jardin,  monsieur,»  répond  la 
domestique.  <«  Vous  allez  y  trouver  tout  le 
t  monde.  > 

On  se  rend  dans  le  Jardin  ;  on  parcourt  plu- 
u.  1  fi 


2/i2  MADELEINE. 

sieurs  allées  sans  rencontrer  la  société;  enfin 
on  aperçoit  une  douzaine  de  personnes  réunies 
sur  un  carré  de  verdure. 

«  —  Voilà  probablement  le  noyau  de  la  réu- 
i-nion,»  dit  Dufour.  «  Que  diable  font-ils  là?  > 

On  s'approche  delà  compagnie;  elle  se  com- 
pose de  trois  commis-voyageurs,  amis  de  Ché- 
ri; puis  monsieur  et  mademoiselle  Pomard, 
madame  Bonnifoux,  M.  Courtois  et  sa  nièce, 
et  deux  voisines  d'un  âge  mûr. 

A  l'arrivée  de  la  société  de  Bréville,  un  de? 
commis-voyageurs  faisait  des  tours  de  force,  il 
enlevait  un  banc  de  bois  à  bras  tendu. 

Sophie  vient  recevoir  son  monde  ;  elle  con- 
duit les  dames  devant  des  bancs  qu'on  a  placés 
autour  d'un  espace  qu'on  a  sablé  pour  en  faire 
une  salle  de  bal.  Plusieurs  lampions  et  des  lan- 
ternes attachées  à  des  arbres  annoncent  que 
c'est  là  qu'on  veut  donner  la  fôle. 

«Mais  avec  qui^vculent-ils  nous  l'aire  danser?  » 
dit  Dufour.  a  Est-ce  qu'ils  croient  que  j'invite- 
»rai  madame  Bonnifoux  ?...  Quant  -i  mademoi- 
»  selle  Clara,  je  ne  me  risquerai  pas...  son  frère 
«est  devenu  olive  en  m'aperccvant.  » 

Les  dames  prennent  place  anlour  dv  l'en- 


MADELEINE  2/|o 

droit  sablé.  Le  commis  continue  ses  tours  : 
après  le  banc,  il  enlève  une  chaise 'avec  ses 
dents  ;  ensuite  il  lutte  avec  un  de  ses  amis  à 
qui  sautera  le  plus  loin  ;  puis  ces  messieurs 
ôtent  leurs  babils  et  se  mettent  à  jouer  à  qui 
jettera  l'autre  par  terre.  Et  madame  Montrésor 
ne  cesse  de  s'écrier  :«  Ali!  qu'ils  sont  aima- 
»bles!...  qu'ils  sont  drôles!...  C'est  qu'ils  sont 
»  capables  de  nous  amuser  comme  cela  toute  la 
»  soirée  !  » 

Les  habitants  de  Bréville  se  regardent  sans 
rien  répondre.  Dufour  seul  dit  entre  ses  dents: 
«  Si  elle  nous  avait  prévenus  qu'elle  nous  invi- 
»  tait  pour  voir  ces  messieurs  faire  des  tours  de 
«force,  je  ne  me  serais  pas  mis  en  toilette  de 
»baL 

i> —  Où  est  donc  M.  Montrésor?  «dit  M.  de 
«Noirmont.  «  —  Il  va  revenir...  il  est  allé  clier- 
»cher  l'orchestre...  car  nous  comptons  bien 
•  danser...  Oh!  nous  danserons... 

» —  En  attendant,  >>  dit  madame  Bonnifoux, 
a  si  on  veut  faire  un  loto...  —  Non...  non, 
»  madame  Bonnifoux...  pas  encore...  Oh!  te- 
»  nez.  voilà   M.   drossillot    fjui   se  lient   sir  la 


2M  MADEI.RIXE. 

•  tête...  et  il  marche  sur  les  mains...  A.I1  !  sont- 
ï  ils  drôles  '...» 

En  effet,  M.  Grossîllof,  l'un  des  amis  de 
Chéri,  s'étant  mis  à  marcher  la  tête  en  bas,  ses 
deux  collègues,  qui  probablement  croyaient 
devoir  faire  comme  chez  Nicollet,  aller  de  plus 
fort  en  plus  fort,  venaient  de  s'étendre  sur  le  ga- 
zon; et  l'un  d'eux,  en  marchant  sur  les  mains, 
veut  porter  son  camarade  sur  ses  pieds;  mais 
le  camarade  n'ayant  pas  bien  gardé  l'équilibre, 
tombe  sur  le  gazon  la  face  contre  terre.  La 
chute  avait  été  lourde  ;  néanmoins  le  monsieur 
se  relève  en  soutenant  qu'il  ne  s'est  fait  aucun 
mal,  quoique  sonnez  soit  déjà  enflé;  et  il  s'ob- 
stine à  continuer  ses  exercices  gymnastiques, 
M.  Pomard,  qui  a  pris  pour  point  de  mire  un 
tilleul,  semble  résolu  à  faire  la  statue  pendant 
toute  la  soirée;  tandis  que  sa  sœur  rit  conmie 
une  petite  folle  à  chaque  nouvelle  culbute  de 
ces  messieurs  qui  veulent  à  toute  force  amuser 
la  société. 

L'arrivée  de  quelques  personnes  sert  de  pré- 
texte aux  habitants  de  Bréville  pour  quitter  les 
b;mcs  et  s(>  promener  dans  le  jardin,  l^f^s  folies 


MADELEINE.  2/i5 

des  trois  messieurs  de  Paris  ennuient  considé- 
rablement Ernestine  et  Emma. 

Enfin  Chéri  arrive;  il  est  suivi  d'un  gros  gar- 
çon de  vingt-cinq  ans,  qui  est  presque  aussi 
jouflu  que  M.  Montrésor.  Le  gros  garçon,  qui 
est  en  veste,  ne  tient  rien  dans  ses  mains;  ce- 
pendant Sophie  s'est  écriée  :  •  Ah!  voilà  la  mu- 
«sique!  nous  allons  danser!... 

» — Où  diable  madame  Montrésor  voit-elle 
«donc  les  musiciens...  les  instruments?»  dit 
Du  tour. 

La  maîtresse  de  la  maison  s'avance  d'un  air 
espiègle  vers  les  dames,  en  disant  :  «  Je  suis 
»  sûre  que  vous  demandezoùsontles  vifdons?... 
»  et  en  effet  je  n'en  ai  pas.  J'étais  d'abord  hor- 
s  riblement  contrariée,  car  je  comptais  sur  les 
»  deux  seuls  ménétriers  qu'on  puisse  avoir  dans 
»  ce  pays;  mais  l'un  a  un  panaris  à  la  main 
«gauche,  et  l'autre  est  allé  travailler  à  un  puits 

•  artésien,  qu'un  ingénieur  de  Sissonne  veut 
»  faire  construire  dans  son  jardin.  J'étiis  donc 
»  désolée  ;  je  me  disais  :  Nous  ne  pourrons  pas 

•  danser...  quel  dommage!...  Mais  madame 
»  Bonnifoux  m'a  trouvé  quelque  chose  qui  vaut 
)»bien  des  violons.  Vous  voyez,  ce  grand  gaillard 


:2/|()  MADELEINE. 

»que  Clicri  vient  d'amener...  c'est  le  fils  de  no- 
»  tre  laitière.  Eh  bien  !  il  siffle  comme  un  ange; 
»  et  tous  les  dimanches  il  fait  danser  ses  amis 
»  et  connaissances  en  leur  sifflant  des  contre- 
»  danses.  Rose,  la  bonne  de  madame  Bonnifoux, 
»  qui  avait  plusieurs  fois  dansé  à  cette  musique, 
«l'avait  dit  à  sa  maîtresse...  elle  assure  que 
«c'est étonnant...  Ce  garçon  est  infatigable!.., 
»  Et  vite  j'ai  envoyé  chercher  Benoît,  qui  est 
»  enchanté  de  faire  danser  des  personnes  comme 
»  nous  ! 

» —  Ah!  nous  allons  danser  au  sifllct?  »  dit 
Dufour.  a — Je  vous  assure,  monsieur,  que  c'est 
•  très-agréable,  »  dit  une  des  voisines:*  à  ma 
«noce  on  a  sifflé  toute  la  nuit,  et  on  s'en  est 
»  très-bien  trouvé. 

»  —  Voilà  un  bal  d'un  nouveau  genre,  >  dit 
»Saint-Elme;  je  suis  très-curieux  d'entendre 
»  cet  orchestrc-là  ! 

» —  Par  exemple,  «reprend  madame  Mon- 
»  trésor,  Benoît  ne  dit  pas  les  figures  en  sifflant; 
«mais  nous  les  savons,  et  c'est  toujours  laméme 
«chose...  Allons...  Benoît...  quand  vous  vou- 
«  drez,  mon  garçon...  Messieurs,  invitez  vos  da- 


MADELEINE.  2/i7 

»mcs...    Chéri...    vous    savez  que  vous  faites 
»  danser  la  nièce  de  M.  Courtois.  » 

Le  grand  Benoît  monte  sur  une  chaise  et  se 
met  à  siffler  un  pantalon.  La  société  de  Bréville 
se  sent  prise  d'une  envie^de  rire  qu'elle  ne  peut 
réprimer;  cependant  on  se  met  en  place.  Vic- 
tor a  pris  la  main  d'Emma,  et  Ernestine  n'a 
pas  osé  refuser  le  comte  qui,  pour  la  rareté  du 
fait,  veut  danser  au  sifflet. 

Le  fils  de  la  laitière  a  des  poumons  extraor- 
dinaires ;  il  siffle  tout  un  quadrille  sans  se  repo- 
ser. Les  danseurs  ont  d'abord  quelque  peine  à 
se  faire  [à  cette  musique,  mais  avec  un  peu  de 
bonne  volonté  on  danserait  au  son  d'un  cornet 
à  bouqum.  Bientôt  plusieurs  familles  de  Cisy 
viennent  augmenter  le  nombre  des  danseurs. 
Pour  donner  un  peu  plus  de  force  à  l'orchestre, 
un  des  commis  voyageurs  fait  le  tambourin  sur 
son  chapeau,  et  un  autre  imite  la  clarinette  en 
se  mettant  des  feuilles  de  lilas  dans  la  bouche. 

Le  comte,  qui  n'a  dansé  que  pour  la  forme, 
se  promène  dans  le  jardin  avec  M.  deNoirmont 
Ernestine  s'assied  près  du  bal  ,  mais  elle  ne 
veut   plus    danser  :    Victor   même  est  refusé. 
•  Faites  danser  mademoiselle  Emma,  «lui  dit 


Ûk^  MADELEl^dE. 

Ernestine  avec  douceur,  mais  sans  pouvoir  ré- 
primer un  profond  soupir  ;  «  elle  peut  bien  me 
«remplacer...  Il  y  a  déjà  longtemps  qu'elle  oc- 
«  cupe  une  place...  où  je  croyais  rester  plus 
»  longtemps. — Que  voulez-vous  dire,  madame?» 
répond  Victor  en  cherchant  à  déguiser  son  em- 
barras. «  —  Rien...  pardonnez-moi  ces  mots... 
»En  vérité,   c'est  malgré  moi  qu'ils  me   sont 

•  échappés...  Je  vous  en  prie,  dansez  avec  elle. 

•  Tenez,  elle  vous  attend...  » 

En  effet,  la  rïièce  du  comte  aimait  beaucoup 
mieux  danser  avec  Victor  qu'avec  les  autres 
cavaliers,  qui  tous  sentaient  la  province  d'une 
lieue.  D'ailleurs,  depuis  son  séjour  à  Bréville. 
Emma  s'est  habituée  à  voir  Victor  sans  cesse 
auprès  d'elle;  quandiln'yest  [)as,elk'lecherche 
des  yeux. 

Qoique  les  paroles  d'Ernestine  l'aient  profon- 
dément ému,  Victor  retourne  près  d'Emma.  Il 
est  à  la  fois  triste  et  content  :  il  est  heureux  de 
danser,  de  causer  avec  la  nièce  du  comte  ;  il  se 
sent  affligé  de  la  tristesse  qu'il  a  lue  dans  les 
yeux  d'Ernestine,  tristesse  dont  au  fond  del'àme 
il  sent  bien  qu'il  est  l'auteur.  C'est  une  situation 
embarrassante  que  celle  d'un  homme  eûtre  uae 


MADELElxXE.  2^9 

femme  qu'il  aime  encore  un  peu  et  une  autre 
qu'il  commence  à  aimer  beaucoup.  Malgré  tou* 
le  désir  que  l'on  a  de  ménager  ces  deux  amours, 
le  nouveau  fait  toujours  pencher  la  balance. 

Dufour  s'est  risqué  :  il  a  invité  mademoiselle 
Clara  ;  celle-ci  a  accepté  son  invitation  de  l'air 
le  plus  gracieux,  et  bientôt  ils  sautent  et  se  ba- 
lancent tous  deux  avec  tant  d'accord  et  d'aban- 
don qu'on  ne  croirait  jamais  que  c'est  sous  le 
lit  de  sa  danseuse  que  Dufour  a  passé  trois  heu- 
res. Alors  seulement  M.  Pomard  cesse  de  re- 
garder son  tilleul. 

Chéri  fait  circuler  des  rafraîchissements  et 
du  punch;  ce  sont  ses  amis  de  Paris  qui  ont 
fait  le  punch,  et  ils  n'ont  pas  ménagé  le  rhum. 
Benoît  a  déjà  sifflé  six  contredanses.  Comme  il 
ne  met  presque  pas  d'intervalle  entre  les  qua- 
drilles, les  danseurs  sont  en  nage,  et  on  se  jette 
sur  le  punch  parce  que  c'est  plus  sain.  Chéri 
en  offre  à  chaque  instant  un  verre  à  Sophie.  Et 
Dufour  dit  à  mademoiselle  Clara  :  «M.  Mon- 
>  trésor  veut  étourdir  sa  femme,  afin  d'avoir  un 
»peu  de  liberté  pendant  le  restant  de  la  soi- 
»rée.  • 

Saiût-Elme  ne  danse  pas,  mais  il  a  pris  plu- 


250  MADELEmE. 

sieurs  verres  de  punch.  Petit  à  petit  il  s'est 
laisse  aller  ù  ses  anciennes  habitudes.  Se  trou- 
vant entouré  de  gens  près  desquels  il  sent  qu'il 
n'a  qu'à  vouloir,  il  est  redevenu  beau  parleur, 
railleur,  gouailleur  même;  il  lance  des  com- 
pliments impertinents  aux  dames,  desépigram- 
mes  aux  danseurs,  et  rit  au  nez  de  tout  le 
monde  en  s'écriant  :  «C'est  charmant,  c'est 
«une  fcte  délicieuse!...  Quand  je  retournerai  à 
»  ma  terre,  je  veux  que  tous  mes  paysans  sif- 
»  flcnt  comme  ce  gaillard-là  !...  » 

Mais  au  milieu  d'une  poule,  les  dan-:eurs 
restent  la  jambe  en  l'air...  l'orchestre  n'a  plus 
de  vent.  Benoît  se  démanche  en  vain  la  mâ- 
choire... le  sifflet  ne  vient  plus. 

«  Ah  !  mon  Dieu  !  »  dit  Sophie,  «  qu'est-ce 
»  qu'il  y  a  donc?..  Eh  bien  !  Benoît...  mon  gar- 
ȍon...  qu'est-ce  qui  vous  prend?.,  nous  ne 
«vous  entendons  plus...  Ahl  mon  Dieu!... 
»  pourvu  que  ça  lui  revienne...  Croyez-vous  que 
»ra  va  revenir?.. 

«  —  Attendez...  attendez!..»  s'écrie  M.  Gros- 
sillot,  «  je  vais  lui  rendre  le  souffle,  moi...  Te- 
»  nez,  mon  ami,  avalez-moi  cela,  et  je  vous  ré- 


MADELEINE.  251 

«ponds  que  vous  sifllerez  comme  un  serpent  ù 
»  sonnettes!  » 

M.Grossillot  présente  au  gros  garçon  un  grand 
verre  de  punch  :  Benoît  le  saisit;  mais,  trop 
empressé  de  boire  pour  retrouver  son  instru- 
ment, Benoît  avale  de  travers;  loin  de  pouvoir 
siffler,  il  étouffe,  il  étrangle,  il  ne  peut  plus  que 
tousser  ;  il  faut  qu'on  aille  lui  chercher  de  l'eau. 
Le  bal  est  suspendu,  au  grand  déplaisir  des 
danseurs,  et  les  commis-voyageurs  se  remettent 
à  faire  des  tours  de  force. 

Enfin  le  pauvre  siffleur  a  tant  bu  d'eau  'que 
sa  toux  se  calme.  On  se  remet  à  la  danse,  mais 
cela  ne  va  plus  comme  au  commencement.  Be- 
noît s'interrompant  à  chaque  instant  pour  tous- 
ser^ les  danseurs  sont  continuellement  en  sus- 
pens. 

Pour  laisser  Benoît  se  reposer  quelque  temps, 
M.  Grossillot  propose  de  chanter  une  valse,  que 
ses  amis  accompagneront  avec  le  chapeau  et 
les  feuilles  de  lilas. 

La  proposition  est  acceptée.  Le  hasard  veut 
qu'il  y  ait  une  excellente  valseuse  parmi  les  ha- 
bitantes de  Gizy.  Saint-Elme,  qui  se  prétend 
un  des  meilleurs  valseurs  de  France,  remarque 


252  MADBLELNE. 

la  légèreté  de  la  jeune  personne  avec  laquelle 
Chéri  essaie  en  vain  de  tourner  pendant  que  sa 
femme  est  allée  couper  de  la  brioche.  Saint- 
Elme  ne  peut  résister  à  l'envie  de  faire  admi- 
rer ses  grâces;  il  arrête  le  couple,  repousse 
Chéri,  et  s'empare  de  sa  valseuse  en  disant  : 
«  Monsieur  Montrésor,  vous  ne  savez  pas  val- 
»ser...  et  je  vois  que  mademoiselle  ira  très- 
tbien...  vous  allez  me  voir  la  conduire...  Pre- 
•  nez  une  leçon  !  »  Et  Saint-Elme,  entourant  la 
jeune  personne  de  ses  bras,  s'éloigne  en  tour- 
nant légèrement  avec  elle.  Tout  le  monde  ad- 
mire la  grâce  de  ce  monsieur,  qui,  malgré  le 
bandeau  qui  couvre  sa  tête,  conduit  si  bien  sa 
valseuse.  Saint-Elme  entend  les  éloges  qu'on 
lui  prodigue  ;  il  se  pique,  il  veut  montrer  tout 
son  talent;  il  ne  suit  plus  le  cercle  tracé;  il 
tourne  avec  sa  valseuse  autour  d'un  buisson, 
voltige  derrière  un  massif  d'arbres,  puis  repa- 
raît et  passe  dans  le  monde  sans  jamais  se  co- 
gner contre  personne,  et  les  applaudissements 
augmentent,  et  madame  Bonnifoux  s'écrie  : 
«Cet  homme-là  valserait  sur  une  boule  de 
»  loto  1  » 

Maid  en  passant  avec  sa  valseuse  sous  un 


MADEI,EI\1Î.  258 

marronnier,  Saint-Elme  n'a  pas  assex  baissé  la 
tête  :  une  brandie  raccroclic  ;  il  y  laisse  le  ban- 
deau qui  lui  couvrait  un  œil  et  une  partie  du 
visage. 

Saint-Elme  s'est  arrêté;  il  court  à  l'arbre. 
Dufour  a  décroché  le  bandeau  noir,  et  il  le  pré- 
sente au  bel  homme  en  lui  disant  :  »Ah  çà! 
mais  il  me  semble  que  vous  êtes  guéri...  Pour- 
quoi diable  portez-vous  cela  ?  Je  ne  vous  vois 
«aucune  cicatrice... 

» — Pardonnez-moi...  pardonnez-moi,  «ré- 
pond Saint-Elme  en  s'empressant  de  replacer 
le  bandeau  sur  sa  tête.  »0h  !  encore  beaucoup! 
»  et  mon  œil  ne  peut  supporter  la  lumière.  » 

En  ce  moment,  Saint-Elme  aperçoit  le  comte 
de  Tergenne  qui  était  arrêté  à  quelques  pas  et 
le  regardait  d'une  façon  très  expressive.  Le 
beau  valseur  ne  se  sent  plus  envie  de  continuer; 
il  reconduit  sa  valseuse  et  va  s'asseoir  k  l'écart, 

Benoît  ne  sifflant  plus  sans  tousser,  la  fête 
ne  se  prolonge  pas  tard.  A  onze  heures  chacun 
se  retire,  et  la  société  retourne  à  Bréville.  Là 
on  cause  quelque  temps  du  singulier  bal  au- 
quel on  vient  d'assister,  puis  on  se  dit  bonsoir. 

M   de  Tergenne  a  fait  semblant  de  prendre 


25Û  MADELEINE. 

le  corridor  qui  conduit  à  son  appartement; 
mais  bientôt  il  revient  sur  ses  pas,  monte  vive- 
ment l'escalier  qu'a  pris  Saint-Elme ,  et  le  re- 
joint au  moment  où  celui-ci  va  entrer  dans  sa 
chambre. 

«Un  moment,  monsieur!  «dit  le  comte,  en 
se  plaçant  devant  Saint-Elme;  »  j'ai  quelque 
»  chose  à  vous  dire...  » 

Le  ton  du  comte  était  plus  que  sévère.  Saint- 
Elme  tâche  de  cacher  le  trouble  que  lui  cause 
cette  brusque  apparition  et  de  répondre  d'un 
air  aimable  ; 

a  Comment,  monsieur  le  comte,  vous  avez 
B quelque  chose  à  me  dire?...  je  suis  trop  heu- 
»reux.k.  si  je  puis  vous  être  agréable... 

» — Quittez  ce  ton  qui  ne  peut  plus  m'en 
»  imposer...  reprenez  votre  voix  ordinaire;  je 

•  vous  ai  reconnu...  vous  êtes  Souvrac. — Sou- 
»  vrac  !  que  voulez-vous  dire  ?. . .  — Je  vous  répète 

•  que  vous  êtes  le  Souvrac  qui  m\  volé  ù  Ba- 

•  gnères...  ce  l)andeau  ne  peut  plus  vous  servir 
»à  rien...  il  vous  est  inutile  maintenant.  » 

En  disant  ces  mots,  M.  de  Tergenne  arrache 
et  \ri\o  il  terre  tout  1<>  tal'tVlas  dont  Saint-Ehne 


MADELEINE.  255 

couvrait  son  visage.  Le  beau  mousieur  reste 
confondu,  immobile...  Le  eomte  reprend  : 

»  Par  égard  pour  ee  jeune  Armand,  qui  vous 
»  nomme  son  ami,  et  pour  les  habitants  de 
)j  cette  maison  que  vous  avez  indignement  abu- 
»sés,  je  veux  bien  ne  pas  faire  d'éclat.  Demain, 
»  dès  le  matin ,  je  pars  pour  quelques  jours  ;  à 
•  mon  retour,  que  je  ne  vous  retrouve  plus  au 
»  sein  d'une  honnête  famille,  qui  rougirait  de 
»  honte  si  elle  savait  quel  est  le  misérable  qu'elle 
»  a  reçu  !  » 

Saint-Elme  a  tiré  son  mouchoir,  cligné  des 
yeux,  pincé  sa  bouche ,  et  il  répond  d'un  ton 
piteux  : 

»  Monsieur  le  comte,  je  ne  chercherai  plus  à 
»  feindre...  mais  croyez,  que...  depuis  huit  ans... 
»  par  une  conduite  irréprochable,  j'ai  réparé 
«quelques  erreurs  de  ma  jeunesse...  et  que  ja- 
»mais... 

»  —  C'est  assez!...  vous  m'avez  entendu  :  à 
»  mon  retour,  ne  soyez  plus  ici...  que  les  per- 
»  sonnes  qui  demeurent  à  Bréville  n'entendent 
«plus  parler  de  vous,  sinon  je  vous  fais  arrê- 
»  ter.  » 

Le  comte  s'éloigne  brusquement  après  avoir 


256  tlÂDBLEm». 

dit  ces  mots.  Saint-Elme  est  demeuré  quelques 
instants  interdit  ;  mais  bientôt  il  rentre  dans  sa 
chambre  en  murmurant  ;  t  Ahl...  tu  me  paie- 
•  ras  cher  cette  maudite  reconnaissance.  » 


CHAPÎTRI]  XXIII. 


l.E    VOI, 


Le  comte  est  parti  de  grand  matin  ;  il  espère 
n'être  que  huit  jours  absent  ;  il  doit  rapporter 
la  somme  qui  le  rendra  propriétaire^  du  domaine 
de  Bréville.  Dufour  dit  à  Victor  :  «  Je  crois 
«qu'il  nous  faudra  enfin  partir...  nous  aurons 
•  fait  un  assez  long  s(*jour  ici...  —  Hélas!  pour- 
»  quoi  ne  sommes-nous  pas  partis  plus  tôt?  » 
répond  en  soupirant  Victor. 

Cinq  jours  après  le  départ  du  comte,  Saint- 
n.  17 


258  MADELEINE. 

Elme,  qui  s'est  débarrassé  de  son  bandeau,  an- 
nonce à  la  compagnie  son  départ  pour  le  len- 
demain. Tout  le  monde,  excepté  Armand,  re- 
çoit cette  nouvelle  avec  une  satisfaction  que 
l'on  ne  cherche  même  pas  à  dissimuler. 

«  Quoi!  Saint'Elme,  tu  veux  nous  quitter?» 
dit  le  frère  d'Ernestine  en  regardant  son  ami 
avec  surprise  ;  «  ne  peux-tu  attendre  quelques 
«jours?...  alors  moi-même  je  quitterai  cette 
)»  maison  qui  va  devenir  la  propriété  de  M.  de 
h  Tergenne  ;  nous  retournerons  ensemble  à  Pa- 
»ris... 

»  —  A  Paris  !  »  s'écrie  M.  de  Noirmont  ; 
«  comment,  Armand ,  vous  songez  déjà  à  re-* 
«tourner  à  Paris... 

»  —  Mon  cher  Armand,  »  répond  Saint-Elme 
d'un  ton  patelin,  «  si  tu  m'en  crois,  tu  ne  quit- 
»  taras  pas  ta  chère  famille!...  Moi,  je  me  re- 
»pens  d'avoir  si  longtemps  abandonné  la  mien- 
»ne...  .l'ai  négligé  mes  affaires...  perdu  de  l'ar- 
»gent...  maintenant  je  veux  vivre  autrement... 
1  .Te  te  conseille  de  devenir  sage  aussi!...  » 

Armand  ne  répond  pas  ;  il  quille  le  salon 
avec  humeur.  Saint-Elme  le  suit,  le  rejoint  dans 
Ir  j;tr.liji.  cl  lui  dil  rn  ri;int: 


MADELEINE.  259 

•  Es-tu  bien  édifié  ilu  sermon  que  je  t'ai  fnit? 
»  —  Oh  !  j'ai  bien  vu  que  tu  te  moquais  d(3  moi! 
»  —  Je  devais  parler  ainsi  devant  ta  famille.  — 

j/Ton  départ —  Est  indispensable....  D'ail- 

»  leurs,  je  m'ennuie  de  demeurer  avec  des  g;ens 
«qui  me  parlent  à  peine...  Sans  toi,  il  y  a  long;- 
»  temps  que  je  serais  loin...  —  Mais  quelques 
«jours  encore.  .  — Viens...  viens  dans  le  bois, 
»  nous  y  causerons  plus  librement;  j'ai  beaucoup 
»  à  te  parler.  » 

Saint-Elme  prend  le  bras  d'Armand;  tous 
deux  sortent  et  s'enfoncent  dans  les  bois  qui 
entourent  Bréville.  Arrivés  dans  un  endroit 
bien  sombre,  bien  éloigné  des  chemins,  Sainl- 
Elme  s'arrête  et  dit  à  Armand  :  «Parlons  main- 
»  tenant  :  Quels  sont  tes  projets?...  que  vas-'.u 
»  faire  avec  les  vinji:t  mille  francs  que  Ion  aima- 
«ble  beau-frère  va  te  doimer?...  — Je  n'en  sais 
«rien...  Tu  penses  bien  d'abord  que  je  ne  veux 
«pas  rester  avec  eux...  —  Comme  ce  serait  g"eu- 
«til,  à  ton  âge...  passer  sa  vie  en  famille!...  îl 
«faut  retournera  Paris,  car  il  n'y  a  (jue  Paris 
•  pour  des  hommes  comnir  nous...  —  Mais  j'y 
«dois  trente  mille  francs...  j'y  |)uis  être  arrêté 
•>  en  arrivant.  —  Je  sais  toutcel;i...  Oh!,.,  de- 


2G0  MADELEINE. 

«puis  plusieurs  jours,  je  réfléchis  à  ta  position. 
»I1  est  impossible  (pie  tu  te  tires  d'affaire  avec 
»  vingt  mille  francs.  —  Ilélas!  oui ,  cette  idée 
«m'accable...  me  désole!...  —  Fi  donc!  est-ce 
•  que  les  gens  d'esprit  doivent  jamais  se  déso- 
»ler,  et, 4)ieu  merci,  nous  avons  de  l'esprit.... 
»plus  que  toute  ta  farpille...  Sais-tu  ce  qu'il  te 
»  faudrait  >  les  quatre-vingt  mille  francs  que  cet 
«aimable  comte  est  allé  chercher  pour  payer  ta 
«maison.  —  Sans  doute...  avec  cette  somme  je 
«pourrais  reparaître  dans  le  monde...  payer 
»  mon  créancier...  et  ressaisir  la  fortune  ;  car 
»  enfin,  avec  cinquante  mille  francs  devant  moi, 
»  il  est  impossible  que  je  ne  trouve  pas  une  heu- 
^  reuse  veine.  — C'est   impossible!...  et   tu  la 

«trouverais Eh  bien!  mon   cher,    puisque 

»  ces  quatre-vingt  mille  francs  peuvent  te  saii- 
»  ver...  te  rendre  au  monde,  aux  plaisirs,  il  faut 
«les  avoir...  —  Les  avoir!...  comment?...  qui 
«diable  veu.\-tu  qui  me  les  d<mne?  —  Il  faut 
«les  avoir,  te  dis-je.  Si  le  hasard...  mêlé  d'un 
«peu  d'adresse...  nous  faisait  trouver  le  portc- 
»  feuille  que  le  comte  va  rapporter...  —  Troii- 
»  ver...  —  Oui...  trouver  dans  sa  poche.  —  Ah! 
Saint-Klme...    (pie   dis-lu    là?...    Je    n'ose   le 


MADKLKlMi.  '2G1 

«comprendre.  —  C'est  que  lu  ne  vois  pas  bien 
»  la  chose...  car  enlin  ces  quatre-vingt  mille 
«francs,  pourquoi  les  apporte-t-il?  pour  payer 
»  ta  maison,  donc  c'est  à  toi  qu'ils  devraient  re- 
»  venir.  —  Mais  puisque  la  maison  est  à  mon 
»  beau-frère  à  présent...  — Bah  1  parce  qu'il 
»  t'a  donné  quelques  bagatelles...  quelques  mille 
«francs  dessus.  Entre  parents,  il  peut  bien  t'a- 
»  voir  fait  ce  cadeau-là.  Je  te  soutiens  que  les 
•  quatre-vingt  mille  francs  te  reviennent.  Mais 
»  comme  tous  ces  gens-là  ne  comprendraient 
»  peut-être  pas  mon  raisonnement ,  il  s'agit  de 
»  te  faire  avoir  cette  somme  sans  qu'ils  le  sa- 
«client...  Je  m'en  charge,  si  tu  veux  me  se- 
«conder  un  peu.  Oh!  si  je  pouvais  agir  seul,  je 
»  ne  te  demanderais  pas  ton  avis.  —  Saint-Elme, 
»lu  me  fais  frémir...  —  Frémir...  tout  ça  ce 
»sont  des  mots...  Veux-tu  ou  non  les  quatre- 
y>  vingt  mille  francs?  —  Je  les  voudrais  bien — 
n  mais  par  des  moyens  honnêtes...  —  Trouvcs- 
»  en  si  tu  peux!...  —  Et  comment  donc  esj)é- 
»rais-tu  avoir  cette  somme?  —  Je  vais  demain 
»  faire  mes  adieux  ;  au  lieu  de  partir,  je  vien- 
«drai  me  log<'r  chez  un  paysan...  Pas  chez 
«Jacques,  on  pourrait  y  aller  et  m'y  voir 


20*2  MADKI-El.NE. 

'•mais  de  ces  cotés...  tiens,  clicy.  un  bùelieron 

)'4ui  demeure  au  bout  de  ce  sentier là  .  à 

«gauche...  Je  m'habillerai  en  paysan...  je  met- 
'itrai  une  blouse,  un  grand  chapeau...  oh!  je 
»sais  me  déguiser...  J'aurai  pour  toi  un  cos- 
)>lume  semblable.  .  Tu  viendras  me  dire  quand 
»le  comte  annoncera  son  retour.  Il  doit  aller 
»à  Montcornet,  où  il  a  de  l'argent  à  toucher... 
«Oh!  j'ai  fort  bien  retenu  ce  qu'il  a  dit.  En- 
«  suite  il  ira  à  Sissonne,  et  de  là  il  doit  revenir 
)'à  pied  en  se  promenant...  Viens  m'avertir, 
«c'est  tout  ce  que  je  demande.  —  Non,  Saint- 
))Elme ,  non...  je  te  devine...  un  vol!  quelle 
«horreur!  je  n'y  consentirai  jamais.  —  Non, 
«pas  un  vol,  une  surprise...  une  scène  que  je 
»  préparerai.  Je  te  jure  que  le  comte  n'y  verra 
«que  du  feu...  En  tous  cas,  tu  ne  seras  là  que 
«pour  la  représentation...  je  saurai  agir.  — 
«Non,  te  dis-je,  jamais.  —  Alors,  \d  au  diable 
«et  n'espère  plus  retrouver  ce  que  lu  as  ])erdu! 
«On  veut  rendre  service  aux  gens  et  ils  nous 
«refusent!...  Refuser  le  prix  de  sa  maison!... 
»le  laisser  donner  à  un  beau-frère!  quel.e  sot- 
ïtise!...  Après  tout,  iu  n'emporteras  pas  la 
»  maisou  ;  pur  conséquent  le  couUe  ne  perdra 


MADELKINE.  2(53 

»rieii.  C'est  donc  simplement  soixante  mille 
y>  francs  que  tu  fais  perdre  à  ton  beau-frère.  11 

•  est  assez  riche  pour  perdre  cela.  —  Ah!  laisse- 
»moi;  je  n'ai  déjà  que  trop  suivi  tes  con- 
»  seils  !  >> 

Armand  retourne  à  Bréville  ;  Saint-Elme  le 
suit  sans  lui  reparler.  Le  lendemain  il  fait  ses 
adieux  à  la  société,  fait  des  compliments  aux 
dames,  qui  ne  lui  répondent  pas,  va  pour 
prendre  la  main  de  M.  de  Noirmont,  qui  re- 
tire la  sienne,  et  frappe  sur  l'épaule  de  Dufour 
en  disant  :  «  Gardez-moi  toujours  votre  petit 
«tableau,  je  vous  en  prie  ;  je  me  fâche,  si  vous 
i»le  vendez  à  d'autres.  » 

Enfin  il  part,  en  annonçant  qu'il  prendra  la 
voiture  à  Laon  ;  mais,  en  pressant  la  main 
d'Armand,  il  lui  dit  à  l'oreille  :  «  Je  ne  vais  pas 

•  loin...  tu  me  trouveras  dans  le  bois  à  l'en- 
»  droit  où  nous  avons  causé  hier.  J'espère,  au 
»  moins,  que  tu  viendras  me  voir.  » 

M.  de  Noirmont  ne  cache  pas  la  satisfaction 
que  lui  fait  éprouver  le  départ  de  Saint-Elme. 
11  profite  de  cette  occasion  pour  essayer  de 
faire  un  peu  de  morale  à  son  beau-frère  ;  ce- 
lui-ci ne  semble   pa.n  l'écouter.  L'air  sombre, 


£64  MADELEi.NE. 

le  regard  fixé  vers  la  terre,  x\nnand  est  for- 
tement ]>réoeciipc  ;  tout-à-eoup  il  s'écrie; 
«  Quand  doit  revenir  M.  dcTei'genne? 

» —  Mais  avant  peu,  je  pense.  —  Mon  oncle 
fc  m'a  jn-omis  de  m  écrire  quand  il  sera  à  Mont- 
»  cornet,  »  dil  Emma;  »  ce  n'est  pas  loin  d'ici; 
»il  doit  y  aller  en  revenant  de  Paris.  —  C'est 
»  à  neuf  lieues  tout  au  plus,  •  reprend  M.  de 
Noirmont.  «  Puis  il  y  a  des  voitures  quicondui- 
»  sent  jusqu'à  Sissonne,  nous  pourrons  aller 
«au-devant  de  monsieur  voire  oncle.  —  Obi 
»  il  ne  le  veut  pas;  mais  c'est  égal^  si  madame 
»  de  Noirmont  veut  bien  y  venir,  nous  irons 
>  toujours.  Vous  Aiendrez  aussi,  n'est-ce  pas, 
«monsieur  Dalmer?  » 

Victor  s'incline  sans  répondre.  Ernestine  les 
regarde  tous  deux  en  répondant  :  «  Oui,  nous 
»  irons,  car  je  n'ai  plus  que  peu  de  temps  à  res- 
»  ter  dans  ce  pays,  et  j'aime  à  le  parcourir  en- 
»  core.  Cela  me  rappelcra  mes  promenades  de 
»  cet  élé 

» —  Ali!  madame,  poui(|uoi  dites-vous  que 
jtvoti-^  n'avez  plus  cpie  j)eu  de  jours  à  resler 
«dans  c  pays?  Esl-ee  que  vous  pensez  à  vous 
*  en  aller?  ce   serait  bien  mal,  mais  certaine- 


MADELEINE.  265 

«mt'iit  mon  oncle  ne  le  souffrira  pas.  Monsieur 
»  de  Noirmont,  n'est-ce  pas  que  vous  n'emmè- 

•  nerez  pas  madame  de  bien  longtemps? 

>—  Mes  affaires   me  rappelleront  à  Morta- 
»gnc,    mademoiselle;  mais  si  ma   femme  dé- 

•  sirc  rester  encore  quelques  semaines  avec 
»  vous,  je  suis  bien  loin  de  m'y  opposer.  — 
»Ali!  vous  restere'A ,  madame    —  Non,  made- 

•  moiselle,  non  ;  malgré  le  plaisir  que  je  goûte 
«avec   vous,  je   suivrai  mon  mari.   Puisque  je 

•  dois  quitter  cette  maison,  je  crois  que  le  plus 
»  tôt  sera  le  mieux.  » 

Emma  n'ose  insister;  elle  voit  Ernestine  si 
triste,  qu'elle  craint  d'avoir  dit  quelque  chose 
qui  lui  ait  fait  de  la  peine.  Victor  se  tait;  il 
souffre  aussi  ;  il  se  reproche  toutes  les  peines 
qu'il  cause  à  une  femme  qui,  sans  lui,  jouirait 
encore  de  cette  existence  calme,  douce,  qui 
semblait  devoir  être  à  jamais  son  partage;  il 
sent  en  ce  moment  que  les  hommes  se  jouent 
trop  légèrement  du  repos,  du  bonheur  de  celles 
qui  ont  le  malheur  de  leur  plaire,  et  que  sou- 
vent ils  ne  laissent  que  des  larmes  là  oii  ils 
n'ont  cherché  que  le  plaisir. 

Armand  a  quitté  le  salon.  11  va  se  promener 


266  MADELEINE. 

au  fond  des  jardins.  Il  marche  avec  agitation  ; 
il  presse  ses  pas;  il  semble  vouloir  se  soustraire 
aux  pensées  qui  l'assiègent.  Parfois  il  s'arrête 
et  porte  la  main  à  son  front  en  murmurant  : 
•  Mais  comment  faire?.,  que  devenir?  La  vie 
»  que  je  mène  ici  m'est  insupportable.  Cepen- 
»  dant  jamais  je  ne  consentirai.  Oh!  le  projet 
»  de  Saint-Elme  est  affreux  !  mais  il  ne  l'exécu- 
* tera  pas,  d'ailleurs  c'est  impossible.» 

La  jeune  homme  rentre  dans  sa  chambre  ; 
ce  que  Saint-Elme  lui  a  dit  revient  sans  cesse 
à  sa  pensée.  La  nuit,  il  ne  goûte  pas  un  mo- 
ment de  repos.  Le  lendemain  il  se  rend  chez; 
Jacques  dans  l'espoir  qu'auprès  de  la  jeune  fdle 
il  trouvera  un  peu  de  calme;  mais  c'est  en 
vain  qu'il  veut  se  distraire  :  même  à  côté  de 
Madeleine,  le  souvenir  des  quatre-vingt  mille 
francs  le  poursuit;  il  ne  rêve,  il  ne  songe  qu'à 
cet  or  qui  fond  si  vite  dans  ses  mains. 

Madeleine  regarde  le  jeune  homme  avec  in- 
quiétude et  lui  dit  :  «  Qu'avez-vous  donc,  mon- 
»  sieur  Armand?  vous  scmblez  *lus  triste  qu'à 
»  l'ordinaire.  — Je  n'ai  rien...  rien  de  nouveau. 
» —  Oh!  si...  vous  avez  du  chagrin,  mais  j'en 
•  devine   le  motif:  votre   sœur  me  l'a   dit.  — 


MADELEINE.  267 

'ï  Comment!  que  vous  a  dit  ma  sœur?  —  Que 
»  votre  propriété  allait  être  vendue  à  un  étran- 
"ger.  Vendre  la  maison  où  l'on  est  né!...  ah! 
»  cela  doit  faire  bien  de  la  peine.  —  Oui,  Ma- 
«delcine...  en  effet...  cette  vente  m'occupe 
«sang  cesse.  —  Mon  Dieu!  que  n'ai-je  été  ri- 
»  elle  !  Je  voudrais  tant  vous  voir  heureux.  Oh! 
•  oui,  je  vous  aime  bien!.  .  et  je  ne  rougis  pas 
»  de  cet  amour-là...  il  est  si  pur!...  Ah!  vous 
»ne  me  croyez  pas  peut-être!...  mais  la  pau- 
»vre  Madeleine  aurait  donné  sa  vie  pour  vous 
»ct  votre  sœur. 

» —  Bonne  fille  !  je  vous  crois,  mais  vous  ne 
»  pouvez  rien  changer  à  mon  sort.  Adieu!  Ma- 
ndeleine,  adieu  !  » 

Armand  s'est  éloigné  de  la  maison  du  garde; 
il  se  rend  à  l'endroit  du  bois  où  la  veille  il  s'est 
reposé  avec  Saint-Elmc.  Un  homme  mal  vêtu 
est  assis  sur  un  tronc  d'arbre  ;  Armand  va  pas- 
ser sans  s'arrêter.  Cet  homme  l'appelle  C'est 
Saint-Elme  qui  a  barbouillé  son  visage,  jauni 
sa  peau,  rasé  une  })arlie  de  ses  sourcils,  et 
s'est  rendu  tellement 'méconnaissable,  qu'Ar- 
mand est  quelques  instants  avant  de  le  recon- 
naître. 


268  MADELEINE. 

«  Comment  me  trouves-tu?  t  dit  Saint-Elmc. 
«  —  C'est  incroyable  !  —J'ai  joué  la  comédie; 
»je  sais  me  grimer;  et,  si  je  l'avais  osé,  chez 
*vous  certes  le  comte  ne  m'aurait  pas  reconnu. 
» —  Comment?  —  N'importe!  Quand  arrive-t- 
»il,  ton  acquéreur?  —  Je  n'en  sais  rien.  Je 
«pense  que  tu  îs  renoncé  à  ton  projet? — Non, 
»mon  cher,  je  veux  te  servir  malgré  toi.  — Tu 
«l'espères  en  vain.  On  doit  aller  au-devant  du 
«comte  jusqu'à  Sissonne  dès  qu'il  annoncera 
»  son  retour.  » 

Saint-Elme  frappe  la  terre  avec  fureur,  puis 
reste  quelques  instants  en  méditation...  enfin 
il  reprend:  «  Si  tu  veux  me  seconder,  je  suis 
')  encore  certain  de  réussir.  Tu  m'ouvriras  unv. 
)' des  portes  du  jardin  dont  tu  as  toujours  la 
»  clé  sur  toi.  J(;  m'introduirai  dans  la  cham- 
»bre  ..  je  m'y  cacherai...  ensuite... 

» — Non...  non...  te  dîs-jel...  n'y  compte 
ipas...  Adieu!  ..  je  ne  veux  plus  t'enten- 
»  dre.  » 

Armand  s'enfuit  à  travers  le  bois;  il  sent  sa 
faiblesse,  et  craint  d'écouter  celui  qui  hii  a 
déjà  fait  faire  tant  de  fautes,  et  qui  maiule- 
nanl  veut  le  pousser  au  crime.  11  se  promet  de 


MADELEINE.  269 

ne  plus  revoir  Saint-Ehne.  Il  rentre,  et  s'en- 
ferme dans  sa  cliajiibre  où  il  passe  toute  la 
journée.  Le  lendemain  il  ne  descend  de  chez 
lui  qu'au  moment  du  diner.  Il  apprend  alors 
qu'on  a  reçu  dans  la  matinée  une  lettre  du 
comte.  11  est  à  Montcornet,  et  annonce  son 
retour  pour  le  lendemain. 

«  Ainsi,  B  dit  la  jeune  Emma,  «  demain  ma- 
>»tin  nous  irons  au-devant  de  mon  oncle, 
«n'est-ce  pas  ,  madame?  puisqu'il  doit  quitter 
»  la  voiture  à  Sissonne.  —  Oui,  »  dit  Ernestine, 
a  aussitôt  après  le  déjeuner  nous  nous  mct- 
•  trons  en  route.  » 

Armand  se  sent  soulagé  en  apprenant  que  le 
comte  ne  reviendra  pas  la  nuit  par  les  bois. 
Après  le  dîner,  il  sort,  et  cette  fois  il  n'hésite 
pas  à  se  rendre  à  l'endroit  où  il  a  l'habitude  de 
trouver  Saint -Elme. 

On  est  au  mois  de  septembre  ;  les  jours  sont 
courts,  les  nuits  deviennent  fraîches;  il  com- 
mence à  faire  sombre,  lorsque  Armand  ren- 
contre Saint-Elme.  Il  lui  apprend  le  retour  du 
comte  pour  le  lendemain,  et  la  partie  projetée 
par  les  dames. 

<■  Eh  bien!  no  pensons  plus  à  cette  affaire,» 


270  MADELEINE. 

dit  Saint-Elme  ;  «je  voulais  l'obliger...  tu  ne 
■  le  veux  pas...  à  ton  aise...  Touche  tes  vingt 
»  mille  francs...  Demain,  jepartiraipourLaon... 
M  Je  quitterai  d'abord  ce  costume,  et  je  t'attcn- 
»  drai  pour  retourner  ensemble  à  Paris...  où  je 
»  désire  que  tu  échappes  à  ton  créancier,  o 

Armand  fait  divers  projets  pour  son  retour  îi 
Paris.  Tout  en  causant,  ces  messieurs  ont 
marché  à  travers  le  bois.  Bientôt  Saint-EIme 
s'arrête  en  s'écriant  : 

«  Nous  voilà  tout  près  de  la  maison  du  gar- 
»de...  Oh!  je  ne  veux  pas  y  rentrer...  je  ne 
»^eux  pas  que  Jacques  me  voie  sous  ce  cos- 
»  tume...  Il  m'a  rencontré  une  fois  dans  le  bois 
»  et  regardé  avec  attention...  mais  il  ne  m'a  pas 
»  reconnu.  » 

Armand  se  dispose  à  retourner  sur  ses  pas 
lorsque  Saint-Elme  le  retient  par  le  bras  en  di- 
sant h  demi-voix  :  «Attends...  attends...  Qui 
»  est-ce  qui  entre  chez  le  garde?...  Oh  !  pour  le 
ncoup,  c'est  la  fortune  qm*  nous  l'envoie.  Tiens, 
•  vois  toi-même  — Grand  Dieu!  c'est  le  comte 
»  de  Tergenne.  —  Je  ne  veux  plus  m'en  aller 
^maintenant...  Le  comte  ch»/,  Jacques!...  Il 
p  ne  \(Mil   sans   dont*'   que   se  reposer  un    ins- 


MADELEINIÎ.  271 

•  tant...  et  dans  quelques  minutes  il  fera  tout- 

»  à-fait   nuit —  Ah!   Saint-Elme,    pense- 

)»rais-tu  encore... — Silence!...  et  ne  bougeons 
«pas.  • 

C'est  bien  M.  de  Tergenne,  qui,  après  avoir 
examiné  la  maisonnette  du  garde,  vient  d'en- 
trer chez  JacqueSj  qui  est  alors  assis  dans  une 
salle  basse,  à  côté  de  Madeleine. 

«  Peut-on  se  reposer  quelques  instants  chez 
«vous?  »  dit  le  comte  en  s'arrêtant  sur  la  porte 
de  la  maison. 

«  Oui,    monsieur,   oh!   tant  que  vous  vou- 

•  drei. ..  et  vous  rafraîchir  même.  — Je  vous 
«remercie, je  ne  désire  que  me  reposer.  —  As- 
»  seyez-vous  ,    monsieur.   Madeleine ,  veux-tu 

•  nous  donner  de  la  lumière  ;  voilà  le  jour  qui 
»  baisse.  —  Oui,  mon  ami.  » 

La  jeune  l'ille  revient  bientôt  avec  une  lu- 
mière ;  alors  le  comte  s'écrie  :  «  Je  ne  me 
«trompe  pas!...  c'est  la  jeune  fille  que  j'ai  ren- 
»  contrée  il  y  a  quelques  jours  dans  la  plaine 
>de  Gizy...  sous  le  vieux  chêne.  —  Oui,  mon- 
■  sieur,  c'est  moi...  je  vous  reconnais  bien 
»  aussi.  » 

liC   comte  regarde  ensuite  Jacques  pendant 


972  MADELEllNE. 

longlcmps,  si  bien  que  le  garde  s'écrie  avec  sa 
brusquerie  ordinaire  : 

«  Kst-ce  que  monsieur  me  reconnaît  aussi? 
» — Mais..,  ce  serait  possible.  — Moi,  je  ne 
«reconnais  pas  monsieur.  —  Je  le  crois.  Vous 
»  êtes  Jacques...  l'ancien  laboureur  qui  demeu- 
«rait  à  Gizy?  —  C'est  moi-même...  et  mon- 
»  sieur?...  —  Je  suis  ami  de  M.  de  Noirmont, 
0  et  je  viens  d'acbeter  la  maison  qui  apparte- 
9  nait  au  marquis  de  Bréville. 

» —  Ali!  c'est  monsieur  qui  a  une  nièce... 
«bien  jolie!...  «s'écrie  Madeleine;  puis  elle 
baisse  les  yeux  comme  bonteuse  de  ce  qu'elle 
vient  de  dire.  Le  comte  la  regarde  en  souriant 
et  répond  :  «  Oui,   mon  enfant,  j'ai  une    nièce 

«fort    jolie mais    comment    savez -vous 

•  cela? 

«C'est  madame  de  Noirmont  qui  me  l'a  dit. 
»  —  Vous  connaissez  madame  de  Noirmont?  — 
1  Oui,  monsieur.  » 

Madeleine  n'en  dit  pas  davantage;  elle  va 
prendre  son  ouvrage  et  se  met  à  travailler.  Le 
comte  reporte  ses  regaids  sur  Jacques;  il 
éprouve  une  s(  crête  jouissance  à  revoirie  pay- 


MADELEINE.  27S 

san,  dont   les   traits  fortement  prononcés  ont 
peu  sonffert  des  atteintes  du  temps. 

«  Est-ce  que  monsieur  vient  de  Brévillemain- 
stenant?»  dit  Jacques  au  bout  d'nn  moment, 
t  —  Non,  jy  retourne,  au  contraire.  J'ai  été 
•  passer  deux  jours  à  Paris...  puis  j'avais  affaire 
va  Montcornet,  à  Sissonne...  On  ne  m'attend 
«que  demain  chez  M.  de  Noirmont  ;  je  le  sur- 
»  prendrai  en  arrivant  ce  soir...  — Et  monsieur 
»va  devenir  propriétaire  de  la  maison  de  feu 
»M.  de  Bréville  ?  —  Oui,  mon  ami.  » 

Jacques  pousse  un  soupir;  Madeleine  en  fait 
autant.  Le  comte  les  regarde  et  reprend  :  t  On 
»  dirait  que  cela  vous  fait  de  la  peine... — Dam' 
»  monsieur,  ça  fait  toujours  de  la  peine  de  voir 
«une  maison  changer  de  maîtres... — Vous 
ï  avez,  connu  le  marquis  de  Bréville? — Pas 
«tant  le  marquis  que  sa  femme...  celle-là  fai- 
»  sait  du  bien  à  tout  le  monde  dans  le  pays... 
»  —  Le  marquis  n'avait-il  pas  épousé  mademoi- 
»  selle  Jenny  de  Lucey?  —  C'est  ça  même...  la 

•  bonne,  la  douce  Jenny...  Est-ce  que  monsieur 
«l'a  connue? — Non...  mais  une  parente  que 
»j'ai  ei^e  dans  le  pays  m'a  souvent  parlé   d'elle 

•  avec  éloges,  et  elle  épousa  le  mnrqiiis  de  Rri'- 


27/^  MADELEINE. 

•  ville  par  inclination...  — Oli!  que  non  pas... 
»  la  pauvre  demoiselle  en  avait  une  autre  dans 
»le  cœur...  et  malheureusement  pour  un  mau- 
»  vais  sujet...  vous  savez,  de  ces  beaux  frelu- 

•  quets  du  grand  monde...  qui  se  moquent  au- 

■  tant  de  séduire  une  fille  que  moi  de  boire  un 
«verre  de  vin  !...  J'avais  découvert  tout  ça...  En 
»se  promenant  dans  les  champs,  on  voit  ben 
>  des  choses...  et  puis  mamselle  Jenny  me  choi- 
«sissait  quand  elle  avait  une  commission  à  faire 
«faire...  Bref,  le  beau  jeune  homme  partit... 

•  on  ne  le  revit  plus!  mamselle  Jenny  pleura 

•  longtemps...  ce  n'est  pas  que  je  veuille  dire 

•  qu'elle  eût  rien  à  se  reprocher!...  mais  enfin 

■  son  père  lui  ordonna  d'épouser  le  marquis  de 

•  Bréville,  et  elle  obéit.  » 

Le  comte  a  écouté  Jacques  en  tenant  ses  yeux 
baissés.  Lorsque  le  paysan  a  fini,  il  lui  fait 
d'autres  questions  sur  Jenny.  Jacques  aime  à 
parler  de  feu  la  marquise,  il  entre  dans  mille 
détails  qui  lui  rappellent  le  temps  passé.  M.  de 
Tergcnne  ne  se  lasse  pas  d'entendre  Jacques  ; 
et  celui-ci  est  flatté  du  plaisir  que  l'étranger 
semble  éprouver  à  l'écouter. 

Cette   conversation   se  prolonge  depuis  fort 


MADELEINE  275 

longtemps.  Miuleleine  écout»;  en  travaillant; 
mais  souvent  elle  regarde  l'étranger,  et  elle  s'é- 
tonne de  l'intérêt  qu'il  prend  à  entendre  Jac- 
ques. 

«  Cette  jeune  fille  liabite  avec  vous?»  dit  le 

comte  en  regardant  Madeleine.   «  Je  crois  me 

»  rappeler   qu'elle  m'a   dit  n'avoir  plus  de  pa- 

prents...  Vous  l'avez  recueillie  ;  cela  fait  votre 

«éloge,  Jacques. — Oui,  monsieur,  Madeleine 

»est  orpheline,  et  elle  est  venue  demeurer  avec 

»  son  vieil  ami...  qui  est  trop  heureux  de  pou- 

»  voir  lui  tenir  lieu  de  tout  ce  qu'elle  a  perdu... 

«mais  je  veux,  que   vous  vous  rafraîchissiez, 

»  monsieur.  » 

« 

Le  garde  est  allé  chercher  du  vin ,  des  ver- 
res ;  le  comte  ne  veut  pas  lui  refuser  de  boire 
avec  lui.  En  buvant.  Jacques  parle  encore,  et 
son  hôte,  les  yeux  fixés  sur  les  siens,  ne  perd 
pas  une  de  ses  paroles. 

Le  temps  a  passé,  et  aucune  des  trois  person- 
nes ne  s'en  est  aperçue  Jacques  ne  parle  plus 
de  la  jeune  et  belle  Jenny;  le  comte  reste 
])longé  dans  ses  réflexions;  le  ])aysan  n'ose  le 
tirer  de  sa  rêverie,  il  regarde  Madeleine,  et  tous 


276  MADELEINE. 

deux  semblent  se  dire  :  «  Qu'est-ce  donc  qui 
»  occupe  tant  cet  étranger?» 

Enfin  le  comte  revient  à  lui;  il  tire  sa  mon- 
tre et  s'écrie  ;  «  Bientôt  dix  heures  !..  je  croyais 
•  n'être  ici  que  depuis  un  moment!.,  c'est  que 
«j'avais  un  grand  plaisir  à  vous  écouter,  brave 
«Jacques. — Pas  plus  que  moi,  monsieur,  à 
«parler  du  temps  passé...  mais  vous  arriverez 
«bien  tard  à  Bréville...  —  C'est  vrai...  vos  bois 
»  sont-ils  sûrs  ?. . .  c'est  que  j 'ai  une  forte  somme 
»  dans  mon  portefeuille...  — Dam'  monsieur.. . 
»  il  n'arrive  guère  d'événements  ;  mais  depuis 
»  quelques  jours  j'ai  vu  rôder  dans  les  environs 
»un  drôle  qui  avait  une  singulière  mine...  Si 
»je  le  vois  encore,  je  veux  savoir  ce  qu'il  fait 
«par  ici.  A.u  reste,  monsieur,  pour  que  vous 
»  n'ayez  rien  à  craindre,  je  ^ous  accompagnerai 
«jusqu'à  Bréville. 

» —  Oh!  merci...  cela  vous  ferait  rentrer 
»  trop  tard...  Je  pense  qu'on  sera  peut-être  cou- 
«  ché  quand  j'arriverai  chez  M  de  Noirmont... 
»  il  faudra  déranger,  éveiller  tout  le  monde.  Si 
»je  couchais  ici,  est-ce  que  cela  ne  vaudrait 
»  pas  mieux?  et  demain  matin  je  m'en  irai  tout 
»  à  mon  aise.  —  Pardieu.  monsieur,  c'est  bien 


llADlîLlîlXli.  277 

»  facile  ;  j'ai  là-haut  une  chambre  cl  un  lit  tou- 
»  jours  à  la  disposition  d'un  ami.  —  Gela  ne  vous 
«causera  aucun  dérangement? — Aucun,  mon- 
»  sieur. — Alors  j'accepte  votre  hospitalité...  J'é- 
»  prouve  du  plaisir,  Jacques,  à  coucher  sous  vo- 
»tre  toit...  —  C'est  bien  de  l'honneur  pour  moi. 
«monsieur...  mais  c'est  drôle,  vous  me  faites 
«aussi  l'effet  d'un  ancienne  connaissance... — 
«Dans  quelques  jours,  j'espère  que  vous  vien- 
>'  drez  me  voir  dans  ma  nouvelle  propriété...  et 
)'là...  nous  renouerons  tout-à-fait  connaissan- 
»ce...  Mais  il  est  tard,  je  ne  veux  pas  vous  em- 
»  pêcher  de  prendre  du  repos;  moi-même,  je 
»  suis  un  peu  las.  Ma  chère  petite,  veuillez  m'en- 
»  seigner  ma  chambre.  — Je  vais  vous  conduire, 
»  monsieur.  — A  demain,  Jacques...  —  Dam', 
«monsieur,  il  est  possible  que  je  sois  déjà  en 
»  course  quand  vous  vous  éveillerez. — IS'im- 
»  porte,  nous  nous  reverrons  toujours.  » 

Le  comte  serre  cordialement  la  main  de  Jac- 
ques, qui  est  tout  ému  de  l'intérêt  que  lui  té- 
moigne l'étranger.  Madeleine  partage  l'émotion 
de  Jacques ,  sans  pouvoir  s'en  expliquer  la 
cause.  Elle  conduit  M.  de  Tergenne  dans  une 
chambre  au  premier,  lui  laisse  une  lumière,  le 


278  MADELEINE. 

salue  avec  respect  et  se  retire  ;  puis  elle  des- 
cend près  de  Jacques  et  lui  dit  :  «  Il  a  l'air 
»  bien  aimable,  ce  monsieur...  C'est  singulier 
»  comme  il  paraissait  avoir  du  plaisir  à  vous  en- 
')  tendre  parler  de  ma  bienfaitrice...  Je  l'aime- 
»rais  rien  qu'à  cause  de  cela.  —  Allons,  mon 
»  enfant,  ce  monsieur  nous  a  fait  veiller  plus 
»  tard  que  de  coutume  :  couchez-vous  ;  je  vais 
»  aller  en  faire  autant.  » 

Le  plus  profond  silence  règne  dans  la  maison 
du  garde,  où  chacun  est  livré  au  repos,  lorsque 
Madeleine  est  éveillée  par  un  bruit  subit.  Elle 
se  retourne  dans  son  lit ,  ne  sachant  pris  elle- 
même  ce  qui  l'a  éveillée  ;  bientôt  elle  se  ren- 
dort. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  un  bruit  nou- 
veau la  réveille  ;  il  lui  semble  entendre  marcher 
légèrement  dans  sa  chambre  ;  elle  n'ose  re- 
muer, mais  elle  entr'ouvre  les  yeux;  la  fenêtre 
est  ouverte,  un  homme  est  appuyé  tout  contre, 
Madeleine  va  pousser  un  cri  d'effroi,  lorsque, 
cet  homme  se  retournant,  la  lune  lui  permet 
de  voir  son  visage,  elle  reconnaît  le  jeune  mar- 
quis de  Brévllle. 

Madeleine    ne  sait  (^ue  penser,  que  faire; 


MADELEINE.  279 

bientôt  des  pas  se  font  entendre,  quelqu'un 
vient  doucement  par  le  fond  et  dit  à  Armand  : 
«  C'est  fini...  cela  a  été  tout  seul...  les  clés  sur 
nies  portes...  j'en  étais  sur.,    partons.  » 

On  saule  légèrement  par  la  croisée ,  on  re- 
pousse la  fenêtre,  les  volets  ;  et  le  bruit  a  cessé 
depuis  long-temps,  que  Madeleine  écoute  et 
frémit  encore  :  «  C'était  Armand,  »  se  dit-elle, 
«  c'était  bien  lui...  qu'était-il  donc  venu  faire 
«ici...  dans  la  nuit...  avec  quelqu'un?...  Mon 
»  Dieu  !..  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?., 

Madeleine  se  lève,  s'approche  de  la  fenêtre 
qui  est  entre-bàillée  ;  elle  se  rappelle  qu'avant 
de  se  coucher  elle  n'avait  fait  que  pousser  les 
volets  pour  les  fermer,  précaution  qu'elle  né- 
gligeait souvent,  n'ayant  jamais  eu  la  moin- 
dre crainte  des  voleurs,  et  en  poussant  avec 
force,  on  a  ouvert  la  fenêtre,  mal  fermée  par 
une  mauvaise  espagnolette. 

Madeleine  referme  sa  fenêtre,  ses  volets;  elle 
s'assied  dans  sa  chambre;  elle  tremble  encore, 
elle  écoute  toujours;  un  moment  elle  pense  à 
aller  avertir  Jacques,  mais  elle  s'arrête  en  se  di- 
sant :«  C'était  Armand...  je  l'ai  bien  reconnu, 


:280  MADELEINE. 

«mais  que  venait-il  faire?  Mon  Dieu,   j'aurais 
»  dû  le  lui  demander!  » 

La  jeune  fdle  passe  le  reste  de  la  nuit  dans 
la  plus  cruelle  agitation;  elle  s'est  jetée  sur  son 
lit,  mais  elle  n'a  pu  trouver  le  repos,  mille 
pensées  s'offrent  à  son  espeit;  elle  n'ose  s'arrê- 
ter à  aucune,  elle  sent  son  cœur  oppressé  par 
un  affreux  pressentiment. 

Le  jour  renaît  ;  Jacques  se  lève,  descend, 
prend  son  fusil,  et  sort  en  disant  à  Madeleine  : 
«  Notre  hôte  dort  toujours;  faut  pas  l'éveiller, 
»  mon  enfant;  je  vas  faire  ma  ronde  dans  le 
»bois.  » 

Le  garde  est  éloigné.  Madeleine  a  toujours 
l'esprit  frappé  de  [ce  qu'elle  a  vu  et  entendu 
dans  la  nuit  ;  elle  attend  en  travaillant  le  réveil 
de  l'étranger. 

Le  comte  ne  tarde  pas  à  descendre.  «  Bon- 
»  jour,  mon  [enfant,  wditM.  de  Tergenne  en 
apercevant  Madeleine.  «  Jacques  est  déjà  sorti , 
»  je  gage? — Oui,  monsieur.  —  Ma  foi,  j'ai 
»  dormi  comme  un  "ange  dans  sa  maison....  — 
»AL!  vous  n'avez  pas  été  réveillé,  monsieur... 
)•  — '  Il  y  a  longtemps  que  je  n'avais  si  bien  re- 
«pçfsé.  Mais  vous,  ma  petite,  scricz-vous  souf- 


MADELEINE.  281 

»frantc,  ce  matin?...  vos  traits  sont  altérés.  — 
»Ali!  ce  n'est  ricn^  monsieur,  c'est  que  j'avais 
M  eu  peur...  que  vous  ne  fussiez  pas  bien  là- 
))haut.  —  J'ai  été  fort  bien,  je  vous  le  répète. 
«Adieu,  petite  Madeleine;  il  faut  que  je  parte, 
»car  on  serait  capable  d'aller  au-devant  de 
«moi...  Dites  bien  à  Jacques  que  je  le  remer- 
»cie  de  son  hospitalité...  et  que  j'espère  le  re- 
»  voir  bientôt.  » 

Le  comte  quitte  la  maison  du  garde;  Made- 
leine le  suit  des  yei^x ,  mais  elle  sent  son  cœur 
soulagé  depuis  qu'elle  a  reçu  de  l'étranger  l'as- 
surance que  rien  n'a  troublé  son  sommeil. 


CHAPITRE  XXIV. 


TOUJOURS      MADELEINE. 


Les  habitants  de  Bréville  viennent  de  se  réu- 
nir pour  le  déjeuner.  Les  dames  sont  déjà  ha- 
billées pour  la  promenade  projetée.  Armand 
desecnd  au  salon  :  sa  figure  est  effrayante  de 
pâleur,  ses  yeux  expriment  un  sentiment  con- 
tinuel de  terreur. 

«  Te  voilà,  mon  frère,  «dit  Ernestinc;«  on 
»  ne  t'a  pas  vu  depuis  hier  dîner.  —  Non,  je 
»  suissorti...  j'ai  été   indisposé...,,   je  me  suis 


MADELEINE.  283 

«couché  de  bonne  heure...  —  Tu  as  l'air  ma- 
»lade,  en  effet.  —  Oui,  je  suis  mal  à  mon  aise. 

» —  La  promenade  vous  fera  du  bien,  mon- 
»  sieur  de  Bréville.  «dit  Emma  ;«  il  faut  venir 
»  avec  nous  au-devant  de  mon  oncle.  » 

Avant  qu'Armand  ne  réponde,  Dufour  s'é- 
crie :  «Voilà  la  promenade  toute  faite;  j'aper- 
))  çois  M.  de  Tergenne  qui  entre  dans  la  cour. 
» — Vraiment!...  ah!  mon  oncle  est  cruel... 
»  ne  pas  laisser  le  temps  d'aller  au  devant  de 
«lui...  » 

Le  comte  entre  bientôt  dans  le  salon.  » 
Nous  comptions  aller  à  votre  rencontre,  «  dit 
monsieur  de  Noirmont.  » —  Et  moi  j'ai  voulu 
«vous  éviter  cette  peine;  d'ailleurs,  vous  ne 
«m'auriez  probablement  pas  été  chercher  où 
«j'étais  :  j'ai  passé  la  nuit  dans  votre  voisinage. 
» —  Où  donc  cela?  —  Chez  le  garde  Jacques. 
»  —  Comme  mon  oncle  est  aimable  !  au  lieu  de 
«revenir  tout  de  suite  nous  voir,  il  couche  chez 
»  des  paysans.  —  Ma  chère  lùiima,  j'étais  bien 
«aise  de  causer  avec  ce  Jacques...  Tu  ne  peux 
«pas  comprendre  mes  raisons.  Enhn,  il  m'a 
«donné  l'hospitalité  pour  la  nuit. 

»  —  Vous  avez,  dû  trouver  chez  lui  une  jeune 


284  MAJ)£LEINE. 

«fille?  »clit  Ernestine.  »  —  Oui,  madame,  une 
«jeune  personne  qu'on  nomme  Madeleine  et 
»  qui  a  un  î^r  assez  intéressant...  mais  je  ne 
•  sais  ce  qui  lui  était  arrivé  ce  matin,  elle  était 
»  singulièrement  troublée  ;  il  y  avait  dans  ses 
«traits  quelque  chose  d'extraordinaire...  Enfm, 
»  me  voici.  Grâce  au  ciel,  j'ai  terminé  mes  af- 
sfaires.  Voyons,  monsieur  de  Noirmont,  nous 
«allons  d'abord  solder  notre  compte...  j'ai  là 
»Y0S  quatre-vingt  mille  francs...  —  Vous  me 
»les  donnerez  chez  le  notaire  en  prenant  l'acte 
»  de  vente.  —  Qu'importe,  chez  le  notaire  ou 
»  ici?  j'aime  autant  me  débarrasser  tout  de  suite 
»de  cette  somme...  • 

Le  comte  fouille  à  sa  poche  et  en  tire  un 
portefeuille.  Armand  s'est  assis  dans  l'embra- 
sure d'une  croisée  ;  il  feint  de  regarder  la  cam- 
pagne. 

M.  de  Tergenne  ouvre  son  portefeuille  en 
disant  : 

*Savez-vous  que  si  on  m'eût  volé  dans  le 
»  bois,  on  n'aurait  pas  fait  une  mauvaise  jour- 
»  née?  et  si  je...  si...  eh  bien!... 

» —  Qu'avez-vous  donc,  monsieur  le  comte? 
Bvous  pâlissez...  »  dit  monsieur  de  rsoirmont. 


MADELEINE.  285 

»  —  Mais,  voilà  qui  est  bien  sigulier...  je  ne 
«trouve  plus  mes  billets  de  banque!... — Omon 

•  Dieu!...  —  J'ai  beau  regarder...  Voici  bien 
les  trois  lettres  que  j'avais  aussi  dans  ce 
»  portefeuille,  mais  les  quatre-vingt  mille  francs 
«n'y  sont  plus...  —  Grand  Dieu!  on  vous  au- 
»rait  volé!...  Voyez,  voyez  donc  dans  votre 
«pocbe...   « 

Le  comte  fouille  dans  sa  poche  ;  chacun  l'en- 
toure, on  attend  avec  anxiété  le  résultat  de  ses 
recherches.  Armand  seul  est  resté  dans  l'em- 
brasure  de  la  fenêtre.  Mais  le  comte  se  fouille 
en  vain;  il  ne  trouve  pas  ses  billets.  La  con- 
sternation se  peint  sur  tous  les  visages,  lorsque 
le  comte  s'écrie  : 

»  Attendez. ..  je  me  rappelle...  hier  au  soir, 
»  chez  Jacques,  lorsque  je  fus  seul  dans  ma 
n  chambre,  j'examinai  divers  papiers  qui  étaient 
«dans  ma  poche  ;  alors  j'avais  encore  mes  qua- 
»tre-vingt  mille  francs,  j'en  suis  bien  certain  : 
»j'ai  compté  mes  billets  pour  m'assurer  si  en 

•  route  je  n'en  avais  pas  perdu.  Probablement 
»  qu'au  lieu  de  les  remettre  dans  mon  porle- 
»  feuille,  je  les  ai  laissés  sur  la  table.  11  faut 
«bien  qu(^  ce  soit  arrivé  ainsi  ;  car  ce  matin  j'ai 


286  MADELEINE. 

«remis  mon  portefeuille  dans  ma  poche;  et 
M  ne  me  suis  ni  arrêté  ni  reposé  pour  venir  jus- 
»  qu'ici.' 

» —  Ah!  je  respire,  »  dit  Ernestine  ;  »  alors, 
«monsieur  le  comte,  vous  n'avez  rien  à  crain- 
»dre,  vous  retrouverez  votre  argent. 

»  —  En  effet,  »  dit  M.  de  Noirmont,  »  puisque 
»M.  de  Tergenne  a  compté  hier  ses  billets  chez 
«Jacques,  ce  n'est  que  là  qu'il  peut  les  avoir 
«laissés,  ou  ce  ne  serait  que  là  qu'il  aurait  été 
«volé... 

» — Volé!...  Ah!  monsieur,  quelle  pensée! 
«et  par  qui  donc?  —  Non,  sans  doute,  «reprit 
«le  comte;  cela  ne  peut  être  arrivé  que  par  mon 
«étourderie;  car  prendre  mes  billets  sans  pren- 
»  dre  le  portefeuille,  vous  conviendrez  qu'il  fau- 
«drait  que  le  voleur  fut  bien  fin  ou  bien  mala- 
»  droit. 

« —  Allons  vite  chez  Jacques,  »  dit  M.  de 
Noirmont;  »je  vais  vous  accompagner...  — Et 
«moi  aussi,  «dit  Dufour,  «car  ça  m'a  donné 
«un  coup  de  marteau,  cet  accident-là... 

» —  Je  suis  vraiment  désolé,  messieurs,  de 
?  l'inquiétude  que  je  vous  cause...  mais  je. .. 


MADELEINE.  287 

, —  Ah!  mon  Dieu!  M.  Armand  se  trouve 
mal,  »  dit  Emma. 

Le  jeune  de  Bréville  était  étendu  sur  sa  charse, 
et  sa  tète,  penchée  en  arrière,  semblait  privée 
de  vie.  Les  dames  et  Victor  l'entourent. 

»  11  était  déjà  malade  ce  matin,  »  dit  Erncs- 
»tine;  quand  vous  avez  annoncé  la  perte  de 
»vos  billets,  cela  lui  aura  fait  impression. 

«Parbleu!  ça  m'a  bien  étouffé,  moi,  »  dit 
Dufour. 

0  —  Allez,  messieurs,  allez  chez  Jacques... 
«Nous  aurons  soin  de  mon  frère;  M.  Victor 
•  nous  aidera  à  le  conduire  dans  sa  chambre. 
» —  Oui,  oui,  courons  chez  le  garde,  »  dit 
M.  de  Noirmont. 

Le  comte  se  remet  en  route  avec  Dufour  et 
M.  de  Noirmont.  Ils  marchent  très-vite  et  arri- 
vent bientôt  à  la  demeure  du  garde.  Madeleine 
est  assise  devant  la  porte,  la  tète  appuyée  dans 
ses  mains,  et  tellement  absorbée  dans  ses  pen- 
sées qu'elle  n'entend  pas  venir  du  monde. 

«Voici  la  jeune  fille  qui  loge  chez  Jacques^» 
dit  le  comte.  «  —  Oui,  »  dit  M.  de  Noirmont, 
«  c'est  Madeleine...  Oh!  je  la  connais...  — 
«  Nous  la  connaissons,  »  dir  Dnfonr;  «mais elle 


288  MADELEINE. 

•  semble  bien  rêveuse...  elle  ne  nous  voit  pas.  • 

Le  comte  frappe  légèrement  sur  le  bras  <le 
la  petite  en  lui  disant  :  «  C'est  encore  moi  mon 
»  enfant.  » 

Madeleine  lève  la  tête  :  en  apercevant  M.  de 
Noirmont  et  Dufour  avec  son  hôte  de  la  veille, 
elle  n'est  point  maîtresse  d'un  mouvement  d'ef- 
froi. 

«  Ma  chère  amie,  »dit  le  comte,  «j'ai  laissé 
»ce  matin  quelque  chose  chez  vous...  n'avez- 
dvous  rien  trouvé? 

« —  INon,  monsieur...  rien...  »  répond  la 
jeune  fille  altérée.  «  —  Vous  n'êtes  peut-être 
«pas  montée  encore  dans  la  pièce  où  j'ai  cou- 
»ché!  —  Pardonnez-moi,  monsieur;  j'ai  tout 

•  rangé  ce  matin  dans  la  maison,  comme  c'est 
»mon  habitude... 

—  «C'est bien  singulier!...  Jacques  est-il  ici? 
—  «  Non,  monsieur;  il  est  sorti  avant  votre  ré- 
nveil  et  n'est  ])as  encore  revenu...  —  Permet- 
Dtez-moi  alors  d'aller  moi-même  visiter  la 
«chambre  où  j'ai  passé  la  nuit.  —  Oui,  oui, 
»  montons,  j>  dit  M.  de  Noirmont. 

Ces  messieurs  montent;  Madeleine  les  suit. 


MADELEINR.  289 

Le  comte  examine  en  vain  partout;  les  billets 
ne  se  trouvent  pas. 

«  Qu'avez-vons  donc  perdu,  monsieur?  » 
dit  Madelaine.  e  —  Quatre-vingt  mille  francs  en 
»  billets  de  banque,  que  j'avais  dans  mon  por- 
«tefeuille... — 0  ciel! — Oui,  »  répond  M.  de 
Noirmont  en  fixant  attentivement  la  jeune  fille; 
«  et  monsieur  le  comte  les  avait  encore  hier  au 
«soir  ici...  il  les  a  comptés  avant  de  se  coucher. 
— Ah!  mon  Dieu!...  est-ce  que...  » 

Madeleine  n'achève  pas;  elle  est  tremblante, 
elle  ne  peut  plus  se  soutenir. 

» —  Est-il  venu  du  monde...  quelqu'un  ici 
«ce  matin?  »  demande  le  comte.  —  «  Non. 
«monsieur,  personne... 

» —  Aviez-vous,  hier  au  soir,  fermé  la  porte 
»de  votre  chambre?»  demande  M.  de  Noirmont 
au  comte. 

« —  Je  n'y  ai  pas  seulement  pensé...  Je  ne 
«suis  ])as  méfiant...  D'ailleurs  que  pouvais-je 
«craindre?...  Oh!  je  connais  Jacques;  c'est  un 
»  honnête  homme. 

» — Jacques...  c'est  possible...  mais  enfin... 
»  il  ne  demeure  pas  seul  ici...  — Ah!  monsieur 
u  de  Noirmont,   «pic  dit<'S-A  ou>5  ?. .,  —  (îahne/- 


290  MADELEINE. 

>vous,  ma  petite;  je  ne  vous  accuse  pas.  Voyez 
«comme  elle  est  tremblante... 

» — -Oui,  oh!  je  vois  fort  bien  que,  depuis 
»  notre  arrivée,  elle  semble  éprouver  une  se- 
»  crête  terreur...  Monsieur  Dufour,  est-ce  que 

•  vous  ne  l'avez  pas  observé  comme  moi? 

»  —  Si  fait,  »  dit  Dufour;  «j'avoue  que  cela 

•  m'a  frappé...  Je  me  suis  dit  :  Voilà  une  jeune 
»  fille  qui  a  quelque  chose  de  singulier. 

» —  Et  vous-même,  monsieur  le  comte,  vous 

•  l'aviez  aussi  remarqué  ce  matin  en  la  quittant, 

•  vous  nous  l'avez  dit  à  Bréville...  — Messieurs, 

•  c'est  possible;  mais  tout  cela  ne  prouve  rien. 

•  Pauvre  petite...  rassurez-vous...  elle  n'a  plus 

•  la  force  de  parler. 

»  — Monsieur  le  comte,  »  reprend  M.  de  Noir- 
mont,  «aviez-vous  parlé  hier  ici  de  la  somme 
»  que  vous  aviez  sur  vous? —  Oui,  je  crois  me 
■  rappeler...  En  m'informant  si  le  bois  était  sur, 

•  j'ai   dit...   Mais,  encore  une  fois,   où  voulez- 

•  vous  en  venir?  —  A  vous  faire  retrouvir  ou 

•  rendre  votre  argent.  Ce  qu'il  y  a  de  positif, 

•  c'est  que  vous  l'aviez  hier  soir  ici,  et  les  bil- 
alets  n'étaient  plus  ce  malin  dans  Nuire  porte- 


IIADKLKINF.  291 

»  feuille  :  donc  c'est  ici  que  vous  les  ave/,  laissés 
»ou  qu'on  vous  les  a  volés. 

»  —  C'est  aussi  clair  que  deux  et  deux  font 
»  quatre,  »  s'écrie  Du  four. 

«  —  Mademoiselle  doit  avoir  trouvé  les  hil- 
»lets...  ou  vu  entrer  depuis  votre  départ  ce- 
»lui  qui  les  a  pris...  mais  elle  a  avoué  que  per- 
»  sonne  n'était  venu...  qui  donc,  si  ce  n'est  elle, 
»  se  serait  emparé  de  cette  somme?...  Allons, 
«Madeleine,  rendez,  i\  monsieur  le  comte  ce 
«que  vous  ave/,  trouvé  ce  matin  dans  sa  cliam- 
»bre....  et  il  vous  pardonnera....  quoique  à  sa 
«place... 

»  —  Je  n'ai  rien  trouvé...  rien...  je  lejuri^* 
répond  Madeleine  en  tombant  ù  genoux.  «Ah! 
•  monsieur,  vous  pou\e'/,  me  fouiller'....  —  Oh! 
\>  parbleu,  mademoiselle,je  pense  bien  que  vous 
»  n'avez  pas  j>ardé  cette  somme  sur  vous. ..  ^ous 
»  l'aurez  cachée,  bien  cachée,  sans  doute,  mais 
»on  saura  vous  faire  parler...  vous  allez  à  l'ins- 
»  tant  même  nous  suivre  à  Bréville. 

»  — Monsieur  de  JNoirmont,»  reprend  le  comte, 
j)  je  ne  sais  si  je  dois  consentir...  rien  ne  prourc 
»  que  cette  jeune  lille  soit  coupable....  —  Tout 
»  me  1."  prouve,   à  moi.    Si    elle   est   innocente. 


292  MADELEINE. 

«elle  se  justifiera...  on  retrouvera  vos  billets. 
9  Sortons  et  fermons  les  portes  de  cette  maison, 
î  afin  que  personne  ne  puisse  y  entrer.  Nous  en 
»  donnerons  la  clé  à  mademoiselle,  qui  la  rc- 
M  mettra  elle-même  au  garde...  Monsieur  Du- 
»  four,  vous  aurez  la  complaisance  de  rester 
après  de  cette  maison  pour  attendre  le  retour 
»  de  Jacques  ;  vous  lui  direz  ce  que  je  me  suis 
»  permis  de  faire  et  le  prierez  de  venir  sur-le- 
»  champ  à  Bréville...  Venez,  mademoiselle... — 
»  Ah  !  monsieur,  ne  craignez  pas  que  je  fasse 
n  aucune  résistance...  je  vous  suivrai...  je  ne 
»  chercherai  point  à  me  sauver!  » 

Malgré  la  répugnance  du  comte,  on  fait  ce 
que  A  eut  M.  de  Noirmont.  On  sort  de  la  mai- 
son, dont  on  ferme  avec  soin  la  porte;  on 
donne  les  clés  à  Madeleine,  Dufour  reste  pour 
prévenir  Jacques.  La  jeune  fille  marche  en 
tremblant  entre  M.  de  Noirmont  et  M.  de  Ter- 
gennc;  mais  celui-ci  a  pitié  de  sa  souffrance, 
et  il  la  force  à  prendre  son  bras  en  lui  (hsanl  : 
«Soutenez-vous  sur  moi,  et  ne  tremblez  pas 
•  ainsi...  Si  vous  êtes  innocente,  vous  nede\e'/- 
»iicn  crainch'c,  et  si  vous  êtes  coupable,  j'em- 
»pèi'hi'rai  que  vous  sov(>/,  punie  » 


MADELEINE.  203 

On  arrive  à  Bréville.  Madeleine  ne  pleure 
plus,  elle  semble  avoir  retrouvé  son  eonraire  ; 
on  la  fait  entrer  clans  le  salon  du  rcz-de-chau?- 
sée,  où  Armand,  qui  a  repris  ses  sens,  est  en- 
eore,  ainsi  que  les  dames  et  Victor, 

En  apprcevant  la  jeune  fille,  Ernestine  s'a- 
\ance  pour  l'embrasser;  M.  de  Noirmont  arrête 
sa  femme,  en  lui  disant  :  «  De  grâce,  madame, 
»  suspendez  vos  témoignages  d'amitié...  vous 
"Saurez  bientôt  si  mademoiselle  les  mérite.... 
»  Monsieur  le  comte  n'a  pas  retrouvé  la  somme 
•  qu'il  a  laissée  chez  Jacques...  Madeleine  seule 
npeiit  avoir  trou\é  cet  argent...  le  fuit  est  iii- 
»  contestable...  mais  elle  ne  veut  pas  l'avouer... 

»  —  Ah!  monsieiu"  ..  que  dites-vous!  Made- 
»  leine  coupable  d'une  bassesse  !...  Non,  je  con- 
»  nais  la  grandeur  de  son  âme...  elle  est  inno- 
»ccnle...  et  je  serai  toujours  son  amie.  » 

En  disant  ces  mots,  Ernestine  s'élance  vers 
la  jeune  fille,  elle  la  presse  dans  ses  bras,  l'em- 
brasse tendrement.  Victor  s'«st  aussi  approché 
de  Madeleine;  il  prend  une  de  srs  mains,  qu'il 
srrre  dans  les  siennes,  en  disant  :  «  Et  moi 
«aussi,  je  suis  sur  qu'elle  n'est  pas  coupable, 
»et  je  serai  son  défenseur.  » 


294  MADELEINE. 

Madelein  ne  répond  rien  aux  témoignages 
d'amitié  de  ses  amis,  elle  n'est  occupée  que 
d'Armand,  qu'elle  a  aperçu  dans  le  fond  du 
salon,  et  dont  le  morne  abattement  contraste 
avec  l'agitation  de  toutes  les  autres  personnes. 

«  Madame, «dit  le  comte  en  s'adressant  à  Er- 
nestine,  «je  n'accuse  point  cette  jeune  fille... 
)>j'ai  cédé  aux  désirs  de  monsieur  votre  époux 
«en  l'amenant  ici...  mais  j'espère  que  tout  s'é- 
«claircira. 

))  —  Moi,  monsieur  le  comte,  «reprend  M.  de 
Noirmont,  «je  ne  me  laisse  ni  convaincre,  ni 
»  aveugler  par  l'enthousiasme  de  l'amitié  ;  les 
«faits  parlent  :  si  mademoiselle  n'a  pas  pris  vos 
«billets,  elle  a  dû  voir  entrer  le  voleur.  Avez- 
«vous  vu  quelqu'un?...  dites-le,  alors  on  clier- 
«chera,  on  s'informera... 

»  —  Non....  oh!  non,  monsieur,  je  n'ai  vu 
«personne!  «répond  Madeleine  en  détournant 
«ses  yeux,  qui  étaient  fixés  sur  Armand. 

«  Il  me  semble,  monsieur, «dit  Victor,  «  que 
«vous  devez,  avant  tout,  attendre  l'arrivée  de 
«Jacques;  peut-être  a-l-il  \u  les  billets,  les  a- 
»t-il  serrés  pour  les  rendre  à  monsieur  le  comte. 

»  —  11  n'est  pa."  probable  qu'il  eiil  fait  cela 


MAUELiîi>n.  295 

•  sans  en  dire  un  mot  à  inademoiseHe  pour 
«qu'elle  tranquillise  son  hôte;  mais  c'est  ce 
«que  nous  allons  savoir...  car  voilà  ce  Jacques 
»qui  arrive  avec  M.  Dufour.  » 

Jacques  et  Dufour  entraient  en  effet  dans  la 
cour;  la  sueur  ruisselait  de  leur  visage.  Le  pein- 
tre accourt  le  premier  dans  le  salon,  et  il  entre 
en  s'écriant  : 

«Voilà  le  garde!  En  apprenant  ce  qui  s'est 
«passé,  il  a  été  fui'ieux!  mais  quand  je  lui  ai 
>t  nommé  monsieur  le  comte,  il  est  devenu 
«rouge,  jaune,  vert...  de  toutes  les  couleurs... 
«  Il  a  enfoncé  la  porte,  est  entré  chez  lui  pren- 
»  dre...  je  ne  sais  quoi...  puis  m'a  suivi  en  di- 
»  sant  des  choses  que  je  n'ai  pas  comprises.  Le 
»  voilà.  » 

Jacques  vient  d'entrer  dans  le  salon,  et,  sans 
faire  attention  aux  personnes  qui  sont  là,  il 
court  à  Madeleine,  et  la  serre  dans  ses  bras  en 
s'écriant  :  «Pauvre  petite!...    on   vous   soup- 

•  çonne,  on  vous  accuse!...  vous!...  Mais,  cal- 
»mez-vous,  mon  enfant,  me  voilà... 

»  —  Je  me  suis  trompé,  si  vous  rapportez  les 
»  billets,  «dit  M.  de  Noirmont.  «C'est  donc  tous. 


296  MADliLKlNE. 

«qui  les  avez  serrés  par  précaution?...  Alors  il 
«fallait  avertir. 

» —  Allez  au  diable  avec  vos  billets  ! c'est 

«bien  de  cela  qu'il  s'agit  maintenant!...  Ah! 
»oui...  c'est  M.  le  comte  Frédéric  de  Tergenne, 
»je  le  reconnais  à  présent...  Monsieur  le  comte, 
»  il  y  a  bien  longtemps  que  je  désire  vous  ren- 
ie conirer...  mais  j'avais  perdu  cet  espoir.  J'ai  à 
«vous  parler...  à  vous  seul...  Messieurs  et  da- 
»mes,  vous  entendez  ce  que  je  désire...  Allez 
«aussi,  ma  pauvre  Madeleine!...  Mais  ne  tem- 
»blez  pas...  je  vais  m'occuper  de  vous.  » 

Le  ton  singulier  du  paysan,  la  manière  dont 
il  regarde  le  comte,  l'assurance  qui  brille  dans 
ses  yeux,  imposent  à  la  société,  qui  se  relire 
en  silence,  laissant  M.  de  Tergenne  seul  aVec 
le  garde. 

«Monsieur  le  comte,  »  dit  Jacques  après  s'être 
assuré  qu'ils  sont  seuls,  «si  je  vous  avais  recon- 
»nu  hier  en  vous  parlant  de  la  pauvre  Jcnny  et, 
»  de  son  séducteur,  j'aurais  pu  vous  en  dire 
«bien  ])lus.  Vous  êtes  ce  Frédéric  que  Jenny 
»  adorait?... 

»— Oui...  Jacques. ..  et  je  mérite  tous  les  re- 
»  proches  que  vous  m'avez  adressés  hier  sans 


MADELEINE.  297 

unie  reconnaitrc...  j'abandonnai  celle  que  j'a- 
»  vais  séduile.  Ma  conduite  fut  affreuse!... 

»  —  Ah!...  vous  fûtes  plus  coupable  encore 
«que  vous  ne  pensiez...  —  Que  voulez-vous 
»dire?... —  Vous  aviez  cru  no  délaisser  qu'une 
«jeune  fille  séduite...  vous  abandonniez  une 
»  mère  et  son  enfant! 

»  —  Grand  Dieu!...  que  dites-vous,  Jacques? 
»  —  Que  peu  de  temps  après  votre  disparution, 
«l'infortunée  Jenny  s'aperrut  qu'elle  était  en- 
»  ceinte;  qu'à  force  de  précautions  elle  cacha 
«sa  faute  à  son  père;  qu'elle  mit  au  monde  une 
wiiUe...  qui  fut  nourrie  chez  une  de  mes  sœurs 
»à  Samoncey;  qu'ensuite,  forcée  par  son  père 
»  de  se  marier,  elle  prit  chez  elle  et  éleva  la  pe- 

»tite  Madeleine..    — Madeleine! Ah!  Jac- 

»ques...  il  se  pourrait?....  Tenez,  monsieur  le 
»  comte,  lisez  celte  lettre  de  feu  madame  de 
«Bréville;  elle  me  la  donna,  en  mourant,  pour 
«vous  la  remettre  si  jamais  le  destin  me  faisait 
»  vous  retrouver.  » 

Le  comte  prend  la  lettre,  et  lit  en  respirant 
i\  peine  : 

a  Madeleine  est  ma  ùWr  et  la  \ùtre.  Trédé- 


298  MADELElMi. 

«rie;  si  quelque  jour  Jacques  vous  retrouve  et 
«vous  remet  cet  écrit,  ayez  pour  mon  enfant 
»  plus  de  pitié  que  vous  n'en  avez  eu  pour  sa 
)»  mère. 

»  Jenny.  » 

Le  comte  couvre  la  lettre  de  ses  larmes  en 
«balbutiant  :  «Pauvre  Jenny  !..  j'étais  père!... 
«et  je  me  croyais  seul  au  monde!.  ..  et  c'est 
«Madeleine!...  Ah!  quelque  chose  me  parlait 
»  en  secret  pour  elle!...  Je  veux  la  voir....  je 
»  veux...  » 

Le  comte  a  fait  quelques  pas...  il  s'arrête 
comme  frappé  d'un  souvenir  pénible  ;  il  porte 
la  main  à  son  front  ..  hésite  un  moment,  puis 
se  dirige  vers  la  porte  en  s'écriant  :  «N'importe  ! 
»  c'est  ma  fdle!...  » 

Jacques,  qui  a  examiné  attentivement  M.  de 
Tergenne,  court  à  lui  et  l'arrête  :  «  Pardonnez- 
»moi,  monsieur  le  comte,  si  je  vous  questionne; 
«mais  après  avoir,  pendant  dix-huit  ans, veillé 
«sur  votre  fdle,  je  crois  en  avoir  le  droit.  Quelles 
«sont  vos  intenllons  relativement  à  Madeleine? 
» — De  la  reconnaître  publi(iuement,  de  la 
«nommer  ma  fille... 


MADEMilNJi.  599 

»  —  Ah!  c'est  bien  cela  !»  dit  Jacques  en  pre- 
nant la  main  du  comte,  «cela  elTace  tons  vos 
«torts  d'autrefois!...  mais  je  ne  veux  pas  que 
')  votre  bonheur  soit  troublé  par  les  indignes 
) soupçons  qu'on  a  conçus;  j'ai  lu  dans  vos 
*yeux;  le  souvenir  de  l'action  que  l'on  a  osé 
«imputer  à  Madeleine  vous  a  fait  mal...  —  Ah! 
«je  ne  la  crois  pas  coupable!...  — j\on,  sans 
«doute,  ellc*ne  l'est  pas;  mais  il  ne  sufTit  pas 
»  que  nous  en  soyons  persuadés  tous  deux ,  il 
«faut  que  l'innocence  de  Madeleine  soit  prou- 
»vée  à  tout  le  monde  ;  alors  seulement  vous  la 
»  nommerez  votre  fille.  Je  vous  en  supplie,  mon- 
»  sieur  le  comte,  attendez  quelques  heures, 
«peut-être  quelques  jours  encore....  j'espère 
«trouver  votre  voleur...  —  Gomment!  — Oh! 
«je  n'ai  pas  le  temps  de  m'expliquer,  je  neveux 
«pas  perdre  une  minute,  je  repars...  De  grâce, 
«attendez  mon  retour...  je  n'ai  pas  besoin  de 
«dire  que  je  vais  me  hâter...  il  s'agit  du  bon- 
»  heur,  de  l'honneur  de  Madeleine  ! . . .  Ah  !  mor- 
nguenne!  cette  pensée  doublera  mes  forces...» 

Jacques  n'en  dit  pas  d'avantage;  il  n'écoute 
plus  le  comte ,  il  sort  du  salon  ,  passe  comme 
un   éclair   à  tra^ers  toutes   les   personnes   qui 


300  MADELEINE. 

sont  dans  l'autre  pièce ,  ne  regarde  pas  même 
Madeleine,  et  s'éloigne,  encore  plus  rapidement 
qu'il  n'est  venu. 

Chacun  se  regarde  avec  surprise.  Madeleine 
est  inquiète  ,  affligée  de  la.  brusque  sortie  de 
son  ami. 

«  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  »  demande 
Dufour.  —  Rien  de  bon,  »  répond  M.  de  Noir- 
»mont;  «  ce  Jacques  s'enfuit  sans  môme  par- 

»ler  à  sa  protégée on  finira  par  convenir 

»que  j'avais  raison.  » 

Le  comte  parait  à  l'entrée  du  salon,  L'émo- 
tion qui  l'agite,  les  larmes  qui  brillent  dans  ses 
yeux  quand  il  s'approche  de  Madeleine,  la  ma- 
nière singulière  dont  il  l'examine,  fortifient  en- 
core les  soupçons  de  M.  de  Noirmont. 

M.  de  Tergenne  va  s'asseoir  près  de  la  jeune 
fille;  il  prend  une  de  ses  mains  qu'il  garde 
dans  les  siennes.  Madeleine  est  émue  ,  atten-- 
drie...  Chacun  attend  que  le  comte  parle,  mais 
il  garde  le  silence  et  ne  semble  plus  s'occuper 
du  reste  de  la  société  ;  il  est  tout  à  ses  sou- 
venirs,à  ses  pensées.  Le  temps  s'écoule.  M.  de 
Noirmont  s'approche  d'Armand  ,  qui  se  tient 
toujours  à  l'écart ,   et  lui  dit  tout  bas  :  «  Le 


MADELEINK.  301 

»  comte  voudrait,  en  témoignantde  l'indulgence 

•  à  jMadeleine,  l'amener  à  avouer  sa  faute  ;  il  n'y 

•  parviendra  pas...  cette  petite  a  une  ténacité 
«extraordinaire...  il  faut  mettre  fin  à  tout  ceci. 
»Si  M.  de  Tergenne  est  trop  pour  punir,  je  ne 
dois  pas  l'être,  moi  ;  je  vais  me  rendre  à  Laon 
pour  avertir  l'autorité. 

«  —  Ah!  qu'allez-vous  faire,  monsieur?...  » 
répond  Armand  d'une  voix  sombre.  «  —  Mon 
«devoir.  — Eh  bien!...  laissez-moi  ce  soin... 
«laissez-moi  me  rendre  à  Laon  à  votre  place... 
»  —  Vous,  Armand?...  non,  vous  êtes  indis- 
»posé.  — Je  me  sens  plus  de  force  mainte- 
»nant...  et  c'est  à  moi  de  terminer  cette  af- 
»  faire...  —  Puisque  vous  le  voulez  ,  j'y  con- 
»sens...  mais  partez  sur-le-champ.  —  Oui... 
«oui,  monsieur,  tout  sera  bientôt  éclairci.  » 

Armand  se  lève;  il  jette  un  regard  sur  Ma- 
deleine ,  un  autre  sur  sa  sœur,  puis  sort  brus- 
quement. 

Quelques  instants  s'écoulent  ;  le  comte,  qui 
tient  toujours  la  main  de  Madeleine,  s'aperçoit 
enfin  de  la  tristesse  qui  règne  autour  de  lui,  de 
l'inquiétude  qui  se  peint  dans  les  regards  de  sa 
nièce,  d'Ernestine  et   de  Victor.  11  sourit  uhn< 


30i2  MADELEINE. 

en  disant  :  «  Eh  !  mon  Dieu?  quel  sombre 
«nuage  est  venu  rembrunir  tous  les  fronts!  Je 
»puis  vous  assurer  cependant  que  Jacques 
»m'a  pas  donné  de  mauvaises  nouvelles; 
»  bien  au  contraire. .  .Vous,  ma  chère  Madeleine, 
»  ne  soyez  plus  effrayée...  encore  quelques  heu- 
))res,  etvous  verrez  que  loin  d'être  votre  juge, 
))je  suis  votre  meilleur  ami. 

»  Monsieur  le  comte  aurait-il  des  preuves  de 
)) l'innocence  de  mademoiselle?  »  dit  M.  de 
Noirmont;  «  alors  il  aurait  dii  nous  tranquilli- 

»ser...   nous  les  communiquer je  n'aurais 

«pas  envoyé  mon  beau-frère  à  Laon...  —  Et 
«pourquoi  l'avcz-vous  envoyé  à  Laon,  mon- 
»  sieur?  —  Comme  monsieur  le  comte  se  tai- 
))sait...  j'ai  cru  devoir...  prévenir  la  justice.  » 

Le  comte  se  lève  et  entoure  Madeleine  de 
ses  brasj  en  s'éeriant  :  «  Quoi!  monsieur,  Vous 
»avez  osé  accuser  Madeleine...  vous  voulez 
«qu'on  l'arraclii.'  do  mes  ])ra.s...  Ah!  courez, 
«monsieur,  courez  sur  les  traces  de  votre  bcau- 
«frèr(\..  empêcher  qu'il  ne  parle;  il  y  va  de 
»mon  honneur,  de  raa  ^ie... 

)• — Mais;  monsieur  le  comte...  — Eh  ))ien!  je 
«sauiai  mai-inèm'^  le  rejointh'e.  ..  et  je  vais... 


MADELEIMî.  •'^OS 

Le  comte  fait  quelques  pas  pour  sortir...  un 
bruit  soudain  l'arrête;  c'est  la  détonation  d'une 
arme  à  feu.  Chacun  se  regarde  avec  inquié- 
tude. 

«  Gela  semblait  partir  de  l;i  chambre  di; 
dM.  Armand,  ><  dit  Dufour. 

» —  Serait-il  arrivé  quelque  chose  à  mon 
»  frère!...  —  Gourons,  »  dit  le  comte.  «  Grâce 
»au  ciel,  il  n'est  peut-être  pas  encore  parti!  » 

Le  comte  ,  M.  Noirmont ,  Victor  et  Dufour 
se  dirigent  du  côté  de  l'appartement  du  jeune 
de  Bréville  ;  Ernestjne  les  suit.  L'odeur  de  la 
poudre,  qui  augmente  lorsqu'ils  approchent  de 
la  chambre  du  jeune  homme  leur  annonce  que 
c'est  bien  de  là  qu'est  venu  le  bruit  qu'ils  ont 
entendu. 

Le  comte  entre  le  premier...  mais  il  lecuie 
bientôt  et  poussant  un  cri  d'horreur,  et  arrête 
Ernestine  en  la  retenant  dans  ses  bras.  Un 
spectacle  terrible  a  frappé  ses  yeux  :  Armand 
s'est  brûlé  la  cer\el]e,  il  est  étendu  sans  \ie 
dans  sa  chambre  ;  à  côté  de  lui  est  un  billet 
tout  ouvert.  Victor  s'en  empare  et  le  lit. 

«Je  dois  mourir,  je  m'étais  déshonoré.  C'est 
»moi  et  Saint-Eline  ([ui  avons  voii'  les  quaire- 


304  MADELEINE. 

»  vingt  mille  francs.  Le  misérable  qui  m'a  cn- 
»  traîneau  dernier  des  crimes  a  sur  lui  la  somme. 
«Faites  courir  sur  ses  traces,  il  doit  m'attendre 
«dans  le  petite  village  dcMontaigu.  Adieu, par- 
»  donnez-moi.  » 

Ernestine  a  perdu  connaissance,  M.  de  Noir- 
mont  se  cache  la  figure  dans  ses  mains,  mais 
Victor  ne  songe  qu'à  Madeleine.  «  Maintenant ,  » 
dit-il,  «  on  ne  peut  plus  l'accuser  !  »  Et  en  aper- 
cevant la  jeune  fille,  il  court  à  elle,  la  presse 
dans  ses  bras  et  l'embrasse  tendrement. 

Madeleine  ne  sort  des  bras  de  Victor  que 
pour  passer  dans  ceux  du  comte,  qui  s'écrie  : 
«  Je  puis  donc  enfin  te  nommer  ma  fille! 

»— -  Votre  fille!...  »  dit  Madeleine  en  regar- 
»dant  le  comte  avec  anxiété. 

» — Oui,  tu  es  ma  fille...  dont  jusqu'à  ce 
«jour  j'ignorais  l'existence;  tu  es  le  fruit  de  mes 
»plus  tendres  amours  . .  Jacques  seul  connais- 
))sait  ce  secret...  Pauvre  enfant!  et  pendant 
»  longtemps  tu  as  langui  dans  la  misère...  tu 
)»  as  en  vain  demandé  le  nom  de  tes  parents... 
«ail!  viens,  viens  sur  mon  cœur!  Par  mes  ca- 
»resses,  rnon  amour,  je  ne  pourrai  jamais  assez. 
»te  dédommau<M'   de  dix-linil    minées  d'aban- 


MADKLEINE  305 

Le  comte  serre  de  nouveau  sa  fille  dans  ses 
bras.  Emma  partage  la  joie  de  son  oncle;  elle 
embrasse  tendrement  la  jeune  fdle  en  lui  di- 
sant :  «  Je  vous  aimerai  comme  une  sœur!  » 

Madeleine  n'ose  croire  àson  bonheur...  mais, 
au  milieu  de  l'ivresse  qui  remplit  son  âme  ;  elle 
n'est  point  indifférente  à  la  mort  d'Armand,  et 
elle  se  dégage  des  bras  du  comte  en  lui  disant  : 
«  Permettez-moi  d'aller  essuyer  les  larmes  de 
»  sa  sœur.  » 

Par  respect  pour  la  douleur  de  madame  de 
Noirmont,  M.  de  Tergenne  modère  les  trans- 
ports de  sa  joie.  11  essaie  de  consoler  M.  de 
Noirmont;  il  lui  jure  le  plus  grand  secret  sur 
l'événement  qui  vient  de  se  passer ,  et  ne  veut 
pas  même  faire  poursuivre  Saint-Elme  dans  la 
crainte  que  l'arrestation  de  cet  homme  n'amène 
là  découverte  de  la  complicité  d'Armand.  Mais 
de  Noirmont,  quoique  vivement  affecté  de  la 
honte  qui  peut  rejaillir  sur  la  famille  de  sa 
femme,  est  sourd  auxsolicitations  du  comte,  il 
veut  arrêter  le  coupable ,  afin  que  M.  de  Ter- 
genne recouvre  la  somme  qu'on  lui  a  dérobée; 
il  se  dispose  à  courir  sur  les  traces  de  Saint- 
Elme.  Victor  lui  oiïre  de  l'accompagner;  il 
II.  -JU 


oOG  Madeleine. 

nrcepte,  et  tous  deux  se  mettent  en  route,  mal- 
i;ré  les  prières  du  comte. 

En  apprenant  que  Madeleine  est  fille  du 
comte  de  Tergenne,  Ernestine  éprouve  quelque 
soulagement  à  la  douleur  que  lui  cause  la  fin 
de  son  frère. 

«  Désormais  tu  seras  heureuse,  »  lui  dit-elle, 
«  ton  père  mettra  son  bonheur  à  exaucer  tes 
«moindres  désirs...  Chère  Madeleine,  cette  idée 
«adoucira  un  peu  la  [)cine  que  j'éprouverai  en 
«te  quittant  ! 

»  —  Et  pourquoi  me  quitter,  ma  bonne  amie? 
«Mon  père  m'a  déjà  dit  que  cette  maison  m'ap- 
rtpartenait,  qu'il  me  la  donnait  entièrement.., 
"Eh  bien!  vous  qui  êtes  née  en  ces  lieux,  ne 
«les  quittez,  plus...  restez-y  toujours  près  de 
«moi.  Ah!  c'est  alors  que  j'y  serais  tout-à-fait 
)•  heureuse. 

» — Non,  Madeleine;  M.  de  Noirmont  ne 
«  voudrait  pas  rester  ici.  et  je  dois  le  suivre... 
«Je  veux,  par  ma  conduite  à  venir,  tik'her  de 
«réparer  ma  laule...  Il  n'v  a  plus  de  bonheur, 
»  de  plaisir  pour  moi  dans  le  monde...  Je  dois 
«siu'tout  fuir  à  jamais  la  présence  de...  celui 
..  (|ui  ni'.i    rendue  coupable.  Il  m'a  déjfi  oubliée, 


MADliLtlM;.  û07 

«lui...  mais  inui...  alil  Madeleine,  le  ciel  nous, 
«laisse  notre  amour  avec  nos  remords...  c'est 
M  sans  doute  pour  nous  punir  davantage.  » 

Deux  jours  s'écoulent  sans  qu'on  revoie  M.  de 
Noirmont  et  Victor.  Ils  ont  passé  vite  pour  le 
comte,  qui  ne  quille  plus  sa  lille.  Emma,  loin 
d'être  jalouse  de  la  tendresse  que  son  oncUt  té- 
moigne à  Madeleine,  éprouve  pour  celle-ci  l'a- 
niitlé  d'une  sœur.  Et  depuis  que  Dufour  sait 
que  la  petite  est  la  fille  de  M.  de  Tergenne,  il 
se  serre  les  poings  en  disant  :  «  Si  j'avais  de- 
»  viné  cela...  comme  je  lui  aurais  fait  la  cour!.. 
»  Je  l'aurais  peinte  en  Diane.  » 

Le  soir  du  second  jour,  M.  de  Noirmont  et 
Victor  reviennent  à  Bréville.  lis  sont  accablés 
de  fatigue  et  n'ont  pu  trouver  Saint- Elme. 
M.  de  Noirmcuît  est  désolé,  et  veut  se  remettre 
en  course  le  lendemain  matin  ;  mais,  au  point 
du  jour,  les  habitans  de  Bréville  sont  éveillés 
par  Jacques,  qui  entre  dans  la  cour  en  criant  à 
tue-tête  : 

«  Je  savais  bien  que  c'élail  le  \oleur!...  Oh! 
)>jc  me  conïiais  en  physionomie,  moi!  » 

On  ('nluur<:  le  gardr.  qui  coninieuce  [»ar  tirer 


308  '  MADKLELNE. 

de  sa  poche  des  billets  de  banque,  qu'il  remet 
au  comte,  en  disant  : 

«  Toute  votre  somme  y  est...  le  coquin  n'a- 
»vait  pas  encore  eu  le  temps  d'y  toucher...  je 
«l'avais  rencontré  dans  le  bois  la  veille  du  vol. 
»Sa  figure  m'avait  frappé...  le  lendemain,  je 
"l'aperçus  sortant  de  derrière  des  taillis  ;  je  l'a- 
»  bordai  en  lui  disant  :  C'est  bien,  M.  de  Saint- 
»Elme!  11  se  sauva  sans  me  répondre...  Tout 
«cela  me  parut  louche,  et  eu  apprenant  que 
»vous  veniez  d'être  volé,  je  ne  doutai  plus  que 
»ce  beau  monsieur  ne  fût  pour  quelque  chose 
)>  là-dedans.  J'ai  couru  sur  ses  traces.  Je  l'ai 
'•rattrappé  enfin...  mais  ce  n'est  qu'hier...  il 
pavait  un  cheval  alors,  et  dam'  il  allait  vite, 
\j 'aurais  bien  pu  ne  pas  le  rejoindre.  Cepen- 
«  dant  je  courais  toujours  en  lui  criant  d'arrêter. 
»  mes  cris  lui  firent  tourner  la  tête;  en  m'aper- 
"cevant,  il  voulut  galoper  encore  plus  vite...  Il 
)>y  avait  des  arbres  coupés  qui  barraient  sou 
«chemin.  Il  voulut  les  sauter,  il  piqua  son  chr- 
vval  ;  celui-ci  s'emporta,  partit  comme  le  vent! 
«Mais,  patatras!  je  vois  bientôt  le  cheval  libre, 
«et  le  cavalier  couché  sur  le  chemin...  je  cours 
»à  lui...  sa  tête  avait  porté  sur  un  tronc  d'ar- 


MADELEINE.  309 

»bre,  elle  était  fracassée...  Cependant,  en  me 
«voyant,  il  eut  encore  la  force  de  fouiller  à  sa 
spoclie  et  de  me  donner  ces  billets  de  banque, 
»en  me  disant  :  Tenez...  voilà  ce  que  vous 
"cherchez...  rendez  cela  au  comte  de  Ter- 
»genne...  11  ne  put  en  dire  davantage;  on  l'em- 
»  porta  chez  un  fermier,  où  il  mourut  en  arri- 
Hvant.  » 

La  mort  de  Saint-Elme  n'afflige  personne. 
Jacques  voit  que  le  comte  a  déjà  reconnu  sa 
fille,  et  il  embrasse  Madeleine,  en  lui  disant  : 
«  Vous  v'ià  un  père...  vous  v'ià  heureuse!...  à 
Bc't'heure,  ma  tâche  est  finie;  mais  c'est  égal, 
ï>  je  vous  aimerai  comme  auparavant.  » 

M.  de  Noirmont  n'attendait  pour  quitter 
Biéville  que  la  fin  de  celte  affaire.  Il  fait  sur- 
le-champ  ses  dispositions  et  annonce  au  comte 
*son  départ  ;  celui-ci  essaie  en  vain  de  le  rete- 
nir encore. 

«  Non,  monsieur  le  comte,  nous  ne  pouvons 
'•rester  davantage,»  dit  M.  de  Noirmont;  «  en 
»ce  moment,  ce  séjour  ne  saurait  que  nous 
«être  pénible,  à  ma  femme  et  à  moi;  plus  tard 
"j'espère  y  revenir. 

»  —  Non,  '"dit  tout  bas  Ernestinc  à  Victor,.. 


310  MADELliLNE. 

«  ces  lieux  furent  témoins  du  crime  du  frère-.. 
))et  de  la  faute  de  la  sœur...  nous  n'y  revien- 
»  drons  jamais.  » 

M.  et  madame  de  Noirmont  ont  quitté  Bré- 
ville.  Victor  et  Dufour  annoncent  leur  prochain 
départ.  Mais  Madeleine  a  remarqué  la  tristesse 
du  jeune  homme  et  le  chagrin  d'Emma;  elle 
trouve  l'occasion  d'être  un  instant  seule  avec 
Victor  :  «  Pourquoi  partez-vous?  »  lui  dit- 
elle. 

«  — Ah!  Madeleine,  que  ferais-je  encore  ici? 
»J'ai  trop  à  me  repentir  d'y  être  venu...  J'ai 
«coûté  des  larmes  à  Ernestine...  je  ne  dois  pas 
«chercher  à  en  faire  répandre  encore..  — Mais, 
«vous  aimez  Emma?..  —  Oh!  oui,  je  l'adore... 
»et  c'est  pour  cela  que  je  pars,  car  je  ne  dois 
spas  espérer  que  le  comte  veuille  me  donner 
»sa  nièce...  je  l'ai  entendu  parler  d'engage- 
»ments. ..  de  projets  d'union  déjà  formés... 
«Adieu,  Madeleine...  je  dois  partir. — Attendez 
»  encore.  » 

Madeleine  va  truu\er  son  père,  et  lui  dit: 
i<  Vous  m'avez  promis  que  vous  ne  me  rcfuse- 
wriez  rien...  moi  je  n'iii  qu'une  grâce  à  vous 
«demander...   ce  sera  la  seule...   la  dernière. 


WADELEIMÏ.  SU 

» —  Que  df'sirrs-lii.  ma  fille? — Qno  vous  nnis- 
wsiez  Emma  à  Victor..,  ils  s'aiment  tous  les 
))deux,  et  vous  ferez  leur  bonheur.  « 

Le  comte  réfléchit  un  moment,  puis  il  em- 
brasse Madeleine  en  lui  disant  :  «  J'avais  d'au- 
»trcs  projets...  mais  tu  le  désires,  je  n'ai  rien  à 
»  te  refuser.  » 

Madeleine  court  annoncer  à  Victor  et  à  Emma 
cette  nouvelle.  Les  deux  amants  la  pressent 
dans  leurs  bras.  Dufour  s'essuie  les  yeux  en 
disant  :  «  J'avais  vraiment  tort  de  me  méfier 
»  de  cette  petite  ! 

» — Vous  voulez  donc  que  je  vous  doive  tout?» 
dit  Victor  à  Madeleine.  « — Oui...  je  veux  vous 
»  forcer  à  avoir  toujours  de  l'amitié  pour  moi!  » 

IjC  comte  ne  tarde  pas  à  venir  lui-même 
confirmer  la  nouvelle  apportée  par  sa  fille. 
Emma  et  Victor  sont  au  comble  de  la  joie; 
leur  union  est  arrêtée  pour  le  printemps  pro- 
chain. En  attendant,  Victor  ira  voir  son  père, 
qu'il  ramènera  à  Bréville.  et  Dufour  retour- 
nera à  Paris  chercher  ses  pantalons. 

Madeleine  semble  heureuse  du  ])unheur  de 
ceux  qui  l'entourent  ;  cependant  quelquefois  un 
S()U]>ii'    loi    échnppc  ;    nlors    !«'  ('(uiitc   lui   dit: 


312  MADELEINE. 

«  Mais  toi,  ma  fille,  ne  formes-tu  aucun  vœu? 
s  ne  désires-tu  rien  encore? 

»  —  Non,  mon  père,  «  répond  Madeleine  en 
souriant,  «car  j'ai  fait  tout  ce  qui  était  en 
«mon  pouvoir  pour  rendre  heureux  ceux  que 
«j'aime.  ^ 


PIN. 


TABLjE. 


Pages. 

Chap.  XIII.  —  Comment  cela  finit  ! 1 

XIV.  —  Pauvre  Madeleine  ! 28 

XV.  —  Une  après-dînée ^7 

XVI.  ^—  Un  expédient  de  Dufour.     ...  02 

XVII.  —  Lettre  perdue 8U 

XVIII.  —  Ce  qu'elle  fait  encore 108 

XIX.  —  Démarche  inutile 137 

XX.  —  Triste  retour 155 

XXI.  —  Des  étrangers 193 

II.  21 


Mil  SLlTli    Dt    LA   TABXE. 

XXII.  —  Une  rencontre.  —  Fête  chez  ma- 
dame Montrésor.  —  Danger  de 

la  valse 210 

XXIil.  —  Le  vol 257 

XXIV.  —  Toujours  Madeleine 282 


Tm    DE   LÀ  TABLE. 


COULOMHIERS.  —  IMI'lliUBRir.   BB    A,    M01991.N. 


...  V 


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'C.^